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Full text of "Cahiers de la quinzaine"

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F 


IL 


UNE    FAMILLE 

DE   RÉPUBLICAINS 

FOURIÉRISTES 


Italie 


AP 


les  Milliet 


3 


VIII.  —  ooyage  û' études 
en  Italie 


1868-1869 


MILAN 

AOUT-SEPTEMBRE  i868 


PREMIER  TABLEAU  :  UNE  HAMADRYADE.  —  ORSEL  ET  PERRIN. 
—  SECOND  VOYAGE  EN  ITALIE.  —  LUINI  A  MILAN  ET  A 
SARONNO.  —  LETTRES  DE  DEUX  JEUNES  ARTISTES.  —  MÉTA- 
PHYSIQUE. ENFANTINE. 


Italie.  —  i. 


MILAN 


AOUT-SEPTEMBRE  1868 


Premier  tableau  :  une  Hamadryade.  —  Orsel  et  Perrin.  — 
Second  voyage  en  Italie.  —  Luini  à  Milan  et  à  Saronno.  — 
Lettres  de  deux  jeunes  artistes. — Métaphysique  enfantine. 


Pendant  l'été  de  1868,  Paul  M.  resta  à  Paris  pour 
travailler  à  son  premier  tableau,  représentant  une 
Hamadryade.  Sa  mère  et  ses  sœurs  étaient  allées  à 
Genève;  son  père  se  reposait  à  la  Colonie  de  Condé. 

Paul  M.  à  sa  sœur  Louise 

Paris,  10  août  68. 

Je  suis  allé  chez  M.  Gleyre  et  je  l'attends  demain.  Peut- 
être  l'attendrai-j  e  longtemps.  Je  lui  ai  fait  une  longue  visite 
et  j'avais  grand  plaisir  à  l'entendre  parler  d'art.  Mais  il  est 
très  spirituel,  très  moqueiir,  et  moi  je  suis  tellement  inti- 
midé que  je  dois  lui  paraître  bête  comme  une  oie. 

Il  vient  de  terminer  deux  petits  tableaux  charmants. 
L'un  représente  deux  jeunes  femmes  grecques  qui  baignent 
un  enfant  dans  une  grande  coupe  en  marbre  rouge.  Au 
fond  l'on  aperçoit  des  arbres,  entre  les  colonnes  d'un  beau 
portique  ionique.  L'autre  tableau,  c'est  une  femme  vue  de 
dos  qui  joue  de  la  double  flûte,  réplique  d'une  des  figures 
de  son  panneau  décoratif  Minerve  et  les  Grâces.  Le  site  est 
d'une  fraîcheur  ravissante,  solitaire  sans  rien  de  sombre; 

U 


voj-age  d'études 

l'on  voudrait  s'arrêter  au  pied  de  ces  beaux  rochers  gris  et 
écouter...  La  jeune  fille  joue  ses  plus  doux  airs  à  un  oiseau 
bleu,  perché  sur  la  branche  d'un  platane  :  «  l'oiseau  bleu 
de  la  jeunesse  »  m'a  expliqué  M.  Gleyre.  Il  aime  à  cacher 
une  idée  poétique  dans  sa  peinture,  et  de  tous  les  sentiments 
nobles  ou  tendres  qu'il  sait  exprimer  avec  tant  de  charme, 
il  y  en  a  un  qu'il  s'est  plu  à  varier  de  mille  manières,  c'est 
le  doux  regret  des  belles  années.  Le  premier  tableau  s'en  va 
en  Amérique,  quel  dommage!  L'autre  a  été  acheté  par 
Goupil;   nous   en   aurons   au   moins   la   photographie. 

M.  Gleyre  doit  venir  demain  me  donner  une  consultation 
pour  «  ma  lîlle  ».  Je  voudrais  qu'il  vienne,  et  pourtant  je 
ne  l'attends  qu'en  tremblant.  La  malade  conserve  encore 
des  traces  de  son  torticolis  et  j'ai  afl'aire  à  un  terrible 
médecin.  S'il  allait  lui  couper  bras  ou  jambes,  s'il  allait  lui 
couper  la  tête!  J'en  frémis.  —  Je  compte  passer  l'hiver  pro- 
chain en  Italie;  si  mon  tableau  n'est  pas  prêt,  eh  bien,  l'expo- 
sition de  1869  devra  se  résigner  à  s'en  passer.  M.  Gleyre 
m'approuve.  Chaque  année,  après  le  Salon,  un  bon  bain 
d'Italie  pour  se  laver  les  idées,  cela  doit  être  très  sain. 

Paul  à  sa  jeune  sœur 

Paris,  i5  août  08. 

Rien  de  nouveau  à  t'annoncer,  sinon  des  choses  très 
tristes  :  D'abord  le  trépas  funeste  d'un  des  poissons  de  ton 
aquarium,  puis  la  perte  douloureuse  d'une  de  tes  anguilles, 
décédés  tous  deux  un  jour  d'orage.  Que  veux-tu?...  Ils 
étaient   nés   mortels  ! 

Comme  j'aurais  dû  m'y  attendre,  M.  Gleyre  n'est  pas 
venu;  il  m'aura  sans  doute  encore  oublié.  J'irai  demain 
chez  M.  Perrin.  J'ai  grand  besoin  de  conseils,  car  je  ne  sais 
vraiment  plus  ce  que  je  fais. 

Paris,  même  date. 
Cher  père. 

Le  jour  est  si  gris  et  si  triste  que  mes  idées  se  mettent  à 

l'unisson,  et  mon  tableau  ne  me  semble  pas  un  chef-d'œuvre. 

M.  Perrin  doit  venir  le  voir,  je  tremble  d'avance.  Ce  qu'il 

m'a  dit  n'est  pas  fait  pour  ni'encourager  :  il  croit  que  mon 

talent  sera   comme  une  porte  entrebaillée  qui  peu  à  peu  se 


MILAN 

referme.  Modestie  à  part,  il  me  semble  pourtant  que  je  suis 
plutôt  en  progrès  ;  je  ne  tombe  pas  encore  en  enfance.  Mais, 
tu  le  sais,  M.  Perrin  a  des  principes  très  exclusifs,  et  avec 
lesquels  il  ne  faudrait  pas  plaisanter.  Quoique  je  ne  partage 
pas  entièrement  sa  manière  de  voir  (surtout  quand  il  dit 
que  je  suis  une  porte  entrebaillée),  ses  idées  n'en  sont  pas 
moins  dignes  d'être  méditées.  J'aurais  bien  des  choses  à  lui 
répondre,  mais  mon  âge  ne  me  permet  pas  de  discuter  avec 
lui.  —  Son  système  est  un  singulier  mélange  d'idées  philoso- 
phiques et  religieuses,  qu'il  pousse  en  peinture  jusqu'au 
rébus  allégorique,  jointes  à  une  sorte  de  réalisme  excessif. 
Il  n'admet  pas,  par  exemple,  que  je  prenne  deux  modèles 
pour  mon  Hamadryade  ;  il  faut  en  choisir  un  et  le  copier 
avec  une  exactitude  rigoureuse,  qualités  et  défauts.  Courbet 
n'aurait  pas  parlé  autrement.  —  J'ai  doucement  objecté  qu'une 
Hamadryade  ne  me  semblait  pas  devoir  ressembler  au  pre- 
mier modèle  venu.  —  «  Alors,  il  ne  fallait  pas  choisir  ce  sujet- 
là!» —  Peut-être  a-t-il  raison,  (i)  Iln'est  permis  qu'à  un  maître 
siii'  de  lui-même,  d'oser  faire  sortir  de  son  cerveau  une  idée 
armée  de  toutes  pièces.  Si  je  continuais  dans  la  voie  idéaliste 
où  je  me  suis  un  peu  follement  engagé,  je  tomberais  bien- 
tôt dans  la  manière.  C'est  toujours  à  la  nature  qu'il  faut 
revenir  et,  comme  Antée,  on  perd  vite  ses  forces,  quand  le 
sol  vient  à  manquer  sous  les  pas.  (2)   Je   crois   pourtant 


(1)  Il  avait  raison. 

(a)  J'ai  repris  la  mcme  idée  dans  des  vers  intitulés  : 

L'ART  RÉALISTE 

L'idéal  est  bien  loin,  le  réel  est  ^^vaut. 
Observe  avec  amour  et,  dans  ton  humble  sphère, 
Creuse  droit  ton  sillon  et  tâche  à  le  parfaire. 
Du  fumier  surgira  le  lis  pur  et  l'eafaut. 

Ne  t'abandonne  pas  au  rêve  inconsistant  : 

L'art  ressemble  au  Géant,  puissant  fils  de  la  Terre  : 

S'il  cesse  de  puiser  dans  le  sein  de  sa  mère 

Une  force  nouvelle,  U  succonibe  à  l'instant. 

Sois  simple  et  ne  mens  pas.  Tout  est  vrai  dans  Homère  ; 
Imite  le  héros  qui  tua  la  Chimère, 
Nourris-toi  de  science  et  de  réalité. 

L'art  (jrec  transfigura  les  laideurs  du  vieux  monde  : 
Pégase  sort  du  sang  de  la  Gorgone  immonde, 
De  l'horrible  peut  naître  une  pure  beauté. 

i3 


voyage  d'études 

que  la  liberté  et  la  puissance  d'imaginer  restent  les  plus 
beaux  privilèges  de  l'artiste.  —  Comme  Orsel,  M.  Perrin  fait 
bon  marche  de  l'instinct,  du  sentiment  et  de  l'imagination 
créatrice.  Pour  lui  le  Beau  est  un^  chose  qui  se  raisonne 
et  s'analyse;  le  peintre  doit  tout  peser,  tout  calculer,  tout 
vouloir.  La  volonté,  c'est  la  grande  qualité  d'Orsel  ;  elle  lui  a 
sufli  pour  produire  des  œuvres  qui,  à  coup  sûr,  ne  sont  pas 
banales,  car  elles  manifestent  une  haute  intelligence,  un 
travail  opiniâtre,  une  grande  science  et  une  rare  énergie; 
mais  elles  restent  figées;  il  leur  manque  cette  vie  chaude,  ce 
charme  indélinissable  qui  échappera  toujours  à  l'analyse. 

Les  idées  de  M.  Gleyre  sont  bien  plus  larges,  quoique 
aussi  très  singulières.  Il  m'est  impossible  de  deviner 
d'avance  son  opinion.  Quel  dommage  qu'un  homme  de 
tant  de  goût  et  de  si  bon  conseil  prenne  si  peu  d'intérêt  à 
ce  que  je  lais.  Il  m'avait  promis  de  venir  et  n'est  pas  venu. 
Maintenant  il  est  en  Suisse. 

J'espère  pouvoir  partir  pour  l'Italie  aussitôt  après  le 
retour  de  maman. 

Félix  Milite  t  à  son  Jils 

La  Colonie,  ao  août  68. 

Je  regrette  pour  toi,  mon  cher  ami,  que  Gleyre  soit  parti 
sans  voir  ton  tableau,  mais  surtout  qu'il  ne  prenne  pas  plus 
d'intérêt  à  un  élève  qui  lui  est  resté  fidèle  (i)  et  qui,  je 
l'espère,  lui  fera  honneur  un  jour. 

Je  ne  partage  pas,  tu  le  penses  bien,  l'opinion  mal  son- 
nante de  M.  Perrin  à  ton  égard,  et  ce  que  tu  me  dis  de  ses 
théories  m'étonne  au  dernier  point...  Je  vois  avec  plaisir 
que  lu  n'çs  pas  tenté  de  mordre  à  son  système  réaliste. 
Quant  À  Orsel,  si,  à  la  volonté  qui  a  fait  sa  force,  il  eût 
joint  ce  je  ne  sais  quoi  qu'on  appelle  sentiment  artis- 
tique, ou  mieux  inspiration,  il  eût  été  un  plus  grand 
peintre.  Le  travail,  le  raisonnement,  l'analyse  sont  des  qua- 


(i)  Au  moment  de  la  Tondation  des  ateliers  gratuits  et  officiels 
de  j'Ecoh'  des   Heaux-Arts. 


»4 


MILAN 

liU^s  excellentes  et  m^nie  nécessaires,  mais  n'excluent  ni  ne 
remplacent  l'imagination,  c'est-à-dire  In  force  «reatrice... 
Une  (les  <{ualites  les  plus  précieuses  de  l'artiste  c'est  de 
manjupr  i\  son  coin  ses  «ruvrcs,  moins  par  le  faire  <jue  par 
l'expression  profonde  de  son  sentiment. 


Laissant  mon  tahleau  înaolicvt^,  je  me  décidai  à 
partir  pour  un  vovnge  d'étudos  en  Italie.  —  Alors 
comnioiiçu  une  lonj^uo  correspondance  entre  ma  mère, 
ma  stt>ur  et  moi.  Dans  les  extraits  que  j'en  donne  ici, 
on  excusera  l'orgueil  maternel,  —  m«îme  exag«5ré,  il 
conserve  toujours  quelque  chose  de  touchant,  —  la 
vanité  ingénue  «l'une  lillette  de  i3  ou  i4  ans  et  le  Ion 
doctoral  du  jeune  professeur.  Celte  assurance  est  de 
leur  Age.  Il  ne  faut  pas  reprocher  trop  sévèrement  aux 
artistes  la  eonllanc»^  qu'ils  ont  en  eux-mêmes,  c'est  un 
précieux  stimulant  pour  le  travail.  Il  est  si  bon  de 
croire  et  d'espérer!  Si  un  peintre  n'avait  pas  d'illusions 
an  début  de  sa  carrière,  il  ne  ferait  jamais  rien. 

Ma   mère  me  vinani  un  peu  découragé,  m'écrivait  : 

Paris,  sept.  6S. 
...  Je  suis  allée  dans  ton  atelier  arroser  tes  petits 
chênes;  je  ne  puis  te  dire  quelle  honne  impression  m'a 
fuite  ton  Hainadryade;  la  tète  est  charmante;  le  petit 
élargissement  des  épaules  l'a  rendue  bien  mieux  portante: 
elle  peut  attendre  ton  retour  en  toute  sécurité,  lu  la 
reverras    avec     grand    plaisir. 

Paul  à  sa  mère 

Milan,  sept.  68. 

...  Ce  ipie  tu  me  dis  de  mot\  Hamadryade  m'a  fait  plaisir, 
quoique  je  luiche  très  bien  que  tu  en  parles  ainsi  pour  me 

15 


tfSÊàTK  «OHEUÇR-  Tavais  ^  b<ia.it»-  ^i.t^ni.nna.  -»!  ci  est  icja 
lyviqne  <'.&n»«;  tant  cfe  jppn:,  ;n  u:  le  iiiaiivais*^s... 
raHiRns  voiila  ncuinOTïr  qiie  le  au.  peut  kX:^^.  >îrrasFtc.  et 
pejrwmmiler  lan»  une  dgnrR  itteaie  les  impr^saiona  ijne 
.V.nmn-^»  lu  :'mut  te»  bnia.  Maia  cnmment  vous  e-îpiiiiiTer 
îïjiit  îMa  ■  liî»  impr-îssums  sont  rihoses  «ibtiles;  eilt^s  irt 
fsViaent.  »  .' maiV'Hî  -ît  *  ■'.f  apor^nt  ités  ru  m  esaaie  le  les 
fifirmuii-r  1^  .ilîeratfîur  ae  sait  na:-.  '.f.'.\:.^.v  ^ans  oanles, 
\r  p«nr^T?t  «1    t!intrîïLr«;   'TUi   "^oit  "-    pins 

'te    pr»-",:5Hon.    ae  -lait  r^Tipiimer    ::. ..    i—^-aites 

■pie  par  te»  'irmes  -ît  le»  louleurs.  ii''est-i*-<fire  d'irae 
f^;r)n    »     a    'oi»    puin    prnt'onite   et   pins  va4ipie. 


..  V^VR»  xr(\xe  visté  ^pielqite»  égfîae»,  j'ai  «îb  <ir*Mieile  à 
la  HibtinthetTne  Amâroisasme  eC  à  Seéra.  J^ai  dfctem  la 
panBiaiHon.  'te  faim  (ifS  «trrH|pi»,  malgré  ifecpaaîliaa.  ite» 
v^âaUjiat  TivantH  'pu  <^ache  maiht  m  i.  — t  lUi  lit,  sa»»  le»  renii- 
flaenr,  on.  framt  anmiire  de-  taMeoKX.  «ie»  moftrrfc  SCo 
•pKtflR  mnta  <t'italien  ne  aif«tBt  po»  été  ÉsnCSe»,  et  wmmmm 
'IxL  «n  «lin.  JT^pftiffip  ie  2B>c<'&k='i^  IHmtôBBr  Ir  CioBOcrrateia; 
tnnte»  les  {KwOU'  me  aonC  awi>uilia&. 

Ea.  ftoâie-^  cfcitumr  ^riS»  a  son  fdaiffee.  Cert  i  MBbb  et  à 
iurmia*  ^i^Ê.  bat  «fmfier  Uôrn.  C«at  îà.  ^mI  a  ppBK  w 
lamgm  rit:^  emataat  ks  mors  J»  «s  ftiJi|Mi  fKOea.. 
^'^■■d  •■•BU    uTirmiiirf  ieL  ▼<hw  ▼nva  s  fmL  tort  «fitor 


^XBC  flitt 


MILAN 

nient  il  n'a  pas  échappé  à  l'influenco  de  Léonard,  — 
comment  so  sonslraire  A  la  domination  «l'nn  toi  génies?  — 
II  Ini  a  souvent  emprunté  quelques  traits  de  son  idéal 
de  beauté  :  les  types  de  ses  Jeunes  femmes  et  de  ses 
adolescents  sont  exquis  de  délicatesse;  mais  les  dilTé- 
rcnces  sauteni  aux  yeux,  et  je  m'étonne  (jne  des 
connaisseurs  aient  pu  attribuer  si  longtemps  au  Vinci 
certaines  œuvres  de  Lnini,  connue  la  Modestie  et  la 
Vuniti',  par  exi^mple. 

Léonard  c'est  le  désir  inassouvi,  l'espril  inquiet  que 
rien  ne  saurait  satisfaire.  N'est-ce  pas  lui  ([ui  a  dit  : 
«  J'ai  pleuré  ce  que  j'ai  désiré,  dés  qn«>  je  l'eus.  »  I/Anui 
de  Luini  est  calme,  heureuse  et  sereine,  un  peu  moins 
ingénue  peut-être  que  celle  de  Fra  Angelico,  mais  sans 
la  moindre  al1V>teri(\  Chez  lui,  connue  che/.  Raphaël,  la 
grâce  est  |)rimesautiére  et  naturelle.  Ses  œuvres  sont 
nées  sans  elTort,  sans  hésitation,  sans  recherche;  ce 
sont  les  (leurs  et  les  fruits  nécessaires  de  son  génie.  De 
là  une  sorte  d'allégresse  dans  la  fécondité  <pii  nous 
charme.  Luini  n'est  jamais  violent,  ni  fougueux,  ni 
sublime,  ni  même  voluptueux;  il  est  calme  et  «loux;  il 
est  tendre,  mais  sans  aucune  langueur,  sans  ancun(^ 
fièvre;  il  n'est  pas  suave,  —  je  voudrais  réserver  ce 
mot  pour  caractériser  les  peintures  de  Corrège.  Son 
sourire  n'a   rien   de  mystérieux,  ni  de  pervers. 

Ses  compositions  présentent  une  inépuisable  variété 
d'attitudes  et  d'arrangements  imprévus,  parce  qu'il 
s'inspire  directement  de  la  nature.  Il  n'a  aucun  préjugé 
d'école,  il  dédaigne  celte  symétrie,  cette  pondération 
savante  mais  artificielle  qui  a  été  lixée  en  formules 
académiques.  L'exécution  de  ses  peintures  est  aussi 
toute  spontanée,  simple  <'l  franche,  bien  éloignée  de  la 

>7 


voyage  d'études 

profondeur  subtile  et  des  raffinements  compliqués  de 
Léonard. 

Combien  j'aurais  été  heureux  de  vivre  auprès  de  pareils 
maîtres,  de  me  laisser  diriger  par  eux!  je  les  aurais  aidés 
dans  leurs  travaux  avec  la  plus  entière  humilité,  avec  la 
plus  complète  abnégation,  parce  que  je  devine,  à  travers 
leurs  peintures,  de  belles  âmes  loyales. 

J'ai  fait  un  croquis  d'après  un  chai-mant  tableau  de  Luini, 
assez  peu  connu,  représentant  l'Ivresse  de  Noé.  C'est  admi- 
rable de  clarté,  de  simplicité  et  de  naturel. 

Au  monastère  de  Saint-Maurice  Majeur,  Luini  a  peint 
une  série  de  grandes  fresques,  avec  de  nombreuses  ligures 
de  saintes,  dont  le  style  rappelle  celui  des  délia  Robbia. 
Même  lorsqu'il  est  négligé,  son  dessin  conserve  toujours  la 
saveur  des  choses  vues;  il  a  quelque  chose  de  joyeux  et  de 
jeune,  une  liberté,  une  facilité,  une  souplesse  d'exécution 
qu'on  peut  résumer  d'un  mot,  la"  vie. 

A  mon  sens,  ces  qualités  placent  les  fresques  de  Luini 
au-dessus  des  froides  ordonnances,  des  savantes  combi- 
naisons de  lignes,  selon  lesquelles  Fra  Bartolommeo  a 
trop  souvent  disposé  des  mannequins.  Luini  s'inspire 
directement  de  la  nature  ;  il  ig-nore  ces  pratiques  conven- 
tionnelles, ces  artifices  par  lesquels  certains  artistes 
essaient  de  suppléer  aux  défaillances  de  leur  imagi- 
nation. 

Le  procédé  rapide  de  la  fresque  (la  nécessité  de 
peindre  un  morceau  sur  l'enduit  pendant  qu'il  est  frais 
et  l'impossibilité  des  retouches)  oblige  à  une  grande 
simplification.  De  là  une  largeur  du  faire  qui  réagit  sur 
la  conception  et  relève  les  sujets  les  plus  familiers. 
Trois  jeunes  filles  jouant  à  la  main  chaude,  peintes  par 
Luini,  n'éveillent  en  rien  l'idée  d'un  sujet  de  genre, 
mais  celle  d'une  œuvre  de  grand  style. 

18 


MILAN 

Paul  M.  à  sa  mère 

Milan,  septembre  68. 

L'exposition  de  tableaux  modernes  est  pitoyable.  Le 
public  tombe  en  extase  devant  cette  peinture  commerciale, 
faite  pour  plaire  à  des  sauvages  ou  à  des  épiciers  enrichis. 
Dans  les  comptes  rendus  des  journaux,  pas  une  critique, 
pas  une  réserve,  pas  un  conseil.  11  faut  croire  que  cet  art- 
là  répond  à  l'idéal  du  pays.  Cependant  la  race  milanaise 
semble  pleine  d'intelligence,  de  linesse  et  de  distinction. 
Les  femmes  ont  de  beaux  traits,  de  grands  yeux  noirs 
superbes,  et  un  teint  d'un  certain  gris  mat  d'une  délicatesse 
admirable.  Les  uniformes  militaires  sont  très  beaux,  mais 
les  jeunes  officiers  qui  les  portent  se  pavanent  d'une  façon 
bien  prétentieuse.  Avec  leur  pantalon  collant  et  leur  poitrine 
rembourrée,  ils  ont  toujours  l'air  d'être  en  scène  et  de 
s'apprêter  à  chanter  quelque  cavatine.  C'est  sans  doute  le 
même  désir  de  paraître  qui  inspire  à  leurs  artistes  cette 
peinture  voyante  et  criarde,  ces  gestes  de  théâtre  et  ces 
expressions  outrées. 

...  Je  n'ai  qu'un  livre  dans  ma  valise,  mais-  il  fait  m.es 
délices,  c'est  le  gros  volume  de  Vasari  Vite  de'  Pittori; 
c'est  mon  bréviaire.  Je  le  lis  en  wagon  et  toutes  les  fois 
que  je  puis  prendre  un  moment  de  repos.  Malgré  quelques 
erreurs  que  relèvent  les  érudits,  ce  livre  reste  infiniment 
précieux,  indispensable  à  consulter,  tout  plein  d'anecdotes 
vivantes,  d'informations  consciencieusement  recueillies  et 
de  réflexions  judicieuses. 

Paul  M.  à  sa  sœur  Louise 

MUan. 

Tu  devines  avec  quelle  émotion,  avec  quel  respect  pieux 
je  suis  entré  pour  la  première  fois  dans  le  réfectoire  de 
Sainte-Marie  des  Grâces,  où  Léonard  a  peint  sa  fameuse 
Cène. 

Les  moines  et  les  soldats  ont  fait  subir  au  chef-d'œuvre 
de  nombreuses  mutilations  ;  il  est  à  moitié  détruit.  Heu- 
reusement pourtant  les  dernières  restaurations  ont  consisté 

19 


çoj'age  d'études 

à  faire    disparaître    les  odieuses  retouches   qui    l'avaient 
souillé. 

Le  maître  a  choisi  le  moment  où  le  Christ  prononce 
cette  accusation  terrible  :  «  Un  de  vous  me  trahira.  » 
Il  parle  sans  amertume,  attristé  mais  résigné.  Les  apôtres 
s'étonnent  et  s'indignent;  ils  protestent;  leurs  visages  et 
leurs  gestes  disent  avec  énergie  les  sentiments  divers  qui 
les  animent;  peut-être  les  disent-ils  un  peu  trop.  Chez  les 
maîtres  primitifs,  des  attitudes  simples  et  graves  mar- 
((uaienl  une  sorte  de  consternation  silencieuse,  plus  émou- 
vante qu'une  gesticulation  de  sourds-muets.  Sans  doute 
l'artiste  a  craint  de  n'être  pas  compris,  mais  la  mimique 
est  un  langage  qui  manque  parfois  de  précision.  Un  apôtre, 
par  exemple,  —  le  second  à  la  droite  du  spectateur,  — 
semble  plutôt  troublé  qu'indigné;  son  regard  oblique,  dont 
la  direction  est  contraire  au  mouvement  de  la  tête,  suggère 
l'idée  de  l'hj'pocrisie,  et  plus  d'un  spectateur  a  pris  ce  per- 
sonnage pour  Judas.  Cependant  le  véritable  traître  tient 
une  bourse,  prix  de  sa  trahison.  Tu  le  vois,  cet  attribut 
n'était  pas  inutile,  malgré  ce  qu'il  a  de  conventionnel  et 
d'un  peu  naïf.  Judas  est  un  criminel  andurci,  son  visage 
n'exprime  aucun  remords,  ses  traits  ne  sont  d'ailleurs  ni 
plus  accentués,  ni  plus  tom-mentés  que  ceux  des  autres 
apôtres,  qui  presque  tous  ont  les  grands  nez  aquilins 
d'une   des    races    de    la    nation  juive. 

Léonard  de  Vinci,  voulant  donner  à  chacune  des  têtes  un 
caractère  très  individuel,  a  dessiné  dans  ce  but  de  nom- 
breuses études  qui  sont  admirables.  Quant  à  la  tête  idéale 
du  Christ,  il  faut  en  voir  le  merveilleux  crayon.  C'est,  je 
crois,  la  plus  belle  tête  de  Christ  qui  soit  au  monde,  c'est 
du  moins  la  plus  émouvante,  la  plus  profondément  pathé- 
tique. Une  majesté  simple,  une  douceur  divine,  une  ineffable 
résignation  se  lisent  sur  ce  noble  visage  douloureux. 
Jamais  Rembrandt  lui-même  n'a  créé  une  image  plus  sincè- 
rement émue,  et  ce  chef-d'œuvre  est  la  meilleure  réponse  à 
ceux  qui  ne  veulent  voir  en  Léonard  qu'un  artiste  d'une 
haute  intelligence. 

A  côté  de  ces  qualités  supérieures  du  sentiment  et  de 
l'expression,  j'ai  encore  admiré  dans  le  Cenacolo  l'art  de  la 


perspective.  Les  lignes  du  plafond,  celles  du  parquet  et  de 
la  table,  tout  ramène  invinciblement  l'attention  vers  la  tête 
du  Christ. 

Paul  M.  à  sa  mère 

Milan. 

Me  voici  revenu  à  Luini.  J'ai  toujours  regretté  la  perte 
irrémédiable  des  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  grecque;  eh 
bien,  Luini  nous  en  donne  peut-être  une  idée.  Il  n'a  pas  la 
puissance  grandiose  de  Michel-Ange,  ni  cette  intensité  de 
vie  nerveuse  qui  chez  Léonard  vous  remue  jusqu'à  la 
moelle  des  os;  toujours  calme,  exempt  de  la  lièvre  moderne, 
il  conserve  le  charme  de  la  simplicité  et  de  la  sincérité, 
avec  cette  santé  robuste  de  la  pensée,  que  l'art  a  si  rarement 
connue  depuis  les  Grecs. 

Il  y  a  au  Musée  Bréra  une  petite  fresque  célèbre  et  char- 
mante représentant  sainte  Catherine  d'Alexandrie  portée 
par  les  Anges  au  mont  Sinaï.  L'invention  en  est  si  heureuse 
qu'on  ne  peut  l'oublier.  La  sainte  semble  dormir,  chas- 
tement enveloppée  dans  un  grand  manteau,  et  les  anges 
qui  l'emportent  respectueusement  ont  un  sourire  plein  de 
mystère.  Ce  beau  groupe  flotte  en  silence  dans  un  ciel  d'un 
blanc  laiteux,  au-dessus  d'un  sarcophage  décoré  de  deux 
sirènes  en  bas-relief.  Ces  êtres  amphibies  symbolisent  la 
double  vie  des  hommes,  celle  que  nous  connaissons  sur  la 
terre,  la  vie  réelle,  et  l'autre  (?). 

Toujours  à  Bréra,  un  délicieux  fragment  de  fresque  nous 
montre  Joseph  et  Marie  se  rendant  joyeusement  au  temple. 
Ils  sont  jeunes  tous  les  deux  et  se  tiennent  amicalement 
par  la  main.  Cela  est  plein  de  tendresse  aimable  et  vraie, 
d'un  sentiment  très  personnel,  très  humain.  Et  comme  c'est 
loin  de  l'austérité  sombre  des  Byzantins  et  des  traditions 
orthodoxes! 

De  nos  jours  quelques  artistes  de  grand  talent  (tels 
que  Cazin)  cherchent  à  rajeunir  les  sujets  bibliques,  en 
y  introduisant  des  détails"  de  costumes  empruntés  à  la 
vie  contemporaine;  mais  c'est  par  ignorance  que  les 
primitifs  ont  eu  cette  hardiesse;  aujourd'hui  ces  ana- 


voj'age  d'études 

chronisraes  nous  choqueut  comme  une  fausse  naïveté; 
ils  sont  en  contradiction  avec  ce  que  tout  le  monde 
sait. 

Les  fresques  ont  beaucoup  pâli.  Les  draperies  avaient 
peut-être  autrefois  des  couleurs  plus  vives  ;  le  temps  et 
la  poussière  leur  ont  donné  des  tons  fins  et  délicats  qui 
rappellent  le  plein  air.  Dans  la  nature  les  ombres 
reflétées  par  le  ciel  sont  grises  ;  dans  les  tableaux  à 
l'huile,  elles  ont  souvent  jauni  ou  noirci.  A  l'époque 
romantique,  on  admirait  beaucoup  ces  tons  de  vieilles 
pipes  culottées  ;  l'idéal  était  alors  de  faire  «  chaud  de 
ton  et  vigoureux  de  forme  »,  et  la  mode  était  de  peindre 
à  la  sauce  brune.  Aujourd'hui  le  goût  a  changé  ;  à 
rimitation  des  fresques,  et  aussi  grâce  à  mon  maître  et 
ami  Puvis  de  Chavannes,  on  cherche  les  tons  mats  et 
clairs.  Mais  comme  tout  progrès  dégénère  en  formules, 
je  crains  que  bientôt  on  en  vienne  à  peindre  à  la  sauce 
blanche,  (i) 

Paul  M.  à  sa  mère 

Milan. 

Lundi  dernier  je  suis  allé  à  Saronno  par  une  pluie 
battante.  Le  pays  est  bien  cultivé,  mais  peu  pittoresque  ; 
c'est  un  vaste  jardin  potager,  planté  régulièrement  de 
mûriers  où  grimpent  des  vignes.  On  comprend  que  ces 
grasses  et  riches  contrées  aient  attiré  tant  de  fois  les 
rapaces  envahisseurs. 

A  l'époque  de  la  Renaissance,  les  moindres  bourgades 
bâtissaient  à  l'envi  de  jolies  églises,  pas  religieuses  du  tout, 
ni  grandioses,  ni  sévères,  mais  d'un  style  charmant  et 
délicat,  librement  inspiré  de  l'antique.  L'église  de  Saronno 
est  attribuée  à  Bramante,  et  elle  est  digne  d'un  tel  maître.  Les 
peintures  qui  la  décorent  sont  un  véritable  trésor.  En  face 


(i)  Je  ne  pouvais  pas  prévoir  la  peinture  irisée  aujourd'hui  à  la 
mode. 

22 


MILAN 

de  ces  délicieuses  fresques,  peintes  par  Luini  dans  sa  verte 
vieillesse,  j'ai  cessé  de  mettre  des  réserves  à  mon  admiration. 

11  y  a  là  un  Jésus  au  milieu  des  docteurs  et  surtout  un 
Mariage  de  la  Vierge!  Que  t'en  dirai-je?  Si  j'avais  le  prix 
de  Rome,  je  ferais  une  demande  pour  être  chargé  de  le 
copier.  Je  me  suis  mis  à  dessiner  avec  tant  d'ardeur  que 
j'en  avais  la  fièvre.  La  pluie  continuait  de  tomber  par 
torrents,  le  ciel  était  tout  noir,  on  n'y  voyait  goutte, 
n'importe!  je  dessinais  toujours.  Mes  croqviis  ne  valent 
rien  ;  j'en  ai  fait  sept  dans  ma  journée,  ce  qui  est  absurde, 
mais  je  ne  donnerais  pas  pour  beaucoup  le  plaisir  que  j'ai 
éprouvé  ni  le  souvenir  qui  m'en  reste. 

Dans  ces  peintures  tous  les  personnages  semblent  être 
des  portraits.  Un  beau  vieillard  à  barbe  blanche  passe  pour 
représenter  Luini  lui-même. 

Je  suis  au  mieux  avec  le  sacristain,  auquel  je  n'ai  pas 
oublié  de  graisser  la  patte  ;  il  a  été  très  obligeant  et  m'a 
permis  de  travailler  même  pendant  la  messe.  J'étais  à  côté 
du  curé  et  nous  faisions  chacun  notre  besogne  bien  con- 
sciencieusement, au  grand  ébahissement  des  fidèles  plus 
occupés  peut-être  de  mes  croquis  que  des  patenôtres  de 
mon  voisin. 

La  coupole  de  l'église  de  Saronno  est  peinte  par 
Gaudenzio  Ferrari,  rival  un  peu  inférieur  de  Luini,  et 
brillant  coloriste.  Je  ne  savais  pas  qu'on  fût  si  gai  dans  le 
Paradis.  Figure-toi  un  grouillant  fouillis  d'anges  et  de 
chérubins  qui  chantent  et  jouent  de  divers  instruments.  Ils 
y  vont  de  tout  cœur,  avec  un  entrain  incroyable  et  doivent 
faire  un  vacarme  assourdissant.  C'est  un  tutti  à  grand 
orchestre  :  les  cuivres  rugissent,  les  clarinettes  nasillent, 
les  petites  flûtes  gazouillent,  les  harpes  lancent  au  ciel 
leurs  arpèges  enthousiastes,  violes  et  violons,  luths, 
guitares  et  mandolines  accompagnent  de  pizzicati  joyeux 
les  fioritures  suraiguës  des  petits  soprani  célestes  qui 
braillent  à  gorge  déployée  :  Hosannal  Gloria  in  excelsis!  Et 
les  bassons  de  ronronner,  tandis  que  triangles  et  cymbales 
accentuent  avec  vigueur  le  rythme  rapide  de  cet  allegro 
endiablé.  —  Tout  cela  n'est  peut-être  pas  très  paradisiaque, 
ni    même  d'un   sentiment    très   élevé,    c'est  bien    un  peu 

23 


voyage  d'études 

ATilgaire,  mais  si  vivant,  si  plein  de  fraîcheur,  charmant  en 
somme! 

El  dire  qu'il  n'existe  pas  encore  de  photographies  d'après 
ces  chefs-d'œuvre  ! 


Madame  Milliet  à  son  fds 

La  Colonie,  21  septembre  68. 
...  Louise  dessine  pendant  deux  heiu-es  tous  les  matins, 
sans  compter  ses  petits  portraits.  Elle  en  a  fait  de  très 
ressemblants,  mais  je  crois  que  M.  Perrin  trouvera  son 
coup  de  crayon  trop  hardi.  La  philosophie  l'a  beaucoup 
occupée  ces  jours-ci  et  je  pense  qu'elle  va  t'en  parler.  C'est 
un  drôle  de  mélange  :  elle  passe  de  la  corde  à  la  philoso- 
phie, de  là  au  dessin  ou  à  la  balançoire,  je  ne  dirai  pas 
avec  la  même  ardeur,  mais  avec  le  même  calme  et,  au  fond, 
le  même  plaisir.  Elle  est  encore  trop  jeune  pour  faire  un 
voyage  d'études  en  Italie.  Il  vaut  mieux  attendre  un  an  ou 
deux  pour  que  cela  lui  soit  plus  profitable. 

Louise  M.  à  son  frère 

La  Colonie,  21  septembre  68. 

...  Deux  ou  trois  fois  par  semaine  il  y  a  bal  d'enfants  à 
la  Colonie  et  nous  nous  en  donnons  à  cœur  joie. 

Nous  sommes  ici  trois  jeunes  lilles  à  peu  près  du  même 
âge  :  Rose,  Marie  et  moi.  Nous  ne  sommes  pas  précisément 
les  trois  Grâces  :  Rose,  quoiqu'elle  ait  seize  ans,  n'a  pas 
du  tout  l'air  d'une  demoiselle  ;  longue,  sèche,  nez  pointu, 
de  beaux  cheveux,  l'air  gauche  et  dégingandé,  surtout 
quand  elle  danse,  caractère  peu  bienveillant,  dévote 
par-dessus  le  marché  et  mettant  toute  la  religion  dans  les 
pratiques,  ne  faisant  rien,  et  par  conséquent  s'ennuyant. 
—  Marie.  14  ans  et  demi,  figure  agréable,  douce,  bonne, 
mais  hélas  !  dévote  aussi.  —  Quant  à  la  troisième,  tu  la 
connais  :  grande  fille,  pas  belle  du  tout,  mais  pourtant  pas 
trop  désagréable,  aimante,  peu  démonstrative,  lente, 
mettant  fort  longtemps  avant  de  comprendre  les  choses, 
souvent  dans    les  nuages,  aspirant  à    la  philosophie,  aux 

24 


MILAX 

choses  élevées,  à  la  grande  peinture,  mais  n'ayant  pas 
encore  d'ailes  pour  s'élever  dans  de  si  hautes  régions. 
Malgré  tous  ses  défauts  je  te  dirai  que  c'est  la  troisième 
que  j'aime  le  mieux,  parce  que  je  crois  qu'elle  vaut  mieux 
que  les  autres  ;  n'es-lu  pas  de  mon  avis  ? 

Puis  viennent  les  petites  iilles.  Berthe,  vrai  diable,  ne 
s'occupant  ni  de  toilette,  ni  de  leçons,  passant  sa  journée 
à  jouer  au  cheval,  bonne  nature  d'ailleurs.  —  Juliette, 
onze  ans,  joli  visage,  beaux  yeux  sans  expression.  — 
Marguerite,  petite  figure  fine,  trouvant  toujours  une 
réponse  drôle  à  faire  ;  ses  bons  mots  font  la  joie  de  la 
Colonie,  chacun  les  répète.  —  Enfin,  deux  petites  poupées, 
timides,  propres,  tirées  à  quatre  épingles. 

Du  côté  des  garçons  :  Jules,  poseur  et  blagueur,  fort  mathé- 
maticien. —  Paulo,  petit  espiègle  malin  et  futé.  —  Alfred, 
bon  garçon,  pas  bête.  —  Pierre  Nus,  moyens  médiocres, 
ayant  le  jugement  assez  juste,  travailleur  et  bon  garçon. 

Nous  nous  balançons  très  souvent,  et,  les  cordes  de 
l'escarpolette  étant  pourries,  nous  avons  plusieurs  fois 
chuté,  mais   on  a  mis   des   cordes   neuves. 

A  la  suite  d'un  pari,  que  Jules  a  gagné,  il  a  proposé  à 
Rose  deux  questions  embarrassantes,  et  l'on  m'a  demandé 
conseil  ;  c'était  : 

Quelle  différence  y  a-t-il  entre  le  corps  et  l'àme  de  l'homme 
et  de  la  femme? 

J'ai  répondu  :  Le  corps  de  l'homme  est  le  symbole  de  la 
force  brutale,  celui  de  la  femme  de  la  beauté  et  de  la  grâce. 
Le  fond  de  l'àme  de  l'homme,  c'est  l'égoïsme,  l'ambition  et 
l'injustice.  Celle  de  la  femme  la  bonté,  l'esprit,  le  dévouement. 

A  mon  tour  j'ai  posé  vingt  questions  à  Jules  et  à  Pierre 
et,  comme  leurs  réponses  ne  valaient  rien,  je  les  ai  refaites, 
pour  leur  montrer  que  les  filles  enfoncent  les  garçons. 
Maman  m'a  un  peu  aidée,  mais  eux  avaient  copié  dans  un 
dictionnaire  et  dans  un  catéchisme.  Je  vais  citer  les  prin- 
cipales, car  les  autres  sont  des  rébus  : 

Qu'est-ce  que  Dieu? 

Garçons  :  —  Dieu  est  un  être  infiniment  parfait  qui  a  créé 
toutes  choses. 

a5  IlaJir.  —  2 


çqyage  d'études 

Filles  :  —  Dieu  est  le  principe  du  Beau  et  du  Bien  ;  notre 
àme  est  une  parcelle  de  son  être,  éternelle  comme  lui.  Tout 
ce  qu'il  y  a  de  beau,  de  vrai  et  de  bien  dans  l'univers 
émane  de  lui. 

Donnez  des  preuves  de  l'existence  de  Dieu. 

Garçons  :  —  C'est  Dieu  qui  a  créé  l'homme,  la  femme  et 
tout  ce  qui  existe. 

Filles  :  —  Si  l'homme  ne  peut  créer  la  matière,  à  plus 
forte  raison  ne  peut-il  pas  créer  l'intelligence.  11  constate 
les  transformations  de  la  matière,  celle  du  gland  qui  devient 
chêne,  par  exemple,  mais  il  ne  peut  les  expliquer.  Il  y  a 
donc  une  intelligence  au-dessus  de  la  sienne. 

Qu'est-ce  que  l'àme  ? 

Garçons  :  —  L'àme  est  la  partie  immatérielle  de  notre  être. 
Filles  :  —  L'àme  est  la  source  de  la  vie  dans  tous  les 
êtres  ;  elle  est  perfectible  et  éternelle. 

Qu'est-ce  que  le  corps  ? 

Garçons  :  —  Le  corps  est  la  partie  matérielle  d'un  être 
animé.  (Adopté) 

Que  devient  l'âme  après  la  mort? 

Garçons  :  —  Elle  paraît  devant  Dieu  pour  être  jugée  selon 
ses  bonnes  ou  ses  mauvaises  actions. 

Filles  :  —  Elle  retourne  vers  Dieu,  tout  en  conservant  sa 
personnalité ,  Elle  s'élève  ou  s'abaisse  dans  l'échelle  des 
êtres  selon  son  degré  de  perfection.  La  vie  est  le  moyen  que 
Dieu  donne  à  l'homme  pour  perfectionner  son  âme. 

J'ai  montré  ces  réponses  à  M.  Nus  ;  il  a  dit  que  la  palme 
était  aux  filles. 

Entre  nous,  tu  comprends  que  les  autres  petites  bécasses 
n'ont  rien  trouvé,  c'est  moi  qui  ai  tout  rédigé. 

Tous  les  malins  papa,  M.  de  Curlon,  M°"  de  Boureulle  et 
M.  Nus  discutent  pliilosophie,  mais  je  ne  les  écoute  pas,  car 
ils  sont  matérialistes,  excepté  M.  Nus,  et  ils  disent  de  ces 
choses!...  dans  le  genre  du  père  Chassevant.  Il  n'y  a  pas  de 
danger  que  je  sois  jamais  de  leur  avis  ! 

a6 


MILAN 


Paul  à  sa  sœur  Louise 


Milan,  septembre  68. 

J'ai  l'intention  d'aller  passer  quelques  jours  à  Padoue. 
C'est  là  qu'autrefois  un  nommé  Giotto  reçut  la  visite  d'un 
certain  Dante  Alighieri.  Gomme  j'aurais  voulu  descendre  à 
la  même  auberge  !  J'ai  choisi  la  Croce  d'Oro,  uniquement 
parce  qu'elle  n'est  pas  loin  des  fresques  naïves  de  Giotto, 
voisinage  qui  d'ailleurs  ne  prouve  rien  quant  à  la  naïveté 
de  l'aubergiste.  A  Bologne,  je  descendrai  au  Canon  d'Or.  Les 
Italiens  ont  de  l'or  partout,  excepté  dans  leurs  poches. 

Quant  à  Venise,  je  suis  bien  perplexe.  Il  serait  difficile 
d'exprimer  les  sentiments  compliqués  qu'elle  m'inspire.  Je 
crois  qu'elle  me  fait  assez  peur  pour  que  j'aie  le  courage  de 
n'y  pas  aller  cette  fois.  Je  fuis 'les  grands  Vénitiens  dans  la 
crainte  de  les  trop  aimer. 

Ici  déjà,  tout  en  faisant  un  croquis  d'après  le  Noé  de  Luini, 
je  ne  pouvais  m'empècher  de  jeter  à  la  dérobée  un  coup 
d'œil  furtif,  —  ne  le  dis  pas  à  M.  Perrin,  —  sur  un  Bonifazio 
Veneziano  qui  est  auprès;  «  une  impertinente  folie  »,  assure 
mon  guide,  mais  la  plus  séduisante  du  monde  pour  la 
richesse,  la  gaîté  et  l'harmonie  de  la  couleur.  Cela  ne  te 
plairait  guère,  à  toi,  vieille  primitive,  —  J'ai  déjà  un  bon 
nombre  de  croquis  et  de  photographies;  mais  je  n'en  ai 
jamais  assez;  je  voudrais  emporter  l'Italie  dans  ma  valise. 

Paul  à  Louise 

IMilan,  septembre  68. 

...  J'ai  lu  avec  grand  plaisir  tes  questions  philosophiques. 
J'aime  à  te  voir  t'intéresser  à  ces  sujets-là,  mais  il  n'est  pas 
étonnant  qu'une  fillette  de  ton  âge  emploie  parfois  des 
termes   dont   elle   ne  comprend  pas   bien  la  portée. 

Tes  idées  me  font  un  peu  l'effet  de  ces  enfants  qui  essayent 
l'habit  de  leur  grand  mère.  Je  te  dirai  que  tu  es  passable- 
ment panthéiste,  sans  le  savoir;  ailleurs  spiritualiste,  ce  qui 
s'accorde  difficilement.  —  Ma  mère  ne  t'aurait-elle  point  lu 
quelques  passages  de  certaine  tartine  philosophique,  publiée 
récemment  par  George  Sand  dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes?  J'admire  beaucoup  ses  descriptions  de  paysages  et 


çqxage  d'études 

ses  études  de  caractères,  mais  je  t'avouerai  que  ce  méli- 
mêlo  sentimental  et  transcendantal  n'était  pas  de  mon  goîit  : 
après  quelques  pages  de  métaphysique  nuageuse,  venait, 
on  ne  sait  trop  pourquoi,  un  petit  morceau  de  botanique 
romanesque,  à  l'usage  des  gens  du  monde,  incapables  sans 
doute  de  rester  longtemps  à  de  pareilles  hauteurs.  —  Tu  ne 
te  doutes  pas  encore  de  la  difficulté  de  ces  questions.  Tous 
les  grands  philosophes  ont  essayé  d'y  donner  réponse,  mais 
ils  ont  réfléchi  plus  longtemps  que  toi.  Rien  ne  serait  plus 
lacile  que  de  te  «  coller  ».  Tu  dis  par  exemple  :  Tout  ce 
qu'il  y  a  de  vrai,  de  beau  et  de  bien  dans  l'Univers  émane 
de  Dieu.  —  Mais  le  reste,  ce  Vrai  qui  n'est  pourtant  ni  beau 
ni  bien,  de  qui  émane-t-il  ?  —  Tu  affirmes  qu'après  la  mort, 
les  âmes  retournent  vers  Dieu  et  s'absorbent  en  lui.  —  Mais 
puisqu'il  n'y  a  pas  d'àmes  parfaites,  leurs  imperfections 
vont   se   trouver  en  Dieu.   Et   son   unité,  qu'en   fais-tu? 

Peut-être  pourrais-tu  lire  déjà  et  comprendre...  à  moitié, 
—  excuse  mon  insolence,  —  le  Discours  de  la  Méthode  de 
Descartes  ;  tu  le  trouveras  dans  ma  bibliothèque.  Tu  verrais 
du  moins  comment  on  peut  traiter  les  sujets  les  plus 
abstraits  d'une  façon  profonde,  d'un  style  clair  et  naturel, 
pas  allemand  du  tout. 

Il  y  a  une  branche  de  la  philosophie  qu'on  ne  saurait 
étudier  trop  tôt,  c'est  la  morale,  et  surtout  la  morale  pra- 
tique. En  l'absence  d'une  religion  positive,  il  me  semble  très 
nécessaire  de  cultiver  en  soi-même  l'idée  du  bien,  et  de 
travailler  à  se  rendre  meilleur.  Les  religions  ont  été  inven- 
tées pour  fortifier  la  conscience  et  pour  la  remplacer  un 
peu  chez  ceux  qui  n'en  ont  pas  assez.  Elles  ont  servi  encore 
à  élever  les  esprits  au-dessus  des  intérêts  vulgaires  et  des 
soucis  journaliers.  Aussi,  malgré  tout  le  mal  qu'ont  fait  et 
que  font  encore  quelques-uns  de  leurs  prêtres,  il  faut  dire 
qu'elles  ont  joué  un  grand  et  beau  rôle  dans  l'histoire.  Elles 
seront  difficiles  à  remplacer. 

Tu  sais  déjà  ce  que  c'est  que  l'idée  du  devoir,  la  con- 
science, la  liberté,  la  responsabilité.  On  peut  remettre  en 
question  tout  cela,  mais  il  semble  que  ces  notions  ont 
dans  l'âme  humaine  des  racines  profondes.  Ceux-là  même 
qui   les  nient  y  croient  si  bien  au  fond,  que  lu  les  verras 

28 


MILAN 

sTndigner  contre  une  mauvaise  action,  admirer  le 
dévouement,  le  sacrifice,  et  réfuter  par  là  leurs  propres 
doctrines. 

Louise   M.  à  son  frère 

La  Colonie,  sept.  68. 

...  Ton  enthousiasme  pour  Luini  est  contagieux;  nous 
nous  promettons,  maman  et  moi,  d'aller  l'étudier  au 
Louvre.  Je  te  dirai  que  ma  Loge  de  Raphaël  est  enfin 
terminée  et  je  l'ai  portée  aujourd'hui  aux  petites  H.  C'a 
été  des  admirations  et  des  éloges  à  n'en  plus,  finir.  Je 
l'avais  montrée  avant  au  père  Jodot  (ex-professeur  à 
l'Ecole  polytechnique)  qui  en  a  été  tout  ébaubi.  Il  en  a 
ouvert  la  bouche  encore  plus  que  de  coutume  et  est  resté 
comme  pétrifié.  Madame  Morellet  l'a  trouvée  mieux  que 
le  modèle;  enfin,  malgré  tes  recommandations,  je  ne  peux 
pas  m'empècher  de  te  dire  que  je  l'ai  trouvée  pas  mal 
du    tout. 

J'avais  écrit  sur  mon  garde-main  ce  que  tu  me  répètes 
souvent  :  «  On  fait  toujours  les  reflets  trop  clairs  et  les 
demi-teintes  trop  foncées  »;  aussi  c'était  très  lumineux 
et  il  n'y  avait  pas  le  moindre  i)etit  blanc  dans  mes 
ombres,    (i)    Je    regrette    que  tu    ne    l'aies    pas    vu. 

C'est  vraiment  dommage  de  l'avoir  donné  à  des  per- 
sonnes  qui   n'y  connaissent  rien. 

...  J'ai  passé  une  partie  de  la  journée  chez  elles.  Nous 
avons  joué  des  comédies,  entre  autres  la  Mort  de  Socrate. 
C'était  moi  Socrate;  je  m'étais  fait  une  grande  barbe 
blanche  avec  de  l'étoupe,  un  mouchoir  me  cachait  les 
cheveux,  un  jupon  blanc  attaché  sur  mes  épaules  était 
ma  tunique;  un  drap  jeté  sur  deux  chaiseè  formait  mon 
lit.  J'avais  un  gros  livre  dans  les  mains  et  je  faisais  des 
discours  en  grec  :  je  récitais  des  déclinaisons  et  quelques 
vers  de  l'Amour  piqué  par  une  abeille,  je  ne  sais  que  cela. 
Mes  disciples  se  lamentaient  et  déploraient  de  me  voir 
condamné  si  injustement.  Ils  me  proposaient  de  me  faire 


(i)  C'est  ainsi  qu'un  conseiJ,  juste  dans  certains  cas,  devient  une 
formule  contestable. 

29  Italie.  —  a. 


çoj-age  d'études 

évader,  mais  je  refusais  et  je  les  consolais  en  leur 
expliquant  l'immortalité  de  l'àme.  Puis  j'ordonnai  qu'on 
m'apportât  la  ciguë.  C'était  Claire  l'esclave;  elle  avait  mis 
son  iilet  sur  sa  figure  pour  paraître  nègre,  et  elle  me 
présenta  de  l'eau  et  du  persil  dans  un  bol.  Nous  nous 
sommes  bien  amusées.  Seulement  c'était  tellement  risible 
que  cela  a  abrégé  mes  beaux  discours  philosophiques. 

Louise  à  son  frère 

La  Colonie,  sept.  68. 

Les  sujets  que  tu  m'as  donnés  sont  trop  dilBciles.  Je  ne 
puis  me  représenter  ces  ligures  allégoriques. 

Il  faut  que  tu  sois  un  peu  sorcier  pour  avoir  deviné  que 
maman  m'avait  lu  quelques  passages  philosophiques  de 
George  Sand  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes;  c'était  très 
vrai;  cependant  je  ne  crois  pas  que  cela  m'ait  influencée.  Ce 
qui  te  fait  dire  que  je  suis  un  peu  panthéiste,  c'est  parce 
que  je  dis  :  Notre  àme  est  une  parcelle  de  son  être.  Je  n'en 
suis  pas  sûre,  ce  n'est  qu'une  supposition,  attendu  que 
personne   n'en   sait   rien,   (i) 

Madame  Milliet  à  son  Jils 

La  Colonie,  a8  sept.  68. 

Je  te  dirai  pour  le  voyage  de  Venise  ce  que  saint  Paul 
disait  du  mariage  :  Vas-y,  tu  feras  bien,  n'y  va  pas,  tu  feras 
encore  mieux.  Tu  es  trop  impressionnable;  les  coloristes 
vont  te  remuer,  te  bouleverser;  ils  nuiront  à  la  calme 
sérénité  qu'a  dû  te  laisser  Luini.  —  Enfin  tu  suivras  proba- 
blement ton  impulsion;  ce  que  je  te  dirais  ou  rien  serait  la 
même  chose,  mais  je  serais  bien  aise  d'apprendre  que  tu 
n'y  es  pas  allé. 

Ta  description  de  l'église  'de  Saronno  nous  a  bien 
intéressées,  et  nous  disons  toujours  avec  Louise  :  nous 
irons  là. 


(i)  Sans  s'en  douter,  une  fillette  naïve  trouvait  ainsi  le  dernier 
mot  de  la  métaphysique.  Personne  n'en  sait  rien. 


II 

PADOUE 

SEPTEMBRE-OCTOBRE  i868 

GIOTTO.    LA  CHAPELLE    DE    l'ARENA.   ALLÉGORIES. 
UN  PROFESSEUR   TROP    SAVANT. 


?)\ 


II 


PADOUE 


SEPTEMBRE-OCTOBRE  1868 

Giolto.  La  chapelle  de  l'Arena.  Allégories.  — 
Un  professeur  trop  savant. 


Paul  M.  à  Louise 

Padoue,  3o  sept.  68. 

Si  je  t'ai  donné  l'envie  de  connaître  Luini,  combien  je 
désire  plus  encore  que  nous  revenions  ensemble  étudier 
ici  Giotto.  C'est  un  génie  d'une  bien  autre  portée,  comme 
élévation  morale  et  comme  profondeur  d'expression.  Peut- 
être  est-il  plus  difficile  à  comprendre  sans  étude  préalable, 
parce  qu'il  est  plus  loin  de  nous.  Il  a  des  faiblesses  et  des 
ignorances,  mais  comme  on  oublie  facilement  tout  cela, 
quand  on  est  arrivé  à  l'entendre.  Giotto  me  fait  penser  au 
petit  Jésus  endormi  de  la  Vierge  au  voile  de  Raphaël  :  il  a 
toute  la  grâce  de  l'enfance,  avec  une  gravité  sereine,  et  je 
ne  sais  quoi  de  divin. 

La  petite  chapelle  de  l'Arena  est  entièrement  couverte  à 
l'intérieur  de  peintures  à  fresque.  Figure-toi  le  bonheur  que 
j'éprouve  à  être  enfermé,  tout  seul,  sous  cette  voûte  bleue, 
semée  d'étoiles  d'or,  où  des  anges  s'envolent  dans  l'azur. 
Ces  saints  en  prière,  ces  jeunes  filles  si  pures  qui  s'avan- 
cent chastement  drapées,  ces  fonds  bleus,  tout  cela  vous 
enivre  et  vous  transporte  au-dessus  de  la  terre,  on  croit 
rêver,  c'est  le  ciel! 

Je  reste  là  pendant  des  heures  dans  une  sorte  d'extase,  et 

33 


çoj-age  d'études 

il  me  semble  que  Giotto  vient  s'asseoir  près  de  moi,  en 
silence,  et  qu'il  me  prend  par  la  main. 

Mais  je  suis  bientôt  dérangé  de  mes  rêves  par  quelque 
visiteur  imbécile,  curieux  et  pressé,  qui  veut  avoir  tout  vu 
en  un  quart  d'heure  et  qui  s'en  va  sans  avoir  rien  compris. 
Les  Anglais  admirent  de  conliance  :  leur  guide  leur  a  dit 
d'admirer.  Les  Français  sont  plus  sots,  ils  blaguent  Giotto  : 
«  Voyez  donc  ces  Chinois-là.  Quelles  grimaces  !  Ils  ont  l'air 
de  rire  au  lieu  de  pleurer.  Sont  ils  laids  !  Sont-ils  laids  !  » 
—  Et  moi  de  répliquer  tout  bas  :  Sont-ils  bêtes  ! 

Pourtant,  à  la  réflexion,  leur  sottise  n'est  peut-être  pas 
inexcusable.  Le  dessin  des  primitifs  n'est  pas  toujours 
correct,  les  tètes  n'ont  pas  une  beauté  régulière,  avec  levu-s 
yeux  trop  rapprochés  et  leur  bouche  trop  éloignée  du  nez. 
Dans  l'expression  des  sentiments  que  l'âme  de  Giotto 
éprouvait  avec  tant  de  force,  sa  main  a  pu  le  trahir  parfois. 
On  finit  par  admirer  jusqu'à  ses  faiblesses;  ce  serait  un 
danger  de   les  imiter. 

J'oubliais  de  vous  dire  que  la  chapelle  de  l'Arena  est  à 
vendre.  Toujours  naïf,  j'ai  cru  devoir  en  donner  aussitôt 
avis  à  M.  de  Nieuwerkerke.  La  municipalité  de  Padoue 
offre  cent  mille  francs  de  cette  chapelle  ;  elle  vaut  dix  fois 
plus.  Mais  notre  pauvre  Louvre  laissera  échapper  cette 
occasion,  la  dernière  peut-être,  avant  que  le  gouvernement 
italien  ait  racheté  toutes  les  merveilles  de  ce  pays. 

Je  voyais  déjà  la  chapelle  de  Giotto  transportée  dans  la 
grande  cour  du  Louvre.  L'opération  ne  serait  pas  facile, 
mais  je  ne  la  crois  pas  impossible.  Et  dire  qu'il  ne  se 
trouvera  pas  un  amateur  intelligent  pour  m'envoyer 
deux    cent    mille    francs  ! 

A  Monsieur  le  Directeur  des  Beaux-Arts 

Padoue,  3o  septembre  68. 
Monsieur  le  Directeur, 

Permettez-moi  de  vous  faire  part  d'une  nouvelle  qui  vous 
intéressera  sans  doute  :  Il  serait  possible  en  ce  moment 
d'acquérir  à  Padoue  la  petite  église  Santa  Maria  dell  'Arena, 
entièrement  peinte  par  Giotto. 

Est-il  besoin  de  vous  rappeler  combien  deviennent  rares 


PADOUE 

en  Italie  de  pareilles  occasions,  et  combien  il  serait  à  désirer 
de  voir  un  pareil  maître  représenté  au  Louvre  d'une 
manière  aussi  splendide  !  Me  déliant  de  mon  propre  enthou- 
siasme, je  laisse  parler  M.  du  Pays,  l'auteur  d'un  excellent 
guide  en  Italie  : 

«  Cette  chapelle  est  un  des  monuments  les  plus  précieux 
de  l'art  de  la  peinture.  C'est  ici,  ainsi  qu'à  l'église  Saint- 
François  d'Assise,  qu'il  faut  étudier  le  grand  initiateur  de 
l'art  moderne,  c'est  ici  surtout...  Le  peintre  s'inspira  pour 
certaines  données  de  Dante  qui  venait  le  visiter  dans  cette 
chapelle,  mais  il  pnisa  dans  son  propre  sentiment  la  grâce, 
la  simplicité,  la  grandeur  et  le  calme,  qu'il  sut  répandre 
sur  ce  vaste  ensemble  d'une  unité  si  saisissante.  » 

Pillées  par  Overbeck,  ces  fresques  ont  été  religieuse- 
ment étudiées  par  Ingres  et  par  Flandrin  qui  n'ont  pas 
dédaigné  d'y  faire  de  larges  emprunts. 

Quant  à  la  difficulté  de  transporter  à  Paris  ces  légères 
murailles  de  briques  avec  leur  précieux  enduit,  je  ne  crois 
pas  qu'elle  soit  pour  efTrayer  des  spécialistes  ;  chaque 
composition,  entourée  d'une  bande  d'ornements,  pourrait 
être  détachée  à  part. 

La  Commune  de  Padoue  est  en  pourparlers  pour  acheter 
l'église  ;  on  parle  de  cent  mille  francs  offerts.  Rien  n'est 
encore  conclu.  Ce  serait  une  chose  unique  et  grandiose  que 
de  prendre  cette  église  dans  votre  main,  pour  en  doter  le 
Louvre  et  la  France  ! 

Pardonnez,  je  vous  prie,  à  mon  jeune  enthousiasme  une 
idée  peut-être  irréalisable,  mais  qui  mérite  pourtant  de  ne 
pas  être  rejetée  sans  examen. 

Agréez...  etc. 


IDEALISME 

J'ai  suivi  dans  son  vol  léger  la  Fantaisie. 
Le  Vrai  qu'on  dit  si  beau,  parfois  me  semble  laid 
Et  sale,  je  voudrais,  d'un  bon  coup  de  balai, 
Purilier  ton  temple,  ô  chaste  Poésie. 

35 


voyage  d'études 

L'ornière  où  je  croupis,  je  ne  l'ai  pas  choisie, 
Et,  de  la  boue  immonde  étant  mal  satisfait. 
Je  rêve  de  beauté,  d"amour  sans  jalousie, 
De  travail  attrayant  et  de  bonheur  parfait. 

Muse,  ma  barque  vogue  aux  flots  d'azur  du  songe, 
Vois  le  saphir  liquide  où  ma  rame  se  plonge. 
Là-bas  l'île  enchantée  aux  merveilleux  trésors; 

Les  harpes  de  la  brise  ont  de  divins  accords, 

C'est  comme  un  chant  d'hj^men  qu'au  loin  l'écho  prolonge... 

Je  t'aime,  viens  !  Merci  !  Dans  mes  bras  ton  beau  corps  ! 

*     Paul  M.  à  sa  mère 

Padoue,  oct.  68. 

Enfin  je  reçois  voire  lettre!  J'étais  triste,  énervé.  Il  pleu- 
vait. Les  orages  se  succédaient  sans  interruption.  Je  me 
sentais  seul,  abandonné,  sans  nouvelles.  Aussi  qui  m'aurait 
vu  me  jeter  sur  votre  lettre,  rire  et  pleurer  en  la  lisant,  ne 
m'aurait  pas  accusé  d'être  froid.  —  Maintenant  je  me  plais 
à  Padoue;  je  ne  trouverai  rien  de  plus  beau  ailleurs,  et  j'y 
reste,  (i)  —  J'ai  renoncé  à  Mantoue.  Je  n'y  verrais  guère 
que  des  Jules  Romain  qui  me  déplaisent  d'avance.  Je 
réserve  Venise  pour  plus   tard,  quand  je   serai  plus  fort. 

Je  te  disais  qu'après  chaque  Salon,  il  faudrait  prendre  un 
bon  bain  d'Italie.  Combien  je  suis  heureux  d'être  à  ce 
régime  :  Je  me  baigne,  je  me  lave  avec  délices,  et  je  sens 
tomber  peu  à  peu  toute  celte  crasse  d'alelier  et  d'école 
qu'on  appelle  le  chic.  Je  suis  comme  un  poisson  dans  l'eau, 
mais  dans  une  eau  fortement  chargée  d'électricité.  Pen  suis 
tout  hors  de  moi,  et  tu  dois  me  trouver  bien  exallc;  mais 
je  sens  que  cette  exaltation  est  bonne  et  salutaire. 
Contempler  de  belles  choses,  c'est  pour  l'esprit  une  véri- 
table purification. 


(i)  Je  n'ai  pas  décrit  dans  mes  lettres  les  admirables  œuvres  de 
Donatello  ni  de  Manlegna  à  Padoue,  j'ai  préféré  les  étudier  le 
crayon  à  la  main. 

36 


PADOUE 

Madame  fliilliet  à  son  fils 

Paris,  :  oct.  68. 
Voici  un  mois  que  tu  nous  as  quittés,  cher  enfant,  il  faut 
tâcher  de  ne  pas  rester  en  route.  Garde  un  peu  de  ton 
enthousiasme  et  de  ton  argent  pour  arriver  jusqu'à  Rome. 
Je  pense  que  tu  t'y  rendras  rapidement,  à  moins  que  tu  ne 
rencontres  en  route  quelque  petite  chapelle  dont  tu  te 
fasses  le  chapelain,  et  où  nous  serons  obligés  un  jour  de 
t'aller  chercher...  Giotto  t'absorbe  tout  entier;  tu  t'en  seras 
imprégné  de  façon  à  en  garder  un  souvenir  durable.  Ce 
sont  des  plaisirs  bien  vifs,  mais  je  crains  pour  toi  trop  de 
surexcitation.  Pense,  cher  enfant,  au  milieu  des  jouissances 
de  ton  esprit,  à  ce  pauvre  corps  dont  tu  as  grand  besoin  ; 
soigne-le,  écoute-le  et  fais-le  reposer,  quand  il  te  dit  qu'il  en 
a  assez.  Je  te  le  recommande,  ne  l'oublie  pas.  Là-dessus, 
je  t'embrasse  de  tout  cœur  et  t'aime  tendrement. 

•Madame  Milliet  à  son  fils 

Paris,  8  octobre  68. 

...  Fernand  est  enfin  arrivé.  Le  général  du  Barail  a 
promis  de  l'appuyer,  de  sorte  qu'il  a  un  peu  d'espoir  de 
passer  officier  au  mois    de  janvier. 

Je  suis  allée  hier  voir  M.  Carré  pour  Louise.  C'est  un 
homme  fort  intelligent,  grand  partisan  du  grec,  ami  de 
M.  Egger,  comprenant  qu'une  artiste  ait  le  désir  de 
connaître  les  langues  anciennes.  Ces  considérations 
m'empêchent  de  regretter  le  prix  un  peu  élevé  que  je  lui 
donnerai  par  mois.  Pour  le  moment,  Louise  n'aurait  pas 
besoin  d'un  aussi  savant  professeur. 

Alix  sort  d'ici;  nous  avons  relu  ta  lettre  et  nous  nous 
sommes  senties  tout  heureuses  de  ton  enthousiasme. 
Je  suis  curieuse  de  savoir  si  M.  de  Nieuwerkerke  donnera 
suite  à  ta  lettre  et  cherchera  à  acquérir  la  chapelle  de 
Giotto.  Je  crains  bien  que  ce  ne  soit  trop  cher  pour  le 
Louvre.  Si  c'était  un  caqon,  on  trouverait  toujours  de 
l'argent,    (i) 


(i)  Inutile  d'ajouter  que  ma  lettre  resta  sans  réponse. 

3;  halle.  -3 


voyage  d'études 

Louise  à  son  frère 

Paris,  3  oct.  68. 

Tu  nous  fais  bien  envie  avec  tes  descriptions  des 
fresques  de  Giotto,  il  me  semble  les  voir,  ce  doit  être  bien 
beau... 

Ton  enthousiasme  n'est  pas  partagé  par  Fernand.  Il 
prétend  que  ton  imagination  te  fait  voir  des  tas  de  choses 
auxquelles  le  peintre  n'a  jamais  pensé.  11  ne  comprend  pas 
le  plaisir  qu'on  peut  trouver  à  contempler  de  pareils 
griffonnages,  et  il  a  fini  par  dire  que  le  meilleur  tableau 
ne  valait  pas  son  morceau  de  fromage.  Si  tu  l'entendais, 
cela  t'indignerait. 

Au  Louvre,  j'ai  commencé  à  copier  l'Enfant  Jésus  de 
Luini,  dans  l'Adoration  des  Bergers.  Nous  avons  demandé 
une  permission,  mais  il  faut  la  recommandation  d'un 
peintre   connu. 

Je  vais  prendre  des  leçons  d'arithmétique  de  notre  vieux 
phalanstérien,  le  père  Chassevant.  Trouvera-t-il  moyen  de 
rendre  ce  travail  attrayant,  et  linira-t-il  par  me  faire  entrer 
les  quatre  règles  dans  la  tête  ? 

Louise  M.  à  son  frère 

Paris,  octobre  68. 

...  Nous  avons  reçu  la  fameuse  caisse.  Tu  dois  t'être 
ruiné  en  photographies.  Tant  mieux  !  tu  nous  reviendras 
plus  vite.  Tout  cela  m'a  paru  bien  beau,  mais  ce  que 
j'aime  le  mieux  ce  sont  tes  dessins.  Je  crois  que  M.  Perrin 
en  sera  joliment  content.  . 

Les  allégories  de  Giotto  m'ont  beaucoup  plu,  quoique 
elles  ne  soient  pas  toutes  très  claires  :  la  Prudence  est 
assise  à  un  comptoir  et  regarde  sa  montre  ?  Je  ne  vois 
pas  ce  qu'elle  a  de  prudent.  V Imprudence  est  un  sauvage 
ventru  tenant  une  massue,  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  a 
d'imprudent. 

Paul  M.  à  Louise 

Padoue,  oct.  68. 

Tu  me  demandes  des  explications  sur  les  Allégories  de 
Giotto  dont  je  t'ai  envoyé  les  photographies.  Il  faut  bien 
l'avouer,  certaines  idées  abstraites  ne  sont  pas  exprimées 

38 


padouï: 

très  clairement  par  la  peinlui-e,  cependant  elles  peuvent 
fournir  des  motifs  intéressants.  Pour  exprimer  sa  pensée, 
l'artiste  dispose  de  tout  un  alphabet  spécial  :  formes  tra- 
pues ou  élégantes,  attitudes,  gestes,  physionomies,  costumes, 
tout  cela  présente  les  caractères  les  plus  variés.  Or,  chaque 
ligne,  chaque  couleur,  chaque  proportion  peut  servir  à  une 
expression  symbolique;  chaque  individu  peut  être  élevé  au 
rang  de  figure  typique,  par  celui  qui  sait  en  dégager  les 
traits   essentiels  et  généraux. 

Prudentia,  la  Sagesse  ou  le  Bon  Sens,  est  une  honnête 
marchande  assise  à  son  comptoir;  elle  ne  s'agite  pas,  elle 
se  regarde  dans  un  miroir,  symbole  de  la  méditation  réflé- 
chie, ou  simplement  de  la  conscience.  L'image  reflétée  par 
le  miroir  peut  aussi  représenter  la  pensée  vraie,  portrait 
fidèle  des  choses.  La  tète  est  très  belle  ;  la  photographie 
l'enlaidit  par  des  demi-teintes  trop  foncées.  Elle  est  coiffée 
en  arrière  d'une  sorte  de  masque  ;  ce  second  visage,  qui 
est  celui  d'un  vieillard,  exprime  la  mémoire,  l'expérience 
qui  nous  sert  de  guide  dans  la  vie.  La  Prudence  tient  un 
compas  :  Ne  doit-elle  pas  mesurer  avec  soin  toutes  choses? 

En  face  est  Stiiltitia,  la  Folie  ou  la  Sottise.  Son  costume 
est  bizarre  comme  le  caprice.  C'est  une  tunique  courte  dont 
les  festons  irréguliers  s'allongent  en  arrière  en  queue  d'oi- 
seau, et  laissent  voir  les  jambes  nues.  La  tête  levée  est 
couronnée  de  plumes  à  la  façon  des  sauvages;  l'œil  est 
égaré,  hébété.  La  pose  mal  équilibrée  est  une  trouvaille:  Je 
m'étonne  que  lu  t'en  moqyies,  tu  n'as  pas  compris.  Le  geste 
semble  provoquer  un  ennemi,  mais  la  démarche  est  indé- 
cise, l'expression  du  visage  irrésolue,  et  la  massue,  que  la 
.Sottise  tient  mollement  à  la  main,  sera  pour  elle  une  arme 
inutile.  Elle  n"a  ni  l'énergie  ni  le  sang-froid  qui  donnent  la 
victoire. 

La  Justice,  aux  traits  sévères,  est  noblement  assise  de 
face,  le  front  ceint  d'une  couronne  royale,  car  c'est  elle 
qui  devrait  régner.  Giotto  ne  lui  a  point  donné  le  bandeau, 
symbole  à  double  entente,  qui  couvre  souvent  ses  yeux. 
Les  deux  plateaux  de  la  balance,  —  idée  ingénieuse,  — 
reposent  sur  les  mains  mêmes  de  la  Justice.  C'est  elle  qui 
pèse  le  bien  et  le  mal.  Dans  le  plateau  de  droite,  on  voit  un 

39 


voyage  d'études 

petit  ange  qui  couronne  le  travail,  un  ouvrier  devant  une 
enclume.  Dans  l'autre  plateau,  un  bourreau  va  trancher  la 
tête  d'un  coupable  agenouillé,  les  bras  liés  derrière  le  dos. 
C'est  la  Justice  qui  punit  l'Oisiveté,  (nous  dirions  aujour- 
d'hui le  Capitaliste  fainéant). 

L'Injustice  est  ligurée  par  un  brigand  ou  un  condottiere 
à  la  mine  cruelle,  assis  à  l'entrée  d'une  caverne  fortifiée, 
au  coin  d'un  bois.  D'une  main,  il  tient  une  épée,  de  l'autre 
une  hallebarde  à  pointes  recourbées.  A  ses  pieds  une  petite 
peinture  en  grisaille  nous  montre  une  scène  de  meurtre  : 
Voici  gisante  sur  le  chemin  une  femme  que  deux  brigands 
viennent  d'assommer  et  qu'ils  ont  dépouillée  de  ses  vête- 
ments. Un  troisième  tire  par  la  bride  un  cheval  récalcitrant 
dont  le  cavalier  mis  à  mort  est  aussi  étendu  à  terre.  Cepen- 
dant deux  soldats  armés  de  boucliers  et  la  lance  en  avant, 
viennent  au  secours  des  voyageurs  massacrés,...  trop  tard 
naturellement. 

Je  ne  puis  pas  l'expliquer  tout,  devine  un  peu  les  autres 
allégories. 

Ces  idées  ingénieuses,  que  Dante  a  inspirées,  auraient 
peu  de  valeur,  si  Giotto  ne  les  avait  pas  exprimées  en 
peintre,  avec  son   talent  de  dessinateur  et  d'observateur. 

Ce  que  j'admire  dans  le  dessin  et  dans  le  modelé  de 
Giolto,  c'est  surtout  leur  principe.  Il  voit  les  formes  par 
le  grand  côté  et  néglige  les  détails.  Son  modelé  est  large 
et  iin,  sans  beaucoup  de  ressort,  il  respecte  la  muraille  et 
ne  cherche  pas  le  relief  en  trompe-l'œil  ;  il  a  raison.  Sa 
couleur  qui  a  pâli  donne  l'impression  du  plein  air.  Les 
peintures  à  l'huile  prennent  avec  le  temps  des  tons  jaunis 
qui  ne  conviennent  qu'à  des  effets  d'intérieur.  Ici,  dans  la 
chapelle  de  l'Arena,  les  fonds  bleus  ont  remplacé  le  fond 
d'or  des  Byzantins;  ils  donnent  à  l'ensemble  une  merveil- 
leuse impression  de  calme  et  de  sérénité. 

Giotto  va  toujours  droit  au  but,  simplement,  hardi- 
ment. Il  exprime  avec  puissance  la  scène  telle  qu'il  la 
conçoit.  Il  a  une  ignorance  charmante  des  balancements 
de  lignes,  des  groupes  pyramidants,  des  bouche-trous, 

40 


PADOUE 

des  sacrifices,  des  rayons  privilégiés  qui  éclairent  un 
seul  personnage,  de  toutes  ces  conventions  banales, 
grâce  auxquelles  tous  les  tableaux  finissent  par  se 
ressembler,  et  qui  passent  à  l'école  pour  des  règles 
de  l'art. 

Giotto  nous  prouve  que  tout  cela  est  faux  et  inutile. 
Le  meilleur  arrangement  sera  toujours  le  plus  simple 
et  le  plus  expressif. 

Le  calme  de  Giotto,  sa  douceur,  sa  modération,  le 
rapprochent  des  Grecs;  ils  n'empêchent  pas  de  deviner 
en  lui  une  âme  forte,  virile,  capable  de  profondes 
émotions.  En  cela  son  génie  me  semble  supérieur  à 
celui  de  Fra  Angelico,  nature  plus  tendre,  plus  féminine 
ou  plus  enfantine.  Assurément  Fra  Angelico  possède 
des  qualités  charmantes  et  même  de  l'ordre  le  plus 
élevé,  mais  parfois,  jusque  dans  ses  fresques,  on 
retrouve  un  peu  le  miniaturiste.  Sa  grâce  florentine 
n'est  pas  absolument  exempte  d'une  sorte  de  manié- 
risme inconscient,  délicieux  d'ailleurs;  parfois  ses 
jeunes  saintes,  ses  angelots  et  ses  moinillons  ont  de 
si  jolis  petits  traits  qu'ils  manquent  un  peu  de 
caractère,   (i) 


Louise  à  son  frère 

Paris,  17  octobre  68. 

...  Tu  n'es  pas  avantageusement  remplacé  par  M.  Carré. 

Le  jour  de  ma  première  leçon,  il  avait  mal  aux  dents  et, 

avec  un  emplâtre  sur  la  joue,  il  était  laid  à  faire  peur.  Je 

lui  ai  montré  mes  livres,  je  lui  ai  expliqué  la  méthode  de 


(i)  Je  n'avais  pas   encore   vu  les   admirables  fresques   qu'il   a 
peintes   au   Vatican. 

4i 


voj'age  d'études 

Jacquet,  mais  il  n'y  a  rien  compris,  il  n'écoutait  pas...  11 
m'a  interrogée  sur  mon  cahier  de  César;  je  n'ai  pas  mal 
répondu,  mais  sur  ses  questions  d'analyse,  je  n'ai  pas  été 
brillante.  Ce  n'est  pas  étonnant,  il  me  parle  de  la  syntaxe 
que  je  n'ai  pas  ATie...  Il  me  dit  que  César  est  un  auteur 
raffiné  et  qu'un  commençant  ne  peut  rien  y  comprendre;  il 
faut  que  je  cherche  tous  les  mots  dans  le  dictionnaire.  Il 
me  fera  traduire  Cornélius  Nepos,  puis  un  dialogue  des 
morts  de  Lucien  (je  les  ai  trouvés  dans  ta  chambre).  Il  me 
demande  que  ce  soit  en  très  bon  français,  après  cela  il  me 
dit  qu'il  veut  le  mot  à  mot,  puis  il  ne  veut  pas  que  ce  soit 
«  élastique  ». 

J'ai  pris  aussi  une  première  leçon  d'arithmétique  du  père 
Chassevant.  Figure-toi  qu'il  ne  veut  pas  se  les  faire  payer. 
Il  a  juré  qu'en  quelques  leçons  je  serais  très  forte  et  que 
cela  m'amuserait  beaucoup.  Il  explique  en  efl'et  très  bien. 
C'était  des  choses  que  je  savais  déjà,  mais  j'ai  compris,  et 
cela  ne  m'a  pas  ennuyée.  Il  faut  que  j'écrive  un  peu  tout  ce 
qu'il  m'a  dit,  car  sans  cela,  ça  entre  par  une  oreille  et  ça 
sort  par  l'autre;  mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  prendre  des 
notes,  il  ne  s'arrête  pas  un  instant,  c'est  un  \Tai  moulin  à 
paroles.  A  la  lin  de  la  leçon,  on  est  tout  abasourdie. 

Louise  M.  à  son  frère 

Paris,  octobre  68. 

M.  Carré  n'a  plus  mal  aux  dents,  mais  il  a  un  rhuma- 
tisme dans  l'œil,  et  sa  femme  a  reçu  un  tuyau  de  pocle  dans 
la  joue;  ces  gens-là  ont  toujours  quelque  chose.  Pour  le 
grec  (le  Dialogue  des  Morts)  il  me  l'avait  expliqué,  se  ser- 
vant de  grands  mots  que  lui  comprend,  mais  moi  pas  tou- 
jours; me  demandant  pardon  pour  les  expressions  peu 
choisies  dont  se  sert  Crésus  en  parlant  de  «  ce  chien  de 
Ménippe  ».  Il  corrige  mon  cahier  ;  cela  me  sert  en  même 
temps  de  leçon  de  style  et  d'orthographe,  parce  que  mon  bon 
français  n'est  pas  toujours  très  français,  et  lui  ne  laisse 
pas  échapper  la  moindre  faute.  Il  m'a  complètement  démoli 
mon  devoir;  malgré  cela  il  a  dit  qu'il  n'était  pas  mal  et  qu'il 
en  était  très  content. 


III 

RAYENNE 

OCTOBRE   1868 
mosaïques  byzantines. 


III 

RAVENNE 

OCTOBRE  1868 
Mosaïques  byzantines. 

Paul  M.  à  sa  mère 

Ravenne,  octobre  68. 

Je  subis  sans  doute  l'influence  du  temps  et  de  la  fatigue, 
mais  la  ville  m'a  paru  affreusement  triste.  Dans  les  rues 
désertes  règne  un  silence  de  mort;  on  n'entend  que  le  bruit 
de  ses  pas.  Je  ne  resterai  pas  longtemps  ici.  Les  brigands 
italiens  ne  sont  pas  un  mythe  :  il  y  a  une  huitaine  de  jours, 
C...,  un  de  mes  camarades  de  l'atelier  Gleyre,  faisant  son 
voyage  de  noces,  a  trouvé  en  rentrant  à  l'hôtel  sa  malle 
forcée  et  son  argent  disparu.  Il  a  dû  télégraphier  à  ses 
parents  pour  pouvoir  continuer  sa  route.  Un  chef  de  bande 
ayant  été  condamné  récemment,  ses  camarades  ont  enlevé 
le  fils  du  Président  du  Tribunal,  un  garçon  de  quinze  ans, 
et  plutôt  que  de  le  voir  tuer  ou  mutiler,  le  malheureux 
juge  a  dû  payer   douze  mille   livres  de  rançon. 

Li;s  églises  sont  du  plus  grand  intérêt,  entièrement  cou- 
vertes à  l'intérieur  de  ces  splendides  mosaïques  à  fond  d'or 
que  je  connaissais  seulement  de  réputation.  Les  saints, 
vêtus  pour  la  plupart  de  la  longue  tunique  blanche,  avec 
deux  bandes  de  pourpre  verticales,  sont  drapés  de  façons 

45  Ualie.  —  3. 


çojyage  d'études 

très  variées,  dans  le  manteau  blanc  et  carré  des  Grecs  (qui 
ne  ressepible  en  rien  à  une  toge).  Tristes  et  fous,  ils  vous 
regardent  de  leurs  grands  yeux  enliévrés.  C'est  superbe  de 
gravité  barbare. 

Ces  peintures  sont  des  cinquième  et  sixième  siècles,  Giotto 
ne  viendra  qu'au  treizième.  Ainsi,  entre  ces  premiers 
maîtres  chrétiens  et  lui,  s'est  écoulé  un  temps  plus  long  que 
celui  qui  nous  sépare  de  Raphaël. 

Louise  devrait  s'exercer  déjà  à  dessiner  des  draperies. 
Elle  trouvera  dans  mon  atelier  un  grand  manteau  blanc,  et 
Fernand  consentira  bien  à  poser  un  peu  pour  elle,  mais  je 
crois  qu'elle  aura  de  la  peine  à  en  faire  un  saint.  Pourtant, 
avec  une  auréole  et  un  fond  d'or...  il  terrasserait  le  démon 
tout  comme  un  autre. 

Paul  M.  à  sa  sœur  Louise 

Ravenne,  octobre  68. 

C'est  ici  qu'il  faut  venir  pour  apprendre  à  connaître  les 
dangers  de  l'idéalisme.  Les  mosaïstes  byzantins  n'ont  jamais 
regardé  le  monde  réel,  à  quoi  bon?  L'artiste  passait  alors  sa 
vie  à  se  préparer  à  la  mort,  à  rêver  de  l'Au-delà.  Ainsi  fai- 
saient ces  solitaires  qui,  perchés  sur  une  haute  colonne, 
restaient  là,  immobiles,  à  jeun,  contemplant  pendant  de 
longues  heures  leur  nombril,  pour  en  voir  jaillir  la  lumière 
céleste.  Ces  exagérations  d'un  spiritualisme  ascétique,  ce 
mépris  de  la  matière  et  de  la  beauté  sont  funestes  à  l'art. 
Selon  les  Pères  de  l'Église  le  Christ  aurait  été  laid. 

En  peinture  comme  en  sculpture,  la  névrose  mystique  se 
manifeste  par  des  aberrations  visuelles,  par  l'oubli  des  pro- 
portions et  le  manque  d'équilibre.  Les  pieds  des  personnages 
byzantins  semblent  vus  d'en  haut  et  comme  posés  sur  un 
plan  incliné.  L'art  qui  prétend  se  passer  de  la  réalité  tombe 
bien  vile  au  dernier  degré  de  l'abaissement. 

Les  notions  les  plus  élémentaires  de  la  perspective,  celles 
qu'une  simple  observation  attentive  aurait  sufli  à  leur 
révéler,  sont  inconnues  à  ces  habitants  de  la  lune. 

Considère,  par  exemple,  dans  une  mosaïque  byzantine,  un 
simple  objet  rectangulaire,  une  table,  un  tabouret;  tu  verras 
^vec  étonnement  que  le  côté  le  plus  éloigné  est  figuré  par 

4« 


RAVENNE 

une  ligne  plus  longue  que  le  côté  le  plus  rapproché,  de  telle 
sorte  que  les  lignes  latérales,  au  lieu  de  converger  vers  un 
même  point,  s'éloignent  en  divergeant.  Or  cette  bizarrerie  ne 
dénote  pas  seulement  une  ignorance,  mais  une  absence  totale 
d'observation,  un  inconcevable  dédain  des  choses  visibles  et 
tangibles. 

Nous  avons  deux  cerveaux,  comme  nous  avons  deux 
yeux,  le  droit  et  le  gauche.  Dans  l'état  de  santé,  ces 
deux  organes  jumeaux  fonctionnent  d'accord  ;  mais  le 
strabisme  n'existe  pas  seulement  pour  les  yeux,  il  y  a 
des  gens  qui  louchent  du  cerveau,  qui  voient  de  travers 
et  qui  raisonnent  faux,  et  qui  ne  s'en  doutent  pas,  et 
qui  en  sont  bien  aises.  N'ont-ils  pas  la  foi  ?  Ils  suivent 
avec  assurance  la  tradition  de  ceux  qui  ont  louché  avant 
eux. 

Remarque-le  bien,  la  grosse  erreur  de  perspective  que  je 
te  signale  n'est  pas  chose  accidentelle  ;  pendant  des  siècles 
elle  a  été  enseignée  comme  une  règle  sacro-sainte.  Tu  l'ob- 
serveras, sans  une  seule  exception,  dans  toutes  les  mosaïques, 
dans  tous  les  ivoires,  dans  toutes  les  miniatures  des  Byzan- 
tins. Docilement,  dévotement,  sottement,  pendant  des  siècles, 
peintres  et  sculpteurs  ont  répété  la  même  bévue,  énorme, 
sans  avoir  une  seule  fois  l'idée  de  regarder  ce  qu'ils  avaient 
tous  les  jours  sous  les  yeux,  une  table!  Et  ils  ont  continué 
de  peindre  ces  carrés  de  l'autre  monde  qui  se  rétrécissent 
mystiquement  à  rebours,  en  sens  inverse  de  la  perspective 
humaine. 

Que  Cimabue  n'ait  pas  su  se  dégager;  des  errements  byzan- 
tins, cela  est  excusable,  mais  ce  qui  m'étonne,  ce  qui  m'attriste, 
c'est  de  retrouver  ce  défaut  choquant  au  quatorzième  siècle, 
chez  mon  cher  maître  et  ami,  chez  le  grand  Giolto  lui-même. 
Comment  ce  libre  esprit,  si  ouvert,  si  positif,  si  éloigné  de 
toute  superstition  traditionnelle,  comment  ce  hardi  novateur 
qui  a  créé  l'art  moderne  en  brisant  tant  de  vieilles  formules, 
H-t-il  pu  respecter  celle-là  ? 

4? 


voyage  d'études 

N'est-ce  pas  un  exemple  saisissant  du  danger  qu'il  j'  a  à  se 
fier  sans  contrôle  aux  traditions,  fussent-elles  consacrées  par 
les  siècles  et  par  les  plus  respectables  autorités  ? 

En  dessin,  comme  en  toutes  choses,  usons  donc  du  libre 
examen,  et  si,  comme  il  est  probable,  notre  art  contempo- 
rain est  encore  farci  de  conventions  scolaires,  faisons  effort 
pour  nous  en  affranchir. 

Cette  hardiesse,  les  grands  Italiens  du  quinzième  siècle 
l'ont  eue.  C'est  grâce  à  elle  que  se  sont  accomplies  et  que 
s'accompliront  toutes  les  Renaissances. 

L'art  byzantin  a  servi  de  transition  entre  le  passé  et 
l'avenir.  Mélange  compliqué  et  confus  de  souvenirs  et 
d'espérances,  il  présente  un  singulier  amalgame  de 
défauts  choquants  et  de  qualités  élevées.  Est-ce  un 
vieillard  qui  rabâche  ou  un  enfant  qui  balbutie?  Je  ne 
sais.  Ses  défauts  les  voici  : 

Incorrection  inouïe  du  dessin,  ignorance  du  modelé 
et  du  clair-obscur,  ignorance  de  l'anatomie,  ignorance 
de  la  perspective,  —  c'est  plus  que  de  l'ignorance,  c'est 
de  l'aberration;  —  dédain  de  la  science  et  de  la  réalité, 
oubli  de  la  beauté. 

Semblables  à  des  gens  hébétés  à  la  suite  d'une  longue 
orgie,  les  artistes  byzantins  sont  malades  de  la  névrose 
mystique. 

Malades  comme  eux  sont  leurs  saints  à  l'air  stupide 
et  ahuri,  à  l'œil  fixe,  égaré,  tristement  perdus  dans  de 
vagues  hallucinations. 

Malades  comme  eux  sont  ces  fantoches  qui  ne  se 
tiennent  pas  debout;  ils  ont  perdu  leur  aplomb;  leurs 
jambes  molles  et  flasques  flageoUent,  ne  pouvant  sup- 
porter le  poids  de  leur  torse.  Parfois  leurs  proportions 
s'allongent  démesurément. 

Malades  sont  leurs  yeux  qui  ne  voient  plus  le  relief 

48 


RAVENNE 

des  corps,  qui  oublient  l'espace  et  la  distance  et  la 
merveilleuse  enveloppe  de  l'atmosphère. 

Malades  sont  ces  architectes,  qui  savent  pourtant 
inventer  encore  pour  leurs  colonnes  des  chapiteaux 
délicatement  et  ingénieusement  ornés,  mais  qui  dédou- 
blent et  superposent  sans  raison  ces  chapiteaux,  comme 
dans  la  vision  d'im.  homme  ivre. 

Partout  l'étude  vivifiante  des  choses  réelles  a  fait 
place  à  des  règles  écrites,  à  des  traditions  fausses,  reli- 
gieusement consacrées,  immuables  et  mortes. 

Soyons  justes  pourtant.  Après  avoir  constaté  les  fai- 
blesses morbides  de  l'art  byzantin,  j'essaierai  de  te  dire 
aussi  sa  beauté  et  sa  grandeur. 

Ces  artistes  incorrects  sont  des  hommes  graves, 
sérieux,  convaincus.  Grecs  dégénérés,  mais  encore 
grecs,  ils  ont  conservé  quelque  chose  des  hautes  qua- 
lités de  leur  race.  Leur  dédain  des  biens  de  la  terre 
n'est  pas  sans  noblesse.  Leur  imagination  enfante  des 
êtres  bizarres,  mais  d'une  imposante  majesté  :  ce  Dieu 
terrible,  ce  Christ  Pantocrator,  cette  Vierge  couronnée 
et  triomphante,  la  Panagia,  ces  ascètes  desséchés,  éma- 
ciés  et  hagards,  qui  surgissent  dans  leurs  grands  man- 
teaux blancs  à  larges  bandes  de  pourpre,  conservent 
une  noblesse  simple,  héritée  de  leurs  ancêtres  taillés 
dans  le  marbre  grec. 

A  quoi  songent-ils  ces  saints  si  tristes?  Ils  méditent 
peut-être  avec  regrets  sur  le  grand  mystère  de  cette  vie 
qu'ils  n'ont  pas  comprise  et  qu'ils  n'ont  pas  su  trans- 
mettre. Ils  Ont  négligé  la  réalité  pour  le  rêve,  qui  con- 
sole mal.  Seule,  devant  les  murailles  d'or  des  palais 
célestes,  la  Panagia  leur  apparaît  dans  sa  raideur 
imposante  d'idole  :  elle  siège  sur  un  trône  d'or  constellé 

49 


voyage  d'études 

de  pierreries,  impératrice  souveraine  d'un  monde  fan- 
tastique, le  monde  des  extases  et  des  hypostases. 

Ici  se  révèle  la  qualité  maîtresse  de  l'art  bj'zantin,  la 
splendeur  féerique  des  colorations.  A  Saint-Apollinaire  le 
Neuf,  la  Vierge  porte  une  tunique  et  un  manteau  de 
pourpre;  l'Enfant  est  vêtu  de  blanc;  le  trône  est  vert,  blanc 
et  or,  le  coussin  orangé  et  or. 

Rien  dans  nos  plus  belles  cathédrales,  dans  nos  palais 
les  plus  somptueux  ne  peut  donner  une  idée  de  la  merveil- 
leuse richesse  d'une  basilique  byzantine  entièrement  vêtue 
de  mosaïques.  Tout  parait  pauvre  et  mesquin  comparé  à 
ces  graves  splendeurs,  (i) 

N'as-tu  pas  entendu,  dans  un  beau  concert  de  musique 
classique,  une  œuvre  de  maître,  exécutée  par  une  réunion 
d'artistes  choisis  ?  N'as-tu  pas  senti  un  frisson  délicieux 
parcourir  tout  ton  être,  aux  accents  de  cette  grande  voix 
collective,  l'orchestre,  qui  tantôt  vibre  avec  puissance, 
tantôt  murmure  tout  bas  quelque  pure  mélodie  ?  Sa  dou- 
ceur n'est  jamais  fade,  mais  reste  nerveuse,  et  sa  vigueur 
contenue  n'est  jamais  violence  brutale.  Ainsi  dans  les 
mosaïques  byzantines  ;  sur  la  splendeur  des  fonds  d'or,  les 
couleurs  les  plus  éclatantes  et  les  feux  des  pierreries  sont 
comme  voilés  de  mystère,  ils  chantent  dans  la  pénombre, 
sotto  voce.  Rien  de  criard,  rien  de  clinquant,  rien  qui 
ressemble  au  luxe  vulgaire  de  l'art  turc  ou  de  l'art 
moderne. 

Et  de  ces  colorations  à  la  fois  si  fortes  et  si  douces,  de 
ces  bleus  sombres,  profonds  comme  une  nuit  d'été  semée 


(i)  VioUet-le-Duc  s'est  montré  singulièrement  injuste  pour  ce  genre 
de  décoration  où  la  couleur  joue  le  principal  rôle.  Dessinateur 
savant,  esprit  clair,  ami  de  la  précision  et  de  la  logique,  il  a 
résisté  au  charme  de  ces  émaux,  à  l'émouvante  harmonie  de  ces 
colorations  orientales.  Il  reproche  aux  mosaïques  de  ne  pas 
s'accorder  avec  la  pierre  et  de  faire  oublier  les  lignes  de  la 
construction.  Mais  cette  observation  ne  serait-elle  pas  plus  juste 
encore,  si  on  l'appliquait  à  léclat  hypnotisant  des  vitraux?  La 
mosaïque  ne  doit  pas  être  employée  en  petites  taches  isolées, 
mais  lorsqu'elle  recouvre  entièrement  l'intérieur  d'un  édifice, 
l'effet  est  prodigieux. 

5q 


RAVENNE 

d'étoiles,  de  ces  bleus  pâles  de  turquoise  mourante,  de  ces 
laiteux  blancs  d'opale,  de  ces  verts  tendres  ou  austères, 
de  ces  pourpres,  couleur  de  vieux  vin,  qui  brillent  discrète- 
ment, semblables  à  des  fleurs  rares,  dans  l'éclat  amorti 
des  vieux  ors,  de  tout  cela  se  dégage  une  impression 
grave,  austère,  pénétrante,  qui  vous  enivre  comme  un 
parfum. 

Oublie  donc  les  incorrections  du  dessin,  ne  vois  plus  que 
la  couleur,  et  l'art  byzantin  t'apparaîtra  comme  le  rêve 
grandiose  d'un  poète  d'Orient,  comme  la  vision  troublante 
d'une  imagination  pieuse  qui  s'abîme  et  se  noie  dans  la 
contemplation  de   l'iniini. 

Madame  Milliet  à  son  fils 
m  Octobre  68. 

Je  viens  de  recevoir  ta  lettre  de  Ravenne,  cher  enfant,  on 
voit  que  tu  es  fatigué,  que  tu  as  porté  une  malle  trop 
lourde,  qu'il  pleut,  qu'il  y  a  bien  longtemps  que  tu  es  seul 
dans  de  mauvaises  auberges,  pas  bien  portant  peut-être... 
Je  voudrais  te  savoir  avec  un  rayon  de  soleil  et  quelqu'un 
à  qui  parler. 

Nous  allons  au  Louvre  deux  fois  par  semaine,  je  ne  puis 
te  dire  si  ce  que  fait  Louise  est  bien,  tout  ce  que  je  sais 
c'est  qu'elle  s'applique  tant  qu'elle  peut  et  s'y  donne  tout 
entière.  Lorsque,  au  bout  de  deux  heures,  je  lui  dis  cpi'il 
faut  partir,  elle  me  regarde  d'un  air  étonné,  elle  s'imagine 
que  nous  venons  d'arriver. 


y\ 


IV 

SÉJOUR  A  FLORENCE 


OCTOBRE  1868 

LA  CHAPELLE  DES  ESPAGNOLS.  —  ANDREA  PISANO.  —  GHIBERTI. 
—  DONATELLO.  —  MASACCIO.  —  FILIPPO  LIPPI .  —  GHIRLAN- 
DAJO.    —  BOTTICELLI.    —   LETTRES     DE     LOUISE. 


b'3 


IV 

SÉJOUR  A  FLORENCE 

OCTOBRE  1868 

La   Chapelle  des  Espagnols.  —  Andréa  Pisano.  —  Ghiberti. 

—  Donatello.  —  Masaccio.  —  Filippo  Lippi.  —  Ghirlandajo. 

—  Botticelli.  —  Lettres  de  Louise. 


Pùul  M.  à  sa  sœur  Louise 

Florence,  octobre  68. 

Me  voici  de  nouveau  à  Florence  au  milieu  de  mes  amis 
les  Primitifs,  et  heureux  comme  un  poisson  dans  l'eau. 
Giotto  a  formé  de  nombreux  élèves,  moins  grands  que  lui, 
mais  encore  bien  intéressants.  Ce  sont  eux  qui  ont  couvert 
de  leurs  peintures  la  Chapelle  des  Espagnols  à  Sainte-Marie- 
Nouvelle.  Leur  programme  est  très  curieux  pour  l'histoire 
de  l'enseignement.  Il  y  a  là  quatorze  figures  allégoriques, 
représentant  les  Sciences  que  l'on  étudiait  alors,  et  à  leurs 
pieds  un  savant  célèbre.  Te  l'avouerai-je,  quelques-unes  de 
ces  célébrités  je  ne  les  connais  guère  que  de  nom.  Serions- 
nous  moins  instruits  que  les  gens  du  moyen  âge? 

Dans  la  même  chapelle,  d'autres  peintures  rappellent  les 
controverses  théologiques  qui  passionnaient  alors  le  peuple 
tout  entier  :  Peut-on  gagner  le  ciel  en  s'en  tenant  aux 
anciens  dogmes  de  l'Église,  ou  bien  faut-il  se  soumettre 
respectueusement  aux  dogmes   récents?  Cela  ne   te  tour- 

55 


çojyage  d'études 

mente  pas  outre  mesure,  mais  c'est  le  dernier  avis  que 
soutenait  l'Inquisition  par  les  moyens  persuasifs  que  tu 
connais.  —  Des  brebis  couchées  aux  pieds  du  pape  Benoit  XI 
figurent  les  crojants.  Ces  chiens  tachetés  de  blanc  et  de 
noir,  ce  sont  les  Dominicains,  domini  canes  (calembour 
latin)  ;  ils  triomphent  de  l'hérésie  représentée  par  des  loups 
qu'ils  mordent  à  belles  dents.  Les  dévots  n'ont  d'ailleurs 
jamais  perdu  l'habitude  de  déchirer  leur  prochain. 

Au  second  plan,  voici  une  fête  champêtre  :  quelques 
naïves  fillettes  dansent  en  se  tenant  par  la  main,  aux  sons 
d'une  musette  rustique.  Quatre  belles  dames  assises  devant 
un  bosquet  figurent  les  Plaisirs  de  la  vie,  et,  tandis  que  de 
mauvais  gamins,  grimpés  aux  arbres,  se  régalent  de  fruits 
probablement  défendus,  saint  Pierre,  l'aimable  portier  du 
Paradis,  invite  à  entrer  une  troupe  d'enfants  dociles  que 
deux  anges  couronnent  de  fleurs.  Plus  haut  entin,  le  Père 
Éternel,  avec  le  trône  et  un  tas  d'accessoires  célestes,  la 
Madone,  l'Agneau,  la  Colombe,  toute  la  famiUe. 

A  mon  sens,  ces  compositions  touflfues  et  compliquées 
ne  valent  pas  la  claire  simplicité  des  fresques  de  Padoue. 
La  richesse  exubérante  de  l'invention  caractérise,  il  est 
vrai,  l'art  de  la  Renaissance  où  la  vie  déborde,  mais  le 
génie  de  Giotto,  comme  celui  des  Grecs,  consiste  à  simpli- 
fier, à  dire  ce  qui  est  nécessaire,  rien  de  plus.  C'est  un  art 
que  je  ne  possède  pas  encore  et  cette  lettre  t'en  donne  la 
preuve. 


Paul  M.  à  sa  mère 

Florence. 

Parmi  les  maîtres  primitifs  que  j'étudie  cette  année  il  en 
est  un  pour  lequel  j'ai  une  admiration  et  une  prédilection 
singulières,  c'est  Andréa  Pisano,  le  grand  sculpteur,  le 
contemporain  et  l'ami  de  Giotto,  l'auteur  de  la  première 
porte  du  Baptistère,  où  dans  20  compartiments  en  forme 
de  losanges  quadriiobés,  il  a  raconté  la  vie  de  saint  Jean,  (i) 


(i)  Il  y  travailla  9  années  et  la  termina  en  i33o. 
56 


SEJOUR   A    FLORENCE 

Les  fonds  sont  d'ordinaire  tout  unis,  c'est  alors  la  suppres- 
sion de  l'idée  de  lieu;  ailleurs  quelques  détails  d'architec- 
ture ou  de  paysage  sont  indiqués,  mais  avec  une  concision 
vraiment  sculpturale,  selon  les  véritables  lois  du  bas-relief. 
Les  sujets  choisis  par  Andréa  ont  été  mille  fois  traités 
depuis;  jamais   avec   une   pareille   puissance. 

L'une  des  plus  belles  compositions  représente  la  mort  du 
Précurseur.  Il  est  à  genoux,  la  tète  baissée,  résigné.  Le 
bourreau  se  dresse  sur  la  pointe  des  deux  pieds,  pour  le 
frapper  de  sa  lourde  épée,  dans  un  mouvement  d'une  éton- 
nante justesse.  Il  faudra  attendre  plus  de  cent  ans,  avant 
qu'un  artiste  sache  créer  une  figure  aussi  savamment 
construite  que  celle  de  ce  bourreau.  Giotto  lui-même  n'a 
pas  atteint  cette  science  des  proportions,  de  l'anatomie  et 
de  l'équilibre  du  corps  humain,  cette  largeur  puissante  et 
ferme.  Deux  soldats,  qui  observent  la  scène  du  meurtre, 
se  reculent  avec  un  instinctif  mouvement  de  pitié.  En  ce 
temps-là  les  soldats  avaient  horreur  de  verser  le  sang 
innocent;   c'est  admirable!  (i) 

La  première  porte  du  Baptistère  excita  à  Florence  un 
enthousiasme  bien  mérité  et  Andréa  fut  chargé  de  décorer 
de  bas-reliefs  en  marbre  le  Campanile  de  Giotto.  Le  très 
beau  programme  élaboré  par  les  deux  amis  a  si  peu 
vieilli  qu'il  pourrait  être  encore  proposé  de  nos  jours  à 
des  artistes.  C'est  une  sorte  d'histoire  abrégée  de  la  civi- 
lisation, les  premières  découvertes,  le  Commerce,  l'Agri- 
culture, etc.. 

Dans  le  bas-relief  qui  représente  la  Sculpture,  rien  n'est 
plus  touchant  que  de  voir  avec  quelle  gravité  émue,  avec 
quel  sentiment  de  la  dignité  de  son  art,  le  sculpteur 
mesure  le  coup  de  son  maillet  sur  le  ciseau  qui  taille 
dans  le  marbre  un  jeune  corps.  Cet  enfant  ébauché,  encore 
à  demi  caché  dans  le  giron  paternel,  l'artiste  semble  le 
créer  de  sa  propre  substance. 

Au-dessus  de  cette  série,  sept  bas-reliefs  figurent  les 
Sacrements.  Par  une   bizarre  coïncidence,  après  en  avoir 


(i)  L'artiste  leur  a  prêté   ses  propres    sentiments,  afin  de  les 
suggérer  au  spectateur. 

5; 


K^oyage  d'études 

fait  quelques  dessins,  je  relisais  un  soir  le  beau  poème  de 
Schiller,  la  Cloche,  et  les  vers  du  poète  me  semblaient 
être  une  description  exacte  des  bas-reliefs  d'Andréa  Pisano. 
Dans  ces  deux  chefs-d'œuvre,  le  thème  est  en  effet  le* 
même;  c'est  qu'il  est  de  tous  les  temps  :  les  cloches  du 
Campanile  ne  sonnent-elles  pas  pour  toutes  les  joies  et 
pour  toutes  les  douleurs  de  la  vie?  Ici,  point  d'allégories 
recherchées,  c'est  l'homme  même  que  le  grand  sculpteur 
va  nous  montrer  «  depuis  le  jour  solennel  où  l'enfant 
bien  aimé  s'éveille  à  la  lumière  du  jour,  jusqu'à  l'heiu'e 
sombre  où  commence  ce  dernier  sommeil  dont  personne 
ne  s'est   réveillé  ». 

Voici  le  Baptême  :  un  jeune  père  tient  son  enfant  sur  les 
fonts  baptismaux,  tandis  qu'un  moine  au  visage  énergique 
et  grave  verse  l'eau  sainte.  Plus  loin,  un  homme  d'âge 
mûr  donne  l'onction  du  Saint  Chrême;  il  se  tient  debout, 
pensif,  en  face  de  l'enfant  et  semble  prévoir  l'avenir  : 
«  Les  heures  joyeuses  ou  sombres  de  ta  destinée  sont 
encore  cachées  dans  les  voiles  du  temps,  mais  l'amour  de 
ta  mère  veille  avec  de  tendres  soins  sur  ton  matin  doré.  » 
Et  la  mère  écoute  naïvement  les  mystérieuses  paroles, 
vaguement  émue,  devinant  avec  son  cœur  ce  que  son 
ignorance  ne  comprend  qu'à  demi.  L'enfant  est  sérieux 
déjà,  comme  s'il  avait  conscience  que  cette  main,  posée 
sur  son  jeune  front,  cherche   à  y  faire  sui'gir  la  pensée. 


Je  ne  connais  guère  qu'une  œuvre  moderne  qui 
puisse  rivaliser  avec  celle-là  pour  la  simplicité  solen- 
nelle et  le  sentiment  profond  des  mystères  de  la  vie, 
c'est  la  Greffe  de  François  Millet,  L'acte  si  ordi- 
naire du  paysan  a  fait  songer  l'artiste  philosophe. 
L'aigre  sauvageon  poussera  et  deviendra  un  grand 
arbre,  et  il  portera  de  doux  fruits...  et,  à  cette  pensée, 
la  mère  reste  songeuse,  avec  son  enfant  dans  ses 
bras.  La  Greffe,  n'est-ce  pas  le  vrai  symbole  de  l'édu- 
cation ? 

58 


SEJOUR    A    FLORENCE 

J'ai  exprimé  la  même  idée  dans  les  vers  suivants  : 

Le  paysan  qui  trouve  un  sauvageon  robuste, 
Veut  de  ses  fruits  amers  corriger  l'àpreté. 
Par  quel  rayonnement  divin  de  la  Bonté 
La  greffe  en  fera-t-elle  un  savoureux  arbuste  ? 

La  femme  est  là,  debout,  qui  regarde...  Elle  sent 
Que  son  homme  accomplit  quelque  chose  d'auguste, 
Un  espoir  d'avenir  germe  en  son  àme  fruste  : 
La  mère  dans  ses  bras  a  serré  son  enfant. 
Puisse-t-il  être  fort,  être  bon,  être  juste  ! 

Or  un  peintre  qui  fut  à  la  fois  simple  et  grand, 
Prenant  l'émotion,  dans  sa  couleur  l'incruste. 

Je  n'ai  point  consulté  les  archives,  mais  je  crois 
pouvoir  affirmer  sans  crainte  qu'Andréa  Pisano  n'a 
pas  sculpté  le  bas-relief  du  Mariage  et  ne  l'a  même 
pas  inspiré.  L'artiste,  —  je  le  soupçonne  d'être 
quelque  barbare  venu  du  Nord,  —  a  vu  le  compère 
son  voisin  passer  l'anneau  au  doigt  de  la  commère 
sa  voisine.  La  scène  lui  a  paru  drôle,  et  il  a  voulu 
nous  faire  rire  en  la  racontant.  Oh,  lui  aussi,  il  a 
observé  les  réalités  de  la  vie,  mais  il  les  a  vues  par 
le  petit  côté,  vulgaire  et  bas,  incapable  qu'il  était  de 
s'élever  à  une  idée  générale.  Au  milieu  de  ces  œuvres 
de  grand  style,  il  a  osé  placer  une  scène  de  genre, 
de  goût  flamand.  Les  figures  entassées  en  désordre 
débordent  sur  l'encadrement;  les  personnages  sont 
des  portraits,  mais  laids  et  d'un  caractère  trivial. 
Lorsque  le  même  artiste  nous  montrait  la  boutique 
d'un  potier  et  quelques  ménagères  venant  marchander 
des  vases,  le  naturalisme  était  mieux  à  sa  place,  mais 
ici  c'est  le  Mariage,  sujet  éternellement  jeune,  charmant 
et  grave;  les  drôleries  réalistes  y  font  triste  figure. 

59 


voyage  d'études 


Paul  M.  à  sa  sœur  Louise 

Je  t'envoie  deux  grandes  photographies  des  portes  de 
Ghiberti  et  je  te  conseille  de  les  étudier  avec  soin.  Les  com- 
positions sont  comprises  plutôt  comme  des  tableaux  que 
comme  des  bas-reliefs  et,  en  les  grandissant,  on  pourrait 
faire  de   superbes  tapisseries. 

C'est  en  1407,  à  la  suite  d'un  concours,  que  Ghiberti, 
âgé  de  23  ans,  fut  chargé  d'exécuter  la  première  de  ces 
portes,  celle  qui  devait  déjà  rivaliser  avec  le  chef- 
d'œuvre  d'Andréa  Pisano.  DonateUo  n'avait  encore  que 
18  ans,  et  en  cette  même  année  naissait  Masaccio,  on 
pourrait  dire  naissait  l'art  moderne.  En  ce  temps-là  les 
artistes  avaient  le  désir  de  bien  faire  et  non  de  gagner 
de  l'argent  le  plus  rapidement  possible.  Ghiberti  tra- 
vailla 25  ans  à  ses  portes  (de  1407  à  i432)  et  il  se  fit 
aider  par  19  sculpteurs.  Le  bon  public,  qui  admire  en 
passant  et  de  confiance  une  de  ces  œuvres  conscien- 
cieuses et  fortes,  est  persuadé  qu'il  l'a  très  sérieusement 
étudiée,  quand  il  l'a  regardée  pendant  dix  minutes.  Bien 
peu  de  gens  ont  le  respect  de  ces  merveilleux  travaux, 
dans  lesquels  un  homme  de  génie  a  mis  sa  pensée,  son 
cœur  et  le  meilleur  de  son  être. 

Dans  le  bas-relief  du  Christ  an  milieu  des  docteurs,  je  te 
signale  la  Vierge  debout;  elle  est  charmante,  drapée  avec 
une  élégante  recherche,  avec  une  grâce  bien  florentine,  qui 
peut  rivaliser  avec  les  plus  jolies  terres  cuites  de  Tanagra. 
Je  voudrais  en  avoir  un  moulage  séparé. 

Tu  trouveras  dans  le  Baiser  de  Judas  des  détails  intéres- 
sants pour  l'histoire  du  costume,  ou  plutôt  pour  l'histoire 
de  l'idéal.  L'accoutrement  pseudo-romain  d'un  élégant  petit 
soldat  annonce  des  modes  qui  seront  en  faveur  deux  siècles 

60 


SEJOUR    A   FLORENCE 

pins  tard;  son  abondante  et  longue  chevelure  servira  de 
modèle  aux  prétentieuses  perruques  de  Louis  XIV,  qui  en 
seront  la  caricature. 

Dans  la  scène  des  Saintes  femmes  an  tombeau,  remarque 
que  les  Apôtres  placés  au  fond  sur  un  balcon  sont  trop 
grands  pour  l'architecture.  Ghiberti  ne  connaît  pas  encore 
les  lois  de  la  perspective  que  Brunelleschi  va  bientôt  décou- 
vrir et  enseigner.  Cependant  cette  unité  de  proportions 
entre  les  personnages  et  l'architecture,  c'est  ce  même 
Ghiberti  qui  va  la  trouver  et  qui  en  donnera  d'admirables 
exemples  dans  la  troisième  porte  du  Baptistère. 

Ici  chaque  battant  est  divisé  en  cinq  grands  panneaux 
rectangulaires,  disposition  plus  heureuse  que  les  losanges 
quadrilubés,  parce  qu'elle  offre  à  l'artiste  des  surfaces  plus 
larges,  dans  lesquelles  les  compositions  peuvent  se  déve- 
lopper plus  librement. 

L'influence  de  l'art  antique  que  Ghiberti  avait  étudié  avec 
passion,  est  facilement  reconnaissable  dans  celte  œuvre,  si 
originale  pourtant. 

Une  règle  généralement  admise,  mais  contre  laquelle 
Michel-Ange  a  protesté  aussi  bien  que  Ghiberti,  c'est 
l'unité  rigoureuse  du  sujet  figuré  dans  un  seul  cadre. 
C'est  là  une  pure  convention.  Quoi  !  nous  aurions  le 
droit  de  dérouler,  dans  une  série  de  dessins  ou  de  pein- 
tures, une  longue  histoire,  mais  chaque  scène  devrait 
être  présentée  en  tranches  distinctes,  séparées  par  des 
divisions  apparentes  :  Une  moulure,  un  pilastre,  ou  un 
ornement  devrait  toujours  s'interposer,  comme  un 
entr'acte,  entre  les  parties  successives  de  l'action  !  (i) 
A  mon  sens,  Ghiberti,  dans  chacun  de  ses  panneaux 
décoratifs,  a  parfaitement  respecté  l'unité  du  sujet.  Les 
différentes  scènes  d'un  même  drame  se  succèdent  libre- 


(i)  La  méthode  de  Ghiberti,  comme  la  doctrine  de  M.  Bergson, 
cherche  à  rendre  sensible  la  continuité  de  nos  idées. 

61  Italie.  —  4 


çqyage  d'études 

ment  à  travers  un  seul  paysage,  mais  dans  leur  enchaî- 
nement logique.  U Expulsion  du  Paradis  par  exemple, 
n'est-elle  pas  le  dénouement  tragique  qui  suit  la  chute  de 
l'homme  ;  et  le  péché  n'a-t-il  pas  été  prévu  et  voulu  par 
Dieu,  dès  le  moment  de  la  Création  d'Adam  et  d'Eve? 
Ces  scènes  ont  entre  elles  des  rapports  de  cause  à  effet, 
l'unité  de  l'action  est  complète,  et  justifie  l'unité  de  lieu. 

Un  second  reproche  a  été  adressé  à  Ghiberti  :  Cer- 
taines figures,  presque  en  ronde-bosse,  'Sortent  du  plan 
qu'elles  devraient  décorer.  Il  faut  du  moins  remarquer 
avec  quel  art  les  saillies  ont  été  ménagées  selon  l'éloi- 
gnement  des  figures.  On  trouve  aussi  ces  bas-reliefs 
trop  pittoresques,  et  nos  pédants  historiens  ont  la  pré- 
tention d'enseigner  au  maître  ce  qu'il  .aurait  dû  faire. 
Pour  moi,  les  portes  du  Baptistère  étant  ainsi,  je  les 
trouve  bien,  je  m'en  contente;  on  se  contenterait  à 
moins.  Si,  voyant  un  lévrier,  vous  trouvez  qu'il  a  les 
jambes  trop  longues,  et  voyant  un  chien  basset,  vous 
dites  qu'il  a  les  jambes  trop  courtes,  cela  prouve  sim- 
plement que  vous  ne  comprenez  pas  ce  que  c'est  que  le 
caractère.  Ne  songez  pas  à  des  corrections  impossibles  ! 
Cet  aspect  nécessaire,  inchangeable,  est  celui  des  véri- 
tables créations  artistiques.  L'œuvre  s'impose  ;  ses 
défauts,  si  elle  en  a,  font  si  bien  partie  intégrante  d'elle- 
même,  qu'on  ne  peut  les  corriger  sans  qu'elle  cesse 
d'être. 

Nos  modernes  réalistes  me  semblent  avoir  aussi  une 
horreur  excessive  de  la  tournure  renaissance.  Ils  ont 
raison,  lorsque  c'est  une  formule  apprise,  un  manié- 
risme, mais  le  rythme  des  lignes  a  pourtant  son  charme. 
L'interdire  absolument  serait  se  tromper,  comme  ceux 
qui  reprochent  aux  poètes  de  parler  en  vers. 

6a 


SEJOUR    A   FLORENCE 

Si  Ghiberti  n'avait  pas  débuté  chez  un  orfèvre,  son 
talent  aurait  eu  peut-être  encore  plus  d'ampleur  et  de 
liberté,  mais  avec  moins  de  finesse  et  de  précision.  S'il 
n'avait  pas  étudié  la  peinture  et  la  perspective,  ses 
reliefs  auraient  peut-être  été  conçus  dans  des  données 
plus  sculpturales,  mais  nous  ne  posséderions  pas  les 
chefs-d'œuvre  qu'il  a  créés. 

Un  élève  fera  bien  d'éviter  la  recherche  excessive  du 
pittoresque  en  sculpture,  comme  aussi  dans  la  peinture 
un  aspect  trop  sculptural,  mais  il  faut  faire  une  distinc- 
tion entre  les  conseils  que  donne  un  sage  professeur  à 
des  commençants  et  l'appréciation  des  chefs-d'œuvre 
qui  échappent  à  cette  grammaire  et  à  cette  rhétorique 
d'écoliers. 

Il  faut  s'efforcer  de  comprendre  les  maîtres,  il  faut  les 
étudier,  les  respecter,  les  aimer  ;  mais  il  faut  aussi  se 
garder  d'ime  admiration  aveugle.  L'art,  même  aux  plus 
belles  époques,  reste  l'art  d'une  époque  ;  il  répond  à 
des  idées,  à  des  mœurs,  à  des  croyances  qui  ne  sont 
plus  les  nôtres.  Malgré  l'importance  indéniable  des 
génies  individuels,  on  ne  peut  oublier  les  influences  qu'ils 
ont  subies,  le  milieu  dans  lequel  ils  ont  vécu.  —  (Bon  ! 
voilà  que  je  parle  comme  M.  Taine,  dont  la  théorie  me 
semble  pourtant  exagérée).  —  N'essayons  pas  de  refaire 
ce  qu'ils  ont  fait,  nous  n'y  parviendrions  pas. 


4 


Paul  M.  à  sa  sœur  Louise 

Florence,  octobre  68. 
...  Donatello  est  un  des  maîtres  à  la  fois  les  plus  célèbres 
et  les  plus  discutés.  Les  uns  l'admirent  à  cause  de  son  rca- 

63 


voj'-age  d'études 

lisme,  les  autres  malgré  son  réalisme.  La  Renaissance  a  été 
un  retour  à  l'étude  directe  de  la  nature  et  à  la  science  des 
réalités,  aussi  bien  qu'à  la  recherche  d'une  beauté  idéale. 
C'est  l'idée  de  choix  qui  a  présidé  à  sa  floraison,  comme  à 
celle  de  l'art  antique.  Les  tendances  naturalistes  et  idéa- 
listes ne  sont  donc  point  contradictoires  ;  toutes  deux 
s'opposent  aux  formules  immuables  et  hiératiques  des 
Byzantins.  Donatello  représente  très  brillamment  cet  esprit 
nouveau.  Il  constate  les  caractères  individuels  avec  une 
audace  joyeuse;  la  fougue  des  mouvements  donne  à  son  art 
une  vie  intense,  quelque  chose  de  violent,  de  passionné,  de 
dramatique,  extrêmement  moderne. 

Tour  à  tour  délicat  et  brutal,  il  a  subi  diverses  influences, 
et  il  a  eu,  parfois  simultanément,  plusieurs  manières  ;  sans 
les  documents  certains  que  nous  possédons,  on  n'oserait 
pas  attribuer  au  même  maître  des  œuvres  de  tendances  si 
opposées. 

Donatello  a  beaucoup  étudié  la  sculpture  antique  ;  c'est  là 
qu'il  a  retrouvé  les  vrais  principes  du  bas-relief  :  aussi  cer- 
tains connaisseurs  le  considèrent  comme  le  plus  grand  des 
sculpteurs  modernes. 

Tu  admireras  comme  moi  le  Saint  Georges  dont  je  t'envoie 
la  photographie  et  qui  ressemble  un  peu  à  Fernand.  Il  est 
debout,  tète  nue  et  si  fièrement  campé  sur  les  deux  jambes 
qu'en  le  voyant  je  me  rappelais  les  beaux  vers  de  Tyrtée 
décrivant  un  hoplite  grec  :  «  Tenons-nous  fermes  et 
d'aplomb,  les  pieds  écartés,  bien  plantés  en  terre.  Que  les 
dents  mordent  la  lèvre,  que  les  flancs  du  large  bouclier 
protègent  en  bas  les  jambes,  en  haut  la  poitrine  et  les 
épaules.  »  Une  sorte  de  chlamyde  est  nouée  négligemment 
sur  l'épaule  du  jeune  héros.  Le  regard  direct  et  presque 
provoquant  a  toute  l'assurance  du   vrai  courage. 

Le  David  de  bronze  de  Donatello  est  l'une  des  premières 
statues  où  la  forme  humaine,  si  peu  comprise  au  moyen 
âge,  ait  été  de  nouveau  présentée  sans  aucun  vêtement. 
C'est  un  jeune  garçon  florentin  aux  formes  nerveuses, 
maigres  et  un  peu  sèches,  bizarrement  coifi'é  d'un  grand 
chapeau  de  paille.  Ce  réalisme-là,  comme  celui  de  Masaccio, 
a  été  pour  moi  une  révélation.  J'ai  compris  que  les  caractères 

64 


SEJOUR   A    FLORENCE 

individuels  peuvent  s'allier  au  plus  grand  style  ;  mais  les 
formes  jeunes  et  belles  étant  tout  aussi  réelles  que  la  lai- 
deur, un  artiste  a  bien  le  droit  de  les  préférer  et  de  les 
choisir. 

Même  dans  ses  statues  de  saints,  Donatello  s'est 
complètement  affranchi  des  traditions  béates  et  figées  ; 
il  a  fait  des  portraits  fortement  caractérisés,  et  cette 
sincérité  passionnée  n'enlève  rien  à  la  largeur  de  son 
style.  Ce  qui  est  peut-être  un  peu  trop  moderne,  c'est 
une  sorte  de  fièvre  qui  agite  tous  ses  personnages.  Chez 
lui,  c'est  bien  la  vie  qui  déborde;  cette  fierté  d'allure, 
cette  furie  d'exécution  dont  Donatello  et  Michel-Ange 
ne  sont  pas- toujours  maîtres,  c'est  le  fond  de  leur  tempé- 
rament, la  nature  même  de  leur  génie.  Cela  n'a  rien  de 
commun  avec  la  fausse  fougue  et  la  fausse  fièvre  de 
certains  modernes,  (tels  que  notre  romantique  Car- 
peaux).  Si  Donatello  est  le  plus  grand  portraitiste  de 
cette  époque,  Ghiberti  est  plus  poète,  il  compose  mieux, 
il  sait  mieux  coordonner  les  scènes  et  reste  plus  égal  à 
lui-même.  Chez  Donatello,  à  côté  de  trouvailles  admi- 
rables, on  rencontre  des  faiblesses  et  des  exagérations 
de  violence  qui  refroidissent  l'émotion. 

Les  bas-reliefs  des  deux  chaires  de  l'église  Saint- 
Laurent,  par  exemple,  nous  montrent  une  recherche 
excessive  de  l'expression  dramatique.  Les  personnages 
sont  entassés  confusément,  c'est  une  cohue  de  gens  qui 
gesticulent  et  se  démènent;  les  visages  grimacent.  Il 
semble  que  l'artiste  vieillissant  fasse  eff'ort  pour  étonner 
encore  le  monde  par  son  audace  ;  mais  ces  mouvements 
outrés,  ces  expressions  théâtrales  me  laissent  froid,  et 
je  songe  alors  aux  gestes  contenus,  sobres  et  comme 
inconscients,  qu'Andréa  Plsano  a  trouvés  dans  l'obser- 

65         f'  Italie.  -  4. 


çoj'age  d'études 

vation  sincère  de  la  vie  et  dans  le  sentiment  profond 
de  son  cœur. 

Paul  à  sa  sœur  Louise 

Florence. 

...  Ce  que  j'étudie  de  préférence  dans  l'art  ancien,  c'est  ce 
qui  peut  servir  de  modèle  à  l'art  moderne.  Benedetto  da 
Majano,  ayant  à  faire  le  portrait  d'Onofrio  Vanni,  a  su 
éviter  l'emploi  de  nos  désagréables  piédouches;  il  a  placé 
son  buste  dans  une  niche,  avec  un  large  cartel  portant  une 
inscription.  La  tète  est  laide  et  de  type  plébéien,  mais 
intelligente,  pleine  de  finesse  et  de  bonhomie.  Nos  sculp- 
teurs devTaient  s'inspirer  de  pareils  exemples,  au  lieu 
d'encombrer  nos  places  des  statues  en  pied  de  contem- 
porains plus  ou  moins  célèbres.  Le  pantalon,  le  chapeau  ou 
les  bottines  dun  grand  homme  nous  intéressent  peu.  Ce 
que  la  postérité  désirera  connaître,  c'est  le  visage  et  la  tète, 
cette  boîte  osseuse  qui  fut  l'enveloppe  d'un  cerveau  bien 
organisé. 


Je  n'oublierai  jamais  l'impression  profonde  que  j'ai 
ressentie  lorsque  j'entrai  pour  la  première  fois  dans  un 
sanctuaire  vénérable,  la  chapelle  des  Brancacci,  à 
l'église  del  Carminé.  Elle  est  pauvre  et  mal  éclairée 
cette  petite  chapelle,  et  pourtant,  quand  l'œil  s'est 
habitué  à  la  demi-obscurité  de  ces  murs  noircis  par  la 
fumée  des  cierges,  surgit  rayonnante  la  pensée  immor- 
telle de  Masaccio.  Le  jeune  artiste  n'a  pas  terminé  ses 
admirables  fresques,  il  est  mort  dans  sa  fleur,  et  cette 
Un  prématurée  est  à  jamais  regrettable.  Pauvre  et 
méconnu,  a-t-il  du  moins  été  soutenu  dans  sa  tâche  par 
la  joie  de  créer  un  chef-d'œuvre?  A-t-il  eu  pleine  con- 
science de  la  révolution  profonde  que  son  génie  allait 
produire  dans  l'art  moderne?  Il  faut  l'espérer 


SEJOUR   A   FLORENCE 

Masaccio  le  premier  a  donné  l'exemple  d'un  accord 
parfait  entre  l'observation  savante  de  la  réalité  et  cette 
puissance  de  vision  intérieure  qui  donne  la  vie  à  une 
scène  légendaire.  Le  peintre  en  va  fixer  une  image 
durable   par   une   sorte  de   création. 

Ils  le  savaient  bien  ces  grands  maîtres  de  la  Renais- 
sance qui  tous,  à  commencer  par  Michel- Ange,  sont 
venus  en  pèlerinage  dans  l'humble  chapelle,  et  qui  y 
sont  restés  de  longues  heures,  dans  une  contemplation 
respectueuse.  Ils  écoutaient  et  méditaient  ce  que  disent 
ces  vieilles  murailles,  qui  enseignent  si  bien  la  simpli- 
cité, la  conviction  et  l'honnêteté  artistiques. 

C'est  là  que,  pour  la  première  fois,  j'ai  appris  qu'il  existé 
un  grand  et  beau  naturalisme,  aussi  éloigné  de  la  vulgarité 
mesquine  ou  grossière  que  des  pompeuses  conventions  aca- 
démiques, un  naturalisme  qui  dit  fortement  la  vérité,  sans 
adoucissements  ni  réticences,  mais  qui  sait  choisir  les  traits 
essentiels  et  négliger  le  reste.  Ce  réalisme-là  ne  ressemble 
guère  à  celui  des  petits  Flamands,  dont  l'observation  méti- 
culeuse et  tatillonne  furète  curieusement  dans  la  nature 
pour  en  rédiger  un  trop  complet  procès-verbal.  Pour  eux  la 
beauté  ne  compte  pas.  La  noblesse  de  la  forme  humaine 
leur  est  inconnue,  et  ils  ne  se  doutent  pas,  les  malheureux, 
à  quel  point  ces  vilains  bonshommes,  dont  ils  étudient 
avec  tant  de  zèle  les  rides  et  les  verrues,  restent  disgracieux, 
dégingandés  et  mal  bâtis. 

Lorsque,  par  la  pensée,  j'imagine  un  tableau  flamand 
égaré  au  milieu  des  nobles  fresques  italiennes,  il  me  semble 
voir  un  canard  qui  barbote  à  côté  des  cygnes,  (i) 

Pour  Masaccio  le  dessin  n'est  pas  seulement  un  contour, 


(i)  Les  admirations  exclusives  sont  permises,  utiles  même,  chez 
un  jeune  artiste  ;  elles  seraient  un  défaut  chez  un  historien  de 
l'art.  J'ai  appris  depuis  lors  qu'il  y  a  plusieurs  manières  de  bien 
peindre,  comme  il  y  a  plusieurs  sortes  de  beauté. 

67 


voj'age  d'études 

mais  l'entente  sculpturale  des  formes.  11  distribue  les  ombres 
par  larges  masses  qui  déterminent  les  grands  plans.  Un 
statuafre  pourrait  modeler  d'après  ces  figures  si  bien 
construites. 

Compare  l'Adam  et  Eve  de  Van  Eyck,  ou  bien  les  espèces 
de  vilains  singes  auxquels  Rembrandt  a  donné  ces  noms,  à 
la  fresque  de  Masaccio,  si  simple  et  si  belle,  si  émouvante 
par  l'expression  vraie  du  désespoir  que  Raphaël  s'en  est 
souvenu  dans  les  Loges  du  Vatican.  Admire  la  hardiesse  du 
raccourci  dans  la  figure  de  cet  ange  inexorable  qui  descend 
du  ciel  et  dont  l'épée  flamboyante  montre  au  genre  humain 
tout  entier  le  dur  chemin  de  la  vie. 

Paul  M.  à  sa  mère 

Masaccio  travaillait  aux  fresques  del  Carminé,  quand 
Filippo  Lippi,  jeune  moine  qui  venait  de  prononcer  ses 
vœux,  lui  demanda  des  leçons  de  peinture.  Ce  novice  était 
un  franc  luron  qui  ne  tarda  pas  à  s'échapper  du  couvent. 
Fait  prisonnier  par  des  corsaires,  il  ne  revint  à  Florence 
qu'après  mille   aventures  et  mille  fredaines. 

Un  jour  Cosme  de  Médicis,  pour  l'obliger  à  terminer  un 
travail  commencé,  imagina  de  l'enfermer  sous  clé.  Filippo 
coupa  les  draps  de  son  lit  et  s'échappa  par  la  fenêtre  pour 
aller  rejoindre  sa  belle. 

Les  religieuses  de  Prato  ayant  commandé  au  jeune  moine 
un  tableau  d'autel,  il  ne  pouvait  se  passer  de  modèle  pour 
sa  Madone  et  obtint  de  faire  poser  une  charmante  novice 
nommée  Lucrezia  Buti.  Un  jour  la  jeune  fille  demanda  dévo- 
tement la  permission  d'aller  voir  l'exposition  de  la  ceinture 
de  la  Vierge.  Mais  l'ingénue  ne  revint  pas,  s'étant  laissée 
enlever  par  ce  païen  de  Filippo.  Un  pape  indulgent  les 
libéra  tous  deux  de  leurs  vœux;  ils  auraient  pu  s'épouser, 
mais  on  prétend  que  le  peintre,  jaloux  de  sa  liberté,  préféra 
ne  pas  profiter  de  la  permission.  De  cette  union  libre  naquit 
Filippino,  artiste  de  grand  talent,  qui  termina  les  fresques 
commencées  par  Masaccio. 

Je  ne  t'aurais  pas  raconté  cette  anecdote  scandaleuse,  si 
je  ne  la  trouvais  tout  à  fait  symbolique  :  elle  me  semble 

68 


SEJOUR    A   FLORENCE 

résumer  l'histoire  de  l'art  religieux  à  l'époque  de  la  Renais- 
sance. Et  puis  Filippo  Lippi  est  un  grand  peintre;  il  a 
poussé  si  loin  l'analyse  du  clair-obscur  dans  ses  délicates 
demi-teintes,  que  quarante  ans  à  l'avance,  il  fait  pressentir 
Léonard  de  Vinci. 

Si  tu  veux  connaître  les  traits  de  Lucrezia  Buti,  je  t'envoie 
sa  photographie  ;  cette  Vierge  des  Uffizi  est  son  portrait 
ressemblant,  nullement  idéalisé.  Elle  a  le  front  grand  et  le 
bas  du  visage  très  tin,  avec  une  mine  futée,  moqueuse  et 
pas  très  franche.  Son  élégant  costume,  le  voile  léger, 
arrangé  avec  art  dans  sa  coquette  coiffure,  tout  cela  était  à 
la  dernière  mode,  tout  cela,  —  son  histoire  surtout,  —  devait 
donner  bien  des  distractions  aux  jeunes  florentines  en 
prière.  L'enfant  Jésus  est  un  bon  gros  bébé,  mais  le  petit 
saint  Jean  m'a  tout  l'air  d'un  espiègle  plein  de  malice 
comme  le  peintre  son  père;  sa  gentille  et  rieuse  frimousse 
n'a  rien  d'édiflant... 

Ghirlandajo  est  le  véritable  héritier  de  l'art  de  Masaccio. 
Dans  ses  belles  fresques  de  Sainte-Marie-Nouvelle,  il  a 
peint  des  sujets  religieux  et  les  a  traités  d'une  manière 
admirable,  mais  ce  qui  n'est  pas  moins  intéressant  pour 
nous,  ce  sont  les  groupes  de  nombreux  personnages  con- 
temporains qu'il  a  su  y  introduire.  Voilà  des  portraits  ! 
C'est  vraiment  toute  une  époque  qui  ressuscite.  Ces  gens-là 
ont  une  telle  intensité  de  vie  qu'on  croit  les  avoir  rencon- 
trés dans  la  rue,  on  les  connaît,  on  va  leur  adresser  la 
parole.  Le  dessin  de  Ghirlandajo  est  du  plus  grand  style; 
le  modelé  ferme,  simple  et  large  ;  les  colorations  forment 
un  ensemble  très  harmonieux  dans  sa  sobriété  ;  ce  sont  des 
tons  de  feuilles  mortes  ou  bien  de  beaux  cachemires  des 
Indes.  Au  fond,  des  boiseries  en  vieux  chêne  avec  quelques 
fines  arabesques  d'or. 

Quand  tu  viendras  à  Florence,  c'est  cet  art-là  que  je  te 
conseillerai  d'étudier,  plutôt  que  celui  du  tendre  et  maniéré 
Botticelli.  Ne  fais  pas  comme  moi.  Te  l'avouerai-je,  je  me 
suis  laissé  séduire  par  ce  charmeur,  contre  lequel  M.  Perrin 
m'avait  pourtant  mis  en  garde.  Comment  résister  ?  Elles 
sont  si  exquises  ses  longues  femmes  maigres,  au  doux  sou- 
rire   attristé  !   Leur  grâce   mélancolique    m'a   fait    oublier 


çoj-age  d'études 

qu'elles  ne  sont  pas  toujours  bien  correctement  construites 
et  qu'elles  négligent  parfois  de  se  tenir  d'aplomb. 


Paul  M.  â  sa  sœur  Alix 

Florence,  octobre  68. 

...  Pour  cette  fois,  mon  intention  était  d'étudier  unique- 
ment les  maîtres  primitifs,  mais  je  suis  déjà  bien  tiraillé, 
bien  indécis.  Je  ne  sais  pas  ce  que  ce  sera  à  Rome.  Comme 
j'ai  eu  raison  de  ne  pas  aller  à  Venise  !  Il  y  a  des  moments 
où  je  suis  un  peu  las  de  copier  des  dessins  d'enfants  ; 
Michel-Ange,  qui  a  déjà  tourné  la  tête  à  tant  de  gens,  n'a 
pas  encore  fini.  —  D'autres  fois  je  me  souviens  de  Phidias, 
et  il  faut  un  peu  l'oublier,  si  l'on  veut  admirer  la  Renais- 
sance sans  restrictions.  Auprès  des  Grecs,  tout  cet  art 
florentin  semblerait  un  peu  tourmenté  dans  sa  grâce,  incor- 
rect même,  malgré  toute  sa  science. 

Voilà  ce  que  me  dit  ce  Monsieur  en  habit  noir  qui 
s'appelle  le  Bon-Goùt.  Je  vois  tout  cela,  mais  j'avoue  que  la 
grâce  l'emporte.  —  Les  Florentins  sont  les  uns  si  naïfs  dans 
leur  manière,  si  charmants  dans  leurs  fautes,  les  autres  si 
fiers  et  si  nobles  dans  leur  emphase,  ils  ont  tant  de  jeu- 
nesse, d'élan,  de  vie  que  je  me  laisse  séduire  malgré  Giotto, 
malgré  Phidias  et  malgré  Minerve.  Cependant  si  j'arrive 
devant  ce  beau  bronze  qu'on  nomme  VIdolino,  alors,  comme 
en  face  des  frontons  du  Parthénon,  Michel-Ange  me  semble 
un  géant  malade,  noblement  exalté  par  la  fièvre.  Sa  fougue, 
son  âpre  génie,  sa  douleur  tragique  ne  valent  pas  la  séré- 
nité grecque. 

Tu  le  vois,  je  suis  toujours  le  même  esprit  flottant  et 
inquiet,  toujours  en  quête  du  mieux,  n'acjmirant  que  d'un 
œil  et  ne  sachant  m'arrêter  à  rien.  Entre  Giotto  et  Michel- 
Ange,  il  y  a  un  abîme;  eh  bien,  je  suis  au  fond  ;  je  grimpe 
tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  perdant  en  continuelles 
hésitations  tout  le  fruit  de  mes  études. 

Dis  à  maman  que  je  me  porte  à  merveille  ;  elle  a  eu  grand 


SEJOUR   A   FLORENCE 

tort  de  s'inquiéter  ;  ma  lettre  de  Ravenne  était  celle  d'un 
individu  embêté  par  la  pluie  et  les  Byzantins,  mais  pas 
malade  du  tout. 


Louise  M.  à  son  frère 

Paris,  novembre  1868. 

A  la  ferme  des  Échelles  nous  avons  eu  beau  temps.  Je 
crois  que,  si  j'y  étais  restée  quelques  jours  de  plus,  j'aurais 
lini  par  adopter  l'accent  et  les  manières  de  parler  de  ces 
braves  gens,  ce  qui  choquerait  fort  M.  Carré. 

Figure-toi  qu'il  me  demandait  si  j'avais  lu  Tacite.  Mainte- 
nant qu'il  connaît  son  Tacite  à  fond,  il  ne  lit  plus  les  jour- 
naux ;  tous  les  actes  politiques  qu'on  peut  imaginer  sont 
là-dedans,  (i)  —  Il  m'a  proposé  de  faire  un  ouvrage  sur  la 
relation  des  monnaies  grecques  et  de  leur  valeur;  surtout  il 
ne  faut  pas  que  je  parle  de  cette  idée,  on  me  la  volerait. 
Il  me  parle  d'un  tas  de  choses  qui  ne  sont  pas  utiles  du 
tout,  par  exemple,  que  Cicéron  mettait  toujours  le 
subjonctif,  parce  qu'il  avait  un  caractère  indécis,  etc.. 
Enfin  il  est  très  intéressant,  mais  trop  savant  pour  moi. 
Il  croit  toujours  qu'il  a  affaire  à  une  grande  personne 
très    instruite,    et   il    se    trompe. 

Je  voulais  aussi  te  demander  ce  que  c'est  que  Bréra,  si 
c'est  une  ville   ou  un  homme. 

Madame  Milliet  à  son  fils 

Paris,  novembre  68. 

Louise    va  le  raconter    la  visite   de  M.   Perrin,   et  moi 

j'éprouve  le  besoin  de  te   dire   tout   le  plaisir  qu'elle  m'a 

fait.  Il  faut  que  Louise  soit  aussi  naïve  qu'elle  l'est  pour 

n'avoir  pas   la  tête   un  peu  montée   par    tous   les  éloges 


(i)  Comme  Beulé,  le  savant  professeur  remarquait  de  nombreuses 
analogies  entre  les  mœurs  de  la  décadence  romaine  et  celles 
du  second  empire. 

71 


voj^age  d'études 

qu'il  lui  a  donnés  :  «  Vous  avez  tout  à  fait  le  sentiment 
des  anciens  maîtres.  »  —  Son  enfant  Jésus  d'après  Luini  : 
«  Ravissant  1  c'est  du  Luini  tout  pur.  »  —  Pour  ses  têtes 
d'après  nature,  le  petit  Julien  :  «  Il  a  du  caractère,  une 
faute  de  dessin.  »  Mais  celui  de  Rose  :  «  Très  bien 
dessiné,  parfait,  très  ressemblant!  Il  en  est  sûr.  »  —  Ses 
compositions  ?  Ce  qui  l'a  le  plus  intéressé,  c'est  sa  Vénus 
animant  la  statue.  Il  est  resté  au  moins  un  quart  dheure  à 
la  considérer  :  «  Charmant,  ravissant  !  »  Quelques  objec- 
tions cependant  que  Louise  te  dira. 

Pour  moi  je  te  donne  mon  impression;  je  le  l'avoue, 
j'en  suis  un  peu  éblouie,  grisée,  mais  je  le  dis  à  toi  seul 
el   ne  lai  point   laissé  voir. 

Parlons  de  toi  maintenant.  M.  Perrin  te  félicite  de 
n'avoir  pas  été  à  Venise.  Ensuite  et  à  deux  reprises  : 
«  Madame,  quand  votre  lils  sera  de  retour,  surtout  qu'il  ne 
mette  pas  les  pieds  dans  un  atelier  autre  que  le'  sien,  et 
pas  de  camarades  !  On  reconnaît  de  suite  leur  influence.  » 
—  Je  n'ai  pas  osé  lui  dire  que  ton  ennemi  intime  c'était 
toi-même,  car  c'est  bien  plus  grave;  on  met  un  ami  à  la 
porte,  mais  quand  la  contradiction  est  en  soi-même, 
comment  faire  !  Il  n'y  a  qu'un  moyen,  ce  me  semble, 
mettre  irn   des  deux  soi   à  la    porte. 

Tu  es  loin  de  l'exclusivisme  de  M.  Perrin.  Je  me  suis 
attiré  son  courroux  par  une  réponse  maladroite.  Il  disait 
à  Louise  :  «  Ne  regardez  pas  les  coloristes  I  »  —  Et  Louise 
de  répondre  qu'elle  ne  les  aimait  pas  du  tout.  —  Là-dessus, 
j'ai  la  bêtise  de  dire  :  «  Elle  les  aime  si  peu  qu'elle  ne  voit 
même  pas  les  beautés  de  leurs  œuvres.  »  —  Les  petits 
yeux  gris  de  M.  Perrin  s'allument  et  lancent  des  éclairs, 
SCS  lèvres  disparaissent  :  «  Madame,  il  n'y  a  rien  à  voir  dans 
les  coloristes,  rien  à  y  chercher,  ce  n'est  qu'une 
enveloppe  !    »    Je    me    le   suis    tenu    pour     dit. 

Louise  M.  à  son  frère 

Novembre  1868. 

M.  Perrin  est  venu  chez  nous,  c'est  bien  beau  de  sa  part. 
Il  a  d'abord  regardé  mon  Hercule  et  Antée  et  m'a  montré  avec 


SEJOUR   A   FLORENCE 

le  compas  des  fautes  d'aplomb.  Mes  (leurs  d'après  nature 
lui  ont  beaucouiî  plu,  il  a  dit  que  c'était  fait  simplement, 
qu'on  voyait  que  je  n'avais  pas  copié  de  modèles  de  fleurs  ; 
il  a  cependant  trouvé  quelqpies  verts  un  peu  louches. 
Ensuite  venait  un  àne  d'après  un  plâtre  ;  il  a  trouvé  la  tête 
bien  dessinée  :  «  C'est  là  le  principal,  on  doit  toujours 
dessiner  les  têtes  mieux  que  le  reste.  » 

Une  Descente  de  Croix  d'après  Fra  Angelico  ;  il  est  tombé 
en  extase  et  a  dit  que  j'avais  l'esprit  des  maîtres  primitifs. 
Mais  ses  yeux  étant  tombés  sur  la  gravure  de  la  Loge 
de  Raphaël  que  j'ai  copiée,  il  s'est  écrié  que  c'était  très 
dangereux  de  copier  un  modèle  gravé  grossièrement  et 
brutalement,  tandis  que  l'original  était  fin  et  délicat.  —  De 
mes  compositions,  c'est  celle  de  Vénus  qu'il  aime  le  mieux, 
sauf  que  le  Pygmalion  est  un  peu  jeune.  En  somme,  il  m'a 
fait  plus  de  compliments  qu'il  ne  m'a  trouvé  de  défauts. 

Maman  lui  a  demandé  une  recommandation  pour  que  je 
dessine  au  Louvre,  mais  il  a  dit  qu'il  était  bien  peu  connu. 
Maman  n'a  pas  osé  insister.  —  Il  nous  a  parlé  d'Orsel  pour 
lequel  il  a  une  véritable  vénération  et  qui,  prétend-il, 
lorsqu'il  dessinait  les  lions  du  Jardin  des  Plantes,  les  avait 
domptés. 

Je  te  dirai  aussi  que  nous  avons  eu  une  composition  de 
style  :  l'Enfant  et  l'Ange  gardien.  Mon  ange  a  fait  un 
magnifique  sermon  à  l'enfant.  Tu  l'aurais  trouvé  un  peu 
long  et  embêtant,  et  tu  en  aurais  retranché  la  moitié.  Je 
crois  bien  qu'au  fond  c'eût  été  mieux,  mais  j'aurais  bien 
crié.  J'ai  été  première. 

Adieu,  mon  cher  maître,  car  c'est  à  toi  que  je  dois  les 
compliments  que  j'ai  reçus. 


Madame  Alix  Payen  à  son  frère 

Novembre  68. 

...  Julien  Plissonnier  a  vu  les  dessins  et  compositions  de 
Louise.  Il  ne  lui  a  pas  marchandé  les  éloges.  Il  est  véritable- 
ment étonné,  ébahi  d«  ce  qu'elle  a  fait... 

Dimanche    nous    dînions    chez   maman   avec    Fanny  et 


73  Italie.  —  5 


çoj'age  d'études 

Maa-ia  (de  la  Colonie);  l'on  a  parlé  des  femmes;  de  leur 
éducation,  la  discussion  était  très  animée.  Louise  a  très 
bien  dit  son  mot,  toujours  d'un  air  tranquille.  Quant  à 
Fernand,  il  a  des  femmes  une  singulière  idée.  Du  reste 
celles  qu'il  a  fréquentées  ne  pouvaient  pas  lui  donner  une 
opinion  juste.  Il  a  beau  avoir  connu  beaucoup  de  femmes, 
il  ne  connaît  pas  les  femmes,  c'est  toujours  la  même  qu'il 
a  vue... 

Madame  Milliet  à  son  fils 

Novembre  68. 
...  On  enterre  aujourd'hui  Rothschild,  demain   Rossini, 
Berryer    est    fort    malade,   Lamartine   aussi.    Les  grands 
hommes  du  siècle  s'en  vont;  que  les  jeunes  se  dépêchent! 


V 


ASSISE  ET  ROME 


NOVEMBRE  1868  —  JANVIER  1869 

ASSISE.  —  ALLÉGORIES.  —  ROME.  —  RAPHAËL.  —  MOSAÏQUE    DE 
SAINTE-PUDENTIENNE.     —    LETTRES    DE    LOUISE 


.</ 


V 


ASSISE  ET  ROME 


NOVEMBRE  1868  —  JANVIER  1869 

Assise.  —  Allégories.  —  Rome.  —  Raphaël.  —  Mosaïque  de 
Sainte-Pudentienne.  —  Lettres  de   Louise. 


Paul  M.  à  son  père 

Assise,  novembre  68. 

J'ai  voyage  dans  le  même  compartiment  que  trois  jeunes 
aristos  tout  frais  sortis  de  quelque  jésuitière.  Ah  !  qu'ils 
avaient  bien  prolité  des  excellents  principes  inculqués  par 
nos  Révérends  Pères  !  L'un  d'eux  racontait  avec  maints 
détails  cyniques  ses  précoces  fredaines,  dont  il  semblait 
très  fier.  Et  comme  son  père  avait  exigé  qu'il  notât  très 
exactement  toutes  ses  dépenses,  son  calepin  portait  certains 
frais  ingénieusement  inscrits  sous  cette  rubrique  à  double 
entente  :  «  Œupres;  sans  préciser,  disait-il,  s'il  s'agissait  de 
bonnes  œuvres  ou  d'œuvres  de  chair,  car  il  ne  faut  jamais 
mentir!  » 

Mon  expérience  n'est  pas  bien  longue,  mais  j'ai  toujours 
remarqué  que  l'immoralité  et  l'hypocrisie  sont  en  raison 
directe  de  la  dévotion,...  chez  les  catholiques  du  moins,  car 
je  me  plais  à  le  reconnaître,  mes  amis,  qui  sont  très 
religieux,  restent  pourtant  les  plus  loyaux  et  les  plus 
honnêtes   garçons  que  je   connaisse. 

77 


voyage  d'études 

Paul  à  sa  mère 

Assise,  novembre  68. 

Me  voici  à  Assise,  la  patrie  de  saint  François.  Ce  doux 
illuminé  excita  de  son  vivant  un  indescriptible  enthou- 
siasme et  sa  vie  devint  promptement  légendaire.  Des  séries 
de  peintures  furent  consacrées  à  célébrer  celui  qu'on  a 
surnommé  le  Patriarche  de  la  Démocratie. 

Ce  fut  seulement  après  quelques  folies  de  jeunesse  que 
François  se  décida  à  renoncer  au  monde.  Un  jour  son 
père,  homme  positif,  l'accablait  publiqpiement  de  reproches  ; 
le  jeune  exalté  s'écrie  qu'il  ne  veut  plus  rien  devoir  à  ses 
parents,  rien  conserver  de  ce  qu'ils  lui  ont  donné.  Aussitôt, 
en  pleine  place  publique,  il  se  dépouille  de  ses  vêtements 
qu'il  jette  à  terre,  et  le  voilà  tout  nu  qui  continue  à 
prendre  le  ciel  à  témoin.  —  De  nos  jours,  semblable  incar- 
tade mènerait  tout  droit  en  police  correctionnelle.  Heureu- 
sement l'évêque,  qui  passait  par  là,  s'interpose  ;  il  abrite 
sous  son  manteau  sacerdotal  le  jeune  mystique,  et  protège 
le  fils  rebelle  contre  la  colère  de  son  père. 

Je  ne  sais  pas  s'il  est  très  sage  de  proposer  à  l'adrai- 
ration  de  la  jeunesse  des  actes  semblables,  qui  révèlent 
un  état  maladif  et  contagieux.  Mais  d'autre  part  les 
doctrines  de  saint  François  étaient  une  religion  vrai- 
ment nouvelle,  religion  sans  haine,  toute  de  tolérance 
et  de  bonté.  Assurément  son  amour  pour  la  nature 
contribua  à  donner  aux  arts  une  direction  très  heureuse. 
Il  étendait  sa  sympathie  à  tous  les  êtres,  aux  animaux, 
aux  plantes,  au  Soleil,  à  la  Terre  notre  mère.  On  se 
mit  à  contempler  avec  émotion  ces  merveilles,  dédai- 
gnées depuis  de  longs  siècles  et  mal  remplacées  par 
des  symboles  abstraits.  Les  yeux  allaient  enfin  s'ouvrir 
sur  le  monde  réel. 

J'oublie  donc  volontiers  les  hallucinations  et  les 
extases  du  malade  déséquilibré,  et  je  lui  sais  un  gré 

78 


ASSISE   ET   ROME 

infini  de  sa  tendresse  pour  tout  ce  qui  respire,  de  cette 
bonté  qui  se  dévoue,  de  cette  poésie  qui  apportait  un 
peu  de  joie  et  d'espoir  aux  pauvres  gens  de  sa  triste 
époque. 

Panl  M.  à  sa  sœur  Louise 

Assise. 

J'ai  été  quelque  peu  déçu  en  voyant  les  grandes  peintures 
de  Giotto  dans  l'église  inférieure  d'Assise  ;  elles  sont  loin 
de  valoir  celles  de  Padoue.  (i)  Ces  allégories  célèbrent  les 
vertus  de  saint  François,  la  Chasteté,  Y  Obéissance,  et  enfin 
le  Mariage  du  Saint  avec  la  Pauvreté. 

Aujourd'hui  l'ingéniosité  des  intentions,  la  poésie  même 
et  l'élévation  de  la  pensée  morale  ne  nous  semblent  pas 
suffire  pour  constituer  à  elles  seules  un  chef-d'œuvre  de 
l'art,  et  ici  je  ne   trouve  guère  autre  chose  : 

Sur  un  roc  aride  la  Pauvreté  se  tient  debout  au  milieu 
d'un  buisson  d'épines.  Elle  est  peu  séduisante,  ma  foi! 
maigre,  laide  et  vêtue  de  sales  haillons  rapiécés.  Le  Christ 
l'unit  à  saint  François  qui  lui  passe  au  doigt  l'anneau 
nuptial,  tandis  qu'un  chœur  d'anges  et  de  fidèles  assiste  à 
cette  union  mystique.  Plus  bas,  au  premier  plan,  un  gamin 
lance  des  pierres  à  la  Pauvreté  et  un  roquet  aboie  contre 
elle.  A  gauche,  un  bon  jeune  homme,  docile  aux  conseils  de 
son  ange  gardien,  se  dépouille  de  son  beau  manteau  rouge 
pour  le  donner  à  un  vieux  mendiant,  tandis  qu'à  droite,  un 
jeune  et  élégant  chasseur,  rapace  comme  son  faucon, 
semble  tourner  en  dérision  cet  acte  charitable  ;  sourd  aux 
bons  conseils,  il  s'apprête  à  suivre  les  traces  de  cet  avare 
qui  serre   une   bourse  contre  son  cœur. 

L'allégorie  de  la  Chasteté  est  un  rébus  amphigourique. 
Défie-toi  des  critiques  d'art  et  de  leurs  belles  phrases  :  Ils 
te  parleront  d'une  vertueuse  damoiselle  renfermée  dans 
une  haute  tour  d'ivoire  que  défendent  des  créneaux  et  des 
màchecoulis.  Pour  moi,  je  n'ai  vu  qu'une  femme  assez 
laide,  assise  à  la  fenêtre  d'une  minuscule   tourelle,  dans 

(i)  Elles  semblent  pour  la  plupart  avoir  été  exécutées  par  ses 
élèves. 

79 


çojyage  d'études 

laquelle  elle  ne  pourrait  pas  se  tenir  debout.  —  Un  peu  plus 
bas  se  penchent  deux  femmes,  à  demi  cachées  par  des 
remparts  crénelés.  Leurs  noms  sont  inscrits  au-dessus 
d'elles,  fort  heureusement,  sans  cela  j'aurais  eu  grand'peine 
à  deviner  que  c'est  la  Pureté  avec  la  Force  d'àme  (Munditia 
et  Fortitiido).  EUes  présentent  la  lance  et  le  bouclier  à  un 
jeune  néophyte  nu  qui,  très  humblement,  lave  ses  péchés 
dans  l'eau  bénite.  A  gauche,  un  saint  guerrier  tient  une 
discipline  à  lanières  de  cuir,  tandis  que  saint  François  tend 
la  main  à  quelques  fidèles  qui  montent  vers  lui.  A  droite,  la 
milice  sacrée  se  porte  à  la  défense  de  la  citadelle  attaquée 
par  un  terrible  ennemi,  l'Amour,  grand  garçon  nu,  ailé, 
aux  yeux  couverts  d'un  épais  bandeau,  au  front  cbui'onné 
de  roses,  et  dont  les  jambes  se  terminent  en  griffes  d'oiseau 
de  proie.  Un  moine  également  ailé  le  frappe  des  lanières  de 
son  fouet.  A  ses  pieds,  tombée  à  la  renverse,  s'étale  l'Impu- 
reté, monstre  aux  jambes  velues  et  à  là  tête  de  porc.  Au 
fond,  dans  l'ombre,  la  Mort  apparaît,  horrible,  brandissant 
sa  faux  contre  un  satyre  qui  personnifie  les  désirs  sensuels. 
Tout  cela  ne  te  semble-l-il  pas  trop  ingénieux,  terri- 
blement compliqué,  obscur,  subtil  ?  La  modération  et  la 
gravité  des  gestes  conservent,  il  est  vrai,  quelque  chose 
d'imposant,  mais  la  science  du  dessin  est  encore  en  enfance, 
et  les  fresques  de  Padoue,  postérieures  seulement  de 
quelques  années,  marquent  un  grand  progrès  dans  le  talent 
de  Giotto. 

Assise,  nov.  68. 

Hier  au  soir  j'ai  vu  arriver  dans  mon  auberge  un  petit 
abbé  français  joli,  joli  comme  une  fille,  tout  jeune,  au 
visage  poupin,  blanc  et  rose.  Il  s'est  fait  servir  un  lin 
dîner  :  fritto  niisto,  omelette  au  rhum,  perdreau  truffé, 
entremets  sucrés,  desserts  variés,  le  tout  arrosé  de  vieux 
Chianti  et  iVOrvieto  premier  choix.  A  peine  arrivé,  il  avait 
endossé  une  chaude  douillette  et  chaussé  des  pantoufies  de 
velours;  alors,  le  dos  au  feu,  béatement  renversé  dans  un 
grand  fauleuil,  il  s  ^  mit  à  déguster  en  connaisseur  un  verre 
de  chartreuse,  couleur  de  topaze,  et  me  dit  eu  prenant  un 
air  de  componction  :  «  Oui,  je  viens  en  pèlerinage  faire  ma 
visite   à  saint  François.  »   Il    était   devenu   très    causant, 


ASSISE    ET   ROME 

spirituel,  gai,  presque  tendre,  quand  soudain  une  petite 
moue  plissa  le  coin  de  ses  lèvres  sensuelles,  une  ombre 
passa  sur  sa  ligure  grassouillette,  la  colère  brilla  dans  ses 
beaux  yeux  et  il  éprouva  le  besoin  de  me  faire  connaître  la 
cause  de  son  dépit  :  «  Je  m'étais  arrêté  à  Pérouse,  et  je 
demandai  à  dire  ma  messe.  On  me  montra  de  superbes 
vêtements  sacerdotaux,  de  véritables  œuvres  d'art,  et  je  me 
réjouissais  déjà  d'officier  en  public  sous  ces  riches  orne- 
ments, lorsqu'un  vieux  prêtre,  jaloux  sans  doute,  me  donna 
dédaigneusement  une  chasuble  noire  à  broderies  d'argent, 
aussi  vieille  et  aussi  laide  que  lui.  Cela  ne  se  fait  pas  !  C'est 
comprendre  bien  mal  les  devoirs  de  l'hospitalité.  Dans 
l'église,  il  y  avait  beaucoup  de  femmes...  et  même  des 
dames...  Ce  n'est  pas  pour  moi,  mais  dans  l'intérêt  de  la 
religion,  qpie  je  regrette  une  superbe  chasuble  en  velours 
cramoisi,  toute  brodée  d'or  et  de  perles  ;  elle  me  faisait 
grande   envie,  j'en    conviens.  » 

Humble  saint  François,  apôtre  de  la  Pauvreté,  qu'eussiez- 
vous  dit  de  votre  pèlerin  ? 


CAMPAGNE  ROMAINE 

Comme  un  pâle  ruban,  le  Tibre  limoneux 
Nonchalamment  s'attarde  en  détours  sinueux, 
Dans  une  plaine  immense  où,  morbide  mystère, 
Une  chaude  vapeur  vibre  en  sortant  de  terre. 

Pas  d'arbres,  pas  de  fleurs,  ni  vigne,  ni  guéret  ; 
Dans  un  morne  infini,  là-bas,  Rome  apparaît. 
La  lièvre  règne  seule  aux  friches  solitaires, 
Garde-toi  d'aspirer  ses  poisons  délétères. 

L'orageux  Sirocco,  dans  la  saison  d'été, 

N'est  pas  le  souffle  sain  d'une  vive  rafale. 

Il  engourdit,  accable  ;  on  s'endort,  on  s'affale. 

Je  t'appelle,  au  secours  !  Quinine  triomphale, 
Plus  forte  que  les  traits  d'Héraclès  irrité, 
Occis  tous  les  oiseaux  empestés  de  Stymphale. 


8l  Italie.  —  5. 


voj-age  d'études 

Rome,  novembre  68. 

Parti  d'Assise  à  4  heures  du  matin,  j'espérais  arriver  à 
Rome  avant  la  nuit;  j'aurais  loué  une  chambre  le  jour 
même.  Mais  notre  train  qui  n'en  linissait  pas,  s'arrêtait  à 
chaque  instant  ;  nous  voyagions  en  compagnie  d'immenses 
troupeaux  de  bœufs  et  de  cochons.  Il  était  tard  quand  nous 
sommes  entrés  à  Rome.  Aussitôt,  je  consigne  ma  malle  à 
la  gare,  et  me  voilà  parti  à  la  recherche  d'un  logement, 
m'orientant  dans  la  Ville  Eternelle,  comme  quelcju'un  qui 
la  connaît  un  peu  déjà.  J'entrai  d'abord  au  fameux  restau- 
rant Lepri  (c'est-à-dire  du  Lièvre)  et  j'y  soupai  avec  appétit. 
On  me  regardait.  J'avais,  paraît-il,  une  singulière  tournure, 
avec  mon  pardessus  poussiéreux  et  débraillé,  aux  poches 
bourrées  d'un  tas  de  choses,  et  mon  vieux  chapeau  de  paille 
au  mois  de  novembre.  Le  voyageur  ainsi  vêtu  se  présentant 
de  nuit,  sans  bagages,  n'inspirait  pas  confiance.  A  l'Hôtel 
des  Césars,  on  me  toisa  du  regard  :  «  U  n'y  a  pas  de  places  !  » 

Cela  m'amusait  d'être  pris  pour  un  voleur. 

Las  pourtant  de  courir  la  ville,  je  réparai  tant  bien  que 
mal  le  désordre  de  ma  toilette,  je  sortis  de  ma  poche  mon 
guide  Joanne  et,  renonçant  à  mon  italien  de  cuisine,  je  par- 
lai simplement  français.  Cela  réussit,  on  me  reçut  dans  un 
petit  hôtel,  non  pourtant  sans  m'avoir  demandé  mon  passe- 
port. —  Le  lendemain,  de  grand  matin,  j'avais  loué  une 
chambre  où  je  m'installai  à  la  hâte,  puis  en  roule  pour  le 
Vatican  !  Je  n'en  ai  visité  qu'une  bien  petite  partie,  mais 
j'en  suis  ébloui  ! 

Le  soir  même  je  dessinais  à  la  Villa  Médicis,  où  le  modèle 
vivant  pose  tous  les  jours,  de  sept  heures  à  neuf  heures.  Je 
compte  en  profiter.  «  La  nature  et  les  maîtres  »,  c'est  la 
bonne  formule.  Je  n'ai  pas  la  moindre  envie  de  perdre  mon 
temps  au  café.  Mais  quel  ennui  !  Ici  tous  les  musées  sont 
fermés  le  samedi,  le  dimanche  et  le  lundi,  sans  compter 
deux  ou  trois  jours  de  fête  par  semaine.  Celte  pieuse 
fainéantise,  si  utile  pour  mon  salut,  ne  fait  point  mon  affaire 
en  ce  bas  monde. 

Novembre  68. 

Ce  matin  j'irai  faire  visite  à  Raphaël.  Les  fresques  de  la 
Fwnésiue  ne  sont  visibles  que  le  i"  et  le  i5  de  chaque  mois, 


ASSISE   Eï   ROME 

Madame  Milliet  à  son  fils 

Paris,  ce  r5  novembre  68. 

Je  suis  bien  aise  que  tu  aies  trouvé  des  jeunes  gens  de 
connaissance,  je  ne  crains  pas  autant  que  M.  Perrin  que  tu 
fréquentes  des  camarades.  Ce  sera  un  plaisir  pour  toi  d'aller 
dessiner  à  la  Villa  Médicis  et  tu  trouveras  là  de  beaux 
modèles.  Je  déplore  avec  toi  tous  ces  jours  de  fête  qui  vont 
t'empêcher  de  travailler  dans  les  musées,  cependant  il  ne 
faut  pas  t'absorber  complètement  dans  la  contemplation  des 
maîtres.  Rappelle-toi  de  temps  en  temps  que  tu  habites  la 
terre,  et  qu'il  s'y  passe  encore  parfois  des  choses  intéres- 
santes qui  valent  la  peine  d'être  regardées. 

Tous  les  jeudis  après-midi  nous  allons  au  Louvre. 
Madame  Pape  m'a  confié  Brigitte  qui  vient  avec  nous.  Louise 
persiste  à  rester  chez  les  Egyptiens  et  il  y  fait  un  froid  de 
Sibérie.  Je  gèle,  les  pieds  sur  les  dalles  de  marbre  ;  elle 
aussi,  seulement  elle  ne  s'en  aperçoit  pas.  Les  vases  grecs 
sont  fermés,  sans  quoi,  je  l'eusse  entraînée  de  gré  ou  de 
force  vers   ces   contrées   moins   hyperboréennes. 

Julien  Plissonnier  est  à  Paris,  Henri  lui  a  demandé  un 
buste  en  plâtre,  pour  essayer  des  colliers.  Pour  cela  il  a 
fait  un  moulage  de  la  polisseuse.  Il  paraît  qu'il  n'avait  pas 
assez  huilé  la  pauvre  fille  qui  a  poussé  des  cris  de  paon, 
quand  il  a  fallu  enlever  le  moule. 

Henri  a  l'intention  d'aller  à  Nice  et  il  est  question  aussi 
de  ce  voyage  pour  Alix.  Comme  j'ai  dit  que  je  ne  trouvais 
pas  raisonnable  qu'elle  s'absentât  en  même  temps  que  son 
mari,  on  ne  m'en  parle  plus,  mais  je  crois  bien,  —  la  raison 
n'étant  pas  positivement  leur  guide,  —  qu'elle  ira  le 
rejoindre. 

Paul  M.  à  sa  mère 

Rome,  nov.  68. 

Je  suis  allé  plusieurs  fois  chez  M.  Pilliard,  (i)  toujours 

très   aimable,   très   obligeant,   très   spirituel.  Sa   peinture, 

imitée  du  style  pompéien,  ne  me  plaît  qu'à   moitié;  c'est 

sage,    bien    fait,    et    ennuyeux.    —    A    chaque    visite   j'ai 


(i)  Ami  4e  M,  Perrin. 

83 


çoj'age  d'études 

renconti'é  chez  lui  de  nouveaux  curés,  des  jeunes,  des 
vieux,  tous  instruits,  parlant  très  bien  d'art  et  de  litté- 
rature. Mais  sitôt  qu'il  était  question  de  religion  ou  de 
politique,  tu  n'as  pas  idée  de  leur  verve  et  de  leur  rage. 
Cela  m'amuse  énormément.  C'est  un  vrai  torrent  de 
théories  antédiluviennes,  insensées.  Leur  éloquence  est 
bien  celle  du  désespoir  :  plus  d'injures  que  de  raisons. 
Ces  pauvres  gens  se  sentent  i^erdus;  les  gros  mots  sont 
leur  dernière  ressource,  et  cette  arme-là  n'a  jamais  fait 
grand   mal   à   personne. 

Bien  entendu,  je  n'ai  pas  dit  un  mot  contre  ma  pensée, 
niais  j'avoue  que  mon  silence  était  un  peu  jésuitique; 
on  pouvait  le  prendre  pour  une  approbation.  J'avais 
grande  envie  de  voir  leur  air  effaré,  si  je  m'étais  déclaré 
fougueux  socialiste;  mais  cela  aurait  arrêté  leur  verve, 
j'aurais   trop  perdu. 

Ces  gens-là  ont  une  singulière  façon  d'entendre  la 
charité  chrétienne.  Il  faut  voir  comme  ils  traitent  ce 
pauvre  M.  Duruy,  et  «  ces  canailles  de  républicains  »; 
avec  quelle  joie  féroce  ils  prévoient  la  guerre  civile  en 
Espagne;  avec  quel  enthousiasme  ils  sont  allés  voir  les 
odieuses  exécutions  de  condamnés  politiques  commises 
ces  jours  derniers.  —  Sur  ce  point  je  n'ai  pas  pu 
m'empècher    de   leur    dire   ma    façon    de    penser. 

Paul  M.  à  sa  sœur  Louise 

Rome,  nov.  68. 
...  Il  y  a  une  formule  qu'on  répète  partout  et  qui 
m'exaspère;  on  dit  :  les  Grecs  ne  cherchaient  que  la 
beauté  physique,  l'art  moderne  a  trouvé  l'expression.  C'est 
faux  !  Mais  cette  erreur  (que  Taine  a  répétée)  s'est 
répandue,  parce  qu'ils  sont  rares  ceux  qui  lisent  le  grec, 
je  veux  dire  ceux  qui  comprennent  ce  qu'un  sculpteui* 
^rec  a  exprimé  dans  une  de  ces  têtes,  aujourd'hui  sans  nez, 
dans  un  de  ces  torses,  .aujourd'hui  sans  tête  et  sans  bras. 
Kt  pourtant  ces  fragments  mutilés  suffisent  pour  nous 
révéler  clairement,  outre  la  perfection  de  la  forme  humaine, 
la  noblesse  simple  et  naturelle,  la  sérénité  d'une  àme 
bien  équilibrée,  la  vie  grecque  avec  sa  liberté,  son  calme, 

84 


ASSISE    ET    ROME 

sa  santé  et  la  joie  triomphante  de  la  plus  merveilleuse 
époque.  —  Bien  sots  ceux  qui  croient  que  les  marbres  de 
Phidias  n'expriment  rien  !  Ce  qu'il  faut  à  ces  Philistins 
ce  sont  des  statues  qui  ressemblent  à  un  acteur  faisant 
la  grimace  de  l'effroi  ou  de  la  colère,  ou  mieux  encore  dont 
la  tête  se  penche  et  dont  l'œil  attendri  se  lève  au  ciel, 
avec  une  larme  ! 

Paul  M.  à  son  père 

Rome,  nov.  68. 

C'est  à  grand  peine  que  je  trouve  un  moment  pour 
t'écrire,  tant  je  suis  occupé  toute  la  journée  au 
Vatican  et  le  soir  à  l'Académie.  Je  suis  comme  un  cheval 
qui  approche  de  l'écurie,  je  sens  que  la  fin  de  mon  voyage 
n'est  pas  loin,  je  me  dépèche.  J'entasse  les  croquis  et  les 
souvenirs.  —  J'y  mets  d'autant  plus  d'ardeur  qu'il  m"a  fallu 
perdre  huit  jours  dans  les  bureaux  à  solliciter  une 
permission  de  travail.  J'ai  été  renvoyé  du  Vatican  à  la 
Villa  Médicis,  puis  à  l'Ambassade  de  France  pour  faire 
apostiller  ma  demande  ;  il  a  fallu  la  recommencer  parce 
que  le  papier  n'était  pas  d'un  assez  grand  format,  c'était 
manquer  de  respect  à  Son  Excellence  !  De  là,  je  suis  allé 
chez  Monseigneur  Pacca,  Majordome  de  Sa  Sainteté,  le 
lendemain  dans  les  bureaux  de  l'Administration,  et  enfin 
chez  le  Directeur  des  Musées,  dont  personne  n'a  voulu 
me  dire  l'adresse  et  que  j'ai  dû  trouver  comme  j'ai  pu. 
11  en  faut  de  la  patience  !  Ah,  si  j'avais  eu  un  confesseur, 
tout  aurait  été  bien  plus  facile.  Enfin  je  suis  en  règle; 
mais  cela  ne  dispense  pas  des  pourboires  :  à  chaque  porte, 
il  y  a  une  grille,  et  à  chaque  grille  un  gardien  qui  n'ouvre 
que   moyennant   finance;   cela    finit   par   devenir   irritant. 

Ajoute  à  cela  la  douane,  les  passeports,  les  gendarmes, 
les  tas  d'ordures,  les  curés,  la  vermine,  les  mendiants  et 
toute  la  sainte  crasse  ;  il  y  a  de  quoi  faire  prendre  en  grippe 
la  Ville  Éternelle.  Heureusement  Raphaël  et  Michel-Ange 
sont   là,  qui  font  tout  oublier. 

Tu  sais  si  je  suis  modéré,  si  je  suis  disposé  à  respecter 
toutes  les  opinions  et  toutes  les  croyances  sincères;  j'ai 
même  une  sorte  de  sympathie  pour  le  mysticisme,  quand 

85 


voyage  d'études 

je  le  rencontre  dans  de  belles  âmes  comme  Fénelon  ou  Fra 
Angelico  ;  mais  ici  tous  ces  crétins  à  l'air  abruti  et  bien 
pensant  me  font  sortir  de  mon  caractère;  ce  mélange  de 
débauche   et  de   bigotisme  est  repoussant. 

Assise  m'avait  semblé  une  curiosité  antédiluvienne;  c'est 
un  village  resté  en  retard  de  mille  ans;  cela  m'amusait.  Il 
y  avait  là  de  vieux  moines  momifiés  qui  pouvaient  être 
plusieurs  fois  centenaires;  ils  me  montraient  la  «  maison 
de  saint  François  »  et  parlaient  de  lui  comme  s'ils  eussent 
été  ses  contemporains. 

A  Rome  le  jésuitisme  est  tout  puissant.  J'ai  vu  avec 
étonnement  que  la  vilaine  bête  \'it  encore,  cela  me  dégoûte 
et  m'irrite. 

Partout  ailleurs  en  Italie  j'ai  trouvé  l'obligeance  et  cette 
simplicité  de  manières  à  laquelle  on  reconnaît  tout  d'abord 
les  gens  qui  ont  reçu  une  éducation  libérale.  Ici  au 
contraire,  tout  me  choque  :  On  adore  ce  que  je  méprise  et 
l'on  outrage  ce  que  je  vénère.  Les  statues  antiques  sont 
souillées  par  des  restaurations  stupides  ;  la  Vénus  de 
Praxitèle  a  un  jupon  en  zinc;  les  monuments  sont  à 
l'abandon,  au  milieu  des  immondices  ;  on  transforme  en 
églises  ces  vénérables  ruines  avec  une  impudence  de 
mauvais  goîit  qui  fait  mal  à  voir.  Partout  les  styles 
baroque  et  rococo  étalent  leur  emphase  et  leur  maniérisme 
ridicules.  Il  faudrait  plus  de  temps  que  je  n'en  ai  pour  s'ha- 
bituer à  tout  cela  et  ne  plus  le  voir.  Pourtant  au  milieu  de  ce 
fatras  on  découvre  des  choses  admirables.  J'en  ai  tant  vu 
et  si  rapidement,  que  j'ai  comme  une  indigestion  de 
merveilles. 


Paul  à  sa  mère 

Rome,  nov.  68. 
M.  Perrin  aura   beau   dire,   il   me   sera   toujours  dilBcile 
d'admettre  que  l'art  du  divin   Raphaël  soit  le  commence- 
ment de   la    décadence.    M.   Lugardon   n'était  pas    de  cet 
avis. 
Ce  qui  est  unique  au  monde,    ce   dont   les  copies  des 

86 


ASSISE   ET   ROME 

frères  Balze  ne  vous  donnent  pas  la  moindre  idée,  ce  sont 
les  fresques  des  Chambres  du  Vatican  :  la  Dispute  du 
Saint-Sacrement,  le  Parnasse,  VÉcole  d'Athènes,  etc.  Il 
faudrait  un  courage,  que  je  n'ai  pas,  pour  fermer  les  yeux 
devant  ces  chefs-d'œuvre,  et  pour  m' enfermer  dans  l'étude 
exclusive  des  Primitifs. 

Dans  la  Dispute,  la  partie  qui  fut  exécutée  la 
première  laisse  encore  voir  des  traces  de  timidité  et  de 
sécheresse,  Raphaël  sort  de  l'école  du  Pérugin,  tandis 
que  la  partie  droite  montre  déjà  une  exécution  bien 
plus  libre  et  très  supérieure.  C'est  le  moment  précis  de 
l'épanouissement.  Gomme  ces  plantes  qu'on  voit 
grandir  et  fleurir  en  une  journée  de  printemps,  le  génie 
de  Raphaël  se  développe  alors  avec  une  étonnante 
rapidité. 

Aujourd'hui  encore  la  puissante  race  romaine  a 
conservé  quelque  chose  de  cette  noblesse  naturelle,  de 
cette  santé  robuste  que  j'ai  admirées  dans  les  figures 
de  Psyché  et  des  déesses  de  la  Farnésine.  A  côté  de 
ces  formes  sculpturales,  les  élégances  lymphatiques  de 
nos  Parisiennes  paraissent  bien  mièvres  et  bien 
pauvres. 

Je  dois  dire  cependant  que  les  Loges  m'ont  un  peu  déçu, 
non  pas  pour  la  composition,  que  j'admire  beaucoup,  mais 
pour  l'exécution  qui  est  souvent  brutale,  lâchée  et  même 
incorrecte.  Ce  sont  d'ailleurs  des  élèves,  des  apprentis,  qui 
ont  exécuté  ces  peintures  sous  la  direction  de  Jules  Romain. 
—  On  reconnaît  par  place  ses  contours  durement  accentués 
et  ses  colorations  de  brique.  —  Toutefois,  dans  un  petit 
nombre  de  tètes  charmantes,  par  exemple  celles  des  jeunes 
filles  qui  regardent  le  petit  Moïse  sauvé  des  eaux,  je  crois 
distinguer  les  retouches  du  véritable  maître.  Les  croquis 
si   vivants   que   Raphaël  a   improvisés   pour   toutes   ces 

8; 


voyage  d'études 

compositions  sont  en  partie  conservés.  Quant  aux  gravures 
de  Chapron,  elles  sont  peu  lidèles,  Rubens  a  passé  par  là, 
le  dessin  est  devenu  flamboyant,  dans  le  style  du  dix- 
septième  siècle  ;  M.  Perrin  a  raison,  Louise  fera  bien  de 
s'en  délier. 

Paul  à  sa  sœur  Louise 

Rome,  novembre  68. 

Je  préfère  de  beaucoup  les  fresques  des  Stanze  au  fameux 
tableau  de  la  Transfiguration.  Ici,  je  me  range  à  l'avis  de 
M.  Perrin  ;  la  simplicité  des  Primitifs  a  déjà  disparu,  nous 
sommes  sur  la  voie  qui  mène  au  style  académique.  Regarde, 
par  exemple,  l'homme  assis  à  gauche  et  la  superbe  femme 
agenouillée  au  premier  plan.  Jamais  dessin  ne  fut  plus 
savant,  jamais  modelé  plus  solide,  plus  plein,  jamais 
draperie  mieux  disposée  pour  laisser  deviner  le  nu,  cepen- 
dant ces  attitudes  ont  été  choisies,  non  pas  pour  exprimer 
une  émotion  ressentie  par  l'artiste,  mais  parce  qu'elles  lui 
fournissaient  de  beaux  motifs,  de  beaux  morceaux.  L'arran- 
gement est  impeccable,  mais  c'est  un  arrangement,  chaque 
pli  a  été  cherché  avec  soin  sur  le  mannequin,  et  copié  avec 
une  habileté  prodigieuse,  mais  draperies  et  personnages 
qui  les  portent,  ne  bougeront  pas,  ils  auraient  peur  de 
déranger  la  belle  ordonnance  du  tableau,  ils  posent.  Je 
regrette  le  temps  où  Raphaël  était  moins  savant,  mais  plus 
ému. 

Paul  M.  à  son  père 

Rome,  décembre  68. 

...  Raphaël  a  confié  à  son  élève  Jean  d'Udine,  l'exécution 
des  stucs  et  des  charmantes  arabesques  qui  décorent  les 
pilastres  des  Loges.  Si  l'on  avait  besoin  de  démontrer  à 
quel  point  les  moeurs  étaient  relâchées  à  cette  époque,  il 
suflirait  de  présenter  quelques-unes  des  compositions 
licencieuses  qui  ont  trouve  place  dans  la  demeure  de  Léon  X, 
Ces  images  ris([uées  n'étaient  pas  pour  choquer  des  prélats 
que  n'effarouchaient  guère  les  réalités  les  plus  scandaleuses. 
Ici,  plus  encore  peut-être  qu'au  palais  Farnèse,  La  Bruyère 
aurait  pu  s'indigner  de  voir  a  les  saletés  des  dieux  peintes 
pour  les  Pères  de  l'Eglise  ». 

88 


ASSISE   ET   ROME 

Paul  M.  à  sa  mère 

Rome,  décembre  1868. 

...  Me  promenant  l'autre  jour  au  hasard,  je  suis  entré 
dans  l'église  de  Sainte-Pudentienne,  monument  dont  l'ar- 
chitecture a  subi  des  restaurations  modernes  et  qui  ne 
semblait  pas  offrir  un  grand  intérêt.  Les  guides  n'en  parlent 
pas. 

A  peine  cependant  avais-je  fait  quelques  pas  dans  une  nef 
mal  éclairée,  je  fus  forcé  de  m'arrêter  soudain,  stupéfait, 
ébloui.  Mon  cœur  battait  d'émotion,  j'avais  devant  les  yeux 
un  spectacle  dont  rien  n'approche,  la  plus  splendide 
mosaïque  qui   soit  au  monde.  ' 

Figure-toi  dans  un  ciel  bleu  de  lin,  strié  de  grands 
nuages  gris,  les  monstrueux  symboles  des  quatre  Évan- 
gélistes  surgissant,  à  peine  e#Irevus,  comme  dans  un 
rêve.  Dans  le  bas,  quelques  personnages  coupés  à  mi- 
corps  :  sainte  Pudentienne  et  sainte  Praxède  tenant  des 
couronnes  au-dessus  des  tètes  de  saint  Pierre  et  de  saint 
Paul.  Au  fond,  un  portique  en  hémicycle,  dont  les  sombres 
ouvertures  d'un  bleu  sombre  ont  la  couleur  de  la  nuit  ; 
la  toiture  est  faite  de  plaques  de  bronze  encadrées  d'or. 
Au-dessus  s'étagent  les  monuments  d'une  ville  étrange,  et, 
plus  haut  encore,  un  monticule  aride,  sur  lequel  se  dresse, 
solennelle,  une  haute  croix  d'or. 

Mais  tout  cela  s'efface,  tout  disparaît  devant  une  vision 
surnaturelle  :  Le  Christ  est  là,  de  taille  colossale  ;  sa  barbe 
est  brune,  ses  longs  cheveux  noirs  pendent  s\ir  ses  épaules. 
Il  regarde  au  loin,  vaguement,  de  ses  yeux  pâles  et  sévères, 
les  iniquités  humaines  ;  le  regard  est  si  triste,  si  intense, 
si  poignant,  qu'il  vous  va  jusqu'au  fond  de  l'àme.  Les  larmes 
me  montaient  aux  yeux.  La  main  gauche  tient  un  livi-e 
ouvert,  tandis  que  la  droite  s'étend  dans  un  grand  geste  de 
bénédiction.  La  tunique  d'or  a  de  larges  manches  et  deux 
bandes  verticales  d'azur  ;  le  manteau  grec,  drapé  sur  les 
jambes,  est  aussi  tout  entier  en  souple  étoffe  d'or,  le  trône 
d'or,  d'un  dessin  barbare  est  orné  d'émeraudes  et  de  rubis, 
recouvert  d'un  riche  coussin  de  pourpre  délicatement 
brodé  d'or. 

89 


çoj'age  d'études 

Ce  qui  fait,  à  mon  sens,  l'intérêt  exceptionnel  de  cette 
émouvante  ligure  du  Christ,  c'est  que  je  la  crois  inspirée  par 
un  souvenir  du  Jupiter  Olj-mpien  de  Phidias.  Evidemment, 
il  y  a  eu  transposition  et  libre  interprétation,  mais  cet  être' 
grandiose  et  surhumain  peut  néanmoins  nous  aider  à 
deviner  l'aspect  imposant  de  ces  colosses  d'ivoire  et  d'or 
que  les  plus  illustres  des  statuaires  grecs  avaient  créés,  et 
dont  rien  dans  l'art  moderne  ne  saurait  nous  donner  une 
idée  même  approximative,  (i) 


Paul  M.  à  sa  mère 

Rome,  décembre  68. 

Il  faut  que  je  vous  fasse  des  reproches  à  toutes  deux. 
Pourquoi  avoir  accepté  d'illustrer  ce  cahier  d'honneur  ? 
Louise  a  déjà  si  peu  de  temps  pour  faire  des  études  sérieu- 
ses. Ses  vacances  ont  été  employées  à  fignoler  de  jolis 
petits  dessins  pour  cadeaux,  c'est  déplorable  !  Pour  un 
peintre,  les  questions  de  gotit  sont  clioses  importantes. 
Dans  ce  Paris  si  raffiné,  si  maniéré,  si  loin  de  la  nature,  il 
est  rare  de  trouver  un  sentiment  vrai,  un  geste  simple  et 
spontané.  C'est  pourtant  de  cela  que  vit  la  peinture. 

Pour  résister  à  l'influence  de  ce  milieu  factice,  évite,  par 
hygiène,  de  faire  copier  à  Louise  les  dessins  à  la  mode  :  point 
de  Bertall,  point  de  Gustave  Doi'é,  point  non  plus  de  vos 
petites  gravures  allemandes.  Même  dans  les  meilleures,  le 
dessin  est  dur,  lourd  et  sec.  Les  sujets  gracieux  y  sont  exploi- 
tés systématiquement,  trop  de  petiies  fleurs,  petits  oiseaux, 
petits  ruisseaux,  petites  cliaumières,  petits  enfants  moins 
naïfs  qu'ils  n'en  ont  l'air,  trop  de  banalités  d'une  poésie  senti- 
mentale, mesquine  et  bourgeoise.  Point  de  Gavarni,  point 


(i)  La  mosaïque  de  Sainte-Pudentienne  a  subi  quelques  restau- 
rations au  hviilième  puis  au  seizième  siècle,  mais  la  composi- 
tion, qui  date  probablement  du  quatrième  siècle,  a  été  respectée. 
Une  faible  reproduction  en  chromo-lithographie  se  trouve  dans 
Labarte,  Histoire  des  Arts  industi-iels,  tome  II,  planche  5r. 

90 


ASSISE    ET   ROME 

de  Topfer  !  —  Les  grands  maîtres  n'avaient  pas  la  notion  du 
ridicule.  Aujourd'hui  nous  en  avons  peur,  et  cela  nous 
paralyse.  —  J'ai  vu  à  Munich  les  caricatures  colossales  de 
Kaulbach,  c'est  colossalement  triste  et  peu  spirituel  Je  con- 
nais bien  quelques  caricatures  antiques  qui  sont  des  badi- 
nages  charmants,  mais,  en  général,  le  rire  n'est  pas  du 
domaine  des  arts  plastiques,  (i)  Le  sourire  éginétique  est 
déjà  irritant.  Heureusement  pour  Louise,  elle  étudie  les 
Egyptiens,  c'est  un  excellent  contrepoison.  Ces  gens-là  sont 
bien  un  peu  raides,  ils  ont  des  yeux  de  face  dans  des  têtes 
de  profil,  mais  du  moins,  ils  ne  plaisantent  pas,  ils  ne 
blaguent  pas,  ils  ne  font  ni  minauderies  ni  petites 
manières. 

Louise  M.  à  son  frère 

Décembre  68. 

...  Tâche  de  ne  pas  trop  te  plaire  là-bas;  il  ne  faut  pas 
l'habituer  à  vivre  tout  seul.  Je  t'assure  que  nous  ne  nous 
habituons  pas  du  tout  à  ton  absence,  tu  nous  fais  un  grand 
vide  ;  tes  sermons,  qui  me  sont  si  utiles,  me  manquent. 
Songe  aussi  à  ta  pauvre  Hamadryade  qui  doit  trouver  le 
temps   bien  long. 

Figure-toi  que  je  suis  élève  de  M.  Gleyre.  Sa  nièce  lui  a 
demandé  sa  recommandation  pour  que  j'obtienne  la  permis- 
sion de  dessiner  au  Louvre.  Maman  nous  emmène  Brigitte 
Pape  et  moi,  tous  les  jeudis.  Nous  n'y  avons  été  que  trois 
fois,  toujours  chez  les  Egyptiens.  Brigitte  ne  dessine  pas 
mal,  mais  franchement  cela  ne  vaut  pas  de  bien  loin  ce  que 
je  fais.  Cela  tient  probablement  à  ce  qu'elle  n'a  pas  reçu  de 
bonnes  leçons  comme  tu  m'en  donnes. 

J'ai  fait  aussi  un  style:  Un  jour  de  bonheur.  11  a  mérité 
une  place  de  première,  mais  une  chose  m'indigne  :  Madame  G... 
me  dit  :  «  C'est  bien,  mais  vous  avez  des  idées  trop  élevées 
pour  votre  âge.»  J'ai  trouvé  cela  si  absurde,  si  stupide! 
J'en  suis  bien  aise  d'avoir  des  idées  élevées  !  Il  me  semble 
qu'on  doit  chercher  à  s'élever  les  idées  et  non  pas  à  les 
rétrécir. 


(i)  Cette  opinion  me  semble  aujourd'hui  très  exagérée. 
91 


voyage  d'études 

Madame  Milliet  à  son  fils 

Paris,  décembre  68. 
Cher  enfant, 

Nous  avons  hier,  Louise  et  moi,  passé  la  soirée  chez 
madame  Pape  avec  M.  Gleyre  et  M.  Monchablon.  M.  Gleyre  a 
été  charmant  ;  il  m'a  demandé  de  tes  nouvelles  avec  beau- 
coup d'intérêt,  ensuite  je  l'ai  remercié  de  sa  lettre  pour 
Louise  et  je  lui  ai  présenté  son  élève.  —  «  Mais  certaine- 
ment, c'est  mon  élève,  nous  a-t-il  dit,  elle  a  de  l'originalité 
et  c'est  chose  rare  aujourd'hui.  »  —  Je  lui  demande  s'il  ne 
serait  pas  indiscret  de  la  conduire  chez  lui.  —  «  Point  du 
tout,  m'a-t-il  répondu,  cela  me  fera  grand  plaisir.  »  —  Tu 
vois  combien  c'est  aimable,  pour  lui  surtout.  —  Je  lui  ai 
parlé  de  la  chapelle  de  Giotto  et  de  tes  photographies.  — 
Je  lui  ai  dit  que  cette  chapelle  était  à  vendre,  et  que  tu 
avais  écrit  à  M.  de  Nieuwerkerke.  —  «  Ah  bien,  il  s'adresse 
bien  !»  —  Il  a  l'air  de  détester  Nieuwerkerke,  mais  avec 
M.  Monchablon, ils  se  sont  monté  la  tète  poixr  la  chapelle; 
je  crois  que  s'ils  avaient  pu  l'acheter  séance  tenante,  ils 
l'eussent  fait. 

Il  nous  a  parlé  ensuite  de  son  voyage  en  Egypte.  Il  a 
remonté  pendant  700  lieues  le  cours  du  Nil;  il  est  allé 
jusqu'aux  frontières  de  l'Abyssinie,  a  failli  être  dévoré  par 
des  crocodiles,  etc..  Enfin,  il  a  été  très  intéressant. 

M.  Monchablon  va  faire  le  portrait  de  madame  Pape.  — 
«  Il  sera  très  ressemblant  »,  disait-il.  M.  Gleyre  le  regardait 
en  ouvrant  de  grands  yeux  et  en  souriant  légèrement,  de 
l'air  fin  que  tu  dois  connaître.  INIadame  Pape  voudrait  que 
son  portrait  fût  prêt  pour  l'Exposition,  mais  M.  Monchablon 
veut  terminer  d'abord  son  Moïse  :  «  On  trouve  mes  anges 
trop  gentils,  disait-il,  je  le  '.eux  bien,  je  vais  les  faire 
moins  gentils.  Je  ne  sais  pas  le  temps  que  cela  va  me 
prendre,  mais  après  cela,  vous  verrez  comme  votre  portrait 
marchera;  ce  sera  tout  de  suite  fait.  »  M.  Gleyre  souriait 
toujours.  —  A  part  cela,  Monchablon  a  l'air  d'un  excellent 
garçon,  une  ligure  ouverte  et  avenante. 

Chose  singulière,  les  deux  mots  de  M.  Gleyre  ont  fait 
plus  d'impression  à  Louise  que  tous  les  compliments  de 

92 


ASSISE    ET   ROME 

M.  Perrin  ;  elle  s'est  sentie  quelqu'un.  M.  Perrin  îtdmirait 
ses  compositions  naïvement,  mais  comme  elle  était  parfai- 
tement de  son  avis  et  qu'elle  l'eût  sans  doute  trouvé  un 
idiot  s'il  ne  les  avait  pas  appréciées,  cela  avait  glissé  sur 
elle  ;  tandis  que  l'attention  avec  laquelle  M.  Gleyre  s'est 
occupé  d'elle,  l'a  beaucoup  flattée. 

Paul  M.  à  Louise 

Rome,  déc.  68. 

Je  t'étonnerai  peut-être,  mais  je  suis  un  peu  de  l'avis  de 
ta  maîtresse  d'école.  Il  n'est  pas  bon  d'avoir  des  idées  au- 
dessus  de  son  âge.  Cette  maxime  n'est  pas  aussi  absurde 
que  tu  le  penses.  J'aime  d'ailleurs  ton  indignation.  Tu 
trouves  qu'il  n'y  a  rien  de  trop  haut  pour  toi,  et  c'est  une 
chose  excellente  que  de  chercher  à  s'élever  l'esprit  ;  mais  il 
ne  faut  pas  grimper  trop  vite,  sous  peine  de  dégringoler  et 
de  se  casser  le  nez.  Les  fruits  de  serre  chaude  n'ont  point 
de  saveur.  J'ai  à  ton  service  un  tas  de  belles  sentences 
de  ce  genre-là,  qui  ne  manquent  pas  d'un  certain  fond  de 
vérité.  —  La  philosophie,  si  l'on  s'en  occupe  trop  tôt,  blase 
et  dégoûte  de  tout.  On  te  fait  beaucoup  travailler,  et  je 
crois  qu'en  dehors  de  tes  études,  ce  que  tu  as  de  mieux  à 
faire  c'est  de  jouer  et  de  rire  un  peu,  sans  passer  tes  nuits 
à  méditer  sur  la  destinée.  —  Il  y  a  une  foule  de  beaux 
livres  que  tu  ne  comprendrais  pas  encore,  ne  t'en  déplaise. 
En  fait  de  science,  il  ne  faut  point  raffiner  :  tâche  de  bien 
savoir  d'abord  ce  que  tout  le  monde  sait.  Tu  es  encore 
loin  de  compte. 

En  fait  d'art  c'est  différent.  Il  n'y  a  rien  de  trop  beau, 
même  pour  les  éommençants.  Tu  vois  pourtant  que  j'ai 
trouvé  les  Vénitiens  au-dessus  de  mon  âge,  et  je  suis 
enchanté  que  tu  n'aimes  pas  encore  Michel-Ange  ;  cela 
viendra   plus    tard. 

Louise  M.  à  son  frère 

24  décembre  68. 

Je  viens  te  souhaiter  une  bonne  année,  une  bonne  santé 
et  un  prompt  retour... 
Je  vois  que  tu  ne  partages  pas  mon  opinion  sur  les  idées 

93 


voyage  d'études 

de  ma  maîtresse  d'école,  mais  ce  que  j'ai  dit,  j'ai  cru  devoir 
le  dire,  car  je  dis  tout  ce  que  je  pense  et  je  pense  tout  ce 
que  je  dis. 

Nous  avons  eu  dernièrement  une  composition.  J'ai  choisi 
ce  sujet  :  ^Ye  jugez  pas  sur  l'apparence.  J'ai  renfoncé  ma 
philosophie,  puisque  ces  petites  bécasses  ont  l'esprit  trop 
mesquin  pour  comprendre  ce  qui  est  vraiment  beau  et 
bien,  et  j'ai  traité  mon  sujet  d'une  manière  plus  frivole. 
Cela  a  beaucoup  plu:  j'ai  été  première  avec  huit  jetons,  et 
on  me  l'a  donnée  à  recopier  sur  le  Cahier  d'Honneur  !  Mais 
les  louanges  que  j'ai  reçues  m'ont  peu  touchée,  car  je 
savais  bien  au  fond  que  mes  idées  n'étaient  pas  bien  magni- 
fiques, ni  mon  style  bien  correct,  seulement  il  a  quelque 
chose  de  drôle  qui  plaît,  mais  ce  n'est  qu'un  vernis. 

Tu  trouves  plus  utile  de  commencer  par  apprendre  ce  que 
tout  le  monde  sait,  arithmétique,  grammaire,  etc..  Certai- 
nement c'est  utile;  mais  c'est  cela  qui  vous  blase,  et  vous 
dégoûte,  et  vous  assomme  !  Tandis  que,  si  l'on  a  un  peu  de 
philosophie,  on  apprend  à  supporter  les  choses  désa- 
gréables, on  aime  la  vertu,  le  devoir,  et  par  conséquent 
l'étude.  On  fait  une  chose  qui  ennuie,  parce  que  c'est  son 
devoir  de  la  faire.  La  vie  est  assez  courte,  il  ne  faut  pas  la 
perdre  en  vaines  futilités.  Pour  rendre  un  jour  à  Dieu  notre 
àme  meilleure  que  nous  ne  l'avons  reçue,  il  faut  un  constant 
et  courageux  exercice. 

Tu  me  dis  qu'il  y  a  une  foule  de  livres  intéressants  que 
je  ne  comprendrais  pas.  Cela  me  déplaît,  parce  que  cela 
prouve  que  je  suis  encore  trop  cruche  et  trop  bouchée. 
Il  faut  que  je  tâche  de  m'élever  l'esprit  et  de  comprendre. 

En  grandissant  on  fait  des  progrès.  Quand  je  compare 
mes  compositions  dessinées  de  maintenant  avec  celles 
d'autrefois,  il  y  a  une  grande  dilTérence.  Plus  tard,  je  trou- 
verai celles  que  je  fais  maintenant  détestables. 

Nous  avons  été  voir  jouer  Phèdre  et  les  Plaideurs  pour 
l'anniversaire  de  Racine.  J'ai  été  bien  contente  de  ma 
soirée.  Mademoiselle  Agar  a  joué  admirablement  le  rôle  de 
Phèdre.  Les  costumes  étaient  très  beaux.  Notre  Fernand  est 
bien  peu  classique;  il  a  trouve  la  tragédie  assommante  et 
préfère  ces  méchantes  petites  pièces,  comme   la  Cagnotte 

94 


ASSISE    ET    ROME 

OU  la  Famille  Benoiton.  Il  n'a  pas  éprouvé  la  moindre 
pitié,  la  moindre  émotion  au  beau  récit  de  Théramène,  qui 
raconte  la  mort  d'Hippolyte. 

Madame  Milite  t  à  son  fils 

3o  déc.  68. 

...  Il  se  passe  à  Paris  un  scandale  qui  te  fera  bondir  : 
Figure-toi  que  l'on  prête  les  tableaux  du  Louvre  !  —  aux 
amis  du  Gouvernement,  bien  entendu.  —  Voici  comment 
cela  s'est  découvert  :  Le  feu  a  pris  chez  M.  Troplong, 
président  du  Sénat.  Deux  tableaux,  flamands  je  crois,  qui 
se  trouvaient  dans  la  chambre  de  madame  Troplong,  ont 
été  brûlés.  Il  y  avait  au  Sénat  quarante  tableaux  du  Louvre; 
il  y  en  a,  dit-on,  au  Cercle  Impérial,  au  Mess  des  Officiers 
supérieurs  de  la  Garde,  etc..  Tous  les  jours  ce  sont  des 
réclamations  et  des  injures  à  l'adresse  de  M.  de  Nieuwer- 
kerque;  on  parle  d'un  tableau  de  i5o  mille  francs  qui  a  dis- 
paru, et  personne  ne  répond.  Cela  dépasse  toute  pudeur...  (i) 

Tâche  de  rapporter  de  Rome  n'importe  quoi,  une  image 
quelconque,  pour  notre  cuisinière.  On  lui  dira  que  cela  a 
été  béni  par  le  pape  ;  cela  fera  son  bonheur  dans  ce  monde 
et  dans  l'autre. 

Paul  M.  à  sa  sœur  Louise 

Rome,  décembre  1868. 
...  Jusqu'ici  j'ai  suivi  docilement  le  conseil  de  M.  Perrrn  et 
je  n'ai  guère  étudié  que  les  Primitifs,  mais  je  commence  à 
croire  que  cette  méthode  n'est  pas  sans  danger.  Comfnent 
vivre  avec  ces  hommes  de  génie  sans  les  aimer,  et  comment 
les  aimer  sans  les  imiter  un  peu?  Or  ce  sont  leurs  défauts 
que  je  reproduirai  sans  doute.  Il  est  plus  facile  de  leur 
prendre  leur  raideur  et  leur  gaucherie  que  d'infuser  en  soi 
leur  simplicité  de  cœur,  la  fraîcheur  vive  de  leur  imagina- 
tion d'enfant,  la  sincérité  communicative  de  leur  émotion. 


(1)  «  M.  Duval,  célèbre  collectionneur  de  Genève,  avait  cédé  au 
Musée  du  Louvre  une  charmante  statue  antique,  un  satyre  jouant 
de  la  flûte.  Quand  son  fils,  M.  Etienne  Duval,  voulut  revoir  cette 
statue,  elle  avait  disparu  des  collections  du  Musée.  11  finit  par 
découvrir  qu'elle  se  trouvait  chez  une  des  amies  de  M.  le  Surin- 
tendant. »  Note  de  M.  Georges  Nicole. 

95 


çojyage  d'études 

Je  ne  t'ai  pas  encore  parlé  de  Michel-Ange,  et  pourtant 
son  génie  éclipse  ici  tous  les  autres.  Je  me  sens  incapable 
de  te  décrire  ce  que  j'ai  vu  ;  c'est  au-dessus  de  toute  expres- 
sion. M.  Perrin  m'avait  mis  en  garde  contre  le  style  tour- 
menté et  les  exagérations  musculaires,  mais  je  ne  crois  pas 
que  l'étude  de  Michel-Ange  soit  aussi  dangereuse  qu'il  le 
dit.  N'avons-nous  pas  sous  les  yeux  les  œuvres  ridicule- 
ment prétentieuses  de  ses  imitateurs?  Il  y  a  autre  chose  à 
étudier  chez  Michel-Ange  que  des  attitudes  contournées  et 
des  muscles  formidables;  nul  parmi  les  modernes, pas  même 
Raphaël,  n'a  eu  au  même  degré  le  sentiment  de  la  beauté  du 
corps  humain.  Cette  machine  merveilleuse,  il  en  connaît 
tous  les  ressorts;  mais  il  n'a  pas  seulement  la  science  de 
l'anatomie,  il  y  joint  un  vif  sentiment  d'admiration  pour 
la  force  et  la  souplesse,  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  poésie 
de  l'anatomie.  Puis  ces  figures  si  nobles  et  si  fières  respi- 
rent une  tristesse  douloureuse  qui  n'est  aucunement  de  la 
pose.  Cette  amère  douleur,  Michel-Ange  l'éprouvait  sincère- 
ment, cette  noble  fierté,  c'était  le  fond  même  de  son  àme,  et 
s'il  exprimait  sans  effort  des  choses  grandes  et  fortes,  c'est 
parce  qu'il  ne  lui  eût  pas  été  possible  de  penser  autrement. 

Paul  M.  à  son  père 

Janvier  69. 

Dans  ce  premier  séjour,  beaucoup  trop  bref,  j'aurai  bien 
mal  vu  Rome,  et  bien  peu  dessiné.  J'avais  gardé  Michel- 
Ange  pour  la  fin,  et  j'ai  bien  fait.  Si  j'aA^ais  commencé  par 
lui,  je  n'aurais  pas  quitté  la  Chapelle  Sixtine. 

....  J'ai  vu  trop  de  belles  choses,  j'en  suis  tout  troublé. 
L'imagination  est  comme  une  source,  elle  a  besoin  de  calme 
pour  déposer  et  devenir  pure. 

J'ai  mille  beaux  projets,  il  vaudrait  mieux  une  seule  idée, 
lixe,  immuable,  nettement  gravée  dans  la  cervelle;  l'exécu- 
tion ne  serait  qu'un  jeu.  Mais  rien  de  plus  délicat,  de  plus 
fragile  que  ces  idées  changeantes;  un  souille,  un  mot,  môme 
bienveillant,  suflit  pour  les  modifier,  et  parfois  pour  les 
faire  évanouir.  Qu'y  faire?  Peut-être  les  maîtres  «ux-mêmes 
ont-ils  un  peu  tâtonné. 


VI 

JANVIER-FÉVRIER   1869 

ORVIETO.  —  SIGNORELLI.  —  SIENNE.   —  LE   SODOMA. 
FRESQUES  DE  MONTE-OLIVETO.   —  PARME.  —  CORRÈGE. 


'11 

Italie.  —  6 


VI 


JANVIER-FEVRIER    1869 

Orvieto.  —  Signorelli.  —  Sienne.  —  Le  Sodoma. 
Fresques  de  Monte-Oliveto.  —  Parme.  —  Corrège. 


Paul  à  sa  mère 

Orvieto,  janvier  69. 

Le  chemin  de  fer  ne  va  pas  encore  jusqu'à  Orvieto,  il  faut 
faire  un  long  détour  et  la  diligence  est  traînée  par  des  bœufs. 
De  Viterbe,  pour  me  faire  conduire  ici,  j'ai  dû  débattre 
le  prix  du  voyage  avec  deux  vetturini  qui  faisaient  semblant 
d'être  en  concurrence.  Je  me  suis  enfin  arrangé  avec  l'un 
d'eux,  et  c'est  l'autre  qui  m'a  conduit,  c'étaient  le  père  et  le 
fils.  Commedianti! 

Me  voilà  en  route  au  milieu  de  montagnes  désertes,  par 
un  froid  de  Sibérie,  dans  un  petit  cabriolet  découvert.  La 
Tramontane  qui  soufflait  ne  le  cède  en  rien  à  la  bise  de 
Genève;  j'en  suis  encore  tout  gelé.  Il  était  dix  heures  du 
soir  quand  nous  sommes  arrivés  à  Orvieto;  les  portes  sont 
fermées  à  huit  heures;  nous  voilà  donc  en  panne  devant 
l'enceinte  fortifiée  de  la  petite  cité  inhospitalière,  fièrement 
perchée  sur  ses  rochers  abrupts,  il  a  fallu  sonner,  cogner, 
crier,  pour  réveiller  les  gardiens,  qui  faisaient  peut-être 
semblant  de  dormir,  et  parlementer  longuement.  Enfin,  au 
bout  d'une  demi-heure,  on  s'est  décidé  à  nous  ouvrir. 

Le  sacristain  du  dôme  est  en  même  temps  photographe, 

99 


çqyage  d'études 

signe  de  progrès  :  «  C'est  dommage,  me  disait-il  pour 
m.'effrayer,  que  le  chemin  de  fer  ne  soit  pas  fini  ;  on  assas- 
sine vraiment  trop  souvent  les  étrangers,  aussi  bien  dans 
les  hôtels  que  sur  les  grandes  routes.  »  —  On  se  contente  de 
les  écorcher  un  peu.  La  population  de  ces  régions  est,  au 
contraire,  très  douce  et  même  très  honnête.  Ma  valise  est 
d'ailleurs  si  plate,  je  suis  si  débraillé,  si  râpé,  qu'un  brigand 
ne  m'arrêterait  pas.  Cette  tenue  me  vaut  des  économies.  En 
voyant  ce  pauvre  artiste  en  voyage,  les  photographes 
baissent  leurs  prix  et  je  crois  que  je  fais  pitié  même  aux^ 
aubergistes. 

Paul  M.  à  son  père 

Orvieto,  janvier  1869. 

...  Luca  Signorelli  n'est  pas  un  élève  des  Grecs,  c'est  un 
barbare  et  un  réaliste,  mais  son  énergie  sauvage  est  d'une 
singulière  puissance.  Je  ne  connais  rien  de  plus  étrange,  de 
plus  saisissant  que  les  fresques  de  sa  grande  chapelle  dans 
la  cathédrale  d'Orvieto.  —  On  s'étonne  du  courage  et  de  la 
vigueur  de  cet  artiste  qui,  âgé  de  soixante  ans,  osa  entre- 
prendre cet  immense  travail,  et  qui  l'exécuta  avec  une 
fougue  infatigable,  (i) 

Tout  autour  de  la  chapelle,  règne  un  soubassement  très 
richement  décoré  de  rinceaux  fantastiques  à  fond  d'or, 
semés  de  petits  tableaux,  où  les  figures  sont  peintes  en 
grisaille  sur  un  fond  couleur  d'ardoise.  Les  sujets  ne  sont 
pas  tirés  de  l'Ecriture  Sainte,  mais  de  poèmes  païens,  de 
VIliade,  de  VEnéidc,  des  Métamorphoses  d'Ovide,  de  la 
Pharsale,  quelques-uns  aussi  de  la  Divine  Comédie.  Par- 
tout (les  liommes  nus,  des  mouvements  violents,  des  rapts, 
des  meurtres,  un  dessin  brutal,  mais  plein  de  vie  et  de 
caractère. 

Michel-Ange  admirait  ces  peintures  et  il  s'en  est  même 
inspiré,  très  librement  d'ailleurs,  pour  certaines  figures  de 
la  Chapelle  Sixtine,  et  en  y  mettant  la  marque  de  son 
génie    idéaliste. 


(1)  De  1^99  à  i5o4. 

100 


JANVIER-FÉVRIER    1869 

Parmi  les  grandes  fresques  d'Orvielo,  l'une  des  plus 
belles  nous   montre   la  Prédication  de   l'Antéchrist. 

A  droite,  au  fond  d'une  grande  place,  s'élève  un  temple 
imposant,  entouré  de  portiques  et  d'escaliers.  Cet  édifice 
rectangulaire,  orné  de  niches  et  de  colonnes,  est  surmonté 
de  tours  arrondies  qui  se  superposent,  sorte  de  Babel  qui 
se  perd  à  des  hauteurs  vertigineuses.  C'est  là  que 
l'Antéchrist  se  fait  adorer   comme  un  dieu. 

Dans  le  ciel,  au  milieu  d'une  gloire  où  brillent  mille 
étoiles  d'or,  l'archange  Michel  ardent  au  combat,  accourt 
à  tire  d'aile.  Il  triomphe  de  l'Esprit  du  Mal  qui  tombe  à  la 
renverse,  la  tête  en  avant,  enveloppé  d'un  tourbillon  de 
draperies. 

Sur  la  terre  aussi  règne  la  violence.  Une  grêle  de  feu 
mêlée  de  sang  jette  l'épouvante  dans  une  cohorte  de  gens 
armés  dont  les  chevaux  se  cabrent.  Déjà  le  sol  est  jonché 
de  cadavres.  Sous  nos  yeux,  le  sang  coule  de  la  blessure 
qu'un  jeune  moine  a  reçue  à  la  tête;  il  expire  et  près  de 
lui  voici,  terrassé,  un  malheureux  vaincu  qu'on  étrangle. 
Partout    des   scènes    de    meurtre. 

Cependant,  debout  sur  un  piédestal  sculpté,  l'Antéchrist 
a  rassemblé  le  peuple;  il  parle,  et  le  démon,  à  demi  caché 
derrière  son  manteau,  lui  souffle  à  l'oreille  les  pernicieuses 
doctrines  qui  vont  semer  la  discorde.  Les  gens  qui 
l'écoutent,  femmes,  jeunes  gens,  vieillards,  riches  et 
pauvres,  tous  sont  des  personnages  réels,  des  portraits 
individuels  fortement  caractérisés.  Leurs  costumes  sont 
ceux  du  quinzième  siècle,  au:^quels  s'ajoutent  pourtant 
quelques  amples  di-aperies  à   la  manière  antique. 

Contre  toutes  les  règles  banales,  le  centre  de  la 
composition  a  été  laissé  vide.  Cette  hardiesse  étonne; 
cela  est  unique,  cela  est  imprévu  comme  la  réalité.  Cette 
grande  place  nue,  déserte,  contribue  assurément  à 
l'impression  d'épouvante  et  de  deuil  qui  se  dégage  de 
l'œuvre;  on  éprouve  une  sorte  d'angoisse  indicible,  une 
attente  de  mort,   on  croit  respirer  l'acre  odeur  du  sang. 

Signorelli  vivait  à  une  époque  troublée;  il  fut  témoin 
et  peut-être  acteur  dans  les  guerres  civiles  qui  déchiraient 
alors  l'Italie.  Les    scènes   de   violence  qu'il  nous  montre 

lOI  Italie.  —  6. 


çoj'age  d'études 

ne  sont  point  les  rêves  de  son  imagination;  il  a  vu  tout 
cela;  il  nous  l'affirme,  en  plaçant  dans  un  coin  deux 
spectateurs  impassibles,  son  propre  portrait  et  celui  de 
Fra  Angelico. 

L'Antéchrist  est  le  signe  avant-coureur  de  mille  prodiges 
et  de  mille  maux  :  «  Alors,  toutes  choses  accomplies,  le 
monde   finira,   Amen.  » 

La  Fin  du  Monde  est  venue  ;  la  terre  tremble,  tout  s'écroule. 
Hommes  et  femmes  essaient  de  fuir  et  poussent  de  grands 
cris,  foule  éperdue  qui  se  précipite  en  désordre,  écrasant 
sans  pitié  ceux  qui  sont  tombés  à  terre.  Les  figures 
penchées  en  avant  semblent  sortir  du  cadre,  tant  les 
raccourcis    sont   rendus    avec    une    étonnante    hardiesse. 

A  droite,  voici  la   Résurrection  : 

Dans  un  ciel  tout  criblé  de  gros  clous  d'or  qui  figurent 
les  étoiles,  deux  anges  sont  debout,  les  ailes  largement 
éployées.  Ce  sont  de  robustes  jeunes  hommes  nus,  à  la 
chevelure  flottante.  Les  joues  gonflées,  ils  soufflent  à  pleins 
poumons  dans  de  longs  tubes  de  cuivre  et  font  éclater  un 
fracas  de  tonnerre.  —  Les  ondes  sonores  sont  figurées 
symboliquement  par  les  replis  sinueux  des  bannières  et 
des  longues  banderoles  qui  flottent,  attachées  aux  trom- 
pettes du  Jugement  dernier.  —  A  cet  appel,  voici  que  les 
morts  s'éveillent  et  commencent  à  sortir  du  sol,  dont  ils  se 
dégagent  avec  efl'ort.  Les  uns  sont  encore  à  l'état  de  sque- 
lettes, ou  bien  à  demi  enfouis  sous  la  terre;  les  autres, 
déjà  revêtus  de  chair,  remercient  le  ciel  avec  eff"usion.  Il  y 
en  a  qui  sautent  de  joie.  Quelques  amis  qui  se  retrouvent 
après  une  longue  séparation,  se  tiennent  fraternellement 
embrassés.  Tous  sont  nus.  Leurs  os  et  leurs  muscles  sont 
énergiquement  accentués  par  un  dessin  nerveux,  précis  et 
savant. 

C'est  avec  amour,  avec  une  sorte  de  fanatisme,  que 
les  grands  italiens  du  quinzième  siècle  tels  que  Castagno 
et  Pollajuolo,  étudiaient  l'anatomie.  La  science  était 
leur  religion.  —  Vasari  raconte  qu'un  fils  de  Signorelli 
ayant  été  tué  à  Gortoae,  «  ûls  qu'il  aimait  beaucoup, 


JANVIER-FÉVRIER    1869 

très  beau  de  visage  et  de  toute  sa  personne,  Luca, 
malgré  sa  douleur,  le  fit  dépouiller  de  ses  vêtements,  et 
avec  une  très  grande  fermeté  d'âme,  sans  pousser  un 
soupir,  sans  verser  une  larme,  il  fît  le  portrait  de  son 
fils  entièrement  nu,  afin  de  pouvoir  toujours  contempler, 
grâce  à  l'œuvre  de  ses  mains,  celui  que  la  nature 
lui  avait  donné,  et  que  lui  avait  ravi  une  fortime 
ennemie  ». 

Le  mâle  visage  et  la  fière  tournure  de  ce  jeune  homme 
sont  aisément  reconnaissables  dans  les  fresques  de  son 
père,  auquel  il  a  plus  d'une  fois  servi  de  modèle. 

Plus  loin,  Signorelli  ijous  montre  les  Élus,  robustes 
personnages  presque  tous  debout,  les  yeux  levés  vers  le 
ciel  et  dans  la  nudité  paradisiaque.  (Il  est  en  effet  peu 
vraisemblable  que  nos  vêtements  participent  à  l'immorta- 
lité de  nos  âmes).  Des  anges  qui  voltigent  au-dessus  des 
bienheureux  ont  déposé  sur  leurs  têtes  des  couronnes  d'or. 
D'autres  jettent  des  fleurs  à  pleines  mains.  —  Raphaël  s'est 
souvenu  du  gracieux  mouvement  d'un  de  ces  anges,  (i)  — 
D'autres  enfin,  disposés  le  long  de  l'arc  qui  termine  en  haut 
la  muraille,  sont  assis  sur  de  petits  nuages,  et  font  résonner 
leurs  mandores.  Mais  ces  anges  eux-mêmes  ne  sont  point 
des  figures  imaginaires  ;  leur  beauté  est  restée  terrestre,  ce 
sont  des  portraits.  —  Peut-être,  pour  peindre  les  joies  du 
Paradis  et  ses  béatitudes,  souhaiterait  on  un  génie  moins 
farouche  que  celui  de  Signorelli.  En  revanche  il  a  créé  un 
Enfer  vraiment  terrifiant  : 

Trois  archanges,  beaux  jeunes  gens  munis  de  grandes 
ailes  et  armés  de  pied  en  cap,  apparaissent  dans  le  ciel. 
Debout,  calmes,  sans  colère,  les  invincibles  mandataires  de 
la  puissance  divine  menacent  de  tirer  du  fourreau  leur 
épée,  et  déjà  démons  et  damnés  saisis  de  terreur  tombent 
précipités.  —  Au  milieu  des  airs  descend  en  planant  un 


(i)  A  la  f  arnésine, 

lo3 


çoj'age  d'études 

fauve  démon,  aux  cornes  de  taureau,  aux  larges  ailes 
grifiFues;  son  visage  haineux  se  retourne  comme  pour 
cracher  à  la  face  de  Dieu  un  dernier  blasphème.  Il  emporte 
sur  son  dos  une  femme  nue,  frissonnante,  échevelée,  livide 
d'effroi. 

Plus  bas  grouille  une  cohue  hurlante,  enchevêtrement 
hideux  de  tortionnaires  et  de  suppliciés.  Toutefois  le 
désordre  de  cette  mêlée  n'est  qu'apparent.  Un  art  profond  et 
caché  a  présidé  à  sa  composition  :  Au  premier  plan,  les 
pécheurs  déjà  frappés  sont  abattus  et  gisants  à  terre,  dans 
des  raccourcis  d'une  hardiesse  extrême,  d'autres  prosternés 
à  genoux,  et  chaque  maudit  forme  avec  son  bourreau  un 
groupe  distinct,  digne  d'un  grand  sculpteur.  Une  femme 
nue  a  été  projetée  à  plat  ventre  sur  le  sol;  ses  jambes  se 
redressent  crispées,  et  une  souffrance  indicible  déforme 
son  visage  convulsé:  c'est  qu'un  démon  la  frappe  à  grands 
coups  de  talon,  repoussant  du  pied  cette  tète  qu'il  écrase, 
tandis  qu'il  tire  violemment  sur  le  nœud  qui  serre  la  gorge. 
Les  bourreaux  torturent  leurs  victimes  avec  une  rage 
furieuse.  L'un  d'eux  tord  le  cou  d'un  damné  pour  lui  briser 
les  vertèbres  et  pour  arracher  la  tète  du  tronc. 

Ces  êtres  terribles,  aux  cheveux  hérissés,  aux  épais 
sourcils  en  broussailles,  ont  des  corps  velus,  et  leur  peau 
a  pris  les  tons  verdàtres  ou  bleuissants  des  charognes;  ils 
grincent  des  dents,  mordant  à  pleines  gueules,  enfonçant 
leurs  griffes  dans  les  chairs  saignantes,  déchirant,  étran- 
glant, écartelant  avec  une  joie  féroce.  Plusieurs  emportent, 
la  tête  en  bas,  leurs  victimes  pantelantes  dont  les  pieds 
s'agitent  désespérément  au-dessus  de  leurs  têtes;  et  plus 
loin,  semblables  à  une  volée  d'oiseaux  de  proie,  de  sinistres 
démons,  s'abattant  sur  les  cadavres,  font  palpiter  dans  les 
airs  leurs  sombres  ailes  de  chauves-souris. 

Le  dessin  de  Signorelli  affirme  partout  les  contours, 
accentue  les  os  et  les  muscles  avec  une  énergie  puis- 
sante; mais  les  mouvements  les  plus  violents  restent 
toujours  vrais  ;  tout  cela  a  été  observé  sur  nature,  tout 
cela  bouge,  tout  cela  vit.  Jamais  la  souffrance  physique, 

104 


JANVrER-FÉVRIER    1869 

la  terreur  et  l'angoisse  des  suppliciés,  jamais  la  bruta- 
lité cruelle  des  bourreaux  n'ont  été  exprimées  avec 
plus  de  force.  Cet  Enfer,  Signorelli  l'a  inventé  de  toutes 
pièces;  sans  rien  emprunter  à  Dante,  il  rivalise  avec 
lui  de  tragique  horreur. 

Et  pourtant  le  procédé  de  la  fresque  lui  interdisait 
les  effets  mystérieux  de  clair-obscur,  que  les  peintres 
du  quinzième  siècle  ignoraient  d'ailleurs  presque  autant 
que  Polygnote  chez  les  Grecs.  Il  en  est  de  même  des 
effets  de  soleil;  on  n'en  trouve  guère  d'exemples  dans 
les  fresques  italiennes.  Les  anciens  maîtres  ignoraient 
la  puissance  expressive  de  la  lumière  et  de  l'ombre, 
mais  aujourd'hui,  obéissant  à  un  scrupule  que  nous 
appelons  le  respect  du  mur,  devons-nous  nous  interdire 
ces  effets  qui  feraient  oublier  la  surface  à  décorer  ?  Je 
ne  sais,  (i) 

2 

Paul  M.  à  sa  mère 

Sienne,  janvier  69. 

C'est  ici  seulement  que  l'on  peut  étudier  un  peintre  bien 
séduisant,  Antonio  Bazzi,  dit  le  Sodoma. 

Dans  une  petite  ville  bigote  et  arriérée  comme  Sienne, 
c'était  un  scandale  de  voir  le  lils  d'un  simple  cordonnier 
mener  grand  train  et  joyeuse  vie.  Le  luxe  de  ses  costumes, 
ses  superbes  chevaux  de  course  qui  avaient  l'insolence  de 
gagner  tous  les  prix,  ses  nombreux  serviteurs  aux  riches 
livrées,  la  troupe  joyeuse  de  jeunes  étourdis  qui  l'aidaient 
dans  des  farces  d'un  goût  parfois  douteux,  son  esprit 
moqueur  qui  ne  respectait  rien  ni  personne,  il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  attirer  à  Antonio  des  envieux  et  des  ennemis. 

En  ce  temps-là  l'impôt  était  établi  déjà  sur  le  capital  et 
les  artistes  n'étaient  pas  les  derniers  à  se  plaindre  d'être 
soumis  à  de  lourdes  charges. 


(i)  Raphaël  a  peint  cependant  saint  Pierre  dans  sa  prison. 
I05 


voyage  d'études 

Sodoma  a  consigné  en  plaisantant  ses  doléances  dans  les 
archives  de  Sienne.  Comme  sa  maison  était  une  véritable 
ménagerie,  il  énumère  d'abord  les  animaux  qu'il  possède  : 
écureuils,  blaireaux,  poules,  tourterelles  et  guenons,  puis  il 
ajoute  à  cette  liste  :  «  J'ai  de  plus  trois  bêtes  méchantes,  je 
veux  dire  trois  femmes,  etc..  » 

Déjà,  à  Florence,  j'avais  vu  le  Saint  Sébastien  du  Sodoma, 
beau  jeune  homme  nu,  d'un  dessin  libre  et  souple,  d'un 
modelé  moelleux,  d'une  couleur  délicate  et  un  peu  morbide. 
J'avais  admiré  la  puissance  expressiA^e  que  le  maître  a  su 
tirer  du  clair-obscur  ;  sur  le  visage  douloureusement  tourné 
vers  le  ciel,  il  a  fait  descendre  une  ombre  tragique,  celle 
de  la   mort. 

C'est  à  Sienne  que  se  trouvent  les  plus  belles  peintures  du 
Sodoma.  U Evanouissement  de  sainte  Catherine  est  un  chef- 
d'œuvre  à  la  fois  de  sentiment  tendre  et  d'exacte  observa- 
tion; l'attitude  abandonnée  delà  jeune  sainte  que  soutiennent 
avec  un  empressement  charitable  deux  de  ses  compagnes, 
la  pâleur  subite  de  son  visage  d'où  le  sang  se  retire,  ces 
yeux  qui  se  ferment  languissamment,  les  genoux  qui  flé- 
chissent, tous  les  symptômes  de  la  syncope  sont  rendus 
avec  une  vérité  pom*  ainsi  dire  médicale  et  pourtant  pleine 
d'émotion. 

Paul  M.  à  sa  mère 

Sienne,  janvier  69. 

Je  vous  écris  au  retour  d'une  excursion  qui  m'a  vivement 
intéressé.  Je  suis  allé  jusqu'aii  cloître  de  Monle-Oliveto  pour 
voir  des  fresques  de  Signorelli  et  du  Sodoma.  Cette  longue 
série  de  peintures  raconte  toute  la  vie  de  saint  Benoît  et  son 
entrevue  avec  Totila.  Reîtres  et  lansquenets,  vêtus  de  cos- 
tumes collants,  sont  crânement  plantés,  la  lance  au  poing. 
Les  scènes  qui  se  déroulent  à  différents  plans,  dans  de  beaux 
paysages  profonds,  sont  là  gravées  dans  ma  mémoire,  mais 
je  ne  sais  comment  te  les  décrire,  il  y  en  a  trop. 

Je  me  souviens  pourtant  d'ijn  jeune  homme  que  le  Sodoma 
a  figuré  à  genoux  devant  un  grand  moine,  c'est  une  sorte 
d'Enfant  prodigue  dont  le  repentir  est  exprimé  avec  un 
sentiment   inliniuienl   tendre    et  profond... 

Il  faut  se  borner,  je  vous  dirai  seulement  quelques  mots 

J06 


JANVIER-FÉVRIER    1869 

d'une  curieuse  fresque  de  Signorelli  qui  a  pour  sujet  la 
Gourmandise  ou  plutôt  la  Désobéissance  : 

Fatigués  sans  doute  de  l'ordinaire  trop  frugal  qu'on  leur 
servait  au  couvent,  deux  bons  moines  se  sont  esquivés  en 
cachette,  et  les  voilà  attablés  dans  une  auberge,  se  réjouis- 
sant de  déguster  quelques  fiaschi  des  meilleurs  crus  et  de 
savoru'er  quelques  friands  morceaux.  Gi-ave  péché  selon  la 
règle  de  saint  Benoît  !  —  Un  gentil  petit  page  leur  apporte 
un  pâté  de  venaison,  tandis  qu'une  jeune  servante,  dont  un 
corsage  collant  moule  les  formes  sculpturales,  et  dont  la 
croupe  est  élégamment  drapée  d'une  double  jupe  retroussée, 
verse  à  boire,  le  coude  levé,  dans  une  attitude  à  la  fois  très 
vraie  et  très  gracieuse.  Une  autre  soubrette  timide  s'em- 
presse avec  de  petits  airs  tout  à  fait  dévots.  Près  de  la  che- 
minée l'hôtesse  donne  des  ordres  à  une  vieille  servante  qui 
gravit  un  escalier.  Nos  deux  bons  moines  auraient-ils  l'in^ 
tention  de  découcher?  Je  le  crains.  —  Au  fond,  par  la  porte 
entr'ouverte,  on  aperçoit  un  paysage  ensoleillé,  sur  lequel 
se  détache  la  lière  silhouette  d'un  jeune  homme  qui  semble 
faire  le  guet. 

Tout  cela  est  dessiné  avec  une  science  de  la  perspective  qui 
montre  en  Signorelli  un  digne  élève  de  Piero  délia  Francesca. 

Traité  par  une  autre  main,  un  pareil  programme  serait 
devenu  le  prétexte  d'un  piquant  tableau  de  genre,  mais  la 
fresque  conserve  au  style  sa  dignité  et  son  élévation.  L'exé- 
cution reste  sérieuse  et  large;  ce  réalisme-là  est  excellent, 
tout  nourri  d'observations  pénétrantes  prises  sur  le  vif,  spi- 
rituel, mais  sans  le  savoir,  sans  la  moindre  prétention  à 
l'esprit,  sans  la  moindre  trace  de  satire  caricaturale. 

Paul  M.  à  son  père 

Parme,  février  69. 
...  Je  commence  à  compter  avec  impatience  les  jours  qui 
me  restent  avant  mon  retour  au  milieu  de  vous.  Ce  n'est 
pas  que  je  sois  las  de  voir  de  belles  choses,  je  ne  m'en 
lasserai  jamais,  mais  j'en  ai  trop  vu  et  en  trop  peu  de 
temps.  Puis  la  solitude  commence  à  me  peser,  et  j'éprouve 
de  plus  en  plus  le  besoin  de  cette  vie  de  famille  dont 
j'espère  bien  ne  me  déshabituer  jamais. 

107 


voyage  d'études 

Je  n'ai  pas  voulu  traverser  Parme  sans  saluer  Corrège  ; 
c'est  un  véritable  chef  d'école,  un  de  ces  génies  qui  savent 
voir  ce  que  nul  n'avait  observé  avant  eux.  Si  les  grands 
Florentins  ont  trouvé  la  perfection  du  dessin  et  du  modelé, 
Corrège  a  découvert  le  charme  de  la  lumière. 

Même  chez  Léonard  de  Vinci,  les  dégradations  infiniment 
délicates  du  clair-obscur  ne  sont  encore  qu'un  moyen  pour 
analyser  les  formes.  Chez  Corrège,  la  lumière  est  étudiée 
pour  elle-même,  avec  amour,  avec  enthousiasme,  elle 
devient  le  but  suprême  de  la  peinture.  C'est  elle  qui  donne 
la  vie  aux  êtres  et  aux  choses,  elle  éclaire,  elle  réchauffe, 
elle  enveloppe  tout  d'une  atmosphère  de  grâce  et  de  volup- 
tueuse poésie. 

A  l'église  Saint-Jean,  j'ai  beaucoup  admiré  la  coupole 
décorée  de  figures  hardiment  lancées  en  plein  ciel  et 
savamment  plafonnantes.  Au  centre,  le  Christ,  vêtu  d'une 
simple  draperie  d'un  rose  doré,  s'élève  dans  une  gloire 
resplendissante,  c'est  un  éblouissement.  Les  apôtres  sont 
assis  sur  des  nuages  et  la  science  des  raccourcis  est  déjà 
complète  dans  ces  figures.  Le  mérite  était  grand,  vingt  ans 
avant  que  Michel-Ange  eût  terminé  le  Jugement  dernier. 

On  peut  critiquer  le  système  décoratif  des  plafonds 
plafonnants,  mais  l'idée  une  fois  admise,  Corrège  a  eu 
raison  d'en  poursuivre  la  réalisation  logiquement 
jusqu'au  bout.  Ici  d'ailleurs  la  clarté  reste  encore 
parfaite.  Plus  tard,  Corrège  et  ses  imitateurs  abuseront 
de  là  science.  Dans  la  cathédrale  de  Parme,  V Assomp- 
tion de  la  Vierge  est  déjà  un  entassement  confus  de 
figures  qui  s'envolent.  Les  raccourcis  sont  violents,  les 
genoux  semblent  toucher  les  mentons  ;  on  ne  distingue 
guère  que  les  pieds  et  les  jambes  des  beaux  adolescents 
nus  qui  emportent  la  Vierge  dans  un  tourbillon  triom- 
phal. Cela  forme  un  fouillis  tellement  inextricable  qu'on 
l'a  comparé  irrévérencieusement  à  un  plat  de  gre- 
nouilles. 

io8 


JANVIER-FÉVRIER    1869 

J'ai  fait  de  grands  efforts  pour  comprendre  cette 
vaste  composition,  mais  je  ne  la  connais  bien  que  grâce 
à  des  gravures. 

Nul  n'a  su  comme  Corrège  opposer  les  lumières  aux 
lumières  et  noyer  les  ombres  dans  d'autres  ombres,  ce  qui 
donne  à  l'ensemble  une  admirable  largeur,  parfois  cepen- 
dant au  détriment  de  la  clarté. 

Ses  personnages  virils  manquent  un  peu  de  gravité 
austère.  Son  talent  féminin  respire  une  grâce  voluptueuse. 
Je  me  souviens  que  mon  ami  Balavoine,  de  passage  à 
Dresde,  ne  se  lassait  pas  d'admirer  un  saint  Sébastien  dont 
l'expression  me  semble  pourtant  peu  mystique  et  terrible- 
ment profane.  La  beauté  coquette  des  Vierges  de  Corrège  a 
quelque  chose  de  provocant  et  l'ardeur  des  saints  qui  la 
contemplent  est  bien  peu  céleste. 

Chez  ses  successeurs,  cette  recherche  d'une  grâce  tendre 
et  raffinée  produira  un  art  moins  pur,  moins  élevé,  plus 
sensuel  que  celui  des  anciens  maîtres. 

Mais  je  m'arrête,  ce  sont  là  des  critiques  de  vieux  pédants 
et  je  n'en  crois  pas  un  mot.  En  présence  des  grands  chefs- 
d'œuvre,  ne  faut-il  pas  tout  d'abord  tâcher  de  comprendre 
et  admirer  ?  Qu'il  est  difficile  de  garder  une  juste  mesure 
dans  le  blâme  ou  dans  l'éloge  !  La  critique  est  moins  aisée 
que  ne  le  dit  Boileau,  et  les  juges  sévères  sont  rarement 
les  plus  équitables.  Pour  apprécier  une  œuvre  d'art,  il  faut 
se  garder  de  demander  à  l'auteur  autre  chose  que  ce  qu'il 
a  voulu  dire.  Si  je  vois  un  connaisseur  tomber  en  extase, 
pendant  qu'un  critique  moqueur  ricane  et  dénigre  avec 
esprit,  je  me  dis  toujours  que  celui  qui  admire  le  plus  est 
celui  des  deux  qui  a  le  mieux  compris.  Souvent  les  défauts 
sont  réels,  et  il  n'est  pas  inutile  de  les  reconnaître,  mais  il 
faut  surtout  savoir  les  oublier.  Admirer  les  qualités  supé- 
rieures, s'incliner  avec  respect  devant  le  génie,  c'est  une 
grande  joie.  Rien  en  ce  monde  n'est  parfait,  les  maîtres  eux- 
mêmes  sont  des  hommes.  Plaignons  ceux  qvii  ne  s'aper- 
çoivent pas  que  les  grands   hommes   sont  grands. 


Italie.  —  3 


VII 

I869-I870 

CORRESPONDANCE 
DE  J.  NICOLE  AVEC   PAUL  M. 


lu 


VII 

1869-1870 

CORRESPONDANCE 
DE   J.  NICOLE   AVEC   PAUL   M. 


Jules  Nicole  à  Paul  M. 

Ischl,  le  14  août  69. 

...  Parle-moi  d'abord  de  Rome,  de  Rome  où  je  m'indigne 
de  n'être  pas  encore  allé.  —  Je  me  suis  un  peu  consolé  en 
me  plongeant  dans  les  inscriptions  romaines  d'Orelli.  Il  y 
en  a  plus  de  sept  mille,  c'est  donc  une  vraie  mer  à  boire, 
mais  il  n'y  en  avait  pas  trop  pour  ma  soif.  J'ai  le  droit  de 
dire  que  j'ai  aussi  passé  mon  hiver  à  Rome.  Ce  n'est  pas 
sans  doute  la  ville  des  Beaux-Arts  que  j'ai  étudiée  comme 
toi,  je  n'avais  que  la  Rome  ancienne,  il  a  fallu  m'en 
contenter.  Je  t'assure  que  j'ai  ressenti  des  joies  bien  vives 
pendant  ce  travail.  Le  recueil  d'Orelli  est  très  complet, 
il  renferme  une  espèce  d'encyclopédie  romaine  :  géographie, 
histoire,  administration  intérieure,  vie  des  provinces,  vie 
privée  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  tout  s'y  trouve 
et  beaxicoup  de  choses  avec.  Le  tableau  changeant  du  monde 
romain  se  reconstruit  peu  à  peu  devant  vous.  C'est  labo- 
rieux, c'est  aride  parfois,  et  l'on  n'a  pas  toujours,  en  lisant 
les  inscriptions,  cette  vue  instantanée  et  frappante  que  les 
monuments  doivent  Ai-v,  er,  mais  l'impression  qui  vous 
reste  a  l'avantage  d'èl.' .    complète. 

ii3 


çojyage  d'études 

Deux  idées  surtout  ont  ressorti  pour  moi  de  cette  immense 
galerie  de  détails  :  la  force  écrasante  de  l'esprit  romain,  sa 
victoire  absolue  sur  toutes  les  autres  nationalités,  voilà  ma 
première  idée.  Le  peu  de  différences  essentielles  entre  la 
civilisation  d'alors  et  la  nôtre,  voilà  ma  seconde.  Ce  n'est 
pas  neuf,  mais  à  présent,  je  suis  sur  que  c'est  vrai.  Toi  qui 
as  vu  Rome  à  Rome,  dis-moi  ce  que  tu  penses  de  mes 
idées. 

L'année  dernière.  J'ai  fait  le  voyage  de  Genève  à  Odessa 
par  Marseille,  Messine  et  Gonstantinople.  C'était  magnifique. 
C'est  un  grand  bonheur  que  Dieu  m'a  donné.  Que  de 
tableaux  je  vois  revivre  par  le  souvenir!  Sans  parler  de  la 
Corse  et  de  la  Sardaigne  qui  ont  pourtant  leur  prix,  surtout 
la  Sardaigne  avec  ses  beaux  rochers  qui  tombent  dans  la 
mer,  avec  Caprera  et  la  petite  maison  blanche  de  Garibaldi, 
j'ai  traversé  au  lever  du  soleil  le  détroit  de  Messine  entre 
l'Etna  d'un  côté,  semblable  au  fronton  d'un  immense  temple 
grec,  et  la  Calabre  de  l'autre,  bordée  de  collines  rocheuses 
d'une  couleur  que  j'aurais  voulu  prendre  à  ton  intention. 

Et  la  Grèce  !  Je  l'ai  vue  aussi,  presque  tout  le  Péloponèse  ; 
les  trois  pointes  de  la  feuille  de  platane  ont  passé  devant 
moi;  le  golfe  de  Messénie,  le  Taygète,  tout  le  pays  de 
Sparte.  Ah,  le  Taygète,  ces  sommets  couverts  de  neige,  et 
cette  mer  au  pied;  ce  mélange  de  montagnes  et  d'eau,  de 
hauteur  et  d'inlini,  et  cette  lumière  qui  enchante  tout  cela; 
c'est  quelque  chose  qu'il  faut  que  tu  voies. —  J'ai  passé  près 
de  Cythère,  île  très  nue,  en  souvenir  de  Vénus;  près  de 
l'Argolide,  enfin  près  d'Athènes.  Oui,  cher  ami,  j'ai  vu  le 
Pirée,  l'Acropole  et  le  Parthénon  ;  j'ai  entendu  cette  musique 
inexprimable  qui  se  dégage  de  ces  ruines,  et  je  n'y  suis  pas 
monté  !  A  Marseille  on  nous  avait  promis  un  arrêt  de 
cinq  heures,  et  le  capitaine,  je  ne  sais  pour  quelle  raison 
d'économie,  s'est  remis  en  marche  au  bout  d'une  heure.  Je 
pleurais  presque  en  voyant  Athènes  s'éloigner. 

Je  ne  .veux  pas  te  mener  plus  loin  pour  cette  fois  :  si  je 
franchissais  les  Dardanelles,  il  faudrait  aller  à  Gonstanti- 
nople, et  il  ne  me  resterait  rien  pour  ma  prochaine  lettre. 
C'est  mon  ami  Paul  Milliet  qui  devrait  m'envoyer  quelques 
bribes  de  son  superflu;  lui  qui  ne  sort  de  Pai-is  que  pour 

ii4 


CORRESPONDANCE    DE    J.    NICOLE 

vivre  à  Rome  et  qui  est  continuellement  dans  une  atmo- 
sphère saturée  d'idéal... 

Paul  M.  à  J.  Nicole 

Paris,  23  août  69. 

...  Tu  me  demandes  si  le  mouvement  politique  m'inté- 
resse. Il  faudrait  être  bien  égoïste  pour  y  demeurer  complè- 
tement étranger.  J'ai  suivi  quelques  réunions  électorales; 
j'ai  eu  l'honneur  d'être  bousculé  par  les  sergents  de  ville; 
j'ai  entendu  des  discours  furibonds,  où  Jules  Favre  était 
accablé  d'injures;  on  lui  reprochait  surtout  de  n'être  pas 
athée.  Cela  ne  m'a  pas  empêché  de  voter  pour  lui.  Mon  père, 
qui  a  bien  le  droit  d'être  irréconciliable,  votait  pour  Roche- 
fort.  Quant  à  l'émeute,  personne  n'a  su  au  juste  ce  que 
c'était,  ni  qui  l'avait  faite. 

Je  n'ai  pas  tardé  à  reprendre  ma  vie  accoutumée,  et  je 
crois  bien  que  je  ne  serai  jamais  un  homme  politique.  Je  vis 
trop  dans  un  monde  imaginaire,  en  dehors  de  l'espace  et  du 
temps.  N'ai-je  pas  eu  de  longues  et  délicieuses  causeries 
avec  Giotto   et  avec  Michel-Ange? 

Ah,  cher  ami,  quel  beau  rêve  j'ai  fait  pendant  quatre  mois, 
dans  ce  pays  enchanté,  où  le  passé  est  encore  si  vivant  ! 

...  D  me  faut  du  calme,  du  recueillement,  pour  que  l'en- 
thousiasme me  gagne.  Quand  je  suis  seul,  enfermé  dans 
quelque  adorable  chapelle,  assis  en  face  d'une  fresque  de 
Giotto,  je  regarde,  immobile,  je  regarde  pendant  des  heures. 
J'ai  fait  abdication  complète  de  ma  réflexion,  de  ma  volonté, 
je  suis  absolument  passif.  Je  ne  pense  plus,  je  regarde...  Je 
sais  à  peine  si  je  vis,  c'est  l'anéantissement  dans  la  contem- 
plation. 

Et  pendant  ce  temps-là  l'image  se  grave  peu  à  peu  en 
moi,  comme  sur  la  plaque  du  photographe,  et  devient  un 
souvenir  ineffaçable.  Cela  est  tout  instinctif.  Et  alors,  une 
émotion  vague  arrive,  faible  d'abord,  comme  un  flot 
murmurant  ;  elle  grandit,  c'est  une  marée  montante  qui 
m'emporte,  je  bois  le  chef-d'œuvre  à  longs  traits,  je  m'en 
imprègne;  c'est  une  vision,  une  extase;  je  me  confonds 
avec  l'œuvre,   comme  le  mystique  avec  Dieu. 

J'en   suis   à  me   demander  si  cet  état  d'esprit  n'est  pas 

n5 


voj'age  d'études 

désastreux  pour  l'originalité  ;  mais  je  le  goûte  si  rarement 
et  j'y  trouve  tant  de  charmes  que  je  n'ai  jamais  su  résister. 
D'ailleurs  U  me  reste  dans  la  mémoire  une  image  que  je 
puis  consulter  ensuite  pour  faire  la  part  de  l'éloge  et  du 
blâme,  mais  il  m'est  impossible  d'admirer  et  de  juger  à  la 
fois. 

...  Tu  me  parles  de  Rome,  mais  de  la  Rome  antique,  de 
sa  force,  de  ses  conquêtes,  de  sa  civilisation  si  peu  diifé- 
rente  de  la  nôtre  ;  mais  dans  la  Rome  des  Papes  il  ne  reste 
rien  de  cela.  J'ai  été  véritablement  attristé,  et,  sans  les 
chefs-d'œuvre  qui  font  oublier  tout  le  reste,  on  se  dégoûte- 
rait vite  de  cette  sale  ville  et  de  son  sale  peuple.  Je  ne 
suis  pas  encore  arrivé  à  comprendre  la  beauté  des  tas 
d'ordures,   (i) 

Partout  une  architecture  théâtrale,  prétentieuse,  des 
statues  de  style  flamboyant,  partout  la  pose  et  l'ostentation. 
Le  luxe  révoltant  du  clergé,  la  mine  insolente  des  laquais, 
l'air  cafard  et  bas  des  robustes  mendiants  qui  vous  pour- 
suivent, un  culte  pompeux  et  vide,  mélange  de  superstition 
et  de  débauche,  (2)  les  antiques  Romains  devenus  des 
brigands  ou  des  crétins,  n'ayant  plus  ni  dignité,  ni  cœur, 
ni  sens  moral,  tout  cela  n'est-il  pas  triste  ? 

Dans  le  reste  de  l'Italie,  j'ai  trouvé  partout  celte  politesse 
simple  qui  distingue  les  hommes  libres.  A  Rome,  on  est 
insolent  ou  rampant  selon  le  pourboire.  Avec  de  l'argent 
ou  des  protections  tout  est  permis. 

Les  fresques  de  Michel-Ange  sont  noircies  par  la  fumée 
des  cierges.  On  appuie  chaque  semaine  des  échelles  sur  les 
plus  belles  ligures  du  Jugement  dernier,  et  des  manœuvres 
sont  dessus  qni  cognent  sans  respect.  Je  l'ai  vu,  et  cela 
me  faisait  lui  mal  physique  ;  mon  cœur  se  serrait.  Dans 
ces  moments-là,  moi  inoffensif,  j'aurais  voulu  cravacher 
ces  brutes,  ou  plutôt  ceux  qui  les  commandent.  C'est  qu'il 
s'agissait  de  choses  importantes  !  Il  fallait  bien  changer 
les  tentures  d'un  autel  qu'on  a  eu  l'heureuse  idée  de  plaquer 


(i)  Cf.  G.  Bizet.  Lettres  de  Rome. 

(a)  N'est-ce  pas  exagéré?  me  demande  J.  Nicole.  —  Je  réponds 
Non. 

116 


CORRESPONDANCE    DE    J.    NICOLE 

sur  le  groupe  central  du  Jugement  dernier.  Et  cette  céré- 
monie se  renouvelle  à  chaque  fête  !  Que  deviendrait  la 
religion  si  la  Chapelle  Sixtine  n'était  pas  tendue  de  blanc 
le  jour  de  l'Immaculée  Conception? 

C'est  alors  qu'il  faut  voii>  sous  un  dais  splendide,  le  Pape 
debout,  qui  reçoit  sans  rii-e  l'encens  qu'on  lui  lance  au  nez 
de  toutes  parts  comme  à  une  idole,  au  milieu  des  chants 
solennels  ;  tandis  que  la  foule  se  prosterne  et  baise  la  terre 
à  ses  pieds.  Quel  spectacle  pittoresque  !  Mais  cela  révolte 
trop  pour  qu'on  puisse  admirer  sans  arrière-pensée. 


La  querelle  des  Classiques  et  des  Romantiques  sem- 
blait terminée,  mais  les  survivants  des  luttes  de  i83o 
avaient  conservé  des  convictions  passionnées  et  exclu- 
sives dont  la  violence  nous  étonne  aujourd'hui. 

Paul  M.  à  J.  Nicole 

Août  69. 

M.  Perrin  vient  de  me  faire  une  scène  dont  j'ai  été 
profondément  troublé.  Tu  t'en  souviens,  l'ami  d'Orsel  pré- 
tend mettre  la  peinture  au  service  de  la  religion  et  de  la 
morale.  Il  n'admet  rien  en  dehors  des  Primitifs.  Raphaël 
et  Michel-Ange  sont  pour  lui  déjà  dans  la  décadence. 
—  Je  trouve  ces  idées  exagérées  ;  pourtant  avec  une  petite 
part  de  vérité,  et,  pour  mettre  de  l'ordre  dans  mes  études, 
j'avais  consacré  mon  voyage  presque  exclusivement  aux 
artistes  du  quinzième  siècle.  J'avais  travaillé  avec  ardeur, 
avec  délices.  Le  découragement  avait  été  longtemps  ma 
maladie,  mais  je  revenais  d'Italie  fortifié  par  l'étude  des 
maîtres  et  comme  enivré  de  leurs  chefs-d'œuvre.  — 
M.  Perrin  me  reçut  froidement  et,  ouvrant  à  peine  mon 
carton,  il  y  jeta  un  coup  d'œil  rapide,  tout  en  poussant 
des  exclamations  de  dédain  et  presque  d'indignation. 
Puis  se  levant  :  «  M.  Lugardon,  dit-il,  vous  a  autrefois 
recommandé  à  moi;  à  sa  considération  je  crois  devoir 
vous  dire  franchement  la  vérité.  » 

117  Italie.  —  -}. 


voyage  d'études 

Ce  début  m'effraya.  Déjà  au  retour  de  mon  premier 
voyage,  M.  Perrin  m'avait  conseillé  de  mettre  à  part 
deux  ou  trois  dessins  et  de  brûler  tout  le  reste.  Il  y  avait 
du  feu  dans  le  salon,  et  il  semblait  m'inviter  à  faire  en 
sa  présence  cet  autodafé  solennel.  Puis,  voyant  que  je 
n'avais  pas  assez  d'héroïsme  pour  sacrifier  mes  chers 
souvenirs,  il  me  conseilla  d'en  faire  un  paquet  et  d'y 
mettre  les  scellés,  pour  ne  l'ouvrir  quau  jour  où  je  serais 
de  force  à  résister  aux  mauvais  exemples.  —  Je  m'atten- 
dais à  quelque  conseil  du  même  genre.  Ce  fut  bien  pis  ! 

—  «  Vos  parents  ont-ils  de  la  fortune  ?  continua 
M.  Perrin.  —  Monsieur,  répondis-je  très  troublé,  mes 
parents  me  permettent  de  continuer  mes  études  aussi 
longtemps  qu'il  le  faudra.  —  "Vous  êtes  dans  une  voie 
déplorable.  Si  vous  étiez  un  simple  amateur,  cela  aurait 
moins  d'importance...  et  encore?  Non,  je  vous  dirais  la 
même  chose.  Il  fallait,  dans  tout  votre  voyage,  faire 
seulement  deux  ou  trois  dessins.  Chaque  croquis  lâché 
est  un  pas  en  arrière.  Je  ne  vois  là  que  des  à  peu  près, 
des  barbouillages  romantiques,  c'est-à-dire  sans  con- 
science. » 

Et,  après  quelques  épithètes  injurieuses,  il  termina 
par  celle-ci  qu'il  lança  avec  une  expression  de  dégoût 
et    de    profond    mépris    :    «    C'est   du    Corrège  !  !  !  » 

Après  quoi,  il  s'est  radouci.  Pendant  plus  de  deux 
heures,  il  m'a  témoigne  beaucoup  d'intérêt,  me  disant  que 
je  lui  avais  donné  des  espérances,  qu'il  ne  fallait  pas 
chercher  des  qualités  inconciliables,  que  je  me  laissais 
influencer,  qu'il  fallait  faire  un  grand  effort  de  volonté, 
renoncer  à  mon  tableau  commencé,  m'enfermer  seul, 
pendant  une  année,  pour  copier  les  dessins  de  Flaxman, 
en  me  corrigeant  avec   des   calques. 

Ces  reproches  et  ces  conseils  perdaient  un  peu  de  leur 
poids  par  leur  exagération  même.  Mais  ce  qui  me  lit 
une  impression  bien  plus  forte,  ce  fut  de  voir  quelques 
dessins  d'Orsel.  —  M.  Perrin  me  les  expliqua  avec  un 
enthousiasme  communicatif,  de  vrais  chefs-d'œuvre  ! 
dans  une  manière  froide  et  abstraite,  mais  d'une  précision, 
d'une  science,   d'une    probité,    d'une   volonté  admirables! 

ii8 


CORRESPONDANCE    DE    J.    NICOLE 

Ces  émotions  m'avaient  remué  profondément.  Je  sortis 
en  remerciant  bien  sincèrement  M.  Perrin,  calme  en 
apparence,  mais  le  désespoir  dans  l'àme.  J'étais  donc  bien 
décidément  incapable  d'arriver  à  rien.  Après  quatre  mois 
d'efforts,  je  me  trouA^ais  moins  avancé  qu'avant.  J'étais 
brisé,    hors    de   combat. 

A  la  réflexion  pourtant,  je  me  suis  dit  que  chacun 
avait  ses  idées.  J'ai  les  miennes  auxquelles  je  tiens. 
Je  ne  changerai  d'opinion  que  pour  de  bonnes  raisons  et 
non  pas  sur  l'avis  d'un  seul  maître,  quels  que  soient  son 
mérite   et  son  autorité. 

En  i83o,  il  y  avait  deux  camps,  aujourd'hui  chacun 
marche  seul.  Nous  n'admettons  plus,  pour  notre  usage  du 
moins,  la  distinction  entre  coloristes  et  dessinateurs,  dis- 
tinction utile  seulement  pour  la  critique  et  l'histoire  de 
l'art.  Un  peintre  ne  doit  exagérer  volontairement  ni  ses 
qualités  ni  ses  défauts,  pour  se  faire  une  originalité  factice. 
Tout  ce  qu'on  peut  lui  demander,  c'est  d'exprimer  avec 
sincérité  ce  qu'il  voit  et  ce  qu'il  sent;  réalité  ou  vision,  peu 
importe,  pourvu  qu'il  puisse  dire  en  conscience  :  voilà  ce 
que  j'ai  vu. 

Cette  malheureuse  scène  m'a  attristé;  je  me  suis  remis 
au  travail  sans  goût.  Quelques  petits  succès  d'école,  qui 
n'ont  guère  d'importance,  ont  pourtant  contribué  à  me 
rendre  courage. 

Et  toi,  cher  ami,  viendras-tu  à  Paris  pour  un  hiver  seule- 
ment! Je  souhaite  que  le  paquet  de  programmes  que  je 
t'envoie  soit  un  hameçon  capable  de  te  prendre  et  de  te 
retenir. 

Jules  Nicole  à  Paul  M. 

Pétersbourg,  le  i3  janvier  70. 

Les  Russes,  qui  sont  de  trois  cents  ans  en  retard  sur 
nous,  ont  imaginé,  pour  qu'on  s'en  aperçoive  moins,  de 
nous  reconnaître  dans  leur  calendrier  une  avance  de  treize 
jours.  C'est  ce  qui  fait  que  je  suis  encore  entre  Noël  et  le 
nouvel  an,  c'est-à-dire  en  congé,  et  j'en  profite  pour  causer 
un  peu  avec  toi. 

119 


çoj''age  d'études 

Je  pense  constamment  à  mon  projet  d'études  à  Paris  :  je 
travaille  et  j'économise;  j'économise  surtout,  c'est  la  condi- 
tion sine  qna  non  de  toute  étude  désintéressée.  Je  me  livre 
donc  à  la  soif  des  richesses,  au  plaisir  d'entasser;  je  m'in- 
forme des  meilleurs  placements;  j'ai  l'œil  sur  la  cote  et  je 
surveille  les  oscillations  du  change.  Tu  ne  m'en  aurais  pas 
cru  capable. 

Cependant  mon  ardeur  au  gain  ne  m'empêche  pas  de 
travailler.  Je  partage  mes  heures  de  loisir  entre  le  russe, 
car  il  faut  bien  que  je  rapporte  quelque  chose  de  mon 
séjour  ici,  et  mes  chers  auteurs  anciens.  Je  suis  le  pro- 
gramme de  la  licence-ès-lettres  ;  du  reste  il  n'a  rien  de  très 
formidable,  et  avec  lui  je  ne  fais  pas  beaucoup  de  nouvelles 
connaissances.  J'aurai  passablement  à  relire,  ce  qui  est 
ennuyeux,  lorsqu'il  y  a  tant  de  choses  qu'on  n'a  pas  lues. 
En  tète  des  auteurs  grecs  se  trouve  Sophocle  pour  le 
Philoctète,  que  j'ai  déjà  traduit  avec  délices.  Quelle  perfec- 
tion, dans  (juelle  simplicité!... 

(Suit  une  analyse  enthousiaste  du  chef-d'œuvre). 

Après  Sophocle  vient  Euripide  pour  Hippolyte.  Quelle 
chute!  Quelle  dififérence,  je  ne  dis  pas  avec  Sophocle,  mais 
avec  Racine.  Les  trois  quarts  de  la  pièce  ne  sont  pas  d'un 
poète,  mais  d'un  faiseur.  Des  réflexions  philosophiques,  de 
vraies  dissertations  aux  endroits  les  plus  pathétiques.  On 
dirait  du  Voltaire,  traduit  mille  ans  d'avance.  Les  chœurs 
ne  sont  qu'un  remplissage  harmonieux.  A  cette  harmonie 
près,  c'est  la  musique  d'entr'acte  de  la  Comédie-Française  ; 
aucun  rapport  avec  les  épisodes.  De  temps  en  temps  quel- 
ques vers  admirables  viennent  vous  rappeler  que  c'est 
pourtant  à  Athènes  qu'Euripide  écrivait.  J'espère  pour  lui 
et  pour  moi  qu^Hippolyte  est  sa  plus  mauvaise  pièce. 
'  Dans  ta  prochaine  lettre  je  te  prie  de  me  copier  la  tra- 
duction latine  des  vers  49^  à  492-  Tu  as  l'édition  Didot, 
moi  je  n'ai  que  le  texte  grec,  (i) 


(i)  Mon  ami  lisant  une  édition  dont  le  texte  était  altéré,  avait 
su,  au  moyen  de  corrections  ingénieuses  et  savantes,  rétablir  la 
meilleure  leçon. 


CORRESPONDANCE    DE   J.    NICOLE 

Pardonne-moi,  cher  ami,  de  te  faire  la  victime  de  mes 
études.  Je  n'ai  que  toi.  Quand  je  serai  à  Paris,  tu  en  verras 
bien  4'autres. 

Et  toi,  comment  vas-tu?  Est-ce  que  tu  fais  toujours  bon 
ménage  avec  ton  Hamadryade?  Elle  est  venue  souvent  me 
voir  cette  ligure  si  naïvement  divine  ;  c'est  surtout  quand 
je  travaille  à  mon  grec  qu'elle  m'apparait  sortant  de  son 
chêne. 

...  A  Genève  on  me  regarde  déjà  comme  un  Russe  et 
j'aurai  à  faire  des  frais  considérables  d'amabilité  et  de 
patriotisme,  quand  il  s'agira  de  me  gagner  une  place  à 
notre  soleil.  Il  y  a  des  moments  où  j'ai  bien  peur  de  rester 
ici  pour  tout  de  bon  ;  il  me  semble  que  je  pousse  des 
racines  comme  Philémon,  et  j'ai  besoin  de  me  dire  bien  vite 
pour  me  rassurer  que  je  n'ai  pas  de  Baucis. 

Paul  à  J.  JVicole 

25  janvier  i8;o. 

...  Tu  me  demandes  des  nouvelles  de  mon  Hamadryade. 
Elle  a  un  peu  changé  depuis  que  tu  ne  l'as  vue.  J'ai  le 
malheur  de  croire  tout  ce  qu'on  me  dit,  et  chaque  fois  que 
quelqu'un  vient  voir  mon  tableau,  je  le  recommence,  sans 
arriver  à  contenter  ni  les  autres  ni  moi-même.  Mon  chêne 
a  presque  suivi  les  saisons  ;  pour  le  moment  il  est  en 
automne;  je  ne  sais  pas  s'il  va  reverdir  au  printemps. 

...  Je  suis  bien  loin  de  partager  ton  dédain  pour  Euripide 
et  en  particulier  pour  VHippolyte  que  l'on  s'accorde  géné- 
ralement à  regarder  comme  l'une  de  ses  meilleui-es  pièces. 
Schlegel  a  écrit  en  français  un  opuscule  pour  démontrer  la 
supériorité  de  la  pièce  grecque  sur  la  Phèdre  de  Racine.  Je 
ne  veux  pas  dire  qu'il  n'y  ait  pas  des  changements  heureux 
dans  la  pièce  française  ;  le  rôle  de  Phèdre  tout  entier  est 
admirable,  mais  l'élégance  même  du  langage  nous  ramène  à 
chaque  instant  à  une  époque  trop  civilisée.  La  Phèdre 
d'Euripide  est  plus  éloignée  de  la  réalité  moderne,  et,  pour 
les  Grecs,  la  fatalité  de  la  passion  en  atténuait  l'horreur.  — 
La  pompe  monotone  de  l'alexandrin  et  le  manque  de  vraie 
simplicité   me  semblent   balancer  largement    les  arguties 


voj^age  d'études 

philosophiques  d'Euripide.  Comment  peux-tu  supporter  la 
tendre  Aricie  et  «  ses  innocents  appâts  »?  et:  «si  je  la  haïs- 
sais, je  ne  la  fuirais  pas  »,et  :  «  vous  voyez  devant  vous  un 
prince  déplorable  ».  Ce  sont  des  personnages  de  VAstrée 
qui  pai'lent  ainsi,  et  je  ne  puis  pas  me  représenter  Aricie 
autrement  que  vêtue  du  petit  péplum  en  flanelle  rose 
qu'elle  porte   aujourd'hui  au  théâtre. 

Quant  à  l'Hippôlyte  de  Racine,  il  me  semble  fade,  galant 
et  bête  comme  un  petit  marquis.  S'il  connaît  l'amour,  c'est 
probablement  par  les  romans  de  mademoiselle  de  Scudéry. 
Il  est  loin  du  jeune  ascète  mystique,  si  vivant,  si  original, 
si  plein  de  charme  qu'a  peint  Euripide,  et  que  j'aime 
tant. 

Pour  moi  qui  cherche  dans  les  poètes  des  sujets  de 
tableaux,  j'en  ai  rarement  trouvé  d'aussi  nombreux  et 
d'aussi  beaux  que  dans  VHippolyte.  C'est  une  de  mes  pièces 
de  prédilection.  Assurément  ce  n'est  pas  d'un  art  aussi 
grand  ni  aussi  pur  que  celui  de  Sophocle,  mais  quelle  mise 
en  scène  admirable!  Dès  le  début,  ces  jeunes  gens  qui 
reviennent  de  la  chasse;  Hippolj'te  passant  dédaigneuse- 
ment devant  la  statue  de  Vénus  pour  aller  offrir  à  Diane 
une  couronne.  —  Que  de  fois,  quand  je  me  promenais  seul 
dans  la  forêt  en  écoutant  le  bruit  des  feuilles,  ai-je  songé 
à  ces  mystiques  entretiens  de  Diane.  —  Encore  un  tableau 
que  je  tâcherai  de  faire  :  Hippolyte  écoutant  la  voix  de 
Diane  invisible  pour  lui. 

Jules  Nicole  à  Paul  M. 

Varsovie,  (i) 

En  arrivant  à  Varsovie,  j'ai  vu  bien  des  choses  dignes 
d'attention.  Comment  ne  pas  s'intéresser  à  cette  population 
si  sympathique,  pour  ne  pas  dire  plus  ;  et  puis  quel  contraste 
pittoresque,  inconnu  dans  nos  pays  d'égalité,  n'offrent  pas 
ces  deux  peuples,  les  Chrétiens  et  les  Juifs,  vivant  dans  les 
mêmes  rues,  mais  aussi  séparés  de  condition  et  de  figure 
que  les  blancs  et  les  nègres  en  Amérique. 


(I)  Cette  lettre,  commencée  en  janvier,  ne  fut  terminée  que  le 
3  juin  i8;o. 


CORRESPONDANCE   DE    J.    NICOLE 

Je  n'ai  pas  vu,  même  en  Espagne,  un  type  aussi  beau, 
aussi  intelligent,  une  proportion  aussi  forte  de  jolies 
femmes  que  chez  les  Polonais  ;  et  presque  aussi  nombreux 
qu'eux  sont  les  Juifs,  tous  laids,  vêtus  de  longues  redin- 
gotes graisseuses  qui  leur  tombent  sur  les  talons  et  portant 
deux  boucles  de  cheveux  frisés,  deux  tire-bouchons,  qui 
pendent  sur  leurs  joues  et  donnent  à  leur  laideur  quelque 
chose  d'efféminé. 

Et  voilà  que,  pour  être  resté  six  mois  sans  t'écrire,  je 
suis  obligé  de  me  rabattre  sur  les  Juifs  de  Varsovie.  Mais 
j'ai  pris  envers  moi-même  l'engagement  sérieux  de  ne  plus 
laisser  traîner  les  choses  ainsi.  C'est  en  les  laissant  s'allon- 
ger indéfiniment  qu'on  brise 

Ces  fils  mystérieux  où  nos  cœurs  sont  liés. 

Et  je  ne  veux  pas   briser  le  nôtre. 

Je  relisais  celte  semaine  les  Nuées  d'Aristophane,  et 
chaque  mot  de  Strepsiade  venait  réveiller  les  souvenirs  des 
temps  heureux.  Je  te  voyais  assis  à  côté  de  moi,  en  face  de 
Bétant  qui  faisait  le  paysan  :  «  Viens  ici  pour  que  tu 
pleures.  »  Et  «  croquer  le  marmot  »  !  Et  «  empompadonrer  »  / 
S'il  y  a  un  paradis  et  que  nous  y  allions,  je  suis  bien  sûr 
que  nous   y  recommencerons  les   Nuées. 

Paul,  l'étudiant  insoucieux  qui,  en  1869,  s'occupait 
uniquement  de  littérature  et  d'art,  était  loin  de  prévoir 
les  événements  tragiques  auxquels  il  allait  bientôt  se 
trouver  mêlé. 


I^h 


/•v-S^ 


TABLE  DE  CE  CAHIER 


PAOES 

une  famille  de  républicains  fouriéristes i 

les  MilUet 3 

VIII.  —  voyage  d'études 

en  Italie 5 

i868-i86y 7 

I.  —  MILAN 9 

Août- Septembre  i868  ; 

Premier  tableau  :  une  Hamadryade.  —  Orsel  et 
Perrin.  —  Second  voyage  en  Italie.  —  Luini  à 
Milan  et  à  Saronno.  —  Lettres  de  deux  jeunes 
artistes.  —  Métaphysique  enfantine. 

II.  —  PADOUE 3l 

Septembre-Octobre  i868  ; 

Giotto.  La  chapelle  de  l'Arena.  Allégories.  —  Un 
professeur  trop  savant. 

III.  —  RAVENNE 43 

Octobre  1868; 

Mosaïques  byzantines. 

127 


premier  cahier  de  la  treizième  série 

IV.  —  SÉJOUR   A   FLORENCE 53 

Octobre  1868; 

La  Chapelle  des  Espagnols.  —  Andréa  Pisano.  — 
Ghiberti.  —  Donatello.  —  Masaccio.  —  Filippo 
Lippi.  —  Ghirlandajo.  —  Botticelli.  —  Lettres  de 
Louise. 

V.  —  ASSISE   ET   ROME ^5 

Novembre  1868  —  Janvier  18  6g; 

Assise.  —  Allégories.  —  Rome.  —  Raphaël.  — 
Mosaïque  de  Sainle-Pudentienne.  —  Lettres  de 
Louise. 

VL  —  Janvier  —  Février  1869 97 

Orvieto.  —  Signorelli.  —  Sienne.  —  Le  Sodoma.  — 
Fresques  de  Monte-Oliveto.  —  Parme.  —  Gorrège. 

VII.  —  1869-1870 III 

CORRESPONDANCE    DE    J.  NICOLE    AV'EC    PAUL    M. 

Table  de  ce  cahier 127 


Nous  avons  donné  le  bon  à  tirer  après  corrections 
pour  dix-huit  cents  exemplaires  de  ce  premier  cahier 
et  pour  quatorze  exemplaires  sur  whatman  le  mardi 
premier  août  igii. 

Le  gérant  :  Charles  Péguy 
Ce  cahier  a  été  composé  et  tiré  par  des  ouvriers  syndiqués 
Julien  Crémieu,  imprinieui-,  n  et  i5,  rue  Pierre-Dupont,  Suresnes.  —  5954 


Landct.  —  i 


un  nouoeau  théologien 


y 


M.  Fernanû  Lauclet 


I 


Le  Bulletin  des  professeurs  catholiques  de  l'Univer- 
sité,/)a6/jcaiion  mensuelle,  première  année,  abonnement 
six  francs  par  an,  Joseph  Lotte,  professeur  au  Lycée, 
I,  rue  Daniel,  Coutances,  Manche,  dans  son  numéro  y, 
du  20  juillet  igii,  a  publié  le  communiqué  suivant. 
Nous  le  reproduisons  intégralement.  Nous  changeons 
seulement  les  numéros  des  paragraphes,  pour  les  faire 
entrer  dans  notre  comptabilité  générale.  Nous  avons 
rétabli  quelques  paragraphes  et  fragments  de  para- 
graphes supprimés  du  Bulletin  au  dernier  moment  pour 
obéir  aux  nécessités  de  la  mise  en  page. 


Laudet,  —  i. 


< 


Contances,  le  jeudi  20  juillet  igii. 


Les  quelques  catholiques  égarés  à  la  Revue  hebdo- 
madaire ont  lu  avec  stupeur  l'article  que  M.  Fernand 
Laudet.  le  directeur  de  celte  revue,  a  fait  paraître,  dans 
son  numéro  24,  du  17  juin  191 1,  contre  les  vérités 
essentielles   de  notre   foi. 

Cet  article  est  signé  François  le  Grix.  Il  nous  a  été 
impossible  à  Coutances  de  savoir  si  ce  nom,  totalement 
inconnu  dans  les  lettres  françaises,  est  un  pseudonyme 
de  M.  Laudet  ou  s'il  ne  s'agirait  pas  de  quelque 
comparse  qui  existerait  en  réalité  dans  les  bureaux  de 
cette  Revue.  Dans  le  doute  nous  continuerons  à  le 
nommer   M.   le   Grix. 

L'article  est  dirigé  apparemment  contre  le  Mystère  de 
la  Charité  de  Jeanne  d'Arc.  Il  vise  en  réalité  les  propo- 
sitions les  plus  fermes  de  notre  théologie. 

Ce  sera  l'honneur  de  Péguy  que  l'on  ne  pourra 
jamais  entreprendre  de  ruiner  son  mystère  sans  se 
condamner  par  là-même  à  entreprendre  de  ruiner,  dans 
son  œuvre ,  les  fondements  mêmes  de  notre  foi . 
M.  Laudet,  ou  M.  le  Grix,  nous  en  sera  un  nouvel 
exemple.  Nous  n'aurions  pas  retenu  cet  exemple  s'il  ne 
%'agissadt  cette  fois-ci  d'une  revue  qui  prétend  depuis 

12 


un  nouveau  théologien 

quelques  années  se  faire  une  clientèle  dans  le  monde 
catholique. 

On  sait  assez  que  dans  les  termes  mêmes  M.  Péguy 
n'emploie  pas  une  expression  qui  ne  soit  prise  dans  le 
sens  le  plus  rigoureusement  et  pour  ainsi  dire  le  plus 
techniquement  théologique.  On  n'en  saurait  dire  autant 
de  M.  Laudet.  L'inexpérience  incroyable  de  son  langage 
aussitôt  qu'il  s'agit  des  vérités  de  la  foi  rend  souvent 
malaisément  saisissables  les  hérésies  dont  son  article 
est  bourré.  Elles  n'en  sont  que  plus  dangereuses  et 
nous   essaierons   de   les   mettre   en   français. 

§  86.  —  ...  «  après  le  rationalisme  blasphématoire 
de  Thalamas,  écrit  M.  Laudet,  après  les  pieuses  et 
laïques  exégèses  d'Anatole  France  »  ...  —  Ainsi  pour 
M.  Laudet  la  Vie  de  Jeanne  d'Ai^c  de  M.  Anatole  France 
est  une  pieuse  et  laïque  exégèse. 

Que  l'œuvre,  ou  plutôt  que  le  livre,  ou  plutôt  que  les 
deux  volumes  de  M,  Anatole  France  soient  l'œuvre 
d'un  laïque,  nul  ne  le  conteste.  M.  Anatole  France  n'a 
jamais  émis  la  prétention  d'être  un  clerc.  Qu'est-ce  que 
c'est  là-dessus  qu'une  exégèse  laïque,  M.  Laudet  serait 
peut-être  bien  en  peine  de  nous  l'expliquer.  On  avait 
cru  jusqu'ici  qu'il  n'y  avait  qu'une  exégèse,  et  qu'elle 
était,  ou  qu'elle  prétendait  être  scientifique.  Et  surtout 
qu'est-ce  que  c'est  qu'une  laïque  e.xégèse.  Et  enfin 
qu'est-ce  qu'une  exégèse.  On  nomme  généralement 
exégèse  l'établissement  et  l'interprétation  d'un  texte 
sacré.  Particulièrement  d'un  texte  sacré  antique.  Ni  des 
textes  en  forme  de  procès-verbaux  et  d'actes  notariés 
de  deux  procès  ecclésiastiques  du  commencement  ou 


M.    FERXAXD    LAUDET 

enfin  du  premier  tiers  et  du  milieu  du  quinzième  siècle 
ne  sont  des  textes  sacrés,  ni  ils  ne  sont  des  textes 
antiques.  L'établissement,  la  lecture  et  l'édition  de  ces 
textes  ne  constitue  pas  proprement  une  exégèse.  Enfin, 
cher  monsieur  Laudet,  ce  n'est  point  M.  Anatole  France 
qui  nous  a  donné  les  textes  des  Procès.  Michelet  les 
avait  lus  et  Quicherat  en  a  fait  du  premier  coup  une 
édition  que  l'on  peut  dire  éternelle.  Tout  ce  que  l'on 
peut  lui  reprocher,  quand  on  travaille  dessus,  est  peut- 
être  que  sa  table  analytique  des  matières  n'est  pas 
complète. 

Mais  ne  querellons  point  M.  Laudet  sur  des  fautes  de 
français.  La  propriété  des  termes  n'est  évidemment 
point  son  fort.  Non  seulement  il  trouve  que  M.  Anatole 
France  a  fait  une  exégèse.  Mais  il  trouve  qu"il  a  fait 
une  pieuse  exégèse.  Nous  avons  dit  souvent  que  les 
attaques  les  plus  violentes,  les  persécutions  les  plus 
brutales  contre  notre  foi  étaient  infiniment  moins 
dangereuses  que  les  tentatives  d'insinuation  douce- 
reuses. Ou  plutôt  les  attaques  violentes,  les  persécu- 
tions brutales  ne  sont  point  dangereuses  pour  notre  foi. 
Elles  ne  font  que  de  la  ranimer.  Seules  les  insinuations, 
les  tentatives  de  pénétration  doucereuses  peuvent  la 
corrompre.  Dans  ce  cas  particulier  nous  avons  toujours 
pensé  que  les  diatribes  de  M.  Thalamas  étaient  infini- 
ment moins  dangereuses  pour  le  culte  que  nous  rendons 
à  Jeanne  d'Arc  et  au  fond  infiniment  moins  impies  que 
les  insinuations  précautionneuses  de  M.  Anatole  France. 
Et  les  insinuations  précautionneuses  de  M.  Anatole 
France  elles-mêmes,  quand  elles  nous  étaient  présentées 
brutalement    par    les    combistes    elles    n'étaient    pas 


un  noiweau  théologien 

dangereuses.  Elles  peuvent  l'être  infiniment  quand  elles 
nous  sont  hj'pocritement  présentées  comme  des  piétés 
par  un  homme  comme  M.  Laudet,  dans  une  Revue 
comme  la  Revue  hebdomadaire.  Mais  ce  n'est  pas 
seulement  ici  une  question  de  quantité,  une  question 
de  degré.  C'est  une  question  de  foi. 

M.  Anatole  France  est  un  athée.  Nous  prenons  ici  ce 
mot  sans  aucune  arrière-pensée,  sans  aucune  intention 
d'injure.  Nous  ne  le  prenons  que  dans  son  sens  propre 
et  pour  ainsi  dire  technique  et  métaphysique.  Le  livre 
de  M.  Anatole  France  est  le  livre  d'un  athée.  La  Jeanne 
d'Arc  de  M.  Anatole  France  est  tout  ce  que  l'on  voudra, 
excepté  une  sainte  et  une  chrétienne.  Et  non  seulement 
la  Jeanne  d'Arc,  mais  tout  le  monde  qui  dans  le  livre 
de  M.  Anatole  France  entoure  cette  grande  sainte  est 
tout  ce  que  l'on  voudra,  excepté  un  monde  chrétien. 

M.  Anatole  France  est  athée  et  profondément  inchré- 
tien. Il  a  fait  un  livre  athée  et  profondément  inchrétien. 
Rien  à  dire  à  cela.  Au  moins  il  est  constant  avec  lui- 
même.  Mais  qu'ensuite  un  homme  comme  M.  Laudet, 
une  Revue  comme  la  Revue  hebdomadaire  endosse  pour 
ainsi  dire  cette  attitude  de  M.  Anatole  France  et  essaye 
de  faire  croire  à  sa  clientèle  catholique  et  généralement 
chrétienne  que  de  l'athéisme  et  de  l'impiété  constitue 
une  pieuse  exégèse,  là  est  la  tentative  de  détournement 
des  consciences  fldèles  que  nous  surveillerons  désor- 
mais. On  essayerait  en  vain  d'excuser  un  tel  abus  des 
mots  par  l'incapacité  d'écrire  ou  par  un  excès  de  flagor- 
nerie littéraire.  Tout  ceci  dépasse  infiniment  la  critique 
littéraire  et  même  la  flagornerie  politique  et  littéraire. 
Il  ^  a  là  un  plan  que  nous  ne  nous  lasserons  point  da 

14 


M.  FERNAXD  LAUDET 

dénoncer.  Ce  plan  éclate  dans  les  autres  propositions 
de  M.  Laudet. 

§  87.  —  ce  Péguy  en  arrive  à  ceci  de  nous  restituer, 
dit-il,  ...la  Jeanne  d'Arc  de  notre  populaire  histoire  de 
France,  la  Jeanne  d'Arc  de  cf  quand  nous  étions  petits  », 
la  surnaturelle  Jeanne  d'Arc,  enfin  sainte  Jeanne  d'Arc. 

cf  Qu'on  entende  surtout  bien  que  ce  n'est  pas  ici  une 
entreprise  historique.  Péguy  ne  raconte  pas  Jeanne 
d'Arc.  Il  ne  s'est  pas  entouré  de  documents.  A-t-il  lu 
seulement  les  histoires,  les  pièces  du  procès  ?  Je  n'en 
sais  rien.  Il  la  représente  ;  il  la  ranime,  présente  au 
milieu  de  nous  une  seconde  fois.  La  légende  lui  suffit; 
il  ne  la  critique  pas  ;  il  la  regarde  avec  des  yeux  clairs 
de  Français,  et  aussi  cette  vivante  empreinte,  ce  sillon 
lumineux  que  Jeanne  d'Arc  a  tracé  et  qui  se  lit  encore 
sur  tout  le  pays  de  France.  » 

Laissons  de  côté  cette  métaphore  imbécile  de  la  fin, 
ce  sillon  lumineux  qui  veut  se  hausser  au  grand  style. 
Remettons  en  forme  la  proposition  centrale.  Nous  disons 
que  cette  proposition  centrale  est  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  injurieux  pour  les  principes  essentiels  de  notre  foi. 

Laissons  de  côté  la  mauvaise  foi  avec  laquelle 
M.  Laudet  attaque  l'œuvre  de  M.  Péguy.  Si  M.  Péguy 
consent  de  se  détourner  quelques  semaines  d'écrire  le 
deuxième  Mystère  de  Jeanne  d'Arc,  il  pourra  peut-être 
engager  avec  M.  Laudet  une  conversation  intéressante. 
La  proposition  centrale  de  M.  Laudet  est  la  suivante  ; 

A'  —  Il  y  a  l'histoire  et  il  y  a  la  légende, 
I6 


un  nouveau  théologien 

B.  —  Restituer  : 

la    Jeanne    d'Arc    de    notre    populaire   histoire   de 
France  ; 
la  Jeanne  d'Arc  de  «  quand  nous  étions  petits  »  ; 
la  surnaturelle  Jeanne  d'Arc  : 
enfin  sainte  Jeanne  d'Arc  ; 

ce  n'est  pas  une  entreprise  historique  ;  la  légende  suffit. 

en  d'autres  termes  : 

C.  —  Il  y  a  l'histoire  et  il  y  a  la  légende.  La  légende 
comprend  : 

la  Jeanne  d'Arc  de  notre  populaire  histoire  de  France  ; 
la  Jeanne  d'Arc  de  «  quand  nous  étions  petits  »  ; 
la  surnaturelle  Jeanne  d'Arc  ; 
enfin  sainte  Jeanne  d'Arc. 

L'histoire  comprend  le  reste. 

§  88.  —  Cette  proposition  centrale  de  M.  Laudet 
comprend  on  pourrait  presque  dire  une  grosse  hérésie 
historique,  et  on  doit  certainement  dire  la  plus  grave 
et  la  plus  injurieuse  hérésie  en  matière  de  foi. 

D.  —  Hérésie  historique.  —  M.  Laudet  retire  de 
l'histoire  et  met  dans  la  légende  la  Jeanne  d'Arc  de 
notre  populaire  histoire  de  France.  Or  M,  Laudet  nous 
permettra  de  le  lui  dire,  il  n'y  a  qu'une  Jeanne  d'Arc 
au  monde  qui  soit  historique,  et  c'est  la  Jeanne  d'Arc 
de  notre  populaire  histoire  de  France.  Et  il  n'y  a  qu'une 
Jeanne  d'Arc,  ou  enfin  si  je  puis  dire  une  catégorie  de 
Jeanne  d'Arc  au  monde  qui  soient  légendaires,  et  ce 

i6 


M.    FERNAXD    LAUDET 

sont  précisément  celles  qui  sont  nées  dans  les  imagi- 
nations du  Parti  Intellectuel,  notamment  dans  la  pauvre 
imagination  de  M.  Fernand  Laudet.  Nulle  Jeanne  d'Arc 
n'est  historique,  nulle  Jeanne  d'Arc  n'est  dans  le  tissu 
de  la  réalité  de  l'histoire  qu'une  Jeanne  d'Arc  profon- 
dément et  éternellement  peuple.  A  moins  que  M.  Laudet 
ne  croie  que  ces  admirables  histoires,  la  levée  du  siège 
d'Orléans,  le  sacre  de  Reims,  la  campagne  de  France 
ne  soient  des  événements  pour  populaire  histoire  de 
France. 

E.  —  Infiniment  plus  grave  est  l'hérésie  en  matière  de 
foi.  Pour  M.  Laudet  la  surnaturelle  Jeanne  d'Arc, 
enfin  sainte  Jeanne  d'Arc  ne  sont  pas  de  l'histoire  et 
sont  de  la  légende.  Pour  nous  chrétiens,  disons-le  hau- 
tement, le  surnaturel  et  la  sainteté,  c'est  cela  qui  est 
l'histoire,  la  seule  histoire  peut-être  qui  nous  intéresse, 
la  seule  histoire  profonde  et  profondément  réelle  et 
nous  accorderions  plutôt  que  c'est  tout  le  reste  qui 
serait  de  la  légende.  Cette  hérésie  centrale  de  M.  Laudet 
et  de  la  Revue  hebdomadaire  que  le  surnaturel  et  le 
saint  ne  seraient  pas  de  l'histoire  et  seraient  de  la 
légende,  (notamment  le  surnaturel  et  le  saint  de  l'his- 
toire de  Jeanne  d'Arc),  cette  hérésie  centrale  est 
tellement  monstrueuse  que  l'on  peut  dire  qu'elle  est 
historiquement  la  plus  grave  et  qu'elle  commande  et 
enferme  historiquement  toutes  les  autres.  De  ces  autres, 
qui  sont  innombrables,  car  l'erreur  est  multiple,  nous 
trouverons  quelques-unes  éparses,  (mais  l'une  tout 
particulièrement  et  comme  éminemment  scandaleuse), 
dans  l'article  de  M.  Laudet. 

17 


un  nouveau  théologien 

^  89.  —  ...  la  Jeanne  d'Arc  de  «  quand  nous  étions 
petits  »...  M.  Laudet  a  l'air  de  croire  que  la  Jeanne 
d'Arc  de  «  quand  nous  étions  petits  »  était  particuliè- 
rement méprisable.  Il  faudrait  d'abord  savoir  si 
M.  Laudet  est  devenu  grand.  M.  Laudet  n'a  pas  l'air  de 
se  douter  un  seul  instant  que  nous  devons  entendre 
dans  son  sens  le  plus  rigoureux  et  le  plus  littéral  cette 
parole  de  Jésus,  comme  toutes  les  paroles  de  Jésus  : 
«  Et  il  dit  :  «  En  vérité  je  vous  le  dis,  si  vans  ne  vous 
convertissez-  point,  et  ne  vous  faites  point  comme  ces 
petits,  vous  n'entrerez  pas  dans  le  royaume  des  deux.  » 
Matthieu,  XVIII,  3  :  Et  dixit  :  Amen  dico  vobis,  nisi 
conversi  fueritis,  et  efficiamini  sicut  parvuli,  non  intra- 
bitis  in  regnum  cœlorum.  Ses  disciples  venaient  de  lui 
demander  :  «  Qui,  penses-tu,  est  (le)  plus  grand  dans 
le  royaume  des  deux  ?  »  Matthieu,  XVIII,  i  et  2  :  7n  illa 
hora  accesserunt  disdpuli  ad  Jesum  dicentes  :  Quis. 
putas,  major  est  in  regno  cœlorum  ? 

Et  advocans  Jésus  parvulum,  statuit  eum  in  medio 
eorum. 

A  cette  heure-là  les  disciples  s'approchèrent  de  .Jésus, 
disant  :  «  Qui,  penses-tu,  est  le  plus  grand  dans  le 
royaume   des  deux  ?  » 

Et  Jésus  appelant  un  enfant  le  plaça  au  milieu  d'eux. 

M.  Laudet  fera  donc  bien  de  ne  pas  trop  mépriser  la 
Jeanne  d'Arc  de  «  quand  nous  étions  petits  ».  Ni  peut- 
être  le  Jésus-Christ  de  «  quand  nous  étions  petits  » . 

§  90.  —  ...  la  surnaturelle  Jeanne  d'Arc,  enfin  sainte 
18 


M.    FERNAND    LAUDET 

Jeanne  d'Arc.  —  Si  la  surnaturelle  Jeanne  d'Arc  et 
sainte  Jeanne  d'Arc  sont  de  la  légende  et  ne  sont  pas 
de  l'histoire,  monsieur  Laudet,  la  communion  des 
saints,  la  liaison  mystique  des  saints  entre  eux  et  avec 
Jésus  le  premier  des  saints  est  aussi  de  la  légende  et 
n'est  pas  de  l'histoire.  Et  la  vie  elle-même  de  Jésus, 
l'Annonciation,  l'Incarnation,  la  Nativité,  la  vie  obscure, 
la  prédication,  la  Passion,  la  Mort,  la  Résurrection, 
toute  la  vie  de  saint  Jésus,  c'est  aussi,  monsieur  Laudet, 
du  surnaturel  et  de  la  sainteté.  C'est  même  le  même 
surnaturel  et  la  même  sainteté.  Alors  l'Annonciation, 
l'Incarnation,  la  Nativité,  la  vie  obscure  et  la  vie  publi- 
que, la  prédication,  la  Passion,  la  Mort,  la  Résurrection, 
et  le  Jugement,  toute  cette  vie  de  saint,  c'est  aussi  de  la 
légende  et  ce  n'est  pas  de  l'histoire.  Monsieur  Laudet, 
c'est  peut-être  aussi  un  Jésus  pour  petits  enfants,  un 
Jésus    pour    notre   populaire    histoire    de    chrétienté. 

§  91 .  —  Laissons  de  côté  cette  extraordinaire  propo- 
sition d'histoire  littéraire  et  de  critique  littéraire  que 
celui  qui  raconte  ferait  de  l'histoire  et  ne  ferait  que  de 
l'histoire  et  que  celui  qui  représente  ferait  de  la  légende 
et  ne  ferait  que  de  la  légende.  M.  Péguy  se  donnera 
peut-être  l'espace  d'exposer  à  M.  Laudet  quelques-uns 
des  principes  les  plus  généralement  connus  de  la  cri- 
tique et  de  l'histoire  littéraire.  —  ...  k  II  ne  s'est  pas 
entouré  de  documents,  dit  M.  Laudet.  A-t-il  lu  seule- 
ment les  histoires,  les  pièces  du  procès?  Je  n'en  sais 
rien.  »  —  M.  Laudet  pourrait  le  savoir.  Évidemment 
Péguy  ne  s'est  point  entouré  de  documents.  Mais  il  a 
dit  vingt  fois  à  quelles  sources  il  avait  puisé  non  seule- 

19 


Un  nouveau  théologien 

ment  généralement  la  matière,  mais  la  forme  même  et 
la  régulation  intérieure  de  ses  mystères.  Nous  savons 
tous  que  les  sources  de  Péguy  sont  les  suivantes,  et 
dans  cet  ordre  : 

Premièrement  le  catéchisme  (celui  des  petits  enfants, 
monsieur  Laudet)  ;  dans  le  catéchisme  les  sacrements  ; 

Deuxièmement  la  messe  et  les  vêpres;  le  salut;  les 
offices;  la  liturgie; 

Troisièmement  les  évangiles; 

Quatrièmement  les  Procès; 

Cinquièmement  seulement  et  au  dernier  plan  une 
connaissance  historique  de  la  chrétienté  française  aux 
onzième,  douzième,  treizième,  quatorzième  et  quinzième 

siècles; 

Plongeant  naturellement  dans  sixièmement  une  con- 
naissance plus  générale  du  christianisme  français  et  du 
christianisme  en  général.  Ou,  pour  parler  exactement, 
de  la  chrétienté  française  et  de  la  chrétienté  en  général. 

Mais  pour  M.  Laudet  ni  le  catéchisme  et  les  sacre- 
ments; ni  les  offices  et  la  liturgie;  ni  les  évangiles  ni  la 
théologie  ne  sont  évidemment  des  documents.  Dont  on 
s'entoure. 

§  92.  —  M.  Péguy  a  précisé  souvent  que  des  trois 
catéchismes  qu'il  a(vait)  reçus  celui  qui  avait  été  sa 
source  la  plus  profonde,  (et  non  pas  seulement  peut-être 
pour  ses  Mystères  de  Jeanne  d'Arc),  était  le  premier 

20 


M.    FERNAXD    LAUDET 

des  trois,  celui  qu'il  avait  reçu  le  plus  jeune,  le  caté- 
chisme de  sa  paroisse  natale,  qui  était  la  paroisse 
Saint-Aignan  d'Orléans.  Comme  le  nom  suffirait  à 
l'indiquer,  c'était  une  très  vieille  paroisse  de  province, 
pleine  de  familles  pauvres  et  souvent  misérables.  Le 
«  catéchisme  »  était  plein  d'enfants  pauvres  et  souvent 
misérables.  M.  Laudet  aimerait  certainement  mieux  un 
catéchisme  pour  enfants  riches;  une  religion  pour 
«  grandes  personnes  »  ;  une  paroisse  de  «  bourgeois 
éclairés  » .  Il  ne  peut  point  pardonner  à  M.  Péguy  ce 
christianisme  peuple,  directement  sorti  du  peuple.  Il 
aimerait  mieux  un  christianisme  plus  élégant.  Dis- 
tingué, 

§  93.  —  M.  Laudet  est  évidemment  partisan  d'une 
religion  «  raisonnable  ». —  «  La  légende  lui  suffit,  dit-il; 
il  ne  la  critique  pas  ;  il  la  regarde  avec  des  yeux  clairs 
de  Français  »...  —  Laissons  de  côté  cet  homme  qui  ne 
critique  pas  et  en  même  temps  qui  regarde  avec  des 
yeux  clairs  de  Français.  Il  ne  serait  peut-être  pas  tou- 
jours facile  d'accorder  une  métaphore  de  M.  Laudet 
avec  une  autre  métaphore  de  M.  Laudet.  Ainsi  pour 
M.  Laudet  nous  chrétiens  nous  manquons  de  critique. 
Nous  ne  critiquons  pas  ce  que  M.  Laudet  nomme  des 
légendes.  Or  nous  prétendons  au  contraire,  monsieur 
Laudet,  que  c'est  le  Parti  Intellectuel  qui  manque  de 
critique,  et  que  c'est  nous  les  chrétiens  qui  en  réalité 
critiquons,  qui  par  la  critique  même  atteignons  la  réa- 
lité la  plus  profonde. 

§  94.  —  «  Négliger  l'histoire,  dit  M.  Laudet,  et  lui 

21 


un  nouveau  théologien 

préférer  la  légende,  pour  nous  restituer  plus  sûrement 
la  vraie  Jeanne  d'Arc.'...  »  — C'est  la  même  proposition 
que  nous  avons  saisie  ci-dessus. 

§  95.  — ...«  L'accusée,  la  controversée,  dit  M.  Laudet, 
la  discutée,  c'est  précisément  toute  Jeanne  d'Arc,  au 
moins  toute  celle  qu'il  nous  est  permis  de  connaître, 
parce  que  c'est  toute  la  missionnaire  et  toute  la  martyre; 
et  Jeanne  ne  nous  appartient  que  missionnaire  et 
martyre,  de  même,  dit  toujours  M.  Laudet,  de  même 
que  le  Christ  ne  nous  appartient  qu'après  le  jour 
où  il  lui  plut  de  sortir  de  ses  longues  années 
d'ombre  épaisse.  »  —  En  d'autres  termes  M.  Laudet, 
nouveau  docteur,  nous  interdit,  —  (et  de  quel  ton),  — 
de  contempler,  de  nous  proposer  d'imiter  les  vertus  des 
saints  dans  toutes  les  périodes  de  la  vie  des  saints  qui 
n'étaient  pas  des  périodes  de  vie  publique.  Pour  nous 
interdire  de  contempler  les  Vertus  de  Jeanne  d'Arc,  la 
Foi,  la  Charité,  bientôt  l'Espérance  de  Jeanne  d'Arc, 
pour  nous  interdire  d'assister  à  la  grande  Procession. 
Il  y  avait  une  grande  procession.  En  tête  les  trois 
Théologales 

Marchaient.  Pour  nous  interdire  de  contempler  les 
Vertus  de  Jeanne  d'Arc  jusqu'au  moment  où  elle  quitta 
la  maison  de  son  père,  M.  Laudet,  doctor  novissimus, 
nous  interdit  de  contempler  les  Vertus  de  Jésus 
jusqu'au  moment  où  il  quitta  la  maison  de  son 
père.  Voilà  ce  que  notre  nouveau  docteur  fait  de 
l'imitation   de   Jésus-Christ. 

Cette  proposition,  —  que  dis-je,  une  proposition,  — 
M.  le  docteur  ne  se  contente  point  de  proposition,  — 


M.    FERA'AND    LAUDET 

ce  commandement,  cette  interdiction  superbe  est  si 
grossièrement  hérétique,  elle  est  si  monstrueuse  que  la 
lisant  on  doute  d'abord,  on  est  suffoqué.  Il  faut  sur- 
monter cette  suffocation.  Ou  plutôt  il  faut  la  garder 
pour  une  occasion  meilleure.  Cette  occasion  meilleure 
ne  tardera  guère.  M.  le  docteur  y  pourvoira. 

Évidemment  on  est  suffotfué  de  cette  assurance 
extraordinaire.  Il  faut  surmonter  cette  suffocation.  Il 
faut  examiner  cette  proposition,  ce  commandement, 
cette  interdiction  dans  le  détail.  Jeanne,  dit  M.  Laudet, 
ne  nous  appartient  que  missionnaire  et  martyre.  Nous 
reviendrons  sur  ce  point  en  ce  qu'il  a  de  particulier  à  la 
vie  de  Jeanne  d'Arc.  Mais  généralement  d'abord,  et 
pour  ce  qui  concerne  tous  les  saints,  M.  Laudet  se  fait 
sur  la  vie  des  saints,  sur  la  communion  des  saints,  sur 
les  vertus  des  saints  des  idées  extraordinaires.  Il  paraît 
ignorer  que  des  milliers  et  des  milliers,  que  des 
centaines  de  milliers  de  saints,  que  des  saints  innom- 
brables ont  gagné  le  ciel,  ont  fait  leur  salut  les  yeux 
fixés  sur  la  vie  obscure  des  autres  saints,  et  en  eux  et 
par  eux  en  cette  vie-  obscure  et  directement  sur  la  vie 
obscure  de  Jésus.  Mais  nous-mêmes  ne  perdons  pas  la 
respiration.  Que  les  injonctions  de  ce  grand  docteur  ne 
nous  coupent  point  le  souftle.  Nous-mêmes  précisons  : 

Nous  examinerons  ci  après  ce  qui  dans  les  proposi- 
tions de  M.  Laudet  est  particuliei  à  Jeanne  d'Arc. 
Retenons  d'abord  ce  qui  dans  ces  propositions  est 
général,  ce  qui  atteint  Jésus  et  tous  les  autres  saints. 

F. —  Premièrement  pour  nous  interdire  de  considérer 

23 


un  nouveau  théologien 

les  Vertus  de  Jeanne  d'Arc  jusqu'au  moment  où  elle 
quitta  la  maison  de  son  père,  M.  Laudet  nous  interdit 
de  considérer  les  Vertus  des  saints  qui  n'ont  pas  eu  de 
vie  pubUque.  Que  deviennent  alors,  dans  le  système 
de  M.  Laudet,  dans  la  théologie  de  M.  Laudet,  les  vies, 
les  souffrances,  les  épreuves,  les  exercices,  les  travaux, 
les  Vertus,  les  grâces,  les  mérites,  les  prières  de  ces 
innombrables  saints,  des  innombrables  saints  obscurs. 
M.  Laudet  les  retranche  purement  et  simplement. 
Quand  on  prend  de  l'hérésie,  on  n'en  saurait  trop 
prendre.  M.  Laudet  exclut,  retranche  de  la  communion 
des  saints  et  de  la  réversibilité  des  souffrances,  des 
épreuves,  des  exercices,  des  travaux,  des  Vertus,  des 
grâces,  des  mérites,  des  prières  ces  innombrables 
souffrances,  ces  inuombrables  épreuves,  ces  innom- 
brables exercices,  ces  innombrables  travaux,  ces 
innombrables  Vertus,  ces  innombrables  grâces,  ces 
innombrables  mérites,  ces  innombrables  prières.  Il 
dépeuple  littéralement  la  communion  des  saints  et  la 
réversibilité  des  grâces.  Et  l'on  peut  même  dire  qu'il 
les  dépeuple  de  leur  peuple  le  plus  nombreux.  Car  il 
est  évident  qu'il  y  a  infiniment  plus  de  saints  obscurs 
que  de  saints  publics.  Nous  savons  de  toutes  parts 
qu'il  y  a  eu  et  qu'il  y  a  d'innombrables  saints  secrets. 
Mais  nous  allons  revenir  sur  ce  point.  11  nous  suflit 
premièrement  que  M.  Laudet  nie  la  communion  des 
saints  et  la  réversibilité  des  grâces  dans  les  parties  à 
beaucoup  près  les  plus  étendues  de  la  géographie  de 
la  sainteté.  Nous  reviendrons  bientôt  sur  la  profondeur 
même  et  sur  ce  qu'on  pourrait  nommer  la  géologie  de 
la  sainteté.  Nous  ne  parlons  ici,  parlant  de  la  sainteté, 

34 


M.    FERXAXD    LAUDET 

que  de  son  extension  locale,  géographique.  Nous 
savons  de  certain  qu'un  très  grand  nombre  de  saints 
n'ont  pas  eu  de  vie  publique  et  que  la  Gloire  du  ciel  est 
la  première  qu'ils  aient  touchée. 

G.  —  Deuxièmement  pour  nous  interdire  de  consi- 
dérer les  Vertus  de  Jeanne  d'Arc  jusqu'au  moment  où  elle 
quitta  la  maison  de  son  père,  M.  Laudet  nous  interdit 
de  considérer  les  Vertus  des  autres  saints  dans  les 
périodes  de  leurs  vies  qui  n'ont  point  été  des  périodes 
de  vie  publique.  Ainsi,  et  pour  nous  en  tenir  encore  à 
Yextension  géographique  de  la  sainteté,  non  seulement 
M.  Laudet  retranche  de  la  communion  des  saints  et  de 
la  réversibilité  des  grâces  d'innombrables  saints,  mais 
pour  le  peu  de  saints  qu'il  garde,  pour  les  saints 
publics,  des  saints  publics  M.  Laudet  en  retranche 
encore  toute  la  période  de  leur  vie  qui  n'a  pas  été 
publique.  Non  seulement  M.  Laudet  dépeuple  la  com- 
munion des  saints  et  la  réversibilité  des  grâces  de  son 
contingent  géographiquement  à  beaucoup  près  le  plus 
nombreux,  de  son  peuple  le  plus  nombreux  mais  pour 
le  peu  de  contingent  qu'il  garde,  pour  le  peu  de  peuple 
qu'il  garde  il  dépeuple  encore  la  communion  des  saints 
et  la  réversibilité  des  grâces  d'une  bonne  partie,  d'une 
grande  partie  de  la  vie  de  ces  saints,  de  toute  la  partie 
non  publique. 

Deuxièmem.ent  M.  Laudet  nie,  exclut,  retranche  de  la 
communion  des  saints  et  de  la  réversibilité  des  grâces, 
des  souffrances,  des  épreuves,  des  exercices,  des  tra- 
vaux, des  Vertus,  des  mérites,  des  prières  toutes  les 
saintetés,   toutes    les    grâces,    toutes   les   souffrances, 

25  Laudet.  —  2 


un  nouçeaii  théologien 


toutes  les  épreuves,  tous  les  exercices,  tous  les  travaux, 
toutes  les  Vertus,  tous  les  mérites,  toutes  les  prières 
des  saints  publics  dans  toutes  les  périodes  privées,  dans 
toutes  les  périodes  obscures,  dans  toutes  les  périodes 
non  publiques  de  leur  vie. 

§  96.  —  En  résumé,  et  pour  nous  en  tenir  à  Vexten- 
sion  comme  géographique  de  la  sainteté,  M.  Laudet  nie 
la  comnmnion  des  saints,  la  participation,  la  commune 
participation,  il  nie  toutes  les  réversibilités,  il  nie  tout  le 
glorieux  (et  si  souvent  obscur)  appareil  de  la  sainteté 

premièrement  dans  tous  les  saints  non  publics  ; 

deuxièmement  dans  toutes  les  vies  non  publiques,  dans 
toutes  les  périodes  non  publiques  des  saints  publics. 

§  97.  —  Au  cas  limite,  au  cas  éminent,  au  cas 
premier,  au  cas  suprême  il  était  fatalement  conduit  à 
retrancher  de  la  vie  de  Jésus  toute  la  vie  privée,  toute 
la  vie  obscure,  toute  la  vie  non  publique  de  Jésus. 
Pour  une  fois  il  parle  français  et  nous  le  dit  expres- 
sément :  de  même,  nous  dit-il,  de  même  que  le  Ghrist 
ne  nous  appartient  qu'après  le  jour  où  il  lui  plut  de 
sortir  de  ses  longues  années  d'ombre  épaisse.  Énumé- 
rons  un  peu,  dénombrons  ces  longues  amiées  d'ombre 
épaisse. 

Ces  longues  années  d'ombre  épaisse,  monsieur  Lau- 
det, comprennent  :  (et  encore  nous  ne  les  épuisons 
certainement  pas)  :  (il  s'en  faut)  : 

la  Visitation  ; 
V Annonciation  ; 

26 


M.    FERNAND    LAUDET 

l'Incarnation  ; 

lu  Xativité  : 

la  Circoncision; 

la  Purification  de  la  Vierge  : 

Jésus  assis  parmi  les  docteurs  ; 

enfla  et  dans  son  ensemble  toutes  les  trente  premières 
années  de  la  vie  de  Jésus,  Jésus  travaillant  chez  son 
père,  la  vie  privée,  la  vie  obscure,  la  vie  non  publique 
de  Jésus. 

Simplement.  C'est  tout  ce  qui,  dans  le  système  de 
M.  Laudet,  dans  la  théologie  de  M.  Laudet,  c'est  tout 
ce  qui,  de  la  vie  de  Jésus,  ne  nous  appartient  pas. 
C'est  tout  ce  qui  tombe  de  la  \'ie  de  Jésus.  C'est  tout  ce 
que  dans  la  théologie  de  M.  Laudet  nous  n'avons  pas 
le  droit  de  saisir  dans  la  vie  de  Jésus.  De  sorte  que 
M.  Laudet  retranche  du  calendrier  chrétien,  et  même 
de  Valmanach  des  Postes  et  Télégraphes,  tel  que  le 
facteur  de  la  République  nous  l'a  donné  pour  nos 
élrennes  dans  le  département  de  la  Manche,  au  moins 
les  fêtes  suivantes,  (je  suis  naturellement  le  calendrier 
de  191 1)  :  (et  certainement  je  ne  les  épuise  pas  toutes)  : 
(je  veux  dire  que  certainement  je  n'en  épuise  pas  la 
liste)  :  (il  s'en  faut)  : 

Premier  janvier  la  Circoncision: 

6  janvier  l'Epiphanie; 

2  février  la  Purification  ; 

20  mars  l'Annonciation; 

24  juin  la  Xativité  de  saint  Jean  Baptiste  ; 

2  juillet  la  Visitation  de  la  Vierge  : 


lin  nouveau  théologien 

peut-être  le  i5  août  V Assomption,  car  l'assomption  de 
la  vierge  ne  paraît  pas  avoir  été  entourée,  comme  dit 
M.  Laudet,  d'une  grande  publicité  ; 

8  septembre  la  Xativité  de  la  Vierge  : 

ai  novembre  la  Présentation  de  la  Vierge; 

le  dimanche  3  décembre,  premier  dimanche  del'Avent, 
commencement  de  l'A  vent  ; 

en  décembre  tout  l'A  vent,  notamment  les  quatre 
dimanches    de    l'Avent  ; 

8  décembre  l'Immaculée  Conception  ; 

enfin  le  25  décembre  la  Nativité  de  Notre- Seigneur 
Jésus-Christ.  Noël,  qui  est  presque  la  moitié  de  la 
liturgie  catholique,  Pâques  étant  l'autre  pôle.  M.  Laudet 
a  une  liturgie  qui  exclut,  qui  retranche  Noël.  La  liturgie 
de  M.  Laudet  n'est  pas  moins  extraordinaire  que  sa 
théologie. 

§  98.  —  Ainsi  troisièmement,  à  la  limite,  et  c'était 
son  point  d'aboutissement  fatal,  M.  Laudet  nie  de  la 
vie  de  Jésus  tout  ce  qui  précède  son  entrée  en  public. 
Il  exclut,  il  retranche  de  la  communion  des  saints  et  de 
toutes  les  réversibilités,  des  grâces,  des  mérites,  des 
Vertus,  des  exercices,  du  travail,  des  souffrances,  des 
prières,  toute  la  vie  de  Jésus  jusqu'au  commencement 
de  sa  trentième  année.  Jusqu'au  moment  où  il  quitta  la 
maison  de  son  père.  Dans  la  théologie  de  M.  Laudet 
les  exemples  de  Jésus,  les  modèles  de  Jésus,  exemplaria, 
ne  nous  appartiennent  pas  jusqu'au  commencement 
de  sa  trentième  année.  Dans  la  théologie  de  M.  Laudet 
les  prières  qu  il  adressait  à  son  Père  jusqu'au  commen- 

a8 


M.    FERXAXD    LAUDET 

cément  de  sa  trentième  année  ne  comptent  pas,  n'entrent 
pas  dans  la  communion  des  saints  et  dans  la  réversi- 
bilité des  prières;  ce  sont  des  prières  qui  tombent,  qui 
sont  perdues  pour  nous.  Dans  le  système,  dans  la  théo- 
logie de  M.  Laudet  toute  la  patience,  au  travail,  et  à 
l'existence  même,  tout  le  travail,  toute  cette  vie  de  tra- 
vail, d'obéissance  et  d'humilité  que  Jésus  offrait  à  son 
Père  jusqu'au  commencement  de  sa  trentième  année 
n'entre  pas  dans  la  communion  des  saints,  n'est  pas 
une  vie  de  mérites;  c'est  une  vie  qui  ne  compte  pas, 
qui  n'entre  pas  dans  la  réversibilité  des  mérites;  ce 
sont  des  travaux,  ce  sont  des  obéissances  et  des  humi- 
lités qui  tombent,  qui  sont  perdues  pour  nous.  Qui  ne 
comptent  pas.  Qui  ne  nous  appartiennent  pas. 

§  99.  —  Nous  pouvons  ainsi,  nous  pouvons  à  présent 
mesurer  la  négation  totale,  le  retranchement  total  que 
la  théologie  de  M.  Laudet  inflige  à  la  théologie  jus- 
qu'ici reconnue.  Nous  pouvons  mesurer  la  négation 
totale,  le  retranchement  total  que  la  théologie  de 
M.  Laudet  opère  dans  la  communion  des  saints  et  dans 
la  réversibilité  universelle.  M.  Laudet  retranche  de  la 
communion  des  saints  et  de  la  réversibilité  universelle  : 

Premièrement  toutes  les  vies  des  saints  non  publics  ; 

Deuxièmement  toutes  les  vies  non  publiques  des 
saints  publics  ; 

Troisièmement  et  à  la  limite  éminente  parmi  les 
saints   pubUcs  toute    la   vie   non   publique   de   Jésus. 

Une  conséquence   particulière   mais  culminante   est 

29  Laudet.  —  2. 


un  nouveau  théologien 

que  toutes  les  fois  que  la  liturgie  prononce  et  que  nous 
prononçons  ces  paroles  essentielles,  toutes  les  fois  que 
nous  prions  Dieu  par  les  mérites  de  Jésus-Christ  nous 
entendons  cette  expression  comme  il  faut  dans  son 
sens  plein,  littéral,  total,  universel,  tandis  que  M.  Laudet 
au  contraire  les  entend  dans  un  sens  conditionnel,  par- 
tiel, tronqué. 

§  100.  —  En  niant  la  communion  des  saints  et  la 
réversibilité  dans  les  parties  que  nous  avons  dites  et 
rangées  sous  trois  chefs,  en  retranchant  de  la  commu- 
nion des  saints  et  de  la  réversibilité  les  parties  que 
nous  avons  dites  et  rangées  sous  trois  chefs  M.  Laudet 
a  nié  en  ces  trois  parties  celte  face  essentielle  de  la 
communion  qui  est  ou  qu'est  l'imitation,  il  a  retranché 
ces  trois  parties  de  cette  face  essentielle  de  la  commu- 
nion qu'est  l'imitation.  Dans  le  système,  dans  la  théo- 
logie de  M.  Laudet  et  en  partant  de  la  source;  en  des- 
cendant : 

Premièrement  les  saints  publics  ne  doivent  point 
imiter,  pour  et  dans  leur  vie  non  publique,  la  vie  non 
publique   de   Jésus  ; 

Deuxièmement  les  saints  non  publics  ne  doivent  point 
imiter,  pour  et  dans  toute  leur  vie,  pour  et  dans  leur 
vie  entière,  ni  premièrement  la  vie  non  publique  de 
Jésus,  ni  deuxièmement  et  en  suite  et  en  imitation  d'imi- 
tation la  vie  non  publique  des  saints  publics  ; 

Troisièmement  et  enfin  et  généralement  nous  chré- 
tiens nous  ne  devons  pas  imiter  et  nous  pécheurs  nous 
lie  devons  pas  nous  proposer  au  moins  d'imiter  premiè- 

3q 


M.    FERXAND    LAUDET 

rement  les  vertus  et  la  vie  non  publiques  de  Jésus; 
deuxièmement  et  en  suite  et  en  imitation  d'imitation  les 
vertus  et  la  vie  non  publiques  des  saints  publics  ;  troisiè- 
mement et  en  suite  et  en  fin  et  en  imitation  d'imitation 
d'imitation  les  vertus  et  la  vie  tout  entières  des  saints  non 
publics.  Voilà  ce  que  M.  Laudet  fait  de  cette  expression 
par  les  mérites  de  Jésus-Christ  qui  est  comme  ou  plutôt 
qui  est  l'articulation  cardinale  de  la  prière  chrétienne 
et  du  mécanisme  du  salut.  Voilà  ce  qu'il  fait,  voilà  ce 
^u'il  est  contraint  de  faire  de  cette  Imitation  de  Jésus- 
Christ  et  des  autres  saints  qui  est  le  tissu  même  dont 
est  tissée  la  vie  chrétienne.  Il  nous  le  dit  expressément 
et  il  est  conduit  à  nous  le  dire,  il  est  contraint  de  nous 
le  dire  :  «  De  même  que  le  Christ  ne  nous  appartient 
qu'après  le  jour  où  il  lui  plut  de  sortir  de  ses  longues 
années   d'ombre  épaisse.  »  Nous  venons  de   voir  par 

40' 

quel  mécanisme  théologique  ces  longues  années 
d'ombre  épaisse,  qui  selon  le  docteur  Laudet  ne  nous 
appartiennent  pas  sont  au  contraire  partie  intégrante 
et  très  considérable  de  la  communion  et  de  la  réversi- 
bilité et  font  et  forment  au  contraire  le  point  de  visée, 
le  point  d'application,  la  surface  d'application  de  la  de 
beaucoup  majeure,  multo  majoris,  imitation  chrétienne. 
Nous  voulons  dire  de  la  de  beaucoup  la  plus  grande  en 
extension. 

§  101.  —  M.  Laudet,  qui  ne  travaille  évidemment 
que  dans  les  grandeurs,  temporelles,  et  qui  ne  se  joaeut 
que  dans  les  somptuosités  publiques,  paraît  ignorer  en 
effet  qu'à  ne  considérer  encore  que  Vextension  pour 
ainsi  dire  géographique  de  la  sainteté  il  y  a  eu  et  il  y  a 

3i 


un  nouveau  théologien 

des  milliers  et  des  milliers,  des  centaines  de  milliers  de 
chrétiens,  —  de  saints,  —  des  chrétiens  innombrables, 
—  des  saints  innombrables,  —  qui  ont  gagné  le  ciel  les 
yeux  fixés  uniquement  sur  ces  longues  années  d'ombre 
épaisse  qui  selon  M.  Laudet  ne  nous  appartiennent  pas. 
Évidemment  ces  saints  peuvent  paraître  méprisables 
quand  on  a  l'honneur  d'être  directeur  de  la  Revue 
hebdomadaire.  Ces  saints  obscurs  sont  des  saints  petites 
gens.  Mais  enfin  tout  le  monde  ne  peut  pas  être  directeur 
de  la  Revue  hebdomadaire.  Et  briller  dans  le  monde. 
M.  Laudet  paraît  ignorer  que  des  milliers  de  chrétiens, 
que  des  milliers  de  saints,  que  des  chrétiens,  que  des 
saints  innombrables  ont  gagné  le  ciel  par  la  pratique 
obscure,  en  pratiquant  obscurément  les  vertus  mêmes 
im,itées,  les  vertus  obscures  imitées,  les  vertus  non 
publiques   imitées  .v 

premièrement  et  en  allant  vers  la  source,  en  remontant 
vers  la  source,  premièrement  de  toutes  les  vertus,  des 
vertus  entières  des  saints  non  publics  ; 

deuxièmemerit  des  vertus  non  publiques  de  la  vie  non 
publique,  de  la  période  non  publique  et  aussi  des 
vertus  non  publiques  de  la  vie  publique,  de  la  période 
publique  de  la  vie  des  saints  publics  ; 

troisièmem,ent  et  notamment  et  éminemment  dans  les 
saints  publics,  parmi  les  saints  publics,  des  vertus 
non  publiques  de  la  vie  non  publique,  de  la  période 
non  publique  de  la  vie  de  Jésus  et  aussi  des  vertus 
non  publiques  de  la  vie  publique,  de  la  période 
publique    de   la   vie   de   Jésus. 

3a 


M.    FERNAND    LAUDET 

§  102.  —  Car  c'est  tout  de  même  trop  entrer  dans  le 
système  et  dans  la  théologie  extraordinaire  de  M.  Laudet, 
dans  cette  théologie  qui  coupe  la  communion  en  deux, 
qui  en  supprime  une  partie  et  importante  et  considé- 
rable, qui  en  abrase,  qui  en  retranche  une  partie  et 
importante  et  considérable,  et  de  la  communion  elle- 
même  et  en  elle  de  la  réversibilité,  et  ensemble  en  elle 
de  l'imitation,  c'est  trop  entrer  nous-mêmes  dans  cette 
théologie  extraordinaire,  c'est  trop  donner  les  mains 
nous-mêmes  à  ce  système,  à  cette  théologie  discontinue 
discontinuante  que  d'accorder,  que  de  laisser  poser  cette 
séparation  absolue  entre  la  vie  publique  et  la  vie 
privée,  même   des   saints, 

premièrement  entre  des  saints  publics  et  des  saints 
privés,  non  pubUcs; 

deuxièmement  dans  la  vie  des  saints  publics  entre  une 
vie  publique  et  une  vie  privée  définies,  posées  comme 
séparées  par  une  cloison  étanche,  entre  une  période 
publique  et  une  période  privée  définies,  posées  comme 
séparées  par  une  cloison  étanche  ; 

troisièmement  dans  les  saints  publics,  parmi  les  saints 
publics  dans  la  vie  de  Jésus  entre  une  vie  publique 
et  une  vie  privée  définies,  posées  comme  séparées  par 
une  cloison  étanche,  entre  une  période  publique  et 
une  période  privée  définies,  posées  comme  séparées 
par  une  cloison  étanche.  Même  pour  les  directeurs 
de  revue  nous  savons  très  bien  que  la  vie  privée  ne 
cesse  point  totalement,  n'est  point  obturée  totalement 

33 


un  nouveau  théologien 

pendant  la  vie  publique,  à  l'entrée  dans  la  vie  publique, 
peut-être  au  contraire.  A  plus  forte  raison  des  saints. 
A  ne  considérer  que  l'extension  nous  savons  très  bien 
que  la  vie  privée  des  saints,  comme  des  autres  hommes, 
à  plus  forte  raison  que  des  autres  hommes,  n'est  point 
annulée,  réduite  à  zéro,  ne  cesse  point  totalement, 
n'est  point  obturée  totalement  pendant  leur  vie 
publique,  à  leur  entrée  dans  la  vie  publique,  peut-être 
au  contraire.  Et  à  la  limite  éminente  nous  savons  très 
bien  que  la  vie  privée  de  Jésus  ne  cessa  point  totale- 
ment, ne  fut  point  obturée  totalement  pendant  sa 
vie  publique,  à  son  entrée  dans  la  vie  publique.  Mais 
quittant  la  simple  extension  cette  considération  nous 
entraînerait  déjà  dans  la  profondeur  et  dans  ce  que 
nous  avons  nommé  la  géologie  de  la  sainteté. 

§  103.  —  Avant  d'y  entrer  et  pour  épuiser  sommaire- 
ment l'extension  et  la  considération  de  l'extension 
M.  Laudet  paraît  ignorer  que  des  milliers  et  des  milliers, 
que  des  centaines  de  milliers  d'ouvriers  chrétiens  ont 
vécu  les  yeux  uniquement  fixés  sur  l'atelier  de  Nazareth, 
que  des  chrétiens  innombrables  ont  vécu,  sont  morts,  ont 
gagné  le  ciel,  ont  fait  leur  salut  les  yeux  uniquement  fixés 
sur  l'atelier  de  Nazareth  ;  que  tout  atelier  chrétien  est  une 
image  de  l'atelier  de  Nazareth  ;  que  ces  ouvriers,  que 
ces  pauvres,  que  ces  misérables  ne  peuplent  pas  seule- 
ment le  ciel,  monsieur  Laudet,  qu'ils  encombrent  litté- 
ralement le  ciel  ;  qu'on  ne  voit  qu'eux,  dans  le  ciel  ; 
qu'il  n'y  en  a  que  pour  eux  ;  que  le  ciel  est  plein  de  ces 
petites  gens  ;  qu'on  voit  dans  le  ciel  mfiniment  plus  de 
ces  petites  gens  que  de  directeurs  de  revue. 


% 


I 


M.    FERXA-ND    LAUDET 

De  ces  petites  gens  qui  n'ont  pas  une  vie  publique  ; 
qui  par  conséquent  ne  nous  appartiennent  pas. 

Que  Jésus,  monsieur  Laudel,  est  essentiellement  le 
Dieu  des  pauvres,  des  misérables,  des  ouvriers,  par 
conséquent  de  ceux  qui  n'ont  pas  une  vie  publique. 

Le  ciel  est  un  ciel  de  petites  gens. 

^  104.  —  Que  de  même  que  tout  atelier  chi-étien  est 
une  image,  de  l'atelier  de  Nazareth  de  même  toute 
famille  chrétienne  est  une  image  de  la  famille  de 
Nazareth  ;  que  de  même  que  tout  ouvrier  chrétien 
travaille  comme  Jésus  de  même  tout  père  chrétien, 
toule  mère  chrétienne  aime,  instruit,  nourrit,  élève  ses 
enfants  comme  Joseph  et  Marie  aimaient,  instruisaient, 
nourrissaient,  élevaient  Jésus,  tout  fils  chrétien  aime, 
honore,  nourrit  ses  parents  comme  Jésus  aimait,  hono- 
rait, nourrissait  son  père  et  sa  mère.  Mais  les  hérésies 
de  M.  Laudet  sont  si  nombreuses,  son  article  en  est  telle- 
ment bourré  qu'il  faut  ici  que  nous  nous  ressaisissions 
un  peu  nous-mêmes  et  que  nous  refassions  notre  compte. 
L'homme  qui  nous  supprime  Noël  même,  Noël  seulement. 
Il  est  né,  lejiivin  enfant,  l'homme  qui  de  la  liturgie 
chrétienne  et  catholique  retranche  Noël  seulement,  la 
liturgie  de  Noël,  qui  au  peuple  chrétien  même  retranche 
ses  noëls,  enfin  l'homme  qui  retranche  tout  n'en  est 
pas  à  quelques  douzaines  de  retranchements  près.  Je 
commence  à  croire  que  nous  eussions  mieux  fait  de 
compter  ce  qu'il  garde.  Nous  aurions  certainement  déjà 
fini. 

§  105.  —  Historiquement  le  martyre,  j'entends  le 
35 


u?i  nouveau  théologien 

martyre  public,  la  gloire  du  martyre  public,  la  mission 
publique  et  le  martyre  public  a  été  donné  à  très  peu 
d'hommes.  C'est  un  fait.  Très  peu  d'hommes  par  consé- 
quent ont  eu  à  en  connaître,  très  peu  d'hommes  ont  eu 
à  prendre  comme  point  d'application,  comme  surface 
d'application  de  leur  imitation  la  mission  publique  et  le 
martyre  public  de  Jésus  et  des  autres  martyrs  et  des 
autres  saints.  Innombrable  au  contraire  est  la  légion 
des  chrétiens  et  des  saints  et  il  faut  dire  des  martyrs 
qui  ont  été  éprouvés  dans  le  privé,  qui  n'ont  pas  été 
éprouvés  publiquement.  Or  nous  savons  comme  une 
des  propositions  les  plus  fermes  de  notre  foi  que  Dieu 
ne  fait  aucune  différence  entre  les  uns  et  les  autres  et 
qu'ils  reçoivent  les  mêmes  couronnes.  C'est  une  des 
propositions  les  plus  fermes  de  notre  foi  que  les  mesures 
éternelles  ne  sont  aucimement  les  mesures  temporelles  ; 
que  ni  les  récompenses  ni  les  peines  ni  les  couronne- 
ments d'aucune  sorte  ne  se  mesurent  à  nos  inscriptions 
temporelles  ;  qu'un  pauvre  homme  dans  son  lit,  que  le 
dernier  des  malades  peut  au  regard  de  Dieu,  (et  la 
chrétienté  tout  entière  l'ignorant  jusqu'au  Jugement), 
mériter  secrètement  plus  que  le  plus  glorieux  des  saints. 
Faut-il  renvoyer  M.  Laudet  à  la  Prière  pour  demander 
à  Dieu  le  bon  usage  des  maladies.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment la  grandeur,  c'est  le  propre  de  notre  foi  que  la 
sainteté,  que  la  grâce  opère  avec  un  minimum  de 
matière  temporelle  et  même  qu'elle  n'est  jamais  si  à 
l'aise  et  si  elle-même  que  dans  le  minimum  de  matière 
temporelle.  Une  liaison  si  parfaite  unit  le  dernier  des 
membres  au  Chef  Couronné  que  le  dernier  des  malades, 
dans  son  lit,  est  admis  à  imiter  la  souffrance  même  de 

36 


M.    FERXAND    LAUDEÏ 


Jésus  en  croix.  Le  dernier  des  malades,  dans  son  lit, 
imite  littéralement,  imite  effectivement,  imite  efficace- 
ment la  Passion  même  de  Jésus,  le  martyre  de  Jésus  et 
des  autres  saints  et  martyrs.  Pascal,  monsieur  Laudet, 
est  un  auteur  chrétien  au  moins  égal  à  M.  Anatole 
France.  Pourtant  le  Sacrifice  de  la  Croix  est  un  sacri- 
fice public,  fut  un  sacrifice  public  et  rien  n'est  aussi 
privé,  rien  n'est  aussi  non  public  qu'une  misérable 
maladie  qui  tient  un  homme  cloué  sur  son  lit  dans  une 
misérable  chambre.  Il  faut  croire,  monsieur  Laudet, 
que  la  communion  chrétienne,  que  la  théologie  chré- 
tienne ne  tient  aucun  compte  de  cette  distinction, 
capitale  dans  votre  théologie,  du  public  et  du  non- 
public,  puisque  passant  inconsidérément  par  dessus 
votre  distinction  nous  avons  reçu  comme  une  des 
vérités  essentielles  de  notre  foi  que  le  plus  secret  des 
malades  imite  littéralement  la  Passion  de  Jésus,  les 
prières  de  Jésus,  les  souflrances  de  Jésus,  les  Vertus  de 
Jésus,  les  mérites  de  Jésus,  participe  à  la  Passion,  aux 
prières,  aux  souffrances,  aux  Vertus,  aux  mérites  de 
Jésus  ;  que  la  maladie,  les  prières,  les  souffrances,  les 
Vertus,  les  mérites  du  plus  secret  malade  d'une  part  et' 
la  Passion,  les  prières,  les  souffrances,  les  Vertus,  les 
mérites  de  Jésus  d'autre  part  sont  versés  au  même  Trésor. 

Que  le  dernier  des  malades  peut,  par  une  sorte 
d'affectation  à  Dieu,  de  consécration  à  Dieu,  tourner 
sa  maladie  en  martyre,  faire  de  sa  maladie  la  matière 
même  d'un  martyre. 

§  106.  —  Faut-il  ajouter  notamment  pour  Jeanne  d'Arc 
37  Laudet.  —  3 


un  nouveau  théologien 

que  par  une  singulière  élection,  par  une  vocation  émi- 
nente,  unique  peut-être  à  ce  point,  elle  subit  conjointe- 
ment le  martyre  secret  de  la  maladie  et  le  martyre 
public  du  feu.  Nous  savons  par  tous  les  textes  qu'elle 
était  brisée  par  plus  de  sept  ans  de  combats  intérieurs, 
par  plus  de  cinq  ans  de  vocation,  par  un  an  de  bataille, 
(sans  compter  les  batailles  intérieures),  par  un  an  de 
captivité,  par  six  mois  de  procès  quand  elle  eut  à  subir 
la  plus  dure  épreuve. 

§  107.  —  Si  peu  d'hommes  ont  été  appelés  à  la 
mission  publique  et  au  martyre,  si  la  vocation  de  la 
mission  et  du  martyre,  si  la  mission  elle-même  et  le 
martyre  ont  été  donnés  à  peu  d'hommes,  en  revanche, 
ou  plutôt  en  dessous  nous  avons  tous  reçu  la  commune 
mission  propre,  pour  ainsi  dire,  la  commune  vocation 
propre  de  nous  sauver;  et  notamment  nous  avons  tous 
reçu  la  commune  loi  de  travail.  M.  Laudet  lui-même  ne 
l'ignore  peut-être  pas.  Or  dans  la  morale  chrétienne  et 
même  dans  la  théologie  chrétienne  la  loi  du  travail  n'a 
point  de  base  d'appUcation  plus  sérieuse  que  le  travail 
quotidien  de  Jésus  dans  l'atelier  de  Nazareth.  La  loi 
du  travail  est  une  loi,  un  commandement  dans  l'an- 
cienne comme  dans  la  nouvelle  Loi.  Mais  combien 
nouvelle,  combien  nouveau,  comme  tout,  dans  la  nou- 
velle Loi.  Dans  l'ancienne  Loi  la  loi  de  travail,  le  com- 
mandement de  travail  procédait  comme  toute  servitude 
de  la  chute  d'Adam.  C'était  un  châtiment  de  justice. 
Tu  mangeras  ton  pain  à  la  sueur  de  ton  front.  Jésus 
endossant  pour  ainsi  dire  cette  loi  et  la  loi  d'humilité 
en  a  fait  une  redevance  d'amour.  Ainsi  est  né  le  Tra- 

38 


M.    FERNAND   LAUDET 

vail  nouveau.  Dès  lors  des  milliers  et  des  centaines  de 
milliers  d'ateliers  chrétiens  n'ont  plus  été,  ne  sont  plus 
que  des  imitations  de  l'atelier  de  Nazareth.  L'homme 
aujourd'hui,  telle  est  la  loi  nouvelle,  tel  est  le  statut 
nouveau  l'homme  aujourd'hui  qui  travaille  n'est  plus 
un  forçat  qui  fait  son  temps.  L'homme  aujourd'hui  qui 
travaille  est  un  homme  qvLÏfait  comme  Jésus,  qui  imite 
Jésus.  Le  travail  quotidien  n'est  plus  une  peine,  il  n'est 
plus  uniquement  une  peine,  il  n'est  plus  que  première- 
ment une  peine.  Il  est  aujourd'hui  une  imitation  d'un 
auguste  travail  quotidien.  L'homme  qui  fait  sa  journée 
est  bon.  Il  n'a  que  ça  à  faire.  Comme  tout  autre  et  au 
premier  chef  il  est  sûr  ainsi  d'imiter  Jésus.  L'homme 
qui  fait  sa  journée  imite  au  premier  rang  Jésus  qui  fai- 
sait sa  journée.  L'homme,  l'ouvrier  qui  fait  sa  journée 
non  publique,  monsieur  Laudet,  imite  au  premier  rang 
Jésus  ouvrier,  qui  faisait  sa  journée  non  publique .  Dans 
sa  vie  non  publique.  Dans  la  période  non  publique  de 
sa  vie.  Des  milliers  d'ateliers  obscurs,  monsieur  Laudet, 
des  milliers  d'humbles  ateliers  sont  les  reflets  parmi 
nous,  reflètent,  répètent,  répètent  parmi  nous,  monsieur 
le  Grix,  l'atelier  obscur,  l'humble  atelier  de  Nazareth. 
Et  ceci  est  le  tissu  même  et  la  moelle  du  monde  chré- 
tien. Des  milliers  et  des  centaines  de  milUers  d'hommes, 
monsieur  Laudet,  d'ouvriers  chrétiens  n'ont  eu  que  ceci 
à  faire  :  leur  journée  ;  n'ont  eu  qu'à  travailler  tranquil- 
lement du  matin  au  soir,  les  yeux  uniquement  fixés  sur 
cet  humble  atelier  de  Nazareth.  Et  celui  qui  n'a  quitté 
l'établi  et  la  varlope  que  pour  se  coucher  pour  mourir 
est  celui  qui  est  le  plus  agréable  à  Dieu.  Il  faut  vous 
faire  à  cette  idée,  cher  monsieur  Laudet,  que  le  ciel 

39 


un  nouveau  théologien 

est  plein  de  ces  gens-là,  il  est  plein  de  cette  espèce,  il 
n'est  pas  uniquement  plein,  cher  monsieur,  d'aussi  gros 
capitalistes  que  vous. 

§  108.  —  M.  Laudet  est  évidemment  encore  un  chré- 
tien pour  paroisses  riches.  L'homme  qui  de  la  théologie 
se  contente  de  nous  supprimer,  l'homme  qui  ne  nous 
retranche  que  le  mystère  de  l'Incarnation,  l'homme 
selon  qui,  dans  le  système  de  qui,  dans  la  théologie  de 
qui  les  enseignements,  les  leçons  de  travail  et  d'humilité 
de  Jésus  tombent,  ne  nous  appartiennent  pas,  est  natu- 
rellement aussi  celui  dans  la  théologie  de  qui  les  obéis- 
sances et  les  patiences  de  Jésus,  les  enseignements,  les 
patiences  pour  ainsi  dire  pratiques,  les  leçons  d'obéis- 
sance de  Jésus  parallèlement  tombent,  ne  nous  appar- 
tiennent pas.  Si  M.  Laudet  avait  quelque  idée,  quelque 
connaissance  de  ce  que  c'est  qu'un  christianisme  réel  et 
vivant,  de  ce  que  c'est  que  le  tissu  même  du  christia- 
nisme et  plus  profondément  de  ce  que  c'est  que  le  tissu 
de  la  chrétienté  même  il  saurait  que  la  famille  chrétienne, 
qui  fait  le  tissu  même,  est  étroitement  imitée  de  la 
famille  de  Nazareth,  est  étroitement  calquée  sur  la 
famille  de  Nazareth.  Toute  famille  chrétienne  a  les 
yeux  fixés  sur  la  famille  de  Nazareth.  Des  milliers  et 
des  milliers  de  familles,  chrétiennes,  des  centaines  de 
milliers,  des  familles  chrétiennes  innombrables  ont  fait 
leur  salut  et  gagné  le  ciel,  ensemble,  en  famille,  les 
yeux  uniquement  fixés  sur  la  famille  de  Nazareth.  Le 
quatrième  commandement,  monsieur  Laudet,  cet  admi- 
rable commandement  donné  par  Dieu  à  son  peuple  sur 
le  Sinaï  était  tel  :   Honorez  votre  père  et  votre  mère, 

40 


M.    FERXAXD    LAUDET 

afin  que  vous  viviez  longtemps  sur  la  terre  que  le  Sei- 
gneur votre  Dieu  vous  donnera.  Tel  était  le  commande- 
ment dans  la  première  Loi,  le  commandement  comme 
antérieur  donné,  dicté  par  Dieu  à  son  peuple  d'Israël  par 
le  ministère  de  Moïse.  Tout  en  demeurant  intacte  cette 
première  loi,  ce  commandement  comme  antérieur  a 
revêtu  dans  le  monde  chrétien,  dans  la  deuxième  loi, 
dans  la  loi  d'amour,  dans  la  loi  nouvelle,  dans  la  chré- 
tienté, dans  la  loi  de  chrétienté  comme  une  jeunesse  et 
une  force  nouvelle,  littéralement  une  autorisation  nou- 
velle. C'est  qu'en  effet  un  fait  nouveau  s'est  produit  pour 
nous,  un  fait  d'une  conséquence  et  d'une  portée  incal- 
culable. Une  famille  modèle  a  pour  ainsi  dire  fonctionné 
devant  nous  sous  nos  yeux,  une  famille  à  imiter.  Jésus 
a  revêtu  ce  quatrième  commandement,  l'a  exercé,  et  par 
cela  même,  par  cela  seul,  (devant  nous)  le  laissant  le 
même,  il  nous  l'a  rendu  nouveau.  Jésus  a  revêtu,  et 
généralement  et  dans  ce  commandement  particulier, 
cette  première  Loi,  l'a  exercée,  et  par  cela  même,  par 
cela  sexil,  (devant  nous)  la  laissant  la  même,  la  respec- 
tant justement,  il  nous  l'a  rendue  nouvelle.  Il  s'est  passé 
ceci,  pour  nous  chrétiens,  que  Jésus  a  revêtu  cette  pre- 
mière loi,  et  dans  cette  première  loi  ce  quatrième  com- 
mandement. Elle  en  a  pris,  elle  en  a  reçu  une  jeunesse 
nouvelle,  une  nouveauté  nouvelle.  Un  atelier  et  une 
famille  brillent  éternellement  devant  nous.  Si  M.  Laudet 
avait  quelque  idée  des  mœurs  chrétiennes  et  de  ce  que 
c'est  qu'une  famille  chrétienne  et  de  nos  habitudes  les 
plus  incorporées  et  des  plus  anciennes  traditions  de  nos 
paroisses  il  saurait  qu'il  n'y  a  certainement  pas  un 
enfant  chrétien  à  qui  on  n'ait  proposé  des  milliers  de 

4i 


un  nouveau  théologien 

fois  le  petit  Jésus.  Il  est  vrai  que  M.  Laudet  est  plein  de 
mépris  pour  le  petit  Jésus  des  petits  enfants.  C'est  aussi 
le  petit  Jésus  de  «  quand  nous  étions  petits  ».  C'est 
depuis  ce  temps  pourtant,  c'est  depuis  lors  que  la  famille 
chrétienne  a  été  instituée.  Non  pas  instituée  par  une  loi 
seulement  et  par  un  commandement.  Mais  instituée  par 
et  sur  un  exemple  vivant.  Sur  un  exemplaire,  et  sur 
quel  exemplaii'e.  Depuis  ce  jour  tout  père  et  toute  mère 
chrétienne  est  une  image  de  Joseph  et  de  Marie,  tout 
fils  et  toute  fille  chrétienne  est  une  image  de  Jésus. 
Tout  père  et  toute  mère  est  un  ou  une  élève,  un  suivant, 
une  suivante  de  Joseph  et  de  Marie,  tout  fils  et  toute 
fille  est  un  petit  élève,  une  petite  suivante  de  Jésus.  Les 
enfants  sont  littéralement  à  l'école  du  petit  Jésus.  Évi- 
demment c'est  très  ridicule  pour  M.  Laudet.  Mais  nous 
n'y  pouvons  rien.  Jésus  a  créé  pour  nous  le  modèle  par- 
fait de  l'obéissance  filiale  et  de  la  soumission  dans  le 
même  temps,  ensemble  qu'il  créait  pour  nous  le  modèle 
parfait  du  travail  manuel  et  de  la  patience.  Et  il  créait 
ces  deux  grands  modèles  ensemble,  ces  deux  grands 
modèles  comme  solidaires  et  ne  formant  qu'un  seul 
morceau  de  vie,  ces  deux  grands  modèles  du  tissu 
même  de  toute  vie  chrétienne  pendant  tous  ces  trente 
ans  qui  dans  la  théologie  de  M.  Laudet  ne  nous  appar- 
tiennent pas. 

§  109.  —  Je  prends  un  catéchisme  au  hasard.  J'encours 
immédiatement  le  mépris  de  M.  Laudet.  Je  passe  outre. 
C'est  encore  quelque  catéchisme  pour  enfants.  J'encours 
doublement  le  mépris  de  M.  Laudet.  Je  persévère, 
(parce  que  je  suis  courageux).  (Et  dans  mes  jours  de 

4a 


M.    FERNAND   LAUDET 

grand  courage  j'irais  jusqu'à  affronter  le  mépris  de 
M.  Laudet).  C'est  le  catéchisme  du  diocèse  de  Paris; 
édition  illustrée.  J'ouvre  à  la  page  io4,  —  leçon  VI,  — 
du  /F*  commandement.  Or  l'image  que  je  vois  en  plein 
milieu  du  quatrième  commandement,  en  haut  de  la 
page  io5,  c'est  naturellement  l'atelier  et  la  famille  de 
Nazareth,  Jésus  enfant,  apprenti,  travaillant  avec  son 
père  sous  le  regard  de  sa  mère  qui  elle-même  travaille. 
Sous  le  regard  de  sa  mère  elle-même  travaillante.  L'image 
porte  comme  «  légende  »  ces  simples  mots  :  «  Et  il  leur 
était  soumis.  »  Je  dois  dire  à  M.  Laudet  qu'en  effet  ce 
catéchisme  du  diocèse  de  Paris,  édition  illustrée,  n'est 
certainement  en  effet  qu'un  sqt  catéchisme  pour  petits 
enfants.  Et  que  ce  n'est  point  là  des  documents,  dont 
on  s'entoure.  Qui  sait,  même,  qui  sait  si  ces  images  des- 
sinées, que  l'on  voit  dans  les  catéchismes,  sont  authen- 
tiques. 

§  110.  —  «  Et  il  leur  était  soumis.  »  Quelles  sont, 
monsieur  Laudet,  ces  indiscrètes  paroles.  Est-ce  qu'elles 
ne  tendraient  pas  à  nous  donner  quekjue  renseignement 
sur  ces  parties  de  la  vie  de  Jésus  qui  dans  la  théo- 
logie de  M.  Laudet  ne  nous  appartiennent  pas.  Qui  se 
permet  de  telles  indiscrétions.  Qui  manque  ainsi  de 
respect  à  M.  Laudet.  Ces  paroles,  monsieur  Laudet, 
vous  ne  l'ignorez  peut-être  point,  ne  sont  pas  de 
M.  E.  Thomas,  vicaire  à  Saint-Sulpice,  auteur  de  ce 
catéchisme.  Elles  sont  du  vieux  Luc.  IL  5i.  —  Et  des- 
cendit cum  eis,  et  venit  Nazareth:  et  erat  subditus  illis. 
Et  mater  ejus  conservabat  omnia  verba  haec  in  corde 
suo. 

43 


un  nouveau  théologien 

52.  —  Et  Jésus  proficiehat  sapientia,  et  aetate,  et 
gratta   apud   Deum   et   homines. 

5i.  —  Et  il  descendit  avec  eux,  et  il  vint  à  Nazareth  ; 
et  il  leur  était  soumis.  Et  sa  mère  conservait  toutes 
ces  paroles  dans  son  cœur. 

52.  —  Et  Jésus  profitait  en  sagesse,  et  en  âge,  et  en 
grâce  auprès  de  Dieu  et  des  hommes. 

Si  la  vie  privée  de  Jésus  ne  nous  appartient  pas, 
monsieur  Laudet,  qu'est-ce  que  ces  admirables  textes 
viennent  faire  dans  les  Évangiles. 

La  théologie  de  M.  Laudet  fait  tomber  des  pans 
entiers   des   Évangiles.    Mais   nous   y   venons, 

§  111.  —  Enfin  ou  plutôt  en  outre  Jésus  n'a  pas 
seulement  comme  redoublé,  il  n'a  pas  seulement 
consacré,  autorisé,  couronné  même,  il  n'a  pas  seulement 
ratifié,  il  n'a  pas  seulement  renouvelé  le  quatrième 
commandement  en  revêtant  lui-même  l'obéissance  et  la 
soumission  filiale,  et  erat  subditus  illis  ;  il  a  en  outre, 
il  a  en  fin  porté  ce  quatrième  commandement  à  sa 
pleine  réalisation,  à  toute  sa  puissance  surnaturelle. 
Car  l'obéissance,  la  soumission  de  Jésus  à  ses  père  et 
mère  nourriciers,  si  parfaite  en  elle-même  et  d'un  si 
éternel  enseignement,  n'étaient  encore  qu'une  image 
temporelle,  une  représentation  charnelle  de  l'obéis- 
sance filiale  éternelle,  de  la  parfaite  soumission  filiale 
éternelle  de  Jésus  à  son  Père  qui  êtes  aux  cieu.x. 
L'obéissance,  la  soumission  de  tous  les  jours  de  Jésus 
à  Joseph  et  à  Marie  annonçait,  représentait,  anticipait 
l'effrayante  obéissance  et  soumission  du   Jeudi-Saint. 

44 


M.    FERNAND    LAUDET 

39.  —  Et  progressas  pusilliim,  procidit  in  faciem  siiam, 
orans,  et  dicens  :  Pater  mi,  si  possibile  est,  transeat  a  me 
calix  iste  :  verum.tam.en  non  sicut  ego  vola,  sed  sicut  tu. 

40.  —  Et  venit  ad  discipulos  suos,  et  invenit  eos 
dormientes,  et  dicit  Pelro  :  Sic  non  potuistis  una  hora 
vigilare  mecum? 

41.  —  Vigilate,et  orate  ut  non  iniretis  in  tentationem.. 
Spiritus  quidem  promptus  est,  caro  autem  infirma. 

42.  —  Iterum  secundo  abiit,  et  oravit,  dicens  :  Pater 
mi,  si  non  potest  hic  calix  transire  nisi  bibam  illum, 
Jiat  voluntas  tua. 

43.  —  Et  venit  iterum,  et  invenit  eos  dormientes  : 
erant  enim  oculi  eorum  gravati. 

44-  —  Et  relictis  illis  iterum  abiit,  et  oravit  tertio, 
eumdem  sermonem  dicens. 

45.  —  Tune  venit  ad  discipulos.  Et  dixit.  C'est  préci- 
sément cet  apprentissage  de  trente  ans,  cette  soumis- 
sion, cette  patience,  cette  obéissance  de  trente  ans,  de 
tous  les  jours  d'un  apprentissage  de  trente  ans,  prépa- 
ratoire, introductoire  à  la  soumission,  à  la  patience,  à 
l'obéissance  suprême,  à  la  soumission,  à  la  patience,  à 
l'obéissance  du  dernier  jour  que  M.  Laudet  nous 
retranche   comme    ne   nous   appartenant  pas. 

§  112.  —  Il  était  fatal  que  M.  Laudet  remontât 
jusqu'à  Jésus  et  nous  ayant  interdit  les  saints  nous 
interdît  aussi  Jésus.  Il  y  a  dans  l'hérésie  même  une 
sorte   de   logique   interne    ou   plutôt    l'hérésie   même 

45  Laudet.  —  3. 


un  noiiçeaii  théologien 

emprunte  la  logique  intérieure  de  la  théologie.  Il  y  a 
dans  la  théologie  une  telle  logique  interne,  une  telle 
ossature,  une  telle  force  de  logique,  il  y  a  dans  la  foi 
une  telle  logique  "\avante,  organisée,  organique,  un  tel 
mouvement  et  un  tel  rythme  que  l'hérésie,  qui  est 
comme  l'envers  et  la  contrefaçon  de  la  théologie  et  de 
la  foi,  en  garde  une  certaine  logique  interne  qui  est 
pour  ainsi  dire  l'envers,  l'empreinte  en  creux,  la  contre- 
façon de  la  logique  fidèle.  Il  y  a  ainsi  une  force  interne 
d'erreur  qui  est  le  creux  de  la  force  interne  de  vérité. 
C'est  donc  la  communion  même  des  saints,  la  commu- 
nion fidèle,  qui  entraînait,  à  l'envers  et  en  creux, 
M.  Laudet,  ayant  nié  une  partie  des  saints,  à  nier  la 
partie  correspondante  de  Jésus.  Et  cette  communion  des 
.saints  est  si  parfaitement  et  si  éternellement  liée  que  le 
creux  même  et  la  contrefaçon  de  M.  Laudet  en  demeu- 
rent liés.  C'en  serait  une  preuve  de  plus,  s'il  était 
nécessaire,  après  tant  d'autres.  Après  tant  de  preuves. 
Les  saints  sont  si  étroitement  liés  ensemble  et  à  Jésus 
dans  l'affirmation,  si  parfaitement,  si  éternellement, 
que  dans  la  négation  même  on  ne  peut  les  séparer. 

§  113.  —  Venant  ainsi,  conduits  ainsi  non  plus 
seulement  à  la  simple  extension  et  à  la  géographie 
mais  à  la  profondeur  et  à  ce  que  nous  nous  sommes 
permis  de  nommer  la  géologie  de  la  sainteté  la  rela- 
tion du  public  au  privé  dans  la  sainteté,  en  matière  de 
sainteté,  nous  paraîtra  être  la  suivante  :  que  en 
sainteté,  en  matière  de  sainteté  c'est  le  privé  qui  porte 
le  public  et  que  te  public  est  tout  soutenu,  tout  nourri 
du  privé.  En  sainteté,  en  matière  de  sainteté  le  public 

46 


I 


M.    FERNAXD    LAUDET 

plonge  dans  le  privé,  les  vertus  publiques  se  soutien- 
nent littéralement,  se  nourrissent,  se  recrutent  des 
vertus  privées.  En  matière  de  sainteté  le  public  vient 
du  privé. 

§  114.  —  Cette  proposition  ne  laisse  aucim  doute 
pour  qui  connaît  un  peu  les  vies  de  saints.  Il  ne  s'agit 
point  de  nier  ici  la  distinction  du  public  et  du  privé. 
En  sainteté  même,  en  matière  de  sainteté  elle  est 
pertinente.  Il  faut  seulement  dire  d'abord  qu'en  général 
dans  tout  le  monde  et  qu'en  particulier  en  matière  de 
sainteté  cette  distinction  est  presque  toujours  beaucoup 
plus  précaire  qu'on  ne  nous  la  fait.  Les  bords  entre  le 
public  et  le  privé  sont  généralement  beaucoup  moins 
coupés,  et  moins  coupants,  qu'on  ne  nous  les  fait. 

§  115.  —  Dans  la  mesure  où  cette  distinction  est 
fondée  et  où  «il  est  avéré  que  des  saints  ont  reçu  des 
missions  publiques,  il  est  avéré  aussi  que  ce  sont  des 
saints  particuliers  et  qui  ont  reçu  des  missions  particu- 
lières. 

§  1 16.  —  La  discrimination  entre  des  saints  publics 
et  des  saints  privés  et  dans  les  saints  publics  entre  des 
parties  publiques  et  des  parties  privées  n'est  peut-être 
point  aussi  arrêtée  qu'on  nous  la  fait.  Elle  est  peut-être 
beaucoup  plus  précaire  et  mobile  qu'on  ne  nous  la  fait. 
Mais  au  sens  et  dans  la  mesure  où  elle  est  certaine,  je 
veux  dire  oi^i  il  est  certain  qu'elle  est,  au  sens  et  dans  la 
mesure  où  elle  est  constante,  où  elle  est  acquise,  la  rela- 
'tion  du  public  et  du  privé  en  matière  de  sainteté  s'établit 

47 


un  nouveau  théologien 

telle  et  en  ce  sens,  allant  dans  ce  sens  que  le  public 
baigne  dans  le  privé,  plonge  dans  le  privé.  Le  public  en 
matière  de  sainteté  (pro)vient  du  privé.  Le  public  est  tout 
soutenu  du  privé,  tout  nourri,  tout  né  du  privé.  C'est  le 
privé  qui  est  la  matière  propre,  la  base  d'application, 
le  dessous  de  la  sainteté.  C'est  le  privé  qui  est  la  terre 
profonde.  La  matière  née,  la  terre  natale  de  la  sainteté. 
C'est  du  privé  que  la  sainteté  vient,  naît.  C'est  du  privé 
qu'elle  vient  proprement.  C'est  dans  le  privé  qu'elle  se 
retrempe.  C'est  dans  le  privé  qu'elle  se  trouve,  et  se 
retrouve,  chez  elle.  C'est  du  privé  que  la  sainteté  croît. 
Ce  sont  les  saints  publics  qui  sont  particuliers  et  ce 
sont  les  parties  publiques,  les  saintetés  publiques  qui 
sont  particulières.  Et  ce  sont  les  saints  privés  qui  sont 
généraux,  ce  sont  les  parties  privées,  les  saintetés 
privées  qui  sont  générales,  communes,  ordinaires,  litté- 
ralement qui  sont  dans  l'ordre.  Il  est  avéré,  il  suffit  de 
connaître  moindrement  Vhistoire  des  saints  qui  ont  reçu 
des  missions  publiques  pour  savoir  non  seulement  que 
ces  saints  publics  étaient  particuliers  et  que  ces  missions 
publiques  étaient  particulières,  mais  qu'elles  ont  géné- 
ralement et  même  universellement  été  considérées  par 
ces  saints  littéralement  comme  des  missions,  c'est  à-dire 
comme  des  envois,  pour  ainsi  dire  en  mission  extraor- 
dinaire; extérieure;  en  dehors;  (et  non  pas  seulement 
en  mission  particulière);  et  presque  en  dehors  de 
l'ordre  ;  disons  le  mot,  comme  des  corvées,  extrêmement 
désagréables,  qu'il  fallait  bien  faire,  parce  que  tel  était 
l'ordre  de  Dieu,  et  qu'il  avait  ses  raisons,  mais  qui 
étaient  certainement  la  plus  grande  épreuve  que  Dieu 
pût  envoyer  à  ses  saints.  Tel  était  le  goût,  studium, 

48 


M.    FERXAND    LAUDET 

que  les  saints  ont  généralement  eu  pour  les  missions 
publiques.  Les  vies  de  saints,  si  M.  Laudet  en  connais- 
sait seulement  une,  et  comme  par  hasard  la  vie  de 
Jeanne  d'Arc,  et  en  plusieurs  points,  notamment  celui 
que  nous  avons  dit,  la  \ie  de  Jésus,  les  vies  de  saints 
publics  sont  pleines  de  résistances  pour  ainsi  dire  à  la 
publicité.  11  est  avéré  que  les  saints  publics  ont  toujours 
été  remplis  d'épouvante  à  l'idée  même  d'une  mission 
publique,  à  la  simple  éventualité,  au  seul  commande- 
ment, à  la  seule  idée;  qu'ils  ont  toujours  demandé  à 
Dieu  par  les  mérites  de  Jésus-Christ  et  directement  et 
indirectement  par  les  autres  saints  d'abord  et  longtemps 
et  vivement  et  profondément  et  quelquefois  violemment 
de  ne  pas  être  chargés  de  ces  missions,  ensuite  qu'ils  ont 
toujours  demandé  par  les  mêmes  mérites  pour  ces  objets 
propres,  pour  ces  missions  extraordinaires  des  secours 
extraordinaires;  car  ils  se  sentaient  comme  dépaysés, 
désaxés  dans  ces  missions  publiques;  ils  s'y  sentaient 
hors  de  leurs  mœurs  mêmes,  (Jeanne  d'Arc  l'a  senti  et 
dit  avec  une  acuité  de  vision  admirable)  ;  ils  s'y  sen- 
taient dans  un  très  grand  danger;  in  maximo  periculo 
et  dans  une  épreuve  extraordinaire;  ils  s'y  sentaient 
hors  de  leur  place  et  comme  provisoirement  détachés, 
provisoirement  délégués  ;  ils  s'y  sentaient  affectés,  extra- 
ordinairement  et  comme  provisoirement  appliqués  à  un 
métier,  à  un  office  qui  n'était  pas  le  leur;  ils  s'y  sentaient 
hors  de  leur  matière,  hors  de  leur  métier,  hors  de  leur 
office;  ils  y  étaient  en  délégation  ;  ils  y  redoublaient  de 
prières.  Nous  savons  par  tous  les  exemples  et  par  tous 
les  textes  qu'ils  y  redoublaient  de  sacrements.  Notam- 
ment qu'ils  y  usaient  non  seulement  de  la  communion 

49 


un  lionceau  théologien 

fréquente,  mais  de  la  communion  quotidienne.  Jeanne 
d'Arc,  très  notamment.  Ils  s'y  sentaient  exposés. 

Et  ils  ne  demandaient,  par  les  mêmes  mérites,  géné- 
ralement qu'à  en  être  déchargés. 

Ainsi  la  mission  publique,  la  vie  publique,  la  partie 
publique  de  la  vie  ont  toujours  été  considérées  par  les 
saints  qui  en  ont  eu  littéralement  comme  des  missions, 
comme  des  envois,  comme  des  départs,  d'où  ils  ne 
demandaient  qu'à  revenir;  non  pas  peut-être  comme 
des  essais;  mais  comme  des  épreuves  extraordinaires, 
comme  un  métier  où  ils  étaient  gauches  et  non  dressés, 
pu  par  conséquent  il  fallait  notamment  redoubler  d'hu- 
milités. 

§  117.  —  Dans  cet  embarras,  dans  ce  désarroi,  dans 
cette  détresse  ils  ne  faisaient  point  seulement  appel  à 
la  prière  et  aux  sacrements  :  ils  se  rabattaient  pour 
ainsi  dire  sur  la  vie  privée,  avec  laquelle  ils  étaient 
liés,  restés  liés,  avec  laquelle  ils  étaient  (plus)  familiers, 
avec  laquelle  ils  se  sentaient  (plus)  rassurés,  et  c'était 
pour  ainsi  dire  et  même  littéralement  avec  la  vie  privée 
qu'ils  faisaient  de  la  vie  publique.  C'était  littéralement 
avec  la  vie  privée,  qu'ils  connaissaient,  qu'ils  faisaient  la 
vie  publique,  qu'ils  ne  connaissaient  pas.  C'est  des  vertus 
de  la  vie  privée,  des  vertus  familières,  familiales,  des 
vertus  relativement  faciles,  petites,  aisées,  connues,  por- 
tatives, in  manu,  sous  la  main,  qu'ils  bourraient  la  vie 
publique,  qu'ils  inventaient,  qu'ils  forgeaient,  qu'ils  im- 
provisaient, qu'ils  formaient,  qu'ils  faisaient,  qu'ils  obte- 
naient les  vertus  publiques,  les  vertus  de  la  vie  publique. 
De  cette  matière  qu'ils  connaissaient,  la  vie  privée,  les 


M.    FERNAND   LA.UDET 

vertus  de  la  vie  privée,  ils  tiraient,  ils  élaboraient,  ils 
obtenaient,  non  point  même  par  imitation,  mais  par 
extension,  par  application,  par  délégation  cette  matière 
qu'ils  ne  connaissaient  pas,  la  vie  publique,  les  vertus 
de  la  vie  publique.  Ce  n'est  point  au  hasard  et  par  un 
caprice  des  mots,  c'est  par  une  logique  interne  la  plus 
profonde  du  langage  même  que  la  patience  est  la  vertu  de 
\dt.  passion.  Les  saints  chrétiens,  les  saints  publics  étaient 
éminemment  des  hommes,  des  saints,  des  appelés, 
vocati,  qui  pour  se  garantir  dans  l'extrême  danger  de 
missions  extraordinaires  y  portaient  d'abord,  commen- 
çaient par  y  transporter  les  vertus  ordinaires,  usuelles, 
les  vertus  de  tous  les  jours,  familières,  les  vertus  à  la 
main,  virtutes  manu  factas. 

§  118.  —  Il  ne  fait  aucun  doute  et  les  saints  le 
savaient  bien  qu'il  y  a  une  sorte  d'accointance  propre 
entre  la  sainteté  et  la  petite  vie,  une  convenance  parti- 
culière, propre,  un  goût  de  la  grâce  pour  le  secret,  pour 
la  vertu  secrète,  une  accointance  de  Dieu  pour  l'humi- 
lité (non  pas  seulement  pour  l'humilité  du  coeur,  mais 
pour  l'humilité  de  la  situation  même,  comme  garan- 
tissant, comme  enregistrant  temporellement,  comme 
inscrivant  temporellement  l'humilité  du  cœur)  une 
accointance  propre  de  Jésus  pour  les  pauvres  et  les 
misérables  et  les  humbles  et  les  obscurs  et  les  non 
publics.  Tous  les  Evangiles  regorgent  d'une  tendresse 
propre  de  Jésus  pour  les  non-publics.  Tout  le  monde 
sent  bien  que  les  pauvres  et  les  obscurs  sont  les  favoris 
dans  le  royaume  de  Dieu.  Ça  en  serait  presque  injuste, - 
s'il  n'était  loisible  à  tout  le  monde  d'être  pauvre.  Les 

Si 


un  noiiçeau  théologien 

saints  le  sentaient  bien,  les  saints  l'ont  bien  compris 
qui  devenus  saints  publics,  envoyés  en  missions  publi- 
ques, c'est-à-dire  en  missions  extraordinaires,  se  sont 
toujours  un  peu  considérés  comme  éloignés  de  la  cour. 

§  119. —  Les  saints  y  pourvoyaient  joremiéremeni  en 
portant,  en  transportant  la  vie  privée  jusqu'en  vie  publi- 
que, les  vertus  de  la  vie  privée  jusqu'en  vertus  de  vie 
publique,  en  prolongeant,  (il  ne  faut  même  pas  dire  en 
augmentant,  en  accroissant,  en  agrandissant),  en  pro- 
longeant simplement  la  vie  privée  et  les  vertus  de  la  vie 
privée  en  vie  publique  et  en  vertus  de  la  vie  publique 
sans  l'ombre  d'une  interception.  Par  le  ministère  et  dans 
la  personne  de  ces  saints  les  vertus  privées  étaient  pro- 
mues, prolongées  vie  et  vertus  publiques,  devenaient 
vertus  publiques,  étaient  continûment  prolongées  vertus 
publiques,  par  le  ministère  et  dans  la  personne  de  ces 
saints  les  vertus  privées  recevaient  en  matière  publique 
leur  application  pleine  et  directe.  Les  vertus  publiques 
étaient  les  vertus  privées  elles-mêmes,  devenues  publi- 
ques, prolongées  publiques,  les  mêmes  devenues  publi- 
ques. Un  homme  comme  saint  Louis  était  un  homme, 
un  saint  qui  gouvernait  le  royaume  de  France  exacte- 
ment, directement,  rigoureusement  comme  un  bon  père 
de  famille  gouverne  sa  maisonnée,  comme  un  père  de 
famille  chrétien  gouverne  sa  femme  et  ses  enfants,  —  sa 
maison.  —  C'est  dire  que  dans  la  théologie  chrétienne, 
dans  la  réelle  chrétienté  le  gouvernement  de  la  maison 
de  France  est  directement  imité  du  gouvernemeut  de 
cette  maison  de  Nazareth  qui  selon  M.  Laudet  et  dans 
la  théologie  de  M.  Laudet  ne  nous  appartient  pas.  Mais 

5a 


M.    FERNAND    LAUDET 

peut-être  que  le  roi  de  France  n'est  pas  un  assez  grand 
personnage,  peut-être  que  saint  Louis  des  Français 
n'est  pas  un  personnage  assez  public  pour  M.  Laudet. 

§  120.  —  Deuxièmement  les  saints  y  pourvoyaient  en 
vivant,  en  continuant  de  vivre  leur  vie  privée  tout  au 
travers,  tout  en  dedans,  tout  en  dessous  de  leur  vie 
publique.  La  vie  chrétienne  est  organisée  de  telle  sorte, 
(et  M.  Laudet  est  le  seul  à  l'ignorer),  que  quelles  que 
soient  les  destinées  publiques,  quelles  que  soient  les 
vocations  publiques  d'un  chrétien  le  tissu  même  de  sa  vie 
privée  n'en  reçoit  aucune  altération,  aucune  atténuation, 
aucune  diminution  d'aucune  sorte.  Aucune  atteinte.  A 
quelques  destinées,  à  quelques  missions,  à  quelques  voca- 
tions publiques  qu'un  chrétien  soit  appelé,  il  reste  toujours 
chrétien,  il  vit  toujours  chrétien,  sa  chrétienté  privée, 
sa  vertu  privée  est  toujours  la  même,  a  toujours  à 
s'exercer  aussi  pleinement,  aussi  la  même.  La  vie  privée 
court  sous  la  vie  publique,  entretient,  soutient,  porte, 
supporte,  nourrit  la  vie  jDublique.  Les  vertus  privées 
courent  sous  les  vertus  publiques,  entretiennent,  sou- 
tiennent, portent,  supportent,  nourrissent  les  vertus 
publiques.  Les  saints  publics,  faisant  du  public,  ne 
sortent  pas  du  privé.  Le  privé  est  le  tissu  même. 
Puhlica,  les  missions  publiques  ne  sont  jamais  que  des 
émergences,  des  éminences.  Les  vocations  publiques, 
les  missions  publiques  ne  sont  jamais  que  des  îlots  ;  et 
c'est  le  privé  qui  est  la  mer  profonde.  Il  y  a  une  liaison 
secrète,  une  affection  secrète  de  la  grâce  pour  le  secret, 
pour  la  petite  vie,  pour  la  vie  secrète,  pour  les  petites 
gens.  Les  saints  le  savent  bien,  les  saints  le  sentent 

53 


un  nouveau  théologien 

bien,  et  c'est  pour  cela  que  les  saints  publics  restent  en 
liaison  constante  avec  la  vie  privée,  avec  la  petite  vie. 
En  double  liaison,  premièrement  en  liant  leur  vie 
publique  à  leur  vie  privée,  leurs  vertus  publiques  à 
leurs  vertus  privées  en  telle  sorte  que  cette  vie  publique 
n'est  que  cette  vie  privée  continûment  prolongée,  et  que 
ces  vertus  publiques  ne  sont  que  ces  vertus  privées 
continûment  prolongées,  la  même,  les  mêmes,  deuxiè- 
mement en  liant  leur  vie  publique  à  leur  vie  privée, 
leurs  vertus  publiques  à  leurs  vertus  privées  en  telle 
sorte  que  cette  vie  publique  plonge  perpétuellement 
dans  cette  vie  privée,  que  ces  vertus  publiques  plongent 
perpétuellement  dans  ces  vertus  privées.  La  vie  privée, 
les  vertus  privées  sont  pour  le  saint  public  la  réserve 
perpétuellement  présente,  où  il  plonge  perpétuellement. 
Quand  nous  voyons  les  saints  publics  se  retrancher  per- 
pétuellement dans  le  privé,  rentrer  à  chaque  instant,  se 
retirer  à  chaque  instant  en  arrière  dans  les  humilités  du 
privé,  faire  retraite,  ne  croyons  pas  que  ce  retour,  que 
cette  revenue  en  arrière  est  pour  eux  un  exercice  d'humi- 
lité, qui  leur  coûterait.  C'est  le  contraire.  C'est  la  mission 
publique  qui  leur  coûte  et  au  contraire  c'est  sur  la  vie 
privée,  c'est  sur  les  vertus  privées  qu'ils  se  rabattent. 
D'eux-mêmes.  Pour  se  rassurer.  Pour  prendre  appui  et 
pour  prendre  nourriture.  Quand  nous  les  voyons  se 
rabattre  ainsi  constamment  sur  la  vie  privée,  sur  les 
vertus  privées,  ne  croyons  point  que  ce  soit  un  exercice, 
qu'ils  s'imposent,  qu'ils  s'infligent,  des  épreuves,  des 
expiations,  pour  payer  leurs  grandeurs.  C'est  au  con- 
traire par  une  retombée  naturelle,  surnaturelle  naturelle, 
qu'ils  reviennent,   qu'ils  retombent,   qu'ils   retournent 

54 


M.    FERNAND    LAUDET 

dans  le  privé.  Quand  on  les  voit  dans  toutes  les  vies  des 
saints  retourner  aussi  opiniâtrement  dans  le  privé,  dans 
les  vertus  privées  on  serait  tenté  de  croire  qu'ils  y  cher- 
cheraient un  exercice,  comme  une  expiation,  une  com- 
pensation d'humilité  (s)  à  leurs  grandeurs.  Au  contraire 
c'est  alors  qu'ils  suivaient  la  pente.  Ils  revenaient  faire 
dans  le  privé  une  reprise  du  courant  de  la  grâce.  On 
pourrait  presque  dire,  on  peut  dire  que  la  tentation  était 
au  contraire  pour  eux  de  rentrer  dans  le  privé,  de 
replonger  dans  la  petite  vie.  La  tentation  était  de  fuir 
ces  missions  extraordinaires,  ces  missions  extraordinai- 
rement  périlleuses.  De  se  cacher,  de  se  terrer  dans  la 
petite  vie.  Loin  que  la  vie  privée,  loin  que  les  vertus  pri- 
vées fussent  pour  les  saints  publics  un  exercice,  une 
épreuve,  c'est  au  contraire  la  vie  publique,  c'est  la  mis- 
sion publique  qui  était  l'épreuve  entre  toutes,  et  c'est 
la  vie  privée,  les  vertus  privées,  la  mission  privée,  la 
commvme  mission  privée,  la  retraite,  le  silence,  le  secret, 
l'ombre,  le  coin,  le  jardin  de  la  grâce,  la  petite  vie  qui 
était  l'asile  où  ils  retombaient.  Les  missions  publiques 
faisaient  jouer  l'obédience.  Les  douces  missions  de  la 
vie  privée  ne  faisaient  jouer  que  le  reposement. 

§  121.  —  Le  peuple  chrétien  le  sentait  si  bien,  justes 
et  pécheurs  en  communion  avec  ses  saints  le  peuple 
chrétien  le  savait  si  bien  que  c'est  pour  cela  que  ce  qu'il 
demandait  à  ses  saints,  à  tous  ses  saints  et  notamment 
à  ses  saints  publics  c'était  au  premier  chef,  soit  pour  la 
totale  part,  soit  pour  la  plus  grande  part,  d'abord  les 
vertus  privées  ;  d'abord  la  vie  privée.  Un  saint  n'était 
saint  que  si  le  tissu  même  de  sa  vie  était  sainte,  que  si 

65 


un  nouveau  théologien 

sa  vie  quotidienne  était  sainte,  que  si  sa  vie  privée  était 
sainteté.  Ensemble  c'était  cela  d'abord  que  le  peuple 
chrétien  demandait  à  ses  saints  et  c'est  cela  d'abord, 
c'est  cela  en  dessous  que  les  saints  savaient  bien  que 
leur  peuple  d'abord  leur  demandait.  Car  c'était  cela  le 
premier,  et  le  commun,  et  la  nourriture  et  la  grâce. 
C'était  cela  le  connu,  le  rassurant,  le  familier,  le  nour- 
rissant, le  gracieux.  Un  saint  public  qui  rentrait  dans  du 
privé  était  un  saint  qui  se  rassurait.  Cela  est  particuliè- 
rement sensible  dans  toute  la  mission  de  Jeanne  d'Arc. 

§  122.  —  C'est  pour  cela  que  si  M.  Laudet  avait 
la  moindre  idée  de  ce  que  c'était  réellement  que  la  vie 
de  la  chrétienté  il  saurait  que  tous  les  procès  d'Eglise 
ne  portent  à  beaucoup  près  sur  rien  tant  que  sur  la 
vie  privée,  sur  les  mœurs  privées,  sur  les  vertus 
privées.  Ce  que  le  peuple  chrétien  demandait  avant 
tout  et  sur  tout  à  ses  saints  c'était  une  vie  privée,  des 
mœurs  privées,  des  vertus  privées.  Eh  bien  cette 
demande  est  en  quelque  sorte  pour  nous  enregistrée 
historiquement,  inscrite  historiquement  par  ceci  et 
en  cette  forme,  notariée,  que  les  procès  d'Église 
requéraient  avant  tout  et  sur  tout  une  vie  privée, 
des   mœurs   privées,    des   vertus   privées. 

§  123.  —  Notamment  si  M.  Laudet  avait  quelque 
idée,  parmi  les  procès  d'Église,  de  ce  que  c'est  qu'un 
procès  de  canonisation  il  saurait  que  ce  que  ces  procès, 
—  publics,  je  pense,  —  requièrent  avant  tout  du  candidat 
ce  sont  une  vie  privée,  des  mœurs  privées,  des  vertus 
privées.  On  demandait  avant  tout  au  candidat,  —  on 

56 


M.    FERNAND    LAUDET 

lui  demandait  officiellement  et  publiquement,  monsieur 
Laudet,  —  on  lui  demande  encore,  —  une  vie  privée, 
des  bonnes  mœurs,  des  mœurs  privées,  des  vertus 
privées.  On  demandait  avant  tout  au  saint,  —  on  lui 
demande  encore,  —  d'être  un  bon  chrétien.  On  ne  lui 
demandait  des  choses  extraordinaires,  quand  on  lui 
en  demandait,  qu'après.  —  Je  suis  bonne  chrétienne,  — 
le  mot  terrible  de  Jeanne  d'Arc  au  Procès,  le  mot 
du  dernier  retranchement,  la  litanie  du  dernier  retran- 
chement. Ce  cri  de  la  dernière  agonie,  du  dernier 
combat,  selon  M.  Laudet  ne  nous  appartiendrait  pas. 
M.  Laudet  n'est  pas  sans  avoir  entendu  parler  à  la 
Rei'ue  hebdomadaire  d'un  certain  sire  de  Joinville 
qui  nous  a  laissé  une  vie,  une  histoire  de  saint  Louis. 
Celte  vie  est  en  réalité  une  contribution  (historique)  à 
une  enquête,  à  un  procès  de  canonisation.  M.  Laudet 
nous  concédera  peut-être  que  saint  Louis,  roi  de 
France,  était  un  homme  public.  Alors  comment  se 
fait-il  que  dans  cette  vie  de  saint  Louis,  par  le  sire  de 
Joinville,  il  y  ait  une  partie  entière,  considérable,  qui 
soit  de  celte  vie  privée  qui  censément  ne  nous  appar- 
tient pas  et  que  tout  le  reste  du  livre  soit  encore 
plein   de   cette   même   vie   privée. 

§  124.  —  Pareillement  et  pour  ainsi  dire  parallè- 
lement si  M.  Laudet  avait  quelque  idée,  si  M.  Laudet 
avait  la  moindre  idée  de  ce  que  c'est  qu'un  procès 
d'hérésie,  qui  est  censément  comme  l'envers  d'un 
procès  de  canonisation,  comme  un  procès  de  canoni- 
sation en  creux,  il  saurait  que  dans  un  procès 
d'hérésie   l'enquête,    ou   les   enquêtes,   ne  portait   sur 

57 


un  nouveau  théologien 

rien  tant,  n'entreprenait  pour  ainsi  dire  rien  tant,  ne 
saisissait  rien  tant,  n'atteignait  rien  tant  que  la  vie 
privée,  les  mœurs  privées,  les  péchés  privés,  les  vices 
privés. 

§  125.  —  Particulièrement,  et  notamment,  et  presque 
éminemment,  (Jésus  seul  étant  éminent),  et  nommément 
pour  en  venir  enfin  à  ce  que  nous  voulions  dire,  à  ce 
que  nous  avions  à  dire  de  Jeanne  d'Arc  si  M.  Laudet 
avait  quelque  idée,  si  M,  Laudet  avait  la  moindre 
idée  de  ce  que  c'était  que  les  procès  de  Jeanne  d'Arc, 
(qui  furent,  ne  l'oublions  pas,  des  procès  d'Église,  des 
procès  ecclésiastiques),  notamment  et  premièrement 
de  ce  que  fut  le  procès  de  condamnation,  (qui  fut,  ne 
l'oublions  pas,  un  procès  d'hérésie),  si  M,  Laudet 
avait  seulement  ouvert  son  Quicherat,  pas  le  France, 
monsieur  Laudet,  le  Quicherat,  le  seul  qui  ait  fait, 
qui  nous  ait  donné  une  édition  des  Procès,  il  saurait 
que  l'enquête,  ou  plutôt  que  les  enquêtes  portèrent 
pour  une  très  grande  part,  et  peut-être  pour  la  plus 
grande  part,  sur  les  mœurs,  sur  la  vie  privée,  sur  des 
allégations  atteignant  les  vertus  privées. 

§  126.  —  De  sorte  que,  —  et  ce  sera  notre  dernière 
conclusion  sur  ce  point,  —  de  sorte  que  ce  que  M.  Laudet 
nous  interdit  de  considérer  dans  la  vie  de  Jeanne  d'Arc, 
sa  vie  privée,  ses  vertus  privées,  ses  mérites  privés, 
ce  n'est  pas  seulement  le  modèle  et  le  support  et  le 
commencement  et  la  nourriture  et  comme  l'essence 
de  sa  vie  publique,  de  ses  vertus  publiques,  de  ses 
mérites    publics,    mais    c'est    textuellement    ce    dont 

58 


M.    FERNAND   LAUDET 

le  Procès  de  Condamnation  est  plein,  et  ce  dont  est 
plein  le  Procès  de  Réhabilitation.  Le  Procès  de 
Réhabilitation  consistant  à  défaire  un  procès  d'hérésie. 

§  127.  —  Car  ce  que  les  tribunaux  d'Église,  les  procès 
d'Église,  les  enquêtes  d'Église  plus  ou  moins  prépara- 
toires ou  conflrmatoires  demandaient  au  candidat  ou  à 
l'accusé,  cet  autre  candidat,  ce  candidat  à  l'envers,  ce 
qu'elles  requéraient  du  candidat  ou  de  l'accusé,  ce  sur 
quoi  portaient  les  interrogatoires,  c'était  généralement, 
c'était  pour  une  grande  part,  c'était  généralement  pour 
la  plus  grande  part  une  matière  privée. 

§  128.  —  Or  rien  n'est  aussi  public,  d'autre  part, 
aussi  fait  en  présence  du  peuple  chrétien,  qu'un  procès 
d'Église,  un  procès  de  canonisation,  un  procès  d'hérésie, 
un  procès  de  réhabilitation,  des  enquêtes  ecclésias- 
tiques. 

§  129.  —  Par  conséquent  et  ce  sera  sur  ce  point 
notre  formule  dernière  ce  que  les  juges  d'Église,  ce 
que  les  enquêteurs  d'Église  demandaient  publiquement, 
requéraient  publiquement,  recherchaient  publiquement, 
absolvaient  publiquement,  condamnaient  publiquement, 
honoraient  publiquement  c'était  précisément  générale- 
ment la  vie  privée,  les  vertus  privées,  les  vices,  les 
péchés  privés,  les  mérites  privés,  he  saint  avait  constam- 
ment à  faire  ses  preuves  de  pureté  privée.  On  avait 
généralement  à  faire  contre  l'hérétique  les  preuves 
d'impureté  privée.  On  peut  dire  que  la  méthode  ecclé- 
siastique en  ces  matières  consistait  essentiellement  à 

59 


un  nouveau  théologien 


projeter  sur  la  vie  privée  le  flot  de  la  lumière  publique, 
pour  l'édiflcation  du  peuple  chrétien.  C'est  qu'au  fond 
pour  le  chrétien,  monsieur  Laudet,  il  n'y  a  point  de 
privé  ni  de  public,  tout  se  passant  également  sous  le 
regard  de  Dieu. 

§  130.  —  Particulièrement  c'est  pour  cela  que  nous 
savons  que  la  vie  dite  privée  de  Jeanne  d'Arc  a  été 
l'objet  d'enquêtes  incessantes,  ou  plutôt  nous  savons 
que  Jeanne  d'Arc,  comme  toute  personne  éminente  en 
chrétienté,  et  qui  se  disait  envoyée  de  Dieu,  a  été  dans 
sa  vie  dite  privée  l'objet  d'enquêtes  incessantes.  Publier 
le  privé,  c'est  le  principe  même,  c'est  la  méthode  ecclé- 
siastique même.  Le  vieux  principe  de  la  confession 
publique  court  sous  toute  chrétienté.  Le  chrétien  dans 
la  paroisse,  dans  la  chrétienté,  est  toujours  le  premier 
chrétien  dans  la  communauté,  l'ancien  chrétien,  le 
fidèle  antique  toujours  prêt,  toujours  soumis  à  la  con- 
fession publique,  à  la  commune  et  comme  mutuelle 
confession. 

§  131.  —  Enquête  à  Ghinon,  enquête  à  Poitiers  en 
arrivant  devers  le  roi;  enquêtes  à  Paris;  enquêtes  à 
Rouen;  enquêtes  à  Domremy  et  généralement  en  Lor- 
raine; enquêtes  partout  et  toujours  ce  n'étaient  encore 
là  pour  ainsi  dire  que  des  enquêtes  propres,  que  les 
enquêtes  officielles,  datées,  temporaires,  partielles  et 
pour  ainsi  dire  fragmentaires.  En  un  certain  sens  parti- 
culières. Mais  que  sera-ce  de  cette  enquête  pour  ainsi 
dire  perpétuelle,  littéralement  perpétuelle  que  le  peuple 
chrétien  poussait  sur  ses  saints  aussitôt  qu'un    saint 

60 


M.    FERNAND   LAUDET 

avait  commencé  d'émerger  sous  le  regard  de  tous.  Pour 
qui  a  si  peu  que  ce  soit  l'idée  de  ce  que  c'était  que  le 
monde  chrétien,  pour  qui  a  seulement  regardé  un  peu 
un  texte,  j'entends  un  texte  authentique,  un  procès, 
une  chronique,  il  est  évident  que  ces  saints,  à  peine 
signalés,  vivaient  sous  le  regard  du  peuple.  Le  peuple 
avait  tellement  soif  d'en  avoir,  le  peuple  chrétien,  telle- 
ment soif  d'en  trouver.  Aussi  dès  qu'une  âme  un  peu 
émergente  était  confusément  signalée,  averti  par  un 
secret  instinct,  si  profond,  de  troupeau  qui  cherche  son 
pasteur,  tout  le  peuple  chrétien  se  serrait  autour  du 
saint  qui  venait.  Le  peuple  attendait  le  saint.  Le  saint 
qui  montait  montait  dès  lors,  vivait  dès  lors  sous  le 
regard  de  tout  un  peuple,  sous  une  sorte  de  surveillance 
de  diilie.  Gela  est  particulièrement  sensible  dans  toute 
l'histoire  de  V avènement  de  Jeanne  d'Arc;  et  aussi,  bien 
que  moins  apparemment,  dans  toute  l'histoire  de  son 
règne,  et  de  sa  contestation,  et  de  son  martyre,  et  de 
sa  captivité.  C'était  une  enquête  chrétienne  continuelle, 
une  publicité  perpétuelle,  une  sorte  de  jugement  commun 
public  latent  ambiant  anticipant  les  jugements  en  forme, 
anticipant,  escomptant  le  jugement  dernier  même. 

§  132.  —  Le  saint  vivait,  comme  tel,  sous  le  regard 
de  tous.  Une  immense  attente,  une  immense  attention 
de  communion  était  sur  lui.  Le  saint  tout  entier  appar- 
tenait à  tous.  Omnibus  totus.  Tout  à  tous.  Dans  ces 
âges  d'une  certaine  rudesse  il  y  avait  même  dans  le 
peuple  chrétien  une  certaine  gloutonnerie  de  sainteté. 
Non  pas  seulement  un  certain  appétit.  Dans  les  chro- 
niques, dans  les  textes  authentiques  le  peuple  nous 

61  Laiidet.  —  4 


un  nouçeau  théologien 

paraît  souvent  brutaliser  les  saints,  (comme  ensuite  il 
en  brutalisait  les  reliques),  pour  en  retirer  pom*  ainsi 
dire  de  force  l'efficace. 

§  133.  —  «  L'accusée,  dit  M.  Laudet,  la  controversée, 
la  discutée,  c'est  précisément  toute  Jeanne  d'Arc,  au 
moins  toute  celle  qu'il  nous  est  permis  de  connaître, 
parce  que  c'est  toute  la  missionnaire  et  toute  la  martyre; 
et  Jeanne  ne  nous  appartient  que  missionnaire  et  mar- 
tyre. »  —  'SI.  Laudet  n'oublie  qu'un  point,  c'est  qu'à 
Jeanne  d'Arc  missionnaire  et  martyre  ce  que  l'on  con- 
testa précisément,  ce  que  l'on  controversa,  ce  que  l'on 
discuta,  ce  que  l'on  accusa  ce  fut  précisément  pour  une 
très  grande  part,  peut-être  pour  la  plus  grande  part 
sa  vie  privée.  Le  procès  de  condamnation  en  est  plein. 
De  sa  vie  privée.  Le  procès  de  réhabilitation  est  plein 
des  histoires  de  son  enfance  rapportées  par  les  témoins, 
—  publics  je  pense,  —  par  les  gens  de  son  temps  et  de 
son  pays. 

C'est  de  cela  même  que  tous  les  deux  procès  sont  pleins. 

§  134.  —  Pareillement,  éminemment  Jésus  naturelle- 
ment ne  pouvait  enseigner,  ne  pouvait  prêcher  que  par 
une  prédication  publique.  On  se  demande  comment  il 
eût  pu  faire  autrement.  Prêcher,  enseigner  autrement. 
Il  ne  pouvait  parler  à  son  peuple,  s'adresser  à  son 
peuple  que  publiquement.  Mais  qu'est-ce  qu'il  enseignait 
ainsi  publiquement.  Quelle  était  la  matière  de  son 
enseignement,  de  sa  prédication  publique.  La  matière 
de  son  enseignement,  de  sa  prédication  publique  était 
privée.  Toutes  ces  histoires  de  calebasses,  de  lampes, 

6a 


M.    FERNAND    LAUDET 

de  boisseau,  de  veuves,  de  drachmes,  de  péagers,  de 
porchers,  de  bergers,  qu'il  nommait  pasteurs,  de  bou- 
viers, de  vignerons,  de  publicains,  de  fermiers,  de 
métayers,  de  petits  cultivateurs,  d'infirmes,  de  vaga- 
bonds, de  moissonneurs,  de  centeniers,  de  Samaritains, 
d'aubergistes,  étaient-elles  des  affaires  publiques, 
étaient-elles  des  affaires  d'État.  La  place  que  tiennent 
les  affaires  d'État  dans  l'enseignement  des  Évangiles 
est  infime.  Les  didrachmes,  le  tribut  à  César.  Cela  est 
presque  anormal,  cela  fait  presque  tache  dans  le  tissu 
de  cet  enseignement.  Cela  est  presque  d'un  autre  ton. 
Tellement  toute  la  matière  de  cet  enseignement  public 
est  une  matière  privée.  Jésus  enseigne  publiquement  à 
vivre  en  pauvre,  à  vivre  privément,  en  homme  non 
public.  Littéralement  ce  que  Jésus  prêche,  à  l'extrême 
rigueur,  dans  toute  la  rigueur,  dans  l'extrême  rigueur 
des  termes  ce  que  Jésus  enseigne,  ce  n'est  point  à  vivre 
comme  il  enseigne,  c'est  à  vivre  comme  il  enseigne  à 
vivre,  là  est  tout  le  débat,  et  il  enseigne  à  vivre  préci- 
sément comme  il  vivait  lui-même  avant  de  commencer 
à  enseigner.  Ce  qui  re^aent  à  dire  que  sa  vie  privée, 
telle  qu'il  l'avait  vécue  avant  le  commencement  de  son 
enseignement,  public,  était  la  matière  de  son  enseigne- 
ment, devint  la  matière  dont  ensuite  il  fit  son  enseigne- 
ment. Ce  qui  revient  à  dire  que  pour  Jésus  même  nous 
sommes  conduits  à  nous  rabattre  du  public  sur  le  privé. 
Et  il  n'est  pas  étonnant  que  nous  soyons  conduits  à  le 
faire  pour  Jésus  comme  pour  les  autres  saints  si  ce  que 
nous  avons  dit  de  la  représentation  éminente  des  saints 
en  Jésus,  dans  le  détail  même,  correspondait  à  la  réalité 
mystique. 

63 


un  nouçean  théologien 

§  135.  —  Particulièrement  Jésus  homme  public,  pré- 
dicateur et  missionnaire,  nous  a  formellement  com- 
mandé de  vivre  comme  des  enfants.  Matthieu,  XVIlI-3, 
sicut  parvuli.  Les  enfants  n'étant  point  généralement 
des  personnages  publics,  Jésus-Christ  lui-même  nous 
rabat  ainsi  et  en  ces  propres  termes,  lui-même  étant 
homme  et  public,  sur  la  vie  de  «  quand  nous  étions 
petits  ».  Enfin  si  M.  Laudet  méprise  les  saints  petits, 
les  saints  enfants,  qu'est-ce  qu'il  fait  de  Bernadette.  De 
tant  d'autres.  Il  est  constant  que  la  Vierge  aime  mieux 
apparaître  aux  enfants. 

§  136.  —  Cette  représentation  des  saints  entre  eux  et 
en  Jésus  jusque  dans  le  détail,  et  par  suite  et  avant  au 
premier  degré  ce  parallélisme  des  saints  entre  eux  et 
avec  Jésus,  jusque  dans  le  détail,  n'est  jamais  peut-être 
aussi  saisissante,  ne  s'impose  peut-être  jamais  à  la  pen- 
sée chrétienne  avec  une  autorité  aussi  saisissante  que 
dans  la  considération  de  l'histoire  de  la  sainteté  de 
Jeanne  d'Arc.  Nul  parallélisme  mystique,  nulle  repré- 
sentation mystique,  d'un  saint  en  un  saint,  d'un  saint 
en  Jésus,  n'est  peut-être  poussée,  dans  toute  l'histoire  de 
la  communion  mystique,  à  un  degré  aussi  saisissant  que 
la  représentation,  dans  le  détail  même,  de  Jeanne  d'Arc 
en  Jésus.  11  faut  tenir  notamment  que  les  Mystères  de 
M.  Péguy  ne  garderaient  point  leur  propre  couronne- 
ment si  cette  représentation  mystique  cessait  un  seul 
instant  d'être  la  grande  régulation  interne  de  son 
œuvre. 

§  137.  — Redescendons  à  M.  Laudet.  Ce  que  M.  Lau- 

64 


M.    FERNAXD    LAUDET 

det  ne  veut  pas  voir,  ce  qu'il  ne  veut  pas  considérer, 
c'est  que  l'on  fait  quelquefois  du  public  avec  du  privé, 
des  hommes  publics  avec  des  hommes  privés,  et  réci- 
proquement. Les  événements  publics  sont  gros,  sont 
nourris  d'événements  privés,  et  retentissent  indéfiniment 
en  événements  privés.  Les  hommes  publics  sont  gros, 
sont  nourris  d'hommes  privés,  et  retentissent  indéfini- 
ment pour  ainsi  dire  en  hommes  privés.  Et  réciproque- 
ment tous  ces  témoins  qui  vinrent,  qui  furent  api)elcs 
de  Domremy  à  Paris  ou  à  Rouen  au  Procès  de  Réhabi- 
litation ou  à  Reims,  qu'étaient-ils  que  des  petites  gens, 
des  pauvres,  des  gens  privés,  non  publics,  qu'une  sorte 
de  grande  vocation  brusque,  une  vocation  d'ensemble, 
entraînait  tout  à  coup  à  faire,  à  constituer  la  plus 
grande  action  publique,  la  plus  grande  opération,  la 
plus  grande  œuvre  publique.  Une  telle,  femme  Un  tel; 
une  telle,  femme  un  tel,  y  a-t-il  rien  de  plus  saisissant, 
et  vraiment  de  plus  angoissant,  que  ce  défilé  de  petites 
gens,  que  ce  chapelet  de  pauvres  et  d'ignorants,  — 
(mais  ils  savent  la  plus  grande  science,  car  ils  ont  été 
témoins  du  plus  grand  fait),  —  qui  au  Procès  de  Réha- 
bilitation viennent  innocemment  apporter  leur  pierre  au 
plus  grand  monument  public,  au  plus  grand  monument 
de  l'histoire.  Pour  moi  je  ne  sais  rien  de  si  poignant  au 
monde  que  les  pauvres  témoignages,  ou  plutôt  que  les 
témoignages  pauvres  de  ces  femmes  qui  se  suivent 
comme  à  la  procession,  une  telle,  femme  une  telle,  née 
une  telle,  de  la  paroisse  de  Domremy,  les  femmes  de 
son  âge,  si  elle  avait  vécu,  qui  l'avaient  connue  petite 
fille,  qui  avaient  joué  avec  elle,  qui  l'avaient  vu  partir 
et  qui  viennent  témoigner,  apporter  ici  des   histoires 

65  Laudet.  —  4. 


un  nouveau  théologien 

non  pas  seulement  au  tribunal  de  l'histoire  et  du  public, 
mais  au  tribunal  du  mystique,  à  un  tribunal  d'Eglise, 
au  tribunal  même  de  Dieu,  sous  la  foi  d'un  serment 
sacré,  aussi  innocemment,  aussi  obscurément,  aussi 
ignoramment  comme  elles  témoigneraient  sur  le  pas  de 
leur  porte,  comme  elles  raconteraient  des  histoires  au 
vieux  curé  du  village. 

§  138.  —  Qui  ne  voit  que  c'est  cela  précisément,  — 
et  cela  seul,  —  qui  nous  donne  toute  sécurité.  Nous 
avons  tellement  confiance  dans  les  hommes  d'État, 
dans  les  hommes  publics  que  nous  ne  nous  sentons  pas 
assurés  qu'une  histoire  est  grande,  ni  surtout  qu'elle 
est  authentique,  je  dis  une  histoire  publique,  une 
histoire  d'État,  aussi  longtemps  que  nous  la  voyons 
fondée  sur  leurs  (seuls)  témoignages,  et  elle-même 
composée,  fondée  d'eux  ;  au  moins  d'eux  seuls.  Nous 
ne  nous  sentons  rassurés  au  contraire,  nous  ne  voulons 
qu'une  grande  histoire  ait  de  la  grandeur,  et  même 
qu'elle  soit  authentique,  une  histoire  de  mémoire,  une 
histoire  publique,  une  histoire  d'État,  une  histoire 
d'histoire,  que  si  nous  sentons,  que  si  nous  savons 
qu'elle  provient  directement  du  peuple.  Telle  est  la 
confiance  que  nous  avons  en  eux  et  dans  le  public. 
Nous  public,  nous  peuple,  nous  ne  voulons  que  du 
peuple  et  du  privé.  Nous  voulons  qu'une  grande 
histoire  soit  nourrie  directement  du  peuple.  Et  une 
grande  histoire  profane  et  à  plus  forte  raison  une 
grande  histoire  sacrée.  La  confiance  ne  règne  pas.  La 
confiance  aux  publics,  aux  officiels,  en  définitive  aux 
intellectuels.   Nous  voulons  que  toute  grande  histoire 

6ti 


M.    FERXAND   LÂUDET 

procède  directement  du  peuple.  Alors,  à  ce  compte 
seulement  nous  sommes  rassurés,  nous  la  tenons  pour 
bonne.  Pour  valable.  Pour  authentique.  Non  apprêtée, 
non  feinte,  non  livresque.  Non  similaire,  non  imagi- 
naire. Nous  nous  méfions  toujours  de  ce  qui  est  intel- 
lectuel et  public,  de  ce  qui  vient  d'intellectuel  et  de 
public,  de  ce  qui  est  composé  d'intellectuel  et  de  public. 
Cela  nous  paraît  toujours  incurablement  imaginaire, 
scolaire.  Nous  voulons  toucher  le  fond,  le  rude;  le  réel. 
Et  nous  avons  l'impression  de  ne  toucher  le  fond  que 
quand  nous  touchons  le  peuple.  Le  reste  est  deuxième. 
Le  peuple  seul  est  premier.  Nous  ne  voulons  tenir 
l'épopée  républicaine  et  impériale  pour  une  épopée 
authentique  que  si  nous  avons  les  mémoires  du  capi- 
taine, le  témoignage  du  simple  soldat.  Ceci  pour  les 
héros.  Et  voici  pour  les  saints.  Alors  seulement  nous 
nous  sentons  rassurés.  Alors  seulement  nous  croyons 
que  c'est  du  vrai,  plus  rigoureusement  que  c'est  du 
réel.  Alors  seulement  nous  en  voulons.  Nous  en  voulons 
bien.  Le  peuple  seul  est  la  terre  profonde.  Le  peuple  seul 
témoigne.  Pareillement  pour  les  saints,  parallèlement 
pour  les  saints  nous  ne  nous  sentons  rassurés,  nous 
n'en  voulons  bien,  nous  n'en  voulons  que  quand  ils 
sortent  du  peuple  et  nous  sont  apportés  par  le  peuple, 
quand  le  peuple  est  là,  quand  le  peuple  témoigne, 
quand  le  peuple  en  répond,  quand  cette  vieille  femme, 
qui  est  mariée,  qui  a  quatre  enfants,  vient  à  la  barre  et 
dit  :  Je  l'ai  bien  connue  quand  elle  était  petite,  avant 
qu'elle  aye  quitté  le  pays.  Elle  était  comme  ci,  comme 
ça.  Tous  les  dimanches  matins  elle  allait  à  la  messe. 
Alors  nous  la  prenons.  Alors  nous  disons  ;  Ça  y  est, 

67 


un  noiweau  théologien 

Nous  l'avons.  Nous  y  sommes.  Nous  rions  d'avoir  enfin 
un  texte.  Nous  rions  de  sécurité.  Nous  voulons  que  le 
peuple  soit  dans  le  tissu  même,  dans  la  texture.  Les 
docteurs  n'ont  pas  seulement  la  mémoire  longue,  les 
docteurs  nous  inspirent  une  confiance  si  modérée 
qu'aussi  longtemps  que  nous  voyageons  en  leur  seule 
compagnie  nous  avons  cette  impression,  à  laquelle 
nous  avons  beau  faire,  que  nous  faisons  un  voyage 
imaginaire,  cette  impression  de  fouler  un  sol  imagi- 
naire. Le  peuple  seul  nous  rend  la  terre.  La  Sorbonne 
scholastique  à  cet  égard  vaut  la  Sorbonne  sociologique. 
La  Sorbonne  du  quatorzième  siècle  est  aussi  incapable 
de  nous  garantir  un  saint  que  la  Sorbonne  du  ving- 
tième siècle  est  incapable  de  nous  garantir  un  héros. 
Le  peuple  seul  garantit  le  héros.  Le  peuple  seul  garantit 
le  saint.  Le  peuple  seul  est  assez  ferme.  Le  peuple  seul 
est  assez  profond.  Le  peuple  seul  est  assez  terre. 

§  139.  —  Il  faut  donc  avoir  le  plus  grand  soin  de 
noter  selon  qu'on  prend  le  peuple  en  extension  ou  selon 
qu'on  le  prend  en  profondeur.  Le  peuple  en  extension 
fait  naturellement  le  public.  C'est  même  le  même  mot. 
Populus,  publicus.  L'un  est  le  direct  adjectif  de  l'autre. 
Mais  en  profondeur  au  contraire  l'adjectif  peuple 
montre  bien  que  toute  la  force  du  peuple  est  dans  sou 
privé. 

§140.  —  Le  peuple  chrétien,  d'ensemble  et  considéré 
comme  un  public,  c'est-à-dire  le  peuple  chrétien  en 
e.xtension  ne  reçoit  comme  saints  (et  comme  héros)  par 
un  secret  instinct  que  ceux  qui  lui  sont  garantis,  qui  lui 

\  68 


M.    FERXAND    LAUDET 

sont  donnés  tels  par  le  peuple  en  profondeur,  par  des 
témoins  peuples,  et  non  pas,  nullement  ceux  qui  lui  sont 
donnés  tels  par  les  savants. 

§  141.  —  Nous  peuple  nous  ne  commençons  de  le 
croire,  que  celui-ci  est  un  héros,  que  celui-ci  est  un 
saint,  que  quand  ça  nous  est  dit  par  du  peuple,  par 
des  témoignages  peuples  fût-ce  à  travers  des  siècles 
temporels.  Tout  ce  que  les  docteurs  nous  racontent  est 
pour  nous  moins  que  rien. 

§  142.  —  Ce  qui  revient  à  dire  que  du  public  com- 
posé de  public,  constitué  de  public,  appuyé,  garanti  de 
public  ne  nous  dit  rien  qui  vaille  et  nous  restera 
toujours  suspect  et  imaginaire  et  que  le  seul  public  que 
nous  voulons  est  un  public  fraîchement,  récemment,  de 
novo,  premièrement  composé,  constitué,  appuyé,  garanti 
de  privé.  Ce  n'est  que  diamétralement  le  contraire  de 
ce  que  croit  M.  Laudet.  Nous  voulons  que  le  héros  sorte 
du  peuple,  soit  du  peuple.  Nous  voulons  que  le  saint 
sorte  du  peuple,  soit  du  peuple.  Nous  voulons  que  le 
public  sorte  directement  et  immédiatement  du  privé, 
soit  directement  et  immédiatement  du  privé.  Soit 
directement  et  immédiatement  nourri  du  privé.  Que  le 
contact  surtout  n'ait  point  été  rompu.  Nous  voulons 
que  le  saint  sorte  et  soit  de  la  paroisse.  Et  nous  voulons 
que  ce  soit  cette  vieille  paroissienne  qui  vienne  nous 
l'attester. 

§  143.  —  M.  Laudet  croit  que  l'on  ne  fait  du  public 
qu'avec  du  public.   Que  le  public  est  pour  ainsi  dire 

69 


un  nouveau  théolog-ien 

d'avance  du  public.  Nous  voyons  au  contraire  que  le 
public  ne  prend  sa  force  que  du  privé,  ne  vient,  ne 
tient,  ne  naît,  ne  croît  que  du  privé.  Ne  tire  sa  nourri- 
ture que  du  privé.  On  ne  fait  du  public  qu'avec  du 
privé.  Ce  public,  qui  nous  appartient,  ne  se  fait  qu'avec 
ce  privé,  qui  ne  nous  appartient  pas.  M.  Laudet  en  est 
choqué.  M.  Laudet  n'en  avait  pas  vu  si  long.  Mais 
M.  Laudet  n'a-t-il  point  entendu  dire,  (à  la  Revue  heb- 
domadaire, ce  centre  de  nos  informations),  que  quel- 
quefois on  faisait  des  militaires  avec  des  ci\'ils.  Il  faut 
dire  à  la  décharge  de  M.  Laudet  que  depuis  quelque 
temps  en  effet  on  fait  surtout  des  civils  avec  des  mili- 
taires. 

§  144.  —  M.  Laudet  ne  nous  permet  pas  de  considérer 
l'enfance  de  Jeanne  d'Arc  ;  il  prétend  que  l'enfance  de 
Jeanne  d'Arc  ne  nous  appartient  pas.  Mais  lui  qui  a  la 
superstition  de  l'histoire  sait-il  seulement  que  ces  véri- 
tables historiens,  Quicherat,  Siméon  Luce,  ont  en 
historiens  étudié  l'histoire  de  l'enfance  exactement 
comme   l'histoire   de   la   mission   et   du   martyre. 

§  145.  —  Que  le  public  ne  puisse  être,  arriver  que 
par  du  privé,  par  le  privé,  qu'il  ne  puisse  incessamment 
se  faire,  se  refaire,  se  renouveler  que  par  du  privé, 
qu'il  soit  pour  ainsi  dire  et  même  littéralement  en  lui- 
même  infécond,  qu'il  ne  puisse  pas  ressortir  de  lui- 
même,  se  rafraîchir,  se  faire,  se  refaire,  se  renouveler 
de  lui-même,  sortir  de  soi,  naître  de  soi,  qu'il  ne  puisse 
pas  être  de  soi,  venir  de  soi  et  pour  ainsi  dire  de  son 
dedans,  c'est  ce  qui  apparaît  par  toute  l'histoire.  Par 

70 


I 


M.    FERNAND    LAUDET 

et  dans  toute  l'histoire  temporelle  et  peut-être  par  et 
dans  toute  l'histoire  spirituelle.  Par  l'histoire  des  indi- 
vidus, des  familles,  des  races,  des  promotions,  des 
peuples,  des  fondateurs,  des  générations,  par  l'histoire 
des  destinations,  des  vocations  des  hommes  et  des 
peuples,  par  toute  l'histoire  de  toutes  les  grandes  per- 
sonnes. Que  le  public  ne  puisse  se  recommencer,  se 
nourrir  de  soi,  qu'il  soit  frappé  à  cet  égard  d'une  sorte 
de  stérilité  incessante  et  comme  réfléchie,  incessamment 
réfléchie,  —  (j'entends  ce  mot  de  réfléchie  en  son  sens 
physique  comme  d'une  réflexion  organique  comparable 
à  la  réflexion  optique),  —  que  le  public  ne  puisse 
incessamment  (se)  recommencer,  se  nourrir  que  du 
privé,  qu'il  faille  toujours  reprendre  du  pied,  repartir 
du  pied,  non  seulement  c'est  ce  qui  apparaît  par  l'évé- 
nement même,  par  toute  l'histoire  des  producteurs,  des 
grandes  familles  et  des  grandes  promotions,  des  grands 
peuples  et  des  grands  hommes,  mais  c'est  un  phéno- 
mène qui  se  présente  avec  une  telle  constance,  c'est  un 
phénomène  ensemble  si  apparent  pour  ainsi  dire  et  si 
profond  que  l'on  peut  dire  non  seulement  que  c'est  une 
loi  historique,  —  (on  demande  des  lois  scientifiques,  en 
voilà  une),  —  et  non  seulement  une  loi  scientifique,  et 
non  seulement  littéralement  une  loi  expérimentale,  une 
loi  d'expérience,  et  de  la  totale  expérience  même,  d'une 
expérience  et  de  l'expérience  universelle,  mais  que 
cette  sorte  de  loi  si  évidente  est,  fait  une  des  grandes 
lois  de  la  régulation  interne  de  l'événement  même. 

§  146.  —  Ce  qui  revient  à  dire  que  ce   que  nous 
retrouvons  ici,  c'est   cette   loi  même  de   l'inscription 

71 


un  nouveau  théologien 

historique  si  frappante,  si  saisissante  pour  tout  regard 
désintéressé,  pour  tout  regard  qui  veut  voir.  Loi  singu- 
lière de  l'inscription  (historique)  temporelle.  Mais  ce 
qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  que  par  une  sorte,  par 
on  ne  sait  qpielle  contamination  du  temporel,  venue  du 
temporel,  cette  loi  reçoit  on  ne  sait  quel  agrandisse- 
ment, a  obtenu  on  ne  sait  quelle  survaleur,  quel  accrois- 
sement de  portée,  quel  prolongement  d'onne  sait  quelle 
inquiétante,  quelle  mystérieuse  domination  jus^que  dans 
l'inscription  spirituelle.  L'histoire  n'a  aucune  considé- 
ration du  public.  Ou  plutôt  elle  a  considération  du 
public  pour  éviter  constamment  d'y  renouveler  sa 
source.  Elle  fait  du  public.  Mais  elle  ne  veut  le  faire 
qu'avec  du  privé.  Non  pas  accidentellement;  mais 
constamment,  essentiellement,  légalement.  Par  son 
procédé  même,  par  sa  méthode  la  plus  profonde.  Il 
faudrait  presque  dire  par  un  processus,  tellement  cette 
fois-ci  cette  méthode  présente  d'automatisme  et  presque 
de  mécanisme  scientifique.  L'histoire  ne  passe  pas  où 
l'on  veut.  L'histoire  passe  où  elle  veut.  Des  hommes, 
des  peuples,  des  promotions,  des  races  sans  nombre 
auraient  fait  des  sacrifices  inouïs  pour  être  inscrits  au 
livre  temporellement  éternel.  L'histoire  passe  toujours 
ailleurs.  Et  à  ceux  qui  ne  voulaient  rien  elle  donne 
tout.  Ce  sont  toujours  ceux  qui  ne  s'y  attendent  pas, 
qui  n'y  pensent  pas,  qui  ne  savent  pas  ce  que  c'est 
qui  sont  frôlés,  qui  sont  touchés,  qui  sont  fauchés  de 
la  grande  aile.  Ce  sont  ces  petites  filles  de  paroisse, 
ces  petites  paysannes  qui  furent  les  soeurs  de  Jeanne 
d'Arc  et  qui  femmes  vinrent  déposer  au  plus  grand 
procès  du  monde  après  le  procès  de  Jésus.  Et  ce  furent 

72 


'SI.    FERXAXD    LAUDET 

ces  bateliers,  ces  pêcheurs,  ces  péagers  qui  furent 
comme  arrachés  au  passage,  comme  entraîBés,  enlevés 
d'un  coup  d'épaule,  comme  raflés  par  le  Fils  de  Dieu. 

§  147.  —  De  quoi  vous  plaignez-vous?  dit  M.  Laudet, 
Je  ne  vous  supprime  que  le  cantique  de  Siméon,  et  le 
cantique  de  Zacharie,  et  le  cantique  de  la  Vierge,  qui 
est  devenu  votre  Magnificat,  et  quelques  autres,  qui 
ne  vous  appartiennent  pas  davantage.  Ah  j'oubliais.  Je 
vous  supprime  aussi  la  moitié  de  la  Salutation  angé- 
lique,  la  première  moitié,  la  salutation  angélique 
propre,  elle-même,  ave  Maria,  gratia  plena,  la  source 
et  le  jaillissement  de  grâce  de  votre  salutation. 

§  148.  —  Après  cela,à\X.  M.Laudet,  etcelaétant,  etje 
étant  cela  il  ne  me  restait  évidemment  plus  qu'à  inculper 
M.  Péguy  de  modernisme.  Je  n'y  ai  pas  manqué,  ce  Du 
mauvais  modernisme.  »  Je  savais  que  cette  inculpation, 
ou  que  cette  allégation,  ou  que  cette  injure  de  moder- 
nisme était  devenue  dans  un  certain  monde  une  incul- 
pation, une  allégation,  une  injure  omnibus,  une  sorte 
de  passe-partout  de  la  délation.  11  ne  me  restait  donc 
plus  qu'à  me  faire  un  peu  délateur.  D'une  certaine 
délation.  Je  n'y  ai  point  manqué.  Je  l'ai  fait  sournoise- 
ment toutefois.  J'ai  bien  marqué  que  je  n'inculpais 
M.  Péguy  que  de  mauvais  modernisme.  Ah  si  c'était 
du  bon,  n'est-ce  pas,  je  ne  dirais  pas.  Oui,  on  pourrait 
voir.  On  pourrait  causer.  Nous  sommes  bons.  Nous  ne 
demandons  qu'à  causer.  Mais  voilà,  ce  malheureux 
Péguj'  n'a  pas  de  chance.  Il  tombe  dans  un  modernisme, 
"f   jtistement   c'est   dans   le  mauvais.    Gomme   ça   se 

^3  Laudet.  —  5 


lin  nouveau  théologien 

trouve.  Il  y  a  des  êtres  qui  sont  bien  malheureux.  Il 
est  bien  malheureux.  Enfin  nous  l'aimons  bien. 

§  149.  —  Monsieur  Laudet,  monsieur  Laudet  ne  vous 
frappez  pas.  Qu'est-ce  que  c'est  que  du  mauvais  moder- 
nisme, monsieur  Laudet.  Il  n'y  en  a  point  de  bon.  Et  le  , 
vôtre,  qui  est  du  modernisme  tout  court,  monsieur  Lau- 
det, est  forcément  et  en  cela  même  du  mauvais  moder- 
nisme et  du  modernisme  mauvais.  Ecrire  ce  que  vous 
écrivez,  nier,  retrancher  les  principes  essentiels  de  la 
loi,  rompre,  retrancher  l'ossature  même  et  dedans 
crier  au  (mauvais)  modernisme,  c'est  renouveler  le 
coup  classique  du  larron  qui  crie  au  voleur.  Vous 
avez  raison  d'ailleurs.  C'est  un  coup  qui  réussit  tou- 
jours. 

§  150.  —  Vous  avez  tort,  monsieur,  je  vous  assure, 
dit  M.  Laudet,  vous  avez  tort  de  vous  fâcher.  J'ai  bien 
crié  au  mauvais  modernisme.  Je  me  suis  bien  fait  le 
délateur  de  ce  mauvais  modernisme.  Mais  je  l'ai  fait 
avec  tant  de  réticence  ;  avec  tant  de  sournoiserie  ;  reti- 
rant d'une  main  ce  que  j'avançais  de  l'autre.  En  vérité 
j'y  fus  contraint.  Plaignez-moi  plutôt.  C'était  bien  pour 
le  bien  de  ce  Péguy.  J'ai  tant  de  dévouement.  J'en  étais 
tout  chagrin.  Je  l'ai  dit,  et  l'on  peut  m'en  croire,  sur  un 
ton  de  dignité  offensée  qui  n'a  trompé  personne,  sur  ce 
ton  de  commisération  prude  qui  donne  un  avis  au 
pécheur,  sur  ce  ton  de  hauteur  importante,  de  détache- 
ment, d'éloiguement,  de  ne  pas  y  mettre  les  doigts,  sur 
ce  ton  de  sévérité  qui  se  plaint  elle-même  d'être  si 
forcée  d'être  sévère  :  ...  «  enfin,  d'un  mot  qu'il  ne  me 

:?4 


M.    FERNAXD    LAUDET 

platt  guère  d'employer,  du  mauvais  modernisme.  »  Ce 
pauvre  enfant,  qui  ne  savait  pas,  qui  n'avait  pas  l'habi- 
tude d'employer  ce  mot,  voilà  qu'on  l'a  forcé  à  l'em- 
ployer. C'est  encore  ce  Péguy  qui  l'a  forcé. 

§  151.  —  Il  souffre.  Continuons  l'inventaire  de  ce 
souffrant.  Dans  une  note  M.  Laudet  veut  qu'il  doive  y 
avoir  un  Mystère  de  la  foi.  M.  Laudet  abuse.  On  ne 
lui  demandait  pas  de  la  collaboration.  Qu'il  laisse  donc 
les  mystères  de  M.  Péguy  s'organiser  comme  ils  vou- 
dront. Si  M.  Laudet  savait  un  peu  lire,  s'il  avait  su 
seulement  un  peu  voir,  s'il  avait  compris  si  peu  que  ce 
fût  non  pas  seulement  au  mystère  de  la  charité  mais  à 
ce  dur  et  tendre  quatorzième  siècle,  et  quinzième,  mais 
à  cette  dure  et  tendre  chrétienté  et  à  toute  chrétienté  il 
saurait  qu'il  n'y  a  qu'un  mystère  que  nous  sommes  sûrs 
qu'il  ne  puisse  pas  y  avoir,  et  que  c'est,  comme  par 
hasard,  un  mystère  de  la  foi.  La  question  de  la  foi,  de 
croire  ou  de  ne  pas  croire,  non  seulement  ne  se  posait 
évidemment  pas  pour  une  sainte  comme  Jeanne  d'Arc, 
mais  si  M.  Laudet  avait  quelque  idée,  quelque  intelli- 
gence de  ce  que  c'était  que  ce  peuple  de  chrétienté  il 
saurait  que  cette  question  ne  se  posait  ensemble  pas 
plus  pour  tout  le  monde,  pour  toute  cette  chrétienté,  il 
faudrait  presque  emprunter  le  langage  des  autres  et 
dire  :  pour  toute  celte  humanité.  Elle  n'était  point  faite 
comme  ça.  Elle  n'était  point  d'une  nature,  elle  n'était 
point  faite  de  manière  à  douter  de  croire,  à  hésiter  de 
croire.  Littéralement  les  pécheurs  n'en  étaient  pas  plus 
tentés  que  les  saints.  Ce  n'était  pas  leur  genre,  La 
tentation  de  ne  pas  croire  ne  devait  venir  qu'à  de  tout 

75 


lin  nouveau  théologien 

autres  mondes,  à  de  tout  nouveaux  mondes,  qui  sont 
précisément  les  mondes  modernes. 

§  152.  —  Nous  arrivons  ici  au  faîte,  à  ce  faite  de 
bassesse,  nous  atteignons  à  cette  proposition  dès  long- 
temps annoncée,  qui  venait,  qui  venait,  si  scandaleuse- 
ment extraordinaire  que  tout  cœur  chrétien  en  sera 
révolté  dans  ses  sources  les  plus  profondes.  A  vrai  dire 
nous  n'y  parvenons  pas  encore  d'une  seule  traite.  Ce 
serait  trop  de  courage.  Nous  n'y  parvenons  d'abord 
que  par  l'étape  d'une  inquiétude.  «...  qui  n'est  peut-être 
pas  plus  voisine  du  vrai,  nous  dit  M.  Laudet  dans  son 
français  si  incurablement  incertain,  que  l'inexplicable 
prédestinée  qu'on  nous  enseignait  jadis.  »  Ou  cette 
inquiétante,  ou  cette  insidieuse  phrase  ne  veut  rien 
dire,  ce  qui  me  paraît  tout  de  même  un  peu  difficile,  ou 
qu'est-ce  que  c'est  que  cette  inexplicable  prédestinée 
qu'on  nous  enseignait  Jadis  et  qui  n'était  pas  voisine 
du  vrai. 

§  153,  —  N'en  doutons  point.  Cette  inexplicable 
prédestinée  qu'on  enseignait  jadis  à  M.  Laudet  et  que 
AI.  Laudet  aujourd'hui  trouve  si  peu  voisine  du  vrai, 
c'est  tout  tranquillement  la  Jeanne  d'Arc  du  catéchisme; 
c'est  encore  ici  le  catéchisme  qui  revient;  je  veux  dire 
c'est  la  Jeanne  d'Arc  comme  elle  ressort  de  tout  l'ensei- 
gnement du  catéchisme  sur  les  saints.  En  un  mot  c'est 
la  légende  qui  revient  sous  cette  nouvelle  forme.  C'est 
encore  la  Jeanne  d'Arc  de  «  quand  nous  étions  petits  » . 
Dans  r  «  inexplicable  »  français  de  M.  Laudet,  voisine 
veut  dire  à  peu  près  voisine;  vrai  veut  dire  réel;  inex' 

76 


M.    FERXAXD    LAUDET 

plicable  veut  dire  mystique;  prédestinée  veut  dire 
appelée,  élue;  commandée,  vouée;  vocata;  on  veut  dire 
«  les  curés  »,  notamment  le  malheureux  curé  qui  eut 
M.  Laudet  dans  son  catéchisme;  nous  veut  dire  nous 
autres  modernes  qui  heureusement  ne  sommes  plus  si 
bêtes  ;  nous  autres  modernes  qui  enfln  ;  nous  autres  qui 
sommes  libérés;  enseignait  veut  dire  enseignait;  jadis 
veut  dire  dans  le  temps,  enfln,  vous  comprenez,  dans 
les  temps  d'ignorance. 

§  154.  —  ...  «  qui  n'est  peut-être  pas  plus  voisine  du 
vrai  que  l'inexplicable  prédestinée  qu'on  nous  enseignait 
Jadis.  »...  L'inexplicable  prédestinée  qu'on  nous  ensei- 
gnait jadis,  je  ne  sais  pas  si  on  saisit  bien,  dans  cette 
formule  où  il  n'y  a  pas  un  mot  juste,  pas  un  mot 
propre,  je  ne  sais  pas  si  l'on  entend  dans  cette  formule 
tout  le  mépris  que  l'auteur  y  a  mis  pour  nous  autres 
imbéciles  qui  croyons  encore  au  catéchisme  et  à 
l'histoire  sainte.  Jadis  surtout  est  un  chef-d'œuvre,  dans 
son  genre;  et  même  dans  tous  les  genres.  L'inexpli- 
cable prédestinée  qu'on  nous  enseignait  jadis.  Jadis, 
vous  comprenez,  c'est  dans  le  temps;  dans  le  temps 
qu'on  était  bête;  dans  la  nuit  obscure  du  moyen-âge; 
dans  le  temps  qu'on  allait  au  catéchisme;  qu'on  nous 
enseignait  jadis  ;  qui  sait,  du  temps  que  M.  Laudet 
lui-même  allait  au  catéchisme  (tout  le  monde  a  eu  ses 
faiblesses),  et  croyait  peut-être  lui-même  aux  enseigne- 
ments de  son  curé.  L'inexplicable  prédestinée  qu'on  nous 
enseignait  jadis.  —  Jadis,  mes  enfants,  c'étaient  ces 
temps  ténébreux  où  des  peuples  entiers,  où  des  peuples 
d'imbéciles  recevaient  dans  les  dernières  des  paroisses, 

77 


un  nouveau  théologien 

dans  les  plus  misérables  catéchismes,  par  le  ministère 
des  plus  pauvres  curés,  les  enseignements  de  l'Église. 
—  Jadis,  mes  amis,  c'étaient  ces  temps  reculés  où  le 
haut  esprit  de  M.  Laudet  ne  s'était  point  encore  ouvert 
aux  lucidités,  aux  intelligences,  aux  explications  du 
monde  moderne. 

§  155.  —  Ce  qui  n'est  pas  plus  voisin  du  vrai,  pour 
M.  Laudet,  ou  plutôt  celle  qui  n'est  pas  plus  voisine  du 
vrai,  —  (et  encore  il  y  a  un  peut-être  qui  donne  à 
entendre  que  celle  qui  vient  est  tout  ce  qu'il  y  a  de 
moins  voisin  du  vrai),  —  c'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
réel  pour  nous,  c'est  peut-être  ce  qui  seul  est  réel  pour 
nous,  ce  qui  au  moins  pour  nous  est  la  source  de  tout 
réel,  c'est  la  surnaturelle  Jeanne  d'Arc,  enfin  sainte 
Jeanne   d'Arc, 

§  156.  —  Quand  nous  disons  la  Jeanne  d'Arc  du 
catéchisme  et  de  l'histoire  sainte  nous  voulons  dire  de 
cette  sorte  de  petite  histoire  sainte  de  la  chrétienté  qui 
accompagnait  au  catéchisme  et  suivait  l'histoire  sainte 
du  peuple  d'Israël. 

§  157.  —  Déjà  dans  une  phrase  extrêmement  douteuse, 
de  forme  et  de  pensée,  (ce  qui  va  souvent  ensemble), 
fort  mal  écrite,  ou  plutôt  pas  écrite  du  tout,  où 
M.  Laudet  représentait  que  M.  Péguy  «  tentait  d'en- 
chaîner la  chimère...  »  il  semblait  bien,  sous  l'incer- 
titude hasardeuse  et  sous  le  goût  douteux  ou  plutôt 
non  douteux  des  expressions,  que  la  chimère  à  enchaî- 
ner était  la  sainteté  même. 

78 


M.    FKUXANU    LAUDET 

§  158.  —  Par  ces  chemins  d'incertitude,  par  ces 
étapes  d'inquiétude  et  par  ces  relais  douteux  nous 
sommes  arrivés  enfin;  enfin  nous  gravissons;  enfin 
nous  parvenons  à  ce  faîte  de  bassesse,  à  cette  propo- 
sition si  scandaleusement  extraordinaire  que  l'on  se 
demande  comment  cet  homme  a  pu  l'écrire.  «  —  Je 
V imaginais,  àXxAXdiÇ,  Jeanne  d'Arc  enfant,  je  l'imaginais 
plus  naïve.  Comment,  sans  cela,  en  eût-elle  cru  ses 
voix  ? 

§  159.  —  Si  on  ne  voyait  pas,  si  on  ne  trouvait  pas 
cette  proposition  imprimée  tout  de  son  long  dans  la 
Revue  hebdomadaire,  on  n'y  croirait  pas,  on  se  demande 
comment  elle  a  pu  passer  par  la  tête  de  son  auteur. 
Elle  est  si  extraordinaire  qu'elle  en  est  toute  saisis- 
sante, proprement  toute  suffocante,  et  que  tout  de 
suite  on  voit  bien  qu'on  n'a  rien  à  y  dire.  Et  qu'on 
n'aura  jamais  rien  à  y  dire.  Quand  Jeanne  d'Arc 
entend  et  voit  ses  voix,  quand  une  sainte  reçoit  sa 
vocation  par  le  ministère  d'autres  saintes,  M.  Laudet  en 
conclut  qu'elle  était  naïve.  —  Je  l'imaginais  plus  naïve. 
Comment,  sans  cela,  en  eût-elle  cru  ses  voi.M? 

§  160.  —  Cette  proposition  est  si  effarante  qu'elle 
porte  avec  soi  son  propre  commentaire.  On  est  tout 
bête.  On  n'a  rien  à  dire.  On  regarde  la  phrase  comme 
un  idiot.  —  Je  l'imaginais  plus  naïve.  Comment, 
sans  cela,  en  eût-elle  cru  ses  voix? 

§  161.  —  Dans  cette  extraordinaire  proposition, 
tUgne  couronnement  de  tant  d'hérésies,  apparaît  enfin 

79 


un  nouveau  théologien 

la  véritable  pensée  de  M.  Laudet,  ou  plutôt  le  fond  de 
la  pensée  de  M.  Laudet.  Le  fond  de  la  pensée  de 
M.  Laudet,  disons-le  sans  fard,  c'est  que  ceux  qui 
croient  sont  des  imbéciles.  C'est  que  de  croire  c^st 
bon  pour  des  gens  comme  nous  autres.  Mais  un  grand 
seigneur,  mais  un  grand,  mais  un  haut  esprit  comme 
lui.  Pensez  donc;  le  directeur  de  la  Revue  hebdoma- 
daire. M.  Laudet  lui-même.  Le  fond  de  la  pensée,  (s'il 
est  permis  de  parler  ainsi),  de  M.  Laudet  lui-même, 
c'est  que  de  croire  c'est  bon  pour  nous  autres  imbé- 
ciles. Que  celui  qui  croit,  n'est-ce  pas,  est  toujours  un 
peu  sot,  entre  nous,  un  peu  niais,  un  peu  naïf.  Que 
c'est  un  bon  type.  Qu'il  faut  encourager  cela  (ou  ça), 
naturellement,  pour  le  monde,  oui,  pour  les  femmes, 
pour  les  enfants,  pour  les  curés  de  campagne,  pour  les 
petites  gens,  pour  les  pauvres,  pour  les  misérables, 
mais  que  nous  autres,  n'est-ce  pas,  entre  hommes,  au 
fumoir...  —  Eh  bien  oui,  on  sait  à  quoi  s'en  tenir.  On 
sait  faire  la  part  de  ce  qui  est  raisonnable. 

§  162.  —  Tout  dans  les  allégations  précédentes  nous 
acheminait  à  ce  fond  de  la  pensée  de  M.  Laudet.  C'est 
là  qu'allaient,  c'est  là  qu'aboutissaient  ces  tentatives, 
ces  échelonnements,  ces  éclaireurs,  ce  «  rationalisme 
blasphématoire  de  Thalamas  »,  (comme  si  le  ratio- 
nalisme de  M.  Laudet  n'était  pas  infiniment  plus 
blasphématoire),  (dans  sa  froideur  polie  et  si  distin- 
guément  méprisante),  ces  «  pieuses  et  laïques 
e.xég-èses  ».  et  «  notre  populaire  histoire  de  France  », 
et  «  quand  nous  étions  petits  »,  et  «  surnaturelle  » 
et  «  sainte  »,  («  enfin  sainte  Jeanne  d'Arc  »,  sainte 

80 


M.    FERNAND    LAUDET 

placée  ici  ainsi  comme  une  sorte  de  citation,  en  style 
indirect,  et  sur  un  infléchissement  ayant,  recevant  on 
ne  sait  quel  singulier  ton  d'un  mépris).  (Et  enfin  placé 
aussi  curieusement,  aussi  malheureusement).  Enfin  on 
n'en  sortirait  pas,  de  nuancer  le  ton  du  mépris 
intellectuel  de  M.  Laudet  pour  les  plus  profondes 
réalités    de    notre    foi. 

§  163.  —  Là  se  rendaient,  c'est  là  qu'allaient,  c'est 
là  qu'aboutissaient  ces  alignements  d'éclaireurs,  tant 
de  paroles  douteuses,  ou  malheureusement  non 
douteuses,  tant  de  pensées  plus  douteuses  encore. 
Tant  de  paroles  véreuses,  tant  de  pensées  plus 
véreuses  encore,  «r  Qu'on  entende  surtout  bien,  — 
(oui  on  entend,  monsieur  Laudet),  —  qu'on  entende 
surtout  bien  que  ce  n'est  pas  ici  une  entreprise 
historique.  Péguy  ne  raconte  pas  Jeanne  d'Arc.  Il  ne 
s'est  pas  entouré  de  documents.  A-t-il  lu  seulement  les 
histoires,  les  pièces  du  procès  ?  Je  n'en  sais  rien.  Il 
la  représente;  il  la  ranime,  présente  au  milieu  de  nous 
une  seconde  fois.  La  légende  lui  suffit;  il  ne  la  critique 
pas;  il  la  regarde  avec  des  yeux  clairs  de  Français, 
et  aussi  cette  vivante  empreinte,  ce  sillon  lumineux  que 
Jeanne  d'Arc  a  tracé  et  qui  se  lit  encore  sur  tout  le 
pays  de  France.  » 

§  164.  —  Tant  de  paroles  douteuses,  tant  de  paroles 
véreuses,  tant  de  paroles  creuses,  tant  de  cogitations 
intellectuelles  et  vaines,  cogitationes  inanes,  tant  de 
tristes  annonciateurs.  «  Négliger  l'histoire  et  lui 
préférer  la  légende,  pour  nous  restituer  plus  sûrement 

8l  Laudet.  —  5. 


un  nouveau  théologien 

la  vraie  Jeanne  d'Arc.'...  »  —  ...  (f  d'inquiétude,  parce 
qu'un  poète  était  devant  moi  qui  tentait  d'enchaîner 
la  chimère...    » 

§  165.  —  Triste  cortège,  tiistes  appai'iteurs.  — 
«  L'accusée,  la  controversée,  la  discutée,  c'est  préci- 
sément toute  Jeanne  d'Arc,  au  moins  toute  celle  qu'il 
nous  est  permis  de  connaître,  parce  que  c'est  toute  la 
missionnaire  et  toute  la  martyre;  et  Jeanne  ne  nous 
appartient  que  missionnaire  et  martyre,  de  même  que 
le  Christ  ne  nous  appartient  qu'après  le  jour  où  il  lui 
plut,  —  (oà  il  lui  plut,  quelle  dévotion,  monsieur 
l'intellectuel,  quelle  soumission  aux  volontés  du  Christ), 
—  où  il  lui  plut  de  sortir  de  ses  longues  années  d'ombre 
épaisse.  —  (ceci  c'est  bien  encore  une  délicatesse 
d'intellectuel,  de  ne  pas  saisir  la  vie  privée.  Monsieur 
l'intellectuel  est  trop  discret,  que  de  saisir  une  vie 
privée).  —  Le  reste,  —  (peste,  monsieur  l'intellectuel, 
quelle  galanterie  dans  l'expression;  alors  tout  ce  que 
nous  avons  dit,  tout  ce  que  nous  avons  vainement 
essayé  de  nombrer,  c'est  le  reste;  voyons  ce  qu'il 
advient  de  ce  reste.)  —  Le  reste,  surtout  quand  ce 
reste  consiste  —  (nous  savons  à  présent,  au  moins  en 
partie,  monsieur  Laudet,  un  peu  en  quoi  ce  reste 
consiste)  —  surtout  quand  ce  reste  consiste  à  vouloir 
expliquer  la  sainteté,  —  (monsieur  Laudet  tantôt  vous 
nous  arguez  d'expliquer,  et  tantôt  vous  nous  arguez 
d'  «  inexplicable  prédestinée  »),  —  à  vouloir  expliquer 
la  sainteté,  la  représenter,  à  démêler  le  sublime 
amalgame  —  (démêler  le  sublime  amalgame,  quel 
français,  monsieur  Laudet;  démêler;  sublime:  amal- 

8'j 


J 


M.    FERXAXD    LAUDET 

game;  peut-on  mettre  plus  de  grossièretés  en  trois 
mots,  plus  de  lourdeur  pataude  et  d'inconvenances  ; 
et  d'inconventions)  —  à  démêler  le  sublime  amalgame 
qui,  dans  une  âme,  mêle  aux  ferments  humains  —  (oui, 
oui,  mais  n'interrompons  plus,  il  faut  en  finir)  —  m,êle 
aux  ferments  humains  l'inconnaissable  vertu  divine,  à 
prétendre  discerner  la  mesure  de  conscience  qu'une 
âme  sainte  a  de  sa  sainteté,  Je  sens  obscurément  — 
(oh  voui,  monsieur  Laudet,  vous  sentez  obscurément; 
mais  aussi  vous  pensez  et  vous  écrivez  clairement)  — 
...  que  c'est...  enfin,  d'un  mot  qu'il  ne  me  plaît  guère 
d'em,ployer,  du  mauvais  modernisme.   » 

§  166.  —  Triste  cortège;  tristes  annonciateurs;  nous 
y  arrivons. —  ...  «  qui  n'est  peut-être  pas  plus  voisine  du 
vrai  que  l'inexplicable  prédestinée  qu'on  nous  enseignait 
jadis.  »  —  Nous  atteignons.  —  «  —  Je  l'imaginais  plus 
naïve.  Comment,  sans  cela,  en  eût-elle  cru  ses  voix?  » 
—  Nous  en  trouverons  d'autres,  des  postcouronnements. 

§  167.  —  Il  faut  se  garder  ici  de  parler  de  catholi- 
cisme mondain  et  de  croire  que  nous  querellons  au 
catholicisme  mondain.  Ceci  est  infiniment  plus  grave. 
Quelles  que  soient  les  faiblesses  du  catholicisme  mon- 
dain, il  est  un  catholicisme  tout  de  même.  Il  est  un 
mauvais  catholicisme,  mais  enfin  il  est  un  catholicisme. 
Le  catholicisme  de  M.  Laudet  n'est  pas  un  catholicisme 
du  tout.  Il  n'est  même  pas  un  christianisme  du  tout. 

§  168.  —  Je  ne  dis  point  que  M.  Laudet  n'ait  point 
très  proprement  le  vice  de  mondanité.  Mais  il  fait  de  ce 

83 


un  nouveau  théologien 

vice  pour  ainsi  dire  un  usage  infiniment  plus  grave  que 
le  catholicisme  mondain.  Le  catholicisme  mondain  est 
un  mauvais  catholicisme.  C'est  un  très  mauvais  christia- 
nisme. Si  en  dépression  pourtant  que  soient  ses  faiblesses, 
ce  ne  sont  jamais  que  des  faiblesses  de  dépression  et 
d'affaiblissement.  Ce  ne  sont  point  si  je  puis  dire  des 
faiblesses  d'injonction,  de  commandement.  Quelque 
légitime  répulsion,  quelque  pitié  qu'inspire  le  catholi- 
cisme mondain,  au  moins  il  a  conscience,  il  a  connais- 
sance de  sa  faiblesse  et  ne  veut  point  la  faire  prendre 
pour  de  la  force.  11  ne  présente  point  sa  faiblesse  comme 
une  force,  pour  une  force.  Il  ne  s'en  vante  pas.  Il  n'est 
pas  fier  de  sa  faiblesse.  Il  avoue  son  affaiblissement 
pour  un  affaiblissement.  Il  avoue  sa  dépression  pour 
ime  dépression.  Il  ne  commet  point  cette  double  faute, 
premièrement  d'en  faire  des  propositions,  et  deuxième- 
ment de  vouloir  imposer  ces  propositions  ;  première- 
ment d'en  faire  des  propositions,  et  deuxièmement  de 
ces  propositions  elles-mêmes  de  faire  des  commande- 
ments. Ainsi  le  catholicisme  mondain  peut  être  haïssable, 
il  peut  être  méprisable,  il  peut  être  condamnable,  il 
peut  être  misérable,  c'est-à-dire  il  peut  être  pitoyable. 
Mais  il  n'est  point  hérétique,  ni  au  premier  ni  au 
deuxième  degré.  II  ne  se  porte  point  candidat  à  l'héré- 
sie. Il  ne  se  meut  que  dans  l'ordre  du  péché.  Péché  de 
bassesse,  péché  de  faiblesse,  qui  sont  péchés  de  paresse. 
Mais  il  ne  se  porte  point  jusque  dans  l'ordre  de  l'hérésie. 

§  169.  —  Tout  autre  est  l'attitude,  doublement  autre, 
et  doublement  pour  ainsi  dire  infiniment  plus  grave  est 
la  situation  de  M.  Fernand  Laudet.  Son  vice  de  monda- 

84 


.^I.    FERNAXD    LAUDET 

nité  le  porte  pour  ainsi  dire  doublement  infiniment  plus 
loin.  Premièrement  M.  Laudet  fait  des  propositions; 
et  deuxièmement  il  nous  les  enjoint.  Premièrement,  au 
premier  degré  M.  Laudet  propose;  deuxièmement,  au 
deuxième  degré  M.  Laudet  impose.  Premièrement,  au 
premier  degré  M.  Laudet  fait  des  propositions.  A  quel 
point,  jusqu'où  hérétiques,  nous  l'avons  peut-être  assez 
vu.  Deuxièmement,  au  deuxième  degré  M.  Laudet  fait 
des  commandements.  Sur  quel  ton,  l'homme  qui  dit  : 
Ceci  vous  appartient,  ceci  ne  vous  appartient  pas,  dans 
la  vie  de  Jésus  et  des  saints,  —  de  quel  ton  nous  l'avons 
peut-être  assez  vu.  De  ses  propositions  hérétiques 
M.  Laudet  fait  des  commandements  hérétiques.  11  est 
hérétique  de  proposition(s)  et  hérétique  de  commande- 
ment. 

§  170.  —  Il  est  tout  injonction.  Il  est  un  des  plus 
hauts  spécimens  de  l'homme  qui  ne  croit  pas  et  qui 
prétend  limiter  la  foi  des  autres.  Il  est  l'homme  cjui  dit, 
d'un  air  entendu  :  Mais  oui,  nous  savons  bien  ce  que 
c'est,  nous  savons  bien  ce  qu'il  en  est.  Il  est  pour  une 
religion  raisonnable.  Il  est  l'homme  qui  dit  :  Il  faut 
être  raisonnable.  Disons  le  mot  :  Il  est  l'homme  qui 
veut,  il  est  l'homme  qui  dit  :  Il  faut  une  religion  pour 
le  peuple. 

§  171.  —  Ce  qui  est  bien,  en  un  sens,  l'injure  la  plus 
profonde  que  l'on  ait  jamais  adressée  à  notre  foi.  Mais 
encore  une  fois  il  ne  s'agit  point  de  signaler  cette  vieille 
injure  toutes  les  fois  qu'elle  se  représente.  Il  s'agit  ici 
d'un  homme,  il   s'agit  ici  d'une  revue    qui   se  donne 

85 


un  nouveau  théologien 

comme  «  bien  pensante  »,  qui  essaie  de  se  faire  une 
clientèle  dans  le  monde  catholique.  Là  est  la  tentative 
de  détournement  des  consciences  fidèles  que  nous  ne 
cesserons  point  de  dénoncer. 

§  172.  —  Rien  n'est  aussi  dangereux  pour  notre  foi 
que  cet  athéisme  déguisé.  Tout  n'est  point  perdu,  il  s'en 
faut,  avec  un  athéisme  révolutionnaire.  Des  charités 
malentendues,  des  flambées  de  charité  peuvent  y  brûler 
détournées,  qui  quelque  jour  seront  reconduites.  Mais 
il  n'y  a  rien  à  faire  avec  un  athéisme  réactionnaire, 
aA'ec  un  athéisme  bourgeois.  Il  n'y  a  rien  à  attendre,  il 
ne  faut  rien  espérer  d'un  athéisme  réactionnaire,  d'un 
athéisme  bourgeois.  C'est  un  athéisme  sans  étincelle, 
qui  ne  s'allumera,  qui  ne  flambera  jamais.  C'est  un 
athéisme  sans  charité,  et  même  sans  imitation  ni  con- 
trefaçon de  charité.  C'est  donc  un  athéisme  sans  espé- 
rance. L'espérance  ne  peut  jouer  que  dans  un  certain 
minimum  de  charité.  L'espérance,  la  lueur  d'espérance 
ne  peut  s'allumer  que  d'un  certain  feu.  De  l'athéisme 
réactionnaire,  de  l'athéisme  bourgeois  on  ne  peut  rien 
attendre,  que  cendre  et  que  poussière,  parce  que  tout 
n'y  est  que  mort  et  que  cendre. 

C'est  un  athéisme  sans  espoir. 

§  173.  —  Honte  à  celui  qui  a  honte.  Il  ne  faut  pas 
seulement  considérer,  dans  un  athéisme,  de  combien  la 
foi  manque,  mais  d'où  vient  qu'elle  manque.  C'est-à- 
dire  il  ne  faut  pas  considérer  seulement,  il  ne  faut  pas 
compter  seulement,  il  ne  faut  pas  mesurer  seulement 
en  extension,  en  géographie  quelle  est  la  surface  de  la 

86 


M.    FERNAXD    LAUDET 

commune  foi,  de  la  commune  créance  qu'un  cœur  pour 
ainsi  dire  ne  recouvre  plus.  Et  de  voir  et  de  compter  et 
de  mesurer  ce  qu'il  recouvre  encore  et  par  un  calcul, 
par  une  règle  des  fractions  de  calculer  la  proportion,  le 
rapport  de  l'mie  et  l'autre,  de  la  surface  fidèle  et  de  la 
surface  infidèle,  à  la  commune  surface  totale.  Il  faut 
voir,  surtout  il  faut  voir,  surtout  il  faut  examiner  en 
profondeur,  en  géologie,  d'où  vient  le  manque  dans  les 
surfaces  manquantes.  Il  y  a  des  manques  très  larges, 
qui  ne  sont  point  profonds.  Il  y  a  des  manques  très 
étroits,  qui  sont  profonds  infiniment.  Il  y  a  des  manques 
qui  épouvanteraient  en  surface,  dont  il  ne  faut  que  rire. 

§  174.  —  De  toutes  les  causes  de  manque  la  plus 
injurieuse  pour  notre  foi,  une  des  plus  fréquentes  mal- 
heureusement dans  le  monde  moderne,  la  plus  perni- 
cieuse sans  aucun  doute,  la  plus  méprisable,  la  plus 
laide,  la  plus  offensante  pour  notre  foi,  la  plus  honteuse 
aussi,  la  seule  honteuse  même  peut-être  est  évidemment 
la  honte.  C'est  malheureusement  celle  de  M.  Laudet. 
Honte  au  honteux.  La  honte  implique  une  telle  lâcheté 
qu'elle  est  sans  ressource.  Honte,  malheur  à  celui  qui  a 
honte.  La  honte  seule  est  honteuse.  Nous  n'avons  que 
faire  parmi  nous  de  chrétiens  honteux,  au  sens  de  ce 
mot,  de  cet  adjectif,  où  l'on  dit  :  un  pauvre  honteux. 

§  175.  —  On  peut  croire  ou  ne  pas  croire,  ce  sont 
deux  situations  différentes.  Pour  nous  chrétiens  l'une 
est  la  situation  fidèle,  l'autre  est  la  situation  infidèle. 
Pour  nous  les  infidèles  sont  des  hommes  qui  ne  sont  pas 
éclairés. 

87 


un  nouveau  théologien 

On  peut  croire  plus  ou  moins  en  extension,  en  géogra- 
phie. C'est-à-dire  la  créance  particulière,  individuelle 
peut  recouvrir  une  partie  plus  ou  moins  grande  de  la 
commune  surface  totale.  Ce  sont  des  gradations  et  des 
variations  sans  nombre  de  situations  partiellement 
fidèles,  partiellement  infidèles.  Pour  nous  chrétiens  les 
partiellement  fidèles  partiellement  infidèles  sont  des 
hommes  qui  ne  sont  que  partiellement  éclairés. 

§  176.  —  Mais  que  dire  de  l'homme,  et  n'encourra- 
t-il  pas  le  commun  mépris,  le  mépris  des  uns  et  des 
autres,  des  fidèles  et  des  infidèles,  que  dire  de  l'homme 
qui  veut  tromper  les  uns  et  les  autres,  qui  veut  toucher 
aux  deux  guichets,  qui  veut  jouer  les  deux  jeux,  tenir 
les  deux  termes  ensemble  du  pari,  émarger  aux  deux 
listes,  figurer  à  la  fois  sur  les  listes  temporelles  et  sur  la 
liste  éternelle.  L'homme  qui  d'une  main  fait  semblant 
de  croire  pour  se  faire  une  grosse  carrière  temporelle 
dans  le  monde  bien  pensant,  tromper  les  catholiques, 
se  faire  une  (grosse)  clientèle  catholique;  et  de  l'autre 
main.  De  l'autre  main  l'homme  qui  a  honte,  l'homme 
qui  tremble  de  honte  que  quelquefois  on  ne  croie  qu'il 
croit. 

§  177.  —  Vae  tepidis  ;  malheur  aux  tièdes.  Honte  au 
honteux.  Malheur  et  honte  à  celui  qui  a  honte.  Il  ne 
s'agit  point  tant  ici  encore  de  croire  ou  de  ne  pas  croire. 
Et  quelle  est  la  surface  de  recouvrement  et  les  manques 
de  recouvrement  de  la  créance.  Il  s'agit  de  savoir  quelle 
est  la  source  profonde  de  l'incréance,  quelles  sont  les 
profondeurs  de  ces  manques,  d'où  viennent,  d'où  remon- 

88 


M.    FERXAXD    LAUDET 

tent  ces  incrédulités.  Or  nulle  source  n'est  aussi  hon- 
teuse que  la  honte.  Et  la  peur.  Et  de  toutes  les  peurs  la 
plus  honteuse  est  certainement  la  peur  du  ridicule, 
d'être  ridicule,  de  paraître  ridicule,  la  peur  de  passer 
pour  un  imbécile.  On  peut  croke  ou  ne  pas  croire  (enfin 
nous  nous  entendons  ici).  Mais  honte  à  celui  qui  renie- 
rait son  Dieu  pour  ne  point  faire  sourire  les  gens 
d'esprit.  Honte  à  celui  qui  renierait  sa  foi  pour  ne  pas 
donner  dans  le  ridicule,  pour  ne  point  prêter  à  sourire, 
pour  ne  point  passer  pour  un  imbécile.  Il  s'agit  ici  de 
l'homme  qui  ne  s'occupe  point  de  savoir  s'il  croit  ou 
s'il  ne  croit  pas.  Il  s'agit  de  l'homme  qui  n'a  qu'un  souci, 
qui  n'a  qu'une  pensée  :  ne  pas  faire  sourire  M.  Anatole 
France.  11  s'agit  de  l'homme  qui  vendrait  son  Dieu 
pour  ne  pas  être  ridicule.  Il  s'agit  de  l'homme  qui  craint, 
de  l'homme  qui  a  peur,  du  malheureux  qui  tremble 
dans  sa  peau  de  la  peur  d'avoir  peur,  de  la  peur  d'avoir 
l'air,  de  la  peur  d'avoir  l'air  d'être  dupe  (de  ce  qu'il  dit), 
de  la  peur  de  faire  sourire  un  des  augures  du  Parti 
Intellectuel.  Il  s'agit  de  l'homme,  du  malheureux  apeuré, 
qui  regarde  de  tous  les  côtés,  qui  lance  timoré  des 
regards  circonvoisins  pour  être  bien  sûr  que  quelqu'un 
de  l'honorable  assistance  n'a  point  souri  de  lui,  de  sa 
foi,  de  son  Dieu.  C'est  l'homme  qui  lance  tout  autour  de 
lui  des  regards  préventifs.  Sur  la  société.  Des  regards 
de  connivence.  C'est  l'homme  qui  tremble.  C'est  l'homme 
dont  le  regard  demande  pardon  d'avance  pour  Dieu  ; 
dans  les  salons. 

§  178.  —  Telle  est  malheureusement  exactement  la 
situation  de  M.  Laudet,  ou  de  M.  le  Grix,  selon  qu'il  se 

89 


un  noiipeaii  théologien 

nomme.  Tout  son  article  treml)le,  tout  son  article  sue 
la  peur  de  paraître  croire  aux  yeux  du  Parti  Intellec- 
tuel. —  Voyons,  vous  m'entendez  bien,  je  ne  suis  pas  si 
bête  que  de  croire  tout,  je  ne  suis  pas  si  bête  que  de 
croire  ça,  tel  est  le  leit-niotiv  honteux,  le  leit-niotiv  de 
couardise  qui  court  sous  tout  cet  article.  Et  surtout  Je? 
ne  suis  pas  si  bête  que  de  croire  comme  eux,  que  de 
croire  comme  tout  le  monde,  que  de  croire  comme  le 
commun,  comme  les  petites  gens,  que  de  croire  comme 
les  pauvres,  comme  les  enfants,  comme  les  peuples.  Et 
vous  m'entendez  bien,  comme  le  dit  cette  vieille  chanson 
de  soldats. 

§  179.  —  Bannir  de  chrétienté  tout  ce  qui  en  est, 
tout  ce  qui  en  fait  la  source  et  la  force.  Il  y  a  longtemps 
que  nous  n'avions  pas  assisté  peut-être  à  une  telle 
entreprise  de  démolition  de  la  chrétienté  du  dedans,  en 
son  dedans.  Retrancher,  bannir  de  chrétienté  l'enfance 
même,  qui  en  est  certainement  la  source  la  plus  pure. 
Supprimer  des  sources  de  sainteté  cette  enfance  qui  en 
est  certainement  la  source  la  plus  pure.  La  source 
première.  La  plus  antique,  la  plus  aimée,  la  plus 
profonde  source.  Enfin  M.  Laudet  n'a  donc  jamais 
entendu  parler,  même  dans  le  monde,  il  n'a  donc 
jamais  entendu  passer  ces  expressions,  même  en 
musique  :  la  sainte  enfance,  l'enfance  du  Christ. 
M.  Laudet  n'a  donc  jamais  vu  passer  dans  les  rues 
une  bande  de  petites  pensionnaires,  et  on  ne  lui  a 
jamais  dit  :  C'est  la  Sainte-Enfance.  Si  M.  Laudet 
supprime,  si  M.  Laudet  abroge  de  la  sainteté  l'enfance, 
qu'est-ce  que  M.  Laudet  fait  des   saints  enfants,  les 

90 


>I.    FERXAXD    LAUDEX 

plus  purs,  les  plus  tendres,  les  plus  célestes,  et  sans 
parler  ici  des  saints  Innocents  qu'est-ce  que  M.  Laudet 
fait  de  cette  glorieuse  enfance  de  sainte  Geneviève,  qui 
demeurera  dans  les  siècles  la  lumière  de  Paris,  comme 
l'échec  de  Jeanne  d'Arc  en  demeurera  la  grande  ombre. 

§  180.  —  Je  ne  crois  pas  que  l'on  ait  assisté  depuis 
longtemps  à  une  pareille  tentative  de  désorganisation 
du  christianisme.  De  la  chrétienté  même.  Si  vous 
retranchez  du  christianisme,  monsieur  Laudet,  de  la 
chrétienté,  de  la  sainteté,  de  ce  qui  nous  appartient 
l'enfance  du  Christ,  que  faites-vous  de  ces  innom- 
brables œuvres  dont  nos  cathédrales  sont  pleines.  Que 
faites-vous  de  nos  cathédrales  mêmes  et  de  nos  églises. 
Que  faites-vous  de  tant  d'œuvres,  non  point  œuvres 
d'art  seulement,  comme  les  voient  nos  modernes,  mais 
œuvres  d'une  éternelle  piété.  Œuvres  qui  ne  se 
détachent  point  du  culte  et  de  la  prière  et  de  l'ado- 
ration au  point  qu'elles  sont  comme,  qu'elles  sont 
littéralement  une  inscription  charnelle,  une  inscription 
temporelle,  une  inscription  lapidaire,  pétrée,  dans  la 
pierre  même,  du  culte  et  de  la  prière,  la  plus  intérieure, 
et  de  l'adoration  la  plus  intime.  Le  corps  de  l'adoration. 
Œuvres  de  pierre,  inscriptions,  incorporations  ;  œuvres 
dont  il  ne  faut  pas  dire  seulement  qu'elles  font  corps 
avec  le  culte,  qu'elles  font  corps  avec  la  prière,  qu'elles 
font  corps  avec  l'adoration;  mais  œuvres  dont  il  faut 
dire  qu'elles  sont  le  corps  même  du  culte,  le  corps 
même  de  la  prière,  le  corps  même  de  l'adoration. 
L'inscription  dans  la  dure,  dans  la  temporelle,  dans 
l'extérieure  pierre,  de  la  vie  intérieure  la  plus  profonde 

9» 


un  nouveau  théologien 

et  la  plus  tendre.  Œuvres  qui  ne  se  séparent  point  non 
seulement  du  culte  et  de  la  prière  et  de  l'adoration, 
mais  œuvres  dans  l'église  qui  ne  se  séparent  point  de 
l'église,  œuvres  dans  la  cathédrale  qui  ne  se  séparent 
point  de  la  cathédrale.  Œuvres  qui  ne  sont  point  seule- 
ment l'ornement  et  le  couronnement,  œuvres  qui  sont  le 
tissu  même  de  l'église  et  de  la  cathédrale,  la  texture,  la 
pierre  dans  la  pierre.  Et  les  églises  et  les  cathédrales 
ne  sont  pas  seulement  des  maisons,  générales,  et  ces 
œuvres  ne  sont  pas  des  objets,  particuliers,  qui  y  sont 
placés.  Logés  dans  ces  maisons.  Mais  les  unes  et  les 
autres,  les  cathédrales  et  les  œuvres,  ensemble,  les 
unes  dans  les  autres  et  les  autres  logeant  les  unes, 
ensemble  sont  le  même  tissu,  la  même  pierre,  le  même 
monument  temporel  éternel,  ensemble  la  même  inscrip- 
tion éternelle,  historique,  temporelle,  ensemble  le  même 
dur  corps  charnel  de  culte,  de  piété,  le  même  dur  corps 
creusé  de  prière  et  de  vie  intérieure  et  d'éloquente,  de 
si  éloquente  adoration  muette.  Nouvel  iconoclaste  c'est 
pourtant  ces  œuvres,  c'est  ces  vingt  siècles  d'inscrip- 
tion que  M.  Laudet  entend  nous  nier.  C'est  ces  vingt 
siècles  de  mémorialiste  inscription  que  ce  commandeur 
entend  nous  supprimer,  nous  retirer,  nous  abroger, 
nous  retrancher  ;  nous  interdire.  Vous  n'avez  donc 
jamais  vu,  monsieur  Laudet,  dans  une  de  nos  églises 
ou  de  nos  cathédrales,  où  ils  sont  à  leur  place,  ou  du 
moins  dans  une  exposition  ou  dans  un  musée,  où  ils 
ne  sont  pas  à  leur  place,  tableau  ou  statue,  toile  ou 
bois  ou  pierre  vous  n'avez  donc  jamais  vu  Venfant  Jésus 
porté  sur  les  bras  de  sa  mère,  et  sainte  Anne,  et  saint 
Jean-Baptiste,  et  le  vieux  Joachim,  et  saint  Joseph.  Et 

92 


M.    FERXAXD    LAUDET 

Zacharie  et  sainte  Elisabeth.  Ces  deux  ou  trois 
ménages.  Et  dans  un  coin  le  donateur  avec  ses  fils;  et 
dans  l'autre  coin  la  femme  du  donateur  avec  ses  filles  ; 
et  dans  le  fond  un  beau  village  français. 

§  181.  —  Bannir  de  chrétienté  la  jeunesse,  nous  re- 
trancher de  notre  christianisme  l'enfance  notre  premier 
héritage,  fleur  de  chrétienté,  source  de  notre  grâce. 
Retrancher,  bannir  de  chrétienté  la  pauvreté,  le  travail, 
la  famille,  ces  trois  piliers  de  toute  vie,  quelle  tentative 
de  décomposition  organique,  de  désorganisation,  de 
démembrement.  Alors  M.  Laudet  n'a  jamais  entendu 
parler  de  la  très  sainte  Pauvreté,  et  des  Noces  du  Saint 
et  de  la  Pauvreté. 

§  182.  —  Bannir  de  chrétienté,  retrancher  la  maladie, 
cette  fabrique  portative  de  martyre,  cette  fabrique  de 
martyre  à  domicile.  Quand  au  contraire  la  maladie  fait 
partie  si  intégrante  du  mécanisme  de  la  sainteté  que 
l'on  ne  sait  pas  si  les  saints  malades  ne  sont  pas  les 
plus  grands  d'entre  les  saints.  Quand  la  maladie  fait 
une  pièce  si  essentielle  du  mécanisme  même,  de  l'arti- 
culation de  la  sainteté  que  l'on  ne  sait  pas  si  un  saint 
comme  saint  Louis  est  plus  grand  comme  roi,  comme 
croisé,  ou  comme  malade.  A  tel  point  que  Joinville,  qui 
était  peut-être  un  aussi  grand  docteur  en  chrétienté  que 
M.  Laudet,  et  un  aussi  grand  clerc,  voulait  qu'on  le 
mît  au  nombre  des  martyrs,  et  non  pas  seulement, 
comme  on  le  fît,  au  nombre  des  confesseurs.  Tant  il  est 
vrai  que  pour  le  peuple  chrétien  la  grande  peine  fait 
un  véritable  martyre.  L  5.  Et  de  ce  me  semble-il  que 

93 


un  nouveau  théologien 

on  ne  lijist  mie  assez,  quant  on  ne  le  mist  ou  nombre 
des  martirs,  poui'  les  grans  peinnes  que  il  souffri  ou 
pelerinaige  de  la  croiz,  par  l'espace  de  six  anz  que  je 
fu  en  sa  compaignie,  et  pour  ce  m.eismement  que  il 
ensui  Nostre-Signour  ou  fait  de  la  croiz.  Car  se  Diex 
morut  en  la  croiz-,  aussi  fist-il;  car  croisiez  estoit-il 
quant  il  mourut  à   Thunes. 

§  183.  —  l.  2...  La  première  partie  si  devise  comment 
il  se  gouverna  tout  son  tens  selonc  Dieu  et  selonc  l'Eglise, 
et  au  profit  de  son  règne.  —  Dans  celte  première  partie 
combien  de  vie  privée.  Et  même  dans  la  deuxième,  (et 
à  l'aide  de  Dieu  li  livres  est  assouvis  en  dous  parties). 
La  seconde  partie  dou  livre  si  parle  de  ses  granz  cheva- 
leries et  de  ses  granz  faiz  d'armes. 

§  184.  —  C'est  défaire  le  christianisme  que  d'en  re- 
tirer la  misère,  la  pauvreté,  la  maladie.  Réciproquement 
et  ensemble  c'est  défaire  la  misère,  la  pauvreté,  la 
maladie,  que  d'en  retirer  la  chrétienté,  intérieure,  le 
christianisme.  Le  christianisme  est  le  grand  régulateur, 
interne,  de  la  misère,  de  la  pauvreté,  de  la  maladie.  La 
misère,  la  pauvreté,  la  maladie  est  certainement  un 
ressort,  un  grand  régulateur  interne  du  christianisme. 

§  185.  —  Retranchant  la  vie  privée  M.  Laudet  dé- 
centre le  christianisme.  Toute  chrétienté  aboutit  à  ce 
couronnement  de  la  croix.  Mais  toute  chrétienté  com- 
mence à  ce  rude  berceau  que  fut  une  crèche. 

§  186.  —  Tout  malade  peut  se  faire  une  croix,  s'éle- 
94 


M.    FERXAND    LAUDEÏ 

ver  au  martyre,  s'élever  jusqu'à  participer  à  la  Passion. 
Faire  de  son  lit  un  gril  et  un  chevalet.  C'est  donc  que 
cette  distinction  du  public  et  du  privé  ne  tient  pas  au 
regard  de  Dieu. 

§  187,  —  ce  Comment,  sans  cela,  en  eût-elle  cru  ses 
voix  ? 

«  Sa  première  voix  dans  l'esprit  de  Péguy,  dit 
M.  Laudet,  c'est  manifestement  Gervaise.  »  Monsieur 
Laudet,  laissez  donc  M.  Péguy  tranquille.  Les  voix  de 
.Jeanne  d'Arc,  monsieur  Laudet,  sont  saint  Michel, 
sainte  Catherine  et  sainte  Marguerite.  L  71.  Interrogata 
an  erat  vox  angeli  quae  loquehatur  ei,  vel  an  erat  vox 
Sancti  aut  Sanctae,  aut  Dei  sine  medio  :  respondit  quod 
illa  vox  erat  sanctae  Katharinae  et  sanctae  Margaretae. 
Etfigurae  earum  sunt  coronatae  pulchris  coronis,  mul- 
tum  opulenter  et  multum  pretiose. 

I.  J2.  Interrogata,  quomodo  scit  quod  sunt  illae  duae 
Sanctae  ;  an  hene  cognoscat  unam  ab  altéra  :  respondit 
quod  bene  scit  quod  sunt  ipsae,  et  bene  cognoscit  unam 
ab  altéra. 

I.  72.  Interrogata,  quomodo  bene  cognoscit  unam  [ab] 
altéra  :  respondit  quod  cognoscit  eus  per  salutationem 
quam  ei  faciunt.  Dixit  etiam  quod  bene  sunt  septem 
anni  elapsi,  quod  ipsam  acceperunt  gubernandam.  Dixit 
etiam  quod  illas  Sanctas  per  hoc  cognoscit  quod  se 
nominant   ei. 

L  72.  Item  dixit  quod  habuerat  confortationem  a 
sancto    Michaele. 


9-^ 


un  nouveau  théologien 

I.  j3.  Interrogata  quae  praedictarum  sibi  apparentium 
venit  primo  ad  ipsam  :  respondit  quod  sanctus  Michael 
primo  venit. 

§  188.  —  Vous  ne  paraissez  pas  vous  douter  un  seul 
instant,  monsieur  Laudet,  que  quand  on  parle  des  voix 
de  Jeanne  d'Arc  on  parle  très  précisément;  on  sait  très 
bien  ce  que  l'on  veut  dire  ;  on  veut  dire  quelque  chose 
de  très  précis.  On  veut  dire  saint  Michel,  sainte  Cathe- 
rine, et  sainte  Marguerite.  Quand  on  parle  des  voix  de 
Jeanne  d'Arc  on  ne  parle  point  vaguement,  on  ne  veut 
point  dire  des  extériorisations  de  sensations,  on  ne 
parle  point  le  langage  de  l'école,  on  fuit  non  seulement 
le  langage  mais  la  pensée  de  l'École,  on  est  à  cent  lieues 
de  la  parole  intérieure  et  de  ce  pauvre  M.  Egger.  Il  ne 
s'agit  point  d'objectivàtion  et  de  projection  au  dehors  et 
de  tout  le  tremblement.  Il  ne  s'agit  point  de  sortir  tous  les 
appareils  du  laboratoire.  On  veut  dire,  il  s'agit  de  saint 
Michel,  de  sainte  Catherine,  et  de  sainte  Marguerite. 

§  189.  —  Il  ne  s'agit  pas  d'extériorisation  de  faits  de 
conscience.  Il  y  a  des  hommes,  —  et  ils  sont  malheureu- 
sement devenus  innombrables  dans  les  temps  modernes, 
—  qui  croient  que  les  voix  de  Jeanne  d'Arc  étaient  des 
hallucinations  ;  il  faut  dire  le  mot,  ne  reculons  point 
devant  le  mot,  et  de  même  que  nous  avons  employé  le 
mot  athée  littéralement  techniquement,  sans  une  ombre 
d'injure,  ainsi  nous  employons  ici  de  notre  côté  le  mot 
iiallucination  pour  ainsi  dire  aussi  sans  une  ombre 
d'injure  pour  nous.  Des  hommes  qui  sont  malheureuse- 
ment devenus  innombrables  dans  le  monde  moderne 

96 


M.    FERNAND    LAUDET 

croient  que  les  voix  de  Jeanne  d'Arc  étaient  des  pro- 
jections hors  d'elle  de  ses  propres  mouvements  du 
cœur,  d'un  courage,  dune  race,  d'une  ardeur,  d'une 
charité  toute  humaine.  Us  croient  qu'elle  était  une 
héroïne.  Ils  croient,  malheureusement  ils  enseignent 
que  les  voix  de  Jeanne  d'Arc  étaient  les  extériorisations 
de  ses  états  de  conscience,  les  objectivations  de  ses 
faits  de  conscience;  un  cœur  ardent,  brûlant  de  charité, 
qui  pris  dès  la  plus  jeune  enfance  dans  un  système  de 
théologie  traduit,  projette  en  ce  système,  encadre  en  ce 
cadre,  projette  en  visions  de  cette  théologie  ses  propres 
mouvements.  A  la  limite  une  âme  ardente  qui  projette 
en  inspirations  divines  extérieures,  venant  du  dehors, 
ses  propres  inspirations  humaines  intérieures,  internes, 
venues  du  dedans.  Disons  donc  le  mot,  sans  offense 
pour  personne,  ce  sont  pour  eux  des  hallucinations. 
Des  hallucinations  je  le  veux  bien  pour  ainsi  dire  en 
tout  bien  tout  honneur.  Des  hallucinations  pour  ainsi 
dire  pour  le  bon  motif.  De  hautes  et  de  nobles  et 
d'ardentes  hallucinations.  Si  l'on  veut  encore  des  hallu- 
cinations uniques.  Des  hallucinations  comme  il  n'en 
serait  pas  donné  à  beaucoup  d'autres.  Des  hallucina- 
tions comme  il  n'en  serait  donné  à  nul  autre.  Des  hallu- 
cinations rares,  uniques.  Des  hallucinations  héroïques. 
Des  hallucinations  qui  feraient  la  preuve  qu'une  âme 
est  une  grande  âme,  une  âme  héroïque  et  humainement 
une  âme  sainte.  Mais  enfin  des  hallucinations.  Dans 
ce  système  Jeanne  d'Arc  serait,  est  une  hallucinée.  Une 
nallucinée  si  je  puis  dire  de  (tout)  premier  ordre.  La 
plus  pure,  la  plus  noble,  la  plus  grande,  la  plus  sainte, 
'^humainement),  des  hallucinées.  Une  hallucinée  si  l'on 

97  Laudet.  —  6 


un  nouveau  théologien 

veut  encore  infiniment  héroïque,  infiniment  (humaine- 
ment) sainte  ;  humainement  divine,  car  ils  ne  reculent 
point  toujours  devant  ce  mot;  et  plusieurs  même  l'affec- 
tent et  l'affectionnent  particulièrement  ;  sans  que  ce  soit 
toujours  par  pose  ni  par  un  larcin  ;  qui  serait  alors,  qui 
est  quelquefois  d'un  goût  douteux.  Enfin  une  hallucinée 
infiniment  supérieure,  une  âme  hallucinée,  une  halluci- 
née d'infiniment  plus  de  prix  que  tant  d'âmes  saines.  — 
Une  hallucinée  enfin. 

§  190.  —  C'est-à-dire,  ne  fuyons  pas  les  mots,  une 
folle.  Sans  offenser  personne  et  en  tout  bien  tout  hon- 
neur une  folle.  Une  âme  non  saine,  non  en  possession, 
en  puissance,  en  jouissance  de  la  commune,  de  la  nor- 
male, de  la  régulière  puissance  et  santé.  Une  folle 
extraordinaire,  une  folle  héroïque,  une  folle  humaine- 
ment sainte,  humainement  divine,  une  folle  sublime. 
Enfin  une  folle. 

§  191.  —  Généralement  ces  hommes  ont  un  système, 
enseignent  un  système,  —  (et  c'est  entre  tous  un  sy- 
stème  et  physique  et  métaphysique  ;  c'est-à-dire  d'une 
part  et  physiologique  et  psychologique  et  sociologique, 
et  d'autre  part  métaphysique),  —  (entre  tous  métaphy- 
sique), —  un  système  où  liés  eux-mêmes,  —  (comme 
l'était  M.  Laudet),  —  liés  en  creux,  entraînés  par  la 
réelle  communion  des  saints,  par  la  réelle  liaison  des 
saints  ils  croient,  ils  enseignent  que  généralement  nos 
saints  sont  des  fous,  notamment  des  hallucinés,  que 
nommément  Jésus,  le  saint  éminent,  est  éminemment  un 
fou,  notamment  un  halluciné. 

98 


M.    FEliX.OU    LAUDET 

§  192.  —  Pour  nous  chrétiens  ces  hommes  sont  des 
hommes  qui  ne  sont  point  éclairés  et  des  hommes  qui 
ne  sont  point  assez  profonds.  Ils  manquent  de  lumières 
que  nous  avons  eu  le  bonheur  de  recevoir.  Ils  ne  voient 
point  ce  que  nous  voyons,  ce  qui  éclate  à  nos  yeux.  Je 
vois,  je  sais,  je  crois,  je  suis  désabusée.  Ils  sont  abusés. 
Ils  ne  voient  point  dans  les  réalités  spirituelles.  Ils  ne 
sont  point  profonds  :  ils  ne  pénètrent  point,  ils  ne  des- 
cendent point,  ils  n'affouillent  point,  ils  n'approfondis- 
sent point  dans  les  réalités  spirituelles. 

§  193.  —  Mais  enûn  tant  que  ces  hommes  sont  de 
bonne  foi,  —  (et  beaucoup  d'entre  eux  sont  de  bonne 
foi),  —  non  seulement  nous  ne  devons  pas  et  nous  ne 
pouvons  pas  leur  refuser  notre  estime,  mais  et  encore 
plus,  et  surtout,  et  premièrement  nous  ne  devons  pas 
et  nous  ne  pouvons  pas  songer  à  leur  refuser  tous  les 
secours  spirituels  dont  nous  pouvons  disposer. 

§  194.  —  Mais  quelle  est,  or  quelle  est  d'abord, 
quelle  est  première,  quelle  est  essentiellement  cette 
bonne  foi  que  nous  sommes  en  droit,  que  nous  avons  le 
droit,  et  le  devoir,  de  leur  demander.  Cette  bonne  foi 
consiste  évidemment,  cette  bonne  foi  élémentaire,  cette 
bonne  foi  pour  ainsi  dire  grossière,  la  première  et  comme 
la  plus  grosse  que  nous  devions,  que  nous  puissions 
leur  demander  consiste  évidemment  à  ne  point  vouloir 
entrer,  je  veux  dire  à  ce  qu'ils  ne  veuillent  point  entrer 
chez  nous,  pénétrer  parmi  nous  sous  de  petits  manteaux 
bleus.  Celte  toute  simple  probité  élémentaire,  celte 
bonne  foi  que  nous  leur  demandons,  que  nous  n'avons 

99 


un  nouveau  théologien 

pas  même  à  leur  demander,  qu'ils  nous  rendent  naturel- 
lement, avant,  que  nous  ayons  à  la  leur  demander,  sans 
que  nous  ayons  à  la  leur  demander,  c'est  tout  uniment 
de  ne  pas  se  dire  catholiques  et  de  ne  pas  vouloir  se 
faire  passer  pour  chrétiens. 

§  195.  —  Il  faut  leur  rendre  cette  justice  que  c'est  ce 
qu'ils  font  généralement  et  c'est  pour  cela  que  nous 
sommes  relativement  à  l'aise  avec  eux.  Ni  M.  Anatole 
France  ne  se  dit  catholique,  ni  M.  Georges  Dumas  n'est 
un  pilier  de  sacristie.  Aussi  on  peut  les  voir,  on  peut 
causer.  Ils  ne  cherchent  à  tromper  personne. 

§  196.  —  Tout  autre  est  malheureusement  la  situation 
de  M.  Laudet,  à  moins  qu'il  ne  se  nomme  M.  le  Grix, 
et  de  la  Revue  hebdomadaire,  et  de  M.  le  Grix,  et  de 
M.  Laudet  derrière  M.  le  Grix.  Littéralement  il  veut 
tromper  tout  le  monde.  C'est  une  mauvaise  foi  ambi- 
dextre. Il  veut  tromper  également  nos  adversaires  et 
nous.  Il  encourt  un  égal  mépris  de  nos  adversaires 
et   de   nous. 

§  197.  —  Telle  est  malheureusement  exactement 
doublement  la  situation  de  M.  Laudet  envers  nous  ; 
parmi  nous;  chez  nous.  Il  n'entre  chez  nous  que  pour 
nous  trahir.  Il  n'entre  dans  notre  maison  que  pour  nous 
vendre.  Cet  homme  qui  vend  son  Dieu  (pour  un  sourire, 
je  veux  dire  pour  ne  pas  tomber  sous  le  sourire  d'un 
augure  du  Parti  Intellectuel)  (sèche  luxure),  cet  homme 
qui  vend  son  Dieu  vend  aussi  la  chrétienté.  Il  n'outre 
chez  nous  que  j)our  nous  vendre.  Telle  est  malheureu- 


:m.  ferxa.M)  l.vudet 

sèment  exactement  je  dis  doublement  la  situation  de 
M.  Laudet  parmi  nous.  Je  dis  doublement,  car  les 
vérités  de  la  foi  qu'il  renonce,  il  les  renonce  parce  qu'il 
en  a  honte.  Et  les  vérités  de  la  foi  qu'il  garde,  il  en  a 
honte.  Il  a  honte  de  les  garder. 

§  198.  —  Les  loups  sont  les  loups  et  les  brebis  sont 
les  brebis.  Mais  que  dire  non  pas  du  mauvais  berger. 
Que  dire  du  faux  berger,  du  voleur  qui  entre  dans  la 
bergerie  déguisé  en  berger.  Il  viendra  des  voleurs.  Que 
dire  de  l'homme  qui  n'entre  parmi  nous,  de  l'homme, 
de  la  revue  qui  veut  se  faire  une  grosse  clientèle  catho- 
lique et  qui  n'entre  parmi  nous  que  pour  y  introduire 
sournoisement,  frauduleusement,  sous  le  couvert,  fami- 
lièrement les  thèses,  les  propositions  athéistiques, 
matérialistes,  les  métaphysiques  athéistiques,  matéria- 
listes. 

§  199.  —  Notre  thèse,  monsieur  Laudet,  notre  position 
chrétienne,  notre  proposition  est,  la  voix  de  notre 
raison  est,  (et  non  pas  seulement  le  cri  de  notre  cœur), 
que  la  sainteté  est  la  santé  même,  j'entends  très  nom- 
mément notre  sainteté,  je  veux  dire  la  sainteté  chré- 
tienne, la  sainteté  de  nos  saints;  que  nos  saints  ne  sont 
pas  des  fous  ;  particulièrement  qu'ils  ne  sont  pas  des 
hallucinés.  Que  nos  saints  sont  sains.  Sanctos  ess  e  sanos. 
Que  cette  sainteté  est  la  santé  même,  qu'elle  est  la  plus 
haute  santé  spirituelle,  la  plus  ferme,  la  plus  profonde. 
Enfin  monsieur  Laudet  nous  n'allons  pas  chercher  nos 
saints  à  la  Salpêtrière.  Et  ceux  qui  vont  les  y  chercher 
n'ont  que  faire  parmi  nous. 

loi  Laudet.  —  G. 


un  nouveau  théologien 

§  200.  —  M.  Le  Grix,  M.  Laudet  veut  nous  faire  un 
christianisme  honteux,  une  chrétienté  honteuse,  qui 
aurait  honte  de  soi,  honte  de  Dieu.  Un  christianisme, 
une  chrétienté  de  deuxième  zone.  L'Église  est  une, 
monsieur  Laudet,  la  communion  est  une  en  tous  les 
sens,  notamment  en  celui-ci  qu'il  n'y  a  qu'une  Église 
d'une  zone,  qu'une  chrétienté  d'une  zone;  de  la  pre- 
mière. 

§  201.  —  Que  de  vie  privée  dans  toute  Église,  dans 
tout  christianisme,  dans  toute  chrétienté.  Partout. 

§  202.  —  Nous  n'allons  point  chercher  nos  saints  à  la 
Salpêtrière.  Ni  aucun.  Ni  éminemment  Jésus. 

§  203.  —  Jésus  nous  appartient  tout  entier.  Évidem- 
ment c'est  extraordinaire,  quand  on  y  pense.  Mais  c'est 
le  secret  même,  c'est  le  mystère  de  la  Rédemption. 

§  204.  —  Jésus  a  revêtu  les  infirmités  humaines,  la 
faim,  la  soif,  le  sommeil;  cette  infirmité  résumé,  le 
vieillissement.  Il  a  revêtu  aussi  l'infirmité,  la  privauté. 

_v§  205:  -—  II  nous  supprime  Noël,  le  moitié  de  l'année. 

§  206.  —  Cette  naissance  de  l'année.  De  l'année  d'un 
an  et  de  l'an  éternel. 

§  207.  —  Déblayons.  «  pour  fournir  à  Jeanne  des 
motifs  d'exaltation,  écrit  M.  Laudet,  pour  matérialiser 
les  premières  voix  de  sa  conscience  ».  —  C'est  la  même 
hérésie. 

loa 


M.    FERXAXD    LAUDET 


§  208.  —  «  l'accent  moderne  de  ce  Mystère  »,  écrit 
M.  Laudet.  —  C'est  la  même  rétorsion  de  modernisme. 

§  209.  —  [Péguy],  écrit  M.  Laudet,  «  s'est  trompé 
(littéralement,  «Je  crois  qu'il  s'est  trompé)  parce  qu'il 
est,  quoi  qu'il  fasse,  un  homme  du  vingtième  siècle,  un 
homme  informé  par  le  vingtième  siècle,  même  s'il  veut, 
de  volonté  et  de  passion,  se  refaire  une  âme  du  quin- 
zième. »  —  Si  M.  Laudet  écrivait  français,  informé 
voudrait  dire  ce  qu'il  veut  dire,  mis  en  une  certaine 
-forme.  Dans  le  langage  avachi  qu'écrit  M,  Laudet 
informé  veut  dire  qui  a  reçu  des  informations,  c'est-à- 
dire,  (au  sens  des  journaux),  des  renseignements,  des 
nouvelles. 

Mettons  en  français  cette  phrase  de  M.  Laudet.  Elle 
veut  dire.  Que  l'information,  que  le  renseignement,  que 
la  nouvelle  que  reçoit  un  homme  du  vingtième  siècle, 
un  homme  informé  par  le  vingtième  siècle,  c'est  de  ne 
pas  pouvoir  se  refaire  ce  que  M.  Laudet  nomme  une 
âme  du  quinzième,  et  qui  est  tout  uniment  une  àme 
chrétienne. 

§  210.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  «  se  refaire  »,  monsieur- 
Laudet,  «  une  âme  du  quinzième  ».  Il  ne  s'agit  point 
ici  de  snobisme,  et  d'une  archéologie  et  dune  antiquin- 
caillerie d'âme.  Il  s'agit  simplement,  monsieur  Laudet, 
d'avoir  l'âme  qu'on  a,  ou  plutôt  d'être  l'âme  que  l'on 
est.  La  chrétienté  est  une  dans  le  temps,  monsieur 
Laudet,  le  christianisme  est  un,  l'Eglise  est  une,  la 
communion  est  une.  C'est  pour  cela  que  le  chrétien  n'a 
aucunement,  n'a  nullement  besoin  d'avoir  recours  à  un 

io3 


un  nouveau  théologien 

archaïsme  d'âme,  et  que  rien  ne  serait  aussi  sot,  aussi 
criminel,  aussi  dangereux  qu'un  tel  archaïsme. 

§211.  —  Il  vient  s'asseoir  à  notre  table  et  il  ne 
mange  notre  pain  que  pour  livrer  le  Pain  éternel. 

§  212.  —  Ce  n'est  point  dans  les  cliniques,  monsieur 
Laudet,  ce  n'est  point  à  la  Salpêtrière  que  nous  allons 
chercher  nos  saints.  Pour  nous  chrétiens  la  sainteté  est 
toute  santé.  C'est  le  pécheur  qui  est  malade. 

§  213.  —  Si  M.  Laudet  avait  quelque  idée  de  ce  que 
c'est  que  la  communion,  et  l'Église,  et  le  christianisme,  et 
la  chrétienté,  il  saurait  précisément  que  la  communion 
des  saints  est,  en  un  de  ses  sens,  précisément  cette  saisie 
directe  que  nous  avons,  nous  chrétiens,  non  seulement 
des  saints  du  quinzième  siècle,  mais  ensemble  des  saints 
de  tous  les  siècles,  et  autant  que  de  tous  autres  des 
saints  du  premier  siècle,  et  ensemble  éminemment  de 
Jésus,  par  la  prière  et  par  les  sacrements,  par  la  grâce, 
par  les  mérites  de  Jésus-Christ  el  des  saints,  cette  saisie 
immédiate,  instantanée,  intemporelle,  éternelle,  sans 
avoir  à  nous  faire  aucune  archéologie  d'âme. 

§  214.  —  Il  faut  rendre  cette  justice  à  M.  Laudet  qu'il 
se  continue  ici.  Il  est  constant  avec  lui-même  et  dans 
son  hérésie.  Il  va  compléter  tout  aussitôt  sa  pensée, 
«  un  Péguy  ne  peut  retrouver,  s'il  prie,  la  charmante 
ou  terrible  candeur  des  âges  de  foi.  » 

§  215.  —  Il  ne  fait  aucun  doute  que  la  candeur  des 

io4 


M.    FERNAXD    LAUDET 

âges  de  foi  rejoint  la  naïveté  de  Jeanne  d'Arc  qui 
croyait  ses  voix.  Cette  idée  que  celui  qui  croit  est  forcé- 
ment un  imbécile  est  une  des  rares  idées  de  M.  Laudet, 
(s'il  est  permis  de  parler  ainsi),  qui  présente  un  peu 
de  consistance.  Charmante  ou  terrible  candeur  des  âges 
de  foi  est  là  pour  amadouer,  pour  tromper  la  clientèle 
catholique,  mais  c'est  candeur  qui  porte  (pour  ainsi 
dire)  la  pensée.  Ce&i  candeur  qui  est  le  mot.  Charmante 
ou  terrible  est  là  aussi  pour  la  littérature,  pour  le  bien 
faire,  pour  l'élégance  attendue,  pour  le  rond  de  jambe 
accoutumée.  Mais  faisons  à  M.  Laudet  plus  d'honneur 
qu'il  ne  s'en  fait  lui-même.  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un 
âge  de  foi. 

§  216.  —  Il  faut  s'entendre  rigoiu*eusement  sur  cette 
expression  qu'on  voit  souvent  sortir  d'un  peu  partout.  A 
parler  rigoureusement,  à  parler  proprement  tous  les  âges 
sont  des  âges  de  foi.  Tous  les  siècles  temporels  sont 
les  siècles  de  Jésus.  Cette  distinction  entre  des  siècles 
qui  seraient  de  foi  et  des  siècles  qui  ne  seraient  pas  de 
foi  est  vaine,  est  creuse,  tombe. 

§  217,  —  Il  n'y  a  qu'une  distinction  qui  vaille,  il  n'y 
a  qu'une  distinction  qui  compte,  il  n'y  a  qu'une 
distinction  qui  soit  fondée,  qui  soit  rigoureuse  entre 
les  siècles  temporels,  et  ce  n'est  nullement  la  distinc- 
tion, devenue  courante  pour  ainsi  dire  dans  le 
monde  moderne,  entre  des  siècles  de  foi  et  des  siècles 
d'incrédulité,  entre  des  âges  de  foi  et  des  âges  d'incré- 
dulité. Il  n'y  a  qu'une  distinction  qui  soit,  et  c'est 
entre  les  siècles  de  l'ancienne  loi,  qui  était  la  loi  de 

io5 


un  nouveau  théologien 

justice,  et  les  siècles  de  la  nouvelle  loi,  qui  est  la  loi 
d'amour. 

§  218.  —  Depuis  Jésus,  depuis  l'avènement,  depuis 
l'incarnation,  depuis  l'annonciation  de  Jésus  nous 
sommes  sous  une  seule  et  même  loi,  qui  est  la  loi 
d'amour.  Depuis  Jésus,  post  Christum  natum,  tous  les 
siècles  temporels  sont  également  situés  sous  le  même 
niveau,  tous  les  siècles  temporels  sont  régulés  sous  la 
même  commune  régulation  interne,  qui  est  la  régula- 
tion de  la  loi  d'amour.  En  ce  sens  tous  les  siècles  de 
chrétienté  se  valent,  sont  les  mêmes,  sont  même  le 
même.  Depuis  Jésus  tous  les  siècles  temporels  sont  les 
mêmes,  sont  le  même,  sont  de  la  même  nature  infini- 
ment profonde,  de  la  même  texture  mystique,  littérale- 
ment sont  de  la  même  éternité. 

^  219.  —  Voilà  la  seule  distinction  qui  soit,  voilà  le 
seul  classement  qui  importe.  Quand  ensuite  on  parle 
des  âges  de  foi,  il  faut  faire  attention  qu'on  fait  alors 
allusion,  qu'on  fait  une  référence  à  un  fait  historique 
général  qu'il  ne  faut  manier  pour  ainsi  dire  qu'avec  la 
oIais  extrême  circonspection. 

§  220.  —  La  vertu  de  Foi,  qui  est  la  première  des 
trois  Théologales,  se  décompose  immédiatement  pour 
ainsi  dire  en  deux  grandes  vertus,  qui  seraient  la 
créance,  ou  foi  propre,  et  la  fidélité.  Les  manquements 
à  la  foi,  à  la  créance,  tombant  plutôt  dans  J'ordre  de 
l'hérésie,  les  manquements  à  la  fidélité  tombant  plutôt 
dans  l'ordre  du  péché.  Les  manquements  à  la  foi,  les 

io6 


M.    FERNAND    LAUDET 

incréances  et  les  mécréances,  étant  plutôt  hérétiques, 
constituant  plutôt  des  propositions  d'hérésie,  et  les 
manquements,  les  infidélités  ne  constituant  générale- 
ment  pas  des   propositions   formelles. 

§  221.  —  Si  Ton  veut  bien  ne  pas  perdre  de  vue  cette 
distinction  du  deuxième  degré  et  si  l'on  veut  bien 
considérer  en  premier  cette  deuxième  vertu  de  la  fidé- 
lité, deuxième  dans  la  grande  Foi,  et  si  l'on  veut  bien 
ne  pas  se  mettre  dans  la  fâcheuse  disposition  d'esprit 
de  tant  de  mauvais  chrétiens  qui  ne  pensent  qu'à 
condamner  leurs  frères,  oubliant  eux-mêmes  qu'il  a  été 
dit  :  Ne  jugez  point;  si  l'on  veut  bien  ne  pas  se 
mettre  dans  cette  fâcheuse  attitude  du  cœur,  non 
point  seulement  fâcheuse,  mais  criminelle,  et  surtout 
si  profondément  inchrétienne;  si  on  veut  bien  regarder 
d'un  cœur  simple  ce  qui  se  passe  en  nous  et  autour 
de  nous  on  constatera  que  dans  le  monde  moderne, 
ou  plutôt  dans  le  monde  chrétien  pendant  qu'il  tra- 
verse la  période  moderne,  pendant  qu'il  baigne  dans  le 
monde  moderne  il  y  a  (faut-il  dire  encore  ;  il  faut  dire 
déjà  ;  il  faut  dire  toujours)  un  très  grand  nombre  de 
fidélités. 

§  222.  —  Combattues  plus  que  jamais,  battues  de 
tous  les  vents  de  nombreuses  fidélités  fleurissent. 

§  223.  —  Que  sera-ce  des  créances  ;  et  proprement 
des  fois.  Quand  on  parle  des  âges  de  foi  si  l'on  veut 
dire  que  pendant  des  siècles,  qui  étaient  des  siècles  de 
chrétienté,  qui  étaient  des  siècles  de  la  loi  d'amour,  qui 


un  nouveau  théologien 

étaient  des  siècles  du  règne  de  la  grâce,  anni  Doniini, 
anni  gratiae  Domini,  la  foi,  la  créance  était  commune, 
était  pour  ainsi  dire  et  littéralement  publique,  était 
dans  le  sang  et  dans  les  veines  communes,  était  dans 
le  peuple,  allait  de  soi,  était  pour  ainsi  dire  de  droit 
commun,  recevait  non  pas  seulement  un  assentiment 
mais  une  célébration  publique,  solennelle,  officielle,  et 
qu'aujourd'hui  il  n'en  est  plus  de  même  on  a  raison.  On 
a  historiquement  raison.  On  ne  fait  que  constater, 
qu'enregistrer  un  fait  historique.  Mais  ici  encore  il  ne 
faut  l'enregistrer  qu'avec  la  plus  extrême  attention,  il 
ne  faut  le  manier  qu'avec  la  circonspection  la  plus 
extrême. 

§  224.  —  Il  est  d'abord  permis  de  se  demander  si 
nos  fidélités  modernes,  —  privées,  monsieur  Laudet,  — 
forcément  devenues  privées,  je  veux  dire  non 
publiques  en  ce  sens  qu'elles  ne  reçoivent  généra- 
lement plus  la  célébration  publique,  la  célébration  du 
peuple  et  de  l'État,  non  solennelles,  non  officielles, 
c'est  une  question  de  savoir  si  nos  fidélités  modernes, 
je  veux  dire  nos  fidélités  chrétiennes  baignant  dans 
le  monde  moderne,  assaillies,  battues  de  tous  les 
vents,  battues  de  tant  d'épreuves,  et  qui  tiennent 
de  passer  intactes  par  ces  deux  siècles  d'épreuves 
intellectuelles,  qui  viennent  de  traverser  indemnes, 
inentamées,  inaltérées  ces  deux,  ces  trois  siècles 
d'épreuves  intellectualistes;  c'est  une  grande  question 
que  de  savoir  si  nos  fidélités,  si  nos  créances  modernes, 
c'est-à-dire  chrétiennes  baignant  dans  le  monde 
moderne,  traversant  intactes  le  monde  moderne,  l'âge 

io8 


M.    FERNAXD    LALDET 

moderne,  les  siècles  modernes,  les  deux  et  les  plusieurs 
siècles  intellectualistes  n'en  reçoivent  pas  une  singu- 
lière beauté,  une  beauté  non  encore  obtenue,  et  une 
singulière  grandeur  aux  yeux  de  Dieu.  C'est  une 
question  éternelle  que  de  savoir  si  nos  saintetés 
modernes,  c'est-à-dire  nos  saintetés  chrétiennes  plon- 
geant dans  le  monde  moderne,  dans  cette  vastatio, 
dans  cet  abîme  d'incrédulité,  d'incréance,  d'infidélité 
du  monde  moderne,  isolées  comme  des  phares 
qu'assaillerait  en  vain  une  mer  depuis  bientôt  trois 
siècles  démontée  ne  sont  pas,  ne  seraient  pas  les 
plus  agréables  aux  yeux  de  Dieu.  Xolite  jiidicare, 
nous  ne  le  jugerons  point,  et  ce  n'est  pas  nous,  on 
l'oublie  trop  souvent,  qui  sommes  chargés  de  faire  le 
jugement.  Mais  sans  aller  jusqu'aux  saints,  jusqu'à 
nos  saints  modernes,  chronologiquement  modernes, 
nous  pécheurs  nous  devons  éviter  de  tomber  dans 
l'orgueil.  Ce  n'est  peut-être  pas  un  orgueil  que  de 
voir.  Ce  n'est  peut-être  pas  de  l'orgueil.  Que  de 
constater  autour  de  nous.  Qu'assaillis  de  toutes  parts, 
éprouvés  de  toutes  parts,  nullement  ébranlés  nos 
constances  modernes,  nos  fidélités  modernes,  nos 
créances  modernes,  chronologiquement  modernes, 
isolées  dans  ce  monde  moderne,  battues  dans  tout  un 
monde,  inlassablement  assaillies,  infatigablement  bat- 
tues, inépuisablement  battues  des  flots  et  des  tempêtes, 
toujours  debout,  seules  dans  tout  un  monde,  debout 
dans  toute  une  mer  inépuisablement  démontée,  seules 
dans  toute  une  mer,  intactes,  entières,  jamais, 
nullement  ébranlées,  jamais,  nullement  ébréchées, 
jamais,    nullement     entamées,     finissent     par     faire, 

109  Laudet.  -  •} 


un  nouveau  théologien 

par  constituer,  par    élever   un    beau  monument  à  la 
face   de   Dieu. 
A  la  gloire   de   Dieu. 

§  225.  —  Et  surtout  et  j'y  insiste  un  monument  que 
l'on  n'avait  jamais  vu.  Que  notre  situation  soit  nouvelle, 
que  notre  combat  soit  nouveau,  ce  n'est  peut-être  pas 
à  nous  de  le  dire,  mais  enfin  qui  ne  voit  que  notre  situa- 
tion est  nouvelle,  que  notre  combat  est  nouveau.  Que 
cette  Église  moderne,  que  cette  chrétienté  moderne,  — 
chrétienne  baignant  dans  le  monde  moderne,  chrétienne 
traversant  le  monde  moderne,  la  période  moderne 
a  une  sorte  de  grande  beauté  tragique  propre, 
presque  une  grande  beauté  non  pas  de  veuve 
mais  de  femme  qui  seule  garde  une  Forteresse.  Une  de 
ces  Bretonnes,  une  de  ces  Françaises  héroïques,  une  de 
ces  tragiques  châtelaines  qui  des  années  et  des  années 
gardaient  le  Château  intact  pour  le  Seigneur  et  pour 
le  Maître,  pour  l'Époux.  Qui  ne  voit  que  notre  Créance 
et  notre  Fidébté  est  plus  que  jamais  une  FéaUté.  Que 
notre  Constance,  que  notre  Foi,  que  notre  créance,  que 
notre  fidélité  a  une  valeur  propre,  une  valeur  jusqu'ici 
inconnue,  ayant  passé  précisément  par  des  épreuves 
jusqu'ici  inconnues,  une  valeur  unique,  une  grandeur 
non  encore  éprouvée,  un  sens  plein,  un  sens  d'épreuve. 
C'est  une  question,  une  question  éternelle,  de  savoir  si 
l'ignorance  est  plus  près  de  Dieu,  ou  si  c'est  l'expérience, 
si  l'ignorance  est  plus  belle  au  regard  de  Dieu,  ou  si 
c'est  l'expérience,  si  l'ignorance  est  plus  agréable  à 
Dieu,  ou  si  c'est  l'expérience.  Mais  ce  que  nous  pouvons 
dire,  parce  que  nous  le  voyons,  que  nous  n'avons  qu'à 

IIO 


M.    FERNAND    LAUDET 

le  voir,  c'est  que  nos  constances,  cest  que  nos  fidélités, 
c'est  que  nos  créances  ont  une  certaine  nouvelle  beauté 
propre,  une  certaine  valeur,  une  certaine  nouvelle  gran- 
deur propre.  Comme  inventée  pour  nous.  Comme  créée 
pour  ce  monde  moderne.  Nos  fidélités  sont  comme  plus 
fidèles  que  les  fidélités  anciennes.  Nos  créances  sont  des- 
fidélités  comme  plus  fidèles  que  les  fidélités  anciennes. 
Loin  que  nos  fois  soient  diminuées,  comme  le  veut 
M.  Laudet,  elles  sont  peut-être  en  un  certain  sens 
comme  augmentées.  Comme  illustrées.  Plus  que  jamais 
elles  sont  des  fois  qui  tiennent  bon.  Miles  Christi,  tout 
chrétien  est  aujourd'hui  un  soldat;  le  soldat  du  Chi'ist. 
Il  n'y  a  plus  de  chrétien  tranquille.  Ces  Croisades  que 
nos  pères  allaient  chercher  jusque  sur  les  tei'res  des 
Infidèles,  non  solum  in  terras  Infidelium,  sed,  ut  iia 
dicam,  in  terras  ipsas  infidèles,  ce  sont  elles  aujourd'hui 
qui  nous  ont  rejoints  au  contraire,  ce  sont  elles  à  pré- 
sent qui  nous  ont  rejoints,  et  nous  les  avons  à  domicile. 
Nos  fidélités  sont  des  citadelles.  Ces  croisades  qui 
transportaient  des  peuples,  qui  transportaient  un  conti- 
nent sur  un  continent,  qui  jetaient  des  continents  les 
uns  sur  les  autres,  elles  se  sont  retransportées  vers 
nous,  elles  ont  reflué  chez  nous,  elles  sont  revenues 
jusque  dans  nos  maisons.  Gomme  un  flot,  sous  la  forme 
d'un  flot  d'incrédulité  elles  ont  reflué  jusqu'à  nous. 
Nous  n'allons  plus  porter  le  combat  chez  les  Infidèles. 
Ce  sont  les  infidèles  épars,  les  infidèles  communs,  diffus 
ou  précis,  informes  et  formels,  informes  ou  formels, 
généralement  répandus,  les  infidèles  de  droit  commun, 
et  encore  plus  ce  sont  les  infidélités  qui  nous  ont  rap- 
porté le  combat  chez  nous.  Le  moindre  de  nous  est  un 

III 


lin  nouveau  théologien 

soldat.  Le  moindre  de  nous  est  littéralement  un  croisé. 
Nos  pères  comme  un  flot  de  peuple,  comme  un  flot 
d'armée  envahissaient  des  continents  infidèles.  A  pré- 
sent au  contraire  c'est  le  flot  d'infidélité  au  contraire 
qui  tient  la  mer,  qui  tient  la  haute  mer  et  qui  inces- 
samment nous  assaille  de  toutes  parts.  Toutes  nos 
maisons  sont  des  forteresses  in  periculo  maris,  au 
péril  de  la  mer.  La  guerre  sainte  est  partout.  Elle  est 
toujours.  C'est  pour  cela  qu'elle  n'a  plus  besoin  d'être 
prèchée  nulle  part.  Je  veux  dire  en  un  point  déter- 
miné. Qu'elle  n'a  plus  besoin  d'être  prêchée  jamais. 
Je  veux  dire  à  un  instant  déterminé.  C'est  elle  à 
présent  qui  va  de  soi,  qui  est  de  droit,  commun. 
C'est  pour  cela  qu'elle  n'a  plus  besoin  d'être  décrétée. 
Signifiée.  Elle  est  toujours.  Elle  est  partout.  Ce  n'est 
plus  la  guerre  de  Cent  Ans.  C'est  à  l'heure  qu'il  est  une 
guerre  de  deux  cents  ou  de  cent  cinquante  et  des  années. 
Cette  guerre  sainte  qui  autrefois  s'avançait  comme  un 
grand  flot  dont  on  savait  le  nom,  cette  guerre  continen- 
tale, transcontinentale,  que  des  peuples  entiers,  que 
des  armées  continentales  transportaient  d'un  continent 
sur  l'autre,  brisée  aujourd'hui,  émiettée  en  mille  flots 
elle  vient  aujourd'hui  battre  le  seuil  de  notre  porte. 
Ainsi  nous  sommes  tous  des  îlots  battus  d'une  inces- 
sante tempête  et  nos  maisons  sont  toutes  des  forte- 
resses dans  la  mer.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  les 
vertus  qui  alors  n'étaient  requises  que  d'une  certaine 
fraction  de  la  chrétienté  aujourd'hui  sont  requises  de  la 
chrétienté  tout  entière.  C'est  ce  que  M.  Laudet  nomme 
un  aff'aiblissement,  ime  diminution,  un  affadissement  de 
la  foi.  C'est  le  contraire,  monsieur  Laudet.  Qui  ne  voit 

lia 


M.    FERNAND    LAUDET 

au  contraire  que  c'est  le  contraire.  Les  vertus  qui 
n'étaient  requises  que  d'une  partie  sont  aujourd'hui 
requises  du  tout.  De  tout  le  monde.  Les  vertus  qui 
n'étaient  requises  que  de  quelques-uns,  de  plusieurs, 
sont  aujourd'hui  requises  de  tous,  du  moindre.  Une 
guerre,  des  vertus  qui  n'étaient  que  temporaires,  frag- 
mentaires, aujoiu'd'hui  sont  requises  constantes,  per- 
manentes, totales,  temporellement  éternelles.  Une 
guerre,  des  vertus  qui  étaient  volontaires,  puisqu'elles 
faisaient  l'objet  et  la  matière  d'un  vœu,  aujourd'hui 
sont  requises,  exigées,  impérieusement  exigées  sans 
même,  avant  même  que  nous  ayons  à  nous  en  occuper. 
Sans  que  nous  soyons  consultés.  Sans  qu'on  nous 
demande,  sans  que  nous  ayons  à  donner  notre  avis. 
C'est  le  cas  de  le  dire  :  Tout  le  monde  est  soldat  malgré 
son  consentement.  Quelle  preuve  de  confiance  dans  les 
troupes.  C'est  littéralement  un  service  militaire  obliga- 
toire et  il  est  extrêmement  remarquable  que  les  socié- 
tés civiles  ont  exactement  suivi  la  même  loi,  la  loi  de  chré- 
tienté. C'est  une  levée  en  masse.  Ce  qui  n'était  requis  que 
des  vieilles  troupes,  ce  qui  n'était  demandé  qu'au  gro- 
gnard est  aujourd'hui  demandé  au  conscrit.  Ce  qui  était 
du  domaine  du  vœu,  et  par  conséquent  laissé  à  la  liberté 
de  chacun,  est  devenu  la  loi  commune.  La  mer  bat  le  seuil 
de  nos  portes.  Un  vœu,  et  de  guerre  perpétuelle,  a  été 
fait  sans  nous  pour  nous  avant  notre  naissance,  par  ce  seul 
fait  que  nous  naissons  dans  ces  siècles  temporels.  C'est 
pour  cela  que  nos  constances,  que  nos  fidélités,  que  nos 
créances  ont  cette  beauté,  nouvelle,  cette  rareté,  cette 
invention,  cette  innovation  de  beauté,  d'être  perpétuel- 
lement battues  imbattables.  On  a  tellement  compté  sur 

ii3 


un  nouveau  théologien 

nous  qu'où  les  autres  étaient  lilDres  nous  sommes  forcés. 
Contraints.  Ce  qui  aux  autres  était  oftert,  à  nous  est 
imposé.  Ce  qui  pour  les  autres  était  extraordinaire, 
pour  nous  est  ordinaire,  va  de  soi.  C'est  le  tissu  même 
de  notre  vie,  le  tissu  de  notre  courage.  C'est  ce  que 
M.  Laudet  nomme  une  diminution,  une  déperdition,  un 
fléchissement,  un  affadissement  de  notre  foi,  une  dimi- 
nution, une  déperdition,  un  fléchissement,  un  aftaisse- 
ment,  vin  afladissement  de  chrétienté.  Une  diminution 
en  extension,  en  géographie,  je  le  lui  concède,  c'est  un 
fait  historique,  et  même  un  fait  historique  capital,  qui 
ne  le  voit.  Mais  qui  ne  voit  aussi  que  cette  diminu- 
tion même,  capitale,  quantitative,  a  entraîné  pour  le 
christianisme  même,  pour  la  chrétienté,  pour  les  chré- 
tiens qui  restaient  un  statut  nouveau,  une  condition 
peut-être  infiniment  plus  profonde,  une  fidélité  peut-être 
infiniment  plus  éprouvée,  une  condition  peut-être  infini- 
ment plus  affouillée  en  profondeur,  en  géologie.  Nos 
pères  avaient  besoin  de  se  croiser,  eux-mêmes,  et  de 
se  transporter  pour  faire  la  croisade.  Nous  Dieu  nous  a 
croisés  lui-même,  quelle  preuve  de  confiance,  pour  une 
croisade  incessante  sur  place.  Les  plus  faibles  femmes, 
les  enfants  au  berceau  sont  déjà  des  assiégés.  La  guerre 
bat  le  seuil  de  nos  portes.  Nous  n'avons  pas  besoin 
d'aller  la  chercher,  d'aller  la  porter.  C'est  elle  qui  nous 
cherche.  Et  qui  nous  trouve.  Les  vertus  qui  n'étaient 
requises  que  des  militaires  pour  ainsi  dire,  des  hommes 
d'armes,  du  seigneur  en  armure  aujourd'hui  sont 
requises  de  cette  femme  et  de  cet  enfant.  C'est  de  là 
que  nos  constances,  c'est  de  là  que  nos  fidélités,  c'est 
de  là  que  nos  créances  reçoivent,  c'est  de  là  qu'elles 

ii4 


M.    FERNAND    LAUDET 

revêtent  cette  grandeur  unique,  cette  tragique  beauté 
obsidionale,  unique  au  monde,  cette  beauté  de  fidélité 
dans  l'investissement,  qui  fait  la  grandeur,  qui  fait  la 
tragique  beauté  unique  des  grands  sièges  militaires,  du 
siège  d'Orléans  et  du  siège  de  Paris  et  pourquoi  ne  pas 
le  dire  de  Rochereau  dans  Béfort,  de  Masséna  dans 
Gênes.  Nous  sommes  tous  aujourd'hui  placés  à  la 
brèche.  Nous  somrùes  tous  à  la  frontière.  La  frontière 
est  partout.  La  guerre  est  partout,  brisée,  morcelée  en 
mille  morceaux,  émiettée.  Nous  sommes  tous  placés  aux 
marches  du  royaume.  Nous  sommes  tous  des  marquis, 
il  est  certain  que  nous  faisons  des  guerres  que  nos 
aïeux  n'avaient  point  faites,  nous  sommes  tous  des 
marquis,  comme  ce  Guillavmie  III,  dit  d'Auvergne, 
évêque  de  Paris,  voulait  que  le  fût  ce  théologien,  IX.  46. 
«  uns  g-rans  maistres  de  divinitei  ».  48.  «  —  Or  vous 
dirai-je  autre  chose,  fist  li  evesques.  Vous  savez  que  li 
roys  de  France  guerroie  au  roy  d'Engleterre;  et  savez 
que  li  chastiaus  qui  est  plus  en  la  m.arche  de  aus  dous, 
c'est  la  Rochelle  en  Poitou.  Or  vous  veuil  faire  une 
demande  :  que  se  li  roys  vous  avoit  baillié  la  Rochelle  à 
garder,  qui  est  en  la  maie  marche,  et  il  m'eust  baillié 
le  chastel  de  Montleheri  à  garder,  qui  est  au  cuer  de 
France  et  en  terre  de  pais,  auquel  li  roys  deveroit  savoir 
meillour  grei  en  la  fin  de  sa  guerre,  ou  à  vous  qui  ave- 
riés  gardée  la  Rochelle  sanz  perdre,  ou  à  moy  qui  li 
averoie  gardé  le  chastel  de  Montlehery  sans  perdre  ?  — 
En  non  Dieu,  sire,  fist  li  maistres,  à  m.oy  qui  averoie 
gardée  la  Rochelle  sanz  perdre.  » 

49.  «  —  Maistre,  dist  li  evesques,  je  vous  di  que  mes 
Ii5 


un  nouveau  théologien 

cuers  est  semblables  au  chastel  de  Montleheri  ;  car  nulle 
temptacion  ne  nulle  doute  je  n'ai  don  sacrement  de 
l'autel.  Pour  laquel  chose  je  vou  di  que  pour  un  grei 
que  Diex  me  sait  de  ce  que  je  le  croy  fermement  et  en 
pais,  vous  en  sait  Diex  quatre,  pour  ce  que  vous  li 
gardez  vostre  cuer  en  la  guerre  de  tribulacion,  et  avez 
si  bone  volentei  envers  li  que  vous  pour  nulle  riens 
terrienne,  ne  pour  meschief  que  onfeist  dou  cors,  ne  le 
relenquiriés.  Dont  je  vous  di  que  soies  tous  aaises;  que 
vostre  estaz  plaît  miex  à  Xostre  Signour  en  ce  cas,  que 
ne  fait  li  miens.  »  Quant  li  maistres  oy  ce,  il  s'age- 
nouilla devant  l'evesque,  et  se  tint  bien  pour  paie. 

§  226.  —  Si  donc  on  veut  dire  que  nous  sommes  en 
un  certain  sens,  qu'une  vague,  qu'une  grande  vague 
d'incrédulité  a  passé,  qui  n'était  point  connue,  qui 
n'était  certainement  peut-être  point  soupçonnée  dans 
les  temps  antérieurs,  que  nous  sommes  en  un  certain 
sens  dans  et  sous  un  certain  règne  de  l'incrédulité  on  a 
raison  de  le  dire,  on  a  même  le  droit  et  le  devoir  de  le 
dire.  Mais  on  ne  fait  qu'énoncer  un  gros  fait  historique, 
un  fait  historique  général,  assez  grossier,  sur  lequel  il 
n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  aucune  hésitation,  pas  la 
moindre  discussion. 

§227.  —  Une  vague  a  passé;  tout  le  monde  est 
d'accord  sur  ce  point.  Combien  de  temps  restera-t-elle 
étale  ;  nul  ne  le  sait.  Mais  si  l'on  veut  dire  quelle  a 
tout  submergé,  (ce  que  veut  dire,  ce  que  dit  M.  Laudet), 
en  ce  sens  qu'elle  aurait  envahi  la  nature  même  de 
notre  foi,  c'est  alors  que  l'on  tombe,  (comme  M.  Laudet 

iiG 


M.    FERNAND    LAUDET 

y  tombe),  et  dans  l'hérésie  d'histoire  et  dans  l'hérésie 
de  foi. 

§  228.  —  Une  grande  vague  a  passé.  C'est  un  grand 
fait,  historique,  un  gros  fait  grossier,  social.  Que  cette 
vague  ait  tout  submergé  en  extension,  en  étendue,  en 
géographie,  c'est  ce  que  nul  ne  songerait  à  soutenir. 
Des  pans  entiers  de  christianisme,  de  chrétienté  sont 
debout  aux  quatre  coins  de  la  terre,  (oui,  monsieur 
Laudet,  oui,  je  sais,  la  terre  est  ronde,  moi  aussi  j'ai 
été  à  l'école),  de  vieilles  souches  bourgeonnent,  et  fleu- 
rissent et  poussent  et  feuillissent  et  fructifient  partout. 

§  229.  —  Qu'un  statut  historique  nouveau,  qu'un 
statut  social  nouveau  en  soit  résulté  pour  l'Église,  pour 
le  christianisme,  pour  la  chrétienté,  pour  tout  chrétien, 
non  seulement  c'est  ce  que  nul  ne  conteste,  mais  c'est 
ce  que  nous  venons  de  considérer  nous-mêmes,  et  c'est, 
nous  l'avons  vu,  peut-être  ce  dont  tout  chrétien  au  fond 
se  glorifie,  peut  et  doit  se  glorifier. 

§  230.  —  Qu'il  y  ait  là  un  affaissement  de  l'Église, 
du  christianisme,  de  la  chrétienté,  du  chrétien,  comme 
le  veut  AI.  Laudet,  nous  avons  vu  que  c'est  une  pre- 
mière hérésie,  une  hérésie  d'histoire  et  une  hérésie  de 
foi. 

§  231.  —  11  n'est  pas  seulement  dans  la  foi,  il  est 
d'histoire  que  nos  fidélités  modernes,  —  chrétiennes 
baignant  dans  le  monde  moderne,  —  en  ont  reçu,  en 
ont  obtenu  une  exaltation  au  contraire,  une  nourriture, 

lïj  Laudet.  —  7. 


lin  nouveau  théologien 

un  perpétuel  avivement.  Un  statut  nouveau.  Nos  fidé- 
lités, nos  constances,  nos  créances,  nos  fois  sont  elles 
aussi,  elles  toujours,  des  fidélités  de  tribulation.  Nous 
aussi,  nous  tous,  nous  toujours  nous  lui  gardons  nos 
cœurs  en  la  guerre  de  tribulacion.  Nos  fidélités  sont 
dans  toute  la  pleine  force  littérale  du  beau  mot  latin 
des  fidélités  d'obsession. 

§  232.  —  Où  M.  Laudet  a  vu  un  affaissement,  l'his- 
toire et  ensemble  la  foi  ne  peuvent  voir  qu'une  exalta- 
tion. Rien  n'est  aussi  beau  qu'une  fidélité  dans  l'épreuve, 
rien  n'est  aussi  beau  que  le  courage  dans  la  solitude, 
rien  n'est  aussi  beau  que  cette  sorte  d'éternité  tempo- 
relle, rien  n'est  aussi  beau,  rien  n'est  aussi  grand  que 
celui  à  qui  on  confie  le  poste  de  solitude.  Mais  que  si 
on  va  jusqu'à  dire  ce  que  dit  M.  Laudet,  que  cette 
vague  aurait  pour  ainsi  dire  envahi  l'intérieur  de  chré- 
tienté, qu'elle  aurait  littéralement  inondé,  submergé, 
envahi  le  dedans  de  l'Église,  le  dedans  du  christianisme, 
le  dedans  de  la  chrétienté,  le  dedans  du  chrétien,  qu'elle 
aurait  envahi,  altéré  le  dedans  de  notre  foi  en  telle 
sorte  qu'il  y  aurait  lieu  de  distinguer,  et  même  d'oppo- 
ser, monsieur  Laudet,  des  âges  de  foi  et  des  âges  qui, 
monsieur  Laudet  sans  doute  ne  seraient  pas  de  foi,  et 
donc  en  telle  sorte  qu'il  y  aurait  lieu  de  distinguer,  et 
même  d'opposer,  monsieur  Laudet,  une  foi  qui  serait 
naïve  et  de  candeur,  (celle  de  Jeamie  d'Arc  et  du 
«  quinzième  »),  et  une  foi,  monsieur  Laudet,  (la  nôtre, 
la  vôtre)  qui  ne  serait  pas  naïve  et  de  candeur,  sur  ce 
point  rassurez-vous,  monsieur  Laudet,  nous  sommes 
en  mesure  de  vous  rassurer  ;   nous  préférons  vous  le 

1^8 


M.    FERNAXD    LAUDET 


dire  tout  de  suite  :  nous  sommes  aussi  bêtes  que  saint 
Augustin  et  que  saint  Paul,  que  saint  Louis  et  que 
saint  François,  et  que  Jeanne  d'Arc,  et  pourquoi  ne  pas 
le  dire,  que  Pascal  et  que  Corneille. 

§  233.  —  Cette  idée,  cette  proposition  qu'il  y  aurait 
eu  un  christianisme,  une  chrétienté,  une  foi,  un  chrétien 
et  par  conséquent  une  Église  naïve  et  de  candeur  et 
qu'ensuite  et  qu'aujourd'hui  il  y  aurait  un  autre  cliristia- 
nisme,  une  autre  chrétienté,  une  antre  foi,  un  autre 
chrétien  et  par  conséquent  une  autre  Église  qui  ne 
serait  pas  naïve  et  qui  ne  serait  pas  de  candeur  est 
une  des  plus  grosses  hérésies,  une  des  plus  grossières 
propositions  hérétiques,  une  des  plus  grosses  hérésies 
et  historiques  et  de  foi.  et  d'histoire  et  de  foi  que 
l'on  puisse  écrire,  enseigner.  Cette  deuxième  hérésie, 
M.  Laudet  l'écrit,  l'enseigne. 

§  234.  —  L'Église  est  une.  monsieur  Laudet,  iden- 
tique à  soi,  la  même  à  soi-même,  eadem  sibi,  eadem  ipsi, 
identiquement  la  même,  historiquement  une.  chronolo- 
giquement une,  temporellement  éternelle.  La  commu- 
nion est  une,  identique  à  soi,  la  même  à  soi-même, 
identiquement  la  même,  historiquement  la  même,  histo- 
riquement une,  chronologiquement  une.  temporellement 
éternelle.  La  foi  est  une.  Il  faut  que  vous  renonciez  à 
cette  idée  qu'il  y  aurait  eu  un  christianisme,  une  com- 
munion, une  chrétienté,  une  foi,  une  Église  d'imbéciles 
terribles  ou  charmants,  et  qu'ensuite,  et  qu'aujourd'hui 
il  n'y  aurait  plus  qu'une  chrétienté  honteuse  de  gens 
extrêmement  intelligents  comme   vous.    Sur  ce   point 

"9 


un  nouveau  théologien 

rassurez-vous,  monsieur  Laudet.  L'Église,  qui  est  une 
dans  tous  les  sens,  est  une  aussi  dans  le  temps.  Vous 
qui  avez  honte  de  votre  Dieu  et  qui  tremblez  que  votre 
foi  ne  paraisse  ridicule,  vous  n'êtes  point  de  chrétienté. 
Nous  qui  sommes  de  chrétienté  nous  sommes  naïfs  et 
de  candeur. 

§  235.  —  Placés  dans  ce  nouveau  statut,  historique, 

social,  que  nous  ne  songeons  point  à  nier,  au  contraire, 
dont  nous  aurions  peut-être  lieu  de  nous  glorifier  si  l'on 
veut  dire  en  outre  ce  que  veut  dire  M.  Laudet,  ce  que 
M.  Laudet  écrit,  ce  que  M.  Laudet  enseigne,  que  nous 
sommes  autres  en  dedans,  que  nous  sommes  altérés 
intérieurement,  que  l'Église  est  autre  en  dedans,  que  la 
communion,  que  le  christianisme,  que  la  foi,  que  la 
chrétienté  est  autre  en  dedans,  qu'il  y  a  une  autre  sorte 
de  chrétienté,  une  nouvelle  sorte,  une  sorte  qui  serait 
la  sorte  moderne,  c'est  alors  que  l'on  commet  en  plein, 
dans  son  plein,  cette  deuxième  grossière  hérésie  qui 
est  ensemble  une  hérésie  d'histoire  et  une  hérésie  de 
foi. 

§  236.  —  Situés  dans  ce  nouveau  statut,  historique, 
social,  dans  ce  nouveau  climat,  dans  ce  nouveau 
monde,  dans  cette  nouvelle  géographie  quand  on  dit  le 
christianisme  moderne,  la  chrétienté  moderne  on  veut 
dire,  on  dit  le  même  christianisme,  la  même  chrétienté, 
le  christianisme  chrétien,  la  chrétienté  chrétienne,  la 
même  en  dedans, la  même  absolument,  la  même  interne 
traversant  la  période  moderne,  passant  par  cet  âge 
moderne,  baignant  dans  ce  monde  moderne.  Quand  on 

I30 


M.    FERNAND    LAUDET 

dit  le  chrétien  moderne  on  veut  dire,  on  dit  le  même 
chrétien  en  dedans,  le  même  absolument,  le  même 
interne  traversant  la  période  moderne,  passant  par  cet 
âge  moderne,  baignant  dans  le  monde  moderne. 

§  237.  —  Le  même  interne,  monsieur  Laudet.  La 
même  foi.  Le  plus  humble  prêtre  dans  la  dernière  des 
paroisses  françaises  donne,  (c'était  une  humble  église 
au  cintre  surbaissé. 

L'église  où  nous  entrâmes), 
le  dernier  des  fidèles  dans  la  plus  humble  des  paroisses 
françaises  reçoit  le  même  corps  de  Jésus,  corpus  Domini 
Nostri  Jesu  Christi,  que  donnait  et  que  recevait,  que 
donnait  ou  que  recevait  saint  Augustin  et  saint  Paul, 
(saint  Aignan,  saint  Loup,  saint  Gratien),  (sainte  Gene- 
viève), (saint  Germain),  saint  Louis  et  saint  François, 
Jeanne  d'Arc,  Pascal,  Corneille.  Le  même  corps  absolu- 
ment identiquement  le  même.  Temporellement  éternel- 
lement le  même  et  éternellement  éternellement  le  même. 
Le  même  en  éternité  temporelle  et  en  éternité  éternelle. 
Tout  chrétien  qui  prie,  monsieur  Laudet,  secundum 
verbum  orationis,  tout  malheureux  homme  qui  dit  son 
Notre  Père  fait  une  référence  directe,  immédiate, 
instantanée  à  Jésus  qui  le  prononça  pour  la  première 
fois.  Il  imite,  il  saisit,  il  atteint  directement  Jésus  priant, 
comme  dans  la  communion  il  saisit  directement  le  corps 
de  Jésus.  Dans  ce  merveilleux  cortège  de  la  prière  c'est 
toujours  Jésus-Christ  qui  marche  devant  et  tout  homme 
qui  marche  après  est  toujours  éternellement  le  second. 

§  238.  —  Il  faudra  que  M.  Laudet  se  fasse  à  cette 


un  nouveau  théologien 

idée  que  nous  autres  nous  ne  faisons  aucun  progrès. 
Ce  sont  les  modernes  qui  font  des  progrès.  Que  nous 
sommes  bêtes  une  fois  pour  toutes.  Que  nous  sommes 
aussi  bêtes  que  saint  Jean  Chrysostome. 

§  239.  —  Humainement  même  il  y  a  dans  cette  propo- 
sition de  M.  Laudet  une  ignorance,  im  manque,  ce  que 
l'on  serait  presque  tenté  de  nommer  une  hérésie  humaine, 
c'est-à-dire  une  hérésie  en  matière  d'humanité,  de 
connaissance  et  d'histoire  de  l'humanité.  M.  Laudet  a 
l'air  de  croire  que  l'humanité,  en  elle-même,  que  l'homme 
aurait  moins  besoin  de  Dieu  et  de  Jésus  qu'au  «  quin- 
zième ».  Croit-il  donc,  cet  homme  heureux,  que  la 
bassesse,  que  la  misère,  que  la  détresse  de  l'homme  est 
devenue  moindre.  N'a-t-il  donc  jamais  entendu  parler, 
n'a-t-il  donc  jamais  entendu  dire,  même  par  des  laïques, 
même  par  des  profanes,  même  par  des  historiens, 
même  par  des  modernes,  même  (au  sens  et)  au  point  de 
vue  purement  humain  que  la  misère  de  l'homme  mo- 
derne, que  la  détresse  du  monde  moderne  est  une  des 
plus  profondes  que  l'histoire,  (même  purement  humaine), 
ait  jamais  eu  à  enregistrer.  Croit-il  donc,  ce  rare  génie, 
que  l'humanité  soit  devenue  moins  douloureuse.  Croit-il 
qu'on  ait  changé  le  cœur.  Qu'on  ait  perfectionné  le  cœur 
humain.  Croit-il  que  le  père  qui  voit  son  enfant  malade 
souffre  moins  qu'au  «  quinzième  ».  Qu'il  ait  moins 
besoin  de  la  prière  et  des  sacrements.  Croit-il  que 
l'homme  qui  meurt  meure  moins  qu'au  «  quinzième  » 
et  que  l'homme  qui  vieillit  vieillit  moins  qu'au  «  quin- 
zième »  et  que  l'humanité  n'ait  plus  la  même  capacité 
qu'au  «  quinzième  »  de  détresse  et  de  ce  qu'ils  nomment 

laa 


M.    FERNAND    LAUDET 


neurasthénie.  On  reconnaît  bien  là  l'incurable  frivolité 
du  gros  bourgeois  français.  La  même  capacité  de  vide 
et  de  creux  et  d'absence.  Les  mêmes  déficiences,  les 
mêmes  manques.  Croit-il  donc,  ce  gros  capitaliste,  et 
pour  nous  en  tenir  à  ce  seul  exemple,  à  ce  seul  cas, 
croit-il  donc  que  l'anxiété  du  pain  quotidien  ait  dimi- 
nué dans  le  monde  et  qu'il  n'y  ait  pas  autant  d'hommes 
qu'au  «  quinzième  »  qui  tremblent  pour  la  faim,  qui 
tremblent  pour  le  pain  de  leur  femme  et  de  leurs 
enfants  et  qu'ils  tremblent  moins  et  que  quand  nous 
demandons  le  pain  de  chaque  Jour,  et  que  nous  le 
demandons  pour  aujourd'hui  nous  le  demandons  d'un 
moindre  cœur  qu'au  «  quinzième  » . 

§  240.  —  Aussi  ni  la  forme  ni  la  matière  des 
sacrements  n'a  varié,  n'a  diminué  d'un  atome;  ni 
la  forme,  ni  la  matière,  ni  l'objet,  ni  le  mode,  ni  la 
surface  d'application,  ni  la  directitude,  ni  le  contenu 
ni  pour  ainsi  dire  le  contenant  de  la  créance;  rien  de 
la  foi;  ni  pour  ainsi  dire  la  forme  ni  la  matière  de  la 
prière. 

§241.  —  Ni  un  atome  n'a  varié,  ni  un  atome  n'a 
disparu,  ni  en  rien  n'a  varié  ou  diminué  ni  ce  que  nous 
croyons,  ai  comment  nous  le  croyons,  ni  en  quoi  nous 
le  croyons,  ni  qui  nous  le  croyons,  qui  étant;  qui  cre- 
damus.  Nous  ne  souffrons  aucuns  perfectionnements;  au 
moins  des  leurs. 

§  242.  —  «  se  refaire  une  âme  du  quinzième  »,  on 
voit  le  petit  garçon  qui  veut  aussitôt  parler  comme  les 

123 


un  nouveau  théologien 

grandes  personnes.  Qui  essaye  aussitôt  d'emprunter  le 
jargon.  Se  refaire  une  âme  de  ceci,  une  âme  de  cela, 
où  n'a-t-on  pas  vu  traîner  ce  cliché  psychologico-litté- 
raire,  cette  fausse  élégance  endimanchée,  ce  coup  de 
plume,  cette  lavasse.  Cette  fausse  élégance  au  courant, 
dans  le  train.  Et  surtout  ce  «  quinzième  »,  «  une  âme 
du  quinzième  ».  Il  ne  faut  pas  dire  «  le  quinzième 
siècle  ».  Ce  serait  trop  lourd.  C'est  nous  autres  imbé- 
ciles qui  disons  tout  uniment  «  le  quatorzième  siècle  », 
«  le  quinzième  siècle  »  ;  c'est-à-dire  qui  nous  servons 
tout  bêtement  du  mot  siècle,  (qui  est  un  nom  commun, 
ou  enfin  à  peine  un  nom  propre),  en  le  faisant  précéder 
à  chaque  fois  comme  par  hasard  du  nombre  ordinal  dont 
nous  avons  besoin.  Comme  c'est  pataud,  comme  c'est 
paysan.  Ce  qui  est  élégant,  ce  qui  est  familier,  c'est  de 
dire  le  quinzième,  tout  court.  On  voit  qu'il  couche  avec, 
le  quinzième.  Et  ce  n'est  pas  avec  le  quinzième  arron- 
dissement. Il  est  comme  le  touriste  à  hauteur,  qui  ne 
sait  pas  un  mot  d'italien,  ni  non  plus  un  mot  d'Italie;  et 
qui  à  Modane  commence  à  parler  quattrocento. 

§  243.  —  Un  jour  Brunetière  recevait  une  dame  qui 
lui  avait  apporté  de  la  copie.  Même  à  la  Revue  des 
Deux  Mondes  les  dames  apportent  quelquefois  de  la 
copie.  —  Madame,  dit  Brunetière,  je  ne  puis  malheu- 
reusement publier  votre  roman.  Et  pourtant  c'est  du 
pur  seizième.  —  Eh  quoi,  monsieur,  dit  la  dame, 
aurais-je  ce  bonheur,  que  mon  œuvre,  que  mon  style 
serait  vm  style  de  ce  grand  seizième  siècle.  — 
Madame,  dit  Brunetière,  j'ai  voulu  dire  du  seizième 
arrondissement. 

ia4 


M.  FERNAND  LAUDET 

§  244.  —  ce  Qui  ne  voit,  dit  M.  Laudet,  même  s'il  est 
mal  instruit,  comme  moi,  des  auteurs  m.ystiques,  »...  (Il 
c'est  toujours  Péguy).  Monsieur  Laudet  vous  êtes 
m,al  instruit,  des  auteurs  mystiques.  Vous  le  dites. 
C'est  votre  affaire.  Nous  autres  nous  n'en  soounes  pas 
mal  instruits,  parce  que  nous  n'en  sommes  pas  instruits 
du  tout.  Pour  nous  chrétiens  les  livres  mystiques,  à 
commencer  par  les  Évangiles,  à  remonter  jusqu'à  la 
Bible,  et  en  y  comptant  les  Procès  de  Jeanne  d'Arc, 
sont  des  livres  de  nourriture,  nullement  des  auteurs 
de  qui  on  est  instruit,  des  documents,  dont  on 
s'entoure. 

§  245.  —  ce  qu'il  est  téméraire  de  supposer  »...  Il  ne 
s'agit  pas  du  tout  pour  nous  de  supposition  ni  d'artifice. 
Ni  d'arbitraire.  Ni  de  gratuit. 

§  246.  —  ce  Sans  doute,  écrit  M.  Laudet,  toutes  les 
visions  sont  des  transpositions  ;  »...  C'est  ici  encore  une 
hérésie,  la  proposition  la  plus  formellement  hérétique. 
Les  visions,  monsieur  Laudet,  ne  sont  nullement  des 
transpositions.  Savez-vous  ce  qu'elles  sont?  Eh  bien 
elles  sont  des  visions.  Elles  sont  des  communications, 
des  communions,  des  saisies  directes.  C'est  même  pour 
cela  et  en  cela  qu'elles  sont  des  visions.  Ce  sont  les 
autres  langages  que  Dieu  parle  à  sa  créature  qui  sont 
moins  des  visions  ou  qui  ne  sont  pas  des  visions,  qui 
sont,  plus  ou  moins,  des  transpositions,  jusqu'à  la 
limite  à  cette  proposition  qui  a  tant  de  grandeur  et  que 
l'on  trouve  dans  les  philosophes,  que  la  création  même 
est  un  langage  que  Dieu  parle  à  sa  créature. 

125 


un  nouveau  théologien 

§  247.  —  «  et  les  mystiques  s'accommodent  volontiers 
quelquefois  du  réalisme  le  plus  brutal.  »  —  Qu'est-ce 
que  c'est  que  ce  jargon  de  réalisme.  Et  il  ne  s'agit  pas 
de  savoir  de  quoi  les  mystiques  s'accommodent  ou  ne 
s'accommodent  pas.  Il  ne  s'agit  pas  pour  les  mystiques 
de  s'accommoder  ou  de  ne  s'accommoder  pas.  Les  mys- 
tiques n'ont  pas  à  s'accommoder  ou  à  ne  slaccommoder 
pas.  On  ne  leur  demande  généralement  pas  leur  avis. 
Les  mystiques  ont  à  recevoir,  les  mystiques  reçoivent 
des  visions  directes  précisément,  des  ordres,  des 
commandements,    des    voix. 

§  248.  —  «  Mais  Péguy  laisse  trop  apparaître  ce 
que  cette  vision  directe  des  mystères  du  Golgotha  »... 
tout  à  l'heure  toutes  les  visions  étaient  des  transposi- 
tions. A  présent  c'est  une  vision  directe.  Quelle  incohé- 
rence ;  quel  flottement  ;  quel  aff'aissement  perpétuel  de 
pensée,  si  l'on  peut  dire. 

§  249.  —  «  suppose  de  raison  critique,  de  raison 
raisonnante,  ambitieuse  de  comprendre,  de  s'expliquer, 
de  se  représenter;  » —  C'est  toujours  la  même  rétor- 
sion. Il  fallait  que  M.  Laudet  arguât,  inculpât  M.  Péguy 
d'intellectualisme. 

§  250.  —  «  la  même,  précisément,  qui,  lorsque  notre 
siècle  veut  être  fervent,  »...  c'est  toujours  cette  même 
idée,  cette  même  hérésie,  cette  même  interdiction,  (sur 
quel  ton),  à  notre  siècle  d'être  fervent.  Sur  ce  ton  de 
commandement  insupportable  et  surtout  sur  cette  hypo- 
thèse   gratuitement,    arbitrairement  accordée,   sur   ce 

136 


M.    FERNAXD    LAUDET 

ton  plus  insupportable  encore  qu'on  le  sait  bien,  que 
c'est  entendu,  que  ça  va  de  soi,  que  c'est  réglé.  C'est 
toujours  cette  injonction,  cette  proposition  si  formelle- 
ment hérétique  d'interdire  à  notre  siècle  d'être  ce  que 
M.  Laudet  nomme  fervent  et  qui  veut  dire  tout  uniment 
chrétien.  C'est  cette  injonction,  ce  haut  commandement, 
cette  proposition  si  formellement  hérétique  d'interdire 
à  notre  siècle  d'être  chrétien  comme  les  autres .  Cette 
proposition  que  nous  ne  serions  plus  en  chrétienté  ;  que 
nous  ne  serions  plus  dans  le  royaume.  Que  Jésus  ne 
serait  plus  de  ce  temps,  (lui  qui  est  de  tous  les  temps). 
Qu'il  y  aurait  eu  une  coupure,  en  chrétienté,  en  chris- 
tianisme. Une  coupure  horizontale  temporelle  absolue. 
Que  nous  n'aurions  pas  le  droit  d'être  chrétiens  comme 
nos  pères.  Que  Jésus  en  somme  ne  serait  pas  venu 
pour  sauver  tout  le  monde,  —  (quelle  monstrueuse 
hérésie),  —  mais  seulement  certains  siècles,  une 
certaine  couche  horizontale  du  temps.  Que  Jésus  en 
somme  ne  serait  pas  de  tous  les  temps.  Que  chez  nous 
littéralement  il  ne  serait  pas  chez  lui.  Que  dans  notre 
monde,  dans  notre  temps  il  ne  serait  pas  dans  un 
monde  à  lui,  dans  un  temps  à  lui.  Que  ce  serait  aujour- 
d'hui, désormais,  fini  de  lui,  et  pour  lui.  Que  nous  ne 
sommes  pas,  que  nous  ne  sommes  plus  chrétiens 
naturellement,  par  une  opération  interne,  naturelle, 
ordinaire,  mais  par  on  ne  sait  quel  coup,  factice,  par  on 
ne  sait  quelle  gageure  d'un  artifice  extraordinaire.  Cette 
idée,  cette  hérésie,  cette  proposition  si  formellement 
hérétique  que  quand  notre  siècle  veut  être  ce  que 
M.  Laudet  nomme  fervent  ei  qui  veut  dire  tout  uniment 
chrétien,  il  ferait  quelque  chose  d'extraordinaire,  une 

127 


un  nouveau  théologien 

sorte  d'entreprise  de  gageure  d'archaïsme,  il  ferait  on 
ne  sait  quoi  d'artificiel  et  de  faux,  il  ferait,  il  entrepren- 
drait quelque  chose  qui  ne  serait  pas  de  son  droit,  de 
sa  nature,  de  son  dedans,  de  sa  règle. 

g  251.  —  Faut-il  vous  redire,  monsieur  Laudet, 
faut-il  vous  redire  une  dernière  fois  notre  foi.  Faut-il 
vous  redire  une  dernière  fois  votre  catéchisme.  Que 
l'Église  est  une  dans  tous  les  sens  de  ce  mot  et 
notamment  dans  les  siècles.  Que  l'Église  a  reçu  des 
promesses  éternelles.  Que  Jésus  est  venu  pour  sauver 
tout  le  monde,  et  ceux  des  siècles  ultérieurs  autant 
que  ceux  des  siècles  antérieurs.  Que  tous  les  siècles 
sont  de  son  royaume  et  du  royaume  de  ses  mérites  et 
du  royaume  de  la  grâce  de  Dieu.  Que  tous  les  siècles 
sont  à  lui  et  qu'il  est  chez  lui  dans  tous  les  siècles  du 
temps  et  dans  tous  les  royaumes  de  la  terre.  Que  tous 
les  siècles  de  tous  les  temps  lui  appartiennent,  et  ce 
qui  est  encore  infiniment  plus  grave,  infiniment 
nouveau,  ce  qui  est  le  mystère  même  et  le  secret  et 
le  centre  de  la  Rédemption  qu'il  appartient  à  tous 
les  siècles  de  tous  les  temps.  Qu'il  y  a  eu  des 
âges  de  foi  qui  étaient  des  âges  de  christianisme,  des 
siècles  de  chrétienté,  des  temps  de  la  loi  nouvelle, 
anni  Domini,  des  années  du  temps  de  Dieu  et  de  la 
grâce  de  Dieu,  anni  gratine  Domini,  où  la  foi  incon- 
testée recevait  une  sorte  de  consécration,  si  l'on  peut 
dire,  littéralement  une  solennelle  célébration  publique, 
et  qu'il  y  a  des  âges  de  christianisme,  des  siècles  de 
chrétienté,  des  temps  de  la  loi  nouvelle,  anni  Domini, 
anni  iidem   ejusdem   Domini,    les   mêmes   années   du 

ia8 


M.    FERNAXD    LAUDET 

même  Dieu,  des  années  du  temps  de  Dieu  et  de  la  grâce 
du  même  Dieu,  anni  iideni  ejusdem  gratiae  ejusdem 
Domini,  des  mêmes  années  de  la  même  grâce  du 
même  Dieu  où  la  même  foi  évidemment  contestée  ne 
reçoit  évidemment  plus  la  même  consécration,  la 
même  solennelle  célébration  publique.  Et  des  siècles 
actuels  et  des  siècles  modernes,  —  trempant  dans  le 
monde  moderne,  —  qui  au  cœur  sont  les  mêmes,  qui 
au  dedans  sont  intégralement  éternellement  les 
mêmes,  de  la  même  foi,  du  même  Dieu,  du  même 
Jésus,  du  règne  de  la  même  grâce.  Du  même  temps. 
De  la  même  ère.  De  la  même  éternité.  De  la  même  ère 
temporelle,  éternelle.  Qu'il  en  sera  toujours  éternel- 
lement ainsi.  Jusqu'au  jugement.  Que  toujours 
éternellement  ainsi  jusqu'au  jugement  il  y  aura  de  ces 
mêmes  années.  En  un  mot  qu'il  n'y  a  qu'une  ère.  Et 
que  c'est  l'ère  chrétienne.  Et  qu'il  n'y  a  qu'une  ère 
chrétienne.  Et  qu'elle  commence  pour  tout  le  monde, 
pour  tous  les  siècles,  à  cette  naissance  du  Christ  que 
M.  Laudet  veut  précisément  nous  annuler,  nous 
supprimer,  nous  retrancher,  nous  interdire,  à  cette 
naissance  du  Christ  qui  selon  M.  Laudet  ne  nous 
appartient  pas.  (Monsieur  Laudet  je  ne  voudrais  pas 
vous  embêter,  mais  enfin  vous  nous  interdisez  comme 
privé  cette  Nativité,  le  point  de  départ  de  la  chrono- 
logie de  vingt  grands  peuples).  Post  Christiim.  natum, 
et  qu'éternellement  elle  aura  commencé  là  et  qu'éter- 
nellement elle  sera  pour  finir  au  jugement.  De  sorte 
que  quand  notre  siècle  veut  être  fervent,  monsieur 
Laudet,  c'est-à-dire  chrétien,  eh  bien  il  fait  la  même 
chose  que  les  petits  camarades. 

129 


un  nouveau  théologien 

Il  fait  en  un  sens,  et  comme  le  voulait  Pascal,  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  ordinaire.  De  plus  simple.  De  moins 
nouveau. 

C'est  la  grâce  de  la  grâce  pour  ainsi  dire  qu'elle  est 
ensemble  infiniment  nouvelle  et  antique  infiniment,  que 
tout  ce  qu'elle  fait  est  infiniment  nouveau  et  antique 
infiniment. 

§  252.  —  «  aboutit  aux  illustrations  «documentaires  » 
de  V Évangile  d'un  James  Tissot,  »...  autrefois  il  nous 
arguait,  il  arguait  (à)  M.  Péguy  de  ne  pas  s'être  entouré 
de  documents.  Il  nous  arguë  à  présent  d'aboutir  «  aux 
illustrations  «  documentaires  »  de  l'Évangile  d'un  James 
Tissot  ».  Quelle  incohérence,  dans  la  pensée,  pour  ainsi 
dire,  dans  les  termes  mêmes.  Décidément  c'est  lui,  non 
les  saints,  qui  est  un  peu  fou. 

Et  cette  référence  de  Péguy  à  Tissot  et  des  Mystères 
aux  Evangiles,  comme  c'est  trouvé. 

Il  est  vrai  qu'en  note,  dans  une  note  où  il  y  a  aussitôt 
une  grossièreté,  il  est  très  bien  averti  qu'il  court  ici  le 
risque  du  contre-sens.  Rassurez-vous,  monsieur  Laudet, 
il  y  a  longtemps  que  vous  ne  le  courez  plus. 

§  253.  —  «à  l'exégèse  loysiste.  »  —  C'est  le  même 
argument,  la  même  rétorsion,  la  même  délation  de 
modernisme.  Arguer  Péguy  de  loysisme,  on  oserait 
presque   dire   que   c'est  assez  joyeux. 

Assez   réussi, 

§  254. —  «  Toujours  cette  fausse  naïveté,  cette  naïveté 
i3o 


M.    FERNAXD   LAUDET 

informée...  »  Toujours  cette  injonction,  cette  interdic- 
tion qu'il  nous  fait  d'être  chrétiens.  D'être  les  mêmes 
ndifs  que  les  chrétiens  des  mêmes  siècles  temporels 
antérieurs.  Et  toujours  cet  informé,  cette  information. 

§  255.  —  «  On  ne  recommence  pas.  (C'est  lui  qui 

souligne).  On  ne  recommence  pas.  Combien  de  fois  le 
faudra-t-il  redire.  »  —  (Suivent  des  allégations  litté- 
raires). —  Tout  le  débat  est  là,  monsieur  Laudet,  tout 
le  centre  de  l'hérésie  est  là  et  vous  avez  précisément 
trouvé  la  formule.  On  ne  recommence  pas,  dites- vous  ; 
et  vous  le  soulignez.  Eh  bien  si,  monsieur  Laudet,  on 
recommence.  Et  on  recommence  même  tout  le  temps. 
On  recommence  même  toujours.  On  recommence  même 
éternellement.  Il  n'y  a  qu'après  le  jugement  que  l'on  ne 
recommencera  pas.  Jusque  là  on  recommence  tout  le 
temps.  On  ne  fait  que  ça,  de  recommencer.  C'est  même 
cela  qui  est  la  vie  de  chrétienté.  La  prière,  monsieur, 
recommence  tout  le  temps,  le  sacrement  recommence 
tout  le  temps.  La  naissance  même  et  la  mort  tempo- 
relles recommencent  tout  le  temps.  (Et  la  famille  et  la 
race,  temporelles,  et  le  labour  et  les  semailles).  La 
tentation,  malheureusement  le  péché  recommence  tout 
le  temps.  Tout  le  temps  tous  les  jours  la  prière  recom- 
mence à  demander  à  Dieu  le  pain  de  chaque  jour.  Le 
sacrifice  de  la  messe  recommence  tout  le  temps  le 
Sacrifice   de   la   Croix. 

Son  corps,  son  même  corps,  pend  à  la  même  croix; 
Ses  yeux,  ses  mêmes  yeux,  tremblent   des   mêmes 
larmes  ; 

i3i 


un  nouveau  théologien 

Son  sang,  son  même  sang,  saigne  des  mêmes  plaies  ; 
Son  cœur,  son  même  cœur,  saigne  du  même  amour. 

Il  y  a  une  chrétienté  internelle,  un  internel  chrétien 
qui  toujours  le  même  recommence  tout  le  temps. 

§  256.  —  «  D'Anniinzio,  écrit-il,  pourtant  capable  de 
miracles,  »  ...  —  Quel  dérèglement  des  mœurs  portant 
jusque  dans  le  langage  même.  Quel  goût,  quelle  volonté 
de  parler  improprement,  de  se  tromper  de  registre, 
quelle  obstination  à  vouloir,  à  se  condamner  à  parler 
improprement,  que  d'écrire,  dans  im  article  qui  est  tout 
de  même  en  matière  de  foi,  que  M.  d'Annunzio  est 
capable  de  miracles. 

§  257.  — 11  ne  restait  plus  à  M.  Laudet  que  de  conclure 
sur  une  diffamation  qui  entrât  dans  la  catégorie  de  la 
délation.  Il  n'y  a  pas  manqué.  «  //  a  voulu,  dit-il  de 
M.  Péguy,  il  a  voulu  se  passer  du  rituel  et  du  céré- 
monial; —  (ainsi  c'est  M.  Péguy  qui  a  voulu  se  passer 
du  rituel  et  du  cérémonial  ;  et  sans  doute  c'est  M.  Laudet 
qui  n'a  pas  voulu  s'en  passer  et  qui  les  a  observés  et 
qui  les  a  respectés.  Dans  ce  langage  macaronique  où 
M.  d'Annunzio  est  capable  de  miracles,  M.  Péguy  devient 
quelqu'un  qui  «  a  chanté  l'office  tout  de  travers,  en 
prêtre  mal  habile  et  un  peu  raisonneur  ».  On  sent  tout 
ce  qu'il  y  a  non  pas  seulement  de  faux,  cela  nous  le 
savons,  mais  de  cavalier,  mais  d'impie,  mais  d'offensant 
pour  la  liturgie  et  littéralement  de  mal  élevé  dans  ces 
derniers  propos. 


i3a 


M.    FERNAND    LAUDET 

Cahiers  de  la  Quinzaine.  —  Mardi  premier  août 
igii.  —  §  258.  —  Il  est  vrai  que  nos  fidélités  ne 
sont  plus  les  blés  profonds.  Elles  sont  devenues  le 
chardon  bleu  des  sables.  —  Maintenant  que  mon  temps 
décroît  com,me  un  /lambeau. 

Et  je  pense,  écoutant  gémir  le  vent  amer,  - 
Et  l'onde  aux  plis  infranchissables  ; 

L'été  rit,  et  l'on  voit  sur  le  bord  de  la  mer 
Fleurir  le  chardon  bleu  des  sables. 

§  259.  —  Il  n'a  donc  jamais  entendu  dire,  il  ignore 
totalement  cette  expression  :  la  Sainte  Famille;  une 
Sainte  Famille.  C'est  une  expression  toute  faite, 
une  expression  habituée,  à  laquelle  on  ne  fait  même 
plus  attention.  Si  on  la  décomposait  pourtant,  si  on 
se  remettait  à  son  origine,  à  son  point  de  formation 
quel  singulier  rapprochement  de  deux  mots.  Que  la 
famille,  que  la  simple  famille,  (que  le  privé  par  con- 
séquent), ait  été  à  ce  point  consacrée  sacrée,  consacrée 
sainte,  soudée  sacrée,  qu'elle  ait  été  ainsi  sacrée 
sacrée,  c'est  ce  que  l'on  ne  considère  pas,  c'est  ce 
à  quoi  l'on   ne  pense   généralement  pas   assez. 

§  260.  —  Nos  fidélités  sont  des  fidélités  dans  des 
bourrasques. 

§  261.  —  Rochereau  dans  Béfort  et  Masséna  dans 
Gênes.  —  Pourquoi  taire  aussi  ces  grands  assiégés, 
ces  grands  généraux,  Loup  dans  Troyes,  Aignan  dans 
Orléans,   Geneviève  dans  Paris. 

l33  Laudet.  —  8 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

Jeanne  d'Arc  dans  Gonipiègne,  Augustin  dans 
Hippone. 

Et  ce  grand  Assiégé,  ce  grand  Général  aux  innom- 
brables têtes,  (si  seulement  il  y  en  avait  eu  une),  le 
Peuple  de  Paris. 

§  262.  —  Quelle  méconnaissance  non  plus  de  la 
chrétienté,  c'est  entendu,  mais  de  l'humanité  même,  de 
la  plus  simple  humanité.  Comme  si  le  prix  du  malheur 
avait  diminué  depuis  le  «  quinzième  ».  Ce  malheureux 
n'a  donc  aucune  vie  propre.  Il  n'a  donc  reçu  les  confi- 
dences d'aucune  famille,  d'aucun  être.  Il  s'est  laissé 
prendre  à  ce  masque  de  stoïcisme  que  nous  portons  tous, 
qui  chez  tous  recouvre  les  plus  profondes  détresses. 

Gomme  s'il  y  avait  moins  de  malheur  sur  le  marché 
des  valeurs. 

§  263.  —  Une  lettre  dans  le  genre  humoristique 
de  M.  Salomon  Reinach  à  M.  Lotte  sur  ce  communiqué 
du  Bulletin  me  rappelle  fort  opportunément  que  je 
suis  fort  en  retard  de  ma  correspondance  avec 
M.  Salomon  Reinach.  Nous  en  étions  restés  à  Bernard- 
Lazare.  Ce  n'est  pas  sans  un  poignement,  sans  un 
serrement  de  coeur  que  loin  de  ces  misérables  arguties 
de  M.  Laudet  je  remonte  brusquement  à  la  haute 
mémoire  que  nous  avons  gardée  de  notre  grand 
ami  Bernard-Lazare.  Quelques  jours  après  Notre 
Jeunesse  M.  Salomon  Reinach  m'écrivait  une  lettre  à 
laquelle  je  souscris  à  peu  près  entièrement. 

Fixons  ce  point  d'histoire.  J'ai  dit,  et  je  maintiens, 
que     Bernard-Lazare    dans    le    triomphe    ou    plutôt 

i34 


BERNARD-LAZARE 

aussitôt  après  le  triomphe  politique  d'un  certain  parti 
politique  dreyfusiste  immédiatement  installé  dans  le 
triomphe  de  l'affaire  Dreyfus  même  fut  en  quelques 
semaines  délaissé,  renié  par  l'État-Major  politique 
dreyfusiste  ainsi  instantanément  constitué  parce 
qu'il  devenait  embarrassant,  parce  qu'il  demeurait 
fidèle  à  une  première,  à  une  ancienne,  à  une  originelle 
mystique  dreyfusiste  premièrement  instituée.  Je  l'ai 
dit,  et  comment  ne  le  maintiendrais-je  pas  quand  tout 
cela  est  aujourd'hui  acquis,   universellement  reconnu. 

Ceci  dit,  qui  est  une  thèse  de  politique  générale, 
d'histoire  générale  en  général,  si  je  puis  dire,  et 
d'histoire  générale  de  la  politique,  il  est  entendu 
aussi  et  je  sais  bien  que  Bernard-Lazare  conserva 
jusqu'au  dernier  jour,  —  (jusqu'à  ce  dernier  jour  qui 
vint  tôt,  qui  venait,  qui  était  là),  —  en  Israël  un 
faisceau  non  pas  seulement  d'amitiés  fidèles,  mais 
de  fidélités  propres,  de  fidélités  fidèles  et  de  fidélités 
féales,  de  fidélités  non  pas  seulement  d'amitié  (c'est 
déjà  le  fond  de  l'homme),  mais  de  fidélités  proprement 
religieuses,  de  fidélités  de  foi,  de  créance,  de  suite, 
d'accompagnement,  d'un  crédit  total.  C'est  l'honneur 
d'Israël  que  cette  suite,  que  cet  accompagnement, 
que    cette    fidélité   n'a  jamais    manqué    au   prophète. 

Si  donc  l'on  veut  dire  que  jusqu'à  son  dernier  jour 
imminent,  jusqu'à  son  dernier  jour  qui  était  là  une 
poignée  de  Juifs,  de  fidèles,  et  non  pas  seulement  d'amis, 
accompagna,  étreignit  pour  ainsi  dire  Bernard-Lazare 
et  ne  le  lâcha  point  jusque  dans  la  mort,  non  seulement 
j'y  consens,  mais  j'y  consens  d'autant  plus  volontiers 
que  c'est  exactement  et  totalement  ce  que  j'ai  dit,  et 

i35 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

que  je  suis  le  premier  qui  l"ai  dit.  Et  même  le  seul, 
puisqu'il  n'y  a  que  moi  qui  parle  de  Bernard-Lazare. 
C'est  un  point  d'histoire  acquis  et  sur  lequel  il  n'y  a 
point  à  revenir.  C'est  l'honneur  d'Israël  que  cette  sorte 
de  poignée  d'hommes,  de  serrement,  d'étreinte,  que 
cette  sorte  d'accompagnement  n'a  jamais  manqué  au 
prophète.  Je  serais  d'autant  moins  fondé  à  le  nier  ou  à 
le  taire  ou  à  le  contester  que  toute  cette  poignée 
d'hommes  est  restée  personnellement  de  nos  amis,  et 
en  un  sens  de  nos  fidèles.  Hier  encore  un  nouveau,  vm 
tout  jeune  homme  venait  me  voir,  me  rapportant  pré- 
cisément un  petit  paquet  des  lettres  que  j'écrivais  à 
Bernard-Lazare  dans  ces  temps  héroïques. 

Que  si  ensuite  et  aussi  l'on  veut  dire  que  tout  autour, 
plus  largement  un  certain  nombre  de  Juifs  d'un  certain 
monde  garda  à  Bernard-Lazare  jusqu'à  sa  mort  et  même 
perpétuellement  après  une  sorte  de  fidélité  sociale,  de 
fidélité  liistorique,  une  fidélité  matérielle  d'une  certaine 
sorte  inébranlable,  ime  fidélité  pour  tout  dire  tempo- 
relle, c'est  ce  que  nul  ne  conteste,  c'est  ce  que  je  con- 
testerai moins  que  personne,  et  c'est  encore  un  très 
grand  honneur  d'Israël  que  de  savoir  généralement  très 
bien  régler  ces  sortes  de  situation.  Israël  en  ceci,  et 
sur  beaucoup  d'autres  points,  pourrait  nous  servir  de 
modèle.  Nous  savons  tous  comment  les  affaires  de 
Bernard-Lazare  furent  réglées,  comment  sa  situation 
fut  établie.  Jusqu'à  sa  mort  et  pour  ainsi  dire  perpé- 
tuellement pour  après  sa  mort.  Ceci  aussi  est  un  point 
d'histoire  définitivement  acquis. 

En   d'autres   termes,   et  en   résumé  pour  ainsi  dire 


BERNARD-LAZARE 

géographique  Bernard-Lazare  fut  abandonné,  pour  les 
raisons  que  j'ai  dites,  par  un  énorme  État-Major  de 
politiciens  également  Juifs  et  chrétiens.  Il  ne  fut  aban- 
donné ni  par  une  poignée  de  Juifs  mystiques  ni  par  une 
certaine  société  de  ce  que  je  nommerais  volontiers  des 
Juifs  sociaux,  —  des  Juifs  non  pas  mystiquement  ni 
ethniquement  mais  socialement  Juifs. 

Il  ne  fut  donc  abandonné  ni  au  premier  degré  par 
une  poignée  fervente,  par  une  poignée  mystique,  ni  au 
deuxième  degré  par  une  société  sage,  par  une  société 
sociale. 

Que  si  ensuite  M.  Salomon  Reinach  revendique 
d'avoir  été  de  cette  société  sage,  de  cette  société 
sociale,  et  en  ce  sens  de  n'avoir  point  abandonné 
Bernard-Lazare  et  de  lui  avoir  été  fidèle  jusqu'à  la  mort 
et  depuis  et  après  et  toujours  non  seulement  je  le  lui 
accorderai  mais  je  suis  assez  renseigné  pour  être  tenu 
de  le  mettre  tout  à  fait  à  la  tête  de  cette  société.  En  ce 
deuxième  sens  nous  savons  tous  que  M.  Salomon 
Reinach  est  resté  socialement  fidèle  à  Bernard-Lazare, 
qu'il  est  resté  socialement  très  près  du  cœur  et  de  la 
mémoire  de  Bernard-Lazare. 

Mais  que  si  M.  Salomon  Reinach  voulait  glisser,  voulait 
se  promouvoir  de  ce  deuxième  degré  au  premier,  s'il 
voulait  passer  de  cette  société  à  cette  poignée  ardente, 
je  serais  à  mon  grand  regret  forcé  de  ne  point  le  laisser 
passer.  M.  Salomon  Reinach  a  été,  constamment,  est 
demeuré   socialement  fidèle  à  Bernard-Lazare,  a  été, 

13;  Laiidet.  -  8. 


Cahiers  de  la  Quinzaine 


constamment,  est  demeuré  socialement  très  près  de 
Bernard-Lazare,  dans  la  préparation,  dans  la  bataille, 
dans  la  victoire,  dans  la  défaite.  Mais  il  n'a  jamais  été 
de  cette  ardente  poignée.  Ni  avant,  ni  après,  ni  dans  la 
préparation,  ni  dans  la  bataille,  ni  dans  la  victoire  ni 
dans  la  défaite  il  n'a  jamais  été  ni  au  cœur  ni  à  la 
pensée  de  Bernard-Lazare,  parce  qu'il  n'a  jamais  été  ni 
au  cœur  ni  à  la  pensée  de  personne  et  de  rien. 

C'est  ennuyeux,  on  ne  peut  pas  causer,  voilà  déjà  les 
gros  mots  qui  viennent.  J'en  étais  là  de  ma  correspon- 
dance avec  M.  Salomon  Reinach  et  je  ne  lui  avais  pas 
répondu,  pour  vingt  raisons  dont  l'une  était  que  juste- 
ment je  ne  voulais  pas  lui  dire  des  gros  mots.  Et  puis 
je  suis  bien  \ieux  à  présent  pour  dire  le  fond  de  ma 
pensée.  Le  fond  de  ma  pensée,  c'est  que  M.  Salomon 
Reinach  ne  comprend  rien.  Allais-je  révéler  ce  secret. 
Je  ne  pouvais  m'y  résoudre,  quand  enfin,  partant  le 
premier,  M.  Salomon  Reinach  se  rappelle  à  ma  bien- 
veillante attention  par  cette  lettre,  par  ce  petit  billet 
qu'il  écrivait  à  Lotte  aussitôt  ayant  lu  le  communiqué 
du  Bulletin. 

11  ne  faut  rien  prendre  au  tragique.  Si  je  prenais  au 
sérieux  ce  petit  billet  du  matin,  il  serait  plein  des 
plus  grossières  injures  pour  moi  et  des  plus  basses 
grossièretés  et  d'un  ton  absolument  insupportable. 
M.  Reinach  (par  exemple)  commence  par  m'y  appeler 
l'ami  Péguy.  Je  n'aime  pas,  qu'on  m'appelle  l'ami 
Péguy.  Vous  non  plus.  Je  me  méfie.  Je  me  demande  ce 
que  j'ai  commis  pour  mériter  cette  familiarité.  Et  puis 
en  français  l'ami  Péguy  ne  veut  généralement  pas  dire 

i38 


M.    SALOMON    REINACH 

le  Péguy  ami.  Au  contraire.  Aussi  j'aimerais  mieux 
qu'on  dise  :  l'ennemi  Péguy.  Comme  ça  on  saurait 
ce  qu'on  veut  dire,  et  on  serait  sensiblement  plus  près 
de  la  vérité. 

Vais-je  faire  état  d'un  billet  écrit  au  courant  de  la 
plume,  et  sur  le  coup  d'un  communiqué.  Vais-je  me 
mettre  martel  en  tête.  Ai-je  même  le  droit  d'en  connaître, 
bien  que  la  lettre  que  l'abonné  écrit  à  son  directeur  de 
revue  soit  toujours  un  peu  en  un  certain  sens  une  lettre 
publique  et  non  pas  seulement  privée  et  presque  par 
suite  une  lettre  publiable.  (Allons,  allons,  mon  pauvre 
monsieur  Laudet,  nous  n'aurons  pas  la  paix  aujourd'hui 
avec  ce  pubUc,  et  ce  privé,  et  ce  publiable).  Ce  qui 
accroît  mon  embarras,  et  en  même  temps  le  fait 
tomber,  c'est  que  toutes  ces  injures  extrêmes  et  gros- 
sièretés sont  pour  ainsi  dire  si  visiblement  innocentes 
et  eu  quelque  sorte  bienveillantes  et  presque  pater- 
nelles ou  du  moins  avunculaires  ou  enfin  amicales  et 
camarades  que  j'en  demeure  vraiment  fort  embar- 
rassé. 

Mettons-nous  à  la  place  de  M.  Reinach,  Quand  j"ai 
commencé,  comme  on  dit,  enfin  quand  j'avais  vingt  ans, 
il  avait  précisément  l'âge  que  j'ai  aujourd'hui,  il 
s'acheminait  rapidement  vers  la  quarantaine.  L'.fln- 
nuaire  de  V Association  Amicale  de  Secours  des  Anciens 
Élèves  de  L'École  Normale  Supérieure,  (familièrement 
A.  A.  A.  S.  A.  E.  E.  N.  S.)  (mon  cher  camarade,  mon 
cher  camarade,  (c'est  M.  Salomon  Reinach  lui-même 
que  j'ose  nommer  ainsi),  on  a  fondé  une  association 
amicale  de  secours  des  anciens  élèves  de  l'École 
Normale  Supérieure,  c'était  bien.  Mon  cher  camarade 

i39 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

ce  qui  serait  mieux,  voulez-vous  vous  mettre  avec  moi, 
nous  allons  fonder  l'association  amicale  de  secours  de 
V  (ancienne)  École  Normale  elle-même.  Elle  en  a  bou- 
grement besoin  de  secours,  notre  vieille  maison  ;  et 
peut-être  qu'en  travaillant  beaucoup  nous  arriverions 
à  en  sauver  quelques  reliques  des  mains  politiciennes, 
des  séniles  mains  de  M.  Lavisse).  cet  Annuaire  nous 
porte  donc,  M.  Reinach  et  moi,  à  une  distance  de  dix- 
huit  ans  en  promotion.  J'y  suis  compté  dans  la  promo- 
tion de  94,  et  M.  Reinach  dans  la  promotion  de  76. 
Cela  fait  sensiblement  18.  Si  précoce  que  pût  être 
M.  Reinach  et  si  enfant  arriéré  que  j'aie  toujours  été, 
et  bien  que  de  son  temps  on  ne  fît  pas  de  service 
militaire,  il  ne  peut  guère  y  avoir  qu'un  flottement  de 
quelques  années  entre  les  âges  d'admission,  d'entrée  à 
l'École.  M.  Reinach  abordait  donc  la  quarantaine 
quand  nous  levions  l'ancre  de  nos  vingt  années.  Je 
suis  à  M.  Reinach,  (on  me  passera  cette  expression 
mathématique),  comme  sont  à  moi  ces  tout  jeunes  gens 
qui  viennent  aujourd'hui  me  voir. 

Or  il  est  extrêmement  difficile  sinon  impossible  à 
une  génération,  à  une  promotion  qui  vieillit  de  croire 
que  les  autres  vieillissent  aussi.  Plus  précisément  ils 
veulent  bien  voir  que  leurs  anciens  vieillissent,  et  ils 
mesurent  ce  vieillissement  d'une  façon  pour  ainsi  dire 
géométrique,  comme  des  arpenteurs,  par  leur  propre 
avancement  dans  les  grandeurs,  dans  les  places,  dans 
les  autorités  temporelles,  dans  les  puissances,  mais  ils 
ne  veulent  point  se  rendre  compte  que  les  autres,  que 
leurs  cadets,  que  les  jeunes,  hélas,  que  les  générations 
suivantes    progressent    sensiblement    avec    la   même 

i4o 


LA    SORBONNE    MODERNE 

vitesse.  Toutes  les  crises  de  famille,  les  pères  et  les 
fils,  viennent  de  là.  Cet  homme  ne  veut  pas  comprendre 
que  cet  homme  aussi,  son  fils,  est  devenu  un  homme. 
Et  les  mères  sont  g-énéralement  pires  que  les  pères. 
Parce  que  les  femmes  sont  encore  pires  que  les  hommes. 
Toute  cette  crise  de  la  Sorbonne,  qui  est  si  profonde, 
(pas  la  Sorbonne,  la  crise),  vient  de  ce  que  toute  une 
génération,  qui  arrive  à  la  soixantaine,  ne  veut  pas 
comprendre  que  toute  une  génération,  une  autre,  la 
nôtre,  arrive   à  la  quarantaine. 

Si  ce  malentendu  perpétuel,  perpétuellement  fourni, 
perpétuellement  renouvelé,  se  produit,  se  déverse 
régulièrement  de  génération  en  génération  comme  une 
cascade  de  malentendu  et  d'inentendu  au  point  que 
c'est  la  loi  même  du  vieillissement  dans  la  famille,  dans 
la  race,  dans  le  peuple,  —  dans  la  philosophie,  dans  la 
métaphysique,  dans  la  morale,  dans  un  art,  dans  une 
science,  —  quel  ne  devait-il  pas  se  produire  entre  la 
génération  qui  nous  a  précédés  et  nous,  quand  on 
considère  le  degré  de  suffisance  scientifique  où  est 
parvenue  la  génération  qui  nous  a  précédés.  .Je  ne 
crois  pas  que  chez  aucun  peuple  en  aucun  temps  on  ait 
jamais,  on  puisse  trouver  une  génération,  une  promo- 
tion qui  ait  jamais  été  aussi  sûre  d'elle,  qui  ait  jamais 
présenté  une  métaphysique  aussi  impudemment,  aussi 
impunément  comme  étant  une  physique  et  comme 
n'étant  pas   une  métaphysique. 

Par  suite  et  comme  il  était  naturel  je  ne  crois  pas 
que  chez  aucim  peuple  en  aucun  temps  il  y  ait  jamais 
eu  une  génération  qui  ait  traité  aussi  durement,  aussi 
ingratement,  avec   une   telle    haine,    avec   une    telle 

i4i 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

fureur,  avec  une  telle  aigreur,  si  malencontreusement 
la  génération  suivante  que  la  génération  qui  nous  a 
précédés  nous  a  traités  et  nous  traite.  Elle  est  vraiment, 
elle  a  vraiment  pour  nous  des  sentiments  comme  ces 
vieilles  ogresses  des  contes  de  fée  qui  voulaient 
toujours  dévorer  la  jeune  reine  sur  coulis  de  petits 
pois. 

C'est  ainsi  que  la  vieille  Sorbonne  est  devenue  une 
sorte  d'ogresse  au  moment  même  où  nous  ne  deman- 
dions qu'à  l'entourer  du  plus  filial  respect.  Que  nos 
anciens  ne  s'y  trompent  pas,  —  et  nous-mêmes  il  est 
temps  bientôt  que  nous  commencions  à  ne  pas  l'oublier, 
—  les  jeunes  gens,  la  bonne  race,  la  saine  race  française 
ne  demande  qu'à  admirer,  elle  ne  demande  qu'à  aimer, 
elle  ne  demande  qu'à  respecter,  elle  ne  demande  qu'à 
être  filiale.  Encore  faut-il  qu'on  ne  les  reboule  pas,  qu'on 
ne  les  traite  pas  injurieusement,  qu'on  ne  les  reçoive 
pas  avec  des  paroles  injurieuses,  avec  des  silences  plus 
injurieux  encore.  Nous  ne  voulons  pas  être  traités 
comme  des  suspects  par  des  anciens  qui  sans  nous 
n'existeraient  pas  dans  une  maison  qui  sans  nous  était 
emportée  il  y  a  quinze  ans  dans  la  tourmente  antisémi- 
tique. Les  jeunes  gens,  la  bonne  race,  la  saine  race 
française,  le  Français  a  aussi  une  certaine  fierté,  un 
sentiment  très  vif  de  sa  dignité,  un  honneur.  Il  est  aussi 
facile  à  décourager  qu'à  encourager.  Le  moindre  bon 
traitement,  la  moindre  amitié,  la  moindre  paternité 
spirituelle  en  fait  un  féal.  Une  accumulation  de  mau- 
vais traitements  finit  par  en  faire  un  révolté. 

Nous  le  voyons  assez  toutes  les  fois  qu'au  régiment 
nous  retrouvons  «  les  hommes  »,  nos  Français  comme 

143 


LA    SORBONXE    MODERNE 

ils  sont,  libérés  de  toutes  les  servitudes  sociales,  réai- 
guisés de  tous  les  émoussements  sociaux.  Car  l'homme 
n'est  jamais  libre  qu'au  régiment.  Et  nous  aussi  nous 
ne  sommes  jamais  libres  qu'au  régiment.  Hors  des  servi- 
tudes civiles;  hors  des  émoussements  civils.  Sensible  au 
bon  procédé,  sensible  au  mauvais  ;  sensible  au  mot 
courtois,  sensible  à  l'injure;  suivant  jusqu'à  la  mort  le 
chef  ami,  le  chef  aimé,  le  chef  courtois,  haïssant  à  mort 
le  chef  discourtois,  le  chef  injurieux,  tel  est  le  Français, 
tel  est  le  peuple,  tels  nous  sommes.  Il  n'y  avait  pas  de 
crise  de  la  Sorbonne  quand  un  homme  comme  Gaston 
Paris,  quand  un  homme  comme  Brunetière,  l'un  austère 
et  doux,  l'autre  austère  et  apparemment  dur  et  secrète- 
ment tendre  faisaient,  et  largement,  leur  devoir  d'aînés 
envers  toute  une  pléiade,  envers  toute  une  génération, 
envers  toute  une  promotion.  Installant  précisément  au 
pouvoir  spirituel  en  l'installant  au  pouvoir  temporel 
précisément  cette  génération,  ce  parti  qtd  aujourd'hui 
veut  fermer  les  portes  derrière  lui,  qui  refuse  de  conti- 
nuer le  mouvement,  la  tradition  du  pouvoir  spirituel  et 
du  pouvoir  temporel.  Parti  doublement  coupable,  qui 
ne  veut  plus  derrière  lui  que  des  esclaves  spirituels  et 
temporels,  qui  ne  veut  même  plus  d'élèves  derrière  lui, 
loin  qu'il  y  veuille  des  hommes  libres.  Parti  doublement 
coupable,  car  ce  flambeau  de  tradition  qu'il  refuse  de 
léguer,  qu'il  refuse  de  passer,  quem  tradere  non  vult, 
ce  flambeau  de  commandement,  spirituel,  temporel,  ce 
flambeau  de  haute  amitié,  d'aînesse,  de  paternité  spiri- 
tuelle, ils  ne  l'avaient  point  inventé,  ce  flambeau,  ils  ne 
l'avaient  point  allmné  eux-mêmes,  allumé  premiers,  ils 
l'avaient  emprunté,  eux-mêmes   ils   l'avaient   reçu   de 

143 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

leurs  anciens,  de  leurs  propres  aînés,  de  leurs  pères 
spirituels.  C'est  précisément  la  génération  installée  par 
Paris  et  Brunetière,  et  qui  sans  Paris  et  Brunetière  ne 
serait  rien,  qui  fait  le  Croquemitaine  et  le  Barbe  Bleue 
avec  nous,  avec  la  génération  suivante.  Mais  nous  ne 
nous  laisserons  peut-être  pas  manger. 

Nous  ne  souffrirons  pas  d'être  traités  en  suspects  par 
quelques  coquebins,  par  quelques  francs-fileurs  dans  une 
République  qui  nous  doit  tout,  qui  tout  entière  n'est  que 
par  nous,  qui  sans  nous,  sans  notre  solidité  sombrait  il 
y  a  quinze  ans  dans  la  tourmente  antisémitique.  Par 
quelques  francs-fileurs  qui  à  la  moindre  apparence  de 
danger  filaient  jusqu'au  Nouvion  en  Tlùérache  et  trem- 
blaient dans  leur  peau  et  allaient  se  terrer.  Pour  moi, 
qu'on  le  sache  bien,  personnellement  je  n'endurerai  pas 
qu'un  Lavisse,  tout  gonflé  de  rentes  et  de  pensions  et 
de  traitements  et  d'hoiuieurs,  (au  pluriel,  au  pluriel), 
tout  entripaillé  de  prébendes  pour  avoir  semé  autour  de 
lui  les  désastres  dans  la  République  et  dans  l'Université, 
je  n'endurerai  pas  qu'un  Lavisse,  quand  même  il  serait 
de  vingt  Académies,  vienne  impunément  faire  des  facé- 
ties et  des  grossièretés,  fussent-elles  normaliennes,  sur 
la  carrière  de  peines  et  de  soucis,  de  travail  et  de 
détresses  de  toutes  sortes  que  nous  fournissons  depuis 
vingt  ans,  en  très  grande  partie  justement  par  la  faute 
de  la  génération  précédente.  Il  en  a  assez  dit  cette 
année.  Il  en  a  assez  fait  cette  année.  Il  s'est  assez  occupé 
de  moi  cette  année.  Qu'il  recommence  à  s'occuper  de 
Louis  XIV.  Que  ce  gras  fossoyeur  porte  sa  main  papale 
sur  quelque  cadavre  moins  récalcitrant.  Qu'il  continue 
seulement  d'enterrer  l'École  Normale.  C'est  un  grand 

i44 


LA    SORBONXE   MODERNE 

crime,  et  un  grand  cadavre,  et  qui  demandera  beaucoup 
de  terre.  S'il  revenait  à  s'occuper  de  moi  je  le  préviens 
que  les  démarches  les  plus  instantes  ne  m'empêche- 
raient plus  de  lui  demander  les  seuls  comptes,  hélas, 
que  l'on  ait  jamais  pu  songer  à  demander  de  lui. 

Tel  est  le  jeu  historique  de  ces  deux  générations, 
celle  qui  nous  a  précédés,  qui  arrive  à  la  soixantaine, 
et  la  nôtre,  qui  arrive  à  la  quarantaine.  Ce  que  cette 
génération  précédente  avait  reçu  de  sa  précédente, 
elle  ne  (nous)  l'a  point  transmis,  elle  ne  l'a  point  traduit. 
Et  ce  que  nous  la  génération  suivante  nous  transmettons 
déjà  à  la  génération  suivante,  à  la  génération  qui  nous 
suit,  nous  ne  l'avons  point  reçu.  Ainsi  celle  qui  avait 
reçu  n'a  point  donné  et  celle  qui  a  donné  déjà,  qui 
donne,  n'a  point  reçu.  Singulière  réversion,  mutualité 
singulière  temporelle,  cascade  interrompue  Ainsi  la 
génération  précédente  a  été  une  génération  absorbante, 
littéralement  une  génération  cupide  et  avare,  temporel- 
lement,  spirituellement,  qui  a  étouffé,  qui  a  gardé  pour 
soi,  ce  qu'elle  avait  reçu.  Et  nous,  notre  génération, 
nous  avons  été  forcés  d'être  une  génération  créatrice, 
qui  devons  tout  tirer  de  nous,  le  temporel  et  le  spirituel, 
qui  devons  créer,  tirer  de  nous  tout  ce  que  nous  avons 
commencé  de  transmettre  à  nos  successeurs.  Ceux  qui 
avaient  été  comblés  de  biens  ont  tout  absorbé,  sont 
demeurés  stériles.  Et  nous  qui  n'avions  rien  reçu  nous 
avons  dû  trouver  en  nous-mêmes  une  fécondité  qui  ne 
sortît  que  de  nous. 

On  ne  saura  jamais  jusqu'à  quel  point  la  génération 
qui  nous  a  précédés,  (je  ne  parle  pas  naturellement,  je 

145  Laudet.  —  9 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

ne  parle  jamais  des  pauvres  gens),  (je  ne  parle  que  des 
grands  seigneurs  de  la  Politique  et  de  l'Université, 
mais  je  parle  d'eux  tous  à  de  très  rares  exceptions 
près),  on  ne  saura  jamais  jusqu'à  quel  point  cette  géné- 
ration a  été  criminelle  par  cette  lâche  défection,  par  ce 
lâche  abandon  de  son  poste,  envers  la  France  et  envers 
la  culture,  envers  le  civique,  envers  les  lettres,  envers 
FintelUgence  et  le  cœur,  envers  toute  humanité.  Cela 
aussi  est  un  point  d'histoire,  mais  malheureusement  il 
ne  sera  jamais  éclairci.  Quand  les  témoins  viendront, 
c'est-à-dire  les  générations  suivantes,  notre  génération, 
notre  pauvre  génération  sacrifiée  atu-a  relevé,  aar» 
réparé  déjà  tant  de  désastres  que  les  traces  historiques 
de  ce  crime  ne  seront  déjà  plus  aisément  saisissables. 
Nous  seuls  pouvons  savoir  tout  ce  que  nous  avons 
trouvé  de  ruines  et  de  désastres  quand  nous  sommes 
arrivés  à  l'âge  d'hommes.  (Ce  qui  prouve  une  fois  de 
plus  que  ce  qu'ils  nomment  la  vérité  historique  ne  peut 
jamais  s'établir  intégralement  puisqu'il  faudrait  que 
l'historien,  vir  historicus,  fût  littéralement  de  toutes  les 
générations,  qu'il  fût  contemporain  de  tous  les  temps). 

(Et  comme  dans  une  génération  mauvaise  tout  est 
mauvais,  il  est  notoire  que  cette  génération  est  celle 
aussi  qui  en  chrétienté  nous  a  donné  tant  de  mauvais 
chrétiens,  tant  de  chrétiens  honteux,  au  sens  que  nous 
avons  défini). 

Ce  que  je  veux  dire,  —  et  ce  serait  le  commencement 
d'une  conversation  avec  M.  Salomon  Reinach,  ce  serait 
même  le  commencement  de  toute  conversation  qui  por- 

i46 


LA   SORBONNE   MODERNE 

terait  sur  cette  matière,  —  prolégomènes  à  toute  méta- 
physique future,  —  c'est  qu'il  y  a  entre  la  génération 
qui  nous  précède  et  nous  une  coupure  comme  il  n'y  en 
a  peut-être  jamais  eu  entre  deux  générations  qui  se 
suivaient.  Et  que  l'on  ne  nous  dise  pas  que  c'est  l'habi- 
tude, qu'il  en  est  toujours  ainsi,  qu'il  en  est  forcément 
ainsi.  Nous  avons  deux  témoins,  nous  avons  deux 
(autres)  exemples.  L'un  avant,  l'autre  après.  Première- 
ment la  liaison  de  la  génération  qu'illustraient  Paris  et 
Brunetière  précisément  à  la  génération  qui  nous  pré- 
cède. Deuxièmement  notre  propre  liaison  à  la  généra- 
tion qui  nous  suit.  Aux  nouveaux  jeunes  gens. 

Je  demande  pardon  à  M.  Salomon  Reinach  d'avoir 
ainsi  été  conduit  par  un  simple  rapprochement  pure- 
ment géographique  dans  le  temps,  si  je  puis  dire,  à 
mettre  à  côté  de  son  nom  le  nom  de  M.  Lavisse.  Il  est 
évident  que  par  ailleurs  il  ne  peut  rien  y  avoir  de 
commun  entre  ces  deux  hommes.  M.  Salomon  Reinach 
n'a  point  un  Nouvion  en  Thiérache  où  il  s'enfuie.  Toutes 
les  fois  que  des  guerres  presque  civiles  et  presque  plus 
que  civiles  ont  conduit  ce  pays  à  deux  doigts  des  plus 
extrêmes  dangers,  M.  Salomon  Reinach  était  là.  Gomme 
nous.  Parmi  nous.  Il  était  présent. 

M.  Salomon  Reinach  m'arrêterait  peut-être  ici. —  Que 
parlez-vous  de  générations,  me  dirait-il  très  sincère- 
ment." Nous,  ce  que  vous  nommez  le  Parti  Intellectuel, 
n'avons-nous  pas  aussi  avec  nous  des  jeunes  gens. 
Revoyez  sur  VAnnuaire.  Nous  avons  avec  nous  plu- 
sieurs de  vos  jeunes  camarades. 

147 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

Monsieur  Reinach  quand  un  parti  intellectuel,  quand 
un  pouvoir  spirituel  temporel  dispose  du  budget  de  l'État, 
de  toutes  les  places  de  l'Etat,  —  (de  toutes  les  hautes 
places  et  de  toutes  les  places  de  Paris,  laissant  aux 
autres  le  soin  d'aller  enseigner  dans  de  censément 
ingrates  provinces),  —  quand  il  dispose  de  toutes  les 
faveurs,  de  tout  l'avancement,  de  tout  le  pouvoir,  de 
tout  l'argent,  de  toutes  les  relations,  —  (notamment 
des  mariages,  il  y  aurait  un  beau  travail  à  faire  sur 
l'accélération  des  gendres  dans  l'Université  depuis 
trente  ans),  —  (avant  je  n'y  étais  pas),  —  quand  on 
dispose  de  tout  il  faudrait  que  l'on  eût  bien  changé 
l'humanité  depuis  trente  ans  pour  n'avoir  pas  avec  soi 
quelques  douzaines  de  jeunes  gens;  —  (et  j'ajoute  : 
quand  on  dispose  de  pouvoir  casser  les  reins  à  quelques 
autres,  à  tous  ceux  qui  ne  marcheraient  pas  droit  ;  cela 
s'est  vu  ;  cela  se  voit  ;  cela  se  verra). 

Puisque  M.  Salomon  Reinach  est  certainement  pour 
les  méthodes  expérimentales,  qu'il  rouvre  l'annuaire, 
moi  aussi  je  suis  pour  l'expérience.  Qu'il  dresse  les 
tables.  Qu'il  dresse  les  présences,  les  absences,  les 
variations  concomitantes.  Qu'il  compte,  qu'il  mesure 
les  carrières  que  l'on  fait,  —  (j'entends  les  carrières 
politiques  et  les  carrières  universitaires),  —  quand  on 
marche  avec  le  parti  intellectuel,  et  celles  que  l'on  ne 
fait  pas  quand  on  ne  marche  pas  avec.  Les  plus  hautes 
valeurs  des  différentes  promotions  reléguées,  laissées 
en  province,  (le  seul  philosophe  qu'il  y  eût  dans  ma 
promotion  encore  à  Bordeaux  après  un  tour  du  monde 
et  je  pense  au  moins  dix  ans  du  meilleur  enseignement 
de  lycée),  et  des  galopins  de  vingt-cinq  ans  pourvus  de 

i48 


M.    RUDLER 

chaires,  pourvu  qu'ils  y  enseignent  ce  qu'ils  nomment 
la  sociologie.  Faites  les  comparaisons,  monsieur  Reinach, 
reparcourez  les  carrières  de  tous  ceux  qui  marchent 
avec  le  Parti  Intellectuel,  et  étonnez-vous  avec  moi  au 
contraire  qu'il  y  ait  encore  quelques  voix  libres  qui 
s'élèvent. 

Pour  moi  quand  je  regarde  ce  que  nous  sommes  je 
trouve  que  nous  sommes  encore  beaucoup.  Quand  je 
regarde  ce  qu'on  fait  de  nous,  je  trouve  que  nous 
sommes  encore  beaucoup.  Et  qu'il  faut  qu'il  y  ait  non 
pas  seulement  dans  l'humanité  mais  proprement  dans 
cette  race  une  rare  valeur  propre,  un  goût  propre  de  la 
liberté,  une  rare  vaillance  propre  pour  qu'il  y  ait  encore 
quelques  voix  libres  qui  s'élèvent. 

Il  faut  que  cette  race  ait  la  liberté  chevillée  au  corps. 

Ai-je  bien  le  droit  de  me  plaindre,  avons-nous  seule- 
ment à  présent  le  droit  de  nous  plaindre.  Il  paraît  qu'il 
faut  au  contraire  que  nous  soyons  extrêmement  joyeux. 
Gomme  eux.  Le  roi  s'amuse.  C'est  du  moins  ce  que 
notre  camarade  M.  Rudler  me  prescrit  ou  me  fait  pres- 
crire, et  sur  quel  ton,  dans  sa  Revue  Critique  des  Livres 
Nouveaux. 

De  tous  les  camarades  qui  figurent  à  l'Annuaire,  cher 
monsieur  Reinach,  notre  camarade  Rudler  offre  bien  un 
des  exemples  les  plus  éclatants  d'un  malheureux  sur 
qui  la  fortune  s'acharne.  M.  Rudler,  (G.  Rudler,  Gontran, 
Gustave," Gaspard  ou  Gaétan  Rudler),  est  le  type  de 
l'homme  qui  n'a  pas  de  chance.  Ses  travaux  microsco- 
piques sur  l'histoire  des  lettres  françaises,  —  (ou  plutôt 
sur  l'histoire  de  la  littérature),  —  (française),  —  (car  ici 

149 


Cahiej's  de  la  Quinzaine 

encore  il  faut  distinguer),  —  l'ont  conduit,  —  eh  bien 
oui,  il  y  a  des  gens  qui  n'ont  pas  de  chance,  —  l'ont 
conduit  à  découvrir  que  notre  maître,  —  (et  son  maître), 
—  enfin  que  notre  commun  maître  M.  Lanson  était  un 
homme  d'un  génie  extraordinaire.  Que  faire  quand  par 
un  coup  de  la  fortune  ennemie  on  a  découvert,  on  se 
trouve  brusquement  le  détenteur  d'uu  aussi  pesant 
secret.  Ah  si  M.  Rudler  avait  découvert,  si  ses  études 
et  recherches  micrographiques  l'avaient  conduit  à  décou- 
vrir que  notre  commun  maître  M.  Lanson  n'était  pas 
tout  à  fait  un  homme  d'un  génie  extraordinaire,  oh  alors 
la  voie  du  devoir  était  toute  indiquée.  Heureux  les 
devoirs  difficiles.  Ma/.àpiot,  heureux  les  devoirs  austères. 
Mais  voilà.  Mettez-vous  un  peu  à  la  place  de  M.  Rudler. 
Je  ne  dis  pas  à  sa  place  de  maître  de  conférences. 
L'État  ne  le  voudrait  peut-être  pas.  Ne  riez  pas. 
Il  n'y  a  pas  de  quoi  plaisanter.  M.  Rudler,  notre 
camarade  M.  Rudler  n'avait  pas  découvert  que  notre 
commim  maître  M.  Lanson  n'était  pas  tout  à  fait  un 
homme  d'un  génie  extraordinaire,  il  avait  justement, 
comme  par  hasard  il  avait  justement  découvert  au 
contraire  que  notre  commun  maître  M.  Lanson  était  un 
homme  d'un  génie  extraordinaire.  La  vérité  avant  tout. 
Ingrats  qui  riez,  futiles  et  frivoles,  c'est  que  vous  ne 
savez  pas  combien  un  tel  secret  pèse.  Pour  les  stoïciens, 
et  M.  Rudler  est  évidemment  stoïcien,  les  devoirs  faciles 
sont  évidemment  les  seuls  qui  soient  difiiciles  ;  il  n'y  a 
qu'eux  qui  comptent,  il  n'y  a  qu'eux  qui  embarrassent  ; 
braver  les  infortunes  ne  serait  rien;  nous  en  avons  l'ha- 
bitude; mais  braver  les  fortunes.  M.  Rudler  n'hésita 
pourtant  point.  Il  prit  son  courage  à  deux  mains.  Dans 

i5o 


M.    RUDLER 

un  élan  de  sincérité  qui  est  demeuré  célèbre  M.  Rudler 
proclama  devant  l'univers  étonné  que  notre  maître 
M.  Lanson  est  un  homme  d'un  génie  extraordinaire. 
Aujourd'hui  M.  Rudler  fait  à  l'École  Normale  Supérieure 
un  cours,  ou  des  cours,  notamment  un  sur  Hugo,  que 
les  élèves  trouvent  généralement  mauvais. 

Ce  qui  étonna  un  peu  l'univers,  ce  ne  fut  pas  d'ap- 
prendre des  douces  lèvres  de  M.  Rudler  que  notre 
maître  M.  Lanson  était  un  homme  d'un  génie  extraor- 
dinaire. Depuis  quelque  temps  l'univers  s'y  attendait. 
Comme  on  dit,  cela  se  sentait  venir.  Ce  qui  étonna  un 
peu  l'univers,  ce  fut  un  certain  ton,  ce  furent  les  expres- 
sions mêmes  qu'employa  M.  Rudler.  En  quels  termes  il 
nous  fit  part  de  sa  découverte,  le  souvenir  en  est  resté 
universellement  présent.  Des  expressions  dont  on  use- 
rait à  peine,  dont  on  oserait  à  peine  user  pour  un 
Corneille  ou  pour  un  Pascal,  pour  un  Beethoven  ou  pour 
un  Rembrandt,  notre  camarade  M.  Rudler  en  usait  fort 
libérahleinent  pour  notre  maître  M.  Lanson.  De  sorte 
que  l'on  se  demande  ce  qu'on  dirait  si  il  venait  un 
nouvel  Eschyle  ou  un  nouveau  Pindare,  un  nouveau 
Sophocle  ou  vm  nouveau  Platon,  un  Virgile,  un  nouveau 
Ronsard  ou  un  nouveau  du  Bellay,  im  nouveau  Descartes 
et  un  nouveau  Corneille,  un  Pascal,  un  Racine,  im 
Marivaux,  un  Lamartine  et  un  Hugo,  un  Vigny,  un 
Michelet.  Un  Musset.  Ou  plutôt  on  sait  très  bien  ce  qui 
arriverait.  Le  nouveau  serait  fort  mal  reçu  en  Sorbonne. 
Je  veux  dire  dans  tout  le  Parti  Intellectuel.  C'est  à 
l'École  Normale  que  j'ai  entendu  dire,  —  (je  dois  dire 
que  ce  n'était  pas  en  conférence),  —  c'était  au  commen- 
cement de  la  liquidation  de  l'affaire  Dreyfus  que  j'ai 

i5i 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

entendu  dire  à  l'École  Normale,  passant  le  seuil  de  la 
porte,    pour   entrer   :    «  J'espère  qu'à  présent   on   va 

foutre  tout  ça  en  l'air.  On  commence  à  nous  emm 

avec  Corneille  et  Racine.  »  L'homme  qui  prononçait  ces 
paroles  mémorables  était  l'un  des  deux  fonctionnaires 
les  plus  permanents,  les  seuls  permanents,  de  la  maison, 
l'un  des  deux  qui  n'aient  point  bougé  depuis  vingt  ans, 
l'un  des  deux  qui  usent  directeurs,  sous-directeurs  et 
maîtres  de  conférences,  comme  on  les  nommait,  comme 
on  ne  les  nomme  peut-être  plus,  l'un  des  deux  qui  usent 
les  programmes  mêmes,  l'un  des  deux  qui  usent  les 
«  transformations  ».  Il  était  dès  lors,  il  est  encore  dans 
la  maison  le  délégué  permanent  du  jauressisme,  le 
représentant  officiel  de  Jaurès  dans  la  maison.  11  y  avait 
alors  un  fort  parti.  Il  n'y  a  plus  personne.  Il  n'y  a  plus 
que  le  directeur.  Mais  il  l'a  bien.  Il  était  dès  lors  le  domi- 
nateur et  l'épouvantateur  automatique  de  M.  Lavisse. 
Il  était  alors  le  secrétaire  de  M.  Lavisse  à  la  Revue  de 
Paris.  Il  épouvantait  tous  les  deux  jours  M.  Lavisse 
par  des  gros  mots,  par  une  de  ces  «  engueulades  »  dont 
je  me  suis  permis  de  citer  un  texte.  A  présent  dans  ce 
texte  A'oulait  dire  :  A  présent  que  nous  avons  fini 
l'affaire  Dreyfus;  à  présent  que  nous  allons  être  les 
maîtres;  à  présent  que  ces  Jeunes  gens  vont  continuer  à 
nous  suivre.  Il  voulait  dire  que  nous  autres  jeunes  gens 
nous  allions  employer  notre  victoire  et  notre  force 
à  démolir   ce   qui   est  la  France  même. 

De  tels  mots  forment  la  jeunesse.  Nos  anciens,  nos 
aînés  s'étonnent  que  nous  nous  soyons  éloignés  d'eux, 
détachés,  qu'il  y  ait  entre  eux  et  nous,  entre  leur  géné- 
ration et  la  nôtre  une  coupure  la  plus  profonde  peut- 

l52 


M.    RUDLER 

être  qu'il  y  ait  jamais  eu  entre  deux  générations.  Des 
hommes  que  nous  étions  le  plus  portés  à  respecter,  à 
aimer,  que  déjà  nous  respections  par  provision,  que 
nous  aimions  d'avance,  des  hommes  à  qui  nous  avions 
donné  notre  cœur,  des  lèvres  dont  nous  attendions  des 
bonnes  paroles,  des  encouragements,  des  conseils,  les 
légitimes  leçons  d'une  expérience  aînée  fraternelle  nous 
n'avons  jamais  entendu  tomber  que  l'injure  et  l'offense 
et  l'ingratitude  et  l'aigreur  et  la  dérision  et  l'envie.  Or 
nous  sommes  de  la  race  des  Français  qui  ne  supportons 
point  l'offense. 

YoUà  des  textes.  De  telles  paroles,  de  tels  propos 
forment  la  jeunesse.  C'est  encore  dans  ce  milieu  de 
l'École  Normale,  c'est  dans  ce  petit  monde  qui  ne  se 
croit  pas  rien  et  qui  n'est  pas  rien  que  fut  prononcée 
une  autre  parole  mémorable.  Elle  fut  prononcée  par  un 
des  maîtres  de  la  maison.  —  «  Cette  fois-ci,  dit-il,  nous 
le  tenons,  nous  aurons  sa  peau.  »  —  La  peau  dont  il 
s'agissait  n'était  point  si  je  puis  dire  une  peau  ordi- 
naire. Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  la  peau  de 
Pascal.  —  Quel  Pascal?  —  Pascal,  quoi;  pas  Paschal 
Grousset,  bien  sûr;  Biaise  Pascal.  C'était  au  seuil  de 
cette  petite  conjuration,  de  cette  petite  cabale  qui  fut 
tramée  à  l'École  Normale  et  dans  le  milieu  de  l'École 
Normale  par  un  nommé  Mathieu  ou  Matthieu  pour  démon- 
trer que  Pascal  était  le  dernier  des  faussaires  et  qui  n'a 
pas  laissé  de  traces.  Ni  la  cabale  ni  Mathieu.  M.  Lavisse 
naturellement  avait  prêté  la  Revue  de  Paris  pour  la  per- 
pétration de  cet  attentat.  Quand  il  vit  que  cela  tournait 
mal,  lâche  dans  le  crime  même,  il  lâcha  ses  complices 
et  déclara  qu'il  ne  s'était  pas  aperçu  qu'on  faisait  ça. 

l53  Laudet.  —  9. 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

Ayant  donc  fait  cette  découverte  que  notre  maître 
M.  Lanson  était  un  homme  d'un  génie  extraordinaire, 
—  (plaignons  le  jeune  homme  qui  est  le  dépositaire 
d'un  tel  secret),  —  M.  Rudler  prit  sur  lui,  entreprit  de 
di^'ulgue^  ce  secret  et  cette  découverte.  En  quels 
termes  nous  le  savons,  et  ces  termes  si  je  puis  dire 
ont  eu  tant  d'écho(s)  que  M.  Rudler  lui-même  ne  les 
oubliera  peut-être  jamais  plus.  Aujourd'hui  M.  Rudler 
est  à  l'École  Normale,  il  enseigne  à  l'École  Normale.  Y 
est-U  professeur,  professeur-adjoint,  chargé  de  cours, 
maître  de  conférences,  (professeur)  suppléant,  chargé 
d'un  cours  supplémentaire,  ou  complémentaire,  ou 
quelque  autre  titre,  c'est  ce  qu'il  ne  sera  jamais  possible 
de  savoir,  notre  malheureuse  École  ayant  subi  de  tels 
bouleversements  que  le  diable  n'y  reconnaîtrait  jamais 
un  suppléant  d'un  titulaire.  M.  Rudler  a  découvert  que 
M.  Lanson,  M.  Rudler  est  entré  à  l'École  Normale.  Je 
ne  dis  point  que  ceci  soit  le  résultat  de  cela.  Moi  aussi 
je  veux  voir  dans  ce  résultat  une  simple  coïncidence. 
Sous  la  Troisième  République  il  n'y  a  point  de  faveurs. 
Les  avancements  ne  sont  jamais  accordés  qu'au  mérite. 
Et  il  n'y  a  jamais  eu  une  seule  exception.  Et  tout  est 
toujours  exactement  proportionné  au  mérite,  à  la  -ving- 
tième décimale  près.  Notamment  dans  l'Université.  Et 
très  notamment  dans  la  Haute  Université.  Les  influences 
n'ont  jamais  servi  à  rien,  ni  les  protections,  ni  les  rela- 
tions, ni  les  liaisons,  ni  les  compromissions,  ni  les 
alliances,  ni  tout  le  politique  et  tout  le  parlementaire. 
Je  suis  convaincu  qu'un  jeune  homme  qui  aurait  eu  le 
malheur  de  découvrir  que  notre  maître  M.  Lanson 
n'écrit  pas  en  français  aurait  eu  une  aussi  belle  fortune 

i54 


M.    RUDLER 

universitaire  que  M.  Rudler.  Il  n'y  a  point  de  coteries 
dans  l'Université.  Notamment  dans  la  Haute  Université. 
11  n'y  a  point  de  coterie  à  la  Sorbonne  qui  fasse  les 
avancements.  Par  conséquent  M.  Rudler  n'est  à  l'Ecole 
Normale  que  par  son  seul  mérite. 

J'avais  donc  fait,  enfin  j'avais  fait  à  ce  monsieur 
notre  camarade  Rudler  une  plaisanterie  fort  innocente, 
—  (je  m'y  entends),  —  précisément  sur  ces  termes  en 
lesquels  il  avait  parlé  de  M.  Lanson.  Là-dessus 
M.  Rudler  éprouva  le  besoin  de  me  vouer  une  haine 
mortelle.  Jusqu'ici  je  n'y  vois  pas  d'inconvénient,  rien 
ne  vaut  un  bon  ennemi.  Où  je  vois  un  inconvénient, 
c'est  que  M.  Rudler,  voulant  m'aligner  un  éreintement 
de  main  de  maître,  (de  maître  de  conférences),  se 
dérobe  derrière  un  certain  petit  garçon  qui  signe  je 
crois  Pons  Daumelas. 

Si  j'avais'quelqu'un  en  face' de  moi,  si  j'avais  en  face 
de  moi  M.  Rudler  je  dirais  que  cet  article  est  de  la 
dernière  bassesse.  De  la  plus  basse  grossièreté.  Et  je 
sais  encore  assez  de  français,  n'en  déplaise  à  M.  Rudler, 
pour  que,  quand  je  dis  bassesse  et  grossièreté,  je  ne 
veuille  pas  dire  qu'un  article  m'est  désagréable,  ou 
qu'il  m'est  ennemi,  ou  hostile,  infensus,  ou  que  je  ne 
l'aime  pas. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  remarquable  dans  ce 
morceau  remarquable  c'est  que  M.  Rudler  ou  son  pseudo- 
pompe me  reproche  particulièrement  d'être  geignard. 
Ainsi,  ce  qui  veut  dire  qu'il  paraît  que  tout  va  bien,  et 

i55 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

que  c'est  nous  qui  inventons  que  ça  va  mal.  C'est  le 
vent  d'automne  qui  fait  croire  qu'actuellement  il  y  a 
des  crises.  Tout  va  bien.  Nos  maîtres  font  avancer  les 
violons.  Vibrez,  trombone  et  chanterelle! 

Que  Magnan  danse  la  trénis 
Et  Saint-Arnaud  la  pastourelle! 

Tout  va  bien.  Il  n'y  a  pas  une  crise  de  la  Sorbonne, 
une  question  de  la  Sorbonne.  C'est  ime  illusion  d'optique. 
C'est  nous  qui  avons  inventé  ça,  qu'il  y  a  une  crise  de 
la  Sorbonne,  une  question  de  la  Sorbonne.  Personne  ne 
s'aperçoit  qu'il  y  en  ait  une.  C'est  la  télégraphie  sans 
fil  qui  a  fait  croire  qu'il  y  avait  une  question  de  la 
Sorbonne.  Il  n'y  a  point  une  crise  de  l'enseignement, 
de  tous  les  enseignements.  Ça  ne  se  voit  pas.  C'est  une 
invention  des  méchants.  Il  n'y  a  pas  une  crise  de  l'Uni- 
versité, des  trois  ordres  d'enseignement.  Et  même  de 
l'enseignement  extérieur.  Il  n'y  a  pas  une  crise,  il  n'y  a 
pas  eu  tout  un  bouleversement  de  l'Ecole  Normale. 
C'est  une  paille.  C'est  un  souffle.  C'est  un  rien.  Ça 
passe.  C'est  la  thermodynamique  qui  en  est  cause. 
M.  Rudler  y  est.  M.  Rudler  y  enseigne.  Comment  ça 
irait-il  mal.  Comment  pourrait-il  y  y  avoir  une  crise, 
quand  M.  Rudler  y  est,  quand  M.  Rudler  y  enseigne. 
M.  Rudler  est  gai.  M.  Rudler  est  content.  M.  Rudler  y 
est.  M.  Rudler  est  heureux.  M.  Rudler  y  enseigne. 
M.  Rudler  n'est  pas  geignard.  Il  n'y  a  jamais  eu  une 
crise  de  l'École  Normale,  une  question  de  l'École 
Normale.  11  n'y  a  pas  une  crise  du  latin.  Ce  sont  les 
journalistes  qui  ont  inventé  ça.  Il  n'y  a  pas  une  crise 

.    i56 


M.    RUDLER 

du  grec.  Il  n'y  a  pas  une  crise  du  français.  Il  n'y  a  pas 
une  crise  de  la  culture  ^n  général.  Il  n'y  a  pas  une  crise 
de  toute  la  mentalité  publique.  Il  n'y  a  pas  une  crise 
dans  les  lycées.  Il  n'y  a  pas  une  crise  dans  les  Facultés. 
Il  n'y  a  pas  une  crise  dans  tout  le  monde  universitaire 
et  même  dans  tout  le  monde  pensant.  Gomment  voulez- 
vous  qu'il  y  ait  une  crise,  puisque  M.  Rudler  enseigne 
à  l'École  Normale  Supérieure. 

Le  Parti  Intellectuel,  lui,  n'est  pas  geignard.  Non, 
mais  il  en  est  venu  dans  sa  soif  de  domination,  dans 
son  besoin  de  tyrannie  à  un  tel  degré  de  susceptibilité, 
à  mi  tel  point  de  sursensibilité,  —  (j^  ne  dis  point  de 
suprasensibilité,  ce  qui  prouve  que  le  latin  dans  le 
français  est  encore  une  belle  langue),  —  que  l'on  ne 
peut  plus  seulement  prononcer  ce  mot,  ces  trois  syl- 
labes, la  Sor-bonne,  sans  s'attirer  aussitôt  de  bas  en 
haut  des  regards  obliquement  circonférentiels.  Que  si 
vous  ajoutez  que  vous  connaissez  M.  Massis  et  que 
c'est  un  fort  honnête  homme,  aussitôt  on  vous  regarde, 
on  vous  regarde,  —  ou  plutôt  on  ne  vous  regarde  pas,  — 
comme  je  n'aimerais  pas  à  être  regardé.  Il  était  naturel 
d'ailleurs  que  cette  affaire,  qu'une  affaire  qui  venait  du 
Parti  Intellectuel  et  qui  intéressait  le  Parti  Intellectuel 
finît  par  des  mots  tabous.  Je  connais  une  maison  où 
l'on  ne  peut  plus  aller,  parce  que  si  vous  dites  par 
exemple  :  Il  y  a  un  fiacre  qui  remonte  la  rue  de  la 
Sorbonne,  à  ce  seul  nom,  à  ce  seul  mot  de  Sorbonne 
tout  le  monde  vousse  les  épaules  et  regarde  obstiné- 
ment dans  le  fond  de  son  verre.  Je  veux  dire,  dans  le 
fond  de  sa  tasse. 

167 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

Le  Parti  Intellectuel  est  comme  tous  les  pouvoirs 
absolus,  quand  les  prend  l'esprit  de  vertige,  V esprit 
d'imprudence  et  d'erreur.  Ils  ne  veulent  recevoir  aucune 
réforme  du  dedans.  Ils  traitent  comme  ennemis  ceux 
qui  veulent  du  dedans,  longtemps,  longuement,  patiem- 
ment leur  faire  entendre  la  voix  de  la  raison;  la  voix 
de  la  justice;  la  voix  de  la  liberté  ;  la  voix  de  la  justesse. 
Qu'ils  ne  s'étonnent  point  dès  lors  de  recevoir  des 
atteintes  matérielles,  et  de  les  recevoir  du  dehors.  C'est 
la  loi. 

C'est  l'événement  de  toutes  les  tyrannies. 

Ce  sera  évidemment  plus  tard  aussi  une  grande  ques- 
tion dans  l'histoire  des  littératures  que  de  savoir  si  ce 
Pons  je  ne  sais  plus  comment,  Pons  Daumelas  aussi 
existe  ou  si  ce  ne  serait  pas  un  pseudonyme  de  notre 
M.  Rudler.  Il  y  a  du  pour  et  du  contre.  Les  balances 
des  méthodes  scientifiques  hésitent,  fléchissent  en  des 
oscillations  d'une  ténuité  merveilleuse.  Les  deux  thèses 
se  balancent  avec  des  raffinements  de  voluptés.  (Tou- 
jours les  voluptés  sourdes  de  M.  Rudler,  si  j'ai  bonne 
mémoire).  Ce  qui  me  ferait  croire  que  cet  article,  fort 
bas,  ne  serait  pas  de  M.  Rudler,  c'est  qu'il  est  tout  de 
même  écrit  en  un  certain  français  auquel  M.  Rudler 
n'atteint  pas.  Mais  ce  qui  me  ferait  croire  que  c'est  un 
pseudonyme,  et  non  pas  un  onyme  tout  court  ni  même 
un  paronyme,  c'est  que  c'est  un  nom  si  évidemment 
forgé.  Faisons  appel,  mes  enfants,  non  plus  à  nos  vieux 
instincts,  ni  à  notre  goût,  ils  sont  passés  de  règne,  mais 
à  ces  règles  subtiles  que  nos  maîtres  ont  instaurées 
parmi  nous,  Pons  Domelas,  Ponce  Daumelas,  je  ne  sais 

158 


M.    RUDLER 

pas  si  VOUS  êtes  comme  moi,  c'est  un  nom  qui  sent  la 
forgerie.  On  ne  me  fera  jamais  croire  qu'un  vrai  homme 
s'appelle  comme  ça.  C'est  un  nom  fabriqué,  un  nom 
bissecteur,  un  nom  si  éAidemment  composé,  juste  au 
milieu,  Pons  Daumelas  on  voit  tout  de  suite  que  c'est 
un  petit  compromis  mitigé  entre  le  célèbre  Ponce  Pilate 
et  le  presque  aussi  célèbre  Domela  Nieuwenhuis. 

Si  encore  il  s'appelait  Pierre  Pons,  à  la  rigueur  ça 
pourrait  être  naturel.  C'est  un  malheur,  de  s'appeler 
Pierre  Pons.  Par  conséquent  ça  peut  arriver  à  quelqu'un. 

Nous  connaissons  tous  les  trésors  de  perfection  qu'il 
y  a  dans  la  phrase  suivante  :  Madame,  c'est  moi  que  je 
suis  le  professeur  de  français  qu'on  vous  a  parlé.  On 
croyait  jusqu'ici  non  seulement  que  c'était  le  sublime 
du  genre,  mais  qu'on  ne  pourrait  jamais  faire  mieux. 
On  se  trompait.  Nous  avons  aujourd'hui  le  sursubUme 
du  genre.  Quelqu'un  a  fait  mieux.  Depuis  le  i5  juillet. 
Il  y  a  une  phrase  encore  supérieure.  Vous  voudriez  bien 
savoir  où.  Puisque  vous  êtes  abonné  aux  cahiers,  je 
vais  vous  le  dire.  Il  y  a  vme  phrase  supérieure,  encore 
supérieure  précisément  dans  ce  numéro  y,  F/«  année, 
(Deuxième  Série),  i5  Juillet  igii,  de  cette  Revue 
Critique  des  Livres  Nouveaux,  publiée  chez  Cornély, 
loi,  rue  de  Vaugirard.  Prix  du  numéro,  0.60.  Abonne- 
ments 5  francs  par  an  pour  la  France,  et  6  francs  pour 
l'Étranger.  Je  ne  saurais  trop  remercier  M.  Ponse  Pilate 
d'avoir  attiré  mon  attention  sur  ce  numéro,  en  voulant 
bien  s'y  occuper  de  ma  modeste  personne.  Car  si 
M.  Domela  Nieuwenhuis  n'avait  point  attiré  mon  atten- 

169 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

tion  sur  ce  numéro,  j'igaorais  toute  ma  vie  cette  phrase 
extraordinaire,  Scaferlati  supérieur.  Et  j'y  aurais  beau- 
coup perdu.  Et  l'univers  aussi  l'ignorait  toute  sa  ^de.  Et 
l'univers  aussi  y  aurait  beaucoup  perdu.  Car  l'univers 
ne  lit  pas  la  Revue  Critique  des  Livres  Nouveaux.  Il  a 
tort.  Mais  n'anticipons  pas. 

Frappé  de  mon  indignité,  et  de  voir  que  je  ne  savais 
pas  le  français,  et  que  c'était  le  cousin  Pons  qui  le 
savait,  mais  nullement  entêté,  il  faut  me  rendre  cette 
justice,  je  me  mis  incontinent  en  devoir  de  l'apprendre, 
—  (pas  le  Pons,  le  français),  —  dans  cette  Revue  qui 
m'enseignait  si  gentiment  que  je  ne  le  savais  pas. 

J'avoue  que  j'allai  de  surprise  en  surprise.  Si  le  cousin 
Ménélas  n'avait  point  attiré  mon  attention  sur  ce 
numéro,  j'étais  frustré  de  grands  enseignements.  Le 
cousin  Pons  est  évidemment  du  pays  de  M.  Combes.  Il 
y  a  longtemps  que  je  soupçonnais  cette  Revue  Critique 
des  Livres  Nouveaux  d'être  im  organe,  si  je  puis  dire, 
combiste.  Cette  Revue  porte  des  enseignements  jusque 
sur  sa  couverture.  Ainsi  on  y  voit,  sur  sa  couverture, 
que  le  cousin  Rudler  y  est  représenté  comme  Docteur 
es  lettres  et  comme  Professeur  au  Lycée  Louis  le  Grand. 
Il  n'y  est  pas  représenté  comme  exerçant  quelque  domi- 
nation à  l'École  Normale  Supérieure.  Serait-ce  une 
erreur  de  mes  sens  abusés,  que  notre  camarade  fait 
un  cours  à  l'École  Normale  Supérieure,  et  des  mauvaises 
leçons  sur  Hugo.  Mais  ouvrons  la  revue  du  cousin 
Paméla.  La  première  leçon  que  j'y  prends  est  une  assez 
bonne  leçon  de  classement.  Tout  peu  cousin  que  je  sois, 
je  distingue  assez  rapidement  ce  que  c'est  que  cette 
Revue.  C'est  une  Revue  cousine.  Je  veux  dire  entre  cou- 

i6o 


M.    RUDLER 

sins.  C'est  d'abord,  et  excellemment,  c'est  au  premier 
degré  une  revue  où  ceux  qui  ne  font  rien  disent  du  mal 
de  ceux  qui  font  quelque  chose.  Mais  si  par  malheur, 
—  (ou  par  erreur),  —  un  de  ceux  qui  ne  font  rien  a 
eu  le  malheur  de  faire  quelque  chose,  alors  un  autre  de 
ceux  qui  ne  font  rien  est  délégué  à  dire  de  fcelui  qui  par 
malheur  a  fait  quelque  chose  un  bien  dont  sur  un 
exemple  on  va  avoir  une  légère  idée.  Ainsi  la  Revue 
devient  au  deuxième  degré  une  Revue  d'encensement 
mutuel.  Mon  Dieu  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  ça 
se  voit.  En  un  mot  il  y  a  pour  ces  gens-là  ceux  qui  sont 
de  la  Revue,  et  ceux  qui  ne  sont  pas  de  la  Revue.  Le 
cousin  Pénélope  est  de  la  Revue,  et  moi  Péguy  on  se 
rend  compte  assez  rapidement  que  je  ne  suis  pas  de  la 
Revue.  Car  or  chaque  numéro  de  la  Revue,  si  j'en  crois 
la  dernière  page  de  la  couverture,  est  divisé  en  trois 
parties  :  i°  étude  sur  un  ouvrage  récent,  ou  sur  un 
ensemble  de  publications  récentes  de  premier  ordre  ou 
d'actualité;  2°  comptes  rendus  ordinaires;  3°  livres 
annoncés  sommairement.  »  On  pense  bien  que  je  suis 
dans  les  comptes  rendus  ordinaires.  On  m'aurait  bien 
mis  dans  les  livres  annoncés  sommairement,  mais  on 
n'aurait  pas  eu  la  place  pour  m'éreinter.  Il  fallait  deux 
pages  et  neuf  lignes  au  cousin  Babylas.  Le  livre  hors 
ligne,  ou  pour  parler  exactement  le  Livre  de  premier 
ordre  d'aujourd'hui  est  le  tome  III  de  VHistoire  de  la 
langue  française,  des  origines  à  1900,  de  notre  maître 
M.  Brunot  (attention,  attention,  il  faut  dire  ici  notre 
maître  et  ne  pas  aller  dire  notre  cousin  M.  Brunot, 
le  roi  n'est  pas  son  cousin).  (Et  je  ne  me  fierais 
qu'à  demi  à  sa  jovialité).  C'est  donc  le  tome  III  de 

161 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

M.  Brunot  qui  est  Vouvrage  récent  ou  d'actualité.  On 
pouvait  tomber  beaucoup  plus  mal.  Je  n'ai  aucune 
compétence  dans  VHistoire  de  la  langue  française,  mais 
en  attendant  que  j'y  aie  acquis  quelque  compétence,  ce 
qui  ne  saurait  tarder,  je  suis  plein  de  respect  pour  notre 
maître  M.  Brunot,  j'ai  pour  les  travaux  de  M.  Brunot, 
moi  écrivain,  tout  le  respect  qu'un  soldat  qui  a  fait  la 
guerre  a  pour  un  historien  des  poudres  et  salpêtres,  qui 
ne  l'a  pas  faite,  tout  le  respect  qu'un  peintre,  qui  a  fait 
des  tableaux,  a  pour  un  historien  de  la  boîte  à  couleurs, 
qui  n'en  a  point  fait.  Mais  en  attendant  que  j'aie  acquis 
quelque  compétence  dans  VHistoire  de  la  langue  fran- 
çaise je  dois  à  M.  Brunot  par  ce  numéro  même  un  bon 
enseignement.  Car  c'est  un  cousin  nommé  Sudre  ou  si 
vous  voulez  c'est  un  nommé  le  cousin  Sudre  qui  fut 
chargé,  ou  qui  se  chargea  de  présenter  le  livre  de 
M.  Brunot.  Vous  dites,  monsieur  Reinach,  ou  enfin  vous 
me  diriez  que  vous  avezdes  jeunes  gens  avec  vous,  que 
le  Parti  Intellectuel  a  des  jeunes  gens  avec  lui.  Voyez 
quels  sont  vos  jeunes  gens.  Écoutez,  puisque  aussi  bien 
vous  collaborez,  vous  aussi,  à  cette  Revue,  et  que  votre 
nom  est  dans  le  petit  rectangle  de  la  couverture,  dans 
le  petit  cartel  de  tête,  écoutez,  instruisez-vous  avec  moi, 
écoutez,  apprenons  comment  et  jusqu'où  ces  jeunes  gens- 
là,  les  vôtres,  poussent  l'art  de  la  flagornerie,  écoutez  en 
quels  termes  ils  parlent  d'un  patron.  On  se  croirait  aux 
meilleurs  jours  de  la  Faculté  de  Médecine.  Le  cousin 
Sudre  dit  tout  le  bien  qu'il  pense  du  livre  du  patron.  Il  en 
a  le  droit  et  ce  n'est  pas  là  que  commence  la  flagornerie 
littéraire.  Et  universitaire.  Mais  quand  il  a  fini  le  cousin 
Sudre  se  dit  :  C'est  pas  tout  ça.  Est-ce  que  le  patron  va 

i6a 


M.    RUDLER 

être  content.  11  fait  cette  injure  au  patron,  que  nous  ne 
lui  ferions  pas,  de  supposer  que  le  patron  aime  la 
louange.  Et  alors  le  cousin  Sudre  se  lance  dans  un 
lyrisme  qui  n'est  pas  de  Château-Thierry.  (M.  le  Grix 
avait  bien  raison  de  nous  annoncer  une  renaissance  du 
lyrisme  en  France).  Écoutons  un  peu.  Notez  que  c'est 
après  la  fin  de  son  article.  Son  article  est  fini  quand  il 
commence  : 

J'ai  essayé  d'indiquer  ce  qui  dans  l'œavre  de  M.  Brunot 
est  absolument  hors  ligne.  Je  ne  voudrais  pas  que  ces 
comptes  rendus,  forcément  fragmentaires,  Jissent  illu- 
sion sur  l'admiration  que  m'inspire  l'ouvrage  entier, 
(vous  croiriez  là-dessus  que  l'ouvrage  entier  ne  lui 
inspire  pas  d'admiration.  Vous  vous  trompez  double- 
ment, et  sur  sa  psychologie,  où  vous  êtes  impardon- 
nable, et  deuxièmement  vous  n'y  êtes  pas,  on  voit  bien 
que  vous  ne  connaissez  pas  leur  français,  deuxième- 
ment sur  son  français.)  admiration  que  partageront 
(vous  êtes  rassuré  tout  de  suite)  admiration  que  parta- 
geront tous  ceu.x  qui  le  liront  ou  auront  à  le  consulter. 
(On  ne  dira  pas  que  ces  jeunes  gens  n'ont  pas  le 
sens  de  l'admiration).  Ils  ne  sauront  en  vérité  ce  qu'il 
faut  admirer  le  plus,  de  la  colossale  faculté  de  travail 
de  l'auteur  ou  de  sa  belle,  saine  et  utile  érudition.  Mais 
tous  resteront  d'accord  que  ce  monument  manquait  à 
l'étude,  à  l'honneur  de  notre  langue,  et  qu'il  est  d'un 
bon  et  savant  Français  de  l'avoir  élevé.  (Car  ces  amis 
de  Jaurès  sont  aussi  de  bons  Français  quand  il  faut). 

On  avait   voulu   nous    faire    croire    que    la    vieille 
i63 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

gjinnastique  aux  agrès  avait  été  remplacée  dans  les 
écoles  par  la  gymnastique  suédoise.  Nous  savons  à 
présent  par  quoi  la  vieille  gymnastique  aux  agrès  a  été 
remplacée  dans  les  écoles.  Elle  y  a  été  remplacée  par 
un  judicieux  exercice,  par  une  gjTnnastique  rationnelle 
du  maniement  de  l'encensoir.  Et  par  quelques  exercices 
d' as  souplissement. 

Nous  savions  tous  le  degré  de  haute  perfection 
qu'atteint  la  phrase  du  professeur  de  français  qu'on 
vous  a  parlé.  Il  y  avait  aussi  une  phrase  de  Patin  qui 
était  célèbre  quand  nous  étions  au  lycée.  L'une  et 
l'autre  ne  sont  plus  lùen  depuis  cette  phrase  que  je  vois. 
Elle  est  dans  les  comptes  rendus  ordinaires.  Il  faut 
passer  pour  la  trouver  par  dessus  le  compte  rendu 
a  ordinaire  »  que  m'a  réservé  le  cousin  Péloponèse. 
Après  trois  ou  quatre  comptes  rendus  on  arrive  à  la 
phrase  suivante.  Je  préviens  que  malgré  le  jeu  des 
premières  métaphores,  il  ne  s'agit  point  dans  cette 
Revue  Critique  de  géograpliie  marine  ni  d'un  traité 
d'obstétrique.  Il  s'agit  d'un  livre  d'un  certain  Cazamian 
sur  l'Angleterre  moderne.  Voici  la  phrase  :  «  [Il  a 
essayé,  et  réussi,  la  synthèse  de  l'âme  et  de  l'histoire 
anglaises  depuis  cent  ans.  Non  plus  l'une  de  ces 
synthèses  psychologiques  à  la  manière  de  Taine  et  de 
so/i  école,  qui  ne  sont  que  des  portraits  classiques 
agrandis  à  la  taille  des  peuples,  mais  une  synthèse 
historique,  dans  laquelle  une  connaissance  étendue  des 
faits  en  soutient  et  en  nourrit  l'interprétation.]  »  Voici 
le  beau  de  la  phrase,  et  les  métaphores  :  «  Il  a  évité 
les  principaux  écueils  de  sa  conception.  Sous  le  schéma 

i64 


M.    RUDLER 

philosophique  il  est  aisé  même  à  des  lecteurs  m.qyenne- 
m,ent  au  fait  des  choses  anglaises,  de  replacer  le  drame, 
avec  ses  angoisses.  Mais  le  schéma  lai-même  ne  crée 
point  de  rigidité.  L'auteur  ne  fige  pas  la  vie  dans  des 
constructions  systématiques.  Partout  il  donne  à  enten- 
dre qu'il  n'existe  point  de  tendances  pures,  sans  mélange 
des  tendances  contraires,  et  qu'un  peuple  ne  peut  pas 
se  Jeter  tout  entier  du  côté  de  l'une  on  de  l'autre  adap- 
tation. Grâce  à  la  variété  nuancée  et  heureuse  de  ses 
formules,  il  a  dégagé  les  dominantes,  mais  respecté  la 
complexité  profonde  des  choses.  Aussi,  quand  on  discu- 
terait avec  lui  sur  ses  dosages  de  réflexion  et  de  raison, 
ou  même  sur  le  rattachement  de  telle  ou  telle  tendance 
à  l'une  ou  à  l'autre  des  adaptations,  on  n'ébranlerait 
ni  l'ensemble  de  sa  construction  ni  son  idée  générale, 
parfaitement  légitime  quoiqu' appliquée  rétrospective- 
ment  au   siècle  passé,  » 

Eh  bien  voilà,  j'ai  honte  à  le  dire  parce  que  c'est 
tellement  extraordinaire  qu'on  ne  va  pas  me  croire  : 
Voilà  :  L'homm.e  qui  écrit  ça  enseigne  le  français  à 
l'École  Normale  Supérieure.  Cette  phrase  est  de 
Radier    lui-même. 

Charles  Péguy 


...  «  parfaitement  légitime  quoiqu' appliquée  rétro- 
spectivement au  siècle  passé.  »  Et  si  on  l'appliquait 
rétrospectivement  au  siècle  futur,  mon  cher  camarade, 
est-ce  qu'elle  serait  encore  parfaitement  légitime,  son 

i65 


Cahiers  de  la  Qninzaine 

idée  générale.  —  Et  je  ne  parle  pas,  je  ne  parle  plus  du 
perpétuel  encensement  mutuel. 

On  n'en  croirait  pas  le  témoignage  de  ses  yeux.  Voilà 
les  remaniements.  Voilà  les  améliorations.  Voilà  les 
perfectionnements.  Non  il  n'y  a  pas  une  crise  du  fran- 
çais. C'est  un  leurre.  L'homme  qui  écrit  comme  ça, 
l'homme  qui  écrit  ça  ;  ce  jargon  ;  ce  paquet  de  clichés  ; 
cette  lavasse  abstraite;  ce  ramassement  fadasse  de 
pauvretés  ;  je  n'en  reviens  pas  ;  l'homme  qui  écrit  ça, 
(soyons  gais,  surtout,  ne  soyons  pas  geignards), 
l'homme  qui  écrit  ça  enseigne  le  français  à  l'École 
Normale   Supérieure. 

On  me  dit  :  Ne  vous  excitez  pas.  Ce  Radier  est  un 
médiocre.  Il  ne  porte  ombrage  à  personne.  C'est  pour 
cela  qu'il  a  fait  cette  rapide  carrière.  C'est  toujours 
ainsi  dans  le  Parti  Intellectuel.  —  Je  réponds  :  Je  sais 
que  c'est  toujours  ainsi  dans  le  Parti  Intellectuel,  m.ais 
Je  sais  aussi  que  c'est  à  force  de  ne  pas  avoir  voulu 
«  s'exciter  »  que  nous  en  sommes  où  nous  en  somm,es. 

«  Il  a  évité  les  principaux  écueils  de  sa  conception.  » 
(Heureusement  encore  qu'il  a  évité  les  principaux).  Sous 
le  schéma  philosophique...  »  Non,  si  quelqu'un  prétend 
que  la  phrase  du  professeur  de  français  ou  que  la 
phrase  de  Patin  a  une  plus  haute  perfection  qpie  la 
phrase  de  M.  Radier,  je  dis  qu'il  faut  que  ce  quelqu'un 
soit  on  envieux,  on  jaloux,  un  ennemi  de  M.  Radier. 

Je  sais  bien  que  c'est  leur  théorie,  (et  encore  plus  leur 
pratique,  certes),  qu'on  n'a  pas  besoin  de  savoir  écrire 
pour  s'occuper  des  écrivains   et  des  écritures,  (et  ils 

i66 


M.    RUDLER 

ne  s'en  privent  pas,  de  ne  pas  savoir  écrire),  peut-être 
au  contraire,  (ils  en  abusent  un  peu  de  ce  contraire), 
qu'il  vaut  même  mieux  ne  pas  savoir  écrire  pour  s'oc- 
cuper des  écrivains  et  des  écritures,  (on  est  moins 
partial,  sans  doute),  pour  faire  l'histoire  des  écrivains 
et  des  écritures.  Mais  notre  thèse  à  nous  écrivains  est 
que  nous  avons  sur  les  œuvres  et  sur  les  vies  et  dans 
les  œuvres  et  dans  les  vies  de  nos  modèles  et  de  nos 
maîtres  des  intelligences  profondes  que  les  non  écri- 
vains n'y  ont  pas.  Il  y  aura  toujours  ceux  qui  sont  du 
métier  et  ceux  qui  n'en  sont  pas.  Notre  thèse  à  nous 
écrivains  est  que  nous  avons  sur  les  œuvres  et  sur  les 
vies  et  dans  les  œuvres  et  dans  les  vies  de  nos  anciens 
et  de  nos  pères,  de  nos  modèles  et  de  nos  maîtres  des 
intelligences  profondes.  Je  dis  qu'un  Tharaud,  parce 
que  Tharaud  est  écrivain,  parce  que  Tharaud  est 
romancier,  parce  que  Tharaud  vient  de  faire  la  Maîtresse 
Servante,  je  dis  qu'un  Tharaud,  quand  il  ouvre  seule- 
ment un  roman  de  Flaubert,  un  roman  de  Maupassant, 
y  a,  y  trouve,  (sans  chercher),  y  reçoit  des  intelligences 
instantanées  qu'un  Rudler  ne  recevra  jamais,  qui  d'ail- 
leurs ne  se  trouvent  point,  ne  s'obtiennent  point.  Et 
par  contre  notre  thèse  est  qu'il  y  a  une  certaine  inca- 
pacité d'écrire,  une  sorte  de  certaine  malpropreté 
d'écriture  qui  dé(ha)bilite  un  homme  pour  les  hommes 
et  pour  les  œuvres  de  l'écriture.  Que  ça  ne  trompe  pas, 
que  c'est  incurable,  et  qu'un  homme  qui  a  une  fois 
commis  une  phrase  comme  cette  phrase  de  M.  Rudler, 
un  vers  de  Racine  ou  un  vers  de  Ronsard  ne  lui  sonnera 
jamais  dans  la  tête.  Après  ça  il  peut  avoir  deux  cent 
cinquante  et  une  mille  fiches.  Nous  nous  en  foutons,  de 

167 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

ses  fiches.  Nous  en  avons  assez  de  ces  petits  domina- 
teurs qui  prétendent  faire  l'histoire  d'une  réalité  sans 
entendre  à  cette  réalité.  L'homme  qui  se  joue  dans  ses 
métaphores  comme  un  tardigrade,  l'homme  qui  est  tar- 
digrade  restera  tardigrade. 


Même  jour,  le  soir.  —  Je  me  rends  bien  compte  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  bas  à  relever  toutes  ces  bassesses, 
et  la  haine  et  l'envie  et  l'ordure  et  la  honte.  Ce  n'est 
pas  sans  une  tristesse  elle-même  incurable  et  sans  une 
amertume,  ce  n'est  pas  sans  un  serrement  de  cœur, 
sans  une  angoisse,  sans  un  discrédit  et  une  déconsidé- 
ration de  soi,  sans  un  sentiment  d'un  avilissement  à 
ses  propres  yeux  qu'on  engage  la  conversation  avec 
ces  gens.  On  a  le  sentiment  d'une  grande  diminution. 
On  n'a  jamais  la  connaissance,  d'avance,  de  l'épreuve. 
On  ne  prévoit  jamais  comme  sera,  quelle  sera  l'épreuve. 
Je  croyais  avoir  l'expérience  de  la  vie.  Je  croyais  que 
ma  procession  pourrait  se  dérouler  sans  avanie  ;  qu'elle 
pourrait  se  dérouler  innocemment  devant  un  public 
innocent  ;  innocemment  comme  elle  était  conçue  ;  inno- 
cente devant  un  public  innocent,  pure  devant  un  public 
pur.  Je  me  trompais.  Mais  quand  quelques  mauvais 
garnements  viennent  publiquement  faire  des  incon- 
gruités, il  faut  bien  faire  avancer  quelques  pertuisa- 
niers.  J'ai  fait  avancer  quelques  pertuisaniers.  Si  l'on 
m'en  demande,  j'en  ferai  avancer  d'autres,  tant  qu'il 
en  faudra.  Je  ferai  tous  les  métiers,  tant  qu'il  en  fau- 
dra. Si  on  salit  la  rue,  je  me  ferai  balayeur  de  la  rue, 

168 


M.    RUDLER 


afin  que  les  pieds  purs,  afin  que  les  pieds  propres  ne 
se  salissent  point. 


Je  ferai  tous  les  métiers.  J'ai  l'habitude.  Tout  ce  que 
je  demande,  c'est  que  tout  ce  fiel  crève  sur  ces  fielleux 
et  que  bientôt  je  puisse  retravailler  d'un  coeur  pur. 


Il  y  a  douze  ans,  quand  parut  le  premier  cahier  de  la 
première  série,  le  Parti  Intellectuel  se  récria.  Ils  riaient 
entre  eux,  ils  plaisantaient,  ils  gouaillaient.  Ils  ont  tou- 
jours été  le  parti  de  la  dérision.  Ils  raillaient.  Ils  rica- 
naient. C'est  leur  fort.  Ils  disaient  à  l'École  Normale 
et  dans  tout  ce  milieu  de  l'École  Normale  :  On  a  vu 
paraître  le  premier.  On  ne  verra  jamais  paraître  les 
autres.  Ils  riaient  aux  éclats  dans  leur  grosse  face 
pseudo-bismarckienne.  On  a  vu  paraître  le  premier.  On 
ne  verra  jamais  paraître  le  deuxième.  Ils  mentaient. 
On  a  vu  paraître  le  deuxième  et  un  certain  nombre 
d'autres  depuis. 

Quand  est  parue  la  première  .Jeanne  d'Arc,  je  veux 
dire  le  premier  mystère,  le  mystère  de  la  Charité  de 
Jeanne  d'Arc,  le  Parti  Intellectuel  dit  :  On  a  vu  paraître 
la  première.  On  ne  verra  jamais  paraître  la  deuxième. 
Ils  mentent.  On  verra  paraître  la  deuxième  et  un 
certain  nombre   d'autres. 

On  ne  verra  pas  paraître  la  deuxième.  Ils  ne  sont  pas 
169  Laudet.  —  10 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

si  malins.  Ils  n'ont  jamais  rien  empêché.  Ils  peuvent 
nous  faire  beaucoup  de  mal.  On  l'a  vu.  Ils  peuvent 
nous  faire  beaucoup  souffrir.  On  l'a  vu.  On  le  voit. 
Mais  ils  ne  nous  empêcheront  pas  de  produire.  Il  y  a 
dans  la  race  de  producteur  une  force  qui  vainc  tout. 

J'étais  assez  ridicule  en  effet  quand  parut  le  premier 
cahier  de  la  première  série.  Sans  un  sou,  malade,  (gei- 
gnard comme  dit  Rudler),  tralii,  abandonné  de  toutes 
parts  j'entreprenais  de  remonter  ensemble  tous  les  cou- 
rants de  basse  démagogie  politicienne  qui  sortaient  de 
partout  comme  des  eaux  sales  pour  corrompre  le  drey- 
fusisme,  pour  profiter  de  l'affaire  Dreyfus.  Aujourd'hui 
ces  démagogies,  qui  sont  proprement  les  mêmes,  qui 
sont  proprement  les  démagogies  intellectuelles,  se  sont 
ressaisies.  Elles  veulent  tenter  le  même  assaut.  Elles 
trouveront  la  même  résistance.  Ce  que  nous  avons  fait, 
ce  que  nous  avons  réussi  quand  nous  n'étions  rien, 
nous  le  ferons  peut-être  encore  aujourd'hui  que  nous 
sommes  quelque  chose. 


Le  calcul  du  Parti  Intellectuel  était  double,  était  à 
double  révolution.  On  montait  cette  cabale  au  dévelop- 
pement de  laquelle  nous  assistons  depuis  bientôt  un  an. 
Et  alors  de  deux  choses  l'une.  Ou  bien  je  ne  répondais 
pas  et  on  espérait  nous  écraser  sous  cette  cabale.  Ou 
bien  je  répondais,  je  perdais  mon  temps  à  répondre,  je 
ne  travaillais  pas,  et  la  deuxième  Jeanne  d'Arc  ne 
paraissait  pas  tout  de  même.  Ce  double  calcul  est  dou- 

170 


M.    RUDLER 


blement  déjoué.  Je  réponds.  Et  il  faut  espérer  que  la 
deuxième  Jeanne  d'Arc  paraîtra  tout  de  même.  Ils  n'ont 
pas  évité  les  principaux  écueils  de  leur  conception. 


M.  Laudet  non  plus  n'a  point  évité  les  principaux 
écueils  de  sa  conception.  Il  y  a  en  effet  un  point,  il  faut 
qu'il  y  ait  un  point  qui  soit  bien  acquis,  c'est  un  point 
de  méthode,  c'est  que  je  sais  beaucoup  trop  bien  mon 
métier  d'homme  d'action  pour  me  laisser  embarguigner 
jamais,  embaragouiner  à  la  signature  de  quelque 
comparse.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  suis 
l'objet  d'un  guet-apens.  Je  commence  à  savoir.  C'est 
une  des  premières  leçons  que  j'ai  reçue  de  notre  maître 
M.  Sorel  il  y  a  douze  quinze  ans,  du  temps  que  je 
commençais  mon  deuxième  apprentissage,  (le  seul  qxii 
compte,  l'apprentissage  de  la  méchanceté  des  autres), 
et  le  Parti  Intellectuel  se  chargeait  de  me  dresser.  Il 
faut  lui  rendre  cette  justice,  (au  Parti  Intellectuel)  que 
d'ailleurs  il  ne  le  faisait  pas  gratuitement.  Si  vous 
voulez  travailler  tranquille,  me  disait  M.  Sorel,  (on 
pense  que  je  voulais  travailler  tranquille),  quand  vous 
voyez,  quand  vous  sentez  qu'on  vous  monte  un 
coup,  une  cabale,  tous  ces  gens-là  sont  généralement 
pleutres  et  sournois,  ne  lanternez  pas;  ne  vous  laissez 
pas  lanterner;  dans  une  revue;  ne  vous  laissez  pas 
arrêter  à  celui  qui  signe  l'article.  Vous  comprenez.  Si 
on  lui  fait  signer  l'article,  à  celui-là,  c'est  justement 
parce  que  l'on  pense  qu'ayant  moins  de  volume  il  est  le 
moins  vulnérable.  Allez  droit  à  la  tête,  à  l'auteur  de  la 

171 


Cahiers  de  la  Quinzaine 

cabale,  au  directeur  de  la  revue,  et  descendez-le.  Après 
on  vous  laissera  la  paix. 

J'ai  constamment  appliqué  cette  méthode  et  je  m'en 
suis  toujours  trouvé  bien.  Tout  ce  que  nous  deman- 
dons, nous  autres  écrivains,  nous  autres  producteurs, 
je  puis  peut-être  le  dire,  c'est  de  travailler  tranquilles. 
Mais  si  quelque  mauvais  garnement  vient  nous  faire 
du  chahut  dans  l'atelier]  et  vouloir  nous  saboter  notre 
travail,  nous  pouvons  peut-être  retrouver  assez  de 
vigueur  pour  prendre  l'intrus  par  les  deux  épaules  et 
le  mettre  à  la  porte.  Cette  vigueur  que  nous  employons 
généralement  à  travailler,  par  une  opération  magique, 
monsieur  Laudet,  nous  pouvons  en  transformer  une 
partie,  (nous  avons  un  petit  transformateur  breveté), 
en  vigueur  de  combat. 


Qu'on  nous  laisse  la  paix,  c'est  tout  ce  que  nous 
demandons.  Qu'on  nous  laisse  tranquilles.  Qu'on  nous 
laisse  travailler.  Mais  si  on  nous  dérange,  au  moins 
nous  ferons  qu'on  ne  nous  aura  pas  dérangés  pour  rien. 
J'ai  suivi  cette  méthode  il  y  a  dix  ans  et  nous  y  avons 
gagné  dix  ans  de  paix.  Puisqu'on  m'a  dérangé  cette 
année,  je  suivrai  cette  méthode  de  telle  sorte  que 
nous  y  gagnerons  dix  nouvelles  années  de  paix.  Je 
veux  un  nouveau  décennat.  Je  suis  modeste.  Je  l'aurai. 
Ce  qui  perd  M.  Laudet,  c'est  qu'il  est  trop  jeune.  Je 
veux  dire  trop  nouveau  venu  dans  les  lettres.  S'il  savait 
les  précédents,  s'il  avait  connu  les  histoires  d'il  y  a 
dix  ans,  il  est  probable  qu'il  aurait  cherché  une  victime 

172 


M.    RLDLER 


un  peu  moins  récalcitrante.  Je  sais  bien  qu'aujourd'hui 
M.  Laudet  aimerait  mieux  que  tout  ceci  n'eût  pas  eu 
lieu.  Mais  puisqu'il  m'a  dérangé  je  puis  lui  assurer,  — 
(ou  l'assurer),  —  qu'il  ne  m'aura  pas  dérangé  pour  rien. 


C'est  cette  méthode  que  j'ai  appliquée  il  y  a  dix  ans. 
C'est  cette  méthode  que  j'ai  constamment  tenue  prête. 
C'est  cette  méthode  que  j'appliquerai  cette  année.  Je 
ne  connais  que  les  têtes.  Je  ne  connais  pas  Ménélas. 
Ni  Pénélope.  Je  connais  Rudler  et  je  ne  connais  que 
Rudler.  Et  s'il  est  nécessaire  j'irai  plus  haut  que 
Rudler  encore,  j'atteindrai  plus  haut,  j'irai  jusqu'à 
quelque  tête  couronnée.  Je  monte  toujours.  Je  ne 
descends  jamais.  Je  ne  connais  pas  M.  le  Grix.  Quand 
même  on  me  ferait  déjeuner  vingt-sept  fois  avec  lui,  je 
ne  le  connais  pas,  je  ne  veux  pas  le  connaître.  Je 
connais  M.  Laudet.  Je  ne  connais  que  M.  Laudet.  Je 
ne  veux  connaître  que  M.  Laudet.  Autrement  ce  serait 
trop  commode.  Si  M.  le  Grix  réclame  son  droit  à 
l'existence  et  tout  ce  qui  s'ensuit,  il  passera  deuxième. 
Il  se  mettra  derrière  son  patron. 


Comme  M.  Sorel  me  l'a  dit  quand  j'étais  jeune,  ainsi 
je  me  retourne  et  je  le  dis  à  mon  tour  à  tout  jeune 
homme  qui  voudrait  fonder  une  institution,  une  entre- 
prise, une  maison,  une  œuvre  et  qui  naturellement 
serait  aussitôt  assailli  de  cabales  démagogiques. 
Frapper  à  la  tête.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  le  mot  de 

1^3  Laudet.  —  lo. 


\in  nouveau  théologien 

César.  Frapper  au  visage.  —  Non  :  feri  vultum;  sed  : 
feri  caput.  Frapper  à  la  tête.  Et  alors  ne  pas  y  aller  de 
main  morte.  Ne  pas  se  battre  pour  la  frime.  Toute  cette 
vigueur  que  ces  jeunes  gens  déploient  pour  l'encense- 
ment, la  déployer  pour  l'enfoncement.  Tout  ce  courage 
qu'un  Sudre  déploie  pour  manœuvrer  l'encensoir  sur  le 
nez  de  M.  Brunot,  le  déployer  pour  casser  sur  les 
mêmes  sortes  de  nez  d'autres  sortes  d'encensoirs.  (Ce 
qui  rend  tout  à  fait  comique  l'opération  dudit  Sudre, 
c'est  que  quand  M.  Brunot  est  conduit  à  parler  dudit,  il 
ne  manque  jamais  de  le  juger  ainsi  :  Ah  oui,  dit-il, 
Sudre,  c'est  encore  un  de  ces  nécrophages.  (Enfin  un  de 
ces  insectes  qui  vivent  de  cadavres).  —  Et  pendant  ce 
temps  le  Sudre  tremblant  se  dit  :  Est-ce  qu'au  moins  le 
patron  trouvera  que  je  lui  ai  fait  assez  de  compliments 
dans  mon  papier). 


Non  que  je  ne  distingue  entre  les  deux  agressions 
que  nous  avons  à  repousser  simultanément.  Quand  le 
Parti  Intellectuel  nous  attaque  avec  cette  violence,  et 
cette  mauvaise  foi,  et  cet  acharnement,  il  fait  son 
devoir  pour  ainsi  dire,  il  fait  son  métier,  il  fait  son 
office.  Il  reste  fidèle  à  son  caractère  propre.  Il  reprend 
une  lutte  qui  date  de  plus  de  dix  ans,  un  nouveau  siège 
de  Troie,  plus  long  que  le  siège  de  Troie,  une  lutte  plus 
que  décennale,  une  lutte  qu'il  perd  depuis  plus  de  dix 
ans.  C'est  son  affaire.  Nous  sonunes  à  ses  ordres. 

Mais  quand  M.  Laudet,  quand  la  Revue  hebdomadaire 
choisit  pour  se  jeter  sur  nous   exactement   le   même 


M.    FERNAND    LAUDET 


temps  que  d'autre  part  le  Parti  Intellectuel  prend  pour 
se  jeter  sur  nous,  j'ai  le  droit,  j'ai  le  devoir  de  dire  que 
cette  coïncidence  est  extrêmement  suspecte. 


Samedi  12  août  iQi i.  —  La  preuve  que  ma  méthode 
a  du  bon,  et  que  souvent  elle  force  l'auteur,  elle  force 
la  tète  à  se  démasquer,  c'est  que  M.  Laudet  me  répond 
aujourd'hui  dans  son  numéro  32,  daté  d'aujourd'hui, 
sous  ce  titre  :  un  disciple  de  Péguy .  C'est  le  moment 
de  reprendre  nos  paragraphes. 

Je  dirais  que  ma  méthode  est  celle  qui  fait  sortir  le 
loup  du  bois,  si  le  loup  n'était  depuis  Vigny  et  même 
avant  un  animal  noble. 

§  264.  —  Enfin  j'ai  quelqu'un  devant  moi.  —  «  Le 
Bulletin  des  Professeurs  catholiques  de  l'Université, 
écrit  M.  Laudet,  du  20  juillet  igii,  qui  parait  à 
Coutances  et  qui,  de  son  aveu,  a  igo  abonnés,  parmi 
lesquels  trente-trois  abonnés  fermes  n'ont  pas  encore 
acquitté  leur  abonnement,...  ».  —  M.  Laudet  s'amuse 
beaucoup  de  ce  Bulletin  qui  paraît  à  Coutances,  qui  de 
son  aveu  a  190  abonnés,  parmi  lesquels  trente-trois 
abonnés  fermes  n'ont  pas  encore  acquitté  leur  abon- 
nement. Ceci  est  à  la  page  271.  Il  y  revient  à  la  page 
2^3  :  «  d'autre  part  Péguy  n'en  est  pas  réduit  à  ne 
trouver  d'hospitalité  pour  sa  prose  qu'à  Coutances  dans 
le  Bulletin  des  Professeurs  catholiques  de  l'Université 
qui  a  igo  abonnés,  parmi  lesquels  33  abonnés  fermes 
n'ont   pas    encore    acquitté    leur    abonnement.    »    Ce 

17S 


un  nouveau  théologien 

doublon  ne  lui  suflBt  pas.  Il  raille.  Il  jubile.  Il  est  comme 
Rudler.  Lui  non  plus  il  n'est  pas  un  geignard.  Il  est 
façonné  d'autre  sorte.  Il  recommence  à  la  2^8  :  «  Le 
journal  qui  a  publié  cette  pauvre  littérature,  c'est-à- 
dire  le  Bulletin  des  Professeurs  catholiques  de  l'Uni- 
versité, qui  n'a  que  igo  abonnés  fermes  dont  33  n'ont 
pas  encore  acquitté  leur  abonnement,...  ».  On  sent  qu'il 
y  tient.  Il  est  fasciné  par  ces  190  abonnés  dont  33.  Ce 
n'est  pas  un  homme  qui  fait  deux  fois  la  même  plaisan- 
terie. Il  ne  la  fait  que  trois  fois.  Il  n'est  pas  comme 
moi.  Il  n'est  pas  lourd  dans  ses  plaisanteries. 

Les  abonnés  du  Bulletin,  (les  190  abonnés,  moi  aussi), 
savent  que  Lotte  se  fait  un  devoir,  (ne  se  considérant 
que  comme  un  simple  gérant),  de  rendre  compte  régu- 
lièrement à  ses  abonnés  de  la  situation  du  Bulletin.  Je 
pense  qu'il  le  fait  régulièrement  dans  tous  ses  numéros. 
En  tout  cas  il  l'a  fait  dans  son  numéro  7,  du  20  Juillet 
191 1.  Il  devait  d'autant  plus  le  faire  dans  ce  numéro 
que  ce  numéro  7,  du  20  Juillet  191 1  était  le  dernier 
numéro  de  son  année  scolaire,  le  numéro  qui  fermait 
son  année  avant  son  départ  en  vacances.  Il  fit  donc 
suivre  mon  communiqué  d'une  correspondance ,  comme 
il  le  fallait  pour  mettre  à  jour  le  courrier  du  journal,  et 
d'une  note  de  gérance.  Je  lis  dans  cette  note  de  gérance, 
sous  la  signature  E.-J.  L.,  qui  pour  tout  Coutances  veut 
dire  Joseph  Lotte,  les  lignes  suivantes  : 

...  «  J^ous  comptons  à  ce  jour  : 

Abonnés  fermes  :  igo  (parmi  lesquels  Mgr.  l'Arche- 
vêque d'Avignon  et  Mgr.  l'Évêque  d'Évreux). 

i;6 


M.   FERNAND   LAUDET 

Abonnés  possibles  :  6ii. 

Recettes  globales  :  1,002  fr.  45. 

Dépenses  globales  :  1,211  fr.  10  (y  compris  bien 
entendu  les  frais  d'établissement  et  d'envoi  de  ce 
numéro    exceptionnel). 

N.  B.  —  33  abonnés  fermes  des  premiers  mois  n'ont 
pas  encore  acquitté  leur  abonnement.  Qu'ils  se  libèrent 
dès  octobre. 

E.-J.  L.  » 

C'est  cette  note  de  gérance  qui  a  eu  le  don  de  mettre 
en  joie  notre  cousin  Laudet.  Au  moment  même  où  les 
pataquès  de  notre  cousin  le  Grix  commençaient  à 
l'inquiéter,  cette  note  de  gérance  l'a  soudain  rasséréné. 
Elle  a  eu  la  vertu  de  le  rasséréner.  Ces  abonnés  fermes 
et  ces  abonnés  possibles,  ces  igo  et  ces  611,  et  ces 
33,  ces  nombres  fatidiques,  et  ces  recettes  globales,  — 
(petit  globe),  —  et  ces  dépenses  globales,  ces  misérables 
recettes  et  ces  misérables  dépenses,  tout  cela  a  paru  du 
dernier  ridicule  à  M.  Laudet.  Jusqu'à  cette  phrase  qu'il  y 
a  dans  le  paragraphe  précédent,  cette  attention  pour  les 
abonnés  pauvres.  Il  faut  voir  comme  le  gaillard  s'esbau- 
dit.  Il  est  gai  z'et  content,  monsieur  Laudet.  Son  toit 
s'égaye  et  rit  de  mille  odeurs  divines.  Il  faut  voir  comme 
il  se  fiche  de  ces  190  abonnés  fermes,  (il  est  vrai  qu'en  se 
fichant  de  ces  190  abonnés  fermes  dans  la  parenthèse 
il  se  fiche  aussi,  dedans,  de  Mgr.  l'Archevêque 
d'Avignon  et  de  Mgr.  l'Évêque  d'Évreux,  qui  y  sont 
inclus,  mais  il  ne  s'en  aperçoit  pas,  il  est  tout  à  la  joie). 


un  nouveau  théologien 


C'est  ce  Lotte  surtout  qui  lui  paraît  un  imbécile. 
Comment,  voilà  un  garçon  qui  a  un  Bulletin  catho- 
lique, qui  écrit  pour  des  catholiques  et  il  n'a  pas  encore 
su  en  soutirer  des  rentes.  Il  entend  que  son  Bulletin 
pour  ainsi  dire  mène  littéralement  une  vie  chrétienne. 
Catholique  il  a,  il  gère  gratuitement  un  Bulletin 
chrétien,  un  Bulletin  pauvre.  Quel  scandale  pour 
M.  Laudet.  Et  lui-même,  Lotte,  ayant,  gérant  ce 
Bulletin  il  fait  tranquillement  sa  classe  au  lycée,  il 
enseigne  aux  jeunes  citoyens  le  latin,  le  français,  peut- 
être  le  grec,  il  continue,  il  fait  son  métier,  il  fait  tran- 
quillement sa  classe  de  sixième  ou  de  cinquième  au 
lycée,  à  moins  que  ce  ne  soit  sa  classe  de  quatrième, 
enfin  sa  classe  de  grammaire.  Comme  on  sent  que 
M.   Laudet   méprise   un   pareil   imbécile. 

1,002  fr.  45.  —  1,211  fr.  10.  — Évidemment  quand 
on  est  M.  Laudet,  quand  on  a  vingt  mille,  trente  mille, 
quarante  mille  abonnés,  (on  ne  sait  jamais  avec  les 
Revues,  excepté  avec  le  Bulletin  de  Lotte  et  les  Cahiers 
de  la  Quinzaine  et  quelques  autres  petites  Revues), 
vingt,  trente,  quarante  mille  abonnés  à  vingt  et  trente 
francs  et  non  plus  à  six  francs,  quand  on  est  une  grosse 
puissance  sociale,  quand  on  a  donc  un  budget  de 
quatre  ou  cinq  cent  mille  francs,  et  qui  passe  peut- 
être  le  million,  quand  on  a  un  gros  volume  social, 
comment  ne  pas  mépriser  ce  budget  d'un  millier  de 
francs.  M.  Laudet  est  convaincu  que  nous  allons  jouer 
le  pot  de  terre  contre  lui  qui  va  jouer  le  pot  de  fer.  Cela 
le  fait  rire.  11  a  raison  de  connaître  La  Fontaine.  Ça 
peut  beaucoup  servir.  Mais  il  n'y  a  pas  seulement 
La  Fontaine  et  ses  fables.  Il  y  a  une  vieille  histoire 

178 


M.    FERNAND    LAUDET 

dans  une  tout  autre  sorte  de  fabuliste.  (Et  encore  peut- 
être  pas  tout  à  fait  si  autre  que  cela,  puisque  ce 
La  Fontaine  était  fanatique  d'un  de  ces  anciens). 
M.  Laudet  la  connaît  peut-être.  Il  la  cherchera  au  livre 
des  Rois,  livre  I,  chapitre  XVII,  verset  4>  (on  ies  a 
mis  en  versets)  : 

...  ce  il  étoit  de  Geth,  &  il  avoit  six  coudées  &  un 
palme  de  haut. 

5.  Il  avoit  en  tête  un  casque  d'airain  ;  il  étoit  revêtu 
d'une  cuirasse  à  écailles,  qui  pesoit  cinq  mille  sicles 
d'airain. 

6.  Il  avoit  sur  les  cuisses  des  cuissards  d'air^ain ;  &  un 
bouclier  d'airain  lui  couvroit  les  épaules. 

7.  La  hampe  de  sa  lance  étoit  comme  ces  grands  bois 
dont  se  servent  les  tisserans  ;  &  le  fer  de  sa  lance  pesoit 
six  cens  sicles  de  fer  :  &  son  Ecuyer  marchoit  devant 
lui.  » 

M.  Laudet  connaît  la  suite.  M.  Laudet  connaît  la  fin. 
M.  Laudet  fera  bien  de  suivre  la  version  française  de 
((  Monsieur  le  Maistre  de  Saci  ».  Elle  a  une  innocence 
admirable. 

Pendant  que  nous  y  sommes  et  que  M.  Laudet  exerce 
son  mépris  de  gros  volume,  je  lui  demande  instamment 
de  me  comprendre  dans  ce  mépris  où  il  enferme  Lotte. 
On  ne  saurait  être  en  meilleure  compagnie.  Et  de  com- 
prendre les  cahiers  dans  ce  mépris  où  il  enferme  le 

179 


un  nouveau  théologien 

Bulletin.  Car  les  cahiers  sont,  dans  leur  genre,  une 
revue  aussi  pauvre,  peut-être  plus  pau\Te  que  le  Bulle- 
tin. Cette  année  autant  que  jamais,  monsieur  Laudet, 
les  cahiers  oscillent  de  neuf  cents  à  onze  cents  abonne- 
ments. 

§  265.  —  Puisque  M.  Laudet  veut  absolument  assurer 
l'existence  à  M.  le  Grix,  j'y  consens.  M.  le  Grix  n'y 
gagnera  peut-être  pas.  M.  Laudet  non  plus.  Dans  ce 
système  et  sans  rien  engager  du  fond  du  débat  nous 
nommerons  pour  le  bon  ordre  article  de  M.  le  Grix  celui 
auquel  répond  le  communiqué  et  article  de  M.  Laudet 
celui  auquel  je  réponds  en  ce  moment  même. 

«r  Quoi  qu'il  en  soit,  dit  M.  Laudet,  il  est  intéressant, 
ne  serait-ce  que  pour  défendre  la  liberté  de  la  critique, 
de  remettre  les  choses  au  point.  » 

M.  Laudet  sait  très  bien  qu'il  ne  s'agit  aucunement, 
dîms  tout  ce  débat,  de  la  liberté  de  la  critique.  La 
liberté  de  la  critique  n'est  pas  en  cause.  Quand  même 
je  le  voudrais,  je  ne  vois  pas  bien  comment  je  m'y  pren- 
drais pour  empêcher  M.  le  Grix  d'écrire  chez  M.  Laudet. 
Seulement  si  la  liberté  de  la  critique  joue  pour  M.  le 
Grix  et  pour  M.  Laudet  elle  joue  également  poiir  moi. 
M.  Laudet  et  M.  le  Grix  ont  cent  fois  le  droit  de  critiquer 
mes  textes.  Mais  ensuite,  quand  ils  ont  fini,  ou  quand 
ils  en  ont  fini  une  partie,  ou  quand  ils  ont  fini  de  com- 
mencer, j'ai  bien  le  droit,  à  mon  tour,  de  considérer,  de 
traiter  leur  critique  comme  un  texte  et  de  la  critiquer. 
11  n'y  a  pas  vm  privilège  de  critique.  M.  Laudet  et  M.  le 

i8o 


M.    FERXAND   LAUDET 

Grix  ne  peuvent  pas  m'empêcher  de  me  faire  critique. 
Je  ne  les  empêche  pas  de  se  faire  écrivains. 

Qu'est-ce  que  ça  veut  dire,  la  liberté  de  la  critique.  Je 
crois  que  nous  sommes  libres,  de  nous  critiquer.  Quand 
même  je  le  voudrais,  la  liberté  de  la  critique  est  hors  de 
mon  atteinte. 

§  266.  —  Avec  sa  liberté  de  la  critique  M.  Laudet 
détourne  le  débat.  Ou  enfin  essaye  de  le  détourner.  Je 
ramènerai  M.  Laudet.  J'ai  accusé,  j'accuse  M.  Laudet 
de  tenter  d'opérer  un  détournement  des  consciences 
fidèles.  C'est  clair,  (comme  disait  l'autre).  M.  Laudet  ne 
peut  pas  me  demander  de  refaire  ici  et  perpétuellement 
mon  communiqué .  Qu'il  apprenne  à  lire  un  texte.  Je  ne 
puis  que  confirmer  ici,  en  beaucoup  moins  bons  termes, 
ce  que  j'ai  mis,  ce  que  j'ai  prouvé  tout  au  long  de  mon 
communiqué  :  M.  Laudet  veut  opérer  un  détournement 
des  consciences  fidèles.  Il  fait,  il  veut  faire  littéralement 
ime  prévarication,  im  abus  de  confiance  spirituel  qui 
dans  sa  pensée  peut  avoir,  doit  avoir  pour  lui  d'heu- 
reuses conséquencesmatérielles.  Je  me  résume.  M.  Laudet 
veut  tenter  l'opération  suivante,  apparemment  spiri- 
tuelle, réellement  temporelle,  si  je  puis  dire,  en  im 
certain  sens  propre  de  ce  mot  temporel.  M.  Laudet  a 
beaucoup  d'abonnements,  —  (est-ce  là  de  la  «  diffaw.a- 
tion  »,  monsieur  Laudet).  —  M.  Laudet  a  une  grosse 
clientèle  bourgeoise.  Plutôt  libérale,  comme  on  dit, 
c'est-à-dire  généralement  plutôt  voltairienne,  renanienne 
par  les  côtés  inférieurs  de  Renan,  enfin  inchrétienne. 
Je  n'y  vois  pour  ma  part  aucune  sorte  d'inconvénient* 
Il  faut  qu'il  y  ait  des  Revues  pour  tout  le  monde  et  ce 

l8l  Laudet,  —  ii 


un  nouveau  théologien 

n'est  certainement  pas  moi  qui  dirai  le  contraire.  II  faut 
que  tout  le  monde  gagne  sa  vie.  En  travaillant.  Il  faut 
que  tout  le  monde  vive.  Sera-ce  diffamer,  monsieur 
Laudet,  sera-ce  commettre  une  ce  diffamation  »  que 
d'avancer  qu'U  faut  que  M.  Laudet  vive  ;  et  avec  lui  et 
derrière  lui  qu'il  faut  que  la  Revue  hebdomadaire  vive. 
M.  Laudet  voudrait  accroître  son  fonds  de  commerce. 
Je  ne  vois  aucim  mal  à  cela.  Moi  aussi  je  voudrais  bien 
accroître  le  mien.  J'ai  trop  le  respect  du  commerce,  et 
de  l'industrie,  et  de  l'agriculture,  pour  trouver  à  redire 
à  ce  que  M.  Laudet  veuille  étendre  ses  affaires.  Il  vou- 
drait bien  doubler  sa  clientèle.  A  sa  clientèle  actuelle, 
à  sa  grosse  clientèle  bourgeoise  dite  libérale,  voltai- 
rienne,  renanienne  par  les  bas-côtés,  —  (je  n'écris  pas 
par  les  bas  côtés),  —  combiste  enfin  et  plus  ou  moins 
inclirétienne  et  antichrétienne  il  voudrait  bien  s'adjoindre 
une  grosse  clientèle  bourgeoise  chrétienne,  —  (autant 
que  ces  mots  peuvent  aller  ensemble,  c'est-à-dire,  j'en 
conviens,  très  peu  ou  pas  du  tout  je  l'avoue).  —  C'est 
ici  que  l'opération  se  gâte.  Car  les  positions  sont  prises 
de  telle  sorte,  et  pour  l'éternité,  qu'il  ne  peut  y  arriver 
qu'en  trompant,  —  (en  essayant  de  tromper),  —  les  uns 
et  les  autres.  C'est  ce  que  j'ai  dit,  c'est  ce  que  je  main- 
tiens, c'est  ce  que  j'ai  mis,  c'est  ce  que  j'ai  prouvé  tout 
au  long  de  mon  communiqué.  M.  Laudet  ne  peut  pas 
me  demander  de  refaire  indéfiniment  mon  communiqué. 
M.  Laudet  a  beau  faire.  II  n'est  point  le  maître  des 
situations.  Son  intention  est  louable,  commercialement. 
—  (Elle  le  serait  peut-être  moins  moralement  et  en  phi- 
losophie). —  Mais  il  ne  peut  pas  contenter  les  deux 
clientèles.  Il  ne  peut  songer  à  vouloii*  cumuler  les  deux 

i8a 


M.    FERNAND   LAUDET 

clientèles  qulen  ayant  l'intention  de  tromper  l'une  et 
l'autre.  Aux  rationalistes,  —  (comme  ils  se  nomment), 
—  il  n'offrira  jamais  qu'une  raison  frelatée.  Aux  chré- 
tiens, —  (on  vient  de  le  voir),  —  il  n'offrira  jamais 
qu'une  foi  frelatée. 

Que  M.  Laudet  le  veuille  ou  non,  le  monde  et  la  réalité 
ne  se  rue  point  encore  aux  pieds  de  M.  Laudet.  Il  y  a 
ceux  qui  sont  chrétiens  et  pour  qui  la  Jeanne  d'Arc  de 
M.  Anatole  France  est  égale  à  zéro,  — (et  encore  certai- 
nement infiniment  plus  dangereuse  que  zéro),  —  et  il  y 
a  ceux  qui  ne  sont  pas  chrétiens  et  pour  qui  la  Jeanne 
d'Arc  de  M.  Anatole  France  est  tout.  Épuise  la  réalité. 
M.  Laudet  essaiera  en  vain  de  concilier  ces  deux  clien- 
tèles. Il  sera  conduit  à  les  trahir  l'ime  et  l'autre,  il  sera 
forcé  de  les  trahir  l'une  et  l'autre. 

J'ajoute  aussitôt  que  ceux  qui  seront  toujours  les  plus 
trahis,  dans  cette  combinaison,  dans  toute  combinaison 
de  cette  nature  et  de  ce  modèle,  ce  seront  toujours  les 
catholiques.  On  l'a  vu  amplement  par  cet  article  de 
M.  le  Grix.  D'abord  c'est  leur  habitude.  Ensuite  c'est 
une  sorte  de  loi.  Quand  on  fait  de  ces  falsifications  et 
de  ces  sophistications  de  denrées  alimentaires,  quand 
on  fait  de  ces  mélanges  et,  comme  disent  nos  typos,  de 
ces  mastics  de  publics,  ce  sont  toujours  les  cœurs  fidèles 
qui  sont  contaminés,  ce  sont  toujours  les  cœurs  fidèles 
qui  sont  lésés,  qui  reçoivent  une  atteinte.  L'impur  tache 
toujours  le  pur,  le  pur,  hélas,  ne  purifie  point  l'impur. 
On  l'a  bien  vu  par  cet  article  de  M.  le  Grix,  où  l'opération 
n'a  point  consisté  à  faire  croire  aux  amis  de  M.  Anatole 
France  que  la  Jeanne  d'Arc  des  Procès,  que  la  Jeanne 
d'Arc  de  notre  populaire  Histoire  de  France,  que  la 

i83 


un  nouveau  théologien 


surnaturelle  Jeanne  d'Arc,  enfin,  que  sainte  Jeanne 
d'Arc  était  historique,  mais  où  naturellement  elle  a 
consisté  au  contraire  à  vouloir  faire  croire  aux  chrétiens 
que  la  Vie  de  Jeanne  d'Arc,  de  M.  Anatole  France,  était 
une  pieuse  et  laïque  exégèse. 

Je  ne  puis  que  m'en  tenir  à  la  position  que  j'ai  expo- 
sée dans  le  communiqué  et  qui  sur  ce  point  a  toujours 
été  la  mienne.  Je  ne  puis  que  confirmer  ce  que  j'ai  posé, 
en  de  beaucoup  meilleurs  termes,  dans  le  communiqué. 
Le  commencement,  ou  plutôt  l'avant-commencement  de 
toute  conversation,  de  tout  propos,  de  toute  guerre,  — 
(qu'il  y  a  une  première  et  une  deuxième  loyauté  de  la 
guerre),  —  de  toute  entrée  en  matière  même,  de  toute 
alliance,  de  toute  amitié,  de  toute  paix,  c'est  d'abord 
que  d'abord  chacun  soit  ce  qu'il  est,  loyalement,  sincè- 
rement, clairement,  sérieusement;  que  chacun  soit 
proprement  ce  qu'il  est.  L'être  qu'il  est.  Et  le  plus  pro- 
fondément qu'il  le  peut.  Alors  on  peut  causer.  Alors  on 
peut  voir.  Alors  on  peut  être.  Alors,  mais  alors  seule- 
ment. Celui  qui  fait  des  brouillages,  des  contaminations 
et  des  mastics,  des  micmacs  et  des  chevauchements, 
celui  qui  rompt  les  parenthèses  n'est  pas  criminel  seule- 
ment envers  ceux  qu'il  contamine  ou  fait  contaminer.  Il 
est  criminel  envers  tout  le  monde  parce  qu'il  est  criminel 
envers  tout  le  système.  Il  blesse  tout  le  système.  Il 
empêche  le  propos  même,  la  conversation,  la  guerre,  la 
paix,  l'existence,  l'être,  tout.  Il  ne  frelate  pas  seulement 
ceux  qu'il  frelate.  11  frelate  ensemble  les  amis  et  les 
ennemis  de  ceux  qu'il  frelate  et  les  tiers  de  ceux  qu'il 
frelate  et  ensemble  les  témoins  et  ensemble  tous  les 
autres.  Tout. 


184 


M.    FERNAND    LAUDET 


§  267.  —  Ce  grief  me  paraît  infiniment  grave  et 
M.  Laudet  a  peut-être  tort  de  regretter  que  sur  cette 
matière  j'aie  fait  un  communiqué.  Ce  communiqué  au 
contraire  l'a  sauvé  de  quelques  vivacités  que  j'eusse 
certainement  laissé  passer  dans  un  article  ordinaire. 
Ce  grief,  ce  premier  crimen,  ce  premier  chef  d'accusa- 
tion est  selon  moi  tellement  grave  que  ce  que  je  veux 
dire  à  présent  n'a  plus  qu'une  importance  évidemment 
secondaire,  n'est  plus  qu'une  trahison  du  deuxième 
plan.  D'autant  que  j'en  suis  plus  particulièrement  la 
victime  et  qu'une  simple  décence  m'interdit  de  trop  y 
insister. 

Voici  ce  que  je  vais  dire.  Il  y  a  une  première  dupli- 
cité, une  première  trahison  de  M.  Laudet  qui  est  à  mon 
sens  infiniment  grave  parce  qu'elle  porte  sur  la  foi  et 
en  matière  de  foi  et  qu'elle  porte  atteinte  à  la  chré- 
tienté même.  Il  y  a  une  deuxième  duplicité,  une  deuxième 
trahison  de  M.  Laudet,  infiniment  moins  grave,  j'en 
conviens,  secondaire,  j'en  conviens,  sérieuse  tout  de 
même,  parce  qu'elle  porte  sur  la  culture  et  qu'elle  porte 
atteinte  à  nos  humanités. 

Que  M.  Laudet  ne  fasse  pas  l'ignorant.  Qu'il  ne  se 
fasse  pas  plus  ignorant  que  nous  ne  sommes. M.  Laudet 
sait  fort  bien  que  l'année  qui  vient  de  finir  s'achevait 
sur  une  bataille  acharnée  entre  le  Parti  Intellectuel  et 
le  reste  de  la  nation.  Que  ces  vacances  ne  sont  qu'une 
courte  trêve.  Que  l'année  qui  va  s'ouvrir  est  déjà  toute 
chaude  d'avance.  Qu'elle  n'attend  que  de  s'ouvrir. 
Qu'elle  ne  demande  qu'à  s'ouvrir.  Que  dès  son  prin- 
cipe, dès  son  début  nous  allons  assister,  je  veux  dire 
que  j'espère  bien  que  nous  allons  participer  à  la  re- 


i85 


un  nouveau  théologien 

prise,  au  recommencement  de  cette  lutte  acharnée,  à 
peine  interrompue.  Qu'on  a  rarement  vu  autant  d'achar- 
nement, autant  de  passion,  autant  de  violence,  autant 
de  ressentiment,  autant  de  haine,  —  (ce  qui  est  malheu- 
reusement généralement  bon  signe),  —  autant  d'amour. 
Spirituel.  Qu'une  fois  de  plus  la  France  montre  qu'elle 
est  le  grand  pays,  le  terrain  né  des  batailles  spiri- 
tuelles, des  haines  spirituelles,  des  révolutions  spiri- 
tuelles. Que  porté  en  particulier  sur  la  question  du 
latin,  et  sur  la  question  du  français,  —  (et  sur  la  ques- 
tion du  grec),  —  ce  grand  débat  porte  très  profondé- 
ment sur  toute  la  culture,  à  une  profondeur  la  plus 
profonde,  et  que  c'est  la  culture  même  qui  est  en  cause, 
comme  aux  heures  les  plus  graves  des  dangers  d'écra- 
sement de  la  culture  par  la  barbarie. 

D'autre  part  que  M.  Laudet  ne  fasse  pas  l'ignorant. 
Qu'il  ne  se  fasse  pas  plus  ignorant  que  nous  ne  sommes. 
D'autre  part  M.  Laudet  sait  très  bien  qu'à  tort  ou  à 
raison  les  Cahiers  de  la  Quinzaine  et  moi  sommes  ou 
si  l'on  veut  sont  ce  qui  est  le  plus  en  butte  aux  atta- 
ques, aux  \àolences,  aux  perfidies,  aux  offenses,  aux 
campagnes,  aux  cabales,  aux  ignominies,  à  tous  les 
coups  du  Parti  Intellectuel.  Dans  ce  grand  débat  qui 
met  d'un  côté  le  Parti  Intellectuel  conjuré  pour  la  domi- 
nation spirituelle  et  ensemble  temporelle  de  ce  peuple, 
sur  ce  peuple,  et  de  l'autre  côté  tout  le  reste  de  la 
nation  enfin  révoltée,  à  tort  ou  à  raison  les  cahiers  sont 
ce  qui  est  le  plus  assailli,  le  plus  violemment,  le  plus 
sournoisement,  le  plus  dangereusement  par  le  Parti 
Intellectuel.  Nous  sommes  la  forteresse  la  plus  assaillie. 
C'est  contre  nous  que  le  Parti  Intellectuel  déploie,  et 

i86 


M.    FERNAND    LAUDET 

replie,  sa  plus  virulente  haine,  —  (et  il  y  est  compétent, 
en  haine),  —  cette  haine  que  ne  connaissent  point  tous 
ceux  qui  n'ont  point  eu  le  contact  du  Parti  Intellectuel, 
tous  ceux  qui  n'y  ont  point  directement  passé,  cette 
haine  qui  ne  peut  avoir  d'égale  que  certaines  haines 
ecclésiastiques.  Nous  sommes  la  forteresse  la  plus 
assaillie.  La  plus  \'iolemment,  la  plus  sournoisement; 
la  plus  dangereusement,  la  plus  mauvaisement.  Nous 
aussi,  et  sur  ce  terrain,  nous  sommes  aux  marches 
extrêmes.  C'est  un  grand  honneur  pour  nous,  et  qui 
nous  impose  de  grands  devoirs.  Le  plus  dangereuse- 
ment, le  plus  mauvaisement,  le  plus  haineusement  on 
vient  de  le  voir  encore  par  le  coup  de  ce  Daumélas. 
Pourquoi  le  Parti  Intellectuel  est-il  aussi  furieusement 
acharné  à  notre  perte,  d'une  haine  aussi  profonde,  aussi 
sourde,  aussi  tenace,  venant  d'aussi  loin,  aussi  profon- 
dément sincère,  il  y  en  a  vingt  raisons  qu'il  serait  aisé 
de  développer.  Mais  c'était,  mais  ce  serait  un  travail 
historique.  Nous  sommes  ses  plus  anciens  et  ses  plus 
fermes  ennemis.  Les  plus  anciens.  Ces  cahiers  étaient  à 
peine  fondés  que  déjà,  seuls,  pauvres,  nuds  nous  entre- 
prenions de  lutter  contre  ce  Parti  qui  préparait  et  offi- 
ciellement et  sournoisement,  —  (les  deux  peuvent  aller 
ensemble),  —  l'abaissement  de  tout  un  peuple,  l'abais- 
sement mental,  intellectuel,  —  (car,  par  un  phénomène 
assez  singulier,  le  Parti  Intellectuel  est  le  parti  de 
l'abaissement  intellectuel  même,  le  parti  qui  est  contre 
l'intelligence),  —  l'abaissement  moral  et  de  cœur  et 
d'esprit,  l'abaissement  de  race  même.  Le  Parti  Intel- 
lectuel en  riait  beaucoup  alors.  11  en  faisait  des  gorges 
chaudes.  Nous  n'étions  rien,  et   eux  ils  avaient  quel 

187 


un  nouçeaii  théologien 

immense  bateau. —  L'heure  est  venue  de  payer.  Il 
paraît  que  depuis  quelque  temps  ils  rient  beaucoup 
moins. 

D'autres  sont  venus.  Un  grand  peuple  s'est  ressaisi. 
Que  si  le  Parti  Intellectuel  nous  considère  comme  son 
ennemi  le  plus  dangereux,  il  doit  savoir,  c'est  un  grand 
honneur  qu'il  nous  fait.  En  tout  cas  nous  sommes  celui, 
ou  ceux,  à  qui  ils  en  veulent  le  plus.  Et  ils  savent  en 
vouloii\  Il  y  en  a  une  raison  profonde.  C'est  que  j'ai 
passé  par  leur  école.  Ils  ont  contre  moi  cette  haine 
infernale  de  camarades,  la  plus  basse  invention  qu'il  y 
ait  jamais  eu.  Qui  sait,  ils  avaient  peut-être  formé  le 
projet  insensé  de  m'entraîner  dans  leur  complot  de 
domination,  dans  leur  entreprise,  dans  leur  pernicieuse 
entreprise  de  l'abaissement  de  tout  un  peuple.  Ces 
grands  savants  connaissaient  mal  les  caractères.  Ces 
grands  psychologues  et  sociologues  n'étaient  guère 
forts  en  psychologie.  Ces  maîtres  ne  connaissaient 
point  leurs  élèves.  Ces  camarades  ne  connaissaient 
point  leurs  camarades.  Ces  grands  savants  ne  connais- 
saient point  les  hommes. 

Qu'ils  ne  s'abusent  point  d'ailleurs.  Ils  n'ont  parmi 
les  anciens  élèves  de  notre  ancienne  École,  —  Scholae 
olim  Normalis  olim  aluinni,  —  qu'une  infime  minorité. 
Tout  l'enseignement  secondaire  est  avec  nous,  sauf 
les  quelques  clients  méprisés  qu'ils  s'y  ménagent  de 
promotion  en  promotion.  Les  deux  tiers  de  l'Enseigne- 
ment Supérieur  sont  avec  nous,  tout  ce  qui  est  plus 
préoccupé  de  travailler  que  de  venir  à  Paris. 

Là  n'est  pas  leur  force.  On  ne  saurait  trop  le  répéter, 
leur  force  n'est  pas  dans  l'enseignement.  Leur  force 


M.    FERNAND    LAUDET 

est  dans  une  sorte  de  maçonnerie  extrêmement  bien 
organisée  ;  leur  force  est  une  sorte  de  force  de  gouver- 
nement à  la  fois  officiel  et  occulte.  Dans  une  attention 
constante  et  sournoise  à  accaparer,  à  usurper  tout 
ce  qu'ils  peuvent  du  gouvernement  de  l'État.  Et 
non  seulement  de  l'État,  mais  tout  ce  qui  est 
corps,  situation,  position,  établissement  temporel- 
spirituel.  Mais  là  leur  force  est  immense,  on  ne 
saurait  trop  le  répéter,  et  ménage  de  cruelles  sur- 
prises à  ceux  qui  ne  veulent  pas  la  voir,  ou  qui  ne 
veulent  pas  la  voir  toute,  qui  ne  veulent  pas  croire 
qu'elle  est  immense.  Un  exemple  récent  l'a  durement 
montré.  S'il  y  avait  un  corps  que  l'on  croyait  qui 
avait  échappé  à  la  domination  du  Parti  Intellectuel, 
c'était  bien  l'Académie  Française.  Or  l'Académie 
Française  voulait  l'année  dernière,  enfin  dans  le 
courant  de  la  dernière  année  scolaire,  fonder  un  grand 
prix  qui  honorât  les  lettres  françaises,  qui  marquât 
expressément  le  rang  que  les  lettres  doivent  occuper 
dans  une  société  comme  la  nôtre.  Le  Parti  Intellectuel, 
mal  rassemblé,  ne  put  arriver  à  temps  pour  empêcher 
la  création  du  prix.  Il  se  ressaisit  vite.  La  tyrannie 
est  toujours  mieux  organisée  que  la  liberté.  Le  Parti 
Intellectuel  décida  que  le  prix  ne  serait  pas  attribué. 
On  sait  assez  que  le  Parti  Intellectuel  n'a  pas  de  plus 
grand  ennemi  que  les  Lettres  :  les  Lettres  grecques; 
les  Lettres  latines;  les  Lettres  françaises.  Le  Parti 
Intellectuel  résolut  que  le  prix  ne  serait  pas  attribué. 
Il  ne  l'a  pas  été.  On  réussissait  ainsi  deux  coups. 
Premièrement  on  discréditait  les  Lettres  dans  leur 
ensemble,    en   corps,  on   les   montrait  incapables   de 

189  Laudet.  —  u. 


un  noiweau  théologien 

recevoir,  de  se  faire  attribuer,  décerner  un  prix  expres- 
sément fondé  pour  elles.  Deuxièmement  on  tentait  de 
discréditer  l'écrivain,  quel  qu'il  fût,  à  qui  l'Académie 
pouvait  penser  pour  l'attribution  de  ce  prix.  Or  cet 
écrivain,  il  suffisait  qu'il  fût  un  écrivain  pour  être  xm 
ennemi  né  du  Parti  Intellectuel. 

La  preuve  est  faite.  Quand  je  disais  aux  nouveaux  : 
Vous  ne  savez  pas  combien  ils  sont  puissants.  Je  les 
connais.  Il  y  a  vingt  ans  qu'ils  sont  sur  moi.  Méfiez- 
vous.  —  les  enfants  riaient,  disant  :  C'est  un  vieux.  Il 
veut  faire  valoir  ses  campagnes.  Il  exagère  l'ennemi. — 
A  présent  ils  ont  vu.  La  preuve  est  faite.  Ou  encore  on 
précisait  :  Vous  les  voyez  partout,  me  disait-on.  Eh  bien 
oui,  on  vous  accorde  qu'ils  ^nt  très  forts  chez  eux.  Ils 
sont  très  forts  en  Sorbonne.  Ils  sont  souverains  pour 
faire  une  nomination  dans  l'Enseignement  Supérieur. 
Hors  de  là  on  ne  les  connaît  pas.  Ils  n'existent  pas.  Ils 
ne  sont  rien  dans  le  monde.  Ils  ne  sont  rien  à  Paris.  — 
L'expérience  est  faite,  sur  un  bon  exemple,  —  (ai-je 
encore  le  droit  de  dire  sur  un  exemple  éminent),  — 
qu'ils  ne  sont  rien  dans  le  monde.  Aujourd'hui  la  preuve 
est  faite,  publique.  Il  a  suffi  qu'un  ordre  vînt,  porté  par 
M.  Lavisse.  Il  a  suffi  qu'un  ordre  du  Parti  Intellectuel 
fût  apporté,  parti  de  la  rue  d'Ulm,  pour  que  l'Académie 
fléchît,  pour  qu'une  résolution,  pour  qu'un  vote  presque 
solennel,  pour  qu'une  institution  de  l'Académie  fût  abo- 
lie, fût  nulle,  fût  non  av§nue.  Pour  que  la  volonté  de 
l'Académie  fléchît.  En  somme  pour  que  l'Académie  se 
déjugeât. 

Tout  cela  n'est  peut-être  que  misère,  j'y  consens,  en 
190 


M.    FERNAND    LAUDET 

comparaison  de  l'autre  opération  que  je  reproche  à 
M.  Laudet.  Je  consens  que  les  matières  de  la  foi  sont 
infiniment  graves  et  que  toute  tentative  de  contamina- 
tion de  ces  matières  est  infiniment  grave.  Mais  je  crois 
aussi  et  d'autre  part  que  les  matières  de  la  culture  sont 
graves,  très  graves,  infiniment  sérieuses  et  que  toute 
tentative  de  contamination  de  la  culture  est  grave,  très 
grave,  infiniment  sérieuse.  Or  en  nous  assaillant  à  cette 
date  et  en  ces  termes,  M.  Laudet  a  commis  envers  la 
culture  une  trahison  de  même  ordre,  sur  un  autre  plan, 
et  de  même  forme  que  celle  qu'il  avait  commise  contre 
la  foi. 

Que  M.  Laudet  le  veuille  ou  non,  les  positions  sont 
prises,  les  partis  sont  engagés.  Il  n'y  a  pas  trois  armées 
ennemies  entre  elles  trois  sur  un  champ  de  bataille.  Il 
n'y  a  pas  trois  armées  ennemies  telles,  ainsi  définies 
qu'elles  se  battent,  sur  un  même  champ  de  bataille, 
chacune  contre  les  deux  autres  ensemble  et  séparément. 
Sur  un  champ  de  bataille  il  n'y  a  qu'une  ligne  de 
bataille,  acies,  et  de  part  et  d'autre  une  et  une  autre 
armée.  Ennemies.  En  ce  sens  et  sur  ce  terrain  on  n'est 
pas  ennemi  à  trois. 

Après  cette  courte  trêve  des  vacances,  qui  n'est  même 
pas  une  trêve  pour  tout  le  monde,  on  le  voit,  une  bataille 
va  recommencer,  une  des  plus  ardentes  batailles  spiri- 
tuelles que  l'on  ait  vu  depuis  longtemps.  Il  n'y  aura 
qu'une  ligne  de  bataille,  acies,  et  de  part  et  d'autre  une 
et  une  autre  armée.  Ennemies.  D'un  côté  il  y  aura  le 
Parti  Intellectuel  et  de  l'autre  tout  le  reste  de  la  nation. 
Tout  le  reste  d'un  peuple  enfin,  réveillé.  La  lutte  n'est 

191 


un  nouveau  théologien 


point  inégale.  Ou  si  elle  l'est  elle  l'est  en  sens  contraire 
de  ce  que  l'on  veut  dire.  Car  le  Parti  est  organisé  et  le 
peuple  n'est  pas  méfiant. 

Cela  étant,  telle  étant  la  situation  je  dis  que  M.  Laudet 
et  la  Revue  hebdomadaire,  en  nous  assaillant,  nous,  en 
cette  (même)  forme,  qui  est  exactement  la  forme  où  le 
Parti  Intellectuel  nous  assaille  ;  dans  ces  (mêmes) 
termes,  qui  sont  exactement  les  termes  où  le  Parti 
Intellectuel  nous  assaille  ;  à  cette  (même)  date,  qui  est 
exactement  la  date  où  le  Parti  Intellectuel  nous  prépa- 
rait ce  nouvel  assaut  ;  nous  qui  sommes  les  plus 
assaillis  de  l'ennemi,  les  plus  battus  du  Parti  Intellec- 
tuel, je  dis  qu'en  se  livrant  précisément  à  cette  opéra- 
tion, en  procédant  à  cet  assaut,  en  cette  forme,  en  ces 
termes,  à  cette  date,  M.  Laudet  s'est  livré  à  une  opéra- 
tion extrêmement  suspecte. 

Je  sais  combien  la  foi  est  infiniment  grave.  Je  sais 
aussi  que  la  culture  est  infiniment  sérieuse.  J'espère 
d'ailleurs  montrer,  dans  mon  dialogue  de  l'histoire  et 
de  l'âme  charnelle,  que  de  la  culture  à  la  foi  il  n'y  a 
point,  il  n'y  a  aucunement  contrariété,  mais  au  con- 
traire accointance  profonde,  parenté  profonde,  profonde 
nourriture  de  la  culture  pour  la  foi,  littéralement  une 
vocation,  une  destination  profonde  de  la  culture  pour 
la  foi. 

Ce  que  M.  Laudet  fait  pour  la  foi  :  donner  des  gages 
aux  Infidèles,  qu'il  veut  garder,  au  moment  même  où  il 
veut  pénétrer   dans   la   clientèle   fidèle,   se   faire   une 

192 


M.    FERNAND   LAUDET 

grosse  clientèle  fidèle,  —  (autant  que  tous  ces  trois  mots 
peuvent  aUer  ensemble),  —  cela  même  il  le  fait,  cette 
même  opération  il  la  fait  pour  la  culture.  D'une  part  il 
fait  semblant  de  défendre  la  culture.  C'est  la  position 
qu'il  adopte  officiellement.  Il  est  je  pense  mon  propre 
collègue  dans  \in  des  comités  de  cette  Ligue  excellente 
que  M.  Richepin  vient  de  fonder  poar  la  culture  fran- 
çaise, pour  la  défense  du  français,  du  latin,  et  du  grec. 
En  même  temps  il  donne,  de  l'autre  main  il  donne  des 
gages  au  Parti  Intellectuel.  Il  prend  le  temps  que  le 
Parti  Intellectuel  va  m' assaillir  pour  m'assaillir  en  la 
même  forme;  dans  les  mêmes  termes;  à  la  même  date. 
Ce  que  faisant  il  donne  au  Parti  Intellectuel  certaine- 
ment le  gage  le  plus  important  qu'il  pût  lui  donner.  Le 
gage  discriminatoire.  Celui  qui  compte.  Le  seul  peut- 
être  qui  compte.  Le  seul  au  fond  auquel  le  Parti  Intel- 
lectuel tînt,  et  tienne.  Le  seul  qu'il  ait  à  cœur.  Et  qui 
soit  au  fond. 

Laissons-moi  de  côté.  Ne  considérons  pour  ainsi  dire 
que  le  dessin  et  la  forme  de  l'opération.  Je  dis  que 
M.  le  Grix  aura  beau  chercher  dans  son  dictionnaire, 
dans  toutes  les  langues  du  monde  cette  belle  opération 
n'a  qu'xm  nom,  dans  toutes  les  langues  du  monde  cette 
savante  opération  se  nomme  une  trahison.  EUe  est 
peut-être  très  habile,  mais  elle  est,  mais  elle  se  nomme 
une  trahison  tout  de  même.  M.  Laudet  est  doublement 
double.  II  trahit  la  foi  et  il  trahit  la  culture.  En  deux 
trahisons  de  même  forme,  symétriques,  ou  plutôt 
homothétiques,  poursuivies  sur  deux  plans  différents 
dont  nous  avons  commencé  de  montrer  la  relation.  Et 

193    . 


un  nouveau  théologien 

puisque  M.  Laudet  veut  des  signatures,  il  voit  que  je 
récris  ici,  sous  ma  signature  et  sous  ma  responsabilité. 

§  268.  —  Je  veux  bien  marcher  contre  le  Parti  Intel- 
lectuel. J'ai  l'habitude.  Je  consens  même  de  marcher 
encadré  contre  le  Parti  Intellectuel,  bien  que  j'aie  perdu 
l'habitude  de  marcher  encadré.  Mais  pendant  que  je 
marche  je  ne  veux  pas  être  trahi  par  mon  camarade 
de  combat.  Je  sais  trop  ce  que  c'est.  J'ai  assez  pris 
l'habitude  pendant  l'affaire  Dreyfus.  Je  sais,  j'ai  appris 
ce  que  c'est  que  d'être  trahi  par  son  État-Major  et  par 
ses  camarades  de  la  ligne.  Cette  expérience  m'a  suffi 
pour  ma  vie  entière.  Je  ne  veux  pas  recommencer. 
Pendant  l'affaire  Dreyfus  Jaurès  nous  excitait  : 
Marchons  à  fond  contre  les  antisémites,  criait-il.  Et 
pendant  qu'en  effet  nous  nous  marchions  à  fond  contre 
les  antisémites,  lui  et  ses  acolytes,  Jaurès  et  les  acolj-tes 
de  Jaurès  avaient  déjà  commencé  de  nous  trahir  par 
derrière,  avaient  déjà  commencé  de  nous  tirer  dans  le 
dos.  Il  avait  trahi  Bernard-Lazare  même.  Les  tracta- 
tions avaient  commencé.  Une  seule  expérience  me 
suffit.  Cette  expérience  m'a  dressé  pour  ma  vie  entière. 
Je  ne  veux  pas  recommencer  avec  M.  Laudet.  J'ai 
des  drôles  d'idées,  —  (s'il  m'est  encore  permis  de  parler 
ainsi);  —  je  ne  veux  pas  que  mon  camarade  de  rang 
me  fusille.  J'en  ai  une  ambition.  Je  ne  veux  pas  que 
l'on  crie,  que  M.  Laudet  (me)  crie  :  Marchons  à  fond 
contre  le  Parti  Intellectuel,  et  que  pendant  ce  temps-là 
M.  Laudet  fasse  une  alliance  occulte  avec  le  Parti 
Intellectuel,  s'entende  derrière  mon  dos  avec  le  Parti 
Intellectuel  pour   me   fusiller    dans    le    dos.    Si  c'est 

194 


M.    FERNAND    LAUDET 

ainsi,  j'aime  beaucoup  mieux  continuer  à  marcher 
tout  seul  contre  le  Parti  Intellectuel.  J'ai  l'habitude. 
Il  y  a  vingt  ans  que  je  marche  tout  seul.  Ça  (me)  réussit 
très  bien. 

§  269.  —  Qu'est-ce  que  c'est,  qu'est-ce  que  ça  veut 
dire,  la  liberté  de  la  critique,  leur  liberté  de  la  critique. 
Si  la  liberté  de  la  critique  est  à  eux,  elle  est  aussi  à 
moi.  Alors  quoi.  Y  a-t-il  txn  brevet  de  la  critique. 
N'ai-je  point  le  droit  d'être  à  mon  tour,  de  me  faire  à 
mon  tour  le  critique  de  M.  le  Grix  et  de  M.  Laudet. 

§  270.  —  Voulait-on  qu'assailli  des  deux  côtés  à  la 
fois,  et  des  deux  côtés  contraires  non  seulement  je  ne 
pusse  pas  travailler  à  la  Jeanne  d'Arc,  mais  encore  que 
je  ne  pusse  répondre  à  la  fois  des  deux  côtés,  à  ces 
deux  agressions  contraires.  Malheureusement  pour  eux 
ces  hautes  températures  me  réussissent  admirablement. 
Aussitôt  que  le  thermomètre  passe  35  à  l'ombre, 
cher  monsieur  Laudet,  j'écris  tellement  vite  qu'il  y  a  un 
margeur  uniquement  occupé  à  recevoir  ma  copie. 

§  271.  —  Mais  qu'est-ce  que  je  vais  parler  de  mar- 
geur à  M.  Laudet.  M.  Laudet  ne  sait  pas  ce  que  c'est 
qu'un  margeur.  Ce  fin  diplomate  sait-il  seulement,  a-t-il 
seulement  jamais  mis  le  pied  dans  ime  imprimerie. 

§  272.  —  Dans  cette  sorte  de  singulier  échange  de 
trahison,  dans  ce  contre-appointement,  dans  ce  singulier 
balancement  de  trahison  ce  sont  toujours  les  cœurs  purs 
qui   sont  le  plus   atteints,   qui   sont  pour  ainsi   dire 

19Ô 


un  nouveau  théologien 

frustrés.  Non  seulement  les  cœurs  purs  de  tous  les  uns 
et  de  tous  les  autres  partis,  mais  en  outre  ce  sont  les 
cœurs  fidèles  qui  sont  frustrés.  Ils  perdent  toujours 
plus.  La  contamination  a  toujours  Ueu  dans  le  mauvais 
sens.  Sur  le  plan  de  la  foi  les  chrétiens  sont  frustrés. 
Sm-  le  plan  de  la  culture  les  tenants  de  la  culture  sont 
frustrés. 

§  273.  —  Recettes  globales  :  1,002  fr.  4^-  — 
Dépenses  globales  :  1,211  fr.  10  (y  compris  bien 
entendu  les  frais  d'établissement  et  d'envoi  de  ce 
numéro  exceptionnel),  —  j'avoue  que  cette  note  de 
gérance  ne  m'inspire  point  les  mêmes  sentiments  de 
mépris  qu'elle  inspire  à  M.  Laudet.  —  Abonnés  fermes, 
abonnés  possibles,  —  et  des  abonnés  fermes  des 
premiers  mois  qui  n'ont  pas  encore  acquitté  leur  abon- 
nement, ce  n'est  pas  sans  vme  grande  tendresse  que  je 
retrouve  ces  vieux  amis.  Ce  n'est  pas  sans  un  grand 
retour  en  arrière  et  sans  une  certaine  mélancolie.  Ces 
commencements  du  Bulletin  sont  tellement  identiques 
pour  l'esprit  et  pour  les  mœurs  aux  commencements 
des  cahiers.  Cette  note  de  gérance  ressemble  tellement 
à  tant  de  notes  de  gérance  que  j'ai  fait  passer  pendant 
les  premières  années  des  cahiers.  C'est  tellement  le 
même  ton,  la  même  résonance  de  pauvreté,  la  même 
petitesse  de  vie,  la  même  petitesse,  la  même  sincérité, 
la  même  pureté  de  pauvreté.  C'est  tellement  une  de 
ces  notes  comme  il  faut  que  j'en  fasse  de  série  en  série, 
d'année  en  année.  Ces  abonnements  fermes  et  ces 
abonnés  mous,  c'est  tellement  de  nos  vieilles  connais- 
sances. Nos  abonnés  de  la  première  heure,  les  quelques 

196 


M.    FERNAND    LAUDET 

personnes  qui  peuvent  encore  avoir  de  *nos  si  rares 
première  et  deuxième  séries  et  quelques  autres  n'ont 
point  oublié,  retrouveront  aisément  que  c'était  toujours 
ainsi.  Elles  verront  sur  nos  vieilles  couvertures,  sur  les 
deuxième,  troisième  et  quatrième  pages  de  nos  vieilles 
couvertures.  M.  Laudet  me  permettra  donc  de  lui 
demander  de  me  mettre,  c'est-à-dire  qu'il  me  mette, 
qu'il  me  comprenne  avec  Lotte  dans  le  mépris  qu'il 
manifeste    pour    cette    sorte   de   notes    de    gérances. 

§  274,  —  Ce  mépris  s'explique  d'autant  plus  que  ce 
n'est  point  par  de  semblables,  par  d'aussi  petits  procé- 
dés que  M.  Laudet  conduit  sa  barque.  M.  Laudet  est  un 
excellent  homme  d'affaires,  —  (est-ce  là  de  la  diffama- 
tion, monsieur  Laudet).  —  M.  Laudet  est  un  gros  commer- 
çant, —  (est-ce  là  de  la  diffamation),  —  (monsieur  Lau- 
det). —  M.  Laudet  sait  très  bien  gouverner,  M.  Laudet 
sait  très  bien  comment  on  gouverne  une  grosse  affaire. 

—  (Est-ce  là  de  la  diffamation,  monsieur  Laudet).  — 
M.  Laudet  a  un  excellent  esprit  mercantile.  —  (Mais  c'est 
nécessaire,  dans  une  affaire,  c'est  même  très  bien,  mon- 
sieur Laudet).  —  M.  Laudet  a  dans  sa  Revue  beaucoup 
d'annonces  commerciales.  —  Je  voudrais  qu'il  en  eût 
dix  fois  plus,  —  M.  Laudet  doit  y  gagner  beaucoup 
d'argent.  —  Je  voudrais  qu'il  y  en  gagnât  dix  fois  plus). 

—  (Est-ce  là  vous  vouloir  du  mal,  monsieur  Laudet, 
est-ce  là  de  la  diffamation).  —  M.  Laudet  conduit  très 
bien  son  affaire.  —  (Est-ce  là  de  la  diffamation,  monsieur 
Laudet).  —  Si  j'étais  de  ses  commanditaires  je  serais 
rassuré.  Je  voudrais  bien  être  de  ses  commanditaires. 

—  (Ai-je  assez  bonne  opinion  de  vous,  monsieur  Laudet). 

197 


un  nouveau  théologien 

—  M.  Laudet  sait  comment  on  gagne  une  grosse  clien- 
tèle bourgeoise.  Il  sait  même  comment  on  essaie  d'en 
gagner  deux.  —  M.  Laudet  fait  des  économies  sur  les 
petites  gens,  sur  son  petit  personnel,  —  (peut-être  sur 
M.  le  Grix),  —  (je  serais  tenté  de  défendre  M.  le  Grix 
contre  M.  Laudet),  —  sur  ses  collaborateurs  obscurs, — 
(je  ne  dis  pas  cela  pour  M.  le  Grix,  il  n'est  plus  obscur), 

—  sur  les  jeunes  gens.  —  Il  a  cent  fois  raison.  C'est 
ainsi  qu'on  fait  les  bonnes  maisons.  —  Il  fait  des  ponts 
d'or,  il  fait  un  énorme  traitement  aux  grosses  signatures 
littéraires,  il  fait  travailler  à  des  prix  de  famine  les 
écrivains  inconnus,  eussent-ils,  comme  M.  le  Grix,  du 
talent.  —  Mais  oui,  c'est  pour  compenser.  Et  c'est  pour 
cela  que  Victor  Hugo,  qui  se  connaissait  en  affaires  de 
librairie,  et  qui  a  eu  souvent  à  traiter  avec  lui,  —  (du 
côté  des  grosses  signatures,  s'entend),  —  dit  encore  fort 
souvent  de  lui,  quand  il  pense  à  leurs  anciens  traités. 
Il  a  un  assez  bon  mot,  Hugo.  Laudet,  me  disait-il  tout 
récemment  encore, 

Il  était  généreux,...  quoiqu'il  fût  économe. 

§  275.  —  Quelques  amis  de  province,  qui  ne  connais- 
sent ni  ce  Laudet  ni  ce  le  Grix  m'écrivent  :  N'y  a-t-il 
pas  une  grande  cruauté  à  passer  ainsi  au  laminoir  deux 
malheureu.K  que  personne  ne  connaît.  —  Que  nos  amis 
se  détrompent.  Ces  deux  malheureux  ne  sont  pas  en 
effet  très  connus,  mais  ils  sont  très  puissants.  M.  Lau- 
det est  très  puissant.  Et  puisqu'il  endosse  aujourd'hui 
M.  le  Grix,  par  cet  endossement  à  la  date  d'aujourd'hui 
M.  le  Grix  devient  très  puissant.  Il  n'est  pas  dans  mes 
habitudes  d'attaquer  quelqu'mi  qui  n'est  pas  puissant. 

198 


M.    FERNAND   LAUDET 


J'ai  failli  il  y  a  quelques  mois,  ou  quelques  années,  — 
(décidément  c'est  un  homme  avec  qui  je  n'ai  pas  la 
mémoire  des  dates),  —  me  laisser  embrayer  dans  une 
polémique  avec  un  publiciste  qui  était  en  même  temps 
un  de  nos  abonnés  et  qui  avait  failli  devenir  un  de  nos 
collaborateurs.  —  (Et  mon  Dieu,  la  vie  est  si  longue,  je 
ne  réponds  point  qu'il  ne  le  devienne  pas  un  jour).  — 
J'ai  des  raisons  de  croire  que  j'avais  raison  dans  le 
fond  de  ce  débat.  Aussitôt  pourtant  que  j'eus  connu  que 
mon  adversaire  n'était  pas  une  puissance,  j'arrêtai  net 
la  polémique.  Je  publiai  dans  mon  plus  prochain  numéro 
et  intégralement  la  réponse  de  mon  adversaire,  sans  un 
commentaire,  sans  un  mot  de  moi,  me  donnant  ainsi,  et 
bien  gratuitement,  toutes  les  apparences  d'avoir  tort. 

C'est  ma  seule  règle.  Qu'on  se  rassure.  M.  Laudet  est 
une  des  plus  grosses  puissances  de  Paris.  Ça  ne  durera 
peut-être  pas  toujours.  Ça  ne  durera  peut-être  pas 
longtemps.  Mais  actuellement  M.  Laudet  est  une  des  puis- 
sances, une  des  grosses  puissances  de  Paris.  L'homme 
qui  peut  du  jour  au  lendemain  payer  vingt  mille,  trente 
mille  francs  aux  maîtres  du  roman  pour  publier  dans  sa 
Revue  un  seul  roman  inédit  est  toujours  une  des  très 
grosses  puissances  de  Paris.  Aussi  est-il  aisé  de  sentir 
dans  l'article  de  M.  Laudet  un  certain  étonnement. 
L'étonnement  de  l'homme  à  qui  on  ne  s'oppose  point 
d'habitude,  et  qui  en  voit  un,  qui  en  trouve  un,  qui 
s'oppose.  Il  se  demande  un  peu,  dans  son  article, 
d'où    lui   \'ient   cette  audace. 

§  276.  —  Venons-en  aux  personnes.  Ce  sera  vite  fait. 
Il  faut  en  finir  aujourd'hui.  La  réponse  de  M.  Laudet 

199 


un  nouveau  théologien 

est  si  hésitante,  si  fluctuante;  et  en  même  temps  si 
poussiéreuse.  Elle  est  en  même  temps  si  vaseuse.  Elle 
est  si  discréditée  d'allées  et  venues,  d'allées  et  de 
retours,  de  reprises,  de  regrets,  de  repentirs  et  quelque- 
fois de  remords  que  cette  fois-ci  il  faut  que  je  le  résume 
moi-même  et  que  j'en  fasse  quelques  propositions. 

§  277.  —  Pour  donner  une  idée,  toutefois,  avant 
de  commencer  d'établir  ces  quelques  propositions,  de 
ce  que  je  nomme  les  regrets  perpétuels  de  M.  Laudet, 
—  (et  je  prends  ce  mot  au  sens  où  les  peintres  le 
prennent),  —  (et  aussi  les  écrivains),  —  voici  comment, 
voici  expressément  en  quels  termes  M.  Laudet  endosse 
M.  le  Grix  et  l'article  de  M.  le  Grix  sans  l'endosser  tout 
en  l'endossant  :  «  Et  voilà  pourquoi  c'est  moi,  dit 
M.  Laudet,  qui  prends  la  plume,  aujourd'hui,  non  pas 
pour  défendre  un  article  que  j'ai  approuvé  sans  cepen- 
dant en  avoir  écrit  ni  inspiré  un  traître  mot,  ...  »  — 
(Traître  mot  est  un  mot  heureux,  monsieur  Laudet).  — 
(Ça  c'est  un  mot  trouvé.  Vous  êtes  un  assez  bon 
comique).  —  C'est  ce  qu'on  nomme  couvru'  et  décou- 
vrir. On  peut  dire  que  sa  main  gauche  ignore  ce  que 
ne  donne  pas  sa  main  droite.  Si  c'est  dans  la  diplomatie 
que  M.  Laudet  a  appris  l'art  de  formules  aussi  heureu- 
sement équilibrées,  d'endossements  aussi  savamment 
compensés,  de  faux  fuyants  aussi  merveilleusement 
dosés,  il  faut  remercier  le  sort  de  ce  qu'aujourd'hui 
M.  Laudet  n'exerce  plus  ces  incontestables  talents 
dans  la  diplomatie  de  l'État,  mais  seulement  dans  la 
diplomatie  de  la  Revue  hebdomadaire.  C'est  moins 
dangereux   pour   la   France. 

aoo 


M.   FERNAND   LAUDET 

§  278.  —  Premièrement  de  l'existence  même  de 
M.  le  Grix.  —  M.  Laudet  sait  très  bien  pourquoi  je 
n'ai  pas  voulu  saisir  M.  le  Grix  dans  mon  communiqué, 
pourquoi  j'ai  voulu  saisir  et  j'ai  saisi  M.  Laudet. 

Premièrement  pour  une  raison  de  méthode  générale 
que  j'ai  longuement  exposée.  Je  ne  veux  pas  avoir 
affaire  à  des  sous-verges.  Il  faut  toujours  aller  à  la 
tête.  Il  faut  toujours  saisir  le  chef. 

Deuxièmement  parce  que  dans  l'espèce  et  sur  ce 
point  je  suis  forcé  d'opposer  le  démenti  le  plus  formel 
et  à  M.  Laudet  et  à  M.  le  Grix,  —  (et  ainsi  cette  règle 
de  méthode  générale  se  trouve  doublement  justifiée 
dans  ce  cas  particulier),  —  parce  que  cette  agression 
de  la  Revue  hebdomadaire  non  seulement  n'a  pas  été 
inventée,  imaginée,  voulue  par  le  seul  M.  le  Grix, 
mais  encore  n'a  pas  été  seulement  concertée,  liée, 
préparée  par  le  seul  M.  Laudet  uni,  lié  à  M.  le  Grix. 
Au  premier  degré  l'agression  de  la  Revue  hebdomadaire 
n'est  pas  du  seul  M.  le  Grix.  Elle  est  de  M.  le  Grix 
lié  à  M.  Laudet  et  dans  cette  liaison  M.  Laudet  est 
évidemment  la  tête,  a  évidemment  la  responsabilité 
capitale.  Au  deuxième  degré  l'agression  de  la  Revue 
hebdomadaire  n'est  pas  seulement  de  ce  couple,  elle 
n'est  pas  seulement  de  M.  le  Grix  lié  à  M.  Laudet, 
M.  le  Grix  quelque  façon  de  secrétaire  et  M.  Laudet 
directeur,  tête,  responsable,  elle  est  je  ne  dirai  pas 
de  tout  un  monde  mais  de  tout  un  certain  milieu  où 
circulait  ce  couple,  de  tout  un  petit  milieu  de  beau 
monde,   —   (et   de   faux   monde),   —  où   ce  couple  a 

aoi 


un  nouveau  théologien 

quelque  circulation.  Ainsi  la  responsabilité  s'équilibre, 
se  répartit,  se  polarise  ainsi  :  dans  ce  certain  milieu 
ce  couple  centralise  l'affaire,  et  dans  ce  couple 
M.  Laudet  centralise  l'affaire  et  la  responsabilité. 
Dans  ce  certain  petit  milieu  c'était  une  affaire  connue, 
une  affaire  courue,  d'avance,  une  affaire  classée.  Tout 
le  monde  le  savait,  que  ce  coup  allait  sortir.  Tout  le 
monde  en  parlait.  M.  le  Grix  promenait  partout  sa 
face  moche,  disant  d'un  air  fin,  le  seul  qui  lui  soit 
naturel  :  Je  fais  un  article  sur  la  Jeanne  d'Arc  de 
Péguy.  Je  ne  sais  pas  si  il  sera  bien  content.  — 
Aujourd'hui  vous  savez,  monsieur  le  Grix,  si  je  suis 
bien  content.  Et  c'est  peut-être  vous  qui  n'(en)  êtes  pas 
bien  content,  aujourd'hui. 

Je  ne  dis  pas,  mon  impression  est  même  que  leur 
principale  idée,  si  je  puis  dire,  était  de  s'amuser.  Dans 
ce  certain  petit  milieu.  C'est  une  bande  qui  commettrait 
tous  les  crimes  pour  s'amuser.  De  même  qu'ils  renie- 
raient Dieu  pour  ne  pas  prêter  à  rire,  pour  ne  pas  s'ex- 
poser au  ridicule,  de  même  ils  vendraient  leur  père  et 
leur  mère  pour  s'amuser  un  peu,  au  sens  où  ils  enten- 
dent s'amuser,  c'est-à-dire  pour  être  les  promoteurs, 
aux  yeux  d'une  assemblée,  d'un  certain  ridicule  public, 
d'une  certaine  risée  qu'ils  projettent  sur  une  tierce  per- 
sonne. Où  l'affaire  devient  assez  cocasse,  c'est  que  ces 
deux  imbéciles,  —  (M.  Laudet  et  M.  le  Grix),  —  ayant 
à  choisir  tme  victime  qui  ne  récalcitrerait  pas,  m'ont 
choisi . 

De  préférence. 

11  est  fort  possible  que  leur  idée,  si  je  puis  dire,  ait 

aoa 


M.    FERNAND    LAUDET 

été  surtout  de  me  brimer.  Je  ne  suis  pas  chargé  de  faire 
leur  psychologie.  Je  suis  chargé  de  les  remettre  à  leur 
place.  Qui  n'est  pas  très  bonne.  Actuellement.  Il  est 
très  possible  qu'ils  se  soient  dit  d'abord  seulement  : 
On  va  rigoler  avec  Péguy,  —  (je  veux  dire  de  Péguy), 
—  (si  j'ai  encore  le  droit  d'employer  ce  mot  rigoler).  — 
Ils  rigolent  moins,  aujourd'hui.  Il  y  avait  aussi  ce 
le  Grix,  qui  écrit  que  je  ronronne.  Il  trouve  peut-être, 
à  présent,  que  je  ronronne  trop.  Il  aimerait  mieux  que 
je  ronronne  après  un  autre. 

Je  savais  tout  cela.  Je  voyais  venir.  Pendant  des 
semaines  et  des  semaines  le  Grix  préparait  son  article, 
comme  il  disait.  Toutes  les  fois  que  je  rencontrais  non 
pas  un  ami  commun,  je  ne  dis  pas  un  ami  commun  à 
Laudet  et  à  moi,  nous  n'en  avons  naturellement  pas, 
mais  un  camarade  commun,  dans  ce  grand  Paris  où 
tout  le  monde  se  connaît,  une  connaissance  commune, 
à  Laudet  et  à  moi,  à  le  Grix  et  à  moi,  je  lui  disais  : 
Laudet  me  prépare  un  coup.  Il  a  tort.  Ça  l'amuse  beau- 
coup. Il  a  tort.  Ça  l'amuse  avant.  Ça  ne  l'amusera  pas 
autant  après.  Vous  devriez  lui  dire  qu'il  a  tort.  Lui 
expliquer.  Qu'il  me  laisse  tranquille.  Moi  je  ne  sais  pas 
me  battre.  Je  ne  suis  bon  qu'à  travailler.  Je  n'aime  que 
la  tranquillité.  Je  sacrifierais  tout  à  ma  tranquillité.  Je 
suis  un  écrivain.  Je  ne  suis  pas  un  militant.  Et  puis  Je 
ne  me  bats  pas  comme  ces  messieuj^s.  Je  suis  un  homme 
de  pai.x.  Je  suis  très  capable  de  donner  un  mauvais 
coup.  Avec  moi  on  sait  bien  quand  on  commence.  On  ne 
sait  pas  quand  on  finit.  Comment  on  finit.  M.  Laudet 
peut  se  faire  embarquer  bien  loin.  Il  faut  croire  qu'au- 

203 


un  nouveau  théologien 

cun  de  ces  avis  au  porteur  n'est  arrivé  à  sa  destination. 
J'ose  affirmer  ici  que  M.  Laudet  n'a  pas  un  (seul)  ami. 
Si  M.  Laudet  avait  un  seul  ami,  on  l'eût  averti,  on  l'eût 
a^dsé  des  risques  qu'il  courait,  des  risques  de  l'opé- 
ration qu'il  préparait.  Tout  le  monde  autour  de  lui 
savait  à  quoi  s'en  tenir,  savait  à  quoi  il  s'exposait.  Lui 
seul  ne  l'a  point  su.  Les  grands  n'ont  point  d'amis.  Lui 
ne  me  connaît  que  depuis  quelques  mois.  Il  ne  connaît 
généralement  les  lettres  que  depuis  quelques  mois.  — 
(Il  ne  connaît,  enfin  je  sais  ce  que  je  veux  dire).  — 
Mais  il  est  entouré  de  gens  qui  me  connaissent  depuis 
quinze  ans,  qui  avaient  vu  d'autres  exemples,  connu 
d'anciennes  histoires,  qui  pouvaient,  qui  devaient  le 
mettre  en  garde.  Qui  pouvaient,  qui  devaient  lui  dire  : 
Vous  allez  commencer  une  vilaine  histoire.  Nul  ne  l'a 
fait.  C'était  pourtant  l'office  d'un  véritable  ami.  Je  ne 
suis  pas  sûr  au  contraire  qu'ils  ne  l'aient  point  excité, 
encouragé  plutôt  peut-être,  pour  lui  plaire,  pour  le 
flatter,  hélas  lui-même  pour  le  trahir  peut-être,  pour 
abonder  dans  son  sens,  peut-être  par  une  bassesse  du 
cœur,  par  un  besoin  obscur,  par  une  complicité,  par  un 
besoin  de  complicité  de  crime.  M.  Laudet  n'a  pas  un 
ami.  Peut-être  hélas  pour  se  moquer  de  lui.  Par  jalou- 
sie, par  envie.  Pour  le  voir  engagé,  lui  camarade, 
confrère,  peut-être  haï,  sûrement  haï,  dans  une  mau- 
vaise histoire,  cœurs  ténébreux  peut-être  pour  le  voir 
basculé,  périlleux,  engagé  dans  une  aventure.  Péril- 
leuse. C'est  triste  à  dire,  ils  ont  tous  eu  au  moins  peur 
de  lui  déplaire.  C'est  ainsi  que  les  puissants  ne  con- 
naissent jamais  la  vérité.  J'ai  donc  le  droit  d'avancer 
que  M .  Laudet  n'a  pas  un  ami.  C'est  la  grande  tristesse 

ao4 


M.    FERNAND   LAUDET 

et  c'est  la  grande  infortune  des  rois,  c'est  la  grande 
incapacité,  la  grande  faiblesse,  la  grande  diminution 
des  puissants  et  des  dominateurs,  c'est  la  grande  soli- 
tude des  monarques,  qu'ils  ne  sont  jamais  entourés  que 
de  courtisans,  que  nul  n'ose  leur  dire  la  vérité.  M.  Lau- 
det  n'est  malheureusement  entouré  que  de  gens,  et  de 
jeunes  gens,  qui  n'ont  qu'une  pensée  :  qu'un  jour  ou 
l'autre  ils  pourront  lui  apporter  un  roman  qui  leur  fasse 
quinze  ou  vingt  mille  francs. 

Troisièmement  M.  Laudet  sait  très  bien  qu'il  y  a  une 
troisième  raison,  ime  raison  secrète  et  infiniment  déli- 
cate pour  laquelle  je  n'ai  pas  voulu  saisir  M.  le  Grix. 
Tant  que  M.  le  Grix  n'existe  pas,  tout  va  bien,  je  puis 
eneore  traiter,  je  puis  considérer  M.  le  Grix  comme  un 
homme  ordinaire.  Enfin  à  peu  près  comme  un  homme 
ordinaire.  Mais  si  M.  le  Grix  existe,  il  n'y  gagnera  pas. 

Si  M.  le  Grix  existe,  et  s'il  y  a  un  M.  le  Grix,  qui 
réclame  personnellement,  qui  revendique  personnelle- 
ment son  droit  à  l'existence,  ce  M.  le  Grix  là  a  usé  de 
tels  procédés  pour  venir  jusqu'à  moi,  pour  se  faire  pré- 
senter à  moi  qu'après  son  article  je  suis  rigoureusement 
forcé  de  le  considérer  comme  un  bas  polisson. 

Tant  qu'il  n'existe  pas,  ça  va  bien.  Dès  qu'il  existe,  il 
existe  polisson. 

M.  Laudet  annonce  une  réponse  de  M.  le  Grix.  Il  veut 
dire  un  nouvel  article.  Il  faut  classer.  Je  n'ai  pas  encore 
commencé  de  répondre  à  M.  le  Grix.  S'il  le  veut  abso- 
lument je  ferai  un  dossier  de  tous  ses  articles  écrits  et  à 
écrire,  parus  et  à  paraître,  et  je  lui  ferai  pour  lui  un 
cahier  qui  sera  bien  à  lui. 

205  Laudet.  —  la 


un  nouveau  théologien 

«  François  Le  Grix,  dit  M,  Laudet,  connaissait 
Péguy  et  son  œuvre,  aussi  bien  que  Péguy,  qui  ne  lui  a 
pas  ménagé  les  dédicaces  de  ses  livres,  le  connais- 
sait; ...  ».  Si  par  là  on  veut  démontrer  que  je  suis  un 
sot,  on  y  arrivera  aisément  et  j'y  donne  les  deux  mains. 
Je  ne  serais  pas  surpris  que  M.  le  Grix  pratiquât  le  mal 
élevé,  poussât  la  polissonnerie  jusqu'à  sortir  les  dédi- 
caces qu'il  a  de  moi  sur  quelques-uns  de  mes  livres. 
C'est  ma  grande  faiblesse,  je  le  sais,  —  (c'est  mon  grand 
honneur),  —  que  cette  incapacité  incurable  de  défiance, 
que  cette  incompétence  née  dans  tout  ce  qui  est  de  la 
défiance,  et  qu'après  vingt  ans  de  trahisons  et  de  défec- 
tions de  toutes  sortes  je  sois  aussi  enfant,  je  sois  aussi 
innocent  à  recevoir  le  premier  jeune  homme  qui  vient 
me  voir,  sans  aucune  circonspection,  de  piano,  sans 
aucune  arrière-pensée  comme  si  j'avais  vingt  ans  de 
moins.  Si  l'on  veut  dire  que  je  serai  toujom-s  berné,  on 
a  cent  fois  raison.  Si  l'on  veut  dire  que  je  serai  toujours 
un  sot,  je  le  sais.  Je  le  suis.  Mais  plus  on  prouvera  que 
je  suis  un  sot,  plus  on  prouvera  en  même  temps  que 
M.  le  Grix  est  un  fourbe.  Plus  on  prouvera  que  je  ne 
suis  pas  défiant,  plus  on  prouvera  en  même  temps  que 
M.  le  Grix  est  un  traître. 

§  279.  —  Je  repense  à  cette  note  de  gérance  et 
malgré  moi  je  me  reporte  à  douze  quinze  ans  en  arrière, 
aux  commencements  des  cahiers.  Quelle  identité  pro- 
fonde de  mœurs.  Et  comme  cette  identité  profonde  de 
mœurs  prouve  une  fois  de  plus  ce  que  j'ai  posé  dans 
Notre  Jeunesse,  que  notre  socialisme  était  un  socialisme 
mystique  et  im  socialisme  profond,  profondément  appa- 

ao6 


M.    FERNAND    LAUDET 

rente  au  christianisme,  un  tronc  sorti  de  la  vieille 
souche,  Littéralement  déjà,  (ou  encore),  une  religion  de 
la  pauvreté. 

§  280.  —  Deuxièmement  sur  ma  propre  existence. 
—  M.  Laudet  feint  de  croire  que  le  communiqué  du 
Bulletin  n'est  pas  de  moi,  ou  de  ne  pas  savoir  qu'il  est 
de  moi,  ou  de  croire  qu'il  n'est  pas  de  moi,  ou  de  savoir 
qu'il  n'est  pas  de  moi,  ou  de  me  demander  s'il  est  de 
moi,  ou  alors  de  me  demander,  s'il  est  de  moi,  pourquoi 
je  ne  l'ai  pas  signé,  ou  de  croire  ou  de  savoir  qu'il  ne 
peut  pas  être  de  moi. 

Ce  sont  des  feintes  inutiles  et  des  malices  cousues  de 
fil  blanc  et  des  enfantillages.  Non  seulement  M.  Laudet 
sait  très  bien  que  le  communiqué  est  de  moi,  mais  dès 
le  principe,  dès  la  première  heure,  d'avance  il  savait 
que  le  communiqué  serait  de  moi.  L'article  de  M.  le  Grix 
était  à  peine  paru  dans  la  Revue  hebdomadaire  que  je 
pris  publiquement  la  position  que  je  ferais  ce  commu- 
niqué. Je  le  dis,  dès  lors,  et  depuis,  à  tout  le  monde, 
pour  prendre  date.  Je  le  dis  notamment  à  tout  ce  que 
je  compte  de  camarades  communs,  de  confrères 
communs  avec  M.  Laudet  et  avec  M.  le  Grix.  Je  n'ai 
jamais  pris  personne  en  traître.  Je  le  dis  si  bien  que 
M.  Laudet  frappait  joyeusement  sur  l'épaule  de 
M.  le  Grix  et  ils  se  congratulaient  mutuellement  si  je 
puis  dire  et  M.  Laudet  disait  à  M.  le  Grix  :  Eh  bien, 
mon  vieux  le  Grix,  il  paraît  que  Péguy  va  vous  répondre. 
C'est  la  gloire.  De  quoi  se  plaignent-ils.  A  présent  que 
c'est  la  gloire,  ils  ne  sont  pas  encore  contents. 

Deuxièmement,  renseignés  par  les  mêmes  moyens, 

207 


un  nouveau  théologien 

par  les  mêmes  déclarations,  tous  les  journaux  qui  en 
ont  parlé  non  seulement  ont  parlé  du  commtmiqué 
comme  étant  de  moi,  mais  n'ont  fait  aucune  affaire  et 
en  ont  parlé  naturellement  comme  étant  de  moi.  Comme 
étant  une  réponse  de  moi. 

Ainsi  premièrement  et  deuxièmement  renseigné  par 
tous  les  moyens  extérieurs,  par  tous  les  renseignements 
objectifs,  par  tous  les  témoignages  concordants,  par 
tous  les  avis  et  comptes  rendus  officieux,  par  la  presse, 
par  les  déclarations  officielles,  publiques  les  plus 
formelles  M.  Laudet  savait  parfaitement  que  le  commu- 
niqué était  de  moi.  Il  le  savait  dès  le  principe  et 
d'avance.  Il  le  sut  toujours.  Il  le  savait  notamment  au 
moment  où  il  écrivit  lui-même  sa  réponse. 

Ajouterai-je  que  M.  Laudet  n'avait  pas  besoin  de 
tous  ces  monuments  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Dieu 
merci  quand  même  je  le  voudrais  il  m'est  bien  impos- 
sible d'écrire  une  ligne  anonyme.  Tout  ce  que  j'écris  est 
signé,  quand  même  il  n'y  aurait  point  la  signature  de 
mon  nom  au  bas  de  la  dernière  ligne.  La  signature  est 
partout.  Il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  une  signa- 
ture au  bas  dans  un  coin.  C'est  signé  partout  dans  le 
tissu  même.  11  n'y  a  pas  un  fil  du  texte  qui  ne  soit 
signé. 

Il  ne  m'échappe  pas  que  M.  Laudet  en  refusant  de 
me  reconnaître  dans  un  aussi  mauvais  communiqué  a 
cru  me  jouer  un  bon  tour.  Il  a  pensé  qu'il  me  rendait  la 

208 


M.    FERNAND    LAUDET 

monnaie  de  ma  pièce.  Il  s'est  imaginé,  fort  sincèrement 
peut-être,  qu'il  m'en  faisait  autant  que  je  lui  en  avais 
fait  en  refusant  de  saisir  M.  le  Grix.  11  a  été  ici,  en  ceci, 
fort  sincèrement  peut-être,  victime  d'une  illusion.  Il  a 
pris  une  fausse  écpiivalence  pour  une  vraie,  une  fausse 
similitude  pour  une  vraie.  Le  mouvement  qu'il  a  fait, 
l'opération  qu'il  a  faite  n'est  nullement  une  réplique  de 
la  mienne,  n'est  nullement  symétrique,  ni  homothétique 
de  la  mienne.  Quand  j'ai  refusé  de  saisir  M.  le  Grix 
dans  le  premier  article  pour  saisir  M.  Laudet,  je  suis 
allé  à  la  tête.  Quand  M.  Laudet  refuse  de  me  saisir 
dans  le  communiqué,  il  se  détourne  de  la  tête.  Enfin  il 
montre  que  lui,  directeur  d'une  grosse  revue,  il  ne  sait 
pas  ce  que  c'est  qu'un  communiqué. 

§  281.  —  Car  tout  son  raisonnement  revient  en 
somme  à  me  demander,  toute  son  objurgation  à  me 
réclamer  pourquoi  je  n'ai  pas  signé  mon  communiqué. 
Si  M.  Laudet  je  ne  dis  pas  connaissait  son  métier,  je 
dis  avait  quelque  lueur  de  son  métier  de  Directeur  de 
Revue  il  saurait  ce  qui  est  un  des  premiers  enseigne- 
ments, ou  renseignements,  que  l'on  reçoit,  qu'un 
communiqué  ne  se  signe  jamais,  que  c'en  est  un  carac- 
tère propre  essentiel  et  littéralement  de  fondation.  Que 
c'est  du  style,  et  de  l'ordre  même  du  communiqué.  Que 
le  communiqué,  comme  son  nom  l'indique,  est  un 
certain  ordre  de  communication  faite  au  public.  Que 
cet  ordre  est  propiw.  Qu'il  ne  se  confond  avec  aucun 
autre.  Qu'il  obéit  aux  règles  suivantes.  Que  ces  règles 
sont  absolues.  Que  d'ailleurs  elles  sont  admirables, 
comme  toutes  les  règles  de  la  typographie.  Que  dans 

209  Laudet.  —  la. 


un  nouveau  théologien 


l'espèce  elles  sont  merveilleusement  significatives;  et 
merveilleusement  équilibrées  : 

Premièrement  que  le  communiqué  paraît  ou  en  tête 
du  journal  ou  de  la  revue  ou  en  première  page  en  belle 
place.  Toutefois  s'il  ne  paraît  pas  absolument  en  tête, 
il  est  séant  qu'il  ne  paraisse  point  en  tête  d'une  autre 
colonne,  pour  n'avoir  point  l'air  d'un  article.  Ce  sont 
les  articles  que  Ion  fait  commencer  en  haut  de  colonne. 
Le  communiqué  qui  ne  vient  point  absolument  en  tête 
du  journal  ou  de  la  ^e^'^le  doit  venir  à  hauteur  d'œil, 
attirant  l'attention  par  sa  tenue  même  et  si  je  puis 
dire  par  une  sorte  de  situation  modeste; 

Deuxièmement  que  le  communiqué  soit  composé  dans 
le  même  corps  que  le  corps  même  du  journal  ou  dans 
un  corps  au-dessus.  J'entends  naturellement  dans  le 
même  corps  typographique.  Éviter  surtout  de  le  com- 
poser dans  un  corps  au-dessous,  pom-  que  le  commu- 
niqué n'ait  pas  l'air  d'une  citation,  ce  qu'il  faut  éviter 
avant  tout; 

Troisièmement  que  le  communiqué  paraisse  sans 
titre  ni  signature  entre  deux  filets  maigres.  Tout  au 
plus  une  date,  et  un  lieu  d'origine.  Cette  troisième 
règle  est  évidemment  la  règle  principale  du  commu- 
niqué, j'entends  sa  règle  principale  typographique, 
celle  qui  lui  donne  sa  marque  même.  Celle  qui  en 
fait  un  communiqué.  L'absence  de  signature  répond 
évidemment  à    l'absence    d'articulation    générale,    à 

aïo 


M.    FERXAND    LAUDET 

l'absence   de   titre,    fait    particulièrement   équilibre   à 
l'absence   de   titre. 

Telles  sont  les  principales  règles  typographiques  du 
communiqué.  Elles  sont  singulièrement  belles.  Elles 
sont  singulièrement  significatives.  Elles  font  du  commu- 
niqué dans  le  journal  ou  dans  la  revue  un  souverain 
imiforme,  qui  n'a  aucunement  besoin  d'élever  la  voix 
pour  se  faire  entendre,  un  souverain  qui  parle  toujours 
dans  le  même  ton,  un  souverain  sans  panache  et  sans 
liséré  d'or.  Napoléon  laissait  à  Murât  les  beaux 
uniformes. 

§  282.  —  Mais  que  vais-je  entreprendre  d'initier  ce 
diplomate  aux  beautés,  aux  secrètes  beautés  de  la 
typographie.  Sait-il  seulement  ce  que  c'est  qu'un  corps 
typographique.  Sait-il  seulement  ce  que  c'est  que 
du  corps  huit,  et  neuf  et  dix  et  douze.  Sait-il  seulement 
ce  que  c'est  que  de  l'italique  et  de  la  romaine.  Il  croit 
peut-être  que  c'est  de  la  salade,  de  la  romaine.  Sait-il 
seulement  ce  que  c'est  que  du  bas  de  casse,  et  des 
grandes  et  petites  capitales.  A-t-il  quelquefois  entendu 
parler  de  compactes  ordinaires  et  de  compactes  pen- 
chées. Sait-il  seulement  qu'il  y  a  de  la  normande  et  qu'il 
y  a  de  l'égyptienne. 

§  283.  —  Ces  règles  de  la  composition  typographique 
et  de  la  mise  en  pages  du  conmauniqué  impliquent  évi- 
demment que  le  communiqué  est  écrit  en  principe  à  la 
troisième  personne.  Elles  signifient,  ou  plutôt  elles 
traduisent,  sur  leur  plan  propre,  enfin  elles  représentent 

an 


un  noiiçeaii  théologien 

que  le  communiqué  est  autre,  tout  autre  et  infiniment 
.plus  qu'un  article;  notamment  qu'il  est  un  acte.  C'est 
pour  cela  qu'il  ne  faut  pas  abuser  du  communiqué.  Le 
communiqué  est  une  sorte  propre  de  communication 
que  l'on  fait  au  public.  Sans  être  déjà  ni  une  déclara- 
tion ni  un  manifeste,  il  est  certainement  sur  le  chemin 
qui  conduit  à  la  déclaration  et  au  manifeste.  Il  est  un 
peu  déjà  de  leur  gravité.  Il  est  certainement  de  leur  ' 
parenté.  Il  est  même  en  un  sens  d'une  certaine  plus 
haute   gravité,  parce   qu'il   est   d'une  gravité  sourde. 

Il  est  d'une  sorte  de  gravité  sérieuse,  sans  éclat; 
c'est  une  sorte  de  publication  voulue  sans  publicité. 

Ainsi  composé  typographiquement,  ainsi  mis  en  page, 
ainsi  rédigé,  ainsi  présenté  le  communiqué  engage  son 
auteur  infiniment  plus  qu'un  article  ;  plus  même  qu'une 
déclaration  et  qu'un  manifeste.  Il  engage  son  auteur  et 
la  responsabilité  de  son  auteur  d'une  sorte  propre, 
comme  un  acte  propre,  d'une  sorte  propre,  plus  ordi- 
naire, plus  allant  de  soi  que  la  déclaration  ou  que  le 
manifeste,  d'autant  plus  ordinairement  grave,  d'autant 
plus  grave. 

L'absence  de  signature  répond  particulièrement  à 
l'absence  de  titre,  elle  équilibre  typographiquement 
l'absence  de  titre.  Elle  signifie  que  tout  le  monde  sait 
bien  qui  est  l'auteur  et  que  l'auteur  s'engage  sérieuse- 
ment et  tout. 

§  284.  —  Cette  absence  de  signature  engagé  aussi  la 
2ia 


M.    FERNAND    LAUDET 

Revue  ou  le  journal  où  paraît  le  communiqué,  non  pas 
en  ce  sens  que  la  Revue  ou  le  journal  endosserait  le 
communiqué  et  le  sens  et  la  responsabilité  du  sens  du 
communiqué,  mais  en  ce  sens  que  la  Revue  ou  le 
journal,  en  publiant  un  communiqué  en  forme  de 
communiqué,  certifient  par  là  même  que  ce  commu- 
niqué est  bien  un  communiqué  ayant  valeur  de  commu- 
niqué, qu'ainsi  l'auteur  de  ce  «  communiqué  »,  que  tout 
le  monde  connaît,  s'y  engage  sérieusement  et  tout. 

En  d'autres  termes  en  publiant  le  communiqué  la 
Revue  ou  le  journal  n'en  endosse  pas,  n'en  certifie  pas 
la  teneur.  Elle  en  certifie  la  forme.  Elle  ne  certifie  pas 
ce  qu'il  y  a  dedans.  Elle  certifie  que  c'est  bien  un 
communiqué.  Avec  tout  ce  qu'il  implique,  avec  tout  ce 
qu'il  comporte  de  conséquence  et  de  responsabilité. 
Pour  en  revenir  à  notre  vieux  langage  de  l'école  la 
Revue  ou  le  journal  qui  publient  un  communiqué, 
en  forme  de  communiqué,  en  certifient  la  forme  et  n'en 
certifient  pas  la  matière. 

§  285.  —  Quatrièmement,  si  je  sais  compter,  une  fois 
que  M.  le  Grix  existe,  une  fois  que  j'existe,  une  fois  que 
je  n'ai  pas  signé  mon  commuiiiqué,  étant  défini  le 
communiqué,  alors  pourquoi  ai-je  fait  un  comm,uniqué, 
et  n'ai-je  pas  fait  un  article,  ordinaire. 

J'ai  fait  un  communiqué  précisément  parce  que  je 
voulais  m'engager  davantage,  parce  que  je  voulais 
m'engager  sérieusement  et  tout.  Mais   ici    attendons. 

J'ai  fait  un  communiqué  d'abord  parce  que  j'ai  voulu 

2l3 


un  nouveau  théologien 

faire  un  communiqué.  Je  suis  bien  libre  de  faire  un 
communiqué.  J'ai  peut-être  bien  le  droit  de  faire  un 
communiqué.  Un  communiqué  est  un  certain  ordre 
propre  de  communication  que  l'on  fait  au  public.  J'ai 
peut-être  bien  le  droit  de  faire  cet  ordre  de  communi- 
cation. Quand  je  veux.  Gomme  je  veux.  Je  n'en  dois 
point  compte  à  M.  Laudet.  Aucun  compte.  Je  n'ai  point 
de  raisons  à  lui  en  donner.  Je  ne  puis  que  lui  en  rendre 
raison,  s'il  veut.  L'ordre  du  communiqué  ne  m'est  pas 
plus  interdit,  je  pense,  ne  m'est  pas  plus  fermé  que 
n'importe  quel  autre  ordre  d'écriture,  que  n'importe 
quel  autre  ordre  d'acte. 

Tout  ce  que  M.  Laudet  peut  demander,  —  et  cette 
demande  est  fort  légitime,  —  c'est  que  derrière  un 
communiqué  il  y  ait  quelqu'un.  —  Notamment  derrière 
un  communiqué  où  il  est  pris  à  partie.  Personnellement. 
Mais  M.  Laudet  sait  très  bien,  dès  le  principe  et  même 
d'avance,  que  je  suis  derrière  mon  communiqué,  que 
j'y  suis  entièrement  et  personnellement,  que  j'y 
suis,  depuis  bientôt  un  mois,  et  plus,  à  son  entière 
disposition. 

Cela  étant,  vingt  raisons  apparaissent  aussitôt,  pour- 
quoi j'ai  fait  un  communiqué.  Il  me  plaît  d'en  indiquer 
quelques-unes.  Il  est  certain  que  généralement  j'ai  peut- 
être  le  droit  de  faire  ce  que  je  veux  et  que  l'on  ne  voit 
pas  bien  pourquoi  un  ordre  de  communication  me 
demeurerait  interdit.  Mais  il  est  certain  aussi  qu'à 
moins  d'être  un  étourneau  on  ne  fait  pas  un  commu- 
niqué sans  savoir  pourquoi,  sans  en  avoir  des  raisons 
expresses.  Un  communiqué  n'est  pas  un  article.  Un 

ai4 


M.    FERNAXD    LAUDET 

communiqué  si  je  puis  dire  ne  doit  pas  se  dépenser 
inutilement,  il  ne  doit  pas  se  dépenser  à  la  légère.  Il 
est  donc  certain  que  ce  n'est  pas  sans  les  raisons 
les  plus  graves  que  je  me  suis  résolu  à  faire  un 
communiqué. 

Je  puis  donc  avouer  que  l'article  de  M.  le  Grix 
m'avait  porté  une  atteinte  particulièrement  profonde. 
Que  M.  le  Grix  ne  s'en  enorgueillisse  point.  Ce  n'est 
point  une  haute  valeur  propre  de  cet  article  qui  m'avait 
porté  une  atteinte  particulièrement  profonde,  c'est  une 
certaine  valeur  propre  de  malice,  que  M.  le  Grix  ne 
soit  point  comblé  d'orgueil,  c'est  aussi  et  peut-être 
surtout,  c'étaient  les  conditions  propres  historiques 
de  laideur  et  de  trahison  où  cet  article  avait  été 
fabriqué.  Aujourd'hui  encore,  après  tous  ces  débats,  je 
ne  me  rends  pas  bien  compte.  Je  me  demande  ce  qui  a 
pu  pousser  un  jeune  homme,  à  qui  je  n'ai  jamais  rien 
fait,  à  préparer,  à  combiner,  à  composer,  à  inventer,  — 
à  exercer  contre  moi  une  trahison  aussi  gratuite,  —  (et 
même  plus  que  gratuite),  —  (je  veux  dire  ingrate),  — 
historiquement  aussi  laide,  moralement  aussi  basse. 
Pareillement  pour  M.  Laudet.  C'est  un  de  ces  problèmes 
qui  me  dépassent,  un  de  ces  problèmes  où  j'ai  bien 
peur  que  je  ne  sois  incompétent  toute  ma  vie.  Pareil- 
lement pour  ce  Laudet,  à  qui  je  n'avais  jamais  rien 
fait.  Je  me  demande  encore  d'où  vient  le  coup.  J'ai  bien 
l'impression  que  ce  Laudet  est  un  instrument,  et  ce 
le  Grix  un  sous-instrument.  Maintenant  il  y  a  aussi 
une  certaine  force  de  malice  dans  l'homme,  un  certain 
goût  malsain  dans  le  riche  et  dans  le  bourgeois  de 
poursuivre,  d'humilier  le  pauvre. 

ai5 


un  nouveau  théologien 

D'autant  que  l'entreprise  ne  va"  pas  pour  eux  sans 
quelque  risque,  et  même  sans  quelque  danger.  —  (Il  est 
vrai  qu'ils  sont  comme  bien  d'autres.  Quand  ils  ont 
commencé,  ils  ne  pensaient  point  peut-être  comment 
cela  finirait  et  ils  n'en  ont  point  cherché  si  long).  — 
(Aujourd'hui  ils  aimeraient  peut-être  mieux  n'avoir  pas 
commencé).  —  Plus  ils  ont  de  volume  précisément  et 
plus  ils  ont  d'ambition,  plus  aussi  ils  peuvent  perdre 
dans  une  bataille,  plus  ils  offrent  de  prise  à  la  fortune. 

Peut-être  y  a-t-il  beaucoup  d'inconsidération  dans  leur 
cas.  Mais  aujourd'hui  encore  je  ne  comprends  pas  qu'un 
homme  qui  a  ses  affaires,  —  difficiles  comme  toutes  les 
affaires,  —  et  d'autant  plus  difficiles  qu'il  est  plus  ambi- 
tieux, —  se  mette  encore  sur  le  dos,  gratuitement,  incon- 
sidérément cette  nouvelle  affaire.  On  a  tant  à  faire  à 
Paris,  sans  chercher  les  affaires  qui  ne  vous  cherchent 
pas.  C'est  ce  que  je  disais,  précisément,  c'est  ce  que  je 
demandais  aux  camarades  communs  pendant  tout  le 
temps  que  M.  «  le  Grix  »  préparait  son  article.  —  Enfin, 
leur  disais-je,  qu'est-ce  que  M.  le  Grix  me  veut.  —  Non. 
—  Qu'est-ce  que  M.  Laudet  me  veut.  Il  n'a  donc  rien  à 
faire,  pour  s'occuper,  dans  sa  Revue,  qu'il  s'embarrasse 
de  moi.  Je  peux  lui  devenir  un  très  grand  embarras. 

Il  est  donc  certain  qu'atteint  à  une  profondeur  où  je 
n'avais  jamais  été  atteint  par  cette  agression  nouvelle, 
par  cette  agression  comme  je  n'en  avais  jamais  subi  je 
dus  me  ressaisir  soudainement  et  à  une  profondeur  où 
depuis  longtemps  je  ne  m'étais  pas  ressaisi.  La  forme, 
et  la  force,  d'un  article  ne  me  suffisaient  donc  plus  pour 

ai6 


M.    FERXAND    LAUDET 

répondre,  ne  portaient  donc  plus  ma  réponse.  De  toutes 
parts  j'étais  conduit,  j'étais  contraint  à  faire  un  commu- 
niqué. 

L'expérience,  hélas,  le  résultat  devait  malheureuse- 
ment me  justifier  au  delà  de  toute  prévision.  Ce  n'est 
point  sans  une  grande  honte  intérieure,  sans  le  senti- 
ment d'un  grand  abaissement  de  soi  qu'on  est  ainsi 
l'objet  d'une  ingratitude  et  d'une  bassesse.  Il  y  a  des 
fautes  que  l'on  commet,  qui  sont  graves,  qui  impliquent, 
qui  emportent  moins  cette  honte,  le  sentiment  de  cette 
bassesse  et  de  cet  abaissement  que  ces  sortes  d'offenses 
dont  on  est  l'objet,  que  l'on  n'a  rien  fait  pour  faire 
naître.  Que  l'on  voie  l'expérience  ;  que  l'on  voie  le 
résultat.  Que  l'on  voie  ce  ton  de  bassesse,  ce  niveau  de 
bassesse  où  je  tombe  moi-même,  où  je  suis  moi-même 
descendu  et  dont  j'ai  honte  aussitôt  que  je  réponds 
moi-même  à  M.  Laudet  en  me  plaçant  sur  le  terrain  de 
M.  Laudet  et  en  entrant  en  conversation  avec  M.  Laudet. 
Qu'est-ce  cjui  resterait  de  tout  ce  débat,  malheureux,  si 
je  n'eusse  point  fait,  si  je  n'eusse  point  écrit  ce  commu- 
niqué. Qu'est-ce  qu'il  y  aurait  dans  ce  cahier,  hélas,  si 
je  n'eusse  point  écrit  ce  communiqué.  Je  serais  bien 
malheureux  si  j'avais  dû  consacrer  deux  mois  de  ma  vie 
à  ces  misères  et  à  ces  bassesses,  deux  mois  pleins  de 
ma  vie  à  M.  Laudet  et  à  répondre  à  M.  Laudet  en  me 
tenant  uniquement  à  M.  Laudet,  en  me  tenant  sur  le 
terrain,  sur  le  plan  de  M.  Laudet,  en  tenant  la  conver- 
sation vite  et  uniquement  avec  M,  Laudet.  On  n'a  qu'à 
voir  le  misérable  résultat,  le  bas  résultat  auquel  j'arrive 
moi-même   dans    ce    cahier   et  dont  je  suis   honteux 

217  Laudet.  —  i3 


un  nouveau  théologien 

aussitôt  que  j'engage  la  conversation  avec  M.  Laudet. 
Quelle  bassesse.  Quelle  grossièreté.  Quelle  bassesse 
devient  la  mienne,  quelle  bassesse  communiquée. 
Comme  la  grossièreté  est  contagieuse.  Comme  la  bas- 
sesse est  communicante.  Qu'est-ce  que  je  n'aurais  pas 
commis,  (on  le  voit,  on  le  pressent),  si  j'avais  répondu 
par  un  article  à  M.  Laudet  à  l'article  de  M.  «  le  Grix  ». 

Que  mes  amis  m'aient  dit  généralement  :  Pourquoi 
avez-vous  mis  M.  le  Grix  et  M.  Laudet  dans  tout  cela. 
Ils  en  étaient  bien  indignes.  Il  fallait  faire  de  ce  gros 
morceau,  de  toute  cette  matière  que  vous  avez  traitée  là 
une  introduction  à  une  vie  de  Jeanne  d'Arc,  il  est  fort 
probable,  il  est  même  certain  que  mes  amis  ont  raison. 
J'ai  mis  dans  ce  communiqué  une  matière,  des  préoccu- 
pations qui  dépassent  infiniment  M.  Laudet  et  M.  le  Grix. 
J'ai  comblé  M.  Laudet  et  M.  le  Grix.  Ils  sont  les  seuls 
qui  n'aient  pas  le  droit  de  s'en  plaindre.  Que  mes  amis 
défendent  mon  œuvre  contre  moi,  une  œuvre  durable 
contre  un  coup  de  colère  passager,  c'est  la  plus  grande 
marque  d'amitié  qu'ils  puissent  me  donner.  Mais 
M.  Laudet  n'a  pas  à  défendre  mon  œuvre  contre  moi. 

Que  mes  amis  me  fassent  un  grief  d'avoir  introduit 
M.  le  Grix  et  M.  Laudet  dans  un  niveau  de  pensée,  dans 
un  niveau  de  propos,  dans  un  niveau  de  conversation 
dont  ils  n'étaient  pas  dignes,  j'y  consens.  Mais  ce  n'était 
ni  à  M.  le  Grix  ni  à  M.  Laudet  à  me  le  reprocher.  Que 
j'aie  élevé  à  ce  point  et  en  même  temps  approfondi  le 
débat,  ils  y  ont  trop  gagné,  ils  sont  bien  les  seuls  qui 
n'aient  pas  le  droit  de  me  le  reprocher.  Ils  sont  bien  les 
seuls  qui  ne  soient  autorisés  qu'à  m'en  remercier.  J'ai 

ai8 


M.    FERXAND   LAUDET 

lié  leurs  noms,  ce  nom  ignoré  de  Laudet,  ce  nom  ignoré 
de  le  Grix,  à  des  questions  qui  les  dépassent  de  beau- 
coup, à  des  pages  qui  vivront  longtemps  après  eux.  De 
quoi  se  plaignent-ils. 

Qu'ils  me  remercient  au  contraire,  qu'ils  me  rendent 
grâces, 

Premièrement  d'avoir  fait  im  communiqué  ; 

Deuxièmement  d'avoir  fait  ce  communiqué-là. 

Je  les  fais  vivre. 

§  286.  —  Cinquièmement,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
pourquoi,  ayant  à  faire  ce  communiqué,  voulant  faire 
ce  communiqué,  je  l'ai  fait  dans  le  Bulletin  des  Profes- 
seurs catholiques  de  l'Université. 

Ici  aussi,  pareillement  ici  je  suis  forcé  de  répondre 
préalablement  que  je  suis  peut-être  libre.  Ayant  à  faire 
ce  communiqué,  voulant  faire  ce  communiqué  on  ne  voit 
pas  bien  pourquoi  je  ne  l'aurais  pas  fait  passer  où  je 
voudrais.  (Ou  plutôt  où  je  pourrais).  Suis-je  pas  libre, 
enfin.  Que  je  l'aie  fait  passer  au  Bulletin,  cela  regarde 
le  Bulletin  et  moi.  M.  Laudet,  qui  a  tant  de  gouverne- 
ment, ne  gouverne  pas  encore  la  relation  du  Bulletin 
et  de  moi.        , 

M.  Laudet  là-dessus  triomphe  bruyamment.  «...  d'autre 
part  Péguy  n'en  est  pas  réduit  à  ne  trouver  d'hospitalité 
pour  sa  prose  qu'à  Coutances  dans  le  Bulletin  des  Pro- 
fesseurs catholiques  de  l'Université  qui  a  igo  abonnés^ 

219 


un  nouveau  théologien 


parmi  lesquels  33  abonnés  fermes  n'ont  pas  encore 
acquitté  leur  abonnement.  »  Vous  saisissez  comme  moi 
la  finesse  de  la  plaisanterie,  surtout  répétée  trois  fois. 
C'est  le  cas  de  le  dire  :  Numéro  Deus. 

Eh  bien  il  faut  que  M.  Laudet  en  prenne  son  parti.  Il 
est  très  puissant.  Il  sait  très  bien  qu'il  est  très  puissant. 
Il  est  redouté  pour  sa  puissance  et  non  moins  pour  ses 
alliances  temporelles.  Il  sait  très  bien,  j'aime  mieux  lui 
dire  tout  de  suite  qu'un  communiqué  sur  M.  Laudet  ne 
se  placerait  pas  facilement.  Il  en  triomphe  un  peu  gros- 
sièrement. Il  a  raison.  Il  est  juste  que  les  gros  volumes 
sociaux  triomphent. 

Il  est  certain  que  profondément  atteint  par  cette 
agression  inattendue,  par  cette  agression  gratuite,  si 
pleine  de  trahison  et  d'ingratitude  j'éprouvai  instanta- 
nément le  besoin  de  me  ressaisir.  Et  qu'un  homme  ne 
peut  se  ressaisir  que  sur  sa  ligne  de  retraite  la  plus 
profonde.  Un  homme  assailli  ainsi,  à  ce  point,  en  ces 
termes,  un  homme  ainsi  menacé  se  manquerait  à  lui- 
même  s'il  ne  cherchait  pas  immédiatement  un  point 
d'appui  dans  sa  conscience  la  plus  profonde,  s'il  ne 
prenait  pas  instantanément  une  base  d'opération,  un 
point  non  pas  seulement  un  point  d'appui,  mais  un 
point  de  rejaillissement,  un  point  de  ressource  dans  sa 
situation  la  plus  profonde.  Ainsi  jaillit  ce  communiqué 
que  je  considère  moi-même  comme  une  Introduction  en 
forme  à  mes  Mystères  de  Jeanne  d'Arc. 

L'idée  ne  me  vint  pas  un  seul  instant  de  faire  passer 
ce  communiqué  dans  les  Cahiers  de  la  Quinzaine.  Je 

aao 


M.    FERNAND    LAUDET 

considère  essentiellement  ces  Cahiers  comme  une  sorte 
de  libre  cité,  comme  un  libre  faisceau,  comme  une  in- 
stitution libre  ;  comme  un  institut.  M.  Laudet  compren- 
dra difficilement  ce  statut  et  ces  mœurs,  lui  qui  gouverne 
sa  Revue  et  qui  ne  se  gouverne  que  par  le  gouverne- 
ment capricieux  d'un  despote.  La  fondation  même  des 
Cahiers  et  la  vie,  —  (on  pourrait  presque  dire  la  sur- 
vie), —  des  cahiers  depuis  douze  ans  est  réglée  par  une 
discipline,  est  gouvernée  par  un  statut  que  tout  le 
monde  a  toujours  observé,  qui  n'a  jamais  cessé  d'être 
respecté  de  toutes  parts.  C'est  une  maison  que  je  gère. 
Ce  n'est  point  un  État  que  je  gouverne.  Telles  sont  les 
mœurs  de  la  liberté.  M.  le  Grix,  M.  Laudet  aura  peut- 
être  du  mal  à  se  les  représenter.  Nous  n'avons  ici 
aucun  mal  à  les  exercer.  Autant  je  revendique  intégra- 
lement ma  liberté  à  mon  tour  et  en  mon  lieu  comme 
collaborateur  des  cahiers,  pour  mes  œuvres,  pour  des 
articles,  —  cette  liberté  que  j'assure  temporellement  à 
tous  nos  collaborateurs,  —  autant  par  un  scrupule  de 
rectitude  que  M.  Laudet  ne  comprendra  peut-être  pas 
je  ne  veux  point  engager  les  cahiers  officiellement,  en 
leur  office,  ex  officio,  et  venant  de  leur  office  dans  un 
communiqué  qui  n'engageait  que  moi  personnellement 
mais  qui  personnellement  m'engageait  tout  entier.  Un 
article  sur  ou  contre  M.  Laudet  pouvait  et  devait 
paraître  dans  les  cahiers.  Un  communiqué  ne  pouvait 
et  ne  devait  pas  paraître  dans  les  cahiers. 

Précisément  parce  qu'un  communiqué  est  beaucoup 
plus  qu'un  article;  engage  inffiiiment  plus;  est  beau- 
coup plus  un  acte. 

Je  voulais  que  ce  communiqué  ne  fût  qu'ensuite  porté 

331 


un  nouçeau  théologien 

à  la  connaissance  des  abonnés  des  cahiers;  qu'il  n'en- 
trât qu'ensuite,  au  deuxième  degré,  au  deuxième  stade, 
dans  les  cahiers;  que  j'en  fisse  pour  ainsi  dire  alors  un 
compte  rendu  dans  les  cahiers  ;  qu'il  y  parût  comme  un 
procès-verbal,  comme  un  compte  rendu  que  je  faisais 
dans  les  cahiers  à  mes  abonnés  d'un  acte,  d'un  commu- 
niqué que  j'avais  fait  en  dehors  des  cahiers.  Et  en 
somme  c'est  ce  que  j'ai  obtenu.  Dans  un  Bulletin  où 
j'étais  entièrement  libre  j'ai  fait  un  communiqué;  et  le 
communiqué  que  je  voulais.  Dans  les  cahiers,  où  je  ne 
suis  pas  libre,  j'ai  publié  le  procès-verbal,  le  compte 
rendu  de  ce  communiqué,  tout  le  dossier  enfin  avec  cet 
article-ci  qui  en  est  résulté. 

Ma  situation  envers  les  cahiers  est  une  situation  d'une 
entière  rectitude,  et  d'une  grande  simplicité.  Gomme 
auteur  dans  les  cahiers,  comme  collaborateur  des 
cahiers,  pour  mes  œuvres  et  pour  mes  articles  je  reven- 
dique cette  entière  liberté  spirituelle  et  temporelle  que 
j'assure  à  tous  nos  collaborateurs.  Mais  comme  gérant 
des  cahiers  je  ne  puis  y  faire  que  des  communiqués  de 
gérance.  Non  seulement  je  ne  veux  point  entraîner  les 
cahiers  dans  mes  querelles  propres  ni  dans  ce  qui  est 
plus  que  des  querelles,  mais  je  ne  veux  point  les 
entraîner  même  dans  cet  approfondissement  de  mon 
être  religieux  auquel  il  est  évident  que  je  procède 
depuis  plusieurs  années  avec  une  sévérité  croissante. 

Ayant  donc  à  faire  ce  communiqué,  voulant  faire  ce 
communiqué,  ne  voulant  pas  le  faire  passer  dans  les 
cahiers,  où  devais-je  le  faire  passer.  C'est  entendu,  je 
le  faisais  passer  où  je  voulais.  Mais  enfin  je  le  faisais 

J2a 


M.    FERXAND    LAUDET 

passer  où  je  pouvais.  Quelle  revue,  quel  journal,  quel 
périodique  autant  que  le  Bulletin  pouvait  comme  le 
Bulletin  me  rappeler,  me  redonner  cette  antique  pureté 
de  moeurs,  cette  pauvreté,  cette  petitesse,  cette  humilité, 
cette  exiguïté,  ces  abonnés  fermes  et  ces  abonnés  mal 
fermes,  ces  cent  cinquante  ou  deux  cents  abonnés,  toute 
cette  pureté  première  de  la  fondation  des  cahiers.  Quel 
journal  et  quelle  revue,  quel  périodique,  quelle  revue 
était  autant  que  le  Bulletin  notre  filiale  en  esprit  et  en 
mœurs,  notre  secrète  filiale  spirituelle.  Notre  fille  et 
notre  filleule.  Un  nouveau  bourgeonnement,  une  nou- 
velle source,  un  rejaillissement  de  notre  jeunesse. 

Je  nous  revois  encore,  mon  cher  Lotte,  je  revois  notre 
jeunesse  commune,  je  revois  nos  communes  études.  Tu 
avais  quelques  années  de  moins  que  moi,  une  ou  deux 
peut-être  seulement,  mais  c'est  énorme  quand  l'un  entre 
seulement  en  Rhétorique  Supérieure  et  que  l'autre,  — 
(aller,  l'autre  des  deux),  —  y  ayant  déjà  fait  une  année 
l'année  précédente,  y  rentre  au  contraire  pour  sa 
deuxième  année  comme  vétéran,  veteranus,  vieux  soldat, 
ancien  soldat.  Nous  affrontions  alors  la  même  grande 
guerre,  qui  était  la  guerre  de  l'entrée  à  l'ancienne 
École  Normale  Supérieure.  Nous  sommes  deux  vieux 
Louis-le-Grand,  toi  et  moi,  et  deux  vieux  Barbistes, 
d'incorrigibles  vieux  Louis  le  Grand  et  Barbistes.  Nous 
sommes  de  cette  petite  compagnie  de  Barbistes  qui 
pendant  quelques  années  préparant  l'Ecole  Normale 
Supérieure  suivirent  les  cours  de  la  Rhétorique  Supé- 
rieure de  Louis-le-Grand.  Allons,  nous  allions  en  cagne, 
disons  le  mot  de  l'argot  de  notre  jeimesse  et  que  nos 

aa3 


un  nouveau  théologien 

jeunes  héritiers  n'aient  point  peur  du  vieux  mot  :  nous 
étions  deux  cagneux.  Marcel  Baudouin,  Tharaud, 
Deshairs,  Péguy,  Roy,  Pesloûan,  —  (celui-ci  seul  non 
cagneux,  il  était  en  élémentaires  ou  en  spéciales  et  pré- 
parait l'École  Polytechnique),  —  pour  la  première  couche, 
et  pour  la  deuxième  couche  plus  ou  moins  cagneux 
Baillet,  Lotte,  Riby,  Poisson,  l'autre  Tharaud,  aller, 
l'autre  des  deux,  toi  Lotte  ;  singulière  compagnie  non 
point  d'amitié  seulement,  singulière  compagnie  de  fidélité 
où  la  mort  seule  a  pu  frapper  un  manque,  où  vingt  années 
de  l'usure  de  la  vie  n'ont  pu  introduire  une  fissure.  Quand 
viendra  l'âge  des  Confessions,  —  (il  approche,  Dieu 
merci,  mon  vieux  Lotte,  il  approche,  U  approche,  il  ne 
tardera  plus  guère),  —  nous  essaierons  de  représenter 
ces  deux  ou  trois  merveilleuses  années  de  notre  jeu- 
nesse, les  ardentes  années.  Tout  était  pur  alors.  Tout 
était  jeune.  Et  tu  entends  bien  que  par  là  je  ne  veux 
pas  dire  en  ceci  seulement  que  nous  étions  jeimes  et  que 
nous  voyions  le  monde  jeune.  Historiquement  tout  fut 
jeune  alors  pendant  trois  ou  quatre  merveilleuses 
années.  Un  socialisme  jeune,  un  socialisme  nouveau,  un 
socialisme  grave,  un  peu  enfant,  —  (mais  c'est  ce  qu'il 
faut  pour  être  jeune),  —  un  socialisme  jeune  homme 
venait  de  naître.  Un  christianisme  ardent,  il  faut  le  dire, 
profondément  chrétien,  profond,  ardent,  jeune,  grave 
venait  de  renaître.  On  le  nommait  lui  aussi  assez  géné- 
ralement catholicisme  social.  Dans  le  socialisme,  qui 
lui-même  par  un  échange  était  une  sorte  de  christia- 
nisme du  dehors,  dans  Jaurès  même  les  contaminations 
jauressistes  n'étaient  point  nées  et  n'avaient  point 
encore  pénétré.  L'affaire  Dreyfus  ne  préparait  encore 

224 


M.    FERNAND    LAUDET 

que  dans  le  plus  profond  de  l'ombre  ses  inconcevables 
destinées.  La  France  elle-même  paraissait  se  préparer 
joyeusement  et  pleinement,  sainement  et  presque 
bruyamment  et  presque  avantageusement.  A  quoi 
hélas  elle  se  préparait,  nous  l'avons  connu,  nous  l'avons 
éprouvé  depuis. 

Mais  qu'importait  alors.  Nous  ferons  nos  Confessions, 
mon  vieux  Lotte.  Nous  essaierons  de  représenter  ces 
trois  merveilleuses  années.  Ce  vieux  Sainte-Barbe  et  ce 
vieux  Louis-le-Grand.  Cette  sorte  de  qualité  propre, 
cette  qualité  jeune  et  pure,  cette  nette  finesse  qu'avait 
le  latin  et  le  grec  dans  l'enseignement  de  notre  maître 
M.  Bompard.  Cette  sorte  de  grande  libéralité,  de  bonté 
d'esprit  et  même  de  coeur  qu'avait  la  philosophie  dans 
l'enseignement  de  notre  maître  M.  Lévy-Bruhl. 

Car  nous  sommes,  nous  nous  vantons  d'être,  comme 
dit  Homère,  des  vieux  fils  de  l'Université.  —  (Dont  tu 
es  en  corps  et  en  esprit,  dont  je  suis  en  esprit  et  pres- 
que et  pour  ainsi  dire  en  corps).  —  C'est  par  un  mou- 
vement filial  que  depuis  quinze  ans  nous  nous  sommes 
portés  à  son  secours.  C'est  un  mouvement  filial  qui 
nous  porte,  qui  nous  anime  à  repousser  ces  envahisse- 
ments de  barbarie. 

C'est  une  grande  joie,  mon  cher  Lotte,  que  de  n'avoir 
pas  eu  une  seule  fissure  dans  cette  amitié,  dans  cette 
fidélité  de  vingt  ans.  Et  pourtant  Dieu  sait  si  la  vie 
nous  a  dispersés  dans  des  conditions  différentes.  Mais 
il  faut  croire  que  la  pâte  était  bonne  et  que  la  race 
était  bonne  et  que  le  coeur  était  bon. 

Je  dois  dire  la  vérité,  puisqu'on  m'en  presse.  Il  ne 
faut  pas  que  je  présente  l'opération  à  l'envers.  Ce  n'est 

aa5  Laadet.  -  i3. 


un  nouveau  théologien 

pas  moi  qui  me  suis  demandé,  ce  n'est  pas  que  je  me 
suis  demandé  d'abord,  ayant  à  faire  passer  un  mani- 
feste, où  je  le  ferais  passer.  Enfin  je  veux  dire  un  com- 
muniqué. L'opération  a  été  beaucoup  moins  articulée, 
beaucoup  moins  systématique.  Les  bergsoniens  me 
comprendront,  si  j'ai  encore  le  droit,  si  nous  avons 
encore  le  droit  de  nous  servir  de  ce  nom,  de  ce  mot  de 
bergsoniens.  L'opération  a  été  beaucoup  plus  spontanée, 
beaucoup  plus  organique,  et  ainsi  en  outre  elle  a  été 
contraire.  C'est  au  contraire  la  présence  de  Lotte  et  du 
Bulletin  qui  a  fait  germer  en  moi  instantanément  l'idée, 
la  forme,  déjà  la  teneur  d'un  communiqué.  C'est 
cette  obscure,  cette  secrète  présence  de  fidélité  qui  a 
tout  suscité  instantanément. 

Assailli  d'im  assaut  aussi  inattendu,  atteint  aussi 
profondément  que  je  l'ai  dit  et  qu'on  peut  le  penser, 
évidemment  je  jetai  un  seul  regard  autour  de  moi,  et 
dans  ce  seul  regard  instantanément  le  Bulletin  était  à 
sa  place. 

Je  vais  plus  loin  et  en  réalité  j'ai  fait  en  somme  l'opé- 
ration suivante.  Tout  homme  sur  le  tranchant  du  sort 
a  fait  cette  opération.  Atteint,  assailli  aussi  profondé- 
ment, instantanément  je  repassai  ma  vie.  Dans  im 
éclair  d'un  seul  regard  je  vis  cet  embarras  de  vingt 
ans.  Et  suivant  l'autre  ligne,  celle  qui  n'a  pas  été  in- 
scrite historiquement,  dans  ce  regard  je  me  suis  repré- 
senté l'autre  Péguy,  le  Péguy  allégé  de  tant  de  charges 
publiques,  le  Péguy  que  je  devenais  si  je  n'avais  point 
assumé  à  vingt  ans  tant  de  charges  et  de  responsa- 
bilités publiques.  Or  il  est  certain,  et  il  était  pour  moi 
d'une   évidence  éclatante,   que  la  ligne    que  j'aurais 

326 


M.    FERNAND    LAUDET 

suivie  est  précisément  celle  qu'a  suivie  Lotte.  J'ensei- 
gnerais aujourd'hui  la  philosophie  dans  quelque  lycée 
de  province.  Comme  il  enseigne  la  grammaire.  Dans 
quelque  Goutances.  J'exercerais  ce  métier  d'enseigner, 
un  des  plus  beaux,  le  plus  beau  peut-être  qu'il  y  ait,  que 
j'aime  passionnément.  Je  serais  attaché  passionnément 
à  mon  métier,  à  ma  classe,  comme  je  suis  attaché  pas- 
sionnément à  ces  cahiers.  J'aimerais  passionnément 
mon  métier,  ma  classe,  conune  j'aime  passionnément  la 
typographie,  les  cahiers.  J'y  aurais  quelques  mécomptes, 
comme  j'en  ai  beaucoup  dans  les  cahiers.  Enfin  si  j'étais 
devenu  ce  Péguy  d'enseignement  secondaire,  le  premier 
en  date  et  en  existence,  celui  que  j'étais  fait  pour  faire, 
il  est  certain  que  ma  situation  aujourd'hui  serait  exac- 
tement la  suivante  :  je  serais  un  fidèle  abonné  au 
journal  de   Lotte. 

§  287.  —  On  voit  mal  que  M.  Laudet  me  reproche 
précisément  mes  scrupules,  ma  fidélité  à  respecter  le 
statut  des  cahiers.  D'abord  il  n'est  point  chargé  de 
gouverner  ma  relation  aux  Cahiers. 

§  288.  —  Pour  qui  sait  lire,  la  typographie,  quoi  de 
plus  imposant  que  cette  absence  de  signature  au  bas 
du  communiqué.  Gomme  cette  absence  emplit  le  texte 
même,  le  corps  du  texte.  Gomme  elle  fait  refluer  la 
signature  dans  tout  le  texte.  Le  texte  n'est  pas  signé, 
alors.  Tout  le  texte  est  signature.  Ni  titre  ni  signature. 
Ni  exorde  ni  péroraison.  Nul  plan  incliné.  Nulle  montée, 
nulle  descente.  Nul  accès.  Nulle  porte  de  sortie.  Nul 
vestibule.  Un  beau  plateau  coupé  en  falaise. 


un  nouveau  théologien 

C'est  ^T-aiment  le  souverain  qui  n'a  pas  besoin  d'élever 
là  voix  pour  être  entendu. 

§  289.  —  Au  demeurant  je  ne  vois  pas  que  j'aie 
beaucoup  à  dire  au  (deuxième)  article  de  M.  Laudet.  Il 
a  un  procédé  extrêmement  simple,  et  qui  désarme.  Il 
retire  tout  ce  que  M.  le  Grix  avait  mis  dans  son  premier 
article.  Naturellement  il  ne  les  retire  pas  purement  et 
simplement.  Ce  serait  trop  simple.  Il  dit  que  M.  le  Grix 
ne  l'a  pas  dit  et  que  c'est  moi  qui  ai  dit  qu'ill'avait  dit. 
C'est  classique. 

Je  ne  puis  plus  rien  dire  à  cela.  Tous  mes  textes 
sont  sur  table.  Il  faut  que  M.  Laudet  croie  pouvoir 
bien  compter  sur  la  paresse  d'esprit  de  ses  abonnés 
et  lecteurs  habituels  pour  qu'il  ne  craigne  point  qu'ils 
aillent  chercher  dans  son  numéro  24,  du  17  juin  191 1 
les  textes  mêmes  que  j'ai  cités  et  qu'il  nie  dans  son 
numéro  Sa  du  12  août  191 1. 

Quand  un  débat  en  est  arrivé  à  ce  point  il  n'y  a  plus 
rien  à  dire.  M.  le  Grix  écrit  certaines  lignes,  certaines 
phrases,  certains  mots  et  les  publie  dans  la  Revue  heb- 
domadaire. Je  les  cite.  Aussitôt  M.  Laudet  les  nie  dans 
la  Revue  hebdomadaire. 

Si  l'on  veut  dire  que  M.  le  Grix  n'avait  peut-être  pas 
w.  tout  ce  qu'il  écrivait  quand  il  écrivait  ce  qu'il  écrivait 
dans  la  Revue  hebdomadaire,  et  que  c'est  moi  qui  le  lui 
ai  fait  voir,  et  qui  le  lui  ai  fait  voir  publiquement,  et 
qu'alors,  à  ce  moment-là,  à  ce  deuxième  moment  il 
aurait  certainement  mieux  aimé  ne  pas  le  voir,  et  sur- 
tout, si  je  puis  dire,  qu'il  aurait  mieux  aimé  ne  pas  le 

228 


M.    FERNAND    LAUDET 

voir  de  ma  main,  que  je  ne  le  lui  fisse  pas  voir,  que  ce  ne 
fût  pas  moi  qui  le  lui  fisse  voir,  et  surtout  que  je  ne  le  lui 
fisse  pas  voir  publiquement,  cela  c'est  une  autre  défense 
de  M.  le  Grix,  c'est  un  autre  système  de  défense,  auquel 
je  ne  serais  pas  éloigné  de  souscrire.  Je  suis  assez  porté 
à  croire  qu'en  effet  M.  le  Grix  n'avait  pas  vu  du  tout 
tout  ce  qu'il  écrivait.  Peut-être,  sans  doute  était-il  poussé 
par  d'autres,  par  d'autres  plus  malins,  qui  ne  se  sont 
pas  découverts.  Peut-être  n'a-t-il  goûté  seulement  qu'une 
certaine  méchanceté,  un  certain  goût  de  me  jouer  un 
mauvais  bon  tour.  Emporté  par  cette  passion  de 
méchanceté,  par  ce  goût  de  me  brimer,  de  me  berner, 
par  son  orgueil  et  par  cette  infatuation  de  faire  rire  de 
moi,  peut-être  en  effet  n'a-t-il  pas  fait  attention  du  tout 
à  ce  qu'il  écrivait,  ou  pas  assez.  Peut-être  n'a-t-il  pas 
regardé  du  tout  ce  qu'il  écrivait.  Une  autre  version,  une 
autre  leçon  serait  que  même  s'il  le  voulait,  même  quand 
il  y  regarde,  même  quand  il  y  fait  attention  il  est  bien 
incapable  de  savoir  ce  qu'il  écrit.  Je  dois  avouer  que 
cette  seconde  version  aurait  plutôt  plus  de  partisans. 
On  me  le  représente  généralement  comme  un  fort  sot. 
D'ailleurs  les  deux  versions  ne  sont  pas  contradictoires. 
Il  peut  fort  bien  être  ensemble  sot  et  fat.  Ne  pas  faire 
attention  et  ne  pas  en  voir  plus  s'il  faisait  attention. 
Seulement,  quand  on  en  est  là,  on  n'exerce  pas,  régu- 
lièrement, le  magistère  de  la  critique  littéraire  dans  une 
de  nos  plus  importantes  revues. 

Si  M.  Laudet  a  choisi  M.  le  Grix,  il  doit  tout  de  même 
savoir  un  peu  qui  il  a  choisi.  Si  M.  le  Grix  lui  a  été 
imposé  par  quelqu'un,  il  doit  savoir  un  peu  qui  on  lui  a 
imposé. 

aag 


un  nouveau  théologien 

Si  M.  le  Grix  a  vu  ce  qu'il  faisait,  il  a  été  fourbe.  S'il 
n'a  pas  vu  ce  qu'il  faisait,  généralement  s'il  ne  voit  pas 
ce  qu'il  fait,  il  a  été  sot.  Maintenant  il  peut  avoir  été 
fourbe  et  sot  à  la  fois.  Quand  nous  étions  au  lycée,  je 
crois  que  c'étaient  les  propositions  contraires  en  logique 
formelle  qui  étaient  telles  que  ou  bien  l'une  était  vraie 
et  l'autre  fausse  ;  ou  bien  l'une  était  fausse  et  l'autre 
vraie  ;  ou  bien  elles  étaient  fausses  toutes  les  deux. 
Mais  elles  ne  pouvaient  occuper  que  ces  trois  positions. 
Elles  ne  pouvaient  pas  occuper  la  quarte  position.  Elles 
ne  pouvaient  pas  être  vraies  toutes  les  deux.  • 

J'avais  fait  cette  grâce  à  M.  le  Grix  de  le  supprimer 
de  l'être.  Je  crois  que  je  lui  avais  fait  en  ceci  une  grande 
grâce.  J'ai  peur  que  M.  Laudet  ne  lui  ait  rendu  un  bien 
mauvais  service  en  le  réinstallant  dans  l'être. 

§  290.  —  Je  ne  voudrais  plus  présenter  que  quelques 
observations.  Autrement  la  conversation  ne  peut  conti- 
nuer. Nous  sommes  dans  le  royaume  du  reniement. 
C'est  un  aller  et  retour,  c'est  un  circuit  de  reniement. 
M.  le  Grix  reniait  la  chrétienté.  M.  Laudet  renie  M.  le 
Grix.  Soyons  assurés  que  dans  l'article  que  l'on  nous 
annonce  M.  le  Grix  reniera  M.  le  Grix.  C'est  un  renie- 
ment qui  revient  sur  soi-même.  C'est  un  boumerang. 
Pierre  avait  renié  trois  fois.  Mais  c'était  dans  le  même 
sens. 

§  291.  —  Nous  n'avons  plus  qu'à  nous  arrêter  à  quel- 
ques mots.  Avant  de  le  faire,  —  préalablement,  —  (s'il 
est  encore  permis  de  parler  de  préalable  au  bout  de 

a3o 


M.    FERNAND   LAUDET 

deux  cents  et  quelques  pages),  —  il  faut  que  je  rende 
une  certaine  justice  à  M.  Laudet,  —  et  non  point  certes 
à  mon  sens,  —  et  dans  mon  système  de  mesure,  —  une 
petite  justice.  M.  Laudet  dans  son  article  s'est  fort  bien 
conduit  envers  M.  le  Grix.  Je  le  dis  sans  aucune  espèce 
d'ironie.  On  sait  assez  combien  j'ai  horreur  de  l'ironie, 
de  tout  ce  qui  cherche  le  ridicule,  de  tout  ce  qui  flatte 
le  goût  du  ridicule  à  trouver,  à  flatter  et  à  cultiver,  de 
tout  ce  qui  flatte  cette  démagogie  régnante  du  ridicule. 
On  sait  assez,  on  sait  de  reste  combien  l'ironie  est  con- 
traire à  mon  tempérament  même.  Je  n'ai  jamais  caché 
le  goût  profond  que  j'ai  pour  le  comique.  L'un  exclut 
l'autre.  Le  comique  est  de  la  grande  famille  du  tragique 
et  du  sérieux.  Rien  n'est  aussi  sérieux  que  le  comique. 
Rien  n'est  aussi  profondément  apparenté  au  tragique 
que  le  comique.  On  pourrait  presque  dire  que  l'un  est 
une  autre  face  de  l'autre.  C'est  pour  cela  que  chez  tous 
les  peuples  intelligents  le  comique  et  le  tragique,  la 
comédie  et  la  tragédie  vont  ensemble,  comme  deux 
beaux  bœufs,  obéissent  exactement  au  même  joug, 
pointés  du  même  aiguillon  obéissent  exactement  aux 
mêmes  règles.  Aux  mêmes  règles  d'art.  Aux  mêmes 
règles  externes  de  représentation.  Aux  mêmes  règles 
internes  d'une  représentation  intérieure.  Aux  mêmes 
régulations  internes.  Aux  mêmes  règles  organiques.  Les 
cinq  actes  de  Molière  sont  la  répUque  exacte  des  cinq 
actes  de  Racine  et  de  Corneille.  Le  comique  et  le  tra- 
gique, la  comédie  et  la  tragédie  sont  étroitement  liées 
dans  le  sérieux.  L'ironie  au  contraire  est  le  plus  bel 
ornement  du  frivole. 
Je  le  dis  donc  sans  aucune  ironie,  je  suis  heureux 

a3i 


un  nouveau  théologien 

que  M.  Laudet  dans  son  article  se  soit  à  ce  point  mon- 
tré si  bon  camarade  et  si  bon  patron  pour  M.  le  Grix. 
Je  le  dis  sans  ironie  aucune,  cela  l'honore  grandement. 
Le  danger,  pour  son  caractère,  pour  l'estime  que  nous 
devons  garder  de  son  caractère,  le  danger  était  que 
voyant  M.  le  Grix  embarqué  dans  une  aussi  mauvaise 
affaire  il  n'eût  quelque  velléité  de  l'y  abandonner.  De 
le  laisser  s'en  sortir  tout  seul.  Non  seulement  il  ne  l'a 
point  fait.  Mais  il  vient  très  activement  au  secours  de 
son  jeime  collaborateur,  il  s'y  occupe,  il  s'y  emploie.  Il 
n'y  chôme  point.  Tout  son  article  est  visiblement  inspiré 
du  très  grand  désir  de  dégager  honnêtement  M.  le  Grix, 
de  se  porter  avec  M.  le  Grix,  d'y  venir  avec  M.  le  Grix, 
lui  M.  Laudet.  C'est  bien.  C'est  même  beau.  J'ai  dit 
assez  souvent,  dans  ces  cahiers  mêmes,  l'estime  singu- 
lière que  je  faisais  de  la  morale  de  bande,  pour  avoir 
le  droit  de  déclarer  hautement  que  c'est  ici  un  trait 
de  caractère  qui  honore  grandement  M.  Laudet.  Tout 
ce  que  l'on  pouvait  craindre,  c'était  justement  que 
M.  Laudet,  à  qui  j'étais  légitimement  remonté,  que 
j'avais  saisi  légitimement,  ne  lâchât,  alors,  son  jeune 
collaborateur  mal  embarqué. 

§  292.  —  Pourquoi  fallait-il  malheureusement  que 
M.  le  Grix  fût  indéfendable.  Pourquoi  fallait-il  que 
M.  le  Grix,  et  l'article  de  M.  le  Grix,  et  en  tête  de  l'un 
et  de  l'autre  M.  Laudet  lui-même  fussent  indégageables. 
Une  attitude  que  j'aime  moins  déjà,  qui  est  déjà  beau- 
coup moins  nette  et  à  mon  sens  moins  droite,  c'est  que 
M.  Laudet  fasse  état,  dans  son  article,  des  compliments 
que  M.  le  Grix  m'avait  censément  distribués  dans  son 

a3a 


M.    FERNAND    LAUDET 

article,  aux  Cahiers  et  à  moi.  J'avoue  que  ces  compli- 
ments que  M.  le  Grix  m'avait  censément  distribués 
dans  son  article  m'avaient  paru  extrêmement  suspects 
et  l'usage  qu'en  fait  aujourd'hui  M.  Laudet  pour  me 
mettre  préliminairement  dans  mon  tort  en  me  donnant 
un  aspect  d'ingratitude  envers  M.  Laudet  et  d'abord 
envers  M.  le  Grix  ne  me  les  rend  pas  plus  sympathiques, 
ne  me  les  rendant  pas  plus  innocents,  ne  fait  que  me 
confirmer  dans  l'opinion  que  j'en  eus  premièrement. 
«  François  le  Grix,  écrit  M.  Laudet,  connaissait 
Péguy  et  son  œuvre,  aussi  bien  que  Péguy,  qui  ne  lui  a 
pas  ménagé  les  dédicaces  de  ses  livres,  le  connaissait; 
à  dire  vrai  il  n'était  pas  sans  éprouver  quelques  sympa- 
thies pour  Péguy,  —  (très  honoré,  mon  cher  con- 
frère), —  et  il  ne  se  fait  pas  faute  de  les  lui  témoigner 
dans  son  article.  Il  loue  «  l'inspiration  »  —  (mes  enfants, 
mes  enfants,  monsieur  Laudet  ne  nous  faites  pas  plus 
innocent  que  nous  ne  sommes),  —  (tout  le  monde  sait  bien 
que  lorsque  l'on  commence  par  louer  «  l'inspiration  » 
d'un  écrivain,  c'est  le  plus  grand  mauvais  signe,  c'est 
que  l'on  veut,  c'est  que  l'on  va  procéder  à  un  éreinte- 
ment  en  règle  de  son  œuvre).  —  (Et  par  conséquent,  on 
ne  saurait  trop  poser  ce  principe,  au  plus  grand  érein- 
tement,  au  seul  éreintement  peut-être,  au  seul  éreinte- 
ment  certainement  auquel  on  puisse  procéder  de  lui). — 
(Tout  ce  que  vous  pourrez  démontrer,  monsieur  Laudet, 
c'est  que  M.  le  Grix  n'a  point  manqué  à  cette  règle  du 
genre).  —  (Du  reste,  de  son  point  de  vue,  il  aurait  eu 
tort  d'y  manquer).  —  (Elle  est  trop  bonne;  elle  est  trop 
commode;  elle  est  trop  attendue;  ce  qui  est  une  des 
règles  essentielles  du  théâtre).  —  «  Il  loue  «  l'inspira- 

333 


un  nouveau  théologien 

tion  ))  de  l'écrivain  autant  que  «  sa  vie  de  probité  labo- 
rieuse »  ;  —  (à  moins  de  parler  enfin  de  ma  vie  d'impro- 
bité  paresseuse,  on  ne  voit  pas,  je  ne  vois  pas  bien 
comment  il  eût  fait  autrement.  Mais  quand  on  commence 
à  présent,  quand  on  se  met  à  louer  ma  vie  et  ma  pro- 
bité et  mon  labeur,  cela  est  triste  à  dire,  je  commence 
aussi  à  présent  malheureusement  à  me  méfier.  C'est 
généralement  que  l'on  veut,  que  l'on  va  commencer  à 
éreinter  méthodiquement  mon  œuvre  majeure,  mon 
œuvre  première,  mon  œuvre  enfin,  qui  est  naturellement 
mon  œuvre  d'écrivain).  —  (Pareillement  hélas  et  comme 
parallèlement,  pareillement  hélas,  encore  plus  hélas 
quand  on  commence  à  dire  du  bien  des  cahiers,  il  faut 
hélas,  encore  plus  hélas,  il  faut  encore  plus  malheureu- 
sement que  je  me  méfie;  c'est  que  l'on  veut,  c'est  que 
l'on  va  commencer  à  éreinter  mon  œuvre,  enfin  mon 
œuvre  propre,  je  veux  naturellement  dire  mon  œuvre 
d'écrivain.  C'est  devenu  la  règle  du  genre.  Vous  allez 
voir  qu'il  n'y  manquera  pas.  On  voit  dans  quel  ordre  de 
sentiments  bas,  et  je  puis  dire  à  quel  degré  de  tristesse 
ces  messieurs  me  forcent  à  me  mouvoir).  —  il  rappelle 
comment  les  Cahiers  ont,  depuis  tantôt  douze  années, 
donné  l'exemple  le  plus  méthodique  et  le  plus  persévé- 
rant du  désintéressement  dans  l'accueil  fait  aux  écri- 
vains, de  la  recherche  du  vrai  dans  le  procédé 
d'art; ...  »  —  Je  voudrais  bien  savoir  comment  il  eût 
fait  pour  dire  le  contraire.  Cette  façon  de  dire  que  le 
bien  mérité,  historique  que  l'on  dit  de  vous  est  une 
grâce  que  l'on  vous  fait.  Est  une  créance  que  l'on 
prend  sur  vous.  Aussitôt  après  vient  la  pointe,  comme 
il    y    en    a    plusieurs,    qui    sont    dans    l'article    de 

a34 


M.    FERXAXD    LAUDET 

M.  Laudet  la  trace,  l'héritage,  la  continuation,  l'endos- 
sement de  l'article  de  M.  le  Grix.  —  «  il  remémore 
aussi  —  (cet  aussi  est  assez  bon  et  vous  a  un  petit  air 
innocent,  il  a  d'abord  l'air  de  vouloir  dire  en  plus,  et 
on  s'aperçoit  après  qu'il  veut  dire  d'autre  part,  aussi 
bien;  au  contraire;  par  contre,  par  équivalence,  pour 
faire  (juste)  compensation  ;  pour  lui  faire  justice  ;  stricte  ; 
contre  lui;  parce  que  n'est-ce  pas  il  faut  aussi  être 
juste  ;  c'est  un  petit  aussi  de  polémique)  —  il  remémore 
aussi  comment  l'auteur,  après  avoir  été  dreyfusard  et 
socialiste,  en  était  arrivé  à  reconnaître  la  nécessité 
d'une  renaissance  du  spiritualisme  et  à  se  soumettre  à 
une  discipline  mystique  restaurée.  » 

Débarrassons-nous  de  cette  pointe,  bien  qu'elle  porte 
peut-être  sur  le  fond  même  du  débat  que  j'ai  person- 
nellement avec  M.  le  Grix,  où  je  ne  voulais  pas  entrer 
dans  cet  entretien  personnel  que  j'ai  aujourd'hui  avec 
M.  Laudet.  Mais  M.  Laudet,  plus  heureux  que  M.  le 
Grix,  a  si  heureusement  circonscrit  les  termes  du  débat 
que  je  ne  puis  résister  au  désir  de  circonscrire  une 
brève  réponse. 

Ce  que  je  reproche  à  M.  le  Grix  ce  n'est  pas  seule- 
ment, ce  n'est  pas  tant  de  n'avoir  absolument  rien 
compris  à  ce  que  je  fais.  Il  en  avait  le  droit.  Et  quand 
même  il  n'en  aurait  pas  eu  le  droit,  et  je  n'y  pouvais 
rien,  et  il  n'y  pouvait  rien. 

Au  deuxième  degré  ce  que  je  lui  reproche  ce  n'est 
pas  seulement  non  plus,  ce  n'est  pas  tant  non  plus 
qu'il  n'ait  absolument  rien  compris  à  ce  que  je  fais  et 
qu'il  se  soit  mis  aussitôt  à  en  écrire.  Il  paraît,  on  dit 
que   cela  se  fait.  Ce  que  je  lui  reproche  comme  un 

235 


un  nouveau  théologien 

mauvais  procédé,  comme  un  procédé  évident  de  mau- 
vaise foi,  et  même  assez  enfantin,  quoique  assez  habile, 
mais  l'un  n'exclut  pas  l'autre,  c'est  de  m'avoir  attribué, 
c'est  d'avoir  présenté  comme  étant  de  moi,  comme 
venant  de  moi,  comme  venant  de  mon  opinion  tout  le 
mal  qu'il  avait  envie  de  dire  de  moi,  qu'il  se  préparait 
à  dire  de  moi.  Cette  tactique  est  représentée  dans  la 
phrase  écho  de  M.  Laudet  par  ces  quelques  mots  : 
«•  ...  en  était  arrivé  à  reconnaître  la  nécessité  d'une 
renaissance  du  spiritualisme  et  à  se  soumettre  à  une 
discipline  mystique  restaurée.  » 

Or  si  j'ai  précisément  dit  quelque  chose  depuis  ces 
dernières  années  portant  sur  l'histoire  de  ces  vingt  der- 
nières années  et  en  elles  sur  l'histoire  de  toute  une 
génération,  portant  témoignage  pour  toute  une  généra- 
tion ce  que  j'ai  précisément  dit  c'est  le  contraire,  —  (et 
cela  prouve  qu'on  a  bien  du  mal  à  se  faire  entendre), 
—  c'est  que  nous  avons  toujours  continué  dans  le 
même  sens,  c'est  qu'il  n'y  a  dans  notre  carrière,  dans 
notre  vie  aucun  point  de  rebroussement,  —  (je  ne  le  dis 
pas  parce  que  c'est  bien,  je  le  dis  parce  que  c'est  vrai  ; 
je  ne  dis  aucunement  que  cela  vaut  mieux,  je  dis  que 
cela  est  ainsi;  je  ne  dis  aucunement  que  nous  valons 
mieux  que  ceux  qui  ont  eu  un  point  de  rebroussement, 
un  point  de  conversion,  une  conversion  ;  ce  serait  aussi 
fort  loin  de  ma  pensée;  et  même  peut-être  exactement 
le  contraire  de  ma  pensée  ;  je  dis  seulement  que  nous 
sommes  ainsi,  que  nous  fûmes  tels,  que  nous  avons  été 
ainsi,  que  notre  histoire  fut  telle,  oti  touto  ojtcoç  èy^vsto). 

Dieu  nous  garde  de  cette  pensée  que  nous  vaudrions 
mieux  que  les  autres.  Mieux  que  personne.  C'est  peut- 

236 


M.    FERNAND    LAUDET 

être  la  pensée  dont  j'ai  le  plus  horreur.  Le  cœur  humain 
a  ses  secrets.  Il  a  ses  détours.  Autant  je  tiens  à  être 
d'une  race  éminente,  d'un  peuple  éminent,  parce  que 
c'est  vrai,  autant  je  tiens  à  ce  que  cette  race,  à  ce  que  ce 
peuple  soit  rare,  unique,  éminent,  parce  que  c'est  vrai, 
autant  au  contraire,  ou  peut-être  plutôt  par  le  même  mou- 
vement, autant  je  tiens  aussi  à  ce  que  dans  cette  race, 
dans  ce  peuple,  une  fois  dans  cette  race,  une  fois  dans  ce 
peuple,  nous  n'y  soyons  pas  plus  malins  que  les  autres. 

Je  ne  veux  pas  que  nous  soyons  meilleurs  que  les 
autres,  dans  la  race  française.  S'il  y  a  quelqu'un  qui 
tient  à  ne  pas  être  meilleur  que  les  autres,  c'est  moi.  Et 
comme  j'aime  à  partager  je  tiens  beaucoup  aussi  à  ce 
que  les  autres  ne  soient  pas  meilleurs  que  les  autres,  à 
ce  que  notre  génération  ne  soit  pas  meilleure  que  les 
autres.  Il  ne  faut  point  l'entendre  en  ce  sens  que  toutes 
ces  générations  françaises  seraient  également  peu  bonnes, 
également  médiocres,  mais  en  ce  sens  naturellement 
que  toutes  ces  générations  françaises  furent  rares  dans 
l'histoire  du  monde,  qu'elles  furent  uniques,  éminentes, 
que  toutes  elles  nous  valurent  bien,  souvent  mieux;  que 
toutes  elles  eurent  un  prix  temporellement  infini,  toutes 
même  celle  qui  s'est  fait  battre  en  70. 

Et  qui  ainsi  nous  a  fait  battre  en  70. 

C'est  donc  sans  une  ombre  d'orgueil,  ce  n'est  donc  pas 
pour  me  vanter  que  je  le  dis.  Je  ne  le  dis  que  parce  que 
c'est  vrai.  Parce  que  c'est  un  fait.  En  fait  nous  n'avons 
point  eu,  notre  génération  n'a  point  eu  dans  notre 
carrière  un  point  de  rebroussement.  Ni  un  point  de 
rétorsion  ni  un  point  de  révulsion.  Nous  avons  con- 
stamment suivi,  nous  avons  constamment  tenu  la  même 

387 


un  nouveau  théologien 

voie  droite  et  c'est  cette  même  voie  droite  qui  nous  a 
conduits  où  nous  sommes.  Ce  n'est  point  ime  évolution, 
comme  on  dit  un  peu  sottement,  employant  inconsidéré- 
ment, par  un  abus  lui-même  incessant,  un  des  mots  du 
langage  moderne  qui  est  devenu  lui-même  le  plus  lâche, 
c'est  un  approfondissement.  Il  est  évident  que  je  ne  puis 
parler  ici  que  pour  moi-même.  Et  pour  cette  race  d'es- 
prits qui  effectue  avec  moi  le  même  approfondissement. 
Nous  tenons  depuis  vingt  ans,  depuis  notre  jeunesse  la 
même  voie  droite,  la  même  voie  d'approfondissement. 
Elle  nous  a  menés  loin.  Grâces  en  soient  rendues.  Je  ne 
puis  parler  naturellement  que  pour  moi  et  pour  ceux  de 
ma  race  spirituelle  parmi  ceux  de  ma  race  charnelle. 
C'est  par  im  approfondissement  constant  de  notre  cœur 
dans  la  même  voie,  ce  n'est  nullement  par  une  évolution, 
ce  n'est  nullement  par  un  rebroussement  que  nous  avons 
trouvé  la  voie  de  chrétienté.  Nous  ne  l'avons  pas  trouvée 
en  revenant.  Nous  l'avons  trouvée  au  bout.  C'est  pour 
cela,  il  faut  qu'on  le  sache  bien  de  part  et  d'autre,  chez 
les  uns  et  chez  les  autres,  c'est  pour  cela  que  nous  ne 
renierons  jamais  un  atonie  de  notre  passé.  Nous  avons 
pu  être  pécheurs.  Nous  l'avons  été  certainement  beau- 
coup. Pro  nohis  peccatoribus.  Mais  nous  n'avons  jamais 
cessé  d'être  dans  la  bonne  voie.  Notre  préfidélité  invin- 
cible, notre  jeune  préfidélité  aux  mœurs  chrétiennes,  à 
la  pauvreté  chrétienne,  aux  plus  profonds  enseignements 
des  Évangiles,  notre  obstinée,  notre  toute  naturelle,  toute 
allante  préfldélité  secrète  nous  constituait  déjà  une 
paroisse   invisible. 

Nous  avons  pu  être  avant  la  lettre.  Nous  n'avons 
jamais  été  contre  l'esprit. 

a38 


M.    FERXAND    LAUDET 

C'est  donc  par  une  inintelligence  profonde,  par  un 
grossier  contresens,  justement  celui  qu'il  ne  fallait  pas 
faire,  comme  toujours,  que  M.  Laudet,  adoptant,  résu- 
mant un  contresens  beaucoup  plus  étendu  de  M.  le  Grix, 
écrit  :  <(  il  remémore  aussi  comment  l'auteur,  après 
avoir  été  dreyfusard  et  socialiste,  en  était  arrivé  à 
reconnaître  la  nécessité  d'une  renaissance  du  spiritua- 
lisme et  à  se  soumettre  à  une  discipline  mystique 
restaurée.  »  Si  j'ai  dit  quelque  chose  au  contraire, 
depuis  deux  et  trois  ans,  et  qui  exprimait,  qui  représentait, 
qui  traduisait  ce  qui  s'est  passé  depuis  vingt  ans,  c'est 
que  notre  dreyfusisme  et  notre  socialisme  était  profon- 
dément spiritualiste,  —  (bien  que  je  n'aime  guère  à 
employer  ce  mot,  déconsidéré  par  Cousin  et  par  l'école 
cousiuienne,  qui  fut  une  ancienne  école  intellectualiste), 
—  et  qu'il  était  profondément  mystique  et  profondément 
une  discipline  mystique.  Quant  à  restaurer  une  discipline 
mystique.  Dieu  merci  on  n'a  pas  besoin  de  nous.  II  ne 
s'agit  point  de  restaurer  un  règne  aboli.  Il  s'agit  si  je 
puis  dire  de  continuer  tout  tranquillement  dans  le  temps 
à  notre  tour  un  règne  spirituel  qui  ne  sera  jamais  aboli. 

§  293.  —  En  résumé,  en  allant  du  préalable  vers  le 
couronné,  et  en  restant  dans  la  géographie,  —  (si  j'ai 
encore  le  droit  de  me  servir  de  ce  mot),  —  il  y  a  les 
chrétiens  qui  s'ignorent,  —  (c'est  un  peuple  très  nom- 
breux); —  il  y  a  les  qui  ne  s'ignorent  pas,  mais  qui  ne 
sont  malheureusement  pas  chrétiens,  —  (c'est  tm  peuple 
malheureusement  très  nombreux)  ;  —  et  il  y  a  les  chré- 
tiens qui  se  connaissent,  —  (c'est  un  peuple  assez 
nombreux). 

a39 


un  nouveau  théologien 

§  294.  —  Je  veux  le  dire  en  quelques  mots.  M.  Laudet 
a  beau  invoquer  contre  moi,  pour  me  taxer  d'ingrati- 
tude, les  compliments  que  M.  le  Grix  veut  bien 
m'adresser  en  tête  et  en  queue  de  son  article,  et  quel- 
quefois en  cours  de  route,  car  il  en  a  saupoudré  de  loin 
en  loin  tout  son  article,  comme  d'une  poudre  légère.  Il 
m'a  poudré  à  frimas. 

Premièrement  quand  même  ces  compliments  ne  me 
seraient  pas  très  suspects,  —  (et  ils  le  sont  grandement), 
—  je  ne  comprends  pas  bien,  je  refuse  d'entrer  dans  cet 
étrange  marché  par  lequel  je  ne  pourrais  point  répondre 
à  M.  Laudet  et  à  M.  le  Grix,  par  lequel  M.  Laudet  et 
M.  le  Grix  aurait  tous  les  droits  sur  moi  parce  que 
M.  Le  Grix  m'aurait  fait  de  certains  compliments. 
Qu'est-ce  que  ce  trafic.  Qu'est-ce  que  ce  marchandage. 
Qu'est-ce  que  ce  balancement.  S'il  est  permis,  s'il  est 
dû  ;  s'il  est  décent  d'employer  une  expression  grossière 
pour  signifier  une  opération  grossière,  je  n'ai  jamais 
marché  dans  cette  sorte  de  combinaison.  Qu'est-ce  que 
c'est  que  cette  singulière  équivalence  que  l'on  veut 
établir.  Qu'est-ce  que  l'on  veut  que  je  fasse  des  compli- 
ments de  M.  le  Grix.  Les  compliments  de  M.  le  Grix  ne 
me  tentent  pas.  Les  compliments  de  M.  le  Grix  ne  me 
font  rien.  Je  ne  demande  pas  les  compliments  de 
M.  le  Grix.  Les  compliments  de  M.  le  Grix  sont  aussi 
incompétents  que  ses  critiques. 

D'autre  part,  deuxièmement  les  compliments  de 
M.  le  Grix  me  sont  suspects  de  toutes  parts.  Ils  me  sont 
notamment   suspects   parce   que   et  en  ce  que  ils  ne 

240 


M.    FERXAND    LAUDET 

tiennent  aucunement  au  reste.  Ils  ne  sont  point  complé- 
mentaires du  reste.  Ils  sont  là,  ils  viennent  là  on  ne  sait 
pas  pourcpioi.  Ils  sont  généralement  purement  contra- 
dictoires avec  tout  le  reste.  Sans  même  aucun  souci  de 
liaison  même  formelle.  Faut-il  que  ce  soit  moi  qui 
accuse,  qui  arguë  M.  le  Grix  d'incohérence  et  même 
d'incohésion. 

Il  faudra  pour  le  moins  que  je  l'accuse  de  mauvaise 
foi.  Ces  compliments  inadhérents,  ces  compliments  mal 
attachés  ne  servent  qu'à  masquer  l'opération.  Ils  ne 
servent  qu'à  donner  le  change.  Ce  sont  eux  précisé- 
ment, et  ils  ne  servent  qu'à  cela,  ils  ne  sont  mis  là  que 
pour  cela,  ils  ne  servent  qu'à  couvrir  M.  Laudet, 
M.  le  Grix,  ce  sont  eux  précisément  qui  rendent  nocives 
toutes  les  imputations,  tout  le  reste.  Ce  que  je  repro- 
cherai à  M.  le  Grix,  puisqu'on  veut  qu'il  existe,  c'est 
cette  mauvaise  foi  d'ailleurs  assez  connue  et  assez  gros- 
sière qui  consiste  à  éreinter  quelqu'un  en  affectant  de 
prendre  son  parti.  De  prendre  sa  défense.  Tout  l'article 
de  M.  le  Grix  se  résume  en  cela,  se  peut  rassembler  sur 
le  schéma  suivant.  Il  joue  la  comédie  suivante,  bien 
connue  :  Je  suis,  dit-il,  l'avocat  de  ce  malheureux  Péguy, 
—  (c'est  à  peine  s'il  ne  dit  pas,  il  dit  même  presque  que 
c'est  moi  qui  l'ai  chargé  de  ma  défense)  ;  —  je  l'aime 
bien;  tout  le  monde  l'aim.e  bien;  il  est  si  méritant;  — 
(méfiez-vous,  mes  agneaux,  de  celui  qui  vous  dit  méri- 
tant); —  quel  dommage  qu'avec  la  meilleure  volonté  du 
m,onde,  avec  tout  le  dévouement  qu'on  a  pour  lui  on  ne 
puisse  pas  trouver  an  seul  argument  à  donner  en  sa 
faveur.  Comme  c'est  malheureux  qu'il  soit  aussi  impos- 

241  Laudet.  -  14 


nn  noiweaii  théologien 

sible  à  défendre.  Que  sa  cause  soit  aussi  abandonnée. 
Comme  il  est  à  plaindre.  Comme  Je  suis  à  plaindre. 
Comme  tu  es  à  plaindre.  Plaignons-le.  Plaignez-moi. 
En  vérité  tout  ce  jeu  n'est  pas  bien  nouveau. 

C'est  une  scène  de  Gourteline.  Mais  c'est  beaucoup 
moins  bien  que  dans  Gourteline. 

§  295.  —  Ge  souci  fort  légitime,  fort  louable,  auquel 
je  n'ai  pas  seulement  souscrit,  auquel  j'ai  applaudi,  de 
défendre,  de  soutenir  M.  le  Grix,  de  l'endosser  même, 
entraîne  peut-être  seulement  M.  Laudet  quelquefois  un 
peu  loin.  Il  prononce  des  mots  qu'il  ne  devrait  pas 
prononcer.  Il  m'arguë  quelque  part  de  faux  et  de 
fraude.  Il  prononce  à  mon  endroit  les  mots  de  faux  et 
àe  fraude.  Ge  sont  des  bien  gros  mots.  Et  bien  inutiles. 
Ge  sont  des  enfantillages.  Si  nous  devons  nous  rencon- 
trer, monsieur  Laudet,  et  cela  dépend  uniquement  de 
vous,  si  partisans  que  nous  soyons  du  grec  n'imitons 
point  les  héros  d'Homère.  Rencontrons-nous  tranquille- 
ment et  si  je  puis  dire  sur  un  certain  fond  de  dignité. 

or  C'est  donc,  écrit  M.  Laudet,  l'organisation  d'une 
publicité  donnée  à  mon  nom  et  je  n'aurais  pas  lieu  de 
m'en  plaindre,  étant  gratuitement  nommé  dans  le 
Bulletin  i6i  fois.  —  (Oui,  monsieur  Laudel,  nous  sai- 
sissons le  fin  de  la  plaisanterie).  —  Mais  quel  que  soit 
le  relief  que  puisse  donner  la  critique  du  Bulletin  des 
Professeurs  catholiques  de  l'Université,  il  est  de  mon 
devoir  de  considérer  et  de  signaler  comme  un  fau.x 
l'usage  que  l'on  fait  de  mon  nom  pour  un  article  que 


M.    FERNAND   LAUDET 


l'on  sait  que  je  n'ai  pas  écrit,  et  la  fraude  est  d'autant 
plus  graçe  que  l'on  fait  dire  à  M.  le  Grix  dans  l'article 
que  l'on  a  intérêt  à  m'attribuer  des  choses  qu'il  n'a 
jamais  dites  et  dont  il  se  défendra  du  reste  lui-même.  » 

§  296.  —  Je  ne  saurais  trop  conseiller  à  M.  Laudet 
d'user  sagement  de  tous  ces  grands  mots.  Si  c'est  pour 
m'épouvanter,  je  n'ai  pas  l'habitude.  S'il  veut  m'appeler, 
je  sais  me  rendre,  il  n'a  pas  besoin  de  faire  tant  de 
bruit.  Qu'il  accuse  moins,  qu'il  arguë  moins.  J'entends. 
Il  n'a  pas  besoin  de  crier  si  fort.  Qu'il  arguë  d'autant 
moins  que  moi  aussi,  si  je  réponds  à  M.  le  Grix,  puisque 
M.  le  Grix  existe,  puisqu'on  veut  que  M.  le  Grix  existe, 
moi  aussi  j'aurai  à  faire  usage  de  ces  mots.  Non  point 
pour  faire  une  violence.  Non  point  pour  faire  une  injure. 
Non  point  même  pour  faire  une  offense.  Mais  pour  qua- 
lifier historiquement  un  acte.  Pour  énoncer  même  histo- 
riquement un  fait.  Un  des  arguments  que  j'aurai  en 
effet  à  produire  contre  M.  le  Grix,  —  (et  ne  sera-ce  point 
faux,  et  ne  sera-ce  point  fraude),  —  l'un  de  mes  princi- 
paux arguments  peut-être,  peut-être  le  capital  sera  non 
pas  qu'il  a  dit  beaucoup  de  mal  de  moi  dans  son  article, 
mais  que  tout  le  mal  qu'il  en  a  dit  il  me  Ta  attribué,  je 
veux  dire  il  l'a  présenté  au  public  comme  étant  de 
moi,  comme  venant  de  moi.  Comme  ayant  été  dit  par 
moi.  C'est  un  des  cas  de  reportage  les  plus  curieux  que 
j'aie  jamais  rencontré. 

§  297.  —  M.  Laudet  sait  très  bien  à  présent  que  je 
n'ai  point  commis  un  faux  et  que  je  n'ai  point  conunis 
une  fraude  en  saisissant  M.  Laudet  et  en  refusant  de 

243 


un  nouveau  théologien 

saisir  M.  le  Grix.  Ne  le  faisons  pas  sot.  Il  le  savait  très 
bien  avant  que  je  le  lui  eusse  expliqué  aussi  expressé- 
ment. Tant  qu'on  n'aura  pas  supprimé  le  décret-loi  de 
1848  sur  le  tâcheronnage,  je  refuse  d'avoir  affaire  à  des 
sous-entrepreneurs. 

§  298.  —  Quelle  sorte  de  platitude  et  de  bassesse 
que  de  me  reprocher  précisément  les  dédicaces  que  je 
lui  ai  faites. 

§  299.  —  Quelle  comptabilité  singulière  que  de  me 
débiter  les  compliments  suspects  qu'il  a  faits  de  moi. 
Les  compliments  de  M.  le  Grix  ne  me  sont  rien.  Mais 
quand  même  ils  me  seraient  quelque  chose,  quelle  idée 
singulière  de  débiter  les  compliments  que  l'on  fait. 

§  3CX).  —  Ce  souci  fort  louable  de  dégager  M.  le  Grix, 
—  (Laiidatus  laudabilis),  —  entraîne  quelquefois 
M.  Laudet  un  peu  loin.  M.  Laudet  outrepasse  quelque- 
fois quelque  peu.  —  «  Devant  de  telles  incohérences  — 
(c'est  moi,  messieurs,  sans  nulle  vanité)  —  on  hésite  — 
(dit  M.  Laudet)  —  on  hésite  à  s'adresser  aux  tribunaux 
qui  font  justice  des  diffamations  ;  je  préfère  me  tourner 
d'abord  vers  Charles  Péguy  que  je  ne  connais  pas  — 
(comme  c'est  vrai)  —  (ça)  —  et  contre  lequel  je  n'entre- 
tiens aucune  animosité  personnelle,  et  je  lui  dis  :  «  Ùher 
Maître,  —  (je  vous  en  prie,  je  vous  en  prie,  monsieur 
Laudet)  —  vous  êtes  trop  averti  —  (hélas  oui  je  suis 
trop  averti)  —  pour  insinuer  sérieusement  —  (il  nomme 
cela  insinuer)  —  que  la  Revue  hebdomadaire  est  bour- 

244 


M.    FERNAND    LAUDET 


rée  d'hérésies...  »  —  Monsieur  Laudet  ne  parlons  point 
de  vous  adresser  aux  tribunaux  qui  font  justice  des 
diffamations.  Si  vous  voulez  faire  une  belle  carrière 
dans  le  monde  des  lettres,  je  vous  conseOle  vivement 
d'inaugurer  cette  carrière  en  m'attraînant  devant  les 
tribunaux  qui  font  justice  des  diffamations.  Eh  quoi, 
tout  de  suite  le  bras  séculier.  Je  conseille  vivement  à 
M.  Laudet  de  soumettre  aux  tribunaux  de  TÉtat,  de 
faire  trancher  par  les  tribunaux  de  l'État  le  procès  demi 
spirituel  demi  temporel  que  je  lui  fais.  J'ai  contre 
M.  Laudet,  je  fais  à  M.  Laudet  deux  griefs,  je  lui  oppose 
deux  chefs  d'accusation.  Mettons  que  je  les  ai  insinués 
un  peu  rudement.  Premièrement,  et  c'est  à  mon  sens 
un  grief  infiniment  grave,  je  l'ai  accusé  d'essayer  d'opé- 
rer un  détournement  des  consciences  fidèles.  Deuxième- 
ment et  dans  l'ordre  de  la  culture  je  l'ai  accusé  d'essayer 
d'opérer  un  détournement  des  consciences  classiques. 
Vive  la  nation,  qu'il  soumette  ces  deux  grands  procès 
aux  tribunaux  de  la  République.  Ce  sera  assez  curieux. 
D'abord  ce  sera  nouveau.  Croit-il  que  je  vais  me  laisser 
dévorer  tout  cru.  Ignore-t-il  qu'il  y  a  une  certaine  nom- 
mée Reconvention.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  hélas  une 
deuxième  Convention.  Ne  croit-il  pas,  ne  sait-il  pas  qu'il 
y  a  dans  l'article  de  M.  le  Grix  et  dans  son  propre 
article  de  M.  Laudet  une  riche  matière  pour  asseoir  la 
plus  opulente  des  reconventions.  Une  somptueuse 
demande  et  poursuite  reconventionnelle.  Ne  sait-il  pas 
que  moi  aussi  j'ai  un  avocat  ;  ne  sait-il  pas  qui  occupe 
pour  moi  ;  et  que  heureusement  mon  défenseur  n'est  pas 
toujours  ministre.  —  (Heureusement  pour  moi,  malheu- 
reusement pour  le  pays). 


2^5  Laudet.  —  14. 


un  nouveau  théologien 

§  301.  —  Ce  qui  me  ferait  croire  que  M.  Landet  est 

infiniment  plus  engagé  avec  M.  le  Grix  qu'il  ne  le  croit 
peut-être  lui-même  dans  ce  que  je  me  suis  permis  de 
nommer  le  détournement  des  consciences  fidèles,  c'est 
un  certain  ton  de  bassesse  et  de  trivialité  et  de  mau- 
vaise familiarité  avec  le  sacré,  un  ton  d'une  bassesse, 
d'une  t^i^àalité,  d'une  mauvaise  familiarité  de  fond  qui 
reparaît  régulièrement  à  la  surface,  et  presque  constam- 
ment, dans  l'article  de  M.  Laudet.  Je  n'ai  horreur  de 
rien  autant  que  de  cela.  Rien  ne  m'est  aussi  odieux, 
rien  n'est  aussi  décélateur  à  mon  sens  que  cette  sorte 
basse  de  mauvaise  familiarité  de  sacristie.  Cette  sorte 
de  grosse  et  de  grossière  plaisanterie,  trivialité,  cette 
vulgarité,  ce  sans-gêne  dans  le  propos  même  afférent 
au  sacré.  Pour  moi  ces  mœurs  grossières  du  langage  et 
de  la  tenue,  du  propos,  de  l'attitude,  tout  ce  qui  trahit 
l'être  même,  c'est  une  opinion  personnelle,  où  je  ne 
veux  rien  engager,  mais  personnellement  pour  moi  ces 
mains  grossières  me  sont  plus  odieuses,  je  dois  le  dire, 
que  des  propositions  fausses  mais  respectueuses,  fausses 
mais  déférentes.  Cette  sorte  de  basse  trivialité  qui  fait 
oh  !  oh  !  oh  I  Elle  est  constante  dans  l'article  de  M.  Laudet. 
Pour  moi,  c'est  évidemment  une  faiblesse,  mais  je  ne 
juge  pour  ainsi  dire  jamais  un  homme  sur  ce  qu'il  dit, 
mais  sur  le  ton  dont  il  le  dit.  Ce  que  nous  disons  est 
souvent  grave,  sérieux.  Le  ton  dont  nous  le  disons  l'est 
toujours.  Ce  que  nous  disons  n'est  pas  toujours  décé- 
lateur. Le  ton  dont  nous  le  disons  l'est  toujours.  Il  y 
a  dans  cet  article  de  M.  Laudet  une  constante  vulga- 
rité de  fond  de  cette  sorte  qui  reparaît  constamment 
à  la  surface  par  plaques   et  qui  me  doime   la   plus 

a46 


M.    FERNAJS'D    LAUDET 

mauvaise  opinion,  et  de  sa  pureté  d'intention,  —  (je 
n'ai  tout  de  même  pas  le  droit  de  parler  de  sa  pureté 
de  cœur),  —  et  même  de  moins  que  de  cela,  d'une  cer- 
taine finesse  élémentaire,  d'une  certaine  bonne  tenue 
élémentaire  moyenne  de  cœur  et  d'esprit,  le  moins  que 
l'on  puisse  demander.  Le  mécanisme  de  cette  gros- 
sièreté, de  cette  -sTilgarité  est,  lui,  aisément  saisissable. 
Il  consiste  à  rapporter  directement  comme  une  pièce 
mal  ajustée  je  ne  dis  pas  le  sacré  au  profane,  ce  qui  ici 
n'aurait  aucun  sens,  mais  une  certaine  grandeur  de 
sainteté,  un  certain  ton  de  sacré,  à  une  tout  autre  peti- 
tesse de  médiocrité  chrétienne  comme  peut  être  la 
nôtre.  Au  lieu  de  référer  nos  médiocrités  chrétiennes 
aux  grandeurs  des  saintetés  chrétiennes  pour  cette 
opération  de  report  dans  la  communion  que  nous  devons 
faire  et  qui  peut  nous  sauver,  M.  Laudet  les  rapproche, 
les  rapporte  instantanément  l'une  à  l'autre,  l'une  sur 
l'autre,  comme  deux  pièces  mal  jointes,  mal  faites,  mal 
ajustées,  non  faites  l'ane  pour  l'autre,  brutalement,  il 
en  fait  un  raccord  mal  fait.  Je  ne  sais  pas  si  je  me  fais 
bien  comprendre.  Ou  plutôt  je  sais  que  je  ne  me  fais 
pas  bien  comprendre.  .le  sens  très  vivement,  —  (mais 
c'est  difficile  à  exprimer),  —  je  sens  très  vivement  que 
c'est  très  grave,  je  sens  très  vivement  cette  espèce  d'im- 
piété qui  consiste  à  tout  mêler  ensemble,  à  rapporter 
brutalement  par  un  raccord  mal  fait  ces  grandeurs  sur 
nos  médiocrités.  Il  y  a  là  une  sorte  d'inconvenance 
propre  qui  me  blesse  beaucoup.  Qui  me  frappe  très 
vivement.  M.  Laudet  croirait  en  vain  que  j'en  ai  fait 
autant,  que  c'est  ce  que  j'ai  fait  dans  le  communiqué, 
car  dans  le  communiqué  j'ai  fait  très  précisément  le 

247 


un  nouveau  théologien 

contraire.  Loin  de  rabattre  ces  grandeurs  et  de  les 
rapporter  sur  nos  médiocrités  par  un  raccord  mal 
ajusté,  j'ai  au  contraire,  partant  de  nos  médiocrités, 
fait  l'ascension  que  je  devais  vers  la  considération  de 
ces  grandeurs.  Ce  qui  me  blesse,  dans  cette  sorte  de 
médiocrité  que  je  veux  dire,  c'est  un  constant  rabaisse- 
ment, c'est  un  constant  rabattement,  c'est  un  constant 
avilissement.  Une  réduction  constante  des  grandeurs 
aux  médiocrités.  Cela  aussi  est  intellectualiste,  est 
apparenté  à  la  manie  intellectualiste  et  intellectuelle, 
au  goût  secret  profond  de  l'intellectuel  pour  la  bassesse, 
pour  la  médiocrité.  Un  apparentement  sournois,  louche, 
beaucoup  plus  qu'une  assimilation,  des  grandeurs  aux 
médiocrités.  C'est  exactement  le  contraire  que  j'ai  fait 
dans  le  communiqué.  J'ai  haussé  d'un  seul  coup  et  me 
suis  maintenu  dans  la  haute  région.  M.  Laudet  dira  ce 
qu'il  voudra  du  communiqué.  C'est  son  droit,  c'est  de 
bonne  guerre.  Je  n'y  dis  rien.  Il  y  a  une  règle  et  une 
permission  et  des  licences  de  la  guerre.  Il  dira  tout  ce 
qu'il  voudra,  mais  il  ne  pourra  pas  dire  que  j'ai  abaissé 
le  débat. 

Ce  qui  me  blesse,  c'est  de  voir  appliquer  directement 
ces  grandeurs,  —  toutes  les  grandeurs  et  combien  infi- 
niment les  grandeurs  de  sainteté,  —  à  une  œuvre  de 
dérision,  d'une  certaine  basse  moquerie  vulgaire.  Je 
m'exprime  assurément  très  mal.  Je  ne  peux  pas  expli- 
quer ça.  On  comprendra  peut-être  mieux  sur  \xa  exemple. 
Voici  quelques-unes  de  ces  plaques  : 

«  Mais,  pour  être  complet,  écrit  M.  Laudet,  /7  faut 
ajouter  que  les  éloges  de  Le  Grix  comportaient  aussi 

248 


M.    FERNAXD    LAUDET 

des  réserves  et  c'est  alors  que  tout  s'est  gâté.  Le  culte 
de  Le  Grix  pour  Péguy  n'était  ni  de  latrie  ni  même 
de  dulie;  ...  »  On  sent  ce  que  je  veux  dire,  cette  sorte 
d'impiété  propre,  de  mauvais  ton.  Ailleurs  : 

«  Non,  il  ne  savait  pas  qu'il  y  avait  un  cinquième 
évangile,  —  (on  ne  saurait  croire  combien  cette  sorte  de 
plaisanteries  me  font  mal,  profondément,  me  blessent. 
Elles  me  font  tellement  mal  que  rien  que  de  les  copier 
pour  les  faire  imprimer  et  les  publier  à  mon  tour,  —  et 
pourtant  c'est  pour  ma  défense.  Et  il  le  faut  bien.  Mais 
c'est  un  sale  métier.  Que  de  se  défendre.  Ainsi.  — 
Rien  que  de  les  copier  de  ma  main,  pour  me  défendre, 
avec  mon  encre  et  ma  plume  sur  mon  papier  à  copie, 
j'éprouve  le  sentiment  d'un  abaissement  moi-même, 
sentiment  parfaitement  fondé,  j'éprouve  une  sorte 
d'abaissement  indéniable,  je  sens  bien,  indéniable- 
ment, que  je  me  rends  complice,  d'une  basse  compli- 
cité, que  je  lui  donne  la  main,  que  j'entre  dans  le  jeu, 
que  je  me  fais  comme  lui.  J'ai  le  sentiment  de  commettre 
ici  je  ne  dis  pas  la  seule  faute,  je  ne  ne  dis  pas  peut- 
être  le  seul  péché,  mais  je  dis  certainement  la  seule 
bassesse  que  j'aie  commise  dans  tout  ce  débat.  De  le 
copier.  De  le  reproduire,  de  le  republier  ici.  Sentiment 
non  trompeur.  Je  vois  bien  que  je  fais  un  mauvais 
métier.  C'est  la  seule  partie  de  ce  gros  cahier  qui 
me  grave  un  regret.  On  me  dit  bien  que  c'est  forcé, 
qu'il  faut  que  je  me  défende,  qu'il  faut  bien  que  je 
montre  à  quelle  sorte  de  gens  j'ai  affaire.  Nous/ 
savons  de  reste  que  des  bassesses  inévitables  et  q^ 
nous  voyons  seulement  commettre  peuvent  nous  lai? 

249 


nn  nouQean  théologien 

des  regrets  et  j'irai  jusqu'à  dire  une  contrition  éter- 
nelle. 

«Non,  —  écrit-il,  et  je  suis  forcé  de  copier,  —  Non, 
il  ne  savait  pas  qu'il  y  avait  un  cinquième  évangile,  que 
dis-je?  presque  un  nouveau  Messie —  (il  a  écrit  cette 
affreuse  bassesse)  —  qui  avait  «  son  mystère  »  —  (il  a 
écrit  cette  affreuse  bassesse)  —  et  que  si  l'on  s'avisait 
d'une  timide  critique  ou  d'une  excusable  incompréhen- 
sion, on  serait  retranché  du  monde  catholique,  —  (si  à 
mon  tour  je  voulais  employer  les  grands  mots,  monsieur 
Laudet,  où  ai-je  dit  qu'on  serait  retranché  du  monde 
catholique,  et  de  quel  droit  l'aurais-je  dit,  où  est  mon 
magistère.  Et  puis  ça  me  ressemble  bien  de  l'avoir  dit. 
Aussitôt  après  ce  Mystère  de  la  Charité  que  M.  Laudet 
n'a  certainement  point  lu,  où  le  retranchement  d'un  seul 
membre  est  constamment  considéré  comme  une  calamité 
infinie,  au  seuil  de  ce  Porche  ouvert  siu*  l'espérance  où  la 
seule  espérance  considérée,  où  la  seule  espérance  pour 
ainsi  dire  espérée  est  naturellement  l'espérance  du  salut. 
Et  puis  ça  me  ressemble  bien,  ce  retranchement,  et  ce 
monde  catholique.  De  retrancher  quelqu'un  du  monde 
catholique.  Ça  me  ressemble  conune  cet  essai  de  styli- 
sation du  parler  populaire  que  M,  le  Grix  non  seule- 
ment m'attribue,  mais,  si  je  puis  dire,  qu'il  m'attribue 
que  je  m'attribue.  Je  ne  crois  pas  que  j'aie  jamais  parlé 
du  monde  catholique.  J'ai  parlé  souvent  de  l'Église,  de 
la  communion.  Je  ne  me  sens  pleinement  à  moi,  je  ne 
touche  vraiment  le  fond  de  ma  pensée  que  quand 
j'écris  la  chrétienté.  Alors  je  vois  à  plein  ce  que  je  dis. 
Je  n'ai  jamais  voulu  retrancher  M.  Laudet  du  monde 

a5o 


M.    FERNAND   LAUDEt 

catholique.  Je  l'ai,  comme  simple  fidèle,  argué  de 
vouloir  opérer  un  détournement  des  consciences 
fidèles). 

...  «  on  serait  retranché  du  monde  catholique,  mis 
à  l'index  par  le  récent  pontife,  —  (on  sent  le  jeu, 
l'affreux  jeu,  cette  affreuse  bassesse),  —  par  celui  qui 
n'emploie  pas  une  expression  qui  ne  soit  «  technique- 
ment théologique  »  et  qui  «  surveillera  désormais  les 
consciences  fidèles  ». 

Ailleurs  : 

a  L'école  Péguy  a  décidé,  après  examen,  qu'il 
n'existe  plus  et  même  qu'il  n'a  jamais  existé.  Tout 
devient  aisé  quand  on  est  l'auteur  d'un  mystère,  et 
comme  l'Académie  de  Coutances  ne  connaissait  pas 
François  le  Grix,  il  a  été  décidé  qu'il  était  un  mythe  ou 
plutôt  que  son  nom  —  (je  passe  sur  Tout  devient  aisé 
quand  on  est  l'auteur  d'un  mystère,  mais  on  sent  cette 
contamination,  ce  mélange  voulu,  cette  volonté  de 
parler  faussairement,  cette  confusion  des  registres,  de 
sorte  qu'on  ne  sait  jamais  sur  quel  plan  on  est,  sur 
quel  plan  on  parle,  cette  mixture,  ce  mythe  mis  avec 
ce  mystère)  —  n'était  que  le  pseudonyme  de  Fernand 
Laudet,  directeur  de  la  Revue  hebdomadaire...  » 

Ailleurs  : 

te  II  n'est  pas  sans  intérêt  du  reste  de  donner 
quelques  autres  extraits  de  ce  nouvel  apocalypse  qui 

a5i 


un  nouveau  théologien 

nous  vient  de  Coutances;  les  textes,  mis  en  versets, 
comme  ceux  des  écritures,  éclaireront  mieux  les  lecteurs 
que  tout  commentaire,  et  nous  les  signalons  au  bon 
sens  français  ;  ...  »  —  (Il  se  sauve  en  ne  mettant  pas 
de  grande  capitale  à  apocalypse  et  à  écritures.  Mais 
apocalypse  ne  serait-il  pas  du  féminin,  monsieur  Laudet). 

Ailleurs  encore  : 

...  «  mais  il  connaissait  et  aimait  le  christianisme, 
plus  simplement  et  moins  déclamatoirement,  avant 
d'avoir  découvert  la   Somme   de  Péguy.  » 

Ailleurs  enûn  : 

«  S'il  avait  dit  cela,  on  pourrait  songer  à  canoniser 
l'auteur  du  pamphlet.  »  —  Je  ne  sais  pas  si  on  sent 
comme  moi  le  jeu  affreux  qu'il  y  a  là  dedans,  le  jeu 
bourgeois,  la  basse  plaisanterie  grossière  avec  le  sacré, 
ce  geste  du  café  du  Commerce  de  taper  sur  le  ventre. 

§  302.  —  Toutes  ces  bassesses,  toutes  ces  familia- 
rités sont  affreuses.  Les  plus  pénibles  peut-être,  enûn 
celles  qui  nous  blessent  peut-être  le  plus,  moi  person- 
nellement, et  cela  se  comprend,  sont  naturellement 
celles  qui  se  réfèrent  directement  à  Jeanne  d'Arc  : 
te  Comme  toujours,  les  disciples  exagèrent  la  doctrine 
du  maître;  calmez  celui  de  Coutances,  conseillez-lui  de 
revenir  à  une  plus  juste  appréciation  des  choses  et 
reprenez-le  de  ce  qu'il  n'a  su  retenir  de  la  vie  de  Jeanne 
d'Arc  que  la  manière  de  ses  juges.  »  Je  ne  sais  pas  si 

UÔ2 


M.    FERNAND    LAUDET 

l'on  sent  l'inconvenance,  la  bassesse  de  plaquer  ainsi 
directement,  de  rapporter  ainsi  directement  le  Procès 
de  Jeanne  d'Arc  sur  nos  misérables  querelles.  C'est  le 
procédé  que  je  trouve  le  plus  bas  qu'il  y  ait  au  monde. 
Il  tombe  cette  fois-ci  particulièrement  mal.  Car  généra- 
lement les  «  juges  »  ne  sont  point  de  notre  côté.  Et 
particulièrement  ses  juges  et  la  manière  de  ses  juges 
sont  d'un  côté  que  M.  Laudet  connaît  bien.  Il  faudrait 
avoir  bien  peu  d'histoire  pour  ne  pas  saluer  dans  les 
Docteurs  les  représentants  du  perpétuel  Parti  Intel- 
lectuel, dans  les  Docteurs  de  Rouen  les  successeurs  des 
Docteurs  juifs,  les  légitimes  '  ancêtres  de  notre  Parti 
Intellectuel.  Faut-il  ajouter  que  ceux  de  Rouen  et 
d'ailleurs  avaient  reçu  en  appoint  un  fort  contingent 
de  la  Sorbonne. 

Ailleurs  enfin  : 

((  Non,  certes,  ce  n'est  pas  lui.  D'abord  l'article  n'est 
pas  signé  et  jamais  Péguy,  qui  s'inspire  de  la  chevals' 
resque  Jeanne  d'Arc,  ne  consentirait  à  écrire  un 
pamphlet  qu'il  ne  signerait  pas,  et  surtout  un  pamphlet 
aussi  haineux,  lui  qui  ne  cesse  de  prêcher  à  bon  droit 
«  la  loi  d'amour  »;  d'autre  part  Péguy  n'en  est  pas 
réduit  à  ne  trouver  d'hospitalité  pour  sa  prose  qu'à 
Coutances  dans  le  Bulletin  des  Professeurs  catholiques 
de  l'Université  qui  a  igo  abonnés,  parmi  lesquels 
33  abonnés  fermes  n'ont  pas  encore  acquitté  leur 
abonnement.    » 

La   chevaleresque   Jeanne    d'Arc.    —   C'est    vouloir 
253  Laudet.  —  i5 


é 


un  nouveau  théologien 


parler  un  langage  mou,  c'est  se  condamner  à  parler  et 
niaisement  et  faussairement,  —  et  faussement,  — 
puisque  c'est  se  condamner  à  parler  un  langage 
impropre,  —  que  d'écrire  la  chevaleresque  Jeanne  d'Arc. 
C'est  vraiment  faire  exprès  la  confusion  préalable  des 
plans  de  langage.  Ou  bien  on  veut  dire  confusément, 
on  veut  dire  mollement  la  chevaleresque  Jeanne  d'Arc 
en  im  sens  vague,  en  un  sens  lui-même  confus  et  mou 
de  généreuse.  Et  alors  c'est  une  expression  pour  comice 
agricole.  Et  encore  on  ne  l'aurait  pas  soufferte  à  la 
distribution  des  prix  à  Trie.  Et  c'est  certainement  en  ce 
sens  que  l'entend  et  que  le  dit  M.  Laudet.  Et  alors  il  ne 
peut  rien  dire.  Et  il  ne  veut  rien  dire.  Et  il  ferait  mieux 
de  se  taire.  Et  de  ne  pas  intercaler  Jeanne  d'Arc  dans 
ce  débat.  Ou  bien  on  veut  parler  précisément.  Et  alors 
on  doit  faire  peut-être  encore  plus  attention.  Si  on  veut 
parler  précisément  chevaleresque  veut  dire  entendue, 
éminente  aux  lois  et  faits  de  chevalerie.  Or  nous  savons 
que  cette  grande  sainte,  sans  manquer  proprement, 
sans  manquer  formellement  aux  règles  de  chevalerie, 
aux  lois  et  faits  de  chevalerie,  d'ailleurs  fort  déclinantes 
en  ce  commencement  du  quinzième  siècle,  sans  se 
mettre  en  dehors  de  cette  chevalerie  déclinante  n'y  était 
non  plus  jamais  réellement  entrée.  Elle  était  peuple  et 
chrétienne  et  sainte.  Elle  fut  très  certainement  en  un 
sens  une  femme  d'armes;  on  pourrait  presque  dire  une 
guerrière.  Elle  fut  incontestablement  un  très  grand  chef 
militaire.  On  ne  peut  pas  dire,  à  moins  d'y  tenir,  à 
moins  de  vouloir  parler  exprès  un  langage  bien 
impropre,  qu'elle  ait  été  proprement  un  chevalier.  Le 
dirai-je,  elle  était  trop  profondément  peuple  et  encore 


a54 


M.    FERNAND   LAUDET 


plus  trop  profondément  chrétienne  et  trop  profondément 
sainte.  Ce  qu'il  y  a  d'honneur  humain  et  on  pourrait 
presque  dire  de  stoïcien  on  pourrait  presque  dire  dans 
celte  religion  de  l'honneur  qu'était  la  chevalerie,  les 
lois  et  faits,  la  loi  et  le  geste  et  l'attitude  de  chevalerie 
ne  s'accordait  pas  toujours  avec  une  religion  cfui  a  mis 
l'Orgueil  en  tête  des  Capitaux,  qui  a  fait  de  l'humilité 
plus  peut-être  qu'une  vertu,  son  mode  même  et  son 
rythme,  son  goût  secret,  son  attitude  extérieure  et 
profonde,  charnelle  et  spirituelle,  sa  posture,  ses 
mœurs,  son  expérience  perpétuelle,  presque  son  être.  11 
y  eut  il  ne  faut  sans  doute  peut-être  pas  dire  pendant 
tout  le  Moyen-Age,  mais  pendant  tout  le  règne  de  la 
Féodalité  il  y  eut  si  je  puis  dire  et  plus  que  quelque 
contrariété  et  comme  une  certaine  concurrence  profonde 
entre  la  religion  de  l'honneur  et  la  religion  de  Dieu. 
Soyons  assurés  que  Jeanne  d'Arc  le  sentait  très  profon- 
dément. Elle  était  trop  profondément  peuple  et  trop 
profondément  chrétienne  et  trop  grande  et  trop  profon-. 
dément  sainte  pour  ne  pas  le  sentir  et  l'avoir  senti  très 
profondément.  Elle  fut  une  fleur  de  vaillance  française, 
de  charité  française,  de  sainteté  française.  Elle  fut  une 
fleur  de  la  race  chrétienne  et  de  la  race  française,  une 
fleur  de  chrétienté,  une  fleur  de  toutes  les  vertus 
héroïques.  On  ne  peut  pas  dire,  à  moins  de  forcer 
beaucoup  le  sens  des  mots,  ou  au  contraire  à  moins  de 
se  remettre  à  parler  mou,  qu'elle  fut  ime  fleur  de 
chevalerie.  Une  vocation  trop  profonde  l'avait  marquée. 
C"' — •"'■  ""'"ne  sainte  marquée  à  ce  point  pour  tant  de 
^  pour  une  vie  si  profonde,  marquée  à  ce 

point  pour  toutes  les  vertus,  marquée,  appelée  à  ce 


255 


un  nouveau  théologien 


point  pour  le  ciel  avait  mesuré  d'avance  tout  ce  qu'il  y 
a  de  précaire  dans  un  honneur  qui  n'est  que  de  ce 
monde.  Elle  failUt  entrer  plusieurs  fois  en  conflit  avec 
les  lois  de  la  guerre,  qui  étaient  un  cas  particulier, 
mais  la  partie  la  plus  considérable  de  la  loi  de  cheva- 
lerie. Elle  faillit  entrer  plusieurs  fois  formellement  en 
conflit  avec  les  lois  de  chevalerie.  Elle  y  entra  formel- 
lement au  moins  cette  fois,  ce  jour  où  ayant  ville  prise 
elle  ne  voulut  point  laisser  aller  un  paquet  de  prison- 
niers français  que  les  Anglais  avaient  avec  eux  dans  la 
ville,  et  qu'ils  voulaient  et  devaient  emmener,  car  ils 
étaient  à  eux,  autant  qu'on  peut  être  à  quelqu'un,  de 
par  toutes  les  lois  de  la  guerre,  puisqu'on  ne  les  leur 
avait  pas  rachetés,  puisqu'on  ne  les  leur  avait  pas 
repayés.  Mais  les  marchands  du  Temple  aussi  avaient 
payé  la  patente,  les  marchands  du  Temple  aussi  étaient 
en  règle.  Elle  ne  s'embarrassait  point  de  tout  ça.  L'idée 
de  laisser  partir  tous  ces  pauvres  gens,  d'une 
ville  qu'elle  avait  prise,  lui  était  monstrueuse.  Elle 
ne  s'embarrassa  pas  de  tout  son  règlement.  Tout  ce 
règlement,  qu'elle  savait  très  bien,  qu'elle  connaissait 
parfaitement,  mais  qu'elle  connaissait  comme  appris, 
après,  qu'elle  ne  connaissait  point  d'enfance,  de 
Domremy,  tout  d'un  coup  ne  lui  pesa  plus  rien  dans  les 
mains  dans  un  de  ces  accès  de  grande  charité  comme 
il  n'en  a  été  donné  qu'aux  plus  grands  saints.  Elle  entra 
dans  une  de  ces  grandes  colères  blanches,  de  ces 
grandes  colères  pures  qui  faisaient  trembler  une  armée. 
On  céda  vite,  on  céda,  on  céda,  aussitôt  on  céda.  On 
arrangea  tout  ça.  On  se  dépêcha.  On  les  paya  aux 
Anglais.  On  paya.  On  ne  paya  pas.  Tout  le  monde 

a56 


M.    FERNAND    LAUDET 


avait  parfaitement  compris  que  ces  gens-là  ne  s'en 
iraient  pas  de  là.  Les  Anglais  avaient  pourtant  capitulé 
à  cette  condition  qu'ils  s'en  iraient  saufs  avec  leurs 
biens.  Mais  les  Anglais  aimaient  mieux  s'en  aller. 
Quand  elle  était  là,  ils  aimaient  généralement  mieux 
s'en  aller.  C'était  ime  habitude  qu'elle  leur  avait  fait 
prendre.  Il  y  avait  en  ce  temps-là  au  royaume  de  France 
de  certaines  heures  qui  sonnaient  où  les  Anglais 
avaient  envie  de  s'en  aller.  Quand  elle  entrait  dans  ces 
saintes  colères,  il  ne  faisait  pas  bon.  Les  Anglais  n'en 
menaient  pas  large.  Les  Français  non  plus  d'ailleurs. 
Elle  avait  de  ces  grandes  colères  qui  n'ont  été  données 
qu'aux  très  grandes  saintes,  qui  par  la  grande  colère 
de  Jésus,  articulées  par  la  grande  colère  de  Jésus 
chassant  les  marchands  du  Temple  rejoignent  dans  le 
temps  les  plus  grandes  colères  des  plus  grands 
prophètes    du    plus    grand    peuple    d'Israël. 

Ces  lois  de  chevalerie  d'ailleurs  dès  lors  déclinante 
devaient  bien  d'ailleurs  le  lui  revaloir,  comme  il  arrive 
toujours  quand  un  être  en  son  âme  profonde  manque 
intérieurement  de  respect  à  une  loi.  Les  lois  savent 
toujours  quand  on  leur  manque,  fût-ce  dans  le  plus 
profond  du  cœur.  Et  c'est  ce  qu'elles  pardonnent  forcé- 
ment» le  moins.  C'est  ce  qu'elles  pardonnent  certaine- 
ment le  moins.  Cette  blessure  profonde,  cette  blessure 
secrète,  ignorée  de  tous,  qu'elles  ont  vue.  Jamais  elle 
ne  fut  couverte,  —  et  l'on  peut  dire  que  c'est  une  des 
conditions,  que  c'est  peut-être  la  condition  temporelle, 
je  veux  dire  la  condition  de  temps  et  de  monde, 
comme   nous   disons   de   milieu    où   sa   mission   était 

a57 


un  nouçeau  théologien 

appelée  à  se  produire,  qui  lui  retirant  toutes  les  garan- 
ties de  la  guerre  ordinaire,  la  laissant,  la  faisant  expo- 
sée aux  risques  de  guerre  extrêmes,  et  surtout  aux 
risques  de  guerre  en  outre,  extraordinaii'es,  donna  à  sa 
mission,  à  l'accomplissement  de  sa  mission,  cette  gran- 
deur unique  de  risque,  d'exposition  au  danger,  — 
jamais  elle  ne  fut  réellement  couverte  par  les  lois  de 
chevalerie.  C'est  ce  qui  donna  un  prix  vmique  à  ses 
Vertus  héroïques.  Voici  ce  que  je  veux  dire.  Il  faut 
bien  voir,  il  faut  mesurer  cette  héroïque  ascension  de 
sainteté,  il  faut  bien  mesurer  au  juste  à  quel  degré  de 
sainteté,  à  quel  degré  d'héroïsme  elle  était  parvenue  et 
constamment  se  tint.  Quelles  que  soient  les  forces  des 
sources  vives,  quelles  que  soient  les  inventions  et  les 
perpétuels  rejaillissements  et  jaillissements,  quelles  que 
soient  les  inépuisables  nouveautés  de  la  grâce  il  y 
a  ensemble  indéniablement  une  certaine  technique, 
une  certaine  sainte  hiérarchie  comme  professionnelle, 
une  armature  et  une  ossature  presque  de  métier,  une 
certaine  sainte  hiérarchie  processionnelle  de  la  Vertu 
héroïque  et  de  la  sainteté.  Il  y  a  des  degrés  qui  sont 
les  degrés  mêmes  du  Trône.  Au  premier  degré  Jeanne 
d'Arc  eut  dans  leur  plein  les  vertus  de  la  guerre,  qui 
ne  sont  pas  petites.  Je  veux  dire  très  expressément  par 
là  et  très  proprement  qu'elle  entra  dans  le  jeu  de  la 
guerre  et  dans  le  risque  de  guerre  à  plein,  sans  aucune 
restriction,  sans  aucune  intervention,  sans  aucune 
intercalation  de  protection  divine  propre.  Elle  obéissait, 
elle  accomplissait  une  mission .  divine  propre  dans  un 
monde  humain  sans  avoir  touché  vme  protection  divine 
propre    correspondante.  Elle  avait  reçu   l'ordre;  elle 

a58 


M.    FERNAND    LAUDET 


avait  reçu  la  vocation;  elle  avait  reçu  la  mission.  Elle 
obéissait,  elle  exécutait  l'ordre;  elle  répondait  à  la 
vocation  ;  elle  accomplissait  sa  mission.  Elle  procédait  à 
l'exécution,  à  l'accomplissement  de  sa  mission  dans  une 
humanité  dure  (et  tendre),  dans  un  monde,  dans  une 
chrétienté  dure  et  tendre,  elle-même  douce  et  ferme,  forte, 
douce,  quelquefois  apparemment  dure.  Apparemment 
rude.  Pendant  toute  sa  mission  elle  reçut  assistance  de 
conseil,  nous  le  savons,  par  l'assistance  et  le  conseil 
constamment  renouvelé,  constamment  présent  de  ses 
voix.  Par  cette  sorte  d'assistance  de  conseil,  presque 
féodale,  perpétuellement  renouvelée,  perpétuellement 
présente.  Pendant  toute  sa  mission,  et  j'y  compte  sa 
captivité,  quelques  absences  qu'elle  ait  eu  à  y  souffrir,  et 
sa  mort.  Pendant  toute  sa  mission  et  dedans  pendant  sa 
captivité  elle  reçut  constante  assistance  de  conseil  de  ses 
voix  et  une  abondance  de  grâces  dont  nous  ne  pouvons 
avoir  aucune  idée.  Le  jour  de  sa  mort  elle  reçut  une 
grâce  qui  ne  fut  jamais  donnée  peut-être,  ainsi  et  à  ce 
point,  à  aucune  autre  sainte,  de  sorte  que  le  jour  de  sa 
mort  ne  fut  déjà  plus  pour  elle  le  dernier  jour  de  la  vie 
de  cette  terre  mais  littéralement  réellement  déjà  le 
premier  jour  de  sa  vie  éternelle.  Mais  enfin  avec  cette 
mission,  avec  cette  vocation,  avec  toutes  ces  grâces, 
avec  tous  ces  dons,  avec  cette  présence  constante  de 
conseil  elle  ne  reçut  jamais  ni  la  grâce,  ni  le  don,  ni  le 
conseil,  ni  aucune  faveur  d'être  invulnérable.  Elle  fit 
la  guerre  exposée  à  tous  les  accidents  de  la  guerre. 
Elle  fit  comme  tout  le  monde  tme  guerre  comme  tout  le 
monde.  Moins  heureuse  que  tant  de  saintes,  moins 
heureuse  que  tant  de  prophètes  mêmes  et  que  tant  de 


269 


un  nouveau  théologien 

chefs  du  peuple  d'Israël  les  anges  qui  l'assistaient  de 
leurs  conseils,  ou  les  saints,  ne  combattaient  point  à 
ses  côtés.  Jamais  la  parole  de  Jésus  :  Penses-tu  que  je 
ne  puisse  pas  maintenant  prier  mon  Père,  qui  me  don- 
nerait aussitôt  plus  de  douze  légions  d'anges?  Comment 
donc  s'accompliraient  les  Écritures  qu'il  faut  que  cela 
arrive  ainsi  ?  ne  s'accomplit  aussi  pleinement  dans  une 
sainte  et  nous  réjoignons  ici  cette  vocation,  cette  élection 
unique,  cette  imitation  unique  par  laquelle  on  peut  dire 
que  de  toutes  les  samtes  elle  fut  celle  à  qui  certaine- 
ment il  fut  donné  que  sa  vie  et  sa  Passion  et  sa  mort 
fut  imitée  au  plus  près  de  la  vie  et  de  la  Passion  et  de 
la  mort  de  Jésus. 

Je  sais  bien  que  je  ne  pourrai  jamais  mettre  dans  les 
Mystères  tant  de  grandeurs.  Je  voudrais  ici  marquer 
seulement  quelques  articulations  essentielles.  Si  je 
pouvais  quelque  jour  écrire  une  vie  de  Jeanne  d'Arc 
en  cinquante  et  quelques  pages,  ou  encore,  ce  qui 
vaudrait  mieux,  en  deux  ou  trois  cents  lignes,  j'essaierai 
de  marquer  quelques  articulations  essentielles.  J'essaie- 
rais de  montrer  je  ne  dis  pas  dans  un  certain  parallèle 
mais  dans  une  certaine  imitation  conmaent  elle  fut  et 
la  plus  éminente  et  la  plus  fidèle  et  la  plus  approchée 
de  toutes  les  imitations  de  Jésus-Christ.  Je  montrerai,  — 
mais  qui  déjà  ne  le  voit,  —  comment  cette  fidélité  est 
fidèle,  suit  jusque  dans  le  détail. 

Douze  légions  d'anges.  Elle  ne  les  demanda  pas  non 
'oT^    Elle  ne  les  demanda  jamais.  Ce  conseil,  qu'elle 
à'jionde  il  é/iait  comme  la  conséquence,  comme  la  suite 
natiiprfie  de   l'ordre,  de   la  vocation,  comme  la  suite        ^ 


M.    FERNAXD    LAUDET 

naturelle,  surnaturelle  naturelle,  venant  des  mêmes 
voix,  porté  par  le  même  ministère,  ce  conseil  qu'elle 
eut,  qu'elle  avait,  presque  familièrement  pour  ainsi 
dire,  à  son  usage  comme  la  prière  quotidienne,  ce 
conseil  usager  comme  la  prière  du  matin  et  du  soir  elle 
le  (re)demanda  souvent.  Des  secours  surnaturels  de 
guerre  directs,  physiques,  tme  assistance  de  guerre, 
des  troupes  surnaturelles  de  guerre  qu'elle  n'avait  pas, 
elle  ne  les  demanda  jamais. 

On  voit  même  très  bien  par  les  textes  que  l'idée  ne 
lui  serait  pas  venue  un  seul  instant  de  les  demander. 
Une  noble  discrétion  de  sainte,  une  noble  discrétion  de 
Française  l'en  empêchaient  presque  également.  Autant 
elle  insistait  pour  le  conseil,  qu'elle  revendiquait  on 
peut  presque  dire  comme  un  droit,  puisque  Dieu  l'avait 
envoyée  dans  cette  extraordinaire  mission,  autant  on 
voit  bien  qu'elle  n'a  pas  l'idée  qu'elle  ait  à  demander 
un  secours  directement  militaire,  un  secours  militaire 
proprement,  directement  physique.  Elle  savait  parfaite- 
ment dans  quelles  conditions  de  sainteté  elle  opérait. 
Et  qu'elle  avait  reçu  non  seulement  l'épreuve  la  plus 
dure,  la  mission  la  plus  dure,  mais  aussi  l'épreuve,  la 
mission  la  plus  rigoureusement,  la  plus  exactement 
humaine. 

On  ne  saurait  trop  le  redire  et  il  faudrait  pouvoir  le 
marquer.  Appelée  par  une  vocation  divine  en  terre 
humaine,  envoyée  en  mission  divine  en  terre  humaine 
non  seulement  elle  n'opéra  jamais,  mais  elle  ne  demanda 
jamais  d'opérer,  elle  ne  pria  jamais  d'opérer  que  par 
des  moyens  humains.  Vivant  dans  ce  miracle  perpétuel 
d'être    assistée    par    des    voix    propres,   de    recevoir 

a6i  Loudet.  —  i5. 


un  nouçeaii  théologien 

constamment  une  assistance  propre  de  conseil  de  voix 
qui  lui  étaient  pour  ainsi  dire  particulièrement  et  pro- 
prement attachées,  personnellement  affectées,  elle  ne 
demanda  jamais  un  secours  si  l'on  peut  dire  surnaturel 
physique,  surnaturel  direct,  surnaturel  directement 
militaire.  Elle  ne  demanda  jamais  que  les  murailles 
s'écroulassent  au  son  des  trompettes.  Et  pourtant  elle 
savait  son  histoire  sainte.  C'est  un  point  que  l'on 
ne  saurait  trop  considérer,  qui  sera  notre  point  cardinal, 
avec  une  histoire  de  Joinville,  quand  nous  essaierons 
de  déterminer,  de  dresser  une  carte  géographique  et 
géologique  de  la  théorie   du  miracle. 

Un  roi  de  son  temps,  —  n'était-ce  point  un  roi  d'Angle- 
terre, —  ne  voulut  point  aller  au  secours  de  son  fils, 
engagé  dans  une  mauvaise  bataille,  parpe  qu'il  fallait 
que  l'enfant  gagnât  ses  éperons  de  chevalier.  Il  semble 
que  jamais  le  roi  du  ciel  n'ait  voulu  aussi  expressément 
que  dans  la  personne  de  cette  grande  sainte  qu'une  de 
ses  flUes  gagnât  elle-même  les  palmes  du  martyre. 

Elle  le  savait.  Non  seulement  elle  n'était  point 
garantie,  elle  n'était  point  assurée  contre  la  maladie  et 
contre  la  blessure  et  contre  la  défaite  militaire  mais 
elle  savait  qu'elle  n'était  point  assurée  contre  la  maladie 
et  contre  la  blessure  et  contre  la  défaite  militaire.  Elle 
se  battait  donc  exactement  dans  les  conditions  ordi- 
naires et  pour  ainsi  dire  dans  le  statut  ordinaire.  On 
vit  bien  à  Orléans  et  à  Paris  qu'elle  n'était  point  assurée 
contre  la  blessure.  On  vit  bien  à   Compiègne  qu'elle 

â6a 


M.    FERNAND    LAUDET 


n'était  point  assurée  contre  la  capture.  On  vit  bien  à 
Rouen  qu'elle  n'était  point  assurée  contre  la  mort. 

Quand  les  gens  lui  demandaient  des  miracles  si  je 
puis  dire  ordinaires,  des  miracles  de  maladie,  qui  sont 
les  plus  ordinaires,  elle  se  récusait  immédiatement, 
avec  une  confusion  d'humilité,  ou  en  même  temps  avec 
bonne  humeur,  elle  se  récusait  vite,  arguant  de  son 
incompétence,  se  retranchant  dans  sa  mission  propre, 
dans  sa  vocation,  leur  indiquant,  recommandant  seule- 
ment de  prier.  Elle  n'était  venue  que  pour  délivrer  le 
royaume  de  France.  Elle  ne  savait  pas  guérir  cet  enfant, 
ce  petit  garçon  et  cette  petite  fille.  Cette  sainte  qui  avait 
reçu  le  plus  grand  commandement  qui  ait  jamais  été 
donné  à  une  sainte,  qui  avait  été  appelée  pour  la  plus 
grande  vocation,  qui  avait  été  envoyée  dans  la  plus 
grande  mission  non  seulement  ne  demanda  jamais  pour 
elle  un  miracle  physique  ordinaire  mais  quand  on  lui 
en  demandait,  c'est-à-dire  exactement  quand  on  lui 
demandait  d'en  demander,  comme  on  avait  coutume 
de  le  demander  «fux  saints,  vite  elle  se  récusait,  se 
dérobant  presque  derrière  son  incompétence.  Elle  ne 
savait  pas.  Elle  n'avait  point  été  envoyée  pour  cela. 

Elle  accomplit  une  tâche  divine  par  des  moyens  sim- 
plement humains.  Elle  exécuta  un  ordre  divin  par  des 
moyens  strictement  humains.  Elle  répondit  à  une  voca- 
tion divine  par  des  moyens  rigoureusement  humains, 
par  un  travail,  par  une  guerre  militaire,  par  des  opéra- 
tions, par  des  efforts  exactement  humains.  Elle  accom- 
plit une  mission  divine  par  des  moyens  simplement 
humains.  C'est  ce  qui  lui  donne  une  place  à  part,  une 
place  toute  éminente  dans  la  hiérarchie  des  saintetés. 

a63 


un  nouçeau  théologien 

Notons  encore,  notons  en  outre  que  la  matière  où  devait 
s'exercer  cette  sainteté  était  la  plus  extraordinaire,  la 
plus  hors  de  l'ordre,  habituel,  on  pourrait  presque  dire 
la  plus  étrangère  aux  matières  habituelles  de  la  sain- 
teté. Et  même  la  plus  contraire  et  ennemie  aux  matières 
habituelles  de  la  sainteté.  Entre  toutes  elle  fut  vérita- 
blement envoyée  en  mission  extraordinaire.  Par  ces 
deux  commandements  elle  a  une  place  unique  dans  la 
hiérarchie  des  saintetés,  elle  est  sainte  et  bénie  entre 
toutes  les  saintes  et  ensemble  par  le  premier  elle  est 
femme  entre  toutes  les  saintes. 

Que  si  d'autre  part  on  veut  la  considérer  non  plus  à 
son  rang  de  sainteté  mais  à  son  rang  d'humanité,  qui 
ne  voit  aussitôt  qu'elle  est  dans  cet  ordre  une  femme 
unique.  Un  être  unique.  Car  si  l'on  veut  elle  est  de  la 
race  des  saints,  et  si  l'on  veut  elle  est  de  la  race  des 
héros.  Venant  de  Dieu  et  retournant  à  Dieu  et  recevant 
constamment  assistance  de  conseil  de  ses  voix  par  tout 
son  être  elle  est  une  sainte.  Elle  est  de  la  race  des 
saints.  Mais  dans  cette  dure  humanité  du  quinzième 
siècle  et  de  tous  les  siècles  accomplissant  par  des 
moyens  purement  humains  un  tel  ramassement  d'ex- 
ploits purement  humains  d'une  guerre  purement  hu- 
maine, de  toute  une  action  purement  humaine  par  toute 
son  action  comme  extérieure,  par  tout  son  engagement 
corps  et  âme  dans  l'action  militaire,  dans  toute  une 
action  de  guerre,  par  toute  sa  condition,  par  tout  son 
être  d'action  elle  est  un  héros,  elle  est  de  la  race  des 
héros. 

Or  non  seulement  la  race  des  héros  et  la  race  des 

264 


M.    FERNAND    LAUDET 

saints  n'est  pas  la  même.  Mais  ce  sont  deux  races  peu 
ou  mal  apparentées.  On  pourrait  presque  dire  qui  ne 
s'aiment  pas,  qui  n'aiment  pas  frayer  ensemble,  qui  sont 
gênées  d'être  ensemble.  Il  y  a  on  ne  sait  quoi  de  profond 
et  qu'il  faudrait  approfondir  par  quoi  la  race  des  héros 
et  la  race  des  saints  ont  on  ne  sait  quelle  contrariété 
profonde.  Il  n'y  a  peut-être  point  deux  races  d'hommes 
qui  soient  profondément  aussi  étrangères  l'une  à  l'autre, 
aussi  éloignées  l'une  de  l'autre,  aussi  contraires  l'une  à 
l'autre  que  la  race  des  héros  et  la  race  des  saints.  On 
découvrirait  sans  doute  que  cette  contrariété  profonde 
ne  fait  que  traduire,  mais  sous  une  forme,  sous  sa 
forme  peut-être  la  plus  aiguë,  sous  sa  forme  éminente, 
cette  profonde,  cette  éternelle  contrariété  du  temporel 
et  de  l'éternel. 

Or  Jeanne  d'Arc,  précisément  parce  qu'elle  exerçait 
sa  sainteté  dans  des  épreuves  purement  humaines  par 
des  moyens  purement  humains,  précisément  parce 
qu'elle  était  demeurée  entièrement  vulnérable  militaire- 
ment, vulnérable  à  la  maladie,  vulnérable  à  la  blessure, 
vulnérable  à  la  capture,  vulnérable  à  la  mort,  vulné- 
rable à  la  défaite  et  à  toute  défaite,  exposée  en  son 
plein  comme  un  héros  antique  à  toute  aventure  de 
guerre  elle  est  de  la  race  des  héros  comme  elle  est  de 
la  race  des  saints.  Et  comme  dans  la  race  des  saints 
elle  est  et  une  sainte  entre  toutes  les  saintes  et  une 
femme  entre  toutes  les  saintes,  ainsi,  parallèlement 
ainsi  dans  la  race  des  héros  elle  est  un  héros  entre 
tous  et  une  femme.  Elle  n'est  pas  moins  éminente  dans 
la  hiérarchie  héroïque  que  dans  la  hiérarchie  sacrée. 
Et  ainsi  elle  est  à  un  point  d'intersection  unique  dans 

a6ô 


un  nouveau  théologien 

l'histoire  de  l'humanité.  En  elle  se  joignent  deux  races 
qui  ne  se  joignent  nulle  part  ailleurs.  Par  un  recoupe- 
ment unique  de  ces  deux  races,  par  une  élection,  par 
une  vocation  vmique  dans  l'histoire  du  monde  elle  est  à 
la  fois  sainte  entre  tous  les  héros,  héroïque  entre  toutes 
les  saintes. 

Or  au  deuxième  degré  dans  cette  guerre  même  que 
nous  disons  ordinaire  et  que  nous  disons  qu'elle 
faisait  ordioaire,  elle-même  ordinaire,  en  réahté  nous 
savons  bien  que  c'était  une  guerre  extraordinaire, 
mais  extraordinaire  au  contraire,  dans  l'autre  sens, 
en  sens  contraire,  dans  le  sens  du  risque  et  d'une 
aventure  et  d'un  danger  extraordinaire.  Car  elle  n'était 
point  «  chevaleresque  »  et  nous  (levons  remercier 
M.  Laudet  de  nous  avoir  acheminé  à  ces  quelques 
précisions.  A  opérer  ces  quelques  précisions.  Elle  ne 
fut  jamais  réellement  couverte  par  la  loi  de  chevalerie. 
Enfin  par  ce  qui  restait  de  son  temps  de  la  loi  de 
chevalerie.  Non  seulement,  pour  une  sainte,  elle 
faisait  la  guerre.  Non  seulement  elle  faisait  une  guerre 
ordinaire.  Mais  cette  guerre  ordinaire  elle  la  faisait 
non  couverte  par  les  protections  ordinaires  de  la 
guerre.  Enfin  par  le  peu  de  loi  de  la  guerre  qu'il  y 
avait  encore.  Ou  qu'il  y  avait  déjà.  Elle  était  donc 
découverte  au  deuxième  degré.  Pour  se  défendre 
contre  l'usage  de  la  guerre  elle  n'avait  que  l'usage  de 
la  guerre.  Pour  se  défendre  contre  l'abus  de  la  guerre 
elle  n'avait  rien,  puisque  sainte  elle  n'avait  naturelle- 
ment pas,  elle  ne  devait,  elle  ne  pouvait  pas  avoir 
l'abus  de  la  guerre.  Contre  l'usage  de  la  guerre  elle 

a66 


M.    FERNAND   LAUDET 


n'avait  qu'une  cuirasse  ordinaire,  une  cuirasse  comme 
tout  le  monde.  Une  cuirasse  du  commencement  du 
quinzième  siècle,  monsieur  le  Grix.  Toute  flèche 
temporelle  pouvait  la  blesser.  On  le  vit  bien  à  Orléans. 
On  le  vit  bien  à  Paris.  Toute  main  temporelle  pouvait 
la  saisir  à  l'épaule  et  la  faire  tomber  de  cheval. 
On  le  vit  bien  à  Compiègne.  Toute  main  temporelle 
pouvait  lui  bâtir  l'appareil  de  sa  mort.  On  le  vit  bien 
à  Rouen.  Mais  ceci  encore  n'était  qu'au  premier  degré. 
Dans  l'usage  de  la  guerre  elle  n'était  point  couverte. 
Dans  l'abus  de  la  guerre  au  deuxième  degré  elle  n'était 
point  couverte.  Les  Anglais  ne  cessèrent  jamais  de 
l'assaillir  des  plus  basses  injures.  Enfin  on  le  vit  bien 
à  Compiègne  et  à  Arras  et  au.  donjon  de  Crotoy  et  à 
Rouen.  Car  faite  prisonnière  de  guerre  elle  fut  jugée 
comme  prisonnière  d'Eglise  ou  enfin,  de  quelque 
manière  que  l'on  retourne  la  difficulté,  faite  prisonnière 
de  guerre  elle  fut  gardée  prisonnière  de  guerre  et  en 
prison  de  guerre  et  en  même  temps  jugée  comme 
accusée  d'Église.  C'est-à-dire  que  de  quelque  manière 
que  l'on  tourne  la  difficulté  elle  fut  détournée,  on 
commit  en  elle,  envers  elle  et  en  sa  personne,  un 
détournement   de   captivité. 

Ainsi  elle  ne  fut  couverte  par  aucune  immunité;  ni 
dans  une  action  humaine  par  une  immunité  divine,  par 
une  immunité  de  sainte;  ni  dans  la  guerre  par  une 
immunité  de  sainte  ni  par  ime  immunité  de  chevalier. 
Ni  par  une  immunité  juridique. 

§  303.  —  «  et  surtout  un  pamphlet  aussi  haineux,  lui 
a63 


un  nouveau  théologien 


qui  ne  cesse  de  prêcher  à  bon  droit  ce  la  loi  d'amour  »  ; 
—  Monsieur  Laudet  vous  savez  très  bien  que  je  ne 
prêche  pas.  Où  serait  mon  magistère.  J'écris.  C'est  déjà 
beaucoup.  Tout  le  monde  ne  pourrait  pas  en  dire 
autant. 

Un  pamphlet  aussi  haineux.  —  Je  vous  assure,  mon- 
sieur Laudet,  que  le  communiqué  n'est  point  haineux. 
J'avoue  qu'il  est  forcené.  En  un  certain  sens.  Qu'il  ne 
laisse  rien  passer.  J'avoue  qu'il  est  poussé  à  fond.  Mais 
il  n'est  point  haineux.  Je  ne  suis  aucunement  haineux. 
Je  suis  peut-être  haïssant.  C'est  tout  autre  chose,  c'est 
un  tout  autre  péché.  Haïssant  ne  ressemble  pas  plus  à 
haineux  qu'orgueil  et  que  colère  ne  ressemblent  à 
envie,  ne  ressemblent  à  fatuité  et  à  vanité.  Dans  le 
péché  aussi  il  y  a  des  races.  Et  des  races  sans  doute 
non  moins  irréductibles  entre  elles.  Je  sais  de  reste  que 
je  n'ai  jamais  affaire  au  quatrième,  —  (il  n'est  pas  dans 
ma  nature),  —  et  que  j'ai  malheureusement  affaire  au 
sixième. 

Au  demeurant  si  M.  Laudet  veut  annoncer  que  je  suis 
un  pécheur,  il  ne  m'apprend  malheureusement  rien  (de 
nouveau)  et  n'apprend  rien  (de  nouveau)  à  personne. 
Mais  malheureusement  nous  en  sommes  tous  là.  Tous, 
enfin  on  sait  ce  que  je  veux  dire.  Tous  même  les  saints. 
Seulement  que  M.  Laudet  ne  se  mêle  point  d'écrire  mes 
Confessions.  Elles  seraient  peut-être  moins  bien  faites 
que  quand  je  les  écrirai  moi-même. 

Mais  que  si  de  ce  que  je  suis  un  pécheur  M.  Laudet 
veut  (en)  conclure  que  je  suis  incompétent  en  matière 
de    chrétienté,   nego   consequentiam,  je  nie  la  consé- 

a68 


M.    FERNAND    LAUDET 


quence.  Et  même  en  matière  de  sainteté.  Car  c'est  tout 
un.  Et  il  faut  que  M.  Laudet  soit  lui-même  bien  incom- 
pétent en  matière  de  chrétienté  et  en  dedans  en  matière 
de  sainteté  pour  ne  pas  voir  et  sa  propre  incompétence 
et  ma  compétence. 

,  Je  regrette  souvent  de  n'avoir  pas  pu  publier  aussitôt 
ce  Dialogue  de  l'histoire  et  de  l'âme  charnelle  que_ 
j'écrivis  il  y  a  juste  deux  ans  et  qui  me  mit  sur  le  che- 
min des  Mystères  de  Jeanne  d'Arc.  Le  centre  de  ce 
dialogue  était  précisément  consacré  à  cette  mystérieuse 
liaison  du  temporel  et  de  l'éternel,  du  héros  et  du  saint, 
du  pécheur  et  du  saint.  A  cette  contrariété  de  liaison. 
Ou  plutôt  il  était  cette  liaison  même.  Le  pécheur  et  le 
péché  sont  une  pièce  essentielle  du  christianisme,  une 
pièce  essentielle  de  la  cardinale  articulation  chrétienne. 
Le  pécheur  et  le  saint  sont  deux  pièces  essentielles 
complémentaires,  mutuellement  complémentaires,  qui 
jouent  l'une  sur  l'autre,  et  dont  l'articulation  l'ime  sur 
l'autre  fait  tout  le  secret  de  chrétienté. 

§  304.  —  ...  cf  qui  s'inspire,  dit-il,  de  la  chevaleresque 
Jeanne  d'Arc,...  »  —  Non  seulement  c'est  le  mot 
impropre  qui  lui  vient  naturellement,  le  mot  qui  fait 
jouer  sur  plusieurs  plans  confondus  de  langage,  mais 
particulièrement  entre  toutes  les  impropriétés,  entre 
toutes  les  impropriations  le  mot  qui  lui  vient  naturel- 
lement en  matière  de  chrétienté  c'est  le  mot  païen. 
S'inspire.  On  s'inspire  des  Muses,  monsieur  Laudet, 
nous  ne  nous  inspirons  pas  des  saints.  La  liaison  des 
pécheurs  aux  saints,  faut-il  vous  le  redire,  n'est  pas  une 
liaison  d'inspiration.  Elle  est  ime  liaison  de  communion. 

269 


un  noiweau  théologien 


Ce  qui  fait  que  l'on  est  ou  que  l'on  n'est  pas  de  chré- 
tienté, ce  n'est  pas,  ce  n'est  aucunement,  —  (on  m'entend 
bien),  —  que  l'on  est  plus  ou  moins  pécheur.  C'est  une 
tout  autre  question,  c'est  un  infiniment  autre  débat.  La 
discrimination  est  tout  autre.  Le  pécheur  est  de  chré- 
tienté. Le  pécheur  peut  faire  la  meilleure  prière.  Nul  n'est 
peut-être  aussi  profondément  de  chrétienté  que  Villon. 
Et  nulle  prière,  je  dis  nulle  prière  de  saint,  ne  dépasse 
la  Ballade  qu'il  fit  à  la  requête  de  sa  mère  pour  prier 
Notre  Dame.  Le  pécheur  est  partie  intégrante,  pièce 
intégrante  du  mécanisme  de  chrétienté.  Le  pécheur  est 
au  cœur  même  de  chrétienté. 

La  question  d'être  ou  de  ne  pas  être  pécheur,  ou  plu- 
tôt la  question  d'être  plus  ou  moins  pécheur,  —  (tout  le 
monde  est  pécheur),  —  n'a  absolument  rien  de  commun, 
n'a  pour  ainsi  dire  absolument  aucun  point  de  contact 
avec  la  question  d'être  plus  ou  moins  chrétien,  et  d'être 
chrétien  ou  de  ne  l'être  pas.  C'est  une  tout  autre  ques- 
tion, un  débat  infiniment  autre.  Et  c'est  un  des  contre 
sens  les  plus  graves  que  l'on  puisse  commettre  en 
matière  de  chrétienté  que  de  les  confondre,  un  de  ceux 
qui  marquent  le  mieux,  et  le  plus  instantanément,  que 
l'on  n'y  entend  pas,  que  l'on  n'y  est  pas,  que  l'on  ne 
sait  pas  de  quoi  on  parle.  Que  l'on  y  est  totalement 
incompétent.  Que  l'on  y  est  étranger.  Nul  au  contraire 
n'est  moins  étranger,  nul  n'est  aussi  compétent  que 
Villon  en  matière  de  chrétienté.  Nul  n'est  aussi  compé- 
tent que  le  pécheur  en  matière  de  chrétienté.  Nul,  si  ce 
n'est  le  saint.  Et  en  principe  c'est  le  même  homme.  Je 
citais  tout  à  l'heure,  je  faisais  intervenir  la  Prière,  la 
Ballade   qu'il   fit  à  la  requête  de  sa  mère  pour  prier 


a^o 


M.    PERNANI)    I.AIHJKT 

,^t^-tjxj,jTirT_i-uuix»Xf»-  1   I-  ~i.     ,1 ~i"  •"l"  ■*  — ---'■^^■"--^  —  »  ^  »  J 


I 


Notre  Dame.  Que  n'ai-jc  cif/;  lu  pr'ii'm  riUicUc.  fîll«-mfifîié, 
la  prière  liturgi^ine  que  nous  (ïmonn  Iouh,  prclieurH  et 
saints  confondus,  et  qui  prévoit  oxpreH«érnont  que  non» 
sommes  pécheurs,  pro  nobin  pr.cr.aloribuë. 

Le  pécheur  et  le  saint  sont  deux  parties  on  peat 
le  dire  également  intégrantes,  deux  pièces  également 
intégrantes  du  mécanisme  de  chrétienté.  Ils  sont  l'an  et 
l'autre  ensemble  deux  pièces  également  indispensables 
l'une  à  l'autre,  deux  pièces  mutuellement  complémen- 
taires. Ils  sont  l'un  et  l'autre  ensemble  les  deux  pièces 
complémentaires  non  interchangeable»  et  ensemble 
interchangeables  d'un  mécanisme  unique  qui  est  le 
mécanisme  de  chrétienté.  D'un  mécanisme  qui  ne  sera 
jamais  démonté.  Mais  enfin  je  me  suis  proposé  préci- 
sément d'approfondir  cette  liaison  cardinale  dans  ce 
Dialogue  de  l'histoire  et  de  l'âme  charnelle. 

Celui  qui  n'est  pas  chrétien  au  contraire,  celui  qui 
n'est  pas  compétent  en  chrétienté,  en  matière  de  chré- 
tienté, celui  qui  est  étranger  c'est  celui  au  contraire 
qui  n'est  point  pécheur,  littéralement  c'est  celui  qui  ne 
commet  aucun  péché.  Qui  ne  peut  commettre  aucun 
péché.  Littéralement  celui  qui  est  pécheur,  celui  qui 
commet  un  péché  est  déjà  chrétien,  est  en  cela  même 
chrétien.  On  pourrait  presque  dire  est  un  bon  chrétie 

Ce  non  obstant  qu'oncqnes  rien  ne  valus. 
Les  biens  de  vous,  ma  dame  &  ma  maistresse. 
Sont  trop  plus  grans  que  ne  suis  pécheresse, 
Sans  lesquelz  biens  ame  ne  peut  merir 
N'auoir  les  cieulx.  ie  n'en  suis  iungleresse. 
En  ceste  foy  ie  vueil  viure  &  mourir. 

271 


un  nouveau  théologien 

Le  pécheur,  ensemble  avec  le  saint,  entre  dans  le 
système,  est  du  système  de  chrétienté. 

Celui  qui  n'entre  pas  dans  le  système,  celui  qui  ne 
donne  pas  la  main,  c'est  celui-là  qui  n'est  pas  chrétien, 
c'est  celui-là  qui  n'a  aucune  compétence  en  matière  de 
chrétienté.  C'est  celui-là  qui  est  un  étranger.  Le  pécheur 
tend  la  main  au  saint,  donne  la  main  au  saint,  puisque 
le  saint  donne  la  main  au  pécheur.  Et  tous  ensemble, 
l'un  par  l'autre,  l'un  tirant  l'autre,  ils  remontent  jusqu'à 
Jésus,  ils  font  une  chaîne  qui  remonte  jusqu'à  Jésus, 
une  chaîne  aux  doigts  indéliables.  Celui  qui  n'est 
pas  chrétien,  celui  qui  n'a  aucune  compétence  en 
christianisme,  en  chrétienté,  en  matière  de  chrétienté 
c'est  celui  qui  ne  donne  pas  la  main.  Peu  importe  ce 
qu'il  fasse  ensuite  de  cette  main.  Quand  un  homme 
peut  accomplir  la  plus  haute  action  du  monde  sans 
avoir  été  trempé  de  la  grâce,  cet  homme  est  un  stoïque, 
il  n'est  pas  un  chrétien.  Quand  un  homme  peut  com- 
mettre la  plus  basse  action  du  monde  précisément  sans 
commettre  un  péché,  cet  homme  n'est  pas  un  chrétien. 
Le  chrétien  ne  se  définit  point  par  l'étiage,  mais  par  la 
communion.  On  n'est  point  chrétien  parce  qu'on  est  à 
un  certain  niveau,  moral,  intellectuel,  spirituel  même. 
On  est  chrétien  parce  qu'on  est  d'une  certaine  race 
remontante,  d'une  certaine  race  mystique,  d'une  certaine 
race  spirituelle  et  charnelle,  temporelle  et  éternelle, 
d'un  certain  sang.  Ce  classement  cardinal  ne  se  fait 
point  horizontalement  mais  verticalement. 

Quand  un  homme  ne  pèche  pas,  ne  peut  pas  pécher, 
quand  un  homme  peut  commettre  un  crime  sans  que  ce 


M.    FERNAXD    LAUDET 


crime  soit  un  péché,  il  n'est  pas  chrétien,  c'est  alors 
qu'il  n'est  pas  chrétien,  cet  homme  n'entre  pas  dans  le 
système  de  chrétienté. 

C'est  une  cité.  Un  mauvais  citoyen  est  de  la  cité.  Un 
bon  étranger  n'en  est  pas.  Un  mauvais  Français  est 
Français.   Un  bon  Allemand  n'est  pas  Français. 

Pour  moi  j'ai  pris  en  cette  matière  dès  la  première 
heure  l'attitude  qui  sera  mon  attitude  définitive.  Je  suis 
le  chroniqueur  et  ne  veux  être  que  le  chroniqueur. 
Mais  je  ne  me  dissimule  pas  que  le  chroniqueur  et 
d'être  le  chroniqueur  c'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
grave.  Et  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand,  dans  le 
deuxième  ordre,  dans  l'ordre  de  ceux  qui  ne  sont  pas, 
eux-mêmes,  mais  qui  relatent,  mais  qui  rapportent, 
mais  qui  témoignent  de  ceux  qui  sont.  Le  chroniqueur 
est  le  témoin  historique.  Le  témoin  de  l'être  et  de  l'évé- 
nement. A  la  fin  de  sa  vie  ne  fu-je  mie;  mais  d'autres 
y  furent  qui  nous  en  ont  laissé  témoignage.  C'est  ce 
témoignage  même  et  cet  événement  unique  et  cette 
créature,  et  cet  être  unique  de  sainteté  que  je  veux 
représenter.  Je  l'ai  dit  dès  le  premier  jour,  je  l'ai  dit 
dès  le  principe,  en  matière  de  représentation  écrite  il 
ne  faut  point  confondre  nos  maîtres  et  nos  modèles. 
Saint  Louis  était  le  maître  et  le  modèle  de  Jeanne 
d'Arc.  Au  sens  que  je  veux  dire  saint  Louis  était  le 
modèle  de  Joinville.  Exactement  dans  le  même  sens 
Jeanne  d'Arc  est  mon  modèle,  puisque  j'ai  entrepris  de 
consacrer  tout  ce  que  j'ai  à  la  représentation  de  cette 
grande  sainte,  et  c'est  Joinville  qui  est  mon  maître. 
Mutations  faites,  et  il  y  en  aurait  peut-être  bien  peu  à 

2^3 


un  nouveau  théologien 

faire,  en  pensée,  en  intention,  en  esprit  ma  situation 
envers  Jeanne  d'Arc  est  exactement  celle  de  Joinville 
envers  saint  Louis.  Je  veux  me  classer,  au  rang  que 
je  pourrai,  dans  la  grande,  dans  la  haute  lignée  de  nos 
chroniqueurs  et  de  nos  témoins.  La  question  n'est  pas 
de  savoir  ce  que  nous  valons,  —  nous  valons  tous  peu, 
—  mais  la  question  est  de  savoir  ce  que  nous  sommes. 
Et  ce  que  nous  faisons.  Toute  la  question  est  de  l'atta- 
chement et  de  la  fidélité  que  nous  avons  à  ces  grands 
modèles.  Toute  la  question  est  de  savoir  ce  que  nous 
en  faisons.  Toute  la  question  est  du  portrait,  de  l'his- 
toire, de  la  représentation  que  nous  réussissons  à  en 
donner.  Joinville  aussi  était  pécheur.  Ce  n'est  pas 
cela  que  nous  lui  demandons,  ce  n'est  pas  de  cela  que 
l'on  parle.  Ce  que  nous  lui  demandons,  c'est  ce  qu'il 
a  fait  de  saint  Louis.  Quel  portrait  il  nous  en  a  laissé. 
Quelle  fidélité  de  représentation  il  a  gardée.  Quelle" 
sûreté.  Quelle  profondeur  de  représentation,  de  repro- 
duction il  a  atteinte.  Quelle  gravité,  quelle  profondeur 
il  a  obtenue.  C'est  cela  que  nous  lui  demandons. 
Quel  saint  Louis  il  nous  a  fait,  il  nous  a  rendu,  il 
nous  a  laissé.  Et  parce  qu'il  nous  a  légué  un  saint 
Louis  dans  le  plein  de  son  être,  dans  le  plein  de  sa 
sainteté,  pour  ainsi  dire  dans  le  plein  de  son  portrait 
nous  trouvons  que  c'est  très  bien  ainsi  ;  que  c'est  très 
bien  au  premier  degré,  absolument,  premièrement  ; 
qu'il  a  fait  très  bien.  Et  nous  le  tenons  quitte  du 
reste.  Nous  ne  lui  demandons  rien  autre.  Il  n'est  plus 
question  de  rien.  Autrement,  pardieu,  il  y  aurait  beau- 
coup à  dire.  Lui  aussi  fut  un  pécheur.  Et  envers  son 
roi  môme,  envers  un  si  grand  saint  sa  fidélité  de  féal 

374 


M.    FERNAXD   LAUDET 

et  ensemble  si  je  puis  dire  sa  fidélité  de  fidèle  eut  des 
limites.  Des  limites  temporelles  provenant  elles-mêmes 
certainement  de  limites  spirituelles,  A  la  fin  de  sa  vie 
ne  fa-je  mie  :  —  il  pouvait  y  être.  Il  n'avait  tenu  qu'à 
lui  d'y  être.  Sa  fidélité  de  féal  et  sa  fidélité  de  vassal 
s'était  limitée  à  une  seule,  à  la  première  des  deux 
croisades.  A  celle  qui  ne  comporta  point  ce  que  lui- 
même  veut  avoir  été  un  martyre.  GXLIV.  j34.  «■■'  Je  fa 
moût  pressez  dou  roy  de  Ff'ance  et  dou  roy  de  Navarre 
de  moy  croisier.  »  Et  nous  nous  avons  des  raisons  de 
croire,  monsieur  Laudet,  que  si  nous  avions  été  créés 
dans  la  première  et  même  dans  la  deuxième  moitié  du 
treizième  siècle,  monsieur  le  Grix,  et  si  nous  en  avions 
été  moût  pressés  par  le  roi  de  France  et  par  le  roi  de 
Navarre  nous  eussions  été  de  ceux  qui  partirent  pour 
la  deuxième  fois,  nous  aurions  été  de  ceux  qui  pour  la 
deuxième  fois  quittèrent  Lozère  et  même  Palaiseau.  Ce 
jour-là  il  en  répondit  trop  long  au  roi  de  France  et  au 
roi  de  Navarre.  j35.  A  ce  respondi-je  que,  tandis  comme 
je  avoie  estei  ou  servise  Dieu  et  le  roy  outre-m,er,  et 
puis  que  je  en  reving,  liserjant  au  roy  de  France  et  le  roy 
de  Navarre  m'avaient  destruite  ma  gent  et  apovroiez;  si 
que  il  ne  seroit  jam,ais  heure  que  je  et  il  n'en  vausissent 
piz.  Et  lour  disoie  ainsi,  que  se  Je  en  vouloie  ouvrer  au 
grei  Dieu,  que  je  demourroie  ci  pour  mon  peuple  aidier 
et  deffendre  ;  car  se  je  metoie  mon  cors  en  l'aventure 
dou  pelerinaige  de  la  croiz,  là  où  je  veoie  tout  cler  que  ce 
seroit  au  mal  et  au  doumaige  de  ma  gent,  j'en  courou- 
ceroie  Dieu,  qui  mist  son  cors  pour  son  peuple  sauver. 

736.  Je  entendi  que  tuit  cil  firent  pechié  mortel  qui  II 
275 


un  nouveau  théologien 

loerent  Valée,  pour  ce  que  ou  point  que  il  estait  en 
France,  touz-  li  royaumes  estoit  en  bone  paiz  en  II 
meismes  et  à  touz  ses  voisins;  ne  onques puis  que  il  en 
parti,  li  estaz  dou  royaume  ne  fist  que  empirier. 

^37.  Grant  pechié  firent  cil  qui  li  loerent  l'alée,  à  la 
grant  flebesce  là  où  ses  cot's  estoit;  car  il  ne  pooit 
souffrir  ne  le  charier,  ne  le  chevauchier.  La  flebesce  de 
li  estoit  si  grans,  que  il  souffri  que  je  le  portasse  dès 
l'ostel  au  conte  d'Ausserre,  là  où  je  pris  congié  de  li, 
jeusques  aus  Cordelières,  entre  mes  bras.  Et  si,  febles 
comme  il  estoit,  se  il  fust  demeurez  en  France,  peust-il 
encore  avoir  vescu  assez,  et  fait  moût  de  biens  et  de 
bonees  œuvres. 

Febles  comme  il  estoit  il  laissa  partir  son  roi  et 
demeura  en  sa  sénéchaussée  de  Champagne.  Qu'im- 
porte, ce  n'est  pas  ce  que  nous  lui  demandons.  Ce  que 
nous  lui  demandons,  ce  n'est  pas  tant  cette  fldélité-là, 
la  fidélité  du  féal  et  la  fidélité  du  fidèle.  Il  eût  mieux  valu 
qu'il  l'eût,  mais  enfin  il  ne  l'avait  pas.  Ou  enfin  il  ne 
l'eut  pas  au  delà  d'une  certaine  limite.  Ce  que  nous  lui 
demandons,  ce  dont  on  parle,  uniquement,  c'est  la 
fidélité  du  chroniqueur,  c'est  qu'il  ait  gardé  souverai- 
nement, uniquement,  cette  fidélité  unique  du  chroni- 
queur et  du  témoin.  Cette  fidélité  unique  du  portrait. 
C'est  qu'il  nous  ait  laissé  ce  portrait  unique  que  nul  ne 
dérobera.  Pour  cela  hous  lui  passerions  tout.  D'autres, 
—  (assez  d'autres?)  —  enfin  d'autres  étaient  là  pour 
accompagner,  d'autres  accompagnaient  le  roi  dans 
cette  croisade  de  misère  et  de  martyre.  Lui  seul,  ayant 

276 


M.    FERNAND    LAUDET 

accompagné  le  roi  devant  l'enquête  d'Église  dix,  douze 
et  vingt  et  vingt-cinq  ans  après  sa  mort,  lui  seul  ayant 
accompagné  avec  d'autres  le  roi,  la  mémoire  du  roi,  la 
cause  du  roi  devant  une  enquête  d'EgHse  lui  seul  pres- 
que sans  aucun  autre  lui  seul  et  son  portrait,  lui  seul 
et  sa  chronique,  lui  seul  et  son  témoignage  historique 
l'accompagnera,  que  dis-je  l'accompagnera,  le  portera 
dans  tous  les  siècles  temporels  jusqu'au  jugement.  Et 
c'est  pour  cela  que  nous  lui  pardonnerions  tout. 

Faible  comme  il  était  il  laissa  partir  son  roi,  lui  Join- 
ville  qui  en  i3i5,  à  quatre-vingt-onze  ans,  quarante-cinq 
ans  après  la  mort  du  saint  roi  écrivait  à  son  troisième 
successeur  Louis  X  le  Hutin,  —  (et  après  les  horreurs 
juristes  du  règne  de  Philippe  le  Bel),  —  une  lettre 
portant  promesse  qu'il  le  rejoindrait  bientôt  avec  ses 
gens,  marchant  contre  les  Flamands.  A  la  fin  de  sa 
vie  ne  fu-je  mie.  Qu'importe.  Que  nous  importe.  Il 
nous    a   laissé   un   saint  Louis. 

Il  avait  le  cœur  charnel.  Ce  est  à  dire  qu'il  aimait 
trop  le  castel  de  Joinville.  Il  aimait  trop  le  château  de 
ses  pères.  122...  Et  endementieres  que  Je  aloie  à  Blehe- 
court  et  à  Saint-Urbain,  je  ne  voz  onques  retourner 
mes  yex  vers  Joinville,  pour  ce  que  li  cuers  ne  me 
attendrisist  dou  biau  chastel  qfie  je  lessoie  et  de  mes 
dous  enfans.  Qu'importe.  Que  nous  importe.  Il  nous  a 
laissé  un  saint  Louis.  D'autres  sont  partis  avec  le  roi. 
D'autres  ont  accompagné  le  roi.  D'autres  ont  vu  mourir 
le  roi.  Que  nous  importe.  C'est  lui  pourtant,  c'est  lui 
seul,  c'est  tout  de  même  lui  qui  nous  a  laissé  le  roi 

277  Laudet.  —  16 


un  nouveau  théologien 

mourant.  —  et  puis  est  avenu  que  la  croiserie  fa  de 
petit  esploit. 

^38.  De  la  voie  que  il  fist  à  Thunes  ne  vueil-je  riens 
conter  ne  dire,  pour  ce  que  je  n'ifu  pas,  la  merci  Dieu! 
ne  je  ne  vueil  chose  dire  ne  mettre  en  mon  livre  de  quoy 
je  ne  soie  certeins,  Si  parlerons  de  nostre  saint  r&y  sanz 
plus,... 

Il  n'y  fut  pas,  la  merci  Dieu.  C'est  pourtant  lui  qui 
nous  en  a  laissé  le  portrait,  le  témoignage  éternel.  C'est 
lui,  nul  autre,  non  un  de  ceux  qui  y  étaient,  non  ua.  de 
ceux  qui  y  furent,  qui  nous  a  fait,  qui  nous  a  légué 
saint  Louis  mourant,  qui  pour  l'éternité  temporelle  de 
l'histoire  nous  a  représenté  la  mort  de  saint  Louis.  C'est 
par  lui,  par  nul  autre,  non  par  un  de  ceux  qui  y  furent 
que  saint  Louis  mourant,  que  la  mort  de  saint  Louis 
vivra  dans  les  temps.  Il  y  a  une  grâce  spéciale  pour  le 
chroniqueur.  Qu'il  paye  seulement  cette  grâce,  qu'il 
revale  cette  grâce  en  s'attachant  à  son  modèle,  en 
s'attachant  à  sa  chronique,  en  demeurant  fidèle  à  son 
modèle,  en  demeurant  fidèle  à  sa  chronique  d'un  atta- 
chement entier,  d'une  fidélité  entière,  d'un  attachement 
absolument  pur,  propre,  d'une  fidélité  absolument  pure 
de  chroniqueur.  Il  y  a  une  destination  propre.  J'oserai 
dire  qu'il  y  a  une  vocation  propre.  Il  est  assez  récom- 
pensé dans  le  temps  et  il  est  comblé  de  récompense  et 
il  en  a  infiniment  plus  qu'il  n'en  vaut  si  son  nom 
demeure  accolé  comme  une  signature  au  nom  de  son 
modèle,  si  cette  chronique  demeure  accolée  dans  le 
temps  à  cet  être,  si  dans  l'ombre   de   son  modèle  il 

278 


M.    FERNAND   LAUDET 


demeure  lui  aussi  comme  un  donateur.  Dans  un  coin  du 
tableau  à  la  fois  donateur  et  peintre  un  donateur  age- 
nouillé. Ainsi  dans  ce  portrait  de  saint,  dans  cette  chro- 
nique, dans  cette  vie  de  saint  unique  Joinville  sénéchal 
de  Champagne,  chrétien  de  l'espèce  ordinaire,  est  con- 
stamment présent,  donateur  et  peintre,  dans  l'ombre  et 
dans  l'éclat  de  ce  grand  saint,  dans  l'ombre  de  saint 
Louis.  A  la  fin  de  sa  vie  ne  fu-je  mie.  Voici  comme  il 
n'y  était  pas,  ...  Si  parlerons  ne  nostre  saint  roy  sanz 
plus,  et  dirons  ainsi,  que  après  ce  que  il  fu  arivez  à 
Thunes  devant  le  chastel  de  Carthage,  une  maladie  le 
prist  dou  fiux  dou  ventre  (et  Philippes,  ses  fils  aisnez, 
fu  malades  de  fièvre  carte,  avec  le  fiux  dou  ventre  que  li 
roys  avoitj,  dont  il  acoucha  au  lit,  et  senti  bien  que  il 
devoit  par  tens  trespasser  de  cest  siècle  à  l'autre. 

et  senti  bien  que  il  devoit  par  tens  trespasser  de  cest 
siècle  à  l'autre.  Voilà  comme  il  n'y  était  pas.  789.  Lors 
apela  mon  signour  Phelippe  son  fil,  et  li  commanda  à 
garder,  aussi  comme  par  testament,  touz  les  enseigne- 
mens  que  il  li  lessa,  qui  sont  ci-après  escrit  en  fran- 
çois,  lesquiex  enseignemens  li  roys  escrist  de  sa  sainte 
main,  si  comme  l'on  dist. 

Suivent  les  enseignements,  qui  sont  un  monument 
admirable,  le  seul  monument  peut-être  qui  s'égale  à 
certaines  jjaroles  de  Jeanne  d'Arc  :  (c'est  comme  un 
Décalogue  de  rois)  :  iVe  couvoite  pas  sus  ton  peuple,  ne 
ne  le  charge  pas  de  toute  ne  de  taille,  se  ce  n'est  pour  ta 
grant  nécessité. 

279 


un  nouveau  théologien 

Ne  couvoite  pas  sus  ton  peuple  :  voilà  comme  il  n'y 
était  pas.  755.  Quant  li  bons  rojs  ot  enseignié  son  fil 
mon  signour  Phelippe,  l'enfermetés  que  il  avoit  com- 
mença à  croistre  forment  ;  et  demanda  les  sacremens  de 
sainte  Esglise,  et  les  ot  en  sainne  pensée  et  en  droit 
entendement,  ainsi  comme  il  aparut  :  car  quant  l'on 
l'enhuiloit  et  on  disait  les  sept  pseaumes,  il  disoit  les  vers 
d'une  part. 

756.  Et  oy  conter  mon  signour  le  conte  d'Alençon,  son 
fil,  que  quant  il  aprochoit  de  la  mort,  il  appela  les  sains 
pour  li  aidier  et  secourre,  et  meismement  mon  signour 
saint  Jaque,  en  disant  s'oroison,  qui  commence  :  Esto, 
Domine;  c'est-à-dire,  «  Diex,  soyez  saintefierres  et 
garde  de  vostre  peuple.  »  Mon  signour  saint  Denis  de 
France  apela  lors  en  s'aide,  en  disant  s'oroison  qui  vaut 
autant  à  dire  :  «  Sire  Diex,  donne-nous  que  nous  puis- 
sons  despire  la  prosperitei  de  ce  monde,  si  que  nous  ne 
doutiens  nulle  adversitei.  » 

767.  Et  oy  dire  lors  à  mon  signour  d'Alençon  (que 
Diex  absoille!)  que  ses  pères  reclamoit  lors  ma  dame 
sainte  Geneviève.  Après,  se  fist  li  sains  roys  couchier 
en  un  lit  couvert  de  cendre,  et  m.ist  ses  mains  sus  sa 
poitrine,  et  en  regardant  vers  le  ciel  rendi  à  nostre 
Createour  son  esperit,  en  celle  hore  meismes  que  li 
Fiz  Dieu  mourut  pour  le  salut  don  monde  en  la  croiz. 

758.  Piteuse  chose  et  digne  est  de  plorer  le  trespas- 
sement  de  ce  saint  prince,  qui  si  saintement  et  loialment 
garda  son  royaume,  et  qui  tant  de  bêles  aum.osnes 

a8o 


M.    FERXA.VD    LAUDET 

fist,  et  qui  tant  de  biaiis  establissemens y  mist.  Et  ainsi 
comme  li  escrivains  qui  a  fait  son  livre,  qui  l'enlum.ine 
d'or  et  d'azur,  enlumina  li  diz  roys  son  royaume  de 
belles  abbaîes  que  il  j  fist,  et  de  la  grant  quantitei  de 
maisons  Dieu  et  de  maisons  des  Preescheours,  des 
Cordeliers  et  des  autres  religions  qui  sont  ci-devant 
nom.mées. 

709.  L'endemain  de  feste  saint  Berthemi  l'apostre, 
trespassa  de  cest  siècle  li  bons  roj's  Loys,  en  l'an  de 
l'incarnacion  Xostre  Signour,  Van  de  grâce  mil  CC.LXX, 
et  furent  sui  os  gardei  en  un  escrin  et  aportei  et  enfoui 
à  Saint-Denis  en  France,  là  où  il  avoit  eslue  sa  sépul- 
ture, auquel  lieu  il  fu  enterrez,  là  où  Diex  a  pais  fait 
m.aint  biau  miracle  pour  li,  par  ses  désertes. 

Voilà  comme  il  n'y  était  pas.  Aussi  qne  nous  importe. 
Ce  n'est  pas  cela  que  nous  lui  demandons.  Que  nous 
importe.  Ce  que  nous  lui  demandons,  c'est  ce  témoi- 
gnage, c'est  cette  présence  singulière  du  chroniqueur 
qui  plusieurs  fois  passa  en  présence  la  présence  tempo- 
relle même.  Lui  il  ne  veut  pas  nous  prendre  en  traître. 
Qui  l'eût  cru,  Join\'ille  est  pour  les  méthodes  historiques. 
Cela  prouve  qu'il  ne  faut  désespérer  de  rien.  11  a  vu  ce 
qu'il  a  vu.  Mais  il  n'a  pas  vu  ce  qu'il  n'a  pas  vu.  Il  ne 
nous  le  cache  point  dans  sa  conclusion.  768.  Je  faiz 
savoir  à  touz  que  j'ai  céans  mis  grant  partie  des  faiz 
nostre  saint  roy  devant  dit,  que  je  ai  veu  et  oy,  et  grant 
partie  de  ses  faiz  que  j'ai  trouvez,  qui  sont  en  un  romant, 
lesquiex  j'ai  fait  escrire  en  cest  livre.  Et  ces  choses 
vous  ramentoif  je,  pour  ce  que  cil  qui  orront  ce  livre 

aSi  Landet.  ~  16. 


un  nouveau  théologien 

croient  fermement  en  ce  que  li  livres  dit  que  j'ai  vraie- 
ment  veu  et  oj;  et  les  autres  choses  quiysont  escriptes, 
ne  vous  tesmoing  que  soient  vrayes,  parce  que  je  ne  les 
ajr  veues  ne  oyes. 

769.  Ce  fa  escrit  en  Van  de  grâce  mil  CCC  et  IX, 
ou  moys  d'octovre. 

C'était  donc  trente-neuf  ans  et  des  mois  après  la  mort 
et  le  dernier  événement  de  la  matière  de  sa  chronique. 
Mais  nous  nous  ne  voulons  retenir  que  son  propos, 
que  la  proposition  de  son  entreprise,  i.  A  son  bon 
signour  Looys,  fil  dou  roy  de  France,  par  la  grâce  de 
Dieu  roy  de  Navarre,  de  Champaigne  et  de  Brie  conte 
palazin,  Jehans,  sires  de  Joinville,  ses  seneschaus  de 
Champaigne,  salut  et  amour  et  honnour,  et  son  servise 
appareillié. 

a.  Chiers  sire,  je  vous  faiz  à  savoir  que  madame  la 
royne  vostre  mère,  qui  moût  m'amoit  (à  cui  Diex  bone 
m,erciface!),  me  pria  si  à  certes  comme  elle  pot,  que  je 
li  feisse  faire  un  livre  des  saintes  paroles  et  des  bons 
faiz  nostre  roy  saint  Looys  ;  et  je  le  li  oi  en  couvenant,,., 

19.  Au  commencement  du  premier  livre.  En  nom  de 
Dieu  le  tout  puissant,  je  Jehans  sires  de  Joinville,  senes- 
chaus de  Champaigne,  faiz  escrire  la  vie  notre  saint  roy 
Looys,  ce  que  je  vi  et  oy  par  l'espace  de  sis  anz,  que  je 
fa  en  sa  compaignie  ou  pelerinaige  d'outre  mer,  et  puis 
que  nous  revenimes. 

ù8a 


M.  FERNAND  LAUDET 


760.  Après  ce,  par  le  poiirchas  don  roy  de  France  et 
par  le  commandement  l'apostelle,  vint  li  ercevesqaes  de 
Roan  et  frères  Jehans  de  Samqys,  qui  puis  fa  evesques  : 
vindrent  à  Saint-Denis  en  France,  et  là  demeurèrent 
lonc-temps  pour  enquerre  de  la  vie,  des  œuvres  et  des 
miracles  dou  saint  roy;  et  on  me  manda  que  Je  alasse  à 
aus,  et  me  tindrent  dous  jours.  Et  après  ce  que  ils  orent 
enquis  à  moy  et  à  autrui,  ce  que  ils  orent  trouvei  fu 
portei  à  la  court  de  Rome;  et  diligentment  virent  li 
apostelles  et  li  cardonal  ce  que  on  lour  porta;  et  selonc 
ce  que  il  virent,  il  li  firent  droit  et  le  mistrent  ou 
nombre  des   confesseurs . 

§  305.  —  Pour  moi  je  ne  mets  rien  au-dessus  de 
chroniqueur,  —  dans  l'ordre  de  la  relation  s'entend.  — 
C'est  un  office  propre.  C'est  un  ordre  de  fidélité  propre. 
C'est  peut-être  l'ordre  de  fidélité  où  je  sens  bien  que  je 
ne  serai  jamais  infidèle.  Je  suis  incapable  de  mentir  par 
écrit.  Mes  amis  le  savent  bien.  Mes  ennemis  s'en 
doutent  un  peu.  C'est  une  véritable  infirmité  que  j'ai. 
Oralement  je  suis  encore  à  peu  près  capable  de  mentir 
comme  tout  le'  monde.  Mais  il  faut  qu'il  y  ait  dans  la 
plume  de  chez  Blanzy  et  dans  l'encre  de  Chine  de  chez 
Bourgeois  une  vertu  sing-ulière.  Dès  que  je  mets  la 
main  à  la  plume,  comme  disait  ce  jouvenceau,  je  ne  dis 
pas  que  je  ne  veux  plus,  je  dis  que  je  ne  peux  plus 
mentir.  C'est  un  phénomène  très  connu.  Et  c'est  une 
vertu  de  toutes  infiniment  la  mieux  gardée. 

Pour  moi  je  me  sens  capable  de  bien  des  faiblesses, 
et  peut-être  de  toutes  les  faiblesses  dans  certains  ordres, 
dans  plusieurs  ordres,  dans  beaucoup  d'ordres.  Il  n'y  a 


un  nouveau  théologien 

qu'une  faiblesse  dont  je  me  sente  absolument  garanti. 
Je  suis  à  un  âge  où  un  homme  sérieusement  éprouvé  se 
sent  capable  de  tant  de  faiblesses.  Ce  n'est  point  impu- 
nément qu'on  traverse  la  vie.  Et  une  telle  vie.  C'est 
dans  les  livres  que  les  épreuves  durcissent  un  homme, 
le  raffermissent.  Mais  il  n'y  a  qu'une  faiblesse  dont  je 
me  sente  absolument  garanti.  C'est  de  faiblir  dans  un 
trait  quelconque  d'un  portrait  quelconque  que  j'aie 
entrepris  d'un  bandit  ou  d'un  saint;  —  ou  d'un  événe- 
ment; —  ou  d'un  peuple.  C'est  un  vice  que  j'ai.  C'est 
plus  solide  qu'une  vertu.  C'est  ce  qui  m'a  conduit  dans 
cette  sorte  de  vie,  d'où  je  ne  sortirai  pas.  Il  faudra  que 
l'on  s'y  habitue.  Moi-même  je  m'y  suis  bien  habitué. 

«  qui  s'inspire  de  la  chevaleresque  Jeanne  d'Arc,...  » 
monsieur  Laudet  vous  savez  très  bien  que  nous  ne 
sommes  rien  en  comparaison  de  ces  grands  saints, 
comme  nous  ne  sommes  rien  en  comparaison  des  grands 
héros.  Puissions-nous  être  seulement,  puissions-nous 
être  quelquefois  leurs  appariteurs  et  leurs  huissiers. 
Puissions-nous  être  celui  qui  se  trouve  là  juste  à  point 
pour  ouvrir  cette  porte.  Mais  c'était  justement  la  porte 
qu'il  fallait.  Puissions-nous  être  celui  qui  balaye  les 
ordures  de  la  rue. 

S'inspirer  de.  Ne  confondons  point  les  ordres  de 
grandeur.  Ces  grands  saints  sont  si  l'on  me  permet  de 
dire  comme  des  Napoléons  dans  leur  ordre,  comme  les 
Napoléons  de  la  sainteté.  Vais-je  aussi,  dans  le  tem- 
porel imiter   Napoléon. 

Si  nous  pouvions  être  seulement  un  bon  serviteur, 
serviens,  un  sergent,  quelque  servant  d'armes,  un  fidèle 

a84 


M.    FERNAND    LAUDET 


suivant.  Pour  moi  je  serais  assez  payé  si  l'on  disait, 
les  mystères  de  Jeanne  d'Arc,  par  le  loyal  serviteur. 

§  306.  —  Après  cela,  vais-je  revenir  sur  un  débat 
désormais  épuisé,  ennuyer  M.  le  Grix.  Je  ne  puis  pour- 
tant quitter  Joinville  sans  recenser  2  sur  la  division  du 
public  et  du  privé  la  division  que  Joinville  fait  lui-même 
de  toute  sa  chronique.  2.  «  ...  et  à  l'aide  de  Dieu  li 
livres  est  assouvis  en  dous  parties.  La  première  partie 
si  devise  comment  il  se  gouverna  tout  son  tens  selonc 
Dieu  et  selonc  l'Eglise,  et  au  profit  de  son  règne.  La 
seconde  partie  dou  livre  si  parle  de  ses  granz  chevaleries 
et  de  ses  granz  faiz  d'armes. 

3.  Sire,  —  (il  continue  de  s'adresser  au  même  prince, 
fils  du  roi),  —  pour  ce  qu'il  est  escrit  :  «  Fai  premier 
ce  qui  affiert  à  Dieu,  et  il  te  adrescera  toutes  tes  autres 
besoignes,  »  ai-je  tout  premier  fait  escrire  ce  qui  affiert 
aus  trois  choses  desus  dites,  c'est  à  savoir  ce  qui  afiert 
au  profit  des  âmes  et  des  cors,  et  ce  qui  affiert  au  gouver- 
nement dou  peuple. 

4.  Et  ces  autres  choses  ai-je  fait  escrire  aussi  à 
l'onnour  du  vrai  cors  saint,  pour  ce  que  par  ces  choses 
desus  dites  on  pourra  veoir  tout  cler  que  onques  hom 
lays  de  nostre  temps  ne  vesqui  si  saintement  de  tout  son 
temps,  dès  le  commencement  de  son  règne  jusques  à  la 

fin  de  sa  vie.  A  la  fin  de  sa  vie  ne  fu-je  mie;  mais  li 
cuens  Pierres  d'Alençon,  sesfiz,y  fu  (qui  moût  m'ama), 
qui  me  recorda  la  belle  fin  que  ilfist,  que  vous  trouverez 
escripte  en  la  fin  de  cest  livre. 

a85 


un  nouveau  théologien 

6.  Li  secons  livres  vous  paillera  de  ses  granz  cheva- 
leries et  de  ses  granz  hardemens,  liquel  sont  tel  que  Je 
li  vi  quatre  foiz  mettre  son  cors  en  avanture  de  mort, 
aussi  comme  vous  orrez  cPaprès,  pour  espargnier  le 
doumaige  de  son  peuple. 

Et  au  commencement  du  premier  livre.  19.  En  nom, 
de  Dieu  le  tout  puissant,  je  Jehans  sires  de  Joinville, 
seneschaus  de  Champaigne,  faiz  escrire  la  vie  notre 
saint  roy  Looys,  ce  que  je  vi  et  oy  par  l'espace  de  sis 
anz,  que  je  fu  en  sa  compaignie  ou  pelerinaige  d'outre 
mer,  et  puis  que  nous  revenimes.  Et  avant  que  je  vous 
conte  de  ses  grans  faiz  et  de  sa  chevalerie,  vous  conterai- 
je  ce  que  je  vi  et  oy  de  ses  saintes  paroles  et  de  ses  bons 
enseignemens,  pour  ce  qu'il  soient  trouvei  li  uns  après 
l'autre  pour  edefier  ceus  qui  les  orront. 

Et  au  commencement  du  second  livre.  68.  En  non  de 
Dieu  le  tout-puissant,  avons  ci-ariere  escriptes  partie  de 
bones  paroles  et  de  bons  enseignemens  nostre  saint  roy 
Looys,  pour  ce  que  cil  qui  les  orront  les  truissent  les 
unes  après  les  autres,  par  quoi  il  en  puissent  miex  faire 
lour  profit  que  ce  que  elles  fussent  escriptes  entre  ses 
faiz.  Et  ci  après  commencerons  de  ses  faiz,  en  non  de 
Dieu  et  en  non  de  li. 

69.  Aussi  comme  je  li  oy  dire,  il  fu  nez  le  jour  saint 
Marc  euvangeliste  après  Pasques. 

§  307.  —  Et  encore,  et  enfin,  —  s'il  peut  y  avoir  une 
fin,  —  M.   le   Grix,  —   puisqu'on  veut   qu'il   soit,  — 

286 


M.    FERNAND   LAUDET 


M.  le  Grix  sait-il  encore  assez  du  plus  beau  latin  qu'il  y 
ait  pour  entendre  les  différents  degrés  de  cette  invo- 
cation remontante  et  à  chaque  fois  descendante  d'un 
degré  : 

Per  mysterinm  sanctae  Incarnaiionis  tuae,  libéra 
nos,   Jesu  ; 

Non.  Je  suis  si  honteux.  J'ai  un  tel  sentiment  de  ma 
bassesse  de  citer,  de  copier  ces  textes  rituels,  ces 
textes  liturgiques  pour  achever  de  triompher  dans  ces 
misérables  querelles  que  je  n'ai  pas  le  coeur  de  les 
invoquer  ici  intégralement,  dans  leur  plein,  dans  cette 
sorte  de  perpétuelle  ascension  graduellement  retom- 
bante, graduellement  descendante.  Je  n'en  citerai,  je 
n'en  produirai  que  les  frontons.  Je  n'y  mettrai  point  les 
colonnes  montantes.  Les  cinq  frontons  parallèles 
en  hauteur  successivement  descendants.  J'ai  dit  le 
premier.    Je  laisse    le   premier.    Puis   : 

Per  nativitatem  tuant  ; 

Per  infantiam  tuam  ; 

Per  dwinissimam  vitam  tuam; 

Per  labores  tuos. 

11  est  même  remarquable,  —  s'il  est  permis  de  parler 
ici  ainsi,  —  combien  le  mot  labores,  au  moins  dans  le 
latin,  dans  son  plein  sens  latin  jointe  bien,  —  je  ne 


un  nouveau  théologien 

m'engage  pas  dans  le  grec;  —  comment,  combien  il 
recouvre  juste  ;  comment  il  ramasse  bien  à  ce  moment, 
à  ce  point  tout  l'antérieur  et  tout  l'ultérieur,  comment 
il  joint  bien  tout  l'antérieur  et  tout  l'ultérieur,  tout 
l'antérieur  à  tout  l'ultérieur.  Placé  à  l'accomplissement, 
au  ramassement  de  toute  la  vie.  Placé  au  couronnement 
des  travaux  privés.  Placé  au  commencement  des 
travaux   publics    : 

Per  agoniam  et  passionem  tuam  ; 

Per  crucem  et  derelictionem  tuam; 

Per  languores  tuos  ; 

Per  mortem  et  sepulturam  tuam. 

Puis  vient  la  résurrection  et  l'ascension  et  les  joies  et 
la  gloire. 

§  308.  —  Per  derelictionem  tuam.  —  Nous  invo- 
quons Jésus  par  son  abandonnement. 

§  309.  —  Per  labores  tuos,  —  c'est  un  nouvel 
exemple,  —  après  tant  d'autres  que  j'aime  à  donner 
dans  la  conversation,  —  de  cette  sorte  de  singulière 
accointauce  qu'il  y  a  entre  le  latin  et  la  pensée  rituelle, 
entre  le  latin  et  la  résonance  propre  de  la  parole  sacrée 
même.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'un  texte  latin, 
qu'un  mot  donne  soudain  l'impression,  donne  le  saisis- 
sement qu'il  fleurit  soudain,  qu'il  emplit  brusquement 

288 


M.    FERXAXD    LAUDET 

le  rite,  qu'il  est  la  seule  voix  qui  pût  ainsi  garder  pour 
tous  les  temps  la  parole  éternelle.  Qu'il  est  une  voix 
singulière,  une  voix  (singulièrement)  prédestinée,  une 
voix  elle-même  appelée,  vox  vocata.  Une  voix  élue.  Une 
voix  où  la  parole  de  Dieu  s'accomplit,  atteint  son 
expression  éternelle,  on  pourrait  presque  dire  son  juste 
ton,  son  expression  propre.  Sa  première  expression.  Le 
ton,  l'expression  qu'elle  attendait.  Je  ne  l'entends  malheu- 
reusement point  en  juif.  Mais  j'ai  des  amis  qui  l'y  enten- 
dent. Et  je  les  entends  l'entendre.  Elle  y  a  une  gravité 
comme  d'un  juge  et  de  celui  qui  éprouve.  La  parole  de 
Dieu  est  plus  intelligente  en  grec.  Plus  platonicienne. 
Et  plus  philosophe.  Il  fallait  peut-être  s'y  attendre. 
Mais   en   latin   elle   est   éternelle. 

Per  gaudia  tua,  —  il  y  a  une  deuxième  langue  sacrée, 
il  y  a  une  deuxième  accointance  et  peut-être  une 
première.  Il  y  aurait  une  deuxième  et  peut-être  une 
première  langue,  et  même  une  langue  première  qui 
garderait  intacte,  qui  revêtirait  juste  la  parole  de 
Dieu. 

N'en  doutons  point.  Il  y  a  aussi  une  élection  du  fran- 
çais. Qui  en  doute  lisant  une  page  des  Procès  de 
Jeanne  d'Arc.  Et  qui  en  doute  lisant  une  page  de  Join- 
ville.  Il  fallait  seulement  garder  la  force  du  latin.  On 
souffre  quand  on  lit  une  traduction  quelconque  des 
Évangiles  en  français.  Et  en  général  de  tous  les  textes 
sacrés  latins  et  de  tous  les  textes  rituels,  de  tous  les 
textes  liturgiques  dans  les  catéchismes  et  dans  les  livres 
de  messe  à  deux  colonnes.  C'est  im  faiblissement 
perpétuel.  Ça  ressemble  aux  deux  colonnes  que  je  ferai 

289  Laudet.  —  \-j 


un  nouvenii  théologien 

pour  finir  à  M.  Laudet.  Les  pauvres  gens,  on  sent  qu'ils 
ont  perpétuellemeut  peur  de  leur  texte.  Et  de  l'autre 
main  ils  ont  peur  de  cet  admirable  français  dont  ils  font, 
on  se  demande  comment,  par  exemple,  il  faut  le  voir 
pour  le  croire,  et  pour  s'en  rendre  compte,  dont  ils  font 
un  instrument  de  fléchissement,  de  faibUssement.  Aussi 
ils  font  un  texte  dont  il  n'y  a  pas  besoin  d'avoir  peur. 
Il  faudrait  qu'un  grand  écrivain,  c'est-à-dire  qui  écrit 
simplement,  nous  donnât  un  jour  une  version  française 
de  Matthieu  et  de  Marc  et  de  Luc  et  de  Jean,  en  se  pro- 
posant uniquement  de  garder  la  vigueur  et  le  plein  de  la 
Vulgate,  cette  sorte  de  plein  plan  ;  cette  autorité  grave  ; 
cette  vigueur  juteuse  ;  cette  plénitude  juste;  ce  froment 
et  cette  grappe;  cette  originaire,  cette  dure  et  tendre 
Vulgate.  Il  faudrait  un  écrivain,  il  faudrait  un  Français 
qui  ne  rougirait  pas  des  nobles  hardiesses  latines. 

Sunt  verba  et  voces.  Xeqiie  ideo  neglegenda.  Qu'y 
a-t-il  de  plus  important  que  le  verbe.  Singulière  desti- 
nation. Préparation  de  huit  et  dix  siècles.  Mais  qu'est-ce 
que  c'est.  Le  dur  laboureur  sabin,  albin,  —  (Rome  est 
sujette  d'Albe),  —  le  brigand  et  le  pasteur  qui  for- 
geaient cette  langue  ne  savaient  point  pour  quel  Dieu 
ils  travaillaient.  Quand  ils  disaient  via,  celle  qui  porte, 
la  voie,  pour  les  i^oztures.  Quand  ils  disaient  veritas,  la 
vérité.  Quand  ils  disaient  vita,  la  vie.  Quand  ils  disaient 
criix.  le  gibet  de  torture.  Us  ne  savaient  point.  Us 
croyaient  servir  Vertumne  et  Pomone,  et  ces  dieux 
latins  plus  laboureurs  et  plus  familiers,  plus  paysans, 
plus  sombres  et  plus  jardiniers,  plus  petits,  plus  mé- 
chants aussi,  plus  sournois  que  les  beaux  jeunes 
hommes  dieux  grecs.  Us  ne  savaient  point  qu'ils  ser- 

290 


M.    FERXAND   LAUDET 

valent  le  Dieu  qui  venait,  et  que  Rome  un  jour  devien- 
drait romaine. 

J'y  pensais  en  lisant  la  version  française  de  ces  lita- 
nies. Je  ne  sais  pas  si  elle  fait  foi.  Voici  quel  était  le 
point  de  départ  latin.  Jamais  progression,  jamais  ascen- 
sion ne  fut  aussi  marquée.  Celle-ci  est  en  quatre  termes. 
Dans  le  latin  : 

Per  Resurrectionem  tiiam; 

Per  Ascensionem  tuam; 

Per  gaudia  tua; 

Per  gloriam  tuam. 

On  avait  le  bonheur,  pour  traduire,  que  les  quatre 
mots  latins  avaient  précisément  quatre  fils  directs,  qui 
n'étalent  pas  les  quatre  fils  Aymon,  mais  quatre  forts 
fils  français  bien  provenant  de  leur  père.  En  réalité  on 
avait  les  mêmes  quatre  mots  dans  le  français  que  l'on 
avait  dans  le  latin.  On  avait  même  cette  chance  ines- 
pérée, —  et  qui  se  présente  heureusement  beaucoup 
plus  souvent  qu'on  ne  croit,  —  que  deux  au  moins  des 
mots  français  sonnaient  plus  pleins,  plus  crus,  plus 
larges,  étalent  plus  courts  que  messieurs  les  mots  latins 
leurs  pères.  Le  mot  Joies  surtout  l'emportait  sur  le  mot 
gaudia.  Savez-vous  ce  qu'ils  ont  fait.  Ils  n'ont  pas 
mieux  traité  ces  litanies  qu'ils  n'ont  traité  cette  histoire 
que  nous  connaissons  selon  quatre  versions,  puisque 

291 


un  nouveau  théologien 

précisément  nous  la  connaissons  selon  Matthieu,  et  selon 
Marc,  et  selon  Luc,  et  selon  Jean.  Ils  ont  mis  : 

Par  votre  Résurrection  ; 

Par  votre  Ascension  ;  . 

Par  vos  saintes  joies  ; 

Par  votre  gloire.^    - 

Eh  bien  oui,  vous  avez  compris.  Tout  se  flche  par 
terre.  Le  ton  n'y  est  plus.  Des  saintes  joies  ne  sont  pas 
des  joies.  Tout  est  désaccordé.  Tout  est  déconcerté. 
Cette  haute  architecture  montante  de  l'Ascension  n'est 
plus.  Un  mot  a  tout  rompu  ;  placé  ainsi.  Et  un  mot  qu'il 
était  si  facile  de  ne  pas  mettre,  puisque  là  il  n'y  avait 
rien  dans  le  latin.  Mais  voilà.  Ils  vivent  dans  l'épouvante 
de  leur  texte.  Ce  gaudia  surtout  leur  a  fait  peur.  Pensez 
donc.  Si  l'on  allait  comprendre,  si  l'on  allait  croire  que 
les  joies  de  Jésus  dans  le  ciel  sont  des  joies  tout  tran- 
quillement, hein,  des  joies  purement  et  simplement,  des 
joies  enfin.  Alors  vite  pour  étoUlTer  les  éclats  de  cette  voix 
ils  fourrent  leur  épithète  de  sacristie.  Le  fond  de  leur 
crainte,  c'est  qu'on  prenne  au  mot  la  parole  de  Dieu. 
Le  fond  de  leur  pensée,  c'est  qu'ils  veulent  croire  que 
le  ciel  c'est  des  offices  où  ils  s'embêteront,  je  veux  dire 
où  on  s'embête  par  vertu,  comme  ils  s'y  embêtent  déjà, 
quand  ils  y  vont,  pas  au  ciel,  aux  offices.  Gaudia.  Des 
joies.  Qu'est-ce  à  dire.  C'est  un  mot  trop  court.  C'est 
un  mot  suspecl.  Alors  ils  affaiblissent,  ils  attiédissent, 
ils  amollissent.  Ils  émoussent  ces  rudes  angles. 


M.  FERNAND  LAUDET 

Les  durs  angles  latins. 

Moyennant  quoi  toute  la  haute  et  noble  montée  de 
l'ascension,  toute  cette  haute  et  noble,  toute  cette  ferme 
architecture  du  cœur  tombe.  Et  il  ne  reste  hélas  que  les 
vieilles  élégances  fanées  des  anciennes  versions  latines. 
D'un  mot  mis  hors  de  sa  place  apprenons  le  pouvoir. 
Toute  cette  gradation,  toute  cette  graduation  s'affaisse. 
Il  était  si  simple  de  mettre,  de  transmettre,  de  tran- 
scrire. C'était  trop  simple  : 

Par  votre  Résurrection; 

Par  votre  Ascension  ; 

Par  vos  Joies  ; 

Par  votre  gloire. 

Je  ne  parle  pas  des  litanies  de  la  Vierge.  Que  devient 
dans  te  français  de  nos  atténuateurs  ce  beau  latin  si 
profondément  Virgilien  et  par  un  miracle  si  profondé- 
ment biblique.  11  faudra  faire  toute  une  étude  là-dessus. 
On  la  dédierait  aux  élèves  de  sixième,  mon  cher  Lotte, 
et  on  pourrait  l'intituler  :  un  modèle  de  mauvaise  version 
latine,  ou  comment  on  fait  une  mauvaise  version  latine. 
Il  est  triste  de  penser  que  l'on  donne  à  des  fidèles 
français  une  traduction  où  je  vois  que  Turris  eburnea 
devient  Modèle  de  pureté,  —  (on  ne  le  croirait  pas,  il 
faut  vraiment  le  voir),  —  et  Domus  aurea  Sanctuaire 
de  la  charité.  C'est  d'autant  plus  inimaginable  que  ces 
Litanies  de  la  Vierge  sont  précisément  un  des  textes, 

293  Laadet.  —  ij. 


un  nouveau  théologien 

peut-être  le  texte  où  le  français  bat  le  plus  pleinement 
son  plein,  triomphe  le  plus  à  plein  du  latin  même. 

Et  quelle  élection  singulière,  dans  le  verbe  et  peut-être 
plus,  que  celle  de  Virgile.  Il  croyait  servir  la  vieille 
terre  latine,  les  vieux  dieux  latins,  et  les  beaux  dieux 
grecs  latinisés.  Il  les  servait  en  effet.  Il  servait  le  Dieu 
qui  venait.  Il  préparait  au  Dieu  qui  venait,  à  la  Vierge 
qui  venait,  Deo  nascenti  Virg-inique  matri  un  certain 
latin,  presque  un  certain  idiome  propre.  La  grande 
chrétienté  italienne  l'avait  profondément  senti  et  mar- 
qué. La  grande  chrétienté  française  l'avait  profondé- 
ment senti  et  marqué.  Hugo  même,  le  jeune  Hugo  le 
marqua  profondément. 

§  310.  —  Il  n'est  si  bonne  compaignie,  disaient  ces 
vieilles  gens,  qui  ne  se  quitte.  Je  vois  malheureusement 
qu'il  est  l'heure  que  nous  quittions  la  compagnie  de 
M.  Laudet.  Il  nous  assure  que  M.  le  Grix  nous  répondra. 
Si  nous  tirons  autant  de  profit  de  la  compagnie  de  M.  le 
Grix  que  nous  en  avons  tiré  de  celle  de  M.  Laudet, 
nous  devons  les  en  remercier  l'un  et  l'autre.  Il  nous 
l'affirme  à  une  ou  deux  reprises,  ce  Et  voilà  pourquoi 
c'est  moi  qui  prends  la  plume,  —  (copier  du  Laudet, 
quand  on  vient  de  copier  du  Joinville),  —  aujourd'hui, 
non  pas  pour  défendre  un  article  que  j'ai  approuvé  sans 
cependant  en  avoir  écrit  ni  inspiré  un  traître  mot,  mais 
pour  signaler  les  procédés  et  la  méthode  scientifique 
de  l'école  Péguy,  en  attendant  que  François  le  Grix 
réponde  sur  le  fonds  de  la  question  —  (je  vous  assure, 
monsieur  Laudet,  il  vaudrait  mieux  écrire  le  fond  de  la 

294 


M.    FERNAXD    LAUDET 

question.  On  n'écrit  pas  le  fond  de  la  question  comme 
un  fonds  de  commerce)  —  à  Péguy  dans  une  de  ses 
chroniques.  » 

Et  commençant  au  bas  de  sa  278  :  «  il  est  de  mon 
devoir  de  considérer  et  de  signaler  comme  un  faux  l'usage 
que  l'on  fait  de  mon  nom  pour  un  article  que  l'on  sait 
que  je  n'ai  pas  écrit,  et  la  fraude  est  d'autant  plus  grave 
que  l'on  fait  dire  à  M.  le  Grix  dans  l'article  que  l'on  a 
intérêt  à  m'attribuer  des  choses  qu'il  n'a  jamais  dites  et 
dont  il  se  défendra  du  reste  lui-même.  » 

Je  suis  plus  curieux  de  voir  comment  M.  Laudet, 
je  veux  dire  comment  M.  le  Grix  se  défendra  du  reste 
lui-même  et  comment  la  fraude  est  d'autant  plus  grave 
que  je  lui  dii  fait  dire  des  choses  qu'il  n'a  jamais  dites.  A 
moins  que  j'aie  fabriqué  moi-même  toutes  les  citations 
de  M.  le  Grix  que  j'ai  mises  dans  le  communiqué,  ou  à 
moins  de  supposer  que  l'administration  de  la  Revue 
hebdomadaire  ait  fait  fabriquer  insidieusement  des 
exemplaires  du  numéro  24  spéciaux  pour  moi,  et  les  ait 
glissés  subrepticement  juste  dans  les  kiosques  qu'il 
fallait,  tout  ce  que  j'ai  pu  trouver  d'exemplaires  de  cette 
Revue  portant  le  numéro  24  et  la  date  du  17  juin  191  ï 
portait  simultanément  l'article  de  M.  le  Grix  et  dans 
l'article  de  M.  le  Grix  les  citations  que  j'en  ai  faites. 

Je  vois  mal  que  M.  le  Grix  puisse  démontrer  qu'il  n'a 
pas  écrit  ce  qu'il  a  écrit. 

Une  autre  défense  de  M.  le  Grix  se  comprendrait 
mieux  et  elle  serait  en  un  certain  sens  légitime  et  nous 
la  verrons  peut-être.  Il  est  fort  possible  que  M.  le  Grix 

295 


un  noiweaii  théologien 

n'ait  pas  compris  ce  qu'il  disait,  au  moins  tout  ce  qu'il 
disait,  et  qu'il  n'ait  pas  vu  ou  mesuré  jusqu'où  il  disait. 
Et  qu'il  n'ait  pas  vu  du  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  ce  qu'il 
disait.  Et  qu'il  aimerait  mieux  ne  pas  l'avoir  dît. 
Mais  s'il  sait  ce  qu'il  dit,  il  a  dit  ce  que  j'ai  dit 
qu'il  avait  dit.  Et  s'il  ne  sait  pas  ce  qu'il  dit,  il  est  un 
imbécile  et  qu'il  ne  se  mêle  point  de  se  faire,  sur 
ce  ton,  dans  une  grande  revue,  lui  qui  n'a  jamais  rien 
produit,  le  censeur  de  ceux  qui  produisent. 

11  se  défendra,  il  me  répondra  sur  le  fond.  Ou  sur  le 
fonds.  Il  prendra  malheureusement  un  moyen  terme.  Il 
habillera  autrement.  Il  niera  les  citations  les  plus  évi- 
dentes. Il  retirera,  il  reprendra  sa  parole.  Il  reniera  ce 
qu'il  a  dit.  M.  Laudet  lui  en  montre  déjà  les  voies. 
Toutes  les  fois  que  dans  sa  réponse  M.  Laudet  ne  cite 
pas  directement  mon  texte  en  plus  petits  caractères, 
toutes  les  fois  qu'il  ramasse  ma  «  pensée  »  pour  la 
réfuter,  non  seulement  il  la  fausse,  ce  ne  serait  rien, 
c'est  l'habitude  dans  les  polémiques,  mais  alors,  et 
faussée,  il  la  met  entre  guillemets.  C'était  déjà  une 
maladie  de  M.  Guy-Grand.  Quand  M.  Guy-Grand  faisait 
du  Péguy,  —  beaucoup  mieux  que  moi  naturellement,  — 
quand  il  avait  fortement  constitué  ma  pensée  pour  la 
liche  par  terre,  ou  plutôt,  car  il  faut  être  juste,  pour  la 
passer  au  crible,  —  de  la  critique  scientifique,  —  il  la  met- 
tait entre  guillemets.  C'est  une  maladie  qui  règne.  Si  je 
prends  jamais  M.  le  Grix  lui-même  comme  on  veut  que 
je  le  prenne,  un  de  mes  plus  gros  arguments,  un  de  mes 
plus  gros  griefs  sera  précisément  que  tout  au  long  de 
son  article  non  seulement  il  disait  du  mal  de  moi,  ce 

296 


M.    FERXAND    LAUDET 


qui  est  permis,  mais  tout  le  mal  qu'il  disait  de  moi  il 
disait  que  c'était  moi  qui  le  lui  avais  dit  et  il  mettait 
tout  ça  entre  guillemets.  On  devrait  bien  dans  les 
écoles  apprendre  aux  jeunes  gens  l'usage  des  guillemets. 
Faut-il  que  ce  soit  moi  petit  qui  sois  forcé  d'apprendre 
à  un  aussi  grand  seigneur  l'usage  des  guillemets.  Et  à 
un  aussi  grand  valet  (d'armes). 

Cette  fois-ci  c'est  M.  Laudet  qui  met  entre  guillemets 
tout  ce  que  je  n'ai  pas  dit.  11  suffit  d'y  aller  voir.  11  met 
entre  guillemets  comme  étant  de  moi  que  je  suis  un 
récent  pontife  qyxi  «  surveillera  désormais  les  consciences 
fidèles  ».  Or  je  n'ai  dit  et  je  ne  pouvais  dire  que  préci- 
sément le  contraire.  Les  consciences  fidèles  n'ont  pas 
besoin  qu'on  les  surveille.  Surtout  les  consciences  fidèles 
n'ont  pas  besoin  que  je  les  surveille.  Où  serait  mon 
magistère.  Les  consciences  fidèles  valent  mieux  que 
moi.  J'ai  dit  au  contraire  que  je  surveillerais  les  tenta- 
tives de  détournement  des  consciences  fidèles.  Surveiller 
les  voleurs,  c'est  le  contraire  de  surveiller  les  volés.  Le 
désir  fort  louable  et  assez  haut  de  couvrir  M.  le  Grix 
a  entraîné  ici  M.  Laudet  un  peu  loin. 

11  devait  l'entraîner  plus  loin  encore.  M.  Laudet  ren- 
voie ses  lecteurs  à  l'article  de  M.  le  Grix.  —  «  Mais 
c'est  de  l'aberration,  écrit-il,  de  conclure  de  ces  pages 
—  auxquelles  Je  renvoie  nos  lecteurs  —  que  Le  Grix 
attaque  les  vérités  essentielles  de  notre  fiji.  »  — M.  Laudet 
compte  beaucoup  sur  la  paresse  de  ses  lecteurs.  Et  il 
les  invite  d'autant  plus  à  y  aller  voir  que  certainement 
il  espère  qu'ils  n'y  iront  point.  Car  s'ils  y  allaient  ses 
lecteurs  verraient  que  M.  le  Grix  a  dit  ce  que  j'avais  dit 

^97 


un  nouoeaii  théologien 

qu'il  a  dit  et  non  pas  ce  que  M.  Laudet  dit  qu'il  a  dit 
ou  pas  dit.  Ce  souci  de  couvrir  M.  le  Grix  entraîne 
M.  Laudet  quelquefois  un  peu  loin.  M.  le  Grix  avait 
écrit  page  ^ij,  ligne  20,  dans  le  numéro  24  du  17  juin 
igti  :  «  —  Je  l'imaginais  plus  nawe.  Comment,  sans  cela, 
en  eût-elle  cru  ses  voix  ?  »  Voici  ce  que  cette  phrase  de 
M.  le  Grix  devient  rapportée  par  M.  Laudet  dans  l'ar- 
ticle, dans  la  réponse  de  M.  Laudet  :  «  Oui,  M.  Le 
Grix,  dans  l'article  du  ly  Juin,  a  dit  que  la  Jeanne 
d'Arc  imaginée  par  Péguy  était  trop  raisonneuse  pour 
pouvoir  croire  à  des  Voix;  »  —  11  y  aurait  à  faire  de 
curieuses  recherches  et  une  histoire  des  variations  des 
textes  de  M.  le  Grix  dans  les  textes  de  M.  Laudet.  Ces 
variations  auraient  toujours  lieu  dans  le  même  sens, 
qui  est  le  sens  des  atténuations.  Ce  serait  proprement 
une  histoire  des  faiblissements.  Si  je  voulais  moi  aussi 
faire  jouer  les  grands  mots,  invoquer  le  faux  et  la  fraude, 
qu'est-ce  que  je  n'aurais  pas  à  dire  ici. 


M.  LE  Grix  lui-même 


(Rei'ue  hebdomadaire,  numéro 
24,  du  i;  Juin  191 1,  page  417, 
ligne  20) 

«  —  Je  rimaginais  plus 
naïve.  Comment,  sans 
cela,  en  eùt-elle  cru  ses 
voix?  )' 


M.    Le    Grix 

.1/.  Laudet 


dans 


(Rame  hebdomadaire,  numéro 
32,  du  la  Août  1911,  page 
2:9,  ligne  7) 

«  Oui,  M.  Le  Grix,  dans 
l'article  du  17  juin,  a  dit 
que  la  Jeanne  d'Arc  ima- 
ginée par  PègTiy  était 
trop  raisonneuse  pour 
pouvoir  croire  à  des 
Voix;  ■' 


398 


M.    FERNAND   LAUDET 


Un  censeur  verrait  ici  quelque  altération  d'un  texte. 
Je  dirai  seulement  que  ceci  est  un  tableau  synoptique  et 
nous  nous  quitterons  sur  cette  bonne.parole. 


PÉGUY 


Je  ne  me  retiens  pourtant  pas  de  copier  encore  cette 
lettre  de  Joinville  vieux  dont  je  parlais  plus  haut.  Un 
ami  que  j'ai  l'a  copiée  pour  nous  dans  la  traduction 
Natalis  de  Wailly.  Il  y  a  tout  dans  cette  lettre  : 

A  son  bon  seigneur  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi 
de  France  et  de  Navarre,  Jean  sire  de  Joinville,  son 
sénéchal  de  Champagne,  salut  et  son  service  tout 
disposé. 

Cher  sire,  il  est  bien  vrai,  ainsi  que  vous  l'avez  mandé, 
qu'on  disait  que  vous  aviez  fait  la  paix  avec  les  Fla- 
mands; et  parce  que,  sire,  nous  pensions  que  c'était 
vrai,  nous  n'avions  point  fait  de  préparatifs  pour  aller 
à  votre  mandement.  Et  de  ce  que,  sire,  vous  m'avez 
mandé  que  vous  serez  à  Arras  pour  vous  faire  justice 
des  torts  que  les  Flamands  vous  font,  il  me  semble,  sire, 
que  vous  faites  bien;  et  que  Dieu  vous  soit  en  aide.' 

Ces  Flamands  qui  remuent  tout  le  temps  au  commen- 
cement de  ce  quatorzième  siècle,  c'est  déjà  le  commen- 
cement de  la  guerre  de  Cent  Ans,  c'est  déjà  ce  qui  fera 
venir  Jeanne  d'Arc. 

299 


un  nouveau  théologien 

Et  de  ce  que  vous  m'avez  mandé  que  moi  et  m,es  gens 
fussions  à  Orchies  au  m.ilieu  du  mois  de  Juin,  sire,  je 
vous  fais  savoir  que  ce  ne  peut  être  bonnement  :  car  vos 
lettres  me  vinrent  le  second  dimanche  de  juin  et  huit 
jours  se  passèrent  ainsi  avant  la  réception  de  vos  lettres. 
Et  le  plus  tôt  que  je  pourrai,  mes  gens  seront  disposés 
pour  aller  o?>  //  vous  plaira. 

Sire,  qu'il  ne  vous  déplaise  de  ce  que,  à  la  pi^emière 
parole,  je  ne  vous  ai  appelé  que  bon  seigneur:  car  je 
n'ai  pas  fait  autrement  avec  mes  seigneurs  les  autres 
rois  qui  ont  été  avant  vous,  que  Dieu  absolve!  Que 
Notre-Seigneur  soit  votre  garde! 

Donné  le  second  dimanche  de  juin,  où  votre  lettre  me 
fut  apportée,  l'an  mil  trois  cent  quinze. 

Il  y  avait  quarante-cinq  ans  que  saint  Louis  était 
mort. 


Nous  avons  donné  le  bon  à  tirer  après  corrections 
pour  deux  mille  exemplaires  de  ce  deuxième  cahier 
et  pour  quatorze  e.xemplaires  sur  whatman  le  mardi 
ig  septembre    iQii. 

Le  gérant  :  Charles  I'kguy 
Ce  cailler  a  été  composé  el  tiré  par  des  ouvriers  syndiqués 
JuLiKN  CiiBMiEU,  imprimeur.  i3  el  i5,  rue  Pierre-Dupont,  Sure»nes.  —  jyj5 


UNE    FAMILLE 

DE   RÉPUBLICAINS 

FOURIÉRISTES 


guerre.  —  i 


tes  n/iiliiet 


V 

y' 


i 


IX.  —  la  guerre  de  France 


i 

i 


et  le  premier  siège 
de  Paris 


I 

i 


I87D 


<j  i  I 


guerre. 


i 


Note.  —  Il  faut  lire  ce  cahier  comme  un  véritable 
journal  du  siège  de  Paris.  Nous  avons  continué  de 
mettre  en  sept,  c'est-à-dire  en  petits  caractères,  les  textes 
proprement  dits,  les  lettres  et  le  carnet  de  jour.  Nous 
avons  laissé  en  huit,  c'est-à-dire  dans  le  caractère  ordi- 
naire, tout  ce  qui  peut  être  considéré  comme  le  corps, 
comme  le  tissu  du  récit  même.  Mais  tout  ce  récit,  et  les 
réflexions  et  considérations  qui  sont  dedans,  doivent 
être  pris  comm.e  un  journal  de  siège  et  un  journal  de 
bord. 


i 


1870 
GUERRE  DE  FRANCE 

DÉBUTS    DB    LA   GUERRE.   —  NIEDERBRONN.   —   BUZANCY. 
SEDAN.    —    LE    4    SEPTEMBRE. 


ja 


1870 


GUERRE  DE  FRANGE 

Débuts  de  la  guerre.  —  Niederbronn.  —  Buzancy.  — 
Sedan.  —  Le  4  Septembre. 


Nous  l'avons  vu,  le  parti  clérical  porte  devant  l'his- 
toire la  responsabilité  de  l'expédition  du  Mexique  :  Une 
armée  de  quarante  mille  hommes  combattant  pendant 
cinq  années  hors  de  notre  pays,  les  millions  de  notre 
trésor  engloutis  en  pure  perte,  notre  ancien  prestige 
militaire  effacé,  la  sympathie  des  nations  européennes 
et  la  bienveillance  des  États-Unis  aliénées  pour  long- 
temps, l'impossibilité  de  porter  secours  à  l'Autriche  et 
à  l'Italie,  seules  puissances  qui,  au  jour  du  danger, 
auraient  pu  nous  venir  en  aide,  telles  sont  les  consé- 
quences de  cette  faute. 

Les  charges  militaires  étaient  devenues  si  lourdes 
qu'ime  réduction  du  contingent  fut  réclamée  d'un  bout 
à  l'autre  de  la  France.  Ge  ne  furent  pas  seulement  les 
«  cinq  »  républicains  de  l'opposition,  mais  938  candidats 

|5 


guerre  de  France 

officiels  ou  officieux  qui,  dans  leurs  professions  de  foi, 
promirent  un  désarmement  partiel,  invitant  le  gouver- 
nement à  imiter  en  cela  l'exemple  donné  par  l'Angle- 
terre, l'Autriche  et  l'Italie,  (i)  Si  leur  sage  conseil  eût 
été  suivi,  la  guerre  n'aurait  pu  être  déclarée. 

Le  proverbe  latin  n'est  pas  toujours  exact;  qui  prépare 
la  guerre  est  bientôt  forcé  de  la  faire. 

Assurément  ces  mêmes  députés  pacifistes  qui  refu- 
saient les  crédits  destinés  à  une  injuste  conquête, 
eussent  donné  sans  compter  les  richesses  du  pays  et  leur 
propre  fortvme,  s'ils  avaient  pu  prévoir  l'invasion  pro- 
chaine. Mais  les  gens  honnêtes  ont  peine  à  deviner  les 
perfidies.  Bismarck  avait  acheté  le  silence  de  la  presse, 
tandis  qu'il  préparait  dans  le  plus  grand  secret  des 
armements  formidables  ;  puis,  dès  qu'il  fut  prêt,  il 
supprima  les  subventions  aux  journaux  vendus,  sachant 
bien  qu'ils  allaient  aussitôt  prêcher  la  guerre  :  A  Berlin  1 
à  Berlin  !  Il  y  a  des  gens  qui  admirent  cette  déloyauté. 
Bismarck  trouva  d'ailleurs  un  précieux  auxiliaire  dans 
l'incapacité  inouïe  du  gouvernement  impérial.  On 
accuse  aujourd'hui  les  pacifistes;  est-ce  leur  faute  si 
nos  arsenaux  et  nos  magasins  de  guerre  faisaient 
figurer  sur  leurs  états  des  munitions  qui  n'existaient 
pas?  Qui  donc  avait  la  charge  d'exercer  un  contrôle? 
Qui  donc  aurait  dû  s'informer  de  la  force  respective 
des  armées  qui  allaient  se  trouver  aux  prises? 

Le  maréchal  Niel  avait  fait  de  louables  eff'orts  pour 
réorganiser  notre  armée,  mais  il  venait  d'être  remplacé 
au  Ministère  de  la  Guerre  par  le  maréchal  Lebœuf.  Les 


(i)  a  Aux  élections  de  1869,  sur  960  candidats,  nous  fQmes  aa 
seulement  à  ne  pas  réclamer  une  diminution  notable  des  contin- 
gents. »  DuGuÉ  DE  LA  Fauconnerie.  (Echo  de  Paris) 

16 


GUERRE    DE   FRANCE 

avertissements  ne  manquèrent  pas  à  ce  fat  impré- 
voyant; il  ne  voulut  écouter  ni  Ducrot,  ni  Bénédetti,  ni 
StofFel  qui  lui  signalaient  le  danger  avec  insistance,  (i) 

On  sait  sous  quel  futile  prétexte  s'engagea  cette  lutte 
que  l'impératrice  Eugénie  appelait  «  ma  guerre  ».  La 
couronne  d'Espagne  offerte  à  un  Hohenzollern,  puis 
après  le  désistement,  Bismarck  prenant  au  piège  l'or- 
gueil français  au  moyen  d'une  dépêche  falsifiée. 

Le  3o  juin,  à  la  tribune,  Emile  Ollivier,  Président  du 
Conseil,  avait  dit  :  «  A  aucune  époque  le  maintien  de 
la  paix  en  Europe  n'a  paru  plus  assuré.  »  La  guerre 
déclarée,  il  ajoutait  avec  l'assurance  de  la  sottise  : 
«  Messieurs,  ce  sera  une  promenade  militaire.  » 

La  presse  n'était  pas  plus  perspicace  :  Le  7  juillet, 
le  naïf  John  Lemoinne  écrivait  dans  le  Journal  des 
Débats  :  «  L'aigle  noir  est  devenu  la  bête  noire  de  nos 
rêves  et  M.  de  Bismarck  le  bouc  émissaire  de  tous  nos 
mécontentements.  Eh  bien,  pour  parler  sincèrement, 
nous  ne  voyons  M.  de  Bismarck  ni  si  rêveur  ni  si  mala- 
droit. Nous  ne  serions  pas  étonné  qu'il  fût  tout  à  fait 
étranger  à  ce  nouveau  projet  espagnol.  » 

Cependant  la  nation  eut  immédiatement  conscience 
de  la  gravité  de  la  situation.  Un  noir  pressentiment 
saisit  d'angoisse  tous  les  esprits  qui  savaient  deviner 
l'avenir. 

Madame  Pape  écrivait  à  madame  Milliet  (alors  à  la 

Colonie)  : 

Paris,  le  23  juillet  i8;o. 

Chère  dame  et  amie.  —  Vous  me  manquez  bien  en  ce 
moment.  Nous  vivons  dans  une  émotion  continuelle.  Paris 


(1)  En  marge  des  rapports  de  ce  dernier,  il  écrivait  :  «  Exag'é- 
ration  »! 

17 


giiei^re  de  France 

est  un  spectacle  heureusement  rare  :  on  y  chante  beaucoup 
mais  de  quelle  voix!  On  y  pleure  beaucoup  aussi.  Sur  les 
boulevards  on  promène  des  drapeaux,  qui  ont  la  préten- 
tion de  représenter  la  guerre,  et  encore  plus  de  branches 
d'arbres  quelconques,  qui  ont  la  prétention  de  représenter 
la  paix.  Que  de  forces  perdues,  ô  mon  Dieu!  Le  lils 
Regnault  est  parti;  le  jeune  Bureau  parti;  un  lils  adoptif 
de  madame  Pickaert  est  déjà  sur  la  route,  mais  sur 
laquelle?  Et  votre  fils?  et  votre  frère,  où  sont-ils?... 
Dites-le    nous. 

Pendant  que  je  vous  écris,  la  rue  des  Bernardins  est  en 
feu,  et  le  vent  rabat  la  fumée  sur  tout  le  faubourg  Saint- 
Germain  qui  en  étouffe.  C'est  d'un  immense  chantier  de 
bois  et  charbon  qu'est  parti  l'incendie.  Les  maisons  voisines 
sont  entamées,  on  jette  tout  par  les  fenêtres.  C'est  un  iwant- 
goût...  Ah,  chère  dame,  quel  supplice  que  l'impuissance 
devant   de    tels    sinistres! 


Paxû  à  son  frère  Fernand 

Juillet  70. 

...  On  dit  que  l'Espagne  veut  se  payer  un  prince  allemand. 
Grand  bien  lui  fasse!  Pourquoi  ne  la  laisserions-nous 
pas  satisfaire  sa  ridicule  envie?  Est-ce  que  l'Espagne, 
l'Italie  ou  l'Allemagne  ont  jamais  eu  un  seul  instant  la 
prétention  d'empêcher  les  Français  de  choisir  pour  empe- 
reur un  Bonaparte?  Cependant  certains  souvenirs  de  l'oncle 
auraient  pu  leur  faire  prévoir  que  le  neveu  mentait,  quand 
il  disait  :  «  L'Empire  c'est  la  paix.  » 

Le  mouvement  de  chauvinisme  que  le  gouvernement 
s'efforce  de  créer  est  tout  à  fait  factice.  C'est  par  ordre  que 
des  actrices  chantent  la  Marseillaise  sur  les  places 
publiques,  mais  le  peuple  français  a  l'horreur  de  la  guerre, 
surtout  d'une  guerre  de  conquête,  d'une  guerre  injustifiable. 
Je  n'étais  pas  le  seul,  je  t'assure,  à  lever  les  épaules, 
lorsque  hier,  sur  les  grands  boulevards,  j'ai  vu  passer  une 
troupe  de  figurants,  déguisés  en  ouvriers  avec  des  blouses 
blanches,  braillant  sans  conviction  :  A  Berlin!  A  Berlin! 
—  De  quel  droit  irions-nous  attaquer  nos  voisins?  Et  si 

18 


GUERRE   DE   FRANCE 

nous    parvenions     à     leur    voler    une    province,    à    quoi 
bon?...  (i) 

Pour  bien  comprendre  à  quel  degré  d'abaissement 
moral  l'empire  avait  réduit  notre  pays,  il  faut  se 
souvenir  de  ce  qui  se  passa  à  Hautefaye,  dans  la 
Dordogne;  un  jeune  homme,  M,  de  Moneys,  fut  brûlé 
vif  par  des  paysans  qui  l'accusaient  d'avoir  crié  :  A 
bas  l'empereur! 

C'était  en  août,  en  plein  jour  de  foire;  on  assomma  cet 
homme,  on  le  tua  à  demi  à  coups  de  pierres,  à  coups  de 
bâtons,  puis  on  le  porta  sur  un  tas  de  fagots  et  l'on  y  mit 
le  feu.  Des  paysans  sautaient  autour  du  bûcher  en  criant  : 
Vive  l'empereur!  (2) 

Un  des  bourreaux  s'imaginait  qu'il  allait  être  décoré. 


Le  Colonel  de  Tiicé  à  sa  sœur 

Niederbronn,  a3  juil.  70. 

Ma  chère  amie,  nous  sommes  partis  le  lundi  19  à  10  h.  5o 
du  matin  et  nous  sommes  arrivés  le  lendemain  à  3  h.  à 
Niederbronn,  où  nous  bivouaquons  dans  les  rues  avec  le 
5*  hussards. 

J'ai  été  très  malheureux  pour  mon  début.  J'ai  perdu  mes 
4  chevaux.  Le  \\'agon  dans  lequel  ils  étaient  s'est  effondré 
sous  leur  poids  et  ils  ont  passé  au  travers.  On  s'en  est 
aperçu  à  Sermaise  ;  il  était  temps,  car  ils  auraient  pu  faire 
dérailler  le  train.  On  les  a  retirés  avec  bien  de  la  peine  et 
on  les  a  laissés  là.  Ils  me  sont  arrivés  seulement  hier  soir. 
Il  y  a  moins  de  mal  qu'on  n'aurait  pu  le  croire.  La  grande 
jument  est   hors   de  service,   peut-être    pour   toujours  ;    la 


(i)  Des  citoyens  essayaient  parfois  de  crier  :  «  Vive  la  paix!  » 
Ils  étaient  aussitôt  entourés,  insultés,  frappés  même, 
(a)  Jules  Claretie.  Histoire  de  la  Révolution  de  i8^o-^i,  page  124. 

19 


guerre  de  France 

jument  alezan  est  assez  blessée,  mais  je  pense  qu'elle  s'en 
tirera  promptement;  les  deux  autres  seront  en  état  d'être 
montés  sous  peu  de  jours.  Je  vais  tâcher  de  trouver  ici  un 
autre  cheval. 

Nous  gardons  la  frontière  avec  des  postes  placés  en 
différents  points.  11  est  probable  que  nous  ferons  bientôt 
quelque  mouvement  en  avant. 

On  n'est  pas  mal  à  Niederbronn  ;  c'est  une  petite  ville 
d'eaux  très  gentiUe.  Il  y  avait  beaucoup  d'étrangers, 
naturellement  tout  est  parti. 

Les  lettres  du  colonel  de  Tucé  s'accordent  avec  le 
tableau  général  tracé  par  Zola  : 

«  Les  sept  corps  d'armée  imprudemment  dispersés  le 
long  de  la  frontière,  (i)  les  effectifs  partout  incomplets, 
les  quatre  cent  trente  mille  hommes  se  réduisant  à 
deux  cent  trente  mille  au  plus,  les  généraux  se  jalou- 
sant, bien  décidés  chacun  à  gagner  son  bâton  de 
maréchal,  sans  porter  aide  au  voisin,  (2)  la  plus 
effroyable  imprévoyance  ;  l'empereur  malade  incapable 
d'une  résolution  prompte.  » 

Quelques  dépêches  officielles  montrent  que  ces 
reproches   n'ont   rien   d'exagéré. 

Intendant  général  à  Guerre,  Paris 

Metz,  le  2  juillet  1870. 

Il  n'y  a  à  Metz  ni  sucre,  ni  café,  ni  riz,  ni  eau-de- 
vie,  ni  sel,  peu  de  lard  et  de  biscuit.  Envoyez  d'urgence 
au  moins  un  million  de  rations  sur  Thionville. 


(i)  Le  5'  corps  s'étendait  sur  un  front  de  40  kilomètres,  entre 
Sarrcguemines  et  Niederbronn. 

(2)  Exception  faite  de  l'engagement  à  Niederbronn,  le  5'  corps 
resta  immobile,  même  le  6  août  (bataille  de  Forbach  et  de 
Frœschwiller)  et   battit    en   retraite   le  7,  sans    avoir  combattu. 

20 


GUERRE    DE    FRANCE 

Général  commandant  2^  corps  à  Guerre,  Paris 

Saint-Avold,  le  21  juillet  1870. 
Le  dépôt  envoie  énormes  paquets  de  cartes  inutiles 
pour  le  moment  ;  n'avons  pas  une  carte  de  la  frontière 
de  France. 

Général  Michel  à  Guerre,  Paris 

Belfort,  le  21  juillet  1870. 
Suis  arrivé  à  Belfort;  pas  trouvé  ma  brigade;  pas 
trouvé  général  de  division.  Que  dois-je  faire?  Sais  pas 
où  sont  mes  régiments. 

Intendant  3^  corps  à  Guerre,  Paris 

Metz,  le  24  juillet  1870. 
Le  5*  corps  quitte  Metz  demain.  Je  n'ai  ni  infirmiers, 
ni  ouvriers  d'administration,  ni  caissons  d'ambulance, 
ni  fours  de  campagne,  ni  train. 

Major  général  à  Guerre,  Paris 

Metz,  le  27  juillet  1870. 
Les  détachements  qui  rejoignent  l'armée  continuent 
à  arriver  sans  cartouches  et  sans  campement. 

Les  historiens  monarchistes  vous  diront  que  c'est  la 
faute  des  républicains. 

Paul  M.  à  son  frère  Fernand 

3  août  i8jo. 

La  situation  a  bien  changé  depuis  ma  dernière  lettre,  et 
les  théories  humanitaires  ne  sont  plus  de  saison.  Les  ridi- 
cules fanfaronnades  des  chauvins  ont  fait  place  à  des  préoc- 
cupations plus  graves  :  les  Allemands  ont  franchi  la  fron- 
tière; il  ne   s'agit  plus  d'aller  à  BerUn,  mais  de  défendre 

ai 


guerre  de  France 

notre  pays  envahi.  Je  n'ai  pas  attendu  d'être  appelé  sous 
les  drapeaux,  je  me  suis  immédiatement  engagé  dans  le 
Génie  auxiliaire.  Nos  bataillons  sont  formés  par  les  ouvriers 
qui  exécutent  d'ordinaire  les  travaux  de  la  Ville  de  Paris. 
Les  architectes  municipaux,  MM.  Davioud,  Bruyerre,  Del- 
brouck,  Demimuid,  sont  nos  officiers,  Viollet-le-Duc  est 
notre  lieutenant-colonel.  —  On  nous  a  de  suite  éqpiipés 
tant  bien  que  mal,  on  m'a  mis  sur  l'épaule,  non  pas  un 
léger  chassepot,  mais  un  lourd  fusil  à  tabatière,  une  pelle, 
une  pioche,  et  me  voilà  parti  sac  au  dos.  Les  premiers 
jours,  la  besogne  de  simple  sapeur  m'a  paru  un  peu  rude, 
mais  je  m'y  ferai  promptement... 


Madame  Pape  à  madame  Milliet  (à  la  Colonie) 

Paris,  le  8  août  1870. 

Chère  dame  et  amie.  —  Il  m'est  impossible  de  m'éloigner 
de  Paris  dans  les  graves  circonstances  où  nous  sommes.  A 
toute  heure  nous  attendons  des  nouvelles  avec  anxiété. 
Qu'est  devenu  votre  frère  ?  Je  pense  que  vous  allez  revenir 
sans  reiard.  Voilà  M.  Paul  pris,  et  maintenant  ce  n'est  plus 
pour  aller  à  la  frontière,  c'est  pour  nos  foyers  qu'il  faut 
combattre.  A  vous  d'un  cœur  navré. 

Marie  Pape-Carpentier 

Voici  de  l'infanterie  de  marine  qui  passe,  venant  de  Brest 
pour  occuper  nos  fortifications,  à  ce  qu'il  paraît. 


Le  18  août  1870  madame  Pape  écrivait  à  une  de  ses 
amies  du  Mans  : 

Si  les  événements  nous  trahissaient,  consentiriez-vous 
à  me  garder  mes  filles  pendant  le  siège  de  Paris?  Un  mot 
seulement.  Si  c'est  non,  je  saurai  que  cela  vous  est  impos- 
sible. Mon  cœur  est  serré  comme  dans  un  étau...  Nous 
allons  devenir  une  ambulance;  les  lits  sont  prêts.  Nous 
aurons,  après  demain,  vingt  blessés,  français  et  prussiens. 


GUERRE    DE    FRANCE 

Peu  m'importe.  Les  malheureux  sont  des  hommes;  les  sou- 
verains seuls  n'en  sont  pas. 

L'amie    était    absente   du   Mans.  Madame   Pape   se 
réfugia   avec   ses   filles   à  Angers  : 

Notre  maison, 

écrit-elle, 

impropre  à  servir  d'ambulance, 
sert  de  refuge  à  d'anciennes  élèves,  à  de  pauvres  gens 
chassés  de  la  zone  militaire,  qui  n'avaient  plus  que  le  pavé 
de  la  rue  pour  dormir...  Quelles  horreurs  !  Et  tout  cela, 
parce  qu'un  homme  et  deux  ou  trois  Allemands  l'ont  voulu  ! 
Comment,  à  notre  époque,  on  ne  sent  pas  encore  assez  le 
prix  de  la  vie,  on  est  encore  assez  esclave  de  l'amour- 
propre  et  du  préjugé,  pour  que  de  telles  boucheries,  désa- 
vouées par  tous,  soient  consenties  par  tous. 


M.  de  Tiicé  à  sa  sœur 

Petite-Pierre,  dimanche. 
(BUlet  timbré  de  !Xaucy,  9  août  i8jo). 

Tu  connais  sans  doute  la  malheureuse  issue  de  la  bataille 
qui  a  eu  lieu  hier  (i)  et  tu  es  inquiète  de  la  part  que  j'y  ai 
prise.  Je  n'y  ai  pas  assisté;  je  suis  seulement  arrivé  au 
commencement  de  la  débâcle.  C'est  un  bien  triste  spectacle. 

Le  5'  corps,  dont  je  fais  partie,  est  en  retraite  sur  Saverne 
ou  Phalsbourg,  où  nous  serons  probablement  demain. 

Adieu,  ton  frère  et  ami. 

Mirecourt,  14  août. 

Ma  chère  amie,  as-tu  reçu  la  lettre  que  je  t'ai  écrite  le 
lendemain  de  la  bataille  de  Reichshoffen  ?  On  prétend 
qu'elles    ont    été    détruites  ;    ce    serait   une    infamie. 

Nous  n'avons  pas  souffert  de  l'ennemi,  mais  des  longues 


(i)  Bataille  do  Frœschwiller-Reichshoffen,  6  aoùl. 
■Si 


guerre  de  France 

marches  et  des  fatigues.  Je  ne  sais  pas  trop  où  nous  allons. 
Nous  formons  l'arrière-garde  du  5°  corps,  qui  xa  se  reformer 
je  ne  sais  où.  (i) 

Le  moral  et  la  santé  ne  laissent  rien  à  désirer.  Adieu,  je 
vous  embrasse  tous. 

Nous  avons  perdu  tous  nos  bagages  à  Bitche,  argent, 
linge,  vêtements,  etc..  Il  ne  nous  reste  que  ce  que  nous 
avons  sur  le  corps, 

BUZANCY 

«  Le  27  août  1870,  le  5«  corps  français  marcha  sur 
Buzancy.  Le  12^  chasseurs  à  cheval,  colonel  de  Tucé, 
forme  l'extrême  avant-garde  et  arrive  devant  ce  village 
à  sept  heures  et  demie  du  matin...  Accablés  par  le 
nombre,  nos  chasseurs  sont  forcés  de  se  replier,  malgré 
ime  résistance  désespérée.  Le  lieutenant-colonel  de 
La  Porte  a  son  cheval  tué  sous  lui;  il  veut  encore 
combattre,  mais  entouré  par  un  gros  de  Saxons,  il 
reçoit  trois  blessures  et  est  fait  prisonnier.  Le  capitaine 
d'OUone  et  deux  autres  officiers  sont  blessés;  le  capi- 
taine de  Bournazel  et  le  sous-lieutenant  Sarrailh  sont 
démontés  et  faits  prisonniers. 

«  A  ce  moment  le  colonel  de  Tucé  débouche  au  galop 
de  Buzancy,  à  la  tête  du  5^  escadron  et  attaque  avec 
une  vigueur  irrésistible  la  cavalerie  allemande  :  celle-ci 
est  prise  en  flanc,  culbutée,  renversée. 

«  Le  capitaine  de  Bournazel  et  le  sous-lieutenant 
Sarrailh  qui  ont  été  faits  prisonniers,  sont  dégagés  et 
délivrés. 

«  Poursuivis  pour  la  troisième  fois,  les  cavaliers  alle- 
mands se  débandent,  laissant  le  terrain  jonché  de  leurs 


(i)  Cette  reconcentration  eut  lieu  à  Châlons,  d'où  les  i",  5%  7  et 
la*  corps  repartirent  le  a3  août  dans  la  direction  de  Sedan. 

24 


GUERRE    DE   FRANCE 

morts  et  vont  se  reformer  derrière  le  corps  du  général 
Goltz. 

«  Nos  chasseurs  arrêtent  alors  la  poursuite  et  se 
comptent.  Soixante-deux  ont  reçu  des  blessures;  deux 
d'entre  eux  seulement  ont  été  tués  sur  place. 

«  L'ennemi  laisse  sur  le  terrain  55  à  60  cadavres  sans 
compter  les  blessés,  ainsi  qu'une  douzaine  de  chevaux 
tout  harnachés.  »  (i) 


SEDAN  (2) 

i"  septembre  1870. 

La  veille  de  la  bataille,  le  maréchal  de  Mac-Mahon  se 
rendait  si  peu  compte  de  la  situation,  qu'il  signa  pour 
le  lendemain  cet  ordre  qui  déconcerte  :  «  Aujourd'hui, 
repos  pour  l'armée  entière  »,  puis  quand  les  canons 
ennemis  grondent  sur  les  hauteurs  de  Bazeilles,  il 
continue  tranquillement  son  déjeuner,  disant  :  «  C'est 
notre  propre  artillerie.  » 

La  fusillade  commence  avant  le  jour.  Von  der  Thann 
incendie  BazeiUes.  Le  prince  de  Saxe  fait  pleuvoir  une 
grêle  d'obus  sur  les  régiments  de  Ducrot.  Alors,  le 
Prince  Royal,  sortant  d'un  défilé,  fait  avancer  la  troi- 
sième armée  qui  va  donner  la  main  à  la  seconde. 
65o  canons  vont  enserrer  les  troupes  françaises  dans  un 
cercle  infranchissable. 

Mac-Mahon  arrive  au  galop  devant  la  Moncelle,  mais, 
blessé  par  un  éclat  d'obus,  il  désigne  Ducrot  pour  le 
remplacer  comme  général  en  chef. 


(i)  Ce  récit  a  été  reproduit  pour  un  anniversaire  par  le  Petit 
Parisien  du  29  août  1890. 

(a)  Pour  raconter  ce  grand  désastre,  je  m'aide  du  très  beau 
récit  qu'en  ont  donné  MM.  P.  et  V.   Margueritte. 


25 


guerre.  —  a 


guerre  de  France 

Malheureusement  Palikao  a  remis  à  Wimpffen  une  lettre 
de  commandement.  L'aveuglement  de  ce  chef  est  tel  qu'il 
dit  à  Lebrun  :  «  Tu  auras  les  honneurs  de  la  journée.  » 

Cependant  à  Bazeilles  tout  le  village  flambe,  métho- 
diquement incendié,  brasier  énorme  où  le  féroce  vain- 
queur égorge  pêle-mêle,  grille  habitants  et  soldats.  Il  se 
répand  une  horrible  odeur  «  d'oignons  brûlés  »,  comme 
disait  Bismarck  agréablement  le  soir. 

De  tous  les  coins  de  l'horizon,  la  mitraille  converge  sur 
l'étroit  plateau,  où  l'armée  de  Chàlons  se  débat,  prise  au 
piège.  Un  orage  d'obus  tournoie  dans  le   ciel  bleu. 

L'empereur,  comme  un  somnambule,  erre  dans  cette 
tourmente  et  reste  là  longtemps,  regardant  sans  voir.  Pâle, 
sans  mot  dire;  il  rentre  à  Sedan  où  déjà  se  bousculent 
trente  mille  fuyards.  Cependant,  sur  les  hauteurs  de  la 
Marfée,  comme  d'une  loge  de  théâtre,  un  groupe  doré, 
immobile,  contemplait  cela  :  c'était,  en  avant  d'un  état- 
major  de  princes,  le  vieux  Guillaume  et  ses  conseillers 
Bismarck,  Moltke,  Roon  qui,  lorgnettes  braquées,  assis- 
taient joyeux  à  la    curée. 

A  Ducrot,  qui  lui  demande  de  charger  encore,  le  géné- 
ral de  Galliffet  répond  :  «  Tant  que  vous  voudrez, 
mon  général,  tant  qu'il  en  restera  un.  »  Et  sur  la  pointe 
de  la  Marfée,  Guillaume  s'écrie,  devant  l'inutile  et 
glorieuse   chevauchée  :  «  Oh   les   braves   gens!  » 

Tout  est  fini.  Le  drapeau  blanc  flotte  sur  Sedan.  Napo- 
léon III  rend  son  épée  qu'il  envoie  à  Guillaume  et  le 
canon  se  tait,  (i) 

«  Prussiens,  Bavarois  et  Saxons  se  serrent  la  main, 


(i)  L'empereur  envoya  son  aide  de  camp  porteur  de  cette  lettre 
mensongère  :  «  N'ayant  pu  mourir  à  la  tête  de  mes  troupes,  je 
dépose  mon  épée  aux  pieds  de  Votre  Majesté.  »  11  télégraphiait 
au  Ministère  de  la  Guerre  : 

«  L'armée  est  défaite  et  captive,  moi-même  je  suis  prisonnier.  » 

a6 


GUERRE    DE    FRANCE 

entonnent  gravement  des  lieds.  Ils  n'avaient  à  pleurer 
que  460  oflBciers  et  8.5oo  soldats.  » 

Le  lendemain  2  septembre  Wimpfîen  signait  la  capi- 
tulation. Nous  perdions  124.000  hommes  dont  21.000  pris 
dans  la  bataille  et  3. 000  désarmés  en  Belgique. 

Le  même  jour,  M.  de  Tucé  écrivait  à  sa  sœur  : 

Vendredi,  2,  Aubenton  (Aisne). 

Je  vous  ai  écrit  de  Fleigneux  près  de  Sedan,  c'était  avant 
la  bataille  (lettre  perdue). 

C'est  un  grand  désastre.  L'armée  se  retire  du  côté  de 
Paris.  Je  n'ai  pas  été  blessé;  le  régiment  a  peu  souffert. 
Nous  sommes  un  peu  dispersés  et  il  m'est  difïicile  de  con- 
naître nos  pertes.  Quant  à  moi,  j'ai  achevé  de  perdre  ce  qui 
me  restait;  mes  trois  chevaux  sont  dans  Sedan,  avec  mon 
manteau  et  effets  de  rechange;  il  n'est  pas  probable  que  je 
les  revoie  jamais. 

Dans  Tine  note  demandée  par  le  Ministre  de  la  Guerre, 
M.  de  Tucé,  avec  sa  modestie  habituelle,  ne  songe  qu'à 
raconter  la  belle  conduite  de  ses  chefs  : 

Je  faisais  partie  du  5*  corps.  La  division  de  cavalerie 
manœuvrant  sous  les  ordres  de  M.  le  général  Brahaut,  ne 
se  composait  réellement  que  du  12*  chasseurs  et  du  5*  lan- 
ciers, avec  les  deux  généraux  de  Bernis  et  de  la  Mortière. 

Le  mercredi  3i  août,  la  division  avait  passé  la  nuit  dans 
un  hameau  nommé  Loubert,  au-dessus  de  Mouzon  ;  elle 
partit  à  4  heures  du  matin  et  arriva  bivouaquer  à  5  heures 
du  soir  à  Fleigneux,  village  situé  au  nord  de  Sedan.  Le 
général  de  brigade  fit  placer  des  grand'gardes  dans  la 
direction  du  nord-ouest.  On  entendit  le  canon  pendant  une 
partie  de  la  route  et  de  la  soirée. 

Le  lendemain,  premier  septembre,  la  division  était  prête 
à  monter  à  cheval  à  4  heures  du  matin.  Les  grand'gardes 
furent  retirées  et  l'on  monta  à  cheval  à  7  heures. 

27 


guerre  de  France 

...  Vers  2  heures,  la  division  était  adossée  à  un  bois.  Le 
mouvement  d'investissement  des  Prussiens  semblait  ter- 
miné, et  les  obus  commençaient  à  tomber  sur  nous,  lorsque 
M.  le  général  de  Bernis  demanda  des  ordres  à  M.  le  géné- 
ral Brahaut  qui  prescrivit  de  passer  dans  le  bois.  Il  resta 
de  sa  personne  jusqu'à  ce  que  le  dernier  homme  fût  passé, 
avertissant  les  cavaliers  pour  le  passage  d'un  fossé  qui  était 
assez  difficile.  —  Ce  bois  était  un  taillis  épais  qui  se  termi- 
nait par  un  ravin  très  escarpé. 

Après  ce  passage,  je  ralliai  le  régiment.  Ce  fut  alors  que 
M.  le  général  de  la  Mortière  qui  arrivait  avec  le  5*  lanciers, 
me  donna  ordre  de  me  joindre  à  lui  et  de  marcher  sous  son 
commandement.  M.  Brahaut  avait  été  fait  prisonnier  pen- 
dant la  traversée  du  taillis. 

La  colonne  se  dirigea  sur  Mézières  en  empiétant  pendant 
environ  4  kilomètres  sur  le  territoire  belge,  et  arriva  de 
nuit  à  Renvetz.  De  là,  elle  prit  la  direction  de  Saint-Quentin, 
où  elle  s'embarqua  sur  le  chemin  de  fer  pour  Versailles. 


LE   4   SEPTEMBRE 

Mon  ami  Léon  C...,  tout  jeune  garçon  qui  se  préparait 
à  entrer  à  l'École  des  Beaux-Arts,  écrivait  à  madame 
Pape,  sa  mère  adoptive,  alors  à  Angers  : 

Que  de  changements  depuis  que  nous  nous  sommes  quit- 
tés !  Te  serais-tu  doutée  que  partant  sous  l'empire,  tu 
reviendrais  sous  la  République  ?  Cela  s'est  passé  si  vite 
et  si  bien  que  nous  n'en  revenons  pas. 

Le  samedi  soir,  3  septembre,  des  bruits  de  défaite  circu- 
laient :  Mac-Mahon  avait  été  complètement  battu  ;  on  en 
disait  autant  de  Bazaine.  D'autres  racontaient  que  Mac- 
Mahon  était  tué,  qu'il  avait  été  trahi.  La  République 
seule  pouvait  nous  sauver.  Devant  quelques  petites  mani- 
festations, les  agents  de  M.  Piétri  se  mirent  à  charger  et 
blessèrent   plusieurs    personnes;   j'étais   là.   Je   rentrai,  le 

a8 


GUERRE    DE    FRANCE 

cœur  gros,  repassant  dans  ma  tête  tout  ce  que  j'avais 
entendu  dire.  Il  y  avait  eu  trahison,  cela  était  bien  prouvé. 
Je  n'ai  pu  dormir.  Ma  nuit  s'est  passée  à  faire  des  plans 
de  campagne  plus  ou  moins  absurdes.  J'employais  surtout 
la  cavalerie,  je  coupais  des  ailes  droites,  des  ailes  gauches, 
et  finalement  j'étais  vainqueur. 

Le  lendemain,  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  Sedan 
était  confirmée.  La  place  de  la  Concorde  était  pleine 
de  gens  surexcités.  Des  gendarmes  barraient  le  pont, 
ils  tirent  leurs  sabres,  puis,  déconcertés,  les  remettent 
au  fourreau.  Aussitôt  la  foule  se  précipite  et  pénètre  dans 
la  salle  de  l'Assemblée.  M.  Delbrouck,  avec  sa  fille,  était 
au  premier  rang.  Comme  le  peuple  Acut  entrer  dans  les 
tribunes  désertées,  un  garde  s'y  oppose  :  «  J'ai  l'ordre  de 
ne  laisser  entrer  personne.  »  —  Et  M.  Delbrouck  de  lui 
répondre  :  «  Les  valets  de  l'empire  n'ont  plus  d'ordres  à 
donner  sous  la  République.  »  On  va  jeter  le  garde  en  bas 
des  escaliers,  il  pâlit  et  balbutie  :  «  Entrez  donc  !  Moi 
j'ai  servi  vingt  ans  et  je  ne  connais  que  ma  consigne.  » 
Les  journaux  ont  dû  t'apprendre  la  suite  des  événements. 

Des  députés  de  la  droite  faisaient  mine  de  protester, 
l'un  d'eux  marmotait  à  demi-voix  :  «  La  déchéance,  oui, 
mais  la  République,  non.  »  On  se  jette  sur  lui,  on  le 
bouscule.  «  Oui,  s'écrie  M.  Delbrouck,  nous  voulons  la 
République,  et  malheur  à  ceux  qui  essayeraient  de  s'y 
opposer  !»  —  Le  pauvre  député,  tout  interloqjié,  reprit 
iiumblement  :  «  Mais  moi  aussi  je  veux  la  République.  » 
Là-dessus,  il  fut  relâché.  Tu  vois  de  quel  côté  est  le  courage 
et  de  quel  côté  la  platitude.  48  allait  recommencer,  (i) 

Alors  la  foule  se  divise,  les  uns  vont  à  l'Hôtel  de  Ville 
et   proclament    la   République.    On    perce    d'un   coup    de 


(i)  Déjà  en  1848,  le  i5  mai,  alors  que  la  foule  venait  d'envahir 
la  Chambre  des  Députés,  et  que  des  furieux  cherchaient 
Armand  Barbés  pour  l'écharper,  Delbrouck  s'était  avancé  : 
«  Me  voici  »,  avait-il  dit,  profitant  d'une  vague  ressemblance 
avec  celui  qu'on  poursuivait.  On  le  prend  pour  Barbés  auquel 
U  donne  ainsi  le  temps  de  s'évader,  on  le  frappe,  il  est  fait 
prisonnier  et  se  donne  0  la  joie  qu'il  rêve  sans  cesse  de 
souffrir   pour    autrui    ».  (Emile    Trélat) 

39  guerre.  —  a. 


guerre  de  France 

X)aïoimetle  un  portrait  de  Napoléon  III,  on  casse  son 
buste  en  marbre;  mais  dans  tout  cela,  pas  un  vol,  pas 
une  goutte  de  sang.  Tous  s'embrassent,  se  serrent  les 
mains  et  oublient  un  instant  le  deuil  de  la  France  pour 
chanter    la  Marseillaise. 

J'ai  suivi  le  flot  qui  se  rendait  sous  les  fenêtres  de 
Trochu.  Celui-ci  monte  aussitôt  à  cheval  et  se  dirige 
vers  la  Chambre,  au  milieu  d'une  foule  compacte  qui  le 
presse.  En  route,  il  rencontre  Jules  Ferrj'  qui  lui  annonce 
la  proclamation  de  la  République.  Nous  redescendons 
alors  aux  Tuileries  :  au  pavillon  de  l'empereur,  un  gardien 
nous  ouvre  les  portes  :  on  enlève  le  drapeau  laissé  en 
place  pour  faire  croire  que  l'impératrice  était  encore 
là,  quoiqu'elle  fût  déjà  partie  depuis  plusieurs  heures. 
Les  gardes  nationaux  font  la  haie,  ainsi  que  les  mobiles 
pour  empêcher  les  maraudeurs  de  pénétrer  dans  les 
appartements.  Partout,  ordre  parfait,  partout  on  voit 
écrit  :   «   Mort    aux    voleurs,   vive    la    République!    »   (i) 

Quelques  sergents  de  ville  ont  été  désarmés,  rossés 
même,  leurs  tricornes  foulés  aux  pieds  ou  jetés  dans  la 
Seine,  leurs  épées  tordues;  on  en  dépose  quelques-unes 
aux  pieds    de   la   statue   de   Strasbourg. 

Tous  les  soirs  cette  statue  est  illuminée,  couronnée 
de  lauriers,  elle  tient  à  la  main  un  drapeau,  les  plis  de  sa 
robe  sont  couverts  de  fleurs.  Hélas,  les  honneurs  rendus 
à    l'héroïque    cité   ne   la    déli\Teront   pas. 

Tout  ce  qui  rappelle  l'empire  est  brisé;  on  coupe  la 
tête  aux  aigles  de  nos  monuments,  on  efface  les  N  et 
le  mot  impérial  sur  tous  les  théâtres.  Les  boutiquiers 
enlèvent  leurs  médailles  et  leurs  titres  de  fournisseurs. 
Dimanche,  dans  les  églises,  on  n'a  pas  chanté  le  Domine 
sali'um. 


(i)  Les  appartements  de  rimpératrice  Eugénie  livraient  le 
secret  des  extravagances  et  des  contradictions  de  son  intelli- 
gence. Dans  sa  bibliothèque,  les  œuvres  de  Proudhon  qu'elle  ne 
comprenait  certes  point,  coudoyaient  les  petits  romans  badins 
tirés  de  la  bibliothèque  de  Marie-Antoinette  ou  des  ouvrages 
mystiques.  Des  os  de  saints,  des  reliques  s'étalaient  sur  les 
murailles,  au-dessous  des  plafonds,  où  voltigeaient  des  amours, 
dans  le   goût   de    Boucher.   (Cl.vrktie,  page   254) 

3o 


GUERRE    DE   FRANCE 

On  dit  que  les  Prussiens  vont  arriver  dans  Paris  à 
marches  forcées.  Mais  la  France  ne  peut  accepter  une 
paix  honteuse,  elle  ne  traitera  pas.  Espérons  encore. 
Paris  n'est  pas  pris,  et  avec  l'aide  de  notre  chère  Répu- 
blique,  nous    triompherons. 

Le  gouvernement  impérial  ne  fut  pas  renversé,  il 
s'effondra.  J'étais  avec  mon  ami  le  sculpteur  Alfred 
Lenoir  devant  la  Chambre  des  Députés,  au  moment  où 
la  foule  venait  d'envahir  la  salle  des  séances.  La  droite 
s'enfuit  sous  les  huées,  et  Gambelta  proclama  la  Répu- 
blique au  milieu  des  acclamations  enthousiastes  :  «  Louis 
Napoléon  Bonaparte  et  sa  famille  ont  à  jamais  cessé 
de  régner  sur  la  France.  » 

Ministère,  Sénat,  tout  disparut  en  un  clin  d'œil.  Un 
soleil  radieux  illuminait  la  ville  en  fête,  l'espérance 
emplissait  tous  les  cœurs;  nous  suivîmes  le  flot  du 
peuple  jusque  sur  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville  où  la 
foule  anxieuse  s'entassait.  Rochefort,  le  spirituel  pam- 
phlétaire, dont  la  Lanterne  avait  tant  contribué  à  la 
chute  de  l'empire,  était  porté  en  triomphe.  Bientôt  nous 
fûmes  témoins  d'un  bizarre  spectacle  :  Du  haut  des 
fenêtres  de  l'Hôtel  de  Ville,  on  lançait  une  pluie  de 
petits  papiers  portant  la  liste  des  membres  du  gouver- 
nement provisoire.  —  Qui  les  avait  nommés  ?  Personne 
n'en  savait  rien.  Mais  dans  de  pareils  moments  on 
passe  par-dessus  la  légalité.  La  liste  portait  les  noms 
des  députés  de  Paris,  auxquels  on  avait  ajouté  ceux  de 
quelques  fermes  républicains  ;  elle  répondait  aux  voeux 
des  Parisiens,  et  ceux-ci  savaient  bien  qu'ils  étaient 
d'accord  avec  la  majorité  des  Français,  (i) 


(i)  La  foule   demandait  cependant  qu'on   ajoutât  les  noms  de 
Louis  Blanc,  Victor  Hugo,  Delescluze,  Ledru-Rollin. 

3i 


guerre  de  France 

Madame  Pape  à  madame  Milliet 

Angers,  ii  sept.  i8jo. 

Que  d'événements,  chère  dame  et  amie  !  Que  de  joie  et 
quel  deuil!  Non,  jamais  notre  pauvre  France  n'expia  plus 
durement  l'oubli  d'elle-même.  Gardons-la  bien  maintenant 
notre  République  !  Soyons  toujours  Français,  mais  deve- 
nons sérieux  et  modestes  !  Quelle  honte  doivent  éprouver 
aujourd'hui  ces  idiots  qui  soutenaient  niaisement  que  nous 
partions  pour  la  victoire.  Ils  disaient  :  la  Prusse  ;  c'était 
l'Allemagne   qu'il  fallait  dire. 

Hier  soir  à  8  h.  1/2,  il  y  avait  55  ans  que  je  venais  au 
monde,  en  pleine  invasion.  Trois  jours  après,  les  Prussiens 
partaient  de  la  petite  ville  où  je  suis  née.  Puisse-t-il  en  être 
de  même  pour  mon  55'  jour  de  naissance. 

Où  ètes-vous,  chère  amie?  Où  ètes-vous  tous  et  que 
faites-vous  ?  M.  Paul  est-il  appelé  ?  Oui,  sans  doute.  Et 
votre  frère?  Avez-vous  de  ses  nouvelles?  Recevez,  chère 
amie,  l'assurance  de  notre  bien  sincère  amitié. 


Thiers  adressa  ua  rapport  à  nos  ambassadeurs  et 
son  jugement  sur  le  deuxième  empire  est  resté  celui  de 
la  postérité  : 

Le  gouvernement  qui  vient  de  précipiter  la  France 
dans  les  abîmes  d'une  guerre  décidée  avec  folie  et  con- 
duite avec  absurdité,  a  pour  toujours  terminé  sa  fatale 
existence  et  ne  reste  dans  la  nation  française  que 
comme  un  souvenir  honteux  et  pénible...  Il  appartient 
maintenant  aux  puissances  neutres  de  juger  si  une 
attention  suffisante  a  été  donnée  à  leur  conseil.  Nous 
les  faisons  juges  entre  les  deu.v  puissances  belligérantes. 
Pour  ma  part,  je  les  remercie  de  l'appui  qu'elles  m'ont 
accordé  dans  mes  efforts  pour  rendre  à  mon  pays  les 

3a 


GUERRE   DE   FRANCE 

bienfaits  de  la  paix,  de  la  paix  qu'il  a  perdue,  non  par 
sa  faute,  mais  par  celle  d'un  gouvernement  dont  l'exis- 
tence a  été  la  seule  erreur  de  la  France. 

Peu  d'exemples  dans  l'histoire  montrent  aussi  claire- 
ment combien  la  morale  est  distincte  de  la  religion. 
Voici  Bismarck  et  le  roi  de  Prusse,  hommes  supérieurs 
par  l'intelligence  et  l'instruction,  sincèrement  pieux, 
religieux  jusqu'au  mysticisme,  et  pourtant  le  sens  moral 
semble  leur  avoir  fait  défaut.  Lorsque  Bismarck  a  osé 
dire  :  «  La  force  prime  le  droit  »,  ce  n'était  point  un 
mot  à  effet,  une  bravade,  c'était  le  fond  même  de  son 
âme  vile  qu'U  étalait  avec  le  cynisme  de  l'inconscience. 
Il  était  d'ailleurs  approuvé  par  son  roi.  Gomme  dit  un 
proverbe  oriental  :  «  C'est  par  la  tête  que  le  poisson 
pourrit.  »  Ces  imprévoyants  ambitieux  n'ont  pas  vu  les 
conséquences  que  d'autres  tireront  bientôt  de  leur 
maxime,  négation  de  toute  civilisation  et  de  tout  ordre 
social.  Ils  ont  abaissé  pour  longtemps  le  niveau  des 
âmes,  mais  leur  caste  le  paiera.  Quand  les  classes 
dirigeantes  enseignent  de  tels  principes,  elles  oublient 
que  la  plèbe  a  pour  elle  le  nombre  et  la  force  et 
qu'elle  commence  à  s'en  apercevoir.  C'est  au  nom  de 
cette  belle  doctrine  qu'elle  s'emparera  des  pouvoirs  et 
des  biens  que  détiennent  injustement  les  privilégiés. 

Voici  quelques  passages  de  la  circulaire  adressée  dès 
le  6  septembre  par  Jules  Favre  à  nos  agents  diploma- 
tiques : 

...  Nous  avons  défendu  énergiquement  la  politique 
de  la  paix.  Nous  y  persévérons  avec  une  conviction  de 
plus  en  plus  profonde...  Notre  cœur  se  brise  au  spec- 
tacle de  ces  massacres  d'êtres  humains  dans  lesquels 

33 


guerre  de  France 

disparaît  la  fleur  des  deux  nations,  qu'avec  un  peu  de 
bon  sens  et  beaucoup  de  liberté  on  aurait  préservées  de 
ces  effroyables  catastrophes. 

Nous  avons  hautement  condamné  la  guerre,  et, 
protestant  de  notre  respect  pour  le  droit  des  peuples, 
nous  avons  demandé  qu'on  laissât  l'Allemagne  maî- 
tresse de  ses  destinées.  Nous  étions  convaincus  que  les 
forces  morales  assureraient  le  maintien  de  la  paix. 
Mais,  comme  sanction,  nous  réclamions  une  arme  pour 
chaque  citoyen,  une  organisation  civique,  des  chefs 
élus  ;  alors  nous  demeurions  inexpugnables  sur  notre 
sol. 

Le  gouvernement  impérial,  qui  avait  depuis  long- 
temps séparé  ses  intérêts  de  ceux  du  pays,  a  repoussé 
cette  politique.  Nous  la  reprenons  avec  l'espoir  qu'in- 
struite par  l'expérience,  la  France  aura  la  sagesse  de  la 
pratiquer. 

De  son  côté,  le  roi  de  Prusse  a  déclaré  qu'il  faisait  la 
guerre,  non  à  la  France,  mais  à  la  dynastie  impériale. 
La  dynastie  est  à  terre.  La  France  libre  se  lève. 

Le  roi  de  Prmsse  veut-il  continuer  une  lutte  impie 
qui  lui  sera  au  m.oins  aussi  fatale  qu'à  nous?  Veut-il 
donner  au  monde  du  dix-neuvième  siècle  ce  cruel 
spectacle  de  deux  nations  qui  s'entre-détraisent,  et  qui, 
oublieuses  de  l'humanité,  de  la  raison,  de  la  science, 
accumulent  les  ruines  et  les  cadavres  ?  Libre  à  lui  : 
qu'il  assume  cette  responsabilité  devant  le  monde  et 
devant  l'histoire!   Si   c'est  un  défi,    nous    l'acceptons. 

Nous  ne  céderons  ni  un  pouce  de  notre  territoire,  ni 
une  pierre  de  nos  forteresses.  Une  pai.x  honteuse  serait 
une  guerre  d'extermination  à  courte  échéance.  Nous  ne 
traiterons  que  pour  une  paix  durable. 

34 


GUERRE    DE    FRANCE 

Nous  avons  une  armée  résolue,  des  forts  bienpourvus, 
une  enceinte  bien  établie,  mais  surtout  les  poitrines 
de  trois  cent  mille  combattants  décidés  à  tenir  jusqu'au 
dernier. 

Après  les  forts,  les  remparts,  après  les  remparts,  les 
barricades.  Paris  peut  tenir  trois  mois  et  vaincre  ;  s'il 
succombait,  la  France,  debout  à  son  appel,  le  venge- 
rait :  elle  continuerait  la  lutte  et  l'agresseur  y  périrait. 

Les  sentiments  exprimés  par  Jules  Favre  étaient 
ceux  des  habitants  de  Paris.  Ses  illusions  étaient  les 
nôtres. 

Les  socialistes  lancèrent  alors  cet  appel  au  peuple 
allemand  :  (i) 

Tu  ne  fais  la  guerre  qu'à  l'empereur,  et  point  à  la 
nation  française,  a  dit  et  répété  ton  gouvernement. 

L'homme  qui  a  déchaîné  cette  lutte  fratricide,  qui  n'a 
pas  su  mourir  et  que  tu  tiens  entre  tes  mains,  n'existe 
plus  pour  nous. 

La  France  républicaine  t'invite,  au  nom  de  la  justice, 
à  retirer  tes  armées.  Repasse  le  Rhin. 

Sur  les  deux  rives  du  fleuve  disputé,  Allemagne  et 
France,  tendons-nous  la  main.  Oublions  les  crimes 
militaires  que  les  despotes  nous  ont  fait  commettre  les 
uns  contre  les  autres. 

Proclamons  la  Liberté,  l'Égalité,  la  Fraternité  des 
peuples. 


(i)  Au  nom  des  sociétés  ouvrières  et  des  sections  françaises  de 
l'Association  internationale  des  travailleurs  :  Ch.  Beslay,  Briosne, 
Bachruch,  Camélinat,  Cliassin,  Chemalé,  Dupas,  Hervé,  Landeck, 
Leverdays,  Longuet,  Marchand,  Perrachon,  Tolain,  Vaillant. 

35 


guerre  de  France 

Par  notre  alliance  fondons  les  États-Unis  d'Europe. 
Vive  la  République  universelle/ 

Laissons  les  hommes  pratiques  sourire  de  notre 
naïveté.  Nous  supposions,  il  est  vrai,  chez  nos  ennemis 
un  respect  de  la  justice  qui  dépassait  leur  mentalité 
de  sauvages.  Cette  erreur,  nous  l'avons  payée  de 
nos  milliards  et  de  notre  sang.  La  circulaire  de  Jules 
Favre  et  l'appel  des  socialistes  n'en  manifestent  pas 
moins  notre  supériorité  morale.  Devant  la  postérité,  au 
milieu  de  nos  ruines,  cet  honneur  nous  reste  :  le  droit 
était  de  notre  côté.  La  sympathie  des  gens  de  cœur  est 
aussi  une  force  avec  laquelle  il  faudra  compter,  et  les 
lâches  bombardeurs  de  Paris  apprendront  peut-être 
un  jour   que  le  mépris  public  est  un  lourd  fardeau. 


M,  de  Tiicé  à  sa  sœur 

Clermont-Ferrand,  i;j  sept.  jo. 

Ma  chère  amie,  je  ne  sais  si  ma  lettre  te  parviendra,  car 
on  dit  que  les  chemins  de  fer  de  Lyon  et  d'Orléans  sont 
coupés.  —  Ici  nous  nous  refaisons.  Je  pense  qu'il  nous 
faudra  encore  une  dizaine  de  jours  pour  être  tout  à  fait 
en  état,  (i) 


(i)  Noie  de  M.  de  Tucé  :  «  Arrivé  le  lo  à  Clermont-Ferrand,  le 
régiment  en  repartit  le  28  pour  Rouen,  où  il  eut  pour  mission  de 
former  les  avant-postes  dans  la  vallée  de  l'Andelle  et  la  forêt  de 
Lyons.  Ce  fut  pendant  que  je  commandais  ce  service  que,  le 
29  octobre,  je  fus  nommé  Général  de  brigade  commandant  provi- 
soirement la  division  de  Rouen.  J'y  restai  jusqu'au  18  novembre, 
où  je  fus  envoyé  à  l'armée  de  la  Loire  pour  prendre  le  comman- 
dement de  la  première  brigade  de  Cavalerie  légère.  Je  pris  part 
à  toutes  les  opérations  de  l'armée  de  la  Loire,  jusqu'au  licencie- 
ment qui  eut  lieu  le  i3  mars.  » 

36 


GUERRE   DE   FRANCE 

Il  est  triste  de  voir  les  énormes  ressources  de  notre  pays 
si  mal  employées  :  c'est  un  nombre  immense  d'hommes 
que  l'on  met  sur  pied  ;  quant  à  nous,  nous  en  avons  beau- 
coup plus  que  nous  ne  pourrons  en  utiliser.  On  en  dirige 
une  partie  sur  différents  dépôts  du  voisinage,  où  ils 
recevront  une  instruction  plus  rapide  ;  mais  tout  cela  ne 
fera  pas  des  soldats  et  n'aura  guère  de  consistance.  Il  faut 
des  cadres  plus  solides  et  l'habitude  de  la  discipline.  Si 
l'on  eût  levé  tout  ce  monde  dès  que  l'on  a  voulu  faire  la 
guerre,  nous  n'en  serions  pas  réduits  où  nous  en  sommes. 

Je  n'ai  de  nouvelles  ni  de  mes  bagages,  ni  de  mes 
chevaux.  Je  n'en  espère  pas  et  en  ai  fait  le  sacrifice,  ainsi 
que  de  mon  argent.  C'est  un  peu  raide,  mais  qu'y  faire  ? 

Je  m'ennuie  pas  mal  à  Glermont.  Donne-moi  des  nouvelles 
de  Paul.  Il  est  probable  qu'on  ne  les  éloignera  plus  de 
Paris.  —  Je  ne  crois  pas  que  les  Prussiens  attaquent 
directement  Paris  ;  ils  se  borneront  à  couper  ses  communi- 
cations et  à  le  bloquer  à  une  distance  d'une  dizaine  de 
lieues.  Ils  laisseront  faire  les  Parisiens,  comptant  bien  qu'un 
parti  les  appellera  pour  mettre  l'ordre,  (i) 

Adieu,  tout  cela  est  très  triste. 

Vinoy,  par  une  retraite  habilement  conduite,  parvint 
à  ramener  dans  Paris  dix  mille  hommes  échappés  à 
Sedan.  Ducrot,  fait  prisonnier,  trouva  moyen  de 
s'évader. 

Après  son  éclatant  triomphe,  un  ennemi  généreux  et 
habile  aurait  loyalement  tendu  la  main  au  vaincu  et 
proposé  une  paix  honorable.  Mais  la  campagne  de 
France,  longuement  et  savamment  préparée,  fut  pour 
l'Allemagne  une  œuvre  de  jalousie,  de  cupidité  et  de 
haine. 


(i)  Comme  la  plupart  des  militaires  de  profession,  M.   de  Tucé 
n'avait  confiance  que  dans  une  armée  régulière. 

guerre.  —  3 


II 


1870 
L'INVESTISSEMENT 

ABANDON  DES  POSITIONS  EXTÉRIEURES.  —  LA  DÉFENSE. 
LE  GÉNIE  AUXILIAIRE.  —  VIOLLET-LE-DUC,  DELBROUCK. 
CHATILLON.    —    LE     BOURGET.    —    LE     3l     OCTOBRE. 


^1 


II 

1870 

L'INVESTISSEMENT 

Abandon  des  positions  extérieures.  —  La  défense.  —  Le 
Génie  auxiliaire.  —  VioIlet-le-Duc,  Delbrouck.  —  Chàtillon. 
—  Le  Bourget.  —  Le  3i  Octobre. 


Dans  un  remarquable  mémoire,  (i)  VioUet-le-Duc  a 
raconté  ce  qui  fut  fait  pour  la  défense  de  Paris,  et,  sans 
récriminer  jamais,  il  a  cru  néanmoins  devoir  dire 
ce  qu'on  aurait  pu  faire.  Il  faut  nous  souvenir  de  nos 
fautes,  «  les  signaler  avec  la  rigueur  du  chirurgien 
qui  porte  le  fer  dans  la  plaie  gangrenée,  connaître 
les  causes  qui  ont  fait  commettre  ces  fautes,  afin  de  les 
supprimer  à  jamais  s'il  est  possible  ». 

Dès  les  premiers  jours  de  septembre,  les  habitants 
des  environ»  de  Paris  se  réfugièrent  précipitamment 
dans  la  ville.  Véhicules  de  toute  sorte  attelés  ou  traînés 


(i)  Mémoire  sur  la  Défense  de  Paris.  —  A.  Morel,  éditeur,  i8ji.  Je 
compléterai  le  Journal  du  Siège  par  quelques  renseignements 
empruntés  au  livre  de  l'amiral  La  Roncière  le  Noury,  la  Marine 
aa  Siège  de  Paris,  Pion,  éditeur,  i8;2. 

4i 


le  premier  siège  de  Paris 

à  bras,  charrettes  pleines  de  sacs  de  blé,  de  légumes, 
de  meubles,  de  femmes,  d'enfants,  de  malades,  se  trou- 
vèrent arrêtés  aux  barrières  par  des  troupeaux  de 
porcs,  de  vaches  et  de  moutons.  L'encombrement  était 
indescriptible  et  lamentable.  L'hospitalité  fut  généreu- 
sement offerte  à  ces  malheureux  fugitifs. 

On  regrette  que,  dans  leur  précipitation  excessive, 
ils  aient  brûlé  avant  de  partir  des  approvisionnements 
qui  auraient  pu  prolonger  la  résistance  de  Paris  assiégé. 

Lorsque  l'on  a  un  but  précis  et  la  ferme  volonté  de 
l'atteindre,  on  ne  se  laisse  pas  arrêter  par  les  obstacles, 
fussent-ils  très  grands.  Les  Prussiens  ayant  résolu  de 
prendre  Paris,  n'hésitèrent  pas  à  faire  venir  de  lourdes 
pièces  de  marine.  Si  Trochu  avait  voulu  empêcher 
l'investissemenf,  il   le   pouvait. 

L'axiome  bien  connu  :  «  Toute  ville  investie  et 
assiégée  est  prise  si  elle  n'est  pas  secourue  »,  était-il 
applicable  à  Paris  ?  Oui,  certainement,  si  les  défenseurs 
se  renfermaient  dans  son  enceinte  et  dans  ses  forts; 
non,  peut-être,  s'ils  ne  s'y  fassent  pas  renfermés,  (i) 

Le  plus  vulgaire  bon  sens  indiquait  que  les  Allemands 
allaient  chercher  à  rétrécir  le  cercle  d'investissement  ; 
les  Français  devaient  faire  tous  leurs  efforts  pour 
l'élargir. 

Mais  le  Gouverneur  de  Paris  ne  voyait  que  les  diffi- 
cultés de  la  situation  : 

«  La  place  est  mal  armée,  elle  manque  d'appro\'i- 
sionnements,    de    poudre,    de    munitions,  de    projec- 


(I)  VioUel-le-Duc. 

42 


L  INVESTISSEMENT 

tiles...  (i)  Quelques  ou\Tages  extérieurs  ont  bien  été 
entrepris  aux  environs  de  la  ville,  mais  j'ai  eu  tant  à 
faire  au  point  de  vue  politique  et  militaire,  que  je  n'ai 
pu  m'occuper  de  ces  travaux.  La  plupart  de  ces  ouvrages 
ont  été  négligés,  quelques-uns  même  abandonnés.  » 

L'armée  était  pourtant  assez  nombreuse  pour  occuper 
Le  Raincy,  Avron,  Villiers,  Montmesly,  Choisy,  Le 
Moulin  Saquet,  Les  Hautes-Bruyères,  Sceaux,  Fontenay- 
aux-Roses,  Glamart,  Le  Plessis-Picquet,  Velizy,  Meudon, 
Sèvres,  Garches,  etc..  Jamais  l'armée  allemande  n'au- 
rait pu  investir  complètement  la  place  ainsi  élargie. 

Trochu  semble  avoir  ignoré  l'importance  stratégique 
de  ces  positions.  Plus  énergique  et  plus  intelligent,  le 
général  Ducrot  vit  bien  qu'il  fallait  à  tout  prix  trouver 
moyen  de  s'y  maintenir. 

Le  i5  septembre,  cinquante  uhlans  sont  signalés  à 
Glaye,  d'autres  vers  les  bois  de  Bondy,  du  Raincy  et 
d' Avron. 

Arrivés  devant  Paris,  les  Allemands  n'eurent  pas  un 
instant  d'hésitation.  La  place  que  devait  occuper 
chaque  troupe  était  marquée  d'avance.  Les  positions 
les  plus  favorables  avaient  été  choisies;  on  profitait 
d'un  pli  du  terrain,  de  carrières  abandonnées  formant 
une  défense  naturelle  et  permettant  de  protéger  chaque 
batterie  avec  un  petit  nombre  d'hommes.  Des  rideaux 
d'arbres  ou  des  murs  de  clôture  rendaient  les  épaule- 
ments  invisibles  à  nos  forts. 

De  notre  côté,  Ducrot  le  reconnaît,  (2)  la  plupart  des 


(i)  Tout  cela  n'était  pas  exact  ;   Clément  Duvernois  avait  déjà 
lait  entrer  ja.ooo  tonnes  de  farine,  68.000  têtes  de  bétail,  etc.. 
(a)  La  Défense  de  Paris  (Dentu  iS^S). 

43 


le  premier  siège  de  Paris 

ouvrages  entrepris  étaient  assez  avancés  au  moment 
de  l'arrivée  des  Prussiens,  pour  qu'il  fût  possible  de 
les  mettre  promptement  en  état  de  défense. 

Les  forts  d'issy,  de  Vanves,  de  Montrouge  et  de 
Bicêtre  sont,  il  est  vrai,  beaucoup  trop  rapprochés  de 
l'enceinte,  et  la  redoute  de  Ghâtillon,  n'étant  pas  reliée 
aux  forts,  pouvait  être  tournée.  Elle  fut  abandonnée 
dès  la  première  démonstration  offensive  et  ce  fut  une 
faute  grave. 

Le  i8  septembre,  Trochu  écrivait  à  Ducrot  : 

Si  nous  nous  entêtons  à  garder  la  position  que  vous 
tenez,  je  devrai  penser  à  assurer  votre  droite,  et  j'aurai 
l'obligation  de  faire  passer  le  reste  du  i3^  corps  à 
Meudon  et  Montretout.  Nous  aurions  alors  près  de 
60.000  hommes  en  ligne,  et  tous  nos  œufs  seraient, 
comme  on  dit,  dans  le  même  panier. 

Trochu  ignorait-il  qu'il  pouvait  déjà  disposer  de  plus 
de  300.000  hommes?  Il  a  vu  ce  qu'il  fallait  faire,  mais  il 
ne  l'a  pas  fait,  (i) 

La  lettre  continue  : 

Il  ne  me  paraît  pas  que  nous  puissions  prétendre  à 
tenir  indéfiniment  dans  une  position  contre  laquelle 
l'ennemi  pourrait  conduire,  après  sa  concentration  à 
Versailles,  des  masses  considérables. 

Cette  lettre  est  caractéristique.  Le  Gouverneur,  au 
lieu  de  défendre  jusqu'au  dernier  moment  ces  positions 
importantes,  les  abandonne,  sous  prétexte  qu'il  ne 
pourra  pas   les  garder  indéfiniment. 


(i)  Voir  plus  loin  page  4?)  note  4- 

44 


L  INVESTISSEMENT 

Le  même  jour,  à  midi,  nos  derniers  fils  télégra- 
phiques étaient  coupés.  «  Plus  de  communications, 
plus  de  lettres,  plus  de  dépêches,  plus  de  nouvelles. 
La  grande  ville  était  investie.  » 

Le  19  septembre,  au  moment  où  le  17^  régiment 
s'avançait  contre  la  Garenne  de  Villacoublay,  de 
jeunes  zouaves,  engagés  volontaires  qui  voyaient  le 
feu  pour  la  première  fois,  furent  pris  de  panique.  Le 
général  Ducrot  arrive  au  galop,  se  jette  au  milieu  des 
fuyards,  les  interpelle,  les  menace  ;  les  officiers  de  son 
état-major  courent  après  ces  hommes  entassés  comme 
un  troupeau  de  moutons...  On  leur  barre  la  route,  on 
les  ramène...  mais  à  la  vue  de  nouveaux  obus,  dont  un 
blesse  cinq  d'entre  eux,  ils  s'enfuient  affolés  à  travers 
bois.  La  plupart  rentrent  à  Paris,  criant  qu'on  les  a 
trahis. 

Je  les  ai  vus  rentrer,  essayant  de  faire  bonne  conte- 
nance, au  milieu  d'une  foule  indignée  qui  les  insultait. 

Ce  malheureux  combat  de  Ghâtillon  eut  des  consé- 
quences désastreuses  ;  la  principale  fut  de  confirmer 
Trochu  dans  sa  défiance  à  l'égard  de  nos  jeunes 
soldats.  Il  se  trompait.  Peu  de  jours  suffirent  à  les 
aguerrir  ;  on  verra  bientôt  ces  mêmes  zouaves  se 
comporter  vaillamment  à  la  Malmaison  et  à  Villiers. 

Trochu  n'a  pas  su  deviner  le  plan  très  rationnel  des 
Allemands.  Il  avait  tout  disposé  pour  une  succession 
de  combats  contre  un  ennemi  qui  aurait  forcé  le 
rempart  et  chercherait  à  pénétrer  dans  la  ville.  La 
surface  entière  de  Paris  avait  été  divisée  en  neuf 
secteurs  triangulaires,  dont  les  sommets  se  réunis- 
saient à  la  place  Vendôme,  leurs  bases  aboutissant  à 
l'enceinte,    et    chacun   d'eux   formant    un   champ   de 

45  guerre.  —  3. 


le  premier  siège  de  Paris 

bataille  particulier.  Or,  toutes  ces  dispositions  inutiles 
devinrent  nuisibles. 

Le  20  septembre,  le  général  Trochu  ordonna  à  toutes 
les  troupes  de  se  retirer  à  l'intérieur  de  Paris. 

De  cette  première  faute,  énorme,  dérivent  tous  nos 
désastres.  «  Il  fallait  disputer  pied  à  pied  les  positions 
qui  défendent  Paris  à  ime  distance  de  deux  mille  à  quatre 
mille  mètres,  il  fallait  les  fortifier  par  une  suite  de 
batteries  et  de  redoutes  s'appuyant  réciproquement  et 
reliées  par  des  tranchées  ;  il  fallait  agir  vite  et  d'après 
un  plan  d'ensemble.  »  (i) 


Le  i8  septembre,  Jules  Favre  demanda  à  Bismarck 
une  entrevue,  dans  l'espoir  d'obtenir  une  transaction 
honorable  qui  eût  mis  fin  à  la  guerre.  Son  rôle  fut  très 
beau  en  cette  occasion  et  lui  vaudra  dans  l'histoire 
l'estime  de  ceux  qui  ne  sont  pas  les  adorateurs  aveugles 
du  succès.  Louis  Veuillot,  le  virulent  pamphlétaire 
catholique,  conservait  assez  le  sentiment  de  la  justice 
pour  accorder,  cette  fois,  son  approbation  à  un  adver- 
saire politique.  Il  écrivait  après  l'entrevue  de  Ferrières  ; 

«  Dans  la  conception  de  la  démarche,  dans  la  vail- 
lante résolution  de  l'accomplir  sans  la  soumettre  aux 
incertitudes  du  Conseil,  dans  la  manière^de  la  raconter, 
dans  l'art  de  l'exploiter  contre  l'ennemi,  il  y  a  de 
l'honnête  homme,  de  l'homme  de  cœur,  de  l'homme  de 
talent  et  de  l'homme  d'État...  Une  action  si  droite  et  si 


(1)  VioUet-le-Duc. 


L  INVESTISSEMENT 

vigoureuse,  une  parole  si  simple,  un  art  si  loyal  de 
mettre  en  évidence  la  majesté  du  vrai,  un  attendris- 
sement si  communicatif,  pouvait-on  attendre  tant  d'un 
tel  vieux  politique  révolutionnaire,  académicien  et 
avocat?...  Le  roi  de  Prusse  ne  pouvait  en  rien  nous 
favoriser  autant  que  par  l'étalage  de  sa  brutalité.  Il 
nous  avait  vaincus,  c'était  le  sort  des  armes  ;  il  a  voulu 
se  donner  le  plaisir  de  nous  souffleter.  Qu'il  en  écrive  à 
sa  reine  tout  ce  qu'il  voudra,  il  ne  nous  fera  jamais 
croire  que  Dieu  l'avait  chargé  de  cette  besogne,  et  le 
soufflet  lui  sera  rendu.  »  (i) 

Le  22  septembre,  l'ennemi  occupe  Villejuif.  A 
sept  heures  du  soir,  la  division  Maud'huy  sort  de 
Paris  pour  reprendre  les  Hautes-Bruyères.  Une  autre 
colonne  occupe  le  Moulin-Saquet  sans  coup  férir.  (2) 
On  commençait  à  reconnaître  l'importance  des  positions 
que  Trochu  avait  si  malencontreusement  abandonnées. 

Au  début  du  siège,  le  cordon  d'investissement  s'éten- 
dant  sur  une  Ligne  de  plus  de  vingt  lieues,  était  très 
mince,  (3)  et  Paris  avait  trois  armées.  (4) 

11  fallait  jjrofîter  de  cette  supériorité  du  nombre. 
L'artillerie  de  campagne  des  Allemands  était  insuf- 
fisante pour  attaquer  nos  forts.  On  n'aurait  pas  dû 
permettre   aux   assiégeants   d'installer   tranquillement 


(i)  L.  Veuillot.  Paris  pendant  les  deax  sièges.  L.  Vives,  éditeur, 
(a)  La  Roncière. 

(3)  Il  était  formé  de  122.660  fantassins,  24.325  cavaliers  et 
622  canons.  C'est  seulement  vers  la  fin  d'octobre  que  l'armée 
allemande   compta  environ  25o.ooo  hommes. 

(4)  Ducrot  avec  io.5.ooo  hommes;  Vinoy  avec  le  i3'  corps  d'armée 
et  1 15.000  mobiles;  Clément  Thomas  avec  i3o.ooo  gardes  nationaux 
(ce  nombre  fut  bientôt  porté  à  3oo.ooo).  Enfin  comme  réserve 
l'amiral  la  Roncière  le  Noury  avec  l'infanterie  de  marine  et  14.000 
marins  d'élite, 

47 


le  premier  siège  de  Paris 

leurs  pièces  de  gros  calibre  sur  les  hauteurs  d'où  ils 
allaient  bientôt  nous  bombarder. 

Cependant  Trochu  ne  cessait  de  répéter  que  la 
défense  de  Paris  n'était  qu'une  «  héroïque  folie  ». 
Persuadé  que  nous  ne  résisterions  pas  quinze  jours, 
il  resta  inactif.  Son  devoir  eût  été  de  remettre  le 
commandement  aux  mains  d'un  chef  plus  résolu.  L'un 
des  premiers  Flourens  le  comprit,  il  ne  suffisait  pas  de 
stimuler  ce  chef  découragé,  il  fallait  le  remplacer. 

Une  autre  faute,  incroyable  chez  des  Français, 
contribua  grandement  à  l'insuccès  de  toutes  nos  tenta- 
tives, aussi  bien  à  Paris  qu'à  l'armée  de  la  Loire,  c'est 
la  lenteur. 

Quelques-ims  des  généraux  étaient  peut-être  affaiblis 
par  l'âge,  (i)  «  Tout  arrivait  toujours  trop  tard,  ordres, 
mesures,  déterminations,  mouvements.  »  L'armée  perdit 
confiance  dans  des  chefs  évidemment  incapables. 
Elle  ne  marchait  plus  qu'avec  «  la  certitude  de  ne  pas 
réussir  ».  (2) 

La  garde  nationale  manquait,  il  est  vrai,  de  disci- 
pline, elle  était  insuffisamment  exercée,  mais  elle  ne 
demandait  qu'à  marcher  à  l'ennemi.  Le  grand  tort  de 
Trochu  fut  de  dédaigner  ces  troupes  improvisées,  dont 
un  chef  plus  hardi  aurait  su  se  servir  utilement. 

11  le  reconnaît  pourtant,  le  zèle  était  extrême. 
((  Partout,  le  jour,  la  nuit,  on  faisait  l'exercice.  »  Plus 
de  50.000  hommes  montaient  la  garde  sur  les  remparts. 


(i)  «  On  a  fourré  à  notre  tête  tous  les  podagres  de  l'annuaire. 
Ils  ont  accepté  la  responsabilité  en  s'arrachant  les  cheveux  de 
terreur,  et  ont  péri  par  leur  propre  impuissance  beaucoup  plus 
que  par  l'habileté  de  leurs  adversaires.  »  Rossel,  Papiers 
posthumes,    page    ji. 

(a)  Viollet-le-I)uc. 

48 


L  INVESTISSEMENT 

laissant  aux  généraux  la  libre  disposition  des  troupes 
de  l'armée  active,  postée  en  dehors  de  l'enceinte. 

Ce  fut  pour  répondre  aux  vœux  unanimement 
exprimés  par  la  garde  nationale  que  l'on  organisa  des 
compagnies  de  guerre  (266  bataillons), 

La  légion  du  Génie  auxiliaire,  dans  laquelle  je  m'étais 
engagé,  était  composée  d'ouvriers  intelligents  et  coura- 
geux, depuis  longtemps  embrigadés  pour  les  travaux 
ordinaires  de  la  Aille  de  Paris  :  maçons,  serruriers, 
charpentiers,  menuisiers,  couvreurs,  etc..  Cette  troupe 
d'élite  était  fortement  encadrée  par  des  architectes  de 
grand  talent  et  de  haute  valeur  morale,  ayant  sous 
leurs  ordres  des  jeunes  gens  pleins  d'ardeur,  sortis 
pour  la  plupart  de  l'École  des  Beaux-Arts. 

Au  lieu  de  nous  faire  monter  la  garde  dans  des 
casernes,  n'aurait-on  pas  dû,  dès  le  premier  jour,  nous 
faire  travailler  en  dehors  de  Paris?  Nous  frémissions 
d'impatience  dans  l'inaction  où  Trochu  nous  laissait 
systématiquement,  et  je  fus  simplement  l'interprète  de 
mes  camarades,  lorsque  je  rédigeai  une  pétition  deman- 
dant qu'on  nous  envoyât  aux  avant-postes.  Cette  péti- 
tion fut  signée  par  les  officiers  et  sous-officiers  du 
Génie,  mais  ce  fut  seulement  dans  les  derniers  jours  de 
novembre  que  l'on  consentit  enfin  à  faire  droit  à  notre 
demande. 

La  légion  du  Génie  travailla  à  la  défense  de  Paris 
sous  les  ordres  de  VioUet-Ie-Duc,  lieutenant-colonel,  (i) 
Ce  savant  architecte,  historien  de  génie,  dont  le  «  Dic- 
tionnaire »  reste  le  plus  beau  monument  élevé  à  l'art 
gothique,  fut  un  très  remarquable  chef  militaire.  Tou- 


(i)  Alphand,  notre  colonel,  ne  s'occupait  guère  que  de  l'admi- 
nistration. 

49 


le  premier  siège  de  Paris 

jours  le  preinier  au  danger,  doué  d'une  grande  sûreté 
de  coup  d'œil,  il  donnait  les  ordres  nécessaii'es  avec 
promptitude  et  précision.  Nous  l'aimions  beaucoup, 
parce  que  nous  sentions  en  lui  une  haute  intelligence 
mise  au  service  d'un   ardent  amour  pour  notre  pays. 

J'aurai  plus  d'une  fois  l'occasion  de  citer  son  «  Mémoire 
sur  la  défense  de  Paris  ».  Immédiatement  après  la 
guerre,  il  a  relevé  avec  soin  notre  humble  travail  de 
fourmis,  et  aussi  les  travaux  de  nos  adversaires. 

Je  ne  trouve  à  ce  livre  qu'un  défaut  :  l'excessive  mo- 
destie de  l'auteur.  Systématiquement,  il  ne  donne  aucun 
nom  ;  il  ne  parle  jamais  de  lui,  et  ne  laisse  pas  même 
soupçonner  la  part  importante  et  parfois  glorieuse  qu'il 
a  prise  aux  opérations  militaires. 

Les  Allemands  se  gardaient  bien  d'attaquer,  mais  ils 
bloquaient  Paris  de  plus  en  plus  étroitement,  dans 
l'espoir  de  le  réduire  par  la  famine.  Le  fameux  plan  de 
Trochu  consistait  à  les  laisser  faire. 

Avec  les  arbres  abattus  au  Bois  de  Boulogne,  nos 
architectes  construisirent  d'abord,  au  Point  du  Jour,  des 
casemates,  des  abris  blindés,  où  les  soldats  devaient 
trouver  un  refuge  contre  le  bombardement.  Ces  bara- 
quements pittoresques  ne  répondaient  qu'imparfaitement 
à  leur  but.  Il  eût  fallu  les  enfoncer  dans  le  sol  et  les 
couvrir  de  masses  énormes  de  terre,  dans  lesquelles  les 
obus  auraient  pu  éclater  sans  faire  de  grands  ravages. 
Aucun  chef  ne  semble  s'être  douté  alors  de  la  puissance 
des  engins  employés  par  l'artillerie  moderne. 

A  côté  de  nous  travaillaient  des  agents  de  police  et 
des  sergents  de  ville  ;  ce  voisinage  amenait  des  disputes 
et  des  rixes  continuelles.  Presque  exclusivement  recrutés 
en  Corse,  les  policiers  de  l'empire  étaient  détestés  de 

5o 


L  INVESTISSEMENT 

la  population  parisienne  qu'ils  avaient  tant  de  fois  mal- 
traitée avec  brutalité.  Nos  officiers  essayaient  vainement 
de  calmer  les  colères.  Seul,  le  capitaine  Delbrouck 
parvenait  à  se  faire  entendre.  Ses  opinions  avancées,  le 
soin  extrême  qu'il  prenait  des  hommes  placés  sous  ses 
ordres,  sa  bonté,  sa  justice,  son  courage,  en  avaient 
fait  l'idole  des  soldats.  Un  jour,  je  le  vis  s'avancer  au 
plus  fort  d'une  bagarre  ;  il  par-vint  à  réunir  en  cercle  les 
hommes  de  sa  compagnie,  et,  avant  de  prendre  la 
parole,  écouta  leurs  griefs  exposés  avec  fureur  ;  «  Vous 
avez  raison,  dit-il,  de  détester  ces  policiers  de  l'empire», 
et  il  les  traita  très  durement,  se  conciliant  ainsi  les 
esprits;  puis,  par  un  magnifique  mouvement  d'élo- 
quence, montrant  à  l'horizon,  sur  les  hauteurs  voisines, 
l'ennemi  construisant  ces  batteries  qui  allaient  réduire 
en  poudre  nos  maisons,  massacrer  nos  femmes  et  nos 
enfants  :  «  Voilà  ce  qu'il  faut  voir,  oubhez  tout  le 
reste.  »  Sa  voix,  faible  pourtant,  avait  un  tel  accent  de 
conviction,  une  telle  force  de  sympathie,  que  la  colère 
tomba  comme  par  enchantement.  Merveilleux  effet  de 
l'éloquence  !  L'orateur  avait  amené  ceux  qui  l'écou- 
taient  à  penser  comme  lui. 


La  Commission  des  barricades  encombra  de  la  façon 
la  plus  fâcheuse  les  voies  par  lesquelles  nos  troupes 
devaient  passer  :  «  Opposer  des  barricades  à  un  ennemi 
qui  vous  envoie  des  obus  de  i8  centimètres  à  la  distance 
de  7.500 mètres,  cela  serait  risible,  si  dans  cette  lugubre 
histoire,  il  y  avait  place  pour  un  sourire.  »  (i) 


(I)  Viollet-le-Duc. 

51 


le  premier  siège  de  Paris 

Pendant  toute  la  durée  du  siège,  les  matelots  furent 
employés  avec  nous  aux  travaux  du  Génie  ;  nous  avons 
pu  apprécier  leur  discipline  et  leur  courage.  Six  de  nos 
forts,  Romaln^^.lle,  Noisy,  Rosnv,  Ivry,  Bicêtre,  Mont- 
rouge  et  les  deux  batteries  de  Saint-Ouen  et  de 
Montmartre  furent,  dès  le  principe,  exclusivement 
confiés  à   la   marine,  (i) 

Construites  depuis  longtemps,  nos  fortifications  ne 
pouvaient  résister  à  la  puissance  des  nouveaux  canons. 
Pour  les  renforcer,  on  y  plaça  des  sacs  à  terre  sur 
une  épaisseur  de  trois  mètres.  Cent  mille  grands  sacs 
avaient  été  achetés  en  Angleterre,  avant  l'investisse- 
ment. Quatre  wagons  blindés,  portant  chacun  deux 
canons,   étaient  armés  par  des  marms. 

Une  flottille,  primitivement  destinée  à  opérer  sur  le 
Rhin,  fut  expédiée  à  Paris,  dès  que  le  contre-amiral 
Exelmans  se  trouva  bloqué  dans  Strasbourg. 

7  octobre.  —  A  onze  heures  et  demie  du  matin, 
Gambetta,  accompagné  de  Spuller,  quitte  Paris  par  le 
ballon  V Armand  Barbes.  Il  arrive  à  Tours  le  surlen- 
demain. 

g  octobre.  —  Le  \'ice-amiral  La  Roncière  félicite  les 
troupes  qui  ont  exécuté  la  veille  une  opération  sur 
Bondy.  Il  exprime  sa  confiance  dans  le  succès  des 
entreprises  destinées  à  élargir  le  cercle  de  notre  action. 

La  ligne  des  forts  de  TEst  est  aujourd'hui  reliée  par 
des  chemins  couverts  jusqu'au  delà  du  fort  de  Nogent. 
«  M.  VioUet-le-Duc,  à  la  tête  d'ouvriers  auxiliaires  du 
Génie,  a  concouru  très  efficacement  à  ces  travaux.  » 


(i)  On  avait  fait  venir  des  ports  i83  canons  de  o  m.  i6  et  a3  de 
o  m.  ig  dont  les  portées  vont  jusqu'à  6.5oo  et  j.ooo  mètres. 

52 


L  INVESTISSEMENT 

II  octobre. —  Chaque  jour,  l'enneini  renouvelle  ses 
tentatives  d'espionnage.  Aujourd'hui,  à  Auteuil,  un 
poste  de  pompiers  a  arrêté  pendant  la  nuit  un  homme 
déguisé  en  vieille  mendiante.  Cet  homme  s'est  empoi- 
sonné en  arrivant  au  poste  du  quartier  général.  Le 
-docteur  Tardieu  constate  l'empoisonnement. 

i3  octobre.  —  Bagneux  est  pris  par  nos  mobiles  qui 
s'y  établissent  solidement.  «  Vers  onze  heures,  la  lutte 
était  partout  à  notre  avantage,  quand  l'ordre  de  cesser 
le  combat  fut  apporté.  »  (i) 

Le  Gouverneur,  dans  un  ordre  du  jour,  félicita  les 
troupes  qui  toutes  s'étaient  comportées  avec  le  plus 
grand  entrain. 

Pourquoi  les  positions  conquises  furent-elles  aban- 
données? Bien  mieux  que  les  Allemands  nous  pou\-ions 
envoyer  constamment  de  nouveaux  renforts  à  nos 
soldats   épuisés. 

Le  16  octobre,  Trochu  affirmait  que  l'enceinte  de 
Paris  était  devenue  inabordable  ;  il  rendait  hommage  à 
l'ardeur  des  citoyens  qui  réclamaient  le  combat,  mais 
il  ajoutait  avec  un  regrettable  orgueil  :  «  M'inspirant 
des  devoirs  et  des  responsabilités  que  personne  ne 
partage  avec  moi,  je  suivrai  jusqu'au  bout  le  plan  que 
je  me  suis  tracé,  sans  le  révéler.  » 

Ce  fut  seulement  pour  donner  une  apparente  satis- 
faction à  l'opinion  publique  qu'une  sortie  sans  but  fut 
tentée  le  21  octobre.  L'élan  de  nos  soldats  fut  tel  qu'il 
y  eut  un  instant  de  panique  à  Versailles.  Guillaume 


(i)  Ducrot,  page  339. 

53 


te  premier  siège  de  Paris 

l'avoue  dans  une  dépêche  à  la  reine  Augusta.  Pourquoi 
nos  troupes  ne  furent-elles  pas  soutenues  ?  Pourquoi 
reçûmes-nous  l'ordre  de  battre  en  retraite  ? 


PREMIERE   AFFAIRE   DU   BOURGET 

Nous  avions  réussi  à  reprendre  le  Bourget,  position 
dont  les  Allemands  comprenaient  bien  l'importance, 
puisqu'ils  firent  de  grands  efforts  pour  s'en  emparer. 
Nos  mobiles  étaient  épuisés  de  fatigue  et  de  faim  ; 
Trochu  les  abandonnait;  découragés,  ils  se  retirèrent, 
et  deux  pièces  de  canon  qui  allaient  tomber  entre  les 
mains  de  l'ennemi,  furent  emmenées  sans  ordres.  Cepen- 
dant, malgré  tout,  une  troupe  d'environ  1.600  hommes 
résista  héroïquement. 

Pendant  la  nuit,  le  génie  commença  à  relier  le 
Bourget   à   Draricy   par   une   tranchée-abri. 

«  Pourquoi,  écrit  Viollet-le-Duc,  ayant  réussi  à 
s'emparer  du  Bourget,  n'essaya-t-on  pas  de  s'y  main- 
tenir et  d'attaquer  le  Raincy?  Énigmes  que  tout  cela. 
Le  3o,  nous  étions  chassés  du  Bourget  dès  le  matin, 
abandonnant  à  l'ennemi  de  l'artillerie  et  des  prison- 
niers. » 

Un  récit  inexact  fut  envoyé  par  Trochu  au  Journal 

officiel  : 

Le  village  du  Bourget  ne  faisait  pas  partie  de 
notre  système  général  de  défense;  son  occupation  était 
d'une  importance  très  secondaire...  Le  pénible  accident 

54 


L  INVESTISSEMENT 

survenu  par  le  fait  d'une  troupe  qui,  après  avoir  surpris 
l'ennemi,  a  manqué  absolument  de  vigilance  et  s'est 
laissé  surprendre  à  son  tour,  a  vivement  affecté  l'opi- 
nion. 

En  effet,  l'opinion  fut  profondément  irritée;  et  voici 
ce  qu'elle  répondait  :  «  Ou  le  Bourget  est  un  point 
stratégique  important,  et  l'ayant  pris,  il  fallait  s'efforcer 
de  le  conserver;  ou  cette  position  était  sans  valeur,  et 
on  ne  devait  pas  sacrifier  nos  soldats  pour  s'en 
emparer.  » 


ÉMEUTE   DU   3l    OCTOBRE 

Dès  le  5  octobre,  le  major  Flourens,  à  la  tête  de  dix 
bataillons  de  Belleville,  avait  demandé  au  Gouverne- 
ment :  1°  De  faire  exécuter  des  sorties  à  la  garde 
nationale  ;  2°  D'armer  ses  bataillons  de  chassepots  ; 
3°  De  changer  le  personnel  réactionnaire  dans  les 
administrations  publiques;  4° De  procéder  aux  élections 
municipales. 

Ces  demandes  étaient  légitimes,  et  le  Gouvernement 
de  la  Défense  Nationale,  issu  lui-même  d'une  révolution, 
ne  pouvait  pas  s'étonner  de  cette  façon  révolutionnaire 
d'apporter  une  pétition.  Paris  bloqué  voulait  élire  léga- 
lement ses  chefs.  Il  avait  le  droit  d'espérer  qu'il  en 
trouverait  de  plus  énergiques  et  de  plus  dévoués  à  la 
République. 

8  octobre.  —  Quatre  mille  gardes  nationaux  en  armes 
55 


le  premier  siège  de  Paris 

descendent  de  nouveau  de  Charonne,  Belleville,  Ménil- 
montant  et  envahissent  la  place  de  l'Hôtel-de- Ville. 

Nous  ne  pouvions  oublier  que  les  membres  du  Gou- 
vernement de  la  Défense  Nationale  avaient  tous  prêté 
autrefois  serment  à  l'empire,  et  l'irrégularité  de  leur 
élection  nuisait  à  leur  autorité.  Le  8  octobre,  le  comité 
central  des  vingt  arrondissements  de  Paris  réclamait 
par  une  aflBche  la  nomination  légale  d'une  Commune. 
Cette  demande  ayant  été  refusée,  une  manifestation 
pacifique  eut  lieu  sur  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville.  Tout 
se  borna  à  quelques  cris  de  :  Vive  la  Commune  !  Trochu 
et  Tamisier  passèrent  en  revue  les  bataillons  de  la 
garde  nationale.  De  son  côté,  Jules  Favre,  par  un 
discours  habile,  parvint  à  calmer  les  esprits. 

Tous,  dit-il,  nous  eussions  été  heureux  de  donner 
aux  pouvoirs  municipaux  le  fondement  régulier  d'une 
libre  élection.  Mais  tous  aussi  nous  avons  compris  que, 
lorsque  les  Prussiens  menacent  la  cité,  ses  habitants  ne 
peuvent  être  qu'aux  remparts...  Au  moment  où  je  vous 
parle,  entendez-vous  l'appel  suprême  qui  m'interrompt? 
C'est  la  voi.x  du  canon  qui  tonne  et  qui  nous  dit  à  tous 
où  est  le  devoir. 

Les  membres  du  Gouvernement  furent  protégés  cette 
fois  par  les  mobiles  bretons  et  par  quelques  bataillons 
de  la  garde  nationale. 

Le  28  octobre,  dans  une  grande  réunion  publique, 
Ledru-Rollin  s'écriait  : 

«  C'est  la  grande  Commune  qui  a  sauve  de  l'étranger 
le  sol  sacré  de  la  Patrie...  Lyon  l'a  déjà  instituée... 

56 


L  INVESTISSEMENT 

Resterez-vous  en  arrière  de  Lyon,  vous,  Parisiens,  qui 
avez  toujours  marché  à  la  tête  de  la  Révolution?  » 

La  veille,  Félix  Pyat  écrivait  dans  le  Combat  : 

«  Fait  vrai,  sûr  et  certain,  que  le  Gouvernement  de 
la  Défense  Nationale  retient  par  devers  lui  comme  un 
secret  d'Etat,  et  que  nous  dénonçons  à  l'indignation  de 
la  France  comme  un  crime  de  haute  trahison  : 

«  Le  maréchal  Bazaine  a  envoyé  un  colonel  au  camp 
du  roi  de  Prusse  pour  traiter  de  la  reddition  de  Metz  et 
de  la  paix,  au  nom  de  S.  M.  l'empereur  Napoléon  IIL  » 

Flourens  informé  par  Rochefort  n'avait  pas  cru  devoir 
cacher  la  vérité,  il  espérait  que  Paris  comprendrait 
enfin  l'insuffisance  de  ces  chefs  dont  la  temporisation 
nous  perdait. 

On  crut  d'abord  à  une  calomnie,  et  des  numéros  du 
Combat  furent  brûlés  publiquement.  Le  Journal  officiel 
vantait  «  notre  glorieux  Bazaine  »  et  démentait  la 
douloureuse  nouvelle,  (i)  Le  3o  octobre,  Thiers  arrivé 
à  Paris  la  confirmait  :  «  Bazaine  et  son  armée  sont 
prisonniers   de   guerre.  » 

Aussi  découragé  que  Trochu,  Thiers  songeait  déjà 
à  se  rendre.  Il  assurait  que  la  forme  républicaine  était 
peu  sympathique  aux  monarchies  d'Europe,  et,  sous  le 
nom  d'armistice,  proposait  une  capitulation.  N'était-il 
pas  insensé  de  demander  à  Bismarck  une  trêve  de 
quinze  jours  avec  ravitaillement  ? 


(i)  C'était  presque  se  rendre  solidaire  du  traître.  D'Aurelle  s'in- 
dignera aussi,  lorscpie  Gambetta  osera  dire  aux  soldats  qu'un  chef 
les  avait  trahis.  Il  y  a  toujours  des  gens  qui  ont  peur  de  la  vérité. 

57 


le  premier  siège  de  Paris 
Au  Conseil,  lorsque  Thiers  parla  de  se  rendre  : 

«  Nous  n'en  avons  pas  le  droit,  répondit  Ducrot  ;  nous 
avons  des  vi^Tes,  des  armes,  des  munitions;  nous 
devons  défendre  Paris  aussi  longtemps  que  possible, 
pour  permettre  au  pays  de  former  des  armées  nou- 
velles. Une  grande  nation  se  relève  toujours  de  ses 
ruines  matérielles,  elle  ne  se  relève  jamais  de  ses 
ruines  morales.  Nos  enfants  bénéficieront  de  l'honneur 
que  nous  aurons  sauvé.  » 

Ainsi  Paris  apprenait  à  la  fois  la  reprise  du  Bourget 
par  les  Allemands,  la  reddition  de  Metz  et  les  négocia- 
tions prématurées  de  Thiers. 

Une  colère  indescriptible  s'empara  de  la  population 
tout  entière.  Par  ime  généralisation  excessive,  mais 
bien  excusable,  la  trahison  de  Bazaine  éclaboussait  de 
sa  honte  les  chefs  incapables  auxquels  nous  avions 
imprudemment  confié  la  défense  de  la  patrie. 

Trochu  restait  inactif,  en  prières,  attendant  un  mira- 
culeux secours  d'en  haut,  (i)  Ce  théoricien  mystique 
possédait,  il  est  vrai,  une  des  vertus  chrétiennes  ;  la 
Prudence  ;  à  coup  sûr,  il  n'avait  ni  l'Espérance  ni  la 
Foi.  Ses  indécisions  et  ses  lenteurs  doivent  être  comp- 
tées au  nombre  des  causes  principales  de  nos  défaites. 
Le  peuple  frémissant  s'écria  :  Le  Gouvernement  a  fait 
preuve  d'incapacité,  il  faut  le  remplacer  d'urgence. 

Trochu  lui-même  venait  d'écrire  dans  une  proclama- 
tion :  «  Quand  un  général  a  compromis  son  commande- 


Ci)  «  Soyez  tranquilles,  disait-il,  ma  femme  fait  une  ncuvaine  à 
Sainte-Geneviève.  »  Ses  collègues  l'empêchèrent  de  publier  une 
proclamation  ridicule.  (Voir  Armand  Dayot,  l'Invasion,  page  358) 

58 


L  INVESTISSEMENT 

ment,  on  le  lui  enlève.  Quand  un  gouvernement  a  mis  en 
péril  par  ses  fautes  le  salut  de  la  Patrie,  on  le  destitue.  » 
Des  hommes  modérés,  tels  que  le  maire  du  G*"'  arron- 
dissement, se  firent  l'écho  de  l'indignation  générale  en 
affichant  cette  proclamation  : 

Peuple  français  ! 

Pendant  que  Châteaudun  se  fait  écraser,  Bazaine 
capitule!  Cette  dernière  honte  doit  ouvrir  nos  yeux. 
Nous  sommons  le  Gouvernement  de  la  Défense  Natio- 
nale :  1°  De  déclarer  hors  la  loi  Bonaparte  et  les 
hommes  qui  soutiennent  son  système;  2°  De  destituer 
et  d'emprisonner  les  généraux  qui,  par  incapacité  ou 
trahison,  ont  causé  nos  derniers  désastres  (i);  3°  De 
repousser  absolument  toute  proposition  d'armistice  et 
de  lever  en  deux  bans  toute  la  population  mâle  de 
Paris.  —  Que  si  le  Gouvernement  refuse  de  prendre 
les  mesures  révolutionnaires  que  réclame  la  situation, 
il  donne  en  masse  sa  démission  pour  jeudi  3  novembre 
prochain.  —  La  victoire  ou  la  mort!  Vive  la  Répu- 
blique ! 

Le  Comité  révolutionnaire  du  6«  arrondissement. 

Approuvé  :  Robinet,  maire. 

André  Rousselle,  adjoint. 

Le  3i  octobre,  l'émeute  gronde  autour  de  l'Hôtel  de 
Ville.  Le  peuple  irrité  se  presse  sur  la  grande  place 
aux  cris  de  :  Pas  d'armistice  !  Mort  aux  lâches  !  La 
Commune  !  La  levée  en  masse  I 


(i)  Tous  les  chefs  de  l'armée  étaient  des  ennemis  déclarés  de  la 
République. 

59 


le  premier  siège  de  Paris 

Etienne  Arago,  Floquet,  Clamageran  font  de  vains 
efforts  pour  calmer  cette  foule  houleuse.  Enfin  Trochu 
paraît  et  obtient  un  peu  de  silence  : 

Citoyens,  dit-il,  que  demandez-vous  ?  Quand  nous 
sommes  arrivés  au  Gouvernement,  l'état  de  Paris  était 
tel  que  l'ennemi  eût  pu  s'en  rendre  maître  en  quarante- 
huit  heures.  A  l'heure  qu'il  est,  nous  pouvons  le  dire 
avec  certitude,  Paris  est  imprenable. 

Et  comme  l'orateur  est  interrompu  par  les  cris  :  «  A 
bas  Trochu  !  La  sortie  en  masse  !  » 

Nul  plus  que  moi,  continue-t-il,  n'est  dévoué  au 
salut  commun,  et  nul  ne  veut  davantage  une  guerre 
sans  m.erci,  une  guerre  à  outrance. 

On  ne  le  croyait  plus.  Jules  Simon  veut  à  son  tour 
prendre  la  parole,  on  ne  l'écoute  pas. 

Les  maires  des  vingt  arrondissements  étaient  déjà 
réunis  à  l'Hôtel  de  Ville.  Tous  sont  d'accord  :  c'est  une 
nécessité  d'avoir  enfin  à  Paris  un  gouvernement  régu- 
lièrement élu.  La  Commune  organisera  immédiatement 
des  compagnies  de  marche  composées  de  tous  les 
hommes  valides.  Etienne  Arago,  maire  de  Paris,  porte 
ces  vœux  aux  membres  du  Gouvernement  réunis  dans 
une  salle  voisine.  Ces  propositions  sont  acceptées. 
Rochefort  est  chargé  d'annoncer  au  peuple  que  l'on 
procédera  dès  le  lendemain  aux  élections  municipales. 

—  Non  !  non  !  pas  d'élections  municipales  !  La  Com- 
mune! 

—  Mais,  citoyens,  répond  Rochefort  avec  un  hausse- 
ment d'épaules,  c'est  la  même  chose  ! 

60 


L  INVESTISSEMENT 

Il  se  trompait.  Les  mots  changent  de  sens  selon  les 
circonstances.  En  ce  moment,  dans  l'esprit  des  Pari- 
siens, la  Commune,  c'était  un  gouvernement  nouveau 
qui  donnerait  aux  opérations  militaires  une  impulsion 
plus  vigoureuse. 

Bientôt  se  répandent  des  listes  diverses  qui  désignent 
les  membres  d'im  Comité  de  Salut  Public.  Un  seul  nom 
réunit  tous  les.  suffrages,  celui  de  Dorian,  l'énergique 
ministre  des  Travaux  Publics,  qui  a  réussi  à  fondre 
rapidement  les  nouvelles  pièces  de  7.  Vive  Dorian  !  A 
bas  Trochu! 

Les  membres  du  Gouvernement  se  réunissent  dans  la 
Salle  des  délibérations  ;  ils  n'ont  pour  les  protéger  que 
trois  compagnies  des  mobiles  de  l'Indre  sous  les  ordres 
du  commandant  Dauvergne.  Trochu  demande  des 
renforts  au  général  Tamisier.  Mais  où  trouver  des 
défenseiu-s  du  Gouvernement?  La  plupart  des  gardes 
nationaux  réclament  des  élections  nouvelles  et  repous- 
sent avec  indignation  l'idée  d'un  armistice. 

Soudain,  voici  que,  sur  la  place  de  l'Hôtel-de- Ville,  la 
grande  porte  s'entr'ouvre  pour  donner  passage  à  un 
bataillon  menaçant.  Sabre  au  clair,  le  commandant 
Dauvergne  va  donner  l'ordre  de  tirer  sur  le  peuple.  Les 
fusils  sont  en  joue;  la  foule  s'écarte,  c'est  un  sauve- 
qui-peut  ;  les  femmes  et  les  enfants  poussent  des  cris  de 
terreur. 

A  ce  moment,  le  capitaine  Delbrouck,  (i)  seul,  les 
bras  étendus,  s'avance  au-devant  des  soldats  : 
«  Arrêtez,  s'écrie-t-il,  qu'allez-vous  faire?  »  Et   de  la 


(i)  Le  lieutenant  de  Vesly,  Léon  C.  et  moi  nous  accompagnions 
notre  capitaine,  sa  fille  était  auprès  de  lui. 


61 


guerre. 


le  premier  siège  de  Pans 

main,  par  un  geste  presque  aussi  beau  que  celui  de 
Winkelried,  il  relève  les  canons  des  fusils. 

Saisi  au  collet,  le  commandant  Dauvergne  a  été 
traîné  sous  la  voûte;  ses  soldats  tombent  sur  les 
émeutiers  à  coups  de  crosse  et  le  délivrent.  Trochu 
donne  aux  mobiles  l'ordre  de  rentrer  dans  l'Hôtel  de 
Ville.  (I) 

Bientôt  quelques  coups  de  revolver  ayant  été  tirés  par 
des  mobiles,  la  loule  revient  exaspérée,  se  rue  contre  la 
porte;  on  ouvre  de  l'intérieur,  ce  sont  les  soldats  de 
Tibaldi  qui  ont  grimpé  par  une  fenêtre;  la  Maison 
communale  est  envahie. 

«  Démission!  crie  le  peuple  en  pénétrant  dans  la 
Salle  des  délibérations.  Démission  !  » 

Les  membres  du  Gouvernement  sont  debout,  très 
émus,  mais  tenant  tête  à  l'orage. 

«  Je  ne  résignerai  jamais  mes  pouvoirs  entre  les 
mains*  d'une  minorité,  s'écrie  Jules  Favre,  jamais  I 
jamais!  jamais!   » 

Schœlcher, -Etienne  Arago  promettent  des  élections 
prochaines,  mais  cela  est  trop  vague,  le  temps 
presse. 

Le  fougueux  Flourens  est  entré  et,  à  la  tête  de  ses 
tirailleurs  de  Belleville,  debout  sur  la  table,  réclame  la 
déchéance  du  Gouvernement. 

«  Jamais  !  »  répond  encore  ime  fois  Jules  Favre. 

Le   tumulte  est   indescriptible.  S'il    faut    en    croire 


(i)  Un  peu  plus  tard,  ils  se  frayèrent  un  passage  à  la  baïonnette 
jusqu'à  la  caserne  Napoléon. 

6a 


L  INVESTISSEMENT 

Flourens,  (i)  Jules  Ferry,  debout,  parlait  d'union  et  de 
concorde,  Jules  Favre,  assis,  tenait  une  plume  pour  se 
donner  une  contenance,  Jules  Simon  cherchait  dans  sa 
philosophie  des  remèdes  à  cette  aventure  et  n'en  trou- 
vait pas.  Trochu,  recommandant  son  âme  à  Dieu, 
mettait  sa  décoration  dans  sa  poche.  Le  vieux  Garnier- 
Pagès  se  démenait  comme  un  possédé.  Tamisier,  tout 
hébété,  ne  comprenait  rien. 

Cependant  les  soldats  du  io6^  bataillon  ont  aperçu  un 
petit  vieillard  d'apparence  frêle,  mais  à  regard  éner- 
gique et  à  cheveux  blancs  vénérables  :  «  Voilà 
Blanqui!  »  s'écria  l'un  d'eux.  Aussitôt  tous  se  précipi- 
tent lâchement  sur  ce  vieillard  désarmé,  l'accablent  de 
coups,  lui  arrachent  les  cheveux.  Flourens  averti  envoie 
des  tirailleurs  qui  le  dégagent  ;  il  arrive,  boit  un  verre 
d'eau  et  se  met  immédiatement  au  travail.  Blanqm, 
qu'on  a  appelé  le  théoricien  de  l'émeute,  «  homme  de 
volonté  ardente  et  de  conscience  pure  »,  envoie  des 
ordres  à  la  préfecture  de  police,  au  ministère  des 
Finances,  aux  commandants  des  forts.  Puis  les  chefs 
de  l'insurrection  s'entendent  avec  Dorian.  Tous  se 
rallient  à  l'idée  de  faire  des  élections  dès  le  lende- 
main. 

L'un  après  l'autre,  les  bataillons  de  la  garde  natio- 
nale défilaient  sur  la  place  ;  leurs  délégués  traversaient 
l'Hôtel  de  Ville  et  sortaient  du  côté  de  la  caserne 
Lobau   en  criant   :   Vive  la   Commune! 

Cependant  Ernest  Picard,  qui  a  réussi  à  s'échapper, 
prenait  des  dispositions  pour  délivrer  ses  collègues  et, 
vers  six  heures,  le  io6«  bataillon  du  faubourg  Saint- 


(i)  Paris  livré,  page  141. 

63 


le  pj^emier  siège  de  Paris 

Germain  marchait  sur  l'Hôtel  de  Ville,  (i)  Comme  il 
était  impossible  de  distinguer  ceux  qui  voulaient 
délivrer  le  Gouvernement  de  ceux  qui  le  tenaient 
prisonnier,  quelques  hommes  du  io6^  ayant  crié  :  Vive 
la  Commune!  se  glissèrent  dans  la  salle  où  Flourens 
haranguait  la  foule.  Le  commandant  Ibos  monta  à  côté 
de  lui.  Une  dispute  s'engageait  entre  les  deux  orateurs, 
quand  la  moitié  de  la  table  se  renversa  et  tous  deux 
chavirèrent. 

Profitant  du  tumulte,  quelques  gardes  nationaux  ont 
entouré  Trochu;  un  homme  de  haute  taille  l'enveloppe 
dans  sa  capote,  lui  met  un  képi  de  simple  garde  sur  la 
tête,  cache  le  képi  galonné  du  général  et  l'entraîne 
avec  Jules  Ferry  vers  l'escalier. 

Sur  ces  entrefaites,  un  aide  de  camp  s'apprêtait  à 
télégraphier  au  général  Ducrot  pour  l'inviter  à  entrer 
dans  Paris  avec  ses  troupes.  Mais  Trochu  comprenant 
la  maladresse  d'une  semblable  intervention,  lit  arrêter 
la  dépêche.  Il  savait  et  répétait  souvent  qu'il  fallait 
se  garder  d'user  de  violence  envers  la  population 
parisienne.  «  Le  jour  où  la  force  morale  ne  suffirait 
plus,  tout  serait  perdu.  » 

Vers  7  h.  1/2,  à  la  porte  Maillot,  Ducrot  achevait  de' 
dîner  avec  son  état-major,  lorsque  le  commandant 
Franchetti  entra  dans  la  salle  ;  il  s'approcha  du 
général  et  lui  dit  bas  à  l'oreille  :  «  Les  membres  du 
Gouvernement  de  la  Défense  Nationale  sont  prisoimiers 
à  l'Hôtel  de  Ville  et  gardés  à  vue  par  des  gredins 
capables   de   tout...   » 


(i)  A  la  tête  d'un  bataillon  s'avançait  le  colonel  Ferri-Pisani,  le 
commandant  Ibos  et  le  capitaine  Charles  Ferry,  frère  du  préfet 
de  la  Seine. 

64 


L  INVESTISSEMENT 

Le  général  se  leva  immédiatement  en  disant  :  «  Mes- 
sieurs, à  cheval,  nous  entrons  dans  Paris,  prévenez  les 
troupes.  »  (i) 

Mais  le  Gouverneur  arrêta  encore  ce  mouvement  ;  il 
insista  pour  que  la  garde  nationale  seule  fût  employée 
à  réprimer  l'émeute. 

Le  général  Tamisier,  chef  de  la  garde  nationale,  était 
prisonnier  à  l'Hôtel  de  Ville.  Trochu  choisit  maladroi- 
tement pour  l'intérim  un  monarchiste  tout  dévoué  à  la 
famille  d'Orléans,  Roger  (du  Nord).  Mais  Jules  Ferry, 
comprenant  qu'un  chef  aussi  impopulaire  ne  serait  pas 
obéi,  n'hésita  pas  à  prendre  lui-même  ce  commandement. 
Il  était  membre  du  Gouvernement  et  Préfet  de  la  Seine. 
Roger  (du  Nord)  s'inclina. 

«  Il  était  dix  heures  et  demie  du  soir,  Jules  Favre 
mourait  de  faim.  C'était  à  qui  lui  offrirait  le  boire  et  le 
manger.  Il  avala  un  morceau  de  pain  grossier  et  une 
tranche  de  cheval,  puis  il  s'appuya  contre  la  muraille 
de  l'embrasure  et  s'endormit.  La  chaleur,  devenue  suf- 
focante, le  réveilla,  il  ouvrit  la  fenêtre  pour  respirer;  au 
même  instant,  deux  coups  de  feu  retentirent,  il  referma 
vite  la  croisée,  après  avoir  vu  le  quai  garni  de  gardes 
nationaux  qui,  ayant  cru  qu'on  allait  tirer  sur  eux, 
s'étaient  hâtés  de  prendre  les  devants.  »  (a) 

Lorsque  Picard  avait  voulu  faire  marcher  les  troupes 
à  la  délivrance  de  ses  collègues,  le  général  Schmidt, 
obéissant  à  Trochu,  s'y  opposa  ;  et  Picard  s'écriait  :  «  S'il 


(i)  Ducrot,  page  55. 
(2)  Cité  par  Ducrot. 


65  guerre.  —  4. 


le  premier  siège  de  Paris 

ne  se  sent  pas  à  la  hauteur  de  la  situation,  qu'il  donne 
sa  démission  et  qu'il  nous  laisse  agir.  » 

Cependant,  à  onze  heures  et  demie,  pour  seconder  un 
mouvement  des  gardes  nationaux  dévoués  au  Gouver- 
nement, les  bataillons  des  mobiles  de  l'Indre  et  du 
Finistère  se  rangèrent  en  bataille  devant  la  caserne 
Lobau,  depuis  le  quai  jusqu'à  la  rue  de  Rivoli.  Mais 
comment  traverser  cette  place  toute  couverte  de  batail- 
lons d'opinions  les  plus  diverses  ?  Il  était  impossible  de 
distinguer  les  amis  des  adversaires. 

Vers  minuit,  de  Legge,  commandant  des  mobiles 
bretons,  eut  l'idée  de  profiter  d'un  souterrain  qui  reliait 
la  caserne  à  l'Hôtel  de  Ville  :  «  Pénétrez  dans  la  place, 
dit-il,  et  jetez  par  les  fenêtres  toute  cette  canaille.  » 

Le  capitaine  Mauduit  débouchant  le  premier  avec 
quelques  hommes  près  de  la  porte  des  cuisines,  fut  reçu 
aux  cris  de  :  «  Vive  la  mobile  !  La  crosse  en  l'air  !  Nous 
sommes  tous  frères  !  »  Les  Bretons  faisaient  semblant 
de  ne  pas  comprendre  le  français,  et  d'ailleurs  ne  com- 
prenaient rien  à  la  situation;  ils  continuèrent  à  s'avan- 
cer. Mais  pendant  que  le  commandant  de  Legge  restait 
dans  le  souterrain,  où  il  avait  fait  prisonniers  quatre 
officiers  insurgés,  la  porte  fut  refermée  et  barricadée 
par  quelques  gardes  nationaux  ;  les  Bretons  se  trou- 
vèrent à  leur  tour  emprisormés. 

Le  capitaine  Mauduit,  avec  vingt-cinq  hommes  seule- 
ment, était  monté  jusqu'au  premier  étage  ;  sa  position 
était  critique,  au  milieu  de  «  trois  ou  quatre  mille 
gardes  nationaux  ».  Il  redescendit  en  faisant  marcher 
ses  hommes  à  reculons,  baïonnettes  en  avant,  «  comme 
un  porc-épic  ».  L'officier  de  la  garde  nationale  qui 
gardait  l'entrée  du  souterrain  fut  enlevé,  désarmé  et 

66 


L  INVESTISSEMENT 

fait  prisonnier;  la  porte  fut  ouverte  aux  Bretons  qui 
se  trouvèrent  au  nombre  de  deux  cent  trente  hommes 
environ.  Dorian  et  le  général  le  Flô,  escortés  par  les 
Eclaireurs  de  Flourens,  furent  envoyés  vers  eux  en 
parlementaires.  Le  capitaine  Mauduit  raconte  ainsi 
cet   épisode,  (i) 

«  Le  général  (le  Flô)  me  fait  demander  ;  je  lui  saute 
au  cou  et  le  fais  entrer  dans  les  rangs  des  mobiles.  Il 
essaie  de  calmer  notre  exaltation  en  disant  :  «  Si  vous 
avez  le  malheur  de  tirer  un  coup  de  fusil,  les  membres 
du  Gouvernement  vont  être  massacrés.  »  —  Etienne 
Arago,  qui  descendait  par  l'escaUer  des  cuisines,  se 
trouve  en  présence  d'un  lieutenant  de  la  4*  compagnie 
du  Finistère,  qui  l'arrête  malgré  ses  protestations.  » 

Le  général  le  Flô  fait  ouvrir  une  porte  de  l'Hôtel  de 
Ville  ;  c'est  par  là  que  pénètrent  Jules  Ferry,  le  com- 
mandant Ibos  et  les  gardes  nationaux  du  io6^  bataillon. 
Ils  entrent  dans  la  salle  des  séances  et  dégagent  les 
membres  du  Gouvernement  ;  Ferry  parvient  à  s'entendre 
avec  Delescluze.  Avant  de  relâcher  leurs  prisonniers,  les 
insurgés  reçurent  la  promesse  qu'ils  ne  seraient  pas 
inquiétés,  et  le  Gouvernement  de  la  Défense  Nationale 
s'engagea  sur  l'honneur  à  laisser  faire  le  lendemain  les 
élections  de  la  Commune.  Au  milieu  de  cette  cohue 
qu'agitent  les  sentiments  les^plus  violents  et  les  plus 
opposés,  les  chefs  de  l'insurrection  sortent  bras  dessus, 
bras  dessous  avec  les  membres  du  Gouvernement.  Les 


(i)  Dans   De   La  Rochethulon,  Du   rôle  de  la  garde  nationale, 
Paris,  Techener,  i8j2. 

67 


le  premier  siège  de  Paris 

hommes  des  deux  partis  étaient  contraints  de  se  proté- 
ger mutuellement.  Ce  fut  un  curieux  spectacle  de  voir 
le  général  Tamisier  donnant  le  bras  au  vieux  Blanqui. 
Après  cette  nuit  d'émotions,  les  membres  du  Gouverne- 
ment étaient  défaits,  livides,  les  cheveux  collés  aux 
tempes.  De  la  salle  des  séances  jusqu'à  la  porte 
Lobau,  ils  défilèrent  entre  les  mobiles  qui  formaient 
la  haie  ;  les  clairons  sonnaient  la  marche  et  les  tam- 
bours battaient  aux  champs.  Il  était  deux  heures  du 
matin. 

De  son  côté,  Trochu  était  monté  à  cheval.  «  Il  pouvait 
recevoir  un  coup  de  pistolet,  mais  il  y  a  des  circon- 
stances où  il  faut  braver  ces  chances-là.  »  (i) 

Suivi  de  son  aide  de  camp,  le  commandant  Bibesco, 
et  entouré  de  son  état-major,  le  Gouverneur  se  mit  en 
marche  avec  le  général  Ducrot.  La  foule  était  tellement 
compacte  qu'il  était  difficile  d'avancer.  Les  gardes  natio- 
naux vociféraient;  les  uns  acclamaient  Trochu  et  lui 
tendaient  les  bras,  les  autres  le  menaçaient  du  poing  et 
criaient  :  «  Vive  la  Commune  !  »  (2) 

Vers  trois  heures  et  demie  du  matin,  le  Gouverneur 
rentrait  au  Louvre  et  le  général  Ducrot  lui  demandait 
avec  insistance  que  prompte  justice  fût  faite  des  émeu- 
tiers  :  «  Les  mobiles,  disait-il,  ont  pris  un  certain 
nombre  de  ces  misérables  ;  les  cours  martiales  nous 
donnent  le  moyen  de  les  faire  juger,  il  faut  que  dès 
demain  on  en  passe  quelques-uns  par  les  armes.  » 

Mais  sur  l'ordre  de  Jules  Ferry  et  d'Edmond  Adam, 
la  plupart  des  hommes  arrêtés  furent  mis  en  liberté, 
Dorian  et  d'autres  membres  du  Gouvernement  avaient 


(i  et  a)  Ducrot. 

68 


L  INVESTISSEMENT 

fait  des  promesses  formelles  ;  Ducrot  s'étoime  qu'ils  se 
soient  crus  liés  par  la. parole  donnée,  (i) 

«  Equipée  stérile,  triste  spectacle  offert  à  l'ennemi  !  » 
disent  les  historiens.  —  Peut-être.  (2) 

Le  Gouvernement  avait  promis  l'élection  immédiate 
d'un  Conseil  municipal.  Vainqueur^  il  escamota  son 
engagement.  Le  3  novembre,  les  électeurs  furent  bien 
convoqués,  mais  pour  répondre  seulement  à  cette  ques- 
tion :  La  population  de  Paris  maintient- elle,  oui  ou  non, 
les  pouvoirs  du  Gouvernement  de  la  Défense  Nationale? 

Ce  Gouvernement  avait  perdu  la  confiance  du  peuple. 
Cependant,  par  crainte  de  l'inconnu,  nous  eûmes  le  tort 
de  lui  confirmer  des  pouvoirs  dont  il  ne  sut  pas  faire 
un  usage  efficace.  Le  plébiscite  donna  56o.ooo  oui  et 
60.000  non. 

Il  semble  regrettable  que  les  chefs  de  l'armée  ne  se 
soient  pas  rendu  compte  de  leur  insuffisance.  Confon- 
dant la  République  avec  l'anarchie,  ils  appelaient  de 
leurs  vœux  un  monarque  quelconque  pour  rétablir 
l'ordre.  Persuadés  que  ce  Paris  qu'ils  méprisaient  injus- 
tement et  qu'ils  détestaient,  ne  résisterait  pas  quinze 
jours,  ils  avaient  agi  et  continuèrent  d'agir  en  consé- 


(i)  Cependant  Tibaldi,  Vésinier,  Vermorel,  Lefrançais  furent 
traînés  de  prison  en  prison  ;  ils  attendirent  pendant  de  longs  mois 
d'être  jugés  et  acquittés.  Flourens  fut  incarcéré  à  Mazas.  En  pré- 
sence de  ce  manque  de  foi,  Floquet  et  plusieurs  délégués  aux 
mairies  envoyèrent  leur  démission.  Rochefort  avait  déjà  donné  la 
sienne.  Un  conseil  de  guerre  condamna  Jules  Vallès  à  six  mois  de 
prison,  le  docteur  Goupil  à  deux  années  de  la  même  peine; 
Blanqui,  Flourens,  Levrault,  Cyrille  furent  condamnés  à  la  peine 
de  mort. 

(a)  Bien  des  gens  estimèrent  que  si  ce  mouvement  eût  réussi,  la 
défense  de  Paris  eût  été  conduite  avec  plus  de  vigueur.  Cette 
émeute  contraignit  du  moins  Trochu  à  organiser  les  bataillons  de 
marche  de  la  garde  nationale. 

69 


le  premier  siège  de  Paris 

quence.  Leur  imprévoyance  et  leur  découragement 
contagieux  paralysèrent  la  défense.  Que  ne  s'est-il 
trouvé   là   un   véritable   chef  d'armée   républicain? 

Le  lendemain,  premier  novembre,  notre  amie  madame 
André-Léo,  collaboratrice  de  Delescluze,  écrivait  dans 
le  Réveil  : 

«  Deux  longs  mois,  deux  siècles  dans  les  circon- 
stances extrêmes  où  nous  sommes,  ont  surabondamment 
prouvé  l'incapacité  des  hommes  qui  ont  pris  la  direction 
des  affaires  publiques.  Ils  ont  laissé  la  France  aux 
mains  des  bonapartistes.  Les  maires,  les  commissaires, 
tous  les  honteux  magistrats  qui  sous  l'empire  égaraient 
et  enchaînaient  les  populations,  sont  restés  en  posses- 
sion de  leurs  pouvoirs.  Strasbourg  n'a  pas  été  secouru; 
Metz  n'a  pas  été  secouru.  Tandis  qu'on  envoyait  de 
vieux  serviteurs  des  cours  mendier  la  pitié  des  rois,  on 
contenait  l'élan  de  Paris;  on  versait  de  l'eau  au  lieu  de 
feu,  des  larmes  au  lieu  de  sang.  —  On  a  conservé  les 
pourritures  monarchiques;  on  a  paralysé  toutes  les 
forces  vives;  l'initiative  des  citoyens,  leurs  efforts  en 
faveur  d'une  énergique  résistance  ont  été  opiniâtrement 
entravés.  Aujourd'hui  comme  hier,  nos  soldats  sont 
décimés,  affamés,  conduits  à  l'ennemi  par  petites  bandes 
et  sans  artillerie.  Imbécillité?  Trahison?  Le  résultat  est 
le  même. 

«  Que  ces  honnêtes  gens  rentrent  dans  la  vie  privée, 
laissant  à  de  plus  jeunes,  à  de  plus  énergiques,  une 
tâche  qui  dépasse  leurs  forces.  Que  les  hommes  de 
cœur  se  lèvent;  que  tous  courent  à  l'ennemi!  Les 
femmes,  les  vieillards,  les  enfants  eux-mêmes  resteront 
à  la  garde  des  remparts,  et  nous  retrouverons  tous  la 

70 


L  INVESTISSEMENT 

grande  âme  révolutionnaire  qui  sut  vaincre  en  d'autres 
temps,  qui  nous  fera  vaincre  encore.  »  (i) 

Percer  la  Ligne  d'investissement,  rejoindre  l'armée  de 
la  Loire,  puis  lancer  toutes  nos  forces  réunies  contre 
l'ennemi,  et,  si  l'on  ne  parvenait  pas  à  lui  faire  lever  le 
siège,  essayer  du  moins  de  ravitailler  Paris,  tel  est  le 
but  que  l'on  pouvait  se  proposer.  Quiconque  examinera 
les  forces  respectives  des  armées  en  présence  recon- 
naîtra que  ce  plan  n'était  pas  irréalisable. 


(i)  Je  dois  à  l'obligeance  de  madame  Aristide  Rey,  exécutrice 
testamentaire  d'André-Léo,  les  renseignements  suivants  : 

Léonie  Béra,  née  en  1829  à  Lusignan  (Vienne),  s'enthousiasma 
pour  les  idées  généreuses  émises  dans  diverses  publications  par 
un  disciple  de  Fourier,  M.  Champseix.  De  là  une  correspondance 
qui  aboutit  à  des  fiançailles,  avant  même  que  la  jeune  fille  eût  vu 
l'écrivain.  Celui-ci  était  infirme,  ce  qui  n'empêcha  pas  le  mariage. 
De  cette  union  naquirent  deux  jumeaux,  André  et  Léo,  dont  les 
noms  réunis  devinrent  la  signature  littéraire  de  leur  mère, 
touchant  pseudonyme  indiqiiant  Timportance  que  ses  enfants 
prenaient  dans  sa  vie.  André-Léo  est  l'auteur  de  nombreux  et 
remarquables  romang  qui  eurent  un  vif  succès  et  furent  traduits 
en  plusieurs  langues.  Nous  citerons  seulement  :  Un  Mariage 
scandaleux  (son  chef-d'œuvre).  —  Les  Deux  Filles  de  Monsieur 
Plichon.  —  Bradfort.  —  La  Commune  de  Malempis  (petit  pamphlet 
politique),  etc.  Elle  publia  aussi  quelques  volumes  destinés  à  l'en- 
fance, parmi  lesquels  :  Une  Maman  qui  ne  punit  pas  et  Les  Aven- 
tures d'Edouard,  publiés  plus  tard  sous  ce  beau  titre  :  La  Justice 
des  choses.  Pendant  les  deux  sièges  de  Paris,  madame  André-Léo 
prit  une  part  active  et  passionnée  aux  événements;  elle  écrivit 
alors  dans  divers  journaux.  Ce  fut  en  i8-3  qu'elle  épousa  Benoît 
Malon.  Elle  mourut  en  igoo. 


If 


III 

1870 
LE  CERCLE  DE  FER 


INCOHERENCE  DU  COMMANDEMENT.  —  9  NOVEMBRE,  VICTOIRE 
DE  COULMIERS.  —  3o  NOVEMBRE,  LA  SORTIE.  —  ATTAQUE 
d'ÉPINAY.  —  LE  PLATEAU  DE  VILLIERS.  —  l"  DÉCEMBRE, 
SUSPENSION  d'armes.  —  2  DÉCEMBRE,  CHA»»PIGNY.  — 
l'armée  de  secours,  1"  DÉCEMBRE,  VILLEPION.  —  2  DÉCEM- 
BRE, LOIGNY.  —  4  DÉCEMBRE,  PATAY.  —  PRISE  D'ORLÉANS. 
—  RETRAITE    DANS   PARIS. 


guerre.  —  5 


III 


1870 


LE  CERCLE  DE  FER 

Incohérence  du  commandement.  —  9  novembre,  victoire  de 
Coulmiers.  —  3o  novembre,  la  sortie.  —  Attaque  d'Épinay. 

—  Le  plateau  de  Villiers.  —  i"  décembre,  suspension 
d'armes.  —  2  décembre,  Champigny.  —  L'armée  de 
secours,  i"  décembre,  Villepion.  —  2  décembre,  Loigny. 

—  4  décembre,  Patay.  —  Prise  d'Orléans.  —  Retraite  dans 
Paris . 


Tant  qu'il  y  aura  en  France  deux  éducations,  il  y 
aura  deux  partis  opposés,  deux  nations  qui  ne  peuvent 
s'entendre  :  à  gauche,  ceux  qui  disent  la  vérité,  à 
droite,  ceux   qui   croient    devoir   la   cacher. 

A  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  Metz,  Gambetta 
avait  lancé  cette  proclamation  : 

Soldats, 

...  Vous  avez  été  trahis,  mais  non  déshonorés... 
Débarrassés  de  chefs  indignes  de  vous  et  de  la  France, 
êtes-vous  prêts,  sous  la  conduite  de  chefs  qui  méritent 
votre  confiance,  à  laver  dans  le  sang  des  envahisseurs 
l'outrage  infligé  au  vieux  nom  français  ?... 

75 


le  premier  siège  de  Paris 

Vous  ne  luttez  plus  pour  l'intérêt  et  les  caprices 
d'un  despote,  vous  combattes  pour  le  salut  même  de  la 
patrie... 

D'indignes  citoyens  ont  osé  dire  que  l'armée  était 
solidaire  de  son  chef.  Honte  à  ces  calomniateurs  qui, 
fidèles  au  système  de  Bonaparte,  cherchent  à  séparer 
l'armée  du  peuple,  les  soldats,  de  la  République. 

Non,  non!  j'ai  flétri,  comme  je  le  devais,  la  capitu- 
lation de  Sedan  et  la  trahison  de  Metz,  et  je  vous 
appelle  à  venger  votre  propre  honneur,  qui  est  celui  de 
la  France.  En  avant!...  Vous  êtes  la  jeunesse  française, 
l'espoir  de  la  patrie,  vous  vaincrez! 

D'Aurelle  s'indigne  d'une  pareille  audace  :  Signaler 
aux  soldats  la  trahison  de  leurs  chefs!  «  La  discipline, 
dit-il,  fut  vivement  ébranlée  par  une  telle  dénonciation. 
Des  sous-officiers  et  des  soldats  mirent  en  délibération 
s'ils  ne  s'affranchiraient  pas  de  l'obéissance  envers  des 
chefs  qui  les  trahissaient.  » 

«  Élevez*vos  âmes  et  vos  résolutions  à  la  hauteur 
des  effroyables  périls  qui  fondent  sur  la  patrie  », 
écrivait  Gambetta,  et,  le  2  novembre,  il  appelait  sous 
les  drapeaux  tous  les  célibataires  valides  de  vingt-et-un 
à  quarante  ans.  Son  activité,  son  énergie  firent  des 
prodiges  et  parvinrent  à  réveiller  un  peu  la  province 
de  sa  torpeur. 

Mais,  à  la  tête  de  l'armée,  d'Aurelle  hésite,  il  voit 
des  difficultés  partout,  tout  lui  semble  impossible  et, 
lorsqu'il  se  décide  à  marcher,  c'est  à  contre-cœur. 

Les  mouvements  de  l'armée  française  furent  incohé- 
rents, parce  qu'il  n'y  eut  jamais  d'unité   ni  dans   le 

76 


LE   CERCLE    DE   FER 

commandement,  ni  dans  le  but  poursuivi.  D'Aurelle 
s'obstinait  à  s'enfermer  dans  Orléans,  (i)  Gambetta  et 
Freycinet  lui  ordonnaient  d'aller  délivrer  Paris.  Chanzy 
n'avait  sous  ses  ordres  qu'une  partie  de  l'armée;  per- 
sonne n'osait  prendre  l'initiative  d'un  plan  d'ensemble. 

Gambetta  à  Jules  Favre 

Tours,  i3  novembre  18-0. 
Les  Prussiens  massent  entre  Chartres  et  Pithiviers 
des  forces  énormes  pour  nous  barrer  le  chemin  de 
Paris.  Peut-être  jugerez-vous  opportun  de  faire  sortir 
de  Paris,  désormais  inexpugnable,  deux  cent  mille 
hommes  qui,  en  tenant  la  campagne,  feraient  contre- 
poids aux  forces  que  le  prince  Frédéric-Charles  amène 
de  Metz. 

Si  Bazaine  avait  retenu  quelques  jours  de  plus  l'armée 
allemande  devant  Metz,  l'issue  de  la  guerre  eût  été 
tout  autre. 

2 

VICTOIRE  DE  COULMIERS  (2) 

Napoléon  I*'  savait  choisir  son  champ  de  bataille  et 
trouvait  moyen  d'imposer  sa  volonté  à  l'ennemi.   Nos 


(i)  Ducrot(pag-e  ni)  s'exprime  ainsi  au  sujet  du  plan  de  d'Aurelle  : 
«  Tout  d'abord,  Orléans  nous  était-il  nécessaire?...  Celte  ville  est 
située  tout  entière  sur  la  rive  droite  de  la  Loire,  sans  aucune 
fortification.  En  cas  de  retraite,  notre  armée,  obligée  sous  le  feu 
de  l'ennemi  de  repasser  ce  large  fleuve,  courait  le  risque  d'être 
prise  ou  détruite.  Enfin  l'occupation  d'Orléans  entraînait  presque 
forcément  nos  armées  à  marcher  directement  sur  Paris  par  le 
plateau  de  la  Beauce...  N'y  avait-il  pas  témérité  à  pousser  nos 
bataillons  improvisés  dans  ces  immenses  champs  nus,  découverts, 
où  les  solides  et  nombreuses  armées  allemandes  pouvaient 
déployer    leurs    formidables    moyens    d'action  ?    » 

(2)  Je  ne  fais  guère  que  résumer  les  récits  des  généraux  d'Aurelle 
et  Chanzy. 

77 


le  premier  siège  de  Paris 

généraux,  au  contraire,  «  subissaient  lourdement  l'ini- 
tiative de  l'adversaire  ».  (i)  On  attendit  que  l'armée 
allemande  se  fût  retranchée  dans  les  villages,  les 
châteaux  et  les  fermes  qu'elle  avait  crénelés  et  dont 
elle  défendait  l'approche  par  des  ouvrages  de  fortifica- 
tion passagère.  Au  lieu  d'attaquer  ces  positions,  il 
fallait  tenter  de  les  tourner  et  se  frayer  un  chemin  en 
les  évitant. 

g  novembre.  —  Le  temps  est  froid  et  sombre;  au  jour 
le  brouillard  commence  à  se  dissiper.  Les  régiments  se 
dirigent  vers  les  positions  qui  leur  ont  été  assignées. 
Un  silence  solennel  règne  partout  dans  ces  champs  où 
va  retentir  bientôt  le  bruit  du  canon. 

Au  premier  rang,  éclairant  à  distance  la  cavalerie 
elle-même,  s'avancent  les  francs-tireurs  de  Paris,  sous 
le  commandement  du  lieutenant-colonel  Lipowski. 

Le  i6*  corps  a  devant  lui  les  positions  défendues  par 
les  troupes  du  général  de  Thann. 

Les  tirailleurs  du  33®  de  mobiles  marchent  résolument 
à  découvert  sur  Baccon,  où  les  Bavarois  sont  embus- 
qués. Ils  arrivent  jusqu'au  village,  soutenus  par 
l'artillerie,  dont  les  boulets  font  écrouler  d'abord 
quelques  pans  de  muraille;  (2)  ils  y  pénètrent  et 
commencent   une   lutte   corps    à   corps. 

«  C'était  en  ce  moment  un  spectacle  imposant  que 
celui  de  cette  jeune  armée  de  la  Loire,  combattant  sur 
tous  les  points  avec  une  ardeur  admirable.  »  (3) 


(i)  Général  Zurlinden.  La  Guerre  de  i8yo-i8yi.  Hachette, 
éditeur,  1904- 

(a)  C'est  là  ce  que  des  chefs  imprévoyants  n'eurent  pas  le  soin 
de  faire  à  Buzenval. 

(3)  D'Aurélia.  La  première  armée  de  la  Loire.  H.  Pion,  édi- 
teur, 1852. 

78 


LE    CERCLE   DE   FER 

Cependant  le  général  Reyau,  qui  commandait  la 
cavalerie,  avait  l'ordre  de  couper  la  retraite  de  l'ennemi 
sur  la  route  de  Paris.  Par  une  erreur  inconcevable  il  prit 
les  francs-tireurs  de  Lipowski  pour  des  Prussiens  et 
battit  en  retraite,  en  prévenant  Ghanzy  que  son  flanc 
était  menacé. 

A  droite,  la  marche  de  la  division  Barry  avait  été 
lente,  mais  à  midi  Goulmiers  fut  attaqué  avec  vigueur. 

Vers  deux  heures,  les  tirailleurs  de  la  première  divi- 
sion du  i6*  corps  (i)  s'emparent  des  jardins  qui  entou- 
rent Goulmiers  ;  le  village  leur  oppose  une  résistance 
opiniâtre.  Le  général  Barry  ayant  commandé  une 
attaque  de  front,  nos  soldats  sont  reçus  par  xine 
fusillade  très  vive  et  des  feux  à  mitraille.  Il  y  eut  un 
moment  d'hésitation. 

Alors  le  général,  mettant  pied  à  terre,  se  place  à  la 
tête  de  ses  troupes  et  les  enlève  au  cri  de  :  En  avant 
les  mobiles  !  Vive  la  France  !  La  lutte  se  prolonge  dans 
le  village  en  flammes  ;  l'ennemi  recule,  à  cinq  heures 
sa  défaite  était  complète.  Une  de  ses  colonnes  défile 
toute  la  nuit  siu-  la  route  de  Patay  dans  le  plus  grand 
désordre.  Deux  mille  cinq  cents  prisonniers  tombèrent 
entre  nos  mains. 

Ghanzy  n'a  vu  qu'après  coup  ce  qu'il  aurait  dû  faire 
alors  : 

«  Mettre  à  profit  l'enthousiasme  de  la  victoire, 
achever  de  battre  l'armée  du  général  de  Thann  avant 
qu'elle  eût  pu  être  secourue  par  celle  du  Grand-Duc, 
sur  laquelle  on  se  serait  porté  ensuite;  prendre  ainsi 
les  Allemands  en  détail,   avant  l'arrivée  des  renforts 


(i)  Où  commandait  le  général  de  Tucé. 
79 


le  premier  siège  de  Paris 

que  le  prince  Charles,  parti  de  Metz,  amenait  avec  la 
plus  grande  célérité.  »  (i) 

«  Depuis  onze  jours  le  général  d'Aurelle  n'avait  pas 
avancé  d'une  lieue.  Au  lieu  de  4o  ou  5o  raille  hommes 
que  l'armée  française  avait  devant  soi,  quinze  jours 
auparavant,  c'était  maintenant  plus  de  120.000  hommes 
et  près  de  400  bouches  à  feu.  »  (2) 

D'Aurelle  le  reconnaît,  «  nos  mobiles,  qui  voyaient  le 
feu  pour  la  première  fois,  avaient  été  admirables  de 
courage  et  d'entrain.  L'artillerie  avait  manœuvré  sous 
une  grêle  de  projectiles,  avec  une  précision  et  une 
intrépidité  remarquables.  La  cavalerie  n'avait  pas 
été  moins  brillante.  » 

Des  historiens  se  sont  demandé  pourquoi  d'Aurelle 
n'avait  pas  poursuivi  l'ennemi,  voici  sa  réponse  qui 
semble  faible  : 

«  Une  pluie  glaciale  mêlée  de  neige  commençait  à 
tomber.  La  nuit  était  sombre  à  tel  point  que  le  lende- 
main matin  seulement  on  s'aperçut  que  l'ennemi  avait 
battu  en  retraite. 

«  Le  général  en  chef  était  opposé  à  toute  espèce 
d'opérations  de  nuit.  Le  lendemain,  il  était  trop  tard. 

«  Les  Allemands  font  de  très  grandes  étapes  ;  ils  avaient 
douze  heures  d'avance  et  se  rapprochaient  de  leur  base 
d'opérations,  le  cercle  d'investissement  de  Paris.  » 

Ainsi,  la  route  de  Paris  était  libre.  D'Aurelle  s'enferma 
dans  Orléans.  «  Paris  attendit  d'Aurelle;  d'Aurelle  ne 
bougea  point!  N'est-ce  pas  à  bondir  de  colère?  »  (3) 


(1)  La    marche    des     deux   armées    allemandes    s'effectua    du 
7   octobre    au    i5   novembre. 

(2)  (Jlarctie,  page  420. 

(3)  Robert  Kemp. 

80 


LE    CERCLE    DE   FER 

Ghanzy  avait  peine  à  contenir  son  impatience.  Il 
écrit  au  général  en  chef  et  s'efforce  de  le  convaincre  de 
la  nécessité  d'un  mouvement  en  avant.  D'Aurelle  répond  : 
«  Il  eût  été  plus  conforme  à  nos  véritables  intérêts 
d'attendre  dans  nos  lignes  fortifiées  l'attaque  de  l'armée 
allemande  que  de  la  provoquer.  » 

Et  ce  même  d'Aurelle  qui  vient  de  faire  un  si  bel  éloge 
du  courage  de  nos  troupes,  commence  déjà  à  les  déni- 
grer :  «  Ces  masses  d'hommes  sans  organisation,  sans 
instruction  militaire,  sans  cadres,  mal  équipés,  mal 
vêtus,  mal  armés,  etc..  »  ne  lui  inspirent  aucune 
confiance. 

Freycinet  lui  écrit  :  «  Nous  ne  pouvons  demeurer  éter- 
nellement à  Orléans.  Paris  a  faim  et  nous  réclame.  »  (i) 
On  lui  offre  de  placer  sous  son  commandement  une 
nouvelle  armée,  il  refuse.  Quant  à  étudier  un  plan 
pour  arriver  à  donner  la  main  à  Trochu,  «  il  serait 
nécessaire  que  je  fusse  au  courant  de  ce  qui  se  passe 
à  Paris  et  des  intentions  de  cet  officier  général  ». 

Gambetta  lui  fit  observer  qu'on  pouvait  bien  préparer 
des  opérations  ayant  Paris  pour  objectif,  sans  avoir 
une   connaissance   préalable   des   projets   de  Trochu. 


Le  simple  et  vulgaire  bon  sens  est  parfois  plus  voisin 
de  la  vérité  pratique  que  les  combinaisons  savantes. 
On  s'est  beaucoup  moqué  des  Parisiens  qui  demandaient 
à  grands  cris  la  sortie  en  masse.  Les  Parisiens  avaient 


(i)  Le  i5  novembre,  la   ration  de  viande    fut  réduite    à  cent 
grammes. 


8i 


guerre.  —  ;i. 


le  premier  siège  de  Paris 

raison.  Une  armée  assiégée  beaucoup  trop  nombreuse 
se  trouvait  en  présence  d'im  mince  cordon  d'investisse- 
ment. Les  Allemands  se  gardaient  bien  de  risquer 
l'assaut  de  nos  forts,  et  ils  ne  pouvaient  résister  à  une 
sortie  qu'en  concentrant  leurs  troupes  sur  un  point 
déterminé.  Nous  devions  empêcher  cette  concentration, 
et  profiter  de  notre  supériorité  numérique  pour  immo- 
biliser l'ennemi  sur  tous  les  points  du  cercle  à  la  fois. 

Je  ne  raconterai  pas  toutes  les  péripéties  de  la  lutte 
livrée  autour  de  Paris,  mais  seulement  quelques  épi- 
sodes dont  j'ai  été  témoin.  Ils  suffiront,  je  crois,  pour 
démontrer  à  la  fois  la  bravoure  folle  de  nos  chefs  et 
leur  imprévoyance  coupable. 

La  \ictoire  de  Coulmiers,  remportée  le  9  novembre, 
ne  fut  connue  à  Paris  que  le  14.  On  se  décida  enfin  à 
tenter  une  sortie,  mais  on  mit  quinze  jours  à  la  prépa- 
rer et...  rien  ne  fut  prêt. 

Le  28  novembre,  la  proclamation  du  général  Ducrot, 
toute  vibrante  d'énergie  vengeresse,  nous  transporta 
d'enthousiasme.  Le  souffle  puissant  d'une  âme  collec- 
tive inspire  cette  page  héroïque  ;  c'est  bien  la  voix  du 
peuple  de  Paris  tout  entier  exprimant  sa  sourde  colère, 
son  exaltation  patriotique  et  ses  courageux  espoirs. 

Soldats  de  la  deuxième  armée  de  Paris, 

Le  moment  est  venu  de  rom,pre  le  cercle  de  fer  qui 
nous  enserre  depuis  trop  longtemps  et  menace  de  nous 
étouffer  dans  une  lente  et  douloureuse  agonie.  A  vous 
est  dévolu  l'honneur  de  tenter  cette  grande  entreprise  : 
vous  vous  en  montrerez  dignes,  j'en  ai  la  conviction. 

Sans  doute,  vos  débuts  seront  difficiles;  nous  aurons 

8a 


LE    CERCLE    DE    FER 

à  surmonter  de  sérieux  obstacles;  il  faut  les  envisager 
avec  calme  et  résolution,  sans  exagération  comm.e  sans 
faiblesse. 

Pour  préparer  notre  action,  la  prévoyance  de  celui  qui 
vous  commande  en  chef  a  accumulé  plus  de/fOO  bouches 
à  feu,  dont  deux  tiers  au  moins  du  plus  fort  calibre  ; 
aucun  obstacle  matériel  ne  saurait  y  résister  ;  et  pour 
vousélancerdanscettetrouée,vousserezplusde  lôo.ooo, 
tous  bien  armés,  bien  équipés,  abondamment  pourvus  de 
munitions,  et,  j'en  ai  l'espoir,  tous  animés  d'une  ardeur 
irrésistible. 

Vainqueurs  dans  cette  première  période  de  la  lutte, 
votre  succès  est  assuré,  car  l'ennemi  a  envoyé  sur  les 
bords  de  la  Loire  ses  plus  nombreux  et  ses  meilleurs 
soldats  ;  les  efforts  héroïques  et  heureux  de  vos  frères 
les  y  retiendront. 

Courage  donc  et  confiance!  Songez  que,  dans  cette 
lutte  suprême,  nous  combattons  pour  notre  honneur, 
pour  notre  liberté,  pour  le  salut  de  notre  chère  et  m,al- 
heureuse  patrie,  et  si  ce  mobile  n'est  pas  suffisant  pour 
enflammer  vos  cœurs,  pensez  à  vos  champs  dévastés,  à 
vos  familles  ruinées,  à  vos  sœurs,  à  vos  femmes,  à  vos 
mères  désolées!  (i) 

Puisse  cette  pensée  vous  faire  partager  la  soif  de 
vengeance,  la  sourde  rage  qui  m'animent,  et  vous  inspi- 
rer le  mépris  du  danger  ! 

Pour  moi,  j'y  suis  bien  résolu,  j'en  fais  le  serment 
devant  vous,  devant  la  nation  tout  entière  :  je  ne  rentre- 
rai dans  Paris  que  mort  ou  victorieux  ;  vous  pourrez  me 


(i)  Ducrot  avait  écrit  :  «  outragées  ».  Trochu  lui  fit  observer  que 
rien  dans  la  conduite  de  nos  ennemis  n'autorisait  cette  accusation. 

83 


le  premier  siège  de  Paris 

voir  tomber,  mais  vous  ne  me  verrez-  pas  reculer.  Alors 
ne  vous  arrêtez  pas,  mais  vengez-moi. 
En  avant  donc!  en  avant  !  et^ue  Dieu  nous  protège  ! 

La  lecture  de  cette  proclamation  avait  fait  une  impres- 
sion profonde.  «  Ceux  qui  ont  passé  dans  Paris  cette 
époque  terrible  oublieront  difficilement  la  nuit  du  28  au 
29  novembre  1870  et  l'émotion  poignante  avec  laquelle 
on  attendait  le  lever  du  jour  et  les  premiers  bruits  du 
combat.  »  (i) 

3o  novembre.  —  Le  Gouverneur  télégraphie  au  contre- 
amiral  Saisset  :  «  Tout  se  met  en  mouvement  pour  la 
grande  entreprise.  Demandons  ensemble  au  Dieu  des 
armées  de  la  protéger  après  tant  de  cruelles  épreuves,  v^ 


EPINAY 

Au  moment  même  où  l'armée  de  Ducrot  s'avançait 
vers  le  Sud,  le  vice-amiral  La^^Roncière,  pour  faire  vme 
diversion  au  Nord,  partait  de  Saint-Denis  et  enlevait 
sans  coup  férir  Drancy,  la  ferme  de  Groslay  et  Épinay. 
Soldat  expérimenté,  depuis  trois  jours  il  faisait  canon- 
ner  Epinay.  Le  moment  venu,  il  donna  l'ordre  au  général 
Hanrion  de  lancer  les  colonnes  d'attaque.  Alors  nos 
braves  marins  escaladent  les  murs  du  parc  ;  un  violent 
combat  commence  dans  les  rues  et  dans  les  maisons  du 
village  dont  nos  troupes  chassent  les  Prussiens.  (2) 


(i)  Chaper  (cité  par  Ducrot). 

(a)  Avertie  de  ce  succès,  la  délégation  de  Tours  confondit 
Epinay-sur-Seine  avec  Epinay-sur-Orge,  près  de  I.ongjumeau. 
Mais  cette  erreur  n'eut  pour  effet  que  de  hâter  la  marche  en  avant 
de  l'armée  de  la  Loire. 'Il  y  a  quelque  mauvaise  foi  à  lui  attribuer 
des  cooséquences  funestes. 

84 


LE    CERCLE    DE    FER 

A  quatre  heures,  un  aide  de  camp  du  Gouverneur 
apportait  l'ordre  de  rentrer  à  Saint-Denis  avant  la 
nuit,   (i) 

L'amiral  La  Roncière  avait  du  moins  réussi  à  main- 
tenir quelques  forces  allemandes  loin  de  l'action  qui 
se  livrait  le  même  jour  de  l'autre  côté  de  Paris. 

Que  de  fautes  dans  les  interminables  préparatifs  de 
la  sortie  du  3o  novembre  !  Les  troupes  parisiennes  se 
massent  le  29  dans  le  champ  de  manœuvres  de  Vin- 
cennes,  mais  les  ponts  de  bateaux  qui  auraient  dû  être 
jetés  sur  la  Marne  ne  sont  pas  prêts.  Les  Allemands, 
connaissant  désormais  le  point  précis  sur  lequel  ils  vont 
être  attaqués,  ont  le  temps  de  préparer  leur  défense,  et 
le  lendemain  les  obstacles  sont  devenus  presque  infran- 
chissables. 


VILLIERS 

Le  3o  novembre,  au  matin,  le  temps  était  clair;  le 
pont  de  Joinville  avait  été  réparé  tant  bien  que  mal 
pour  le  passage  de  l'infanterie.  (2) 

Le  parc  de  Villiers  était  la  clé  du  champ  de  bataille. 
Une  première  faute,  irréparable,  fut  de  laisser  les 
Allemands  s'y  installer  tout  à  leur  aise.  Ils  en  avaient 
fait  une  position  presque  imprenable.  Le  mur  long  de 
400  mètres  qui  s'étend  à  l'Ouest  était  percé  de  créneaux. 
En  avant,  des  tranchées  formaient  ime  première  ligne 


(i)  Les  redoutes  allemandes  établies  sur  les  hauteurs  environ- 
nantes ne  permettaient  pas  de  garder  Epinay.  Peut-être  nos 
troupes  auraient-elles  pu  attaquer  ces  redoutes,  ou  mieux,  tenter 
de  se  frayer  un  chemin  vers  la  Normandie  par  la  route  du  Havre. 

(2)  Viollet-le-Uuc. 

85 


le  premier  siège  de  Paris 

de  défense;  en  arrière,  d'autres  tranchées  donnaient 
deux  étages  de  feux.  Au  milieu  du  parc,  sur  une  plate- 
forme, une  pièce  bUndée  battait  tout  le  plateau  de  son 
tir  circulaire.  Enfin,  sur  une  éminence,  s'élevait  le 
château,  crénelé,  barricadé,  constituant  un  réduit 
formidable,  (i) 

Seule  l'artUlerie  aurait  pu  nous  permettre  d'attaquer 
ces  retranchements  avec  quelque  chance  de  succès- 
Les  forts  de  Rosny,  de  Nogent,  les  batteries  du  plateau 
d'Avron  auraient  dû  préparer  l'assaut  du  parc  de 
Villiers   par   un   bombardement  prolongé.   (2) 

Notre  aile  gauche,  commandée  par  le  général  d'Exea, 
devait  se  porter  dès  le  point  du  jour  sur  Noisy-le- 
Grand.  Ducrot  a  prétendu  qu'elle  avait  ordre  de  prendre 
la  redoute  à  revers.  (3)  Les  travaux  de  défense  qui 
existaient  seulement  du  côté  ouest  pouvaient  être 
tournés.    Une    action    simultanée    aurait    réussi. 

L'attaque  commencée  à  dix  heures  par  les  tirailleurs 
de  la  division  Maussion  fut  une  absurde  et  inutile 
boucherie.  On  lit  alors  avancer  trois  batteries  ;  mais, 
placées  en  contre-bas,  elles  ne  parvinrent  ni  à  faire 
brèche  dans  le  mur,  ni  à  débusquer  les  Wurtember- 
geois  de  leurs  créneaux. 

Vers  onze  heures  le  général  d'Exea  n'avait  pas  encore 
commencé  le  passage  de  la  rivière.  Irrité  et  aveuglé 


(1)  Cependant  cette  redoute  était  ouverte  à  l'Est  et  au  Nord. 

(2)  Par  une  négligence  inconcevable,  le  plateau  d'Avron  ne  fut 
occupé  que  le  28  novembre,  et  ce  fut  seulement  le  lendemain  de 
la  bataille  (i"  décembre)  qu'on  eut  l'idée  d'envoyer  une  pièce  de 
marine  à  longue  portée.  Le  colonel  Stoffel  avait  cependant  déjà 
des  batteries  de  04  et  des  batteries  de  6a.  Qu'ont-elles  fait  ?  (Voir 
La  Honcière,  page  180) 

(3)  Ce  qui  est  certain  c'est  qu'elle  ne  l'a  pas  tenté. 

8G 


LE   CERCLE   DE    FER 

par  l'impatience,  Ducrot  lança  quand  même  ses  troupes 
contre  ce  mur  imprenable. 

Arrivés  à  portée,  nos  soldats  sont  reçus  par  un  feu 
roulant  de  raousqueterie.  Un  moment  de  trouble  se 
produit.  Les  officiers  entraînent  leurs  hommes  qui 
fondent  sur  l'ennemi.  Les  Allemands  plient,  mais  en 
reculant  ils  démasquent  le  long  mur  d'où  part  »me 
fusillade  meurtrière.  Nos  soldats  se  couchent,  s'élancent 
une  deuxième  fois  et  gagnent  du  terrain  par  bonds 
successifs. 

«  Sur  cet  espace  découvert,  tous  les  coups  de 
l'ennemi  portent  et  de  nombreuses  victimes  tombent 
encore...  Les  Allemands  débouchant  du  parc  s'élancent 
en  poussant  leurs  hurras,...  nos  hommes  se  retournent, 
font  une  décharge  et  se  précipitent  tête  baissée  à  la 
baïonnette.  Trois  fois  ils  reviennent  à  la  charge  et, 
grâce  à  ces  retours  offensifs,  nous  pouvons  reprendre 
nos  premières  positions.  »  (i) 

C'est  seulement  à  deux  heures  que  le  général  d'Exea 
finit  par  exécuter  le  passage  de  la  rivière,  et  donna 
l'ordre  à  la  division  Bellemare  de  se  porter  en  avant. 

Mais  Ducrot,  qu'il  aurait  dû  seconder,  n'est  plus  là. 
Il  venait  d'apprendre  que  le  premier  corps  d'armée  se 
reportait  en  arrière,  abandonnant  toutes  ses  positions 
avancées,  Champigny  et  le  Four-à-Ghaux. 

A  la  nouvelle  de  cet  incroyable  incident,  le  général, 
dans  un  premier  mouvement  d'indignation  bien  légi- 
time, s'écria  :  «  Allez  dire  partout  que,  sous  peine 
de  mort,  je  défends  d'abandonner  aucune  position.  » 


(i)  Ducrot,  II,  208. 

87 


le  premier  siège  de  Paris 

Rien  ne  pouvait  motiver  cette  retraite,  et  cepen- 
dant la  division  Faron  refluait  déjà  vers  la  Marne, 
évacuant  Champigny. 

Ce  mouvement  rétrograde  fut  arrêté  ;  les  troupes 
réoccupèrent  leurs  positions,  sans  que  l'ennemi  tentât 
de  s'y  opposer.  L'attaque  du  parc,  qui  aurait  dû  être 
faite  simultanément  par  les  deux  corps  d'armée,  fut 
reprise  séparément  par  le  troisième  corps  tout  seul,  (i) 

Vers  trois  heures  et  demie,  le  général  de  Bellemare 
rassemble  ses  troupes  et  commande  l'assaut.  Mais,  c'est 
encore  une  fois  de  front  qu'il  va  attaquer  follement. 

Le  4*  zouaves  s'engage  dans  un  chemin  creux  et 
escalade  les  pentes  au  pas  de  course.  Le  mur  est 
toujours  intact.  Un  feu  roulant  renverse  en  quelques 
minutes  la  moitié  de  nos  hommes  :  tous  les  officiers 
sont  atteints,  le  commandant  a  son  cheval  tué.  Les 
débris  des  deux  braves  compagnies  se  rallient  derrière 
la  crête  et,  à  peine  reformé,  le  bataillon  se  porte  de 
nouveau  en  avant. 

Les  jeunes  zouaves,  qui  s'étaient  déjà  si  vaillamment 
comportés  à  la  Malmaison,  veulent,  par  im  coup  d'éclat, 
effacer  tout  souvenir  de  ce  qui  s'est  passé  à  Ghàtillon. 
Tête  baissée,  ils  se  précipitent  sur  le  plateau... 

«  Des  créneaux,  des  abris  jaillit  un  feu  terrible;  la 
plupart  tombent,  les  autres  marchent,  courent  à  travers 
une  grêle  de  balles...  mais,  arrivés  à  cent  mètres  du 
parc,  ils  sont  foudroyés  à  bout  portant.  i6  officiers 
sur  18,  et  3n  hommes  sur  600  sont  hors  de  combat. 


(i)  Trois  mille  gardes  nationaux  mobilisés  étaient  en  avant  du 
tort  de  Rosny,  sous  les  ordres  du  général  d'Hugues  ;  ils  auraient 
pu  tourner  l'obstacle  par  Noisy-le-Grand.  Les  travaux  allemands 
au  Raincy  étaient  à  peine  commencés. 


LE   CERCLE   DE   FER 

Cependant  ces  braves  n'ont  pas  inutilement  versé  leur 
sang;  ils  ramènent  les  deux  pièces  de  canon  laissées 
sur  le  plateau  faute  d'attelages. 

«  Il  était  fort  tard...  Après  ce  dernier  insuccès,  il  n'y 
avait  plus  rien  à  tenter.  Le  gros  des  troupes  est  reporté 
en  arrière  de  la  crête,  sur  laquelle  nous  laissons  seule- 
ment des  avant-postes.  Des  ordres  sont  donnés  sur 
toute  la  ligne  pour  que  la  nuit  soit  employée  à  enlever 
les  blessés,  enterrer  les  morts  et  renouveler  les 
munitions.    »    (i) 

Toute  la  nuit  le  Génie  auxiliaire,  grâce  à  l'intelligente 
et  courageuse  initiative  de  VioUet-le-Duc,  fut  occupé  à 
creuser  des  tranchées  aux  avant-postes. 

Le  général  Ducrot  eût  fait  un  excellent  colonel,  il 
avait  beaucoup  d'élan,  mais  il  manquait  de  vues 
d'ensemble,  de  prévoyance  et  de  ténacité.  Dès  le  soir 
du  3o  novembre,  l'opération  lui  semblait  manquée,  et 
ce  découragement  était  bien  prématuré.  D'ailleurs, 
même  en  supposant,  ce  qui  est  très  contestable,  qu'il 
ne  fût  pas  possible  de  percer  les  lignes  d'investissement, 
était-ce  une  raison  pour  n'en  pas  élargir  le  cercle  ?  Nos 
troupes  étaient  fatiguées,  il  est  vrai.  Ne  pouvait-on  pas 
les  remplacer  par  des  troupes  fraîches?  Nous  avions 
une  réserve  de  trois  cent  mille  hommes,  qu'en  a-t-on 
fait? 

La  température  était  devenue  glaciale,  et  nos  chefs 
n'avaient  rien  prévu  :  «  Nous  n'avions  emporté  ni 
tentes  ni  couvertures,  les  sacs  de  la  troupe  ne  conte- 


(i)  Ducrot,  pages  194  à  aSi.  L'attaque  du  plateau  de  Villiers  résume 
assez  bien  la  stratégie  de  hannetons  qui  fut  celle  de  nos  généraux 
pendant  toute  cette  campagne. 

89 


le  premier  siège  de  Paris 

naient  que  des  vhTCS  et  des  munitions  ;  les  officiers  se 
trouvaient  également  sans  bagages.  Toute  la  ligne  des 
avant-postes  était  à  quelques  pas  de  l'ennemi;  on  ne 
pouvait  pas  allumer  de  feux.  Chefs  et  soldats,  accablés 
de  fatigue,  demem^aient  exposés  au  froid  très  vif  d'une 
longue  nuit  d'hiver.  »  (i) 


Le  lendemain,  premier  décembre,  que  se  passait-il 
autour  de  Ghampigny? 

Suspension  d'armes!  Tous  les  forts  se  taisent.  Les 
troupes  restent  bivouaquées.  «  Immobilité  complète  et 
bien  funeste;  car  il  est  certain  que  si  l'ennemi  ne  nous 
attaquait  pas  dans  nos  positions  relativement  faibles, 
c'est  qu'il  ne  se  croyait  pas  en  forces  suffisantes,  ou 
que  les  munitions  lui  manquaient.  »  (2) 

a  décembre.  —  Au  réveil,  l'ennemi,  répandu  sur  les 
hauteurs,  nous  attaque  vivement.  La  nuit  avait  été 
claire  (dix  degrés  au-dessous  de  zéro).  L'armée  s'était 
endormie  d'im  sommeil  de  cauchemar,  dans  une  pro- 
stration sans  bornes,  quand  le  canon  la  réveilla.  Les 
Saxons  marchaient  sur  Bry  et  les  Wurtembergeois 
attaquaient  Ghampigny.  Nos  avant-postes  surpris  se 
replièrent.  Des  ouvriers  civils,  qui  n'étaient  pas  armés, 
s'enfuirent  en  désordre  et  jetèrent  la  panique  dans  la 
rue  principale  de  Ghampigny. 

Nous  allions  perdre  ce  village,  et  le  retour  offensif 
des  Allemands  pouvait  avoir  des  conséquences  désas- 


(i)  Ducrot,  II,  page  296.  Tout  cela  n'indique  pas  la  ferme  résolu- 
tion de  faire  une  trouée, 
(a)  Viollet-le-Duc. 

90 


LE   CERCLE   DE   FER 

treuses  «  si  ce  commencement  de  déroute  n'eût  été 
arrêté  par  quelques  braves  gens  » .  (i) 

Grâce  aux  ouvrages  que  VioUet-le-Duc  nous  avait 
fait  creuser  pendant  l'avant-dernière  nuit  et  perfec- 
tionner pendant  la  journée  du  premier  décembre,  nous 
arrêtions  tous  les  efforts  des  troupes  ennemies  jusqu'à 
deux  heures.  «  A  ce  moment,  l'arrivée  d'une  division 
nous  permit  de  reprendre  l'offensive,  et  notre  ligne  put 
être  portée  à  ooo  mètres  plus  loin.  »  (2) 

Le  même  jour,  le  fils  de  Viollet-le-Duc,  chargé  d'une 
mission  à  Paris,  eut  l'obligeance  d'y  porter  la  lettre 
suivante  que  j'écrivis  rapidement  au  crayon  : 

Le  Tremblay,  2  Dec.  i  h.  1/2. 

Nous  sommes  tous  en  bonne  santé,  quoique  très  fatigués. 
Ce  matin,  M.  Viollet-le-Duc  nous  a  fait  arrêter  la  déroute 
en  barrant  le  passage  aux  fuyards.  Nous  les  avons  forcés  à 
rebrousser  chemin,  la  baïonnette  dans  les  reins.  Nous 
étions  tous  indignés  de  voir  ces  lâches  qui  fuyaient.  Nos 
sapeurs  les  ont  rudement  traités  à  coups  de  bâton  (manches 
de  pelles  ou  de  pioches)  et  à  coups  de  poings.  —  Nous 
fortifions  la  ferme  du  Tremblay.  On  nous  annonce  que 
tout  va  bien.  —  Nos  troupes  viennent  d'être  passées  en 
revue  dans  une  vaste  prairie  par  le  général  Trochu  qui 
nous  a  fait  un  beau  discours  :  «  Messieurs  »,  a-t-il  dit 
d'un  air  dédaigneux.  Il  aurait  dû  dire  :  «  Soldats  »,  ou 
«  Citoyens  ».  Nous  n'étions  pas  contents;  aussi  avons-nous 
tous  crié  :  «  Vive  le  général  Ducrot!  »  Celui-là  du  moins 
montre  un  peu  d'énergie  et  marche  à  l'ennemi. 

L'avant-dernière  nuit,  nous  avons  fait  des  travaux  pour 
installer  une  batterie  de  40  mètres  de  long  aux  avant-postes 
(entre  Champigny  et  le  plateau  de  Villiers),  dans  un  en- 
droit qui  avait  été  pris  et  repris  trois  fois  dans  la  journée 


(1  et  2)  Viollet-le-Duc. 

91 


le  premier  siège  de  Paris 

sur  les  Prussiens.  La  terre  était  humide  de  sang,  (i)  Nous 
ne  sommes  revenus  au  camp  qu'à  la  fin  de  la  nuit. 

Nous  couchons  sur  la  grande  place,  devant  le  château  de 
Vincennes.  Nos  tentes-abris  sont  très  basses  et  nous 
n'avons  pas  su  les  bien  planter.  Ce  matin,  nous  nous 
sommes  levés  tout  couverts    de   verglas.  (2) 

La  nourriture  laisse  beaucoup  à  désirer,  surtout  comme 
quantité,  mais  nous  prenons  tout  cela  gaiement;  qu'im- 
porte, pour\Ti  que  la   France   soit   sauvée. 

Soyez  sans  aucune  inquiétude;  nous  venons  de  gagner 
du  terrain.  Le  moral   de  notre  compagnie  est  excellent. 


Dans  l'après-midi  du  i^"^  décembre,  un  ballon,  le 
Jules-Favre,  apporta  à  Tours  la  nouvelle  si  impatiem- 
ment attendue  de  la  sortie.  Aussitôt  Freycinet  la 
transmit    au    général    en    chef  : 

Tours,  i"  décembre  i8yo, 
5  heures  3o  du  soir. 

Paris  a  fait  hier  un  sublime  effort.  Les  lignes 
d'investissement  ont  été  rompues,  culbutées...  Cet  hé- 
roïsme nous  trace  notre  devoir.  Volez  au  secours  de 
Ducrot,  sans  perdre  une  heure,  par  les  voies  que  nous 


(i)  Nos  hommes,  épuisés  de  fatigue  et  de  faim,  refusaient  de 
travailler.  Je  pris  la  pioche  pour  leur  donuer  l'exemple  et  je 
tâchai  de  les  remonter  :  «  De  notre  travail  de  cette  nuit,  leur 
disais-je,  peut   dépendre   le   succès    de   la   bataille   de   demain.  » 

{•2)  Le  pauvre  Pickaert,  malade,  dormait,  la  tête  complètement 
ensevelie  sous  la  neige.  11  était  si  pâle,  que  nous  l'avons  cru  mort. 
Léon  C...  et  moi  nous  l'avons  mené  à  l'ambulance,  mais  le  major 
Fouchet  l'a  renvoyé  rudement,  le  confondant  avec  les  h  fricot- 
leurs  ».  Ce  faible  enfant,  engagé  volontaire  à  l'âge  de  17  ans, 
mourut  d'une   maladie  de  poitrine. 

9a 


LE   CERCLE    DE    PER 

avons  combinées  hier.  Redoublez  de  vitesse  et  d'éner- 
gie... Continuez  vos  opérations  avec  la  même  pru- 
dence, seulement  exécutez-les  avec  une  foudroyante 
rapidité. 

Mais  cette  foi  héroïque  dont  Garibaldi  a  si  bien 
montré  la  puissance,  d'Aurelle  ne  la  possédait  pas 
plus  que  Trochu.  Ces  chefs  désillusionnés  étaient 
vaincus  d'avance.  Ce  sont  eux  qui  arrêtèrent  la  marche 
vers  Paris,  parce  qu'ils  la  jugeaient  téméraire.  Eh  !  oui, 
téméraire,  mais  possible  pour  des  hommes  énergiques 
et  résolus,  (i) 

A  la  même  date,  le  prince  Frédéric-Charles  lançait 
cette  proclamation  dont  l'histoire  flétrira  le  brutal 
cynisme  : 

Soldats!  Déployez  toute  votre  activité;  marchons 
pour  partager  cette  terre  impie.  Il  faut  exterminer 
cette  bande  de  brigands  qu'on  appelle  l'armée  fran- 
çaise. Le  monde  ne  peut  rester  en  repos,  tant  qu'il 
existera   un  peuple  français. 

VELLEPION 

L'armée  de  la  Loire,  dispersée  sur  une  ligne  de 
70  kilomètres  sans  profondeur,  courait  le  risque  d'être 
battue  en  détail.  Le  ministre  de  la  guerre  confia  au 
général    d'Aurelle    le    commandement   en   chef,   avec 


(i)  Ennemi  de  la  République  et  du  gouvernement  civil  que  la 
France  s'était  donné,  d'Aurelle,  en  écrivant  le  récit  de  cette 
campagne,  n'a  eu  qu'un  seul  but  :  rejeter  sur  Gambetta  et  de 
Freycinet  la  responsabilité   de  nos  défaites. 

93 


le  premier  siège  de  Paris 

l'ordre  d'opérer  une  concentration  et  de  marcher  sur 
Paris. 

Le  I"  décembre,  écrit  Chanzy,  le  i6^  corps  se  mit 
en  mouvement  à  dix  heures  du  matin,  l'infanterie  à 
travers  champs,  l'artillerie  sur  les  routes.  L'amiral 
Jaurégmberry  établit  promptement  ses  pièces...  Cepen- 
dant le  général  Michel  dessinait  son  mouvement  tour- 
nant sur  la  gauche.  Le  village  de  Gommiers  fut  vigou- 
reusement attaqué  de  front  par  les  chasseurs  à  pied,  et 
enlevé. 

Le  général  Michel,  avec  la  brigade  de  Tucé  à  gauche, 
s'avança  sur  Villepion.  Cette  démonstration  hardie, 
exécutée  sous  les  obus  à  une  distance  de  600  mètres, 
mais  assez  rapide  pour  éviter  des  pertes  sensibles,  déter- 
mina la  retraite  de  la  batterie  ennemie  de  Villepion... 

Le  jour  baissait.  Le  commandant  de  la  première 
division  réunissant  les  troupes  qui  lui  restaient  et  se 
mettant  à  leur  tête,  se  porta  au  pas  de  course  sur  le 
parc,  point  central  de  la  résistance,  qui  fut  emporté 
d'assaut.  On  fit  40  prisonniers,  dont  deux  officiers  de  la 
garde  de  Bavière. 

L'ennemi,  abandonnant  dans  le  château  son  ambu- 
lance et  de  nombreux  blessés,  rétrograda  sur  Loigny. 

La  division  Jauréguiberry  coucha  sur  les  positions 
conquises;  son  quartier  général  était  au  château  de 
Villepion.  La  cavalerie,  que  la  fatigue  empêcha  malheu- 
reusement de  poursuivre  l'ennemi,  se  repUa  sur  son 
bivouac  du  matin,  et  la  brigade  de  Tucé  à  l'ouest  de  la 
route  de  Patay. 

Le  combat  de  Villepion  était  un  brillant  succès  pour 
le  16*^  corps.  11  avait  eu  à  lutter  contre  20.000  Bavarois 
qu'il  avait  complètement  battus. 

94 


LE    CERCLE   DE    FER 

8 

LOIGNY-POURPRY  (l) 

Du  côté  d'Orléans,  la  nuit  du  i"  au  a  décembre  n'avait 
pas  été  moins  froide  qu'à  Paris.  Nos  troupes  bivoua- 
quaient non  loin  de  l'armée  ennemie.  «  Contrairement 
à  leurs  habitudes,  les  Allemands  n'avaient  pas  pris  la 
peine  de  dissimuler  leurs  feux  que  nos  soldats  aperce- 
vaient distinctement.  » 

Nues  et  sans  arbres,  les  vastes  plaines  de  la  Beauce 
sont  semées  çà  et  là  de  fermes  isolées,  de  villages  et 
de  châteaux  qui  seuls  peuvent  servir  de  points  de 
résistance.  Un  soleil  splendide  se  levait  à  l'horizon. 
Nos  soldats  étaient  pleins  d'ardeur,  persuadés  qu'ils 
allaient  bientôt  donner  la  main  à  l'armée  parisienne. 

Les  Allemands  avaient  pris  position  sur  une  Ligne 
de  collines,  de  La  Maladrerie  au  château  de  Goury.  La 
ligne  française  se  développa  de  Villours  à  Morale. 
A  l'extrême  gauche,  la  3*  brigade  de  cavalerie  (de  Tucé) 
avait  pour  soutien  les  francs-tireurs  de  Lipowski. 

«  Gomme  bien  d'autres  batailles  de  cette  malheu- 
reuse guerre,  la  bataille  de  Loigny-Pourpry  fut  décousue  : 
chaque  division  s'engagea  de  son  côté,  les  uns  trop  tôt, 
les  autres  trop  tard,  sans  ensemble  dans  leurs  mouve- 
ments. La  direction  supérieure  fit  défaut.  »  (2) 

Dès  le  matin,  le  général  Barry  entre  dans  Loigny 
qu'occupent  seulement  quelques  détachements  bava- 
rois, et  se  porte  aussitôt  sur  Goury.  Son  élan  est  tel 


(i)  La  bataille  de  Loigny  a  été  racontée  on  détail  par  d'AurcUe, 
Chanzy  et  H.  Morel. 
(2)  Général  Niox,  page  68. 

95 


le  premier  siège  de  Paris 

qu'il  néglige  de  faire  préparer  l'attaque  par  l'artillerie. 
L'ennemi,  qui  s'est  replié  d'abord  dans  le  parc,  ne 
tarde  pas  à  reprendre  l'offensive.  La  division  Barry  se 
retire  en  désordre  dans  une  plaine  découverte,  où  elle 
ne  trouve  aucun  abri  ;  et  le  général  Michel  recule 
jusqu'à   Gommiers. 

Alors  les  Allemands  attaquent  Loigny  du  côté  de 
l'Est.  La  brigade  Bourdillon  résiste  énergiquement.  On 
se  fusille  dans  les  rues  ;  chaque  maison  est  devenue 
une  forteresse  dont  l'ennemi  doit  faire  le  siège.  L'artil- 
lerie allemande  cesse  le  feu  pour  ne  pas  atteindre  les 
siens  dans  cette  mêlée  furieuse.  A  la  fin,  les  Français 
sont  forcés  de  se  retirer.  Seuls  quelques  isolés,  oubliés 
dans  le  cimetière  de  Loigny,  se  font  tuer  inutilement. 
L'ordre  de  retraite  ne  leur  était  pas  parvenu.  —  A  cinq 
cents  mètres  de  Loigny,  une  de  nos  batteries  est  sur- 
prise et  enlevée  par  deux  escadrons  de  cavalerie  alle- 
mande ;  elle  n'avait  pas  même  eu  le  temps  d'ouvrir  le 
feu. 

Les  batteries  ennemies,  formant  un  demi -cercle 
d'environ  2.000  mètres  de  rayon,  criblent  d'obus  nos 
soldats  épuisés  qui  cherchent  un  refuge  autour  du 
château   de   Villepion. 

A  ce  moment,  le  général  de  Sonis,  avec  le  17*  corps, 
arrête  la  déroute.  Ses  canons  tiennent  tête  aux  batte- 
ries allemandes.  Dans  l'espoir  de  reprendre  Loigny,  il 
appelle  sa  réserve,  huit  cents  hommes  commandés  par 
le  colonel  Charrette.  Volontaires  de  l'Ouest  (anciens 
zouaves  pontificaux),  mobiles  des  Côtes-du-Nord,  francs- 
tireurs  de  Tours  et  de  Blidah,  s'avancent  crânement  à 
travers  la  plaine  sous  une  pluie  de  feu.  Ils  sont  soutenus 
par  la  cavalerie  du  général  Michel  et  du  général  de 

96 


LE    CERCLE    DE   FER 

Tucé.  On  sonne  la  charge  et,  sans  brûler  une  amorce, 
nos  mobiles  enlèvent  la  ferme  de  Villours. 

Mais  le  général  de  Sonis  est  tombé  à  l'entrée  du  bois, 
il  a  la  jambe  fracassée.  Charrette  a  son  cheval  tué 
sous  lui;  tout  l'état-major  est  dispersé.  Aucun  renfort 
n'est  envoyé  pour  soutenir  les  zouaves  qui  marchent 
toujours  de  l'avant.  Déjà  ils  ont  pris  d'assaut  les  pre- 
mières maisons  de  Loigny,  quand  le  général  de  Tres- 
kow  lance  contre  cette  poignée  d'hommes  ses  nombreux 
bataillons  prussiens.  Nos  héroïques  soldats  se  retirent; 
les  Allemands  exténués  n'essaient  pas  de  les  poursuivre. 

La  bataille  avait  duré  tout  le  jour.  La  nuit  était 
venue.  Une  obscurité  profonde  régnait  sur  le  champ  de 
bataille,  où  tant  de  soldats  avaient  trouvé  ime  mort 
glorieuse,  où  gisaient  tant  de  blessés  ;  il  n'était  éclairé 
qu'à  de  rares  intervalles  par  les  reflets  sinistres  de 
l'incendie  de  Loigny.  (i) 

«  Nous  avions  battu  l'ennemi,  mais  ce  fut  une  victoire 
stérile,  sans  résultats  :  nous  avions  devant  nous  toutes 
les  forces  réunies  du  duc  de  Mecklembourg,  du  général 
de  Thann  et  du  prince  Frédéric-Charles.  » 

Néanmoins,  le  général  d'Aurelle  se  décida  enfin 
à  se  diriger  vers  Chevilly,  sur  la  route  de  Paris. 
Sa  dépêche  au  ministre  de  la  guerre  laisse  voir  sa 
mauvaise  humeur  :  «  Orléans  va  se  trouver  décou- 
vert. Il  est  indispensable  d'y  envoyer  un  général.  Je 
n'en  ai  pas  à  laisser.  »  Il  ne  conserve  d'espoir  que 
dans  un   secours  d'en   haut,  et    c'est  à  Monseigneur 


(i)  Chanzy. 


97  guerre.  —  6 


h  premier  sièg-e  de  Paris 

Dupanlonp,  évêquc    d'Orléans,   qu'il    s'adresse    pour 
cola  : 

«  L'armée  de  la  Loire  pari  aujourd'hui  pour  marcher 
au  devant  de  l'armée  du  général  Ducrot,  qui  a  rompu 
les  lignes  prussiennes  à  Paris  el  qui  se  dirige  vers  nous. 

«  Priez,  Monseigneur,  pour  le  saUil  de  la  France.  » 

Ce  qu'on  a  peine  à  expliquer,  c'est  la  lettre  de  Ghanzy 
à  d'Aurelle  et  le  découragement  qu'elle  révèle  : 

«  Aprâs  an  heau  succès  hier,  nous  avons  quitté  ce 
matin  les  positions  conquises.  Le  général  de  Sonis  a 
été  blessé  et  ses  troupes  se  sont  repliées,  (i)  La  nuit 
venait,  nous  avons  été  obligés  de  nous  retirer  devant 
un  elTort  très  vigoureux  de  l'ennemi,  et  nous  venons 
d'arriver,  la  première  division  du  i6«  corps  et  une 
partie  du  i^*".  à  Terininiers.  .le  redoute  une  attaque 
pour  cette  nuit  ou  pour  demain,  .le  ferai  tout  pour 
reprendre  TolTensive,  mais  un  secours  m'est  indispen- 
sable, .le  crois  que  nous  avons  devant  nous  toutes  les 
forces  ennemies  accourues  pour  nous  écraser.  La  partie 
se  jouera  ici.  » 

«  A  la  h^clnre  de  cette  lettre,  ajoute  d'Aurelle,  le 
général  en  chef  vil  aussitôt  la  situation  périlleuse  dans 
laquelle  se  trouvait  l'armée  de  la  Loire.  11  n'y  avait  à 
prendre  d'autre  résolution  que  de  battre  en  retraite. 
pour  ne  pas  être  exposé  le  lendemain  ;\  un  effroyable 
désastre.  » 

Il  est  permis  de  contester  que  toutes  les  forces  enne- 


(>)  IVordlnairo  un  jcém'ral  blcss»"  est  immcdialcmoul  remplace 
par  un  colonel. 

98 


LE   CERCLE   DE    FER 

mies  fussent  accourues  :  une  armée  d'investissement 
restait  autour  de  Paris. 

D'Aurelle  avait  entouré  Orléans  de  lignes  fortifiées  ; 
éperdu,  il  renonça  à  les  défendre.  Sa  hâte  de  fuir  était 
telle  qu'il  fit  enclouer  les  canons  et  abandonna  la  ville. 
Ce  n'était  plus  une  retraite,  mais  une  immense  déroute 
de  200.000  hommes. 

9 

COMBAT   DE   PATAY.   —   PRISE   d'ORLÉANS 

«  Le  4  décembre,  vers  huit  heures  du  matin,  la 
canonnade  commença  du  côté  de  Patay.  C'était  une 
colonne  prussienne  avec  artUlerie  qui  se  portait  sur 
cette  ville,  que  douze  escadrons  cherchaient  à  tourner. 
Le  général  de  Tucé,  plaçant  son  infanterie  aux  barri- 
cades, disposa  sa  cavalerie  sur  la  route  de  Lignerolles, 
et  reçut  l'ennemi,  qui  s'avançait  avec  beaucoup  d'en- 
train, par  un  feu  de  tirailleurs  disposés  dans  les  jardins 
et  derrière  les  murs  de  clôture... 

«  Nos  troupes  avaient  repris  l'offensive  sous  une  pluie 
d'obus  qui  avait  déjà  incendié  quelques  maisons  de 
Patay,  et  délogé  l'ennemi  des  embuscades  où  il  s'était 
abrité  autour  de  la  ville,  après  lui  avoir  tué  plus  de 
deux  cents  hommes  et  fait  une  quarantaine  de  pri- 
sonniers, dont  quatre   officiers,  (i) 

«  Mais  pendant  que  le  général  de  Tucé  se  maintenait 
ainsi  à  Patay,  la  division  Barry  dut  se  replier  sur 
Boulay.  »  (2) 

Les  Allemands  arrivèrent  à  six  heures  du  soir  aux 


(i  et  2)  Chanzy,  page  90. 

99 


le  premier  siège  de  Paris 

portes  d'Orléans.  «  Le  général  de  Treskow  négocia 
aussitôt  avec  l'autorité  militaire  française  l'occupation 
de  la  ville.  A  dix  heures,  une  convention  fut  conclue,  et 
peu  après  minuit,  le  Grand-Duc  entra  dans  Orléans.  » 
D'Aurelle  n'avait  pas  trouvé  le  temps  de  faire  sauter 
le  pont  de  la  Loire  ;  il  lui  restait  pourtant  une  armée  de 
200.000  hommes  pourvue  de  plus  de  5oo  bouches  à  feu , 
retranchée  dans  un  camp  fortifié,  avec  des  pièces  de 
marine  à  longue  portée. 

«  Cette  bataille  qui  avait  duré  deux  jours,  coûta  aux 
Allemands  1.700  hommes,  tandis  que  les  Français  en 
perdirent  20.000,  dont  1.800  prisonniers.  Leur  armée  se 
trouvait  coupée  en  trois  tronçons.  »  (i) 

Le  5  décembre  le  général  de  Moltke  envoyait  à 
Trochu   la   dépêche   suivante  : 

a  II  pourrait  être  utile  d'informer  Votre  Excellence  que 
l'armée  de  la  Loire  a  été  défaite  hier  près  d'Orléans  et 
que  cette  ville  est  réoccupée  par  les  troupes  allemandes.  » 

Ce  fut  la  fin  de  nos  espérances. 

10 

De  son  côté,  l'armée  de  Paris  ne  renonça-t-elle  pas 
trop  facilement  à  traverser  les  lignes  prussiennes  ? 

Nous  l'avons  vu.  la  nuit  du  2  au  3  décembre  fut  tout 
entière  occupée  à  se  retrancher  dans  Ghampigny  même 
et  à  élever  une  batterie  devant  les  lignes  conquises. 

Pourquoi  abandonner  ces  positions  ?  Les  Allemands 
seraient  revenus   pour  les   attaquer,  mais  «  toute  la 


(I)  De  Moltke,  Mémoire. 


LE   CERCLE    DE    FER 

presqu'île  de  Joinville  et  le  champ  de  manœuvres  de 
Vincennes  étaient  remplis  de  nos  troupes  en  bon  ordre 
et  prêtes  à  la  lutte  ».  (i) 

A  midi,  le  général  Ducrot  donne  l'ordre  de  replier  les 
deux  ponts  de  Brie  sur  l'île  de  Beauté.  Notre  armée 
repasse  la  Marne  sur  les  autres  ponts. 

A  sept  heures  et  demie  du  soir,  le  mouvement  de 
recul  est  terminé  et  nos  troupes  bivouaquent  dans  le 
bois  de  Vincennes. 

Trochu  écrivait  :  «  L'ennemi  nous  a  attaqués  au  réveil 
avec  des  réserves  et  des  troupes  fraîches;  nous  ne 
pouvions  lui  offrir  que  les  adversaires  de  l' avant-veille, 
(Pourquoi?)  fatigués,  avec  un  matériel  incomplet,  et 
glacés  par  des  nuits  d'hiver  qu'ils  ont  passées  sans 
couvertures  ;  car,  pour  nous  alléger,  nous  avons  dû  les 
laisser  à  Paris.  »  L'aveu  d'imprévoyance  est-il  assez 
complet  ? 

Cette  retraite,  après  deux  journées  très  honorables,  et 
qu'à  Paris  on  considérait  comme  des  victoires,  produisit 
sur  l'armée  comme  sur  la  population  le  plus  fâcheux 
effet.  (2) 

Certes,  Ducrot  s'était  vaillamment  comporté  le  pre- 
mier jour  ;  mais,  trop  vite  fatigué,  il  rentrait  dans 
Paris,  oubliant  son  imprudente  parole.  Quelle  confiance 
le  peuple  français  pourra-t-il  avoir  désormais  dans  les 
promesses  de  ses  chefs? 

Lorsque  Ducrot  avait  donné  lecture  de  sa  proclama- 
tion au  Gouverneur  de  Paris  et  à  son  chef  d'état-major. 


(i)  Viollet-le-Duc.  Cette  batterie  eût  permis  à  nos  troupes  de 
prendre  à  revers  la  redoute  de  Villiers  et  de  nous  y  installer  pour 
élargir  le  cercle  d'investissement. 

(2)  Viollet-le-Duc. 

ÏOI  guerre.  —  6. 


le  premier  siège  de  Paris 

Trochu  demanda  la  suppression  de  la  phrase  célèbre, 
et  lit  ressortir  ce  qu'un  pareil  engagement  avait  de 
téméraire.  Ducrot  lui  répondit  :  a  Dans  la  partie  qui  va 
s'engager,  se  joue  le  sort  de  Paris,  de  la  France  tout 
entière.  Chacun  doit  être  décidé  à  donner  sa  vie  contre 
un  tel  enjeu  ;  pour  mon  compte  personnel,  j'y  suis  ferme- 
ment résolu,  et  il  faut  que  je  fasse  passer  ce  sentiment 
dans  le  cœur  de  mes  soldats.  »  (i) 

Le  but  de  Ducrot  avait  été  atteint  ;  il  avait  enflammé 
tous  les  courages,  et  si  l'on  peut  regretter  pour  sa  gloire 
personnelle  des  paroles  qui  prirent  l'apparence  d'une 
fanfaronnade,  personne  n'a  jamais  mis  en  doute  ni  sa 
bravoure,  ni  sa  sincérité. 

D'autre  part,  Ducrot  l'avoue,  il  n'a  pas  su  profiter  de 
l'infériorité  numérique  de  nos  ennemis  : 

«  Combattant  toujours  derrière  des  retranchements, 
de*  murs,  des  abris,  ils  échappaient  à  nos  coups,  tandis 
que  nous,  au  contraire,  constamment  à  découvert, 
canounés,  tiisillés  de  toutes  parts,  nous  venions  sans 
cesse  nous  briser  contre  des  obstacles  matériels  que 
notre  artillerie  ne  pouvait  entamer.  »  (2) 

Évidemment  nos  chefs  savaient  moins  bien  leur  métier 
que  les  généraux  allemands  :  ils  n'ont  jamais  eu  un  plan 
d'ensemble  :  ils  ont  lancé  en  rase  campagne  de  jeunes 


(1)  «  Ceux-là  seuls,  a-t-il  écrit,  qui  combattaient  avec  nous  au 
plateau  de  Villiers,  peuvent  dire  s"U  a  dépendu  de  notre  volonté 
qne  nos  engagi>nients  ne  fussent  remplis.  »  Ducrot  avait.,  en  effet, 
poussé  son  cheval  vers  les  Allemands  et  brisé  son  épée  dans  la 
poitrine  d'un  soldat  saxon  Son  aide  de  camp,  le  capitaine 
Béverlée,   était   mort    a    ses    côtés. 

(a)  Ducrot,  II,  page  aâ6. 


LE    CERCLE    DE    FER 

troupes  inexpérimentées  ;  ils  ne  se  sont  occupés  ni  de  les 
loger  ni  de  les  nourrir  ;  ils  leur  ont  demandé  des  efforts 
qui  dépassaient  les  forces  humaines;  Us  les  ont  envoyées 
à  ime  mort  certaine  contre  des  ennemis  solidement 
retranchés  derrière  des  murailles,  sans  avoir  seulement 
la  précaution  d'y  faire  brèche  et  de  bombarder  préala- 
blement la  garnison.  Quand  on  lit  attentivement  les 
Uvres  maladroits  qu'ils  ont  écrits  pour  leur  défense,  on 
est  forcé  d'avouer  qu'il  n'y  a  pas  grande  exagération 
dans  le  mot  fameux  :  «  Les  Français  sont  des  lions 
conduits  par  des  âxies.  » 


10  ^ 


ANNEXE  AU   CHAPITRE  III 

Guerre  à  général  d'Aurelle 

Tours,  6  décembre  i8yo. 

Le  commandement  en  chef  de  l'armée  de  la  Loire  est 
supprimé.  Le  i6^  et  le  i y^  corps,  formant  la  deuxième 
armée  de  la  Loire,  passent  sous  les  ordres  du  général 
Chanzy... 

Remettez  immédiatement  le  commandement  au  général 
des  Pailler  es.  Vous  êtes  nommé  au  commandement  des 
lignes  stratégiques  de  Cherbourg,  et  vous  vous  rendrez 
sur  le  champ  à  votre  destination. 

Le  général  d'Aurelle  au  Ministre  de  la  guerre,  à  Tours 

Salbris,  6  décembre  i8yo. 

Le  commandement   des  lignes  stratégiques  de 

Cherbourg  n'est  pas  en  rapport  avec  le  commandement 
de  général  en  chef  que  f  ai  exercé.  Je  dois  à  ma  dignité 
de  ne  pas  amoindrir  la  position  que  fai  occupée,  et  je 
vous  demande  à  ne  pas  aller  prendre  possession  de  ce 
commandement  et  à  me  retirer  dans  mes  foyers.  Ma 
santé,  d'ailleurs,  est  altérée  et  réclame  des  soins  que  je 
ne  puis  recevoir  que  chez  moi. 


IV 

1870 
LE  GÉNIE  AUXILIAIRE 

LE  PLATEAU  D'AVRON.  —  LE  BOURGET.  —  LA  FERME  DE  GROSLAY. 


101 


IV 

1870 

LE  GÉNIE  AUXILIAIRE 

Le  plateau  d'Avron,  —  Le  Bourget.  —  La  ferme  de  Groslay. 

1 

LE   PLATEAU   d'aVRON 

En  avant  du  fort  de  Rosny,  les  hauteurs  d'Avron 
dominent  la  vallée  de  la  Marne.  Ce  fut  seulement 
lorsqu'on  tenta  une  sortie  qu'on  s'aperçut  de  l'impor- 
tance de  cette  position.  Il  eût  fallu  l'occuper  et  la 
fortifier  dès  le  début  du  siège.  Les  Allemands,  qui  la 
connaissaient  bien,  essayèrent  plus  d'ime  fois  de  s'en 
emparer,  mais  les  projectiles  du  fort  de  Rosny  les 
empêchèrent  de  s'y  maintenir,  tant  que  leurs  ouvrages 
du  Raincy  ne  furent  pas  terminés,  c'est-à-dire  jusqu'à 
la  fin  de  décembre. 

Nos  travaux  tardifs  furent  exécutés  dans  des  condi- 
tions déplorables.  Si  l'incapacité  militaire  de  Trochu 
et  de  son  état-major  avait  encore  besoin  d'être  démon- 
trée, on  en  trouverait  ici  quelques  preuves  précises. 

Par  exemple,  l'infanterie  de  marine  fournissait  chaque 

109  f(iierre.  —  7 


le  premier  siège  de  Paris 

jour  six  cents  hommes  de  corvée  au  génie  pour  les 
travaux  de  terrassements,  «  Ces  bataillons,  sauf  celui 
de  Bicêtre,  ont  constamment  vécu  sous  la  tente.  »  (i) 
Pourquoi  ? 

Paul  M.  à  sa  mère 

Mardi  i3  décembre  ;o. 

Nous  sommes  occupés  en  ce  moment  à  établir  une  batterie 
à  l'extrémité  du  plateau  d'Avron.  (2)  Nous  revenons  cou- 
cher dans  le  village  de  Rosny  abandonné  par  les  habitants 
et  dévasté  par  les  mobiles.  Les  maisons  n'ont  plus  ni  portes 
ni  fenêtres. 

Tu  peux  donner  de  bonnes  nouvelles  de  M.  Delbrouck. 
Quoique  je  ne  sois  pas  dans  sa  compagnie,  je  le  vois  tous 
les  jours  au  travail.  Nous  sommes  allés  ensemble  à  Ville- 
monble.  Les  mobiles  jouaient  de  l'orgue  dans  l'église.  Ils 
pillent  et  détruisent  tout  d'une  manière  indigne.  Que 
feraient-ils    en   pays   ennemi?   (3) 

Pourquoi  les  chefs  ne  réprimèrent-ils  pas  ce  pillage 
qui  fut  une  cause  de  démoralisation  dans  l'armée  ? 
Mobiles,  gardes  nationaux,  soldats  de  la  ligne  et 
francs-tireurs,  tous  ont  leur  part  de  responsabilité. 
Cantonnés  dans  des  maisons  qu'avaient  désertées  des 
propriétaires  timorés,  ils  brisaient  tout,  se  chauffant 
avec  les  portes,  les  châssis  des  fenêtres  et  les  meubles 
sculptés,  pillant  les  caves,  retournant  le  sol  pour  décou- 


(i)  La  Roncière. 

(3)  A  moins  de  2.000  mèlres  de  la  redoute  du  Raincy. 

(3)  «  Les  troupes  campées  sur  les  rampants  nord  de  ce  plateau 
et  peu  surveillées,  passaient  leurs  journées,  non  point  à  s'exercer, 
mais  à  aller  chercher  des  légumes  du  côté  de  Villemonble  et  à 
piller  ce  malheureux  village.  On  voyait,  tout  le  long  du  jour,  des 
liles  de  ces  mobiles  monter  au  plateau,  chargés  de  meubles  de 
toutes  sortes.  Que  pouvait-on  faire  au  bivouac  d'un  guéridon 
d'acajou  ?  »  (Viollet-i,e-Duc) 

IIO 


LE    GEXIE   AUXILIAIRE 

vrir  les  cachettes  où  ils  espéraient  trouver  quelques 
objets  précieux.  J'ai  vu  découper  le  tapis  d'un  billard 
pour  le  transformer  en  couvertures.  Les  troupes  ne 
songeaient  ni  à  se  garder,  ni  à  se  garantir  contre  les 
batteries  ennemies,  ni  à  en  empêcher  la  construction. 

Jeudi  i5  décembre,  (i) 
Nous  avons  eu  tour  à  tour  le  gel  et  le  dégel;  nous  travail- 
lons tonte  la  journée,  les  pieds  dans  la  neige  fondue.  Quel- 
ques-uns d'entre  nous,  suivant  la  recette  donnée  par  uji 
vieux  troupier,  ont  trempé  leurs  chaussettes  de  laine  dans 
du  suif  qu'ils  avaient  fait  fondre.  C'est  un  peu  dégoûtant, 
mais  on  évite  ainsi  des  maladies  dont  le  plus  grand  courage 
ne  préserve  pas. 

Nous  voyons  distinctement  les  épaulements  que  les  Prus- 
siens élèvent  au  Raincy,  et  nous  ne  parvenons  pas  à  com- 
prendre pourquoi  on  les  laisse  faire.  Il  serait  si  facile  de  les 
inquiéter.  (2) 

Samedi  17.  —  Lever  à  ^  heures  du  matin;  travail  jusqu'à 
midi.  —  Départ  pour  Noisy-le-.Sec.  —  Commencement  d'in- 
stallation, puis  départ  précipité  pour  Pantin.  Il  faut  jeter  la 
soupe  avant  de  l'avoir  mangée. 

Dimanche  18.  —  Le  plateau  d'Avron  reçoit  dix  nouvelles 
pièces  de  Sept.  C'est  le  colonel  Stoffel  qui  commande  l'artil- 
lerie. 

Lundi  19.  —  En  permission  à  Paris.  Retour  à  cinq  heures. 
J'amène  à  son  père  mademoiselle  Marie  Delbrouck.  (3) 

Quelques  soldats  de  l'infanterie  de  marine  reviennent 
d'une  petite  expédition.  Ils  ont  démoli  les  murs  du  cimetière 


(i)  Les  lettres  de  Paul  M...  sont  ici  complétées  par  quelques 
notes  écrites  au   jour  le  jour  sur  un  carnet. 

(2)  Ces  épaulements  devaient  recevoir  bientôt  des  pièces  de  gros 
calibre.  Nos  officiers  supérieurs  ne  se  doutaient  pas  de  l'effet  de 
ces  pièces. 

(3)  En  suivant  son  père  aux  avant-postes,  cette  enfant  de  14  ans 
donnait  un  bel  exemple  de  courage  et  de  piété  filiale. 

III 


le  premier  siège  de  Pans 

gai  sercaient  d'abri  aux  Prussiens.  Les  postes  ennemis  se  sont 
repliés;  nous  en  profitons  pour  faire  proi-ision  de  légumes. 
Des  lettres  de  ma  mère  et  de  mes  sœurs  sont  parties  par 
ballon  à  l'adresse  de  Fernand  et  de  mon  oncle.  AlLx  a  aussi 
écrit  à  Euphémie  Barbier,  et  Louise  à  mademoiselle  Made- 
leine Pape. 

Des  balloas,  montés  par  des  marins  ou  des  employés 
des  postes,  partaient  de  nuit,  pour  échapper  aux  balles 
allemandes.  Ils  emportaient  avec  nos  lettres  des  pigeons 
voyageurs,  et  ceux-ci  nous  rapportaient  les  réponses  dans 
de  tout  petits  tubes  cachés  sous  leurs  ailes.  Les  dépêches 
étaient  imprimées  en  caractères  microscopiques  sur  un 
papier  extrêmement  léger.  Moyennant  un  franc,  nous 
avions  droit  à  quatre  questions  auxquelles  nos  parents 
ou  amis  de  pro%lnce  répondaient  par  oui  ou  par  non.  A 
l'arrivée,  un  appareil  électrique  projetait  en  les  grossis- 
sant ces  dépêches  qui  étaient  aussitôt  distribuées.  «  Ces 
pigeons  traversaient  les  lignes  ennemies,  échappant 
comme  par  miracle  aux  balles  des  fusils  Dreyse  et  aux 
griffes  des  faucons  prussiens,  dressés  à  leur  donner  la 
chasse  ;  ils  fendaient  l'air  glacé ,  s'abattaient  à  demi 
morts  sur  nos  toits,  et  nous  tendaient,  sous  leurs  plumes 
déchirées,  les  dépêches  que  nous  attendions  hale- 
tants. »  (i) 


(1)  Joies  Claretie. 

L'année  suivante  (3i  août  -i)  madame  Pape  écrivait  à  madame 
Milliet  :  t  Nous  sommes  dans  un  séjour  de  paix  profonde...  On 
aime  à  revoir  les  lieux  où  Ton  a  beaucoup  souffert  el  nous  avons 
souffert  mortellement  ici  l'année  dernière.  Nous  revoj-ons  encore 
par  la  pensée  tontes  les  circonstances  de  l'arrivée  de  la  missive 
aérienne  de  votre  chère  Ix)uise,  la  première  que  nous  ayons  reçue 
depuis  l'investissement  de  Paris,  le  premier  défi  jeté  par  le  courage 
et  l'industrie  du  vaincu  a  la  force  écrasante  de  l'odieux  vamqueur. 
Quels  éclats  !  quelle  joie,  quelle  émotion  en  ouvrant  ce  cher  petit 
billet!  Oui,  la  douleur  ouvre  et  fait  épanouir  l'âme,  pourvu  que 
ce  soit  une  douleur  généreuse  '.  *> 


LE    GENIE   AUXILIAIRE 

On  dit  que  deux  de  nos  pigeons  voyageurs,  qui  avaient  été 
pris  par  les  Prussiens,  nous  sont  revenus  porteurs  de 
dépêches  fausses. 

Mardi  20.  —  Les  batteries  prussiennes  établies  au  Raincy 
commencent  à  nous  envoyer  quelques  obus  énormes.  Nos 
ouvrages  sont  beaucoup  trop  faibles  pour  résister.  Une 
quarantaine   de   marins  sont  blessés. 


LE   BOURGET 

Paul  à  sa  mère 

Mercredi  21. 

Notre  journée  d'hier  a  élc  employée  à  la  construction  de 
deux  ponts  sur  le  canal  de  l'Ourcq  (entre  Pantin  et  Bondy). 
C'était  très  pittoresque  et  très  intéressant.  Le  soir,  il  a  fallu 
continuer  à  la  lueur  des  torches,  jusqu'à  une  heure  du 
matin.  Plusieurs  hommes  sont  tombés  dans  l'eau  ;  heureu- 
sement le  canal  n'est  pas  profond  en  ce  moment. 

A  quatre  heures  et  demie  du  matin  nous  rallumions  les 
torches  pour  éclairer  le  passage  des  troupes,  (i)  tandis  que 
nos  charpeiitiers  donnaient  la  dernière  main  au  travail. 

A  sept  heures  et  demie  les  wagons  blindés  donnent 
le  signal,  et  les  forts  commencent  une  vigoureuse 
canonnade.  Un  quart  d'heure  après  les  colonnes 
d'assaut    s'élancent   en   avant. 

Trochu  est  à  la  Suiferie  avec  son  état-major.  Quel- 
ques soldats  s'étant  heurtés  vainement  contre  un  mur 


(i)  «  Les  roules,  si  malencontreusement  barrées  par  des  abattis, 
durent  être  dégagées.  Dans  la  nuit  du  20  au  ai  décembre,  vers 
cinq  heures  du  matin,  infanterie  et  artillerie  commencèrent  à  se 
diriger  par  ces  ponts  vers  le  Bourget,  mais  l'ennemi  paraissant 
disposé  à  attaquer  Drancy,  sur  lequel  il  dirigeait  une  vive  canon- 
nade, on  se  borna,  de  notre  côté,  à  occuper  ce  point  et  à  le 
défendre  par  des  ouvrages  qui  furent  commencés  sous  le  feu.  » 

(VIOLLBT-LE-DUC) 

1x3 


le  premier  siège  de  Paris 

crénelé,  il  ordonne  à  l'artillerie  de  tirer  contre  ce  mur, 
sans  s'inquiéter  de  nos  troupes  qui  tiennent  bon  dans 
le  village  et  que  cette  maladresse  oblige  à  l'abandonner. 

Jeudi  22.  —  Dans  l'après-midi  d'hier,  nous  sommes  partis 
sac  au  dos,  avec  armes  et  outils,  pour  Drancy.  Mais  nous 
n'y  étions  pas  encore  arrivés  qu'on  nous  ordonna  de  faire 
demi-tour. 

La  nuit  approchait;  l'affaire  était  terminée  déjà  et  nous 
n'en  savions  pas  l'issue. 

Nous  sommes  revenus  au  milieu  d'un  encombrement  inouï 
de  voitures,  de  fourgons  d'artillerie  et  de  troupes  ;  nous 
faisions  un  pas  toutes  les  di.v  minutes.  C'est  un  mouvement 
que  je  ne  comprends  pas  encore.  Peut-être  n'a-t-on  fait 
qu'une  fausse  attaque.  — En  ce  moment  la  garde  nationale 
et  l'artillerie  reviennent  sur  leurs  pas. 

Nous  n'avons  pas  su  nous  maintenir  au  Bourget.  Il  parait 
cependant  que  la  journée  n'a  pas  été  mauvaise;  nous  avions 
gagné  du  terrain  et  nos  pertes  sont  insignifiantes.  J'ai  vu 
revenir  à  vide  les  voitures  d'ambulance.  —  On  s'attend  pour 
demain  à  une  affaire  importante. 

Tandis  que  les  Allemands  dormaient  tranquilles, 
chaudement  logés  dans  nos  maisons,  nos  troupes  ont 
couché  sans  abri  dans  la  plaine  d'AubervUliers. 

«  Quelle  cruelle  soirée!  rapporte  Ducrot,  quelle 
cruelle  nuit  !  Pour  faire  la  soupe  dans  ce  camp  du  froid, 
quelques  grains  de  riz,  quelques  miettes  de  biscuit,  de 
l'eau  qu'on  puisait  à  grand'peine  en  perçant  la  glace 
et  qui  gelait  pendant  le  transport.  La  nuit  arriva  dès 
4  heures,  sombre,  triste;  une  bise  du  nord  aiguë, 
déchirante,  lacérait  le  visage  des  malheureux  groupés 
autour  de  rares  et  chétifs  feux  de  bois  vert...  La  terre 
était  trop  dure  pour  qu'on  pût  enfoncer  des  piquets  de 
tente,  ils  se  brisaient.  Bien  peu  dormirent  cette  nuit- 

114 


LE    GENIE   AUXILIAIRE 


là...  et  parmi  les  dormeurs,  on  constata  le  lendemain 
900  cas  de  congélation.  »  (i) 


LA   FERME   DE   GROSLAY 

Samedi  24.  —  Nous  fortifions  la  ferme  de  Groslaj.  Les 
Allemands  y  étaient  venus  le  i3  en  reconnaissance,  comme 
en  fait  foi  une  inscription  au  crayon  que  fai  lue  sur  une 
porte,  et  copiée. 

Dimanche  25.  —  Nous  voyons  distinctement  les  sentinelles 
prussiennes.  Quelques  marins  et  francs-tireurs  ont  fait  feu 
sur  elles.  Les  Prussiens  ne  ripostent  pas.  —  Froid  vif.  — 
Une  de  nos  sentinelles  a  été  trouvée  gelée.  —  Cinq  antres. 
—  De  Vesly  (mon  lieutenant)  a  été  blessé  au  pied.  On  le 
transporte  à  l'ambulance  organisée  à  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts  par  M.  E.  Guillaume.  (2) 

Madame  Milliet  à  son  fils  Paul 

26  déc.  70. 

...  Voici  quinze  jours  que  vous  êtes  partis  et  je  crois 
que  vous  auriez  grand  besoin  de  repos.  Nous  nous  portons 
bien,  mais  nous  sommes  bien  préoccupés  de  toi.  J'ai  reçu 
ton  mot  par  Marie  Delbrouck.  Les  journaux  ne  disent  abso- 
lument rien:  on  ne  sait  rien.  Le  froid  paralyse  probable- 
ment les  mouvements  projetés.  La  Seine  charriait  hier  des 
glaçons  et  des  débris  de  ponts.  Ce  serait  un  grand  malheur 
si  elle  prenait  tout  à  fait.  (3)  Je  sais  que  vous  travaillez  aux 


(i)  Six  cents  hommes  de  l'infanterie  de  marine  ont  constam- 
ment couché  sous  la  tente.  Pourquoi?  «  L'encre  même  se  congèle. 
L'eau  et  le  vin  sont  gelés  et  le  pain  ue  peut  être  tranché  qu'à 
coups  de  hache.  »  (La  Ronciérk) 

(2)  Il  y  fut  soigné  par  madame  Garnier,  femme  de  l'architecte 
de  l'Opéra  et  par  la  baronne  d'Orthez.  Un  autre  de  nos  blessés 
est  soigné  au  loyer  du  Théâtre-Français,  aussi  transformé  en 
ambulance. 

(3)  «  Les  ponts  prussiens,  au-dessus  de  Choisy,  sont  emportés. 
Le  pont  d'Ivry  arrête  tous  ces  débris  ;  les  glaces  s'y  amoncellent. 
La  Seine  prend.  Les  bateaux  de  grand'garde  qui  observent  Choisy 

Ii5 


le  premier  siège  de  Paris 

approches  du  Bourget,  mais  comment  remuer  la  terre  par 
une  gelée  pareille  ?  Je  voudrais  bien  savoir  si  vous  retournez 
coucher  à  Pantin. 

Hier  dimanche,  nous  sommes  allées  entendre  une  confé- 
rence de  M.  Legouvé;  nous  avions  amené  Marie  Delbrouck 
avec  nous.  Il  a  très  bien  parlé,  mais  j'avais  l'esprit  ailleurs. 

Au  revoir,  cher  enfant.  Dieu  veuille  que  ce  soit  bientôt. 
Je  voudrais  te  voir  dans  un  bon  lit  pour  te  réchauffer  à 
fond.  Fais  attention  de  ne  pas  te  laisser  geler  les  pieds. 
Nous  t'embrassons  tous  tendrement.  Ta  mère  :  L. 

Lundi  26.  —  Nos  nouvelles  pièces  de  sept  atteignent  faci- 
lement les  batteries  que  les  Prussiens  construisent  au 
Raincy.  (i) 

Mardi  27.  —  Il  neige.  A  sept  heures  et  demie  du  matin, 
les  Prussiens  commencent  à  bombarder  avec  une  violence 
inouïe  le  plateau  d'Avron.  (2) 

A  onze  heures,  envoyé  par  M.  Brnyerrc  (mon  capitaine); 
Je  cours  de  Drancy  à  Groslay  demander  des  ordres  à 
M.  Viollet-le-Duc.  Il  nous  envoie  aussitôt  à  Bondy  que  nous 
mettons  en  état  de  défense.  Comme  une  batterie  ennemie 
enfile  directement  la  grande  rue,  nous  perçons  un  passage 
à  travers  les  murs  des  maisons  et  des  jardins. 

Mercredi  28.  —  Trochu  est  venu  au  plateau  d'Avron;  il  s'est 
rendu  compte  que  la  position  n'était  plus  tenable  et  a 
ordonné   de   l'évacuer.  (3) 

Nous  n'avions,  il  est  vrai,  sur  ce  point  que  36  pièces 


se  trouvent  bloqués  dans  l'écluse.  —  En  prévision  d'une  attaque, 
il  devient  nécessaire  de  provoquer  une  débâcle.  Des  ouvriers, 
aidés  par  les  marins  de  la  flottille,  pratiquent  un  chenal  dans  la 
glace,  dont  l'épaisseur  dépasse  parfois  un  mètre.  —  Ce  ne  fut 
qu'après  quinze  jours  de  ces  rudes  travaux  que  la  flottille  put  être 
débloquée.  »  (La  Ronciére,  page  a58) 

(i)  «  Avec  une  longue-vue  on  voyait  les  artilleurs  ennemis 
.s'éparpiller   en  dehors  de  leurs   ouvrages.   »  (La   Ronciére) 

(a)  Us  tiraient  jusqu'à  120  coups  à  l'heure  sur  tout  le  plateau. 

(3)  «  Le  lendemain  à  cinq  heures  du  matin,  les  troupes  se 
replient  et  abandonnent  en  silence  leurs  positions.  »  (La  Ronciére) 

116 


LE    GENIE   AUXILIAIRE 

pour  répondre  au  feu  de  60.  Pourquoi  n'avons-nous 
pas  devancé  l'ennemi?  Il  était  assurément  plus  diflQ- 
cile  aux  Allemands  qu'à  nous  d'amener  devant  Paris 
des  pièces  de  gros  calibre.  Si  de  Moltke  avait  eu 
la  mentalité  de  Trochu,  il  aurait  déclaré  la  chose 
impossible.  Pourquoi  n'avons-nous  pas,  les  premiers, 
tiré  120  coups  à  l'heure  sur  les  batteries  en  construc- 
tion? Non  seulement  nous  aurions  gardé  Avron,  mais 
nous  nous  serions  emparés  du  Raincy,  et  le  cercle  de 
fer  eût  été  notablement  élargi.  Il  a  fallu  au  général 
Le  Flô  une  prodigieuse  dose  de  sottise  pour  s'étonner, 
au  Conseil  du  28  décembre,  qu'on  attachât  tant  d'im- 
portance à  la  possession  de  a  ce  plateau  d'A\Ton  »! 
Sa  perte  allait  rendre  impossible  toute  attaque  ulté- 
rieure, soit  sur  VilUers,  soit  sur  le  Bourget. 

Jeudi  29.  —  Les  marins  font  preuve  d'un  dévouement 
admirable.  Ils  s'attellent  aux  lourdes  pièces  et  les  ramènent 
sur  une  pente  rapide  tellement  couverte  de  verglas  que  les 
chevaux  ne  peuvent  pas  y  tenir.  Ils  passent  la  nuit  à  em.porter 
à  dos  d'homme  les  projectiles  Jusqu'au  fort  de  Rosnj-. 

Paris  a  gardé  une  profonde  reconnaissance  à  ces 
braves  marins.  De  son  côté  l'amiral  la  Roncière,  plus 
équitable  que  ses  collègues,  a  écrit  :  «  Que  Paris  le 
sache,  que  la  France  le  sache,  les  matelots  n'oublieront 
jamais  qu'au  milieu  de  tant  de  douleurs,  dans  les  succès 
comme  dans  les  revers,  ils  ont  vu  des  poignées  d'enfants 
inexpérimentés  de  la  mobile,  ou  leurs  aînés  de  la  garde 
nationale,  les  seconder  dans  ces  luttes  stériles,  les 
accompagner  dans  ces  fatigues  à  chaque  instant  renou- 
velées, et  combattre  avec  eux  comme  des  hommes  de 
cœur,  beaucoup  comme  des  héros.  » 

117  guerre.  —  -. 


le  premier  siège  de  Paris 

Six  soldats  dii  ii4'  de  ligne  ont  été  trouvés  gelés  Vautre 
nuit  dans  la  tranchée  que  nous  menions  d'achever  à  Groslaj. 
L'un  d'eux  était  mort. 


Paul  M.  à  sa  mère 

Pantin,  29  déc.  70. 

Rassure-toi,  chère  mère,  la  vie  que  nous  menons  est 
fatigante,  meiis  je  la  supporte  très  bien  jusqu'ici...  Depuis 
quelque  temps  nous  ne  travaillons  plus  la  nuit,  c'est  un 
grand  point,  car  nous  avons  besoin  d'un  peu  de  sommeil. 
Le  froid  est  très  rigoureux.  Xos  pauvres  soldats  ont  des 
mines  à  faire  pitié.  Il  faut  avoir  le  courage  de  ne  pas  rester 
en  repos  une  minute,  de  ne  pas  s'asseoir,  de  ne  pas 
s'endormir.  Il  vaut  même  mieux  éviter  de  s'approcher  du 
feu,  car  après,  le  froid  semble  encore  plus  vif. 

Nous  partons  d'ici  chaque  matin  au  petit  jour,  et  nous  ne 
rentrons  qu'à  la  nuit  pour  manger.  Nous  ne  prenons  dans 
la  journée  qu'un  tout  petit  morceau  de  pain  et  de  chocolat. 
—  Nous  avons  mis  en  état  de  défense  la  ferme  de  Groslay, 
ou  plutôt  les  monceaux  de  décombres  qui  en  restent. 
Les  obus  ont  fait  là  un  ravage  effroyable,  c'est  navrant 
à  voir. 

L'été  dernier,  c'était  un  endroit  charmant,  une  maison  de 
plaisance  avec  de  vastes  dépendances.  Sur  deux  côtés  la 
ferme  est  entourée  d'une  pièce  d'eau,  avec  deux  rangées  de 
saules  et  de  magnifiques  peupliers  :  nous  avons  tout  abattu 
pour  faire  des  barricades. 

Les  Prussiens  sont  là  devant  nous  à  200  mètres  ;  nous  ne 
comprenons  pas  pourquoi  ils  nous  laissent  travailler  tran- 
quilles, (i)  Nous  voyons  distinctement  leurs  sentinelles  que 
l'on  vient  relever  de  temps  à  autre  ;  c'est  à  peine  s'ils  se 
cachent  un  peu  derrière  les  arbres.  Ils  occupent  toute  la 
ligne  du  chemin  de  fer  et  leurs  postes  sont  établis  dans  les 
petites  maisons  des  cantonniers.  (2) 


(i)  Ils  savaient  que  leurs  batteries  du  Raiucy  leur  permettraient 
de  s'emparer  de  ce  poste  quand  ils  le  voudraient. 

(a)  La  ferme  de  Groslay  n'est  distante  que  de  mille  mètres  du 
chemin  de  fer  de  Soissons. 

118 


LE    GENIE    AUXILIAIRE 

Quelques  marins  et  des  francs-tireurs  ont  eu  la  malheu- 
reuse idée  de  tirer  des  coups  de  fusil  sur  les  sentinelles 
avancées  que  nous  voyons  se  replier.  Pickaert,  avec  trois 
autres  sapeurs,  ont  voulu  aller  chercher  des  légumes  de  ce 
côté  ;  ils  ont  essuyé  des  coups  de  feu  qui  heureusement  n'ont 
atteint  personne. 

Mercredi  28.  —  Nous  continuons  notre  travail  à  Drancy  : 
c'est  une  tranchée-abri  pour  relier  entre  elles  deux  batteries 
nouvelles  qui  seront  formidables. 

Un  artilleur  auxiliaire  a  été  tué  ce  matin.  La  balle  lui  a 
traversé  la  tète  de  part  en  part.  Je  le  vois  en  ce  moment 
couché  sur  un  brancard  dans  le  petit  cimetière  de  Drancy. 
Un  soldat  creuse  sa  fosse.  Son  capitaine  a  été  blessé  à  la 
cuisse. 

Paul  M.  à  sa  mère 

(Même  date). 

...  Devant  nous  s'étend  une  plaine  immense  et  nue,  entre- 
coupée seulement  par  quelques  haies,  derrière  lesquelles 
l'ennemi  a  établi  ses  batteries.  —  On  vient  de  tirer  sur 
nous  deux  obus  qui  éclatent  hors  de  portée.  Nous  entendons 
gronder  le  canon  jour  et  nuit. 

Ici  nous  n'avons  point  de  nouvelles,  Nous  ne  savons  que 
ce  que  nous  voyons.  J'espère  obtenir  prochainement  la 
permission  d'aller  vous  embrasser,  mais  quel  jour  serai-je 
libre?  Gela  dépendra  des  événements.  Je  n'ai  pas  eu  la 
chance  de  rencontrer  Henri.  —  N'avez-vous  aucune  nouvelle 
de  Fernand  ni  de  mon  oncle?  —  A  bientôt,  courage  et  con- 
fiance. —  Je  vous  embrasse  de  tout  cœur. 

Le  3o  décembre,  je  recevais  de  ma  sœur  Louise,  âgée 
de  i5  ans,  la  lettre  suivante  : 

A  Paul  Milliet,  sergent.  —  Légion  du  Génie  auxiliaire, 
I"  bataillon,  i"  compagnie  de  marche,  i"  peloton,  2°  section, 
à  Pantin. 

...  Nous  pensons  continuellement  à  toi  et  nous  sommes 
bien  inquiets  et  bien  tristes  de  te  savoir  exposé  non  seule- 

X19 


le  premier  siège  de  Paris 

ment  aux  coups  des  Prussiens,  mais  encore  au  froid  et  à  la 
fatigue  :  aussi  nous  avons  été  heureux  de  recevoir  ta  lettre 
qui  nous  a  rassurés  un  peu.  Nous  passerions  un  jour  de  l'an 
bien  triste,  si  tu  ne  pouvais  pas  nous  revenir.  —  Henri  est 
revenu  malade  après  une  faction^  de  nuit  qui  a  duré  huit 
heures.  Il  a  les  jambes  enflées. 

Marie  Delbrouck  nous  a  raconté  les  péripéties  de  sa  cam- 
pagne. Nous  la  voyons  presque  tous  les  jours,  afin  de  nous 
communiquer  les  nouvelles. 

Adieu,  mon  pauvre  vieux  chéri,  tâche  de  nous  revenir 
bientôt  sain  et  sauf.  Surtout  ne  te  laisse  pas  geler. 

Nous  venons  de  voir  Marie  qui  nous  donne  l'espoir  de  te 
voir  dimanche.  Cela  nous  comblerait  de  joie. 

Trochu,  si  populaire  pendant  les  premiers  mois  du 
siège,  continuait  à  retirer  ses  troupes  dès  qu'une  posi- 
tion avait  été  conquise.  On  parlait  de  le  remplacer. 

Le  général  Vinoy  proposait  de  pousser  des  colonnes 
solides  sur  divers  points,  dans  l'espoir  de  se  frayer  un 
passage.  Le  général  Schmidt  n'était  pas  d'avis  de 
s'éloigner  de  Paris,  mais,  d'accord  avec  le  général  Le 
Flô,  il  pensait  qu'il  fallait  tenter  un  suprême  effort  et 
livrer  mie  grande  bataille. 

Jules  Fa\Te  demandait  aussi  qu'on  donnât  satisfaction 
à  la  population  qui  réclamait  une  action  énergique.  Une 
députation  des  membres  de  l'Institut  avait  formulé  le 
même  vœu. 


I87I 

DERNIERS  COMBATS 

BOMBARDEMENT.  —  ILLUSIONS.  —  BUZENVAL.  —  CAPITULATION. 


i'^l. 


I87I 

DERNIERS  COMBATS 

Bombardement.  —  Illusions.  —  Buzenval.  —  Capitulation. 


Le  3o  décembre,  toutes  les  batteries  de  siège  étant 
prêtes,  le  bombardement  de  la  ville  commença.  Docto- 
ralement  et  pédantesquement,  les  Prussiens  dirent 
qu'ils  avaient  attendu  le  moment  psychologique,  c'est- 
à-dire  l'heure  où  la  faim,  les  maladies,  une  série 
d'efforts  infructueux  auraient  commencé  à  abattre  les 
courages.  Alors  les  canons  Krupp  viendraient  donner 
le  coup  de  grâce  et  hâter  la  capitulation. 

Samedi  3i.  —  Nous  travaillons  entre  les  forts  de  Noisy  et 
de  Rosnj\  Les  obus  allemands  passent  par-dessus  nos  têtes. 
L'un  d'eux  a  coupé  le  fil  télégraphique  qui  est  tombé  sur 
notre  compagnie  en  marche. 

Premier  janvier.  —  En  permission  à  Paris. 
I2'3 


le  premier  siège  de  Paris 

2  janvier.  —  Retour  à  Pantin.  Continuation  des  tranchées- 
abris  sons  une  pluie  d'obus,  (i) 

3  janvier.  —  Nous  avons  fait  ce  matin  un  chaleureux 
accueil  aux  Eclaireurs  PouUzac  qui  revenaient  d'une 
reconnaissance  de  nuit.  Ils  ont  surpris  les  postes  prussiens 
du  chemin  de  fer  de  Soissons  et  ramènent  sLx  prisonniers. 
Un  septième,  qui  n'a  pas  voulu  se  rendre,  a  été  tué  sur 
place.  (2) 

5  janvier.  —  Les  coups  se  succèdent  sans  interruption.  — 
J'apprends  que  les  obus  tombent  sur  le  Panthéon,  rue  Gay- 
Lussac  et  dans  tout  notre  quartier.  Je  suis  inquiet  pour  ma 
mère,  mon  père  et  ma  sœur.  —  Un  enfant  de  sept  ans  vient 
d'être  tué.  C'est  odieux! 


Sans  qu'aucun,  avertissement  préalable  ait  été 
signifié  aux  assiégés,  le  bombardement  s'abattit  sur  la 
ville  depuis  les  Invalides  jusqu'au  jardin  des  Plantes, 
tuant  des  femmes  dans  la  rue,  des  malades  dans  leur 
lit,  effondrant  les  bibliothèques,  les  serres  du  Muséum, 
la  Sorbonne,  Saint-Sulpice  ;  2 1  bombes  tombaient  sur 
l'Observatoire,  3o  sur  l'hôpital  de  la  Pitié. 


(1)  Ce  bombardement  n'était  pas  toujours  dirigé  avec  assez  de 
précision  pour  rendre  notre  travail  impossible.  Nos  sapeurs 
s'habituèrent  rapidement  au  danger.  L'un  d'eux  était  chargé  de 
surveiller  la  batterie  ennemie.  Dès  qu'il  apercevait  la  fumée,  il 
criait  :  «  Poumons!  »  Nos  hommes,  s'accroupissant  aussitôt  dans 
la  tranchée,  attendaient  que  le  projectile  eût  éclaté  ;  ils  avaient 
environ  huit  secondes  pour  se  défiler. 

«  Du  3o  décembre  au  2  janvier,  5.ioo  obus  atteignirent  les  forts 
de  Rosny  et  de  Noisy,  et  couvrirent  le  plateau  entre  les  deux 
redoutes.  En  23  jours,  du  3o  décembre  à  la  signature  de  l'armi- 
stice, il  y  exit  23.000  obus  envoyés.  Chacun  d'eux  représente  une 
valeur  argent  de  j5  francs.  Ce  tir  atteint  donc  eu  argent  le  chiffre 
de  un  million  sept  cent  vingt-cinq  mille  francs.  »  (Yiollkt-le-Duc) 

(2)  Ce  même  jour,  «  un  de  nos  soldats,  pris  au  moment  où  il 
passait  à  l'ennemi,  a  été  traduit  devant  une  cour  martiale  et 
fusillé  immédiatement  ».  (La  Ronciijhe) 

ia4 


DERNIERS   COMBATS 

«  Au  lieu  d'apporter  le  découragement,  ce  bombar- 
dement sauvage,  inutile  au  point  de  vue  militaire, 
et  qui  ne  sera  jamais  pardonné  à  la  Prusse  chez 
aucune  nation  civilisée,  ne  fit  qu'exaspérer  la  résis- 
tance. »  (i) 

6  janvier.  —  Construction  d'une  casemate  entre  le  fort  de 
Rosny  et  la  redoute  de  la  Boissière. 

Les  Saxons  (qui  n'ont  eu  longtemps  au  Raincy  que  les 
pièces  françaises  de  12  et  de  24,  prises  à  Sedan  et  à  Metz), 
ont  maintenant  deux  nouvelles  batteries  ;  l'une  dirigée  contre 
le  fort  de  Rosnj-,  l'autre  contre  le  plateau  d'Ai>ron.  (2) 

Dans  une  réunion  des  maires,  Delescluze  réclamait 
énergiquement  :  «  la  démission  des  généraux  Trochu, 
Clément-Thomas  et  Le  Flô  ;  le  rajeunissement  des 
états-majors  ;  le  renvoi  au  conseil  de  guerre  des  géné- 
raux et  officiers  de  tout  grade  qui  prêchent  le  découra- 
gement dans  l'armée  ». 

Une  affiche  rouge,  collée  le  6  janvier  sur  les  murs  de 
Paris,  portait  les  noms  des  délégués  des  vingt  arron- 
dissements : 

Le  gouvernement  qui  le  ^  septembre  s'est  chargé 
de  ta  défense  nationale  a-t-il  rempli  sa  mission?  — 
Non! 

Nous  sommes  cinq  cent  mille  combattants  et  deux 
cent  mille  Prussiens  jious  étreignent!  A  qui  la  respon- 
sabilité  sinon   à  ceux    qui  nous  gouvernent  ?   Ils  se 


(1)  Viollet-le-Duc. 

(2)  Ces  batteries  étaient  armées  de  canons  Krupp,  rayés,  en 
acier  fondu,  qui  lancent  des  projectiles  oblongs  de  a3  kilo- 
grammes. Leur  portée  est  de  sept  à  huit  mille  mètres.  L'obus 
s'enfonce  de  4  m-  60  avant  d'éclater.  A  mille  mètres,  il  perce  un 
mur  de  3  m.  Tw  d'épaisseur. 

laS 


le  premier  siège  de  Paris 

sont  refusés  à  la  levée  en  masse.  Ils  ne  se  sont  décidés 
à  agir  enfin  contre  les  Prussiens  qu'après  deux  mois, 
au  lendemain  du  3i  octobre.  Par  leur  lenteur,  leur 
indécision,  leur  inertie,  ils  nous  ont  conduits  Jusqu'au 
bord  de  l'abîme  :  Ils  n'ont  su  ni  administrer,  ni  com- 
battre... Sorties  sans  but,  luttes  meurtrières  sans 
résultat,  insuccès  répétés,  Paris  bombardé.  Le  Gou- 
vernement nous  a  donné  sa  mesure,   il  nous  tue. 

Si  les  hommes  de  l'Hôtel  de  Ville  ont  encore 
quelque  patriotism,e,  leur  devoir  est  de  se  retirer,  de 
laisser  le  peuple  de  Paris  prendre  lui-même  le  soin  de 
sa  délivrance. 

La  municipalité  ou  la  Commune,  de  quelque  nom 
qu'on  l'appelle,  est  l'unique  salut  du  peuple.  La  perpé- 
tuation du  régime  actuel  c'est  la  capitulation,  la  ruine 
et  la  honte  !  Les  contributions  de  guerre  écrasant 
Paris,  voilà  ce  que  nous  prépare  l'impéritie  ou  la 
trahison. 

Réquisitionnement  général.  Rationnement  gratuit. 
—  Attaque  en  masse.  —  Place  au  peuple,  place  à  la 
Commune! 

C'est  à  cette  affiche  que  le  général  Trochu  répondit 
par  sa  proclamation  célèbre  : 

Au  moment  oii  l'ennemi  redouble  ses  efforts  d'inti- 
m.idation,  on  cherche  à  égarer  les  citoyens  de  Paris  par 
la  tromperie  et  la  calomnie.  Rien  ne  fera  tomber  les 
armes  de  nos  mains...  Courage,  confiance , patriotisme  1 

Le  Gouverneur  de  Paris  ne  capitulera  pas. 
6  janvier  18^1. 


Le  Gouverneur  de  Paris, 
Général  Trochu. 


126 


DERNIERS    COMBATS 

Le  8  janvier,  Delescluze,  maire  du  dix-neuvième 
arrondissement  et  ses  adjoints  adressaient  leur  démis- 
sion au  Gouvernement. 

Le  Monde  Illustré,  organe  de  la  classe  moyenne, 
commençait  aussi  à  critiquer  sévèrement  la  conduite 
de  Trochu  :  «  Le  public  se  demande  s'il  n'y  aurait 
pas  autre  chose  à  faire  que  de  fausses  attaques  et  des 
proclamations  diffuses.  » 


Louise  M.  à  son  frère 

•j  janvier  71. 

Tu  peux  te  rassurer  sur  notre  compte.  Nous  avons 
couché,  maman  et  moi,  chez  madame  Huet,  où  nous  n'avons 
entendu  que  le  piano  de  M.  César  Franck  qui  nous  a  bien 
agacées.  Les  bombes  ne  sont  pas  tombées  de  notre  côté.  On 
pense  que  le  fameux  canon  Krupp  a  été  démonté  par  nos 
marins.  Cependant  ils  ont  bombardé  Vaugirard  et  l'usine 
Cail  qui,  avant  la  guerre,  avait  fait  travailler  beaucoup 
d'Allemands. 

Nous  avons  fait  un  grand  tour  avec  Alix  pour  nous 
rendre  compte  des  effets  produits  par  les  obus.  11  faisait 
un  temps  magnifique  et  les  badauds  allaient  voir  tous  ces 
dégâts  comme  on  irait  au  spectacle  :  Cheminées  démolies, 
trous  dans  les  murs,  vitres  cassées  :  fenêtres  emportées, 
balcons  arrachés,  nous  avons  vu  tout  cela,  mais  nous 
n'avons  pas  pu  ramasser  un  éclat  d'obus,  à  notre  grand 
regret.  —  Trois  obus  étant  tombés  sur  l'ambulance  de  la 
Closerie  des  Lilas,  on  a  fait  déménager  tous  les  pauvres 
blessés.  Il  y  en  avait  plein  cinq  omnibus  ;  ils  avaient  des 
mines  bien  souffrantes  !  Ceux  qui  montaient  à  l'impériale 
avaient  grand'peine  à  se  hisser  jusque  là;  on  était  obligé 
de   porter   les  autres. 

Un  jour,  je  me  trouvais  pour  quelques  instants  en 
permission,  et  je  venais  d'embrasser  ma  mère,  heureuse 

127 


le  premier  siège  de  Paris 

de  me  voir  encore  vivant,  lorsque  mes  deux  sœurs  ren- 
trèrent à  la  maison,  pâles,  haletantes,  bouleversées. 
Voici  ce  qu'elles  nous  racontèrent  :  Comme  elles  traver- 
saient la  Seine,  une  foule  compacte  se  pressait  sur  le 
quai  avec  des  cris  de  fureur.  Elles  s'approchent,  et 
aperçoivent  un  homme  que  l'on  venait  de  jeter  à  l'eau. 
A  tort  ou  à  raison,  quelqu'un,  un  ennemi  personnel 
peut-être,  l'avait  accusé  d'être  un  espion.  Le  malheu- 
reux, après  un  plongeon  dans  le  fleuve  glacé,  luttait 
désespérément  contre  la  mort.  Il  nageait,  et  sa  tête 
convulsée  apparaissait  par  intervalles  au-dessus  de 
l'eau.  Alors  les  vociférations  redoublèrent  et  on  lui  jeta 
des  pierres,  jusqu'au  moment  où  l'infortuné  disparut 
une  dernière  fois. 

Mes  soeurs  conservèrent  longtemps  présente  à  la 
mémoire  l'horrible  vision  de  cette  scène  de  meurtre,  (i) 

Qu'il  y  ait  eu  des  espions  prussiens  dans  Paris,  cela 
est  certain,  (2)  mais  nous  en  vojàons  partout.  Je  ne 
sais  si  j'ai  eu  tort  ou  raison  d'arrêter  un  curieux  qui 
venait  inspecter  nos  travaux  et  prenait  des  notes  sur 
un  calepin.  Le  commandant  Davioud  le  relâcha  en 
riant,  sans  même  l'interroger.  Le  soir,  dès  qu'on  aper- 
cevait une  lampe  à  quelque  fenêtre  élevée,  la  foule 
s'amassait,  observant  avec  inquiétude.  L'un  disait  : 
«  La  lumière  semble  s'allumer  et  s'éteindre  à  intervalles 


(i)  Se  peut-il  que  de  longs  siècles  de  civilisation  n'aient  pas  suffi 
pour  adoucir  les  instincts  héréditaires  de  la  brute  primitive,  tou- 
jours prêts  à  se  réveiller  dans  quelque  repli  du  cerveau  de  ses 
descendants?  Aucun  de  ces  meurtriers  aveugles  ne  s'est  demandé 
On  seul  instant  si  raccusalion  était  fondée;  aucun  n'a  eu  Tidée 
si  simple  de  confier  à  la  justice  le  soin  de  juger  et,  s'il  y  avait 
lieu,  de  punir  le  crime. 

(a)  «  Paris  fourmillait  d'espions  prussiens  qu'on  n'arrêtait  guère 
et  dont  on  ne  fusilla  pas  un  seul.  »  (A.  Arnould,  I,  page  63) 

ia8 


DERNIERS    COMBATS 

réguliers  »  ;  l'autre  la  voyait  changer  de  couleur.  Autant 
de  signaux  convenus  !  Et  l'on  arrêtait  d'inoffensifs 
veilleurs. 

Dans  la  nuit  du  8  au  9  janvier,  le  quartier  de  l'Odéon 
et  de  Saint-Sulpice  recevait  un  obus  toutes  les  deux 
minutes.  «  Une  école  de  la  rue  de  "S'augirard  avait 
quatre  enfants  tués  et  cinq  blessés  par  un  seul  projec- 
tile. La  cervelle  de  ces  petits  êtres  rejaillissait  contre 
la  muraille.  L'Académie  en  avait  appelé  au  monde 
civilisé  ;  les  représentants  des  puissances  neutres 
adressaient  une  protestation  contre  ces  faits  de  guerre 
horribles  dans  leur  inutilité.  »  (i) 

Les  habitants  des  quartiers  bombardés  se  réfugiaient 
dans  les  caves  ;  d'autres  fuyaient  et  des  logements  leur 
étaient  ouverts  par  les  municipalités. 

Richard  Wallace,  ému  de  pitié,  provoqua  une  sou- 
scription eu  faveur  de  ces  infortunés  et  s'inscrivit 
généreusement  pour  cent  mille  francs.  «  Que  ce  nom 
de  Richard  Wallace  soit  salué  à  jamais  par  les  pauvres 
et  les  souflrants.  »  (2) 


Madame  Milliet  à  son  Jils 

9  janvier  31. 

...  Les  Prussiens  continuent  à  nous  lancer  force  obus.  11 
en  est  tombé  beaucoup  dans  le  jardin  du  Luxembouig,  mais 
comme  c'était  de  i  heure  du  matin  à  7  heures,  ils  n'ont  fait 
de  mal  à  personne.  Il  en  est  tombé  rue  Saint-Placide,  rue 
du  Four,  rue  d'Ulm  et  autour  du  Panthéon.  Ti  es  peu  d'acci- 
dents, mais  un  vacarme  étourdissant.  Je  croyais  trouver  ce 
matin  toutes  les  maisons  du  boulevard  Saint-Michel  à  bas, 
on  i.ii  moins  eflondrées,  et  je  n'ai  vu  qu'un  trou  à  l'angle 


(i  et  2)  J.  Claretie. 

129 


le  premier  siège  de  Paris 

de  la  rue  Soufïlot,  chez  le  libraire  ;  et  un  autre  chez  un 
pâtissier. 

Nous  couchons  dans  l'appartement  que  nous  a  offert 
madame  Huet.  Nous  trouvions  d'abord  sa  chambre  trop 
sourde,  on  n'entendait  rien  ;  puis  nous  n'avons  pas  tardé  à 
la  trouver  trop  sonore.  Les  bombes  ne  nous  laissent  pas 
dormir.  Nous  venons  de  promettre  à  Alix  d'aller  coucher 
demain  chez  elle  (rue  Martel),  si  nous  continuons  à  ne  pas 
dormir. 

Sois  sans  inquiétude  sur  notre  compte;  il  est  fac.ile  de  ne 
pas  sortir  la  nuit  et  je  crois  que  nous  sommes  bien  à  l'abri 
dans  la  chambre  au  nord.  Henri  est  toujours  malade  ;  il  a 
une  bronchite  qui  ne  se  passe  lîoint,  au  contraire. 

Les  journaux  vous  parviennent-ils?  Aujourd'hui,  il  y  a 
une  dépèche  de  Gambetta  et  les  nouvelles  sont  bonnes.  — 
Les  Prussiens  ont  tenté  l'assaut  du  fort  de  Vanves,  sans 
succès,  lis   ont  lancé  des  bombes  incendiaires. 

Paul  M.  à  sa  mère 

Pantin,  9  janvier  31. 

Je  suis  bien  inquiet  de  savoir  que  le  bombardement  atteint 
votre  quartier  et  je  voudrais  vous  savoir  à  l'abri. 

Nous  continuons  nos  travaux.  Aucun  de  nous  n'a  été 
blessé  ces  jours-ci.  Le  brouillard  nous  favorise.  Hier  nos 
marins  ont  tiré  quelques  bordées,  sept  ou  huit  coups  de 
canon  à  la  fois  ;  c'est  d'un  très  bel  effet  :  les  obus  s'élancent 
de  concert  comme  une  volée  d'oiseaux.  Dès  la  première 
bordée,  la  pièce  qui  tirait  le  plus  directement  sur  nous  a 
cessé  le  feu.  Nos  grosses  pièces  de  marine  n'ont  pas  encore 
donné,  (i) 

La  compagnie  de  M.  Delbrouck  travaille  aujourd'hui  avec 
la  nôtre. 

II  janA^ier.  —  Un  de  nos  hommes  tué;  la  tète  emportée, 
horriblement  mutilé.  —  Cimj  blessés.  —  Nous  continuons  le 
travail.  Les  autres  compagnies  se  retirent. 


(i)  La  précision  de  ce  tir  prouve  que  nous  aurions  pu  empêcher 
les  Prussiens  d'établir  leurs  batteries  du  Raincy. 

i3o 


DERNIERS    COMBATS 

Louise  M.  à  son  frère 

II  janvier  ji. 

Maman  va  beaucoup  mieux  et  Henri  aussi.  Le  docteur 
Duchaussoy  a  entendu  dire  que  les  Prussiens  avaient  tenté 
une  attaque  du  côté  de  Rosny  et  que  notre  artillerie  leur  a 
fait  subir  des  pertes  énormes.  A  Chàtillon  nous  leur  avons 
fait  sauter  une  poudrière.  —  Ils  veulent  se  venger  de  toutes 
leiu's  défaites  (!)  et,  avant  de  battre  en  retraite,  ils  se  hâtent 
de  liquider  tous  leurs  obus. 

Cette  nuit  il  en  est  tombé  un  sur  notre  maison,  (i) 
La  vibration  a  cassé  toutes  les  vitres  sur  le  devant,  ce 
n'est  pas  chaud  du  tout.  Mais  dans  l'appai-tement  de 
madame  Huet  nous  sommes  très  bien.  Si  cela  tombait  trop 
fort,  nous  descendrions  à  la  cave.  Rosalie  (la  cuisinière)  a 
ramassé  un  gros  morceau  d'obus  encore  tout  chaud  et  qui 
sentait  très  mauvais.  Nous  avons  mis  dans  des  malles  et 
descendu  à  la  cave  les  objets  précieux.  Tes  cartons  sont 
dans  la  chambre  de  madame   Huet. 

Ces  gueux  de  Prussiens  !  S'ils  croient  nous  faire  peur,  nous 
abattre  et  nous  décourager,  ils  se  trompent;  ils  ne  font 
qu'exciter  notre  indignation,  notre  exaspération  et  notre 
rage  contre  eux.  —  Alix  n'a  pas  de  chance  ;  dans  sa  rue 
Martel  elle  n'entend  guère  les  obus.  Si  elle  n'avait  pas  Henri 
à  soigner,  elle  serait  venue  ici  pour  les  entendre  de  plus 
près. 

Nous  espérons  te  voir  à  la  fin  de  la  semaine.  Salut  et 
fraternité. 

Paul  M.  à  sa  mère 

Pantin,  i3  janvier  ji. 

Je  suis  bien  heureux  de  vous  savoir  sains  et  saufs,  mais 
les  nouvelles  m'arrivent  tellement  en  retard  qu'elles  ne 
suffisent  pas  pour  me  rassurer.  Je  voudrais  vous  savoir 
chez   Alix,  vous   y   seriez   plus  en    sûreté. 

Nous  continuons  à  travailler  au  milieu  d'une  grêle  d'obus, 
mais  nous  y  sommes  tellement  habitués  maintenant,  que 


(I)  Boulevard  Saint-Michel,  n»  95. 
i3i 


le  premier  siège  de  Paris 

nous  y  faisons  à  peine  attention.  Les  premiers  jours, 
quelques  hommes  se  couchaient  à  terre  ;  cela  me  semble 
peu  efficace.  M.  Delbrouck,  toujours  sans  armes,  lit  tran- 
quillement son  journal  et  surveille  les  travaux  en  se 
promenant  dans  l'endroit  le  plus  périlleux.  L'exemple  du 
courage   est   contagieux. 

Nos  marins  répondent  admirablement  aux  Prussiens. 
Nous  avons  eu  de  véritables  combats  d'artillerie.  C'est  un 
vacarme  épouvantable  qui  n'a  pas  abouti  jusqu'ici  à  de 
bien   grands  résultats. 

i3  janvier.  —  A  Saint-Denis,  M.  Viollet-le-Diic  commence 
des  trai^aux  pour  protéger  les  tombeaux  des  rois  qui  sont 
dans  l'église,  (i) 

Louise  M.  à  son  frère 

14  janvier  ji. 

Nous  continuons  à  être  bombardés,  mais  comme  toi, 
nous  nous  y  habituons.  Plusieurs  motifs  nous  ont  empê- 
chés d'aller  nous  installer  chez  Alix  :  Papa  se  trouve  assez 
en  sûreté  dans  sa  chambre  au  nord  ;  si  donc  nous  allions, 
maman  et  moi,  coucher  tous  les  soirs  chez  Alix,  il  nous 
faudrait  revenir  à  la  maison  le  matin,  et  les  Prussiens 
bombardent  le  jour  autant  que  la  nuit.  Le  mieux  est  de 
sortir  le  moins  possible.  Il  faut  pourtant  faire  la  queue  pour 
avoir  notre  ration  de  cheval  et  de  pain  que  nous  ne  pour- 
rions nous  procui-er  ailleurs.  Puis  on  ne  trouve  pas  de 
voitures  de  déménagement.  D'ailleurs  cela  nous  ennuierait 
beaucoup  de  penser  que  tu  pourrais  venir  en  permission 
et  ne  pas  nous  trouver  là. 

Notre  quartier  n'est  pas  le  seul  à  recevoir  des  obus;  ils 
en  lancent  un  peu  partout,  rue  Mouffelard,  rue  de  Lourcine 
et  jusqu'aux  quais;  mais  ils  visent  de  préférence  sur  les 
ambulances  et  hôpitaux  ;  aussi  l'on  a  mis  des  blessés 
prussiens  au   Val-de-Gràce,  puisqu'ils   s'obstinent  à    tirer 


(i)  Grâce  à  ses  blindages  en  madriers  recouverts  de  sacs  à 
terre,  ces  précieux  chefs-d'œuvre  ont  pu  être  préservés  des  obus 
ennemis. 

l32 


DERNIERS   COMBATS 

dessus;  et  maintenant  qu'ils  tuent  leurs  soldats  s'ils  le 
veulent  !  (i)  Je  trouve  vraiment  qu'on  les  laisse  faire  bien 
tranquillement   et   qu'on   ne   les   inquiète  guère. 

Nous  avons  descendu  à  la  cave  différentes  choses;  nous 
pourrions  y  descendre  nous-mêmes,  si  le  danger  était  trop 
grand.  D'ailleurs  nous  n'avons  pas  peur  et  nous  ne  perdons 
pas  la  tète,  c'est  le  principal.  Nous  sommes  bien  plus  tour- 
mentées pour  toi;  tu  es  bien  plus  exposé  que  nous,  et  tu 
n'as  pas  de  maisons  ni  de  caves  pour  t'abriter. 

Ces  animaux  de  Prussiens  voudraient  bien  entrer  dans 
Paris,  ou  remporter  quelque  victoire  le  i6  janvier,  jour  de 
la  fête  de  leur  roi  Guillaume;  moi  si  je  pouvais  l'étrangler 
ce  jour-là,  cela  me   ferait  plaisir. 

Les  nouvelles  de  province  sont  bonnes. 

Tâche  de  nous  revenir,  ne  fùl-ce  que  pour  un  jour;  nous 
voudrions  bien  te  voir. 

Salut  et  fraternité. 

Un  obus  est  tombé  dans  le  jardin  de  madame  Pape,  aussi 
toutes  les  personnes  de  sa  maison  habitent  la  cave  et  notre 
cours  est  suspendu. 


Les  vivres  devenaient  de  plus  en  plus  rares.  Les 
femmes  montrèrent  mie  fermeté  et  une  résignation  qui 
soutint  souvent  le  courage  des  hommes.  Sans  se 
plaindre,  elles  restaient  pendant  des  heures  à  la  porte 
des  boucheries  municipales,  attendant  leur  tour. 

«  Nous  les  avons  vues,  les  pauvres  mères,  emmitou- 


(i)  Huit  cent  quatre-vingt  blessés  étaient  soignés  dans  les  bara- 
quements du  Luxembourg,  le  sauvetage  lut  aussitôt  organisé  par 
la  garde  nationale,  sous  le  feu  des  obus.  On  plaçait  les  malades 
sur  des  brancards  ou  bien  sur  des  chaises  ;  d'autres  durent  être 
portés  sur  les  épaules  jusqu'au  Val-de-Gràce.  C'est  là  que  l'on  fit 
transporter  aussi  les  blessés  allemands,  et  de  Moltke  fut  prévenu 
de  ces  décisions. 

l33  guerre.  —  8 


le  premier  siège  de  Pai'is 

fiées  dans  leurs  capelines,  tenant  à  la  main  leurs  petits 
enfants,  qu'elles  n'avaient  pu  laisser  seuls  chez  plies  ; 
pauvres  moutard >  !  leur  figure  disparaissait  sous  les 
plis  d'un  gros  cache-nez  de  laine  tricoté  par  la  grand 
mère.  Nous  les  avons  ^^ls,  les  pauvres  vieux,  un  panier 
à  la  main,  battant  des  pieds  sur  le  sol  pour  ne  pas 
rester  gelés.  Tous  grelottants.  —  Ils  venaient  chercher 
quelque  maigre  pitance  :  du  cheval,  de  la  viande 
salée,  du  bœuf  d'Australie  conservé,  et  quelles  por- 
tions !  »  (i) 

Les  enfants  mouraient  par  milliers. 

De  douze  à  treize  cents,  chiffre  normal  des  décès 
parisiens,  la  mortalité  s'éleva  à  quatre  uàlle  cinq  cents. 
«  Tout  le  noir  cortège  des  maladies  nées  de  longues 
privations  s'était  abattu  sur  nous;  on  ne  voyait  que 
corbillards  s'acheminant  vers  le  cimetière.  »  (2) 

Chaque  arrondissement  avait  nommé  un  Comité 
républicain  de  vigilance,  et  le  Comité  central  fut  formé 
par  la  réunion  de  quatre-vingts  citoyens,  choisis  à 
raison  de  quatre  délégués  par  arrondissement.  Dès 
le  i3  septembre,  le  Comité  central  proposait  que  tontes 
les  denrées  alimentaires  fussent  réquisitionnées  et 
emmagasinées  par  le  Gouvernement.  Les  approvision- 
nements auraient  été  répartis  entre  tous  les  habitants 
au  prorata  du  nombre  des  personnes  composant  chaque 
famille.  Ces  mesures  auraient  pu  prolonger  beaucoup 
la  résistance.  Elles  auraient  eu  en  outre  cet  avantage 
d'elfacer  pour  un  temps  les  distinctions  entre  riches  et 
pauvres.  Tous  les  ciloj'ens,  ayant  mêmes  devoirs  et 


(i)  Francis  Enae. 
(a)  Ducrot,  III,  224. 


i34 


DERNIERS    COMBATS 

devant  snbir  mêmes  privations,  se  seraient  sentis 
égaux  devant  le  péril  commun.  —  Mais  l'abnégation 
est  rare,  et  les  riches  renoncent  malaisément  à  leurs 
privilèges.  Au  moment  où  tant  de  prolétaires  mouraient 
de  faim,  quatorze  bons  vivants,  par  exemple,  se  réunis- 
saient périodiquement  pour  faire  bombance  chez  un 
célèbre  restaurateur.  Aussitôt  après  le  siège,  comme  ils 
avaient  la  reconnaissance  du  ventre,  ils  firent  frapper 
à  la  Monnaie  une  belle  médaille  d'or  pour  l'ofirir  à 
Brébant.  L'inscription  est  le  honteux  monument  d'un 
égoïsme  qui  s'étale  avec  le  cynisme  de  l'inconscience. 
La  voici  : 

PENDANT 

LE    SIÈGE  DE  PARIS, 

QUELQUES   PERSONNES  AYANT 

ACCOUTUMÉ    DE    SE   RÉUNIR  CHEZ  M.  BRÉBANT 

TOUS   LES  QUINZE   JOURS,  NE   SE    SONT  PAS,    UNE   SEULE 

FOIS,   APERÇUES    QU'ELLES   DÎNAIENT   DANS 

UNE   VILLE  DE  DEUX  MILLIONS 

D'aMES  ASSIÉGÉE. 

187O-187I 

Au  revers,  on  regrette  de  trouver  des  noms  illustres 
que  par  pitié  je  préfère  ne  pas  citer.  (\''oir  A.  Arnould, 
I,  page  5i) 

Madame  Milliet  à  son  fils 

14  janvier  71. 

Je  suis  bien  anxieuse,  mon  cher  enfant,  de  te  savoir 
aussi  expose.  Ne  vous  laissera-t-on  point  vous  reposer  un 
peu  ?  J'irais  bien  aux  nouvelles  chez  madame  Mazard,  mais 
on  sort  le  moins  possible,  les  rues  ne  sont  pas  saines  à 
habiter.  C'est  fort  triste  de  rester  sans  communications 
avec  le  dehors.  Le  brouillard  me  désole  et  m'inquiète.  Ils 
vont  tenter  l'attaque  de  quelque  fort,  et  on  ne  les  verra  pas 

i35 


le  premier  siège  de  Paris 

venir.  On  dit  qu'ils  ont  attaqué  cette  nuit  le  fort  d'Issy  ;  je 
ne  sais  rien  de  positif. 

Jviles  Favre  va  partir  pour  Londres.  Pour  moi,  je  vois  ce 
départ  avec  peine.  Il  paraît  cependant  que  c'est  l'avis  de 
Gambetta.  (i) 

Un  journal  annonce  que  nos  armées  de  province  ne  sont 
qu'à  dix  lieues  de  Paris  ;  cela  demande  confirmation.  On 
s'attend  à  un  assaut  et  cela  très  prochainement.  D'autres 
prétendent  que  si  Jules  Favre  part,  le  bombardement  sera 
suspendu;  mais  je  n'en  crois  rien. 

i5  janvier.  —  On  dit  que  les  Allemands  commencent  à  éta- 
blir  des  batteries  sur  le  plateau  d'Avron.  (2) 

La  garde  nationale  avait  moins  souffert  que  l'armée  ; 
elle  était  restée  pleine  d'entrain  et  de  résolution.  Mais 
les  soldats,  épuisés  par  un  service  excessif,  offraient 
un  spectacle   navrant. 

Pour  comprendre  et  excuser  un  peu  le  manque  de 
confiance  de  leurs  chefs,  il  faut  avoir  vu  ces  pauvres 
gens  au  bivouac,  sous  la  bise  glacée,  pelotonnés  autour 
d'un  brasier,  où  ils  faisaient  brûler  les  meubles  enlevés 
aux  maisons  abandonnées,  mornes,  silencieux,  indiffé- 
rents à  tout,  répondant  à  peine  à  la  voix  de  leurs  officiers, 
«  Ils  faisaient  pitié  à  voir,  la  tête  entourée  de  chiffons, 


(i)  Une  conférence  allait  s'ouvrir  à  Londres  pour  «  régler  les 
affaires  d'Orient  »  au  moment  où  l'existence  de  la  France  était  en 
péril.  Jules  Favre  fut  invité  comme  Ministre  des  Affaires  étran- 
gères, et  Bismarck  lui  ofifril  un  laisscz-passer.  Gambclta  lui 
conseillait  d'accepter  parce  qu'il  voyait  dans  cet  acte  une  recon- 
naissance officielle  de  la  République  française,  mais  Jules  Favre 
ne  voulut  pas  abandonner  Paris  bombardé. 

(2)  Sous  ces  collines  sont  creusées  d'immenses  carrières,  qui 
furent  occupées  quoique  temps  par  20.000  mobiles,  en  prévision 
d'une  attaque.  Pourquoi  retira-l-on  ces  troupes?  On  craignit  sans 
doute  que  Tétroite  issue  de  ces  souterrains  ne  i:erraîl  pas  aux 
soldats  de  sortir  assez  vite  et  qu'ils  fussent  pris  comme  dans 
une  souricière. 

i36 


DERNIERS    COMBATS 


leur  couverture  pliée  et  repliée  autour  du  corps,  les 
jambes  enveloppées  de  loques,  n'ayant  plus  formes  de 
soldats.  »  (i)  C'était  bien,  suivant  l'expression  de  Jules 
Simon,  «  Moscou  aux  portes  de  Paris  ». 


IXLUSIONS 

Dans  une  ville  assiégée,  les  imaginations  travaillent 
et  il  arrive  souvent  que  les  stralégistes  de  café  prennent 
pour  des  réalités  leurs  rêveries  fantastiques.  Les  uns 
racontaient  qu'ime  armée  française,  partie  de  Brest, 
avait  débarqué  en  Danemark,  (2)  les  autres,  que  les 
Bavarois  refusaient  de  continuer  la  guerre,  etc.  Voici 
un  échantillon  de  ces  inventions  malacUves  : 

Louise  M.  à  son  frère 

i5  janvier  ji. 

...  Papa  a  vu  au  café  un  monsieur  qui  prétend  connaître 
d'une  manière  positive  le  plan  de  Trochu.  Cela  n'a  rien 
d'impossible  :  l'exécution  du  plan  étant  commencée,  il  n'y  a 
plus  de  motif  pour  le  cacher.  Le  général  Trochu  est  resté  insen- 
sible à  tous  les  soupçons,  aux  accusations  et  calomnies  qu'on 
a  lancées  contre  lui.  Il  n'a  pensé  qu'à  l'exécution  de  son  plan 
et  ce  sera  magnilique.  On  verra  que  ce  n'est  pas  seulement 
un  honnête  homme,  mais  un  grand  homme.  Ce  plan  con- 
siste à  envoyer  en  Prusse  une  armée  de  i5o.ooo  hommes 
commandée  par  Bourbaki.  Le  général  de  Bressoles  s'y  join- 
drait avec  12.000  turcos.  Garibaldi  entrerait  en  Bavière  où  il 
proclamerait  la  république.  L'armée  d'envahissement  serait 


(i)  Ducrot,  page  21a. 

(2)  a  La  flotte,  très  forte  en  navires  de  combat  comme  en  trans- 
ports, devait  être  employée  à  jeter  pur  1  •  littoral  allemand  un  corps 
de  débarquement  consi<iéral>k',  aliii  <li'  retenir  dans  le  nord  une 
partie  des  forces  prussiennes.  »  (I)k  Moltke,  Mémoire) 

l3^  guerre.  —  8, 


le  premier  siège  de  Paris 

suivie  de  convois  d'armes  et  de  munitions  pour  nos  prison- 
niers qui  seraient  délivrés.  L'armée  de  Faidherbe  couperait 
les  communications  entre  l'armée  prussienne  et  l'Alle- 
magne. 

La  temporisation  de  Trochu  n'a  eu  pour  but  que  de  rete- 
nir les  Prussiens  autour  de  Paris.  Son  plan  n'était  connu 
que  de  Gambetta  et  de  Jules  Favre  ;  il  ne  sera  publié  que 
quand  notre  armée  sera  à  Berlin.  Les  Prussiens,  voyant 
que  nous  mettons  tout  à  feu  et  à  sang  chez  eux,  courront 
défendre  Berlin  et  nous  serons  débloqués,  sans  avoir  eu 
besoin  de  faire  de  sorties. 

Cependant  les  Prussiens  sont  têtus;  il  est  à  craindre  qu'ils 
se  disent  :  Les  Français  pillent  Berlin,  rendons-leur  la 
pareille  ;  arrosons  Paris  de  pétrole,  lançons  une  pluie  de 
bombes  incendiaires.   Ce   serait  épouvantable  ! 

En  ce  moment  le  canon  tonne,  à  croire  que  les  vitres  vont 
casser.  Ce  sont  probablement  nos  batteries  établies  sur  le 
chemin   de  fer  d'Orléans. 

Henri  est  parti  pour  Vitry,  Alix  est  venue  nous  voir  ; 
elle  veut  coucher  ici  demain  ;  cela  l'ennuie  trop  de  n'avoir 
pas  entendu  les  obus  de  plus  près. 

Chacun  de  nous  faisait  alors  son  plan  de  campagne. 
Parmi  tous  ces  projets  plus  ou  moins  réalisables,  voici 
quel  était  le  nôtre  : 

Prendre  Paris,  les  Allemands  le  savaient  bien,  ce 
serait  pour  eux  le  triomphe  définitif.  Dans  ce  but,  leurs 
armées  formèrent  autour  de  la  ville  une  double  cein- 
ture ;  la  première  occupée  .à  resserrer  l'investissement, 
la  seconde  à  empêcher  le  ravitaillement  de  la  place.  A 
cette  concentration  des  forces  ennemies,  il  fallait 
opposer  une  autre  concentration,  celle  des  troupes  dont 
la  France  pouvait  encore  disposer.  Toutes  devaient 
accourir  à  marches  forcées  autour  de  Paris.  Quatre 
sorties  formidables,  en  sens  divers,  auraient  été  com- 
binées et  exécutées  simultanément.  Le  même  jour,  à  la 

i38 


DERNIERS   COMBATS 

même  heure,  quatre  armées  de  secours  se  seraient 
jetées  sur  les  assiégeants  :  Bourbaki  à  l'est,  Faidherbe 
au  nord,  d'Aurelle  au  sud,  Chanzy  à  l'ouest.  Tout  en 
refusant  le  combat  en  bataille  rangée,  nous  aurions 
harcelé  l'ennemi  sans  relâche  par  des  alertes  conti- 
nuelles, de  jour  et  de  nuit  ;  tous  les  coups  de  main 
nocturnes  qui  furent  tentés  ont  réussi.  Grâce  à  la 
rapidité  de  nos  mouvements,  nous  pouvions  nous  jeter 
en  nombre  sur  des  corps  d'armée  plus  faibles,  nous 
emparer  de  quelques  redoutes,  vaincre  l'ennemi  en 
détail,  alors  que  ses  réserves,  menacées  elles-mêmes, 
n'auraient  pu  secouru"  les  positions  attaquées.  Et  le 
cercle  de  fer  eût  été  brisé. 

Les  généraux  considéraient  notre  situation  comme 
désespérée  ;  mais  la  population  parisienne  ne  pouvait 
pas  admettre  qu'il  n'y  eût  plus  rien  à  faire. 

On  demandait  ime  sortie  générale  sur  tous  les  points 
du  périmètre,  avec  la  garde  nationale,  l'armée  régu- 
lière, les  corps  francs,  les  marins,  en  un  mot  toute  la 
population  armée.  C'est  ce  qu'on  appelait  «  la  sortie 
torrentielle  ».  Ducrot  se  moquait  de  ces  rêves  insensés. 
Il  est  certain  que  si  Jeanne  d'Arc  était  venue  lui  offrir 
ses  services,  il  l'eût  fait  enfermer  à  la  Salpêtrière.  Il  y 
a  des  moments  exceptionnels  où  la  folie  sublime  est 
plus  efficace  que  la  sagesse  et  la  raison.  L'idée  fut 
émise  de  réunir  les  membres  du  Gouvernement,  la 
magistrature,  le  clergé,  les  jeunes  filles,  avec  les 
bannières  des  corporations  religieuses  ;  les  mères 
tenant  dans  leurs  bras  leurs  jeunes  enfants,  tous  sorti- 
raient processionnellement  de  la  ville  et  marcheraient 
droit  aux  lignes  allemandes.  La  honte  du  massacre 
retomberait  sur  nos  ennemis. 

i39 


le  premier  siège  de  Paris 


BUZENA'AL 

ig  janvier.  —  Cédant  aux  vœux  de  la  population, 
Trochu  organise  bruyamment  une  nouvelle  sortie.  II 
poiurait  être  prêt  dès  le  vendredi,  mais  il  veut  éviter  ce 
jour-là.  «  J'avoue,  dit-il,  que  le  jour  du  vendredi  me 
contrarie  ;  nous  avons  déjà  tant  de  chances  contre  nous 
qu'il  ne  faut  pas  les  augmenter.  »  —  Jules  Favre,  crai- 
gnant l'impatience  publique,  insiste  pour  qu'on  avance 
l'opération.  Trochu,  bien  que  le  temps  lui  manque 
pour   achever  les   préparatifs,  accepte  le  jeudi   19. 

«  Si  notre  attaque  eût  été  effectuée  le  18,  pendant  la 
Conclamation  de  l'Empereur  d'Allemagne  dans  le 
château  de  Louis  XIV,  elle  eût  eu  une  certaine  oppor- 
tunité et  eût  jeté  une  lueur  sinistre  à  travers  cette 
ridicule  cérémonie.  Mais  il  était  dit  que  nous  ne 
saurions   rien   faire   à  propos.  »  (i) 

C'est  aux  gardes  nationaux  mobilisés  qu'on  réserva 
l'honneur  d'ouvrir  le  feu.  Un  général  disait  :  «  Ces 
blagueurs  de  gardes  nationaux  veulent  absolument 
qu'on  leur  fasse  casser  la  gueule,  on  va  les  y  mener.  » 

«  Aucun  des  cliefs  militaires  n'avait  d'illusion  sur  le 
sort  réservé  à  la  tentative  qu'on  allait  faire.  Tous  la 
considéraient  comme  vouée  d'avance  à  l'insuccès.  »  (2) 

Dès  trois  heures  du  matin,  90.000  hommes,  dont 
42.000  gardes  nationaux,  se  mettent  en  marche  et  se 


(i)  Viollel-le-Duc. 

(a)  Lieutenant-colonel  Roussel,  III,  368. 

1^0 


DERNIERS   COMBATS 

massent  entre  le  rond-point  de  Courbevoie  et  le  pont 
de  Neuilly.  Nos  troupes  sont  formées  en  trois  colonnes 
sous  les  ordres  de  Ducrot,  de  Vinay  et  de  Bellemare. 
Elles  sont  appuyées  par  i38  pièces  de  campagne  et 
32  mitrailleuses. 

L'action  qui  devait  commencer  à  6  heures  du  matin, 
est  retardée  par  le  brouillard.  La  marche  a  été  si  mal 
réglée  que  les  routes  s'encombrent  aussitôt  ;  les 
colonnes  se  confondent,  c'est  un  fouillis  inextri- 
cable. 

Le  général  Ducrot,  ayant  disposé  ses  batteries  à 
Rueil,  lance  aussitôt  ses  tirailleurs  sur  le  mur  du 
parc  de  Saint-Gloud.  Profitant  de  quelques  brèches, 
nos  soldats  parviennent  à  y  pénétrer  un  instant,  mais 
les  Allemands  les  rejettent  bientôt  hors  du  mur  de 
clôture. 

A  la  Malmaison,  la  division  Susbielle  déloge  un 
poste   avancé   et  vient   garnir   le   mur  du   parc. 

C'est  la  division  Berthaut  qui  se  porte  sur  Buzenval. 
Ici  encore,  un  feu  meurtrier  des  Allemands  embusqués 
à  couvert,  paralyse  son  attaque. 

Partout,  à  Saint-Cloud,  à  Montretout,  à  Garches, 
«  les  bataillons  de  la  garde  nationale  sont  lancés  contre 
des  redoutes,  sans  que  l'attaque  ait  été  préparée  par 
l'artillerie  ».  (i) 

Treize  compagnies  allemandes  garnissaient  le  mur 
de  Longboyau.  Le  général  Ducrot,  impatienté  de  leur 
résistance,  donne  l'ordre  de  faire  sauter  l'obstacle 
contre  lequel  deux  fois  déjà  est  venu  se  briser  l'élan 
des  nôtres. 


(i)  C'est  l'Etat-major  prussien  qui  fait  cette  remarque. 
I/Jl 


le  premier'  siège  de  Paris 

Sous  un  feu  d'enfer,  le  général  Tripier  jette  contre  le 
mur  une  brigade  de  dix  sapeurs  et  d'un  sergent.  Des  dix 
hommes  et  de  leur  chef,  aucun  ne  survit  ;  tous,  victimes 
de  leur  héroïsme,  sont  foudroyés  avant  d'arriver  au 
pied  de  la  muraille  ;  seul,  le  sergent,  atteint  de  trois 
blessures  mortelles,  parvient  à  traîner  son  corps  san- 
glant jusqu'à  nous,  (i) 

«  Les  attaques  les  plus  vives  et  les  plus  opiniâtres 
sont  dirigées  sur  La  Bergerie.  Là  encore  les  bataillons 
lancés  à  l'assaut  sont  accompagnés  d'une  section  du 
génie  qui  essaie  de  renverser  le  mur  d'enceinte.  La 
tentative  échoue.  La  dynamite  étant  gelée,  l'explosion 
ne  se  produit  pas.  »  (2) 

L'ennemi  parfaitement  à  couvert  ne  pouvait  éprouver 
de  pertes  sérieuses,  tandis  que  les  nôtres,  mal  protégés 
par  les  bois  dans  lesquels  ils  se  tenaient,  étaient  touchés 
à  coups  sûrs.  A  la  nuit  le  feu  cessa  ;  nos  troupes,  et 
notamment  les  bataillons  de  guerre  de  la  garde  nationale, 
avaient  fait  des  pertes  sensibles.  (3)  On  conserva -ses 
positions  à  quelques  mètres  de  l'ennemi  :  un  simple 
mur  séparait  les  Français  des   Prussiens. 

Les  généraux  allemands,  qui  connaissaient  l'impor- 
tance stratégique  de  Montretout,  donnèrent  l'ordre  de 
reprendre  à  tout  prix  cette  position.  A  huit  heures  du  soir 
trois  colonnes  s'ébranlaient  pour  prononcer  une  attaque 
convergente  sur  cette  redoute,  mais  elles  n'y  trouvèrent 


(i)  Ducrot,  IV,  page  i25.  —  Nécessités  de  la  guerre  '?  Bien  des 
geas  se  féliciteront  de  n'avoir  pas  à  prendre  de  pareilles  respon- 
sabilités. 

(2j  Etat-major  prussien. 

(3)  Nous  perdions  cinq  mille  hommes,  les  Allemands  mille. 

i4a 


DERNIERS    COMBATS 

plus  que  quelques  soldats  isolés  qui  furent  faits  prison- 
niers. 

A  Saint-Gloud,  la  résistance  des  nôtres  fut  si  opiniâtre 
que  l'ennemi  dut  se  contenter  de  cerner  les  maisons. 

Du  haut  de  la  redoute  de  Garches,  Trochu  avait  suivi 
toutes  les  péripéties  du  combat.  Convaincu  d'avance  de 
l'impuissance  de  nos  efforts,  il  donna,  dès  six  heures 
du  soir,  l'ordre  de  battre  en  retraite.  Il  eût  mieux  fait 
d'envoyer  des  troupes  fraîches  et  de  garder  les  positions 
conquises. 

«  Quant  aux  courageux  défenseurs  de  Saint-Cloud,  il 
les  oublia.  C'est  seulement  dans  l'après-midi  du  lende- 
main qu'à  la  vue  d'une  nouvelle  batterie  dirigée  contre 
eux,  ces  braves  gens  abandonnés  se  décidèrent  à 
déposer  les  armes.  »  (i) 

Devant  le  parc  de  Buzenval  mourut  héroïquement  un 
de  mes  camarades  de  l'École  des  Beaux- Arts,  le  peintre 
Henri  Regnault.  Lauréat  du  prix  de  Rome,  il  était 
exempté  par  la  loi  de  tout  service  militaire,  mais  le 
vaillant  jeune  horiime  avait  trop  de  cœur  pour  ne  pas 
accourir  à  la  défense  de  son  pays.  Le  19  janvier,  vers 
le  soir,  accompagné  de  son  ami  Clairin,  il  tiraillait 
dans  le  bois.  On  sonne  la  retraite^  Regnault  continue  à 
marcher  en  avant.  Ou  le  ra{)pelle  ;  il  crie  :  «  Encore  un 
coup  de  fusil  et  je  reviens.  »  Le  lendemain  on  ne 
retrouva  qu'un  corps  au  visage  ensanglanté,  sur  lequel 


(1)  Elat-m.'ïjor  prussien.  —  Nous  avions  cependant  des  canons  en 
nombre  considérable.  «  VioUet-le-Duc  offrait  de  transporter  ces 
pièces  à  bras  d'hommes,  en  une  heure,  avec  le  concours  de  la 
Légion  auxiliaire.  Les  militaires  n'acceptèrent  pas.  »  (Claretie, 
page  4:9) 

143 


le  premier  siège  de  Paris 

s'étaient  collées  les  feuilles  mortes.  Ce  fut  une  conster- 
nation profonde  parmi  les  artistes,  (i) 

«  Chacun  sentit  qu'une  flamme  venait  de  s'éteindre, 
que  quelque  chose  de  précieux  et  d'irréparable  venait 
d'être  à  jamais  brisé.  Une  si  belle  jeunesse,  un  talent 
si  précoce  et  si  éclatant,  la  renommée  d'un  maître 
conquise  avant  l'âge,  un  avenir  rayonnant  et  plein  de 
promesses,  le  bonheur  qui  l'attendait,  au  seuil  du 
mariage,  sous  la  figure  d'une  jeune  fllle  accomplie.., 
une  balle  stupide  a  détruit  en  un  instant  tout  cela.  Elle 
a  frappé  ce  front  plein  de  lumière  et  de  rêves,  marqué 
du  signe  des  élus  de  l'art.  Une  fatalité  si  cruelle  donne 
l'idée  d'un  crime  commis  par  la  mort.  »  (2) 

Paul  M.  à  sa  mère 

20  janvier. 

La  journée  d'hier  a  été  terrible.  Nous  sommes  fatigués, 
mais  tous  sains  et  saufs.  On  dit  qu'il  n'en  est  pas  de  même 
de  la  compagnie  Delbrouck.  Nous  n'avons  fait  que  des 
mai'ches  et  des  conlremarches  incompréhensibles.  Nous 
avons  attendu  pendant  des  heures  à  Rueil,  devant  la  maison 
de  Jules  Favre.  Les  ordres  et  les  contre-ordres  se  sont 
succédé  toute  la  nuit.  Nous  ne  connaissons  pas  encore  le 
résultat  de  la  bataille.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
laffaire  a  clé  mal  menée.  L'artillerie  a  eu  cinq  ou  six  heures 
de  retard.  Les  gardes  nationaux  ont  monté  quatre  et  cinq 
fois  de  suite  à  lassaut  d'un  mur  imprenable,  et  l'on  n'avait 
pas  de  canons  pour  y  faire  brèche.  On  nous  a  demandé 
d'aller  le  faire  sauter,  mais  nous  n'avions  pas  de  dynamite, 
et,  en  eussions-nous  eu,  personne  ne  nous  a  appris  à  nous  en 
servir.  C'est  honteux!  Je   me   souviens  d'avoir  lu  dans  la 


(I)  Celle  inscripUou  était  cousue  à  sa  capole  brime  :  Ih'^nault, 
peintre,  fils  de  Regnault  de  l'In&litut.  —  Le  pcrc,  cliimisle,  direc- 
teur de  la  Manul'aclure  de  Sèvres,  était  gardé  par  les  Prussiens 
comme  otage. 

(a)  Paul  de  Saint-Victor. 

144 


DERNIERS   COMBATS 

Revue  des  Deux  Mondes  un  article  sur  la  dynamite,  recher- 
che-le, je  t'en  prie,  et  donne-moi  tous  les  détails  pratiques 
que  tu  y  trouveras... 

Léon  C.  à  sa  sœur 

Neuilly,  aa  janvier  ;i. 
...  Nous  étions  à  Courbevoie,  en  attendant  le  19,  jour  de 
l'attaque.  Nous  faisions  partie  de  la  division  Faron,  2'  corps 
d'armée.  A  six  heures  du  matin,  nous  nous  sommes  mis  en 
marche;  on  nous  a  fait  poser  à  Rueil  pendant  des  heures 
sans  rien  faire.  Nous  voyions  le  défilé  des  blessés  et  nous 
sommes  restés  au  milieu  des  obus  jusqu'à  quatre  heures  du 
soir,  (i)  Puis  on  nous  a  fait  rentrer  dans  Rueil  pour  faire 
la  soupe...  Nous  avons  couché  dans  une  fabrique  de  glucose 
à  moitié  démolie  par  les  obus,  mais  à  peine  étions-nous 
couchés,  qu'il  a  fallu  repartir  au  travail.  Trois  fois  dans  la 
nuit  on  nous  a  réveillés,  fait  ti'availler  et  revenir.  La  der- 
nière fois  pourtant,  ordre  nous  fut  donné  de  rentrer  à 
Courbevoie.  Nous  avions  encore  à  faire  deux  heures  de 
marche,  toujours   sac   au  dos. 

•  Rentrés  à  notre  premier  cantonnement  à  trois  heures  du 
matin,  nous  nous  sommes  jetés  par  terre  exténués,  jusqu'au 
lendemain  matin. 

Le  20,  repos.  —  Le  21  nous  partions  pour  Neuilly,  où  nous 
sommes  aujourd'hui. 


(i)  Le  musicien  Vincent  d'Indy,  âgé  de  19  ans,  assista  comme 
nous  à  ce  spectacle  horrible,  le  défilé  des  blessés  qu'on  ramenait, 
les  uns  entassés  dans  des  voitures  d'ambulance,  d'autres  dans  des 
cacolets,  ou  des  civières  :  «  C'était  vraiment  navrant  de  voir  ces 
hommes  tout  couverts  de  sang;  les  uns  inertes  et  comme  morts, 
les  autres  poussant  des  cris  déchirants,  à  la  moindre  secousse  des 
voitures...  Des  blessures  horribles,  des  bras  ne  tenant  plus  à 
l'épaule  que  par  un  tendon;  des  plaies  béantes  qui,  à  chaque 
mouvement  du  cacolet,  laissaient  couler  un  ruisseau  de  sang, 
comme  d'une  fontaine  intermittente...  De  temps  à  autre  une  civière 
couverte  passait,  portée  par  deux  hommes  ;  c'était  le  corps  d'un 
officier  supérieur...  Et  tout  cela  parce  qu'un  homme  a  voulu 
«  consolider  sa  dynastie  »  et  qu'un  autre  veut  voler  deux  pro- 
vinces !  »  (Histoire  du  io5'  bataillon  de  la  garde  nationale.  Téqui, 
éditeur) 

145  guerre.  —  g 


le  premier  siège  de  Paris 

Je  suis  très  fatigué,  et  tout  cela  pour  rien,  pour  une 
action  nianquée  qui  pouvait  si  bien  réussir,  car  les 
gardes  nationaux  ont  très  bien  marché.  La  compagnie  de 
M.  Delbrouck  a  eu  cinq  blessés  par  des  balles.  Chez  nous, 
personne  de  blessé,  mais  tous  exténués. 

Nous  partons  démolir  des  barricades,  en  attendant  mieux. 

Madame  Milliet  à  son  fils 

23  janvier  71. 

Nous  avons  reçu  ta  lettre  hier  soir,  cher  enfant,  elle  m'a 
un  peu  rassurée,  mais  tu  as  grand  besoin  d'un  peu  de 
repos.  N'en  pourras-tu  donc  point  prendre?  —  Les  affaires 
vont  mal.  Trochu  a  fait  preuve  d'ineptie  dans  cette  dernière 
affaire.  Ghanzy  a  été  battu.  11  n'y  a  que  Bourbaki  qui  a 
remporté  quelques  succès  dans  l'Est,  mais  il  est  bien  loin 
de   nous. 

Les  troupes  rentrent  fatiguées,  découragées.  Mon  Dieu, 
que  tout   est  noir! 

Je  l'embrasse  tendrement.  Nous  irons  demain  «coucher 
chez  ta   sœur. 

Paul  M.  à  sa  mère 

as  janvier. 

Je  viens  de  voir  M.  Delbrouck  à  Courbevoie.  Il  est  un 
peu  fatigué,  mais  toujours  aussi  énergique.  Je  ne  sais  si 
vous  le  savez,  il  a  refusé  la  décoration  qu'il  méritait  pour- 
tant si  bien.  Les  journaux  reproduisent  la  lettre  superbe 
qu'il  a  écrite  :  Il  ne  veut  pas  recevoir  la  croix  «  d'un 
homme  qui  n'a  rien   fait  pour  la  délivrance   de  Paris  ». 

Ma  couverture  et  ma  toile  de  tente  ont  été  perdues,  ou 
plutôt  volées  le  19,  avec  la  grande  courroie  qui  les  atta- 
chait sur  mon  sac.  Ma  vareuse  a  un  trou  de  brûlure,  mes 
souliers  sont  percés;  enfin  je  n'étais  guère  présentable  pour 
la  revue  que  nous  avons  passée  hier.  —  En  ce  moment 
nous  détruisons  les  barricades  qui  encombrent  toutes  les 
voies  et  qui  ont  retardé  si  malheureusement  le  passage  de 
nos  troupes. 

Nous  voudrions  bien  savoir  ce  qui  se  passe  à  Paris  et 
comment  on  a  accueilli  les  rapports  slupides  qui  ont  paru 
à  l'Officiel. 

146 


DERNIERS   COMBATS 

J'apprends  que  le  bombardement  continue  sur  votre 
quartier.  Je  vous   en  prie,  allez  chez  Alix  et  écrivez-moi. 

Trochu  jeta  la  consternation  dans  Paris  par  cette 
dépêche  effarée  : 

Gouverneur  à  Général  Schmitz 

Mont-Valérien,  20  janvier, 
g  h.  3o  du  matin. 

Le  brouillard  est  épais.  L'ennemi  n'attaque  pas. 
J'ai  reporté  en  arrière  la  plupart  des  masses  qui  pou- 
vaient être  canonnées  des  hauteurs,  quelques-unes  dans 
leurs  anciens  cantonnements.  Il  faut,  à  présent,  parle- 
menter d'urgence  à  Sèvres  pour  un  armistice  de  deux 
jours,  qui  permettra  l'enlèvement  des  blessés  et  l'enter- 
rement des  morts.  Il  faudra  pour  cela  du  temps,  des 
efforts,  des  voitures  très  solidement  attelées  et  beaucoup 
de  brancardiers.  Ne  perdez  pas  de  temps  pour  agir  en 
ce  sens. 

Évidemment  nous  ne  pouvions  pas  avancer  jusqu'à 
Versailles  en  un  seul  joiu",  mais  pourquoi  nous  faire 
rétrograder,  quand  nous  étions  déjà  à  moitié  chemin? 
Les  Prussiens  étaient  persuadés  que  nous  allions 
continuer  notre  attaque.  Le  général  Clément-Thomas 
rendait  hommage  à  l'élan  de  la  garde  nationale. 

Après  cette  bataille  inutile,  «  entreprise  sans  but 
précis,  sans  espoir  de  réussite,  mal  conçue  et  plus  mal 
dirigée  »,  (i)  nul  dans  Paris  ne  songeait  à  se  rendre. 

Le  lendemain,  les  maires  des  vingt  arrondissements 


(i)  Lieutenant-Colonel  Rousset,  III,  page  389. 
147 


le  premier  siège  de  Paris 

étaient  convoqués  à  une  séance  du  Gouvernement,  ils 
repoussèrent  énergiquement  toute  idée  de  capitulation 
et  réclamèrent  une  sortie  en  masse. 

Une  affiche  de  l'Alliance  Républicaine  fut  aussi  l'in- 
terprète fidèle  des  sentiments  qui  animaient  la  popula- 
tion parisienne  : 

Le  peuple  veut  combattre  et  vaincre.  S'y  opposer 
serait  provoquer  la  guerre  civile  que  les  républicains 
entendent  éviter.  —  En  face  de  l'ennemi,  devant  le  dan- 
ger de  la  Patrie,  Paris  assiégé,  isolé,  devient  l'unique 
arbitre  de  son  sort.  A  Paris  de  choisir  les  citoyens  qui 
dirigeront  à  la  fois  son  administration  et  sa  défense. 
L'Alliance  Républicaine  demande  que  dans  les  quarante- 
huit  heures  les  électeurs  de  Paris  soient  convoqués,  afin 
de  nommer  une  assemblée  souveraine  de  deu.x  cents 
représentants  élus  proportionnellement  à  la  population. 

On  se  rappelait  cette  promesse  solennelle  :  «  Le  Gou- 
verneur de  Paris  ne  capitulera  pas.  »  Or,  le  21  janvier, 
Trochu  passait  à  Vinoy  le  commandement  de  la  place, 
tout  en  conservant  pour  lui-même  la  présidence  du 
Gouvernement.  Tour  de  passe-passe  indigne  d'un  soldat, 
restriction  mentale  qui  donnait  une  triste  idée  de  la 
loyauté  française. 

Vinoy,  ancien  sénateur  de  l'empire  et  détesté  dans 
Paris,  ne  pouvait  avoir  aucune  autorité. 

On  pensa  aux  hommes  énergiques  détenus  à  Mazas. 
Tambour  battant,  drapeau  rouge  déployé,  une  troupe 
de  gardes  nationaux  s'avança  et  pénétra  dans  la  prison. 
Flourens  et  ses  compagnons  furent  délivrés.  Ils  auraient 
voulu  organiser  la  lutte  suprême,  mais  ils  ne  furent  pas 
secondés   par  les   chefs  de   bataillons.   C'est   qu'à  ce 

148 


DERNIERS    COMBATS 

moment  la  situation  était  désespérée.  Paris  venait  d'ap- 
prendre la  défaite  de  Ghanzy  au  Mans  et  celle  de 
Faidherbe  à  Saint-Quentin.  Le  25  janvier,  Longwy 
capitulait  avec  40.000  hommes  et  200  pièces  de  canon. 
De  toutes  nos  citadelles  assiégées,  il  nous  restait  seule- 
ment Bitche  et  Belfort  que  le  colonel  Denfert-Rochereau 
défendit  avec  tant  de  vaillance. 


Louise  M.  à  son  frère 

23  janvier  71. 

Voici  deux  nuits  que  nous  couchons  chez  Alix.  La  nuit 
précédente,  maman  n'avait  pas  pu  dormir  à  cause  du  bruit 
des  obus,  puis  tout  le  monde  déménage  de  la  maison,  et  tous 
nous  conseillent  de  partir.  Nous  nous  sommes  décidées,  au 
grand  déplaisir  de  papa.  Eniln,  puisque  c'est  une  nécessité! 
Rosalie  va  chercher  notre  maigre  ration  de  pain. 

Les  affaires  politiques  ne  marchent  pas  bien.  Hier,  nous 
quittions  notre  appartement,  chargées  de  paquets  ;  nous 
savions  que  l'omnibus  ne  part  plus  que  de  la  fontaine 
Saint-Michel.  Là  on  nous  dit  qu'il  ne  marche  plus  du  tout  ;  on 
craint  que  les  voitures  soient  renversées  pour  faire  des  bar- 
ricades. —  Impossible  de  passer  sur  le  pont  Saint-Michel; 
nous  faisons  un  grand  détour,  mais  il  y  avait  une  foule  de 
brancardiers  qui  allaient  et  de  blessés  qui  rcA-enaient.  Bien 
des  gens,  tombés  dans  la  bousculade,  étaient  tout  beurrés 
de  boue.  Le  bataillon  de  Belleville  était  allé  délivrer  Flourens 
emprisonné  à  Mazas.  Ils  voulaient  renverser  le  Gouverne- 
ment et  proclamer  la  Commune.  On  a  pillé  deux  mille 
rations  de  pain  dans  les  boulangeries  municipales.  Cela  va 
priver  bien  des  pauvres  gens.  On  criait  :  «  A  bas  Trochu!  » 
Il  a  été  obligé  de  donner  sa  démission  de  Gouverneur  de 
Paris.  C'est  Vinoy  qui  a  pris  sa  place:  on  ne  gagne  pas  beau- 
coup au  change.  —  Le  bataillon  de  Belleville  voulait  la 
Commune  ;  les  mobiles  bretons  défendaient  Trochu,  et  ils  se 

149 


le  premier  siège  de  Paris 

sont  tiré  des  coups  de  fusil.  Il  y  a  eu  20  morts  et  40  blessés,  (i) 
On  a  lancé  de  petites  bombes  sur  l'Hôtel  de  Ville  et  l'on  a 
tiré  avec  des  balles  explosibles..  C'est  vraiment  triste  de  voir 
qu'on  se  tue  entre  Français. 

Trochu  n'a  plus  la  confiance  de  personne  ;  il  a  parlé  et  agi 
de  façon  à  épouvanter  la  population  et  à  semer  le  découra- 
gement. L'armistice  de  deux  jours  qu'il  demandait  pour 
enterrer   les  morts  et  enlever  les  blessés  lui  a  été  refusé. 

De  chez  Alix  nous  entendons  bombarder  Saint-Denis.  Il 
nous  faudra  peut-être  déguerpir  bientôt,  on  n'est  en  sûreté 
nulle  part. 

J'ai  vu  passer  l'autre  jour  des  prisonniers  prussiens;  ils 
étaient  tout  jeunes  et  avaient  des  mines  de  galériens. 

Le  23  janvier,  Jules  Favre  se  rendait  de  nuit  à  Ver- 
sailles pour  commencer  les  négociations. 

Le  26,  à  9  heures  du  soir,  le  général  Vinoy  envoyait 
à  tous  les  forts  la  dépêche  suivante  : 

Suspension  d'armes  à  minuit  :  Cessez  le  feu  sur 
toute  la  ligne. 

Une  affiche  officielle  annonçait  la  fin  de  la  résistance  ; 
mais  comme  on  redoutait  une  révolution,  la  capitulation 
était  présentée  sous  le  nom  d'armistice.  Les  membres 
du  Gouvernement  s'efforçaient  de  s'excuser  et  d'apaiser 
la  colère  des  citoyens  : 

Paris  veut  être  sûr  que  la  résistance  a  duré  jus- 
qu'aux dernières  limites  du  possible.  Les  chiffres  que 
nous  donnerons  en  seront  la  preuve  irréfragable. 

Nous  montrerons  que  nous  ne  pouvons  prolonger  la 


(i)  «  Sans  aucune  sommation  préalable  une  décharge  effroyable 
sema  la  mort  parmi  cette  foule  inoffensive  de  curieux,  de  femmes, 
d'enfants  qui  couvraient  la  place.  »  (A.  Arnould) 

lôo 


DERNIERS   COMBATS 

lutte  sans  condamner  à  une  mort  certaine  deux  millioTis 
d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants. 

Depuis  le  lo  janvier,  la  ration  de  pain  est  réduite 
à  3oo  grammes;  la  ration  de  viande  de  cheval,  depuis 
le  lo  décembre,  n'est  que  de  3o  grammes.  La  morta- 
lité a  plus  que  triplé.  Au  milieu  de  tant  de  désastres,  il 
n'y  a  pas  eu  un  seul  jour  de  découragement. 

L'ennemi  est  le  premier  à  rendre  hommage  à  l'éner- 
gie morale  et  au  courage  dont  la  population  parisienne 
tout  entière  vient  de  donner  l'exemple.  Paris  a  beaucoup 
souffert;  mais  la  République  profitera  de  ses  longues 
souffrances,  si  noblement  supportées.  Nous  sortons  de 
la  lutte  qui  finit,  retrempés  pour  la  lutte  à  venir.  Nous 
en  sortons  avec  tout  notre  honneur,  avec  toutes  nos 
espérances,  malgré  les  douleurs  de  l'heure  présente; 
plus  que  jamais  nous  avons  foi  dans  les  destinées  de  la 
patrie. 

Les  conditions  de  l'armistice  et  du  ravitaillement 
furent   affichées   dans   Paris  : 

L'ennemi  doit  occuper  tous  les  forts.  L'armée,  qui 
doit  être  désarmée  à  l'exception  d'une  division  de 
I2.000  hommes,  reste  dans  Paris.  Les  officiers  gardent 
leurs  épées.  La  garde  nationale  conserve  ses  armes. 

Jules  Favre  avait  obtenu  cette  dernière  clause.  — 
«  Croyez-moi,  lui  répétait  Bismarck,  vous  faites  une 
bêtise!  Tôt  ou  tard  il  vous  faudra  compter  avec  ces 
fusils  que  vous  laissez  à  des  exaltés.  » 

La  capitulation  fut  signée  le  28  janvier  1871. 

Le  blocus  avait  duré  i32  jours. 


VI 

I87I 

APRÈS  LA  LUTTE 

lettres.  —  opinions.  —  la  part  du  blame.  —  la  part  de 
l'Éloge.^—  enseignements. 


guerre.  —  9. 


VI 


I87T 

APRÈS  LA  LUTTE 

Lettres.  —  Opinions.  —  La  part  du  blâme.  —  La  part  de 
l'éloge.  —  Enseignements. 


M.  de  Tiicé  à  sa  sœur 

Angers,  3o  janvier  71. 

Ma  chère  amie.  —  Je  pense  que  M.  de  Bismarclc  permettra 
à  cette  lettre  de  franchir  les  lignes  d'investissement,  elle 
vous  dira  où   me  répondre. 

A  Rouen  j'ai  été  envoyé  aux  avant-postes.  J'y  ai  mené 
une  vie  assez  dure,  jusqu'au  27  octobre,  où  j'ai  été  nommé 
général  de  brigade,  avec  le  commandement  de  la  divi- 
sion de  Rouen.  J'ai  exercé  ce  commandement  jusqu'au 
16  novembre,  époque  à  laquelle  j'ai  été  envoyé  à  l'armée  de 
la  Loire,  commander  la  première  brigade  de  cavalerie  du 
16'  corps.  J'ai  marché  avec  ce  corps,  j'ai  assisté  à  tous  ses 
combats  et  à  toutes  ses  retraites,  (i) 


(i)  Dans  la  journée  du  i5  décembre,  «  le  16'  corps  avait  soutenu 
une  lutte  acharnée  qui  lui  fait  grand  honneur,  et  qui  est  le  der- 
nier combat  réellement  important  de  la  campagne  ».  (Chanzy, 
page  35j) 

i55 


le  premier  siège  de  Paris 

Nous  sommes  enfin  arrivés  à  Laval,  où  la  cavalerie  que 
je  commande  doit  garder  le  cours  de  la  Mayenne  jusqfu'à 
Chàteau-Gontier.  —  Les  froids  intenses  m'ont  occasionné 
une  maladie  légère  qui  me  rend  incapable  de  faire  aucun 
service.  J'ai  dû  entrer  à  l'hôpital  d'Angers.  J'en  ai  pour  une 
quinzaine  de  jours. 

Comment  avez-vous  traversé  ce  temps  d'épreuve  ?  J'ai 
su  que  les  bombes  sont  tombées  bien  près  de  vous.  J'ai 
reçu  de  vos  nouvelles  trois  fois  par  ballon.  Fernand  m'a 
écrit  plusieurs  fois  de  Guelma,  toujours  bien  désolé  de  ne 
pas  partir. 

Angers,  3  février  ;i. 

En  apprenant  l'armistice,  je  vous  ai  écrit  de  suite,  mais 
je  crois  que  ma  lettre  ne  passera  pas.  J'envoie  celle-ci 
décachetée,  par  Versailles... 

J'ai  vu  aux  environs  d'Orléans  les  mobiles  de  la  Sarthe  ; 
j'ai  demandé  s'il  n'y  avait  pas  des  Pelouse  parmi  eux  (le 
fermier  de  madame  Milliet  était  père  de  neuf  enfants).  En 
efifet,  il  y  en  avait  deux.  Je  n'ai  pu  voir  que  François.  Depuis, 
le  pau^Te  gars  m'envoie  de  Magdebourg  une  belle  lettre 
de  bonne  année.  Il  a  été  blessé  et  fait  prisonnier. 

J'ai  su  que  le  bombardement  a  fait  bien  des  ravages 
dans  votre  quartier  et  que  l'École  Égyptienne  avait  été 
atteinte.  —  Fernand  a  reçu  votre  lettre  du  premier  décembre, 
mais  que  s'est-il  passe  depuis  cette  époque? 

Adresse-moi  ta  lettre  à  l'hôpital  d'Angers;  il  faut  avoir 
soin  de  ne  pas  fermer  la  réponse. 

i5  février. 

Je  sors  de  l'hôpital  demain  pour  reprendre  mon  service, 
quoique  je  ne  sois  pas  encore  très  valide. 

Jules  Nicole  à  Paul  M. 

Saint-Pétersbourg,  la  février  iSji. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  que  je  n'ai  fait  que  penser  à 
toi  tout  l'hiver.  Donne-moi  bien  vite  de  tes  nouvelles,  de 
vos  nouvelles  ;  réponds-moi  d'un  mot,  mais  tout  de 
suite... 

i56 


APRES    LA   LUTTE 

...  A  Saint-Pélersboiirg,  nous  organisons  collecte  sur  collecte 
en  faveur  des  victimes  de  la  guerre,  pour  qu'on  nous 
pardonne  en  quelque  sorte  notre  sécurité  égoïste  au 
milieu  de  si  grandes  souffrances.  —  A  Genève  et  dans 
toute  la  Suisse,  c'est  à  qui  soignera  le  mieux  son  Français... 

Fernand  à  son  frère 

Soukaras,  20  mars  71. 

J'ai  reçu  ta  lettre  (du  premier  décembre)  et  tu  ne  saurais 
croire  le  plaisir  que  j'ai  eu  en  la  lisant.  Te  voilà  mainte- 
nant un  vrai  soldat.  Tu  as  pu  prendre  part  à  toutes  ces 
scènes  si  terribles  et  si  émouvantes,  à  tous  ces  combats 
qui  se  sont  livrés  devant  Paris.  Ah  !  tu  as  bien  raison  de 
le  dire,  j'enrage  de  n'avoir  pas  pu  en  faire  autant.  Mais 
va,  je  n'en  ai  pas  moins  amassé  une  bonne  somme  de 
haine  contre  les  Prussiens,  (i)  J'espère  être  debout  le  jour 
de  la  revanche  et  pouvoir  taper  ferme.  Je  te  jure  que  je 
n'aurai  ni  pitié  ni  merci;  du  reste  je  n'ai  pas  été  élevé  à 
cette  école-là  dans  les  campagnes  que  j'ai  faites. 

Je  pars  demain  de  Soukaras  ;  je  suis  nommé  adminis- 
ti'ateur  du  district  de  Jemmapes,  j'ai  reçu  l'ordre  aujour- 
d'hui. C'est  un  avancement.  On  nous  avait  dit  :  «  Ceux  qui 
feront  leur  devoir  jusqu'au  bout  seront  récompensés.  »  Je 
devrais  être  lieutenant  depuis  longtemps. 

L'insurrection  arabe  est  presque  apaisée  ;  pourtant  ces 
imbéciles  continuent  à  se  révolter  partiellement  sur  diffé- 
rents points.  Un  capitaine,  chef  de  notre  bureau  arabe,  a 
été  tué.  Les  journaux  veulent  faire  retomber  sur  les 
bureaux  arabes  la  responsabilité  de  l'insurrection,  mais 
tous  les  colons  réclament  le  régime  militaire  ;  ils  savent 
bien  que  seul  il  est  capable  de  contenir  les   indigènes. 

P.-S.  —  J'ai  trouvé  ici  toute  la  famille  Milliet  de  Savoie. 
Le  père  est  mort  il  y  a  deux  ans.  Un  des  fils,  Nestor,  était 
engagé  pour  la  durée  de  la  guerre.  J'ai  assisté  ce  matin  à 


(i)  On  verra  plus  loin  que  je  ne  partage  aucunement  les  senti- 
ments de  mon  frère  sur  ce  point.  Il  ne  faut  pas  rendre  tout  un 
peuple  responsable  des  crimes  de   ses   gouvernants. 

167 


le  premier  siège  de  Paris 

son  service  funèbre.  Il  a  été  tué  en  France.  Les  autres 
étaient  à  leur  ferme  au  moment  de  l'insurrection  arabe.  Ils 
ont  été  sauA'és  par  un  Caïd  qui  jouait  double  jeu  et  avait 
pris  leurs  troupeaux.  Les  malheui-eux  l'ont  échappé  belle. 
Toute  leur  ferme,  qui  est  la  plus  importante  des  environs, 
a  été  pillée  et  saccagée.  Heureusement  ils  avaient  une 
maison  en  ville,  où  habite  leur  mère,  et  ils  ont  pu  s'y 
réfugier.  Comme  ils  sont  encore  sept  ou  huit  ici,  j'en 
rencontre  un  à  tous  les  coins  de  rue.  Avec  ce  que  nous 
faisons  payer  aux  Arabes,  les  colons  seront  indemnisés.  On 
donne  dix  mille  francs  par  tête  de  colon  tué  ;  mais  les  morts 
ne  se  compensent  pas. 

Fernand  à  sa  mère 

Soukaras,  23  février  187 1. 

J'ai  reçu  en  même  temps  ta  lettre  du  8  de  ce  mois  et  celle 
d'Alix  du  10.  Que  de  souffrances,  que  de  privations  vous 
avez  eu  à  supporter  !  Heureusement  aucun  de  vous  n'a  péri. 
Si  Paul  ou  Henri  avaient  été  blessés  ou  tués,  je  les  aurais 
pleures,  mais  enfin  ils  étaient  soldats  et  par  conséquent 
exposés  à  ce  sort;  mais  si  ces  Vandales  avaient  eu  le 
malheur  de  tuer  ou  de  blesser  seulement  une  de  vous,  je 
vous  aurais  vengées,  allez!  Je  te  jure  que  je  serais  parti, 
sans  ordres,  sans  rien  dire,  et  sur  le  premier  groupe  de 
Prussiens  que  j'aurais  rencontré,  j'aurais  fait  usage  de  mon 
revolver,  de  toutes  mes  armes;  je  me  serais  rué  sur  eux 
comme  une  bête  enragée  et  j'aurais  tué  jusqu'à  mon  dernier 
souffle. 

Je  n'ai  pas  souffert  physiquement,  c'est  vrai,  pendant 
toute  cette  guerre,  mais  moralement  !  Comprends-tu  cela  ? 
Moi,  soldat  depuis  mon  enfance,  ne  pas  pouvoir  faire  mon 
métier  dans  une  occasion  semblable  !  J'ai  envoyé  deux  fols 
ma  démission  des  bureaux  arabes  pour  pouvoir  partir,  elle 
a  toujours  été  refusée.  Quatre  escadrons  de  mon  régiment 
ont  été  appelés  dernièrement,  je  n'ai  pas  pu  me  joindre  à 
eux.  J'ai  fait  l'impossible  pour  partir  avec  les  goums,  pas 
moyen  !  Entre  parenthèse,  ils  ont  été  recrutés  et  formés  en 
dépit  du  bon  sens.  J'ai  écrit  lettre  sur  lettre  à  mon  oncle 
pour  qu'il  me  fasse  venir  auprès  de  lui,  il  n'a  pas  voulu. 

I58 


APRES   LA   LUTTE 

J'ai  écrit  au  général  de  Kératry  à  l'armée  de  Bretagne,  à 
Garibaldi,  enfin  aucune  de  mes  démarches  n'a  pu  aboutir. 

Je  suis  en  ce  moment  à  Soukaras,  ville  frontière  de  la 
Tunisie.  Les  Arabes  se  figuraient  que  toutes  les  troupes 
étaient  parties;  ils  ont  entraîné  avec  eux  un  escadron  de 
spahis  d'Aïn-Guettar,  que  l'on  voulait  envoyer  en  France, 
et  se  sont  soulevés.  A  grand'peine  on  a  de  suite  réuni 
2.000  hommes  qui  ont  suffi  à  débloquer  Soukaras  et  à 
apaiser  la  révolte  de  ce  côté.  En  Kabylie  ils  ont  bougé 
également,  mais  à  l'heure  qu'il  est,  ce  doit  être  fini. 
—  J'ai  couru  un  instant  de  danger  :  j'étais  à  la  tête  d'un 
petit  goum  qui  m'a  lâché  carrément  et  j'ai  failli  être  pris,  ce 
qui  n'aurait  pas  été  gai,  car  les  misérables  ont  mutilé  vivants 
tous  ceux  qu'ils  ont  pris.  Il  y  a  eu  14  colons  d'assassinés  ; 
toutes  les  fermes  détruites.  En  ce  moment  je  m'occupe  avec 
le  chef  du  bureau  arabe  à  faire  payer  sept  cent  mille  francs 
d'impôts  de  guerre  à  la  tribu  qui  a  pris  part  à  la  révolte, 
sans  compter  les  razzias  que  nous  avons  faites.  Malheureu- 
sement nous  avons  eu  un  général  trop  faible  :  au  lieu  de 
fusiller  sur  place  tout  ce  qui  était  pris  les  armes  à  la  main, 
on  les  a  déférés  à  la  justice  civile  qui,  avec  ses  lenteui-s 
ordinaires,  n'aboutira  à  rien.  Les  Français  sont  partout 
aussi    bêtes. 

Qu'allons-nous  devenir  maintenant?  Quelle  paix  honteuse 
allons-nous  conclure  ?  Je  n'ose  penser  à  tout  cela,  tellement 
je  suis  bouleversé,  perdu  que  je  suis  dans  le  fond  de 
l'Afriqpie,  où  les  nouvelles  nous  arrivent  de  huit  jours  en 
retard. 

Dire  qu'il  ne  s'est  pas  trouvé  un  seul  général  capable  !  Il 
n'y  a  qu'une  grande  figure  qui  reste  et  restera,  c'est  Gam- 
betta.  Celui-là  a  fait  l'impossible,  et  il  n'était  pas  secondé,  (i) 


(i)  «  Lui  seul  possédait  l'ardeur,  la  sincérité  et  l'audace  qu'exi- 
geaient les  circonstances;  seul  il  devait  sortir  grandi  de  cette 
période  tragique.  Les  faits  parlent  d'eux-mêmes,  avec  leur  invin- 
cible éloquence,  et  si  dans  leur  étude  se  relèvent  bien  des  erreurs 
et  bien  des  fautes,  ils  laissent  au  moins  l'impression  d'une  convic- 
tion ardente,  d'un  patriotisme  enflammé  et  d'un  désintéressement 
unique  devant  qui  les  rancunes  les  plus  vivaces  ont  fini  par  tom- 
ber. »  (Lieutenant-Colonel  Rousset,  III,  55) 

x59 


le  premier  siège  de  Paris 

Continuer  la  guerre  à  outrance,  voilà  ce  que  nous  de- 
vrions faire,  mais  pour  cela  il  faudrait  cesser  de  criailler 
comme  nous  le  faisons,  les  chefs  rejetant  la  faute  sur  les 
soldats  et  les  soldats  sur  les  chefs.  Et  puis,  nous  n'avons 
plus  de  canons,  plus  de  ressources  ;  ils  nous  ont  tout  pris, 
plus  par  ruse  et  par  trahison  que  par  courage,  les  misé- 
rables!... 

Quand  pourrons-nous  nous  retrouver  tous  ensemble, 
chère  mère?  Que  je  voudi'ais  revoir  Paul  en  sergent  et  ma 
grande  Louison.  Si  tu  savais  combien  j'étais  inquiet  pen- 
dant le  bombardement!  Les  dépèches  le  disaient  bien; 
votre  quai'tier  a  été  le  plus  exposé.  Et  je  n'étais  pas  là 
auprès  de   vous!  Ah,  j'enrage! 

Adieu,  chère  mère;  embrasse-les  bien  tous  pour  moi,  le 
père,  Paul,  Alix,  Louise,  Henri,  et  donne-moi  de  vos  nou- 
velles. 

Ton  fils  qui  t'aime  et  t'embrasse, 

Fernand 

Sur  un  carnet  de  mon  père,  je  retrouve  quelques 
notes  écrites  au  crayon.  Les  membres  du  gouverne- 
ment de  la  Défense  Nationale  y  sont  traités  sévè- 
rement. 

La  mauvaise  santé  de  Félix  MilUet  ne  lui  avait  pas 
permis  de  prendre  une  part  bien  active  aux  opérations 
militaires,  mais  il  ressentait  vivement  la  tristesse  de 
nos  défaites.  A  mesure  que  l'émotion  gagne  le  vieux 
poète,  sa  prose  -devient  de  plus  en  plus  rythmée  et  se 
transforme  en  vers  inachevés  : 

A  l'heure  du  danger, 

écrit-il, 

la  France,  qui  s'était  mon- 
trée toujours  prête  à  soutenir  la  cause  des  opprimés  contre 
leurs   tyrans,  s'est   vue   abandonnée   de  tous. 
Les  peuples   sont  pour  nous  des  frères...  ennemis. 

160 


APRES   LA   LUTTE 

Nous  avons  vécu  de  cheval,  de  chien,  de  rat  et  de 
3oo  grammes  de  pain  noir...  Nous  allons  prochainement 
avoir  du  pain  blanc,  dit-on,  et  nous  pourrons  le  beurrer 
avec  de  la   honte.  Pauvre  France! 

La  génération  actuelle  est  pour  les  trois  quai'ts  gan- 
grenée, pourrie.  C'est  de  celle  qui  vient  qu'il  faut  s'occuper. 
Élever  dès  le  berceau  des  citoyens  en  même  temps  que  de 
futurs  soldats.  Dès  l'enfance  songer  à  faire  des  hommes 
au  physique  et  au  moral.  On  peut  mener  de  front  l'in- 
struction scientifique,  industrielle,  artistique  ou  méca- 
nique, avec  la  militaire.  On  peut  être  savant  et  soldat, 
commerçant  et  soldat,  artiste  et  soldat,  prêtre  même  et 
soldat. 

La  marche  de  l'humanité  subit  un  temps  d'arrêt  forcé, 
par  cette  guerre,  dernière  étape  de  la  barbarie.  Mais  le 
progrès  ne  reprendra  sa  marche  civilisatrice  qu'après  une 
revanche  du  droit  contre  la  force  brutale.  —  Ce  ne  sont  pas 
de  vaines  représailles  que  nous  cherchons,  c'est  une  œuvre 
de  justice  que  nous  voulons  accomplir.  L'oubli  n'est  pas 
possible.  L'expiation  doit   précéder   le   pardon. 

Les   taches   à  l'honneur   restent   indélébiles. 
...  Il  faut  au  nôtre  une  lessive   de   sang. 
Allemands,  vous  avez   dépassé  les   limites, 
La  justice   et  le  droit  ne  sont  plus  avec  vous. 


11  nous  reste  à  poser  un  difficile  problème,  celui  des 
responsabilités;  problème  poignant  par  la  gravité  des 
conséquences  qu'entraîne  pour  l'avenir  la  réponse  qui 
lui  sera  donnée. 

Nos  défaites  ont-elles  eu  pour  causes  des  circonstances 
fortuites,  des  défaillances  personnelles,  l'ignorance  et 
l'incapacité  de  nos  généraux,  ou  bien  un  affaiblissement, 
une  déchéance,  une  décrépitude  irrémédiable  de  notre 

i6i 


le  premier  siège  de  Paris 

race?  Les  avis  sont  divers,  j'en  indiquerai  quelques- 
uns  seulement  : 

On  essaie  aujourd'hui  d'incriminer  les  doctrines  paci- 
fistes, mais  c'est  aux  mœurs  développées  chez  nous  par 
vingt  années  d'empire  que  l'on  doit  attribuer  notre 
faiblesse  militaire. 

Le  maréchal  Lebœuf  ne  l'a-t-il  pas  reconnu  lui-même , 
lorsque,  à  la  mort  de  Napoléon  III,  il  se  jetait  à  genoux 
devant  le  cercueil  de  l'empereur,  en  sanglotant  et  en 
demandant  pardon? 

«  La  résistance  à  outrance,  demande  Henri  Martin,  (i  ) 
était-elle  possible  ?  L'opinion  presque  générale  l'a  nié  ; 
pourtant,  quand  on  étudie  certains  écrits  de  nos  ennemis, 
quand  on  reconnaît,  d'après  leurs  aveux,  à  quel  point 
leurs  corps  d'armée  fondaient  à  mesure  qu'ils  s'enfon- 
çaient dans  l'intérieur  de  la  France,  quand  on  se  rappelle 
les  sjTuptômes  de  lassitude  signalés  dans  leurs  rangs,  on 
est  ressaisi  d'un  doute  poignant  :  on  en  vient  à  ne  plus 
rejeter  comme  chimérique  la  pensée  que  la  France 
aurait  pu,  si  elle  avait  voulu.  S'il  y  avait  impossibilité, 
elle  était  moins  matérielle  que  morale.  » 

Mollet-le-Duc  insiste  aussi  sur  la  part  de  responsa- 
bilité qui  incombe  à  la  nation  française.  «  C'est  nous 
qui  avons  déclaré  la  guerre,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
le  gouvernement  que  nous  avions  choisi  et  soutenu  par 
des  plébiscites,  l'a  déclarée.  Nous  le  désavouons,  nous 
prétendons  séparer  la  nation  de  ce  gouvernement  qu'elle 
s'était  donné  ;  cela  est  puéril.  » 

Quant  à  nos  chefs  :  «  Ils  ont  fait  ce  qu'ils  pouvaient 


(I)  Tome  VII,  page  338. 

162 


APRES   LA   LUTTE 

faire  ;  on  ne  saurait  blâmer  les  gens  de  ne  pas  posséder 
le  génie,  et  un  génie  seul,  à  défaut  de  l'âme  affaissée  de 
la  nation,  pouvait  rendre  vie  à  ce  corps  tombant  en 
ambeaux  sous  le  coup  de  nos  désastres.  »  (i) 

L'histoire  de  cette  guerre  a  été  écrite  principalement 
par  les  chefs  responsables  de  nos  défaites.  Avec  ime 
regrettable  mauvaise  foi,  pour  s'excuser,  ils  ont  cherché 
à  rejeter  leurs  fautes  sur  le  compte  de  leurs  ennemis 
politiques.  L'histoire  proteste  contre  ces  témoignages 
haineux  et  mensongers.  Yinoy,  par  exemple,  a  lancé 
contre  les  "gardes  nationaux  des  accusations  auxquelles 
le  second  siège  de  Paris  a  infligé  un  éclatant  démenti  : 
«  De  coupables  exemples  de  lâcheté,  écrit-il,  sont 
donnés  surtout  par  des  hommes  appartenant  aux 
bataillons  de  Belleville  et  autres  quartiers  excentriques 
et  populeux.  »  (2)  Cependant,  pour  ménager  l'amour- 
propre  des  gens  riches  de  sa  connaissance,  il  ajoute 
aussitôt  que  «  leurs  bataillons  ont  montré  devant 
l'ennemi  une  attitude  réellement  solide,  faisant  honneur 
par  leur  conduite  à  leur  position  sociale,  et  prouvant 
que  le  vrai  courage  se  développe  dans  les  milieux  où 
régnent  l'ordre  et  la  régularité  ». 

Ce  jugement  partial  est  réfuté  par  Ducrot  lui- 
même  :  (3) 

«  On  peut  dire  qu'à  Paris  toutes  les  classes,  riches 
ou  pauvres,  tous  les  âges,  jeunes  ou  vieux,  rivalisèrent 


(i)  Semblables  aux  Grecs  de  la  décadence,  nos  généraux  n'ont 
conservé  de  supériorité  que  dans  l'art  d'écrire.  Leurs  proclama- 
tions étaient  admirables;  leurs  plans  de  campagne  l'étaient  moins. 

(a)  Est-ce  un  crime  de  ne  pas  habiter  un  palais  entouré  de 
jardins   au  centre   de    Paris  ? 

(3)  III,  217. 

i63 


le  premier  siège  de  Paris 

d'ardeur,  de  dévouement.  Chacun  mettant  de  côté  ses 
affections  et  ses  espérances,  ne  songea  qu'au  pays 
menacé.  Cet  élan  a  été  réel,  vivace...  et  si  nos  gouver- 
nants n'avaient  pas  péché  autant  par  maladresse  poli- 
tique que  par  incapacité  militaire,  on  aurait  pu  mieux 
utiliser  ce  dévouement,  cette  ardeur  à  servir  au  bien 
public.  » 

Selon  C.  Farcy,  (i)  ce  qui  a  rendu  la  continuation  de 
la  guerre  difficile,  ce  fut  bien  plus  l'absence  de  patrio- 
tisme chez  le  plus  grand  nombre  des  citoyens  et  le 
souci  des  intérêts  matériels  que  la  destruction  des 
moyens  de  résistance.  «  Croit-on,  dit-il,  que  l'Espagne 
avait  des  ressources  suffisantes  pour  battre  Napoléon? 
Elle  n'a  point  cherché  à  le  battre,  elle  l'a  usé.  Est-ce 
que  Juarès  était  un  grand  homme  de  guerre?  Quelles 
ressources  avait-il,  quand  il  était  poursviivi  de  ville  en 
ville  jusqu'aux  confins  du  Mexique?  Il  a  duré,  et  cela 
suffît.  L'insurrection  polonaise  de  i863  n'a  jamais 
compté  So.ooo  combattants.  Elle  a  coûté  80.000  hommes 
à  la  Russie...  L'armée  allemande  était  absolument 
épuisée.  L'Allemagne  avait  fourni  tout  ou  presque  tout 
ce  qu'elle  pouvait  donner.  Plus  de  laS.ooo  soldats 
étaient  restés  sur  le  champ  de  bataille  ou  gémissaient 
dans  les  hôpitaux.  Il  ne  fallait  pour  sauver  la  France, 
en  imposant  une  effroyable  consommation  d'hommes  à 
l'ennemi,  il  ne  fallait  qu'un  peu  de  patriotisme  et  beau- 
coup de  résignation.  Souhaitons  que  nos  fils  sachent 
retrouver  la  vigueur  perdue,  et  que  la  France  républi- 
caine  efface   un  jour,  en  chassant  l'étranger  de  nos 


(1)  Histoire  de  la  guerre  de  iSyo-iSyj. 
164 


APRES    LA    LUTTE 


provinces,  la  tache  de  boue  dont  nous  avons  sali  son 
histoire.  » 


Gardons-nous  cependant  de  généraliser  le  blâme  et 
de  l'exagérer.  Dans  un  livre  sérieusement  documenté, 
M.  Henri  Genevois  arrive  à  une  conclusion  moins 
décourageante.  Pour  lui,  «  nos  qualités  nationales  ont 
été  éclipsées  un  instant  par  les  fautes  des  classes  diri- 
geantes et  par  l'abdication  du  pays  entre  les  mains 
d'un  pouvoir  néfaste,  mais  la  lutte  contre  l'étranger 
révèle,  au  contraire,  dans  notre  race,  des  ressources 
intarissables  d'endurance,  d'entrain,  d'énergie,  de  fluide 
vital  ». 

Et  c'est  chez  nos  ennemis  qu'il  va  chercher  des  témoi- 
gnages dont  l'impartialité  ne  peut  être  suspectée  : 

M.  de  Mollke  est  le  premier  des  témoins,  celui  dont 
la  déposition  est  capitale  dans  cette  cause...  Le 
21  septembre,  il  écrit  à  son  frère  :  «  Je  nourris  le 
secret  espoir  de  tuer  des  lièvres  à  Creisau  vers  la  fin 
d'octobre.  »  —  Or,  dès  ce  mois  d'octobre,  l'étonnement 
et  la  déception  commencent  à  se  manifester  dans  ses 
lettres  :  «  11  faut  reconnaître  la  force  d'endurance  et 
l'obstination  de  ces  Français.  C'est  qu'ils  ne  peuvent 
pas  admettre  qu'ils  soient  vaincus.  »  Et  après  la  chute 
de  Metz  :  «  Voilà  encore  iSo.ooo  Français  à  emmener 
en  captivité  et  la  puissante  place  de  Metz  en  notre 
pouvoir.  Depuis  la  captivité  de  Babylone,  le  monde  n'a 
rien  vu  de  pareil.  Il  nous  faut  une  armée  pour  surveiller 
nos  3oo.ooo  prisonniers.  La  France  n'a  plus  de  soldats. 
Et  malgré  tout,  il  faut  attendre  encore  pour  voir  si  ces 

i65 


le  premier  siège  de  Paris 

Parisiens  enfiévrés  renonceront  à  cette  résistance  sans 
issue.  » 

La  même  surprise  se  manifeste  dans  l'Historique  du 
grand  état-major  prussien  :  «  Après  que  l'ennemi  eut 
réussi,  avec  une  étonnante  promptitude,  à  mettre  de 
nouvelles  troupes  en  campagne  sur  la  Loire,  les  divi- 
sions de  cavalerie  allemande  ne  suffisaient  plus  à 
couvrir  efficacement  les  derrières  de  l'armée  d'investis- 
sement de  Paris.  »  (i) 

Et  plus  loin  :  «  Grâce  à  une  volonté  de  fer  servie  par 
cette  omnipotence  presque  sans  limites  qu'il  conserva 
jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  Gambetta,  l'infatigable 
Ministre,  parvenait  à  mettre  en  campagne  contre  les 
Allemands  une  masse  de  600.000  hommes,  avec 
1.400    bouches    à    feu.    »    (2) 

Colmar  von  der  Goltz,  (3)  militaire  de  haute  valeur, 
nous  apporte  aussi  un  précieux  témoignage  : 

L'on  disait  :  «  Pour  les  Français,  l'issue  de  la  première 
bataille  est  décisive;  s'ils  la  perdent,  la  guerre  est  finie.  » 
«  On  aurait  tout  supposé  à  ce  peuple  plutôt  que  la  téna- 
cité et  la  persévérance  dans  une  lutte  malheureuse. 
Un  autre  disait  que  Paris  capitulerait,  si  on  lui  coupait 
seulement  pendant  huit  jours  l'arrivage  du  lait  frais 
du  matin...  Eh  bien!  nous  n'avons  ni  les  qualités  ni 
les  moyens  que  possèdent  les  Français  pour  improviser 
des  armées.  Nous  serions  encore  bien  moins  en  état 
de  réparer,  comme  ils  l'ont  fait,  une  première  défaite 
en  opérant  rapidement  une  levée  en  masse.  » 


(i)  II,  page  a53. 

(a)  Page  384. 

(3)  Gambetta  et  ses  armées,  page  358. 

166 


APRES    LA   LUTTE 

a  A  cinq  ou  six  reprises,  depuis  trente-cinq  ans,  écrit 
M.  H.  Genevois,  la  guerre  a  été  à  la  merci  d'une  parole. 
Qu'est-ce  donc  qui  nous  a  protégés,  si  ce  n'est  le  souve- 
nir d'une  lutte  qui  dura  cinq  mois  après  Sedan  et  trois 
mois  après  Metz...  En  sauvant  notre  honneur,  nous 
avons  par  surcroît  gagné  notre  sécurité...  Nous  avons 
succombé  non  par  l'affaiblissement  des  qualités  de  la 
race,  mais  par  l'impéritie  du  commandement.  » 


VioUet-le-Duc  s'est  demandé  si  une  armée  allemande, 
ayant  à  soutenir  un  long  siège,  se  fût  mieux  conduite  que 
la  nôtre.  Il  est  permis  d'en  douter.  «  Des  gens  qui  ne 
voient  dans  les  temps  de  paix  qu'une  occasion  d'exercer 
en  grand  l'espionnage  chez  leurs  voisins,  et  dans  la 
guerre  qu'un  moyen  de  s'enrichir,  ces  gens-là  n'entendent 
é\'idemment  pas  l'honneur  comme  nous  l'entendons.  » 

Je  sais  bien  que  les  voleurs  sont  très  fiers  de  levu-s 
larcins  et  les  meurtriers  de  leurs  crimes.  Nous  ne  sommes 
pas  jaloux  de  cette  gloire,  estimant  qu'il  vaut  mieux  être 
volés  que  larrons  et  victimes  que  bourreaux. 

Nous  ferons  aussi  cette  constatation  consolante  : 
Depuis  l'abbé  de  Saint-Pierre  jusqu'à  Nicolas  II,  en  pas- 
sant par  Rousseau,  Kant,  Lamartine,  Victor  Hugo  et  bien 
d'autres  esprits  qui  ne  sont  pas  tout  à  fait  négligeables, 
les  doctrines  pacifistes  n'ont  pas  ralenti  un  instant  leur 
marche  invincible,  bientôt  triomphale.  Les  idées  de  jus- 
tice et  d'humanité  ne  mourront  pas.  Elles  ont  enthou- 
siasmé Gambetta,  Jules  Simon,  Taine,  Renan,  Leconte 
de  Lisle,  Sully-Prudhomme...  Elles  animaient  les  coeurs 
généreux  des  étudiants  français,  lorsqu'ils  envoyèrent 

167 


le  premier  siège  de  Paris 

naïvemetit  à  leurs  frères  arriérés  d'Allemagne  ces  belles 
paroles,  que  nous  sommes  prêts  "à  prononcer  encore  : 
«  De  guerre  nous  n'en  voulons  pas  ;  proclamons  bien 
haut  ce  que  la  raison  nous  crie  :  que  la  guerre  est 
le  recul  de  la  civilisation,  la  source  des  misères  des 
peuples,  que  le  champ  de  bataille  est  le  terrain  où 
grandit  le  despotisme.  »  (i) 

Certes  l'éducation  de  la  démocratie  ne  se  fera  pas  en 
un  jour  ;  elle  se  fera  poui'tant.  Peu  à  peu  la  notion  des 
droits  et  des  devoirs  internationaux  pénétrera  partout, 
même  en  Allemagne,  et  avec  elle  le  sentiment  profond 
et  doux  de  la  fraternité  des  peuples.  Ceux-là  seuls  se 
moquent  de  nos  espoirs  qui  regrettent  la  honte  et  les 
profits  de  la  servitude. 

«  La  France,  disait  Viollet-le-Duc,  n'a  pas  à  chercher 
un  sauveur  ;  les  sauveurs  coûtent  trop  cher  ;  et  quand, 
en  ces  derniers  temps,  j'entendais  de  bonnes  gens 
éperdus  demander  un  «  homme  »,  j'en  rougissais  de 
honte.  Que  chacun  se  décide  à  être  l'homme  nécessaire 
à  lui-même  et  à  ses  voisins,  dans  la  mesure  de  son 
intelligence  et  de  ses  forces,  et  nous  n'aurons  plus  à 
chercher  chaque  matin  cet  homme  providentiel  qui  doit 
penser,  agir  pour  nous,  entre  les  mains  duquel  nous 
remettons  notre  honneur,  notre  bien,  et  que  nous 
brisons  dès  que  la  fortune  l'abandonne;  comme  ces 
sauvages  qui  battent  leur  fétiche,  si  les  vœux  qu'ils  lui 
adressent  ne  sont  pas  exaucés.  » 

«  La  nation  doit  se  relever  elle-même,  écrit  aussi 
de  Freycinet,  (2)  si  elle  veut  posséder  un  jour  une  armée 

(i)  Nous  n'oublions  pas  cependant  qu'il  y  a  des  guerres  saintes. 
(2)  La  Guerre  en  Province. 

168 


APRES    LA   LUTTE 

capable  de  la  défendre  et  de  lui  rendre  le  rang  qui  lui 
a  été  assigné  dans  le  monde...  Deux  réformes  s'impo- 
sent immédiatement  :  celle  de  l'institution  militaire  et 
celle  de  l'instruction  populaire.  C'est  en  instruisant  les 
citoyens  qu'on  préparera  de  bons  soldats.  L'instruction 
doit  être  à  la  base  et  au  sommet  de  notre  armée.  Qu'on 
ne  l'oublie  pas,  c'est  par  le  savoir  plus  encore  que  par 
le  nombre  que  nous  avons  été  vaincus. 

«  Si  certaines  qualités  morales  qui  sont  l'âme  des 
armées,  comme  la  bravoure,  l'entrain,  l'enthousiasme, 
semblent  en  quelque  sorte  spontanées  chez  le  soldat 
français,  d'autres,  non  moins  utiles  à  la  guerre,  la 
patience,  l'esprit  de  sacrifice,  la  constance,  se  lient 
d'une   manière   évidente   à   l'éducation. 

a  Aujourd'hui  encore,  la  vie  du  soldat  est  de  nature 
à  amoindrir  sa  valeur  morale.  Retenu  deux  années  au 
régiment,  employant  à  des  manœuvres  fastidieuses 
quatre  à  cinq  fois  le  temps  qu'il  faudrait,  il  passe  une 
grande  partie  de  ses  journées  dans  l'oisiveté;  il  fréquente 
le  cabaret,  il  perd  le  respect  de  l'autorité,  le  sentiment 
du  devoir,  l'esprit  de  sacrifice. 

«  Entré  au  régiment  ignorant  et  honnête,  il  en  sort 
trop  souvent,  aussi  ignorant,  mais  corrompu. 

«  Il  faut  rétablir  au  plus  tôt  dans  nos  armées  la  loi  du 
travail.  Il  faut  remettre  en  honneur  ce  grand  principe, 
que  le  savoir  fait  la  dignité  et  la  force  du  commandement. 
Il  faut  que  désormais  l'avancement  soit  accordé  non  au 
plus  protégé  ou  au  plus  âgé,  mais  au  plus  digne.  L'exa- 
men ou  le  concours  doit  devenir  la  base  de  l'avancement 
jusqu'aux  grades  supérieurs.  »  (i) 


(i)  De  Freycinet. 

109  guerre.  —  10 


le  premier  siège  de  Paris 

Peut-être  est-il  permis  de  rêver  et  d'espérer  qu'une  ère 
de  progrès  s'ouvrira,  permettant  à  tous  les  peuples  de 
s'associer  à  leur  gré  et  de  décider  librement  de  leurs 
destinées,  sans  qu'il  soit  besoin  pour  cela  de  verser  le 
sang. 

Au  lendemain  de  nos  désastres,  l'honnête  Laprade, 
enfiévré  par  un  patriotisme  très  respectable,  emboucha 
la  trompette  héroïque  et  se  mit  à  exhaler  en  beaux  vers 
ses  fureurs  de  mouton  enragé.  Peut-être  forçait-il  un 
peu  la  note,  lorsqu'il  se  laissait  aller  à  des  sentiments 
d'une  férocité  abominable,  comme  dans  les  vers  sui- 
vants : 

Redevenons  barbares, 

Egoïstes,  jaloux...  abjurons  la  pitié. 

Fermons  aux  opprimés,  fermons  nos  cœurs  avares, 

De  tous  les  malheureux  méprisons  l'amitié. 

Restons  seuls,  cultivant  la  haine  à  toute  outrance. 

Je  hais  le  Teuton  fourbe  et  le  fourbe  Romain, 

Revenons,  revenons  à  la  vertu  barbare. 

Que  notre  Muse  chante,  une  hache  à  la  main  ! 

Et  sous  la  terre  humide,  à  la  chaleur  du  sang, 
Mes  os  tressailliront  abreuvés  de  vengeance. 

Le  temps  avait,  il  est  vrai,  déjà  fait  son  œuvre, 
lorsque  j'écrivis  en  réponse  à  Laprade  les  vers  suivants  : 

A  LA  TERRE  DE  FRANCE 

O  France  toujours  jeune,  ô  terre  liospitalière, 
Les  peuples  à  l'envi  célèbrent  ta  beauté; 
Tous  les  nobles  esprits  qui  cherchent  la  clarté. 
Tournent  les  yeux  vers  toi,  radieuse  lumière. 

170 


APRES    LA   LUTTE 

Démontrant  l'unité  de  tout  le  genre  humain 
Accourez,  accourez,  foules  cosmopolites; 
Oubliez  les  leçons  des  maîtres  hypocrites, 
Qui  du  glaive  sauvage  ont  armé  votre  main  ! 

Terre  de  la  pitié,  douce  terre  de  France, 
Nous  t'aimons,  nous  ferons  respecter  ton  honneur, 
Mais  les  rêves  de  sang  nous  remplissent  d'horreur, 
Et  nous  ne  hurlons  plus  de  vains  cris  de  vengeance. 


Même  dans  son  courroux  la  France  reste  humaine. 
Elle  ignore  l'envie  et  son  amer  poison  ; 
L'amour  est  dans  son  cœur  comme  dans  sa  raison, 
Rivale  généreuse,  elle  ignore  la  haine. 

Peuple  libre,  bientôt  triomphant  et  robuste, 
Domptant  les  vieux  instincts  brutaux  et  scélérats, 
Tes  ennemis  vaincus,  tu  leur  pardonneras, 
Celui  qui  sait  sa  force  a  souci  d'être  juste. 


\Ti 


guerre.  —  lo. 


TABLE  DE   CE  CAHIER 


PAGES 


une  famille  de  républicains  fouriéristes i 

les  Milliet 3 

IX.  —  la  guerre  de  France 5 

et  le  premier  siège 

de  Paris 7 

1870-1871 9 

Note.  —  Il  faut  lire  ce  cahier  comme  un  véritable 
journal  du  siège  de  Paris ii 

I.  —  1870.  —  GUERRE   DE   FRANCE l3 

Débuts  de  la  guerre.  —  Niederbronn.  —  Buzancy .  — 
Sedan.  —  Le  4  Septembre. 

II.  —  1870.  —  l'investissement 39 

Abandon  des  positions  extérieures.  —  La  défense. — 
Le  Génie  auxiliaire.  —  Viollet-le-Duc,  Delbrouck. 
—  Gbàtillon.  —  Le  Bourget.  —  Le  3i  Octobre. 

III.  —  1870.  —  LE    CERCLE   DE   FER ^3 

Incohérence  du  commandement.  —  9  novembre, 
victoire  de  Coulmiers.  —  3o  novembre,  la  sortie. — 
Attaque  d'Epinay.  —  Le  plateau  de  Villiers.  — 
i"  décembre,  suspension  d'armes.  —  2  décembre, 
Champigny.  —  L'armée  de  secours,  1"  décembre, 
Villepion.  —  2  décembre,  Loigny.  —  4  décembre, 
Patay.  —  Prise  d'Orléans.  —  Retraite  dans  Paris. 

175 


troisième  cahier                         de  la  treizième  série 
Annexe  au  chapitre  III io5 

IV.  —  1870.  —  LE   GÉNIE   AUXILIAIRE IO7 

Le  plateau  d'Avron.  —  Le  Bourget.  —  La  ferme  de 
Groslay. 

V.  —  187I.  —  DERNIERS   COMBATS 121 

Bombardement.  —  Illusions.  —  Buzenval.  —  Capi- 
tulation. 

VI.  —  l8;i.  —  APRÈS   LA   LUTTE l53 

Lettres.  —  Opinions.  —  La  part  du  blâme.  —  La 
part  de  l'éloge.  —  Enseignements. 

Table  de  ce  cahier 1^5 


Nous  avons  donné  le  bon  à  tirer  après  corrections 
pour  deux  mille  cent  exemplaires  de  ce  troisième 
cahier  et  pour  quatorze  exemplaires  sur  whatman  le 
mardi  3  octobre   igii. 


Le  gérant  :  Charles  Péguy 


Ce  cahier  a  été  composé  et  tiré  par  des  ouvriers  syndiqués 
Julien  Crëmieu,  imprimeur,  i3  et  i5,  rue  Pierre-Uupont,  Suresnes.  —  6i«i 


r 


AP       Cahiers  de  la  quinzaine 
20 

sér.l3         cmCULATE  AS  MONOGRAPH 

no  1-3 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY