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F
IL
UNE FAMILLE
DE RÉPUBLICAINS
FOURIÉRISTES
Italie
AP
les Milliet
3
VIII. — ooyage û' études
en Italie
1868-1869
MILAN
AOUT-SEPTEMBRE i868
PREMIER TABLEAU : UNE HAMADRYADE. — ORSEL ET PERRIN.
— SECOND VOYAGE EN ITALIE. — LUINI A MILAN ET A
SARONNO. — LETTRES DE DEUX JEUNES ARTISTES. — MÉTA-
PHYSIQUE. ENFANTINE.
Italie. — i.
MILAN
AOUT-SEPTEMBRE 1868
Premier tableau : une Hamadryade. — Orsel et Perrin. —
Second voyage en Italie. — Luini à Milan et à Saronno. —
Lettres de deux jeunes artistes. — Métaphysique enfantine.
Pendant l'été de 1868, Paul M. resta à Paris pour
travailler à son premier tableau, représentant une
Hamadryade. Sa mère et ses sœurs étaient allées à
Genève; son père se reposait à la Colonie de Condé.
Paul M. à sa sœur Louise
Paris, 10 août 68.
Je suis allé chez M. Gleyre et je l'attends demain. Peut-
être l'attendrai-j e longtemps. Je lui ai fait une longue visite
et j'avais grand plaisir à l'entendre parler d'art. Mais il est
très spirituel, très moqueiir, et moi je suis tellement inti-
midé que je dois lui paraître bête comme une oie.
Il vient de terminer deux petits tableaux charmants.
L'un représente deux jeunes femmes grecques qui baignent
un enfant dans une grande coupe en marbre rouge. Au
fond l'on aperçoit des arbres, entre les colonnes d'un beau
portique ionique. L'autre tableau, c'est une femme vue de
dos qui joue de la double flûte, réplique d'une des figures
de son panneau décoratif Minerve et les Grâces. Le site est
d'une fraîcheur ravissante, solitaire sans rien de sombre;
U
voj-age d'études
l'on voudrait s'arrêter au pied de ces beaux rochers gris et
écouter... La jeune fille joue ses plus doux airs à un oiseau
bleu, perché sur la branche d'un platane : « l'oiseau bleu
de la jeunesse » m'a expliqué M. Gleyre. Il aime à cacher
une idée poétique dans sa peinture, et de tous les sentiments
nobles ou tendres qu'il sait exprimer avec tant de charme,
il y en a un qu'il s'est plu à varier de mille manières, c'est
le doux regret des belles années. Le premier tableau s'en va
en Amérique, quel dommage! L'autre a été acheté par
Goupil; nous en aurons au moins la photographie.
M. Gleyre doit venir demain me donner une consultation
pour « ma lîlle ». Je voudrais qu'il vienne, et pourtant je
ne l'attends qu'en tremblant. La malade conserve encore
des traces de son torticolis et j'ai afl'aire à un terrible
médecin. S'il allait lui couper bras ou jambes, s'il allait lui
couper la tête! J'en frémis. — Je compte passer l'hiver pro-
chain en Italie; si mon tableau n'est pas prêt, eh bien, l'expo-
sition de 1869 devra se résigner à s'en passer. M. Gleyre
m'approuve. Chaque année, après le Salon, un bon bain
d'Italie pour se laver les idées, cela doit être très sain.
Paul à sa jeune sœur
Paris, i5 août 08.
Rien de nouveau à t'annoncer, sinon des choses très
tristes : D'abord le trépas funeste d'un des poissons de ton
aquarium, puis la perte douloureuse d'une de tes anguilles,
décédés tous deux un jour d'orage. Que veux-tu?... Ils
étaient nés mortels !
Comme j'aurais dû m'y attendre, M. Gleyre n'est pas
venu; il m'aura sans doute encore oublié. J'irai demain
chez M. Perrin. J'ai grand besoin de conseils, car je ne sais
vraiment plus ce que je fais.
Paris, même date.
Cher père.
Le jour est si gris et si triste que mes idées se mettent à
l'unisson, et mon tableau ne me semble pas un chef-d'œuvre.
M. Perrin doit venir le voir, je tremble d'avance. Ce qu'il
m'a dit n'est pas fait pour ni'encourager : il croit que mon
talent sera comme une porte entrebaillée qui peu à peu se
MILAN
referme. Modestie à part, il me semble pourtant que je suis
plutôt en progrès ; je ne tombe pas encore en enfance. Mais,
tu le sais, M. Perrin a des principes très exclusifs, et avec
lesquels il ne faudrait pas plaisanter. Quoique je ne partage
pas entièrement sa manière de voir (surtout quand il dit
que je suis une porte entrebaillée), ses idées n'en sont pas
moins dignes d'être méditées. J'aurais bien des choses à lui
répondre, mais mon âge ne me permet pas de discuter avec
lui. — Son système est un singulier mélange d'idées philoso-
phiques et religieuses, qu'il pousse en peinture jusqu'au
rébus allégorique, jointes à une sorte de réalisme excessif.
Il n'admet pas, par exemple, que je prenne deux modèles
pour mon Hamadryade ; il faut en choisir un et le copier
avec une exactitude rigoureuse, qualités et défauts. Courbet
n'aurait pas parlé autrement. — J'ai doucement objecté qu'une
Hamadryade ne me semblait pas devoir ressembler au pre-
mier modèle venu. — « Alors, il ne fallait pas choisir ce sujet-
là!» — Peut-être a-t-il raison, (i) Iln'est permis qu'à un maître
siii' de lui-même, d'oser faire sortir de son cerveau une idée
armée de toutes pièces. Si je continuais dans la voie idéaliste
où je me suis un peu follement engagé, je tomberais bien-
tôt dans la manière. C'est toujours à la nature qu'il faut
revenir et, comme Antée, on perd vite ses forces, quand le
sol vient à manquer sous les pas. (2) Je crois pourtant
(1) Il avait raison.
(a) J'ai repris la mcme idée dans des vers intitulés :
L'ART RÉALISTE
L'idéal est bien loin, le réel est ^^vaut.
Observe avec amour et, dans ton humble sphère,
Creuse droit ton sillon et tâche à le parfaire.
Du fumier surgira le lis pur et l'eafaut.
Ne t'abandonne pas au rêve inconsistant :
L'art ressemble au Géant, puissant fils de la Terre :
S'il cesse de puiser dans le sein de sa mère
Une force nouvelle, U succonibe à l'instant.
Sois simple et ne mens pas. Tout est vrai dans Homère ;
Imite le héros qui tua la Chimère,
Nourris-toi de science et de réalité.
L'art (jrec transfigura les laideurs du vieux monde :
Pégase sort du sang de la Gorgone immonde,
De l'horrible peut naître une pure beauté.
i3
voyage d'études
que la liberté et la puissance d'imaginer restent les plus
beaux privilèges de l'artiste. — Comme Orsel, M. Perrin fait
bon marche de l'instinct, du sentiment et de l'imagination
créatrice. Pour lui le Beau est un^ chose qui se raisonne
et s'analyse; le peintre doit tout peser, tout calculer, tout
vouloir. La volonté, c'est la grande qualité d'Orsel ; elle lui a
sufli pour produire des œuvres qui, à coup sûr, ne sont pas
banales, car elles manifestent une haute intelligence, un
travail opiniâtre, une grande science et une rare énergie;
mais elles restent figées; il leur manque cette vie chaude, ce
charme indélinissable qui échappera toujours à l'analyse.
Les idées de M. Gleyre sont bien plus larges, quoique
aussi très singulières. Il m'est impossible de deviner
d'avance son opinion. Quel dommage qu'un homme de
tant de goût et de si bon conseil prenne si peu d'intérêt à
ce que je lais. Il m'avait promis de venir et n'est pas venu.
Maintenant il est en Suisse.
J'espère pouvoir partir pour l'Italie aussitôt après le
retour de maman.
Félix Milite t à son Jils
La Colonie, ao août 68.
Je regrette pour toi, mon cher ami, que Gleyre soit parti
sans voir ton tableau, mais surtout qu'il ne prenne pas plus
d'intérêt à un élève qui lui est resté fidèle (i) et qui, je
l'espère, lui fera honneur un jour.
Je ne partage pas, tu le penses bien, l'opinion mal son-
nante de M. Perrin à ton égard, et ce que tu me dis de ses
théories m'étonne au dernier point... Je vois avec plaisir
que lu n'çs pas tenté de mordre à son système réaliste.
Quant À Orsel, si, à la volonté qui a fait sa force, il eût
joint ce je ne sais quoi qu'on appelle sentiment artis-
tique, ou mieux inspiration, il eût été un plus grand
peintre. Le travail, le raisonnement, l'analyse sont des qua-
(i) Au moment de la Tondation des ateliers gratuits et officiels
de j'Ecoh' des Heaux-Arts.
»4
MILAN
liU^s excellentes et m^nie nécessaires, mais n'excluent ni ne
remplacent l'imagination, c'est-à-dire In force «reatrice...
Une (les <{ualites les plus précieuses de l'artiste c'est de
manjupr i\ son coin ses «ruvrcs, moins par le faire <jue par
l'expression profonde de son sentiment.
Laissant mon tahleau înaolicvt^, je me décidai à
partir pour un vovnge d'étudos en Italie. — Alors
comnioiiçu une lonj^uo correspondance entre ma mère,
ma stt>ur et moi. Dans les extraits que j'en donne ici,
on excusera l'orgueil maternel, — m«îme exag«5ré, il
conserve toujours quelque chose de touchant, — la
vanité ingénue «l'une lillette de i3 ou i4 ans et le Ion
doctoral du jeune professeur. Celte assurance est de
leur Age. Il ne faut pas reprocher trop sévèrement aux
artistes la eonllanc»^ qu'ils ont en eux-mêmes, c'est un
précieux stimulant pour le travail. Il est si bon de
croire et d'espérer! Si un peintre n'avait pas d'illusions
an début de sa carrière, il ne ferait jamais rien.
Ma mère me vinani un peu découragé, m'écrivait :
Paris, sept. 6S.
... Je suis allée dans ton atelier arroser tes petits
chênes; je ne puis te dire quelle honne impression m'a
fuite ton Hainadryade; la tète est charmante; le petit
élargissement des épaules l'a rendue bien mieux portante:
elle peut attendre ton retour en toute sécurité, lu la
reverras avec grand plaisir.
Paul à sa mère
Milan, sept. 68.
... Ce ipie tu me dis de mot\ Hamadryade m'a fait plaisir,
quoique je luiche très bien que tu en parles ainsi pour me
15
tfSÊàTK «OHEUÇR- Tavais ^ b<ia.it»- ^i.t^ni.nna. -»! ci est icja
lyviqne <'.&n»«; tant cfe jppn:, ;n u: le iiiaiivais*^s...
raHiRns voiila ncuinOTïr qiie le au. peut kX:^^. >îrrasFtc. et
pejrwmmiler lan» une dgnrR itteaie les impr^saiona ijne
.V.nmn-^» lu :'mut te» bnia. Maia cnmment vous e-îpiiiiiTer
îïjiit îMa ■ liî» impr-îssums sont rihoses «ibtiles; eilt^s irt
fsViaent. » .' maiV'Hî -ît * ■'.f apor^nt ités ru m esaaie le les
fifirmuii-r 1^ .ilîeratfîur ae sait na:-. '.f.'.\:.^.v ^ans oanles,
\r p«nr^T?t «1 t!intrîïLr«; 'TUi "^oit "- pins
'te pr»-",:5Hon. ae -lait r^Tipiimer ::. .. i—^-aites
■pie par te» 'irmes -ît le» louleurs. ii''est-i*-<fire d'irae
f^;r)n » a 'oi» puin prnt'onite et pins va4ipie.
.. V^VR» xr(\xe visté ^pielqite» égfîae», j'ai «îb <ir*Mieile à
la HibtinthetTne Amâroisasme eC à Seéra. J^ai dfctem la
panBiaiHon. 'te faim (ifS «trrH|pi», malgré ifecpaaîliaa. ite»
v^âaUjiat TivantH 'pu <^ache maiht m i. — t lUi lit, sa»» le» renii-
flaenr, on. framt anmiire de- taMeoKX. «ie» moftrrfc SCo
•pKtflR mnta <t'italien ne aif«tBt po» été ÉsnCSe», et wmmmm
'IxL «n «lin. JT^pftiffip ie 2B>c<'&k='i^ IHmtôBBr Ir CioBOcrrateia;
tnnte» les {KwOU' me aonC awi>uilia&.
Ea. ftoâie-^ cfcitumr ^riS» a son fdaiffee. Cert i MBbb et à
iurmia* ^i^Ê. bat «fmfier Uôrn. C«at îà. ^mI a ppBK w
lamgm rit:^ emataat ks mors J» «s ftiJi|Mi fKOea..
^'^■■d •■•BU uTirmiiirf ieL ▼<hw ▼nva s fmL tort «fitor
^XBC flitt
MILAN
nient il n'a pas échappé à l'influenco de Léonard, —
comment so sonslraire A la domination «l'nn toi génies? —
II Ini a souvent emprunté quelques traits de son idéal
de beauté : les types de ses Jeunes femmes et de ses
adolescents sont exquis de délicatesse; mais les dilTé-
rcnces sauteni aux yeux, et je m'étonne (jne des
connaisseurs aient pu attribuer si longtemps au Vinci
certaines œuvres de Lnini, connue la Modestie et la
Vuniti', par exi^mple.
Léonard c'est le désir inassouvi, l'espril inquiet que
rien ne saurait satisfaire. N'est-ce pas lui ([ui a dit :
« J'ai pleuré ce que j'ai désiré, dés qn«> je l'eus. » I/Anui
de Luini est calme, heureuse et sereine, un peu moins
ingénue peut-être que celle de Fra Angelico, mais sans
la moindre al1V>teri(\ Chez lui, connue che/. Raphaël, la
grâce est |)rimesautiére et naturelle. Ses œuvres sont
nées sans elTort, sans hésitation, sans recherche; ce
sont les (leurs et les fruits nécessaires de son génie. De
là une sorte d'allégresse dans la fécondité <pii nous
charme. Luini n'est jamais violent, ni fougueux, ni
sublime, ni même voluptueux; il est calme et «loux; il
est tendre, mais sans aucune langueur, sans ancun(^
fièvre; il n'est pas suave, — je voudrais réserver ce
mot pour caractériser les peintures de Corrège. Son
sourire n'a rien de mystérieux, ni de pervers.
Ses compositions présentent une inépuisable variété
d'attitudes et d'arrangements imprévus, parce qu'il
s'inspire directement de la nature. Il n'a aucun préjugé
d'école, il dédaigne celte symétrie, cette pondération
savante mais artificielle qui a été lixée en formules
académiques. L'exécution de ses peintures est aussi
toute spontanée, simple <'l franche, bien éloignée de la
>7
voyage d'études
profondeur subtile et des raffinements compliqués de
Léonard.
Combien j'aurais été heureux de vivre auprès de pareils
maîtres, de me laisser diriger par eux! je les aurais aidés
dans leurs travaux avec la plus entière humilité, avec la
plus complète abnégation, parce que je devine, à travers
leurs peintures, de belles âmes loyales.
J'ai fait un croquis d'après un chai-mant tableau de Luini,
assez peu connu, représentant l'Ivresse de Noé. C'est admi-
rable de clarté, de simplicité et de naturel.
Au monastère de Saint-Maurice Majeur, Luini a peint
une série de grandes fresques, avec de nombreuses ligures
de saintes, dont le style rappelle celui des délia Robbia.
Même lorsqu'il est négligé, son dessin conserve toujours la
saveur des choses vues; il a quelque chose de joyeux et de
jeune, une liberté, une facilité, une souplesse d'exécution
qu'on peut résumer d'un mot, la" vie.
A mon sens, ces qualités placent les fresques de Luini
au-dessus des froides ordonnances, des savantes combi-
naisons de lignes, selon lesquelles Fra Bartolommeo a
trop souvent disposé des mannequins. Luini s'inspire
directement de la nature ; il ig-nore ces pratiques conven-
tionnelles, ces artifices par lesquels certains artistes
essaient de suppléer aux défaillances de leur imagi-
nation.
Le procédé rapide de la fresque (la nécessité de
peindre un morceau sur l'enduit pendant qu'il est frais
et l'impossibilité des retouches) oblige à une grande
simplification. De là une largeur du faire qui réagit sur
la conception et relève les sujets les plus familiers.
Trois jeunes filles jouant à la main chaude, peintes par
Luini, n'éveillent en rien l'idée d'un sujet de genre,
mais celle d'une œuvre de grand style.
18
MILAN
Paul M. à sa mère
Milan, septembre 68.
L'exposition de tableaux modernes est pitoyable. Le
public tombe en extase devant cette peinture commerciale,
faite pour plaire à des sauvages ou à des épiciers enrichis.
Dans les comptes rendus des journaux, pas une critique,
pas une réserve, pas un conseil. 11 faut croire que cet art-
là répond à l'idéal du pays. Cependant la race milanaise
semble pleine d'intelligence, de linesse et de distinction.
Les femmes ont de beaux traits, de grands yeux noirs
superbes, et un teint d'un certain gris mat d'une délicatesse
admirable. Les uniformes militaires sont très beaux, mais
les jeunes officiers qui les portent se pavanent d'une façon
bien prétentieuse. Avec leur pantalon collant et leur poitrine
rembourrée, ils ont toujours l'air d'être en scène et de
s'apprêter à chanter quelque cavatine. C'est sans doute le
même désir de paraître qui inspire à leurs artistes cette
peinture voyante et criarde, ces gestes de théâtre et ces
expressions outrées.
... Je n'ai qu'un livre dans ma valise, mais- il fait m.es
délices, c'est le gros volume de Vasari Vite de' Pittori;
c'est mon bréviaire. Je le lis en wagon et toutes les fois
que je puis prendre un moment de repos. Malgré quelques
erreurs que relèvent les érudits, ce livre reste infiniment
précieux, indispensable à consulter, tout plein d'anecdotes
vivantes, d'informations consciencieusement recueillies et
de réflexions judicieuses.
Paul M. à sa sœur Louise
MUan.
Tu devines avec quelle émotion, avec quel respect pieux
je suis entré pour la première fois dans le réfectoire de
Sainte-Marie des Grâces, où Léonard a peint sa fameuse
Cène.
Les moines et les soldats ont fait subir au chef-d'œuvre
de nombreuses mutilations ; il est à moitié détruit. Heu-
reusement pourtant les dernières restaurations ont consisté
19
çoj'age d'études
à faire disparaître les odieuses retouches qui l'avaient
souillé.
Le maître a choisi le moment où le Christ prononce
cette accusation terrible : « Un de vous me trahira. »
Il parle sans amertume, attristé mais résigné. Les apôtres
s'étonnent et s'indignent; ils protestent; leurs visages et
leurs gestes disent avec énergie les sentiments divers qui
les animent; peut-être les disent-ils un peu trop. Chez les
maîtres primitifs, des attitudes simples et graves mar-
((uaienl une sorte de consternation silencieuse, plus émou-
vante qu'une gesticulation de sourds-muets. Sans doute
l'artiste a craint de n'être pas compris, mais la mimique
est un langage qui manque parfois de précision. Un apôtre,
par exemple, — le second à la droite du spectateur, —
semble plutôt troublé qu'indigné; son regard oblique, dont
la direction est contraire au mouvement de la tête, suggère
l'idée de l'hj'pocrisie, et plus d'un spectateur a pris ce per-
sonnage pour Judas. Cependant le véritable traître tient
une bourse, prix de sa trahison. Tu le vois, cet attribut
n'était pas inutile, malgré ce qu'il a de conventionnel et
d'un peu naïf. Judas est un criminel andurci, son visage
n'exprime aucun remords, ses traits ne sont d'ailleurs ni
plus accentués, ni plus tom-mentés que ceux des autres
apôtres, qui presque tous ont les grands nez aquilins
d'une des races de la nation juive.
Léonard de Vinci, voulant donner à chacune des têtes un
caractère très individuel, a dessiné dans ce but de nom-
breuses études qui sont admirables. Quant à la tête idéale
du Christ, il faut en voir le merveilleux crayon. C'est, je
crois, la plus belle tête de Christ qui soit au monde, c'est
du moins la plus émouvante, la plus profondément pathé-
tique. Une majesté simple, une douceur divine, une ineffable
résignation se lisent sur ce noble visage douloureux.
Jamais Rembrandt lui-même n'a créé une image plus sincè-
rement émue, et ce chef-d'œuvre est la meilleure réponse à
ceux qui ne veulent voir en Léonard qu'un artiste d'une
haute intelligence.
A côté de ces qualités supérieures du sentiment et de
l'expression, j'ai encore admiré dans le Cenacolo l'art de la
perspective. Les lignes du plafond, celles du parquet et de
la table, tout ramène invinciblement l'attention vers la tête
du Christ.
Paul M. à sa mère
Milan.
Me voici revenu à Luini. J'ai toujours regretté la perte
irrémédiable des chefs-d'œuvre de la peinture grecque; eh
bien, Luini nous en donne peut-être une idée. Il n'a pas la
puissance grandiose de Michel-Ange, ni cette intensité de
vie nerveuse qui chez Léonard vous remue jusqu'à la
moelle des os; toujours calme, exempt de la lièvre moderne,
il conserve le charme de la simplicité et de la sincérité,
avec cette santé robuste de la pensée, que l'art a si rarement
connue depuis les Grecs.
Il y a au Musée Bréra une petite fresque célèbre et char-
mante représentant sainte Catherine d'Alexandrie portée
par les Anges au mont Sinaï. L'invention en est si heureuse
qu'on ne peut l'oublier. La sainte semble dormir, chas-
tement enveloppée dans un grand manteau, et les anges
qui l'emportent respectueusement ont un sourire plein de
mystère. Ce beau groupe flotte en silence dans un ciel d'un
blanc laiteux, au-dessus d'un sarcophage décoré de deux
sirènes en bas-relief. Ces êtres amphibies symbolisent la
double vie des hommes, celle que nous connaissons sur la
terre, la vie réelle, et l'autre (?).
Toujours à Bréra, un délicieux fragment de fresque nous
montre Joseph et Marie se rendant joyeusement au temple.
Ils sont jeunes tous les deux et se tiennent amicalement
par la main. Cela est plein de tendresse aimable et vraie,
d'un sentiment très personnel, très humain. Et comme c'est
loin de l'austérité sombre des Byzantins et des traditions
orthodoxes!
De nos jours quelques artistes de grand talent (tels
que Cazin) cherchent à rajeunir les sujets bibliques, en
y introduisant des détails" de costumes empruntés à la
vie contemporaine; mais c'est par ignorance que les
primitifs ont eu cette hardiesse; aujourd'hui ces ana-
voj'age d'études
chronisraes nous choqueut comme une fausse naïveté;
ils sont en contradiction avec ce que tout le monde
sait.
Les fresques ont beaucoup pâli. Les draperies avaient
peut-être autrefois des couleurs plus vives ; le temps et
la poussière leur ont donné des tons fins et délicats qui
rappellent le plein air. Dans la nature les ombres
reflétées par le ciel sont grises ; dans les tableaux à
l'huile, elles ont souvent jauni ou noirci. A l'époque
romantique, on admirait beaucoup ces tons de vieilles
pipes culottées ; l'idéal était alors de faire « chaud de
ton et vigoureux de forme », et la mode était de peindre
à la sauce brune. Aujourd'hui le goût a changé ; à
rimitation des fresques, et aussi grâce à mon maître et
ami Puvis de Chavannes, on cherche les tons mats et
clairs. Mais comme tout progrès dégénère en formules,
je crains que bientôt on en vienne à peindre à la sauce
blanche, (i)
Paul M. à sa mère
Milan.
Lundi dernier je suis allé à Saronno par une pluie
battante. Le pays est bien cultivé, mais peu pittoresque ;
c'est un vaste jardin potager, planté régulièrement de
mûriers où grimpent des vignes. On comprend que ces
grasses et riches contrées aient attiré tant de fois les
rapaces envahisseurs.
A l'époque de la Renaissance, les moindres bourgades
bâtissaient à l'envi de jolies églises, pas religieuses du tout,
ni grandioses, ni sévères, mais d'un style charmant et
délicat, librement inspiré de l'antique. L'église de Saronno
est attribuée à Bramante, et elle est digne d'un tel maître. Les
peintures qui la décorent sont un véritable trésor. En face
(i) Je ne pouvais pas prévoir la peinture irisée aujourd'hui à la
mode.
22
MILAN
de ces délicieuses fresques, peintes par Luini dans sa verte
vieillesse, j'ai cessé de mettre des réserves à mon admiration.
11 y a là un Jésus au milieu des docteurs et surtout un
Mariage de la Vierge! Que t'en dirai-je? Si j'avais le prix
de Rome, je ferais une demande pour être chargé de le
copier. Je me suis mis à dessiner avec tant d'ardeur que
j'en avais la fièvre. La pluie continuait de tomber par
torrents, le ciel était tout noir, on n'y voyait goutte,
n'importe! je dessinais toujours. Mes croqviis ne valent
rien ; j'en ai fait sept dans ma journée, ce qui est absurde,
mais je ne donnerais pas pour beaucoup le plaisir que j'ai
éprouvé ni le souvenir qui m'en reste.
Dans ces peintures tous les personnages semblent être
des portraits. Un beau vieillard à barbe blanche passe pour
représenter Luini lui-même.
Je suis au mieux avec le sacristain, auquel je n'ai pas
oublié de graisser la patte ; il a été très obligeant et m'a
permis de travailler même pendant la messe. J'étais à côté
du curé et nous faisions chacun notre besogne bien con-
sciencieusement, au grand ébahissement des fidèles plus
occupés peut-être de mes croquis que des patenôtres de
mon voisin.
La coupole de l'église de Saronno est peinte par
Gaudenzio Ferrari, rival un peu inférieur de Luini, et
brillant coloriste. Je ne savais pas qu'on fût si gai dans le
Paradis. Figure-toi un grouillant fouillis d'anges et de
chérubins qui chantent et jouent de divers instruments. Ils
y vont de tout cœur, avec un entrain incroyable et doivent
faire un vacarme assourdissant. C'est un tutti à grand
orchestre : les cuivres rugissent, les clarinettes nasillent,
les petites flûtes gazouillent, les harpes lancent au ciel
leurs arpèges enthousiastes, violes et violons, luths,
guitares et mandolines accompagnent de pizzicati joyeux
les fioritures suraiguës des petits soprani célestes qui
braillent à gorge déployée : Hosannal Gloria in excelsis! Et
les bassons de ronronner, tandis que triangles et cymbales
accentuent avec vigueur le rythme rapide de cet allegro
endiablé. — Tout cela n'est peut-être pas très paradisiaque,
ni même d'un sentiment très élevé, c'est bien un peu
23
voyage d'études
ATilgaire, mais si vivant, si plein de fraîcheur, charmant en
somme!
El dire qu'il n'existe pas encore de photographies d'après
ces chefs-d'œuvre !
Madame Milliet à son fds
La Colonie, 21 septembre 68.
... Louise dessine pendant deux heiu-es tous les matins,
sans compter ses petits portraits. Elle en a fait de très
ressemblants, mais je crois que M. Perrin trouvera son
coup de crayon trop hardi. La philosophie l'a beaucoup
occupée ces jours-ci et je pense qu'elle va t'en parler. C'est
un drôle de mélange : elle passe de la corde à la philoso-
phie, de là au dessin ou à la balançoire, je ne dirai pas
avec la même ardeur, mais avec le même calme et, au fond,
le même plaisir. Elle est encore trop jeune pour faire un
voyage d'études en Italie. Il vaut mieux attendre un an ou
deux pour que cela lui soit plus profitable.
Louise M. à son frère
La Colonie, 21 septembre 68.
... Deux ou trois fois par semaine il y a bal d'enfants à
la Colonie et nous nous en donnons à cœur joie.
Nous sommes ici trois jeunes lilles à peu près du même
âge : Rose, Marie et moi. Nous ne sommes pas précisément
les trois Grâces : Rose, quoiqu'elle ait seize ans, n'a pas
du tout l'air d'une demoiselle ; longue, sèche, nez pointu,
de beaux cheveux, l'air gauche et dégingandé, surtout
quand elle danse, caractère peu bienveillant, dévote
par-dessus le marché et mettant toute la religion dans les
pratiques, ne faisant rien, et par conséquent s'ennuyant.
— Marie. 14 ans et demi, figure agréable, douce, bonne,
mais hélas ! dévote aussi. — Quant à la troisième, tu la
connais : grande fille, pas belle du tout, mais pourtant pas
trop désagréable, aimante, peu démonstrative, lente,
mettant fort longtemps avant de comprendre les choses,
souvent dans les nuages, aspirant à la philosophie, aux
24
MILAX
choses élevées, à la grande peinture, mais n'ayant pas
encore d'ailes pour s'élever dans de si hautes régions.
Malgré tous ses défauts je te dirai que c'est la troisième
que j'aime le mieux, parce que je crois qu'elle vaut mieux
que les autres ; n'es-lu pas de mon avis ?
Puis viennent les petites iilles. Berthe, vrai diable, ne
s'occupant ni de toilette, ni de leçons, passant sa journée
à jouer au cheval, bonne nature d'ailleurs. — Juliette,
onze ans, joli visage, beaux yeux sans expression. —
Marguerite, petite figure fine, trouvant toujours une
réponse drôle à faire ; ses bons mots font la joie de la
Colonie, chacun les répète. — Enfin, deux petites poupées,
timides, propres, tirées à quatre épingles.
Du côté des garçons : Jules, poseur et blagueur, fort mathé-
maticien. — Paulo, petit espiègle malin et futé. — Alfred,
bon garçon, pas bête. — Pierre Nus, moyens médiocres,
ayant le jugement assez juste, travailleur et bon garçon.
Nous nous balançons très souvent, et, les cordes de
l'escarpolette étant pourries, nous avons plusieurs fois
chuté, mais on a mis des cordes neuves.
A la suite d'un pari, que Jules a gagné, il a proposé à
Rose deux questions embarrassantes, et l'on m'a demandé
conseil ; c'était :
Quelle différence y a-t-il entre le corps et l'àme de l'homme
et de la femme?
J'ai répondu : Le corps de l'homme est le symbole de la
force brutale, celui de la femme de la beauté et de la grâce.
Le fond de l'àme de l'homme, c'est l'égoïsme, l'ambition et
l'injustice. Celle de la femme la bonté, l'esprit, le dévouement.
A mon tour j'ai posé vingt questions à Jules et à Pierre
et, comme leurs réponses ne valaient rien, je les ai refaites,
pour leur montrer que les filles enfoncent les garçons.
Maman m'a un peu aidée, mais eux avaient copié dans un
dictionnaire et dans un catéchisme. Je vais citer les prin-
cipales, car les autres sont des rébus :
Qu'est-ce que Dieu?
Garçons : — Dieu est un être infiniment parfait qui a créé
toutes choses.
a5 IlaJir. — 2
çqyage d'études
Filles : — Dieu est le principe du Beau et du Bien ; notre
àme est une parcelle de son être, éternelle comme lui. Tout
ce qu'il y a de beau, de vrai et de bien dans l'univers
émane de lui.
Donnez des preuves de l'existence de Dieu.
Garçons : — C'est Dieu qui a créé l'homme, la femme et
tout ce qui existe.
Filles : — Si l'homme ne peut créer la matière, à plus
forte raison ne peut-il pas créer l'intelligence. 11 constate
les transformations de la matière, celle du gland qui devient
chêne, par exemple, mais il ne peut les expliquer. Il y a
donc une intelligence au-dessus de la sienne.
Qu'est-ce que l'àme ?
Garçons : — L'àme est la partie immatérielle de notre être.
Filles : — L'àme est la source de la vie dans tous les
êtres ; elle est perfectible et éternelle.
Qu'est-ce que le corps ?
Garçons : — Le corps est la partie matérielle d'un être
animé. (Adopté)
Que devient l'âme après la mort?
Garçons : — Elle paraît devant Dieu pour être jugée selon
ses bonnes ou ses mauvaises actions.
Filles : — Elle retourne vers Dieu, tout en conservant sa
personnalité , Elle s'élève ou s'abaisse dans l'échelle des
êtres selon son degré de perfection. La vie est le moyen que
Dieu donne à l'homme pour perfectionner son âme.
J'ai montré ces réponses à M. Nus ; il a dit que la palme
était aux filles.
Entre nous, tu comprends que les autres petites bécasses
n'ont rien trouvé, c'est moi qui ai tout rédigé.
Tous les malins papa, M. de Curlon, M°" de Boureulle et
M. Nus discutent pliilosophie, mais je ne les écoute pas, car
ils sont matérialistes, excepté M. Nus, et ils disent de ces
choses!... dans le genre du père Chassevant. Il n'y a pas de
danger que je sois jamais de leur avis !
a6
MILAN
Paul à sa sœur Louise
Milan, septembre 68.
J'ai l'intention d'aller passer quelques jours à Padoue.
C'est là qu'autrefois un nommé Giotto reçut la visite d'un
certain Dante Alighieri. Gomme j'aurais voulu descendre à
la même auberge ! J'ai choisi la Croce d'Oro, uniquement
parce qu'elle n'est pas loin des fresques naïves de Giotto,
voisinage qui d'ailleurs ne prouve rien quant à la naïveté
de l'aubergiste. A Bologne, je descendrai au Canon d'Or. Les
Italiens ont de l'or partout, excepté dans leurs poches.
Quant à Venise, je suis bien perplexe. Il serait difficile
d'exprimer les sentiments compliqués qu'elle m'inspire. Je
crois qu'elle me fait assez peur pour que j'aie le courage de
n'y pas aller cette fois. Je fuis 'les grands Vénitiens dans la
crainte de les trop aimer.
Ici déjà, tout en faisant un croquis d'après le Noé de Luini,
je ne pouvais m'empècher de jeter à la dérobée un coup
d'œil furtif, — ne le dis pas à M. Perrin, — sur un Bonifazio
Veneziano qui est auprès; « une impertinente folie », assure
mon guide, mais la plus séduisante du monde pour la
richesse, la gaîté et l'harmonie de la couleur. Cela ne te
plairait guère, à toi, vieille primitive, — J'ai déjà un bon
nombre de croquis et de photographies; mais je n'en ai
jamais assez; je voudrais emporter l'Italie dans ma valise.
Paul à Louise
IMilan, septembre 68.
... J'ai lu avec grand plaisir tes questions philosophiques.
J'aime à te voir t'intéresser à ces sujets-là, mais il n'est pas
étonnant qu'une fillette de ton âge emploie parfois des
termes dont elle ne comprend pas bien la portée.
Tes idées me font un peu l'effet de ces enfants qui essayent
l'habit de leur grand mère. Je te dirai que tu es passable-
ment panthéiste, sans le savoir; ailleurs spiritualiste, ce qui
s'accorde difficilement. — Ma mère ne t'aurait-elle point lu
quelques passages de certaine tartine philosophique, publiée
récemment par George Sand dans la Revue des Deux
Mondes? J'admire beaucoup ses descriptions de paysages et
çqxage d'études
ses études de caractères, mais je t'avouerai que ce méli-
mêlo sentimental et transcendantal n'était pas de mon goîit :
après quelques pages de métaphysique nuageuse, venait,
on ne sait trop pourquoi, un petit morceau de botanique
romanesque, à l'usage des gens du monde, incapables sans
doute de rester longtemps à de pareilles hauteurs. — Tu ne
te doutes pas encore de la difficulté de ces questions. Tous
les grands philosophes ont essayé d'y donner réponse, mais
ils ont réfléchi plus longtemps que toi. Rien ne serait plus
lacile que de te « coller ». Tu dis par exemple : Tout ce
qu'il y a de vrai, de beau et de bien dans l'Univers émane
de Dieu. — Mais le reste, ce Vrai qui n'est pourtant ni beau
ni bien, de qui émane-t-il ? — Tu affirmes qu'après la mort,
les âmes retournent vers Dieu et s'absorbent en lui. — Mais
puisqu'il n'y a pas d'àmes parfaites, leurs imperfections
vont se trouver en Dieu. Et son unité, qu'en fais-tu?
Peut-être pourrais-tu lire déjà et comprendre... à moitié,
— excuse mon insolence, — le Discours de la Méthode de
Descartes ; tu le trouveras dans ma bibliothèque. Tu verrais
du moins comment on peut traiter les sujets les plus
abstraits d'une façon profonde, d'un style clair et naturel,
pas allemand du tout.
Il y a une branche de la philosophie qu'on ne saurait
étudier trop tôt, c'est la morale, et surtout la morale pra-
tique. En l'absence d'une religion positive, il me semble très
nécessaire de cultiver en soi-même l'idée du bien, et de
travailler à se rendre meilleur. Les religions ont été inven-
tées pour fortifier la conscience et pour la remplacer un
peu chez ceux qui n'en ont pas assez. Elles ont servi encore
à élever les esprits au-dessus des intérêts vulgaires et des
soucis journaliers. Aussi, malgré tout le mal qu'ont fait et
que font encore quelques-uns de leurs prêtres, il faut dire
qu'elles ont joué un grand et beau rôle dans l'histoire. Elles
seront difficiles à remplacer.
Tu sais déjà ce que c'est que l'idée du devoir, la con-
science, la liberté, la responsabilité. On peut remettre en
question tout cela, mais il semble que ces notions ont
dans l'âme humaine des racines profondes. Ceux-là même
qui les nient y croient si bien au fond, que lu les verras
28
MILAN
sTndigner contre une mauvaise action, admirer le
dévouement, le sacrifice, et réfuter par là leurs propres
doctrines.
Louise M. à son frère
La Colonie, sept. 68.
... Ton enthousiasme pour Luini est contagieux; nous
nous promettons, maman et moi, d'aller l'étudier au
Louvre. Je te dirai que ma Loge de Raphaël est enfin
terminée et je l'ai portée aujourd'hui aux petites H. C'a
été des admirations et des éloges à n'en plus, finir. Je
l'avais montrée avant au père Jodot (ex-professeur à
l'Ecole polytechnique) qui en a été tout ébaubi. Il en a
ouvert la bouche encore plus que de coutume et est resté
comme pétrifié. Madame Morellet l'a trouvée mieux que
le modèle; enfin, malgré tes recommandations, je ne peux
pas m'empècher de te dire que je l'ai trouvée pas mal
du tout.
J'avais écrit sur mon garde-main ce que tu me répètes
souvent : « On fait toujours les reflets trop clairs et les
demi-teintes trop foncées »; aussi c'était très lumineux
et il n'y avait pas le moindre i)etit blanc dans mes
ombres, (i) Je regrette que tu ne l'aies pas vu.
C'est vraiment dommage de l'avoir donné à des per-
sonnes qui n'y connaissent rien.
... J'ai passé une partie de la journée chez elles. Nous
avons joué des comédies, entre autres la Mort de Socrate.
C'était moi Socrate; je m'étais fait une grande barbe
blanche avec de l'étoupe, un mouchoir me cachait les
cheveux, un jupon blanc attaché sur mes épaules était
ma tunique; un drap jeté sur deux chaiseè formait mon
lit. J'avais un gros livre dans les mains et je faisais des
discours en grec : je récitais des déclinaisons et quelques
vers de l'Amour piqué par une abeille, je ne sais que cela.
Mes disciples se lamentaient et déploraient de me voir
condamné si injustement. Ils me proposaient de me faire
(i) C'est ainsi qu'un conseiJ, juste dans certains cas, devient une
formule contestable.
29 Italie. — a.
çoj-age d'études
évader, mais je refusais et je les consolais en leur
expliquant l'immortalité de l'àme. Puis j'ordonnai qu'on
m'apportât la ciguë. C'était Claire l'esclave; elle avait mis
son iilet sur sa figure pour paraître nègre, et elle me
présenta de l'eau et du persil dans un bol. Nous nous
sommes bien amusées. Seulement c'était tellement risible
que cela a abrégé mes beaux discours philosophiques.
Louise à son frère
La Colonie, sept. 68.
Les sujets que tu m'as donnés sont trop dilBciles. Je ne
puis me représenter ces ligures allégoriques.
Il faut que tu sois un peu sorcier pour avoir deviné que
maman m'avait lu quelques passages philosophiques de
George Sand dans la Revue des Deux Mondes; c'était très
vrai; cependant je ne crois pas que cela m'ait influencée. Ce
qui te fait dire que je suis un peu panthéiste, c'est parce
que je dis : Notre àme est une parcelle de son être. Je n'en
suis pas sûre, ce n'est qu'une supposition, attendu que
personne n'en sait rien, (i)
Madame Milliet à son Jils
La Colonie, a8 sept. 68.
Je te dirai pour le voyage de Venise ce que saint Paul
disait du mariage : Vas-y, tu feras bien, n'y va pas, tu feras
encore mieux. Tu es trop impressionnable; les coloristes
vont te remuer, te bouleverser; ils nuiront à la calme
sérénité qu'a dû te laisser Luini. — Enfin tu suivras proba-
blement ton impulsion; ce que je te dirais ou rien serait la
même chose, mais je serais bien aise d'apprendre que tu
n'y es pas allé.
Ta description de l'église 'de Saronno nous a bien
intéressées, et nous disons toujours avec Louise : nous
irons là.
(i) Sans s'en douter, une fillette naïve trouvait ainsi le dernier
mot de la métaphysique. Personne n'en sait rien.
II
PADOUE
SEPTEMBRE-OCTOBRE i868
GIOTTO. LA CHAPELLE DE l'ARENA. ALLÉGORIES.
UN PROFESSEUR TROP SAVANT.
?)\
II
PADOUE
SEPTEMBRE-OCTOBRE 1868
Giolto. La chapelle de l'Arena. Allégories. —
Un professeur trop savant.
Paul M. à Louise
Padoue, 3o sept. 68.
Si je t'ai donné l'envie de connaître Luini, combien je
désire plus encore que nous revenions ensemble étudier
ici Giotto. C'est un génie d'une bien autre portée, comme
élévation morale et comme profondeur d'expression. Peut-
être est-il plus difficile à comprendre sans étude préalable,
parce qu'il est plus loin de nous. Il a des faiblesses et des
ignorances, mais comme on oublie facilement tout cela,
quand on est arrivé à l'entendre. Giotto me fait penser au
petit Jésus endormi de la Vierge au voile de Raphaël : il a
toute la grâce de l'enfance, avec une gravité sereine, et je
ne sais quoi de divin.
La petite chapelle de l'Arena est entièrement couverte à
l'intérieur de peintures à fresque. Figure-toi le bonheur que
j'éprouve à être enfermé, tout seul, sous cette voûte bleue,
semée d'étoiles d'or, où des anges s'envolent dans l'azur.
Ces saints en prière, ces jeunes filles si pures qui s'avan-
cent chastement drapées, ces fonds bleus, tout cela vous
enivre et vous transporte au-dessus de la terre, on croit
rêver, c'est le ciel!
Je reste là pendant des heures dans une sorte d'extase, et
33
çoj-age d'études
il me semble que Giotto vient s'asseoir près de moi, en
silence, et qu'il me prend par la main.
Mais je suis bientôt dérangé de mes rêves par quelque
visiteur imbécile, curieux et pressé, qui veut avoir tout vu
en un quart d'heure et qui s'en va sans avoir rien compris.
Les Anglais admirent de conliance : leur guide leur a dit
d'admirer. Les Français sont plus sots, ils blaguent Giotto :
« Voyez donc ces Chinois-là. Quelles grimaces ! Ils ont l'air
de rire au lieu de pleurer. Sont ils laids ! Sont-ils laids ! »
— Et moi de répliquer tout bas : Sont-ils bêtes !
Pourtant, à la réflexion, leur sottise n'est peut-être pas
inexcusable. Le dessin des primitifs n'est pas toujours
correct, les tètes n'ont pas une beauté régulière, avec levu-s
yeux trop rapprochés et leur bouche trop éloignée du nez.
Dans l'expression des sentiments que l'âme de Giotto
éprouvait avec tant de force, sa main a pu le trahir parfois.
On finit par admirer jusqu'à ses faiblesses; ce serait un
danger de les imiter.
J'oubliais de vous dire que la chapelle de l'Arena est à
vendre. Toujours naïf, j'ai cru devoir en donner aussitôt
avis à M. de Nieuwerkerke. La municipalité de Padoue
offre cent mille francs de cette chapelle ; elle vaut dix fois
plus. Mais notre pauvre Louvre laissera échapper cette
occasion, la dernière peut-être, avant que le gouvernement
italien ait racheté toutes les merveilles de ce pays.
Je voyais déjà la chapelle de Giotto transportée dans la
grande cour du Louvre. L'opération ne serait pas facile,
mais je ne la crois pas impossible. Et dire qu'il ne se
trouvera pas un amateur intelligent pour m'envoyer
deux cent mille francs !
A Monsieur le Directeur des Beaux-Arts
Padoue, 3o septembre 68.
Monsieur le Directeur,
Permettez-moi de vous faire part d'une nouvelle qui vous
intéressera sans doute : Il serait possible en ce moment
d'acquérir à Padoue la petite église Santa Maria dell 'Arena,
entièrement peinte par Giotto.
Est-il besoin de vous rappeler combien deviennent rares
PADOUE
en Italie de pareilles occasions, et combien il serait à désirer
de voir un pareil maître représenté au Louvre d'une
manière aussi splendide ! Me déliant de mon propre enthou-
siasme, je laisse parler M. du Pays, l'auteur d'un excellent
guide en Italie :
« Cette chapelle est un des monuments les plus précieux
de l'art de la peinture. C'est ici, ainsi qu'à l'église Saint-
François d'Assise, qu'il faut étudier le grand initiateur de
l'art moderne, c'est ici surtout... Le peintre s'inspira pour
certaines données de Dante qui venait le visiter dans cette
chapelle, mais il pnisa dans son propre sentiment la grâce,
la simplicité, la grandeur et le calme, qu'il sut répandre
sur ce vaste ensemble d'une unité si saisissante. »
Pillées par Overbeck, ces fresques ont été religieuse-
ment étudiées par Ingres et par Flandrin qui n'ont pas
dédaigné d'y faire de larges emprunts.
Quant à la difficulté de transporter à Paris ces légères
murailles de briques avec leur précieux enduit, je ne crois
pas qu'elle soit pour efTrayer des spécialistes ; chaque
composition, entourée d'une bande d'ornements, pourrait
être détachée à part.
La Commune de Padoue est en pourparlers pour acheter
l'église ; on parle de cent mille francs offerts. Rien n'est
encore conclu. Ce serait une chose unique et grandiose que
de prendre cette église dans votre main, pour en doter le
Louvre et la France !
Pardonnez, je vous prie, à mon jeune enthousiasme une
idée peut-être irréalisable, mais qui mérite pourtant de ne
pas être rejetée sans examen.
Agréez... etc.
IDEALISME
J'ai suivi dans son vol léger la Fantaisie.
Le Vrai qu'on dit si beau, parfois me semble laid
Et sale, je voudrais, d'un bon coup de balai,
Purilier ton temple, ô chaste Poésie.
35
voyage d'études
L'ornière où je croupis, je ne l'ai pas choisie,
Et, de la boue immonde étant mal satisfait.
Je rêve de beauté, d"amour sans jalousie,
De travail attrayant et de bonheur parfait.
Muse, ma barque vogue aux flots d'azur du songe,
Vois le saphir liquide où ma rame se plonge.
Là-bas l'île enchantée aux merveilleux trésors;
Les harpes de la brise ont de divins accords,
C'est comme un chant d'hj^men qu'au loin l'écho prolonge...
Je t'aime, viens ! Merci ! Dans mes bras ton beau corps !
* Paul M. à sa mère
Padoue, oct. 68.
Enfin je reçois voire lettre! J'étais triste, énervé. Il pleu-
vait. Les orages se succédaient sans interruption. Je me
sentais seul, abandonné, sans nouvelles. Aussi qui m'aurait
vu me jeter sur votre lettre, rire et pleurer en la lisant, ne
m'aurait pas accusé d'être froid. — Maintenant je me plais
à Padoue; je ne trouverai rien de plus beau ailleurs, et j'y
reste, (i) — J'ai renoncé à Mantoue. Je n'y verrais guère
que des Jules Romain qui me déplaisent d'avance. Je
réserve Venise pour plus tard, quand je serai plus fort.
Je te disais qu'après chaque Salon, il faudrait prendre un
bon bain d'Italie. Combien je suis heureux d'être à ce
régime : Je me baigne, je me lave avec délices, et je sens
tomber peu à peu toute celte crasse d'alelier et d'école
qu'on appelle le chic. Je suis comme un poisson dans l'eau,
mais dans une eau fortement chargée d'électricité. Pen suis
tout hors de moi, et tu dois me trouver bien exallc; mais
je sens que cette exaltation est bonne et salutaire.
Contempler de belles choses, c'est pour l'esprit une véri-
table purification.
(i) Je n'ai pas décrit dans mes lettres les admirables œuvres de
Donatello ni de Manlegna à Padoue, j'ai préféré les étudier le
crayon à la main.
36
PADOUE
Madame fliilliet à son fils
Paris, : oct. 68.
Voici un mois que tu nous as quittés, cher enfant, il faut
tâcher de ne pas rester en route. Garde un peu de ton
enthousiasme et de ton argent pour arriver jusqu'à Rome.
Je pense que tu t'y rendras rapidement, à moins que tu ne
rencontres en route quelque petite chapelle dont tu te
fasses le chapelain, et où nous serons obligés un jour de
t'aller chercher... Giotto t'absorbe tout entier; tu t'en seras
imprégné de façon à en garder un souvenir durable. Ce
sont des plaisirs bien vifs, mais je crains pour toi trop de
surexcitation. Pense, cher enfant, au milieu des jouissances
de ton esprit, à ce pauvre corps dont tu as grand besoin ;
soigne-le, écoute-le et fais-le reposer, quand il te dit qu'il en
a assez. Je te le recommande, ne l'oublie pas. Là-dessus,
je t'embrasse de tout cœur et t'aime tendrement.
•Madame Milliet à son fils
Paris, 8 octobre 68.
... Fernand est enfin arrivé. Le général du Barail a
promis de l'appuyer, de sorte qu'il a un peu d'espoir de
passer officier au mois de janvier.
Je suis allée hier voir M. Carré pour Louise. C'est un
homme fort intelligent, grand partisan du grec, ami de
M. Egger, comprenant qu'une artiste ait le désir de
connaître les langues anciennes. Ces considérations
m'empêchent de regretter le prix un peu élevé que je lui
donnerai par mois. Pour le moment, Louise n'aurait pas
besoin d'un aussi savant professeur.
Alix sort d'ici; nous avons relu ta lettre et nous nous
sommes senties tout heureuses de ton enthousiasme.
Je suis curieuse de savoir si M. de Nieuwerkerke donnera
suite à ta lettre et cherchera à acquérir la chapelle de
Giotto. Je crains bien que ce ne soit trop cher pour le
Louvre. Si c'était un caqon, on trouverait toujours de
l'argent, (i)
(i) Inutile d'ajouter que ma lettre resta sans réponse.
3; halle. -3
voyage d'études
Louise à son frère
Paris, 3 oct. 68.
Tu nous fais bien envie avec tes descriptions des
fresques de Giotto, il me semble les voir, ce doit être bien
beau...
Ton enthousiasme n'est pas partagé par Fernand. Il
prétend que ton imagination te fait voir des tas de choses
auxquelles le peintre n'a jamais pensé. 11 ne comprend pas
le plaisir qu'on peut trouver à contempler de pareils
griffonnages, et il a fini par dire que le meilleur tableau
ne valait pas son morceau de fromage. Si tu l'entendais,
cela t'indignerait.
Au Louvre, j'ai commencé à copier l'Enfant Jésus de
Luini, dans l'Adoration des Bergers. Nous avons demandé
une permission, mais il faut la recommandation d'un
peintre connu.
Je vais prendre des leçons d'arithmétique de notre vieux
phalanstérien, le père Chassevant. Trouvera-t-il moyen de
rendre ce travail attrayant, et linira-t-il par me faire entrer
les quatre règles dans la tête ?
Louise M. à son frère
Paris, octobre 68.
... Nous avons reçu la fameuse caisse. Tu dois t'être
ruiné en photographies. Tant mieux ! tu nous reviendras
plus vite. Tout cela m'a paru bien beau, mais ce que
j'aime le mieux ce sont tes dessins. Je crois que M. Perrin
en sera joliment content. .
Les allégories de Giotto m'ont beaucoup plu, quoique
elles ne soient pas toutes très claires : la Prudence est
assise à un comptoir et regarde sa montre ? Je ne vois
pas ce qu'elle a de prudent. V Imprudence est un sauvage
ventru tenant une massue, je ne vois pas ce qu'il a
d'imprudent.
Paul M. à Louise
Padoue, oct. 68.
Tu me demandes des explications sur les Allégories de
Giotto dont je t'ai envoyé les photographies. Il faut bien
l'avouer, certaines idées abstraites ne sont pas exprimées
38
padouï:
très clairement par la peinlui-e, cependant elles peuvent
fournir des motifs intéressants. Pour exprimer sa pensée,
l'artiste dispose de tout un alphabet spécial : formes tra-
pues ou élégantes, attitudes, gestes, physionomies, costumes,
tout cela présente les caractères les plus variés. Or, chaque
ligne, chaque couleur, chaque proportion peut servir à une
expression symbolique; chaque individu peut être élevé au
rang de figure typique, par celui qui sait en dégager les
traits essentiels et généraux.
Prudentia, la Sagesse ou le Bon Sens, est une honnête
marchande assise à son comptoir; elle ne s'agite pas, elle
se regarde dans un miroir, symbole de la méditation réflé-
chie, ou simplement de la conscience. L'image reflétée par
le miroir peut aussi représenter la pensée vraie, portrait
fidèle des choses. La tète est très belle ; la photographie
l'enlaidit par des demi-teintes trop foncées. Elle est coiffée
en arrière d'une sorte de masque ; ce second visage, qui
est celui d'un vieillard, exprime la mémoire, l'expérience
qui nous sert de guide dans la vie. La Prudence tient un
compas : Ne doit-elle pas mesurer avec soin toutes choses?
En face est Stiiltitia, la Folie ou la Sottise. Son costume
est bizarre comme le caprice. C'est une tunique courte dont
les festons irréguliers s'allongent en arrière en queue d'oi-
seau, et laissent voir les jambes nues. La tête levée est
couronnée de plumes à la façon des sauvages; l'œil est
égaré, hébété. La pose mal équilibrée est une trouvaille: Je
m'étonne que lu t'en moqyies, tu n'as pas compris. Le geste
semble provoquer un ennemi, mais la démarche est indé-
cise, l'expression du visage irrésolue, et la massue, que la
.Sottise tient mollement à la main, sera pour elle une arme
inutile. Elle n"a ni l'énergie ni le sang-froid qui donnent la
victoire.
La Justice, aux traits sévères, est noblement assise de
face, le front ceint d'une couronne royale, car c'est elle
qui devrait régner. Giotto ne lui a point donné le bandeau,
symbole à double entente, qui couvre souvent ses yeux.
Les deux plateaux de la balance, — idée ingénieuse, —
reposent sur les mains mêmes de la Justice. C'est elle qui
pèse le bien et le mal. Dans le plateau de droite, on voit un
39
voyage d'études
petit ange qui couronne le travail, un ouvrier devant une
enclume. Dans l'autre plateau, un bourreau va trancher la
tête d'un coupable agenouillé, les bras liés derrière le dos.
C'est la Justice qui punit l'Oisiveté, (nous dirions aujour-
d'hui le Capitaliste fainéant).
L'Injustice est ligurée par un brigand ou un condottiere
à la mine cruelle, assis à l'entrée d'une caverne fortifiée,
au coin d'un bois. D'une main, il tient une épée, de l'autre
une hallebarde à pointes recourbées. A ses pieds une petite
peinture en grisaille nous montre une scène de meurtre :
Voici gisante sur le chemin une femme que deux brigands
viennent d'assommer et qu'ils ont dépouillée de ses vête-
ments. Un troisième tire par la bride un cheval récalcitrant
dont le cavalier mis à mort est aussi étendu à terre. Cepen-
dant deux soldats armés de boucliers et la lance en avant,
viennent au secours des voyageurs massacrés,... trop tard
naturellement.
Je ne puis pas l'expliquer tout, devine un peu les autres
allégories.
Ces idées ingénieuses, que Dante a inspirées, auraient
peu de valeur, si Giotto ne les avait pas exprimées en
peintre, avec son talent de dessinateur et d'observateur.
Ce que j'admire dans le dessin et dans le modelé de
Giolto, c'est surtout leur principe. Il voit les formes par
le grand côté et néglige les détails. Son modelé est large
et iin, sans beaucoup de ressort, il respecte la muraille et
ne cherche pas le relief en trompe-l'œil ; il a raison. Sa
couleur qui a pâli donne l'impression du plein air. Les
peintures à l'huile prennent avec le temps des tons jaunis
qui ne conviennent qu'à des effets d'intérieur. Ici, dans la
chapelle de l'Arena, les fonds bleus ont remplacé le fond
d'or des Byzantins; ils donnent à l'ensemble une merveil-
leuse impression de calme et de sérénité.
Giotto va toujours droit au but, simplement, hardi-
ment. Il exprime avec puissance la scène telle qu'il la
conçoit. Il a une ignorance charmante des balancements
de lignes, des groupes pyramidants, des bouche-trous,
40
PADOUE
des sacrifices, des rayons privilégiés qui éclairent un
seul personnage, de toutes ces conventions banales,
grâce auxquelles tous les tableaux finissent par se
ressembler, et qui passent à l'école pour des règles
de l'art.
Giotto nous prouve que tout cela est faux et inutile.
Le meilleur arrangement sera toujours le plus simple
et le plus expressif.
Le calme de Giotto, sa douceur, sa modération, le
rapprochent des Grecs; ils n'empêchent pas de deviner
en lui une âme forte, virile, capable de profondes
émotions. En cela son génie me semble supérieur à
celui de Fra Angelico, nature plus tendre, plus féminine
ou plus enfantine. Assurément Fra Angelico possède
des qualités charmantes et même de l'ordre le plus
élevé, mais parfois, jusque dans ses fresques, on
retrouve un peu le miniaturiste. Sa grâce florentine
n'est pas absolument exempte d'une sorte de manié-
risme inconscient, délicieux d'ailleurs; parfois ses
jeunes saintes, ses angelots et ses moinillons ont de
si jolis petits traits qu'ils manquent un peu de
caractère, (i)
Louise à son frère
Paris, 17 octobre 68.
... Tu n'es pas avantageusement remplacé par M. Carré.
Le jour de ma première leçon, il avait mal aux dents et,
avec un emplâtre sur la joue, il était laid à faire peur. Je
lui ai montré mes livres, je lui ai expliqué la méthode de
(i) Je n'avais pas encore vu les admirables fresques qu'il a
peintes au Vatican.
4i
voj'age d'études
Jacquet, mais il n'y a rien compris, il n'écoutait pas... 11
m'a interrogée sur mon cahier de César; je n'ai pas mal
répondu, mais sur ses questions d'analyse, je n'ai pas été
brillante. Ce n'est pas étonnant, il me parle de la syntaxe
que je n'ai pas ATie... Il me dit que César est un auteur
raffiné et qu'un commençant ne peut rien y comprendre; il
faut que je cherche tous les mots dans le dictionnaire. Il
me fera traduire Cornélius Nepos, puis un dialogue des
morts de Lucien (je les ai trouvés dans ta chambre). Il me
demande que ce soit en très bon français, après cela il me
dit qu'il veut le mot à mot, puis il ne veut pas que ce soit
« élastique ».
J'ai pris aussi une première leçon d'arithmétique du père
Chassevant. Figure-toi qu'il ne veut pas se les faire payer.
Il a juré qu'en quelques leçons je serais très forte et que
cela m'amuserait beaucoup. Il explique en efl'et très bien.
C'était des choses que je savais déjà, mais j'ai compris, et
cela ne m'a pas ennuyée. Il faut que j'écrive un peu tout ce
qu'il m'a dit, car sans cela, ça entre par une oreille et ça
sort par l'autre; mais il n'y a pas moyen de prendre des
notes, il ne s'arrête pas un instant, c'est un \Tai moulin à
paroles. A la lin de la leçon, on est tout abasourdie.
Louise M. à son frère
Paris, octobre 68.
M. Carré n'a plus mal aux dents, mais il a un rhuma-
tisme dans l'œil, et sa femme a reçu un tuyau de pocle dans
la joue; ces gens-là ont toujours quelque chose. Pour le
grec (le Dialogue des Morts) il me l'avait expliqué, se ser-
vant de grands mots que lui comprend, mais moi pas tou-
jours; me demandant pardon pour les expressions peu
choisies dont se sert Crésus en parlant de « ce chien de
Ménippe ». Il corrige mon cahier ; cela me sert en même
temps de leçon de style et d'orthographe, parce que mon bon
français n'est pas toujours très français, et lui ne laisse
pas échapper la moindre faute. Il m'a complètement démoli
mon devoir; malgré cela il a dit qu'il n'était pas mal et qu'il
en était très content.
III
RAYENNE
OCTOBRE 1868
mosaïques byzantines.
III
RAVENNE
OCTOBRE 1868
Mosaïques byzantines.
Paul M. à sa mère
Ravenne, octobre 68.
Je subis sans doute l'influence du temps et de la fatigue,
mais la ville m'a paru affreusement triste. Dans les rues
désertes règne un silence de mort; on n'entend que le bruit
de ses pas. Je ne resterai pas longtemps ici. Les brigands
italiens ne sont pas un mythe : il y a une huitaine de jours,
C..., un de mes camarades de l'atelier Gleyre, faisant son
voyage de noces, a trouvé en rentrant à l'hôtel sa malle
forcée et son argent disparu. Il a dû télégraphier à ses
parents pour pouvoir continuer sa route. Un chef de bande
ayant été condamné récemment, ses camarades ont enlevé
le fils du Président du Tribunal, un garçon de quinze ans,
et plutôt que de le voir tuer ou mutiler, le malheureux
juge a dû payer douze mille livres de rançon.
Li;s églises sont du plus grand intérêt, entièrement cou-
vertes à l'intérieur de ces splendides mosaïques à fond d'or
que je connaissais seulement de réputation. Les saints,
vêtus pour la plupart de la longue tunique blanche, avec
deux bandes de pourpre verticales, sont drapés de façons
45 Ualie. — 3.
çojyage d'études
très variées, dans le manteau blanc et carré des Grecs (qui
ne ressepible en rien à une toge). Tristes et fous, ils vous
regardent de leurs grands yeux enliévrés. C'est superbe de
gravité barbare.
Ces peintures sont des cinquième et sixième siècles, Giotto
ne viendra qu'au treizième. Ainsi, entre ces premiers
maîtres chrétiens et lui, s'est écoulé un temps plus long que
celui qui nous sépare de Raphaël.
Louise devrait s'exercer déjà à dessiner des draperies.
Elle trouvera dans mon atelier un grand manteau blanc, et
Fernand consentira bien à poser un peu pour elle, mais je
crois qu'elle aura de la peine à en faire un saint. Pourtant,
avec une auréole et un fond d'or... il terrasserait le démon
tout comme un autre.
Paul M. à sa sœur Louise
Ravenne, octobre 68.
C'est ici qu'il faut venir pour apprendre à connaître les
dangers de l'idéalisme. Les mosaïstes byzantins n'ont jamais
regardé le monde réel, à quoi bon? L'artiste passait alors sa
vie à se préparer à la mort, à rêver de l'Au-delà. Ainsi fai-
saient ces solitaires qui, perchés sur une haute colonne,
restaient là, immobiles, à jeun, contemplant pendant de
longues heures leur nombril, pour en voir jaillir la lumière
céleste. Ces exagérations d'un spiritualisme ascétique, ce
mépris de la matière et de la beauté sont funestes à l'art.
Selon les Pères de l'Église le Christ aurait été laid.
En peinture comme en sculpture, la névrose mystique se
manifeste par des aberrations visuelles, par l'oubli des pro-
portions et le manque d'équilibre. Les pieds des personnages
byzantins semblent vus d'en haut et comme posés sur un
plan incliné. L'art qui prétend se passer de la réalité tombe
bien vile au dernier degré de l'abaissement.
Les notions les plus élémentaires de la perspective, celles
qu'une simple observation attentive aurait sufli à leur
révéler, sont inconnues à ces habitants de la lune.
Considère, par exemple, dans une mosaïque byzantine, un
simple objet rectangulaire, une table, un tabouret; tu verras
^vec étonnement que le côté le plus éloigné est figuré par
4«
RAVENNE
une ligne plus longue que le côté le plus rapproché, de telle
sorte que les lignes latérales, au lieu de converger vers un
même point, s'éloignent en divergeant. Or cette bizarrerie ne
dénote pas seulement une ignorance, mais une absence totale
d'observation, un inconcevable dédain des choses visibles et
tangibles.
Nous avons deux cerveaux, comme nous avons deux
yeux, le droit et le gauche. Dans l'état de santé, ces
deux organes jumeaux fonctionnent d'accord ; mais le
strabisme n'existe pas seulement pour les yeux, il y a
des gens qui louchent du cerveau, qui voient de travers
et qui raisonnent faux, et qui ne s'en doutent pas, et
qui en sont bien aises. N'ont-ils pas la foi ? Ils suivent
avec assurance la tradition de ceux qui ont louché avant
eux.
Remarque-le bien, la grosse erreur de perspective que je
te signale n'est pas chose accidentelle ; pendant des siècles
elle a été enseignée comme une règle sacro-sainte. Tu l'ob-
serveras, sans une seule exception, dans toutes les mosaïques,
dans tous les ivoires, dans toutes les miniatures des Byzan-
tins. Docilement, dévotement, sottement, pendant des siècles,
peintres et sculpteurs ont répété la même bévue, énorme,
sans avoir une seule fois l'idée de regarder ce qu'ils avaient
tous les jours sous les yeux, une table! Et ils ont continué
de peindre ces carrés de l'autre monde qui se rétrécissent
mystiquement à rebours, en sens inverse de la perspective
humaine.
Que Cimabue n'ait pas su se dégager; des errements byzan-
tins, cela est excusable, mais ce qui m'étonne, ce qui m'attriste,
c'est de retrouver ce défaut choquant au quatorzième siècle,
chez mon cher maître et ami, chez le grand Giolto lui-même.
Comment ce libre esprit, si ouvert, si positif, si éloigné de
toute superstition traditionnelle, comment ce hardi novateur
qui a créé l'art moderne en brisant tant de vieilles formules,
H-t-il pu respecter celle-là ?
4?
voyage d'études
N'est-ce pas un exemple saisissant du danger qu'il j' a à se
fier sans contrôle aux traditions, fussent-elles consacrées par
les siècles et par les plus respectables autorités ?
En dessin, comme en toutes choses, usons donc du libre
examen, et si, comme il est probable, notre art contempo-
rain est encore farci de conventions scolaires, faisons effort
pour nous en affranchir.
Cette hardiesse, les grands Italiens du quinzième siècle
l'ont eue. C'est grâce à elle que se sont accomplies et que
s'accompliront toutes les Renaissances.
L'art byzantin a servi de transition entre le passé et
l'avenir. Mélange compliqué et confus de souvenirs et
d'espérances, il présente un singulier amalgame de
défauts choquants et de qualités élevées. Est-ce un
vieillard qui rabâche ou un enfant qui balbutie? Je ne
sais. Ses défauts les voici :
Incorrection inouïe du dessin, ignorance du modelé
et du clair-obscur, ignorance de l'anatomie, ignorance
de la perspective, — c'est plus que de l'ignorance, c'est
de l'aberration; — dédain de la science et de la réalité,
oubli de la beauté.
Semblables à des gens hébétés à la suite d'une longue
orgie, les artistes byzantins sont malades de la névrose
mystique.
Malades comme eux sont leurs saints à l'air stupide
et ahuri, à l'œil fixe, égaré, tristement perdus dans de
vagues hallucinations.
Malades comme eux sont ces fantoches qui ne se
tiennent pas debout; ils ont perdu leur aplomb; leurs
jambes molles et flasques flageoUent, ne pouvant sup-
porter le poids de leur torse. Parfois leurs proportions
s'allongent démesurément.
Malades sont leurs yeux qui ne voient plus le relief
48
RAVENNE
des corps, qui oublient l'espace et la distance et la
merveilleuse enveloppe de l'atmosphère.
Malades sont ces architectes, qui savent pourtant
inventer encore pour leurs colonnes des chapiteaux
délicatement et ingénieusement ornés, mais qui dédou-
blent et superposent sans raison ces chapiteaux, comme
dans la vision d'im. homme ivre.
Partout l'étude vivifiante des choses réelles a fait
place à des règles écrites, à des traditions fausses, reli-
gieusement consacrées, immuables et mortes.
Soyons justes pourtant. Après avoir constaté les fai-
blesses morbides de l'art byzantin, j'essaierai de te dire
aussi sa beauté et sa grandeur.
Ces artistes incorrects sont des hommes graves,
sérieux, convaincus. Grecs dégénérés, mais encore
grecs, ils ont conservé quelque chose des hautes qua-
lités de leur race. Leur dédain des biens de la terre
n'est pas sans noblesse. Leur imagination enfante des
êtres bizarres, mais d'une imposante majesté : ce Dieu
terrible, ce Christ Pantocrator, cette Vierge couronnée
et triomphante, la Panagia, ces ascètes desséchés, éma-
ciés et hagards, qui surgissent dans leurs grands man-
teaux blancs à larges bandes de pourpre, conservent
une noblesse simple, héritée de leurs ancêtres taillés
dans le marbre grec.
A quoi songent-ils ces saints si tristes? Ils méditent
peut-être avec regrets sur le grand mystère de cette vie
qu'ils n'ont pas comprise et qu'ils n'ont pas su trans-
mettre. Ils Ont négligé la réalité pour le rêve, qui con-
sole mal. Seule, devant les murailles d'or des palais
célestes, la Panagia leur apparaît dans sa raideur
imposante d'idole : elle siège sur un trône d'or constellé
49
voyage d'études
de pierreries, impératrice souveraine d'un monde fan-
tastique, le monde des extases et des hypostases.
Ici se révèle la qualité maîtresse de l'art bj'zantin, la
splendeur féerique des colorations. A Saint-Apollinaire le
Neuf, la Vierge porte une tunique et un manteau de
pourpre; l'Enfant est vêtu de blanc; le trône est vert, blanc
et or, le coussin orangé et or.
Rien dans nos plus belles cathédrales, dans nos palais
les plus somptueux ne peut donner une idée de la merveil-
leuse richesse d'une basilique byzantine entièrement vêtue
de mosaïques. Tout parait pauvre et mesquin comparé à
ces graves splendeurs, (i)
N'as-tu pas entendu, dans un beau concert de musique
classique, une œuvre de maître, exécutée par une réunion
d'artistes choisis ? N'as-tu pas senti un frisson délicieux
parcourir tout ton être, aux accents de cette grande voix
collective, l'orchestre, qui tantôt vibre avec puissance,
tantôt murmure tout bas quelque pure mélodie ? Sa dou-
ceur n'est jamais fade, mais reste nerveuse, et sa vigueur
contenue n'est jamais violence brutale. Ainsi dans les
mosaïques byzantines ; sur la splendeur des fonds d'or, les
couleurs les plus éclatantes et les feux des pierreries sont
comme voilés de mystère, ils chantent dans la pénombre,
sotto voce. Rien de criard, rien de clinquant, rien qui
ressemble au luxe vulgaire de l'art turc ou de l'art
moderne.
Et de ces colorations à la fois si fortes et si douces, de
ces bleus sombres, profonds comme une nuit d'été semée
(i) VioUet-le-Duc s'est montré singulièrement injuste pour ce genre
de décoration où la couleur joue le principal rôle. Dessinateur
savant, esprit clair, ami de la précision et de la logique, il a
résisté au charme de ces émaux, à l'émouvante harmonie de ces
colorations orientales. Il reproche aux mosaïques de ne pas
s'accorder avec la pierre et de faire oublier les lignes de la
construction. Mais cette observation ne serait-elle pas plus juste
encore, si on l'appliquait à léclat hypnotisant des vitraux? La
mosaïque ne doit pas être employée en petites taches isolées,
mais lorsqu'elle recouvre entièrement l'intérieur d'un édifice,
l'effet est prodigieux.
5q
RAVENNE
d'étoiles, de ces bleus pâles de turquoise mourante, de ces
laiteux blancs d'opale, de ces verts tendres ou austères,
de ces pourpres, couleur de vieux vin, qui brillent discrète-
ment, semblables à des fleurs rares, dans l'éclat amorti
des vieux ors, de tout cela se dégage une impression
grave, austère, pénétrante, qui vous enivre comme un
parfum.
Oublie donc les incorrections du dessin, ne vois plus que
la couleur, et l'art byzantin t'apparaîtra comme le rêve
grandiose d'un poète d'Orient, comme la vision troublante
d'une imagination pieuse qui s'abîme et se noie dans la
contemplation de l'iniini.
Madame Milliet à son fils
m Octobre 68.
Je viens de recevoir ta lettre de Ravenne, cher enfant, on
voit que tu es fatigué, que tu as porté une malle trop
lourde, qu'il pleut, qu'il y a bien longtemps que tu es seul
dans de mauvaises auberges, pas bien portant peut-être...
Je voudrais te savoir avec un rayon de soleil et quelqu'un
à qui parler.
Nous allons au Louvre deux fois par semaine, je ne puis
te dire si ce que fait Louise est bien, tout ce que je sais
c'est qu'elle s'applique tant qu'elle peut et s'y donne tout
entière. Lorsque, au bout de deux heures, je lui dis cpi'il
faut partir, elle me regarde d'un air étonné, elle s'imagine
que nous venons d'arriver.
y\
IV
SÉJOUR A FLORENCE
OCTOBRE 1868
LA CHAPELLE DES ESPAGNOLS. — ANDREA PISANO. — GHIBERTI.
— DONATELLO. — MASACCIO. — FILIPPO LIPPI . — GHIRLAN-
DAJO. — BOTTICELLI. — LETTRES DE LOUISE.
b'3
IV
SÉJOUR A FLORENCE
OCTOBRE 1868
La Chapelle des Espagnols. — Andréa Pisano. — Ghiberti.
— Donatello. — Masaccio. — Filippo Lippi. — Ghirlandajo.
— Botticelli. — Lettres de Louise.
Pùul M. à sa sœur Louise
Florence, octobre 68.
Me voici de nouveau à Florence au milieu de mes amis
les Primitifs, et heureux comme un poisson dans l'eau.
Giotto a formé de nombreux élèves, moins grands que lui,
mais encore bien intéressants. Ce sont eux qui ont couvert
de leurs peintures la Chapelle des Espagnols à Sainte-Marie-
Nouvelle. Leur programme est très curieux pour l'histoire
de l'enseignement. Il y a là quatorze figures allégoriques,
représentant les Sciences que l'on étudiait alors, et à leurs
pieds un savant célèbre. Te l'avouerai-je, quelques-unes de
ces célébrités je ne les connais guère que de nom. Serions-
nous moins instruits que les gens du moyen âge?
Dans la même chapelle, d'autres peintures rappellent les
controverses théologiques qui passionnaient alors le peuple
tout entier : Peut-on gagner le ciel en s'en tenant aux
anciens dogmes de l'Église, ou bien faut-il se soumettre
respectueusement aux dogmes récents? Cela ne te tour-
55
çojyage d'études
mente pas outre mesure, mais c'est le dernier avis que
soutenait l'Inquisition par les moyens persuasifs que tu
connais. — Des brebis couchées aux pieds du pape Benoit XI
figurent les crojants. Ces chiens tachetés de blanc et de
noir, ce sont les Dominicains, domini canes (calembour
latin) ; ils triomphent de l'hérésie représentée par des loups
qu'ils mordent à belles dents. Les dévots n'ont d'ailleurs
jamais perdu l'habitude de déchirer leur prochain.
Au second plan, voici une fête champêtre : quelques
naïves fillettes dansent en se tenant par la main, aux sons
d'une musette rustique. Quatre belles dames assises devant
un bosquet figurent les Plaisirs de la vie, et, tandis que de
mauvais gamins, grimpés aux arbres, se régalent de fruits
probablement défendus, saint Pierre, l'aimable portier du
Paradis, invite à entrer une troupe d'enfants dociles que
deux anges couronnent de fleurs. Plus haut entin, le Père
Éternel, avec le trône et un tas d'accessoires célestes, la
Madone, l'Agneau, la Colombe, toute la famiUe.
A mon sens, ces compositions touflfues et compliquées
ne valent pas la claire simplicité des fresques de Padoue.
La richesse exubérante de l'invention caractérise, il est
vrai, l'art de la Renaissance où la vie déborde, mais le
génie de Giotto, comme celui des Grecs, consiste à simpli-
fier, à dire ce qui est nécessaire, rien de plus. C'est un art
que je ne possède pas encore et cette lettre t'en donne la
preuve.
Paul M. à sa mère
Florence.
Parmi les maîtres primitifs que j'étudie cette année il en
est un pour lequel j'ai une admiration et une prédilection
singulières, c'est Andréa Pisano, le grand sculpteur, le
contemporain et l'ami de Giotto, l'auteur de la première
porte du Baptistère, où dans 20 compartiments en forme
de losanges quadriiobés, il a raconté la vie de saint Jean, (i)
(i) Il y travailla 9 années et la termina en i33o.
56
SEJOUR A FLORENCE
Les fonds sont d'ordinaire tout unis, c'est alors la suppres-
sion de l'idée de lieu; ailleurs quelques détails d'architec-
ture ou de paysage sont indiqués, mais avec une concision
vraiment sculpturale, selon les véritables lois du bas-relief.
Les sujets choisis par Andréa ont été mille fois traités
depuis; jamais avec une pareille puissance.
L'une des plus belles compositions représente la mort du
Précurseur. Il est à genoux, la tète baissée, résigné. Le
bourreau se dresse sur la pointe des deux pieds, pour le
frapper de sa lourde épée, dans un mouvement d'une éton-
nante justesse. Il faudra attendre plus de cent ans, avant
qu'un artiste sache créer une figure aussi savamment
construite que celle de ce bourreau. Giotto lui-même n'a
pas atteint cette science des proportions, de l'anatomie et
de l'équilibre du corps humain, cette largeur puissante et
ferme. Deux soldats, qui observent la scène du meurtre,
se reculent avec un instinctif mouvement de pitié. En ce
temps-là les soldats avaient horreur de verser le sang
innocent; c'est admirable! (i)
La première porte du Baptistère excita à Florence un
enthousiasme bien mérité et Andréa fut chargé de décorer
de bas-reliefs en marbre le Campanile de Giotto. Le très
beau programme élaboré par les deux amis a si peu
vieilli qu'il pourrait être encore proposé de nos jours à
des artistes. C'est une sorte d'histoire abrégée de la civi-
lisation, les premières découvertes, le Commerce, l'Agri-
culture, etc..
Dans le bas-relief qui représente la Sculpture, rien n'est
plus touchant que de voir avec quelle gravité émue, avec
quel sentiment de la dignité de son art, le sculpteur
mesure le coup de son maillet sur le ciseau qui taille
dans le marbre un jeune corps. Cet enfant ébauché, encore
à demi caché dans le giron paternel, l'artiste semble le
créer de sa propre substance.
Au-dessus de cette série, sept bas-reliefs figurent les
Sacrements. Par une bizarre coïncidence, après en avoir
(i) L'artiste leur a prêté ses propres sentiments, afin de les
suggérer au spectateur.
5;
K^oyage d'études
fait quelques dessins, je relisais un soir le beau poème de
Schiller, la Cloche, et les vers du poète me semblaient
être une description exacte des bas-reliefs d'Andréa Pisano.
Dans ces deux chefs-d'œuvre, le thème est en effet le*
même; c'est qu'il est de tous les temps : les cloches du
Campanile ne sonnent-elles pas pour toutes les joies et
pour toutes les douleurs de la vie? Ici, point d'allégories
recherchées, c'est l'homme même que le grand sculpteur
va nous montrer « depuis le jour solennel où l'enfant
bien aimé s'éveille à la lumière du jour, jusqu'à l'heiu'e
sombre où commence ce dernier sommeil dont personne
ne s'est réveillé ».
Voici le Baptême : un jeune père tient son enfant sur les
fonts baptismaux, tandis qu'un moine au visage énergique
et grave verse l'eau sainte. Plus loin, un homme d'âge
mûr donne l'onction du Saint Chrême; il se tient debout,
pensif, en face de l'enfant et semble prévoir l'avenir :
« Les heures joyeuses ou sombres de ta destinée sont
encore cachées dans les voiles du temps, mais l'amour de
ta mère veille avec de tendres soins sur ton matin doré. »
Et la mère écoute naïvement les mystérieuses paroles,
vaguement émue, devinant avec son cœur ce que son
ignorance ne comprend qu'à demi. L'enfant est sérieux
déjà, comme s'il avait conscience que cette main, posée
sur son jeune front, cherche à y faire sui'gir la pensée.
Je ne connais guère qu'une œuvre moderne qui
puisse rivaliser avec celle-là pour la simplicité solen-
nelle et le sentiment profond des mystères de la vie,
c'est la Greffe de François Millet, L'acte si ordi-
naire du paysan a fait songer l'artiste philosophe.
L'aigre sauvageon poussera et deviendra un grand
arbre, et il portera de doux fruits... et, à cette pensée,
la mère reste songeuse, avec son enfant dans ses
bras. La Greffe, n'est-ce pas le vrai symbole de l'édu-
cation ?
58
SEJOUR A FLORENCE
J'ai exprimé la même idée dans les vers suivants :
Le paysan qui trouve un sauvageon robuste,
Veut de ses fruits amers corriger l'àpreté.
Par quel rayonnement divin de la Bonté
La greffe en fera-t-elle un savoureux arbuste ?
La femme est là, debout, qui regarde... Elle sent
Que son homme accomplit quelque chose d'auguste,
Un espoir d'avenir germe en son àme fruste :
La mère dans ses bras a serré son enfant.
Puisse-t-il être fort, être bon, être juste !
Or un peintre qui fut à la fois simple et grand,
Prenant l'émotion, dans sa couleur l'incruste.
Je n'ai point consulté les archives, mais je crois
pouvoir affirmer sans crainte qu'Andréa Pisano n'a
pas sculpté le bas-relief du Mariage et ne l'a même
pas inspiré. L'artiste, — je le soupçonne d'être
quelque barbare venu du Nord, — a vu le compère
son voisin passer l'anneau au doigt de la commère
sa voisine. La scène lui a paru drôle, et il a voulu
nous faire rire en la racontant. Oh, lui aussi, il a
observé les réalités de la vie, mais il les a vues par
le petit côté, vulgaire et bas, incapable qu'il était de
s'élever à une idée générale. Au milieu de ces œuvres
de grand style, il a osé placer une scène de genre,
de goût flamand. Les figures entassées en désordre
débordent sur l'encadrement; les personnages sont
des portraits, mais laids et d'un caractère trivial.
Lorsque le même artiste nous montrait la boutique
d'un potier et quelques ménagères venant marchander
des vases, le naturalisme était mieux à sa place, mais
ici c'est le Mariage, sujet éternellement jeune, charmant
et grave; les drôleries réalistes y font triste figure.
59
voyage d'études
Paul M. à sa sœur Louise
Je t'envoie deux grandes photographies des portes de
Ghiberti et je te conseille de les étudier avec soin. Les com-
positions sont comprises plutôt comme des tableaux que
comme des bas-reliefs et, en les grandissant, on pourrait
faire de superbes tapisseries.
C'est en 1407, à la suite d'un concours, que Ghiberti,
âgé de 23 ans, fut chargé d'exécuter la première de ces
portes, celle qui devait déjà rivaliser avec le chef-
d'œuvre d'Andréa Pisano. DonateUo n'avait encore que
18 ans, et en cette même année naissait Masaccio, on
pourrait dire naissait l'art moderne. En ce temps-là les
artistes avaient le désir de bien faire et non de gagner
de l'argent le plus rapidement possible. Ghiberti tra-
vailla 25 ans à ses portes (de 1407 à i432) et il se fit
aider par 19 sculpteurs. Le bon public, qui admire en
passant et de confiance une de ces œuvres conscien-
cieuses et fortes, est persuadé qu'il l'a très sérieusement
étudiée, quand il l'a regardée pendant dix minutes. Bien
peu de gens ont le respect de ces merveilleux travaux,
dans lesquels un homme de génie a mis sa pensée, son
cœur et le meilleur de son être.
Dans le bas-relief du Christ an milieu des docteurs, je te
signale la Vierge debout; elle est charmante, drapée avec
une élégante recherche, avec une grâce bien florentine, qui
peut rivaliser avec les plus jolies terres cuites de Tanagra.
Je voudrais en avoir un moulage séparé.
Tu trouveras dans le Baiser de Judas des détails intéres-
sants pour l'histoire du costume, ou plutôt pour l'histoire
de l'idéal. L'accoutrement pseudo-romain d'un élégant petit
soldat annonce des modes qui seront en faveur deux siècles
60
SEJOUR A FLORENCE
pins tard; son abondante et longue chevelure servira de
modèle aux prétentieuses perruques de Louis XIV, qui en
seront la caricature.
Dans la scène des Saintes femmes an tombeau, remarque
que les Apôtres placés au fond sur un balcon sont trop
grands pour l'architecture. Ghiberti ne connaît pas encore
les lois de la perspective que Brunelleschi va bientôt décou-
vrir et enseigner. Cependant cette unité de proportions
entre les personnages et l'architecture, c'est ce même
Ghiberti qui va la trouver et qui en donnera d'admirables
exemples dans la troisième porte du Baptistère.
Ici chaque battant est divisé en cinq grands panneaux
rectangulaires, disposition plus heureuse que les losanges
quadrilubés, parce qu'elle offre à l'artiste des surfaces plus
larges, dans lesquelles les compositions peuvent se déve-
lopper plus librement.
L'influence de l'art antique que Ghiberti avait étudié avec
passion, est facilement reconnaissable dans celte œuvre, si
originale pourtant.
Une règle généralement admise, mais contre laquelle
Michel-Ange a protesté aussi bien que Ghiberti, c'est
l'unité rigoureuse du sujet figuré dans un seul cadre.
C'est là une pure convention. Quoi ! nous aurions le
droit de dérouler, dans une série de dessins ou de pein-
tures, une longue histoire, mais chaque scène devrait
être présentée en tranches distinctes, séparées par des
divisions apparentes : Une moulure, un pilastre, ou un
ornement devrait toujours s'interposer, comme un
entr'acte, entre les parties successives de l'action ! (i)
A mon sens, Ghiberti, dans chacun de ses panneaux
décoratifs, a parfaitement respecté l'unité du sujet. Les
différentes scènes d'un même drame se succèdent libre-
(i) La méthode de Ghiberti, comme la doctrine de M. Bergson,
cherche à rendre sensible la continuité de nos idées.
61 Italie. — 4
çqyage d'études
ment à travers un seul paysage, mais dans leur enchaî-
nement logique. U Expulsion du Paradis par exemple,
n'est-elle pas le dénouement tragique qui suit la chute de
l'homme ; et le péché n'a-t-il pas été prévu et voulu par
Dieu, dès le moment de la Création d'Adam et d'Eve?
Ces scènes ont entre elles des rapports de cause à effet,
l'unité de l'action est complète, et justifie l'unité de lieu.
Un second reproche a été adressé à Ghiberti : Cer-
taines figures, presque en ronde-bosse, 'Sortent du plan
qu'elles devraient décorer. Il faut du moins remarquer
avec quel art les saillies ont été ménagées selon l'éloi-
gnement des figures. On trouve aussi ces bas-reliefs
trop pittoresques, et nos pédants historiens ont la pré-
tention d'enseigner au maître ce qu'il .aurait dû faire.
Pour moi, les portes du Baptistère étant ainsi, je les
trouve bien, je m'en contente; on se contenterait à
moins. Si, voyant un lévrier, vous trouvez qu'il a les
jambes trop longues, et voyant un chien basset, vous
dites qu'il a les jambes trop courtes, cela prouve sim-
plement que vous ne comprenez pas ce que c'est que le
caractère. Ne songez pas à des corrections impossibles !
Cet aspect nécessaire, inchangeable, est celui des véri-
tables créations artistiques. L'œuvre s'impose ; ses
défauts, si elle en a, font si bien partie intégrante d'elle-
même, qu'on ne peut les corriger sans qu'elle cesse
d'être.
Nos modernes réalistes me semblent avoir aussi une
horreur excessive de la tournure renaissance. Ils ont
raison, lorsque c'est une formule apprise, un manié-
risme, mais le rythme des lignes a pourtant son charme.
L'interdire absolument serait se tromper, comme ceux
qui reprochent aux poètes de parler en vers.
6a
SEJOUR A FLORENCE
Si Ghiberti n'avait pas débuté chez un orfèvre, son
talent aurait eu peut-être encore plus d'ampleur et de
liberté, mais avec moins de finesse et de précision. S'il
n'avait pas étudié la peinture et la perspective, ses
reliefs auraient peut-être été conçus dans des données
plus sculpturales, mais nous ne posséderions pas les
chefs-d'œuvre qu'il a créés.
Un élève fera bien d'éviter la recherche excessive du
pittoresque en sculpture, comme aussi dans la peinture
un aspect trop sculptural, mais il faut faire une distinc-
tion entre les conseils que donne un sage professeur à
des commençants et l'appréciation des chefs-d'œuvre
qui échappent à cette grammaire et à cette rhétorique
d'écoliers.
Il faut s'efforcer de comprendre les maîtres, il faut les
étudier, les respecter, les aimer ; mais il faut aussi se
garder d'ime admiration aveugle. L'art, même aux plus
belles époques, reste l'art d'une époque ; il répond à
des idées, à des mœurs, à des croyances qui ne sont
plus les nôtres. Malgré l'importance indéniable des
génies individuels, on ne peut oublier les influences qu'ils
ont subies, le milieu dans lequel ils ont vécu. — (Bon !
voilà que je parle comme M. Taine, dont la théorie me
semble pourtant exagérée). — N'essayons pas de refaire
ce qu'ils ont fait, nous n'y parviendrions pas.
4
Paul M. à sa sœur Louise
Florence, octobre 68.
... Donatello est un des maîtres à la fois les plus célèbres
et les plus discutés. Les uns l'admirent à cause de son rca-
63
voj'-age d'études
lisme, les autres malgré son réalisme. La Renaissance a été
un retour à l'étude directe de la nature et à la science des
réalités, aussi bien qu'à la recherche d'une beauté idéale.
C'est l'idée de choix qui a présidé à sa floraison, comme à
celle de l'art antique. Les tendances naturalistes et idéa-
listes ne sont donc point contradictoires ; toutes deux
s'opposent aux formules immuables et hiératiques des
Byzantins. Donatello représente très brillamment cet esprit
nouveau. Il constate les caractères individuels avec une
audace joyeuse; la fougue des mouvements donne à son art
une vie intense, quelque chose de violent, de passionné, de
dramatique, extrêmement moderne.
Tour à tour délicat et brutal, il a subi diverses influences,
et il a eu, parfois simultanément, plusieurs manières ; sans
les documents certains que nous possédons, on n'oserait
pas attribuer au même maître des œuvres de tendances si
opposées.
Donatello a beaucoup étudié la sculpture antique ; c'est là
qu'il a retrouvé les vrais principes du bas-relief : aussi cer-
tains connaisseurs le considèrent comme le plus grand des
sculpteurs modernes.
Tu admireras comme moi le Saint Georges dont je t'envoie
la photographie et qui ressemble un peu à Fernand. Il est
debout, tète nue et si fièrement campé sur les deux jambes
qu'en le voyant je me rappelais les beaux vers de Tyrtée
décrivant un hoplite grec : « Tenons-nous fermes et
d'aplomb, les pieds écartés, bien plantés en terre. Que les
dents mordent la lèvre, que les flancs du large bouclier
protègent en bas les jambes, en haut la poitrine et les
épaules. » Une sorte de chlamyde est nouée négligemment
sur l'épaule du jeune héros. Le regard direct et presque
provoquant a toute l'assurance du vrai courage.
Le David de bronze de Donatello est l'une des premières
statues où la forme humaine, si peu comprise au moyen
âge, ait été de nouveau présentée sans aucun vêtement.
C'est un jeune garçon florentin aux formes nerveuses,
maigres et un peu sèches, bizarrement coifi'é d'un grand
chapeau de paille. Ce réalisme-là, comme celui de Masaccio,
a été pour moi une révélation. J'ai compris que les caractères
64
SEJOUR A FLORENCE
individuels peuvent s'allier au plus grand style ; mais les
formes jeunes et belles étant tout aussi réelles que la lai-
deur, un artiste a bien le droit de les préférer et de les
choisir.
Même dans ses statues de saints, Donatello s'est
complètement affranchi des traditions béates et figées ;
il a fait des portraits fortement caractérisés, et cette
sincérité passionnée n'enlève rien à la largeur de son
style. Ce qui est peut-être un peu trop moderne, c'est
une sorte de fièvre qui agite tous ses personnages. Chez
lui, c'est bien la vie qui déborde; cette fierté d'allure,
cette furie d'exécution dont Donatello et Michel-Ange
ne sont pas- toujours maîtres, c'est le fond de leur tempé-
rament, la nature même de leur génie. Cela n'a rien de
commun avec la fausse fougue et la fausse fièvre de
certains modernes, (tels que notre romantique Car-
peaux). Si Donatello est le plus grand portraitiste de
cette époque, Ghiberti est plus poète, il compose mieux,
il sait mieux coordonner les scènes et reste plus égal à
lui-même. Chez Donatello, à côté de trouvailles admi-
rables, on rencontre des faiblesses et des exagérations
de violence qui refroidissent l'émotion.
Les bas-reliefs des deux chaires de l'église Saint-
Laurent, par exemple, nous montrent une recherche
excessive de l'expression dramatique. Les personnages
sont entassés confusément, c'est une cohue de gens qui
gesticulent et se démènent; les visages grimacent. Il
semble que l'artiste vieillissant fasse eff'ort pour étonner
encore le monde par son audace ; mais ces mouvements
outrés, ces expressions théâtrales me laissent froid, et
je songe alors aux gestes contenus, sobres et comme
inconscients, qu'Andréa Plsano a trouvés dans l'obser-
65 f' Italie. - 4.
çoj'age d'études
vation sincère de la vie et dans le sentiment profond
de son cœur.
Paul à sa sœur Louise
Florence.
... Ce que j'étudie de préférence dans l'art ancien, c'est ce
qui peut servir de modèle à l'art moderne. Benedetto da
Majano, ayant à faire le portrait d'Onofrio Vanni, a su
éviter l'emploi de nos désagréables piédouches; il a placé
son buste dans une niche, avec un large cartel portant une
inscription. La tète est laide et de type plébéien, mais
intelligente, pleine de finesse et de bonhomie. Nos sculp-
teurs devTaient s'inspirer de pareils exemples, au lieu
d'encombrer nos places des statues en pied de contem-
porains plus ou moins célèbres. Le pantalon, le chapeau ou
les bottines dun grand homme nous intéressent peu. Ce
que la postérité désirera connaître, c'est le visage et la tète,
cette boîte osseuse qui fut l'enveloppe d'un cerveau bien
organisé.
Je n'oublierai jamais l'impression profonde que j'ai
ressentie lorsque j'entrai pour la première fois dans un
sanctuaire vénérable, la chapelle des Brancacci, à
l'église del Carminé. Elle est pauvre et mal éclairée
cette petite chapelle, et pourtant, quand l'œil s'est
habitué à la demi-obscurité de ces murs noircis par la
fumée des cierges, surgit rayonnante la pensée immor-
telle de Masaccio. Le jeune artiste n'a pas terminé ses
admirables fresques, il est mort dans sa fleur, et cette
Un prématurée est à jamais regrettable. Pauvre et
méconnu, a-t-il du moins été soutenu dans sa tâche par
la joie de créer un chef-d'œuvre? A-t-il eu pleine con-
science de la révolution profonde que son génie allait
produire dans l'art moderne? Il faut l'espérer
SEJOUR A FLORENCE
Masaccio le premier a donné l'exemple d'un accord
parfait entre l'observation savante de la réalité et cette
puissance de vision intérieure qui donne la vie à une
scène légendaire. Le peintre en va fixer une image
durable par une sorte de création.
Ils le savaient bien ces grands maîtres de la Renais-
sance qui tous, à commencer par Michel- Ange, sont
venus en pèlerinage dans l'humble chapelle, et qui y
sont restés de longues heures, dans une contemplation
respectueuse. Ils écoutaient et méditaient ce que disent
ces vieilles murailles, qui enseignent si bien la simpli-
cité, la conviction et l'honnêteté artistiques.
C'est là que, pour la première fois, j'ai appris qu'il existé
un grand et beau naturalisme, aussi éloigné de la vulgarité
mesquine ou grossière que des pompeuses conventions aca-
démiques, un naturalisme qui dit fortement la vérité, sans
adoucissements ni réticences, mais qui sait choisir les traits
essentiels et négliger le reste. Ce réalisme-là ne ressemble
guère à celui des petits Flamands, dont l'observation méti-
culeuse et tatillonne furète curieusement dans la nature
pour en rédiger un trop complet procès-verbal. Pour eux la
beauté ne compte pas. La noblesse de la forme humaine
leur est inconnue, et ils ne se doutent pas, les malheureux,
à quel point ces vilains bonshommes, dont ils étudient
avec tant de zèle les rides et les verrues, restent disgracieux,
dégingandés et mal bâtis.
Lorsque, par la pensée, j'imagine un tableau flamand
égaré au milieu des nobles fresques italiennes, il me semble
voir un canard qui barbote à côté des cygnes, (i)
Pour Masaccio le dessin n'est pas seulement un contour,
(i) Les admirations exclusives sont permises, utiles même, chez
un jeune artiste ; elles seraient un défaut chez un historien de
l'art. J'ai appris depuis lors qu'il y a plusieurs manières de bien
peindre, comme il y a plusieurs sortes de beauté.
67
voj'age d'études
mais l'entente sculpturale des formes. 11 distribue les ombres
par larges masses qui déterminent les grands plans. Un
statuafre pourrait modeler d'après ces figures si bien
construites.
Compare l'Adam et Eve de Van Eyck, ou bien les espèces
de vilains singes auxquels Rembrandt a donné ces noms, à
la fresque de Masaccio, si simple et si belle, si émouvante
par l'expression vraie du désespoir que Raphaël s'en est
souvenu dans les Loges du Vatican. Admire la hardiesse du
raccourci dans la figure de cet ange inexorable qui descend
du ciel et dont l'épée flamboyante montre au genre humain
tout entier le dur chemin de la vie.
Paul M. à sa mère
Masaccio travaillait aux fresques del Carminé, quand
Filippo Lippi, jeune moine qui venait de prononcer ses
vœux, lui demanda des leçons de peinture. Ce novice était
un franc luron qui ne tarda pas à s'échapper du couvent.
Fait prisonnier par des corsaires, il ne revint à Florence
qu'après mille aventures et mille fredaines.
Un jour Cosme de Médicis, pour l'obliger à terminer un
travail commencé, imagina de l'enfermer sous clé. Filippo
coupa les draps de son lit et s'échappa par la fenêtre pour
aller rejoindre sa belle.
Les religieuses de Prato ayant commandé au jeune moine
un tableau d'autel, il ne pouvait se passer de modèle pour
sa Madone et obtint de faire poser une charmante novice
nommée Lucrezia Buti. Un jour la jeune fille demanda dévo-
tement la permission d'aller voir l'exposition de la ceinture
de la Vierge. Mais l'ingénue ne revint pas, s'étant laissée
enlever par ce païen de Filippo. Un pape indulgent les
libéra tous deux de leurs vœux; ils auraient pu s'épouser,
mais on prétend que le peintre, jaloux de sa liberté, préféra
ne pas profiter de la permission. De cette union libre naquit
Filippino, artiste de grand talent, qui termina les fresques
commencées par Masaccio.
Je ne t'aurais pas raconté cette anecdote scandaleuse, si
je ne la trouvais tout à fait symbolique : elle me semble
68
SEJOUR A FLORENCE
résumer l'histoire de l'art religieux à l'époque de la Renais-
sance. Et puis Filippo Lippi est un grand peintre; il a
poussé si loin l'analyse du clair-obscur dans ses délicates
demi-teintes, que quarante ans à l'avance, il fait pressentir
Léonard de Vinci.
Si tu veux connaître les traits de Lucrezia Buti, je t'envoie
sa photographie ; cette Vierge des Uffizi est son portrait
ressemblant, nullement idéalisé. Elle a le front grand et le
bas du visage très tin, avec une mine futée, moqueuse et
pas très franche. Son élégant costume, le voile léger,
arrangé avec art dans sa coquette coiffure, tout cela était à
la dernière mode, tout cela, — son histoire surtout, — devait
donner bien des distractions aux jeunes florentines en
prière. L'enfant Jésus est un bon gros bébé, mais le petit
saint Jean m'a tout l'air d'un espiègle plein de malice
comme le peintre son père; sa gentille et rieuse frimousse
n'a rien d'édiflant...
Ghirlandajo est le véritable héritier de l'art de Masaccio.
Dans ses belles fresques de Sainte-Marie-Nouvelle, il a
peint des sujets religieux et les a traités d'une manière
admirable, mais ce qui n'est pas moins intéressant pour
nous, ce sont les groupes de nombreux personnages con-
temporains qu'il a su y introduire. Voilà des portraits !
C'est vraiment toute une époque qui ressuscite. Ces gens-là
ont une telle intensité de vie qu'on croit les avoir rencon-
trés dans la rue, on les connaît, on va leur adresser la
parole. Le dessin de Ghirlandajo est du plus grand style;
le modelé ferme, simple et large ; les colorations forment
un ensemble très harmonieux dans sa sobriété ; ce sont des
tons de feuilles mortes ou bien de beaux cachemires des
Indes. Au fond, des boiseries en vieux chêne avec quelques
fines arabesques d'or.
Quand tu viendras à Florence, c'est cet art-là que je te
conseillerai d'étudier, plutôt que celui du tendre et maniéré
Botticelli. Ne fais pas comme moi. Te l'avouerai-je, je me
suis laissé séduire par ce charmeur, contre lequel M. Perrin
m'avait pourtant mis en garde. Comment résister ? Elles
sont si exquises ses longues femmes maigres, au doux sou-
rire attristé ! Leur grâce mélancolique m'a fait oublier
çoj-age d'études
qu'elles ne sont pas toujours bien correctement construites
et qu'elles négligent parfois de se tenir d'aplomb.
Paul M. â sa sœur Alix
Florence, octobre 68.
... Pour cette fois, mon intention était d'étudier unique-
ment les maîtres primitifs, mais je suis déjà bien tiraillé,
bien indécis. Je ne sais pas ce que ce sera à Rome. Comme
j'ai eu raison de ne pas aller à Venise ! Il y a des moments
où je suis un peu las de copier des dessins d'enfants ;
Michel-Ange, qui a déjà tourné la tête à tant de gens, n'a
pas encore fini. — D'autres fois je me souviens de Phidias,
et il faut un peu l'oublier, si l'on veut admirer la Renais-
sance sans restrictions. Auprès des Grecs, tout cet art
florentin semblerait un peu tourmenté dans sa grâce, incor-
rect même, malgré toute sa science.
Voilà ce que me dit ce Monsieur en habit noir qui
s'appelle le Bon-Goùt. Je vois tout cela, mais j'avoue que la
grâce l'emporte. — Les Florentins sont les uns si naïfs dans
leur manière, si charmants dans leurs fautes, les autres si
fiers et si nobles dans leur emphase, ils ont tant de jeu-
nesse, d'élan, de vie que je me laisse séduire malgré Giotto,
malgré Phidias et malgré Minerve. Cependant si j'arrive
devant ce beau bronze qu'on nomme VIdolino, alors, comme
en face des frontons du Parthénon, Michel-Ange me semble
un géant malade, noblement exalté par la fièvre. Sa fougue,
son âpre génie, sa douleur tragique ne valent pas la séré-
nité grecque.
Tu le vois, je suis toujours le même esprit flottant et
inquiet, toujours en quête du mieux, n'acjmirant que d'un
œil et ne sachant m'arrêter à rien. Entre Giotto et Michel-
Ange, il y a un abîme; eh bien, je suis au fond ; je grimpe
tantôt à droite, tantôt à gauche, perdant en continuelles
hésitations tout le fruit de mes études.
Dis à maman que je me porte à merveille ; elle a eu grand
SEJOUR A FLORENCE
tort de s'inquiéter ; ma lettre de Ravenne était celle d'un
individu embêté par la pluie et les Byzantins, mais pas
malade du tout.
Louise M. à son frère
Paris, novembre 1868.
A la ferme des Échelles nous avons eu beau temps. Je
crois que, si j'y étais restée quelques jours de plus, j'aurais
lini par adopter l'accent et les manières de parler de ces
braves gens, ce qui choquerait fort M. Carré.
Figure-toi qu'il me demandait si j'avais lu Tacite. Mainte-
nant qu'il connaît son Tacite à fond, il ne lit plus les jour-
naux ; tous les actes politiques qu'on peut imaginer sont
là-dedans, (i) — Il m'a proposé de faire un ouvrage sur la
relation des monnaies grecques et de leur valeur; surtout il
ne faut pas que je parle de cette idée, on me la volerait.
Il me parle d'un tas de choses qui ne sont pas utiles du
tout, par exemple, que Cicéron mettait toujours le
subjonctif, parce qu'il avait un caractère indécis, etc..
Enfin il est très intéressant, mais trop savant pour moi.
Il croit toujours qu'il a affaire à une grande personne
très instruite, et il se trompe.
Je voulais aussi te demander ce que c'est que Bréra, si
c'est une ville ou un homme.
Madame Milliet à son fils
Paris, novembre 68.
Louise va le raconter la visite de M. Perrin, et moi
j'éprouve le besoin de te dire tout le plaisir qu'elle m'a
fait. Il faut que Louise soit aussi naïve qu'elle l'est pour
n'avoir pas la tête un peu montée par tous les éloges
(i) Comme Beulé, le savant professeur remarquait de nombreuses
analogies entre les mœurs de la décadence romaine et celles
du second empire.
71
voj^age d'études
qu'il lui a donnés : « Vous avez tout à fait le sentiment
des anciens maîtres. » — Son enfant Jésus d'après Luini :
« Ravissant 1 c'est du Luini tout pur. » — Pour ses têtes
d'après nature, le petit Julien : « Il a du caractère, une
faute de dessin. » Mais celui de Rose : « Très bien
dessiné, parfait, très ressemblant! Il en est sûr. » — Ses
compositions ? Ce qui l'a le plus intéressé, c'est sa Vénus
animant la statue. Il est resté au moins un quart dheure à
la considérer : « Charmant, ravissant ! » Quelques objec-
tions cependant que Louise te dira.
Pour moi je te donne mon impression; je le l'avoue,
j'en suis un peu éblouie, grisée, mais je le dis à toi seul
el ne lai point laissé voir.
Parlons de toi maintenant. M. Perrin te félicite de
n'avoir pas été à Venise. Ensuite et à deux reprises :
« Madame, quand votre lils sera de retour, surtout qu'il ne
mette pas les pieds dans un atelier autre que le' sien, et
pas de camarades ! On reconnaît de suite leur influence. »
— Je n'ai pas osé lui dire que ton ennemi intime c'était
toi-même, car c'est bien plus grave; on met un ami à la
porte, mais quand la contradiction est en soi-même,
comment faire ! Il n'y a qu'un moyen, ce me semble,
mettre irn des deux soi à la porte.
Tu es loin de l'exclusivisme de M. Perrin. Je me suis
attiré son courroux par une réponse maladroite. Il disait
à Louise : « Ne regardez pas les coloristes I » — Et Louise
de répondre qu'elle ne les aimait pas du tout. — Là-dessus,
j'ai la bêtise de dire : « Elle les aime si peu qu'elle ne voit
même pas les beautés de leurs œuvres. » — Les petits
yeux gris de M. Perrin s'allument et lancent des éclairs,
SCS lèvres disparaissent : « Madame, il n'y a rien à voir dans
les coloristes, rien à y chercher, ce n'est qu'une
enveloppe ! » Je me le suis tenu pour dit.
Louise M. à son frère
Novembre 1868.
M. Perrin est venu chez nous, c'est bien beau de sa part.
Il a d'abord regardé mon Hercule et Antée et m'a montré avec
SEJOUR A FLORENCE
le compas des fautes d'aplomb. Mes (leurs d'après nature
lui ont beaucouiî plu, il a dit que c'était fait simplement,
qu'on voyait que je n'avais pas copié de modèles de fleurs ;
il a cependant trouvé quelqpies verts un peu louches.
Ensuite venait un àne d'après un plâtre ; il a trouvé la tête
bien dessinée : « C'est là le principal, on doit toujours
dessiner les têtes mieux que le reste. »
Une Descente de Croix d'après Fra Angelico ; il est tombé
en extase et a dit que j'avais l'esprit des maîtres primitifs.
Mais ses yeux étant tombés sur la gravure de la Loge
de Raphaël que j'ai copiée, il s'est écrié que c'était très
dangereux de copier un modèle gravé grossièrement et
brutalement, tandis que l'original était fin et délicat. — De
mes compositions, c'est celle de Vénus qu'il aime le mieux,
sauf que le Pygmalion est un peu jeune. En somme, il m'a
fait plus de compliments qu'il ne m'a trouvé de défauts.
Maman lui a demandé une recommandation pour que je
dessine au Louvre, mais il a dit qu'il était bien peu connu.
Maman n'a pas osé insister. — Il nous a parlé d'Orsel pour
lequel il a une véritable vénération et qui, prétend-il,
lorsqu'il dessinait les lions du Jardin des Plantes, les avait
domptés.
Je te dirai aussi que nous avons eu une composition de
style : l'Enfant et l'Ange gardien. Mon ange a fait un
magnifique sermon à l'enfant. Tu l'aurais trouvé un peu
long et embêtant, et tu en aurais retranché la moitié. Je
crois bien qu'au fond c'eût été mieux, mais j'aurais bien
crié. J'ai été première.
Adieu, mon cher maître, car c'est à toi que je dois les
compliments que j'ai reçus.
Madame Alix Payen à son frère
Novembre 68.
... Julien Plissonnier a vu les dessins et compositions de
Louise. Il ne lui a pas marchandé les éloges. Il est véritable-
ment étonné, ébahi d« ce qu'elle a fait...
Dimanche nous dînions chez maman avec Fanny et
73 Italie. — 5
çoj'age d'études
Maa-ia (de la Colonie); l'on a parlé des femmes; de leur
éducation, la discussion était très animée. Louise a très
bien dit son mot, toujours d'un air tranquille. Quant à
Fernand, il a des femmes une singulière idée. Du reste
celles qu'il a fréquentées ne pouvaient pas lui donner une
opinion juste. Il a beau avoir connu beaucoup de femmes,
il ne connaît pas les femmes, c'est toujours la même qu'il
a vue...
Madame Milliet à son fils
Novembre 68.
... On enterre aujourd'hui Rothschild, demain Rossini,
Berryer est fort malade, Lamartine aussi. Les grands
hommes du siècle s'en vont; que les jeunes se dépêchent!
V
ASSISE ET ROME
NOVEMBRE 1868 — JANVIER 1869
ASSISE. — ALLÉGORIES. — ROME. — RAPHAËL. — MOSAÏQUE DE
SAINTE-PUDENTIENNE. — LETTRES DE LOUISE
.</
V
ASSISE ET ROME
NOVEMBRE 1868 — JANVIER 1869
Assise. — Allégories. — Rome. — Raphaël. — Mosaïque de
Sainte-Pudentienne. — Lettres de Louise.
Paul M. à son père
Assise, novembre 68.
J'ai voyage dans le même compartiment que trois jeunes
aristos tout frais sortis de quelque jésuitière. Ah ! qu'ils
avaient bien prolité des excellents principes inculqués par
nos Révérends Pères ! L'un d'eux racontait avec maints
détails cyniques ses précoces fredaines, dont il semblait
très fier. Et comme son père avait exigé qu'il notât très
exactement toutes ses dépenses, son calepin portait certains
frais ingénieusement inscrits sous cette rubrique à double
entente : « Œupres; sans préciser, disait-il, s'il s'agissait de
bonnes œuvres ou d'œuvres de chair, car il ne faut jamais
mentir! »
Mon expérience n'est pas bien longue, mais j'ai toujours
remarqué que l'immoralité et l'hypocrisie sont en raison
directe de la dévotion,... chez les catholiques du moins, car
je me plais à le reconnaître, mes amis, qui sont très
religieux, restent pourtant les plus loyaux et les plus
honnêtes garçons que je connaisse.
77
voyage d'études
Paul à sa mère
Assise, novembre 68.
Me voici à Assise, la patrie de saint François. Ce doux
illuminé excita de son vivant un indescriptible enthou-
siasme et sa vie devint promptement légendaire. Des séries
de peintures furent consacrées à célébrer celui qu'on a
surnommé le Patriarche de la Démocratie.
Ce fut seulement après quelques folies de jeunesse que
François se décida à renoncer au monde. Un jour son
père, homme positif, l'accablait publiqpiement de reproches ;
le jeune exalté s'écrie qu'il ne veut plus rien devoir à ses
parents, rien conserver de ce qu'ils lui ont donné. Aussitôt,
en pleine place publique, il se dépouille de ses vêtements
qu'il jette à terre, et le voilà tout nu qui continue à
prendre le ciel à témoin. — De nos jours, semblable incar-
tade mènerait tout droit en police correctionnelle. Heureu-
sement l'évêque, qui passait par là, s'interpose ; il abrite
sous son manteau sacerdotal le jeune mystique, et protège
le fils rebelle contre la colère de son père.
Je ne sais pas s'il est très sage de proposer à l'adrai-
ration de la jeunesse des actes semblables, qui révèlent
un état maladif et contagieux. Mais d'autre part les
doctrines de saint François étaient une religion vrai-
ment nouvelle, religion sans haine, toute de tolérance
et de bonté. Assurément son amour pour la nature
contribua à donner aux arts une direction très heureuse.
Il étendait sa sympathie à tous les êtres, aux animaux,
aux plantes, au Soleil, à la Terre notre mère. On se
mit à contempler avec émotion ces merveilles, dédai-
gnées depuis de longs siècles et mal remplacées par
des symboles abstraits. Les yeux allaient enfin s'ouvrir
sur le monde réel.
J'oublie donc volontiers les hallucinations et les
extases du malade déséquilibré, et je lui sais un gré
78
ASSISE ET ROME
infini de sa tendresse pour tout ce qui respire, de cette
bonté qui se dévoue, de cette poésie qui apportait un
peu de joie et d'espoir aux pauvres gens de sa triste
époque.
Panl M. à sa sœur Louise
Assise.
J'ai été quelque peu déçu en voyant les grandes peintures
de Giotto dans l'église inférieure d'Assise ; elles sont loin
de valoir celles de Padoue. (i) Ces allégories célèbrent les
vertus de saint François, la Chasteté, Y Obéissance, et enfin
le Mariage du Saint avec la Pauvreté.
Aujourd'hui l'ingéniosité des intentions, la poésie même
et l'élévation de la pensée morale ne nous semblent pas
suffire pour constituer à elles seules un chef-d'œuvre de
l'art, et ici je ne trouve guère autre chose :
Sur un roc aride la Pauvreté se tient debout au milieu
d'un buisson d'épines. Elle est peu séduisante, ma foi!
maigre, laide et vêtue de sales haillons rapiécés. Le Christ
l'unit à saint François qui lui passe au doigt l'anneau
nuptial, tandis qu'un chœur d'anges et de fidèles assiste à
cette union mystique. Plus bas, au premier plan, un gamin
lance des pierres à la Pauvreté et un roquet aboie contre
elle. A gauche, un bon jeune homme, docile aux conseils de
son ange gardien, se dépouille de son beau manteau rouge
pour le donner à un vieux mendiant, tandis qu'à droite, un
jeune et élégant chasseur, rapace comme son faucon,
semble tourner en dérision cet acte charitable ; sourd aux
bons conseils, il s'apprête à suivre les traces de cet avare
qui serre une bourse contre son cœur.
L'allégorie de la Chasteté est un rébus amphigourique.
Défie-toi des critiques d'art et de leurs belles phrases : Ils
te parleront d'une vertueuse damoiselle renfermée dans
une haute tour d'ivoire que défendent des créneaux et des
màchecoulis. Pour moi, je n'ai vu qu'une femme assez
laide, assise à la fenêtre d'une minuscule tourelle, dans
(i) Elles semblent pour la plupart avoir été exécutées par ses
élèves.
79
çojyage d'études
laquelle elle ne pourrait pas se tenir debout. — Un peu plus
bas se penchent deux femmes, à demi cachées par des
remparts crénelés. Leurs noms sont inscrits au-dessus
d'elles, fort heureusement, sans cela j'aurais eu grand'peine
à deviner que c'est la Pureté avec la Force d'àme (Munditia
et Fortitiido). EUes présentent la lance et le bouclier à un
jeune néophyte nu qui, très humblement, lave ses péchés
dans l'eau bénite. A gauche, un saint guerrier tient une
discipline à lanières de cuir, tandis que saint François tend
la main à quelques fidèles qui montent vers lui. A droite, la
milice sacrée se porte à la défense de la citadelle attaquée
par un terrible ennemi, l'Amour, grand garçon nu, ailé,
aux yeux couverts d'un épais bandeau, au front cbui'onné
de roses, et dont les jambes se terminent en griffes d'oiseau
de proie. Un moine également ailé le frappe des lanières de
son fouet. A ses pieds, tombée à la renverse, s'étale l'Impu-
reté, monstre aux jambes velues et à là tête de porc. Au
fond, dans l'ombre, la Mort apparaît, horrible, brandissant
sa faux contre un satyre qui personnifie les désirs sensuels.
Tout cela ne te semble-l-il pas trop ingénieux, terri-
blement compliqué, obscur, subtil ? La modération et la
gravité des gestes conservent, il est vrai, quelque chose
d'imposant, mais la science du dessin est encore en enfance,
et les fresques de Padoue, postérieures seulement de
quelques années, marquent un grand progrès dans le talent
de Giotto.
Assise, nov. 68.
Hier au soir j'ai vu arriver dans mon auberge un petit
abbé français joli, joli comme une fille, tout jeune, au
visage poupin, blanc et rose. Il s'est fait servir un lin
dîner : fritto niisto, omelette au rhum, perdreau truffé,
entremets sucrés, desserts variés, le tout arrosé de vieux
Chianti et iVOrvieto premier choix. A peine arrivé, il avait
endossé une chaude douillette et chaussé des pantoufies de
velours; alors, le dos au feu, béatement renversé dans un
grand fauleuil, il s ^ mit à déguster en connaisseur un verre
de chartreuse, couleur de topaze, et me dit eu prenant un
air de componction : « Oui, je viens en pèlerinage faire ma
visite à saint François. » Il était devenu très causant,
ASSISE ET ROME
spirituel, gai, presque tendre, quand soudain une petite
moue plissa le coin de ses lèvres sensuelles, une ombre
passa sur sa ligure grassouillette, la colère brilla dans ses
beaux yeux et il éprouva le besoin de me faire connaître la
cause de son dépit : « Je m'étais arrêté à Pérouse, et je
demandai à dire ma messe. On me montra de superbes
vêtements sacerdotaux, de véritables œuvres d'art, et je me
réjouissais déjà d'officier en public sous ces riches orne-
ments, lorsqu'un vieux prêtre, jaloux sans doute, me donna
dédaigneusement une chasuble noire à broderies d'argent,
aussi vieille et aussi laide que lui. Cela ne se fait pas ! C'est
comprendre bien mal les devoirs de l'hospitalité. Dans
l'église, il y avait beaucoup de femmes... et même des
dames... Ce n'est pas pour moi, mais dans l'intérêt de la
religion, qpie je regrette une superbe chasuble en velours
cramoisi, toute brodée d'or et de perles ; elle me faisait
grande envie, j'en conviens. »
Humble saint François, apôtre de la Pauvreté, qu'eussiez-
vous dit de votre pèlerin ?
CAMPAGNE ROMAINE
Comme un pâle ruban, le Tibre limoneux
Nonchalamment s'attarde en détours sinueux,
Dans une plaine immense où, morbide mystère,
Une chaude vapeur vibre en sortant de terre.
Pas d'arbres, pas de fleurs, ni vigne, ni guéret ;
Dans un morne infini, là-bas, Rome apparaît.
La lièvre règne seule aux friches solitaires,
Garde-toi d'aspirer ses poisons délétères.
L'orageux Sirocco, dans la saison d'été,
N'est pas le souffle sain d'une vive rafale.
Il engourdit, accable ; on s'endort, on s'affale.
Je t'appelle, au secours ! Quinine triomphale,
Plus forte que les traits d'Héraclès irrité,
Occis tous les oiseaux empestés de Stymphale.
8l Italie. — 5.
voj-age d'études
Rome, novembre 68.
Parti d'Assise à 4 heures du matin, j'espérais arriver à
Rome avant la nuit; j'aurais loué une chambre le jour
même. Mais notre train qui n'en linissait pas, s'arrêtait à
chaque instant ; nous voyagions en compagnie d'immenses
troupeaux de bœufs et de cochons. Il était tard quand nous
sommes entrés à Rome. Aussitôt, je consigne ma malle à
la gare, et me voilà parti à la recherche d'un logement,
m'orientant dans la Ville Eternelle, comme quelcju'un qui
la connaît un peu déjà. J'entrai d'abord au fameux restau-
rant Lepri (c'est-à-dire du Lièvre) et j'y soupai avec appétit.
On me regardait. J'avais, paraît-il, une singulière tournure,
avec mon pardessus poussiéreux et débraillé, aux poches
bourrées d'un tas de choses, et mon vieux chapeau de paille
au mois de novembre. Le voyageur ainsi vêtu se présentant
de nuit, sans bagages, n'inspirait pas confiance. A l'Hôtel
des Césars, on me toisa du regard : « U n'y a pas de places ! »
Cela m'amusait d'être pris pour un voleur.
Las pourtant de courir la ville, je réparai tant bien que
mal le désordre de ma toilette, je sortis de ma poche mon
guide Joanne et, renonçant à mon italien de cuisine, je par-
lai simplement français. Cela réussit, on me reçut dans un
petit hôtel, non pourtant sans m'avoir demandé mon passe-
port. — Le lendemain, de grand matin, j'avais loué une
chambre où je m'installai à la hâte, puis en roule pour le
Vatican ! Je n'en ai visité qu'une bien petite partie, mais
j'en suis ébloui !
Le soir même je dessinais à la Villa Médicis, où le modèle
vivant pose tous les jours, de sept heures à neuf heures. Je
compte en profiter. « La nature et les maîtres », c'est la
bonne formule. Je n'ai pas la moindre envie de perdre mon
temps au café. Mais quel ennui ! Ici tous les musées sont
fermés le samedi, le dimanche et le lundi, sans compter
deux ou trois jours de fête par semaine. Celte pieuse
fainéantise, si utile pour mon salut, ne fait point mon affaire
en ce bas monde.
Novembre 68.
Ce matin j'irai faire visite à Raphaël. Les fresques de la
Fwnésiue ne sont visibles que le i" et le i5 de chaque mois,
ASSISE Eï ROME
Madame Milliet à son fils
Paris, ce r5 novembre 68.
Je suis bien aise que tu aies trouvé des jeunes gens de
connaissance, je ne crains pas autant que M. Perrin que tu
fréquentes des camarades. Ce sera un plaisir pour toi d'aller
dessiner à la Villa Médicis et tu trouveras là de beaux
modèles. Je déplore avec toi tous ces jours de fête qui vont
t'empêcher de travailler dans les musées, cependant il ne
faut pas t'absorber complètement dans la contemplation des
maîtres. Rappelle-toi de temps en temps que tu habites la
terre, et qu'il s'y passe encore parfois des choses intéres-
santes qui valent la peine d'être regardées.
Tous les jeudis après-midi nous allons au Louvre.
Madame Pape m'a confié Brigitte qui vient avec nous. Louise
persiste à rester chez les Egyptiens et il y fait un froid de
Sibérie. Je gèle, les pieds sur les dalles de marbre ; elle
aussi, seulement elle ne s'en aperçoit pas. Les vases grecs
sont fermés, sans quoi, je l'eusse entraînée de gré ou de
force vers ces contrées moins hyperboréennes.
Julien Plissonnier est à Paris, Henri lui a demandé un
buste en plâtre, pour essayer des colliers. Pour cela il a
fait un moulage de la polisseuse. Il paraît qu'il n'avait pas
assez huilé la pauvre fille qui a poussé des cris de paon,
quand il a fallu enlever le moule.
Henri a l'intention d'aller à Nice et il est question aussi
de ce voyage pour Alix. Comme j'ai dit que je ne trouvais
pas raisonnable qu'elle s'absentât en même temps que son
mari, on ne m'en parle plus, mais je crois bien, — la raison
n'étant pas positivement leur guide, — qu'elle ira le
rejoindre.
Paul M. à sa mère
Rome, nov. 68.
Je suis allé plusieurs fois chez M. Pilliard, (i) toujours
très aimable, très obligeant, très spirituel. Sa peinture,
imitée du style pompéien, ne me plaît qu'à moitié; c'est
sage, bien fait, et ennuyeux. — A chaque visite j'ai
(i) Ami 4e M, Perrin.
83
çoj'age d'études
renconti'é chez lui de nouveaux curés, des jeunes, des
vieux, tous instruits, parlant très bien d'art et de litté-
rature. Mais sitôt qu'il était question de religion ou de
politique, tu n'as pas idée de leur verve et de leur rage.
Cela m'amuse énormément. C'est un vrai torrent de
théories antédiluviennes, insensées. Leur éloquence est
bien celle du désespoir : plus d'injures que de raisons.
Ces pauvres gens se sentent i^erdus; les gros mots sont
leur dernière ressource, et cette arme-là n'a jamais fait
grand mal à personne.
Bien entendu, je n'ai pas dit un mot contre ma pensée,
niais j'avoue que mon silence était un peu jésuitique;
on pouvait le prendre pour une approbation. J'avais
grande envie de voir leur air effaré, si je m'étais déclaré
fougueux socialiste; mais cela aurait arrêté leur verve,
j'aurais trop perdu.
Ces gens-là ont une singulière façon d'entendre la
charité chrétienne. Il faut voir comme ils traitent ce
pauvre M. Duruy, et « ces canailles de républicains »;
avec quelle joie féroce ils prévoient la guerre civile en
Espagne; avec quel enthousiasme ils sont allés voir les
odieuses exécutions de condamnés politiques commises
ces jours derniers. — Sur ce point je n'ai pas pu
m'empècher de leur dire ma façon de penser.
Paul M. à sa sœur Louise
Rome, nov. 68.
... Il y a une formule qu'on répète partout et qui
m'exaspère; on dit : les Grecs ne cherchaient que la
beauté physique, l'art moderne a trouvé l'expression. C'est
faux ! Mais cette erreur (que Taine a répétée) s'est
répandue, parce qu'ils sont rares ceux qui lisent le grec,
je veux dire ceux qui comprennent ce qu'un sculpteui*
^rec a exprimé dans une de ces têtes, aujourd'hui sans nez,
dans un de ces torses, .aujourd'hui sans tête et sans bras.
Kt pourtant ces fragments mutilés suffisent pour nous
révéler clairement, outre la perfection de la forme humaine,
la noblesse simple et naturelle, la sérénité d'une àme
bien équilibrée, la vie grecque avec sa liberté, son calme,
84
ASSISE ET ROME
sa santé et la joie triomphante de la plus merveilleuse
époque. — Bien sots ceux qui croient que les marbres de
Phidias n'expriment rien ! Ce qu'il faut à ces Philistins
ce sont des statues qui ressemblent à un acteur faisant
la grimace de l'effroi ou de la colère, ou mieux encore dont
la tête se penche et dont l'œil attendri se lève au ciel,
avec une larme !
Paul M. à son père
Rome, nov. 68.
C'est à grand peine que je trouve un moment pour
t'écrire, tant je suis occupé toute la journée au
Vatican et le soir à l'Académie. Je suis comme un cheval
qui approche de l'écurie, je sens que la fin de mon voyage
n'est pas loin, je me dépèche. J'entasse les croquis et les
souvenirs. — J'y mets d'autant plus d'ardeur qu'il m"a fallu
perdre huit jours dans les bureaux à solliciter une
permission de travail. J'ai été renvoyé du Vatican à la
Villa Médicis, puis à l'Ambassade de France pour faire
apostiller ma demande ; il a fallu la recommencer parce
que le papier n'était pas d'un assez grand format, c'était
manquer de respect à Son Excellence ! De là, je suis allé
chez Monseigneur Pacca, Majordome de Sa Sainteté, le
lendemain dans les bureaux de l'Administration, et enfin
chez le Directeur des Musées, dont personne n'a voulu
me dire l'adresse et que j'ai dû trouver comme j'ai pu.
11 en faut de la patience ! Ah, si j'avais eu un confesseur,
tout aurait été bien plus facile. Enfin je suis en règle;
mais cela ne dispense pas des pourboires : à chaque porte,
il y a une grille, et à chaque grille un gardien qui n'ouvre
que moyennant finance; cela finit par devenir irritant.
Ajoute à cela la douane, les passeports, les gendarmes,
les tas d'ordures, les curés, la vermine, les mendiants et
toute la sainte crasse ; il y a de quoi faire prendre en grippe
la Ville Éternelle. Heureusement Raphaël et Michel-Ange
sont là, qui font tout oublier.
Tu sais si je suis modéré, si je suis disposé à respecter
toutes les opinions et toutes les croyances sincères; j'ai
même une sorte de sympathie pour le mysticisme, quand
85
voyage d'études
je le rencontre dans de belles âmes comme Fénelon ou Fra
Angelico ; mais ici tous ces crétins à l'air abruti et bien
pensant me font sortir de mon caractère; ce mélange de
débauche et de bigotisme est repoussant.
Assise m'avait semblé une curiosité antédiluvienne; c'est
un village resté en retard de mille ans; cela m'amusait. Il
y avait là de vieux moines momifiés qui pouvaient être
plusieurs fois centenaires; ils me montraient la « maison
de saint François » et parlaient de lui comme s'ils eussent
été ses contemporains.
A Rome le jésuitisme est tout puissant. J'ai vu avec
étonnement que la vilaine bête \'it encore, cela me dégoûte
et m'irrite.
Partout ailleurs en Italie j'ai trouvé l'obligeance et cette
simplicité de manières à laquelle on reconnaît tout d'abord
les gens qui ont reçu une éducation libérale. Ici au
contraire, tout me choque : On adore ce que je méprise et
l'on outrage ce que je vénère. Les statues antiques sont
souillées par des restaurations stupides ; la Vénus de
Praxitèle a un jupon en zinc; les monuments sont à
l'abandon, au milieu des immondices ; on transforme en
églises ces vénérables ruines avec une impudence de
mauvais goîit qui fait mal à voir. Partout les styles
baroque et rococo étalent leur emphase et leur maniérisme
ridicules. Il faudrait plus de temps que je n'en ai pour s'ha-
bituer à tout cela et ne plus le voir. Pourtant au milieu de ce
fatras on découvre des choses admirables. J'en ai tant vu
et si rapidement, que j'ai comme une indigestion de
merveilles.
Paul à sa mère
Rome, nov. 68.
M. Perrin aura beau dire, il me sera toujours dilBcile
d'admettre que l'art du divin Raphaël soit le commence-
ment de la décadence. M. Lugardon n'était pas de cet
avis.
Ce qui est unique au monde, ce dont les copies des
86
ASSISE ET ROME
frères Balze ne vous donnent pas la moindre idée, ce sont
les fresques des Chambres du Vatican : la Dispute du
Saint-Sacrement, le Parnasse, VÉcole d'Athènes, etc. Il
faudrait un courage, que je n'ai pas, pour fermer les yeux
devant ces chefs-d'œuvre, et pour m' enfermer dans l'étude
exclusive des Primitifs.
Dans la Dispute, la partie qui fut exécutée la
première laisse encore voir des traces de timidité et de
sécheresse, Raphaël sort de l'école du Pérugin, tandis
que la partie droite montre déjà une exécution bien
plus libre et très supérieure. C'est le moment précis de
l'épanouissement. Gomme ces plantes qu'on voit
grandir et fleurir en une journée de printemps, le génie
de Raphaël se développe alors avec une étonnante
rapidité.
Aujourd'hui encore la puissante race romaine a
conservé quelque chose de cette noblesse naturelle, de
cette santé robuste que j'ai admirées dans les figures
de Psyché et des déesses de la Farnésine. A côté de
ces formes sculpturales, les élégances lymphatiques de
nos Parisiennes paraissent bien mièvres et bien
pauvres.
Je dois dire cependant que les Loges m'ont un peu déçu,
non pas pour la composition, que j'admire beaucoup, mais
pour l'exécution qui est souvent brutale, lâchée et même
incorrecte. Ce sont d'ailleurs des élèves, des apprentis, qui
ont exécuté ces peintures sous la direction de Jules Romain.
— On reconnaît par place ses contours durement accentués
et ses colorations de brique. — Toutefois, dans un petit
nombre de tètes charmantes, par exemple celles des jeunes
filles qui regardent le petit Moïse sauvé des eaux, je crois
distinguer les retouches du véritable maître. Les croquis
si vivants que Raphaël a improvisés pour toutes ces
8;
voyage d'études
compositions sont en partie conservés. Quant aux gravures
de Chapron, elles sont peu lidèles, Rubens a passé par là,
le dessin est devenu flamboyant, dans le style du dix-
septième siècle ; M. Perrin a raison, Louise fera bien de
s'en délier.
Paul à sa sœur Louise
Rome, novembre 68.
Je préfère de beaucoup les fresques des Stanze au fameux
tableau de la Transfiguration. Ici, je me range à l'avis de
M. Perrin ; la simplicité des Primitifs a déjà disparu, nous
sommes sur la voie qui mène au style académique. Regarde,
par exemple, l'homme assis à gauche et la superbe femme
agenouillée au premier plan. Jamais dessin ne fut plus
savant, jamais modelé plus solide, plus plein, jamais
draperie mieux disposée pour laisser deviner le nu, cepen-
dant ces attitudes ont été choisies, non pas pour exprimer
une émotion ressentie par l'artiste, mais parce qu'elles lui
fournissaient de beaux motifs, de beaux morceaux. L'arran-
gement est impeccable, mais c'est un arrangement, chaque
pli a été cherché avec soin sur le mannequin, et copié avec
une habileté prodigieuse, mais draperies et personnages
qui les portent, ne bougeront pas, ils auraient peur de
déranger la belle ordonnance du tableau, ils posent. Je
regrette le temps où Raphaël était moins savant, mais plus
ému.
Paul M. à son père
Rome, décembre 68.
... Raphaël a confié à son élève Jean d'Udine, l'exécution
des stucs et des charmantes arabesques qui décorent les
pilastres des Loges. Si l'on avait besoin de démontrer à
quel point les moeurs étaient relâchées à cette époque, il
suflirait de présenter quelques-unes des compositions
licencieuses qui ont trouve place dans la demeure de Léon X,
Ces images ris([uées n'étaient pas pour choquer des prélats
que n'effarouchaient guère les réalités les plus scandaleuses.
Ici, plus encore peut-être qu'au palais Farnèse, La Bruyère
aurait pu s'indigner de voir a les saletés des dieux peintes
pour les Pères de l'Eglise ».
88
ASSISE ET ROME
Paul M. à sa mère
Rome, décembre 1868.
... Me promenant l'autre jour au hasard, je suis entré
dans l'église de Sainte-Pudentienne, monument dont l'ar-
chitecture a subi des restaurations modernes et qui ne
semblait pas offrir un grand intérêt. Les guides n'en parlent
pas.
A peine cependant avais-je fait quelques pas dans une nef
mal éclairée, je fus forcé de m'arrêter soudain, stupéfait,
ébloui. Mon cœur battait d'émotion, j'avais devant les yeux
un spectacle dont rien n'approche, la plus splendide
mosaïque qui soit au monde. '
Figure-toi dans un ciel bleu de lin, strié de grands
nuages gris, les monstrueux symboles des quatre Évan-
gélistes surgissant, à peine e#Irevus, comme dans un
rêve. Dans le bas, quelques personnages coupés à mi-
corps : sainte Pudentienne et sainte Praxède tenant des
couronnes au-dessus des tètes de saint Pierre et de saint
Paul. Au fond, un portique en hémicycle, dont les sombres
ouvertures d'un bleu sombre ont la couleur de la nuit ;
la toiture est faite de plaques de bronze encadrées d'or.
Au-dessus s'étagent les monuments d'une ville étrange, et,
plus haut encore, un monticule aride, sur lequel se dresse,
solennelle, une haute croix d'or.
Mais tout cela s'efface, tout disparaît devant une vision
surnaturelle : Le Christ est là, de taille colossale ; sa barbe
est brune, ses longs cheveux noirs pendent s\ir ses épaules.
Il regarde au loin, vaguement, de ses yeux pâles et sévères,
les iniquités humaines ; le regard est si triste, si intense,
si poignant, qu'il vous va jusqu'au fond de l'àme. Les larmes
me montaient aux yeux. La main gauche tient un livi-e
ouvert, tandis que la droite s'étend dans un grand geste de
bénédiction. La tunique d'or a de larges manches et deux
bandes verticales d'azur ; le manteau grec, drapé sur les
jambes, est aussi tout entier en souple étoffe d'or, le trône
d'or, d'un dessin barbare est orné d'émeraudes et de rubis,
recouvert d'un riche coussin de pourpre délicatement
brodé d'or.
89
çoj'age d'études
Ce qui fait, à mon sens, l'intérêt exceptionnel de cette
émouvante ligure du Christ, c'est que je la crois inspirée par
un souvenir du Jupiter Olj-mpien de Phidias. Evidemment,
il y a eu transposition et libre interprétation, mais cet être'
grandiose et surhumain peut néanmoins nous aider à
deviner l'aspect imposant de ces colosses d'ivoire et d'or
que les plus illustres des statuaires grecs avaient créés, et
dont rien dans l'art moderne ne saurait nous donner une
idée même approximative, (i)
Paul M. à sa mère
Rome, décembre 68.
Il faut que je vous fasse des reproches à toutes deux.
Pourquoi avoir accepté d'illustrer ce cahier d'honneur ?
Louise a déjà si peu de temps pour faire des études sérieu-
ses. Ses vacances ont été employées à fignoler de jolis
petits dessins pour cadeaux, c'est déplorable ! Pour un
peintre, les questions de gotit sont clioses importantes.
Dans ce Paris si raffiné, si maniéré, si loin de la nature, il
est rare de trouver un sentiment vrai, un geste simple et
spontané. C'est pourtant de cela que vit la peinture.
Pour résister à l'influence de ce milieu factice, évite, par
hygiène, de faire copier à Louise les dessins à la mode : point
de Bertall, point de Gustave Doi'é, point non plus de vos
petites gravures allemandes. Même dans les meilleures, le
dessin est dur, lourd et sec. Les sujets gracieux y sont exploi-
tés systématiquement, trop de petiies fleurs, petits oiseaux,
petits ruisseaux, petites cliaumières, petits enfants moins
naïfs qu'ils n'en ont l'air, trop de banalités d'une poésie senti-
mentale, mesquine et bourgeoise. Point de Gavarni, point
(i) La mosaïque de Sainte-Pudentienne a subi quelques restau-
rations au hviilième puis au seizième siècle, mais la composi-
tion, qui date probablement du quatrième siècle, a été respectée.
Une faible reproduction en chromo-lithographie se trouve dans
Labarte, Histoire des Arts industi-iels, tome II, planche 5r.
90
ASSISE ET ROME
de Topfer ! — Les grands maîtres n'avaient pas la notion du
ridicule. Aujourd'hui nous en avons peur, et cela nous
paralyse. — J'ai vu à Munich les caricatures colossales de
Kaulbach, c'est colossalement triste et peu spirituel Je con-
nais bien quelques caricatures antiques qui sont des badi-
nages charmants, mais, en général, le rire n'est pas du
domaine des arts plastiques, (i) Le sourire éginétique est
déjà irritant. Heureusement pour Louise, elle étudie les
Egyptiens, c'est un excellent contrepoison. Ces gens-là sont
bien un peu raides, ils ont des yeux de face dans des têtes
de profil, mais du moins, ils ne plaisantent pas, ils ne
blaguent pas, ils ne font ni minauderies ni petites
manières.
Louise M. à son frère
Décembre 68.
... Tâche de ne pas trop te plaire là-bas; il ne faut pas
l'habituer à vivre tout seul. Je t'assure que nous ne nous
habituons pas du tout à ton absence, tu nous fais un grand
vide ; tes sermons, qui me sont si utiles, me manquent.
Songe aussi à ta pauvre Hamadryade qui doit trouver le
temps bien long.
Figure-toi que je suis élève de M. Gleyre. Sa nièce lui a
demandé sa recommandation pour que j'obtienne la permis-
sion de dessiner au Louvre. Maman nous emmène Brigitte
Pape et moi, tous les jeudis. Nous n'y avons été que trois
fois, toujours chez les Egyptiens. Brigitte ne dessine pas
mal, mais franchement cela ne vaut pas de bien loin ce que
je fais. Cela tient probablement à ce qu'elle n'a pas reçu de
bonnes leçons comme tu m'en donnes.
J'ai fait aussi un style: Un jour de bonheur. 11 a mérité
une place de première, mais une chose m'indigne : Madame G...
me dit : « C'est bien, mais vous avez des idées trop élevées
pour votre âge.» J'ai trouvé cela si absurde, si stupide!
J'en suis bien aise d'avoir des idées élevées ! Il me semble
qu'on doit chercher à s'élever les idées et non pas à les
rétrécir.
(i) Cette opinion me semble aujourd'hui très exagérée.
91
voyage d'études
Madame Milliet à son fils
Paris, décembre 68.
Cher enfant,
Nous avons hier, Louise et moi, passé la soirée chez
madame Pape avec M. Gleyre et M. Monchablon. M. Gleyre a
été charmant ; il m'a demandé de tes nouvelles avec beau-
coup d'intérêt, ensuite je l'ai remercié de sa lettre pour
Louise et je lui ai présenté son élève. — « Mais certaine-
ment, c'est mon élève, nous a-t-il dit, elle a de l'originalité
et c'est chose rare aujourd'hui. » — Je lui demande s'il ne
serait pas indiscret de la conduire chez lui. — « Point du
tout, m'a-t-il répondu, cela me fera grand plaisir. » — Tu
vois combien c'est aimable, pour lui surtout. — Je lui ai
parlé de la chapelle de Giotto et de tes photographies. —
Je lui ai dit que cette chapelle était à vendre, et que tu
avais écrit à M. de Nieuwerkerke. — « Ah bien, il s'adresse
bien !» — Il a l'air de détester Nieuwerkerke, mais avec
M. Monchablon, ils se sont monté la tète poixr la chapelle;
je crois que s'ils avaient pu l'acheter séance tenante, ils
l'eussent fait.
Il nous a parlé ensuite de son voyage en Egypte. Il a
remonté pendant 700 lieues le cours du Nil; il est allé
jusqu'aux frontières de l'Abyssinie, a failli être dévoré par
des crocodiles, etc.. Enfin, il a été très intéressant.
M. Monchablon va faire le portrait de madame Pape. —
« Il sera très ressemblant », disait-il. M. Gleyre le regardait
en ouvrant de grands yeux et en souriant légèrement, de
l'air fin que tu dois connaître. INIadame Pape voudrait que
son portrait fût prêt pour l'Exposition, mais M. Monchablon
veut terminer d'abord son Moïse : « On trouve mes anges
trop gentils, disait-il, je le '.eux bien, je vais les faire
moins gentils. Je ne sais pas le temps que cela va me
prendre, mais après cela, vous verrez comme votre portrait
marchera; ce sera tout de suite fait. » M. Gleyre souriait
toujours. — A part cela, Monchablon a l'air d'un excellent
garçon, une ligure ouverte et avenante.
Chose singulière, les deux mots de M. Gleyre ont fait
plus d'impression à Louise que tous les compliments de
92
ASSISE ET ROME
M. Perrin ; elle s'est sentie quelqu'un. M. Perrin îtdmirait
ses compositions naïvement, mais comme elle était parfai-
tement de son avis et qu'elle l'eût sans doute trouvé un
idiot s'il ne les avait pas appréciées, cela avait glissé sur
elle ; tandis que l'attention avec laquelle M. Gleyre s'est
occupé d'elle, l'a beaucoup flattée.
Paul M. à Louise
Rome, déc. 68.
Je t'étonnerai peut-être, mais je suis un peu de l'avis de
ta maîtresse d'école. Il n'est pas bon d'avoir des idées au-
dessus de son âge. Cette maxime n'est pas aussi absurde
que tu le penses. J'aime d'ailleurs ton indignation. Tu
trouves qu'il n'y a rien de trop haut pour toi, et c'est une
chose excellente que de chercher à s'élever l'esprit ; mais il
ne faut pas grimper trop vite, sous peine de dégringoler et
de se casser le nez. Les fruits de serre chaude n'ont point
de saveur. J'ai à ton service un tas de belles sentences
de ce genre-là, qui ne manquent pas d'un certain fond de
vérité. — La philosophie, si l'on s'en occupe trop tôt, blase
et dégoûte de tout. On te fait beaucoup travailler, et je
crois qu'en dehors de tes études, ce que tu as de mieux à
faire c'est de jouer et de rire un peu, sans passer tes nuits
à méditer sur la destinée. — Il y a une foule de beaux
livres que tu ne comprendrais pas encore, ne t'en déplaise.
En fait de science, il ne faut point raffiner : tâche de bien
savoir d'abord ce que tout le monde sait. Tu es encore
loin de compte.
En fait d'art c'est différent. Il n'y a rien de trop beau,
même pour les éommençants. Tu vois pourtant que j'ai
trouvé les Vénitiens au-dessus de mon âge, et je suis
enchanté que tu n'aimes pas encore Michel-Ange ; cela
viendra plus tard.
Louise M. à son frère
24 décembre 68.
Je viens te souhaiter une bonne année, une bonne santé
et un prompt retour...
Je vois que tu ne partages pas mon opinion sur les idées
93
voyage d'études
de ma maîtresse d'école, mais ce que j'ai dit, j'ai cru devoir
le dire, car je dis tout ce que je pense et je pense tout ce
que je dis.
Nous avons eu dernièrement une composition. J'ai choisi
ce sujet : ^Ye jugez pas sur l'apparence. J'ai renfoncé ma
philosophie, puisque ces petites bécasses ont l'esprit trop
mesquin pour comprendre ce qui est vraiment beau et
bien, et j'ai traité mon sujet d'une manière plus frivole.
Cela a beaucoup plu: j'ai été première avec huit jetons, et
on me l'a donnée à recopier sur le Cahier d'Honneur ! Mais
les louanges que j'ai reçues m'ont peu touchée, car je
savais bien au fond que mes idées n'étaient pas bien magni-
fiques, ni mon style bien correct, seulement il a quelque
chose de drôle qui plaît, mais ce n'est qu'un vernis.
Tu trouves plus utile de commencer par apprendre ce que
tout le monde sait, arithmétique, grammaire, etc.. Certai-
nement c'est utile; mais c'est cela qui vous blase, et vous
dégoûte, et vous assomme ! Tandis que, si l'on a un peu de
philosophie, on apprend à supporter les choses désa-
gréables, on aime la vertu, le devoir, et par conséquent
l'étude. On fait une chose qui ennuie, parce que c'est son
devoir de la faire. La vie est assez courte, il ne faut pas la
perdre en vaines futilités. Pour rendre un jour à Dieu notre
àme meilleure que nous ne l'avons reçue, il faut un constant
et courageux exercice.
Tu me dis qu'il y a une foule de livres intéressants que
je ne comprendrais pas. Cela me déplaît, parce que cela
prouve que je suis encore trop cruche et trop bouchée.
Il faut que je tâche de m'élever l'esprit et de comprendre.
En grandissant on fait des progrès. Quand je compare
mes compositions dessinées de maintenant avec celles
d'autrefois, il y a une grande dilTérence. Plus tard, je trou-
verai celles que je fais maintenant détestables.
Nous avons été voir jouer Phèdre et les Plaideurs pour
l'anniversaire de Racine. J'ai été bien contente de ma
soirée. Mademoiselle Agar a joué admirablement le rôle de
Phèdre. Les costumes étaient très beaux. Notre Fernand est
bien peu classique; il a trouve la tragédie assommante et
préfère ces méchantes petites pièces, comme la Cagnotte
94
ASSISE ET ROME
OU la Famille Benoiton. Il n'a pas éprouvé la moindre
pitié, la moindre émotion au beau récit de Théramène, qui
raconte la mort d'Hippolyte.
Madame Milite t à son fils
3o déc. 68.
... Il se passe à Paris un scandale qui te fera bondir :
Figure-toi que l'on prête les tableaux du Louvre ! — aux
amis du Gouvernement, bien entendu. — Voici comment
cela s'est découvert : Le feu a pris chez M. Troplong,
président du Sénat. Deux tableaux, flamands je crois, qui
se trouvaient dans la chambre de madame Troplong, ont
été brûlés. Il y avait au Sénat quarante tableaux du Louvre;
il y en a, dit-on, au Cercle Impérial, au Mess des Officiers
supérieurs de la Garde, etc.. Tous les jours ce sont des
réclamations et des injures à l'adresse de M. de Nieuwer-
kerque; on parle d'un tableau de i5o mille francs qui a dis-
paru, et personne ne répond. Cela dépasse toute pudeur... (i)
Tâche de rapporter de Rome n'importe quoi, une image
quelconque, pour notre cuisinière. On lui dira que cela a
été béni par le pape ; cela fera son bonheur dans ce monde
et dans l'autre.
Paul M. à sa sœur Louise
Rome, décembre 1868.
... Jusqu'ici j'ai suivi docilement le conseil de M. Perrrn et
je n'ai guère étudié que les Primitifs, mais je commence à
croire que cette méthode n'est pas sans danger. Comfnent
vivre avec ces hommes de génie sans les aimer, et comment
les aimer sans les imiter un peu? Or ce sont leurs défauts
que je reproduirai sans doute. Il est plus facile de leur
prendre leur raideur et leur gaucherie que d'infuser en soi
leur simplicité de cœur, la fraîcheur vive de leur imagina-
tion d'enfant, la sincérité communicative de leur émotion.
(1) « M. Duval, célèbre collectionneur de Genève, avait cédé au
Musée du Louvre une charmante statue antique, un satyre jouant
de la flûte. Quand son fils, M. Etienne Duval, voulut revoir cette
statue, elle avait disparu des collections du Musée. 11 finit par
découvrir qu'elle se trouvait chez une des amies de M. le Surin-
tendant. » Note de M. Georges Nicole.
95
çojyage d'études
Je ne t'ai pas encore parlé de Michel-Ange, et pourtant
son génie éclipse ici tous les autres. Je me sens incapable
de te décrire ce que j'ai vu ; c'est au-dessus de toute expres-
sion. M. Perrin m'avait mis en garde contre le style tour-
menté et les exagérations musculaires, mais je ne crois pas
que l'étude de Michel-Ange soit aussi dangereuse qu'il le
dit. N'avons-nous pas sous les yeux les œuvres ridicule-
ment prétentieuses de ses imitateurs? Il y a autre chose à
étudier chez Michel-Ange que des attitudes contournées et
des muscles formidables; nul parmi les modernes, pas même
Raphaël, n'a eu au même degré le sentiment de la beauté du
corps humain. Cette machine merveilleuse, il en connaît
tous les ressorts; mais il n'a pas seulement la science de
l'anatomie, il y joint un vif sentiment d'admiration pour
la force et la souplesse, ce qu'on pourrait appeler la poésie
de l'anatomie. Puis ces figures si nobles et si fières respi-
rent une tristesse douloureuse qui n'est aucunement de la
pose. Cette amère douleur, Michel-Ange l'éprouvait sincère-
ment, cette noble fierté, c'était le fond même de son àme, et
s'il exprimait sans effort des choses grandes et fortes, c'est
parce qu'il ne lui eût pas été possible de penser autrement.
Paul M. à son père
Janvier 69.
Dans ce premier séjour, beaucoup trop bref, j'aurai bien
mal vu Rome, et bien peu dessiné. J'avais gardé Michel-
Ange pour la fin, et j'ai bien fait. Si j'aA^ais commencé par
lui, je n'aurais pas quitté la Chapelle Sixtine.
.... J'ai vu trop de belles choses, j'en suis tout troublé.
L'imagination est comme une source, elle a besoin de calme
pour déposer et devenir pure.
J'ai mille beaux projets, il vaudrait mieux une seule idée,
lixe, immuable, nettement gravée dans la cervelle; l'exécu-
tion ne serait qu'un jeu. Mais rien de plus délicat, de plus
fragile que ces idées changeantes; un souille, un mot, môme
bienveillant, suflit pour les modifier, et parfois pour les
faire évanouir. Qu'y faire? Peut-être les maîtres «ux-mêmes
ont-ils un peu tâtonné.
VI
JANVIER-FÉVRIER 1869
ORVIETO. — SIGNORELLI. — SIENNE. — LE SODOMA.
FRESQUES DE MONTE-OLIVETO. — PARME. — CORRÈGE.
'11
Italie. — 6
VI
JANVIER-FEVRIER 1869
Orvieto. — Signorelli. — Sienne. — Le Sodoma.
Fresques de Monte-Oliveto. — Parme. — Corrège.
Paul à sa mère
Orvieto, janvier 69.
Le chemin de fer ne va pas encore jusqu'à Orvieto, il faut
faire un long détour et la diligence est traînée par des bœufs.
De Viterbe, pour me faire conduire ici, j'ai dû débattre
le prix du voyage avec deux vetturini qui faisaient semblant
d'être en concurrence. Je me suis enfin arrangé avec l'un
d'eux, et c'est l'autre qui m'a conduit, c'étaient le père et le
fils. Commedianti!
Me voilà en route au milieu de montagnes désertes, par
un froid de Sibérie, dans un petit cabriolet découvert. La
Tramontane qui soufflait ne le cède en rien à la bise de
Genève; j'en suis encore tout gelé. Il était dix heures du
soir quand nous sommes arrivés à Orvieto; les portes sont
fermées à huit heures; nous voilà donc en panne devant
l'enceinte fortifiée de la petite cité inhospitalière, fièrement
perchée sur ses rochers abrupts, il a fallu sonner, cogner,
crier, pour réveiller les gardiens, qui faisaient peut-être
semblant de dormir, et parlementer longuement. Enfin, au
bout d'une demi-heure, on s'est décidé à nous ouvrir.
Le sacristain du dôme est en même temps photographe,
99
çqyage d'études
signe de progrès : « C'est dommage, me disait-il pour
m.'effrayer, que le chemin de fer ne soit pas fini ; on assas-
sine vraiment trop souvent les étrangers, aussi bien dans
les hôtels que sur les grandes routes. » — On se contente de
les écorcher un peu. La population de ces régions est, au
contraire, très douce et même très honnête. Ma valise est
d'ailleurs si plate, je suis si débraillé, si râpé, qu'un brigand
ne m'arrêterait pas. Cette tenue me vaut des économies. En
voyant ce pauvre artiste en voyage, les photographes
baissent leurs prix et je crois que je fais pitié même aux^
aubergistes.
Paul M. à son père
Orvieto, janvier 1869.
... Luca Signorelli n'est pas un élève des Grecs, c'est un
barbare et un réaliste, mais son énergie sauvage est d'une
singulière puissance. Je ne connais rien de plus étrange, de
plus saisissant que les fresques de sa grande chapelle dans
la cathédrale d'Orvieto. — On s'étonne du courage et de la
vigueur de cet artiste qui, âgé de soixante ans, osa entre-
prendre cet immense travail, et qui l'exécuta avec une
fougue infatigable, (i)
Tout autour de la chapelle, règne un soubassement très
richement décoré de rinceaux fantastiques à fond d'or,
semés de petits tableaux, où les figures sont peintes en
grisaille sur un fond couleur d'ardoise. Les sujets ne sont
pas tirés de l'Ecriture Sainte, mais de poèmes païens, de
VIliade, de VEnéidc, des Métamorphoses d'Ovide, de la
Pharsale, quelques-uns aussi de la Divine Comédie. Par-
tout (les liommes nus, des mouvements violents, des rapts,
des meurtres, un dessin brutal, mais plein de vie et de
caractère.
Michel-Ange admirait ces peintures et il s'en est même
inspiré, très librement d'ailleurs, pour certaines figures de
la Chapelle Sixtine, et en y mettant la marque de son
génie idéaliste.
(1) De 1^99 à i5o4.
100
JANVIER-FÉVRIER 1869
Parmi les grandes fresques d'Orvielo, l'une des plus
belles nous montre la Prédication de l'Antéchrist.
A droite, au fond d'une grande place, s'élève un temple
imposant, entouré de portiques et d'escaliers. Cet édifice
rectangulaire, orné de niches et de colonnes, est surmonté
de tours arrondies qui se superposent, sorte de Babel qui
se perd à des hauteurs vertigineuses. C'est là que
l'Antéchrist se fait adorer comme un dieu.
Dans le ciel, au milieu d'une gloire où brillent mille
étoiles d'or, l'archange Michel ardent au combat, accourt
à tire d'aile. Il triomphe de l'Esprit du Mal qui tombe à la
renverse, la tête en avant, enveloppé d'un tourbillon de
draperies.
Sur la terre aussi règne la violence. Une grêle de feu
mêlée de sang jette l'épouvante dans une cohorte de gens
armés dont les chevaux se cabrent. Déjà le sol est jonché
de cadavres. Sous nos yeux, le sang coule de la blessure
qu'un jeune moine a reçue à la tête; il expire et près de
lui voici, terrassé, un malheureux vaincu qu'on étrangle.
Partout des scènes de meurtre.
Cependant, debout sur un piédestal sculpté, l'Antéchrist
a rassemblé le peuple; il parle, et le démon, à demi caché
derrière son manteau, lui souffle à l'oreille les pernicieuses
doctrines qui vont semer la discorde. Les gens qui
l'écoutent, femmes, jeunes gens, vieillards, riches et
pauvres, tous sont des personnages réels, des portraits
individuels fortement caractérisés. Leurs costumes sont
ceux du quinzième siècle, au:^quels s'ajoutent pourtant
quelques amples di-aperies à la manière antique.
Contre toutes les règles banales, le centre de la
composition a été laissé vide. Cette hardiesse étonne;
cela est unique, cela est imprévu comme la réalité. Cette
grande place nue, déserte, contribue assurément à
l'impression d'épouvante et de deuil qui se dégage de
l'œuvre; on éprouve une sorte d'angoisse indicible, une
attente de mort, on croit respirer l'acre odeur du sang.
Signorelli vivait à une époque troublée; il fut témoin
et peut-être acteur dans les guerres civiles qui déchiraient
alors l'Italie. Les scènes de violence qu'il nous montre
lOI Italie. — 6.
çoj'age d'études
ne sont point les rêves de son imagination; il a vu tout
cela; il nous l'affirme, en plaçant dans un coin deux
spectateurs impassibles, son propre portrait et celui de
Fra Angelico.
L'Antéchrist est le signe avant-coureur de mille prodiges
et de mille maux : « Alors, toutes choses accomplies, le
monde finira, Amen. »
La Fin du Monde est venue ; la terre tremble, tout s'écroule.
Hommes et femmes essaient de fuir et poussent de grands
cris, foule éperdue qui se précipite en désordre, écrasant
sans pitié ceux qui sont tombés à terre. Les figures
penchées en avant semblent sortir du cadre, tant les
raccourcis sont rendus avec une étonnante hardiesse.
A droite, voici la Résurrection :
Dans un ciel tout criblé de gros clous d'or qui figurent
les étoiles, deux anges sont debout, les ailes largement
éployées. Ce sont de robustes jeunes hommes nus, à la
chevelure flottante. Les joues gonflées, ils soufflent à pleins
poumons dans de longs tubes de cuivre et font éclater un
fracas de tonnerre. — Les ondes sonores sont figurées
symboliquement par les replis sinueux des bannières et
des longues banderoles qui flottent, attachées aux trom-
pettes du Jugement dernier. — A cet appel, voici que les
morts s'éveillent et commencent à sortir du sol, dont ils se
dégagent avec efl'ort. Les uns sont encore à l'état de sque-
lettes, ou bien à demi enfouis sous la terre; les autres,
déjà revêtus de chair, remercient le ciel avec eff"usion. Il y
en a qui sautent de joie. Quelques amis qui se retrouvent
après une longue séparation, se tiennent fraternellement
embrassés. Tous sont nus. Leurs os et leurs muscles sont
énergiquement accentués par un dessin nerveux, précis et
savant.
C'est avec amour, avec une sorte de fanatisme, que
les grands italiens du quinzième siècle tels que Castagno
et Pollajuolo, étudiaient l'anatomie. La science était
leur religion. — Vasari raconte qu'un fils de Signorelli
ayant été tué à Gortoae, « ûls qu'il aimait beaucoup,
JANVIER-FÉVRIER 1869
très beau de visage et de toute sa personne, Luca,
malgré sa douleur, le fit dépouiller de ses vêtements, et
avec une très grande fermeté d'âme, sans pousser un
soupir, sans verser une larme, il fît le portrait de son
fils entièrement nu, afin de pouvoir toujours contempler,
grâce à l'œuvre de ses mains, celui que la nature
lui avait donné, et que lui avait ravi une fortime
ennemie ».
Le mâle visage et la fière tournure de ce jeune homme
sont aisément reconnaissables dans les fresques de son
père, auquel il a plus d'une fois servi de modèle.
Plus loin, Signorelli ijous montre les Élus, robustes
personnages presque tous debout, les yeux levés vers le
ciel et dans la nudité paradisiaque. (Il est en effet peu
vraisemblable que nos vêtements participent à l'immorta-
lité de nos âmes). Des anges qui voltigent au-dessus des
bienheureux ont déposé sur leurs têtes des couronnes d'or.
D'autres jettent des fleurs à pleines mains. — Raphaël s'est
souvenu du gracieux mouvement d'un de ces anges, (i) —
D'autres enfin, disposés le long de l'arc qui termine en haut
la muraille, sont assis sur de petits nuages, et font résonner
leurs mandores. Mais ces anges eux-mêmes ne sont point
des figures imaginaires ; leur beauté est restée terrestre, ce
sont des portraits. — Peut-être, pour peindre les joies du
Paradis et ses béatitudes, souhaiterait on un génie moins
farouche que celui de Signorelli. En revanche il a créé un
Enfer vraiment terrifiant :
Trois archanges, beaux jeunes gens munis de grandes
ailes et armés de pied en cap, apparaissent dans le ciel.
Debout, calmes, sans colère, les invincibles mandataires de
la puissance divine menacent de tirer du fourreau leur
épée, et déjà démons et damnés saisis de terreur tombent
précipités. — Au milieu des airs descend en planant un
(i) A la f arnésine,
lo3
çoj'age d'études
fauve démon, aux cornes de taureau, aux larges ailes
grifiFues; son visage haineux se retourne comme pour
cracher à la face de Dieu un dernier blasphème. Il emporte
sur son dos une femme nue, frissonnante, échevelée, livide
d'effroi.
Plus bas grouille une cohue hurlante, enchevêtrement
hideux de tortionnaires et de suppliciés. Toutefois le
désordre de cette mêlée n'est qu'apparent. Un art profond et
caché a présidé à sa composition : Au premier plan, les
pécheurs déjà frappés sont abattus et gisants à terre, dans
des raccourcis d'une hardiesse extrême, d'autres prosternés
à genoux, et chaque maudit forme avec son bourreau un
groupe distinct, digne d'un grand sculpteur. Une femme
nue a été projetée à plat ventre sur le sol; ses jambes se
redressent crispées, et une souffrance indicible déforme
son visage convulsé: c'est qu'un démon la frappe à grands
coups de talon, repoussant du pied cette tète qu'il écrase,
tandis qu'il tire violemment sur le nœud qui serre la gorge.
Les bourreaux torturent leurs victimes avec une rage
furieuse. L'un d'eux tord le cou d'un damné pour lui briser
les vertèbres et pour arracher la tète du tronc.
Ces êtres terribles, aux cheveux hérissés, aux épais
sourcils en broussailles, ont des corps velus, et leur peau
a pris les tons verdàtres ou bleuissants des charognes; ils
grincent des dents, mordant à pleines gueules, enfonçant
leurs griffes dans les chairs saignantes, déchirant, étran-
glant, écartelant avec une joie féroce. Plusieurs emportent,
la tête en bas, leurs victimes pantelantes dont les pieds
s'agitent désespérément au-dessus de leurs têtes; et plus
loin, semblables à une volée d'oiseaux de proie, de sinistres
démons, s'abattant sur les cadavres, font palpiter dans les
airs leurs sombres ailes de chauves-souris.
Le dessin de Signorelli affirme partout les contours,
accentue les os et les muscles avec une énergie puis-
sante; mais les mouvements les plus violents restent
toujours vrais ; tout cela a été observé sur nature, tout
cela bouge, tout cela vit. Jamais la souffrance physique,
104
JANVrER-FÉVRIER 1869
la terreur et l'angoisse des suppliciés, jamais la bruta-
lité cruelle des bourreaux n'ont été exprimées avec
plus de force. Cet Enfer, Signorelli l'a inventé de toutes
pièces; sans rien emprunter à Dante, il rivalise avec
lui de tragique horreur.
Et pourtant le procédé de la fresque lui interdisait
les effets mystérieux de clair-obscur, que les peintres
du quinzième siècle ignoraient d'ailleurs presque autant
que Polygnote chez les Grecs. Il en est de même des
effets de soleil; on n'en trouve guère d'exemples dans
les fresques italiennes. Les anciens maîtres ignoraient
la puissance expressive de la lumière et de l'ombre,
mais aujourd'hui, obéissant à un scrupule que nous
appelons le respect du mur, devons-nous nous interdire
ces effets qui feraient oublier la surface à décorer ? Je
ne sais, (i)
2
Paul M. à sa mère
Sienne, janvier 69.
C'est ici seulement que l'on peut étudier un peintre bien
séduisant, Antonio Bazzi, dit le Sodoma.
Dans une petite ville bigote et arriérée comme Sienne,
c'était un scandale de voir le lils d'un simple cordonnier
mener grand train et joyeuse vie. Le luxe de ses costumes,
ses superbes chevaux de course qui avaient l'insolence de
gagner tous les prix, ses nombreux serviteurs aux riches
livrées, la troupe joyeuse de jeunes étourdis qui l'aidaient
dans des farces d'un goût parfois douteux, son esprit
moqueur qui ne respectait rien ni personne, il n'en fallait
pas tant pour attirer à Antonio des envieux et des ennemis.
En ce temps-là l'impôt était établi déjà sur le capital et
les artistes n'étaient pas les derniers à se plaindre d'être
soumis à de lourdes charges.
(i) Raphaël a peint cependant saint Pierre dans sa prison.
I05
voyage d'études
Sodoma a consigné en plaisantant ses doléances dans les
archives de Sienne. Comme sa maison était une véritable
ménagerie, il énumère d'abord les animaux qu'il possède :
écureuils, blaireaux, poules, tourterelles et guenons, puis il
ajoute à cette liste : « J'ai de plus trois bêtes méchantes, je
veux dire trois femmes, etc.. »
Déjà, à Florence, j'avais vu le Saint Sébastien du Sodoma,
beau jeune homme nu, d'un dessin libre et souple, d'un
modelé moelleux, d'une couleur délicate et un peu morbide.
J'avais admiré la puissance expressiA^e que le maître a su
tirer du clair-obscur ; sur le visage douloureusement tourné
vers le ciel, il a fait descendre une ombre tragique, celle
de la mort.
C'est à Sienne que se trouvent les plus belles peintures du
Sodoma. U Evanouissement de sainte Catherine est un chef-
d'œuvre à la fois de sentiment tendre et d'exacte observa-
tion; l'attitude abandonnée delà jeune sainte que soutiennent
avec un empressement charitable deux de ses compagnes,
la pâleur subite de son visage d'où le sang se retire, ces
yeux qui se ferment languissamment, les genoux qui flé-
chissent, tous les symptômes de la syncope sont rendus
avec une vérité pom* ainsi dire médicale et pourtant pleine
d'émotion.
Paul M. à sa mère
Sienne, janvier 69.
Je vous écris au retour d'une excursion qui m'a vivement
intéressé. Je suis allé jusqu'aii cloître de Monle-Oliveto pour
voir des fresques de Signorelli et du Sodoma. Cette longue
série de peintures raconte toute la vie de saint Benoît et son
entrevue avec Totila. Reîtres et lansquenets, vêtus de cos-
tumes collants, sont crânement plantés, la lance au poing.
Les scènes qui se déroulent à différents plans, dans de beaux
paysages profonds, sont là gravées dans ma mémoire, mais
je ne sais comment te les décrire, il y en a trop.
Je me souviens pourtant d'ijn jeune homme que le Sodoma
a figuré à genoux devant un grand moine, c'est une sorte
d'Enfant prodigue dont le repentir est exprimé avec un
sentiment inliniuienl tendre et profond...
Il faut se borner, je vous dirai seulement quelques mots
J06
JANVIER-FÉVRIER 1869
d'une curieuse fresque de Signorelli qui a pour sujet la
Gourmandise ou plutôt la Désobéissance :
Fatigués sans doute de l'ordinaire trop frugal qu'on leur
servait au couvent, deux bons moines se sont esquivés en
cachette, et les voilà attablés dans une auberge, se réjouis-
sant de déguster quelques fiaschi des meilleurs crus et de
savoru'er quelques friands morceaux. Gi-ave péché selon la
règle de saint Benoît ! — Un gentil petit page leur apporte
un pâté de venaison, tandis qu'une jeune servante, dont un
corsage collant moule les formes sculpturales, et dont la
croupe est élégamment drapée d'une double jupe retroussée,
verse à boire, le coude levé, dans une attitude à la fois très
vraie et très gracieuse. Une autre soubrette timide s'em-
presse avec de petits airs tout à fait dévots. Près de la che-
minée l'hôtesse donne des ordres à une vieille servante qui
gravit un escalier. Nos deux bons moines auraient-ils l'in^
tention de découcher? Je le crains. — Au fond, par la porte
entr'ouverte, on aperçoit un paysage ensoleillé, sur lequel
se détache la lière silhouette d'un jeune homme qui semble
faire le guet.
Tout cela est dessiné avec une science de la perspective qui
montre en Signorelli un digne élève de Piero délia Francesca.
Traité par une autre main, un pareil programme serait
devenu le prétexte d'un piquant tableau de genre, mais la
fresque conserve au style sa dignité et son élévation. L'exé-
cution reste sérieuse et large; ce réalisme-là est excellent,
tout nourri d'observations pénétrantes prises sur le vif, spi-
rituel, mais sans le savoir, sans la moindre prétention à
l'esprit, sans la moindre trace de satire caricaturale.
Paul M. à son père
Parme, février 69.
... Je commence à compter avec impatience les jours qui
me restent avant mon retour au milieu de vous. Ce n'est
pas que je sois las de voir de belles choses, je ne m'en
lasserai jamais, mais j'en ai trop vu et en trop peu de
temps. Puis la solitude commence à me peser, et j'éprouve
de plus en plus le besoin de cette vie de famille dont
j'espère bien ne me déshabituer jamais.
107
voyage d'études
Je n'ai pas voulu traverser Parme sans saluer Corrège ;
c'est un véritable chef d'école, un de ces génies qui savent
voir ce que nul n'avait observé avant eux. Si les grands
Florentins ont trouvé la perfection du dessin et du modelé,
Corrège a découvert le charme de la lumière.
Même chez Léonard de Vinci, les dégradations infiniment
délicates du clair-obscur ne sont encore qu'un moyen pour
analyser les formes. Chez Corrège, la lumière est étudiée
pour elle-même, avec amour, avec enthousiasme, elle
devient le but suprême de la peinture. C'est elle qui donne
la vie aux êtres et aux choses, elle éclaire, elle réchauffe,
elle enveloppe tout d'une atmosphère de grâce et de volup-
tueuse poésie.
A l'église Saint-Jean, j'ai beaucoup admiré la coupole
décorée de figures hardiment lancées en plein ciel et
savamment plafonnantes. Au centre, le Christ, vêtu d'une
simple draperie d'un rose doré, s'élève dans une gloire
resplendissante, c'est un éblouissement. Les apôtres sont
assis sur des nuages et la science des raccourcis est déjà
complète dans ces figures. Le mérite était grand, vingt ans
avant que Michel-Ange eût terminé le Jugement dernier.
On peut critiquer le système décoratif des plafonds
plafonnants, mais l'idée une fois admise, Corrège a eu
raison d'en poursuivre la réalisation logiquement
jusqu'au bout. Ici d'ailleurs la clarté reste encore
parfaite. Plus tard, Corrège et ses imitateurs abuseront
de là science. Dans la cathédrale de Parme, V Assomp-
tion de la Vierge est déjà un entassement confus de
figures qui s'envolent. Les raccourcis sont violents, les
genoux semblent toucher les mentons ; on ne distingue
guère que les pieds et les jambes des beaux adolescents
nus qui emportent la Vierge dans un tourbillon triom-
phal. Cela forme un fouillis tellement inextricable qu'on
l'a comparé irrévérencieusement à un plat de gre-
nouilles.
io8
JANVIER-FÉVRIER 1869
J'ai fait de grands efforts pour comprendre cette
vaste composition, mais je ne la connais bien que grâce
à des gravures.
Nul n'a su comme Corrège opposer les lumières aux
lumières et noyer les ombres dans d'autres ombres, ce qui
donne à l'ensemble une admirable largeur, parfois cepen-
dant au détriment de la clarté.
Ses personnages virils manquent un peu de gravité
austère. Son talent féminin respire une grâce voluptueuse.
Je me souviens que mon ami Balavoine, de passage à
Dresde, ne se lassait pas d'admirer un saint Sébastien dont
l'expression me semble pourtant peu mystique et terrible-
ment profane. La beauté coquette des Vierges de Corrège a
quelque chose de provocant et l'ardeur des saints qui la
contemplent est bien peu céleste.
Chez ses successeurs, cette recherche d'une grâce tendre
et raffinée produira un art moins pur, moins élevé, plus
sensuel que celui des anciens maîtres.
Mais je m'arrête, ce sont là des critiques de vieux pédants
et je n'en crois pas un mot. En présence des grands chefs-
d'œuvre, ne faut-il pas tout d'abord tâcher de comprendre
et admirer ? Qu'il est difficile de garder une juste mesure
dans le blâme ou dans l'éloge ! La critique est moins aisée
que ne le dit Boileau, et les juges sévères sont rarement
les plus équitables. Pour apprécier une œuvre d'art, il faut
se garder de demander à l'auteur autre chose que ce qu'il
a voulu dire. Si je vois un connaisseur tomber en extase,
pendant qu'un critique moqueur ricane et dénigre avec
esprit, je me dis toujours que celui qui admire le plus est
celui des deux qui a le mieux compris. Souvent les défauts
sont réels, et il n'est pas inutile de les reconnaître, mais il
faut surtout savoir les oublier. Admirer les qualités supé-
rieures, s'incliner avec respect devant le génie, c'est une
grande joie. Rien en ce monde n'est parfait, les maîtres eux-
mêmes sont des hommes. Plaignons ceux qvii ne s'aper-
çoivent pas que les grands hommes sont grands.
Italie. — 3
VII
I869-I870
CORRESPONDANCE
DE J. NICOLE AVEC PAUL M.
lu
VII
1869-1870
CORRESPONDANCE
DE J. NICOLE AVEC PAUL M.
Jules Nicole à Paul M.
Ischl, le 14 août 69.
... Parle-moi d'abord de Rome, de Rome où je m'indigne
de n'être pas encore allé. — Je me suis un peu consolé en
me plongeant dans les inscriptions romaines d'Orelli. Il y
en a plus de sept mille, c'est donc une vraie mer à boire,
mais il n'y en avait pas trop pour ma soif. J'ai le droit de
dire que j'ai aussi passé mon hiver à Rome. Ce n'est pas
sans doute la ville des Beaux-Arts que j'ai étudiée comme
toi, je n'avais que la Rome ancienne, il a fallu m'en
contenter. Je t'assure que j'ai ressenti des joies bien vives
pendant ce travail. Le recueil d'Orelli est très complet,
il renferme une espèce d'encyclopédie romaine : géographie,
histoire, administration intérieure, vie des provinces, vie
privée dans toutes les classes de la société, tout s'y trouve
et beaxicoup de choses avec. Le tableau changeant du monde
romain se reconstruit peu à peu devant vous. C'est labo-
rieux, c'est aride parfois, et l'on n'a pas toujours, en lisant
les inscriptions, cette vue instantanée et frappante que les
monuments doivent Ai-v, er, mais l'impression qui vous
reste a l'avantage d'èl.' . complète.
ii3
çojyage d'études
Deux idées surtout ont ressorti pour moi de cette immense
galerie de détails : la force écrasante de l'esprit romain, sa
victoire absolue sur toutes les autres nationalités, voilà ma
première idée. Le peu de différences essentielles entre la
civilisation d'alors et la nôtre, voilà ma seconde. Ce n'est
pas neuf, mais à présent, je suis sur que c'est vrai. Toi qui
as vu Rome à Rome, dis-moi ce que tu penses de mes
idées.
L'année dernière. J'ai fait le voyage de Genève à Odessa
par Marseille, Messine et Gonstantinople. C'était magnifique.
C'est un grand bonheur que Dieu m'a donné. Que de
tableaux je vois revivre par le souvenir! Sans parler de la
Corse et de la Sardaigne qui ont pourtant leur prix, surtout
la Sardaigne avec ses beaux rochers qui tombent dans la
mer, avec Caprera et la petite maison blanche de Garibaldi,
j'ai traversé au lever du soleil le détroit de Messine entre
l'Etna d'un côté, semblable au fronton d'un immense temple
grec, et la Calabre de l'autre, bordée de collines rocheuses
d'une couleur que j'aurais voulu prendre à ton intention.
Et la Grèce ! Je l'ai vue aussi, presque tout le Péloponèse ;
les trois pointes de la feuille de platane ont passé devant
moi; le golfe de Messénie, le Taygète, tout le pays de
Sparte. Ah, le Taygète, ces sommets couverts de neige, et
cette mer au pied; ce mélange de montagnes et d'eau, de
hauteur et d'inlini, et cette lumière qui enchante tout cela;
c'est quelque chose qu'il faut que tu voies. — J'ai passé près
de Cythère, île très nue, en souvenir de Vénus; près de
l'Argolide, enfin près d'Athènes. Oui, cher ami, j'ai vu le
Pirée, l'Acropole et le Parthénon ; j'ai entendu cette musique
inexprimable qui se dégage de ces ruines, et je n'y suis pas
monté ! A Marseille on nous avait promis un arrêt de
cinq heures, et le capitaine, je ne sais pour quelle raison
d'économie, s'est remis en marche au bout d'une heure. Je
pleurais presque en voyant Athènes s'éloigner.
Je ne .veux pas te mener plus loin pour cette fois : si je
franchissais les Dardanelles, il faudrait aller à Gonstanti-
nople, et il ne me resterait rien pour ma prochaine lettre.
C'est mon ami Paul Milliet qui devrait m'envoyer quelques
bribes de son superflu; lui qui ne sort de Pai-is que pour
ii4
CORRESPONDANCE DE J. NICOLE
vivre à Rome et qui est continuellement dans une atmo-
sphère saturée d'idéal...
Paul M. à J. Nicole
Paris, 23 août 69.
... Tu me demandes si le mouvement politique m'inté-
resse. Il faudrait être bien égoïste pour y demeurer complè-
tement étranger. J'ai suivi quelques réunions électorales;
j'ai eu l'honneur d'être bousculé par les sergents de ville;
j'ai entendu des discours furibonds, où Jules Favre était
accablé d'injures; on lui reprochait surtout de n'être pas
athée. Cela ne m'a pas empêché de voter pour lui. Mon père,
qui a bien le droit d'être irréconciliable, votait pour Roche-
fort. Quant à l'émeute, personne n'a su au juste ce que
c'était, ni qui l'avait faite.
Je n'ai pas tardé à reprendre ma vie accoutumée, et je
crois bien que je ne serai jamais un homme politique. Je vis
trop dans un monde imaginaire, en dehors de l'espace et du
temps. N'ai-je pas eu de longues et délicieuses causeries
avec Giotto et avec Michel-Ange?
Ah, cher ami, quel beau rêve j'ai fait pendant quatre mois,
dans ce pays enchanté, où le passé est encore si vivant !
... D me faut du calme, du recueillement, pour que l'en-
thousiasme me gagne. Quand je suis seul, enfermé dans
quelque adorable chapelle, assis en face d'une fresque de
Giotto, je regarde, immobile, je regarde pendant des heures.
J'ai fait abdication complète de ma réflexion, de ma volonté,
je suis absolument passif. Je ne pense plus, je regarde... Je
sais à peine si je vis, c'est l'anéantissement dans la contem-
plation.
Et pendant ce temps-là l'image se grave peu à peu en
moi, comme sur la plaque du photographe, et devient un
souvenir ineffaçable. Cela est tout instinctif. Et alors, une
émotion vague arrive, faible d'abord, comme un flot
murmurant ; elle grandit, c'est une marée montante qui
m'emporte, je bois le chef-d'œuvre à longs traits, je m'en
imprègne; c'est une vision, une extase; je me confonds
avec l'œuvre, comme le mystique avec Dieu.
J'en suis à me demander si cet état d'esprit n'est pas
n5
voj'age d'études
désastreux pour l'originalité ; mais je le goûte si rarement
et j'y trouve tant de charmes que je n'ai jamais su résister.
D'ailleurs U me reste dans la mémoire une image que je
puis consulter ensuite pour faire la part de l'éloge et du
blâme, mais il m'est impossible d'admirer et de juger à la
fois.
... Tu me parles de Rome, mais de la Rome antique, de
sa force, de ses conquêtes, de sa civilisation si peu diifé-
rente de la nôtre ; mais dans la Rome des Papes il ne reste
rien de cela. J'ai été véritablement attristé, et, sans les
chefs-d'œuvre qui font oublier tout le reste, on se dégoûte-
rait vite de cette sale ville et de son sale peuple. Je ne
suis pas encore arrivé à comprendre la beauté des tas
d'ordures, (i)
Partout une architecture théâtrale, prétentieuse, des
statues de style flamboyant, partout la pose et l'ostentation.
Le luxe révoltant du clergé, la mine insolente des laquais,
l'air cafard et bas des robustes mendiants qui vous pour-
suivent, un culte pompeux et vide, mélange de superstition
et de débauche, (2) les antiques Romains devenus des
brigands ou des crétins, n'ayant plus ni dignité, ni cœur,
ni sens moral, tout cela n'est-il pas triste ?
Dans le reste de l'Italie, j'ai trouvé partout celte politesse
simple qui distingue les hommes libres. A Rome, on est
insolent ou rampant selon le pourboire. Avec de l'argent
ou des protections tout est permis.
Les fresques de Michel-Ange sont noircies par la fumée
des cierges. On appuie chaque semaine des échelles sur les
plus belles ligures du Jugement dernier, et des manœuvres
sont dessus qni cognent sans respect. Je l'ai vu, et cela
me faisait lui mal physique ; mon cœur se serrait. Dans
ces moments-là, moi inoffensif, j'aurais voulu cravacher
ces brutes, ou plutôt ceux qui les commandent. C'est qu'il
s'agissait de choses importantes ! Il fallait bien changer
les tentures d'un autel qu'on a eu l'heureuse idée de plaquer
(i) Cf. G. Bizet. Lettres de Rome.
(a) N'est-ce pas exagéré? me demande J. Nicole. — Je réponds
Non.
116
CORRESPONDANCE DE J. NICOLE
sur le groupe central du Jugement dernier. Et cette céré-
monie se renouvelle à chaque fête ! Que deviendrait la
religion si la Chapelle Sixtine n'était pas tendue de blanc
le jour de l'Immaculée Conception?
C'est alors qu'il faut voii> sous un dais splendide, le Pape
debout, qui reçoit sans rii-e l'encens qu'on lui lance au nez
de toutes parts comme à une idole, au milieu des chants
solennels ; tandis que la foule se prosterne et baise la terre
à ses pieds. Quel spectacle pittoresque ! Mais cela révolte
trop pour qu'on puisse admirer sans arrière-pensée.
La querelle des Classiques et des Romantiques sem-
blait terminée, mais les survivants des luttes de i83o
avaient conservé des convictions passionnées et exclu-
sives dont la violence nous étonne aujourd'hui.
Paul M. à J. Nicole
Août 69.
M. Perrin vient de me faire une scène dont j'ai été
profondément troublé. Tu t'en souviens, l'ami d'Orsel pré-
tend mettre la peinture au service de la religion et de la
morale. Il n'admet rien en dehors des Primitifs. Raphaël
et Michel-Ange sont pour lui déjà dans la décadence.
— Je trouve ces idées exagérées ; pourtant avec une petite
part de vérité, et, pour mettre de l'ordre dans mes études,
j'avais consacré mon voyage presque exclusivement aux
artistes du quinzième siècle. J'avais travaillé avec ardeur,
avec délices. Le découragement avait été longtemps ma
maladie, mais je revenais d'Italie fortifié par l'étude des
maîtres et comme enivré de leurs chefs-d'œuvre. —
M. Perrin me reçut froidement et, ouvrant à peine mon
carton, il y jeta un coup d'œil rapide, tout en poussant
des exclamations de dédain et presque d'indignation.
Puis se levant : « M. Lugardon, dit-il, vous a autrefois
recommandé à moi; à sa considération je crois devoir
vous dire franchement la vérité. »
117 Italie. — -}.
voyage d'études
Ce début m'effraya. Déjà au retour de mon premier
voyage, M. Perrin m'avait conseillé de mettre à part
deux ou trois dessins et de brûler tout le reste. Il y avait
du feu dans le salon, et il semblait m'inviter à faire en
sa présence cet autodafé solennel. Puis, voyant que je
n'avais pas assez d'héroïsme pour sacrifier mes chers
souvenirs, il me conseilla d'en faire un paquet et d'y
mettre les scellés, pour ne l'ouvrir quau jour où je serais
de force à résister aux mauvais exemples. — Je m'atten-
dais à quelque conseil du même genre. Ce fut bien pis !
— « Vos parents ont-ils de la fortune ? continua
M. Perrin. — Monsieur, répondis-je très troublé, mes
parents me permettent de continuer mes études aussi
longtemps qu'il le faudra. — "Vous êtes dans une voie
déplorable. Si vous étiez un simple amateur, cela aurait
moins d'importance... et encore? Non, je vous dirais la
même chose. Il fallait, dans tout votre voyage, faire
seulement deux ou trois dessins. Chaque croquis lâché
est un pas en arrière. Je ne vois là que des à peu près,
des barbouillages romantiques, c'est-à-dire sans con-
science. »
Et, après quelques épithètes injurieuses, il termina
par celle-ci qu'il lança avec une expression de dégoût
et de profond mépris : « C'est du Corrège ! ! ! »
Après quoi, il s'est radouci. Pendant plus de deux
heures, il m'a témoigne beaucoup d'intérêt, me disant que
je lui avais donné des espérances, qu'il ne fallait pas
chercher des qualités inconciliables, que je me laissais
influencer, qu'il fallait faire un grand effort de volonté,
renoncer à mon tableau commencé, m'enfermer seul,
pendant une année, pour copier les dessins de Flaxman,
en me corrigeant avec des calques.
Ces reproches et ces conseils perdaient un peu de leur
poids par leur exagération même. Mais ce qui me lit
une impression bien plus forte, ce fut de voir quelques
dessins d'Orsel. — M. Perrin me les expliqua avec un
enthousiasme communicatif, de vrais chefs-d'œuvre !
dans une manière froide et abstraite, mais d'une précision,
d'une science, d'une probité, d'une volonté admirables!
ii8
CORRESPONDANCE DE J. NICOLE
Ces émotions m'avaient remué profondément. Je sortis
en remerciant bien sincèrement M. Perrin, calme en
apparence, mais le désespoir dans l'àme. J'étais donc bien
décidément incapable d'arriver à rien. Après quatre mois
d'efforts, je me trouA^ais moins avancé qu'avant. J'étais
brisé, hors de combat.
A la réflexion pourtant, je me suis dit que chacun
avait ses idées. J'ai les miennes auxquelles je tiens.
Je ne changerai d'opinion que pour de bonnes raisons et
non pas sur l'avis d'un seul maître, quels que soient son
mérite et son autorité.
En i83o, il y avait deux camps, aujourd'hui chacun
marche seul. Nous n'admettons plus, pour notre usage du
moins, la distinction entre coloristes et dessinateurs, dis-
tinction utile seulement pour la critique et l'histoire de
l'art. Un peintre ne doit exagérer volontairement ni ses
qualités ni ses défauts, pour se faire une originalité factice.
Tout ce qu'on peut lui demander, c'est d'exprimer avec
sincérité ce qu'il voit et ce qu'il sent; réalité ou vision, peu
importe, pourvu qu'il puisse dire en conscience : voilà ce
que j'ai vu.
Cette malheureuse scène m'a attristé; je me suis remis
au travail sans goût. Quelques petits succès d'école, qui
n'ont guère d'importance, ont pourtant contribué à me
rendre courage.
Et toi, cher ami, viendras-tu à Paris pour un hiver seule-
ment! Je souhaite que le paquet de programmes que je
t'envoie soit un hameçon capable de te prendre et de te
retenir.
Jules Nicole à Paul M.
Pétersbourg, le i3 janvier 70.
Les Russes, qui sont de trois cents ans en retard sur
nous, ont imaginé, pour qu'on s'en aperçoive moins, de
nous reconnaître dans leur calendrier une avance de treize
jours. C'est ce qui fait que je suis encore entre Noël et le
nouvel an, c'est-à-dire en congé, et j'en profite pour causer
un peu avec toi.
119
çoj''age d'études
Je pense constamment à mon projet d'études à Paris : je
travaille et j'économise; j'économise surtout, c'est la condi-
tion sine qna non de toute étude désintéressée. Je me livre
donc à la soif des richesses, au plaisir d'entasser; je m'in-
forme des meilleurs placements; j'ai l'œil sur la cote et je
surveille les oscillations du change. Tu ne m'en aurais pas
cru capable.
Cependant mon ardeur au gain ne m'empêche pas de
travailler. Je partage mes heures de loisir entre le russe,
car il faut bien que je rapporte quelque chose de mon
séjour ici, et mes chers auteurs anciens. Je suis le pro-
gramme de la licence-ès-lettres ; du reste il n'a rien de très
formidable, et avec lui je ne fais pas beaucoup de nouvelles
connaissances. J'aurai passablement à relire, ce qui est
ennuyeux, lorsqu'il y a tant de choses qu'on n'a pas lues.
En tète des auteurs grecs se trouve Sophocle pour le
Philoctète, que j'ai déjà traduit avec délices. Quelle perfec-
tion, dans (juelle simplicité!...
(Suit une analyse enthousiaste du chef-d'œuvre).
Après Sophocle vient Euripide pour Hippolyte. Quelle
chute! Quelle dififérence, je ne dis pas avec Sophocle, mais
avec Racine. Les trois quarts de la pièce ne sont pas d'un
poète, mais d'un faiseur. Des réflexions philosophiques, de
vraies dissertations aux endroits les plus pathétiques. On
dirait du Voltaire, traduit mille ans d'avance. Les chœurs
ne sont qu'un remplissage harmonieux. A cette harmonie
près, c'est la musique d'entr'acte de la Comédie-Française ;
aucun rapport avec les épisodes. De temps en temps quel-
ques vers admirables viennent vous rappeler que c'est
pourtant à Athènes qu'Euripide écrivait. J'espère pour lui
et pour moi qu^Hippolyte est sa plus mauvaise pièce.
' Dans ta prochaine lettre je te prie de me copier la tra-
duction latine des vers 49^ à 492- Tu as l'édition Didot,
moi je n'ai que le texte grec, (i)
(i) Mon ami lisant une édition dont le texte était altéré, avait
su, au moyen de corrections ingénieuses et savantes, rétablir la
meilleure leçon.
CORRESPONDANCE DE J. NICOLE
Pardonne-moi, cher ami, de te faire la victime de mes
études. Je n'ai que toi. Quand je serai à Paris, tu en verras
bien 4'autres.
Et toi, comment vas-tu? Est-ce que tu fais toujours bon
ménage avec ton Hamadryade? Elle est venue souvent me
voir cette ligure si naïvement divine ; c'est surtout quand
je travaille à mon grec qu'elle m'apparait sortant de son
chêne.
... A Genève on me regarde déjà comme un Russe et
j'aurai à faire des frais considérables d'amabilité et de
patriotisme, quand il s'agira de me gagner une place à
notre soleil. Il y a des moments où j'ai bien peur de rester
ici pour tout de bon ; il me semble que je pousse des
racines comme Philémon, et j'ai besoin de me dire bien vite
pour me rassurer que je n'ai pas de Baucis.
Paul à J. JVicole
25 janvier i8;o.
... Tu me demandes des nouvelles de mon Hamadryade.
Elle a un peu changé depuis que tu ne l'as vue. J'ai le
malheur de croire tout ce qu'on me dit, et chaque fois que
quelqu'un vient voir mon tableau, je le recommence, sans
arriver à contenter ni les autres ni moi-même. Mon chêne
a presque suivi les saisons ; pour le moment il est en
automne; je ne sais pas s'il va reverdir au printemps.
... Je suis bien loin de partager ton dédain pour Euripide
et en particulier pour VHippolyte que l'on s'accorde géné-
ralement à regarder comme l'une de ses meilleui-es pièces.
Schlegel a écrit en français un opuscule pour démontrer la
supériorité de la pièce grecque sur la Phèdre de Racine. Je
ne veux pas dire qu'il n'y ait pas des changements heureux
dans la pièce française ; le rôle de Phèdre tout entier est
admirable, mais l'élégance même du langage nous ramène à
chaque instant à une époque trop civilisée. La Phèdre
d'Euripide est plus éloignée de la réalité moderne, et, pour
les Grecs, la fatalité de la passion en atténuait l'horreur. —
La pompe monotone de l'alexandrin et le manque de vraie
simplicité me semblent balancer largement les arguties
voj^age d'études
philosophiques d'Euripide. Comment peux-tu supporter la
tendre Aricie et « ses innocents appâts »? et: «si je la haïs-
sais, je ne la fuirais pas »,et : « vous voyez devant vous un
prince déplorable ». Ce sont des personnages de VAstrée
qui pai'lent ainsi, et je ne puis pas me représenter Aricie
autrement que vêtue du petit péplum en flanelle rose
qu'elle porte aujourd'hui au théâtre.
Quant à l'Hippôlyte de Racine, il me semble fade, galant
et bête comme un petit marquis. S'il connaît l'amour, c'est
probablement par les romans de mademoiselle de Scudéry.
Il est loin du jeune ascète mystique, si vivant, si original,
si plein de charme qu'a peint Euripide, et que j'aime
tant.
Pour moi qui cherche dans les poètes des sujets de
tableaux, j'en ai rarement trouvé d'aussi nombreux et
d'aussi beaux que dans VHippolyte. C'est une de mes pièces
de prédilection. Assurément ce n'est pas d'un art aussi
grand ni aussi pur que celui de Sophocle, mais quelle mise
en scène admirable! Dès le début, ces jeunes gens qui
reviennent de la chasse; Hippolj'te passant dédaigneuse-
ment devant la statue de Vénus pour aller offrir à Diane
une couronne. — Que de fois, quand je me promenais seul
dans la forêt en écoutant le bruit des feuilles, ai-je songé
à ces mystiques entretiens de Diane. — Encore un tableau
que je tâcherai de faire : Hippolyte écoutant la voix de
Diane invisible pour lui.
Jules Nicole à Paul M.
Varsovie, (i)
En arrivant à Varsovie, j'ai vu bien des choses dignes
d'attention. Comment ne pas s'intéresser à cette population
si sympathique, pour ne pas dire plus ; et puis quel contraste
pittoresque, inconnu dans nos pays d'égalité, n'offrent pas
ces deux peuples, les Chrétiens et les Juifs, vivant dans les
mêmes rues, mais aussi séparés de condition et de figure
que les blancs et les nègres en Amérique.
(I) Cette lettre, commencée en janvier, ne fut terminée que le
3 juin i8;o.
CORRESPONDANCE DE J. NICOLE
Je n'ai pas vu, même en Espagne, un type aussi beau,
aussi intelligent, une proportion aussi forte de jolies
femmes que chez les Polonais ; et presque aussi nombreux
qu'eux sont les Juifs, tous laids, vêtus de longues redin-
gotes graisseuses qui leur tombent sur les talons et portant
deux boucles de cheveux frisés, deux tire-bouchons, qui
pendent sur leurs joues et donnent à leur laideur quelque
chose d'efféminé.
Et voilà que, pour être resté six mois sans t'écrire, je
suis obligé de me rabattre sur les Juifs de Varsovie. Mais
j'ai pris envers moi-même l'engagement sérieux de ne plus
laisser traîner les choses ainsi. C'est en les laissant s'allon-
ger indéfiniment qu'on brise
Ces fils mystérieux où nos cœurs sont liés.
Et je ne veux pas briser le nôtre.
Je relisais celte semaine les Nuées d'Aristophane, et
chaque mot de Strepsiade venait réveiller les souvenirs des
temps heureux. Je te voyais assis à côté de moi, en face de
Bétant qui faisait le paysan : « Viens ici pour que tu
pleures. » Et « croquer le marmot » ! Et « empompadonrer » /
S'il y a un paradis et que nous y allions, je suis bien sûr
que nous y recommencerons les Nuées.
Paul, l'étudiant insoucieux qui, en 1869, s'occupait
uniquement de littérature et d'art, était loin de prévoir
les événements tragiques auxquels il allait bientôt se
trouver mêlé.
I^h
/•v-S^
TABLE DE CE CAHIER
PAOES
une famille de républicains fouriéristes i
les MilUet 3
VIII. — voyage d'études
en Italie 5
i868-i86y 7
I. — MILAN 9
Août- Septembre i868 ;
Premier tableau : une Hamadryade. — Orsel et
Perrin. — Second voyage en Italie. — Luini à
Milan et à Saronno. — Lettres de deux jeunes
artistes. — Métaphysique enfantine.
II. — PADOUE 3l
Septembre-Octobre i868 ;
Giotto. La chapelle de l'Arena. Allégories. — Un
professeur trop savant.
III. — RAVENNE 43
Octobre 1868;
Mosaïques byzantines.
127
premier cahier de la treizième série
IV. — SÉJOUR A FLORENCE 53
Octobre 1868;
La Chapelle des Espagnols. — Andréa Pisano. —
Ghiberti. — Donatello. — Masaccio. — Filippo
Lippi. — Ghirlandajo. — Botticelli. — Lettres de
Louise.
V. — ASSISE ET ROME ^5
Novembre 1868 — Janvier 18 6g;
Assise. — Allégories. — Rome. — Raphaël. —
Mosaïque de Sainle-Pudentienne. — Lettres de
Louise.
VL — Janvier — Février 1869 97
Orvieto. — Signorelli. — Sienne. — Le Sodoma. —
Fresques de Monte-Oliveto. — Parme. — Gorrège.
VII. — 1869-1870 III
CORRESPONDANCE DE J. NICOLE AV'EC PAUL M.
Table de ce cahier 127
Nous avons donné le bon à tirer après corrections
pour dix-huit cents exemplaires de ce premier cahier
et pour quatorze exemplaires sur whatman le mardi
premier août igii.
Le gérant : Charles Péguy
Ce cahier a été composé et tiré par des ouvriers syndiqués
Julien Crémieu, imprinieui-, n et i5, rue Pierre-Dupont, Suresnes. — 5954
Landct. — i
un nouoeau théologien
y
M. Fernanû Lauclet
I
Le Bulletin des professeurs catholiques de l'Univer-
sité,/)a6/jcaiion mensuelle, première année, abonnement
six francs par an, Joseph Lotte, professeur au Lycée,
I, rue Daniel, Coutances, Manche, dans son numéro y,
du 20 juillet igii, a publié le communiqué suivant.
Nous le reproduisons intégralement. Nous changeons
seulement les numéros des paragraphes, pour les faire
entrer dans notre comptabilité générale. Nous avons
rétabli quelques paragraphes et fragments de para-
graphes supprimés du Bulletin au dernier moment pour
obéir aux nécessités de la mise en page.
Laudet, — i.
<
Contances, le jeudi 20 juillet igii.
Les quelques catholiques égarés à la Revue hebdo-
madaire ont lu avec stupeur l'article que M. Fernand
Laudet. le directeur de celte revue, a fait paraître, dans
son numéro 24, du 17 juin 191 1, contre les vérités
essentielles de notre foi.
Cet article est signé François le Grix. Il nous a été
impossible à Coutances de savoir si ce nom, totalement
inconnu dans les lettres françaises, est un pseudonyme
de M. Laudet ou s'il ne s'agirait pas de quelque
comparse qui existerait en réalité dans les bureaux de
cette Revue. Dans le doute nous continuerons à le
nommer M. le Grix.
L'article est dirigé apparemment contre le Mystère de
la Charité de Jeanne d'Arc. Il vise en réalité les propo-
sitions les plus fermes de notre théologie.
Ce sera l'honneur de Péguy que l'on ne pourra
jamais entreprendre de ruiner son mystère sans se
condamner par là-même à entreprendre de ruiner, dans
son œuvre , les fondements mêmes de notre foi .
M. Laudet, ou M. le Grix, nous en sera un nouvel
exemple. Nous n'aurions pas retenu cet exemple s'il ne
%'agissadt cette fois-ci d'une revue qui prétend depuis
12
un nouveau théologien
quelques années se faire une clientèle dans le monde
catholique.
On sait assez que dans les termes mêmes M. Péguy
n'emploie pas une expression qui ne soit prise dans le
sens le plus rigoureusement et pour ainsi dire le plus
techniquement théologique. On n'en saurait dire autant
de M. Laudet. L'inexpérience incroyable de son langage
aussitôt qu'il s'agit des vérités de la foi rend souvent
malaisément saisissables les hérésies dont son article
est bourré. Elles n'en sont que plus dangereuses et
nous essaierons de les mettre en français.
§ 86. — ... « après le rationalisme blasphématoire
de Thalamas, écrit M. Laudet, après les pieuses et
laïques exégèses d'Anatole France » ... — Ainsi pour
M. Laudet la Vie de Jeanne d'Ai^c de M. Anatole France
est une pieuse et laïque exégèse.
Que l'œuvre, ou plutôt que le livre, ou plutôt que les
deux volumes de M, Anatole France soient l'œuvre
d'un laïque, nul ne le conteste. M. Anatole France n'a
jamais émis la prétention d'être un clerc. Qu'est-ce que
c'est là-dessus qu'une exégèse laïque, M. Laudet serait
peut-être bien en peine de nous l'expliquer. On avait
cru jusqu'ici qu'il n'y avait qu'une exégèse, et qu'elle
était, ou qu'elle prétendait être scientifique. Et surtout
qu'est-ce que c'est qu'une laïque e.xégèse. Et enfin
qu'est-ce qu'une exégèse. On nomme généralement
exégèse l'établissement et l'interprétation d'un texte
sacré. Particulièrement d'un texte sacré antique. Ni des
textes en forme de procès-verbaux et d'actes notariés
de deux procès ecclésiastiques du commencement ou
M. FERXAXD LAUDET
enfin du premier tiers et du milieu du quinzième siècle
ne sont des textes sacrés, ni ils ne sont des textes
antiques. L'établissement, la lecture et l'édition de ces
textes ne constitue pas proprement une exégèse. Enfin,
cher monsieur Laudet, ce n'est point M. Anatole France
qui nous a donné les textes des Procès. Michelet les
avait lus et Quicherat en a fait du premier coup une
édition que l'on peut dire éternelle. Tout ce que l'on
peut lui reprocher, quand on travaille dessus, est peut-
être que sa table analytique des matières n'est pas
complète.
Mais ne querellons point M. Laudet sur des fautes de
français. La propriété des termes n'est évidemment
point son fort. Non seulement il trouve que M. Anatole
France a fait une exégèse. Mais il trouve qu"il a fait
une pieuse exégèse. Nous avons dit souvent que les
attaques les plus violentes, les persécutions les plus
brutales contre notre foi étaient infiniment moins
dangereuses que les tentatives d'insinuation douce-
reuses. Ou plutôt les attaques violentes, les persécu-
tions brutales ne sont point dangereuses pour notre foi.
Elles ne font que de la ranimer. Seules les insinuations,
les tentatives de pénétration doucereuses peuvent la
corrompre. Dans ce cas particulier nous avons toujours
pensé que les diatribes de M. Thalamas étaient infini-
ment moins dangereuses pour le culte que nous rendons
à Jeanne d'Arc et au fond infiniment moins impies que
les insinuations précautionneuses de M. Anatole France.
Et les insinuations précautionneuses de M. Anatole
France elles-mêmes, quand elles nous étaient présentées
brutalement par les combistes elles n'étaient pas
un noiweau théologien
dangereuses. Elles peuvent l'être infiniment quand elles
nous sont hj'pocritement présentées comme des piétés
par un homme comme M. Laudet, dans une Revue
comme la Revue hebdomadaire. Mais ce n'est pas
seulement ici une question de quantité, une question
de degré. C'est une question de foi.
M. Anatole France est un athée. Nous prenons ici ce
mot sans aucune arrière-pensée, sans aucune intention
d'injure. Nous ne le prenons que dans son sens propre
et pour ainsi dire technique et métaphysique. Le livre
de M. Anatole France est le livre d'un athée. La Jeanne
d'Arc de M. Anatole France est tout ce que l'on voudra,
excepté une sainte et une chrétienne. Et non seulement
la Jeanne d'Arc, mais tout le monde qui dans le livre
de M. Anatole France entoure cette grande sainte est
tout ce que l'on voudra, excepté un monde chrétien.
M. Anatole France est athée et profondément inchré-
tien. Il a fait un livre athée et profondément inchrétien.
Rien à dire à cela. Au moins il est constant avec lui-
même. Mais qu'ensuite un homme comme M. Laudet,
une Revue comme la Revue hebdomadaire endosse pour
ainsi dire cette attitude de M. Anatole France et essaye
de faire croire à sa clientèle catholique et généralement
chrétienne que de l'athéisme et de l'impiété constitue
une pieuse exégèse, là est la tentative de détournement
des consciences fldèles que nous surveillerons désor-
mais. On essayerait en vain d'excuser un tel abus des
mots par l'incapacité d'écrire ou par un excès de flagor-
nerie littéraire. Tout ceci dépasse infiniment la critique
littéraire et même la flagornerie politique et littéraire.
Il ^ a là un plan que nous ne nous lasserons point da
14
M. FERNAXD LAUDET
dénoncer. Ce plan éclate dans les autres propositions
de M. Laudet.
§ 87. — ce Péguy en arrive à ceci de nous restituer,
dit-il, ...la Jeanne d'Arc de notre populaire histoire de
France, la Jeanne d'Arc de cf quand nous étions petits »,
la surnaturelle Jeanne d'Arc, enfin sainte Jeanne d'Arc.
cf Qu'on entende surtout bien que ce n'est pas ici une
entreprise historique. Péguy ne raconte pas Jeanne
d'Arc. Il ne s'est pas entouré de documents. A-t-il lu
seulement les histoires, les pièces du procès ? Je n'en
sais rien. Il la représente ; il la ranime, présente au
milieu de nous une seconde fois. La légende lui suffit;
il ne la critique pas ; il la regarde avec des yeux clairs
de Français, et aussi cette vivante empreinte, ce sillon
lumineux que Jeanne d'Arc a tracé et qui se lit encore
sur tout le pays de France. »
Laissons de côté cette métaphore imbécile de la fin,
ce sillon lumineux qui veut se hausser au grand style.
Remettons en forme la proposition centrale. Nous disons
que cette proposition centrale est tout ce qu'il y a de
plus injurieux pour les principes essentiels de notre foi.
Laissons de côté la mauvaise foi avec laquelle
M. Laudet attaque l'œuvre de M. Péguy. Si M. Péguy
consent de se détourner quelques semaines d'écrire le
deuxième Mystère de Jeanne d'Arc, il pourra peut-être
engager avec M. Laudet une conversation intéressante.
La proposition centrale de M. Laudet est la suivante ;
A' — Il y a l'histoire et il y a la légende,
I6
un nouveau théologien
B. — Restituer :
la Jeanne d'Arc de notre populaire histoire de
France ;
la Jeanne d'Arc de « quand nous étions petits » ;
la surnaturelle Jeanne d'Arc :
enfin sainte Jeanne d'Arc ;
ce n'est pas une entreprise historique ; la légende suffit.
en d'autres termes :
C. — Il y a l'histoire et il y a la légende. La légende
comprend :
la Jeanne d'Arc de notre populaire histoire de France ;
la Jeanne d'Arc de « quand nous étions petits » ;
la surnaturelle Jeanne d'Arc ;
enfin sainte Jeanne d'Arc.
L'histoire comprend le reste.
§ 88. — Cette proposition centrale de M. Laudet
comprend on pourrait presque dire une grosse hérésie
historique, et on doit certainement dire la plus grave
et la plus injurieuse hérésie en matière de foi.
D. — Hérésie historique. — M. Laudet retire de
l'histoire et met dans la légende la Jeanne d'Arc de
notre populaire histoire de France. Or M, Laudet nous
permettra de le lui dire, il n'y a qu'une Jeanne d'Arc
au monde qui soit historique, et c'est la Jeanne d'Arc
de notre populaire histoire de France. Et il n'y a qu'une
Jeanne d'Arc, ou enfin si je puis dire une catégorie de
Jeanne d'Arc au monde qui soient légendaires, et ce
i6
M. FERNAXD LAUDET
sont précisément celles qui sont nées dans les imagi-
nations du Parti Intellectuel, notamment dans la pauvre
imagination de M. Fernand Laudet. Nulle Jeanne d'Arc
n'est historique, nulle Jeanne d'Arc n'est dans le tissu
de la réalité de l'histoire qu'une Jeanne d'Arc profon-
dément et éternellement peuple. A moins que M. Laudet
ne croie que ces admirables histoires, la levée du siège
d'Orléans, le sacre de Reims, la campagne de France
ne soient des événements pour populaire histoire de
France.
E. — Infiniment plus grave est l'hérésie en matière de
foi. Pour M. Laudet la surnaturelle Jeanne d'Arc,
enfin sainte Jeanne d'Arc ne sont pas de l'histoire et
sont de la légende. Pour nous chrétiens, disons-le hau-
tement, le surnaturel et la sainteté, c'est cela qui est
l'histoire, la seule histoire peut-être qui nous intéresse,
la seule histoire profonde et profondément réelle et
nous accorderions plutôt que c'est tout le reste qui
serait de la légende. Cette hérésie centrale de M. Laudet
et de la Revue hebdomadaire que le surnaturel et le
saint ne seraient pas de l'histoire et seraient de la
légende, (notamment le surnaturel et le saint de l'his-
toire de Jeanne d'Arc), cette hérésie centrale est
tellement monstrueuse que l'on peut dire qu'elle est
historiquement la plus grave et qu'elle commande et
enferme historiquement toutes les autres. De ces autres,
qui sont innombrables, car l'erreur est multiple, nous
trouverons quelques-unes éparses, (mais l'une tout
particulièrement et comme éminemment scandaleuse),
dans l'article de M. Laudet.
17
un nouveau théologien
^ 89. — ... la Jeanne d'Arc de « quand nous étions
petits »... M. Laudet a l'air de croire que la Jeanne
d'Arc de « quand nous étions petits » était particuliè-
rement méprisable. Il faudrait d'abord savoir si
M. Laudet est devenu grand. M. Laudet n'a pas l'air de
se douter un seul instant que nous devons entendre
dans son sens le plus rigoureux et le plus littéral cette
parole de Jésus, comme toutes les paroles de Jésus :
« Et il dit : « En vérité je vous le dis, si vans ne vous
convertissez- point, et ne vous faites point comme ces
petits, vous n'entrerez pas dans le royaume des deux. »
Matthieu, XVIII, 3 : Et dixit : Amen dico vobis, nisi
conversi fueritis, et efficiamini sicut parvuli, non intra-
bitis in regnum cœlorum. Ses disciples venaient de lui
demander : « Qui, penses-tu, est (le) plus grand dans
le royaume des deux ? » Matthieu, XVIII, i et 2 : 7n illa
hora accesserunt disdpuli ad Jesum dicentes : Quis.
putas, major est in regno cœlorum ?
Et advocans Jésus parvulum, statuit eum in medio
eorum.
A cette heure-là les disciples s'approchèrent de .Jésus,
disant : « Qui, penses-tu, est le plus grand dans le
royaume des deux ? »
Et Jésus appelant un enfant le plaça au milieu d'eux.
M. Laudet fera donc bien de ne pas trop mépriser la
Jeanne d'Arc de « quand nous étions petits ». Ni peut-
être le Jésus-Christ de « quand nous étions petits » .
§ 90. — ... la surnaturelle Jeanne d'Arc, enfin sainte
18
M. FERNAND LAUDET
Jeanne d'Arc. — Si la surnaturelle Jeanne d'Arc et
sainte Jeanne d'Arc sont de la légende et ne sont pas
de l'histoire, monsieur Laudet, la communion des
saints, la liaison mystique des saints entre eux et avec
Jésus le premier des saints est aussi de la légende et
n'est pas de l'histoire. Et la vie elle-même de Jésus,
l'Annonciation, l'Incarnation, la Nativité, la vie obscure,
la prédication, la Passion, la Mort, la Résurrection,
toute la vie de saint Jésus, c'est aussi, monsieur Laudet,
du surnaturel et de la sainteté. C'est même le même
surnaturel et la même sainteté. Alors l'Annonciation,
l'Incarnation, la Nativité, la vie obscure et la vie publi-
que, la prédication, la Passion, la Mort, la Résurrection,
et le Jugement, toute cette vie de saint, c'est aussi de la
légende et ce n'est pas de l'histoire. Monsieur Laudet,
c'est peut-être aussi un Jésus pour petits enfants, un
Jésus pour notre populaire histoire de chrétienté.
§ 91 . — Laissons de côté cette extraordinaire propo-
sition d'histoire littéraire et de critique littéraire que
celui qui raconte ferait de l'histoire et ne ferait que de
l'histoire et que celui qui représente ferait de la légende
et ne ferait que de la légende. M. Péguy se donnera
peut-être l'espace d'exposer à M. Laudet quelques-uns
des principes les plus généralement connus de la cri-
tique et de l'histoire littéraire. — ... k II ne s'est pas
entouré de documents, dit M. Laudet. A-t-il lu seule-
ment les histoires, les pièces du procès? Je n'en sais
rien. » — M. Laudet pourrait le savoir. Évidemment
Péguy ne s'est point entouré de documents. Mais il a
dit vingt fois à quelles sources il avait puisé non seule-
19
Un nouveau théologien
ment généralement la matière, mais la forme même et
la régulation intérieure de ses mystères. Nous savons
tous que les sources de Péguy sont les suivantes, et
dans cet ordre :
Premièrement le catéchisme (celui des petits enfants,
monsieur Laudet) ; dans le catéchisme les sacrements ;
Deuxièmement la messe et les vêpres; le salut; les
offices; la liturgie;
Troisièmement les évangiles;
Quatrièmement les Procès;
Cinquièmement seulement et au dernier plan une
connaissance historique de la chrétienté française aux
onzième, douzième, treizième, quatorzième et quinzième
siècles;
Plongeant naturellement dans sixièmement une con-
naissance plus générale du christianisme français et du
christianisme en général. Ou, pour parler exactement,
de la chrétienté française et de la chrétienté en général.
Mais pour M. Laudet ni le catéchisme et les sacre-
ments; ni les offices et la liturgie; ni les évangiles ni la
théologie ne sont évidemment des documents. Dont on
s'entoure.
§ 92. — M. Péguy a précisé souvent que des trois
catéchismes qu'il a(vait) reçus celui qui avait été sa
source la plus profonde, (et non pas seulement peut-être
pour ses Mystères de Jeanne d'Arc), était le premier
20
M. FERNAXD LAUDET
des trois, celui qu'il avait reçu le plus jeune, le caté-
chisme de sa paroisse natale, qui était la paroisse
Saint-Aignan d'Orléans. Comme le nom suffirait à
l'indiquer, c'était une très vieille paroisse de province,
pleine de familles pauvres et souvent misérables. Le
« catéchisme » était plein d'enfants pauvres et souvent
misérables. M. Laudet aimerait certainement mieux un
catéchisme pour enfants riches; une religion pour
« grandes personnes » ; une paroisse de « bourgeois
éclairés » . Il ne peut point pardonner à M. Péguy ce
christianisme peuple, directement sorti du peuple. Il
aimerait mieux un christianisme plus élégant. Dis-
tingué,
§ 93. — M. Laudet est évidemment partisan d'une
religion « raisonnable ». — « La légende lui suffit, dit-il;
il ne la critique pas ; il la regarde avec des yeux clairs
de Français »... — Laissons de côté cet homme qui ne
critique pas et en même temps qui regarde avec des
yeux clairs de Français. Il ne serait peut-être pas tou-
jours facile d'accorder une métaphore de M. Laudet
avec une autre métaphore de M. Laudet. Ainsi pour
M. Laudet nous chrétiens nous manquons de critique.
Nous ne critiquons pas ce que M. Laudet nomme des
légendes. Or nous prétendons au contraire, monsieur
Laudet, que c'est le Parti Intellectuel qui manque de
critique, et que c'est nous les chrétiens qui en réalité
critiquons, qui par la critique même atteignons la réa-
lité la plus profonde.
§ 94. — « Négliger l'histoire, dit M. Laudet, et lui
21
un nouveau théologien
préférer la légende, pour nous restituer plus sûrement
la vraie Jeanne d'Arc.'... » — C'est la même proposition
que nous avons saisie ci-dessus.
§ 95. — ...« L'accusée, la controversée, dit M. Laudet,
la discutée, c'est précisément toute Jeanne d'Arc, au
moins toute celle qu'il nous est permis de connaître,
parce que c'est toute la missionnaire et toute la martyre;
et Jeanne ne nous appartient que missionnaire et
martyre, de même, dit toujours M. Laudet, de même
que le Christ ne nous appartient qu'après le jour
où il lui plut de sortir de ses longues années
d'ombre épaisse. » — En d'autres termes M. Laudet,
nouveau docteur, nous interdit, — (et de quel ton), —
de contempler, de nous proposer d'imiter les vertus des
saints dans toutes les périodes de la vie des saints qui
n'étaient pas des périodes de vie publique. Pour nous
interdire de contempler les Vertus de Jeanne d'Arc, la
Foi, la Charité, bientôt l'Espérance de Jeanne d'Arc,
pour nous interdire d'assister à la grande Procession.
Il y avait une grande procession. En tête les trois
Théologales
Marchaient. Pour nous interdire de contempler les
Vertus de Jeanne d'Arc jusqu'au moment où elle quitta
la maison de son père, M. Laudet, doctor novissimus,
nous interdit de contempler les Vertus de Jésus
jusqu'au moment où il quitta la maison de son
père. Voilà ce que notre nouveau docteur fait de
l'imitation de Jésus-Christ.
Cette proposition, — que dis-je, une proposition, —
M. le docteur ne se contente point de proposition, —
M. FERA'AND LAUDET
ce commandement, cette interdiction superbe est si
grossièrement hérétique, elle est si monstrueuse que la
lisant on doute d'abord, on est suffoqué. Il faut sur-
monter cette suffocation. Ou plutôt il faut la garder
pour une occasion meilleure. Cette occasion meilleure
ne tardera guère. M. le docteur y pourvoira.
Évidemment on est suffotfué de cette assurance
extraordinaire. Il faut surmonter cette suffocation. Il
faut examiner cette proposition, ce commandement,
cette interdiction dans le détail. Jeanne, dit M. Laudet,
ne nous appartient que missionnaire et martyre. Nous
reviendrons sur ce point en ce qu'il a de particulier à la
vie de Jeanne d'Arc. Mais généralement d'abord, et
pour ce qui concerne tous les saints, M. Laudet se fait
sur la vie des saints, sur la communion des saints, sur
les vertus des saints des idées extraordinaires. Il paraît
ignorer que des milliers et des milliers, que des
centaines de milliers de saints, que des saints innom-
brables ont gagné le ciel, ont fait leur salut les yeux
fixés sur la vie obscure des autres saints, et en eux et
par eux en cette vie- obscure et directement sur la vie
obscure de Jésus. Mais nous-mêmes ne perdons pas la
respiration. Que les injonctions de ce grand docteur ne
nous coupent point le souftle. Nous-mêmes précisons :
Nous examinerons ci après ce qui dans les proposi-
tions de M. Laudet est particuliei à Jeanne d'Arc.
Retenons d'abord ce qui dans ces propositions est
général, ce qui atteint Jésus et tous les autres saints.
F. — Premièrement pour nous interdire de considérer
23
un nouveau théologien
les Vertus de Jeanne d'Arc jusqu'au moment où elle
quitta la maison de son père, M. Laudet nous interdit
de considérer les Vertus des saints qui n'ont pas eu de
vie pubUque. Que deviennent alors, dans le système
de M. Laudet, dans la théologie de M. Laudet, les vies,
les souffrances, les épreuves, les exercices, les travaux,
les Vertus, les grâces, les mérites, les prières de ces
innombrables saints, des innombrables saints obscurs.
M. Laudet les retranche purement et simplement.
Quand on prend de l'hérésie, on n'en saurait trop
prendre. M. Laudet exclut, retranche de la communion
des saints et de la réversibilité des souffrances, des
épreuves, des exercices, des travaux, des Vertus, des
grâces, des mérites, des prières ces innombrables
souffrances, ces inuombrables épreuves, ces innom-
brables exercices, ces innombrables travaux, ces
innombrables Vertus, ces innombrables grâces, ces
innombrables mérites, ces innombrables prières. Il
dépeuple littéralement la communion des saints et la
réversibilité des grâces. Et l'on peut même dire qu'il
les dépeuple de leur peuple le plus nombreux. Car il
est évident qu'il y a infiniment plus de saints obscurs
que de saints publics. Nous savons de toutes parts
qu'il y a eu et qu'il y a d'innombrables saints secrets.
Mais nous allons revenir sur ce point. 11 nous suflit
premièrement que M. Laudet nie la communion des
saints et la réversibilité des grâces dans les parties à
beaucoup près les plus étendues de la géographie de
la sainteté. Nous reviendrons bientôt sur la profondeur
même et sur ce qu'on pourrait nommer la géologie de
la sainteté. Nous ne parlons ici, parlant de la sainteté,
34
M. FERXAXD LAUDET
que de son extension locale, géographique. Nous
savons de certain qu'un très grand nombre de saints
n'ont pas eu de vie publique et que la Gloire du ciel est
la première qu'ils aient touchée.
G. — Deuxièmement pour nous interdire de consi-
dérer les Vertus de Jeanne d'Arc jusqu'au moment où elle
quitta la maison de son père, M. Laudet nous interdit
de considérer les Vertus des autres saints dans les
périodes de leurs vies qui n'ont point été des périodes
de vie publique. Ainsi, et pour nous en tenir encore à
Yextension géographique de la sainteté, non seulement
M. Laudet retranche de la communion des saints et de
la réversibilité des grâces d'innombrables saints, mais
pour le peu de saints qu'il garde, pour les saints
publics, des saints publics M. Laudet en retranche
encore toute la période de leur vie qui n'a pas été
publique. Non seulement M. Laudet dépeuple la com-
munion des saints et la réversibilité des grâces de son
contingent géographiquement à beaucoup près le plus
nombreux, de son peuple le plus nombreux mais pour
le peu de contingent qu'il garde, pour le peu de peuple
qu'il garde il dépeuple encore la communion des saints
et la réversibilité des grâces d'une bonne partie, d'une
grande partie de la vie de ces saints, de toute la partie
non publique.
Deuxièmem.ent M. Laudet nie, exclut, retranche de la
communion des saints et de la réversibilité des grâces,
des souffrances, des épreuves, des exercices, des tra-
vaux, des Vertus, des mérites, des prières toutes les
saintetés, toutes les grâces, toutes les souffrances,
25 Laudet. — 2
un nouçeaii théologien
toutes les épreuves, tous les exercices, tous les travaux,
toutes les Vertus, tous les mérites, toutes les prières
des saints publics dans toutes les périodes privées, dans
toutes les périodes obscures, dans toutes les périodes
non publiques de leur vie.
§ 96. — En résumé, et pour nous en tenir à Vexten-
sion comme géographique de la sainteté, M. Laudet nie
la comnmnion des saints, la participation, la commune
participation, il nie toutes les réversibilités, il nie tout le
glorieux (et si souvent obscur) appareil de la sainteté
premièrement dans tous les saints non publics ;
deuxièmement dans toutes les vies non publiques, dans
toutes les périodes non publiques des saints publics.
§ 97. — Au cas limite, au cas éminent, au cas
premier, au cas suprême il était fatalement conduit à
retrancher de la vie de Jésus toute la vie privée, toute
la vie obscure, toute la vie non publique de Jésus.
Pour une fois il parle français et nous le dit expres-
sément : de même, nous dit-il, de même que le Ghrist
ne nous appartient qu'après le jour où il lui plut de
sortir de ses longues années d'ombre épaisse. Énumé-
rons un peu, dénombrons ces longues amiées d'ombre
épaisse.
Ces longues années d'ombre épaisse, monsieur Lau-
det, comprennent : (et encore nous ne les épuisons
certainement pas) : (il s'en faut) :
la Visitation ;
V Annonciation ;
26
M. FERNAND LAUDET
l'Incarnation ;
lu Xativité :
la Circoncision;
la Purification de la Vierge :
Jésus assis parmi les docteurs ;
enfla et dans son ensemble toutes les trente premières
années de la vie de Jésus, Jésus travaillant chez son
père, la vie privée, la vie obscure, la vie non publique
de Jésus.
Simplement. C'est tout ce qui, dans le système de
M. Laudet, dans la théologie de M. Laudet, c'est tout
ce qui, de la vie de Jésus, ne nous appartient pas.
C'est tout ce qui tombe de la \'ie de Jésus. C'est tout ce
que dans la théologie de M. Laudet nous n'avons pas
le droit de saisir dans la vie de Jésus. De sorte que
M. Laudet retranche du calendrier chrétien, et même
de Valmanach des Postes et Télégraphes, tel que le
facteur de la République nous l'a donné pour nos
élrennes dans le département de la Manche, au moins
les fêtes suivantes, (je suis naturellement le calendrier
de 191 1) : (et certainement je ne les épuise pas toutes) :
(je veux dire que certainement je n'en épuise pas la
liste) : (il s'en faut) :
Premier janvier la Circoncision:
6 janvier l'Epiphanie;
2 février la Purification ;
20 mars l'Annonciation;
24 juin la Xativité de saint Jean Baptiste ;
2 juillet la Visitation de la Vierge :
lin nouveau théologien
peut-être le i5 août V Assomption, car l'assomption de
la vierge ne paraît pas avoir été entourée, comme dit
M. Laudet, d'une grande publicité ;
8 septembre la Xativité de la Vierge :
ai novembre la Présentation de la Vierge;
le dimanche 3 décembre, premier dimanche del'Avent,
commencement de l'A vent ;
en décembre tout l'A vent, notamment les quatre
dimanches de l'Avent ;
8 décembre l'Immaculée Conception ;
enfin le 25 décembre la Nativité de Notre- Seigneur
Jésus-Christ. Noël, qui est presque la moitié de la
liturgie catholique, Pâques étant l'autre pôle. M. Laudet
a une liturgie qui exclut, qui retranche Noël. La liturgie
de M. Laudet n'est pas moins extraordinaire que sa
théologie.
§ 98. — Ainsi troisièmement, à la limite, et c'était
son point d'aboutissement fatal, M. Laudet nie de la
vie de Jésus tout ce qui précède son entrée en public.
Il exclut, il retranche de la communion des saints et de
toutes les réversibilités, des grâces, des mérites, des
Vertus, des exercices, du travail, des souffrances, des
prières, toute la vie de Jésus jusqu'au commencement
de sa trentième année. Jusqu'au moment où il quitta la
maison de son père. Dans la théologie de M. Laudet
les exemples de Jésus, les modèles de Jésus, exemplaria,
ne nous appartiennent pas jusqu'au commencement
de sa trentième année. Dans la théologie de M. Laudet
les prières qu il adressait à son Père jusqu'au commen-
a8
M. FERXAXD LAUDET
cément de sa trentième année ne comptent pas, n'entrent
pas dans la communion des saints et dans la réversi-
bilité des prières; ce sont des prières qui tombent, qui
sont perdues pour nous. Dans le système, dans la théo-
logie de M. Laudet toute la patience, au travail, et à
l'existence même, tout le travail, toute cette vie de tra-
vail, d'obéissance et d'humilité que Jésus offrait à son
Père jusqu'au commencement de sa trentième année
n'entre pas dans la communion des saints, n'est pas
une vie de mérites; c'est une vie qui ne compte pas,
qui n'entre pas dans la réversibilité des mérites; ce
sont des travaux, ce sont des obéissances et des humi-
lités qui tombent, qui sont perdues pour nous. Qui ne
comptent pas. Qui ne nous appartiennent pas.
§ 99. — Nous pouvons ainsi, nous pouvons à présent
mesurer la négation totale, le retranchement total que
la théologie de M. Laudet inflige à la théologie jus-
qu'ici reconnue. Nous pouvons mesurer la négation
totale, le retranchement total que la théologie de
M. Laudet opère dans la communion des saints et dans
la réversibilité universelle. M. Laudet retranche de la
communion des saints et de la réversibilité universelle :
Premièrement toutes les vies des saints non publics ;
Deuxièmement toutes les vies non publiques des
saints publics ;
Troisièmement et à la limite éminente parmi les
saints pubUcs toute la vie non publique de Jésus.
Une conséquence particulière mais culminante est
29 Laudet. — 2.
un nouveau théologien
que toutes les fois que la liturgie prononce et que nous
prononçons ces paroles essentielles, toutes les fois que
nous prions Dieu par les mérites de Jésus-Christ nous
entendons cette expression comme il faut dans son
sens plein, littéral, total, universel, tandis que M. Laudet
au contraire les entend dans un sens conditionnel, par-
tiel, tronqué.
§ 100. — En niant la communion des saints et la
réversibilité dans les parties que nous avons dites et
rangées sous trois chefs, en retranchant de la commu-
nion des saints et de la réversibilité les parties que
nous avons dites et rangées sous trois chefs M. Laudet
a nié en ces trois parties celte face essentielle de la
communion qui est ou qu'est l'imitation, il a retranché
ces trois parties de cette face essentielle de la commu-
nion qu'est l'imitation. Dans le système, dans la théo-
logie de M. Laudet et en partant de la source; en des-
cendant :
Premièrement les saints publics ne doivent point
imiter, pour et dans leur vie non publique, la vie non
publique de Jésus ;
Deuxièmement les saints non publics ne doivent point
imiter, pour et dans toute leur vie, pour et dans leur
vie entière, ni premièrement la vie non publique de
Jésus, ni deuxièmement et en suite et en imitation d'imi-
tation la vie non publique des saints publics ;
Troisièmement et enfin et généralement nous chré-
tiens nous ne devons pas imiter et nous pécheurs nous
lie devons pas nous proposer au moins d'imiter premiè-
3q
M. FERXAND LAUDET
rement les vertus et la vie non publiques de Jésus;
deuxièmement et en suite et en imitation d'imitation les
vertus et la vie non publiques des saints publics ; troisiè-
mement et en suite et en fin et en imitation d'imitation
d'imitation les vertus et la vie tout entières des saints non
publics. Voilà ce que M. Laudet fait de cette expression
par les mérites de Jésus-Christ qui est comme ou plutôt
qui est l'articulation cardinale de la prière chrétienne
et du mécanisme du salut. Voilà ce qu'il fait, voilà ce
^u'il est contraint de faire de cette Imitation de Jésus-
Christ et des autres saints qui est le tissu même dont
est tissée la vie chrétienne. Il nous le dit expressément
et il est conduit à nous le dire, il est contraint de nous
le dire : « De même que le Christ ne nous appartient
qu'après le jour où il lui plut de sortir de ses longues
années d'ombre épaisse. » Nous venons de voir par
40'
quel mécanisme théologique ces longues années
d'ombre épaisse, qui selon le docteur Laudet ne nous
appartiennent pas sont au contraire partie intégrante
et très considérable de la communion et de la réversi-
bilité et font et forment au contraire le point de visée,
le point d'application, la surface d'application de la de
beaucoup majeure, multo majoris, imitation chrétienne.
Nous voulons dire de la de beaucoup la plus grande en
extension.
§ 101. — M. Laudet, qui ne travaille évidemment
que dans les grandeurs, temporelles, et qui ne se joaeut
que dans les somptuosités publiques, paraît ignorer en
effet qu'à ne considérer encore que Vextension pour
ainsi dire géographique de la sainteté il y a eu et il y a
3i
un nouveau théologien
des milliers et des milliers, des centaines de milliers de
chrétiens, — de saints, — des chrétiens innombrables,
— des saints innombrables, — qui ont gagné le ciel les
yeux fixés uniquement sur ces longues années d'ombre
épaisse qui selon M. Laudet ne nous appartiennent pas.
Évidemment ces saints peuvent paraître méprisables
quand on a l'honneur d'être directeur de la Revue
hebdomadaire. Ces saints obscurs sont des saints petites
gens. Mais enfin tout le monde ne peut pas être directeur
de la Revue hebdomadaire. Et briller dans le monde.
M. Laudet paraît ignorer que des milliers de chrétiens,
que des milliers de saints, que des chrétiens, que des
saints innombrables ont gagné le ciel par la pratique
obscure, en pratiquant obscurément les vertus mêmes
im,itées, les vertus obscures imitées, les vertus non
publiques imitées .v
premièrement et en allant vers la source, en remontant
vers la source, premièrement de toutes les vertus, des
vertus entières des saints non publics ;
deuxièmemerit des vertus non publiques de la vie non
publique, de la période non publique et aussi des
vertus non publiques de la vie publique, de la période
publique de la vie des saints publics ;
troisièmem,ent et notamment et éminemment dans les
saints publics, parmi les saints publics, des vertus
non publiques de la vie non publique, de la période
non publique de la vie de Jésus et aussi des vertus
non publiques de la vie publique, de la période
publique de la vie de Jésus.
3a
M. FERNAND LAUDET
§ 102. — Car c'est tout de même trop entrer dans le
système et dans la théologie extraordinaire de M. Laudet,
dans cette théologie qui coupe la communion en deux,
qui en supprime une partie et importante et considé-
rable, qui en abrase, qui en retranche une partie et
importante et considérable, et de la communion elle-
même et en elle de la réversibilité, et ensemble en elle
de l'imitation, c'est trop entrer nous-mêmes dans cette
théologie extraordinaire, c'est trop donner les mains
nous-mêmes à ce système, à cette théologie discontinue
discontinuante que d'accorder, que de laisser poser cette
séparation absolue entre la vie publique et la vie
privée, même des saints,
premièrement entre des saints publics et des saints
privés, non pubUcs;
deuxièmement dans la vie des saints publics entre une
vie publique et une vie privée définies, posées comme
séparées par une cloison étanche, entre une période
publique et une période privée définies, posées comme
séparées par une cloison étanche ;
troisièmement dans les saints publics, parmi les saints
publics dans la vie de Jésus entre une vie publique
et une vie privée définies, posées comme séparées par
une cloison étanche, entre une période publique et
une période privée définies, posées comme séparées
par une cloison étanche. Même pour les directeurs
de revue nous savons très bien que la vie privée ne
cesse point totalement, n'est point obturée totalement
33
un nouveau théologien
pendant la vie publique, à l'entrée dans la vie publique,
peut-être au contraire. A plus forte raison des saints.
A ne considérer que l'extension nous savons très bien
que la vie privée des saints, comme des autres hommes,
à plus forte raison que des autres hommes, n'est point
annulée, réduite à zéro, ne cesse point totalement,
n'est point obturée totalement pendant leur vie
publique, à leur entrée dans la vie publique, peut-être
au contraire. Et à la limite éminente nous savons très
bien que la vie privée de Jésus ne cessa point totale-
ment, ne fut point obturée totalement pendant sa
vie publique, à son entrée dans la vie publique. Mais
quittant la simple extension cette considération nous
entraînerait déjà dans la profondeur et dans ce que
nous avons nommé la géologie de la sainteté.
§ 103. — Avant d'y entrer et pour épuiser sommaire-
ment l'extension et la considération de l'extension
M. Laudet paraît ignorer que des milliers et des milliers,
que des centaines de milliers d'ouvriers chrétiens ont
vécu les yeux uniquement fixés sur l'atelier de Nazareth,
que des chrétiens innombrables ont vécu, sont morts, ont
gagné le ciel, ont fait leur salut les yeux uniquement fixés
sur l'atelier de Nazareth ; que tout atelier chrétien est une
image de l'atelier de Nazareth ; que ces ouvriers, que
ces pauvres, que ces misérables ne peuplent pas seule-
ment le ciel, monsieur Laudet, qu'ils encombrent litté-
ralement le ciel ; qu'on ne voit qu'eux, dans le ciel ;
qu'il n'y en a que pour eux ; que le ciel est plein de ces
petites gens ; qu'on voit dans le ciel mfiniment plus de
ces petites gens que de directeurs de revue.
%
I
M. FERXA-ND LAUDET
De ces petites gens qui n'ont pas une vie publique ;
qui par conséquent ne nous appartiennent pas.
Que Jésus, monsieur Laudel, est essentiellement le
Dieu des pauvres, des misérables, des ouvriers, par
conséquent de ceux qui n'ont pas une vie publique.
Le ciel est un ciel de petites gens.
^ 104. — Que de même que tout atelier chi-étien est
une image, de l'atelier de Nazareth de même toute
famille chrétienne est une image de la famille de
Nazareth ; que de même que tout ouvrier chrétien
travaille comme Jésus de même tout père chrétien,
toule mère chrétienne aime, instruit, nourrit, élève ses
enfants comme Joseph et Marie aimaient, instruisaient,
nourrissaient, élevaient Jésus, tout fils chrétien aime,
honore, nourrit ses parents comme Jésus aimait, hono-
rait, nourrissait son père et sa mère. Mais les hérésies
de M. Laudet sont si nombreuses, son article en est telle-
ment bourré qu'il faut ici que nous nous ressaisissions
un peu nous-mêmes et que nous refassions notre compte.
L'homme qui nous supprime Noël même, Noël seulement.
Il est né, lejiivin enfant, l'homme qui de la liturgie
chrétienne et catholique retranche Noël seulement, la
liturgie de Noël, qui au peuple chrétien même retranche
ses noëls, enfin l'homme qui retranche tout n'en est
pas à quelques douzaines de retranchements près. Je
commence à croire que nous eussions mieux fait de
compter ce qu'il garde. Nous aurions certainement déjà
fini.
§ 105. — Historiquement le martyre, j'entends le
35
u?i nouveau théologien
martyre public, la gloire du martyre public, la mission
publique et le martyre public a été donné à très peu
d'hommes. C'est un fait. Très peu d'hommes par consé-
quent ont eu à en connaître, très peu d'hommes ont eu
à prendre comme point d'application, comme surface
d'application de leur imitation la mission publique et le
martyre public de Jésus et des autres martyrs et des
autres saints. Innombrable au contraire est la légion
des chrétiens et des saints et il faut dire des martyrs
qui ont été éprouvés dans le privé, qui n'ont pas été
éprouvés publiquement. Or nous savons comme une
des propositions les plus fermes de notre foi que Dieu
ne fait aucune différence entre les uns et les autres et
qu'ils reçoivent les mêmes couronnes. C'est une des
propositions les plus fermes de notre foi que les mesures
éternelles ne sont aucimement les mesures temporelles ;
que ni les récompenses ni les peines ni les couronne-
ments d'aucune sorte ne se mesurent à nos inscriptions
temporelles ; qu'un pauvre homme dans son lit, que le
dernier des malades peut au regard de Dieu, (et la
chrétienté tout entière l'ignorant jusqu'au Jugement),
mériter secrètement plus que le plus glorieux des saints.
Faut-il renvoyer M. Laudet à la Prière pour demander
à Dieu le bon usage des maladies. Ce n'est pas seule-
ment la grandeur, c'est le propre de notre foi que la
sainteté, que la grâce opère avec un minimum de
matière temporelle et même qu'elle n'est jamais si à
l'aise et si elle-même que dans le minimum de matière
temporelle. Une liaison si parfaite unit le dernier des
membres au Chef Couronné que le dernier des malades,
dans son lit, est admis à imiter la souffrance même de
36
M. FERXAND LAUDEÏ
Jésus en croix. Le dernier des malades, dans son lit,
imite littéralement, imite effectivement, imite efficace-
ment la Passion même de Jésus, le martyre de Jésus et
des autres saints et martyrs. Pascal, monsieur Laudet,
est un auteur chrétien au moins égal à M. Anatole
France. Pourtant le Sacrifice de la Croix est un sacri-
fice public, fut un sacrifice public et rien n'est aussi
privé, rien n'est aussi non public qu'une misérable
maladie qui tient un homme cloué sur son lit dans une
misérable chambre. Il faut croire, monsieur Laudet,
que la communion chrétienne, que la théologie chré-
tienne ne tient aucun compte de cette distinction,
capitale dans votre théologie, du public et du non-
public, puisque passant inconsidérément par dessus
votre distinction nous avons reçu comme une des
vérités essentielles de notre foi que le plus secret des
malades imite littéralement la Passion de Jésus, les
prières de Jésus, les souflrances de Jésus, les Vertus de
Jésus, les mérites de Jésus, participe à la Passion, aux
prières, aux souffrances, aux Vertus, aux mérites de
Jésus ; que la maladie, les prières, les souffrances, les
Vertus, les mérites du plus secret malade d'une part et'
la Passion, les prières, les souffrances, les Vertus, les
mérites de Jésus d'autre part sont versés au même Trésor.
Que le dernier des malades peut, par une sorte
d'affectation à Dieu, de consécration à Dieu, tourner
sa maladie en martyre, faire de sa maladie la matière
même d'un martyre.
§ 106. — Faut-il ajouter notamment pour Jeanne d'Arc
37 Laudet. — 3
un nouveau théologien
que par une singulière élection, par une vocation émi-
nente, unique peut-être à ce point, elle subit conjointe-
ment le martyre secret de la maladie et le martyre
public du feu. Nous savons par tous les textes qu'elle
était brisée par plus de sept ans de combats intérieurs,
par plus de cinq ans de vocation, par un an de bataille,
(sans compter les batailles intérieures), par un an de
captivité, par six mois de procès quand elle eut à subir
la plus dure épreuve.
§ 107. — Si peu d'hommes ont été appelés à la
mission publique et au martyre, si la vocation de la
mission et du martyre, si la mission elle-même et le
martyre ont été donnés à peu d'hommes, en revanche,
ou plutôt en dessous nous avons tous reçu la commune
mission propre, pour ainsi dire, la commune vocation
propre de nous sauver; et notamment nous avons tous
reçu la commune loi de travail. M. Laudet lui-même ne
l'ignore peut-être pas. Or dans la morale chrétienne et
même dans la théologie chrétienne la loi du travail n'a
point de base d'appUcation plus sérieuse que le travail
quotidien de Jésus dans l'atelier de Nazareth. La loi
du travail est une loi, un commandement dans l'an-
cienne comme dans la nouvelle Loi. Mais combien
nouvelle, combien nouveau, comme tout, dans la nou-
velle Loi. Dans l'ancienne Loi la loi de travail, le com-
mandement de travail procédait comme toute servitude
de la chute d'Adam. C'était un châtiment de justice.
Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Jésus
endossant pour ainsi dire cette loi et la loi d'humilité
en a fait une redevance d'amour. Ainsi est né le Tra-
38
M. FERNAND LAUDET
vail nouveau. Dès lors des milliers et des centaines de
milliers d'ateliers chrétiens n'ont plus été, ne sont plus
que des imitations de l'atelier de Nazareth. L'homme
aujourd'hui, telle est la loi nouvelle, tel est le statut
nouveau l'homme aujourd'hui qui travaille n'est plus
un forçat qui fait son temps. L'homme aujourd'hui qui
travaille est un homme qvLÏfait comme Jésus, qui imite
Jésus. Le travail quotidien n'est plus une peine, il n'est
plus uniquement une peine, il n'est plus que première-
ment une peine. Il est aujourd'hui une imitation d'un
auguste travail quotidien. L'homme qui fait sa journée
est bon. Il n'a que ça à faire. Comme tout autre et au
premier chef il est sûr ainsi d'imiter Jésus. L'homme
qui fait sa journée imite au premier rang Jésus qui fai-
sait sa journée. L'homme, l'ouvrier qui fait sa journée
non publique, monsieur Laudet, imite au premier rang
Jésus ouvrier, qui faisait sa journée non publique . Dans
sa vie non publique. Dans la période non publique de
sa vie. Des milliers d'ateliers obscurs, monsieur Laudet,
des milliers d'humbles ateliers sont les reflets parmi
nous, reflètent, répètent, répètent parmi nous, monsieur
le Grix, l'atelier obscur, l'humble atelier de Nazareth.
Et ceci est le tissu même et la moelle du monde chré-
tien. Des milliers et des centaines de milUers d'hommes,
monsieur Laudet, d'ouvriers chrétiens n'ont eu que ceci
à faire : leur journée ; n'ont eu qu'à travailler tranquil-
lement du matin au soir, les yeux uniquement fixés sur
cet humble atelier de Nazareth. Et celui qui n'a quitté
l'établi et la varlope que pour se coucher pour mourir
est celui qui est le plus agréable à Dieu. Il faut vous
faire à cette idée, cher monsieur Laudet, que le ciel
39
un nouveau théologien
est plein de ces gens-là, il est plein de cette espèce, il
n'est pas uniquement plein, cher monsieur, d'aussi gros
capitalistes que vous.
§ 108. — M. Laudet est évidemment encore un chré-
tien pour paroisses riches. L'homme qui de la théologie
se contente de nous supprimer, l'homme qui ne nous
retranche que le mystère de l'Incarnation, l'homme
selon qui, dans le système de qui, dans la théologie de
qui les enseignements, les leçons de travail et d'humilité
de Jésus tombent, ne nous appartiennent pas, est natu-
rellement aussi celui dans la théologie de qui les obéis-
sances et les patiences de Jésus, les enseignements, les
patiences pour ainsi dire pratiques, les leçons d'obéis-
sance de Jésus parallèlement tombent, ne nous appar-
tiennent pas. Si M. Laudet avait quelque idée, quelque
connaissance de ce que c'est qu'un christianisme réel et
vivant, de ce que c'est que le tissu même du christia-
nisme et plus profondément de ce que c'est que le tissu
de la chrétienté même il saurait que la famille chrétienne,
qui fait le tissu même, est étroitement imitée de la
famille de Nazareth, est étroitement calquée sur la
famille de Nazareth. Toute famille chrétienne a les
yeux fixés sur la famille de Nazareth. Des milliers et
des milliers de familles, chrétiennes, des centaines de
milliers, des familles chrétiennes innombrables ont fait
leur salut et gagné le ciel, ensemble, en famille, les
yeux uniquement fixés sur la famille de Nazareth. Le
quatrième commandement, monsieur Laudet, cet admi-
rable commandement donné par Dieu à son peuple sur
le Sinaï était tel : Honorez votre père et votre mère,
40
M. FERXAXD LAUDET
afin que vous viviez longtemps sur la terre que le Sei-
gneur votre Dieu vous donnera. Tel était le commande-
ment dans la première Loi, le commandement comme
antérieur donné, dicté par Dieu à son peuple d'Israël par
le ministère de Moïse. Tout en demeurant intacte cette
première loi, ce commandement comme antérieur a
revêtu dans le monde chrétien, dans la deuxième loi,
dans la loi d'amour, dans la loi nouvelle, dans la chré-
tienté, dans la loi de chrétienté comme une jeunesse et
une force nouvelle, littéralement une autorisation nou-
velle. C'est qu'en effet un fait nouveau s'est produit pour
nous, un fait d'une conséquence et d'une portée incal-
culable. Une famille modèle a pour ainsi dire fonctionné
devant nous sous nos yeux, une famille à imiter. Jésus
a revêtu ce quatrième commandement, l'a exercé, et par
cela même, par cela seul, (devant nous) le laissant le
même, il nous l'a rendu nouveau. Jésus a revêtu, et
généralement et dans ce commandement particulier,
cette première Loi, l'a exercée, et par cela même, par
cela sexil, (devant nous) la laissant la même, la respec-
tant justement, il nous l'a rendue nouvelle. Il s'est passé
ceci, pour nous chrétiens, que Jésus a revêtu cette pre-
mière loi, et dans cette première loi ce quatrième com-
mandement. Elle en a pris, elle en a reçu une jeunesse
nouvelle, une nouveauté nouvelle. Un atelier et une
famille brillent éternellement devant nous. Si M. Laudet
avait quelque idée des mœurs chrétiennes et de ce que
c'est qu'une famille chrétienne et de nos habitudes les
plus incorporées et des plus anciennes traditions de nos
paroisses il saurait qu'il n'y a certainement pas un
enfant chrétien à qui on n'ait proposé des milliers de
4i
un nouveau théologien
fois le petit Jésus. Il est vrai que M. Laudet est plein de
mépris pour le petit Jésus des petits enfants. C'est aussi
le petit Jésus de « quand nous étions petits ». C'est
depuis ce temps pourtant, c'est depuis lors que la famille
chrétienne a été instituée. Non pas instituée par une loi
seulement et par un commandement. Mais instituée par
et sur un exemple vivant. Sur un exemplaire, et sur
quel exemplaii'e. Depuis ce jour tout père et toute mère
chrétienne est une image de Joseph et de Marie, tout
fils et toute fille chrétienne est une image de Jésus.
Tout père et toute mère est un ou une élève, un suivant,
une suivante de Joseph et de Marie, tout fils et toute
fille est un petit élève, une petite suivante de Jésus. Les
enfants sont littéralement à l'école du petit Jésus. Évi-
demment c'est très ridicule pour M. Laudet. Mais nous
n'y pouvons rien. Jésus a créé pour nous le modèle par-
fait de l'obéissance filiale et de la soumission dans le
même temps, ensemble qu'il créait pour nous le modèle
parfait du travail manuel et de la patience. Et il créait
ces deux grands modèles ensemble, ces deux grands
modèles comme solidaires et ne formant qu'un seul
morceau de vie, ces deux grands modèles du tissu
même de toute vie chrétienne pendant tous ces trente
ans qui dans la théologie de M. Laudet ne nous appar-
tiennent pas.
§ 109. — Je prends un catéchisme au hasard. J'encours
immédiatement le mépris de M. Laudet. Je passe outre.
C'est encore quelque catéchisme pour enfants. J'encours
doublement le mépris de M. Laudet. Je persévère,
(parce que je suis courageux). (Et dans mes jours de
4a
M. FERNAND LAUDET
grand courage j'irais jusqu'à affronter le mépris de
M. Laudet). C'est le catéchisme du diocèse de Paris;
édition illustrée. J'ouvre à la page io4, — leçon VI, —
du /F* commandement. Or l'image que je vois en plein
milieu du quatrième commandement, en haut de la
page io5, c'est naturellement l'atelier et la famille de
Nazareth, Jésus enfant, apprenti, travaillant avec son
père sous le regard de sa mère qui elle-même travaille.
Sous le regard de sa mère elle-même travaillante. L'image
porte comme « légende » ces simples mots : « Et il leur
était soumis. » Je dois dire à M. Laudet qu'en effet ce
catéchisme du diocèse de Paris, édition illustrée, n'est
certainement en effet qu'un sqt catéchisme pour petits
enfants. Et que ce n'est point là des documents, dont
on s'entoure. Qui sait, même, qui sait si ces images des-
sinées, que l'on voit dans les catéchismes, sont authen-
tiques.
§ 110. — « Et il leur était soumis. » Quelles sont,
monsieur Laudet, ces indiscrètes paroles. Est-ce qu'elles
ne tendraient pas à nous donner quekjue renseignement
sur ces parties de la vie de Jésus qui dans la théo-
logie de M. Laudet ne nous appartiennent pas. Qui se
permet de telles indiscrétions. Qui manque ainsi de
respect à M. Laudet. Ces paroles, monsieur Laudet,
vous ne l'ignorez peut-être point, ne sont pas de
M. E. Thomas, vicaire à Saint-Sulpice, auteur de ce
catéchisme. Elles sont du vieux Luc. IL 5i. — Et des-
cendit cum eis, et venit Nazareth: et erat subditus illis.
Et mater ejus conservabat omnia verba haec in corde
suo.
43
un nouveau théologien
52. — Et Jésus proficiehat sapientia, et aetate, et
gratta apud Deum et homines.
5i. — Et il descendit avec eux, et il vint à Nazareth ;
et il leur était soumis. Et sa mère conservait toutes
ces paroles dans son cœur.
52. — Et Jésus profitait en sagesse, et en âge, et en
grâce auprès de Dieu et des hommes.
Si la vie privée de Jésus ne nous appartient pas,
monsieur Laudet, qu'est-ce que ces admirables textes
viennent faire dans les Évangiles.
La théologie de M. Laudet fait tomber des pans
entiers des Évangiles. Mais nous y venons,
§ 111. — Enfin ou plutôt en outre Jésus n'a pas
seulement comme redoublé, il n'a pas seulement
consacré, autorisé, couronné même, il n'a pas seulement
ratifié, il n'a pas seulement renouvelé le quatrième
commandement en revêtant lui-même l'obéissance et la
soumission filiale, et erat subditus illis ; il a en outre,
il a en fin porté ce quatrième commandement à sa
pleine réalisation, à toute sa puissance surnaturelle.
Car l'obéissance, la soumission de Jésus à ses père et
mère nourriciers, si parfaite en elle-même et d'un si
éternel enseignement, n'étaient encore qu'une image
temporelle, une représentation charnelle de l'obéis-
sance filiale éternelle, de la parfaite soumission filiale
éternelle de Jésus à son Père qui êtes aux cieu.x.
L'obéissance, la soumission de tous les jours de Jésus
à Joseph et à Marie annonçait, représentait, anticipait
l'effrayante obéissance et soumission du Jeudi-Saint.
44
M. FERNAND LAUDET
39. — Et progressas pusilliim, procidit in faciem siiam,
orans, et dicens : Pater mi, si possibile est, transeat a me
calix iste : verum.tam.en non sicut ego vola, sed sicut tu.
40. — Et venit ad discipulos suos, et invenit eos
dormientes, et dicit Pelro : Sic non potuistis una hora
vigilare mecum?
41. — Vigilate,et orate ut non iniretis in tentationem..
Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma.
42. — Iterum secundo abiit, et oravit, dicens : Pater
mi, si non potest hic calix transire nisi bibam illum,
Jiat voluntas tua.
43. — Et venit iterum, et invenit eos dormientes :
erant enim oculi eorum gravati.
44- — Et relictis illis iterum abiit, et oravit tertio,
eumdem sermonem dicens.
45. — Tune venit ad discipulos. Et dixit. C'est préci-
sément cet apprentissage de trente ans, cette soumis-
sion, cette patience, cette obéissance de trente ans, de
tous les jours d'un apprentissage de trente ans, prépa-
ratoire, introductoire à la soumission, à la patience, à
l'obéissance suprême, à la soumission, à la patience, à
l'obéissance du dernier jour que M. Laudet nous
retranche comme ne nous appartenant pas.
§ 112. — Il était fatal que M. Laudet remontât
jusqu'à Jésus et nous ayant interdit les saints nous
interdît aussi Jésus. Il y a dans l'hérésie même une
sorte de logique interne ou plutôt l'hérésie même
45 Laudet. — 3.
un noiiçeaii théologien
emprunte la logique intérieure de la théologie. Il y a
dans la théologie une telle logique interne, une telle
ossature, une telle force de logique, il y a dans la foi
une telle logique "\avante, organisée, organique, un tel
mouvement et un tel rythme que l'hérésie, qui est
comme l'envers et la contrefaçon de la théologie et de
la foi, en garde une certaine logique interne qui est
pour ainsi dire l'envers, l'empreinte en creux, la contre-
façon de la logique fidèle. Il y a ainsi une force interne
d'erreur qui est le creux de la force interne de vérité.
C'est donc la communion même des saints, la commu-
nion fidèle, qui entraînait, à l'envers et en creux,
M. Laudet, ayant nié une partie des saints, à nier la
partie correspondante de Jésus. Et cette communion des
.saints est si parfaitement et si éternellement liée que le
creux même et la contrefaçon de M. Laudet en demeu-
rent liés. C'en serait une preuve de plus, s'il était
nécessaire, après tant d'autres. Après tant de preuves.
Les saints sont si étroitement liés ensemble et à Jésus
dans l'affirmation, si parfaitement, si éternellement,
que dans la négation même on ne peut les séparer.
§ 113. — Venant ainsi, conduits ainsi non plus
seulement à la simple extension et à la géographie
mais à la profondeur et à ce que nous nous sommes
permis de nommer la géologie de la sainteté la rela-
tion du public au privé dans la sainteté, en matière de
sainteté, nous paraîtra être la suivante : que en
sainteté, en matière de sainteté c'est le privé qui porte
le public et que te public est tout soutenu, tout nourri
du privé. En sainteté, en matière de sainteté le public
46
I
M. FERNAXD LAUDET
plonge dans le privé, les vertus publiques se soutien-
nent littéralement, se nourrissent, se recrutent des
vertus privées. En matière de sainteté le public vient
du privé.
§ 114. — Cette proposition ne laisse aucim doute
pour qui connaît un peu les vies de saints. Il ne s'agit
point de nier ici la distinction du public et du privé.
En sainteté même, en matière de sainteté elle est
pertinente. Il faut seulement dire d'abord qu'en général
dans tout le monde et qu'en particulier en matière de
sainteté cette distinction est presque toujours beaucoup
plus précaire qu'on ne nous la fait. Les bords entre le
public et le privé sont généralement beaucoup moins
coupés, et moins coupants, qu'on ne nous les fait.
§ 115. — Dans la mesure où cette distinction est
fondée et où «il est avéré que des saints ont reçu des
missions publiques, il est avéré aussi que ce sont des
saints particuliers et qui ont reçu des missions particu-
lières.
§ 1 16. — La discrimination entre des saints publics
et des saints privés et dans les saints publics entre des
parties publiques et des parties privées n'est peut-être
point aussi arrêtée qu'on nous la fait. Elle est peut-être
beaucoup plus précaire et mobile qu'on ne nous la fait.
Mais au sens et dans la mesure où elle est certaine, je
veux dire oi^i il est certain qu'elle est, au sens et dans la
mesure où elle est constante, où elle est acquise, la rela-
'tion du public et du privé en matière de sainteté s'établit
47
un nouveau théologien
telle et en ce sens, allant dans ce sens que le public
baigne dans le privé, plonge dans le privé. Le public en
matière de sainteté (pro)vient du privé. Le public est tout
soutenu du privé, tout nourri, tout né du privé. C'est le
privé qui est la matière propre, la base d'application,
le dessous de la sainteté. C'est le privé qui est la terre
profonde. La matière née, la terre natale de la sainteté.
C'est du privé que la sainteté vient, naît. C'est du privé
qu'elle vient proprement. C'est dans le privé qu'elle se
retrempe. C'est dans le privé qu'elle se trouve, et se
retrouve, chez elle. C'est du privé que la sainteté croît.
Ce sont les saints publics qui sont particuliers et ce
sont les parties publiques, les saintetés publiques qui
sont particulières. Et ce sont les saints privés qui sont
généraux, ce sont les parties privées, les saintetés
privées qui sont générales, communes, ordinaires, litté-
ralement qui sont dans l'ordre. Il est avéré, il suffit de
connaître moindrement Vhistoire des saints qui ont reçu
des missions publiques pour savoir non seulement que
ces saints publics étaient particuliers et que ces missions
publiques étaient particulières, mais qu'elles ont géné-
ralement et même universellement été considérées par
ces saints littéralement comme des missions, c'est à-dire
comme des envois, pour ainsi dire en mission extraor-
dinaire; extérieure; en dehors; (et non pas seulement
en mission particulière); et presque en dehors de
l'ordre ; disons le mot, comme des corvées, extrêmement
désagréables, qu'il fallait bien faire, parce que tel était
l'ordre de Dieu, et qu'il avait ses raisons, mais qui
étaient certainement la plus grande épreuve que Dieu
pût envoyer à ses saints. Tel était le goût, studium,
48
M. FERXAND LAUDET
que les saints ont généralement eu pour les missions
publiques. Les vies de saints, si M. Laudet en connais-
sait seulement une, et comme par hasard la vie de
Jeanne d'Arc, et en plusieurs points, notamment celui
que nous avons dit, la \ie de Jésus, les vies de saints
publics sont pleines de résistances pour ainsi dire à la
publicité. 11 est avéré que les saints publics ont toujours
été remplis d'épouvante à l'idée même d'une mission
publique, à la simple éventualité, au seul commande-
ment, à la seule idée; qu'ils ont toujours demandé à
Dieu par les mérites de Jésus-Christ et directement et
indirectement par les autres saints d'abord et longtemps
et vivement et profondément et quelquefois violemment
de ne pas être chargés de ces missions, ensuite qu'ils ont
toujours demandé par les mêmes mérites pour ces objets
propres, pour ces missions extraordinaires des secours
extraordinaires; car ils se sentaient comme dépaysés,
désaxés dans ces missions publiques; ils s'y sentaient
hors de leurs mœurs mêmes, (Jeanne d'Arc l'a senti et
dit avec une acuité de vision admirable) ; ils s'y sen-
taient dans un très grand danger; in maximo periculo
et dans une épreuve extraordinaire; ils s'y sentaient
hors de leur place et comme provisoirement détachés,
provisoirement délégués ; ils s'y sentaient affectés, extra-
ordinairement et comme provisoirement appliqués à un
métier, à un office qui n'était pas le leur; ils s'y sentaient
hors de leur matière, hors de leur métier, hors de leur
office; ils y étaient en délégation ; ils y redoublaient de
prières. Nous savons par tous les exemples et par tous
les textes qu'ils y redoublaient de sacrements. Notam-
ment qu'ils y usaient non seulement de la communion
49
un lionceau théologien
fréquente, mais de la communion quotidienne. Jeanne
d'Arc, très notamment. Ils s'y sentaient exposés.
Et ils ne demandaient, par les mêmes mérites, géné-
ralement qu'à en être déchargés.
Ainsi la mission publique, la vie publique, la partie
publique de la vie ont toujours été considérées par les
saints qui en ont eu littéralement comme des missions,
comme des envois, comme des départs, d'où ils ne
demandaient qu'à revenir; non pas peut-être comme
des essais; mais comme des épreuves extraordinaires,
comme un métier où ils étaient gauches et non dressés,
pu par conséquent il fallait notamment redoubler d'hu-
milités.
§ 117. — Dans cet embarras, dans ce désarroi, dans
cette détresse ils ne faisaient point seulement appel à
la prière et aux sacrements : ils se rabattaient pour
ainsi dire sur la vie privée, avec laquelle ils étaient
liés, restés liés, avec laquelle ils étaient (plus) familiers,
avec laquelle ils se sentaient (plus) rassurés, et c'était
pour ainsi dire et même littéralement avec la vie privée
qu'ils faisaient de la vie publique. C'était littéralement
avec la vie privée, qu'ils connaissaient, qu'ils faisaient la
vie publique, qu'ils ne connaissaient pas. C'est des vertus
de la vie privée, des vertus familières, familiales, des
vertus relativement faciles, petites, aisées, connues, por-
tatives, in manu, sous la main, qu'ils bourraient la vie
publique, qu'ils inventaient, qu'ils forgeaient, qu'ils im-
provisaient, qu'ils formaient, qu'ils faisaient, qu'ils obte-
naient les vertus publiques, les vertus de la vie publique.
De cette matière qu'ils connaissaient, la vie privée, les
M. FERNAND LA.UDET
vertus de la vie privée, ils tiraient, ils élaboraient, ils
obtenaient, non point même par imitation, mais par
extension, par application, par délégation cette matière
qu'ils ne connaissaient pas, la vie publique, les vertus
de la vie publique. Ce n'est point au hasard et par un
caprice des mots, c'est par une logique interne la plus
profonde du langage même que la patience est la vertu de
\dt. passion. Les saints chrétiens, les saints publics étaient
éminemment des hommes, des saints, des appelés,
vocati, qui pour se garantir dans l'extrême danger de
missions extraordinaires y portaient d'abord, commen-
çaient par y transporter les vertus ordinaires, usuelles,
les vertus de tous les jours, familières, les vertus à la
main, virtutes manu factas.
§ 118. — Il ne fait aucun doute et les saints le
savaient bien qu'il y a une sorte d'accointance propre
entre la sainteté et la petite vie, une convenance parti-
culière, propre, un goût de la grâce pour le secret, pour
la vertu secrète, une accointance de Dieu pour l'humi-
lité (non pas seulement pour l'humilité du coeur, mais
pour l'humilité de la situation même, comme garan-
tissant, comme enregistrant temporellement, comme
inscrivant temporellement l'humilité du cœur) une
accointance propre de Jésus pour les pauvres et les
misérables et les humbles et les obscurs et les non
publics. Tous les Evangiles regorgent d'une tendresse
propre de Jésus pour les non-publics. Tout le monde
sent bien que les pauvres et les obscurs sont les favoris
dans le royaume de Dieu. Ça en serait presque injuste, -
s'il n'était loisible à tout le monde d'être pauvre. Les
Si
un noiiçeau théologien
saints le sentaient bien, les saints l'ont bien compris
qui devenus saints publics, envoyés en missions publi-
ques, c'est-à-dire en missions extraordinaires, se sont
toujours un peu considérés comme éloignés de la cour.
§ 119. — Les saints y pourvoyaient joremiéremeni en
portant, en transportant la vie privée jusqu'en vie publi-
que, les vertus de la vie privée jusqu'en vertus de vie
publique, en prolongeant, (il ne faut même pas dire en
augmentant, en accroissant, en agrandissant), en pro-
longeant simplement la vie privée et les vertus de la vie
privée en vie publique et en vertus de la vie publique
sans l'ombre d'une interception. Par le ministère et dans
la personne de ces saints les vertus privées étaient pro-
mues, prolongées vie et vertus publiques, devenaient
vertus publiques, étaient continûment prolongées vertus
publiques, par le ministère et dans la personne de ces
saints les vertus privées recevaient en matière publique
leur application pleine et directe. Les vertus publiques
étaient les vertus privées elles-mêmes, devenues publi-
ques, prolongées publiques, les mêmes devenues publi-
ques. Un homme comme saint Louis était un homme,
un saint qui gouvernait le royaume de France exacte-
ment, directement, rigoureusement comme un bon père
de famille gouverne sa maisonnée, comme un père de
famille chrétien gouverne sa femme et ses enfants, — sa
maison. — C'est dire que dans la théologie chrétienne,
dans la réelle chrétienté le gouvernement de la maison
de France est directement imité du gouvernemeut de
cette maison de Nazareth qui selon M. Laudet et dans
la théologie de M. Laudet ne nous appartient pas. Mais
5a
M. FERNAND LAUDET
peut-être que le roi de France n'est pas un assez grand
personnage, peut-être que saint Louis des Français
n'est pas un personnage assez public pour M. Laudet.
§ 120. — Deuxièmement les saints y pourvoyaient en
vivant, en continuant de vivre leur vie privée tout au
travers, tout en dedans, tout en dessous de leur vie
publique. La vie chrétienne est organisée de telle sorte,
(et M. Laudet est le seul à l'ignorer), que quelles que
soient les destinées publiques, quelles que soient les
vocations publiques d'un chrétien le tissu même de sa vie
privée n'en reçoit aucune altération, aucune atténuation,
aucune diminution d'aucune sorte. Aucune atteinte. A
quelques destinées, à quelques missions, à quelques voca-
tions publiques qu'un chrétien soit appelé, il reste toujours
chrétien, il vit toujours chrétien, sa chrétienté privée,
sa vertu privée est toujours la même, a toujours à
s'exercer aussi pleinement, aussi la même. La vie privée
court sous la vie publique, entretient, soutient, porte,
supporte, nourrit la vie jDublique. Les vertus privées
courent sous les vertus publiques, entretiennent, sou-
tiennent, portent, supportent, nourrissent les vertus
publiques. Les saints publics, faisant du public, ne
sortent pas du privé. Le privé est le tissu même.
Puhlica, les missions publiques ne sont jamais que des
émergences, des éminences. Les vocations publiques,
les missions publiques ne sont jamais que des îlots ; et
c'est le privé qui est la mer profonde. Il y a une liaison
secrète, une affection secrète de la grâce pour le secret,
pour la petite vie, pour la vie secrète, pour les petites
gens. Les saints le savent bien, les saints le sentent
53
un nouveau théologien
bien, et c'est pour cela que les saints publics restent en
liaison constante avec la vie privée, avec la petite vie.
En double liaison, premièrement en liant leur vie
publique à leur vie privée, leurs vertus publiques à
leurs vertus privées en telle sorte que cette vie publique
n'est que cette vie privée continûment prolongée, et que
ces vertus publiques ne sont que ces vertus privées
continûment prolongées, la même, les mêmes, deuxiè-
mement en liant leur vie publique à leur vie privée,
leurs vertus publiques à leurs vertus privées en telle
sorte que cette vie publique plonge perpétuellement
dans cette vie privée, que ces vertus publiques plongent
perpétuellement dans ces vertus privées. La vie privée,
les vertus privées sont pour le saint public la réserve
perpétuellement présente, où il plonge perpétuellement.
Quand nous voyons les saints publics se retrancher per-
pétuellement dans le privé, rentrer à chaque instant, se
retirer à chaque instant en arrière dans les humilités du
privé, faire retraite, ne croyons pas que ce retour, que
cette revenue en arrière est pour eux un exercice d'humi-
lité, qui leur coûterait. C'est le contraire. C'est la mission
publique qui leur coûte et au contraire c'est sur la vie
privée, c'est sur les vertus privées qu'ils se rabattent.
D'eux-mêmes. Pour se rassurer. Pour prendre appui et
pour prendre nourriture. Quand nous les voyons se
rabattre ainsi constamment sur la vie privée, sur les
vertus privées, ne croyons point que ce soit un exercice,
qu'ils s'imposent, qu'ils s'infligent, des épreuves, des
expiations, pour payer leurs grandeurs. C'est au con-
traire par une retombée naturelle, surnaturelle naturelle,
qu'ils reviennent, qu'ils retombent, qu'ils retournent
54
M. FERNAND LAUDET
dans le privé. Quand on les voit dans toutes les vies des
saints retourner aussi opiniâtrement dans le privé, dans
les vertus privées on serait tenté de croire qu'ils y cher-
cheraient un exercice, comme une expiation, une com-
pensation d'humilité (s) à leurs grandeurs. Au contraire
c'est alors qu'ils suivaient la pente. Ils revenaient faire
dans le privé une reprise du courant de la grâce. On
pourrait presque dire, on peut dire que la tentation était
au contraire pour eux de rentrer dans le privé, de
replonger dans la petite vie. La tentation était de fuir
ces missions extraordinaires, ces missions extraordinai-
rement périlleuses. De se cacher, de se terrer dans la
petite vie. Loin que la vie privée, loin que les vertus pri-
vées fussent pour les saints publics un exercice, une
épreuve, c'est au contraire la vie publique, c'est la mis-
sion publique qui était l'épreuve entre toutes, et c'est
la vie privée, les vertus privées, la mission privée, la
commvme mission privée, la retraite, le silence, le secret,
l'ombre, le coin, le jardin de la grâce, la petite vie qui
était l'asile où ils retombaient. Les missions publiques
faisaient jouer l'obédience. Les douces missions de la
vie privée ne faisaient jouer que le reposement.
§ 121. — Le peuple chrétien le sentait si bien, justes
et pécheurs en communion avec ses saints le peuple
chrétien le savait si bien que c'est pour cela que ce qu'il
demandait à ses saints, à tous ses saints et notamment
à ses saints publics c'était au premier chef, soit pour la
totale part, soit pour la plus grande part, d'abord les
vertus privées ; d'abord la vie privée. Un saint n'était
saint que si le tissu même de sa vie était sainte, que si
65
un nouveau théologien
sa vie quotidienne était sainte, que si sa vie privée était
sainteté. Ensemble c'était cela d'abord que le peuple
chrétien demandait à ses saints et c'est cela d'abord,
c'est cela en dessous que les saints savaient bien que
leur peuple d'abord leur demandait. Car c'était cela le
premier, et le commun, et la nourriture et la grâce.
C'était cela le connu, le rassurant, le familier, le nour-
rissant, le gracieux. Un saint public qui rentrait dans du
privé était un saint qui se rassurait. Cela est particuliè-
rement sensible dans toute la mission de Jeanne d'Arc.
§ 122. — C'est pour cela que si M. Laudet avait
la moindre idée de ce que c'était réellement que la vie
de la chrétienté il saurait que tous les procès d'Eglise
ne portent à beaucoup près sur rien tant que sur la
vie privée, sur les mœurs privées, sur les vertus
privées. Ce que le peuple chrétien demandait avant
tout et sur tout à ses saints c'était une vie privée, des
mœurs privées, des vertus privées. Eh bien cette
demande est en quelque sorte pour nous enregistrée
historiquement, inscrite historiquement par ceci et
en cette forme, notariée, que les procès d'Église
requéraient avant tout et sur tout une vie privée,
des mœurs privées, des vertus privées.
§ 123. — Notamment si M. Laudet avait quelque
idée, parmi les procès d'Église, de ce que c'est qu'un
procès de canonisation il saurait que ce que ces procès,
— publics, je pense, — requièrent avant tout du candidat
ce sont une vie privée, des mœurs privées, des vertus
privées. On demandait avant tout au candidat, — on
56
M. FERNAND LAUDET
lui demandait officiellement et publiquement, monsieur
Laudet, — on lui demande encore, — une vie privée,
des bonnes mœurs, des mœurs privées, des vertus
privées. On demandait avant tout au saint, — on lui
demande encore, — d'être un bon chrétien. On ne lui
demandait des choses extraordinaires, quand on lui
en demandait, qu'après. — Je suis bonne chrétienne, —
le mot terrible de Jeanne d'Arc au Procès, le mot
du dernier retranchement, la litanie du dernier retran-
chement. Ce cri de la dernière agonie, du dernier
combat, selon M. Laudet ne nous appartiendrait pas.
M. Laudet n'est pas sans avoir entendu parler à la
Rei'ue hebdomadaire d'un certain sire de Joinville
qui nous a laissé une vie, une histoire de saint Louis.
Celte vie est en réalité une contribution (historique) à
une enquête, à un procès de canonisation. M. Laudet
nous concédera peut-être que saint Louis, roi de
France, était un homme public. Alors comment se
fait-il que dans cette vie de saint Louis, par le sire de
Joinville, il y ait une partie entière, considérable, qui
soit de celte vie privée qui censément ne nous appar-
tient pas et que tout le reste du livre soit encore
plein de cette même vie privée.
§ 124. — Pareillement et pour ainsi dire parallè-
lement si M. Laudet avait quelque idée, si M. Laudet
avait la moindre idée de ce que c'est qu'un procès
d'hérésie, qui est censément comme l'envers d'un
procès de canonisation, comme un procès de canoni-
sation en creux, il saurait que dans un procès
d'hérésie l'enquête, ou les enquêtes, ne portait sur
57
un nouveau théologien
rien tant, n'entreprenait pour ainsi dire rien tant, ne
saisissait rien tant, n'atteignait rien tant que la vie
privée, les mœurs privées, les péchés privés, les vices
privés.
§ 125. — Particulièrement, et notamment, et presque
éminemment, (Jésus seul étant éminent), et nommément
pour en venir enfin à ce que nous voulions dire, à ce
que nous avions à dire de Jeanne d'Arc si M. Laudet
avait quelque idée, si M, Laudet avait la moindre
idée de ce que c'était que les procès de Jeanne d'Arc,
(qui furent, ne l'oublions pas, des procès d'Église, des
procès ecclésiastiques), notamment et premièrement
de ce que fut le procès de condamnation, (qui fut, ne
l'oublions pas, un procès d'hérésie), si M, Laudet
avait seulement ouvert son Quicherat, pas le France,
monsieur Laudet, le Quicherat, le seul qui ait fait,
qui nous ait donné une édition des Procès, il saurait
que l'enquête, ou plutôt que les enquêtes portèrent
pour une très grande part, et peut-être pour la plus
grande part, sur les mœurs, sur la vie privée, sur des
allégations atteignant les vertus privées.
§ 126. — De sorte que, — et ce sera notre dernière
conclusion sur ce point, — de sorte que ce que M. Laudet
nous interdit de considérer dans la vie de Jeanne d'Arc,
sa vie privée, ses vertus privées, ses mérites privés,
ce n'est pas seulement le modèle et le support et le
commencement et la nourriture et comme l'essence
de sa vie publique, de ses vertus publiques, de ses
mérites publics, mais c'est textuellement ce dont
58
M. FERNAND LAUDET
le Procès de Condamnation est plein, et ce dont est
plein le Procès de Réhabilitation. Le Procès de
Réhabilitation consistant à défaire un procès d'hérésie.
§ 127. — Car ce que les tribunaux d'Église, les procès
d'Église, les enquêtes d'Église plus ou moins prépara-
toires ou conflrmatoires demandaient au candidat ou à
l'accusé, cet autre candidat, ce candidat à l'envers, ce
qu'elles requéraient du candidat ou de l'accusé, ce sur
quoi portaient les interrogatoires, c'était généralement,
c'était pour une grande part, c'était généralement pour
la plus grande part une matière privée.
§ 128. — Or rien n'est aussi public, d'autre part,
aussi fait en présence du peuple chrétien, qu'un procès
d'Église, un procès de canonisation, un procès d'hérésie,
un procès de réhabilitation, des enquêtes ecclésias-
tiques.
§ 129. — Par conséquent et ce sera sur ce point
notre formule dernière ce que les juges d'Église, ce
que les enquêteurs d'Église demandaient publiquement,
requéraient publiquement, recherchaient publiquement,
absolvaient publiquement, condamnaient publiquement,
honoraient publiquement c'était précisément générale-
ment la vie privée, les vertus privées, les vices, les
péchés privés, les mérites privés, he saint avait constam-
ment à faire ses preuves de pureté privée. On avait
généralement à faire contre l'hérétique les preuves
d'impureté privée. On peut dire que la méthode ecclé-
siastique en ces matières consistait essentiellement à
59
un nouveau théologien
projeter sur la vie privée le flot de la lumière publique,
pour l'édiflcation du peuple chrétien. C'est qu'au fond
pour le chrétien, monsieur Laudet, il n'y a point de
privé ni de public, tout se passant également sous le
regard de Dieu.
§ 130. — Particulièrement c'est pour cela que nous
savons que la vie dite privée de Jeanne d'Arc a été
l'objet d'enquêtes incessantes, ou plutôt nous savons
que Jeanne d'Arc, comme toute personne éminente en
chrétienté, et qui se disait envoyée de Dieu, a été dans
sa vie dite privée l'objet d'enquêtes incessantes. Publier
le privé, c'est le principe même, c'est la méthode ecclé-
siastique même. Le vieux principe de la confession
publique court sous toute chrétienté. Le chrétien dans
la paroisse, dans la chrétienté, est toujours le premier
chrétien dans la communauté, l'ancien chrétien, le
fidèle antique toujours prêt, toujours soumis à la con-
fession publique, à la commune et comme mutuelle
confession.
§ 131. — Enquête à Ghinon, enquête à Poitiers en
arrivant devers le roi; enquêtes à Paris; enquêtes à
Rouen; enquêtes à Domremy et généralement en Lor-
raine; enquêtes partout et toujours ce n'étaient encore
là pour ainsi dire que des enquêtes propres, que les
enquêtes officielles, datées, temporaires, partielles et
pour ainsi dire fragmentaires. En un certain sens parti-
culières. Mais que sera-ce de cette enquête pour ainsi
dire perpétuelle, littéralement perpétuelle que le peuple
chrétien poussait sur ses saints aussitôt qu'un saint
60
M. FERNAND LAUDET
avait commencé d'émerger sous le regard de tous. Pour
qui a si peu que ce soit l'idée de ce que c'était que le
monde chrétien, pour qui a seulement regardé un peu
un texte, j'entends un texte authentique, un procès,
une chronique, il est évident que ces saints, à peine
signalés, vivaient sous le regard du peuple. Le peuple
avait tellement soif d'en avoir, le peuple chrétien, telle-
ment soif d'en trouver. Aussi dès qu'une âme un peu
émergente était confusément signalée, averti par un
secret instinct, si profond, de troupeau qui cherche son
pasteur, tout le peuple chrétien se serrait autour du
saint qui venait. Le peuple attendait le saint. Le saint
qui montait montait dès lors, vivait dès lors sous le
regard de tout un peuple, sous une sorte de surveillance
de diilie. Gela est particulièrement sensible dans toute
l'histoire de V avènement de Jeanne d'Arc; et aussi, bien
que moins apparemment, dans toute l'histoire de son
règne, et de sa contestation, et de son martyre, et de
sa captivité. C'était une enquête chrétienne continuelle,
une publicité perpétuelle, une sorte de jugement commun
public latent ambiant anticipant les jugements en forme,
anticipant, escomptant le jugement dernier même.
§ 132. — Le saint vivait, comme tel, sous le regard
de tous. Une immense attente, une immense attention
de communion était sur lui. Le saint tout entier appar-
tenait à tous. Omnibus totus. Tout à tous. Dans ces
âges d'une certaine rudesse il y avait même dans le
peuple chrétien une certaine gloutonnerie de sainteté.
Non pas seulement un certain appétit. Dans les chro-
niques, dans les textes authentiques le peuple nous
61 Laiidet. — 4
un nouçeau théologien
paraît souvent brutaliser les saints, (comme ensuite il
en brutalisait les reliques), pour en retirer pom* ainsi
dire de force l'efficace.
§ 133. — « L'accusée, dit M. Laudet, la controversée,
la discutée, c'est précisément toute Jeanne d'Arc, au
moins toute celle qu'il nous est permis de connaître,
parce que c'est toute la missionnaire et toute la martyre;
et Jeanne ne nous appartient que missionnaire et mar-
tyre. » — 'SI. Laudet n'oublie qu'un point, c'est qu'à
Jeanne d'Arc missionnaire et martyre ce que l'on con-
testa précisément, ce que l'on controversa, ce que l'on
discuta, ce que l'on accusa ce fut précisément pour une
très grande part, peut-être pour la plus grande part
sa vie privée. Le procès de condamnation en est plein.
De sa vie privée. Le procès de réhabilitation est plein
des histoires de son enfance rapportées par les témoins,
— publics je pense, — par les gens de son temps et de
son pays.
C'est de cela même que tous les deux procès sont pleins.
§ 134. — Pareillement, éminemment Jésus naturelle-
ment ne pouvait enseigner, ne pouvait prêcher que par
une prédication publique. On se demande comment il
eût pu faire autrement. Prêcher, enseigner autrement.
Il ne pouvait parler à son peuple, s'adresser à son
peuple que publiquement. Mais qu'est-ce qu'il enseignait
ainsi publiquement. Quelle était la matière de son
enseignement, de sa prédication publique. La matière
de son enseignement, de sa prédication publique était
privée. Toutes ces histoires de calebasses, de lampes,
6a
M. FERNAND LAUDET
de boisseau, de veuves, de drachmes, de péagers, de
porchers, de bergers, qu'il nommait pasteurs, de bou-
viers, de vignerons, de publicains, de fermiers, de
métayers, de petits cultivateurs, d'infirmes, de vaga-
bonds, de moissonneurs, de centeniers, de Samaritains,
d'aubergistes, étaient-elles des affaires publiques,
étaient-elles des affaires d'État. La place que tiennent
les affaires d'État dans l'enseignement des Évangiles
est infime. Les didrachmes, le tribut à César. Cela est
presque anormal, cela fait presque tache dans le tissu
de cet enseignement. Cela est presque d'un autre ton.
Tellement toute la matière de cet enseignement public
est une matière privée. Jésus enseigne publiquement à
vivre en pauvre, à vivre privément, en homme non
public. Littéralement ce que Jésus prêche, à l'extrême
rigueur, dans toute la rigueur, dans l'extrême rigueur
des termes ce que Jésus enseigne, ce n'est point à vivre
comme il enseigne, c'est à vivre comme il enseigne à
vivre, là est tout le débat, et il enseigne à vivre préci-
sément comme il vivait lui-même avant de commencer
à enseigner. Ce qui re^aent à dire que sa vie privée,
telle qu'il l'avait vécue avant le commencement de son
enseignement, public, était la matière de son enseigne-
ment, devint la matière dont ensuite il fit son enseigne-
ment. Ce qui revient à dire que pour Jésus même nous
sommes conduits à nous rabattre du public sur le privé.
Et il n'est pas étonnant que nous soyons conduits à le
faire pour Jésus comme pour les autres saints si ce que
nous avons dit de la représentation éminente des saints
en Jésus, dans le détail même, correspondait à la réalité
mystique.
63
un nouçean théologien
§ 135. — Particulièrement Jésus homme public, pré-
dicateur et missionnaire, nous a formellement com-
mandé de vivre comme des enfants. Matthieu, XVIlI-3,
sicut parvuli. Les enfants n'étant point généralement
des personnages publics, Jésus-Christ lui-même nous
rabat ainsi et en ces propres termes, lui-même étant
homme et public, sur la vie de « quand nous étions
petits ». Enfin si M. Laudet méprise les saints petits,
les saints enfants, qu'est-ce qu'il fait de Bernadette. De
tant d'autres. Il est constant que la Vierge aime mieux
apparaître aux enfants.
§ 136. — Cette représentation des saints entre eux et
en Jésus jusque dans le détail, et par suite et avant au
premier degré ce parallélisme des saints entre eux et
avec Jésus, jusque dans le détail, n'est jamais peut-être
aussi saisissante, ne s'impose peut-être jamais à la pen-
sée chrétienne avec une autorité aussi saisissante que
dans la considération de l'histoire de la sainteté de
Jeanne d'Arc. Nul parallélisme mystique, nulle repré-
sentation mystique, d'un saint en un saint, d'un saint
en Jésus, n'est peut-être poussée, dans toute l'histoire de
la communion mystique, à un degré aussi saisissant que
la représentation, dans le détail même, de Jeanne d'Arc
en Jésus. 11 faut tenir notamment que les Mystères de
M. Péguy ne garderaient point leur propre couronne-
ment si cette représentation mystique cessait un seul
instant d'être la grande régulation interne de son
œuvre.
§ 137. — Redescendons à M. Laudet. Ce que M. Lau-
64
M. FERNAXD LAUDET
det ne veut pas voir, ce qu'il ne veut pas considérer,
c'est que l'on fait quelquefois du public avec du privé,
des hommes publics avec des hommes privés, et réci-
proquement. Les événements publics sont gros, sont
nourris d'événements privés, et retentissent indéfiniment
en événements privés. Les hommes publics sont gros,
sont nourris d'hommes privés, et retentissent indéfini-
ment pour ainsi dire en hommes privés. Et réciproque-
ment tous ces témoins qui vinrent, qui furent api)elcs
de Domremy à Paris ou à Rouen au Procès de Réhabi-
litation ou à Reims, qu'étaient-ils que des petites gens,
des pauvres, des gens privés, non publics, qu'une sorte
de grande vocation brusque, une vocation d'ensemble,
entraînait tout à coup à faire, à constituer la plus
grande action publique, la plus grande opération, la
plus grande œuvre publique. Une telle, femme Un tel;
une telle, femme un tel, y a-t-il rien de plus saisissant,
et vraiment de plus angoissant, que ce défilé de petites
gens, que ce chapelet de pauvres et d'ignorants, —
(mais ils savent la plus grande science, car ils ont été
témoins du plus grand fait), — qui au Procès de Réha-
bilitation viennent innocemment apporter leur pierre au
plus grand monument public, au plus grand monument
de l'histoire. Pour moi je ne sais rien de si poignant au
monde que les pauvres témoignages, ou plutôt que les
témoignages pauvres de ces femmes qui se suivent
comme à la procession, une telle, femme une telle, née
une telle, de la paroisse de Domremy, les femmes de
son âge, si elle avait vécu, qui l'avaient connue petite
fille, qui avaient joué avec elle, qui l'avaient vu partir
et qui viennent témoigner, apporter ici des histoires
65 Laudet. — 4.
un nouveau théologien
non pas seulement au tribunal de l'histoire et du public,
mais au tribunal du mystique, à un tribunal d'Eglise,
au tribunal même de Dieu, sous la foi d'un serment
sacré, aussi innocemment, aussi obscurément, aussi
ignoramment comme elles témoigneraient sur le pas de
leur porte, comme elles raconteraient des histoires au
vieux curé du village.
§ 138. — Qui ne voit que c'est cela précisément, —
et cela seul, — qui nous donne toute sécurité. Nous
avons tellement confiance dans les hommes d'État,
dans les hommes publics que nous ne nous sentons pas
assurés qu'une histoire est grande, ni surtout qu'elle
est authentique, je dis une histoire publique, une
histoire d'État, aussi longtemps que nous la voyons
fondée sur leurs (seuls) témoignages, et elle-même
composée, fondée d'eux ; au moins d'eux seuls. Nous
ne nous sentons rassurés au contraire, nous ne voulons
qu'une grande histoire ait de la grandeur, et même
qu'elle soit authentique, une histoire de mémoire, une
histoire publique, une histoire d'État, une histoire
d'histoire, que si nous sentons, que si nous savons
qu'elle provient directement du peuple. Telle est la
confiance que nous avons en eux et dans le public.
Nous public, nous peuple, nous ne voulons que du
peuple et du privé. Nous voulons qu'une grande
histoire soit nourrie directement du peuple. Et une
grande histoire profane et à plus forte raison une
grande histoire sacrée. La confiance ne règne pas. La
confiance aux publics, aux officiels, en définitive aux
intellectuels. Nous voulons que toute grande histoire
6ti
M. FERXAND LÂUDET
procède directement du peuple. Alors, à ce compte
seulement nous sommes rassurés, nous la tenons pour
bonne. Pour valable. Pour authentique. Non apprêtée,
non feinte, non livresque. Non similaire, non imagi-
naire. Nous nous méfions toujours de ce qui est intel-
lectuel et public, de ce qui vient d'intellectuel et de
public, de ce qui est composé d'intellectuel et de public.
Cela nous paraît toujours incurablement imaginaire,
scolaire. Nous voulons toucher le fond, le rude; le réel.
Et nous avons l'impression de ne toucher le fond que
quand nous touchons le peuple. Le reste est deuxième.
Le peuple seul est premier. Nous ne voulons tenir
l'épopée républicaine et impériale pour une épopée
authentique que si nous avons les mémoires du capi-
taine, le témoignage du simple soldat. Ceci pour les
héros. Et voici pour les saints. Alors seulement nous
nous sentons rassurés. Alors seulement nous croyons
que c'est du vrai, plus rigoureusement que c'est du
réel. Alors seulement nous en voulons. Nous en voulons
bien. Le peuple seul est la terre profonde. Le peuple seul
témoigne. Pareillement pour les saints, parallèlement
pour les saints nous ne nous sentons rassurés, nous
n'en voulons bien, nous n'en voulons que quand ils
sortent du peuple et nous sont apportés par le peuple,
quand le peuple est là, quand le peuple témoigne,
quand le peuple en répond, quand cette vieille femme,
qui est mariée, qui a quatre enfants, vient à la barre et
dit : Je l'ai bien connue quand elle était petite, avant
qu'elle aye quitté le pays. Elle était comme ci, comme
ça. Tous les dimanches matins elle allait à la messe.
Alors nous la prenons. Alors nous disons ; Ça y est,
67
un noiweau théologien
Nous l'avons. Nous y sommes. Nous rions d'avoir enfin
un texte. Nous rions de sécurité. Nous voulons que le
peuple soit dans le tissu même, dans la texture. Les
docteurs n'ont pas seulement la mémoire longue, les
docteurs nous inspirent une confiance si modérée
qu'aussi longtemps que nous voyageons en leur seule
compagnie nous avons cette impression, à laquelle
nous avons beau faire, que nous faisons un voyage
imaginaire, cette impression de fouler un sol imagi-
naire. Le peuple seul nous rend la terre. La Sorbonne
scholastique à cet égard vaut la Sorbonne sociologique.
La Sorbonne du quatorzième siècle est aussi incapable
de nous garantir un saint que la Sorbonne du ving-
tième siècle est incapable de nous garantir un héros.
Le peuple seul garantit le héros. Le peuple seul garantit
le saint. Le peuple seul est assez ferme. Le peuple seul
est assez profond. Le peuple seul est assez terre.
§ 139. — Il faut donc avoir le plus grand soin de
noter selon qu'on prend le peuple en extension ou selon
qu'on le prend en profondeur. Le peuple en extension
fait naturellement le public. C'est même le même mot.
Populus, publicus. L'un est le direct adjectif de l'autre.
Mais en profondeur au contraire l'adjectif peuple
montre bien que toute la force du peuple est dans sou
privé.
§140. — Le peuple chrétien, d'ensemble et considéré
comme un public, c'est-à-dire le peuple chrétien en
e.xtension ne reçoit comme saints (et comme héros) par
un secret instinct que ceux qui lui sont garantis, qui lui
\ 68
M. FERXAND LAUDET
sont donnés tels par le peuple en profondeur, par des
témoins peuples, et non pas, nullement ceux qui lui sont
donnés tels par les savants.
§ 141. — Nous peuple nous ne commençons de le
croire, que celui-ci est un héros, que celui-ci est un
saint, que quand ça nous est dit par du peuple, par
des témoignages peuples fût-ce à travers des siècles
temporels. Tout ce que les docteurs nous racontent est
pour nous moins que rien.
§ 142. — Ce qui revient à dire que du public com-
posé de public, constitué de public, appuyé, garanti de
public ne nous dit rien qui vaille et nous restera
toujours suspect et imaginaire et que le seul public que
nous voulons est un public fraîchement, récemment, de
novo, premièrement composé, constitué, appuyé, garanti
de privé. Ce n'est que diamétralement le contraire de
ce que croit M. Laudet. Nous voulons que le héros sorte
du peuple, soit du peuple. Nous voulons que le saint
sorte du peuple, soit du peuple. Nous voulons que le
public sorte directement et immédiatement du privé,
soit directement et immédiatement du privé. Soit
directement et immédiatement nourri du privé. Que le
contact surtout n'ait point été rompu. Nous voulons
que le saint sorte et soit de la paroisse. Et nous voulons
que ce soit cette vieille paroissienne qui vienne nous
l'attester.
§ 143. — M. Laudet croit que l'on ne fait du public
qu'avec du public. Que le public est pour ainsi dire
69
un nouveau théolog-ien
d'avance du public. Nous voyons au contraire que le
public ne prend sa force que du privé, ne vient, ne
tient, ne naît, ne croît que du privé. Ne tire sa nourri-
ture que du privé. On ne fait du public qu'avec du
privé. Ce public, qui nous appartient, ne se fait qu'avec
ce privé, qui ne nous appartient pas. M. Laudet en est
choqué. M. Laudet n'en avait pas vu si long. Mais
M. Laudet n'a-t-il point entendu dire, (à la Revue heb-
domadaire, ce centre de nos informations), que quel-
quefois on faisait des militaires avec des ci\'ils. Il faut
dire à la décharge de M. Laudet que depuis quelque
temps en effet on fait surtout des civils avec des mili-
taires.
§ 144. — M. Laudet ne nous permet pas de considérer
l'enfance de Jeanne d'Arc ; il prétend que l'enfance de
Jeanne d'Arc ne nous appartient pas. Mais lui qui a la
superstition de l'histoire sait-il seulement que ces véri-
tables historiens, Quicherat, Siméon Luce, ont en
historiens étudié l'histoire de l'enfance exactement
comme l'histoire de la mission et du martyre.
§ 145. — Que le public ne puisse être, arriver que
par du privé, par le privé, qu'il ne puisse incessamment
se faire, se refaire, se renouveler que par du privé,
qu'il soit pour ainsi dire et même littéralement en lui-
même infécond, qu'il ne puisse pas ressortir de lui-
même, se rafraîchir, se faire, se refaire, se renouveler
de lui-même, sortir de soi, naître de soi, qu'il ne puisse
pas être de soi, venir de soi et pour ainsi dire de son
dedans, c'est ce qui apparaît par toute l'histoire. Par
70
I
M. FERNAND LAUDET
et dans toute l'histoire temporelle et peut-être par et
dans toute l'histoire spirituelle. Par l'histoire des indi-
vidus, des familles, des races, des promotions, des
peuples, des fondateurs, des générations, par l'histoire
des destinations, des vocations des hommes et des
peuples, par toute l'histoire de toutes les grandes per-
sonnes. Que le public ne puisse se recommencer, se
nourrir de soi, qu'il soit frappé à cet égard d'une sorte
de stérilité incessante et comme réfléchie, incessamment
réfléchie, — (j'entends ce mot de réfléchie en son sens
physique comme d'une réflexion organique comparable
à la réflexion optique), — que le public ne puisse
incessamment (se) recommencer, se nourrir que du
privé, qu'il faille toujours reprendre du pied, repartir
du pied, non seulement c'est ce qui apparaît par l'évé-
nement même, par toute l'histoire des producteurs, des
grandes familles et des grandes promotions, des grands
peuples et des grands hommes, mais c'est un phéno-
mène qui se présente avec une telle constance, c'est un
phénomène ensemble si apparent pour ainsi dire et si
profond que l'on peut dire non seulement que c'est une
loi historique, — (on demande des lois scientifiques, en
voilà une), — et non seulement une loi scientifique, et
non seulement littéralement une loi expérimentale, une
loi d'expérience, et de la totale expérience même, d'une
expérience et de l'expérience universelle, mais que
cette sorte de loi si évidente est, fait une des grandes
lois de la régulation interne de l'événement même.
§ 146. — Ce qui revient à dire que ce que nous
retrouvons ici, c'est cette loi même de l'inscription
71
un nouveau théologien
historique si frappante, si saisissante pour tout regard
désintéressé, pour tout regard qui veut voir. Loi singu-
lière de l'inscription (historique) temporelle. Mais ce
qu'il y a de plus singulier, c'est que par une sorte, par
on ne sait qpielle contamination du temporel, venue du
temporel, cette loi reçoit on ne sait quel agrandisse-
ment, a obtenu on ne sait quelle survaleur, quel accrois-
sement de portée, quel prolongement d'onne sait quelle
inquiétante, quelle mystérieuse domination jus^que dans
l'inscription spirituelle. L'histoire n'a aucune considé-
ration du public. Ou plutôt elle a considération du
public pour éviter constamment d'y renouveler sa
source. Elle fait du public. Mais elle ne veut le faire
qu'avec du privé. Non pas accidentellement; mais
constamment, essentiellement, légalement. Par son
procédé même, par sa méthode la plus profonde. Il
faudrait presque dire par un processus, tellement cette
fois-ci cette méthode présente d'automatisme et presque
de mécanisme scientifique. L'histoire ne passe pas où
l'on veut. L'histoire passe où elle veut. Des hommes,
des peuples, des promotions, des races sans nombre
auraient fait des sacrifices inouïs pour être inscrits au
livre temporellement éternel. L'histoire passe toujours
ailleurs. Et à ceux qui ne voulaient rien elle donne
tout. Ce sont toujours ceux qui ne s'y attendent pas,
qui n'y pensent pas, qui ne savent pas ce que c'est
qui sont frôlés, qui sont touchés, qui sont fauchés de
la grande aile. Ce sont ces petites filles de paroisse,
ces petites paysannes qui furent les soeurs de Jeanne
d'Arc et qui femmes vinrent déposer au plus grand
procès du monde après le procès de Jésus. Et ce furent
72
'SI. FERXAXD LAUDET
ces bateliers, ces pêcheurs, ces péagers qui furent
comme arrachés au passage, comme entraîBés, enlevés
d'un coup d'épaule, comme raflés par le Fils de Dieu.
§ 147. — De quoi vous plaignez-vous? dit M. Laudet,
Je ne vous supprime que le cantique de Siméon, et le
cantique de Zacharie, et le cantique de la Vierge, qui
est devenu votre Magnificat, et quelques autres, qui
ne vous appartiennent pas davantage. Ah j'oubliais. Je
vous supprime aussi la moitié de la Salutation angé-
lique, la première moitié, la salutation angélique
propre, elle-même, ave Maria, gratia plena, la source
et le jaillissement de grâce de votre salutation.
§ 148. — Après cela,à\X. M.Laudet, etcelaétant, etje
étant cela il ne me restait évidemment plus qu'à inculper
M. Péguy de modernisme. Je n'y ai pas manqué, ce Du
mauvais modernisme. » Je savais que cette inculpation,
ou que cette allégation, ou que cette injure de moder-
nisme était devenue dans un certain monde une incul-
pation, une allégation, une injure omnibus, une sorte
de passe-partout de la délation. 11 ne me restait donc
plus qu'à me faire un peu délateur. D'une certaine
délation. Je n'y ai point manqué. Je l'ai fait sournoise-
ment toutefois. J'ai bien marqué que je n'inculpais
M. Péguy que de mauvais modernisme. Ah si c'était
du bon, n'est-ce pas, je ne dirais pas. Oui, on pourrait
voir. On pourrait causer. Nous sommes bons. Nous ne
demandons qu'à causer. Mais voilà, ce malheureux
Péguj' n'a pas de chance. Il tombe dans un modernisme,
"f jtistement c'est dans le mauvais. Gomme ça se
^3 Laudet. — 5
lin nouveau théologien
trouve. Il y a des êtres qui sont bien malheureux. Il
est bien malheureux. Enfin nous l'aimons bien.
§ 149. — Monsieur Laudet, monsieur Laudet ne vous
frappez pas. Qu'est-ce que c'est que du mauvais moder-
nisme, monsieur Laudet. Il n'y en a point de bon. Et le ,
vôtre, qui est du modernisme tout court, monsieur Lau-
det, est forcément et en cela même du mauvais moder-
nisme et du modernisme mauvais. Ecrire ce que vous
écrivez, nier, retrancher les principes essentiels de la
loi, rompre, retrancher l'ossature même et dedans
crier au (mauvais) modernisme, c'est renouveler le
coup classique du larron qui crie au voleur. Vous
avez raison d'ailleurs. C'est un coup qui réussit tou-
jours.
§ 150. — Vous avez tort, monsieur, je vous assure,
dit M. Laudet, vous avez tort de vous fâcher. J'ai bien
crié au mauvais modernisme. Je me suis bien fait le
délateur de ce mauvais modernisme. Mais je l'ai fait
avec tant de réticence ; avec tant de sournoiserie ; reti-
rant d'une main ce que j'avançais de l'autre. En vérité
j'y fus contraint. Plaignez-moi plutôt. C'était bien pour
le bien de ce Péguy. J'ai tant de dévouement. J'en étais
tout chagrin. Je l'ai dit, et l'on peut m'en croire, sur un
ton de dignité offensée qui n'a trompé personne, sur ce
ton de commisération prude qui donne un avis au
pécheur, sur ce ton de hauteur importante, de détache-
ment, d'éloiguement, de ne pas y mettre les doigts, sur
ce ton de sévérité qui se plaint elle-même d'être si
forcée d'être sévère : ... « enfin, d'un mot qu'il ne me
:?4
M. FERNAXD LAUDET
platt guère d'employer, du mauvais modernisme. » Ce
pauvre enfant, qui ne savait pas, qui n'avait pas l'habi-
tude d'employer ce mot, voilà qu'on l'a forcé à l'em-
ployer. C'est encore ce Péguy qui l'a forcé.
§ 151. — Il souffre. Continuons l'inventaire de ce
souffrant. Dans une note M. Laudet veut qu'il doive y
avoir un Mystère de la foi. M. Laudet abuse. On ne
lui demandait pas de la collaboration. Qu'il laisse donc
les mystères de M. Péguy s'organiser comme ils vou-
dront. Si M. Laudet savait un peu lire, s'il avait su
seulement un peu voir, s'il avait compris si peu que ce
fût non pas seulement au mystère de la charité mais à
ce dur et tendre quatorzième siècle, et quinzième, mais
à cette dure et tendre chrétienté et à toute chrétienté il
saurait qu'il n'y a qu'un mystère que nous sommes sûrs
qu'il ne puisse pas y avoir, et que c'est, comme par
hasard, un mystère de la foi. La question de la foi, de
croire ou de ne pas croire, non seulement ne se posait
évidemment pas pour une sainte comme Jeanne d'Arc,
mais si M. Laudet avait quelque idée, quelque intelli-
gence de ce que c'était que ce peuple de chrétienté il
saurait que cette question ne se posait ensemble pas
plus pour tout le monde, pour toute cette chrétienté, il
faudrait presque emprunter le langage des autres et
dire : pour toute celte humanité. Elle n'était point faite
comme ça. Elle n'était point d'une nature, elle n'était
point faite de manière à douter de croire, à hésiter de
croire. Littéralement les pécheurs n'en étaient pas plus
tentés que les saints. Ce n'était pas leur genre, La
tentation de ne pas croire ne devait venir qu'à de tout
75
lin nouveau théologien
autres mondes, à de tout nouveaux mondes, qui sont
précisément les mondes modernes.
§ 152. — Nous arrivons ici au faîte, à ce faite de
bassesse, nous atteignons à cette proposition dès long-
temps annoncée, qui venait, qui venait, si scandaleuse-
ment extraordinaire que tout cœur chrétien en sera
révolté dans ses sources les plus profondes. A vrai dire
nous n'y parvenons pas encore d'une seule traite. Ce
serait trop de courage. Nous n'y parvenons d'abord
que par l'étape d'une inquiétude. «... qui n'est peut-être
pas plus voisine du vrai, nous dit M. Laudet dans son
français si incurablement incertain, que l'inexplicable
prédestinée qu'on nous enseignait jadis. » Ou cette
inquiétante, ou cette insidieuse phrase ne veut rien
dire, ce qui me paraît tout de même un peu difficile, ou
qu'est-ce que c'est que cette inexplicable prédestinée
qu'on nous enseignait Jadis et qui n'était pas voisine
du vrai.
§ 153, — N'en doutons point. Cette inexplicable
prédestinée qu'on enseignait jadis à M. Laudet et que
AI. Laudet aujourd'hui trouve si peu voisine du vrai,
c'est tout tranquillement la Jeanne d'Arc du catéchisme;
c'est encore ici le catéchisme qui revient; je veux dire
c'est la Jeanne d'Arc comme elle ressort de tout l'ensei-
gnement du catéchisme sur les saints. En un mot c'est
la légende qui revient sous cette nouvelle forme. C'est
encore la Jeanne d'Arc de « quand nous étions petits » .
Dans r « inexplicable » français de M. Laudet, voisine
veut dire à peu près voisine; vrai veut dire réel; inex'
76
M. FERXAXD LAUDET
plicable veut dire mystique; prédestinée veut dire
appelée, élue; commandée, vouée; vocata; on veut dire
« les curés », notamment le malheureux curé qui eut
M. Laudet dans son catéchisme; nous veut dire nous
autres modernes qui heureusement ne sommes plus si
bêtes ; nous autres modernes qui enfln ; nous autres qui
sommes libérés; enseignait veut dire enseignait; jadis
veut dire dans le temps, enfln, vous comprenez, dans
les temps d'ignorance.
§ 154. — ... « qui n'est peut-être pas plus voisine du
vrai que l'inexplicable prédestinée qu'on nous enseignait
Jadis. »... L'inexplicable prédestinée qu'on nous ensei-
gnait jadis, je ne sais pas si on saisit bien, dans cette
formule où il n'y a pas un mot juste, pas un mot
propre, je ne sais pas si l'on entend dans cette formule
tout le mépris que l'auteur y a mis pour nous autres
imbéciles qui croyons encore au catéchisme et à
l'histoire sainte. Jadis surtout est un chef-d'œuvre, dans
son genre; et même dans tous les genres. L'inexpli-
cable prédestinée qu'on nous enseignait jadis. Jadis,
vous comprenez, c'est dans le temps; dans le temps
qu'on était bête; dans la nuit obscure du moyen-âge;
dans le temps qu'on allait au catéchisme; qu'on nous
enseignait jadis ; qui sait, du temps que M. Laudet
lui-même allait au catéchisme (tout le monde a eu ses
faiblesses), et croyait peut-être lui-même aux enseigne-
ments de son curé. L'inexplicable prédestinée qu'on nous
enseignait jadis. — Jadis, mes enfants, c'étaient ces
temps ténébreux où des peuples entiers, où des peuples
d'imbéciles recevaient dans les dernières des paroisses,
77
un nouveau théologien
dans les plus misérables catéchismes, par le ministère
des plus pauvres curés, les enseignements de l'Église.
— Jadis, mes amis, c'étaient ces temps reculés où le
haut esprit de M. Laudet ne s'était point encore ouvert
aux lucidités, aux intelligences, aux explications du
monde moderne.
§ 155. — Ce qui n'est pas plus voisin du vrai, pour
M. Laudet, ou plutôt celle qui n'est pas plus voisine du
vrai, — (et encore il y a un peut-être qui donne à
entendre que celle qui vient est tout ce qu'il y a de
moins voisin du vrai), — c'est tout ce qu'il y a de plus
réel pour nous, c'est peut-être ce qui seul est réel pour
nous, ce qui au moins pour nous est la source de tout
réel, c'est la surnaturelle Jeanne d'Arc, enfin sainte
Jeanne d'Arc,
§ 156. — Quand nous disons la Jeanne d'Arc du
catéchisme et de l'histoire sainte nous voulons dire de
cette sorte de petite histoire sainte de la chrétienté qui
accompagnait au catéchisme et suivait l'histoire sainte
du peuple d'Israël.
§ 157. — Déjà dans une phrase extrêmement douteuse,
de forme et de pensée, (ce qui va souvent ensemble),
fort mal écrite, ou plutôt pas écrite du tout, où
M. Laudet représentait que M. Péguy « tentait d'en-
chaîner la chimère... » il semblait bien, sous l'incer-
titude hasardeuse et sous le goût douteux ou plutôt
non douteux des expressions, que la chimère à enchaî-
ner était la sainteté même.
78
M. FKUXANU LAUDET
§ 158. — Par ces chemins d'incertitude, par ces
étapes d'inquiétude et par ces relais douteux nous
sommes arrivés enfin; enfin nous gravissons; enfin
nous parvenons à ce faîte de bassesse, à cette propo-
sition si scandaleusement extraordinaire que l'on se
demande comment cet homme a pu l'écrire. « — Je
V imaginais, àXxAXdiÇ, Jeanne d'Arc enfant, je l'imaginais
plus naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses
voix ?
§ 159. — Si on ne voyait pas, si on ne trouvait pas
cette proposition imprimée tout de son long dans la
Revue hebdomadaire, on n'y croirait pas, on se demande
comment elle a pu passer par la tête de son auteur.
Elle est si extraordinaire qu'elle en est toute saisis-
sante, proprement toute suffocante, et que tout de
suite on voit bien qu'on n'a rien à y dire. Et qu'on
n'aura jamais rien à y dire. Quand Jeanne d'Arc
entend et voit ses voix, quand une sainte reçoit sa
vocation par le ministère d'autres saintes, M. Laudet en
conclut qu'elle était naïve. — Je l'imaginais plus naïve.
Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voi.M?
§ 160. — Cette proposition est si effarante qu'elle
porte avec soi son propre commentaire. On est tout
bête. On n'a rien à dire. On regarde la phrase comme
un idiot. — Je l'imaginais plus naïve. Comment,
sans cela, en eût-elle cru ses voix?
§ 161. — Dans cette extraordinaire proposition,
tUgne couronnement de tant d'hérésies, apparaît enfin
79
un nouveau théologien
la véritable pensée de M. Laudet, ou plutôt le fond de
la pensée de M. Laudet. Le fond de la pensée de
M. Laudet, disons-le sans fard, c'est que ceux qui
croient sont des imbéciles. C'est que de croire c^st
bon pour des gens comme nous autres. Mais un grand
seigneur, mais un grand, mais un haut esprit comme
lui. Pensez donc; le directeur de la Revue hebdoma-
daire. M. Laudet lui-même. Le fond de la pensée, (s'il
est permis de parler ainsi), de M. Laudet lui-même,
c'est que de croire c'est bon pour nous autres imbé-
ciles. Que celui qui croit, n'est-ce pas, est toujours un
peu sot, entre nous, un peu niais, un peu naïf. Que
c'est un bon type. Qu'il faut encourager cela (ou ça),
naturellement, pour le monde, oui, pour les femmes,
pour les enfants, pour les curés de campagne, pour les
petites gens, pour les pauvres, pour les misérables,
mais que nous autres, n'est-ce pas, entre hommes, au
fumoir... — Eh bien oui, on sait à quoi s'en tenir. On
sait faire la part de ce qui est raisonnable.
§ 162. — Tout dans les allégations précédentes nous
acheminait à ce fond de la pensée de M. Laudet. C'est
là qu'allaient, c'est là qu'aboutissaient ces tentatives,
ces échelonnements, ces éclaireurs, ce « rationalisme
blasphématoire de Thalamas », (comme si le ratio-
nalisme de M. Laudet n'était pas infiniment plus
blasphématoire), (dans sa froideur polie et si distin-
guément méprisante), ces « pieuses et laïques
e.xég-èses ». et « notre populaire histoire de France »,
et « quand nous étions petits », et « surnaturelle »
et « sainte », (« enfin sainte Jeanne d'Arc », sainte
80
M. FERNAND LAUDET
placée ici ainsi comme une sorte de citation, en style
indirect, et sur un infléchissement ayant, recevant on
ne sait quel singulier ton d'un mépris). (Et enfin placé
aussi curieusement, aussi malheureusement). Enfin on
n'en sortirait pas, de nuancer le ton du mépris
intellectuel de M. Laudet pour les plus profondes
réalités de notre foi.
§ 163. — Là se rendaient, c'est là qu'allaient, c'est
là qu'aboutissaient ces alignements d'éclaireurs, tant
de paroles douteuses, ou malheureusement non
douteuses, tant de pensées plus douteuses encore.
Tant de paroles véreuses, tant de pensées plus
véreuses encore, «r Qu'on entende surtout bien, —
(oui on entend, monsieur Laudet), — qu'on entende
surtout bien que ce n'est pas ici une entreprise
historique. Péguy ne raconte pas Jeanne d'Arc. Il ne
s'est pas entouré de documents. A-t-il lu seulement les
histoires, les pièces du procès ? Je n'en sais rien. Il
la représente; il la ranime, présente au milieu de nous
une seconde fois. La légende lui suffit; il ne la critique
pas; il la regarde avec des yeux clairs de Français,
et aussi cette vivante empreinte, ce sillon lumineux que
Jeanne d'Arc a tracé et qui se lit encore sur tout le
pays de France. »
§ 164. — Tant de paroles douteuses, tant de paroles
véreuses, tant de paroles creuses, tant de cogitations
intellectuelles et vaines, cogitationes inanes, tant de
tristes annonciateurs. « Négliger l'histoire et lui
préférer la légende, pour nous restituer plus sûrement
8l Laudet. — 5.
un nouveau théologien
la vraie Jeanne d'Arc.'... » — ... (f d'inquiétude, parce
qu'un poète était devant moi qui tentait d'enchaîner
la chimère... »
§ 165. — Triste cortège, tiistes appai'iteurs. —
« L'accusée, la controversée, la discutée, c'est préci-
sément toute Jeanne d'Arc, au moins toute celle qu'il
nous est permis de connaître, parce que c'est toute la
missionnaire et toute la martyre; et Jeanne ne nous
appartient que missionnaire et martyre, de même que
le Christ ne nous appartient qu'après le jour où il lui
plut, — (oà il lui plut, quelle dévotion, monsieur
l'intellectuel, quelle soumission aux volontés du Christ),
— où il lui plut de sortir de ses longues années d'ombre
épaisse. — (ceci c'est bien encore une délicatesse
d'intellectuel, de ne pas saisir la vie privée. Monsieur
l'intellectuel est trop discret, que de saisir une vie
privée). — Le reste, — (peste, monsieur l'intellectuel,
quelle galanterie dans l'expression; alors tout ce que
nous avons dit, tout ce que nous avons vainement
essayé de nombrer, c'est le reste; voyons ce qu'il
advient de ce reste.) — Le reste, surtout quand ce
reste consiste — (nous savons à présent, au moins en
partie, monsieur Laudet, un peu en quoi ce reste
consiste) — surtout quand ce reste consiste à vouloir
expliquer la sainteté, — (monsieur Laudet tantôt vous
nous arguez d'expliquer, et tantôt vous nous arguez
d' « inexplicable prédestinée »), — à vouloir expliquer
la sainteté, la représenter, à démêler le sublime
amalgame — (démêler le sublime amalgame, quel
français, monsieur Laudet; démêler; sublime: amal-
8'j
J
M. FERXAXD LAUDET
game; peut-on mettre plus de grossièretés en trois
mots, plus de lourdeur pataude et d'inconvenances ;
et d'inconventions) — à démêler le sublime amalgame
qui, dans une âme, mêle aux ferments humains — (oui,
oui, mais n'interrompons plus, il faut en finir) — m,êle
aux ferments humains l'inconnaissable vertu divine, à
prétendre discerner la mesure de conscience qu'une
âme sainte a de sa sainteté, Je sens obscurément —
(oh voui, monsieur Laudet, vous sentez obscurément;
mais aussi vous pensez et vous écrivez clairement) —
... que c'est... enfin, d'un mot qu'il ne me plaît guère
d'em,ployer, du mauvais modernisme. »
§ 166. — Triste cortège; tristes annonciateurs; nous
y arrivons. — ... « qui n'est peut-être pas plus voisine du
vrai que l'inexplicable prédestinée qu'on nous enseignait
jadis. » — Nous atteignons. — « — Je l'imaginais plus
naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix? »
— Nous en trouverons d'autres, des postcouronnements.
§ 167. — Il faut se garder ici de parler de catholi-
cisme mondain et de croire que nous querellons au
catholicisme mondain. Ceci est infiniment plus grave.
Quelles que soient les faiblesses du catholicisme mon-
dain, il est un catholicisme tout de même. Il est un
mauvais catholicisme, mais enfin il est un catholicisme.
Le catholicisme de M. Laudet n'est pas un catholicisme
du tout. Il n'est même pas un christianisme du tout.
§ 168. — Je ne dis point que M. Laudet n'ait point
très proprement le vice de mondanité. Mais il fait de ce
83
un nouveau théologien
vice pour ainsi dire un usage infiniment plus grave que
le catholicisme mondain. Le catholicisme mondain est
un mauvais catholicisme. C'est un très mauvais christia-
nisme. Si en dépression pourtant que soient ses faiblesses,
ce ne sont jamais que des faiblesses de dépression et
d'affaiblissement. Ce ne sont point si je puis dire des
faiblesses d'injonction, de commandement. Quelque
légitime répulsion, quelque pitié qu'inspire le catholi-
cisme mondain, au moins il a conscience, il a connais-
sance de sa faiblesse et ne veut point la faire prendre
pour de la force. 11 ne présente point sa faiblesse comme
une force, pour une force. Il ne s'en vante pas. Il n'est
pas fier de sa faiblesse. Il avoue son affaiblissement
pour un affaiblissement. Il avoue sa dépression pour
ime dépression. Il ne commet point cette double faute,
premièrement d'en faire des propositions, et deuxième-
ment de vouloir imposer ces propositions ; première-
ment d'en faire des propositions, et deuxièmement de
ces propositions elles-mêmes de faire des commande-
ments. Ainsi le catholicisme mondain peut être haïssable,
il peut être méprisable, il peut être condamnable, il
peut être misérable, c'est-à-dire il peut être pitoyable.
Mais il n'est point hérétique, ni au premier ni au
deuxième degré. II ne se porte point candidat à l'héré-
sie. Il ne se meut que dans l'ordre du péché. Péché de
bassesse, péché de faiblesse, qui sont péchés de paresse.
Mais il ne se porte point jusque dans l'ordre de l'hérésie.
§ 169. — Tout autre est l'attitude, doublement autre,
et doublement pour ainsi dire infiniment plus grave est
la situation de M. Fernand Laudet. Son vice de monda-
84
.^I. FERNAXD LAUDET
nité le porte pour ainsi dire doublement infiniment plus
loin. Premièrement M. Laudet fait des propositions;
et deuxièmement il nous les enjoint. Premièrement, au
premier degré M. Laudet propose; deuxièmement, au
deuxième degré M. Laudet impose. Premièrement, au
premier degré M. Laudet fait des propositions. A quel
point, jusqu'où hérétiques, nous l'avons peut-être assez
vu. Deuxièmement, au deuxième degré M. Laudet fait
des commandements. Sur quel ton, l'homme qui dit :
Ceci vous appartient, ceci ne vous appartient pas, dans
la vie de Jésus et des saints, — de quel ton nous l'avons
peut-être assez vu. De ses propositions hérétiques
M. Laudet fait des commandements hérétiques. 11 est
hérétique de proposition(s) et hérétique de commande-
ment.
§ 170. — Il est tout injonction. Il est un des plus
hauts spécimens de l'homme qui ne croit pas et qui
prétend limiter la foi des autres. Il est l'homme cjui dit,
d'un air entendu : Mais oui, nous savons bien ce que
c'est, nous savons bien ce qu'il en est. Il est pour une
religion raisonnable. Il est l'homme qui dit : Il faut
être raisonnable. Disons le mot : Il est l'homme qui
veut, il est l'homme qui dit : Il faut une religion pour
le peuple.
§ 171. — Ce qui est bien, en un sens, l'injure la plus
profonde que l'on ait jamais adressée à notre foi. Mais
encore une fois il ne s'agit point de signaler cette vieille
injure toutes les fois qu'elle se représente. Il s'agit ici
d'un homme, il s'agit ici d'une revue qui se donne
85
un nouveau théologien
comme « bien pensante », qui essaie de se faire une
clientèle dans le monde catholique. Là est la tentative
de détournement des consciences fidèles que nous ne
cesserons point de dénoncer.
§ 172. — Rien n'est aussi dangereux pour notre foi
que cet athéisme déguisé. Tout n'est point perdu, il s'en
faut, avec un athéisme révolutionnaire. Des charités
malentendues, des flambées de charité peuvent y brûler
détournées, qui quelque jour seront reconduites. Mais
il n'y a rien à faire avec un athéisme réactionnaire,
aA'ec un athéisme bourgeois. Il n'y a rien à attendre, il
ne faut rien espérer d'un athéisme réactionnaire, d'un
athéisme bourgeois. C'est un athéisme sans étincelle,
qui ne s'allumera, qui ne flambera jamais. C'est un
athéisme sans charité, et même sans imitation ni con-
trefaçon de charité. C'est donc un athéisme sans espé-
rance. L'espérance ne peut jouer que dans un certain
minimum de charité. L'espérance, la lueur d'espérance
ne peut s'allumer que d'un certain feu. De l'athéisme
réactionnaire, de l'athéisme bourgeois on ne peut rien
attendre, que cendre et que poussière, parce que tout
n'y est que mort et que cendre.
C'est un athéisme sans espoir.
§ 173. — Honte à celui qui a honte. Il ne faut pas
seulement considérer, dans un athéisme, de combien la
foi manque, mais d'où vient qu'elle manque. C'est-à-
dire il ne faut pas considérer seulement, il ne faut pas
compter seulement, il ne faut pas mesurer seulement
en extension, en géographie quelle est la surface de la
86
M. FERNAXD LAUDET
commune foi, de la commune créance qu'un cœur pour
ainsi dire ne recouvre plus. Et de voir et de compter et
de mesurer ce qu'il recouvre encore et par un calcul,
par une règle des fractions de calculer la proportion, le
rapport de l'mie et l'autre, de la surface fidèle et de la
surface infidèle, à la commune surface totale. Il faut
voir, surtout il faut voir, surtout il faut examiner en
profondeur, en géologie, d'où vient le manque dans les
surfaces manquantes. Il y a des manques très larges,
qui ne sont point profonds. Il y a des manques très
étroits, qui sont profonds infiniment. Il y a des manques
qui épouvanteraient en surface, dont il ne faut que rire.
§ 174. — De toutes les causes de manque la plus
injurieuse pour notre foi, une des plus fréquentes mal-
heureusement dans le monde moderne, la plus perni-
cieuse sans aucun doute, la plus méprisable, la plus
laide, la plus offensante pour notre foi, la plus honteuse
aussi, la seule honteuse même peut-être est évidemment
la honte. C'est malheureusement celle de M. Laudet.
Honte au honteux. La honte implique une telle lâcheté
qu'elle est sans ressource. Honte, malheur à celui qui a
honte. La honte seule est honteuse. Nous n'avons que
faire parmi nous de chrétiens honteux, au sens de ce
mot, de cet adjectif, où l'on dit : un pauvre honteux.
§ 175. — On peut croire ou ne pas croire, ce sont
deux situations différentes. Pour nous chrétiens l'une
est la situation fidèle, l'autre est la situation infidèle.
Pour nous les infidèles sont des hommes qui ne sont pas
éclairés.
87
un nouveau théologien
On peut croire plus ou moins en extension, en géogra-
phie. C'est-à-dire la créance particulière, individuelle
peut recouvrir une partie plus ou moins grande de la
commune surface totale. Ce sont des gradations et des
variations sans nombre de situations partiellement
fidèles, partiellement infidèles. Pour nous chrétiens les
partiellement fidèles partiellement infidèles sont des
hommes qui ne sont que partiellement éclairés.
§ 176. — Mais que dire de l'homme, et n'encourra-
t-il pas le commun mépris, le mépris des uns et des
autres, des fidèles et des infidèles, que dire de l'homme
qui veut tromper les uns et les autres, qui veut toucher
aux deux guichets, qui veut jouer les deux jeux, tenir
les deux termes ensemble du pari, émarger aux deux
listes, figurer à la fois sur les listes temporelles et sur la
liste éternelle. L'homme qui d'une main fait semblant
de croire pour se faire une grosse carrière temporelle
dans le monde bien pensant, tromper les catholiques,
se faire une (grosse) clientèle catholique; et de l'autre
main. De l'autre main l'homme qui a honte, l'homme
qui tremble de honte que quelquefois on ne croie qu'il
croit.
§ 177. — Vae tepidis ; malheur aux tièdes. Honte au
honteux. Malheur et honte à celui qui a honte. Il ne
s'agit point tant ici encore de croire ou de ne pas croire.
Et quelle est la surface de recouvrement et les manques
de recouvrement de la créance. Il s'agit de savoir quelle
est la source profonde de l'incréance, quelles sont les
profondeurs de ces manques, d'où viennent, d'où remon-
88
M. FERXAXD LAUDET
tent ces incrédulités. Or nulle source n'est aussi hon-
teuse que la honte. Et la peur. Et de toutes les peurs la
plus honteuse est certainement la peur du ridicule,
d'être ridicule, de paraître ridicule, la peur de passer
pour un imbécile. On peut croke ou ne pas croire (enfin
nous nous entendons ici). Mais honte à celui qui renie-
rait son Dieu pour ne point faire sourire les gens
d'esprit. Honte à celui qui renierait sa foi pour ne pas
donner dans le ridicule, pour ne point prêter à sourire,
pour ne point passer pour un imbécile. Il s'agit ici de
l'homme qui ne s'occupe point de savoir s'il croit ou
s'il ne croit pas. Il s'agit de l'homme qui n'a qu'un souci,
qui n'a qu'une pensée : ne pas faire sourire M. Anatole
France. 11 s'agit de l'homme qui vendrait son Dieu
pour ne pas être ridicule. Il s'agit de l'homme qui craint,
de l'homme qui a peur, du malheureux qui tremble
dans sa peau de la peur d'avoir peur, de la peur d'avoir
l'air, de la peur d'avoir l'air d'être dupe (de ce qu'il dit),
de la peur de faire sourire un des augures du Parti
Intellectuel. Il s'agit de l'homme, du malheureux apeuré,
qui regarde de tous les côtés, qui lance timoré des
regards circonvoisins pour être bien sûr que quelqu'un
de l'honorable assistance n'a point souri de lui, de sa
foi, de son Dieu. C'est l'homme qui lance tout autour de
lui des regards préventifs. Sur la société. Des regards
de connivence. C'est l'homme qui tremble. C'est l'homme
dont le regard demande pardon d'avance pour Dieu ;
dans les salons.
§ 178. — Telle est malheureusement exactement la
situation de M. Laudet, ou de M. le Grix, selon qu'il se
89
un noiipeaii théologien
nomme. Tout son article treml)le, tout son article sue
la peur de paraître croire aux yeux du Parti Intellec-
tuel. — Voyons, vous m'entendez bien, je ne suis pas si
bête que de croire tout, je ne suis pas si bête que de
croire ça, tel est le leit-niotiv honteux, le leit-niotiv de
couardise qui court sous tout cet article. Et surtout Je?
ne suis pas si bête que de croire comme eux, que de
croire comme tout le monde, que de croire comme le
commun, comme les petites gens, que de croire comme
les pauvres, comme les enfants, comme les peuples. Et
vous m'entendez bien, comme le dit cette vieille chanson
de soldats.
§ 179. — Bannir de chrétienté tout ce qui en est,
tout ce qui en fait la source et la force. Il y a longtemps
que nous n'avions pas assisté peut-être à une telle
entreprise de démolition de la chrétienté du dedans, en
son dedans. Retrancher, bannir de chrétienté l'enfance
même, qui en est certainement la source la plus pure.
Supprimer des sources de sainteté cette enfance qui en
est certainement la source la plus pure. La source
première. La plus antique, la plus aimée, la plus
profonde source. Enfin M. Laudet n'a donc jamais
entendu parler, même dans le monde, il n'a donc
jamais entendu passer ces expressions, même en
musique : la sainte enfance, l'enfance du Christ.
M. Laudet n'a donc jamais vu passer dans les rues
une bande de petites pensionnaires, et on ne lui a
jamais dit : C'est la Sainte-Enfance. Si M. Laudet
supprime, si M. Laudet abroge de la sainteté l'enfance,
qu'est-ce que M. Laudet fait des saints enfants, les
90
>I. FERXAXD LAUDEX
plus purs, les plus tendres, les plus célestes, et sans
parler ici des saints Innocents qu'est-ce que M. Laudet
fait de cette glorieuse enfance de sainte Geneviève, qui
demeurera dans les siècles la lumière de Paris, comme
l'échec de Jeanne d'Arc en demeurera la grande ombre.
§ 180. — Je ne crois pas que l'on ait assisté depuis
longtemps à une pareille tentative de désorganisation
du christianisme. De la chrétienté même. Si vous
retranchez du christianisme, monsieur Laudet, de la
chrétienté, de la sainteté, de ce qui nous appartient
l'enfance du Christ, que faites-vous de ces innom-
brables œuvres dont nos cathédrales sont pleines. Que
faites-vous de nos cathédrales mêmes et de nos églises.
Que faites-vous de tant d'œuvres, non point œuvres
d'art seulement, comme les voient nos modernes, mais
œuvres d'une éternelle piété. Œuvres qui ne se
détachent point du culte et de la prière et de l'ado-
ration au point qu'elles sont comme, qu'elles sont
littéralement une inscription charnelle, une inscription
temporelle, une inscription lapidaire, pétrée, dans la
pierre même, du culte et de la prière, la plus intérieure,
et de l'adoration la plus intime. Le corps de l'adoration.
Œuvres de pierre, inscriptions, incorporations ; œuvres
dont il ne faut pas dire seulement qu'elles font corps
avec le culte, qu'elles font corps avec la prière, qu'elles
font corps avec l'adoration; mais œuvres dont il faut
dire qu'elles sont le corps même du culte, le corps
même de la prière, le corps même de l'adoration.
L'inscription dans la dure, dans la temporelle, dans
l'extérieure pierre, de la vie intérieure la plus profonde
9»
un nouveau théologien
et la plus tendre. Œuvres qui ne se séparent point non
seulement du culte et de la prière et de l'adoration,
mais œuvres dans l'église qui ne se séparent point de
l'église, œuvres dans la cathédrale qui ne se séparent
point de la cathédrale. Œuvres qui ne sont point seule-
ment l'ornement et le couronnement, œuvres qui sont le
tissu même de l'église et de la cathédrale, la texture, la
pierre dans la pierre. Et les églises et les cathédrales
ne sont pas seulement des maisons, générales, et ces
œuvres ne sont pas des objets, particuliers, qui y sont
placés. Logés dans ces maisons. Mais les unes et les
autres, les cathédrales et les œuvres, ensemble, les
unes dans les autres et les autres logeant les unes,
ensemble sont le même tissu, la même pierre, le même
monument temporel éternel, ensemble la même inscrip-
tion éternelle, historique, temporelle, ensemble le même
dur corps charnel de culte, de piété, le même dur corps
creusé de prière et de vie intérieure et d'éloquente, de
si éloquente adoration muette. Nouvel iconoclaste c'est
pourtant ces œuvres, c'est ces vingt siècles d'inscrip-
tion que M. Laudet entend nous nier. C'est ces vingt
siècles de mémorialiste inscription que ce commandeur
entend nous supprimer, nous retirer, nous abroger,
nous retrancher ; nous interdire. Vous n'avez donc
jamais vu, monsieur Laudet, dans une de nos églises
ou de nos cathédrales, où ils sont à leur place, ou du
moins dans une exposition ou dans un musée, où ils
ne sont pas à leur place, tableau ou statue, toile ou
bois ou pierre vous n'avez donc jamais vu Venfant Jésus
porté sur les bras de sa mère, et sainte Anne, et saint
Jean-Baptiste, et le vieux Joachim, et saint Joseph. Et
92
M. FERXAXD LAUDET
Zacharie et sainte Elisabeth. Ces deux ou trois
ménages. Et dans un coin le donateur avec ses fils; et
dans l'autre coin la femme du donateur avec ses filles ;
et dans le fond un beau village français.
§ 181. — Bannir de chrétienté la jeunesse, nous re-
trancher de notre christianisme l'enfance notre premier
héritage, fleur de chrétienté, source de notre grâce.
Retrancher, bannir de chrétienté la pauvreté, le travail,
la famille, ces trois piliers de toute vie, quelle tentative
de décomposition organique, de désorganisation, de
démembrement. Alors M. Laudet n'a jamais entendu
parler de la très sainte Pauvreté, et des Noces du Saint
et de la Pauvreté.
§ 182. — Bannir de chrétienté, retrancher la maladie,
cette fabrique portative de martyre, cette fabrique de
martyre à domicile. Quand au contraire la maladie fait
partie si intégrante du mécanisme de la sainteté que
l'on ne sait pas si les saints malades ne sont pas les
plus grands d'entre les saints. Quand la maladie fait
une pièce si essentielle du mécanisme même, de l'arti-
culation de la sainteté que l'on ne sait pas si un saint
comme saint Louis est plus grand comme roi, comme
croisé, ou comme malade. A tel point que Joinville, qui
était peut-être un aussi grand docteur en chrétienté que
M. Laudet, et un aussi grand clerc, voulait qu'on le
mît au nombre des martyrs, et non pas seulement,
comme on le fît, au nombre des confesseurs. Tant il est
vrai que pour le peuple chrétien la grande peine fait
un véritable martyre. L 5. Et de ce me semble-il que
93
un nouveau théologien
on ne lijist mie assez, quant on ne le mist ou nombre
des martirs, poui' les grans peinnes que il souffri ou
pelerinaige de la croiz, par l'espace de six anz que je
fu en sa compaignie, et pour ce m.eismement que il
ensui Nostre-Signour ou fait de la croiz. Car se Diex
morut en la croiz-, aussi fist-il; car croisiez estoit-il
quant il mourut à Thunes.
§ 183. — l. 2... La première partie si devise comment
il se gouverna tout son tens selonc Dieu et selonc l'Eglise,
et au profit de son règne. — Dans celte première partie
combien de vie privée. Et même dans la deuxième, (et
à l'aide de Dieu li livres est assouvis en dous parties).
La seconde partie dou livre si parle de ses granz cheva-
leries et de ses granz faiz d'armes.
§ 184. — C'est défaire le christianisme que d'en re-
tirer la misère, la pauvreté, la maladie. Réciproquement
et ensemble c'est défaire la misère, la pauvreté, la
maladie, que d'en retirer la chrétienté, intérieure, le
christianisme. Le christianisme est le grand régulateur,
interne, de la misère, de la pauvreté, de la maladie. La
misère, la pauvreté, la maladie est certainement un
ressort, un grand régulateur interne du christianisme.
§ 185. — Retranchant la vie privée M. Laudet dé-
centre le christianisme. Toute chrétienté aboutit à ce
couronnement de la croix. Mais toute chrétienté com-
mence à ce rude berceau que fut une crèche.
§ 186. — Tout malade peut se faire une croix, s'éle-
94
M. FERXAND LAUDEÏ
ver au martyre, s'élever jusqu'à participer à la Passion.
Faire de son lit un gril et un chevalet. C'est donc que
cette distinction du public et du privé ne tient pas au
regard de Dieu.
§ 187, — ce Comment, sans cela, en eût-elle cru ses
voix ?
« Sa première voix dans l'esprit de Péguy, dit
M. Laudet, c'est manifestement Gervaise. » Monsieur
Laudet, laissez donc M. Péguy tranquille. Les voix de
.Jeanne d'Arc, monsieur Laudet, sont saint Michel,
sainte Catherine et sainte Marguerite. L 71. Interrogata
an erat vox angeli quae loquehatur ei, vel an erat vox
Sancti aut Sanctae, aut Dei sine medio : respondit quod
illa vox erat sanctae Katharinae et sanctae Margaretae.
Etfigurae earum sunt coronatae pulchris coronis, mul-
tum opulenter et multum pretiose.
I. J2. Interrogata, quomodo scit quod sunt illae duae
Sanctae ; an hene cognoscat unam ab altéra : respondit
quod bene scit quod sunt ipsae, et bene cognoscit unam
ab altéra.
I. 72. Interrogata, quomodo bene cognoscit unam [ab]
altéra : respondit quod cognoscit eus per salutationem
quam ei faciunt. Dixit etiam quod bene sunt septem
anni elapsi, quod ipsam acceperunt gubernandam. Dixit
etiam quod illas Sanctas per hoc cognoscit quod se
nominant ei.
L 72. Item dixit quod habuerat confortationem a
sancto Michaele.
9-^
un nouveau théologien
I. j3. Interrogata quae praedictarum sibi apparentium
venit primo ad ipsam : respondit quod sanctus Michael
primo venit.
§ 188. — Vous ne paraissez pas vous douter un seul
instant, monsieur Laudet, que quand on parle des voix
de Jeanne d'Arc on parle très précisément; on sait très
bien ce que l'on veut dire ; on veut dire quelque chose
de très précis. On veut dire saint Michel, sainte Cathe-
rine, et sainte Marguerite. Quand on parle des voix de
Jeanne d'Arc on ne parle point vaguement, on ne veut
point dire des extériorisations de sensations, on ne
parle point le langage de l'école, on fuit non seulement
le langage mais la pensée de l'École, on est à cent lieues
de la parole intérieure et de ce pauvre M. Egger. Il ne
s'agit point d'objectivàtion et de projection au dehors et
de tout le tremblement. Il ne s'agit point de sortir tous les
appareils du laboratoire. On veut dire, il s'agit de saint
Michel, de sainte Catherine, et de sainte Marguerite.
§ 189. — Il ne s'agit pas d'extériorisation de faits de
conscience. Il y a des hommes, — et ils sont malheureu-
sement devenus innombrables dans les temps modernes,
— qui croient que les voix de Jeanne d'Arc étaient des
hallucinations ; il faut dire le mot, ne reculons point
devant le mot, et de même que nous avons employé le
mot athée littéralement techniquement, sans une ombre
d'injure, ainsi nous employons ici de notre côté le mot
iiallucination pour ainsi dire aussi sans une ombre
d'injure pour nous. Des hommes qui sont malheureuse-
ment devenus innombrables dans le monde moderne
96
M. FERNAND LAUDET
croient que les voix de Jeanne d'Arc étaient des pro-
jections hors d'elle de ses propres mouvements du
cœur, d'un courage, dune race, d'une ardeur, d'une
charité toute humaine. Us croient qu'elle était une
héroïne. Ils croient, malheureusement ils enseignent
que les voix de Jeanne d'Arc étaient les extériorisations
de ses états de conscience, les objectivations de ses
faits de conscience; un cœur ardent, brûlant de charité,
qui pris dès la plus jeune enfance dans un système de
théologie traduit, projette en ce système, encadre en ce
cadre, projette en visions de cette théologie ses propres
mouvements. A la limite une âme ardente qui projette
en inspirations divines extérieures, venant du dehors,
ses propres inspirations humaines intérieures, internes,
venues du dedans. Disons donc le mot, sans offense
pour personne, ce sont pour eux des hallucinations.
Des hallucinations je le veux bien pour ainsi dire en
tout bien tout honneur. Des hallucinations pour ainsi
dire pour le bon motif. De hautes et de nobles et
d'ardentes hallucinations. Si l'on veut encore des hallu-
cinations uniques. Des hallucinations comme il n'en
serait pas donné à beaucoup d'autres. Des hallucina-
tions comme il n'en serait donné à nul autre. Des hallu-
cinations rares, uniques. Des hallucinations héroïques.
Des hallucinations qui feraient la preuve qu'une âme
est une grande âme, une âme héroïque et humainement
une âme sainte. Mais enfin des hallucinations. Dans
ce système Jeanne d'Arc serait, est une hallucinée. Une
nallucinée si je puis dire de (tout) premier ordre. La
plus pure, la plus noble, la plus grande, la plus sainte,
'^humainement), des hallucinées. Une hallucinée si l'on
97 Laudet. — 6
un nouveau théologien
veut encore infiniment héroïque, infiniment (humaine-
ment) sainte ; humainement divine, car ils ne reculent
point toujours devant ce mot; et plusieurs même l'affec-
tent et l'affectionnent particulièrement ; sans que ce soit
toujours par pose ni par un larcin ; qui serait alors, qui
est quelquefois d'un goût douteux. Enfin une hallucinée
infiniment supérieure, une âme hallucinée, une halluci-
née d'infiniment plus de prix que tant d'âmes saines. —
Une hallucinée enfin.
§ 190. — C'est-à-dire, ne fuyons pas les mots, une
folle. Sans offenser personne et en tout bien tout hon-
neur une folle. Une âme non saine, non en possession,
en puissance, en jouissance de la commune, de la nor-
male, de la régulière puissance et santé. Une folle
extraordinaire, une folle héroïque, une folle humaine-
ment sainte, humainement divine, une folle sublime.
Enfin une folle.
§ 191. — Généralement ces hommes ont un système,
enseignent un système, — (et c'est entre tous un sy-
stème et physique et métaphysique ; c'est-à-dire d'une
part et physiologique et psychologique et sociologique,
et d'autre part métaphysique), — (entre tous métaphy-
sique), — un système où liés eux-mêmes, — (comme
l'était M. Laudet), — liés en creux, entraînés par la
réelle communion des saints, par la réelle liaison des
saints ils croient, ils enseignent que généralement nos
saints sont des fous, notamment des hallucinés, que
nommément Jésus, le saint éminent, est éminemment un
fou, notamment un halluciné.
98
M. FEliX.OU LAUDET
§ 192. — Pour nous chrétiens ces hommes sont des
hommes qui ne sont point éclairés et des hommes qui
ne sont point assez profonds. Ils manquent de lumières
que nous avons eu le bonheur de recevoir. Ils ne voient
point ce que nous voyons, ce qui éclate à nos yeux. Je
vois, je sais, je crois, je suis désabusée. Ils sont abusés.
Ils ne voient point dans les réalités spirituelles. Ils ne
sont point profonds : ils ne pénètrent point, ils ne des-
cendent point, ils n'affouillent point, ils n'approfondis-
sent point dans les réalités spirituelles.
§ 193. — Mais enûn tant que ces hommes sont de
bonne foi, — (et beaucoup d'entre eux sont de bonne
foi), — non seulement nous ne devons pas et nous ne
pouvons pas leur refuser notre estime, mais et encore
plus, et surtout, et premièrement nous ne devons pas
et nous ne pouvons pas songer à leur refuser tous les
secours spirituels dont nous pouvons disposer.
§ 194. — Mais quelle est, or quelle est d'abord,
quelle est première, quelle est essentiellement cette
bonne foi que nous sommes en droit, que nous avons le
droit, et le devoir, de leur demander. Cette bonne foi
consiste évidemment, cette bonne foi élémentaire, cette
bonne foi pour ainsi dire grossière, la première et comme
la plus grosse que nous devions, que nous puissions
leur demander consiste évidemment à ne point vouloir
entrer, je veux dire à ce qu'ils ne veuillent point entrer
chez nous, pénétrer parmi nous sous de petits manteaux
bleus. Celte toute simple probité élémentaire, celte
bonne foi que nous leur demandons, que nous n'avons
99
un nouveau théologien
pas même à leur demander, qu'ils nous rendent naturel-
lement, avant, que nous ayons à la leur demander, sans
que nous ayons à la leur demander, c'est tout uniment
de ne pas se dire catholiques et de ne pas vouloir se
faire passer pour chrétiens.
§ 195. — Il faut leur rendre cette justice que c'est ce
qu'ils font généralement et c'est pour cela que nous
sommes relativement à l'aise avec eux. Ni M. Anatole
France ne se dit catholique, ni M. Georges Dumas n'est
un pilier de sacristie. Aussi on peut les voir, on peut
causer. Ils ne cherchent à tromper personne.
§ 196. — Tout autre est malheureusement la situation
de M. Laudet, à moins qu'il ne se nomme M. le Grix,
et de la Revue hebdomadaire, et de M. le Grix, et de
M. Laudet derrière M. le Grix. Littéralement il veut
tromper tout le monde. C'est une mauvaise foi ambi-
dextre. Il veut tromper également nos adversaires et
nous. Il encourt un égal mépris de nos adversaires
et de nous.
§ 197. — Telle est malheureusement exactement
doublement la situation de M. Laudet envers nous ;
parmi nous; chez nous. Il n'entre chez nous que pour
nous trahir. Il n'entre dans notre maison que pour nous
vendre. Cet homme qui vend son Dieu (pour un sourire,
je veux dire pour ne pas tomber sous le sourire d'un
augure du Parti Intellectuel) (sèche luxure), cet homme
qui vend son Dieu vend aussi la chrétienté. Il n'outre
chez nous que j)our nous vendre. Telle est malheureu-
:m. ferxa.M) l.vudet
sèment exactement je dis doublement la situation de
M. Laudet parmi nous. Je dis doublement, car les
vérités de la foi qu'il renonce, il les renonce parce qu'il
en a honte. Et les vérités de la foi qu'il garde, il en a
honte. Il a honte de les garder.
§ 198. — Les loups sont les loups et les brebis sont
les brebis. Mais que dire non pas du mauvais berger.
Que dire du faux berger, du voleur qui entre dans la
bergerie déguisé en berger. Il viendra des voleurs. Que
dire de l'homme qui n'entre parmi nous, de l'homme,
de la revue qui veut se faire une grosse clientèle catho-
lique et qui n'entre parmi nous que pour y introduire
sournoisement, frauduleusement, sous le couvert, fami-
lièrement les thèses, les propositions athéistiques,
matérialistes, les métaphysiques athéistiques, matéria-
listes.
§ 199. — Notre thèse, monsieur Laudet, notre position
chrétienne, notre proposition est, la voix de notre
raison est, (et non pas seulement le cri de notre cœur),
que la sainteté est la santé même, j'entends très nom-
mément notre sainteté, je veux dire la sainteté chré-
tienne, la sainteté de nos saints; que nos saints ne sont
pas des fous ; particulièrement qu'ils ne sont pas des
hallucinés. Que nos saints sont sains. Sanctos ess e sanos.
Que cette sainteté est la santé même, qu'elle est la plus
haute santé spirituelle, la plus ferme, la plus profonde.
Enfin monsieur Laudet nous n'allons pas chercher nos
saints à la Salpêtrière. Et ceux qui vont les y chercher
n'ont que faire parmi nous.
loi Laudet. — G.
un nouveau théologien
§ 200. — M. Le Grix, M. Laudet veut nous faire un
christianisme honteux, une chrétienté honteuse, qui
aurait honte de soi, honte de Dieu. Un christianisme,
une chrétienté de deuxième zone. L'Église est une,
monsieur Laudet, la communion est une en tous les
sens, notamment en celui-ci qu'il n'y a qu'une Église
d'une zone, qu'une chrétienté d'une zone; de la pre-
mière.
§ 201. — Que de vie privée dans toute Église, dans
tout christianisme, dans toute chrétienté. Partout.
§ 202. — Nous n'allons point chercher nos saints à la
Salpêtrière. Ni aucun. Ni éminemment Jésus.
§ 203. — Jésus nous appartient tout entier. Évidem-
ment c'est extraordinaire, quand on y pense. Mais c'est
le secret même, c'est le mystère de la Rédemption.
§ 204. — Jésus a revêtu les infirmités humaines, la
faim, la soif, le sommeil; cette infirmité résumé, le
vieillissement. Il a revêtu aussi l'infirmité, la privauté.
_v§ 205: -— II nous supprime Noël, le moitié de l'année.
§ 206. — Cette naissance de l'année. De l'année d'un
an et de l'an éternel.
§ 207. — Déblayons. « pour fournir à Jeanne des
motifs d'exaltation, écrit M. Laudet, pour matérialiser
les premières voix de sa conscience ». — C'est la même
hérésie.
loa
M. FERXAXD LAUDET
§ 208. — « l'accent moderne de ce Mystère », écrit
M. Laudet. — C'est la même rétorsion de modernisme.
§ 209. — [Péguy], écrit M. Laudet, « s'est trompé
(littéralement, «Je crois qu'il s'est trompé) parce qu'il
est, quoi qu'il fasse, un homme du vingtième siècle, un
homme informé par le vingtième siècle, même s'il veut,
de volonté et de passion, se refaire une âme du quin-
zième. » — Si M. Laudet écrivait français, informé
voudrait dire ce qu'il veut dire, mis en une certaine
-forme. Dans le langage avachi qu'écrit M, Laudet
informé veut dire qui a reçu des informations, c'est-à-
dire, (au sens des journaux), des renseignements, des
nouvelles.
Mettons en français cette phrase de M. Laudet. Elle
veut dire. Que l'information, que le renseignement, que
la nouvelle que reçoit un homme du vingtième siècle,
un homme informé par le vingtième siècle, c'est de ne
pas pouvoir se refaire ce que M. Laudet nomme une
âme du quinzième, et qui est tout uniment une àme
chrétienne.
§ 210. — Il ne s'agit pas de « se refaire », monsieur-
Laudet, « une âme du quinzième ». Il ne s'agit point
ici de snobisme, et d'une archéologie et dune antiquin-
caillerie d'âme. Il s'agit simplement, monsieur Laudet,
d'avoir l'âme qu'on a, ou plutôt d'être l'âme que l'on
est. La chrétienté est une dans le temps, monsieur
Laudet, le christianisme est un, l'Eglise est une, la
communion est une. C'est pour cela que le chrétien n'a
aucunement, n'a nullement besoin d'avoir recours à un
io3
un nouveau théologien
archaïsme d'âme, et que rien ne serait aussi sot, aussi
criminel, aussi dangereux qu'un tel archaïsme.
§211. — Il vient s'asseoir à notre table et il ne
mange notre pain que pour livrer le Pain éternel.
§ 212. — Ce n'est point dans les cliniques, monsieur
Laudet, ce n'est point à la Salpêtrière que nous allons
chercher nos saints. Pour nous chrétiens la sainteté est
toute santé. C'est le pécheur qui est malade.
§ 213. — Si M. Laudet avait quelque idée de ce que
c'est que la communion, et l'Église, et le christianisme, et
la chrétienté, il saurait précisément que la communion
des saints est, en un de ses sens, précisément cette saisie
directe que nous avons, nous chrétiens, non seulement
des saints du quinzième siècle, mais ensemble des saints
de tous les siècles, et autant que de tous autres des
saints du premier siècle, et ensemble éminemment de
Jésus, par la prière et par les sacrements, par la grâce,
par les mérites de Jésus-Christ el des saints, cette saisie
immédiate, instantanée, intemporelle, éternelle, sans
avoir à nous faire aucune archéologie d'âme.
§ 214. — Il faut rendre cette justice à M. Laudet qu'il
se continue ici. Il est constant avec lui-même et dans
son hérésie. Il va compléter tout aussitôt sa pensée,
« un Péguy ne peut retrouver, s'il prie, la charmante
ou terrible candeur des âges de foi. »
§ 215. — Il ne fait aucun doute que la candeur des
io4
M. FERNAXD LAUDET
âges de foi rejoint la naïveté de Jeanne d'Arc qui
croyait ses voix. Cette idée que celui qui croit est forcé-
ment un imbécile est une des rares idées de M. Laudet,
(s'il est permis de parler ainsi), qui présente un peu
de consistance. Charmante ou terrible candeur des âges
de foi est là pour amadouer, pour tromper la clientèle
catholique, mais c'est candeur qui porte (pour ainsi
dire) la pensée. Ce&i candeur qui est le mot. Charmante
ou terrible est là aussi pour la littérature, pour le bien
faire, pour l'élégance attendue, pour le rond de jambe
accoutumée. Mais faisons à M. Laudet plus d'honneur
qu'il ne s'en fait lui-même. Qu'est-ce que c'est qu'un
âge de foi.
§ 216. — Il faut s'entendre rigoiu*eusement sur cette
expression qu'on voit souvent sortir d'un peu partout. A
parler rigoureusement, à parler proprement tous les âges
sont des âges de foi. Tous les siècles temporels sont
les siècles de Jésus. Cette distinction entre des siècles
qui seraient de foi et des siècles qui ne seraient pas de
foi est vaine, est creuse, tombe.
§ 217, — Il n'y a qu'une distinction qui vaille, il n'y
a qu'une distinction qui compte, il n'y a qu'une
distinction qui soit fondée, qui soit rigoureuse entre
les siècles temporels, et ce n'est nullement la distinc-
tion, devenue courante pour ainsi dire dans le
monde moderne, entre des siècles de foi et des siècles
d'incrédulité, entre des âges de foi et des âges d'incré-
dulité. Il n'y a qu'une distinction qui soit, et c'est
entre les siècles de l'ancienne loi, qui était la loi de
io5
un nouveau théologien
justice, et les siècles de la nouvelle loi, qui est la loi
d'amour.
§ 218. — Depuis Jésus, depuis l'avènement, depuis
l'incarnation, depuis l'annonciation de Jésus nous
sommes sous une seule et même loi, qui est la loi
d'amour. Depuis Jésus, post Christum natum, tous les
siècles temporels sont également situés sous le même
niveau, tous les siècles temporels sont régulés sous la
même commune régulation interne, qui est la régula-
tion de la loi d'amour. En ce sens tous les siècles de
chrétienté se valent, sont les mêmes, sont même le
même. Depuis Jésus tous les siècles temporels sont les
mêmes, sont le même, sont de la même nature infini-
ment profonde, de la même texture mystique, littérale-
ment sont de la même éternité.
^ 219. — Voilà la seule distinction qui soit, voilà le
seul classement qui importe. Quand ensuite on parle
des âges de foi, il faut faire attention qu'on fait alors
allusion, qu'on fait une référence à un fait historique
général qu'il ne faut manier pour ainsi dire qu'avec la
oIais extrême circonspection.
§ 220. — La vertu de Foi, qui est la première des
trois Théologales, se décompose immédiatement pour
ainsi dire en deux grandes vertus, qui seraient la
créance, ou foi propre, et la fidélité. Les manquements
à la foi, à la créance, tombant plutôt dans J'ordre de
l'hérésie, les manquements à la fidélité tombant plutôt
dans l'ordre du péché. Les manquements à la foi, les
io6
M. FERNAND LAUDET
incréances et les mécréances, étant plutôt hérétiques,
constituant plutôt des propositions d'hérésie, et les
manquements, les infidélités ne constituant générale-
ment pas des propositions formelles.
§ 221. — Si Ton veut bien ne pas perdre de vue cette
distinction du deuxième degré et si l'on veut bien
considérer en premier cette deuxième vertu de la fidé-
lité, deuxième dans la grande Foi, et si l'on veut bien
ne pas se mettre dans la fâcheuse disposition d'esprit
de tant de mauvais chrétiens qui ne pensent qu'à
condamner leurs frères, oubliant eux-mêmes qu'il a été
dit : Ne jugez point; si l'on veut bien ne pas se
mettre dans cette fâcheuse attitude du cœur, non
point seulement fâcheuse, mais criminelle, et surtout
si profondément inchrétienne; si on veut bien regarder
d'un cœur simple ce qui se passe en nous et autour
de nous on constatera que dans le monde moderne,
ou plutôt dans le monde chrétien pendant qu'il tra-
verse la période moderne, pendant qu'il baigne dans le
monde moderne il y a (faut-il dire encore ; il faut dire
déjà ; il faut dire toujours) un très grand nombre de
fidélités.
§ 222. — Combattues plus que jamais, battues de
tous les vents de nombreuses fidélités fleurissent.
§ 223. — Que sera-ce des créances ; et proprement
des fois. Quand on parle des âges de foi si l'on veut
dire que pendant des siècles, qui étaient des siècles de
chrétienté, qui étaient des siècles de la loi d'amour, qui
un nouveau théologien
étaient des siècles du règne de la grâce, anni Doniini,
anni gratiae Domini, la foi, la créance était commune,
était pour ainsi dire et littéralement publique, était
dans le sang et dans les veines communes, était dans
le peuple, allait de soi, était pour ainsi dire de droit
commun, recevait non pas seulement un assentiment
mais une célébration publique, solennelle, officielle, et
qu'aujourd'hui il n'en est plus de même on a raison. On
a historiquement raison. On ne fait que constater,
qu'enregistrer un fait historique. Mais ici encore il ne
faut l'enregistrer qu'avec la plus extrême attention, il
ne faut le manier qu'avec la circonspection la plus
extrême.
§ 224. — Il est d'abord permis de se demander si
nos fidélités modernes, — privées, monsieur Laudet, —
forcément devenues privées, je veux dire non
publiques en ce sens qu'elles ne reçoivent généra-
lement plus la célébration publique, la célébration du
peuple et de l'État, non solennelles, non officielles,
c'est une question de savoir si nos fidélités modernes,
je veux dire nos fidélités chrétiennes baignant dans
le monde moderne, assaillies, battues de tous les
vents, battues de tant d'épreuves, et qui tiennent
de passer intactes par ces deux siècles d'épreuves
intellectuelles, qui viennent de traverser indemnes,
inentamées, inaltérées ces deux, ces trois siècles
d'épreuves intellectualistes; c'est une grande question
que de savoir si nos fidélités, si nos créances modernes,
c'est-à-dire chrétiennes baignant dans le monde
moderne, traversant intactes le monde moderne, l'âge
io8
M. FERNAXD LALDET
moderne, les siècles modernes, les deux et les plusieurs
siècles intellectualistes n'en reçoivent pas une singu-
lière beauté, une beauté non encore obtenue, et une
singulière grandeur aux yeux de Dieu. C'est une
question éternelle que de savoir si nos saintetés
modernes, c'est-à-dire nos saintetés chrétiennes plon-
geant dans le monde moderne, dans cette vastatio,
dans cet abîme d'incrédulité, d'incréance, d'infidélité
du monde moderne, isolées comme des phares
qu'assaillerait en vain une mer depuis bientôt trois
siècles démontée ne sont pas, ne seraient pas les
plus agréables aux yeux de Dieu. Xolite jiidicare,
nous ne le jugerons point, et ce n'est pas nous, on
l'oublie trop souvent, qui sommes chargés de faire le
jugement. Mais sans aller jusqu'aux saints, jusqu'à
nos saints modernes, chronologiquement modernes,
nous pécheurs nous devons éviter de tomber dans
l'orgueil. Ce n'est peut-être pas un orgueil que de
voir. Ce n'est peut-être pas de l'orgueil. Que de
constater autour de nous. Qu'assaillis de toutes parts,
éprouvés de toutes parts, nullement ébranlés nos
constances modernes, nos fidélités modernes, nos
créances modernes, chronologiquement modernes,
isolées dans ce monde moderne, battues dans tout un
monde, inlassablement assaillies, infatigablement bat-
tues, inépuisablement battues des flots et des tempêtes,
toujours debout, seules dans tout un monde, debout
dans toute une mer inépuisablement démontée, seules
dans toute une mer, intactes, entières, jamais,
nullement ébranlées, jamais, nullement ébréchées,
jamais, nullement entamées, finissent par faire,
109 Laudet. - •}
un nouveau théologien
par constituer, par élever un beau monument à la
face de Dieu.
A la gloire de Dieu.
§ 225. — Et surtout et j'y insiste un monument que
l'on n'avait jamais vu. Que notre situation soit nouvelle,
que notre combat soit nouveau, ce n'est peut-être pas
à nous de le dire, mais enfin qui ne voit que notre situa-
tion est nouvelle, que notre combat est nouveau. Que
cette Église moderne, que cette chrétienté moderne, —
chrétienne baignant dans le monde moderne, chrétienne
traversant le monde moderne, la période moderne
a une sorte de grande beauté tragique propre,
presque une grande beauté non pas de veuve
mais de femme qui seule garde une Forteresse. Une de
ces Bretonnes, une de ces Françaises héroïques, une de
ces tragiques châtelaines qui des années et des années
gardaient le Château intact pour le Seigneur et pour
le Maître, pour l'Époux. Qui ne voit que notre Créance
et notre Fidébté est plus que jamais une FéaUté. Que
notre Constance, que notre Foi, que notre créance, que
notre fidélité a une valeur propre, une valeur jusqu'ici
inconnue, ayant passé précisément par des épreuves
jusqu'ici inconnues, une valeur unique, une grandeur
non encore éprouvée, un sens plein, un sens d'épreuve.
C'est une question, une question éternelle, de savoir si
l'ignorance est plus près de Dieu, ou si c'est l'expérience,
si l'ignorance est plus belle au regard de Dieu, ou si
c'est l'expérience, si l'ignorance est plus agréable à
Dieu, ou si c'est l'expérience. Mais ce que nous pouvons
dire, parce que nous le voyons, que nous n'avons qu'à
IIO
M. FERNAND LAUDET
le voir, c'est que nos constances, cest que nos fidélités,
c'est que nos créances ont une certaine nouvelle beauté
propre, une certaine valeur, une certaine nouvelle gran-
deur propre. Comme inventée pour nous. Comme créée
pour ce monde moderne. Nos fidélités sont comme plus
fidèles que les fidélités anciennes. Nos créances sont des-
fidélités comme plus fidèles que les fidélités anciennes.
Loin que nos fois soient diminuées, comme le veut
M. Laudet, elles sont peut-être en un certain sens
comme augmentées. Comme illustrées. Plus que jamais
elles sont des fois qui tiennent bon. Miles Christi, tout
chrétien est aujourd'hui un soldat; le soldat du Chi'ist.
Il n'y a plus de chrétien tranquille. Ces Croisades que
nos pères allaient chercher jusque sur les tei'res des
Infidèles, non solum in terras Infidelium, sed, ut iia
dicam, in terras ipsas infidèles, ce sont elles aujourd'hui
qui nous ont rejoints au contraire, ce sont elles à pré-
sent qui nous ont rejoints, et nous les avons à domicile.
Nos fidélités sont des citadelles. Ces croisades qui
transportaient des peuples, qui transportaient un conti-
nent sur un continent, qui jetaient des continents les
uns sur les autres, elles se sont retransportées vers
nous, elles ont reflué chez nous, elles sont revenues
jusque dans nos maisons. Gomme un flot, sous la forme
d'un flot d'incrédulité elles ont reflué jusqu'à nous.
Nous n'allons plus porter le combat chez les Infidèles.
Ce sont les infidèles épars, les infidèles communs, diffus
ou précis, informes et formels, informes ou formels,
généralement répandus, les infidèles de droit commun,
et encore plus ce sont les infidélités qui nous ont rap-
porté le combat chez nous. Le moindre de nous est un
III
lin nouveau théologien
soldat. Le moindre de nous est littéralement un croisé.
Nos pères comme un flot de peuple, comme un flot
d'armée envahissaient des continents infidèles. A pré-
sent au contraire c'est le flot d'infidélité au contraire
qui tient la mer, qui tient la haute mer et qui inces-
samment nous assaille de toutes parts. Toutes nos
maisons sont des forteresses in periculo maris, au
péril de la mer. La guerre sainte est partout. Elle est
toujours. C'est pour cela qu'elle n'a plus besoin d'être
prèchée nulle part. Je veux dire en un point déter-
miné. Qu'elle n'a plus besoin d'être prêchée jamais.
Je veux dire à un instant déterminé. C'est elle à
présent qui va de soi, qui est de droit, commun.
C'est pour cela qu'elle n'a plus besoin d'être décrétée.
Signifiée. Elle est toujours. Elle est partout. Ce n'est
plus la guerre de Cent Ans. C'est à l'heure qu'il est une
guerre de deux cents ou de cent cinquante et des années.
Cette guerre sainte qui autrefois s'avançait comme un
grand flot dont on savait le nom, cette guerre continen-
tale, transcontinentale, que des peuples entiers, que
des armées continentales transportaient d'un continent
sur l'autre, brisée aujourd'hui, émiettée en mille flots
elle vient aujourd'hui battre le seuil de notre porte.
Ainsi nous sommes tous des îlots battus d'une inces-
sante tempête et nos maisons sont toutes des forte-
resses dans la mer. Qu'est-ce à dire, sinon que les
vertus qui alors n'étaient requises que d'une certaine
fraction de la chrétienté aujourd'hui sont requises de la
chrétienté tout entière. C'est ce que M. Laudet nomme
un aff'aiblissement, ime diminution, un affadissement de
la foi. C'est le contraire, monsieur Laudet. Qui ne voit
lia
M. FERNAND LAUDET
au contraire que c'est le contraire. Les vertus qui
n'étaient requises que d'une partie sont aujourd'hui
requises du tout. De tout le monde. Les vertus qui
n'étaient requises que de quelques-uns, de plusieurs,
sont aujourd'hui requises de tous, du moindre. Une
guerre, des vertus qui n'étaient que temporaires, frag-
mentaires, aujoiu'd'hui sont requises constantes, per-
manentes, totales, temporellement éternelles. Une
guerre, des vertus qui étaient volontaires, puisqu'elles
faisaient l'objet et la matière d'un vœu, aujourd'hui
sont requises, exigées, impérieusement exigées sans
même, avant même que nous ayons à nous en occuper.
Sans que nous soyons consultés. Sans qu'on nous
demande, sans que nous ayons à donner notre avis.
C'est le cas de le dire : Tout le monde est soldat malgré
son consentement. Quelle preuve de confiance dans les
troupes. C'est littéralement un service militaire obliga-
toire et il est extrêmement remarquable que les socié-
tés civiles ont exactement suivi la même loi, la loi de chré-
tienté. C'est une levée en masse. Ce qui n'était requis que
des vieilles troupes, ce qui n'était demandé qu'au gro-
gnard est aujourd'hui demandé au conscrit. Ce qui était
du domaine du vœu, et par conséquent laissé à la liberté
de chacun, est devenu la loi commune. La mer bat le seuil
de nos portes. Un vœu, et de guerre perpétuelle, a été
fait sans nous pour nous avant notre naissance, par ce seul
fait que nous naissons dans ces siècles temporels. C'est
pour cela que nos constances, que nos fidélités, que nos
créances ont cette beauté, nouvelle, cette rareté, cette
invention, cette innovation de beauté, d'être perpétuel-
lement battues imbattables. On a tellement compté sur
ii3
un nouveau théologien
nous qu'où les autres étaient lilDres nous sommes forcés.
Contraints. Ce qui aux autres était oftert, à nous est
imposé. Ce qui pour les autres était extraordinaire,
pour nous est ordinaire, va de soi. C'est le tissu même
de notre vie, le tissu de notre courage. C'est ce que
M. Laudet nomme une diminution, une déperdition, un
fléchissement, un affadissement de notre foi, une dimi-
nution, une déperdition, un fléchissement, un aftaisse-
ment, vin afladissement de chrétienté. Une diminution
en extension, en géographie, je le lui concède, c'est un
fait historique, et même un fait historique capital, qui
ne le voit. Mais qui ne voit aussi que cette diminu-
tion même, capitale, quantitative, a entraîné pour le
christianisme même, pour la chrétienté, pour les chré-
tiens qui restaient un statut nouveau, une condition
peut-être infiniment plus profonde, une fidélité peut-être
infiniment plus éprouvée, une condition peut-être infini-
ment plus affouillée en profondeur, en géologie. Nos
pères avaient besoin de se croiser, eux-mêmes, et de
se transporter pour faire la croisade. Nous Dieu nous a
croisés lui-même, quelle preuve de confiance, pour une
croisade incessante sur place. Les plus faibles femmes,
les enfants au berceau sont déjà des assiégés. La guerre
bat le seuil de nos portes. Nous n'avons pas besoin
d'aller la chercher, d'aller la porter. C'est elle qui nous
cherche. Et qui nous trouve. Les vertus qui n'étaient
requises que des militaires pour ainsi dire, des hommes
d'armes, du seigneur en armure aujourd'hui sont
requises de cette femme et de cet enfant. C'est de là
que nos constances, c'est de là que nos fidélités, c'est
de là que nos créances reçoivent, c'est de là qu'elles
ii4
M. FERNAND LAUDET
revêtent cette grandeur unique, cette tragique beauté
obsidionale, unique au monde, cette beauté de fidélité
dans l'investissement, qui fait la grandeur, qui fait la
tragique beauté unique des grands sièges militaires, du
siège d'Orléans et du siège de Paris et pourquoi ne pas
le dire de Rochereau dans Béfort, de Masséna dans
Gênes. Nous sommes tous aujourd'hui placés à la
brèche. Nous somrùes tous à la frontière. La frontière
est partout. La guerre est partout, brisée, morcelée en
mille morceaux, émiettée. Nous sommes tous placés aux
marches du royaume. Nous sommes tous des marquis,
il est certain que nous faisons des guerres que nos
aïeux n'avaient point faites, nous sommes tous des
marquis, comme ce Guillavmie III, dit d'Auvergne,
évêque de Paris, voulait que le fût ce théologien, IX. 46.
« uns g-rans maistres de divinitei ». 48. « — Or vous
dirai-je autre chose, fist li evesques. Vous savez que li
roys de France guerroie au roy d'Engleterre; et savez
que li chastiaus qui est plus en la m.arche de aus dous,
c'est la Rochelle en Poitou. Or vous veuil faire une
demande : que se li roys vous avoit baillié la Rochelle à
garder, qui est en la maie marche, et il m'eust baillié
le chastel de Montleheri à garder, qui est au cuer de
France et en terre de pais, auquel li roys deveroit savoir
meillour grei en la fin de sa guerre, ou à vous qui ave-
riés gardée la Rochelle sanz perdre, ou à moy qui li
averoie gardé le chastel de Montlehery sans perdre ? —
En non Dieu, sire, fist li maistres, à m.oy qui averoie
gardée la Rochelle sanz perdre. »
49. « — Maistre, dist li evesques, je vous di que mes
Ii5
un nouveau théologien
cuers est semblables au chastel de Montleheri ; car nulle
temptacion ne nulle doute je n'ai don sacrement de
l'autel. Pour laquel chose je vou di que pour un grei
que Diex me sait de ce que je le croy fermement et en
pais, vous en sait Diex quatre, pour ce que vous li
gardez vostre cuer en la guerre de tribulacion, et avez
si bone volentei envers li que vous pour nulle riens
terrienne, ne pour meschief que onfeist dou cors, ne le
relenquiriés. Dont je vous di que soies tous aaises; que
vostre estaz plaît miex à Xostre Signour en ce cas, que
ne fait li miens. » Quant li maistres oy ce, il s'age-
nouilla devant l'evesque, et se tint bien pour paie.
§ 226. — Si donc on veut dire que nous sommes en
un certain sens, qu'une vague, qu'une grande vague
d'incrédulité a passé, qui n'était point connue, qui
n'était certainement peut-être point soupçonnée dans
les temps antérieurs, que nous sommes en un certain
sens dans et sous un certain règne de l'incrédulité on a
raison de le dire, on a même le droit et le devoir de le
dire. Mais on ne fait qu'énoncer un gros fait historique,
un fait historique général, assez grossier, sur lequel il
n'y a ni ne peut y avoir aucune hésitation, pas la
moindre discussion.
§227. — Une vague a passé; tout le monde est
d'accord sur ce point. Combien de temps restera-t-elle
étale ; nul ne le sait. Mais si l'on veut dire quelle a
tout submergé, (ce que veut dire, ce que dit M. Laudet),
en ce sens qu'elle aurait envahi la nature même de
notre foi, c'est alors que l'on tombe, (comme M. Laudet
iiG
M. FERNAND LAUDET
y tombe), et dans l'hérésie d'histoire et dans l'hérésie
de foi.
§ 228. — Une grande vague a passé. C'est un grand
fait, historique, un gros fait grossier, social. Que cette
vague ait tout submergé en extension, en étendue, en
géographie, c'est ce que nul ne songerait à soutenir.
Des pans entiers de christianisme, de chrétienté sont
debout aux quatre coins de la terre, (oui, monsieur
Laudet, oui, je sais, la terre est ronde, moi aussi j'ai
été à l'école), de vieilles souches bourgeonnent, et fleu-
rissent et poussent et feuillissent et fructifient partout.
§ 229. — Qu'un statut historique nouveau, qu'un
statut social nouveau en soit résulté pour l'Église, pour
le christianisme, pour la chrétienté, pour tout chrétien,
non seulement c'est ce que nul ne conteste, mais c'est
ce que nous venons de considérer nous-mêmes, et c'est,
nous l'avons vu, peut-être ce dont tout chrétien au fond
se glorifie, peut et doit se glorifier.
§ 230. — Qu'il y ait là un affaissement de l'Église,
du christianisme, de la chrétienté, du chrétien, comme
le veut AI. Laudet, nous avons vu que c'est une pre-
mière hérésie, une hérésie d'histoire et une hérésie de
foi.
§ 231. — 11 n'est pas seulement dans la foi, il est
d'histoire que nos fidélités modernes, — chrétiennes
baignant dans le monde moderne, — en ont reçu, en
ont obtenu une exaltation au contraire, une nourriture,
lïj Laudet. — 7.
lin nouveau théologien
un perpétuel avivement. Un statut nouveau. Nos fidé-
lités, nos constances, nos créances, nos fois sont elles
aussi, elles toujours, des fidélités de tribulation. Nous
aussi, nous tous, nous toujours nous lui gardons nos
cœurs en la guerre de tribulacion. Nos fidélités sont
dans toute la pleine force littérale du beau mot latin
des fidélités d'obsession.
§ 232. — Où M. Laudet a vu un affaissement, l'his-
toire et ensemble la foi ne peuvent voir qu'une exalta-
tion. Rien n'est aussi beau qu'une fidélité dans l'épreuve,
rien n'est aussi beau que le courage dans la solitude,
rien n'est aussi beau que cette sorte d'éternité tempo-
relle, rien n'est aussi beau, rien n'est aussi grand que
celui à qui on confie le poste de solitude. Mais que si
on va jusqu'à dire ce que dit M. Laudet, que cette
vague aurait pour ainsi dire envahi l'intérieur de chré-
tienté, qu'elle aurait littéralement inondé, submergé,
envahi le dedans de l'Église, le dedans du christianisme,
le dedans de la chrétienté, le dedans du chrétien, qu'elle
aurait envahi, altéré le dedans de notre foi en telle
sorte qu'il y aurait lieu de distinguer, et même d'oppo-
ser, monsieur Laudet, des âges de foi et des âges qui,
monsieur Laudet sans doute ne seraient pas de foi, et
donc en telle sorte qu'il y aurait lieu de distinguer, et
même d'opposer, monsieur Laudet, une foi qui serait
naïve et de candeur, (celle de Jeamie d'Arc et du
« quinzième »), et une foi, monsieur Laudet, (la nôtre,
la vôtre) qui ne serait pas naïve et de candeur, sur ce
point rassurez-vous, monsieur Laudet, nous sommes
en mesure de vous rassurer ; nous préférons vous le
1^8
M. FERNAXD LAUDET
dire tout de suite : nous sommes aussi bêtes que saint
Augustin et que saint Paul, que saint Louis et que
saint François, et que Jeanne d'Arc, et pourquoi ne pas
le dire, que Pascal et que Corneille.
§ 233. — Cette idée, cette proposition qu'il y aurait
eu un christianisme, une chrétienté, une foi, un chrétien
et par conséquent une Église naïve et de candeur et
qu'ensuite et qu'aujourd'hui il y aurait un autre cliristia-
nisme, une autre chrétienté, une antre foi, un autre
chrétien et par conséquent une autre Église qui ne
serait pas naïve et qui ne serait pas de candeur est
une des plus grosses hérésies, une des plus grossières
propositions hérétiques, une des plus grosses hérésies
et historiques et de foi. et d'histoire et de foi que
l'on puisse écrire, enseigner. Cette deuxième hérésie,
M. Laudet l'écrit, l'enseigne.
§ 234. — L'Église est une. monsieur Laudet, iden-
tique à soi, la même à soi-même, eadem sibi, eadem ipsi,
identiquement la même, historiquement une. chronolo-
giquement une, temporellement éternelle. La commu-
nion est une, identique à soi, la même à soi-même,
identiquement la même, historiquement la même, histo-
riquement une, chronologiquement une. temporellement
éternelle. La foi est une. Il faut que vous renonciez à
cette idée qu'il y aurait eu un christianisme, une com-
munion, une chrétienté, une foi, une Église d'imbéciles
terribles ou charmants, et qu'ensuite, et qu'aujourd'hui
il n'y aurait plus qu'une chrétienté honteuse de gens
extrêmement intelligents comme vous. Sur ce point
"9
un nouveau théologien
rassurez-vous, monsieur Laudet. L'Église, qui est une
dans tous les sens, est une aussi dans le temps. Vous
qui avez honte de votre Dieu et qui tremblez que votre
foi ne paraisse ridicule, vous n'êtes point de chrétienté.
Nous qui sommes de chrétienté nous sommes naïfs et
de candeur.
§ 235. — Placés dans ce nouveau statut, historique,
social, que nous ne songeons point à nier, au contraire,
dont nous aurions peut-être lieu de nous glorifier si l'on
veut dire en outre ce que veut dire M. Laudet, ce que
M. Laudet écrit, ce que M. Laudet enseigne, que nous
sommes autres en dedans, que nous sommes altérés
intérieurement, que l'Église est autre en dedans, que la
communion, que le christianisme, que la foi, que la
chrétienté est autre en dedans, qu'il y a une autre sorte
de chrétienté, une nouvelle sorte, une sorte qui serait
la sorte moderne, c'est alors que l'on commet en plein,
dans son plein, cette deuxième grossière hérésie qui
est ensemble une hérésie d'histoire et une hérésie de
foi.
§ 236. — Situés dans ce nouveau statut, historique,
social, dans ce nouveau climat, dans ce nouveau
monde, dans cette nouvelle géographie quand on dit le
christianisme moderne, la chrétienté moderne on veut
dire, on dit le même christianisme, la même chrétienté,
le christianisme chrétien, la chrétienté chrétienne, la
même en dedans, la même absolument, la même interne
traversant la période moderne, passant par cet âge
moderne, baignant dans ce monde moderne. Quand on
I30
M. FERNAND LAUDET
dit le chrétien moderne on veut dire, on dit le même
chrétien en dedans, le même absolument, le même
interne traversant la période moderne, passant par cet
âge moderne, baignant dans le monde moderne.
§ 237. — Le même interne, monsieur Laudet. La
même foi. Le plus humble prêtre dans la dernière des
paroisses françaises donne, (c'était une humble église
au cintre surbaissé.
L'église où nous entrâmes),
le dernier des fidèles dans la plus humble des paroisses
françaises reçoit le même corps de Jésus, corpus Domini
Nostri Jesu Christi, que donnait et que recevait, que
donnait ou que recevait saint Augustin et saint Paul,
(saint Aignan, saint Loup, saint Gratien), (sainte Gene-
viève), (saint Germain), saint Louis et saint François,
Jeanne d'Arc, Pascal, Corneille. Le même corps absolu-
ment identiquement le même. Temporellement éternel-
lement le même et éternellement éternellement le même.
Le même en éternité temporelle et en éternité éternelle.
Tout chrétien qui prie, monsieur Laudet, secundum
verbum orationis, tout malheureux homme qui dit son
Notre Père fait une référence directe, immédiate,
instantanée à Jésus qui le prononça pour la première
fois. Il imite, il saisit, il atteint directement Jésus priant,
comme dans la communion il saisit directement le corps
de Jésus. Dans ce merveilleux cortège de la prière c'est
toujours Jésus-Christ qui marche devant et tout homme
qui marche après est toujours éternellement le second.
§ 238. — Il faudra que M. Laudet se fasse à cette
un nouveau théologien
idée que nous autres nous ne faisons aucun progrès.
Ce sont les modernes qui font des progrès. Que nous
sommes bêtes une fois pour toutes. Que nous sommes
aussi bêtes que saint Jean Chrysostome.
§ 239. — Humainement même il y a dans cette propo-
sition de M. Laudet une ignorance, im manque, ce que
l'on serait presque tenté de nommer une hérésie humaine,
c'est-à-dire une hérésie en matière d'humanité, de
connaissance et d'histoire de l'humanité. M. Laudet a
l'air de croire que l'humanité, en elle-même, que l'homme
aurait moins besoin de Dieu et de Jésus qu'au « quin-
zième ». Croit-il donc, cet homme heureux, que la
bassesse, que la misère, que la détresse de l'homme est
devenue moindre. N'a-t-il donc jamais entendu parler,
n'a-t-il donc jamais entendu dire, même par des laïques,
même par des profanes, même par des historiens,
même par des modernes, même (au sens et) au point de
vue purement humain que la misère de l'homme mo-
derne, que la détresse du monde moderne est une des
plus profondes que l'histoire, (même purement humaine),
ait jamais eu à enregistrer. Croit-il donc, ce rare génie,
que l'humanité soit devenue moins douloureuse. Croit-il
qu'on ait changé le cœur. Qu'on ait perfectionné le cœur
humain. Croit-il que le père qui voit son enfant malade
souffre moins qu'au « quinzième ». Qu'il ait moins
besoin de la prière et des sacrements. Croit-il que
l'homme qui meurt meure moins qu'au « quinzième »
et que l'homme qui vieillit vieillit moins qu'au « quin-
zième » et que l'humanité n'ait plus la même capacité
qu'au « quinzième » de détresse et de ce qu'ils nomment
laa
M. FERNAND LAUDET
neurasthénie. On reconnaît bien là l'incurable frivolité
du gros bourgeois français. La même capacité de vide
et de creux et d'absence. Les mêmes déficiences, les
mêmes manques. Croit-il donc, ce gros capitaliste, et
pour nous en tenir à ce seul exemple, à ce seul cas,
croit-il donc que l'anxiété du pain quotidien ait dimi-
nué dans le monde et qu'il n'y ait pas autant d'hommes
qu'au « quinzième » qui tremblent pour la faim, qui
tremblent pour le pain de leur femme et de leurs
enfants et qu'ils tremblent moins et que quand nous
demandons le pain de chaque Jour, et que nous le
demandons pour aujourd'hui nous le demandons d'un
moindre cœur qu'au « quinzième » .
§ 240. — Aussi ni la forme ni la matière des
sacrements n'a varié, n'a diminué d'un atome; ni
la forme, ni la matière, ni l'objet, ni le mode, ni la
surface d'application, ni la directitude, ni le contenu
ni pour ainsi dire le contenant de la créance; rien de
la foi; ni pour ainsi dire la forme ni la matière de la
prière.
§241. — Ni un atome n'a varié, ni un atome n'a
disparu, ni en rien n'a varié ou diminué ni ce que nous
croyons, ai comment nous le croyons, ni en quoi nous
le croyons, ni qui nous le croyons, qui étant; qui cre-
damus. Nous ne souffrons aucuns perfectionnements; au
moins des leurs.
§ 242. — « se refaire une âme du quinzième », on
voit le petit garçon qui veut aussitôt parler comme les
123
un nouveau théologien
grandes personnes. Qui essaye aussitôt d'emprunter le
jargon. Se refaire une âme de ceci, une âme de cela,
où n'a-t-on pas vu traîner ce cliché psychologico-litté-
raire, cette fausse élégance endimanchée, ce coup de
plume, cette lavasse. Cette fausse élégance au courant,
dans le train. Et surtout ce « quinzième », « une âme
du quinzième ». Il ne faut pas dire « le quinzième
siècle ». Ce serait trop lourd. C'est nous autres imbé-
ciles qui disons tout uniment « le quatorzième siècle »,
« le quinzième siècle » ; c'est-à-dire qui nous servons
tout bêtement du mot siècle, (qui est un nom commun,
ou enfin à peine un nom propre), en le faisant précéder
à chaque fois comme par hasard du nombre ordinal dont
nous avons besoin. Comme c'est pataud, comme c'est
paysan. Ce qui est élégant, ce qui est familier, c'est de
dire le quinzième, tout court. On voit qu'il couche avec,
le quinzième. Et ce n'est pas avec le quinzième arron-
dissement. Il est comme le touriste à hauteur, qui ne
sait pas un mot d'italien, ni non plus un mot d'Italie; et
qui à Modane commence à parler quattrocento.
§ 243. — Un jour Brunetière recevait une dame qui
lui avait apporté de la copie. Même à la Revue des
Deux Mondes les dames apportent quelquefois de la
copie. — Madame, dit Brunetière, je ne puis malheu-
reusement publier votre roman. Et pourtant c'est du
pur seizième. — Eh quoi, monsieur, dit la dame,
aurais-je ce bonheur, que mon œuvre, que mon style
serait vm style de ce grand seizième siècle. —
Madame, dit Brunetière, j'ai voulu dire du seizième
arrondissement.
ia4
M. FERNAND LAUDET
§ 244. — ce Qui ne voit, dit M. Laudet, même s'il est
mal instruit, comme moi, des auteurs m.ystiques, »... (Il
c'est toujours Péguy). Monsieur Laudet vous êtes
m,al instruit, des auteurs mystiques. Vous le dites.
C'est votre affaire. Nous autres nous n'en soounes pas
mal instruits, parce que nous n'en sommes pas instruits
du tout. Pour nous chrétiens les livres mystiques, à
commencer par les Évangiles, à remonter jusqu'à la
Bible, et en y comptant les Procès de Jeanne d'Arc,
sont des livres de nourriture, nullement des auteurs
de qui on est instruit, des documents, dont on
s'entoure.
§ 245. — ce qu'il est téméraire de supposer »... Il ne
s'agit pas du tout pour nous de supposition ni d'artifice.
Ni d'arbitraire. Ni de gratuit.
§ 246. — ce Sans doute, écrit M. Laudet, toutes les
visions sont des transpositions ; »... C'est ici encore une
hérésie, la proposition la plus formellement hérétique.
Les visions, monsieur Laudet, ne sont nullement des
transpositions. Savez-vous ce qu'elles sont? Eh bien
elles sont des visions. Elles sont des communications,
des communions, des saisies directes. C'est même pour
cela et en cela qu'elles sont des visions. Ce sont les
autres langages que Dieu parle à sa créature qui sont
moins des visions ou qui ne sont pas des visions, qui
sont, plus ou moins, des transpositions, jusqu'à la
limite à cette proposition qui a tant de grandeur et que
l'on trouve dans les philosophes, que la création même
est un langage que Dieu parle à sa créature.
125
un nouveau théologien
§ 247. — « et les mystiques s'accommodent volontiers
quelquefois du réalisme le plus brutal. » — Qu'est-ce
que c'est que ce jargon de réalisme. Et il ne s'agit pas
de savoir de quoi les mystiques s'accommodent ou ne
s'accommodent pas. Il ne s'agit pas pour les mystiques
de s'accommoder ou de ne s'accommoder pas. Les mys-
tiques n'ont pas à s'accommoder ou à ne slaccommoder
pas. On ne leur demande généralement pas leur avis.
Les mystiques ont à recevoir, les mystiques reçoivent
des visions directes précisément, des ordres, des
commandements, des voix.
§ 248. — « Mais Péguy laisse trop apparaître ce
que cette vision directe des mystères du Golgotha »...
tout à l'heure toutes les visions étaient des transposi-
tions. A présent c'est une vision directe. Quelle incohé-
rence ; quel flottement ; quel aff'aissement perpétuel de
pensée, si l'on peut dire.
§ 249. — « suppose de raison critique, de raison
raisonnante, ambitieuse de comprendre, de s'expliquer,
de se représenter; » — C'est toujours la même rétor-
sion. Il fallait que M. Laudet arguât, inculpât M. Péguy
d'intellectualisme.
§ 250. — « la même, précisément, qui, lorsque notre
siècle veut être fervent, »... c'est toujours cette même
idée, cette même hérésie, cette même interdiction, (sur
quel ton), à notre siècle d'être fervent. Sur ce ton de
commandement insupportable et surtout sur cette hypo-
thèse gratuitement, arbitrairement accordée, sur ce
136
M. FERNAXD LAUDET
ton plus insupportable encore qu'on le sait bien, que
c'est entendu, que ça va de soi, que c'est réglé. C'est
toujours cette injonction, cette proposition si formelle-
ment hérétique d'interdire à notre siècle d'être ce que
M. Laudet nomme fervent et qui veut dire tout uniment
chrétien. C'est cette injonction, ce haut commandement,
cette proposition si formellement hérétique d'interdire
à notre siècle d'être chrétien comme les autres . Cette
proposition que nous ne serions plus en chrétienté ; que
nous ne serions plus dans le royaume. Que Jésus ne
serait plus de ce temps, (lui qui est de tous les temps).
Qu'il y aurait eu une coupure, en chrétienté, en chris-
tianisme. Une coupure horizontale temporelle absolue.
Que nous n'aurions pas le droit d'être chrétiens comme
nos pères. Que Jésus en somme ne serait pas venu
pour sauver tout le monde, — (quelle monstrueuse
hérésie), — mais seulement certains siècles, une
certaine couche horizontale du temps. Que Jésus en
somme ne serait pas de tous les temps. Que chez nous
littéralement il ne serait pas chez lui. Que dans notre
monde, dans notre temps il ne serait pas dans un
monde à lui, dans un temps à lui. Que ce serait aujour-
d'hui, désormais, fini de lui, et pour lui. Que nous ne
sommes pas, que nous ne sommes plus chrétiens
naturellement, par une opération interne, naturelle,
ordinaire, mais par on ne sait quel coup, factice, par on
ne sait quelle gageure d'un artifice extraordinaire. Cette
idée, cette hérésie, cette proposition si formellement
hérétique que quand notre siècle veut être ce que
M. Laudet nomme fervent ei qui veut dire tout uniment
chrétien, il ferait quelque chose d'extraordinaire, une
127
un nouveau théologien
sorte d'entreprise de gageure d'archaïsme, il ferait on
ne sait quoi d'artificiel et de faux, il ferait, il entrepren-
drait quelque chose qui ne serait pas de son droit, de
sa nature, de son dedans, de sa règle.
g 251. — Faut-il vous redire, monsieur Laudet,
faut-il vous redire une dernière fois notre foi. Faut-il
vous redire une dernière fois votre catéchisme. Que
l'Église est une dans tous les sens de ce mot et
notamment dans les siècles. Que l'Église a reçu des
promesses éternelles. Que Jésus est venu pour sauver
tout le monde, et ceux des siècles ultérieurs autant
que ceux des siècles antérieurs. Que tous les siècles
sont de son royaume et du royaume de ses mérites et
du royaume de la grâce de Dieu. Que tous les siècles
sont à lui et qu'il est chez lui dans tous les siècles du
temps et dans tous les royaumes de la terre. Que tous
les siècles de tous les temps lui appartiennent, et ce
qui est encore infiniment plus grave, infiniment
nouveau, ce qui est le mystère même et le secret et
le centre de la Rédemption qu'il appartient à tous
les siècles de tous les temps. Qu'il y a eu des
âges de foi qui étaient des âges de christianisme, des
siècles de chrétienté, des temps de la loi nouvelle,
anni Domini, des années du temps de Dieu et de la
grâce de Dieu, anni gratine Domini, où la foi incon-
testée recevait une sorte de consécration, si l'on peut
dire, littéralement une solennelle célébration publique,
et qu'il y a des âges de christianisme, des siècles de
chrétienté, des temps de la loi nouvelle, anni Domini,
anni iidem ejusdem Domini, les mêmes années du
ia8
M. FERNAXD LAUDET
même Dieu, des années du temps de Dieu et de la grâce
du même Dieu, anni iideni ejusdem gratiae ejusdem
Domini, des mêmes années de la même grâce du
même Dieu où la même foi évidemment contestée ne
reçoit évidemment plus la même consécration, la
même solennelle célébration publique. Et des siècles
actuels et des siècles modernes, — trempant dans le
monde moderne, — qui au cœur sont les mêmes, qui
au dedans sont intégralement éternellement les
mêmes, de la même foi, du même Dieu, du même
Jésus, du règne de la même grâce. Du même temps.
De la même ère. De la même éternité. De la même ère
temporelle, éternelle. Qu'il en sera toujours éternel-
lement ainsi. Jusqu'au jugement. Que toujours
éternellement ainsi jusqu'au jugement il y aura de ces
mêmes années. En un mot qu'il n'y a qu'une ère. Et
que c'est l'ère chrétienne. Et qu'il n'y a qu'une ère
chrétienne. Et qu'elle commence pour tout le monde,
pour tous les siècles, à cette naissance du Christ que
M. Laudet veut précisément nous annuler, nous
supprimer, nous retrancher, nous interdire, à cette
naissance du Christ qui selon M. Laudet ne nous
appartient pas. (Monsieur Laudet je ne voudrais pas
vous embêter, mais enfin vous nous interdisez comme
privé cette Nativité, le point de départ de la chrono-
logie de vingt grands peuples). Post Christiim. natum,
et qu'éternellement elle aura commencé là et qu'éter-
nellement elle sera pour finir au jugement. De sorte
que quand notre siècle veut être fervent, monsieur
Laudet, c'est-à-dire chrétien, eh bien il fait la même
chose que les petits camarades.
129
un nouveau théologien
Il fait en un sens, et comme le voulait Pascal, tout ce
qu'il y a de plus ordinaire. De plus simple. De moins
nouveau.
C'est la grâce de la grâce pour ainsi dire qu'elle est
ensemble infiniment nouvelle et antique infiniment, que
tout ce qu'elle fait est infiniment nouveau et antique
infiniment.
§ 252. — « aboutit aux illustrations «documentaires »
de V Évangile d'un James Tissot, »... autrefois il nous
arguait, il arguait (à) M. Péguy de ne pas s'être entouré
de documents. Il nous arguë à présent d'aboutir « aux
illustrations « documentaires » de l'Évangile d'un James
Tissot ». Quelle incohérence, dans la pensée, pour ainsi
dire, dans les termes mêmes. Décidément c'est lui, non
les saints, qui est un peu fou.
Et cette référence de Péguy à Tissot et des Mystères
aux Evangiles, comme c'est trouvé.
Il est vrai qu'en note, dans une note où il y a aussitôt
une grossièreté, il est très bien averti qu'il court ici le
risque du contre-sens. Rassurez-vous, monsieur Laudet,
il y a longtemps que vous ne le courez plus.
§ 253. — «à l'exégèse loysiste. » — C'est le même
argument, la même rétorsion, la même délation de
modernisme. Arguer Péguy de loysisme, on oserait
presque dire que c'est assez joyeux.
Assez réussi,
§ 254. — « Toujours cette fausse naïveté, cette naïveté
i3o
M. FERNAXD LAUDET
informée... » Toujours cette injonction, cette interdic-
tion qu'il nous fait d'être chrétiens. D'être les mêmes
ndifs que les chrétiens des mêmes siècles temporels
antérieurs. Et toujours cet informé, cette information.
§ 255. — « On ne recommence pas. (C'est lui qui
souligne). On ne recommence pas. Combien de fois le
faudra-t-il redire. » — (Suivent des allégations litté-
raires). — Tout le débat est là, monsieur Laudet, tout
le centre de l'hérésie est là et vous avez précisément
trouvé la formule. On ne recommence pas, dites- vous ;
et vous le soulignez. Eh bien si, monsieur Laudet, on
recommence. Et on recommence même tout le temps.
On recommence même toujours. On recommence même
éternellement. Il n'y a qu'après le jugement que l'on ne
recommencera pas. Jusque là on recommence tout le
temps. On ne fait que ça, de recommencer. C'est même
cela qui est la vie de chrétienté. La prière, monsieur,
recommence tout le temps, le sacrement recommence
tout le temps. La naissance même et la mort tempo-
relles recommencent tout le temps. (Et la famille et la
race, temporelles, et le labour et les semailles). La
tentation, malheureusement le péché recommence tout
le temps. Tout le temps tous les jours la prière recom-
mence à demander à Dieu le pain de chaque jour. Le
sacrifice de la messe recommence tout le temps le
Sacrifice de la Croix.
Son corps, son même corps, pend à la même croix;
Ses yeux, ses mêmes yeux, tremblent des mêmes
larmes ;
i3i
un nouveau théologien
Son sang, son même sang, saigne des mêmes plaies ;
Son cœur, son même cœur, saigne du même amour.
Il y a une chrétienté internelle, un internel chrétien
qui toujours le même recommence tout le temps.
§ 256. — « D'Anniinzio, écrit-il, pourtant capable de
miracles, » ... — Quel dérèglement des mœurs portant
jusque dans le langage même. Quel goût, quelle volonté
de parler improprement, de se tromper de registre,
quelle obstination à vouloir, à se condamner à parler
improprement, que d'écrire, dans im article qui est tout
de même en matière de foi, que M. d'Annunzio est
capable de miracles.
§ 257. — 11 ne restait plus à M. Laudet que de conclure
sur une diffamation qui entrât dans la catégorie de la
délation. Il n'y a pas manqué. « // a voulu, dit-il de
M. Péguy, il a voulu se passer du rituel et du céré-
monial; — (ainsi c'est M. Péguy qui a voulu se passer
du rituel et du cérémonial ; et sans doute c'est M. Laudet
qui n'a pas voulu s'en passer et qui les a observés et
qui les a respectés. Dans ce langage macaronique où
M. d'Annunzio est capable de miracles, M. Péguy devient
quelqu'un qui « a chanté l'office tout de travers, en
prêtre mal habile et un peu raisonneur ». On sent tout
ce qu'il y a non pas seulement de faux, cela nous le
savons, mais de cavalier, mais d'impie, mais d'offensant
pour la liturgie et littéralement de mal élevé dans ces
derniers propos.
i3a
M. FERNAND LAUDET
Cahiers de la Quinzaine. — Mardi premier août
igii. — § 258. — Il est vrai que nos fidélités ne
sont plus les blés profonds. Elles sont devenues le
chardon bleu des sables. — Maintenant que mon temps
décroît com,me un /lambeau.
Et je pense, écoutant gémir le vent amer, -
Et l'onde aux plis infranchissables ;
L'été rit, et l'on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.
§ 259. — Il n'a donc jamais entendu dire, il ignore
totalement cette expression : la Sainte Famille; une
Sainte Famille. C'est une expression toute faite,
une expression habituée, à laquelle on ne fait même
plus attention. Si on la décomposait pourtant, si on
se remettait à son origine, à son point de formation
quel singulier rapprochement de deux mots. Que la
famille, que la simple famille, (que le privé par con-
séquent), ait été à ce point consacrée sacrée, consacrée
sainte, soudée sacrée, qu'elle ait été ainsi sacrée
sacrée, c'est ce que l'on ne considère pas, c'est ce
à quoi l'on ne pense généralement pas assez.
§ 260. — Nos fidélités sont des fidélités dans des
bourrasques.
§ 261. — Rochereau dans Béfort et Masséna dans
Gênes. — Pourquoi taire aussi ces grands assiégés,
ces grands généraux, Loup dans Troyes, Aignan dans
Orléans, Geneviève dans Paris.
l33 Laudet. — 8
Cahiers de la Quinzaine
Jeanne d'Arc dans Gonipiègne, Augustin dans
Hippone.
Et ce grand Assiégé, ce grand Général aux innom-
brables têtes, (si seulement il y en avait eu une), le
Peuple de Paris.
§ 262. — Quelle méconnaissance non plus de la
chrétienté, c'est entendu, mais de l'humanité même, de
la plus simple humanité. Comme si le prix du malheur
avait diminué depuis le « quinzième ». Ce malheureux
n'a donc aucune vie propre. Il n'a donc reçu les confi-
dences d'aucune famille, d'aucun être. Il s'est laissé
prendre à ce masque de stoïcisme que nous portons tous,
qui chez tous recouvre les plus profondes détresses.
Gomme s'il y avait moins de malheur sur le marché
des valeurs.
§ 263. — Une lettre dans le genre humoristique
de M. Salomon Reinach à M. Lotte sur ce communiqué
du Bulletin me rappelle fort opportunément que je
suis fort en retard de ma correspondance avec
M. Salomon Reinach. Nous en étions restés à Bernard-
Lazare. Ce n'est pas sans un poignement, sans un
serrement de coeur que loin de ces misérables arguties
de M. Laudet je remonte brusquement à la haute
mémoire que nous avons gardée de notre grand
ami Bernard-Lazare. Quelques jours après Notre
Jeunesse M. Salomon Reinach m'écrivait une lettre à
laquelle je souscris à peu près entièrement.
Fixons ce point d'histoire. J'ai dit, et je maintiens,
que Bernard-Lazare dans le triomphe ou plutôt
i34
BERNARD-LAZARE
aussitôt après le triomphe politique d'un certain parti
politique dreyfusiste immédiatement installé dans le
triomphe de l'affaire Dreyfus même fut en quelques
semaines délaissé, renié par l'État-Major politique
dreyfusiste ainsi instantanément constitué parce
qu'il devenait embarrassant, parce qu'il demeurait
fidèle à une première, à une ancienne, à une originelle
mystique dreyfusiste premièrement instituée. Je l'ai
dit, et comment ne le maintiendrais-je pas quand tout
cela est aujourd'hui acquis, universellement reconnu.
Ceci dit, qui est une thèse de politique générale,
d'histoire générale en général, si je puis dire, et
d'histoire générale de la politique, il est entendu
aussi et je sais bien que Bernard-Lazare conserva
jusqu'au dernier jour, — (jusqu'à ce dernier jour qui
vint tôt, qui venait, qui était là), — en Israël un
faisceau non pas seulement d'amitiés fidèles, mais
de fidélités propres, de fidélités fidèles et de fidélités
féales, de fidélités non pas seulement d'amitié (c'est
déjà le fond de l'homme), mais de fidélités proprement
religieuses, de fidélités de foi, de créance, de suite,
d'accompagnement, d'un crédit total. C'est l'honneur
d'Israël que cette suite, que cet accompagnement,
que cette fidélité n'a jamais manqué au prophète.
Si donc l'on veut dire que jusqu'à son dernier jour
imminent, jusqu'à son dernier jour qui était là une
poignée de Juifs, de fidèles, et non pas seulement d'amis,
accompagna, étreignit pour ainsi dire Bernard-Lazare
et ne le lâcha point jusque dans la mort, non seulement
j'y consens, mais j'y consens d'autant plus volontiers
que c'est exactement et totalement ce que j'ai dit, et
i35
Cahiers de la Quinzaine
que je suis le premier qui l"ai dit. Et même le seul,
puisqu'il n'y a que moi qui parle de Bernard-Lazare.
C'est un point d'histoire acquis et sur lequel il n'y a
point à revenir. C'est l'honneur d'Israël que cette sorte
de poignée d'hommes, de serrement, d'étreinte, que
cette sorte d'accompagnement n'a jamais manqué au
prophète. Je serais d'autant moins fondé à le nier ou à
le taire ou à le contester que toute cette poignée
d'hommes est restée personnellement de nos amis, et
en un sens de nos fidèles. Hier encore un nouveau, vm
tout jeune homme venait me voir, me rapportant pré-
cisément un petit paquet des lettres que j'écrivais à
Bernard-Lazare dans ces temps héroïques.
Que si ensuite et aussi l'on veut dire que tout autour,
plus largement un certain nombre de Juifs d'un certain
monde garda à Bernard-Lazare jusqu'à sa mort et même
perpétuellement après une sorte de fidélité sociale, de
fidélité liistorique, une fidélité matérielle d'une certaine
sorte inébranlable, ime fidélité pour tout dire tempo-
relle, c'est ce que nul ne conteste, c'est ce que je con-
testerai moins que personne, et c'est encore un très
grand honneur d'Israël que de savoir généralement très
bien régler ces sortes de situation. Israël en ceci, et
sur beaucoup d'autres points, pourrait nous servir de
modèle. Nous savons tous comment les affaires de
Bernard-Lazare furent réglées, comment sa situation
fut établie. Jusqu'à sa mort et pour ainsi dire perpé-
tuellement pour après sa mort. Ceci aussi est un point
d'histoire définitivement acquis.
En d'autres termes, et en résumé pour ainsi dire
BERNARD-LAZARE
géographique Bernard-Lazare fut abandonné, pour les
raisons que j'ai dites, par un énorme État-Major de
politiciens également Juifs et chrétiens. Il ne fut aban-
donné ni par une poignée de Juifs mystiques ni par une
certaine société de ce que je nommerais volontiers des
Juifs sociaux, — des Juifs non pas mystiquement ni
ethniquement mais socialement Juifs.
Il ne fut donc abandonné ni au premier degré par
une poignée fervente, par une poignée mystique, ni au
deuxième degré par une société sage, par une société
sociale.
Que si ensuite M. Salomon Reinach revendique
d'avoir été de cette société sage, de cette société
sociale, et en ce sens de n'avoir point abandonné
Bernard-Lazare et de lui avoir été fidèle jusqu'à la mort
et depuis et après et toujours non seulement je le lui
accorderai mais je suis assez renseigné pour être tenu
de le mettre tout à fait à la tête de cette société. En ce
deuxième sens nous savons tous que M. Salomon
Reinach est resté socialement fidèle à Bernard-Lazare,
qu'il est resté socialement très près du cœur et de la
mémoire de Bernard-Lazare.
Mais que si M. Salomon Reinach voulait glisser, voulait
se promouvoir de ce deuxième degré au premier, s'il
voulait passer de cette société à cette poignée ardente,
je serais à mon grand regret forcé de ne point le laisser
passer. M. Salomon Reinach a été, constamment, est
demeuré socialement fidèle à Bernard-Lazare, a été,
13; Laiidet. - 8.
Cahiers de la Quinzaine
constamment, est demeuré socialement très près de
Bernard-Lazare, dans la préparation, dans la bataille,
dans la victoire, dans la défaite. Mais il n'a jamais été
de cette ardente poignée. Ni avant, ni après, ni dans la
préparation, ni dans la bataille, ni dans la victoire ni
dans la défaite il n'a jamais été ni au cœur ni à la
pensée de Bernard-Lazare, parce qu'il n'a jamais été ni
au cœur ni à la pensée de personne et de rien.
C'est ennuyeux, on ne peut pas causer, voilà déjà les
gros mots qui viennent. J'en étais là de ma correspon-
dance avec M. Salomon Reinach et je ne lui avais pas
répondu, pour vingt raisons dont l'une était que juste-
ment je ne voulais pas lui dire des gros mots. Et puis
je suis bien \ieux à présent pour dire le fond de ma
pensée. Le fond de ma pensée, c'est que M. Salomon
Reinach ne comprend rien. Allais-je révéler ce secret.
Je ne pouvais m'y résoudre, quand enfin, partant le
premier, M. Salomon Reinach se rappelle à ma bien-
veillante attention par cette lettre, par ce petit billet
qu'il écrivait à Lotte aussitôt ayant lu le communiqué
du Bulletin.
11 ne faut rien prendre au tragique. Si je prenais au
sérieux ce petit billet du matin, il serait plein des
plus grossières injures pour moi et des plus basses
grossièretés et d'un ton absolument insupportable.
M. Reinach (par exemple) commence par m'y appeler
l'ami Péguy. Je n'aime pas, qu'on m'appelle l'ami
Péguy. Vous non plus. Je me méfie. Je me demande ce
que j'ai commis pour mériter cette familiarité. Et puis
en français l'ami Péguy ne veut généralement pas dire
i38
M. SALOMON REINACH
le Péguy ami. Au contraire. Aussi j'aimerais mieux
qu'on dise : l'ennemi Péguy. Comme ça on saurait
ce qu'on veut dire, et on serait sensiblement plus près
de la vérité.
Vais-je faire état d'un billet écrit au courant de la
plume, et sur le coup d'un communiqué. Vais-je me
mettre martel en tête. Ai-je même le droit d'en connaître,
bien que la lettre que l'abonné écrit à son directeur de
revue soit toujours un peu en un certain sens une lettre
publique et non pas seulement privée et presque par
suite une lettre publiable. (Allons, allons, mon pauvre
monsieur Laudet, nous n'aurons pas la paix aujourd'hui
avec ce pubUc, et ce privé, et ce publiable). Ce qui
accroît mon embarras, et en même temps le fait
tomber, c'est que toutes ces injures extrêmes et gros-
sièretés sont pour ainsi dire si visiblement innocentes
et eu quelque sorte bienveillantes et presque pater-
nelles ou du moins avunculaires ou enfin amicales et
camarades que j'en demeure vraiment fort embar-
rassé.
Mettons-nous à la place de M. Reinach, Quand j"ai
commencé, comme on dit, enfin quand j'avais vingt ans,
il avait précisément l'âge que j'ai aujourd'hui, il
s'acheminait rapidement vers la quarantaine. L'.fln-
nuaire de V Association Amicale de Secours des Anciens
Élèves de L'École Normale Supérieure, (familièrement
A. A. A. S. A. E. E. N. S.) (mon cher camarade, mon
cher camarade, (c'est M. Salomon Reinach lui-même
que j'ose nommer ainsi), on a fondé une association
amicale de secours des anciens élèves de l'École
Normale Supérieure, c'était bien. Mon cher camarade
i39
Cahiers de la Quinzaine
ce qui serait mieux, voulez-vous vous mettre avec moi,
nous allons fonder l'association amicale de secours de
V (ancienne) École Normale elle-même. Elle en a bou-
grement besoin de secours, notre vieille maison ; et
peut-être qu'en travaillant beaucoup nous arriverions
à en sauver quelques reliques des mains politiciennes,
des séniles mains de M. Lavisse). cet Annuaire nous
porte donc, M. Reinach et moi, à une distance de dix-
huit ans en promotion. J'y suis compté dans la promo-
tion de 94, et M. Reinach dans la promotion de 76.
Cela fait sensiblement 18. Si précoce que pût être
M. Reinach et si enfant arriéré que j'aie toujours été,
et bien que de son temps on ne fît pas de service
militaire, il ne peut guère y avoir qu'un flottement de
quelques années entre les âges d'admission, d'entrée à
l'École. M. Reinach abordait donc la quarantaine
quand nous levions l'ancre de nos vingt années. Je
suis à M. Reinach, (on me passera cette expression
mathématique), comme sont à moi ces tout jeunes gens
qui viennent aujourd'hui me voir.
Or il est extrêmement difficile sinon impossible à
une génération, à une promotion qui vieillit de croire
que les autres vieillissent aussi. Plus précisément ils
veulent bien voir que leurs anciens vieillissent, et ils
mesurent ce vieillissement d'une façon pour ainsi dire
géométrique, comme des arpenteurs, par leur propre
avancement dans les grandeurs, dans les places, dans
les autorités temporelles, dans les puissances, mais ils
ne veulent point se rendre compte que les autres, que
leurs cadets, que les jeunes, hélas, que les générations
suivantes progressent sensiblement avec la même
i4o
LA SORBONNE MODERNE
vitesse. Toutes les crises de famille, les pères et les
fils, viennent de là. Cet homme ne veut pas comprendre
que cet homme aussi, son fils, est devenu un homme.
Et les mères sont g-énéralement pires que les pères.
Parce que les femmes sont encore pires que les hommes.
Toute cette crise de la Sorbonne, qui est si profonde,
(pas la Sorbonne, la crise), vient de ce que toute une
génération, qui arrive à la soixantaine, ne veut pas
comprendre que toute une génération, une autre, la
nôtre, arrive à la quarantaine.
Si ce malentendu perpétuel, perpétuellement fourni,
perpétuellement renouvelé, se produit, se déverse
régulièrement de génération en génération comme une
cascade de malentendu et d'inentendu au point que
c'est la loi même du vieillissement dans la famille, dans
la race, dans le peuple, — dans la philosophie, dans la
métaphysique, dans la morale, dans un art, dans une
science, — quel ne devait-il pas se produire entre la
génération qui nous a précédés et nous, quand on
considère le degré de suffisance scientifique où est
parvenue la génération qui nous a précédés. .Je ne
crois pas que chez aucun peuple en aucun temps on ait
jamais, on puisse trouver une génération, une promo-
tion qui ait jamais été aussi sûre d'elle, qui ait jamais
présenté une métaphysique aussi impudemment, aussi
impunément comme étant une physique et comme
n'étant pas une métaphysique.
Par suite et comme il était naturel je ne crois pas
que chez aucim peuple en aucun temps il y ait jamais
eu une génération qui ait traité aussi durement, aussi
ingratement, avec une telle haine, avec une telle
i4i
Cahiers de la Quinzaine
fureur, avec une telle aigreur, si malencontreusement
la génération suivante que la génération qui nous a
précédés nous a traités et nous traite. Elle est vraiment,
elle a vraiment pour nous des sentiments comme ces
vieilles ogresses des contes de fée qui voulaient
toujours dévorer la jeune reine sur coulis de petits
pois.
C'est ainsi que la vieille Sorbonne est devenue une
sorte d'ogresse au moment même où nous ne deman-
dions qu'à l'entourer du plus filial respect. Que nos
anciens ne s'y trompent pas, — et nous-mêmes il est
temps bientôt que nous commencions à ne pas l'oublier,
— les jeunes gens, la bonne race, la saine race française
ne demande qu'à admirer, elle ne demande qu'à aimer,
elle ne demande qu'à respecter, elle ne demande qu'à
être filiale. Encore faut-il qu'on ne les reboule pas, qu'on
ne les traite pas injurieusement, qu'on ne les reçoive
pas avec des paroles injurieuses, avec des silences plus
injurieux encore. Nous ne voulons pas être traités
comme des suspects par des anciens qui sans nous
n'existeraient pas dans une maison qui sans nous était
emportée il y a quinze ans dans la tourmente antisémi-
tique. Les jeunes gens, la bonne race, la saine race
française, le Français a aussi une certaine fierté, un
sentiment très vif de sa dignité, un honneur. Il est aussi
facile à décourager qu'à encourager. Le moindre bon
traitement, la moindre amitié, la moindre paternité
spirituelle en fait un féal. Une accumulation de mau-
vais traitements finit par en faire un révolté.
Nous le voyons assez toutes les fois qu'au régiment
nous retrouvons « les hommes », nos Français comme
143
LA SORBONXE MODERNE
ils sont, libérés de toutes les servitudes sociales, réai-
guisés de tous les émoussements sociaux. Car l'homme
n'est jamais libre qu'au régiment. Et nous aussi nous
ne sommes jamais libres qu'au régiment. Hors des servi-
tudes civiles; hors des émoussements civils. Sensible au
bon procédé, sensible au mauvais ; sensible au mot
courtois, sensible à l'injure; suivant jusqu'à la mort le
chef ami, le chef aimé, le chef courtois, haïssant à mort
le chef discourtois, le chef injurieux, tel est le Français,
tel est le peuple, tels nous sommes. Il n'y avait pas de
crise de la Sorbonne quand un homme comme Gaston
Paris, quand un homme comme Brunetière, l'un austère
et doux, l'autre austère et apparemment dur et secrète-
ment tendre faisaient, et largement, leur devoir d'aînés
envers toute une pléiade, envers toute une génération,
envers toute une promotion. Installant précisément au
pouvoir spirituel en l'installant au pouvoir temporel
précisément cette génération, ce parti qtd aujourd'hui
veut fermer les portes derrière lui, qui refuse de conti-
nuer le mouvement, la tradition du pouvoir spirituel et
du pouvoir temporel. Parti doublement coupable, qui
ne veut plus derrière lui que des esclaves spirituels et
temporels, qui ne veut même plus d'élèves derrière lui,
loin qu'il y veuille des hommes libres. Parti doublement
coupable, car ce flambeau de tradition qu'il refuse de
léguer, qu'il refuse de passer, quem tradere non vult,
ce flambeau de commandement, spirituel, temporel, ce
flambeau de haute amitié, d'aînesse, de paternité spiri-
tuelle, ils ne l'avaient point inventé, ce flambeau, ils ne
l'avaient point allmné eux-mêmes, allumé premiers, ils
l'avaient emprunté, eux-mêmes ils l'avaient reçu de
143
Cahiers de la Quinzaine
leurs anciens, de leurs propres aînés, de leurs pères
spirituels. C'est précisément la génération installée par
Paris et Brunetière, et qui sans Paris et Brunetière ne
serait rien, qui fait le Croquemitaine et le Barbe Bleue
avec nous, avec la génération suivante. Mais nous ne
nous laisserons peut-être pas manger.
Nous ne souffrirons pas d'être traités en suspects par
quelques coquebins, par quelques francs-fileurs dans une
République qui nous doit tout, qui tout entière n'est que
par nous, qui sans nous, sans notre solidité sombrait il
y a quinze ans dans la tourmente antisémitique. Par
quelques francs-fileurs qui à la moindre apparence de
danger filaient jusqu'au Nouvion en Tlùérache et trem-
blaient dans leur peau et allaient se terrer. Pour moi,
qu'on le sache bien, personnellement je n'endurerai pas
qu'un Lavisse, tout gonflé de rentes et de pensions et
de traitements et d'hoiuieurs, (au pluriel, au pluriel),
tout entripaillé de prébendes pour avoir semé autour de
lui les désastres dans la République et dans l'Université,
je n'endurerai pas qu'un Lavisse, quand même il serait
de vingt Académies, vienne impunément faire des facé-
ties et des grossièretés, fussent-elles normaliennes, sur
la carrière de peines et de soucis, de travail et de
détresses de toutes sortes que nous fournissons depuis
vingt ans, en très grande partie justement par la faute
de la génération précédente. Il en a assez dit cette
année. Il en a assez fait cette année. Il s'est assez occupé
de moi cette année. Qu'il recommence à s'occuper de
Louis XIV. Que ce gras fossoyeur porte sa main papale
sur quelque cadavre moins récalcitrant. Qu'il continue
seulement d'enterrer l'École Normale. C'est un grand
i44
LA SORBONXE MODERNE
crime, et un grand cadavre, et qui demandera beaucoup
de terre. S'il revenait à s'occuper de moi je le préviens
que les démarches les plus instantes ne m'empêche-
raient plus de lui demander les seuls comptes, hélas,
que l'on ait jamais pu songer à demander de lui.
Tel est le jeu historique de ces deux générations,
celle qui nous a précédés, qui arrive à la soixantaine,
et la nôtre, qui arrive à la quarantaine. Ce que cette
génération précédente avait reçu de sa précédente,
elle ne (nous) l'a point transmis, elle ne l'a point traduit.
Et ce que nous la génération suivante nous transmettons
déjà à la génération suivante, à la génération qui nous
suit, nous ne l'avons point reçu. Ainsi celle qui avait
reçu n'a point donné et celle qui a donné déjà, qui
donne, n'a point reçu. Singulière réversion, mutualité
singulière temporelle, cascade interrompue Ainsi la
génération précédente a été une génération absorbante,
littéralement une génération cupide et avare, temporel-
lement, spirituellement, qui a étouffé, qui a gardé pour
soi, ce qu'elle avait reçu. Et nous, notre génération,
nous avons été forcés d'être une génération créatrice,
qui devons tout tirer de nous, le temporel et le spirituel,
qui devons créer, tirer de nous tout ce que nous avons
commencé de transmettre à nos successeurs. Ceux qui
avaient été comblés de biens ont tout absorbé, sont
demeurés stériles. Et nous qui n'avions rien reçu nous
avons dû trouver en nous-mêmes une fécondité qui ne
sortît que de nous.
On ne saura jamais jusqu'à quel point la génération
qui nous a précédés, (je ne parle pas naturellement, je
145 Laudet. — 9
Cahiers de la Quinzaine
ne parle jamais des pauvres gens), (je ne parle que des
grands seigneurs de la Politique et de l'Université,
mais je parle d'eux tous à de très rares exceptions
près), on ne saura jamais jusqu'à quel point cette géné-
ration a été criminelle par cette lâche défection, par ce
lâche abandon de son poste, envers la France et envers
la culture, envers le civique, envers les lettres, envers
FintelUgence et le cœur, envers toute humanité. Cela
aussi est un point d'histoire, mais malheureusement il
ne sera jamais éclairci. Quand les témoins viendront,
c'est-à-dire les générations suivantes, notre génération,
notre pauvre génération sacrifiée atu-a relevé, aar»
réparé déjà tant de désastres que les traces historiques
de ce crime ne seront déjà plus aisément saisissables.
Nous seuls pouvons savoir tout ce que nous avons
trouvé de ruines et de désastres quand nous sommes
arrivés à l'âge d'hommes. (Ce qui prouve une fois de
plus que ce qu'ils nomment la vérité historique ne peut
jamais s'établir intégralement puisqu'il faudrait que
l'historien, vir historicus, fût littéralement de toutes les
générations, qu'il fût contemporain de tous les temps).
(Et comme dans une génération mauvaise tout est
mauvais, il est notoire que cette génération est celle
aussi qui en chrétienté nous a donné tant de mauvais
chrétiens, tant de chrétiens honteux, au sens que nous
avons défini).
Ce que je veux dire, — et ce serait le commencement
d'une conversation avec M. Salomon Reinach, ce serait
même le commencement de toute conversation qui por-
i46
LA SORBONNE MODERNE
terait sur cette matière, — prolégomènes à toute méta-
physique future, — c'est qu'il y a entre la génération
qui nous précède et nous une coupure comme il n'y en
a peut-être jamais eu entre deux générations qui se
suivaient. Et que l'on ne nous dise pas que c'est l'habi-
tude, qu'il en est toujours ainsi, qu'il en est forcément
ainsi. Nous avons deux témoins, nous avons deux
(autres) exemples. L'un avant, l'autre après. Première-
ment la liaison de la génération qu'illustraient Paris et
Brunetière précisément à la génération qui nous pré-
cède. Deuxièmement notre propre liaison à la généra-
tion qui nous suit. Aux nouveaux jeunes gens.
Je demande pardon à M. Salomon Reinach d'avoir
ainsi été conduit par un simple rapprochement pure-
ment géographique dans le temps, si je puis dire, à
mettre à côté de son nom le nom de M. Lavisse. Il est
évident que par ailleurs il ne peut rien y avoir de
commun entre ces deux hommes. M. Salomon Reinach
n'a point un Nouvion en Thiérache où il s'enfuie. Toutes
les fois que des guerres presque civiles et presque plus
que civiles ont conduit ce pays à deux doigts des plus
extrêmes dangers, M. Salomon Reinach était là. Gomme
nous. Parmi nous. Il était présent.
M. Salomon Reinach m'arrêterait peut-être ici. — Que
parlez-vous de générations, me dirait-il très sincère-
ment." Nous, ce que vous nommez le Parti Intellectuel,
n'avons-nous pas aussi avec nous des jeunes gens.
Revoyez sur VAnnuaire. Nous avons avec nous plu-
sieurs de vos jeunes camarades.
147
Cahiers de la Quinzaine
Monsieur Reinach quand un parti intellectuel, quand
un pouvoir spirituel temporel dispose du budget de l'État,
de toutes les places de l'Etat, — (de toutes les hautes
places et de toutes les places de Paris, laissant aux
autres le soin d'aller enseigner dans de censément
ingrates provinces), — quand il dispose de toutes les
faveurs, de tout l'avancement, de tout le pouvoir, de
tout l'argent, de toutes les relations, — (notamment
des mariages, il y aurait un beau travail à faire sur
l'accélération des gendres dans l'Université depuis
trente ans), — (avant je n'y étais pas), — quand on
dispose de tout il faudrait que l'on eût bien changé
l'humanité depuis trente ans pour n'avoir pas avec soi
quelques douzaines de jeunes gens; — (et j'ajoute :
quand on dispose de pouvoir casser les reins à quelques
autres, à tous ceux qui ne marcheraient pas droit ; cela
s'est vu ; cela se voit ; cela se verra).
Puisque M. Salomon Reinach est certainement pour
les méthodes expérimentales, qu'il rouvre l'annuaire,
moi aussi je suis pour l'expérience. Qu'il dresse les
tables. Qu'il dresse les présences, les absences, les
variations concomitantes. Qu'il compte, qu'il mesure
les carrières que l'on fait, — (j'entends les carrières
politiques et les carrières universitaires), — quand on
marche avec le parti intellectuel, et celles que l'on ne
fait pas quand on ne marche pas avec. Les plus hautes
valeurs des différentes promotions reléguées, laissées
en province, (le seul philosophe qu'il y eût dans ma
promotion encore à Bordeaux après un tour du monde
et je pense au moins dix ans du meilleur enseignement
de lycée), et des galopins de vingt-cinq ans pourvus de
i48
M. RUDLER
chaires, pourvu qu'ils y enseignent ce qu'ils nomment
la sociologie. Faites les comparaisons, monsieur Reinach,
reparcourez les carrières de tous ceux qui marchent
avec le Parti Intellectuel, et étonnez-vous avec moi au
contraire qu'il y ait encore quelques voix libres qui
s'élèvent.
Pour moi quand je regarde ce que nous sommes je
trouve que nous sommes encore beaucoup. Quand je
regarde ce qu'on fait de nous, je trouve que nous
sommes encore beaucoup. Et qu'il faut qu'il y ait non
pas seulement dans l'humanité mais proprement dans
cette race une rare valeur propre, un goût propre de la
liberté, une rare vaillance propre pour qu'il y ait encore
quelques voix libres qui s'élèvent.
Il faut que cette race ait la liberté chevillée au corps.
Ai-je bien le droit de me plaindre, avons-nous seule-
ment à présent le droit de nous plaindre. Il paraît qu'il
faut au contraire que nous soyons extrêmement joyeux.
Gomme eux. Le roi s'amuse. C'est du moins ce que
notre camarade M. Rudler me prescrit ou me fait pres-
crire, et sur quel ton, dans sa Revue Critique des Livres
Nouveaux.
De tous les camarades qui figurent à l'Annuaire, cher
monsieur Reinach, notre camarade Rudler offre bien un
des exemples les plus éclatants d'un malheureux sur
qui la fortune s'acharne. M. Rudler, (G. Rudler, Gontran,
Gustave," Gaspard ou Gaétan Rudler), est le type de
l'homme qui n'a pas de chance. Ses travaux microsco-
piques sur l'histoire des lettres françaises, — (ou plutôt
sur l'histoire de la littérature), — (française), — (car ici
149
Cahiej's de la Quinzaine
encore il faut distinguer), — l'ont conduit, — eh bien
oui, il y a des gens qui n'ont pas de chance, — l'ont
conduit à découvrir que notre maître, — (et son maître),
— enfin que notre commun maître M. Lanson était un
homme d'un génie extraordinaire. Que faire quand par
un coup de la fortune ennemie on a découvert, on se
trouve brusquement le détenteur d'uu aussi pesant
secret. Ah si M. Rudler avait découvert, si ses études
et recherches micrographiques l'avaient conduit à décou-
vrir que notre commun maître M. Lanson n'était pas
tout à fait un homme d'un génie extraordinaire, oh alors
la voie du devoir était toute indiquée. Heureux les
devoirs difficiles. Ma/.àpiot, heureux les devoirs austères.
Mais voilà. Mettez-vous un peu à la place de M. Rudler.
Je ne dis pas à sa place de maître de conférences.
L'État ne le voudrait peut-être pas. Ne riez pas.
Il n'y a pas de quoi plaisanter. M. Rudler, notre
camarade M. Rudler n'avait pas découvert que notre
commim maître M. Lanson n'était pas tout à fait un
homme d'un génie extraordinaire, il avait justement,
comme par hasard il avait justement découvert au
contraire que notre commun maître M. Lanson était un
homme d'un génie extraordinaire. La vérité avant tout.
Ingrats qui riez, futiles et frivoles, c'est que vous ne
savez pas combien un tel secret pèse. Pour les stoïciens,
et M. Rudler est évidemment stoïcien, les devoirs faciles
sont évidemment les seuls qui soient difiiciles ; il n'y a
qu'eux qui comptent, il n'y a qu'eux qui embarrassent ;
braver les infortunes ne serait rien; nous en avons l'ha-
bitude; mais braver les fortunes. M. Rudler n'hésita
pourtant point. Il prit son courage à deux mains. Dans
i5o
M. RUDLER
un élan de sincérité qui est demeuré célèbre M. Rudler
proclama devant l'univers étonné que notre maître
M. Lanson est un homme d'un génie extraordinaire.
Aujourd'hui M. Rudler fait à l'École Normale Supérieure
un cours, ou des cours, notamment un sur Hugo, que
les élèves trouvent généralement mauvais.
Ce qui étonna un peu l'univers, ce ne fut pas d'ap-
prendre des douces lèvres de M. Rudler que notre
maître M. Lanson était un homme d'un génie extraor-
dinaire. Depuis quelque temps l'univers s'y attendait.
Comme on dit, cela se sentait venir. Ce qui étonna un
peu l'univers, ce fut un certain ton, ce furent les expres-
sions mêmes qu'employa M. Rudler. En quels termes il
nous fit part de sa découverte, le souvenir en est resté
universellement présent. Des expressions dont on use-
rait à peine, dont on oserait à peine user pour un
Corneille ou pour un Pascal, pour un Beethoven ou pour
un Rembrandt, notre camarade M. Rudler en usait fort
libérahleinent pour notre maître M. Lanson. De sorte
que l'on se demande ce qu'on dirait si il venait un
nouvel Eschyle ou un nouveau Pindare, un nouveau
Sophocle ou vm nouveau Platon, un Virgile, un nouveau
Ronsard ou un nouveau du Bellay, im nouveau Descartes
et un nouveau Corneille, un Pascal, un Racine, im
Marivaux, un Lamartine et un Hugo, un Vigny, un
Michelet. Un Musset. Ou plutôt on sait très bien ce qui
arriverait. Le nouveau serait fort mal reçu en Sorbonne.
Je veux dire dans tout le Parti Intellectuel. C'est à
l'École Normale que j'ai entendu dire, — (je dois dire
que ce n'était pas en conférence), — c'était au commen-
cement de la liquidation de l'affaire Dreyfus que j'ai
i5i
Cahiers de la Quinzaine
entendu dire à l'École Normale, passant le seuil de la
porte, pour entrer : « J'espère qu'à présent on va
foutre tout ça en l'air. On commence à nous emm
avec Corneille et Racine. » L'homme qui prononçait ces
paroles mémorables était l'un des deux fonctionnaires
les plus permanents, les seuls permanents, de la maison,
l'un des deux qui n'aient point bougé depuis vingt ans,
l'un des deux qui usent directeurs, sous-directeurs et
maîtres de conférences, comme on les nommait, comme
on ne les nomme peut-être plus, l'un des deux qui usent
les programmes mêmes, l'un des deux qui usent les
« transformations ». Il était dès lors, il est encore dans
la maison le délégué permanent du jauressisme, le
représentant officiel de Jaurès dans la maison. 11 y avait
alors un fort parti. Il n'y a plus personne. Il n'y a plus
que le directeur. Mais il l'a bien. Il était dès lors le domi-
nateur et l'épouvantateur automatique de M. Lavisse.
Il était alors le secrétaire de M. Lavisse à la Revue de
Paris. Il épouvantait tous les deux jours M. Lavisse
par des gros mots, par une de ces « engueulades » dont
je me suis permis de citer un texte. A présent dans ce
texte A'oulait dire : A présent que nous avons fini
l'affaire Dreyfus; à présent que nous allons être les
maîtres; à présent que ces Jeunes gens vont continuer à
nous suivre. Il voulait dire que nous autres jeunes gens
nous allions employer notre victoire et notre force
à démolir ce qui est la France même.
De tels mots forment la jeunesse. Nos anciens, nos
aînés s'étonnent que nous nous soyons éloignés d'eux,
détachés, qu'il y ait entre eux et nous, entre leur géné-
ration et la nôtre une coupure la plus profonde peut-
l52
M. RUDLER
être qu'il y ait jamais eu entre deux générations. Des
hommes que nous étions le plus portés à respecter, à
aimer, que déjà nous respections par provision, que
nous aimions d'avance, des hommes à qui nous avions
donné notre cœur, des lèvres dont nous attendions des
bonnes paroles, des encouragements, des conseils, les
légitimes leçons d'une expérience aînée fraternelle nous
n'avons jamais entendu tomber que l'injure et l'offense
et l'ingratitude et l'aigreur et la dérision et l'envie. Or
nous sommes de la race des Français qui ne supportons
point l'offense.
YoUà des textes. De telles paroles, de tels propos
forment la jeunesse. C'est encore dans ce milieu de
l'École Normale, c'est dans ce petit monde qui ne se
croit pas rien et qui n'est pas rien que fut prononcée
une autre parole mémorable. Elle fut prononcée par un
des maîtres de la maison. — « Cette fois-ci, dit-il, nous
le tenons, nous aurons sa peau. » — La peau dont il
s'agissait n'était point si je puis dire une peau ordi-
naire. Il ne s'agissait de rien moins que de la peau de
Pascal. — Quel Pascal? — Pascal, quoi; pas Paschal
Grousset, bien sûr; Biaise Pascal. C'était au seuil de
cette petite conjuration, de cette petite cabale qui fut
tramée à l'École Normale et dans le milieu de l'École
Normale par un nommé Mathieu ou Matthieu pour démon-
trer que Pascal était le dernier des faussaires et qui n'a
pas laissé de traces. Ni la cabale ni Mathieu. M. Lavisse
naturellement avait prêté la Revue de Paris pour la per-
pétration de cet attentat. Quand il vit que cela tournait
mal, lâche dans le crime même, il lâcha ses complices
et déclara qu'il ne s'était pas aperçu qu'on faisait ça.
l53 Laudet. — 9.
Cahiers de la Quinzaine
Ayant donc fait cette découverte que notre maître
M. Lanson était un homme d'un génie extraordinaire,
— (plaignons le jeune homme qui est le dépositaire
d'un tel secret), — M. Rudler prit sur lui, entreprit de
di^'ulgue^ ce secret et cette découverte. En quels
termes nous le savons, et ces termes si je puis dire
ont eu tant d'écho(s) que M. Rudler lui-même ne les
oubliera peut-être jamais plus. Aujourd'hui M. Rudler
est à l'École Normale, il enseigne à l'École Normale. Y
est-U professeur, professeur-adjoint, chargé de cours,
maître de conférences, (professeur) suppléant, chargé
d'un cours supplémentaire, ou complémentaire, ou
quelque autre titre, c'est ce qu'il ne sera jamais possible
de savoir, notre malheureuse École ayant subi de tels
bouleversements que le diable n'y reconnaîtrait jamais
un suppléant d'un titulaire. M. Rudler a découvert que
M. Lanson, M. Rudler est entré à l'École Normale. Je
ne dis point que ceci soit le résultat de cela. Moi aussi
je veux voir dans ce résultat une simple coïncidence.
Sous la Troisième République il n'y a point de faveurs.
Les avancements ne sont jamais accordés qu'au mérite.
Et il n'y a jamais eu une seule exception. Et tout est
toujours exactement proportionné au mérite, à la -ving-
tième décimale près. Notamment dans l'Université. Et
très notamment dans la Haute Université. Les influences
n'ont jamais servi à rien, ni les protections, ni les rela-
tions, ni les liaisons, ni les compromissions, ni les
alliances, ni tout le politique et tout le parlementaire.
Je suis convaincu qu'un jeune homme qui aurait eu le
malheur de découvrir que notre maître M. Lanson
n'écrit pas en français aurait eu une aussi belle fortune
i54
M. RUDLER
universitaire que M. Rudler. Il n'y a point de coteries
dans l'Université. Notamment dans la Haute Université.
11 n'y a point de coterie à la Sorbonne qui fasse les
avancements. Par conséquent M. Rudler n'est à l'Ecole
Normale que par son seul mérite.
J'avais donc fait, enfin j'avais fait à ce monsieur
notre camarade Rudler une plaisanterie fort innocente,
— (je m'y entends), — précisément sur ces termes en
lesquels il avait parlé de M. Lanson. Là-dessus
M. Rudler éprouva le besoin de me vouer une haine
mortelle. Jusqu'ici je n'y vois pas d'inconvénient, rien
ne vaut un bon ennemi. Où je vois un inconvénient,
c'est que M. Rudler, voulant m'aligner un éreintement
de main de maître, (de maître de conférences), se
dérobe derrière un certain petit garçon qui signe je
crois Pons Daumelas.
Si j'avais'quelqu'un en face' de moi, si j'avais en face
de moi M. Rudler je dirais que cet article est de la
dernière bassesse. De la plus basse grossièreté. Et je
sais encore assez de français, n'en déplaise à M. Rudler,
pour que, quand je dis bassesse et grossièreté, je ne
veuille pas dire qu'un article m'est désagréable, ou
qu'il m'est ennemi, ou hostile, infensus, ou que je ne
l'aime pas.
Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans ce
morceau remarquable c'est que M. Rudler ou son pseudo-
pompe me reproche particulièrement d'être geignard.
Ainsi, ce qui veut dire qu'il paraît que tout va bien, et
i55
Cahiers de la Quinzaine
que c'est nous qui inventons que ça va mal. C'est le
vent d'automne qui fait croire qu'actuellement il y a
des crises. Tout va bien. Nos maîtres font avancer les
violons. Vibrez, trombone et chanterelle!
Que Magnan danse la trénis
Et Saint-Arnaud la pastourelle!
Tout va bien. Il n'y a pas une crise de la Sorbonne,
une question de la Sorbonne. C'est ime illusion d'optique.
C'est nous qui avons inventé ça, qu'il y a une crise de
la Sorbonne, une question de la Sorbonne. Personne ne
s'aperçoit qu'il y en ait une. C'est la télégraphie sans
fil qui a fait croire qu'il y avait une question de la
Sorbonne. Il n'y a point une crise de l'enseignement,
de tous les enseignements. Ça ne se voit pas. C'est une
invention des méchants. Il n'y a pas une crise de l'Uni-
versité, des trois ordres d'enseignement. Et même de
l'enseignement extérieur. Il n'y a pas une crise, il n'y a
pas eu tout un bouleversement de l'Ecole Normale.
C'est une paille. C'est un souffle. C'est un rien. Ça
passe. C'est la thermodynamique qui en est cause.
M. Rudler y est. M. Rudler y enseigne. Comment ça
irait-il mal. Comment pourrait-il y y avoir une crise,
quand M. Rudler y est, quand M. Rudler y enseigne.
M. Rudler est gai. M. Rudler est content. M. Rudler y
est. M. Rudler est heureux. M. Rudler y enseigne.
M. Rudler n'est pas geignard. Il n'y a jamais eu une
crise de l'École Normale, une question de l'École
Normale. 11 n'y a pas une crise du latin. Ce sont les
journalistes qui ont inventé ça. Il n'y a pas une crise
. i56
M. RUDLER
du grec. Il n'y a pas une crise du français. Il n'y a pas
une crise de la culture ^n général. Il n'y a pas une crise
de toute la mentalité publique. Il n'y a pas une crise
dans les lycées. Il n'y a pas une crise dans les Facultés.
Il n'y a pas une crise dans tout le monde universitaire
et même dans tout le monde pensant. Gomment voulez-
vous qu'il y ait une crise, puisque M. Rudler enseigne
à l'École Normale Supérieure.
Le Parti Intellectuel, lui, n'est pas geignard. Non,
mais il en est venu dans sa soif de domination, dans
son besoin de tyrannie à un tel degré de susceptibilité,
à mi tel point de sursensibilité, — (j^ ne dis point de
suprasensibilité, ce qui prouve que le latin dans le
français est encore une belle langue), — que l'on ne
peut plus seulement prononcer ce mot, ces trois syl-
labes, la Sor-bonne, sans s'attirer aussitôt de bas en
haut des regards obliquement circonférentiels. Que si
vous ajoutez que vous connaissez M. Massis et que
c'est un fort honnête homme, aussitôt on vous regarde,
on vous regarde, — ou plutôt on ne vous regarde pas, —
comme je n'aimerais pas à être regardé. Il était naturel
d'ailleurs que cette affaire, qu'une affaire qui venait du
Parti Intellectuel et qui intéressait le Parti Intellectuel
finît par des mots tabous. Je connais une maison où
l'on ne peut plus aller, parce que si vous dites par
exemple : Il y a un fiacre qui remonte la rue de la
Sorbonne, à ce seul nom, à ce seul mot de Sorbonne
tout le monde vousse les épaules et regarde obstiné-
ment dans le fond de son verre. Je veux dire, dans le
fond de sa tasse.
167
Cahiers de la Quinzaine
Le Parti Intellectuel est comme tous les pouvoirs
absolus, quand les prend l'esprit de vertige, V esprit
d'imprudence et d'erreur. Ils ne veulent recevoir aucune
réforme du dedans. Ils traitent comme ennemis ceux
qui veulent du dedans, longtemps, longuement, patiem-
ment leur faire entendre la voix de la raison; la voix
de la justice; la voix de la liberté ; la voix de la justesse.
Qu'ils ne s'étonnent point dès lors de recevoir des
atteintes matérielles, et de les recevoir du dehors. C'est
la loi.
C'est l'événement de toutes les tyrannies.
Ce sera évidemment plus tard aussi une grande ques-
tion dans l'histoire des littératures que de savoir si ce
Pons je ne sais plus comment, Pons Daumelas aussi
existe ou si ce ne serait pas un pseudonyme de notre
M. Rudler. Il y a du pour et du contre. Les balances
des méthodes scientifiques hésitent, fléchissent en des
oscillations d'une ténuité merveilleuse. Les deux thèses
se balancent avec des raffinements de voluptés. (Tou-
jours les voluptés sourdes de M. Rudler, si j'ai bonne
mémoire). Ce qui me ferait croire que cet article, fort
bas, ne serait pas de M. Rudler, c'est qu'il est tout de
même écrit en un certain français auquel M. Rudler
n'atteint pas. Mais ce qui me ferait croire que c'est un
pseudonyme, et non pas un onyme tout court ni même
un paronyme, c'est que c'est un nom si évidemment
forgé. Faisons appel, mes enfants, non plus à nos vieux
instincts, ni à notre goût, ils sont passés de règne, mais
à ces règles subtiles que nos maîtres ont instaurées
parmi nous, Pons Domelas, Ponce Daumelas, je ne sais
158
M. RUDLER
pas si VOUS êtes comme moi, c'est un nom qui sent la
forgerie. On ne me fera jamais croire qu'un vrai homme
s'appelle comme ça. C'est un nom fabriqué, un nom
bissecteur, un nom si éAidemment composé, juste au
milieu, Pons Daumelas on voit tout de suite que c'est
un petit compromis mitigé entre le célèbre Ponce Pilate
et le presque aussi célèbre Domela Nieuwenhuis.
Si encore il s'appelait Pierre Pons, à la rigueur ça
pourrait être naturel. C'est un malheur, de s'appeler
Pierre Pons. Par conséquent ça peut arriver à quelqu'un.
Nous connaissons tous les trésors de perfection qu'il
y a dans la phrase suivante : Madame, c'est moi que je
suis le professeur de français qu'on vous a parlé. On
croyait jusqu'ici non seulement que c'était le sublime
du genre, mais qu'on ne pourrait jamais faire mieux.
On se trompait. Nous avons aujourd'hui le sursubUme
du genre. Quelqu'un a fait mieux. Depuis le i5 juillet.
Il y a une phrase encore supérieure. Vous voudriez bien
savoir où. Puisque vous êtes abonné aux cahiers, je
vais vous le dire. Il y a vme phrase supérieure, encore
supérieure précisément dans ce numéro y, F/« année,
(Deuxième Série), i5 Juillet igii, de cette Revue
Critique des Livres Nouveaux, publiée chez Cornély,
loi, rue de Vaugirard. Prix du numéro, 0.60. Abonne-
ments 5 francs par an pour la France, et 6 francs pour
l'Étranger. Je ne saurais trop remercier M. Ponse Pilate
d'avoir attiré mon attention sur ce numéro, en voulant
bien s'y occuper de ma modeste personne. Car si
M. Domela Nieuwenhuis n'avait point attiré mon atten-
169
Cahiers de la Quinzaine
tion sur ce numéro, j'igaorais toute ma vie cette phrase
extraordinaire, Scaferlati supérieur. Et j'y aurais beau-
coup perdu. Et l'univers aussi l'ignorait toute sa ^de. Et
l'univers aussi y aurait beaucoup perdu. Car l'univers
ne lit pas la Revue Critique des Livres Nouveaux. Il a
tort. Mais n'anticipons pas.
Frappé de mon indignité, et de voir que je ne savais
pas le français, et que c'était le cousin Pons qui le
savait, mais nullement entêté, il faut me rendre cette
justice, je me mis incontinent en devoir de l'apprendre,
— (pas le Pons, le français), — dans cette Revue qui
m'enseignait si gentiment que je ne le savais pas.
J'avoue que j'allai de surprise en surprise. Si le cousin
Ménélas n'avait point attiré mon attention sur ce
numéro, j'étais frustré de grands enseignements. Le
cousin Pons est évidemment du pays de M. Combes. Il
y a longtemps que je soupçonnais cette Revue Critique
des Livres Nouveaux d'être im organe, si je puis dire,
combiste. Cette Revue porte des enseignements jusque
sur sa couverture. Ainsi on y voit, sur sa couverture,
que le cousin Rudler y est représenté comme Docteur
es lettres et comme Professeur au Lycée Louis le Grand.
Il n'y est pas représenté comme exerçant quelque domi-
nation à l'École Normale Supérieure. Serait-ce une
erreur de mes sens abusés, que notre camarade fait
un cours à l'École Normale Supérieure, et des mauvaises
leçons sur Hugo. Mais ouvrons la revue du cousin
Paméla. La première leçon que j'y prends est une assez
bonne leçon de classement. Tout peu cousin que je sois,
je distingue assez rapidement ce que c'est que cette
Revue. C'est une Revue cousine. Je veux dire entre cou-
i6o
M. RUDLER
sins. C'est d'abord, et excellemment, c'est au premier
degré une revue où ceux qui ne font rien disent du mal
de ceux qui font quelque chose. Mais si par malheur,
— (ou par erreur), — un de ceux qui ne font rien a
eu le malheur de faire quelque chose, alors un autre de
ceux qui ne font rien est délégué à dire de fcelui qui par
malheur a fait quelque chose un bien dont sur un
exemple on va avoir une légère idée. Ainsi la Revue
devient au deuxième degré une Revue d'encensement
mutuel. Mon Dieu ce n'est pas la première fois que ça
se voit. En un mot il y a pour ces gens-là ceux qui sont
de la Revue, et ceux qui ne sont pas de la Revue. Le
cousin Pénélope est de la Revue, et moi Péguy on se
rend compte assez rapidement que je ne suis pas de la
Revue. Car or chaque numéro de la Revue, si j'en crois
la dernière page de la couverture, est divisé en trois
parties : i° étude sur un ouvrage récent, ou sur un
ensemble de publications récentes de premier ordre ou
d'actualité; 2° comptes rendus ordinaires; 3° livres
annoncés sommairement. » On pense bien que je suis
dans les comptes rendus ordinaires. On m'aurait bien
mis dans les livres annoncés sommairement, mais on
n'aurait pas eu la place pour m'éreinter. Il fallait deux
pages et neuf lignes au cousin Babylas. Le livre hors
ligne, ou pour parler exactement le Livre de premier
ordre d'aujourd'hui est le tome III de VHistoire de la
langue française, des origines à 1900, de notre maître
M. Brunot (attention, attention, il faut dire ici notre
maître et ne pas aller dire notre cousin M. Brunot,
le roi n'est pas son cousin). (Et je ne me fierais
qu'à demi à sa jovialité). C'est donc le tome III de
161
Cahiers de la Quinzaine
M. Brunot qui est Vouvrage récent ou d'actualité. On
pouvait tomber beaucoup plus mal. Je n'ai aucune
compétence dans VHistoire de la langue française, mais
en attendant que j'y aie acquis quelque compétence, ce
qui ne saurait tarder, je suis plein de respect pour notre
maître M. Brunot, j'ai pour les travaux de M. Brunot,
moi écrivain, tout le respect qu'un soldat qui a fait la
guerre a pour un historien des poudres et salpêtres, qui
ne l'a pas faite, tout le respect qu'un peintre, qui a fait
des tableaux, a pour un historien de la boîte à couleurs,
qui n'en a point fait. Mais en attendant que j'aie acquis
quelque compétence dans VHistoire de la langue fran-
çaise je dois à M. Brunot par ce numéro même un bon
enseignement. Car c'est un cousin nommé Sudre ou si
vous voulez c'est un nommé le cousin Sudre qui fut
chargé, ou qui se chargea de présenter le livre de
M. Brunot. Vous dites, monsieur Reinach, ou enfin vous
me diriez que vous avezdes jeunes gens avec vous, que
le Parti Intellectuel a des jeunes gens avec lui. Voyez
quels sont vos jeunes gens. Écoutez, puisque aussi bien
vous collaborez, vous aussi, à cette Revue, et que votre
nom est dans le petit rectangle de la couverture, dans
le petit cartel de tête, écoutez, instruisez-vous avec moi,
écoutez, apprenons comment et jusqu'où ces jeunes gens-
là, les vôtres, poussent l'art de la flagornerie, écoutez en
quels termes ils parlent d'un patron. On se croirait aux
meilleurs jours de la Faculté de Médecine. Le cousin
Sudre dit tout le bien qu'il pense du livre du patron. Il en
a le droit et ce n'est pas là que commence la flagornerie
littéraire. Et universitaire. Mais quand il a fini le cousin
Sudre se dit : C'est pas tout ça. Est-ce que le patron va
i6a
M. RUDLER
être content. 11 fait cette injure au patron, que nous ne
lui ferions pas, de supposer que le patron aime la
louange. Et alors le cousin Sudre se lance dans un
lyrisme qui n'est pas de Château-Thierry. (M. le Grix
avait bien raison de nous annoncer une renaissance du
lyrisme en France). Écoutons un peu. Notez que c'est
après la fin de son article. Son article est fini quand il
commence :
J'ai essayé d'indiquer ce qui dans l'œavre de M. Brunot
est absolument hors ligne. Je ne voudrais pas que ces
comptes rendus, forcément fragmentaires, Jissent illu-
sion sur l'admiration que m'inspire l'ouvrage entier,
(vous croiriez là-dessus que l'ouvrage entier ne lui
inspire pas d'admiration. Vous vous trompez double-
ment, et sur sa psychologie, où vous êtes impardon-
nable, et deuxièmement vous n'y êtes pas, on voit bien
que vous ne connaissez pas leur français, deuxième-
ment sur son français.) admiration que partageront
(vous êtes rassuré tout de suite) admiration que parta-
geront tous ceu.x qui le liront ou auront à le consulter.
(On ne dira pas que ces jeunes gens n'ont pas le
sens de l'admiration). Ils ne sauront en vérité ce qu'il
faut admirer le plus, de la colossale faculté de travail
de l'auteur ou de sa belle, saine et utile érudition. Mais
tous resteront d'accord que ce monument manquait à
l'étude, à l'honneur de notre langue, et qu'il est d'un
bon et savant Français de l'avoir élevé. (Car ces amis
de Jaurès sont aussi de bons Français quand il faut).
On avait voulu nous faire croire que la vieille
i63
Cahiers de la Quinzaine
gjinnastique aux agrès avait été remplacée dans les
écoles par la gymnastique suédoise. Nous savons à
présent par quoi la vieille gymnastique aux agrès a été
remplacée dans les écoles. Elle y a été remplacée par
un judicieux exercice, par une gjTnnastique rationnelle
du maniement de l'encensoir. Et par quelques exercices
d' as souplissement.
Nous savions tous le degré de haute perfection
qu'atteint la phrase du professeur de français qu'on
vous a parlé. Il y avait aussi une phrase de Patin qui
était célèbre quand nous étions au lycée. L'une et
l'autre ne sont plus lùen depuis cette phrase que je vois.
Elle est dans les comptes rendus ordinaires. Il faut
passer pour la trouver par dessus le compte rendu
a ordinaire » que m'a réservé le cousin Péloponèse.
Après trois ou quatre comptes rendus on arrive à la
phrase suivante. Je préviens que malgré le jeu des
premières métaphores, il ne s'agit point dans cette
Revue Critique de géograpliie marine ni d'un traité
d'obstétrique. Il s'agit d'un livre d'un certain Cazamian
sur l'Angleterre moderne. Voici la phrase : « [Il a
essayé, et réussi, la synthèse de l'âme et de l'histoire
anglaises depuis cent ans. Non plus l'une de ces
synthèses psychologiques à la manière de Taine et de
so/i école, qui ne sont que des portraits classiques
agrandis à la taille des peuples, mais une synthèse
historique, dans laquelle une connaissance étendue des
faits en soutient et en nourrit l'interprétation.] » Voici
le beau de la phrase, et les métaphores : « Il a évité
les principaux écueils de sa conception. Sous le schéma
i64
M. RUDLER
philosophique il est aisé même à des lecteurs m.qyenne-
m,ent au fait des choses anglaises, de replacer le drame,
avec ses angoisses. Mais le schéma lai-même ne crée
point de rigidité. L'auteur ne fige pas la vie dans des
constructions systématiques. Partout il donne à enten-
dre qu'il n'existe point de tendances pures, sans mélange
des tendances contraires, et qu'un peuple ne peut pas
se Jeter tout entier du côté de l'une on de l'autre adap-
tation. Grâce à la variété nuancée et heureuse de ses
formules, il a dégagé les dominantes, mais respecté la
complexité profonde des choses. Aussi, quand on discu-
terait avec lui sur ses dosages de réflexion et de raison,
ou même sur le rattachement de telle ou telle tendance
à l'une ou à l'autre des adaptations, on n'ébranlerait
ni l'ensemble de sa construction ni son idée générale,
parfaitement légitime quoiqu' appliquée rétrospective-
ment au siècle passé, »
Eh bien voilà, j'ai honte à le dire parce que c'est
tellement extraordinaire qu'on ne va pas me croire :
Voilà : L'homm.e qui écrit ça enseigne le français à
l'École Normale Supérieure. Cette phrase est de
Radier lui-même.
Charles Péguy
... « parfaitement légitime quoiqu' appliquée rétro-
spectivement au siècle passé. » Et si on l'appliquait
rétrospectivement au siècle futur, mon cher camarade,
est-ce qu'elle serait encore parfaitement légitime, son
i65
Cahiers de la Qninzaine
idée générale. — Et je ne parle pas, je ne parle plus du
perpétuel encensement mutuel.
On n'en croirait pas le témoignage de ses yeux. Voilà
les remaniements. Voilà les améliorations. Voilà les
perfectionnements. Non il n'y a pas une crise du fran-
çais. C'est un leurre. L'homme qui écrit comme ça,
l'homme qui écrit ça ; ce jargon ; ce paquet de clichés ;
cette lavasse abstraite; ce ramassement fadasse de
pauvretés ; je n'en reviens pas ; l'homme qui écrit ça,
(soyons gais, surtout, ne soyons pas geignards),
l'homme qui écrit ça enseigne le français à l'École
Normale Supérieure.
On me dit : Ne vous excitez pas. Ce Radier est un
médiocre. Il ne porte ombrage à personne. C'est pour
cela qu'il a fait cette rapide carrière. C'est toujours
ainsi dans le Parti Intellectuel. — Je réponds : Je sais
que c'est toujours ainsi dans le Parti Intellectuel, m.ais
Je sais aussi que c'est à force de ne pas avoir voulu
« s'exciter » que nous en sommes où nous en somm,es.
« Il a évité les principaux écueils de sa conception. »
(Heureusement encore qu'il a évité les principaux). Sous
le schéma philosophique... » Non, si quelqu'un prétend
que la phrase du professeur de français ou que la
phrase de Patin a une plus haute perfection qpie la
phrase de M. Radier, je dis qu'il faut que ce quelqu'un
soit on envieux, on jaloux, un ennemi de M. Radier.
Je sais bien que c'est leur théorie, (et encore plus leur
pratique, certes), qu'on n'a pas besoin de savoir écrire
pour s'occuper des écrivains et des écritures, (et ils
i66
M. RUDLER
ne s'en privent pas, de ne pas savoir écrire), peut-être
au contraire, (ils en abusent un peu de ce contraire),
qu'il vaut même mieux ne pas savoir écrire pour s'oc-
cuper des écrivains et des écritures, (on est moins
partial, sans doute), pour faire l'histoire des écrivains
et des écritures. Mais notre thèse à nous écrivains est
que nous avons sur les œuvres et sur les vies et dans
les œuvres et dans les vies de nos modèles et de nos
maîtres des intelligences profondes que les non écri-
vains n'y ont pas. Il y aura toujours ceux qui sont du
métier et ceux qui n'en sont pas. Notre thèse à nous
écrivains est que nous avons sur les œuvres et sur les
vies et dans les œuvres et dans les vies de nos anciens
et de nos pères, de nos modèles et de nos maîtres des
intelligences profondes. Je dis qu'un Tharaud, parce
que Tharaud est écrivain, parce que Tharaud est
romancier, parce que Tharaud vient de faire la Maîtresse
Servante, je dis qu'un Tharaud, quand il ouvre seule-
ment un roman de Flaubert, un roman de Maupassant,
y a, y trouve, (sans chercher), y reçoit des intelligences
instantanées qu'un Rudler ne recevra jamais, qui d'ail-
leurs ne se trouvent point, ne s'obtiennent point. Et
par contre notre thèse est qu'il y a une certaine inca-
pacité d'écrire, une sorte de certaine malpropreté
d'écriture qui dé(ha)bilite un homme pour les hommes
et pour les œuvres de l'écriture. Que ça ne trompe pas,
que c'est incurable, et qu'un homme qui a une fois
commis une phrase comme cette phrase de M. Rudler,
un vers de Racine ou un vers de Ronsard ne lui sonnera
jamais dans la tête. Après ça il peut avoir deux cent
cinquante et une mille fiches. Nous nous en foutons, de
167
Cahiers de la Quinzaine
ses fiches. Nous en avons assez de ces petits domina-
teurs qui prétendent faire l'histoire d'une réalité sans
entendre à cette réalité. L'homme qui se joue dans ses
métaphores comme un tardigrade, l'homme qui est tar-
digrade restera tardigrade.
Même jour, le soir. — Je me rends bien compte de
tout ce qu'il y a de bas à relever toutes ces bassesses,
et la haine et l'envie et l'ordure et la honte. Ce n'est
pas sans une tristesse elle-même incurable et sans une
amertume, ce n'est pas sans un serrement de cœur,
sans une angoisse, sans un discrédit et une déconsidé-
ration de soi, sans un sentiment d'un avilissement à
ses propres yeux qu'on engage la conversation avec
ces gens. On a le sentiment d'une grande diminution.
On n'a jamais la connaissance, d'avance, de l'épreuve.
On ne prévoit jamais comme sera, quelle sera l'épreuve.
Je croyais avoir l'expérience de la vie. Je croyais que
ma procession pourrait se dérouler sans avanie ; qu'elle
pourrait se dérouler innocemment devant un public
innocent ; innocemment comme elle était conçue ; inno-
cente devant un public innocent, pure devant un public
pur. Je me trompais. Mais quand quelques mauvais
garnements viennent publiquement faire des incon-
gruités, il faut bien faire avancer quelques pertuisa-
niers. J'ai fait avancer quelques pertuisaniers. Si l'on
m'en demande, j'en ferai avancer d'autres, tant qu'il
en faudra. Je ferai tous les métiers, tant qu'il en fau-
dra. Si on salit la rue, je me ferai balayeur de la rue,
168
M. RUDLER
afin que les pieds purs, afin que les pieds propres ne
se salissent point.
Je ferai tous les métiers. J'ai l'habitude. Tout ce que
je demande, c'est que tout ce fiel crève sur ces fielleux
et que bientôt je puisse retravailler d'un coeur pur.
Il y a douze ans, quand parut le premier cahier de la
première série, le Parti Intellectuel se récria. Ils riaient
entre eux, ils plaisantaient, ils gouaillaient. Ils ont tou-
jours été le parti de la dérision. Ils raillaient. Ils rica-
naient. C'est leur fort. Ils disaient à l'École Normale
et dans tout ce milieu de l'École Normale : On a vu
paraître le premier. On ne verra jamais paraître les
autres. Ils riaient aux éclats dans leur grosse face
pseudo-bismarckienne. On a vu paraître le premier. On
ne verra jamais paraître le deuxième. Ils mentaient.
On a vu paraître le deuxième et un certain nombre
d'autres depuis.
Quand est parue la première .Jeanne d'Arc, je veux
dire le premier mystère, le mystère de la Charité de
Jeanne d'Arc, le Parti Intellectuel dit : On a vu paraître
la première. On ne verra jamais paraître la deuxième.
Ils mentent. On verra paraître la deuxième et un
certain nombre d'autres.
On ne verra pas paraître la deuxième. Ils ne sont pas
169 Laudet. — 10
Cahiers de la Quinzaine
si malins. Ils n'ont jamais rien empêché. Ils peuvent
nous faire beaucoup de mal. On l'a vu. Ils peuvent
nous faire beaucoup souffrir. On l'a vu. On le voit.
Mais ils ne nous empêcheront pas de produire. Il y a
dans la race de producteur une force qui vainc tout.
J'étais assez ridicule en effet quand parut le premier
cahier de la première série. Sans un sou, malade, (gei-
gnard comme dit Rudler), tralii, abandonné de toutes
parts j'entreprenais de remonter ensemble tous les cou-
rants de basse démagogie politicienne qui sortaient de
partout comme des eaux sales pour corrompre le drey-
fusisme, pour profiter de l'affaire Dreyfus. Aujourd'hui
ces démagogies, qui sont proprement les mêmes, qui
sont proprement les démagogies intellectuelles, se sont
ressaisies. Elles veulent tenter le même assaut. Elles
trouveront la même résistance. Ce que nous avons fait,
ce que nous avons réussi quand nous n'étions rien,
nous le ferons peut-être encore aujourd'hui que nous
sommes quelque chose.
Le calcul du Parti Intellectuel était double, était à
double révolution. On montait cette cabale au dévelop-
pement de laquelle nous assistons depuis bientôt un an.
Et alors de deux choses l'une. Ou bien je ne répondais
pas et on espérait nous écraser sous cette cabale. Ou
bien je répondais, je perdais mon temps à répondre, je
ne travaillais pas, et la deuxième Jeanne d'Arc ne
paraissait pas tout de même. Ce double calcul est dou-
170
M. RUDLER
blement déjoué. Je réponds. Et il faut espérer que la
deuxième Jeanne d'Arc paraîtra tout de même. Ils n'ont
pas évité les principaux écueils de leur conception.
M. Laudet non plus n'a point évité les principaux
écueils de sa conception. Il y a en effet un point, il faut
qu'il y ait un point qui soit bien acquis, c'est un point
de méthode, c'est que je sais beaucoup trop bien mon
métier d'homme d'action pour me laisser embarguigner
jamais, embaragouiner à la signature de quelque
comparse. Ce n'est pas la première fois que je suis
l'objet d'un guet-apens. Je commence à savoir. C'est
une des premières leçons que j'ai reçue de notre maître
M. Sorel il y a douze quinze ans, du temps que je
commençais mon deuxième apprentissage, (le seul qxii
compte, l'apprentissage de la méchanceté des autres),
et le Parti Intellectuel se chargeait de me dresser. Il
faut lui rendre cette justice, (au Parti Intellectuel) que
d'ailleurs il ne le faisait pas gratuitement. Si vous
voulez travailler tranquille, me disait M. Sorel, (on
pense que je voulais travailler tranquille), quand vous
voyez, quand vous sentez qu'on vous monte un
coup, une cabale, tous ces gens-là sont généralement
pleutres et sournois, ne lanternez pas; ne vous laissez
pas lanterner; dans une revue; ne vous laissez pas
arrêter à celui qui signe l'article. Vous comprenez. Si
on lui fait signer l'article, à celui-là, c'est justement
parce que l'on pense qu'ayant moins de volume il est le
moins vulnérable. Allez droit à la tête, à l'auteur de la
171
Cahiers de la Quinzaine
cabale, au directeur de la revue, et descendez-le. Après
on vous laissera la paix.
J'ai constamment appliqué cette méthode et je m'en
suis toujours trouvé bien. Tout ce que nous deman-
dons, nous autres écrivains, nous autres producteurs,
je puis peut-être le dire, c'est de travailler tranquilles.
Mais si quelque mauvais garnement vient nous faire
du chahut dans l'atelier] et vouloir nous saboter notre
travail, nous pouvons peut-être retrouver assez de
vigueur pour prendre l'intrus par les deux épaules et
le mettre à la porte. Cette vigueur que nous employons
généralement à travailler, par une opération magique,
monsieur Laudet, nous pouvons en transformer une
partie, (nous avons un petit transformateur breveté),
en vigueur de combat.
Qu'on nous laisse la paix, c'est tout ce que nous
demandons. Qu'on nous laisse tranquilles. Qu'on nous
laisse travailler. Mais si on nous dérange, au moins
nous ferons qu'on ne nous aura pas dérangés pour rien.
J'ai suivi cette méthode il y a dix ans et nous y avons
gagné dix ans de paix. Puisqu'on m'a dérangé cette
année, je suivrai cette méthode de telle sorte que
nous y gagnerons dix nouvelles années de paix. Je
veux un nouveau décennat. Je suis modeste. Je l'aurai.
Ce qui perd M. Laudet, c'est qu'il est trop jeune. Je
veux dire trop nouveau venu dans les lettres. S'il savait
les précédents, s'il avait connu les histoires d'il y a
dix ans, il est probable qu'il aurait cherché une victime
172
M. RLDLER
un peu moins récalcitrante. Je sais bien qu'aujourd'hui
M. Laudet aimerait mieux que tout ceci n'eût pas eu
lieu. Mais puisqu'il m'a dérangé je puis lui assurer, —
(ou l'assurer), — qu'il ne m'aura pas dérangé pour rien.
C'est cette méthode que j'ai appliquée il y a dix ans.
C'est cette méthode que j'ai constamment tenue prête.
C'est cette méthode que j'appliquerai cette année. Je
ne connais que les têtes. Je ne connais pas Ménélas.
Ni Pénélope. Je connais Rudler et je ne connais que
Rudler. Et s'il est nécessaire j'irai plus haut que
Rudler encore, j'atteindrai plus haut, j'irai jusqu'à
quelque tête couronnée. Je monte toujours. Je ne
descends jamais. Je ne connais pas M. le Grix. Quand
même on me ferait déjeuner vingt-sept fois avec lui, je
ne le connais pas, je ne veux pas le connaître. Je
connais M. Laudet. Je ne connais que M. Laudet. Je
ne veux connaître que M. Laudet. Autrement ce serait
trop commode. Si M. le Grix réclame son droit à
l'existence et tout ce qui s'ensuit, il passera deuxième.
Il se mettra derrière son patron.
Comme M. Sorel me l'a dit quand j'étais jeune, ainsi
je me retourne et je le dis à mon tour à tout jeune
homme qui voudrait fonder une institution, une entre-
prise, une maison, une œuvre et qui naturellement
serait aussitôt assailli de cabales démagogiques.
Frapper à la tête. Ce n'est pas tout à fait le mot de
1^3 Laudet. — lo.
\in nouveau théologien
César. Frapper au visage. — Non : feri vultum; sed :
feri caput. Frapper à la tête. Et alors ne pas y aller de
main morte. Ne pas se battre pour la frime. Toute cette
vigueur que ces jeunes gens déploient pour l'encense-
ment, la déployer pour l'enfoncement. Tout ce courage
qu'un Sudre déploie pour manœuvrer l'encensoir sur le
nez de M. Brunot, le déployer pour casser sur les
mêmes sortes de nez d'autres sortes d'encensoirs. (Ce
qui rend tout à fait comique l'opération dudit Sudre,
c'est que quand M. Brunot est conduit à parler dudit, il
ne manque jamais de le juger ainsi : Ah oui, dit-il,
Sudre, c'est encore un de ces nécrophages. (Enfin un de
ces insectes qui vivent de cadavres). — Et pendant ce
temps le Sudre tremblant se dit : Est-ce qu'au moins le
patron trouvera que je lui ai fait assez de compliments
dans mon papier).
Non que je ne distingue entre les deux agressions
que nous avons à repousser simultanément. Quand le
Parti Intellectuel nous attaque avec cette violence, et
cette mauvaise foi, et cet acharnement, il fait son
devoir pour ainsi dire, il fait son métier, il fait son
office. Il reste fidèle à son caractère propre. Il reprend
une lutte qui date de plus de dix ans, un nouveau siège
de Troie, plus long que le siège de Troie, une lutte plus
que décennale, une lutte qu'il perd depuis plus de dix
ans. C'est son affaire. Nous sonunes à ses ordres.
Mais quand M. Laudet, quand la Revue hebdomadaire
choisit pour se jeter sur nous exactement le même
M. FERNAND LAUDET
temps que d'autre part le Parti Intellectuel prend pour
se jeter sur nous, j'ai le droit, j'ai le devoir de dire que
cette coïncidence est extrêmement suspecte.
Samedi 12 août iQi i. — La preuve que ma méthode
a du bon, et que souvent elle force l'auteur, elle force
la tète à se démasquer, c'est que M. Laudet me répond
aujourd'hui dans son numéro 32, daté d'aujourd'hui,
sous ce titre : un disciple de Péguy . C'est le moment
de reprendre nos paragraphes.
Je dirais que ma méthode est celle qui fait sortir le
loup du bois, si le loup n'était depuis Vigny et même
avant un animal noble.
§ 264. — Enfin j'ai quelqu'un devant moi. — « Le
Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université,
écrit M. Laudet, du 20 juillet igii, qui parait à
Coutances et qui, de son aveu, a igo abonnés, parmi
lesquels trente-trois abonnés fermes n'ont pas encore
acquitté leur abonnement,... ». — M. Laudet s'amuse
beaucoup de ce Bulletin qui paraît à Coutances, qui de
son aveu a 190 abonnés, parmi lesquels trente-trois
abonnés fermes n'ont pas encore acquitté leur abon-
nement. Ceci est à la page 271. Il y revient à la page
2^3 : « d'autre part Péguy n'en est pas réduit à ne
trouver d'hospitalité pour sa prose qu'à Coutances dans
le Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université
qui a igo abonnés, parmi lesquels 33 abonnés fermes
n'ont pas encore acquitté leur abonnement. » Ce
17S
un nouveau théologien
doublon ne lui suflBt pas. Il raille. Il jubile. Il est comme
Rudler. Lui non plus il n'est pas un geignard. Il est
façonné d'autre sorte. Il recommence à la 2^8 : « Le
journal qui a publié cette pauvre littérature, c'est-à-
dire le Bulletin des Professeurs catholiques de l'Uni-
versité, qui n'a que igo abonnés fermes dont 33 n'ont
pas encore acquitté leur abonnement,... ». On sent qu'il
y tient. Il est fasciné par ces 190 abonnés dont 33. Ce
n'est pas un homme qui fait deux fois la même plaisan-
terie. Il ne la fait que trois fois. Il n'est pas comme
moi. Il n'est pas lourd dans ses plaisanteries.
Les abonnés du Bulletin, (les 190 abonnés, moi aussi),
savent que Lotte se fait un devoir, (ne se considérant
que comme un simple gérant), de rendre compte régu-
lièrement à ses abonnés de la situation du Bulletin. Je
pense qu'il le fait régulièrement dans tous ses numéros.
En tout cas il l'a fait dans son numéro 7, du 20 Juillet
191 1. Il devait d'autant plus le faire dans ce numéro
que ce numéro 7, du 20 Juillet 191 1 était le dernier
numéro de son année scolaire, le numéro qui fermait
son année avant son départ en vacances. Il fit donc
suivre mon communiqué d'une correspondance , comme
il le fallait pour mettre à jour le courrier du journal, et
d'une note de gérance. Je lis dans cette note de gérance,
sous la signature E.-J. L., qui pour tout Coutances veut
dire Joseph Lotte, les lignes suivantes :
... « J^ous comptons à ce jour :
Abonnés fermes : igo (parmi lesquels Mgr. l'Arche-
vêque d'Avignon et Mgr. l'Évêque d'Évreux).
i;6
M. FERNAND LAUDET
Abonnés possibles : 6ii.
Recettes globales : 1,002 fr. 45.
Dépenses globales : 1,211 fr. 10 (y compris bien
entendu les frais d'établissement et d'envoi de ce
numéro exceptionnel).
N. B. — 33 abonnés fermes des premiers mois n'ont
pas encore acquitté leur abonnement. Qu'ils se libèrent
dès octobre.
E.-J. L. »
C'est cette note de gérance qui a eu le don de mettre
en joie notre cousin Laudet. Au moment même où les
pataquès de notre cousin le Grix commençaient à
l'inquiéter, cette note de gérance l'a soudain rasséréné.
Elle a eu la vertu de le rasséréner. Ces abonnés fermes
et ces abonnés possibles, ces igo et ces 611, et ces
33, ces nombres fatidiques, et ces recettes globales, —
(petit globe), — et ces dépenses globales, ces misérables
recettes et ces misérables dépenses, tout cela a paru du
dernier ridicule à M. Laudet. Jusqu'à cette phrase qu'il y
a dans le paragraphe précédent, cette attention pour les
abonnés pauvres. Il faut voir comme le gaillard s'esbau-
dit. Il est gai z'et content, monsieur Laudet. Son toit
s'égaye et rit de mille odeurs divines. Il faut voir comme
il se fiche de ces 190 abonnés fermes, (il est vrai qu'en se
fichant de ces 190 abonnés fermes dans la parenthèse
il se fiche aussi, dedans, de Mgr. l'Archevêque
d'Avignon et de Mgr. l'Évêque d'Évreux, qui y sont
inclus, mais il ne s'en aperçoit pas, il est tout à la joie).
un nouveau théologien
C'est ce Lotte surtout qui lui paraît un imbécile.
Comment, voilà un garçon qui a un Bulletin catho-
lique, qui écrit pour des catholiques et il n'a pas encore
su en soutirer des rentes. Il entend que son Bulletin
pour ainsi dire mène littéralement une vie chrétienne.
Catholique il a, il gère gratuitement un Bulletin
chrétien, un Bulletin pauvre. Quel scandale pour
M. Laudet. Et lui-même, Lotte, ayant, gérant ce
Bulletin il fait tranquillement sa classe au lycée, il
enseigne aux jeunes citoyens le latin, le français, peut-
être le grec, il continue, il fait son métier, il fait tran-
quillement sa classe de sixième ou de cinquième au
lycée, à moins que ce ne soit sa classe de quatrième,
enfin sa classe de grammaire. Comme on sent que
M. Laudet méprise un pareil imbécile.
1,002 fr. 45. — 1,211 fr. 10. — Évidemment quand
on est M. Laudet, quand on a vingt mille, trente mille,
quarante mille abonnés, (on ne sait jamais avec les
Revues, excepté avec le Bulletin de Lotte et les Cahiers
de la Quinzaine et quelques autres petites Revues),
vingt, trente, quarante mille abonnés à vingt et trente
francs et non plus à six francs, quand on est une grosse
puissance sociale, quand on a donc un budget de
quatre ou cinq cent mille francs, et qui passe peut-
être le million, quand on a un gros volume social,
comment ne pas mépriser ce budget d'un millier de
francs. M. Laudet est convaincu que nous allons jouer
le pot de terre contre lui qui va jouer le pot de fer. Cela
le fait rire. 11 a raison de connaître La Fontaine. Ça
peut beaucoup servir. Mais il n'y a pas seulement
La Fontaine et ses fables. Il y a une vieille histoire
178
M. FERNAND LAUDET
dans une tout autre sorte de fabuliste. (Et encore peut-
être pas tout à fait si autre que cela, puisque ce
La Fontaine était fanatique d'un de ces anciens).
M. Laudet la connaît peut-être. Il la cherchera au livre
des Rois, livre I, chapitre XVII, verset 4> (on ies a
mis en versets) :
... ce il étoit de Geth, & il avoit six coudées & un
palme de haut.
5. Il avoit en tête un casque d'airain ; il étoit revêtu
d'une cuirasse à écailles, qui pesoit cinq mille sicles
d'airain.
6. Il avoit sur les cuisses des cuissards d'air^ain ; & un
bouclier d'airain lui couvroit les épaules.
7. La hampe de sa lance étoit comme ces grands bois
dont se servent les tisserans ; & le fer de sa lance pesoit
six cens sicles de fer : & son Ecuyer marchoit devant
lui. »
M. Laudet connaît la suite. M. Laudet connaît la fin.
M. Laudet fera bien de suivre la version française de
(( Monsieur le Maistre de Saci ». Elle a une innocence
admirable.
Pendant que nous y sommes et que M. Laudet exerce
son mépris de gros volume, je lui demande instamment
de me comprendre dans ce mépris où il enferme Lotte.
On ne saurait être en meilleure compagnie. Et de com-
prendre les cahiers dans ce mépris où il enferme le
179
un nouveau théologien
Bulletin. Car les cahiers sont, dans leur genre, une
revue aussi pauvre, peut-être plus pau\Te que le Bulle-
tin. Cette année autant que jamais, monsieur Laudet,
les cahiers oscillent de neuf cents à onze cents abonne-
ments.
§ 265. — Puisque M. Laudet veut absolument assurer
l'existence à M. le Grix, j'y consens. M. le Grix n'y
gagnera peut-être pas. M. Laudet non plus. Dans ce
système et sans rien engager du fond du débat nous
nommerons pour le bon ordre article de M. le Grix celui
auquel répond le communiqué et article de M. Laudet
celui auquel je réponds en ce moment même.
«r Quoi qu'il en soit, dit M. Laudet, il est intéressant,
ne serait-ce que pour défendre la liberté de la critique,
de remettre les choses au point. »
M. Laudet sait très bien qu'il ne s'agit aucunement,
dîms tout ce débat, de la liberté de la critique. La
liberté de la critique n'est pas en cause. Quand même
je le voudrais, je ne vois pas bien comment je m'y pren-
drais pour empêcher M. le Grix d'écrire chez M. Laudet.
Seulement si la liberté de la critique joue pour M. le
Grix et pour M. Laudet elle joue également poiir moi.
M. Laudet et M. le Grix ont cent fois le droit de critiquer
mes textes. Mais ensuite, quand ils ont fini, ou quand
ils en ont fini une partie, ou quand ils ont fini de com-
mencer, j'ai bien le droit, à mon tour, de considérer, de
traiter leur critique comme un texte et de la critiquer.
11 n'y a pas vm privilège de critique. M. Laudet et M. le
i8o
M. FERXAND LAUDET
Grix ne peuvent pas m'empêcher de me faire critique.
Je ne les empêche pas de se faire écrivains.
Qu'est-ce que ça veut dire, la liberté de la critique. Je
crois que nous sommes libres, de nous critiquer. Quand
même je le voudrais, la liberté de la critique est hors de
mon atteinte.
§ 266. — Avec sa liberté de la critique M. Laudet
détourne le débat. Ou enfin essaye de le détourner. Je
ramènerai M. Laudet. J'ai accusé, j'accuse M. Laudet
de tenter d'opérer un détournement des consciences
fidèles. C'est clair, (comme disait l'autre). M. Laudet ne
peut pas me demander de refaire ici et perpétuellement
mon communiqué . Qu'il apprenne à lire un texte. Je ne
puis que confirmer ici, en beaucoup moins bons termes,
ce que j'ai mis, ce que j'ai prouvé tout au long de mon
communiqué : M. Laudet veut opérer un détournement
des consciences fidèles. Il fait, il veut faire littéralement
ime prévarication, im abus de confiance spirituel qui
dans sa pensée peut avoir, doit avoir pour lui d'heu-
reuses conséquencesmatérielles. Je me résume. M. Laudet
veut tenter l'opération suivante, apparemment spiri-
tuelle, réellement temporelle, si je puis dire, en im
certain sens propre de ce mot temporel. M. Laudet a
beaucoup d'abonnements, — (est-ce là de la « diffaw.a-
tion », monsieur Laudet). — M. Laudet a une grosse
clientèle bourgeoise. Plutôt libérale, comme on dit,
c'est-à-dire généralement plutôt voltairienne, renanienne
par les côtés inférieurs de Renan, enfin inchrétienne.
Je n'y vois pour ma part aucune sorte d'inconvénient*
Il faut qu'il y ait des Revues pour tout le monde et ce
l8l Laudet, — ii
un nouveau théologien
n'est certainement pas moi qui dirai le contraire. II faut
que tout le monde gagne sa vie. En travaillant. Il faut
que tout le monde vive. Sera-ce diffamer, monsieur
Laudet, sera-ce commettre une ce diffamation » que
d'avancer qu'U faut que M. Laudet vive ; et avec lui et
derrière lui qu'il faut que la Revue hebdomadaire vive.
M. Laudet voudrait accroître son fonds de commerce.
Je ne vois aucim mal à cela. Moi aussi je voudrais bien
accroître le mien. J'ai trop le respect du commerce, et
de l'industrie, et de l'agriculture, pour trouver à redire
à ce que M. Laudet veuille étendre ses affaires. Il vou-
drait bien doubler sa clientèle. A sa clientèle actuelle,
à sa grosse clientèle bourgeoise dite libérale, voltai-
rienne, renanienne par les bas-côtés, — (je n'écris pas
par les bas côtés), — combiste enfin et plus ou moins
inclirétienne et antichrétienne il voudrait bien s'adjoindre
une grosse clientèle bourgeoise chrétienne, — (autant
que ces mots peuvent aller ensemble, c'est-à-dire, j'en
conviens, très peu ou pas du tout je l'avoue). — C'est
ici que l'opération se gâte. Car les positions sont prises
de telle sorte, et pour l'éternité, qu'il ne peut y arriver
qu'en trompant, — (en essayant de tromper), — les uns
et les autres. C'est ce que j'ai dit, c'est ce que je main-
tiens, c'est ce que j'ai mis, c'est ce que j'ai prouvé tout
au long de mon communiqué. M. Laudet ne peut pas
me demander de refaire indéfiniment mon communiqué.
M. Laudet a beau faire. II n'est point le maître des
situations. Son intention est louable, commercialement.
— (Elle le serait peut-être moins moralement et en phi-
losophie). — Mais il ne peut pas contenter les deux
clientèles. Il ne peut songer à vouloii* cumuler les deux
i8a
M. FERNAND LAUDET
clientèles qulen ayant l'intention de tromper l'une et
l'autre. Aux rationalistes, — (comme ils se nomment),
— il n'offrira jamais qu'une raison frelatée. Aux chré-
tiens, — (on vient de le voir), — il n'offrira jamais
qu'une foi frelatée.
Que M. Laudet le veuille ou non, le monde et la réalité
ne se rue point encore aux pieds de M. Laudet. Il y a
ceux qui sont chrétiens et pour qui la Jeanne d'Arc de
M. Anatole France est égale à zéro, — (et encore certai-
nement infiniment plus dangereuse que zéro), — et il y
a ceux qui ne sont pas chrétiens et pour qui la Jeanne
d'Arc de M. Anatole France est tout. Épuise la réalité.
M. Laudet essaiera en vain de concilier ces deux clien-
tèles. Il sera conduit à les trahir l'ime et l'autre, il sera
forcé de les trahir l'une et l'autre.
J'ajoute aussitôt que ceux qui seront toujours les plus
trahis, dans cette combinaison, dans toute combinaison
de cette nature et de ce modèle, ce seront toujours les
catholiques. On l'a vu amplement par cet article de
M. le Grix. D'abord c'est leur habitude. Ensuite c'est
une sorte de loi. Quand on fait de ces falsifications et
de ces sophistications de denrées alimentaires, quand
on fait de ces mélanges et, comme disent nos typos, de
ces mastics de publics, ce sont toujours les cœurs fidèles
qui sont contaminés, ce sont toujours les cœurs fidèles
qui sont lésés, qui reçoivent une atteinte. L'impur tache
toujours le pur, le pur, hélas, ne purifie point l'impur.
On l'a bien vu par cet article de M. le Grix, où l'opération
n'a point consisté à faire croire aux amis de M. Anatole
France que la Jeanne d'Arc des Procès, que la Jeanne
d'Arc de notre populaire Histoire de France, que la
i83
un nouveau théologien
surnaturelle Jeanne d'Arc, enfin, que sainte Jeanne
d'Arc était historique, mais où naturellement elle a
consisté au contraire à vouloir faire croire aux chrétiens
que la Vie de Jeanne d'Arc, de M. Anatole France, était
une pieuse et laïque exégèse.
Je ne puis que m'en tenir à la position que j'ai expo-
sée dans le communiqué et qui sur ce point a toujours
été la mienne. Je ne puis que confirmer ce que j'ai posé,
en de beaucoup meilleurs termes, dans le communiqué.
Le commencement, ou plutôt l'avant-commencement de
toute conversation, de tout propos, de toute guerre, —
(qu'il y a une première et une deuxième loyauté de la
guerre), — de toute entrée en matière même, de toute
alliance, de toute amitié, de toute paix, c'est d'abord
que d'abord chacun soit ce qu'il est, loyalement, sincè-
rement, clairement, sérieusement; que chacun soit
proprement ce qu'il est. L'être qu'il est. Et le plus pro-
fondément qu'il le peut. Alors on peut causer. Alors on
peut voir. Alors on peut être. Alors, mais alors seule-
ment. Celui qui fait des brouillages, des contaminations
et des mastics, des micmacs et des chevauchements,
celui qui rompt les parenthèses n'est pas criminel seule-
ment envers ceux qu'il contamine ou fait contaminer. Il
est criminel envers tout le monde parce qu'il est criminel
envers tout le système. Il blesse tout le système. Il
empêche le propos même, la conversation, la guerre, la
paix, l'existence, l'être, tout. Il ne frelate pas seulement
ceux qu'il frelate. 11 frelate ensemble les amis et les
ennemis de ceux qu'il frelate et les tiers de ceux qu'il
frelate et ensemble les témoins et ensemble tous les
autres. Tout.
184
M. FERNAND LAUDET
§ 267. — Ce grief me paraît infiniment grave et
M. Laudet a peut-être tort de regretter que sur cette
matière j'aie fait un communiqué. Ce communiqué au
contraire l'a sauvé de quelques vivacités que j'eusse
certainement laissé passer dans un article ordinaire.
Ce grief, ce premier crimen, ce premier chef d'accusa-
tion est selon moi tellement grave que ce que je veux
dire à présent n'a plus qu'une importance évidemment
secondaire, n'est plus qu'une trahison du deuxième
plan. D'autant que j'en suis plus particulièrement la
victime et qu'une simple décence m'interdit de trop y
insister.
Voici ce que je vais dire. Il y a une première dupli-
cité, une première trahison de M. Laudet qui est à mon
sens infiniment grave parce qu'elle porte sur la foi et
en matière de foi et qu'elle porte atteinte à la chré-
tienté même. Il y a une deuxième duplicité, une deuxième
trahison de M. Laudet, infiniment moins grave, j'en
conviens, secondaire, j'en conviens, sérieuse tout de
même, parce qu'elle porte sur la culture et qu'elle porte
atteinte à nos humanités.
Que M. Laudet ne fasse pas l'ignorant. Qu'il ne se
fasse pas plus ignorant que nous ne sommes. M. Laudet
sait fort bien que l'année qui vient de finir s'achevait
sur une bataille acharnée entre le Parti Intellectuel et
le reste de la nation. Que ces vacances ne sont qu'une
courte trêve. Que l'année qui va s'ouvrir est déjà toute
chaude d'avance. Qu'elle n'attend que de s'ouvrir.
Qu'elle ne demande qu'à s'ouvrir. Que dès son prin-
cipe, dès son début nous allons assister, je veux dire
que j'espère bien que nous allons participer à la re-
i85
un nouveau théologien
prise, au recommencement de cette lutte acharnée, à
peine interrompue. Qu'on a rarement vu autant d'achar-
nement, autant de passion, autant de violence, autant
de ressentiment, autant de haine, — (ce qui est malheu-
reusement généralement bon signe), — autant d'amour.
Spirituel. Qu'une fois de plus la France montre qu'elle
est le grand pays, le terrain né des batailles spiri-
tuelles, des haines spirituelles, des révolutions spiri-
tuelles. Que porté en particulier sur la question du
latin, et sur la question du français, — (et sur la ques-
tion du grec), — ce grand débat porte très profondé-
ment sur toute la culture, à une profondeur la plus
profonde, et que c'est la culture même qui est en cause,
comme aux heures les plus graves des dangers d'écra-
sement de la culture par la barbarie.
D'autre part que M. Laudet ne fasse pas l'ignorant.
Qu'il ne se fasse pas plus ignorant que nous ne sommes.
D'autre part M. Laudet sait très bien qu'à tort ou à
raison les Cahiers de la Quinzaine et moi sommes ou
si l'on veut sont ce qui est le plus en butte aux atta-
ques, aux \àolences, aux perfidies, aux offenses, aux
campagnes, aux cabales, aux ignominies, à tous les
coups du Parti Intellectuel. Dans ce grand débat qui
met d'un côté le Parti Intellectuel conjuré pour la domi-
nation spirituelle et ensemble temporelle de ce peuple,
sur ce peuple, et de l'autre côté tout le reste de la
nation enfin révoltée, à tort ou à raison les cahiers sont
ce qui est le plus assailli, le plus violemment, le plus
sournoisement, le plus dangereusement par le Parti
Intellectuel. Nous sommes la forteresse la plus assaillie.
C'est contre nous que le Parti Intellectuel déploie, et
i86
M. FERNAND LAUDET
replie, sa plus virulente haine, — (et il y est compétent,
en haine), — cette haine que ne connaissent point tous
ceux qui n'ont point eu le contact du Parti Intellectuel,
tous ceux qui n'y ont point directement passé, cette
haine qui ne peut avoir d'égale que certaines haines
ecclésiastiques. Nous sommes la forteresse la plus
assaillie. La plus \'iolemment, la plus sournoisement;
la plus dangereusement, la plus mauvaisement. Nous
aussi, et sur ce terrain, nous sommes aux marches
extrêmes. C'est un grand honneur pour nous, et qui
nous impose de grands devoirs. Le plus dangereuse-
ment, le plus mauvaisement, le plus haineusement on
vient de le voir encore par le coup de ce Daumélas.
Pourquoi le Parti Intellectuel est-il aussi furieusement
acharné à notre perte, d'une haine aussi profonde, aussi
sourde, aussi tenace, venant d'aussi loin, aussi profon-
dément sincère, il y en a vingt raisons qu'il serait aisé
de développer. Mais c'était, mais ce serait un travail
historique. Nous sommes ses plus anciens et ses plus
fermes ennemis. Les plus anciens. Ces cahiers étaient à
peine fondés que déjà, seuls, pauvres, nuds nous entre-
prenions de lutter contre ce Parti qui préparait et offi-
ciellement et sournoisement, — (les deux peuvent aller
ensemble), — l'abaissement de tout un peuple, l'abais-
sement mental, intellectuel, — (car, par un phénomène
assez singulier, le Parti Intellectuel est le parti de
l'abaissement intellectuel même, le parti qui est contre
l'intelligence), — l'abaissement moral et de cœur et
d'esprit, l'abaissement de race même. Le Parti Intel-
lectuel en riait beaucoup alors. 11 en faisait des gorges
chaudes. Nous n'étions rien, et eux ils avaient quel
187
un nouçeaii théologien
immense bateau. — L'heure est venue de payer. Il
paraît que depuis quelque temps ils rient beaucoup
moins.
D'autres sont venus. Un grand peuple s'est ressaisi.
Que si le Parti Intellectuel nous considère comme son
ennemi le plus dangereux, il doit savoir, c'est un grand
honneur qu'il nous fait. En tout cas nous sommes celui,
ou ceux, à qui ils en veulent le plus. Et ils savent en
vouloii\ Il y en a une raison profonde. C'est que j'ai
passé par leur école. Ils ont contre moi cette haine
infernale de camarades, la plus basse invention qu'il y
ait jamais eu. Qui sait, ils avaient peut-être formé le
projet insensé de m'entraîner dans leur complot de
domination, dans leur entreprise, dans leur pernicieuse
entreprise de l'abaissement de tout un peuple. Ces
grands savants connaissaient mal les caractères. Ces
grands psychologues et sociologues n'étaient guère
forts en psychologie. Ces maîtres ne connaissaient
point leurs élèves. Ces camarades ne connaissaient
point leurs camarades. Ces grands savants ne connais-
saient point les hommes.
Qu'ils ne s'abusent point d'ailleurs. Ils n'ont parmi
les anciens élèves de notre ancienne École, — Scholae
olim Normalis olim aluinni, — qu'une infime minorité.
Tout l'enseignement secondaire est avec nous, sauf
les quelques clients méprisés qu'ils s'y ménagent de
promotion en promotion. Les deux tiers de l'Enseigne-
ment Supérieur sont avec nous, tout ce qui est plus
préoccupé de travailler que de venir à Paris.
Là n'est pas leur force. On ne saurait trop le répéter,
leur force n'est pas dans l'enseignement. Leur force
M. FERNAND LAUDET
est dans une sorte de maçonnerie extrêmement bien
organisée ; leur force est une sorte de force de gouver-
nement à la fois officiel et occulte. Dans une attention
constante et sournoise à accaparer, à usurper tout
ce qu'ils peuvent du gouvernement de l'État. Et
non seulement de l'État, mais tout ce qui est
corps, situation, position, établissement temporel-
spirituel. Mais là leur force est immense, on ne
saurait trop le répéter, et ménage de cruelles sur-
prises à ceux qui ne veulent pas la voir, ou qui ne
veulent pas la voir toute, qui ne veulent pas croire
qu'elle est immense. Un exemple récent l'a durement
montré. S'il y avait un corps que l'on croyait qui
avait échappé à la domination du Parti Intellectuel,
c'était bien l'Académie Française. Or l'Académie
Française voulait l'année dernière, enfin dans le
courant de la dernière année scolaire, fonder un grand
prix qui honorât les lettres françaises, qui marquât
expressément le rang que les lettres doivent occuper
dans une société comme la nôtre. Le Parti Intellectuel,
mal rassemblé, ne put arriver à temps pour empêcher
la création du prix. Il se ressaisit vite. La tyrannie
est toujours mieux organisée que la liberté. Le Parti
Intellectuel décida que le prix ne serait pas attribué.
On sait assez que le Parti Intellectuel n'a pas de plus
grand ennemi que les Lettres : les Lettres grecques;
les Lettres latines; les Lettres françaises. Le Parti
Intellectuel résolut que le prix ne serait pas attribué.
Il ne l'a pas été. On réussissait ainsi deux coups.
Premièrement on discréditait les Lettres dans leur
ensemble, en corps, on les montrait incapables de
189 Laudet. — u.
un noiweau théologien
recevoir, de se faire attribuer, décerner un prix expres-
sément fondé pour elles. Deuxièmement on tentait de
discréditer l'écrivain, quel qu'il fût, à qui l'Académie
pouvait penser pour l'attribution de ce prix. Or cet
écrivain, il suffisait qu'il fût un écrivain pour être xm
ennemi né du Parti Intellectuel.
La preuve est faite. Quand je disais aux nouveaux :
Vous ne savez pas combien ils sont puissants. Je les
connais. Il y a vingt ans qu'ils sont sur moi. Méfiez-
vous. — les enfants riaient, disant : C'est un vieux. Il
veut faire valoir ses campagnes. Il exagère l'ennemi. —
A présent ils ont vu. La preuve est faite. Ou encore on
précisait : Vous les voyez partout, me disait-on. Eh bien
oui, on vous accorde qu'ils ^nt très forts chez eux. Ils
sont très forts en Sorbonne. Ils sont souverains pour
faire une nomination dans l'Enseignement Supérieur.
Hors de là on ne les connaît pas. Ils n'existent pas. Ils
ne sont rien dans le monde. Ils ne sont rien à Paris. —
L'expérience est faite, sur un bon exemple, — (ai-je
encore le droit de dire sur un exemple éminent), —
qu'ils ne sont rien dans le monde. Aujourd'hui la preuve
est faite, publique. Il a suffi qu'un ordre vînt, porté par
M. Lavisse. Il a suffi qu'un ordre du Parti Intellectuel
fût apporté, parti de la rue d'Ulm, pour que l'Académie
fléchît, pour qu'une résolution, pour qu'un vote presque
solennel, pour qu'une institution de l'Académie fût abo-
lie, fût nulle, fût non av§nue. Pour que la volonté de
l'Académie fléchît. En somme pour que l'Académie se
déjugeât.
Tout cela n'est peut-être que misère, j'y consens, en
190
M. FERNAND LAUDET
comparaison de l'autre opération que je reproche à
M. Laudet. Je consens que les matières de la foi sont
infiniment graves et que toute tentative de contamina-
tion de ces matières est infiniment grave. Mais je crois
aussi et d'autre part que les matières de la culture sont
graves, très graves, infiniment sérieuses et que toute
tentative de contamination de la culture est grave, très
grave, infiniment sérieuse. Or en nous assaillant à cette
date et en ces termes, M. Laudet a commis envers la
culture une trahison de même ordre, sur un autre plan,
et de même forme que celle qu'il avait commise contre
la foi.
Que M. Laudet le veuille ou non, les positions sont
prises, les partis sont engagés. Il n'y a pas trois armées
ennemies entre elles trois sur un champ de bataille. Il
n'y a pas trois armées ennemies telles, ainsi définies
qu'elles se battent, sur un même champ de bataille,
chacune contre les deux autres ensemble et séparément.
Sur un champ de bataille il n'y a qu'une ligne de
bataille, acies, et de part et d'autre une et une autre
armée. Ennemies. En ce sens et sur ce terrain on n'est
pas ennemi à trois.
Après cette courte trêve des vacances, qui n'est même
pas une trêve pour tout le monde, on le voit, une bataille
va recommencer, une des plus ardentes batailles spiri-
tuelles que l'on ait vu depuis longtemps. Il n'y aura
qu'une ligne de bataille, acies, et de part et d'autre une
et une autre armée. Ennemies. D'un côté il y aura le
Parti Intellectuel et de l'autre tout le reste de la nation.
Tout le reste d'un peuple enfin, réveillé. La lutte n'est
191
un nouveau théologien
point inégale. Ou si elle l'est elle l'est en sens contraire
de ce que l'on veut dire. Car le Parti est organisé et le
peuple n'est pas méfiant.
Cela étant, telle étant la situation je dis que M. Laudet
et la Revue hebdomadaire, en nous assaillant, nous, en
cette (même) forme, qui est exactement la forme où le
Parti Intellectuel nous assaille ; dans ces (mêmes)
termes, qui sont exactement les termes où le Parti
Intellectuel nous assaille ; à cette (même) date, qui est
exactement la date où le Parti Intellectuel nous prépa-
rait ce nouvel assaut ; nous qui sommes les plus
assaillis de l'ennemi, les plus battus du Parti Intellec-
tuel, je dis qu'en se livrant précisément à cette opéra-
tion, en procédant à cet assaut, en cette forme, en ces
termes, à cette date, M. Laudet s'est livré à une opéra-
tion extrêmement suspecte.
Je sais combien la foi est infiniment grave. Je sais
aussi que la culture est infiniment sérieuse. J'espère
d'ailleurs montrer, dans mon dialogue de l'histoire et
de l'âme charnelle, que de la culture à la foi il n'y a
point, il n'y a aucunement contrariété, mais au con-
traire accointance profonde, parenté profonde, profonde
nourriture de la culture pour la foi, littéralement une
vocation, une destination profonde de la culture pour
la foi.
Ce que M. Laudet fait pour la foi : donner des gages
aux Infidèles, qu'il veut garder, au moment même où il
veut pénétrer dans la clientèle fidèle, se faire une
192
M. FERNAND LAUDET
grosse clientèle fidèle, — (autant que tous ces trois mots
peuvent aUer ensemble), — cela même il le fait, cette
même opération il la fait pour la culture. D'une part il
fait semblant de défendre la culture. C'est la position
qu'il adopte officiellement. Il est je pense mon propre
collègue dans \in des comités de cette Ligue excellente
que M. Richepin vient de fonder poar la culture fran-
çaise, pour la défense du français, du latin, et du grec.
En même temps il donne, de l'autre main il donne des
gages au Parti Intellectuel. Il prend le temps que le
Parti Intellectuel va m' assaillir pour m'assaillir en la
même forme; dans les mêmes termes; à la même date.
Ce que faisant il donne au Parti Intellectuel certaine-
ment le gage le plus important qu'il pût lui donner. Le
gage discriminatoire. Celui qui compte. Le seul peut-
être qui compte. Le seul au fond auquel le Parti Intel-
lectuel tînt, et tienne. Le seul qu'il ait à cœur. Et qui
soit au fond.
Laissons-moi de côté. Ne considérons pour ainsi dire
que le dessin et la forme de l'opération. Je dis que
M. le Grix aura beau chercher dans son dictionnaire,
dans toutes les langues du monde cette belle opération
n'a qu'xm nom, dans toutes les langues du monde cette
savante opération se nomme une trahison. EUe est
peut-être très habile, mais elle est, mais elle se nomme
une trahison tout de même. M. Laudet est doublement
double. II trahit la foi et il trahit la culture. En deux
trahisons de même forme, symétriques, ou plutôt
homothétiques, poursuivies sur deux plans différents
dont nous avons commencé de montrer la relation. Et
193 .
un nouveau théologien
puisque M. Laudet veut des signatures, il voit que je
récris ici, sous ma signature et sous ma responsabilité.
§ 268. — Je veux bien marcher contre le Parti Intel-
lectuel. J'ai l'habitude. Je consens même de marcher
encadré contre le Parti Intellectuel, bien que j'aie perdu
l'habitude de marcher encadré. Mais pendant que je
marche je ne veux pas être trahi par mon camarade
de combat. Je sais trop ce que c'est. J'ai assez pris
l'habitude pendant l'affaire Dreyfus. Je sais, j'ai appris
ce que c'est que d'être trahi par son État-Major et par
ses camarades de la ligne. Cette expérience m'a suffi
pour ma vie entière. Je ne veux pas recommencer.
Pendant l'affaire Dreyfus Jaurès nous excitait :
Marchons à fond contre les antisémites, criait-il. Et
pendant qu'en effet nous nous marchions à fond contre
les antisémites, lui et ses acolytes, Jaurès et les acolj-tes
de Jaurès avaient déjà commencé de nous trahir par
derrière, avaient déjà commencé de nous tirer dans le
dos. Il avait trahi Bernard-Lazare même. Les tracta-
tions avaient commencé. Une seule expérience me
suffit. Cette expérience m'a dressé pour ma vie entière.
Je ne veux pas recommencer avec M. Laudet. J'ai
des drôles d'idées, — (s'il m'est encore permis de parler
ainsi); — je ne veux pas que mon camarade de rang
me fusille. J'en ai une ambition. Je ne veux pas que
l'on crie, que M. Laudet (me) crie : Marchons à fond
contre le Parti Intellectuel, et que pendant ce temps-là
M. Laudet fasse une alliance occulte avec le Parti
Intellectuel, s'entende derrière mon dos avec le Parti
Intellectuel pour me fusiller dans le dos. Si c'est
194
M. FERNAND LAUDET
ainsi, j'aime beaucoup mieux continuer à marcher
tout seul contre le Parti Intellectuel. J'ai l'habitude.
Il y a vingt ans que je marche tout seul. Ça (me) réussit
très bien.
§ 269. — Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça veut
dire, la liberté de la critique, leur liberté de la critique.
Si la liberté de la critique est à eux, elle est aussi à
moi. Alors quoi. Y a-t-il txn brevet de la critique.
N'ai-je point le droit d'être à mon tour, de me faire à
mon tour le critique de M. le Grix et de M. Laudet.
§ 270. — Voulait-on qu'assailli des deux côtés à la
fois, et des deux côtés contraires non seulement je ne
pusse pas travailler à la Jeanne d'Arc, mais encore que
je ne pusse répondre à la fois des deux côtés, à ces
deux agressions contraires. Malheureusement pour eux
ces hautes températures me réussissent admirablement.
Aussitôt que le thermomètre passe 35 à l'ombre,
cher monsieur Laudet, j'écris tellement vite qu'il y a un
margeur uniquement occupé à recevoir ma copie.
§ 271. — Mais qu'est-ce que je vais parler de mar-
geur à M. Laudet. M. Laudet ne sait pas ce que c'est
qu'un margeur. Ce fin diplomate sait-il seulement, a-t-il
seulement jamais mis le pied dans ime imprimerie.
§ 272. — Dans cette sorte de singulier échange de
trahison, dans ce contre-appointement, dans ce singulier
balancement de trahison ce sont toujours les cœurs purs
qui sont le plus atteints, qui sont pour ainsi dire
19Ô
un nouveau théologien
frustrés. Non seulement les cœurs purs de tous les uns
et de tous les autres partis, mais en outre ce sont les
cœurs fidèles qui sont frustrés. Ils perdent toujours
plus. La contamination a toujours Ueu dans le mauvais
sens. Sur le plan de la foi les chrétiens sont frustrés.
Sm- le plan de la culture les tenants de la culture sont
frustrés.
§ 273. — Recettes globales : 1,002 fr. 4^- —
Dépenses globales : 1,211 fr. 10 (y compris bien
entendu les frais d'établissement et d'envoi de ce
numéro exceptionnel), — j'avoue que cette note de
gérance ne m'inspire point les mêmes sentiments de
mépris qu'elle inspire à M. Laudet. — Abonnés fermes,
abonnés possibles, — et des abonnés fermes des
premiers mois qui n'ont pas encore acquitté leur abon-
nement, ce n'est pas sans vme grande tendresse que je
retrouve ces vieux amis. Ce n'est pas sans un grand
retour en arrière et sans une certaine mélancolie. Ces
commencements du Bulletin sont tellement identiques
pour l'esprit et pour les mœurs aux commencements
des cahiers. Cette note de gérance ressemble tellement
à tant de notes de gérance que j'ai fait passer pendant
les premières années des cahiers. C'est tellement le
même ton, la même résonance de pauvreté, la même
petitesse de vie, la même petitesse, la même sincérité,
la même pureté de pauvreté. C'est tellement une de
ces notes comme il faut que j'en fasse de série en série,
d'année en année. Ces abonnements fermes et ces
abonnés mous, c'est tellement de nos vieilles connais-
sances. Nos abonnés de la première heure, les quelques
196
M. FERNAND LAUDET
personnes qui peuvent encore avoir de *nos si rares
première et deuxième séries et quelques autres n'ont
point oublié, retrouveront aisément que c'était toujours
ainsi. Elles verront sur nos vieilles couvertures, sur les
deuxième, troisième et quatrième pages de nos vieilles
couvertures. M. Laudet me permettra donc de lui
demander de me mettre, c'est-à-dire qu'il me mette,
qu'il me comprenne avec Lotte dans le mépris qu'il
manifeste pour cette sorte de notes de gérances.
§ 274, — Ce mépris s'explique d'autant plus que ce
n'est point par de semblables, par d'aussi petits procé-
dés que M. Laudet conduit sa barque. M. Laudet est un
excellent homme d'affaires, — (est-ce là de la diffama-
tion, monsieur Laudet). — M. Laudet est un gros commer-
çant, — (est-ce là de la diffamation), — (monsieur Lau-
det). — M. Laudet sait très bien gouverner, M. Laudet
sait très bien comment on gouverne une grosse affaire.
— (Est-ce là de la diffamation, monsieur Laudet). —
M. Laudet a un excellent esprit mercantile. — (Mais c'est
nécessaire, dans une affaire, c'est même très bien, mon-
sieur Laudet). — M. Laudet a dans sa Revue beaucoup
d'annonces commerciales. — Je voudrais qu'il en eût
dix fois plus, — M. Laudet doit y gagner beaucoup
d'argent. — Je voudrais qu'il y en gagnât dix fois plus).
— (Est-ce là vous vouloir du mal, monsieur Laudet,
est-ce là de la diffamation). — M. Laudet conduit très
bien son affaire. — (Est-ce là de la diffamation, monsieur
Laudet). — Si j'étais de ses commanditaires je serais
rassuré. Je voudrais bien être de ses commanditaires.
— (Ai-je assez bonne opinion de vous, monsieur Laudet).
197
un nouveau théologien
— M. Laudet sait comment on gagne une grosse clien-
tèle bourgeoise. Il sait même comment on essaie d'en
gagner deux. — M. Laudet fait des économies sur les
petites gens, sur son petit personnel, — (peut-être sur
M. le Grix), — (je serais tenté de défendre M. le Grix
contre M. Laudet), — sur ses collaborateurs obscurs, —
(je ne dis pas cela pour M. le Grix, il n'est plus obscur),
— sur les jeunes gens. — Il a cent fois raison. C'est
ainsi qu'on fait les bonnes maisons. — Il fait des ponts
d'or, il fait un énorme traitement aux grosses signatures
littéraires, il fait travailler à des prix de famine les
écrivains inconnus, eussent-ils, comme M. le Grix, du
talent. — Mais oui, c'est pour compenser. Et c'est pour
cela que Victor Hugo, qui se connaissait en affaires de
librairie, et qui a eu souvent à traiter avec lui, — (du
côté des grosses signatures, s'entend), — dit encore fort
souvent de lui, quand il pense à leurs anciens traités.
Il a un assez bon mot, Hugo. Laudet, me disait-il tout
récemment encore,
Il était généreux,... quoiqu'il fût économe.
§ 275. — Quelques amis de province, qui ne connais-
sent ni ce Laudet ni ce le Grix m'écrivent : N'y a-t-il
pas une grande cruauté à passer ainsi au laminoir deux
malheureu.K que personne ne connaît. — Que nos amis
se détrompent. Ces deux malheureux ne sont pas en
effet très connus, mais ils sont très puissants. M. Lau-
det est très puissant. Et puisqu'il endosse aujourd'hui
M. le Grix, par cet endossement à la date d'aujourd'hui
M. le Grix devient très puissant. Il n'est pas dans mes
habitudes d'attaquer quelqu'mi qui n'est pas puissant.
198
M. FERNAND LAUDET
J'ai failli il y a quelques mois, ou quelques années, —
(décidément c'est un homme avec qui je n'ai pas la
mémoire des dates), — me laisser embrayer dans une
polémique avec un publiciste qui était en même temps
un de nos abonnés et qui avait failli devenir un de nos
collaborateurs. — (Et mon Dieu, la vie est si longue, je
ne réponds point qu'il ne le devienne pas un jour). —
J'ai des raisons de croire que j'avais raison dans le
fond de ce débat. Aussitôt pourtant que j'eus connu que
mon adversaire n'était pas une puissance, j'arrêtai net
la polémique. Je publiai dans mon plus prochain numéro
et intégralement la réponse de mon adversaire, sans un
commentaire, sans un mot de moi, me donnant ainsi, et
bien gratuitement, toutes les apparences d'avoir tort.
C'est ma seule règle. Qu'on se rassure. M. Laudet est
une des plus grosses puissances de Paris. Ça ne durera
peut-être pas toujours. Ça ne durera peut-être pas
longtemps. Mais actuellement M. Laudet est une des puis-
sances, une des grosses puissances de Paris. L'homme
qui peut du jour au lendemain payer vingt mille, trente
mille francs aux maîtres du roman pour publier dans sa
Revue un seul roman inédit est toujours une des très
grosses puissances de Paris. Aussi est-il aisé de sentir
dans l'article de M. Laudet un certain étonnement.
L'étonnement de l'homme à qui on ne s'oppose point
d'habitude, et qui en voit un, qui en trouve un, qui
s'oppose. Il se demande un peu, dans son article,
d'où lui \'ient cette audace.
§ 276. — Venons-en aux personnes. Ce sera vite fait.
Il faut en finir aujourd'hui. La réponse de M. Laudet
199
un nouveau théologien
est si hésitante, si fluctuante; et en même temps si
poussiéreuse. Elle est en même temps si vaseuse. Elle
est si discréditée d'allées et venues, d'allées et de
retours, de reprises, de regrets, de repentirs et quelque-
fois de remords que cette fois-ci il faut que je le résume
moi-même et que j'en fasse quelques propositions.
§ 277. — Pour donner une idée, toutefois, avant
de commencer d'établir ces quelques propositions, de
ce que je nomme les regrets perpétuels de M. Laudet,
— (et je prends ce mot au sens où les peintres le
prennent), — (et aussi les écrivains), — voici comment,
voici expressément en quels termes M. Laudet endosse
M. le Grix et l'article de M. le Grix sans l'endosser tout
en l'endossant : « Et voilà pourquoi c'est moi, dit
M. Laudet, qui prends la plume, aujourd'hui, non pas
pour défendre un article que j'ai approuvé sans cepen-
dant en avoir écrit ni inspiré un traître mot, ... » —
(Traître mot est un mot heureux, monsieur Laudet). —
(Ça c'est un mot trouvé. Vous êtes un assez bon
comique). — C'est ce qu'on nomme couvru' et décou-
vrir. On peut dire que sa main gauche ignore ce que
ne donne pas sa main droite. Si c'est dans la diplomatie
que M. Laudet a appris l'art de formules aussi heureu-
sement équilibrées, d'endossements aussi savamment
compensés, de faux fuyants aussi merveilleusement
dosés, il faut remercier le sort de ce qu'aujourd'hui
M. Laudet n'exerce plus ces incontestables talents
dans la diplomatie de l'État, mais seulement dans la
diplomatie de la Revue hebdomadaire. C'est moins
dangereux pour la France.
aoo
M. FERNAND LAUDET
§ 278. — Premièrement de l'existence même de
M. le Grix. — M. Laudet sait très bien pourquoi je
n'ai pas voulu saisir M. le Grix dans mon communiqué,
pourquoi j'ai voulu saisir et j'ai saisi M. Laudet.
Premièrement pour une raison de méthode générale
que j'ai longuement exposée. Je ne veux pas avoir
affaire à des sous-verges. Il faut toujours aller à la
tête. Il faut toujours saisir le chef.
Deuxièmement parce que dans l'espèce et sur ce
point je suis forcé d'opposer le démenti le plus formel
et à M. Laudet et à M. le Grix, — (et ainsi cette règle
de méthode générale se trouve doublement justifiée
dans ce cas particulier), — parce que cette agression
de la Revue hebdomadaire non seulement n'a pas été
inventée, imaginée, voulue par le seul M. le Grix,
mais encore n'a pas été seulement concertée, liée,
préparée par le seul M. Laudet uni, lié à M. le Grix.
Au premier degré l'agression de la Revue hebdomadaire
n'est pas du seul M. le Grix. Elle est de M. le Grix
lié à M. Laudet et dans cette liaison M. Laudet est
évidemment la tête, a évidemment la responsabilité
capitale. Au deuxième degré l'agression de la Revue
hebdomadaire n'est pas seulement de ce couple, elle
n'est pas seulement de M. le Grix lié à M. Laudet,
M. le Grix quelque façon de secrétaire et M. Laudet
directeur, tête, responsable, elle est je ne dirai pas
de tout un monde mais de tout un certain milieu où
circulait ce couple, de tout un petit milieu de beau
monde, — (et de faux monde), — où ce couple a
aoi
un nouveau théologien
quelque circulation. Ainsi la responsabilité s'équilibre,
se répartit, se polarise ainsi : dans ce certain milieu
ce couple centralise l'affaire, et dans ce couple
M. Laudet centralise l'affaire et la responsabilité.
Dans ce certain petit milieu c'était une affaire connue,
une affaire courue, d'avance, une affaire classée. Tout
le monde le savait, que ce coup allait sortir. Tout le
monde en parlait. M. le Grix promenait partout sa
face moche, disant d'un air fin, le seul qui lui soit
naturel : Je fais un article sur la Jeanne d'Arc de
Péguy. Je ne sais pas si il sera bien content. —
Aujourd'hui vous savez, monsieur le Grix, si je suis
bien content. Et c'est peut-être vous qui n'(en) êtes pas
bien content, aujourd'hui.
Je ne dis pas, mon impression est même que leur
principale idée, si je puis dire, était de s'amuser. Dans
ce certain petit milieu. C'est une bande qui commettrait
tous les crimes pour s'amuser. De même qu'ils renie-
raient Dieu pour ne pas prêter à rire, pour ne pas s'ex-
poser au ridicule, de même ils vendraient leur père et
leur mère pour s'amuser un peu, au sens où ils enten-
dent s'amuser, c'est-à-dire pour être les promoteurs,
aux yeux d'une assemblée, d'un certain ridicule public,
d'une certaine risée qu'ils projettent sur une tierce per-
sonne. Où l'affaire devient assez cocasse, c'est que ces
deux imbéciles, — (M. Laudet et M. le Grix), — ayant
à choisir tme victime qui ne récalcitrerait pas, m'ont
choisi .
De préférence.
11 est fort possible que leur idée, si je puis dire, ait
aoa
M. FERNAND LAUDET
été surtout de me brimer. Je ne suis pas chargé de faire
leur psychologie. Je suis chargé de les remettre à leur
place. Qui n'est pas très bonne. Actuellement. Il est
très possible qu'ils se soient dit d'abord seulement :
On va rigoler avec Péguy, — (je veux dire de Péguy),
— (si j'ai encore le droit d'employer ce mot rigoler). —
Ils rigolent moins, aujourd'hui. Il y avait aussi ce
le Grix, qui écrit que je ronronne. Il trouve peut-être,
à présent, que je ronronne trop. Il aimerait mieux que
je ronronne après un autre.
Je savais tout cela. Je voyais venir. Pendant des
semaines et des semaines le Grix préparait son article,
comme il disait. Toutes les fois que je rencontrais non
pas un ami commun, je ne dis pas un ami commun à
Laudet et à moi, nous n'en avons naturellement pas,
mais un camarade commun, dans ce grand Paris où
tout le monde se connaît, une connaissance commune,
à Laudet et à moi, à le Grix et à moi, je lui disais :
Laudet me prépare un coup. Il a tort. Ça l'amuse beau-
coup. Il a tort. Ça l'amuse avant. Ça ne l'amusera pas
autant après. Vous devriez lui dire qu'il a tort. Lui
expliquer. Qu'il me laisse tranquille. Moi je ne sais pas
me battre. Je ne suis bon qu'à travailler. Je n'aime que
la tranquillité. Je sacrifierais tout à ma tranquillité. Je
suis un écrivain. Je ne suis pas un militant. Et puis Je
ne me bats pas comme ces messieuj^s. Je suis un homme
de pai.x. Je suis très capable de donner un mauvais
coup. Avec moi on sait bien quand on commence. On ne
sait pas quand on finit. Comment on finit. M. Laudet
peut se faire embarquer bien loin. Il faut croire qu'au-
203
un nouveau théologien
cun de ces avis au porteur n'est arrivé à sa destination.
J'ose affirmer ici que M. Laudet n'a pas un (seul) ami.
Si M. Laudet avait un seul ami, on l'eût averti, on l'eût
a^dsé des risques qu'il courait, des risques de l'opé-
ration qu'il préparait. Tout le monde autour de lui
savait à quoi s'en tenir, savait à quoi il s'exposait. Lui
seul ne l'a point su. Les grands n'ont point d'amis. Lui
ne me connaît que depuis quelques mois. Il ne connaît
généralement les lettres que depuis quelques mois. —
(Il ne connaît, enfin je sais ce que je veux dire). —
Mais il est entouré de gens qui me connaissent depuis
quinze ans, qui avaient vu d'autres exemples, connu
d'anciennes histoires, qui pouvaient, qui devaient le
mettre en garde. Qui pouvaient, qui devaient lui dire :
Vous allez commencer une vilaine histoire. Nul ne l'a
fait. C'était pourtant l'office d'un véritable ami. Je ne
suis pas sûr au contraire qu'ils ne l'aient point excité,
encouragé plutôt peut-être, pour lui plaire, pour le
flatter, hélas lui-même pour le trahir peut-être, pour
abonder dans son sens, peut-être par une bassesse du
cœur, par un besoin obscur, par une complicité, par un
besoin de complicité de crime. M. Laudet n'a pas un
ami. Peut-être hélas pour se moquer de lui. Par jalou-
sie, par envie. Pour le voir engagé, lui camarade,
confrère, peut-être haï, sûrement haï, dans une mau-
vaise histoire, cœurs ténébreux peut-être pour le voir
basculé, périlleux, engagé dans une aventure. Péril-
leuse. C'est triste à dire, ils ont tous eu au moins peur
de lui déplaire. C'est ainsi que les puissants ne con-
naissent jamais la vérité. J'ai donc le droit d'avancer
que M . Laudet n'a pas un ami. C'est la grande tristesse
ao4
M. FERNAND LAUDET
et c'est la grande infortune des rois, c'est la grande
incapacité, la grande faiblesse, la grande diminution
des puissants et des dominateurs, c'est la grande soli-
tude des monarques, qu'ils ne sont jamais entourés que
de courtisans, que nul n'ose leur dire la vérité. M. Lau-
det n'est malheureusement entouré que de gens, et de
jeunes gens, qui n'ont qu'une pensée : qu'un jour ou
l'autre ils pourront lui apporter un roman qui leur fasse
quinze ou vingt mille francs.
Troisièmement M. Laudet sait très bien qu'il y a une
troisième raison, ime raison secrète et infiniment déli-
cate pour laquelle je n'ai pas voulu saisir M. le Grix.
Tant que M. le Grix n'existe pas, tout va bien, je puis
eneore traiter, je puis considérer M. le Grix comme un
homme ordinaire. Enfin à peu près comme un homme
ordinaire. Mais si M. le Grix existe, il n'y gagnera pas.
Si M. le Grix existe, et s'il y a un M. le Grix, qui
réclame personnellement, qui revendique personnelle-
ment son droit à l'existence, ce M. le Grix là a usé de
tels procédés pour venir jusqu'à moi, pour se faire pré-
senter à moi qu'après son article je suis rigoureusement
forcé de le considérer comme un bas polisson.
Tant qu'il n'existe pas, ça va bien. Dès qu'il existe, il
existe polisson.
M. Laudet annonce une réponse de M. le Grix. Il veut
dire un nouvel article. Il faut classer. Je n'ai pas encore
commencé de répondre à M. le Grix. S'il le veut abso-
lument je ferai un dossier de tous ses articles écrits et à
écrire, parus et à paraître, et je lui ferai pour lui un
cahier qui sera bien à lui.
205 Laudet. — la
un nouveau théologien
« François Le Grix, dit M, Laudet, connaissait
Péguy et son œuvre, aussi bien que Péguy, qui ne lui a
pas ménagé les dédicaces de ses livres, le connais-
sait; ... ». Si par là on veut démontrer que je suis un
sot, on y arrivera aisément et j'y donne les deux mains.
Je ne serais pas surpris que M. le Grix pratiquât le mal
élevé, poussât la polissonnerie jusqu'à sortir les dédi-
caces qu'il a de moi sur quelques-uns de mes livres.
C'est ma grande faiblesse, je le sais, — (c'est mon grand
honneur), — que cette incapacité incurable de défiance,
que cette incompétence née dans tout ce qui est de la
défiance, et qu'après vingt ans de trahisons et de défec-
tions de toutes sortes je sois aussi enfant, je sois aussi
innocent à recevoir le premier jeune homme qui vient
me voir, sans aucune circonspection, de piano, sans
aucune arrière-pensée comme si j'avais vingt ans de
moins. Si l'on veut dire que je serai toujom-s berné, on
a cent fois raison. Si l'on veut dire que je serai toujours
un sot, je le sais. Je le suis. Mais plus on prouvera que
je suis un sot, plus on prouvera en même temps que
M. le Grix est un fourbe. Plus on prouvera que je ne
suis pas défiant, plus on prouvera en même temps que
M. le Grix est un traître.
§ 279. — Je repense à cette note de gérance et
malgré moi je me reporte à douze quinze ans en arrière,
aux commencements des cahiers. Quelle identité pro-
fonde de mœurs. Et comme cette identité profonde de
mœurs prouve une fois de plus ce que j'ai posé dans
Notre Jeunesse, que notre socialisme était un socialisme
mystique et im socialisme profond, profondément appa-
ao6
M. FERNAND LAUDET
rente au christianisme, un tronc sorti de la vieille
souche, Littéralement déjà, (ou encore), une religion de
la pauvreté.
§ 280. — Deuxièmement sur ma propre existence.
— M. Laudet feint de croire que le communiqué du
Bulletin n'est pas de moi, ou de ne pas savoir qu'il est
de moi, ou de croire qu'il n'est pas de moi, ou de savoir
qu'il n'est pas de moi, ou de me demander s'il est de
moi, ou alors de me demander, s'il est de moi, pourquoi
je ne l'ai pas signé, ou de croire ou de savoir qu'il ne
peut pas être de moi.
Ce sont des feintes inutiles et des malices cousues de
fil blanc et des enfantillages. Non seulement M. Laudet
sait très bien que le communiqué est de moi, mais dès
le principe, dès la première heure, d'avance il savait
que le communiqué serait de moi. L'article de M. le Grix
était à peine paru dans la Revue hebdomadaire que je
pris publiquement la position que je ferais ce commu-
niqué. Je le dis, dès lors, et depuis, à tout le monde,
pour prendre date. Je le dis notamment à tout ce que
je compte de camarades communs, de confrères
communs avec M. Laudet et avec M. le Grix. Je n'ai
jamais pris personne en traître. Je le dis si bien que
M. Laudet frappait joyeusement sur l'épaule de
M. le Grix et ils se congratulaient mutuellement si je
puis dire et M. Laudet disait à M. le Grix : Eh bien,
mon vieux le Grix, il paraît que Péguy va vous répondre.
C'est la gloire. De quoi se plaignent-ils. A présent que
c'est la gloire, ils ne sont pas encore contents.
Deuxièmement, renseignés par les mêmes moyens,
207
un nouveau théologien
par les mêmes déclarations, tous les journaux qui en
ont parlé non seulement ont parlé du commtmiqué
comme étant de moi, mais n'ont fait aucune affaire et
en ont parlé naturellement comme étant de moi. Comme
étant une réponse de moi.
Ainsi premièrement et deuxièmement renseigné par
tous les moyens extérieurs, par tous les renseignements
objectifs, par tous les témoignages concordants, par
tous les avis et comptes rendus officieux, par la presse,
par les déclarations officielles, publiques les plus
formelles M. Laudet savait parfaitement que le commu-
niqué était de moi. Il le savait dès le principe et
d'avance. Il le sut toujours. Il le savait notamment au
moment où il écrivit lui-même sa réponse.
Ajouterai-je que M. Laudet n'avait pas besoin de
tous ces monuments pour savoir à quoi s'en tenir. Dieu
merci quand même je le voudrais il m'est bien impos-
sible d'écrire une ligne anonyme. Tout ce que j'écris est
signé, quand même il n'y aurait point la signature de
mon nom au bas de la dernière ligne. La signature est
partout. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait une signa-
ture au bas dans un coin. C'est signé partout dans le
tissu même. 11 n'y a pas un fil du texte qui ne soit
signé.
Il ne m'échappe pas que M. Laudet en refusant de
me reconnaître dans un aussi mauvais communiqué a
cru me jouer un bon tour. Il a pensé qu'il me rendait la
208
M. FERNAND LAUDET
monnaie de ma pièce. Il s'est imaginé, fort sincèrement
peut-être, qu'il m'en faisait autant que je lui en avais
fait en refusant de saisir M. le Grix. 11 a été ici, en ceci,
fort sincèrement peut-être, victime d'une illusion. Il a
pris une fausse écpiivalence pour une vraie, une fausse
similitude pour une vraie. Le mouvement qu'il a fait,
l'opération qu'il a faite n'est nullement une réplique de
la mienne, n'est nullement symétrique, ni homothétique
de la mienne. Quand j'ai refusé de saisir M. le Grix
dans le premier article pour saisir M. Laudet, je suis
allé à la tête. Quand M. Laudet refuse de me saisir
dans le communiqué, il se détourne de la tête. Enfin il
montre que lui, directeur d'une grosse revue, il ne sait
pas ce que c'est qu'un communiqué.
§ 281. — Car tout son raisonnement revient en
somme à me demander, toute son objurgation à me
réclamer pourquoi je n'ai pas signé mon communiqué.
Si M. Laudet je ne dis pas connaissait son métier, je
dis avait quelque lueur de son métier de Directeur de
Revue il saurait ce qui est un des premiers enseigne-
ments, ou renseignements, que l'on reçoit, qu'un
communiqué ne se signe jamais, que c'en est un carac-
tère propre essentiel et littéralement de fondation. Que
c'est du style, et de l'ordre même du communiqué. Que
le communiqué, comme son nom l'indique, est un
certain ordre de communication faite au public. Que
cet ordre est propiw. Qu'il ne se confond avec aucun
autre. Qu'il obéit aux règles suivantes. Que ces règles
sont absolues. Que d'ailleurs elles sont admirables,
comme toutes les règles de la typographie. Que dans
209 Laudet. — la.
un nouveau théologien
l'espèce elles sont merveilleusement significatives; et
merveilleusement équilibrées :
Premièrement que le communiqué paraît ou en tête
du journal ou de la revue ou en première page en belle
place. Toutefois s'il ne paraît pas absolument en tête,
il est séant qu'il ne paraisse point en tête d'une autre
colonne, pour n'avoir point l'air d'un article. Ce sont
les articles que Ion fait commencer en haut de colonne.
Le communiqué qui ne vient point absolument en tête
du journal ou de la ^e^'^le doit venir à hauteur d'œil,
attirant l'attention par sa tenue même et si je puis
dire par une sorte de situation modeste;
Deuxièmement que le communiqué soit composé dans
le même corps que le corps même du journal ou dans
un corps au-dessus. J'entends naturellement dans le
même corps typographique. Éviter surtout de le com-
poser dans un corps au-dessous, pom- que le commu-
niqué n'ait pas l'air d'une citation, ce qu'il faut éviter
avant tout;
Troisièmement que le communiqué paraisse sans
titre ni signature entre deux filets maigres. Tout au
plus une date, et un lieu d'origine. Cette troisième
règle est évidemment la règle principale du commu-
niqué, j'entends sa règle principale typographique,
celle qui lui donne sa marque même. Celle qui en
fait un communiqué. L'absence de signature répond
évidemment à l'absence d'articulation générale, à
aïo
M. FERXAND LAUDET
l'absence de titre, fait particulièrement équilibre à
l'absence de titre.
Telles sont les principales règles typographiques du
communiqué. Elles sont singulièrement belles. Elles
sont singulièrement significatives. Elles font du commu-
niqué dans le journal ou dans la revue un souverain
imiforme, qui n'a aucunement besoin d'élever la voix
pour se faire entendre, un souverain qui parle toujours
dans le même ton, un souverain sans panache et sans
liséré d'or. Napoléon laissait à Murât les beaux
uniformes.
§ 282. — Mais que vais-je entreprendre d'initier ce
diplomate aux beautés, aux secrètes beautés de la
typographie. Sait-il seulement ce que c'est qu'un corps
typographique. Sait-il seulement ce que c'est que
du corps huit, et neuf et dix et douze. Sait-il seulement
ce que c'est que de l'italique et de la romaine. Il croit
peut-être que c'est de la salade, de la romaine. Sait-il
seulement ce que c'est que du bas de casse, et des
grandes et petites capitales. A-t-il quelquefois entendu
parler de compactes ordinaires et de compactes pen-
chées. Sait-il seulement qu'il y a de la normande et qu'il
y a de l'égyptienne.
§ 283. — Ces règles de la composition typographique
et de la mise en pages du conmauniqué impliquent évi-
demment que le communiqué est écrit en principe à la
troisième personne. Elles signifient, ou plutôt elles
traduisent, sur leur plan propre, enfin elles représentent
an
un noiiçeaii théologien
que le communiqué est autre, tout autre et infiniment
.plus qu'un article; notamment qu'il est un acte. C'est
pour cela qu'il ne faut pas abuser du communiqué. Le
communiqué est une sorte propre de communication
que l'on fait au public. Sans être déjà ni une déclara-
tion ni un manifeste, il est certainement sur le chemin
qui conduit à la déclaration et au manifeste. Il est un
peu déjà de leur gravité. Il est certainement de leur '
parenté. Il est même en un sens d'une certaine plus
haute gravité, parce qu'il est d'une gravité sourde.
Il est d'une sorte de gravité sérieuse, sans éclat;
c'est une sorte de publication voulue sans publicité.
Ainsi composé typographiquement, ainsi mis en page,
ainsi rédigé, ainsi présenté le communiqué engage son
auteur infiniment plus qu'un article ; plus même qu'une
déclaration et qu'un manifeste. Il engage son auteur et
la responsabilité de son auteur d'une sorte propre,
comme un acte propre, d'une sorte propre, plus ordi-
naire, plus allant de soi que la déclaration ou que le
manifeste, d'autant plus ordinairement grave, d'autant
plus grave.
L'absence de signature répond particulièrement à
l'absence de titre, elle équilibre typographiquement
l'absence de titre. Elle signifie que tout le monde sait
bien qui est l'auteur et que l'auteur s'engage sérieuse-
ment et tout.
§ 284. — Cette absence de signature engagé aussi la
2ia
M. FERNAND LAUDET
Revue ou le journal où paraît le communiqué, non pas
en ce sens que la Revue ou le journal endosserait le
communiqué et le sens et la responsabilité du sens du
communiqué, mais en ce sens que la Revue ou le
journal, en publiant un communiqué en forme de
communiqué, certifient par là même que ce commu-
niqué est bien un communiqué ayant valeur de commu-
niqué, qu'ainsi l'auteur de ce « communiqué », que tout
le monde connaît, s'y engage sérieusement et tout.
En d'autres termes en publiant le communiqué la
Revue ou le journal n'en endosse pas, n'en certifie pas
la teneur. Elle en certifie la forme. Elle ne certifie pas
ce qu'il y a dedans. Elle certifie que c'est bien un
communiqué. Avec tout ce qu'il implique, avec tout ce
qu'il comporte de conséquence et de responsabilité.
Pour en revenir à notre vieux langage de l'école la
Revue ou le journal qui publient un communiqué,
en forme de communiqué, en certifient la forme et n'en
certifient pas la matière.
§ 285. — Quatrièmement, si je sais compter, une fois
que M. le Grix existe, une fois que j'existe, une fois que
je n'ai pas signé mon commuiiiqué, étant défini le
communiqué, alors pourquoi ai-je fait un comm,uniqué,
et n'ai-je pas fait un article, ordinaire.
J'ai fait un communiqué précisément parce que je
voulais m'engager davantage, parce que je voulais
m'engager sérieusement et tout. Mais ici attendons.
J'ai fait un communiqué d'abord parce que j'ai voulu
2l3
un nouveau théologien
faire un communiqué. Je suis bien libre de faire un
communiqué. J'ai peut-être bien le droit de faire un
communiqué. Un communiqué est un certain ordre
propre de communication que l'on fait au public. J'ai
peut-être bien le droit de faire cet ordre de communi-
cation. Quand je veux. Gomme je veux. Je n'en dois
point compte à M. Laudet. Aucun compte. Je n'ai point
de raisons à lui en donner. Je ne puis que lui en rendre
raison, s'il veut. L'ordre du communiqué ne m'est pas
plus interdit, je pense, ne m'est pas plus fermé que
n'importe quel autre ordre d'écriture, que n'importe
quel autre ordre d'acte.
Tout ce que M. Laudet peut demander, — et cette
demande est fort légitime, — c'est que derrière un
communiqué il y ait quelqu'un. — Notamment derrière
un communiqué où il est pris à partie. Personnellement.
Mais M. Laudet sait très bien, dès le principe et même
d'avance, que je suis derrière mon communiqué, que
j'y suis entièrement et personnellement, que j'y
suis, depuis bientôt un mois, et plus, à son entière
disposition.
Cela étant, vingt raisons apparaissent aussitôt, pour-
quoi j'ai fait un communiqué. Il me plaît d'en indiquer
quelques-unes. Il est certain que généralement j'ai peut-
être le droit de faire ce que je veux et que l'on ne voit
pas bien pourquoi un ordre de communication me
demeurerait interdit. Mais il est certain aussi qu'à
moins d'être un étourneau on ne fait pas un commu-
niqué sans savoir pourquoi, sans en avoir des raisons
expresses. Un communiqué n'est pas un article. Un
ai4
M. FERNAXD LAUDET
communiqué si je puis dire ne doit pas se dépenser
inutilement, il ne doit pas se dépenser à la légère. Il
est donc certain que ce n'est pas sans les raisons
les plus graves que je me suis résolu à faire un
communiqué.
Je puis donc avouer que l'article de M. le Grix
m'avait porté une atteinte particulièrement profonde.
Que M. le Grix ne s'en enorgueillisse point. Ce n'est
point une haute valeur propre de cet article qui m'avait
porté une atteinte particulièrement profonde, c'est une
certaine valeur propre de malice, que M. le Grix ne
soit point comblé d'orgueil, c'est aussi et peut-être
surtout, c'étaient les conditions propres historiques
de laideur et de trahison où cet article avait été
fabriqué. Aujourd'hui encore, après tous ces débats, je
ne me rends pas bien compte. Je me demande ce qui a
pu pousser un jeune homme, à qui je n'ai jamais rien
fait, à préparer, à combiner, à composer, à inventer, —
à exercer contre moi une trahison aussi gratuite, — (et
même plus que gratuite), — (je veux dire ingrate), —
historiquement aussi laide, moralement aussi basse.
Pareillement pour M. Laudet. C'est un de ces problèmes
qui me dépassent, un de ces problèmes où j'ai bien
peur que je ne sois incompétent toute ma vie. Pareil-
lement pour ce Laudet, à qui je n'avais jamais rien
fait. Je me demande encore d'où vient le coup. J'ai bien
l'impression que ce Laudet est un instrument, et ce
le Grix un sous-instrument. Maintenant il y a aussi
une certaine force de malice dans l'homme, un certain
goût malsain dans le riche et dans le bourgeois de
poursuivre, d'humilier le pauvre.
ai5
un nouveau théologien
D'autant que l'entreprise ne va" pas pour eux sans
quelque risque, et même sans quelque danger. — (Il est
vrai qu'ils sont comme bien d'autres. Quand ils ont
commencé, ils ne pensaient point peut-être comment
cela finirait et ils n'en ont point cherché si long). —
(Aujourd'hui ils aimeraient peut-être mieux n'avoir pas
commencé). — Plus ils ont de volume précisément et
plus ils ont d'ambition, plus aussi ils peuvent perdre
dans une bataille, plus ils offrent de prise à la fortune.
Peut-être y a-t-il beaucoup d'inconsidération dans leur
cas. Mais aujourd'hui encore je ne comprends pas qu'un
homme qui a ses affaires, — difficiles comme toutes les
affaires, — et d'autant plus difficiles qu'il est plus ambi-
tieux, — se mette encore sur le dos, gratuitement, incon-
sidérément cette nouvelle affaire. On a tant à faire à
Paris, sans chercher les affaires qui ne vous cherchent
pas. C'est ce que je disais, précisément, c'est ce que je
demandais aux camarades communs pendant tout le
temps que M. « le Grix » préparait son article. — Enfin,
leur disais-je, qu'est-ce que M. le Grix me veut. — Non.
— Qu'est-ce que M. Laudet me veut. Il n'a donc rien à
faire, pour s'occuper, dans sa Revue, qu'il s'embarrasse
de moi. Je peux lui devenir un très grand embarras.
Il est donc certain qu'atteint à une profondeur où je
n'avais jamais été atteint par cette agression nouvelle,
par cette agression comme je n'en avais jamais subi je
dus me ressaisir soudainement et à une profondeur où
depuis longtemps je ne m'étais pas ressaisi. La forme,
et la force, d'un article ne me suffisaient donc plus pour
ai6
M. FERXAND LAUDET
répondre, ne portaient donc plus ma réponse. De toutes
parts j'étais conduit, j'étais contraint à faire un commu-
niqué.
L'expérience, hélas, le résultat devait malheureuse-
ment me justifier au delà de toute prévision. Ce n'est
point sans une grande honte intérieure, sans le senti-
ment d'un grand abaissement de soi qu'on est ainsi
l'objet d'une ingratitude et d'une bassesse. Il y a des
fautes que l'on commet, qui sont graves, qui impliquent,
qui emportent moins cette honte, le sentiment de cette
bassesse et de cet abaissement que ces sortes d'offenses
dont on est l'objet, que l'on n'a rien fait pour faire
naître. Que l'on voie l'expérience ; que l'on voie le
résultat. Que l'on voie ce ton de bassesse, ce niveau de
bassesse où je tombe moi-même, où je suis moi-même
descendu et dont j'ai honte aussitôt que je réponds
moi-même à M. Laudet en me plaçant sur le terrain de
M. Laudet et en entrant en conversation avec M. Laudet.
Qu'est-ce cjui resterait de tout ce débat, malheureux, si
je n'eusse point fait, si je n'eusse point écrit ce commu-
niqué. Qu'est-ce qu'il y aurait dans ce cahier, hélas, si
je n'eusse point écrit ce communiqué. Je serais bien
malheureux si j'avais dû consacrer deux mois de ma vie
à ces misères et à ces bassesses, deux mois pleins de
ma vie à M. Laudet et à répondre à M. Laudet en me
tenant uniquement à M. Laudet, en me tenant sur le
terrain, sur le plan de M. Laudet, en tenant la conver-
sation vite et uniquement avec M, Laudet. On n'a qu'à
voir le misérable résultat, le bas résultat auquel j'arrive
moi-même dans ce cahier et dont je suis honteux
217 Laudet. — i3
un nouveau théologien
aussitôt que j'engage la conversation avec M. Laudet.
Quelle bassesse. Quelle grossièreté. Quelle bassesse
devient la mienne, quelle bassesse communiquée.
Comme la grossièreté est contagieuse. Comme la bas-
sesse est communicante. Qu'est-ce que je n'aurais pas
commis, (on le voit, on le pressent), si j'avais répondu
par un article à M. Laudet à l'article de M. « le Grix ».
Que mes amis m'aient dit généralement : Pourquoi
avez-vous mis M. le Grix et M. Laudet dans tout cela.
Ils en étaient bien indignes. Il fallait faire de ce gros
morceau, de toute cette matière que vous avez traitée là
une introduction à une vie de Jeanne d'Arc, il est fort
probable, il est même certain que mes amis ont raison.
J'ai mis dans ce communiqué une matière, des préoccu-
pations qui dépassent infiniment M. Laudet et M. le Grix.
J'ai comblé M. Laudet et M. le Grix. Ils sont les seuls
qui n'aient pas le droit de s'en plaindre. Que mes amis
défendent mon œuvre contre moi, une œuvre durable
contre un coup de colère passager, c'est la plus grande
marque d'amitié qu'ils puissent me donner. Mais
M. Laudet n'a pas à défendre mon œuvre contre moi.
Que mes amis me fassent un grief d'avoir introduit
M. le Grix et M. Laudet dans un niveau de pensée, dans
un niveau de propos, dans un niveau de conversation
dont ils n'étaient pas dignes, j'y consens. Mais ce n'était
ni à M. le Grix ni à M. Laudet à me le reprocher. Que
j'aie élevé à ce point et en même temps approfondi le
débat, ils y ont trop gagné, ils sont bien les seuls qui
n'aient pas le droit de me le reprocher. Ils sont bien les
seuls qui ne soient autorisés qu'à m'en remercier. J'ai
ai8
M. FERXAND LAUDET
lié leurs noms, ce nom ignoré de Laudet, ce nom ignoré
de le Grix, à des questions qui les dépassent de beau-
coup, à des pages qui vivront longtemps après eux. De
quoi se plaignent-ils.
Qu'ils me remercient au contraire, qu'ils me rendent
grâces,
Premièrement d'avoir fait im communiqué ;
Deuxièmement d'avoir fait ce communiqué-là.
Je les fais vivre.
§ 286. — Cinquièmement, si j'ai bonne mémoire,
pourquoi, ayant à faire ce communiqué, voulant faire
ce communiqué, je l'ai fait dans le Bulletin des Profes-
seurs catholiques de l'Université.
Ici aussi, pareillement ici je suis forcé de répondre
préalablement que je suis peut-être libre. Ayant à faire
ce communiqué, voulant faire ce communiqué on ne voit
pas bien pourquoi je ne l'aurais pas fait passer où je
voudrais. (Ou plutôt où je pourrais). Suis-je pas libre,
enfin. Que je l'aie fait passer au Bulletin, cela regarde
le Bulletin et moi. M. Laudet, qui a tant de gouverne-
ment, ne gouverne pas encore la relation du Bulletin
et de moi. ,
M. Laudet là-dessus triomphe bruyamment. «... d'autre
part Péguy n'en est pas réduit à ne trouver d'hospitalité
pour sa prose qu'à Coutances dans le Bulletin des Pro-
fesseurs catholiques de l'Université qui a igo abonnés^
219
un nouveau théologien
parmi lesquels 33 abonnés fermes n'ont pas encore
acquitté leur abonnement. » Vous saisissez comme moi
la finesse de la plaisanterie, surtout répétée trois fois.
C'est le cas de le dire : Numéro Deus.
Eh bien il faut que M. Laudet en prenne son parti. Il
est très puissant. Il sait très bien qu'il est très puissant.
Il est redouté pour sa puissance et non moins pour ses
alliances temporelles. Il sait très bien, j'aime mieux lui
dire tout de suite qu'un communiqué sur M. Laudet ne
se placerait pas facilement. Il en triomphe un peu gros-
sièrement. Il a raison. Il est juste que les gros volumes
sociaux triomphent.
Il est certain que profondément atteint par cette
agression inattendue, par cette agression gratuite, si
pleine de trahison et d'ingratitude j'éprouvai instanta-
nément le besoin de me ressaisir. Et qu'un homme ne
peut se ressaisir que sur sa ligne de retraite la plus
profonde. Un homme assailli ainsi, à ce point, en ces
termes, un homme ainsi menacé se manquerait à lui-
même s'il ne cherchait pas immédiatement un point
d'appui dans sa conscience la plus profonde, s'il ne
prenait pas instantanément une base d'opération, un
point non pas seulement un point d'appui, mais un
point de rejaillissement, un point de ressource dans sa
situation la plus profonde. Ainsi jaillit ce communiqué
que je considère moi-même comme une Introduction en
forme à mes Mystères de Jeanne d'Arc.
L'idée ne me vint pas un seul instant de faire passer
ce communiqué dans les Cahiers de la Quinzaine. Je
aao
M. FERNAND LAUDET
considère essentiellement ces Cahiers comme une sorte
de libre cité, comme un libre faisceau, comme une in-
stitution libre ; comme un institut. M. Laudet compren-
dra difficilement ce statut et ces mœurs, lui qui gouverne
sa Revue et qui ne se gouverne que par le gouverne-
ment capricieux d'un despote. La fondation même des
Cahiers et la vie, — (on pourrait presque dire la sur-
vie), — des cahiers depuis douze ans est réglée par une
discipline, est gouvernée par un statut que tout le
monde a toujours observé, qui n'a jamais cessé d'être
respecté de toutes parts. C'est une maison que je gère.
Ce n'est point un État que je gouverne. Telles sont les
mœurs de la liberté. M. le Grix, M. Laudet aura peut-
être du mal à se les représenter. Nous n'avons ici
aucun mal à les exercer. Autant je revendique intégra-
lement ma liberté à mon tour et en mon lieu comme
collaborateur des cahiers, pour mes œuvres, pour des
articles, — cette liberté que j'assure temporellement à
tous nos collaborateurs, — autant par un scrupule de
rectitude que M. Laudet ne comprendra peut-être pas
je ne veux point engager les cahiers officiellement, en
leur office, ex officio, et venant de leur office dans un
communiqué qui n'engageait que moi personnellement
mais qui personnellement m'engageait tout entier. Un
article sur ou contre M. Laudet pouvait et devait
paraître dans les cahiers. Un communiqué ne pouvait
et ne devait pas paraître dans les cahiers.
Précisément parce qu'un communiqué est beaucoup
plus qu'un article; engage inffiiiment plus; est beau-
coup plus un acte.
Je voulais que ce communiqué ne fût qu'ensuite porté
331
un nouçeau théologien
à la connaissance des abonnés des cahiers; qu'il n'en-
trât qu'ensuite, au deuxième degré, au deuxième stade,
dans les cahiers; que j'en fisse pour ainsi dire alors un
compte rendu dans les cahiers ; qu'il y parût comme un
procès-verbal, comme un compte rendu que je faisais
dans les cahiers à mes abonnés d'un acte, d'un commu-
niqué que j'avais fait en dehors des cahiers. Et en
somme c'est ce que j'ai obtenu. Dans un Bulletin où
j'étais entièrement libre j'ai fait un communiqué; et le
communiqué que je voulais. Dans les cahiers, où je ne
suis pas libre, j'ai publié le procès-verbal, le compte
rendu de ce communiqué, tout le dossier enfin avec cet
article-ci qui en est résulté.
Ma situation envers les cahiers est une situation d'une
entière rectitude, et d'une grande simplicité. Gomme
auteur dans les cahiers, comme collaborateur des
cahiers, pour mes œuvres et pour mes articles je reven-
dique cette entière liberté spirituelle et temporelle que
j'assure à tous nos collaborateurs. Mais comme gérant
des cahiers je ne puis y faire que des communiqués de
gérance. Non seulement je ne veux point entraîner les
cahiers dans mes querelles propres ni dans ce qui est
plus que des querelles, mais je ne veux point les
entraîner même dans cet approfondissement de mon
être religieux auquel il est évident que je procède
depuis plusieurs années avec une sévérité croissante.
Ayant donc à faire ce communiqué, voulant faire ce
communiqué, ne voulant pas le faire passer dans les
cahiers, où devais-je le faire passer. C'est entendu, je
le faisais passer où je voulais. Mais enfin je le faisais
J2a
M. FERXAND LAUDET
passer où je pouvais. Quelle revue, quel journal, quel
périodique autant que le Bulletin pouvait comme le
Bulletin me rappeler, me redonner cette antique pureté
de moeurs, cette pauvreté, cette petitesse, cette humilité,
cette exiguïté, ces abonnés fermes et ces abonnés mal
fermes, ces cent cinquante ou deux cents abonnés, toute
cette pureté première de la fondation des cahiers. Quel
journal et quelle revue, quel périodique, quelle revue
était autant que le Bulletin notre filiale en esprit et en
mœurs, notre secrète filiale spirituelle. Notre fille et
notre filleule. Un nouveau bourgeonnement, une nou-
velle source, un rejaillissement de notre jeunesse.
Je nous revois encore, mon cher Lotte, je revois notre
jeunesse commune, je revois nos communes études. Tu
avais quelques années de moins que moi, une ou deux
peut-être seulement, mais c'est énorme quand l'un entre
seulement en Rhétorique Supérieure et que l'autre, —
(aller, l'autre des deux), — y ayant déjà fait une année
l'année précédente, y rentre au contraire pour sa
deuxième année comme vétéran, veteranus, vieux soldat,
ancien soldat. Nous affrontions alors la même grande
guerre, qui était la guerre de l'entrée à l'ancienne
École Normale Supérieure. Nous sommes deux vieux
Louis-le-Grand, toi et moi, et deux vieux Barbistes,
d'incorrigibles vieux Louis le Grand et Barbistes. Nous
sommes de cette petite compagnie de Barbistes qui
pendant quelques années préparant l'Ecole Normale
Supérieure suivirent les cours de la Rhétorique Supé-
rieure de Louis-le-Grand. Allons, nous allions en cagne,
disons le mot de l'argot de notre jeimesse et que nos
aa3
un nouveau théologien
jeunes héritiers n'aient point peur du vieux mot : nous
étions deux cagneux. Marcel Baudouin, Tharaud,
Deshairs, Péguy, Roy, Pesloûan, — (celui-ci seul non
cagneux, il était en élémentaires ou en spéciales et pré-
parait l'École Polytechnique), — pour la première couche,
et pour la deuxième couche plus ou moins cagneux
Baillet, Lotte, Riby, Poisson, l'autre Tharaud, aller,
l'autre des deux, toi Lotte ; singulière compagnie non
point d'amitié seulement, singulière compagnie de fidélité
où la mort seule a pu frapper un manque, où vingt années
de l'usure de la vie n'ont pu introduire une fissure. Quand
viendra l'âge des Confessions, — (il approche, Dieu
merci, mon vieux Lotte, il approche, U approche, il ne
tardera plus guère), — nous essaierons de représenter
ces deux ou trois merveilleuses années de notre jeu-
nesse, les ardentes années. Tout était pur alors. Tout
était jeune. Et tu entends bien que par là je ne veux
pas dire en ceci seulement que nous étions jeimes et que
nous voyions le monde jeune. Historiquement tout fut
jeune alors pendant trois ou quatre merveilleuses
années. Un socialisme jeune, un socialisme nouveau, un
socialisme grave, un peu enfant, — (mais c'est ce qu'il
faut pour être jeune), — un socialisme jeune homme
venait de naître. Un christianisme ardent, il faut le dire,
profondément chrétien, profond, ardent, jeune, grave
venait de renaître. On le nommait lui aussi assez géné-
ralement catholicisme social. Dans le socialisme, qui
lui-même par un échange était une sorte de christia-
nisme du dehors, dans Jaurès même les contaminations
jauressistes n'étaient point nées et n'avaient point
encore pénétré. L'affaire Dreyfus ne préparait encore
224
M. FERNAND LAUDET
que dans le plus profond de l'ombre ses inconcevables
destinées. La France elle-même paraissait se préparer
joyeusement et pleinement, sainement et presque
bruyamment et presque avantageusement. A quoi
hélas elle se préparait, nous l'avons connu, nous l'avons
éprouvé depuis.
Mais qu'importait alors. Nous ferons nos Confessions,
mon vieux Lotte. Nous essaierons de représenter ces
trois merveilleuses années. Ce vieux Sainte-Barbe et ce
vieux Louis-le-Grand. Cette sorte de qualité propre,
cette qualité jeune et pure, cette nette finesse qu'avait
le latin et le grec dans l'enseignement de notre maître
M. Bompard. Cette sorte de grande libéralité, de bonté
d'esprit et même de coeur qu'avait la philosophie dans
l'enseignement de notre maître M. Lévy-Bruhl.
Car nous sommes, nous nous vantons d'être, comme
dit Homère, des vieux fils de l'Université. — (Dont tu
es en corps et en esprit, dont je suis en esprit et pres-
que et pour ainsi dire en corps). — C'est par un mou-
vement filial que depuis quinze ans nous nous sommes
portés à son secours. C'est un mouvement filial qui
nous porte, qui nous anime à repousser ces envahisse-
ments de barbarie.
C'est une grande joie, mon cher Lotte, que de n'avoir
pas eu une seule fissure dans cette amitié, dans cette
fidélité de vingt ans. Et pourtant Dieu sait si la vie
nous a dispersés dans des conditions différentes. Mais
il faut croire que la pâte était bonne et que la race
était bonne et que le coeur était bon.
Je dois dire la vérité, puisqu'on m'en presse. Il ne
faut pas que je présente l'opération à l'envers. Ce n'est
aa5 Laadet. - i3.
un nouveau théologien
pas moi qui me suis demandé, ce n'est pas que je me
suis demandé d'abord, ayant à faire passer un mani-
feste, où je le ferais passer. Enfin je veux dire un com-
muniqué. L'opération a été beaucoup moins articulée,
beaucoup moins systématique. Les bergsoniens me
comprendront, si j'ai encore le droit, si nous avons
encore le droit de nous servir de ce nom, de ce mot de
bergsoniens. L'opération a été beaucoup plus spontanée,
beaucoup plus organique, et ainsi en outre elle a été
contraire. C'est au contraire la présence de Lotte et du
Bulletin qui a fait germer en moi instantanément l'idée,
la forme, déjà la teneur d'un communiqué. C'est
cette obscure, cette secrète présence de fidélité qui a
tout suscité instantanément.
Assailli d'im assaut aussi inattendu, atteint aussi
profondément que je l'ai dit et qu'on peut le penser,
évidemment je jetai un seul regard autour de moi, et
dans ce seul regard instantanément le Bulletin était à
sa place.
Je vais plus loin et en réalité j'ai fait en somme l'opé-
ration suivante. Tout homme sur le tranchant du sort
a fait cette opération. Atteint, assailli aussi profondé-
ment, instantanément je repassai ma vie. Dans im
éclair d'un seul regard je vis cet embarras de vingt
ans. Et suivant l'autre ligne, celle qui n'a pas été in-
scrite historiquement, dans ce regard je me suis repré-
senté l'autre Péguy, le Péguy allégé de tant de charges
publiques, le Péguy que je devenais si je n'avais point
assumé à vingt ans tant de charges et de responsa-
bilités publiques. Or il est certain, et il était pour moi
d'une évidence éclatante, que la ligne que j'aurais
326
M. FERNAND LAUDET
suivie est précisément celle qu'a suivie Lotte. J'ensei-
gnerais aujourd'hui la philosophie dans quelque lycée
de province. Comme il enseigne la grammaire. Dans
quelque Goutances. J'exercerais ce métier d'enseigner,
un des plus beaux, le plus beau peut-être qu'il y ait, que
j'aime passionnément. Je serais attaché passionnément
à mon métier, à ma classe, comme je suis attaché pas-
sionnément à ces cahiers. J'aimerais passionnément
mon métier, ma classe, conune j'aime passionnément la
typographie, les cahiers. J'y aurais quelques mécomptes,
comme j'en ai beaucoup dans les cahiers. Enfin si j'étais
devenu ce Péguy d'enseignement secondaire, le premier
en date et en existence, celui que j'étais fait pour faire,
il est certain que ma situation aujourd'hui serait exac-
tement la suivante : je serais un fidèle abonné au
journal de Lotte.
§ 287. — On voit mal que M. Laudet me reproche
précisément mes scrupules, ma fidélité à respecter le
statut des cahiers. D'abord il n'est point chargé de
gouverner ma relation aux Cahiers.
§ 288. — Pour qui sait lire, la typographie, quoi de
plus imposant que cette absence de signature au bas
du communiqué. Gomme cette absence emplit le texte
même, le corps du texte. Gomme elle fait refluer la
signature dans tout le texte. Le texte n'est pas signé,
alors. Tout le texte est signature. Ni titre ni signature.
Ni exorde ni péroraison. Nul plan incliné. Nulle montée,
nulle descente. Nul accès. Nulle porte de sortie. Nul
vestibule. Un beau plateau coupé en falaise.
un nouveau théologien
C'est ^T-aiment le souverain qui n'a pas besoin d'élever
là voix pour être entendu.
§ 289. — Au demeurant je ne vois pas que j'aie
beaucoup à dire au (deuxième) article de M. Laudet. Il
a un procédé extrêmement simple, et qui désarme. Il
retire tout ce que M. le Grix avait mis dans son premier
article. Naturellement il ne les retire pas purement et
simplement. Ce serait trop simple. Il dit que M. le Grix
ne l'a pas dit et que c'est moi qui ai dit qu'ill'avait dit.
C'est classique.
Je ne puis plus rien dire à cela. Tous mes textes
sont sur table. Il faut que M. Laudet croie pouvoir
bien compter sur la paresse d'esprit de ses abonnés
et lecteurs habituels pour qu'il ne craigne point qu'ils
aillent chercher dans son numéro 24, du 17 juin 191 1
les textes mêmes que j'ai cités et qu'il nie dans son
numéro Sa du 12 août 191 1.
Quand un débat en est arrivé à ce point il n'y a plus
rien à dire. M. le Grix écrit certaines lignes, certaines
phrases, certains mots et les publie dans la Revue heb-
domadaire. Je les cite. Aussitôt M. Laudet les nie dans
la Revue hebdomadaire.
Si l'on veut dire que M. le Grix n'avait peut-être pas
w. tout ce qu'il écrivait quand il écrivait ce qu'il écrivait
dans la Revue hebdomadaire, et que c'est moi qui le lui
ai fait voir, et qui le lui ai fait voir publiquement, et
qu'alors, à ce moment-là, à ce deuxième moment il
aurait certainement mieux aimé ne pas le voir, et sur-
tout, si je puis dire, qu'il aurait mieux aimé ne pas le
228
M. FERNAND LAUDET
voir de ma main, que je ne le lui fisse pas voir, que ce ne
fût pas moi qui le lui fisse voir, et surtout que je ne le lui
fisse pas voir publiquement, cela c'est une autre défense
de M. le Grix, c'est un autre système de défense, auquel
je ne serais pas éloigné de souscrire. Je suis assez porté
à croire qu'en effet M. le Grix n'avait pas vu du tout
tout ce qu'il écrivait. Peut-être, sans doute était-il poussé
par d'autres, par d'autres plus malins, qui ne se sont
pas découverts. Peut-être n'a-t-il goûté seulement qu'une
certaine méchanceté, un certain goût de me jouer un
mauvais bon tour. Emporté par cette passion de
méchanceté, par ce goût de me brimer, de me berner,
par son orgueil et par cette infatuation de faire rire de
moi, peut-être en effet n'a-t-il pas fait attention du tout
à ce qu'il écrivait, ou pas assez. Peut-être n'a-t-il pas
regardé du tout ce qu'il écrivait. Une autre version, une
autre leçon serait que même s'il le voulait, même quand
il y regarde, même quand il y fait attention il est bien
incapable de savoir ce qu'il écrit. Je dois avouer que
cette seconde version aurait plutôt plus de partisans.
On me le représente généralement comme un fort sot.
D'ailleurs les deux versions ne sont pas contradictoires.
Il peut fort bien être ensemble sot et fat. Ne pas faire
attention et ne pas en voir plus s'il faisait attention.
Seulement, quand on en est là, on n'exerce pas, régu-
lièrement, le magistère de la critique littéraire dans une
de nos plus importantes revues.
Si M. Laudet a choisi M. le Grix, il doit tout de même
savoir un peu qui il a choisi. Si M. le Grix lui a été
imposé par quelqu'un, il doit savoir un peu qui on lui a
imposé.
aag
un nouveau théologien
Si M. le Grix a vu ce qu'il faisait, il a été fourbe. S'il
n'a pas vu ce qu'il faisait, généralement s'il ne voit pas
ce qu'il fait, il a été sot. Maintenant il peut avoir été
fourbe et sot à la fois. Quand nous étions au lycée, je
crois que c'étaient les propositions contraires en logique
formelle qui étaient telles que ou bien l'une était vraie
et l'autre fausse ; ou bien l'une était fausse et l'autre
vraie ; ou bien elles étaient fausses toutes les deux.
Mais elles ne pouvaient occuper que ces trois positions.
Elles ne pouvaient pas occuper la quarte position. Elles
ne pouvaient pas être vraies toutes les deux. •
J'avais fait cette grâce à M. le Grix de le supprimer
de l'être. Je crois que je lui avais fait en ceci une grande
grâce. J'ai peur que M. Laudet ne lui ait rendu un bien
mauvais service en le réinstallant dans l'être.
§ 290. — Je ne voudrais plus présenter que quelques
observations. Autrement la conversation ne peut conti-
nuer. Nous sommes dans le royaume du reniement.
C'est un aller et retour, c'est un circuit de reniement.
M. le Grix reniait la chrétienté. M. Laudet renie M. le
Grix. Soyons assurés que dans l'article que l'on nous
annonce M. le Grix reniera M. le Grix. C'est un renie-
ment qui revient sur soi-même. C'est un boumerang.
Pierre avait renié trois fois. Mais c'était dans le même
sens.
§ 291. — Nous n'avons plus qu'à nous arrêter à quel-
ques mots. Avant de le faire, — préalablement, — (s'il
est encore permis de parler de préalable au bout de
a3o
M. FERNAND LAUDET
deux cents et quelques pages), — il faut que je rende
une certaine justice à M. Laudet, — et non point certes
à mon sens, — et dans mon système de mesure, — une
petite justice. M. Laudet dans son article s'est fort bien
conduit envers M. le Grix. Je le dis sans aucune espèce
d'ironie. On sait assez combien j'ai horreur de l'ironie,
de tout ce qui cherche le ridicule, de tout ce qui flatte
le goût du ridicule à trouver, à flatter et à cultiver, de
tout ce qui flatte cette démagogie régnante du ridicule.
On sait assez, on sait de reste combien l'ironie est con-
traire à mon tempérament même. Je n'ai jamais caché
le goût profond que j'ai pour le comique. L'un exclut
l'autre. Le comique est de la grande famille du tragique
et du sérieux. Rien n'est aussi sérieux que le comique.
Rien n'est aussi profondément apparenté au tragique
que le comique. On pourrait presque dire que l'un est
une autre face de l'autre. C'est pour cela que chez tous
les peuples intelligents le comique et le tragique, la
comédie et la tragédie vont ensemble, comme deux
beaux bœufs, obéissent exactement au même joug,
pointés du même aiguillon obéissent exactement aux
mêmes règles. Aux mêmes règles d'art. Aux mêmes
règles externes de représentation. Aux mêmes règles
internes d'une représentation intérieure. Aux mêmes
régulations internes. Aux mêmes règles organiques. Les
cinq actes de Molière sont la répUque exacte des cinq
actes de Racine et de Corneille. Le comique et le tra-
gique, la comédie et la tragédie sont étroitement liées
dans le sérieux. L'ironie au contraire est le plus bel
ornement du frivole.
Je le dis donc sans aucune ironie, je suis heureux
a3i
un nouveau théologien
que M. Laudet dans son article se soit à ce point mon-
tré si bon camarade et si bon patron pour M. le Grix.
Je le dis sans ironie aucune, cela l'honore grandement.
Le danger, pour son caractère, pour l'estime que nous
devons garder de son caractère, le danger était que
voyant M. le Grix embarqué dans une aussi mauvaise
affaire il n'eût quelque velléité de l'y abandonner. De
le laisser s'en sortir tout seul. Non seulement il ne l'a
point fait. Mais il vient très activement au secours de
son jeime collaborateur, il s'y occupe, il s'y emploie. Il
n'y chôme point. Tout son article est visiblement inspiré
du très grand désir de dégager honnêtement M. le Grix,
de se porter avec M. le Grix, d'y venir avec M. le Grix,
lui M. Laudet. C'est bien. C'est même beau. J'ai dit
assez souvent, dans ces cahiers mêmes, l'estime singu-
lière que je faisais de la morale de bande, pour avoir
le droit de déclarer hautement que c'est ici un trait
de caractère qui honore grandement M. Laudet. Tout
ce que l'on pouvait craindre, c'était justement que
M. Laudet, à qui j'étais légitimement remonté, que
j'avais saisi légitimement, ne lâchât, alors, son jeune
collaborateur mal embarqué.
§ 292. — Pourquoi fallait-il malheureusement que
M. le Grix fût indéfendable. Pourquoi fallait-il que
M. le Grix, et l'article de M. le Grix, et en tête de l'un
et de l'autre M. Laudet lui-même fussent indégageables.
Une attitude que j'aime moins déjà, qui est déjà beau-
coup moins nette et à mon sens moins droite, c'est que
M. Laudet fasse état, dans son article, des compliments
que M. le Grix m'avait censément distribués dans son
a3a
M. FERNAND LAUDET
article, aux Cahiers et à moi. J'avoue que ces compli-
ments que M. le Grix m'avait censément distribués
dans son article m'avaient paru extrêmement suspects
et l'usage qu'en fait aujourd'hui M. Laudet pour me
mettre préliminairement dans mon tort en me donnant
un aspect d'ingratitude envers M. Laudet et d'abord
envers M. le Grix ne me les rend pas plus sympathiques,
ne me les rendant pas plus innocents, ne fait que me
confirmer dans l'opinion que j'en eus premièrement.
« François le Grix, écrit M. Laudet, connaissait
Péguy et son œuvre, aussi bien que Péguy, qui ne lui a
pas ménagé les dédicaces de ses livres, le connaissait;
à dire vrai il n'était pas sans éprouver quelques sympa-
thies pour Péguy, — (très honoré, mon cher con-
frère), — et il ne se fait pas faute de les lui témoigner
dans son article. Il loue « l'inspiration » — (mes enfants,
mes enfants, monsieur Laudet ne nous faites pas plus
innocent que nous ne sommes), — (tout le monde sait bien
que lorsque l'on commence par louer « l'inspiration »
d'un écrivain, c'est le plus grand mauvais signe, c'est
que l'on veut, c'est que l'on va procéder à un éreinte-
ment en règle de son œuvre). — (Et par conséquent, on
ne saurait trop poser ce principe, au plus grand érein-
tement, au seul éreintement peut-être, au seul éreinte-
ment certainement auquel on puisse procéder de lui). —
(Tout ce que vous pourrez démontrer, monsieur Laudet,
c'est que M. le Grix n'a point manqué à cette règle du
genre). — (Du reste, de son point de vue, il aurait eu
tort d'y manquer). — (Elle est trop bonne; elle est trop
commode; elle est trop attendue; ce qui est une des
règles essentielles du théâtre). — « Il loue « l'inspira-
333
un nouveau théologien
tion )) de l'écrivain autant que « sa vie de probité labo-
rieuse » ; — (à moins de parler enfin de ma vie d'impro-
bité paresseuse, on ne voit pas, je ne vois pas bien
comment il eût fait autrement. Mais quand on commence
à présent, quand on se met à louer ma vie et ma pro-
bité et mon labeur, cela est triste à dire, je commence
aussi à présent malheureusement à me méfier. C'est
généralement que l'on veut, que l'on va commencer à
éreinter méthodiquement mon œuvre majeure, mon
œuvre première, mon œuvre enfin, qui est naturellement
mon œuvre d'écrivain). — (Pareillement hélas et comme
parallèlement, pareillement hélas, encore plus hélas
quand on commence à dire du bien des cahiers, il faut
hélas, encore plus hélas, il faut encore plus malheureu-
sement que je me méfie; c'est que l'on veut, c'est que
l'on va commencer à éreinter mon œuvre, enfin mon
œuvre propre, je veux naturellement dire mon œuvre
d'écrivain. C'est devenu la règle du genre. Vous allez
voir qu'il n'y manquera pas. On voit dans quel ordre de
sentiments bas, et je puis dire à quel degré de tristesse
ces messieurs me forcent à me mouvoir). — il rappelle
comment les Cahiers ont, depuis tantôt douze années,
donné l'exemple le plus méthodique et le plus persévé-
rant du désintéressement dans l'accueil fait aux écri-
vains, de la recherche du vrai dans le procédé
d'art; ... » — Je voudrais bien savoir comment il eût
fait pour dire le contraire. Cette façon de dire que le
bien mérité, historique que l'on dit de vous est une
grâce que l'on vous fait. Est une créance que l'on
prend sur vous. Aussitôt après vient la pointe, comme
il y en a plusieurs, qui sont dans l'article de
a34
M. FERXAXD LAUDET
M. Laudet la trace, l'héritage, la continuation, l'endos-
sement de l'article de M. le Grix. — « il remémore
aussi — (cet aussi est assez bon et vous a un petit air
innocent, il a d'abord l'air de vouloir dire en plus, et
on s'aperçoit après qu'il veut dire d'autre part, aussi
bien; au contraire; par contre, par équivalence, pour
faire (juste) compensation ; pour lui faire justice ; stricte ;
contre lui; parce que n'est-ce pas il faut aussi être
juste ; c'est un petit aussi de polémique) — il remémore
aussi comment l'auteur, après avoir été dreyfusard et
socialiste, en était arrivé à reconnaître la nécessité
d'une renaissance du spiritualisme et à se soumettre à
une discipline mystique restaurée. »
Débarrassons-nous de cette pointe, bien qu'elle porte
peut-être sur le fond même du débat que j'ai person-
nellement avec M. le Grix, où je ne voulais pas entrer
dans cet entretien personnel que j'ai aujourd'hui avec
M. Laudet. Mais M. Laudet, plus heureux que M. le
Grix, a si heureusement circonscrit les termes du débat
que je ne puis résister au désir de circonscrire une
brève réponse.
Ce que je reproche à M. le Grix ce n'est pas seule-
ment, ce n'est pas tant de n'avoir absolument rien
compris à ce que je fais. Il en avait le droit. Et quand
même il n'en aurait pas eu le droit, et je n'y pouvais
rien, et il n'y pouvait rien.
Au deuxième degré ce que je lui reproche ce n'est
pas seulement non plus, ce n'est pas tant non plus
qu'il n'ait absolument rien compris à ce que je fais et
qu'il se soit mis aussitôt à en écrire. Il paraît, on dit
que cela se fait. Ce que je lui reproche comme un
235
un nouveau théologien
mauvais procédé, comme un procédé évident de mau-
vaise foi, et même assez enfantin, quoique assez habile,
mais l'un n'exclut pas l'autre, c'est de m'avoir attribué,
c'est d'avoir présenté comme étant de moi, comme
venant de moi, comme venant de mon opinion tout le
mal qu'il avait envie de dire de moi, qu'il se préparait
à dire de moi. Cette tactique est représentée dans la
phrase écho de M. Laudet par ces quelques mots :
«• ... en était arrivé à reconnaître la nécessité d'une
renaissance du spiritualisme et à se soumettre à une
discipline mystique restaurée. »
Or si j'ai précisément dit quelque chose depuis ces
dernières années portant sur l'histoire de ces vingt der-
nières années et en elles sur l'histoire de toute une
génération, portant témoignage pour toute une généra-
tion ce que j'ai précisément dit c'est le contraire, — (et
cela prouve qu'on a bien du mal à se faire entendre),
— c'est que nous avons toujours continué dans le
même sens, c'est qu'il n'y a dans notre carrière, dans
notre vie aucun point de rebroussement, — (je ne le dis
pas parce que c'est bien, je le dis parce que c'est vrai ;
je ne dis aucunement que cela vaut mieux, je dis que
cela est ainsi; je ne dis aucunement que nous valons
mieux que ceux qui ont eu un point de rebroussement,
un point de conversion, une conversion ; ce serait aussi
fort loin de ma pensée; et même peut-être exactement
le contraire de ma pensée ; je dis seulement que nous
sommes ainsi, que nous fûmes tels, que nous avons été
ainsi, que notre histoire fut telle, oti touto ojtcoç èy^vsto).
Dieu nous garde de cette pensée que nous vaudrions
mieux que les autres. Mieux que personne. C'est peut-
236
M. FERNAND LAUDET
être la pensée dont j'ai le plus horreur. Le cœur humain
a ses secrets. Il a ses détours. Autant je tiens à être
d'une race éminente, d'un peuple éminent, parce que
c'est vrai, autant je tiens à ce que cette race, à ce que ce
peuple soit rare, unique, éminent, parce que c'est vrai,
autant au contraire, ou peut-être plutôt par le même mou-
vement, autant je tiens aussi à ce que dans cette race,
dans ce peuple, une fois dans cette race, une fois dans ce
peuple, nous n'y soyons pas plus malins que les autres.
Je ne veux pas que nous soyons meilleurs que les
autres, dans la race française. S'il y a quelqu'un qui
tient à ne pas être meilleur que les autres, c'est moi. Et
comme j'aime à partager je tiens beaucoup aussi à ce
que les autres ne soient pas meilleurs que les autres, à
ce que notre génération ne soit pas meilleure que les
autres. Il ne faut point l'entendre en ce sens que toutes
ces générations françaises seraient également peu bonnes,
également médiocres, mais en ce sens naturellement
que toutes ces générations françaises furent rares dans
l'histoire du monde, qu'elles furent uniques, éminentes,
que toutes elles nous valurent bien, souvent mieux; que
toutes elles eurent un prix temporellement infini, toutes
même celle qui s'est fait battre en 70.
Et qui ainsi nous a fait battre en 70.
C'est donc sans une ombre d'orgueil, ce n'est donc pas
pour me vanter que je le dis. Je ne le dis que parce que
c'est vrai. Parce que c'est un fait. En fait nous n'avons
point eu, notre génération n'a point eu dans notre
carrière un point de rebroussement. Ni un point de
rétorsion ni un point de révulsion. Nous avons con-
stamment suivi, nous avons constamment tenu la même
387
un nouveau théologien
voie droite et c'est cette même voie droite qui nous a
conduits où nous sommes. Ce n'est point ime évolution,
comme on dit un peu sottement, employant inconsidéré-
ment, par un abus lui-même incessant, un des mots du
langage moderne qui est devenu lui-même le plus lâche,
c'est un approfondissement. Il est évident que je ne puis
parler ici que pour moi-même. Et pour cette race d'es-
prits qui effectue avec moi le même approfondissement.
Nous tenons depuis vingt ans, depuis notre jeunesse la
même voie droite, la même voie d'approfondissement.
Elle nous a menés loin. Grâces en soient rendues. Je ne
puis parler naturellement que pour moi et pour ceux de
ma race spirituelle parmi ceux de ma race charnelle.
C'est par im approfondissement constant de notre cœur
dans la même voie, ce n'est nullement par une évolution,
ce n'est nullement par un rebroussement que nous avons
trouvé la voie de chrétienté. Nous ne l'avons pas trouvée
en revenant. Nous l'avons trouvée au bout. C'est pour
cela, il faut qu'on le sache bien de part et d'autre, chez
les uns et chez les autres, c'est pour cela que nous ne
renierons jamais un atonie de notre passé. Nous avons
pu être pécheurs. Nous l'avons été certainement beau-
coup. Pro nohis peccatoribus. Mais nous n'avons jamais
cessé d'être dans la bonne voie. Notre préfidélité invin-
cible, notre jeune préfidélité aux mœurs chrétiennes, à
la pauvreté chrétienne, aux plus profonds enseignements
des Évangiles, notre obstinée, notre toute naturelle, toute
allante préfldélité secrète nous constituait déjà une
paroisse invisible.
Nous avons pu être avant la lettre. Nous n'avons
jamais été contre l'esprit.
a38
M. FERXAND LAUDET
C'est donc par une inintelligence profonde, par un
grossier contresens, justement celui qu'il ne fallait pas
faire, comme toujours, que M. Laudet, adoptant, résu-
mant un contresens beaucoup plus étendu de M. le Grix,
écrit : <( il remémore aussi comment l'auteur, après
avoir été dreyfusard et socialiste, en était arrivé à
reconnaître la nécessité d'une renaissance du spiritua-
lisme et à se soumettre à une discipline mystique
restaurée. » Si j'ai dit quelque chose au contraire,
depuis deux et trois ans, et qui exprimait, qui représentait,
qui traduisait ce qui s'est passé depuis vingt ans, c'est
que notre dreyfusisme et notre socialisme était profon-
dément spiritualiste, — (bien que je n'aime guère à
employer ce mot, déconsidéré par Cousin et par l'école
cousiuienne, qui fut une ancienne école intellectualiste),
— et qu'il était profondément mystique et profondément
une discipline mystique. Quant à restaurer une discipline
mystique. Dieu merci on n'a pas besoin de nous. II ne
s'agit point de restaurer un règne aboli. Il s'agit si je
puis dire de continuer tout tranquillement dans le temps
à notre tour un règne spirituel qui ne sera jamais aboli.
§ 293. — En résumé, en allant du préalable vers le
couronné, et en restant dans la géographie, — (si j'ai
encore le droit de me servir de ce mot), — il y a les
chrétiens qui s'ignorent, — (c'est un peuple très nom-
breux); — il y a les qui ne s'ignorent pas, mais qui ne
sont malheureusement pas chrétiens, — (c'est tm peuple
malheureusement très nombreux) ; — et il y a les chré-
tiens qui se connaissent, — (c'est un peuple assez
nombreux).
a39
un nouveau théologien
§ 294. — Je veux le dire en quelques mots. M. Laudet
a beau invoquer contre moi, pour me taxer d'ingrati-
tude, les compliments que M. le Grix veut bien
m'adresser en tête et en queue de son article, et quel-
quefois en cours de route, car il en a saupoudré de loin
en loin tout son article, comme d'une poudre légère. Il
m'a poudré à frimas.
Premièrement quand même ces compliments ne me
seraient pas très suspects, — (et ils le sont grandement),
— je ne comprends pas bien, je refuse d'entrer dans cet
étrange marché par lequel je ne pourrais point répondre
à M. Laudet et à M. le Grix, par lequel M. Laudet et
M. le Grix aurait tous les droits sur moi parce que
M. Le Grix m'aurait fait de certains compliments.
Qu'est-ce que ce trafic. Qu'est-ce que ce marchandage.
Qu'est-ce que ce balancement. S'il est permis, s'il est
dû ; s'il est décent d'employer une expression grossière
pour signifier une opération grossière, je n'ai jamais
marché dans cette sorte de combinaison. Qu'est-ce que
c'est que cette singulière équivalence que l'on veut
établir. Qu'est-ce que l'on veut que je fasse des compli-
ments de M. le Grix. Les compliments de M. le Grix ne
me tentent pas. Les compliments de M. le Grix ne me
font rien. Je ne demande pas les compliments de
M. le Grix. Les compliments de M. le Grix sont aussi
incompétents que ses critiques.
D'autre part, deuxièmement les compliments de
M. le Grix me sont suspects de toutes parts. Ils me sont
notamment suspects parce que et en ce que ils ne
240
M. FERXAND LAUDET
tiennent aucunement au reste. Ils ne sont point complé-
mentaires du reste. Ils sont là, ils viennent là on ne sait
pas pourcpioi. Ils sont généralement purement contra-
dictoires avec tout le reste. Sans même aucun souci de
liaison même formelle. Faut-il que ce soit moi qui
accuse, qui arguë M. le Grix d'incohérence et même
d'incohésion.
Il faudra pour le moins que je l'accuse de mauvaise
foi. Ces compliments inadhérents, ces compliments mal
attachés ne servent qu'à masquer l'opération. Ils ne
servent qu'à donner le change. Ce sont eux précisé-
ment, et ils ne servent qu'à cela, ils ne sont mis là que
pour cela, ils ne servent qu'à couvrir M. Laudet,
M. le Grix, ce sont eux précisément qui rendent nocives
toutes les imputations, tout le reste. Ce que je repro-
cherai à M. le Grix, puisqu'on veut qu'il existe, c'est
cette mauvaise foi d'ailleurs assez connue et assez gros-
sière qui consiste à éreinter quelqu'un en affectant de
prendre son parti. De prendre sa défense. Tout l'article
de M. le Grix se résume en cela, se peut rassembler sur
le schéma suivant. Il joue la comédie suivante, bien
connue : Je suis, dit-il, l'avocat de ce malheureux Péguy,
— (c'est à peine s'il ne dit pas, il dit même presque que
c'est moi qui l'ai chargé de ma défense) ; — je l'aime
bien; tout le monde l'aim.e bien; il est si méritant; —
(méfiez-vous, mes agneaux, de celui qui vous dit méri-
tant); — quel dommage qu'avec la meilleure volonté du
m,onde, avec tout le dévouement qu'on a pour lui on ne
puisse pas trouver an seul argument à donner en sa
faveur. Comme c'est malheureux qu'il soit aussi impos-
241 Laudet. - 14
nn noiweaii théologien
sible à défendre. Que sa cause soit aussi abandonnée.
Comme il est à plaindre. Comme Je suis à plaindre.
Comme tu es à plaindre. Plaignons-le. Plaignez-moi.
En vérité tout ce jeu n'est pas bien nouveau.
C'est une scène de Gourteline. Mais c'est beaucoup
moins bien que dans Gourteline.
§ 295. — Ge souci fort légitime, fort louable, auquel
je n'ai pas seulement souscrit, auquel j'ai applaudi, de
défendre, de soutenir M. le Grix, de l'endosser même,
entraîne peut-être seulement M. Laudet quelquefois un
peu loin. Il prononce des mots qu'il ne devrait pas
prononcer. Il m'arguë quelque part de faux et de
fraude. Il prononce à mon endroit les mots de faux et
àe fraude. Ge sont des bien gros mots. Et bien inutiles.
Ge sont des enfantillages. Si nous devons nous rencon-
trer, monsieur Laudet, et cela dépend uniquement de
vous, si partisans que nous soyons du grec n'imitons
point les héros d'Homère. Rencontrons-nous tranquille-
ment et si je puis dire sur un certain fond de dignité.
or C'est donc, écrit M. Laudet, l'organisation d'une
publicité donnée à mon nom et je n'aurais pas lieu de
m'en plaindre, étant gratuitement nommé dans le
Bulletin i6i fois. — (Oui, monsieur Laudel, nous sai-
sissons le fin de la plaisanterie). — Mais quel que soit
le relief que puisse donner la critique du Bulletin des
Professeurs catholiques de l'Université, il est de mon
devoir de considérer et de signaler comme un fau.x
l'usage que l'on fait de mon nom pour un article que
M. FERNAND LAUDET
l'on sait que je n'ai pas écrit, et la fraude est d'autant
plus graçe que l'on fait dire à M. le Grix dans l'article
que l'on a intérêt à m'attribuer des choses qu'il n'a
jamais dites et dont il se défendra du reste lui-même. »
§ 296. — Je ne saurais trop conseiller à M. Laudet
d'user sagement de tous ces grands mots. Si c'est pour
m'épouvanter, je n'ai pas l'habitude. S'il veut m'appeler,
je sais me rendre, il n'a pas besoin de faire tant de
bruit. Qu'il accuse moins, qu'il arguë moins. J'entends.
Il n'a pas besoin de crier si fort. Qu'il arguë d'autant
moins que moi aussi, si je réponds à M. le Grix, puisque
M. le Grix existe, puisqu'on veut que M. le Grix existe,
moi aussi j'aurai à faire usage de ces mots. Non point
pour faire une violence. Non point pour faire une injure.
Non point même pour faire une offense. Mais pour qua-
lifier historiquement un acte. Pour énoncer même histo-
riquement un fait. Un des arguments que j'aurai en
effet à produire contre M. le Grix, — (et ne sera-ce point
faux, et ne sera-ce point fraude), — l'un de mes princi-
paux arguments peut-être, peut-être le capital sera non
pas qu'il a dit beaucoup de mal de moi dans son article,
mais que tout le mal qu'il en a dit il me Ta attribué, je
veux dire il l'a présenté au public comme étant de
moi, comme venant de moi. Comme ayant été dit par
moi. C'est un des cas de reportage les plus curieux que
j'aie jamais rencontré.
§ 297. — M. Laudet sait très bien à présent que je
n'ai point commis un faux et que je n'ai point conunis
une fraude en saisissant M. Laudet et en refusant de
243
un nouveau théologien
saisir M. le Grix. Ne le faisons pas sot. Il le savait très
bien avant que je le lui eusse expliqué aussi expressé-
ment. Tant qu'on n'aura pas supprimé le décret-loi de
1848 sur le tâcheronnage, je refuse d'avoir affaire à des
sous-entrepreneurs.
§ 298. — Quelle sorte de platitude et de bassesse
que de me reprocher précisément les dédicaces que je
lui ai faites.
§ 299. — Quelle comptabilité singulière que de me
débiter les compliments suspects qu'il a faits de moi.
Les compliments de M. le Grix ne me sont rien. Mais
quand même ils me seraient quelque chose, quelle idée
singulière de débiter les compliments que l'on fait.
§ 3CX). — Ce souci fort louable de dégager M. le Grix,
— (Laiidatus laudabilis), — entraîne quelquefois
M. Laudet un peu loin. M. Laudet outrepasse quelque-
fois quelque peu. — « Devant de telles incohérences —
(c'est moi, messieurs, sans nulle vanité) — on hésite —
(dit M. Laudet) — on hésite à s'adresser aux tribunaux
qui font justice des diffamations ; je préfère me tourner
d'abord vers Charles Péguy que je ne connais pas —
(comme c'est vrai) — (ça) — et contre lequel je n'entre-
tiens aucune animosité personnelle, et je lui dis : « Ùher
Maître, — (je vous en prie, je vous en prie, monsieur
Laudet) — vous êtes trop averti — (hélas oui je suis
trop averti) — pour insinuer sérieusement — (il nomme
cela insinuer) — que la Revue hebdomadaire est bour-
244
M. FERNAND LAUDET
rée d'hérésies... » — Monsieur Laudet ne parlons point
de vous adresser aux tribunaux qui font justice des
diffamations. Si vous voulez faire une belle carrière
dans le monde des lettres, je vous conseOle vivement
d'inaugurer cette carrière en m'attraînant devant les
tribunaux qui font justice des diffamations. Eh quoi,
tout de suite le bras séculier. Je conseille vivement à
M. Laudet de soumettre aux tribunaux de TÉtat, de
faire trancher par les tribunaux de l'État le procès demi
spirituel demi temporel que je lui fais. J'ai contre
M. Laudet, je fais à M. Laudet deux griefs, je lui oppose
deux chefs d'accusation. Mettons que je les ai insinués
un peu rudement. Premièrement, et c'est à mon sens
un grief infiniment grave, je l'ai accusé d'essayer d'opé-
rer un détournement des consciences fidèles. Deuxième-
ment et dans l'ordre de la culture je l'ai accusé d'essayer
d'opérer un détournement des consciences classiques.
Vive la nation, qu'il soumette ces deux grands procès
aux tribunaux de la République. Ce sera assez curieux.
D'abord ce sera nouveau. Croit-il que je vais me laisser
dévorer tout cru. Ignore-t-il qu'il y a une certaine nom-
mée Reconvention. Ce qui ne veut pas dire hélas une
deuxième Convention. Ne croit-il pas, ne sait-il pas qu'il
y a dans l'article de M. le Grix et dans son propre
article de M. Laudet une riche matière pour asseoir la
plus opulente des reconventions. Une somptueuse
demande et poursuite reconventionnelle. Ne sait-il pas
que moi aussi j'ai un avocat ; ne sait-il pas qui occupe
pour moi ; et que heureusement mon défenseur n'est pas
toujours ministre. — (Heureusement pour moi, malheu-
reusement pour le pays).
2^5 Laudet. — 14.
un nouveau théologien
§ 301. — Ce qui me ferait croire que M. Landet est
infiniment plus engagé avec M. le Grix qu'il ne le croit
peut-être lui-même dans ce que je me suis permis de
nommer le détournement des consciences fidèles, c'est
un certain ton de bassesse et de trivialité et de mau-
vaise familiarité avec le sacré, un ton d'une bassesse,
d'une t^i^àalité, d'une mauvaise familiarité de fond qui
reparaît régulièrement à la surface, et presque constam-
ment, dans l'article de M. Laudet. Je n'ai horreur de
rien autant que de cela. Rien ne m'est aussi odieux,
rien n'est aussi décélateur à mon sens que cette sorte
basse de mauvaise familiarité de sacristie. Cette sorte
de grosse et de grossière plaisanterie, trivialité, cette
vulgarité, ce sans-gêne dans le propos même afférent
au sacré. Pour moi ces mœurs grossières du langage et
de la tenue, du propos, de l'attitude, tout ce qui trahit
l'être même, c'est une opinion personnelle, où je ne
veux rien engager, mais personnellement pour moi ces
mains grossières me sont plus odieuses, je dois le dire,
que des propositions fausses mais respectueuses, fausses
mais déférentes. Cette sorte de basse trivialité qui fait
oh ! oh ! oh I Elle est constante dans l'article de M. Laudet.
Pour moi, c'est évidemment une faiblesse, mais je ne
juge pour ainsi dire jamais un homme sur ce qu'il dit,
mais sur le ton dont il le dit. Ce que nous disons est
souvent grave, sérieux. Le ton dont nous le disons l'est
toujours. Ce que nous disons n'est pas toujours décé-
lateur. Le ton dont nous le disons l'est toujours. Il y
a dans cet article de M. Laudet une constante vulga-
rité de fond de cette sorte qui reparaît constamment
à la surface par plaques et qui me doime la plus
a46
M. FERNAJS'D LAUDET
mauvaise opinion, et de sa pureté d'intention, — (je
n'ai tout de même pas le droit de parler de sa pureté
de cœur), — et même de moins que de cela, d'une cer-
taine finesse élémentaire, d'une certaine bonne tenue
élémentaire moyenne de cœur et d'esprit, le moins que
l'on puisse demander. Le mécanisme de cette gros-
sièreté, de cette -sTilgarité est, lui, aisément saisissable.
Il consiste à rapporter directement comme une pièce
mal ajustée je ne dis pas le sacré au profane, ce qui ici
n'aurait aucun sens, mais une certaine grandeur de
sainteté, un certain ton de sacré, à une tout autre peti-
tesse de médiocrité chrétienne comme peut être la
nôtre. Au lieu de référer nos médiocrités chrétiennes
aux grandeurs des saintetés chrétiennes pour cette
opération de report dans la communion que nous devons
faire et qui peut nous sauver, M. Laudet les rapproche,
les rapporte instantanément l'une à l'autre, l'une sur
l'autre, comme deux pièces mal jointes, mal faites, mal
ajustées, non faites l'ane pour l'autre, brutalement, il
en fait un raccord mal fait. Je ne sais pas si je me fais
bien comprendre. Ou plutôt je sais que je ne me fais
pas bien comprendre. .le sens très vivement, — (mais
c'est difficile à exprimer), — je sens très vivement que
c'est très grave, je sens très vivement cette espèce d'im-
piété qui consiste à tout mêler ensemble, à rapporter
brutalement par un raccord mal fait ces grandeurs sur
nos médiocrités. Il y a là une sorte d'inconvenance
propre qui me blesse beaucoup. Qui me frappe très
vivement. M. Laudet croirait en vain que j'en ai fait
autant, que c'est ce que j'ai fait dans le communiqué,
car dans le communiqué j'ai fait très précisément le
247
un nouveau théologien
contraire. Loin de rabattre ces grandeurs et de les
rapporter sur nos médiocrités par un raccord mal
ajusté, j'ai au contraire, partant de nos médiocrités,
fait l'ascension que je devais vers la considération de
ces grandeurs. Ce qui me blesse, dans cette sorte de
médiocrité que je veux dire, c'est un constant rabaisse-
ment, c'est un constant rabattement, c'est un constant
avilissement. Une réduction constante des grandeurs
aux médiocrités. Cela aussi est intellectualiste, est
apparenté à la manie intellectualiste et intellectuelle,
au goût secret profond de l'intellectuel pour la bassesse,
pour la médiocrité. Un apparentement sournois, louche,
beaucoup plus qu'une assimilation, des grandeurs aux
médiocrités. C'est exactement le contraire que j'ai fait
dans le communiqué. J'ai haussé d'un seul coup et me
suis maintenu dans la haute région. M. Laudet dira ce
qu'il voudra du communiqué. C'est son droit, c'est de
bonne guerre. Je n'y dis rien. Il y a une règle et une
permission et des licences de la guerre. Il dira tout ce
qu'il voudra, mais il ne pourra pas dire que j'ai abaissé
le débat.
Ce qui me blesse, c'est de voir appliquer directement
ces grandeurs, — toutes les grandeurs et combien infi-
niment les grandeurs de sainteté, — à une œuvre de
dérision, d'une certaine basse moquerie vulgaire. Je
m'exprime assurément très mal. Je ne peux pas expli-
quer ça. On comprendra peut-être mieux sur \xa exemple.
Voici quelques-unes de ces plaques :
« Mais, pour être complet, écrit M. Laudet, /7 faut
ajouter que les éloges de Le Grix comportaient aussi
248
M. FERNAXD LAUDET
des réserves et c'est alors que tout s'est gâté. Le culte
de Le Grix pour Péguy n'était ni de latrie ni même
de dulie; ... » On sent ce que je veux dire, cette sorte
d'impiété propre, de mauvais ton. Ailleurs :
« Non, il ne savait pas qu'il y avait un cinquième
évangile, — (on ne saurait croire combien cette sorte de
plaisanteries me font mal, profondément, me blessent.
Elles me font tellement mal que rien que de les copier
pour les faire imprimer et les publier à mon tour, — et
pourtant c'est pour ma défense. Et il le faut bien. Mais
c'est un sale métier. Que de se défendre. Ainsi. —
Rien que de les copier de ma main, pour me défendre,
avec mon encre et ma plume sur mon papier à copie,
j'éprouve le sentiment d'un abaissement moi-même,
sentiment parfaitement fondé, j'éprouve une sorte
d'abaissement indéniable, je sens bien, indéniable-
ment, que je me rends complice, d'une basse compli-
cité, que je lui donne la main, que j'entre dans le jeu,
que je me fais comme lui. J'ai le sentiment de commettre
ici je ne dis pas la seule faute, je ne ne dis pas peut-
être le seul péché, mais je dis certainement la seule
bassesse que j'aie commise dans tout ce débat. De le
copier. De le reproduire, de le republier ici. Sentiment
non trompeur. Je vois bien que je fais un mauvais
métier. C'est la seule partie de ce gros cahier qui
me grave un regret. On me dit bien que c'est forcé,
qu'il faut que je me défende, qu'il faut bien que je
montre à quelle sorte de gens j'ai affaire. Nous/
savons de reste que des bassesses inévitables et q^
nous voyons seulement commettre peuvent nous lai?
249
nn nouQean théologien
des regrets et j'irai jusqu'à dire une contrition éter-
nelle.
«Non, — écrit-il, et je suis forcé de copier, — Non,
il ne savait pas qu'il y avait un cinquième évangile, que
dis-je? presque un nouveau Messie — (il a écrit cette
affreuse bassesse) — qui avait « son mystère » — (il a
écrit cette affreuse bassesse) — et que si l'on s'avisait
d'une timide critique ou d'une excusable incompréhen-
sion, on serait retranché du monde catholique, — (si à
mon tour je voulais employer les grands mots, monsieur
Laudet, où ai-je dit qu'on serait retranché du monde
catholique, et de quel droit l'aurais-je dit, où est mon
magistère. Et puis ça me ressemble bien de l'avoir dit.
Aussitôt après ce Mystère de la Charité que M. Laudet
n'a certainement point lu, où le retranchement d'un seul
membre est constamment considéré comme une calamité
infinie, au seuil de ce Porche ouvert siu* l'espérance où la
seule espérance considérée, où la seule espérance pour
ainsi dire espérée est naturellement l'espérance du salut.
Et puis ça me ressemble bien, ce retranchement, et ce
monde catholique. De retrancher quelqu'un du monde
catholique. Ça me ressemble conune cet essai de styli-
sation du parler populaire que M, le Grix non seule-
ment m'attribue, mais, si je puis dire, qu'il m'attribue
que je m'attribue. Je ne crois pas que j'aie jamais parlé
du monde catholique. J'ai parlé souvent de l'Église, de
la communion. Je ne me sens pleinement à moi, je ne
touche vraiment le fond de ma pensée que quand
j'écris la chrétienté. Alors je vois à plein ce que je dis.
Je n'ai jamais voulu retrancher M. Laudet du monde
a5o
M. FERNAND LAUDEt
catholique. Je l'ai, comme simple fidèle, argué de
vouloir opérer un détournement des consciences
fidèles).
... « on serait retranché du monde catholique, mis
à l'index par le récent pontife, — (on sent le jeu,
l'affreux jeu, cette affreuse bassesse), — par celui qui
n'emploie pas une expression qui ne soit « technique-
ment théologique » et qui « surveillera désormais les
consciences fidèles ».
Ailleurs :
a L'école Péguy a décidé, après examen, qu'il
n'existe plus et même qu'il n'a jamais existé. Tout
devient aisé quand on est l'auteur d'un mystère, et
comme l'Académie de Coutances ne connaissait pas
François le Grix, il a été décidé qu'il était un mythe ou
plutôt que son nom — (je passe sur Tout devient aisé
quand on est l'auteur d'un mystère, mais on sent cette
contamination, ce mélange voulu, cette volonté de
parler faussairement, cette confusion des registres, de
sorte qu'on ne sait jamais sur quel plan on est, sur
quel plan on parle, cette mixture, ce mythe mis avec
ce mystère) — n'était que le pseudonyme de Fernand
Laudet, directeur de la Revue hebdomadaire... »
Ailleurs :
te II n'est pas sans intérêt du reste de donner
quelques autres extraits de ce nouvel apocalypse qui
a5i
un nouveau théologien
nous vient de Coutances; les textes, mis en versets,
comme ceux des écritures, éclaireront mieux les lecteurs
que tout commentaire, et nous les signalons au bon
sens français ; ... » — (Il se sauve en ne mettant pas
de grande capitale à apocalypse et à écritures. Mais
apocalypse ne serait-il pas du féminin, monsieur Laudet).
Ailleurs encore :
... « mais il connaissait et aimait le christianisme,
plus simplement et moins déclamatoirement, avant
d'avoir découvert la Somme de Péguy. »
Ailleurs enûn :
« S'il avait dit cela, on pourrait songer à canoniser
l'auteur du pamphlet. » — Je ne sais pas si on sent
comme moi le jeu affreux qu'il y a là dedans, le jeu
bourgeois, la basse plaisanterie grossière avec le sacré,
ce geste du café du Commerce de taper sur le ventre.
§ 302. — Toutes ces bassesses, toutes ces familia-
rités sont affreuses. Les plus pénibles peut-être, enûn
celles qui nous blessent peut-être le plus, moi person-
nellement, et cela se comprend, sont naturellement
celles qui se réfèrent directement à Jeanne d'Arc :
te Comme toujours, les disciples exagèrent la doctrine
du maître; calmez celui de Coutances, conseillez-lui de
revenir à une plus juste appréciation des choses et
reprenez-le de ce qu'il n'a su retenir de la vie de Jeanne
d'Arc que la manière de ses juges. » Je ne sais pas si
UÔ2
M. FERNAND LAUDET
l'on sent l'inconvenance, la bassesse de plaquer ainsi
directement, de rapporter ainsi directement le Procès
de Jeanne d'Arc sur nos misérables querelles. C'est le
procédé que je trouve le plus bas qu'il y ait au monde.
Il tombe cette fois-ci particulièrement mal. Car généra-
lement les « juges » ne sont point de notre côté. Et
particulièrement ses juges et la manière de ses juges
sont d'un côté que M. Laudet connaît bien. Il faudrait
avoir bien peu d'histoire pour ne pas saluer dans les
Docteurs les représentants du perpétuel Parti Intel-
lectuel, dans les Docteurs de Rouen les successeurs des
Docteurs juifs, les légitimes ' ancêtres de notre Parti
Intellectuel. Faut-il ajouter que ceux de Rouen et
d'ailleurs avaient reçu en appoint un fort contingent
de la Sorbonne.
Ailleurs enfin :
(( Non, certes, ce n'est pas lui. D'abord l'article n'est
pas signé et jamais Péguy, qui s'inspire de la chevals'
resque Jeanne d'Arc, ne consentirait à écrire un
pamphlet qu'il ne signerait pas, et surtout un pamphlet
aussi haineux, lui qui ne cesse de prêcher à bon droit
« la loi d'amour »; d'autre part Péguy n'en est pas
réduit à ne trouver d'hospitalité pour sa prose qu'à
Coutances dans le Bulletin des Professeurs catholiques
de l'Université qui a igo abonnés, parmi lesquels
33 abonnés fermes n'ont pas encore acquitté leur
abonnement. »
La chevaleresque Jeanne d'Arc. — C'est vouloir
253 Laudet. — i5
é
un nouveau théologien
parler un langage mou, c'est se condamner à parler et
niaisement et faussairement, — et faussement, —
puisque c'est se condamner à parler un langage
impropre, — que d'écrire la chevaleresque Jeanne d'Arc.
C'est vraiment faire exprès la confusion préalable des
plans de langage. Ou bien on veut dire confusément,
on veut dire mollement la chevaleresque Jeanne d'Arc
en im sens vague, en un sens lui-même confus et mou
de généreuse. Et alors c'est une expression pour comice
agricole. Et encore on ne l'aurait pas soufferte à la
distribution des prix à Trie. Et c'est certainement en ce
sens que l'entend et que le dit M. Laudet. Et alors il ne
peut rien dire. Et il ne veut rien dire. Et il ferait mieux
de se taire. Et de ne pas intercaler Jeanne d'Arc dans
ce débat. Ou bien on veut parler précisément. Et alors
on doit faire peut-être encore plus attention. Si on veut
parler précisément chevaleresque veut dire entendue,
éminente aux lois et faits de chevalerie. Or nous savons
que cette grande sainte, sans manquer proprement,
sans manquer formellement aux règles de chevalerie,
aux lois et faits de chevalerie, d'ailleurs fort déclinantes
en ce commencement du quinzième siècle, sans se
mettre en dehors de cette chevalerie déclinante n'y était
non plus jamais réellement entrée. Elle était peuple et
chrétienne et sainte. Elle fut très certainement en un
sens une femme d'armes; on pourrait presque dire une
guerrière. Elle fut incontestablement un très grand chef
militaire. On ne peut pas dire, à moins d'y tenir, à
moins de vouloir parler exprès un langage bien
impropre, qu'elle ait été proprement un chevalier. Le
dirai-je, elle était trop profondément peuple et encore
a54
M. FERNAND LAUDET
plus trop profondément chrétienne et trop profondément
sainte. Ce qu'il y a d'honneur humain et on pourrait
presque dire de stoïcien on pourrait presque dire dans
celte religion de l'honneur qu'était la chevalerie, les
lois et faits, la loi et le geste et l'attitude de chevalerie
ne s'accordait pas toujours avec une religion cfui a mis
l'Orgueil en tête des Capitaux, qui a fait de l'humilité
plus peut-être qu'une vertu, son mode même et son
rythme, son goût secret, son attitude extérieure et
profonde, charnelle et spirituelle, sa posture, ses
mœurs, son expérience perpétuelle, presque son être. 11
y eut il ne faut sans doute peut-être pas dire pendant
tout le Moyen-Age, mais pendant tout le règne de la
Féodalité il y eut si je puis dire et plus que quelque
contrariété et comme une certaine concurrence profonde
entre la religion de l'honneur et la religion de Dieu.
Soyons assurés que Jeanne d'Arc le sentait très profon-
dément. Elle était trop profondément peuple et trop
profondément chrétienne et trop grande et trop profon-.
dément sainte pour ne pas le sentir et l'avoir senti très
profondément. Elle fut une fleur de vaillance française,
de charité française, de sainteté française. Elle fut une
fleur de la race chrétienne et de la race française, une
fleur de chrétienté, une fleur de toutes les vertus
héroïques. On ne peut pas dire, à moins de forcer
beaucoup le sens des mots, ou au contraire à moins de
se remettre à parler mou, qu'elle fut ime fleur de
chevalerie. Une vocation trop profonde l'avait marquée.
C"' — •"'■ ""'"ne sainte marquée à ce point pour tant de
^ pour une vie si profonde, marquée à ce
point pour toutes les vertus, marquée, appelée à ce
255
un nouveau théologien
point pour le ciel avait mesuré d'avance tout ce qu'il y
a de précaire dans un honneur qui n'est que de ce
monde. Elle failUt entrer plusieurs fois en conflit avec
les lois de la guerre, qui étaient un cas particulier,
mais la partie la plus considérable de la loi de cheva-
lerie. Elle faillit entrer plusieurs fois formellement en
conflit avec les lois de chevalerie. Elle y entra formel-
lement au moins cette fois, ce jour où ayant ville prise
elle ne voulut point laisser aller un paquet de prison-
niers français que les Anglais avaient avec eux dans la
ville, et qu'ils voulaient et devaient emmener, car ils
étaient à eux, autant qu'on peut être à quelqu'un, de
par toutes les lois de la guerre, puisqu'on ne les leur
avait pas rachetés, puisqu'on ne les leur avait pas
repayés. Mais les marchands du Temple aussi avaient
payé la patente, les marchands du Temple aussi étaient
en règle. Elle ne s'embarrassait point de tout ça. L'idée
de laisser partir tous ces pauvres gens, d'une
ville qu'elle avait prise, lui était monstrueuse. Elle
ne s'embarrassa pas de tout son règlement. Tout ce
règlement, qu'elle savait très bien, qu'elle connaissait
parfaitement, mais qu'elle connaissait comme appris,
après, qu'elle ne connaissait point d'enfance, de
Domremy, tout d'un coup ne lui pesa plus rien dans les
mains dans un de ces accès de grande charité comme
il n'en a été donné qu'aux plus grands saints. Elle entra
dans une de ces grandes colères blanches, de ces
grandes colères pures qui faisaient trembler une armée.
On céda vite, on céda, on céda, aussitôt on céda. On
arrangea tout ça. On se dépêcha. On les paya aux
Anglais. On paya. On ne paya pas. Tout le monde
a56
M. FERNAND LAUDET
avait parfaitement compris que ces gens-là ne s'en
iraient pas de là. Les Anglais avaient pourtant capitulé
à cette condition qu'ils s'en iraient saufs avec leurs
biens. Mais les Anglais aimaient mieux s'en aller.
Quand elle était là, ils aimaient généralement mieux
s'en aller. C'était ime habitude qu'elle leur avait fait
prendre. Il y avait en ce temps-là au royaume de France
de certaines heures qui sonnaient où les Anglais
avaient envie de s'en aller. Quand elle entrait dans ces
saintes colères, il ne faisait pas bon. Les Anglais n'en
menaient pas large. Les Français non plus d'ailleurs.
Elle avait de ces grandes colères qui n'ont été données
qu'aux très grandes saintes, qui par la grande colère
de Jésus, articulées par la grande colère de Jésus
chassant les marchands du Temple rejoignent dans le
temps les plus grandes colères des plus grands
prophètes du plus grand peuple d'Israël.
Ces lois de chevalerie d'ailleurs dès lors déclinante
devaient bien d'ailleurs le lui revaloir, comme il arrive
toujours quand un être en son âme profonde manque
intérieurement de respect à une loi. Les lois savent
toujours quand on leur manque, fût-ce dans le plus
profond du cœur. Et c'est ce qu'elles pardonnent forcé-
ment» le moins. C'est ce qu'elles pardonnent certaine-
ment le moins. Cette blessure profonde, cette blessure
secrète, ignorée de tous, qu'elles ont vue. Jamais elle
ne fut couverte, — et l'on peut dire que c'est une des
conditions, que c'est peut-être la condition temporelle,
je veux dire la condition de temps et de monde,
comme nous disons de milieu où sa mission était
a57
un nouçeau théologien
appelée à se produire, qui lui retirant toutes les garan-
ties de la guerre ordinaire, la laissant, la faisant expo-
sée aux risques de guerre extrêmes, et surtout aux
risques de guerre en outre, extraordinaii'es, donna à sa
mission, à l'accomplissement de sa mission, cette gran-
deur unique de risque, d'exposition au danger, —
jamais elle ne fut réellement couverte par les lois de
chevalerie. C'est ce qui donna un prix vmique à ses
Vertus héroïques. Voici ce que je veux dire. Il faut
bien voir, il faut mesurer cette héroïque ascension de
sainteté, il faut bien mesurer au juste à quel degré de
sainteté, à quel degré d'héroïsme elle était parvenue et
constamment se tint. Quelles que soient les forces des
sources vives, quelles que soient les inventions et les
perpétuels rejaillissements et jaillissements, quelles que
soient les inépuisables nouveautés de la grâce il y
a ensemble indéniablement une certaine technique,
une certaine sainte hiérarchie comme professionnelle,
une armature et une ossature presque de métier, une
certaine sainte hiérarchie processionnelle de la Vertu
héroïque et de la sainteté. Il y a des degrés qui sont
les degrés mêmes du Trône. Au premier degré Jeanne
d'Arc eut dans leur plein les vertus de la guerre, qui
ne sont pas petites. Je veux dire très expressément par
là et très proprement qu'elle entra dans le jeu de la
guerre et dans le risque de guerre à plein, sans aucune
restriction, sans aucune intervention, sans aucune
intercalation de protection divine propre. Elle obéissait,
elle accomplissait une mission . divine propre dans un
monde humain sans avoir touché vme protection divine
propre correspondante. Elle avait reçu l'ordre; elle
a58
M. FERNAND LAUDET
avait reçu la vocation; elle avait reçu la mission. Elle
obéissait, elle exécutait l'ordre; elle répondait à la
vocation ; elle accomplissait sa mission. Elle procédait à
l'exécution, à l'accomplissement de sa mission dans une
humanité dure (et tendre), dans un monde, dans une
chrétienté dure et tendre, elle-même douce et ferme, forte,
douce, quelquefois apparemment dure. Apparemment
rude. Pendant toute sa mission elle reçut assistance de
conseil, nous le savons, par l'assistance et le conseil
constamment renouvelé, constamment présent de ses
voix. Par cette sorte d'assistance de conseil, presque
féodale, perpétuellement renouvelée, perpétuellement
présente. Pendant toute sa mission, et j'y compte sa
captivité, quelques absences qu'elle ait eu à y souffrir, et
sa mort. Pendant toute sa mission et dedans pendant sa
captivité elle reçut constante assistance de conseil de ses
voix et une abondance de grâces dont nous ne pouvons
avoir aucune idée. Le jour de sa mort elle reçut une
grâce qui ne fut jamais donnée peut-être, ainsi et à ce
point, à aucune autre sainte, de sorte que le jour de sa
mort ne fut déjà plus pour elle le dernier jour de la vie
de cette terre mais littéralement réellement déjà le
premier jour de sa vie éternelle. Mais enfin avec cette
mission, avec cette vocation, avec toutes ces grâces,
avec tous ces dons, avec cette présence constante de
conseil elle ne reçut jamais ni la grâce, ni le don, ni le
conseil, ni aucune faveur d'être invulnérable. Elle fit
la guerre exposée à tous les accidents de la guerre.
Elle fit comme tout le monde tme guerre comme tout le
monde. Moins heureuse que tant de saintes, moins
heureuse que tant de prophètes mêmes et que tant de
269
un nouveau théologien
chefs du peuple d'Israël les anges qui l'assistaient de
leurs conseils, ou les saints, ne combattaient point à
ses côtés. Jamais la parole de Jésus : Penses-tu que je
ne puisse pas maintenant prier mon Père, qui me don-
nerait aussitôt plus de douze légions d'anges? Comment
donc s'accompliraient les Écritures qu'il faut que cela
arrive ainsi ? ne s'accomplit aussi pleinement dans une
sainte et nous réjoignons ici cette vocation, cette élection
unique, cette imitation unique par laquelle on peut dire
que de toutes les samtes elle fut celle à qui certaine-
ment il fut donné que sa vie et sa Passion et sa mort
fut imitée au plus près de la vie et de la Passion et de
la mort de Jésus.
Je sais bien que je ne pourrai jamais mettre dans les
Mystères tant de grandeurs. Je voudrais ici marquer
seulement quelques articulations essentielles. Si je
pouvais quelque jour écrire une vie de Jeanne d'Arc
en cinquante et quelques pages, ou encore, ce qui
vaudrait mieux, en deux ou trois cents lignes, j'essaierai
de marquer quelques articulations essentielles. J'essaie-
rais de montrer je ne dis pas dans un certain parallèle
mais dans une certaine imitation conmaent elle fut et
la plus éminente et la plus fidèle et la plus approchée
de toutes les imitations de Jésus-Christ. Je montrerai, —
mais qui déjà ne le voit, — comment cette fidélité est
fidèle, suit jusque dans le détail.
Douze légions d'anges. Elle ne les demanda pas non
'oT^ Elle ne les demanda jamais. Ce conseil, qu'elle
à'jionde il é/iait comme la conséquence, comme la suite
natiiprfie de l'ordre, de la vocation, comme la suite ^
M. FERNAXD LAUDET
naturelle, surnaturelle naturelle, venant des mêmes
voix, porté par le même ministère, ce conseil qu'elle
eut, qu'elle avait, presque familièrement pour ainsi
dire, à son usage comme la prière quotidienne, ce
conseil usager comme la prière du matin et du soir elle
le (re)demanda souvent. Des secours surnaturels de
guerre directs, physiques, tme assistance de guerre,
des troupes surnaturelles de guerre qu'elle n'avait pas,
elle ne les demanda jamais.
On voit même très bien par les textes que l'idée ne
lui serait pas venue un seul instant de les demander.
Une noble discrétion de sainte, une noble discrétion de
Française l'en empêchaient presque également. Autant
elle insistait pour le conseil, qu'elle revendiquait on
peut presque dire comme un droit, puisque Dieu l'avait
envoyée dans cette extraordinaire mission, autant on
voit bien qu'elle n'a pas l'idée qu'elle ait à demander
un secours directement militaire, un secours militaire
proprement, directement physique. Elle savait parfaite-
ment dans quelles conditions de sainteté elle opérait.
Et qu'elle avait reçu non seulement l'épreuve la plus
dure, la mission la plus dure, mais aussi l'épreuve, la
mission la plus rigoureusement, la plus exactement
humaine.
On ne saurait trop le redire et il faudrait pouvoir le
marquer. Appelée par une vocation divine en terre
humaine, envoyée en mission divine en terre humaine
non seulement elle n'opéra jamais, mais elle ne demanda
jamais d'opérer, elle ne pria jamais d'opérer que par
des moyens humains. Vivant dans ce miracle perpétuel
d'être assistée par des voix propres, de recevoir
a6i Loudet. — i5.
un nouçeaii théologien
constamment une assistance propre de conseil de voix
qui lui étaient pour ainsi dire particulièrement et pro-
prement attachées, personnellement affectées, elle ne
demanda jamais un secours si l'on peut dire surnaturel
physique, surnaturel direct, surnaturel directement
militaire. Elle ne demanda jamais que les murailles
s'écroulassent au son des trompettes. Et pourtant elle
savait son histoire sainte. C'est un point que l'on
ne saurait trop considérer, qui sera notre point cardinal,
avec une histoire de Joinville, quand nous essaierons
de déterminer, de dresser une carte géographique et
géologique de la théorie du miracle.
Un roi de son temps, — n'était-ce point un roi d'Angle-
terre, — ne voulut point aller au secours de son fils,
engagé dans une mauvaise bataille, parpe qu'il fallait
que l'enfant gagnât ses éperons de chevalier. Il semble
que jamais le roi du ciel n'ait voulu aussi expressément
que dans la personne de cette grande sainte qu'une de
ses flUes gagnât elle-même les palmes du martyre.
Elle le savait. Non seulement elle n'était point
garantie, elle n'était point assurée contre la maladie et
contre la blessure et contre la défaite militaire mais
elle savait qu'elle n'était point assurée contre la maladie
et contre la blessure et contre la défaite militaire. Elle
se battait donc exactement dans les conditions ordi-
naires et pour ainsi dire dans le statut ordinaire. On
vit bien à Orléans et à Paris qu'elle n'était point assurée
contre la blessure. On vit bien à Compiègne qu'elle
â6a
M. FERNAND LAUDET
n'était point assurée contre la capture. On vit bien à
Rouen qu'elle n'était point assurée contre la mort.
Quand les gens lui demandaient des miracles si je
puis dire ordinaires, des miracles de maladie, qui sont
les plus ordinaires, elle se récusait immédiatement,
avec une confusion d'humilité, ou en même temps avec
bonne humeur, elle se récusait vite, arguant de son
incompétence, se retranchant dans sa mission propre,
dans sa vocation, leur indiquant, recommandant seule-
ment de prier. Elle n'était venue que pour délivrer le
royaume de France. Elle ne savait pas guérir cet enfant,
ce petit garçon et cette petite fille. Cette sainte qui avait
reçu le plus grand commandement qui ait jamais été
donné à une sainte, qui avait été appelée pour la plus
grande vocation, qui avait été envoyée dans la plus
grande mission non seulement ne demanda jamais pour
elle un miracle physique ordinaire mais quand on lui
en demandait, c'est-à-dire exactement quand on lui
demandait d'en demander, comme on avait coutume
de le demander «fux saints, vite elle se récusait, se
dérobant presque derrière son incompétence. Elle ne
savait pas. Elle n'avait point été envoyée pour cela.
Elle accomplit une tâche divine par des moyens sim-
plement humains. Elle exécuta un ordre divin par des
moyens strictement humains. Elle répondit à une voca-
tion divine par des moyens rigoureusement humains,
par un travail, par une guerre militaire, par des opéra-
tions, par des efforts exactement humains. Elle accom-
plit une mission divine par des moyens simplement
humains. C'est ce qui lui donne une place à part, une
place toute éminente dans la hiérarchie des saintetés.
a63
un nouçeau théologien
Notons encore, notons en outre que la matière où devait
s'exercer cette sainteté était la plus extraordinaire, la
plus hors de l'ordre, habituel, on pourrait presque dire
la plus étrangère aux matières habituelles de la sain-
teté. Et même la plus contraire et ennemie aux matières
habituelles de la sainteté. Entre toutes elle fut vérita-
blement envoyée en mission extraordinaire. Par ces
deux commandements elle a une place unique dans la
hiérarchie des saintetés, elle est sainte et bénie entre
toutes les saintes et ensemble par le premier elle est
femme entre toutes les saintes.
Que si d'autre part on veut la considérer non plus à
son rang de sainteté mais à son rang d'humanité, qui
ne voit aussitôt qu'elle est dans cet ordre une femme
unique. Un être unique. Car si l'on veut elle est de la
race des saints, et si l'on veut elle est de la race des
héros. Venant de Dieu et retournant à Dieu et recevant
constamment assistance de conseil de ses voix par tout
son être elle est une sainte. Elle est de la race des
saints. Mais dans cette dure humanité du quinzième
siècle et de tous les siècles accomplissant par des
moyens purement humains un tel ramassement d'ex-
ploits purement humains d'une guerre purement hu-
maine, de toute une action purement humaine par toute
son action comme extérieure, par tout son engagement
corps et âme dans l'action militaire, dans toute une
action de guerre, par toute sa condition, par tout son
être d'action elle est un héros, elle est de la race des
héros.
Or non seulement la race des héros et la race des
264
M. FERNAND LAUDET
saints n'est pas la même. Mais ce sont deux races peu
ou mal apparentées. On pourrait presque dire qui ne
s'aiment pas, qui n'aiment pas frayer ensemble, qui sont
gênées d'être ensemble. Il y a on ne sait quoi de profond
et qu'il faudrait approfondir par quoi la race des héros
et la race des saints ont on ne sait quelle contrariété
profonde. Il n'y a peut-être point deux races d'hommes
qui soient profondément aussi étrangères l'une à l'autre,
aussi éloignées l'une de l'autre, aussi contraires l'une à
l'autre que la race des héros et la race des saints. On
découvrirait sans doute que cette contrariété profonde
ne fait que traduire, mais sous une forme, sous sa
forme peut-être la plus aiguë, sous sa forme éminente,
cette profonde, cette éternelle contrariété du temporel
et de l'éternel.
Or Jeanne d'Arc, précisément parce qu'elle exerçait
sa sainteté dans des épreuves purement humaines par
des moyens purement humains, précisément parce
qu'elle était demeurée entièrement vulnérable militaire-
ment, vulnérable à la maladie, vulnérable à la blessure,
vulnérable à la capture, vulnérable à la mort, vulné-
rable à la défaite et à toute défaite, exposée en son
plein comme un héros antique à toute aventure de
guerre elle est de la race des héros comme elle est de
la race des saints. Et comme dans la race des saints
elle est et une sainte entre toutes les saintes et une
femme entre toutes les saintes, ainsi, parallèlement
ainsi dans la race des héros elle est un héros entre
tous et une femme. Elle n'est pas moins éminente dans
la hiérarchie héroïque que dans la hiérarchie sacrée.
Et ainsi elle est à un point d'intersection unique dans
a6ô
un nouveau théologien
l'histoire de l'humanité. En elle se joignent deux races
qui ne se joignent nulle part ailleurs. Par un recoupe-
ment unique de ces deux races, par une élection, par
une vocation vmique dans l'histoire du monde elle est à
la fois sainte entre tous les héros, héroïque entre toutes
les saintes.
Or au deuxième degré dans cette guerre même que
nous disons ordinaire et que nous disons qu'elle
faisait ordioaire, elle-même ordinaire, en réahté nous
savons bien que c'était une guerre extraordinaire,
mais extraordinaire au contraire, dans l'autre sens,
en sens contraire, dans le sens du risque et d'une
aventure et d'un danger extraordinaire. Car elle n'était
point « chevaleresque » et nous (levons remercier
M. Laudet de nous avoir acheminé à ces quelques
précisions. A opérer ces quelques précisions. Elle ne
fut jamais réellement couverte par la loi de chevalerie.
Enfin par ce qui restait de son temps de la loi de
chevalerie. Non seulement, pour une sainte, elle
faisait la guerre. Non seulement elle faisait une guerre
ordinaire. Mais cette guerre ordinaire elle la faisait
non couverte par les protections ordinaires de la
guerre. Enfin par le peu de loi de la guerre qu'il y
avait encore. Ou qu'il y avait déjà. Elle était donc
découverte au deuxième degré. Pour se défendre
contre l'usage de la guerre elle n'avait que l'usage de
la guerre. Pour se défendre contre l'abus de la guerre
elle n'avait rien, puisque sainte elle n'avait naturelle-
ment pas, elle ne devait, elle ne pouvait pas avoir
l'abus de la guerre. Contre l'usage de la guerre elle
a66
M. FERNAND LAUDET
n'avait qu'une cuirasse ordinaire, une cuirasse comme
tout le monde. Une cuirasse du commencement du
quinzième siècle, monsieur le Grix. Toute flèche
temporelle pouvait la blesser. On le vit bien à Orléans.
On le vit bien à Paris. Toute main temporelle pouvait
la saisir à l'épaule et la faire tomber de cheval.
On le vit bien à Compiègne. Toute main temporelle
pouvait lui bâtir l'appareil de sa mort. On le vit bien
à Rouen. Mais ceci encore n'était qu'au premier degré.
Dans l'usage de la guerre elle n'était point couverte.
Dans l'abus de la guerre au deuxième degré elle n'était
point couverte. Les Anglais ne cessèrent jamais de
l'assaillir des plus basses injures. Enfin on le vit bien
à Compiègne et à Arras et au. donjon de Crotoy et à
Rouen. Car faite prisonnière de guerre elle fut jugée
comme prisonnière d'Eglise ou enfin, de quelque
manière que l'on retourne la difficulté, faite prisonnière
de guerre elle fut gardée prisonnière de guerre et en
prison de guerre et en même temps jugée comme
accusée d'Église. C'est-à-dire que de quelque manière
que l'on tourne la difficulté elle fut détournée, on
commit en elle, envers elle et en sa personne, un
détournement de captivité.
Ainsi elle ne fut couverte par aucune immunité; ni
dans une action humaine par une immunité divine, par
une immunité de sainte; ni dans la guerre par une
immunité de sainte ni par ime immunité de chevalier.
Ni par une immunité juridique.
§ 303. — « et surtout un pamphlet aussi haineux, lui
a63
un nouveau théologien
qui ne cesse de prêcher à bon droit ce la loi d'amour » ;
— Monsieur Laudet vous savez très bien que je ne
prêche pas. Où serait mon magistère. J'écris. C'est déjà
beaucoup. Tout le monde ne pourrait pas en dire
autant.
Un pamphlet aussi haineux. — Je vous assure, mon-
sieur Laudet, que le communiqué n'est point haineux.
J'avoue qu'il est forcené. En un certain sens. Qu'il ne
laisse rien passer. J'avoue qu'il est poussé à fond. Mais
il n'est point haineux. Je ne suis aucunement haineux.
Je suis peut-être haïssant. C'est tout autre chose, c'est
un tout autre péché. Haïssant ne ressemble pas plus à
haineux qu'orgueil et que colère ne ressemblent à
envie, ne ressemblent à fatuité et à vanité. Dans le
péché aussi il y a des races. Et des races sans doute
non moins irréductibles entre elles. Je sais de reste que
je n'ai jamais affaire au quatrième, — (il n'est pas dans
ma nature), — et que j'ai malheureusement affaire au
sixième.
Au demeurant si M. Laudet veut annoncer que je suis
un pécheur, il ne m'apprend malheureusement rien (de
nouveau) et n'apprend rien (de nouveau) à personne.
Mais malheureusement nous en sommes tous là. Tous,
enfin on sait ce que je veux dire. Tous même les saints.
Seulement que M. Laudet ne se mêle point d'écrire mes
Confessions. Elles seraient peut-être moins bien faites
que quand je les écrirai moi-même.
Mais que si de ce que je suis un pécheur M. Laudet
veut (en) conclure que je suis incompétent en matière
de chrétienté, nego consequentiam, je nie la consé-
a68
M. FERNAND LAUDET
quence. Et même en matière de sainteté. Car c'est tout
un. Et il faut que M. Laudet soit lui-même bien incom-
pétent en matière de chrétienté et en dedans en matière
de sainteté pour ne pas voir et sa propre incompétence
et ma compétence.
, Je regrette souvent de n'avoir pas pu publier aussitôt
ce Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle que_
j'écrivis il y a juste deux ans et qui me mit sur le che-
min des Mystères de Jeanne d'Arc. Le centre de ce
dialogue était précisément consacré à cette mystérieuse
liaison du temporel et de l'éternel, du héros et du saint,
du pécheur et du saint. A cette contrariété de liaison.
Ou plutôt il était cette liaison même. Le pécheur et le
péché sont une pièce essentielle du christianisme, une
pièce essentielle de la cardinale articulation chrétienne.
Le pécheur et le saint sont deux pièces essentielles
complémentaires, mutuellement complémentaires, qui
jouent l'une sur l'autre, et dont l'articulation l'ime sur
l'autre fait tout le secret de chrétienté.
§ 304. — ... cf qui s'inspire, dit-il, de la chevaleresque
Jeanne d'Arc,... » — Non seulement c'est le mot
impropre qui lui vient naturellement, le mot qui fait
jouer sur plusieurs plans confondus de langage, mais
particulièrement entre toutes les impropriétés, entre
toutes les impropriations le mot qui lui vient naturel-
lement en matière de chrétienté c'est le mot païen.
S'inspire. On s'inspire des Muses, monsieur Laudet,
nous ne nous inspirons pas des saints. La liaison des
pécheurs aux saints, faut-il vous le redire, n'est pas une
liaison d'inspiration. Elle est ime liaison de communion.
269
un noiweau théologien
Ce qui fait que l'on est ou que l'on n'est pas de chré-
tienté, ce n'est pas, ce n'est aucunement, — (on m'entend
bien), — que l'on est plus ou moins pécheur. C'est une
tout autre question, c'est un infiniment autre débat. La
discrimination est tout autre. Le pécheur est de chré-
tienté. Le pécheur peut faire la meilleure prière. Nul n'est
peut-être aussi profondément de chrétienté que Villon.
Et nulle prière, je dis nulle prière de saint, ne dépasse
la Ballade qu'il fit à la requête de sa mère pour prier
Notre Dame. Le pécheur est partie intégrante, pièce
intégrante du mécanisme de chrétienté. Le pécheur est
au cœur même de chrétienté.
La question d'être ou de ne pas être pécheur, ou plu-
tôt la question d'être plus ou moins pécheur, — (tout le
monde est pécheur), — n'a absolument rien de commun,
n'a pour ainsi dire absolument aucun point de contact
avec la question d'être plus ou moins chrétien, et d'être
chrétien ou de ne l'être pas. C'est une tout autre ques-
tion, un débat infiniment autre. Et c'est un des contre
sens les plus graves que l'on puisse commettre en
matière de chrétienté que de les confondre, un de ceux
qui marquent le mieux, et le plus instantanément, que
l'on n'y entend pas, que l'on n'y est pas, que l'on ne
sait pas de quoi on parle. Que l'on y est totalement
incompétent. Que l'on y est étranger. Nul au contraire
n'est moins étranger, nul n'est aussi compétent que
Villon en matière de chrétienté. Nul n'est aussi compé-
tent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce
n'est le saint. Et en principe c'est le même homme. Je
citais tout à l'heure, je faisais intervenir la Prière, la
Ballade qu'il fit à la requête de sa mère pour prier
a^o
M. PERNANI) I.AIHJKT
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I
Notre Dame. Que n'ai-jc cif/; lu pr'ii'm riUicUc. fîll«-mfifîié,
la prière liturgi^ine que nous (ïmonn Iouh, prclieurH et
saints confondus, et qui prévoit oxpreH«érnont que non»
sommes pécheurs, pro nobin pr.cr.aloribuë.
Le pécheur et le saint sont deux parties on peat
le dire également intégrantes, deux pièces également
intégrantes du mécanisme de chrétienté. Ils sont l'an et
l'autre ensemble deux pièces également indispensables
l'une à l'autre, deux pièces mutuellement complémen-
taires. Ils sont l'un et l'autre ensemble les deux pièces
complémentaires non interchangeable» et ensemble
interchangeables d'un mécanisme unique qui est le
mécanisme de chrétienté. D'un mécanisme qui ne sera
jamais démonté. Mais enfin je me suis proposé préci-
sément d'approfondir cette liaison cardinale dans ce
Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle.
Celui qui n'est pas chrétien au contraire, celui qui
n'est pas compétent en chrétienté, en matière de chré-
tienté, celui qui est étranger c'est celui au contraire
qui n'est point pécheur, littéralement c'est celui qui ne
commet aucun péché. Qui ne peut commettre aucun
péché. Littéralement celui qui est pécheur, celui qui
commet un péché est déjà chrétien, est en cela même
chrétien. On pourrait presque dire est un bon chrétie
Ce non obstant qu'oncqnes rien ne valus.
Les biens de vous, ma dame & ma maistresse.
Sont trop plus grans que ne suis pécheresse,
Sans lesquelz biens ame ne peut merir
N'auoir les cieulx. ie n'en suis iungleresse.
En ceste foy ie vueil viure & mourir.
271
un nouveau théologien
Le pécheur, ensemble avec le saint, entre dans le
système, est du système de chrétienté.
Celui qui n'entre pas dans le système, celui qui ne
donne pas la main, c'est celui-là qui n'est pas chrétien,
c'est celui-là qui n'a aucune compétence en matière de
chrétienté. C'est celui-là qui est un étranger. Le pécheur
tend la main au saint, donne la main au saint, puisque
le saint donne la main au pécheur. Et tous ensemble,
l'un par l'autre, l'un tirant l'autre, ils remontent jusqu'à
Jésus, ils font une chaîne qui remonte jusqu'à Jésus,
une chaîne aux doigts indéliables. Celui qui n'est
pas chrétien, celui qui n'a aucune compétence en
christianisme, en chrétienté, en matière de chrétienté
c'est celui qui ne donne pas la main. Peu importe ce
qu'il fasse ensuite de cette main. Quand un homme
peut accomplir la plus haute action du monde sans
avoir été trempé de la grâce, cet homme est un stoïque,
il n'est pas un chrétien. Quand un homme peut com-
mettre la plus basse action du monde précisément sans
commettre un péché, cet homme n'est pas un chrétien.
Le chrétien ne se définit point par l'étiage, mais par la
communion. On n'est point chrétien parce qu'on est à
un certain niveau, moral, intellectuel, spirituel même.
On est chrétien parce qu'on est d'une certaine race
remontante, d'une certaine race mystique, d'une certaine
race spirituelle et charnelle, temporelle et éternelle,
d'un certain sang. Ce classement cardinal ne se fait
point horizontalement mais verticalement.
Quand un homme ne pèche pas, ne peut pas pécher,
quand un homme peut commettre un crime sans que ce
M. FERNAXD LAUDET
crime soit un péché, il n'est pas chrétien, c'est alors
qu'il n'est pas chrétien, cet homme n'entre pas dans le
système de chrétienté.
C'est une cité. Un mauvais citoyen est de la cité. Un
bon étranger n'en est pas. Un mauvais Français est
Français. Un bon Allemand n'est pas Français.
Pour moi j'ai pris en cette matière dès la première
heure l'attitude qui sera mon attitude définitive. Je suis
le chroniqueur et ne veux être que le chroniqueur.
Mais je ne me dissimule pas que le chroniqueur et
d'être le chroniqueur c'est tout ce qu'il y a de plus
grave. Et tout ce qu'il y a de plus grand, dans le
deuxième ordre, dans l'ordre de ceux qui ne sont pas,
eux-mêmes, mais qui relatent, mais qui rapportent,
mais qui témoignent de ceux qui sont. Le chroniqueur
est le témoin historique. Le témoin de l'être et de l'évé-
nement. A la fin de sa vie ne fu-je mie; mais d'autres
y furent qui nous en ont laissé témoignage. C'est ce
témoignage même et cet événement unique et cette
créature, et cet être unique de sainteté que je veux
représenter. Je l'ai dit dès le premier jour, je l'ai dit
dès le principe, en matière de représentation écrite il
ne faut point confondre nos maîtres et nos modèles.
Saint Louis était le maître et le modèle de Jeanne
d'Arc. Au sens que je veux dire saint Louis était le
modèle de Joinville. Exactement dans le même sens
Jeanne d'Arc est mon modèle, puisque j'ai entrepris de
consacrer tout ce que j'ai à la représentation de cette
grande sainte, et c'est Joinville qui est mon maître.
Mutations faites, et il y en aurait peut-être bien peu à
2^3
un nouveau théologien
faire, en pensée, en intention, en esprit ma situation
envers Jeanne d'Arc est exactement celle de Joinville
envers saint Louis. Je veux me classer, au rang que
je pourrai, dans la grande, dans la haute lignée de nos
chroniqueurs et de nos témoins. La question n'est pas
de savoir ce que nous valons, — nous valons tous peu,
— mais la question est de savoir ce que nous sommes.
Et ce que nous faisons. Toute la question est de l'atta-
chement et de la fidélité que nous avons à ces grands
modèles. Toute la question est de savoir ce que nous
en faisons. Toute la question est du portrait, de l'his-
toire, de la représentation que nous réussissons à en
donner. Joinville aussi était pécheur. Ce n'est pas
cela que nous lui demandons, ce n'est pas de cela que
l'on parle. Ce que nous lui demandons, c'est ce qu'il
a fait de saint Louis. Quel portrait il nous en a laissé.
Quelle fidélité de représentation il a gardée. Quelle"
sûreté. Quelle profondeur de représentation, de repro-
duction il a atteinte. Quelle gravité, quelle profondeur
il a obtenue. C'est cela que nous lui demandons.
Quel saint Louis il nous a fait, il nous a rendu, il
nous a laissé. Et parce qu'il nous a légué un saint
Louis dans le plein de son être, dans le plein de sa
sainteté, pour ainsi dire dans le plein de son portrait
nous trouvons que c'est très bien ainsi ; que c'est très
bien au premier degré, absolument, premièrement ;
qu'il a fait très bien. Et nous le tenons quitte du
reste. Nous ne lui demandons rien autre. Il n'est plus
question de rien. Autrement, pardieu, il y aurait beau-
coup à dire. Lui aussi fut un pécheur. Et envers son
roi môme, envers un si grand saint sa fidélité de féal
374
M. FERNAXD LAUDET
et ensemble si je puis dire sa fidélité de fidèle eut des
limites. Des limites temporelles provenant elles-mêmes
certainement de limites spirituelles, A la fin de sa vie
ne fa-je mie : — il pouvait y être. Il n'avait tenu qu'à
lui d'y être. Sa fidélité de féal et sa fidélité de vassal
s'était limitée à une seule, à la première des deux
croisades. A celle qui ne comporta point ce que lui-
même veut avoir été un martyre. GXLIV. j34. «■■' Je fa
moût pressez dou roy de Ff'ance et dou roy de Navarre
de moy croisier. » Et nous nous avons des raisons de
croire, monsieur Laudet, que si nous avions été créés
dans la première et même dans la deuxième moitié du
treizième siècle, monsieur le Grix, et si nous en avions
été moût pressés par le roi de France et par le roi de
Navarre nous eussions été de ceux qui partirent pour
la deuxième fois, nous aurions été de ceux qui pour la
deuxième fois quittèrent Lozère et même Palaiseau. Ce
jour-là il en répondit trop long au roi de France et au
roi de Navarre. j35. A ce respondi-je que, tandis comme
je avoie estei ou servise Dieu et le roy outre-m,er, et
puis que je en reving, liserjant au roy de France et le roy
de Navarre m'avaient destruite ma gent et apovroiez; si
que il ne seroit jam,ais heure que je et il n'en vausissent
piz. Et lour disoie ainsi, que se Je en vouloie ouvrer au
grei Dieu, que je demourroie ci pour mon peuple aidier
et deffendre ; car se je metoie mon cors en l'aventure
dou pelerinaige de la croiz, là où je veoie tout cler que ce
seroit au mal et au doumaige de ma gent, j'en courou-
ceroie Dieu, qui mist son cors pour son peuple sauver.
736. Je entendi que tuit cil firent pechié mortel qui II
275
un nouveau théologien
loerent Valée, pour ce que ou point que il estait en
France, touz- li royaumes estoit en bone paiz en II
meismes et à touz ses voisins; ne onques puis que il en
parti, li estaz dou royaume ne fist que empirier.
^37. Grant pechié firent cil qui li loerent l'alée, à la
grant flebesce là où ses cot's estoit; car il ne pooit
souffrir ne le charier, ne le chevauchier. La flebesce de
li estoit si grans, que il souffri que je le portasse dès
l'ostel au conte d'Ausserre, là où je pris congié de li,
jeusques aus Cordelières, entre mes bras. Et si, febles
comme il estoit, se il fust demeurez en France, peust-il
encore avoir vescu assez, et fait moût de biens et de
bonees œuvres.
Febles comme il estoit il laissa partir son roi et
demeura en sa sénéchaussée de Champagne. Qu'im-
porte, ce n'est pas ce que nous lui demandons. Ce que
nous lui demandons, ce n'est pas tant cette fldélité-là,
la fidélité du féal et la fidélité du fidèle. Il eût mieux valu
qu'il l'eût, mais enfin il ne l'avait pas. Ou enfin il ne
l'eut pas au delà d'une certaine limite. Ce que nous lui
demandons, ce dont on parle, uniquement, c'est la
fidélité du chroniqueur, c'est qu'il ait gardé souverai-
nement, uniquement, cette fidélité unique du chroni-
queur et du témoin. Cette fidélité unique du portrait.
C'est qu'il nous ait laissé ce portrait unique que nul ne
dérobera. Pour cela hous lui passerions tout. D'autres,
— (assez d'autres?) — enfin d'autres étaient là pour
accompagner, d'autres accompagnaient le roi dans
cette croisade de misère et de martyre. Lui seul, ayant
276
M. FERNAND LAUDET
accompagné le roi devant l'enquête d'Église dix, douze
et vingt et vingt-cinq ans après sa mort, lui seul ayant
accompagné avec d'autres le roi, la mémoire du roi, la
cause du roi devant une enquête d'EgHse lui seul pres-
que sans aucun autre lui seul et son portrait, lui seul
et sa chronique, lui seul et son témoignage historique
l'accompagnera, que dis-je l'accompagnera, le portera
dans tous les siècles temporels jusqu'au jugement. Et
c'est pour cela que nous lui pardonnerions tout.
Faible comme il était il laissa partir son roi, lui Join-
ville qui en i3i5, à quatre-vingt-onze ans, quarante-cinq
ans après la mort du saint roi écrivait à son troisième
successeur Louis X le Hutin, — (et après les horreurs
juristes du règne de Philippe le Bel), — une lettre
portant promesse qu'il le rejoindrait bientôt avec ses
gens, marchant contre les Flamands. A la fin de sa
vie ne fu-je mie. Qu'importe. Que nous importe. Il
nous a laissé un saint Louis.
Il avait le cœur charnel. Ce est à dire qu'il aimait
trop le castel de Joinville. Il aimait trop le château de
ses pères. 122... Et endementieres que Je aloie à Blehe-
court et à Saint-Urbain, je ne voz onques retourner
mes yex vers Joinville, pour ce que li cuers ne me
attendrisist dou biau chastel qfie je lessoie et de mes
dous enfans. Qu'importe. Que nous importe. Il nous a
laissé un saint Louis. D'autres sont partis avec le roi.
D'autres ont accompagné le roi. D'autres ont vu mourir
le roi. Que nous importe. C'est lui pourtant, c'est lui
seul, c'est tout de même lui qui nous a laissé le roi
277 Laudet. — 16
un nouveau théologien
mourant. — et puis est avenu que la croiserie fa de
petit esploit.
^38. De la voie que il fist à Thunes ne vueil-je riens
conter ne dire, pour ce que je n'ifu pas, la merci Dieu!
ne je ne vueil chose dire ne mettre en mon livre de quoy
je ne soie certeins, Si parlerons de nostre saint r&y sanz
plus,...
Il n'y fut pas, la merci Dieu. C'est pourtant lui qui
nous en a laissé le portrait, le témoignage éternel. C'est
lui, nul autre, non un de ceux qui y étaient, non ua. de
ceux qui y furent, qui nous a fait, qui nous a légué
saint Louis mourant, qui pour l'éternité temporelle de
l'histoire nous a représenté la mort de saint Louis. C'est
par lui, par nul autre, non par un de ceux qui y furent
que saint Louis mourant, que la mort de saint Louis
vivra dans les temps. Il y a une grâce spéciale pour le
chroniqueur. Qu'il paye seulement cette grâce, qu'il
revale cette grâce en s'attachant à son modèle, en
s'attachant à sa chronique, en demeurant fidèle à son
modèle, en demeurant fidèle à sa chronique d'un atta-
chement entier, d'une fidélité entière, d'un attachement
absolument pur, propre, d'une fidélité absolument pure
de chroniqueur. Il y a une destination propre. J'oserai
dire qu'il y a une vocation propre. Il est assez récom-
pensé dans le temps et il est comblé de récompense et
il en a infiniment plus qu'il n'en vaut si son nom
demeure accolé comme une signature au nom de son
modèle, si cette chronique demeure accolée dans le
temps à cet être, si dans l'ombre de son modèle il
278
M. FERNAND LAUDET
demeure lui aussi comme un donateur. Dans un coin du
tableau à la fois donateur et peintre un donateur age-
nouillé. Ainsi dans ce portrait de saint, dans cette chro-
nique, dans cette vie de saint unique Joinville sénéchal
de Champagne, chrétien de l'espèce ordinaire, est con-
stamment présent, donateur et peintre, dans l'ombre et
dans l'éclat de ce grand saint, dans l'ombre de saint
Louis. A la fin de sa vie ne fu-je mie. Voici comme il
n'y était pas, ... Si parlerons ne nostre saint roy sanz
plus, et dirons ainsi, que après ce que il fu arivez à
Thunes devant le chastel de Carthage, une maladie le
prist dou fiux dou ventre (et Philippes, ses fils aisnez,
fu malades de fièvre carte, avec le fiux dou ventre que li
roys avoitj, dont il acoucha au lit, et senti bien que il
devoit par tens trespasser de cest siècle à l'autre.
et senti bien que il devoit par tens trespasser de cest
siècle à l'autre. Voilà comme il n'y était pas. 789. Lors
apela mon signour Phelippe son fil, et li commanda à
garder, aussi comme par testament, touz les enseigne-
mens que il li lessa, qui sont ci-après escrit en fran-
çois, lesquiex enseignemens li roys escrist de sa sainte
main, si comme l'on dist.
Suivent les enseignements, qui sont un monument
admirable, le seul monument peut-être qui s'égale à
certaines jjaroles de Jeanne d'Arc : (c'est comme un
Décalogue de rois) : iVe couvoite pas sus ton peuple, ne
ne le charge pas de toute ne de taille, se ce n'est pour ta
grant nécessité.
279
un nouveau théologien
Ne couvoite pas sus ton peuple : voilà comme il n'y
était pas. 755. Quant li bons rojs ot enseignié son fil
mon signour Phelippe, l'enfermetés que il avoit com-
mença à croistre forment ; et demanda les sacremens de
sainte Esglise, et les ot en sainne pensée et en droit
entendement, ainsi comme il aparut : car quant l'on
l'enhuiloit et on disait les sept pseaumes, il disoit les vers
d'une part.
756. Et oy conter mon signour le conte d'Alençon, son
fil, que quant il aprochoit de la mort, il appela les sains
pour li aidier et secourre, et meismement mon signour
saint Jaque, en disant s'oroison, qui commence : Esto,
Domine; c'est-à-dire, « Diex, soyez saintefierres et
garde de vostre peuple. » Mon signour saint Denis de
France apela lors en s'aide, en disant s'oroison qui vaut
autant à dire : « Sire Diex, donne-nous que nous puis-
sons despire la prosperitei de ce monde, si que nous ne
doutiens nulle adversitei. »
767. Et oy dire lors à mon signour d'Alençon (que
Diex absoille!) que ses pères reclamoit lors ma dame
sainte Geneviève. Après, se fist li sains roys couchier
en un lit couvert de cendre, et m.ist ses mains sus sa
poitrine, et en regardant vers le ciel rendi à nostre
Createour son esperit, en celle hore meismes que li
Fiz Dieu mourut pour le salut don monde en la croiz.
758. Piteuse chose et digne est de plorer le trespas-
sement de ce saint prince, qui si saintement et loialment
garda son royaume, et qui tant de bêles aum.osnes
a8o
M. FERXA.VD LAUDET
fist, et qui tant de biaiis establissemens y mist. Et ainsi
comme li escrivains qui a fait son livre, qui l'enlum.ine
d'or et d'azur, enlumina li diz roys son royaume de
belles abbaîes que il j fist, et de la grant quantitei de
maisons Dieu et de maisons des Preescheours, des
Cordeliers et des autres religions qui sont ci-devant
nom.mées.
709. L'endemain de feste saint Berthemi l'apostre,
trespassa de cest siècle li bons roj's Loys, en l'an de
l'incarnacion Xostre Signour, Van de grâce mil CC.LXX,
et furent sui os gardei en un escrin et aportei et enfoui
à Saint-Denis en France, là où il avoit eslue sa sépul-
ture, auquel lieu il fu enterrez, là où Diex a pais fait
m.aint biau miracle pour li, par ses désertes.
Voilà comme il n'y était pas. Aussi qne nous importe.
Ce n'est pas cela que nous lui demandons. Que nous
importe. Ce que nous lui demandons, c'est ce témoi-
gnage, c'est cette présence singulière du chroniqueur
qui plusieurs fois passa en présence la présence tempo-
relle même. Lui il ne veut pas nous prendre en traître.
Qui l'eût cru, Join\'ille est pour les méthodes historiques.
Cela prouve qu'il ne faut désespérer de rien. 11 a vu ce
qu'il a vu. Mais il n'a pas vu ce qu'il n'a pas vu. Il ne
nous le cache point dans sa conclusion. 768. Je faiz
savoir à touz que j'ai céans mis grant partie des faiz
nostre saint roy devant dit, que je ai veu et oy, et grant
partie de ses faiz que j'ai trouvez, qui sont en un romant,
lesquiex j'ai fait escrire en cest livre. Et ces choses
vous ramentoif je, pour ce que cil qui orront ce livre
aSi Landet. ~ 16.
un nouveau théologien
croient fermement en ce que li livres dit que j'ai vraie-
ment veu et oj; et les autres choses quiysont escriptes,
ne vous tesmoing que soient vrayes, parce que je ne les
ajr veues ne oyes.
769. Ce fa escrit en Van de grâce mil CCC et IX,
ou moys d'octovre.
C'était donc trente-neuf ans et des mois après la mort
et le dernier événement de la matière de sa chronique.
Mais nous nous ne voulons retenir que son propos,
que la proposition de son entreprise, i. A son bon
signour Looys, fil dou roy de France, par la grâce de
Dieu roy de Navarre, de Champaigne et de Brie conte
palazin, Jehans, sires de Joinville, ses seneschaus de
Champaigne, salut et amour et honnour, et son servise
appareillié.
a. Chiers sire, je vous faiz à savoir que madame la
royne vostre mère, qui moût m'amoit (à cui Diex bone
m,erciface!), me pria si à certes comme elle pot, que je
li feisse faire un livre des saintes paroles et des bons
faiz nostre roy saint Looys ; et je le li oi en couvenant,,.,
19. Au commencement du premier livre. En nom de
Dieu le tout puissant, je Jehans sires de Joinville, senes-
chaus de Champaigne, faiz escrire la vie notre saint roy
Looys, ce que je vi et oy par l'espace de sis anz, que je
fa en sa compaignie ou pelerinaige d'outre mer, et puis
que nous revenimes.
ù8a
M. FERNAND LAUDET
760. Après ce, par le poiirchas don roy de France et
par le commandement l'apostelle, vint li ercevesqaes de
Roan et frères Jehans de Samqys, qui puis fa evesques :
vindrent à Saint-Denis en France, et là demeurèrent
lonc-temps pour enquerre de la vie, des œuvres et des
miracles dou saint roy; et on me manda que Je alasse à
aus, et me tindrent dous jours. Et après ce que ils orent
enquis à moy et à autrui, ce que ils orent trouvei fu
portei à la court de Rome; et diligentment virent li
apostelles et li cardonal ce que on lour porta; et selonc
ce que il virent, il li firent droit et le mistrent ou
nombre des confesseurs .
§ 305. — Pour moi je ne mets rien au-dessus de
chroniqueur, — dans l'ordre de la relation s'entend. —
C'est un office propre. C'est un ordre de fidélité propre.
C'est peut-être l'ordre de fidélité où je sens bien que je
ne serai jamais infidèle. Je suis incapable de mentir par
écrit. Mes amis le savent bien. Mes ennemis s'en
doutent un peu. C'est une véritable infirmité que j'ai.
Oralement je suis encore à peu près capable de mentir
comme tout le' monde. Mais il faut qu'il y ait dans la
plume de chez Blanzy et dans l'encre de Chine de chez
Bourgeois une vertu sing-ulière. Dès que je mets la
main à la plume, comme disait ce jouvenceau, je ne dis
pas que je ne veux plus, je dis que je ne peux plus
mentir. C'est un phénomène très connu. Et c'est une
vertu de toutes infiniment la mieux gardée.
Pour moi je me sens capable de bien des faiblesses,
et peut-être de toutes les faiblesses dans certains ordres,
dans plusieurs ordres, dans beaucoup d'ordres. Il n'y a
un nouveau théologien
qu'une faiblesse dont je me sente absolument garanti.
Je suis à un âge où un homme sérieusement éprouvé se
sent capable de tant de faiblesses. Ce n'est point impu-
nément qu'on traverse la vie. Et une telle vie. C'est
dans les livres que les épreuves durcissent un homme,
le raffermissent. Mais il n'y a qu'une faiblesse dont je
me sente absolument garanti. C'est de faiblir dans un
trait quelconque d'un portrait quelconque que j'aie
entrepris d'un bandit ou d'un saint; — ou d'un événe-
ment; — ou d'un peuple. C'est un vice que j'ai. C'est
plus solide qu'une vertu. C'est ce qui m'a conduit dans
cette sorte de vie, d'où je ne sortirai pas. Il faudra que
l'on s'y habitue. Moi-même je m'y suis bien habitué.
« qui s'inspire de la chevaleresque Jeanne d'Arc,... »
monsieur Laudet vous savez très bien que nous ne
sommes rien en comparaison de ces grands saints,
comme nous ne sommes rien en comparaison des grands
héros. Puissions-nous être seulement, puissions-nous
être quelquefois leurs appariteurs et leurs huissiers.
Puissions-nous être celui qui se trouve là juste à point
pour ouvrir cette porte. Mais c'était justement la porte
qu'il fallait. Puissions-nous être celui qui balaye les
ordures de la rue.
S'inspirer de. Ne confondons point les ordres de
grandeur. Ces grands saints sont si l'on me permet de
dire comme des Napoléons dans leur ordre, comme les
Napoléons de la sainteté. Vais-je aussi, dans le tem-
porel imiter Napoléon.
Si nous pouvions être seulement un bon serviteur,
serviens, un sergent, quelque servant d'armes, un fidèle
a84
M. FERNAND LAUDET
suivant. Pour moi je serais assez payé si l'on disait,
les mystères de Jeanne d'Arc, par le loyal serviteur.
§ 306. — Après cela, vais-je revenir sur un débat
désormais épuisé, ennuyer M. le Grix. Je ne puis pour-
tant quitter Joinville sans recenser 2 sur la division du
public et du privé la division que Joinville fait lui-même
de toute sa chronique. 2. « ... et à l'aide de Dieu li
livres est assouvis en dous parties. La première partie
si devise comment il se gouverna tout son tens selonc
Dieu et selonc l'Eglise, et au profit de son règne. La
seconde partie dou livre si parle de ses granz chevaleries
et de ses granz faiz d'armes.
3. Sire, — (il continue de s'adresser au même prince,
fils du roi), — pour ce qu'il est escrit : « Fai premier
ce qui affiert à Dieu, et il te adrescera toutes tes autres
besoignes, » ai-je tout premier fait escrire ce qui affiert
aus trois choses desus dites, c'est à savoir ce qui afiert
au profit des âmes et des cors, et ce qui affiert au gouver-
nement dou peuple.
4. Et ces autres choses ai-je fait escrire aussi à
l'onnour du vrai cors saint, pour ce que par ces choses
desus dites on pourra veoir tout cler que onques hom
lays de nostre temps ne vesqui si saintement de tout son
temps, dès le commencement de son règne jusques à la
fin de sa vie. A la fin de sa vie ne fu-je mie; mais li
cuens Pierres d'Alençon, sesfiz,y fu (qui moût m'ama),
qui me recorda la belle fin que ilfist, que vous trouverez
escripte en la fin de cest livre.
a85
un nouveau théologien
6. Li secons livres vous paillera de ses granz cheva-
leries et de ses granz hardemens, liquel sont tel que Je
li vi quatre foiz mettre son cors en avanture de mort,
aussi comme vous orrez cPaprès, pour espargnier le
doumaige de son peuple.
Et au commencement du premier livre. 19. En nom,
de Dieu le tout puissant, je Jehans sires de Joinville,
seneschaus de Champaigne, faiz escrire la vie notre
saint roy Looys, ce que je vi et oy par l'espace de sis
anz, que je fu en sa compaignie ou pelerinaige d'outre
mer, et puis que nous revenimes. Et avant que je vous
conte de ses grans faiz et de sa chevalerie, vous conterai-
je ce que je vi et oy de ses saintes paroles et de ses bons
enseignemens, pour ce qu'il soient trouvei li uns après
l'autre pour edefier ceus qui les orront.
Et au commencement du second livre. 68. En non de
Dieu le tout-puissant, avons ci-ariere escriptes partie de
bones paroles et de bons enseignemens nostre saint roy
Looys, pour ce que cil qui les orront les truissent les
unes après les autres, par quoi il en puissent miex faire
lour profit que ce que elles fussent escriptes entre ses
faiz. Et ci après commencerons de ses faiz, en non de
Dieu et en non de li.
69. Aussi comme je li oy dire, il fu nez le jour saint
Marc euvangeliste après Pasques.
§ 307. — Et encore, et enfin, — s'il peut y avoir une
fin, — M. le Grix, — puisqu'on veut qu'il soit, —
286
M. FERNAND LAUDET
M. le Grix sait-il encore assez du plus beau latin qu'il y
ait pour entendre les différents degrés de cette invo-
cation remontante et à chaque fois descendante d'un
degré :
Per mysterinm sanctae Incarnaiionis tuae, libéra
nos, Jesu ;
Non. Je suis si honteux. J'ai un tel sentiment de ma
bassesse de citer, de copier ces textes rituels, ces
textes liturgiques pour achever de triompher dans ces
misérables querelles que je n'ai pas le coeur de les
invoquer ici intégralement, dans leur plein, dans cette
sorte de perpétuelle ascension graduellement retom-
bante, graduellement descendante. Je n'en citerai, je
n'en produirai que les frontons. Je n'y mettrai point les
colonnes montantes. Les cinq frontons parallèles
en hauteur successivement descendants. J'ai dit le
premier. Je laisse le premier. Puis :
Per nativitatem tuant ;
Per infantiam tuam ;
Per dwinissimam vitam tuam;
Per labores tuos.
11 est même remarquable, — s'il est permis de parler
ici ainsi, — combien le mot labores, au moins dans le
latin, dans son plein sens latin jointe bien, — je ne
un nouveau théologien
m'engage pas dans le grec; — comment, combien il
recouvre juste ; comment il ramasse bien à ce moment,
à ce point tout l'antérieur et tout l'ultérieur, comment
il joint bien tout l'antérieur et tout l'ultérieur, tout
l'antérieur à tout l'ultérieur. Placé à l'accomplissement,
au ramassement de toute la vie. Placé au couronnement
des travaux privés. Placé au commencement des
travaux publics :
Per agoniam et passionem tuam ;
Per crucem et derelictionem tuam;
Per languores tuos ;
Per mortem et sepulturam tuam.
Puis vient la résurrection et l'ascension et les joies et
la gloire.
§ 308. — Per derelictionem tuam. — Nous invo-
quons Jésus par son abandonnement.
§ 309. — Per labores tuos, — c'est un nouvel
exemple, — après tant d'autres que j'aime à donner
dans la conversation, — de cette sorte de singulière
accointauce qu'il y a entre le latin et la pensée rituelle,
entre le latin et la résonance propre de la parole sacrée
même. Ce n'est pas la première fois qu'un texte latin,
qu'un mot donne soudain l'impression, donne le saisis-
sement qu'il fleurit soudain, qu'il emplit brusquement
288
M. FERXAXD LAUDET
le rite, qu'il est la seule voix qui pût ainsi garder pour
tous les temps la parole éternelle. Qu'il est une voix
singulière, une voix (singulièrement) prédestinée, une
voix elle-même appelée, vox vocata. Une voix élue. Une
voix où la parole de Dieu s'accomplit, atteint son
expression éternelle, on pourrait presque dire son juste
ton, son expression propre. Sa première expression. Le
ton, l'expression qu'elle attendait. Je ne l'entends malheu-
reusement point en juif. Mais j'ai des amis qui l'y enten-
dent. Et je les entends l'entendre. Elle y a une gravité
comme d'un juge et de celui qui éprouve. La parole de
Dieu est plus intelligente en grec. Plus platonicienne.
Et plus philosophe. Il fallait peut-être s'y attendre.
Mais en latin elle est éternelle.
Per gaudia tua, — il y a une deuxième langue sacrée,
il y a une deuxième accointance et peut-être une
première. Il y aurait une deuxième et peut-être une
première langue, et même une langue première qui
garderait intacte, qui revêtirait juste la parole de
Dieu.
N'en doutons point. Il y a aussi une élection du fran-
çais. Qui en doute lisant une page des Procès de
Jeanne d'Arc. Et qui en doute lisant une page de Join-
ville. Il fallait seulement garder la force du latin. On
souffre quand on lit une traduction quelconque des
Évangiles en français. Et en général de tous les textes
sacrés latins et de tous les textes rituels, de tous les
textes liturgiques dans les catéchismes et dans les livres
de messe à deux colonnes. C'est im faiblissement
perpétuel. Ça ressemble aux deux colonnes que je ferai
289 Laudet. — \-j
un nouvenii théologien
pour finir à M. Laudet. Les pauvres gens, on sent qu'ils
ont perpétuellemeut peur de leur texte. Et de l'autre
main ils ont peur de cet admirable français dont ils font,
on se demande comment, par exemple, il faut le voir
pour le croire, et pour s'en rendre compte, dont ils font
un instrument de fléchissement, de faibUssement. Aussi
ils font un texte dont il n'y a pas besoin d'avoir peur.
Il faudrait qu'un grand écrivain, c'est-à-dire qui écrit
simplement, nous donnât un jour une version française
de Matthieu et de Marc et de Luc et de Jean, en se pro-
posant uniquement de garder la vigueur et le plein de la
Vulgate, cette sorte de plein plan ; cette autorité grave ;
cette vigueur juteuse ; cette plénitude juste; ce froment
et cette grappe; cette originaire, cette dure et tendre
Vulgate. Il faudrait un écrivain, il faudrait un Français
qui ne rougirait pas des nobles hardiesses latines.
Sunt verba et voces. Xeqiie ideo neglegenda. Qu'y
a-t-il de plus important que le verbe. Singulière desti-
nation. Préparation de huit et dix siècles. Mais qu'est-ce
que c'est. Le dur laboureur sabin, albin, — (Rome est
sujette d'Albe), — le brigand et le pasteur qui for-
geaient cette langue ne savaient point pour quel Dieu
ils travaillaient. Quand ils disaient via, celle qui porte,
la voie, pour les i^oztures. Quand ils disaient veritas, la
vérité. Quand ils disaient vita, la vie. Quand ils disaient
criix. le gibet de torture. Us ne savaient point. Us
croyaient servir Vertumne et Pomone, et ces dieux
latins plus laboureurs et plus familiers, plus paysans,
plus sombres et plus jardiniers, plus petits, plus mé-
chants aussi, plus sournois que les beaux jeunes
hommes dieux grecs. Us ne savaient point qu'ils ser-
290
M. FERXAND LAUDET
valent le Dieu qui venait, et que Rome un jour devien-
drait romaine.
J'y pensais en lisant la version française de ces lita-
nies. Je ne sais pas si elle fait foi. Voici quel était le
point de départ latin. Jamais progression, jamais ascen-
sion ne fut aussi marquée. Celle-ci est en quatre termes.
Dans le latin :
Per Resurrectionem tiiam;
Per Ascensionem tuam;
Per gaudia tua;
Per gloriam tuam.
On avait le bonheur, pour traduire, que les quatre
mots latins avaient précisément quatre fils directs, qui
n'étalent pas les quatre fils Aymon, mais quatre forts
fils français bien provenant de leur père. En réalité on
avait les mêmes quatre mots dans le français que l'on
avait dans le latin. On avait même cette chance ines-
pérée, — et qui se présente heureusement beaucoup
plus souvent qu'on ne croit, — que deux au moins des
mots français sonnaient plus pleins, plus crus, plus
larges, étalent plus courts que messieurs les mots latins
leurs pères. Le mot Joies surtout l'emportait sur le mot
gaudia. Savez-vous ce qu'ils ont fait. Ils n'ont pas
mieux traité ces litanies qu'ils n'ont traité cette histoire
que nous connaissons selon quatre versions, puisque
291
un nouveau théologien
précisément nous la connaissons selon Matthieu, et selon
Marc, et selon Luc, et selon Jean. Ils ont mis :
Par votre Résurrection ;
Par votre Ascension ; .
Par vos saintes joies ;
Par votre gloire.^ -
Eh bien oui, vous avez compris. Tout se flche par
terre. Le ton n'y est plus. Des saintes joies ne sont pas
des joies. Tout est désaccordé. Tout est déconcerté.
Cette haute architecture montante de l'Ascension n'est
plus. Un mot a tout rompu ; placé ainsi. Et un mot qu'il
était si facile de ne pas mettre, puisque là il n'y avait
rien dans le latin. Mais voilà. Ils vivent dans l'épouvante
de leur texte. Ce gaudia surtout leur a fait peur. Pensez
donc. Si l'on allait comprendre, si l'on allait croire que
les joies de Jésus dans le ciel sont des joies tout tran-
quillement, hein, des joies purement et simplement, des
joies enfin. Alors vite pour étoUlTer les éclats de cette voix
ils fourrent leur épithète de sacristie. Le fond de leur
crainte, c'est qu'on prenne au mot la parole de Dieu.
Le fond de leur pensée, c'est qu'ils veulent croire que
le ciel c'est des offices où ils s'embêteront, je veux dire
où on s'embête par vertu, comme ils s'y embêtent déjà,
quand ils y vont, pas au ciel, aux offices. Gaudia. Des
joies. Qu'est-ce à dire. C'est un mot trop court. C'est
un mot suspecl. Alors ils affaiblissent, ils attiédissent,
ils amollissent. Ils émoussent ces rudes angles.
M. FERNAND LAUDET
Les durs angles latins.
Moyennant quoi toute la haute et noble montée de
l'ascension, toute cette haute et noble, toute cette ferme
architecture du cœur tombe. Et il ne reste hélas que les
vieilles élégances fanées des anciennes versions latines.
D'un mot mis hors de sa place apprenons le pouvoir.
Toute cette gradation, toute cette graduation s'affaisse.
Il était si simple de mettre, de transmettre, de tran-
scrire. C'était trop simple :
Par votre Résurrection;
Par votre Ascension ;
Par vos Joies ;
Par votre gloire.
Je ne parle pas des litanies de la Vierge. Que devient
dans te français de nos atténuateurs ce beau latin si
profondément Virgilien et par un miracle si profondé-
ment biblique. 11 faudra faire toute une étude là-dessus.
On la dédierait aux élèves de sixième, mon cher Lotte,
et on pourrait l'intituler : un modèle de mauvaise version
latine, ou comment on fait une mauvaise version latine.
Il est triste de penser que l'on donne à des fidèles
français une traduction où je vois que Turris eburnea
devient Modèle de pureté, — (on ne le croirait pas, il
faut vraiment le voir), — et Domus aurea Sanctuaire
de la charité. C'est d'autant plus inimaginable que ces
Litanies de la Vierge sont précisément un des textes,
293 Laadet. — ij.
un nouveau théologien
peut-être le texte où le français bat le plus pleinement
son plein, triomphe le plus à plein du latin même.
Et quelle élection singulière, dans le verbe et peut-être
plus, que celle de Virgile. Il croyait servir la vieille
terre latine, les vieux dieux latins, et les beaux dieux
grecs latinisés. Il les servait en effet. Il servait le Dieu
qui venait. Il préparait au Dieu qui venait, à la Vierge
qui venait, Deo nascenti Virg-inique matri un certain
latin, presque un certain idiome propre. La grande
chrétienté italienne l'avait profondément senti et mar-
qué. La grande chrétienté française l'avait profondé-
ment senti et marqué. Hugo même, le jeune Hugo le
marqua profondément.
§ 310. — Il n'est si bonne compaignie, disaient ces
vieilles gens, qui ne se quitte. Je vois malheureusement
qu'il est l'heure que nous quittions la compagnie de
M. Laudet. Il nous assure que M. le Grix nous répondra.
Si nous tirons autant de profit de la compagnie de M. le
Grix que nous en avons tiré de celle de M. Laudet,
nous devons les en remercier l'un et l'autre. Il nous
l'affirme à une ou deux reprises, ce Et voilà pourquoi
c'est moi qui prends la plume, — (copier du Laudet,
quand on vient de copier du Joinville), — aujourd'hui,
non pas pour défendre un article que j'ai approuvé sans
cependant en avoir écrit ni inspiré un traître mot, mais
pour signaler les procédés et la méthode scientifique
de l'école Péguy, en attendant que François le Grix
réponde sur le fonds de la question — (je vous assure,
monsieur Laudet, il vaudrait mieux écrire le fond de la
294
M. FERNAXD LAUDET
question. On n'écrit pas le fond de la question comme
un fonds de commerce) — à Péguy dans une de ses
chroniques. »
Et commençant au bas de sa 278 : « il est de mon
devoir de considérer et de signaler comme un faux l'usage
que l'on fait de mon nom pour un article que l'on sait
que je n'ai pas écrit, et la fraude est d'autant plus grave
que l'on fait dire à M. le Grix dans l'article que l'on a
intérêt à m'attribuer des choses qu'il n'a jamais dites et
dont il se défendra du reste lui-même. »
Je suis plus curieux de voir comment M. Laudet,
je veux dire comment M. le Grix se défendra du reste
lui-même et comment la fraude est d'autant plus grave
que je lui dii fait dire des choses qu'il n'a jamais dites. A
moins que j'aie fabriqué moi-même toutes les citations
de M. le Grix que j'ai mises dans le communiqué, ou à
moins de supposer que l'administration de la Revue
hebdomadaire ait fait fabriquer insidieusement des
exemplaires du numéro 24 spéciaux pour moi, et les ait
glissés subrepticement juste dans les kiosques qu'il
fallait, tout ce que j'ai pu trouver d'exemplaires de cette
Revue portant le numéro 24 et la date du 17 juin 191 ï
portait simultanément l'article de M. le Grix et dans
l'article de M. le Grix les citations que j'en ai faites.
Je vois mal que M. le Grix puisse démontrer qu'il n'a
pas écrit ce qu'il a écrit.
Une autre défense de M. le Grix se comprendrait
mieux et elle serait en un certain sens légitime et nous
la verrons peut-être. Il est fort possible que M. le Grix
295
un noiweaii théologien
n'ait pas compris ce qu'il disait, au moins tout ce qu'il
disait, et qu'il n'ait pas vu ou mesuré jusqu'où il disait.
Et qu'il n'ait pas vu du tout ce qu'il y avait dans ce qu'il
disait. Et qu'il aimerait mieux ne pas l'avoir dît.
Mais s'il sait ce qu'il dit, il a dit ce que j'ai dit
qu'il avait dit. Et s'il ne sait pas ce qu'il dit, il est un
imbécile et qu'il ne se mêle point de se faire, sur
ce ton, dans une grande revue, lui qui n'a jamais rien
produit, le censeur de ceux qui produisent.
11 se défendra, il me répondra sur le fond. Ou sur le
fonds. Il prendra malheureusement un moyen terme. Il
habillera autrement. Il niera les citations les plus évi-
dentes. Il retirera, il reprendra sa parole. Il reniera ce
qu'il a dit. M. Laudet lui en montre déjà les voies.
Toutes les fois que dans sa réponse M. Laudet ne cite
pas directement mon texte en plus petits caractères,
toutes les fois qu'il ramasse ma « pensée » pour la
réfuter, non seulement il la fausse, ce ne serait rien,
c'est l'habitude dans les polémiques, mais alors, et
faussée, il la met entre guillemets. C'était déjà une
maladie de M. Guy-Grand. Quand M. Guy-Grand faisait
du Péguy, — beaucoup mieux que moi naturellement, —
quand il avait fortement constitué ma pensée pour la
liche par terre, ou plutôt, car il faut être juste, pour la
passer au crible, — de la critique scientifique, — il la met-
tait entre guillemets. C'est une maladie qui règne. Si je
prends jamais M. le Grix lui-même comme on veut que
je le prenne, un de mes plus gros arguments, un de mes
plus gros griefs sera précisément que tout au long de
son article non seulement il disait du mal de moi, ce
296
M. FERXAND LAUDET
qui est permis, mais tout le mal qu'il disait de moi il
disait que c'était moi qui le lui avais dit et il mettait
tout ça entre guillemets. On devrait bien dans les
écoles apprendre aux jeunes gens l'usage des guillemets.
Faut-il que ce soit moi petit qui sois forcé d'apprendre
à un aussi grand seigneur l'usage des guillemets. Et à
un aussi grand valet (d'armes).
Cette fois-ci c'est M. Laudet qui met entre guillemets
tout ce que je n'ai pas dit. 11 suffit d'y aller voir. 11 met
entre guillemets comme étant de moi que je suis un
récent pontife qyxi « surveillera désormais les consciences
fidèles ». Or je n'ai dit et je ne pouvais dire que préci-
sément le contraire. Les consciences fidèles n'ont pas
besoin qu'on les surveille. Surtout les consciences fidèles
n'ont pas besoin que je les surveille. Où serait mon
magistère. Les consciences fidèles valent mieux que
moi. J'ai dit au contraire que je surveillerais les tenta-
tives de détournement des consciences fidèles. Surveiller
les voleurs, c'est le contraire de surveiller les volés. Le
désir fort louable et assez haut de couvrir M. le Grix
a entraîné ici M. Laudet un peu loin.
11 devait l'entraîner plus loin encore. M. Laudet ren-
voie ses lecteurs à l'article de M. le Grix. — « Mais
c'est de l'aberration, écrit-il, de conclure de ces pages
— auxquelles Je renvoie nos lecteurs — que Le Grix
attaque les vérités essentielles de notre fiji. » — M. Laudet
compte beaucoup sur la paresse de ses lecteurs. Et il
les invite d'autant plus à y aller voir que certainement
il espère qu'ils n'y iront point. Car s'ils y allaient ses
lecteurs verraient que M. le Grix a dit ce que j'avais dit
^97
un nouoeaii théologien
qu'il a dit et non pas ce que M. Laudet dit qu'il a dit
ou pas dit. Ce souci de couvrir M. le Grix entraîne
M. Laudet quelquefois un peu loin. M. le Grix avait
écrit page ^ij, ligne 20, dans le numéro 24 du 17 juin
igti : « — Je l'imaginais plus nawe. Comment, sans cela,
en eût-elle cru ses voix ? » Voici ce que cette phrase de
M. le Grix devient rapportée par M. Laudet dans l'ar-
ticle, dans la réponse de M. Laudet : « Oui, M. Le
Grix, dans l'article du ly Juin, a dit que la Jeanne
d'Arc imaginée par Péguy était trop raisonneuse pour
pouvoir croire à des Voix; » — 11 y aurait à faire de
curieuses recherches et une histoire des variations des
textes de M. le Grix dans les textes de M. Laudet. Ces
variations auraient toujours lieu dans le même sens,
qui est le sens des atténuations. Ce serait proprement
une histoire des faiblissements. Si je voulais moi aussi
faire jouer les grands mots, invoquer le faux et la fraude,
qu'est-ce que je n'aurais pas à dire ici.
M. LE Grix lui-même
(Rei'ue hebdomadaire, numéro
24, du i; Juin 191 1, page 417,
ligne 20)
« — Je rimaginais plus
naïve. Comment, sans
cela, en eùt-elle cru ses
voix? )'
M. Le Grix
.1/. Laudet
dans
(Rame hebdomadaire, numéro
32, du la Août 1911, page
2:9, ligne 7)
« Oui, M. Le Grix, dans
l'article du 17 juin, a dit
que la Jeanne d'Arc ima-
ginée par PègTiy était
trop raisonneuse pour
pouvoir croire à des
Voix; ■'
398
M. FERNAND LAUDET
Un censeur verrait ici quelque altération d'un texte.
Je dirai seulement que ceci est un tableau synoptique et
nous nous quitterons sur cette bonne.parole.
PÉGUY
Je ne me retiens pourtant pas de copier encore cette
lettre de Joinville vieux dont je parlais plus haut. Un
ami que j'ai l'a copiée pour nous dans la traduction
Natalis de Wailly. Il y a tout dans cette lettre :
A son bon seigneur Louis, par la grâce de Dieu, roi
de France et de Navarre, Jean sire de Joinville, son
sénéchal de Champagne, salut et son service tout
disposé.
Cher sire, il est bien vrai, ainsi que vous l'avez mandé,
qu'on disait que vous aviez fait la paix avec les Fla-
mands; et parce que, sire, nous pensions que c'était
vrai, nous n'avions point fait de préparatifs pour aller
à votre mandement. Et de ce que, sire, vous m'avez
mandé que vous serez à Arras pour vous faire justice
des torts que les Flamands vous font, il me semble, sire,
que vous faites bien; et que Dieu vous soit en aide.'
Ces Flamands qui remuent tout le temps au commen-
cement de ce quatorzième siècle, c'est déjà le commen-
cement de la guerre de Cent Ans, c'est déjà ce qui fera
venir Jeanne d'Arc.
299
un nouveau théologien
Et de ce que vous m'avez mandé que moi et m,es gens
fussions à Orchies au m.ilieu du mois de Juin, sire, je
vous fais savoir que ce ne peut être bonnement : car vos
lettres me vinrent le second dimanche de juin et huit
jours se passèrent ainsi avant la réception de vos lettres.
Et le plus tôt que je pourrai, mes gens seront disposés
pour aller o?> // vous plaira.
Sire, qu'il ne vous déplaise de ce que, à la pi^emière
parole, je ne vous ai appelé que bon seigneur: car je
n'ai pas fait autrement avec mes seigneurs les autres
rois qui ont été avant vous, que Dieu absolve! Que
Notre-Seigneur soit votre garde!
Donné le second dimanche de juin, où votre lettre me
fut apportée, l'an mil trois cent quinze.
Il y avait quarante-cinq ans que saint Louis était
mort.
Nous avons donné le bon à tirer après corrections
pour deux mille exemplaires de ce deuxième cahier
et pour quatorze e.xemplaires sur whatman le mardi
ig septembre iQii.
Le gérant : Charles I'kguy
Ce cailler a été composé el tiré par des ouvriers syndiqués
JuLiKN CiiBMiEU, imprimeur. i3 el i5, rue Pierre-Dupont, Sure»nes. — jyj5
UNE FAMILLE
DE RÉPUBLICAINS
FOURIÉRISTES
guerre. — i
tes n/iiliiet
V
y'
i
IX. — la guerre de France
i
i
et le premier siège
de Paris
I
i
I87D
<j i I
guerre.
i
Note. — Il faut lire ce cahier comme un véritable
journal du siège de Paris. Nous avons continué de
mettre en sept, c'est-à-dire en petits caractères, les textes
proprement dits, les lettres et le carnet de jour. Nous
avons laissé en huit, c'est-à-dire dans le caractère ordi-
naire, tout ce qui peut être considéré comme le corps,
comme le tissu du récit même. Mais tout ce récit, et les
réflexions et considérations qui sont dedans, doivent
être pris comm.e un journal de siège et un journal de
bord.
i
1870
GUERRE DE FRANCE
DÉBUTS DB LA GUERRE. — NIEDERBRONN. — BUZANCY.
SEDAN. — LE 4 SEPTEMBRE.
ja
1870
GUERRE DE FRANGE
Débuts de la guerre. — Niederbronn. — Buzancy. —
Sedan. — Le 4 Septembre.
Nous l'avons vu, le parti clérical porte devant l'his-
toire la responsabilité de l'expédition du Mexique : Une
armée de quarante mille hommes combattant pendant
cinq années hors de notre pays, les millions de notre
trésor engloutis en pure perte, notre ancien prestige
militaire effacé, la sympathie des nations européennes
et la bienveillance des États-Unis aliénées pour long-
temps, l'impossibilité de porter secours à l'Autriche et
à l'Italie, seules puissances qui, au jour du danger,
auraient pu nous venir en aide, telles sont les consé-
quences de cette faute.
Les charges militaires étaient devenues si lourdes
qu'ime réduction du contingent fut réclamée d'un bout
à l'autre de la France. Ge ne furent pas seulement les
« cinq » républicains de l'opposition, mais 938 candidats
|5
guerre de France
officiels ou officieux qui, dans leurs professions de foi,
promirent un désarmement partiel, invitant le gouver-
nement à imiter en cela l'exemple donné par l'Angle-
terre, l'Autriche et l'Italie, (i) Si leur sage conseil eût
été suivi, la guerre n'aurait pu être déclarée.
Le proverbe latin n'est pas toujours exact; qui prépare
la guerre est bientôt forcé de la faire.
Assurément ces mêmes députés pacifistes qui refu-
saient les crédits destinés à une injuste conquête,
eussent donné sans compter les richesses du pays et leur
propre fortvme, s'ils avaient pu prévoir l'invasion pro-
chaine. Mais les gens honnêtes ont peine à deviner les
perfidies. Bismarck avait acheté le silence de la presse,
tandis qu'il préparait dans le plus grand secret des
armements formidables ; puis, dès qu'il fut prêt, il
supprima les subventions aux journaux vendus, sachant
bien qu'ils allaient aussitôt prêcher la guerre : A Berlin 1
à Berlin ! Il y a des gens qui admirent cette déloyauté.
Bismarck trouva d'ailleurs un précieux auxiliaire dans
l'incapacité inouïe du gouvernement impérial. On
accuse aujourd'hui les pacifistes; est-ce leur faute si
nos arsenaux et nos magasins de guerre faisaient
figurer sur leurs états des munitions qui n'existaient
pas? Qui donc avait la charge d'exercer un contrôle?
Qui donc aurait dû s'informer de la force respective
des armées qui allaient se trouver aux prises?
Le maréchal Niel avait fait de louables eff'orts pour
réorganiser notre armée, mais il venait d'être remplacé
au Ministère de la Guerre par le maréchal Lebœuf. Les
(i) a Aux élections de 1869, sur 960 candidats, nous fQmes aa
seulement à ne pas réclamer une diminution notable des contin-
gents. » DuGuÉ DE LA Fauconnerie. (Echo de Paris)
16
GUERRE DE FRANCE
avertissements ne manquèrent pas à ce fat impré-
voyant; il ne voulut écouter ni Ducrot, ni Bénédetti, ni
StofFel qui lui signalaient le danger avec insistance, (i)
On sait sous quel futile prétexte s'engagea cette lutte
que l'impératrice Eugénie appelait « ma guerre ». La
couronne d'Espagne offerte à un Hohenzollern, puis
après le désistement, Bismarck prenant au piège l'or-
gueil français au moyen d'une dépêche falsifiée.
Le 3o juin, à la tribune, Emile Ollivier, Président du
Conseil, avait dit : « A aucune époque le maintien de
la paix en Europe n'a paru plus assuré. » La guerre
déclarée, il ajoutait avec l'assurance de la sottise :
« Messieurs, ce sera une promenade militaire. »
La presse n'était pas plus perspicace : Le 7 juillet,
le naïf John Lemoinne écrivait dans le Journal des
Débats : « L'aigle noir est devenu la bête noire de nos
rêves et M. de Bismarck le bouc émissaire de tous nos
mécontentements. Eh bien, pour parler sincèrement,
nous ne voyons M. de Bismarck ni si rêveur ni si mala-
droit. Nous ne serions pas étonné qu'il fût tout à fait
étranger à ce nouveau projet espagnol. »
Cependant la nation eut immédiatement conscience
de la gravité de la situation. Un noir pressentiment
saisit d'angoisse tous les esprits qui savaient deviner
l'avenir.
Madame Pape écrivait à madame Milliet (alors à la
Colonie) :
Paris, le 23 juillet i8;o.
Chère dame et amie. — Vous me manquez bien en ce
moment. Nous vivons dans une émotion continuelle. Paris
(1) En marge des rapports de ce dernier, il écrivait : « Exag'é-
ration »!
17
giiei^re de France
est un spectacle heureusement rare : on y chante beaucoup
mais de quelle voix! On y pleure beaucoup aussi. Sur les
boulevards on promène des drapeaux, qui ont la préten-
tion de représenter la guerre, et encore plus de branches
d'arbres quelconques, qui ont la prétention de représenter
la paix. Que de forces perdues, ô mon Dieu! Le lils
Regnault est parti; le jeune Bureau parti; un lils adoptif
de madame Pickaert est déjà sur la route, mais sur
laquelle? Et votre fils? et votre frère, où sont-ils?...
Dites-le nous.
Pendant que je vous écris, la rue des Bernardins est en
feu, et le vent rabat la fumée sur tout le faubourg Saint-
Germain qui en étouffe. C'est d'un immense chantier de
bois et charbon qu'est parti l'incendie. Les maisons voisines
sont entamées, on jette tout par les fenêtres. C'est un iwant-
goût... Ah, chère dame, quel supplice que l'impuissance
devant de tels sinistres!
Paxû à son frère Fernand
Juillet 70.
... On dit que l'Espagne veut se payer un prince allemand.
Grand bien lui fasse! Pourquoi ne la laisserions-nous
pas satisfaire sa ridicule envie? Est-ce que l'Espagne,
l'Italie ou l'Allemagne ont jamais eu un seul instant la
prétention d'empêcher les Français de choisir pour empe-
reur un Bonaparte? Cependant certains souvenirs de l'oncle
auraient pu leur faire prévoir que le neveu mentait, quand
il disait : « L'Empire c'est la paix. »
Le mouvement de chauvinisme que le gouvernement
s'efforce de créer est tout à fait factice. C'est par ordre que
des actrices chantent la Marseillaise sur les places
publiques, mais le peuple français a l'horreur de la guerre,
surtout d'une guerre de conquête, d'une guerre injustifiable.
Je n'étais pas le seul, je t'assure, à lever les épaules,
lorsque hier, sur les grands boulevards, j'ai vu passer une
troupe de figurants, déguisés en ouvriers avec des blouses
blanches, braillant sans conviction : A Berlin! A Berlin!
— De quel droit irions-nous attaquer nos voisins? Et si
18
GUERRE DE FRANCE
nous parvenions à leur voler une province, à quoi
bon?... (i)
Pour bien comprendre à quel degré d'abaissement
moral l'empire avait réduit notre pays, il faut se
souvenir de ce qui se passa à Hautefaye, dans la
Dordogne; un jeune homme, M, de Moneys, fut brûlé
vif par des paysans qui l'accusaient d'avoir crié : A
bas l'empereur!
C'était en août, en plein jour de foire; on assomma cet
homme, on le tua à demi à coups de pierres, à coups de
bâtons, puis on le porta sur un tas de fagots et l'on y mit
le feu. Des paysans sautaient autour du bûcher en criant :
Vive l'empereur! (2)
Un des bourreaux s'imaginait qu'il allait être décoré.
Le Colonel de Tiicé à sa sœur
Niederbronn, a3 juil. 70.
Ma chère amie, nous sommes partis le lundi 19 à 10 h. 5o
du matin et nous sommes arrivés le lendemain à 3 h. à
Niederbronn, où nous bivouaquons dans les rues avec le
5* hussards.
J'ai été très malheureux pour mon début. J'ai perdu mes
4 chevaux. Le \\'agon dans lequel ils étaient s'est effondré
sous leur poids et ils ont passé au travers. On s'en est
aperçu à Sermaise ; il était temps, car ils auraient pu faire
dérailler le train. On les a retirés avec bien de la peine et
on les a laissés là. Ils me sont arrivés seulement hier soir.
Il y a moins de mal qu'on n'aurait pu le croire. La grande
jument est hors de service, peut-être pour toujours ; la
(i) Des citoyens essayaient parfois de crier : « Vive la paix! »
Ils étaient aussitôt entourés, insultés, frappés même,
(a) Jules Claretie. Histoire de la Révolution de i8^o-^i, page 124.
19
guerre de France
jument alezan est assez blessée, mais je pense qu'elle s'en
tirera promptement; les deux autres seront en état d'être
montés sous peu de jours. Je vais tâcher de trouver ici un
autre cheval.
Nous gardons la frontière avec des postes placés en
différents points. 11 est probable que nous ferons bientôt
quelque mouvement en avant.
On n'est pas mal à Niederbronn ; c'est une petite ville
d'eaux très gentiUe. Il y avait beaucoup d'étrangers,
naturellement tout est parti.
Les lettres du colonel de Tucé s'accordent avec le
tableau général tracé par Zola :
« Les sept corps d'armée imprudemment dispersés le
long de la frontière, (i) les effectifs partout incomplets,
les quatre cent trente mille hommes se réduisant à
deux cent trente mille au plus, les généraux se jalou-
sant, bien décidés chacun à gagner son bâton de
maréchal, sans porter aide au voisin, (2) la plus
effroyable imprévoyance ; l'empereur malade incapable
d'une résolution prompte. »
Quelques dépêches officielles montrent que ces
reproches n'ont rien d'exagéré.
Intendant général à Guerre, Paris
Metz, le 2 juillet 1870.
Il n'y a à Metz ni sucre, ni café, ni riz, ni eau-de-
vie, ni sel, peu de lard et de biscuit. Envoyez d'urgence
au moins un million de rations sur Thionville.
(i) Le 5' corps s'étendait sur un front de 40 kilomètres, entre
Sarrcguemines et Niederbronn.
(2) Exception faite de l'engagement à Niederbronn, le 5' corps
resta immobile, même le 6 août (bataille de Forbach et de
Frœschwiller) et battit en retraite le 7, sans avoir combattu.
20
GUERRE DE FRANCE
Général commandant 2^ corps à Guerre, Paris
Saint-Avold, le 21 juillet 1870.
Le dépôt envoie énormes paquets de cartes inutiles
pour le moment ; n'avons pas une carte de la frontière
de France.
Général Michel à Guerre, Paris
Belfort, le 21 juillet 1870.
Suis arrivé à Belfort; pas trouvé ma brigade; pas
trouvé général de division. Que dois-je faire? Sais pas
où sont mes régiments.
Intendant 3^ corps à Guerre, Paris
Metz, le 24 juillet 1870.
Le 5* corps quitte Metz demain. Je n'ai ni infirmiers,
ni ouvriers d'administration, ni caissons d'ambulance,
ni fours de campagne, ni train.
Major général à Guerre, Paris
Metz, le 27 juillet 1870.
Les détachements qui rejoignent l'armée continuent
à arriver sans cartouches et sans campement.
Les historiens monarchistes vous diront que c'est la
faute des républicains.
Paul M. à son frère Fernand
3 août i8jo.
La situation a bien changé depuis ma dernière lettre, et
les théories humanitaires ne sont plus de saison. Les ridi-
cules fanfaronnades des chauvins ont fait place à des préoc-
cupations plus graves : les Allemands ont franchi la fron-
tière; il ne s'agit plus d'aller à BerUn, mais de défendre
ai
guerre de France
notre pays envahi. Je n'ai pas attendu d'être appelé sous
les drapeaux, je me suis immédiatement engagé dans le
Génie auxiliaire. Nos bataillons sont formés par les ouvriers
qui exécutent d'ordinaire les travaux de la Ville de Paris.
Les architectes municipaux, MM. Davioud, Bruyerre, Del-
brouck, Demimuid, sont nos officiers, Viollet-le-Duc est
notre lieutenant-colonel. — On nous a de suite éqpiipés
tant bien que mal, on m'a mis sur l'épaule, non pas un
léger chassepot, mais un lourd fusil à tabatière, une pelle,
une pioche, et me voilà parti sac au dos. Les premiers
jours, la besogne de simple sapeur m'a paru un peu rude,
mais je m'y ferai promptement...
Madame Pape à madame Milliet (à la Colonie)
Paris, le 8 août 1870.
Chère dame et amie. — Il m'est impossible de m'éloigner
de Paris dans les graves circonstances où nous sommes. A
toute heure nous attendons des nouvelles avec anxiété.
Qu'est devenu votre frère ? Je pense que vous allez revenir
sans reiard. Voilà M. Paul pris, et maintenant ce n'est plus
pour aller à la frontière, c'est pour nos foyers qu'il faut
combattre. A vous d'un cœur navré.
Marie Pape-Carpentier
Voici de l'infanterie de marine qui passe, venant de Brest
pour occuper nos fortifications, à ce qu'il paraît.
Le 18 août 1870 madame Pape écrivait à une de ses
amies du Mans :
Si les événements nous trahissaient, consentiriez-vous
à me garder mes filles pendant le siège de Paris? Un mot
seulement. Si c'est non, je saurai que cela vous est impos-
sible. Mon cœur est serré comme dans un étau... Nous
allons devenir une ambulance; les lits sont prêts. Nous
aurons, après demain, vingt blessés, français et prussiens.
GUERRE DE FRANCE
Peu m'importe. Les malheureux sont des hommes; les sou-
verains seuls n'en sont pas.
L'amie était absente du Mans. Madame Pape se
réfugia avec ses filles à Angers :
Notre maison,
écrit-elle,
impropre à servir d'ambulance,
sert de refuge à d'anciennes élèves, à de pauvres gens
chassés de la zone militaire, qui n'avaient plus que le pavé
de la rue pour dormir... Quelles horreurs ! Et tout cela,
parce qu'un homme et deux ou trois Allemands l'ont voulu !
Comment, à notre époque, on ne sent pas encore assez le
prix de la vie, on est encore assez esclave de l'amour-
propre et du préjugé, pour que de telles boucheries, désa-
vouées par tous, soient consenties par tous.
M. de Tiicé à sa sœur
Petite-Pierre, dimanche.
(BUlet timbré de !Xaucy, 9 août i8jo).
Tu connais sans doute la malheureuse issue de la bataille
qui a eu lieu hier (i) et tu es inquiète de la part que j'y ai
prise. Je n'y ai pas assisté; je suis seulement arrivé au
commencement de la débâcle. C'est un bien triste spectacle.
Le 5' corps, dont je fais partie, est en retraite sur Saverne
ou Phalsbourg, où nous serons probablement demain.
Adieu, ton frère et ami.
Mirecourt, 14 août.
Ma chère amie, as-tu reçu la lettre que je t'ai écrite le
lendemain de la bataille de Reichshoffen ? On prétend
qu'elles ont été détruites ; ce serait une infamie.
Nous n'avons pas souffert de l'ennemi, mais des longues
(i) Bataille do Frœschwiller-Reichshoffen, 6 aoùl.
■Si
guerre de France
marches et des fatigues. Je ne sais pas trop où nous allons.
Nous formons l'arrière-garde du 5° corps, qui xa se reformer
je ne sais où. (i)
Le moral et la santé ne laissent rien à désirer. Adieu, je
vous embrasse tous.
Nous avons perdu tous nos bagages à Bitche, argent,
linge, vêtements, etc.. Il ne nous reste que ce que nous
avons sur le corps,
BUZANCY
« Le 27 août 1870, le 5« corps français marcha sur
Buzancy. Le 12^ chasseurs à cheval, colonel de Tucé,
forme l'extrême avant-garde et arrive devant ce village
à sept heures et demie du matin... Accablés par le
nombre, nos chasseurs sont forcés de se replier, malgré
ime résistance désespérée. Le lieutenant-colonel de
La Porte a son cheval tué sous lui; il veut encore
combattre, mais entouré par un gros de Saxons, il
reçoit trois blessures et est fait prisonnier. Le capitaine
d'OUone et deux autres officiers sont blessés; le capi-
taine de Bournazel et le sous-lieutenant Sarrailh sont
démontés et faits prisonniers.
« A ce moment le colonel de Tucé débouche au galop
de Buzancy, à la tête du 5^ escadron et attaque avec
une vigueur irrésistible la cavalerie allemande : celle-ci
est prise en flanc, culbutée, renversée.
« Le capitaine de Bournazel et le sous-lieutenant
Sarrailh qui ont été faits prisonniers, sont dégagés et
délivrés.
« Poursuivis pour la troisième fois, les cavaliers alle-
mands se débandent, laissant le terrain jonché de leurs
(i) Cette reconcentration eut lieu à Châlons, d'où les i", 5% 7 et
la* corps repartirent le a3 août dans la direction de Sedan.
24
GUERRE DE FRANCE
morts et vont se reformer derrière le corps du général
Goltz.
« Nos chasseurs arrêtent alors la poursuite et se
comptent. Soixante-deux ont reçu des blessures; deux
d'entre eux seulement ont été tués sur place.
« L'ennemi laisse sur le terrain 55 à 60 cadavres sans
compter les blessés, ainsi qu'une douzaine de chevaux
tout harnachés. » (i)
SEDAN (2)
i" septembre 1870.
La veille de la bataille, le maréchal de Mac-Mahon se
rendait si peu compte de la situation, qu'il signa pour
le lendemain cet ordre qui déconcerte : « Aujourd'hui,
repos pour l'armée entière », puis quand les canons
ennemis grondent sur les hauteurs de Bazeilles, il
continue tranquillement son déjeuner, disant : « C'est
notre propre artillerie. »
La fusillade commence avant le jour. Von der Thann
incendie BazeiUes. Le prince de Saxe fait pleuvoir une
grêle d'obus sur les régiments de Ducrot. Alors, le
Prince Royal, sortant d'un défilé, fait avancer la troi-
sième armée qui va donner la main à la seconde.
65o canons vont enserrer les troupes françaises dans un
cercle infranchissable.
Mac-Mahon arrive au galop devant la Moncelle, mais,
blessé par un éclat d'obus, il désigne Ducrot pour le
remplacer comme général en chef.
(i) Ce récit a été reproduit pour un anniversaire par le Petit
Parisien du 29 août 1890.
(a) Pour raconter ce grand désastre, je m'aide du très beau
récit qu'en ont donné MM. P. et V. Margueritte.
25
guerre. — a
guerre de France
Malheureusement Palikao a remis à Wimpffen une lettre
de commandement. L'aveuglement de ce chef est tel qu'il
dit à Lebrun : « Tu auras les honneurs de la journée. »
Cependant à Bazeilles tout le village flambe, métho-
diquement incendié, brasier énorme où le féroce vain-
queur égorge pêle-mêle, grille habitants et soldats. Il se
répand une horrible odeur « d'oignons brûlés », comme
disait Bismarck agréablement le soir.
De tous les coins de l'horizon, la mitraille converge sur
l'étroit plateau, où l'armée de Chàlons se débat, prise au
piège. Un orage d'obus tournoie dans le ciel bleu.
L'empereur, comme un somnambule, erre dans cette
tourmente et reste là longtemps, regardant sans voir. Pâle,
sans mot dire; il rentre à Sedan où déjà se bousculent
trente mille fuyards. Cependant, sur les hauteurs de la
Marfée, comme d'une loge de théâtre, un groupe doré,
immobile, contemplait cela : c'était, en avant d'un état-
major de princes, le vieux Guillaume et ses conseillers
Bismarck, Moltke, Roon qui, lorgnettes braquées, assis-
taient joyeux à la curée.
A Ducrot, qui lui demande de charger encore, le géné-
ral de Galliffet répond : « Tant que vous voudrez,
mon général, tant qu'il en restera un. » Et sur la pointe
de la Marfée, Guillaume s'écrie, devant l'inutile et
glorieuse chevauchée : « Oh les braves gens! »
Tout est fini. Le drapeau blanc flotte sur Sedan. Napo-
léon III rend son épée qu'il envoie à Guillaume et le
canon se tait, (i)
« Prussiens, Bavarois et Saxons se serrent la main,
(i) L'empereur envoya son aide de camp porteur de cette lettre
mensongère : « N'ayant pu mourir à la tête de mes troupes, je
dépose mon épée aux pieds de Votre Majesté. » 11 télégraphiait
au Ministère de la Guerre :
« L'armée est défaite et captive, moi-même je suis prisonnier. »
a6
GUERRE DE FRANCE
entonnent gravement des lieds. Ils n'avaient à pleurer
que 460 oflBciers et 8.5oo soldats. »
Le lendemain 2 septembre Wimpfîen signait la capi-
tulation. Nous perdions 124.000 hommes dont 21.000 pris
dans la bataille et 3. 000 désarmés en Belgique.
Le même jour, M. de Tucé écrivait à sa sœur :
Vendredi, 2, Aubenton (Aisne).
Je vous ai écrit de Fleigneux près de Sedan, c'était avant
la bataille (lettre perdue).
C'est un grand désastre. L'armée se retire du côté de
Paris. Je n'ai pas été blessé; le régiment a peu souffert.
Nous sommes un peu dispersés et il m'est difïicile de con-
naître nos pertes. Quant à moi, j'ai achevé de perdre ce qui
me restait; mes trois chevaux sont dans Sedan, avec mon
manteau et effets de rechange; il n'est pas probable que je
les revoie jamais.
Dans Tine note demandée par le Ministre de la Guerre,
M. de Tucé, avec sa modestie habituelle, ne songe qu'à
raconter la belle conduite de ses chefs :
Je faisais partie du 5* corps. La division de cavalerie
manœuvrant sous les ordres de M. le général Brahaut, ne
se composait réellement que du 12* chasseurs et du 5* lan-
ciers, avec les deux généraux de Bernis et de la Mortière.
Le mercredi 3i août, la division avait passé la nuit dans
un hameau nommé Loubert, au-dessus de Mouzon ; elle
partit à 4 heures du matin et arriva bivouaquer à 5 heures
du soir à Fleigneux, village situé au nord de Sedan. Le
général de brigade fit placer des grand'gardes dans la
direction du nord-ouest. On entendit le canon pendant une
partie de la route et de la soirée.
Le lendemain, premier septembre, la division était prête
à monter à cheval à 4 heures du matin. Les grand'gardes
furent retirées et l'on monta à cheval à 7 heures.
27
guerre de France
... Vers 2 heures, la division était adossée à un bois. Le
mouvement d'investissement des Prussiens semblait ter-
miné, et les obus commençaient à tomber sur nous, lorsque
M. le général de Bernis demanda des ordres à M. le géné-
ral Brahaut qui prescrivit de passer dans le bois. Il resta
de sa personne jusqu'à ce que le dernier homme fût passé,
avertissant les cavaliers pour le passage d'un fossé qui était
assez difficile. — Ce bois était un taillis épais qui se termi-
nait par un ravin très escarpé.
Après ce passage, je ralliai le régiment. Ce fut alors que
M. le général de la Mortière qui arrivait avec le 5* lanciers,
me donna ordre de me joindre à lui et de marcher sous son
commandement. M. Brahaut avait été fait prisonnier pen-
dant la traversée du taillis.
La colonne se dirigea sur Mézières en empiétant pendant
environ 4 kilomètres sur le territoire belge, et arriva de
nuit à Renvetz. De là, elle prit la direction de Saint-Quentin,
où elle s'embarqua sur le chemin de fer pour Versailles.
LE 4 SEPTEMBRE
Mon ami Léon C..., tout jeune garçon qui se préparait
à entrer à l'École des Beaux-Arts, écrivait à madame
Pape, sa mère adoptive, alors à Angers :
Que de changements depuis que nous nous sommes quit-
tés ! Te serais-tu doutée que partant sous l'empire, tu
reviendrais sous la République ? Cela s'est passé si vite
et si bien que nous n'en revenons pas.
Le samedi soir, 3 septembre, des bruits de défaite circu-
laient : Mac-Mahon avait été complètement battu ; on en
disait autant de Bazaine. D'autres racontaient que Mac-
Mahon était tué, qu'il avait été trahi. La République
seule pouvait nous sauver. Devant quelques petites mani-
festations, les agents de M. Piétri se mirent à charger et
blessèrent plusieurs personnes; j'étais là. Je rentrai, le
a8
GUERRE DE FRANCE
cœur gros, repassant dans ma tête tout ce que j'avais
entendu dire. Il y avait eu trahison, cela était bien prouvé.
Je n'ai pu dormir. Ma nuit s'est passée à faire des plans
de campagne plus ou moins absurdes. J'employais surtout
la cavalerie, je coupais des ailes droites, des ailes gauches,
et finalement j'étais vainqueur.
Le lendemain, la nouvelle de la capitulation de Sedan
était confirmée. La place de la Concorde était pleine
de gens surexcités. Des gendarmes barraient le pont,
ils tirent leurs sabres, puis, déconcertés, les remettent
au fourreau. Aussitôt la foule se précipite et pénètre dans
la salle de l'Assemblée. M. Delbrouck, avec sa fille, était
au premier rang. Comme le peuple Acut entrer dans les
tribunes désertées, un garde s'y oppose : « J'ai l'ordre de
ne laisser entrer personne. » — Et M. Delbrouck de lui
répondre : « Les valets de l'empire n'ont plus d'ordres à
donner sous la République. » On va jeter le garde en bas
des escaliers, il pâlit et balbutie : « Entrez donc ! Moi
j'ai servi vingt ans et je ne connais que ma consigne. »
Les journaux ont dû t'apprendre la suite des événements.
Des députés de la droite faisaient mine de protester,
l'un d'eux marmotait à demi-voix : « La déchéance, oui,
mais la République, non. » On se jette sur lui, on le
bouscule. « Oui, s'écrie M. Delbrouck, nous voulons la
République, et malheur à ceux qui essayeraient de s'y
opposer !» — Le pauvre député, tout interloqjié, reprit
iiumblement : « Mais moi aussi je veux la République. »
Là-dessus, il fut relâché. Tu vois de quel côté est le courage
et de quel côté la platitude. 48 allait recommencer, (i)
Alors la foule se divise, les uns vont à l'Hôtel de Ville
et proclament la République. On perce d'un coup de
(i) Déjà en 1848, le i5 mai, alors que la foule venait d'envahir
la Chambre des Députés, et que des furieux cherchaient
Armand Barbés pour l'écharper, Delbrouck s'était avancé :
« Me voici », avait-il dit, profitant d'une vague ressemblance
avec celui qu'on poursuivait. On le prend pour Barbés auquel
U donne ainsi le temps de s'évader, on le frappe, il est fait
prisonnier et se donne 0 la joie qu'il rêve sans cesse de
souffrir pour autrui ». (Emile Trélat)
39 guerre. — a.
guerre de France
X)aïoimetle un portrait de Napoléon III, on casse son
buste en marbre; mais dans tout cela, pas un vol, pas
une goutte de sang. Tous s'embrassent, se serrent les
mains et oublient un instant le deuil de la France pour
chanter la Marseillaise.
J'ai suivi le flot qui se rendait sous les fenêtres de
Trochu. Celui-ci monte aussitôt à cheval et se dirige
vers la Chambre, au milieu d'une foule compacte qui le
presse. En route, il rencontre Jules Ferrj' qui lui annonce
la proclamation de la République. Nous redescendons
alors aux Tuileries : au pavillon de l'empereur, un gardien
nous ouvre les portes : on enlève le drapeau laissé en
place pour faire croire que l'impératrice était encore
là, quoiqu'elle fût déjà partie depuis plusieurs heures.
Les gardes nationaux font la haie, ainsi que les mobiles
pour empêcher les maraudeurs de pénétrer dans les
appartements. Partout, ordre parfait, partout on voit
écrit : « Mort aux voleurs, vive la République! » (i)
Quelques sergents de ville ont été désarmés, rossés
même, leurs tricornes foulés aux pieds ou jetés dans la
Seine, leurs épées tordues; on en dépose quelques-unes
aux pieds de la statue de Strasbourg.
Tous les soirs cette statue est illuminée, couronnée
de lauriers, elle tient à la main un drapeau, les plis de sa
robe sont couverts de fleurs. Hélas, les honneurs rendus
à l'héroïque cité ne la déli\Teront pas.
Tout ce qui rappelle l'empire est brisé; on coupe la
tête aux aigles de nos monuments, on efface les N et
le mot impérial sur tous les théâtres. Les boutiquiers
enlèvent leurs médailles et leurs titres de fournisseurs.
Dimanche, dans les églises, on n'a pas chanté le Domine
sali'um.
(i) Les appartements de rimpératrice Eugénie livraient le
secret des extravagances et des contradictions de son intelli-
gence. Dans sa bibliothèque, les œuvres de Proudhon qu'elle ne
comprenait certes point, coudoyaient les petits romans badins
tirés de la bibliothèque de Marie-Antoinette ou des ouvrages
mystiques. Des os de saints, des reliques s'étalaient sur les
murailles, au-dessous des plafonds, où voltigeaient des amours,
dans le goût de Boucher. (Cl.vrktie, page 254)
3o
GUERRE DE FRANCE
On dit que les Prussiens vont arriver dans Paris à
marches forcées. Mais la France ne peut accepter une
paix honteuse, elle ne traitera pas. Espérons encore.
Paris n'est pas pris, et avec l'aide de notre chère Répu-
blique, nous triompherons.
Le gouvernement impérial ne fut pas renversé, il
s'effondra. J'étais avec mon ami le sculpteur Alfred
Lenoir devant la Chambre des Députés, au moment où
la foule venait d'envahir la salle des séances. La droite
s'enfuit sous les huées, et Gambelta proclama la Répu-
blique au milieu des acclamations enthousiastes : « Louis
Napoléon Bonaparte et sa famille ont à jamais cessé
de régner sur la France. »
Ministère, Sénat, tout disparut en un clin d'œil. Un
soleil radieux illuminait la ville en fête, l'espérance
emplissait tous les cœurs; nous suivîmes le flot du
peuple jusque sur la place de l'Hôtel-de-Ville où la
foule anxieuse s'entassait. Rochefort, le spirituel pam-
phlétaire, dont la Lanterne avait tant contribué à la
chute de l'empire, était porté en triomphe. Bientôt nous
fûmes témoins d'un bizarre spectacle : Du haut des
fenêtres de l'Hôtel de Ville, on lançait une pluie de
petits papiers portant la liste des membres du gouver-
nement provisoire. — Qui les avait nommés ? Personne
n'en savait rien. Mais dans de pareils moments on
passe par-dessus la légalité. La liste portait les noms
des députés de Paris, auxquels on avait ajouté ceux de
quelques fermes républicains ; elle répondait aux voeux
des Parisiens, et ceux-ci savaient bien qu'ils étaient
d'accord avec la majorité des Français, (i)
(i) La foule demandait cependant qu'on ajoutât les noms de
Louis Blanc, Victor Hugo, Delescluze, Ledru-Rollin.
3i
guerre de France
Madame Pape à madame Milliet
Angers, ii sept. i8jo.
Que d'événements, chère dame et amie ! Que de joie et
quel deuil! Non, jamais notre pauvre France n'expia plus
durement l'oubli d'elle-même. Gardons-la bien maintenant
notre République ! Soyons toujours Français, mais deve-
nons sérieux et modestes ! Quelle honte doivent éprouver
aujourd'hui ces idiots qui soutenaient niaisement que nous
partions pour la victoire. Ils disaient : la Prusse ; c'était
l'Allemagne qu'il fallait dire.
Hier soir à 8 h. 1/2, il y avait 55 ans que je venais au
monde, en pleine invasion. Trois jours après, les Prussiens
partaient de la petite ville où je suis née. Puisse-t-il en être
de même pour mon 55' jour de naissance.
Où ètes-vous, chère amie? Où ètes-vous tous et que
faites-vous ? M. Paul est-il appelé ? Oui, sans doute. Et
votre frère? Avez-vous de ses nouvelles? Recevez, chère
amie, l'assurance de notre bien sincère amitié.
Thiers adressa ua rapport à nos ambassadeurs et
son jugement sur le deuxième empire est resté celui de
la postérité :
Le gouvernement qui vient de précipiter la France
dans les abîmes d'une guerre décidée avec folie et con-
duite avec absurdité, a pour toujours terminé sa fatale
existence et ne reste dans la nation française que
comme un souvenir honteux et pénible... Il appartient
maintenant aux puissances neutres de juger si une
attention suffisante a été donnée à leur conseil. Nous
les faisons juges entre les deu.v puissances belligérantes.
Pour ma part, je les remercie de l'appui qu'elles m'ont
accordé dans mes efforts pour rendre à mon pays les
3a
GUERRE DE FRANCE
bienfaits de la paix, de la paix qu'il a perdue, non par
sa faute, mais par celle d'un gouvernement dont l'exis-
tence a été la seule erreur de la France.
Peu d'exemples dans l'histoire montrent aussi claire-
ment combien la morale est distincte de la religion.
Voici Bismarck et le roi de Prusse, hommes supérieurs
par l'intelligence et l'instruction, sincèrement pieux,
religieux jusqu'au mysticisme, et pourtant le sens moral
semble leur avoir fait défaut. Lorsque Bismarck a osé
dire : « La force prime le droit », ce n'était point un
mot à effet, une bravade, c'était le fond même de son
âme vile qu'U étalait avec le cynisme de l'inconscience.
Il était d'ailleurs approuvé par son roi. Gomme dit un
proverbe oriental : « C'est par la tête que le poisson
pourrit. » Ces imprévoyants ambitieux n'ont pas vu les
conséquences que d'autres tireront bientôt de leur
maxime, négation de toute civilisation et de tout ordre
social. Ils ont abaissé pour longtemps le niveau des
âmes, mais leur caste le paiera. Quand les classes
dirigeantes enseignent de tels principes, elles oublient
que la plèbe a pour elle le nombre et la force et
qu'elle commence à s'en apercevoir. C'est au nom de
cette belle doctrine qu'elle s'emparera des pouvoirs et
des biens que détiennent injustement les privilégiés.
Voici quelques passages de la circulaire adressée dès
le 6 septembre par Jules Favre à nos agents diploma-
tiques :
... Nous avons défendu énergiquement la politique
de la paix. Nous y persévérons avec une conviction de
plus en plus profonde... Notre cœur se brise au spec-
tacle de ces massacres d'êtres humains dans lesquels
33
guerre de France
disparaît la fleur des deux nations, qu'avec un peu de
bon sens et beaucoup de liberté on aurait préservées de
ces effroyables catastrophes.
Nous avons hautement condamné la guerre, et,
protestant de notre respect pour le droit des peuples,
nous avons demandé qu'on laissât l'Allemagne maî-
tresse de ses destinées. Nous étions convaincus que les
forces morales assureraient le maintien de la paix.
Mais, comme sanction, nous réclamions une arme pour
chaque citoyen, une organisation civique, des chefs
élus ; alors nous demeurions inexpugnables sur notre
sol.
Le gouvernement impérial, qui avait depuis long-
temps séparé ses intérêts de ceux du pays, a repoussé
cette politique. Nous la reprenons avec l'espoir qu'in-
struite par l'expérience, la France aura la sagesse de la
pratiquer.
De son côté, le roi de Prusse a déclaré qu'il faisait la
guerre, non à la France, mais à la dynastie impériale.
La dynastie est à terre. La France libre se lève.
Le roi de Prmsse veut-il continuer une lutte impie
qui lui sera au m.oins aussi fatale qu'à nous? Veut-il
donner au monde du dix-neuvième siècle ce cruel
spectacle de deux nations qui s'entre-détraisent, et qui,
oublieuses de l'humanité, de la raison, de la science,
accumulent les ruines et les cadavres ? Libre à lui :
qu'il assume cette responsabilité devant le monde et
devant l'histoire! Si c'est un défi, nous l'acceptons.
Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni
une pierre de nos forteresses. Une pai.x honteuse serait
une guerre d'extermination à courte échéance. Nous ne
traiterons que pour une paix durable.
34
GUERRE DE FRANCE
Nous avons une armée résolue, des forts bienpourvus,
une enceinte bien établie, mais surtout les poitrines
de trois cent mille combattants décidés à tenir jusqu'au
dernier.
Après les forts, les remparts, après les remparts, les
barricades. Paris peut tenir trois mois et vaincre ; s'il
succombait, la France, debout à son appel, le venge-
rait : elle continuerait la lutte et l'agresseur y périrait.
Les sentiments exprimés par Jules Favre étaient
ceux des habitants de Paris. Ses illusions étaient les
nôtres.
Les socialistes lancèrent alors cet appel au peuple
allemand : (i)
Tu ne fais la guerre qu'à l'empereur, et point à la
nation française, a dit et répété ton gouvernement.
L'homme qui a déchaîné cette lutte fratricide, qui n'a
pas su mourir et que tu tiens entre tes mains, n'existe
plus pour nous.
La France républicaine t'invite, au nom de la justice,
à retirer tes armées. Repasse le Rhin.
Sur les deux rives du fleuve disputé, Allemagne et
France, tendons-nous la main. Oublions les crimes
militaires que les despotes nous ont fait commettre les
uns contre les autres.
Proclamons la Liberté, l'Égalité, la Fraternité des
peuples.
(i) Au nom des sociétés ouvrières et des sections françaises de
l'Association internationale des travailleurs : Ch. Beslay, Briosne,
Bachruch, Camélinat, Cliassin, Chemalé, Dupas, Hervé, Landeck,
Leverdays, Longuet, Marchand, Perrachon, Tolain, Vaillant.
35
guerre de France
Par notre alliance fondons les États-Unis d'Europe.
Vive la République universelle/
Laissons les hommes pratiques sourire de notre
naïveté. Nous supposions, il est vrai, chez nos ennemis
un respect de la justice qui dépassait leur mentalité
de sauvages. Cette erreur, nous l'avons payée de
nos milliards et de notre sang. La circulaire de Jules
Favre et l'appel des socialistes n'en manifestent pas
moins notre supériorité morale. Devant la postérité, au
milieu de nos ruines, cet honneur nous reste : le droit
était de notre côté. La sympathie des gens de cœur est
aussi une force avec laquelle il faudra compter, et les
lâches bombardeurs de Paris apprendront peut-être
un jour que le mépris public est un lourd fardeau.
M, de Tiicé à sa sœur
Clermont-Ferrand, i;j sept. jo.
Ma chère amie, je ne sais si ma lettre te parviendra, car
on dit que les chemins de fer de Lyon et d'Orléans sont
coupés. — Ici nous nous refaisons. Je pense qu'il nous
faudra encore une dizaine de jours pour être tout à fait
en état, (i)
(i) Noie de M. de Tucé : « Arrivé le lo à Clermont-Ferrand, le
régiment en repartit le 28 pour Rouen, où il eut pour mission de
former les avant-postes dans la vallée de l'Andelle et la forêt de
Lyons. Ce fut pendant que je commandais ce service que, le
29 octobre, je fus nommé Général de brigade commandant provi-
soirement la division de Rouen. J'y restai jusqu'au 18 novembre,
où je fus envoyé à l'armée de la Loire pour prendre le comman-
dement de la première brigade de Cavalerie légère. Je pris part
à toutes les opérations de l'armée de la Loire, jusqu'au licencie-
ment qui eut lieu le i3 mars. »
36
GUERRE DE FRANCE
Il est triste de voir les énormes ressources de notre pays
si mal employées : c'est un nombre immense d'hommes
que l'on met sur pied ; quant à nous, nous en avons beau-
coup plus que nous ne pourrons en utiliser. On en dirige
une partie sur différents dépôts du voisinage, où ils
recevront une instruction plus rapide ; mais tout cela ne
fera pas des soldats et n'aura guère de consistance. Il faut
des cadres plus solides et l'habitude de la discipline. Si
l'on eût levé tout ce monde dès que l'on a voulu faire la
guerre, nous n'en serions pas réduits où nous en sommes.
Je n'ai de nouvelles ni de mes bagages, ni de mes
chevaux. Je n'en espère pas et en ai fait le sacrifice, ainsi
que de mon argent. C'est un peu raide, mais qu'y faire ?
Je m'ennuie pas mal à Glermont. Donne-moi des nouvelles
de Paul. Il est probable qu'on ne les éloignera plus de
Paris. — Je ne crois pas que les Prussiens attaquent
directement Paris ; ils se borneront à couper ses communi-
cations et à le bloquer à une distance d'une dizaine de
lieues. Ils laisseront faire les Parisiens, comptant bien qu'un
parti les appellera pour mettre l'ordre, (i)
Adieu, tout cela est très triste.
Vinoy, par une retraite habilement conduite, parvint
à ramener dans Paris dix mille hommes échappés à
Sedan. Ducrot, fait prisonnier, trouva moyen de
s'évader.
Après son éclatant triomphe, un ennemi généreux et
habile aurait loyalement tendu la main au vaincu et
proposé une paix honorable. Mais la campagne de
France, longuement et savamment préparée, fut pour
l'Allemagne une œuvre de jalousie, de cupidité et de
haine.
(i) Comme la plupart des militaires de profession, M. de Tucé
n'avait confiance que dans une armée régulière.
guerre. — 3
II
1870
L'INVESTISSEMENT
ABANDON DES POSITIONS EXTÉRIEURES. — LA DÉFENSE.
LE GÉNIE AUXILIAIRE. — VIOLLET-LE-DUC, DELBROUCK.
CHATILLON. — LE BOURGET. — LE 3l OCTOBRE.
^1
II
1870
L'INVESTISSEMENT
Abandon des positions extérieures. — La défense. — Le
Génie auxiliaire. — VioIlet-le-Duc, Delbrouck. — Chàtillon.
— Le Bourget. — Le 3i Octobre.
Dans un remarquable mémoire, (i) VioUet-le-Duc a
raconté ce qui fut fait pour la défense de Paris, et, sans
récriminer jamais, il a cru néanmoins devoir dire
ce qu'on aurait pu faire. Il faut nous souvenir de nos
fautes, « les signaler avec la rigueur du chirurgien
qui porte le fer dans la plaie gangrenée, connaître
les causes qui ont fait commettre ces fautes, afin de les
supprimer à jamais s'il est possible ».
Dès les premiers jours de septembre, les habitants
des environ» de Paris se réfugièrent précipitamment
dans la ville. Véhicules de toute sorte attelés ou traînés
(i) Mémoire sur la Défense de Paris. — A. Morel, éditeur, i8ji. Je
compléterai le Journal du Siège par quelques renseignements
empruntés au livre de l'amiral La Roncière le Noury, la Marine
aa Siège de Paris, Pion, éditeur, i8;2.
4i
le premier siège de Paris
à bras, charrettes pleines de sacs de blé, de légumes,
de meubles, de femmes, d'enfants, de malades, se trou-
vèrent arrêtés aux barrières par des troupeaux de
porcs, de vaches et de moutons. L'encombrement était
indescriptible et lamentable. L'hospitalité fut généreu-
sement offerte à ces malheureux fugitifs.
On regrette que, dans leur précipitation excessive,
ils aient brûlé avant de partir des approvisionnements
qui auraient pu prolonger la résistance de Paris assiégé.
Lorsque l'on a un but précis et la ferme volonté de
l'atteindre, on ne se laisse pas arrêter par les obstacles,
fussent-ils très grands. Les Prussiens ayant résolu de
prendre Paris, n'hésitèrent pas à faire venir de lourdes
pièces de marine. Si Trochu avait voulu empêcher
l'investissemenf, il le pouvait.
L'axiome bien connu : « Toute ville investie et
assiégée est prise si elle n'est pas secourue », était-il
applicable à Paris ? Oui, certainement, si les défenseurs
se renfermaient dans son enceinte et dans ses forts;
non, peut-être, s'ils ne s'y fassent pas renfermés, (i)
Le plus vulgaire bon sens indiquait que les Allemands
allaient chercher à rétrécir le cercle d'investissement ;
les Français devaient faire tous leurs efforts pour
l'élargir.
Mais le Gouverneur de Paris ne voyait que les diffi-
cultés de la situation :
« La place est mal armée, elle manque d'appro\'i-
sionnements, de poudre, de munitions, de projec-
(I) VioUel-le-Duc.
42
L INVESTISSEMENT
tiles... (i) Quelques ou\Tages extérieurs ont bien été
entrepris aux environs de la ville, mais j'ai eu tant à
faire au point de vue politique et militaire, que je n'ai
pu m'occuper de ces travaux. La plupart de ces ouvrages
ont été négligés, quelques-uns même abandonnés. »
L'armée était pourtant assez nombreuse pour occuper
Le Raincy, Avron, Villiers, Montmesly, Choisy, Le
Moulin Saquet, Les Hautes-Bruyères, Sceaux, Fontenay-
aux-Roses, Glamart, Le Plessis-Picquet, Velizy, Meudon,
Sèvres, Garches, etc.. Jamais l'armée allemande n'au-
rait pu investir complètement la place ainsi élargie.
Trochu semble avoir ignoré l'importance stratégique
de ces positions. Plus énergique et plus intelligent, le
général Ducrot vit bien qu'il fallait à tout prix trouver
moyen de s'y maintenir.
Le i5 septembre, cinquante uhlans sont signalés à
Glaye, d'autres vers les bois de Bondy, du Raincy et
d' Avron.
Arrivés devant Paris, les Allemands n'eurent pas un
instant d'hésitation. La place que devait occuper
chaque troupe était marquée d'avance. Les positions
les plus favorables avaient été choisies; on profitait
d'un pli du terrain, de carrières abandonnées formant
une défense naturelle et permettant de protéger chaque
batterie avec un petit nombre d'hommes. Des rideaux
d'arbres ou des murs de clôture rendaient les épaule-
ments invisibles à nos forts.
De notre côté, Ducrot le reconnaît, (2) la plupart des
(i) Tout cela n'était pas exact ; Clément Duvernois avait déjà
lait entrer ja.ooo tonnes de farine, 68.000 têtes de bétail, etc..
(a) La Défense de Paris (Dentu iS^S).
43
le premier siège de Paris
ouvrages entrepris étaient assez avancés au moment
de l'arrivée des Prussiens, pour qu'il fût possible de
les mettre promptement en état de défense.
Les forts d'issy, de Vanves, de Montrouge et de
Bicêtre sont, il est vrai, beaucoup trop rapprochés de
l'enceinte, et la redoute de Ghâtillon, n'étant pas reliée
aux forts, pouvait être tournée. Elle fut abandonnée
dès la première démonstration offensive et ce fut une
faute grave.
Le i8 septembre, Trochu écrivait à Ducrot :
Si nous nous entêtons à garder la position que vous
tenez, je devrai penser à assurer votre droite, et j'aurai
l'obligation de faire passer le reste du i3^ corps à
Meudon et Montretout. Nous aurions alors près de
60.000 hommes en ligne, et tous nos œufs seraient,
comme on dit, dans le même panier.
Trochu ignorait-il qu'il pouvait déjà disposer de plus
de 300.000 hommes? Il a vu ce qu'il fallait faire, mais il
ne l'a pas fait, (i)
La lettre continue :
Il ne me paraît pas que nous puissions prétendre à
tenir indéfiniment dans une position contre laquelle
l'ennemi pourrait conduire, après sa concentration à
Versailles, des masses considérables.
Cette lettre est caractéristique. Le Gouverneur, au
lieu de défendre jusqu'au dernier moment ces positions
importantes, les abandonne, sous prétexte qu'il ne
pourra pas les garder indéfiniment.
(i) Voir plus loin page 4?) note 4-
44
L INVESTISSEMENT
Le même jour, à midi, nos derniers fils télégra-
phiques étaient coupés. « Plus de communications,
plus de lettres, plus de dépêches, plus de nouvelles.
La grande ville était investie. »
Le 19 septembre, au moment où le 17^ régiment
s'avançait contre la Garenne de Villacoublay, de
jeunes zouaves, engagés volontaires qui voyaient le
feu pour la première fois, furent pris de panique. Le
général Ducrot arrive au galop, se jette au milieu des
fuyards, les interpelle, les menace ; les officiers de son
état-major courent après ces hommes entassés comme
un troupeau de moutons... On leur barre la route, on
les ramène... mais à la vue de nouveaux obus, dont un
blesse cinq d'entre eux, ils s'enfuient affolés à travers
bois. La plupart rentrent à Paris, criant qu'on les a
trahis.
Je les ai vus rentrer, essayant de faire bonne conte-
nance, au milieu d'une foule indignée qui les insultait.
Ce malheureux combat de Ghâtillon eut des consé-
quences désastreuses ; la principale fut de confirmer
Trochu dans sa défiance à l'égard de nos jeunes
soldats. Il se trompait. Peu de jours suffirent à les
aguerrir ; on verra bientôt ces mêmes zouaves se
comporter vaillamment à la Malmaison et à Villiers.
Trochu n'a pas su deviner le plan très rationnel des
Allemands. Il avait tout disposé pour une succession
de combats contre un ennemi qui aurait forcé le
rempart et chercherait à pénétrer dans la ville. La
surface entière de Paris avait été divisée en neuf
secteurs triangulaires, dont les sommets se réunis-
saient à la place Vendôme, leurs bases aboutissant à
l'enceinte, et chacun d'eux formant un champ de
45 guerre. — 3.
le premier siège de Paris
bataille particulier. Or, toutes ces dispositions inutiles
devinrent nuisibles.
Le 20 septembre, le général Trochu ordonna à toutes
les troupes de se retirer à l'intérieur de Paris.
De cette première faute, énorme, dérivent tous nos
désastres. « Il fallait disputer pied à pied les positions
qui défendent Paris à ime distance de deux mille à quatre
mille mètres, il fallait les fortifier par une suite de
batteries et de redoutes s'appuyant réciproquement et
reliées par des tranchées ; il fallait agir vite et d'après
un plan d'ensemble. » (i)
Le i8 septembre, Jules Favre demanda à Bismarck
une entrevue, dans l'espoir d'obtenir une transaction
honorable qui eût mis fin à la guerre. Son rôle fut très
beau en cette occasion et lui vaudra dans l'histoire
l'estime de ceux qui ne sont pas les adorateurs aveugles
du succès. Louis Veuillot, le virulent pamphlétaire
catholique, conservait assez le sentiment de la justice
pour accorder, cette fois, son approbation à un adver-
saire politique. Il écrivait après l'entrevue de Ferrières ;
« Dans la conception de la démarche, dans la vail-
lante résolution de l'accomplir sans la soumettre aux
incertitudes du Conseil, dans la manière^de la raconter,
dans l'art de l'exploiter contre l'ennemi, il y a de
l'honnête homme, de l'homme de cœur, de l'homme de
talent et de l'homme d'État... Une action si droite et si
(1) VioUet-le-Duc.
L INVESTISSEMENT
vigoureuse, une parole si simple, un art si loyal de
mettre en évidence la majesté du vrai, un attendris-
sement si communicatif, pouvait-on attendre tant d'un
tel vieux politique révolutionnaire, académicien et
avocat?... Le roi de Prusse ne pouvait en rien nous
favoriser autant que par l'étalage de sa brutalité. Il
nous avait vaincus, c'était le sort des armes ; il a voulu
se donner le plaisir de nous souffleter. Qu'il en écrive à
sa reine tout ce qu'il voudra, il ne nous fera jamais
croire que Dieu l'avait chargé de cette besogne, et le
soufflet lui sera rendu. » (i)
Le 22 septembre, l'ennemi occupe Villejuif. A
sept heures du soir, la division Maud'huy sort de
Paris pour reprendre les Hautes-Bruyères. Une autre
colonne occupe le Moulin-Saquet sans coup férir. (2)
On commençait à reconnaître l'importance des positions
que Trochu avait si malencontreusement abandonnées.
Au début du siège, le cordon d'investissement s'éten-
dant sur une Ligne de plus de vingt lieues, était très
mince, (3) et Paris avait trois armées. (4)
11 fallait jjrofîter de cette supériorité du nombre.
L'artillerie de campagne des Allemands était insuf-
fisante pour attaquer nos forts. On n'aurait pas dû
permettre aux assiégeants d'installer tranquillement
(i) L. Veuillot. Paris pendant les deax sièges. L. Vives, éditeur,
(a) La Roncière.
(3) Il était formé de 122.660 fantassins, 24.325 cavaliers et
622 canons. C'est seulement vers la fin d'octobre que l'armée
allemande compta environ 25o.ooo hommes.
(4) Ducrot avec io.5.ooo hommes; Vinoy avec le i3' corps d'armée
et 1 15.000 mobiles; Clément Thomas avec i3o.ooo gardes nationaux
(ce nombre fut bientôt porté à 3oo.ooo). Enfin comme réserve
l'amiral la Roncière le Noury avec l'infanterie de marine et 14.000
marins d'élite,
47
le premier siège de Paris
leurs pièces de gros calibre sur les hauteurs d'où ils
allaient bientôt nous bombarder.
Cependant Trochu ne cessait de répéter que la
défense de Paris n'était qu'une « héroïque folie ».
Persuadé que nous ne résisterions pas quinze jours,
il resta inactif. Son devoir eût été de remettre le
commandement aux mains d'un chef plus résolu. L'un
des premiers Flourens le comprit, il ne suffisait pas de
stimuler ce chef découragé, il fallait le remplacer.
Une autre faute, incroyable chez des Français,
contribua grandement à l'insuccès de toutes nos tenta-
tives, aussi bien à Paris qu'à l'armée de la Loire, c'est
la lenteur.
Quelques-ims des généraux étaient peut-être affaiblis
par l'âge, (i) « Tout arrivait toujours trop tard, ordres,
mesures, déterminations, mouvements. » L'armée perdit
confiance dans des chefs évidemment incapables.
Elle ne marchait plus qu'avec « la certitude de ne pas
réussir ». (2)
La garde nationale manquait, il est vrai, de disci-
pline, elle était insuffisamment exercée, mais elle ne
demandait qu'à marcher à l'ennemi. Le grand tort de
Trochu fut de dédaigner ces troupes improvisées, dont
un chef plus hardi aurait su se servir utilement.
11 le reconnaît pourtant, le zèle était extrême.
(( Partout, le jour, la nuit, on faisait l'exercice. » Plus
de 50.000 hommes montaient la garde sur les remparts.
(i) « On a fourré à notre tête tous les podagres de l'annuaire.
Ils ont accepté la responsabilité en s'arrachant les cheveux de
terreur, et ont péri par leur propre impuissance beaucoup plus
que par l'habileté de leurs adversaires. » Rossel, Papiers
posthumes, page ji.
(a) Viollet-le-I)uc.
48
L INVESTISSEMENT
laissant aux généraux la libre disposition des troupes
de l'armée active, postée en dehors de l'enceinte.
Ce fut pour répondre aux vœux unanimement
exprimés par la garde nationale que l'on organisa des
compagnies de guerre (266 bataillons),
La légion du Génie auxiliaire, dans laquelle je m'étais
engagé, était composée d'ouvriers intelligents et coura-
geux, depuis longtemps embrigadés pour les travaux
ordinaires de la Aille de Paris : maçons, serruriers,
charpentiers, menuisiers, couvreurs, etc.. Cette troupe
d'élite était fortement encadrée par des architectes de
grand talent et de haute valeur morale, ayant sous
leurs ordres des jeunes gens pleins d'ardeur, sortis
pour la plupart de l'École des Beaux-Arts.
Au lieu de nous faire monter la garde dans des
casernes, n'aurait-on pas dû, dès le premier jour, nous
faire travailler en dehors de Paris? Nous frémissions
d'impatience dans l'inaction où Trochu nous laissait
systématiquement, et je fus simplement l'interprète de
mes camarades, lorsque je rédigeai une pétition deman-
dant qu'on nous envoyât aux avant-postes. Cette péti-
tion fut signée par les officiers et sous-officiers du
Génie, mais ce fut seulement dans les derniers jours de
novembre que l'on consentit enfin à faire droit à notre
demande.
La légion du Génie travailla à la défense de Paris
sous les ordres de VioUet-Ie-Duc, lieutenant-colonel, (i)
Ce savant architecte, historien de génie, dont le « Dic-
tionnaire » reste le plus beau monument élevé à l'art
gothique, fut un très remarquable chef militaire. Tou-
(i) Alphand, notre colonel, ne s'occupait guère que de l'admi-
nistration.
49
le premier siège de Paris
jours le preinier au danger, doué d'une grande sûreté
de coup d'œil, il donnait les ordres nécessaii'es avec
promptitude et précision. Nous l'aimions beaucoup,
parce que nous sentions en lui une haute intelligence
mise au service d'un ardent amour pour notre pays.
J'aurai plus d'une fois l'occasion de citer son « Mémoire
sur la défense de Paris ». Immédiatement après la
guerre, il a relevé avec soin notre humble travail de
fourmis, et aussi les travaux de nos adversaires.
Je ne trouve à ce livre qu'un défaut : l'excessive mo-
destie de l'auteur. Systématiquement, il ne donne aucun
nom ; il ne parle jamais de lui, et ne laisse pas même
soupçonner la part importante et parfois glorieuse qu'il
a prise aux opérations militaires.
Les Allemands se gardaient bien d'attaquer, mais ils
bloquaient Paris de plus en plus étroitement, dans
l'espoir de le réduire par la famine. Le fameux plan de
Trochu consistait à les laisser faire.
Avec les arbres abattus au Bois de Boulogne, nos
architectes construisirent d'abord, au Point du Jour, des
casemates, des abris blindés, où les soldats devaient
trouver un refuge contre le bombardement. Ces bara-
quements pittoresques ne répondaient qu'imparfaitement
à leur but. Il eût fallu les enfoncer dans le sol et les
couvrir de masses énormes de terre, dans lesquelles les
obus auraient pu éclater sans faire de grands ravages.
Aucun chef ne semble s'être douté alors de la puissance
des engins employés par l'artillerie moderne.
A côté de nous travaillaient des agents de police et
des sergents de ville ; ce voisinage amenait des disputes
et des rixes continuelles. Presque exclusivement recrutés
en Corse, les policiers de l'empire étaient détestés de
5o
L INVESTISSEMENT
la population parisienne qu'ils avaient tant de fois mal-
traitée avec brutalité. Nos officiers essayaient vainement
de calmer les colères. Seul, le capitaine Delbrouck
parvenait à se faire entendre. Ses opinions avancées, le
soin extrême qu'il prenait des hommes placés sous ses
ordres, sa bonté, sa justice, son courage, en avaient
fait l'idole des soldats. Un jour, je le vis s'avancer au
plus fort d'une bagarre ; il par-vint à réunir en cercle les
hommes de sa compagnie, et, avant de prendre la
parole, écouta leurs griefs exposés avec fureur ; « Vous
avez raison, dit-il, de détester ces policiers de l'empire»,
et il les traita très durement, se conciliant ainsi les
esprits; puis, par un magnifique mouvement d'élo-
quence, montrant à l'horizon, sur les hauteurs voisines,
l'ennemi construisant ces batteries qui allaient réduire
en poudre nos maisons, massacrer nos femmes et nos
enfants : « Voilà ce qu'il faut voir, oubhez tout le
reste. » Sa voix, faible pourtant, avait un tel accent de
conviction, une telle force de sympathie, que la colère
tomba comme par enchantement. Merveilleux effet de
l'éloquence ! L'orateur avait amené ceux qui l'écou-
taient à penser comme lui.
La Commission des barricades encombra de la façon
la plus fâcheuse les voies par lesquelles nos troupes
devaient passer : « Opposer des barricades à un ennemi
qui vous envoie des obus de i8 centimètres à la distance
de 7.500 mètres, cela serait risible, si dans cette lugubre
histoire, il y avait place pour un sourire. » (i)
(I) Viollet-le-Duc.
51
le premier siège de Paris
Pendant toute la durée du siège, les matelots furent
employés avec nous aux travaux du Génie ; nous avons
pu apprécier leur discipline et leur courage. Six de nos
forts, Romaln^^.lle, Noisy, Rosnv, Ivry, Bicêtre, Mont-
rouge et les deux batteries de Saint-Ouen et de
Montmartre furent, dès le principe, exclusivement
confiés à la marine, (i)
Construites depuis longtemps, nos fortifications ne
pouvaient résister à la puissance des nouveaux canons.
Pour les renforcer, on y plaça des sacs à terre sur
une épaisseur de trois mètres. Cent mille grands sacs
avaient été achetés en Angleterre, avant l'investisse-
ment. Quatre wagons blindés, portant chacun deux
canons, étaient armés par des marms.
Une flottille, primitivement destinée à opérer sur le
Rhin, fut expédiée à Paris, dès que le contre-amiral
Exelmans se trouva bloqué dans Strasbourg.
7 octobre. — A onze heures et demie du matin,
Gambetta, accompagné de Spuller, quitte Paris par le
ballon V Armand Barbes. Il arrive à Tours le surlen-
demain.
g octobre. — Le \'ice-amiral La Roncière félicite les
troupes qui ont exécuté la veille une opération sur
Bondy. Il exprime sa confiance dans le succès des
entreprises destinées à élargir le cercle de notre action.
La ligne des forts de TEst est aujourd'hui reliée par
des chemins couverts jusqu'au delà du fort de Nogent.
« M. VioUet-le-Duc, à la tête d'ouvriers auxiliaires du
Génie, a concouru très efficacement à ces travaux. »
(i) On avait fait venir des ports i83 canons de o m. i6 et a3 de
o m. ig dont les portées vont jusqu'à 6.5oo et j.ooo mètres.
52
L INVESTISSEMENT
II octobre. — Chaque jour, l'enneini renouvelle ses
tentatives d'espionnage. Aujourd'hui, à Auteuil, un
poste de pompiers a arrêté pendant la nuit un homme
déguisé en vieille mendiante. Cet homme s'est empoi-
sonné en arrivant au poste du quartier général. Le
-docteur Tardieu constate l'empoisonnement.
i3 octobre. — Bagneux est pris par nos mobiles qui
s'y établissent solidement. « Vers onze heures, la lutte
était partout à notre avantage, quand l'ordre de cesser
le combat fut apporté. » (i)
Le Gouverneur, dans un ordre du jour, félicita les
troupes qui toutes s'étaient comportées avec le plus
grand entrain.
Pourquoi les positions conquises furent-elles aban-
données? Bien mieux que les Allemands nous pou\-ions
envoyer constamment de nouveaux renforts à nos
soldats épuisés.
Le 16 octobre, Trochu affirmait que l'enceinte de
Paris était devenue inabordable ; il rendait hommage à
l'ardeur des citoyens qui réclamaient le combat, mais
il ajoutait avec un regrettable orgueil : « M'inspirant
des devoirs et des responsabilités que personne ne
partage avec moi, je suivrai jusqu'au bout le plan que
je me suis tracé, sans le révéler. »
Ce fut seulement pour donner une apparente satis-
faction à l'opinion publique qu'une sortie sans but fut
tentée le 21 octobre. L'élan de nos soldats fut tel qu'il
y eut un instant de panique à Versailles. Guillaume
(i) Ducrot, page 339.
53
te premier siège de Paris
l'avoue dans une dépêche à la reine Augusta. Pourquoi
nos troupes ne furent-elles pas soutenues ? Pourquoi
reçûmes-nous l'ordre de battre en retraite ?
PREMIERE AFFAIRE DU BOURGET
Nous avions réussi à reprendre le Bourget, position
dont les Allemands comprenaient bien l'importance,
puisqu'ils firent de grands efforts pour s'en emparer.
Nos mobiles étaient épuisés de fatigue et de faim ;
Trochu les abandonnait; découragés, ils se retirèrent,
et deux pièces de canon qui allaient tomber entre les
mains de l'ennemi, furent emmenées sans ordres. Cepen-
dant, malgré tout, une troupe d'environ 1.600 hommes
résista héroïquement.
Pendant la nuit, le génie commença à relier le
Bourget à Draricy par une tranchée-abri.
« Pourquoi, écrit Viollet-le-Duc, ayant réussi à
s'emparer du Bourget, n'essaya-t-on pas de s'y main-
tenir et d'attaquer le Raincy? Énigmes que tout cela.
Le 3o, nous étions chassés du Bourget dès le matin,
abandonnant à l'ennemi de l'artillerie et des prison-
niers. »
Un récit inexact fut envoyé par Trochu au Journal
officiel :
Le village du Bourget ne faisait pas partie de
notre système général de défense; son occupation était
d'une importance très secondaire... Le pénible accident
54
L INVESTISSEMENT
survenu par le fait d'une troupe qui, après avoir surpris
l'ennemi, a manqué absolument de vigilance et s'est
laissé surprendre à son tour, a vivement affecté l'opi-
nion.
En effet, l'opinion fut profondément irritée; et voici
ce qu'elle répondait : « Ou le Bourget est un point
stratégique important, et l'ayant pris, il fallait s'efforcer
de le conserver; ou cette position était sans valeur, et
on ne devait pas sacrifier nos soldats pour s'en
emparer. »
ÉMEUTE DU 3l OCTOBRE
Dès le 5 octobre, le major Flourens, à la tête de dix
bataillons de Belleville, avait demandé au Gouverne-
ment : 1° De faire exécuter des sorties à la garde
nationale ; 2° D'armer ses bataillons de chassepots ;
3° De changer le personnel réactionnaire dans les
administrations publiques; 4° De procéder aux élections
municipales.
Ces demandes étaient légitimes, et le Gouvernement
de la Défense Nationale, issu lui-même d'une révolution,
ne pouvait pas s'étonner de cette façon révolutionnaire
d'apporter une pétition. Paris bloqué voulait élire léga-
lement ses chefs. Il avait le droit d'espérer qu'il en
trouverait de plus énergiques et de plus dévoués à la
République.
8 octobre. — Quatre mille gardes nationaux en armes
55
le premier siège de Paris
descendent de nouveau de Charonne, Belleville, Ménil-
montant et envahissent la place de l'Hôtel-de- Ville.
Nous ne pouvions oublier que les membres du Gou-
vernement de la Défense Nationale avaient tous prêté
autrefois serment à l'empire, et l'irrégularité de leur
élection nuisait à leur autorité. Le 8 octobre, le comité
central des vingt arrondissements de Paris réclamait
par une aflBche la nomination légale d'une Commune.
Cette demande ayant été refusée, une manifestation
pacifique eut lieu sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Tout
se borna à quelques cris de : Vive la Commune ! Trochu
et Tamisier passèrent en revue les bataillons de la
garde nationale. De son côté, Jules Favre, par un
discours habile, parvint à calmer les esprits.
Tous, dit-il, nous eussions été heureux de donner
aux pouvoirs municipaux le fondement régulier d'une
libre élection. Mais tous aussi nous avons compris que,
lorsque les Prussiens menacent la cité, ses habitants ne
peuvent être qu'aux remparts... Au moment où je vous
parle, entendez-vous l'appel suprême qui m'interrompt?
C'est la voi.x du canon qui tonne et qui nous dit à tous
où est le devoir.
Les membres du Gouvernement furent protégés cette
fois par les mobiles bretons et par quelques bataillons
de la garde nationale.
Le 28 octobre, dans une grande réunion publique,
Ledru-Rollin s'écriait :
« C'est la grande Commune qui a sauve de l'étranger
le sol sacré de la Patrie... Lyon l'a déjà instituée...
56
L INVESTISSEMENT
Resterez-vous en arrière de Lyon, vous, Parisiens, qui
avez toujours marché à la tête de la Révolution? »
La veille, Félix Pyat écrivait dans le Combat :
« Fait vrai, sûr et certain, que le Gouvernement de
la Défense Nationale retient par devers lui comme un
secret d'Etat, et que nous dénonçons à l'indignation de
la France comme un crime de haute trahison :
« Le maréchal Bazaine a envoyé un colonel au camp
du roi de Prusse pour traiter de la reddition de Metz et
de la paix, au nom de S. M. l'empereur Napoléon IIL »
Flourens informé par Rochefort n'avait pas cru devoir
cacher la vérité, il espérait que Paris comprendrait
enfin l'insuffisance de ces chefs dont la temporisation
nous perdait.
On crut d'abord à une calomnie, et des numéros du
Combat furent brûlés publiquement. Le Journal officiel
vantait « notre glorieux Bazaine » et démentait la
douloureuse nouvelle, (i) Le 3o octobre, Thiers arrivé
à Paris la confirmait : « Bazaine et son armée sont
prisonniers de guerre. »
Aussi découragé que Trochu, Thiers songeait déjà
à se rendre. Il assurait que la forme républicaine était
peu sympathique aux monarchies d'Europe, et, sous le
nom d'armistice, proposait une capitulation. N'était-il
pas insensé de demander à Bismarck une trêve de
quinze jours avec ravitaillement ?
(i) C'était presque se rendre solidaire du traître. D'Aurelle s'in-
dignera aussi, lorscpie Gambetta osera dire aux soldats qu'un chef
les avait trahis. Il y a toujours des gens qui ont peur de la vérité.
57
le premier siège de Paris
Au Conseil, lorsque Thiers parla de se rendre :
« Nous n'en avons pas le droit, répondit Ducrot ; nous
avons des vi^Tes, des armes, des munitions; nous
devons défendre Paris aussi longtemps que possible,
pour permettre au pays de former des armées nou-
velles. Une grande nation se relève toujours de ses
ruines matérielles, elle ne se relève jamais de ses
ruines morales. Nos enfants bénéficieront de l'honneur
que nous aurons sauvé. »
Ainsi Paris apprenait à la fois la reprise du Bourget
par les Allemands, la reddition de Metz et les négocia-
tions prématurées de Thiers.
Une colère indescriptible s'empara de la population
tout entière. Par ime généralisation excessive, mais
bien excusable, la trahison de Bazaine éclaboussait de
sa honte les chefs incapables auxquels nous avions
imprudemment confié la défense de la patrie.
Trochu restait inactif, en prières, attendant un mira-
culeux secours d'en haut, (i) Ce théoricien mystique
possédait, il est vrai, une des vertus chrétiennes ; la
Prudence ; à coup sûr, il n'avait ni l'Espérance ni la
Foi. Ses indécisions et ses lenteurs doivent être comp-
tées au nombre des causes principales de nos défaites.
Le peuple frémissant s'écria : Le Gouvernement a fait
preuve d'incapacité, il faut le remplacer d'urgence.
Trochu lui-même venait d'écrire dans une proclama-
tion : « Quand un général a compromis son commande-
Ci) « Soyez tranquilles, disait-il, ma femme fait une ncuvaine à
Sainte-Geneviève. » Ses collègues l'empêchèrent de publier une
proclamation ridicule. (Voir Armand Dayot, l'Invasion, page 358)
58
L INVESTISSEMENT
ment, on le lui enlève. Quand un gouvernement a mis en
péril par ses fautes le salut de la Patrie, on le destitue. »
Des hommes modérés, tels que le maire du G*"' arron-
dissement, se firent l'écho de l'indignation générale en
affichant cette proclamation :
Peuple français !
Pendant que Châteaudun se fait écraser, Bazaine
capitule! Cette dernière honte doit ouvrir nos yeux.
Nous sommons le Gouvernement de la Défense Natio-
nale : 1° De déclarer hors la loi Bonaparte et les
hommes qui soutiennent son système; 2° De destituer
et d'emprisonner les généraux qui, par incapacité ou
trahison, ont causé nos derniers désastres (i); 3° De
repousser absolument toute proposition d'armistice et
de lever en deux bans toute la population mâle de
Paris. — Que si le Gouvernement refuse de prendre
les mesures révolutionnaires que réclame la situation,
il donne en masse sa démission pour jeudi 3 novembre
prochain. — La victoire ou la mort! Vive la Répu-
blique !
Le Comité révolutionnaire du 6« arrondissement.
Approuvé : Robinet, maire.
André Rousselle, adjoint.
Le 3i octobre, l'émeute gronde autour de l'Hôtel de
Ville. Le peuple irrité se presse sur la grande place
aux cris de : Pas d'armistice ! Mort aux lâches ! La
Commune ! La levée en masse I
(i) Tous les chefs de l'armée étaient des ennemis déclarés de la
République.
59
le premier siège de Paris
Etienne Arago, Floquet, Clamageran font de vains
efforts pour calmer cette foule houleuse. Enfin Trochu
paraît et obtient un peu de silence :
Citoyens, dit-il, que demandez-vous ? Quand nous
sommes arrivés au Gouvernement, l'état de Paris était
tel que l'ennemi eût pu s'en rendre maître en quarante-
huit heures. A l'heure qu'il est, nous pouvons le dire
avec certitude, Paris est imprenable.
Et comme l'orateur est interrompu par les cris : « A
bas Trochu ! La sortie en masse ! »
Nul plus que moi, continue-t-il, n'est dévoué au
salut commun, et nul ne veut davantage une guerre
sans m.erci, une guerre à outrance.
On ne le croyait plus. Jules Simon veut à son tour
prendre la parole, on ne l'écoute pas.
Les maires des vingt arrondissements étaient déjà
réunis à l'Hôtel de Ville. Tous sont d'accord : c'est une
nécessité d'avoir enfin à Paris un gouvernement régu-
lièrement élu. La Commune organisera immédiatement
des compagnies de marche composées de tous les
hommes valides. Etienne Arago, maire de Paris, porte
ces vœux aux membres du Gouvernement réunis dans
une salle voisine. Ces propositions sont acceptées.
Rochefort est chargé d'annoncer au peuple que l'on
procédera dès le lendemain aux élections municipales.
— Non ! non ! pas d'élections municipales ! La Com-
mune!
— Mais, citoyens, répond Rochefort avec un hausse-
ment d'épaules, c'est la même chose !
60
L INVESTISSEMENT
Il se trompait. Les mots changent de sens selon les
circonstances. En ce moment, dans l'esprit des Pari-
siens, la Commune, c'était un gouvernement nouveau
qui donnerait aux opérations militaires une impulsion
plus vigoureuse.
Bientôt se répandent des listes diverses qui désignent
les membres d'im Comité de Salut Public. Un seul nom
réunit tous les. suffrages, celui de Dorian, l'énergique
ministre des Travaux Publics, qui a réussi à fondre
rapidement les nouvelles pièces de 7. Vive Dorian ! A
bas Trochu!
Les membres du Gouvernement se réunissent dans la
Salle des délibérations ; ils n'ont pour les protéger que
trois compagnies des mobiles de l'Indre sous les ordres
du commandant Dauvergne. Trochu demande des
renforts au général Tamisier. Mais où trouver des
défenseiu-s du Gouvernement? La plupart des gardes
nationaux réclament des élections nouvelles et repous-
sent avec indignation l'idée d'un armistice.
Soudain, voici que, sur la place de l'Hôtel-de- Ville, la
grande porte s'entr'ouvre pour donner passage à un
bataillon menaçant. Sabre au clair, le commandant
Dauvergne va donner l'ordre de tirer sur le peuple. Les
fusils sont en joue; la foule s'écarte, c'est un sauve-
qui-peut ; les femmes et les enfants poussent des cris de
terreur.
A ce moment, le capitaine Delbrouck, (i) seul, les
bras étendus, s'avance au-devant des soldats :
« Arrêtez, s'écrie-t-il, qu'allez-vous faire? » Et de la
(i) Le lieutenant de Vesly, Léon C. et moi nous accompagnions
notre capitaine, sa fille était auprès de lui.
61
guerre.
le premier siège de Pans
main, par un geste presque aussi beau que celui de
Winkelried, il relève les canons des fusils.
Saisi au collet, le commandant Dauvergne a été
traîné sous la voûte; ses soldats tombent sur les
émeutiers à coups de crosse et le délivrent. Trochu
donne aux mobiles l'ordre de rentrer dans l'Hôtel de
Ville. (I)
Bientôt quelques coups de revolver ayant été tirés par
des mobiles, la loule revient exaspérée, se rue contre la
porte; on ouvre de l'intérieur, ce sont les soldats de
Tibaldi qui ont grimpé par une fenêtre; la Maison
communale est envahie.
« Démission! crie le peuple en pénétrant dans la
Salle des délibérations. Démission ! »
Les membres du Gouvernement sont debout, très
émus, mais tenant tête à l'orage.
« Je ne résignerai jamais mes pouvoirs entre les
mains* d'une minorité, s'écrie Jules Favre, jamais I
jamais! jamais! »
Schœlcher, -Etienne Arago promettent des élections
prochaines, mais cela est trop vague, le temps
presse.
Le fougueux Flourens est entré et, à la tête de ses
tirailleurs de Belleville, debout sur la table, réclame la
déchéance du Gouvernement.
« Jamais ! » répond encore ime fois Jules Favre.
Le tumulte est indescriptible. S'il faut en croire
(i) Un peu plus tard, ils se frayèrent un passage à la baïonnette
jusqu'à la caserne Napoléon.
6a
L INVESTISSEMENT
Flourens, (i) Jules Ferry, debout, parlait d'union et de
concorde, Jules Favre, assis, tenait une plume pour se
donner une contenance, Jules Simon cherchait dans sa
philosophie des remèdes à cette aventure et n'en trou-
vait pas. Trochu, recommandant son âme à Dieu,
mettait sa décoration dans sa poche. Le vieux Garnier-
Pagès se démenait comme un possédé. Tamisier, tout
hébété, ne comprenait rien.
Cependant les soldats du io6^ bataillon ont aperçu un
petit vieillard d'apparence frêle, mais à regard éner-
gique et à cheveux blancs vénérables : « Voilà
Blanqui! » s'écria l'un d'eux. Aussitôt tous se précipi-
tent lâchement sur ce vieillard désarmé, l'accablent de
coups, lui arrachent les cheveux. Flourens averti envoie
des tirailleurs qui le dégagent ; il arrive, boit un verre
d'eau et se met immédiatement au travail. Blanqm,
qu'on a appelé le théoricien de l'émeute, « homme de
volonté ardente et de conscience pure », envoie des
ordres à la préfecture de police, au ministère des
Finances, aux commandants des forts. Puis les chefs
de l'insurrection s'entendent avec Dorian. Tous se
rallient à l'idée de faire des élections dès le lende-
main.
L'un après l'autre, les bataillons de la garde natio-
nale défilaient sur la place ; leurs délégués traversaient
l'Hôtel de Ville et sortaient du côté de la caserne
Lobau en criant : Vive la Commune!
Cependant Ernest Picard, qui a réussi à s'échapper,
prenait des dispositions pour délivrer ses collègues et,
vers six heures, le io6« bataillon du faubourg Saint-
(i) Paris livré, page 141.
63
le pj^emier siège de Paris
Germain marchait sur l'Hôtel de Ville, (i) Comme il
était impossible de distinguer ceux qui voulaient
délivrer le Gouvernement de ceux qui le tenaient
prisonnier, quelques hommes du io6^ ayant crié : Vive
la Commune! se glissèrent dans la salle où Flourens
haranguait la foule. Le commandant Ibos monta à côté
de lui. Une dispute s'engageait entre les deux orateurs,
quand la moitié de la table se renversa et tous deux
chavirèrent.
Profitant du tumulte, quelques gardes nationaux ont
entouré Trochu; un homme de haute taille l'enveloppe
dans sa capote, lui met un képi de simple garde sur la
tête, cache le képi galonné du général et l'entraîne
avec Jules Ferry vers l'escalier.
Sur ces entrefaites, un aide de camp s'apprêtait à
télégraphier au général Ducrot pour l'inviter à entrer
dans Paris avec ses troupes. Mais Trochu comprenant
la maladresse d'une semblable intervention, lit arrêter
la dépêche. Il savait et répétait souvent qu'il fallait
se garder d'user de violence envers la population
parisienne. « Le jour où la force morale ne suffirait
plus, tout serait perdu. »
Vers 7 h. 1/2, à la porte Maillot, Ducrot achevait de'
dîner avec son état-major, lorsque le commandant
Franchetti entra dans la salle ; il s'approcha du
général et lui dit bas à l'oreille : « Les membres du
Gouvernement de la Défense Nationale sont prisoimiers
à l'Hôtel de Ville et gardés à vue par des gredins
capables de tout... »
(i) A la tête d'un bataillon s'avançait le colonel Ferri-Pisani, le
commandant Ibos et le capitaine Charles Ferry, frère du préfet
de la Seine.
64
L INVESTISSEMENT
Le général se leva immédiatement en disant : « Mes-
sieurs, à cheval, nous entrons dans Paris, prévenez les
troupes. » (i)
Mais le Gouverneur arrêta encore ce mouvement ; il
insista pour que la garde nationale seule fût employée
à réprimer l'émeute.
Le général Tamisier, chef de la garde nationale, était
prisonnier à l'Hôtel de Ville. Trochu choisit maladroi-
tement pour l'intérim un monarchiste tout dévoué à la
famille d'Orléans, Roger (du Nord). Mais Jules Ferry,
comprenant qu'un chef aussi impopulaire ne serait pas
obéi, n'hésita pas à prendre lui-même ce commandement.
Il était membre du Gouvernement et Préfet de la Seine.
Roger (du Nord) s'inclina.
« Il était dix heures et demie du soir, Jules Favre
mourait de faim. C'était à qui lui offrirait le boire et le
manger. Il avala un morceau de pain grossier et une
tranche de cheval, puis il s'appuya contre la muraille
de l'embrasure et s'endormit. La chaleur, devenue suf-
focante, le réveilla, il ouvrit la fenêtre pour respirer; au
même instant, deux coups de feu retentirent, il referma
vite la croisée, après avoir vu le quai garni de gardes
nationaux qui, ayant cru qu'on allait tirer sur eux,
s'étaient hâtés de prendre les devants. » (a)
Lorsque Picard avait voulu faire marcher les troupes
à la délivrance de ses collègues, le général Schmidt,
obéissant à Trochu, s'y opposa ; et Picard s'écriait : « S'il
(i) Ducrot, page 55.
(2) Cité par Ducrot.
65 guerre. — 4.
le premier siège de Paris
ne se sent pas à la hauteur de la situation, qu'il donne
sa démission et qu'il nous laisse agir. »
Cependant, à onze heures et demie, pour seconder un
mouvement des gardes nationaux dévoués au Gouver-
nement, les bataillons des mobiles de l'Indre et du
Finistère se rangèrent en bataille devant la caserne
Lobau, depuis le quai jusqu'à la rue de Rivoli. Mais
comment traverser cette place toute couverte de batail-
lons d'opinions les plus diverses ? Il était impossible de
distinguer les amis des adversaires.
Vers minuit, de Legge, commandant des mobiles
bretons, eut l'idée de profiter d'un souterrain qui reliait
la caserne à l'Hôtel de Ville : « Pénétrez dans la place,
dit-il, et jetez par les fenêtres toute cette canaille. »
Le capitaine Mauduit débouchant le premier avec
quelques hommes près de la porte des cuisines, fut reçu
aux cris de : « Vive la mobile ! La crosse en l'air ! Nous
sommes tous frères ! » Les Bretons faisaient semblant
de ne pas comprendre le français, et d'ailleurs ne com-
prenaient rien à la situation; ils continuèrent à s'avan-
cer. Mais pendant que le commandant de Legge restait
dans le souterrain, où il avait fait prisonniers quatre
officiers insurgés, la porte fut refermée et barricadée
par quelques gardes nationaux ; les Bretons se trou-
vèrent à leur tour emprisormés.
Le capitaine Mauduit, avec vingt-cinq hommes seule-
ment, était monté jusqu'au premier étage ; sa position
était critique, au milieu de « trois ou quatre mille
gardes nationaux ». Il redescendit en faisant marcher
ses hommes à reculons, baïonnettes en avant, « comme
un porc-épic ». L'officier de la garde nationale qui
gardait l'entrée du souterrain fut enlevé, désarmé et
66
L INVESTISSEMENT
fait prisonnier; la porte fut ouverte aux Bretons qui
se trouvèrent au nombre de deux cent trente hommes
environ. Dorian et le général le Flô, escortés par les
Eclaireurs de Flourens, furent envoyés vers eux en
parlementaires. Le capitaine Mauduit raconte ainsi
cet épisode, (i)
« Le général (le Flô) me fait demander ; je lui saute
au cou et le fais entrer dans les rangs des mobiles. Il
essaie de calmer notre exaltation en disant : « Si vous
avez le malheur de tirer un coup de fusil, les membres
du Gouvernement vont être massacrés. » — Etienne
Arago, qui descendait par l'escaUer des cuisines, se
trouve en présence d'un lieutenant de la 4* compagnie
du Finistère, qui l'arrête malgré ses protestations. »
Le général le Flô fait ouvrir une porte de l'Hôtel de
Ville ; c'est par là que pénètrent Jules Ferry, le com-
mandant Ibos et les gardes nationaux du io6^ bataillon.
Ils entrent dans la salle des séances et dégagent les
membres du Gouvernement ; Ferry parvient à s'entendre
avec Delescluze. Avant de relâcher leurs prisonniers, les
insurgés reçurent la promesse qu'ils ne seraient pas
inquiétés, et le Gouvernement de la Défense Nationale
s'engagea sur l'honneur à laisser faire le lendemain les
élections de la Commune. Au milieu de cette cohue
qu'agitent les sentiments les^plus violents et les plus
opposés, les chefs de l'insurrection sortent bras dessus,
bras dessous avec les membres du Gouvernement. Les
(i) Dans De La Rochethulon, Du rôle de la garde nationale,
Paris, Techener, i8j2.
67
le premier siège de Paris
hommes des deux partis étaient contraints de se proté-
ger mutuellement. Ce fut un curieux spectacle de voir
le général Tamisier donnant le bras au vieux Blanqui.
Après cette nuit d'émotions, les membres du Gouverne-
ment étaient défaits, livides, les cheveux collés aux
tempes. De la salle des séances jusqu'à la porte
Lobau, ils défilèrent entre les mobiles qui formaient
la haie ; les clairons sonnaient la marche et les tam-
bours battaient aux champs. Il était deux heures du
matin.
De son côté, Trochu était monté à cheval. « Il pouvait
recevoir un coup de pistolet, mais il y a des circon-
stances où il faut braver ces chances-là. » (i)
Suivi de son aide de camp, le commandant Bibesco,
et entouré de son état-major, le Gouverneur se mit en
marche avec le général Ducrot. La foule était tellement
compacte qu'il était difficile d'avancer. Les gardes natio-
naux vociféraient; les uns acclamaient Trochu et lui
tendaient les bras, les autres le menaçaient du poing et
criaient : « Vive la Commune ! » (2)
Vers trois heures et demie du matin, le Gouverneur
rentrait au Louvre et le général Ducrot lui demandait
avec insistance que prompte justice fût faite des émeu-
tiers : « Les mobiles, disait-il, ont pris un certain
nombre de ces misérables ; les cours martiales nous
donnent le moyen de les faire juger, il faut que dès
demain on en passe quelques-uns par les armes. »
Mais sur l'ordre de Jules Ferry et d'Edmond Adam,
la plupart des hommes arrêtés furent mis en liberté,
Dorian et d'autres membres du Gouvernement avaient
(i et a) Ducrot.
68
L INVESTISSEMENT
fait des promesses formelles ; Ducrot s'étoime qu'ils se
soient crus liés par la. parole donnée, (i)
« Equipée stérile, triste spectacle offert à l'ennemi ! »
disent les historiens. — Peut-être. (2)
Le Gouvernement avait promis l'élection immédiate
d'un Conseil municipal. Vainqueur^ il escamota son
engagement. Le 3 novembre, les électeurs furent bien
convoqués, mais pour répondre seulement à cette ques-
tion : La population de Paris maintient- elle, oui ou non,
les pouvoirs du Gouvernement de la Défense Nationale?
Ce Gouvernement avait perdu la confiance du peuple.
Cependant, par crainte de l'inconnu, nous eûmes le tort
de lui confirmer des pouvoirs dont il ne sut pas faire
un usage efficace. Le plébiscite donna 56o.ooo oui et
60.000 non.
Il semble regrettable que les chefs de l'armée ne se
soient pas rendu compte de leur insuffisance. Confon-
dant la République avec l'anarchie, ils appelaient de
leurs vœux un monarque quelconque pour rétablir
l'ordre. Persuadés que ce Paris qu'ils méprisaient injus-
tement et qu'ils détestaient, ne résisterait pas quinze
jours, ils avaient agi et continuèrent d'agir en consé-
(i) Cependant Tibaldi, Vésinier, Vermorel, Lefrançais furent
traînés de prison en prison ; ils attendirent pendant de longs mois
d'être jugés et acquittés. Flourens fut incarcéré à Mazas. En pré-
sence de ce manque de foi, Floquet et plusieurs délégués aux
mairies envoyèrent leur démission. Rochefort avait déjà donné la
sienne. Un conseil de guerre condamna Jules Vallès à six mois de
prison, le docteur Goupil à deux années de la même peine;
Blanqui, Flourens, Levrault, Cyrille furent condamnés à la peine
de mort.
(a) Bien des gens estimèrent que si ce mouvement eût réussi, la
défense de Paris eût été conduite avec plus de vigueur. Cette
émeute contraignit du moins Trochu à organiser les bataillons de
marche de la garde nationale.
69
le premier siège de Paris
quence. Leur imprévoyance et leur découragement
contagieux paralysèrent la défense. Que ne s'est-il
trouvé là un véritable chef d'armée républicain?
Le lendemain, premier novembre, notre amie madame
André-Léo, collaboratrice de Delescluze, écrivait dans
le Réveil :
« Deux longs mois, deux siècles dans les circon-
stances extrêmes où nous sommes, ont surabondamment
prouvé l'incapacité des hommes qui ont pris la direction
des affaires publiques. Ils ont laissé la France aux
mains des bonapartistes. Les maires, les commissaires,
tous les honteux magistrats qui sous l'empire égaraient
et enchaînaient les populations, sont restés en posses-
sion de leurs pouvoirs. Strasbourg n'a pas été secouru;
Metz n'a pas été secouru. Tandis qu'on envoyait de
vieux serviteurs des cours mendier la pitié des rois, on
contenait l'élan de Paris; on versait de l'eau au lieu de
feu, des larmes au lieu de sang. — On a conservé les
pourritures monarchiques; on a paralysé toutes les
forces vives; l'initiative des citoyens, leurs efforts en
faveur d'une énergique résistance ont été opiniâtrement
entravés. Aujourd'hui comme hier, nos soldats sont
décimés, affamés, conduits à l'ennemi par petites bandes
et sans artillerie. Imbécillité? Trahison? Le résultat est
le même.
« Que ces honnêtes gens rentrent dans la vie privée,
laissant à de plus jeunes, à de plus énergiques, une
tâche qui dépasse leurs forces. Que les hommes de
cœur se lèvent; que tous courent à l'ennemi! Les
femmes, les vieillards, les enfants eux-mêmes resteront
à la garde des remparts, et nous retrouverons tous la
70
L INVESTISSEMENT
grande âme révolutionnaire qui sut vaincre en d'autres
temps, qui nous fera vaincre encore. » (i)
Percer la Ligne d'investissement, rejoindre l'armée de
la Loire, puis lancer toutes nos forces réunies contre
l'ennemi, et, si l'on ne parvenait pas à lui faire lever le
siège, essayer du moins de ravitailler Paris, tel est le
but que l'on pouvait se proposer. Quiconque examinera
les forces respectives des armées en présence recon-
naîtra que ce plan n'était pas irréalisable.
(i) Je dois à l'obligeance de madame Aristide Rey, exécutrice
testamentaire d'André-Léo, les renseignements suivants :
Léonie Béra, née en 1829 à Lusignan (Vienne), s'enthousiasma
pour les idées généreuses émises dans diverses publications par
un disciple de Fourier, M. Champseix. De là une correspondance
qui aboutit à des fiançailles, avant même que la jeune fille eût vu
l'écrivain. Celui-ci était infirme, ce qui n'empêcha pas le mariage.
De cette union naquirent deux jumeaux, André et Léo, dont les
noms réunis devinrent la signature littéraire de leur mère,
touchant pseudonyme indiqiiant Timportance que ses enfants
prenaient dans sa vie. André-Léo est l'auteur de nombreux et
remarquables romang qui eurent un vif succès et furent traduits
en plusieurs langues. Nous citerons seulement : Un Mariage
scandaleux (son chef-d'œuvre). — Les Deux Filles de Monsieur
Plichon. — Bradfort. — La Commune de Malempis (petit pamphlet
politique), etc. Elle publia aussi quelques volumes destinés à l'en-
fance, parmi lesquels : Une Maman qui ne punit pas et Les Aven-
tures d'Edouard, publiés plus tard sous ce beau titre : La Justice
des choses. Pendant les deux sièges de Paris, madame André-Léo
prit une part active et passionnée aux événements; elle écrivit
alors dans divers journaux. Ce fut en i8-3 qu'elle épousa Benoît
Malon. Elle mourut en igoo.
If
III
1870
LE CERCLE DE FER
INCOHERENCE DU COMMANDEMENT. — 9 NOVEMBRE, VICTOIRE
DE COULMIERS. — 3o NOVEMBRE, LA SORTIE. — ATTAQUE
d'ÉPINAY. — LE PLATEAU DE VILLIERS. — l" DÉCEMBRE,
SUSPENSION d'armes. — 2 DÉCEMBRE, CHA»»PIGNY. —
l'armée de secours, 1" DÉCEMBRE, VILLEPION. — 2 DÉCEM-
BRE, LOIGNY. — 4 DÉCEMBRE, PATAY. — PRISE D'ORLÉANS.
— RETRAITE DANS PARIS.
guerre. — 5
III
1870
LE CERCLE DE FER
Incohérence du commandement. — 9 novembre, victoire de
Coulmiers. — 3o novembre, la sortie. — Attaque d'Épinay.
— Le plateau de Villiers. — i" décembre, suspension
d'armes. — 2 décembre, Champigny. — L'armée de
secours, i" décembre, Villepion. — 2 décembre, Loigny.
— 4 décembre, Patay. — Prise d'Orléans. — Retraite dans
Paris .
Tant qu'il y aura en France deux éducations, il y
aura deux partis opposés, deux nations qui ne peuvent
s'entendre : à gauche, ceux qui disent la vérité, à
droite, ceux qui croient devoir la cacher.
A la nouvelle de la capitulation de Metz, Gambetta
avait lancé cette proclamation :
Soldats,
... Vous avez été trahis, mais non déshonorés...
Débarrassés de chefs indignes de vous et de la France,
êtes-vous prêts, sous la conduite de chefs qui méritent
votre confiance, à laver dans le sang des envahisseurs
l'outrage infligé au vieux nom français ?...
75
le premier siège de Paris
Vous ne luttez plus pour l'intérêt et les caprices
d'un despote, vous combattes pour le salut même de la
patrie...
D'indignes citoyens ont osé dire que l'armée était
solidaire de son chef. Honte à ces calomniateurs qui,
fidèles au système de Bonaparte, cherchent à séparer
l'armée du peuple, les soldats, de la République.
Non, non! j'ai flétri, comme je le devais, la capitu-
lation de Sedan et la trahison de Metz, et je vous
appelle à venger votre propre honneur, qui est celui de
la France. En avant!... Vous êtes la jeunesse française,
l'espoir de la patrie, vous vaincrez!
D'Aurelle s'indigne d'une pareille audace : Signaler
aux soldats la trahison de leurs chefs! « La discipline,
dit-il, fut vivement ébranlée par une telle dénonciation.
Des sous-officiers et des soldats mirent en délibération
s'ils ne s'affranchiraient pas de l'obéissance envers des
chefs qui les trahissaient. »
« Élevez*vos âmes et vos résolutions à la hauteur
des effroyables périls qui fondent sur la patrie »,
écrivait Gambetta, et, le 2 novembre, il appelait sous
les drapeaux tous les célibataires valides de vingt-et-un
à quarante ans. Son activité, son énergie firent des
prodiges et parvinrent à réveiller un peu la province
de sa torpeur.
Mais, à la tête de l'armée, d'Aurelle hésite, il voit
des difficultés partout, tout lui semble impossible et,
lorsqu'il se décide à marcher, c'est à contre-cœur.
Les mouvements de l'armée française furent incohé-
rents, parce qu'il n'y eut jamais d'unité ni dans le
76
LE CERCLE DE FER
commandement, ni dans le but poursuivi. D'Aurelle
s'obstinait à s'enfermer dans Orléans, (i) Gambetta et
Freycinet lui ordonnaient d'aller délivrer Paris. Chanzy
n'avait sous ses ordres qu'une partie de l'armée; per-
sonne n'osait prendre l'initiative d'un plan d'ensemble.
Gambetta à Jules Favre
Tours, i3 novembre 18-0.
Les Prussiens massent entre Chartres et Pithiviers
des forces énormes pour nous barrer le chemin de
Paris. Peut-être jugerez-vous opportun de faire sortir
de Paris, désormais inexpugnable, deux cent mille
hommes qui, en tenant la campagne, feraient contre-
poids aux forces que le prince Frédéric-Charles amène
de Metz.
Si Bazaine avait retenu quelques jours de plus l'armée
allemande devant Metz, l'issue de la guerre eût été
tout autre.
2
VICTOIRE DE COULMIERS (2)
Napoléon I*' savait choisir son champ de bataille et
trouvait moyen d'imposer sa volonté à l'ennemi. Nos
(i) Ducrot(pag-e ni) s'exprime ainsi au sujet du plan de d'Aurelle :
« Tout d'abord, Orléans nous était-il nécessaire?... Celte ville est
située tout entière sur la rive droite de la Loire, sans aucune
fortification. En cas de retraite, notre armée, obligée sous le feu
de l'ennemi de repasser ce large fleuve, courait le risque d'être
prise ou détruite. Enfin l'occupation d'Orléans entraînait presque
forcément nos armées à marcher directement sur Paris par le
plateau de la Beauce... N'y avait-il pas témérité à pousser nos
bataillons improvisés dans ces immenses champs nus, découverts,
où les solides et nombreuses armées allemandes pouvaient
déployer leurs formidables moyens d'action ? »
(2) Je ne fais guère que résumer les récits des généraux d'Aurelle
et Chanzy.
77
le premier siège de Paris
généraux, au contraire, « subissaient lourdement l'ini-
tiative de l'adversaire ». (i) On attendit que l'armée
allemande se fût retranchée dans les villages, les
châteaux et les fermes qu'elle avait crénelés et dont
elle défendait l'approche par des ouvrages de fortifica-
tion passagère. Au lieu d'attaquer ces positions, il
fallait tenter de les tourner et se frayer un chemin en
les évitant.
g novembre. — Le temps est froid et sombre; au jour
le brouillard commence à se dissiper. Les régiments se
dirigent vers les positions qui leur ont été assignées.
Un silence solennel règne partout dans ces champs où
va retentir bientôt le bruit du canon.
Au premier rang, éclairant à distance la cavalerie
elle-même, s'avancent les francs-tireurs de Paris, sous
le commandement du lieutenant-colonel Lipowski.
Le i6* corps a devant lui les positions défendues par
les troupes du général de Thann.
Les tirailleurs du 33® de mobiles marchent résolument
à découvert sur Baccon, où les Bavarois sont embus-
qués. Ils arrivent jusqu'au village, soutenus par
l'artillerie, dont les boulets font écrouler d'abord
quelques pans de muraille; (2) ils y pénètrent et
commencent une lutte corps à corps.
« C'était en ce moment un spectacle imposant que
celui de cette jeune armée de la Loire, combattant sur
tous les points avec une ardeur admirable. » (3)
(i) Général Zurlinden. La Guerre de i8yo-i8yi. Hachette,
éditeur, 1904-
(a) C'est là ce que des chefs imprévoyants n'eurent pas le soin
de faire à Buzenval.
(3) D'Aurélia. La première armée de la Loire. H. Pion, édi-
teur, 1852.
78
LE CERCLE DE FER
Cependant le général Reyau, qui commandait la
cavalerie, avait l'ordre de couper la retraite de l'ennemi
sur la route de Paris. Par une erreur inconcevable il prit
les francs-tireurs de Lipowski pour des Prussiens et
battit en retraite, en prévenant Ghanzy que son flanc
était menacé.
A droite, la marche de la division Barry avait été
lente, mais à midi Goulmiers fut attaqué avec vigueur.
Vers deux heures, les tirailleurs de la première divi-
sion du i6* corps (i) s'emparent des jardins qui entou-
rent Goulmiers ; le village leur oppose une résistance
opiniâtre. Le général Barry ayant commandé une
attaque de front, nos soldats sont reçus par xine
fusillade très vive et des feux à mitraille. Il y eut un
moment d'hésitation.
Alors le général, mettant pied à terre, se place à la
tête de ses troupes et les enlève au cri de : En avant
les mobiles ! Vive la France ! La lutte se prolonge dans
le village en flammes ; l'ennemi recule, à cinq heures
sa défaite était complète. Une de ses colonnes défile
toute la nuit siu- la route de Patay dans le plus grand
désordre. Deux mille cinq cents prisonniers tombèrent
entre nos mains.
Ghanzy n'a vu qu'après coup ce qu'il aurait dû faire
alors :
« Mettre à profit l'enthousiasme de la victoire,
achever de battre l'armée du général de Thann avant
qu'elle eût pu être secourue par celle du Grand-Duc,
sur laquelle on se serait porté ensuite; prendre ainsi
les Allemands en détail, avant l'arrivée des renforts
(i) Où commandait le général de Tucé.
79
le premier siège de Paris
que le prince Charles, parti de Metz, amenait avec la
plus grande célérité. » (i)
« Depuis onze jours le général d'Aurelle n'avait pas
avancé d'une lieue. Au lieu de 4o ou 5o raille hommes
que l'armée française avait devant soi, quinze jours
auparavant, c'était maintenant plus de 120.000 hommes
et près de 400 bouches à feu. » (2)
D'Aurelle le reconnaît, « nos mobiles, qui voyaient le
feu pour la première fois, avaient été admirables de
courage et d'entrain. L'artillerie avait manœuvré sous
une grêle de projectiles, avec une précision et une
intrépidité remarquables. La cavalerie n'avait pas
été moins brillante. »
Des historiens se sont demandé pourquoi d'Aurelle
n'avait pas poursuivi l'ennemi, voici sa réponse qui
semble faible :
« Une pluie glaciale mêlée de neige commençait à
tomber. La nuit était sombre à tel point que le lende-
main matin seulement on s'aperçut que l'ennemi avait
battu en retraite.
« Le général en chef était opposé à toute espèce
d'opérations de nuit. Le lendemain, il était trop tard.
« Les Allemands font de très grandes étapes ; ils avaient
douze heures d'avance et se rapprochaient de leur base
d'opérations, le cercle d'investissement de Paris. »
Ainsi, la route de Paris était libre. D'Aurelle s'enferma
dans Orléans. « Paris attendit d'Aurelle; d'Aurelle ne
bougea point! N'est-ce pas à bondir de colère? » (3)
(1) La marche des deux armées allemandes s'effectua du
7 octobre au i5 novembre.
(2) (Jlarctie, page 420.
(3) Robert Kemp.
80
LE CERCLE DE FER
Ghanzy avait peine à contenir son impatience. Il
écrit au général en chef et s'efforce de le convaincre de
la nécessité d'un mouvement en avant. D'Aurelle répond :
« Il eût été plus conforme à nos véritables intérêts
d'attendre dans nos lignes fortifiées l'attaque de l'armée
allemande que de la provoquer. »
Et ce même d'Aurelle qui vient de faire un si bel éloge
du courage de nos troupes, commence déjà à les déni-
grer : « Ces masses d'hommes sans organisation, sans
instruction militaire, sans cadres, mal équipés, mal
vêtus, mal armés, etc.. » ne lui inspirent aucune
confiance.
Freycinet lui écrit : « Nous ne pouvons demeurer éter-
nellement à Orléans. Paris a faim et nous réclame. » (i)
On lui offre de placer sous son commandement une
nouvelle armée, il refuse. Quant à étudier un plan
pour arriver à donner la main à Trochu, « il serait
nécessaire que je fusse au courant de ce qui se passe
à Paris et des intentions de cet officier général ».
Gambetta lui fit observer qu'on pouvait bien préparer
des opérations ayant Paris pour objectif, sans avoir
une connaissance préalable des projets de Trochu.
Le simple et vulgaire bon sens est parfois plus voisin
de la vérité pratique que les combinaisons savantes.
On s'est beaucoup moqué des Parisiens qui demandaient
à grands cris la sortie en masse. Les Parisiens avaient
(i) Le i5 novembre, la ration de viande fut réduite à cent
grammes.
8i
guerre. — ;i.
le premier siège de Paris
raison. Une armée assiégée beaucoup trop nombreuse
se trouvait en présence d'im mince cordon d'investisse-
ment. Les Allemands se gardaient bien de risquer
l'assaut de nos forts, et ils ne pouvaient résister à une
sortie qu'en concentrant leurs troupes sur un point
déterminé. Nous devions empêcher cette concentration,
et profiter de notre supériorité numérique pour immo-
biliser l'ennemi sur tous les points du cercle à la fois.
Je ne raconterai pas toutes les péripéties de la lutte
livrée autour de Paris, mais seulement quelques épi-
sodes dont j'ai été témoin. Ils suffiront, je crois, pour
démontrer à la fois la bravoure folle de nos chefs et
leur imprévoyance coupable.
La \ictoire de Coulmiers, remportée le 9 novembre,
ne fut connue à Paris que le 14. On se décida enfin à
tenter une sortie, mais on mit quinze jours à la prépa-
rer et... rien ne fut prêt.
Le 28 novembre, la proclamation du général Ducrot,
toute vibrante d'énergie vengeresse, nous transporta
d'enthousiasme. Le souffle puissant d'une âme collec-
tive inspire cette page héroïque ; c'est bien la voix du
peuple de Paris tout entier exprimant sa sourde colère,
son exaltation patriotique et ses courageux espoirs.
Soldats de la deuxième armée de Paris,
Le moment est venu de rom,pre le cercle de fer qui
nous enserre depuis trop longtemps et menace de nous
étouffer dans une lente et douloureuse agonie. A vous
est dévolu l'honneur de tenter cette grande entreprise :
vous vous en montrerez dignes, j'en ai la conviction.
Sans doute, vos débuts seront difficiles; nous aurons
8a
LE CERCLE DE FER
à surmonter de sérieux obstacles; il faut les envisager
avec calme et résolution, sans exagération comm.e sans
faiblesse.
Pour préparer notre action, la prévoyance de celui qui
vous commande en chef a accumulé plus de/fOO bouches
à feu, dont deux tiers au moins du plus fort calibre ;
aucun obstacle matériel ne saurait y résister ; et pour
vousélancerdanscettetrouée,vousserezplusde lôo.ooo,
tous bien armés, bien équipés, abondamment pourvus de
munitions, et, j'en ai l'espoir, tous animés d'une ardeur
irrésistible.
Vainqueurs dans cette première période de la lutte,
votre succès est assuré, car l'ennemi a envoyé sur les
bords de la Loire ses plus nombreux et ses meilleurs
soldats ; les efforts héroïques et heureux de vos frères
les y retiendront.
Courage donc et confiance! Songez que, dans cette
lutte suprême, nous combattons pour notre honneur,
pour notre liberté, pour le salut de notre chère et m,al-
heureuse patrie, et si ce mobile n'est pas suffisant pour
enflammer vos cœurs, pensez à vos champs dévastés, à
vos familles ruinées, à vos sœurs, à vos femmes, à vos
mères désolées! (i)
Puisse cette pensée vous faire partager la soif de
vengeance, la sourde rage qui m'animent, et vous inspi-
rer le mépris du danger !
Pour moi, j'y suis bien résolu, j'en fais le serment
devant vous, devant la nation tout entière : je ne rentre-
rai dans Paris que mort ou victorieux ; vous pourrez me
(i) Ducrot avait écrit : « outragées ». Trochu lui fit observer que
rien dans la conduite de nos ennemis n'autorisait cette accusation.
83
le premier siège de Paris
voir tomber, mais vous ne me verrez- pas reculer. Alors
ne vous arrêtez pas, mais vengez-moi.
En avant donc! en avant ! et^ue Dieu nous protège !
La lecture de cette proclamation avait fait une impres-
sion profonde. « Ceux qui ont passé dans Paris cette
époque terrible oublieront difficilement la nuit du 28 au
29 novembre 1870 et l'émotion poignante avec laquelle
on attendait le lever du jour et les premiers bruits du
combat. » (i)
3o novembre. — Le Gouverneur télégraphie au contre-
amiral Saisset : « Tout se met en mouvement pour la
grande entreprise. Demandons ensemble au Dieu des
armées de la protéger après tant de cruelles épreuves, v^
EPINAY
Au moment même où l'armée de Ducrot s'avançait
vers le Sud, le vice-amiral La^^Roncière, pour faire vme
diversion au Nord, partait de Saint-Denis et enlevait
sans coup férir Drancy, la ferme de Groslay et Épinay.
Soldat expérimenté, depuis trois jours il faisait canon-
ner Epinay. Le moment venu, il donna l'ordre au général
Hanrion de lancer les colonnes d'attaque. Alors nos
braves marins escaladent les murs du parc ; un violent
combat commence dans les rues et dans les maisons du
village dont nos troupes chassent les Prussiens. (2)
(i) Chaper (cité par Ducrot).
(a) Avertie de ce succès, la délégation de Tours confondit
Epinay-sur-Seine avec Epinay-sur-Orge, près de I.ongjumeau.
Mais cette erreur n'eut pour effet que de hâter la marche en avant
de l'armée de la Loire. 'Il y a quelque mauvaise foi à lui attribuer
des cooséquences funestes.
84
LE CERCLE DE FER
A quatre heures, un aide de camp du Gouverneur
apportait l'ordre de rentrer à Saint-Denis avant la
nuit, (i)
L'amiral La Roncière avait du moins réussi à main-
tenir quelques forces allemandes loin de l'action qui
se livrait le même jour de l'autre côté de Paris.
Que de fautes dans les interminables préparatifs de
la sortie du 3o novembre ! Les troupes parisiennes se
massent le 29 dans le champ de manœuvres de Vin-
cennes, mais les ponts de bateaux qui auraient dû être
jetés sur la Marne ne sont pas prêts. Les Allemands,
connaissant désormais le point précis sur lequel ils vont
être attaqués, ont le temps de préparer leur défense, et
le lendemain les obstacles sont devenus presque infran-
chissables.
VILLIERS
Le 3o novembre, au matin, le temps était clair; le
pont de Joinville avait été réparé tant bien que mal
pour le passage de l'infanterie. (2)
Le parc de Villiers était la clé du champ de bataille.
Une première faute, irréparable, fut de laisser les
Allemands s'y installer tout à leur aise. Ils en avaient
fait une position presque imprenable. Le mur long de
400 mètres qui s'étend à l'Ouest était percé de créneaux.
En avant, des tranchées formaient ime première ligne
(i) Les redoutes allemandes établies sur les hauteurs environ-
nantes ne permettaient pas de garder Epinay. Peut-être nos
troupes auraient-elles pu attaquer ces redoutes, ou mieux, tenter
de se frayer un chemin vers la Normandie par la route du Havre.
(2) Viollet-le-Uuc.
85
le premier siège de Paris
de défense; en arrière, d'autres tranchées donnaient
deux étages de feux. Au milieu du parc, sur une plate-
forme, une pièce bUndée battait tout le plateau de son
tir circulaire. Enfin, sur une éminence, s'élevait le
château, crénelé, barricadé, constituant un réduit
formidable, (i)
Seule l'artUlerie aurait pu nous permettre d'attaquer
ces retranchements avec quelque chance de succès-
Les forts de Rosny, de Nogent, les batteries du plateau
d'Avron auraient dû préparer l'assaut du parc de
Villiers par un bombardement prolongé. (2)
Notre aile gauche, commandée par le général d'Exea,
devait se porter dès le point du jour sur Noisy-le-
Grand. Ducrot a prétendu qu'elle avait ordre de prendre
la redoute à revers. (3) Les travaux de défense qui
existaient seulement du côté ouest pouvaient être
tournés. Une action simultanée aurait réussi.
L'attaque commencée à dix heures par les tirailleurs
de la division Maussion fut une absurde et inutile
boucherie. On lit alors avancer trois batteries ; mais,
placées en contre-bas, elles ne parvinrent ni à faire
brèche dans le mur, ni à débusquer les Wurtember-
geois de leurs créneaux.
Vers onze heures le général d'Exea n'avait pas encore
commencé le passage de la rivière. Irrité et aveuglé
(1) Cependant cette redoute était ouverte à l'Est et au Nord.
(2) Par une négligence inconcevable, le plateau d'Avron ne fut
occupé que le 28 novembre, et ce fut seulement le lendemain de
la bataille (i" décembre) qu'on eut l'idée d'envoyer une pièce de
marine à longue portée. Le colonel Stoffel avait cependant déjà
des batteries de 04 et des batteries de 6a. Qu'ont-elles fait ? (Voir
La Honcière, page 180)
(3) Ce qui est certain c'est qu'elle ne l'a pas tenté.
8G
LE CERCLE DE FER
par l'impatience, Ducrot lança quand même ses troupes
contre ce mur imprenable.
Arrivés à portée, nos soldats sont reçus par un feu
roulant de raousqueterie. Un moment de trouble se
produit. Les officiers entraînent leurs hommes qui
fondent sur l'ennemi. Les Allemands plient, mais en
reculant ils démasquent le long mur d'où part »me
fusillade meurtrière. Nos soldats se couchent, s'élancent
une deuxième fois et gagnent du terrain par bonds
successifs.
« Sur cet espace découvert, tous les coups de
l'ennemi portent et de nombreuses victimes tombent
encore... Les Allemands débouchant du parc s'élancent
en poussant leurs hurras,... nos hommes se retournent,
font une décharge et se précipitent tête baissée à la
baïonnette. Trois fois ils reviennent à la charge et,
grâce à ces retours offensifs, nous pouvons reprendre
nos premières positions. » (i)
C'est seulement à deux heures que le général d'Exea
finit par exécuter le passage de la rivière, et donna
l'ordre à la division Bellemare de se porter en avant.
Mais Ducrot, qu'il aurait dû seconder, n'est plus là.
Il venait d'apprendre que le premier corps d'armée se
reportait en arrière, abandonnant toutes ses positions
avancées, Champigny et le Four-à-Ghaux.
A la nouvelle de cet incroyable incident, le général,
dans un premier mouvement d'indignation bien légi-
time, s'écria : « Allez dire partout que, sous peine
de mort, je défends d'abandonner aucune position. »
(i) Ducrot, II, 208.
87
le premier siège de Paris
Rien ne pouvait motiver cette retraite, et cepen-
dant la division Faron refluait déjà vers la Marne,
évacuant Champigny.
Ce mouvement rétrograde fut arrêté ; les troupes
réoccupèrent leurs positions, sans que l'ennemi tentât
de s'y opposer. L'attaque du parc, qui aurait dû être
faite simultanément par les deux corps d'armée, fut
reprise séparément par le troisième corps tout seul, (i)
Vers trois heures et demie, le général de Bellemare
rassemble ses troupes et commande l'assaut. Mais, c'est
encore une fois de front qu'il va attaquer follement.
Le 4* zouaves s'engage dans un chemin creux et
escalade les pentes au pas de course. Le mur est
toujours intact. Un feu roulant renverse en quelques
minutes la moitié de nos hommes : tous les officiers
sont atteints, le commandant a son cheval tué. Les
débris des deux braves compagnies se rallient derrière
la crête et, à peine reformé, le bataillon se porte de
nouveau en avant.
Les jeunes zouaves, qui s'étaient déjà si vaillamment
comportés à la Malmaison, veulent, par im coup d'éclat,
effacer tout souvenir de ce qui s'est passé à Ghàtillon.
Tête baissée, ils se précipitent sur le plateau...
« Des créneaux, des abris jaillit un feu terrible; la
plupart tombent, les autres marchent, courent à travers
une grêle de balles... mais, arrivés à cent mètres du
parc, ils sont foudroyés à bout portant. i6 officiers
sur 18, et 3n hommes sur 600 sont hors de combat.
(i) Trois mille gardes nationaux mobilisés étaient en avant du
tort de Rosny, sous les ordres du général d'Hugues ; ils auraient
pu tourner l'obstacle par Noisy-le-Grand. Les travaux allemands
au Raincy étaient à peine commencés.
LE CERCLE DE FER
Cependant ces braves n'ont pas inutilement versé leur
sang; ils ramènent les deux pièces de canon laissées
sur le plateau faute d'attelages.
« Il était fort tard... Après ce dernier insuccès, il n'y
avait plus rien à tenter. Le gros des troupes est reporté
en arrière de la crête, sur laquelle nous laissons seule-
ment des avant-postes. Des ordres sont donnés sur
toute la ligne pour que la nuit soit employée à enlever
les blessés, enterrer les morts et renouveler les
munitions. » (i)
Toute la nuit le Génie auxiliaire, grâce à l'intelligente
et courageuse initiative de VioUet-le-Duc, fut occupé à
creuser des tranchées aux avant-postes.
Le général Ducrot eût fait un excellent colonel, il
avait beaucoup d'élan, mais il manquait de vues
d'ensemble, de prévoyance et de ténacité. Dès le soir
du 3o novembre, l'opération lui semblait manquée, et
ce découragement était bien prématuré. D'ailleurs,
même en supposant, ce qui est très contestable, qu'il
ne fût pas possible de percer les lignes d'investissement,
était-ce une raison pour n'en pas élargir le cercle ? Nos
troupes étaient fatiguées, il est vrai. Ne pouvait-on pas
les remplacer par des troupes fraîches? Nous avions
une réserve de trois cent mille hommes, qu'en a-t-on
fait?
La température était devenue glaciale, et nos chefs
n'avaient rien prévu : « Nous n'avions emporté ni
tentes ni couvertures, les sacs de la troupe ne conte-
(i) Ducrot, pages 194 à aSi. L'attaque du plateau de Villiers résume
assez bien la stratégie de hannetons qui fut celle de nos généraux
pendant toute cette campagne.
89
le premier siège de Paris
naient que des vhTCS et des munitions ; les officiers se
trouvaient également sans bagages. Toute la ligne des
avant-postes était à quelques pas de l'ennemi; on ne
pouvait pas allumer de feux. Chefs et soldats, accablés
de fatigue, demem^aient exposés au froid très vif d'une
longue nuit d'hiver. » (i)
Le lendemain, premier décembre, que se passait-il
autour de Ghampigny?
Suspension d'armes! Tous les forts se taisent. Les
troupes restent bivouaquées. « Immobilité complète et
bien funeste; car il est certain que si l'ennemi ne nous
attaquait pas dans nos positions relativement faibles,
c'est qu'il ne se croyait pas en forces suffisantes, ou
que les munitions lui manquaient. » (2)
a décembre. — Au réveil, l'ennemi, répandu sur les
hauteurs, nous attaque vivement. La nuit avait été
claire (dix degrés au-dessous de zéro). L'armée s'était
endormie d'im sommeil de cauchemar, dans une pro-
stration sans bornes, quand le canon la réveilla. Les
Saxons marchaient sur Bry et les Wurtembergeois
attaquaient Ghampigny. Nos avant-postes surpris se
replièrent. Des ouvriers civils, qui n'étaient pas armés,
s'enfuirent en désordre et jetèrent la panique dans la
rue principale de Ghampigny.
Nous allions perdre ce village, et le retour offensif
des Allemands pouvait avoir des conséquences désas-
(i) Ducrot, II, page 296. Tout cela n'indique pas la ferme résolu-
tion de faire une trouée,
(a) Viollet-le-Duc.
90
LE CERCLE DE FER
treuses « si ce commencement de déroute n'eût été
arrêté par quelques braves gens » . (i)
Grâce aux ouvrages que VioUet-le-Duc nous avait
fait creuser pendant l'avant-dernière nuit et perfec-
tionner pendant la journée du premier décembre, nous
arrêtions tous les efforts des troupes ennemies jusqu'à
deux heures. « A ce moment, l'arrivée d'une division
nous permit de reprendre l'offensive, et notre ligne put
être portée à ooo mètres plus loin. » (2)
Le même jour, le fils de Viollet-le-Duc, chargé d'une
mission à Paris, eut l'obligeance d'y porter la lettre
suivante que j'écrivis rapidement au crayon :
Le Tremblay, 2 Dec. i h. 1/2.
Nous sommes tous en bonne santé, quoique très fatigués.
Ce matin, M. Viollet-le-Duc nous a fait arrêter la déroute
en barrant le passage aux fuyards. Nous les avons forcés à
rebrousser chemin, la baïonnette dans les reins. Nous
étions tous indignés de voir ces lâches qui fuyaient. Nos
sapeurs les ont rudement traités à coups de bâton (manches
de pelles ou de pioches) et à coups de poings. — Nous
fortifions la ferme du Tremblay. On nous annonce que
tout va bien. — Nos troupes viennent d'être passées en
revue dans une vaste prairie par le général Trochu qui
nous a fait un beau discours : « Messieurs », a-t-il dit
d'un air dédaigneux. Il aurait dû dire : « Soldats », ou
« Citoyens ». Nous n'étions pas contents; aussi avons-nous
tous crié : « Vive le général Ducrot! » Celui-là du moins
montre un peu d'énergie et marche à l'ennemi.
L'avant-dernière nuit, nous avons fait des travaux pour
installer une batterie de 40 mètres de long aux avant-postes
(entre Champigny et le plateau de Villiers), dans un en-
droit qui avait été pris et repris trois fois dans la journée
(1 et 2) Viollet-le-Duc.
91
le premier siège de Paris
sur les Prussiens. La terre était humide de sang, (i) Nous
ne sommes revenus au camp qu'à la fin de la nuit.
Nous couchons sur la grande place, devant le château de
Vincennes. Nos tentes-abris sont très basses et nous
n'avons pas su les bien planter. Ce matin, nous nous
sommes levés tout couverts de verglas. (2)
La nourriture laisse beaucoup à désirer, surtout comme
quantité, mais nous prenons tout cela gaiement; qu'im-
porte, pour\Ti que la France soit sauvée.
Soyez sans aucune inquiétude; nous venons de gagner
du terrain. Le moral de notre compagnie est excellent.
Dans l'après-midi du i^"^ décembre, un ballon, le
Jules-Favre, apporta à Tours la nouvelle si impatiem-
ment attendue de la sortie. Aussitôt Freycinet la
transmit au général en chef :
Tours, i" décembre i8yo,
5 heures 3o du soir.
Paris a fait hier un sublime effort. Les lignes
d'investissement ont été rompues, culbutées... Cet hé-
roïsme nous trace notre devoir. Volez au secours de
Ducrot, sans perdre une heure, par les voies que nous
(i) Nos hommes, épuisés de fatigue et de faim, refusaient de
travailler. Je pris la pioche pour leur donuer l'exemple et je
tâchai de les remonter : « De notre travail de cette nuit, leur
disais-je, peut dépendre le succès de la bataille de demain. »
{•2) Le pauvre Pickaert, malade, dormait, la tête complètement
ensevelie sous la neige. 11 était si pâle, que nous l'avons cru mort.
Léon C... et moi nous l'avons mené à l'ambulance, mais le major
Fouchet l'a renvoyé rudement, le confondant avec les h fricot-
leurs ». Ce faible enfant, engagé volontaire à l'âge de 17 ans,
mourut d'une maladie de poitrine.
9a
LE CERCLE DE PER
avons combinées hier. Redoublez de vitesse et d'éner-
gie... Continuez vos opérations avec la même pru-
dence, seulement exécutez-les avec une foudroyante
rapidité.
Mais cette foi héroïque dont Garibaldi a si bien
montré la puissance, d'Aurelle ne la possédait pas
plus que Trochu. Ces chefs désillusionnés étaient
vaincus d'avance. Ce sont eux qui arrêtèrent la marche
vers Paris, parce qu'ils la jugeaient téméraire. Eh ! oui,
téméraire, mais possible pour des hommes énergiques
et résolus, (i)
A la même date, le prince Frédéric-Charles lançait
cette proclamation dont l'histoire flétrira le brutal
cynisme :
Soldats! Déployez toute votre activité; marchons
pour partager cette terre impie. Il faut exterminer
cette bande de brigands qu'on appelle l'armée fran-
çaise. Le monde ne peut rester en repos, tant qu'il
existera un peuple français.
VELLEPION
L'armée de la Loire, dispersée sur une ligne de
70 kilomètres sans profondeur, courait le risque d'être
battue en détail. Le ministre de la guerre confia au
général d'Aurelle le commandement en chef, avec
(i) Ennemi de la République et du gouvernement civil que la
France s'était donné, d'Aurelle, en écrivant le récit de cette
campagne, n'a eu qu'un seul but : rejeter sur Gambetta et de
Freycinet la responsabilité de nos défaites.
93
le premier siège de Paris
l'ordre d'opérer une concentration et de marcher sur
Paris.
Le I" décembre, écrit Chanzy, le i6^ corps se mit
en mouvement à dix heures du matin, l'infanterie à
travers champs, l'artillerie sur les routes. L'amiral
Jaurégmberry établit promptement ses pièces... Cepen-
dant le général Michel dessinait son mouvement tour-
nant sur la gauche. Le village de Gommiers fut vigou-
reusement attaqué de front par les chasseurs à pied, et
enlevé.
Le général Michel, avec la brigade de Tucé à gauche,
s'avança sur Villepion. Cette démonstration hardie,
exécutée sous les obus à une distance de 600 mètres,
mais assez rapide pour éviter des pertes sensibles, déter-
mina la retraite de la batterie ennemie de Villepion...
Le jour baissait. Le commandant de la première
division réunissant les troupes qui lui restaient et se
mettant à leur tête, se porta au pas de course sur le
parc, point central de la résistance, qui fut emporté
d'assaut. On fit 40 prisonniers, dont deux officiers de la
garde de Bavière.
L'ennemi, abandonnant dans le château son ambu-
lance et de nombreux blessés, rétrograda sur Loigny.
La division Jauréguiberry coucha sur les positions
conquises; son quartier général était au château de
Villepion. La cavalerie, que la fatigue empêcha malheu-
reusement de poursuivre l'ennemi, se repUa sur son
bivouac du matin, et la brigade de Tucé à l'ouest de la
route de Patay.
Le combat de Villepion était un brillant succès pour
le 16*^ corps. 11 avait eu à lutter contre 20.000 Bavarois
qu'il avait complètement battus.
94
LE CERCLE DE FER
8
LOIGNY-POURPRY (l)
Du côté d'Orléans, la nuit du i" au a décembre n'avait
pas été moins froide qu'à Paris. Nos troupes bivoua-
quaient non loin de l'armée ennemie. « Contrairement
à leurs habitudes, les Allemands n'avaient pas pris la
peine de dissimuler leurs feux que nos soldats aperce-
vaient distinctement. »
Nues et sans arbres, les vastes plaines de la Beauce
sont semées çà et là de fermes isolées, de villages et
de châteaux qui seuls peuvent servir de points de
résistance. Un soleil splendide se levait à l'horizon.
Nos soldats étaient pleins d'ardeur, persuadés qu'ils
allaient bientôt donner la main à l'armée parisienne.
Les Allemands avaient pris position sur une Ligne
de collines, de La Maladrerie au château de Goury. La
ligne française se développa de Villours à Morale.
A l'extrême gauche, la 3* brigade de cavalerie (de Tucé)
avait pour soutien les francs-tireurs de Lipowski.
« Gomme bien d'autres batailles de cette malheu-
reuse guerre, la bataille de Loigny-Pourpry fut décousue :
chaque division s'engagea de son côté, les uns trop tôt,
les autres trop tard, sans ensemble dans leurs mouve-
ments. La direction supérieure fit défaut. » (2)
Dès le matin, le général Barry entre dans Loigny
qu'occupent seulement quelques détachements bava-
rois, et se porte aussitôt sur Goury. Son élan est tel
(i) La bataille de Loigny a été racontée on détail par d'AurcUe,
Chanzy et H. Morel.
(2) Général Niox, page 68.
95
le premier siège de Paris
qu'il néglige de faire préparer l'attaque par l'artillerie.
L'ennemi, qui s'est replié d'abord dans le parc, ne
tarde pas à reprendre l'offensive. La division Barry se
retire en désordre dans une plaine découverte, où elle
ne trouve aucun abri ; et le général Michel recule
jusqu'à Gommiers.
Alors les Allemands attaquent Loigny du côté de
l'Est. La brigade Bourdillon résiste énergiquement. On
se fusille dans les rues ; chaque maison est devenue
une forteresse dont l'ennemi doit faire le siège. L'artil-
lerie allemande cesse le feu pour ne pas atteindre les
siens dans cette mêlée furieuse. A la fin, les Français
sont forcés de se retirer. Seuls quelques isolés, oubliés
dans le cimetière de Loigny, se font tuer inutilement.
L'ordre de retraite ne leur était pas parvenu. — A cinq
cents mètres de Loigny, une de nos batteries est sur-
prise et enlevée par deux escadrons de cavalerie alle-
mande ; elle n'avait pas même eu le temps d'ouvrir le
feu.
Les batteries ennemies, formant un demi -cercle
d'environ 2.000 mètres de rayon, criblent d'obus nos
soldats épuisés qui cherchent un refuge autour du
château de Villepion.
A ce moment, le général de Sonis, avec le 17* corps,
arrête la déroute. Ses canons tiennent tête aux batte-
ries allemandes. Dans l'espoir de reprendre Loigny, il
appelle sa réserve, huit cents hommes commandés par
le colonel Charrette. Volontaires de l'Ouest (anciens
zouaves pontificaux), mobiles des Côtes-du-Nord, francs-
tireurs de Tours et de Blidah, s'avancent crânement à
travers la plaine sous une pluie de feu. Ils sont soutenus
par la cavalerie du général Michel et du général de
96
LE CERCLE DE FER
Tucé. On sonne la charge et, sans brûler une amorce,
nos mobiles enlèvent la ferme de Villours.
Mais le général de Sonis est tombé à l'entrée du bois,
il a la jambe fracassée. Charrette a son cheval tué
sous lui; tout l'état-major est dispersé. Aucun renfort
n'est envoyé pour soutenir les zouaves qui marchent
toujours de l'avant. Déjà ils ont pris d'assaut les pre-
mières maisons de Loigny, quand le général de Tres-
kow lance contre cette poignée d'hommes ses nombreux
bataillons prussiens. Nos héroïques soldats se retirent;
les Allemands exténués n'essaient pas de les poursuivre.
La bataille avait duré tout le jour. La nuit était
venue. Une obscurité profonde régnait sur le champ de
bataille, où tant de soldats avaient trouvé ime mort
glorieuse, où gisaient tant de blessés ; il n'était éclairé
qu'à de rares intervalles par les reflets sinistres de
l'incendie de Loigny. (i)
« Nous avions battu l'ennemi, mais ce fut une victoire
stérile, sans résultats : nous avions devant nous toutes
les forces réunies du duc de Mecklembourg, du général
de Thann et du prince Frédéric-Charles. »
Néanmoins, le général d'Aurelle se décida enfin
à se diriger vers Chevilly, sur la route de Paris.
Sa dépêche au ministre de la guerre laisse voir sa
mauvaise humeur : « Orléans va se trouver décou-
vert. Il est indispensable d'y envoyer un général. Je
n'en ai pas à laisser. » Il ne conserve d'espoir que
dans un secours d'en haut, et c'est à Monseigneur
(i) Chanzy.
97 guerre. — 6
h premier sièg-e de Paris
Dupanlonp, évêquc d'Orléans, qu'il s'adresse pour
cola :
« L'armée de la Loire pari aujourd'hui pour marcher
au devant de l'armée du général Ducrot, qui a rompu
les lignes prussiennes à Paris el qui se dirige vers nous.
« Priez, Monseigneur, pour le saUil de la France. »
Ce qu'on a peine à expliquer, c'est la lettre de Ghanzy
à d'Aurelle et le découragement qu'elle révèle :
« Aprâs an heau succès hier, nous avons quitté ce
matin les positions conquises. Le général de Sonis a
été blessé et ses troupes se sont repliées, (i) La nuit
venait, nous avons été obligés de nous retirer devant
un elTort très vigoureux de l'ennemi, et nous venons
d'arriver, la première division du i6« corps et une
partie du i^*". à Terininiers. .le redoute une attaque
pour cette nuit ou pour demain, .le ferai tout pour
reprendre TolTensive, mais un secours m'est indispen-
sable, .le crois que nous avons devant nous toutes les
forces ennemies accourues pour nous écraser. La partie
se jouera ici. »
« A la h^clnre de cette lettre, ajoute d'Aurelle, le
général en chef vil aussitôt la situation périlleuse dans
laquelle se trouvait l'armée de la Loire. 11 n'y avait à
prendre d'autre résolution que de battre en retraite.
pour ne pas être exposé le lendemain ;\ un effroyable
désastre. »
Il est permis de contester que toutes les forces enne-
(>) IVordlnairo un jcém'ral blcss»" est immcdialcmoul remplace
par un colonel.
98
LE CERCLE DE FER
mies fussent accourues : une armée d'investissement
restait autour de Paris.
D'Aurelle avait entouré Orléans de lignes fortifiées ;
éperdu, il renonça à les défendre. Sa hâte de fuir était
telle qu'il fit enclouer les canons et abandonna la ville.
Ce n'était plus une retraite, mais une immense déroute
de 200.000 hommes.
9
COMBAT DE PATAY. — PRISE d'ORLÉANS
« Le 4 décembre, vers huit heures du matin, la
canonnade commença du côté de Patay. C'était une
colonne prussienne avec artUlerie qui se portait sur
cette ville, que douze escadrons cherchaient à tourner.
Le général de Tucé, plaçant son infanterie aux barri-
cades, disposa sa cavalerie sur la route de Lignerolles,
et reçut l'ennemi, qui s'avançait avec beaucoup d'en-
train, par un feu de tirailleurs disposés dans les jardins
et derrière les murs de clôture...
« Nos troupes avaient repris l'offensive sous une pluie
d'obus qui avait déjà incendié quelques maisons de
Patay, et délogé l'ennemi des embuscades où il s'était
abrité autour de la ville, après lui avoir tué plus de
deux cents hommes et fait une quarantaine de pri-
sonniers, dont quatre officiers, (i)
« Mais pendant que le général de Tucé se maintenait
ainsi à Patay, la division Barry dut se replier sur
Boulay. » (2)
Les Allemands arrivèrent à six heures du soir aux
(i et 2) Chanzy, page 90.
99
le premier siège de Paris
portes d'Orléans. « Le général de Treskow négocia
aussitôt avec l'autorité militaire française l'occupation
de la ville. A dix heures, une convention fut conclue, et
peu après minuit, le Grand-Duc entra dans Orléans. »
D'Aurelle n'avait pas trouvé le temps de faire sauter
le pont de la Loire ; il lui restait pourtant une armée de
200.000 hommes pourvue de plus de 5oo bouches à feu ,
retranchée dans un camp fortifié, avec des pièces de
marine à longue portée.
« Cette bataille qui avait duré deux jours, coûta aux
Allemands 1.700 hommes, tandis que les Français en
perdirent 20.000, dont 1.800 prisonniers. Leur armée se
trouvait coupée en trois tronçons. » (i)
Le 5 décembre le général de Moltke envoyait à
Trochu la dépêche suivante :
a II pourrait être utile d'informer Votre Excellence que
l'armée de la Loire a été défaite hier près d'Orléans et
que cette ville est réoccupée par les troupes allemandes. »
Ce fut la fin de nos espérances.
10
De son côté, l'armée de Paris ne renonça-t-elle pas
trop facilement à traverser les lignes prussiennes ?
Nous l'avons vu. la nuit du 2 au 3 décembre fut tout
entière occupée à se retrancher dans Ghampigny même
et à élever une batterie devant les lignes conquises.
Pourquoi abandonner ces positions ? Les Allemands
seraient revenus pour les attaquer, mais « toute la
(I) De Moltke, Mémoire.
LE CERCLE DE FER
presqu'île de Joinville et le champ de manœuvres de
Vincennes étaient remplis de nos troupes en bon ordre
et prêtes à la lutte ». (i)
A midi, le général Ducrot donne l'ordre de replier les
deux ponts de Brie sur l'île de Beauté. Notre armée
repasse la Marne sur les autres ponts.
A sept heures et demie du soir, le mouvement de
recul est terminé et nos troupes bivouaquent dans le
bois de Vincennes.
Trochu écrivait : « L'ennemi nous a attaqués au réveil
avec des réserves et des troupes fraîches; nous ne
pouvions lui offrir que les adversaires de l' avant-veille,
(Pourquoi?) fatigués, avec un matériel incomplet, et
glacés par des nuits d'hiver qu'ils ont passées sans
couvertures ; car, pour nous alléger, nous avons dû les
laisser à Paris. » L'aveu d'imprévoyance est-il assez
complet ?
Cette retraite, après deux journées très honorables, et
qu'à Paris on considérait comme des victoires, produisit
sur l'armée comme sur la population le plus fâcheux
effet. (2)
Certes, Ducrot s'était vaillamment comporté le pre-
mier jour ; mais, trop vite fatigué, il rentrait dans
Paris, oubliant son imprudente parole. Quelle confiance
le peuple français pourra-t-il avoir désormais dans les
promesses de ses chefs?
Lorsque Ducrot avait donné lecture de sa proclama-
tion au Gouverneur de Paris et à son chef d'état-major.
(i) Viollet-le-Duc. Cette batterie eût permis à nos troupes de
prendre à revers la redoute de Villiers et de nous y installer pour
élargir le cercle d'investissement.
(2) Viollet-le-Duc.
ÏOI guerre. — 6.
le premier siège de Paris
Trochu demanda la suppression de la phrase célèbre,
et lit ressortir ce qu'un pareil engagement avait de
téméraire. Ducrot lui répondit : a Dans la partie qui va
s'engager, se joue le sort de Paris, de la France tout
entière. Chacun doit être décidé à donner sa vie contre
un tel enjeu ; pour mon compte personnel, j'y suis ferme-
ment résolu, et il faut que je fasse passer ce sentiment
dans le cœur de mes soldats. » (i)
Le but de Ducrot avait été atteint ; il avait enflammé
tous les courages, et si l'on peut regretter pour sa gloire
personnelle des paroles qui prirent l'apparence d'une
fanfaronnade, personne n'a jamais mis en doute ni sa
bravoure, ni sa sincérité.
D'autre part, Ducrot l'avoue, il n'a pas su profiter de
l'infériorité numérique de nos ennemis :
« Combattant toujours derrière des retranchements,
de* murs, des abris, ils échappaient à nos coups, tandis
que nous, au contraire, constamment à découvert,
canounés, tiisillés de toutes parts, nous venions sans
cesse nous briser contre des obstacles matériels que
notre artillerie ne pouvait entamer. » (2)
Évidemment nos chefs savaient moins bien leur métier
que les généraux allemands : ils n'ont jamais eu un plan
d'ensemble : ils ont lancé en rase campagne de jeunes
(1) « Ceux-là seuls, a-t-il écrit, qui combattaient avec nous au
plateau de Villiers, peuvent dire s"U a dépendu de notre volonté
qne nos engagi>nients ne fussent remplis. » Ducrot avait., en effet,
poussé son cheval vers les Allemands et brisé son épée dans la
poitrine d'un soldat saxon Son aide de camp, le capitaine
Béverlée, était mort a ses côtés.
(a) Ducrot, II, page aâ6.
LE CERCLE DE FER
troupes inexpérimentées ; ils ne se sont occupés ni de les
loger ni de les nourrir ; ils leur ont demandé des efforts
qui dépassaient les forces humaines; Us les ont envoyées
à ime mort certaine contre des ennemis solidement
retranchés derrière des murailles, sans avoir seulement
la précaution d'y faire brèche et de bombarder préala-
blement la garnison. Quand on lit attentivement les
Uvres maladroits qu'ils ont écrits pour leur défense, on
est forcé d'avouer qu'il n'y a pas grande exagération
dans le mot fameux : « Les Français sont des lions
conduits par des âxies. »
10 ^
ANNEXE AU CHAPITRE III
Guerre à général d'Aurelle
Tours, 6 décembre i8yo.
Le commandement en chef de l'armée de la Loire est
supprimé. Le i6^ et le i y^ corps, formant la deuxième
armée de la Loire, passent sous les ordres du général
Chanzy...
Remettez immédiatement le commandement au général
des Pailler es. Vous êtes nommé au commandement des
lignes stratégiques de Cherbourg, et vous vous rendrez
sur le champ à votre destination.
Le général d'Aurelle au Ministre de la guerre, à Tours
Salbris, 6 décembre i8yo.
Le commandement des lignes stratégiques de
Cherbourg n'est pas en rapport avec le commandement
de général en chef que f ai exercé. Je dois à ma dignité
de ne pas amoindrir la position que fai occupée, et je
vous demande à ne pas aller prendre possession de ce
commandement et à me retirer dans mes foyers. Ma
santé, d'ailleurs, est altérée et réclame des soins que je
ne puis recevoir que chez moi.
IV
1870
LE GÉNIE AUXILIAIRE
LE PLATEAU D'AVRON. — LE BOURGET. — LA FERME DE GROSLAY.
101
IV
1870
LE GÉNIE AUXILIAIRE
Le plateau d'Avron, — Le Bourget. — La ferme de Groslay.
1
LE PLATEAU d'aVRON
En avant du fort de Rosny, les hauteurs d'Avron
dominent la vallée de la Marne. Ce fut seulement
lorsqu'on tenta une sortie qu'on s'aperçut de l'impor-
tance de cette position. Il eût fallu l'occuper et la
fortifier dès le début du siège. Les Allemands, qui la
connaissaient bien, essayèrent plus d'ime fois de s'en
emparer, mais les projectiles du fort de Rosny les
empêchèrent de s'y maintenir, tant que leurs ouvrages
du Raincy ne furent pas terminés, c'est-à-dire jusqu'à
la fin de décembre.
Nos travaux tardifs furent exécutés dans des condi-
tions déplorables. Si l'incapacité militaire de Trochu
et de son état-major avait encore besoin d'être démon-
trée, on en trouverait ici quelques preuves précises.
Par exemple, l'infanterie de marine fournissait chaque
109 f(iierre. — 7
le premier siège de Paris
jour six cents hommes de corvée au génie pour les
travaux de terrassements, « Ces bataillons, sauf celui
de Bicêtre, ont constamment vécu sous la tente. » (i)
Pourquoi ?
Paul M. à sa mère
Mardi i3 décembre ;o.
Nous sommes occupés en ce moment à établir une batterie
à l'extrémité du plateau d'Avron. (2) Nous revenons cou-
cher dans le village de Rosny abandonné par les habitants
et dévasté par les mobiles. Les maisons n'ont plus ni portes
ni fenêtres.
Tu peux donner de bonnes nouvelles de M. Delbrouck.
Quoique je ne sois pas dans sa compagnie, je le vois tous
les jours au travail. Nous sommes allés ensemble à Ville-
monble. Les mobiles jouaient de l'orgue dans l'église. Ils
pillent et détruisent tout d'une manière indigne. Que
feraient-ils en pays ennemi? (3)
Pourquoi les chefs ne réprimèrent-ils pas ce pillage
qui fut une cause de démoralisation dans l'armée ?
Mobiles, gardes nationaux, soldats de la ligne et
francs-tireurs, tous ont leur part de responsabilité.
Cantonnés dans des maisons qu'avaient désertées des
propriétaires timorés, ils brisaient tout, se chauffant
avec les portes, les châssis des fenêtres et les meubles
sculptés, pillant les caves, retournant le sol pour décou-
(i) La Roncière.
(3) A moins de 2.000 mèlres de la redoute du Raincy.
(3) « Les troupes campées sur les rampants nord de ce plateau
et peu surveillées, passaient leurs journées, non point à s'exercer,
mais à aller chercher des légumes du côté de Villemonble et à
piller ce malheureux village. On voyait, tout le long du jour, des
liles de ces mobiles monter au plateau, chargés de meubles de
toutes sortes. Que pouvait-on faire au bivouac d'un guéridon
d'acajou ? » (Viollet-i,e-Duc)
IIO
LE GEXIE AUXILIAIRE
vrir les cachettes où ils espéraient trouver quelques
objets précieux. J'ai vu découper le tapis d'un billard
pour le transformer en couvertures. Les troupes ne
songeaient ni à se garder, ni à se garantir contre les
batteries ennemies, ni à en empêcher la construction.
Jeudi i5 décembre, (i)
Nous avons eu tour à tour le gel et le dégel; nous travail-
lons tonte la journée, les pieds dans la neige fondue. Quel-
ques-uns d'entre nous, suivant la recette donnée par uji
vieux troupier, ont trempé leurs chaussettes de laine dans
du suif qu'ils avaient fait fondre. C'est un peu dégoûtant,
mais on évite ainsi des maladies dont le plus grand courage
ne préserve pas.
Nous voyons distinctement les épaulements que les Prus-
siens élèvent au Raincy, et nous ne parvenons pas à com-
prendre pourquoi on les laisse faire. Il serait si facile de les
inquiéter. (2)
Samedi 17. — Lever à ^ heures du matin; travail jusqu'à
midi. — Départ pour Noisy-le-.Sec. — Commencement d'in-
stallation, puis départ précipité pour Pantin. Il faut jeter la
soupe avant de l'avoir mangée.
Dimanche 18. — Le plateau d'Avron reçoit dix nouvelles
pièces de Sept. C'est le colonel Stoffel qui commande l'artil-
lerie.
Lundi 19. — En permission à Paris. Retour à cinq heures.
J'amène à son père mademoiselle Marie Delbrouck. (3)
Quelques soldats de l'infanterie de marine reviennent
d'une petite expédition. Ils ont démoli les murs du cimetière
(i) Les lettres de Paul M... sont ici complétées par quelques
notes écrites au jour le jour sur un carnet.
(2) Ces épaulements devaient recevoir bientôt des pièces de gros
calibre. Nos officiers supérieurs ne se doutaient pas de l'effet de
ces pièces.
(3) En suivant son père aux avant-postes, cette enfant de 14 ans
donnait un bel exemple de courage et de piété filiale.
III
le premier siège de Pans
gai sercaient d'abri aux Prussiens. Les postes ennemis se sont
repliés; nous en profitons pour faire proi-ision de légumes.
Des lettres de ma mère et de mes sœurs sont parties par
ballon à l'adresse de Fernand et de mon oncle. AlLx a aussi
écrit à Euphémie Barbier, et Louise à mademoiselle Made-
leine Pape.
Des balloas, montés par des marins ou des employés
des postes, partaient de nuit, pour échapper aux balles
allemandes. Ils emportaient avec nos lettres des pigeons
voyageurs, et ceux-ci nous rapportaient les réponses dans
de tout petits tubes cachés sous leurs ailes. Les dépêches
étaient imprimées en caractères microscopiques sur un
papier extrêmement léger. Moyennant un franc, nous
avions droit à quatre questions auxquelles nos parents
ou amis de pro%lnce répondaient par oui ou par non. A
l'arrivée, un appareil électrique projetait en les grossis-
sant ces dépêches qui étaient aussitôt distribuées. « Ces
pigeons traversaient les lignes ennemies, échappant
comme par miracle aux balles des fusils Dreyse et aux
griffes des faucons prussiens, dressés à leur donner la
chasse ; ils fendaient l'air glacé , s'abattaient à demi
morts sur nos toits, et nous tendaient, sous leurs plumes
déchirées, les dépêches que nous attendions hale-
tants. » (i)
(1) Joies Claretie.
L'année suivante (3i août -i) madame Pape écrivait à madame
Milliet : t Nous sommes dans un séjour de paix profonde... On
aime à revoir les lieux où Ton a beaucoup souffert el nous avons
souffert mortellement ici l'année dernière. Nous revoj-ons encore
par la pensée tontes les circonstances de l'arrivée de la missive
aérienne de votre chère Ix)uise, la première que nous ayons reçue
depuis l'investissement de Paris, le premier défi jeté par le courage
et l'industrie du vaincu a la force écrasante de l'odieux vamqueur.
Quels éclats ! quelle joie, quelle émotion en ouvrant ce cher petit
billet! Oui, la douleur ouvre et fait épanouir l'âme, pourvu que
ce soit une douleur généreuse '. *>
LE GENIE AUXILIAIRE
On dit que deux de nos pigeons voyageurs, qui avaient été
pris par les Prussiens, nous sont revenus porteurs de
dépêches fausses.
Mardi 20. — Les batteries prussiennes établies au Raincy
commencent à nous envoyer quelques obus énormes. Nos
ouvrages sont beaucoup trop faibles pour résister. Une
quarantaine de marins sont blessés.
LE BOURGET
Paul à sa mère
Mercredi 21.
Notre journée d'hier a élc employée à la construction de
deux ponts sur le canal de l'Ourcq (entre Pantin et Bondy).
C'était très pittoresque et très intéressant. Le soir, il a fallu
continuer à la lueur des torches, jusqu'à une heure du
matin. Plusieurs hommes sont tombés dans l'eau ; heureu-
sement le canal n'est pas profond en ce moment.
A quatre heures et demie du matin nous rallumions les
torches pour éclairer le passage des troupes, (i) tandis que
nos charpeiitiers donnaient la dernière main au travail.
A sept heures et demie les wagons blindés donnent
le signal, et les forts commencent une vigoureuse
canonnade. Un quart d'heure après les colonnes
d'assaut s'élancent en avant.
Trochu est à la Suiferie avec son état-major. Quel-
ques soldats s'étant heurtés vainement contre un mur
(i) « Les roules, si malencontreusement barrées par des abattis,
durent être dégagées. Dans la nuit du 20 au ai décembre, vers
cinq heures du matin, infanterie et artillerie commencèrent à se
diriger par ces ponts vers le Bourget, mais l'ennemi paraissant
disposé à attaquer Drancy, sur lequel il dirigeait une vive canon-
nade, on se borna, de notre côté, à occuper ce point et à le
défendre par des ouvrages qui furent commencés sous le feu. »
(VIOLLBT-LE-DUC)
1x3
le premier siège de Paris
crénelé, il ordonne à l'artillerie de tirer contre ce mur,
sans s'inquiéter de nos troupes qui tiennent bon dans
le village et que cette maladresse oblige à l'abandonner.
Jeudi 22. — Dans l'après-midi d'hier, nous sommes partis
sac au dos, avec armes et outils, pour Drancy. Mais nous
n'y étions pas encore arrivés qu'on nous ordonna de faire
demi-tour.
La nuit approchait; l'affaire était terminée déjà et nous
n'en savions pas l'issue.
Nous sommes revenus au milieu d'un encombrement inouï
de voitures, de fourgons d'artillerie et de troupes ; nous
faisions un pas toutes les di.v minutes. C'est un mouvement
que je ne comprends pas encore. Peut-être n'a-t-on fait
qu'une fausse attaque. — En ce moment la garde nationale
et l'artillerie reviennent sur leurs pas.
Nous n'avons pas su nous maintenir au Bourget. Il parait
cependant que la journée n'a pas été mauvaise; nous avions
gagné du terrain et nos pertes sont insignifiantes. J'ai vu
revenir à vide les voitures d'ambulance. — On s'attend pour
demain à une affaire importante.
Tandis que les Allemands dormaient tranquilles,
chaudement logés dans nos maisons, nos troupes ont
couché sans abri dans la plaine d'AubervUliers.
« Quelle cruelle soirée! rapporte Ducrot, quelle
cruelle nuit ! Pour faire la soupe dans ce camp du froid,
quelques grains de riz, quelques miettes de biscuit, de
l'eau qu'on puisait à grand'peine en perçant la glace
et qui gelait pendant le transport. La nuit arriva dès
4 heures, sombre, triste; une bise du nord aiguë,
déchirante, lacérait le visage des malheureux groupés
autour de rares et chétifs feux de bois vert... La terre
était trop dure pour qu'on pût enfoncer des piquets de
tente, ils se brisaient. Bien peu dormirent cette nuit-
114
LE GENIE AUXILIAIRE
là... et parmi les dormeurs, on constata le lendemain
900 cas de congélation. » (i)
LA FERME DE GROSLAY
Samedi 24. — Nous fortifions la ferme de Groslaj. Les
Allemands y étaient venus le i3 en reconnaissance, comme
en fait foi une inscription au crayon que fai lue sur une
porte, et copiée.
Dimanche 25. — Nous voyons distinctement les sentinelles
prussiennes. Quelques marins et francs-tireurs ont fait feu
sur elles. Les Prussiens ne ripostent pas. — Froid vif. —
Une de nos sentinelles a été trouvée gelée. — Cinq antres.
— De Vesly (mon lieutenant) a été blessé au pied. On le
transporte à l'ambulance organisée à l'Ecole des Beaux-
Arts par M. E. Guillaume. (2)
Madame Milliet à son fils Paul
26 déc. 70.
... Voici quinze jours que vous êtes partis et je crois
que vous auriez grand besoin de repos. Nous nous portons
bien, mais nous sommes bien préoccupés de toi. J'ai reçu
ton mot par Marie Delbrouck. Les journaux ne disent abso-
lument rien: on ne sait rien. Le froid paralyse probable-
ment les mouvements projetés. La Seine charriait hier des
glaçons et des débris de ponts. Ce serait un grand malheur
si elle prenait tout à fait. (3) Je sais que vous travaillez aux
(i) Six cents hommes de l'infanterie de marine ont constam-
ment couché sous la tente. Pourquoi? « L'encre même se congèle.
L'eau et le vin sont gelés et le pain ue peut être tranché qu'à
coups de hache. » (La Ronciérk)
(2) Il y fut soigné par madame Garnier, femme de l'architecte
de l'Opéra et par la baronne d'Orthez. Un autre de nos blessés
est soigné au loyer du Théâtre-Français, aussi transformé en
ambulance.
(3) « Les ponts prussiens, au-dessus de Choisy, sont emportés.
Le pont d'Ivry arrête tous ces débris ; les glaces s'y amoncellent.
La Seine prend. Les bateaux de grand'garde qui observent Choisy
Ii5
le premier siège de Paris
approches du Bourget, mais comment remuer la terre par
une gelée pareille ? Je voudrais bien savoir si vous retournez
coucher à Pantin.
Hier dimanche, nous sommes allées entendre une confé-
rence de M. Legouvé; nous avions amené Marie Delbrouck
avec nous. Il a très bien parlé, mais j'avais l'esprit ailleurs.
Au revoir, cher enfant. Dieu veuille que ce soit bientôt.
Je voudrais te voir dans un bon lit pour te réchauffer à
fond. Fais attention de ne pas te laisser geler les pieds.
Nous t'embrassons tous tendrement. Ta mère : L.
Lundi 26. — Nos nouvelles pièces de sept atteignent faci-
lement les batteries que les Prussiens construisent au
Raincy. (i)
Mardi 27. — Il neige. A sept heures et demie du matin,
les Prussiens commencent à bombarder avec une violence
inouïe le plateau d'Avron. (2)
A onze heures, envoyé par M. Brnyerrc (mon capitaine);
Je cours de Drancy à Groslay demander des ordres à
M. Viollet-le-Duc. Il nous envoie aussitôt à Bondy que nous
mettons en état de défense. Comme une batterie ennemie
enfile directement la grande rue, nous perçons un passage
à travers les murs des maisons et des jardins.
Mercredi 28. — Trochu est venu au plateau d'Avron; il s'est
rendu compte que la position n'était plus tenable et a
ordonné de l'évacuer. (3)
Nous n'avions, il est vrai, sur ce point que 36 pièces
se trouvent bloqués dans l'écluse. — En prévision d'une attaque,
il devient nécessaire de provoquer une débâcle. Des ouvriers,
aidés par les marins de la flottille, pratiquent un chenal dans la
glace, dont l'épaisseur dépasse parfois un mètre. — Ce ne fut
qu'après quinze jours de ces rudes travaux que la flottille put être
débloquée. » (La Ronciére, page a58)
(i) « Avec une longue-vue on voyait les artilleurs ennemis
.s'éparpiller en dehors de leurs ouvrages. » (La Ronciére)
(a) Us tiraient jusqu'à 120 coups à l'heure sur tout le plateau.
(3) « Le lendemain à cinq heures du matin, les troupes se
replient et abandonnent en silence leurs positions. » (La Ronciére)
116
LE GENIE AUXILIAIRE
pour répondre au feu de 60. Pourquoi n'avons-nous
pas devancé l'ennemi? Il était assurément plus diflQ-
cile aux Allemands qu'à nous d'amener devant Paris
des pièces de gros calibre. Si de Moltke avait eu
la mentalité de Trochu, il aurait déclaré la chose
impossible. Pourquoi n'avons-nous pas, les premiers,
tiré 120 coups à l'heure sur les batteries en construc-
tion? Non seulement nous aurions gardé Avron, mais
nous nous serions emparés du Raincy, et le cercle de
fer eût été notablement élargi. Il a fallu au général
Le Flô une prodigieuse dose de sottise pour s'étonner,
au Conseil du 28 décembre, qu'on attachât tant d'im-
portance à la possession de a ce plateau d'A\Ton »!
Sa perte allait rendre impossible toute attaque ulté-
rieure, soit sur VilUers, soit sur le Bourget.
Jeudi 29. — Les marins font preuve d'un dévouement
admirable. Ils s'attellent aux lourdes pièces et les ramènent
sur une pente rapide tellement couverte de verglas que les
chevaux ne peuvent pas y tenir. Ils passent la nuit à em.porter
à dos d'homme les projectiles Jusqu'au fort de Rosnj-.
Paris a gardé une profonde reconnaissance à ces
braves marins. De son côté l'amiral la Roncière, plus
équitable que ses collègues, a écrit : « Que Paris le
sache, que la France le sache, les matelots n'oublieront
jamais qu'au milieu de tant de douleurs, dans les succès
comme dans les revers, ils ont vu des poignées d'enfants
inexpérimentés de la mobile, ou leurs aînés de la garde
nationale, les seconder dans ces luttes stériles, les
accompagner dans ces fatigues à chaque instant renou-
velées, et combattre avec eux comme des hommes de
cœur, beaucoup comme des héros. »
117 guerre. — -.
le premier siège de Paris
Six soldats dii ii4' de ligne ont été trouvés gelés Vautre
nuit dans la tranchée que nous menions d'achever à Groslaj.
L'un d'eux était mort.
Paul M. à sa mère
Pantin, 29 déc. 70.
Rassure-toi, chère mère, la vie que nous menons est
fatigante, meiis je la supporte très bien jusqu'ici... Depuis
quelque temps nous ne travaillons plus la nuit, c'est un
grand point, car nous avons besoin d'un peu de sommeil.
Le froid est très rigoureux. Xos pauvres soldats ont des
mines à faire pitié. Il faut avoir le courage de ne pas rester
en repos une minute, de ne pas s'asseoir, de ne pas
s'endormir. Il vaut même mieux éviter de s'approcher du
feu, car après, le froid semble encore plus vif.
Nous partons d'ici chaque matin au petit jour, et nous ne
rentrons qu'à la nuit pour manger. Nous ne prenons dans
la journée qu'un tout petit morceau de pain et de chocolat.
— Nous avons mis en état de défense la ferme de Groslay,
ou plutôt les monceaux de décombres qui en restent.
Les obus ont fait là un ravage effroyable, c'est navrant
à voir.
L'été dernier, c'était un endroit charmant, une maison de
plaisance avec de vastes dépendances. Sur deux côtés la
ferme est entourée d'une pièce d'eau, avec deux rangées de
saules et de magnifiques peupliers : nous avons tout abattu
pour faire des barricades.
Les Prussiens sont là devant nous à 200 mètres ; nous ne
comprenons pas pourquoi ils nous laissent travailler tran-
quilles, (i) Nous voyons distinctement leurs sentinelles que
l'on vient relever de temps à autre ; c'est à peine s'ils se
cachent un peu derrière les arbres. Ils occupent toute la
ligne du chemin de fer et leurs postes sont établis dans les
petites maisons des cantonniers. (2)
(i) Ils savaient que leurs batteries du Raiucy leur permettraient
de s'emparer de ce poste quand ils le voudraient.
(a) La ferme de Groslay n'est distante que de mille mètres du
chemin de fer de Soissons.
118
LE GENIE AUXILIAIRE
Quelques marins et des francs-tireurs ont eu la malheu-
reuse idée de tirer des coups de fusil sur les sentinelles
avancées que nous voyons se replier. Pickaert, avec trois
autres sapeurs, ont voulu aller chercher des légumes de ce
côté ; ils ont essuyé des coups de feu qui heureusement n'ont
atteint personne.
Mercredi 28. — Nous continuons notre travail à Drancy :
c'est une tranchée-abri pour relier entre elles deux batteries
nouvelles qui seront formidables.
Un artilleur auxiliaire a été tué ce matin. La balle lui a
traversé la tète de part en part. Je le vois en ce moment
couché sur un brancard dans le petit cimetière de Drancy.
Un soldat creuse sa fosse. Son capitaine a été blessé à la
cuisse.
Paul M. à sa mère
(Même date).
... Devant nous s'étend une plaine immense et nue, entre-
coupée seulement par quelques haies, derrière lesquelles
l'ennemi a établi ses batteries. — On vient de tirer sur
nous deux obus qui éclatent hors de portée. Nous entendons
gronder le canon jour et nuit.
Ici nous n'avons point de nouvelles, Nous ne savons que
ce que nous voyons. J'espère obtenir prochainement la
permission d'aller vous embrasser, mais quel jour serai-je
libre? Gela dépendra des événements. Je n'ai pas eu la
chance de rencontrer Henri. — N'avez-vous aucune nouvelle
de Fernand ni de mon oncle? — A bientôt, courage et con-
fiance. — Je vous embrasse de tout cœur.
Le 3o décembre, je recevais de ma sœur Louise, âgée
de i5 ans, la lettre suivante :
A Paul Milliet, sergent. — Légion du Génie auxiliaire,
I" bataillon, i" compagnie de marche, i" peloton, 2° section,
à Pantin.
... Nous pensons continuellement à toi et nous sommes
bien inquiets et bien tristes de te savoir exposé non seule-
X19
le premier siège de Paris
ment aux coups des Prussiens, mais encore au froid et à la
fatigue : aussi nous avons été heureux de recevoir ta lettre
qui nous a rassurés un peu. Nous passerions un jour de l'an
bien triste, si tu ne pouvais pas nous revenir. — Henri est
revenu malade après une faction^ de nuit qui a duré huit
heures. Il a les jambes enflées.
Marie Delbrouck nous a raconté les péripéties de sa cam-
pagne. Nous la voyons presque tous les jours, afin de nous
communiquer les nouvelles.
Adieu, mon pauvre vieux chéri, tâche de nous revenir
bientôt sain et sauf. Surtout ne te laisse pas geler.
Nous venons de voir Marie qui nous donne l'espoir de te
voir dimanche. Cela nous comblerait de joie.
Trochu, si populaire pendant les premiers mois du
siège, continuait à retirer ses troupes dès qu'une posi-
tion avait été conquise. On parlait de le remplacer.
Le général Vinoy proposait de pousser des colonnes
solides sur divers points, dans l'espoir de se frayer un
passage. Le général Schmidt n'était pas d'avis de
s'éloigner de Paris, mais, d'accord avec le général Le
Flô, il pensait qu'il fallait tenter un suprême effort et
livrer mie grande bataille.
Jules Fa\Te demandait aussi qu'on donnât satisfaction
à la population qui réclamait une action énergique. Une
députation des membres de l'Institut avait formulé le
même vœu.
I87I
DERNIERS COMBATS
BOMBARDEMENT. — ILLUSIONS. — BUZENVAL. — CAPITULATION.
i'^l.
I87I
DERNIERS COMBATS
Bombardement. — Illusions. — Buzenval. — Capitulation.
Le 3o décembre, toutes les batteries de siège étant
prêtes, le bombardement de la ville commença. Docto-
ralement et pédantesquement, les Prussiens dirent
qu'ils avaient attendu le moment psychologique, c'est-
à-dire l'heure où la faim, les maladies, une série
d'efforts infructueux auraient commencé à abattre les
courages. Alors les canons Krupp viendraient donner
le coup de grâce et hâter la capitulation.
Samedi 3i. — Nous travaillons entre les forts de Noisy et
de Rosnj\ Les obus allemands passent par-dessus nos têtes.
L'un d'eux a coupé le fil télégraphique qui est tombé sur
notre compagnie en marche.
Premier janvier. — En permission à Paris.
I2'3
le premier siège de Paris
2 janvier. — Retour à Pantin. Continuation des tranchées-
abris sons une pluie d'obus, (i)
3 janvier. — Nous avons fait ce matin un chaleureux
accueil aux Eclaireurs PouUzac qui revenaient d'une
reconnaissance de nuit. Ils ont surpris les postes prussiens
du chemin de fer de Soissons et ramènent sLx prisonniers.
Un septième, qui n'a pas voulu se rendre, a été tué sur
place. (2)
5 janvier. — Les coups se succèdent sans interruption. —
J'apprends que les obus tombent sur le Panthéon, rue Gay-
Lussac et dans tout notre quartier. Je suis inquiet pour ma
mère, mon père et ma sœur. — Un enfant de sept ans vient
d'être tué. C'est odieux!
Sans qu'aucun, avertissement préalable ait été
signifié aux assiégés, le bombardement s'abattit sur la
ville depuis les Invalides jusqu'au jardin des Plantes,
tuant des femmes dans la rue, des malades dans leur
lit, effondrant les bibliothèques, les serres du Muséum,
la Sorbonne, Saint-Sulpice ; 2 1 bombes tombaient sur
l'Observatoire, 3o sur l'hôpital de la Pitié.
(1) Ce bombardement n'était pas toujours dirigé avec assez de
précision pour rendre notre travail impossible. Nos sapeurs
s'habituèrent rapidement au danger. L'un d'eux était chargé de
surveiller la batterie ennemie. Dès qu'il apercevait la fumée, il
criait : « Poumons! » Nos hommes, s'accroupissant aussitôt dans
la tranchée, attendaient que le projectile eût éclaté ; ils avaient
environ huit secondes pour se défiler.
« Du 3o décembre au 2 janvier, 5.ioo obus atteignirent les forts
de Rosny et de Noisy, et couvrirent le plateau entre les deux
redoutes. En 23 jours, du 3o décembre à la signature de l'armi-
stice, il y exit 23.000 obus envoyés. Chacun d'eux représente une
valeur argent de j5 francs. Ce tir atteint donc eu argent le chiffre
de un million sept cent vingt-cinq mille francs. » (Yiollkt-le-Duc)
(2) Ce même jour, « un de nos soldats, pris au moment où il
passait à l'ennemi, a été traduit devant une cour martiale et
fusillé immédiatement ». (La Ronciijhe)
ia4
DERNIERS COMBATS
« Au lieu d'apporter le découragement, ce bombar-
dement sauvage, inutile au point de vue militaire,
et qui ne sera jamais pardonné à la Prusse chez
aucune nation civilisée, ne fit qu'exaspérer la résis-
tance. » (i)
6 janvier. — Construction d'une casemate entre le fort de
Rosny et la redoute de la Boissière.
Les Saxons (qui n'ont eu longtemps au Raincy que les
pièces françaises de 12 et de 24, prises à Sedan et à Metz),
ont maintenant deux nouvelles batteries ; l'une dirigée contre
le fort de Rosnj-, l'autre contre le plateau d'Ai>ron. (2)
Dans une réunion des maires, Delescluze réclamait
énergiquement : « la démission des généraux Trochu,
Clément-Thomas et Le Flô ; le rajeunissement des
états-majors ; le renvoi au conseil de guerre des géné-
raux et officiers de tout grade qui prêchent le découra-
gement dans l'armée ».
Une affiche rouge, collée le 6 janvier sur les murs de
Paris, portait les noms des délégués des vingt arron-
dissements :
Le gouvernement qui le ^ septembre s'est chargé
de ta défense nationale a-t-il rempli sa mission? —
Non!
Nous sommes cinq cent mille combattants et deux
cent mille Prussiens jious étreignent! A qui la respon-
sabilité sinon à ceux qui nous gouvernent ? Ils se
(1) Viollet-le-Duc.
(2) Ces batteries étaient armées de canons Krupp, rayés, en
acier fondu, qui lancent des projectiles oblongs de a3 kilo-
grammes. Leur portée est de sept à huit mille mètres. L'obus
s'enfonce de 4 m- 60 avant d'éclater. A mille mètres, il perce un
mur de 3 m. Tw d'épaisseur.
laS
le premier siège de Paris
sont refusés à la levée en masse. Ils ne se sont décidés
à agir enfin contre les Prussiens qu'après deux mois,
au lendemain du 3i octobre. Par leur lenteur, leur
indécision, leur inertie, ils nous ont conduits Jusqu'au
bord de l'abîme : Ils n'ont su ni administrer, ni com-
battre... Sorties sans but, luttes meurtrières sans
résultat, insuccès répétés, Paris bombardé. Le Gou-
vernement nous a donné sa mesure, il nous tue.
Si les hommes de l'Hôtel de Ville ont encore
quelque patriotism,e, leur devoir est de se retirer, de
laisser le peuple de Paris prendre lui-même le soin de
sa délivrance.
La municipalité ou la Commune, de quelque nom
qu'on l'appelle, est l'unique salut du peuple. La perpé-
tuation du régime actuel c'est la capitulation, la ruine
et la honte ! Les contributions de guerre écrasant
Paris, voilà ce que nous prépare l'impéritie ou la
trahison.
Réquisitionnement général. Rationnement gratuit.
— Attaque en masse. — Place au peuple, place à la
Commune!
C'est à cette affiche que le général Trochu répondit
par sa proclamation célèbre :
Au moment oii l'ennemi redouble ses efforts d'inti-
m.idation, on cherche à égarer les citoyens de Paris par
la tromperie et la calomnie. Rien ne fera tomber les
armes de nos mains... Courage, confiance , patriotisme 1
Le Gouverneur de Paris ne capitulera pas.
6 janvier 18^1.
Le Gouverneur de Paris,
Général Trochu.
126
DERNIERS COMBATS
Le 8 janvier, Delescluze, maire du dix-neuvième
arrondissement et ses adjoints adressaient leur démis-
sion au Gouvernement.
Le Monde Illustré, organe de la classe moyenne,
commençait aussi à critiquer sévèrement la conduite
de Trochu : « Le public se demande s'il n'y aurait
pas autre chose à faire que de fausses attaques et des
proclamations diffuses. »
Louise M. à son frère
•j janvier 71.
Tu peux te rassurer sur notre compte. Nous avons
couché, maman et moi, chez madame Huet, où nous n'avons
entendu que le piano de M. César Franck qui nous a bien
agacées. Les bombes ne sont pas tombées de notre côté. On
pense que le fameux canon Krupp a été démonté par nos
marins. Cependant ils ont bombardé Vaugirard et l'usine
Cail qui, avant la guerre, avait fait travailler beaucoup
d'Allemands.
Nous avons fait un grand tour avec Alix pour nous
rendre compte des effets produits par les obus. 11 faisait
un temps magnifique et les badauds allaient voir tous ces
dégâts comme on irait au spectacle : Cheminées démolies,
trous dans les murs, vitres cassées : fenêtres emportées,
balcons arrachés, nous avons vu tout cela, mais nous
n'avons pas pu ramasser un éclat d'obus, à notre grand
regret. — Trois obus étant tombés sur l'ambulance de la
Closerie des Lilas, on a fait déménager tous les pauvres
blessés. Il y en avait plein cinq omnibus ; ils avaient des
mines bien souffrantes ! Ceux qui montaient à l'impériale
avaient grand'peine à se hisser jusque là; on était obligé
de porter les autres.
Un jour, je me trouvais pour quelques instants en
permission, et je venais d'embrasser ma mère, heureuse
127
le premier siège de Paris
de me voir encore vivant, lorsque mes deux sœurs ren-
trèrent à la maison, pâles, haletantes, bouleversées.
Voici ce qu'elles nous racontèrent : Comme elles traver-
saient la Seine, une foule compacte se pressait sur le
quai avec des cris de fureur. Elles s'approchent, et
aperçoivent un homme que l'on venait de jeter à l'eau.
A tort ou à raison, quelqu'un, un ennemi personnel
peut-être, l'avait accusé d'être un espion. Le malheu-
reux, après un plongeon dans le fleuve glacé, luttait
désespérément contre la mort. Il nageait, et sa tête
convulsée apparaissait par intervalles au-dessus de
l'eau. Alors les vociférations redoublèrent et on lui jeta
des pierres, jusqu'au moment où l'infortuné disparut
une dernière fois.
Mes soeurs conservèrent longtemps présente à la
mémoire l'horrible vision de cette scène de meurtre, (i)
Qu'il y ait eu des espions prussiens dans Paris, cela
est certain, (2) mais nous en vojàons partout. Je ne
sais si j'ai eu tort ou raison d'arrêter un curieux qui
venait inspecter nos travaux et prenait des notes sur
un calepin. Le commandant Davioud le relâcha en
riant, sans même l'interroger. Le soir, dès qu'on aper-
cevait une lampe à quelque fenêtre élevée, la foule
s'amassait, observant avec inquiétude. L'un disait :
« La lumière semble s'allumer et s'éteindre à intervalles
(i) Se peut-il que de longs siècles de civilisation n'aient pas suffi
pour adoucir les instincts héréditaires de la brute primitive, tou-
jours prêts à se réveiller dans quelque repli du cerveau de ses
descendants? Aucun de ces meurtriers aveugles ne s'est demandé
On seul instant si raccusalion était fondée; aucun n'a eu Tidée
si simple de confier à la justice le soin de juger et, s'il y avait
lieu, de punir le crime.
(a) « Paris fourmillait d'espions prussiens qu'on n'arrêtait guère
et dont on ne fusilla pas un seul. » (A. Arnould, I, page 63)
ia8
DERNIERS COMBATS
réguliers » ; l'autre la voyait changer de couleur. Autant
de signaux convenus ! Et l'on arrêtait d'inoffensifs
veilleurs.
Dans la nuit du 8 au 9 janvier, le quartier de l'Odéon
et de Saint-Sulpice recevait un obus toutes les deux
minutes. « Une école de la rue de "S'augirard avait
quatre enfants tués et cinq blessés par un seul projec-
tile. La cervelle de ces petits êtres rejaillissait contre
la muraille. L'Académie en avait appelé au monde
civilisé ; les représentants des puissances neutres
adressaient une protestation contre ces faits de guerre
horribles dans leur inutilité. » (i)
Les habitants des quartiers bombardés se réfugiaient
dans les caves ; d'autres fuyaient et des logements leur
étaient ouverts par les municipalités.
Richard Wallace, ému de pitié, provoqua une sou-
scription eu faveur de ces infortunés et s'inscrivit
généreusement pour cent mille francs. « Que ce nom
de Richard Wallace soit salué à jamais par les pauvres
et les souflrants. » (2)
Madame Milliet à son Jils
9 janvier 31.
... Les Prussiens continuent à nous lancer force obus. 11
en est tombé beaucoup dans le jardin du Luxembouig, mais
comme c'était de i heure du matin à 7 heures, ils n'ont fait
de mal à personne. Il en est tombé rue Saint-Placide, rue
du Four, rue d'Ulm et autour du Panthéon. Ti es peu d'acci-
dents, mais un vacarme étourdissant. Je croyais trouver ce
matin toutes les maisons du boulevard Saint-Michel à bas,
on i.ii moins eflondrées, et je n'ai vu qu'un trou à l'angle
(i et 2) J. Claretie.
129
le premier siège de Paris
de la rue Soufïlot, chez le libraire ; et un autre chez un
pâtissier.
Nous couchons dans l'appartement que nous a offert
madame Huet. Nous trouvions d'abord sa chambre trop
sourde, on n'entendait rien ; puis nous n'avons pas tardé à
la trouver trop sonore. Les bombes ne nous laissent pas
dormir. Nous venons de promettre à Alix d'aller coucher
demain chez elle (rue Martel), si nous continuons à ne pas
dormir.
Sois sans inquiétude sur notre compte; il est fac.ile de ne
pas sortir la nuit et je crois que nous sommes bien à l'abri
dans la chambre au nord. Henri est toujours malade ; il a
une bronchite qui ne se passe lîoint, au contraire.
Les journaux vous parviennent-ils? Aujourd'hui, il y a
une dépèche de Gambetta et les nouvelles sont bonnes. —
Les Prussiens ont tenté l'assaut du fort de Vanves, sans
succès, lis ont lancé des bombes incendiaires.
Paul M. à sa mère
Pantin, 9 janvier 31.
Je suis bien inquiet de savoir que le bombardement atteint
votre quartier et je voudrais vous savoir à l'abri.
Nous continuons nos travaux. Aucun de nous n'a été
blessé ces jours-ci. Le brouillard nous favorise. Hier nos
marins ont tiré quelques bordées, sept ou huit coups de
canon à la fois ; c'est d'un très bel effet : les obus s'élancent
de concert comme une volée d'oiseaux. Dès la première
bordée, la pièce qui tirait le plus directement sur nous a
cessé le feu. Nos grosses pièces de marine n'ont pas encore
donné, (i)
La compagnie de M. Delbrouck travaille aujourd'hui avec
la nôtre.
II janA^ier. — Un de nos hommes tué; la tète emportée,
horriblement mutilé. — Cimj blessés. — Nous continuons le
travail. Les autres compagnies se retirent.
(i) La précision de ce tir prouve que nous aurions pu empêcher
les Prussiens d'établir leurs batteries du Raincy.
i3o
DERNIERS COMBATS
Louise M. à son frère
II janvier ji.
Maman va beaucoup mieux et Henri aussi. Le docteur
Duchaussoy a entendu dire que les Prussiens avaient tenté
une attaque du côté de Rosny et que notre artillerie leur a
fait subir des pertes énormes. A Chàtillon nous leur avons
fait sauter une poudrière. — Ils veulent se venger de toutes
leiu's défaites (!) et, avant de battre en retraite, ils se hâtent
de liquider tous leurs obus.
Cette nuit il en est tombé un sur notre maison, (i)
La vibration a cassé toutes les vitres sur le devant, ce
n'est pas chaud du tout. Mais dans l'appai-tement de
madame Huet nous sommes très bien. Si cela tombait trop
fort, nous descendrions à la cave. Rosalie (la cuisinière) a
ramassé un gros morceau d'obus encore tout chaud et qui
sentait très mauvais. Nous avons mis dans des malles et
descendu à la cave les objets précieux. Tes cartons sont
dans la chambre de madame Huet.
Ces gueux de Prussiens ! S'ils croient nous faire peur, nous
abattre et nous décourager, ils se trompent; ils ne font
qu'exciter notre indignation, notre exaspération et notre
rage contre eux. — Alix n'a pas de chance ; dans sa rue
Martel elle n'entend guère les obus. Si elle n'avait pas Henri
à soigner, elle serait venue ici pour les entendre de plus
près.
Nous espérons te voir à la fin de la semaine. Salut et
fraternité.
Paul M. à sa mère
Pantin, i3 janvier ji.
Je suis bien heureux de vous savoir sains et saufs, mais
les nouvelles m'arrivent tellement en retard qu'elles ne
suffisent pas pour me rassurer. Je voudrais vous savoir
chez Alix, vous y seriez plus en sûreté.
Nous continuons à travailler au milieu d'une grêle d'obus,
mais nous y sommes tellement habitués maintenant, que
(I) Boulevard Saint-Michel, n» 95.
i3i
le premier siège de Paris
nous y faisons à peine attention. Les premiers jours,
quelques hommes se couchaient à terre ; cela me semble
peu efficace. M. Delbrouck, toujours sans armes, lit tran-
quillement son journal et surveille les travaux en se
promenant dans l'endroit le plus périlleux. L'exemple du
courage est contagieux.
Nos marins répondent admirablement aux Prussiens.
Nous avons eu de véritables combats d'artillerie. C'est un
vacarme épouvantable qui n'a pas abouti jusqu'ici à de
bien grands résultats.
i3 janvier. — A Saint-Denis, M. Viollet-le-Diic commence
des trai^aux pour protéger les tombeaux des rois qui sont
dans l'église, (i)
Louise M. à son frère
14 janvier ji.
Nous continuons à être bombardés, mais comme toi,
nous nous y habituons. Plusieurs motifs nous ont empê-
chés d'aller nous installer chez Alix : Papa se trouve assez
en sûreté dans sa chambre au nord ; si donc nous allions,
maman et moi, coucher tous les soirs chez Alix, il nous
faudrait revenir à la maison le matin, et les Prussiens
bombardent le jour autant que la nuit. Le mieux est de
sortir le moins possible. Il faut pourtant faire la queue pour
avoir notre ration de cheval et de pain que nous ne pour-
rions nous procui-er ailleurs. Puis on ne trouve pas de
voitures de déménagement. D'ailleurs cela nous ennuierait
beaucoup de penser que tu pourrais venir en permission
et ne pas nous trouver là.
Notre quartier n'est pas le seul à recevoir des obus; ils
en lancent un peu partout, rue Mouffelard, rue de Lourcine
et jusqu'aux quais; mais ils visent de préférence sur les
ambulances et hôpitaux ; aussi l'on a mis des blessés
prussiens au Val-de-Gràce, puisqu'ils s'obstinent à tirer
(i) Grâce à ses blindages en madriers recouverts de sacs à
terre, ces précieux chefs-d'œuvre ont pu être préservés des obus
ennemis.
l32
DERNIERS COMBATS
dessus; et maintenant qu'ils tuent leurs soldats s'ils le
veulent ! (i) Je trouve vraiment qu'on les laisse faire bien
tranquillement et qu'on ne les inquiète guère.
Nous avons descendu à la cave différentes choses; nous
pourrions y descendre nous-mêmes, si le danger était trop
grand. D'ailleurs nous n'avons pas peur et nous ne perdons
pas la tète, c'est le principal. Nous sommes bien plus tour-
mentées pour toi; tu es bien plus exposé que nous, et tu
n'as pas de maisons ni de caves pour t'abriter.
Ces animaux de Prussiens voudraient bien entrer dans
Paris, ou remporter quelque victoire le i6 janvier, jour de
la fête de leur roi Guillaume; moi si je pouvais l'étrangler
ce jour-là, cela me ferait plaisir.
Les nouvelles de province sont bonnes.
Tâche de nous revenir, ne fùl-ce que pour un jour; nous
voudrions bien te voir.
Salut et fraternité.
Un obus est tombé dans le jardin de madame Pape, aussi
toutes les personnes de sa maison habitent la cave et notre
cours est suspendu.
Les vivres devenaient de plus en plus rares. Les
femmes montrèrent mie fermeté et une résignation qui
soutint souvent le courage des hommes. Sans se
plaindre, elles restaient pendant des heures à la porte
des boucheries municipales, attendant leur tour.
« Nous les avons vues, les pauvres mères, emmitou-
(i) Huit cent quatre-vingt blessés étaient soignés dans les bara-
quements du Luxembourg, le sauvetage lut aussitôt organisé par
la garde nationale, sous le feu des obus. On plaçait les malades
sur des brancards ou bien sur des chaises ; d'autres durent être
portés sur les épaules jusqu'au Val-de-Gràce. C'est là que l'on fit
transporter aussi les blessés allemands, et de Moltke fut prévenu
de ces décisions.
l33 guerre. — 8
le premier siège de Pai'is
fiées dans leurs capelines, tenant à la main leurs petits
enfants, qu'elles n'avaient pu laisser seuls chez plies ;
pauvres moutard > ! leur figure disparaissait sous les
plis d'un gros cache-nez de laine tricoté par la grand
mère. Nous les avons ^^ls, les pauvres vieux, un panier
à la main, battant des pieds sur le sol pour ne pas
rester gelés. Tous grelottants. — Ils venaient chercher
quelque maigre pitance : du cheval, de la viande
salée, du bœuf d'Australie conservé, et quelles por-
tions ! » (i)
Les enfants mouraient par milliers.
De douze à treize cents, chiffre normal des décès
parisiens, la mortalité s'éleva à quatre uàlle cinq cents.
« Tout le noir cortège des maladies nées de longues
privations s'était abattu sur nous; on ne voyait que
corbillards s'acheminant vers le cimetière. » (2)
Chaque arrondissement avait nommé un Comité
républicain de vigilance, et le Comité central fut formé
par la réunion de quatre-vingts citoyens, choisis à
raison de quatre délégués par arrondissement. Dès
le i3 septembre, le Comité central proposait que tontes
les denrées alimentaires fussent réquisitionnées et
emmagasinées par le Gouvernement. Les approvision-
nements auraient été répartis entre tous les habitants
au prorata du nombre des personnes composant chaque
famille. Ces mesures auraient pu prolonger beaucoup
la résistance. Elles auraient eu en outre cet avantage
d'elfacer pour un temps les distinctions entre riches et
pauvres. Tous les ciloj'ens, ayant mêmes devoirs et
(i) Francis Enae.
(a) Ducrot, III, 224.
i34
DERNIERS COMBATS
devant snbir mêmes privations, se seraient sentis
égaux devant le péril commun. — Mais l'abnégation
est rare, et les riches renoncent malaisément à leurs
privilèges. Au moment où tant de prolétaires mouraient
de faim, quatorze bons vivants, par exemple, se réunis-
saient périodiquement pour faire bombance chez un
célèbre restaurateur. Aussitôt après le siège, comme ils
avaient la reconnaissance du ventre, ils firent frapper
à la Monnaie une belle médaille d'or pour l'ofirir à
Brébant. L'inscription est le honteux monument d'un
égoïsme qui s'étale avec le cynisme de l'inconscience.
La voici :
PENDANT
LE SIÈGE DE PARIS,
QUELQUES PERSONNES AYANT
ACCOUTUMÉ DE SE RÉUNIR CHEZ M. BRÉBANT
TOUS LES QUINZE JOURS, NE SE SONT PAS, UNE SEULE
FOIS, APERÇUES QU'ELLES DÎNAIENT DANS
UNE VILLE DE DEUX MILLIONS
D'aMES ASSIÉGÉE.
187O-187I
Au revers, on regrette de trouver des noms illustres
que par pitié je préfère ne pas citer. (\''oir A. Arnould,
I, page 5i)
Madame Milliet à son fils
14 janvier 71.
Je suis bien anxieuse, mon cher enfant, de te savoir
aussi expose. Ne vous laissera-t-on point vous reposer un
peu ? J'irais bien aux nouvelles chez madame Mazard, mais
on sort le moins possible, les rues ne sont pas saines à
habiter. C'est fort triste de rester sans communications
avec le dehors. Le brouillard me désole et m'inquiète. Ils
vont tenter l'attaque de quelque fort, et on ne les verra pas
i35
le premier siège de Paris
venir. On dit qu'ils ont attaqué cette nuit le fort d'Issy ; je
ne sais rien de positif.
Jviles Favre va partir pour Londres. Pour moi, je vois ce
départ avec peine. Il paraît cependant que c'est l'avis de
Gambetta. (i)
Un journal annonce que nos armées de province ne sont
qu'à dix lieues de Paris ; cela demande confirmation. On
s'attend à un assaut et cela très prochainement. D'autres
prétendent que si Jules Favre part, le bombardement sera
suspendu; mais je n'en crois rien.
i5 janvier. — On dit que les Allemands commencent à éta-
blir des batteries sur le plateau d'Avron. (2)
La garde nationale avait moins souffert que l'armée ;
elle était restée pleine d'entrain et de résolution. Mais
les soldats, épuisés par un service excessif, offraient
un spectacle navrant.
Pour comprendre et excuser un peu le manque de
confiance de leurs chefs, il faut avoir vu ces pauvres
gens au bivouac, sous la bise glacée, pelotonnés autour
d'un brasier, où ils faisaient brûler les meubles enlevés
aux maisons abandonnées, mornes, silencieux, indiffé-
rents à tout, répondant à peine à la voix de leurs officiers,
« Ils faisaient pitié à voir, la tête entourée de chiffons,
(i) Une conférence allait s'ouvrir à Londres pour « régler les
affaires d'Orient » au moment où l'existence de la France était en
péril. Jules Favre fut invité comme Ministre des Affaires étran-
gères, et Bismarck lui ofifril un laisscz-passer. Gambclta lui
conseillait d'accepter parce qu'il voyait dans cet acte une recon-
naissance officielle de la République française, mais Jules Favre
ne voulut pas abandonner Paris bombardé.
(2) Sous ces collines sont creusées d'immenses carrières, qui
furent occupées quoique temps par 20.000 mobiles, en prévision
d'une attaque. Pourquoi retira-l-on ces troupes? On craignit sans
doute que Tétroite issue de ces souterrains ne i:erraîl pas aux
soldats de sortir assez vite et qu'ils fussent pris comme dans
une souricière.
i36
DERNIERS COMBATS
leur couverture pliée et repliée autour du corps, les
jambes enveloppées de loques, n'ayant plus formes de
soldats. » (i) C'était bien, suivant l'expression de Jules
Simon, « Moscou aux portes de Paris ».
IXLUSIONS
Dans une ville assiégée, les imaginations travaillent
et il arrive souvent que les stralégistes de café prennent
pour des réalités leurs rêveries fantastiques. Les uns
racontaient qu'ime armée française, partie de Brest,
avait débarqué en Danemark, (2) les autres, que les
Bavarois refusaient de continuer la guerre, etc. Voici
un échantillon de ces inventions malacUves :
Louise M. à son frère
i5 janvier ji.
... Papa a vu au café un monsieur qui prétend connaître
d'une manière positive le plan de Trochu. Cela n'a rien
d'impossible : l'exécution du plan étant commencée, il n'y a
plus de motif pour le cacher. Le général Trochu est resté insen-
sible à tous les soupçons, aux accusations et calomnies qu'on
a lancées contre lui. Il n'a pensé qu'à l'exécution de son plan
et ce sera magnilique. On verra que ce n'est pas seulement
un honnête homme, mais un grand homme. Ce plan con-
siste à envoyer en Prusse une armée de i5o.ooo hommes
commandée par Bourbaki. Le général de Bressoles s'y join-
drait avec 12.000 turcos. Garibaldi entrerait en Bavière où il
proclamerait la république. L'armée d'envahissement serait
(i) Ducrot, page 21a.
(2) a La flotte, très forte en navires de combat comme en trans-
ports, devait être employée à jeter pur 1 • littoral allemand un corps
de débarquement consi<iéral>k', aliii <li' retenir dans le nord une
partie des forces prussiennes. » (I)k Moltke, Mémoire)
l3^ guerre. — 8,
le premier siège de Paris
suivie de convois d'armes et de munitions pour nos prison-
niers qui seraient délivrés. L'armée de Faidherbe couperait
les communications entre l'armée prussienne et l'Alle-
magne.
La temporisation de Trochu n'a eu pour but que de rete-
nir les Prussiens autour de Paris. Son plan n'était connu
que de Gambetta et de Jules Favre ; il ne sera publié que
quand notre armée sera à Berlin. Les Prussiens, voyant
que nous mettons tout à feu et à sang chez eux, courront
défendre Berlin et nous serons débloqués, sans avoir eu
besoin de faire de sorties.
Cependant les Prussiens sont têtus; il est à craindre qu'ils
se disent : Les Français pillent Berlin, rendons-leur la
pareille ; arrosons Paris de pétrole, lançons une pluie de
bombes incendiaires. Ce serait épouvantable !
En ce moment le canon tonne, à croire que les vitres vont
casser. Ce sont probablement nos batteries établies sur le
chemin de fer d'Orléans.
Henri est parti pour Vitry, Alix est venue nous voir ;
elle veut coucher ici demain ; cela l'ennuie trop de n'avoir
pas entendu les obus de plus près.
Chacun de nous faisait alors son plan de campagne.
Parmi tous ces projets plus ou moins réalisables, voici
quel était le nôtre :
Prendre Paris, les Allemands le savaient bien, ce
serait pour eux le triomphe définitif. Dans ce but, leurs
armées formèrent autour de la ville une double cein-
ture ; la première occupée .à resserrer l'investissement,
la seconde à empêcher le ravitaillement de la place. A
cette concentration des forces ennemies, il fallait
opposer une autre concentration, celle des troupes dont
la France pouvait encore disposer. Toutes devaient
accourir à marches forcées autour de Paris. Quatre
sorties formidables, en sens divers, auraient été com-
binées et exécutées simultanément. Le même jour, à la
i38
DERNIERS COMBATS
même heure, quatre armées de secours se seraient
jetées sur les assiégeants : Bourbaki à l'est, Faidherbe
au nord, d'Aurelle au sud, Chanzy à l'ouest. Tout en
refusant le combat en bataille rangée, nous aurions
harcelé l'ennemi sans relâche par des alertes conti-
nuelles, de jour et de nuit ; tous les coups de main
nocturnes qui furent tentés ont réussi. Grâce à la
rapidité de nos mouvements, nous pouvions nous jeter
en nombre sur des corps d'armée plus faibles, nous
emparer de quelques redoutes, vaincre l'ennemi en
détail, alors que ses réserves, menacées elles-mêmes,
n'auraient pu secouru" les positions attaquées. Et le
cercle de fer eût été brisé.
Les généraux considéraient notre situation comme
désespérée ; mais la population parisienne ne pouvait
pas admettre qu'il n'y eût plus rien à faire.
On demandait ime sortie générale sur tous les points
du périmètre, avec la garde nationale, l'armée régu-
lière, les corps francs, les marins, en un mot toute la
population armée. C'est ce qu'on appelait « la sortie
torrentielle ». Ducrot se moquait de ces rêves insensés.
Il est certain que si Jeanne d'Arc était venue lui offrir
ses services, il l'eût fait enfermer à la Salpêtrière. Il y
a des moments exceptionnels où la folie sublime est
plus efficace que la sagesse et la raison. L'idée fut
émise de réunir les membres du Gouvernement, la
magistrature, le clergé, les jeunes filles, avec les
bannières des corporations religieuses ; les mères
tenant dans leurs bras leurs jeunes enfants, tous sorti-
raient processionnellement de la ville et marcheraient
droit aux lignes allemandes. La honte du massacre
retomberait sur nos ennemis.
i39
le premier siège de Paris
BUZENA'AL
ig janvier. — Cédant aux vœux de la population,
Trochu organise bruyamment une nouvelle sortie. II
poiurait être prêt dès le vendredi, mais il veut éviter ce
jour-là. « J'avoue, dit-il, que le jour du vendredi me
contrarie ; nous avons déjà tant de chances contre nous
qu'il ne faut pas les augmenter. » — Jules Favre, crai-
gnant l'impatience publique, insiste pour qu'on avance
l'opération. Trochu, bien que le temps lui manque
pour achever les préparatifs, accepte le jeudi 19.
« Si notre attaque eût été effectuée le 18, pendant la
Conclamation de l'Empereur d'Allemagne dans le
château de Louis XIV, elle eût eu une certaine oppor-
tunité et eût jeté une lueur sinistre à travers cette
ridicule cérémonie. Mais il était dit que nous ne
saurions rien faire à propos. » (i)
C'est aux gardes nationaux mobilisés qu'on réserva
l'honneur d'ouvrir le feu. Un général disait : « Ces
blagueurs de gardes nationaux veulent absolument
qu'on leur fasse casser la gueule, on va les y mener. »
« Aucun des cliefs militaires n'avait d'illusion sur le
sort réservé à la tentative qu'on allait faire. Tous la
considéraient comme vouée d'avance à l'insuccès. » (2)
Dès trois heures du matin, 90.000 hommes, dont
42.000 gardes nationaux, se mettent en marche et se
(i) Viollel-le-Duc.
(a) Lieutenant-colonel Roussel, III, 368.
1^0
DERNIERS COMBATS
massent entre le rond-point de Courbevoie et le pont
de Neuilly. Nos troupes sont formées en trois colonnes
sous les ordres de Ducrot, de Vinay et de Bellemare.
Elles sont appuyées par i38 pièces de campagne et
32 mitrailleuses.
L'action qui devait commencer à 6 heures du matin,
est retardée par le brouillard. La marche a été si mal
réglée que les routes s'encombrent aussitôt ; les
colonnes se confondent, c'est un fouillis inextri-
cable.
Le général Ducrot, ayant disposé ses batteries à
Rueil, lance aussitôt ses tirailleurs sur le mur du
parc de Saint-Gloud. Profitant de quelques brèches,
nos soldats parviennent à y pénétrer un instant, mais
les Allemands les rejettent bientôt hors du mur de
clôture.
A la Malmaison, la division Susbielle déloge un
poste avancé et vient garnir le mur du parc.
C'est la division Berthaut qui se porte sur Buzenval.
Ici encore, un feu meurtrier des Allemands embusqués
à couvert, paralyse son attaque.
Partout, à Saint-Cloud, à Montretout, à Garches,
« les bataillons de la garde nationale sont lancés contre
des redoutes, sans que l'attaque ait été préparée par
l'artillerie ». (i)
Treize compagnies allemandes garnissaient le mur
de Longboyau. Le général Ducrot, impatienté de leur
résistance, donne l'ordre de faire sauter l'obstacle
contre lequel deux fois déjà est venu se briser l'élan
des nôtres.
(i) C'est l'Etat-major prussien qui fait cette remarque.
I/Jl
le premier' siège de Paris
Sous un feu d'enfer, le général Tripier jette contre le
mur une brigade de dix sapeurs et d'un sergent. Des dix
hommes et de leur chef, aucun ne survit ; tous, victimes
de leur héroïsme, sont foudroyés avant d'arriver au
pied de la muraille ; seul, le sergent, atteint de trois
blessures mortelles, parvient à traîner son corps san-
glant jusqu'à nous, (i)
« Les attaques les plus vives et les plus opiniâtres
sont dirigées sur La Bergerie. Là encore les bataillons
lancés à l'assaut sont accompagnés d'une section du
génie qui essaie de renverser le mur d'enceinte. La
tentative échoue. La dynamite étant gelée, l'explosion
ne se produit pas. » (2)
L'ennemi parfaitement à couvert ne pouvait éprouver
de pertes sérieuses, tandis que les nôtres, mal protégés
par les bois dans lesquels ils se tenaient, étaient touchés
à coups sûrs. A la nuit le feu cessa ; nos troupes, et
notamment les bataillons de guerre de la garde nationale,
avaient fait des pertes sensibles. (3) On conserva -ses
positions à quelques mètres de l'ennemi : un simple
mur séparait les Français des Prussiens.
Les généraux allemands, qui connaissaient l'impor-
tance stratégique de Montretout, donnèrent l'ordre de
reprendre à tout prix cette position. A huit heures du soir
trois colonnes s'ébranlaient pour prononcer une attaque
convergente sur cette redoute, mais elles n'y trouvèrent
(i) Ducrot, IV, page i25. — Nécessités de la guerre '? Bien des
geas se féliciteront de n'avoir pas à prendre de pareilles respon-
sabilités.
(2j Etat-major prussien.
(3) Nous perdions cinq mille hommes, les Allemands mille.
i4a
DERNIERS COMBATS
plus que quelques soldats isolés qui furent faits prison-
niers.
A Saint-Gloud, la résistance des nôtres fut si opiniâtre
que l'ennemi dut se contenter de cerner les maisons.
Du haut de la redoute de Garches, Trochu avait suivi
toutes les péripéties du combat. Convaincu d'avance de
l'impuissance de nos efforts, il donna, dès six heures
du soir, l'ordre de battre en retraite. Il eût mieux fait
d'envoyer des troupes fraîches et de garder les positions
conquises.
« Quant aux courageux défenseurs de Saint-Cloud, il
les oublia. C'est seulement dans l'après-midi du lende-
main qu'à la vue d'une nouvelle batterie dirigée contre
eux, ces braves gens abandonnés se décidèrent à
déposer les armes. » (i)
Devant le parc de Buzenval mourut héroïquement un
de mes camarades de l'École des Beaux- Arts, le peintre
Henri Regnault. Lauréat du prix de Rome, il était
exempté par la loi de tout service militaire, mais le
vaillant jeune horiime avait trop de cœur pour ne pas
accourir à la défense de son pays. Le 19 janvier, vers
le soir, accompagné de son ami Clairin, il tiraillait
dans le bois. On sonne la retraite^ Regnault continue à
marcher en avant. Ou le ra{)pelle ; il crie : « Encore un
coup de fusil et je reviens. » Le lendemain on ne
retrouva qu'un corps au visage ensanglanté, sur lequel
(1) Elat-m.'ïjor prussien. — Nous avions cependant des canons en
nombre considérable. « VioUet-le-Duc offrait de transporter ces
pièces à bras d'hommes, en une heure, avec le concours de la
Légion auxiliaire. Les militaires n'acceptèrent pas. » (Claretie,
page 4:9)
143
le premier siège de Paris
s'étaient collées les feuilles mortes. Ce fut une conster-
nation profonde parmi les artistes, (i)
« Chacun sentit qu'une flamme venait de s'éteindre,
que quelque chose de précieux et d'irréparable venait
d'être à jamais brisé. Une si belle jeunesse, un talent
si précoce et si éclatant, la renommée d'un maître
conquise avant l'âge, un avenir rayonnant et plein de
promesses, le bonheur qui l'attendait, au seuil du
mariage, sous la figure d'une jeune fllle accomplie..,
une balle stupide a détruit en un instant tout cela. Elle
a frappé ce front plein de lumière et de rêves, marqué
du signe des élus de l'art. Une fatalité si cruelle donne
l'idée d'un crime commis par la mort. » (2)
Paul M. à sa mère
20 janvier.
La journée d'hier a été terrible. Nous sommes fatigués,
mais tous sains et saufs. On dit qu'il n'en est pas de même
de la compagnie Delbrouck. Nous n'avons fait que des
mai'ches et des conlremarches incompréhensibles. Nous
avons attendu pendant des heures à Rueil, devant la maison
de Jules Favre. Les ordres et les contre-ordres se sont
succédé toute la nuit. Nous ne connaissons pas encore le
résultat de la bataille. Ce qu'il y a de certain, c'est que
laffaire a clé mal menée. L'artillerie a eu cinq ou six heures
de retard. Les gardes nationaux ont monté quatre et cinq
fois de suite à lassaut d'un mur imprenable, et l'on n'avait
pas de canons pour y faire brèche. On nous a demandé
d'aller le faire sauter, mais nous n'avions pas de dynamite,
et, en eussions-nous eu, personne ne nous a appris à nous en
servir. C'est honteux! Je me souviens d'avoir lu dans la
(I) Celle inscripUou était cousue à sa capole brime : Ih'^nault,
peintre, fils de Regnault de l'In&litut. — Le pcrc, cliimisle, direc-
teur de la Manul'aclure de Sèvres, était gardé par les Prussiens
comme otage.
(a) Paul de Saint-Victor.
144
DERNIERS COMBATS
Revue des Deux Mondes un article sur la dynamite, recher-
che-le, je t'en prie, et donne-moi tous les détails pratiques
que tu y trouveras...
Léon C. à sa sœur
Neuilly, aa janvier ;i.
... Nous étions à Courbevoie, en attendant le 19, jour de
l'attaque. Nous faisions partie de la division Faron, 2' corps
d'armée. A six heures du matin, nous nous sommes mis en
marche; on nous a fait poser à Rueil pendant des heures
sans rien faire. Nous voyions le défilé des blessés et nous
sommes restés au milieu des obus jusqu'à quatre heures du
soir, (i) Puis on nous a fait rentrer dans Rueil pour faire
la soupe... Nous avons couché dans une fabrique de glucose
à moitié démolie par les obus, mais à peine étions-nous
couchés, qu'il a fallu repartir au travail. Trois fois dans la
nuit on nous a réveillés, fait ti'availler et revenir. La der-
nière fois pourtant, ordre nous fut donné de rentrer à
Courbevoie. Nous avions encore à faire deux heures de
marche, toujours sac au dos.
• Rentrés à notre premier cantonnement à trois heures du
matin, nous nous sommes jetés par terre exténués, jusqu'au
lendemain matin.
Le 20, repos. — Le 21 nous partions pour Neuilly, où nous
sommes aujourd'hui.
(i) Le musicien Vincent d'Indy, âgé de 19 ans, assista comme
nous à ce spectacle horrible, le défilé des blessés qu'on ramenait,
les uns entassés dans des voitures d'ambulance, d'autres dans des
cacolets, ou des civières : « C'était vraiment navrant de voir ces
hommes tout couverts de sang; les uns inertes et comme morts,
les autres poussant des cris déchirants, à la moindre secousse des
voitures... Des blessures horribles, des bras ne tenant plus à
l'épaule que par un tendon; des plaies béantes qui, à chaque
mouvement du cacolet, laissaient couler un ruisseau de sang,
comme d'une fontaine intermittente... De temps à autre une civière
couverte passait, portée par deux hommes ; c'était le corps d'un
officier supérieur... Et tout cela parce qu'un homme a voulu
« consolider sa dynastie » et qu'un autre veut voler deux pro-
vinces ! » (Histoire du io5' bataillon de la garde nationale. Téqui,
éditeur)
145 guerre. — g
le premier siège de Paris
Je suis très fatigué, et tout cela pour rien, pour une
action nianquée qui pouvait si bien réussir, car les
gardes nationaux ont très bien marché. La compagnie de
M. Delbrouck a eu cinq blessés par des balles. Chez nous,
personne de blessé, mais tous exténués.
Nous partons démolir des barricades, en attendant mieux.
Madame Milliet à son fils
23 janvier 71.
Nous avons reçu ta lettre hier soir, cher enfant, elle m'a
un peu rassurée, mais tu as grand besoin d'un peu de
repos. N'en pourras-tu donc point prendre? — Les affaires
vont mal. Trochu a fait preuve d'ineptie dans cette dernière
affaire. Ghanzy a été battu. 11 n'y a que Bourbaki qui a
remporté quelques succès dans l'Est, mais il est bien loin
de nous.
Les troupes rentrent fatiguées, découragées. Mon Dieu,
que tout est noir!
Je l'embrasse tendrement. Nous irons demain «coucher
chez ta sœur.
Paul M. à sa mère
as janvier.
Je viens de voir M. Delbrouck à Courbevoie. Il est un
peu fatigué, mais toujours aussi énergique. Je ne sais si
vous le savez, il a refusé la décoration qu'il méritait pour-
tant si bien. Les journaux reproduisent la lettre superbe
qu'il a écrite : Il ne veut pas recevoir la croix « d'un
homme qui n'a rien fait pour la délivrance de Paris ».
Ma couverture et ma toile de tente ont été perdues, ou
plutôt volées le 19, avec la grande courroie qui les atta-
chait sur mon sac. Ma vareuse a un trou de brûlure, mes
souliers sont percés; enfin je n'étais guère présentable pour
la revue que nous avons passée hier. — En ce moment
nous détruisons les barricades qui encombrent toutes les
voies et qui ont retardé si malheureusement le passage de
nos troupes.
Nous voudrions bien savoir ce qui se passe à Paris et
comment on a accueilli les rapports slupides qui ont paru
à l'Officiel.
146
DERNIERS COMBATS
J'apprends que le bombardement continue sur votre
quartier. Je vous en prie, allez chez Alix et écrivez-moi.
Trochu jeta la consternation dans Paris par cette
dépêche effarée :
Gouverneur à Général Schmitz
Mont-Valérien, 20 janvier,
g h. 3o du matin.
Le brouillard est épais. L'ennemi n'attaque pas.
J'ai reporté en arrière la plupart des masses qui pou-
vaient être canonnées des hauteurs, quelques-unes dans
leurs anciens cantonnements. Il faut, à présent, parle-
menter d'urgence à Sèvres pour un armistice de deux
jours, qui permettra l'enlèvement des blessés et l'enter-
rement des morts. Il faudra pour cela du temps, des
efforts, des voitures très solidement attelées et beaucoup
de brancardiers. Ne perdez pas de temps pour agir en
ce sens.
Évidemment nous ne pouvions pas avancer jusqu'à
Versailles en un seul joiu", mais pourquoi nous faire
rétrograder, quand nous étions déjà à moitié chemin?
Les Prussiens étaient persuadés que nous allions
continuer notre attaque. Le général Clément-Thomas
rendait hommage à l'élan de la garde nationale.
Après cette bataille inutile, « entreprise sans but
précis, sans espoir de réussite, mal conçue et plus mal
dirigée », (i) nul dans Paris ne songeait à se rendre.
Le lendemain, les maires des vingt arrondissements
(i) Lieutenant-Colonel Rousset, III, page 389.
147
le premier siège de Paris
étaient convoqués à une séance du Gouvernement, ils
repoussèrent énergiquement toute idée de capitulation
et réclamèrent une sortie en masse.
Une affiche de l'Alliance Républicaine fut aussi l'in-
terprète fidèle des sentiments qui animaient la popula-
tion parisienne :
Le peuple veut combattre et vaincre. S'y opposer
serait provoquer la guerre civile que les républicains
entendent éviter. — En face de l'ennemi, devant le dan-
ger de la Patrie, Paris assiégé, isolé, devient l'unique
arbitre de son sort. A Paris de choisir les citoyens qui
dirigeront à la fois son administration et sa défense.
L'Alliance Républicaine demande que dans les quarante-
huit heures les électeurs de Paris soient convoqués, afin
de nommer une assemblée souveraine de deu.x cents
représentants élus proportionnellement à la population.
On se rappelait cette promesse solennelle : « Le Gou-
verneur de Paris ne capitulera pas. » Or, le 21 janvier,
Trochu passait à Vinoy le commandement de la place,
tout en conservant pour lui-même la présidence du
Gouvernement. Tour de passe-passe indigne d'un soldat,
restriction mentale qui donnait une triste idée de la
loyauté française.
Vinoy, ancien sénateur de l'empire et détesté dans
Paris, ne pouvait avoir aucune autorité.
On pensa aux hommes énergiques détenus à Mazas.
Tambour battant, drapeau rouge déployé, une troupe
de gardes nationaux s'avança et pénétra dans la prison.
Flourens et ses compagnons furent délivrés. Ils auraient
voulu organiser la lutte suprême, mais ils ne furent pas
secondés par les chefs de bataillons. C'est qu'à ce
148
DERNIERS COMBATS
moment la situation était désespérée. Paris venait d'ap-
prendre la défaite de Ghanzy au Mans et celle de
Faidherbe à Saint-Quentin. Le 25 janvier, Longwy
capitulait avec 40.000 hommes et 200 pièces de canon.
De toutes nos citadelles assiégées, il nous restait seule-
ment Bitche et Belfort que le colonel Denfert-Rochereau
défendit avec tant de vaillance.
Louise M. à son frère
23 janvier 71.
Voici deux nuits que nous couchons chez Alix. La nuit
précédente, maman n'avait pas pu dormir à cause du bruit
des obus, puis tout le monde déménage de la maison, et tous
nous conseillent de partir. Nous nous sommes décidées, au
grand déplaisir de papa. Eniln, puisque c'est une nécessité!
Rosalie va chercher notre maigre ration de pain.
Les affaires politiques ne marchent pas bien. Hier, nous
quittions notre appartement, chargées de paquets ; nous
savions que l'omnibus ne part plus que de la fontaine
Saint-Michel. Là on nous dit qu'il ne marche plus du tout ; on
craint que les voitures soient renversées pour faire des bar-
ricades. — Impossible de passer sur le pont Saint-Michel;
nous faisons un grand détour, mais il y avait une foule de
brancardiers qui allaient et de blessés qui rcA-enaient. Bien
des gens, tombés dans la bousculade, étaient tout beurrés
de boue. Le bataillon de Belleville était allé délivrer Flourens
emprisonné à Mazas. Ils voulaient renverser le Gouverne-
ment et proclamer la Commune. On a pillé deux mille
rations de pain dans les boulangeries municipales. Cela va
priver bien des pauvres gens. On criait : « A bas Trochu! »
Il a été obligé de donner sa démission de Gouverneur de
Paris. C'est Vinoy qui a pris sa place: on ne gagne pas beau-
coup au change. — Le bataillon de Belleville voulait la
Commune ; les mobiles bretons défendaient Trochu, et ils se
149
le premier siège de Paris
sont tiré des coups de fusil. Il y a eu 20 morts et 40 blessés, (i)
On a lancé de petites bombes sur l'Hôtel de Ville et l'on a
tiré avec des balles explosibles.. C'est vraiment triste de voir
qu'on se tue entre Français.
Trochu n'a plus la confiance de personne ; il a parlé et agi
de façon à épouvanter la population et à semer le découra-
gement. L'armistice de deux jours qu'il demandait pour
enterrer les morts et enlever les blessés lui a été refusé.
De chez Alix nous entendons bombarder Saint-Denis. Il
nous faudra peut-être déguerpir bientôt, on n'est en sûreté
nulle part.
J'ai vu passer l'autre jour des prisonniers prussiens; ils
étaient tout jeunes et avaient des mines de galériens.
Le 23 janvier, Jules Favre se rendait de nuit à Ver-
sailles pour commencer les négociations.
Le 26, à 9 heures du soir, le général Vinoy envoyait
à tous les forts la dépêche suivante :
Suspension d'armes à minuit : Cessez le feu sur
toute la ligne.
Une affiche officielle annonçait la fin de la résistance ;
mais comme on redoutait une révolution, la capitulation
était présentée sous le nom d'armistice. Les membres
du Gouvernement s'efforçaient de s'excuser et d'apaiser
la colère des citoyens :
Paris veut être sûr que la résistance a duré jus-
qu'aux dernières limites du possible. Les chiffres que
nous donnerons en seront la preuve irréfragable.
Nous montrerons que nous ne pouvons prolonger la
(i) « Sans aucune sommation préalable une décharge effroyable
sema la mort parmi cette foule inoffensive de curieux, de femmes,
d'enfants qui couvraient la place. » (A. Arnould)
lôo
DERNIERS COMBATS
lutte sans condamner à une mort certaine deux millioTis
d'hommes, de femmes et d'enfants.
Depuis le lo janvier, la ration de pain est réduite
à 3oo grammes; la ration de viande de cheval, depuis
le lo décembre, n'est que de 3o grammes. La morta-
lité a plus que triplé. Au milieu de tant de désastres, il
n'y a pas eu un seul jour de découragement.
L'ennemi est le premier à rendre hommage à l'éner-
gie morale et au courage dont la population parisienne
tout entière vient de donner l'exemple. Paris a beaucoup
souffert; mais la République profitera de ses longues
souffrances, si noblement supportées. Nous sortons de
la lutte qui finit, retrempés pour la lutte à venir. Nous
en sortons avec tout notre honneur, avec toutes nos
espérances, malgré les douleurs de l'heure présente;
plus que jamais nous avons foi dans les destinées de la
patrie.
Les conditions de l'armistice et du ravitaillement
furent affichées dans Paris :
L'ennemi doit occuper tous les forts. L'armée, qui
doit être désarmée à l'exception d'une division de
I2.000 hommes, reste dans Paris. Les officiers gardent
leurs épées. La garde nationale conserve ses armes.
Jules Favre avait obtenu cette dernière clause. —
« Croyez-moi, lui répétait Bismarck, vous faites une
bêtise! Tôt ou tard il vous faudra compter avec ces
fusils que vous laissez à des exaltés. »
La capitulation fut signée le 28 janvier 1871.
Le blocus avait duré i32 jours.
VI
I87I
APRÈS LA LUTTE
lettres. — opinions. — la part du blame. — la part de
l'Éloge.^— enseignements.
guerre. — 9.
VI
I87T
APRÈS LA LUTTE
Lettres. — Opinions. — La part du blâme. — La part de
l'éloge. — Enseignements.
M. de Tiicé à sa sœur
Angers, 3o janvier 71.
Ma chère amie. — Je pense que M. de Bismarclc permettra
à cette lettre de franchir les lignes d'investissement, elle
vous dira où me répondre.
A Rouen j'ai été envoyé aux avant-postes. J'y ai mené
une vie assez dure, jusqu'au 27 octobre, où j'ai été nommé
général de brigade, avec le commandement de la divi-
sion de Rouen. J'ai exercé ce commandement jusqu'au
16 novembre, époque à laquelle j'ai été envoyé à l'armée de
la Loire, commander la première brigade de cavalerie du
16' corps. J'ai marché avec ce corps, j'ai assisté à tous ses
combats et à toutes ses retraites, (i)
(i) Dans la journée du i5 décembre, « le 16' corps avait soutenu
une lutte acharnée qui lui fait grand honneur, et qui est le der-
nier combat réellement important de la campagne ». (Chanzy,
page 35j)
i55
le premier siège de Paris
Nous sommes enfin arrivés à Laval, où la cavalerie que
je commande doit garder le cours de la Mayenne jusqfu'à
Chàteau-Gontier. — Les froids intenses m'ont occasionné
une maladie légère qui me rend incapable de faire aucun
service. J'ai dû entrer à l'hôpital d'Angers. J'en ai pour une
quinzaine de jours.
Comment avez-vous traversé ce temps d'épreuve ? J'ai
su que les bombes sont tombées bien près de vous. J'ai
reçu de vos nouvelles trois fois par ballon. Fernand m'a
écrit plusieurs fois de Guelma, toujours bien désolé de ne
pas partir.
Angers, 3 février ;i.
En apprenant l'armistice, je vous ai écrit de suite, mais
je crois que ma lettre ne passera pas. J'envoie celle-ci
décachetée, par Versailles...
J'ai vu aux environs d'Orléans les mobiles de la Sarthe ;
j'ai demandé s'il n'y avait pas des Pelouse parmi eux (le
fermier de madame Milliet était père de neuf enfants). En
efifet, il y en avait deux. Je n'ai pu voir que François. Depuis,
le pau^Te gars m'envoie de Magdebourg une belle lettre
de bonne année. Il a été blessé et fait prisonnier.
J'ai su que le bombardement a fait bien des ravages
dans votre quartier et que l'École Égyptienne avait été
atteinte. — Fernand a reçu votre lettre du premier décembre,
mais que s'est-il passe depuis cette époque?
Adresse-moi ta lettre à l'hôpital d'Angers; il faut avoir
soin de ne pas fermer la réponse.
i5 février.
Je sors de l'hôpital demain pour reprendre mon service,
quoique je ne sois pas encore très valide.
Jules Nicole à Paul M.
Saint-Pétersbourg, la février iSji.
Je n'ai pas besoin de te dire que je n'ai fait que penser à
toi tout l'hiver. Donne-moi bien vite de tes nouvelles, de
vos nouvelles ; réponds-moi d'un mot, mais tout de
suite...
i56
APRES LA LUTTE
... A Saint-Pélersboiirg, nous organisons collecte sur collecte
en faveur des victimes de la guerre, pour qu'on nous
pardonne en quelque sorte notre sécurité égoïste au
milieu de si grandes souffrances. — A Genève et dans
toute la Suisse, c'est à qui soignera le mieux son Français...
Fernand à son frère
Soukaras, 20 mars 71.
J'ai reçu ta lettre (du premier décembre) et tu ne saurais
croire le plaisir que j'ai eu en la lisant. Te voilà mainte-
nant un vrai soldat. Tu as pu prendre part à toutes ces
scènes si terribles et si émouvantes, à tous ces combats
qui se sont livrés devant Paris. Ah ! tu as bien raison de
le dire, j'enrage de n'avoir pas pu en faire autant. Mais
va, je n'en ai pas moins amassé une bonne somme de
haine contre les Prussiens, (i) J'espère être debout le jour
de la revanche et pouvoir taper ferme. Je te jure que je
n'aurai ni pitié ni merci; du reste je n'ai pas été élevé à
cette école-là dans les campagnes que j'ai faites.
Je pars demain de Soukaras ; je suis nommé adminis-
ti'ateur du district de Jemmapes, j'ai reçu l'ordre aujour-
d'hui. C'est un avancement. On nous avait dit : « Ceux qui
feront leur devoir jusqu'au bout seront récompensés. » Je
devrais être lieutenant depuis longtemps.
L'insurrection arabe est presque apaisée ; pourtant ces
imbéciles continuent à se révolter partiellement sur diffé-
rents points. Un capitaine, chef de notre bureau arabe, a
été tué. Les journaux veulent faire retomber sur les
bureaux arabes la responsabilité de l'insurrection, mais
tous les colons réclament le régime militaire ; ils savent
bien que seul il est capable de contenir les indigènes.
P.-S. — J'ai trouvé ici toute la famille Milliet de Savoie.
Le père est mort il y a deux ans. Un des fils, Nestor, était
engagé pour la durée de la guerre. J'ai assisté ce matin à
(i) On verra plus loin que je ne partage aucunement les senti-
ments de mon frère sur ce point. Il ne faut pas rendre tout un
peuple responsable des crimes de ses gouvernants.
167
le premier siège de Paris
son service funèbre. Il a été tué en France. Les autres
étaient à leur ferme au moment de l'insurrection arabe. Ils
ont été sauA'és par un Caïd qui jouait double jeu et avait
pris leurs troupeaux. Les malheui-eux l'ont échappé belle.
Toute leur ferme, qui est la plus importante des environs,
a été pillée et saccagée. Heureusement ils avaient une
maison en ville, où habite leur mère, et ils ont pu s'y
réfugier. Comme ils sont encore sept ou huit ici, j'en
rencontre un à tous les coins de rue. Avec ce que nous
faisons payer aux Arabes, les colons seront indemnisés. On
donne dix mille francs par tête de colon tué ; mais les morts
ne se compensent pas.
Fernand à sa mère
Soukaras, 23 février 187 1.
J'ai reçu en même temps ta lettre du 8 de ce mois et celle
d'Alix du 10. Que de souffrances, que de privations vous
avez eu à supporter ! Heureusement aucun de vous n'a péri.
Si Paul ou Henri avaient été blessés ou tués, je les aurais
pleures, mais enfin ils étaient soldats et par conséquent
exposés à ce sort; mais si ces Vandales avaient eu le
malheur de tuer ou de blesser seulement une de vous, je
vous aurais vengées, allez! Je te jure que je serais parti,
sans ordres, sans rien dire, et sur le premier groupe de
Prussiens que j'aurais rencontré, j'aurais fait usage de mon
revolver, de toutes mes armes; je me serais rué sur eux
comme une bête enragée et j'aurais tué jusqu'à mon dernier
souffle.
Je n'ai pas souffert physiquement, c'est vrai, pendant
toute cette guerre, mais moralement ! Comprends-tu cela ?
Moi, soldat depuis mon enfance, ne pas pouvoir faire mon
métier dans une occasion semblable ! J'ai envoyé deux fols
ma démission des bureaux arabes pour pouvoir partir, elle
a toujours été refusée. Quatre escadrons de mon régiment
ont été appelés dernièrement, je n'ai pas pu me joindre à
eux. J'ai fait l'impossible pour partir avec les goums, pas
moyen ! Entre parenthèse, ils ont été recrutés et formés en
dépit du bon sens. J'ai écrit lettre sur lettre à mon oncle
pour qu'il me fasse venir auprès de lui, il n'a pas voulu.
I58
APRES LA LUTTE
J'ai écrit au général de Kératry à l'armée de Bretagne, à
Garibaldi, enfin aucune de mes démarches n'a pu aboutir.
Je suis en ce moment à Soukaras, ville frontière de la
Tunisie. Les Arabes se figuraient que toutes les troupes
étaient parties; ils ont entraîné avec eux un escadron de
spahis d'Aïn-Guettar, que l'on voulait envoyer en France,
et se sont soulevés. A grand'peine on a de suite réuni
2.000 hommes qui ont suffi à débloquer Soukaras et à
apaiser la révolte de ce côté. En Kabylie ils ont bougé
également, mais à l'heure qu'il est, ce doit être fini.
— J'ai couru un instant de danger : j'étais à la tête d'un
petit goum qui m'a lâché carrément et j'ai failli être pris, ce
qui n'aurait pas été gai, car les misérables ont mutilé vivants
tous ceux qu'ils ont pris. Il y a eu 14 colons d'assassinés ;
toutes les fermes détruites. En ce moment je m'occupe avec
le chef du bureau arabe à faire payer sept cent mille francs
d'impôts de guerre à la tribu qui a pris part à la révolte,
sans compter les razzias que nous avons faites. Malheureu-
sement nous avons eu un général trop faible : au lieu de
fusiller sur place tout ce qui était pris les armes à la main,
on les a déférés à la justice civile qui, avec ses lenteui-s
ordinaires, n'aboutira à rien. Les Français sont partout
aussi bêtes.
Qu'allons-nous devenir maintenant? Quelle paix honteuse
allons-nous conclure ? Je n'ose penser à tout cela, tellement
je suis bouleversé, perdu que je suis dans le fond de
l'Afriqpie, où les nouvelles nous arrivent de huit jours en
retard.
Dire qu'il ne s'est pas trouvé un seul général capable ! Il
n'y a qu'une grande figure qui reste et restera, c'est Gam-
betta. Celui-là a fait l'impossible, et il n'était pas secondé, (i)
(i) « Lui seul possédait l'ardeur, la sincérité et l'audace qu'exi-
geaient les circonstances; seul il devait sortir grandi de cette
période tragique. Les faits parlent d'eux-mêmes, avec leur invin-
cible éloquence, et si dans leur étude se relèvent bien des erreurs
et bien des fautes, ils laissent au moins l'impression d'une convic-
tion ardente, d'un patriotisme enflammé et d'un désintéressement
unique devant qui les rancunes les plus vivaces ont fini par tom-
ber. » (Lieutenant-Colonel Rousset, III, 55)
x59
le premier siège de Paris
Continuer la guerre à outrance, voilà ce que nous de-
vrions faire, mais pour cela il faudrait cesser de criailler
comme nous le faisons, les chefs rejetant la faute sur les
soldats et les soldats sur les chefs. Et puis, nous n'avons
plus de canons, plus de ressources ; ils nous ont tout pris,
plus par ruse et par trahison que par courage, les misé-
rables!...
Quand pourrons-nous nous retrouver tous ensemble,
chère mère? Que je voudi'ais revoir Paul en sergent et ma
grande Louison. Si tu savais combien j'étais inquiet pen-
dant le bombardement! Les dépèches le disaient bien;
votre quai'tier a été le plus exposé. Et je n'étais pas là
auprès de vous! Ah, j'enrage!
Adieu, chère mère; embrasse-les bien tous pour moi, le
père, Paul, Alix, Louise, Henri, et donne-moi de vos nou-
velles.
Ton fils qui t'aime et t'embrasse,
Fernand
Sur un carnet de mon père, je retrouve quelques
notes écrites au crayon. Les membres du gouverne-
ment de la Défense Nationale y sont traités sévè-
rement.
La mauvaise santé de Félix MilUet ne lui avait pas
permis de prendre une part bien active aux opérations
militaires, mais il ressentait vivement la tristesse de
nos défaites. A mesure que l'émotion gagne le vieux
poète, sa prose -devient de plus en plus rythmée et se
transforme en vers inachevés :
A l'heure du danger,
écrit-il,
la France, qui s'était mon-
trée toujours prête à soutenir la cause des opprimés contre
leurs tyrans, s'est vue abandonnée de tous.
Les peuples sont pour nous des frères... ennemis.
160
APRES LA LUTTE
Nous avons vécu de cheval, de chien, de rat et de
3oo grammes de pain noir... Nous allons prochainement
avoir du pain blanc, dit-on, et nous pourrons le beurrer
avec de la honte. Pauvre France!
La génération actuelle est pour les trois quai'ts gan-
grenée, pourrie. C'est de celle qui vient qu'il faut s'occuper.
Élever dès le berceau des citoyens en même temps que de
futurs soldats. Dès l'enfance songer à faire des hommes
au physique et au moral. On peut mener de front l'in-
struction scientifique, industrielle, artistique ou méca-
nique, avec la militaire. On peut être savant et soldat,
commerçant et soldat, artiste et soldat, prêtre même et
soldat.
La marche de l'humanité subit un temps d'arrêt forcé,
par cette guerre, dernière étape de la barbarie. Mais le
progrès ne reprendra sa marche civilisatrice qu'après une
revanche du droit contre la force brutale. — Ce ne sont pas
de vaines représailles que nous cherchons, c'est une œuvre
de justice que nous voulons accomplir. L'oubli n'est pas
possible. L'expiation doit précéder le pardon.
Les taches à l'honneur restent indélébiles.
... Il faut au nôtre une lessive de sang.
Allemands, vous avez dépassé les limites,
La justice et le droit ne sont plus avec vous.
11 nous reste à poser un difficile problème, celui des
responsabilités; problème poignant par la gravité des
conséquences qu'entraîne pour l'avenir la réponse qui
lui sera donnée.
Nos défaites ont-elles eu pour causes des circonstances
fortuites, des défaillances personnelles, l'ignorance et
l'incapacité de nos généraux, ou bien un affaiblissement,
une déchéance, une décrépitude irrémédiable de notre
i6i
le premier siège de Paris
race? Les avis sont divers, j'en indiquerai quelques-
uns seulement :
On essaie aujourd'hui d'incriminer les doctrines paci-
fistes, mais c'est aux mœurs développées chez nous par
vingt années d'empire que l'on doit attribuer notre
faiblesse militaire.
Le maréchal Lebœuf ne l'a-t-il pas reconnu lui-même ,
lorsque, à la mort de Napoléon III, il se jetait à genoux
devant le cercueil de l'empereur, en sanglotant et en
demandant pardon?
« La résistance à outrance, demande Henri Martin, (i )
était-elle possible ? L'opinion presque générale l'a nié ;
pourtant, quand on étudie certains écrits de nos ennemis,
quand on reconnaît, d'après leurs aveux, à quel point
leurs corps d'armée fondaient à mesure qu'ils s'enfon-
çaient dans l'intérieur de la France, quand on se rappelle
les sjTuptômes de lassitude signalés dans leurs rangs, on
est ressaisi d'un doute poignant : on en vient à ne plus
rejeter comme chimérique la pensée que la France
aurait pu, si elle avait voulu. S'il y avait impossibilité,
elle était moins matérielle que morale. »
Mollet-le-Duc insiste aussi sur la part de responsa-
bilité qui incombe à la nation française. « C'est nous
qui avons déclaré la guerre, ou, si vous l'aimez mieux,
le gouvernement que nous avions choisi et soutenu par
des plébiscites, l'a déclarée. Nous le désavouons, nous
prétendons séparer la nation de ce gouvernement qu'elle
s'était donné ; cela est puéril. »
Quant à nos chefs : « Ils ont fait ce qu'ils pouvaient
(I) Tome VII, page 338.
162
APRES LA LUTTE
faire ; on ne saurait blâmer les gens de ne pas posséder
le génie, et un génie seul, à défaut de l'âme affaissée de
la nation, pouvait rendre vie à ce corps tombant en
ambeaux sous le coup de nos désastres. » (i)
L'histoire de cette guerre a été écrite principalement
par les chefs responsables de nos défaites. Avec ime
regrettable mauvaise foi, pour s'excuser, ils ont cherché
à rejeter leurs fautes sur le compte de leurs ennemis
politiques. L'histoire proteste contre ces témoignages
haineux et mensongers. Yinoy, par exemple, a lancé
contre les "gardes nationaux des accusations auxquelles
le second siège de Paris a infligé un éclatant démenti :
« De coupables exemples de lâcheté, écrit-il, sont
donnés surtout par des hommes appartenant aux
bataillons de Belleville et autres quartiers excentriques
et populeux. » (2) Cependant, pour ménager l'amour-
propre des gens riches de sa connaissance, il ajoute
aussitôt que « leurs bataillons ont montré devant
l'ennemi une attitude réellement solide, faisant honneur
par leur conduite à leur position sociale, et prouvant
que le vrai courage se développe dans les milieux où
régnent l'ordre et la régularité ».
Ce jugement partial est réfuté par Ducrot lui-
même : (3)
« On peut dire qu'à Paris toutes les classes, riches
ou pauvres, tous les âges, jeunes ou vieux, rivalisèrent
(i) Semblables aux Grecs de la décadence, nos généraux n'ont
conservé de supériorité que dans l'art d'écrire. Leurs proclama-
tions étaient admirables; leurs plans de campagne l'étaient moins.
(a) Est-ce un crime de ne pas habiter un palais entouré de
jardins au centre de Paris ?
(3) III, 217.
i63
le premier siège de Paris
d'ardeur, de dévouement. Chacun mettant de côté ses
affections et ses espérances, ne songea qu'au pays
menacé. Cet élan a été réel, vivace... et si nos gouver-
nants n'avaient pas péché autant par maladresse poli-
tique que par incapacité militaire, on aurait pu mieux
utiliser ce dévouement, cette ardeur à servir au bien
public. »
Selon C. Farcy, (i) ce qui a rendu la continuation de
la guerre difficile, ce fut bien plus l'absence de patrio-
tisme chez le plus grand nombre des citoyens et le
souci des intérêts matériels que la destruction des
moyens de résistance. « Croit-on, dit-il, que l'Espagne
avait des ressources suffisantes pour battre Napoléon?
Elle n'a point cherché à le battre, elle l'a usé. Est-ce
que Juarès était un grand homme de guerre? Quelles
ressources avait-il, quand il était poursviivi de ville en
ville jusqu'aux confins du Mexique? Il a duré, et cela
suffît. L'insurrection polonaise de i863 n'a jamais
compté So.ooo combattants. Elle a coûté 80.000 hommes
à la Russie... L'armée allemande était absolument
épuisée. L'Allemagne avait fourni tout ou presque tout
ce qu'elle pouvait donner. Plus de laS.ooo soldats
étaient restés sur le champ de bataille ou gémissaient
dans les hôpitaux. Il ne fallait pour sauver la France,
en imposant une effroyable consommation d'hommes à
l'ennemi, il ne fallait qu'un peu de patriotisme et beau-
coup de résignation. Souhaitons que nos fils sachent
retrouver la vigueur perdue, et que la France républi-
caine efface un jour, en chassant l'étranger de nos
(1) Histoire de la guerre de iSyo-iSyj.
164
APRES LA LUTTE
provinces, la tache de boue dont nous avons sali son
histoire. »
Gardons-nous cependant de généraliser le blâme et
de l'exagérer. Dans un livre sérieusement documenté,
M. Henri Genevois arrive à une conclusion moins
décourageante. Pour lui, « nos qualités nationales ont
été éclipsées un instant par les fautes des classes diri-
geantes et par l'abdication du pays entre les mains
d'un pouvoir néfaste, mais la lutte contre l'étranger
révèle, au contraire, dans notre race, des ressources
intarissables d'endurance, d'entrain, d'énergie, de fluide
vital ».
Et c'est chez nos ennemis qu'il va chercher des témoi-
gnages dont l'impartialité ne peut être suspectée :
M. de Mollke est le premier des témoins, celui dont
la déposition est capitale dans cette cause... Le
21 septembre, il écrit à son frère : « Je nourris le
secret espoir de tuer des lièvres à Creisau vers la fin
d'octobre. » — Or, dès ce mois d'octobre, l'étonnement
et la déception commencent à se manifester dans ses
lettres : « 11 faut reconnaître la force d'endurance et
l'obstination de ces Français. C'est qu'ils ne peuvent
pas admettre qu'ils soient vaincus. » Et après la chute
de Metz : « Voilà encore iSo.ooo Français à emmener
en captivité et la puissante place de Metz en notre
pouvoir. Depuis la captivité de Babylone, le monde n'a
rien vu de pareil. Il nous faut une armée pour surveiller
nos 3oo.ooo prisonniers. La France n'a plus de soldats.
Et malgré tout, il faut attendre encore pour voir si ces
i65
le premier siège de Paris
Parisiens enfiévrés renonceront à cette résistance sans
issue. »
La même surprise se manifeste dans l'Historique du
grand état-major prussien : « Après que l'ennemi eut
réussi, avec une étonnante promptitude, à mettre de
nouvelles troupes en campagne sur la Loire, les divi-
sions de cavalerie allemande ne suffisaient plus à
couvrir efficacement les derrières de l'armée d'investis-
sement de Paris. » (i)
Et plus loin : « Grâce à une volonté de fer servie par
cette omnipotence presque sans limites qu'il conserva
jusqu'à la fin de la guerre, Gambetta, l'infatigable
Ministre, parvenait à mettre en campagne contre les
Allemands une masse de 600.000 hommes, avec
1.400 bouches à feu. » (2)
Colmar von der Goltz, (3) militaire de haute valeur,
nous apporte aussi un précieux témoignage :
L'on disait : « Pour les Français, l'issue de la première
bataille est décisive; s'ils la perdent, la guerre est finie. »
« On aurait tout supposé à ce peuple plutôt que la téna-
cité et la persévérance dans une lutte malheureuse.
Un autre disait que Paris capitulerait, si on lui coupait
seulement pendant huit jours l'arrivage du lait frais
du matin... Eh bien! nous n'avons ni les qualités ni
les moyens que possèdent les Français pour improviser
des armées. Nous serions encore bien moins en état
de réparer, comme ils l'ont fait, une première défaite
en opérant rapidement une levée en masse. »
(i) II, page a53.
(a) Page 384.
(3) Gambetta et ses armées, page 358.
166
APRES LA LUTTE
a A cinq ou six reprises, depuis trente-cinq ans, écrit
M. H. Genevois, la guerre a été à la merci d'une parole.
Qu'est-ce donc qui nous a protégés, si ce n'est le souve-
nir d'une lutte qui dura cinq mois après Sedan et trois
mois après Metz... En sauvant notre honneur, nous
avons par surcroît gagné notre sécurité... Nous avons
succombé non par l'affaiblissement des qualités de la
race, mais par l'impéritie du commandement. »
VioUet-le-Duc s'est demandé si une armée allemande,
ayant à soutenir un long siège, se fût mieux conduite que
la nôtre. Il est permis d'en douter. « Des gens qui ne
voient dans les temps de paix qu'une occasion d'exercer
en grand l'espionnage chez leurs voisins, et dans la
guerre qu'un moyen de s'enrichir, ces gens-là n'entendent
é\'idemment pas l'honneur comme nous l'entendons. »
Je sais bien que les voleurs sont très fiers de levu-s
larcins et les meurtriers de leurs crimes. Nous ne sommes
pas jaloux de cette gloire, estimant qu'il vaut mieux être
volés que larrons et victimes que bourreaux.
Nous ferons aussi cette constatation consolante :
Depuis l'abbé de Saint-Pierre jusqu'à Nicolas II, en pas-
sant par Rousseau, Kant, Lamartine, Victor Hugo et bien
d'autres esprits qui ne sont pas tout à fait négligeables,
les doctrines pacifistes n'ont pas ralenti un instant leur
marche invincible, bientôt triomphale. Les idées de jus-
tice et d'humanité ne mourront pas. Elles ont enthou-
siasmé Gambetta, Jules Simon, Taine, Renan, Leconte
de Lisle, Sully-Prudhomme... Elles animaient les coeurs
généreux des étudiants français, lorsqu'ils envoyèrent
167
le premier siège de Paris
naïvemetit à leurs frères arriérés d'Allemagne ces belles
paroles, que nous sommes prêts "à prononcer encore :
« De guerre nous n'en voulons pas ; proclamons bien
haut ce que la raison nous crie : que la guerre est
le recul de la civilisation, la source des misères des
peuples, que le champ de bataille est le terrain où
grandit le despotisme. » (i)
Certes l'éducation de la démocratie ne se fera pas en
un jour ; elle se fera poui'tant. Peu à peu la notion des
droits et des devoirs internationaux pénétrera partout,
même en Allemagne, et avec elle le sentiment profond
et doux de la fraternité des peuples. Ceux-là seuls se
moquent de nos espoirs qui regrettent la honte et les
profits de la servitude.
« La France, disait Viollet-le-Duc, n'a pas à chercher
un sauveur ; les sauveurs coûtent trop cher ; et quand,
en ces derniers temps, j'entendais de bonnes gens
éperdus demander un « homme », j'en rougissais de
honte. Que chacun se décide à être l'homme nécessaire
à lui-même et à ses voisins, dans la mesure de son
intelligence et de ses forces, et nous n'aurons plus à
chercher chaque matin cet homme providentiel qui doit
penser, agir pour nous, entre les mains duquel nous
remettons notre honneur, notre bien, et que nous
brisons dès que la fortune l'abandonne; comme ces
sauvages qui battent leur fétiche, si les vœux qu'ils lui
adressent ne sont pas exaucés. »
« La nation doit se relever elle-même, écrit aussi
de Freycinet, (2) si elle veut posséder un jour une armée
(i) Nous n'oublions pas cependant qu'il y a des guerres saintes.
(2) La Guerre en Province.
168
APRES LA LUTTE
capable de la défendre et de lui rendre le rang qui lui
a été assigné dans le monde... Deux réformes s'impo-
sent immédiatement : celle de l'institution militaire et
celle de l'instruction populaire. C'est en instruisant les
citoyens qu'on préparera de bons soldats. L'instruction
doit être à la base et au sommet de notre armée. Qu'on
ne l'oublie pas, c'est par le savoir plus encore que par
le nombre que nous avons été vaincus.
« Si certaines qualités morales qui sont l'âme des
armées, comme la bravoure, l'entrain, l'enthousiasme,
semblent en quelque sorte spontanées chez le soldat
français, d'autres, non moins utiles à la guerre, la
patience, l'esprit de sacrifice, la constance, se lient
d'une manière évidente à l'éducation.
a Aujourd'hui encore, la vie du soldat est de nature
à amoindrir sa valeur morale. Retenu deux années au
régiment, employant à des manœuvres fastidieuses
quatre à cinq fois le temps qu'il faudrait, il passe une
grande partie de ses journées dans l'oisiveté; il fréquente
le cabaret, il perd le respect de l'autorité, le sentiment
du devoir, l'esprit de sacrifice.
« Entré au régiment ignorant et honnête, il en sort
trop souvent, aussi ignorant, mais corrompu.
« Il faut rétablir au plus tôt dans nos armées la loi du
travail. Il faut remettre en honneur ce grand principe,
que le savoir fait la dignité et la force du commandement.
Il faut que désormais l'avancement soit accordé non au
plus protégé ou au plus âgé, mais au plus digne. L'exa-
men ou le concours doit devenir la base de l'avancement
jusqu'aux grades supérieurs. » (i)
(i) De Freycinet.
109 guerre. — 10
le premier siège de Paris
Peut-être est-il permis de rêver et d'espérer qu'une ère
de progrès s'ouvrira, permettant à tous les peuples de
s'associer à leur gré et de décider librement de leurs
destinées, sans qu'il soit besoin pour cela de verser le
sang.
Au lendemain de nos désastres, l'honnête Laprade,
enfiévré par un patriotisme très respectable, emboucha
la trompette héroïque et se mit à exhaler en beaux vers
ses fureurs de mouton enragé. Peut-être forçait-il un
peu la note, lorsqu'il se laissait aller à des sentiments
d'une férocité abominable, comme dans les vers sui-
vants :
Redevenons barbares,
Egoïstes, jaloux... abjurons la pitié.
Fermons aux opprimés, fermons nos cœurs avares,
De tous les malheureux méprisons l'amitié.
Restons seuls, cultivant la haine à toute outrance.
Je hais le Teuton fourbe et le fourbe Romain,
Revenons, revenons à la vertu barbare.
Que notre Muse chante, une hache à la main !
Et sous la terre humide, à la chaleur du sang,
Mes os tressailliront abreuvés de vengeance.
Le temps avait, il est vrai, déjà fait son œuvre,
lorsque j'écrivis en réponse à Laprade les vers suivants :
A LA TERRE DE FRANCE
O France toujours jeune, ô terre liospitalière,
Les peuples à l'envi célèbrent ta beauté;
Tous les nobles esprits qui cherchent la clarté.
Tournent les yeux vers toi, radieuse lumière.
170
APRES LA LUTTE
Démontrant l'unité de tout le genre humain
Accourez, accourez, foules cosmopolites;
Oubliez les leçons des maîtres hypocrites,
Qui du glaive sauvage ont armé votre main !
Terre de la pitié, douce terre de France,
Nous t'aimons, nous ferons respecter ton honneur,
Mais les rêves de sang nous remplissent d'horreur,
Et nous ne hurlons plus de vains cris de vengeance.
Même dans son courroux la France reste humaine.
Elle ignore l'envie et son amer poison ;
L'amour est dans son cœur comme dans sa raison,
Rivale généreuse, elle ignore la haine.
Peuple libre, bientôt triomphant et robuste,
Domptant les vieux instincts brutaux et scélérats,
Tes ennemis vaincus, tu leur pardonneras,
Celui qui sait sa force a souci d'être juste.
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guerre. — lo.
TABLE DE CE CAHIER
PAGES
une famille de républicains fouriéristes i
les Milliet 3
IX. — la guerre de France 5
et le premier siège
de Paris 7
1870-1871 9
Note. — Il faut lire ce cahier comme un véritable
journal du siège de Paris ii
I. — 1870. — GUERRE DE FRANCE l3
Débuts de la guerre. — Niederbronn. — Buzancy . —
Sedan. — Le 4 Septembre.
II. — 1870. — l'investissement 39
Abandon des positions extérieures. — La défense. —
Le Génie auxiliaire. — Viollet-le-Duc, Delbrouck.
— Gbàtillon. — Le Bourget. — Le 3i Octobre.
III. — 1870. — LE CERCLE DE FER ^3
Incohérence du commandement. — 9 novembre,
victoire de Coulmiers. — 3o novembre, la sortie. —
Attaque d'Epinay. — Le plateau de Villiers. —
i" décembre, suspension d'armes. — 2 décembre,
Champigny. — L'armée de secours, 1" décembre,
Villepion. — 2 décembre, Loigny. — 4 décembre,
Patay. — Prise d'Orléans. — Retraite dans Paris.
175
troisième cahier de la treizième série
Annexe au chapitre III io5
IV. — 1870. — LE GÉNIE AUXILIAIRE IO7
Le plateau d'Avron. — Le Bourget. — La ferme de
Groslay.
V. — 187I. — DERNIERS COMBATS 121
Bombardement. — Illusions. — Buzenval. — Capi-
tulation.
VI. — l8;i. — APRÈS LA LUTTE l53
Lettres. — Opinions. — La part du blâme. — La
part de l'éloge. — Enseignements.
Table de ce cahier 1^5
Nous avons donné le bon à tirer après corrections
pour deux mille cent exemplaires de ce troisième
cahier et pour quatorze exemplaires sur whatman le
mardi 3 octobre igii.
Le gérant : Charles Péguy
Ce cahier a été composé et tiré par des ouvriers syndiqués
Julien Crëmieu, imprimeur, i3 et i5, rue Pierre-Uupont, Suresnes. — 6i«i
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AP Cahiers de la quinzaine
20
sér.l3 cmCULATE AS MONOGRAPH
no 1-3
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