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Full text of "Journal des économistes"

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University  of  Ottawa 


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i. 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 

REVUE 

DE  LA  SCIENCE  ÉCONOMIQUE 

ET   DE   LA   STATISTIQUE 


Z^    SÉRIE.    —    tt^    AMMÉE 


TOME   QUARANTE-CINQUIÈME 


24®  ANNÉE  DE  LA  FONDATION.  —  DE  JANVIER  A  MARS  1865 


'0^9* 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  GUILLAUMIN  ET  C'\  ÉDITEURS 

De  la  Collection  des  principaux  Économistes,  des  Économistes  et  Publicistes  contemporains 

de  la  Bibliothèque  des  sciences  morales  et  politiques,  du  Dictionnaire 

de  l'Économie  politique,  du  Dictionnaire  universel  du  Commorce  et  de  la  I\avi{>ation,  etc. 

RUE   RICHELIEU,    14 

186S 


m 

3 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 


INTRODUCTIOr» 

A  LA  VINGT-QUATRIEME  ANNÉE 


Dans  la  simple  et  rapide  énumération  que  nous  voulons  faire  ici 
des  principaux  événements  qui  ont  intéressé  l'économie  politique 
durant  l'année  d864,  notre  premier  et  triste  devoir  est  de  rappe- 
ler d'abord  l'accident  funeste  qui  en  a  signalé  la  fin.  La  mort  si 
soudaine  de  notre  ami,  M.  Guillaumin,  fondateur  et  directeur  de  ce 
journal,  est  une  date  qui  marque  dans  l'histoire  économique  de 
cette  année  et  qu'on  n'oubliera  pas  de  longtemps.  Les  hommages 
rendus  plus  loin  (1)  à  la  mémoire  de  M.  Guillaumin  montreront  la 
grandeur  des  services  qu'il  a  rendus  à  l'économie  politique  et 
toute  l'étendue  de  la  perte  que  nous  avons  faite.  Nous  devons 
nous  borner  ici,  en  inaugurant  une  nouvelle  année,  à  donner 
l'assurance  que  l'œuvre  dont  le  succès  s'était  sans  cesse  affermi 
entre  ses  mains  ne  recevra  par  sa  mort  ni  interruption  ni  dimi- 
nution. M.  Guillaumin  nous  l'a  laissée  assez  forte,  assez  prospère, 
pour  qu'elle  n'ait  plus  qu'à  s'accroître ,  au  milieu  de  circonstances 
beaucoup  plus  favorables  que  celles  qui  avaient  marqué  ses  débuts. 

(1)  Voir  une  Notice  nécrologique  sur  M.  Guillaumin. 
2*  SÉRIE.  T.  XLV.  —  45  janvier  186n.  4 


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A 


3 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 

INTRODUCTIOri 

A  LA  VINGT-QUATRIEME  ANNÉE 


Dans  la  simple  et  rapide  énumération  que  nous  voulons  faire  ici 
des  principaux  événements  qui  ont  intéressé  l'économie  politique 
durant  l'année  1864,  notre  premier  et  triste  devoir  est  de  rappe- 
ler d'abord  l'accident  iuneste  qui  en  a  signalé  la  fin.  La  mort  si 
soudaine  de  notre  ami,  M.  Guillaumin,  fondateur  et  directeur  de  ce 
journal,  est  une  date  qui  marque  dans  l'histoire  économique  de 
cette  année  et  qu'on  n'oubliera  pas  de  longtemps.  Les  hommages 
rendus  plus  loin  (1)  à  la  mémoire  de  M.  Guillaumin  montreront  la 
grandeur  des  services  qu'il  a  rendus  à  l'économie  politique  et 
toute  l'étendue  de  la  perte  que  nous  avons  faite.  Nous  devons 
nous  borner  ici,  en  inaugurant  une  nouvelle  année,  à  donner 
l'assurance  que  l'œuvre  dont  le  succès  s'était  sans  cesse  affermi 
entre  ses  mains  ne  recevra  par  sa  mort  ni  interruption  ni  dimi- 
nution. M.  Guillaumin  nous  l'a  laissée  assez  forte,  assez  prospère, 
pour  qu'elle  n'ait  plus  qu'à  s'accroître,  au  milieu  de  circonstances 
beaucoup  plus  favorables  que  celles  qui  avaient  marqué  ses  débuts. 

(1)  Voir  une  Notice  nécrologique  sur  M.  Guillaumin. 
2'  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  janvier  1865.  i 


6  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

L'année  1864  a  vu  se  répandre  d'une  façon  notable  l'enseigne- 
ment de  la  science  économi({ue  reléguée  jusqu'à  présent  dans 
les  livres  et  dans  ce  recueil.  L'enseignement  libre  ou  officiel,  ce 
puissant  véhicule,  presque  indispensable  au  succès  d'une  science, 
est  désormais  assuré  à  l'économie  politique,  au  grand  avantage  de 
notre  pays.  Ce  sera  là  une  des  conquêtes  les  plus  caractéristiques 
de  l'année  qui  vient  de  s'écouler,  et  pour  nous  une  des  garanties 
d'avenir  les  mieux  assurées. 

Les  succès  dans  la  pratique  ne  peuvent  qu'aider  aussi  aux  progrès 
de  la  théorie.  Les  traités  de  commerce  en  vigueur  ont  réussi  au  delà 
de  toutes  les  prévisions.  De  nouveaux  traités,  sans  parler  des  con- 
ventions postales,  sont  venus  faciliter  les  échanges  et  les  commu- 
nications de  peuple  à  peuple.  Ce  sont  autant  de  pas  faits  vers  le 
moment  où  la  liberté  du  commerce  sera  de  droit  commun  et  où  un 
petit  nombre  d'articles  seulement  resteront  grevés  par  des  impôts 
qui  n'auront  plus  rien  de  protecteur.  Il  ne  faut  rien  négliger  pour 
hâter  ce  moment. 

Les  réformes,  et  surtout  les  projets  de  réforme  dans  le  sens  libéral 
qu'indique  l'économie  politique,  ne  laissent  pas  défigurer  en  nombre 
assez  considérable  au  bilan  de  l'année  1864.  La  loi  qui  autorise  les 
coalitions  d'ouvriers  est  une  satisfaction  donnée  à  la  liberté  et  à  la 
justice  que  nous  avions  réclamée  plus  d'une  fois.  Nous  n'avons  pas 
cessé  d'ailleurs  d'émettre  et  de  motiver  le  vœu  que  les  ouvriers  qui 
depuis  quelque  temps  se  laissent  aller  trop  facilement  à  former  des 
coalitions  usent  avec  beaucoup  de  sagesse  et  le  plus  rarement 
possible  de  cette  faculté  périlleuse.  Gomment  ne  pas  mettre  aussi 
au  compte  des  espérances  du  progrès  les  nouvelles  associations 
ouvrières,  animées  en  général  d'un  esprit  vraiment  libéral  et  qui  se 
distinguent  par  là  de  beaucoup  de  celles  qui  s'étaient  fondées  en 
1848?  Elles  ne  demandent  plus  à  l'État  que  la  liberté  nécessaire 
pour  se  former  et  pour  exister.  Une  révision  de  la  législation  qui 
régit  les  sociétés  commerciales  dans  un  sens  qui  permettrait  aux 
petits  capitaux  de  s'associer  est  le  vœu  que  nous  formons  pour  ces 
associations  dont  l'existence  est  liée  à  d'importantes  questions  de 
notre  temps. 

L'année  a  été  très-féconde  en  enquêtes.  Toutes,  nous  l'espérons 
bien,  porteront  leurs  fruits.  11  y  a  eu  l'enquête  de  l'enseignement 
professionnel.  Elle  prouve  de  quelle  nécessité  est  un  enseignement 
s'adressant  aux  classes  industrielles;  elle  n'a  pas  encore  résolu  les 


INTRODUCTION  A  LA  VINGT-QUATRIÈMK  ANNÉE.  7 

problèmes  très-délicats  qui  s'y  rattaclient.  C'est  une  question  qui  ne 
saurait  être  résolue  en  effet  en  un  jour,  mais  dont  on  devra  s'occu- 
per avec  zèle,  car  nulle  n'est  plus  urgente.  Il  faut  avant  tout  tâcher 
de  la  bien  poser.  D'autres  questions  peuvent  en  revanche  recevoir 
une  solution  immédiate  et  complète.  Qui  ne  met  au  premier  rang 
de  celles-là  la  (juestion  du  taux  de  Fintérêt  qui  a  donné  lieu  à 
une  enquête  devant  le  conseil  d'Etat?  Elle  se  présente,  disons-le, 
avec  une  maturité  qui  supprime  toute  incertitude.  Ce  que  la  théorie 
avait  si  bien  compris  depuis  près  d'un  siècle  a  reçu  de  la  pratique 
et  du  témoignage  môme  des  hommes  d'affaires  une  confirmatioi. 
éclatante.  Écartés  des  classes  commerçantes  et  des  populations 
éclairées,  les  préjugés  en  faveur  du  taux  légal  contre  ce  qu'on 
nomme  l'usure  se  sont  réfugiés  au  fond  de  quelques  campagnes , 
dernier  et  ordinaire  retranchement  des  idées  arriérées  de  toute 
nature.  On  aurait  tort,  selon  nous,  de  s'y  arrêter,  de  même  qu'on 
aurait  eu  tort  d'en  tenir  compte  lorsqu'il  s'est  agi  de  supprimer 
l'échelle  mobile,  laquelle  avait  aussi  dans  la  population  rurale 
ses  croyants ,  convaincus  que  la  facilité  laissée  au  blé  de  sortir, 
c'était  immanquablement  la  disette.  Autant  en  dirons-nous  de  l'en- 
quête sur  le  courtage  privilégié.  Là  aussi  la  question  se  présente 
avec  toutes  les  conditions  de  maturité  désirables. 

On  a  béni  la  réforme  qui  a  modifié  profondément  l'institution  si 
justement  impopulaire  de  l'inscription  maritime.  Tous  les  gens  de 
sens  que  n'aveugle  aucun  parti  pris  applaudiront  de  même  à  la  ré- 
forme libéraledu  régime  auquel, sous  pré  texte  de  protection, est  restée 
soumise  la  marine  marchande.  Ce  sera  là  une  des  plus  difficiles, 
mais  non  une  des  moins  fécondes  conquêtes  de  la  liberté  du  com- 
merce; pour  notre  compte,  nous  sommes  heureux  qu'elle  soit  due 
à  une  résolution  émanée  du  conseil  supérieur  du  commerce.  L'assi- 
milation des  pavillons  adoptée  en  principe,  l'entrée  des  construc- 
tions étrangères  permise,  les  droits  différentiels  disparaissant,  ce 
sont  là  des  perspectives  prochaines,  nous  le  croyons,  qui  forment 
le  nécessaire  complément  des  autres  réformes  commerciales. 

Il  est  une  autre  liberté  économique  à  laquelle  nous  espérions 
que  cette  année  apporterait  ce  qui  lui  manque  encore,  c'est  la 
liberté  de  la  boulangerie.  Nous  avo.^is  éprouvé  quelque  peine  à  la 
voir  elle-même  contestée  de  nouveau  dans  un  document  récent  par 
M.  le  Préfet  de  la  Seine.  Heureusement  ces  récriminations  ne  Tem- 
pêcheront  point  de  s'établir  et  de  se  compléter.  Au  lieu  de  révo- 


8  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

quer  en  doute  refficacité  de  la  liberté  du  commerce  pour  subvenir 
aux  larges  approvisionnements,  il  eût  mieux  valu  aussi  se  souvenir 
que  l'abolition  de  l'échelle  mobile  nous  avait  épargné  une  crise  re- 
doutable de  subsistances.  Le  gouvernement  est  trop  engagé  au- 
jourd'hui pour  reculer  devant  de  fantastiques  appréhensions  mille 
fois  évoquées,  mille  fois  démenties. 

Aucune  année  n'a  plus  entendu  parler,  sous  forme  de  livres,  de 
brochures,  de  discussions  aux  chambres  et  dans  les  académies, 
enfin  d'articles  de  revues  et  de  journaux,  des  questions  relatives 
au  crédit  et  aux  banques  que  l'année  qui  vient  de  finir.  La  part 
que  le  Journal  des  Economistes  a  faite  à  ces  controverses  est  une 
preuve  que  nous  les  croyons  utiles  et  opportunes.  Il  est  bon  que 
l'éducation  du  pays  se  fasse  sur  ces  matières  naguère  si  étran- 
gères au  public.  Il  est  bon  qu'elle  se  fasse  dans  toutes  les  classes 
et  à  tous  les  points  de  vue,  par  la  théorie  comme  par  l'expé- 
rience. L'enquête  officielle  sur  la  question  des  banques,  demandée 
par  un  certain  nombre  de  commerçants,  réclamée  par  la  Banque 
de  France  elle-même  mise  en  demeure  de  s'expliquer,  consentie 
enfin  par  le  Gouvernement,  atteste  toute  l'opportunité  de  la  ques- 
tion qui  a  tenu  une  des  principales  places  cette  année  1864  dans 
notre  recueil. 

En  ne  sortant  pas  du  point  de  vue  économique,  l'année  qui  com- 
mence reçoit  donc  de  celle  qui  se  termine  tout  un  héritage  de  ques- 
tions à  résoudre.  Nous  serons  fidèles  à  notre  habitude  de  tenir  nos 
lecteurs  au  courant  de  ce  mouvement  qui  s'opère  chaque  année, 
chaque  mois,  chaque  semaine,  dans  les  esprits  et  dans  les  faits,  en 
proportionnant  l'étendue  comme  le  nombre  des  études  sur  chacune 
des  questions  à  leur  importance  actuelle.  Le  Journal  des  Économistes 
est  sans  doute  et  il  restera  un  recueil  scientifique  d'un  caractère  gé- 
■  néral  et  pour  ainsi  dire  cosmopolite.  Rien  de  ce  qui  touche  les  pro- 
blèmes les  plus  élevés  de  la  théorie  ne  peut  lui  demeurer  étranger. 
Mais  notre  temps  qui  va  vite  aux  applications  lui  im^pose  le  devoir 
de  traiter  les  questions  vivantes.  Il  fera  à  la  pratique,  d'autant  plus 
que  celle-ci  tend  à  se  rapprocher  de  la  théorie,  c'est-à-dire  de  la 
vérité,  une  part  qui  ne  peut  que  grandir.  En  agissant  ainsi,  il  reste 
conforme  à  sa  ligne  et  ne  peut  qu'accroître  encore  le  nombre  des 
suffrages  qui  lui  sont  acquis  dans  le  grand  public  ainsi  que  dans 

le  inonde  savant. 

Henri  BAUDRILLART. 


L'tGONOMIE  POLITIQUE  ET  L'HISTOIRE. 


f 


DE  LA 


NÉCESSITÉ   DE   L'ÉCONOMIE   POLITIQUE 

POUR  L'HISTOIRE  (i) 


Messieurs, 

La  science  que  cet  enseignement  a  pour  but  de  propager  offre 
deux  sortes  de  rapports ,  les  uns  avec  la  société  sur  laquelle  elle 
agit,  les  autres  avec  les  diverses  sciences  qui  ont  également  l'hu- 
manité pour  objet.  Les  rapports  de  l'économie  politique  avec  les  né- 
cessités de  notre  époque  n'ont  plus  besoin  d'être  démontrés.  A  nulle 
autre,  les  questions  de  travail  n'ont  joué  un  si  grand  rôle.  Jamais  les 
problèmes  que  soulève  la  condition  des  classes  ouvrières  n'ont  été 
autant  discutées.  Jamais  les  mots  de  crédit,  de  banques,  n'ont  été 
prononcés  si  souvent.  Il  s'y  rattache  toute  une  littérature  d'une 
extraordinaire  fécondité.  Se  passionner  pour  ces  questions  comme 
on  »e  passionnait  au  xvii®  siècle  pour  les  questions  théologiques ,  et 
auxviii^  pour  les  controverses  philosophiques  et  littéraires,  tel  est 
le  caractère  de  notre  temps.  Ses  chimères  elles-mêmes ,  car  tout 
siècle  en  a,  ont  pris  cette  couleur.  Les  utopies  socialistes  sont  le 
roman  d'un  siècle  positif.  C'est  le  rêve  de  la  parfaite  égalité  et  de 
l'absolu  bonheur.  Heureusement  que  tout  n'est  pas  là  rêve  et  chi- 
mère. Le  perfectionnement  de  la  société  est  un  but  aussi  solide 
qu'élevé  auquel  s'applique  une  méthode  moins  vaine.  La  méthode 
expérimentale  dont  l'apparence  est  si  modeste  et  dont  les  résultats 
sont  si  merveilleux,  n'est  pas  toute  contenue  dans  la  poursuite  des 
vérités  de  l'ordre  physique.  Elle  embrasse  aussi  dans  ses  recherches 
le  monde  de  l'humanité.  Elle  y  fait  de  véritables  découvertes,  et  ces 
découvertes  se  traduisent  en  améliorations  et  en  réformes  profitables 

(l)  Discours  d'ouverture  au  Collège  de  France,  le  15  décembre  1864. 


10  •  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

à  la  masse  des  hommes.  C'est  par  là,  messieurs,  que  l'économie 
politique  se  recommande  à  ceux  qui  ont  assez  de  générosité  d'âme 
pour  ne  pas  oi)éir  à  la  seule  loi  de  l'égoïsme  et  pour  porter  quelque- 
intérêt  à  la  condition  de  leurs  semblables.  Aussi  je  ne  dirai  pas  seu- 
lement auxjeunes  gens  qui  commenceraient  à  suivre  ce  cours  :  «Vou- 
lez-vous être  administrateurs  ou  financiers  ,  l'étude  de  l'économie 
politique  vous  est  indispensable.  Elle  seule  vous  préservera  de  bien 
des  idés  fausses  et  vous  épargnera  plus  d'une  école.  Sans  elle  vous  ris- 
querez de  n'avoir  sur  le  crédit,  sur  l'impôt,  sur  tout  l'ensemble  de 
l'administration,  et  de  la  finance  que  les  préjugés  delà  routine,  pré- 
jugés  souvent  trompeurs,  quelque  orgueil  qu'ils  mettent  à  s'intituler 
la  pratique  et  à  traiter  la  théorie  du  haut  d'un  superbe  dédain.  »  Je  ne 
dirai  pas  seulement  à  ces  jeunes  gens  :  «Élevez-vous  plus  haut  votre 
ambition?  Voulez-vous  devenir  législateurs  ?  Comment,  sans  l'étude 
préalable  de  l'économie  politique,  pourrez-vous  mettre  la  main  à 
des  lois  qui  se  rapportent  à  l'industrie,  au  commerce,  à  l'associa- 
tion des  capitaux,  aux  relations  des  patrons  et  des  ouvriers,  à  une 
foule  d'autres  sujets  essentiellement  économiques?»  Non,  je  ne  me 
bornerai  pas  à  leur  tenir  ce  langage  dont  la  vérité  éclate  davantage 
de  jour  en  jour  et  finira  par  s'imposer  aux  plus  retardataires;  je  leur 
dirai  :  «Voulez-vous  être  des  hommes  de  votre  temps?  Voulez-vous 
comprendre  quelque  chose  aux  grands  mouvements  de  la  société? 
Étudiez  l'économie  politique.  Si  vous  êtes  désireux  d'aller  au  delà 
de  la  simple  intelligence,  si  vous  sympathisez  avec  cette  élévation 
lente  et  imparfaite  sans  doute ,  mais  réelle  et  continue  des  masses 
sortant  de  plus  en  plus  de  l'abrutissement  et  de  la  misère,  si  vous 
vous  êtes  promis  de  combattre  par  les  moyens  dont  vous  disposez 
la  part  beaucoup  trop  grande  de  mal  et  d'ignorance  qui  subsiste,  si 
vous  avez  à  cœur  d'être  un  auxiliaire  utile  de  cette  grande  époque 
qui  s'est  donné  pour  tâche  de  faire  de  la  justice  et  de  la  charité 
sociale  des  réalités  vivantes,  demandez  vos  inspirations  à  l'éco- 
nomie politique;  sa  lumière  n'éclaire  pas  seulement,  elle  échauffe; 
au  fond  de  ses  calculs  il  y  a  de  l'âme;  ses  procédés  sont  scientifi- 
ques, son  but  est  Immain.  Elle  est  le  guide  de  la  vraie  démocratie, 
de  cette  démocratie  qui  élève  tout  le  monde  sans  abaisser  per- 
sonne. »  Voilà,  messieurs,  ce  que  je  dirai  à  cette  jeunesse,  bien  sûr 
d'être  compris  d'elle  encore  mieux  que  si  je  ne  faisais  appel,  pour 
l'engager  à  étudier  une  science  devenue  nécessaire,  qu'à  des  cal- 
culs d'intérêt  personnel. 


L'ÊCONOMIK  POLITIQUE   KT  L'HISTOIRE.  11 

Si  les  rapports  (Je  l'(5ConoiTiic  poIlLuiue  avec  la  société  laborieuse 
du  XIX®  siècle  peuvent  se  passer  d'une  démonstration  nouvelle ,  il 
n'en  est  pas  de  même  des  relations  qu'elle  présente  avec  les  autres 
sciences  qui  ont  aussi  pour  but  l'étude  de  la  société ,  et  dont  la  na- 
ture humaine  est  pour  ainsi  dire  le  tronc  commun.  Ces  rapports 
encore  trop  méconnus  veulent  être  sans  cesse  mis  en  lumière.  C'est 
ainsi  que  je  me  suis  bien  des  fois  appliqué  à  montrer  à  cet  auditoire 
quels  rapports  unissent  l'économie  politique  et  la  morale,  le  juste 
et  l'utile,  et  ([ue  j'ai  pris  soin  de  rattacher  dans  une  série  spéciale 
de  leçons  les  principales  idées  fondamentales  de  Téconomie  poli- 
tique, travail,  propriété,  capital ,  crédit,  à  des  principes  ou  à  des 
vertus  qui  théoriquement  et  pratiquement  font  dériver  ces  idées 
et  les  faits  qui  s'y  rapportent,  d'une  source  éminemment  morale. 
Ainsi  se  trouve  réfutée  et  convaincue  d'erreur  radicale  l'accusation 
banale  de  matérialisme  intentée  à  l'économie  politique.  Ainsi  la  ri- 
chesse reprend  sa  vraie  place  et  son  vrai  rang,  non  pas  comme  une 
grossière  idole  que  la  cupidité  adore  à  genoux,  mais  comme  une  créa- 
tion du  travail  humain  digne  de  nos  respects.  C'est  grâce  à  cette 
richesse  produite  que  se  répand  ce  degré  d'aisance  inséparable 
d'une  certaine  dignité  et  d'une  certaine  moralité,  et  si  nécessaire 
pour  donner  à  la  société  la  somme  de  loisir  sans  laquelle  il  ne 
saurait  y  avoir  de  civilisation.  Ce  que  j'ai  essayé  de  faire  pour  la 
morale  avec  détail  et  développement,  je  voudrais  le  tenter  au- 
jourd'hui d'une  manière  très-rapide  pour  une  autre  branche  des 
sciences  qui  étudient  l'humanité.  Peut-être  un  autre  jour  nous 
demanderons-nous  de  quelle  utilité  est  l'histoire  pour  l'économie 
politique.  Aujourd'hui,  nous  rechercherons  de  quelle  utilité,  de 
quelle  nécessité  même  est  l'économie  politique  pour  l'intelligence 
de  l'histoire.  Je  voudrais  que  cette  leçon  d'ouverture  consacrée, 
selon  l'usage,  à  un  point  présentant  une  grande  généralité  scienti- 
lique,  servît  à  établir  que,  sans  une  juste  part  faite  à  l'élément 
économique ,  l'histoire  demeure  incomplète  et  mutilée,  et  que 
l'erreur  des  appréciations  historiques  relativement  aux  phénomè- 
nes et  aux  événements  de  cet  ordre  joint  à  l'inconvénient  déjà 
bien  grave  de  fausser  le  jugement  sur  le  passé  le  danger  plus  grand 
encore  de  mettre  le  présent  dans  une  voie  funeste.  Ainsi  Féco- 
nomie  politique  agrandit  la  sphère  de  l'histoire ,  élargit  ses  hori- 
zons, rectifie  ses  vues,  et  achève ,  en  l'égalant  à  l'étendue  même 
de  l'expérience,  d'en  faire  la  véritable  école  du  genre  humain. 


12  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Ce  qu'une  telle  recherche  présente  d'intérêt  général  et  durable  ne 
saurait  manquer  de  vous  frapper.  Ce  qu'elle  peut  avoir  d'opportu- 
nité vous  apparaîtra  mieux,  sans  doute,  tout  à  l'heure. 

J'ignore  ce  que  notre  siècle  pense  sur  les  grands  problèmes  de  la 
métaphysique;  est-il  spiritualiste  ou  ne  l'est-il  pas?  Le  sait-il  bien 
lui-même?  Mais  quelle  que  soit  l'opinion  qu'il  professe  sur  l'ori- 
gine des  choses  et  sur  la  distinction  des  substances,  un  fait  est  cer- 
tain, c'est  qu'il  y  a  dans  les  sociétés  comme  dans  les  individus  une 
partie  matérielle  et  une  partie  morale  réagissant  l'une  sur  l'autre  , 
et  qu'un  historien  qui  omettrait  la  partie  matérielle  serait  tout 
aussi  peu  dans  son  droit  qu'un  philosophe  qui  omettrait  entière- 
ment le  corps.  Il  y  a  des  faits  que  l'on  peut  considérer  comme  for- 
mant la  base,  la  charpente  solide,  les  conditions  vitales  de  la  société. 
Tel  est  le  travail^  sans  lequel  la  société  ne  subsisterait  pas.  Tel  est 
l'échange  que  font  entre  eux  les  hommes  des  produits  de  leur  acti- 
vité. Tels  sont  en  un  mot  les  intérêts  qui  obéissent  à  des  lois  perma- 
nentes, qui  sont  soumis  à  un  ordre  naturel  comme  le  monde  physi- 
que lui-même,  mais  qui  reçoivent  des  temps  et  des  lieux  des  formes 
particulières.  L'économiste  qui  se  charge  de  faire  en  quelque 
sorte  l'anatomie  et  la  physiologie  des  sociétés,  a  sans  cesse  les 
yeux  fixés  sur  ces  faits,  l'homme  d'État  leur  accorde  une  grande 
place,et  l'historien  ne  nous  dirait  rien  ou  à  peu  près  rien  de  l'or- 
ganisation de  la  propriété,  de  la  constitution  du  travail,  de  l'in- 
dustrie, du  commerce,  du  système  monétaire,  des  colonies,  des 
secours  publics ,  des  finances  ,  et  du  rapport  de  toutes  ces  choses 
avec  la  politique  générale  !  Rencontrant  un  fait  comme  l'esclavage 
antique  aussi  intimement  mêlé  à  la  société  tout  entière,  il  ne  s'a- 
percevra pas  qu'il  est  en  présence  d'une  de  ces  causes  fondamen- 
tales auxquelles  tient  la  destinée  des  empires  !  Luttes  acharnées  des 
patriciens  et  des  plébéiens,  atroces  jacqueries  du  xvi^  siècle,  jour- 
nées sanglantes  de  juin  1848  à  Paris ,  guerres  sociales  qui  avez  de 
tout  temps  déchiré  le  sein  des  nations,  vous  racontera-t-il  sans  tenir 
compte  des  causes  économiques  qui  ont  armé  le  bras  des  combat- 
tants? Les  lois  qui  statuent  sur  la  famille,  sur  l'héritage,  sur  la  po- 
pulation ,  sur  le  luxe,  sur  1  émigration  ,  ne  trouveront-elles  en  lui 
qu'un  rapporteur  inattentif  et  jamais  un  juge?  Se  condamnera-t-il 
à  l'aridité  fastidieuse,  disons-le  à  l'obscurité ,  quelque  clairs  que 
puissent  être  en  eux-mêmes  les  termes  qu'il  emploie,  d'un  témoin 


LÉCONOMIK  POLITIQUE   KT  L'HISTUIRK.  13 

qui  ne  peut  pas  ne  pas  parler  de  certains  faits  parce  (ju  il  les  a  sous 
les  yeux ,  et  qui  ne  peut  pas  en  bien  parler,  parce  qu'il  est  inca- 
pable de  les  apprécier  avec  compétence  ?  Se  bornera-t-il  enfin , 
ayant  à  nous  faire  coivnaître  à  ce  point  de  vue  le  rôle  et  l'œuvre 
d'un  prince,  à  nous  dire,  avec  une  laconique  j^ravité,  de  l'un,  qu'il 
donna  une  vive  imjmhiou  aux  travaux  publics,  de  l'autre,  qu'il  en- 
Gouragea  les  manufactures,  de  celui-ci,  qu'il  fil  fleurir  l'agriculture 
ou  le  commerce,  toutes  expressions  d'un  sens  équivoque,  que 
l'histoire  peut  prodiguer  sans  qu'il  lui  en  coûte  de  grands  efforts  de 
sagacité ,  et  dont  le  vague  est  tel  que  le  lecteur  ne  sait  jamais  bien 
ce  qu'elles  veulent  dire,  pai*  la  trop  décisive  raison  que  l'historien 
lui-même  ne  le  sait  pas? 

L'histoire  chez  les  anciens  à  pu  se  permettre  cette  dédaigneuse 
hauteur  et  cette  inattention  superficielle  à  l'égard  des  faits  écono- 
miques. L'antiquité  méprisait  le  travail,  elle  méprisait  la  richesse, 
née  trop  souvent  de  la  conquête  ou  d'inégalités  injustes,  et  employée 
à  d'indignes  usages  par  ses  possesseurs  corrompus.  L'antiquité  était 
convaincue  que  tout  dans  le  monde  économique  se  fait  à  coup  de 
décrets  et  de  lois/  Dans  les  relations  des  citoyens  elle  ne  reconnais- 
sait qu'une  cause  motrice  et  qu'un  maître,  l'État;  qu'une  science 
souveraine,  la  politique.  D'ailleurs  la  vie  privée  s'effaçait  devant  la 
vie  politique,  le  foyer  domestique  devant  le  forum,  l'homme  devant 
le  citoyen.  On  ne  saurait  demander  à  ses  historiens  de  juger  la  so- 
ciété autrement  qu'elle  ne  se  jugeait  elle-même.  Anecdotique,  mili- 
taire, oratoire,  morale,  politique,  voilà  l'histoire  telle  que  l'écrivent 
tour  à  tour  Hérodote,  Xénophon,  Thucydide,  Tite-Live,  Tacite.  Pour 
eux  l'histoire  n'est  qu'un  drame.  Les  grands  événements  intérieurs 
et  extérieurs,  les  grands  hommes,  les  grandes  actions,  et  pour  ce 
qui  regarde  les  peuples  quelques  grands  traits  de  mœurs,  telle  est 
à  leurs  yeux  la  trame  historique  tout  entière.  Nos  poètes  n'auront 
qu'à  les  traduire  en  beaux  vers  pour  en  tirer  des  tragédies  souvent 
admirables,  moins  belles  pourtant  dans  leur  art  savant  que  les  pa- 
thétiques récits  auxquelles  elles  sont  empruntées.  Incomparables 
peintres  de  caractères,  moralistes  politiques  qui  ont  connu  l'homme 
et  les  hommes,  mais  qui  ne  songent  même  pas,  si  ce  n'est  fort 
accessoirement,  à  jeter  un  regard  sur  les  ressorts  qui  t'ont  mouvoir 
la  société,  voilà  les  historiens  de  l'antiquité.  De  là  l'absence  de  tout 
détail  sur  l'administration,  sur  les  sources  du  revenu  public  et  du 


14  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

revenu  privé,  ou  du  moins  des  détails  clair-semés.,  et  cela  d'autant 
plus  que  l'historien  auquel  nous  nous  adressons  tient  un  rang  plus 
élevé  par  la  profondeur  morale  et  par  l'éloquence. 

Les  conditions  de  l'histoire  se  sont  compliquées  pour  les  mo- 
dernes, comme  s'est  compliquée  leur  existence  elle-même.  Nous 
demandons  à  l'historien  de  nous  rendre  le  tableau  complet  de 
tout  ce  qui  entre  dans  la  société.  Nous  lui  imposons  pour  idéal 
moins  peut-être  la  perfection  que  l'universalité,  qui  rend  la  per- 
fection si  difficile  !  Moins  sont  nombreux  en  effet  les  éléments  que 
l'artiste  doit  mettre  en  jeu,  plus  l'art,  inséparable  d'une  certaine 
unité,  devient  possible.  C'est  une  des  raisons  les  plus  fortes  qui  font 
que  nos  historiens,  en  regard  des  historiens  de  l'antiquité,  sont  plus 
savants,  plus  généralisateurs,  plus  philosophes  et  moins  artistes. 
Ils  ont  moins  de  souffle  et  moins  d'aisance,  non  sans  doute  parce 
qu'ils  ont  moins  de  génie,  mais  parce  que  le  poids  qu'ils  traînent  est 
plus  lourd.  Ils  semblent  perdre  en  émotion,  en  grandeur,  trop 
souvent  en  moralité,  ce  qu'ils  gagnent  en  impartialité,  en  étendue, 
en  puissance  et  en  hauteur  d'abstraction.  C'est  une  insoutenable 
prétention  que  d'affirmer  que  notre  siècle  a  en  quelque  sorte  créé 
l'histoire,  parce  qu'il  prend  un  soin  tout  particulier  de  remonter 
aux  sources  et  de  tout  discuter  au  lieu  de  tout  admettre.  Ce  qu'il  a 
non  pas  créé,  mais  perfectionné,  c'est  la  critique  historique.  Cette 
critique  historique  qui  fait  sa  gloire  lui  impose  elle-même  la  loi 
d'introduire  les  phénomènes,  les  événements,  les  institutions  éco- 
nomiques, partie  intégrante  de  l'histoire  qui  en  explique  souvent 
les  mouvements  et  le  jeu. 

Il  y  a  à  cela  une  autre  raison Mécisive.  Qu'on  attribue  ce  grand 
résultat  à  l'influence  exercée  par  l'invasion  des  Barbares  qui  appor- 
tèrent un  nouvel  élément  à  la  vieille  civilisation  ou  à  l'action  exercée 
par  le  christianisme,  ou  aux  autres  causes  qui  ont  modifié  lentement 
la  société,  la  valeur  attribuée  à  l'individu  est  un  fait  moderne.  Nos 
lois  consacrent  au  profit  de  tous  le  respect  de  la  personne  humaine. 
Aux  droits  sociaux  sont  venus  de  nos  jours  se  joindre  les  droits  poli- 
tiques. Ce  sentiment  de  la  valeur  individuelle,  n'essayez  pas  de  le 
nier.  C'est  lui  qui  a  gagné  nos  dernières  batailles.  Il  anime  jusqu'aux 
derniers  de  nos  soldats.  Yoilà  pourquoi  il  n'est  plus  permis  de  se 
servir  de  cette  expression  de  vile  multitude.  Une  telle  qualification 
serait  une  injure  pour  la  société  tout  entière.  S'il  y  a  une  lie  plus 
à  plaindre  (|u'à  mépriser,  s'il  y  a  des  bas-fonds  aujourd'hui  réservés 


L'ÉCONOMIE  roLITlQUK  ET  L'HISTOIRE.  15 

à  la  barbarie  dans  lesquels  nous  devons  nous  elïbrcer  de  l'aire  péné- 
trer la  lumière,  ce  n'est  pas  là  ({u'il  faut  chercher  le  portrait  lidèle 
de  cette  masse  de  laquelle  il  ne  s'est  jamais  dégagé  une  plus  grande 
quantité  d'efforts  et  de  travail,  dans  les  villes  comme  dans  les  cam- 
pagnes, de  cette  masse  arrivée  à  la  propriété  chez  un  peuple  qui 
compte  vingt  milliers  de  paysans  propriétaires  et  ({ui  s'en  ouvre 
chaque  jour  l'accès  par  l'épargne.  Or  je  dis,  messieurs,  que  cette 
intervention  de  la  masse,  que  cette  élévation  de  son  niveau,  que 
cette  préoccupation  qu'elle  a  d'elle-même  est  encore  un  motif  et 
des  plus  puissants  pour  que  la  condition  économique  des  so- 
ciétés trouve  sa  place  dans  ce  vaste  tableau  de  l'histoire  mo- 
derne. Quel  rôle  joue  la  masse  dans  les  historiens  de  l'antiquité?  A 
peu  près  le  même  que  le  chœur  dans  les  tragédies  d'Eschyle  et  de 
Sophocle.  C'est  un  personnage  accessoire  dont  la  présence  se  révèle 
par  quelques  gémissements,  tout  au  plus  par  quelques  mots  d'éloge 
et  surtout  de  blâme,  quand  les  principaux  personnages  se  conduisent 
trop  mal.  Chez  les  historiens  anciens  la  masse  fait  aussi  quelques 
apparitions  sur  la  scène.  Elle  s'agite  dans  les  séditions.  Elle  menace 
et  quelquefois  ébranle  la  stabilité  de  l'État.  Elle  fait  même  de  temps 
à  autre  une  révolution,  puis  elle  rentre  dans  ses  foyers.  L'historien 
cesse  de  l'y  suivre,  de  telle  sorte  qu'on  dirait  qu'elle  n'a  que  de 
grandes  aventures  et  pas  d'histoire,  quelques  grands  jours  suivis 
d'une  multitude  de  petits  jours  qui  ne  comptent  pas.  Aujourd'hui, 
messieurs,  il  n'en  va  plus  ainsi.  Le  chœur  se  mêle  à  l'action.  La 
masse  fait  partie  essentielle  de  la  pièce.  Elle  entend  que  ce  soit  à  la 
fois  pour  elle  que  la  pièce  se  joue  et  elle  qui  la  joue.  Ce  change- 
ment aurait  dû  frapper  davantage  nos  historiens.  A  leur  défaut, 
bénissons  Vauban,  Boisguillebert,  ces  courageux  statisticiens,  ces 
précurseurs  des  économistes,  qui  nous  ont  décrit,  comme  le  voya- 
geur Arthur  Young  devait  le  faire  plus  tard,  la  situation  misérable 
des  classes  rurales  et  des  catégories  de  Français  qui  vivaient  ou 
plutôt,  hélas  f  qui  ne  pouvaient  vivre  de  leur  travail.  Sans  eux, 
nous  n'aurions  guère  sur  le  xyh^  siècle  que  des  apologies  sans  ré- 
serve et  que  des  pamphlets  sans  autorité.  La  gloire  immense  des 
lettres  et  des  armes  envelopperait  comme  un  linceuil  brillant  les 
misères  de  la  France  silencieuse,  et  la  moralité  de  l'histoire  se  per- 
drait dans  son  éclat  t 

Je  résume  ces  réflexions.  Après  la  fondamentale  différence  que  le 
christianisme  a  mise  entre  le  monde  antique  et  le  monde  moderne, 


i6  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

c'est  par  l'économie  politique  qu'ils  diffèrent  le  plus.  Le  génie  in- 
définiment progressif  de  l'industrie  moderne  établit  entre  elles  un 
abîme,  de  même  que  le  travail  libre  devenu  la  base  de  la  société  au 
lieu  de  l'esclavage.  Le  citoyen  antique  est  un  soldat.  L'homme  mo- 
derne est  un  travailleur  :  grande  armée  libre  dont  nous  faisons  tous 
partie,  philosophes,  artistes,   industriels,  commerçants.  Qui  donc 
trouve  que  le  salariat  est  une  honte?  Nous  vivons  tous  de  salaires, 
et  c'est  là  notre  dignité  et  notre  honneur  î  Nous  vivons  de  salaires, 
parce  que  nous  ne  tendons  plus  la  main  à  l'aumône  de  l'État  ou  de 
riches  particuliers,  comme  les  démocraties  mendiantes  de  l'anti- 
quité. L'historien  est  donc  placé  en  présence  de  faits  nouveaux  et 
d'une  suprême  importance.  Quelle  est  cette  puissance  du  capital 
qui,  formé  par  de  successifs  accroissements,  est  avec  la  force  maté- 
rielle, si  connue  des  anciens,  et  avec  la  puissance  moderne  de  l'opi- 
nion, pour  ainsi  dire  un  des  trois  grands  pouvoirs  auxquels  le 
monde  obéit?  Quelle  est  cette  grande  invention  du  crédit?  Autrefois 
confiné  dans  quelques  opérations  restreintes  par  leur  portée  comme 
parleur  nombre,  il  change  les  déserts  en  villes  par  la  puissance  de 
l'association;  il  creuse  les  canaux,  il  construit  les  chemins  de  fer, 
il  sert  de  trait-d'union  entre  le  capital  et  le  travail,  il  s'alimente  des 
fruits  de  l'épargne,  comme  un  fleuve  qui  se  grossit  des  plus  faibles 
ruisseaux,  et  il  donne  à  la  richesse  morcelée  d'une  société  démocra- 
tique une  puissance  d'action  que  n'eut  jamais  la  richesse  concentrée 
entre  quelques  mains  privilégiées  dans  les  époques  antérieures.  On 
célèbre  tous  les  jours  les  découvertes  de  l'industrie,  qui  transforme 
le  monde  physique  soumis  à  l'empire  de  l'esprit  humain  :  l'eau,  le 
feu,  l'électricité,  devenus  les  esclaves  obéissants  de  la  volonté  de 
l'homme,  se  faisant  un  trône  de  cette  planète.  Ah  !  sans  doute,  c'est 
là  un  merveilleux  tableau,  c'est  une  scène  qui  s'agrandit  sans  cesse, 
c'est  une  succession  d'inventions  bien  faites  pour  nous  éblouir,  s'il 
n'y  avait  encore  au-dessus  d'elles  les  beautés  du  monde  moral.  A  la 
voix  du  travail  libre  et  des  sciences,  le  génie  industriel  enfante 
chaque  jour  de  nouveaux  prodiges,  et,  bien  que  nous  ne  fassions 
plus  des  dieux  de  nos  inventeurs;  sauf  comme  les  anciens  à  immo- 
biliser l'invention  reléguée  dans  l'Olympe,  on  dirait  qu'un  souffle 
divin  anime  nos  inventions.  Mais  cette  transformation  du  monde 
physique  est-elle  donc  tout?  Est-ce  que  la  vapeur  n'a  pas  plus  trans- 
formé encore  la  société  que  le  monde  extérieur?  Est-ce  que  la  consti- 
tution même  du  travail  n  en  a  pas  été  profondément  modifiée? 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE  ET  L'HISTOIRE.  17 

Que  (lire  au  point  de  vue  de  la  sociabilité  générale  du  commerce  ma- 
ritime secondé  par  la  voile  et  par  la  boussole,  avant  de  l'être  par  la 
vapeur?  Que  dire  aussi  du  commerce  de  terre,  servi  par  d'innombra- 
bles voies  de  communication  et  par  des  moyens  de  transport  d'une 
puissance  et  d'une  célérité  que  l'imagination  elle-même  n'eût  jamais 
osé  prévoir  ?  Eh  quoi  !  l'histoire  noterait  les  modifications  appor- 
tées dans  les  lois  par  tel  ou  tel  décret  du  pouvoir  souverain,  et  elle 
ne  noterait  pas  les  modifications  apportées  dans  les  mœurs,  dans  les 
intérêts,  dans  la  situation  récipro(|ue  des  classes,  par  les  dévelop- 
pements de  la  richesse  et  les  transformations  du  travail  1  Au  temps 
de  la  Ligue  hanséatique,  de  cette  immense  association  commerciale, . 
plus  puissante  que  des  royaumes,  et  dont  les  temps  modernes  pou- 
vaient seuls  concevoir  l'idée  et  assurer  la  réalisation,  la  femme 
d'un  puissant  monarque,  de  Philippe  le  Bel ,  faisait  son  entrée  à 
Bruges,  une  des  villes  que  les  nouvelles  fabriques  dues  à  l'influence 
de  la  fameuse  Ligue  avaient  le  plus  enrichies,  et  elle  s'écriait, 
frappée  d'étonnement  à  la  vue  de  la  magnificence  des  vêtements 
qui  paraient  les  femmes  de  cette  naissante  aristocratie  :  «  Je  pensais 
«  être  seule  reine,  et  j'en  trouve  ici  par  centaines!  »  N'était-ce  pas, 
messieurs,  l'importance  sociale  et  historique  de  l'industrie  pro- 
clamée par  une  bouche  royale  dès  le  xiy^  siècle? 

Outre  l'importance  directe  de  l'élément  économique  de  l'his- 
toire, de  cette  puissance  de  l'industrie  et  du  commerce  qui,  après 
avoir  fait  les  beaux  jours  de  Gênes  et  de  Venise,  a  élevé  succes- 
sivement au  premier  rang  l'Espagne,  la  Hollande,  l'Angleterre, 
comment  ne  remarquerai -je  pas,  messieurs,  l'influence  de  ces  faits 
sur  quelques-uns  des  plus  grands  événements  de  l'époque  moderne 
et  leur  mélange  souvent  inaperçu  avec  ces  mêmes  événements  ?  On 
est  étonné  de  reconnaître  que  tel  de  ces  événements,  sans  aucune  re- 
lation apparente  avec  l'économie  politique,  en  a  une  au  contraire 
tellement  essentielle,  que  la  méconnaître  c'est  encore  d'une  autre 
façon  mutiler  l'histoire  et  ôter  à  la  vertu  de  ses  enseignements.  Par 
exemple,  les  quatre-vingt  mille  hommes  qui  suivaient  à  la  pre- 
mière croisade  un  chef  marchant  en  sandales  et  ceint  d'une  corde, 
se  préoccupaient  peu,  je  n'en  doute  pas,  des  intérêts  de  l'industrie 
et  des  avantages  du  commerce.  Pour  les  uns,  un  saint  zèle,  pour  les 
autres,  le  pillage,  voilà  quels  mobiles  les  entraînaient  à  travers 
villes  et  villages,  à  travers  les  déserts  et  les  mers,  à  la  conquête  de 
la  Terre-Sainte.  Pourtant  on  ne  conteste  plus  la  grande  influence 
:2c  SÉRIE.  T.  XLV.  —  [^janvier  1865.  2 


18  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

économique  exercée  par  les  croisades,  ces  j^rands  évérjements,  qui 
mirent  en  contact  l'Orient  et  l'Occident.^  dotèrent  l'Europe  de  cul- 
tures nouvelles,  ouvrirent  à  son  commerce  de  précieux  débouchés, 
firent  créer  d'admirables  ports  de  mer,  amenèrent  la  répression  de 
la  piraterie  en  commun,  suscitèrent,  par  suite  de  l'accroissement 
des  transactions,  la  création  de  grandes  banques,  et  forcèrent  une 
partie  delà  noblesse  française,  endettée  par  la  ^^uerre,  à  laisser 
aux  mains  des  bourgeois  ses  terres,  qu'elle  avait  engagées  pour 
obtenir  de  l'argent.  Tant  tout  semble  prédestiné  à  servir  à  l'élé- 
vation du  Tiers-État!  Tant  tout  tournait  en  sa  faveur,  même  ce 
qui  paraissait  devoir  être  pour  lui  une  cause  de  ruine  ! 

En  revanche,  le  côté  économique  de  l'afiranchissement  des  com- 
munes n'est-il  pas  visible  ?  Vous  n'avez  pas  besoin  que  je  m'y  appesan- 
tisse? N'est-il  pas  curieux  que  lesconteniporains  eux-mêmes  en  aient 
eu  plus  clairement  conscience  que  tels  écrivains  rapprochés  de  nous? 
Cet  événement  qui  déjà  presque  semble  porter  en  ses  flancs  quel- 
ques-unes des  libérales  pensées  que  la  Révolution  française  devait 
élever  à  leur  plus  haut  degré  de  généralité  et  de  puissance,  cause 
de  l'humeur  à  quelques  témoins  intéressés  dans  la  question; 
un  chroniqueur  du  xii«  siècle,  l'abbé  Guibert,  trouve  môme 
la  chose  de  tout  point  mauvaise.  Ses  paroles  sont  précieuses 
à  recueillir  au  point  de  vue  qui  nous  occupe;  en  voici  la  tra- 
duction :  «  Voici,  dit-il,  ce  qu'on  entend  aujourd'hui  par  ce  mot 
nouveau  et  détestable  de  communes;  les  gens  taillables  ne  paient 
plus  qu'une  fois  l'an  la  rente  à  leurs  seigneurs;  s'ils  commet- 
tent quelque  délit,  ils  en  sont  quittes  pour  une  amende  légale- 
ment fixée,  et  quant  aux  levées  d'argent  qu'on  a  coutume  d'in- 
fliger aux  serfs ,  ils  en  sont  exempts.  »  C'est-à-dire  qu'il  y  avait 
déjà  des  vestiges  de  liberté,  de  droit,  un  peu  de  légalité  à  la 
place  du  pur  arbitraire,  et,  chose  abominable,  que  des  gens 
qui  ne  devaient  pas  l'impôt,  étaient  exempts  de  le  payer.  Ne  nous 
hâtons  pas  de  taxer  de  sottise  le  vieil  auteur.  Son  coup  d'œil  est 
plus  pénétrant  qu'il  n'en  a  l'air;  les  franchises  économiques  qu'il 
déplore  en  amèneront  d'autres;  car  toutes  les  libertés  s'appellent, 
pour  la  consolation  d'un  monde  où  toutes  les  servitudes  s'enchaî- 
nent !  On  a  dit  magnifiquement  :  «Le  genre  humain  avait  perdu  ses 
titres  ;  Montesquieu  les  lui  a  rendus.  »  Non ,  Montesquieu ,  si  grand 
qu'il  soit,  ne  peut  mériter  un  éloge  qui  n'appartient  à  aucun 
homme.  Ce  n'est  pas  Montesquieu  qui  a  rendu  ses  titres  au  genre  hu- 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUK   KT  L'HISTOIRE.  19 

main,  c'est  le  travail.  Voilà  le  vrai  berceau  de  la  liberté  moderne  ! 
Nos  historiens  ne  pouvaient  méconnaître  entièrement  la  portée 
économique  de  la  découverte  de  l'Amériffue.  Combien  de  lacunes 
pourtant,  et  aussi  que  d'erreurs  dans  leurs  appréciations!  Quel 
manque  d'exactitude  et  de  précision  à  si^^ialer  la  masse  des  métaux 
précieux  jetés  dans  la  circulation  par  la  découverte  des  mines,  et  ce 
qui  est  plus  grave  au  pointde  vue  de  l'histoire  générale,  combien  ils 
tiennent  peu  de  compte  des  conséquences  si  profondes  qui  en  résul- 
tèrent pour  la  société  !  Quand  les  voyez-vous  se  demander  pourquoi 
les  prix  s'élevèrent  alors  si  sensiblement ,  et  pourquoi  néanmoins 
ils  ne  s'élevèrent  pas  proportionnellement  à  la  quantité  du  immé- 
raire  importé?  Où  expliquent-ils  que  les  progrès  de  l'industrie  et  du 
commerce  servant  de  débouchés  aux  métaux  qui  affluaient  com- 
pensèrent, du  moins  jusqu'à  un  certain  point,  l'augmentation  de 
l'offre  par  l'accroissement  de  la  demande?  Pourtant  l'élévation 
des  prix  dans  l'espace  d'un  siècle  fut  énorme.  Je  demande  que  les 
historiens  nous  fassent  connaître  l'effet  exercé  sur  les  différentes 
classes  par  suite  de  cette  élévation,  s'il  est  vrai,  comme  on  n'en 
peut  douter,  qu'il  ait  été  très-considérable.  Nous  en  avons  la  preuve 
écrite  dans  des  témoignages  qui  datent  de  l'époque  même.  Les  pro- 
priétaires fonciers  qui  appartenaient  à  la  classe  nobiliaire  y  perdi- 
rent tout  le  montant  de  la  dépréciation  monétaire  effectuée  pendant 
la  durée  des  longs  baux,  et  les  fermiers  gagnèrent  en  proportion. 
L'industrie  gagna  beaucoup  de  son  côté  à  cette  facilité  de  circula- 
tion qui  venait  avec  un  à-propos  providentiel  combler  les  vides  du 
numéraire;  car  l'argent  et  l'or  manquaient  au  monde;  ils  étaient 
insuffisants  pour  les  transactions  qui  se  faisaient;  qu'aurait-ce  donc 
été  pour  la  masse  de  celles  qui  allaient  se  développer  dans  le  monde 
entier?  Le  commerce  eut  la  ressource  d'élever  ses  prix  de  vente  en 
raison  de  la  dépréciation,  peut-être  un  peu  au-dessus.  Les  hommes 
qui  spéculent  sur  les  valeurs  monétaires  trouvèrent  là  l'occasion 
de  bénéfices  considérables.  Les  ouvriers,  dont  les  salaires  ne  sui- 
vaient qu'à  pas  lents  l'augmentation  des  prix ,  eurent  beaucoup  à 
pâtir.  Ce  fut  aussi  le  sort  des  rentiers.  Les  grands  et  les  petits  furent 
donc  les  plus  éprouvés.  Les  couches  élevées  du  Tiers-État  montèrent 
encore.  Tout  cela,  je  vous  prie,  n'a-t-il  pas  une  réelle  portée  histo- 
rique? Qu'on  n'exagère  pas  notre  pensée.  Nos  ne  demandons  point 
qu'on  efface  devant  les  considérations  économiques  le  côté  drama- 
tique et  moral  de  l'histoire.  Mais  puisqu'on  prétend  aujourd'hui , 


20  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

et  cette  prétention  a  été  sur  bien  des  points  glorieusement  justiliée, 
nous  donner  l'histoire  civile  des  nations,  leur  histoire  intérieure , 
qu'on  nous  la  donne  donc  exacte  et  qu'on  nous  la  rende  tout 
entière  f 

Je  ne  veux  pas  vous  fatiguer  par  une  éniunération  trop  complète 
des  événements  de  l'histoire  moderne  auxquels  l'économie  politique 
paraît  étrangère  et  ne  l'est  pas  en  réalité.  Comment  ne  pas  citer 
pourtant  encore  un  ou  deux  exemples  ?  Qu'y  a-t-il  au  premier 
abord  dans  ce  grand  événement  non-seulement  religieux,  mais  poli- 
tique, la  réforme  protestante  au  xvi''  siècle,  qu'y  a-t-il  là  qui  semble 
même  offrir  quelque  rapport  éloigné  avec  les  considérations  éco- 
nomiques ?  Comment  ne  pas  reconnaître  pourtant  que  cet  événe- 
ment politique  et  religieux  a  eu  aussi  son  contre-coup ,  non  pas 
faible  et  petit,  mais  très-puissant  au  contraire,  sur  la  production  et 
sur  la  répartition  des  richesses  dans  les  pays  où  il  s'est  manifesté  ?  Il 
faut  reconnaître,  à  quelque  point  de  vue  théologique  que  l'on  se 
place,  que  l'esprit  de  travail  et  d'industrie  y  trouva  son  compte. 
Aujourd'hui  encore  n'est-ce  pas  un  fait  que  la  supériorité  économique 
appartient  aux  états  protestants?  A  ne  prendre  cet  événement  que  par 
ses  aspects  saisissants,  matériels,  sans  rechercher  l'influence  exer- 
cée ultérieurement  par  l'esprit  môme  du  protestantisme  sur  les 
populations,  on  peut  dire  que  l'élément  économique  s'y  mêle 
presque  dès  le  début.  Lorsque  les  princes  allemands  sécularisèrent 
les  biens  du  clergé  et  firent  vendre  les  biens  des  communautés, 
n'en  résulta-t-il  pas  la  suppression  du  régime  funeste  de  la  main- 
morte? En  Angleterre,  où  le  clergé  possédait  les  sept  dixièmes  de  la 
propriété  foncière,  les  mêmes  effets  ne  devaient-ils  pas  se  produire? 
La  suppression  de  beaucoup  de  jours  fériés,  l'intérêt  de  l'argent  que 
proscrivait  encore  l'Église,  autorisé,  (remarque  qui  passe  inaperçue 
des  historiens ,  et  dont  néanmoins  la  portée  est  grande) ,  furent  de 
puissants  encouragements  ,  dans  les  pays  où  la  Réforme  pénétra  , 
pour  le  travail ,  pour  le  capital ,  pour  le  commerce.  Par  contre ,  la 
suppression  soudaine  des  couvents ,  en  licenciant  l'innombrable 
armée  de  la  misère  qui  vivait  d'aumônes  à  leurs  portes,  fit  prendre 
au  paupérisme  disséminé  dans  toutes  les  parties  du  pays,  une  face 
plus  hideuse  et  plus  redoutable.  N'apercevez-vous  pas  enfin ,  sans 
qu'il  soit  besoin  d'y  insister,  le  côté  économique  de  cette  terrible 
guerre  des  paysans  qui  commença  par  de  légitimes  griefs  contre 
la  constitution  vicieuse  et  oppressive  de  la  propriété  territoriale,  et 


L'I'XONOMIR  POLITIQUE  ET  L'HISTOIRE.  21 

qui  se  termina,  comme  il  arrive  trop  souvent,  par  l'utopie  et  les 
massacres? 

C'est  à  peine  enfin  si  j'ose  indiquer  la  révocation  derédit  de  Nantes, 
tant  ici  l'aspect  économi(iue  de  cette  déplorable  mesure  est  mani- 
feste! Qui  donc  conteste  aujourd'hui  que  ce  fut  là  un  double 
crime  contre  la  liberté  de  conscience  et  contre  les  intérêts  écono- 
miques les  plus  précieux  de  la  France  ?  Ce  fut  l'exil  du  capital  con- 
centré aux  mains  des  riches  protestants ,  et  allant  enrichir  de  nos 
dépouilles  l'Angleterre,  la  Flandre,  la  Suisse,  la  Prusse.  Ah!  c'est  là 
une  blessure  qui  saigne  encore  !  Combien  Colbert  avait  raison  d'en 
gémir  ! 

En  voilà  assez,  messieurs,  pour  faire  ressortir  et  toucher  du  doigt 
l'intérêt  qui  s'attache  à  l'élément  économique  de  l'histoire  moderne, 
et  pourtant  combien  de  faits  importants ,  à  ce  point  de  vue  ,  ai-je 
passés  sous  silence  I  Que  de  lumières  jetées  sur  les  transmigrations 
des  peuples  par  des  études  sur  la  population  ,  comme  celles  qu'on 
trouve  dans  le  célèbre  ouvrage  de  Malthus  !  Quel  intérêt  s'attache 
à  la  partie  économique  si  considérable  des  vœux  contenus  dans  les 
cahiers  des  États-généraux,  à  tant  de  plaintes  motivées   dès  le 
xiv*  siècle  sur  les  monopoles,  sur  les  privilèges  abusifs  des  corpo- 
rations ,  sur  les   corvées  !  Combien   n'est  pas  instructive  aussi, 
non-seulement  en  vue  d'un  ordre  spécial  de  faits,  mais  pour  l'his- 
toire générale  encore,  l'histoire  de  l'impôt,  dont  l'inégale  répar- 
tition mesure  l'excès  même  des  inégalités  sociales  dans  l'ancien 
régime,  dont  le  poids  accablant  en  proportion  de  la  misère  arrache 
de  vrais  cris  de  douleur  aux  gens  des  campagnes,  et  dont  le  libre 
consentement  par  la  nation  est  le  vœu  traditionnel  qui  se  maintient 
à  travers  toutes  les  oppressions  !  Ne  savez-vous  qu'il  s'exprime  par 
l'organe  même  de  nos  vieux  écrivains  les  plus  dévoués  à  la  royauté, 
tel  que  Philippe  de  Commines?  Combien  il  y  aurait  à  dire  enfin  du 
côté  économique  de  la  Révolution  française,  depuis  les  plans  de  ré- 
forme de  Turgot  jusqu'aux  plans  de  finances  de  Necker,  depuis  les 
assignats  jusqu'au  maximum  !  Que  serait-ce  de  l'histoire  contempo- 
raine ?  Combien  y  paraît  puissante  l'influence  de  l'économie  poli- 
tique! Robert  Peel  fait  proclamer  la  liberté  du  commerce.  Les  lois 
qui  protégeaient  les  céréales  indigènes  sont  abolies.  C'est  en  grande 
partie  la  perte  de  ses  privilèges  pour  l'aristocratie  britannique.  Les 
cadres  des  vieux  partis  politiques  sont  brisés.  La  démocratie  pénè- 


■22  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

tre  dans  le  gouvernement  de  l'Angleterre  !  Ne  sont-ce  pas  là  autant 
de  preuves  éclatantes  de  Timpossibilité  de  sacrifier  et  d'exclure,  ou 
môme  de  trop  subordonner  l'élément  économique  de  l'histoire? 

Il  me  reste  maintenant  à  remplir,  avec  une  brièveté  rendue  facile 
par  ce  que  je  viens  de  dire,  la  partie  la  plus  délicate  de  ma  tâche. 
J'ai  dit  que  l'histoire,  quand  elle  ne  tient  pas  suffisamment  compte 
des  enseignements  de  l'économie  politique ,  n'est  pas  seulement 
incomplète  et  mutilée ,  mais  qu'elle  risque  d'égarer  la  politique 
elle-même.  11  me  faut  citer  quelques  noms  propres,  de  très-grands 
noms.  Je  ne  leur  reprocherai  point  d'avoir  été  de  leur  temps.  Même 
quand  ils  auraient  pu  s'inspirer  de  vérités  déjà  acquises,  la  critique 
franche  sur  un  point  n'exclut  pas,  veuillez  vous  en  souvenir,  l'ad- 
miration sur  tous  les  autres. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  fasse  par  exemple  un  crime  à  Bossuet  de  n'a- 
voir pas  deviné  Adam  Smith  et  Turgot  !  Mais  lorsque  l'auteur  de  Y  His- 
toire universelle  fait  l'éloge  de  l'hérédité  professionnelle  des  métiers 
chez  les  Égyptiens,  lorsqu'il  déclare  que  c'est  le  moyen  de  porter  les 
arts  à  leur  perfection,  lorsqu'il  méconnaît  avec  la  liberté  du  tra- 
vail le  principe  fondamental  de  l'économie  politique,  la  source  de 
tous  les  progrès  en  même  temps  que  le  premier  des  droits  indivi- 
duels, lorsqu'il  ne  fait  pas  un  doute  que  le  souverain  puisse  déci- 
der à  son  gré  de  la  constitution  de  la  propriété,  n'avons-nous  pas  le 
droit  d'avertir  la  jeunesse  des  erreurs  d'un  beau  génie?  Que  sera-ce 
donc  si  elle  lit  en  même  temps  dans  des  historiens  plus  modernes, 
l'éloge  tout  au  long  des  règlements  les  plus  oppressifs  de  Colbert- 
Sans  doute  on  ne  risque  guère,  de  nos  jours,  de  rétrograder  jusqu'à 
Louis  XIV  et  jusquà  la  théocratie  égyptienne.  Mais  n'est-on  pas  ex- 
posé à  se  faire  des  idées  peu  justes  sur  le  travail  et  sur  l'Etat  ,  et  à 
charger  de  les  réaliser  des  républicjues  égalitaires  qui  n'ont  leur 
modèle  que  dans  les  régions  idéales  de  l'utopie  ? 

Et  l'imitateur  plein  de  charme  et  de  bonhomie  des  anciens,  V abeille 
de  Vhistoire,  l'excellent  Rollin,  ce  modèle  dans  l'art  de  bien  vivre,  de 
bien  enseigner  et  de  bien  écrire,  allons-nous  donc  le  traiter  comme 
un  fauteur  de  révolutions  sociales?  C'est  par  amour  delà  conservation 
qu'il  a  le  culte  du  passé,  même  républicain,  et  que  sa  douce  imagi- 
nation fait  une  place  presque  égale  aux  héros  du  paganisme  et  aux 
saints,  comme  dans  un  paisible  panthéon.  Le  communisme  lui 
paraît  pourtant  un  assez  l)eau  régime.  11  en  fait  l'éloiie.   C'est  à 


L'RGOJNOMIK  POLITIQUE  KT  L'HISTOIRE.  23 

Sparte,  dira-t-on,  qu'il  le  loue.  Soil;  mais  l'admiration  ne  peut- 
elle  mènera  l'imitation?  Demandez-le  à  Robespierre,  demandez-le 
surtout  à  Saint-Just.  Que  d'idyles  d'après  ranti(iuité  !  Où  donc  les 
avaient-ils  prises?  Condjien  de  rêves  innocents  sur  le  papier  servant 
de  prétexte  à  de  sanglants  apostolats  I  Vous  trouverez  dans  un  autre 
écrivain  moins  aimable  et  plus  profond  que  Rollin ,  dans  Mably, 
le  même  éloge,  beaucoup  moins  na'if,  du  communisme  grec.  Mably 
en  donne  la  théorie.  C'est  pour  lui  le  beau  idéal.  Il  a  lu  les  écono- 
mistes, mais  pour  les  réfuter.  Donnez  à  Mably  les  instincts  d'un 
conspirateur,  vous  aurez  Babeuf. 

Quedirai-je  de  ce  génie  perçant  et  supérieur,  moins  encore  historien 
que  philosophe  et  politique  à  propos  de  l'histoire,  de  Montesquieu? 
Combien  d'excellentes  vues,  môme  économiques,  dans  V Esprit  des 
lois!  Quel  sentiment  vif,  éloquent  de  la  civilisation  !  Quelle  ironie  et 
quelle  émotion  dans  sa  condamnation  de  l'esclavage!  Quelle  éner- 
gique ,  quelle  incisive  réclamation  en  faveur  de  réformes  civiles  du 
plus  grand  intérêt  pour  l'humanité  !  Mais  que  d'erreurs  aussi  !  Quel 
mélange  des  idées  antiques  et  des  idées  modernes  !  Que  d'appré- 
ciations fausses  au  sujet  de  la  propriété,  du  commerce,  du  travail, 
de  l'industrie  !  Ne  va-t-il  pas  jusqu'à  condamner  les  machines  et 
même  l'emploi  des  moulins  à  eau  comme  portant  atteinte  aux  inté- 
•rêts  du  travail? 

Voici  le  plus  brillant  de  tous ,  le  plus  judicieux  et  le  plus  sensé 
quand  la  passion  ne  l'aveugle  pas,  l'apôtre  septique  et  sincère  de 
l'humanité,  qui  se  pique  d'apporter  dans  l'histoire  une  critique  nou- 
velle, exempte  à  la  fois  des  lacunes  et  des  préjugés  des  anciens, 
critique  dont  V Essai  sur  les  mœurs ^  malgré  ses  défauts ,  est  en  effet 
un  très-imposant  monument,  voici  Voltaire.  Lui  aussi  a  des  pages 
bien  charmantes  et  bien  judicieuses  sur  l'économie  politique.  Ce  qui 
a  été  écrit  de  plus  vif  et  de  plus  étin celant  en  faveur  du  libre  com- 
merce des  grains  dans  l'intérieur  de  la  France,  l'a  été  par  lui.  Et 
lorsque  Turgot  est  au  pouvoir,  comiue  il  le  soutient  de  son  approba- 
tion passionnée!  N'est-ce  pas  à  l'économie  politique  elle-même  que 
s'applique  le  vers  par  lequel  il  peint  ce  ministre  réformateur  : 

Il  ne  cherche  le  vrai  que  pour  faire  le  bien. 

Pourquoi  faut-il  que  cet  esprit  si  lumineux,  si  enclin  à  toutes  les 
améliorations  commandées  par  la  justice  et  par  l'humanité,  n'ait 
pas  été  plus  tôt  en  rapport  avec  ce  Tur^^ol  (ju'il  aimait  tant?  Mais 


24  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Voltaire  n'avait  connu  l'économie  politique  que  par  les  élucubra- 
tions  profondes  sans  doute ,  créatrices  même  ,  mais  mêlées  d'er- 
reur, et  ce  qu'il  ne  pardonnait  pas,  alambiquées  et  obscures,  des 
physiocrates.  Mis  de  mauvaise  humeur  il  se  moqua ,  selon  sa  cou- 
tume ,  et  il  écrivit  VHomme  aux  quarante  écus ,  ce  spirituel  chef- 
d'œuvre  dans  lequel  il  se  donne  pendant  une  cinquantaine  de 
pages ,  le  plaisir  de  réfuter  des  opinions  dont  plus  de  la  moitié  ne 
fut  jamais  celle  des  adversaires  qu'il  combat.  Combien  de  fois  nous 
verrons  Voltaire ,  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV  et  ailleurs ,  se  rendre 
l'écho  de  ces  idées  superficielles  et  surannées  qui  empruntent  trop 
souvent  le  masque  du  bon  sens  avec  lequel  on  les  confond  ?  Est-ce 
qu'il  ne  loue  pas  à  tout  propos  les  dépenses  bonnes  ou  mauvaises , 
soit  des  particuliers  soit  des  gouvernements,  sous  ce  prétexte  qu'elles 
font  aller  le  commerce,  comme  s'il  n'y  avait  pas  de  distinction  à 
faire ,  au  point  de  vue  de  l'industrie  et  du  bien-être  des  peuples , 
entre  les  emplois  féconds  du  capital  et  la 'consommation  stérile, 
comme  si  c'était  la  même  chose  de  ménager  et  de  bien  employer  les 
ressources  privées  ou  publiques ,  que  d'absorber  en  travaux  fas- 
tueux ou  de  dévorer  en  quelques  heures  de  plaisir  l'épargne  lente- 
ment et  péniblement  accumulée  des  nations  !  Quelle  est  la  maxime 
économique  appliquée  par  Voltaire  dans  ses  appréciations  d'histo- 
rien comme  de  publiciste?  Celle-ci ,  à  savoir  qu'il  n'y  a  pas ,  et 
même  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  perte,  dès  lors  que  V argent  ne  sort 
pas  du  royaume.  Maxime  commode  en  vérité  !  Elle  met  les  gouver- 
nements bien  à  Taise  du  côté  des  travaux  publics  exagérés  !  Elle 
autorise  les  plus  fortes  guerres,  pourvu  que  le  pays  ait  la  consola- 
tion de  ne  s'adresser  qu'à  des  fournisseurs  nationaux  î  Voltaire  , 
dans  ses  histoires ,  croit  à  la  balance  du  commerce  en  argent ,  et 
professe  partout  cette  théorie  qu'un  peuple  ne  peut  prospérer 
commercialement  qu'en  écrasant  ses  voisins  :  Vieilles  idées  qui 
comptent  encore  aujourd'hui  des  survivants,  sans  qu'elles  puissent 
se  prévaloir  de  l'esprit  de  Voltaire  qui  lui-même  ne  les  excuse  pas  ! 

Faut-il  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  historiens  contemporains?  En 
reconnaissant  que  les  hommes  qui  marchent  aujourd'hui  à  la  tête 
de  l'histoire  et  qui  ont  poussé  si  loin  et  si  haut  l'histoire  politique 
se  sont  montrés  plus  riches  d'observations  pleines  de  sagacité  que 
leurs  prédécesseurs  sur  l'état  de  la  propriété  aux  différentes  épo- 
ques, sur  les  changements  économiques  qui  ont  marqué  particu- 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE  ET  L'HISTOIRE.  25 

lièreniciit  la  transformation  de  l'esclavage  en  servage  et  du  servage 
en  travail  libre,  sur  les  linances  publiques,  en  reconnaissant  de 
même  tout  ce  qu'ont  l'ait  et  ce  (|ue  font  chaque  jour  sous  nos 
yeux  de  nouveaux  arrivants  dans  cette  voie  nouvelle,  nepuis-je,  en 
proclamant  tous  les  progrès  comme  en  jouissant  de  tous  les  talents, 
poser  cette  simple  question  :  «  En  est-il  beaucoup  qui  ne  tombent 
souvent  encore  dans  le  vague  ou  dans  l'erreur  quand  les  faits  éco- 
nomiques sont  en  jeu,  qui  n'en  soient  encore  à  adopter  comme 
critérium  des  relations  internationales  cette  théorie  si  battue  en 
brèche  de  la  balance  du  commerce  qui  considère  comme  se  rui- 
nant tout  peuple  importateur  et  qui  voit  un  avantage  dans  un  con- 
stant excédant  en  numéraire?  En  est-il  beaucoup  qui  sachent  appré- 
cier, en  les  ramenant  à  leur  véritable  source,  les  effets  funestes 
causés  par  les  altérations  de  monnaie,  et  qui  parlant  des  institutions 
de  crédit,  si  tant  est  qu'ils  en  parlent,  montrent  qu'ils  connaissent 
la  nature  même  de  ce  puissant  et  délicat  instrument,  qu'ils  savent 
quelle  en  est  la  portée  et  quelles  en  sont  les  limites  ;  enlin  qui  se 
montrent  seulement  clairs  en  exposant  le  fameux  système  de  Law  ? 
Sont-ils  nombreux  ceux  qui,  en  présence  des  décrets  qui  encoura- 
gent la  population  par  des  primes  données  aux  pères  de  famille,  à 
peu  près  comme  cela  se  passe  pour  la  multiplication  du  bétail,  n'ap- 
plaudissent à  ces  mesures;  ceux  qui  n'approuvent  pas  les  ap- 
provisionnements, les  règlements  pour  empêcher  le  blé  de  sortir 
et  qui  n'ajoutent  même  quelque  foi  aux  accapareurs,  croyance 
qui  vaut  pourtant  dans  Tordre  économique  ce  que  valent  dans 
un  autre  ordre  les  revenants  et  les  sorcières?  Combien  de  môme 
en  trouverez-vous  qui  ne  commettent  de  graves  erreurs  à  propos 
du  régime  de  colonies  et  qui  n'en  soient  encore  à  commenter  en 
termes  louangeurs  le  pacte  colonial  sur  lequel  les  économistes 
ont  dit  il  y  a  un  siècle  la  vérité,  aujourd'hui  rendue  évidente  par 
l'expérience?  Combien  y  en  a-t-il  qui  sachent  apprécier  ces  taxes 
des  pauvres,  ces  systèmes  de  charité  légale  qui  augmentent  la  misère 
qu'ils  prétendent  soulager?  Combien  y  en  a-t-il  qui  ne  s'inspirent 
pas  dans  leurs  approbation  et  dans  leurs  blâmes  des  errements  du 
système  prohibitif  accepté  par  eux  comme  une  sorte  de  religion 
économique ,  sans  qu'ils  recherchent  même  ce  que  la  furie  des 
passions  patriotiques  a  mis  du  sien  dans  cette  conception  faite  pour 
souffler  l'esprit  de  guerre  dont  elle  est  en  grande  partie  née?  Le 
blocus  continental  n'a-t-il  pas  trouvé  lui-même  des   apologistes 


26  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

parmi  nos  historiens  qui  prétendaient  se  placer  au  point  de  vue  de 
l'intérêt  économique  de  la  France? 

Tel  a  été  trop  souvent,  Messieurs,  l'esprit  de  l'histoire.  Opposons- 
lui  l'esprit  de  l'économie  politique,  afin  qu'il  s'en  pénètre  et  qu'il  y 
trouve  son  correctif  et  son  complément  nécessaire  !  L'esprit  de 
Thistoire  est  volontiers  militaire.  L'esprit  de  l'économie  politique 
est  un  esprit  de  travail  et  de  paix.  Il  exclut  la  fausse  gloire  et  le 
goût  de  la  domination.   Il  met  l'industrie  bien  au-dessus  de  la 
guerre,  et  les  conquêtes  intérieures  sur  la  misère,  sur  le  vice  et  sur 
l'ignorance,  valent  mieux  à  ses  yeux  que  tous  les  agrandissements 
de  territoire.  L'esprit  de  l'histoire  donne  volontiers  la  préférence  à 
tout  ce  qui  brille ,  fût-ce  même  d'un  éclat  sinistre.  Sans  exclure  le 
culte  des  grands  hommes  et  celui  des  beaux-arts,  en  voyant  même 
dans  les  grandes  productions  du  génie  une  sorte  de  capital  intellec- 
tuel qui  ne  contribue  guère  moins  à  l'enrichissement  des  nations 
qu'à  leur  gloire  et  à  leur  éclat,  l'économie  politique  ne  veut  pas 
d'une  grandeur  à  laquelle  les  souffrances  des  masses  feraient  pié- 
destal, pas  plus  quelle  ne  veut  d'un  faste  qui  coûterait  trop  à  l'ai- 
sance de  ces  modestes  auxiliaires  dont  le  lot  quotidien  est  le  labeur 
matériel.  L'esprit  de  l'histoire  est  porté  vers  les  accroissements  du 
pouvoir  central,  et  trop  souvent  il  incline  à  faire  de  l'État  une  idole 
devant  laquelle  tout  s'abaisse.  L'esprit  de  l'économie  politique  cor- 
rige ce  penchant  excessif  pour  l'action  prépondérante  de  l'autorité 
par  la  revendication  du  droit  individuel.  C'est  à  l'individu  libre  et 
responsable  qu'elle  ramène  tout.  C'est  par  là  quelle  *ait  appel  à 
l'épargne,  source  d'affranchissement.  C'est  par  là  qu'elle  réfute  ces 
théories  qui  investissent  l'État  du  droit  d'organiser  le  travail  et  de 
répartir  la  richesse.  Enlin  l'esprit  de  l'histoire  s'exagère  volontiers 
l'hostilité  naturelle  des  nations.  Il  est  entraîné  à  voir  plus  ce  qui  les 
divise  que  ce  qui  les  rapproche.  L'esprit  de  l'économie  politique  est 
de  tout  point  opposé.  En  montrant  dans  le  travail,  perfectible  comme 
l'homme  lui-même,  la  source  indéfinie  des  biens  que  multiplie 
l'industrie  agricole  et  manufacturière,  elle  appelle  les  nations  à  dé- 
velopper en  commun  des  ressources  destinées  à  s'accroître  sans 
cesse.  Elle  leur  apprend  à  voir  les  unes  dans  les  autres  autant  de 
magasins  où  chacune  s'approvisionne,  autant  de  marchés  où  cha- 
cune trouve  à  écouler  ses  produits!  Elle  rend  enliii  son  vrai  sens  à 
la  iliversité  providentielle  des  climats  et  des  races,  des  sols  et  de^ 


L'ÉGONOMIK   POLITIOUR  ET  L'HISTOIRE.  27 

aptitudes.  Sans  vaine  utopie,  sans  sacrilitM*  rien  d'aucun  légitime 
intérêt  national,  la  IVatornité  peut  passer  des  théories  des  philo- 
sophes et  des  prescriptions  du  Christian isine  dans  les  applications 
de  la  prati(iue  :  fraternité  intéressée,  si  Ton  veut,  où  dans  l'avantage 
d'autrui  chacun  cherche  le  sien  propre.  Qu'iniporle  si  la  sympathie 
(jui  en  résulte  rem})Iace  des  anlipaLliies  sécuhiires,  et  si  moins  de 
sang  versé  inonde  le  sol  arrosé  des  sueurs  Iccondes  du  travail  ? 

Il  y  a  un  mot,  Messieurs,  par  le(|uel  nos  contemporains  expri- 
ment leur  pensée  et  leur  loi  sur  la  marche  générale  du  monde  et 
leurs  désirs  énergiques  sur  l'avenii'  meilleur  des  sociétés,  c'est  le 
mot  de  civilisation  ,  mot  puissant,  mol  magiijuef  II  agit  fortement 
sur  les  imaginations  contemporaines;  <|uelquefois  même  il  les  fas- 
cine, il  les  enivre.  Il  embrasse  une  vaste  étendue.  Il  comprend  le  bien- 
être  comme  les  lumières.  Il  renferme  les  droits  du  travail  connue  les 
hauteurs  de  la  pensée.  Il  s'étend  ii  toutes  les  classes  connue  à  tous 
les  peuples.  Nous  sonnnes  tous  les  soUhits  de  cette  grande  cause. 
N'est-ce  donc  pas,  selon  la  mesure  de  nos  forces,  travailler  dans 
te  sens  de  cette  civilisation  ii  hKjuelle  nous  nous  devons,  faibles  et 
forts,  riches  et  pauvres,  savants  et  ignorants,  ((ue  de  recommander 
le  rapprochement  et  l'alliance  de  ces  deux  choses  si  utiles,  si  na- 
turellement faites  pour  s'entendre,  et  dont  le  divorce  serait  à  la  fois 
une  aberration  de  res|)i'it  humain  et  une  calamité  publi(|ue,  — 
l'économie  politique  et  l'histoire? 

Henri  HAUDIULLAUÏ. 


28      ,  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 


LES    ÉCOLES 


E  T 


L'INSTRUCTION    POPULAIRES 


—  Suite  et  fin  (1^ 


Convertir  en  obligation  un  devoir  étroit  mais  facultatif,  con- 
traindre les  familles  ,  sous  des  peines  spécifiées ,  à  instruire  ou  à 
faire  instruire  leurs  enfants,  voilà  ce  qu'on  nous  conseille  de  divers 
côtés  et  ce  qui  court  le  monde  sous  le  nom  d'instruction  obliga- 
toire. A  ce  prix,  nous  dit-on,  mais  à  ce  prix  seulement,  nous  au- 
rons un  peuple  vraiment  éclairé  et  placé  en  bon  rang  dans 
l'échelle  des  civilisations.  Si  forcé  qu'il  paraisse,  ce  baptême  est  le 
seul  qui  puisse  effacer  les  dernières  souillures  de  Tignorance.  La 
perspective  est  engageante ,  et  volontiers  avec  les  hommes  de  cœur 
qui  nous  y  convient ,  on  souscrirait  à  un  essai  si  la  réflexion  ne 
tempérait  ce  premier  mouvement.  A  faire  cette  violence  aux  habi- 
tudes, encore  faut-il  savoir  à  quoi  l'on  s'engage ,  à  quels  sacrifices 
on  se  résigne.  Il  faut  s'assurer  également  si  ces  sacrifices  sont  vrai- 
ment nécessaires,  et  si  par  un  traitement  moins  héroïque ,  on  n'ar- 
riverait pas  au  même  but.  Enfin,  et  c'est  le  point  essentiel,  il  reste  à 
voir  ce  que  deviendraient  à  l'épreuve  les  moyens  de  contrainte  et 
s'ils  ne  tromperaient  pas  la  main  chargée  de  les  rendre  exécu- 
toires. 

Rappelons  d'abord  que  l'économie  politique  a  peu  de  goût  pour 
de  semblables  expédients.  La  marche  qu'on  voudrait  suivre  est  Top- 
posé  de  ce  qu'elle  enseigne.  Son  principe  le  plus  élémentaire  est 
d'abandonner  les  choses  à  leur  cours  naturel,  sans  forcer  ni  les  vo- 
lontés ni  les  actes.  Ce  n'est  qu'à  son  corps  défendant  et  pour  des 
exceptions  bien  vérifiées  qu'elle  consent  à  des  déplacements  de  res- 
ponsabilité et  à  une  main-mise  sur  la  liberté  des  déterminations 


(1)  Voir  le  numéro  de  décembre  1864. 


LES  ÉGULES  ET  L'INSTKIJCTIOIN  POPULAIRES.  20 

individuelles.  Moins  qu'une  autre  science  elle  est  accessible  à  des 
considérations  de  pur  sentiment.  Elle  sait  ce  (ju'il  en  a  coûté  aux 
populations,  depuis  l'origine  du  monde,  de  placer  ailleurs  qu'en 
elles-mêmes  le  soin  de  leur  avancement  et  de  compter  sur  d'autres 
efforts  que  les  leurs.  Là-dessus  elle  est  à  bon  droit  défiante.  Tant 
de  fois  les  meilleures  intentions  ont  tourné  à  mal  et  des  bienfaits 
apparents  se  sont  convertis  en  préjudices  réels  !  Le  mérite  des  prin- 
cipes est  d'être  à  l'abri  de  ces  déceptions,  et  c'est  un  motif  pour  s'y 
tenir  avec  fermeté.  Avec  eux  on  sait  toujours  où  l'on  va;  on  ne  le 
sait  jamais  quand  on  y  déroge.  Aussi  ne  saurait-on  y  regarder  de  trop 
près  quand  il  s'agit  d'y  porter  atteinte;  s'engager  contre  eux  ce  serait 
se  préparer  des  regrets. 

Au  fond  de  quoi  s'agit-il  ici  ?  D'un  arrêt  d'incapacité  à  prononcer 
contre  l'individu,  d'une  déchéance  morale  à  lui  infliger.  Ce  qu'il  ne 
fait  pas  volontairement,  on  voudrait  qu'il  le  fît  par  voie  de  con- 
trainte. C'est  déjà  une  injure  pour  ceux  qui,  de  leur  plein  gré  et  avec 
un  goût  manifeste,  remplissent  leurs  devoirs  vis-à-vis  de  leurs  en- 
fants; pour  les  autres  c'est  une  accusation  que  chaque  jour  les  faits 
tendent  à  circonscrire  et  à  infirmer.  Le  procédé  n'est  pas  d'ailleurs 
nouveau;  il  est  à  l'usage  de  toutes  les  usurpations;  on  dénigre  les 
gens  pour  les  dépouiller  ensuite,  rien  de  plus  commun.  Que  nous 
disait-on  naguères  à  propos  des  libertés  de  la  tribune  et  delà  presse? 
On  nous  disait  que  nous  étions  incapables  d'en  user  avec  discerne- 
ment. C'est  à  peu  près  le  même  langage  qu'il  faudrait  tenir  aux  fa- 
milles pour  avoir  un  prétexte  de  les  dessaisir.  Il  faudrait  leur  dé- 
clarer indistinctement  qu'elles  sont  incapables  de  sentir  et  de 
remplir  comme  il  convient  un  devoir  qui  relève  plutôt  de  la  nature 
que  de  la  loi ,  et  après  cet  arrêt  sommaire  les  exécuter.  Rien  de  plus 
abusif  que  cette  manière  de  procéder;  à  l'étendre,  aucune  liberté, 
aucun  droit  ne  resteraient  intacts.  En  portant  le  môme  esprit  de 
contrôle  et  de  dénigrement  dans  tous  les  actes  individuels ,  il  serait 
facile  de  trouver  dans  chaque  fonction  des  obligations  qui  sont  en 
souffrance,  des  devoirs  qui  sont  éludés  et  auxquels  on  pourrait 
appliquer,  au  même  titre  et  au  même  droit  qu'à  l'instruction ,  une 
mise  en  demeure  sous  menace  de  pénalités.  La  porte  une  fois  ou- 
verte. Dieu  sait  ce  qui  y  passerait.  Ce  serait  pour  l'individu  une  suite 
indéterminée  de  déchéances  et  pour  l'État  qui  s'y  substituerait  un 
encouragement  irrésistible  à  tous  les  empiétements. 

Ce  qui  est  pire  encore,  c'est  que  dans  cette  voie  les  retours  sont 


30  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

presque  impossibles.  Pour  les  lenteurs  (ju' apportent  encore  quel- 
ques parents  à  envoyer  leurs   entants    aux  écoles,  il  n'y  a  qu'à 
attendre  le  bénéfice  du  temps;  ce  bénéfice  est  évident;  trop  de  té- 
moignages le  démontrent  pour  qu'il  puisse  être  contesté.  Sur  cinq 
millions  d'enfants  en  voici  déjà,  d'après  les  documents  officiels, 
quatre  millions  quatre  cent  mille  d'enrégimentés  dans  les  classes 
publiques  ou  privées;  il  n'en  reste  plus  que  six  cent  mille  en  dehors 
des  cadres  soit  par  leur  propre  faute,  soit  par  la  négligence  de  leurs 
familles.  C'est  beaucoup  sans  doute,  mais  peu  à  peu,  par  la  force  des 
choses,  par  l'influence  de  l'exemple,  le  nombre  de  ces  réfractaires 
diminue.  Ne  sont-ce  pas  là  des  gages,  et  les  plus  sûrs  de  tous,  en  faveur 
de  ce  mouvement  naturel  qui  se  produit  sous  l'empire  d'un  libre 
consentement?  Ce  mouvement  prouve  deux  choses  que  par  d'autres 
moyens  nous  n'obtiendrons  jamais  :  la  première,  c'est  que  les  ré- 
sistances désarment;  la  seconde,  c'est  que  le  besoin  est  de  plus  en 
plus  senti.  Dans  tout  ce  qui  cède,  la  volonté  est  acquise  et  le  goût 
est  venu.  L'effort  ne  se  déplace  pas;  il  se  maintient  où  il  doit  être 
et  donne  le  degré  exact  de  la  civilisation  d'un  peuple.  Les  résultats 
s'y  conforment  et  aucun  principe  n'est  entamé.  Pourquoi  ne  pas  s'en 
tenir  là,  et  où  nous  conduiraient  des  impatiences  irréfléchies?  Ce 
qui  effraye,  ce  sont  les  délais  et  involontairement  on  les  exagère.  Ces 
délais  seront  plus  courts  que  le  calcul  ne  l'établit  en  appliquant  aux 
acquisitions  futures  le  temps  qu'il  a  fallu  pour  obtenir  les  acqui- 
sitions passées.  Il  est  démontré  en  mathématiques  que  les  vitesses 
s'accélèrent  en  raison  des  masses.  Cette  loi  est  aussi  vraie,  aussi 
constante  dans  les   sciences  d'observation  que  dans  les  sciences 
exactes.  Il  ne  s'agira  donc  ni  de  quarante,  ni  de  trente  ans  pour  que 
l'enfance  passe  tout  entière  dans  les  écoles;  avant  peu  et  sans  qu'il 
soit  nécessaire  d'intervenir,  les  vides  se  combleront,  les  rangs  se 
serreront.  Il  y  aura  toujours  des  manquants  et  avec  la  contrainte  il 
y  en  aurait  aussi  et  de  la  pire  espèce,  mais  on  serait  sûr  du  moins 
que  ceux  qui  fréquenteraient  les  écoles  le  feraient  de  leur  plein  gré, 
avec  le  désir  d'apprendre.  Il  n'y  aurait  pas  de  fictions  par  déférence 
pour  la  loi;  la  quantité  dût-elle  être  moindre,  la  qualité  serait 
meilleure,  ce  qui  est  encore  à  considérer. 

Maintenant,  dans  le  cas  contraire,  qu'arriverait-il? L'instruction 
devient  obligatoire;  les  familles  n'y  consentent  plus,  elles  s'y  sou- 
mettent. La  loi  est  formelle,  on  sévit  contre  celles  qui  résistent.  Les 
écoles  seraient  remplies,  qui  en  doute?  Voyons  seulement  à  quel 


LES  ÉCOLES  ET  L'INSTRUCTION   POPULAIRES.  31 

])i'i\.  (ycst  im  l'Oi^ime  eiiticreinciit  nouveau  et  (jui  se  tonde  sur  une 
injustice;  il  eliange  la  rè^ie  pour  atteindre  lexception;  il  menace 
de  cliàtiments  éventuels  aussi  bien  ceux  (|ui  se  sont  ralliés  librement 
<iue  ceux  qu'il  s'ai»it  de  ramener  par  voie  de  contrainte.  Qui  oserait 
se  promettre  (fu'une  modification  si  profonde  n'aiïectera  pas  les 
dispositions  des  adhérents  volontaires  de  VvAiole?  Ce  devoir  rempli, 
dont  ils  avaient  le  mérite  et  la  conscience,  ne  leur  donnera  plus  les 
mêmes  satisi'actions,  ne  leur  offrira  plus  le  même  attrait,  ils  devien- 
nent suspects  au  même  titre  que  les  négligents  ou  les  indifférents 
contre  lesquels  il  a  fallu  s'armer  de  rigueur.  La  loi  ne  distingue  pas 
entre  les  intentions,  elle  \ie  voit  et  ne  juge  que  le  fait.  C'est  une 
sorte  de  mécanisme  qui  se  substitue  à  un  acte  de  la  volonté,  un 
sentiment  qui  s'efface  dès  le  jour  où  la  règle  prévaut.  L'enfant 
est  conduit  vers  l'école  comme  vers  le  régiment,  qu'il  en  ait  la  voca- 
tion ou  non,  que  les  pères  en  éprouvent  le  désir  ou  ne  l'éprouvent 
pas.  Pour  se  faire  illusion  sur  les  effets  de  ce  mode  de  recrutement 
il  faudrait  méconnaître  ce  que  la  faculté  de  choisir  ajoute  de  prix 
aux  décisions  que  l'on  prend.  Dans  ce  qui  se  fait  par  ordre,  plus  les 
consignes  sont  impéralives,  plus  le  goût  décroît.  Ce  qui  est  plus 
fâcheux  encore,  c'est  qu'une  fois  engagée  dans  cette  étreinte  disci- 
plinaire, l'école  n'en  sortirait  plus  ou  n'en  sortirait  qu'à  son  grand 
dommage.  Le  règne  de  la  contrainte,  quelque  part  qu'il  s'établisse, 
sur  quelque  objet  qu'il  porte,  lâche  difiicilement  sa  proie.  Pour 
n'avoir  pas  su  ni  voulu  supporter  les  lenteurs  d'une  initiation 
naturelle,  on  aurait  un  jour  à  extirper  un  à  un  tous  les  mauvais 
germes  qui  se  seraient  établis  dans  les  habitudes,  les  idées  et  les 
sentiments.  Il  faudrait  au  prix  de  grands  efforts  ramener  à  la  puis- 
sance paternelle  ce  qui  en  aurait  été  distrait  pour  l'attribuer  à  la 
puissance  publique,  i  établir  ce  qu'on  se  serait  évertué  à  détruire  : 
la  notion  juste  du  devoir,  la  nature  véritable  de  l'obligation.  De  tels 
retours  n'ont  jamais  lieu  qu'accompagnés  de  grandes  crises  et  il  est 
à  croire  qu'au  lieu  de  s'y  exposer  on  aimerait  mieux  conduire  jus- 
qu'au bout  un  système  de  conscription  forcée,  blessant  pour  les 
individus,  énervant  pour  la  communauté. 

Heureusement  la  réforme  n'est  encore  qu'en  projet,  et  renferme 
dans  sa  mise  en  œuvre  assez  d'obstacles  pour  qu'on  puisse  envi- 
sager de  sang-froid  ce  qu'elle  deviendra.  Toute  résistance  n'est  pas 
vaincue  quand  on  a  sacrifié  les  principes  et  relégué  parmi  les 
rêveurs  ceux  qui  les  mettent  au-dessus  des  faits  si  séduisants  qu'ils 


32  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

paraissent.  D'autres  embarras  commencent  quand   les  principes 
ont  vidé  le  terrain  ou  n'y  restent  que  comme  des  témoins  désinté- 
ressés. Il  ne  s'agit  plus  que  des  faits  abandonnés  à  leur  pleine  indé- 
pendance. Comment   l'instruction   obligatoire  se  tirera- t-elle  de 
cette  épreuve  linale?  Elle  a,. il  est  vrai,  des  modèles  dans  le  monde, 
et  M.  Jules  Simon  nous  a  donné  là-dessus  un  chapitre  trés-instruc- 
tif.  Ces  modèles  portent  aussi  bien  sur  des  pays  libres  que  sur  des 
pays  qui  ne  le  sont  pas  ou  ne  le  sont  qu'à  moitié.  L'essentiel  avant 
tout  est  de  ne  pas  les  confondre,  et  de  n'en  pas  tirer  des  rappro- 
chements qui  porteraient  à  faux.  Il  y  a,  dans  l'obligation  d'instruire 
les  enfants,  suivant  les  pays,  les  régimes  politiques,  le  tempéra- 
ment des  peuples,   des  variétés   telles  et  souvent  de  tels  con- 
trastes ,  qu'on  ne  saurait  indifféremment  employer  le  même  mot 
pour  des  applications  si  distinctes.   Ici  c'est  l'action  privée  qui 
s'exerce,  ou  quand  c'est  l'action  publique,  elle  ne  le  fait  que  par 
voie  de  conseil  ou  de  remontrance.  Là  les  peines  se  réduisent  à  la 
privation  de  l'exercice  de  quelques  droits;   ailleurs  ce  sont  des 
associations  libres  qui  s'imposent  par  leur  influence  et  par  leur 
argent.  Comment,  par  exemple,  s'imaginer  qu'aux  États-Unis,  où 
le  respect  de  la  liberté  individuelle  est  poussé  si  loin,  on  ait  lié  les 
mains  aux  pères  de  famille  en  dehors  de  leur  plein  consentement  ? 
Ils  ont  pu  s'imposer  à  eux-  mômes  une  loi,  ils  ne  l'ont  point  subie. 
C'est  un  pays  ouvert  à  toutes  les  originalités,  comme  le  prouve  ce 
petit  état  du  Nord  qui,  volontairement,  s'est  mis  au  régime  de  la 
tempérance  et  s'est  interdit  l'usage  des  boissons  spiritueuses.  A  citer 
les  États-Unis,  il  ne  faut  jamais  oublier  ce  que  leurs  institutions 
locales  empruntent  de  vertu  aux  grandes  institutions  dont  elles 
s'inspirent  et  qui  les  dominent.  Un  désistement  volontaire  de  libertés 
de  détail  est  sans  importance  et  sans  danger  là  où  les  libertés  géné- 
rales abondent  jusqu'à  l'imprévoyance  et  sont  placées  sous  des 
garanties  hors  d'atteinte.   Les  exceptions  sont  permises  quand  la 
règle  a  une  pareille  ampleur;  ces  exceptions  sont  d'ailleurs  très- 
limitées  et  n'ont  rien  de  concluant  ni  surtout  d'applicable  à  nos 
vieilles  civilisations  européennes.  Ce  sont  des  hors-d'œuvre,  des 
caprices  d'organisation  qui  n'engagent  que  ceux  qui  veulent  bien 
s'engager;  rien  de  plus.  Il  en  est  à  peu  près  de  même  de  la  Suisse 
dont  le  régime  simple  et  libre  s'accommode  de  quelques  tempéra- 
ments dont  ses  franchises  fondamentales  ne  sauraient  être  affectées. 
L'instruction  y  est  obligatoire  dans  dix-huit  cantons  sur  vingt-deux 


I 


LES  ÉCOLES  ET  L'INSTRUCTION  POPULAIRES.  33 

cantons.  C'est  une  imitation  allemande  et  qui  ne  vaut  que  par  les 
formes  paternelles  qu'on  y  met.  L'honnêteté  des  mœurs,  la  disci- 
pline des  consciences  y  ont  plus  aidé  que  les  injonctions  et  les  châ- 
timents. Avec  un  tel  peuple  l'instruction  se  fût  répandue,  quelque 
moyen  qu'on  employât.  La  preuve  en  est  faite  dans  le  canton  de 
Genève  qui,  sans  obligation,  sans  contrainte,  en  est  arrivé  à  ne 
plus  compter  un  seul  illettré.  C'est  là  le  vrai  problème  et  non  pas 
où  l'ont  placé  les  autres  cantons. 

Pour  l'instruction  obligatoire,  telle  qu'on  peut  l'introduire  en 
France,  aucun  des  modèles  que  nous  venons  de  citer  n'est  suscep- 
tible d'imitation.  Il  ne  faut  comparer  que  ce  qui  est  comparable. 
Nous  n'avons  point  à  prendre  en  exemple  ce  qui  appartient  à  l'ori- 
ginalité des  pays  libres,  diversifiant  leurs  modes,  mêlant  quelques 
servitudes  volontaires  à  de  grands  courants  de  franchises.  Ce  sont 
des  cas  particuliers  et  ce  n'est  point  le  nôtre  ;  il  n'y  a  chez  nous  ni 
identité  de  surface,  ni  identité  de  position  ;  les  liens  dont  ailleurs  on 
se  joue  seraient  pour  nous  de  lourdes  chaînes;  on  n'en  fait  jamais 
d'autres  quand  on  les  fabrique  en  grand  et  quand  on  aposte  pour 
les  river  un  personnel  nombreux,  très-expert  dans  cet  art.  Mettons 
donc  à  part  ce  qui  ne  saurait  être  à  notre  usage  et  cherchons  d'au- 
tres types  sur  lesquels,  le  cas  échéant,  nous  pourrions  nous  con- 
former. Ceux-là  seuls  nous  donneront  la  mesure  de  ce  qui  nous 
attend  si  nous  cédons  à  nos  fantaisies  pédagogiques.  Parmi  ces  types 
il  en  est  un  qui  se  détache  à  part,  c'est  la  Prusse  Elle  a  été  le  ber- 
ceau de  l'instruction  obligatoire  et  en  a  répandu  la  semence  dans  la 
plus  grande  partie  de  l'Allemagne.  L'idée  en  remonte  au  siècle  der- 
nier ,  sous  Frédéric  le  Grand.  C'était  un  de  ces  rudes  manieurs 
d'hommes  que,  pour  ma  part,  je  ne  n'ai  jamais  pu  me^décider  à  ad- 
mirer. Comme  il  avait  formé  de  bons  soldats,  il  voulut  former  de  bons 
écoliers.  Il  s'y  prit  à  sa  manière,  militairement;  il  créa  des  cadres, 
institua  une  discipline,  s'arrangea  de  façon  à  n'avoir  point  de  récal- 
citrants, couvrit  son  royaume  de  petites  casernes  d'éducation  où 
tout  enfant  devait  se  rendre  sous  peine  d'être  pris  au  collet  et  passer 
des  mains  de  l'agent  de  police  dans  celles  de  l'instituteur.  Voilà  du 
moins  une  analogie  qui  peut  nous  toucher  par  quelques  points.  Un 
état  de  premier  ordre,  une  puissance  militaire,  un  peuple  qui  aime 
les  alignements  réguliers,  qui  préfère  à  un  libre  élan  des  consignes 
strictement  obéies,  qui  va  à  la  manœuvre  de  l'instruction  comme  il 
irait  à  toute  autre  manœuvre,  c'est  un  tout  complet,  bien  en  équi- 
"2°   SÉRIE.  T.  XLV.  —  [^janvier  ISGo.  3 


34  JOURNAL  DES  EGUiNUMlSTES. 

libre,  bien  lié  dans  ses  parties.  C  est  en  niênie  temps  un  système 
dont  le  mérite  est  d'avoir  réussi.  Point  d'échec  à  attendre  si  on  le 
copie  de  point  en  point;  il  est  aussi  sûr  qu'impératif.  Voyons  ce 
qu'il  est  pour  juger  jusqu'à  quel  point  il  nous  est  compatible. 

Le  premier  document  qui  se  rattache  aux  écoles  de  la  Prusse  est 
l'œuvre  de  Frédéric  le  Grand;  il  le  rédigea  de  sa  main,  le  promulgua 
en  1763  et  veilla  de  près  à  son  exécution.  C'est  un  règlement  en 
([uelques  articles  dont  voici  Ja  substance.  Sous  la  responsabilité  des 
parents,  des  tuteurs  et  des  maîtres,  les  enfants  iront  désormais  aux 
écoles  depuis  leur  cinquième  jusqu'à  leur  treizième  année;  ils  ne 
pourront  quitter  l'école  avant  de  savoir  bien  lire  et  écrire,  comme 
aussi  de  connaître  les  principes  essentiels  du  christianisme.  Inter- 
rogés à  leur  sortie,  ils  devront  répondre  aux  questions  qui  leur  se- 
ront adressées  d'après  les  livres  d'enseignement  approuvés  par  les 
consistoires.  —  Mêmes  obligations  pour  les  maîtres  qui  emploient 
les  enfants,  lesquels  ne  seront  reçus  dans  les  ateliers  que  munis 
de  certificats  du  pasteur  ou  maître  d'école.  —  Au-dessus  de  13  ou 
44  ans,  la  sortie  de  l'école  ne  sera  pas  de  plein  droit;  il  faudra,  pour 
qu'elle  soit  permise,  qu'à  l'attestation  du  pasteur  ou  du  maître  d'é- 
cole Fenfant  ajoute  un  certificat  du  surintendant  ou  de  l'inspec- 
teur et  qu'il  assiste  en  outre  à  la  leçon  récapitulative  qui  se  fera  le 
dimanche  ou  à  l'école  ou  à  l'égUse.  — Pour  les  enfants  chargés  de 
la  gar  de  des  troupeaux,  il  sera  établi  des  relais  à  moins  qu'un  gar- 
dien spécial  n'y  pourvoie  aux  frais  de  la  commune.  —  Dans  le  cours 
de  l'hiver,  il  y  aura  deux  classes  par  jour;  Tété  une  seule  classe 
qui  sera  tenue  le  matin  ou  le  soir  suivant  les  convenances  locales. 

Rien  qui  ne  soit  à  louer  dans  ces  diverses  clauses,  si  ce  n'est 
l'excès  de  sollicitude.  L'État  qui  a  disposé  des  enfants  ne  veut  les 
livrer  aux  familles  que  lorsqu'il  les  sent  suffisamment  exercés  du 
côté  de  rintelligen(;e;  c'est  un  souci  naturel  et  une  façon  de  justi- 
fier le  patronage  direct  dont  il  s'est  emparé.  Mais  jusqu'ici  ce  n'est 
que  la  main  du  tuteur  officiel  qui  se  montre,  voici  maintenant  celle 
du  maître.  Aux  plus  beaux  plans  il  faut  une  sanction  :  cette  sanction 
a  été  recueil  de  toutes  les  combinaisons  analogues.  Elle  n'était  pas 
de  nature  à  embarrasser  un  homme  comme  Frédéric.  Il  avait  in- 
venté l'école  d'État,  il  n'en  voulait  pas  avoir  le  démenti.  Des  pa- 
rents pourraient  se  refuser  à  envoyer  leurs  enfants  aux  classes, 
d'autres  ne  les  y  envoyer  ((ue  négligemment;  des  manquements, 
des  absences  étaient  à  craindre;  l'institution  eût  périclité  et  n'eût 


LES  ËCOLES  ET   L'INSTKllCTlUN   POPULAIRES:  35 

j)asrein[)li  son  objet,  si  Ion  n'eut  [)ourvii  à  tout  cela.  De  là  des  ar- 
ticles comminatoires  où  les  cas  étaient  prévus  et  des  peines  frap- 
pées. Les  parents  ou  tuteurs  qui  seraient  en  faute  n'en  payeraient 
pas  moins  les  droits  d'école,  et  à  la  récidive  ils  seraient  traduits  de- 
vant les  autorités  locales.  Les  inspecteurs  en  cours  de  tournée  con- 
stateraient les  contraventions  et  de  leur  chef  y  ajouteraient  des 
amendes.  Tel  était  le  règlement  sorti  de  la  main  du  roi,  et  il  n'était 
pas  d'humeur  à  le  laisser  tomber  en  désuétude,  fl  eut,  après  l'avoir 
rendu,  vingt-trois  ans  de  vie  pour  en  assurer  l'effet  et  ne  s'y 
épargna  pas.  Les  écoles  de  la  Prusse  marchèrent  comme  ses  régi- 
ments, se  recrutèrent,  s'inspectèrent  et  obéirent  comme  eux,  par 
les  mêmes  méthodes  et  avec  la  même  discipline.  Quand  il  mourut, 
son  œuvre  était  si  solidement  établie  qu'elle  pouvait  défier  le  temps; 
elle  a  aujourd'hui  un  siècle  de  durée. 

Les  successeurs  de  Frédéric  n'y  ont  apporté  qu'un  adoucissement, 
c'est  dans  l'âge  d'envoi  des  enfants  aux  écoles  porté  à  sept  ans  au 
lieu  de  cinq.  Tous  les  autres  changements  sont  des  aggravations. 
Dans  les  mesures  de  contrainte  il  en  est  toujours  ainsi;  les  freins 
s'usent  et  il  faut  les  serrer.  A  quel  degré  de  surveillance  et  de 
rigueur  on  en  est  arrivé,  c'est  à  peine  croyable,  il  suftit  de  lire  la  loi 
de  1819  et  le  règlement  de  1844  qui  sont  aujourd'hui  la  charte  con- 
stitutive des  écoles  pour  se  demander  comment  on  a  pu,  sans  lasser 
la  patience  des  populations,  mêler  tant  de  police  à  des  actes  qui 
ordinairement  en  exigent  si  peu.  Non-seulement  l'enfant  appartient 
plus  à  l'État  qu'à  sa  famille,  mais  le  père  et  le  tuteur  eux-mêmes, 
par  contre-coup,  ne  s'appartiennent  pas.  A  tout  instant^  sous  prétexte 
de  ce  que  devient  l'enfant,  on  peut  faire  des  descentes  chez  eux, 
leur  demander  des  véritications  sur  les  motifs  qui  l'empêchent  ou 
l'ont  empêché  d'aller  à  l'école.  On  n'a  rien  exagéré  en  disant  que  la 
loi  des  suspects  revit  dans  ce  code  scolaire;  on  va  en  juger.  De  sept 
à  quatorze  ans  lenfant  est  attaché  aux  classes  de  l'école  sans  pou 
voir  en  être  distrait;  il  n'y  a  d'exception  que  pour  les  intelligence, 
précoces  et  après  examen.  Pour  s'assurer  qu'aucun  n'y  échappe,  les 
comités  et  les  autorités  municipales  ont  à  faire  tous  les  ans,  après 
Pâques  et  après  Saint-Michel,  une  enquête  sur  toutes  les  familles 
deleur  circonscription  qui  n'auraient  pas  pourvu  à  l'éducation  par 
ticulière  qu'ils  doivent  à  leurs  enfants  à  défaut  d'éducation  publique 
Un  recensement  a  lieu  à  cet  effet  qui  comprend  tous  les  enfants  en 
âge  d'aller  aux  écoles;  les  registres  baptistaiies  et  les  actes  de  1  étal 


36  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

civil  eu  Iburnissent  les  éléments  ([ne  complètent  des  visites  à  domi- 
cile. La  police  est  re(iuise  de  prêter  à  l'accomplissement  de  ce  tra- 
vail tous  les  moyens  dont  elle  dispose.  Après  dépouillement.,  dé- 
couvre-t-on  une  certaine  quantité  d'enfants  dont  les  noms  ne  sont 
pas  inscrits  sur  les  listes  des  écoles  publiques ,  les  parents  doivent 
compte  aux  comités  et  autorités  municipales  des  moyens  qu'ils  em- 
ploient pour  les  élever  et  les  instruire.  D'un  autre  côté ,  les  maîtres 
ont  à  tenir  des  feuilles  de  présence  qui,  tous  les  quinze  jours  ,  sont 
soumises  au  comité  de  surveillance.  Grâce  à  ces  enquêtes  et  contre- 
enquêtes,  on  a  dans  les  mains  le  nombre  et  le  détail  par  catégories 
des  enfants  et  des  familles  assujettis  aux  prescriptions  de  la  loi. 
C'est  sur  ces  états  nominatifs  que  la  chasse  aux  délinquants  com- 
mence. Cette  chasse  est  vivement  et  rudement  menée.  Un  père,  un 
tuteur,  négligent-ils  d'envoyer  un  enfant  à  l'école,  un  intermédiaire 
ofïicieux  est  détaché  vers  eux  :  c'est  un  ecclésiastique  qui  se  con- 
tente d'administrer  un  sermon  ou  d'apprécier  la  légitimité  des  ex- 
cuses. Y  a-t-il  récidive ,  le  comité  de  surveillance  est  saisi ,  et  au 
sermon  succède  une  remontrance  sévère.  Il  n'y  a  d'excusable  que 
les  cas  de  maladie,  d'absence  des  parents  et  des  enfants,  le  manque 
de  vêtements  décents  pour  les  familles  indigentes.  Dans  tous  les  au- 
tres cas  la  peine  suit  son  cours.  Alors  aux  sermons  et  aux  remon- 
trances succèdent  les  moyens  de  rigueur.  Le  premier  serait  dans 
nos  mœurs  le  plus  grave  de  tous.  L'enfant  peut  être  conduit  à 
l'école  par  un  agent  de  police;  c'est  une  expiation  publique  qui, 
pendant  le  trajet,  prête  aux  équivoques  et  déroge  à  cette  révérence 
pour  le  jeune  âge  si  recommandée  par  les  anciens.  Les  parents  ne 
sont  pas  moins  châtiés.  Les  peines  s'élèvent  en  raison  des  man- 
quements :  c'est  d'abord  l'amende,  et,  s'il  y  a  impuissance  à  l'ac- 
quitter, la  prison  ou  un  travail  forcé  au  profit  de  la  commune.  Ces 
peines,  ajoute  la  loi,  pourront  être  augmentées  jusqu'au  maximum 
des  peines  correctionnelles,  ce  qui  laisse  une  marge  bien  ample  à  la 
sévérité  des  tribunaux.  Vient  ensuite  le  chapitre  des  déchéances  : 
interdiction  de  toute  fonction  d'église  ou  d'école,  exclusion  de  toute 
assistance  publiqu^e,  enfin ,  pour  les  incorrigibles ,  privation  de  la 
tutelle  des  enfants  ou  des  pupilles  auxquels  on  donne  un  tuteur  ou 
un  curateur  spéciaux.  Ainsi  l'amende  n'est  que  la  forme  superfi- 
cielle de  la  contrainte;  elle  frappe  des  malheureux  qui  sont  hors 
d'état  de  la  payer;  au  fond,  la  prison,  les  corvées  et  les  interdic- 
tions sont  presque  toujours  en  perspective.  11  s'agit  de  dessaisir  les 


LES  ÉCOLES  ET  L'INSTRUCTION   POPULAIRES.  37 

tamilles  d  entants  dont  le  travail  est  nécessaire  à  l'existence  com- 
mune. C'est  l'esprit  (le  la  loi  et  c'en  est  l'application  la  plus  ordinaire. 
Voilà  l'instruction  obli^^^atoire,  telle  (jue  la  Prusse  l'entend  et  la 
maintient  depuis  plus  de  cent  ans.  On  ne  saurait  lui  refuser  le  mé- 
rite d'être  une  arme  bien  trempée  qui  rend  des  services  en  vue  des- 
quels on  l'a  mise  dans  les  mains  du  pouvoir  exécutif.  Elle  est  aussi 
simple  qu'absolue,  ne  comporte  de  ménagements  ni  pour  les  per- 
sonnes, ni  pour  les  situations.  Elle  ne  frappe  pas  seulement  la 
mauvaise  volonté  et  la  désobéissance;  elle  punit  encore  l'impuis- 
sance d'obéir  chez  ceux  qui  en  auraient  la  volonté.  Il  n'en  pouvait 
pas  être  autrement;  la  règle,  une  fois  admise,  ne  souffrait  point 
d'exceptions.  Pour  de  telles  œuvres,  il  faut  un  code  de  fer  qui  ne 
se  laisse  pénétrer  par  aucune  tissure.  Celui-ci  du  moins  était  sin- 
cère et  en  outre  il  venait  à  propos.  Au  temps  où  il  fut  promulgué, 
les  peuples  n'avaient  pas  encore  ces  airs  raisonneurs  que  depuis  on 
leur  a  vu  prendre.  Plies  à  tous  les  jougs,  il  ne  leur  répugnait  pas 
d'en  porter  un  de  plus.  On  ne  manqua  pas  de  dire,  comme  on  le 
redit,  que  ce  qu'on  en  faisait  était  pour  leur  bien,  et  que  ce  qu'on 
leur  enlevait  en  liberté  de  mouvements,  on  le  leur  rendrait  et 
au  delà  en  connaissances  et  en  lumières.  Plus  éclairés  ils  devien- 
draient plus  aptes  à  jouir  de  droits  étendus;  par  l'instruction  ils 
marcheraient  à  la  conquête  de  leur  affranchissement  politique. 
Devant  ces  promesses,  comment  la  bonhomie  allemande  n'eût-elle 
pas  désarmé  ?  Elle  désarma  en  effet  et  de  plein  gré.  La  Prusse  eut 
désormais  une  éducation  d'État,  tempérée  par  des  servitudes  de 
police;  elle  l'a  encore,  elle  la  gardera  longtemps;  on  assure  qu'elle 
en  est  fière,  et  on  le  serait  à  moins.  De  tous  les  côtés,  on  cite  la 
Prusse,  on  la  prône  comme  ayant  fourni  la  meilleure  solution  du 
problème  de  l'éducation  populaire.  La  meilleure,  en  effet,  si  on  ne 
tient  compte  ni  de  la  volonté  ni  de  la  dignité  des  familles,  la  meil- 
leure à  la  condition  que  l'individu,  dans  la  tutelle  des  enfants  et 
l'économie  des  études,  s'efface  complètement  derrière  l'État,  la 
meilleure  parce  qu'elle  est  la  plus  dure  et  la  plus  impérieuse.  On 
lui  doit  plus  d'écriture,  plus  de  lecture,  plus  de  calcul,  soit  ;  mais 
est-ce  là  tout  ?  La  méthode  a  fourni  des  écoliers  ;  en  est-il  sorti 
des  hommes  ?  On  se  l'était  promis  ou  plutôt  on  l'avait  promis.  Où 
sont  les  libertés  qu'a  produites  ce  genre  de  culture  ?  Qu'on  nous 
montre  les  populations  viriles  qui  devaient  s'y  former  et  prendre 
appui  dans  un  surcroît  d'instruction  pour  mieux  disposer  d'elles- 


38  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

mômes  I  En  admettant,  ce  qui  pourrait  être  contesté,  que  les  intel- 
ligences en  aient  tiré  un  profit  sérieux,  y  a-t-il  eu  dans  les  caractères 
un  profit  équivalent?  Le  goût  et  la  notion  de  la  liberté  s'en  sont-ils 
plus  répandus?  En  un  mot,  ce  peuple  vaut-il  mieux,  est-il  plus 
maître  de  ses  destinées  depuis  qu'il  est  plus  instruit?  Il  suffit  de 
poser  ces  questions  pour  que  les  consciences  y  répondent.  Cette 
éducation  disciplinaire  n'a  abouti  qu'à  l'engourdissement  politique, 
'est  de  toute  évidence.  Combiné  avec  le  régime  de  l'armée,  il  a  fait 
de  la  Prusse  un  pays  demi-universitaire,  demi-militaire,  qui  n'é- 
chappe à  l'étreinte  des  écoles  que  pour  tomber  sous  Tétreinte  du 
recrutement.  Son  existence  n'est  qu'une  succession  d'obéissances 
qui  commencent  au  premier  âge  et  finissent  à  l'âge  mûr.  Se  sent-il 
quelque  humeur  de  révolte,  il  y  a  des  recettes  connues  pour  en 
conjurer  l'effet.  On  l'a  vu  récemment.  Quand  les  esprits  paraissent 
le  plus  montés,  une  courte  campagne,  un  peu  de  poudre  brûlée, 
suffisent  pour  les  ramener  et  les  amortir.  Les  soldats  rentrent  avec 
le  laurier  au  shako,  on  les  applaudit  au  nom  de  la  patrie  allemande 
et  l'agitation  politique  s'éteint.  La  révolution  est  ajournée  à  peu  de 
frais  et,  après  une  courte  alerte,  tout  recommence  sur  l'ancien  plan. 
Si  c'est  là  le  ressort  que  l'instruction  obligatoire  donne  aux  ca- 
ractères, l'encouragement  serait  médiocre  à  l'introduire  chez  les 
peuples  qui  n'en  jouissent  pas.  Et  pour  en  arriver  à  ce  degré  d'éner- 
vement,  pai'  combien  de  moyens  de  police,  de  voies  de  contrainte,  de 
règlements  minutieux  il  a  fallu  passer  î  Nous  n'avons  pas  à  tirer 
d'horoscope,  c'est  un  métier  chanceux  par  le  temps  qui  court.  Nous 
ignorons  ce  que  veulent  nos  populations  de  France  qui  nous  ont, 
depuis  plus  d'un  siècle ,  ménagé  tant  de  surprises  et  tant  de  fois 
ont  trompé  par  de  brusques  mouvements  ceux  qui  croyaint  le  mieux 
les  tenir.  Mais,  si  nous  ignorons  ce  que  veulent  nos  populations. 
nous  croyons  mieux  savoir  ce  à  quoi  elles  ne  se  résigneront  pas.  On 
peut  là-dessus,  sans  crainte  de  démenti,  se  porter  fort  pour  elles. 
Elles  ne  se  résigneront  pas  à  ces  enquêtes  préalables  qui  accom- 
pagnent en  Prusse  la  formation  de  la  liste  des  écoles  et  constituent 
les  pères  de  famille  eii  état  de  suspicion  permanente.  Elles  ne  se 
résigneront  pas  à  ces  interrogatoires,  où  les  parents,  mis  sur  la 
sellette,  auraient  à  se  justifier  des  empêchements  survenus  dans 
la  fréquentation  régulière  des  écoles,  seraient  pris  à  partie,  rendus 
responsables  d'une  absence,  d'un  retard,  d'un  accident.  Tous  ces 
détails  peuvent  toucher  les  hommes  qui  ont  les  manie';  de  la  pro- 


LES  KCOLES  KT  L'INSTRUCTION  POPULAIRES.  39 

tëssion,  maîtres,  inspecteurs,  surintoiidants;  les  faiiiilles  croiraient 
les  payer  trop  cher  au  prix  de  leur  repos  et  de  descentes  dans  leur 
domicile.  Encore  moins  nos  populations  sup])orteraient-el les  qu'un 
apent  de  })olice  mît  la  main  sur  leurs  enfants  et  leur  servît  d'escorte 
jusqu'à  l'école.  Cette  violence  ne  serait  pas  tolérée.  Il  y  a  dans  les 
mœurs  une  puissance  qui  vient  à  bout  de  tout  ce  qui  les  contrarie 
trop  ouvertement.  Les  nôtres  sont  intraitables  pour  ce  qui  touche 
à  la  dignité  des  personnes  ;  elles  n'admettraient  rien  de  ce  qui 
prendrait  les  allures  dune  inquisition  familière.  Faut-il  insister  et 
dire  que  nous  ne  nous  accommoderions  pas  davantage  des  sermons 
et  des  remontrances  qui  semblent  appropriés' au  tempérament  de 
l'Allemagne  et  que  des  peines  comme  la  prison  et  la  corvée  nous 
révolteraient.  Dans  cet  appareil,  il  n'y  a  rien  qui  puisse  être  à  notre 
usage;  d'avance  on  peut  en  prendre  son  parti.  Il  nous  est  arrivé, 
dans  des  jours  de  défaillance,  d'abandonner  des  droits  acquis  et 
d'étonner  le  monde  par  de  tristes  et  inexplicables  retours.  Ce  sont 
là  des  pages  qui  appartiennent  à  notre  vie  publique.  Mais  ici,  quon 
le  remarque  bien,  c'est  de  notre  vie  privée  qu'il  s'agit,  de  ce  qu'elle 
a  de  plus  intime  et  de  plus  muré.  Sur  ce  point,  aucune  défaillance 
n'est  possible;  y  compter,  c'est  se  nourrir  d'illusions.  Autre  chose 
est  d'en  passer  par  ce  qu'amène  une  convulsion  politique,  autre 
chose  est  de  souscrire  à  des  servitudes  qui  touchent  Tindividu,  sa 
maison  et  ce  qu'elle  abrite.  Non,  nous  ne  ferons  pas  à  rinstructiou 
obligatoire  un  sacrifice  pareil;  nous  n'ouvrirons  pas  nos  portes  ù 
des  surveillances  abusives.  Parents  et  enfants  compris,  c'est  huit 
millions  de  têtes  à  exercer,  à  recenser,  à  censurer,  à  mettre  sous  le 
coup  de  la  loi,  le  cinquième  de  la  population  française.  L'enjeu  est 
trop  fort,  et  les  promesses  de  tolérance  ne  nous  rassurent  guère. 
Que  la  Prusse  se  plaise  dans  ces  arrangements,  quoiqu'ils  lui  profi- 
tent si  mal  pour  la  revendication  de  ses  libertés;  nous  ne  l'envions 
pas  et  ne  l'imiterons  pas. 

Mais,  nous  dit-on,  c'est  outrer  îos  choses;  ni  ces  abus,  ni  ces 
excès  n'auraient  lieu.  Ils  y  seraient  en  germe  et  cela  suffit.  Une 
loi  est  une  loi  ;  personne  ne  peut  se  porter  garant  de  la  manière 
dont  elle  sera  exécutée.  Nous  sommes  payés  pour  le  savoir.  Une  loi 
ne  procède  pas  par  catégories;  elle  ne  consacre  point  d'immunité, 
elle  ne  saurait  avoir  en  vue  de  n'atteindre  que  des  exceptions.  Dès 
qu'il  serait  question  des  enfants  et  des  pères  de  famille,  aucun 
enfant,  aucun  père  de  famille  ne  pourrait  rester  en  dehors  de  ses 


40  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

prescriptions.  Ordonnerait-elle  un  recensement,  ce  recensement 
serait  général.  Imposerait-elle  une  justification,  cette  justification 
devrait  être  faite  par  tous  les  parents  indistinctement.  On  ne  saurait 
ouvrir  une  porte  sans  les  ouvrir  toutes,  ni  inscrire  une  formalité, 
sans  qu'elle  devînt  commune  à  tous  ceux  qui  en  relèveraient.  Un 
enfant  manquerait-il  à  l'école  qu'il  faudrait,  n'importe  la  condition 
de  ses  parents,  savoir  où  il  est,  comment  on  l'élève.  Se  proposer 
autre  chose,  ce  serait  rendre  la  loi  odieuse  et  faire  en  même  temps 
le  plus  déplorable  des  aveux.  Ce  serait  dire  qu'en  réalité  les  classes 
aisées  n'en  ont  pas  besoin  et  qu'au  fond  il  ne  peut  s'agir  que  d'une 
chasse  contre  les  malheureux.  Mais  les  classes  aisées  n'y  échappe- 
raient pas  autant  que  les  apparences  le  leur  promettent.  A  l'appui 
de  toute  loi  il  y  a  un  personnel  créé;  ce  serait  ici  un  personnel 
d'inspecteurs.  On  peut  s'en  remettre  à  eux  du  soin  de  faire  rendre 
à  un  texte  ce  qu'il  peut  rendre  et  d'atteindre  tout  ce  qui  peut  être 
atteint.  Il  y  aurait  le  chapitre  des  justifications  qui  serait  un  beau 
champ  de  tracasseries,  et  Dieu  sait  avec  quel  art  ils  l'exploiteraient  ! 
Comme  ils  sauraient  distinguer  entre  les  personnes  et  se  rendre 
désagréables  à  propos  !  C'est  une  grâce  d'état  qui  a  trop  d'occasions 
de  se  montrer  pour  qu'on  lui  en  fournisse  de  nouvelles  et  dans  de 
si  grandes  proportions. 

11  y  a  une  dernière  objection  à  laquelle  il  faut  répondre.  L'obliga- 
tion n'est  pas  une  nouveauté,  dit-on,  elle  existe  ;  elle  est  inscrite 
dans  la  loi  du  travail  des  enfants  des  manufactures.  Cette  loi  de 
1841  est  des  plus  formelles.  Non-seulement  elle  met  des  conditions 
à  l'emploi  des  enfants,  quant  à  la  durée  du  travail,  mais  elle  exige 
un  certificat  d'école.  Elle  fait  plus,  elle  édicté  des  peines  contre  les 
fabricants  qui  en  violeraient  les  dispositions,  d'abord  une  amende 
de  simple  police,  puis  en  récidive  une  amende  plus  forte  en  police 
correctionnelle.  Voilà,  ajoute-t-on,  l'obligation  naturalisée;  il  n'y  a 
^  plus  qu'à  lui  donner  un  caractère  général  et  à  l'étendre  du  fabri- 
cant au  père  de  famille.  Sans  doute  il  en  serait  ainsi  dans  le  cas  où 
la  loi  eût  été  sérieusement  exécutée;  mais  elle  ne  l'a  pas  été;  au- 
cune inspection  spéciale  n'a  été  créée  à  l'appui  et  on  peut  dire 
qu'elle  est  restée  une  lettre  morte.  Tout  au  j)lus  a-t-elle  eu  quelques 
applications  isolées  au  sujet  d'abus  criants,  dénoncés  par  la  noto- 
riété publique.  Ajoutons  que  la  conscience  des  fabricants  y  a 
suppléé  ;  d'eux-mêmes  et  sans  contrôle  ils  ont  obéi  à  la  loi  et  sont 
allés  bien  au  delà.  Ils  ont  fait  largement  la  police  de  leur  industrie. 


LES   KCOLES  ET  L'INSTRUCTION  POPULAIRES.  A\ 

De  là  deux  conclusions  à  tirer  non  pour  l'ohlii^ation  ,  mais  contre 
l'oblii^ation.  La  ])rcmicre,  c'est  qu'en  matière  de  loi  l'obligatoire 
nest  pas  toujours  rexccutoire,  et  qu'une  loi  s'arrôte  à  la  limite  où 
les  mœurs  y  répugnent.  La  seconde ,  c'est  qu'en  pareil  cas  il  y  a 
plus  à  attendre  des  iiulividus  (jue  de  l'Etat.  Supposez  en  effet  que 
cette  loi  sur  le  travail  des  enfants  eût  été  moins  débonnaire,  qu'on 
l'eût  mise  en  vigueur  à  la  lettre ,  (lu'un  corps  d'inspecteurs  eût  été 
institué  pour  en  assurer  le  respect.  Ce  service  est  à  l'œuvre;  il  fait 
du  zèle  comme  on  en  fait  toujours,  procède  vis-à-vis  du  fabricant 
par  voie  d'embûches  et  de  surprises,  devient  un  surveillant  incom- 
mode, taquine,  verbalise,  tient  l'industrie  pour  suspecte  et  n'a 
qu'un  souci,  c'est  de  la  prendre  en  défaut.  Qu'en  serait-il  arrivé? 
Les  fabricants  y  auraient  déféré  ,  qui  en  doute?  Mais  ils  l'eussent 
fait  avec  un  sentiment  d'aigreur  et  sous  l'influence  de  leur  dignité 
blessée;  ils  s'en  fussent  tenus,  la  loi  à  la  main,  aux  termes  stricts  de 
l'obligation,  ils  n'en  eussent  pas  excédé  les  termes.  Savez-vous  bien 
ce  que  vous  y  auriez  perdu?  Une  suite  d'efforts  vigilants  et  d'insti- 
tutions généreuses  qu'aucune  loi  ne  peut  imposer  et  que  le  cœur 
seul  inspire.  Des  écoles  libres  d'apprentissage,  des  cités  ouvrières , 
des  encouragements  à  l'épargne,  des  hospices  pour  les  vieillards, 
des  pensions  de  retraite,  des  bibliothèques,  des  boulangeries,  des 
lavoirs,  tout  ce  qu'un  dévouement  ingénieux  a  pu  imaginer  de  plus 
propre  à  relever  la  condition ,  fortifier  l'intelligence ,  soulager  le 
besoin.  Comparez  maintenant  entre  les  deux  natures  de  devoirs  et 
les  deux  manières  de  le  remplir  :  du  côté  de  l'État  des  interdictions 
stériles  et  un  contrôle  gênant,  du  côté  de  l'individu  une  action  fé- 
conde servie  par  la  connaissance  des  faits.  Ne  croyez  pas  que  les 
deux  choses  puissent  se  concilier;  elles  sont  incompatibles.  Là  où 
l'État  est  saisi,  l'individu  se  dessaisit,  cède  à  ce  qui  est  exigé  et  ne 
va  pas  plus  loin.  Toute  obligation  est  de  soi  limitative,  toute  con- 
trainte gâte  ce  qu'elle  touche.  Au  lieu  de  cette  chaleur  que  commu- 
nique aux  actes  l'inspiration  volontaire,  on  n'a  plus  alors  qu'une 
force  d'inertie,  la  seule  dont  l'État  dispose  et  qui  ne  se  porte  ja- 
mais au  delà  de  ce  qu'il  s'est  proposé. 

C'est  là  le  grand  écueil  d'une  théorie  dont  on  a  beaucoup  abusé 
depuis  quelque  temps,  celle  qui  consiste,  en  matière  d'attributions, 
à  enrichir  la  communauté  des  dépouilles  de  ses  membres.  En  face 
des  droits  et  des  devoirs  individuels,  très-aisés  à  définir,  on  a  établi 
comme  machine  de  guerre,  on  ne  saurait  dire  quelle  nomenclature 


42  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES, 

de  droits  et  de  devoirs  sociaux  qui ,  par  les  chemins  couverts  de  la 
métaphysique,  pourrait  iiidcliniment  s'étendre  à  toutes  les  formes 
que  revêt  l'activité  humaine.  A  pénétrer  au  fond  des  choses  et  en  y 
mettant  un  peu  de  subtilité,  les  motifs  spécieux  ne  manqueraient  pas 
pour  réduire  l'homme  à  l'état  d'automate  mû  par  un  mécanisme 
social.  Il  ne  fait  rien  en  perfection,  et  l'intérêt  de  la  communauté 
est  qu'il  soit  parfait.  Que  de  prétextes  d'entreprendre  contre  lui  ! 
Tantôt  ce  sera  pour  s'assurer  d'un  avantage,  tantôt  pour  se  défendre 
d'un  danger.  L'instruction  obligatoire  est  recommandée  sous  ces 
deux  chefs  :  elle  est  une  conquête  et  un  préservatif.  Nous  devrions 
être  revenus  de  ces  grands  mots  qui  rarement  ont  abouti  à  de 
grandes  choses:  ils  ont  servi  à  justifier  plus  d'empiétements  qu'ils 
n'ont  amené  de  biens  sérieux.  La  liste  serait  longue  de  toutes  les 
énormités  qu'au  nom  de  cette  idole  insatiable  on  nous  a  fait  com- 
mettre depuis  le  comité  de  salut  public  jusqu'à  l'organisation  du 
travail.  A  en  faire  la  recherche,  on  y  trouverait  l'origine  et  la  cause 
de  la  plupart  des  déceptions  que  nous  avons  essuyées ,  des  égare- 
ments dont  nous  avons  gémi.  Qu'ici  et  en  ce  qui  touche  la  réforme 
des  écoles,  les  intentions  soient  droites,  la  foi  vive,  l'amour  du 
peuple  sincère,  mieux  que  personne  je  le  sais  et  rends  justice  aux 
hommes  de  cœur  qui  se  sont  dévoués  à  une  tâche  ingrate.  Mais  la 
donnée  est  fausse.,  et  les  peuples  vraiment  réfléchis  ne  s'y  sont  pas 
trompés.  Aucun  d'eux  n'a  ouvert  à  TÉtat  une  telle  action  contre  les 
individus,  ne  lui  a  livré  l'accès  du  domicile ,  le  droit  de  morigéner 
ou  de  violenter  la  famille  dans  l'exercice  de  ses  premiers  devoirs. 
Us  ont  rigoureusement  tracé  la  limite  et  maintenu  la  distinction 
entre  ce  qui  est  d'attribution  générale  et  ce  qui  est  d'attribution 
particulière ,  s'appliquant  à  ne  pas  les  confondre  et  versant  plutôt 
dans  le  dernier  sens.  La  donnée  juste  en  pareil  cas,  c'est  de  laisser 
l'homme,  autant  que  possible,  l'instrument  de  son  propre  bien.  11 
y  mettra  du  temps  s'il  le  faut,  agira  comme  il  sent;  mais  il  n'y  a  de 
bon,  de  sain  et  de  durable  que  ce  qui  se  fait  ainsi.  Youlez-vous  que 
l'homme  s'améliore,  s'amende,  arrive  à  la  plénitude  de  ses  facultés, 
laissez-le  responsable,  ne  diminuez  pas  sa  responsabilité.  La  liberté 
et  la  responsabilité,  voilà  les  seuls  leviers  d'une  civilisation ,  il  n'y 
en  a  point  d'autres;  quand  un  peuple  les  possède,  le  reste  lui  est 
donné  par  surcroît. 

î.ons  TÎEYPAUT),  (1?  rinstilut. 


I/ABBÉ  MOREIJ.RT.  U 


L'ABBÉ    MORELLET 


Parmi  les  écrivains  du  xviii''  siècle  qui  ont  contribué  à  propager  les 
idées  économiques,  il  en  est  un  qui,  par  la  lon^o^ue  durée  de  sa  vie,  a 
servi  de  lien  entre  les  temps  anciens  et  les  temps  nouveaux;  c'est  l'abbé 
Morellet.  Son  nom  était  encore  très-connu  il  y  a  trente  ou  quarante  ans; 
mais  comme  il  n'a  laissé  aucuns  œuvre  capitale,  les  générations  contem- 
poraines commencent  à  l'oublier.  Cette  indifférence  ne  nous  paraît  pas 
juste,  non  que  nous  prétendions  voir  en  lui  un  homme  de  ,f]énie  méconnu, 
mais  parce  qu'il  a  été  un  champion  utile  et  courag^eux  de  la  vérité.  Sa  vie 
est  bonne  à  rappeler  par  plus  d'un  motif;  d'abord,  elle  offre  un  rare  exem- 
ple de  fidélité  à  sa  cause,  au  milieu  des  épreuves  les  plus  diverses;  en- 
suite, elle  montre  ce  qu'était  réellement  cette  école  économique  et  poli- 
tique dont  la  Révolution  s'est  prétendue  l'héritière.  Il  a  défendu  des 
premiers  les  grands  principes  qui  font  l'honneur  de  la  civilisation  mo- 
derne, liberté  de  conscience,  liberté  politique,  liberté  du  travail,  égalité 
civile,  modération  des  peines,  respect  des  personnes  et  des  propriétés, 
et,  après  avoir  lutté  trente  ans  contre  les  abus  de  l'ancien  ré- 
gime, il  a  combattu  au  péril  de  sa  vie  les  fureurs  et  les  folies  de  la 
Révolution.  Pour  dissiper  la  malheureuse  confusion  qui  s'est  faite  dans 
beaucoup  d'esprits  entre  deux  ordres  d'idées  différents  et  même  oppo- 
sés, il  est  bon  d'eff^icer  de  temps  en  temps  la  rouille  qui  s'étend  sur 
ces  souvenirs. 

André  Morellet  était  né  à  Lyon  le  7  mars  1727,  Taîné  de  quatorze 
enfants.  Son  père,  marchand  papetier,  n'avait  pas  les  moyens  de  donner 
à  ses  fiis  une  éducation  coûteuse.  Le  jeune  André  fit  gratuitement  ses 
études  au  collège  des  Jésuites.  Quand  il  eut  achevé  sa  rhétorique,  on 
l'envoya  à  Paris,  à  un  séminaire  hospitalier.  Il  parvint  ainsi  au  grade 
de  bachelier  en  théologie,  mais  pour  courir  la  licence,  comme  on  disait 
alors,  il  fallait  des  secours  que  sa  famille  ne  pouvait  lui  fournir.  Il  eut 
recours  à  un  cousin  riche  qui  lui  prêta  1,000  fr.;  à  Faide  de  cette 
somme,  il  eut  le  temps  de  travailler  assez  pour  se  faire  agréger  à  ce 
qu'on  appelait  la  Société  de  Sorbonne,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  la  fameuse  Faculté  de  théologie  qui  portait  le  même  nom.  «  Les 
avantages  de  cet  établissement,  dit  Morellet  lui-même,  n'étaient  pas  à 
mépriser  pour  les  membres  de  l'association.  Une  église,  un  jardin,  des 
domestiques  communs,  une  salle  à  manger  et  un  salon  chauffés  aux 


44  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

frais  de  la  maison,  deux  cuisiniers,  tous  les  ustensiles  du  service  payés 
et  fournis,  une  riche  bibliothèque,  etc.  A  ces  dépenses  communes  four- 
nissaient environ  cinquante  mille  livres  de  rentes  ou  maisons  à  Paris. 
Cette  société,  fondée  sous  le  roi  saint  Louis  par  Robert  Sorbon,  son  con- 
fesseur, relevée  et  dotée  par  le  cardinal  de  Richelieu,  paraît  avoir  servi 
de  modèle  à  divers  établissements  anglais,  nommés  Fellowships,  à 
Oxford  et  à  Gambrid[ye.  On  n'y  faisait  point  de  vœux.  La  messe  et  les 
vêpres,  les  fêtes  et  dimanches,  étaient  les  seuls  exercices  religieux.  » 
La  société  de  Sorbonne  fut  supprimée  par  l'Assemblée  constituante  en 
même  temps  que  les  ordres  monastiques,  et  Morellet  se  plaint  amère- 
ment dans  ses  Mémoires  de  cette  suppression  qu'il  regarde  avec  rai- 
son comme  une  violation  du  droit  de  propriété. 

Parmi  les  jeunes  bacheliers  qui  se  rencontraient  avec  lui  dans  cette 
maison,  il  en  cite  trois  qui  méritent  en  effet  une  mention  particulière; 
l'un  était Turgot,  qu'il  suffit  de  nommer;  le  second,  l'abbé  de  Brienne, 
qui  devint  plus  tard  premier  ministre,  et  le  troisième,  l'abbé  de  Bois- 
gelin,  qui  devint  à  son  tour  archevêque  et  cardinal.  Ces  quatre  jeunes 
gens  se  lièrent  d'une  étroite  amitié  en  poursuivant  leurs  études; 
celui  dont  Morellet  parle  avec  le  plus  d'estime  et  d'affection  est 
naturellement  Turgot.  «Cet homme,  dit-il,  qui  s'élève  si  fort  au-dessus  de 
la  classe  commune,  qui  a  laissé  un  nom  cher  à  tous  les  amis  de  l'huma- 
nité et  un  souvenir  doux  à  tous  ceux  qui  l'ont  particulièrement  connu, 
annonçait  dès  lors  tout  ce  qu'il  déploierait  un  jour  de  sagacité,  de  péné- 
tration, de  profondeur.  Il  était  en  même  temps  d'une  simplicité  d'enfant, 
qui  se  conciliait  avec  une  sorte  de  dignité,  respectée  de  ses  camarades 
et  même  de  ses  confrères  les  plus  âgés.  Sa  modestie  et  sa  réserve  eus- 
sent fait  honneur  à  une  jeune  fille.  Il  était  impossible  de  hasarder  la 
moindre  équivoque  sur  certain  sujet  sans  le  faire  rougir  jusqu'aux  yeux 
et  sans  le  mettre  dans  un  extrême  embarras.  Ce  qui  ne  l'empêchait  pas 
de  rire  aux  éclats  d'une  plaisanterie,  d'une  pointe,  d'une  folie.  Il  avait 
une  mémoire  prodigieuse,  et  je  l'ai  vu  retenir  des  pièces  de  cent  quatre- 
vingts  vers  après  les  avoir  entendues  deux  ou  même  une  seule  fois.  Il 
savait  par  cœur  la  plupart  des  pièces  fugitives  de  Voltaire,  et  beaucoup 
de  morceaux  de  ses  poëmes  et  de  ses  tragédies.  »  On  voit  par  ce  portrait 
qu'on  vivait  assez  gaiement  à  la  Sorbonne,  et  que  l'étude  de  la  théologie 
n'y  absorbait  pas  tous  les  instants. 

Quant  à  l'abbé  de  Brienne,  il  montrait  déjà  cette  ambition  qui  devait 
être  si  fatale  à  la  France,  au  roi  et  à  lui-même.  Descendant  des  Loménie, 
secrétaires  d'État  sous  Henri  III,  Henri  IV.  Louis  XIII  et  Louis  XIV,  il 
pensait  à  devenir  ministre  comme  eux;  il  lisait  avec  avidité  les  mémoires 
du  cardinal  de  Retz  pour  se  préparer  à  être  homme  d'État. 

«  Je  passai  en  Sorbonne,  raconte  Morellet,  environ  cinq  années,  tou- 
jours lisant,  toujours  disputant,  toujours  très-pauvre  et  toujours  con- 


L'ABBÉ  MUKELLET.  45 

teuL  On  ne  iirappclait  que  le  bon  Mordlet.  j'étais,  coininc  je  n'ai  jamais 
cessé  (le  Fêtre,  violent  clans  la  dispute,  mais  sans  que  mon  anta|>oniste 
eût  à  me  reproclier  les  moindres  injures;  du  reste,  prenant  tout  bien, 
ne  jugeant  point  en  mai,  supposant  toujours  les  hommes  justes  et  bons, 
et  fermement  convaincu  que  cette  terre  deviendrait  incessamment,  par 
le  pro[yrès  des  lumières  et  de  la  vertu,  un  séjour  de  paix  et  de  félicité 
parfaites;  principes  dont  j'ai  été  depuis  forcé  de  rabattre  beaucoup, 
j'en  conviens.  J'étais  logé  sous  le  comble,  avec  une  tapisserie  de  Ber- 
game  et  des  chaises  de  paille.  Je  vivais  dans  la  bibliothèque  qui  était 
belle  et  bien  fournie.  Je  n'en  sortais  que  pour  aller  aux  thèses  et  à  la 
salle  à  manger  commune.  Je  n'allais  point  au  spectacle  faute  d'argent, 
et  pour  ne  point  violer  les  lois  ou  plutôt  les  coutumes  et  les  mœurs  de 
la  maison.  Je  dévorais  les  livres.  Locke,  Bayle,  Leclerc,  Voltaire,  Buffon, 
Massillon,  me  délassaient  de  Marsham,de  Glarke,  de  Leibnitz,de  Spinosa. 
En  1750  et  1751,  je  fis  ma  licence  avec  quelque  distinction.  Je  me  sou- 
viens qu'alors  plusieurs  d'entre  nous  partant  pour  aller  à  leurs  diverses 
destinations  dans  la  carrière  ecclésiastique,  nous  dînâmes  ensemble 
chez  l'abbé  de  Brienne,  et  nous  nous  donnâmes  rendez-vous  en  Sorbonne, 
en  l'année  1800,  pour  jouer  une  partie  de  balle  derrière  l'église,  comme 
nous  faisions  souvent  après  le  dîner.  »  On  sait  que  Turgot  avait  refusé 
de  prendre  les  ordres;  il  était  sorti  de  la  Sorbonne  en  1750. 

Voilà  notre  jeune  licencié  forcé  de  quitter  l'asile  qui  l'avait  abrité, 
pour  faire  place  à  d'autres,  et  cherchant  de  nouveaux  moyens  de  se 
créer  une  existence.  Il  n'avait  aucun  goût  pour  être  prêtre  de  paroisse 
et  rêvait  la  vie  d'homme  de  lettres;  mais  il  manquait  absolument  de 
ressources.  Le  supérieur  de  son  ancien  séminaire,  lui  offrit  de  se  charger 
de  l'éducation  de  Tabbé  de  La  Galaisière,  fils  du  chancelier  de  Lorraine, 
et  il  accepta  avec  joie;  il  alla  donc  s'installer  au  collège  du  Plessis  avec 
son  élève,  ayant  1,000  livres  d'honoraires,  logé,  nourri,  à  l'abri  du 
besoin.  Il  trouva  dans  ce  collège  plusieurs  autres  jeunes  gens  destinés  à 
être  plus  tard  de  grands  personnages,  et  entre  autres  le  prince  Louis  de 
Rohan,  devenu  depuis  cardinal  et  évêque  de  Strasbourg,  le  triste  héros 
delà  scandaleuse  affaire  du  collier,  et  son  frère  Ferdinand,  depuis  arche- 
vêque de  Cambrai;  l'abbé  de  Gicé,  depuis  archevêque  de  Bordeaux  et 
garde  des  sceaux;  l'abbé  de  Marbœuf,  depuis  archevêque  de  Lyon  et 
ministre  de  la  feuille,  etc.  «  L'abbé  de  Rohan,  dit-il,  était  dès  lors  ce 
qu'il  s'est  montré  depuis,  haut,  inconsidéré,  déraisonnable,  dissipateur, 
indécent,  de  très-peu  d'esprit,  inconstant  dans  ses  goûts  et  dans  ses 
liaisons.  Quant  à  l'abbé  de  Cicé,  c'était  celui  des  camarades  de  mon 
élève  pour  qui  j'avais  le  plus  d'inclination;  homme  d'esprit,  actif,  de 
bonnes  intentions,  et  dans  des  temps  moins  difficiles,  très-capable  de 
remplir  une  grande  place.  » 

Tout  en  donnant  ses  soins  à  son  élève,  il  conservait  assez  de  temps 


4«  JOURNAL   DKS  ÉCONOMISTES. 

pour  coriliiiuer  ses  études  favorites  ;  il  étudiait  rariglais  et  l'italien,  et 
s'accoutumait  à  écrire.  Il  élait  resté  étroitement  lié  avec  Tur[;ot,  alors 
conseiller  au  Parlement.  Il  fit,  vers  la  même  époque,  la  connaissance  de 
Gournay,  intendant  du  commerce,  un  des  principaux  fondateurs  de 
réconomie  politique  en  France  et  l'auteur  de  la  fameuse  formule  : 
Laissez  faire,  laissez  'passer  ;dimû  que  du  célèbre  Trudaine,  directeur 
des  ponts  et  chaussées,  et  de  son  fils,  Trudaine  de  Monti^jny,  intendant 
général  ;]es  finances.  A  ces  illustres  amiiiés,  il  joignit  bientôt  celle  des 
fondateurs  de  V Encyclopédie^  Diderot  et  d'Alembert.  Ce  qu'il  dit  de  sa 
liaisDn  avec  Diderot  fait  bien  connaître  la  société  tolérante  du  temps;  il 
l'avait  connu  chez  Tabbé  de  Prades,  alors  fort  attaqué  pour  une  thèse  qu'il 
avait  soutenue  en  Sorbonne  et  qui  avait  paru  entachée  d'hérésie.  «En  allant 
voir  l'hérétique  abbé,  je  trouvai  chez  lui  le  philosophe  qui  était  bien 
pis  qu'hérétique.  Je  continuai  à  aller  voir  Diderot,  mais  en  cachette. 
J'employais  à  cette  bonne  œuvre  les  matinées  du  dimanche,  oii  mon 
élève  était  en  récréation  ou  suivait  les  exercices  religieux  du  collège. 
La  conversation  de  Diderot,  homme  extraordinaire,  dont  le  talent  ne 
peut  pas  être  plus  contesté  que  les  torts,  avait  une  grande  puis- 
sance et  un  grand  charme.  On  s"y  laissait  aller  des  heures  entières.  J'ai 
éprouvé  peu  de  plaisirs  de  l'esprit  égal  à  celui-là,  et  je  m'en  souvien- 
drai toujours.  » 

Ses  rapports  avec  les  encyclopédistes  devinrent  bientôt  publics.  Il 
ne  parait  pas  d'ailleurs  (ju'il  ait  sacrifié  à  cet  entraînement  aucun 
des  devoirs  de  son  état,  tels  du  moins  qu'il  les  comprenait.  Il  avait  ren- 
contré chez  Diderot  un  certain  abbé  d'Argenteuil  qui  avait  entrepris  la 
conversion  du  philosophe.  «  Il  n'y  a  jamais  eu,  dit-il,  d'homme  plus 
facile  à  vivre,  plus  indulgent  que  Diderot;  il  prêtait  et  donnait  même 
de  Tesprit  aux  autres.  Il  avait  le  désir  de  faire  des  prosélytes,  non  pas 
précisément  cà  l'athéisme,  mais  à  la  philosophie  et  à  la  raison.  Il  est 
vrai  que,  si  la  religion  et  Dieu  lui-même  se  trouvaient  sur  son  chemin, 
il  ne  savait  ni  s'arrêter  ni  se  détourner;  mais  je  n'ai  jamais  aperçu 
qu'il  mît  aucune  chaleur  à  inspirer  ses  opinions  en  ce  genre;  il  les  dé- 
fendait sans  aucune  humeur  et  sans  voir  de  mauvais  œil  ceux  qui  ne  les 
partageaient  pas.  Ma  jeunesse  était  flattée  de  ce  commerce  avec  des 
hommes  de  lettres  qui  commençaient  à  marquer  dans  le  monde.  Je 
discutais  leurs  opinions,  et  ils  ne  dédaignaient  pas  les  miennes.  Je 
n'avais  avec  eux  aucune  conversation  que  je  n'en  rapportasse  un  nouveau 
désir  de  savoir.  » 

En  1756,  il  publia  son  premier  f'actiim^  et  ce  fut  dans  uu  intérêt  de 
tolérance  religieuse.  Le  ministre  protestant  Rabaut,  père  de  ce  Rabaul. 
de  Saint-Etienne,  qui  prit  plus  tard  sa  revanche  à  l'Assemblée  consti- 
tuante en  persécutant  les  catholiques,  était  poursuivi  comme  excitant 
des  troubles  en  Languedoc.  L'abbé  i\lorellet  le  défendit  à  la  manière  de 


L'ABBÉ   MOKKLLKT.  17 

Swift,  dans  uiu;  Iji'ocliiire  iroiiitiiie  intitulée  :  Petit  rcrit  mr  une  matière 
intéressante.  «  Diderot  et  d'Alenii)ert  furent  ravis  de  voir  un  prêtre  se  mo- 
quer des  inlolérants,  persuadés  qu'ils  étaient  qii'on  ne  pouvait  être  tolé- 
rant sans  abandonner  les  principes  reli[;ieux;  en  quoi  je  leur  soutenais 
toujours  qu'ils  se  trompaient  el,  (|ue  la  tolérance  était  dans  l'Ëvanf^ile. 
M.  deGournay,  M.  Turjjot,  M.  de  Maleslierbes,  lurent  aussi  très-conlents 
de  moi.  » 

Après  un  pareil  début,  il  était  décidément  enrôlé.  On  lui  demanda  de 
travailler  pour  l'Encyclopédie;  il  y  inséra  plusieurs  articles  sur  des 
questions  théolo{;i(iues,  tels  que  :  figures,  fils  de  Dieu,  foi.,  fondamentaux, 
(fomaristes.  fatalité,  etc.  La  théologie  y  étuit  traitée  Iiistori(}U-  ment  et 
non  do[}maUquement.  L'abbé  Tamponnet,  censeur  de  l'Encyclopédie,  les 
laissa  passer.  Il  ne  fit  difficulté  que  pour  l'article  gomaristes,  où  Fauteur, 
après  avoir  exposé  l'histoire  du  p;omarîsrae  et  de  l'arminianisme  en 
Hollande,  se  pronoiicait  pour  la  tolérance  civile,  essentiellement  dis- 
tincte selon  lui  de  l'indiiTérence  relip^ieuse.  On  y  vit  une  allusion  aux 
querelles  du  jansénisme  etdumolinisme  qui  occupaient  alors  tout  Paris, 
et  l'article  ne  parut  qu'après  avoir  subi  des  suppressions. 

Vers  le  commencement  de  1758,  s'agita  au  conseil  du  commerce  la 
(|uestion  de  la  fabrication  des  toiles  peintes;  cette  fabrication  était  inter- 
dite en  France  depuis  plus  de  trente  ans,  en  même  temps  que  les  prohi- 
bitions les  plus  sévères  défendaient  l'introduction  des  toiles  etran[]ères. 
On  inquiétait  les  citoyens  par  des  visites  domiciliaires,  on  dépouillait  les 
femmes  à  l'entrée  des  villes,  on  envoyait  des  hommes  aux  (}alères  pour 
une  pièce  de  toile;  toutes  les  tyrannies  étaient  en  jeu  pour  empê- 
cher le  peuple  français  de  se  vêtir  et  de  se  meubler  à  bon  marché. 
Les  fabricants  des  autres  étoffes  se  prétendaient  dans  l'impossibilité  de 
soutenir  la  concurrence  des  toiles  peintes,  soit  étrangères,  soit  natio- 
nales. A  l'instigation  de  Trudaine,  Morellet  écrivit  contre  ces  préten- 
tions un  mémoire  intitulé  :  Réflexions  sur  les  avantages  de  la  libre 
fabrication  et  de  l'usage  des  toiles  peintes  en  France.  Un  arrêt  du  conseil, 
qui  établit  cette  liberté  sans  qu'elle  ait  été  jamais  retirée,  fut  en 
grande  partie  le  fruit  de  ce  travail.  Ce  premier  succès  de  la  liberté  du 
commerce  précéda  de  près  de  vingt  ans  les  grandes  mesures  de  Turgot. 

Les  économistes  français  du  win*"  siècle  se  divisaient  en  deux  branches, 
l'école  de  Gournay  et  l'école  de  Quesnay,  qu'on  peut  appeler  aussi  l'école 
commerciale  et  l'école  agricole.  Au  fond,  c'était  la  même  doctrine,  qui 
changeait  de  caractère  en  passant  par  des  esprits  différents.  L'abbé 
Morellet  appartenait  à  la  première  ;  il  n'a  jamais  voulu  se  ranger  parmi 
les  disciples  de  Quesnay,  qui  prenaient  plus  ^ipécialement  le  nom  d'éco- 
nomistes. Cette  distinction  tenait  surtout  à  la  forme.  Esprit  clair,  pra- 
tique et  modère,  il  n'avait  pu  s'accommoder  du  ton  absolu  et  du  style 
d'oracle  qu'affectaient  les  adeptes.  Attaché  avant  tout  à  l'opinion  philo- 


48  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sopliique,  il  avait  la  même  répu{}naiice  que  Voltaire  pour  ce  qu'on 
appelait  la  secte.  Il  n'a  jamais  donné  clans  les  exaspérations  du  produit  net, 
et  les  obscurités  du  tableau  économique  l'ont  peu  séduit.  Il  n'avait  pris 
dans  la  nouvelle  doctrine  qu'un  seul  principe,  la  liberté  du  commerce, 
mais  c'était  un  des  meilleurs  et  des  plus  sûrs.  Il  pouvait  d'ailleurs  ré- 
clamer la  priorité  sur  la  plupart  des  physiocrates  ;  les  articles  grains  et 
fermiers  de  l'Encyclopédie,  qui  furent  les  premiers  et  presque  les  seuls 
écrits  de  Quesnay,  parurent  en  1756,  c'est-à-dire  deux  ans  seulement 
avant  le  mémoire  sur  la  libi^e  fabrication  des  toiles  peintes;  VAmi  des 
hommes,  du  marquis  de  Mirabeau,  avait  paru  vers  le  même  temps  ;  mais 
les  autres  disciples  du  maître,  Dupont  de  Nemours,  Lemercier  de  la 
Rivière,  l'abbé  Roubaud,  l'abbé  Beaudeau,  n'écrivirent  que  plus  tard. 

Ces  travaux  ne  l'empêchaient  pas  de  continuer  l'éducation  du  jeune  abbé 
de  la  Galaisière  ;  et  la  mort  du  pape  Benoît  XIV  allant  donner  ouverture 
à  un  conclave,  il  persuada  aux  parents  de  son  élève  de  l'y  faire  assister. 
Il  trouva  ainsi  le  moyen  de  passer  près  d'une  année  en  Italie  ;  à  Rome 
d'abord,  où  il  vit  l'exaltation  du  nouveau  pape  Clément  XIII,  qui  devait 
commencer  contre  l'Ordre  des  Jésuites  ce  qu'acheva  Clément  XIV;  puis 
h  Naples,  à  Florence,  à  Venise,  à  Milan,  à  Pise,  à  Livourne,  et  fit  con- 
naissance en  chemin  avec  tous  les  hommes  distingués  que  renfermait 
alors  l'Italie.  En  fouillant  les  bibliothèques  de  Rome,  il  y  découvrit  un 
Birectorium  inquisitorum  de  Nicolas  Eymeric,  grand  inquisiteur  du 
xiv"  siècle.  La  lecture  de  cet  ouvrage,  où  était  exposée  avec  une  naïveté 
barbare  la  procédure  suivie  par  les  inquisiteurs  de  ce  temps,  le  frappa 
d'horreur  ;  il  imagina  d'en  extraire,  sous  le  titre  de  Mayiuel  des  inqui- 
siteurs, ce  qu'il  y  trouva  de  plus  révoltant,  et  le  publia  à  son  retour, 
avec  la  permission  de  Malesherbes,  directeur  de  l'imprimerie.  Ce  sombre 
résumé  fit  un  effet  terrible  ;  Voltaire  se  hâta  d'en  écrire  à  d'Alembert  : 
«J'ai  lu  la  belle  jurisprudence  de  l'inquisition,  et  elle  a  fait  sur  moi  la 
même  impression  que  fit  le  corps  sanglant  de  César  sur  les  Romains. 
Mon  cher  frère,  embrassez  pour  moi  le  digne  frère  qui  a  fait  cet  excellent 
ouvrage.  »  Il  fit  plus  tard,  sur  le  nom  de  Morellet,  un  assez  mauvais 
calembour  ;  il  l'appelait  l'abbé  Mords-les,  par  allusion  cà  ses  démêlés  avec 
les  intolérants  et  les  fanatiques. 

L'éducation  de  l'abbé  de  la  Galaisière  étant  finie  (1),  le  chancelier  de 
Lorraine  paya  d'une  pension  viagère  de  1,000  fr.  les  dix  ans  de  soins 
donnés  à  son  fils.  Devenu  plus  libre,  Morellet  se  livra  tout  entier  à  ses 
goûts  littéraires.  Il  fut  un  des  familiers  les  plus  assidus  de  ce  fameux 
salon  de  M"'^  Geoffrin,  où  se  réunissaient  tous  les  gens  de  lettres  et  tous 


(i)  Cet  abbé  de  La  Galaisière,  devenu  évéque  de  Saint-Dié,  présida, 
en  1787,  l'assemblée  provinciale  de  Nancy. 


L'ABBÉ  MORELLET.  49 

les  artistes.  Une  guerre  de  plume  venait  de  s'enf^a^er  entre  les  philo- 
sophes et  leurs  détracteurs  ;  il  y  prit  une  part  active.  II  se  moqua  d'abord 
de  Le  Franc  de  Ponipi[]^nan,  qui,  ayant  eu  le  malheur  d'attaquer  Voltaire 
dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française,  était  devenu  le 
point  de  mire  d'un  feu  roulant  de  plaisanteries  qui  le  forcèrent  à  retour- 
ner dans  sa  province  ;  et  quand  Palissot  donna  sa  grossière  comédie  des 
Philosophes,  il  lui  répondit  par  un  écrit  satirique  à  l'excès  :  la  Vision  de 
Palissot.  Si  Palissot  avait  passé  les  bornes  de  la  critique  permise,  à  leur 
tour  ses  adversaires  ne  le  ménageaient  pas;  Morellet  lui-même  a  reconnu 
plus  tard  qu'il  avait  été  trop  loin. 

Ce  pamphlet  contenait  une  allusion  transparente  à  la  princesse  de 
Robecq,  fille  de  M.  de  Luxembourg,  qui,  insultée  par  Diderot  dans  la 
préface  du  Fils  naturel,  avait  pris  parti  contre  les  philosophes  et  proté- 
geait ouvertement  leur  ennemi  Palissot.  Le  trait  était  d'autant  plus  dé- 
placé, s'adressant  à  une  femme,  que  M"'*"  de  Robecq  se  mourait  de  la 
poitrine.  Elle  se  plaignit  au  duc  de  Choiseul,  qui  fit  mettre  l'abbé  Morel- 
let à  la  Bastille  (1).  La  description  qu'il  fait  de  sa  captivité  ne  donne  pas 
une  idée  fort. effrayante  de  la  vie  qu'on  menait  dans  cette  prison  d'État. 
«Le  lendemain  de  mon  interrogatoire  par  M.  de  Sartines,  M.  de  Males- 
herbes  m'envoya  des  livres.  Une  bibliothèque  de  romans,  qu'on  tenait  à 
la  Bastille  pour  V amusement  des  prisonniers,  i\xi  à  ma  disposition,  et  on 
me  donna  de  l'encre  et  du  papier.  Je  me  levais  avec  le  soleil  et  je  me 
couchais  avec  la  nuit;  et  hors  le  temps  de  mes  repas,  je  lisais  ou  j'écri- 
vais sans  autre  distraction  que  l'envie  de  danser  ou  de  chanter  tout  seul, 
qui  me  prenait  à  plusieurs  reprises  chaque  jour.  On  me  donnait  par  jour 
une  bouteille  d'assez  bon  vin  et  un  pain  d'une  livre  fort  bon  ;  à  dîner, 
une  soupe,  du  bœuf,  une  entrée  et  du  dessert  ;  le  soir,  du  rôti  et  de  la 
salade.  J'étais  merveilleusement  soutenu  par  une  pensée  qui  me  rendait 
ma  petite  vertu  plus  facile.  Je  voyais  quelque  gloire  littéraire  éclairer 
les  murs  de  ma  prison  ;  persécuté,  j'allais  être  plus  connu.  Les  gens  de 
lettres  que  j'avais  vengés  et  les  philosophes  dont  j'étais  le  martyr  com- 
menceraient ma  réputation.  Les  gens  du  monde,  qui  aiment  la  satire, 


(l)  Voltaire,  qui  avait  plus  de  tact  et  de  sang-froid  que  le  reste  du 
parti,  écrivait  à  d'Alembert  le  23  juin  1760  :  «  Je  voudrais  avoir  perdu 
toutes  mes  vaches,  et  qu'on  n'eût  pas  mêlé  Mme  de  Robecq  dans  la  Vi- 
sion. Tous  les  amis  de  cette  dame  lui  cachaient  son  état;  cette  cruauté 
de  lui  avoir  appris  qu'elle  se  meurt  est  ce  qui  a  ulcéré  M.  de  Choiseul  ; 
je  le  sais  parce  qu'il  me  l'a  écrit.  »  D'Alembert  répondit  en  appelant 
Mme  de  Robecq  une  vipère.  «  Tout  Paris  crie,  dit-il,  tout  Paris  s'intéresse 
à  l'abbé  Morellet.  Il  y  a  apparence  que  sa  captivité  ne  sera  ni  longue  ni 
fâcheuse,  et  il  aura  la  gloire  d'avoir  vengé  la  philosophie  de  tous  les 
Palissot  mâles  et  femelles.  » 

2^  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  janvier  i865.  4 


50  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

allaient  m'accueillir  plus  que  jamais.  Ces  six  mois  de  Bastille  seraient 
une  excellente  recommandation  et  feraient  infailliblement  ma  fortune. 
Telles  étaient  les  espérances  dont  je  me  berçais,  et,  s'il  faut  le  dire,  elles 
n'ont  pas  été  trompées.  » 

Il  s'attendait  à  six  mois  de  prison,  il  en  fut  quitte  pour  deux.  M*"^  de 
Robecq  était  morte  ({uinze  jours  après  son  arrestation  et  laissait  le  champ 
libre  aux  démarches  de  ses  amis.  Il  dut  sa  liberté  à  M.  de  Malesherbes, 
au  maréchal  de  Noailles,  et  surtout  à  la  maréchale  de  Luxembourg^,  que 
Rousseau  et  d'Alembert  avaient  mise  dans  ses  intérêts.  Ainsi  qu'il  l'avait 
prévu,  sa  rentrée  dans  le  monde  fut  un  triomphe.  Il  trouva  mi  redou- 
blement d'amitié  chez  tous  ses  amis,  et  beaucoup  de  maisons  en  renom , 
celles  du  baron  d'Holbach,  d'Helvétius,  de  M"'*'  de  Boufflers,  de  M''* 
Necker,  etc.,  s'ouvrirent  pour  lui.  Parmi  les  esquisses  qu'il  donne  de  ces 
divers,  salons,  ce  qu'il  dit  du  baron  d'Holbach  mérite  d'être  remarqué. 
«Ses  amis  l'appelaient  baron  parce  qu'il  était  allemand  d'ori^ofine  et  quMl 
avait  possédé  en  Westphalie  une  petite  terre  ;  il  avait  environ  soixante 
mille  livres  de  rente,  fortune  que  jamais  personne  n'a  employée  plus 
noblement  que  lui,  ni  surtout  plus  utilement  pour  le  bien  des  sciences 
et  des  lettres.  Lui-même  était  un  des  hommes  de  son  temps  les  plus 
instruits,  sachant  plusieurs  des  langues  de  l'Europe,  et  même  un  peu  des 
langues  anciennes,  ayant  une  excellente  et  nombreuse  bibliothèque,  une 
riche  collection  des  dessins  des  meilleurs  maîtres,  d'excellents  tableaux 
dont  il  était  bon  juge,  un  cabinet  d'histoire  naturelle,  etc.  A  ces  avan- 
tages, il  joignait  une  grande  politesse,  une  égale  simplicité,  un  com- 
merce facile,  une  bonté  visible  au  premier  abord.  Il  avait  régulièrement 
deux  dîners  par  semaine,  le  dimanche  et  le  jeudi.  Arrivés  à  deux  heures, 
comme  c'était  l'usage  en  ce  temps-là,  nous  y  étions  encore  presque  tous 
à  sept  et  huit  heures  du  soir.  C'est  là  qu'il  fallait  entendre  la  conversa- 
tion la  plus  libre,  la  plus  instructive  et  la  plus  animée  qui  fût  jamais  ; 
quand  je  dis  libre,  j'entends  en  matière  de  philosophie,  de  religion,  de 
gouvernement,  car  les  plaisanteries  libres  dans  un  autre  genre  en  étaient 
bannies.  C'est  là  aussi,  puisqu'il  faut  le  dire,  que  Diderot,  le  docteur 
Roux  et  le  bon  baron  lui-même  établissaient  dogmatiquement  l'athéisme 
absolu,  avec  une  persuasion,  une  bonne  foi,  une  probité  édifiante,  même 
pour  ceux  qui,  comme  moi,  ne  croyaient  pas  à  leur  enseignement;  car 
il  ne  faut  pas  croire  que,  dans  cette  société,  toute  philosophique  qu'elle 
était,  ces  opinions  libres  outre  mesure  fussent  celles  de  tous.  Nous 
étions  là  bon  nombre  de  théistes,  et  point  honteux,  qui  nous  défendions 
vigoureusement,  mais  en  aimant  toujours  des  athées  de  si  bonne  com- 
pagnie. » 

On  commençait  à  s'occuper  de  la  suppression  des  douanes  intériemr§s. 
Cette  opération  était  un  des  projets  favoris  de  Trudaine  de  Montigny; 
on  avait  fait  sous  ses  yeux  de  longs  travaux  pour  la  préparation  d'un 


LABBf:  MOHELLKT.  51 

tarif  iiiii(iiic.  L'abbé  Morellct  publia,  à  sou  insli|;ati()ii,  une  brochure  où 
il  abordait  le  sujet  par  son  côté  le  plus  délicat  et  le  plus  difficile.  Il 
s'apjissait  des  provinces  frontières,  la  Lorraine  et  l'Alsace,  qui,  n'ayant 
de  lignes  de  douanes  que  du  côté  de  la  France  et  communiquant  libre- 
ment avec  rétranp,er,  crai{;naient  de  se  laisser  enfermer  dans  l'enceinte 
des  tarifs  français.  Morellet  essaya  en  vain  de  leur  prouver  qu'elles  de- 
vaient y  i^a^fT^ner;  elles  persistèrent  dans  leur  résistance,  et  le  projet  de 
recideTiient  de  barrières,  comme  on  disait  alors,  dut  être  ajourné.  En 
1787,  quand  les  assemblées  provinciales  de  Lorraine  et  d'Alsace  furent 
appelées  à  examiner  la  même  question,  elles  firent  la  même  réponse;  la 
Révolution  seule  a  pu  vaincre  cette  opposition  fondée  sur  de  véritables 
intérêts  et  soumettre  ces  provinces  à  un  régime  plus  national,  mais  moins 
libéral  qu'avant  1789. 

En  1763,  il  publia  des  Réflexions  sur  les  'préjugés  qui  s'opposent  à 
l'établissement  de  V inoculation,  et  contribua  ainsi  à  vaincre  les  résistances 
de  l'opinion  qui  étaient  alors  dans  toute  leur  force. 

En  1764,  M.  de  Laverdy,  contrôleur  général,  ayant  fait  rendre  un 
arrêt  du  conseil  qui  défendait  de  rien  imprimer  sur  les  matières  d'admi- 
nistration, le  courageux  abbé  ne  put  se  contenir.  Il  avait  commencé  à 
écrire  à  la  Bastille  un  Traité  de  la  liberté  de  la  presse',  il  en  détacha  un 
fragment  qu'il  intitula  :  De  la  liberté  d'écrire  et  d'imprimer  sur  les  matières 
d'administration.  Son  fidèle  protecteur  Trudaine  essaya  en  vain  d'obtenir 
pour  lui  l'autorisation  de  l'imprimer;  il  fut  obligé  de  le  garder  en  por- 
tefeuille et  ne  le  publia  que  dix  ans  après,  sous  le  ministère  de  Turgot, 
avec  cette  épigraphe,  tirée  de  Tacite  :  Rarâ  temporum  felicitate ,  ubi 
sentirequœ  velis  et  quœ  sentias  dicere  licet. 

En  1766,  il  fit  et  publia,  sur  l'invicationde  Malesherbes,  la  traduction 
du  livre  de  Beccaria,  des  délits  et  des  peines.  Il  y  eut  en  six  mois  sept 
éditions  de  cette  traduction  qui  popularisa  le  nom  et  les  idées  de  Bec- 
caria; ce  n'est  pas  un  des  moindres  services  que  l'infatigable  traducteur 
ait  .rendus  à  l'humanité.  Peu  de  livres  ont  eu  une  aussi  grande  influence 
que  le  Traité  des  délits  et  des  peines.  Au  moment  où  il  parut,  l'Europe 
entière  était  encore  dans  la  barbarie  en  matière  de  procédure  crimi- 
nelle et  de  répression  pénale.  L'abolition  de  la  question  préparatoire  fut 
en  France  un  des  premiers  effets  de  cette  publication.  L'abbé  Morellet 
ne  s'était  pas  borné  à  traduire  l'ouvrage  original,  il  l'avait  reftiit  en 
quelque  sorte,  en  changeant  l'ordre  des  chapitres  et  en  remaniant  les 
parties  défectueuses.  Beccaria  lui-même  reconnut  la  valeur  de  ces  chan- 
gements; il  écrivit  au  traducteur  pour  le  remercier  et  lui  dit  qu'il 
suivrait  à  l'avenir  l'ordre  nouveau  dans  les  éditions  italiennes,  ce  qu'il 
fit  en  effet.  En  même  temps,  il  rendait  hommage  à  l'école  philosophique 
française,  en  déclarant  ({u'i/  devait  tout  aux  livres  français,  et  il  vint  à 
Paris  avec  Verri  pour  voir  Morellet  et  ses  amis. 


52  JOURNAL  DES  ÉGONUMJSTES. 

A  la  fin  de  1768,  M.  d'Invaux  fut  nommé  contnMeur  général  des  finan- 
ces. Beau-frère  de  Trudaine  de  Montig-ny,  ce  ministre  avait  comme  lui 
du  penchant  pour  les  idées  des  économistes;  il  donnait  à  dîner  toutes 
les  semaines  à  l'abbé  Morellet,  à  Dupont  de  Nemours  et  à  Abeille,  pour 
causer  avec  eux.  Frappé  du  désordre  qui  régnait  dans  les  affaires  de  la 
Compagnie  des  Indes,  il  chargea  Morellet  de  faire  un  mémoire  sur  ce 
sujet  et  lui  en  fournit  tous  les  éléments.  Celui-ci  commença  par  prouver 
que  la  Compagnie  était  désormais  hors  d'état  de  continuer  le  commerce 
par  ses  propres  forces,  le  roi  ne  pouvant  plus  lui  fournir  les  secours 
qu'il  lui  avait  donnés  pendant  quarante  ans  pour  la  défendre  contre  les 
vices  de  son  administration;  il  soutint  ensuite  en  thèse  générale  qu'une 
compagnie  privilégiée  n'était  nullement  nécessaire  pour  faire  le  com- 
merce de  l'Inde.  Necker,  qui  commençait  à  faire  parler  de  lui,  répondit 
dans  l'intérêt  de  la  compagnie;  Morellet  répliqua,  et  avec  succès,  car 
un  arrêt  du  conseil,  rendu  après  une  procédure  solennelle,  supprima  le 
privilège  de  la  compagnie  h  la  fin  de  1769.  Turgot,  alors  intendant 
à  Limoges,  écrivit  plusieurs  fois  à  son  ami  pour  Tencourager  dans  cette 
lutte.  Grimm,  qui  n'aimait  pas  Morellet,  l'accuse,  dans  sa  correspon- 
dance, d'avoir  pris  en  cette  occasion  la  livrée  du  ministère  ;  mais,  en 
combattant  un  monopole,  il  était  fidèle  à  ses  principes,  et  Grimm  n'au- 
rait pas  dû  l'oublier.  Voilà  la  seconde  fois  en  dix  ans  qu'un  écrit  du 
vaillant  abbé  servait  de  prélude  à  une  mesure  du  gouvernement.  Les  idées 
économiques  avaient  pénétré  dans  les  régions  administratives,  et  c'est 
par  de  hauts  fonctionnaires,  comme  Gournay,  Trudaine,  Turgot,  Ma- 
lesherbes,  qu'elles  ont  commencé  à  se  répandre,  La  principale  résistance 
venait  du  public. 

Il  ne  faut  pas  juger  la  Compagnie  française  des  Indes,  au  point  oii  elle 
en  était  en  1769,  d'après  son  heureuse  rivale,  la  compagnie  anglaise. 
Quelle  que  soit  l'excellence  de  la  libre  concurrence,  il  y  aurait  eu  de  la 
folie  à  supprimer  brusquement  une  société  florissante,  et  si  Morellet 
avait  contribué  en  quoi  que  ce  soit  à  détruire  notre  puissance  dans 
rinde,  on  devrait  le  blâmer  et  non  l'approuver.  Mais  la  compagnie  n'était 
plus  alors  que  l'ombre  d'elle-même;  le  rappel  de  Dupleix  datait  de  quinze 
ans  (1754),  et  le  malheureux  Lally  lui-même,  dernière  victime  de  nos 
désastres,  avait  porté  sa  tête  sur  l'échafaud  en  1766.  De  cette  grande 
institution,  fondée  par  Colbert,  qui  avait  eu  un  moment  la  domination 
de  l'Inde  entière,  il  ne  restait  qu'une  société  en  faillite,  qui  gênait  le 
commerce  par  son  monopole  sans  l'enrichir  par  ses  opérations.  Elle 
avait  déjà  cédé  au  roi  une  partie  de  ses  possessions,  les  îles  de  France 
et  de  Bourbon  et  les  comptoirs  sur  la  côte  d'Afrique,  à  condition  qu'on 
la  dégagerait  d'une  partie  de  ses  dettes.  Cette  cession  n'avait  pas  suffi  ; 
elle  succombait  sous  le  poids  de  ses  embarras.  Necker  l'aurait-il  re- 
levée? c'est  plus  que  douteux.  Là  oh  le  monopole  avait  échoué,  la  libre 


I/ABni':  .MOHFJ.LKT.  53 

concurrence  ponvail  seule  avoir  encore  quelque  féconclilé.  Les  détrac- 
teurs (les  économistes  n'en  ont  pas  moins  fait  un  crime  à  Morellet  et  à 
ses  amis  de  la  ruine  de  la  compa(ynie,  comme  s'ils  en  avaient  été  les  au- 
teurs; les  dates  correspondent  à  cette  accusation.  C'est  à  ceux  qui  ont 
abandonné  Dupleix  et  fait  périr  Lally  qu'il  faut  s'en  prendre,  et  non  à 
ceux  qui,  au  milieu  d'une  société  encombrée  de  privilégies,  ont  soutenu 
le  seul  principe  qui  pouvait  réparer  les  erreurs  et  [guérir  les  plaies  du 
passé.  La  compagnie  anglaise  elle-même  n'a  pas  pu  se  soutenir,  malgré 
ses  victoires,  et  la  liberté  commerciale  règne  aujourd'hui  dans  l'Inde. 

Se  voyant  ou  se  croyant  si  bien  appuyé  auprès  du  pouvoir,  Mo- 
rellet conçut  le  projet  d'un  grand  travail  qui  devait  occuper  le 
reste  de  sa  vie.  c'était  un  dictionnaire  du  commerce,  analogue  à  celui  de 
Savary,  mais  sur  un  plan  beaucoup  plus  vaste  et  plus  difficile  à  exécuter; 
il  en  publia  le  prospectus  en  un  fort  volume  in-8o;  cette  simple  esquisse 
était  déjà  un  travail  important.  Le  nouveau  dictionnaire  devait  se  compo- 
ser de  trois  parties  :  l'une,  sous  le  nom  de  géographie  commerciale,  devait 
contenir  le  nom  de  tous  les  États,  de  leurs  provinces,  de  leurs  villes,  avec 
des  détails  étendus  sur  leur  commerce;  la  seconde  devait  faire  connaître 
toutes  les  substances  qui  sont  la  matière  d'un  commerce  quelconque  et 
toutes  les  industries  qui  les  mettent  en  œuvre;  la  troisième  enfin  devait 
donner  la  définition  de  tous  les  termes  économiques,  comme  argent, 
banque,  circulation,  valeur,  intérêt,  etc.  Pour  mener  à  bien  cette  im- 
mense entreprise,  il  visait  à  la  place  de  secrétaire  du  bureau  de  com- 
merce, mais  M.  d'invaux  la  donna  à  Abeille  et  se  contenta  de  lui  allouer 
une  indemnité  annuelle  de  4,000  livres  pour  i'aider  dans  ses  recherches. 
Il  prit  des  collaborateurs,  dont  plusieurs  sont  devenus  des  hommes  con- 
sidérables, comme  Desmeuniers  depuis  sénateur ,  Bertrand,  secrétaire 
du  conseil  de  commerce  sous  le  ministère  de  Chaptal,  le  statisticien 
Peuchet,  et  il  commença  intrépidement  à  réunir  ses  matériaux.  La  Ré- 
volution l'y  fit  renoncer,  après  vingt  ans  de  travail.  Son  idée  n'a  été 
réalisée  que  de  nos  jours  par  le  Dictionnaire  du  commerce  et  des  mar- 
chandises qu'a  publié  M.  Guillaumin,  le  plus  étonnant  répertoire  de  faits 
et  de  chiffres  qui  existe  peut-être. 

Turgot,  qui  avait  fort  approuvé  le  projet,  voulut  contribuer  à  l'exé- 
cution. Il  écrivit  pour  le  futur  dictionnaire  l'article  valeurs  et  monnaies, 
qui  a  été  conservé  et  qui  fait  partie  de  ses  œuvres. 

Morellet  se  félicite  dans  ses  mémoires  d'avoir  contribué  vers  la 
même  époque  à  l'érection  d'une  statue  à  Voltaire  par  les  gens  de 
lettres  ses  contemporains.  Ce  projet  fut  combattu  par  les  ennemis  de  la 
philosophie.  Ce  qui  décida  le  succès,  ce  fut  la  part  qu'y  prirent  le  roi 
de  Danemark,  l'impératrice  de  Russie,  le  grand  Frédéric  et  plusieurs 
princes  d'Allemagne.  L'exécution  fut  confiée  à  Pigale.  La  statue  passa 
d'abord  à  M.   d'Ornoy,  président  au  Parlement  et  neveu  de  Voltaire; 


64  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

elle  a  été  donnée  par  lui,  en  1806,  à  Tlnstitut,  et  placée  dans  la  Biblio- 
thèque. Pi(jale,  pour  montrer  son  savoir  en  anatomie,  a  foit  un  vieillard 
nu  et  décharné,  un  squelette;  «C'est  à  Diderot  qu'il  faut  s'en  prendre 
de  cette  bévue,  car  c'en  est  une.  C'est  lui  qui  avait  inspiré  à  Pif^ale 
l'idée  de  faire  une  statue  antique.  En  vain  plusieurs  d'entre  nous  se  ré- 
crièrent, lorsque  Pi{jale  apporta  le  modèle;  nous  ne  pûmes  détourner 
de  cette  mauvaise  route  ni  le  philosophe  ni  l'artiste  échauffé  par  la 
philosophie.  »  Il  n'en  est  pas  moins  remarquable  que,  sous  le  règne 
même  de  Louis  XV,  les  philosophes  aient  pu  élever  une  statue  à  leur 
chef,  avec  l'aide  de  plusieurs  monarques  étraUjO^ers,  et  qu'un  abbé  ait 
pu,  sans  rompre  avec  son  ordre,  y  coopérer  publiquement.  Morellet  ne 
s'en  tint  pas  là,  il  fit  quelques  années  après  un  voyap,e  à  Ferney,  pour 
voir  Voltaire,  et  il  en  fut  accueilli  comme  un  de  ses  meilleurs  disciples. 
(f  Je  ne  connais  personne,  écrivait  le  vieux  patriarche,  qui  soit  plus  ca- 
pable de  rendre  service  à  la  raison.  » 

On  sait  quel  immense  succès  eurent,  dans  ce  temps,  les  Dialogues  de 
l'abbé  Galiani  sur  le  commerce  des  blés.  La  liberté  du  commerce  des 
grains  y  était  attaquée  par  des  plaisanteries  que  Voltaire,  si  bon  juge  en 
pareille  matière,  déclarait  excellentes.  Morellet  ne  craignit  pas  de  les 
réfuter.  Sa  brochure  était  imprimée  et  prête  à  paraître  quand  l'abbé 
Terray,  qui  venait  de  remplacer  M.  d'Invaux  au  ministère  des  finances, 
en  fit  interdire  la  publication.  La  chance  avait  tourné.  Les  idées  écono- 
miques n'étaient  plus  en  faveur.  Le  pauvre  auteur  en  fut  pour  ses  peines 
et  pour  ses  frais.  Cette  redoutable  question  des  céréales,  à  peine  résolue 
aujourd'hui,  a  toujours  été  une  des  plus  grandes  difficultés  des  écono- 
mistes; elle  devait  renverser  ïurgot  lui-même,  et  servir  de  champ-clos, 
pendant  tout  un  siècle,  aux  luttes  les  plus  violentes.  Le  premier  mi- 
nistre Choiseul  inclinait  vers  les  idées  nouvelles ,  mais  il  céda  aii 
torrent  et  révoqua  la  liberté  d'exportation  après  l'avoir  donnée,  car 
c'était  de  la  liberté  d'exportation  qu'il  s'agissait  alors;  on  voulait  à 
tout  prix  le  pain  à  bon  marché,  et  on  n'obtenait  que  des  disettes  pério- 
diques. ** 

L'abbé  Morellet  saisit  ce  moment  pour  faire  un  voyage  en  Angleterre. 
Lord  Shelburne,  depuis  marquis  de  Laiisdowne,  descendant  du  père  des 
économistes  anglais,  sir  William  Petty,  l'avait  connu  chez  Trudaine  et  pris 
en  affection.  Il  passa  la  plus  grande  partie  de  son  temps  dans  cette  belle 
résidence  de  Bowood,  en  Wilishire,  oi^i  le  dernier  marquis  de  Lansdowne 
exerçait  si  noblement  l'hospitalité  traditionnelle  de  sa  famille;  il  s'y  lia 
avec  plusieurs  hommes  éminents  et  en  particulier  avec  Garrick  et  Fran- 
klin, et  ne  revint  en  France  qu'après  avoir  visité  toute  l'Angleterre.  Il 
en  rapporta  des  échantillons  d'étoffes,  différents  mémoires  sur  des  objets 
de  commerce  et  d'industrie,  des  modèles,  des  dessins,  des  poids  et  me- 
sures, dont  il  fit  don  au  gouvernement,  en  échange  des  cinqiinnie  hiuis 


LABBf:  MORELLRT.  •  65 

que  Trudaine  lui  avait  fait  donuer  pour  son  voyage  sur  là  Caisse  du 
commerce. 

Peu  après  son  retour,  le  ^rand  événement  que  tout  le  monde  attendait 
arriva  :  Louis  XV  mourut.  Les  dernières  années  de  ce  triste  rèf^ne  avaient 
été  les  plus  funestes  à  la  monarchie.  L'exil  des  parlements,  Tauginenta- 
lion  continue  des  impôts,  la  banqueroute  partielle  de  l'abbé  Terray,  et 
surtout  la  honteuse  domination  de  madame  Dubarry,  avaient  irrité  les 
esprits.  L'abbé  Morellet  fonda,  connue  tout  le  monde^  les  plus  grandes 
espérances  sur  le  nouveau  règne;  l'avéncment  de  Turfjot  au  ministère 
combla  ses  vœux,  et,  tant  (|ue  son  ami  fut  ministre,  il  l'aida  de  son  mieux 
de  ses  conseils  et  de  son  travail.  Cette  époque  fut  la  plus  brillante  et  la 
plus  heureuse  de  sa  vie.  Après  avoir  longtemps  souffert  de  la  gêne,  il 
venait  d'arranger  ses  affaires  personnelles.  Aux  1,000  livres  de  pension 
qu'il  tenait  de  M.  de  la  Galaisière,  aux  4,000  que  lui  avait  accordés 
M.  d'Invaux  pour  la  confection  du  Dictionnaire  du  commerce,  un  arrêt 
du  conseil,  rendu  peu  après  la  nomination  de  Turgot,  ajouta  une  grati- 
fication perpétuelle  de  2,000  livres,  en  récompense  de  ses  différents  ou- 
vrages publiés  sur  des  matières  d'administration.  Il  voulut  alors  se  donner 
les  joies  de  la  famille;  il  fit  venir  de  Lyon  une  de  ses  sœurs,  restée  veuve 
avec  une  fille,  et  les  établit  l'une  et  l'autre  chez  lui.  L'année  suivante, 
il  maria  sa  nièce  à  Marmontel,  et  voulut  que  le  nouveau  couple  fît  avec 
lui  ménagée  commun,  jusqu'au  moment  où  le  nombre  des  enfants  les  con- 
traignit à  se  séparer.  Il  fit  venir  alors  deux  autres  nièces  qui  vécurent 
avec  lui  jusqu'à  sa  mort. 

Comme  la  plupart  de  ses  contemporains,  il  avait  un  g'oût  prononcé 
pour  la  musique.  Il  fut,  avec  Marmontel,  un  des  premiers  amis  de  Piccini 
et  un  des  plus  ardents  défenseurs  de  la  musique  italienne.  Il  avait  même 
écrit  un  petit  Traité  de  VExpression  en  musique  et  de  V Imitation  dans  les 
arts,  inséré  dans  le  Mercure  de  1771.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  il  réunissait 
chez  lui  les  principaux  artistes  du  temps,  entre  autres  Viotti,  pour  faire 
de  la  musique  avec  une  de  ses  nièces,  qui  avait  un  véritable  talent  sur 
le  clavecin. 

Il  publia,  sous  le  ministère  de  Turgot,  deux  nouveaux  écrits  ;  l'un,  la 
Théorie  du  paradoxe,  contre  Lingual ,  qui  avait  attaqué  les  actes  du 
ministre  et  les  principes  des  économistes;  l'autre,  contre  le  livre  de 
Necker,  Be  la  Législation  et  du  Commerce  des  grains,  la  plus  grande  er- 
reur de  son  auteur.  Turgot  venait  de  décréter,  par  un  édit  célèbre,  la 
liberté  du  commerce  des  grains,  et  une  ardente  controverse  s'établissait 
plus  que  jamais  sur  ce  sujet. 

On  a  souvent  reproché  à  l'abbé  Morellet  son  goût  pour  la  polémique, 
et  ce  n'est  pas  sans  motif.  De  même  qu'il  avait  mis  en  cause,  hors  de 
propos,  madame  de  Robecq,  douze  ans  auparavant,  il  prit  assez  mal  son 
temps  pour  se  déchaîner  contre  Linguet.  Celui-ci  était  assurément  im 


A6  •  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

esprit  bizarre  et  faux,  une  imagination  inquiète  et  malade,  mais  en 
heurtant  de  front  l'école  philosophique  et  économique,  alors  au  comble 
de  la  puissance,  il  s'était  attiré  beaucoup  d'ennemis,  et  au  moment  où 
parut  le  pamphlet  diriijé  contre  lui,  il  venait  d'être  rayé  du  tableau  des 
avocats  à  Paris,  par  une  décision  du  conseil  de  l'ordre,  ratifiée  par  le 
parlement,  pour  son  arrogance  et  ses  singularités  dans  ses  rapports  avec 
ses  confrères.  Il  etàt  été  plus  généreux  de  le  ménager.  Morellet  avoue, 
dans  ses  Mémoires,  qu'il  eut  à  lutter  contre  plusieurs  de  ses  amis,  et 
notamment  contre  Malesherbes,  qui  le  détournait  de  rien  publier.  Mais 
il  avait  un  faible  pour  sa  Théorie  du  paradoxe;  il  ne  voulut  pas  la  perdre. 
L'œuvre,  en  elle-même,  ne  méritait  pas  cette  prédilection;  c'est  une 
longue  personnalité,  une  ironie  froide  et  uniforme.  Linguet  répondit  par 
la  Théorie  du  libelle,  et  il  n'avait  pas  tout  à  fait  tort. 

La  querelle  avec  Necker  fut  plus  digne  d'un  ami  de  Turgot.  Necker, 
dans  son  livre,  avait  imprudemment  attaqué  la  propriété;  par  entraî- 
nement de  déclamation,  il  présentait  les  propriétaires  comme  dévorant 
la  substance  du  pauvre  peuple.  Il  l'a  certainement  regretté  plus  tard, 
mais  on  ne  voyait  pas  encore  le  danger  de  pareils  écarts,  on  n'en  voyait 
que  la  popularité.  Morellet  prit  vigoureusement  la  défense  des  proprié- 
taires; il  prouva  que  le  droit  de  vendre  librement  son  blé,  soit  à  l'inté- 
rieur, soit  à  l'extérieur,  était  une  conséquence  du  droit  de  propriété. 
Cette  réponse,  qui  aurait  été  péremptoire  dans  un  temps  calme,  ne  fit 
qu'exciter  Necker  et  le  jeter  de  plus  en  plus  dans  l'opposition. 

Cette  rupture  de  Necker  et  de  Turgot  est,  sans  aucun  doute,  le  plus 
malheureux  incident  du  règne  de  Louis  XVI.  Si  ces  deux  hommes,  que 
rapprochaient  tant  d'idées  communes,  avaient  su  marcher  d'accord,  on 
aurait  évité  bien  des  difficultés.  Mais  l'expérience  n'avait  pas  encore 
appris  aux  hommes  publics  ce  qu'elle  aura  toujours  peine  à  leur  ap- 
prendre en  France,  qu'il  faut  savoir  se  supporter  et  se  céder  mutuelle- 
ment quand  on  a  au  fond  le  même  but.  Necker  avait  tort  pour  le  fond, 
Turgot  se  donna  tort  pour  la  forme.  Voici  ce  que  raconte  Morellet  lui- 
même  :  «  M.  Necker  avait  offert  à  M.  Turgot  de  lire  son  ouvrage  ma- 
nuscrit et  de  juger  si  l'on  pouvait  en  permettre  l'impression.  M.  Turgot 
répondit  un  peu  sèchement  à  l'auteur,  parlant  à  sa  personne,  qu'il  pouvait 
imprimer  ce  qu'il  voulait,  qu'on  ne  craignait  rien,  que  le  public  jugerait, 
refusant,  d'ailleurs,  la  communication  de  l'ouvrage;  le  tout  avec  cette 
hauteur  dédaigneuse  qu'il  avait,  trop  souvent,  en  combattant  les  idées 
contraires  aux  siennes.  Ce  que  je  rapporte  là,  je  ne  le  tiens  pas  d'un 
autre,  car  je  l'ai  vu  de  mes  yeux  et  entendu  de  mes  oreilles;  j'étais  alors 
chez  M.  Turgot  :  M.  Necker  y  vint  avec  son  cahier;  j'entendis  les  ré- 
ponses que  l'on  fit  à  ses  offres,  et  je  le  vis  s'en  allant  avec  l'air  d'un 
homme  blessé  sans  être  abattu.  » 

Le  livre  de  Necker,  si  mauvais  qu'il  fût,  répondait  à  des  préjugés  an- 


L'ABBf:   MORELLKT.  57 

ciens  el  enracinés.  Il  eut  un  succès  énorme,  que  la  réfutation  de  Morellet 
ne  put  arrêter;  on  eu  fit,  en  peu  de  temps,  vin^^^t  éditions.  En  même 
temps,  le  peuple  se  soulevait.  On  sait  quelles  furent  les  conséquences  de 
la  guerre  des  farines.  Tur^jot  se  défendit  avec  une  roideur  inflexible;  il 
fit  pendre  quelques-uns  des  insur[]^és  et  brisa  dans  un  lit  de  justice  la 
résistance  du  parlement.  On  n'était  plus  au  temps  où  ces  moyens  violents 
pouvaient  réussir;  ils  échouèrent  devant  l'irritation  générale,  et  Turgot 
sortit  du  ministère. 

Désolé  de  n'avoir  pu  défendre  plus  efficacement  son  ami,  Morellet  alla 
s'enfermer,  pendant  l'automne  de  1776,  au  château  de  Brienneen  Cham- 
pagne, chez  son  autre  condisciple  l'abbé  de  Brienne  qui,  marchant  rapi- 
dement dans  la  carrière  de  l'ambition,  était  déjà  archevêque  de  Toulouse 
et  membre  de  l'Académie  française.  Lcà,  il  passa  son  temps,  pour  se  dis- 
traire, à  traduire,  d'un  bout  à  l'autre,  le  grand  ouvrage  d'Adam  Smith 
sur  la  Richesse  des  nations,  qui  venait  de  paraître  en  Angleterre.  Si  rapide 
que  fût  son  travail,  il  fut  gagné  de  vitesse  par  un  autre  traducteur,  et  sa 
traduction  n'a  jamais  été  imprimée.  Il  eut,  cette  même  année,  le  chagrin 
de  perdre  madame  Geoffrin,  qui  lui  laissa,  en  mourant,  une  rente  viagère 
de  1,175  livres  ainsi  qu'à  Thomas  et  à  d'Alembert.  Ces  trois  légataires, 
qu'elle  avait  distingués  parmi  ses  nombreux  amis,  voulurent  acquitter 
la  dette  de  la  reconnaissance;  chacun  d'eux  écrivit,  à  part,  un  portrait 
de  cette  femme  célèbre. 

La  terre  de  Brienne  ne  valait  pas,  primitivement,  plus  de  15,000  livres 
de  rentes,  mais  le  comte  de  Brienne,  frère  de  l'abbé,  ayant  épousé  la 
fille  d'un  riche  financier,  avait  arrondi  le  domaine  paternel  par  l'achat 
de  beaucoup  de  bois  et  de  terres.  Il  ne  restait  de  l'ancien  château  qu'un 
vieux  pavillon  ouvert  à  tous  les  vents;  on  l'avait  jeté  par  terre,  et  sur 
ses  ruines  s'élevait  un  bâtiment  magnifique,  qui  avait  coûté  deux  mil- 
lions. Là  se  réunissait  une  brillante  compagnie;  l'abbé  Morellet  y  passa, 
pendant  dix  ans,  une  partie  de  Tannée  au  milieu  des  fêtes,  payant  son 
écot  par  des  chansons  assez  médiocres,  mais  qu'il  chantait  avec  beau- 
coup de  verve  et  de  gaieté.  Il  continuait  toujours  ses  recherches  pour  le 
Dictionnaire  du  commerce^  qu'il  n'avait  pas  encore  abandonné;  mais,  en 
réalité,  ces  dix  ans  ont  peu  ajouté  à  son  bagage  littéraire.  Il  jouissait  de 
ses  combats  passés,  de  sa  nouvelle  aisance,  de  ses  amitiés,  de  ses  succès, 
et  son  ancienne  ardeur  polémique  ne  trouvait  plus  à  s'exercer  pendant 
ces  belles  années  du  règne  de  Louis  XVI,  qîii  réalisaient,  peu  à  peu, 
toutes  ses  idées. 

L'année  1781  fut  marquée  par  une  perte  douloureuse  qui  vint  troubler 
son  repos  et  son  bonheur;  Turgot  mourut.  «  Je  me  suis  souvent 
demandé,  dit-il,  en  rappelant  cette  mort  prématurée,  quelles  eussent 
été  dans  nos  désastres  les  idées  et  la  conduite  de  cet  homme  inca. 
pable  de  faiblesse  et  de  dissimulation,  et  dont  les  intentions  étaient  ton- 


58  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

jours  droites,  les  vues  profondes  et  pures.  Eût-il  exercé  quelque  influence 
sur  l'état  des  affaires  et  sur  les  conseils  du  roi?  n'eùt-il  pas  été  empri- 
sonné, ég^or(]?é,  connme  M.  de  Maleslierbes,  son  ami  ?  Dieu,  en  le  retirait 
sitôt  de  là  vie,  a  voulu  peut-être  récompenser  ses  vertus.  » 

La  paix  entre  la  France  et  l'Angleterre,  qui  mit  fin  à  la  guerre  d'Amé- 
rique, fut  conclue  en  1783.  Lord  Shelburne,  alors  premier  ministre,  y 
eut  la  plus  g^rande  part;  il  s'était  toujours  opposé  à  la  (juerre  et  avait  plus 
que  personne  le  droit  de  la  teriiiiner.  Quand  les  signatures  furent  don- 
nées, il  écrivit  à  M.  de  Vergennes,  ministre  des  affaires  étrangères, 
que^  s'il  avait  eu  dans  le  cours  de  la  négociation  le  bonheur  d'être 
agréable  au  roi,  il  le  suppliait  de  lui  témoigner  sa  satisftvction  en 
accordant  une  abbaye  à  l'abbé  Morellet  ;  les  principes  qu'il  avait  suivis^ 
il  les  devait,  disait-il,  à  cet  ancien  ami,  qui  avait  libéralisé  ses  idées.  Le 
roi  s'empressa  de  donner  au  ministre  anglais  cette  marque  de  son  estime, 
et  une  abbaye  n'étant  pas  vacante  pour  le  moment,  l'abbé  reçut  le 
brevet  d'une  pension  de  4,000  livres  sur  les  économats.  Tout  fier  de  cette 
récompense  et  du  procédé  tout  exceptionnel  qui  la  lui  avait  obtenue,  il 
passa  de  nouveau  le  détroit  et  alla  trouver  lord  Shelburne,  à  Bowood, 
pour  le  remercier. 

Le  plus  grand  des  honneurs  littéraires  l'attendait  à  son  retour; 
au  mois  de  juin  1785>  il  fut  reçu  à  l'Académie  française.  Quoiqu'il 
n'eût  écrit  que  des  brochures,  il  passait  avec  raison  pour  un  des  bons 
écrivains  de  son  temps;  son  style  ne  visait  pas  à  l'éloquence,  mais  il 
était  clair,  vif,  piquant,  il  avait  quelques-unes  des  qualités  de  Voltaire 
et  de  Swift  qu'il  avait  pris  l'un  et  l'autre  pour  modèles.  Il  succédait  à 
l'abbé  Millot,  auteur  de  nombreux  ouvrages  historiques  et  précepteur  de 
duc  d'Enghien.  On  affirme  assez  souvent  que  la  composition  de  l'Aca- 
démie française  était  entièrement  aristocratique  avant  la  Révolution. 
C'est  une  erreur  à  ajouter  à  beaucoup  d'autres.  H  y  avait  en  effet  à 
l'Académie  des  grands  seigneurs  comme  le  duc  de  Nivernais,  le  prince 
de  Beauvau,  le  maréchal  de  Duras,  le  cardinal  de  Bernis,  Malesherbes-, 
mais  les  deux  tiers  des  membres  étaient  des  hommes  de  lettres  nés  dans 
la  condition  la  plus  obscure  et  vivant  du  produit  de  leur  plume.  MaN 
montel,  fils  d'un  paysan  limousin,  était  secrétaire  perpétuel  et  avait  suc- 
cédé dans  ces  fonctions  à  un  enfant  naturel,  d'Alembert.  Parmi  les  mem- 
bres se  trouvaient  Gaillard,  Beauzée,  l'abbé  Delille,  Suard,  Laharpe, 
Ducis,  Lemière,  Chamfort,  Bailly,  l'abbé  Maury,  Target,  Sédaine,  etc. 
Morellet  était  fils  d'un  papetier,  Maury  d'un  cordonnier,  Laharpe  avait 
été  élevé  par  charité,  Chamfort  et  Delille  étaient  des  enfants  naturels 
comme  d'Alembert,  Sédaine  avait  fait  le  métier  de  tailleur  de  pierres 
avant  d'écrire  pour  le  théâtre. 

Pour  mettre  le  comble  à  ses  prospérités,  Morellet  eut  une  dernière  au- 
baine, ïl  avait  depuis  vingt  ans  un  induit  que  lui  avait  donné  Turgot  :  on 


L'ABBK  MOHKLLKT.  39 

appelait  ainsi  un  droit  éventuel  à  un  bénéfice.  Cet  induit  était  rCvSté  impro- 
ductif entre  ses  mains,  quant  il  apprit  tout  à  coup,  au  mois  de  juin  1788, 
qu'il  était  désormais  possesseur  du  prieuré  de  Thimer,  dans  le  pays 
chartrain,  à  vin{|t-quatre  lieues  de  Paris.  «  Je  trouvai  là,  dit-il,  une 
maison  ancienne,  mais  solidement  bâtie  et  fort  bien  distribuée,  un  jardin 
de  sept  à  buit  arpents  et  un  revenu  de  quinze  à  seize  mille  livres,  partie 
en  domaines  affermés,  partie  en  dîmes.  Voilà  le  bien  qui  m'arriva  en 
dormant,  à  l'âge  de  soixante-deux  ans.  J'acbetai  pour  deux  mille  éeus 
de  meubles  à  l'inventaire  de  mon  prédécesseur,  et  j'établis  cbez  moi  les 
maçons,  les  menuisiers,  les  charpentiers;  je  mis  à  l'œuvre  un  tapissier 
de  Dreux  ({ui  acheva  de  me  meubler  en  entier,  sauf  quelques  parties  de 
meubles  que  j'envoyai  de  Paris.  Je  commençai  aussi  rarranjjement  de 
mon  jardin,  et  des  plantations  nouvelles,  et  des  travaux  pour  l'écou- 
lement des  eaux.  Je  réparai  tout,  rien  ne  fut  oublié.  »  En  réunissant 
tous  ses  revenus,il  se  croyait  sûr  d'avoir  désormais  30,000  livres  de  rentes; 
jamais  pareille  fortune  n'était  échue  à  un  philosophe.  Pendant  qu'il  se 
livrait  à  ces  rêves  dorés,  la  catastrophe  qui  devait  tout  lui  enlever 
avançait  à  (jrands  pas. 

Il  avait  repris  la  plume  sous  le  ministère  de  Galonné,  pour  attaquer  de 
nouveau  le  monopole  de  la  Compagnie  des  Indes  que  ce  ministre  avait 
étourdiment  établi  ;  les  députés  des  principales  villes  commerciales  du 
royaume,  lésées  dans  leurs  intérêts  par  la  résurrection  du  privilège, 
s'étaient  adressés  à  lui  et  l'avaient  trouvé  toujours  prêt  à  combattre  pour 
la  liberté.  Sous  le  ministère  de  son  ami  M.  de  Brienne,  il  reprit  un  mo- 
ment le  rôle  qu'il  avait  sous  Turgot;  il  donna  des  conseils  qui  furent 
généralement  peu  suivis  et  entre  autres  celui  de  faire  élire  l'assemblée 
nationale,  suivant  l'ancien  plan  de  Turgot,  par  les  assemblées  pro- 
vinciales ,  ce  qui  aurait  évité  la  grande  secousse  des  élections  de 
1789. 

L'orage  qui  grondait  de  plus  en  plus  eut  bientôt  emporté  M.  de  Brienne. 
Les  États-généraux  étaient  convoqués,  mais  on  ignorait  encore  sous 
quelle  forme.  Necker,  rentré  au  ministère,  réunit  la  seconde  assemblée 
des  notables  pour  lui  soumettre  les  questions  qu'agitait  de  tous  côtés  la 
polémique  la  plus  ardente  et  la  plus  libre.  Un  seul  des  six  bureaux  des 
notables,  celui  que  présidait  le  comte  de  Provence,  depuis  Louis  XVIÏI, 
se  prononça  pour  la  double  représentation  du  Tiers.  L'abbé  Morellet 
appuya  cette  opinion  dans  une  des  innombrables  brochures  du  temps  : 
Observations  sur  la  forme  des  États  de  1614.  Quand  cinq  des  princes  du 
sang  adressèrent  au  roi  le  fameux  mémoire  oii  ils  condamnaient  les 
prétentions  du  Tiers-État  comme  inconciliables  avec  l'antique  consti- 
tution de  la  monarchie,  il  publia  encore  une  Réponse  au  mémoire  des 
Princes.  On  le  trouvait  comme  toujours  au  premier  rang  parmi  ceux  qui 
défendaient  les  idées  de  justice  et  de  liberté,  mais  sans  aucune  mau- 


60  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

vaise  pensée  contre  l'ordre  social,  et  n'abandonnant  aucun  des  principes 
qui  font  la  sécurité  des  nations  et  des  individus. 

En  rendant  compte  de  ce  temps  dans  ses  Mémoires^  il  exprime  l'opi- 
nion que  la  grande  faute  du  gouvernement  fut  de  n'exiger,  pour  être 
électeur  et  éligible,  que  des  conditions  insignifiantes  de  propriété.  «  C'est 
cet  oubli  de  la  propriété  dans  la  formation  des  États  généraux,  qui  a  été, 
dit-il,  la  principale  cause  de  nos  malheurs.  Il  n'est  pas  douteux  que  le 
droit  de  constituer  et  de  réformer  un  gouvernement  n'appartienne  aux 
propriétaires;  ce  sont  là  les  principes  établis  par  la  plupart  des  philo- 
sophes appelés  économistes,  tels  que  MM.  Dupont,  Letrône,  Saint-Péravy, 
Turg'ot,  et  ces  principes  ont  toujours  été  les  miens.  »  Cette  théorie  des 
droits  politiques  attachés  à  la  propriété  aurait  en  effet  permis  de  sup- 
primer sans  violence  les  ancieng  ordres,  ainsi  que  l'avait  proposé  Turgot 
dans  son  Mémoire  au  roi  sur  les  municipalités  ;  adoptée  en  1815  et  con- 
tinuée en  1830,  elle  a  donné  à  la  France  les  trente-deux  années  de  la 
monarchie  parlementaire;  mais  elle  a  eu  toujours  contre  elle  une  opi- 
nion puissante  qui  la  qualifie  de  matérialiste,  et  il  est  au  moins  dou- 
teux qu'elle  eût  pu  être  admise  en  1789,  puisque  Theureuse  expérience 
qu*on  en  a  faite  n'a  pu  la  maintenir. 

Quand  éclatèrent  les  événements  de  Bretagne,  il  prit  parti  contre  la 
noblesse  et  le  haut  clergé  qui  refusaient  de  prendre  part  aux  élections, 
tant  qu'elles  ne  se  feraient  pas  suivant  les  lois  constitutionnelles  de  la 
province.  (Quatre  lettres  à  la  noblesse  de  Bretagne^  février  1789).  Il  se 
rendit  aux  élections  du  bailliage  où  était  situé  son  bénéfice  et  qui  s'ap- 
pelait du  nom  même  du  prieuré  Châteauneuf  en  Thimerais,  dans  l'espé- 
rance d'y  être  élu  par  le  clergé,  mais  on  lui  préféra  un  prêtre  obscur, 
ce  qui  commença  à  lui  ouvrir  les  yeux  sur  la  véritable  nature  du  mou- 
vement. Il  revint  à  Paris  avec  sa  courte  honte,  et  se  présenta  à  l'assemblée 
primaire  des  ecclésiastiques  de  sa  section,  qui  se  tenait  dans  la  maison  du 
curé  de  Saint-Roch.  Il  ne  fut  pas  plus  heureux.  A  ces  échecs  personnels 
succédèrent  bientôt  les  premiers  troubles  de  la  Révolution,  et  dès  le 
14  juillet,  il  s'effraya  sérieusement.  «  Je  connus  alors,  dil-il,  que  le  peu- 
ple allait  être  le  tyran  de  tous  ceux  qui  avaient  quelque  chose  à  perdre, 
de  toute  autorité,  de  toute  magistrature,  des  troupes,  de  l'assemblée,  du 
roi,  et  que  nous  pouvions  nous  attendre  à  toutes  les  horreurs  qui  ont  ac- 
compagné de  tout  temps  une  semblable  domination.  » 

Dès  les  premiers  mois  de  1789,  il  publia  dans  le  Mercure  une  Lettre 
à  M.  le  maréchal  de  Beauvau  sur  le  gouvernement  d'Angleterre.  C'est  un 
de  ses  meilleurs  écrits,  un  de  ceux  qui  peuvent  être  lus  avec  fruit  encore 
aujourd'hui.  D'ardents  révolutionnaires  avaient  traduit  en  français 
un  examen  critique  du  gouvernement  anglais  par  un  Américain,  en  y 
ajoutant  des  notes  oii  l'on  affirmait  qu'il  n'y  avait  en  Angleterre  ni 
liberté  personnelle,  ni  liberté  de  commerce,  ni  tolérance  religieuse,  ni 


I/ABBH   MOKELLEÏ.  61 

libelle  (le  la  presse,  el  (jiie  la  iiaLiou  obéissail  aux  vuloulés  arbitraires 
(Fiiii  iiarlcnient  oligarchique  el  corrompu.  Morellct  répondail  avec  un 
admirable  bon  sens  à  ces  imputations;  tout  en  reconnaissant  que  la 
constitution  an[}laise  contenait  encore  des  lacunes,  il  montrait  combien 
la  réalité  des  Aiits  valait  mieux  que  les  apparences,  et  comment,  avec  des 
lois  quelquefois  défectueuses,  les  Anjjlais  jouissaient  de  tous  les  genres  de 
liberté  beaucoup  plus  qu'aucun  autre  peuple  en  Europe.  Avertissement 
Tort  clair  donné  à  l'Assemblée  nationale,  mais  qui  ne  fut  pas  écouté.  Le 
maréchal  de  Beauvau,  à  qui  la  lettre  était  adressée,  fut  un  des  membres 
de  ce  ministère  qui  essaya  vainement  d'introduire  en  France  l'équivalent 
des  institutions  anglaises.  Le  temps  s'est  chargé  de  lui  donner  raison,  en 
montrant  ces  institutions  se  corrigeant  peu  à  peu  par  leur  propre  force 
et  portant  enfin  l'Angleterre  au  point  de  puissance  et  de  liberté  où  nous 
la  voyons. 

Vers  la  fin  de  1789,  il  écrivit  deux  brochures  pour  relever  la  précipi- 
tation et  les  vices  des  décisions  prises  sur  les  biens  ecclésiastiques. 
Dans  la  première,  Réflexions  du  lendemain^  il  accordait  que  les 
biens  ecclésiastiques  n'étaient  pas  des  propriétés  comme  les  autres , 
mais  en  établissant  que,  comme  propriétés  usufruitières,  ils  avaient  le 
même  caractère  sacré.  Dans  la  seconde,  Moyen  de  disposer  utilement  des 
biens  ecclésiastiques,  il  proposait  d'exiger  de  chaque  bénéficier  le  tiers  de 
son  revenu,  désormais  affecté  à  l'extinction  successive  de  la  dette  natio- 
nale. Ces  termes  moyens  qui  auraient  ménagé  la  transition  entre  l'ancien 
et  le  nouveau  régime  n'eurent  aucun  succès,  et  bientôt  fut  décrétée  la 
vente  des  bénéfices  et  l'expulsion  des  titulaires. 

«  En  juin  1790,  je  me  rendis  à  Tliimer  pour  la  dernière  fois.  Là  je 
vis  vendre  à  l'enchère  la  maison  que  j'avais  réparée,  meublée,  ornée  à 
grands  frais,  le  jardin  que  j'avais  commencé  à  planter,  une  habitation 
oia  j'avais  déjà  vécu  heureux,  oii  je  pouvais  me  flatter  d'achever  le  reste 
de  ma  vie.  Le  concierge  et  sa  femme,  tous  deux  d'un  âge  avancé  et  les 
plus  honnêtes  gens  du  monde,  leurs  trois  enfants,  deux  garçons  qui 
étaient  mes  jardiniers,  une  jolie  fille  de  seize  ans  qui  avait  soin  de  ma 
laiterie,  un  homme  de  basse-cour  intelligent  et  sûr,  que  j'avais  gardé 
de  mon  prédécesseur  et  que  je  traitais  beaucoup  mieux  que  lui,  se  déso- 
laient et  fondaient  en  larmes.  Le  curé  et  le  vicaire,  qui  m'étaient  aussi 
très-attachés,  partageaient  notre  douleur.  Je  ne  parle  là  que  de  l'habi- 
tation et  du  domaine  qu'on  m'enlevait,  et  non  des  rentes  en  dîmes; 
c'est  qu'en  me  recherchant  bien,  je  sens  que  c'est  en  effet  l'habitation  et 
le  petit  domaine  que  je  regrette  ,  et  non  les  revenus.  »  Cette  naïve 
expression  de  regret  peut  prêter  au  ridicule,  mais  le  malheureux  dépos- 
sédé avait  soixante-trois  ans,  il  perdait  en  un  jour  le  fruit  de  toute 
une  vie  de  travail,  et  il  voyait  s'évanouir  à  la  fois  tous  ses  rêves  de 


62  JOUKINAL  DES  ÉCONOMISTES. 

bonheur  public  et  de  bonheur  privé.  On  peut  bien  pardonner  à  ces  dé- 
ceptions un  peu  d'épanchement. 

Madame  Helvétius  avait  acheté,  après  la  mort  de  son  mari,  une  maison 
à  Auteuil  où  elle  passait  toute  l'année;  elle  y  avait  donné  à  Tabbé 
Morellet  un  petit  logement ,  où  il  venait  deux  ou  trois  jours  de 
la  semaine,  depuis  la  mort  de  madame  Geoffrin.  Autour  de  madame 
Helvétius,  qu'on  appelait  Notre-Dame  d' Auteuil,  se  réunissait  une 
société  de  gens  d'esprit  qui  plaisait  fort  à  Tabbé;  c'est  là  surtout  qu'il 
avait  vu  de  près  Franklin,  qui  était  devenu  amoureux,  malgré  son  âge, 
de  madame  Helvétius,  et  qui  avait  voulu  l'épouser.  Lors  des  violences 
populnires  de  1790,  son  indignation  lui  fit  écrire  un  mémoire  pour 
dénoncer  publiquement  les  assassinats  et  les  incendies  du  bas  Limousin. 
Soit  peur,  soit  exaltation  révolutionnaire,  les  autres  commensaux  de 
madame  Helvétius  lui  en  firent  un  reproche,  et  la  maîtresse  de  la 
maison  ayant  elle-même  paru  mécontente,  il  se  crut  obligé  de  démé- 
nager. 

On  comprend  sans  peine  ce  que  dut  être  un  pareil  événement  dans  la 
vie  d'un  homme  si  attaché  à  ses  amis  et  à  ses  habitudes.  Il  ne  se  laissa  pas 
décourager  et  continua  bravement  sa  guerre  contre  la  révolution  et  les 
réyolutionuaires.  L'irascible  et  ingrat  Chamfort,  qui  poursuivait  de  sa 
hçiine  toutes  les  institutions  existantes,  ayant  publié  en  1791  une  dia- 
tribe contre  rAcadémie  française,  il  lui  répondit  avec  vigueur.  Son  âme 
droite  n'avait  jamais  pu  sympathiser  avec  l'esprit  dénigrant  de  Cham- 
fort qu'il  voyait  souvent  chez  madame  Helvétius  ;  il  ne  put  supporter 
qu'un  homme  comblé  de  places  et  de  pensions,  et  eptré  par  faveur  à 
l'Académie,  demandât  brutalement,  pour  complaire  au  parti  niveleur, 
la  suppression  de  ce  corps  illustre.  La  réponse  avait  un  caractère  per- 
sonnel que  justifiait  cette  fois  la  violence  de  l'attaque.  Entre  autres  traits 
acérés  se  trouvait  celui-ci  :  «  L'Académie  ne  donne  à  ses  membres  ni 
rang  dans  les  armées,  ni  places  dans  l'administration,  ni  fonctions  dans 
l'église,  toutes  choses  en  horreur  à  M.  de  Chamfort;  elle  fait  seulement 
qu'à  la  question  qu'on  peut  faire  dans  la  société  :  qui  est  M.  de  Cham- 
fort ?  quelle  est  sa  famille  ?  on  répond  :  il  est  de  l'Académie  française,  et 
le  questionneur  est  content.  » 

Cette  querelle  fournit  à  l'abbé  Morellet  l'occasion  de  faire  une  profes- 
sion de  foi  politique  qui  mérite  d'être  rapportée.  Chamfort  ayant  ac- 
cusé tous  les  membres  de  l'Académie  française  d'être  des  ennemis  de 
la  Révolution,  il  lui  répondit  par  le  credo  suivant  : 

«  Je  crois  à  la  souveraineté  de  la  nation,  souveraineté  qui  emporte  avec 
elle  le  droit  de  former  et  de  réformer  son  gouvernement.  Je  crois  que 
la  nation  française,  composée  de  ^5  millions  d'âmes  et  occupant  un  terri- 
toire de  200  lieues  de  diamètre,  ne  peut  exercer  sa  souveraineté  qu'en 
la  déléguant.  Je  crois  que  les  délégués  naturels  et  nécessaires  d'une  na- 


L'ABBÉ  MOHELLKT.  ^53 

tioii  a{|i'icolo  sont  les  propriétaires  de  ses  terres  qui  réunissent  en  eux 
tous  les  p,enres  crintérét<|u'un  citoyen  peut  avoir  à  un  bon  p^ouvernement. 
Je  crois  que  le  pouvoir  iép,islatif  nepeutpas  être  exercé  utilement  et  sûre- 
ment pour  la  société  par  une  assemblée  unique.  Je  crois  que,  confiées  à 
deux  assemblées  dont  le  concours  doit  être  réciproquement  nécessaire, 
les  opérations  du  pouvoir  législatif  doivent  encore  être  sanctionnées  par 
le  pouvoir  ((tii  doit  les  mettre  à  exécution.  Je  crois  que  les  lois  doivent 
dériver  toutes  du  droit  naturel  des  hommes  considérés  antérieurement 
à  leur  réunion  en  société  politi(jue.  Je  crois  que  ces  droits,  source  de 
toutes  les  lois  utiles  et  justes,  sont  la  sûreté  individuelle,  la  liberté  in- 
dividuelle dans  sa  plus  ,fjrande  étendue,  la  propriété  la  plus  sûre  et  li- 
mitée uniijuement  par  un  droit  égal  de  propriété  dans  chaque  autre 
individu,  la  liberté  entière  du  culte  religieux,  la  liberté  du  discours  et 
celle  de  la  presse,  sauf  la  responsabilité  envers  les  individus  et  envers 
la  société,  dans  les  cas  prévus  et  déterminés  par  la  loi,  l'égalité  de  tous 
les  citoyens  aux  yeux  de  la  loi,  l'égalité  proportionnelle  de  Timpôt,  la 
limitation  de  l'impôt  à  ce  qui  est  nécessaire  au  maintien  de  la  société. 
Quant  au  pouvoir  exécutif,  c'est-à-dire  à  la  force  du  gouvernement,  tant 
pour  le  maintien  de  l'ordre  au  dedans  que  pour  la  défense  contre  les  en- 
nemis du  dehors,  deux  parties  inséparables  du  même  tout,  je  crois  que, 
dans  un  pays  tel  que  la  France,  il  ne  peut  être  remis  que  dans  les  mains 
d'un  monarque,  et  qu'il  doit  lui  être  confié  entier,  libre,  indépendant, 
sous  peine  de  vivre  dans  l'anarchie,  et  sous  la  seule  clause  de  la  responsa- 
bilité des  agents  de  ce  pouvoir.  Je  crois  que  la  monarchie  doit  être  hé- 
réditaire et  le  monarque  inviolable.  » 

Ce  symbole,  excellent  résumé  des  idées  de  1789,  était,  au  moment  oij 
il  l'écrivait,  la  critique  la  plus  amère  des  actes  de  l'Assemblée  consti- 
tuante, qui  en  avait  successivement  transgressé  toutes  les  parties,  en  éta- 
blissant une  seule  chambre  pour  la  confection  des  lois,  en  réduisant  le  roi 
à  un  rôle  nul  et  misérable,  en  violant  la  liberté  des  cultes  par  la  constitu- 
tion civile  du  clergé,  en  confisquant  les  biens  ecclésiastiques,  en  tolérant 
les  violences  contre  les  personnes  et  les  propriétés.  Aussi  nous  apprend-il 
que  son  écrit  ne  se  répandit  qu'à  un  petit  nombre  d'exemplaires  vendus 
sous  le  manteau,  et  que  son  imprimeur  finit  par  le  mettre  au  pilon  dans 
la  craipte  des  visites  domiciliaires,  exemple  frappant  de  la  liberté  dont 
on  jouissait  alors. 

Il  réfuta  dans  le  même  temps  une  adresse  de  Naigeon  à  l'Assemblée 
nationale,  dont  le  but  avoué  était  la  suppression  de  toute  espèce  de  culte, 
et  retrouva  pour  cet  écrit  courageux  toutes  ses  convictions  de  chrétien 
et  de  prêtre.  Il  attaqua  dans  le  Journal  de  Paris  la  doctrine  de  Brissot 
sur  la  propriété,  contenue  dans  un  écrit  intitulé  :  la  propriété  et  le  vol^ 
et  y  mit  bien  en  lumière  que  le  véritable  caractère  de  la  Révolution  était 
la  guerre  à  l;i  propriété.  Apre:;  le  ^Ojiiiii    179*2,  il   fut  réduit  à  se 


64  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

taire.  Marmoiitel,  qu'il  aimait  comme  un  fils,  quitta  Paris  et  alla  se 
réfu[}ier  avec  sa  femme  et  ses  enfants  dans  une  chaumière  en  Normandie. 
Lui-même  se  tira  d'affaire  comme  il  put.  Au  milieu  du  désastre  général, 
un  des  coups  qui  lui  furent  le  plus  sensibles  fut  la  suppression  de  l'Aca- 
démie française  au  mois  d'août  1793;  il  avait  alors  le  titre  de  directeur, 
et  comme  tel,  il  parvint  à  sauver  les  registres  de  l'Académie  et  à  les  dé- 
poser en  lieu  sûr.  Ses  Mémoires  expriment  dans  les  termes  les  plus  éner- 
giques l'horreur  que  lui  inspiraient  les  tragédies  dont  il  était  témoin  et 
dont  il  pouvait  à  tout  moment  devenir  victime.  Il  usait  son  temps  à  écrire 
secrètement  contre  les  terroristes  des  pages  vengeresses  où  il  déchargeait 
son  âme  ;  de  ce  nombre  était  une  épouvantable  ironie  renouvelée  de 
Swift,  Le  préjugé  vaincu  ou  nouveau  moyen  de  subsistance -pour  la  nation, 
OÙ  il  proposait  l'établissement  d'une  boucherie  nationale  pour  remédier  à 
la  disette  en  débitant  la  chair  des  victimes  qui  montaient  tous  les  jours  sur 
l'échafaud.  II  avait  été  dénoncé  au  Comité  révolutionnaire  de  sa  section  et 
n'aurait  pas  tardé  à  être  arrêté  quand  arriva  le  9  thermidor. 

C'est  ici  surtout  qu'il  faut  admirer  la  force  de  son  caractère  et  de  son 
esprit.  Ruiné  de  fond  en  comble,  ayant  vu  mourir  presque  tous  ses  amis, 
échappé  lui-même  par  miracle  à  la  prison  et  à  la  mort,  il  eut  encore  le 
courage  de  publier,  dès  le  mois  de  décembre  1794,  un  écrit  plein  d'une 
éloquente  indignation  pour  réclamer  la  restitution  des  biens  des  con- 
damnés, victimes  des  tribunaux  révolutionnaires,  à  leurs  enfants  et  à 
leurs  héritiers.  C'est  le  plus  bel  acte  de  sa  vie.  Le  même  homme  qui 
n'avait  pas  reculé,  trente  ans  auparavant,  devant  les  vengeances  de 
l'inquisition,  ne  reculait  pas  devant  les  vengeances  de  la  Révolution 
toute-puissante.  Il  avait  soixante-sept  ans,  le  froid  était  horrible  ;  il  lo- 
geait sous  les  toits,  et,  après  avoir  mis  sur  lui  tous  ses  vêtements  et 
toutes  ses  couvertures,  il  était  souvent  obligé  d'interrompre  son  travail, 
l'encre  se  glaçant  sous  ses  doigts.  Il  avait  intitulé  sa  brochure  :  Le  cri 
des  familles.  Ce  cri  souleva  l'opinion  contre  la  loi  inique  qui  pro- 
nonçait la  confiscation  des  biens  des  condamnés.  Lanjuinais  soutint  cette 
cause  avec  beaucoup  de  chaleur  à  la  Convention,  et  au  bout  de  six  mois 
de  discussion,  le  décret  du  18  prairial  (6  juin  1795)  ordonna  la  restitu- 
tion réclamée.  C'était  un  grand  succès  pour  la  justice  et  une  condamna- 
tion implicite  des  jugements  prononcés  par  des  assassins  habillés  en  juges. 
Les  familles  qui  rentraient  dans  leurs  biens  songèrent  un  moment  à  ré- 
compenser leur  intrépide  défenseur  en  lui  achetant  une  petite  terre,  mais 
ce  projet  n'eut  aucune  suite. 

Pendant  qu'il  prenait  en  mains  les  intérêts  des  héritiers,  il  entrepre- 
nait de  défendre  une  autre  cause  du  même  genre,  celle  des  pères  et  mères 
d'émigrés.  Suivant  un  projet  soumis  à  la  Convention,  la  nation  devait  se 
mettre  en  possession  à  l'instant  même,  non-seulement  des  biens  appar- 
tenant aux  émigrés,  mais  de  ceux  dont  ils  devaient  hériter  un  jour,  ou- 


L'ABBK  MORiaLKT.  65 

vrant  ainsi  d'avance  la  succession  des  ascendants  encore  vivants.  C'est 
contre  cette  proposition  monstrueuse  qu'il  écrivit  en  mai  1795  la 
Cause  des  pères,  nouv(îlle  brochure  qui  ne  fit  pas  moins  de  sensation  que 
la  première.  11  ne  put  empéclicr  la  Convention  de  convertir  ce  projet  en 
loi,  mais  il  continua  ses  atlaciiies  avec  tant  de  persévérance  qu'il  amena 
encore  un  soulèvement  d'opinion,  et  un  décret  suspendit  l'exécution  de 
la  loi.  Cette  nouvelle  victoire  ne  devait  pas  être  de  longue  durée,  car  le 
parti  terroriste  ayant  repris  son  ascendant  après  la  journée  du  1"^  ven- 
démiaire, la  suspension  fut  levée.  Dans  l'intervalle,  Morellet  avait  lutté 
de  tout  son  pouvoir,  comme  électeur,  contre  l'exécution  du  décret  tyran- 
nique  qui  maintenait  les  deux  tiers  de  la  Convention  dans  le  corps  lé- 
gislatif élu  en  vertu  de  la  constitution  de  l'an  III  ;  vaincu  avec  les  sec- 
tions de  Paris,  qui  réclamaient  comme  lui  le  renouvellement  intégral,  il 
fut  obligé  de  se  cacher  pendant  huit  ou  dix  jours,  ce  qui  ne  l'empêcha 
pas  de  se  rendre  aux  élections.  Il  y  fut  élu  député,  par  une  dernière 
protestation  contre  la  convention  victorieuse,  mais  il  refusa  d'accepter, 
«ne  voulantpas,  dit-il,  partager  les  fonctions  de  législateur  avec  les  deux 
tiers  d'une  assemblée  souillée  de  tant  de  crimes.  » 

A  ces  actes  énergiques ,  il  faut  joindre  un  dernier  effort  en  fa- 
veur de  la  liberté  de  la  presse.  Chénier,  député  à  la  Convention, 
s'étant  avisé  de  déclamer  violemment  à  la  tribune  contre  cette  liberté, 
il  lui  répondit  par  un  écrit  de  quelques  pages  intitulé  :  Pensées  libres 
sur  la  liberté  de  la  presse.  Il  y  rappelait  que,  prisonnier  à  la  Bastille, 
il  avait  été  fort  bien  traité.  «  J'ai  vu  depuis  qu'aux  Madelonnettes,  à 
Saint-Lazare,  à  la  Force,  h  la  Bourbe,  au  Plessis,  et  dans  ce  nombre 
prodigieux  de  bastilles  substituées  à  la  mienne,  ces  douceurs  ne  se  trou- 
vaient pas  au  même  degré,  et  que  la  paille,  le  cachot,  la  gamelle,  le  se- 
cret, etc.,  y  gâtaient  un  peu  les  prisons  de  la  liberté;  mais  on  ne  peut 
pas  tout  avoir.  »  Chénier  avait  proposé  tout  simplement  de  condamner  à 
la  déportation  les  écrivains  qui  provoqueraient  à  r avilissement  de  la  Con- 
vention nationale  ;  il  ne  craignait  pas  de  lui  jeter  à  la  ftice  cette  allusion 
sanglante  à  la  mort  d'André  Chénier  :  «Sultan  Chénier,  né  à  Constanti- 
nople,  en  auriez-vous  rapporté  la  manie  des  Ottomans,  qui  croient  ne 
pouvoir  régner  qu'en  étranglant  leurs  frères?  » 

En  1796,  il  écrivit  une  Apologie  de  la  philosophie  contre  ceux  qui  r  ac- 
cusent des  maux  de  la  révolution.  Il  avait  à  cœur  de  distinguer  les  doc- 
trines de  toute  sa  vie  de  l'impur  mélange  qui  les  avait  défigurées.  Il  fut 
éloquent  et  passionné  dans  cette  revendication. 

Pendant  toute  la  période  du  Directoire,  il  gagna  noblem.ent  sa  vie  à 
faire  des  traductions  pour  les  libraires.  Le  goût  public,  faussé  en  litté- 
rature comme  en  politique,  exigeait  des  émotions  fortes;  lui  disciple  de 
Voltaire,  il  dut  se  résigner  à  traduire  de  l'anglais  le  Confessionnal  des 
Pénitents  noirs  et  d'autres  romans  ftmtastiques  que  recherchaient  les  es- 
"1"  SÉRIE.  T.  XLv.  —  '[^janvier  1865.  5 


66  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

prits  troublés.  Il  y  joignit  plusieurs  voluuies  d'histoire  et  des  voyages. 
Le  refus  qu'il  avait  fait  de  la  députation  lui  valut  de  n'être  point /rwcfi- 
dorisé,  comme  la  plupart  de  ses  amis.  En  1799,  quand  fut  portée  la  loi 
dite  des  otages,  il  rentra  dans  l'arène.  «Cette  loi,  dit-il,  était  un  nouvel 
accès  de  la  lièvre  révolutionnaire,  une  mesure  digne  de  Robespierre  et 
des  siens.  Il  pouvait  être  dangereux  de  la  combattre.  Je  l'attaquai  avec 
des  ménagements  que  je  ne  pouvais  me  reprocher,  puisqu'ils  étaient  né- 
cessaires pour  répandre  mon  ouvrage.  Ces  ménagements  ne  consistaient 
qu'à  ne  pas  dire  ouvertement  aux  promoteurs  et  inventeurs  de  cette 
horrible  loi,  qu'ils  étaient  des  monstres  et  des  tyrans;  car  j'ai  peint  hi 
loi  elle-même  de  ses  véritables  couleurs.  Je  puis  croire  que  cet  ouvrage 
n'a  pas  été  inutile,  et  qu'il  a  contribué  à  rendre  plus  général  le  senti- 
ment d'horreur  et  d'indignation  qu'elle  devait  exciter.  « 

Il  commença  dans  le  même  temps  à  écrire  ses  Mémoires,  qui  n'ont  été 
publiés  qu'après  sa  mort.  Il  y  a  peu  de  livres  d'une  lecture  aussi  atta- 
chante; le  monde  spirituel  et  lettré  du  xviii^  siècle  y  revit  tout  entier, 
et  c'est  sans  contredit  son  meilleur  titre  littéraire.  On  y  sent  presque  à 
chaque  mot  la  généreuse  colère  dont  il  était  pénétré  par  le  souvenir  récent 
de  la  Terreur  et  que  ravivait  le  détestable  gouvernement  du  Directoire. 

Le  18  brumaire  le  délivra  de  ce  cauchemar,  mais  il  ne  fut  point 
parmi  les  adorateurs  du  régime  nouveau.  Il  garda  son  indépendance 
et  sa  pauvreté.  Le  premier  consul  voulut  le  voir,  et  eut  avec  lui  une 
de  ces  conversations  saccadées  qui  lui  servaient  à  déconcerter  ses 
interlocuteurs.  «Vous  êtes  économiste,  n'est-ce  pas?  vous  voulez  l'im- 
pôt unique?  vous  voulez  la  liberté  du  commerce  des  grains?  vous  \\à 
voulez  pas  de  droits  de  douanes  ?»  Morellet  soutint  bravement  l'assaut,  et 
répondit  à  ces  questions  brusques  en  mainienanl  et  en  expliquant  ses 
principes.  Bonaparte,  ayant  manqué  son  effet,  lui  appliqua  la  terrible 
épithète  d'idéologue^  ce  qui  voulait  dire  qu'il  n'était  bon  à  rien.  L'éco- 
nomiste éconduit  se  retourna  vers  la  littérature,  et  en  1801,  il  publia 
des  Observations  critiques  sur  le  roman  à'Atala  qui  venait  de  paraître. 
Entre  le  génie  du  xviii®  siècle  personnifié  dans  ie  critique  et  l'imagina- 
tion aventureuse  de  l'auteur,  il  y  avait  loin;  les  observations  ne  portaient 
pas  toujours  juste,  mais  les  imperfections  de  détail  étaient  signalées  avec 
goût,  et  Chateaubriand  en  profita  pour  se  corriger  lui-même  plus  qu'il 
n'a  voulu  en  convenir. 

Cette  polémique  littéraire  fit  quelque  bruit,  d'autant  plus  qu'elle  se 
renouvela  à  propos  du  Génie  du  christianisme  et  des  Martyrs.  L'abbé 
Morellet  n'avait  relevé  dans  Atala  que  les  bizarreries  de  style;  il  s'atta- 
qua ensuite  à  l'idée  principale  de  Chateaubriand.  L'auteur  du  Génie  du 
christianisme  avait  certainement  raison  de  soutenir  que  la  religion  chré- 
tienne, en  élevant  l'âme  humaine,  avait  exercé  la  plus  heureuse  influence 
sur  le  développement  des  lettres  et  des  arts  comme  sur  l'ensemble  des 


L'ABBK  MURKLLKT.  67 

sociétés  modernes;  mais  il  allait  trop  loin  en  essayant  de  prouver  par 
son  propre  exemple  la  possibilité  d'un  merveilleux  chrétien,  supérieur 
pour  l'elTet  poétique  à  la  mytliolojîie  païenne.  C'est  surtout  là  ce  que 
contestait  so!i  adversaire.  La  mytholo(ïie  clirétienne  des  i)/ar%rs  est  au- 
jourd'iuii  ju(îée,  ce  qui  ne  nuit  en  rien  au  sens  général  du  livre.  «Après 
avoir  entendu  M.  de  Chateaubriand,  dit  Tabbé  Morellet,  nous  donner 
comme  ennemis  de  la  poésie  descriptive  les  éléj^ants  fantômes  dont  Ho- 
mère et  Vir^îile  peuplent  la  terre,  la  mer  et  les  cieux,  on  est  bien  étonné 
de  voir  que  l'auteur  des  Martyrs  repeuple  le  monde  d'an^jes  et  de  dé- 
mons, qui  certes  ne  sont  pas  plus  a^jréables  en  poésie  que  les  dieux  de 
l'Olympe,  et  les  faunes,  et  les  dryades,  et  les  nymphes,  et  les  divinités 
du  Tartare.  11  ne  veut  point  de  Neptune,  et  il  met  en  scène  un  ange  des 
mers  avec  des  ailes  bleues.  Éole  lui  déplaît,  et  il  nous  fait  un  ange  des 
tempêtes.  Il  proscrit  Vénus  et  les  Amours,  et  il  fait  promener  dans  les 
bois  de  l'Arcadie  le  démon  de  la  volupté,  et  nous  peint  l'ange  des  saintes 
amours  défendant  Eudore  des  traits  d'Astarté.  » 

Les  dernières  années  de  l'abbé  Morellet  furent  paisibles.  Après  plu- 
sieurs tentatives  inutiles  pour  obtenir  du  gouvernement  consulaire  le 
rétablissement  de  l'Académie  française,  il  eut  la  satisfaction  de  la  voir 
rétablie  de  fait  en  janvier  1803,  sous  le  nom  de  seconde  classe  de  l'In- 
stitut, ou  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises.  Il  s'y  re- 
trouva avec  quelques-uns  de  ses  anciens  confrères  qui  avaient  survécu 
à  la  tempête:  Ducis,  Delille,  Laharpe,  Suard,  Boufflers,  Choiseul  — 
Gouffier.  Deux  ans  après,  en  répondanl  au  discours  de  réception  de 
Lacretelle ,  il  restitua  publiquement  à  l'Académie  les  titres  et  registres 
qu'il  avait  sauvés.  Un  autre  jour,  il  prononça  dans  la  même  assemblée 
l'éloge  de  Marmontel.  Ce  fut  à  vrai  dire  son  dernier  écrit,  car  nommé 
secrétaire  de  l-i  commission  du  Dictionnaire,  il  s'attacha  désormais  à  des 
études  sur  la  langue.  Il  s'était  toujours  plu  aux  travaux  de  ce  genre; 
c'était  aussi  un  des  amusements  de  son  ami  Turgot.  En  1808,  il  fut 
nommé  par  un  sénatus-consiilte  membre  du  Corps  législatif;  il  avait 
quatre-vingts  ans.  La  vie  active  était  finie  pour  lui,  et  ce  poste  ne  de- 
vait être  qu'une  honorable  retraite. 

Il  sortit  de  son  silence  au  mois  d'octobre  1814,  pour  livrer  un  der- 
nier combat  en  faveur  de  la  liberté  commerciale.  11  s'agissait  d'inter- 
dire l'importation  des  fers  étrangers.  Le  vétéran  éleva  la  voix  :  «  Ce  que 
vous  demandent  les  maîtres  de  forges,  dit-il  à  la  Chambre,  c'est  le  mo- 
nopole des  fers  ;  et  puisque  tout  monopole  est  une  atteinte  à  la  liberté  et 
à  la  propriété  de  ceux  qui  n'en  jouissent  pas,  protecteurs  que  vous  êtes 
de  ces  droits  sacrés,  vous  les  défendrez  sans  nn\  doute.»  Abordant  les 
détails  de  la  question,  il  démontra  ce  que  le  haut  prix  du  fer  coûterait 
à  toutes  les  industries  et  particulièrement  à  l'agriculture.  Ces  arguments 
étaient  exactement  les  mêmes  qui ,  reproduits  sans  succès  pendant 


68  JOURNAL  DES  ÉCONU^UISTES. 

ciîKjuanle  ans,  ont  fini  p^ir  triompher.  Un  accident  survenu  peu  après 
le  priva  de  mouvement  et  de  force.  Les  chevaux  de  sa  voiture  s'empor- 
tèrent et  allèrent  ki  briser  contre  une  borne.  Il  eut  la  cuisse  cassée 
dans  cette  chute;  son  excellente  constitution  résista  cependant.  Il  eut 
encore  le  temps  de  voir  les  premières  années  de  la  monarchie  con- 
stitutionnelle, dont  il  avait  salué  le  retour  avec  bonheur,  et  ne  mou- 
rut qu'au  mois  de  janvier  1819,  à  quatre-vingt-douze  ans.  Il  serait  sans 
doute  devenu,  sans  cet  accident,  centenaire  comme  Fontenelle. 

Né  en  1727,  mort  en  1819,  il  y  a  tout  un  monde  entre  ces  deu?i  dates. 
En  1727,  douze  ans  seulement  s'étaient  écoulés  depuis  la  mort  de 
Louis  XIV;  la  rég^ence  venait  de  finir,  et  la  France  se  reposait  de  ses 
longues  épreuves  sous  Tadministration  paisible  du  cardinal  de  Fleury. 
L'abbé  Morellet  avait  vingt  ans  quand  parut  V Esprit  des  lois,  il  en  avait 
trente  quand  Voltaire  publia  son  Essai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations. 
Il  a  vu  débuter  Buffon  et  Jean-Jacques  Rousseau,  il  a  vu  naître  VEncy- 
clopédie  et  il  y  a  travaillé;  contemporain  de  Turgot  et  d'Adam  Smith,  il 
a  connu  tous  les  hommes  importants  du  xviu''  siècle,  soit  en  France,  soit 
à  l'étranger,  et  le  dernier  tiers  de  sa  vie  a  été  témoin  de  la  Révolution, 
de  l'Empire  et  de  la  Restauration.  Dans  cette  longue  carrière  il  a  beau- 
coup écrit,  et  chacun  de  ses  ouvrages  a  eu  pour  but  de  redresser  une 
iniquité  ou  de  détruire  une  erreur.  Il  a  combattu  l'intolérance  avec  Vol- 
taire, il  a  travaillé  avec  Beccaria  à  la  réforme  du  droit  criminel,  il  a 
propagé  l'inoculation,  il  a  lutté  avec  Turgot  pour  la  liberté  du  commerce, 
il  a  vanté  la  liberté  de  la  presse  sous  les  verroux  de  la  Bastille,  il  a  com- 
battu en  1789  pour  la  prépondérance  politique  du  Tiers-État;  puis, 
quand  sont  venus  les  jours  d'épreuves,  on  l'a  vu  défendre  contre  la  spo- 
liation les  droits  sacrés  de  la  propriété,  venger  la  religion  persécutée, 
braver  la  tyrannie  révolutionnaire  et  contribuer  à  la  renverser.  Aucun 
de  ses  écrits  n'a  survécu  au  moment  qui  les  a  fait  naître,  mais  il  avait 
d'avance  accepté  ce  rôle;  comme  son  ami  Suard,  il  n'a  été  et  n'a  voulu 
être  qu'un  journaliste,  mais  un  journaliste  toujours  debout.  Il  a  regagné 
par  la  variété  de  ses  connaissances  et  la  sûreté  de  ses  opinions  ce  qui 
lui  a  manqué  pour  la  profondeur  et  l'originalité. 

Honoré  et  aimé  de  tous,  il  avait  conservé  une  gaieté  inaltérable,  le 
plus  si'ir  témoignage  d'une  bonne  conscience.  Ce  qu'il  a  le  plus  aimé 
et  recherché  de  tout  temps,  c'est  le  plaisir  de  la  conversation;  il  s'en 
était  enivré  dans  sa  jeunesse,  et  tout  en  racontant  avec  délices  ses 
souvenirs  des  salons  d'autrefois,  il  ne  dédaignait  pas  ceux  qui  lui  res- 
taient. Plus  assidu  à  l'Académie  qu'au  Corps  législatif,  il  se  retrouvait 
avec  bonheur  dans  ce  monde  de  l'esprit,  où  il  avait  passé  sa  vie.  Il 
accueillait  avec  bonté  les  jeunes  gens  et  ne  cessait  de  leur  recomman- 
der le  travail.  Tous  les  ans,  à  l'anniversaire  de  sa  naissance,  ses  amis 
se  réunissaient  autour  de  lui,  et  il  leur  chantait  des  chansons  qu'il 


LE  TAUX  DE  L'INTl^RKT.  69 

avait  composées  pour  la  circonstance.  On  en  a  conservé  qnelqiies-unes, 
elles  respirent  la  douce  philosophie  du  saf^e  qui  attend  sans  inquiétude 
le  ternie  inévitable. 

Li':oNCE  DE  Lavergne. 


RÉPONSE  A  QUELQUES  QUESTIONS 

POSÉES  PAR  LA  COMMISSION  d'eNQUÊTE 

SUR  LE  TAUX  DE  L'INTÉRÊT    ' 


La  loi  qui  limite  le  taux  de  l'intérêt  du  prêt  d'argent  est,  comme  toute 
réglementation  des  prix  sur  un  marché  quelconque,  une  atteinte  au  droit 
de  propriété,  en  vertu  duquel  chacun  doit  pouvoir  disposer  comme  il 
l'entend  de  son  bien,  céder  définitivement  ou  temporairement  ses  ser- 
vices pour  le  prix  qui  lui  en  est  librement  offert,  et  se  procurer  pareil- 
lement les  services  des  autres  pour  le  prix  qu'il  lui  convient  d'y 
mettre. 

Si  on  laisse  de  côté  la  question  de  droit  pour  s'attacher  aux  considé- 
rations d'utilité  pratique,  il  est  aisé  de  voir  que  cette  loi  va  directement 
contre  le  but  qu'elle  paraît  se  proposer,  et  que,  sous  prétexte  de  rendre 
le  crédit  moins  onéreux  à  la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre 
des  emprunteurs,  elle  le  leur  rend  ou  impossible  ou  ruineux. 

Il  n'y  a  pas  de  fait,  en  économie  politique,  mieux  constaté  et  plus 
universellement  reconnu,  que  l'inanité  et  le  contre-sens  des  lois  qui 
prétendent  imposer  à  un  marché  un  maximum  ou  un  minimum  de  prix. 
Le  maximum  légal,  en  effet,  éloig^nant  l'offre,  amène  la  rareté  et  par 
conséquent  la  cherté  de  la  marchandise  :  le  minimum  arrête  la  demande 
et  tend  ainsi  à  provoquer  Favilissement  des  prix.  La  maladresse 
de  l'arbitraire  est  ici  flagrante. 

Sur  le  marché  de  l'argent  ou,  pour  parler  plus  exactement,  des  capi- 
taux, il  n'en  est  pas  autrement.  Tout  le  monde  sait  que  le  prix  de 
l'argent  est  soumis  à  une  foule  de  causes  générales  de  variation  ;  il 
dépend  de  l'abondance  des  épargnes  disponibles,  de  la  vivacité  des 
besoins  de  l'industrie,  de  la  sécurité  des  placements,  etc.  Il  y  a,  en 

(l)  Note  remise  à  la  commission  d'enquéto.  Novembre  18G4. 


70  JOUHNAL  DES  l^CONOMISTES. 

un  mot,  à  chaque  instant,  pourTargent,  un  certain  prix  ou  taux  normal 
qui  correspond  à  l'état  g^énéral  des  esprits  et  des  choses,  qui  ne  s'établit 
par  consé({uent  et  ne  peut  s'établir  que  par  le  concours  et  la  libre  ma- 
nifestation de  toutes  les  offres  et  de  toutes  les  dc^nandes.  Ce  chiffre 
normal,  en  outre,  dans  chaque  transaction  particulière,  se  modifie  et 
s'accroît  en  raison  du  plus  ou  moins  de  solvabilité  qu'offre  l'emprun- 
teur, d'une  prime  variable,  au  moyen  de  laquelle  le  prêteur  s'assure 
lui-même  contre  la  chance  de  non-remboursement.  Quand,  au  milieu  de 
tous  ces  éléments  si  essentiellement  variables,  rétractiles  et  impression- 
nables, la  loi  vient  jeter  un  chiffre  inflexible  et  brutal,  elle  produit 
l'effet  d'une  barre  de  fer  qu'on  introduirait  à  travers  les  rouages  d'un 
mécanisme  extrêmement  délicat  ;  elle  arrête  le  mouvement  et  entrave 
les  transactions. 

Or,  dans  la  question  du  prêt  (qui  est  le  procédé  général  par  lequel  les 
capitaux  expectants  et  improductifs  passent  à  l'état  d'activité  et  de  pro- 
duction), le  nombre  des  transactions  est  un  élément  bien  autrement 
important  à  considérer  que  le  chiffre  du  taux.  L'intérêt,  plus  ou  moins 
élevé,  ne  constitue,  au  point  de  vue  social,  qu'un  simple  virement  de 
valeurs  entre  l'emprunteur  et  le  prêteur;  le  transfert  même  du  .capital, 
au  contraire,  implique  et  présume,  en  thèse  générale,  une  double  créa- 
tion de  richesses,  un  double  bénéfice  pour  la  communauté  :  —  bénéfice 
pour  le  prêteur,  qui  ne  livre  ses  fonds  que  parce  qu'on  lui  en  donne  un 
intérêt  supérieur  au  profit  qu'il  pourrait  en  retirer  s'il  les  faisait 
valoir  lui-même;  —  bénéfice  pour  l'emprunteur,  parce  qu'à  moins  de 
cas  de  détresse  exceptionnelle,  il  ne  consent  à  payer  un  certain  intérêt 
que  parce  qu'il  doit  retirer  de  la  somme  qu'il  emprunte  un  profit  plus 
élevé. 

Le  rétrécissement  et  l'éiouffement  quelquefois  du  marché  des  capi- 
taux, voilà  le  premier  et  le  plus  fâcheux  résultat  de  la  législation  res- 
trictive. L'usure  ne  vient  qu'en  seconde  ligne. 

La  loi  a  beau  p;êner  les  conditions  du  prêt,  elle  ne  supprime  pas  pour 
cela  les  besoins  d'emprunt;  ces  besoins  s'évertuent  à  tournei'  l'obstacle. 
Partout  où  le  marché  à  ciel  ouvert  est  légalement  entravé,  il  se  crée  un 
marché  illégal  et  clandestin.  La  douano  et  la  prohih.ition  aux  frontières 
font  naître  la  contrebande.  L'usure  est  la  contrebande  du  prêt.  Plus  la 
loi  devient  vigilante  et  sévère  en  fait  de  répression,  plus  le  nombre  de 
ceux  qui  font  métier  de  l'éluder  tend  à  se  restreindre  et  plus  s'accrois- 
sent les  risques  qu'ils  encourent  en  la  fraudant.  C'est  une  double  raison 
pour  que  les  conditions  de  l'emprunt  extra-légal  deviennent  plus  oné- 
reuses :  d'une  part,  parce  que  les  capitaux  interlopes  se  font  naturelle- 
ment d'autant  plus  payer  qu'ils  sont  plus  rares;  de  l'autre,  parce  que  la 
prime  d'assurance  contre  les  risques  de  poursuites  que  court  le  prêteur 
vient  retomber  sur  l'emprunteur  en- aggravation  de  l'intérêt.  En  pour- 


LE  TAUX  DE  L'INTÉRÊT.  71 

suivant  l'usure,  la  loi  ne  fait  donc  que  la  rendre  plus  âpre  et  plus  rui- 
neuse pour  le  malheureux. 

La  liberté  absolue  de  l'intérêt  n'entraîne,  du  reste,  ni  la  suppression 
d'un  taux  léguai,  ni  le  désarmement  de  la  loi  contre  l'usure. 

On  peut  et  on  doit,  à  mon  sens,  conserver  un  taux  légal,  ou  (pour  ôter 
toute  idée  d'obli[}ationet  de  contrainte)  coutumier ,  qni  s'appliquerait  de 
plein  droit  à  Tévaluation  des  intérêts  des  remboursements  différés,  des 
sommes  en  dépôt  ou  consifjnation,  à  la  capitalisation  des  rentes  de 
diverse  nature,  etc.,  qui  aurait  enfin  pour  but  de  suppléer  à  l'absence 
de  stipulations  expresses  dans  les  contrats,  mais  qui  ne  pourrait  jamais, 
bien  entendu,  prévaloir  contre  les  dispositions  résultant  de  la  teneur 
même  des  actes. 

Quant  au  délit  d'usure  ou  plutôt  ^ahus  en  matière  de  prêt,  on  devra 
le  maintenir  en  le  définissant  mieux,  pour  le  cas  où  «  le  prêteur  aurait 
abusé  de  l'ignorance,  des  passions  ou  des  faiblesses  de  l'emprun- 
teur »  (1). 

La  preuve  d'abus  et  d'exploitation  coupable  devra  résulter  de  l'en- 
semble des  circonstances  caractéristiques  du  prêt;  mais  il  est  tout  à  fait 
anti-économique  de  la  faire  reposer  uniquement  sur  le  chiffre  plus  ou 
moins  élevé  du  taux.  Qu'un  capitaliste  qui  se  décide  à  commanditer  une 
entreprise  chanceuse,  comme  une  invention,  une  expédition  loin- 
taine, etc.,  laquelle  peut,  en  cas  de  réussite,  rendre  15,  20  ou  30  p.  100, 
réclame  10,  15  et  20  d'intérêt,  il  n'y  a  rien,  dans  cette  transaction,  qui 
ne  soit  normal  et  légitime.  Ce  n'est  pas  là  l'usure,  c'est  simplement  la 
prime  et  l'escompte  de  l'aléatoire.  En  cas  d'insuccès,  le  capitaliste  aura 
seul  à  supporter  toutes  les  pertes  ;  en  cas  de  réussite,  l'emprunteur 
n'aura  abandonné  au  bailleur  de  fonds  qu'une  portion  de  ses  propres 
bénéfices.  Au  contraire,  qu'un  escompteur  fournisse  de  l'argent  aux 
dissipations  d'un  fils  de  famille,  il  y  a  dans  ce  fait  usure  ou  abus.  Quel  que 
soit  le  taux  de  V intérêt,  quand,  au  lieu  d'être  de  10  ou  15,  il  serait  de  5, 
de  3,  de  2  pour  100,  ce  serait  moralement  et  commercialement  une 
mauvaise  action.  C'est,  en  un  mot,  dans  la  nature  et  l'objet  de  la  trans- 
action, dans  les  rapports  de  position  matérielle  et  morale  du  prêteur  et 
de  l'emprunteur  qu'il  faut  chercher  le  caractère  de  délit  et  d'abus. 

Une  fois  la  définition  et  la  pénalité  du  délit  à'ahus  établies,  il  n'y  a 
plus  à  s'occuper  des  détails  interminables  auxquels  se  heurte  le  système 
de  la  réglementation.  S'il  y  a  des  distinctions  à  faire  entre  l'intérêt  civil 
et  l'intérêt  commercial,  entre  le  prêt  et  l'escompte,  le  crédit  à  court 


(1)  Supplément  au   Questionnaire  de  la  commission  d'enquête  sur  le 
taux. 


72  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

terme  ou  à  lonf^ue  échéance,  c'est  le  libre  jeu  des  transactions  qui  sera 
chargée  de  les  établir.  Toutes  les  atténuations  incomplètes  du  système 
actuel,  tous  les  compromis  qui  persisteraient  à  vouloir  régler,  par  ordre, 
le  taux  sur  le  cours  de  la  Banque  ou  de  la  Bourse,  etc.,  sont  à  rejeter 
absolument.  Un  seul  et  même  ar^jument  suffit  à  les  condamner  en  masse  : 
Toute  espèce  de  taux  rég'ulateur  fixé  par  la  loi  est  ou  inutile  ou  nuisible; 
c'est  une  lettre  morte,  s'il  est  plus  haut  que  le  taux  qui  résulterait  natu- 
rellement du  marché  libre  ;  c'est  un  obstacle  aux  transactions,  s'il  est 
plus  bas. 

La  loi  du  9  juin  1857  démontre  d'une  manière  frappante  l'impossibi- 
lité de  toucher  à  la  loi  de  1807  autrement  que  par  une  abrogation  radi- 
cale et  absolue.  La  situation  faite  aux  commerçants  et  aux  banquiers, 
par  la  combinaison  de  ces  deux  lois,  est  des  plus  singulières.  Le  prêt  et 
l'escompte  au-dessus  de  6  p.  100  leur  sont  interdits,  pendant  que  le 
grand  établissement  régulateur,  qui  leur  distribue  le  crédit,  les  escompte 
eux-mêmes  à  8  et  à  10.  C'est  comme  si  l'on  défendait  aux  détaillants  de 
vendre  à  plus  de  6  ce  que  le  marchand  en  gros  leur  vend  à  8  et  à  10. 
Cette  inégalité  à  rebours  -des  positions  est  d'autant  plus  bizarre  ici,  que 
le  banquier  et  l'escompteur  prêtent  en  réalité  leurs  propres  capitaux  ou 
tout  au  moins  des  capitaux  pour  lesquels  ils  payent  un  intérêt  ;  tandis 
que  la  Banque  de  France,  qui  a  tout  son  capital  placé  en  dehors  de  ses 
opérations  d'escompte,  prélève  8,  9  et  10  p.  100  sur  un  fonds  de  rou- 
lement d'un  milliard  qui  ne  lui  coûte  rien, —  à  savoir,  7  ou  800  millions 
de  papier,  et  2  ou  300  millions  de  numéraire  qu'on  lui  apporte  et  pour 
lesquels  elle  ne  paye  pas  un  sou  d'intérêt. 

Toute  notre  législation,  au  surplus,  est  sur  ce  point  illogique  et  con- 
tradictoire. Comment  expliquer  que,  dans  un  pays  où  chacun  peut  de- 
mander le  prix  qu'il  veut  pour  la  location  ou  le  prêt  de  son  champ,  de 
sa  maison,  de  son  usine,  il  soit  défendu  de  demander  plus  de  5  pour  la 
location  du  capital-argent  qui  peut  payer  à  l'instant  même  et  acquérir, 
avec  tous  leurs  reveniis,  ce  champ,  cette  usine  ou  cette  maison  ?  Serait- 
ce,  d'aventure,  parce  que  dans  le  prêt  du  capital  en  argent,  le  gage 
matériel  est  immédiatement  dénaturé  et  disparaît;  tandis  que  dans  le 
prêt  du  champ,  de  la  maison,  du  capital  en  nature,  le  gage  demeure  et 
couvre  le  prêteur  contre  le  risque  de  non-restitution?  Comment  se  fait- 
il  que  le  gouvernement,  violant  sa  propre  loi,  paye,  quand  il  a  besoin 
d'argent,  5  1/2,  6  ou  7  pour  100  francs  qu'on  lui  prête,  tandis  qu'un 
particulier  ne  peut  pas  emprunter  à  plus  de  5?  Est-ce  parce  que  le 
gouvernement  est  un  emprunteur  éminemment  sûr  et  solvable,  et  que 
la  plupart  du  temps  le  particulier  (fui  cherche  à  emprunter  l'est  fort 
peu  ? 


LK  TAUX  DK  L'INTÉRÊT.  73 

Quelles  seront  les  conséquences  du  rappel  de  la  loi  limitative  du  taux? 
—  Les  défenseurs  de  la  loi  de  1807  répondent  que  c'est  le  dévclojrpement 
de  Tusure  dans  les  canipa[|nes.  Comment  cela?  Est-ce  qu'il  y  aura  plus 
d'usuriers  ou  plus  d'emprunteurs  ?  Cela  vaut  la  peine  qu'on  le  dise.  Je  ne 
vois  pas  trop  comment  la  suppression  du  taux  lé^jal  créerait  des  besoins 
d'emprunts  nouveaux  :  je  vois  parfaitement,  au  contraire,  qu'elle  amè- 
nera des  offres  de  prêt  nouvelles,  (ju'elle  créera  une  seconde  couche 
(ïumriers^  si  l'on  tient  au  mot.  Tant  mieux  ;  car  plus  il  y  aura 
de  prêteurs,  plus ,  évidemment,  les  conditions  du  prêt  s'adouci- 
ront pour  l'emprunteur.  C'est  élémentaire  :  plus  d'usuriers,  cela  veut 
dire  moins  d'usure.— On  prétend  que  les  paysans  vont  tous  se  mettre  à 
emprunter  à  f,TOS  intérêts,  pour  acheter  de  la  terre.  Il  est  possible  qu'il 
y  ait,  de  ce  côté,  au  premier  moment,  une  certaine  poussée  dans  la  de- 
mande du  crédit;  mais  il  est  aisé  de  voir  que  ce  petit  mouvement  trouvera 
amplement  sa  contre-partie  dans  un  accroissement  de  l'offre;  et  cela 
sans  sortir  des  campagnes  elles-mêmes.  Pourquoi,  en  effet,  les  paysans 
achètent-ils  de  la  terre?  parce  que,  ne  connaissant  rien  aux  valeurs  in- 
dustrielles, et  se  défiant,  non  sans  raison  peut-être,  des  écritures  et  des 
intermédiaires  qu'elles  exigent,  ils  n'ont,  en  vérité,  actuellement  que  la 
terre  pour  placement  de  leurs  éparp^nes.  Mais  on  me  permettra  de  croire 
que  lorsqu'ils  pourront,  légalement  et  sans  risques,  placer  leurs  éco- 
nomies à  6  ou  8  p.  100,  sous  leurs  yeux,  sur  des  voisins  qu'ils  connais- 
sent et  surveillent,  beaucoup  d'entre  eux  aimeront  mieux  cela  que 
d'acheter  des  morceaux  de  champs  qui  ne  leur  rapportent  que  4  ou  5,  avec 
beaucoup  de  peines.  Et  voihà  comment,  dans  ces  emprunteurs  forcenés 
des  campagnes,  vous  allez  trouver  toute  une  classe  de  prêteurs  sur  la- 
quelle on  ne  semble  pas  compter. 

Les  économistes  disent,  en  général,  que  la  suppression  du  taux  légal 
abaissera  le  cours  moyen  de  l'intérêt.  Si  c'est  une  façon  sommaire  d'ex- 
primer que  les  conditions  moyennes  du  prêt  seront  meilleures,  les  éco- 
nomistes ont  raison.  Ces  conditions  sont  meilleures  à  coup  sûr;  d'abord, 
parce  que  les  usuriers,  qui  exploitent  actuellement  la  campagne,  n'ayant 
plus  à  frauder  ni  à  redouter  la  loi,  pourront,  sans  rien  sacrifier  de  leurs 
bénéfices,  diminuer  leurs  exigences  de  toute  la  prime  des  risques  qu'ils 
prélèvent  aujourd'hui  ;  ensuite  et  surtout,  parce  que  beaucoup  de  prê- 
teurs viendront  leur  faire  concurrence,  du  moment  que  le  prêt  au-dessus 
de  5  p.  100  sera  reconnu  parfaitement  lici:e  et  pourra  se  faire  sous  la 
garantie  de  la  loi. 

Les  conditions  seront  donc  meilleures  à  la  fois  pour  les  prêteurs  et 
pour  les  emprunteurs.  (Il  y  a  toujours  ainsi  bénéfice  double  au  profit  de 
chacun  des  intérêts  en  rivalité,  partout  où  le  régime  de  la  liberté  se 
substitue  à  la  réglementation.)  Mais  cela  ne  veut  pas  dire  du  tout  que  le 
cours  moyen  de  l'intérêt,  tel  que  la  statistique  le  relèverait  sur  la  totalité 


74  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

des  emprunts,  s'abaissera  au-dessous  du  taux  actuel.  J'incline  à 
croire  qu'il  s'élèvera;  et  c'est  justement  pour  qu'il  puisse  prendre  son 
niveau  plus  haut  qu'il  est  opportun  de  lever  la  limite  lép,ale  de  ô  p.  100. 
Gomment  les  choses,  en  effet,  se  passent-elles  aujourd'hui  dans  les  cam- 
pagnes? On  prête  à  Ô,  mais  à  qui?  à  un  nombre  extrêmement  restreint 
d'emprunteurs  qui,  par  leur  position  de  fortune,  donnent  aux  capitalistes . 
toute  la  sécurité  qu'on  peut  désirer.  Mais,  derrière  cette  petite  élite  de 
riches  emprunteurs,  vous  trouvez  une  foule  énorme  de  propriétaires  ou 
de  cultivateurs  qui,  n'offrant  pas  les  mêmes  garanties,  ne  pourraient 
obtenir  le  crédit  dont  ils  ont  besoin,  qu'à  la  condition  de  compenser, 
pour  le  prêteur,  le  risque  de  non -remboursement  par  une  prime  qui 
s'ajouterait  à  l'intérêt  légal.  Or,  aujourd'hui,  la  loi  leur  défend  d'offrir 
ouvertement  cette  prime  à  des  capitalistes  sérieux  et  honnêtes.  D'un 
autre  côté,  il  y  a  beaucoup  de  danger  à  s'adresser  aux  usuriers  :  non- 
seulement  il  faut  subir  de  leur  part  des  conditions  d'intérêt  très-lourdes, 
mais  il  faut  encore  s'engager  vis-à-vis  d'eux  dans  des  actes  clandestins 
dont  on  ne  connaît  pas  la  dangereuse  portée.  Qu'arrive-t-il  de  tout  cela? 
C'est  que  si  quelques-uns  des  plus  gênés  se  jettent  entre  les  griffes  de 
l'usure,  la  plupart  s'abstiennent  tout  simplement,  renoncent  à  entre- 
prendre ou  à  améliorer  et  végètent  dans  la  routine  et  la  pauvreté  —  au 
grand  détriment  de  leurs  intérêts  et  de  ia  ibrtune  publique.  En  donnant 
la  liberté  de  prêter  et  d'emprunter  au-dessus  de  5,  vous  ouvrez  le  crédit 
à  des  couches  nombreuses  d'excellents  travailleurs,  à  qui  le  crédit  seul 
manque  pour  produire  beaucoup.  Avec  le  taux  à  6  vous  aviez  dix  con- 
trats d'emprunt  dans  un  canton  :  avec  le  taux  à  7  ou  à  8,  vous  en  aurez 
cent  ou  mille. 

La  multiplication  des  transactions  qui  font  arriver  le  capital  aux  mains 
qui  savent  le  mieux  l'employer,  l'accession  plus  large  des  classes  moyennes^ 
de  la  campagne  au  crédit,  c'est-à-dire  au  progrès  et  à  la  richesse,  c'est  là, 
nous  ne  devons  pas  craindre  de  le  répéter,  le  côté  important  à  envisager 
ici.  Le  taux  plus  ou  moins  élevé  de  l'intérêt,  sur  lequel  l'attention  des 
économistes  se  porte  trop  exclusivement,  n'a  qu'une  portée  relativement 
insignifiante,  à  mon  avis.  L'intérêt  sera  ce  qu'il  voudra  ou  ce  qu'il  devra 
être.  Une  hausse  modérée  du  taux  ne  serait  mauvaise,  ni  comme  résultat, 
ni  comme  symptôme.  D'une  part,  elle  ramènerait  les  capitaux  vers  l'agri- 
culture; de  l'autre,  elle  indiquerait,  dans  les  campagnes,  un  réveil  de 
l'esprit  d'entreprise  et  un  mouvement  vers  les  améliorations.  Il  ne  faut 
pas  s'y  tromper,  c'est  dans  les  pays  qui  progressent  le  plus  rapidement 
—  comme  l'Amérique  du  Nord  —  que  l'on  constate,  dans  le  taux  de  l'in- 
térêt, une  tenue  habituellement  assez  élevée. 

C'est  une  erreur  de  s'imaginer  qu'en  agriculture  les  profits  ordinaires 
ne  permettent  pas  de  payer  des  intérêts  à  6,  à  8  et  au-dessus.  Il  serait 
fort  difficile,  sans  doute,  de  servir  des  intérêts  aussi  élevés  si  l'on  em- 


LR   TAUX  DE  L'INTÉRÊT.  75 

pninlait  pour  acquérir  le  fonds  même;  mais  rien  n'est  plus  aisé  quand 
on  emprunte  sur  une  échelle  plus  restreinte  et  pour  améliorer  ce  qu'on 
possède.  Ainsi,  des  instruments  perfectionnés,  du  bétail  acheté  à  propos, 
des  enfyrais,  des  semences  de  choix,  etc.,  sont  des  dépenses  qui  peuvent 
facilement  rapporter  10, 15  et  20  p.  100  de  ce  qu'elles  ont  coûté,  et  pour 
lesquelles,  par  conséquent,  l'ag^riculteur  peut  avantag-cusement  emprunter 
à  un  assez  fort  intérêt.  Tâchons  d'abord  d'av;)ir  le  crédit  rural  abondant; 
le  crédit  rural  à  bon  marché  viendra  ensuite.  Mais  il  ne  faut  pas  Fat- 
tendre  à  un  certain  point  des  capitaux  isolés  ;  les  capitaux  collectifs 
groupés  en  banques  libres,  comme  en  Ecosse,  peuvent  seuls  le  donner. 
La  liberté  des  banques  est,  à  plus  d'un  point  de  vue,  le  complément 
obli[>:é  de  la  liberté  du  prêt  et  le  dernier  mot  de  la  suppression  de  l'usure 
parmi  les  classes  rurales. 

La  commission  d'enquête  semble  préoccupée  de  savoir  quel  est  le  sen- 
timent public  relativement  au  rappel  de  la  loi  de  1807.  —  On  peut  ré- 
pondre hardiment  que,  pour  tous  ceux  qui  ont  quelques  notions  écono- 
miques, cette  réforme  se  présente  avec  un  caractère  indiscutable  de 
simplicité  et  d'opportunité.  La  même  opinion  règne  généralement  dans  la 
classe  commerçante,  chez  qui  les  idées  se  sont  formées  à  la  forte  école 
de  la  pratique.  Mais  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  cette  manière  de  voir 
rencontre  une  opposition  marquée  dans  certaines  doctrines  religieuses, 
certaines  traditions  juridiques,  et  que  les  hommes  qui  tiennent  aux  an- 
ciennes idées,  comme  il  s'en  rencontre  particulièrement  parmi  les  grands 
propriétaires  ruraux,  voient  dans  la  liberté  de  l'intérêt  une  sorte  de  re- 
connaissance officielle  de  l'usure,  qu'ils  regardent  comme  immorale  et 
impolitique.  Les  classes  agricoles  inclinent,  assez  généralement,  vers 
des  préjugés  du  même  genre;  elles  ne  sont  pas  éloignées  de  croire  que 
le  gouvernement,  en  rappelant  la  loi  de  1807,  va  manquer  à  la  protection 
qu'il  leur  doit  et  les  livre  à  une  exploitation  judaïque  effrénée.  De  sorte 
que  si  l'on  s'avisait  de  soumettre  la  question  au  verdict  du  suffrage 
universel,  on  verrait,  probablement,  les  centres  éclairés  et  populeux 
voter  pour  la  liberté,  tandis  que  les  campagnes  se  prononceraient  plutôt 
pour  le  maintien  du  régime  actuel.  Ce  partage  s'est  déjà  présenté  à 
propos  d'autres  questions.  Ici,  du  moins,  on  croit  pouvoir  dire,  sans 
témérité,  que  ce  serait  le  cas  de  peser  les  votes  plutôt  que  de  les  compter. 

R.    DE    FONTENAY. 


76 


JOURNAL  DES  ÉGONOxMISTES. 


LE  DIXIEME  DÉNOMBREMENT 

DE  LA  POPULATION  DE  LA  FRANCE 

1861 


I. 


RESULTALS  GENERAUX  DES  RECENSEMENTS  ANTERIEURS. 


Le  10'  recensement  fjénéral  de  la  population  du  pays  a  été  opéré  dans 
les  premiers  mois  de  1861,  par  les  soins  réunis  du  ministre  de  l'intérieur 
et  de  son  collègue  de  Fagriculture  et  du  commerce,  représentant,  le 
premier,  l'intérêt  administratif,  le  second  l'intérêt  statistique,  qui  s'atta- 
chent à  cette  vaste  opération.  Le  tableau  ci-après  résume,  pour  les  86  an- 
ciens départements,  les  résultats  des  dix  dénombrements  opérés  depuis 
le  commencement  de  ce  siècle. 

Accroissement 
Années. 


ISUi. 
1806. 
18-21. 
1831. 
1836. 
1841. 
1846. 
1831. 
1836. 


1861, 


( 


Population. 
27,349,003 

absolu. 
» 

annuel 
p.  100  hab 

)) 

29.107,423 

1,738.422 

1.28 

30.461.873 

1.334.430 

0.31 

32.369.223 

2,107,330 

0.69 

33.340.910 

971.683 

0.60 

34,230.178 

689.268 

0.41 

33.400.486 

1,170.308 

0.68 

33.783.170 

382.684 

0.22 

36.139,364 

336.194 

0.20 

36.7]  7.-234 
37,386,313  (1) 

577,890 
669,039 

0.32 
0.37 

De  1831  à  1861,  l'accroissement  absolu  total  des  86  départements 
est  de  9,308,251  ou  de  34.25  p.  100  habitants  pour  la  période  entière, 
et  de  0.57  par  an. 

De^iuis  1836,  date  du  premier  dénombrement  opéré  avec  les  précau- 
tions nécessaires  pour  obtenir  des  résultats  dip,nes  de  foi,  jusqu'en 
1861,  l'accroissement  annuel  p.  0/0  est  de  0.35.  Si  cette  proportion, 
qui  a  été  presque  atteinte  dans  la  dernière  période  quinquennale,  devait 
se  maintenir,  la  population  de  la  France  doublerait  en  198  ans. 


(1)  Avec  les  annexions.  L'accroissement  de  population  résultant  de 
ces  annexions  ?e  répartit  ainsi  qu'il  suit  :  comté  de  Nice.  126.324;  Sa- 
voie, 273,039;  Haute-Savoie,  267.49ii. 


Périodes. 

a  diminué. 

Total  des  pertes 

1836-41.  .  .  . 

13 

31,753 

1841-46.  .  .  . 

5 

5,273 

1846-51.  .  .  . 

22 

84,425 

1851-56.  .  .  . 

54 

446,839 

1856-61.  .  .  . 

29 

168,053 

DIXIÈME  DÉIS'OBiBKK^^JENT  DE  LA  POPULATlUiN  DE  LA  FRANCE.     77 

En  ctiKliant,  depuis  1835,  lu  répartition  des  accroissements  et  des  di- 
minutions entre  les  divers  départements  (moins  les  annexions),  on  con- 
state, suivant  les  périodes,  des  faits  assez  remarquables  que  met  en 
lumière  le  tableau  ci-après: 

Nombre  des  départements  dont  la  population 

s'est  accrue.  Total  des  accroiss. 
73  721,021 

81  1,175,581 

64  382,684 

32  703,033 

58  586,440 

En  résumé,  on  constate  qu'en  1861,  21  départements  étaient  moins 
peuplés  qu'en  1836.  En  voici  la  liste  avec  le  taux  annuel  p.  0/0  de  la 
diminution  de  leur  population:  Gantai,  0,33;  Alpes  (Basses-),  0,32; 
Saône  (Hante-),  0,30;  Eure  0,25;  Jura, 0,22;  Alpes  (Hautes-),  0,18; 
Gers,  0,18;  Orne,  0,18;  Calvados,  0,17;  Lot-et-Garonne,  0,17;  Tarn- 
et-Garonne,  0,16;  Meuse  0,15;  Arié^e,  0,13;  Lozère,  0,12;  Creuse, 
0,09  ;  Puy-de-Dôme,  0,09  ;  (Pyrénées  Basses-),  0,09  ;  Pyrénées  (Hautes-), 
0,06;  Côte-d'Or,  0,02;  Manche,  0,02;  Sarthe;  0,01.  —  Tous  ces  dépar- 
tements, à  l'exception  de  la  Côte-d'Or  et  de  la  Haute-Saône,  dont  les 
pertes  n'ont  été  qu'accidentelles,  semblent  obéir  à  un  mouvement  de 
décroissance  régulier.  Pour  ceux  qui  appartiennent  k  la  région  des 
Alpes,  des  Pyrénées  et  autres  chaînes  de  moindre  importance,  l'émigra- 
tion est  la  principale  cause  de  leurs  pertes,  llls  présentent  en  effet, 
le  plus  souvent,  un  excédant  de  naissances  sur  les  décès.  Il  n'en  est  pas 
de  même  pour  le  groupe  normand  (Orne,  Calvados,  Manche)  et  pour 
quelques  départements  du  midi  (Lot-et-Garonne,  Tarne-et-Garonne, 
Gers)  oii  l'on  constate  depuis  plusieurs  années,  un  excédnat  de  décès,  non 
comme  conséquence  d'un  accroissement  de  mortalité,  mais  par  le  fait  de 
la  diminution  des  naissances.  Pour  cette  catégorie,  la  perte  de  population 
est  réelle;  pour  l'autre,  elle  ne  constitue  qu'un  déplacement. 

Le  nombre  des  départements  qui  ont  progressé  sans  relâche  de  1836 
à  1861  est  de  23.  En  voici  l'énumération,  avec  le  taux  annuel  de  leur 
accroissement:  Seine,  3,06;  Bonches-du-Rhône,  1,60;  Rhône,  1,50; 
Loire,  1,02;  Nord,  0,98;  Loire-inférieure,  0,93;  Corse,  0,86;  Gironde, 
0,80;  Var,  0,74;  Vendée,  0,64;  Allier,  0,61;  Gard,  0,61; Rhin  (Haut-), 
0,61  ;  Hérault,  0,58;  Loiret,  0,46;  Loir-et-Cher,  0,41;  Maine-et-Loire, 
0,41  ;  Seine-Inférieure,  0,39;  Saône-et-Loire,  0,32;  Deux-Sèvres,  0,32; 
Charente-Inférieure,  0,28  ;  ile-et- Vilaine,  0,28  ;  Indre-et-Loire.  0,25. 
—  On  voit  qu'au  premier  rang  de  cette  série  figurent  les  départements 
qui  ont  les  plus  grandes  villes  ou  les  plus  industrielles  de  l'empire  : 
Paris,  Marseille.  Lyon,  Saint-Étienne,  Rouen,  Mulhouse,  etc. 


78  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

II.  —  Accroissement  des  villes  de  1836  à  18GI. 

Si  l'on  additionne  lu  population  des  170  villes  qui,  en  1836,  avaient 
une  population  totale  de  5,000  habitants  et  au-dessus,  en  leur  ajoutant 
un  certain  nombre  d'autres  d'une  population  moindre,  mais  qui  se  sont 
accrues  exceptionnellement  depuis,  on  arrive  aux  résultats  ci-après  : 


Taux  annuel 

Taux  annuel 

Taux  annuel 

Population 

d'accroissement 

dans  les  autres 

pour  la  France 

îpoqiies. 

tot.ile. 

p.  100  hab. 

communes. 

entière. 

1836.  . 

4,186,962 

» 

» 

» 

1841.  . 

4,545,742 

1.71 

0.22 

1846.  . 

5,032,748 

2.14 

0.46 

0.68 

1851.  . 

5,231,854 

0.63 

0.12 

0.22 

1856.  . 

5,865,976 

2.42  — 

0.18 

0.20 

1861.  . 

6,408,124     . 

1.85 

0.02 

0.32 

De  1836  à  1861,  Faccroissement  total  est  de  2,221,162,  soit,  par 
année  et  pour  100  habitants,  de  '2,12.  Pour  les  autres  communes,  ce  taux 
n'est  que  de  0,13  et  pour  la  France  entière,  de  0,35.  —  Ainsi  le  taux 
d'accroissement  des  villes  qui  nous  occupent,  après  avoir  foibli  de  1846 
à  1851,  pai'  suite  très-probablement  des  perturbations  produites  par  la 
révolution  de  1848,  prend  subitement,  de  1851  à  1856,  un  essor  extra- 
ordinaire, mais  qui  se  ralentit  dans  la  période  suivante.  La  population 
des  localités  moins  importantes  (comprenant  l'ensemble  des  communes 
rurales)  après  avoir  eu,  comme  celle  des  villes,  un  mouvement  ascendant 
dans  les  dix  premières  années,  s'arrête  bientôt  pour  diminuer  notable- 
ment dans  la  période  même  où  les  villes  ont  grandi  le  plus  rapidement. 

Les  dénombrements  ont  affirmé  an  fait  généralement  soupçonné,  c'est 
que  les  banlieues  des  grandes  villes  s'accroissent  plus  rapidement  que 
les  villes.  En  voici  la  preuve  pour  Paris,  Lyon,  le  Havre  et  Lille,  qui  ont 
plus  ou  moins  récemment  annexé  les  communes  suburbaines.  Tandis  que, 
dans  les  mêmes  périodes,  l'accroissement  moyen  annuel  de  Paris  n'était 
(lue  de  1,46  0/0,  il  s'élevait,  pour  sa  banlieue,  à  19,34.  Ces  proportions 
étaient  respectivement:  pour  Lyon,  de  !,06;  pour  sa  banlieue,  de  5,11  ; 
—  pour  le  Havre,  de  0,87  ;  pour  sa  banlieue,  de  9,01  ;  —  pour  Lille, 
de  0,45,  pour  sa  banlieue,  de  8,16. 

Les  villes  s'accroissent-elles  en  raison  directe  de  leur  importance?  Et, 
dans  chaque  ville,  quelle  est,  selon  cette  importance,  la  proportion  d'ac- 
croissement de  :  V  la  population  totale;  2"*  la  population  flottante;  3^  la 
population  sédentaire;  4^  la  population  agglomérée;  5°  la  pquilation 
éparse  ? 

Les  renseignements  recueillis  à  ce  sujet  en  1861 ,  et  que  leur 
étendue  ne  permet  pas  de  reproduire  ici,  permettent  de  répondre  ainsi 


DIXIÈME  DÉNOMBKEMEiNT  DK  LA  POPULATION   DK  LA  FKANCK.     79 

qu'il  suit  à  eus  (iucslioiis  :  1"  en  {;éiiéral,  la  proporlion  fraccroissemeriL 
des  villes  est  d'aiilauL  jjIus  fi;raiKle  ([lie  ces  villes  sont  plus  peij[)lées. 
Celte  observation  };énérale  rencontre  cependant  des  exceptions  moti- 
vées par  ce  lait  (jue  ceriaines  villes  industrielles  d'une  importance 
moyenne,  s'accroissent  avec  une  rapidité  exceptionnelle;  2"  les  popula- 
tions flottantes  (les  seules,  en  France,  qui  soient  recensées  à  jour  fixe  et 
comprennent  Tarmée,  les  détenus  à  tous  les  litres,  le  [lersonnel  des  éta- 
blissements charitables,  reli,<',ieiix,  d'instruction  publique,  etc.,  etc.), 
ont  un  moindre  acrroisscment  que  les  populations  fixes  ou  sédentaires; 
3''  celles-ci  marchent  d'un  pas  i)lus  rapide  que  les  popu-lations  totales, 
flottantes  et  afy{;loméré.îs ;  4°  enfin,  ce  sont  les  populations  éparses  qui 
sepro(}Tessent  le  plus;  5"  ces  faits  se  produisent,  «jucl  que  soit  ledej^ré 
(rimportance  des  villes. 

Appli(juées  aux  villes  de  10,000  âmes  cl  au-dessus,  les  recherches, 
dont  nous  venons  d'cnoncer  les  résultais,  conduisent  à  constater,  selon 
la  nature  de  la  population,  les  proportions  d'accroissement  annuel  p.  0/0, 
ci-après,  de  1846  à  1861  : 

Population 


totale. 
1.72 


fiollaale. 
1.56 


sédentaire. 
1.74 


agglomérée. 
1.71 


éparse. 
2.03 


III.  —  Population  spécifique  (habit,  par  kil.  carré). 

Elle  a  éprouvé  les  variations  ci-après,  de  1836  à  1861  :  Pen  France; 
2""  dans  le  département  de  la  Seine,  pris  comme  terme  de  comparaison  : 


France. 


Seine. 


Rapport 

Rapport 

Habitants 

à  la  population 

Habitants 

à  la  population 

Années. 

sur 

spécifique 

sur 

spécifique 

kilom.  carré. 

initiale. 

kilom.  carré. 

initiale. 

1836.   . 

63,562 

1,000 

2,328 

1,000 

1841.  . 

64,868 

1,821 

2,512 

1,079 

1846.  . 

67,088 

1,055 

2,871 

1,233 

1851.  . 

67,461 

1,061 

2,991 

1,285 

1856.  . 

67,963 

1,069 

3,632 

1,560 

1861.  . 

68,386 

1,076 

4,113 

1,767 

Ainsi,  en  25  ans,  la  France  a  à  peine  acquis  5  habitants  de  plus  par 
kilomètre  carré,  ou  1  par  période  de  cinq  ans.  Dans  le  même  intervalle,  la 
Seine  a  (]fagné  1,785  habitants  et  s'est  accrue,  par  conséquent,  de  77  p.  0/0, 
ou  plus  de  10  fois  plus  que  l'ensemble  du  pays. 


80  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

IV. — Répartition  de  la  population  entre  les  villes  et  les  campagnes. 

Si  l'on  considère  comme  urbaine  la  population  totale  des  communes 
comptant  plus  de  2,000  habitants  agglomérés,  et  comme  rurale  celle  des 
autres  localités,  on  constate  les  proportions  d'accroissement  ci-après 
des  deux  populations,  de  1846  à  1861  : 


Populations 

urbaine. 

Accroissement 

rurale. 

Accroissement 

p.  too. 

p.  100. 

1846.  . 

8,646,743 

» 

26,753,743 

» 

1851.  . 

9,135,459 

5.65 

26,647,711 

0.40 

1856.  . 

9,844,828 

7.76 

26,194.536 

1.70 

1861.  .        10,789,766  9.60  26,596,547  1.53 

Ainsi,  de  1846  à  1861,  la  population  urbaine  s'est  accrue  de  2,143,023 
habitants,  ou  de  24,78  p.  O/q,  tandis  que  la  population  rurale  a  diminué 
de  157,196,  ou  de  0,59.  Voici,  au  surplus,  quelle  a  été  la  marche  pro- 
portionnelle des  deux  populations  dans  la  même  période  : 

1846.       1851.       1856.       1861. 

Population  urbaine.  .  .  .        24.42  25.52  27.31  28.86 

—         rurale 75.58  74.48  72.69  71.14 

Il  est  remarquable  que,  sur  86  départements,  l'élément  urbain  s'est 
accru  dans  83.  L'exception  a  porté  sur  l'Indre,  la  Nièvre  et  l'Yonne.  Les 
cinq  départements  où  rau[]^mentation  aété  le  plus  sensible  sont  :  le  Rhône, 
la  Loire,  le  Var,  le  Nord  et  le  Haut-Rhin. 

V.  —  RÉPARTITION   DE  LA  POPULATION   PAR  CIRCONSCRIPTIONS    ADMINISTRATIVES. 

La  population  de  l'Empire  se  répartit,  depuis  l'annexion,  entre  89  dé- 
partements, 373  arrondissements,  2,938  cantons  et  37,510  communes. 
Dans  ces  divisions  administratives,  la  Savoie  et  le  comté  de  Nice  sont 
compris  pour  3  départements,  10  arrondissements,  73  cantons  et  721 
communes.  On  sait,  d'ailleurs,  que  l'arrondissement  de  Grasse,  qui  a 
été  distrait  du  Var,  pour  former,  avec  le  comté  de  Nice,  le  département 
des  Alpes-Maritimes,  renferme  8  cantons  et  59  communes. 

De  1816  à  1860,  seul  le  nombre  des  cantons  et  des  communes  a  varié 
en  France.  Celui  des  communes  a  oscillé  ainsi  qu'il  suit  de  1836  à  1861  : 
37,140  en  1836;— 37,040  en  1841;— 36,819  en  1846;— 36,835  en  1851; 
—36,826  en  1856;— 36,789  en  1861;  et  37,510  en  tenant  compte  des 
annexions.  Si  l'on  considère  que  28,304  communes  sur  37,510,  c'est-à- 
dire  les  trois  quarts,  ont  une  population  moins  de  1,000  habitants 
et  ne  peuvent,  par  conséquent,  que  réunir  difficilement  les  ressources 
nécessaires  à  une  bonne  orjjanisation  municipale,  il  est  impossible  de  ne 


DIXIÈME  DÉNOMBUEMKNT  DK  LA  POPULATION  DE  LA  FRANGE.     81 

pas  rej^îTotter  un  pareil  niorctîlleineiit  adininislralif  du  soL  Les  chifî'rcs 
qui  prércdciit  montrent  heureiisemenl  que  radiiiinislratioii  s'efforce, 
depuis  di\  années,  d'en  arrêter  le  mouvement. 

Quand  on  étudie  la  répartition  des  communes  d'après  la  quotité  de 
leur  population,  de  183()  à  18G1,  on  constate  que,  dans  cette  période 
de  25  ans,  les  communes  de  moins  de  5,000  âmes  ont  diminué  de 
1,18;  celles  de  5  à  10,000  âmes  se  sont  accrues  de  8,76;  celles  de 
10,000  à  20.000  de  ^2,10,  enfin,  celles  de  plus  de  20,000  dans  la  pro- 
portion de  60,-46  p.  0/0,  c'est  une  preuve  frappante  de  Textension  con- 
sidérable des  (jurandes  communes  aux  dépens  des  petites.  La  même  étude 
conduit  à  constater  que  plus  du  tiers  des  Français  habitenl  des  communes 
de  moins  de  1,000  habitants,  et  près  des  trois  quarts  des  localités  dont 
la  population  agg-lomérée  n'atteint  pas  2,000  habitants. 

VI.  —  Maisons  et  Ménages. 

Le  nombre  des  maisons  recensées,  de  7,384,789  en  1851,  et  7,431,1 87 
en  1856,  s'est  élevé,  en  1861,  à  7,507,047  pour  les  86  départem.ents. 
Pour  la  France  entière  (annexion  comprise),  il  est  de  7,632,938.  Ce  do- 
cument recueilli,  comme  tous  les  autres  faits  relatifs  au  dénombrement 
de  1861,  par  les  soins  des  maires,  paraît  être  au-dessous  de  la  vérité. 
D'après  un  relevé  de  même  nature,  opéré  par  les  a[ifents  du  ministère  des 
finances,  il  aurait  existé  en  France,  en  1861,  7,925,102  maisons  et 
châteaux.  La  différence  entre  les  deux  résultats  serait  d'un  peu  plus  de 
3  p.  0/0;  elle  est,  au  fond,  plus  considérable,  les  états  dressés  par  les 
agents  financiers  ne  comprenant  pas  les  maisons  non  imposables  par 
suite  de  leur  faible  valeur. 

Sur  les  7,632,938  maisons  accusées  par  les  maires,  7,294,764  étaient 
entièrement  habitées  (95,57  0/0);  154,030  (2,02)  n'étaient  habitées 
qu'en  partie  et  184,144  ne  l'étaient  pas  du  tout  (2,41).  —  On  avait 
compté,  en  1856,  38,341  maisons  en  construction;  elles  s'élevaient  à 
41,081  en  1861.  Leur  proportion  aux  maisons  existantes  était  res- 
pectivement de  0,52  et  0,54  0/0. 

Si  l'on  rapporte  les  maisons  au  territoire,  on  trouve  qu'il  y  avait  en 
France,  en  1861,  14,06  maisons  par  kil.  carré;  mais  ce  rapport  varie 
sensiblement  selon  les  localités.  On  constate  notamment  que  32  dépar- 
tements se  trouvent,  à  ce  point  de  vue,  au-dessus  du  département  moyen; 
or,  ces  départements  sont  précisément  ceux  dont  la  population  spécifique 
dépasse  celle  de  la  France  entière.  Réciproquement,  ce  sont  les  dépar- 
tements qui  ont  le  moins  de  maisons  oia  l'on  trouve  en  même  temps  le 
moindre  nombre  d'habitants  pour  une  superficie  donnée.  —  Le  nombre 
des  habitants  par  maison  est,  pour  la  France  entière,  de  4,90;  ce  rapport 
varie,  suivant  les  déJDartements,  entre  23,96  (Seine)  et  3,35  (Eure),  '.[lù 
ii""  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  janvier  1865  0 


82  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

représentent  ses  deux  termes  extrêmes.  Les  départements  qui,  après  la 
Seine,  ont  le  plus  d'habitants  par  maison,  sont  :  le  Rhône  (8,33) ,  la 
Corse  (7,65),  le  Haut-Rhin  (7,02),  la  Loire  (6,32),  les  Bouches-du- 
Rhône  (6,29),  le  Bas-Rhin  (6,24),  le  Doubs  (6,14)  et  le  Finistèi'e(6,01). 
Pour  tous  les  autres,  ce  rapport  varie  dans  d'assez  faibles  limites.  — 
Au  point  de  vue  du  mode  de  couverture,  considéré  comme  si{}ne  de  leur 
valeur,  et  comme  indice  de  bien-être  de  leurs  habitants,  les  maisons  se 
classent  ainsi  qu'il  suit:  1,484,486  ou  19,45  0/0  sont  couvertes  de 
chaume  ou  de  bardeau,  et  6,148,452  ou  80,55  0/0  de  tuiles,  ardoise 
et  zinc.  En  1856,  la  proportion  des  maisons  de  la  première  catégorie 
était  de  20,18.  C'est  une  diminution  sensible  et  qui  semble  témoigner 
de  Taccroissement  de  la  richesse  publique.  Il  est  vrai  que  les  arrêtés 
préfectoraux  interdisent  de  plus  en  plus,  dans  un  intérêt  de  sécurité 
publique,  un  mode  de  couverture  qui  favorise  au  plus  haut  degré  la 
propagation  des  incendies.  Il  a  d'ailleurs  disparu  à  peu  près  entièrement 
dans  25  départements. 

Les  maisons  recensées  en  1861  (moins  celles  du  département  de  la 
Seine)  se  répartissent  ainsi  qu'il  suit  d'après  leur  hauteur  : 


N'ayant 

1  rez- 

1  rez- 

1  rez- 

1  rcz-           Plus 

qu'un  rez- 

de-chaussée 

de-chaussée 

de  chaussée 

de-chaussée        de 

Total. 

de-chauss. 

et  1  étase. 

et  2  étages. 

et  3  étages. 

et  4  étages.   4  étages. 

4,561,882 

2,273,253 

548,080 

129,740 

26,634      11,809 

7.551,398 

60.41 

30.10 

7.26 

1.72 

0.35          0.16 

100 

La  répartition  est  très-différente  dans  le  département  de  la  Seine.  On 
remarque  en  effet  que,  s'il  s'y  trouve  presque  autant  de  maisons  à  1 
étage  que  dans  le  reste  de  la  France  (31,90  0/0),  on  y  compte  4  fois 
moins  de  maisons  à  simple  rez-de-chaussée,  2  fois  plus  à  deux  étages, 
6  fois  plus  à  trois  étages,  4  fois  plus  à  quatre  étages,  et  enfin  110  fois 
plus  à  5  étages. 

Dans  le  sens  des  instructions  ministérielles,  le  mot  ménage  comprend, 
non  pas  la  famille,  mais  l'individu,  marié  ou  non,  avec  ou  sans  enfants, 
habitant  un  local  distinct.  Ainsi  une  personne  vivant  seule  a  été  consi- 
dérée comme  formant  un  ménage  aussi  bien  qu'une  famille  composée 
des  parents,  des  enfants,  des  domestiques,  habitant  ensemble  le  même 
appartement. 

Malgré  cette  différence  entre  le  ménage  et  la  famille,  il  existe,  entre 
les  faits  représentés  par  les  deux  dénominations,  une  analogie  telle,  que 
le  nombre  d'individus  par  ménage  s'identifie  à  peu  près  partout  avec  le 
terme  qui  exprime  la  fécondité  des  mariages. 

Relativement  au  nombre  des  personnes  qu'ils  comprennent,  les  mé- 
nages se  subdivisent  ainsi  qu'il  suit  (distraction  faite  de  la  Seine)  : 


DIXlkME  DÉNOMBREMKiNT  DK  LA  POPULATION  DK   LA  FRANCK.     83 

Méniifios  comprenant 


HjasDBBiaaBaavn* 


1  pers.         2  pcrs.  3  pcrs.  î  pcrs.  5  pers.         G  jkts.       Au  delà.       Total. 

972,339    1,7îi,iW>     l,«-^>,'-^C1     I,r)2î,()17    1.180,9.S3    7()1,()37     912,921    9,0:31,000 
10.40  18.61  19.94  18.19  13.20  8.94         10.70        100.00 

Happrocliés  de  ceux  qui  ont  été  recueillis  en  1856,  ces  nombres  accu- 
sent un  accroisseni(;nt  des  inéna}]^es  de  une,  deux  et  trois  personnes  et 
une  diiuinulion  correspondante  des  autres.  Les  ména[yes  de  deux  et  trois 
personnes  sont  toujours  les  plus  nombreux. 

En  moyenne,  on  compte  pour  la  France  entière  3,84  personnes  par 
ménagée.  Cette  proportion  descend  à  2,82  dans  le  département  de  la 
Seine  et  varie  de  3,16  (Eure)  minimum  des  88  autres  départements,  à 
5,42  (Finistère)  maximum.  Le  nombre  des  ména^jes  par  maison  suit  un 
ordre  inverse  :  il  est  pour  la  France  entière  de  1,28,  pour  la  Seine  de 
8,50;  il  varie  ensuite  de  2,20  (Rhône)  à  1,04  (Orne).  En  comparant,  à 
ce  point  de  vue,  les  deux  derniers  recensements,  on  trouve  que  le  nom- 
bre des  individus  par  ménagée  n'a  pas  varié,  mais  qu'il  y  a  eu  une  légère 
augmentation  dans  le  nombre  des  ménages  par  maison  (1,26  et  1,28). 
La  dimension  des  maisons  paraît  donc  s'être  accrue.  En  général,  si  le 
nombre  des  habitants  par  maison  est  en  raison  de  l'agglommération, 
celui  des  personnes  par  ménage  suit  l'ordre  opposé.  Ce  résultat  s'expli- 
que par  la  multitude  de  célibataires  qui  habitent  les  grandes  villes. 
C'est  en  effet  à  Paris  et  dans  les  autres  centres  qu'on  trouve  le  plus 
d'ouvriers  non  domiciliés,  non  mariés,   d'étudiants,  d'employés  sans 
famille,  etc.  etc.  Il  faut  tenir  compte  aussi ,  pour  expliquer  le  petit 
nombre  d'individus  par  ménage  dans  les  populations  agglomérées,  de 
l'absence  des  enfants  mis  en  nourrice  au  dehors. 

VII.  —  Population  d'après  l'origine  et  la  nationalité. 

Sur  36,879,932  Français  en  1861,  32,981,094  étaient  nés  dans  le 
département  où  ils  ont  été  récensés,  3,883,579  étaient  originaires  d'un 
autre  département,  et  15,259  étaient  naturalisés  Français. 

497,091  étrangers  ont  été  récensés  ;  la  nationalité  de  9,290  personnes 
n'a  pu  être  constatée.  C'est  1  étranger  établi  en  France  pour  76  habitants 
et  pour  74  Français.  En  1851,  on  n'avait  compté  que  378,561  étrangers 
ou  1  pour  95  habitants  et  93  Français.  Si  ces  deux  dénombrements 
spéciaux  avaient  été  opérés  avec  la  même  exactitude,  les  étrangers  se 
seraient  accrus  en  France  (distraction  faite  des  i  ndividus  dont  la  natio- 
nalité est  restée  inconnue)  de  24  0/0.—  Les  Belges  (204,739),  les  Al- 
lemands (84,958),  les  Italiens  (76,539),  les  Espagnols  (35,028),  les 
Suisses  (34,749)  et  les  Anglais  (25,711)  dominent  parmi  les  étrangers 
domiciliés  en  France.  Viennent  ensuite  les    Hollandais  (13,143),  les 


84  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Polonais  (7,357),  les  Américains  (5,020),  les  Russes  (1,934),  les 
Scandinaves  (789),  les  Grecs  (55*2),  les  Turcs  (438 j,  les  Moldo-Valaques 
(348)  elles  nationalités  diverses  (5,786). 

Les  étrang-ers  si^  rép:ir Lissent  très-inéf^alenient  sur  notre  territoire. 
Les  Belfjes  se  rencontrent  en  plus  g-rand  nombre  dans  les  départements 
du  Nord  (126,440  sur  204,739),  de  la  Seine  (25,651),  des  Ardennes 
(18,688),  de  l'Aisne,  de  l'Oise,  du  Pas-de-Calais,  de  la  Marne,  de  Seine- 
e(-Oise,  de  la  Moselle,  de  Seine-et-Marne,  de  la  Meuse,  de  la  Somme  et 
de  la  Seine-Inférieure.  97  0/0  résident  dans  ces  13  départements.  —  Les 
Allemands  sont  en  majorité  dans  la  Seine  (29,025  sur  84,958),  dans  la 
Moselle  (11,506),  dans  le  Bas-Rhin  (11,274),  dans  le  Haut-Rhin  (10,883), 
dans  la  Seine-Inférieure,  dans  la  Marne,  dans  la  Meuse,  le  Rhône,  Seine- 
et-Oise,  le  Doubs  et  les  Ardennes.  85  0/0  sont  établis  dans  ces  11  dé- 
partements. —  Les  98  centièmes  de  rémi[ï:ration  italienne  sont  domici- 
liés dans  les  8  départements  ci-après  :  Bouches-du-Rliône  (25,238  sur 
76,539),  Var  (13,247),  Corse  (7,807),  Seine  (6,973),  Alpes-Maritimes 
(5,612),  Rhône,  Savoie  et  Hautes-Alpes.  —  Distraction  faite  de  1,938 
individus  domiciliés  dans  la  Seine,  les  Espagnols  vivent  surtout  dans  les 
départements  les  plus  rapprochés  de  leur  pays  et  notamment  dans  les 
Bouches-du-Rhône  (8,235  sur  35,028),  Basses-Pyrénées  (7,429),  Pyré- 
nées-Orientales (3,707),  Lot-et-Garonne,  Hautes-Pyrénées,  Garonne, 
Haute-Garonne  et  Gironde.  C'est  81  0/0  dans  les  9  départements.  — 
Les  Suisses  se  répartissent  sur  un  plus  g^rand  nombre  de  points  de  notre 
territoire  ;  ils  se  rendent  toutefois  en  majorité  (69  0/0)  dans  les  suivants  : 
Seine  (9,270  sur  34,749).  Doubs  (5,134),  Haut-Rhin  (4,905),  Rhône 
(2,585),  Bouches-du-Rhône  et  Haute-Savoie.  —  Quant  aux  An^q^lais,  on 
les  trouve  dans  tous  nos  départements  maritimes,  et  en  outre  dans  ceux 
oi!i  ils  sont  particulièrement  attirés  par  la  beauté  des  sites,  la  douceur 
du  climat  et  le  bon  marché  de  la  vie,  comme  les  Alpes-Maritimes  (Nice), 
Indre-et-Loire  (Tours)  et  les  Basses-Pyrénées  (Pau).  Toutefois  ils  ne 
dépassent  1,000  que  dans  les  cinq  départements  :  de  la  Seine  (7,708), 
Pas-de-Calais  (5,460),  Nord  (1,675),  Gôtes-du-Nord  (1,629),  Ssine-Infé- 
rieure  (1496);  en  tout  17,968  sur  25,755  ou  70  0/0. 

La  majorité  des  étrangers  appartenant  aux  nationalités  russe,  polo- 
naise, Scandinave,  moldo-valaque  ou  autres  non  spécialement  désignées, 
habite  le  département  de  la  Seine.  Ce  département  se  partage,  avec  les 
Bouches-du-Rhône,  la  plus  grande  partie  de  ceux  qui  sont  originaires  de 
ia  Grèce,  de  la  Turquie  et  des  Échelles  du  Levant.  Mais,  en  général,  les 
étrangers  se  fixent  de  préférence  dans  les  départements  contigus  à  leurs 
frontières. 

Nous  avons  vu  que,  par  rapport  à  la  population  totale,  on  comptait,  en 
France,  1  étranger  sur  76  habitants  en  1861.  Cette  proportion,  qui  équi- 
vaut à  1,33  p.  O'o,  n'est  dépassée  ou  égalée  que  dans  15  départements 


D1XIJI\1E  DlINOAiBRERIFNT  DE  LA  POPULATION  DE  LA  FRANCE.     85 

ci-aprcs  :  Nord,  9,98;  Bouches-du-Rhôno,  7,22;  Ardeiines,  6,55;  Seine, 
4,81;  Var,  4,56;  Moselle,  4,13;  AIpos-Marilimes,  3,42;  Corse,  3,22; 
Haiit-Uhiii,  3,15;  Doubs,  2,31;  Ras-Uliin,  2,16;  Pyrénées-Orientales, 
2,14;  Hautes-Pyrénées,  1,99;  Marne,  1,73;  Oise,  1,41.  Ajoutons  que, 
sur  les  89  déparlements,  58  comptent  moins  de  1  étran^jer  par  100  ha- 
bitants, et  17  moins  de  1  sur  1,000. 

La  majorité  des  étranf^^ers  recensés  en  1861  appartenait  au  sexe 
masculin  (135,43  hommes  pour  100  femmes).  Par  une  exception  unique, 
on  comptait  plus  d'An{]laises  que  d'Anglais  (100  femmes  pour  79 
hommes). 

Relativement  à  leur  orig^ine,  les  Français  ont  été  divisés,  comme  nous 
l'avons  dit,  en  trois  catégories  :  les  étrangers  nationalisés  (15,259,  ou 
4  pour  10,000  habitants);  les  Français  résidant  dans  les  départements 
où  ils  sont  nés  (88  p.  O/q);  enfin,  les  Français  résidant  hors  du  départe- 
ment natal,  qui  forment  le  dixième  de  la  population  générale.  Ce  dernier 
rapport  varie  très -sensiblement  suivant  les  départements.  C'est  ainsi 
que,  dans  la  Seine,  près  des  3/5^'  de  la  population  sont  originaires  de  la 
province  ou  de  l'étranger.  Parmi  les  23  autres,  qui  dépassent  la  moyenne, 
on  rencontre,  au  premier  rang,  le  Rhône,  les  Bouches-du-Rhône,  le  Var, 
la  Seine-Inférieure,  la  Loire-Inférieure,  l'Hérault,  Seine-et-Oise,  Oise  et 
Seine-et-Marne.  Le  fait  de  l'émigration  des  départements  montagneux 
dans  les  plaines  qui  forment  leurs  versants  parait  général;  ils  figurent, 
en  outre,  au  nombre  de  ceux  qui  attirent  le  moins  d'éléments  extérieurs. 
On  peut  en  dire  autant  de  tous  nos  départem.ents  du  centre  et  de  la  plu- 
part de  nos  départements  frontières.  Ces  derniers,  toutefois,  exercent 
sur  l'émigration  étrangère  une  force  d'attraction  particulière. 

Au  point  de  vue  des  sexes,  les  trois  catégories  de  Français  qui  nous  occu- 
pent présentent  des  différences  très-marquées.  Pour  ceux  de  la  première 
(recensés  au  département  natal),  les  femmes  l'emportent  dans  la  propor- 
tion de  100  à  96,44;  pour  ceux  de  la  deuxième  (originaires  d'un  autre  dé- 
partement), les  hommes  ont  la  supériorité  numérique  (124,25  pour  100 
femmes).  Enfin,  on  ne  compte  pas  moins  de  232  hommes  pour  100  femmes 
parmi  les  naturalisés.  Pour  la  population  totale,  le  rapport  sexuel  est  de 
99.07  hommes  pour  100  femmes. 

VIII.  —  Population  selon  les  cultes. 

C'est  pour  la  seconde  fois  que  les  cultes  ont  été  recensés  en  France,  et 
on  est  heureux  de  pouvoir  dire  que  les  difficultés  assez  graves  que  ce 
dénombrement  spécial  avait  rencontrées  en  1851,  ne  se  sont  pas  repro- 
duites en  1861.  Toutefois,  les  résultats  receuillis  dans  cette  dernière 
année  ne  sauraient  encore  élre  acceptés,  surtout  en  ce  qui  concerne  les 
cultes  non  catholiques,  comme  Texpression  fidèle  de  la  vérité.  En  fait. 


^ô  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sur  37,386,313  liabitanls,  36,490,891  se  sont  déclarés  ou  ont  été  inscrits 
comme  catholiques;  802,339  comme  protestants  de  toute  secte;  79,964 
comme  israélites;  1,295  comme  appartenant  à  d'autres  cultes  non  chré- 
tiens; le  culte  de  11,824  individus  n'a  pu  être  constaté.  D'après  ces  do- 
cuments, il  y  avait,  en  France,  pour  1,000  habitants,  976  catholiques, 
et  24  dissidents,  dont  22  environ  formés  par  les  divers  cultes  protestants 
et  2  par  le  culte  israélite. 

Pour  le  département  moyen  (France  entière),  on  compte  2,15  protes- 
tants pour  100  habitants.  Cette  moyenne  est  dépassée  dans  les  départe- 
ments ci-après  :  Bas-Rhin,  31,37;  Gard,  29,49;  Lozère,  15,83;  Ardèche, 
11,82;  Deux-Sèvres,  11,54;  Drôme,  11,23;  Doubs,  10,91;  Haut-Rhin, 
9,96;  Tarn,  4,62;  Tarn-et-Garonne,  4,34;  Charente-:Inférieure,  3,46; 
Hérault,  3,31;  Lot-et-Garonne,  3,18;  Haute-Saône,  3,00;  Arié^e,  2,68; 
Haute-Loire,  2,59;  Gironde,  2,43. 

Le  culte  protestant,  dit  de  la  Confession  cV Augshour g ,  domine  dans  le 
Bas-Rhin,  le  Haut-Rhin  et  le  Doubs,  et  dans  un  certain  nombre  d'autres 
départements  de  l'est.  Partout  ailleurs  c'est  ÏÉglise  réformée  qui  domine. 
Quant  aux  autres  sectes  protestantes  elles  sont  en  petit  nombre  et  beau- 
coup plus  disséminées.  Toutefois,  le  nombre  de  leurs  adhérents  dépasse 
1,000  dans  les  départements  ci-après  :  Gironde,  8,715;  Seine,  5,142; 
Haut  Rhin,  1,604;  Meurthe,  1,109;  Tarn,  1,094;  Deux-Sèvres,  1,036; 
Rhône,  1,029.  On  remarque  que,  dans  la  Gironde,  les  protestants  libres 
sont  plus  nombreux  que  les  luthériens  et  les  calvinistes  réunis. 

Le  culte  israélite  ne  compte,  en  France,  que  pour  0,21  p.  0/0.  Ce  rap- 
port est  dépassé  dans  les  départements  ci-après  :  Bas-Rhin,  3,63;  Haut- 
Rhin,  2,73;  Moselle,  1,62;  Meurthe,  1,19;  Seine,  0,78;  Bouches-du^ 
Rhône,  0,50;  Vosges,  0,34;  Gironde,  0,34;  Doubs,  0,29;  Vaucluse,  0,25. 
On  voit  que  le  nombre  des  israélites  n'a  quelque  importance  que  dans 
l'Alsace  et  la  Lorraine.  On  en  trouve  é[îalement  un  assez  (jrand  nombre 
dans  les  centres  commerciaux,  comme  Paris,  Bordeaux  et  Marseille.  En 
revanche,  il  est  5  départements  où  il  n'en  a  pas  été  recensé  un  seul,  et 
27  où  leur  rapport  à  la  population  n'atteint  pas  1  sur  10,000  habitants. 

Les  autres  cultes  non  chrétiens  ne  comptent  que  1,295  adhérents.  Ils 
n'ont  été  trouvés  en  nombre  appréciable  que  dans  le  Var,  la  Seine  et  la 
Loire.  250  individus  recensés  dans  ce  dernier  département  appartiennent 
à  une  secte  toute  spéciale,  qui  a  établi  son  siège  dans  la  commune  de 
Saint-Jean-Bonnefonds.  Fondée  en  1793,  par  un  certain  Drevet,  cette 
secte  a  été  rétablie,  en  1846,  par  un  maçon  du  nom  de  Dig^onnet,  mort 
récemment  dans  une  complète  obscurité.  Sa  doctrine,  sorte  de  com- 
promis grossier  entre  le  Nouveau  et  l'Ancien  Testament,  paraît  se  rap- 
Drocher  beaucoup  du  mormonisme. 


DlXlÈiME  DÉNOMBREMEINT  DE  LA  POPULATION  DE  LA  FRANCE.     87 

\X.  —  Maladii::^  r;r  Ini'Irmitks  apparentes. 

Aliènes,  idiots  et  crétins.  En  18()1 ,  comme  en  1856,  les  individus 
atteints  de  maKidies  mentales  ont  été  divisés  en  deux  catéjifories  dis- 
tinctes :  1"  les  aliénés  proprement  dits,  ou  atteints  d'une  altération  plus 
ou  moins  sensible  des  facullés  intellectuelles;  2"  les  idiots,  caractiTisés 
par  l'absence  conp,énitale  de  ces  facultés,  et  les  crétins,  dont  l'afiection 
consiste  principalement  dans  l'inactivité  de  rintelli(}ence. — Les  aliénés? 
idiots  et  crétins  vivant  dans  leurs  familles,  ont  été  recensés  par  les  soins 
des  maires.  A  la  même  date,  l'administration  s'est  fait  adresser  le  relevé 
de  tous  ceux  de  ces  malades  ou  infirmes,  qui  se  trouvaient  dans  les  asiles 
publics  ou  privés,  en  les  attribuant  an  département  de  leur  dernier  do- 
micile. Voici  le  résultat  de  cette  double  opération.  On  a  trouvé  à  domi- 
cile 15,264  aliénés,  dont  7,220  hommes  et  8,044  femmes,  et  dans  les 
asiles  27,425,  dont  13,152  du  sexe  masculin  et  14,273  de  l'autre  sexe; 
en  tout,  42,689  (20,372  hommes  et  22,317  femmes).  Quant  aux  crétins, 
37,896  (21,636  hommes  et  16,260  femmes)  vivaient  dans  leurs  familles, 
et  3,629(1,771  hommes  et  1,858  femmes)  étaient  soignés  dans  les  asiles. 
Ainsi,  84,214  individus,  dont  43,779  hommes  et  40,435  femmes  étaient 
atteints  d'une  maladie  ou  d'une  infirmité  mentale,  ou  0,22  p.  0/0  habi- 
tants (225  pour  100,000). 

La  première  observation  que  su(}gèrent  ces  documents,  c'est  que  la 
plus  grande  partie  des  aliénés  (les  2/3  environ)  sont  traités  dans  les 
asiles,  et  que  la  presque  totalité  des  idiots  et  crétins  reste  au  sein  de  la 
famille.  Le  rapport  des  sexes  varie  selon  qu'on  l'étudié  dans  l'aliénation 
mentale  ou  dans  l'idiotie.  Pour  les  aliénés,  on  compte  91  hommes  pour 
100  femmes.  Pour  les  idiots  et  crétins,  le  sexe  masculin  l'emporte  dans 
la  proportion  de  129  à  100.  Le  rapport  des  aliénés  à  la  population  est 
de  114  pour  100,000  habitants;  celui  des  idiots  et  crétins  de  111;  celui 
des  malades  et  infirmes,  des  deux  catégories,  de  225,  ou  de  1  sur  444 
habitants. 

Les  causes  de  l'aliénation  mentale  sont  si  nombreuses  et  d'un  carac- 
tère si  complexe,  qu'il  est  très-difficile,  quand  on  Tétudie  par  départe- 
ment, de  découvrir  s'il  existe  une  loi  de  distribution  géographique. 
C'est  ainsi  qu'on  voit  figurer,  parmi  les  localités  qui  ont  le  plus 
d'aliéijés,  des  départements  riches  et  industrieux  comme  la  Seine,  le 
Rhône,  les  Bouches  du-Rhône,  à  côté  de  départements  pauvres  et  pure- 
ment agricoles  comme  le  Cantal ,  la  Lozère ,  la  Haute  et  Basse- 
Savoie,  etc.,  etc.  La  même  anomalie  se  fait  remarquer  en  ce  qui  con- 
cerne les  départements  qui  en  ont  le  moins.  Rappelons,  toutefois,  que, 
dans  le  document  officiel,  les  aliénés  ont  été  classés,  non  d'après  le  dé- 
partement d'origine,  qu'il  n'eût  pas  été  facile  de  conucàUre,  mais  d'après 


8S  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

celui  (In  dernier  domicile.  Or,  il  a  pu  arriver  que  ces  deux  départements 
ne  fussent  pas  toujours  les  mêmes. 

Si,  sous  le  bénéfice  de  cette  dernièreobservation,  le  climat  et  la  position 
[^éo^yraphique  des  départements  ne  paraissent  pas  avoir  une  influence  sen- 
sible sur  le  développement  de  l'aliénation  mentale,  on  ne  peut  en  dire 
autant  en  ce  qui  concerne  l'idiotie  et  le  crétinisme.  Constatons  d'abord 
que  cette  triste  infirmité  est  très- rare  dans  la  Seine,  le  Nord,  les  Bouches- 
du-Rhône,  et  la  Vendée.  Elle  est  très-commune,  au  contraire,  dans  les 
30  départements  ci-après:  Savoie  (1,121  pour  100,000  habitants);  Hautes- 
Alpes,  396;  Côtes-du-Nord,  260;  Arié^^e,  215;  Hautes-Pyrénées,  199; 
Haute-Savoie,  180;  Basses-Alpes,  160;  Bas-Rhin,  157;  Côte-d'Or,  156; 
Alpes-Maritimes,  153;  Puy-de-Dôme,  145;  Meurthe,  144;  Nièvre,  143; 
Yonne,  142;  Maine-et-Loire,  141;  Aisne,  136;  Sarthe,  136;  Meuse,  133; 
Calvados,  130;  Indre,   129;    Marne.  128;   Pyrénées-Orientales,  128; 
Loire,    127;   Haut-Rhin,   127;  Ardennes,   126;   Indre-et-Loire,  126; 
Isère,  125;  Haute-Saône,  123;  Oise,  121;  Pas-de-Calais,  121.  —  La 
Savoie  est  en  tête  de  cette  liste  et  h  une  grande  distance  des  autres  dé- 
partements. L'idiotie  et  le  crétinisme  s'y  rencontrent,  en  effet,  dans  la 
proportion  exceptionnelle  de  1  pour  100  habitants.  Elle  est  encore  très- 
considérable  dans  les  départements  montagneux  où  domine  le  goitre, 
comme  la  Haute-Savoie,  les  Alpes  (Hautes,  Basses  et  Maritimes),  les 
Pyrénées  (Hautes  et  Orientales),  le  Puy-de-Dôme  et  l'Isère,  et,  dans  la 
vallée  des  Vosges,  le  Bas-Rhin,  la  Meurthe,  le  Haut-Rhin  et  la  Meuse.  Si 
l'on  est  surpris  de  le  rencontrer  également  dans  des  départements  dont 
les  conditions  climatériques  sont  entièrement  différentes,  cette  anomalie 
peut  provenir  et  provient,  très-probablement  en  effet,  de  l'idiotie  pro- 
prement dite.  II  est  certain  que,  dans  plusieurs  de  ces  départements,  le 
goitre  est  peu  commun,  et  le  crétinisme  coïncidant  partout  avec  l'exis- 
tence du  goitre,  il  est  probable  que  c'est  à  l'idiotie  qu'est  dû  le  rang 
qu'ils  occupent  dans  la  liste  ci-dessus.  On  n'aurait  pu,  il  est  vrai,  en 
acquérir  la  certitude  que  si  crétins  et  idiots  eussent  été  recensés  séparé- 
ment; mais  une  distinction  de  cette  nature,  difficile  même  pour  l'homme 
de  l'art,  ne  pouvait  être  imposée  aux  maires,  agents  légaux  du  recense- 
ment en  France. 

Go/^r^M.r.  En  1851,  on  avait  compté  42,382  de  ces  infirmes,  soit  118  sur 
100,000  habitants.  En  1861,  il  en  a  été  trouvé  43,878  (14,866  hommes 
et  29,02  femmes),  soit  117  pour  la  même  population.  En  éliminant  le 
contingent  des  trois  nouveaux  départements  qui  est  de  7,635,  on  con- 
state que  les  86  anciens  départements  ne  comprenaient,  en  1861,  que 
36,243  goitreux,  ce  qui  réduit  le  rapport  à  99.  Si  les  deux  recensements 
s'étaient  faits  dans  les  mêmes  conditions  d'exactitude,  le  nombre  de  ces 
infirmes  aurait  diminué  de  19  par  100,000  habitants,  ce  qui  est  diffi- 
cile à  croire.— Les  20  départements  ci-après  ont  le  plus  grand  nombre 


DIXIÈMI':  DIÎNOMBRKMIÎNT  DI-    LA  POPULATION  DK  LA  FRANCK.     80 

de  {yoîlrcnx  pour  100,000  liabitanls  :  Savoie,  2,188;  Ilaules-Aliies,  860: 
Haules-Pyrénées,  509;  Ilaulr.-Savoie,  504;  Vo.sp,es,  440;  Rasses-AIpcs, 
433;  Cantal,  383;  Ilante-Loire,  373;  Anlèclie,  338;  Puy-de-Dôine,  334; 
Aveyroii,  323;  Lot,  313;  Jura,  309;  Aisne,  288;  Meurtlic,  276;  Isère, 
275;  Pyrénées-Orientales,  256;  Lozère,  244;  Loire,  222;  Alpes-Mari- 
times, 207. — Si  le  (yoître  doit  être  attribué  à  l'absence  ou  à  Tinsuffisance 
de  riiKle  dans  les  eaux  vives,  on  comprend  (firii  prédomine  dans  les 
départements  monta[jneux.  Or,  ils  fip,urent  presque  tous,  en  effet,  dans 
la  liste  qui  précède.  On  est  frappé  surtout  de  la  proportion  énorme  qui 
affecte  la  Savoie.  Ce  département  renferme,  à  lui  seul,  le  septième  environ 
de  tous  les  (yoîtreux  de  l'Empire. — On  a  constaté,  en  1861,  que  le  sexe 
féminin  est  près  de  deux  fois  plus  atteint  par  cette  infirmité  que  le  sexe 
masculin  (195  femmes  pour  100  liomm;:s). 

Aveugles.  II  en  a  été  recensé  30,275,  dont  4,386  de  naissance  (14,49 
p.  0/0),  -4,839  devenus  tels  postérieurement  à  la  naissance  (82,04),  et 
1,050,  sur  lesquels  cette  distinction  n'a  pu  être  établie  (3,47).  En  1856, 
les  rapports  eussent  été  très-probablement  les  mêmes,  si  le  nombre  des 
aveugles  de  la  troisième  caté(jorie  n'avait  été  plus  considérable  qu'en 
1861.  Les  deux  dénombrements  n'en  conduisent  pas  moins  à  ce  résultat 
que  les  aveugles  de  naissance  sont,  et  de  beaucoup,  moins  nombreux  que 
les  autres.  En  1861,  le  nombre  des  aveugles  du  sexe  masculin  était  de 
17,371  et  ceux  du  sexe  féminin  de  13,409;  c'est  un  rapport  de  130  à  100. 
Quant  au  nombre  absolu  des  aveugles,  de  38,413  en  1856,  il  est  des- 
cendu à  30,780  malgré  les  annexions.  Le  rapport  à  la  population  est 
ainsi  tombé  de  107  à  81  pour  100,000  habitants.  Cette  diminution  est- 
elle  réelle?  Faut-il  l'attribuera  des  exagérations  en  1856  ou  à  des  omis- 
sions en  1861?  les  recensements  ultérieurs  décideront.  Quelques  savants 
avaient  été  amenés,  par  des  recherches  particulières,  à  exprimer  l'opi- 
nion qu'il  y  a  plus  d'aveugles  dans  les  pays  chauds  ou  froids  que  dans 
les  zones  tempérées.  Ce  fait  trouve  sa  confirmation  dans  le  recensement  de 
1861.  Il  en  résulte  que  le  rapport  des  aveugles  à  la  population  (100,000) 
est,  dans  le  centre  de  la  France,  de  74;  dans  le  Nord,  de  86;  dans  le 
Midi,  de  101.  Les  résultats  sont  plus  significatifs  encore,  lorsqu'on  com- 
pare les  départements  de  l'ouest  de  la  région  du  centre  aux  départements 
du  sud-est.  Dans  les  premiers,  on  ne  compte,  en  effet,  que  65  aveugles 
pour  100,000  habitants,  tandis  que,  dans  ces  derniers,  cette  proportion 
va  jusqu'à  108.  La  même  observation  avait,  d'ailleurs,  été  faite  en  1851 
et  1856. 

Sourds-muets.— Le  recensement  de  1861  en  porte  le  nombre  à  21,956, 
dont  12,447  du  sexe  masculin  et  9,509  de  l'autre  sexe  (131  hommes  pour 
100  femmes)  ;  sur  ce  nombre,  15,919  ou  72,5  p.  0/0  étaient  sourds-muets 
de  naissance;  5,229  (23,8)  l'étaient  devenus  depuis;  cette  distinction 
n'avait  pu  être  établie  pour  308  (0,37). 


90  JOURNAL  DES  ÉCONO^IISTES. 

Ainsi,  contrairement  à  ce  qu'on  observe  pour  les  aveu[jles,  les  sourds- 
muets  de  naissance  sont  trois  fois  plus  nombreux  que  ceux  qui  le  sont 
devenus  postérieurement.  La  surdi-mutité  est  d'ailleurs,  comme  la 
cécité,  beaucoup  plus  commune  dans  le  sexe  masculin,  surtout  à  la 
naissance.  Les  sourds-muets  sont  en  nombre  exceptionnel  dans  les  dix 
départements  ci-après  :  Savoie  (312  pour  100,000  habitants);  Hautes- 
Alpes,  276;  Hautes-Pyrénées,  163;  Corse,  144;  Haute-Savoie,  136; 
Alpes-Maritimes,  106;  Bas-Rhin,  105;  Meurthe,  103;  Puy-de-Dôme, 
103;  Haut-Rhin,  101.  Le  plus  ^rand  nombre  de  ces  départements  appar- 
tient aux  ré{}ions  montag^neuses  de  la  France.  Il  est  remarquable  que 
les  départements  en  plaine  figurent  tous,  au  contraire,  au  nombre  de 
ceux  qui  ont  le  moins  de  sourds-muets.  Au  point  de  vue  géographi<iue, 
on  constate  que  l'est  compte  beaucoup  plus  de  sourds-muets  que  Touest. 
La  plus  ijrande  différence  se  produit  entre  les  départements  de  l'ouest 
proprement  dit,  placés  dans  la  plaine,  et  ceux  du  sud-est,  dont  la  majo- 
rité appartient  à  la  rég'ion  des  montagnes. 

X.  —  Population  par  sexe  et  par  état  civil. 

Les  37,386,313  habitants  de  la  France  se  répartissaient  par  état  civil, 
en  1861,  comme  il  suit: 

Sexe 

Masculin.  Féminin.  Total.         p.  100 

Enfants 6,106,321      5,009,120     11,115,441 


59  68 
Célibataires.  .  .  .      4,099,166      4,479,850      8,579,016) 

Mariés 7,508,766      7,461,941     14,970,707      40.04 

Veufs 931,023      1,790,126      2,721,149        7.28 

Totaux  ....    18,645,276    18,741,037     37,286,313    100.00 

Ces  rapports  indiquent  que  le  nombre  relatif  des  enfants  et  des  mariés 
est  plus  élevé  dans  le  sexe  masculin,  tandis  que  celui  des  adultes  non 
mariés  et  des  veufs  est  plus  élevé  dans  l'autre.  La  différence  est  surtout 
marquée  pour  les  veufs,  qui  sont  à  peu  près  deux  fois  plus  nombreux 
dans  le  sexe  féminin.  Quant  aux  deux  sexes,  ils  sont  dans  le  rapport  de 
100  femmes  pour  99,49  hommes,  ou  de  50,13  pour  49,87.  En  1806,  ce 
dernier  rapport  était  de  50,83  pour  49,17.  La  priorité  numérique  des 
femmes  a  donc  sensiblement  diminué  depuis  le  commencement  du 
siècle. 

L'étude  du  rapport  sexuel  par  zone  g^éog~raphique  conduit  aux  obser- 
vations ci-après.  Dans  la  région  du  nord,  on  compte  94,49  hommes  pour 
100  femmes  ;  dans  la  région  du  centre,  97,82  ;  dans  la  région  du  sud, 
97,92;  dans  la  France  entière,  99,07.  On  constate,  en  outre,  que  la 
prédominance  du  sexe  féminin  se  rencontre  surtout  dans  la  population 


DIXIÈMI-:   DÉNOMBREMENT   DE  LA  POPULATION   DE  LA  FRANCK.     91 

sédentaire;  le  rapport  est  en  effet,  pour  celte  poi)ulali()ii,  de  100  fem- 
mes pour  96,-14  hommes,  au  lieu  de  100  pour  99,07  dans  la  population 
totale. 

XI.  —  Population  tar  aces. 

La  population  totale,  réduite  à  100,000,  se  répartissait  en  1861  ainsi 
qu'il  suit  par  périodes  d'âge  : 

Adolescence  et  *  Vieillesse. 

Enfance.  jeunesse.  Age  mrtr.  de 60 ans  et  Total, 

de  Oi  15  ;ins.  de  15  à  30.  de  30  à  GO.  au-dessus. 

57,112  24,79r>  37,240  10,853  100,000 

La  môme  année,  Tâge  moyen  de  la  population  était  de  30  ans  11  mois 
pour  le  sexe  masculin,  de  31  ans  6  mois  pour  l'autre  sexe,  de  31  ans 
3  mois  pour  les  deux  sexes.  En  1856,  ce  dernier  nombre  n'était  que  de 
31  ans. 

Le  tableau  détaillé  des  âges  (trop  étendu  pour  être  reproduit  ici) 
fournit  des  enseignements  dignes  d'intérêt ,  notamment  en  ce  qui 
concerne  la  prédominance  de  l'un  ou  l'autre  sexe  à  chaque  âge.  Il 
indique  notamment  que ,  jusqu'à  20  ans,  le  sexe  masculin  conserve 
la  supériorité  numérique  que  lui  donne  l'excédant  des  garçons  sur 
les  filles  à  la  naissance.  Par  suite  d'une  plus  grande  mortalité , 
qu'expliquent  les  décès  militaires,  plus  nombreux  en  temps  de  paix, 
à  population  ég^ale  du  même  âge,  que  les  décès  civils,  et  les  dan- 
gers de  toute  nature  auxquels  l'homme  est  plus  spécialement  exposé, 
soit  par  l'ardeur  de  ses  passions,  soit  par  les  professions  qu'il  exerce, 
il  la  perd  dans  la  période  de  20  à  25  ans.  Au  delà  de  cet  âge  commence 
à  se  faire  sentir  l'effet  de  l'immigration,  dans  laquelle,  comme  on  sait, 
les  hommes  ont  la  plus  grande  part.  La  prédominance  numérique  leur 
revient  en  effet  à  30  ans,  sans  toutefois  être  bien  sensible,  et  ils  la  con- 
servent jusqu'à  50  ans.  Elle  leur  échappe  à  partir  de  quelques  années 
au  delà  de  cet  âge,  pour  appartenir,  jusqu'aux  limites  de  la  vie,  au  sexe 
féminin,  et  cela  dans  des  proportions  croissantes,  signe  évident  des  vides 
que  les  guerres  de  la  Pvévolution  et  du  premier  Empire  ont  faits  dans  les 
générations  masculines  parvenues  aujourd'hui  aux  âges  les  plus  avancés. 

XII.  —  Population  par  professions. 

La  statistique  des  professions,  ou  plus  exactement  la  répartition  de  la 
population  entre  les  diverses  professions,  s'établit  comme  il  suit  : 

Agriculture.  Industrie.    Com-     Prcfcss.    Profess.    Clerj^é  Profess. 
nierce.  diverses,  libérales,  régulier      non 

et  séculier,  constatés, 

g       (masculin.     9,918,838     b,i)25,8so     745,219  ^oG, 300     9r.o,(;oi     79, o8'.  ^,2a9,7r./, 

(  ftminin.  .       9,9o4,(;:i5       îi,47l>,U7      792,f.a7  ^ 05,137      5S9,3C8  ^24,893  -I,f.39,i:i0 

■  t  •■'  ■ ■ '   '  ' 

Total.  .  .     19,873, '.93   11,000,027  1/.;37,87G  321,527   ),:; '.9,999  204,477  2,898, 9J4 


92  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Bien  qu'en  raison  des  difficultés  considérables  que  présente  une  sta- 
tistique exacte  des  professions,  surtout  dans  un  pays  où  la  division  du 
travail  est  très -grande,  Tadministration  ne  puisse  évidemment  g-arantir 
l'exactitude  absolue  de  cette  statistique,  il  est  permis  de  croire  cependant 
qu'elle  est  l'expression  assez  approximative  de  la  vérité.  Le  petit  nombre 
de  personnes  vivant  des  bénéfices  du  commerce,  c'est-à-dire  de  la  vente 
d'objets  fabriqués  par  d'autres,  peut  s'expliquer  par  ce  fait  que  beau- 
coup de  commerçants  sont  en  même  temps  ftibricants,  et  que,  dans  le 
cas  oij  la  fabrication  a  paru  constituer  leur  principal  moyen  d'existence, 
ils  ont  dû,  au  terme  des  instructions,  être  classés  parmi  les  industriels. 
Il  importe,  en  outre,  de  savoir  que,  conformément  à  la  rig^ueur  des  dé- 
finitions, on  a  considéré  comme  industriels  non-seulement  les  personnes 
qui  fabriquent  un  produit  en  totalité,  mais  encore  celles  qui  font  subir 
à  un  produit,  ou  naturel  ou  en  tout  ou  partie  fabriqué,  une  modification 
une  altération,  un  chang^ement  quelconques.  Il  est  d'ailleurs  à  rejjretter 
que  la  caté^j^orie  des  individus  sans  profession,  ou  dont  la  profession  n'a 
pu  être  constatée,  présente  un  chiffre  aussi  considérable.  On  doit  le  con- 
sidérer, en  effet,  au  moins  pour  une  forte  part,  comme  un  témoignage 
de  la  négligence  des  agents  du  recensement. 

XIII.  —  Populations  flottantes. 

Rappelons  que  ces  populations,  aux  termes  des  instructions  ministé- 
rielles, comprennent  l'armée,  la  marine,  les  détenus  de  toute  catégorie, 
les  élèves  et  étudiants  de  tous  les  établissements  d'instruction  publique, 
et  les  communautés  religieuses.  Voici  le  détail  des  personnes  apparte- 
nant, en  1861,  à  ces  diverses  catégories  : 

a)  Armée.  Elle  comprenait,  au  30  juin,  les  effectifs  ci-après  : 

Étals-maj.    Gend.    Maison      Garde  Troupes       Corps      Corps, 

de  l'Emp.    imp.  de  ligne,  étrangers,  indigèu. 

Officiers 2,654          649      13       1,360  17,614        179         525 

S.-offi.  et  soldats.    1,841     19,376    199    34,481  375,623    6,112    10,751 

Le  total  est  de  471,368,  non  compris  5,310  enfants  de  troupe. 

b)  Marine.  L'effectif  moyen  des  hommes  embarqués  s'est  élevé,  en 
186 1 ,  à  42,840  hommes  et  celui  des  équipages  de  terre  à  8, 1  î  3  ;  c'est  un 
total  de  50,953  hommes.  Au  1*'''  mai,  le  personnel  embarqué  était  de 
39,705  hommes.  Quant  au  personnel  de  terre,  il  s'élevait,  à  la  même 
date,  à  15,574;  soit  en  tout  55,279  hommes. 

c)  Établissements  pénitentiaires.  Le  personnel  moyen  des  détenus  dans 
ces  établissements  en  1861  est  résumé  dans  le  tableau  ci-après: 


DIXIÈME   DÉNOMBREMENT  DE  LA  POPULATION  DE  LA  FRANGE.     9 


o 


Ba^ïne   A  Cayennc.  Maisons    Établ.d'éd.   Prisons        l'iisoiis  Total, 

de  TouloQ.  cerilralcs.    correct,    de  la  Seine,  déparicrn. 

Hommes.      3,057      5,545  lG,(iG()      6,339      3,G78      13,880  49,171 

Femmes.          »               »  4,3'2^i       l,(j83       1,485        3,272  10,7()l 

Total.   .      3,057      5,545      20,988      8,022      5,163      47,158      59,933 

d)  Cultes.  On  comptait,  en  18G1,  au  moins  43,557  prêtres  catholiques, 
825  pasteurs  et  123  rabbins. 

e)  Instruction  publique.  1"Ensei{|nement  supérieur;  7  facultés  de  tliéo- 
loiîie  ayant  reçu,  en  moyenne,  160  élèves  ;  —  9  facultés  de  droit,  3,404 
élèves;  —  3  facultés  de  médecine,  1,604;  —  16  facultés  des  sciences, 
110;  — 16  facultés  des  lettres,  3,326;  — 22  écoles  ])réparatoires  de  mé- 
decine et  de  pharmacie,  1,001  ;  — 4  écoles  préparatoires  àl'ensei^jnement 
supérieur  des  sciences,  56;  —  2*^  Enseignement  secondaire.  Il  est  donné 
par  l'État  dans  72  lycées  impériaux,  dont  5  à  Paris.  22  départements 
n'en  possèdent  point  encore  ;  mais  il  y  est  suppléé  par  des  collég'es  com- 
munaux. Le  nombre  des  élèves  des  lycées  s'est  élevé,  en  1861,  à  28,855, 
dont  15,622  internes  et  13,233  externes.  237  col!é[}es  communaux  ont 
reçu,  la  même  année,  30,104  élèves. —  74,095  élèves  ont  fréquenté,  en 
1861,  les  Écoles  libres  avec  pensionnat.  Dans  ce  nombre  fig-urent  29,833 
élèves  appartenant  aux  établissemenls  d'instruction  secondaire  dirigées 
par  des  ecclésiastiques  et  911  aux  établissements  protestants.  Le  nom- 
bre des  élèves  des  petits  séminaires  a  été  de  24,411.  Nous  manquons  de 
renseig^nements  sur  ceux  des  ^ç^rands  séminaires.  —  3^  Enseignement 
primaire.  Il  existait  en  France,  en  1861,  82,135  établissements  d'in- 
struction primaire  proprement  dite,  ayant  reçu  4,731,946  élèves. 

f)  Communautés  religieuses.  Ces  communautés  ont  été,  pour  la  pre- 
mière fois  en  1861,  l'objet  d'un  recensement  spécial,  dont  voici  les 
résultats  sommaires  : 

Les  communautés  d'hommes  comprenaient  58  maisons-mères,  37  mai- 
sons indépendantes  et  l,93l  succursales.  Leur  personnel  s'élevait  à 
17,776  religieux  se  répartissant  ainsi  qu'il  suit  au  point  de  vue  des 
destinations  : 

Voués  à  l'enseignement 12,845  72.26 

—    aux  devoirs  hospitaliers 389  2.19 

Dirigeant  des  maisons  de   refuge  ou 

des  institutions  agricoles 496  2.79 

Voués  à  des  devoirs  religieux 4,046  22.76 

Totaux 47,776     400.00 

Les  communautés  de  /«?m?«^5  comptaient  361  maisons-mères;  595 
indépendantes  et  11,050  succursales.  Leurs  membres,  au  nombre  de 
90,343,  avaient  les  destinations  suivantes  : 


94  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Enseignantes 58,883  65.18 

Hospitalières 20,292  22.46 

Dirigeant  des  maisons  de  refuge  et  des 

instituts  agricoles 3,073  3.40 

Contemplatives 8,095  8.96 

Totaux 90,343    100.00 

Ainsi,  le  nombre  des  relig^ieiix  des  deux  sexes  était,  en  1861,  au  moins 
de  108,119;  c'est  1  relig^ieux  pour  346  habitants,  ou  2,892  pour  1  mil- 
lion d'habitants. — Sur  100  reli^jieux  des  deux  sexes,  69  étaient  voués  à 
renseignement,  19  desservaient  des  établissements  de  bienfaisance,  3  di- 
rigeaient des  maisons  de  refuge  et  autres;  11  accomplissaient  des  de- 
voirs purement  religieux. 

XIV. —  Population  des  colonies  françaises  et  de  l'Algérie. 

Colonies  françaises. — Leur  population,  en  1861,  fait  l'objet  du  tableau 
ci-après  : 

Martin.  Goadel.  Guyan.  Réun.  Sénég.  Établiss.  Mayolte  St-Pierre 
et  dép.  de  l'Inde,  et  dép.  et  Miquel. 

sédentaire.     ^  19^959  ^24,739   I7,103  ^GG.IGO  ^  10,850  220,382  22,'i70  2,38o 


'^^^  ^ '^"   i  flottante.  .       1C.032     43,310     G,004     47,331       2,:j58  9G     2,931       689 

Total  .  .     43o,994   438,069  23,107  483,491   413^398  220,478  25,504   3,074 
Habif.  par  kil.  carré ..  .  438  84        »  73  »  450       »         » 

On  remarque  combien  la  population  est  agglomérée  à  la  Martinique  et 
surtout  dans  nos  établissements  de  l'Inde.  D'après  d'autres  documents, 
que  leur  étendue  ne  permet  pas  de  reproduire  ici,  le  sexe  féminin  a, 
comme  en  Europe,  une  prépondérance  marquée  à  la  Martinique  et  à  la 
Guadeloupe.  A  la  Réunion  et  dans  l'Inde  française,  c'est  le  sexe  masculin 
qui  l'emporte;  mais  ce  résultat  est  dû,  en  ce  qui  concerne  la  Réunion, 
à  l'immigration  des  colons,  presque  tous  du  sexe  masculin.  Dans  cette 
dernière  colonie  et  par  suite  du  même  fait,  d'une  part,  la  proportion  des 
adultes  est  exceptionnelle,  de  l'autre,  le  nombre  des  adultes  mâles  est 
double  de  celui  des  adultes  de  l'autre  sexe.  A  la  Martinique,  contraire- 
ment au  fait  généralement  observé  en  Europe,  le  sexe  féminin  domine 
dans  l'enfance;  le  phénomène  contraire  se  produit  à  la  Guadeloupe  et  à 
la  Réunion.  Dans  nos  établissements  de  l'Inde,  le  sexe  masculin  domine, 
non-seulement  dans  l'enfance,  mais  encore  à  tous  les  autres  âges. 

Le  taux  annuel  d'accroissement,  de  1852  à  1861,  a  été  pour  la  Mar- 
tinique, de  1,12;  pour  la  Guadeloupe,  de  1,17;  pour  la  Réunion,  de  8,06. 

Algérie.— En  1861,  l'Agérie  comptait,  distraction  faite  de  l'armée  et 
de  la  population  flottante  (recensée  en  bloc),  192,746  européens,  et 
2,760,948  indigènes;  en  tout  2,953,694  habitants;  en  ajoutant  à  ce 
nombre  l'armée  (63,000  liommes),  la  population  flottante  et  les  familles 


DIXIKME  DÉNOMBREMENT  DE  LA  POPULATION  DE  LA  FRANCE.      95 

indijyciios  ri  ni  nacres  au  pays  {Berranis),  soit  118,430,  on  trouve 
3,062,124  habilanls,  ou  8  par  kilouictre  carré.  De  18.56  à  1861,  la  po- 
pulation européenne  s'est  accrue  de  31,948,  ou  de  près  de  4  p.  0/0.  La 
nationalité  de  cette  population  n'a  été  constatée  qu'en  1856;  ce  recen- 
sement spécial  se  résume  ainsi  : 

Français.    Esjiagnols.    Ualicns.  An[îIoMalt.  Allein.      Suisses-       Divers.  Total. 

9^2,750      4"2,!218      9,47t2      0,918      5,440      1,866      2,134      160,798 

La  même  année,  sur  160,798  Européens,  100,954,  ou  63  p.  0/0  habi- 
taient les  villes,  et  59,844,  ou  37  p.  0/0  les  fermes  isolées  et  les  vil- 
lag^es. 

XV.  —  Population  française  a  l'étranger. 

L'état  ci-après,  dont  les  éléments  ont  été  réunis  par  les  soins  de  nos 
agents  consulaires,  est  incomplet  dans  une  assez  for^e  proportion,  un 
grand  nombre  de  Français  négligeant  ou  évitant  de  se  faire  inscrire  aux 
registres  d'immatriculation  et  restant  ainsi  inconnus  des  consulats. 

Europe.  Les  documents  officiels  portent  à  127,688  seulement  le 
nombre  des  Français  établis  en  Europe.  Ils  se  répartissent  entre  les 
divers  États  dans  les  proportions  ci-après:  Royaume-Uni,  15,959; 
Belgique,  35,000  (évaluation);  Hollande,  1,546;  Danemark  et  duchés, 
116;  Suède  et  Norwcge,  54;  Russie  (Riga,  Moscou  et  Odessa),  2,479; 
Autriche, 3,066;  Allemagne,  1,429;  Prusse,  5,000  (évaluation);  Suisse, 
45,000  (Id);  Italie,  4,718;  Espagne,  10,642;  Portugal,  1,817;  Grèce 
et  les  Iles,  268:  Turquie  d'Europe,  594. 

Afrique.  Egypte,  14,207;  Tripoli,  76;  Maroc,  105;  Le  Gap,  81; 
Pointe  de  Galles,  19.  Total,  14,488. 

Asie.  Provinces  russes  du  Caucase,  173;  Turquie,  1,725;  Perse,  51  ; 
Indes  Orientales,  925;  Siam,  15;  Chine,  148;  Japon,  43.  En  tout, 
3,080. 

Amérique  (du  Nord)  :  Canada,  3,173;  États-Unis,  109,870;  total, 
113,043;  (Sud,  Centre  et  Antilles),  Haïti,  442;  Cuba,  850;  Saint- 
Thomas,  125;  Philippines,  34;  Nouvelle-Grenade,  441;  Costa-Rica, 
Guatemala,  San  Salvador,  604;  Uraguay,  23,000;  Buenos- Ay res , 
29,196;  Paraguay,  106;  Venezuela,  1,495;  Brésil  (Bohia  et  Fernam- 
bouc),  592;  Chili,  1,650;  total,  58,535.  Total  général  des  Français 
établis  à  l'étranger,  316,834. 

Ici  s'arrêtent  les  documents  recueillis  par  l'administration  à  l'occa- 
sion du  dixième  recensement  général.  Dans  un  second  article,  nous  les 
comparerons  avec  les  faits  analogues  recueillis,  à  peu  près  à  la  même 
date,  dans  le  plus  grand  nombre  des  États  étrangers. 

A.   Lecoyt. 


96  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


REVUE  DE    L'ACADÉMIE  DES   SCIENCES 

MORALES    ET    POLITIQUES 

(  OCTOBRE,    NOVEMBRE    ET    DÉCEMBRE    1864  ) 


SoMAïAM^E.  —  Séance  générale  annuelle  pour  la  distribution  des  prix. —  Discours  de 
M.  Dumon.  —  Notice  de  M.  Mignet  sur  Sai'/'gnj.  —  Concours  pour  V Enseignement 
administraiif,  rapport  de  M-  de  Parieu;  prix  partagé.  —  Concours  pour  les  Progrès 
des  classes  oiwrières ;  rapport  de  M.  Reybaud  ;  lauréat,  M.  Levasseur.  —  Concours 
sur  \t?>  Actions  financières;  rapport  de  M.  Renouard  ;  prorogation  —  Concours  sur 
\d.  Philosophie  de  saint  Augustin;  lauréat,  M.  Kourrisson.  —  Concours  sur  le />e 
Officlls  de  Cicéron  ;  lauréat,  M.  Arthur  Desjardins.  —  Programme  des  concours  ouverts 
pour  1865,  IStiB  et  1867.  —  Fragment  de  M.  Jules  Simon  sur  Y  Éducation  des  filles. 
—  Rapport  du  même  sur  le  Dictionnaire  de  politique  de  M.  Maurice  Block.  —  Notice 
de  M.  de  Lavergne  sur  le  marquis  de  Cliastellux,  membre  de  l'Académie  française, 
auteur  de  la  Félicité  publique.  — Travaux  réservés.  —  Fauteuils  vacants.  —  Candi- 
datures. —  Renouvellement  du  bureau  :  MM.  Dumon,  Wolowski,  de  Lavergne. 

L'Académie  avait  reculé  jusqti'au  mois  de  décembre  sa  séance  publi- 
que annuelle,  consacrée  à  la  distribution  des  prix,  d'année  en  année  plus 
disputés,  qu'elle  décerne.  L'impatience  des  lauréats  souffrait  un  peu  de 
ce  retard  inusité,  mais  l'éclat  de  la  solennité  les  a  dédommagés,  et  d'ail- 
leurs une  pu])licité,  émanée  de  l'Académie,  avait  déjà  signalé  les  travaux 
et  les  récompenses. 

Dans  le  discours  consacré,  suivant  l'usage,  par  le  président  de  l'Aca- 
démie, à  résumer  brièvement  les  mérites  des  concurrents,  M.  Dumon  s'est 
montré  digne  de  ses  prédécesseurs,  avec  les  qualités  particulières  qu'il 
porte  si  haut  :  un  heureux  mélange  d'élévation  dans  les  idées  et  de  sens 
pratique  dans  les  jugements,  d'élégante  clarté  dans  le  style  et  de  grâce 
onctueuse  et  pénétrante  dans  la  diction,  qui  doit  le  rendre  singulière- 
irïent  propre  à  toutes  les  présidences  où  le  pouvoir  découle  plutôt  de 
l'autorité  acceptée  de  la  personne,  que  de  la  supériorité  imposante  de 
la  fonction.  M.  Dumon  a  nettement  signalé  le  double  caractère  des 
concours  ouverts  par  l'Académie,  les  uns  se  rapportant  k  la  satisfaction 
immédiate  ou  prochaine  des  intérêts  sociaux,  les  autres  aux  spéctilations 
abstraites  de  l'esprit. 

Le  secrétaire  perpétuel, M.  Mignet,  à  qui  revient  périodiquement  la  tâche 
plus  haute  d'écrire  une  notice  biographique  sur  quelques-uns  des  mem- 
bres décédés  qui  ont  appartenu  à  l'Académie,  résout  tous  les  ans  le  dif- 
ficile problème  de  varier  les  sujets  avec  un  égal  bonheur.  Cette  année, 


RKVUfc:  DE  L'yVCADÉMiE  DKS  SCIENCES  MOKALES.  97 

son  |)C!i\soniia}|e  était  rillustrc  jariscoiisullc  allcniand,  de  Savi(;ny,  asso- 
cié étranger  de  l'Académie,  mort  à  Berlin  le  26  octobre  18GI,  dont  les 
immenses  travaux  ont  rép,énérc  Tliistoire  du  droit  romain,  et  avec  elle 
tout  un  côté  important  de  l'histoire  moderne,  celle  de  la  tradition  ro- 
maine se  prolongeant  jusqu'au  cœur  des  sociétés  chrétiennes  par  le  lien 
puissant  des  lois  civiles.  Trois  grands  ouvrages  ont  consacré  sa  re- 
nommée, fondé  sa  doctrine,  constitué  son  école  :  le  Traité  de  la  posses- 
sion, qui,  dès  l'âge  de  24  ans,  signala  en  lui  le  jurisconsulte  de  génie; 
V Histoire  dit  droit  romain  au  moyeu  âge  ;  le  Système  du  droit  romain  en 
usage  chez  les  peuples  modernes.  Dans  le  résumé  que  donne  M.  Mignet 
de  l'idée-mère  du  Traité  de  la  possession,  il  nous  fait  entrevoir  une  théorie 
de  la  propriété  irréprochable,  en  ce  qu'elle  fait  une  juste  part  à  initia- 
tive individuelle  et  à  la  sanction  sociale. 

<.<  La  possession  se  transforme ,  dans  certaines  conditions  que  déter- 
mine Savig?ny,  en  propriété  par  Vusucapion,  qui,  selon  sa  signiflcation, 
lui  permet  de  se  fonder  à  l'aide  de  l'usage  ;  elle  se  maintient  par  les 
interdits  possessoires  qui  lui  offrent  l'assistance  de  la  justice  contre  toute 
tentative  violente  destinée  à  la  troubler  ou  à  la  détruire.  L'usucapion 
l'institue,  les  interdits  la  consacrent  ou  la  rétablissent;  Tun  lui  donne 
l'appui  fécond  du  temps ,  les  autres  lui  procurent  les  sauvegardes  pro- 
tectrices du  juge;  par  l'usucapion  on  acquiert  en  possédant  avec  durée; 
par  les  mterdits  on  retient  ou  on  recouvre  en  revendiquant  avec  bonne 
foi.  » 

La  doctrine  la  plus  correcte  n'a  guère  à  désirer  dans  cette  apprécia- 
tion que  l'indication  un  peu  plus  précise  du  concours  social  (et  proba- 
blement elle  se  trouve  dans  Savigny)  à  la  naissance  de  la  propriété,  par 
le  consentement  public  à  l'appropriation  privé  du  fonds  commun,  quand 
il  y  a  communauté  préalable  dans  la  vie  de  famille  et  de  tribu.  Le  por- 
trait de  Savigny  prendra  place  dans  la  brillante  galerie  des  législateurs 
et  jurisconsultes,  de  M.  Mignet. 

Mais,  revenons  aux  concours,  que  nous  diviserons  en  deux  groupes, 
suivant  qu'ils  sont  fermés  ou  bien  ouverts. 

Prix  décernés  : 

Exposer,  d'après  les  meilleurs  documents  qui  ont  pti  être  recueillis,  les 
changements  survenus  en  France,  depuis  la  réoolution  de  1789,  dans  la 
condition  matérielle,  ainsi  que  dans  V instruction  des  classes  ouvrières,  et 
rechercher  quelle  influence  ces  changements  ont  exercé  sur  l'état  de  leurs 
habitudes  morales. 

Le  prix,  de  la  valeur  de  quinze  cents  francs,  est  décerné,  dii  M. 
Dumon,  à  M.  E.  Levasseur,  docteur  ès-lettres,  professeur  au  Lycée  Na- 
poléon, auteur  du  mémoire  inscrit  sous  le  numéro  3,  et  portant  pour 

épigraphe  : 

Incedo  per  iqnem. 

ti-  séril:.  t.  xlv.  —  io  janvier  1865.  7 


§8  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Une  mention  honorable  est  accordée  à  M.  le  docteur  Gabriel  le  Borg^ne, 
auteur  du  mémoire  inscrit  sous  le  numéro  1,  et  portant  pour  épig^raphe: 

«  Il  n'est  rien  de  ce  qui  contribue  au  bien-être  physique,  aux  pro- 
grès de  l'intelligence,  qui  ne  tende  aussi  à  ennoblir  le  caractère  des 
masses.  »  (H.  Passy.) 

Sur  cette  double  récompense  le  discours  du  président  contient  le  com- 
mentaire suivant  : 

((  Quelque  fût  l'intérêt  de  cette  question,  proposée  en  1855,  la  réponse 
s'est  fait  attendre,  et  ce  n'est  qu'après  trois  ajournements  successifs 
que  l'Académie  a  pu  décerner  le  prix.  Deux  mémoires  seulement  ont  été 
présentés,  mais  le  mérite  des  concurrents  vous  a  dédommagés  de  leur 
petit  nombre.  L'un  et  l'autre  retracent  avec  soin  les  modifications  in- 
troduites dans  le  régime  de  travail  depuis  saint  Louis  jusqu'à  nos  jours; 
Tun  et  l'autre  font  ressortir  les  inconvénients  passagers  et  les  bienfaits 
durables  de  l'affranchissement  de  l'industrie  et  du  perfectionnement  des 
procédés  de  fabrication  ;  l'un  et  l'autre  font  leur  part,  avec  une  louable 
impartialité,  aux  mesures  de  gouvernement  qui  ont  eu  les  classes  popu- 
laires pour  objet,  et  rendent  un  égal  hommage  à  cette  loi  mémorable 
sur  l'instruction  primaire  qui  n'a  laissé  aux  successeurs  de  ceux  qui  l'ont 
faite  que  le  soin  de  l'exécuter  etThonneur  de  la  développer;  Tun  et  l'autre 
enfin  sont  entrés  dans  les  vues  de  l'Académie  en  montrant  que,  malgré 
de  déplorables  exceptions,  le  respect  de  soi-même,  l'habitude  de  l'épar- 
gne et  les  soucis  de  la  prévoyance,  ont  suivi  l'amélioration  des  salaires. 
Tel  est  le  mérite  commun  des  deux  concurrents  ;  mais  l'abondance  et  la 
variété  des  recherches,  le  soin  scrupuleux  de  remonter  aux  sources,  la 
justesse  et  la  finesse  des  vues,  l'art  de  mêler  l'histoire  des  classes  ouvrières 
à  l'histoire  politique  et  de  les  éclairer  l'une  et  l'autre  par  le  rapproche- 
ment ingénieux,  les  ressources  d'un  style  ample  et  ferme  qui  se  contient 
ou  s'élève,  suivant  les  convenances  du  sujet,  tous  ces  mérites  réunis 
placent  le  mémoire  n^  2  bien  au-dessus  du  mémoire  n^  l,  et  assurent  le 
prix  à  M.  E.  Levasseur,  docteur  ès-lettres,  professeur  d'histoire  au  lycée 
iN'apoléon.  » 

Un  autre  concours  était  relatif  aux  Connaissances  utiles  aux  adminis- 
trations qui  peuvent  être  comprises  dans  V enseigne^nent  public^  idée  déve- 
loppée dans  un  long  programme. 

«  Les  résultats  du  concours,  dit  M.  Dumon,  n'ont  pas  répondu  com- 
plètement à  l'attente  de  l'Académie.  Six  mémoires  ont  été  produits  et 
diverses  solutions  ont  été  proposées.  "Vous  avez  dû  écarter  celles  qui, 
mettant  tous  les  choix  au  concours  dans  toutes  les  branches  du  service 
public,  sortaient  manifestement  de  votre  programme.  Presque  tous  les 
concurrents  se  sont  bornés  à  proposer  les  développements  de  Tinstruc- 
tion  théorique,  soit  dans  des  facultés  spéciales,  soit  dans  de  nouveaux 


REVUE  DE  L'ACADÉiMfE  DES  SCIENCES  MORALES.  99 

cours  créés  dans  les  facultés  de  droit.  L'Académie  a  remarqué  dans  le 
mémoire  n"  3  Texposé  des  institutions  d'ensei>]^nement  administratif  et 
politique  en  France  et  en  Allemap,ne;  le  mémoire  n^  1  est  un  travail 
élé(jant  et  sa(;e,  et  les  questions  du  pro[îramme  y  sont  convenablement 
traitées;  mais  des  détails  surabondants,  des  dif^ressions  étran^^ères  au 
sujet,  et  des  solutions  hasardées  sur  des  questions  qui  n'éta-ent  pas 
posées  déparent  les  deux  mémoires,  et  ne  leur  permettent  pas  de  pré- 
tendre au  prix.  L'auteur  du  mémoire  n*'  5  s'est  plus  approché  du  but,  et 
il  l'aurait  même  atleint,  s'il  eût  joint  à  l'étendue  d'érudition  et  de  vues 
qui  distinguent  SDU  travail,  plus  d'élégance  dans  le  style,  plus  de  sévérité 
dans  la  méthode,  plus  de  précision  dans  les  détails,  et  un  plus  vif  sen- 
timent de  l'expérience  administrative,  qui  était  indispensable  en  pareil 
sujet. 

c(  L'Académie,  ne  pouvant  décerner  le  prix  de  2,500  fr.  fondé  par 
M.  Bordin,  en  a  partagé  la  valeur  à  titre  de  récompense,  proportion- 
nellement au  mérite  des  mémoires  qu'elle  a  distingués.  Elle  accorde  à 
M.  Raymoncl  Bordeaux,  docteur  en  droit,  avocat  à  Evreux,  auteur  du 
mémoire  n""  5,  une  médaille  de  1,200  fr.;  à  M.  Sévin,  conseiller  à  la 
Cour  de  cassation,  auteur  du  mémoire  n**  i,  une  médaille  de  800  fr.; 
à  M.  Emile  Lenoël,  docteur  en  droit,  avocat  à  la  Cour  impériale  de  Paris, 
une  médaille  de  500  francs.  » 

Pour  les  autres  prix,  plus  étrangers  au  cadre  du  Journal  des  Écono- 
mistes, un  simple  résumé  nous  suffira  : 

3*^  Examen  du  Traité  des  devoirs,  de  Giceron. 

Le  prix,  de  la  valeur  de  1,500  fr.,  a  été  décerné  à  M.  Arthur  Desjar- 
dins,  docteur  en  droit,  docteur  ès-lettres,  substitut  du  procureur  général 
à  Aix,  auteur  du  mémoire  inscrit  sous  le  n*^  5,  avec  cette  épigraphe  : 

Tout  le  monde  n'est  pas  capable  d'être  philosophe. 

(M.  Cousin.) 

Lne  mention  honorable  a  été  accordée  à  M.  Félix  Cadet,  professeur  de 
philosophie  au  lycée  de  Reims,  auteur  du  mémoire  inscrit  sous  le 
n^  4,  et  portant  pour  épigraphe  : 

«  Sur  cette  matière,  le  livre  éminemment  classique  est  toujours  celui 
de  Cicéron.  )> 

4"  Là  philosophie  de  saint  Augustin,  ses  sources,  son  caractère,  ses 
mérites  et  ses  défauts  ;  son  influence  et  particulièrement  au  XVIP  siècle. 

Le  prix,  de  la  valeur  de  2,500  fr.,  est  décerné  à  M.  Nourrisson,  pro- 
fesseur de  philosophie  au  lycée  Napoléon,  auteur  du  mémoire  inscrit 
sous  le  n^  4,  et  portant  pour  épigraphe  : 

Vnde  ardel.  iiulc  luv.el.  (Abbu  de  Saim-CïI'.aa'.) 


100  J(JURNAL  DES  KCUNOiMÏSTES. 

Une  mention  lrès-honorab!e  est  aceordée  à  l'auteur  du  mémoire  in- 
scrit sous  le  n°  5,  et  portant  pour  épip^raphe  : 

SI  sapientio,  et  veritas  non  totis  viribus  coticupiscatur,  inveniri  nullo  modo 
potest.  (Saint  Augustin.) 

50  Un  prix  triennal  a  été  fondé  par  feu  M.  A.-E.  Halphen,  soit  pour 
l'auteur  de  V ouvrage  littéraire  qui  aura  le  plus  contribué  au  progrès  de 
l" instruction  primaire^  soit  pour  la  personne  qui,  d'une  manière  pratique, 
par  ses  efforts  ou  son  enseignement  personnel,  aura  le  plus  contribué  à  la 
propagation  de  V instruction  primaire. 

Ce  prix,  de  la  valeur  de  1,500  fr.,  a  été  décerné  à  M.  Barrau,  dont 
la  plupart  des  ouvragées,  déjà  récompensés  isolément  par  l'Académie 
française  et  par  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  consti- 
tuent, dans  leur  ensemble,  un  véritable  service  rendu  à  l'instruction 
primaire,  et  dont  la  vie  a,  d'ailleurs,  été  consacrée  tout  entière  à 
l'enseignement.  » 

CONCOURS    OUVERTS. 

Nous  les  classons,  de  préférence  à  leur  objet  et  à  la  section  qui  les  a 
proposés,  par  ordre  d'échéances,  ce  qui  est  le  renseignement  le  plus 
immédiatement  utile  aux  concurrents.  Nous  n'avons  pas  à  parler  des 
concours  dont  les  manuscrits  ont  dû  être  remis  le  31  décembre  i864,  et 
qui  concernaient  :  i^  la  circulation  fiduciaire  ;  2"  l'administration  de 
Philippe  /F,  dit  le  Bel  ;  3"  le  contrôle  des  finances.  Nous  commençons 
par  1865. 

Terme  :  31  janvier  1865. 

Examen  de  la  philosophie  de  Malebranche  : 

Valeur  de  1,500  francs.  (Section  de  philosophie.) 

Terme  :  31  mars  1865. 

De  l'universalité  des  principes  de  morale. 

Prix  Bordin  :  Valeur  de  2,500  francs.  (Section  de  morale.) 
Terme  :  l®""  octobre  1865. 

Origine  et  développement  de  la  division  des  valeurs  financières  et  indus- 
trielles en  actions  transmissibles. 

Valeur  de  1,500  francs.  (Section  de  législation,  droit  public  et  juris- 
prudence.) 

Terme:  3l  décembre  1865. 

Du  sénatus-consulte  Velléien^  relatif  aux  engagements  des  femmes. 

Valeur  de  1,500  francs.  (Même  section.) 

Décrire  et  comparer  l organisation  et  les  attributions  de  l administration 
locale  dans  les  départements  et  les  communes  en  France,  et  dans  les 
comtés^  cités ^  bourgs  et  paroisses  de  V Angleterre. 

Valeur  de  1,500  fr,  (Section  de  politique,  administration  et  finances.) 


RKVUK  DK   L'ACADftMlK  ORS  SCIKNCKS  MOHALKS.  101 

Rn'jiosr  </('s  faits  tjui  oui  mnoné  la  rt'ftn'iiu'  judwuiirr.  roiLsnrnr  ptn-  l'nr- 
diuimnicc  d'août  1539,  eu  ce  qui  coiiœriut  la  procédure  crimim'llc,  et 
twaniincr  le  si/stèmc  de  rdtr  reforme  et  son  applieation  pendant  le  eonrs 
du  X  VJ^  siècle. 

Vn\  \k)V(]\n  :  Valinir  de  2,500  francs.  (SiiCiiou  (h  iHpjislation,  droit 
public  et  jurisprudence.) 

Retracer  la  vie  et  apprécier  les  travaux  de  Pierre  le  l^'sant  de  Hoisf/uil- 
lehert. 
Prix  Léon  Faucher  :  Valeur  de  3,000  francs. 

Quel  était,  au  commencement  du  XVIP  siècle,  Vétat  matériel  et  moral 
des  populations  rurales  en  France  et  en  Angleterre? 
Prix  baron  de  Stassart  :  Valeur  3,000  francs. 

Terme  :  3l  mars  1866. 

Étudier  les  doctrines  morales  en  France,  au  A' F/*  siècle,  notamment 
dans  Montaigne,  Charron,  La  Boétie,  Bodin,  etc. 
Valeur  de  i,/)00  francs.  (Section  de  morale.) 

Terme  :  31  décembre  1866. 

Des  droits  de  légitime  et  de  réserve,  dans  V ancien  droit  français,  écrit 
et  coutumier  : 

Valeur  de  1,500  francs  (section  de  législalion,  de  droit  public  et  de 
jurisprudence). 

Examen  de  la  théorie  des  Idées  de  Platon  : 

Prix  extraordinaire  Bordin.  Valeur  de  5,000  francs  (section  de  phi- 
losophie). 

De  V influence  exercée  sur  le  taux  des  salaires  par  Vétat  moral  et  intel- 
lectuel des  populations  ouvrières. 

Prix  Bordin  :  Valeur  de  2,500  francs  (section  d'économie  politique  et 
de  statistique). 

Prix  Halphen  sur  l'instruction  primaire,  à  décerner  en  1867.  —  Va- 
leur 1,500  francs. 

Bu  mariage  considéré  au  point  de  vue  moral  et  religieux,  légal  et  social. 
Prix  Bieunaiche  de  la  Corbière.  Valeur  de  1,000  francs  et  médaille 
d'or  de  même  valeur. 

Terme:  V^  mars  1867. 

Influence  de  V éducation  sur  la  moralité  et  le  bien-être  des  classes  labo- 
rieuses. 

Prix  quinquennal  Félix  de  Beaujonr  :  Valeur  de  5,000  francs. 


102  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Terme:  V  décemi3re  i867. 

De  linfluence  exercée  par  les  climats  sur  le  développement  économique 
des  sociétés  humaines. 

Prix  extraordinaire  Bordin.  Valeur  de  5,000  Crânes  (section  d'écono- 
mie politique  el  de  statistique). 

Terme:  31  df^cembre  1867. 

Prix  quinquennal  baron  de  Moroj^ues  :  Au  meilleur  ouvrage  sur  Vétat 
du  paupérisme  en  France  et  les  moyens  d'y  remMier. 
Valeur  de  2,000  francs. 

Complétons  ces  rensei^^nements  en  disant  que  le  Bulletin  de  l'Acadé- 
mie contient,  dans  les  livraisons  de  septembre,  octobre  et  novembre, 
les  rapports  sur  les  concours,  dont  la  lecture  se  l'ait  en  comité  secret. 
Le  rapport  sur  le  concours  relatif  à  V enseignement  administratif  et  poli- 
tique., est  rédigé  par  M.  de  Parieu  ;  celui  sur  Vétat  des  classes  ouvrières 
depuis  1789,  par  M.  L.  Reybaud;  celui  sur  les  valeurs  divisées  en  actions 
transmissibles,  par  M.  Pvenouard  ;  celui  sur  la  philosophie  de  Saint-Au- 
gustin, par  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  ;  celui  de  l'examen  du  Traité 
des  devoirs  de  Gicéron,  par  M.  Janet.  Conformément  aux  traditions  de 
FAcadémie,  ces  rapports,  amplement  développés,  sont  eux-mêmes  des 
mémoires  importants  qui  présentent,  mêlés  aux  élo[]^es  et  aux  critiques 
de  l'œuvre  des  concurrents,  des  appréciations  élevées  et  solides,  expres- 
sion de  la  science  la  plus  avancée,  sur  le  sujet  lui-même.  On  dirait  que 
la  rédaction  de  ces  arrêts  motivés  donne  lieu,  entre  les  académiciens 
eux-mêmes,  à  une  sorte  de  concours  oii  la  confraternité  s'aig^uise  d'ému- 
lation. Mais  bien  embarrassé  et  bien  osé  serait  quiconque  tenterait  d'as- 
signer des  rangs  dans  le  succès  à  ces  juges  concurrents  ! 

Dans  le  Bulletin  de  novembre  se  trouve  un  autre  travail  qui  devait 
être  lu  dans  la  séance  générale  des  cinq  Académies  du  mois  d"août,  ce 
qui  n'a  pu  avoir  lieu  faute  de  temps;  c'est  un  fragment  sur  ï Éduca- 
tion des  filles,  par  M.  Jules  Simon,  fragment,  suivant  toute  apparence, 
de  son  livre  sur  ÏÉcole,  récemment  paru  et  déjà  célèbre.  Après  de  bril- 
lanls  et  ingénieux  aperçu,  sur  le  rcMe  des  femmes,  au  point  de  vue  (]^ 
la  mor  le,  (h  la  politique,  de  la  vie  sociale,  M.  Jules  Simon,  abordant 
le  problème  économi(|ue,  pose  cette  question  :  «  Si  les  femmes  doivent 
gagner  un  salaire,  s'il  y  a  un  moyen  de  les  en  dispenser,  ou  du  moins 
si  l'on  peut,  par  une  éducation  intelligente,  changer  la  nature  de  leur 
travail,  et  le  rendre  plus  conforme  à  leurs  facultés  et  à  leur  destination.  » 
A  quoi  M.  Jules  Simon  répond  :  «  Non,  il  n'est  pas  possible  d'exonérer 
les  femmes  d'ouvriers  du  travail  mercenaire,  mais  on  peut  et  on  doit 
essayer  de  modifier  la  nature  de  ce  travail.  »  Cette  consolante  idée,  il 
la  développe  dans  des  pages  charmantes,  d'où  le  cœur  rayonne  en  vives 


KKVUK  DE    L'ACADfiUlE  DES  SCIENGKS  MORALES.  103 

étincelles,  et  que  la  raison  éclaire  de  ses  plus  sûres  lumières.  A  jurande 
peine  on  se  décide  à  en  extraire,  par  une  froide  analyse,  la  subsiance  et 
les  conclusions,  qui  peuvent  se  résumer  à  peu  près  ainsi  :  Au  nom  de 
la  justice,  au  nom  de  l'intérêt  public,  au  nom  des  mœurs,  il  faut  amé- 
liorer et  multif)lier  les  écoles  de  filles  i)our  éclairer,  pour  fortifier  les 
fiMumes,  et  non  pour  les  exempter  de  tout  travail  malériel.  En  soi  le 
travail  féminin  n'est  pas  mauvais,  même  dans  Patelieret  la  manufacture; 
mais  Ih.  il  ne  reste  sain  et  moral  qu'à  la  condition,  pour  les  patrons,  de 
tenir  compte  des  lois  de  l'hyi^iène  et  des  conseils  de  la  morale,  comme 
dans  les  manufactures  américaines  de  Lowell,  si  souvent  citées,  trop 
rarement  décrites  avec  détail,  plus  rarement  encore  imitées  en  Europe. 
Hâlons-nous  d'ajouter,  pour  traduire  fidèlement  la  pensée  de  M.  Jules 
Simon,  que  la  vie  industrielle,  hors  de  la  maison,  ne  convient  qu'aux 
filles,  et  nullement  aux  femmes  mariées.  Celles-ci  doivent  rester  dans 
leur  ménajje,  pour  la  fonction  qu'il  appelle,  d'un  mot  heureux,  Vindus- 
trie  des  mères  de  famille^  c'est-à-dire  le  soin  du  logement,  de  la  nourri- 
ture, des  vêtements,  complété  par  l'éducation  des  enfants.  Dans  ces  mo- 
destes et  laborieux  emplois,  l'activité  de  la  mère  et  de  l'épouse  n'est  pas 
moins  profitable  que  si  elle  servait  à  (jagner  au  dehors  un  salaire  payé 
en  arguent. 

Ces  vues  sont  assurément  irréprochables;  mais  ne  sont-elles  pas 
quelque  peu  utopiques,  et  ne  demandent-elles  pas  aux  écoles  plus  que 
l'école  ne  peut  donner?  Si  l'école  se  borne  à  l'instruction  primaire,  elle 
lie  redressera  pas  les  mœurs  domestiques  ni  industrielles;  elle  ne  réfor- 
mera pas  une  vicieuse  organisation  des  ateliers,  ni  des  manufactures; 
elle  sera  un  instrument  rais  au  service  du  mal  comme  du  bien.  Si  l'école 
s'élève,  ce  qui  est  à  souhaiter,  jusqu'à  renseignement  professionnel, 
une  sorte  d'apprentissage  intellectuel  autant  que  manuel,  la  jeune  fille 
perdra  le  plus  souvent  le  fruit  de  son  éducation  technique,  si  elle  re- 
nonce à  son  art  ou  à  son  métier  en  se  mariant,  car  elle  pourra  bien 
rarement  les  exercer  au  sein  de  la  famille,  au  milieu  des  occupations  et 
des  distractions  domestiques.  L'exemple  de  Lowell  et  de  l'Amérique 
n'est  p^s  concluant.  En  un  pays  d'immigration  et  de  colonisation,  où 
les  salaires  sont  très-elevés,  faute  de  concurrence  entre  les  travailleurs, 
toute  jeune  fille,  en  se  mariant,  peut  sans  dommage  abandonner  sa  ca- 
rière  industrielle,  parce  que  le  mari  gagne  assez  pour  toute  la  famille  ; 
mais  dans  nos  sociétés,  où  la  concurrence  avilit  si  souvent  les  salaires 
des  hommes,  les  femmes  mariées  peuvent-elles  renoncer  de  même  aux 
profits  que  leur  rapporte  leur  apprentissage  d'un  art  ou  d'un  métier, 
incompatible  avec  la  vie  domestique  ?  A  en  juger  d'après  Texpérience, 
cet  espoir  n'a  aucune  chance  de  se  réaliser,  et  il  y  a  plulôt  à  prévoir  que 
l'attraction  de  l'atelier  finira,  par  l'appât  d'un  gain  régulier,  quoique 
modéré,  à  enlever  aux  familles  ce  qui  leur  reste  de  ménagères.  Les  éco- 


104  JOURNAL  Î)KS  RCONOMISTES. 

nomistes  eux-mêmes  ne  tendent-ils  pas  les  mains  nnx  Aibricinls  pour 
pousser  les  épouses  et  les  mères  dans  les  ateliers,  quand  ils  prennent 
parti,  non  sans  de  g-raves  raisons,  pour  la  liberté  du  travail  des  femmes 
à  prix  réduit,  en  dépit  des  protestations  des  ouvriers  ? 

Tout  en  luttant  pied  à  pied,  d'une  main  ferme  et  d'un  cœur  résolu, 
à  l'exemple  de  M.  Jules  Simon,  contre  les  abus  et  les  vices  de  l'état 
présent,  la  science  doit  reconnaître  sincèrement  que  ce  n'est  pas  là  une 
simple  affaire  d'instruction  primaire  ou  professionnelle;  c'est  une  affaire 
d'organisation  du  travail  agricole  et  industriel,  du  travail  économique 
dans  son  ensemble.  Les  données  du  problème  sont  multiples  et  en 
apparence  contradictoires.  Le  travail  est  légitime,  est  utile,  est  néces- 
saire pour  le  sexe  féminin  comme  pour  le  se^ce  masculin  ;  mais  il  est 
divers  suivant  les  forces  et  les  aptitudes,  et  souvent  incompatible  avec 
le  ménag-e.  Dans  l'atelier  et  dans  la  manufacture,  il  y  a  place  pour  la 
femme,  à  côté  de  l'homme,  sans  distinction  et  sans  séparation  néces- 
saires, comme  on  le  voit  en  agriculture,  oii  les  deux  sexes,  et  les  enfants 
eux-mêmes,  garçons  et  filles,  sont  honnêtement  associés  dans  les  labours 
et  les  sarclages,  dans  les  fauchaisons,  dans  les  moissons,  dans  le  bat- 
tage, dans  les  vendanges,  dans  les  travaux  d'intérieur  durant  les  ma- 
tinées du  printemps  ou  les  veillées  de  l'hiver.  Puisqu'en  soi  l'industrie 
n'est  pas  plus  immorale  que  l'agriculture,  que  M.  Jules  Simon  recher- 
che avec  son  ardeur  d'homme  de  bien  et  avec  sa  science  de  professeur, 
pour  le  dire  ensuite  avec  son  talent  d'orateur  et  d'écrivain,  par  quelles 
réformes  l'ordre  industriel  pourrait,  comme  l'ordre  agricole,  associer, 
dans  une  harmonieuse  union,  le  travail,  la  vie  de  famille,  la  moralité, 
la  santé.  Pour  être  social,  et  non  simplement  pédagogique,  le  problème 
n'en  est  que  plus  digne  de  ses  recherches. 

Pour  en  finir  avec  la  part  de  M.  Jules  Simon  dans  les  travaux  acadé- 
miques du  trimestre,  nous  mentionnerons  le  rapport  extrêmement  favo- 
rable qu'il  a  fait  du  Dictionnaire  de  politique^  publié  par  notre  ami  et 
collaborateur,  M.  Maurice  Block,  avec  le  concours  d'un  grand  nombre 
d'écrivains  de  tous  les  pays.  M.  Jules  Simon  a  très-bien  expliqué  l'objet, 
le  caractère,  les  mérites  de  ce  Dictionnaire,  auquel  ont  pris  part  presque 
tous  les  rédacteurs  du  Journal  des  Économistes.  C'est  un  recueil  de  faits, 
d'idées,  de  renseignements  et  de  doctrines,  k  l'usage  de  tous  les  partis, 
parce  qu'il  n'arbore  le  drapeau  d'aucun  parti.  Seulement  un  souffle 
libéral  circule  à  travers  ces  deux  beaux  volumes,  en  anime  tous  les 
articles,  et  c'est  là  son  principe  d'unité,  qui  fond  les  variétés  en  un 
accord  général,  oia  l'on  discernerait  difficilement  quelques  rares  disso- 
nances. Les  noms  les  plus  illustres  de  l'Académie  s'y  trouvent  entre- 
mêlés à  d'autres,  dont  le  talent  consciencieux  est  jusqu'à  présent  le 
principal  titre;  entre  les  talents  inégaux  et  divers,  la  vigilante  révision 
de  M.  Maurice  Block  a  rapproché  les  mérites  comme  les  distances.  Son 


HKVUK  m  F/ACAnfiMlK  DKS  SCIKNCIvS  MOHALES.  lO.'ï 

Ditilonuain'  de  polUiqae  prendra  j)lar(^  dans  loulc.s  les  bibliolhèques 
scritMises  à  côlé  du  Dictionnaire  d'économie  politi(jne,  au(|uel  se  ratta- 
clicra  toujours  le  nom  si  honoré  et  si  re^îrelté  de  M.  Guillauniin. 

Ne  pouvant  aujourd'lnii,  sans  dépasser  notre  cadre  habituel,  rappeler, 
avecqneUiues  détails,  toutes  les  lectures  du  trimestre,  mentionnons,  au 
moins,  celle  que  M.  Léonce  de  Laver^jne  a  consacrée  au  marquis  de 
Chastellux,  un  nom  du  xvni''  siècle,  à  peu  près  oublié  du  xix*,  et  qu'il  a 
remis  en  lumière  avec  un  éclat,  une  {^race  et  une  nouveauté  de  rensei- 
}»nements  et  d'aperçus  qui  ont  enlevé  tous  les  suffrai^es.  M.  de  Chas- 
lellux  dut  sa  célébrité  à  un  livre  qu'il  publia  sous  le  titre  :  De  la  Félicité 
publique  ou  Considérations  sur  le  sort  des  hommes  dans  les  différentes 
époques  de  V histoire,  en  deux  volumes.  L'ouvrage,  qui  valut  à  son  auteur 
d'être  appelé,  plus  tard,  à  l'Académie  française,  parut  en  1772,  deux  ans 
avant  la  mort  de  Louis  XV,  quatre  années  avant  le  grand  Traité  d'Adam 
Smith.  Outre  le  fond  des  idées,  dit  M.  de  Lavergne,  les  deux  Traités  se 
rapprochent  par  leur  titre,  car  le  mot  de  félicité  publique^  adopté  par 
fauteur  français,  présente  à  peu  près  le  même  sens  que  celui  de  Wealth 
of  nations,  ({u'on  traduit  ordinairement  par  Richesse  des  nations^  et  qui  a 
la  signification  plus  générale  de  bien-être.  Le  monument  élevé  par  Adam 
Smith  a  couvert  de  son  ombre  l'imparfait  essai  de  son  devancier,  et  ce 
n'est,  au  fond,  que  justice;  mais  on  comprend  que  les  contemporains 
en  aient  jugé  autrement.  Les  écrits  des  premiers  économistes  français, 
et  en  particulier  ceux  du  marquis  de  Mirabeau,  avaient  déjà  paru,  mais 
les  idées  qu'ils  professaient  avaient  encore  toute  leur  nouveauté.  C'était 
la  première  fois  qu'on  voyait  exposé  et  affirmé  si  nettement  cette  doc- 
trine de  la  perfectibilité  humaine,  qui  forme  le  fond  de  toutes  les  opi- 
nions du  xviu'^  siècle.  L'auteur  y  ajoutait  cette  autre  théorie,  que  l'unique 
but  du  gouvernement  devait  être  le  plus  grand  bonheur  du  plus  grand 
nombre  dliommes  possible.  Voilà  donc  cette  formule,  qui  fait  encore  au- 
jourd'hui le  meilleur  résumé  des  sciences  morales  et  politiques,  trouvée 
et  développée  depuis  plus  de  cent  ans. 

Sur  cette  dernière  phrase,  M.  Hippolyte  Passy  a  réclamé  contre  toute 
formule  qui  borne  fambition  de  la  politique  et  de  l'économie  politique 
à  une  catégorie  quelconque  d'hommes,  si  nombreuse  qu'elle  soit.  C'est 
au  nom  d'une  telle  division  que  les  partis  ont  opprimé  leurs  adversaires, 
que  des  sectes  ont  imaginé  des  utopies  impraticables  ou  dangereuses.  Il 
faut  maintenir,  dit  le  savant  académicien,  comme  seule  formule  vraie, 
les  richesses,  le  bien-être,  le  bonheur  de  tous.  M.  de  Lavergne  promet 
de  tenir  compte  de  ce  sentiment  qu'il  partage,  et  nous  remarquons,  en- 
effet,  dans  le  texte  de  son  Mémoire,  publié  dans  le  Correspondant,  une 
légère  variante  :  «  Cette  formule  qui  fait  encore  aujourd'hiîi  un  des 
meilleurs  résumés  des  sciences  morales  et  politiques.)^ 


106  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  de  Laverp;np-  a  entremêlé  l'exposé  dee  dooirines  du  marquis  de 
Chastellux  de  la  citation  de  quelques  notes  très-piquantes,  écrites  par 
Volta're  sur  la  marge  de  son  exemplaire,  et  reproduites  dans  l'édition 
de  la  Félicité  publique,  publiée  chez  Renouard  en  1822,  par  les  soins  de 
son  petit-neveu.  Attentif  à  cette  lecture,  j'avais  vivement  ref^retté  la  briè- 
veté oblif^ée  de  ces  curieuses  citations,  lorsqu'au  sortir  de  la  séance  aca- 
démique j'entrai  dans  la  Bibliothèque  du  collège  Cîiaptal.  Par  une  sin- 
gulière rencontre,  le  premier  livre  qu'atteignit  ma  main,  étendue  au 
hasard  sur  les  rayons,  fut  la  Félicité  publique  du  marquis  de  Chastellux, 
dont  j'avais  jusqu'alors  ignoré  même  l'existence;  je  pus,  pendant  une 
heure,  me  délecter  à  parcourir  ces  annotations  marginales  de  Voltaire, 
dont  M.  de  Lavergne  a  pu  dire  jusleraentaque,  si  courtes  qu'elles  soient, 
on  y  trouve  la  verve,  le  bon  sens,  la  finesse,  toutes  les  qualités  de  l'esprit 
de  Voltaire.»  # 

Le  livre  même  du  marquis  est  fort  remarquable  et,  de  nos  jours,  la 
science  économique  et  politique  ne  peut  que  souscrire  à  cette  profession 
de  foi  qui  fait  le  point  de  départ  de  l'ouvrage  et  en  inspire  toutes  les 
vues.  c(  Dire  que  l'homme  est  né  pour  la  liberté,  que  son  premier  soin 
est  de  la  confesser  lorsqu'il  en  jouit  et  de  la  recouvrer  lorsqu'il  Ta 
perdue,  c'est  lui  attribuer  un  sentiment  qu'il  partage  avec  tous  les  ani- 
maux et  qu  on  ne  peut  révoquer  en  doute.  Si  l'on  ajoute  que  cette  liberté 
est  indéfinie  par  sa  nature,  et  qu'elle  ne  peut  être  limitée  dans  chaque 
individu  que  par  celle  d'un  autre  individu,  c'est  encore  exposer  une 
vérité  qui  trouvera  peu  de  contradicteurs  dans  ce  siècle  éclairé.  Qui- 
conque envisagera  la  société,  sous  son  véritable  point  de  vue,  n'y  verra 
donc  que  des  efforts  et  des  résistances,  et  quiconque  voudra  se  former 
une  idée  juste  du  gouvernement,  le  considérera  comme  Féquilibre  qui 
doit  résulter  de  ces  efiorls  et  de  ces  résistances,  de  sorte  que,  si  l'on  pou- 
vait rendre  plus  sensible  un  système  solide  et  réel  en  le  comparant  à  un 
système  imaginaire,  on  dirait  que  le  monde  moral  ressemble  au  monde 
physique  de  Descartes,  où  chaque  tourbillon,  composé  d'une  matière  qui 
tend  toujours  à  s'échapper  en  ligne  droite,  est  pourtant  retenu  dans  un 
mouvement  circulaire  par  la  pression  des  tourbillons  environnants.  De 
ces  principes  découlent  des  vérités  très -importantes  que  les  anciens  ont 
peu  connues,que  les  modernes  n'ont  pas  assez  développées, et  qui  doivent 
avoir  pourtant  la  plus  grande  influence  sur  la  félicité  des  peuples.  La 
plus  intéressante  de  ces  vérités,  c'est  que  le  gouvernement  et  la  législa- 
tion ne  sont  que  des  objets  secondaires  et  subordonnés,  et  ne  doivent  être 
considérés  que  comme  des  moyens  pour  que  les  hommes  en  société  con- 
servent la  plus  grande  portion  possible  de  la  liberté  naturelle.  Gouverner 
sa  famille,  disposer  des  produits  de  son  champ,  c'est  ce  que  chacun  doit 
prétendre;  c'est  là,  pour  ainsi  dire,  le  premier  élément  de  bonheur  qui 
renferme  propriété  et  liberté.  Toute  association,  toute  législation  ne 


RKVUR   M   \:\CkJ)VMlK  DKS  SCÏKNCKS  MORALES.  107 

peut  être  bonne  (juaulanl  qu'elle  confirme,  <{u'elle  assure  ces  premiers 
privilégies  de  Tespèce  humaine.  » 

Ne  nous  étonnons  pas  qu'un  livre  rempli  de  ces  sentiments  ait  obtenu 
de  Blanqni  (1)  rélo[;e  suivant  :  «  L'auteur  appartient  à  Técole  philoso- 
pbicjue  du  xviii''  siècle.  Il  est  un  des  premiers  écrivains  qui  aient  osé 
secouer  le  jou(;  des  traditions  classiques,  et  porter  un  regard  sévère  sur 
les  institutions  sociales  de  rant!(juité.  Son  livre  ne  contient  que  des  vues 
Pjfmérales  (M.  de  Laverj^ne  y  signale,  en  outre,  une  érudition  très- 
étendue),  mais  si  hautes,  si  g^énéreuses,  si  hardies,  qu'il  est  impossibhî 
de  ne  les  point  admirer,  même  quand  on  ne  les  parta[i^e  point.  » 

Pour  ne  pas  nous  laisser  entraîner  trop  loin  de  l'économie  politique  et 
sociale,  nous  ne  suivrons  pas  M.  de  Lavergne  dans  le  reste  de  son  étude 
biog^raphique.  Son  héros  partagée,  en  Amérique,  comme  major-g^énéral 
de  l'armée  de  Rochambeau,  sous  les  yeux  de  Washing^ton,  les  aventures, 
l'enthousiasme,  les  espérances  de  Lafayette,  de  INoailles  et  des  autres 
jeunes  et  brillants  g^entilhommes  français,  accourus  au  secours  des  co- 
lonies angolaises  en  révolte  contre  la  mère-patrie.  Son  récit  curieux, 
instructif  et  attachant  sera  lu  par  tout  le  monde,  comme  un  modèle  de 
ces  œuvres  délicates  et  finement  ciselées  de  reconstruction  qui.  de  nos 
jours,  ont  eu  tant  de  vogue  dans  l'art  et  la  littérature,  et  dont  l'heure 
viendra  aussi  pour  les  sciences,  si  les  maîtres  s'y  adonnent  avec  l'esprit 
de  justice  rétrospective  dont  M.  de  Lavergne  leur  donne  l'exemple. 

Arrêtons-nous  aujourd'hui  sur  cette  agréable  impression.  Prochaine- 
ment nous  reprendrons  ce  que  nous  laissons  en  arrière  sans  l'oublier:  — 
Un  Mémoire  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  sur  l'État  actuel  du  Japon; 
le  rapport  (non  terminé  encore)  de  M.  Wolowski,  sur  l'ouvrage  de 
M.  Fishel,  rehilî  k  là  Constitution  anglaise,  traduit  par  M.  Vogel;  —  la 
suite  de  l'enquête  de  M.  Louis  Re^baud,  sur  la  Condition  des  ouvriers  en 
laine;  un  Mémoire  de  M.  Lucas  sur  le  Système  pénitentiaire;  un  autre 
de  M.  Janet,  sur  les  Moralistes  romains  sous  l'empire,  par  M.  Martha: 
un  autre  de  M.  Passy,  sur  un  Mémoire  de  M.  Gimel,  relatif  à  la  pro- 
priété foncière;  de  M.  Wolowski,  sur  un  écrit  de  M.  Ivan  Golovine; 
un  Mémoire  de  M.  Doniol  sur  la  Féodalité  et  les  Droits  seigneuriaux 
en  1789. — Enfin,  une  lecture  de  M.  Audiganne  sur  V Enseignement  pro- 
fessionnel^ qui  a  clos  les  séances  du  mois  de  décembre. 

Au  moment  où  se  ferme  l'année  1864,  trois  fauteuils  restent  vacants  ; 
celui  de  M.  Adolphe  Garnier,  dans  la  section  de  morale;  de  M.  Sai.^set, 
dans  la  section  de  philosophie;  de  M.  Lefebvre,  dans  la  section  d'admi- 
nistration et  finances.  —  Les  prétendants,  inscrits  pour  le  premier,  sont  : 

(t)  Dictionnaire  d'i'conomip  politique,  v"  Chastellux. 


108  JOURNAL  DES  ÉGON^OMISTES. 

MM.  Béchard,  Léon  Vidal,  Cochin,  Aiidifjanne; — pour  le  second,  MM.  Va- 
cherot,  Caro,  Charles  Lévèque,  Waddin^ton,  Albert  Lemoine; — pour  le 
troisième,  M.  Ségur  Dupeyron,  qui  a  offert,  à  l'appui  de  sa  candidature, 
une  Histoire  des  négociations  commerciales  et  maritimes  sous  Louis  XIV. 
La  nomination  dans  la  section  de  philosophie  a  été  ajournée  à  la  fin  du 
mois  de  mars;  pour  les  deux  autres  l'époque  est  encore  incertaine. 

Dès  la  première  séance  de  janvier,  M.  Dumon  a  cédé  le  fauteuil  de 
la  présidence  à  M.  Wolowski,  vice-président  de  la  précédente  année, 
et  M.  de  Laver^yne  a  été  nommé  vice -président.  Suivant  l'usag-e, 
MM.  Dumon  et  Wolowski  ont  échangé  de  courtoises  politesses  dans  de 
brillantes  et  cordiales  allocutions.  On  a  remarqué  l'aimable  attention  de 
M.  Dumon,  recommandant  aux  deux  collègues  appelés  au  bureau  de  ne 
pas  en  profiter  pour  se  taire,  comme  font  les  présidents  et  vice-prési- 
dents des  assemblées  parlementaires.  L'Académie  y  perdrait  trop,  a-t-il 
dit,  et  elle  regretterait  ses  suffrages.  L'économie  politique,  ajouterons- 
nous,  élevée  au  pinacle  des  honneurs  académiques,  ne  déplorerait  pas 
moins  le  silence  de  ses  deux  éminents  représentants.  Mais  il  ne  faut  pas 
trop  prévoir  des  malheurs  invraisemblables. 

•lUT.ES    DUVAL. 


NECROLOGIE 


GUILLAUMIN 

SES  FUNÉRAILLES,  —  SA  VIE  ET  SON  OEUVRE. 

La  santé  de  Guillaumin,  le  fondateur  de  ce  recueil  et  de  la  librai- 
rie d'économie  politique,  inquiétait  sa  famille  et  ses  amis  depuis  quel- 
que temps;  toutefois  nous  étions  loin  de  redouter  une  fin  prochaine, 
lorsque  le  jeudi,  i5  décembre,  il  a  subitement  cessé  de  vivre,  en  ren- 
trant chez  lui  et  à  quelques  pas  de  sa  demeure  ! 

Convoqués  à  la  hâte,  aussitôt  que  l'ont  permis  les  formalités  néces- 
sitées par  les  circonstances  de  cette  mort,  les  membres  de  la  Société 
d'économie  politique  présents  à  Paris,  plusieurs  membres  du  Cercle  de 
la  librairie,  et  les  amis  particuliers  de  la  famille  sont  accourus,  le  17 
décembre,  à  dix  heures  du  matin  s'informant,  avec  un  douloureux 
étonnement,  des  particularités  de  ce«  cruel  événement.  Le  convoi  ayant 
en  tête  les  membres  du  bureau  de  la  Société  d'économie  politique  s'est 
dirigé  à  l'église  Saint-Roch  et  de  là  au  Père-Lachaise. 


M^CRULOGIi:..  -—  GUILLAUMIN.  109 

Au  nionieiJl  où  la  terre  coininençaiL  à  recouvrir  le  cercueil,  M.  Hippo- 
lyte  Passy  s'est  avancé  sur  le  bord  de  la  tombe  et,  s'adressant  à  l'assis- 
tance, au  nom  de  la  Société  d'économie  politique,  dont  il  est  le  premier 
])résident,  et  dont  M.  Guillaumin  était  le  questeur,  il  a  dit  avec  une 
éloquente  simplicité  les  paroles  suivantes  : 

«   Messieurs,  je  ne  voudrais  pas  quitter   cette   tombe  sans  avoir 
rendu  un  dernier   et  bien  douloureux  hommage  à   l'homme  excel- 
lent dont  nous  venons  d'y  accompa^^^ner  la  dépouille  mortelle.  Tous, 
vous  étiez  les  amis,  les  collaborateurs  de  M.  Guillaumin,  et,  autant  que 
moi,  vous  savez  quels  étaient  ses  titres  à  notre  affection,  et  avec  quel 
dévouement  il  a  rempli  la  lâche  laborieuse  et  difficile  que  le  désir  de 
se  ren'dre  utile  l'avait  décidé  à  s'imposer.  A  l'époque  où  il  vint  s'établir 
à  Paris,    l'économie  politique  n'était  pas  en  faveur.  Vainement,  de 
grands  et  beaux  travaux,  parmi  lesquels  figurent  au  plus  haut  rang  ceux 
d'un  de  nos  compatriotes,  M.  J.-B.  Say,  la  recommandaient-ils  à  l'atten- 
tion, on  continuait,  dans  les  régions  du  pouvoir,  à  en  tenir  les  préceptes 
pour  dangereux;  les  hommes  de  lettres  eux-mêmes  ne  lui  témoignaient 
qu'indifférence  ou  dédain,  et,  certes,  il  fallait  une  foi  bien  vive  et  bien 
sincère  dans  les  vérités  qu'elle  proclame  pour  oser  attendre  de  l'avenir 
la  rémunération  des  sacrifices  et  des  labeurs  que  demandait  la  publica- 
tion des  œuvres  destinées  à  en  propager  le  goût  et  la  connaissance. 
C'est  là  cependant  la  mission  que  se  donne  M.  Guillaumin.  Certes,  doué 
comme  il  l'était,  M.  Guillaumin  aurait  trouvé  plus  ample  récompense 
de  ses  efforts  s'il  leur  eût  imprimé  une  autre  direction,  et  il  avait  trop 
la  conscience  de  ses  forces  pour  ne  pas  le  savoir  ;  mais  il  ne  douta  pas 
un  moment  qu'une  science  qui  enseigne  aux  hommes  qu'il  n'y  a  d'autre 
source  féconde  et  durable  de  prospérité  sociale  que  la  réalisation  des 
plus  hautes  prescriptions  de  la  justice  et  de  la  liberté,  dans  les  relations 
que  la  production  et  Femploi  des  richesses  établissent  entre  eux,  finirait 
par  l'emporter  sur  le  mauvais  vouloir  dont  elle  demeurait  l'objet,  et  que 
ce  serait  rendre  grand  service  à  la  France  que  d'aider  le  temps  à  en 
assurer  le  triomphe  dans  son  sein.  Cette  pensée,  M.  Guillaumin  lui  a  été 
fidèle.  Elle  l'a  suivi,  éclairé,  animé,  dans  la  carrière  qu'il  a  parcourue 
d'un  cœur  si  ferme,  et  avec  un  succès  dont  il  avait  droit  de  s'enor- 
gueillir. 

«  Ce  que  M.  Guillaumin  a  fait  pour  la  science  est  considérable,  et  je 
ne  pourrais  en  rappeler  ici  qu'une  bien  petite  partie.  C'est  à  lui,  eu 
très-grande  partie,  qu'a  été  due  la  fondation  de  la  Société  des  Écono- 
mistes, de  cette  société  qui  longtemps  eut  peine  à  grossir  ses  rangs  ; 
mais  qui  maintenant,  nombreuse  et  forte  des  lauriers  de  ses  membres, 
remplit  si  utilement  la  mission  qu'elle  a  acceptée.  C'est  à  lui  aussi  qu'a 
été  due  la  fondation  du  Journal  des  Économistes^  recueil  dont  il  serait 


110  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

inutile  de  faire  Télo^^e,  car  le  iTombre  croissant  de  ses  abonnés  atteste 
suffisamment  quelle  estime  il  a  su  conquérir  parmi  les  hommes  éclairés 
de  noire  époque. 

«  M.  Guillaumin  n'était  pas  écrivain,  et  cependant  il  a  largement  con- 
tribué aux  prog^rès  de  la  science.  Il  est  deux  publications  d'une  haute 
importance,  véritables  monuments  de  l'état  présent  des  connaissances 
économiques  dont  seul  il  a  conçu  Fidée,  et  dont  le  mérite  lui  appartient 
presque  tout  entier  :  je  veux  parler  du  Dictionnaire  d'économie  politique 
et  du  Dictionnaire  du  commerce  et  de  la  navigation,  M.  Guillaumin  ne 
se  chargea  pas  seulement  de  réunir,  de  trier,  de  classer  les  matériaux 
dans  l'ordre  le  mieux  entendu,  il  eut  a  obtenir  la  collaboration  des 
hommes  les  plus  aptes  à  seconder  ses  efforts.  II  fallait  assignera  chacun 
sa  tache,  et,  cela,  sans  blesser  les  susceptibilités,  sans  heurter  les  amours- 
propres  dans  ce  qu'ils  auraient  pu  avoir  d'irritable  :  grâce  au  tact  fm  et 
délicat  qu'il  devait  aux  meilleures  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit, 
M.  Guillaumin  en  vint  à  bout,  et  jamais  le  concours  zélé  dont  il  avait 
besoin  ne  lui  fit  défaut. 

«  D'autres  pays  ont  vu  s'achever  des  œuvres  de  même  nature  et  pres- 
que de  même  étendue.  Nulle  part  ces  œuvres  n'égalent  en  valeur  scien- 
tifique celles  dont  M.  Guillaumin  a  conçu  et  dirigé  si  habilement  la  dif- 
ficile exécution. 

«  Et  pourtant,  lorsque  M.  Guillaumin,  déployant  la  plus  ingénieuse 
activité,  semblait  uniquement  préoccupé  des  intérêts  de  la  science,  de 
vives  et  douloureuses  anxiétés  assiégeaient  fréquemment  son  esprit.  Il 
avait  perdu  la  compagne  chérie  et  dévouée  de  son  existence.  Seul,  il 
avait  à  soigner,  à  élever  deux  jeunes  filles  tendrement  aimées,  mais 
dont  l'avenir  était  pour  lui  un  sujet  de  constantes  alarmes.  Que  devien- 
draient-elles s'il  n'était  plus  là  pour  leur  servir  de  soutien  ?  Que  de  fois, 
lorsque  des  souffrances  venaient  lui  annoncer  le  déclin  de  sa  santé,  je 
l'ai  vu  tourmenté,  obsédé  par  des  appréhensions  qu'il  n'était  pas  maître 
d'écarter!  Elle  est  venue  cette  mort  qu'il  redoutait  non  pour  lui,  mais 
pour  les  siens;  elle  est  venue;  mais  seulement  quand,  grâce  à  la  haute 
et  forte  éducation  qu'il  avait  su  leur  donner,  ses  filles  étaient  devenues 
capables  de  se  mesurer  avec  les  difficultés  de  la  vie  et  d'en  triompher  à 
force  d'intelligence,  de  raison  et  de  courage,  quand,  enfin,  de  nouvelles 
dispositions,  insérées  dans  l'acte  constitutif  de  la  Société  formée  sous 
son  nom,  avaient  donné  à  leur  avenir  la  sécurité  qui  longtemps  lui 
avait  manqué. 

«  Messieurs,  inclinons-nous  devant  cette  tombe.  Elle  ne  s'est  pas  fer- 
mée sur  un  de  ces  hommes  que  la  fortune  se  soit  plu  à  combler  de  ses 
faveurs,  et  qui  aient  eu  en  partage  les  dignités,  les  honneurs,  les  ri- 
chesses dont  l'éclat  éblouit  la  foule.  Elle  s'est  fermée  sur  un  homme 
dont  la  situation  demeura  modeste,  qui  n'acquit  un  [leu  d'aisance  (ju'au 


JNKOHOLOGIK.        («UILLAUMIN.  11 1 

prix  (le  luii};s  cA  souvent  pénibles  labeurs;  mais  (|ui  lou jours  lui  bon, 
affectueux,  serviable;  qui  ne  recula  devant  raccomplissement  d'aucun 
devoir,  et  qui,  {^uidé  par  Tamour  du  bien,  a  su  rendre  son  passage  sur 
cette  terre  utile  à  de  nombreux  amis,  utile  à  la  science  qu'il  servit  avec 
le  plus  noble  et  le  plus  inlati};able  dévouement.  De  tels  hommes,  Mes- 
sieurs, sont  bien  rares,  et  c'est  à  leur  mémoire  que  sont  dus  les  hom- 
mages le  plus  justement  mérités. 

«Adieu,  Guillaumin  ;  repose  en  paix  dans  ta  demeure  dernière;  nous 
ne  t'oublierons  pas;  les  regrets  que  ta  perte  nous  laisse  sont  de  ceux 
dont  il  n'est  pas  doiiné  au  temps  d'épuiser  ramertume!  » 

Après  M.  Hippolyte  Passy,  M.  Henri  Baudrillart,  membre  de  rinslitut,  a 
rendu  hommage  en  ces  termes  à  la  laborieuse  et  utile  carrière  du  défunt 
au  nom  dds  collaboraleurs  et  des  lecteurs  du  Journal  des  Économistes  : 

«  Messieurs,  avant-hier,  M.  Guillaumin  quittait  le  Collège  de  France  où 
il  était  venu,  par  sa  présence  à  l'ouverture  du  cours,  payer  son  tribut  de 
zèle  accoutumé  à  la  science  qu'il  aimait  tant,  et  donner  à  celui  qui  l'en- 
seigne une  marque  précieuse  de  sa  sympathie.  Je  lui  serrais  la  main 
affectueusement  et  nous  nous  disions  :  Au  revoir!...  Une  demi-heure 
après,  la  mort  l'avait  foudroyé.  Il  ne  rentrait  pas  vivant  dans  ses 
foyers  ! 

«Ce  coup  terrible  a  retenti  douloureusement  dans  nos  cœurs.  Ce  n'est 
pas  seulement  l'éditeur  si  capable  et  si  zélé  que  nous  regrettons,  c'est 
un  auxiliaire  précieux,  c'est  un  ami  cher,  dont  la  perte  nous  est  aussi 
sensible  qu'elle  est  irréparable. 

«  M.  Guillaumin  était  devenu,  depuis  bien  des  années,  le  centre  el  le 
lien  de  notre  école.  Il  avait  dans  l'excellence  et  dans  les  destinées  de 
l'économie  politique  cette  foi  ardente  qui  triomphe  des  obstacles  et  qui 
mène  à  faire  de  grandes  choses.  Lorsqu'il  fondait  sa  librairie  d'économie 
politique,  cette  science  en  était  à  ses  jours  d'épreuve,  et  quelle  épreuve 
plus  grande  que  l'indifférence  du  public?  C'est  en  face  de  cette  inat- 
tention de  la  foule  et  de  cette  défiance  du  gouvernement  que  M.  Guil- 
laumin entreprit  de  la  propager  :  entreprise  qui  honore  sa  vie  et  suffit, 
à  elle  seule,  à  le  faire  apprécier  à  sa  valeur  !  Ceux  qui  savent  avec  quel 
enthousiasme  et  quelle  réflexion  il  avait  adopté  les  principes  de  l'éco- 
nomie politique,  y  verront  encore  plus  d'attrait  naturel  et  de  zèle  pas- 
sionné pour  la  science  que  le  calcul  commercial.  Il  ne  me  serait  pas  dif- 
ficile de  citer  des  preuves  qui  attestent  que,  sans  abdiquer  le  soin  légi- 
time de  ses  intérêts,  il  ne  leur  sacrifiait  pas  ses  convictions.  J'ai  dit 
qu'une  telle  foi,  à  la  condition  d'être  servie  par  une  intelligence  d'une 
vivacité  et  d'une  rectitude  reraarqtiâble  et  par  une  volonté  résolue , 
comme  chez  M.  Guillaumm,  conduisait  à  faire  de  grandes  choses.  Est-ce 


112  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

donc  ici  une  de  ces  exagérations  complaisantes  que  la  mort  inspire  aux 
reg^rets  de  ceux  qui  survivent?  Non,  Messieurs.  C'est  à  de  Vi^ritables  mo- 
numents que  M.  Guillaumin  a  attaché  son  nom,  et  c'est  bien  lui,  vous 
êtes  là  tous  pour  en  témoigner,  qui  en  a  été  l'inspirateur. 

«  C'est  lui  qui  a  fondé,  avec  un  économiste  dont  la  mémoire  nous  sera 
toujours  chère  et  vénérée,  et  qui  portait  dignement  un  nom  illustre,  avec 
M.  Horace  Say,  le  Journal  des  Économistes,  dont  l'influence  scientifique 
a  été  si  grande  depuis  vingt-cinq  ans,  et  cette  Société  d'économie  poli- 
tique, qui  donne  le  rare  spectacle  de  savants  unis  par  la  confraternité  et 
par  l'amitié,  discutant  toutes  les  questions,  les  plus  brûlantes  même, 
sans  animosité  et  sans  aigreur.  C'est  lui  qui  présidait  à  la  vaste  Collection 
des  principaux  économistes  du  xviii®  siècle.  C'est  lui  qui  avait  l'idée  et 
qui  concourait  activement  à  l'exécution  de  ce  Dictionnaire  de  VÉco- 
nomie  'politique,  l'œuvre  collective  la  plus  considérable  et  la  plus  com- 
plète, l'une  des  plus  mûrement  méditées  et  des  plus  achevées  que  la 
science  ait  produites.  Enfin,  Messieurs,  quelle  part  directe  et  person- 
nelle, prise  au  plus  immense  de  ces  travaux,  à  ce  Dictionnaire  du  Com- 
merce, revu  tout  entier  par  lui,  corrigé  de  sa  main,  et  quelquefois  refait 
au  prix  des  plus  pénibles  recherches  !  Que  de  nuits  passées  au  travail  ! 
Quel  scrupule  d'exactitude  qui  ne  lui  laissait  pas  de  repos  !  Quel  souci 
pour  la  forme  comme  pour  le  fond,  souci  qui  allait  jusqu'au  tourment? 
Est-ce  simple  coïncidence?  Je  ne  sais;  mais  c'est  à  partir  de  ce  moment 
que  nous  entendîmes  M.  Guillaumin  se  plaindre,  pour  la  première  fois, 
d'un  excès  de  fatigue,  et  en  montrer  sur  son  visage  les  premiers  signes 
alarmants.  Mais  gardons-nous  d'accuser  le  trayait.  Il  nous  sauve  et  nous 
préserve  plus  encore  qu'il  ne  nous  use  ;  et  qui  de  nous  est  libre  d'en 
régler  les  exigences  et  d'en  modérer  l'ardeur  à  son  gré  ?  Travailler  est 
notre  destinée.  Je  le  dis  en  face  de  ce  cercueil  :  accomplissons-la,  quoi 
qu'il  arrive! 

c(  Notre  ami  est  mort  debout.  Messieurs,  dans  la  plénitude  et  dans  la 
force  de  ses  facultés,  après  une  dernière  conversation  où  il  exprimait 
tout  son  bon  espoir  dans  l'avenir  de  la  science  à  laquelle  il  avait  dévoué 
sa  vie.  C'était  la  mort  qui  convenait  à  un  esprit  aussi  actif,  à  un  carac- 
tère aussi  ardent,  qui  se  serait  consumé  dans  le  repos,  à  une  âme  faite 
pour  garder  toute  sa  chaleur  jusqu'à  la  fin.  Ses  impressions  restèrent 
jeunes  jusqu'au  dernier  moment,  comme  ses  convictions  généreuses 
étaient  demeurées  vivantes  et  entières.  Tel  je  le  vis  encore,  il  y  a  deux 
mois  à  peine,  à  Amsterdam,  où  un  congrès  scientifique  nous  avait  réunis. 
Il  se  plaignait  d'être  fort  souffrant,  et  pourtant,  malgré  ses  craintes,  il 
avait  peine  à  se  décider  à  partir  :  «ce  que  j'enlends  ici,  et  surtout  ce  que 
j'y  vois,  m'attache  trop,  me  disait-il,  et  me  retient  malgré  moi.  )> 

«  Il  ne  m'appartient  pas  de  retracer  ce  qu'était  l'homme  privé,  le  père 
excellent,  tendre,  passionné,  qui,  après  avoir  eu  le  malheur  de  perdre, 


INKGKOLOGIE.  -  rmiLLAIJMIN.  113 

(1(!  hoiiiic  lioiirc,  mm  femme  d'un  mérite  dislin^iiH'  el  du  plus  r.u'e  dé- 
vouement, avait  trouvé  dans  des  filles,  dijynes  d'elle  et  di^^nes  de  lui, 
toute  sa  consolation  et  tonte  sa  joie.  Mais  quinze  armées  d'intimes  rela- 
tions me  permettent  de  dire  ce  qu'a  été  le  collaborateur  animé  du  feu 
sacré  et  le  directeur  d'un  jufîement  si  ferme  et  si  sûr.  Depuis  dix  ans 
surtout,  nos  rapports  étaient  devenus  plus  fréquents  et,  pour  ainsi  dire, 
quotidiens.  Le  temps  qui,  trop  souvent,  amène  le  refroidissement  parmi 
les  hommes  que  rapprochent  les  affaires  ou  les  idées,  avait  resserré  nos 
tiens  et  chan^yé  notre  sympathie  en  une  véritable  amitié.  C'est  sous  ces 
traits  que  votre  ima^;e  me  restera  éternellement  gravée,  mon  cher  Guil- 
laumin.  Et  nous  tous,  Messieurs,  le  vide  que  celui  que  nous  avons  perdu 
laissera  parmi  nous  suffirait  seul  à  empêcher  son  souvenir  de  s'éteindre. 
Ce  souvenir  vivra  autant  que  nous-mêmes,  aussi  sûrement  que  son  nom 
ne  se  séparera  pas  du  mouvement  économique  de  ces  trente  dernières 
années. 

('  Adieu  pour  moi,  adieu  pour  nous  tous,  adieu,  mon  cher  Guil- 
laumin  !   » 

Ces  deux  discours  répondaient  parfaitement  aux  sentiments  de  toute 
l'assistance  qui  s'est  retirée  profondément  émue. 

Gilberl-Urbain  Guillaumin  était  né  au  villag^e  de  Couleuvre,  près  de 
Moulins,  dans  le  département  de  l'Allier,  le  14  août  1801.  Orphelin  de 
père  et  de  mère  dès  l'âgée  de  cinq  ans,  il  fut  élevé,  ainsi  qu'un  frère  mort 
à  l'âge  de  trente  ans,  par  un  frère  de  son  père.  Cet  oncle  n'était  guère 
tendre,  à  ce  qu'il  paraît  ;  et  le  futur  éditeur  passa  son  enfance  et  son 
adolescence,  en  faisant  un  rude  apprentissage  de  la  vie,  auprès  de 
l'oncle  marchand  de  bois,  dont  il  se  rappelait  la  sévérité  avec  un  sen- 
timent pénible  mêlé  toutefois  de  respect  pour  l'énergie  laborieuse  de 
son  parent.  Il   sortit,  aussitôt  qu'il  le  put^  d'une  condition  si  peu  at- 
trayante et  vint  chercher  fortune  à  Paris  dans  le  commerce  (1819).  D'abord 
employé  d;,ns  une  maison  de  quincaillerie,  puis  dans  une  maison  de 
commission,  il  eut  occasion  de  faire  connaissance  avec  le  jeune  libraire 
Brissot-Thivars  (gendre  de  son  patron  et  neveu  du  célèbre  conventionnel 
Brissot-Warville),  qui  a  pris  une  certaine  part  aux  luttes  de  la  Restaura- 
tion et  qui  est  mort,  il  y  a  dix  ans,  préfet  du  Finistère.  Attiré  par  l'amour 
des  livres,  Guillaumin  se  lit  libraire,  et  ensuite  éditeur.  Vivement  sym- 
pathique au  progrès  du  parti  de  la  Révolution,  dont  il  a  été  un  ardent 
partisan  toute  sa  vie,  il  fut  initié  au  carbonarisme,  il  acclama  avec  l'en- 
thousiasme de  la  jeunesse  la  Révolution  de  1830,  et  se  lia  avec  plu- 
sieurs  personnages  marquants  qui  ont  figuré  dans  les  mouvements  po- 
litiques et  principalement  avec  les  hommes  de  1848.  Il  avait  notamment 
un  culte  pour  Béranger  qu'il  avait  connu  de  bonne  heure  et  dont  il  au- 
H^  SÉRIE.  T,  XLV.  —  15  jcnivter  18135.  8 


114  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

rait  été  l'éditeur  avec  M.  Perrotin  (1),  sans  une  circonstance  qui  décida 
autrement  de  sa  carrière. 

A  cette  époque,  il  cherchait  sa  voie  dans  cette  délicate  profession 
de  producteur  de  livres.  Sous  l'influence  de  ses  idées  et  de  ses  jeunes 
amis,  il  fit  quelques  publications  politiques  (2).  Ce  genre  de  librairie  ne 
lui  produisit  que  des  déboires  et  ne  satisfaisait  pas  complètement  son 
esprit  et  sa  raison.  C'est  alors  qu'il  conçut  l'idée  d'éditer  en  français 
\e  Dictionnaire  du  Commerce  que  Mac-Gulloch  venait  de  publier  avec  succès 
en  Angleterre.  Combinant  ses  forces  avec  celles  d'un  associé,  dont  il  se 
trouva  bientôt  séparé,  il  forma,  à  l'aide  de  quelques  amis,  une  société 
commerciale  pour  la  publication  de  cet  important  ouvrage,  dont  il  ne 
tarda  pas  à  remarquer  les  lacunes  et  qu'il  voulut  refaire  à  nouveau,  en 
groupant  une  série  de  coopérateurs  capables  de  le  seconder.  C'est  à 
cette  occasion  qu'il  demanda  la  collaboration  d'Adolphe  Blanqui, 
directeur  de  l'école  spéciale  de  commerce,  dont  il  devait  peu  d'années 
après  éditer  V Histoire  de  l'économie  politique.  Celui-ci  lui  présenta  un 
apprenti  économiste,  qui  devint  un  de  ses  plus  constants  collaborateurs 
dans  ses  diverses  publications,  et  à  qui  devait  échoir,  trente  ans  après, 
la  douloureuse  tâche  d'écrire  sa  Notice  nécrologique  ! 

A  partir  de  ce  moment  Guillaumin  avait  trouvé  sa  voie,  et  il  s'affermit 
dans  la  résolution  de  la  suivre  et  de  s'y  adonner  spécialement  en  assis- 
tant aux  premières  leçons  du  cours  d'économie  politique  que  M.  Blanqui 
fit  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers  (1833-34)  lorsqu'il  fut  appelé 
à  remplacer  l'illustre  Jean-Bapiiste  Say,  mort  en  1832. 

Guillaumin  pressentit  le  rôle  que  l'avenir  réservait  à  cette  science  et  il 
mit  à  son  service  une  librairie  spéciale  qui  ne  tarda  pas  à  devenir,  grâce 
aux  heureuses  qualités  de  son  fondateur,  le  point  de  réunion  des  écono- 
mistes. «  Célèbres  ou  inconnus,  dit  M.  de  Molinari,  dans  l'Économiste 
belge,  il  les  accueillait  avec  une  égale  affabilité,  et  l'éditeur  se  doublait 
pour  eux  d'un  conseiller  plein  de  tact  et  d'un  ami  au  cœur  chaud.  » 
Le  Dictionnaire  du  commerce  et  des  marcliandises,  publié  de  1835  à  1839, 
fonda  la  Librairie  d'économie  politique  et  de  commerce.  Bientôt  Guillau- 
min entreprit  la  publication  de  l'Histoire  de  l'économie  politique  de 
Blanqui,  puis  celle  et  du  Traité  du  Cours  de  J.-B.  Say,  dont  le  fils  M.  Ho- 
race Say  élait  devenu  un  des  notables  collaborateurs  du  dictionnaire.  Il 
avait  d'abord  songé  à  publier  un  recueil  périodique  qui  serait  la  continua- 


i 


(1)  Une  édition  avec  gravures  a  été  publiée,  en  1829,  par  Perrotin  et 
Guillaumin.  5  vol.  in-18. 

(2)  De  ce  nombre  :  Paris  révolutionnaire^  série  de  notices  historiques 
et  politiques,  par  G.  Cavaignac,  Eug.  Brifïault,  Saint-Germain-Leduc, 
Raspail,  Marrast,  Trélat,  Fortoul,  Go .menin,  etc.,  —  4  vol.  in-8,  1834. 
—  Fastes  de  la  Réoolutiou  française,  par  A.  .Marrast  et  Dupont,  1  vol.  in-8. 


lNÉCROLOGIE.  —  GUILLAUMIN.  115 

lion  de  son  diclionnairr  ;  ni.iis  ce  projet  se  modifia,  et  il  résolut  de  tenter 
à  son  tour  la  publicalion  d'une  Revue  mensuelle  d'économie  polilique. 
A  cet  effet,  comme  la  maison  de  la  librairie  n'avait  rien  à  distraire  (h  son 
modeste  capital,  Guillaumin  forma  une  petite  société  spéciale  pour  le  nou- 
veau journal,  et  (jràce  au  concours  de  quelques  amis  de  la  science  et  de 
quelques  amis  particuliers  (i)  il  s'enp,ap,ea  hardiment,  avec  A.  lilanqui 
pour  rédacteur  en  chef,  dans  l'entreprise  qui  souriait  à  ses  plus  jeunes 
amis,  malgré  les  témoignages  de  découragement  qui  lui  venaient  de  di- 
vers côtés.  Nous  nous  sommes  souven  t  rappelés  que  Théodore  Fix  qui  avait 
dû  suspendre  la  publication  de  sa  Revue,  peu  d'années  auparavant  (2), 
le  dissuadait  fortement  en  lui  disant  qu'il  n'obtiendrait  pas,  au  bout  de 
tous  ses  efforts,  le  concours  de  deux  cents  abonnés;  et  dix  ans  après, 
lorsque  nous  visitions  ensemble  M.  Mac  Gulloch  à  Londres,  celui-ci  s'é- 
tonnait à  la  fois  du  courage  de  Téditeur  et  du  succès  d'une  entreprise, 
exclusivement  consacrée  à  la  propagation  de  la  science  économique. 

Le  premier  numéro  du  Journal  des  Économistes  parut  le  15  décembre 
1841,  et  dès  la  première  année,  il  reçut  plus  de  quatre  cents  abonne- 
ments, le  double  de  la  prédiction  de  Fix,  qui  fut  du  reste  des  premiers  à 
applaudir  et  à  concourir  à  la  prospérité  de  la  nouvelle  Revue.  C'était  rela- 
tivement un  très-grand  succès  de  librairie,  pour  l'époque  surtout;  car, 
ainsi  que  l'a  dit  M.  Passy  dans  l'allocution  que  i^ous  venons  de  rappor- 
ter, l'économie  politique  n'était  alors  en  faveur  ni  au  sein  des  pouvoirs 
publics,  ni  dans  l'opinion.  —  C'était  aussi  un  très-grand  succès  scienti- 
fique, un  heureux  lien  entre  les  économistes  du  monde  entier,  et  une 
œuvre  dont  l'importance  nous  fut  révélée  à  tous  deux,  en  1847,  lorsque 
nous  assistâmes  au  Congrès  des  économistes  convoqué  à  Bruxelles,  et 
que  nous  pûmes  constater  de  quelle  estime  le  recueil  que  nous  publiions 
jouissait  partout  dans  l'esprit  des  hommes  les  plus  compétents.  Sous  ce 
rapport,  Guillaumin  a  eu  la  pleine  satisfaction,  souvent  refusée  aux  fon- 
dateurs, de  voir  réussir  sa  création  :  le  jour  même  qu'il  a  rendu  le  der- 
nier soupir  paraissait  le  12^  numéro  de  la  vingt-troisième  année  ! 

En  même  temps  qu'il  créait  le  Journal  des  Économistes ,  Guillaumin 
commençait  la  Collection  des  principaux  économistes,  c'est-à-dire  des  pré- 
curseurs et  des  fondateurs  de  la  science  :  Quesnay  et  les  Physiocrates, 
Turgot,  Adam  Smith,  Malthus,  J.-B.  Say,  Ricardo.  Cette  série  de  belles 
publications  en  quinze  volumes  grand  in-8,  qui  se  sont  succède  de 
1840  à  1847,  attira  l'attention  des  amis  de  la  science  et  des  amateurs 
de  beaux  livres,  tant  par  les  soins  donnés  à  la  confection  matérielle 


(1)  M.  Horace  Say,  fils  de  l'illustre  J.-B.  Say,  Casimir  Cheuvreux  etLe- 
gentil  ses  parents  ;  M.  Victor  de  Tracy,  fils  de  l'illustre  philosophe  éco- 
nomiste; MM.  D'Eslerno,  Edouard  Thayer,  Brissot-Thivars,  Barjaud. 

(2)  Reoue  mensuelle  cl' économie, politique^  5  vol.  in-8,  1833-1836, 


no  JOUKNAL  DKS  KCOiNOMlSTES. 

des  Yohinies,  que  par  le  choix  et  la  disposition  des  œuvres,  h^s  iiolices 
et  les  notes  dont  l'intelli^^^ent  éditeur  voulut  faire  accompa^^ner  ciiaquc 
ouvrage.  Secondé  par  Eu(;ène  Daire,  dont  il  avait  su  reconnaître  le 
consciencieux  talent,  il  remit  en  lumière  des  écrits  pleins  d'intérêt  pour 
la  science  économique  et  pour  Fliistoire  :  la  Dime  de  Vauban;  le  Fac- 
ium  et  le  Détail  de  la  France  de  Hoisp^uillobert,  les  écrits  de  la  brillanle 
pléiade  des  Physiocrates,  et  ceux  non  moins  curieux  à  d'autres  titres 
des  économistes  financiers  du  dernier  siècle. 

C'est  aussi  à  la  même  époque  (1842;  qu'il  contribuait  à  la  fondation  j 

de  la  Société  d'économie  politique,  au  maintien  et  à  l'accroissement  de 
laquelle  il  a  plus  contribué  que  qui  que  ce  soit  par  son  zèle  pour  la 
science,  son  entente  des  réunions  et  les  qualités  de  son  esprit.  Il  rem- 
plissait avec  une  exactitude  exemplaire  et  un  tact  parfait  les  fonctions 
de  questeur. 

L'an  d'après,  il  créait  V Annuaire  de  V économie  politique  et  de  la  sta- 
tistique,  qui  a  mis  à  la  portée  de  tous  les  amis  de  la  science  les  docu- 
ments jusqu'alors  perdus  dans  les  in-folio  administratifs  ou  dans  les 
recueils  étrangers  tout  à  fait  ignorés  ou  impossibles  à  obtenir,  et  dont 
la  22®  année  est  sous  presse  (1). 

Mais  à  cette  époque  la  vie  laborieuse  de  Guillaumin  fut  traversée  par 
un  grand  malheur  :  il  perdit  une  gracieuse  femme  douée  d'excellentes 
qualités,  d'une  aimable  douceur  de  caractère,  et  qui  lui  prodiguait  les 
soins  que  réclamait  déjà  sa  santé  chancelante,  souvent  ébranlée'  par 
le  souci  des  affaires.  La  douleur  que  lui  causa  cette  perte  fut  des  plus 
vives  ;  mais  comme  il  s'était  marié  de  bonne  heure,  sa  fille  aînée  put 
élever  sa  jeune  sœur.  Il  veillait  lui-même  sur  .'•es  deux  enfants  comme 
la  plus  tendre  des  mères,  et  il  fut  chéri  et  soigné  par  elles  avec  un 
dévouement  exemplaire. 

Peu  de  temps  avant  cet  événement,  il  avait  transporté  la  maison  de 
librairie  du  passage  des  Panoramas  dans  le  local  qu'elle  occupe  actuelle- 
ment, et  il  avait  donné  phis  d'extension  à  ses  affaires  qui  nécessitèrent 
un  accroissement  de  son  petit  capital  circulant.  Il  atteignit  ce  but  en 
fusionnant  à  Taide  des  personnes  qui  l'avaient  aidé  à  fonder  la  Revue, 
et  de  quelques  autres  qui  se  groupèrent  autour  d'elles,  son  entreprise  de 
librairie  avec  celle  du  journal,  et  en  faisant  une  société  qui  a  duré  dix- 
hidt  ans  et  qui,  en  vertu  de  l'acte  qui  a  été  renouvelé  il  y  a  quelques 
mois,  continue  sous  la  inèiiie  raison  sociale,  et  dans  la  voie  que  lui  a 
imprimée  son  créateur. 

Lors(iue  se  produisit  (en  1846)  la  lutte  du  Libre  échange,  après  le 
triomphe  de  la  Ligue  en  Angleterre,  le  Journal  des  Économistes  fut  avant 

(l)  De  1844  à  18,')5,  par  M.  Joseph  Ganiier  et  Giiilhiumin;  —  depiii^ï 
1856,  par  M.  Maurice  Block  et  Guillaumin. 


NfiCROUir,!!-.   —  (ilJIÏJ.AUMlN.  117 

dans  la  mêlée  el  l<i  librairie,  siM'oïKJa  U\  iiioiiNeinciil.  par  (Jiverses  piibli- 
calions.  De  même,  après  l'él)rani(;ment  de  18^8,  quand  il  Calliil  l'aire 
sinmltanémeiiL  tête  au  Socialisme,  à  la  Réaction  et  au  Réf^lementarisme, 
sous  toutes  les  formes.  La  table  du  journal  et  le  catalop,ue  de  la  librairie 
lémoijinent  du  concours  (jue  TœuNre  de  Guillaumin  a  apporté  au  succès 
des  idées  (pi'il  servait  avec  dévouement.  11  fut  le  premier  à  accueillir,  à 
encoiîraf'cr,  à  produire  cet  auxiliaire  inattendu  que  la  phalange  écono- 
mique vit  sur{;ir  un  beau  matin  du  dé[iarteinent  des  Landes  et  (jui  avait 
nom  Bnstiat. 

Vers  1850,  il  commença  à  s'occuper  activement  de  la  publication  du 
Dictionnaire  de  V économie  politique^  dont  nous  nous  étions  souvent  en- 
tretenus, véritable  encyclopédie  de  l'école  économique  (1),  alors  vive- 
ment battue  en  brèche  par  des  adversaires  de  toutes  nuances,  et  qui 
s'est  certainement  (grandie  aux  yeux  de  tous  par  cette  œuvre  maf];istrale. 

Il  serait  vraiment  impossible  de  rappeler  ici  toutes  les  publications  de 
Guillaumin  ;  d'année  en  année  son  catalogue  grossissait  et  les  connais- 
seurs en  bibliographie  n'ont  pas  été  sans  remarquer  que  ce  catalogue 
était  lui-même  un  répertoire  méthodique,  très-soigné  et  digne  de  figurer 
dans  une  bibliothèque  d'amateur.  11  suffit  de  dire  (jue  c'est  à  la  librairie 
de  Guillaumin  que  depuis  trente  ans  la  plupart  des  ouvrages  et  collec- 
tioiii.  d'économie  politique  ont  été  publiés.  Toutefois,  nous  ne  pouvons 
ne  pas  mentionner  encore  :  d'une  part,  la  Collection  des  Economistes  et 
publicisies  contemporains^  et  la  Bibliothèque  des  scienres  morales  et  po- 
litique (elles  ont  déjà  80  volumes)  faisant  suite,  avec  des  formats  diffé- 
rents, à  la  Collection  des  principaux  économistes  ou  des  fondateurs  de  la 
science,  par  laquelle  l'infatigabie  éditeur  inaugurait,  il  y  a  vingt-quatre 
ans,  la  remarquable  et  innombrable  série  de  ses  publications;  —  et, 
d'autre  part,  le  nouveau  Dictionnaire  universel  du  commerce  et  de  la 
navigation^  dont  il  commença  à  s'occuper  en  1855  (2),  qui  est  un  des 
meilleurs  répertoires  de  notre  temps,  et  dont  Guillaumin  a  été  à  la  fois 
l'éditeur  scrupuleux  et  le  rédacteur  en  chef  intelligent,  œuvre  qui,  à 
elle  seule,  aurait  suffi  pour  faire  la  réputation  d'un  homme,  mais  qui 
nous  aura  certainement  coûté  plusieurs  années  d'une  vie  qui  pouvait 
être  encore  utile  k  sa  famille  et  à  la  science. 

La  librairie  Guillaumin,  nous  pouvons  donc  le  dire,  est  arrivée  par 
l'initiative  énergique  de  son  fondateur,  par  le  soin  apporté  à  ses  publi- 
cations de  choix,  et  par  la  régularité  de  ses  opérations,  à  être  une  des 
premières  dans  la  librairie  française,  jouissant  d'autant  de  crédit  et  de 

(1)  Contenant  la  Bibliographie  générale  de  l'Économie  politique  avec 
notices  bio2;raphi(jues  ;  sous  la  direclion  de  Gli.  Coquelin  et  Giiillniiniin  ; 
-2  forts  vol.  grand  in-8,  1852-1853. 

(2)  2  gros  volumes  grand  in-8,  publiés  de  IS57  à  !8(î3. 


118  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

considération  que  d'aulres  qui  ont  eu  à  leur  disposition  des  capitaux 
plus  considérables  ou  qui  ont  exploité  des  branches  plus  fructueuses.  En 
fait,  le  nom  de  son  chef  est  certainement  un  des  plus  connus  et  des  plus 
estimés,  de  l'aveu  de  tous  ses  confrères. 

Quelques-uns  des  membres  les  plus  hauts  placés  de  la  Société 
d'économie  politique  avaient  sollicité  pour  le  chef  de  cette  mai- 
son la  marque  distinciive  de  la  croix  de  la  Légion  d'honneur,  qu'on  a 
donnée  à  quelques-uns  des  hommes  les  plus  importants  de  la  librairie 
et  de  l'imprimerie,  et  à  laquelle  Guillaumin  avait  en  outre  des  droits 
particuliers  ponr  avoir  éminemment  contribué  à  la  propagande  des  idées 
économiques.  Cette  demande  était  aussi  flatteuse  pour  notre  ami  que  la 
chose  elle-même,  qui  n'eût  certainement  rien  ajouté  à  l'estime  et  à  la 
considération  dont  il  jouissait,  mais  qui  eût  été  une  constatation  de  ses 
services  et  un  acte  de  justice  accompli,  à  propos  duquel  nous  avons  en- 
tendu exprimer  plus  d'un  regret  avant  et  depuis  sa  mort. 

Le  métier  d'éditeur,  de  producteur  de  livres,  est  un  des  plus  délicats 
qui  se  puisse  entreprendre  :  il  faut  savoir  apprécier  les  qualités  intrin- 
sèques des  manuscrits  et  des  ouvrages  proposés,  les  frais  de  fabrication 
et  de  publicité,  les  chances  de  vente,  c'est-à-dire  la  nature  et  l'étendue 
du  débouché.  Il  faut  savoir  demander  et  obtenir  certaines  modifications 
des  auteurs,  tant  h  cause  de  l'étendue  des  œuvres  que  de  leur  disposition  ; 
il  faut  savoir  choisir  les  meilleures  combinaisons  typographiques,  etc.  S'il 
s'agit  d'ouvrages  à  commander  aux  autres,  de  dictionnaires,  de  collec- 
tions, il  faut  savoir  s'adjoindre  un  directeur  spécial,  le  guider,  l'aider,  le 
surveiller  dans  son  travail,  ou  bien  savoir  diriger  soi-même  les  collabora- 
teurs, demander  à  chacun  ce  qu'il  sait  faire,  provoquer  le  travail  des  uns, 
repousser  celui  des  autres  :  besogne  délicate  et  difficile  quand  on  a  affaire 
à  des  hommes  dont  l'âge,  la  position,  le  caractère,  ou  les  prétentions, 
plus  ou  moins  fondées,  exigent  des  précautions  et  des  ménagements.  Il 
faut  enfin,  une  fois  que  l'œuvre  est  produite,  savoir  la  vendre,  c'est-tà- 
dire  faire  concourir  les  intermédiaires  à  son  écoulement  et  provoquer 
l'attention  du  public.  Pour  cela,  il  faut  mettre  à  la  loterie  des  annonces, 
choisir  les  meilleurs  miodes  et  les  meilleures  places  pour  la  publicité, 
faire  les  dépenses  nécessaires  et  n'en  pas  faire  au-delcà  de  ce  que  com- 
porte l'ouvrage. 

Guillaumin,  qui  aimait  sa  profession,  avait  à  un  haut  degré,  ses  livres 
en  témoignent,  les  (/ualités  nécessaires  pour  le  choix  des  ouvrages  et 
pour  leur  fabrication.  Il  avait  une  connaissance  exacte  des  qualités  des 
écrivains  dont  il  savait  se  faire  des  amis,  et  un  tact  tout  particulier  pour 
connaître  l'avis  des  uns  et  des  autres,  faire  accepter  des  conseils,  obtenir 
des  modifications;  et  s'il  s'agissait  d'une  œuvre  collective,  il  savait  y 
faire  participer  chacun  de  la  manière  la  plus  fructueuse.  C'est  ainsi  qu'il 
a  concouru  au  Journal  des  Économistes^  à  l'Annuaire,  à  ses  Collections, 


NECROLOGIE.  —  GUILLAUMIN.  119 

et  surlout  à  ses  trois  grands  Dictionnaires,  non-seulement  en  qualité 
d'éditeur  expérimenté,  mais  comme  directeur  entendu  de  la  collabora- 
tion. C'est  ainsi  qu'il  a  provoqué  plus  d'une  œuvre  qui,  sans  son  insi- 
stance et  son  concours,  n'aurait  pas  vu  le  jour. 

La  vie  de  Guillaumin  est  un  exemple  de  ce  que  peuvent  rinLelliçence 
et  le  travail  d'un  homme;  car  il  était  entièrement  fils  de  ses  œuvres. 

A  force  de  volonté,  il  sut  acquérir,  dans  le  cours  de  sa  carrière,  l'in- 
struction qui  lui  manquait  au  début.  Ses  plus  anciens  amis  se  rap- 
pellent encore  le  temps  où  ils  le  voyaient  lire,  avec  une  sorte  de 
passion,  les  moindres  papiers  qui  lui  tombaient  sous  la  main  et  passer 
encore  dans  les  cabinets  de  lecture  toutes  ses  heures  de  liberté. 
Sans  être  écrivain  et  sans  avoir  la  moindre  prétention ,  il  formu- 
lait parfaitement  sa  pensée,  et  ses  lettres  étaient  des  modèles  de  clarté 
et  de  précision,  quelques-unes  même  remarquables  par  les  tours 
d'un  style  piquant  et  incisif.  Personne  ne  savait  mieux  que  lui  l'histoire 
contemporaine  et  celle  des  mouvements  politiques,  dans  le  monde  entier, 
depuis  la  révolution  de  1789.  Peu  de  publicistes  avaient  autant  que  lui 
des  connaissances  en  géOjO^raphie  politique  et  commerciale.  Il  était  très- 
versé  dans  la  bibliographie  en  général,  et  bien  certainement  de  tous  les 
économistes  le  plus  versé  dans  la  bibliographie  économique. 

La  santé  de  Guillaumin,  nous  l'avons  dit,  avait  toujours  été  très- 
délicate;  mais  depuis  quatre  ou  cinq  ans,  il  éprouvait  de  pénibles  suffo- 
cations attribuées  tantôt  à  l'état  du  cœur,  tantôt  à  l'état  des  poumons. 
A  la  dernière  réunion  du  Bureau  de  la  Société  d'économie  politique 
(cinq  jours  avant  sa  mort),  oii,  par  parenthèse,  il  avait  été  vif  et  animé, 
comme  on  s'informait  de  sa  santé,  il  répondait  :  «Sauf  mon  asthme,  je 
vais  assez  bien;  une  fois  l'escalier  monté,  après  quelques  minutes 
de  repos,  je  reprends  possession  de  moi-même.  »  Mais,  trois  heures 
après,  en  parlant  à  M.  de  Lavergne,  il  se  sentit  subitement  pris  d'un 
malaise  et  d'un  tremblement  nerveux  qu'il  n'avait  jamais  ressenti,  et 
qui  toutefois  disparut  complètement  dans  la  soirée. 

La  veille  de  sa  mort,  le  mercredi,  il  présida  sa  petite  soirée  d'amis 
avec  plus  de  gaieté  et  d'entrain  qu'à  l'ordinaire,  et  à  minuit,  l'au- 
teur de  ces  lignes  était  obligé  d'interposer  son  amicale  autorité  pour 
lui  faire  cesser  une  discussion  sur  les  affoires  d'Amérique,  sujet  qu'il  ne 
traitait  jamais  de  sang-froid;  car  il  avait  en  horreur  l'esclavage,  et  il 
défendait  le  INord  quand  même,  avec  cette  intolérante  ardeur  qui  est  le 
caractère  des  esprits  convaincus  et  des  cœurs  souffrants. 

Le  lendemain,  jeudi,  15  décembre,  après  avoir  présidé  aux  travaux  de 
sa  maison,  donné  des  ordres  pour  le  départ  du  journal,  il  alla  entendre 
la  leçon  d'ouverture  du  cours  d'économie  politique  du  Collège  de  France, 
dont  il  applaudit  plusieurs  passages,  tout  à  fait  conformes  à  ses  vues.  Au 


120  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sortir  du  cours  il  se  troiivii  assez  bien  disposé  pour  revenir  à  pied.  Arrivé 
au  Palais-Royal,  sur  la  nouvelle  place  du  Tliéâlre-Français,  il  tombait 
comme  foudroyé.  Deux  personnes  le  portèrent  immédiatement  à  la  phar- 
macie qui  est  voisine  de  la  librairie.  Pendant  que  des  soins  lui  étaient 
prodig^ués,  il  rendit  son  dernier  soupir.  Ayant  été  reconnu,  la  terrible 
nouvelle  fut  annoncée  à  sa  fille  aînée  par  le  médecin  qui  avait  été  mandé 
immédiatement.  Celle-ci  venait  de  le  quitter,  plein  de  vie,  quelques 
instants  auparavant,  sur  la  place  du  Théâtre-Français,  et  maintenant  les 
employés  de  la  librairie  lui  rapportaient  un  cadavre!  —Averti  de  cette  ca- 
tastrophe, nous  accourions,  une  heure  après,  sur  cette  scène  de  déso- 
lation, dans  ce  même  appartement  oij  nous  avions  vu,  quelques  heures 
auparavant,  la  gaieté  du  père,  la  joie  des  enfants,  l'animation  d'une 
réunion  sympathique! 

La  mort  de  Guillaumin  a  été  mentionnée  dans  toutes  les  feuilles 
publiques  avec  des  appréciations  qui  témoignent  de  la  sympathie 
qu'avait  inspirée  sa  personne  et  son  caractère,  et  de  l'estime  dont 
jouissent  ses  publications,  la  librairie  qu'il  a  fondée,  et  les  services 
qu'il  a  rendus  à  la  science  économique.  Ses  filles  ont  reçu  en  outre,  de 
nombreuses  et  bien  flatteuses  marques  de  sympathie.  Notre  ami  com- 
mun, M.  de  Molinari,  nous  écrit  de  Bruxelles  :  «  Dites-leur  que  la  plu- 
part des  correspondances  de  Paris  ont  mentionné  la  mort  de  leur  père 
en  des  termes  qui  attestent  toute  la  considération  dont  il  jouissait...  » 

L'œuvre  de  Guillaumin  continuera  à  porter  ses  fruits,  et  son  nom  in- 
scrit sur  tant  d'œuvres  utiles  auxquelles  il  a  pris  lui-même  une  bonne 
part,  vivra  longtemps  encore,  lorsque  notre  génération  aura  entièrement 
disparu  ;  il  sera  cité  avec  éloges  par  les  historiens  de  la  science  pen- 
dant la  période  tourmentée  et  caractéristique  comprise  dans  la  seconde 
moitié  du  xix^  siècle. 

Dans  une  lettre  qu'il  nous  adresse,  l'illustre  M.  Richard  Cobden  nous 
dit  :  «  — mais  cette  mort  est  plus  qu'une  perte  privée;  elle  est  une 
grande  perte  pour  tous  les  amis  de  la  science  économique  dans  le  monde 
entier,  et  tout  particulièrement  pour  cette  partie  d'élite  de  l'opinion  en 
France....  dont  notre  ami  était  le  centre  de  ralliement.  » 

II  y  a  plusieurs  années  (1845) ,  un  des  hommes  les  plus  ardents  de  ce 
groupe  désigné  dans  ce  passage,  A.  Fonteyraud,  enlevé  à  la  fleur  de 
l'âge,  recevait  de  Frédéric  Bastiat  une  lettre  que  je  retrouvai  dans 
ses  papiers  et  dans  laquelle  on  lisait  :  «  J'avais  de  vos  nouvelles  par 
le  journal  la  Ligue,  par  M.  Guillaumin  et  par  M.  Cobden,  qui  me  parle 
de  vous  en  termes  que  je  ne  veux  pas  vous  répéter,  pour  ne  pas  blesser 
votre  modestie...  Cependant  je  me  ravise:  M.  Cobden  sera  justement 
assez  célèbre  un  jour,  pour  que  vous  soyez  bien  aise  de  savoir  le  juge- 
ment qu'il  a  porté  sur  vous,  etc.  » 


MKSSAGK  DU  PRl'lSIDENT  LINCOLN.  121 

La  l'acil<'.  prédiction  de  F.  Bastial,  s'est  accomplie  en  peu  d'années  : 
M.  Gobden  jouit  depuis  dix-huit  ans  d'une  célébrité  incontestable  et  in- 
contestée, et  son  appréciation  des  efforts  de  Guiiiaumin  est,  ainsi  que 
celle  qui  en  a  été  faite  sur  sa  tombe,  un  glorieux  titre  dont  peuvent 
s'enor{|ueillir  celles  qui  portent  son  nom,  ses  amis  particuliers,  et  aussi, 
nous  pouvons  le  dire,  les  amis  de  la  science  économique. 

Joseph  Garnier. 


BULLETIN 


I.    —    MESSAGE     LU     PAR     LE     PRESIDENT     LINCOLN 
I  AU   CONGRÈS    AMÉRICAIN,    LE    6    DÉGEMRRE    1864. 

Concitoyens  du  sénat  et  de  la  chambre  des  représentants, 

Encore  une  fois,  les  bienfaits  d'une  saison  favorable  et  d'une  abon- 
dante récolte  nous  font  un  devoir  d'être  profondément  reconnaissants 
vis-à-vis  de  Dieu  tout-puissant. 

AFFAIRES   ÉTRANGÈRES. 

La  situation  est  satisfaisante.  Le  Mexique  continue  d'être  le  théâtre 
de  la  guerre  civile,  tandis  que  nos  relations  politiques  avec  ce  pays 
n'ont  subi  aucun  changement.  Nous  avons  en  même  temps  observé  la 
neutralité  entre  les  belligérants.  A  la  demande  des  États  de  Costa  Rica 
et  Nicaragua,  un  ingénieur  habile  a  été  autorisé  à  lever  des  plans  de  la 
rivière  San  Juan  et  du  port  San  Juan.  Il  est  très-satisfaisant  que  les  dif- 
ficultés qui  avaient  un  instant  excité  des  appréhensions  politiques  et 
amené  la  clôture  de  la  route  de  transit  interocéanique  aient  été  arran- 
gées à  l'amiable,  et  il  y  a  lieu  d'espérer  que  la  route  sera  bientôt  rouverte 
avec  plus  de  facilité  qu'auparavant.  Nous  ne  saurions  exagérer  l'impor- 
tance commerciale  ou  politique  de  cotte  grande  amélioration. 
-  Des  correspondances  officielles  ont  été  librement  ouvertes  avec  Libé- 
ria, et  elles  nous  permettent  d'apprécier  avec  plaisir  le  progrès  social  et 
politique  de  cette  république.  Elle  peut  s'attendre  à  tirer  une  nouvelle 
vigueur  de  l'influence  américaine,  améliorée  par  la  rapide  disparition 
de  l'esclavage  aux  États-Unis.  Je  demande  votre  autorisation  pour  four- 
nir à  cette  république  une  canonnière  à  un  prix  modique.  Ce  prix  sera 
remboursé  aux  États-Unis  en  divers  payements.  Ce  navire  est  nécessaire 
pour  la  sûreté  de  cet  État  contre  les  races  indigènes  africaines;  entre 
les  mains  des  Libériens,  il  pourra  plus  pour  arrêter  la  traite  des  noirs 
que  ne  fera  une  escadre  dans  nos  mains.  La  possession  de  la  moindre 
force  navale  organisée  stimulerait  une  «[énéreuse  ambition  dans  cette 


122  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

république,  et  la  confiance  dont  nous  ferions  preuve  en  la  fournissant, 
concilierait  à  la  colonie  l'indulgence  et  la  faveur  de  toutes  les  nations 
civilisées. 

Le  projet  de  télégraphie  entre  l'Amérique  et  l'Europe,  par  le  détroit 
de  Behring  et  la  Russie  d'Asie,  appuyé  par  le  congrès  dans  sa  dernière 
session,  a  débuté  dans  des  circonstances  très-favorables  par  une  asso- 
ciation de  citoyens  américains,  avec  le  bon  vouloir  et  l'appui  cordial  de 
notre  gouvernement  et  de  ceux  d'Angleterre  et  de  Russie.  On  a  reçu  de  ^ 

la  plupart  des  gouvernements  de  l'Amérique  du  Sud  l'expression  de  leur  I 

haute  appréciation  de  ce  projet,  et  de  leur  empressement  à  coopérer  à 
la  construction  de  lignes  tributaires  de  cette  voie  de  communication  si 
utile  au  monde  entier.  J'apprends  avec  plaisir  que  le  projet  d'une  com- 
munication télégraphique  entre  le  côté  oriental  d'Amérique  et  l'Angle- 
terre a  été  renouvelé  avec  entière  espérance  de  le  voir  se  réaliser.  Ainsi 
il  est  à  espérer  qu'avec  le  retour  de  la  paix  intérieure  nous  pourrons 
reprendre  avec  énergie  notre  ancienne  carrière  de  commerce  et  de  civi- 
lisation. 

Je  ne  doute  pas  de  la  force  et  du  droit  du  pouvoir  exécutif,  sous  l'em- 
pire du  droit  des  gens,  d'exclure  les  ennemis  de  la  race  humaine  d'un 
asile  dans  les  États-Unis.  Si  le  congrès  croit  que  des  actes  semblables 
affaiblissent  l'autorité  de  la  loi  ou  doivent  être  ultérieurement  réglés  par 
elle,  je  recommande  qu'il  soit  adopté  des  mesures  pour  empêcher  des 
traficants  d'esclaves  d'acquérir  domicile  et  des  facilités  pour  cette  cri- 
minelle occupation  dans  notre  pays. 

Il  est  possible  que,  si  la  question  était  discutée,  les  puissances  mari- 
times, avec  la  lumière  dentelles  jouissent,  n'accordent  pas  les  privilèges 
de  belligérants  maritimes  aux  insurgés  des  États-Unis,  dépourvus  comme 
ils  le  sont  et  l'ont  toujours  été  aussi  bien  de  navires  de  guerre  que  de 
ports  et  de  rades. 

Considérant  le  peu  de  sécurité  pour  la  vie  et  la  propriété  dans  la  ré- 
gion qui  touche  à  la  frontière  canadienne,  à  raison  d'attaques  de  bri- 
gands qui  y  sont  établis,  on  a  cru  devoir  donner  avis  qu'à  l'expiration 
de  six  mois,  période  constitutionnellement  stipulée  dans  les  arrange- 
ments existants  avec  l'Angleterre,  les  États-Unis  devront  se  réputer 
libres  d'accroître  leur  armement  naval  sur  les  lacs  s'ils  le  jugent  à  pro- 
pos, et  la  condition  de  la  frontière  sera  nécessairement  examinée,  con- 
jointement avec  la  question  de  canalisation  ou  de  la  modification  des 
droits  de  transit  du  Canada  par  les  États-Unis,  ainsi  que  de  celle  du 
règlement  des  importations  temporairement  établi  par  le  traité  de  réci- 
procité du  5  juin  1854.  Je  désire  toutefois  qu'il  soit  bien  compris,  quand 
je  fais  cette  déclaration,  que  les  autorités  coloniales  du  Canada  ne  doi- 
vent pas  être  réputées  internationalement  injustes  ni  peu  amicales  en- 
vers les  États-Unis,  mais  au  contraire  il  y  a  tout  lieu  de  penser  qu'avec 
l'approbation  du  gouvernement  royal,  elles  adopteront  les  mesures  né- 
cessaires pour  prévenir  de  nouvelles  incursions  à  travers  la  frontière. 


MESSAGE  DU  PRESIDENT  LINCOLN.  123 

IMMIGRATION. 

L'acte  adopté  dans  la  dernière  session  pour  l'encouragement  de  l'émi- 
gration a  été  mis  à  exécution  autant  que  possible. Cet  acte  semble  avoir 
besoin  d'un  amendement  qui  permette  aux  officiers  du  gouvernement 
d'empêcher  les  fraudes  mises  en  pratique  contre  les  émigrants,  soit 
pendant  leur  voyage,  soit  à  leur  arrivée  dans  les  ports,  et  de  leur  assu- 
rer un  libre  choix  d'occupations  et  de  lieu  d'établissement.  La  plupart 
des  États  européens  ont  manifesté  une  disposition  libérale  pour  cette 
grande  politique  nationale,  et  c'est  un  devoir  pour  nous  d'y  répondre 
en  accordant  aux  émigrants  une  protection  effective.  Je  regarde  les  émi- 
grants qui  nous  arrivent  comme  l'une  des  principales  sources  que  la  Pro- 
vidence a  destinées  à  réparer  les  ravages  de  la  guerre  intérieure  et  les 
dommages  qu'elle  cause  à  la  force  et  à  la  santé  nationales.  Ce  qui  est 
nécessaire,  c'est  d'assurer  l'écoulement  de  cette  source  en  lui  conservant 
sa  présente  abondance,  et,  dans  ce  but,  le  gouvernement  doit  prouver 
de  toutes  les  manières  possibles  qu'il  n'a  ni  le  dessein  ni  le  besoin  d'im- 
poser le  service  militaire  à  ceux  qui  viennent  des  autres  pays  pour  plan- 
ter leur  tente  dans  notre  pays. 

FINANCES. 

Pendant  cette  année,  les  recettes  de  toute  provenance  sur  la  base  des 
mandats  signés  par  le  secrétaire  du  Trésor,  y  compris  les  emprunts  de 
la  balance  restant  au  Trésor  à  la  date  du  1er  juillet  1863,  étaient  de 
1,394,796,007  dollars  02  cents,  et  les  déboursés  sur  la  même  base  se 
sont  élevés  à  1,298,056,101  dollars  89  cents,  laissant  dans  le  Trésor  une 
balance  de  96,739,905  dollars  73  cents,  ainsi  que  le  constatent  les  man- 
dats; étant  déduits  de  ces  taux,  celui  du  principal  de  la  dette  publique 
rachetée  et  le  montant  d'émissions  en  substitution,  les  opérations  ac- 
tuellement au  comptant  du  Trésor  ont  été  :  recettes,  884,076,646  dollars 
77  cents;  déboursements,  865,236,087  dollars  86  cents  ;  ce  qui  laisse  une 
balance  dans  le  Trésor,  en  numéraire,  de  18,842,558  dollars  71  cents. 

Dans  les  recettes,  102,316,152  dollars  99  cents  ont  été  produits  par 
les  douanes;  588,533  dollars  29  cents  par  les  terres  ;  475,648  dollars 
96  cents  parles  impôts  directs;  109,741,154  dollars  10  cents  par  le  re- 
venu intérieur;  47,511,448  dollars  10  cents  par  différentes  sources,  et 
623,443,929  dollars  13  cents  par  les  emprunts  employés  à  couvrir  les 
dépenses  actuelles,  y  compris  la  première  balance.  Il  a  été  déboursé 
pour  le  service  civil  27,505,599  dollars  46  cents  ;  pour  les  pensions  et 
les  Indiens,  7,517,930  dollars  97  cents  ;  pour  le  département  de  la  guerre, 
60,791,841  dollars  97  cents  ;  pour  la  marine,  85,733,292  dollars  77  cents; 
pour  l'intérêt  de  la  dette  publique,  53,685,421  dollars  69  cents  ;  ce  qui 
forme  un  total  de  865,234,087  dollars  86  cents,  et  laisse  une  balance 
dans  le  Trésor  de  18,842,558  dollars  71  cents,  ainsi  qu'il  a  déjà  été  éta- 
bli. Quant  aux  recettes  actuelles  et  aux  dépenses  pour  le  premier  quar- 
tier et  pour  ce  qui  regarde  les  recettes  et  les  déboursés  des  trois  autres 
trimestres  de  l'année  fiscale  courante,  ainsi  que  pour  le  détail  des  opé- 


124  JOURNAL  DES  ÉGONOmSTES. 

rations  générales  du  Trésor,  je  vous  renvoie  au  rapport  du  secrétaire  du 
Trésor. 

Je  suis  complètement  d'avis  avec  lui  que  la  proportion  des  fonds  né- 
cessaires pour  faire  face  aux  dépenses  de  la  guerre,  et  venant  des  im- 
pôts, doit  être  encore  augmentée,  et  j'appelle  toute  votre  attention  sur 
ce  sujet,  afin  qu'on  puisse  adopter  telle  loi  additionnelle  que  de  besoin, 
pour  répondre  aux  justes  demandes  du  secrétaire.  Au  1""  juillet  dernier, 
ainsi  qu'il  appert  du  registre  du  Trésor,  la  dette  publique  montait  à 
4,740,690,489  dollars  49  cents.  Si  la  guerre  devait  durer  une  autre  an- 
née, ce  chiffre  s'accroîtrait  probablement  de  bien  près  de  500  millions. 
Acceptée  pour  la  plus  grande  partie  par  notre  propre  peuple  comme  une 
branche  substantielle  de  propriété  nationale  quoique  privée,  plus  cette 
propriété  sera  distribuée  avec  égalité  parmi  tout  le  peuple,  et  mieux 
cela  vaudra.  Afin  d'aider  à  une  telle  distribution  générale,  on  pourrait 
peut-être  offrir  avec  succès,  quoique  sans  danger,  de  plus  grands  avan- 
tages aux  citoyens  n'ayant  qu'une  fortune  médiocre,  ])0ur  les  décider  à 
prendre  également  une  partie  de  cette  propriété. 

Je  demanderai  donc  s'il  ne  serait  pas  bon  et  en  même  temps  de  la 
compétence  du  congrès  de  décider  qu'une  somme  limitée  d'une  émission 
quelconque  à  venir  d'obligations  publiques  pourra  être  possédée  par 
tout  acheteur  de  bonne  foi,  avec  le  privilège  d'être  exempté  d'impôt  el 
à  l'abri  de  toute  saisie  pour  dettes,  avec  telles  restrictions  toutefois 
qui  pourraient  être  nécessaires  pour  prévenir  l'abus  d'un  privilège  de 
cette  importance. 

Une  telle  mesure  permettrait  à  toute  personne  prudente  de  mettre  an- 
nuellement de  côté  quelque  petite  rente  sans  avoir  à  craindre  qu'elle 
vienne  à  lui  manquer.  Des  privilèges  comme  celui  que  je  suggère  ren- 
draient la  possession  de  ces  obligations,  jusqu'à  certaine  somme  limitée, 
excessivement  désirable  pour  tout  individu  ne  disposant  que  d'un  petit 
capital,  et  pouvant  cependant  économiser  assez  pour  entrer  dans  cette 
combinaison.  Le  grand  avantage  d'avoir  les  citoyens  comme  créanciers, 
aussi  bien  que  comme  débiteurs,  pour  ce  qui  touche  la  dette  publique, 
est  évident.  On  comprendra  facilement  qu'une  dette  qu'on  se  doit  à  soi- 
même  ne  peut  devenir  un  poids  bien  lourd.  Quoique,  au  i""  juillet  der- 
nier, la  dette  publique  excédât  de  quelque  peu  le  chiffre  probable  que  le 
secrétaire  du  Trésor  avait  présenté  au  congrès,  ce  chiffre  n'atteint  pas 
l'estimation  que  ce  fonctionnaire  a  fait  connaître,  dans  le  mois  de  dé- 
cembre précédent,  comme  devant  être  le  montant  probable  des  dé- 
penses au  commencement  de  cette  année.  Il  y  a  une  différence  de 
399,509,731  dollars.  Ce  fait  prouve  d'une  manière  concluante  que  les 
opérations  du  Trésor  ont  été  bien  conduites,  et  que  sa  condition  esl 
bonne. 

NATIONALISATION    DES    BANQUES. 

Le  système  de  banque  nationale  promet  d'être  acceptable  pour  les  ca- 
pitalistes comme  pour  le  peuple.  Le  5  novembre  dernier,  584  banques 
nationales  ont  été  organisées,  et,  parmi  ces  banques,  un  nombre  consi- 
dérable l'a  été  par  suite  de  conversions  de  banques  d'État.  Le  change- 


i^lKSSA^iK   DU   PHi;SII>KNT   LIMCOLN.  125 

nuMit  de  co  syslômc  do  harKjiics  do  VKUil  cii  J)un(|uos  iiationalos  s'odoo- 
liio  raj)id(Miionl.,  et  il  est  à  désiror  ([n'il  n'y  ait  hicntôt  plus  dans  les 
États-Unis  de  banques  d'ëmission  non  autorisées  par  le  congrès,  et  pas 
une  banknole  en  circulation  qui  ne  soit  garantie  par  le  gouvernement. 
Que  le  gouNcrnemont  et  le  peuple  retirent  un  immense  avantage  de  cette 
ré\olutioii  dans  le  systonic  do  l)<iiiquo  de  notre  pays,  c'est  une  chose 
dont  on  no  peut  douter.  Le  systèin(>  nalioiial  ci'éora  une  influence  solide 
ot  permanente  qui  viendra  en  aide  au  crédit  national  et  en  môme  tem|)s 
protégera  le  peuple  contre  toute  perte  dans  l'usage  du  papier-monnaie. 
Qu'une  nouvelle  législation  soit  désirable  ou  non  pour  la  suppression 
des  banques  d'émission  d'État,  c'est  là  une  (juestion  que  le  congrès  de- 
vra décider.  Il  est  parfaitement  clair  que  le  Trésor  ne  peut  être  gouverné 
d'une  manière  satisfaisante,  à  moins  que  le  gouvernement  ne  puisse 
exercer  un  contrôle  de  restriction  sur  la  circulation  des  banknotes  dans 
le  pays. 

MARINE. 

Le  rapport  du  secrétaire  de  la  marine  présente  un  tableau  clair  et 
satisfaisant  des  affaires  de  ce  département  et  du  service  maritime.  C'est 
véritablement  un  motif  d'orgueil  et  de  satisfaction  bien  grande  pour  nos 
concitoyens  que  d'avoir  organisé  une  marine  dans  de  si  vastes  propor- 
tions en  un  temps  aussi  court,  et  de  l'avoir  amenée  au  degré  de  per- 
fection et  de  puissance  qu'elle  a  atteint.  Le  tableau  général  de  notre 
flotte,  en  y  comprenant  les  vaisseaux  en  chantier  au  1er  décembre  1864, 
montre  un  total  de  671  vaisseaux  portant  4610  canons  et  jaugeant  en- 
semble 510,396  tonnes,  ce  qui  donne  une  augmentation  pour  cette  an- 
née, en  sus  de  toutes  pertes  faites  par  suite  de  naufrages  ou  en  guerre, 
de  88  vaisseaux,  167  canons  et  42,427  tonnes.  Le  nombre  total  des 
hommes  actuellement  employés  au  service  effectif  de  la  marine,  y  compris 
les  officiers,  est  environ  de  51,000.  324  bâtiments  ont  été  pris  par  la 
flotte  pendant  l'année,  et  le  chiffre  des  prises  faites  depuis  le  commen- 
cement des  hostilités  est  de  1,374,  parmi  lesquels  267  steamers.  L'énorme 
produit  obtenu  par  la  vente  des  vaisseaux  pris  et  condamnés  à  être  ven- 
dus monte  à  14,396,250  dollars  51  cents.  Il  reste  encore  en  ce  moment 
une  quantité  considérable  de  propriétés  saisies,  dont  l'adjudication  va 
se  faire,  et  dont  par  conséquent  le  produit  n'a  pu  être  compté. 

Le  total  des  dépenses  de  tout  genre  pour  le  département  de  la  marine, 
y  compris  celles  nécessitées  par  l'immense  flotte  créée,  du  4  mars  au 
1er  novembre  1864,  monte  à  238,647,262  dollars  35  cents.  Votre  attention 
est  respectueusement  appelée  sur  les  diverses  recommandations  du  se- 
crétaire de  la  marine,  surtout  pour  ce  qui  regarde  l'établissement  d'un 
arsenal  maritime  et  de  chantiers  convenables  pour  la  construction  et 
les  réparations  des  vaisseaux  en  fer,  des  machines  et  armures  de  nos 
bâtiments,  sujets  dont  j'avais  déjà  parlé  d'ailleurs  dans  mon  dernier 
message  annuel. 

SERVICES   PUBLICS. 

^otre  attention  est  aussi  appelée  sur  le  rapport  du   directeur  général 


126  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

des  postes  donnant  un  compte  détaillé  des  opérations  et  de  la  condition 
financière  du  département  des  postes.  Les  revenus  ])Our  l'année  finissant 
au  30  juin  1864  se  sont  élevés  à  42,438,253  dollars  78  cents,  et  les  dé- 
penses à  12,644,786  dollars  42  cents.  Les  suggestions  du  directeur  géné- 
ral des  postes  au  sujet  de  concessions  spéciales  faites  par  le  gouverne- 
ment pour  aider  à  l'établisse-ment  d'une  nouvelle  ligne  de  steamers 
transatlantiques,  et  les  recommandations  qu'il  fait  pour  le  développe- 
ment des  relations  commerciales  avec  les  contrées  voisines,  méritent 
d'être  examinées  avec  le  plus  grand  soin  par  le  congrès..  Il  est  un  fait 
digne  de  remarque,  c'est  que  l'augmentation  incessante  de  la  population, 
les  progrès  du  pays,  les  institutions  gouvernementales  sur  les  parties 
nouvelles  inoccupées  des  États-Unis  ont  été  à  peine  arrêtés,  empêchés 
ou  détruits  par  notre  grande  guerre  civile,  qui  semblerait,  au  premier 
abord,  avoir  dû  absorber  l'énergie  entière  de  la  nation.  L'organisation 
et  l'admission  de  l'État  de  Nevada  ont  été  accomplies  conformémentà  la 
loi,  et  ainsi  votre  excellent  système  est  fermement  établi  dans  ces  mon- 
tagnes qui,  autrefois,  s'étendaient  comme  un  désert  nu  et  inhospitalier 
entre  les  États  atlantiques  et  ceux  qui  ont  grandi  sur  la  côte  de  l'océan 
Pacifique. 

Les  territoires  de  l'Union  sont  généralement  dans  une  condition  de 
prospérité  et  de  rapide  croissance.  Idaho  et  Montana,  à  raison  de  leur 
grande  distance  et  de  l'interruption  des  communications,  par  suite  des 
hostilités  des  Indiens,  n'ont  été  organisés  que  partiellement.  Mais  ces 
difficultés  vont  disparaître,  ce  qui  permettra  à  leurs  gouvernements, 
comme  à  ceux  des  autres,  de  procéder  régulièrement. 

Comme  se  rattachant  à  l'agrandissement  matériel  du  pays,  j'appelle- 
rai l'attention  du  congrès  sur  les  précieux  renseignements  et  les  impor- 
tantes recommandations  touchant  les  terrains  publics,  les  affaires  des 
Indes,  le  chemin  de  fer  du  Pacifique  et  les  découvertes  de  mines  dont 
parle  le  rapport  du  secrétaire  d'État  de  l'intérieur. 

La  question  de  terrains  publics,  dont  il  a  été  disposé  pendant  les  cinq 
trimestres  qui  ont  fini  le  30  septembre  dernier,  a  été  de  4,221,342  acres. 
La  somme  tirée  des  ventes  et  locations  a  été  de  1,019,446  dollars. 

La  grande  entreprise  qui  doit  rattacher  l'Atlantique  aux  États  du  Pa- 
cifique par  des  lignes  de  chemins  de  fer  et  de  télégraphie,  a  été  pour- 
suivie avec  une  vigueur  qui  donne  l'assurance  du  succès,  nonobstant  les 
embarras  qui  proviennent  des  prix  élevés  des  matières  et  du  travail.  La 
route  de  la  principale  ligne  a  été  définitivement  établie  à  100  milles  à 
l'ouest  du.pointde  départ  de  la  ville  Omaha,  Nebraska,  et  un  tracé  pré- 
liminaire du  chemin  de  fer  du  Pacifique,  de  la  Californie,  a  été  fait  à 
partir  de  Sacramento  à  l'est,  à  la  rivière  Turquee  dans  la  Nevada. 

De  nombreuses  découvertes  de  mines  d'or,  d'argent  et  de  cinabre  ont 
été  ajoutées  aux  précédentes,  et  le  pays  occupé  par  la  Sierra  Nevada,  les 
montagnes  Rocheuses  et  les  terrains  inférieurs,  est  maintenant  exploité 
par  un  travail  richement  payé.  On  croit  que  le  produit  des  mines  de 
métaux  précieux  dans  cette  région  s'est  élevé  pendant  l'année  à  100  mil- 
lions, si  même  il  n'a  pas  dépassé  ce  chiffre. 


MESSAGE  DU   PRESIDENT  LINCOLN.  127 

Les  mesures  libérales  adoplées  par  le  coni^rès  pour  payer  les  pensions 
aux  soldats  et  aux  marins  invalides  de  la  République,  ainsi  qu'aux 
veuves,  orphelins  et  mères  de  ceux  qui  ont  péri  sur  le  champ  de  bataille 
ou  sont  morts  de  maladies  contractées  ou  de  blessures  reçues  au  service 
de  leur  pays,  ont  été  soi;^Mieusemoiit  exécutées.  Aux  rôles  des  pensions 
pendant  l'année  finissant  au  30®  jour  de  juin  dernier,  ont  été  ajoutés  les 
noms  de  16,770  soldats  hors  d'état  de  servir  et  de  271  marins  ne  pouvant 
plus  faire  le  service,  ce  qui  porte  à  22,707  le  nombre  des  pensionnaires 
invalides  de  l'armée,  et  à  712  celui  des  pensionnaires  invalides  de  la 
marine. 

Sur  les  rôles  des  pensions  de  l'armée  ont  été  inscrites  22,198  veuves, 
orphelins  et  mères,  et  248  sur  ceux  de  la  marine.  Le  nombre  actuel  des 
pensions  de  cette  catégorie  est  de  25,435  et  celui  des  pensions  de  la  ma- 
rine de  793.  Au  commencement  de  l'année,  le  nombre  des  pensionnaires 
révolutionnaires  était  de  4,480.  Douze  seulement  étaient  soldats,  et  de- 
puis il  en  est  mort  sept.  Le  reste  se  compose  de  ceux  qui,  en  conformité 
de  la  loi,  reçoivent  des  pensions  à  cause  de  leur  parenté  avec  les 
soldats  révolutionnaires.  Durant  l'année  finissant  au  30  juin  1864,  il  a 
été  payé  aux  pensionnaires  de  toutes  les  classes  4,504,616  dollars  et 
92  cents. 

SITUATION    POLITIQUE    DU    PAYS. 

La  guerre  continue.  Depuis  le  dernier  message  annuel,  toutes  les 
lignes  et  positions  importantes  qu'occupaient  alors  nos  forces  ont  été 
maintenues,  et  nos  armées  ont  constamment  avancé,  affranchissant 
ainsi  les  pays  laissés  derrière  elles,  de  telle  sorte  que  le  Missouri,  le 
Kentucky,  le  Tennessee  et  certaines  parties  des  autres  États  ont  de 
nouveau  produit  des  récoltes  passablement  bonnes.  Le  trait  le  plus  sail- 
lant des  opérations  militaires  de  l'année,  c'est  la  tentative  qu'a  faite  le 
général  Sherman  en  s'avançant  directement  à  300  milles  dans  le  pays 
insurgé.  Cette  marche  nous  fait  voir  un  grand  accroissement  de  notre 
force  relative,  puisque  notre  général  en  chef  se  sent  en  état  d'opposer  à 
l'ennemi  pour  l'attaquer  et  tenir  en  échec  toutes  ses  forces  actives,  tout 
en  détachant  une  armée  considérable,  bien  équipée,  pour  agir  dans  une 
pareille  expédition.  Gomme  le  résultat  n'est  point  encore  connu,  on  ne 
se  livre  point  ici  là-dessus  à  des  conjectures.  D'importants  mouvements 
ont  eu  lieu  aussi  durant  l'année  pour  amener  la  fusion  durable  de 
l'Union.  Bien  que  cela  n'ait  pas  réussi  complètement,  c'est  déjà  beau- 
coup que  douze  mille  citoyens,  dans  chacun  des  États  d'Arkansas  et  de 
la  Louisiane,  aient  organisé  de  loyaux  gouvernements  d'État  avec  des 
constitutions  libres,  et  qu'ils  s'efforcent  sérieusement  de  les  maintenir. 
On  ne  manquera  pas  de  remarquer  le  mouvement  qui  se  fait  dans  la 
même  direction  au  3Iissouri,  au  Kentucky  et  dans  le  Tennessee  ;  il  est 
plus  étendu,  quoique  moins  prononcé.  Mais  le  Maryland  offre  l'exemple 
d'un  succès  complet.  Le  Maryland  est  désormais  assuré  à  la  liberté  et  à 
l'Union.  Le  génie  de  la  rébellion  ne  réclamera  plus  le  Maryland. 
Comme  un  autre  esprit  diabolique,  il  peut,  étant  chassé,  chercher  à 
l'arracher  ;  mais  il  cessera  de  le  solliciter  et  de  le  séduire. 


J28  JOUKNAL  DES  ÉCUNUMISTES. 

A  la  dernière  session  du  congrès,  un  amendement  qu'on  proposait  de 
faire  à  la  Constitution  et  qui  abolissait  l'esclavage  dans  tous  les  États- 
Unis,  a  été  adopté  dans  le  sénat;  mais  il  a  échoué  parce  que  les  deux 
tiers  du  vote  requis  dans  la  chambre  des  représentants  n'avaient  pas 
été  obtenus.  Quoique  ce  soit  encore  le  même  congrès  et  presque  les 
mêmes  membres,  et  sans  mettre  en  doute  la  sagesse  ou  le  patriotisme 
de  ceux  qui  étaient  dans  l'opposition,  j'ose  recommander  que  dans  la 
présente  session  l'on  reprenne  la  mesure  en  considération.  Il  va  sans 
dire  que  la  question  en  elle-même  n'est  pas  cha'ngée  ;  mais  une  élection 
qui  est  intervenue  montre  avec  une  presque  certitude  que  le  prochain 
congrès  adoptera  la  mesure.  Ce  ne  sera  plus  qu'une  question  de  temps 
que  celle  de  savoir  quand  l'amendement  proposé  ira  aux  États  pour 
qu'ils  le  mettent  en  vigueur,  et  comme  cela  ne  peut  qu'arriver,  ne  pou- 
vons-nous pas  dire  que  le  plus  tôt  sera  le  meilleur?  On  ne  prétend  pas 
que  l'élection  a  imposé  aux  membres  le  devoir  de  changer  d'opinions  ou 
de  voter;  ils  n'ont  qu'à  examiner  un  nouvel  élément  de  la  question. 
Leur  jugement  peut  en  être  affecté.  C'est  la  voix  du  peuple  qui,  aujour- 
d'hui pour  la  première  fois,  se  fait  entendre  sur  cette  question.  Dans 
une  grande  crise  nationale  comme  celle-ci,  l'unanimité  d'action  parmi 
ceux  qui  cherchent  le  but  commun,  est  très-désirable  et  presque  indis- 
pensable, et  cependant  on  n'obtiendra  point  cette  unanimité  si  l'on  n'a 
pas  quelque  déférence  pour  la  volonté  de  la  majorité,  et  cela  simplement 
parce  que  c'est  la  volonté  de  la  majorité. 

Oui,  le  maintien  de  l'Union,  voilà  le  but  commun,  et  parmi  les  moyens 
de  se  l'assurer,  cette  volonté,  par  l'organe  de  l'élection,  se  prononce 
très-clairement  en  faveur  de  cet  amendement  constitutionnel.  L'indice 
le  plus  manifeste  du  vœu  public  en  ce  pays  se  trouve  dans  les  élections 
populaires.  A  en  juger  par  les  récentes  discussions  électorales,  le  vœu 
du  peuple  dans  les  États  loyaux  pour  que  l'Union  soit  maintenue  dans 
son  intégrité,  n'a  jamais  été  plus  énergique  ni  presque  plus  unanime 
qu'à  présent.  Le  calme  extraordinaire  et  l'ordre  parfait  avec  lesquels 
des  millions  de  votants  se  sont  rendus  ensemble  au  scrutin  en  ont  donné 
l'incontestable  assurance.  Non-seulement,  ceux  qui  veulent  ce  qu'on 
appelle  l'Union-Ticket,  mais  encore  une  grande  majorité  du  parti  de 
l'opposition  peuvent  prétendre  avec  raison  qu'ils  poursuivent  le  même 
but. 

C'est  un  argument  invincible  qui  prouve  que  nul  candidat  à  un  poste 
ou  emploi  quelconque,  humble  ou  élevé,  n'a  osé  chercher  des  votes  en 
déclarant  qu'il  renonçait  à  l'Union. 

Il  y  a  eu  beaucoup  de  débats  relativement  aux  meilleurs  moyens  les 
plus  favorables  à  la  cause  de  l'Union.  Mais  dans  le  débat,  à  savoir  s'il  y 
aura  Union  ou  non-Union,  les  hommes  politiques  ont  fait  voir  qu'ils 
savaient  au  fond  qu'il  n'y  a  nulle  diversité  d'opinions  parmi  le  peuple. 
En  donnant  au  peuple  l'occasion  de  montrer  au  monde  cette  fermeté, 
cette  unanimité  de  volonté,  l'élection  a  été  d'une  immense  importance 
pour  la  cause  nationale.  L'élection  a  manifesté  un  autre  fait  qu'il  n'est 
pas  moins  important  de   connaître  :  c'est  que  nous  sommes   loin  de 


MESSAGE  DU  PRÉSIDEINT  LINCOLN.  129 

répuisement  dans  la  |)lus  précieuse  branche  des  ressources  nationales, 
celle  des  hommes  qui  sont  vivants. 

POPULATION. 

S'il  est  triste  de  songer  que  la  guerre  a  rempli  tant  de  tombes,  a  causé 
tant  de  deuil  dans  les  familles,  on  éprouve  ({uelque  consolation  quand 
on  apprend  qu'en  comparaison  des  survivants,  ceux  qui  ont  péri  sont  en 
si  petit  nombre.  Si  des  corps,  des  divisions,  des  brigades  et  des  régi- 
ments ont  dis[)aru  après  tant  de  combats,  une  grande  majorité  des 
hommes  qui  les  composaient  sont  encore  vivants.  Il  en  est  de  même  de 
la  marine.  Les  votes  électoraux  en  sont  la  preuve.  On  ne  pouvait  autre- 
ment trouver  tant  de  votants. 

Les  États  faisant  régulièrement  des  élections  aujourd'hui  et  il  y  a 
quatre  ans,  c'est-à-dire  la  Californie,  le  Gonnecticut,  le  Delaware,  l'Illi- 
nois,  rindiana,  le  lowa,  le  Kentucky,  le  Maine,  le  Maryland,  le  Massa- 
chusetts, le  Michigan,  New  Hampshire,  New  Jersey,  New  York,  Ohio, 
rOrégon,  la  Pensyh  anie,  Rhode  Island,  Vermont,  Ouest  Virginia  et  le 
Wisconsin,ont  donné  3,98*2,017  votes  aujourd'hui  contre  3,982,011,  chiffre 
auquel  il  faut  ajouter  83,762  votes  émis  dans  les  nouveaux  États  de 
Kansas  et  de  Nevada,  lesquels  n'ont  pas  voté  en  1860,  ce  qui  fait  ainsi 
un  total  général  de  4, 013, 773  :  augmentation  nette  durant  les  trois  an- 
nées et  demie  de  la  guerre,  145,751  votes. 

A  ce  total  il  faut  ajouter  le  nombre  de  tous  les  soldats  faisant  campagne 
de  Massachusetts,  Rhode  Island,  New  Jersey,  Delaware,  Indiana,  Illinois 
et  Californie  qui,  aux  termes  des  lois  de  ces  États,  ne  peuvent  pas  voter 
loin  de  leurs  foyers;  leur  nombre  ne  peut  pas  être  au-dessous  de  100,000. 
Ce  n'est  pas  tout  :  le  nombre  des  territoires  organisés  est  triple  actuel- 
lement de  ce  qu'il  était  il  y  a  quatre  ans. 

Peu  importe,  du  reste,  de  constater  ce  qui  a  amené  l'augmentation  ou 
de  démontrer  qu'elle  aurait  pu  être  plus  forte  sans  la  guerre,  ce  qui  est 
probablement  vrai.  Le  fait  important  qui  est  avéré,  c'est  que  nous  avons 
essentiellement  plus  d'hommes  que  nous  n'en  avions  au  début  de  la 
guerre;  que  nous  ne  sommes  nullement  épuisés  ni  en  voie  d'épuisement; 
que  nous  gagnons  en  force  et  que  nous  pourrons,  s'il  le  faut,  continuer 
la  lutte  indéfiniment. 

Voilà  pour  les  hommes.  Les  ressources  matérielles  sont  plus  complètes 
et  plus  abondantes  que  jamais  ;  les  ressources  nationales  ne  sont  donc 
pas  épuisées;  il  y  a  plus,  elles  sont  inépuisables.  La  volonté  publique 
de  rétablir  et  maintenir  l'autorité  nationale  n'a  pas  changé,  et,  nous  le 
croyons,  elle  ne  saurait  changer.  Reste  à  choisir  le  mode  de  continua- 
tion des  efforts. 

COiNDlïlONS    POUR    LA    PAIX. 

En  examinant  soigneusement  toutes  les  preuves  patentes,  je  trouve 
qu'aucune  tentative  de  négociations  avec  le  chef  insurgé  n'aboutirait  à 
aucun  bien.  Il  n'accepterait  pas  autre  chose  que  le  démembrement  de 
l'Union,  c'est-à-dire  précisément  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  et  que 
nous  ne  voulons  pas  accorder.  Ses  déclarations  dans  ce  sens  sont  claires 
et  souvent  répétées.  Il  n'essaye  pas  de  nous  donner  le  change,  il  ne  nous 
2*=  sÉuiE.  T.  XLV.  —  [^janvier  1865.  9 


130  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

fournit  pas  d'excuse  pour  nous  tromjjer  nous-mêmes.  Il  ne  peut  pas 
volontairement  réaccepter  l'Union;  nous  ne  pouvons  j)as,  quanta  nous, 
concéder  ce  point. 

Entre  lui  et  nous,  la  distinction  est  simple,  inexorable:  c'est  une 
question  qui  ne  peut  être  résolue  que  par  la  guerre,  et  décidée  que  par 
la  victoire.  Si  nous  cédons,  nous  sommes  battus;  si  le  peuple  du  Sud  lui 
fait  faute,  il  succombe. 

D'une  et  d'autre  part,  ce  seront  la  victoire  et  la  défaite  à  la  suite  de 
la  guerre.  Toutefois,  ce  qui  est  vrai  de  celui  qui  dirige  la  cause  rebelle 
n'est  pas  nécessairement  vrai  de  ses  partisans  ;  encore  bien  fju'il  ne 
puisse  pas  réaccepter  l'Union,  eux  le  peuvent.  Nous  savons  que  certains 
d'entre  eux  désirent  la  paix  et  la  réunion.  Leur  nombre  peut  encore 
être  grand.  Ils  peuvent,  dans  un  moment  donné,  avoir  la  paix  tout  sim- 
plement en  mettant  bas  les  armes  et  en  se  soumettant  à  l'autorité  natio- 
nale consacrée  par  la  constitution. 

Après  tout,  le  gouvernement  ne  pourrait  pas,  quand  il  le  voudrait, 
continuer  la  guerre  malgré  eux.  La  population  fidèle  ne  le  soutiendrait 
ni  ne  le  permettrait  pas.  Si  des  questions  restaient  à  résoudre,  nous  les 
arrangerions  à  l'aide  de  la  législation,  et  par  les  voies  pacifiques  de 
conférences,  des  tribunaux,  du  suffrage  des  votes,  et  en  faisant  appel  à 
tous  les  procédés  constitutionnels  et  légaux.  Il  est  certaine  question  et 
il  pourrait  en  surgir  d'autres  qu'il  ne  serait  pas  donné  au  pouvoir  exé- 
cutif de  régler,  par  exemple,  l'admission  de  membres  dans  le  congrès, 
et  la  question  d'emploi  d'argent.  Le  pouvoir  exécutif  serait  considéra- 
blement amoindri  par  la  cessation  de  la  guerre  actuelle.  Toutefois,  des 
amnisties  et  des  pardons  seraient  encore  de  son  ressort.  Le  passé  peut 
donner  une  juste  idée  de  l'esprit  et  du  mode  dans  lequel  ce  pouvoir 
serait  exercé. 

Il  y  a  un  an,  amnistie  générale  dans  des  conditions  particulières  fut 
offerte  à  tous,  sauf  certaines  classes  spécifiées.  On  faisait  savoir  en  même 
temps  que  les  classes  exceptées  pourraient  encore  se  réclamer  de  la  clé- 
mence spéciale.  Pendant  l'année,  bien  des  gens  ont  profité  de  cette  dis- 
position générale.  Bien  d'autres  encore  l'eussent  fait,  si  des  marques  de 
mauvaise  foi  dans  quelques  cas  n'avaient  mené  à  l'adoption  de  mesures 
de  précautions,  de  nature  à  rendre  le  succès  de  l'intrigue  moins  facile 
et  moins  certain. 

Pendant  la  môme  période,  des  pardons  spéciaux  ont  été  accordés  à 
des  individus  des  classes  exceptées  et  aucune  demande  volontaire  n'a  été 
repoussée.  Ainsi,  pendant  une  année,  la  porte  a  été  ouverte  à  tous,  si  ce 
n'est  à  ceux  qui  n'étaient  pas  en  état  de  faire  un  choix  libre,  c'est-à-dire 
aux  individus  arrêtés.  Elle  est  encore  ouverte  à  tous;  mais  le  temps 
pourra  venir,  et  il  viendra  probablement,  où  le  devoir  public  exigera 
qu'elle  soit  close,  et  plus  rigoureusement  que  par  le  passé. 

En  présentant  la  remise  des  armes  à  l'autorité  nationale,  de  la  part  des 
rebelles,  comme  étant  l'unique  condition  indispensable  pour  la  cessa- 
tion de  la  guerre  de  la  part  du  gouvernement,  je  ne  rétracte  rien  de  ce 
que  j'ai  dit  précédemment.  Quant  à  rcbcluvage,  je  répcle  la  déclaration 


DERNIKRS  TBAYAUX  DU  CONSEIL  SUPl'^RIEUK  DU  COMMERCE.     131 

lailo  Tan  dernier  :  taiil  (pie  j'occuperai  ma  position  actuelle,  jo  n'es- 
sayerai pas  de  rétracter  ni  de  modifier  la  i)roclainati()n  d'émancipation, 
et  je  ne  rendrai  à  l'esclavage  aucun  individu  qui  sera  libre  en  vertu  de 
cette  proclamation  ou  de  toute  autre  du  congrès.  Si  le  peuple,  par  un 
moyen  quelconque,  venait  i\  faire  au  pouvoir  exécutif  un  devoir  de  rendre 
ces  individus  ;\  l'esclavage,  un  autre,  et  non  pas  moi,  prendrait  alors 
l'initiative  d'une  telle  proposition. 

En  énonçant  une  seule  condition  de  la  paix,  je  veux  simplement  dire 
que  la  guerre  cessera  do  la  part  du   gouvernement  alors  qu'elle  aura 

cessé  de  la  part  de  ceux  qui  l'ont  commencée. 

Abraham  Lincoln. 


IL  —  DERNIERS    TRAVAUX  DU  CONSEIL  SUPERIEUR  DU 

COMMERCE. 

Le  conseil  supérieur  du  commerce  a  tenu,  à  la  fin  de  l'année  1864, 
une  session  qui  a  été  courte,  mais  qui  n'en  a  pas  moins  été  bonne.  Les 
questions  sur  lesquelles  le  conseil  était  appelé  à  émettre  un  avis  étaient 
toutes  relatives  à  la  marine  marchande,  à  l'industrie  de  l'armateur.  Il 
s'agissait  de  savoir  jusqu'à  quel  point  cette  industrie  serait  soumise  à 
la  concurrence  étrangère,  dont  elle  a  été  affranchie,  sous  prétexte  de 
protection,  par  une  série  de  mesures  restrictives  dont  le  produit  net  a 
été  de  la  réduire  à  la  dernière  extrémité.  Une  enquête  fort  instructive 
avait  eu  lieu  antérieurement  par-devant  le  conseil  supérieur,  et  elle  avait 
démontré  d'une  manière  trop  décisive  que  cotte  branchii  importante 
d'industrie,  dont  le  maintien  est  réclamé  par  les  besoins  de  la  défense 
nationale,  succombait  sous  le  fardeau  de  la  protection  prétendue,  d'où 
la  conséquence  qu'au  lieu  du  régime  des  restrictions,  il  fallait  lui  ap- 
pliquer le  régime  de  la  liberté. 

Le  ministre  de  la  marine  avait  déjà,  dans  la  mesure  de  ses  attribu- 
tions, agi  avec  une  décision  digne  de  grands  éloges,  pour  substituer 
l'influence  vivifiante  de  la  liberté  à  l'atonie  et  au  dépérissement  que  le 
système  ultra-réglementaire  traîne  après  lui.  Parmi  les  actes  multipliés 
dus  à  son  initiative,  il  faut  signaler  surtout  ceux  qui  ont  trait  à  l'inscrip- 
tion maritime.  L'un  de  ces  actes  consiste  dans  la  loi  qui  affranchit  com- 
plètement de  l'inscription  maritime  tous  les  ouvriers  des  ports  que, 
par  une  anomalie  choquante  dans  un  pays  libre,  on  pouvait  enlever  de 
leurs  chantiers  pour  les  envoyer  dans  les  arsenaux  de  la  marine  gagner 
des  salaires  de  moitié  de  ceux  qu'ils  trouvaient  chez  eux.  Un  autre  acte 
de  plus  de  portée  encore  est  celui  qui,  en  laissant  subsister  le  nom  de 
l'inscription  maritime  pour  les  matelots  et  les  gens  de  mer,  amoindrit 
l'institution  au  point  de  n'en  plus  laisser  subsister  qu'une  ombre  desti- 
née elle-même  à  s'effacer  sous  peu.  Avant  ce  décret,  qui  a  modifié  si 
heureusement  l'inscription  maritime,  les  matelots  et  les  gens  de  mer 
étaient  soumis,  depuis  l'âge  de  18  ans  jusqu'à  celui  de  oO,  à  un  servage 
véritable.  Us  ne  s'appartenaient  [)as,  ils  étaient  les  si'rfs  de  l'Etat.  On 
s'étonne  qu'un   pareil  mode  d'existence  pour  une  classe  nombreuse  et 


132  JOURNAL  DES  ÊGONOiMlSTES. 

éminemment  estimable  ait  pu  sui-vivre  si  longtemps  à  la  rë\olntion  de 
1789.  dont  les  principes  le  réprouvaient.  Un  préjugé  fort  enraciné  dans 
les  esprits  se  perpétuait  au  mépris  des  principes,  il  a  fallu  de  la  réso- 
lution pour  surmonter  le  préjugé,  qui  se  présentait  affublé  de  l'autorité  de 
la  tradition,  et  qui  se  prévalait,  à  tort  il  est  vrai,  du  grand  nom  de  Golbert. 

Mais  après  les  coups  portés  à  l'inscription  maritime  et  après  divers 
autres  changements  d'un  libéralisme  non  moins  intelligent  qui  étaient 
du  ressort  du  ministre  de  la  marine,  il  restait  grandement  à  faire.  Il  y 
avait  à  examiner  la  partie  de  la  législation  maritime  qui  a  un  caractère 
fiscal,  et  dépend  des  ministères  des  finances  et  du  commerce.  Il  y  avait 
à  savoir  ce  qu'on  ferait  de  l'échafaudage  des  droits  prétendus  i)rotec- 
teurs  du  pavillon  français,  ou  de  ceux  qui  avaient  pour  objet  de  proté- 
ger la  construction  des  navires  en  France.  Tel  a  été  le  principal  sujet  des 
dernières  délibérations  du  conseil  supérieur. 

D'après  les  bruits  qui  circulent  et  que  toul  poi'te  à  croire  fondés,  le 
conseil  supérieur  a  donné  une  solution  franchement  libérale  à  toutes 
ces  questions,  non  pourtant  sans  d'assez  vifs  débats,  dit-on. 

Le  conseil  a  commencé  pai-  un  vote  qui  semblait  engager  la  solution 
de  toutes  les  autres  questions.  Il  s'agissait  de  savoir  si  la  construction 
des  navires  continuerait  d'être  sous  le  régime  dit  protecteur.  Le  conseil 
s'est  prononcé  pour  la  négative.  Les  navires  étrangers  seront  francisés 
sans  payer  de  droits.  Par  contre,  les  armateurs  auront  la  faculté  d'intro- 
duire en  franchise  de  droits  toutes  les  matières  em])loyées  dans  la  con- 
struction des  navires,  en  attendant  le  jour  qu'il  faut  hâter  où  ces  matières 
seront  affranchies  de  droits  de  douane,  au  profit  de  tous  les  producteurs 
et  consommateurs  français. 

Une  fois  ce  point  établi  et  les  armateurs  nationaux  mis  ainsi  autant 
que  possible  sur  le  pied  des  armateurs  étrangers,  il  y  avait  à  décider  si 
ces  derniers  continueraient  à  être  soumis  à  un  droit  de  tonnage  qui  les 
grève  seuls.  Il  a  été  prouvé  dans  l'enquête  (|ue  ce  droit  de  tonnage  en- 
traînait de  nombreux  inconvénients  pour  l'industrie  française  et  pour  le 
consommateur  français:  Le  conseil  a  émis  l'avis  qu'il  y  a^  ait  lieu  de  le 
supprimer,  sans  distinction  entre  la  Méditerrannée  et  l'Océan.  Ce  droit 
rend  3  millions  environ.  Ainsi  cest  une  l'éforme  qui  ne  grèvera  guère  le 
budget.  Ace  sujet,  une  question  a  été  soulevée,  celle  du  privilège  qui 
fut  accordé  en  I8l()  ou  1817  à  la  ville  de  Marseille,  d'être  exempte  du 
droit  de  tonnage  perçu  dans  tous  les  autres  ports  français.  Ce  privilège, 
(jui  confère  un  avantage  imi)ortanl  sur  les  autres  ports  de  l'empire  à  une 
ville  à  laquelle  sa  situation,  la  grandeur  de  ses  capitaux  et  les  établisse- 
ments ([ui  s'y  sont  multii)liés  en  confèrent  déjà  un  si  grand  nombre, 
avait  donné  lieu  à  beaucouj)  de  réclamations.  Le  conseil  supérieur  a  re- 
connu qu'il  ne  pouvait  être  maintenu  ;  mais  il  pro[)Ose  de  le  faire  dispa- 
raître par  un  procédé  qui  n'enlè\e  rien  à  Marseille.  L'égalité  se  ferait 
par  l'abolition  générale  du  droit. 

Le  droit  de  tonnage  était  ancien  dans  noire  législation.  Il  avait  été  in- 
troduit par  Colberl,  et  ce  fut  le  point  de  départ  des  mesures  adoptées 
contre   la  Hollande,    mesures  qui    dêlerminèrcnt    successivement  des 


DERNIKRS  TRAVAUX  DU  CONSKIL  SUPKRllîUR  DU  CO^IMF.RCF:.     133 

i^iKMTOs  liMiil>l(>s  (>L  (iîialoiiHMil  riinosU's.  Au  contraire,  les  droits  (Jiiïé- 
rontiels  sur  le  [)a\illoii,  (jui,  selon  la  (li\ersil('  des  mareliaiKlis(>s,  vien- 
nent i^rossir  plus  ou  moins  les  di'oils  do  douane,  sont  d'invcMition  mo- 
derne. On  les  imagina  à  cette  épo({U(^  très-peu  leculée  où  la  France  était 
lancée  h  [)lcines  voiles  dans  le  système  de  la  i)rolcction  à  outi'ance.  Les 
l)rolnl)ilionisles  s'en  étaient  donné  à  coMir-joie.  On  avait  entassé  diffé- 
rence sur  dillérence  comme  Pélion  sui-  Ossa,  et  chaque  didérence  com- 
portait un  régime  particulier.  Il  y  avait  la  navigation  réservée,  où  le  })a- 
villon  français  était  seul  admis;  il  y  avait  la  navigation  directe  de 
l'étranger  qui  nous  apportait  ses  propres  produits;  il  y  avait  le  pavillon 
tierce,  (jui  se  chargeait  dans  les  lieux  mêmes  d'origine  ;  il  y  avait  ensuite 
la  navigation  qui  puisait  la  marchandise  étrangère  dans  les  entrepôts. 
11  y  avait  aussi  la  navigation  d'en  deçà  des  caps  et  la  navigation  d'au 
delù  ;  puis  il  y  avait  la  navigation  à  i)artir  des  îles  de  la  Sonde  et  après 
les  îles  de  la  Sonde.  C'était  distinction  sur  distinction,  règlement  sur 
règlement.  Les  prohibitionistes  trouvaient  cela  très-savant,  les  gens  de 
bon  sens  pensaient  au  contraire  que  c'était  une  complication  déraison- 
nable et  barbare.  Le  conseil  supérieur,  en  présence  de  cet  échafaudage 
immense,  a  été  d'avis  que  le  mieux  était  de  le  jeter  par  terre  tout  entiei- 
sans  en  rien  conserver.  Il  a  cru  seulement  que,  pour  ménager  les  ima- 
ginations qui  s'alarment  des  changements  trop  rapides,  il  convenait 
d'échelonner  les  diverses  parties  de  l'entreprise.  Les  surtaxes  de  pavil- 
lon proprement  dites  disparaîtraient  dans  trois  ans,  les  surtaxes  d'en- 
trepôt dans  six.  Il  a  su  ainsi  associer  un  salutaire  esprit  de  décision  avec 
l'esprit  de  prudence.  C'est  heureusement  opérer  la  transition. 

Le  conseil  supérieur  a  eu  à  se  prononcer  en  outre  sur  des  questions 
accessoires  qui,  dans  la  pratique,  ont  b'en  leur  prix.  Notre  législation 
sur  les  intérêts  maritimes  offre  des  dispositions  vieillies.  Elle  est  héris- 
sée de  restrictions  au  moins  inutiles.  Il  y  avait  sur  divers  points  à  la 
rajeunir  et  à  la  faire  profiter  des  indications  de  l'expérience.  Ainsi  un 
navire  peut-il  être  hypothéqué  de  manière  à  servir  de  gage  et  de  base  au 
crédit?  En  cas  de  saisie,  la  procédure  continuera-t-elle  de  se  faire  de- 
vant les  tribunaux  civils,  et  ne  vaut-il  pas  mieux  la  déférer  aux  tribu- 
naux de  commerce?  L'assurance  du  fret  est  licite  en  Angleterre.  En 
France,  où  du  reste  nous  sommes  fort  arriérés  sur  les  assurances  en  gé- 
néral, elle  est  interdite  :  n'y  aurait-il  pas  lieu  d'imiter  en  cela  les  An- 
glais ?  Sur  chacun  de  ces  sujets  et  sur  quelques  autres  qui  lui  étaient 
soumis,  le  conseil  supérieur  a  émis  un  avis  conforme  aux  idées  progres- 
sives qui  sont  l'honneur  de  notre  temps. 

Cette  session  du  conseil  supérieur  aura  donc  été  remarquablement 
féconde.  Le  gouvernement  se  confermera-t-il  à  ses  avis?  Tout  porte  à 
le  croire.  La  plupart  des  ministres,  sinon  tous,  font  de  droit  partie  du 
conseil  supérieur,  et  plusieurs  cette  fois  ont  pris  une  part  active  à  ses 
travaux  de  manière  à  s'en  rendre  solidaires.  Le  ministre  du  commerce, 
qui  en  est  de  fondation  le  président,  a  présidé  toutes  les  séances.  On  as- 
sure que  le  ministre  des  lînances  a  fait  exprimer  au  conseil  supérieur 
son  adhésion   entière   en    principe   aux  réductions  et  suppressions  des 


134  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

droits  qui  dtaient  on  question.  On  ajoute  que   le   ministre  d'État,  non- 
seulement  a  suivi  ces  délibérations,  mais  y  a  fréquemment  pris  la   pa-  jfl 
rôle  avec  l'autorité  qui  lui  appartient.  Si  les  bruits  qui  ont  couru  sont  ' 
exacts,  la  présence  de  M.  llouher,   sa  dialectique  serrée  et  sa  parfaite 
connaissance  des  faits  n'auraient  pas  médiocrement  contribué  au  carac- 
tère libéral  et  progressif  qui  a  distingué  les  votes  du  conseil. 

Ainsi  la  liberté  du  commerce  fait  son  chemin  pour  ainsi  dire  d'elle- 
même  sous  tous  les  aspects.  Quelle  différence  de  l'époque  actuelle  à  celle 
où  fut  conclu  le  traité  de  commerce!  Alors  le  principe  de  la  liberté 
commerciale  était  plus  que  suspect  dans  les  rangs  de  notre  industrie. 
C'était  la  huitième  plaie  d'Egypte.  Deux  chambres  de  commerce  à  peine, 
celles  de  Lyon  et  de  Montpellier,  y  étaient  ralliées.  Aujourd'hui  la  plu- 
part s'y  montrent  converties.  Il  paraît  que  les  membres  du  conseil  supé- 
rieur qui  ont  été  pris  dans  les  chambres  de  commerce  n'ont  pas  été  les 
moins  résolus  cette  fois  en  faveur  des  mesures  libérales.  Des  villes  en- 
tières, qui  étaient  hostiles  au  drapeau  de  la  liberté  commerciale,  y  sont 
passées  avec  une  sorte  d'enthousiasme.  Gomme  toutes  les  libertés  sont 
sœurs,  le  sentiment  de  la  liberté  politique  elle-même  a  puisé  une  nou- 
velle force  dans  les  conquêtes  de  la  liberté  du  commerce.  N'est-ce  pas 
une  raison  pour  que  les  bons  citoyens,  les  amis  du  progrès  politique 
soient  favorables  à  celle-ci,  et  pour  qu'ils  hâtent  de  leurs  vœux  et  de 
leurs  efforts  le  moment  où  le  pays  en  jouira  dans  sa  plénitude? 

[Journal  des  Débats.) 

III.    —  RÉSUMÉ  DU  RAPPORT  DU  MINISTRE  DES  FINANCES 

DE  TURQUIE  SUR  LES  FINANCES  DE  l'eMPIRE. 

La  dette  flottante,  qui  s'élevait  encore  à  800,000  bourses  à  l'époque 
de  la  publication  du  dernier  budget,  est  réduite  aujourd'hui  à 
5200,000  bourses,  savoir  : 

Ministère  des  finances 40,000 

—  de  la  guerre.  ......  50,000 

—  de  la  liste  civile 10,000 

—  de  la  marine 60,000 

Département  de  l'artillerie 15,000 

Divers 25,000 

200,000 

Le  remboursement  de  ce  reliquat  est  pleinement  assuré  par  les  ren- 
trées des  revenus  actuels. 

Les  économies  réalisées  par  le  ministère  delà  guerre  étaient,  pour  l'an- 
née 1279,  de  130,000  bourses.  Elles  sont  pour  l'année  1280  de  31,000  bour- 
ses, soit  en  totalité  161,000  bourses.  Cette  somme  suffit  pour  couvrir 
les  intérêts  et  l'amortissement  des  200,000  bourses  affectées  au  retrait 
du  caïmé. 

Le  budget  actuel  est  grevé  de  250,000  bourses  provenant  des  annuités  : 

lo  De  l'emprunt  de  5,000,000  de  livres  sterling; 


RAPPORT  DU  MINISTRE  DES  FINANCES  DE  TURQUIE.  135 

2»  Des  consolidés  do  la  V  émission  ; 

3°  Dos  bons  de  Syrio;  tandis  (iiie,  d'un  autre  côté,  les  recettes  sont 
restées  au-dessous  des  prévisions. 

Les  économies  opérées  encore  cette  année  n'ayant  pas  sulO  à  couvrir 
le  déficil,  on  a  dil  recourir  à  la  création  de  nouvelles  ressources  : 

1"  Imposition  d'un  droit  uniforme  de  22  piastres  par  ocque  sur  le  ta- 
bac, à  partir  du  1/13  mars  1813  mars  1864  ; 

2"  Au2;mentation  du  droit  sur  les  sels.—  On  espère  que  la  mise  à  exé- 
cution de  ces  mesures  aura  pour  efïet  de  doubler  les  recettes  sur  les 
deux  articles  en  question. 

En  résumé,  il  y  a  un  excédant  de  recettes. 

Toutefois,  la  lenteur  avec  laquelle  s'opère  la  rentrée  desreve  nus  établit 
un  découvert.  Car  si  l'on  prend  sur  les  recettes  effectuées  dans  le  cou- 
rant de  l'année  la  somme  de  1  million  de  bourses  qu'exige  le  service  de 
la  dette  publique  intérieure  et  extérieure,  le  solde  ne  pourrait  faire  face 
qu'aux  deux  tiers  des  autres  dépenses.  Pour  combler  ce  déficit  tempo- 
raire, deux  voies  s'ouvraient,  soit  l'usage  de  fonds  spéciaux,  soit  une 
émission  de  bons  du  Trésor. 

Le  capital  de  réserve  créé  l'année  dernière  n'a  pas  donné  les  résultats 
qu'on  attendait.  Cela  s'explique  par  l'exiguïté  de  son  chiffre.  D'autre 
part,  la  diminution  de  30,000  bourses  sur  le  Verghi  sera  couverte  par 
les  réformes  opérées  cette  année  sur  l'assiette  de  cet  impôt. 

Il  y  a  une  augmentation  de  50,000  bourses  sur  les  dîmes  de  l'Anatolie  ; 
celles  de  la  Roumélie  ayant  été  données  à  ferme  aux  contribuables  eux- 
mêmes,  il  ne  peut  pas  y  avoir  d'augmentation. 

La  taxe  sur  les  moutons  a  produit  cette  année  un  excédant  sur  celle 
de  l'année  dernière  de  46,000  bourses.  Elle  est  attribuée  à  l'augmenta- 
tion de  l'impôt  parles  moutons  de  l'Anatolie,  qui  étaient  jusqu'ici  moins 
imposés  que  ceux  de  Roumélie. 

Les  douanes  présentent  une  diminution  de  74,000  bourses,  due  à  la 
réduction  de  1  0/0  du  droit  de  sortie.  Elle  sera  cependant  atténuée  par 
les  réformes  introduites  par  l'administration. 

L'augmentation  de  115,000  bourses  sur  les  tabacs  a  été  basée  sur  la 
quantité  de  ce  produit  qui  a  payé  le  droit  pendant  l'année  dernière,  et 
qui  représente  actuellement,  à  raison  de  12  piastres  l'ocque,  la  somme 
de  250,000  bourses,  de  laquelle  on  a  20,000  bourses  pour  les  frais. 

A  cause  du  perfectionnement  aux  règlements  sur  les  spiritueux,  on 
prévoit  pour  l'année  courante  une  augmentation  de  11,000  bourses.  Elle 
sera  aussi  de  95,000  bourses  sur  les  sels,  dont  les  prix  sont  élevés  à  une 
piastre  l'ocque.  Cet  excédant  de  revenu  est  basé  sur  la  quantité  qui  a 
payé  les  droits  pendant  l'année  dernière. 

Le  service  de  la  dette  extérieure  a  été  augmenté  de  106,000  bourses 
pour  l'emprunt  de  1863,  et  de  celle  intérieure  de  50,000  bourses  pour 
l'émission  des  consolidés  de  la  4^  émission.  Par  contre,  il  y  a  diminution 
de  19,000  bourses  sur  les  Eschams  provenant  des  vacances  constatées 
par  enquête. 

L'augmentation  de  50,000   bourses  sur  les  traitements  constitue  un 


t3fi  JOURNAL  DES  fiCONOMlSTKS. 

simple  transfert  du  ininistùro  do  la  guerre  à  radministration  ijénérale  de 
l'artillerie.  On  doit  attribuer  à  la  même  cause  l'aui^^menlation  de 
75,000  bourses  sur  le  budget  de  l'artillerie. 

Pour  le  ministère  de  la  guerre,  il  y  a  une  diminution  de  170,000  bourses, 
dont  139,000  provenant  du  transfert  mentionné  plus  haut:  31,000  bourses 
d'économies  réalisées. 

Les  économies  sur  le  budget  du  ministère  de  la  marine  ont  été  de 
6,000  bourses  pendant  l'exercice  courant. 

L'établissement  des  nouvelles  lignes  télégraphiques,  l'augmentation 
des  zaptiés  des  provinces,  l'allocation  de  quelques  employés,  ont  occa- 
sionné un  surcroît  de  frais  sur  les  budgets  du  ministère  de  l'intérieur, 
lesquels  sont  évalués  à  15,000  bourses. 

il  est  constant  que  les  événements  de  Syrie  ont  coûté  au  gouverne- 
ment impérial  300,000  bourses  au  moins,  dont  une  portion  très-minime 
a  été  payée  au  moyen  des  impôts  prélevés  sur  le  pays  et  le  reste  par  le 
Trésor,  qui  a  dû  émettre  pour  200,000  bourses  d'obligations  formant  le 
solde  des  indemnités  accordées  aux  victimes. 

La  moitié  de  l'impôt  reçu  des  contribuables,  à  titre  d'avance,  devait 
être  remboursée  par  quart.  Les  besoins  extraordinaires  du  Trésor  n'ont 
pas  permis  que  le  dernier  quart  fût  retenu  par  eux  cette  année.  Cepen- 
dant un  huitième  leur  a  été  décompté  ;  l'autre  huitième  le  sera  l'année 
prochaine.  La  diminution  sur  le  chiffre  provient  de  l'abandon  fait  par 
lescon  tribuables  en  faveur  du  gouvernement,  de  la  part  qui  leur  revenait. 
L'accroissement  de  l'émigration  circassienne  a  également  accru  de 
de  95,000  bourses  les  dépenses  provoquées  par  leur  transport,  leur  in- 
stallation et  pour  les  secours  à  leur  accorder.  La  Turquie  s'est  acquitté-e, 
en  cette  circonstance,  d'une  dette  d'humanité. 

En  résumé,  le  chiffre  total  des  dépenses  présente  une  augmentation 
de  238,000  bourses.  Mais,  si  l'on  tient  compte  des  215,000  bourses  pour 
la  dette  extérieure,  la  dette  intérieure  et  les  bons  de  Syrie,  de 
35,000  bourses  pour  intérêt  des  emprunts,  des  -45,000  bourses  pour  se- 
cours aux  Circassiens,  les  dépenses  présentent  au  contraire  une  dimi- 
nution de  38,000  bourses,  résultant  des  économies  réalisées  et  des  amé- 
liorations introduites  dans  les  diverses  administrations. 

Le  budget  se  balance  enfin  par  un  excédant  de  36,000  bourses  desti- 
nées à  combler  le  décroissement  éventuel  des  recettes.  Mais  en  admet- 
tant qu'il  se  produise  un  déficit  à  la  fin  de  l'exercice,  il  y  aura  pour  y 
suppléer  l'impôt  sur  les  propriétés  qui  sera  établi  à  Gonstantinople  à 
partir  du  mois  de  mars  prochain,  qui  produira  au  moins  20,000  bourses, 
l'octroi  qui  entrera  eii  vigueur  à  la  môme   époque,  et   qui    rapportera 
100,000  bourses  environ.  D'un  autre  côté,  les  départements  ministériels 
dont  les  dépenses  ont  été  cette  année  au-dessus  de  celles  de  l'année  der- 
nière, continueront  à  opérer   des  réformes.  Les  bons  de  Syrie  seront 
remboursés  à  l'expiration  des  trois  années.  Les  frais  occasionnés  par 
l'émigration  circassienne  ne  seront  pas  permanents  ;  ce  qui  ne   laisse 
plus  de  doute  sur  les  résultats  satisfaisants  qu'il  sera  possible  d'obtenir 
dans  un  avenir  peu  éloigné,  Tl  ne  reste  plus  qu'à  rechercher  un  moyen 


BULLKTIN  FINANCIER.  137 

offiraco  ol  avantai^oiix  i)()iii'  l'aire  race  au  découvoil  t(Mui)oraire  provonant 
(le  la  IiMiteiir  avpc  la(iii('ll('  ont  li(Mi  los  roiiti'('^os  des  nM'oltos. 


BULLETIN   FINANCIER 

(frange  —  ètraisgkr) 


Sommaire.  —  Amélioration  sensible  du  marché  monétaire.  —  Conséquences  pour  la 
Bourse.  —  Finances  de  la  France  et  enquête  sur  les  institutions  de  crédit.  —  Trisîe 
spectacle  offert  par  l'Amérique  du  Nord  comme  complément  aux  déplorables  errements 
financiers  de  l'Europe  continentale.  —  Exception  en  faveur  de  la  Turquie.  —  Budffets 
turcs  pour  les  années  1862-63,  1863-64  et  I86Î-6.5  (1278,  1279  et  1280).  —  Taux 
de  l'escompte  sur  les  diverses  places  de  l'Europe.  —  Tableau  des  cours  aux 
bourses  de  Paris,  Lyon  et  Marseille.  —Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de  ses 
succursales. 

Il  y  a  un  mois,  nous  qualifiions  d'anormal  le  mouvement  qui  se  pro- 
duisait depuis  quelques  semaines  dans  le  domaine  monétaire;  nous  fai- 
sions remarquer  que,  pour  les  six  années  précédentes,  pour  ne  pas  parler 
des  autres,  les  résultats  à  cette  époque  de  l'année  étaient  complètement 
opposés  à  ceux  de  1864,  et  c'est  en  raison  de  cette  modification  grave 
aux  habitudes  monétaires  du  pays  que  nous  nous  servions  de  l'épithète 
employée  plus  haut. 

La  tendance,  depuis,  a  continué  à  s'accuser  avec  plus  de  netteté  encore, 
et  pour  le  moment  nous  semblons,  pour  quelque  temps,  soulagés  de  tout 
embarras  monétaire.  Une  réaction,  en  janvier,  dans  cette  voie  d'amé- 
lioration est  présumable  ;  tous  les  ans,  elle  se  produit  plus  ou  moins; 
mais,  comme  elle  opère  cette  fois  sur  des  chiffres  sensiblement  meilleurs, 
sur  un  encaisse  notablement  reconstitué,  les  conséquences  ne  seront  plus 
celles  que,  tout  le  premier,  nous  redoutions.  Aussi  peut-on  regarder 
comme  à  peu  près  acquis  l'abaissement  du  taux  de  l'escompte  sur  les 
diverses  places  de  rEuro])e  (1). 

Ce  revirement  important  dans  l'état  monétaire  de  l'Europe  ne  peut 
être,  quel  qu'en  soit  la  cause,  qu'avantageux  à  la  Bourse  et  aux  cours 
des  effets  publics,  surtout  à  l'époque  de  l'année  à  laquelle  nous  nous 
trouvons.  A  ce  moment,  les  besoins  de  fin  d'année  satisfaits,  il  y  a,  en 
raison  du  paiement  des  coupons,  un  mouvement  de  fonds  qui  est  géné- 
ralement favorable  au  classement  des  titres  jouissant  d'un  revenu  sérieux, 
et  ce  mouvement  se  traduit,  sur  la  cote,  par  une  fermeté  et  même  une 
reprise  à  peu  près  générale  de  tous  les  prix.  Il  y  a  donc  tout  lieu  de 
présumer  que  cette  année,  si  des  événements  politiques  ne  viennent  pas 


(1)  Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  compléter  le  tableau  que  nous  avons  donné  il  y  a  deux 


138  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

contrecarrer  cette  tendance,  il  en  sera  ainsi  et  que  le  commerce  aura  de 
ce  côté  un  encourai^ement  dont  il  a,  d'ailleurs,  bien  besoin. 

Le  rapport  que  le  ministre  dos  finances  adresse  iinnuellement  à  l'Em- 
pereur au  sujet  de  la  situation  financière  et  du  budget  a  paru  au  Moni- 
teur. Il  est  rédigé  dans  les  mêmes  errements  que  les  précédents.  L'équi- 
libre budgétaire  est  obtenu  ;  il  y  a  même  des  excédants,  mais  l'abus  des 
mots  est  ici  trop  singulier  pour  ne  pas  le  relever.  Est-ce  un  équilibre  que 
celui  qui  s'obtient  avec  des  ressources  extraordinaires,  tels  qu'un  em- 
prunt, tels  que  la  suspension  de  l'amortissement  des  rentes  (obligation 
imposée  au  débiteur  par  le  créancier  et  non  remplie  par  le  premier),  tels 
que  le  remboursement  de  dettes  ayant  donné  lieu  à  d'autres  époques  à 
des  constitutions  de  rentes  maintenues  à  la  charge  des  contribuables? 
Nous  ne  connaissons  d'équilibre  que  celui  obtenu  uniquement  avec  les 
fonds  des  contribuables,  ou  les  revenus,  soit  des  immeubles  appartenant 
à  l'Etat,  soit  des  industries  exploitées  par  lui.  Alors  on  pourra  vanter  le 
succès  auquel  on  sera  arrivé  et,  avec  justice,  se  flatter  d'avoir  atteint 
l'équilibre  budgétaire.  Tout  ne  sera  pas  dit,  tant  s'en  faut,  mais  au  moins 
sera-t-on  dans  les  bornes  de  l'exacte  vérité. 

A  la  suite  du  rapport  arrive  l'octroi  par  le  gouvernement  de  l'enquête 
demandée  d'une  part  par  des  négociants,  d'accord  sur  ce  point  avec 
M.  Isaac  Péreire,  et  d'autre  part  par  la  Banque  de  France  sur  les  prin- 
cipes et  les  faits  généraux  qui  agissent  sur  la  circulation  monétaire  de  la 
France.  Le  conseil  supérieur  du  commerce,  de  l'agriculture  et  de  l'in- 
dustrie, sous  la  présidence  du  ministre  d'Etat,  M.  Rouher,  est  chargé  du 
sorn  de  cette  enquête  qui  peut  être  féconde  en  résultats  heureux,  si  elle 
est  étendue  convenablement,  coordonnée  et  dirigée  avec  soin.  Nous 
espérons,  nous  croyons  même  que  les  administrateurs  de  l'enquête  sau- 
ront l'élever  à  la  hauteur  des  principes  dont  la  recherche  leur  est  confiée, 
et  se  dégager  des  mesquines  questions  qui  trop  souvent  l'ont  embarrassée 
depuis  quelque  temps. 

Si  nous  jetons  un  regard  rapide  sur  le  restant  de  l'Europe  et  même 
au  delà,  jusque  dans  l'Amérique  du  Nord,  nous  ne  voyons  partout  qu'em- 
prunts sur  emprunts,  budgets  non  équilibrés  et  trop  souvent  destruction 
directe  de  capitaux  par  la   main    des  hommes.   Où   va-t-on    avec    ce 

mois  (page  283)  des  différents  taux  d'escompte  en  1864  aux  deux  Banques  de  France  et 

Angleterre. 

Effets. 
10  novembre,  8  0/0 
24      —  7  0/0 

15  décembre,        6  0/0 
12  janvier,       5  1/-2  0/0 

Il  résulte  de  tous  ces  chiffres  que  le  taux  moyen  de  l'escompte,  sur  les  effets  de  com- 
merce en  1864,  a  été  6.-50  0/0  en  France,  et  7.35  0/0  en  Angleterre  ;  c'est  la  première  fois 
depuis  le  commencement  de  ce  siècle  que  la  moyenne  annuelle  a  été  si  élevée;  en  1857, 
où  les  taux  d'escomote  avaient  cependant  atteint  10  0/0  sur  les  deux  places,  la  moyenne 
annuelle  ne  fut  que  de  6.16  0/0  à  Pans  et  6.66  0/0  à  Londres. 


d'Angleterre  : 

France. 

Effets. 

Avances. 

3  novembre. 

7  0/0 

8  0/0 

24      - 

eo/0 

7  0/0 

8  décembre, 

5  0/0 

6  0/0 

22      — 

41/2  0/0 

51/2( 

BULLKTIN  FINANCIER.  139 

systômn?  car  hi  persistance  du  mal  nous  porU^  à  croire  qu'on  en  est  venu 
à  en  faire  un  systc^me,  et,  qu'avec,  Dulresne-Saint-Léon  et  Pinto,  les 
gouvernants  croient  crder  delà  richesse  quand  ils  ont  émis  un  titre  de 
rente  dont  le  capital  se  trouve  promptement  absorbé  improductivcment. 
1/Hspaii;ne  eni]>runte  pour  réj;ularis(M' sa  position  financière,  l'Italie  em- 
prunte en  attendant  des  temps  meilleurs,  la  Suède  emprunte,  la  Rus- 
sie emppunte,  l'EgypIe  emprunte,  etc.  etc. 

Les  Etats-Unis  nous  offreni  toujours  l'affligeant  spectacle  d'une  des- 
truction d'hommes  et  de  capitaux;  en  atlendant,  on  continue  au  Nord  ; 
d'emprunter  pour  combler  un  déficit,  qui  est  de  000  millions  de  dollars 
pour  une  seule  année  (1863-04). 

Pour  reposer  nos  yeux  de  ce  triste  panorama,  c'est  vers  un  Etat  à 
moitié  musulman  au  point  de. vue  religieux,  à  moitié  asiati([ue  sous  le  rap- 
port géographique,  que  nous  devons  les  reporter.  La  Turquie,  dans  la- 
quelle l'élément  occidental  et  chrétien  semble  se  développer  plus  que  l'on 
ne  pense  chez  nous,  emprunte,  mais  au  moins  ce  n'est  pas  pour  combler 
un  déficit  budgétaire,  c'est  pour  retirer  de  la  circulation,  qu'elle  en- 
combre, les  monnaies  de  papier  ou  de  métal,  la  première  sans  valeur,  la 
seconde  dans  de  déplorables  conditions  d'exécution  ;  retour  à  la  monnaie 
métallique,  et  à  une  monnaie  frappée  dans  des  conditions  de  sécurité  suf- 
fisantes pour  le  public;  tel  est  le  but  que  semble  près  d'atteindre  cette  puis- 
sance en  voie  de  transformation.  Quant  aux  budgets,  ils  présentent  un 
léger  excédant  de  recettes,  ce  qui  est  bon  à  noter  par  le  temps  qui  court. 
Voici;  pour  les  trois  dernières  années  (y  compris  l'année  courante),  les 
chiffres  produits  par  l'administration  du  trésor  en  Turquie. 

Recettes  (1). 
Contributions  directes, 

^278  4279  4280 

(1862-4863).  (4863-4804).  (4804-4865). 

B.  P.  B.  P  B.  P. 

Impôt  personnel  (verghi).  633,305  140  610,207  32  606,409  247 

Rachat  du  service  milit.  120,794  331  121,171  320  122,166  105 

Contributions  indirectes. 

Dîmes 868,581  403  825,142  71  876,615  418 

Taxes  sur  les  moutons.  .  170,336      8  176,567  70  223,478  447 

—    sur  les  porcs.  .  .  .  4,729  366  2,981  14  3,643  124 

Douanes 565,998    68  500,000  »  426,000    » 

Tabacs 185,000     »  120,000  »  235,000     » 

Droits  de  pèche 14,717     89  11,438  74  12,482  10b 

Contrats 8,404  471  3,141  302  3,428      5 

Papier  timbré 44,993     82  30,000  »  36,000     » 

Spiritueux 29,767  458  25,000  »  »        « 

Tapou  (capitation)  ....  42,167  282  25,000  »  25,000     » 

Droits  divers.    ......  266,823  282  245,000  »  245,000     « 

(1)  La  Bourse  (B)  turque  vaut  5  livres   medjidiés  ou  500  piastres  (P),  soit  environ 
612  fr.  50  c. 


140  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Postps is,ir')r)  20,^  20,ir)2   90  20,irj2   90 

Imprimerie  impériale  .  ,  2,221   209  2,189  2oI  2,500     » 
Propriétés    immol^ilières 

appartenant  à  l'État.  .  6,985  448  3,846      9  3,357  2M 

Pêcheries 4,145  119  4,580  314  4,580  314 

Forêts 0,664  351  3,180  269  3,500     » 

Fermes  impériales.  .  .  .  16,424    84  17,398    10  16,618  458 

Salines 149,091     59  125,000    »  220,000     » 

Mines 23,661  161  18^580  124  15,844  202 

Produit  de   la   venle    de 

propriétés    immobiliè- 

resappartenantà l'État.  146     70  11,266  225  »        « 
Droit  additionnel  sur  les 

propriétés  vakoufs.  .  .  30,000     »  »        )>  »        » 

Tribut  d'Egypte 80,000     »  80,000     »  80,000     » 

—  de  la  Valachie.  .  .  5,000    »  5,000     »  5,000     » 

—  de  la  Moldavie  .  .  3,000     »  3,000     »  3,000     » 

—  de  la  Servie   .  .  .  4,600     »  4,600     »  4,600    » 

—  deSamos 800     »  800    »  800     » 

—  de  Mont-Athos  .  .  174     »  174     «  144  400 
Recettes  spéciales  du  mi- 
nistère de  la  marine.  .  12,279  131  12,069  244  12,876  278 

—  du  commerce  .  .  .  3,073  330  3,116  416  927  315 

—  des  trav.  publics.  .  »         »  «        »  3.064  203 

Total 3,322,042  147  3,010,529  335  3,242,190  459 

Dépenses. 
Di'penses  ordinaires. 
Dette  extérieure  (intérêts 

et  amortissement)  ..  .  245,970  299  351.570  299  458.048     50 
Dette  intérieure  (intérêts 

et  amortissement)  ..  .  311,66;  498  454,556   113  493,906  286 

Pensions  et  retraites.  .  .  217,478  656  161,885  377  210,146  252 

Liste  civile  du  sultan  .  .  246,799  190  ,    240,982  160  241,199  395 

Ministère  de  la  guerre.   .  959,455  484  '    827,813  144  657,049  487 

Direct,  gén.  de  l'artiller.  43,277     »  38,000     »  133,346  197 

Minist.  de  la  marine.  .  .  245,892  276  210,357  175  204,205  317 

—  de  la  justice  ..  .  21,306     »  20,894  368  20,945    89 

—  des  vakoufs.  .  .  .  4o,240  375  40,2^0  375  39,455  287 

—  de  l'intérieur.  .  .  359,540     9;  .357.239  257  .368,235  215 

—  des  aff.  étrang.  .  26,665  157  26,228  234  26,375  354 

—  du  commerce.  .  .  5,775  147  3,990  229  4,785  243 

—  de  l'instr.  et  des 

trav.  pub.  .   .  .  10.771  487  9,430     36  12,598    42 

—  de  la  police  .  .  .  29,668  484  32,949  390  32,512  113 

—  des  finances  .  .  .  153,832  301  130,434  144  136.360     61 

Total  du  service  ord.  .   .  2,918,541     48  2.906,573  405  3,039,160  391 


BULLKTIN   FINANCIKR.  1-îl 

Dépenses  e.il raurdinoires. 

Complos  cotifiinls  dv  l;i 
banque  ol  des  sarrafs 
(baïKiniers)  .......  >.         »  »         »  1)5,236     » 

Jnl.  et  aniort.  des  seri;l»is 
de  Syrie »         w  »         »  58,560     » 

Remboursement  de  l'a- 
vance du  veriîhi  ....         ()!2,Hi5    »  62,43i     87  22,715  294 

Frais  causés  par  les  Cir- 
cassiens »         »  >»         »  50,000     » 


Total  gën.  des  dépenses.  2,981,380    -48      2,909,004  492     3,205,672  185 
Excédants  de  recettes  .  .      340,656    99  41,524  343  36,518  274 

Total  égal  aux  recettes.  .   3,322,042  147     3,010,529  335     3,242,190  459 

Nous  renvoyons  pour  les  appréciations  que  ces  chiffres  comportent 
aux  réflexions  si  justes  et  si  sensées  de  notre  savant  collègue, M.  J.-E.  Horn, 
dans  le  numéro  de  novembre  4863  (p.  314),  faisant  seulement  remarquer 
que  ces  réflexions  s'appliquaient  au  budget  de  4279  (4863-64)  et  que  le 
budget  de  4280  (4864-65)  nous  signale  une  réduction  dans  les  dépenses 
de  la  guerre  ou  de  la  marine  qui  ,  collectivement,  figurent  pour 
4,248,624  bourses  dans  le  budget  de  4278,  pour  4,076,470  dans  celui  de 
4279,  et  pour  994,600  seulement  dans  celui  de  4280.  Il  y  a  aussi  amélio- 
ration assez  sensible  dans  certains  chapitres  des  recettes.  Il  y  a  certes 
encore  beaucoup  à  faire  et  bien  des  progrès  à  accomplir,  mais  conserver 
l'équilibre  budgétaire  est  une  leçon  dont  les  puissances  occidentales 
devraient  bien  un  peu  profiter,  quoique  donnée  par  le  Musulman. 

Le  taux  de  l'escompte  aux  banques  publiques  sur  les  principales  places 
de  l'Europe  est  de  9  0/0  à  Madrid,  7  0/0  à  Lisbonne  et  Turin,  6  0/0  à 
Berlin,  5  4/2  0/0  à  Londres,  5  0/0  à  Amsterdam,  Bruxelles,  Vienne 
et  Francfort-sur-le-Mein  ,  4  4/2  0/0  à  Paris,  6  4/2  0/0  à  Saint-Pé- 
tersbourg pour  les  effets  à  trois  mois,  et  7  0/0  pour  ceux  à  six  mois. 
A  Hambourg,  où  il  n'y  a  pas  de  banque  publique  d'escompte  et  de  cir- 
culation, le  taux  de  l'escompte  sur  le  marché  est  de  4  4/2  0/0. 

N.  B.  Depuis  que  ces  lignes  sont  écrites,  a  paru  au  Moniteur  la  si- 
tuation de  la  Banque  de  France  au  42  janvier  4865.  Elle  accuse  un  en- 
caisse de  345  millions,  un  portefeuille  de  678  millions,  dont  344  millions 
pour  Paris  et  334  pour  les  départements,  et  une  circulation  en  billets  au 
porteur  de  806,325,000  fr.  Le  compte  courant  du  Trésor  est  de  91  mil- 
lions 4/2  et  ceux  des  particuliers  de  434  millions  à  Paris,  et  22  millions  4/2 
dans  les  succursales.  On  sait  que  la  Banque  de  Savoie  a  été  mise  sous 
séquestre  en  vue  de  faciliter  l'exécution  du  traité  intervenu  entre  cette 
Banque  et  la  Banque  de  France.  Nous  trouvons  ce  mode  de  liquidation 
un  peu  brutal,  s'il  n'est  pas  motivé  par  des  actes  relevant  de  la  justice, 
ce  que  l'avenir  nous  apprendra.  En  tout  cas,  nous  regrettons  de  voir  les 
nouveaux  départemcnls  français  perdre  ainsi  une  institution  qui  leur 
apportait  des  facilités  que  les  statuts  de  la  Banque  de  France  ne  per- 
mellront  certainement  i)as  à  celle  dernière  de  leur  accorder. 

Ali'h.  Courtois  fils. 


142 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


PAIR 


100 

^  000 

500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 


RKSTE 

à  verser 


250 

» 
375 


250 


250 
250 


200 


PARIS-LYON-MARSEILLE.  DCC.  1864 

RENTKS.  -  BANQUES.  -  CHEMINS   DE  1ER 


3  0/0(.^Sr.2),  jouissiince  l*^' janvier  ISC.;;., 
B:ini|ue  «le  France,  jouissance  janvier  -I8G5. . . 

Crédit  foncier,  jouiss.  juillet   ISfi-i 

Crédit   mobilier,  jouissance  juillet  -ISCl 

Sociéié  générale  pour   fav.  le  dév.  du  romm. 

Crédit   mobilier  espagnol,  j.  juillet  iHl'tA 

Paris  à  Orléans,  jouissance  octobre  •I8C4 

Nord,  jouissance  juillet  I8f)-i 

Est  (Paris  à  Strasbourg),  jouiss.  nov.  -ISfi/^. . 
Paris-Lyon-Méditerranée,  jouiss.  nov.  -ISG-î. . 

Midi,  jouissance  juillet  -ISdi 

Ouest,  jouissance  oclol)re  \iH'>'i 

15essùges-Alais,  jouissance  juillet  J  8(14 

Libourne- Bergerac,  jouissance  sept.  1864  .... 
Lyon  à  la  Croix-Rousse,  jouissance  janv,  18(14, 

Lyon  à  Sathonay,  jouissance  juillet  1863 

Charentes,  j.  août  1 8(14 

Médoc,  jouissance  juillet  18G4 

Saint-Ouen  (^Ch.  de  fer  et  docks)  j.  juillet  1864. 
Guillaume-Luxembourg,  j.  juillet  1802.... 
Ch.  de  fer  Vict. -Emmanuel,  j.  juillet  1864... 
Ch.  de  fer  Sud-Autric.-Lomb.,  j.  nov.  18C4. 
Chemins  de  fer  autrichiens,  j.  juillet  1804... . 
Cheminsdefer  romains,  jouissance  oct.  1864.. 
Chemin  de  fer  ligne  d'Italie,  j.  janvier  1804, 
Chemin  de  fer  de  l'Italie  mérid.  j.  juill.  1804 

Chemin  de  fer  ouest  suisse,  j.  mai  1800 

MadridàSaragosseet  Alicante,j.  juillet.  1804.. 

Séville-Xérès-Cadix,  j.  juillet  1 804 , 

Nord  de  l'Espagne,  jouissance  juillet  1804.., 

Sarragosse  à  Pampelune,  j.  janvier  1804 

Sarragosse  à  Barcelone,  j.  janvier  1802 

Chemins  portugais,  j.  juillet  18G4 


cours. 


(i5 
3  400 
1250 
000 
502 
565 
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cours. 


75 


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243  75 
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FI.  bas 

cours. 

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28 

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272 

50 

Dorn. 
cours. 

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870  » 

1010  » 

505  » 

800  » 

588  75 

521  25 


302  50 

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330  » 
1 30  » 
318  75 
513  75 
445  » 
275  » 

75  » 
» 

40  » 
450  » 
290  y> 
373  75 
235  » 
200  » 
202  50 


PAIR 


FONDS  DIVERS 

Banques  et  Caisses. 


1 00 
500 
100 
500 

1 00(> 
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500 
500 
540 
500 
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41/2  0/0,j.  22  sept.  04 
Obi.  trent.,  j.  20 juill.  04 
Angleterre  3  O/O,  consol. 
Tunis?  0/0  j.  nov.  1864 

Haïti-Annuités 

Mexiq.  0  O/O  j.oct.  1804. 
Italie,5  0/0,  j.  juill.  1804. 

—  3  0/0  j.oct.  1804... 
Rome,  5  0/0,  j.  juill.  64 
Autr.,  5  0/0,  Ang. juill.  64 

—  lots de  1800J.  juill.  64 
—5  0/Omet.  j.nov.ISO;. 
Esp.  3  ()/0ext,,4i  j.  j.  04 

—  30/0ext.1856_,j.j.  04 

—  3  0/0 int.,j.  juin.  180; 

—  Dettediff.,j.  juill.  64 

—  Dette  passive 

Turq.-Emp.  60,  j.  juill.  64 

—  Emp.  (i3j.juiU.  04.,. 
Belg.  4  1/2  0/Oj.  nov.  0  5. 
Russie,  5  O/o  j.  nov.  04.. 

5  1/2  0/Oj.  jud.  1864. 

Crédit  agricole 

Crédit  foncier  colonial,. . , 
Conipt,  d'escom.  de  Paris, 
S.-compt.  des  Entrepren,, 
Crédit  Indust.  et  comm. . , 
S.  C.  du  comm.  et  de  l'ind. 
Soc.  de  dép^  et  Ctes cour.. 
Comptoir  de  l'agriculture. 

Banque  de  l'Algérie 

Id.  E.  Naud  et  C*  Bonnard. 

Crédit  Lyonnais 

Omnium  lyonnais 

Conipt.  desc,  de  Lyon. . . . 
Crédit  foncier  autrichien. 

Crédit  en  Espagne 

Banijuc  ottomane 

Banque  de  dép.des  Pays-Bas 

Crédit  mob.  italien 

Crédit  mob.  néerlandais. . 
Banque  de  crédit  italien.. 


Plus 

haut. 


04  30 
447  50 

801/S 
356  25 
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Plus 

bas. 


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80     » 

720     » 

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930     » 

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500 

250 

500 

500 

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SOCIÉTÉS    DIV'" 

par  actions. 


Omnibus  de  Paris. . 
—  de  Londres. 
C*  l.des  v.dePari.s 
Canal  mar.de  Suez. 
Mess.  Imp.  serv.  m. 
Navigation  mixte. . 
M.  Fraissinet  et  C*. 
Comp,  transatlant.. 
Loire  (charbonnag.) 
Montrambert  (ch,). 
Saint-Étienne  (ch). 
Rive-de-Gier  (ch.). 
Grand'Combe  (ch^ 

Approuague 

Vieille-mont,  (zinc^ 

Silésie  (zinc) 

Terre-Noire  (forges) 
Marine  etch.  de  fer 
Méditerrance(forg  ) 
Océan  (forges^  . , . 
Creusot  (forges),. . 
Fourchainhault(f.\ 
Horme    forges). , . 

Firminy 

Châtill.-Commentry 
J.-F.  G3iletC*(us.) 
Mag.  gén.  de  Paris. 
Docks  de  Marseille. 
Rue  Impér.  (Lyon\ 
C^immob.  (Rivoli \ 
Deux-Cirques  . , . , 
C^  gén.  des  eaux.. 
Gaz  de  Paris 

—  de  Lyon 

—  de  ^larscille. . . 

—  de  la  Guillolière 

—  de  Bruxelles. . 

Union  <tes  gaz 

Lin  Maberly 

Lin  Cohiii 

La  Fuchsine 

Salines  de  l'Est,  ,  , 


Plus 

haut. 


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82  50 
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432  5(1 
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540  » 
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1745  » 

2405  » 
505  » 

1 735  » 
500  » 
155  » 
5i2  50 
400  » 
447  5(1 
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Plus 

bas. 


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82 

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456 

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1 285 
480 
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412 
790 
220 
280 
875 
535 
520 
408 
432 
235 
335 

1 665 

2'.00 
465 

1735 
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145 
542 
485 
400 
675 


50 
50 
50 


50 


50 


BULLETIN   FINANGIKH, 


143 


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I^'i  JOUKNAL  DKS  ÉCONOMISTES. 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIOUE 


Réu^nSoBi  du    5  jaEisricr  t^G5 

Communications  :  Mort  de  M.  Guillaumin.  —  Mort  de  M.  Roy-Bry,  député  de  la  Cha- 
rente-Inféripure.  —  Cours  libres  d'économie  politique  à  Lyon,  à  Kice,  à  Clermont,  à 
Toulouse,  à  Paris.  —  Réimpression  des  œuvres  de  Ch.  Dunoyer.  —  Projet  d'un  con- 
grès spécial  d'économistes  en  Belgique. 

OuviiAGES  PRÉSENTÉS  :  Ouverture  d'un  cours  libre  d' économie  politique  à  la  Faculté  de 
droit  de  Nancy,  par  M.  de  Metz-Noblat.—  Ze^  Banques  d'émission  et  d'escompte,  par 
M.  Maurice  Aubry,  —  L'Ouvrier,  par  M.  Tomasicchio.  —  lyoïes  et  petits  traités,  par 
M.  Joseph  Garnipr.  —  L' Économiste  français,  l'Économiste  belge,  V Avenir  commer- 
cial. —  La  Revue  judiciaire  du  Midi,  par  M.  Garboulcau. 

Discussion  :  S'il  y  a  lieu  de  changer  le  titre  du  franc. 

M.  Michel  Gmevalier  a  présidé  cette  réunion  à  laijuelle  assistaient,  en 
qualité  de  mem])res  récemment  admis  par  le  Bureau  à  faire  partie  de  la 
Société  :  M.  Louis  Halphen,  administrateur  du  chemin  de  fer  du  i^ord, 
M.  Olry  de  Labry,  ing^énieur  des  ponts  et  chaussées;  et  à  la(iuelle  man- 
quait M.  Guillaumin,  que  les  membres  de  la  Société  étaient  habitués 
à  y  rencontrer  des  premiers,  servant  de  lien  entre  les  anciens  et  les 
nouveaux  venus,  entre  les  membres  résidant  à  Paris  et  les  économistes 
étranjjers  dont  la  maison  était  le  centre  de  ralliement.  Cette  absence  qui 
doit  être,  hélas  !  éternelle,  a  été  l'objet  des  premières  paroles  échanijées 
entre  les  divers  membres  de  la  réunion. 

Au  moment  de  rendre  la  conversation  (générale,  M.  le  Président 
s'est  rendu  l'interprète  des  sentiments  des  membres  de  la  réunion. 

«  Messieurs,  a-t-il  dit,  depuis  la  dernière  réunion,  nous  avons  fait  une 
grande  perte,  à  laquelle  rien  ne  nous  avait  préparés  :  notre  ami  Guil- 
laumin, qui  avait  tant  contribué  à  fonder  la  Société  d'Économie  poli- 
tique, et  qui,  par  son  activité  infatigable  et  son  zèle  de  tous  les  instants, 
en  était,  pour  ainsi  dire,  l'ame,  nous  a  été  ravi  par  une  mort  instantanée. 
Lors  de  notre  dernière  réunion,  il  éîait  parmi  nous  bien  portant,  il  faisait 
des  projets  d'avenir  !  A  l'heure  qu'il  est,  il  n'est  plus. 

«Guillaumin  s'était  consacré  à  l'Économie  politique,  non  à  la  suite 
d'éttides  approfondies,  mais  par  l'effet  d'une  passion  soudaine,  du  genre 
de  celles  qui  enflaminent  subitement  les  cœurs.  Il  était  jeune;  après 
quehiues  essais  indifférents,  il  s'était  mis  dans  la  librairie,  il  y  cherchait 
sa  voie,  lorsque  l'édition  du  premier  Dictionnaire  (ht  Commerce,  et  les 
leçons  de  Blanqui,  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers,  lui  donnèrent 
l'idée  de  se  consacrer  aux  publications  économi(]ues.  Bliinqui,  enlevé  à 
la  science,  il  y  a  dix  ans,  était  un  des  plus  s])irjluels  causeurs  de  notre 


S()Glf:TÉ  I)'l^:COiN()i>llK  POLITIQUE.  115 

tp.iii[)s,  sa  V(;rvc  intarissable  doiiiiaiL  un  cliaiMiie  cxLrciric  à  ses  leeons 
d'Kcoiioinie  (»()liLi(iiie. 

((  Giiillaiiiiiiii  sorLiL  dv,  la  leeoii  dt;  Hlaiiqui  enchanté,  séduit,  con- 
vaincu; il  avait  trouvé  sa  voie,  il  était  décidé  à  ouvrir  une  librairie 
spéciale  d'Économie  politiqiie.  Il    s'en  occupa  aussitôt,  il  trouva  un 
concours  empressé  dans  les  capitaux  de  diverses  personnes  qui  avaient 
du  {]onl  pour  la  science  économique,  et  particulièrement  d'un  collé^yue 
que  nous  avons  eu  aussi  le  malheur  dt;  perdre,  Horace  Say,  fils  d'un  des 
maîtres  les  plus  respectés  de  la  science  et  père  de  notre  affectionné 
collèfïue  ici  présent,  M.  Léon  Say.  La  librairie  Guillaumin  a  marché 
depuis  lors;  elle  a  réussi;  elle  a  fait  de  grandes  publications  qui  se  sont 
beaucoup  répandues;  on  lui  doit  un  recueil  qui  jouit  d'une  renommée 
bien  méritée,  le  Journal  d'Économie  politique.  Mais,  comme  toutes  les 
entreprises  d'un  [jenre  nouveau,  la  librairie  Guillaumin  a  eu  pendant 
un  certain  nombre  d'années  une  marche  laborieuse  ;  dans  d'autres  mains 
que  celles  de  notre  collègfue  si  regretté  elle  eût  échouée  peut-être.  Il  y  a 
peu  d'années  en  effet  que  le  public  a  commencé  à  prendre  goût  à 
TÉconomie  politique,  et  il  n'y  a  pas  bien  longtemps  qu'un  éloquent 
orateur  la  qualifiait  sans  façon  de  «  Littérature  peu  divertissante.  »  Mais 
Guillaumin  consacrait  à  la  librairie  d'Économie  politique  une  opiniâtreté 
invincible,  une  ardeur  toujours  jeune.  Son  mobile  n'était  pas  le  désir 
d'en  tirer  du  profit,  quoique  rien  ne  soit  plus  légitime  dans  une  entre- 
prise commerciale;  c'était  la  pensée  de  contribuer  au  bien  public  en 
propageant  une  science  dont  il  sentait  la  grande  portée  et  qui  répandait 
plus  directement  que  beaucoup  d'autres  branches  des  connaissances 
humaines  à  des  sentiments  très-vifs  chez  lui  :  l'amour  de  la  liberté, 
l'amour  de  l'égalité,  la  volonté  de  coopérer  de  toutes  ses  facultés  au 
progrès  social.  Guillaumin  était  ainsi  avant  tout  un  homme  de  dé- 
vouement. Son  éducation  première  avait  été,  je  le  crois,  assez  négligée; 
il  y  avait  suppléé  par  un  travail  incessant,  et  il  s'était  ainsi  rendu  fami- 
lier avec  tous  les  détails  de  la  science  économique;  mais  le  cœur  chez 
lui  était  la  force  motrice  et  en  somme  ce  n'est  point  une  manière  d'être 
qu'il  faille  regretter  :  les  grandes  pensées  et  les  meilleures,  ainsi  que  l'a 
dit  un  philosophe,  viennent  du  cœur. 

«  Guillaumin  nous  fera  grandement  faute,  messieurs  et  chers  collè- 
gues; les  hommes  de  cette  trempe  sont  rares  et  difficiles  à  remplacer. 
Il  a  mérité  que  son  souvenir  restât  perpétuellement  parmi  nous.  Ce 
n'est  pas  seulement  la  société  d'économie  politique,  c'est  la  science 
même  qui  lui  doit  beaucoup.  C'était  en  outre  un  homme  de  bien,  pen- 
sant toujours  à  la  chose  publique  et  toujours  prêt  à  la  servir.  Il  ne  lais- 
sera pas  un  riche  héritage;  mais  il  laissera,  ce  qui  est  d'un  grand  prix, 
un  excellent  exem[)lc  qu'on  pourra  citer  à  ceux  dont  le  zè'e  pour  la 
science  et  la  foi  en  son  succès  viendraient  à  faillir.  » 

-2*î  si-RiE.  T.  XLV.  —  lo  jancier  icSGo.  10 


M6  JOUKJNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  Benard,  après  s'être  associé  aux  regrets  exprimés  par  M.  Michel 
Chevalier,  et  partagés  par  tous  les  membres  de  la  réunion,  entretient 
quelques  instants  la  Société  d'une  autre  mort  intéressant  la  Société, 
de  celle  de  M.  Roy-Bry,  maire  de  Roehefort  et  député  de  la  Charente- 
Inférieure. 

M.  Roy-Bry  ne  faisait  pas  partie  de  la  Société,  c'était  néanmoins  un 
fervent  adepte  de  ses  principes  et  il  ne  négligeait  aucune  occasion  de 
contribuer  à  leur  triomphe.  M.  Roy-Bry,  qui  était  aussi  président  de  la 
Chambre  de  commerce  de  Rocheiort,  avait  réussi  à  organiser  dans  le 
collège  de  Roehefort  un  cours  élémentaire  d'économie  politique:  sous  sa 
présidence  la  Chambre  de  commerce  a  invariablement  défendu  les  prin- 
cipes de  la  liberté  du  commerce.  I!  était  un  des  partisans  les  plus  con- 
vaincus de  la  liberté  du  crédit. 

« 

M.  le  secrétaire  perpétuel  prend  la  parole  pour  occuper  la  réunion 
de  sujets  moins  tristes.  11  annonçait  en  novembre  dernier  l'ouverture 
d'un  cours  d'économie  politique  à  Lyon,  par  M.  Dameth  et  sous  les 
auspices  de  la  Chambre  de  commerce  de  cette  ville;  aujourd'hui,  il  peut 
faire  une  liste  de  quelques  autres  cours.  M.  Frédéric  Passy  a  repris  à 
Nice  ses  conférences  de  l'an  dernier,  après  avoir  fait  une  conférence  à 
Montpellier,  où  il  avait  passé  deux  hivers  et  professé  un  cours  qui  a  été 
recueilli.  M.  Rondelet,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  Clermont, 
et  qui  a  publié  des  écrits  relatifs  aux  questions  de  morale  et  d'économie 
politique,  a  ouvert  un  cours  libre  d'économie  politique  dans  cette  même 
Faculté.  M.  de  Metz-Noblat,  avocat  à  Nancy,  qui  a  publié,  entre  autres 
écrits,  une  bonne  analyse  des  phénomènes  économiques  et  une  excellente 
brochure  sur  la  question  de  population,  a  aussi  ouvert  un  cours  d'éco- 
nomie politique  également  non  officiel  dans  la  Faculté  de  cette  ville. 
Outre  ces  autorisations,  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  en  a 
donné  une  à  M.  Francolin,  pour  un  cours  d'économie  politique  à  Paris; 
une  autre  à  M.  Léon  Walras,  membre  de  la  Société,  pour  traiter  de  la 
question  des  associations  ouvrières;  une  autre,  à  M.  Gourcelle-Seneuil, 
membre  de  la  Société,  pour  un  cours  à  Paris. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  ne  peut  donner  aucune  indicaticm  sur  k 
cours  de  M.  Francolin. 

M.  Léon  Walras  se  propose  de  consacrer  trois  conférences  à  l'exposi- 
tion de  la  question  des  Associations  populaires  de  Consommation,  de 
Production  et  de  Crédit  (1).  H  parlera  du  principe  économique  de  ces 
Associations,  de  leur  organisation  financière,  de  leur  constitution  légale 
et  des  Associations  en  France  et  à  Paris. 


(l)  Ces  leçons  auront  lieu,  à  quinze  jours  d'intervalle,  les  'i'îl  janvier, 
5  et  19  février  1865,  au  Cercle  des  sociétés  savantes,  quai  Malaquais,  3, 
à  2  heures. 


SOCIIÎTÊ   D'I'XONOMIK  POLITIQUE.  117 

M.  Courcelle-Seneuil  (1)  s(î  propose,  de  faire  un  cours  rnéllioflique, 
siirlont  à  Tusa^ye  des  jeunes  |;ens  des  écoles  qui  voudront  étudier  sérieuse- 
ment la  science  économique.  II  s'attachera  surtout  à  exposer  les  principes 
de  la  science  pure. 

IM.  de  Lavcr^^ne  annonce  qu'il  faut  ajouter  à  la  liste  des  cours  d'éco- 
nomie politique  que  M.  le  secrétaire  perpétuel  vient  d'énumérer,  un 
cours  libre  que  va  faire  à  la  Faculté  de  droit  de  Toulouse  M.  Rozi, 
membre  de  cette  Faculté.  Il  rappelle,  ainsi  que  le  faisait  dernièrement 
i\l.  Garnier,  que  M.  Rodière,  professeur  à  la  même  Faculté,  avait  donné 
le  bon  exemple,  il  y  a  quelques  années. 

Au  sujet  de  ces  cours,  M.  le  secrétaire  perpétuel  donne  connaissance 
d'un  passaf^e  d'une  lettre  de  M.  A.  Dunoyer,  fils  de  l'illustre  auteur  de 
la  Liberté  du  travail,  récemment  nommé  professeur  d'économie  poli- 
tique à  l'Université  de  Berne,  qui  se  félicite  des  fonctions  qu'il  a  à  rem- 
plir, et  annonce  que  l'écrit  politique  laissé  inédit  par  son  père  vient  de 
paraître  à  Londres  chez  Tafery,  qu'il  poursuit  sa  besog^ne  d'éditeur,  et 
qu'il  espère  que  cette  année  ne  s'écoulera  pas  sans  que  trois  ou  quatre 
volumes  des  autres  œuvres  réimprimées  aient  paru. 

M.  Joseph  Garnier  donne  ensuite  communication  d'un  projet  de  con- 
vocation d'un  Congrès  spécial  d'économistes^  que  M.  de  Molinari  et  ses 
amis  se  proposeraient  de  convoquer  cette  année,  probablement  à  Bruges, 
pour  y  approfondir  des  questions  économiques,  entre  économistes  seu- 
lement, plus  tranquillement  et  plus  sérieusement  qu'aux  réunions  de 
l'Association  pour  le  progrès  des  sciences  sociales. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  entre  dans  quelques  détails  sur  l'organi- 
sation de  ce  Congrès,  sur  lequel  il  rappellera  ultérieurement  l'attention 
de  la  Société,  si  le  projet  se  poursuit. 


Après  ces  diverses  communications,  M.  le  secrétaire  perpétuel  pré- 
sente les  ouvrages  suivants  : 

Discours  d'ouverture  du  cours  d'économie  politique  fait  à  la  Faculté  de 
droit  de  Nancy,  par  M.  A.  de  Metz-Noblat,  de  l'Académie  de  Stanislas  (2). 
—  L'auteur,  membre  de  la  Société,  donne  en  fort  bons  termes,  dans 
une  intéressante  allocution,  une  première  et  juste  idée  de  la  science 
économique. 

Les  Banques  d'émission  d'escompte,  par  M.  Maurice  Aubry  (3). 


(1)  Au  même  local,  les  mardis  et  vendredis,  à  3  heures. 

(2)  In-8  de  36  pages  ;  Nancy,  Vagner. 

(3)  Suivi  d'un  tableau  graphique  de  la  marche  comparée  des  taux 
de  l'escompte  en  Europe  pendant  les  dix  dernières  années,  et  d'un 
tableau  synoptique  des  sept  banques  publiques  françaises.  Grand  in-8 
de  200  pages;  Paris,  Guillaumin,  novembre  1864.  Prix.  5  francs. 


1  48  JOURNAL   DES  KCUNOMISTES. 

L'auleur,  aiicicii  niciiibre  de  l'Assemblée  léj^islalhe,  esl  du  piilil  nombre 
de  ceux  qui  écrivirent  sur  ces  matières  avec  le  secours  simuUané  de  la 
théorie  et  delà  prati(iue.  Il  résume  son  opinion  dans  un  projet  de  loi,  et 
prropose  des  banques  divisées  en  deux  départements  :  celui  de  rémission 
et  celui  de  l'escompte,  ayant  chacun  un  capital,  et  le  di^rnier  ayant  un 
capital  ostensible  selon  l'imporUmce  des  opérations. 

Mi.sèn'  et  éducation.  Sm'  V ouvrier,  dans  le  passé,  le  présent  et  C avenir  ; 
études  par  le  professeur  Tomasicchio,  de  Naples  (en  italien)  (1).  — 
L'auteur  traite  successivement  de  l'ouvrier  dans  l'histoire,  des  préoccu- 
pations de  notre  siècle  relativement  à  la  classe  ouvrière,  de  l'ouvrier  et 
du  socialisme,  de  l'ouvrier  et  de  l'économie  politique,  et  des  vraies 
réformes  k  faire.  C'est  un  économiste  de  la  bonne  école.  S'il  parvient  à 
se  faire  lire  du  public  pour  lequel  il  a  écrit,  il  aura  rendu  un  notable 
service  à  la  classe  la  plus  nombreuse  de  ses  compatriotes. 

T^otes  et  petits  traités  contenant  Éléments  de  Statistique  et  opuscules 
divers,  par  M.  Joseph  Garnier,  2^  édition,  —  faisant  suite  aux  Traités 
d'économie  politique  et  de  finances,  par  le  même,  et  contenant  :  une 
notice  sur  l'économie  politique,  son  but,  ses  limites,  ses  rapports  avec 
les  autres  sciences  morales  et  politiques,  etc.,  —  un  jjrand  nombre  de 
notices  et  notes  relatives  à  la  Valeur  et  à  la  Monnaie,  —  à  la  Liberté  du 
travail,  —  aux  différentes  branches  de  l'Industrie  commerciale,  aux 
Crises  commerciales,  —  à  la  Liberté  du  commerce,  —  à  l'Association,  — 
au  Socialisme,  —  à  la  théorie  de  la  production  immatérielle,  —  à  la 
Rente  foncière,  aux  Expositions  des  produits  de  l'industrie  (2),  etc. 

La  3"  année  de  VÉconomlste  français,  organe  politique  des  intérêts  mé- 
tropolitains et  coloniaux,  par  M.  Jules  Duval  (3).  Ce  recueil,  devenu 
hebdomadaire,  est  principalement  l'œuvre  de  son  laborieux  directeur,  qui 
s'acquitte  toutes  les  semaines  de  sa  tache  avec  beaucoup  de  talent.  M.  le 
secrétaire  perpétuel  veut  faire  un  autre  compliment  à  M.  Jules  Duval, 
qui  avait  commencé  par  lever  l'étendard  de  la  révolte  contre  la  vieille 
école,  et  qui  s'en  rapproche  tous  les  jours  davantage,  dans  l'intérêt  de 
son  journal  comme  dans  celui  de  la  science. 

A  cette  occasion,  M.  le  secrétaire  perpétuel  rappelle  que  V Economiste 
belge  (4),  rédi|jé  par  M.  de  Molinari,  a  commencé  sa  onzième  année,  et 

(l)  Mlseria  ed  educazione.  Overo  Vaperajo,  etc.  Napoli,  Gioja,  1864. 
In- 18  de  'idi  pages.  Prix,  3  livres  ou  francs. 

("2)  Fort  in-18  de  574  pages;  Paris,  Guillauinin.  Garnier  frùre^^,  1865. 
Prix,  4  fr.  50. 

(3)  Année  1861.  Un  voluiue  in-8  de  412  pages.  —  18  fi'ancs  par  an. 

(4)  1864;  in-4  de  316  i)ages.  —  12  franco  par  an  nour  la  Belgique; 
18  francs  pour  la  France. 


SOCllVn':  D'RCONO^lIK  politique.  140 

que,  l'Ari'tnrrnmiui'iriiilyl)^  di.  ;;;*'!  p  ;r  M.  T.-\.  lii'ii.ird ,  ;icli('vr'  sa 
sixième  année. 

(ics  deux  recueils  Irailciil  de.  diviîrses  (jneslioiis  ;  inais  ils  si;  carach':- 
ristMit  plus  spécialement,  le  premier  par  ;ine  jpKirre  vive  eL  orij;inale  à 
la  réiylemenlalion  e(.  à  l'intervenlionisine;  le  second  par  une  remarqua- 
ble enlente  des  questions  commerciales,  maritim(!S  et  de  crédit. 

De  pareilles  œuvres  (et  nous  parlons  des  trois  feuilles  qui  viennent 
(Télre  mentionnées)  sont  d'autant  j)!us  méritoires  et  doiveiit  d'aulaid 
})liis  attirer  l'attention  des  amis  de  la  science  et  du  pro[jTès,  (pi'elles 
nécessitent  des  efforts  et  des  sacrifices  incessants. 

La  Revue  judiciaire  du  Midi,  V  numéro  (2),  sous  la  direction  de 
M.  Paul  Garbouleau,  docteur  en  droit. — La  seconde  partie  de  ce  recueil 
sera  consacrée  aux  articles  de  doctrine  et  de  critique.  Le  directeur, 
membre  de  la  Société,  qui  est  à  la  fois  jurisconsulte  et  économiste,  ré- 
serve une  pla*'e  à  l'économie  politique,  c'est-à-dire  aux  acticles  traitant 
de  qiicstions  de  lé[»islation  expliquées  par  l'économie  politique;  et  les 
colonnes  de  la  Revue  sont,  dès  à  présent,  ouvertes  aux  membres  de  la 
Société.  Ce  recueil  ne  s'adresse  donc  pas  aux  jurisconsulles  seulement, 
mais  encore  aux  économistes  et  aux  publicistes. 

Après  ces  présentations,  M.  le  président  consulte  [a  réunion  sur  di- 
verses questions  à  l'ordre  du  jour.  L'entretien  se  fixe  sur  la  question 
de  sa\oir  s'il  y  a  lieu  de  frapper  le  franc  an-dessous  du  titre  de  900, 
qui  est  actuellement  celui  de  l'unité  de  la  valeur  monétaire. —  ïNous 
parlerons  de  cette  discussion  dans  mi  prochain  numéro. 

ERRATA. 

Numéro  d'octobre,  page  118,  Discussion  des  lois  sur  la  chasse,  dans 
l'opinion  de  M.  Garbouleau,  au  lieu  de  «  le  propriétaire  aujourd'hui  n'a 
pas  le  droit  de  tuer  les  animaux  nuisibles...»,  lisez  :  «  le  propriétaire  tia 
que  le  droit  de  tuer  les  animaux  nuisibles.  » 

Numéro  de  décembre,  dans  l'opinion  de  .^F.  Hippolyte  Passy  sur  le 
Crédit,  rectifiez  comme  suit  : 

Page  434.  Ligne  29^,  au  lieu  du  mot  «  aussi  »,  lisez  «  ceux  »  ;  —  ligne 
?»^1^,  au  lieu  de  «  créé,  »  lisez  «  et  crée  directement.  » 
.     Page  433.  Ligne  16*^,  au  lieu  de  «  en  recouvrant,  »  lisez  «  en  outre  ;  » 
ligne    19e,  au  lieu   de  «  si  on  n'attestait,  »    lisez  «  là  où  n'existait  ;  » 
ligne  33c,  au  lieu  de  «  tenu,  »  lisez  «  prêté.  » 

Page  436.  Ligne  6^*,  au  lieu  de  «  concerter,  »  lisez  «  convertir.  » 


(1)  1864-65  ;  grand  in-folio  des  journaux  quotidiens,  paraissant  toutes 
les  semaines.  "20  francs  par  an. 

(-2)  Livraisons  mensuelles  de  3  feuilles,  48  pages;  grand  in-8.  Mont- 
pellier, Gros  ;  Paris,  Havas.  —  "20  francs  par  an. 


l";"  JOURNAL  nKS  ECONOMISTES. 


BIBLIOGRAPHIE 


Les  Banques  d'émission  et  d'esgovipte,  par  M.  Maurice  Aubry.  Brochure  in-8. 
Paris,  Guillaumin  etC*,  éditeurs. 

Il  y  a  deux  parties  bien  distinctes  dans  la  brocliure  de  M.  Aubry,  les 
considérations  générales  et  les  conclusions.  Les  premières  nous  ont 
semblé  vagues  et  obscures  à  ce  point  que  nous  ne  sommes  pas  sûrs  de 
les  avoir  toujours  comprises;  en  tous  cas,  arbitraires  et  faiblement 
appuyées  par  le  raisonnement.  Les  conclusions,  au  contraire,  sont  très- 
nettes,  très-claires ,  très-pratiques ,  et,  ce  monopole  de  la  banque  de 
France  étant  accepté,  très-sages,  propres  à  rendre  ce  monopole  aussi 
tolérable  que  possible  pour  la  place  de  Paris. 

Mais  le  monopole  nous  semble  très-mauvais,  et  M.  Aubry  le  croit 
excellent.  Pourquoi  ?  Il  serait  difficile  de  le  dire.  Sur  ce  point,  en  effet, 
M.  Aubry  procède  comme  ses  nombreux  devanciers,  par  des  affirma- 
tions sans  preuve.  Il  en  est  encore  à  dire,  qu'un  billet  de  banque  est 
monnaie  et  que  le  droit  de  battre  monnaie  appartenant  au  gouvernement, 
celui-ci  doit  le  déléguer  et  le  délègue  à  la  Banque  de  France.  Cependant, 
il  n'est  pas  vrai  que  le  billet  de  banque  soit  une  monnaie  :  c'est  tout 
simplement  un  billet  à  ordre,  comme  son  nom  même  l'indique.  Il  n'est 
pas  vrai  non  plus  que  la  faculté  de  battre  monnaie  fasse  partie  des 
attributions  nécessaires  du  gouvernement.  On  peut  trouver  convenable 
que  le  gouvernement  détermine  le  titre  et  le  poids  des  monnaies, 
comme  les  poids  et  mesures  en  général  :  on  peut  même  trouver  avantage 
à  ce  qu'il  batte  monnaie  ou  du  moins  à  ce  qu'il  monopolise  cette  indus- 
trie et  contrôle,  comme  aujourd'hui,  les  personnes  qui  jouissent  de  ce 
monopole  ;  mais  on  peut  parfaitement  concevoir  et  préférer  un  régime 
différent. 

Du  reste,  le  billet  de  banque  n'étant  pas  une  monnaie  ;  son  émission 
et  son  retrait  de  la  circulation  étant  déterminés  par  des  circonstanc(^s 
très-différentes  de  celles  qui  déterminent  l'émission  et  la  circulation 
des  monnaies,  pourquoi  on  faire  l'objet  d'un  monopole?  —  Parce  que 
la  liberté  causerait  d'affreux  désordres.  —  Lesquels?  —  Elle  causerait 
des  ruines  sans  nombre!  — Comment?  —  Mais  cela  est  clair,  puisque 
tout  le  monde  l'affirme  et  le  croit. 

Yoilà  ce  que  nous  entendons  dire  depuis  longtemps  et  maintenant  par 
M.  Aubry.  On  considère  l'opinion  qui  réclame  la  liberté  la  plus  grande 
possible  des  banques  et  la  liberté  absolue,  si  on  peut  l'obtenir,  comme 
trop  peu  importante  pour  être  discutée.  Il  est  vrai  que  cette  opinion 
est  peu  répandue  ;  mais  cela  ne  prouve  rien  contre  elle.  La  liberté  en 
toutes  choses  est  toujours  la  dernière  solution  à  laquelle  on  pense  et 


RIRLIOCRAPIIIK.  ir>i 

surloul  la  (l(MMiiôr(MiiroM  iiC('C|)lo.  Mais  il  (isl  cerLairi  que,  quant  aux 
banques,  cotto  opinion  fait  des  proi^rès.  Il  y  a  vingt-cinq  ans,  jY»tais 
prosque  soûl  ;\  la  proposor,  sans  que  porsonne  à  peu  près  y  prît  garde  : 
aujourd'hui  ,  gr.ice  h  l'onsoignement  de  l'expf^rienee  et  ;\  (jiie](|ues 
progrès  de  la  science,  cette  opinion  comi)te  un  nombre  déjà  respectable 
de  partisans.  Loin  (luelle  soit  en  décadence,  comme  le  dit  M.  Aubry, 
elle  est  en  progrès  et  gagnera  du  terrain,  puisqu'on  ne  la  combat  que 
par  des  affirmations  démenties  par   l'expérience  et  le  raisonnement. 

M.  Aubry  est  plus  fort  quand  il  critique  l'usage  que  la  Banijue  de 
France  a  fait  de  son  monopole  ,  le  double  langage  qu'elle  tient,  selon 
qu'elle  s'adresse  au  gouvernement  ou  au  |)ublic,  l'âpreté  avec  laquelle 
elle  tire  parti,  pour  grossir  ses  dividendes,  des  circonstances  qui  affli- 
gent le  commerce.  M.  Aubry  n'a  pas  moins  raison  de  se  plaindre  de  la 
longue  durée  accordée  au  privilège  «  pour  un  plat  de  lentilles  ».  comme 
il  dit.  Les  inconvénients  et  abus  qu'il  signale  sont  très-réels  et  palpables 
en  quelque  sorte  :  le  commerce  parisien  les  a  cruellement  sentis. 

Le  remède  que  M,  Aubry  propose  à  ces  élévations  soudaines  et  sans 
mesure  du  taux  de  l'escompte  est  simple  et  pratique.  Il  voudrait  que  la 
Banque,  ayant  toujours  en  rentes  une  forte  réserve,  vendît  ces  rentes 
au  moment  des  crises  et  pour  y  faire  face  ;  qu'elle  appelât,  au  besoin, 
des  suppléments  de  capital.  Alors,  en  effet,  la  baisse  de  prix  qu'on 
obtient  aujourd'hui  par  la  hausse  soudaine  de  l'escompte,  dont  la  Banque 
profite  et  dont  le  commerce  fait  tous  les  frais,  serait  supportée  en  partie 
par  les  propriétaires  de  la  Banque  et  obtenue  plus  doucement  et  plus 
directement  par  la  vente  des  valeurs  publiques  et  les  appels  de  fonds. 

Mais  qui  a  indiqué  ce  moyen  à  M.  Aubry?  La  pratique  des  seules 
banques  absolument  libres  qui  aient  existé  au  monde,  la  pratique  des 
banques  d'Ecosse.  Il  paraît  que  décidément  la  liberté  n'est  pas  chose  si 
mauvaise ,  puisque  ses  adversaires  eux-mêmes  lui  empruntent  des 
procédés  pour  les  transformer  en  règlements  à  l'usage  du  monopole. 

M.  Aubry  propose  en  somme  de  porter  le  capital  de  la  Banque  à 
300  millions,  dont  250  placés  en  rentes  et  les  250  autres  en  emplois  de 
banque.  Il  ajoute  :  «  Le  montant  cumulé  des  billets  de  banque  en  cir- 
culation et  des  comptes  courants  créditeurs  ne  pourra  jamais  excéder 
dix  fois  le  montant  de  l'encaisse  métallique  ni  quatre  fois  le  capital  social 
réalisé.  Lorsque  le  montant  cumulé  des  billets  de  banque  en  circulation 
et  des  comptes  courants  créditeurs  excédera  cinq  fois  le  montant  de 
l'encaisse  métallique,  ou  lorsque  les  billets  de  banque  en  circulation 
excéderont  trois  fois  le  capital  réalisé,  la  Banque  sera  autorisée  à  élever 
le  taux  de  l'escompte.  Lorsque  le  taux  de  l'escompte  s'élèvera  au-dessus 
de  3  p.  100,  la  Banque  sera  obligée  d'appeler  immédiatement  un  capital 
effectif  proportionné  à  l'élévation  du  taux,  sur  la  base  de  100  millions 
de  capital,  ou  ses  fractions,  par  chaque  unité  pour  cent,  ou  ses  fractions, 
au-dessus  de  3  p.  100.  Lorsque  le  taux  de  l'escompte  s'abaissera,  la 
Banque  sera  tenue  de  rembourser  à  ses  actionnaires,  dans  le  même 
délai,  la  portion  du  capital  correspondant  à  la  réduction  du  taux  de 
l'escompte.  » 


152  JOURNAL  DES  l'iCONOMlSTRS. 

Laissons  aux  admiraUMirs  forvonts  do  la  BiirKjiip  de  Franco  le  soin 
de  critiquer  les  détails  do  ce  j)rojel.  Ajjplauflissons  à  l'idée  théorique 
sur  laquelle  il  rej)OSo,  de  cliorclier  dans  la  force  du  capital  propre  la 
garantie  du  public,  en  rappelant  toutefois  que  la  liberté,  même  impar- 
faite, a  donné  sous  ce  rapi)ort  des  garanties  très-supérieures  à  celles 
qu'exige  M.  Aubry. 

Ajoutons  enfin  que  le  remède,  si  remède  il  y  a,  n'empêche  pas  l'agri- 
culture, cette  industrie  mère,  d'être  privée  du  bénéfice  immense  qu'elle 
pourrait  retirer  de  la  liberté  des  banques  d'émission.  C'est  pour  les 
campagnes,  bien  plus  que  pour  Paris,  assez  riche  pour  pouvoir  s'en 
passer,  que  nous  réclamons  la  liberté.  La  réforme  de  M.  Aubry  ne 
saurait  jamais  parer  qu'à  un  petit  inconvénient,  le  moindre  peut-être 
et  le  mieux  aperçu  du  régime  de  monopole,  sous  l'empire  duquel  la 
production  française  se  trouve  placée.  Ce  serait  tout  simplement  une 
amélioration  introduite  dans  un  régime  vicieux.  Mais  nous  doutons 
beaucoup  que  cette  réforme  soit  acceptée,  grâce  à  la  vieille  habitude  que 
nous  avons  de  ne  rien  réformer  jusqu'à  complet  renversement. 

Courcelle-Seneuil. 

Der  LaNDWirthschaftliche  Crédit  in  Oesterreich  {Le  Crédit  agricole  en  Autriche), 
par  M.  Fr.  Neumann.  Br.  in- 8.  Vienne,  Gerold  fils.  -  Oesterreich  Handelspolitik 
{La  Politique  commerciale  de  l'Autriche),  par  M.  Fr.  Neumânn.  Br.  in-8.  Vienne, 
Gerold  fils.  1864. 

Nous  avons  le  plaisir  d'introduire  auprès  du  lecteur  deux  des  pre- 
mières publications  d'un  jeune  économiste  autrichien  très-distingué, 
aussi  instruit  que  laborieux,  et  qui  paraît  destiné  à  enrichir  la  littérture 
économique  déplus  d'une  œuvre  de  mérite. 

La  première  des  deux  brochures  ci-dessus  est  un  tirage  à  part  de  la 
Oesterreichischen  Revue  ;  elle  examine  les  institutions  de  crédit  foncier  et 
de  crédit  agricole  existant  en  Autriche,  indique  leurs  qualités  et  leurs 
défauts,  ainsi  que  les  réformes  à  faire.  C'est  un  travail  qui  a  exigé  beau- 
coup de  recherches,  qui  semble  devoir  exercer  une  certaine  influence 
dans  la  patrie  de  l'auteur,  mais  qui  est  peut-être  un  peu  trop  concis 
pour  le  lecteur  français.  Si  l'article  avait  été  destiné  à  une  revue  fran- 
çaise, l'auteur  aurait  sans  doute  ajouté  les  développements  nécessaires. 

La  deuxième  brochure  de  M.  Fr.  Neumann  a  surtout  un  intérêt  d'ac- 
tualité. On  y  trouve  un  historique  de  la  crise  du  Zollverein  qui  préoc- 
cupe beaucoup,  comme  on  sait,  nos  voisins  d'outre-Rhin.  Nous  n'a- 
vons pas  besoin  de  dire  que  l'auteur  est  pour  les  solutions  libérales, 
du  moins  autant  que  les  circonstances  paraissent  le  permettre.  Si,  en 
principe,  les  idées  de  M.  Neumann  sont  toujours  conformes  aux  saines 
doctrines  économiques,  elles  savent  aussi  se  plier  aux  exigences  de  la 
pratique.  Peut-être  se  sont-elles  un  peu  trop  pliées  cette  ,fois ,  mais  le 
progrès  ne  vient  pas  d'un  coup  ,  mais  peu  à  peu  :  il  germe,  il  croît,  et 
arrive  enfin  à  la  maturité.  Nous  ne  doutons  pas  que  M.  Neumann  sera 
un  de  ceux  qui  travailleront  le  plus  activement  à  le  débarrasser  de  ce 
qui  pourrait  nuire  à  sa  croissance. 

Maurice  Blook. 


f:iiRONioni';  ficoNOMioui;.  ir,?. 


CIlUONIOUli  I^ICONOMIOUE 


SoMMAïUF..  —  La  liberté  de  la  boiilangerie  attaquée  de  nouveau.  —  []n  maire  excen- 
iriquc.  —  Encore  des  enquêtes.  —  Les  cités  ouvrii^res  à  Lille.  —  Rapport  sur  les  so- 
ciétés de  secours  mutuels.  —  Le  messafje  de  M.  Lincoln  et  Us  impôts  projetés  par  le 
conférés.  —  Ce  que  produisent  les  gîles  aurifères  de  la  Russie.  —  Une  exposition  agri- 
cole en  Norvège.  —  Les  nouveaux  cours  d'économie  politique  et  les  nouvelles  |)ubli- 
cations. 

La  place  faite  à  quelques-uns  des  documents  pr/'senlanl  ce  mois-ci  un 
intérêt  particulier,  les  articles  se  rapportant  à  des  questions  du  jour,  nos 
propres  réflexions,  qui  servent  d'introduction  à  la  vingt-quatrième  année 
de  ce  recueil,  semblent  fort  simplifier  notre  tâche  parfois  si  surcharf^ée 
de  chroniqueur.  Nous  n'avons  plus  à  revenir,  après  tant  d'hommaf^es, 
sur  le  triste  événement  qui  est  assurément  à  notre  point  de  vue  le  plus 
digne  d'appeler  l'intérêt  durant  ce  mois,  la  mort  de  notre  ami,  M.  Guil- 
laumin.  Il  ne  nous  reste  qu'à  glaner  en  quelque  sorte  en  France  et  à 
rétranger.  Les  rapports  sur  les  finances  et  les  travaux  de  la  ville  de  Paris 
ont  fait  presque  autant  de  bruit  que  l'encyclique,  qui  heureusement 
n'est  pas  du  ressort  de  notre  appréciation.  Les  finances  de  la  ville 
donneront  lieu  à  un  travail  spécial.  Nous  en  avons  d'ailleurs  dit  un 
mot  le  mois  précédent.  Nous  n'avons  pas  été  les  seuls  à  nous  émouvoir 
de  la  partie  du  rapport  de  M.  le  préfet  de  la  Seine,  qui  est  relative  à  la 
liberté  de  la  boulangerie.  Elle  n'a  paru  k  beaucoup  de  personnes  qu'une 
récrimination  sous  l'apparence  d'un  compte  rendu.  On  a  été  surtout 
péniblement  affecté  par  quelques  pensées  et  expressions  du  genre  de 
celle-ci,  que  les  boulangers  réalisent  des  béiiéfices  énormes.  Qu'est-ce, 
a-t-on  dit,  que  cette  ingérence  administrative  dans  les  bénéfices  et  dans 
les  prix?  S'il  est  vrai  que  dans  cet  état  transitoire,  qui  date  d'hier,  les 
boulangers  gagnent  exceptionnellement,  la  concurrence  ne  fera-t-elle 
pas  baisser  les  prix  ?  Et  si  ce  qu'on  appelle  bénéfice  énorme  n'est  que 
le  taux  normal  des  pi^ofits  indûments  réduits  par  une  taxe  qui  n'assurait 
un  certain  bénéfice  restreint  qu'en  maintenant  cette  industrie  dans  un 
état  précaire,  de  quel  droit  se  plaint-on  ?  Ce  qu'il  y  a  de  fâcheux,  c'est 
que  de  telles  hérésies  économiques  trotivent  des  journaux  pour  les  sou- 
tenir, même  en  dehors  de  ceux  qui  approuvent  les  prétentions  contenues 
dans  l'encyclique  papale,  quoique  ceux-là  en  général  ne  veulent  même 
pas  de  la  liberté...  de  la  boulangerie.  Nous  jjourrions  (aire  observer 


154  JOURNAL  DKS  ËCONOMISTKS. 

pourtant  à  ces  joiiriiaïKv  que  c'était  là  aussi  une  liberté  d'ancien  régime 
comme  les  libertés  (]^allicanes.  Seul  le  pain  de  luxe,  qui  était  en  bien  plus 
petite  quantité,  était  réglemenLé  et  taxé.  Le  pain  de  ménage  se  fabri- 
quait et  se  vendait  librement.  Aussi  y  en  avait-il  (k  toutes  les  variétés 
et  de  tous  les  (jrix,  et  élait-il  sinon  aussi  blanc  à  Tœil,  du  moins  supérieur 
pour  les  qualités  hygiéniques  et  nutritives,  à  prix  inférieur.  Ne  pourrons- 
nous  donc  obtenir  sur  ce  point  de  rétrograder  jusqu'avant  1789,  et  n'est- 
ce  que  les  servitudes  de  l'ancien  régime  qu'il  faut  restaurer?  Le  régime 
inauguré  sous  le  Consulat  n'est-il  p;is  jugé  ?  Paris  déclaré  incapable  de 
prendre  part  à  sa  propre  administration,  sera-t-il  aussi  réputé  indigne 
d'une  liberté  qui  règne  à  Berlin  comme  à  Londres?  Heureusement  que 
ce  ne  sont  là  que  de  vains  mots.  On  ne  reviendra  pas  sur  la  liberté  de 
la  boulangerie.  C'est  à  la  compléter  que  l'on  doit  songer. 

En  attendant  il  paraît  que  ces  façons  de  parler  et  d'agir  de  l'autorité 
municipale  à  Paris  mettent  en  goût  les  maires  de  nos  départements, 
jaloux  d'égaler  les  préfets  en  réglementation  et  en  restriction  écono- 
mique. On  nous  assure  que  M.  le  maire  de  Libourne  a  résolu  à  tout 
prix  d'assurer  la  bonne  qualité  de  la  viande  à  ses  administrés.  Il  a  divisé 
par  arrêté  les  bouchers  et  non  plus  seulement  les  mor(  eaux  en  caté- 
gories. Il  y  en  a  de  la  première  et  il  y  en  a  de  la  seconde.  Les  premiers 
ne  peuvent  vendre  que  de, la  première  qualité.  Mais  ce  n'est  qu'un  des 
aspects  de  la  sollicitude  de  ce  maire  peu  économiste.  11  ne  lui  suffit  pas 
de  limiter  la  liberté  du  commerce,  il  s'en  prend  aussi  à  la  liberté  indi- 
viduelle. Il  déclare  «  qu'aucun  boucher  ne  pourra  quitter  son  commerce 
ou  changer  de  classe  qu'un  an  après  en  avoir  fait  déclaration  à  la 
mairie.  »  Ainsi  voilà  un  honnête  maire  qui  entend  disposer  à  son  gré  de 
la  liberté  économique  et  de  la  liberté  civile.  C'est  son  bien,  c'est  sa 
chose,  cela  ne  regarde  que  son  omnipotence.  L'État  est  tout  et  l'État 
c'est  lui. 

Heureusement  tous  les  hommes  appelés  à  résoudre  les  questions  éco- 
nomiques ne  sont  pas  faits  sur  ce  modèle.  La  marine  marchande  elle- 
même  vase  libéraliser. 

Une  autre  question  est  soumise  aux  délibérations  du  Conseil  siipérieur 
du  commerce.  C'est  l'enquête  sur  les  Banques.  La  Banque  de  la  France 
relève  le  gant  en  termes  fiers  et  même  quelque  peu  hautains.  L'enquête 
que  300  négociants  avaient  demandée  sur  cette  Banque,  elle-même  la 
demande  sur  toutes  les  institutions  de  crédit.  Nous  croyons  l'enquête 
désirable;  nous  l'avons  même  demandée.  Si  la  Banque  s'y  prête, 
c'est  à  merveille.  On  s'occupe  aussi  des  questions  ouvrières  rede- 
venues à  l'ordre  du  jour  ,  si  tant  est  qu'elles  aient  jamais  cessé 
d'y  être.  Plusieurs  journaux  parlent  d'une  mission  qui  serait  donnée 
à  M.  Langlais,  conseiller  d'État,  pour  étudier  en  Allemagne  la  situation 
des  classes  ouvrières,  et  surtoui  l'organisation  des  banques  et  associa- 


CHROMOUK  l':f;ON0^1IOUK.  15r, 

lions  populaires,  (|iii  oui  pris  un  si  i;ran(l  (lévcîloppomonl  (U\  l'autre 
d)[é  (lu  Rhin. 

Nous  ne,  savons  ce  ipTil  y  a  (i(^  rnidé  dans  h\  voyage  de  M.  L'in;;la!S  ; 
mais  il  paraît  certain  (preii  effet  l'honorable  conseiller  d'Élat  a  été 
chargé,  conjointement  avec  son  collè[îue,  M.  Duverj^ier,  d'étudier  et  de 
préparer  les  bases  d'un  projet  de  loi  relatif  aux  associations  ouvrières, 
«'t  notamment  aux  sociétés  coopératives. 

La  ville  de  Lille,  après  s'être  occupée  de  faire  disparaître  les  sombres 
caves  où  l'ouvrier  s'étiolait  en  même  temps  qu'il  se  démoralisait,  vient 
de  prendre  une  résolution  dont  les  résultats  devront  compléter  l'œuvre 
que  poursuit  l'administration  municipale.  A  l'exemple  de  Mulhouse, 
elle  va  créer  dans  les  nouveaux  quartiers  de  la  ville  a^jrandie  des  cités 
ouvrières,  composées  d'un  grand  nombre  de  pavillons  détachés,  dont 
les  prix  d'achat  seront  à  la  portée  des  travailleurs  laborieux  qui  voudront 
en  devenir  propriétaires. 

En  même  temps  que  ces  grands  travaux  s'élaboraient,  M.  Vallon,  préfet 
du  Nord,  adressait  un  appel  chaleureux  aux  ouvriers  pour  les  supplier  de 
renoncer  aux  excès  et  aux  désordres  énervants  des  cabarets,  (jui  nn  leur 
doimeront  jamais  les  joies  de  la  vie  de  famille  et  le  bonheur  du  foyer 
domestique. 

Cette  circulaire  a  produit,  dit-on,  une  profonde  impression  dans  ce 
grand  centre  industriel  de  la  métropole  flamande. 

D'après  un  rapport  publié  par  M.  Boudet,  ministre  de  l'intérieur,  sur 
la  situation  des  Sociétés  de  secours  mutuels,  au  31  décembre  1863,  on 
comptait  4,7:21  Sociétés  de  secours  mutuels,  tant  approuvées  qu'aulo- 
risées.  Ces  Sociétés  comprenaient  676,522  membres,  dont  78,544  hono- 
raires et  597,978  participants,  parmi  lesquels  506,376  hommes  et 
91,602  femmes.  L'augmentation  sur  l'année  1862  a  été  de  139  Sociétés, 
de  37,478  membres,  dont  4,663  honoraires  et  32,815  participanis.  Ces 
derniers  se  composent  de  27,521  hommes  et  de  5,294  femmes.  L'avoir 
total  des  Sociétés,  y  compris  le  fonds  de  retraite,  représentait  une  somme 
de  34  millions  270,772  fr.  48  c. 

a  Les  recettes  de  l'année  se  sont  élevées  à....     11,019,519  fr.     1  c. 

((  Les  dépenses  ont  été  de 8,830,433        45 

«  Les  recettes,  par  conséquent,  excèdent  les 
dépenses  de 2,189,085  Ir.  56  c. 

M.  Boudet  termine  ainsi  sou  intéressant  rapport  : 

«  Les  Sociétés  de  secours  mutiiels  sont  toujours,  pour  les  populations 
ouvrières,  cet  ami  préféré  sur  lequel  on  compte  pour  le  jour  de  l'épreuve 
et  de  la  tristesse,  et  les  précieux  services  qu'elles  rendent,  les  bonnes 


156  JDUKNAL  DKS  ÉOONOftlISTES. 

habitudes  qu'elles  inspireiil,  la  loyauté  avec  laquelle  elles  se  main- 
tieuneut  en  dehors  de  tous  les  entraînements  ({iii  pourraient  les  faire 
dévier  de  leur  route,  ne  ccsscut  de  justifier  le  concours  de  tous  les 
hommes  de  bien,  la  haute  protection  de  S.  M.  et  le  puissant  appui  dont 
le  [gouvernement  leur  a  déjà  donné  tant  de  témoi[',i]a{;es.  » 

Enfin,  nous  avons  le  rapport  de  M.  Fould  sur  le  bud[i;^et,  qui  paraît 
au  moment  où  nous  mettons  sous  presse,  et  que  nous  apprécierons. 

A  l'étranf^er,  le  messa^je  du  président  Lincoln  (que  nous  reproduisons 
au  Bulletin)  est,  après  sa  réélection,  l'événement  dont  le  public  a  été  le 
plus  frappé.  Si  le  Sud  est  couraj^eux,  ce  que  nul  ne  lui  conteste,  le  Nord 
est  d'une  invincible  persévérance,  qui  lui  assure  le  succès  définitif,  d'au- 
tant qu'il  n'a  rien  perdu  de  ce  qu'il  a  repris,  ni  la  Nouvelle-Orléans,  ni 
le  cours  du  Mississipi,  ni  ses  autres  conquêtes,  et  qu'il  a  des  ressources 
sans  comparaison  avec  celles  du  Sud.  Nous  sommes  loin  de  croire  toutes 
les  difficultés  résolues  une  fois  le  Nord  vainqueur.  Peut-être  y  a-t-il,  de 
la  part  de  beaucoup  de  ceux  qui  s'y  intéressent  ainsi  que  nous,  un  peu 
d'enthousiasme  et  d'illusion  sur  ce  qui  suivra.  Mais,  sans  nous  livrer  à 
d'inutiles  prévisions,  la  défaite  du  Sud  entraînera,  aux  yeux  des  amis  de 
l'humanité  et  de  la  justice,  un  résultat  auquel  la  civilisation  applaudira 
avec  transport  dans  la  chute  de  l'esclavage.  On  peut  dire  que,  dans  son 
genre,  le  message  de  M.  Lincoln  n'est  pas  moins  ferme  et  moins  net  que 
rencycli(jue.  Seulement  d'un  C(Mé  est  un  passé  écroulé  sans  retour  et 
qu'on  chercherait  en  vain  à  galvaniser,  de  l'autre  est  l'avenir. 

C'est,  d'ailleurs,  avec  peine  que  nous  voyons  le  Congrès  américain, 
pressé  parles  nécessités  de  la  guerre,  se  disposer,  dit -on,  à  établir  des 
impôts  sur  des  matières  que  les  besoins  de  l'industrie  moderne  et  le  mou- 
vement de  la  civilisation  tendent  à  affranchir  de  tout  droit. 

Le  commissaire  du  revenu  intérieur,  près  le  département  des  finances, 
a  soumis  à  M.  Fessenden  un  rapport  motivé,  dans  lequel  les  amendements 
suivants  sont  proposés  : 

l''  Établissement  d'une  taxe  de  1/2  p.  0/0  sur  les  divers  produits  et 
marchandises  dont  la  consommation  est  évaluée  à  11  milliards.  Cette 
taxe  devrait  rapporter  ô5  millions  de  revenu. 

2"  Modification  de  l'impôt  sur  les  cigarres  et  établissement  de  la  taxe 
ad  valorem. 

30  Modification  de  l'impôt  sur  les  tabacs  et  établissement  de  la  (axe 
d'après  la  valeur  de  la  feuille. 

4"  Abrogation  du  traité  de  réciprocité  avec  le  Canada,  établissement 
de  droits  d'entrée  sur  les  charbons  canadiens  et  répression  énergique  de 
1.)  contrebande  sur  la  frontière  du  nord. 

5"  Impôt  sur  les  huiles  de  pétrole  crues  de  2  à  3  cents  par  gallon  et 
diminution  de  la  taxe  sur  les  huiles  de  pétrole  raffinées. 


GHHOiNlUUI';   IXUiNOMlOUK.  157 

()"  Au[;iiu:iilaLi()ii  (l(;  l'impôL  sur  les  Icrs  (;L  parliculièrciiicuL  sur  les 
rails  de,  cliiMiiiii  de  fer,  qui  devrouL  payer  une  taxe  de  1  dollar  eL  demi 
par  lonuc. 

7"  Modilication  de  Tiinpôl  sur  les  biens  fonciers,  eu  rétahlissaul  d'après 
le  revenu  de  ces  biens  et  non  d'après  leur  valeur. 

La  proposition  de  l'abandon  de  Saint-Doniinjjue,  faite  par  le  ministère 
JNarvaëz,  est  un  événement  de  haute  portée,  qui  touclie  aux  principes 
écouomi(pies  et  aux  intérêts  bien  entendus  des  peuples.  Nous  ne  savons 
quel  accueil  sera  fait  par  la  Chambre  à  la  renonciation,  par  l'Espa{;ne, 
d'une  possession  qui  lui  coûte  d'énormes  sacrifices  en  hommes  et  en  ar- 
^yent,  mais  qui  parle  aux  vieux  préjugés  d'un  aveuijle  patriotisme. 

Le  vice-roi  d'Ég^ypte  ne  son^e  qu'à  Tamélioration  intérieure  du  pays. 
Il  vient  de  créer  un  ministère  des  travaux  publics  et  de  rajjriculture: 
telle  est,  en  aussi  peu  de  mois  que  possible,  la  nouvelle  qui  s'est  répan- 
due ici  il  y  a  quelques  jours.  On  en  sent  fimportance.  Les  diverses 
branches  que  comprend  le  nouveau  divan,  telles  (fue  chemins  de  fer  et 
voie3  de  communications  de  toutes  sortes,  canaux,  digues,  barrages  faits 
ou  à  faire,  bassins,  quais,  docks,  etc.,  se  rattachent  aux  intérêts  les  plus 
vitaux,  les  plus  intimes  de  l'Egypte. 

Aussi  la  colonie  européenne  d'Alexandrie,  si  prompte  d'ordinaire  à  la 
critique,  a-t-elle  accueilli,  dit-on,  la  mesure  avec  une  grande  faveur. 

Des  documents  récemment  publiés  donnent  à  connaître,  avec  une  in- 
structive précision,  les  exploitations  aurifères  de  la  Russie,  il  en  résulte 
que  les  gîtes  aurifères  de  la  Russie  sont  exploités  de  quatre  manières 
différentes  :  1®  par  l'État;  T  par  le  cabinet  impérial;  3°  par  les  par- 
ticuliers sur  des  terres  dont  ils  sont  propriétaires;  4""  par  les  particu- 
liers sur  des  terres  appartenant  à  l'État. 

L'exploitation  régulière  par  l'État,  qui  date  de  1814,  n'a  donné,  jus- 
qu'en 1829,  que  des  résultats  insignifiants.  Les  travaux  du  cabinet 
impérial  ont  commencé  en  1831,  et  n'ont  pas  donné  de  brillants  pro- 
duits. 

L'exploitation  entreprise  par  des  particuliers  sur  leurs  propriétés, 
remontant  à  1819,  n'a  pris  un  certain  développement  que  vers  Tannée 
1844.  Ce  n'est  que  dans  la  quatrième  catégorie  d'exploitation,  qui  date 
de  1836,  que  l'on  voit  la  production  de  l'or  prendre  un  essor  rapide  qui 
doit  être  attribué  à  la  richesse  des  gisements  de  la  Sibérie  orientale. 

De  1849  à  1854,  cet  essor  s'est  ralenti  sous  l'influence  des  événements 
qui  se  sont  passés  en  Europe;  mais  ce  ralenlissemenl  a  été  suivi  d'une 
réaction  ûivorable  (jui  s'est  maintenue  jusqu'à  nos  jours. 

La  production  totale  de  l'or  en  Russie,  de  1814  à  notre  époque,  c'est- 
à-dire  pendant  une  période  de  cinquante  ans,  s'est  élevée  à  600,000 


158  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

kilojjr.  La  valeur  de  cet  or,  ainsi  recueilli,  représente  une  somme  fie 
plus  de  40  mil.  746.170  rouh.,  c'est-à-dire  environ  2  milliards  de  fr. 

Le  Moniteur,  ces  jours  derniers,  signalait  comme  digne  de  men- 
tion le  concours  agricole  qui  a  eu  lieu  il  y  a  peu  de  mois  à  Chris- 
tiania, en  Norwége,  avec  un  éclat  exceptionnel  et  (jui  n'est  pas  sans  ensei- 
gnement pour  nos  lecteurs.  On  peut  y  voir  mieux  qu'ailleurs  la  puissance 
du  travail,  victorieuse  de  presfjiie  tous  les  obstacles.  L'exposition  qui 
renfermait  des  produits  de  l'agriculture  et  d'h  )rticult!ire  norwégiennes 
a  démontré  en  efl'etque  laNorwége  fait  des  pro;-rès,  dans  l'art  agricole, 
nonobstant  la  pauvreté  de  son  sol  et  la  rigueur  d'un  climat  sous  lequel  la 
végétation  n'a  guère  que  trois  mois  pour  se  développer. Quelquesproduils, 
comme  le  maïs,  le  chanvre,  le  tabac,  le  houblon,  les  noix,  dont  un  échan- 
tillon figurait  à  cette  exposition,  témoignaient  même  d'une  difficulté 
vaincue  plutôt  que  d'un  sérieux  résultat  obtenu;  mais  d'autres  prou- 
vaient, au  contraire,  que  les  efforts  n'avaient  pas  été  sans  sucés  et  que 
le  cercle  étroit  des  moyens  de  subsistances  offerts  à  la  Norwége  s'est 
déjà  notablement  élargi,  pour  répondre  aux  besoins  croissants  de  la 
consommation.  Elle  a  plus  que  doublé,  à  Christiania,  dans  l'espace  de 
quatorze  ans,  si  l'on  doit  s'en  rapporter  aux  calculs  établis.  En  effet,  il 
aurait  été  importé  en  1847  :  environ  990,000  choux,  64,000  kilogram- 
mes d'oignons,  200  tonnes  de  racines  comestibles;  tandis  qu'en  1861 
les  mêmes  importations  se  seraient  élevées  à  190,000  choux,  82,000 
kilogrammes  d'oignons  et  1,000  tonnes  de  racines  comestibles.  Ce  fait 
n'est  pas  sans  importance  si  on  le  considère  au  point  de  vue  de  la  santé 
chez  un  peuple  dont  la  nourriture  se  compose  en  général  de  poissons, 
le  plus  souvent  salés  et  fumés,  et  autres  aliments  d'une  nature  échauf- 
fante, ce  qui  contribue  peut-être  à  entretenir  la  maladie  hideuse  de  la 
lèpre,  implantée  en  ce  pays,  surtout  dans  les  environs  de  Bergen. 

Dans  ces  deux  dernières  années  l'importation  des  légumes  a  diminué, 
il  est  vrai;  mais  n'est-ce  pas  la  conséquence  d'une  plus  grande  produc- 
tion de  ces  mêmes  produits  en  Norwége? 

Au  nombre  des  produits  les  plus  remarquables  qui  ont  figuré  à  l'ex- 
position de  Christiania,  on  cite  une  grande  variété  de  pommes  de  terre 
qui  sont  généralement  d'excellente  qualité  en  Norwége,  et  dont  quel- 
ques-unes avaient  atteint  une  grosseur  démesurée;  des  choux  verts,  de 
différentes  formes,  parmi  lesquels  il  s'en  trouvait  qui  pesaient  jusqu'à 
8  kilogrammes  ;  d'énormes  turneps,  des  céleris,  des  choux-fleurs  de  la 
plus  belle  venue,  des  racines  de  plusieurs  sortes;  plusieurs  espèces  de 
beaux  iromenis,  de  l'orge  aux  grains  bien  nourris,  de  Tavoine  du 
Canada,  des  pois  et  des  haricots;  enfin  des  plantes  fourragères,  et, 
comme  curiosité,  jusqu'au  lichen  dont  se  nourrit  le  renne  sauvage,  et 
qu'il  va  cherchant  sur  les  vastes  plateaux  du  nord  de  la  Norwége. 

Les  fruits  surtout  attiraient  l'attciition  du  public;  car  ils  ont  un  très- 


riHROlNIOUE  l'XONOMlOUIi.  \.vj 

g-nmd  prix  cl  soiiL  iiii  siijcL  (rorPjiieil  pour  ce  peuple  (pii  a  hien  de  la 
peine  à  les  amener  à  inaLurilé  chez  lui.  Aussi  adinirait-on  Ijeaiicoup  une 
colIecLioii  conLenanl  101  variétés  de  pommes  et  de  poires  ayant  \u\v, 
fort  belle  apparence,  ainsi  (jue  des  abricois  et  des  prunes  qui  ne  leur 
cédaient  en  ri;'n.  O'iant  aux  pêches  dont  quelques  échantillons  avaient 
été  admis  à  prendre  place  à  celte  exposition,  elles  prouvai(;nt  bien  pliis 
un  louable  désir  chez  le  cultivateur  qui  leur  avait  donné  ses  soins, 
qu'ell(\s  ne  justiliaieiit  ses  prétentions.  11  en  était  de  même  des  raisins, 
dont  une  {grappe  pourtant  était  réellciiient  ma(;nifiqLic;  mais  personne, 
je  crois,  n'oserait  affirmer  (jue  sa  croissance  n'ait  pas  été  protép,ée  ar- 
tiliciellement.  Les  fleurs  étaient  rares  et  pauvres;  elles  n'ont  pas  aussi 
bien  réussi  cette  année  (|ue  les  précédentes.  On  Tattribiieà  la  sécheresse 
d'un  été  qui,  d'autre  part,  n'a  apporté  ((ue  de  très-courtes  chaleurs. 
Une  salle  tout  entière  était  consacrée  au  laitap,e,  froma{;es  et  beurres, 
dont  on  voyait  un  grand  nombre  d'échantillons,  les  uns  venus  de  très- 
loin  et  les  autres  envoyés  par  la  ferme  modèle  d'Aas.  L'exposition  offrait 
encore  à  la  curiosité  publique  les  divers  éléments  constitutifs  du  lait, 
séparés  et  traités  par  la  chimie;  ainsi  du  sacre  et  de  l'acide  butyri- 
que, etc.  On  y  voyait  encore  plusieurs  spécimens  des  bois  norvvégiens, 
tels  que  le  chêne,  le  hêtre,  le  platane,  le  pin,  le  sapin,  et,  en  particulier, 
le  bouleau,  qui  sert  en  Norwég^e  à  réijénisterie,  et  dont  on  fait  avec  la 
nicine  des  meubles  assez  élé{|ants.  11  y  avait  de  même  quelques  usîen- 
siles  de  ferme,  comme  barattes,  d'un  mécanisme  ing^énieux;  des  instru- 
ments ag-ricoles,  tels  que  charrues,  semoirs,  herses,  etc.,  qui  cependant 
n'avaient  rien  de  nouveau  et  de  particulier. 

Enfin,  ce  mois  a  apporté  son  contingent  à  la  propagation  de  l'éco- 
nomie politique.  Plusieurs  cours  d'économie  politique  se  sont  inau- 
gurés, d'autres  s'annoncent.  Sur  des  points  différents,  dans  divers 
locaux,  des  leçons  se  font  ou  vont  se  faire,  qui  initieront  des  parties  dif- 
férentes de  la  population  aux  principes  de  la  science  économique. 
M.  Courcelle-Seneuil,  autorisé  par  M.  le  ministre  de  l'instruction  publi- 
que, a  commencé  ses  leçons  avec  un  véritable  succès  au  cercle  des 
Sociétés  savantes,  où  on  l'entend  tous  les  mardis  et  tous  les  samedis  à 
3  heures.  C'est  particulièrement  aux  élèves  en  droit  et  en  médecine  que 
ces  leçons  sont  destinées.  La  présence  de  ?yIM.  Wolowski,  de  Lavergne, 
J.  Garnier,  Ott,  Paul  Boiteau,  Mannequin,  Horn  et  de  quelques  autres 
notabilités  était  venue  prouver  au  professeur  toute  la  sympathie  qu'il  in- 
spire. Bientôt  M.  Walras  entretiendra  un  autre  public  des  associations.  Des 
engagés  volontaires,  comme  M.  Francolin,  doivent  aussi  fournir  leur 
tribut  de  zèle  et  de  lumière  à  la  même  œuvre.  Dans  les  départements 
nous  avons  à  constater  le  cours  lait  à  la  Faculté  de  droit  de  Toulouse  par 
un  des  professeurs  les  plus  distingués,  M.  Bozy,  qui  trouve  déjà  la  tra- 


1«0  JOURNAL   DES  ÉCONOMISTES. 

(litiori  établie.  A  Nancy,  M.  Demetz-NoblaL,  beaucoup  plus  connu  clans 
la  science  économifjue  par  ses  excellents  travaux  que  sa  modestie  ne  le 
donne  ta  supposer  dans  le  début  de  son  excellent  discours,  tiendra  le 
même  drapeau  d'une  main  ferme  et  expérimentée.  M.  Frédéric  Passy 
continue  de  son  côté  avec  une  persévérance  que  nous  admirons,  tout  en 
l'expliquant  par  l'éclat  de  ses  succès,  une  œuvre  à  laquelle  il  s'est  dé- 
voué de  la  manière  la  plus  généreuse  depuis  plusieurs  années. 

Nous  apprenons  enfin  que  M.  le  Ministre  de  l'instruction  publique 
a  accordé  à  quelques  personnes,  dont  le  nom  porte  avec  lui-même  sa 
signification,  l'autorisation  de  foire  des  conférences  littéraires  et  scien- 
tifiques, dont  quelques-unes  seraient  consacrées  à  l'économie  politique, 
dans  la  salle  de  la  Société  d'encouragement,  rue  Bonaparte.  Nous  citerons 
MM.  Léonce  de  Lavergne,  Albert  de  Brogiie,  Louis  Reybaud,  Coste, 
A.  Cochin,  Guillaume  Guizot,  Albert  Gigot,  Jules  Duval.  C'est  M.  de 
Lavergne  qui  commencera.  Il  parlera  sur  Adam  Smitli.  Il  promet  trois 
conférences  le  mardi  soir,  à  huit  heures  et  demie,  à  partir  du  24  janvier. 
Ces  séances  ne  seront  pas  gratuites;  on  paiera  1  ir.  d'entrée  :  c'est  un 
principe  que  nous  aimons  à  voir  consacrer  à  côté  de  la  gratuité  de  l'en- 
seignement de  l'État. 

Les  livres  qui  sont  de  nature  à  seconder  cet  heureux  mouvement 
continuent  à  obtenir  un  succès  encourageant.  Le  livre  si  substantiel  de 
M.  Emile  Laurent,  sur  le  paupérisme  et  les  associations,  en  est  à  sa 
deuxième  édition.  Il  a  reçu  des  accroissements  instructifs,  et  cette  part 
de  rectification  que  le  temps  exige  si  vite  de  nos  jours.  Il  y  a  aussi  une 
seconde  édition  qu'il  nous  sera  permis  de  signaler  avec  toute  la  réserve 
qui  nous  convient,  comme  ayant  subi  d'utiles  remaniements  et  des  ad- 
ditions importantes,  celle  de  notre  Manuel  d'économie  politique,  qui  s'est 
promptement  répandu  à  plusieurs  milliers  d'exemplaires.  C'est  le  résumé 
succinct  de  la  partie  la  plus  faite  pour  s'adresser  à  tout  le  monde  d'un 
enseignement  au  Collège  de  France  qui  compte  maintenant  tout  près  de 
treize  années.  Combien,  au  point  de  vue  de  l'économie  politique,  poul- 
ies théories  comme  pour  les  faits,  de  la  part  de  l'opinion  comme  du 
gouvernement,  les  temps  étaient  loin  de  valoir  alors  ce  qu'ils  sont  deve- 
nus aujourd'hui  ! 

Henri  BAUDRILLART. 

Paris,  15  janvier  1865. 

Le  Gérant  provisoire^  Paui.  BOITEAU. 


l'ARtS.   — -   IMPRIMEUIli  UL  A.   PARENT,   RUE  WONSIEUR-LE-I'RINCE,    31. 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 


OBJET,  CARACTÈRE  ET  UTILITÉ 

DE  L'ÉCONOMIE  POLITIQUE   " 


L'objet  de  cette  réunion  et  de  celles  qui,  je  l'espère,  la  suivront 
bientôt  est  de  vous  entretenir  des  principes  de  l'économie  politique. 
Avant  de  nous  y  engager,  il  convient  peut-être  de  répondre  à 
quelques  questions  qui  se  sont  probablement  présentées  à  l'esprit 
de  plusieurs  d'entre  vous  :  Qu'est-ce  que  l'économie  politique? 
Est-ce  une  science?  Quel  est  son  objet?  A  quoi  sert-elle? 

Oui,  l'économie  politique  est  une  science.  Quelques  beaux  esprits, 
qui  ont  malheureusement  occupé  en  ce  pays  les  positions  les  plus 
élevées,  ont  nié  son  existence  et  fait  à  ce  sujet  d'assez  tristes  plai- 
santeries. Tl  ne  convient  d'y  répondre  ici  que  par  la  définition'' et 
l'exposition  même  de  l'économie  politique. 

Toute  science  doit  avoir  un  objet  distinct,  nécessaire,  permanent, 
universel,  auquel  elle  applique  ses  recherches.  La  richesse,  qui  est 
l'objet  de  l'économie  politique,  a-t-elle  tous  ces  caractères  ?  Oui, 
évidemment.  Il  n'y  a  ni  groupe  d'hommes  ni  individu  qui  puisse 
exister  sans  disposer  d'une  richesse  plus  ou  moins  grande,  sans 

(1)  Cet  article  contient  la  substance  de  la  leçon  d'ouverture  du  Cours 
libre  et  gratuit  commencé  le  7  janvier  au  Cercle  des  sociétés  savantes, 
quai  Malaquais.  Le  texte  même  de  la  leçon  n'a  pas  été  écrit. 
2^  sÉrxiE.  T.  XLV.  —  15  [écrier  1865.  11 


162  JOURNAL  DES  KCONOMISTES. 

posséder  une  puissance  plus  ou  moins  étendue  sur  le  monde  exté- 
rieur. Cela  est  vrai  dans  tous  les  temps  et  sous  toutes  les  latitudes. 
En  quelque  état  que  l'on  considère  l'homme,  on  le  trouve  assiégé 
de  besoins  qu'il  doit  satisfaire  à  peine  de  mort,  et  qu'il  ne  peut 
satisfaire  qu'au  moyen  d'objets  matériels  dont  la  possession  con- 
stitue sa  richesse.  La  nature  de  cette  richesse,  les  causes  et  condi- 
tions de  son  accroissement  et  de  sa  diminution,  forment  l'objet 
des  études  de  l'économie  politique. 

Cette  science,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  est  une  science  morale.  Lors- 
qu'elle étudie  les  relations  de  l'homme  avec  le  monde  extérieur,  elle 
ne  s'occupe  pas  du  détail  de  ces  relations  :  elle  laisse  ce  soin  à  la 
technologie,  comme  elle  abandonne  à  la  statistique  le  relevé  des 
inventaires.  L'économie  politique  recherche  avant  tout  ou  plutôt 
exclusivement  quels  sont  les  mobiles,  quelles  sont  les  considérations 
qui  dirigent  l'activité  de  l'homme  lorsqu'il  produit  et  approprie  des 
richesses.  Dans  cet  état  de  richesse  auquel  elle  applique  ses  recher- 
ches et  qui  lui  présente  un  sujet,  qui  est  l'homme,  et  des  objets,  qui 
sont  les  richesses,  c'est  le  premier  qui  l'intéresse,  qu'elle  étudie, 
qu'elle  sonde  jusque  dans  les  profondeurs  de  sa  pensée  et  de  sa 
volonté.  S'agit-il  d'examiner  la  richesse  qui  résulte  de  certains 
travaux,  de  ceux  d'une  forge  par  exemple,  l'économie  politique  ne 
s'informe  ni  des  procédés  par  lesquels  on  fait  le  fer,  ni  des  quan- 
tités de  fer  produites  :  elle  recherche  comment  les  hommes  en 
sont  venus  à  imaginer  de  faire  du  fer,  comment  ils  s'y  sont  pris 
pour  appliquer  dans  ce  but  des  procédés  qui  exigent  du  temps  et 
des  capitaux,  pour  combiner  leurs  volontés  de  manière  à  les  faire 
concourir  à  un  but  commun,  comment  ils  peuvent  produire  plus  ou 
moins  avec  plus  ou  moins  de  peine,  et  comment  ils  règlent  entre 
eux  le  partage  des  produits.  Ces  considérations  toutes  morales  sur 
les  conditions  dans  lesquelles  s'exerce  le  travail  intellectuel  et  ma- 
tériel sont  l'objet  propre  des  études  de  l'économie  politique. 

Quelques  personnes  prétendent  qu'il  n'y  a  point  à  proprement 
parler  de  science  morale,  parce  que,  la  volonté  de  l'homme  étant 
libre,  ses  déterminations  ne  peuvent  être  prévues.  Cette  asser- 
tion tend  simplement  à  nier  la  raison  humaine  qui,  justement, 
imprime  à  nos  actes  l'uniformité  de  tendance  qui  permet  de  les 
soumettre  aux  investigations  scientifiques,  de  prendre  pour  base  et 
point  de  départ  des  axiomes  aussi  incontestables  que  ceux  dont  les 
mathématiques  ont  tiré  un  si  grand  parti.  N'en  citons  qu'un  seul, 


f 


OBJET,  CARACTÈHK  ET  UTILlTIi  DE  L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.      163 

celui  sur  lequel  repose  l'économie  politique  et  dont  elle  n'est  en 
quclijue  sorte  que  le  développement.  «  Tout  liomme  sain  d'esprit 
cherche  à  satisfaire  ses  besoins  au  prix  du  moindre  travail  pos- 
sible. »  Nous  ne  croyons  pas  que  cet  axiome  soulîre  exception, 
qu'il  existe  un   homme  sain  d'esprit  qui,  voulant  satisfaire  un 
besoin  par  un  travail,  cherche  cette  satisfaction  par  un  travail  plus 
grand  lorsqu'il  sait  qu'il  peut  lobtenir  par  un  travail  moindre.  Peu 
importe  l'erreur  à  laquelle  nous  sommes  exposés,  soit  dans  notre 
notion  du  besoin,  soit  dans  celle  des  divers  moyens  d'y  satisfaire; 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  par  une  tendance  aussi  constante 
que  la  pesanteur,  nous  cherchons  à  satisfaire  nos  besoins  le  plus 
possible  et  au  moyen  du  moindre  travail  possible. 

L'économie  politique  a  donc  un  objet  propre  à  fournir  la  matière 
d'une  science;  elle  est  une  science  morale  fondée  sur  l'observation 
des  procédés  généraux  et  constants  de  la  raison  humaine. 

Elle  a  encore  un  autre  caractère  propre  à  toutes  les  sciences,  une 
tradition.  Elle  s'est  élevée  et  s'élève  par  une  série  de  travaux  coor- 
donnés dans  le  même  but  depuis  un  siècle  et  auxquels  ont  concouru 
des  penseurs  de  premier  ordre  et  de  toute  nation.  Ces  travajix.  dans 
lesquels  il  est  facile  d'indiquer  un  progrès  constant,  s'encnaînent 
les  uns  aux  autres,  se  rectifient,  s'augmentent,  exactement  comme 
dans  les  autres  sciences. 

Des  écrivains  superficiels  ont  quelquefois  critiqué  vivement  les 
dissidences  des  économistes.  Ces  dissidences,  si  l'on  regarde  sim- 
plement aux  mots  et  à  la  nomenclature,  sont  encore  considérables; 
mais  si  on  élève  sa  pensée  plus  haut,jusqu'aux  tendances  générales 
et  supérieures  de  tous  les  économistes,  on  trouve  un  accord  impo- 
sant et  singulièrement  remarquable  dans  la  théorie,  et  des  vues 
passablement  uniformes  dans  l'application. 

Cet  accord  eût  été  plus  grand,  ce  nous  semble,  si  l'on  avait  établi 
et  maintenu  dès  l'origine  une  distinction  que  nous  nous  proposons 
de  respecter,  celle  de  la  science  et  de  l'art. 

Il  existe,  en  effet,  sous  le  nom  commun  d'économie  politique,  une 
science  et  un  art.  La  science  s'occupe,  nous  l'avons  dit,  de  ce  qui 
est  permanent  et  universel  ;  l'art,  de  ce  qui  existe  actuellement  et 
des  moyens  de  l'améliorer.  La  science  recherche  quelles  sont  les 
causes  et  conditions  générales  par  lesquelles  la  richesse  augmente 
ou  diminue  ;  l'art  s'occupe  des  meilleurs  moyens  d'augmenter  la 
richesse  des  sociétés  modernes.  Il  n'y  a  dans  la  science  que  des 


164  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

observations  générales  et  des  raisonnements,  sans  appréciation  de 
fait  :  il  y  a  au  contraire  dans  toute  ([uestion  d'art  ou  d'application 
une  appréciation  de  fait  toujours  un  peu  arbitraire.  De  là  des  dissi- 
dences ou  plutôt  des  solutions  individuelles,  comme  on  en  trouve 
dans  les  arts  d'application  les  plus  matériels,  comme  la  mécanique 
industrielle  ou  l'architecture,  par  exemple. 

C'est  pourquoi,  lorsque  je  me  suis  occupé  ailleurs  d'exposer  les 
principes  de  l'économie  politique,  j'ai  distingué  la  science  de  la 
richesse  ou  ploutologie  de  l'art  d'arranger  le  travail  ou  ergonomie^  la 
science  pure  de  ses  applications.  Bien  que  cette  distinction  ait  sem- 
blé un  peu  étrange  à  quelques  personnes,  nous  la  conserverons,  et 
la  science  pure  fera  seule  l'objet  de  nos  entretiens. 

Il  est  une  autre  cause  d'obscurité  que  nous  essayerons  d'écarter, 
c'est  celle  qui  résulte  de  la  confusion  des  faits  relatifs  à  l'appropria- 
tion ou  distribution  des  richesses  avec  les  faits  de  formation.  Cette 
confusion  a  fait  croire  trop  souvent  que  les  lois  nécessaires  révélées 
par  l'étude  de  la  formation  des  richesses  tenaient  à  telle  ou  telle 
forme  d'appropriation  et  pouvaient  être  écartées  si  l'on  changeait 
cette  forme.  Ainsi,  on  a  cru  que  la  loi  de  la  population  pouvait  être 
éludée  ou  effacée  par  la  diminution  ou  la  destruction  de  la  propriété 
individuelle  impliquée  dans  les  divers  systèmes  connus  sous  le  nom 
commun  de  «  socialisme.  »  On  n'aurait  pas  commis  cette  erreur  si 
l'on  avait  séparé  l'étude  des  lois  relatives  à  la  formation  des  ri- 
chesses de  celle  des  lois  relatives  à  leur  appropriation,  parce  qu'on 
aurait  reconnu  que  la  loi  de  la  population  existait  indépendamment 
de  tout  système  de  distribution  et  sous  l'empire  de  tous  les  sys- 
tèmes imaginables. 

La  richesse  est  l'objet  des  études  de  la  science  économique  ;  mais, 
bien  que  ce  mot  de  richesse  présente  à  l'esprit  une  idée  assez  nette, 
il  désigne  un  fait  très-complexe  dont  il  est  utile  de  définir  dès  à 
présent  les  éléments  :  besoins,  travail,  richesses,  utilité,  production, 
consommation,  capital. 

Les  besoins  sont  des  désirs  qui  ont  pour  but  la  possession  et  la 
jouissance  d'objets  matériels.  La  propriété  qu'ont  certains  objets  de 
satisfaire  nos  besoins  se  nomme  utilité.  On  appelle  richesses  les 
objets  utiles,  matériels  et  appropriés. 

Produire,  c'est  donner  de  l'utilité  à  une  chose  qui  n'en  avait 
pas  ou  augmenter  celle  quelle  avait  auparavant.  Consommer,  c'est 
diminui-r  ou  détruire  l'utilité  d  une  chose.   La  production  a  lieu 


OBJr.T,  riARACTKRF,  KT  TJTlLiTh  DE  L'ÉCONOMIE  TOLITIOUE.     105 

par  \v.  IracaU.  Le  travail  c(:oiioiui([uc  ou  iiiduslriel  esl  l'cJïorL  (jue 
riiornme  api)li(iueaux  objels  matériels  pour  les  rendre  propres  à  la 
satisfaction  de  ses  besoins.  La  i)ranclie  de  l'activité  humaine  ({ui 
est  employée  à  la  production  des  richesses  se  nomme  industrie. 

Les  actes  qui  ont  pour  but  de  satisfaire  des  désirs  humains,  quels 
(lu'ils  soient,  sont  des  services.  Il  y  en  a  ([ui  sont  industriels,  ce  sont 
ceux  qui  s'incorporent  à  des  objets  matériels  auxquels  ils  donnent 
l'utilité.  Tels  sont  ceux  du  mineur,  du  laboureur,  du  berger,  du 
tisserand,  du  forgeron,  du  marchand;  en  un  mot,  de  tous  ceux  c|ui 
sont  compris  sous  le  nom  commun  d'industrie.  Il  y  a  d'autres  ser- 
vices, ceux  du  médecin  par  exemple,  qui  s'approprient  à  une  per- 
sonne déterminée.  11  y  en  a  d'autres  qui  ne  s'incorporent  à  aucun 
objet  matériel  et  ne  s'approprient  à  aucune  personne  déterminée, 
comme,  par  exemple,  ceux  de  gouvernement. 

Les  services  industriels  incorporés  à  des  objels  matériels  que 
nous  appelons  richesses,  sont  seuls  transmissibles  et  susceptibles 
d'être  énumérés  dans  un  inventaire. 

Les  hommes  produisent  constamment,  pour  alimenter  une  con- 
sommation incessante.  L'ensemble  des  richesses  produites  et  non 
encore  consommées  constitue  un  capital. 

Maintenant,  si  nous  considérons  la  richesse  en  elle-même,  nous 
trouvons  un  idéal  placé  en  dehors  des  conditions  d'existence  de 
l'humanité.  L'état  de  richesse  parfait  serait  celui  où,  sans  aucun 
travail,  l'homme  aurait  à  sa  disposition  tous  les  objets  matériels 
nécessaires  à  la  satisfaction  de  ses  désirs.  La  richesse  la  plus  grande 
consiste  à  s'approcher  le  plus  possible  de  cet  idéal,  ce  qui  a  heu 
indifféremment  par  l'accroissement  des  richesses  produites  ou  par 
la  diminution  du  travail  nécessaire  pour  les  obtenir.  En  d'autres 
termes,  la  richesse  augmente  également  par  l'accroissement  du  pro- 
duit ou  par  la  diminution  du  travail  dépensé  pour  l'acquérir. 

Les  définitions,  qui  sont  le  commencement  de  toute  exposition, 
sont  en  réalité  la  fin  et  le  couronnement  de  la  science;  elles  for- 
ment un  territoire  contesté.  Je  ne  vous  fatiguerai  point  par  la  con- 
troverse relative  aux  critiques  dont  celles  que  nous  venons  d'énon- 
cer peuvent  être  l'objet.  Veuillez  provisoirement  les  accepter 
comme  déhnitions  libres  ou  déhnitions  de  mots,  sauf  à  les  étudier 
de  plus  près  et  à  les  discuter  dans  nos  ultérieurs  entretiens.  Permet- 
tez-moi de  les  compléter  par  quelques  observations. 

Lorsque  les  économistes  parlent  de  besoins  et  d'utilité,  ils  ne 


IfiC  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

considèrent  que  le  désir  et  les  moyens  de  le  satisfaire,  sans  s'occuper 
de  savoir  si  ce  désir  est  sensé,  si  cette  utilité  est  digne  de  ce  nom 
au  jugement  de  l'opinion  publique.  Aleursyeux,  quiconque  désire, 
que  ce  soit  à  tort  ou  à  raison,  un  objet  matériel,  en  a  besoin,  et  cet 
objet  est  utile.  La  notion  économique  de  besoin  et  d'utilité  n'admet 
aucune  comparaison. 

Il  en  est  de  même  de  l'idée  de  richesse.  On  n'admet  de  richesse, 
d'après  le  langage  courant ,  que  par  l'accumulation  d'un  grand 
nombre  d'objets  propres  à  la  satisfaction  de  nos  besoins.  On  dit 
riche  et  pauvre,  comme  on  dit  long  et  court,  grand  et  petit,  par  com- 
paraison. Mais  l'objet  long  ou  court,  grand  ou  petit  est  étendu  et  on 
peut  l'étudier  sous  cet  aspect  abstrait.  L'économiste,  qui  n'a  pas  à 
sa  disposition  de  mot  abstrait  analogue  à  celui  qui  indique  l'éten- 
due, est  réduit  à  donner  au  mot  richesse  un  sens  général  et 
absolu. 

Il  est  bien  entendu  que,  devant  l'économie  politique,  la  richesse 
ne  saurait  jamais  résulter  de  la  limitation  des  besoins.  Il  peut  être 
sage  et  même  en  certains  cas  particuliers,  convenable  de  négliger 
les  richesses  et  de  combattre  les  désirs  qui  nous  emportent  vers 
elles;  mais  on  ne  peut  appeler  richesse  l'état  qui  résulte  de  la 
iîiodération  des  besoins,  sans  abuser  étrangement  des  mots.  Celui 
qui  limite  volontairement  des  désirs  peut  ne  pas  éprouver  lui- 
même  de  besoins  pressants  ;  mais  il  est  clair  qu'il  n'a  pas  à  sa  dis- 
position les  moyens  de  satisfaire  autant  de  besoins  humains,  pro- 
pres ou  éprouvés  par  autrui,  que  celui  qui  dispose  d'une  somme 
plus  considérable  de  richesses. 

Vous  aurez  remarqué,  sans  doute,  que,  si  le  besoin  écono- 
mique est  un  désir,  l'homme  en  éprouve  d'autres  qui  ont  pour  but 
ses  semblables  ou  Dieu.  De  même,  il  y  a  une  autre  utilité  que  l'uti- 
lité économique  et  il  y  a  d'autres  travaux  que  les  travaux  indus- 
triels. Cette  simple  observation  nous  montre  que  l'économie  poli- 
tique n'est  qu'une  branche  d'une  science  plus  haute  et  plus  éten- 
due qui  doit  embrasser  dans  son  ensemble  l'activité  humaine  tout 
entière,  de  la  science  sociale.  Si  cette  science  est  à  peine  ébauchée 
et  n'existe  pas  encore  à  proprement  parler,  il  convient  cependant 
de  constater  sa  possibilité  et  de  ne  pas  la  perdre  de  vue,  si  l'on 
tient  à  bien  comprendre  la  place  qu'occupe  l'économie  politique 
dans  l'ensemble  des  connaissances  humaines. 
Est-ce  à  dire,  comme  on  l'a  prétendu,  que  l'économie  politique 


OBJET.  CAIUGTKRE  Rï  UTILITE  OK  l/l^GONOMIK  POLITIQUE.      167 

soit  une  science  subalterne?  Pas  le  moins  du  monde.  A  dire  vrai, 
je  ne  comprends  pas  bien  comment  il  pourrait  y  avoir  des  sciences 
supérieures  et  des  sciences  subalternes.  Est-ce  que  toute  science 
n'a  pas  pour  but  la  connaissance  de  ce  qui  est,  de  la  vérité?  Lors^ 
(lue  nos  rechercbes  ont  constaté  l'existence  d'un  fait  ou  d'une  loi, 
dans  quelque  ordre  que  ce  soit,  cette  existence  admet- elle  du  plus 
et  du  moins?  Non,  sans  doute,  elle  est  ou  elle  n'est  pas.  Si  elle  est, 
la  science  qui  l'a  découverte  est  égale  à  toute  autre  science;  si  elle 
n'est  pas,  U  n'y  a  pas  de  science.  Qui  s'imaginera  par  exemple  de 
dire  que  l'anatomie  est  une  science  inférieure  à  la  physiologie,  ou 
que  l'optique  est  supérieure  ou  inférieure  à  la  statique?  Chacune 
dans  son  domaine  est  absolue  et  n'admet  ni  supériorité  ni  subor- 
dination. L'idée  de  sciences  supérieures  et  de  sciences  subordon- 
nées est  une  négation  de  l'idée  même  que  nous  nous  faisons  de  la 
science. 

Il  en  est  de  même  de  cette  autre  idée,  trop  souvent  exprimée, 
que  l'économie  politique  admet  des  tempéraments  et  des  excep- 
tions. Là  où  il  y  a  des  tempéraments  et  des  exceptions  il  n'y  a  pas 
de  science.  Allez  dire  à  un  physiologiste  que  la  circulation  du  sang 
admet  des  exceptions,  qu'il  y  a  des  hommes  dont  le  sang  ne  circule 
pas  I  Parlez  d'exceptions,  je  ne  dis  pas  au  géomètre  seulement, 
mais  au  physicien  et  au  chimiste  !  Ils  vous  répondront  que  la 
science  est  incomplète  et  insuffisante  ou  plutôt  qu'elle  n'existe  pas 
quant  à  la  loi  démentie  par  l'exception.  Peut-être  aussi  vous  ré- 
pondront-ils que  vous  ne  connaissez  pas  la  science,  comme  si,  par 
exemple,  en  voyant  un  aérostat  s'élever,  vous  prétendiez  avoir 
trouvé  une  exception  à  la  loi  de  la  pesanteur  ;  que  d'exceptions 
du  même  genre  proclamées  par  les  personnes  qui  ignorent  les  prin- 
cipes de  l'économie  politique  ! 

Ces  erreurs  ont  souvent  pour  cause  l'ignorance  pure  et  souvent 
aussi  la  confusion  de  la  science  et  d'un  art  dont  les  limites  ne  sont 
pas  faciles  à  déterminer.  On  dit,  par  exemple  :  «  Si,  dans  un  cas 
donné,  les  préceptes  de  l'économie  politique  ne  sont  pas  conformes 
à  ceux  du  droit  ou  de  la  morale,  ce  sont  ces  derniers  qui  doivent 
être  suivis;  en  ce  sens,  l'économie  politique  est  subalterne  et  souffre 
des  exceptions.  » 

Il  est  évident  que,  lorsqu'on  tient  ce  langage,  on  oublie  que  l'éco- 
nomie politique  est  une  science  et  que  nulle  science  ne  donne  de 
préceptes.  Lorsque  la  physique  nous  fait  connaître  la  pesanteur  de 


168  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

l'air  et  la  mesure,  elle  ne  nous  donne  pas  le  précepte  de  faire  des 
pompes  elle;  nous  indi^juc  seulement  comment  les  pompes  peuvent 
être  faites.  De  même,  lorsque  l'économie  politique  nous  dit  :  «  En 
dirigeant  votre  activité  dans  telle  direction,  vous  obtiendrez  la  ri- 
chesse; si  vous  la  portez  dans  telle  autre  direction,  vous  vous  en 
éloignerez ,  »  elle  ne  nous  prescrit  nullement  la  direction  que  nous 
devons  prendre.  C'est  un  soin  qu'elle  nous  laisse  ou  qu'elle  aban- 
donne à  l'art  supérieur,  à  l'art  de  la  direction  des  actions  humaines, 
qui  est  la  morale,  laquelle  se  fonde  sur  la  connaissance  plus  ou 
moins  raisonnée  du  bien  et  du  mal. 

Il  suffit  d'observer  que  l'économie  politique  s'applique  seulement 
à  une  partie  de  notre  activité  volontaire  pour  comprendre  qu'elle 
ne  peut  avoir  la  prétention  de  diriger  souverainement  cette  activité  ; 
elle  ne  peut  même  la  conseiller  que  quant  aux  faits  de  l'ordre  de 
ceux  qu'elle  étudie.  Ainsi,  même  comme  art,  l'économie  politique 
ne  peut  qu'indiquer  les  moyens  par  lesquels  on  peut  le  mieux  s'en- 
richir ou  s'appauvrir,  sans  prétendre  donner  des  préceptes.  Cet  art 
devrait  disparaître,  si  l'art  général,  la  morale,  était  plus  avancé  et 
tenait  compte  dans  ses  préceptes  des  connaissances  que  révèle  la 
science  économique. 

Tel  est  l'objet,  tel  est  le  caractère,  telles  sont  les  limites  de  l'éco- 
nomie politique  :  cest  une  science  et  une  science  morale,  une 
partie  de  la  science  morale  proprement  dite.  Et  ne  croyez  pas, 
comme  quelques  personnes,  que  ce  soit  une  science  difficile  à  com- 
prendre, dont  l'acquisition  exige  beaucoup  de  temps  et  de  travail. 
Il  est  vrai  que,  pour  embrasser  dans  des  formules  générales  un  très- 
grand  nombre  d'actions  humaines  et  des  désirs  très-variés,  elle  est 
obligée  de  s'élever  et  d'abstraire  ;  mais  elle  atteint  par  ces  procédés 
même  une  grande  simplicité,  à  ce  point,  qu'on  a  pu  l'introduire  avec 
succès  dans  Pinstruction  primaire  en  Angleterre  et  aux  États-Unis. 
L'archevêque  Whateley  comptait,  en  1848,  dans  le  Royaume-Uni, 
4,000  écoles  primaires  dans  lesquelles  l'économie  politique  était 
enseignée.  A  cette  époque,  la  France  comptait  trois  chaires  publi- 
ques d'économie  politique;  aujourd'hui,  grâce  au  progrès  récent 
que  nous  avons  fait  en  dix-sept  ans,  la  Fi  ance  en  compte  quatre. 

L'économie  politique  est  simple  et  facile  à  enseigner,  parce  qu'elle 
ne  comprend  qu'un  petit  nombre  de  principes  et  de  lois  générales 
d'une  extrême  simplicité.  Mais,  à  cause  même  de  leur  simplicité 
et  de  leur  généralité,  ces  principes  sont  susceptibles  d'applications 


OBJKT,   CARACTKRK  ET  UTlLlTi-   DE  L'ÉCONOMIE  POLITIOUK.      ICO 

tivs-iioiuhrouscs,  (\u\  se  pnîseiilciit  sous  une  iuliiiilr  (U^  lurnics. 
Il  eu  résulle  que,  pour  apprendre  à  tond  récononiie  politi(iue, 
il  faut  rélléchir  beaucoup,  assez  longtemps,  en  vue  de  la  prali(|ue 
dc:^  alVaires.  II  faut  s'habituer  surtout,  si  l'on  veut  appli([uer  les 
principes  avec  quel([ue  distinction,  à  considérer  avec  soin  sous 
leurs  dilférents  aspects  les  questions  qui  se  présentent,  et  ne  pas  se 
laisser  emporter  par  une  opinion  légèrement  conçue  après  examen 
d'un  seul  aspect. 

L'enseignement  et  une  première  étude  ne  peuvent  donner,  par 
conséquent,  ([ue  la  connaissance  des  principes  généraux  et  l'habi- 
tude d'employer  une  méthode.  L'enseignement  donne-t-il  beaucoup 
plus  dans  les  autres  sciences?  Nous  en  doutons  d'autant  plus  que 
nous  ne  lui  voyons  produire  des  résultats  notables  que  lorsqu'il  a 
été  appuyé  ou  renforcé  par  des  études  propres  postérieures. 

Vous  entretiendrai-je  de  l'utilité  de  l'enseignement  économique  ? 
Votre  présence  dans  cette  enceinte  prouve  que  vous  la  comprenez. 
Mais  peut-être  plusieurs  d'entre  vous  croient-ils,  comme  un  grand 
nombre  de  nos  compatriotes,  que  cette  utilité  consiste  surtout  à 
éclairer  les  législateurs  et  les  administrateurs  publics.  Sans  doute 
l'économie  politique  sert  à  cet  usage;  mais  elle  ne  mériterait  guère 
notre  attention  si  elle  n'avait  une  utilité  plus  haute;  car,  si  tous  les 
hommes  doivent  suivre  et  contrôler  les  actes  des  législateurs  et  des 
administrateurs,  un  bien  petit  nombre  seulement  sont  appelés  à 
exercer  ces  fonctions. 

L'utilité  de  l'économie  politique  est  plus  générale.  Tous  tant  que 
nous  sommes,  nous  vivons  au  milieu  des  phénomènes  économi- 
ques, nous  nous  occupons  de  nos  besoins  et  des  moyens  de  les 
satisfaire.  A  peine  la  grande  majorité  des  hommes,  celle  qui  vit  au 
jour  le  jour  de  son  travail,  a-t-elle  le  temps  de  s'occuper  d'autre 
chose,  et  en  somme  l'activité  industrielle  est  toujours  et  dans  toutes 
les  sociétés  la  part  la  plus  grande  de  l'activité  humaine.  Nous  ne 
pouvons  nous  empêcher  d'avoir  sur  l'activité  industrielle  des  idées 
bonnes  ou  mauvaises  :  elles  peuvent  être  tirées  de  la  tradition  et 
de  la  routine  ou  de  la  science.  Lequel  des  deux  vaut  le  mieux  ? 

Certes,  il  est  intéressant  de  connaître  les  secrets  que  nous  révè- 
lent les  mathématiques,  l'astronomie,  la  physique,  la  chimie,  l'his- 
toire naturelle.  Mais  nous  sommes  bien  autrement  intéressés  à  con- 
naître les  lois  qui  nous  dominent  dans  la  vie  sociale  et  décident  de 
notre  sort,  de  notre  rang,  de  notre  vie.  Quelque  peu  curieux  que 


170  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

l'on  puisse  être,  il  me  semble  qu'on  doit  s'intéresser  à  savoir  com- 
ment on  satisfait  ses  besoins  dans  telle  limite,  ni  plus  ni  moins, 
pourquoi  telle  personne  nous  rend  tel  service,  telle  autre  un  autre, 
et  pourquoi  nous  rendons  nous-mêmes  des  services  sous  telle  ou 
telle  condition,  moyennant  tel  ou  tel  prix,  ni  plus,  ni  moins.  Notre 
curiosité  est-elle  plus  ambitieuse;  veut-elle  s'appliquer  à  des  faits 
plus  généraux?  Voici  une  grande  ville,  Paris  ou  Londres,  dont  tous 
les  habitants  sont  pourvus  chaque  jour  d'aliments,  de  vêtements, 
d'instruments  de  travail  ou  d'objets  d'amusement  dans  la  mesure 
de  leurs  besoins,  sans  que  rien  manque,  sans  que  rien  se  perde, 
non  pas  pendant  un  jour  ou  une  semaine,  mais  pendant  des 
années,  sans  qu'aucune  autorité  s'occupe  des  quantités  à  produire 
ou  de  régler  soit  la  production,  soit  la  distribution  de  tant  d'objets. 
Croyez-vous  qu'un  fait  aussi  considérable  puisse  se  manifester, 
non-seulement  en  un  lieu  et  pour  peu  de  temps,  mais  sur  toute  la 
surface  de  la  terre  et  pendant  un  temps  indéfini,  avec  la  même  ré- 
gularité qu'on  observe  dans  la  succession  des  jours  et  des  nuits, 
par  un  pur  effet  du  hasard  ?  N'est-il  pas  évident  qu'il  y  a  là  une 
loi  naturelle  et  permanente  qu'il  nous  importe  au  plus  haut  degré 
de  connaître? 

Celui  qui  ignore  la  physique,  la  chimie,  l'histoire  naturelle  est 
exposé  à  se  laisser  dominer  par  de  vieilles  traditions  populaires 
dont  on  trouve  encore  la  trace  dans  les  campagnes  ;  de  même  celui 
qui  ignore  les  lois  de  l'hygiène;  de  même  celui  qui  ignore  les  prin- 
cipes de  l'économie  politique.  Ce  dernier,  par  exemple,  croira 
qu'un  peuple  ou  un  individu  ne  peuvent  s'enrichir  qu'aux  dépens 
d'un  autre  peuple  ou  d'un  autre  individu,  que  le  bien  de  l'un  naît 
du  mal  de  l'autre;  il  croira  que,  tant  que  l'argent  ne  sort  pas  du 
pays,  le  pays  ne  peut  s'appauvrir;  que  les  dépenses  de  luxe  font 
aller  le  commerce;  qu'on  n'a  besoin  d'aucune  intelligence  pour 
être  commerçant  ou  industriel;  qu'il  est  plus  noble  de  porter  les 
armes  ou  de  faire  des  tragédies  que  de  fabriquer  ou  vendre  du 
calicot.  Il  professera  une  multitude  d'opinions  nées  de  l'organisa- 
tion des  sociétés  antiques,  et  il  ignorera,  lors  même  qu'il  aura  étudié 
le  droit  positif,  les  principes  sur  lesquels  reposent  les  sociétés 
modernes.  Si  le  malheur  de  son  pays  l'élève  au  gouvernement,  cet 
homme  y  agira  avec  le  même  discernement  qu'un  chirurgien  qui, 
ignorant  l'anatomie,  ferait  des  opérations  au  hasard,  au  risque  de 
blesser  les  organes  les  plus  nécessaires  à  la  vie. 


OBJKT,  GAKACTÈHK  F/I'  UTILITE:  DK   I/KCONOMIE  POLITIQUE.      171 

L'utilité  principale  de  réconomie  politique  consiste  à  nous  ap- 
prendre, i\  tous  tant  que  nous  sommes,  comment  sont  constituées 
les  sociétés  humaines,  comment  et  pourquoi  nous  y  occupons  telle 
ou  (elle  place.  De  là  des  notions  précieuses  sur  la  connaissance 
positive  de  nos  droits  et  de  nos  devoirs,  sur  l'appréciation  des 
services  que  nous  rendons  ou  recevons.  De  là  une  connaissance  plus 
intime  et  plus  profonde  des  lois  constitutives  de  la  propriété  qui 
jette  sur  l'enseignement  juridique  un  idéal  et  une  lumière  dont  il 
manquerait  s'il  ne  comprenait  ces  connaissances. 

Enlin  l'économie  politique  nous  sert  à  mieux  connaître  et  à 
mieux  apprécier  les  faits  historiques,  à  dissiper  les  mirages  dange- 
reux que  nous  présente  l'enseignement  traditionnel  de  l'histoire,  à 
nous  enseigner  comment  et  par  quels  moyens  et  dans  quelle 
direction  s'opère  le  progrès.  Elle  nous  ouvre  sur  l'existence  de  l'hu- 
manité de  nouvelles  perspectives  qui  nous  font  mieux  comprendre 
la  pratique  de  la  vie,  ses  nécessités,  ses  luttes  et  sa  grandeur.  Mais 
à  quoi  bon  insister  auprès  de  vous  sur  l'utilité  de  la  science?  Mieux 
vaut,  au  moyen  d'une  exposition  que  je  m'efforcerai  de  rendre  aussi 
claire  que  possible,  tâcher  de  vous  la  faire  sentir. 

Courcelle-Seneuil. 


172  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


DE    LA    MAINMORTE    EN    ITALIE 

ET   DE   SA   SUPPRESSION 


Satmiiia  tellus. 

ViRG. 

L'Italie  protestait  depuis  plus  d'un  siècle,  par  la  voix  de  ses  publicistes, 
contre  cette  déplorable  institution  qui  a  frappé  si  longtemps  d'immo- 
bilité l'un  des  instruments  les  plus  féconds  du  travail  et  arrêté  ainsi,  dans 
sa  marche,  la  production  nationale.  Mais  toutes  ces  protestations  étaient 
inutiles;  elles  échouaient  contre  l'ignorance,  les  préjugés,  les  intérêts 
de  corps  ou  de  caste  et  surtout  contre  la  mollesse  et  l'incurie  des  gou- 
vernements. La  mainmorte ,  l'immortelle  mainmorte ,  comme  l'appelait 
Beccaria,  continuait  de  peser  sur  l'Italie  qu'elle  enlaçait  da  toutes  paris. 
Secouée  un  instant  par  la  Révolution  française  et  par  les  idées  qu'elle 
promenait  à  sa  suite,  avec  le  double  ascendant  de  la  force  et  du  droit,  elle 
s'était  remise  bientôt  sur  pied  et  sa  fatale  domination  semblait  plus  as- 
surée que  jamais.  Il  a  fallu  que  l'iialie  s'agitât  tout  entière  des  Alpes 
jusqu'en  Sicile,  pour  pouvoir  s'en  débarrasser.  Déjà  la  loi  lui  a  porté  de 
rudes  coups;  elle  est  à  la  veille  de  lui  en  porter  de  plus  rudes  encore, 
et  le  moment  n'est  pas  éloigné,  si  nous  ne  nous  trompons,  où  il  ne  res- 
tera plus  d'elle  que  quelques  débris  qui  n'auront  plus  la  puissance  de 
nuire. 

C'est  une  loi  de  l'histoire,  qui  agit  ici  comme  ailleurs.  Les  grands  chan- 
gements qui  déplacent,  à  certaines  époques,  l'assiette  politique  des  États 
entraînent  toujours  avec  eux  des  changements  analogues  dans  les  intérels 
et  surtout  dans  la  constitution  de  la  propriété,  qui  occupe  la  première 
place  dans  la  vie  économique  des  peuples.  Le  droit  divin  des  princes  et 
des  ruis  a  été  détruit  en  Italie  par  les  événements  merveilleux  dont,  nous 
avons  été  les  témoins,  il  y  a  quatre  ans.  C'était  aussi  une  mainmorte,  la 
mainmorte  du  pouvoir;  sa  chute  doit  entraîner  la  mainmorte  du  sol, 
qui  n'est  pas  moins  désastreuse,  et  il  n'y  a  pas  de  force  qui  puisse  Fem- 
pêcher. 

Pour  bien  se  rendre  compte  de  ce  changement,  qui  c  immence  déjà  à 
s'accomplir,  il  importe,  avant  tout,  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  nature 
et  rétendue  des  biens  que  la  mainmorte  avait  envahis  et  qu'elle  gardait 
comme  une  sorte  de  proie.  C'est  ce  que  nous  allons  faire. 


DK  LA  MAINMORTE  UN  ITALIK  ET  DE  SA  SUPI'IîESSlON.       173 

INous  (îxaiiiiiicroiis  ensuite  les  mesures  (jui  oui  éié  prises  et  eelles  qui 
restent  h  prendre  pour  ralïrancliisscment  de  ces  terres,  si  lon|;tenips  en- 
levées à  la  circulation. 

Enfin,  nous  indiquerons  rapidement  les  résultats  que  l'Italie  peut  et 
doit  altendre,  au  point  de  vue  politique,  économique  et  moral,  d'une 
rcforFue  aussi  nécessaire  et  aussi  utile. 


I 

La  mninmortc  a  commencé  en  Italie  comme  dans  le  reste  de  l'Europe. 
La  conquête,  la  violence,  la  prodig^alité  des  princes,  qui  ont  toujours 
trouvé  le  moyen  de  donner  sans  s'appauvrir,  les  captalions  religieuses,  les 
fondations  dictées  par  un  sentiment  plus  généreux  qu'éclairé,  parfois 
aussi  les  besoins  des  services  publics,  dépourvus  de  tout  autre  aliment, 
voilà  quelle  a  été  son  origine.  Elle  s'est  maintenue  en  partie  par  les 
mêmes  causes,  en  changeant  plus  ou  moins  d'apparence  ou  de  physio- 
nomie, suivant  la  marche  du  temps,  mais  en  conservant  toujours  son 
caractère  essentiellement  anti-économique. 

Il  existait  en  Italie  avant  les  derniers  événements  et  il  y  existe  encore 
plusieurs  espèces  de  mainmorte. 

Citons  d'abord  les  biens  domaniaux  ou  biens  de  l'État,  qui  avaient  plu- 
sieurs maîtres  quand  il  y  avait  plusieurs  centres  politiques,  mais  qui  n'en 
ont  plus  qu'un  seul  depuis  que  l'unité  de  l'Italie  est  faite,  en  laissant  tou- 
tefois de  côté  le  double  territoire  de  Rome  et  de  Venise,  ces  deux  membres 
encore  détachés  du  corps  national. 

Après  les  biens  de  l'État,  viennent  ceux  des  communes  qui  ont  immo- 
bilisé aussi  une  partie  considérable  du  sol  au  grand  détriment  de  l'agri- 
culture et,  par  suite,  de  la  richesse  publique. 

Puis,  ce  sont  les  biens  du  clergé,  régulier  et  séculier,  qui  ont  été 
encore  plus  avides,  ceux  des  corporations  religieuses  et  ceux  des  in- 
stitutions charitables  de  toute  nature,  désignées  sous  le  titre  générique 
d' Opère  pie. 

Nous  avons  déjà  donné  ailleurs  une  statistique  de  ces  différentes  es- 
pèces de  biens  et  cherché  à  en  apprécier  la  valeur  (1).  Mais  nous  n'avions 
alors  que  des  renseignements  incomplets,  ce  qui  s'explique  assez  par 
l'état  antérieur  de  l'Italie,  qui  rendait  de  pareilles  études  extrêmement 
difficiles,  sinon  impossibles.  Depuis  cette  époque,  les  documents  qui  peu- 
vent seuls  servir  de  guides  dans  cette  matière  se  sont  multipliés.  Le 
gouvernement  qui  était  intéressé,  plus  que  personne,  à  connaître  l'im- 


(i)    V.    notre    Annuarlo  di  economia  sociale  e  di  statistica   pel  regno 
d''Italia,  [).  73  et  suiv. 


I 


174  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

portance  et  la  valeur  des  biens  de  mainmorte,  dans  lesquels  il  comptait 
trouver  des  ressources,  n'a  rien  néglifjé,  comme  on  le  pense,  pour  s'en 
enquérir.  Queliiues  travaux  particuliers  sont  venus  s'ajouter  à  cette  en- 
quête publique,  et  c'est  grâce  à  toutes  ces  investigations,  dont  les  résul- 
tais ont  passé  sous  nos  yeux,  que  nous  pouvons  aujourd'hui  tracer  un 
tableau  plus  complet  de  toutes  ces  richesses  que  la  mammorte,  sous  ses 
formes  multiples,  a  dérobées  si  longtemps  à  l'appropriation  individuelle, 
mais  qu'elle  sera  bientôt,  il  faut  l'espérer,  condamnée  à  lui  rendre. 

Parlons  d'abord  des  biens  de  l'État.  Ces  biens  ne  sont  pas  les  plus 
considérables  :  ils  occupent  cependant  une  grande  étendue  et  ils  se  trou- 
vent répandus  sur  tous  les  points  de  l'Italie,  dans  le  centre  et  dans  le 
sud  principalement,  de  même  qu'en  Sardaigne. 

Les  biens  de  l'État  se  composent  de  propriétés  urbaines  et  rurales 
de  toute  nature,  qui  sont  différemment  administrées  suivant  les  pro- 
vinces. 

Au  nombre  de  ces  propriétés  figure  le  Tavoliere  de  la  Fouille  ou  de 
l'ancienne  Apulie,  qui  est  donné  depuis  le  commencement  de  ce  siècle  à 
bail  emphythéotique  et  qui  se  trouve  divisé  entre  quinze  cents  tenan- 
ciers (1).  Une  loi,  qui  suivit  de  près  la  rentrée  des  Bourbons  à  Naples, 
après  la  chute  de  Murât,  ne  permet  d'en  livrer  à  la  culture  que  la  cin- 
quième partie.  Le  reste  doit  être  religieusement  conservé  pour  le  pâ- 
turage. Ce  vaste  territoire  embrasse  une  étendue  de  350,000  hec- 
tares. 

Parmi  ces  propriétés  figurait  aussi  naguère  une  partie  des  ademprivi 
ou  adimplivi  en  Sardaigne  (*2).  Ils  occupent,  d'après  le  cadastre,  une 
étendue  de  500,000  hectares  environ.  Ce  sont  d'anciens  biens  féodaux 
qui  ont  passé  au  Domaine  sous  le  règne  de  Charles-Albert,  à  l'époque  de 
l'affranchissement  des  fiefs.  Ils  ont  donné  lieu  à  de  longs  débats  entre 
l'État  et  les  communes,  qui  ont  conservé  des  droits  d'usage  qu'elles 
possédaient  sur  ces  terres  et  qui  en  revendiquaient  la  propriété.  On  verra, 
plus  loin,  comment  lÉtat  s'est  dépouillé  de  ses  droits  en  faveur  de  la 
Compagnie  des  chemins  de  fer  de  l'île.  Le  sol  des  adimplivi  n'est  pas 

(1)  II  existe  sur  le  Tavoliere  de  Pouille  un  certain  nombre  d'écrits,  dont 
quelques-uns  remontent  au  commencement  de  ce  siècle.  Le  plus  instruc- 
tif et  le  plus  complet  est  dû  à  un  économiste  napolitain,  aujourd'hui 
membre  du  Parlement,  M.  de  Cesare.  Il  est  intitulé  :  Délie  condizioni  eco- 
nomiche  e  morali  délie  classi  agricole  nelle  tre  provincie  di  Puglia  ;  Naples, 
i859. 

(2)  On  peut  lire  un  travail  intéressant  sur  ces  biens  dans  un  ouvrage 
publié  par  un  avocat  sarde,  M.  Marsilj,  sous  le  titre  suivant  :  Studi  sui 
demani  comunali  délie  provincie  Napolitane  e  Siciliane  e  sugliadem  privi 
di  Sardegna, 


DE  LA  MAINMORTE  KN  ITALIE  ET  DE  SA  SUPrUl-SSlON.       175 

sans  anaIo|;ic  avec  celui  du  Tavollarc  eL  Ton  peut  dire  (ju'il  est  (;ncorc 
plus  iu'!<}li(;i;. 

iNous  un  saurions  dire,  d'une  manière  exacte,  quelle  est  l'étendue  de 
tous  ces  hiîMis.  Il  est  assez  probable  que  le  gouvernement  lui-nnême 
rip,nore.  Quant  au  revenu  que  l'Élat  en  retire,  il  figurai l,  au  dernier 
hud{[er,  pour  la  somme  de  12/i40,000  francs.  Les  frais  d'administration 
malheureusement  absorbent  le  tiers  de  cette  somme,  sinon  davan- 
tajje. 

Passons  maintenant  aux  biens  des  communes,  en  comprenant  aussi, 
sous  ce  titre,  ceux  des  arrondissements  et  des  provinces.  La  plus  grande 
partie  se  trouve  dans  Tancien  royaume  des  Deux-Siciles,  où  leur  produit 
fij^ure  pour  le  quart  dans  les  budfjels  communaux,  quoiqu'il  en  ait  été 
aliéné  un  assez  {;Tand  nombre,  au  moins  dans  les  provinces  napolitaines, 
en  vertu  d'une  loi  de  1816,  qui  en  ordonnait  le  partage  entre  les  habi- 
tants, moyennant  une  redevance  annuelle. 

Les  propriétés  communale-s,  prises  dans  leur  ensemble,  donnent 
un  revenu  de  13,615,076  francs.  C'est  un  chiffre  un  peu  plus  élevé 
que  celui  des  terres  domaniales.  On  peut  en  conclure  que  les  biens 
des  communes  couvrent  encore  une  plus  vaste  étendue  que  ceux  de 
l'État. 

C'est  le  clergé,  c'est  TÉglise  qui,  sous  divers  noms  et  à  divers  titres, 
s'est  donné  la  part  du  lion  dans  ces  conquêtes  désastreuses  de  la  main- 
morte. Les  évêcliés  et  les  archevêchés,  par  exemple,  retirent,  des  biens 
qu'ils  possèdent,  un  revenu  de  5,490,550  francs.  Les  prébendes  parois- 
siales, les  chapellenies  et  les  bénéfices  sont  encore  mieux  partagés;  ils 
ont,  du  même  chef,  un  revenu  annuel  de  23,141,145  francs.  Les  fa- 
briques et  les  administrations  d'Église  puisent  annuellement  à  la  même 
source  la  somme  de  7,118,709  francs:  ce  qui  fait  un  total  de  36,750,404, 
provenant  de  la  mainmorte,  sans  parler  d'une  foule  de  revenus  qui 
ont  une  autre  origine  et  qui,  d'après  des  statistiques  dont  on  ne 
saurait  contester  l'exactitude,  s'élèvent  à  un  chiffre  encore  plus  consi- 
dérable. 

La  part  des  couvents  et  des  maisons  religieuses  est  moins  opulente. 
Toutefois,  en  y  comprenant  les  revenus  de  la  Caisse  ecclésiastique,  qui 
administre  la  f  irtune  des  corporations  supprimées  et  dont  nous  aurons 
à  parler  plus  bas,  leurs  propriétés  immobilières  leur  rapportent  annuel- 
lement la  somme  de  17,084,850  francs. 

Il  y  a  aussi  des  confréries  qui  possèdent  des  bâtiments  et  des  terres; 
elles  en  tirent  un  revenu  de  2,075,977  francs. 

Celui  des  séminaires,  lycées  et  inslituls  de  diverses  natures  est  de 
8,441,639. 

Enfin,  les  établissements  de  charité  et  de  bienfaisance,  proprement 
dits,  doivent  à  la  mainmorte  un  revenu  annuel  de  22,906,773. 


17G  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

La  somme  de  tous  ces  revenus,  provenant  de  l'accaparement  et  de 
l'immobilisation  du  sol  par  les  corps  moraux,  y  compris  l'État,  s'élève 
an  chiffre  de  113,154,719. 

Maintenant  quelle  est  la  valeur  réelle  des  biens  de  toute  nature  dont 
ce  chiffre  nous  donne  le  produit  ? 

Il  ne  faut  pas  croire  qu'il  suffise,  pour  pouvoir  l'apprécier  d'une  ma- 
nière assez  exacte,  de  capitaliser  cette  somme,  comme  on  le  fait  d'ordi- 
naire, sur  le  pied  de  5  ou  de  6  0/0.  Ce  qui  est  vrai  de  la  propriété  in- 
dividuelle, à  laquelle  le  travail  demande  en  g^énéral  tout  ce  qu'elle  peut 
produire,  ne  Test  pas  des  propriétés  collectives  qui  sont  toujours  mal 
administrées  et  qui  ne  donnent  jamais  aux  corps  moraux,  qui  les  possè- 
dent, qu'une  partie  des  revenus  qu'on  serait  en  droit  d'en  attendre. 

Ajoutons  qu'une  portion  considérable  de  ces  terres,  livrées  à  la  main- 
morte, reste  à  l'état  inculte  et  que  celles  qui  sont  cultivées  ne  le  sont  r{u'à 
demi.  Disons  aussi  que  là  où  il  y  a  des  baux  et  des  contrats  emphythéoti- 
ques,  ce  qui  est  assez  fréquent,  ces  baux  et  ces  contrats,  soit  à  cause  de 
leur  date  déjà  ancienne,  soit  par  l'effet  de  quelque  connivence,  soit  par 
tout  autre  motif,  ne  représentent  pas  exactement  le  chiffre  de  la  rente, 
c'est-à-dire  cette  portion  de  produits  qui,  dans  la  marche  des  faits  et 
des  lois  économiques,  doit  revenir  naturellement  au  propriétaire  du  sol. 
Un  revenu  de  ce  genre  ne  saurait  servir  de  base  à  une  appréciation  exacte 
du  capital  et  ce  serait  vouloir  se  tromper  que  de  le  prendre  pour  règle 
de  ses  calculs. 

En  estimant,  d'après  cette  donnée,  la  valeur  des  biens  de  mainmorte 
qui  existent  en  Italie,  on  arriverait  déjà  à  un  capital  d'environ  2  mil- 
liards; mais  ce  chiffre  peut  être  doublé  sans  crainte  :  ce  sont  donc  4 
milliards  de  biens  enlevés  à  la  circulation,  sans  parler  du  terriîoire  de 
Rome,  oîj  la  mainmorte  s'est  montrée  encore  plus  envahissante! 

Doit-on  s'étonner  maintenant  si  l'Italie,  étrangère  en  quelque  sorte 
sur  son  propre  sol,  n'a  pas  profité  des  avantages  que  lui  offre  la  nature, 
si  elle  n'a  pas,  comme  les  peuples  qui  l'entourent,  accru  sa  production 
et  si  elle  est  restée  pauvre  au  milieu  de  ses  richesses? 

Il  y  a  des  institutions  qui  ressemblent  à  ces  arbres  dont  parle  le  poëie  : 
elles  suspendent  le  mouvement  et  la  vie  au  sein  des  populations  sur  les- 
quelles se  projette  leur  ombre  fatale  : 

Tristis  cimctantibus  umbra. 

II 

C'est  au  Piémont  qu'appartient  l'honneur  d'avoir  reconnu,  avant  le 
reste  de  l'Italie,  la  nécessité  d'en  finir  avec  la  mainmorte  et  avec  ses 
abus.  La  presse,  la  tribune,  l'esprit  généreux  de  quelques  hommes  d'État, 
l'avaient  préparé  depuis  quelque  temps  à  entrer  dans  cette  voie.  Le 


DE  LA  ftiAINWORTE  EN  ITALIE  ET  DE  SA  SUPPRESSION.       177 

gouveriieinciit  piémoiitais  avait  compris  ({iit;,  pour  attirera  lui  la  Pénin- 
sule et  lui  rendre  son  indépendance,  il  ne  lui  suffisait  pas  de  se  faire 
une  armée  capable  de  donner  des  déplaisirs  à  rAutriclie,  (ju'il  lui  fallait 
avant  tout  rajeunir  ses  institutions  et  les  impré{;ner  de  cet  esprit  mo- 
derne qui  peut  seul,  en  les  transformant,  leur  conmujni(iuer  une  vie  nou- 
velle. De  là  toute  une  série  de  réformes  poursuivies  avec  persévérance, 
sans  bruit  et  sans  éclat,  et  (jui  ont  eu  pour  effet,  avant  même  les  derniers 
événements,  de  [ilacer  moralement  le  Piémont  à  la  tête  de  l'Italie.  C'est 
sous  l'empire  de  cette  politi.iue  et  par  une  de  ces  nécessités  fiscales  qui 
tiennent  souvent  lieu  de  philosophie,  qu'il  résolut  de  vendre  ses  biens 
domaniaux.  Mais  ce  n'était  là  qu'une  sorte  d'essai;  il  ne  concernait 
d'ailleurs  que  l'Italie  du  Nord,  c'est-à-dire  une  petite  partie  du  terri- 
toire. 

La  constitution  de  l'Italie  en  un  seul  État,  après  les  révolutions  du 
Centre  et  du  Sud,  a  permis,  il  y  a  quatre  ans,  d'étendre  cette  mesure  et 
d'ouvrir  ainsi  la  voie  à  une  suppression  complète  de  la  mainmorte,  en 
y  comprenant  tous  les  corps  moraux ,  sous  quelque  nom  et  à  quelque 
titre  qu'ils  existent. 

Le  premier  ministre  des  fmances  du  nouveau  royaume,  M.  Bastoggi, 
ne  fut  pas  plutôt  installé  au  pouvoir,  que,  pour  faire  face  aux  besoins 
du  Trésor  devenus  plus  pressants,  il  song^ea  à  tirer  parti  des  biens  que 
le  Domaine  possédait  sur  les  divers  points  du  territoire.  L'étendue,  l'im- 
portance et  la  nature  de  ces  biens  n'étaient  pas  suffisamment  connues; 
il  fallait  avant  tout  s'en  rendre  compte  ;  il  fallait  surtout  savoir  ceux 
qu'il  convenait  d'aliéner,  dans  le  double  intérêt  du  Trésor  et  du  travail 
national,  et  ceux  qui,  par  leur  destination,  devaient  être  réservés  pour 
les  services  publics.  Des  enquêtes  furent  prescrites;  mais  l'administration 
était  mal  servie,  ce  qui  est  inévitable  au  lendemain  d'une  révolution;  il 
y  avait  aussi  à  vaincre  ces  résistances  qui  ne  manquent  jamais,  quand  il 
s'agit  de  toucher  à  de  vieilles  habitudes.  Les  investigations  ordonnées 
par  le  ministre  traînèrent  en  longueur,  et  M.  Bastoggi  n'eut  que  le  temps 
de  préparer  la  loi  qui  devait  rendre  tous  ces  biens  à  la  circulation. 

Ce  fut  son  successeur,  M.  Sella,  qui  la  présenta  au  Parlement.  La 
commission,  qui  fut  chargée  de  l'examiner,  y  introduisit  des  modifications 
importantes. 

Le  ministre  avait  demandé  que  le  prix  des  terres  fût  soldé  en  titres 
de  rentes  qui  auraient  été  enlevés  au  marché  et  qui,  par  ce  retrait,  au- 
raient provoqué  une  hausse  dans  les  fonds  publics.  La  commission  décida 
qu'il  serait  payé  en  espèces. 

D'après  le  projet  ministériel,  il  ne  devait  y  avoir  pour  la  vente  qu'une 
enchère  publique.  Il  fut  réglé  par  la  commission  que,  si  la  première 
enchère  ne  donnait  point  de  résultat,  il  y  en  aurait  une  seconde. 
Enfin ,  le  gouvernement  demandait  que  les  conditions  de  la  vente  et 
ii*'  sËRiK.  T.  XLV.  —  15  l'écrier  18()o.  lj> 


178  JOURNAL  r)i:S  i':C(>ÎS'OMlSTt:S. 

<iii  pavciucul  iusseiil  rési^rvées  au  niiiiislrc,  cl  la  cuiumisbioii  jiHi^^  ^ 
propos  de  les  infroduire  dans  la  loi,  en  ouvrant  une  large  carrière  à  la 
concurrence  et  en  appelant  le  plus  grand  nombre  possible  d'ache- 
teurs. 

Toutes  cî's  uiodifications,  qu'il  doit  nous  suffire  de  signaler,  furent 
sanctionnées  par  le  Parlement  et  la  loi  fut  votée  dans  le  courant  du  mois 
d\-ioûl  1862. 

Voici  en  peu  de  mots  les  principales  dispositions  qu'elle  comprend  : 

Le  gouvernement  est  autorisé  à  vendre  les  biens,  tant  urbains  que 
ruraux,  qui  appartiennent  au  Domaine,  à  moins  qu'ils  ne  soient  affectés 
à  quelque  service  public. 

Cette  vente  doit  se  faire  aux  enchères.  11  y  aura  au  besoin  deux 
mises  en  adjudication.  Dans  le  cas  oii  elles  ne  donneraient  aucun  résultat, 
le  gouvernement  pourra  traiter  de  gré  à  gré  avec  les  acquéreurs. 

Nul  ne  pourra  être  admis  à  concourir,  s'il  n'a  préalablement  fait  un 
dépôt  ou  donné  une  garantie  qui  corresponde  au  dixième  du  prix  servant 
de  base  à  l'adjudication. 

Les  biens  seront  divisés  en  petits  lots  autant  que  possible;  mais  il 
sera  tenu  compte,  dans  ce  partage,  de  l'intérêt  économique,  des  condi- 
tions agraires  et  des  circonstances  locales. 

Le  payement  se  fera  en  argent.  Le  cinquième  du  prix  sera  compté 
au  moment  de  la  vente,  s'il  s'agit  d'une  somme  supérieure  à  10,000  fr., 
et  le  dixième,  s'il  s'agit  d\m  chifïre  inférieur  à  cette  somme. 

Les  bois  de  haute  futaie  ne  pourront  être  exploités  par  l'adjudica- 
taire, s'il  n'a  soldé  la  totalité  du  prix  au  moment  de  Tachât  ou  s'il  n'a 
donné  des  garanties  suftisantes. 

Il  sera  fait  une  remise  de  ôO/O  à  tout  acquéreur  qui  payera  comptant. 

Le  gouvernement  est  autorisé,  pendant  la  durée  des  ventes,  à  se 
procurer  les  sommes  dont  il  pourra  avoir  besoin,  jusqu'à  concurrence 
de  200  millions.  11  pourra  émettre  à  cet  effet  des  obligations  portant 
un  intérêt  de  5  0/0.  Ces  obligations  seront  reçues  en  payement  ou  rem- 
boursées avec  le  prix  des  biens  qui  auraient  été  vendus. 

Le  ministre  et  le  Parlement,  on  peut  le  dire,  avaient  également  com- 
pris l'importance  de  cette  mesure;  on  n'a,  pour  s'en  convaincre,  qu'à 
relire  l'exposé  des  molils  de  M.  Sslla  et  le  rapport  de  M.  Martinelli.  Il 
s'agissait  sans  doute,  pour  la  Chambre  comme  pour  le  gouvernement, 
de  venir  en  aide  au  Trésor,  plus  ou  moins  épuisé  par  les  besoins  d'une 
situation  entièrement  nouvelle  pour  l'Italie;  mais  il  s'agissait  aussi 
d'ouvrir  des  sources  plus  larges  et  plus  fécondes  à  la  production  en 
livrant  à  l'industrie  privée  des  terres  dont  la  sève  se  perdait,  pour  ainsi 
dire,  entre  les  mains  de  TÉtat.  Un  autre  avantage  qui  devait  résulter  de 
ia  loi  et  que  le  législateur  avait  également  en  vue,  c'était  de  répandre 
sur  ce  sol,  à  moitié  riépcuplé  par  h  mainmorte,  toute  une  léfçîon  de 


Dli  l.A^MAINMOliTK  EN  ITALIF.  ET   OE  SA  SUPPRESSION.      179 

propriétaires,  qui  seraient  allaclics  au  rc})ime  nouveau  par  ce  lien  si 
solifh;  (U;  la  propriéîé.  C'étail  là  le  lann^a^-e  non-seulement  du  minisire 
el  du  rapporteur,  mais  encore  de  tous  les  députés  qui  prirent  part  à  la 
discussion.  INous  avons  suivi  ses  débats  avec  une  attention  soutenue 
et  nous  n'avons  qu'à  consulter  nos  souvenirs  pour  être  en  droit  de  l'af- 
firmer. 

En  présence  de  pareilles  dispositions,  il  est  permis  de  s'étonner  que 
cette  loi,  (pii  date  déjà,  comme  on  l'a  vu,  de  plus  de  deux  ans,  n'ait  pas 
encore  été  appliquée  et  soit  restée,  comme  un  instrument  inutile,  entre 
les  mains  du  ministre. 

Pour  se  rendre  compte  de  ce  phénomène,  qui  a  droit  de  surprendre, 
il  est  bon  de  remarquer  avant  tout  que  les  études  et  les  expertises,  qui 
devaient  mettre  le  g^ouvernement  en  mesure  de  procéder  à  la  vente,  « 
étaient  loin  d'être  achevées,  quand  la  loi  a  été  votée  par  le  Parlement, 
et  nous  ne  croyons  pas  calomnier  l'administration  en  disant  que  le  (gou- 
vernement possède  à  peine  aujourd'hui  toutes  les  pièces  nécessaires 
pour  apprécier  l'état  et  la  valeur  des  terres  domaniales. 

D'un  autre  côté,  pourquoi  ne  pas  le  dire?  on  n'est  jamais  bien  pressé 
en  Italie,  quand  il  s'agit  de  passer  du  domaine  des  idées  dans  celui  des 
faits  :  l'administration,  comme  les  individus,  y  professe  dévotement  le 
culte  du  lendemain.  Le  lendemain  est  le  Dieu  moderne  de  l'Italie  et  il 
lui  sera  peut-être  plus  difficile  de  s'en  débarrasser  que  de  celui  du  ca- 
tholicisme, qui  a  été  attaqué  si  souvent  par  ses  publicistes  et  ses  philo- 
sophes, comme  la  cause  principale  de  sa  décadence. 

On  risquerait  cependant  de  se  tromper,  si  Ton  ne  cherchait  pas  aussi 
ailleurs  le  motif  d'un  ajournement  qui  doit  être  regretté,  parce  qu'il  a 
nui  à  tous  les  intérêts  et  qu'il  a  paru  arrêter  la  marche  de  l'État  dans 
la  voie  des  réformes  les  plus  nécessaires  à  l'avenir  de  l'Italie. 

Il  y  avait,  par  suite  des  circonstances  plus  encore  que  par  la  faute 
du  législateur,  un  vice  radical  dans  la  loi;  or,  ce  vice  pouvait  bien  cau- 
ser l'avortement  de  la  mesure. 

L'État  avait  besoin  de  200  millions  pour  combler  le  vide  du  Trésor 
et  il  les  cherchait  dans  la  vente  de  ses  biens.  Mais,  comme  il  voulait 
vendre  par  petits  lots  et  appeler  aux  enchères  les  petits  capitalistes,  les 
cultivateurs,  les  paysans,  tous  ces  héros  de  l'épargne,  si  Ton  peut 
rapprocher  ces  deux  mots,  afin  de  conserver  à  la  loi  son  caractère  vrai- 
ment social ,  il  avait  dû  donner  certains  délais  pour  le  payement  des 
terres.  Ces  délais,  qui  le  mettaient  lui-même  dans  l'embarras,  ris- 
quaient d'être  insuffisants  pour  cette  foule  de  petits  acheteurs  que  la  loi 
voulait  attirer.  Il  y  avait  là  un  écueil  et  peut-être  n'avait-on  pas  songé, 
comme  on  aurait  dû  le  faire,  aux  moyens  de  le  tourner  et  de  le  franchir. 
Nous  avions  prévu,  pour  notre  compte,  une  pareille  difficulté  et  nous 
la  signalions,  après  Ife  vote,  dans  un  journal  où  nous  a^ons  suivi  pendant 


1 


180  JUUKiNAL  DES  ÉCONUMISThS. 

deux  ans  le  iiiuu\ciiient  écoooniique  dont  la  Péninsule  est  aujourd'hui 
le  théâtre  (1). 

II  serait  toutefois  injuste  de  dire  que  le  ministre  ne  l'avait  pas  soup- 
çonné. Seulement,  comme  il  résulte  de  l'exposé  même  des  motifs  pré- 
sentés par  lui  au  Parlement,  ainsi  que  des  débats,  il  avait  cru  la  résou- 
dre par  l'institution  du  crédit  foncier,  (]ui  devait  être  prochainement 
établi.  On  sait  qu'une  société,  constituée  sous  le  patrona['e  du  crédit 
foncier  de  France  et  fondée  sur  les  mêmes  bases,  demandait  alors  à 
s'implanter  en  Italie.  Le  projet  de  loi,  qui  devait  lui  donner  ses  lettres 
de  naturalisation,  était  même  déjà  soumis  au  Parlement;  mais  les  pré- 
tentions de  cette  société  et  les  bruits  d'a^iota^e,  qui  semblaient  se  ratta- 
cher à  son  origine,  l'avaient  rendue  tellement  impopulaire,  qu'il  lallait 
être  aveugle  pour  ne  pas  voir  (jue  l'Italie  la  repousserait,  comme  une 
sorte  de  calamité  publique. 

L'échec  du  crédit  foncier  laissait  le  gouvernement  avec  une  loi  frappée 
d'impuissance.  M.  Sella,  dans  l'intervalle,  avait  quitté  le  pouvoir  et 
fait  place  à  M.  Minghetti,  qui  commença,  comme  lui,  par  compter  sur 
le  concours  du  crédit  foncier,  dont  il  fit  l'une  des  bases  de  son  système, 
mais  qui  dut,  au  bout  de  quelques  mois,  renoncer  à  cette  espérance. 

Diverses  combinaisons  s'offrirent  pour  combler  cette  lacune.  L'une 
des  plus  heureuses,  la  plus  neuve  sans  contredit,  consistait  dans  l'insti- 
tution d'une  caisse  des  biens  domaniaux,  qui  devait  faire  à  l'État  les 
avances  dont  il  avait  besoin,  en  émettant  des  obligations  ou  lettres  de 
gage,  qui  auraient  été  lancées  dans  le  public  et  retirées  successivement,  à 
mesure  que  les  terres  se  seraient  vendues.  Ce  projet  avait  été  soumis  à 
M.  Minghetti,  qui  l'a  laissé  dormir  près  d'un  an,  pour  rester  fidèle  au- 
tant que  possible,  à  cette  religion  italienne  du  lendemain,  dont  nous  par- 
lions plus  haut,  et  c'est  de  là  que  M.  Sella,  qui  s'est  donné  le  malin 
plaisir  de  succéder  à  son  successeur,  a  tiré  un  jour  la  loi  qui  a  été  votée 
naguère  par  le  Parlement  (:2). 


(1)  Y.  l'Italie  nouoelle,  t^e  année,  p.  30  et  siiiv.  Nous  y  avons  consacré 
trois  ou  quatre  articles  à  cette  question  importante. 

('i)  C'est  un  Français  de  nos  amis  et  presque  notre  homonyme, 
M.  Prat,  qui  est  l'auteur  de  ce  projet.  Il  l'avait  fait  présenter  au  ministre 
par  M.  Boccardo  qui  avait  compris  immédiatement  le  parti  qu'on  en 
pouvait  tirer.  Quand  il  a  été  copié  tant  bien  que  mal  par  le  gouverne- 
ment, plusieurs  individus  n'ont  pas  hésité  à  s'en  faire  honneur.  Ces 
paternités  menteuses,  qui  guettent  le  succès  pour  le  voler,  en  lui  don- 
nant leur  nom,  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays.  Il  n'est  pas 
étonnant  qu'elles  montrent  le  nez  en  Italie  entre  Arlequin  et  Polichinel. 
Ce  que  nous  devons  regretter  ici.  c'est  que  la  combinaison  indiquée 
par  31.  Prat  liait  pas  été  plus  fidèlement  suivie.  L'Étal,  qui  n'est  pas 


m  \.\  MAINMOHÏK   KN  ITALIH  KT  DE  S\  SUl'PKRSSION.       181 

[|  iTsiillc,  coinnin  on  sail,  de  celle  loi  nouvelle,  «jue  la  vente  des  biens 
domaniaux  est  confiée  à  une  société  anonyme  (jui  avance  au  p,ouverne- 
ment  la  somme  de  ciuffuante  millions,  laquelle  devra  être  triplée,  si 
l'opération  se  continue.  La  société  émettra  des  obligations  à  elle  jusqu'A 
concurrence  d'une  pareille  somme  et  elle  recevra  dans  la  même  pro- 
portion des  oblij^ations  du  p,ouvernemenl,  qui  devront  rester  entre  ses 
mains.  Elle  diri}>era  elle-même  la  vente  des  biens  pour  le  compte  de 
l'État.  A  mesure  que  la  vente  s'efreclnera,  le  lyouvernement  déf^a^jera 
ses  oblif^ations  et  la  société  sera  tenue  de  retirer  ses  propres  titres  de  la 
circulation  publique.  Elle  a  droit,  pour  le  concours  qu'elle  prête  à  l'Etat, 
au  cinquième  de  la  plus-value  résultant  des  enchères. 

Nous  n'avons  pas  à  examiner  ici  les  conditions  d'un  pareil  contrat, 
dont  l'appréciation  ne  rentre  pas  dans  notre  sujet.  Contentons-nous  de 
dire  que  c'est  le  plus  léonin  qui  ait  été  inflif^é  depuis  quatre  ans  aux 
finances  italiennes  assez  maltraitées,  on  peut  le  dire,  par  les  banquiers 
nationaux  ou  étrang^ers.  Ce  que  nous  devons  remarquer  ici,  c'est  que 
cette  combinaison,  avec  tous  ses  défeuts,  permet  enfin  de  faire  entrer 
dans  les  faits  la  loi  du  mois  d'août  1862,  c'est-à-dire  d'aliéner  les  biens 
domaniaux  et  de  les  livrer  à  l'industrie  privée. 

C'est  toujours  cette  loi  dont  les  dispositions  doivent  servir  de  règle  à 
la  vente.  Seulement  le  ministre,  en  traitant  avec  la  société  ou  avec  ses 
représentants,  y  a  introduit  deux  modifications  qui  méritent  d'être  si- 
jO^nalées. 

La  première  n'est  pas  heureuse  :  elle  supprime  la  seconde  enchère  en 
cas  d'insuccès. 

La  seconde  doit  être  mieux  accueillie;  elle  autorise  la  société  à 
étendre  les  facilités  accordées  à  l'acheteur  pour  se  libérer,  à  condition 
toutefois  que  la  dernière  échéance  ne  dépasse  pas  le  terme  de  quinze  ans. 

Ainsi,  en  supposant  que  tout  marche  au  gré  du  législateur  et  que 
Topération,  comme  on  peut  le  croire,  se  poursuive  jusqu'au  bout,  l'in- 
dustrie privée  aura  mis  la  main  avant  peu  sur  les  biens  domaniaux  et 
l'Italie  verra  s'accomplir  le  premier  acte  de  la  révolution  économique 
qui  doit  mettre  frein  au  servage  traditionnel  de  son  territoire. 

11  y  a  deux  grandes  fractions  du  Domaine,  qui  ne  sont  pas  comprises 
dans  la  loi  qu'il  s'agit  d'appliquer.  L'une  est  en  Sardaigne  :  ce  sont  ces 
terres  dont  nous  avons  parlé  sous  le  nom  LVAdemprivi.  L'autre,  c'est  le 
Tavoliere  de  la  Fouille,  que  nous  avons  décrit  aussi  plus  haut. 


trop  riche,  y  aurait  trouvé  son  compte  cl  c'était  une  bonne  occasion 
pour  lancer  dans  le  public  un  titre  représentatif  du  sol,  qui  aurait  pu 
servir  de  type  au  crédit  foncier,  dont  Tltalie  attend  toujours  Tinstitu- 
tion  avec  une  impatience  bien  légitime.  Telle  était,  nous  le  savons,  l'idée 
principale  de  l'auteur. 


182  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Deux  mesures  spéciales,  inspirées  parle  même  esprit,  ont  été  adoptées 
à  1  éçard  de  ces  deux  propriétés  domaniales. 

D'abord,  l'État  a  cédé  a  titre  de  subvention  à  la  Compag-nie  des  che- 
mins de  fer  de  Sardaif^ne  sa  part  des  Ademprivi.  L'intérêt  de  la  Compa- 
gnie est  de  les  mettre  en  vente  en  les  divisant  et  de  les  jeter  ainsi  le  plus 
tôt  possible  dans  la  circulation.  On  peut  croire  qu'elle  n'y  manquera 
pas. 

Puis,  un  projet  de  loi  a  été  présenté  an  Parlement,  il  y  a  déjà  plusieurs 
mois,  pour  Faifrancbissement  du  Tavoliere.  Ce  projet  n'est  pas  encore 
discuté;  mais  il  ne  tardera  pas  à  l'être  et  nous  pouvons  dire  que  le  vote 
de  l'Assemblée  lui  est  acquis  (1). 

Mais  ce  n'est  là,  il  faut  le  reconnaître,  que  le  commencement  de  cette 
f>Tande  réforme.  Après  les  biens  de  l'État  ou  du  Domaine,  qui  vont  être 
arrachés  à  leur  immobilité,  il  y  a  les  biens  des  communes,  du  clergé, 
des  corporations  religieuses  ou  laïques  et  des  établissements  charitables. 
Le  législateur  n'a  encore  rien  dit  sur  les  biens  des  communes,  si  on 
laisse  de  côté  quelques  lois  spéciales,  qui  autorisent  le  rachat  des  cens  ou 
redevances  quelconques,  et  dont  l'action  s'est  étendue  aux  communes 
ainsi  qu'aux  particuliers. 

Il  en  est  de  même  pour  les  biens  des  Opère  pie  ou  institutions  cha- 
ritables. 

Mais  quelques  mesures  ont  été  déjà  proposées  pour  les  biens  des  com- 
munautés religieuses  et  pour  ceux  du  clergé,  qui  ne  tarderont  pas  sans 
doute  à  subir  le  sort  des  biens  de  l'État. 

On  peut  dire  que  la  législation  piémontaise  avait  déjà  préparé  la  voie 
à  ces  mesures.  Une  loi,  qui  remonte  à  une  dizaine  d'années,  avait  sup- 
primé, comme  on  sait,  dans  l'ancien  royaume  subalpin  une  partie  des 
communautés  religieuses.  Les  biens  de  ces  communautés  n'avaient  pas 
été  vendus  ni  même  réunis  au  Domaine;  mais  l'administration  en  avait 
été  transportée  à  l'État  qui  les  gérait  au  moyen  d'une  institution  spéciale 
qui  s'appelait  la  caisse  ecclésiastique  et  qui  subsiste  encore  aujourd'hui 
sous  ce  nom.  La  loi  dont  nous'venons  de  parler  fut  introduite  au  moment 
des  annexions,  c'est-à-dire  en  1860,  dans  l'Emilie,  dans  TOmbrie,  dans 
les  Marches,  en  un  mot  dans  toute  l'Italie  centrale,  sauf  ce  qui  reste  de 
l'État  pontifical.  Elle  pénétra  aussi,  il  y  a  quatre  ans,  dans  les  provinces 
napolitaines  que  Garibaldi  venait  d'afiranchir  et  qui  s'unissaient  aux 
autres  parties  de  la  Péninsule.  Le  domaine  de  la  Caisse  ecclésiastique 
s'accrut  d'autant,  mais  l'institution  resta  ce  qu'elle  avait  été  dès  l'ori- 
gine; elle  ne  changea  nullement  de  caractère,  c'est-à-dire  qu'elle  con- 


(I)  La  loi  il  élé  votée,  comme  nous  l'avions  prévu,  depuis  que  ces  ligne» 
ont  été  écrites. 


I 


I)K  I.A   \IA1N:\10RTE  en   ITAIJK  IM    l»l-;  SA  SIJI'PHESSION.      18.^. 

liiiii.i  à  administrer  sous  les  \eii\  de  l'État  les  biens  des  conimunautés 
reliiyieusjs,  réceinnient  supprimées,  en  pourvoyant  aux  cliarf;esqui  les 
Irappaient.  Cette  situation  a  duré  jusqu'au  mois  d'août  1862.  Il  a  été 
décidé  h  cette  épocjue  que  les  biens  de  la  Caisse  ecclésiastique  seraient 
réunis  au  Domaine. 

Au  mois  ih  janvier  dernier,  le  ministre  de  la  justice  et  des  cultes, 
M.  Pisanelli,  présentait  au  Parlement  un  projet  de  loi  d'une  portée  plus 
radicale.  Ce  projet  avait  pour  but  la  suppression  de  toutes  les  corpora- 
tions relijf^ieuses  sans  exception,  ainsi  que  la  mise  en  vente  de  leurs 
biens.  Seulement,  le  produit  de  ces  biens  restait  exclusivement  affecté 
aux  besoins  de  la  rel:[vion  et  de  ses  ministres,  et  il  n'en  entrait  rien  dans 
les  caisses  de  l'État. 

L'auteur  de  ce  projet,  M.  Pisanelli,  est  tombé  avec  le  dernier  cabinet, 
a  la  suite  des  événements  de  septembre.  Il  a  été  remplacé  par  M.  Vacca, 
qui  est:  Napolitain,  comme  lui,  et  qui,  de  concert  avec  M.  Sella,  naturel- 
lement préoccupé  des  nécessités  du  Trésor,  a  présenté  à  la  Chambre,  il  y 
a  quelques  semaines,  un  projet  beaucoup  plus  hardi  en  ce  qu'il  attribue 
à  l'État  une  partie  des  sommes  provenant  de  la  vente  des  biens  qui  ap- 
partiennent aux  communautés  religieuses  et  au  cler[yé. 

Que  fera  le  Parlement  ?  Il  ne  s'est  pas  encore  prononcé.  Le  projet 
n'est  pas  sorti  des  bureaux  et  il  ne  sera  discuté  que  dans  quelques 
semaines.  Une  partie  de  la  chambre  paraît  vouloir  refuser  de  suivre 
M.  Vacca,  pour  s'arrêter  aux  idées  de  M.  Pisanelli.  Ce  qui  n'est  pas  dou- 
teux, même  avec  ces  dispositions,  c'est  que  les  communautés  relifjieuses 
vont  disparaître  et  que  cette  masse  de  biens  immobilisés,  comme  on 
l'a  vu,  par  ces  corps  et  par  le  clergé,  va  rentrer  prochainement  dans  la 
circulation  publique. 

II  ne  s'agira  plus  d'enlever  à  la  mainmorte  que  les  biens  des  com- 
munes, des  arrondissements  et  des  provinces,  avec  ceux  des  établisse- 
ments charitables.  Que  le  législateur  n'hésite  pas,  quelles  que  soient  les 
résistances  qu'il  rencontre  :  il  manquerait  à  son  devoir  s'il  s'arrêtait 
en  chemin.  La  route  est  tracée:  elle  est  ouverte  devant  lui  ;  il  faut  qu'il 
aille  jusqu'au  bout. 

Nous  n'avons  pas  à  tenir  compte  ici  des  problèmes  juridiques,  philo- 
sophiques et  moraux ,  qui  se  rattachent  à  l'existence  des  corporations. 
Qu'on  les  conserve  ou  qu'on  les  supprime,  là  n'est  pas  pour  nous  la 
question ,  du  moins  pour  le  moment.  Ce  qui  importe  à  la  nation  ita- 
lienne, libre  enfin  et  reconstituée,  c'est  qu'elles  se  retirent  pour  toujours 
de  ces  terres  qu'elles  ont  envahies  et  que  h  propriété  privée,  qu'elles 
en  ont  chassée,  puisse  les  ressaisir,  pour  en  augmenter  le  produit  au 
profit  de  tous. 

L'Italie,  qui  devient  ambitieuse,  depuis  qu'elle  se  sent  revivre,  ne 
songe  pas  sans  regret  aux  colonies  qu'elle  ymssédait  autrefois  sur  la 


184  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

rive  orientale  de  la  Méditerranée  et  jusque  dans  la  liier  Noire.  Nous 
croyons  mêine  qu'il  y  a  des  hommes  d'État  qui  rêvent  parfois  aux 
moyens  de  Ten  dédomma^yer.  Vieilles  idées,  vieilles  erreurs.  A  quoi 
bon  rechercher  des  possessions  lointaines?  Les  colonies  qu'il  faut  à 
l'Italie,  rentrée  en  possession  d'elle-même,  sont  déjà  toutes  trouvées  ; 
elle  les  a  là  sous  la  main  :  ce  sont  ces  terres  que  la  mainmorte  lui  a 
ravies  et  dont  elle  a  fait  un  si  triste  usage.  Qu'elle  ait  le  bon  sens  et  le 
courage  de  les  reprendre.  Voilà  maintenant  ses  vraies  colonies  ! 

111 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'attendre  que  la  propriété  individuelle,  cette 
maîtresse  de  la  production,  ait  rais  la  main  sur  ces  terres,  stérilisées 
jusqu'ici  par  des  corporations  paresseuses,  pour  pouvoir  indiquer  les  effets 
o'énéraux  qui  doivent  en  résulter.  Ce  n'est  pas  là  un  spectacle  nouveau 
dans  l'histoire.  Mais  il  ne  s'agit  pas,  pour  l'apprécier,  de  remonter  à 
des  souvenirs  d'une  époque  plus  ou  moins  lointaine;  il  suffirait  au 
besoin  de  voir  ce  qui  se  passe  depuis  quelques  années  en  Espagne,  sous 
l'empire  d'une  pareille  transformation  (1). 

Examinons  d'abord  cette  grande  mesure  sous  le  rapport  politique, 
qui  mérite,  avant  tout  autre,  de  fixer  nos  regards  en  présence  d'un  régime 
nouveau,  dont  l'avenir  peut  être  menacé. 

La  mainmorte  abolie,  c'est  toute  une  légion  de  propriétaires,  qui  sort 
du  sol  comme  par  enchantement.  Ces  propriétaires ,  ces  cultivateurs, 
qui  ont  placé  là  leurs  épargnes,  c'est-à-dire  le  produit  de  leur  travail  et 
de  leurs  sueurs,  s'attachent  à  la  terre  comme  à  une  partie  d'eux-mêmes. 
Ils  contractent  avec  elle  une  espèce  d'union,  cette  sorte  de  mariage, 
dont  parle  si  poétiquement  M.  Michelet  dans  ses  belles  pages  sur  les 
paysans.  Ils  en  sont  jaloux,  comme  des  amants  de  leurs  maîtresses. 
Toufce  qui  leur  rappelle  l'ancienne  possession,  l'ancien  droit,  la  société 
dont  il  était  sorti,  leur  est  mortellement  odieux.  Ce  sont,  à  ce  point  de 
vue,  d'implacables  révolutionnaires,  et  ils  n'hésiteraient  pas  à  dresser 
tous  les  échafauds  du  monde  pour  se  débarrasser  au  besoin  de  tous  ces 
vieux  détenteurs  du  sol,  dont  ils  ont  pris  la  place.  Ils  sont  aussi  par  là 
même  conservateurs  et  conservateurs  résolus  ;  ils  veulent  avant  tout 
soutenir  le  régime  qui  les  a  conviés  à  cette  appropriation  de  la  terre,  et 
ils  sont  disposés  à  le  défendre  contre  tous  ses  ennemis.  Que  devien- 
draient-ils, s'il  disparaissait,  s'il  était  emporté  par  une  de  ces  réac- 


(1)  Voyez  à  ce  sujet  une  lettre  intéressante  de  M.  Marliani,  membre  du 
Sénat  italien,  à  M.  Minghetti,  ministre  des  finances.  On  peut  consulter 
aussi  l'ouvrage  do  F.  Garrido  sur  l'Espagne. 


DK  Iw\  MAINiMOHTE  EN  ITAMK   ET  DE  SA  SUPPKESSION.      18.^ 

Lions  |i()lili<jii('s  trop  coinniiiiins  dans  l'iiisloirc  ?  JNo  s(M'aii;iil.  -  ils  pas 
all(îiiit,s  «ui\-iiièmcs  jiisqiio  dans  leurs  enîraillns?  Il  faut  donc  qu'il  vive, 
qu'il  se  maintienne,  qu'il  puisse  résister  h  toutes  les  attaques,  pour 
([u'il  les  proté^ye  eux-mêmes  et  les  [garantisse  contre  toutes  les  revendi- 
cations du  passé.  Il  pourra  laisser  tomber,  une  par  une,  les  conquêtes 
morales  qui  ont  précédé  ou  suivi  son  avènement;  il  pourra  même  les 
fouler  aux  pieds,  si,  comme  il  arrive  (juelquefois,  il  en  a  la  fantaisie.  Tout 
cela  n'est  que  de  la  métaphysique,  c'est-à-dire  de  la  viande  creuse,  comme 
disait  Bossuet  de  la  p,Ioire,  pour  ces  âmes  positives  qui  vivent  en 
contact  avec  le  sol,  dont  ils  semblent  faire  partie.  Mais,  comme  sa  chute 
pourrait  entraîner  leur  propre  chute  et  les  chasser  de  leur  nid,  il  faut 
à  tout  prix  qu'il  reste  debout.  C'est  une  armée  de  volontaires,  qui  monte 
sans  cesse  la  [^arde  autour  du  pouvoir  établi.  11  n'y  en  a  pas  de  meilleure 
ni  de  plus  dévouée.  Si  elle  se  détache  quelque  jour  ou  paraît  se  détacher 
de  ce  gouvernement  qu'elle  couvre  de  ses  milliers  de  bras,  c'est  que 
la  révolution  lui  semble  achevée  et  qu'elle  n'a  plus  rien  ta  craindre  d'un 
passé  descendu  pour  toujours  dans  la  tombe. 

Voilà  donc  une  force  immense,  acquise  au  nouveau  régime.  Cette 
force  est  d'autant  plus  précieuse  pour  lui  qu'elle  est  répandue  sur  tout 
le  territoire  et  qu'il  n'a  pas  besoin,  pour  l'entretenir,  de  puiser  à  pleines 
mains  dans  le  trésor  public.  Il  en  a  été  ainsi  à  peu  près  partout  :  il  en 
sera  de  même  en  Italie.  C'est  une  des  conséquences  naturelles  et  néces- 
saires de  l'abolition  de  la  mainmorte  :  voilà  ce  qu'elle  doit  produire  au 
point  de  vue  politique. 

Ses  effets,  sous  le  rapport  économique,  seront  encore  plus  avantageux. 
Nous  touchons  ici  à  l'intérêt  le  plus  vital  de  la  question  et,  pour  ainsi 
dire,  à  sa  moelle  elle-même.  Il  vaut  la  peine  de  s'y  arrêter. 

Nous  n'examinerons  pas  les  profits  que  l'État  doit  retirer  avant  tout 
de  cette  mobilisation  de  la  mainmorte,  d'abord  par  l'encaissement  d'une 
somme  importante  que  lui  donnera  la  vente  de  ses  propres  biens,  puis 
par  la  part  qui  lui  est  Mte  dans  le  prix  des  autres  terres  que  la  sup- 
pression des  corps  moraux  va  jeter  dans  la  circulation  et  enfin,  dans 
un  temps  qui  n'est  pas  éloigné,  par  l'augmentation  progressive  du  pro- 
duit de  l'impôt  foncier  et  de  quelques  autres  impôts.  Ce  point  de  vue 
n'est  pas,  assurément,  à  dédaigner  dans  l'état  actuel  des  finances  ita- 
liennes et  le  gouvernement  a  eu  raison  de  s'en  préoccuper  ;  mais  ce 
n'est  là  pour  nous  que  le  petit  côté  de  la  question. 

Ce  qui  doit  nous  frapper  ici,  c'est  l'augmentation  immédiate  et  instan- 
tanée du  capital  national.  Tel  doit  être  en  effet  le  résultat  de  la  mesure 
qui  livrera  cette  masse  de  biens  à  la  spéculation.  On  a  pu  observer  en 
Espagne  que  le  prix  des  terres  qui  ont  été  vendues  dans  ces  derniers 
temps,  en  vertu  de  la  loi  de  desamortisacion,  a  été  doublé  ou  à  peu  près 


18(5  JOURNAL  DES  l-r;0N0MlSTKS. 

par  les  enchères  publiques.  Ce  fait  se  reproduira  en  Italie  où  les  cir- 
constances sont  peut-être  plus  favorables.  La  mise  à  prix  va  se  faire  en 
capitalisant  la  moyenne  du  revenu  des  dix  dernières  années.  On  peut 
en  conclure  hardiment  que,  dans  la  plupart  des  cas,  il  y  aura  une  plus- 
valeur  de  100  0/0  et  même  davantaf^e.  C'est  autant  de  {î^a^né  non-seu- 
lement pour  l'État  et  pour  les  corps  moraux  ou  pour  ceux  qui  les  repré- 
sentent, mais  encore  pour  la  nation  elle-même  qui  va  se  trouver  en 
possession  d'un  capital  accru  par  une  sorte  de  miracle  ou,  pour  parler  un 
]an[}ap;e  moins  mystique  et  plus  exact,  par  l'action  propre  et  infaillible 
des  lois  économiques. 

Le  même  phénomène  doit  se  produire  à  Téf^ard  du  revenu  et  il  faut 
bien  qu'il  en  soit  ainsi,  car  autrement  cette  auj^mentation  merveilleuse  de 
capital  ne  tarderait  pas  à  passer  au  nin^  des  chimères.  Mais  ici  l'accrois- 
sement est  encore  plus  sensible  et  plus  considérable.  A  peine  la  pro- 
priété privée  a-t-elle  mis  la  main  sur  ces  terres,  arrachées  à  leur  vieille 
immobilité,  qu'elle  les  secoue  et  les  remue  dans  tous  les  sens;  elle  ne 
leur  laisse  ni  trêve  ni  repos;  elle  ne  se  contente  pas,  comme  le  fait  trop 
souvent  la  mainmorte,  des  produits  spontanés  de  leur  fécondité  natu- 
relle; elle  plongée  le  bras  et  le  fer  dans  leurs  entrailles  pour  en  faire 
jaillir  tout  ce  qu'elles  renferment  de  force,  de  sève  et  de  vie.  Qui  ne 
connaît  son  ardeur  et  sa  ténacité?  Vir(]^ile  a  chanté  depuis  des  siècles, 
dans  un  poëme  immortel,  cette  lutte  coura^î'euse  et  obstinée  du  laboureur 
avec  la  terre  qui  le  nourrit.  Que  d'efforts!  que  de  fatigues  !  mais  surtout 
quelle  persévérance!  C'est  le  travail  poussé  jusqu'à  l'héroïsme.  La  pro- 
priété privée,  qui  seule  complète  l'homme,  a  seule  le  secret  d'une  pareille 
énergie.  Elle  a  su  plus  d'une  fois  faire  sortir  des  moissons  du  sein  des 
déserts,  avec  un  peu  d'eau  et  de  sable.  Que  ne  doit-on  pas  en  attendre  dans 
ces  bielles  contrées  de  l'Italie  oi!i  tout  la  seconde  et  la  favorise  !  Une  par- 
tie de  ces  terres  abandonnées  à  la  mainmorte  ne  donnait  jusqu'ici  à 
l'État  ou  aux  corporations  de  toute  nature  que  quelques  francs  de  revenu 
par  hectare.  On  a  pu  s'en  convaincre  par  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut  de  la  Fouille  et  de  la  Sardaigne.  Le  temps  n'est  pas  éloigné  où, 
grâce  à  l'appropriation  individuelle  et  aux  merveilles  qu'elle  produit, 
ce  revenu  sera  décuplé.  C'est  donc  une  source  abondante  de  richesse 
qui  va  s'ouvrir  pour  ces  populations. 

Après  ces  résultats,  il  nous  reste  à  en  signaler  un  autre,  qui  n'est  pas 
sans  doute  le  moins  important.  Nous  voulons  parler  de  l'influence  que 
doit  nécessairement  exercer  une  pareille  révolution  sur  les  habitudes  et 
les  mœurs  d'une  portion  considérable  de  la  famille  italienne.  La  diffu- 
sion de  la  propriété,  l'accroissement  du  travail  et  le  bien-être,  qui  en 
est  la  suite,  ne  sont  pas  seulement  pour  les  peuples  des  conquêtes  maté- 
rielles ;  on  peut  aussi  les  considérer  à  bien  des  titres  comme  des  con- 
quêtes morales.  Si  la  misère  et  l'oisiveté,  ce  qui  n'est  guère  contestable, 


DE  LA  WAlNftiORTK   KN   ITALIE  ET  DE  SA  SUPPRESSION.      187 

(lépraveiil  les  populations  cl  les  poussent  liitalement  au  désordre,  on 
peut  dire  que  le  travail  et  l'aisance  les  moralisent  et  les  disciplinent. 
Elles  n\v  ])uiscnl  pas,  si  Ton  \eu!,  cette  conscience  relifyieuse  ou  philo- 
sophicjue,  qui  fait  seule  l'homme  de  bien  dans  sa  (yrandour  et  sa  difjnité, 
mais  elles  leur  empruntent,  a  leur  insu,  une  sorte  de  conscience  civile, 
qui  les  plie  à  la  rèp,le  et  les  fixe  dans  le  droit,  cette  sauvep,arde  des  so- 
ciétés humaines.  Il  y  a  dans  Genovcsi  un  chaj)itre  dont  le  titre  seul  vaut 
tout  un  livre;  il  est  intitulé:  Ladroni,  mendici  e  frati.  Genovesi,  qui 
parlait  et  écrivait  à  Naples,  indiquait  ainsi  en  trois  mots  le  lien  fatal  qui 
rattache  le  vice  à  la  paresse  et  à  la  misère.  Il  affirmait  par  là  même  cette 
autre  loi  qui  fait  du  travail  et  de  Faisance,  ou  du  moins  de  la  possibilité 
de  vivre,  la  condition  nécessaire  de  Tordre  au  sein  des  États. 

On  a  beaucoup  écrit  depuis  quatre  ans  sur  ce  bri(îanda[;8,  dont  les 
provinces  napolitaines  sont  le  foyer.  Nous  avons  bien  lu  à  ce  sujet 
une  cinquantaine  de  brochures  ou  de  livres,  sans  compter  quelques  cen- 
taines d'artic  es  qui  ont  fifjuré  dans  les  journaux  etd)nt  la  liste  ne 
paraît  pas  épuisée.  La  plupart  de  ces  écrits  ne  disent  rien  ou  presque 
rien  des  caus  s  véritables  du  fléau.  Il  y  est  question  presque  partout  des 
Bourbons,  de  Pie  IX,  de  François  II,  de  la  réaction  napolitaine  et  même 
européenne,  qui  en  veut  à  l'unité  de  Tltalio,  comme  s'il  s'agissait  d'une 
g^uerre  allumée  et  entretenue  par  les  passions  religieuses  ou  politiques. 
Notre  ami,  M.  Alexandre  Dumas,  qui  est  quelquefois  dans  le  vrai,  à 
force  d'être  un  grand  romancier,  est  Tun  des  rares  écrivains  qui  ont  su, 
dès  l'origine,  apercevoir  la  source  du  mal  et  il  Ta  vivement  signalée, 
suivant  son  habitude,  dans  ce  journal  plein  de  verve,  qu'il  rédigeait 
encore  naguère  dans  l'ancienne  capitale  des  Deux-Siciles.  Elle  a  été 
indiquée  depuis  avec  plus  d'autorité  par  la  commission  parlementaire 
qui  est  allée  sur  les  lieiix  mêmes  étudier  cette  espèce  d'épidémie  morale, 
'fui  ne  manque  jamais  de  se  produire  à  la  suite  de  toutes  les  crises 
politiques,  c'est-à-dire  chaque  fois  que  l'ordre  public  éprouve  la 
moindre  secousse  (1).  II  ne  s'agit  pas  là,  comme  on  l'a  trop  répété. 


(i)  Nous  avons  traduit  dans  Vltalie  nouvelle  la  partie  la  plus  intéres- 
sante du  rapport  de  cette  commission,  présenté  par  M.  Massari.  (Y.  la 
deuxième  année,  p.  25  et  26.)  On  y  trouve  les  lignes  suivantes  qui  mé- 
ritent d'être  rapportées  : 

«  La  première  cause  du  brigandage,  c'est  la  condition  sociale,  Télat 
économique  du  paysan  qui,  dans  les  provinces  où  le  brigandage  a 
atteint  les  plus  grandes  proportions,  est  forcé  d'être  malheureux.  Cette 
plaie  de  la  société  moderne,  le  prolétariat,  apparaît  là  plus  profonde 
qu'ailleurs.  Le  paysan  n'a  aucun  lien  qui  l'attache  à  la  terre  ;  sa  con- 
dition est  véritablement  celle  de  l'homme  qui  ne  possède  rien,  et  quand 
même  le  salaire  de  son  travail  ne  serait  pas  si  exigeant,  son  état  éconç- 


188  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

d'une  ,<yueiTe  civile  ou  relip^ieuse.  La  relif^fion  et  la  politique  peuvent 
bien  y  promener  quelques  drapeaux  sans  ver{]^op,ne,  nnais  on  ne  s'y  bat 
pas  pour  elles  :  c'est  une  véritable  guerre  sociale:  c'est  la  misère  qui 
s'en  prend  à  la  richesse  ;  c'est  le  paysan  en  révolte  contre  la  f^rande 
propriété  qui  a  tout  envahi  et  qui  ne  lui  permet  plus  de  vivre. 

Nous  avons  eu  nous-méme  un  jour  l'occasion  de  saisir  en  courant, 
pour  ainsi  dire,  les  passions  et  les  besoins  qui  sont  les  causes  princi- 
pales de  tous  ces  désordres.  C'était  au  mois  de  novembre  de  l'année 
dernière.  Nous  assistions  à  l'inau^^uration  des  chemins  de  fer  de  l'Italie 
méridionale.  Le  convoi  partait  d'Ancône  et  se  rendait  à  Fo(}(îia,  en 
côtoyant  l'Adriatique.  Il  fit  halte  au  milieu  de  ces  vastes  plaines  de 
la  Fouille,  qui  pourraient  nourrir  tout  un  peuple,  et  dont  la  main- 


miqiie  ne  saurait  s'améliorer.  Tant  de  misère  et  tant  de  désolation  sont 
une  préparation  naturelle  au  bri2;andage.  La  vie  du  brigand  est  pleine 
d'attrait  pour  le  paysan  qui,  la  comparant  avec  la  vie  misérable  qu'il 
est  condamné  à  mener,  n'en  tire  pas  des  conséquences  favorables  à 
l'ordre  social.  Le  contraste  est  terrible,  et  l'on  ne  doit  pas  s'étonner  si 
dans  la  plupart  des  cas  la  fascination  du  mal  est  irrésistible.  » 

Le  rapporteur  démontre  la  vérité  de  ces  considérations  par  la  chro- 
nique môme  du  brigandage  ou  par  l'étude  des  faits  contemporains; 
puis  il  ajoute  : 

«  Le  système  féodal,  éteint  par  les  progrès  de  la  civilisation  et  par  les 
prescriptions  des  lois,  a  laissé  un  héritage  qui  n'est  pas  entièrement 
détruit.  Ce  sont  des  restes  d'injustices  séculaires  qui  sont  encore  à  dé- 
raciner. Les  barons  féodaux  n'existent  plus ,  mais  la  tradition  de  leurs 
abus  et  de  leurs  violences  n'est  pas  encore  effacée,  et  dans  plusieurs 
des  localités  que  nous  avons  mentionnées,  le  propriétaire  actuel  ne 
cesse  de  représenter  aux  yeux  du  paysan  l'ancien  seigneur  féodal.  Le 
paysan  sait  que  ses  fatigues  ne  lui  apportent  ni  bien-être  ni  propriété  ; 
il  sait  que  le  produit  de  la  terre,  arrosée  de  ses  sueurs,  ne  lui  appar- 
tiendra jamais;  il  se  voit  et  se  sent  condamné  à  une  misère  éternelle. 
Aussi  l'instinct  de  la  vengeance  surgit-il  spontanément  dans  son  âme. 
L'occasion  se  présente-t-elle,  il  ne  la  laisse  pas  échapper;  il  se  fait  bri- 
gand, c'est-à-dire  qu'il  demande  à  la  force  ce  bien-être,  cette  prospé- 
rité que  la  force  l'empêche  d'acquérir,  et  aux  sueurs  honnêtes  mais 
stériles  du  travail,  il  préfère  les  fatigues  productives  et  la  vie  du  bri- 
gand ;  de  cette  façon,  le  brigandage  devient  la  protestation  sauvage  et 
brutale  de  la  misère  contre  des  injustices  séculaires.  « 

Ce  langage  est  d'autant  plus  remarquable  que  l'auteur  du  rapport, 
M.  Massari,  qui  fait  partie  de  la  majorité  du  Parlement,  n'est  pas  préci- 
sément un  révolutionnaire.  Il  a  bien  été  dans  le  mouvement,  comme  la 
plupart  de  ses  collègues,  mais  c'est  aujourd'hui  un  modéré  et  même  un 
de  ces  modérés  fanatiques,  qu'on  retrouve  toujours  au  lendemain  des 
révolutions. 


UK   l.A  MAlNiyi(»KTE  EN   ITALIE  ET  DE  SA  SUPPRESSION.      \SM 

Jiiurlc  n'a  lait  ((u'iiiici  soliliidc.  Liis  paysans  accourus  des  inoiila};iics 
voisines  se  niclaicnl  des  deux  côlés  de  la  voie  aux  ouvriers  du  chemin 
de  ier,  aux  jyardes  nationaux  et  aux  soldats  échelonnés  le  lon^;  de  la 
li[|iie.  Nous  descendîmes  de  voiture  avec  quelques  autres  voyageurs  pour 
écouler  ce  qui  se  disait  dans  les  groupes.  On  s'applaudissait,  d'un  côté, 
des  salaires  que  le  chemin  de  fer  était  venu  apporter  aux  travailleurs; 
de  l'autre,  on  se  plaignait  de  la  niisère  et  de  Tahandon  où  ces  contrées, 
si  riches  par  elles-mêmes ,  étaient  restées  depuis  des  siècles.  Nous 
écoutâmes  là  pendant  quelques  instants  une  sorte  d'orateur  populaire, 
qui  reprochait  en  termes  fort  durs  au  gouvernement  de  laisser  toutes 
ces  terres  incultes  et  qui  attaquait  encore  avec  plus  d'aigreur  les 
grands  propriétaires  du  pays,  dont  les  vastes  domaines,  livrés  au  pâtu- 
rage, créaient  autour  d'eux  un  peuple  de  prolétaires,  sans  abri  et  sans 
pain.  Il  y  avait  quelque  chose  de  sinistre  et  de  menaçant  dans  la 
parole  âpre  et  inculte  de  ce  Gracchus  rustique.  Un  député  de  nos 
amis,  Mauro  Macchi,  qui  assistait  à  ce  spectacle,  en  fut  frappé  comme 
nous. 

La  destruction  de  la  mainmorte,  en  créant  partout  de  petits  proprié- 
taires et  en  augmentant  la  somme  de  travail,  permettra  de  satisfaire  à 
ce  qu'il  y  a  de  légitime  dans  de  pareilles  réclamations  ;  elle  multipliera 
les  salaires  en  multipliant  les  profits;  le  niveau  moral  des  masses  s'élè- 
vera à  mesure  qu'elles  échapperont  à  la  misère.  Le  goût  de  la  rapine, 
la  fureur  des  déprédations  disparaîtront  avec  le  bien-être,  qui  naîtra 
partout  de  l'activité,  et  l'ordre  social  n'aura  plus  à  craindre  ces  violences 
sauvages  qui  ne  manquent  jamais  d'éclater,  quand  le  premier  et  le 
plus  nécessaire  des  droits,  celui  de  vivre  en  travaillant,  est  brutalement 
violé  par  les  institutions. 

Que  l'Italie  se  hâte  donc  d'en  fmir  avec  cette  fatale  mainmorte,  dont 
la  chute  est  réclamée  par  tant  d'intérêts!  Assez  d'investigations,  de  dis- 
cours et  de  livres.  Le  moment  d'agir  est  venu.  C'est  l'heure  de  la  vraie 
révolution,  de  cette  révolution  sociale,  qui  doit  achever,  en  la  conso- 
lidant, la  révolution  politique.  Il  était  bon  de  chasser  d'abord  et  de  re- 
jeter de  l'autre  côté  de  la  frontière  toute  cette  cohorte  de  ducs  et  de 
princes  qui  infestaient  le  sol  de  la  patrie.  Maintenant,  il  s'agit  de  frapper 
ce  vampire  de  la  mainmorte,  qui  s'est  attaché  aux  flancs  de  la  nation  dont 
il  suce  la  substance  ;  qu'elle  soit  débarrassée  au  plus  tôt  de  ses  odieuses 
étreintes;  elle  ne  doit  retrouver  qu'à  ce  prix  la  force  de  ses  beaux 
jours. 

Voilà  quatre  ans  bientôt  que  nous  habitons  l'Italie.  Nous  n'avons  ja- 
mais parcouru  ses  campagnes ,  surtout  dans  le  Midi,  sans  songer  à  la 
douleur  de  ce  Romain  qui  ne  rencontrait  dans  ces  terres,  autrefois  si 
peuplées,  que  quelques  groupes  d'escla\es  perdus  dans  des  solitudes. 


i90  JOUKNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Ces  (ieserls  exlsiêiil  toujours,  jjracti  à  la  mainmorte,  et,  si  les  esclaves  ont 
disparu,  il  n'y  a  que  trop  d;^  serfs  en  proie  au  paupérisme.  Le  mot  m>.- 
lancolique  de  Pline  sur  ces  vastes  domaines,  qui  avaient  envahi  et  ruiné 
ritalie,  est  vrai  aujourd'hui  comme  autrefois.  Les  noms  ont  pu  chanp,er, 
mais  la  plaie  est  h  même  et  elle  engendre  fatalement  les  mêmes  effets. 
Les  corporations  modernes  ont  remplacé  les  antiques  envahisseurs  du 
sol  et  la  population,  toujours  privée  de  son  meilleur  instrument  dé 
travail,  languit  dans  la  misère. 

Plus  d'accaparement,  plus  d'immobilisation,  plus  de  mainmorte,  sous 
quelque  nom  qu'elle  s'abrite*,  civile  ou  religieuse,  laïque  ou  cléricale, 
profane  ou  sacrée  !  Que  la  terre  italienne  soit  enfin  dégagée  de  tous  ces 
liens;  qu'elle  redevienne  libre,  comme  aux  jours  de  sa  prospérité,  et 
qu'on  ia  rende  au  travail,  son  immortel  époux. 

Ruinée  depuis  si  longtemps  par  ses  gouvernameiils  et  ses  institutions, 
l'Italie  a  pu  croire  qu'elle  n'était  plus  cette  terre  de  Saturne,  tant  vantée 
par  les  poètes;  elle  a  pu  craindre  que  tous  ces  dieux,  qui  accouraient 
autrefois  vers  elle,  attirés  et  charmés  par  la  beauté  de  ses  rivages,  ne 
l'aient  abandonnée  pour  toujours.  Qu'elle  se  rassure  :  ces  hôtes  divins  ne 
l'ont  pas  quittée;  ils  se  sont  cachés,  il  est  vrai,  mais  ils  ne  tarderont  pas 
à  reparaître,  quand  elle  aura  su  retrouver,  avec  la  possession  du  sol,  le 
trésor  non  moins  précieux  de  son  énergie  et  de  son  activité.  C'est  le  tra- 
vail qui  crée  les  dieux,  en  répandant  autour  de  l'homme  le  bonheur  et 
la  joie.  D'ailleurs,  qu'a-t-elle  besoin  de  Cérès,  de  Pomone  ou  de  Bacchus? 
N'a-t-elle  pas  toujours  avec  elle  la  grande  déesse,  la  vraie  mère  des 
hommes  et  des  dieux,  celle  que  chantât  Lucrèce,  voluptueusement  pen- 
chée sur  son  sein,  l'éternelle  et  inépuisable  iNature,  qui  sourit  toujours  à 
ses  peuples  au  sein  même  des  ruines  et  qui,  demain  encore,  s'ils  le  lui 
demandent,  leur  versera  à  longs  flots,  comme  dans  le  passé,  le  lait  eni- 
vrant de  ses  mamelles  ? 

Pascal  Duprat. 
Turin,  le  15  décembre  1864'. 


li/V  BAiNQtfK   1)K  l'HANCK  KT   i;<»M<,AMSA'!'lll\    i)L   ■,ni:f)iT.      V.i\ 

LA  BAISOUI^  D8{   FIUJNCE 

\<]T  L'OlUiANlSATION    1)11  CKKDIT  K^s    m\?\Π

Far   M.  Isaai-  I'kiuhiu-: 


1 

Le  priviléf;e  de  la  Banque  de  France  est  attaqué  depuis  quelque  temps 
de  tous  les  côlés  avec  une  vivacité  extrême.  Voilà  M.  ïsaac  Pereire  qui 
descend  dans  l'arène  à  son  tour,  et  la  visière  levée  cette  fois.  Il  réclame 
une  enquête.  Nous  appuyons  de  (]^rand  cœur  cette  demande;  mais  il 
nous  semble  que  Tenquête  est  déjà  plus  qu'à  moitié  faite,  et  que  le  mou- 
vement de  l'opinion  est  arrivé  à  ce  point  où  les  réformes  ne  sont  plus 
qu'une  question  de  temps. 

La  brochure  de  M.  ïsaac  Pereire  se  divise  naturellement  en  deux  par- 
ties :  celle  où  il  montre  les  vices  du  système  actuel,  et  celle  où  il  en 
indique  les  correctifs.  La  partie  critique  est  d'une  remarquable  vigueur. 
Ce  n'est  pas  qu'on  y  remarque  des  aperçus  bien  nouveaux:  la  chose  était 
difficile  après  tout  ce  qu'ont  écrit  sur  cette  question  les  économistes,  et 
notamment  nos  amis,  Paul  Coq  et  Gourcelle-Seneuil,  —  Tun  avec  son 
initiative  hardte,  —  l'autre  avec  cette  fermeté  calme  de  l'homme  qui  pos- 
sède é[jalement  à  fond  le  côté  théorique  et  le  côté  pratique  de  son  sujet. 
Mais  U  nom  et  l'autorité  de  l'écrivain  sont  ici  de  nature  à  donner  un 
ji^rand  retentissement  aux  g^riefs  déjà  formulés  et  à  conquérir  des  adhé- 
sions nombreuses  aux  changements  de  système  qu'on  a  plus  d'une  fois 
proposés.  La  forme  d'ailleurs,  ferme  et  nette,  a  une  vivacité  d'allure 
entraînante;  les  accusations  sont  appuyées  de  chiffres  précis  qui  ont  leur 
genre  d'éloquence  ;  les  inexactitudes  des  apolog'Stes  officiels  ou  officieux 
de  la  Banque  sont  vertement  relevées;  bref,  la  brochure  laisse  dans 
l'esprit  du  lecteur  une  impression  très-marquée  de  désenchantement 
relativement  aux  mérites  de  notre  principal  établissement  financier. 

La  Banque  de  France  est  une  maison  qui,  moyennant  un  cautionne- 
ment dont  on  lui  sert  la  rente,  opère  sans  capital  propre,  et  fait  payer 
fort  cher  au  public  le  crédit  que  le  public  lui  fait,  à  elle,  gratuitement. 
Le  privilège  exclusif  qu'a  (de  droit  ou  de  fait)  cet  établissement  d'émettre 
7  à  800  millions  de  billets  à  vue  et  au  porteur,  qui  ne  lui  coûtent  rien 
et  qui  lui  rapportent  leur  intérêt,  équivauf  à  une  subvention  annuelle 
de  30  à  40  millions  payée  par  le  public, —  soil,  à  un  petit  cadeau  de 


192  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

l.'iOO  milliuiis  pour  les  trente  ans  de  proloii^jation  que  le  gouvernement 
lui  a  gracieusement  octroyés  en  1857.  11  n'y  a  pas  à  songer  une  minute 
à  lutter  contre  un  monopole  soutenu  par  des  avantages  aussi  colossaux; 
les  publicistes  cfui  nous  racontent  que  l'industrie  banquière  est  libre  et 
que  la  concurrence  existe  en  matière  d'escompte,  se  moquent  simple- 
ment du  public  et  d'eux-mêmes. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  raisonnable  à  dire  sur  ceci,  c'est  qu'on  a  voulu 
l'aire  de  la  Banque  ie  régulateur  suprême  de  l'escompte,  et  qu'en  retour 
de  la  riche  dotation  qu'on  lui  accordait,  on  lui  a  imposé  l'obligation  de 
maintenir  les  variations  du  taux  de  l'intérêt  commercial  au-dessous  d'une 
limite  déterminée.  C'est  en  effet  ce  que  la  Banque  a  fait  pendant  près  de 
quarante  ans.  Jusqu'en  1848,  elle  n'a  jamais  porté  l'escompte  au-dessus 
de  4  p.  100(1).  A  partir  de  cette  époque,  d'autres  errements  ont  prévalu  et 
d'autres  prétentions  se  sont  donné  carrière.  La  Banque  a  considérable- 
ment élevé  létaux  moyen  des  esescomptes.  En  1857,  une  latitude  illimitée 
lui  a  été  accordée  sur  ce  point,  tandis  que,  par  une  contradiction  inconce- 
vable, la  restriction  légale  de  l'intérêt  au-dessous  de  6  p.  100,  était 
maintenue  pour  toute  l'industrie  banquière  libre  (encore  une  inégalité 
de  condition,  que  les  ingénieux  économistes,  qui  nous  parlent  de  la  con- 
currence en  matière  d'escompte ,  regardent  probablement  comme  in- 
signifiante). «Le  monopole,  comme  le  dit  M.  Pereire,  a  su  s'emparer  habi- 
lement des  doctrines  libérales  des  économistes  sur  l'intérêt  et  les  exploi- 
ter à  son  profit  exclusif...  Il  était  le  seul  qui  ne  dût  pas  être  exempt  des 
lois  sur  l'usure,  et  il  est  précisément  le  seul  à  jouir  de  cette  exemption.  » 
Or,  sait-on  ce  que  produit  de  bénéfice  à  la  Banque  l'élévation  de  1  p.  100 
sur  le  taux  de  l'escompte  ?7  à  8  millions  de  francs  tout  uniment.  De  sorte 
que  la  hausse  qui  est  une  ruine  pour  le  commerce,  est  une  excellente 
spéculation  pour  la  Banque,et  que  ses  actionnaires  gagnent  précisément 
en  raison  de  ce  que  nous  perdons.  Pour  un  établissement  d'utUité  pu- 
blique, la  position  est  bizarre  :  ceux  qui  ont  dernièrement  reconstitué  le 
monopole  de  la  Banque  nous  paraissent  avoir  été  mal  inspirés,  en  pla- 
çant cette  grande  puissance  financière  entre  son  intérêt  et  ses  devoirs, 
comme  Hercule  entre  le  vice  et  la  vertu. 

Hercule,  depuis  quelque  temps,  semble  avoir  un  peu  trop  habituelle- 
ment penché  du  côté  des  gros  dividendes  :  on  a  fini  par  crier.  La 
Banque  a  répondu  qu'elle  subissait,  bien  malgré  elle,  l'empire  des 
circonstances;  qu'étant  tenue,  pour  assurer  le  remboursement  de  ses 
billets,  de  conserver  une  certaine  proportion  entre  son  encaisse  et  son 
émission,  elle  était  obligée,  lorsque  cet  encaisse  est  entamé  par  les 


(i)  Sauf  une  très  -pasbagcrc  exception  ;  en   18-i7,  le   taux   s  éleva  un 
moment  à  5  0/0. 


LA  BANQUK  DK  FHAINCK  ET  L'ORGANISATION  BU  CRI^^DIT.     193 

demandes  de  rescoinplcî,  de  le  déCendre  en  surélevant  ses  e\ij;ei)C('s. 
C'esl  ce  (jn'elle  appelhî  donner  au  commerce  des  avertissements  salutaires 
et  des  leçons  de  prudence. 

Pour  apprécier  la  valeur  de  cette  justification,  il  faut  savoir  d'abord 
coniment  est  constitué  et  de  quoi  se  compose  cet  encaisse  si  nécessaire 
au  jeu  de  la  machine.  Or,  quand  on  procède  à  cet  examen,  on  s'aperçoit, 
non  sans  quelque  étonnement,   que  cel  encaisse  est  tout  entier  d'em- 
prunt. Le  capiial  de  la  Banque  (très-insuffisant,  car  il  n'est  pas  moitié 
de  celui  de  la  Banque  d'An^^leterre,  qui  a  pourtant  une  circulation  et 
siirtout  un  rôle  bien  moindres),  ce  capital  est  placé  pour  les  3/4  en 
rentes,  pour  le  reste  en  immeubles,  en  prêts  à  l'État,  etc.,  en  un  mot, 
en[ya[yé  en  dehors  denses  opérations  courantes.  L'encaisse  se  compose, 
ordinairement,  des  dépôts  qu'on  lui  laisse  en  comptes  courants;  dans  les 
momeiUs  de  [jêne,  on  le  soutient  en  se  procurant  des  métaux  au  moyen 
d'une  émission  de  billets  :  ressource  précaire  et  coiileuse,  dont  la  Banque 
connaît  mieux  que  personne  l'inanité,  car  elle  sait  que  «  ceux  qui  lui 
ont  vendu  aujourd'hui  de  l'or  à  prime,   viendront  demain  le  reprendre 
au  pair  avec  les  billets  mêmes  qu'ils  ont  reçus  la  veille.  » 

Cette  situation  est  commode  pour  la  Banque;  parce  que,  son  capital 
placé  au  dehors  et  lui  rapportant  4  p.  100  au  moins,  ses  fonds  de  caisse 
se  composant  de  dépôts  pour  lesquels  elle  ne  paie  pas  d'intérêt,  elle 
perçoit  en  produit  net  la  totalité  des  intérêts  d'une  circulation  qui 
approche  d'un  milliard.  Mais,  pour  l'appeler  de  son  vrai  nom,  c'est 
un  découvert  habituel  et  systématique.  Quelle  résistance  peut  opposer 
aux  crises  monétaires'  une  réserve  métallique,  qui  n'est  formée  que  de 
dettes  immédiatement  exigibles  ?  Gomment  le  navire  de  la  Banque 
tiendrait-il  contre  le  gros  temps,  quand  le  gros  temps  lui  enlève  son 
lest?  Au  moindre  nuage  qu'on  voit  poindre  à  l'horizon,  l'encaisse  est 
nécessairement  attaqué  par  les  billets  qui  se  présentent  au  rembourse- 
ment, par  les  bordereaux  d'escompte  qui  se  multiplient,  enfin  et  surtout 
par  les  hautes  puissances  financières,  qui  se  hâtent  de  retirer  leurs 
fonds,  —  soit  pour  profiter  de  la  hausse  du  taux,  qui  doit  être  la  consé- 
quence<le  ce  retrait  même,  soit  pour  revendre  à  la  Banque  avec  prime  le 
numéraire  qu'elles  viennent  de  lui  reprendre  au  pair. 

Et  la  Banque  qui  ne  peut  manifestement  pas  garder  ce  qui  ne  lui 
appartient  pas,  va  serrer  alors  au  commerce  l'écrou  de  l'escompte;  et, 
parce  qu'elle  a  tiré  sur  le  public  sms provision,  lui  f\\ire  porter  la  peine 
de  l'imprudence  qu'elle  a  volontairement  commise!  Laprétentionestun 
peu  exorbitante.  Si  un  encaisse  vous  est  nécessaire,  commencez  par  vous 
faire  un  encaisse  à  vous;  vendez  vos  rentes,  ou  plutôt,  à  coté  de  votre 
capital  de  garantie  en  rentes,  ayez  un  capital  de  roulement  comme  fonds 
d'encaisse.  Faites  ce  que  font  tous  les  négociants  du  monde,  qui  ont 
leurs  capitaux  dans  leur  industrie.  Crier  que  l'argenl  disparaît  de  votre 
2^  SÉRIE.  T.  XLV.  —  [n  féorier  1865.  Vu 


194  JOURNAL  DES  ÉCOiNOMISTES. 

caisse,  quand  vous  n'y  avoz  nrs  encore  (jue  l'ai'[;'cni  des  autres,  ceia 
ressemble  à  une  mauvaise  plaisanterie.  Veuillez  d'abord  avoir  la  bonlé 
d'y  apporter  vos  petits  millions  ;  nous  verrons  si  les  choses  n'en  vont 
pas  un  peu  mieux. 

Voila  à  peu  près  ce  qui  dit  M.  [.  Pereire.  Et  il  cite  à  l'appui  la  crise 
de  1847,  (jui  se  dissipa  aussitôt  que  la  Banque  de  France  eut  vendu 
ôO  millions  de  son  capital  de  rentis  à  l'empereur  de  Russie.  INous  rer- 
grettonsiiue  l'auteur  n'ait  pas  mentionné  un  moyen  de  soutenir  l'encaisse 
qui  nous  paraît  au  moins  aussi  efficace  et  qui  est  largement  pratiqué 
par  les  banques  libres;  c'est  l'intérêt  offert  aux  dépôts,  l'emprunt  au 
moyen  de  bons  à  3,  6  ou  9  mois.  On  évite  ainsi  le  double  inconvénient 
de  vendre  dans  les  bas  cours  et  d'écraser  le  marché  de  la  rente.  On  arrive 
au  même  résultat  d'avoir  un  fond  disponible  pendant  le  temps  oii  on 
croit  en  avoir  besoin  ;  et  on  l'obtient  à  un  prix  bien  moins  cher.  Ceci 
n'est  pas  contestable. 

La  Banque  allègue  encore,  pour  justifier  la  nécessité  des  élévations  du 
taux,  —  d'une  part,  comme  raison  théorique,  les  principes  admis  sur  ce 
point  par  la  Banque  d'Angleterre,  —  et,  d'autre  part,  comme  raison  de 
fait,  la  pression  qu'exerce  sur  elle  la  solidarité  des  marchés  monétaires 
anglais  et  français.  A  la  raison  de  fait,  M.  I.  Pereire  oppose  la  pratique 
plus  que  trentenaire  de  la  Banque  de  France  elle-même  qui,  avant  1848, 
a  toujours  maintenu  l'escompte  au-dessous  de  4  0/0,  quel  que  fût  le  taux 
à  Londres.  Un  fait  n'est  pas  un  argument  indiscutable;  mais  on  ne  peut 
contester  que  celui-là  n'ait,  dans  l'espèce,  une  certaine  valeur. 

Quant  à  la  pratique  de  la  Banque  d'Angleterre,  en  matière  de  taux  et 
à  l'autorité  de  son  exemple,  M.  Pereire  oppose  d'une  manière  péremp- 
toire  à  cet  argument  les  dissemblances  fondamentales  que  présente  la 
constitution  des  deux  établissements.  La  Banque  de  France  peut  émettre 
autant  de  billets  qu'elle  a  de  papier  de  commerce  à  escompter  :  —  la 
Banque  d'Angleierre  ne  peut  escompter  qu'autant  (ju'elle  a  de  billets  à 
émettre  (or,  on  sait  qu'au-dessus  de  364  millions,  l'émission  se  règle 
.  identiquement  sur  l'encaisse  métallique).  En  Angleterre,  c'est  le  billet 
qui  manque  :  —  en  France,  c'est  l'encaisse,  etc.  (1). 

Mais  ce  qui  éiablit  la  grande  diiférence  entre  la  pisition  des  deux  éta- 
blissements français  et  an^jlais,  c'est  le  degré  d'importance  relative 
qu'ils  occupent  dans  chacun  des  deux  pays.  La  Banque  de  France,  par 
son  monopole  et  ses  54  succursales,  enveloppe  et  domine  toute  la  situa- 

(1)  En  dehors  de  son  émission  normale  de  14  millions  1/2  liv.  st.,  ga- 
rantie par  l'Étal,  la  Banque  d'Angleterre  n'est  réellement  qu'une  banque 
de  dépôts,  qui  donne  aux  négociants  des  récépissés  contre  leur  numé- 
méraîre.  La  Banque  de  France  est  un  instrument  d'une  bien  autre  élas- 
ticité.... si  elle  voulait. 


LA  RANOUli  Di;  FRANCIi  ET  L'ORHANISATION  DU  GRi'.T)lT.     tOî 

lion  coinnierciale  du  pays.  L'aclion  de  la  Banque  d'Anp,l(;terre  ne  s'élend 
(îuère  au  (kUi  d'un  pelit  cercle  autour  de  Londres.  Les  Joint-Stoc/c' 
Banks,  dont  quel(|ues-uues  Tout  (iresque  autauL  d'alTaires  que  la  Bantiue 
d'Aii{;Ieîerre,  ne  se  rè[jlenl  sur  elle  que  d'assez  loin,  el  attirent  par 
des  conditions  plus  douces  les  clients  que  la  Banque  d'État  écarte  par 
la  hausse  du  taux.   Il  arrive  ainsi  que  le  commerce  anf^lais  obtient 
souvent  l'escomple  au-dessous  du  taux  de  la  Banque  d'Anjilelerre, 
tandis  qu'en  F.-ance,  lorsque  la  Banque  escf)mple  à  7  et  8  le  papier 
de  choix,  on  peut  être  sûr  que  le  commerce  est  obligé  de  subir  des  es- 
comptes de  9,  10,  et  au-d;'ssus.  La  Banque  de  France,  qui  est  un  mono- 
pole a  )Solu,  a  des  devoirs  et  une  responsabilité  morale  bien  autrement 
étendus  que  la  Banque  d'An^yleterre,  qui  n'est  qu'un  privilège  localisé. 
Elle  a  des  obligations  plus  étroites,  parce  qu'elle- a  infiniment  plus  de 
pouvoirs.  S'il  reste  douteux,  malgré  tout,  qu'elle  puisse  invariablement 
maintenir  le  taux  de  l'escompte  au-djssous  de  4,  il  est  certain  que,  pour 
être  dans  l'esprit  de  son  institution,  elle  devrait  toujours  rester  en 
contre-bas  du  taux  général  des  escompteurs  ordinaires.  Elle  a  pour  agir 
dans  ce  sens  un  moyen  extrêmement  puissant  :  c'est  cette  faculté  très- 
précieuse  de  pouvoir  porter  son  émission  au  triple  de  son  encaisse.  11  en 
résulte  qu'elle  pourrait  offrir  aux  dépôts  monétaires  dont  snn  encaisse  a 
besoin,  l'in  érét  au  taux  même  de  4  où  elle  escompte,  el  ben^^fi^ier  en- 
core du  double,  soit  de  8  0/0.  Bien  plus,  elle  pourrait,  avec  bénéfice, 
escompter  à  4,  pendant  qu'elle  emprunterait  à  ô  ou  6  (1). 

Il  ne  faut  prendre  ceci  que  comme  une  simple  indication.  Nous  savons 
les  objections  sur  les  emprunts  de  numéraire,  (|ui  res.ent  bien  comme 
emprunt,  mais  pas  toujours  comme  numéraire.  Nous  savons  aussi  les 
répli(|ues  :  l'effet  des  émissions  de  petites  coupures  (que  la  Banque 
n'aime  pas),  l'effet  de  la  vulgarisation  du  billet  dans  la  province  (dont 
la  Banque  ne  s'occupe  pas  plus  que  du  Congo,  et  qui  est  pourtant 
gorgée  d.i  numéraire),  etc.,  etc.  Ce  n'esl  pas  la  peine  de  discater  là- 
dessus.  Notre  opinion  sur  la  fixité  du  taux  d'oscompte  n'est  pas,  à  beau- 


(l)  Ainsi,  supposons  que  la  Ban  ;ue  ramasse  300  millions  de  numéraire, 
par  le  moyen  de  bons  à  6  0/0  analogues  aux  bons  du  Trésor,  et  qu'elle 
porte  son  émission  à  900  millions,  sans  élever  Tescompte  au-dessus 
de  4  0/0. 

L'intérêt  de  90Q  millions  escomptés  à  4  0/0  est 36  millions. 

Les  rentes  du  capital  de  la  Banque  environ 8      -— 

Total 44      — 

D'où  il  faut  déduire  l'intérêt  à  6  0/0  de  300  millions  ou  48  millions. 
Reste  26  millions  de  produit  net,  ou,  sur  un  capital  de  182  millions, 
plus  de  14  0  0  de  bénéfice. 


196  JOURNAL  DKS  KGONOMISTES. 

coup  près,  aussi  arrélée  que  paraît  l'être  celle  de  M.  I.  Pereire.  Nous 
croyons  que  les  moyens  indiqués  plus  haut  suifiraicnt  à  le  maintenir  au- 
dessous  de  4,  dans  les  petites  crises  comme  celles  ({ue  nous  venons  de 
traverser,  c'est-à-dire  5  fois  sur  6;  ce  serait  déjà  quelque  chose.  Mais 
la  confiance  en  ces  moyens  de  trésorerie  intérieure  nous  manque  tout  à 
fait  quand  il  s'a(]?it  de  ces  vastes  secousses  qui  ébranlent  périodiquement 
et  solidairement  les  peuples  de  []^rande  industrie  et  de  {;rand  commerce. 
Devant  ces  phénomènes  (généraux  et  grandioses,  il  nous  semble  que  les 
établissements  de  crédit  de  chaque  nation,  même  érigés  en  puissants 
monopoles,  se  réduisent  aux  proportions  exiguës  de  simples  maisons  de 
banque,  et  qu'alors  les  inflexibles  lois  d'équilibre  qui  font  la  hausse  ou 
la  baisse  du  prix  des  capitaux,  reprennent  vis-à-vis  d'eux  leur  empire. 

Kous  ne  pouvons  donc  pas  accepter,  en  thèse  absolue,  les  idées  de 
M.  L  Pereire  sur  la  possibilité  de  maintenir,  par  un  mécanisme  financier 
local,  quel  qu'il  soit,  la  fixité  de  l'escompte  dans  un  pays,  en  dépit  des 
mouvements  violents  de  hausse  qui  se  produiraient  dans  les  pays  envi- 
ronnants. La  Banque  de  France  a  pu  exagérer  beaucoup  sa  dépendance 
vis-à-vis  de  la  Banque  d'Angleterre,  parce  qu'il  lui  est  plus  rominode  et 
plus  profitable  à  la  fois  de  céder  que  de  résister  à  l'exemple  et  à  Tinipul- 
sion  qu'elle  en  reçoit.  Mais,  en  prétendant  l'isoler  et  l'affranchir  abso- 
lument de  cette  influence,  M.  L  Pereire  nous  paraît  dépasser  à  son  tour 
la  mesure.  On  ne  peut  pas  plus  nier  la  solidarité  monétaire  que  la  soli- 
darité commerciale  des  marchés  anglais  et  français.  Il  est  impossible  de 
ne  pas  reconnaître  qu'avec  la  proximité  et  les  facilités  de  communication 
des  deux  pays,  une  légère  différence  dans  les  changes  suffit  pour  pro- 
voquer de  sérieux  mourements  de  numéraire  de  l'un  à  l'autre.  Et,  quant 
à  soutenir,  comme  l'auteur,  que  les  exportations  de  numéraire  n'in- 
fluent en  rien  sur  le  taux  de  l'escompte,  que  la  raréfaction  de  l'instrument 
de  circulation  ne  tend  pas  à  en  élever  le  loyer,  cette  assertion  aventurée 
autant  que  nouvelle  revient  à  prétendre  que  si,  à  Paris,  l'on  supprimait 
la  moitié  des  voitures  de  remise,  les  loueurs  n'augmenteraient  pas  leurs 
prix. 

On  répond  que,  d'ailleurs,  la  France  n'a  jamais  pu  manquer  de  moyens 
de  circulation,  parce  que  nous  avons  annuellement  importé  un  peu  plus 
qu'exporté  des  métaux  précieux.  —  Bien;  mais  la  balance  annuelle  ne 
dit  rien  du  tout.  400  millions  importés  en  décembre  ne  compensent  pas 
plus  300  millions  exportés  en  juin,  (]ue  les  pluies  de  l'hiver  ne  remédient 
aux  sécheresses  de  l'été.  On  ajoute  que  PAngieterre,  qui  est  le  grand 
marché  des  métaux,  n'a  pas  besoin  de  notre  or.—  Mais  c'est  précisément 
parce  que  les  Anglais  sont  de  gros  marchands  et  de  hardis  spéculateurs 
en  métaux,  qu'ils  les  exportent,  par  moments,  sur  une  vaste  échelle,  et 
qu'il  se  produit  alors,  sur  leur  marché,  des  baisses  de  niveau  dans  la 
C'.rc'ilation  métallique  ,  qui  y  attirent  irrésistiblement  les  espèces  du 


LA  BANQUE  OH  FRANCE  Eï  L'ORGANISATION  DU  CRÉDIT.  197 

conliiKMil.  Oiiand  M.  P(îix;ir(;  assimila  celle  préoccupalioii  du  niveau 
normal  du  slock  iiionélaire  au  vimix  syslèmc  de  la  balance  du  commerce, 
il  abuse  éiran{|ement  des  mots.  L'ancienne  Lliéorie  de  la  balanc*',  du 
commerce  visait  à  accroître  sans  cesse  la  quantité  des  réserves  métal- 
li(jues  bien  au  delà'des  besoins  des  échanges  :  on  ne  sonj^e  ici  qu'à  la 
maintenir  à  ce  minimum  nécessaire  que  réclame  la  circulation  du  pays. 
La  balance  du  couunerce  considérait  comme  unicjue  mesure  des  bénéfices 
du  commerce  extérieur  et  de  l'accroissement  de  capital  du  pays  la  diffé- 
rence de  valeur  entre  l'exportation  et  l'importation.  Nous  ne  disons  pas 
du  tout  qu'un  pays  qui  vient  d'exporter  400  millions  de  son  numéraire 
pour  solder  20  millions  d'hectolitres  de  blé,  ait  diminué  sa  richesse  et  son 
capital  total  (ce  blé  peut  parfaitement  valoir  autant  et  plus  que  son  or); 
nous  disons  simplement  qu'il  a  appauvri,  au  profit  d'un  mode  de  ri- 
chesse, indisponible  actuellement,  cette  portion  spéciale  de  son  capital 
disponible  qui  servait  de  moyen  de  circulation  et  d'intermédiaire  à  tous 
ses  échan[;es;  qu'il  en  résulte  une  gêne  momentanée,  mais  notable  de 
son  commerce  intérieur,  laquelle,  s'il  n'a  pas  le  moral  solidement  trempé 
en  matière  de  crédit,  peut  aller  jusqu'à  déterminer  une  crise  monétaire; 
nous  disons  enfin  que  cette  rareté  relative  de  l'espèce  et  du  comptant 
amène  la  hausse  de  l'escompte  comme  résultat  forcé  d'abord,  et  comme 
remède  aussi  dans  une  certaine  mesure.  Qu'on  appelle  cette  théorie 
comme  on  voudra,  elle  n'est  pas  contestable. 

Du  reste,  il  est  fort  douteux  pour  nous  qu'il  y  ait  le  moindre  intérêt 
pratique  à  discuter  cette  question  de  la  fixité  du  taux.  On  ne  fait  pas 
comme  on  veut  des  lois  au  monopole,  ou  on  ne  lui  fait  que  des  lois  qu'il 
élude.  Voilà  pourquoi  nous  tenons  si  résolument  pour  la  liberté  en 
matière  de  banque.  Je  suppose  qu'on  obligée  la  Banque  de  France  à 
escompter  au-dessous  de  4  ;  on  ne  peut,  évidemment,  pas  exiger  d'elle 
qu'elle  escompte  tout  venant,  sans  discernement  et  sans  choix.  Qu'ar- 
rivera-t-il  alors?  c'est  que  dans  les  moments  où  ces  conditions  lui 
paraîtront  onéreuses,  elle  réduira  le  chiffre  des  escomptes  ou  rappro- 
chera les  échéances ,  ce  qui  serait  peut-être  plus  dommageable  au  com- 
merce que  l'escompte  à  un  taux  quelconque.  Au  moins,  aujourd'hui, 
elle  escompte  largement  :  —  on  peut  le  croire  aisément,  puisqu'il 
paraît  que  l'escompte,  sur  le  pied  du  dernier  semestre,  lui  rapporte  à 
peu  près  30  0/0  !  ! 

Ceci  nous  conduit  à  un  chapitre  assez  gai,  où  M.  I.  Pereire,  repre- 
nant l'évaluation,  plus  que  modeste,  des  bénéfices  de  la  Banque  faite  par 
M.  de  Germiny,  calcule  que  depuis  1848  (où  les  actions  étaient  tombées 
un  peu  au-dessous  du  pair),  la  somme  des  dividendes  forme  aujourd'hui 
un  total  de  328  millions;  à  quoi  la  plus-value  des  actions,  tant  ancien- 
nes que  nouvelles,  ajoute  un  bénéfice  réalisai)le  de  429  millions  : 
757  millions  en  tout.  Nous  ne  trouvons  aucunement  mauvais  que  la 


198  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Baii'iue  fasse  de  bonnes  aff  lires.  Le  b m  juier  peut  bien  vivre  et  vivre 
bien  de  l'escompte,  comme  le  prêtre  de  TauteL  Mais  Li  Bin  jue  devrait 
parler  un  fieu  moins  de  ses  sacrifices  et  de  son  dévouement  à  la  chose 
publique.  Quand,  avec  un  capital  de  182  millions,  on  a  réalisé  en  seize 
aus  un  honnête  bénéfice  de  7/S7  millions ,  on  peut  se  dispenser  de  con- 
courir pour  les  prix  Montyon. 

Il 

Venons  aux  remèdes  que  Ton  proposa.  Le  mot  de  liberté  est  fort  à 
la  mode  aujourd'hui,  un  peu  plus  que  la  chose  malheureusement.  L'au- 
teur lui  donne  un  coup  de  chapeau  en  passant  (il  est  toujours  bon  d'être 
poli  avec  les  j^ens  qu'on  voit  rarement);  mais  il  s'empresse  à  l'instant 
de  déclarer  qu'il  n'admet  pas  «  les  excès  de  la  liberté  »  ni  «  la  liberté 
sans  limites,  comjne  elle  existe  en  Anpjeterre  et  aux  États-Unis.  »  .Nous 
connaissons  bien  un  pays  oii  le  régime  de  la  liberté  en  matière  de  ban- 
ques esi  pratiqué  et  a  donné  même  de  ma^nifiiiues  résultats.  Ce  n'est 
pas  l'Union  américaine  et  moins  encore  l'Angleterre  :  c'est  l'Ecosse. 
Mais  il  paraît  convenu,  dans  toute  cette  polémique,  qu'on  ne  doit  pas 
parler  de  l'Ecosse.  C'est  bon  pour  des  utopistes  comme  nous  de  tenir 
compte  d'une  expérience  qui  a  duré  lôO  ans,  sans  une  reculade  ni  un 
embarras,  et  de  crier  à  tue-tête  :  Voyez  donc  les  banques  d'Ecosse  et 
copiez-les  tout  simplement  !  —  INon,  les  hommes  pratiques  aiment  mieux 
inventer.  Amen  ! 

L'invention  de  l'auteur,  c'est  un  établissement  plus  colossal  encore 
que  la  Banque  de  France,  une  centralisation  plus  complète  du  crédit, 
une  absorption  perfectionnée  de  la  circulation  et  du  capital  à  la  fois. 
Quand  M.  Pereire  attaque  le  monopole,  il  est  bien  entendu  qu'il  s'agit 
du  monopole  qui  ne  sait  pas  manier  son  levier  ni  élargir  sa  position,  du 
monopole  routinier,  inintelligent  et  improgressif,  en  un  mot  (et  il  y  a 
peut-être  plus  d'éloge  que  de  malice  dans  ce  mot)  du  monopole  où  il  n'a 
pas  la  main.  Donc,  cet  énorme  établissement,  appuyé  sur  un  capital  de  4  à 
500  millions,  se  consacrerait  principalement  à  faire  des  avances  sur 
rentes,  actions  et  obligations  des  grandes  compagnies;  il  aurait  aussi  à 
encourager  la  formation  de  nouvelles  institutions  de  crédit  en  France, 
particulièrement  celle  des  sociétés  de  crédit  mutuel  qui  sont  les  banques 
du  peuple.  Indépendamment  des  billets  ordinaires  à  vue  et  au  porteur, 
il  émettrait  un  autre  genre  de  papier,  les  billets  à  intérêt  dont  il  a  été 
déjà  si  souvent  question.  Si  on  repoussait  l'idée  d'une  émission  di- 
recte, il  faudrait  alors  que  la  Banque  de  France  fournît  au  grand  éta- 
blissement de  crédit  ou  à  ses  succursales  ses  propres  billets  «  au  prix 
auquel  elle  les  obtient  elle-même.  »  La  Banque  de  France  se  trouverait 
ainsi  réduite  à  peu  près  au  rôle  que  joue,  en  Angleterre,  le  départemeût 


LA  BANQUE  DK  FRANCK  KT  I/OKGANISATION  DU  CKKDIT.   199 

de  rémission  ;  elle  n'aurait  |)Ins,  pour  ainsi  dire,  de  rapports  directs  avec 
le  [|ros  du  public,  puisque,  pendant  qu'elle  n^iaintiendrait  Tescouipte  à 
4  ou  5  p')ur  le  commerce,  elle  livnTait  aux  {»rands  établissements  de 
crédit  son  papier  à  un  prix  insi{^,nifiant,  qui  ne  représenterait  qu'une 
eSj)èce  de  droit  de  monnofjage. 

Dans  les  annexes  de  la  brochure,  on  développe  un  plan  d'ensemble 
])Our  «  l'orf^anisation  hiérarchique  »  de  banques  populaires  de  crédit 
mutuel,  dont  les  fonds  viendraient  se  centraliser  dans  la  caisse  du  p,rand 
élab'issement. 

Nous  aimons  à  supposer  que  les  fortes  têtes  ([ui  conçoivent  ces 
|]fi[îinlesques  machines  financières  saisissent  d'un  coup  d'œil  la  corres- 
ponrlance  et  rhomo^yénéiié  de  toutes  leurs  parties.  Mais  pour  les  intel-' 
lijiences  plus  terre-à-terre,  il  faut  convenir  que  ce  mélange  de  l'es- 
compte et  du  prêt  à  lon^^  terme,  du  billet  de  banque  et  du  billet  à 
intérêt,  du  service  de  la  circulation  et  du  placement  des  capitaux,  de  la 
mutualité  ou  rière  et  de  la  haute  spéculation,  présente  un  ensemble 
passablement  confus,  que  peut  seule  éclairer  l'étude  séparée  des  diffé- 
rents services  auxquels  on  prétend  pourvoir  et  des  procédés  spéciaux 
qu'on  y  applique. 

Commençons  par  mettre  hors  de  cause  les  associations  populaires 
de  crédit  mutuel.  Le  plan  qu'on  leur  trace ,  avec  ses  complications 
de  patronage,  de  membres  honoraires,  de  tarifs  différentiels  d'inté- 
rêts ,  etc. ,  est  par  trop  inférieur  à  celui  des  banques  allemandes. 
L'idée  de  leur  faire  porter  leurs  fonds  à  un  Crédit  mobilier  ne 
nous  paraît  pas  plus  heureuse.  D'abord,  pour  ce  qui  regarde  les  ca- 
pitaux de  roulement  des  sociétés  de  crédit  mutuel,  il  n'y  a  pas  lieu  de 
leur  chercher  un  emploi  au  dehors,  leur  destination  expresse  étant  de 
commanditer  ou  les  petits  entrepreneurs  isolés  ou  les  associations  co- 
opératives ouvrières  ;  et, quant  à  leurs  fonds  de  réserve  et  de  prévoyance, 
il  est  impossible  qu'on  songe  sérieusement  à  les  associer  de  près  ou  de 
loin  à  l'existence  aventureuse  et  tourmentée  d'un  établissement  dont 
l'essence  est  la  spéculation. 

Tenons-nous  donc  simplement  à  la  banque  nouvelle  de  crédit,  et 
tâchons  de  savoir  d'une  manière  précise  quel  est  son  but  et  sa  nature. 
Est-ce  une  banque  de  circulation  et  d'escompte?  —  Est-ce  un  établis- 
sement de  prêt?  Est-ce  cette  grande  caisse  qu'on  rêve  depuis  si  long- 
temps, et  qui  doit  fournir  leur  capital  de  création  aux  chemins  de  fer 
et  aux  travaux  publics?  Ce  sont  là  des  fonctions  tellement  différentes, 
qu'il  n'est  pas  permis  de  laisser  subsister  la  moindre  équivoque  à  ce 
sujet. 

S'agit-il  d'une  banque  d'escompte  et  d'émission,  destinée  à  faire  plus 
et  mieux  que  la  Banque  de  France,  sur  le  terrain  même  qu'elle  exploite? 
Le  préambule  critique  du  projet  semble  l'indiqu-'r,  puisqu'on  y  parie 


200  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

des  souffrances  du  commerce,  de  réiévation  de  l'escompte,  des  crises 
dans  la  circulation  mfmétaire  et  fiduciaire,  des  temps  d'arrêt  dans  le 
mouvement  des  échan(îes,  etc.  Dans  ce  cas,  l'idée  d'émettre  des  billets 
à  intérêt  comme  papier  de  circulation,  est  mauvaise.  «  Le  billet  à  inté- 
rêt, comme  le  dit  fort  bien  M.  l\ey  (l),  n'est  pas  une  valeur  de 
caisse,  mais  une  valeur  de  portefeuille.  Il  peut  circuler  à  tilre  d'obliga- 
tion mais  non  d'espèces.  »  JNon-seulement  sa  valeur  nominale  chanije 
d'un  jour  à  l'autre  par  la  pro^jression  de  l'intérêt  qu'il  porte,  —  en 
sorte,  par  exemple,  que  deux  billets  de  100  francs  ne  sont  pas  échan- 
geables l'un  contre  l'autre,  s'ils  ne  sont  pas  du  môme  jour,  —  mais  sa 
valeur  commerciale  elle-même  subit  toutes  les  fluctuations  aléatoires  du 
marché  des  capitaux.  C'est  une  valeur  de  bourse,  un  titre  de  même 
nature  que  la  rente  ou  les  obligations  à  revenu  fixe,  qui,  comme  ces 
valeurs,  aurait  nécessairement  sa  cote  journalière  plus  haute  et  plus 
basse,  indépendamment  de  la  progression  de  son  coupon.  Piégler  un 
compte  quelconque  avec  un  pareil  papier  serait  une  difficulté  énorme; 
tenir  k  jour  les  mouvements  d'une  caisse  qui  l'accepterait  concurrem- 
ment avec  le  billet  de  banque  et  le  numéraire  serait  une  impossibilité 
absolue. 

L'idée  de  vouloir  faire  du  billet  à  rente  un  papier  de  circulation  est  en 
contradiction  manifeste  avec  les  principes  les  plus  élémentaires  en  ma- 
tière de  circulation.  Le  seul  objet  qu'ait  et  que  puisse  avoir  un  papier  de 
circulation,  quel  qu'il  soit,  c'est  de  suppléer  et  d'économis€r  le  numé- 
raire métallique.  Le  billet  de  banque  est  une  monnaie  qui  est  séparée  de 
sa  contrevaleur  de  garantie,  comme  la  monnaie  est  un  billet  de  banque 
qui  porte  sa  contrevaleur  de  garantie  avec  lui.  Le  numéraire  a  deux 
fonctions  :  il  sert,  à  la  fois,  de  mesure  et  de  moyen  de  transfert  pour  les 
valeurs.  Il  est  indispensable,  pour  satisfaire  à  cette  double  fonction, 
qu'il  ait  une  valeur  fixe.  S'il  portait  en  lui-même  un  élément  variable  et 
progressif  de  valeur,  il  ne  pourrait  plus  servir  de  mesure  d'abord,  et 
ensuite  il  servirait  fort  mal  de  moyen  de  transmission  ;  car  il  y  aurait 
alors  bénéfice  à  le  garder,  au  lieu  de  se  le  renvoyer  rapidement  de  main 
en  main  ;  or,  pour  que  la  circulation  se  fasse  économiquement,  il  faut, 
de  toute  évidence,  que  le  moyen  de  circulation  reste  le  moins  possible 
sous  la  remise.  Il  y  a  donc  incompatibilité  fondamentale  entre  les  idées 
de  numéraire  et  d'intérêt.  Le  numéraire  métallique  ne  porte  pas  intérêt, 
c'est  une  valeur  morte  :  le  numéraire  de  papier'doit  être  une  valeur  morte 
aussi.  Sait-on  ce  qu'il  arriverait  du  billet  à  3,65  p.  0/0  d'intérêt  et  à  vue  ? 
On  le  prendrait,  quand  le  capital  est  abondant  et  l'intérêt  bas,  —  non 


(1)  Les  débats  sur  la  Banque  de  France,  par  .T. -A.  Rey  ;  Guillaumin 
et  C«. 


LA  BANOUK  DR  FRANCK  ET  L'ORGANISATION  DU  CMmT.     201 

pas  cniiinie  nioyiîii  di;  circiilalioii  (il  osl  plus  propn;  à  ciniiroiiilîcr  qu'à 
faciliUM*  les  éclian{;('s),  mais  commo  placeinent  plus  avanla[;(;ux  cpie  du 
3  ou  du  3  1/2  0/0.  Il  irait  s'entasser  dans  les  portefeuilles  ou  les  petites 
tirelires;  puis,  quand  Tintérêt  viendrait  à  s'élever  à  6,  7  ou  8,  c'est-à- 
dire  précisément  quand  les  encaisses  s'appauvrissent  et  que  les  crises 
monétair(îs  menacent,  cette  masse  accmnulée  diî  papier  reviendrait  tout 
d'un  coup  réclamer  sa  conversion  en  nuinéraire.  Superfélation  en  temps 
calme,  dan(jer  [irave  en  temps  de  crise,  voilà  ce  que  c'est  que  le  billet  à 
intérêt  et  à  vue,  remboursable  en  espèces. 

Maintenant,  si  le  ^rand  établissement  de  crédit  qu'on  propose  n'est 
pas  une  banque  d'escompte  et  de  circulation,  mais  une  caisse  destinée 
à  «  faire  des  avances  au  crédit  pnblic  et  à  l'industrie  »,  c'est-à-dire  à 
fournir  aux  {^^r.mdes  Compa(}nies  et  aux  emprunts  d'États  des  capitaux  à 
immobiliser,  ceci  chang-e  la  question.  Le  billet  à  intérêt  peut  avoir  ici  une 
fonction;' ce  seril  comme  la  monnaie  des  obligations  ordinaires;  il  ira  cher- 
cher les  petites  épargnes  du  menu  peuple  (à  supposer  toutefois  que  cette 
rafle  systématique  de  l'épargne  populaire  paraisse  une  chose  bonne  au 
point  de  vue  économique  et  moral).  Seulement,  il  faut  bien  comprendre 
que  cette  espèce  de  titre  est,  par  sa  nature  même,  destinée  à  être  con- 
vertie définitivement  en  actions  ou  obligations  de  plus  fortes  coupures, 
mais  nullement  en  numéraire.  La  Caisse,  il  est  vrai,  pourrait  en  émettre, 
à  titre  de  dette  flottante  et  pour  attendre  ses  rentrées  régulières,  une 
certaine  quantité  remboursable  en  argent,  à  peu  près  comme  le  Trésor 
émet  ses  bons  (1).  Mais  cette  quantité  serait  toujours  assez  restreinte,  et 
il  est  absolument  impossible  d'admettre  à  la  convertibilité  en  espèces 
une  émission  un  peu  importanie  de  papier  à  intérêts. 

C'est  là  que  se  présente  la  différence  radicale,  comme  constitution  et 
comme  ressource,  des  banques  de  circulation  et  des  banques  de  crédit 
industriel.  Une  banque  de  circulation  et  d'escompte,  en  effet,  opère  sur 
le  fonds  de  roulement  du  pays,  c'est-à-dire  sur  cette  partie  de  la  richesse 
collective  qui  ne  fait  que  passer  de  main  en  main,  et  qui  se  renouvelle 
sans  cesse  dans  son  intégralité.  Chaque  billet  qu'elle  escompte  corres- 
pond à  un  achat  de  marchandises  destinées  à  recevoir  une  façon  nou- 
velle, à  être  revendues  avec  bénéfice  dans  l'intervalle  des  échéances,  par 
conséquent  susceptibles  de  rembourser  toute  l'avance  première  et  au 
delà.  De  sorte  qu'en  escomptant  pour  100  millions  de  billets  de  ce  genre, 
une  banque  de  circulation  est  moralement  sûre  d'une  rentrée  équiva- 
lente, à  réchéance  convenue,  et  n'a  matériellement  besoin  de  son  capital 

(1)  Le  seul  rôle  du  billet  à  intérêt,  en  banque,  c'est  d'alimenter  les  dé- 
pôts et  encaisses.  Mais  alors  il  convient  qu'il  soit  à  terme  (comme  les  bons 
du  Trésor),  et  on  peut  le  débarrasser  de  ce  tableau  des  intérêts  qu'on  lui 
annexe. 


202  '       JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

propre  que  comme  appoint  pour  boucher  les  vides  que  peuvent  laisser 
quelques  retardataires. 

Mais  une  caisse  de  crédit  industriel  fournit,  elle,  le  véritable  capital, 
le  capital  à  immobiliser,  les  dépenses  d'installation  des  entreprises.  Or, 
ce  g-enre  d'avances  ne  peut  reconsliîuer  sa  valeur  inJé{]^rale  qu'au  bout 
d'un  nombre  d'anné.s  assez  considérable  :  ce  mode  d'emploi  de  la  ri- 
chesse ne  reproduit  qu'un  revenu,  c'est-à-dire  une  partie  aliquote  très- 
minime  de  la  mise  première.  Quand  une  caisse  de  ce  genre  aura  émis 
100  millions  de  billets  à  intérêt,  pour  repasser  les  capitaux  ainsi  ob- 
tenus à  la  {grande  indus  rie,  c'est-à-dire  quand  elle  aura  dépensé  et 
réellement  consommé  ces  100  millious  à  foire  un  rail-way  ou  un  canal, 
à  installer  des  usines  ou  à  balir  des  maisons,  qu'est-ce  qu'elle  aura  comme 
rentrées  de  fonds? —  Les  revenus  que  produisent  son  chemin  de  fer, 
son  canal,  ses  maisons  ou  ses  usines  :  pas  autre  chose.  Or,  en  moyenne 
générale,  ces  revenus  peuvent  varier  de  ôà  8  p.  0/0;  c'est-à-dire  que, 
pour  100  millions  de  titres  émis,  elle  a,  ou  peut  avoir,  une  rentrée  an- 
nuelle de  5  à  8  millions.  Il  y  a  là  de  quoi  payer  les  intérêts  à  3.65  p.  0/0 
des  billets  à  rente,  et  amortir  graduellement  l'émission,  dans  un  laps  de 
temps  qui  peut  varier  de  vingtà  quarante  ans,  selon  l'importance  des  béné- 
fices. Mais,  quant  au  remboursement  en  espè  es  de  la  totalité  du  capital 
des  billets,  à  une  échéance  rapprochée  de  3,  6  ou  12  mois,  c'est  pu- 
rement impossible,  et  i!  faudrait  le  plus  inconcevable  aveuglement  pour 
se  faire  l'ombre  d'une  illusion  à  cet  égard. 

Il  était  à  propos  de  couler  à  fond  cette  question  du  billet  à  intérêt, 
parce  qu'on  a  lait  autour  de  cette  idée  beaucoup  plus  de  bruit  qu'elle 
ne  méritait, .à  notre  avis.  N  us  ne  nous  proposons  pas,  du  reste,  de  dis- 
cuter dans  son  ensemble  le  projet  de  M.  1.  Pereire.  L'examen  des  attri- 
butions et  des  moyens  de  ces  établissements  nouveaux,  qu'on  appelle 
Crédits  mobiliers,  demande  une  étude  à  part  que  nous  essayeron^  peut- 
être  quand  Toccasion  s'en  représentera.  H  y  a  là  un  mécanisme  dont  la 
puissance  d'initiati\e  et  l'effet  d'entraînement  n'est  pas  contestable; 
nous  désirerions  seulement  qu'on  vouliit  bien  n'y  pas  mêler  l'idée  de 
monopole  et  la  prétention  à  centraliser,  c'est-à-dire  à  absorber  l'in- 
dustrie, idée  malencontreuse,  et  prétention  complètement  inadmis- 
sible selon  nous. 

En  finissant  la  brochure  de  M.  I.  Pereire,  il  est  une  réflexion  qui  se 
présentera  naturellement  à  l'esprit  du  lecteur.  Puisqu'en  dernière  ana- 
lyse le  grand  établissement,  dont  on  nous  esquisse  le  plan,  a  pour  objet 
principal  de  commanditer  la  haute  industrie  et  les  travaux  publics,  l'at- 
taque contre  la  Banque  de  Fr  mce  (ijui,  elle,  ne  fait  et  ne  veut  faire  que 
l'escompte),  devient  une  espèce  dehors-d'œu\re;  et  on  n'aperçoit  aucun 
but  vraiment  pratique ,  qui  motive  c^tte  excursion  violente  sur  un  ter- 


LA  BANQUE  DE  FRANGE  ET  L'ORGANISATION  DU  CKÉDIT.     203 

raiii  qu'on  ne  prétend  pas  occuper.  Le  prêt  <\  lon[y  t^rmc  à  la  [grande 
industrie,  piil)li(|U(;  on  privée,  est  tout  à  lait  en  dehors  du  cercle 
d'opéralions  (|n'einl)rasse  le  privilégie  de  la  lîanque;  jamais  elle  n'a 
en  Pamhilion  de  Télendre  de  ce  côté;  c'est  à  son  corps  défenrlarit  et 
d'assez  mauvaise  [;rAce  qu'elle  avance  quel  |U(;s  millions  sur  titres  de 
rente  ou  d'obi  galions.  —On  lui  fait  un  reproche  de  cette  parcimonie, 
nous  lui  en  ferions  volontiers  un  mérite.  Quoi  qu'on  en  pense,  il  est  tou- 
jours certain  que,  ne  cherchant  pas  même  à  (glaner  sur  ce  champ-là, 
elle  ne  p,êne  ni  ne  [jênera  en  rien  ceux  ([ni  veulent  l'exploiter  à  fond. 
L'auteur  le  constate  lui-même  :  «  Ce  terra-n  est  vacant,  cette  fonction 
est  libre,  «dit-il,  p.  117.  Pourquoi  alors  venir  chanter  pouille  à  cette 
pauvre  Banque  de  France,  et  la  troubler  malicieusement  dans  son  petit 
commerce?  Puisqu'il  y  a  là  deux  beaux  domaines  bien  distincts,  où 
deux  monopoles  peuvent  s'étendre  à  plaisir  sans  se  coudoyer  ni  se 
surmarcher,  ne  s^^rait-il  pas  plus  sage  à  eux  de  vivre  en  bons  voisins, 
chacun  chez  soi?  Pourquoi  se  montrer  le  poing,  lorsqu'il  est  si  facile  de 
se  donner  la  main?.... 

Quant  à  nous,  spectateurs  désintéressés,  après  avoir  donné  aux  deux 
puissances  belligérantes  ces  conseils  de  paix,  pour  l'acquit  de  notre 
conscience,  nous  avouons  franchement  que  cette  petite  guerre  ne  nous 
chagrine  pas  à  un  certain  point.  Nous  sommes  bien  aises  de  voir  com- 
ment les  grands  virtuoses  d'une  autre  école  chantent,  à  l'occasion,  notre 
air  de  la  liberté.  Il  y  a  longtemps  que  nous  savons  sur  le  bout  du  doigt 
quel  genre  de  services  rend  la  Banque  et  quel  prix  elle  en  retire;  mais 
il  nous  semble  bon,  pour  l'édification  de  l'opinion  publique,  que  d'autres 
que  nous  le  disent.  Reste  à  voir  maintenant  si  cette  verte  attaque  n'a- 
mènera pas  une  riposte.  Nous  attendons. 

R.    DE    FONTENAY. 


204  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


DES   PROGRÈS 

DE   UÉCONOMIE   POLÏTIOUE 

PENDANT  CES  DERNIÈRES  ANNÉES  (i) 


Mesdames,  Messieurs, 

Rien,  dit-on,  n'est  plus  difficile  à  trouver  qu'un  exorde;  et  peu 
d'orateurs,  à  moins  qu'ils  ne  récitent,  seraient  de  l'avis  de  Petit- 
Jean  : 

Ce  que  je  sais  le  mieux,  c'est  mon  commencement. 

Je  n'ai  pas,  cependant,  cherché  longtemps  les  premières  paroles  que 
j'aurais  à  vous  adresser  en  vous  retrouvant  ici  ce  soir;  et  ces  premières 
paroles,  j'ai  hâte  de  le  dire,  ce  sont  tout  simplement  les  dernières  que  je 
vous  adressais  en  vous  quittant  il  y  a  bientôt  quatre  ans. 

Que  vous  disais-je  alors?  quelques-uns  peut-être  ne  l'ont  pas  oublié. 
Que  «  vous  veniez  de  fonder  en  France  l'enseignement  de  la  science 
économique;  »  que  cette  première  chaire,  élevée  par  vous  au  milieu  du 
silence  universel,  n'était  que  le  début  et  le  signal  d'une  ère  nouvelle; 
que  par  votre  initiative,  par  votre  persisliyice,  par  votre  énergique  et 
fidèle  sympathie,  vous  aviez  donné  à  l'étude  si  nécessaire  et  si  négligée 
des  problèmes  sociaux  «  une  impulsion  qui  désormais  ne  s'arrêterait 


(1)  Notre  collaborateur,  M.  Frédéric  Passy,  en  se  rendant  à  Nice  où  le 

redemandaient  la  chambre  du   commerce  et  la   municipalité  de  cette 

ville,  s'est  arrêté,  à  la  fin  de  novembre  dernier,  à  Montpellier,   où  le 

rappelaient  les  souvenirs  de  son  cours  d'il  y  a  quatre  ans,  et  s'y  est  fait 

entendre,  à  deux  reprises,  dans  la  salle  de  la  Falculté  des  lettres.  Le 

sujet  de  ses  conférences,  beaucoup  trop  étendues  pour  être  reproduites 

ici,  était  la  question  des  subsistances.  Mais  M.  F.  Passy  ne  pouvait,  en 

reparaissant  pour  quelques  instants  devant  ceux  qui  l'avaient  appelé 

naguère  à  inaugurer  l'enseignement  libre  de  l'économie  politique,  ne 

pas,  songer  avant  tout  aux  progrès  dont  cette  intelligente  et  généreuse 

initiative  a  été  le  point  de  départ;  et  il  a  cru  devoir,  avant  d'aborder 

l'objet  spécial  de  ses  nouvelles  leçons,  donner  à  ses  auditeurs  un  rapide 

aperçu   de  ces   progrès.  C'est  cette   revue,  recueillie  par   les   mêmes 

mains  qui  nous  ont  si  fidèlement  conservé  toutes  les  leçons  de  1860-61, 

que  nous  mettons,  à  cause  de  l'intérêt  qu'elle  présente  à  tous  les  amis 

de  la  science,  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs. 

(Note  de  la  rédaction.} 


DKS  PROGRÈS  DE  L'I^IGOINUMIK  POLITIQUE.  '  205 

plus;  «  ot  (\\u%  lyrAce  à  vous,  pour  tout  dire,  «  comnienrait  à  s'éveiller 
enfin  sérictiseinent  dans  les  esprils  le  (joûL  de  ces  deux  choses,  par  les- 
quelles seules  les  sociétés  heureuses  peuvent  durer  et  (grandir,  par  les- 
quelles seules  les  sociétés  malades  peuvent  guérir  et  se  relever  :  la  jus- 
lice  et  la  lumière  »  (1).  Telles  étaient  les  paroles  que  je  vous  adressais 
hier;  et  telles  sont  celles  que  je  vous  répète  aujourd'hui. 

Seulement  je  vous  disais  hier  :  «  Voilà  ce  qui  sera.  »  Et  je  vous  dis 
aujourd'hui  :  «  Voilà  ce  qui  est.  »  Voilà,  non  pas  sans  doute  ce  qui  est 
achevé;  car  dans  la  carrière  du  proférés  rien  n'est  jamais  achevé,  et 
chaque  effort  heureux  n'est  qu'une  préparation  à  de  nouveaux  et  plus 
grands  efforts.  Mais  voilà  pourtant,  il  faut  le  dire,  ce  qui,  dans  cet 
espnce  de  moins  de  quatre  ans,  s'est  réalisé  dans  une  large  et  remar- 
quable mesure  :  au  delà,  très-probablement,  de  ce  que  la  plupart  d'entre 
vous  eussent  osé  se  promettre  naguère;  au  delà,  l'avouerai-je,  de  ce 
que  j'osais  espérer  moi-même,  quoique  je  m'honore  d'être  de  ceux 
qui  espèrent  toujours  et  qu'en  effet  j'espérasse  beaucoup.  Jetez,  si  vous 
le  voulez  bien,  avec  moi  un  rapide  coup  d'œil  sur  quelques-unes  seule- 
ment des  choses  qui  se  sont  accomplies  dans  ce  court  intervalle,  et  vous 
verrez  si  j'en  dis  trop. 

I 

J^e  prends,  pour  commencer,  la  question  dont  je  me  propose  de  vous 
entretenir  plus  particulièrement  tout  à  l'heure  :  la  question  des  Subsis- 
tances et  du  Commerce  des  Grains,  avec  ses  annexes  de  la  Boulangerie  et 
des  Approvisionnements  et  Réserves.  A  coup  sûr  Téconomie  politique, 
depuis  qu'elle  existe,  n'a  jamais  varié  sur  ceite  question;  et  il  y  a  bientôt 
un  siècle  que  Tune  des  plus  imposantes  autorités  dont  elle  se  prévale, 
l'un  des  plus  grands  ministres  dont  s'honore  notre  histoire,  l'illustre 
Turgot,  adressait  au  contrôleur  général  Terray,  sur  la  liberté  du  Com- 
merce des  Grains  précisément,  des  Lettres  auxquelles  il  n'y  a  aujourd'hui 
encore  rien  à  ajouter  et  rien  à  changer.  C'était  la  liberté,  en  effet,  la 
liberté  la  plus  entière  et  la  plus  constante,  que  réclamait  alors  le  grand 
administrateur  et  le  philosophe  éminent;  et  il  la  réclamait  au  nom  de 
la  raison  d'État,  aussi  bien  qu'au  nom  de  la  justice  qui  domine  tout.  Le 
père  de  la  science  économique,  Adam  Smith,  ajoutait,  presque  au  même 
moment,  à  cette  irréfutable  démonstration  les  conclusions  non  moins 
décisives  de  son  immortel  ouvrage.  D'autres  sont  venus,  avant  nous  et 
de  nos  jours,  continuant  l'œuvre  de  ces  grands  esprits,  renouvelant  et 
rajeunissant  leurs  arguments  par  les  enseignements  malheureusement 
trop  clairs  de  l'expérience  quotidienne,  et  maintenant  intacte  la  pure  et 

(1)  Leçons  d'économie  politique,  faites  à  Montpellier,  toine  II,  p.  dernière. 
(Chez  (Tiiillaumin  et  Ce  à  Paris  ;  chez  Gras  à  Montpellier.) 


206  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

g"énéreuse  tradition  de  !a  libère';.  Où  en  élail,  mal[}Té  tant  de  travaux,  où 
en  était,  il  y  a  moins  de  quatre  ans,  la  question  des  subsistances?  Il  faut 
bien  le  dire,  elle  en  était  au  régime  des  expédients  :  elle  semblait  même 
y  ê:re  de  plus  en  plus;  et  de  récentes  mesures,  qu'on  ne  discutait  pas 
alors  sans  quelque  péril  (1),  semblaient  ajourner  plus  loin  que  jamais 
ravènement  des  principes.  Bien  est-il  vrai  que  quelques  esprits  clair- 
voyants, se  rappelant  ce  qui  s'était  passé  nag^uère  pour  une  question 
vo'sine,  celle  de  la  Boucherie^  n'auguraie  it  pas  absolument  mal  de  ce 
redoublement  de  réglemen  ations  et  de  restrictions.  Us  y  voyaient,  si  je 
puis  ainsi  parler,  b^s  derniers  efforts  de  l'empirisme  mis  au  pied  du 
mur,  une  sorle  de  preuve  par  l'absurde  de  la  radicale  impuissance  de 
toutes  les  mesures  d'intervention  et  de  pondéra  ion  artificielle;  et  il  leur 
semblait  entrevoir,  par-delcà  cette  dernière  et  coûteuse  expérience,  Tau- 
rore  prochaine  et  définitive  enfin  du  plein  jour  de  la  liberté.  i\lais  c'était 
le  petit  nombre,  le  très-petit  nombre.  Et  si,  g^race  à  d'incessantes  publi- 
cations et  à  une  connaissance  moins  superficielle  des  faits,  la  plupart  des 
hommes  un  peu  éclairés  commençaient  à  apprécier  moins  mal  les  effets 
comparatifs  de  la  liberté  et  ceux  de  la  réglementation,  bien  peu,  il  faut 
le  dire,  bien  peu,  même  parmi  les  plus  éclairés  et  les  plus  convaincus, 
eussent  osé  penser  que  l'état  des  préjugés  vulgaires  permît,  de  long- 
temps encore,  d'assurer  le  présent  à  cette  liberté  à  laquelle  était  promis 
l'avenir. 

La  liberté  est  venue;  elle  est  venue  sans  restrictions  et  elle  est  venue 
sans  retour.  Elle  est  venue  pour  le  commerce  extérieur  comme  pour  le 
commerce  inférieur,  pour  la  boulangerie  comme  pour  les  approvision- 
nements. Elle  a  été  décrétée  à  la  suite  de  solennelles  et  minutieuses  en- 
quêtes; elle  l'a  été  à  la  veille  des  circonstances  les  plus  difficiles  et  les 
plus  menaçantes;  et  elle  a  fonctionné  sans  qu'un  seul  fait,  depuis  sa 
proclamation,  soit  venu  sur  un  seul  point  lui  donner  tort.  Le  langage 
de  Turgot,  mettant  si  énergiquement  en  regard  la  fatale  impuissance  de 
l'admmistration  la  plus  forte  et  l'invincible  puissance  du  commerce  ; 
celui  de  Roland,  déclarant  courageusement  à  la  Convention  naâonale  que 
«  la  seule  chose  peut-être  qu'elle  pût  se  permettre,  était  de  prononcer 
quelle  ne  devait  rien  faire,  »  est  devenu,  en  présence  du  plus  énorme 
déficit  que  la  France  eût  subi  dans  ce  s  ècle,  le  langage  oificiel  du  gou- 
vernement :  et  le  gouvernement,  dès  l'année  suivante,  dans  rexjwsé  so- 
lennel de  la  situation  pour  1862,  s'applaudissait  sans  réserve  devant  le 
monde  de  cette  grande  décision;  grâce  à  elle,  pour  emprunter  le  langage 


(i)  Un  article  sur  la  Caisse  de  la  Boulangerie,  qu'on  trouverait  assuré- 
ment fort  doux  aujourd'hui,  a  valu  à  l'un  des  hommes  les  plus  compé- 
tents et  les  plus  modérés,  au  regrettable  M.  Pommier,  un  double  aver- 
tissement, dans  VEcho  agricole  et  dans  le  Journal  des  Économistes. 


DKS;  PROGRÉS  DK  L  l-XO.NOMIl-:  l'ULITlOUK.  iO" 

(riiii  ('toiKMiiisli'  (jui  lie  sacrilic  jaiiKrs  à  la  pompe  des  paroles  (M.  Cli.  Le 
Hardy  de  lleaulieii),  «  la  France  avait  été  presque  miraculeusemîiJit  sau- 
vée »  (1). 

Je  prends  une  autre  question,  non  moins  p,ravc  (quoique  d'un  intérêt 
en  a{)pareuce  moins  (général),  car  elle  intéresse  directement  la  liberté 
personnelle  (Kuiie  i)oriion  considérable  de  n  is  concitoyens  :  l'Insckippign 
MARITIME.  Ici  non  plus  la  science  n'avait  f<dlli  à  sa  tâche,  et  ce  n'est  pas 
d'hier  qu'elh',  a  réclamé  en  faveur  des  marins.  Dès  184^,  et  dans  un  livre 
qui  n'est  certes  pas  su  pect  de  complaisance  pour  1  !S  passions  du  mo- 
ment, da  15  ses  Lettres  sur  V organisation  du  travail,  M.  Michel  Chevalier 
appelait  nettement  le  régime  de  l'inscription  «  un  servage  ))(2).  Il  n'y  a 
pas  long^temps,  cependant,  vous  le  savez,  que  ce  régime  étaii  encore, 
aux  yeux  de  la  plupart  des  sommités  de  l'admin  stration  maritime,  une 
arche  sainte,  le  palladium  de  la  défense  nationale  et  celui  de  la  prospé- 
rité du  commerce.  Toucher,  même  dans  la  moindre  mesure,  à  ce  qu'on 
se  plaisait  à  appeler,  -  bien  à  tort,  il  faut  le  dire,  car  le  temps  l'avait 
bien  changée,  —  «  Vœuvre  de  Colbert,  »  semblait  un  crime  irrémissible 
contre  ces  intérêts  sacres;  et  nous  nous  rappel  >ns  encore  quelle  émo- 
tion (à  propos  d'une  affaire  de  harengs,  si  j'ai  bonne  mémoire),  quelques 
doutes  bien  modestement  émis  soulevèrent  tout  à  coup  dans  l'enceinte 
habituellement  calme  du  Sénat.  Est-ce  cette  émoti  n  qui  a  gagné  le 
pays,  et  l'exagération  même  de  l'éloge  a-t-elle  eu  pour  effet  d'enhardir 
la  critique?  Peut-être  bien.  Toujours  est-il  que  la  question  fut  dès  lors 
posée,  et  qu'elle  ne  cessa  plus  d'occuper  l'attention. 

Aux  économistes,  qui  réclamaient  au  nom  de  la  concurrence  et  du 
droit  commun  ;  aux  armateurs,  qui  se  plaignaient  du  renchérissement 
de  la  construction  et  du  fret  et  des  gênes  sans  nombre  dont  les  grevait, 
en  pure  perte,  l'onéreuse  prévoyance  des  règlements,  vinrent  se  joindre 
des  officiers  de  marine  (à)  émus,  k  leur  tour,  des  maux  dont  ils  avaient 
été  les  impuissants  témoins,  inquiets  de  l'avenir  d'une  profession  dont 


(1)  Causeries  agricoles,  par  Ch.  Le  Hardy  de  Beaulieu,  p.  84.  Voici  les 
paroles  de  V Exposé  de  la  situation  de  l'Empire  : 

«La  législation  nouvelle  a  continué  à  produire  les  résultats  les  plus 
heureux.  Du  ter  août  1861  au  31  juillet  1862,  l'importation  du  froment 
en  France  s'est  élevée  à  plus  de  16  millions  et  demi  d'hectolitres.  C& 
vaste  mouvement  commercial  a  maintenu  le  prix  des  grains  à  un  niveau 
constamment  modéré.  Il  n'est  donc  pas  téméraire  d'affirmer  que  sous 
l'ancienne  législation,  et  dans  des  circonstances  analogues,  les  cours  des 
céréales  auraient  éprouvé  une  hausse  excessive  et  profondément  dou- 
loureuse pour  les  populations.  » 

(2)  Page  373. 

(3;  M.  de  Criscnoy  notaminenJ. 


208  JOUKNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

les  exijjences  semblaient  calculées  pour  éc-irter  saiis  merci  tout  ce  qui 
n'était  pas  fatalenieut  voué  à  ses  rudes  labeurs,  et  comparant,  de  plus  en 
plus,  aux  diCficultés  et  aux  duretés  inévitables  du  système  des  classes,  le 
recrutement  volontaire  et  facile  d'autres  nations  qui,  elles  aussi,  ont 
connu  la  contrainte  et  y  ont  renoncé.  Un  écrivain  surtout,  M.  N.  Bénard, 
dans  son  livre  sur  le  Servage  des  gens  de  mer  (1),  aborda  le  problème 
sous  toutes  ses  fiices,  et  partout  il  fit  toucher  au  doij^ift,  avec  une  évi- 
dence qui  défiait  toute  contradiction,  les  vices,  les  abus  et  les  danjjers 
sans  npmbre  de  iiette  mise  hors  la  loi  de  la  population  maritime.  A  la 
suite  de  ces  débais  la  question  a  fait  un  pas,  un  pas  immense,  et  qui 
peut-être  ne  sera  pas  le  dernier.  Désormais  les  ouvriers  de  la  marine 
sont  des  ouvriers  comme  d'autres;  maîtres  de  leur  personne,  de  leur 
travail  et  de  leur  temps;  qui  n'ont  plus  à  craindre  de  se  voir  employés 
contre  leur  ^ré  et  à  prix  non  débattu  par  l'État;  et  que  la  construction 
marchande  n'a  plus  à  craindre  de  voir  arracher  k  tout  instant  à  ses  chan- 
tiers au  mépris  de  ses  enga[i^ements  et  des  leurs.  Et  quant  aux  marins 
proprement  di(s,  ils  donnent  encore,  il  est  vrai,  au  service  public  une 
portion  considérable  de  leur  existence,  mais  c'est  du  moins  une  portion 
limitée,  précise,  déterminée  d'avance,  comme  celle  que  doivent  à  l'armée 
de  terre  le  reste  de  leurs  concitoyens.  Ils  ne  verront  plus,  comme  autre 
fois,  pour  le  seul  fait  d'avoir  mis  un  jour  le  pied  dans  une  barque  et 
aidé  étourdiment  un  pêcheur  à  jeter  ou  à  retirer  ses  filets,  leur  vie  presque 
entière,  le  temps  de  la  jeunesse  et  celui  de  la  force,  trente-deux  années, 
de  dix-huit  à  cinquante,  expropriées  sous  prétexte  d'utilité  publique, 
expropriées  sans  préalable  et  suffisante  indemnité,  et  livrées  sans  retour 
à  tous  les  hasards  des  armements  et  des  appels.  Ils  ne  vivront  plus,  jus- 
qu'au seuil  de  la  vieillesse,  sous  le  coup  sans  cesse  imminent  d'un  dé- 
part souvent  ruineux  et  presque  toujours  cruel.  Ils  pourront,  leur  temps 
fait  et  leur  dette  payée,  disposer  d'eux-mêmes  librement  pour  le  com- 
merce, dormir  en  paix  dans  leur  cîlbane  ou  préparer  sans  trouble  leurs 
travaux  pour  le  lendemain.  Ils  étaient  exclus  du  droit  commun;  on  les 
y  fait  rentrer. 

Voici  une  troisième  question,  délicate,  brillante,  presque  terrible  : 
c'est  une  question  que  nous  avons  jadis  traitée  ensemble,  la  question 
du  taux  des  salaires,  des  coalitions,  pour  l'appeler  par  son  nom  le  plus 

(1)  D'abord  publié  par  lettres  dans  VAvenir  cormnercial ,  dont  il  est  le 
rédacteur  en  chef.  Ce  même  journal,  dans  son  numéro  du  3  décembre, 
et  d'autres  depuis,  ont  annoncé  de  nouvelles  mesures,  toutes  dans  le 
sens  de  la  liberté,  qui  auraient  été  récemment  recommandées  par  le 
Conseil  supérieur  du  Commerce.  Il  s'agirait  cette  fois  do  l'abolition  gra- 
duelle des  droits  et  surtaxes  de  diverse  nature. 


LKS  PHOGRKS  DK  I/KCONOMIK  POLITIQUR.  200 

ordinaire.  Cette  (lucstion,  vous  vous  le  rappelez,  je  Tai  examinée  ici  avec 
étendue,  et  j'oserai  dire  avec  Cermetc.  Fort  de  l'autorité  unanime  des 
maîtres  de  la  science,  je  n'ai  pas  reculé  devant  la  nécessité  de  critiquer 
gravement  parfois  les  lois  alors  en  vijjueur  dans  la  plupart  des  pays  et 
dans  le  luVre;  et  je  ne  crois  pas  avoir  affaibli,  en  vous  les  présentant, 
les  réclamations  de  la  liberté.  Et  cependant,  je  puis  bien  le  confesser 
aujourd'hui,  ce  n'est  pas  sans  quelque  hésitation,  sans  (pielque  appré- 
hension même,  que  je  nVétais  résolu  à  aborder  devant  vous  ce  sujet; 
tant  les  conclusions  de  la  science  étaient  alors  p,énérahement  mal  com- 
prises, tant  il  semblait  à  craindre  et  que  ceux  de  qui  devait  venir  la 
liberté,  et  que  ceux  cà  qui  elle  devait  venir,  n'en  méconnussent  ég^alement 
et  les  obli(ïations  et  les  avantages.  Eh  bien,  cette  question  aussi  a  fait 
un  pas  (un  pas  seulement  à  mon  avis,  je  ne  le  cache  pas),  mais  un  pas 
considérable  pourtant,  je  m'empresse  de  le  reconnaître,  parce  que  c'est 
le  premier  d'abord,  et  parce  que  ce  n'est  rien  moins  que  la  reconnais- 
sance du  principe.  Ce  principe,  vous  le  savez,  c'est  celui  du  libre  débat 
des  intérêts,  de  l'incompétence  de  l'État,  en  d'autres  termes  ;  et  voici, 
si  vous  me  permettez  ce  souvenir,  comment  dans  des  paroles  que  je 
cherchais  à  rendre  aussi  nettes  et  aussi  catégoriques  que  possible,  je  le 
formulais  naguère  devant  vous,  en  terminant  ma  16*^  leçon  :  «  Le  but 
peut  être  difficile  à  atteindre,  disais-je;  mais  il  faut  qu'il  soit  atteint; 
car  la  paix  dans  le  travail  ne  sera  assurée  qu'à  ce  prix.  L'illusion, 
l'utopie,  l'irritation,  l'envie,  ne  seront  réellement  bannies  des  esprits 
que  le  jour  où  l'on  saura  bien,  où  l'on  saura  partout,  en  bas  comme  en 
haut,  mais  en  haut  comme  en  bas,  qu'il  n'appartient  à  'personne^  ni  à 
l'ouvrier,  ni  au  maître,  ni  au  magistrat,  ni  à  une  autorité  quelconque, 
de  réglementer  ni  le  travail  ni  le  salaire  ;  qu'une  loi  plus  haute  et  plus 
puissante,  contre  laquelle  il  ny  a  ni  droit  royal  ni  droit  populaire^  la 
loi  de  l'offre  et  de  la  demande,  en  règle  le  rapport;  et  qu'à  part  cette 
loi  souveraine,  qu'ils  doivent  subir  également,  mais  subir  en  con- 
naissance de  cause,  le  travail  et  le  salaire  sont  libres,  libres  par  essence, 
comme  tout  ce  qui  émane  de  la  personnalité  humaine,  et  sacrés  comme 
elle  «  (1). 

Or  écoutez  maintenant  comment,  le  mois  dernier,  à  propos  d'une 
pétition  tendant  à  obtenir  une  augmentation  de  salaires,  et  adressée  par 
des  menuisiers  de  Paris  à  M.  le  préfet  de  la  Seine,  «  seul  eompétent,  » 
disaient  certains  journaux,  «  pour  arrêter  les  tarifs  des  travaux  de 
bâtiment  ;  »  écoutez  comment,  dans  des  communiqués  émanés  du  minis- 
tère de  l'intérieur,  est  exprimée  la  doctrine  désormais  officielle  : 

«  La  seule  énonciation  d'un  tarif  des  salaires  arrêté  par  l'autorité  est 


[■[)  Leçons  faites  à  Montpellier,  tome  1^,  page  ooT.  , 

-1'  SLRic.  T.  XLV.  —  15  février  1865.  14 


210  JOUHNAL   DKS  l'XONOMlSTIiS. 

tellement  incompatible  avec  le  principe  de  la  liberté  de  Vindustrie,  qu'on 
s'iroNNE  d'une  telle  assertion. 

«  //  ny  a  aucun  tarif  de  salaires,  et  le  préfet  de  la  Seine  ni  aucune 
AUTORITÉ  NE  SERAIENT  COMPÉTENTS  POUR  EN  FIXER  UN.  »  Le  prix  de  la  joumée 
est  librement  débattu  entre  le  patron  et  V ouvrier  ;  et  rien  ne  peut  con- 
traindre Vun  ou  Vautre  à  payer  ou  à  recevoir  un  prix  qui  ne  lui 
convient  pas.  » 

Je  n'en  cite  pas  davantage;  TidenLité,  non-seulement  des  idées,  mais 
des  termes,  est  flagrante. 

Nous  avons  longuement  parlé,  dans  notre  18^  leçon,  de  la  liberté  du 
TAUX  DE  l'intérêt,  sujet  épineux  aussi,  il  y  a  peu  de  temps  encore;  et 
nous  avons,  à  propos  du  crédit^  touché  en  passant  à  la  liberté  des 
BANQUES.  Personne  n'ignore  quelle  discussion  approfondie  et  féconde,  en 
même  temps  qu'ardente,  s'est  récemment  engagée  sur  ces  deux  points 
importants.  Pour  ne  parler  que  du  premier,  et  du  plus  avancé  des  deux 
-—  la  liberté  du  taux  de  l'intérêt  —  cette  liberté,  à  laquelle  tant  d'honnêtes 
gens,  hier  encore,  ne  pouvaient  concevoir  qu'on  osât  songer  sans  folie 
ou  sans  ignominie,  est  actuellement  soumise  à  l'une  de  ces  enquêtes 
d'oia  nous  sommes  habitués  à  voir  sortir  des  solutions  qui  sont  autant 
d'hommages  à  la  science.  Ces  enquêtes,  d'ailleurs,  empruntées  aux 
habitudes  d'un  pays  de  discussion  et  de  publicité,  ces  enquêtes,  ai-je 
besoin  de  le  faire  remarquer?  sont  elles-mêmes  un  grand  et  important 
progrès  :  et  faire  ainsi,  de  la  façon  la  pins  large,  appel  aux  méditations 
des  hommes  d'étude  et  à  l'expérience  des  hommes  d'affaires;  former,  de 
leurs  dépositions  et  de  leurs  dires,  pour  le  tenir  ensuite  à  la  disposition 
du  pays  entier  (1),  le  dossier  spécial  et  complet  de  chaque  question  d'in- 
térêt général,  c'est  évidemment  un  mode  de  procéder  parfaitement 
conforme  aux  recommandations  de  la  science  économique  et  dont  elle 
peut  revendiquer  en  grande  partie  l'honneur  aussi  bien  que  le  profit. 

Vous  parlerai-je  après  cela  de  la  liberté  du  Courtage,  question  qui  pro- 
gresse aussi  ;  de  celle  des  haras,  de  laquelle  on  s'est  si  sensiblement  rappro- 
ché; ou  de  celle  des  théâtres;  de  l'institution  nouvelle  parmi  nous  des 
sociétés  a  responsabilité  limitée;  de  la  loi  qui  a  rendu  la  commandite  plus 
facile  en  la  rendant  plus  sûre;  de  cette  lettre  sur  la  décentralisation 


(1)  Qu'il  nous  soit  permis  cependant,  après  avoir  rendu  justice  à  ces 
enquêtes,  d'exprimer  le  regret  que  les  volumes  dans  lesquels  elles  sont 
recueillies  n'entrent  pas  plus  largement  encore  dans  la  publicité  com- 
mune. Les  hommes  spéciaux  môme  ont  souvent  de  la  peine  à  se  les  pro- 
curer; et  nous  avons  vu  d'importnntos  municipalités  privées  rie  tous 
documents  relatifs  à  la  Boulangerie, 


LES  PROGKKS  I)K  L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  211 

si  éiierf;iqncment  commentée  par  le  ministre  d'État,  et  dont  le  fyranJ 
corps  qui  en  est  saisi  ne  fera  pas  sans  doute  une  lettre  morte;  et  de  tant 
(reniravcs  peu  <'i  peu  desserrées,  de  tant  de  facilités  r\!ndues  ou  pro- 
mises au  libre  essor  de  Tesprit  d'initiative  et  au  libre  je  des  intérêts  et 
des  besoins? 

Rappellerai-je  les  discussions  et  les  études  qui  se  continuent  autour 
d'une  };rosse  et  populaire  réforme,  celle  des  Octrois;  et  metlrai-je  sous 
vos  yeux  les  paroles  ori^q^inales  et  significatives  par  lesquelles,  après 
avoir  reconnu  la  difficulté  actuelle  de  cette  réforme,  Thomme  éminent 
que  je  citais  tout  à  Theure,  M.  Michel  Chevalier,  la  rappelait  najjuère 
encore  à  nos  méditations  et  à  nos  espérances  ?  «  C'est,  disait-il,  une 
pensée  qui  reste  suspendue  dans  les  airs  à  une  certaine  dislance  de  la 
terre;  mais  qu'un  jour  à  venir  le  courant  des  événements  pourra  et 
devra  placer  à  la  portée  d'un  gouvernement  jaloux  de  laisser  de  son 
passage  une  trace  lumineuse.  Les  bénédictions  du  peuple  accueilleraient 
cette  réforme  »  (1). 

Mentionnerai-je  enfin  les  progrès  si  rapides  et  si  consolants  de  I'asso- 
ciATioN  :  de  cette  force  si  mal  comprise  il  y  a  quinze  ans  et  de  ceux  qui 
en  réclamaient  et  de  ceux  qui  en  repoussaient  l'emploi;  prônée  par 
les  uns  comme  une  panacée  qu'il  fallait  imposer  à  tout  prix  à  tous, 
honnie  par  les  autres  comme  une  duperie  et  un  mensong^e  contre  les- 
quels tous  les  moyens  étaient  bons;  et  qui,  réduite  enfin  à  ce  qu'elle 
est  et  doit  être,  —  une  des  combinaisons  et  une  des  formes  du  libre 
emploi  des  facultés  et  de  la  libre  assistance  des  intérêts,  ~  est  en 
train  de  gagner  peu  à  peu  à  elle,  par  la  persuasion  et  par  l'exemple, 
jusqu'aux  plus  ardents  de  ses  adversaires  d'autrefois  ?  L'expérience  est 
à  peine  commencée  sans  doute  :  elle  est  déjà  décisive  pourtant;  et 
elle  suffit  à  montrer  que  si  «  l'association,  »  comme  nous  le  disions  il  y 
a  quatre  ans  (2),  «  ne  peut  pas  tout,  elle  peut  quelque  chose  :  »  elle 
peut  beaucoup,  faut-il  dire,  à  une  condition  toutefois,  c'est  qu'elle 
reste  volontaire,  et  qu'elle  ne  cherche  le  succès  que  dans  les  efforts  et 
les  sacrifices  de  ceux  qui  se  confient  à  elle. 

C'est  ainsi  que  sont  nées  et  qu'ont  grandi  en  France  quelques-unes 
de  ces  associations  coopératives  dont  je  vous  faisais  jadis  l'instructive  et 
souvent  touchante  histoire;  c'est  ainsi  que  se  sont  développées  en 
Angleterre  ces  sociétés  de  consommation  dont  les  pionniers  de  Rochdale 
sont  le  plus  éclatant  exemple  ;  c'est  ainsi  surtout  qu'ont  surgi  et  que  se 
multiplient  de  toute  part    en   Allemagne   ces   associations  de  crédit 

(1)  Introduction  aux  rapports  sur  l'exposition  de  1861. 

(2)  V.  Leçons  cVéconomie  politique,  1er  vol.  p.  438  et  439. 


212  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

rnutuel,  de  crédit  populaire  (1)  comme  on  les  appelle  de  ce  côlé  du 
Rhin,  si  merveilleusement  dirigiîes  et  maintenues  dans  la  voie  de  la 
liberté  individuelle  et  de  l'effort  personnel  par  un  homme  que  l'avenir, 
s'il  est  juste,  ran[]^era  un  jour,  à  côté  des  Gobden  et  des  Peel,  au  nombre 
des  plus  ijrands  bienfaiteurs  de  leur  patrie  et  de  l'humanité,  M.  Schultze 
Delitsch.  Oui,  «  les  banques  cVavances^  »  entendues  comme  les  entend 
M.  Schultze  Delitsch  et  comme  on  commence  à  les  entendre  ailleurs 
qu'en  Allemagne,  sont  l'une  des  ^jrandes  œuvres  matérielles  et  morales 
de  notre  siècle;  car  elles  améliorent  la  condition  des  hommes  en  amélio- 
rant les  hommes.  «  Elles  apprennent  au  travailleur,  »  comme  l'a  si  bien 
dit  M.  Horn,  de  la  manière  la  plus  efficace,  par  le  succès,  que  l'amé- 
lioration de  son  sort  est  entre  ses  mains  et  non  ailleurs;  qu'il  doit  la 
chercher  dans  son  assiduité  au  travail,  dans  son  esprit  de  prévoyance, 
dans  les  progrès  de  sa  moralité  et  de  son  intelligence,  dans  la  considé- 
ration qu'il  sait  ainsi  acquérir  et  conserver.  Elles  enseignent  à  lui  d'a- 
bord, et  aux  autres  ensuite,  que  les  qualités  et  les  vertus  sont  un  capital,  le 
premier,  le  plus  sûr  et  le  plus  respectable  comme  le  plus  productif,  de 
tous.  Elles  enseignent  aussi  que  la  bienveillance  en  est  un,  quand  elle 
est  réciproque  et  méritée:  et  en  mettant  sous  nos  yeux  ces  familles 
d'artisans,  sans  avances  et  sans  sécurité  hier  parce  qu'ils  étaient  isolés 
et  sans  autre  répondant  pour  chacun  que  sa  propre  personne,  tranquilles 
et  riches  de  crédit  demain  parce  qu'ils  ont  mis  leur  faiblesse  en  commun 
et  ont  su,  selon  le  mot  de  l'Apôtre,  porter  résolument  «  les  fardeaux  les 
uns  des  autres,  »  elles  nous  donnent  le  meilleur  exemple  et  le  meilleur 
commentaire  de  la  solidarité  vraie  et  de  la  solidarité  féconde,  la  soli- 
darité volontaire,  celle  qui  naît  spontanément  de  la  liberté  et  qui 
l'étend. 

Mais,  en  vérité,  je  n'en  finirais  pas  si  je  voulais  énumérer  complète- 
ment tous  les  progrès  dont  la  science  économique  peut  se  féliciter  et 
s'applaudir  dans  cette  courte  période,  et  je  ne  dois  pas  oublier  que  j'ai 
un  autre  sujet  à  traiter.  Je  ne  puis  cependant  m'abstenir  de  rappeler 
au  moins  toutes  ces  réunions  chaque  jour  plus  nombreuses  et  plus  im- 
posantes dans  lesquelles,  par  un  mouvement  désormais  unanime,  les 
hommes  de  tous  les  pays  s'accoutument  à  étudier  et  à  discuter  périodi- 
quement ensemble  leurs  intérêts  de  toute  nature,  politiques,  écono- 
miques ou  religieux.  C'est  Londres,  c'est  Bruxelles,  c'est  Gand,  c'est  Ma- 
lines,  c'est  Amsterdam,  c'est  Berlin,  c'est  Francfort,  ce  sont  vingt  autres 
villes,  dont  les  noms  m'échappent,  qui  tour  à  tour  voient  affluer  dans 
leurs  murs  nationaux  et  étrangers,  attirés  d'au  delà  des  frontières  et  des 
mers  souvent  par  la  grande  aiïïiire  du  Congrès  :  —  Congrès  de  statis- 


:  i)  V.  1g  livre  de  31.  Batbie  sous  ce  lilre. 


LKS  PHOfiHKS  DK  L'I'XONOMIE  POLITIQUE.  213 

tiffUP,  conjurés  dp  hicnrais.'iiicp,  coiii^rcVs  (;c()n()Mii(|ii(',  C()ii[;r('*s  doiiaiiifu*, 
C()ii[;rrs  c.'illioliijuc,  conjures  de  savaiils,  cuiifirès  d'ouvriers  cl  congrès  de 
jiirisconsulles. 

Quel  spectacle,  pour  ne  parler  que  de  ce  dernier,  que  cette  rencontre 
à  bras  ouverts  des  deux  barreaux  de  deux  pays  si  lonp,temps  étran{',ers 
et  ennemis!  ces  éloquences  rivales  se  confondant  dans  un  maf^nifique 
apptîl  à  la  liberté  et  à  l'union  :  et  ces  deux  vieilles  et  puissantes  têtes,  le 
modèle  e(  la  gloire  de  deux  ou  trois  };énérations  d'orateurs  et  d'avocats, 
se  donnant  à  la  face  du  monde,  au  nom  des  deux  plus  {grandes  nations 
de  l'Europe,  le  baiser  de  paix  et  d'amour  !  Ah  !  c'est  bien  là  la  signifi- 
cation .commune  de  toutes  ces  réunions,  et  c'est  par  là  surtout  qu'elles 
préparent  à  l'avenir  de  meilleures  destinées,  méritées  par  plus  de  sagesse  et 
d'équité.  De  toutes  parts  les  hommes  sont  entraînés  vers  les  hommes;  et  les 
hommes  ne  peuvent  se  rencontrer  sans  que,  de  tous  les  cœurs,  jaillissent 
aussitôt  un  soupir  et  un  cri  communs  vers  la  paix,  vers  la  liberté,  vers 
la  justice,  vers  le  rapprochement  des  intérêts  et  des  idées.  Les  cabinets, 
imbus  des  vieilles  traditions  de  la  politique  de  division  et  d'antagonisme, 
n'ont  pas  voulu  faire  le  Congrès  de  la  Paix;  visiblement  les  peuples  sont 
en  train  de  le  faire.  Que  dis-je?  Ils  en  ont  arrêté  déjà  les  premiers  ar- 
ticles, et  déjà  ils  ont  amené  les  souverains  à  donner  à  ces  articles  leur 
adhésion  et  leur  signature. 

Cette  année  même,  le  8  du  mois  d'août,  sur  la  seule  initiative  d'un 
homme  de  cœur  et  de  persévérance,  M.  H.  Dunant,  l'auteur  de  ce  récit 
émouvant  entre  tous — aun  Souvenir  de  Solferiîw,  » — des  représentants  de 
douze  des  puissances  de  l'Europe  (1)  étaient  réunis  à  Genève  :  un  traité, 
dont  j'ai  là  le  texte  entre  les  mains,  le  a  Traité  de  Genève  »,  qui  tiendra 
un  jour  une  plus  grande  place  dans  l'histoire  que  les  traités  d'Utrecht, 
de  Westphalie  ou  de  Ryswick,  était  conclu  par  eux  d'un  accord  unanime  ; 
et  ce  traité,  quel  en  était  l'objet?  «  D'adoucir  les  maux  inséparables  de 
la  guerre  »  en  neutralisant,  avec  les  hôpitaux  et  les  ambulances,  tout  le 
personnel  sanitaire  et  hospitalier  de  tous  les  camps;  de  rendre  sacrées  à 


(1)  Ces  douze  puissances  sont  :  le  Grand-Duc  de  Bade,  le  roi  des  Belges, 
le  roi  de  Danemark,  la  reine  d'Espagne,  l'Empereur  des  Français,  le 
Grand-Duc  de  Hesse-Darmstadt,  le  roi  d'Italie,  le  roi  des  Pays-Bas,  le 
roi  de  Portugal,  le  roi  de  Prusse,  la  Confédération  Suisse  et  le  roi  de 
Wurtemberg.  —  «Le  protocole  est  d'ailleurs  resté  ouvert  à  Berne,  et  il 
paraît  presque  certain  que  toutes  les  puissances  civilisées  viendront 
successivement  donner  leur  adhésion  au  Traité  de  Genève  qui  demeurera 
dans  les  siècles  futurs  comme  un  monument  des  idées  d'humanité  qui 
honorent  notre  époque.  «  Ces  lignes  sont  empruntées  à  la  brochure  Le 
Congrès  et  le  Traité  de  Genève.  II  a  été,  en  effet,  annoncé  depuis  peu  par 
la  plupart  des  journaux,  que  de  nouvelles  adhésions,  notamment  celle 
de  la  Grande-Bretagne,  avaient  été  obtenues. 


214  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

la  fois  la  souffrance  et  l'assistance,  en  faisant  des  blessés  et  des  malades 
une  sauvegarde  pour  le  toit  qui  les  recueille  et  pour  les  mains  qui  les 
soi{]^nent;  de  provoquer,  en  un  mot,  par  rorp,anisation,  en  tous  pays,  de 
corps  libres  et  spéciaux  de  secours  et  d'infirmiers  volontaires,  la  grande 
Franc-Maçonnerie  internationale  du  dévouement  et  de  la  charité.  Évi- 
demment, cette  grande  œuvre  n'en  restera  pas  là.  C'est  beaucoup  de  se 
respecter  les  uns  les  autres  après  la  lutte  et  d'abjurer,  en  présence  de  la 
douleur  et  de  la  mort,  tout  ressentiment  et  toute  haine.  Mais  ce  sera  plus 
encore  de  contenir  et  de  réprimer  ces  sentiments  avant  qu'ils  n'éclatent, 
et  d'éviter  le  mal  pour  n'avoir  pas  à  le  réparer  ou  à  l'atténuer.  Ces 
hommes  et  ces  femmes,  venus  d'un  même  mouvement  des  extrémités  de 
l'horizon  pour  «  adoucir  les  maux  inséparables  de  la  guerre,  »  ne  pour- 
ront, après  avoir  vu  ce  que  sont  ces  maux,  manquer  de  se  dire  que  le 
plus  sûr  et  le  moins  onéreux  de  tous  les  adoucissements  serait  d'adoucir 
la  guerre  elle-même,  en  la  rendant  plus  rare  et  plus  difficile.  Et  quand 
ils  auront,  au  prix  de  mille  dangers  et  de  mille  fatigues,  imparfaitement 
séché  en  commun  les  larmes  et  étanché  le  sang  sur  les  champs  de  ba- 
taille et  dans  les  hôpitaux,  ils  reviendront,  soyez-en  sûrs,  dans  leurs 
villes  et  dans  leurs  villages  continuer  plus  paisiblement  et  plus  efficace- 
ment leur  œuvre,  en  travaillant  en  commun  encore  à  prévenir  les  larmes 
et  à  arrêter  le  sang.  Ils  auront  contemplé  la  guerre  à  l'œuvre  :  ils  sauront 
ce  que  vaut  la  paix;  et  ils  sauront  le  faire  comprendre  enfin  à  ceux  qui 
l'ignorent. 

II 

Mais  peut-être.  Messieurs,  tout  en  applaudissant  à  tant  d'heureux  ré- 
sultats, en  saluant  du  fond  du  cœur  tant  de  nobles  et  douces  espérances, 
êtes-vous  tentés  de  vous  demander  ce  qu'a  à  faire  en  tout  ceci  la  science 
économique,  et  si  je  n'enfle  pas  à  plaisir  son  actif,  en  portant  à  son 
compte  une  bonne  part  de  ces  améliorations  accomplies  ou  commencées. 
Molière  avait  bien  raison,  murmurez-vous  à  demi  voix  :  M.  Josse  sera 
toujours  orfèvre.  Eh  bien,  regardez  autour  de  vous  et  voyez,  à  l'égard 
de  la  science  elle-même,  quelle  transformation  s'est  accomplie. 

Il  fallait,  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans  encore,  et  malgré  de  célèbres  pa- 
roles, de  l'initiative,  de  l'énergie,  de  la  persévérance,  presque  du  cou- 
rage, pour  oser  dire  tout  haut  que  l'économie  politique  était  utile  à 
connaître,  et  pour  réclamer  en  sa  faveur  le  droit  de  se  faire  librement 
entendre  du  haut  d'une  chaire  publique.  Vous  en  savez  quelque  chose, 
vous  qui  m'écoutez;  et  plus  d'un,  lorsque  enfin  s'est  dressée  parmi  vous, 
pour  la  première  fois,  cette  téméraire  nouveauté,  a  dû  appliquer  en  sou- 
riant à  ce  laborieux  enfantement  le  vers  de  Virgile  : 

«  Tantœ  molis  eratf....  » 


LES  PROGHKS  DK  L'iUiilNO^IlK  i'OMTIOUE.  215 

Dtipiiis,  dans  coiiihicii  de,  villes  cl  sons  combien  de  Ibruies  ceLLc  éco- 
nomie ijolilicjue,  alors  regardée  avec  tant  d'appréliensiori  cl  de  défiance, 
n'a-l-elle  pas  élé  accueillie  ou  appelée?  Avec  quelle  distinction  et  (pjelle 
bienveillance  ne  s'est-elle  pas  vue  traitée?  Quel  empressement  pour  en- 
tendre ses  leçons,  (juelle  ardeur  h  les  commenter,  (juel  zèle  à  les  répéter 
et  à  les  mulîiplier!  C'est  Pau,  où  l'on  veut  bien  se  souvenir  encore  de 
mes  premiers  débuts,  et  où,  d'ailleurs,  ma  voix  n'a  pas  été  la  seule  en- 
tendue (1).  —  C'est  Bordeaux,  c'est  Nancy,  c'est  Nice  où  je  retourne.  — 
C'est  Reims,  la  première  émule  de  Montpellier,  où  pendant  deux  années 
s'est  fait  applaudir  et  aimer  la  parole  chaleureuse  et  pressante  de  M.  Mo- 
deste.— C'est  Lyon,  (jui  vient  d'appeler  de  Genève  un  professeur  dési(jné 
par  lesuccès,M.Dameth. — C'est  Paris,  enfin,  où  dès  l'hiver  dernier,  M.  du 
Puynode  donnait  vaillamment  l'exemple  au  [jrand  amphithéâtre  de  l'École 
de  Médecine;  où  moi-même  cet  été,  dans  la  même  enceinte,  devant  un 
auditoire  considérable  et  composé  pour  une  bonne  partie  d'ouvriers, 
j'ai  pu  traiter  en  toute  liberté  le  grave  problème  des  machines;  et  où 
l'un  des  professeurs  les  plus  distingués  de  l'École  de  Droit,  M.  Batbie, 
ouvre  après  demain,  pour  cette  studieuse  jeunesse  venue  de  tous  les 
coins  de  la  France,  un  cours  qui  n'est  que  l'annonce  et  le  point  de 
départ  d'une  mesure  plus  générale  (2). 

Hier,  et  dès  avant  l'enseignement  supérieur,  l'enseignement  secon- 
daire avait  vu  l'économie  politique  pénétrer  dans  ses  programmes,  à  la 
voix  d'un  ministre  à  qui  le  passé  a  appris  à  se  défier  des  entraînements 
de  «  Vhistoire  bataille^  »  à  qui  le  présent  enseigne  que  «  nos  sociétés 
laborieuses  ont  d'autres  affaires  que  la  guerre  et  les  intrigues  de  cour,  » 
et  qui  pense  qu'une  éducation  vraiment  libérale  ne  saurait  exclure  ces 
connaissances  de  tous  les  jours  que  Fénelon  mettait  si  sagement  au  pre- 
mier rang.  Elle  pénètre  aujourd'hui  dans  l'enseignement  professionnel, 
où  l'étude  des  «  ressorts  délicats  de  la  mécanique  sociale  »  a  sa  place 
marquée  à  côté  de  l'étude  de  la  nature  physique  et  des  lois  techniques  de 
l'industrie  et  du  commerce.  Demain,  elle  descendra  dans  l'enseignement 


(1)  M.  Walras,  connu  par  plusieurs  travaux  fort  distingués,  et  qui  dès 
1831  avait  professé  l'économie  politique  à  Evreux,  a  fait  des  conférences 
à  Pau  en  1863. 

(2)  Déjà,  en  effet,  plusieurs  cours  sont  ouverts  dans  les  Facultés  de 
droit.  Nous  citerons,  entre  autres,  celui  qui  est  fait  à  la  Faculté  de  Tou- 
louse par  un  des  professeurs  de  cette  Faculté  ;  et  le  cours  libre  fait  à 
celle  de  Nancy  par  M.  A.  de  Metz-Noblat,  dont  la  première  leçon  est  un 
modèle  d'exposition  élégante  et  précise,  tel  qu'on  pouvait  l'attendre  de 
l'auteur  de  V Analyse  des  phénomènes  économiques. 

Mentionnons  aussi  le  rétablissement  de  la  chaire  du  Conservatoire 
des  Arts  et  Métiers,  occupée  cet  hiver  par  M.  Wolowski, 


216  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

primaire,  pour  lequel  déjà  d'heureux  essais  oui,  été  (entés  parmi  vous  et 
ailleurs;  dans  lequel,  en  ce  moment  même,  en  Alsace,  des  industriels 
éminents,  guides  et  instituteurs  volontaires  de  la  population  laborieuse 
qui  les  entoure,  s'efforcent  de  l'introduire  après  mille  autres  bien- 
faits (1);  et  qui  en  effet  n'a  pas  moins  besoin  que  les  autres  de  ce  com- 
plément; car  il  n'est  pas  un  homme  à  qui  il  n'importe  de  savoir  avec 
exactitude,  sinon  avec  développement,  quelles  sont  les  lois  [génératrices 
de  la  richesse  privée  et  di;  la  prospérité  publique;  et  il  n'en  est  pas  un 
à  qui  il  ne  nous  importe  de  ne  pas  le  laisser  ig'uorer.  11  n'est  pas  un 
homme  qui  puisse,  sans  dan^i^er,  ni  sans  faute  être  laissé  indiffé- 
remment à  l'état  brut;  pas  un  qui,  comme  ce  minerai  (grossier  qui 
recèle  l'argent,  comme  cette  pierre  noire  dans  laquelle  la  chaleur 
éveille  la  chaleur  et  la  flamme,  ne  renferme  en  lui  les  veines  bril- 
lantes du  métal  précieux,  la  puissante  expansion  de  la  force  ou  les 
merveilleuses  splendeurs  de  la  lumière.  L'humanité,  toute  l'humanité, 
jusque  dans  ses  dernières  couches,  a  besoin  d'être  élevée  dans  tous  les 
sens  de  cet  admirable  terme;  et  «  le  devoir  social,  »  l'intérêt  social  aussi, 
ff  consiste  »  désormais  «  à  donner  «  à  tous,  et  jusqu'aux  «  moindres  de 
ces  petits,  la  lumière  et  le  pain,  la  dignité  humaine  et  la  liberté.  La 
masse  entière,  bonne  ou  mauvaise,  commence  à  être  pénétrée  d'une 
certaine  lumière  générale,  »  et  elle  commence  à  tressaillir  chaque  jour 
plus  fort  dans  l'attente  d'une  lumière  plus  universelle  et  plus  vive, 
«  comme  l'Orient  lorsque  s'approche  «  le  jour  (2).  » 

Ainsi  parle,  Messieurs,  ainsi  parlait  naguère,  dans  un  livre  d'une 
rare  élévation  de  pensée  et  d'une  rare  beauté  de  langage,  le  commentaire 
sur  saint  Mathieu^  un  des  plus  illustres  théologiens  de  ce  temps,  procla- 
mant, à  propos  de  l'Évangile  même,  ses  sympathies  pour  «  la  plus  nouvelle 
et  la  plus  importante  des  sciences,  ï»  pour  «  cette  grande  et  noble  science  » 
qu'il  appelle  «  la  science  du  pain  (3).  »  Dieu  soit  loué  !  Il  n'y  a  pas  que 
le  P.  Gratry  qui  pense  et  qui  parle  ainsi.  Et  s'il  n'est  que  trop  vrai,  mal- 
heureusement, que  pendant  longtemps  l'économie  politique  a  été  pour 
le  moins  suspecte  aux  hommes  d'étude  et  aux  hommes  de  foi,  il  s'en  faut 
qu'ils  aient  persisté  à  son  égard  dans  cette  attitude  de  réserve  et  parfois 
d'hostilité.  Ils  l'accusaient,  hier  encore,  de  semer  la  discorde  parmi  les 
hommes  en  les  entretenant  de  réformes  et  d'améliorations  prématurées 
ou  excessives;  et  les  voilà  qui  vont,  selon  le  mot  admirable  de  Bastiat, 


(4)  M.  J.-J.  Bourcart,  à  Guebwiller,  et  M.  Steinheil  à  Rothaii,  notam- 
ment. 

(2)  Le  R.  Père  Gratry,  commentaire  sur  l'Évangile,  selon  St-Mathieu, 
page  248. 

(3)  M.  ici  page  75  et  338, 


LES  PROGHÈS  DE  L'I^XONOMIE  POLITIQUE.  217 

doniaiider  à  si!s  ciiS(ii};iieineiUs  iiiiiuix  compris  1(!S  n,(M'iii(is  de,  «  la  conci- 
îudioii  scieiUijiqae  »  dos  iiiLércls  par  la  jiisLicc!  ils  lui  re[)r()chalciil  de 
rabaisser  vers  la  terre  les  times  uni({ii(îmcnt  occupées  des  réalités  Tup/i- 
tivcs  de  ce  monde;  et  ils  viennent,  en  présence  du  matérialisme  qui 
descend  sur  nous  des  froides  hauteurs  de  l'abstraction  philosophique, 
demander  à  ses  démonstrations  et  à  ses  aspirations  la  constatation  expé- 
rimentale de  la  souveraine  puissance  du  ressort  moral,  et  des  motifs  nou- 
veaux et  tang-iblcs  de  confiance  dans  cette  «  justice  du  royaume  de  Dieu 
qui  donne  tout  par  surcroît.  »  Il  y  a  quelque  vinjjt  années,  au  temps  de 
la  célèbre  ligue  contre  les  lois  absurdes  qui  affamaient  l'Anf^lcterre, 
700  ministres  des  diverses  communions  de  ce  pays  se  rencontrèrent  un 
jour  à  Mancliester,  dit  M.  Fonteyraud,  divisés  sur  bien  des  points  sans 
doute,  mais  «  réunis  au  sommet  du  Christianisme,  sur  le  terrain  neutre 
de  la  charité  et  de  la  justice;  »  et  d'un  mouvement  unanime  ils  décla- 
rèrent que  la  lé[jislation  attaquée  était  «  contraire  à  la  loi  divine  comme 
interceptant  entre  les  hommes  la  libre  transmission  des  dons  du 
Créateur.  » 

J'ai  vu,  moi  aussi  (et  comment  ne  pas  rappeler  avec  quelque  or[]?ueil 
une  telle  bonne  fortune.^)  ;  j'ai  vu,  dans  une  de  nos  plus  [grandes  villes, 
avec  les  chefs  de  l'administration,  de  la  magistrature  et  de  Tarmée,  avec 
l'élite  du  g:rand  commerce  et  avec  celle  des  ouvriers  laborieux  et  avides 
de  savoir,  un  prélat  revêtu  de  la  pourpre  romaine,  un  grand  rabbin  du 
culte  Israélite  et  les  ministres  de  diverses  communions  protestantes, 
assis  dans  la  même  salle  autour  d'une  chaire  d'économie  politique  et 
l'honorant  d'une  commune  bienveillance.  Aucun  ne  semblait  se  douter 
que  ce  fût  là  un  enseignement  pervers  et  que  le  progrès  dont  il  cherche 
à  indiquer  les  voies  fût  maudit.  Aucun  ne  disait  que  la  richesse  et  !e 
bien-être,  lorsqu'ils  sont  le  résultat  naturel  de  l'intelligence  et  de 
l'effort,  fussent  des  fruits  empoisonnés  dont  la  morale  et  la  religion 
interdisent  l'usage. 

Tous  paraissent  convaincus,  au  contraire,  que  ce  n'est  jamais  impu- 
nément qu'on  détourne  l'homme  des  choses  auxquelles  sa  na'ure  même 
lui  fait  une  nécessité  de  songer  et  de  pourvoir.  Ils  savaient  qns  la  ma- 
tière, c'est-à-dire  la  vie  et  la  substance  de  la  vie,  ne  nous  a  pas  été 
donnée  pour  en  médire  et  pour  la  renier,  mais  pour  l'élever  en  mus  en 
servant  selon  nos  forces.  Ils  connaissaient  cette  grande  parole  qui  ne 
permet  pas  seulement,  qui  conseille  et  qui  commande  l'usage  des  biens 
d'ici-bas  en  même  temps  qu'elle  en  détermine  et  en  consacre  l'emploi  : 
«  Sic  transeamus  per  temporalia  ut  non  amittamus  œterna  ;  sachons  user 
des  biens  passagers  du  présent  de  façon  à  nous  préparer  la  jouissance 
des  biens  éternels  de  l'avenir.  »  Et  ils  connaissaient  aussi  ce  mot  sans 
réplique  d'un  des  plus  grands  et  plus  puissants  génies  de  notre  France, 
de  ce  Pascal  si  rigide  pour  lui-même  :  «  L'homme  n'est  ni  ange  ni  bête; 


218  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

et  le  malheur  veut  que  qui  veut  faire  ran{;e  fait  la  bête.  »  L'économie 
politique,  vous  le  savez,  ne  dit  pas  autre  chose. 

J'arrête  ici, Messieurs,  cette  revue.  Quelque  rapide  et  insuffisante  qu'elle 
ait  été,  elle  m'a  entraîné  bien  loin.  Mais  je  ne  m'en  excuserai  pas.  IN'était- 
elle  pas  pour  ainsi  dire  commandée  ici?  Ne  vous  devais-je  pas,  en  vous 
retrouvant,  compte  du  «  talent  »  que  j'ai  reçu  de  vous  pour  le  faire 
fructifier.^  Vous  avez  semé  le  grain  de  sénevé.  Il  n'était  que  juste  de 
vous  faire  voir  comment  ce  g^rain  a  germé,  comment  il  a  verdi,  com- 
ment il  a  projeté  dans  toutes  les  directions  ses  rameaux  et  ses  racines. 
Ne  nous  faisons  pas  d'illusions;  l'arbre,  malgré  ces  brillantes  appa- 
rences, ne  fait  que  commencer  à  grandir  et  à  s'étendre,  et  de  longtemps 
encore  nous  n'aurons  le  droit  de  nous  coucher  à  son  ombre  en  nous 
disant  que  notre  tâche  est  accomplie.  Mais  tel  qu'il  est  pourtant, 
comme  ces  fleuves  dont  le  voyageur  admire  les  flots  couverts  de  barques 
après  les  avoir  contemplés  dans  l'humilité  de  leurs  sources,  il  est  assez 
puissant  déjà  pour  rassurer  et  réjouir  ceux  qui  l'ont  vu  si  petit,  et 
désormais,  nous  pouvons  le  dire,  il  ne  sera  plus  renversé. 

Frédéric  Passy. 


L'ENQUÊTE 

SUR    L'INTÉRÊT    DE    L'ARGENT 


DÉPOSITION    DE    M.    WOLOWSKI 

Membre  de  l'Institut,  professeur  d'économie  politique  et  de  législation  industrielle 
au  Conservatoire  des  Arts-et-Métiers. 


L'enquête  sur  l'intérêt  de  l'argent,  présidée  par  M.  de  Parieu,  vice- 
président  du  Conseil  d'État,  est  en  voie  de  publication;  elle  forme 
deux  volumes  considérables  :  le  premier  renferme  les  résultats  de 
l'enquête  orale,  et  le  second  ceux  de  l'enquête  écrite.  Un  résumé,  qui 
émane  d'une  plume  autorisée,  fait  ainsi  connaître  l'ensemble  des  idées 
émises. 

Six  opinions  partagent  les  150  témoins  qui  ont  émis  leur  avis  dans 
cette  enquête. 

La  première  de  ces  opinions  tendrait  à  conserver  intacte  la  législation 
sur  l'intérêt  de  l'argent  en  matière  civile  et  en  matière  commerciale,  et 
à  laisser  subsister  intactes  toutes  les  sanctions  civiles  et  pénales  pro- 
noncées par  les  lois  de  1807  et  de  1850  en  cette  matière. 


L'KNOUÈTE  SUK  L'INTÉKKT  DK  I/ARGENT.  219 

llno  sncondi;  ojunioii  Iciidrail,  à  éhiver  k:  iiiaximiiin  (rinlércl  aiilnrisô 
par  la  loi  de  1807,  et  à  ik;  considérer  coimiie  iilé};aies  (jne  les  sli|)ula- 
tions  d'inlérêt  qui  excéderaient,  par  exemple,  6  p.  0/0  en  matière  civile, 
(M  7  p.  0/0  en  matière  commerciale. 

Une  troisième,  opinion  considérant  qu'une  loi  de  1857  a  autorisé  la 
Hanque  de  France  à  dépasser  pour  le  taux  de  ses  escomptes,  et  d'une 
manière  indéfinie,  la  limite  d'intérêt,  consacrée  par  la  loi  de  1807,  a 
proposé  de  donner  aux  particuliers  la  liberté  d'imiter  les  stipulations  de 
la  Banque  dans  les  époques  exceptionnelles  où  cet  établissement  de 
crédit  exi(}e  pour  ses  escomptes  un  intérêt  supérieur  à  celui  qui  est 
permis  par  la  loi  de  1807. 

Ces  trois  opinions,  et  les  deux  premières  surtout,  n'ont  réuni  qu'un 
très-petit  nombre  de  partisans. 

Trois  autres  opinions  ont  paru  se  présenter  dans  les  résultats  de 
l'enquête  avec  des  chances  plus  considérables  de  fixer  l'approbation  des 
pouvoirs  publics. 

L'une  d'elles,  qui  est  surtout  recommandée,  par  divers  magistrats  et 
par  la  majorité  des  chambres  de  notaires,  consisterait  à  conserver  intacte 
la  législation  actuelle  relative  aux  stipulations  d'intérêt  en  matière 
civile,  et  à  affranchir  au  contraire  de  toute  limite  d'intérêt  les  stipula- 
tions en  matière  commerciale. 

Une  autre  opinion,  qui  a  son  principal  point  d'appui  dans  Tavis  de  la 
majorité  des  chambres  de  commerce,  et  dans  celui  de  plusieurs  écono- 
mistes, voudrait  voir  disparaître  toute  limite  de  l'intérêt  conventionnel 
en  toute  matière,  suivant  ce  qui  a  été  établi  dans  les  dix  dernières 
années  et  à  des  époques  successives  dans  la  Grande-Bretagne,  l'Espagne, 
les  Pays-Bas  et  le  Piémont. 

Enfin,  une  dernière  opinion,  partagée  par  quelques  publicistes  et  par 
quelques  magistrats,  ainsi  que  par  un  vote  rendu  il  y  a  quelques  années 
par  la  chambre  des  représentants  belges,  reconnaîtrait  l'impossibilité 
de  définir  l'usure  par  le  simple  excès  d'un  maximum  d'intérêt  rigoureu- 
sement déterminé ,  et  proposerait  le  maintien  de  certaines  répressions 
dans  des  cas  où,  à  des  stipulations  excédant  le  taux  de  l'intérêt  légal,  se 
joindraient  des  circonstances  établissant  que  le  prêteur  a  abusé  de 
l'ignorance,  des  passions  ou  de  la  détresse  de  l'emprunteur,  avec  telle 
ou  telle  variété  dans  les  derniers  mois  de  cette  formule. 

Notre  collaborateur,  M.  Wolowski,  s'est  prononcé  dans  ce  sens  ;  l'im 
portance  du  problème,  envisagé  de  cette  maaière,  nous  engage  à  publier 
sa  déposition,  telle  qu'elle  a  été  recueillie  par  la  slénographie. 


220  JOURNAL  DES  ÉGONOMISTliS. 


M.  LE  PiiKsiDENT.  V^ous  connaissez,  Monsieur,  le  questionnaire.  Nous 
sommes  prêts  h  vous  entendre  sur  celles  des  questions  qu'il  contient, 
que  vous  croirez  devoir  traiter. 

M.  WoLOwsKi.  Je  ne  voudrais  pas,  Messieurs,  comme  l'enquête  est 
déjà  avancée,  revenir  trop  sur  les  questions  qui,  probablement,  ont  été 
;\  plusieurs  reprises  discutées  devant  vous;  je  prierais  M.  le  Président 
de  m'interrompre  si  j'abordais  des  points  suffisamment  éclaircis.  Je  me 
bornerai  à  émettre  quelques  idées  que  j'ai  essayé  de  mûrir  sur  cette 
grave  matière. 

Comme  économiste,  je  n'aime  guère  les  formules  radicales,  abstraites, 
alors  qu'il  s'agit  d'une  application  directe  du  droit  aux  intérêts  multi- 
ples de  la  société.  La  formule  peut  être  commode;  elle  n'est  pas  tou- 
jours efficace,  elle  ne  tient  pas  suffisammentcompte  du  milieu  dans  lequel 
les  lois  sont  appelées  à  opérer.  On  aboutit  ainsi  aux  doctrines  exclu- 
sives, avec  leur  intolérance. 

Je  n'ai  jamais  été  grand  partisan  d'une  économie  politique  idéale,  qui 
s'arracherait  en  quelque  sorte  du  milieu  des  sociétés  dans  lesquelles 
nous  vivons  et  qui  ne  tiendrait  compte  ni  des  mœurs,  ni  de  l'espace,  ni 
du  temps,  et  surtout  je  n'ai  jamais  compris  que  l'économie  politique  se 
séparât  des  idées  morales.  Je  la  regarde,  au  contraire,  dans  les  doc- 
trines diverses  qu'elle  essaye  de  mettre  en  lumière,  comme  une  des 
branches  essentielles  de  la  morale,  et,  pour  ma  part,  je  ne  voudrais 
jamais  ni  enseigner,  ni  essayer  de  faire  appliquer  une  doctrine  qui  n'eût 
pas  pour  elle  la  sanction  de  la  loi  morale. 

Ces  observations  préliminaires  ne  vous  paraîtront  sans  doute  pas  su- 
perflues dans  une  matière  où  trop  souvent  on  se  borne  à  émettre  des 
principes  absolus,  sur  lesquels  je  reviendrai  tout  à  l'heure,  et  dont  je  ne 
serais  le  partisan  qu'avec  de  grandes  restrictions,  ou  du  moins  après 
une  explication  plus  complète. 

Souvent,  en  effet,  pour  résoudre  cette  grave  question  de  la  limitation 
de  l'intérêt  et  des  lois  qui  y  sont  relatives,  on  se  borne  à  dire  :  «  L'ar- 
gent est  une  marchandise,  la  morale  n'a  rien  à  y  voir;  ces  questions 
doivent  être  traitées  comme  les  questions  ordinaires  du  commerce  et  de 
la  marchandise.  » 

Sur  les  deux  points,  je  ne  saurais  être  d'accord  avec  les  personnes 
qui  s'expriment  ainsi.  A  mes  yeux,  si  l'argent  est  une  marchandise,  c'est 
une  marchandise  tellement  différente,  tellement  distincte  de  toutes  les 
autres,  une  marchandise  ayant  un  caractère  tellement  particulier,  que 
je  ne  serai  point  tenté  de  me  borner  à  des  assertions  générales.  Il  im- 
porte de  scruter  d'une  manière  plus  approfondie  la  nature  de  l'argent, 
la  nature  de  la  monnaie,  la  nature  du  contrat  qui  s'opère  alors  qu'un 
prêt  à  intérêt  est  consenti. 

D'un  autre  côté,  ici  comme  partout,  je  ne  saurais  faire  abstraction  de 
l'idée  morale.  Aussi,  de  prime  abord,  je  dirai  que  toute  espèce  de  vio- 
lence, couverte  ou  patente,  toute  espèce  d'extorsion,  d'abus  des  pas- 


L'IvMjUKTK   SUR  L'INTl'ini-T  l)K  L'AlUiKNT.  221 

sions,  (lo  (loi,  (le  IriuKh^  j)lus  oti  moins  avouéo,  vX  ce  |)rofil,  (lu'iin  liommc 
ayant  un  caijilal  à  sa  (iis|)osilioii  veut  liror  à  tout  pri\,  per  [as  et  nefas^ 
(le  coliii  (|ui  est  dans  lo  hosoin,  m'arrôtc,  m'inquiète;  jo  suis  prôt  ;\  ré- 
jx'tor,  avec  Léon  FaucluM- :  «  Lo  capitaliste  qui  spécuNi  sur  la  détresse 
temporaire  de  INMnpi'unteur  est  un  misi'rahle.  »  —  Si  h^s  lois  relatives  à 
I  inU'rèl,  l(»lies  (pi'elles  existent  aujourd'hui,  étaient  ûv  nature  à  me  sa- 
lislaii-e  sous  ce  rapport,  si  elles  imposaient  une  limitation  elTicace  à  une 
exploitation  indigne,  j'hésiterais  fort  i\  y  porter  la  main.  Je  ne  les  crois 
pas  bonnes,  parce  ({u'eiles  sont  entièrement  impuissantes  au  point  de 
vue  moral,  auquel  je  me  rattache  avant  tout;  je  les  crois  mal  construi- 
tes, —  permettez-moi  d'employer  cette  expression  banale, —  elles  s'atta- 
chent à  un  signe  extérieur  qui  ne  signifie  rien  quant  à  la  moralité  de 
l'acte.  En  effet,  la  fixation  d'un  chiiïre  précis  du  taux  d'intérêt  qui  doit 
être  perçu  en  matière  civile  et  en  matière  commerciale  n'est  nullement 
une  chose  adéquate  à  l'espèce  de  violence  faite  à  la  volonté  de  l'em- 
prunteur ;  elle  ne  fournit  nullement  les  signes  véritables  du  délit  d'u- 
sure, dont  je  suis  loin  de  révoquer  en  doute  l'existence  et  le  danger, 
mais  qu'il  faudrait  essayer  d'atteindre  par  d'autres  moyens,  par  des 
moyens  mieux  appropriés  que  ne  l'est  une  fixation  arbitraire  du  taux 
de  l'intérêt. 

La  variété  et  la  mobilité  des  transactions  humaines  sont  si  grandes 
que,  quelle  que  soit  la  limite,  quel  que  soit  le  chiffre  que  l'on  inscrive 
dans  la  loi,  l'arbitraire  y  domine.  Cet  emploi  du  pouvoir  de  l'autorité, 
ce  mode  d'intervention  du  législateur  et  du  gouvernement  entraînent  des 
conséquences  extrêmement  graves,  et  qui  semblent  devoir  être  évitées. 

Je  n'examine  pas  si  le  taux  de  5  ou  6  p.  100  posé  par  la  loi  de  1807 
convient  aux  circonstances  actuelles  ;  je  pourrai  plus  tard  rechercher 
quelle  fut  la  pensée  du  législateur  à  cette  époque,  et  montrer  qu'il  ne 
l'avait  pas  regardé  non  plus  comme  un  taux  invariable  ;  au  contraire, 
ce  taux  devrait  être  successivement  modifié  ;  il  devrait  y  avoir  des 
études  dirigées  dans  ce  sens,  afin  de  faire  cadrer  la  limite  de  la  loi  avec 
le  taux  moyen  des  affaires.  Mais  ce  taux  moyen,  ces  moyennes,  dange- 
reuses partout,  me  paraissent  extrêmement  périlleuses,  quand  il  s'agit 
de  la  fixation  de  l'intérêt,  et  que  celle-ci  doit  servir  à  déterminer  une 
appréciation  morale  et  à  spécifier  la  qualité  de  délit  imprimée  à  la 
perception  d'un  profit  du  capital.  Ceci  ne  me  paraît  pas  admissible.  Je 
n'admets  pas  les  moyennes  en  matière  pénale  :  on  ne  saurait  ramener 
à  des  moyennes  des  questions  de  cet  ordre. 

Le  sentiment  avec  lequel  j'aborde  l'examen  de  ces  difficultés  n'a  rien 
d'absolu  ;  je  comprends  à  merveille  les  embarras  que  la  solution  a  ren- 
contrés ;  je  respecte  les  scrupules  des  hommes  qui  ont  eu  à  y  regarder 
de  près,  alors  qu'il  s'est  agi  de  modifier  une  loi  d'une  portée  considé- 
rable et  complexe. 

Je  n'oublie  pas,  comme  économiste,  que  celui  que  je  regarderai  tou- 
jours comme  le  maître  de  la  science,  Adam  Smith,  a  lui-même  hésité  ; 
il  a  fait  plus  que  d'hésiter,  il  admis  certaines  déterminations  du  taux 
de  l'intérêt.  Il  l'a  fait  pour  des   motifs  que,   malgré  le  respect  profond 


■222  JUUKJNAL  DES  ÈCUINOMISTES. 

que  je  porte  à  sa   mémoire,  je  ne  saurais  admettre   comme    suffisants. 

Il  a  surtout  eu  en  vue  les  prodigues,  les  hommes  à  projets.  Peut-être 
la  touche  profonde  avec  laquelle  il  a  gravé  les  principes  de  la  science 
dans  d'autres  directions,  ne  distingue-t-eUe  pas  le  peu  de  lignes  qu'il 
a  consacrées  à  l'examen  de  cette  grave  question.  Ce  n'est  pas  la  loi  sur 
le  taux  de  l'intérêt  qui  empêchera  les  prodigues  de  dissiper  leur  fortune  ; 
ils  trouveront  toujours  le  moyen  de  la  dépenser  d'une  manière  folle.  Les 
hommes  à  projets,  je  ne  les  condamne  pas  aussi  hardiment  que  Smith 
le  faisait;  en  présence  des  merveilles  que  notre  siècle  a  vues  s'accom- 
plir, nous  devons  être  un  peu  plus  indulgents  pour  les  hommes  à  projets. 
Nous  devons  nous  rappeler,  par  exemple,  que  Stephenson  passait  pour 
un  homme  à  projets,  et  pour  un  extravagant,  lorsque,  dans  une  de  ces 
enquêtes  que  le  parlement  d'Angleterre  a  l'habitude  d'ouvrir  sur  toutes 
les  grandes  questions,  il  se  faisait  fort, — je  crois  que  c'était  en  1825, — 
de  faire  marcher  une  locomotive  avec  une  vitesse  de  quatre  lieues  à 
l'heure  ;  on  regardait  alors  cela  comme  une  extravagance. 

Fulton  aussi  fut  un  homme  à  projets,  aux  yeux  de  beaucoup  de  sa- 
vants :  le  premier  bateau  de  Fulton  a  été  nommé  la  Folie-Fulton.  Cela 
n'empêche  point  les  navires  à  vapeur  de  franchir  aujourd'hui  l'Océan. 

Nous  devons  être  plus  indulgents  pour  les  hommes  audacieux  qui  ont 
accompli  d'aussi  grandes  choses,  et  qui  peuvent  en  accomplir  d'autres 
non  moins  fécondes.  Les  sommes  dépensées  de  cette  manière  peuvent 
être  bien  souvent  dépensées  à  tort  ;  la  prime  d'assurance  qui  entre  dans 
toute  espèce  de  loyer  du  capital  devra  être  extrêmement  élevée,  et  c'est 
un  des  motifs  par  lesquels  elle  se  justifie  aux  yeux  de  la  morale  et  de  l'in- 
érêt  général.  La  fixation  arbitraire  d'un  maximum,  pour  toute  entre- 
prise qui,  plus  ou  moins,  fait  courir  des  chances  aléatoires,  est  une  mau- 
vaise chose,  un  chose  à  rejeter. 

Sans  nul  doute,  des  abus  fâcheux,  odieux,  peuvent  se  produire  ;  la  cu- 
pidité peut  exploiter  et  pressurer  le  besoin,  en  dépassant  les  limites  que 
pose  la  conscience.  Je  suis  tellement  loin  de  croire  que  la  morale,  dont 
je  parlerai  tout  à  l'heure,  n'a  rien  à  faire  dans  cette  question,  qu'avec 
un  ferme  désir  de  parvenir  à  écarter  d'aussi  tristes  conséquences,  je  suis 
arrivé  à  la  conviction  que  la  morale  seule  peut  jouer  ici  un  grand  rôle  ; 
en  inspirant  aux  hommes  un  sens  plus  délicat,  les  mœurs  agiront  d'une 
manière  plus  efficace  que  des  règles  restrictives  arbitrairement  posées. 
Elles  pourront  aussi  trouver  un  appui  dans  une  disposition  de  la  loi  pé- 
nale, entièrement  en  dehors  d'une  fixation  quelconque  du  taux  de  l'inté- 
rêt ;  on  réussira  mieux  de  cette  manière  à  atteindre  le  but  légitime  pour- 
suivi par  les  dispositions  édictées  dans  la  loi  de  1807,  qu'il  s'agit  de 
réformer. 

QUESTIONS   GÉNÉRALES. 

1''*'  Question.  —  La  première  question  est  tellement  vaste,  que  ma 
pensée  pourra  sembler  un  peu  vagabonde  en  essayant  d'en  saisir  les 
divers  aspects. 

La  première  branche  de  cette  question  est  ainsi  conçue  : 


I/KINUUKTK  SUH  L'INTKRKT  OK  l/AHfiKNT.  223 

«  Quo  f;uil-il  ponsor  de  la  limite  do  l'intc^rôt  du  prôt  d'ari^ent,  suivant 
les  prinei|)es  du  droit  et  de  l'économie  politi([ue?  » 

II  y  aurait  des  volumes  ;\  (U'.rire  pour  y  n^pondre  ;  j'essayerai  cepen- 
dant de  préciser,  sous  les  deux  points  de  vue  du  droit  et  de  l'ëconomie 
politicpie,  les  principales  observations  que  cette  (question  me  paraît 
devoir  sui^.uérer. 

Au  point  do  vue  du  droit,  il  me  semble  que  le  i)rincipe  fondamental 
écrit  dans  l'article  1134  du  Code  civil,  portant  que  «  les  conventions 
tiennent  lieu  de  loi  à  ceux  qui  les  ont  faites,  »  doit  être  respecté  avant 
tout,  à  la  condition,  —  et  ceci  rentre  dans  les  dispositions  générales  de 
notre  droit,  —  qu'il  y  ait  une  volonté  libre  de  la  part  de  celui  qui  s'en- 
gage, qu'il  n'y  ait  ni  dol,  ni  fraude,  ni  violence.  La  distinction  est  déli- 
cate à  préciser  ;  elle  pourrait  seule  cependant  servir  de  base  à  une  dis- 
position de  loi  j)énale.  Si  elle  s'attachait  h  ce  qui  constitue  la  véritable 
usure,  c'est-à-dire  la  spoliation,  cette  disposition  serait,  non  pas  con- 
traire aux  dispositions  générales  de  notre  Code,  mais  conforme  à  son 
esprit  et  à  sa  pensée,  tandis  que  la  législation  de  1807  est  en  opposition 
directe  avec  les  prévisions  de  l'article  1134. 

Les  conventions  tiennent  lieu  de  loi  aux  parties,  pourquoi  ?  Parce 
que  l'homme  est  libre  ;  parce  qu'il  est  émancipé  de  l'ancienne  tutelle  ; 
parce  que,  dans  un  pays  surtout  qui  est  placé  sous  l'empire  du  suffrage 
universel,  dans  un  pays  où  chacun  des  citoyens  majeurs  est  appelé  à 
prononcer  sur  les  destinées  de  la  patrie,  il  semble  singulier  qu'on  le 
traite  comme  un  mineur,  qu'on  lui  refuse  la  capacité  nécessaire,  alors 
qu'il  s'agit  de  contracter  un  emprunt. 

D'ailleurs,  pourquoi  cette  exception  pour  un  seul  contrat,  alors  que 
toute  liberté  est  laissée  quant  aux  autres  transactions  civiles,  si  nom- 
breuses, pour  lesquelles  le  citoyen  est  parfaitement  apte  à  conclure 
un  marché  ?  Pourquoi  cette  exception  pour  le  prêt?  Est-ce  qu'il  ne  faut 
pas  se  reporter  à  tout  un  ensemble  d'idées,  de  préjugés,  de  précédents 
se  rattachant  à  cette  question,  et  qui  peuvent,  sinon  justifier,  du  moins 
expliquer  la  situation  singulière  que  l'on  crée  à  l'individu  majeur,  au 
citoyen  libre  de  ses  droits,  lorsqu'il  s'agit  de  contracter  un  emprunt? 

Il  ne  faut  pas  avoir  beaucoup  étudié  l'histoire  du  droit  pour  savoir 
que  des  précédents  nombreux  expliquent  cette  dérogation  au  droit 
commun,  ou  du  moins  font  comprendre  qu'elle  se  soit  présentée  à  l'es- 
prit du  législateur  moderne. 

Ici  deux  considérations  graves  ont  dû  exercer  leur  influence  :  une 
considération  religieuse,  une  considération  économique.  Quant  k  la 
considération  économique,  j'aurai  à  la  reprendre  tout  à  l'heure  et  à 
la  serrer  de  plus  près,  lorsque  j'essayerai  de  répondre  à  la  seconde 
branche  de  la  question.  Je  parle  d'abord  de  la  considération  reli- 
gieuse. 

Personne  n'ignore  les  préceptes  invoqués  pour  imposer  l'absence  de 
tout  intérêt,  l'absence  de  toute  rémunération  attribuée  à  celui  qui  avan- 
rail  le  capital,  comme  une  règle  de  foi,  une  obligation  stricte,  un  devoir 
religieux;  ces  ju'écédents  ont  dû  laisser  des  traces  profondes  dans  les 


221  JOUl^NAL  DES  ÉCONOMISTES. 

esprits,  dans  les  senlimcnts,  et  avoir  aussi  leur  contre-coup  dans   les 
dispositions  législatives. 
Un  texte  mal  interprète  a  servi  de  point  de  départ  aux  idées  rigou- 
-  reuses,  répandues  à  cet  égard.  L'évangéliste  saint  Luc,  rappelant  les 
paroles  du  Christ,  dit  :  Mutuum  date^  nihil  inde  sperantes. 

Du  véritable  sens  de  ces  paroles  ne  dérive  nullement  une  interdiction 
légale;  elles  se  bornent  purement  à  donner  un  conseil  de  charité.  Pour 
peu  qu'on  lise  l'ensemble  de  cet  évangile,  on  acquiert  bien  vite  la  con- 
viction que  la  parole  divine  cherche  à  inspirer  la  commisération  pour 
les  pauvres  et  k  indiquer  la  meilleure  voie  qui  conduit  au  salut  ;  il  y  a 
là  simplement  un  conseil  religieux,  ce  n'est  en  aucune  manière  une 
interdiction  du  prêt  à  intérêt.  Une  étude  approfondie, qui  émane  des  auto- 
rités ecclésiastiques  les  plus  respectables,  a  démontré  la  vanité  de  la 
prétention  qui  s'attachait  à  faire  dériver  de  ces  paroles  l'interdiction 
absolue  du  prêta  intérêt;  tous  les  éléments  sur  lesquels  on  a  voulu 
s'appuyer  pour  en  faire  ressortir  cette  interdiction  prouvent  précisé- 
ment l'opposé  de  ce  qu'on  a  essayé  de  leur  faire  dire. 

Je  ne  voudrais  point  introduire  de  plaisanterie  dans  un  sujet  aussi 
grave,  où  il  s'agit  des  plus  sérieuses  questions  ;  je  cède  cependant  à  la 
tentation  de  citer  quelques  mots  qui  me  reviennent  à  la  mémoire  ;  ils 
me  donneront  l'occasion  de  rappeler  l'opinion  d'un  savant  illustre,  d'un 
économiste  éminent,  qui  voulait  bien  m'honorer  de  son  amitié,  et 
dont  l'avis,  dans  cette  circonstance,  peut  être  d'un  certain  poids.  — 
Rossi  me  disait  un  jour,  avec  la  finesse  qui  distinguait  ses  pensées  : 
«  Mon  Dieu  !  dans  cette  malheureuse  affaire  du  taux  de  l'intérêt  sur 
laquelle  tout  le  monde  devrait  être  d'accord,  il  y  a  un  obstacle  dans  un 
texte  sacré  que  je  respecte  fort,  mais  qu'on  interprète  d'une  façon  tout  à 
fait  inexacte  ;  mutuum  date,  nihil  inde  sperantes,  cela  veut  dire  tout  sim- 
plement :  quand  vous  prêtez  votre  argent,  vous  n'êtes  jamais  sûr  qu'on 
vous  le  rendra.  » 

Je  ne  crois  pas  commettre  d'indiscrétion  en  rapportant  ces  paroles, 
car  on  serait  mal  avisé  si  on  prétendait  y  trouver  une  plaisanterie  équi- 
voque. Le  casuiste  le  plus  rigoureux  ne  saurait  s'offenser  de  la  tournure 
piquante,  donnée  à  l'expression  d'une  vérité  qui  joue  un  grand  rôle 
dans  le  débat  sur  l'usure.  Cette  observation  s'applique  k  un  point  essen- 
tiel ;  nous  le  rencontrerons  lorsque  nous  examinerons  le  côté  économique 
de  la  question  ;  car  le  danger  de  ne  pas  retrouver  le  capital  entre 
pour  beaucoup  dans  la  solution  que  vous  essayez  de  donner  au  pro- 
blème posé  devant  vous. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on  s'est  mépris  sur  le  sens  de  la  loi  reli- 
gieuse, et  que  les  catholiques  qui  croient  pouvoir,  à  ce  point  de  vue, 
rejeter  toute  espèce  de  liberté  dans  le  placement  des  capitaux,  commet- 
tent une  erreur. 

Des  protestants  très-ardents  Font  commise  également.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  rappeler  les  invectives  violentes  de  Luther,  — je  crois 
que  pour  citer  un  protestant,  je  ne  saurais  mieux  choisir  que  ce  nom,  — 


L'ENQUÊTE  SUR  L'INTÉRÊT  DE  L'ARGENT.  225 

les  invectivos  violentes  de  Lutlior,  dis-je,  contre  toute  esjjèce  de  percep- 
tion d'inU^riU,  ;  c'c^tait  lu,  en  ollet,  ce  qui  constituait  l'usure. 

L'usure,  ce  n'était  ])as  de  savoir  si  on  percevait  3,  4,  Ty  ou  0  0/0  ;  l'usure 
existait  du  uionuMit  où  l'on  percevait  quoi  (jue  ce  fût,  où  l'on  ajoutait  lo 
moindre  accroissement  au  capital  prcMé,  capital  qui  devait  (Hre  restitué 
l>urement  et  sim|>lement,  sans  aui^^mentation  d'aucune  nature.  Voilà 
(pielle  était  l'ancienne  idée,  l'ancienne  sii^nification  du  mot  usure. 

Cette  idée  a  régné  en  souveraine,  elle  s'était  transformée  en  formule; 
et  si  j'ai  dit  que  JQ  n'aimais  pas  les  formules  absolues  à  l'aide  desquelles 
on  se  dispense  de  raisonnement  et  d'étude,  c'est  que  je  me  rappelais  le 
règne  presque  universel  de  cette  formule,  puisée  dans  une  fausse  inter- 
prétation des  textes  sacrés. 

Cette  formule  a  mis  un  obstacle  au  développement  du  placement  des 
capitaux  ;  elle  a  condamné  les  prêteurs  et  les  emprunteurs  à  des  dé- 
tours, à  des  simulations,  à  des  capitulations  de  conscience,  à  des  inter- 
prétations hasardées  qui  voilaient  l'essence  véritable  d'un  contrat  néces- 
saire ;  elle  a  longtemps  empêché  d'entrer  dans  la  voie,  reconnue  aujour- 
d'hui juste  et  raisonnable,  non-seulement  par  tous  les  législateurs,  par 
tous  ceux  qui  se  sont  occupés  des  affaires,  mais  aussi  par  les  ecclésias- 
tiques les  plus  distingués  et  par  l'autorité  suprême  de  l'Église  catho- 
lique. 

Vous  connaissez  sans  doute.  Messieurs,  l'ouvrage  qu'a  fait  paraître, 
en  18:22,  M.  l'abbé  Baronnat,  sous  le  titre  de  VUsure  dévoilée.  Au  point 
de  vue  religieux,  ecclésiastique,  la  question  y  est  examinée  sous  toutes 
ses  faces,  et  la  démonstration  de  la  légitimité  de  l'intérêt  y  est  faite 
d'une  manière  complète  et  satisfaisante.  La  proscription  de  l'intérêt, 
condamné  comme  usure,  est  une  vieille  erreur,  je  ne  dirai  pas  catho- 
lique ni  chrétienne,  c'est  une  vieille  erreur  d'Aristote  auquel  on  s'est 
toujours  reporté,  alors  qu'il  s'agissait  d'invoquer  une  méprise  philoso- 
phique à  l'appui  de  l'interdiction  d'une  perception  quelconque  au  delà 
du  capital. 

Je  crois  du  reste,  Messieurs,  que  cette  question  aura  été  traitée 
devant  vous  ;  je  me  borne  à  la  mentionner. 

Si  elle  ne  l'avait  pas  été,  M.  le  président  voudrait  bien  me  le  dire. 
Je  suis  prêt  à  entrer  dans  des  développements  à  cet  égard,  et  à  montrer 
comment  Aristote  place,  du  reste  en  bonne  compagnie,  l'interdiction  de 
l'usure,  confondue  avec  la  perception  de  l'intérêt,  comment,  dis-je, 
Aristote  Ta  mise  au  même  rang  que  les  produits  immatériels,  tels  que 
les  honoraires  des  médecins,  des  savants,  et  les  profits  de  commerce, 
qui  sont  également  i/i/iafwre/s  à  ses  yeux,  pour  me  servir  de  l'expression 
qu'il  emploie. 

Je  vois,  d'après  un  signe  de  M.  le  président,  que  cette  question  a  déjà 
été  abordée;  je  m'arrête. 

Pourquoi  l'intérêt  est-il  légitime?  C'est  là  le  point  de  départ;  il  faut 
savoir  d'abord  si  l'intérêt  est  légitime,  nous  verrons  ensuite  s'il  est  légi- 
time d'en  fixer  la  quotité. 

L'inté4'ct  est  légitime  parce  que  le  capital  procure  un  avantage  à  celui 
-1^  SÉRIE.  T.  XLV.  —  lo  [écrier  1865.  lo 


226  JOUhNAL  DKS  ÉCONOMISTES. 

à  qui  il  est  confié,  parce  i[ue  le  capital  facilite  le  travail  de  la  produc- 
tion, parce  que  le  capital  contribue  avec  le  travail  à  la  création  de  la 
richesse.  On  avait  beau  dire  jadis  que  l'on  ne  pouvait  point  vendre  le 
temps  :  le  génie  pratique  des  Anglais  les  a  mieux  servis  quand  ils  ont 
reconnu  que  le  temps  était  de  l'argent  :  Time  is  money.  Nous  devons 
nous  ra})peler  le  passé  pour  nous  expliquer  ce  qui  nous  semble,  avec 
les  idées  actuelles,  presque  inconcevable  dans  l'interdiction  absolue 
du  taux  de  l'intérêt;  nous  devons  nous  rappeler  que  l'ancienne  société 
ne  connaissait  pas  le  travail  dans  l'acception  moderne  du  mot.  Dans 
l'ancienne  société  on  ne  connaissait  guère  que  le  prêt  de  nécessité 
absolue,  propter  vitàm  ;  il  s'agissait  de  secourir  l'homme  tombé  au 
dernier  degré  de  la  misère.  On  comprend  parfaitement  qu'on  invoquât 
alors  une  règle  de  bienfaisance.  La  position  est  toute  différente  lors- 
qu'au lieu  d'un  secours,  il  s'agit  d'une  entreprise,  et  lorsque  celui  qui 
emprunte  tire  un  profit  du  capital  loué.  Il  a  fallu  cependant  l'approche 
d'une  révolution  pour  faire  reconnaître  en  France  cette  vérité  élémen- 
taire. 

Le  législateur  de  1789  est  venu  après  beaucoup  d'autres,  car  il  ne  faut 
pas  croire  que  ce  soit  en  France  que,  poui^  la  première  fois,  on  se  soit 
prononcé  pour  la  légitimité  de  l'intérêt;  au  contraire,  ce  pays  a  été  des 
derniers  à  accepter  ce  principe.  En  Angleterre,  il  avait  été  adopté 
depuis  Henri  VIII  ;  le  maximum  de  l'intérêt  avait  été  fixé  par  ce  monar- 
que à  10  Q/0. 

Dans  certaines  provinces  de  l'Allemagne,  la  consécration  légale  de 
l'intérêt  remonte  au  xiv^  siècle,  et,  pour  la  généralité  de  l'empire  d'Alle- 
magne, c'est  un  rescrit  impérial  de  1654,  si  ma  mémoire  est  fidèle,  qui  a 
proclamé  la  légitimité  de  l'intérêt  et  l'a  fixé  à  5  0/0.  La  France  n'a  pas 
été  prompte  à  s'engager  dans  cette  voie,  elle  est  venue  après  beaucoup 
d'autres. 

Pourquoi  cette  légitimité  a-t-elle  été  reconnue  ?  L'expérience  avait 
appris  l'impossibilité  d'interdire  le  prêt;  l'expérience  avait  appris 
que  les  peines  de  la  loi  ne  pouvaient  que  rendre  la  situation  plus 
dure,  plus  terrible  que  si  les  interdictions  absolues  n'avaient  pas 
existé. 

Montesquieu  démolissait  les  erreurs  de  son  temps,  en  parlant  des 
institutions  d'autres  pays  que  le  sien  ;  il  a  consacré  un  chapitre  remar- 
quable à  l'interdiction  du  prêt  à  intérêt  dans  les  États  musulmans,  et 
c'était  la  loi  française  qu'il  frappait  sur  le  dos  de  Mahomet,  alors  qu'il 
disait  :  «  Que  tous  les  moyens  honnêtes  de  prêter  et  d'emprunter  soient 
abolis,  et  une  usure  affreuse  s'établira.  Les  lois  extrêmes  dans  le  bien 
font  naître  le  mal  extrême.  Il  faudra  payer  pour  le  prêt  d'argent 
et  pour  le  danger  des  peines  de  la  loi.  »  Oui,  Montesquieu  avait  raison  : 
le  prêteur  s'indemnise  de  la  contravention,  et  les  lois  qui  défendent  de 
prêter,  ou  de  prêter  au  delà  d'un  certain  taux,  retombent  sur  l'em- 
prunteur. 

L'intérêt,  au  lieu  de  disparaître  devant  les  injonctions  légales,  ne  fai- 
sait que  grandir,  à  mesure  que  les  injonctions  devenaient  plus  terri- 


LENQUKTK  SUR  L'iNTÉKKT  DE  L'AIifiENT.  227 

blos.  On  comuril.  l'injuslico  do  puroillos  injonclions,  du  moment  où  la 
lorro  appanil  comme  un  uuUior  au  soleil,  dont  le  capital  est  le  moteur. 
11  y  aurait  une  spoliation  vérilahle,  de  la  [)art  de  rcm|)runteur,  à  refuser 
une  rémunéralion  à  celui  (jui  l'a  mis  en  état  d'obtenir  une  [)ro(luction 
[)lus  lari^e.  un  bénëfico  plus  considdrablc. 

(-ependant  en  ceci,  comme  en  beaucoup  d'autres  graves  questions, 
on  ne  va  jamais  d'un  extrême  à  l'autre;  il  faut  une  émancipation  suc- 
cessive. L'autorisation  do  percevoir  un  taux  d'intérêt,  fixé  par  la  loi, 
a  éic  un  statue  accompli  par  les  dispositions  relatives  au  prêt.  On  com- 
prend qu'en  présence  des  anciennes  erreurs,  on  ait  voulu  d'abord 
fixer  un  certain  terme  au  delà  duquel  la  perception  cesserait  d'être 
légitime. 

Les  idées  nouvelles  ont  fait  leur  chemin;  la  nature  du  capital  a  été 
mieux  connue,  on  a  mieux  su  ce  que  c'était  que  l'instrument  dont  on 
se  passait  de  main  en  main  la  possession,  et  l'on  a  dû  arriver  à  la  solu- 
tion qui,  aujourd'hui,  est  admise  par  tous  les  économistes,  par  ceux  qui 
reconnaissent  l'existence  d'un  délit  d'usure,  comme  par  ceux  qui  ne  la 
reconnaissent  pas,  car  l'usure  véritable  est,  comme  je  l'ai  dit  en  com- 
mençant, indépendante  des  fixations  quelconques  de  taux  de  l'intérêt. 
Tous  ceux  qui  se  sont  occupés  de  cette  matière  sont  unanimes  pour 
reconnaître  que  ces  limitations  ont  un  mauvais  côté  et  qu'il  faudrait 
essayer  d'arriver  à  une  autre  solution. 

Quel  est  ce  mauvais  côté?  Ici,  le  droit  et  l'économie  politique  se 
donnent  la  main;  je  crois  que  l'économie  politique  et  le  droit  se  rencon- 
treront très-souvent  désormais  et  que  ces  deux  provinces  se  pénétre- 
ront de  plus  en  plus,  dans  le  vaste  empire  des  sciences  morales.  L'éco- 
nomie politique  et  le  droit  s'accordent  pour  proclamer  que  le  principe 
de  l'intervention  du  pouvoir,  le  principe  de  la  volonté  et  du  caprice  de 
l'autorité,  s'exerçant  ici,  peut  conduire  à  des  conséquences  extrêmement 
graves. 

On  dit  :  Il  faut  que  l'État  intervienne,  il  faut  qu'il  y  ait  une  fixa- 
tion du  taux,  de  la  quotité  de  l'intérêt  qu'il  sera  permis  de  percevoir, 
parce  qu'il  est  nécessaire  de  protéger  l'ignorance  et  la  faiblesse. 

Ces  motifs  sont  plus  sérieux  que  ceux  donnés  par  Adam  Smith  par- 
lant des  prodigues  et  des  hommes  à  projets.  L'ignorance  et  la  faiblesse 
doivent  être  protégées  ;  mais  ne  risque-t-on  pas  d'aller  bien  loin  une 
fois  qu'on  aura  adopté  ce  point  de  départ?  On  parle  du  défaut  de  liberté 
de  l'emprunteur  ;  ne  s'expose-t-on  pas  à  voir  poser  la  question  de  sa- 
voir si  l'ouvrier  est  toujours  libre  ,  alors  qu'il  débat  le  salaire  avec  le 
maître?  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  aussi,  de  son  côté,  de  l'ignorance  et  de 
la  faiblesse  ?  Faudra-t-il  donc  que  la  protection  du  gouvernement 
s'exerce  au  moyen  de  la  fixation  du  taux  de  salaire,  comme  au  moyen 
de  la  fixation  du  taux  de  l'intérêt  ? 

Pour  ma  part,  je  vous  l'avoue,  c'est  là  une  pente  qui  me  paraît  très- 
glissante  ,  extrêmement  périlleuse,  et  les  assimilations  logiques  dans 
lesquelles  on  s'est  quelquefois  complu  alors  que  l'on  a  voulu  mettre  sur 
une  sorte  de  piédestal  la  loi  relative  à  la  fixation  du  taux  de  l'intérêt, 


228  JOURNAL  DES  ÉGONUi\liSTES. 

ces  assimilations  pourraient  conduire  le  législateur  beaucoup  plus  loin 
qu'il  ne  le  voudrait,  beaucoup  plus  loin  que  les  intérêts  sainement  en- 
tendus de  la  société  ne  le  permettent. 

Les  motifs  d'ignorance  et  de  faiblesse  ne  me  paraissent  pas  suffisants, 
pour  que  l'on  introduise  une  dérogation  pareille  à  la  loi  commune.  Le  re- 
mède qu'on  veutapporter  ici  à  l'ignorance  et  à  la  faiblesse  est  mauvais  ;  il 
serait  de  nature  à  perpétuer  cette  ignorance  et  cette  faiblesse  dont  on 
parle.  S'il  y  a  ignorance  et  faiblesse  ,  c'est  par  d'autres  voies  qu'il  faut 
chercher  à  les  guérir  ;  c'est  par  l'enseignement,  c'est  par  la  concurrence 
plus  complète,  c'est  au  moyen  d'institutions  de  crédit  à  la  fois  larges  et 
prudentes  ,  que  l'on  peut  arriver  à  un  résultat  favorable,  et  non  par  les 
dispositions  restrictives,  limitatives  du  taux  de  l'intérêt. 

Il  est  un  point  qui  m'a  arrêté  longtemps  ,  sur  lequel  j'ai  eu  besoin  de 
beaucoup  réfléchir  pour  me  décider  :  ce  point,  c'est  celui  de  la  concur- 
rence en  matière  de  prêts,  que  je  viens  de  mentionner. 

Je  le  reconnais  ,  cette  concurrence  ne  s'exerce  pas  toujours  ,  lorsqu'il 
s'agit  de  prêts  ,  d'une  manière  aussi  complète  que  pour  les  autres  inté- 
rêts économiques,  pour  les  autres  transactions  du  marché.  Alors  qu'il 
s'agit  d'un  prêt  contracté  dans  des  circonstances  difficiles ,  au  lieu  de 
rechercher  le  grand  jour,  d'aborder  le  marché  des  capitaux,   souvent 
l'emprunteur  se  cache  ;  d'autres  fois  il  ne  peut  s'adresser  au  prêteur  que 
dans  le  voisinage,  dans  un  rayon  restreint,  et  la  solvabilité  qu'il  pré- 
sente est  douteuse  ,  le  recouvrement  apparaît  hypothétique  et  difficile  ; 
le  contrat  est  passé  alors  à  des  conditions  qui  semblent  excessives.  Ce 
contrat  n'entre  pas  dans  le  cercle  général  des  transactions,  sur  lesquelles 
la  concurrence  la  plus  complète  exerce  son  empire  en  limitant  les  prix, 
et  en  arrivant  à  déterminer  avec  une  grande  précison  l'évaluation  des 
objet.  Cela  m'a  fait  hésiter. 

Mais  je  me  suis  demandé  si,  dans  l'intérêt  même  des  progrès  de  cette 
concurrence ,  de  cette  compétition  si  désirable  de  la  part  des  prêteurs, 
la  loi  ne  devait  pas  être  modifiée.  Je  me  suis  demandé  si  l'effet  direct 
de  la  loi ,  telle  qu'elle  existe  aujourd'hui ,  avec  ses  fixations  absolues  et 
aveugles ,  en  ce  qui  coucerne  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt  pour 
toutes  les  transactions,  si  l'effet  direct  de  cette  loi  n'était  pas  justement 
d'écai'ter  la  concurrence  au  lieu  de  la  provoquer,  et  de  livrer  en  quel- 
que sorte  à  la  merci  du  créancier  avide,  dépouillé  de  tout  scrupule, 
celui  qui  a  besoin  de  contracter  un  emprunt. 

La  question  des  risques  doit  jouer  un  très-grand  rôle  dans  l'apprécia- 
tion des  éléments  du  prêt  ;  la  question  de  responsabilité  individuelle  et 
ra])préciation  que  le  créancier  peut  faire  de  la  personne,  de  la  moralité, 
de  l'exactitude  de  son  futur  débiteur,  doivent  exercer  une  très-grande 
influence  sur  la  fixation  du  taux  de  l'intérêt ,  sans  que  la  morale  y  entre 
pour  rien,  sans  qu'elle  soit  le  moins  du  monde  offensée.  Si  l'on  jette  sur 
des  opérations  parfaitement  légitimes  un  mauvais  reflet,  si  l'on  fait  hé- 
siter la  conscience  ,  les  hommes  honnêtes  se  diront  :  «  Du  moment  où 
c'est  une  chose  (}uc  la  loi  interdit ,  à  aucun  prix  nous  ne  voulons  nous 
mèlcM'  (le  pièbi  qui  ne  peuvent  être  laits  qu'en  dehors  de  la  limitation  de 


I/KNOUftTK   SUR  I/INTKRKT  DE  I/ARr;KNT,  229 

la  loi,  »  D'aulrcs  scroiil  moins  scrupuleux  ,  cl  c'est  ;\  c(mi\  -là  qu'on  li- 
vrera les  empruïileurs.  Le  remède  vdritable  au  mal  dont  on  se  plaint 
consiste  dans  une  concurrence  plus  active  ,  dans  une  compétition  plus 
éveillée  de  la  part  de  ceux  (pii  ont  des  capitaux  disponibles,  et  ce  remède 
(lisj)araît  coniplélement  par  rotret  de  la  loi  elle-même  ,  qui  va  contre  le 
but  (pi'elle  poursuit,  et  qui,  loin  de  diminuer  le  mal,  l'aggrave. 

Voilà  ,  sur  ce  j)oint  essentiel  de  la  concurrence,  la  conclusion  à  la- 
quelle on  se  trouve  nécessairement  amené. 

Il  ne  faut  pas  confondre  le  vœu  de  la  loi  avec  la  possibilité  légale.  La 
loi  a  désiré  prévenir  des  abus  réels;  il  ne  lui  a  pas  été  possible  de  les 
atteindre  ;  c'est  même  souvent  la  loi  qui  devient,  pour  des  esprits  que 
Je  ne  crois  pas  prévenus,  complice  de  la  diminution  de  l'offre  ou  de  la 
disparition  des  capitaux;  c'est  elle  qui,  dans  de  nombreuses  circon- 
stances, est  la  cause  première  des  embarras  où  se  trouve  l'emprunteur. 

Ce  point  de  vue  me  tient  fort  à  cœur  ;  mais,  si  M.  le  président  trouvait 
que  je  suis  trop  long  dans  les  explications  que  je  donne,  je  le  prierais  de 
me  le  dire. 

M.  LE  Président.  Pas  du  tout ,  Monsieur!  nous  vous  écoutons  avec 
beaucoup  d'intérêt. 

M.  WoLowsKi.  Ce  point  de  vue  ,  dis-je  ,  me  tient  fort  à  cœur.  Je  me 
suis  demandé  si  réellement  il  pouvait  y  avoir  dans  les  dispositions  res- 
trictives de  la  loi  quelque  chose  qui  aidât  l'emprunteur,  et  j'ai  précisé- 
ment trouvé  le  contraire. 

Quant  à  la  question  de  moralité  ,  dont ,  je  le  répète  ,  je  me  préoccupe 
très-fort,  je  me  suis  demandé  si ,  en  envisageant  les  choses  d'un  autre 
côté,  la  loi  ne  favorisait  pas  une  immoralité  véritable  delà  part  de  l'em- 
prunteur ;  c'est-à-dire  si,  dans  ses  dispositions  rigides,  mathématiques, 
qui  ne  tiennent  point  compte  des  intentions, qui  frappent  mécaniquement 
l'homme  qui  prête  au  delà  d'un  certain  taux  d'intérêt,  comme  s'il  com- 
mettait une  contravention ,  il  n'y  avait  pas  une  singulière  manière  de 
favoriser  la  mauvaise  foi  de  l'emprunteur.  Celui-ci  n'est  pas  toujours  à 
l'abri  de  tout  reproche.  L'emprunteur  est  homme  tout  aussi  bien  que  le 
prêteur,  et  il  peut  tout  aussi  bien  commettre  un  délit  que  le  prêteur  lui- 
même.  Est-ce  qu'il  y  aurait  quelque  chose  de  bien  moral  à  ce  qu'un 
homme,  poussé  par  une  nécessité  pressante  ou  par  un  intérêt  puissant, 
ayant  devant  lui  une  entreprise  dans  laquelle  il  espère  recueillir  de 
grands  résultats ,  se  présentât  chez  un  capitaliste  ,  obtînt  de  celui-ci  la 
faveur  d'un  prêt,  à  un  intérêt  qui  dépasserait  le  taux  légal,  en  raison 
des  dangers  réels  de  la  situation  qui  apparaîtraient  au  prêteur  et  qui 
seraient  reconnus  par  l'emprunteur  lui-même,  est-ce  qu'il  y  aurait,  dis- 
je,  quelque  chose  de  bien  moral  à  ce  que  cet  homme,  après  avoir  profité 
du  prêt,  vînt  ensuite  actionner,  en  le  dénonçant  devant  les  tribunaux, 
celui  qui  lui  aurait  tendu  la  main,  celui  qui ,  cédant  à  ses  sollicitations, 
lui  aurait  rendu  service? 

Je  n'ai  pas  eu  une  longue  expérience,  une  longue  pratique  du  palais; 
après  m'être  livré  à  l'étude  des  lois,  j'ai  été  fort  peu  de  temps  avocat  ;  ce 


230  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

n'est  donc  qu'avec  une  extrême  hésitation  que  je  rappelle  ici  mes 
souvenirs  personnels.  Cependant  il  m'est  arrivé  plus  d'une  fois  de  voir 
des  affaires  analogues  h  celles  dont  je  vous  entretiens  en  ce  moment  sous 
forme  d'hypothèse.  Un  de  mes  anciens  confrères  et  amis,  dont  le  nom 
vous  est  certainement  connu,  M.  Bertin,  rédacteur  en  chef  du  Droit 
et  l'un  des  plus  honorables  avocats  du  barreau  de  Paris,  a  raconté  un  fait 
dont  il  avait  une  connaissance  directe ,  un  fait  qui  m'a  laissé  une  pro- 
fonde impression  dans  l'esprit. 

Il  a  connu  un  individu  tombé  deux  fois  en  faillite  ;  c'était  un  esprit 
entreprenant,  audacieux,  un  de  ces  hommes  à  projets  contre  lesquels 
Adam  Smith  a  épuisé  ses  rigueurs.  Cet  individu  se  présenta  chez  une 
personne  qui  avait  des  capitaux  disponibles  ,  il  demanda  à  emprunter 
une  certaine  somme  en  offrant  de  payer  50  0/0.  Ne  le  perdez  pas  de  vue. 
Messieurs,  l'emprunteur  dont  il  est  ici  question  avait  déjà  fait  deux  fois 
faillite  :  il  ne  trouvait  de  crédit  nulle  part,  le  prêt  qu'on  pouvait  lui  con- 
sentir ne  devait  être  fait  qu'à  la  grosse  et  à  la  très-grosse  aventure.  Du 
reste,  il  sollicitait  ce  prêt  comme  un  bienfait,  en  disant  :  «Je  ne  vous 
prends  pas  en  traître ,  il  est  possible  que  votre  capital  soit  perdu  ;  je 
veux  courir  une  chance  ,  voulez-vous  la  partager  avec  moi ,  en  me  prê- 
tant votre  argent  à  50  0/0  ?  »  Le  prêt  fut  consenti  et  la  somme  livrée  dans 
ces  conditions. 

Le  commerçant,  au  lieu  de  faire  une  troisième  faillite,  remit  tellement 
ses  affaires,  qu'il  acquit,  au  moyen  de  la  somme  qui  lui  avait  été  prêtée, 
une  fortune  de  deux  millions  ,  en  peu  de  temps.  Le  capitaliste  qui  lui 
avait  prêté  cette  somme  mourut  en  laissant  sa  famille  dans  la  détresse  ; 
et  les  enfants  de  cet  horrible  usurier,  sur  lequel  on  épuiserait  tout  le 
vocabulaire  des  malédictions  ,  les  enfants  de  ce  misérable  qui  prêtait  à 
50  0/0,  ont  reçu,  de  la  part  de  celui  qui  avait  emprunté  à  leur  père  à  de 
si  gros  intérêts,  une  pension  de  2,000  francs  qu'il  leur  a  servie  avec  re- 
connaissance, et  qui  a  été  pour  eux  une  véritable  planche  de  salut. 

Des  faits  analogues,  surtout  dans  une  société  comme  celle  au  milieu 
de  laquelle  nous  vivons  ,  ne  sont  pas  ,  croyez-le  bien  ,  de  rares  excep- 
tions. Certes  ,  ils  ne  se  présentent  pas  fréquemment  dans  la  mesure 
énorme  que  j'ai  signalée  ,  et  qui ,  je  le  reconnais  ,  est  allée  jusqu'à  l'ex- 
trême ;  mais  ils  se  rencontrent  dans  une  mesure  assez  considérable  et 
en  assez  grand  nombre.  C'est  cependant  contre  de  tels  faits,  que  la  loi 
de  1807  dirige  ses  prévisions  dans  l'intention  de  les  frapper,  sinon  de  les 
rendre  impossibles. 

C'est  peut-être  osé,  de  ma  part,  alors  qu'il  s'agit  d'une  loi  existante  et 
qui  doit  avoir  nos  respects  tant  qu'elle  subsiste,  que  d'en  penser  ce  que 
je  vais  dire  ;  j'ai  la  conviction  entière  que  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  à 
redouter,  c'est  que  la  loi  de  1807  fût  exactement  observée  ;  j'ai  la  con- 
viction que  si  l'on  s'en  tenait  scrupuleusement  aux  errements  qu'elle 
prescrit,  que  si  l'on  ne  prêtait  jamais  au  delà  de  5  0/0  en  matière  civile 
et  de  6  0/0  en  matière  commerciale,  le  danger  serait  énorme  ;  j'ai  la  con- 
viction que  les  accrocs  faits  à  cette  loi  n'ont  pas  toujours  été  sans  utilité. 
Il  faut  bien  que  le  législateur  ait  eu  la  même  conviction,  puisque ,  tout 


l/RNOUfcTK  SUR  L'IINTI^:i{f;T  DK   I/AP.GKNr.  231 

(Ml  laiss.'iMl  sul)sist(>r  lit  loi  de.  ISOT,  il  a  admis  hîs  (jisposilioiis  purticu- 
litNrc^s  (|ui  cliaiim'Ml  coinijU'ItMucuil  rappiication  (1(^  colliî  loi  dans  des  cir- 
conslaiicos  trôs-i^'ravcs. 

lin  oflVl,  (Ml  adoptant  la  loi  {[iii  réiçit  uctiiollomcnt  lu  Jiianquc  do  France, 
1(>  ltij;islatcur  u  roconnu  qu'il  y  avait  nécessité  absolue  de  déroger  à  la 
rigidité  de  la  règle  posée  par  la  législation  de  4807.  Une  fois  cette  déro- 
gation admise  on  faveur  de  la  Baïuiue  de  France,  on  l'a  étendue,  par 
une  sorlo  d'équité  j)rétorienne  ,  à  toutes  les  o[)érations  commerciales  ; 
de  sorte  que,  aujourd'hui ,  si  l'on  voulait  maintenir  la  loi  de  4807,  on 
n'aurait  plus  qu'à  on  préserver  un  lambeau  ,  en  ce  qui  concerne  pure- 
mont  la  matière  civile. 

Messieurs,  j'abuse  de^otre  attention,  sans  doute,  mais  cette  question 
est  si  large.... 

M.  LE  Président.  Parlez  ,  Monsieur  ,  ce  que  vous  dites  est  fort  inté- 
ressant. 

M.  WoLowsKi.  Des  arrêts  ont  été  rendus  pour  déclarer  que  l'escompte 
n'est  pas  l'intérêt.  Je  crois  qu'on  a  voilé  le  caractère  naturel  de  Tés- 
compte  pour  arriver  précisément  au  moyen  de  faire  cadrer  les  néces- 
sités du  commerce  avec  les  dispositions  rigoureuses  de  la  loi;  on  a 
porté  ainsi  atteinte  aux  principes,  et  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  pensent 
que  c'est  une  petite  affaire  que  de  porter  atteinte  aux  principes.  Il  faut 
modifier  une  loi  qu'on  ne  peut  laisser  subsister  qu'en  ayant  recours  à 
une  interprétation  hardie. 

L'honorable  M.  Dupin,  dans  un  débat  que  vous  connaissez  tous,  a  sou- 
tenu qu'il  fallait  maintenir  les  lois  relatives  à  l'usure ,  alors  que  l'on 
fixait  le  prix  du  pain  chez  le  boulanger. 

Cet  argument  a  disparu  depuis  la  liberté  de  la  boulangerie,  et,  si  je 
voulais  tirer  une  conséquence  de  ce  précédent,  je  dirais  que  personne 
n'a  remarqué  qu'il  se  soit  manifesté  des  dangers  bien  grands  alors  que 
la  liberté  de  la  boulangerie  a  remplacé  les  anciens  règlements  ;  nous 
devons  espérer  aussi  que  le  péril  ne  sera  pas  bien  considérable  non 
plus,  alors  que  toute  fixation  de  maximum  d'intérêt  aura  disparu  de  notre 
législation. 

Messieurs  ,  votre  honorable  Président  et  moi  nous  venons  de  quitter 
une  séance  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  à  laquelle 
assistait  un  de  nos  illustres  confrères  étrangers  ,  un  homme  qui  est  une 
des  gloires  de  ce  temps,  et  l'ami  intime  de  M.  Dupin.  Je  veux  parler  de 
lord  Brougham  ,  qui  porte  si  vertement  ses  quatre-vingt-huit  ans.  Son 
opinion  est  complètement  différente  de  celle  de  M.  Dupin  sur  la  ques- 
tion qui  nous  occupe,  ce  qui  prouve,  au  moins,  que  les  jurisconsultes 
les  plus  éminents  peuvent  n'être  pas  d'accord  en  cette  matière. 

Je  ne  citerai  qu'une  phrase  prononcée  par  lord  Brougham  ,  à  ce 
sujet,  dans  une  discussion  du  Parlement  anglais  :  «  Soit  au  point  de  vue 
commercial,  a-t-il  dit,  soit  au  point  de  vue  moral,  je  ne  connais  rien  de 
plus  mauvais  que  la  législation  actuelle  sur  la  limitation  du  taux  de 
Fintérêt.  » 


232  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

On  peut  donc  (Hro  un  jurisconsulte  d'une  certaine  valeur  sans  par- 
tager,  sur  ce  point,  l'opinion  ni  les  scrupules  de  notre  savant  pro- 
cureur général  à  la  Cour  de  cassation. 

Pourquoi ,  d'un  côté  ,  le  législateur  de  1807  u-t-il  voulu  mettre  dans 
une  catégorie  distincte  tous  les  prêts  d'argent?  Pourquoi,  d'autre  part, 
une  école  ,  que  ni  vous  ni  moi  n'avons  l'habitude  de  suivre ,  pourquoi 
l'école  socialiste  s'est-elle  attachée  à  cette  question  avec  une  grande 
ténacité,  en  demandant  hardiment  le  crédit  gratuit  ^  car  elle  a  voulu  dé- 
corer d'un  titre  pompeux  une  erreur  radicale?  C'est  parce  que,  de  part 
et  d'autre,  on  a  pensé  que  l'argent  échappait  aux  lois  ordinaires  de  l'é- 
conomie politique;  que  l'argent  devait  être  soumis  à  des  règles  dis- 
tinctes; que  l'argent  n'était  point  une  marchandise;  que,  par  consé- 
quent, on  ne  pouvait  lui  appliquer  les  lois  qui  régissent  les  transactions, 
en  ce  qui  concerne  les  marchandises,  et  que  le  Gouvernement  devait 
avoir  une  main  mise  sur  cet  instrument  général  de  crédit  et  de  circu- 
lation. 

Quand  je  vous  aurai  répété  ce  que  je  crois  vous  avoir  dit  en  commen- 
çant, que  je  ne  regarde  pas,  moi-même,  l'argent  comme  une  marchan- 
dise ordinaire ,  il  vous  semblera  sans  doute  que  je  me  trouve  désarmé 
vis-à-vis  de  ceux  qui  soutiennent  une  opinion  contraire  à  la  mienne,  en 
s'appuyant  précisément  sur  cette  idée  que  l'argent  n'est  pas  une  mar- 
chandise ,  et  que  je  prête  ainsi  les  mains  au  maintien  de  la  législation 
que  je  voudrais  voir  reviser;  eh  bien,  il  n'en  est  rien.  En  effet,  si  l'ar- 
gent, prix  de  toutes  choses,  n'est  pas  à  mes  yeux  une  marchandise 
comme  une  autre  ;  s'il  a  des  caractères  qui  le  distinguent  essentiellement 
des  autres  objets  de  commerce;  s'il  a  surtout  un  pouvoir  qui  lui  imprime 
une  virtualité  toute  particulière,  je  veux  dire  le  pouvoir  de  la  libération 
obligatoire,  qu'aucune  marchandise  ne  possède;  s'il  doit  être  tenu  pour 
un  instrument  sui  generis,  cela  ne  suffit  pas  pour  qu'on  prétende  que 
l'arbitraire  du  législateur  et  l'action  du  gouvernement  peuvent  jouer  ici 
un  rôle  que  les  intérêts  de  la  société  repoussent. 

Oui,  l'argent  est  un  instrument  de  la  circulation  et  du  crédit.  Comme 
c'est  lui  qui  résume  en  quelque  sorte  tout  le  mouvement  de  la  produc- 
tion et  des  échanges  ,  on  s'est  souvent  attaqué  à  lui  en  le  rendant  res- 
ponsable de  beaucoup  de  méfaits  et  de  maux  dont  il  est  innocent.  Oui, 
c'est  un  instrument  sui  g eneris  ;  mais  cet  instrument  peut  être  l'objet 
d'un  contrat  de  louage,  comme  tout  autre  objet.  Son  caractère  distinct 
ne  le  soustrait  pas  à  l'empire  de  la  possession  individuelle,  ne  l'empê- 
che pas  d'être  susceptible  de  passer  de  main  en  main  avec  toute  sa  vir- 
tualité; au  contraire,  c'est  parce  qu'il  a  cette  facilité  de  se  transporter 
de  main  en  main  et  de  remplir  toujours  le  même  rôle,  indépendamment 
de  la  qualité  de  la  personne  qui  le  possède,  qu'il  est  recherché  par  tout 
le  monde. 

Lorsqu'on  emprunte  une  somme  d'argent,  ce  ne  sont  pas  les  disques 
d'un  métal  précieux,  frappés  d'une  effigie  qui  en  certifie  la  valeur  intrin- 
sèque, qu'on  désire  se  procurer  pour  avoir  le  plaisir  de  les  contempler 
ou  de  les  mettre  dans  sa  caisse.  Non  ;  ce  qu'on  emprunte,  c'est  l'exprès- 


L'ENOUÈTK  SUR  L'INTKRftT   DK  L'ARGENT.  233 

sioii  (1(^  la  |)uiss;iiicc  inluM-eiilo  au  cupiLal.  El  c'est  ici  (|u('-  je  ik»  saurais 
assoz  lu'ôtonncr  do  la  mdprise  qu'onl  commise  ceux  (jui,  loul  en  recon- 
naissant comme  parfaitement  léi^itime  la  perception  d'une  rétribution 
conscMitie  par  un  contrat,  alors  (ju'il  s'agit  du  louai^c  do  toute  sorte  de 
])roduits,  viennent  à  nier  l'empire  de  la  volonté  des  [)arties,  alors  qu'il 
s'ai2;it  do  l'argent  qui  n'est  autre  chose  que  la  représentation  de  tous  les 
pioduils,  do  l'argent  (|ui  a  l'avantage,  |)()ur  l'emprunteur,  de  laissera 
celui-ci  le  choix  de  tous  les  objets  (ju'il  aurait  pu  emprunter,  et  qui  lui 
donne,  grilce  au  pr(Heur,  la  faculté  d'obtenir  tout  ce  qu'il  veut  dans  le 
bazar  universel  dont  la  société  humaine  ouvre  l'accès. 

L'argent  est  l'instrument  à  l'aide  duquel  la  puissance  d'acquérir  se 
transmet  d'une  main  dans  une  autre  main,  d'un  lieu  dans  un  autre  lieu, 
d'un  temps  dans  un  autre  temps;  c'est  cette  puissance  au  moyen  de  la- 
quelle le  gage  que  vous  vous  êtes  procuré  se  transforme  en  divers  objets 
dont  vous  pourrez  tirer  parti,  que  vous  accommoderez  aux  nécessités  de 
vos  affaires,  de  vos  entreprises,  que  vous  choisirez  à  votre  gré. 

Et  c'est  parce  que  le  prêt  de  toutes  choses  se  fait  sous  la  forme  la 
plus  commode,  la  plus  avantageuse  à  l'emprunteur,  c'est-à-dire  sous  la 
forme  du  prêt  d'une  somme  d'argent,  que  l'on  viendrait  placer  ce  prêt 
dans  une  position  exceptionnelle  et  inférieure ,  relativement  à  tous  les 
autres  !.... 

Pourquoi  donc  serait-il  regardé  comme  lésé  celui  qui  a  tous  les  avan- 
tages de  son  côté,  celui  qui,  au  lieu  de  ne  recevoir  du  prêteur  qu'un  pro- 
duit déterminé ,  se  trouve  mis  en  position  de  choisir  tous  les  produits 
qu'il  voudra,  ou  tous  les  moyens  de  production  dont  il  pourra  avoir  be- 
soin dans  des  entreprises  qui  doubleront  peut-être  ,  grâce  à  ce  ferment 
fécond,  les  bénéfices  qu'il  désire  se  procurer? 

L'argent  n'est  pas  autre  chose  ;  c'est  l'instrument  de  la  puissance 
d'acquisition  qu'il  fait  passer  en  d'autres  mains  quand  le  prêt  le  met  à 
la  disposition  de  l'emprunteur. 

L'argent  n'est  pas  une  marchandise  comme  une  autre,  ai-je  dit,  et  je 
le  maintiens.  L'argent,  introduit  dans  les  relations  humaines,  a  effectué 
une  des  plus  grandes  révolutions  économiques  :  il  a  transformé  le  troc, 
l'échange  en  contrat  de  vente,  et  en  déterminant  le  ]jWa;  des  choses,  il  a 
permis  d'estimer  à  leur  juste  valeur  tous  les  produits  échangés  et  tous 
les  services  rendus. 

Avant  que  l'argent  eût  été  admis  comme  mesure  commune  [comnmnis 
rerummensura)^  avant  qu'il  eût  fourni  un  point  de  repère  pour  tous  les 
produits,  en  permettant  de  les  estimer,  de  les  comparer  entre  eux,  les 
rapports  entre  les  hommes  manquaient  d'une  langue  commune,  qui 
servît  à  les  préciser.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  plonger  les  regards 
bien  loin  dans  le  passé  pour  nous  rendre  compte  de  cette  situation  ;  si 
nous  étudions  ce  qui  se  passe  au  milieu  de  civilisations  peu  avancées, 
nous  voyons  qu'elle  existait  hier  encore  en  Europe  ;  les  sociétés  étaient 
livrées  à  ce  que  les  économistes  allemands,  notamment  l'un  d'entre  eux 
que  j'estime  fort,  M.  Roscher,  ont  appelé  l'économie  naturelle,  c'est-à- 
dire  à  un  simple  échange  de  services  rendus  contre  un  certain  abandon 


234  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  fruits,  sans  que  celui  qui  abandonnait  les  fruits  ou  celui  qui  les  rece- 
vait pût  savoir  s'il  était  convenablement  et  justement  rémunéré.  Ainsi, 
avant  l'émancipation  des  serfs  en  Russie,  on  ne  savait  qui  était  sacrifié 
du  propriétaire  ou  du  paysan.  Certains  travaux  étaient  récompensés  par 
l'abandon  de  portions  do  terrains  ;  mais  il  était  difficile  de  déterminer 
si  le  travail  accompli  avait  plus  ou  moins  de  valeur  que  le  terrain  cédé 
en  rémunération. 

Tant  que  la  monnaie  n'a  pas  mesuré  le  service  rendu  et  l'objet  donné 
en  échange,  l'incertitude  règne  dans  tous  les  esprits.  C'est  en  estimant 
instantanément  tous  les  produits,  tous  les  services,  que  la  monnaie  est 
devenue  la  machine  la  plus  puissante  et  la  plus  féconde  des  sociétés  mo- 
dernes :  c'est  grâce  à  elle  que  le  travail  a  pu  réaliser  les  magnifiques 
résultats  qui  nous  étonnent,  et  qu'il  a  été  possible,  en  comparant  la  va- 
leur de  ces  résultats  aux  efforts  qu'ils  avaient  coûtés  aux  travailleurs  di- 
vers qui  y  avaient  concouru,  d'assurer  à  ceux-ci  une  récompense  adé- 
quate. C'est  la  monnaie  qui  seule  peut  atteindre  ce  résultat.  Elle  mesure 
la  valeur;  elle  fournit  en  môme  temps  le  gage  de  la  tradition  future  des 
choses  qu'elle  représente  ,  non  pas  comme  un  signe  arbitraire  ,  mais 
comme  possédant  elle-même  une  valeur  intrinsèque  ,  sans  laquelle  elle 
serait  impuissante  pour  remplir  cet  office.  Car  si  le  poids  ne  peut  être 
mesuré  que  par  le  poids  ,  la  imleur  ne  peut  être  mesurée  que  par  une 
valeur. 

Il  n'y  a  dans  la  monnaie  rien  de  fictif,  ni  de  chimérique;  celui  qui  la 
prête  livre,  sous  cette  forme  universelle,  non  pas  seulement  tel  produit, 
telle  denrée,  tel  instrument,  telle  machine,  mais  tous  les  produits,  tou- 
tes les  denrées,  tous  les  instruments,  toutes  les  machines,  offerts  en 
échange.  La  facilité  qu'elle  procure  de  transmettre  et  de  conserver  la 
libre  disposition  de  toute  chose  qu'elle  représente,  communique  un 
avantage  hors  ligne,  rend  un  service  éminent,  qui  méritent  récompense. 

Il  faut  donc  que  celui  qui  abandonne  temporairement  une  somme 
d'argent  pour  en  faire  profiter  autrui,  soit  justement  rémunéré;  il  le 
sera,  quel  que  soit  le  taux  d'intérêt  qu'il  prélève,  pourvu,  bien  entendu, 
que  le  contrat  ne  soit  entaché  ni  de  violence,  ni  de  fraude, ni  d'extorsion, 
circonstances  qui  sont  toutes  en  dehors  de  la  limitation  du  taux  de 
l'intérêt. 

Lorsque  j'étudie  une  question,  j'ai  l'habitude  de  lire,  avant  tout,  ce 
qui  a  été  écrit  dans  un  sens  contraire  à  l'opinion  vers  laquelle  je  penche. 
La  plupart  des  hommes  qui  ont  approfondi  cette  naatière,  sans  partager 
les  vues  émises  par  les  économistes,  reconnaissent  qu'il  est  mauvais  de 
déterminer  d'une  manière  fixe,  mécanique,  et  pour  ainsi  dire  aveugle, 
le  taux  de  l'intérêt.  L'usure  véritable  se  reconnaît  à  d'autres  signes  qu'au 
prélèvement  d'un  intérêt  au-dessus  du  taux  légal  ;  l'usure  est  un  délit 
moral  qui  ne  peut  être  matérialisé  par  le  législateur  dans  le  chiffre  in- 
variable de  la  perception  des  intérêts  de  la  part  de  celui  qui  abandonne 
pour  un  temps  l'usage  de  son  capital. 

Je  me  pernaettrai  de  recommander  à  votre  attention  le  meilleur  ou- 
vrage en  ce  sens,  l'ouvrage  le  plus  complet,  celui  dans  lequel  les  rai- 


L'ENOUÉTE  SUR  L'INTKRKT  DE  L'ARGENT.  235 

sons  contro  la  siipprossion  (Jos  lois  sur  l'usure  ont  ôLo  (îmisos  îivec  lo 
plus  do  lalont  et  d'éneri^io  :  je  veux  parler  d'un  livre  dû  h  la  plume  d'un 
magistrat  autrichien,  M.  Rizy,  de  Vienne,  et  qui  porte  pour  titre: 
Ueber  Zinstaxen  und  Wuchergcsetze. 

M.  Rizy  est  d'avis  que  l'usure  existe,  que  ce  n'est  point  un  délit  chi- 
mérique et  (ju'il  faut  la  réprimer;  mais  il  n'approuve  pas  les  réglemen- 
tations actuelles  concernant  la  limitation  législative  du  taux  des  intérêts. 

Ainsi  donc,  pour  me  résumer  sur  ce  point,  l'argent  est  l'instrument 
de  la  tradition  do  la  puissance  d'acquérir  ;  il  donne  à  celui  qui  l'obtient 
par  voie  d'emprunt  la  faculté  de  choisir  les  produits  ou  les  instruments 
de  production  dont  il  a  besoin  ;  il  le  place  ainsi  dans  la  meilleure  des 
positions,  et  ce  n'est  pas  là  un  titre  pour  qu'on  veuille  affranchir  l'em- 
prunteur d'une  redevance  d'intérêt  librement  consentie,  ou  pour  exiger 
qu'il  obtienne  cette  puissance  sans  se  soumettre  h  de  justes  conditions 
de  rémunération  envers  le  préteur,  conditions  variables,  suivant  les 
circonstances  très-diverses  que  le  législateur  ne  peut  pas  connaître,  et 
qu'il  peut  encore  moins  prévoir  d'une  manière  fixe. 

J'ai  dit  que  l'argent  n'était  pas  une  marchandise  comme  une  autre; 
aussi  n'est-ce  pas  pour  le  mettre  purement  et  simplement  dans  la 
catégorie  des  autres  marchandises  que  je  réclame  la  modification  de  la 
loi  de  1807  ;  c'est  parce  qu'à  mes  yeux  il  est,  comme  tout  autre  pro- 
duit ou  instrument,  susceptible  d'un  louage  librement  débattu. 

Quand  la  loi  a  admis  la  légitimité  du  prêt  à  intérêt,  elle  a  peut-être 
commis  une  erreur  en  ne  plaçant  pas  les  dispositions  nouvelles  sous  le 
titre  du  a  louage,»  au  lieu  de  ranger  un  contrat  à  titre  onéreux,  à  côté 
du  mutuum^  du  prêt  de  bienfaisance  dont  la  gratuité  forme  le  caractère 
essentiel. 

Le  deuxième  membre  de  la  première  question  porte  :  «L'argent  doit-il 
être  considéré  comme  une  marchandise  ordinaire  ?  » 

J'ai  déjà  dit  que  l'argent,  entendu  dans  le  sens  d'une  somme  de  mon- 
naie^ objet  du  prêt,  ne  paraissait  pas  être  une  marchandise  ordinaire, 
car  il  l'emporte  sur  toute  autre  marchandise,  alors  qu'il  n'est  pas  seu- 
lement contrôlé  par  l'autorité,  qui  le  marque  d'une  empreinte,  après  avoir 
vérifié  la  composition  intrinsèque  de  chaque  disque  de  métal,  mais  en- 
core qu'il  obtient  seul  le  pouvoir  de  libérer  de  tout  engagement,  de  ré- 
soudre toute  convention,  Il  possède  à  la  fois  les  deux  qualités  :  celle  de 
valeur^  par  le  métal  précieux  dont  il  garantit  la  tradition  en  quotité  dé- 
terminée, et  celle  d'instrument  légal  de  libération.  Cette  supériorité  na- 
turelle de  l'argent  en  rend  la  possession  plus  précieuse,  et  imprime  par 
conséquent  au  louage  de  cet  instrument  une  plus  grande  utilité. 

Oui,  en  dehors  du  pays  où  la  monnaie  a  été  frappée,  l'argent  perd  ce 
caractère  de  libération  obligatoire,  ce  caractère  d'instrument  de  toutes 
les  transactions  ;  il  n'apparaît  plus  que  sous  la  forme  de  lingot  divisé 
en  découpures  diverses,  mais  n'ayant  plus  que  le  caractère  ordinaire 
d'une  marchandise.  Le  terme  argent  présente  un  double  sens  qui  peut 
çiiviser  quelque  embarras  de  langage 


236  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  Lacaze.  Money^  comme  disent  les  Anglais. 

M.  WoLowsKi.  Oui.  Les  mdtaux  précieux  sont  des  marchandises  ordi- 
naires, l'or  et  l'argent  monnayés  ne  le  sont  pas,  du  moins  d'une  façon 
identique.  Il  n'y  a  plus  de  confusion  possible  en  présence  de  cette  dis- 
tinction bien  comprise.  De  là  vient  la  différence  établie  par  le  Code  civil 
quant  aux  dispositions  qui  régissent  le  prêt  d'argent  (art.  1895  du  Code 
civil)  et  le  prêt  fait  en  lingots  (art.  489G  et  1897). 

Les  conditions  de  la  valeur,  dépouillée  du  privilège  spécial  de  la  puis- 
sance libératoire,  reprennent  tout  leur  empire  dans  le  commerce  interna- 
tional ;  aussi  le  change  ne  tient-il  compte  que  du  métal  fin  contenu  dans 
la  monnaie.  En  dehors  de  la  frontière  du  pays  auquel  celle-ci  appar- 
tient, elle  reprend  le  caractère  pur  et  simple  d'une  marchandise.  Mais, 
en  ce  qui  concerne  la  question  du  prêt  à  intérêt,  il  est  difficile  de  com- 
prendre pourquoi  le  louage  de  ce  qui  est  à  la  fois  gage  de  la  valeur  et  in- 
strument légal  de  libération  (la  somme  de  monnaie)  serait  placé  dans  une 
condition  plus  restreinte  que  le  louage  de  ce  qui  n'est  que  le  gage  (une 
quotité  de  métal  précieux)  ;  pourquoi  on  imposerait  une  loi  plus  étroite 
à  la  jouissance,  temporairement  transmise,  du  produit  universel,  qu'à 
cette  même  jouissance  d'un  produit  spécial. 

Le  prêteur,  en  avançant  une  somme  de  monnaie,  livre  sous  cette  forme 
le  capital;  avec  le  signe  du  pouvoir  d'acquérir,  il  livre  l'instrument  de 
ce  pouvoir.  Les  étranges  attaques  dirigées  contre  la  prétendue  tyrannie 
du  capital,  et  contre  la  royauté  usurpée  de  l'or  et  de  l'argent,  ne  tiennent 
qu'à  des  idées  fausses  et  incomplètes  sur  la  nature  du  capital  et  sur  la 
nature  de  la  monnaie.  Ce  dont  on  se  plaint  en  réalité,  c'est  de  ce  que  le 
capital  ne  se  rencontre  point  en  plus  grande  abondance  ;  car  on  ne  veut 
point  le  détruire,  mais  en  user  à  volonté.  On  ne  demande  pas  la  mort 
du  pécheur,  on  désire,  au  contraire,  arriver  à  le  posséder  sans  peine. 
L'argent,  qui  est  la  traduction  tangible  et  l'expression  commune  du  ca- 
pital, partage  le  même  sort  et  dans  la  même  mesure.  On  oublie  la  fonc- 
tion à  laquelle  il  est  appelé,  et  l'on  voudrait  lui  faire  violence,  parce 
qu'il  se  refuse.  Toutes  les  exceptions  imaginées  pour  amortir  l'application 
du  droit  commun  aux  conventions  librement  formées  entre  les  parties, 
tiennent  à  la  même  erreur  fondamentale  :  crédit  gratuit,  papier-monnaie, 
haine  du  capital,  limitation  du  taux  de  Vintèrêt,  no  sont  que  les  divers 
symptômes  de  la  même  maladie,  dont  les  saines  notions  d'économie  po- 
litique, plus  généralement  répandues,  parviendront  à  avoir  raison. 

2*  Question.  La  deuxième  question  est  celle-ci  : 

«  Quelle  a  été,  dans  les  pays  étrangers  connus  des  témoins  consultés, 
l'influence  des  lois  qui  ont  affranchi  les  prêts  de  toute  limitation  d'in- 
térêt ?  » 

Je  puis  vous  dire  tout  d'abord  que  je  ne  connais  aucun  pays  où  la 
suppression  de  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt  ait  produit  de  mauvais 
résultats. 

Il  ne  faut  pas  confondre  ce  qui  s'est  passé  au  commencement  de  ce 
siècle  avec  ce  qui  se  passe  aujourd'hui,  alors  que  les  circonstances  éco- 


L'ENUUKTK  S(JK  L'INTÉKKT  DE  L'AlUiKJNT.  237 

nomi(|iics  ont  coinplétemonl  cluingc).  On  a  mis  sur  le  compte  de  la  sup- 
pression (lo  la  limitation  du  taux  d'intérôt  beaucoup  d'abus  qui  tenaient 
à  riiicertitude  ii;énérale  des  affaires,  soit  en  France,  soit  en  d'autres 
pays.  Le  mal  est  venu  surtout  de  ce  (pie  les  métaux  précieux  avaient 
cessé  d'être  la  base  solide  de  la  circulation.  Les  assignats,  le  papier- 
monnaie  sous  toutes  les  formes,  avaient  envahi  le  marché  en  amenant 
la  brusque  fluctuation  des  prix.  L'or  et  l'argent  démonétisés  furent  dé- 
clarés une  marrliandise,  non  pas  dans  le  sens  de  l'autorisation  de  les 
l)rètcr  moyennant  intérêt,  —  la  loi  de  1789  avait  déjà  détruit  sur  ce 
point  l'ancienne  interdiction,  —  mais  dans  le  sens  du  prix  débattu,  pour 
l'échange,  et  de  la.  puissance  libératoire^  enlevée  au  numéraire  métallique. 
En  réalité,  l'émission  des  assignats  et  toute  la  législation  révolutionnaire 
n'ont  jamais  influé  ni  porté  sur  le  taux  de  l'intérêt,  et  M.  Troplong  a 
parfaitement  raison  quand  il  dit  qu'aucune  loi  n'avait  supprimé  sous  la 
Révolution  les  dispositions  limitatives  du  taux  de  l'intérêt. 

3Iais  je  neveux  pas  entrer  dans  l'étude  de  cette  question,  qui  deman- 
derait un  examen  assez  étendu. 

Pour  en  revenir  à  la  question  posée,  je  répète  que,  dans  les  divers 
pays  où  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt  a  été  rayée  des  Godes,  il  ne 
s'est  pas  produit  de  mauvais  résultats. 

Je  ne  prétends  point,  parce  que  je  veux  rester  dans  les  limites  strictes 
de  la  vérité  la  plus  entière,  telle  qu'elle  m'apparaît,  je  ne  prétends  pas 
que,  partout^  la  suppression  de  la  limitation  de  l'intérêt  ait  changé  la 
situation  économique  de  la  société  d'une  manière  merveilleuse  ;  que 
cette  mesure  soit  une  baguette  magique,  à  l'aide  de  laquelle  la  richesse 
vienne  se  répandre  sur  tous;  mais  elle  a  levé  des  obstacles  sérieux,  elle 
a  fait  revenir  à  une  appréciation  plus  équitable  des  conventions,  elle  a 
eff'acé  une  sujétion,  tout  au  moins  inutile,  quand  elle  n'est  pas  périlleuse, 
imposée  à  l'action  libre  de  l'homme.  Divers  pays  en  ont  profité  dans 
une  mesure  plus  ou  moins  grande.  Si,  dans  quelques-uns,  elle  n'a  eu 
que  peu  d'influence  en  bien,  je  n'en  connais  pas  où  elle  ait  exercé  une 
influence  en  mal. 

Je  crois  que  c'est  ici  le  lieu,  car  il  n'y  a  pas  de  question  spéciale 
posée  à  cet  égard,  d'indiquer  les  pays  où  la  suppression  de  la  limitation 
du  taux  de  l'intérêt  a  été  prononcée,  et  les  résultats  recueillis  dans  ces 
mêmes  pays. 
Le  premier  pays  qui  se  présente  à  nos  regards,  c'est  l'Angleterre. 
L'Angleterre  est  l'État  le  plus  considérable  par  ses  richesses  et  par 
l'activité  de  la  production,  celui  dans  lequel  la  question  relative  au  taux 
de  l'intérêt  a  pu  jouer,  quant  à  la  solution  qui  lui  a  été  donnée,  le  rôle  le 
plus  important.  On  y  a  procédé  pas  à  pas,  avec  mesure  ;  on  n'a  pas  fait 
de  révolution;  quant  au  taux  de  l'intérêt,  on  a  voulu  essayer,  et  c'est 
justement  en  s'appuyant  sur  les  résultats  que  les  essais  partiels  avaient 
donné,  et  qui  ont  été  reconnus  avantageux,  qu'on  est  arrivé  à  la  liberté 
absolue. 

Dans  la  question  cotée  7  au  §  2  du  Ouestionnaire  que  j'ai  devant  les 
yeux,  il   s'est  glissé  une   légère  inexactitude   typographique  par  suite 


238  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  l'omission  des  mots  :  avant  1854.  Cette  question  est  ainsi  formulée  : 
«  i^  aurait-il  lieu  de  distinguer^  comme  là  législation  anglaise  sous  ce  rap- 
port, »  c'esl-à-dire  sous  le  rapport  de  l'élévation  du  taux  de  l'intérêt 
àiitoi'isé,  ou  de  la  suppression  de  tout  maximum  d'intérêt,  «  lé  prêt  hypo- 
thécaire et  le  prêt  non  hypothécaire  ? 

En  efîet,  la  loi  sur  l'abolition  du  taux  de  l'intérêt,  en  Angleterrrè,  est 
absolue  depuis  le  iO  août  1854  ;  la  faible  limitation  qui  avait  subsisté 
jusque-là,  quant  aux  prêts  inférieurs  à  10  livres  sterling  (2B0  fi'ancs)  et 
quant  au  prêt  hyl)Othécaire,  a  été  effacée  par  Vact^  voté  il  y  a  dix  ans. 

M.  DuvERGiER.  Il  y  a  encore  une  limitation  pour  ce  qui  concerne  les 
paivn-hrokers. 

M.  WoLOwsKi.  Ce  sont  là  des  dispositions  particulières,  des  disposi- 
tions de  police  relatives  au  prêt  sur  gage,  qui  se  distingue  du  prêt 
civil  et  du  prêt  commercial  ;  ces  derniers  sont  entièrement  libres  ert 
Angleterre  depuis  dii  ans. 

La  législation  anglaise  a  été  remaniée  à  diverses  reprises  depuis  trente 
ans,  toujours  dans  un  sens  progressif  vers  la  liberté.  C'est  d'abord  dans 
une  loi  relative  à  la  Banque,  qu'on  a  autorisé  un  taux  supérieur  au 
taux  légal,  pour  les  billets  d'une  échéance  de  trois  mois  sèuletnent. 
Cette  première  loi  date  de  1833. 

En  1837,  on  a  étendu  cette  faculté  aux  billets  à  douze  mois. 

En  1839,  — car  la  législation  8^nglaise  ne  procède  point  d'ensemble, 
elle  est  sur  une  sorte  de  métier  continu, elle  ne  se  fait  pas  tout  d'une  pièce 
comme  chez  nous,  elle  se  modifie  à  intervalles  rapprochés  ;  —  en  1839, 
la  loi  a  étendu  la  suppression  du  taux  maximum  de  l'intérêt  à  toutes  les 
négociations,  excepté  aux  prêts  hypothécaires  et  aux  prêts  inférieurs 
à  10  livres  sterling.  Enfin  cette  suppression  est  devenue  absolue  à  partir 
de  1854. 

Il  y  a  eu  des  opposants  à  ces  mesures  successives  ;  il  y  a  eu  des 
hommes  très-consciencieux  qui,  dans  les  enquêtes  ouvertes  par  le  Parle- 
ment, manifestaient  des  craintes  au  sujet  des  innovations  que  l'on  pro- 
posait ;  personne  ne  regrette  aujourd'hui  la  réforme  accomplie,  pas  plus 
en  matière  commerciale  qu'en  matière  civile. 

Du  reste,  c'est  ainsi  que  les  choses  se  sont  passées,  en  Angleterre, 
pour  le  Free  trade  :  beaucoup  d'hommes  qui  combattaient,  il  y  a  peu 
d'années  encore,  la  liberté  commerciale,  sont  aujourd'hui  parfaitement 
convertis  aux  lois  qui  ont  opéré  la  grande  révolution  économique  ac- 
complie en  cette  matière. 

Pour  passer  de  l'infiniment  grand  à  l'infiniment  petit,  je  rencontre 
dans  un  pays  placé  sur  la  lisière  de  la  France  le  monument  le  plus  récent 
de  la  législation  étrangère  :  le  canton  de  Bàle-Ville  a  supprimé  toutes 
les  lois  relatives  à  l'usure  au  mois  de  mai  1864. 

La  loi  nouvelle  de  Bàle-Yille  est  très-brève,  elle  est  conçue  en  trois 
lignes  que  voici  : 

«  Le  grand  conseil  décide  la  suppression  de  toutes  les  lois  en  matière 


I/KNOLIsTl!)  SUR  L'INTÉRKT  M  L'ARGENT.  2^^ 

(l'usuro,  conuiu'  conlijiin^s  i\  l'opinion  uctuello  et  iiux  iritërôts  VëHtablos 
du  coininiMcc.  » 

Voilà  loiii  (0  ({uc  (lil.  ccUp  loi  ([iii  constitue  le  monument  le  plus 
rôconi  (le  la  h'i^islation  europdonne  en  cette  matière. 

Une  xillc  do  commerce  des  plus  importantes^  Francfort-sUr-lR-Mttih, 
a  ciiahMnoiil  aholi  les  lois  limitai ives  du  taux  de  l'intt^rct,  depuis  le 
'iféNrior  I8lii.  La  même  supi)rossion  a  ëlé  prononcée  dans  le  duché 
(rOldenbourg  par  la  loi  du  18  juin  1858,  et  dans  le  duché  de  Baxe- 
(^obourg  par  la  loi  du  10  février  1800,  sauf  la  défense  de  prendre  les 
intérêts  des  intérêts,  ainsi  (jue  de  les  su[)puter  au  delà  d'une  somme 
égale  au  capital. 

La  ville  de  Brème  est  entrée  dans  la  môme  voie  par  une  loi  du  27  dé- 
cembre 1858  ;  mais,  en  cas  d'ordre  ouvert,  la  coUocation  des  créanciers 
n'a  lieu  que  pour  les  intérêts  légaux. 

Antérieurement,  des  lois  nombreuses  avaient  été  rendues  dans  le 
même  sens,  c'est-à-dire  des  lois  qui  avaient  prononcé  la  suppression 
pliis  ou  moins  absolue  de  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt,  sans 
accompagner  cette  suppression  d'une  modification  de  la  législation 
pénale. 

J'insisterai  tout  à  l'heure  sur  ce  point,  car  un  de  messieurs  les  con- 
seillers m'a  paru  penser  que  ce  serait  la  partie  de  mes  explications  qui 
serait  la  plus  intéressante  pour  la  Commission. 

M.  LàcAze.  La  partie  là  plus  intéressante,  bar  tout  ce  que  vous  dites 
mérite  l'intérêt  de  la  Commission. 

M.  WoLowsKi.  Je  demande  pardon  à  la  Commission  de  la  longueur 
de  ma  déposition 

M.  LE  Président.  Elle  est  très-intéressahte  dàris  toutes  ses  parties, 
et  nous  vous  prions  de  la  continuer. 

M.  WoLOWSKi.  Ce  n'est  pas  seulement  en  Angleterre  et  à  Bàle- Ville, 
et  dans  d'autres  pays  européens ,  dont  je  vais  parler  tout  à  l'heure^ 
c'est  aussi  en  Amérique,  au  Pérou  et  au  Chili,  qu'on  éprouve  d'excel- 
lents résultats  de  la  suppression  de  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt. 

Au  Pérou,  —  j'ai  lu  ce  renseignement,  ce  matin  même,  dans  la  cin- 
quième édition  de  l'ouvrage  de  M.  Roscher,  qui  tient  ses  lecteurs  au 
courant  de  tous  les  faits  législatifs  des  deux  hémisphères,  —  au  Pérou, 
l'intérêt  de  l'argent  s'élevait  jusqu'à  50  0/0  avant  la  suppression  des 
lois  sur  l'usure  ;  la  liberté  a  fait  tomber  ce  taux  à  24  0/0,  et  aujourd'hui 
il  n'est  plus  que  de  12  0/0. 

M.  Lagaze.  Comment  l  l'intérêt  légal  était  de  50  0/0  au  Pérou  ? 

M.  WoLovvsKi.  Non,  Monsieur.  C'était  précisément  la  limitation  légale 
qui  faisait  quelquefois  monter  l'intérêt  jusqu'à  50  0/0.  Suivant  l'expres- 
sion de  Montesquieu,  on  payait,  au  Pérou,  les  peines  de  la  loi. 

M.  Lacazk.  Quel  était  le  taux  légal  au  Pérou  ? 


240  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  WoLowsKi.  II  était,  je  crois,  de  8  ou  10  0/0.  Mais  le  taux  de  l'intérêt 
avait  été,  de  fait,  porté  jusqu'à  50  0/0  à  cause  des  menaces  de  la  loi 
contre  ce  qu'elle  appelait  des  intérêts  usuraires. 

Au  Chili,  sous  l'empire  d'une  législation  qui  limitait  le  taux  de  l'in- 
térêt à  6  0/0,  ce  taux  était  monté  à  2  et  à  3  0/0  par  mois.  Après  l'abro- 
gation de  la  loi  limitative,  le  taux  de  l'intérêt  est  tombé  à  1  1/2  et 
1  1/4  0/0  par  mois.  Aujourd'hui,  le  taux  courant  moyen  est  de  8  0/0 
par  an. 

Revenons  aux  pays  d'Europe,  et  mentionnons  quelques  résultats  plus 
ou  moins  favorables,  obtenus  à  la  suite  de  la  suppression  de  la  limitation 
du  taux  d'intérêt. 

En  Espagne,  l'abrogation  de  la  limitation  du  taux  d'intérêt  n'a  pas 
produit  de  mauvais  résultats. 

Dans  plusieurs  États  d'Allemagne,  cette  suppression  a  été  prononcée  ; 
ce  sont  de  petits  États,  mais  leur  exemple  gagne. 

Il  y  a  deux  groupes  dans  lesquels  on  peut  ranger  les  différents  pays 
de  la  Confédération  germanique. 

Dans  le  premier,  se  trouvent  les  États  qui  ont  abrogé  la  loi  relative 
à  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt  en  matière  commerciale,  en  la  main- 
tenant fixée  à  6  0/0  en  matière  civile,  avec  une  disposition  qui  serait 
assez  difficilement  acceptée  chez  nous,  et  qui  témoigne  des  mœurs  un 
peu  patriarcales  de  ces  pays  :  c'est  qu'en  dehors  des  cas  où  l'on  peut 
emprunter  au-dessus  de  6  0/0,  il  faut  avoir  la  permission  spéciale  de 
l'autorité. 

Dans  le  second,  se  trouvent  les  États  où  la  limitation  est  supprimée 
d'une  manière  absolue  en  matière  civile  et  commerciale  et  dans  lesquels, 
à  l'aide  des  dispositions  de  la  loi  pénale,  fortifiées  des  peines  qu'elle 
édicté  contre  le  dol,  la  fraude  et  l'extorsion,  on  a  essayé  de  frapper  au 
cœur  ce  qui  est  l'usure  véritable,  indépendamment  du  taux  de  l'intérêt, 
c'est-à-dire  l'abus  des  relations  entre  l'homme  qui  possède  un  certain 
capital  et  le  malheureux  qui  est  à  sa  merci  et  dont  il  essaye  de  tirer 
un  bénéfice  énorme,  sans  se  laisser  arrêter  par  aucune  considération 
de  pitié. 

C'est  là  le  but  que  les  législateurs  allemands  ont  poursuivi.  Ce  but 
est-il  atteint  dans  la  pratique?  Je  n'oserais  l'affirmer.  Il  faut  laisser 
faire  le  temps  ;  il  y  aurait  quelque  témérité  à  se  prononcer  d'avance  sur 
les  résultats. 

Pour  mon  compte,  c'est  dans  cette  direction  que  je  préférerais  voir  le 
législateur  français  s'engager.  Je  ne  me  dissimule  pas  les  difficultés  de 
l'entreprise,  ni  ce  qu'elle  a  de  délicat,  mais  enfin,  s'il  y  a  un  essai  à 
tenter  pour  réprimer  l'usure  véritable,  c'est  de  ce  côté  ;  on  ne  pourra 
qu'échouer  si  l'on  persiste,  par  suite  d'une  confiance  mal  fondée,  dans 
des  règles  dont  l'inefficacité  et  les  mauvaises  conséquences  nous  ont 
été  démontrées  par  l'expérience  accomplie  sous  nos  yeux. 

M.  LE  Président.  Voulez-vous  nous  indiquer  les  États  allemands  aux- 
quels vous  faites  allusion,  et  citer  les  textes  de  leurs  législations? 


f 


L'ENQUÊTE  SUR  L'INTÉRÊT  DE  L'ARGENT.  241 

M.  WoLOWSKi.  Dos  États  nombreux  ont,  suivant  l'expression  employée 
par  I\I.  Kizy,  séj)arë  la  notion  de  Vusure  imnismhle  de  la  fixation  d'une 
taxe  (le  l'inlérèt  «  en  répondant  aux  seules  tendances  admises  par  la 
science  moderne.»  Telles  sont  les  dispositions  des  lois  pénales  du  duché 
de  Bade  (()  mars  1845) ,  du  grand-duché  de  Saxe-Weimar-Eisenach 
(!20  mars  1850)  ,  de  la  principauté  de  Schwarzbourg-Sondershausen 
(15  mars  1850),  de  la  principauté  de  Schwarzbourg-Rudolstadt  (!26  avril 
1850),  du  duché  d'Anthalt-Dessau  (28  mai  1850)  ,  du  duché  d'Anthalt- 
Koethen  (môme  date),  du  duché  de  Saxe  Meiningen  (25  juin  1850) ,  du 
duché  (le  Saxe-Cobourg-Gotha  (29  novembre  1850),  de  la  principauté  de 
Reuss  (14  avril  1852) ,  du  royaume  de  Prusse  (14  avril  1851) ,  du  duché 
d'Anthalt-Bernbourg  (22  janvier  1852),  de  la  principauté  de  Waldeck  et 
Pyrmont(15mai  1855). 

Le  caractère  de  ces  lois  se  trouve  le  mieux  mis  en  saillie  dans  le  Code 
de  Saxe-Weimar-Eisenach  :  celui  qui  exploite  un  état  notoire  de  dé- 
tresse ou  de  légèreté  d'esprit  (Leichtsinn)  de  l'emprunteur,  pour  se 
faire  consentir,  par  suite  d'un  prêt  ou  de  toute  autre  convention ,  un 
intérêt  supérieur  au  taux  légal ,  ou  d'autres  avantages  qui  dépassent 
cette  mesure,  doit  être  puni  d'une  amende  qui  ne  saurait  être  inférieure 
au  double,  ni  supérieure  au  décuple  de  l'avantage  ainsi  stipulé.  —  La 
somme  prêtée  ne  saurait  être  confisquée.  —  Le  taux  légal  est  de  6  0/0 
par  an  (art.  286).  —  L'article  287  poursuit  l'application  du  même  prin- 
cipe, au  cas  où  ces  stipulations  s'appliquent  au  retard  apporté  dans  le 
remboursement,  et  l'article  288  frappe  de  la  même  peine  tout  mode  dé- 
tourné, employé  pour  voiler  cette  perception.  Si  le  débiteur  a  été  trompé, 
de  manière  à  ne  pas  connaître  le  montant  véritable  de  l'intérêt  exigé, 
ou  les  autres  conditions  imposées  pour  voiler  la  portée  réelle  du  con- 
trat, les  peines  ordinaires  en  matière  de  fraude  se  trouvent  toujours  ap- 
plicables. 

La  nouvelle  législation  allemande,  en  fait  d'usure,  est  conçue  d'après 
l'idée  générale  suivante  : 

lo  L'action  en  justice  est  refusée  pour  tous  intérêts  qui  excèdent  le 
taux  légal  ; 

2o  La  pénalité  n'atteint  pas  que  les  entreprises  cupides  à  l'égard  des- 
quelles il  est  possible  de  constater  une  extorsion  coupable,  exercée  vis- 
à-vis  du  débiteur. 

Déjà  des  lois  pénales  antérieures  avaient  nettement  accusé  la  môme 
tendance  :  Bavière  ,  16  mai  1813  ;  Holstein-Oldenbourg ,  10  septembre 
1814;  Wurtemberg,  1"  mars  1839  ;  Brunswick,  10  juillet  1840  ;  princi- 
pauté Lippe-Detmold,  18  juillet  1843;  Hanovre,  8  août  1840;  Saxe-Al- 
tenbourg,  9  mai  1841  ;  Hesse,  17  septembre  1841.  —  Tous  ces  codes  vi- 
sent à  affranchir  de  l'idée  de  criminalité  la  simple  perception  d'un  in- 
térêt supérieur  au  taux  légal,  en  limitant  le  délit,  Vusuraria  pravitas,  a 
une  culpabilité  morale  ,  indépendante  de  la  transgression  de  la  taxe. 
Nous  citerons  ici  les  dispositions  admises  dans  le  Wurtemberg  :  la  per- 
ception d'un  intérêt  supérieur  au  taux  légal  n'entraîne  que  les  suites 
{)révues  par  le  droit  civil  ou  les  lois  de  police  ,  excepté  quand  le  prê- 

2e  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  février  1805.  16 


242  JOURNAL  DES  ÉCONO.^llSTES. 

leur,  dans  le  but  do  tromper  l'emprunteur,  a  déguisé  le  taux  véritable- 
ment stipulé.  Dans  ce  cas  s'appliquent  les  peines  portées  contre  la 
fraude. — Les  prescriptions  relatives  au  taux  légal  no  s'appliquent  point 
aux  prêts  contractés  par  les  personnes  qui  ont  le  droit  de  souscrire  des 
lettres  de  change  (Wechselfahigkeit),  aux  prêts  des  communes,  aux  prêts 
autorisés  par  l'autorité  locale,  aux  emprunts  publics,  à  ceux  contractés 
par  une  association  soumise  à  la  surveillance  de  l'État  et  aux  prêts  des 
monts-de-piété. 

La  législation  belge,  qui  a  été,  je  crois,  communiquée  à  la  Commis- 
sion ,  s'engage  dans  la  même  direction  que  la  législation  moderne  de 
l'Allemagne. 

En  général,  le  mouvement  des  esprits  est  porté  vers  l'abolition  des 
taxes  limitatives  ,  môme  chez  les  hommes  qui  reconnaissent  le  délit 
d'usure  ;  ils  croient  qu'il  y  a  là  un  acte  punissable  que  le  législateur 
doit  atteindre ,  mais  ils  ne  rattachent  pas  ce  délit  à  la  limitation  d'une 
taxe,  ni  à  la  violation  de  cette  limitation. 

Les  dispositions  du  Code  général  de  commerce  pour  les  États  alle- 
mands ont  porté  une  atteinte  décisive  aux  lois  limitatives  du  taux  de 
l'intérêt.  En  première  ligne  vient  la  faculté  d'émettre  des  lettres  de 
change,  ouverte  à  tous  les  citoyens  capables  de  contracter.  Comme,  en 
général-,  le  prêt,  en  matière  de  lettre  de  change,  n'est  point  assujetti  à 
la  limitation  d'intérêt,  on  échappe  par  ce  moyen  au  reste  des  restric- 
tions conservées. 

Pour  en  finir  avec  ce  qui  concerne  l'Allemagne,  je  rappellerai  ici,  sur- 
tout à  titre  de  curiosité  historique  ,  que  Josei)h  II ,  avant  les  lois  fran- 
çaises de  1789,  avait  rendu  applicable  la  liberté  du  taux  de  l'intérêt  en 
Autriche.  Les  circonstances  qui  marquèrent  ces  temps  difficiles  non- 
seulement  pour  la  France,  mais  encore  pour  le  continent  européen  tout 
entier,  ont  fait  revenir  sur  cette  mesure  en  1803,  comme  on  l'a  écartéeen 
France  en  1807.  Ce  n'est  donc  pas  la  France  qui  a  pris  les  devants  ni 
pour  proclamer  le  principe  nouveau,  ni  pour  revenir  en  arrière. 

J'oubliais,  je  crois,  de  citer  la  loi  de  1857  qui  ,  sur  la  proposition  du 
comte  de  Cavour,  a  supprimé  les  dispositions  relatives  au  taux  de  l'in- 
térêt en  Sardaigne,  et  de  rappeler  que  l'Algérie  et  les  colonies  françaises 
en  sont  affranchies.  Faudrait-il  donc ,  en  maintenant  la  loi  de  1807, 
dire  :  «Vérité  au  delà  de  la  Méditerranée  ou  de  l'Océan,  erreur  en  deçà?» 

3*  Question.  —  Je  répondrai  qu'il  y  a  des  différences  entre  les  mœurs 
et  la  situation  économique  et  politique  de  la  France  et  celles  des  autres 
pays  où  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt  a  été  supprimée  ;  mais  ces  dif- 
férences sont  toutes  à  l'avantage  de  la  France.  Les  institutions  plus  li- 
bres, l'émancipation  plus  complète  de  l'individu  ,  du  citoyen ,  sont  de 
nature  à  fournir  un  argument  a  fortiori  pour  la  solution  de  la  question 
qui  nous  occupe.  Excepté  l'Ani^leterre,  vis-a-vis  de  laquelle  il  y  aurait 
quelque  présomption  à  vouloir  invoquer  ces  idées  de  prééminence,  exa- 
minez les  États  du  continent,  et  je  crois  que  vous  penserez  comme  moi 
qu'il  n'y  a  pas  trop  d'orgueil  à  dire  que  le  peuple  français  se  trouve  au 


L'KNQUKTE  SUR  L'IiNTÉRKT  DE  L'ABGENT.  243 

moins  aussi  avancé  que  les  autres  ;  j)ar  conséquent  les  mesures  relatives 
à  ral)()lilion  de  la  limitation  du  taux  de  l'intérêt  peuvent  se  naturaliser 
(Ml  iM-ance  avec  [)lus  do  chances  de  succès  que  dans  les  pays  dont  je 
viens  do  parler. 

4"  Question.  —  .(o  crois  ({u'il  y  aurait  utilité  à  fixer  un  taux  léi!;al  de 
l'intérêt,  dans  le  cas  de  suppression  du  maximum.  Ce  besoin  n'est  pas 
douteux,  en  cas  d'intérêts  du  retard  ,  ou  en  l'absence  d'une  stipulation 
précise. 

5*^  Question.  —  Quant  à  la  différence  entre  le  taux  légal  de  l'intérêt 
commercial  et  le  taux  légal  civil,  je  suis  d'avis  que  le  mouvement  général 
des  affaires  tend  à  effacer  cette  distinction. 

Je  me  bornerai  à  répondre  très-brièvement  aux  questions  spéciales, 
et  d'abord  à  celles  qui  sont  relatives  à  l'intérêt  en  matière  commerciale. 

§    Ici".    DE   l'IiNTÉRÊT   en   MATIÈRE   COMMERCIALE. 

Ire  Question.  —  La  loi  de  1807  n'est  pas  exécutée  en  matière  commer- 
ciale; elle  ne  peut  pas  l'être.  Les  dispositions  relatives  à  la  Banque  de 
France  ne  permettent  pas  aujourd'hui  de  l'appliquer. 

11  y  aurait  ici  à  faire  valoir  des  considérations  très-importantes  dans 
lesquelles  je  n'entrerai  point.  Je  signalerai  seulement  les  raisons  très- 
graves  qui  militent  en  faveur  de  la  suppression  absolue  de  la  loi  de  1807, 
au  point  de  vue  des  nouveaux  principes  de  liberté  commerciale  qui  nous 
régissent.  Il  y  a  là  tout  un  ordre  d'idées  dans  lesquelles  l'heure  avancée 
ne  me  permet  pas  d'entrer  et  qui  probablement  ont  été  développées  déjà 
devant  la  Commission. 

Je  me  bornerai  à  dire  que  les  reproches  adressés  aux  lois  relatives  à 
la  Banque  de  France  me  semblent  tout  à  fait  injustes;  ils  tiennent  à 
l'idée  erronée  qu'on  se  fait  du  capital,  auquel  il  faut  une  liberté  entière, 
et  qu'aucune  disposition  législative  ne  parviendra  jamais  à  réglementer. 
Il  y  a  longtemps  qu'un  auteur  italien  a  dit:  a  le  capital  est  un  oiseau  , 
on  essayera  vainement  de  l'enfermer  dans  une  cage  ,  il  saura  toujours 
l'ouvrir  et  s'envoler,  il  ne  peut  être  retenu  ou  rappelé  que  par  l'appât  du 
profit.»  Vouloir  diminuer  le  profit  et  vouloir  en  même  temps  doter  le 
pays  de  ce  nerf  de  la  guerre  et  du  commerce  ,  qui  est  le  capital ,  c'est 
une  contradiction.  Le  capital  est  une  force  essentielle  des  États  mo- 
dernes, le  législateur  ne  doit  rien  faire  qui  puisse  la  diminuer.  C'est  le 
motif  qui  me  faisait  dire  tout  à  l'heure  qu'il  n'y  aurait  rien  de  plus  fâ- 
cheux que  l'application  exacte  delà  loi  de  1807,  parce  que  le  capital  s'en 
irait  ailleurs  ;  on  ne  parviendrait  pas  à  le  retenir  et  le  pays  souffrirait 
considérablement. 

L'abaissement  forcé  du  taux  de  l'intérêt  est  une  chimère;  ce  taux  est 
réglé  par  la  loi  du  profit.  Vouloir  le  réduire  en  exerçant  une  pression 
quelconque,  c'est  aller  contre  le  but  qu'on  prétend  atteindre.  On  arri- 
vera ainsi  à  avoir  moins  de  prêteurs,  moins  d'épargnes  ,  moins  de  capi- 
taux, et  à  expulser,  au  profit  des  étrangers  ,  une  partie  des  forces  vives 
du  pays.  Que  dire  des  lois  qui  risquent  de  faire  le  plus  de  mal,  alors 
qu'elles  sont  strictement  obéies  ? 


244  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

2e  Question.  —  A  mes  yeux,  il  ne  saurait  y  avoir  de  distinction  entre 
le  prêt  et  l'escompte. 

3e  Question.  —  L'influence  des  mesures  par  lesquelles  la  Banque  élève 
son  escom])te  au-dessus  de  6  0/0  ne  peut  que  faire  tomber  de  plus  en 
plus  en  désuétude  la  loi  de  1807,  En  ce  qui  touche  la  Banque  ,  la  loi  de 
1857  est  favorable,  et  la  sagesse  des  tribunaux  écarte  les  embarras  qui 
pourraient  se  produire  dans  les  autres  relations  qui  ne  se  trouvent  pas 
touchées  par  les  lois  relatives  à  la  Banque  de  France. 

4^  Question. — Naturellement  je  me  prononcerai  pour  l'affimative  ;  il 
y  a  utilité  à  affranchir  de  toute  limite  les  prêts  et  les  escomptes  en  ma- 
tière commerciale. 

5e  Question.  —  Je  repousserais,  au  contraire,  énergiquement  la  pensée 
qui  attacherait  au  taux  de  l'intérêt  de  la  Banque  de  France  le  pouvoir 
exorbitant  de  fixer,  en  quelque  sorte,  le  caractère  délictueux  des  actions  : 
cela  me  paraîtrait  monstrueux  ;  c'est  un  pouvoir  qui  ne  pourrait  pas 
être  délégué  à  un  conseil  d'administration  de  la  Banque,  quelque  hono- 
rable qu'il  soit. 

Je  passe  aux  questions  relatives  à  l'intérêt  en  matière  civile. 

§  2.  DE  l'intérêt  en  matière  civile. 

Ire  Question.  —  C'est  ici  que  les  objections  se  multiplient,  mais  je 
crois  que  les  limitations  ne  servent  absolument  à  rien. 

J'ai  apporté  ici  un  document  qui  date  déjà  de  près  de  vingt  ans,  mais 
qui  a  conservé  le  même  intérêt,  car  la  situation  n'est  guère  changée  en 
France  ;  c'est  une  enquête  qui  a  été  faite  auprès  des  conseils  généraux, 
en  1845,  sur  les  questions  relatives  au  crédit  agricole  et  au  crédit 
foncier.  Le  gouvernement  a  demandé  alors  aux  conseils  généraux: 
quelle  était  la  situation  des  choses,  si  la  loi  de  1807  était  appliquée,  et 
quel  était  le  taux  de  l'intérêt  dans  les  diverses  transactions  passées 
dans  nos  campagnes. 

Les  réponses  sont  désolantes.  Vous  trouverez  dans  ce  document  com- 
muniqué aux  conseils  généraux  de  l'agriculture,  des  manufactures  et 
du  commerce,  dans  la  session  de  1845  et  1846,  un  passage  comme 
celui-ci  :  «  57  départements  font  connaître  que  les  emprunts  n'y  peu- 
vent être  contractés  par  l'agriculture  qu'à  un  taux  toujours  supérieur 
au  taux  légal,  soit  par  des  conventions  usuraires,  soit  par  suite  de  frais 
indispensables.  » 

Il  y  a  un  département,  celui  de  la  Creuse,  pour  lequel  la  réponse  est 
ainsi  conçue  : 

«Le  taux  réel  pour  les  petits  emprunts  s'élève  quelquefois  jusqu'à 
100  p.  100.  )) 

J'ap])elle,  Messieurs,  votre  attention  sur  ce  document;  il  me  semble 
prouver  que  le  but  poursuivi  par  le  législateur  de  1807  a  été  manqué. 

2c  Question.  —  L'influence  des  placements  effectués  sur  les  fonds  pu- 
blics et  sur  lus  valeur»  tic  bourse  acte  de  rendre  la  position   bien  plus 


l'knoijkth:  sur  l'inti-hi-t  ni-:  i/AHfiKNT.  245 

difficile  pour  io  crétlil  cixil  ;  raiiKMil  est  devenu  j)ius  rare;  pour  les  pnM.s 
civils,  |)riU'isém(Mil  parce  (pi'il  u  pu  se.  porter  sui-  des  placements  nom- 
breux, solides  et  |)rocuranl  des  revenus  considérables,  qui  rayonnent  ù 
présent  sur  tout  le  territoire.  Les  rapports  sont  devenus  faciles,  les  che- 
mins de  fer  ont  mis  en  contact  toutes  les  populations,  et  les  emplois  (m 
rentes,  en  actions  et  en  oblii!;ations  françaises  et  étrangères,  sont  un 
motif  pour  rendre  la  révision  de  la  loi  actuelle  singulièrement  urgente. 

>  Question.  —  Vous  me  |)ermettrez  de  ne  répondre  qu'à  la  dernière 
partie  de  cette  question;  il  y  aurait  peut-être  un  côté  par  lequel  on 
pourrait  envisager,  comme  inspirée  par  une  préoccupation  personnelle, 
la  ré|)onse  favorable  (pie  je  ferais  sur  le  premier  paragraphe  (1).  Je  suis 
convaincu  que  l'influence  exercée  par  l'établissement  du  Crédit  foncier 
a  été  considérable  ;  elle  ne  se  traduit  pas  seulement  par  les  sommes  im- 
portantes que  cet  établissement  a  déjà  prêtées,  et  qui  approchent  de 
700  millions  de  francs,  mais  encore  par  les  facilités  qu'il  a  imprimées  à 
d'autres  transactions  et  par  la  diminution  des  exigences  pour  les  prêts 
consentis  par  les  voies  ordinaires. 

Le  taux  auquel  prête  le  Crédit  foncier  ne  dépasse  pas  le  chiffre 
de  6  fr.  05  cent,  par  an,  en  y  comprenant  les  frais  d'administration  et 
l'amortissement. 

40  Question.  —  La  loi  de  J.807  est  mal  exécutée  en  matière  civile.  Elle 
ne  l'est  qu'au  détriment  de  l'emprunteur,  elle  contribue  à  empirer  sa 
position. 

Se  et  6e  Questions.  —  J'ai  déjà  répondu  par  avance  à  ces  deux  ques- 
tions. 

7e  Question.  —  En  supprimant  dans  cette  question,  par  le  motif  pré- 
cédemment indiqué,  les  mots  «  comme  dans  la  législation  anglaise  »  je 
répondrai  que  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  distinguer  entre  le  prêt 
hypothécaire  et  le  prêt  non  hypothécaire. 

8e  Question.  —  En  ce  qui  concerne  la  distinction  à  faire  entre  le  prêt 
à  court  terme  et  le  prêt  à  long  terme,  il  serait  utile  d'admettre,  comme 
on  l'a  fait  en  Sardaigne,  une  disposition  que  je  regarde  comme  très- 
efficace  contre  l'exagération  du  taux  de  l'intérêt,  c'est  celle  qui  consacre 
la  faculté,  pour  l'emprunteur,  de  se  libérer  par  anticipation,  et  de  rem- 
bourser avant  l'échéance,  nonobstant  toute  stipulation  contraire,  quand 
le  taux  est  supérieur  à  l'intérêt  légal.  Je  crois  que  c'est  la  meilleure  me- 
sure que  l'on  puisse  prendre. 

Dans  plusieurs  États  de  l'Allemagne,  quand  le  taux  stipulé  dépasse 


(1)  Il  se  rapportait  aux  résultats  obtenus  par  l'introduction  du  crédit  foncier  en 
France.  On  sait  que  M.  Wolowski  y  a  consacré  ses  efforts  depuis  1834  ;  auteur  de  propo- 
sitions soumises  à  l'Assemblée  constituante  et  à  l'Assomblée  législative,  il  a  été  le  fonda- 
teur du  grand  établissement  qui  fonctionne  avec  un  succès  de  plus  en  plus  considé- 
rable. 


216  JOURNAL  DES  ÉCONO)]ISTES. 

rinténU  légal,  le  dëbiteur  ])(3uL  dciioncor  lo  contrai  dw  mois  en  mois, 
tandis  que  le  prêteur  n'est  libre  de  demander  son  argent  qu'après  six 
mois  révolus, 

M.  LE  Président.  Cette  mesure,  vous  en  êtes  sûr,  existe  au  delà  des 
Alpes? 

M.  WoLowsKi.  Je  le  crois,  Monsieur  le  Président  :  c'est  M.  de  Cavour, 
si  mes  souvenirs  sont  fidèles,  qui  l'a  fait  établir.  Du  reste,  c'est  le  prin- 
cipe appliqué  à  nos  anciennes  rentes  foncières. 

9®  Question.  —  Je  n'ai  pas  besoin  do  m'expliquer  sur  cette  question. 
Le  document  dont  je  viens  de  vous  parler  y  répond  d'une  manière  beau- 
coup plus  complète  que  je  ne  saurais  le  faire. 

M.  LE  Président.  Les  notaires  que  nous  avons  entendus  ne  confirment 
pas  cette  appréciation,  ou  du  moins  la  persistance  de  l'état  de  choses 
signalé  par  le  document  dont  nous  avons  parlé. 

M.  WoLowsKi.  Je  crois  qu'il  y  a  un  élément  dont  les  notaires  ne 
tiennent  pas  compte. 

M.  Lacaze.  Les  frais? 

M.  WoLOwsKi.  Oui,  il  y  a  les  frais  d'abord  ;  ensuite  il  y  a  les  actes 
qui  restent  inconnus,  dont  on  ne  se  plaint  pas,  dont  ceux  qui  y  sont 
intervenus  ont  intérêt  à  ne  pas  se  plaindre.  Il  se  passe  en  cette  matière 
les  faits  les  plus  étranges.  D'un  côté ,  les  emprunteurs  reconnaissent 
l'avantage  dont  les  fait  profiter  le  prêt  consenti  à  un  taux  qui  dépasse  le 
taux  légal;  d'autre  part,  l'usure  se  déguise  de  mille  manières,  difficile- 
ment saisissables,  et  s'aggrave  par  le  défaut  de  concurrence  des  pré- 
teurs, et  par  le  danger  des  peines  de  la  loi,  dont  le  malheureux  débi- 
teur doit  tenir  compte  à  beaux  deniers  ou  par  des  sacrifices  accessoires. 

Je  me  rappelle,  à  ce  sujet,  le  discours  d'un  député  de  l'Alsace,  M.  Cas- 
sai, mon  ancien  collègue  à  l'Assemblée  législative,  lorsque  cette  question 
y  a  été  discutée  en  1850  ;  il  a  donné  les  renseignements  les  plus  curieux 
sur  les  diverses  ruses  auxquelles  les  usuriers,  et  notamment  les  juifs  al- 
saciens, ont  recours  pour  arracher  aux  malheureux  paysans  des  sacri- 
fices qui  finissent  par  les  réduire  à  une  situation  déplorable  ;  tel  est  le 
fait  d'emmener  une  vache  pour  consentir  un  renouvellement.  Cela 
n'entre  pas  dans  le  taux  de  l'intérêt;  mais  cela  n'en  ruine  pas  moins  le 
paysan.  Le  discours  de  M.  Cassai  est  rempli  d'exemples  de  ce  genre  : 
il  prouve  l'inefficacité  de  la  loi  actuelle. 

10e  Question.  —  J'ai  déjà  répondu  à  cette  question. 

Ile  Question.  —  Je  crois  qu'en  effet  il  peut  y  avoir  quelque  mal  à  re- 
douter durant  l'époque  de  transition  ;  je  ne  serai  pas  assez  hardi  dans 
mes  affirmations  pour  prétendre  qu'il  n'y  aura  pas  d'abus. 

Toutes  les  choses  humaines  sont  sujettes  à  des  abus  ;  il  faut  mesurer 
les   inconvénients   et  les   avantages.   La  législation  actuelle  pèse   plus 


I/KNOUfiTK  SUM   i/INTKHlVr  DE  L'A1U;K,\T.  217 

onroro  sur  los  coincnlions  coiisifh'Mwhles  (nic  siii"  l(;s  pcliU's  roiivoii- 
lioiis,  sur  les  petits  prrls  (jiii  so  l'ont  dans  nos  campai^nes.  l'ouï- cnux-là 
l'usuro  oxisto  el  existera  toujours  on  ddpit  des  dispositions  d(;  la  loi. 
Pcut-ùtre  que  des  dispositions  pénales,  distinctes  de  celles  qui  sont  re- 
latives nu  (aux  de  TintércM,  pourraient  atteindre  les  véritables  usuriers  et 
en  diminuer  le  nomhre  ;  mais  il  ne  faut  i)as  croire  qu'ils  dis[)araîtront 
du  jour  au  lendemain.  Je  crois  qu'il  faudra  se  réjouir  si  le  mal  se  trouve 
amoindri;  c'est  le  seul  résultat  auquel  on  doive  prétendre. 

120  Question.  —  Le  centre  qui  m'est  le  mieux  connu,  c'est  Paris,  et 
je  pense  qu'à  Paris  l'opinion  s'est  prononcée ,  d'une  manière  presque 
unanime,  pour  la  révision  de  la  loi  de  1807.  C'est  le  sentiment  des  per- 
sonnes avec  lesquelles  je  me  trouve  en  contact  par  suite  des  occupations 
auxquelles  je  me  livre.  Comme  professeur  au  Conservatoire  des  Ans  et 
Métiers,  j'ai  des  rapports  assez  nombreux  avec  les  commerçants  ;  je  n'en 
ai  pas  encore  rencontré  qui  protestent  contre  la  révision  de  la  loi  de 
1807  ,  tous  au  contraire  sont  unanimes  pour  demander  cette  révision. 

M.  LE  Président.  N'avez-vous  rien  à  nous  dire  sur  les  deux  points  qui 
sont  indiqués  dans  le  supplément  au  Questionnaire? 

M.  WoLowsKi.  J'aurai  quelques  observations  à  présenter. 

QUESTIONS    SUPPLÉMENTAIRES. 

Ire  Question.  —  Cette  question  est  extrêmement  délicate;  elle  a  été 
agitée  tout  dernièrement.  Peut-être  y  aurait-il  quelque  chose  à  faire  à 
cet  égard  ;  peut-être,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  les  principes 
admis  en  matière  de  vente  et  qui  permettent  la  rescision  dans  certaines 
circonstances,  pourraient-ils  être  déclarés  applicables?  Le  louage  d'ar- 
gent ne  saurait  échapper  aux  dispositions  du  droit  commun  ;  il  importe 
au  contraire  de  l'y  ramener,  de  ne  pas  le  laisser  à  l'état  de  contrat  ex- 
ceptionnel. Un  économiste  célèbre  de  l'Allemagne,  M.  Rau ,  croit  qu'il 
serait  utile  de  conserver  une  taxe  de  l'intérêt-,  en  la  portant  au  double 
de  l'intérêt  courant,  et  de  tenir  en  suspicion,  —  non  pas  de  frapper  d'une 
peine,  mais  seulement  de  tenir  en  suspicion,  —  les  transactions  qui  au- 
raient pour  base  un  intérêt  supérieur. 

J'hésite  à  croire  qu'il  y  eût  un  avantage  à  cette  fixation  de  l'intérêt 
licite  à  un  taux  aussi  élevé.  Aussi ,  en  dehors  des  considérations  que 
j'ai  eu  l'honneur  de  développer  devant  la  Commission  ,  je  ne  suis  pas 
pour  une  modification  des  limites  actuelles  ;  je  suis  pour  leur  suppres- 
sion. 

Il  y  a  quelque  danger  à  élever  trop  haut  la  limite,  parce  que  c'est  un 
point  de  mire  sur  lequel  les  transactions  pourraient  avoir  une  tendance 
à  se  régler.  On  risquerait  d'aggraver  la  situation,  au  lieu  d'arriver  à  un 
certain  abaissement  dans  le  taux  de  l'intérêt,  ce  qu'on  ne  peut  obtenir, 
je  le  reconnais,  par  des  moyens  factices,  puisque  c'est  toujours  la  masse 
des  capitaux  qui  en   détermine  le  loyer.  L'influence   qui  pourrait  être 


248  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

exercée  par  la  législation  serait  une  influence  dans  le  sens  de  la  hausse 
par  la  perspective  d'un  intérêt  très-élevé. 

Mais,  lorsqu'il  y  aura  des  stipulations  d'intérêt  ([ui  dépasseront  d'une 
manière  énorme  le  taux  fixé  comme  intérêt  légal,  —  nous  avons  admis 
qu'il  doit  toujours  y  avoir  un  intérêt  légal  au  cas  du  silence  des  conven- 
tions, —  lorsque,  par  exemple,  l'intérêt  sera  porté  au  double,  qu'il  y  ait 
là  un  motif  de  suspicion,  je  ne  serais  pas  éloigné  de  l'admettre  :  il  est 
possible  que  ce  soit  là  un  élément  de  solution  de  la  question  posée  par 
le  Conseil.  Je  ne  l'affirme  pas;  mais  j'aurais  quelque  tendance  à  le 
croire. 

2*  Quefition.  —  Il  y  a  deux  branches  dans  la  question  ,  et  je  pense  que 
la  tendance  que  j'ai  signalée,  la  tendance  des  législations  allemande  et 
belge  est  de  nature  à  être  approuvée.  La  solution  sera  difficile  à  for- 
muler, mais  je  crois  qu'il  faudrait  entreprendre  cette  recherche;  c'est  de 
ce  côté,  en  dehors  de  toute  fixation  d'un  taux  absolu  d'intérêt ,  qu'il  y 
aurait  quelque  chose  à  faire.  Il  faudrait  arriver  à  donner  satisfaction  au 
sentiment  moral,  en  séparant  la  question  du  délit  d'usure  de  celle  de  la 
limitation  du  taux  de  l'intérêt;  il  faudrait  concentrer  le  délit  dans  les 
manœuvres  frauduleuses  ,  dans  l'exploitation  coupable  des  passions  ou 
de  la  détresse  d'autrui,  au  moyen  d'un  bénéfice  exorbitant.  Toute  limite 
mécanique,  uniforme,  absolue,  substitue  l'arbitraire  au  droit.  Quant 
aux  limitations  d'intérêt,  je  les  crois  mauvaises  ;  je  les  crois  aussi  mau- 
vaises, au  temps  où  nous  vivons,  que  l'interdiction  absolue  de  percevoir 
aucun  intérêt  l'était  dans  le  temps  passé.  Le  résultat  est  le  même  ,  et 
Montesquieu  a  eu  parfaitement  raison,  je  ne  saurais  trop  le  répéter,  de 
dire  que  cela  ne  servait  qu'à  faire  payer  les  peines  de  la  loi  et  qu'à  aggraver 
la  situation  de  l'emprunteur. 

Je  vous  demande  pardon  ,  Messieurs  ,  de  vous  avoir  entretenus  aussi 
longtemps.  A  la  fatigue  que  j'éprouve,  je  juge  de  la  vôtre;  mais  cette 
question  est  de  celles  qui  intéressent  au  plus  haut  degré  ceux  qui  les 
examinent  :  on  se  laisse  aller  en  les  traitant  à  des  développements, 
qu'on  aurait  dû  éviter  dans  l'intérêt  de  ceux  qui  vous  écoutent. 

M.  LE  Président.  La  Commission  ne  trouve  pas  du  tout  que  vous  ayez 
été  trop  long  ;  elle  n'a  qu'à  vous  remercier  de  votre  déposition  si  instruc- 
tive à  tous  les  points  de  vue. 


DK  L'ENSEIGNEMENT  l'KOFESSlONNEL.  249 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL 

(  Sciences  administratives  et  politiques  ) 

ET 

DU     MODE    DE     RECRUTEMENT     DES     FONCTIONNAIRES    PUBLICS 


II.  —  État  actuel  de  la  question  a  l'étranger  (1). 

De  même  que  chaque  homme  a  son  caractère  et  son  tempérament, 
chaque  peuple  a  ses  mœurs  et  son  g^énie,  ce  qui  rend  toujours  exces- 
sivement dangereuse,  au  point  de  vue  de  l'exactitude,  toute  compa- 
raison entre  deux  nations  quelconques.  C'est  pourquoi,  en  faisant 
précéder  l'historique  de  ce  qui  a  été  successivement  introduit  en  France, 
sous  le  rapport  de  l'instruction  et  du  recrutement  des  fonctionnaires, 
d'un  examen  des  institutions  pédagogiques  et  réglementaires  qui  peu- 
vent exister  à  cet  égard  à  l'étranger,  je  me  garderai  bien  d'entrer  dans 
des  détails  circonstanciés.  D'ailleurs,  pour  tenter  utilement  la  délicate 
entreprise  d'exposer,  par  exemple,  les  relations  plus  ou  moins  étroites 
des  garanties  de  capacité  exigées  des  candidats  aux  fonctions  publiques, 
chez  les  quelques  peuples  où  cette  indispensable  formalité  est  requise, 
et  des  occupations  auxquelles  ces  candidats  auront  à  se  livrer,  il  me 
faudrait  nécessairement  commencer  par  des  appréciations  de  droit  ad- 
ministratif comparé,  qui  me  jetteraient  tout  à  fait  en  dehors  d'un  sujet 
que  j'ai  déjà,  je  l'avoue,  quelque  peine  à  circonscrire.  Je  me  propose 
donc  de  rester,  autant  que  possible,  dans  les  hauteurs  et  les  généralités, 
en  ne  perdant  pas  de  vue  les  analogies  incontestables  dont  le  simple 
raisonnement  autorise  à  supposer  l'existence. 

S'il  est  admis  en  théorie,  par  tous  les  gouvernements,  que  la  base  de 
leur  souveraineté  est  cette  notion  élémentaire  de  la  justice  qu'ils  sont 
tenus  de  respecter,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  dans  la  pratique,  ils 
ne  se  préoccupent,  en  général,  pas  suffisamment  de  l'appliquer  au  choix 
de  leurs  agents.  Ce  n'est  qu'un  bien  infime  détail  !  dira-t-on.  Je  ne  suis 
pas  de  cet  avis.  Estimant,  au  contraire,  avec  M.  Laboulaye,  que,  «  de 
tous  les  crimes  que  peut  commettre  la  classe  qui  gouverne,  le  plus  im- 
pardonnable, le  seul  qu'on  ne  pardonne  jamais,  c'est  d'exploiter  à  son 


(1)  Voir  V Introduction  dans  la  livraison  de  décembre  1864. 


250 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


profit  le  {|onvernement,  »  je  mets  au  premiiir  ran;;'  de  ces  crimes  la  faute 
(le  n'ouvrir  les  carrières  puljli(|U(!S  qu'aux  proté[jés,  directs  ou  indirects, 
des  représentants  de  Tadministration  supérieure,  par  les  motifs  que  j'ai 
indiqués  dans  V Introduction  :  ceci  est  le  point  de  vue  politique.  Quant 
au  point  de  vue  purement  administratif,  l'auteur  des  Idées  napoléoniennes , 
—  dont  le  suffrage  ne  saurait  être  négli[jé  en  pareille  occurrence,  puis- 
que aujourd'hui  il  n'aurait  qu'à  vouloir,  pour  faire  passer  dans  le  do- 
maine des  faits  l'utopie  à  laquelle  la  rêveuse  Allema[}ne  a  seule,  jus- 
qu'à présent,  su  donner  un  corps,  —  l'Empereur,  enfin,  a  émis  cette 
judicieuse  appréciation  :  «  Lorsque,  dans  un  pays,  il  y  a  des  écoles  pour 
l'art  du  jurisconsulte,  pour  l'art  de  guérir,  pour  l'arl  de  la  guerre,  pour 
la  théologie,  etc.,  n'est-il  pas  choqiiant  qu'il  n'y  en  ait  pas  pour  l'art 
de  gouverner,  qui  est  certainement  le  plus  difficile  de  tous,  car  il  em- 
brasse toutes  les  sciences  exactes,  politiques  et  morales  (1)?  »  Oui,  le 
fait  est  choquant,  mais  bien  facilement  explicable!  Toutefois,  l'illustre 
penseur  voyait,  dans  l'institution  de  Tauditorat  au  Conseil  d'État  par 
Napoléon  I*''',  le  moyen  de  combler  cette  lacune;  je  ne  saurais,  —  ainsi 
que  j'aurai  occasion  de  le  dire  plus  tard,  —  partager  cette  opinion  sans 
réserve.  Ce  n'est  pas  l'art  de  gouverner,  c'est  l'art  d'administrer,  qui 
peut  être  rapproché  des  arts  ci-dessus  énumérés  :  la  distinction  est 
essentielle. 


Allemagne. — «Qui  ne  sait  aujourd'hui  que,  dans  aucune  partie  du  savoir 
humain,  on  ne  peut  être  au  niveau  de  son  siècle  si  l'on  ignore  l'Alle- 
magne,» écrivait  naguère  M.  C.  de  Rémusat,  à  propos  de  la  théologie. 
Quiconque  s'est,  si  peu  que  ce  soit,  occupé  de  l'objet  de  cette  étude, 
n'ignore  pas  combien  celle  assertion  de  l'érudit.  philosophe  y  trouve 
une  justification  éclatante  ;  depuis  un  siècle,  au  moins,  le  recrutement 
des  fonctionnaires  publics  est  savamment  installé  de  l'auire  côté  du 
Rhin,  au  point  de  vue  capital  de  leur  éducation  professionnelle.  Les  do- 
cuments relatifs  à  cet  enseignemeflt  des  sciences  politiques  et  adminis- 
tratives sont  précisément  assez  abondants  pour  permettre  de  répondre, 
à  peu  près  aussi  complètement  que  possible,  à  une  partie  importante  du 
programme  que  j'ai  cru  devoir  me  tracer. 

En  1840,  M.  Laboulaye,  patronné  par  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique (M.  Cousin),  s'était  rendu  dans  les  diverses  parties  de  TAllemagne 
où  cet  enseignement  est  le  plus  excellemment  organisé;  trois  ans  après, 
dans  le  travail  que  j'ai  si  souvent  occasion  de  citer,  le  savant  juriscon- 
sulte prenait  les  faits  qu'il  avait  recueillis,  durant  son  voyage,  pour  bases 
d'un  mémoire  complet  sur  la  question. 

En  1845,  notre  collaborateur,  M.  Ch.  Vergé,  recevait  du  grand-maître 


(1)  Œuvres  de  Napoléon  III,  tome  P"",  page  108. 


Dt;  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  251 

d»;  l'IJiiivorsilé  (M.  df^  Salvandy).  un;!  mission  s(Mnblal)l(;.  1!  en  consijyiinit 
les  résnllals  ir^s-circonslanciés  dans  un  rapport  officiel,  qui  fui  pu- 
blié l'anure  suivante  (1). 

Enfin,  en  18(;0,  le  ministre  de  l'Instruction  publique  (M.  Rouland)  a 
chargé  M.  Hatbie,  alors  professeur  de  droit  administratif  à  la  Faculté  de 
droit  de  Paris,  d'étudier  encore  le  mécanisme  si  complet  de  nos  voisins 
d'outre-Rhin.  M.  Itatbie  a  présenté  les  résultats  d^  ses  observations 
dans  un  excellent  rapport,  dont  il  m'a  très-[;racieusement  permis  de 
prendre  connnunication  et  auquel  j'emprunterai,  par  conséquent,  tous 
les  profyrammes  de  cours  que  j'aurai  occasion  de  citer,  afin  de  donner  des 
rensei[]^nements  aussi  récents  que  possible. 

Deux  célèbres  professeurs  allemands,  MM.  Rau  (2)  et  Robert  de 
Mohl  (3),  charfîés  l'un  du  cours  d'économie  politique  à  Heidelberfi^ 
(Bade),  l'autre  de  celui  de  droit  public  à  Tubingue  (Wurtember^y),  ont, 
en  outre,  publié  d'intéressantes  études,  recueillies  par  des  Revues  fran- 
çaises et  où  l'on  trouve  de  précieux  renseij^nements. 

M.  Robert  de  Mohl  a  retracé  rapidement  l'état  du  personnel  de  l'admi- 
nistration allemande,  au  moment  où  y  fut  introduite  une  salutaire  ré- 
forme, retardée  tant  par  l'incomplète  séparation  des  pouvoirs  administratif 
et  judiciaire  que  par  les  lents  progrès  des  sciences  politiques.  Ce  per- 
sonnel se  composait  (on  croit  vraiment  écrire  un  chapitre  de  notre  his- 
toire nationale  et  contemporaine)  de  légistes  formés  dans  les  universités 
et  parfaitement  étrangers  à  toute  autre  matière  que  celle  du  droit,  puis 
de  praticiens  se  constituant,  peu  à  peu,  une  instruction  professionnelle 
par  le  seul  maniement  des  affaires.  A  des  dates  différentes,  par  lesquelles 
je  classerai  alors  les  divers  pays  que  j'ai  plus  particulièrement  à  consi- 
dérer, cet  ordre  de  choses  a  été  successivement  modifié,  de  telle  sorte 
que  maintenant,  en  Allemagne,  tous  les  États  ont  un  système  d'instruc- 
tion professionnelle  pour  tous  leurs  fonctionnaires,  qui  subissent  des 
épreuves  publiques  auxquelles  est  subordonnée  leur  admission.  Cette 
instruction  est  donnée  dans  les  universités,  c'est-à-dire  dans  des 
groupes  de  Facultés,  où  figurent  toujours  le  droit  et  la  philosophie, 
—  beaucoup  de  sciences  étrangères  à  celle  que  nous  appelons  en 


(1)  Rapport  adressé  à  M.  le  ministre  de  Vinstruction  publique  sur  Vorga- 
nisation  de  renseignement  du  droit  et  des  sciences  politiques  et  administra- 
tive dans  quelques  parties  de  l'Allemagne,  et  particulièrement  en  Frusse  et 
en  Wurtemberg. 

(2)  De  r Étude  des  sciences  d'économie  politique  en  Allemagne  (Revue  Fœlix, 
t.  II,  1835,  p.  222  et  6G7). 

(3)  De  la  Création  d'un  enseignement  et  d'un  noviciat  administratifs  en 
France  (Revue  Wolowski,  t.  XXI,  1844,  p.  158.)—  M.  Robert  de  Mohl 
est  maintenant  aussi  professeur  à  Heidelberg. 


252  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

France  du  nom  de  philosophie  y  étant  rattachées.  Il  en  est  notamment 
ainsi  des  sciences  administratives  et  politiques,  quand  elles  ne  consti- 
tuent pas  une  Faculté  distincte  (comme  en  Bavière  et  dans  le  Wurtemberg), 
pour  celles  qui  ne  relèvent  point  de  la  Faculté  de  droit.  Ce  seul  point  de 
divergence  est  à  noter,  quant  à  la  conclusion  qui  devra  être  tirée  de  l'exa- 
men du  régime  allemand. 

Prusse.  —  Cet  état,  oij  l'administration  est  particidièrement  bien 
organisée,  occupe  le  premier  rang  par  ordre  d'ancienneté,  au  point  de 
vue  de  l'éducation  professionnelle  des  fonctionnaires  publics,  —  bien  que 
cette  éducation  n'y  soit  cependant  point  aussi  parfaite  qu'ailleurs.  Loin 
de  regarder  comme  contraire  à  mon  système  cette  discordance  apparente 
entre  la  nature  et  les  résultats  d'un  mode  de  recrutement,  je  la  regarde 
comme  très-favorable,  ayant  toujours  été  convaincu  que,  sous  ce  rap- 
port, la  loyauté  des  épreuves  importait  principalement.  Elles  classeraient 
convenablement  les  candidats,  dans  une  certaine  limite,  suivant  leur 
ordre  de  mérite,  de  manière  à  procurer  le  personnel  le  plus  capable. 
Les  examens  d'admission  à  l'École  d'administration  de  1848  viennent 
particulièrement  à  l'appui  de  cette  assertion. 

a  On  sentit,  dès  les  vingt-cinq  premières  années  du  siècle  passé,  dit 
M.  Rau,  le  besoin  d'un  enseignement  scientifique  dirigé  immédiatement 
sur  les  différentes  branches  de  l'administration  publique,  afin  de  ménager 
aux  employés  une  connaissance  plus  approfondie  des  objets  dont  ils  avaient 
à  s'occuper,  ainsi  que  des  principes  d'après  lesquels  ils  étaient  appelés 
à  agir.  Frédéric  Guillaume  1*"",  roi  de  Prusse,  père  de  Frédéric  le  Grand, 
créa,  en  1727,  dans  les  universités  de  Halle  et  de  Francfort-sur-l'Oder 
(celle-ci  a  été  transférée  à  Breslau),  des  chaires  d'enseignement  des  con- 
naissances préparatoires  nécessaires  aux  fonctionnaires  de  l'ordre  ad- 
ministratif. Pour  désigner  l'ensemble  de  ces  différentes  sciences,  on 
employa  la  dénomination  de  sciences  camérales.  »  Le  savant  professeur 
de  Heidelberg  explique  alors  l'étymologie  de  ce  mot  :  Kammem  (cham- 
bre) était  autrefois  et  est  encore  aujourd'hui,  dans  quelques  parties  de 
l'Allemagne,  le  nom  collectif  des  autorités  supérieures  chargées  de  la 
gestion  des  affaires  de  finances  et  de  police  (ce  mot  n'étant,  bien  entendu, 
pas  pris  dans  l'acception  restreinte  qu'il  reçoit  vulgairement  en  France). 
Caméra,  dit  M.  Laboulaye,  signifie  dans  le  latin  du  moyen  âge,  «la 
chambre  oii  l'on  renferme  le  trésor  du  prince.  »  On  appelle,  du  reste, 
Caméralistes  les  étudiants  qui  se  destinent  aux  administrations  spéciales, 
financières  surtout,  par  opposition  aux  Régiminalistes  (de  Regierung^ 
régence),  étudiants  qui  désirent  occuper  des  emplois  dans  l'administra- 
tion générale,  celle  qui,  en  France,  dépend  du  ministère  de  l'intérieur. 
Ces  dénominations  s'appliquent  à  toute  la  Confédération  germanique,  et 
il  est  évident  qu'elles  correspondent  à  de  grandes  divisions,  fondées  sur 


DE  L'ENSEIGNKMKINT  PROFESSIONNEL.  253 

la  iiaLiiiv  iiiôinc.  des  choses,  (ju'il  faudra  toujours  rcsiiecter,  en  les  coni- 
plélanl  au  besoin  par  des  sous-divisions. 

En  lYiisse,  l'enseiiinement  des  sciences  administratives  et  politiques 
proprement  dites  serait,  je  le  répète,  un  peu  né[;li(îé;  elles  seraient 
même  simplement  prises  en  considération,  dans  les  épreuves  publiques 
que  subissent  les  candidats  aux  emplois  de  [gouvernement,  à  côté  des 
études  juridiques. 

Voici  rénumération  des  divers  cours  professés,  en  1860,  tant  dans  la 
Faculté  de  droit  que  dans  celle  de  philosophie  de  la  célèbre  université 
de  Berlin. 

a.  Droit  public  de  l'Allemagno.  —  Droit  des  gens.  —  Constitution  de 
l'empire  Romano-Germanique.  —  Introduction  à  l'étude  du  droit  mo- 
derne de  rAllema£2;ne.  —  Droit  ecclésiastique.  —  Histoire  du  droit  public 
de  l'Allemagne.  —  Constitution  de  la  Confédération  germanique. 

6.  Sciences  politiques  et  camérales  :  Économie  nationale  et  finances. 
—  Science  financière.  —  Histoire  politico-ecclésiastique.  —  Constitu- 
tions des  principaux  États  de  l'Europe. 

M.  Batbie  ajoute  que,  de  temps  à  autre,  M.  Gneist,  auteur  d'un  impor- 
tant ouvrage  en  cours  de  publication  intitulé  :  Droit  constitutionnel  et 
administratif  de  VAiigleterre^  fait  à  l'Université  de  Berlin  un  cours  sur 
cet  objet  intéressant. 

Bien  qu'il  s'agisse  d'un  des  programmes  les  moins  chargés  (1),  il  suffit 
déjà  à  montrer  combien  nous  sommes  devancés,  en  cette  matière  féconde 
et  variée,  par  nos  voisins  d'outre-Rhin. 

A  Bonn,  on  ne  professe  que  le  droit  public  allemand,  le  droit  des 
gens,  l'histoire  de  la  législation  des  raines,  la  législation  des  mines  en 
Allemagne  et  surtout  en  Prusse,  —  l'économie  politique  et  les  finances, 
les  systèmes  de  politique  et  d'économie  politique,  l'encyclopédie  des 
sciences  camérales  et  agronomiques. 

Aux  termes  de  la  loi  organique  du  royaume  de  Prusse,  «  personne  ne 
peut  être  appelé  à  une  f  jnction  publique,  sans  s'être  rendu  apte  à  la 
remplir  et  avoir  donné  des  preuves  de  cette  aptitude;  »  et,  malgré  la 
sévérité  des  examens  de  capacité,  l'affluence  des  candidats  aux  fonctions 
publiques  va  toujours  en  croissant,  —  fait  de  nature,  soit  dit  en  pas- 
sant, à  rassurer  ceux  qui  craindraient  sérieusement  que  l'introduction 
d'un  régime  analogue  en  France  nuisît  au  recruiemenl  administratif! 


(1)  En  Bavière,  eu  égard  à  la  singulière  multiplicité  des  branches  de 
l'enseignement  juridique,  le  gouvernement  remet  a  aux  étudiants  en 
droit  une  instruction  spéciale  sur  l'ordre  le  plus  convenable  à  suivre 
dans  leurs  études,  »  instruction  qu'a  analysée  M.  Laboulaye.  Elle  est 
recommandée  aux  caméralistcs ,  qui  doivent  ajouter  à  des  connais- 
sances juridiques  des  connaissances  spéciales. 


254  JOURINAL  DES  ÉGOxNOMlSTES. 

Deux  observations,  extraites  des  rapports  auxquels  j'emprunte  ces 
détails,  compléteront  ce  que  je  dois  dire  de  la  Prusse. 

«  Il  est  fréquent,  dit  M.  Vergé,  de  voir  des  jeunes  gens  riches,  qui 
n'ont  pas  le  projet  de  toujours  suivre  la  carrière  administrative,  la  par- 
courir cependaiit  jus({u'au  grade  de  référendaire  (1),  dans  le  but  de  se 
préparer  â  la  gestion  de  leurs  biens  personnels  ou  de  se  mettre  en  mesure 
d'obtenir  les  titres  nécessaires  pour  être  les  représentants  d'un  cercle  ou 
d'une  province.  »  Je  conclus  de  Là  que  l'introduction  d'un  système  d'en- 
seignement des  sciences  politiques  et  administratives,  en  France,  même 
au  seul  point  de  vue  de  l'éducation  professionnelle  des  Ibnciionnaires  pu- 
blics, aurait  pour  conséiiucnce  forcée  la  diffusion  générale  de  ces  sciences 
utiles,  servirait  ainsi  puissamment  à  l'instrud'on  des  membres  de  nos 
corps  électifs  et  faciliterait  beaucoup  la  solution  du  difficile  problème  de 
la  décentralisation  administrative. 

«  Il  est  dans  le  vœu  de  la  loi,  remarque  judicieusement  M.  Batbie, 
ainsi  que  dans  les  usages  des  commissions  d'examens,  qu'à  tous  les  de- 
grés et  dans  toutes  les  branches,  les  juges  doivent  s'assurer  non-seulement 
des  connaissances  pratiques,  mais  encore  de  l'instruction  scientifique  du 
candidat.  Aussi  la  Prusse  a-t-elle  une  magistrature  et  une  administration 
distinguées  parmi  les  plus  éclairées.  »  Il  est  permis  de  supposer  que  ce 
succès  ne  manquerait  pas  non  plus  à  la  France,  si  jamais  les  idées  que 
j'essaye  de  faire  prévaloir  venaient  à  y  triompher. 

Wurtemberg.  —  Le  système  du  concours  est  plus  nettement  pratiqua 
dans  ce  pays  qu'en  Prusse,  —  où  d'ailleurs  l'esprit  juridique  prédo- 
mine trop  sur  l'esprit  administratif,  en  ce  sens  que  le  fonctionnaire 
fait  d'abord  ses  études  de  droit,  c'est-à-dire  apprend  plus  ou  moins 
beaucoup  de  choses  relativement  inutiles,  et  ensuite  s'occupe  d'études 
administratives,  qui  n'ont  point  été  suffisamment  définies.  Dans  le  Wur- 
temberg, qui  est,  généralement  et  ajuste  titre,  regardé  comme  le  meil- 
leur type  à  prendre  de  l'organisation  normale  de  l'enseignement  des 
sciences  administratives  et  politiques,  ainsi  que  du  concours,  l'étudiant 
suit  des  cours  spéciaux,  dans  uns  faculié  distincte,  dont  voici  le  pro- 
gramme le  plus  récent  : 

Histoire  politique  de  l'Europe  de  1763  à  1815.— Statistique  du  Zollve- 
rein.  —  Production  agricole.  —  Encyclopédie  de  la  science  forestière. — 
Technologie.  —  Commerce.  —  Économie  nationale.  —  Administration. 


(i)  Dans  ce  pays  aux  rouages  compliqués  de  hiérarchie  administra- 
tive, l'épreuve  à  subir  par  un  candidat  comprend  toujours  trois  exa- 
mens, auxquels  correspondent  les  trois  grades  d'auditeur  {aiiscidtator), 
de  référendaire  et  d'assesseur,  ce  dernier  grade  correspondant  seul  à  un 
salaire. 


DE  L'ENSEIGINEMKNT  PHOFESSIONNKL.  '255 

—  Impôts.  —  Systèmo  financior  du  Wurtomborg.  —  Droit  conninunal 
NMirleiiihorgoois.  —  Iiilrodtiction  gënôralo  à  la  comptabilitë  ;  —  soit 
(lou/.e  cours,  doul  plusieurs  mo  somblent  tout  à  fait  inutiles,  jo  dois  le 
dire  innuédiateuicut,  mùmo  en  excluant  les  considérations  locales. 

Jiisfiu'aii  29  dccoiuhrc  1817,  épo'iiii;  de  la  création  de  la  faculté  spé- 
ciale des  sciences  administratives  et  politi({ues  de  Tubin(îuc,  bien  qu'on 
se  fût  occupé,  une  première  fois,  de  l'instruction  des  fonctionnaires  (1), 
ils  ne  se  recrutaient  que  fort  irré[}uli 'reuKînt  dans  le  royaume  de  Wur- 
tembcr};.  Le  candidat  n'avait  [yuèr.i  d'au  ire  moyen  d'accès  aux:  [onctions 
publiques,  que  de  se  faire  employer  dans  le  bureau  de  quelque  chef  de 
service,  qui  disposait  de  lui  comme  bon  lui  semblait.  La  faveur  faisait  le 
reste.  Au  moment  où  fut  adopté  le  principe  constitutionnel  de  la  sépa- 
ration des  pouvoirs,  on  comprit  l'évidente  insuffisance  des  connaissances 
juridiques,  que  les  fonctionnaires  désireux  de  s'instruire  allaient  puiser 
spontanément  à  la  Faculté  de  droit. Le  (gouvernement  imita  ce  qui  existait 
déjà  en  Prusse,  mais  en  le  perfectionnant,  et  créa,  cà  l'université  de 
Tubin[jue,  la  faculté  distincte  dont  je  parle,  en  attribuant  d'abord  un 
simple  droit  de  préférence  aux  candidats  qui  en  auraient  suivi  les  leçons. 
L'affluence  des  étudiants,  considérable  dans  les  premiers  temps,  ne  tarda 
pas  à  diminuer  extraordinairement,  lorsqu'on  vit  que,  si  le  principe  de 
la  préférence  des  candidats  universitaires  avait  été  posé,  ceux-ci  ne  jouis- 
saient, en  réalité,  absolument  d'aucun  privilège  et  se  voyaient  sacrifiés 
à  des  praticiens  ou  même  à  des  favoris  par  les  fonctionnaires  supérieurs. 
Ce  n'est  pas  pour  le  plaisir  d'exhumer  l'histoire  rétrospective  de  l'admi- 
nistration d'un  petit  royaume  germanique  que  j'entre  dans  ces  détails. 
J'ai  pour  but  de  faire  ressortir  cette  conclusion,  actuelle  et  française, 
que  l'institution  d'une  faculté  des  sciences  administratives  et  politiques, 
sans  la  consécration  de  la  nécessité  des  grades  pour  l'admission  à  une 
fonction  publique,  ne  pourrait  avoir  qu'un  médiocre  succès.  Cette  con- 
sécration serait,  en  outre,  insuffisante  pour  la  réalisation  du  progrès 
moral  qu'il  serait  permis  d'attendre  de  la  mesure,  si  celle-ci  n'était  pas 
complétée  par  l'institution  du  concours.  Le  plus  léger  doute  n'est  pas 


(1)  En  1780,  le  duc  Charles  avait  fondé  à  Stuttgard  une  Faculté  d'ad- 
ministration, qui  disparut  au  bout  d'une  quinzaine  d'années,  par  suite 
de  la  mort  de  son  créateur  et  des  guerres  de  la  révolution.  On  y  ensei- 
gnait les  sciences  naturelles,  l'agriculture,  l'économie  forestière,  la 
chasse,  la  science  des  mines,  l'architecture,  la  technologie,  Tadministra- 
tion  civile  et  financière,  l'administration  domaniale,  la  comptabilité  et 
la  procédure  administrative.  L'Académie  du  duc  Charles  méritait  une 
mention  dans  un  travail  français,  car  elle  eut  la  bonne  fortune  de  rece- 
voir dans  son  sein  l'illustre  Cuvier,  qui  s'en  souvint,  comme  on  le  verra 
plus  tard. 


256  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

même  permis  à  cet  é[]àr(\  pour  quiconque  a  la  prétention  de  connaître 
un  peu  l'humanité,  en  tous  temps  et  en  tous  pays.  Dans  le  même  ordre 
d'idées,  n'est-il  point  excessivement  rej^rettable  que  le  cours  d'éco- 
nomie politique  récemment  créé  à  l'École  de  droit  de  Paris  soit  facul- 
tatif? 

L'ordonnance  royale  du  10  (1)  février  1837,  qui  a  mis  fin,  pour  le 
ministère  de  l'intérieur  de  Wurtemberg^,  à  ce  vicieux  état  de  choses,  en 
posant  formellement  le  principe  du  concours  et  réglementant  les  examens, 
contient  une  distinction  capitale  (sur  laquelle  j'appelle  particulièrement 
l'attention)  entre  les  emplois  supérieurs  et  les  emplois  inférieurs;  il  n'est 
nullement  question  des  expéditionnaires,  qui  ne  subissent  aucune 
épreuve.  L'examen  supérieur  comprend  deux  épreuves,  l'une  théorique, 
l'autre  pratique,  séparées  par  un  stage  d'une  année,  passée  par  le  réfé- 
rendaire de  seconde  classe  dans  les  bureaux  d'une  administration  dépar- 
tementale et  du  ministère.  La  première  épreuve  est  subie  devant  une 
commission  universitaire,  la  seconde  devant  une  commission  adminis- 
trative à  Stuttgard.  L'examen  inférieur  se  passe  en  présence  d'une 
commission  locale  et  purement  administrative.  Il  ne  donne  accès  qu'aux 
fonctions  de  directeurs  ou  d'économes  des  écoles,  prisons,  asiles,  etc.; 
pour  toutes  les  autres,  l'examen  supérieur  est  obligatoire. 

J'insiste  sur  cette  sage  précaution  de  ne  point  exiger  d'employés  sub- 
alternes, destinés,  toute  leur  vie,  à  tourner  dans  le  même  cercle,  des 
connaissances  du  même  ordre  que  celles  réclamées  des  hommes  qui  doi- 
vent, en  avançant  en  âge,  légitimement  prétendre  à  des  positions  de 
plus  en  plus  élevées.  Il  n'est  pas  jusqu'à  cette  mise  à  part  des  copistes 
que  je  ne  trouve  digne  d'attention.  Je  vois,  dans  tout  cela,  se  dégager 
la  solution  pratique  du  problème,  de  manière  à  ne  plus  soulever  que  les 
objections  de  ceux  qui  ont  en  vue  des  considérations  parfaitement 
étrangères  à  une  salutaire  réforme. 

Bavière.  —  L'université  de  Munich  possède  aussi,  depuis  1826,  une 
faculté  spéciale  des  sciences  administratives  et  politiques,  où  l'on  pro- 
fesse les  cours  suivants  :  * 

Économie  nationale  et  police  industrielle.  —  Science  financière.  — 
Géognosie  dans  ses  rapports  avec  l'industrie  minérale  ou  métallurgique. 

—  Mines  et  salines,  —  Chimie  générale  avec  manipulations.  —  Techno- 
logie.— Agriculture. —  Chimie  agricole,  avec  expériences  au  microscope. 

—  Histoire  de  la  culture  au  moyen  âge. —  Statistique  agricole  et  dénom- 
brement de  la  population  en  Bavière.  —  Encyclopédie  de  la  science 
forestière.  —  Économie  forestière  appliquée  aux  bois  de  l'État.  —  Ana- 
lyse mécanique.  —  Arithmétique  politique. 

^l)  Suivant  M.  Vergé  ;  M.  Laboulaye  dit  2*2  ;  c'est  peu  important. 


DE  L'ENSEIGNKMENT  PROFESSIONNEL.  257 

On  a  dû  remarquer  qu'aucun  cours  de  droit  ne  fif^urail  dans  cette  si 
lonjyiie  énuinération.  En  effet,  à  l'université  dn  Munich,  rétiidiant  réf;i- 
minaliste  ou  caniéralisle  est  ol)lij<|é  d'aII(M*  puiser  ses  connaissances  ju- 
ridiques h  la  faculté  de  droit,  (blette  combinaison,  qui  ne  suljsiste,  sans 
doute,  (lue  par  de  reg^rettables  motifs  d'économie,  est  universellement 
blâmée  par  tous  les  hommes  qui  se  rendent  un  compte  exact  de  la  silua- 
ti MU  (les  dusses  :  je  suis  heureux  de  me  rencontrer,  dans  cette  recon- 
naissance d'un  principe  fondamental,  avec  MM.  Laboulaye,  de  Mohl, 
Verpjé,  etc.,  qui  se  [gardent  bien  de  croire  que  l'ensei^^^nement  juridique 
doive  être  fait  de  la  même  manière  aux  administrateurs  et  aux  juristes. 

Je  m  dois  pas  oublier  de  dire  non  plus  que,  par  une  inconséquence 
tout  à  fait  incompréhensible,  le  principe  du  concours  n'est  point  encore 
admis  en  regard  de  cette  exubérance  abusive  d'études  universitaires.  Je 
suppose  dès  lors  que  plus  d'un  candidat  préfère  suivre  la  route  ordinai- 
rement prati(iuée  en  semblable  occurrence,  beaucoup  plus  simple  et 
plus  directe  sans  contredit. 

Grand-duché  de  Bade.  —  A  la  célèbre  université  de  Heidelberjj,  il 
n'existe  point  de  faculté  des  sciences  administratives  et  politiques; 
celles-ci  forment  simplement  une  section  de  la  faculté  de  philosophie, 
comprenant  les  cours  suivants  : 

Économie  nationale.  —  Économie  rurale.  —  Science  de  la  police.  — 
Sylviculture  générale  et  appliquée  aux  bois  de  l'État.  —  Exploitation 
des  mines.  —  Technologie  chimique  et  physique.  —  Machines  à  vapeur. 

Indépendamment  de  ces  sciences  dites  camérales,  l'étudiant  qui  se 
destine  aux  fonctions  financières  (la  justice  et  l'administration,  étant 
encore  confondues  dans  cette  partie  de  l'Allemag-ne,  ont  un  examen 
d'admission  commun  et  simplement  juridique)  est,  en  outre,  tenu  de 
suivre  certains  cours  de  l'école  de  droit. 

Je  crois  inutile  de  pousser  plus  loin  cette  sèche  et  monotone  analyse, 
et  je  passe  sous  silence  les  universités  de  Leipsijj  (Saxe),  de  Goettingue 
(Hanovre),  sur  lesquelles  je  n'aurais  eu  à  donner  que  des  renseig^nements 
analog-ues  aux  précédents.  * 

Autriche. —  Je  ne  puis  néanmoins  me  dispenser  de  parler  de  cet  état, 
qui  est  assujetti  à  un  ré(jime  un  peu  différent,  finalement  inférieur  quant 
aux  résultats.  Une  seule  faculté,  dite  des  sciences  juridiques  et  poli- 
tiques (1),  où  l'enseignement  dure  quatre  ans,  comprend  actuellement, 


(l)  C'est  ainsi  que  s'expriment  MM.  Vergé  et  Batbie.  Toutefois,  je  dois 
dire  que,  dans  une  brochure  publiée  par  ordre  du  ministre  du  commerce 
et  de  l'économie  nationale  [L'Autriche  à  F  Exposition  nationale  en  1862), 
il  est  parlé  de  facultés  de  droit  et  science  diplomatique. 

"2*  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  février  'I86î>.  17 


258  JUUilNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

en  ce  qui  concerne   les  sciences  caniérales,    les  sciences  qae  voici  : 

A  Vienne,  science  générale  des  finances,  dans  ses  rapports  avec  le 
système  financier  de  l'Autriche.  —  Économie  nationale.  —  Politique 
industrielle.  —  Théorie  do  la  statistique  et  statistique  de  l'empire  d'Au- 
triche. —  Droit  des  gens.  —  Statistique  des  cultures.  —  Droit  de  la  Con- 
fédération germanique.  —  Histoire  diplomatique  du  congrès  de  Vienne. 
—  Histoire  de  la  législation  allemande  sur  les  mines.  —  Législation  sur 
la  comptabilité  publique. 

A  Pragues,  science  financière.  —  Système  d'économie  nationale.  — 
Statistique  de  l'Autriche.  —  Administration  de  l'Autriche.  —  Législation 
agricole  et  industrielle.  —  Économie  rurale.  —  Comptabilité. 

n  convient  aussi  de  mentionner  rAcadémie  des  Nobles  qui  reçoit  des 
fils  de  fonctionnaires' et  nii  se  font  des  cours  de  droit  et  de  sciences  po- 
litiques, telles  que  le  droit  des  ^ens  et  l'histoire  diplomatique  (professés 
en  français),  l'économie  nationaie  et  la  sylviculture.  —  Les  jeunes  Hon- 
grois y  entendent,  en  outre,  des  leçons  sur  la  jurisprudence  hongroise 
et  le  droit  gjnéral  des  mines. 

On  trouve  enfin  à  l'Institut  polytechnique  des  chaires  de  législation 
financière  et  douanière;  dans  les  universités,  des  chaires  de  comptabilité 
publique,  d'économie  politique;  à  la  direction  des  finances,  des  cours 
sur  les  douanes  et  les  impôts,  etc.  Il  est  parfaitement  certain  que  nous 
sommes  même  inférieurs  à  l'Autriche,  sous  le  rapport  de  l'enseignement 
des  sciences  administratives  et  poliîiques,  sans  que  nous  nous  en  dou- 
tions le  moins  du  monde. 

Eu  égard  à  l'éducation  professionnelle,  les  étudiauis  qui  se  destinent 
aux  fonctions  publiques  sont  obligés  de  suivre  le  cours  dans  un  ordre 
prescrit  et  de  passer  trois  examens  théoriques,  à  moins  qu'ils  n'aient  le 
grade  de  docteur  en  droit  et  en  science  diplomatique  (dit  la  brochure  offi- 
cielle mentionnée  dans  la  note  précédente).  Ainsi  l'élude  du  droit  habi- 
lite, en  Autriche,  non-seulement  au  barreau  et  à  la  magistrature,  mais 
encore  à  l'administration  proprement  dite. 

On  y  distingue,  du  reste,  quatre  catégories  de  fonctions  et  de  condi- 
tions d'aptitude  correspondantes  :  V  Rédaction; de  cette  classe  sortent 
à  peu  près  tous  les  employés  supérieurs,  et  c'est  à  elle  que  s'appliquent 
les  examens  théoriques  dont  je  viens  de  parler;  —  2°  Service  des  caisses; 
3"  Comptabilité  ;  4"  Travaux  de  bureau;  dans  ces  trois  classes,  les  agents 
n'occupent  jamais  que  des  postes  subalternes;  ils  sont  soumis  également 
à  des  examens  théoriques,  mais  de  peu  d'importance.  Partout  il  y  a  une 
épreuve  pratique,  c'est-à-dire  un  stage  de  six  semaines  dans  l'adminis- 
tration à  laiiuelle  le  candidat  se  destine.  Four  I)eaucoup  de  services,  il  y 
a  des  rè[jlements  spéciaux.  Le  concours  public  existe,  en  règle  générale, 
pour  les  emplois  secondaires,  avec  avis  insérés  dans  les  journaux. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  250 

Ainsi  l'onseif^noinent  des  scioncos  politiqu  'S  et  arliTiinisiralives  dans 
les  iiniversili's  allemandes  n'est  poini,  donné  d'après  un  système  entiè- 
rement uniforme.  Les  cours  divers  sont  réj)ai'tis,  en  Prusse  (Berlin), 
en  Saxe  (Leipsi|;),  à  Goettinp,ue  (Hanovre)  et  dans  le  (ïrand-dnclié  de 
Bade  (lleidelher^y),  entre  plusieurs  facultés,  en  tête  desquelles  se  trouve 
celle  de  philosophie;  il  en  est  ainsi  pour  la  majeure  partie  de  l'Allema^jne. 
En  Bavière  (à  îMiinich  et  Wursbourj;  seulement,  mais  non  à  Erlan[;en) 
et  dans  le  Wurtembiîrj;  (Tubingue)  seulement,  ces  cours  sont,  au  con- 
traire, réimis  et  dépendants  d'une  faculté  spéciale.  En  tout  cas,  l'or(ja- 
nisation  des  épreuves  à  subir  par  les  candidats  aux  emplois  de  l'État  est 
toujours  basée  sur  une  publicité  qui  est  ref^ardée,  en  Al[ema[][ne,  comme 
inévitable  :  s'il  est  vrai,  comme  l'écrivait  M.  R.  de  Mohl  en  1844,  que 
a  les  places  ne  s'y  acquièrent  pas  davanta(}:3  pir  prescription  que  par 
faveur,  »  c'est  un  bien  sin^yalier  pays,  d'autant  plus  qu'elles,  y  sont  fort 
courues.  Voici  comment  s'exprimait  à  ce  sujet,  en  1838,  M.  Perthes  (cité 
par  M.  Laboulaye)  : 

«  Le  service  de  l'État  est  recherché  avec  une  ardeur  inouïe  par  toutes 
les  classes  de  la  nation  ;  la  noblesse,  qui  ne  possède  pas  assez  de  biens 
pour  vivre  sur  ses  terres  et  qui  croirait  déroger  en  se  livrant  au  com- 
merce ou  à  l'industrie,  le  considère  comme  un  honorable  moyen  d'exis- 
tence ;  les  bourgeois  et  les  paysans  voient,  dans  les  fonctions  publiques, 
le  moyen  de  s'élever  au  niveau  des  premières  familles  de  l'État.  De  tous 
côtés  et  pour  toutes  les  directions,  il  y  a  une  telle  affluence  qu'on  voit 
souvent  dix  et  vingt  candidats  pour  une  même  place;  pour  plusieurs 
branches  de  l'administration,  il  y  a  quelquefois  un  tel  encombrement 
que  le  gouvernement  est  obligé  d'annoncer  qu'il  n'y  aura  point  de  places 
pour  l'année  suivante.  » 

Il  me  semble  qu'à  ce  passage  d'un  écrivain  allemand  s'appliquant  à 
l'Allemagne,  bien  peu  de  choses  serait  h  changer  pour  le  faire  consi- 
dérer comme  écrit  par  un  auteur  français  et  relatif  à  la  France  !  Cette 
observation  est  malheureusement  susceptible  d'un^  grande  généralisa- 
tion et  s'applique  notamment,  comme  on  le  verra  dans  le  prochain  arti- 
cle, à  la  Grande-Bretagne  elle-même. 

Il  y  a  une  grande  divergence  d'opinions,  parmi  les  hommes  compé- 
tents, au  sujet  de  la  question  de  savoir  siForganisation  de  l'enseignement 
professionnel  des  fonctionnaires  publics  doit  être  basée  ou  non  sur 
l'existence  d'une  faculté  spéciale.  Les  uns  croient  qu'à  Tubingue,  Mu- 
nich et  Wursbourg,  l'enseignement,  mieux  déterminé,  est  supérieur. 
Les  autres  veulent,  au  contraire,  que  la  combinaison  des  études  juridi- 
ques et  des  études  camérales  soit  très-favorable  à  l'éducation  intellec- 
tuelle des  élèves.  D'autres  enfin  voudraient  une  sorte  de  bifurcation,  au 
bout  d'un  certain  temps  passé  à  la  faculté  de  droit,  ainsi  que  cela  se 
pratiquerait  même  déjà  à  Goettingue,  selon  M.  Baîbie.  Opposé  à  toute 


260  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

inutile  introduclion  de  cours  de  droit  dans  l'enseignement  des  sciences 
administratives  et  politiques,  convaincu  que  ceux  qui  doivent  y  être 
annexés  ne  peuvent  être  convenablement  faits  qu'à  un  point  de  vue  tout 
différent  de  celui  qui  est  réclamé  par  les  juristes,  je  n'hésite  point  à  me 
prononcer  pour  la  faculté  distincte  des  sciences  camérales.  J'ajouterai 
seulement  que,  si  je  ne  critique  pas  le  mélan^ye  (pour  nous  si  bizarre) 
des  sciences  techniques  et  des  sciences  sociales,  c'est  que  ces  facultés 
répondent  à  des  besoins  qui  ne  sont  pas  les  nôtres.  Il  est  facile  de  voir, 
par  exemple,  qu'elles  remplacent  nos  écoles  des  mines,  des  eaux  et 
forêts,  etc:,  et  qu'elles  tiennent  lieu  de  certaines  autres  écoles  qui  ne 
me  semblent  point  nous  faire  défaut. 

E.  Lamé  Fleury. 


REVUE  DES  PRliNCIPALES 
PUBLICATIONS    ÉCONOMIQUES   DE  LTTRANGER 


Sommaire.  -^Journal  of  the  statlstical  Society  de  Londres.  —  Le  Merchant'  s  Maga- 
zine de  New-York.  —  Journal  de  (la  Société  de)  statistique  suisse.  —  Deutsche  Vier- 
teljahrs-Schrift  (Revue  trimestrielle  allemande)  de  Stuttgard.  —  Autres  publications 
allemandes,  —  Revista  gênerai  de  Estadistica  de  Madrid.  —  Annuario  statistico 
italiano  de  Turin. 

Diverses  circonstances  nous  ont  mis  un  peu  en  retard  envers  les  pu- 
blications économiques  dont  nous  avons  l'habitude  de  rendre  compte, 
ce  que  nous  regrettons  d'autant  plus,  que  plusieurs  d'entre  elles  ren- 
ferment des  travaux  d'un  (]?rand  mérite;  mais  il  vaut  mieux  tard  que 
jamais. 

Nous  avons  devant  nous  deux  livraisons  du  Journal  of  the  statistical 
Society  de  Londres.  Dans  la  livraison  du  trimestre  qui  finit  au  mois  de 
juin  1864,  M""  W.-L.  Sar^^ant  présente  «  certains  résultats  »  et  signale 
incertains  défauts)^  des  célèbres  rapports  du  Registrar  gênerai.  L'auteur 
fait  passer  sous  les  yeux  du  lecteur  une  série  de  tableaux  et  de  considé- 
rations, dont  nous  allons  reproduire  les  conclusions. 

l''  En  comparant  la  période  décennale  1851-1860  avec  la  précédente 
(1841-1 850),  on  trouve  que  le  taux  de  la  mortalité  s'est  bien  peu  amé- 
lioré et  que  les  progrès  n'ont  nullement  répondu  aux  espérances  des 
auteurs  de  la  réforme  sanitaire.  L'excédant  de  la  mortalité  dans  les 
villes,  comparée  à  celle  des  districts  ruraux,  a  des  causes  trop  profondes 


REVUK  DKS  PUBLICATIONS  l<G()Nn\lIOUi:S  DK  L'KTRANT.ER.     2Cl 

pour  (ju'oii  piiissi!  \c.  fain;  disparailn^,  en  rlablissaiU  (les  ép,()iits  et  cMi 
ameiiaiU  di's  eaux  polables. 

2°  On  a  exap,éré  le  taux  de  la  mortalité  des  enfants  :  l'erreur  provient 
en  partie  d'un  mauvais  mode  de  calcul. 

3"  Le  taux  de  la  mortalité  des  très-jeunes  eni^mts  est  bas  ;  celui  des 
enfants  un  peu  plus  â{;és  sin[}ulièrement  élevé.  (Il  paraîtrait  que  les 
enfants  sont  moins  privés  de  soins  que  d'air,  d'espace,  de  mouvement.) 

4**  Le  taux  des  salaires,  dans  les  divers  comtés,  n'a  aucun  rapport 
apparent  avec  le  taux  de  la  mortalité  qui  y  rèfync. 

5"  Dans  les  contrées  insalubres,  les  enfants  ne  paraissent  pas  souffrir 
plus  que  les  adultes. 

6°  Généralement  le  taux  de  la  mortalité  de  la  population  mâle  est 
le  meilleur  pour  servir  de  point  de  comparaison. 

7*^  En  comparant  le  taux  de  la  mortalité  de  diverses  localités,  on  doit 
tenir  compte  de  Tâ^e  des  habitants  :  il  y  aura  plus  de  décès  dans  un 
hospice  d'enfants  trouvés,  quelque  sain  qu'il  soit,  que  dans  une  caserne 
malsaine. 

8"  On  doit  aussi  tenir  compte  de  la  classe  à  laquelle  appartient  la 
population  :  on  ne  saurait  comparer  un  quartier  pauvre  avec  un  quartier 
aristocratique. 

9°  Pour  les  villes,  il  faut  prendre  la  population  agglomérée  et  non  la 
population  municipale,  parce  que  cette  dernière  comprend  souvent  les 
habitants  de  la  banlieue. 

Nous  avons  traduit  un  peu  librement,  afin  de  rendre  plus  claire  pour 
les  lecteurs  continentaux  certaines  conclusions  que  l'auteur  a  données 
dans  une  forme  trop  locale.  Les  défauts  signalés  par  M.  Sargant  dans 
les  rapports  du  Registrar  gênerai  sont  d'une  nature  secondaire  et  dis- 
paraissent, comme  le  dit  le  critique  lui-même,  devant  les  qualités  hors 
ligne  de  ce  remarquable  document.  M.  Sargant  désire  que  chaque  vo- 
lume ait  une  préface,  avec  des  instructions  sur  la  manière  de  se  servir  des 
chiffres;  des  exemples  indiquant  la  manière  de  calculer  le  taux  de  l'intérêt  ; 
la  reproduction  des  dernières  tables  mortuaires.  On  devrait  donner  à  part 
la  mortalité  de  chaque  borough  (mot  qu'il  faut  traduire  ici  par  ville); 
on  devrait  accompagner  d'explications  divers  tableaux,  faire  des  résu- 
més décennaux  plus  complets  et  indiquant  le  tant  pour  cent  pour  chaque 
district,  sous-district  et  bourg. 

M.  Jenla,  membre  du  Lloyd,  a  fourni  un  travail  intéressant  sur  les 
chances  que  courent  les  navires  en  mer  {shipping  casualities) ,  travail 
basé  sur  les  registres  du  Lloyd  {Lloyd's  list)  et  s'appliquant  aux  années 
1856-1861.  Pendant  ces  six  ans  la  perte  mensuelle  moyenne,  ou  plutôt 
le  dommage  s'est  appliqué  : 


2^2  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

En  janvier à  108.67  navires,  soit  13.05  0/0. 

En  février à  160.83  —  12.44 

En  mars à  118.67  —  9.18 

En  avril à    85.17  —  6.59 

En  mai à    65.05  —  5.07 

En  juin à    38.67  —  2.99 

En  juillet à    42.33  —  3.28 

En  août à    59.67  navires,  soit    4.62 

En  septembre.  ...  à    87.00  —  6.73 

En  octobre à  d61.83  —  12.52 

En  novembre.  ...  à  171.17  —  13.24 

En  décembre  ....  à  133.00  —  10.29 

L'hiver  est  donc  bien  plus  dangereux  que  l'été.  Autre  point  de  vue. 
Sur  l'ensemble  des  sinistres  d'une  année,  24  0/0  des  navires  ont  fait 
naufrage,  10,440/0  ont  coulé,  7,1 0/0  ont  été  abandonnés,  1,14  ont  dis- 
paru sans  qu'on  ait  des  nouvelles,  54,46  0/0  ont  fait  côte,  2,41  ont  été 
condamnés  comme  impropres  à  la  navigation,  0,29  ont  légèrement 
touché  fond  sans  éprouver  un  grand  dommage. 

Parmi  les  nombreux  détails  donnés  sur  les  navires  qui  ont  subi  des 
accidents,  nous  citerons  ceux  relatifs  à  l'âge  des  bâtiments,  calculés  en 
tant  pour  100.  Au  tableau  qui  suit,  les  navires  ont  été  classés  par  caté- 
gories, et  Ton  a  mis  en  tête  celles  qui  ont  présenté  le  plus  de  sinistres, 
en  continuant  d'après  une  échelle  descendante. 

Age  inconnu  ....  16.98  0/0  de  41  à    50  3.09 

De  15  à  20  ans  .  .  15.77  de  51  à    60  2.14 

De  21  à  30  ans  .  .  14.51  de  61  à    70  0.95 

De    3  à    7  ans  .  .  13.01  de  71  à    80  0.51 

De  11  à  14  ans  .  .    9.54  de  81  à    90  0.15 

De  moins  de  3  ans  .     8.41  de  91  à  100  0.08 

De  8  à  10  ans.  .  .  .     7.24  de  lOOetau-dessus  0.05 
De  31  à  40  ans.  .  .     6.67 

Dans  les  six  années  que  nous  examinons,  62,14  0/0  des  sinistres  ont  eu 
pour  résultat  une  perte  partielle  du  navire  et  de  la  cargaison,  et 
37,86  0/0  la  perte  totale. 

Pour  les  dix  années  de  la  période  1852-1861,  le  dommage  par  voyage 
a  été  en  moyenne  : 

Pour  les  navires  anglais  de  .  .  .  0.49  ou  de  1  sur  204 
—  —      étrangers,  de.  .  0.43     —    1—233 

~    les  deux  réunis,  de  ...  .  0.48     —    1    —    208 

Quant  à  la  valeur  du  dommage,  il  a  été  estimé,  pour  la  partie  qui  a 
été  constatée  sur  les  côtes  britanniques  : 


REVUE  \)\'S  PUBl  ICATIONS  I':CONO\1IOIJKS  f)K  I/r.TRANOER.     2fi3 


A 

r)iy,:i()i  i 

liv.  st(;r 

1.  en  1847 

A 

43ri,7()ri 

— 

on  1858 

A 

7r)0,i'21 

— 

en  1859 

A 

005,005 

— 

on  1860 

A 

1,000,957 

— 

en  1861 

A 

941,040 

— 

on  1862 

Un  travail  analojjiic,  bien  qu'établi  sur  d'autres  bases  et  remontant 
loin  en  amère,  a  été  présenté  par  M.  W.  Harivuk  Hodge  sur  la  marine 
royale. 

On  sera  peut-être  curieux  de  savoir  ce  qu'ont  coûté  les  trois  derniers 
recensemenls  du  Royaume-Uni;  nous  en  trouvons  les  chiffres  dans  les 
«Mélaufies.»  Les  frais  se  sont  élevés  en  1841  à  86,727  livres  sterling, 
en  1851  à93,153  1.  sterl.,  en  1861  à95,719  1.  sterl,  L'Angleterre  paraît 
être  le  pays  qui  consacre  les  plus  fortes  sommes  à  la  statistique,  mais 
les  États-Unis  et  l'Espagne  la  suivent  de  très-près. 

Passons  à  la  livraison  du  trimestre  finissant  en  septembre  1864. 

Le  premier  article,  dû  à  M.  W.-G.  Lumley,  est  un  examen  des  chiffres 
présentés,  en  1863,  à  Malines,  par  le  cardinal  Wiseman,  pour  prouver 
l'extension  que  prendrait  le  culte  catholique  en  An[}leterre.  M.  Lumley 
tend  à  démontrer,  au  moyen  de  nombreux  tableaux,  qu'il  ne  s'agit  que 
d'un  déplacement.  L'accroissement  des  catholiques  en  Angleterre  coïn- 
cide avec  la  diminution  de  leur  nombre  en  Irlande. 

M.  Tite  a  fait  une  étude  sur  la  mortalité  des  Eurasians  (métis)  ou  des 
habitants  de  l'Inde,  provenant  de  mariages  entre  des  Portugais  et  des 
Hindoues  et  de  leurs  descendants.  Cette  étude  est  basée  sur  les  registres 
d'une  Société  d'assurance  sur  la  vie  à  Calcutta. 

Une  très-intéressante  monographie  de  la  ville  d'Aberdeen  a  été  offerte 
par  M.  Valentin,  mais  h  Statistique  des  crimes  m  Russie,  présentée  par 
M.  Michell,  ne  s'applique  qu'à  quatre  mois  de  l'année  1863,  et  n'a,  par 
conséquent,  aucun  intérêt,  d'autant  plus  que  cette  statistique  est  incom- 
plète. Quel  enseignement  peut-on  en  tirer?  M.  Tite,  M.  P.,  a  résumé  les 
dépenses  qu'ont  occasionnées  les  démolitions  et  les  reconstructions  dont 
Paris  a  été  le  théâtre,  mais  il  n'a  tenu  compte  que  des  dépenses  pu- 
bliques. Il  resterait  à  ajouter  quelques  milliards  pour  la  construction  des 
maisons  particulières. 

Le  Journal  reproduit  un  Mémoire  lu  par  M.  Purdy  devant  la  Social 
science  Society,  réunie  à  Newcastle  upon  Tyne,  et  dans  lequel  il  démontre 
que  la  population  des  comtés  a  d'autant  moins  augmenté  que  l'agricul- 
ture y  domine  davantage.  Ainsi,  il  réunit  les  comtés  en  trois  groupes  : 
dans  le  premier,  il  classe  ceux  oii  la  population  agricole  dépasse  20  p.  0/0 
de  l'ensemble  des  habitants;  dans  le  second,  ceux  où  la  proportion  est  de 
10  à  20;  et  dans  le  troisième,  ceux  où  cette  proportion  est  inférieure  à 


-^C4  JOURNAL  DES  fiCONOMISTES. 

10;  il  forme  ensuite  un  tableau  dont  nous  reproduisons  les  colonnes 
essentielles  : 

Nombre  dfs  comtés    Rapport  delà  population  Population         Population 
par  groupe».  agricole.  en  1831.  en  1861. 

24  comtés  ...      20  et  au-dessus      4,999,565      6,092,749 

i6      —      ...      10  à  20  4,211,234      5,862,477 

5      —      ...      au-dessous  de  10    4,686,000      8,111,028 

La  population  s*est  donc  accrue,  depuis  trente  ans, 
Dans  le  groupe  très-agricole.  .  de  1,093,156  individus  ou  21.9  0/0 

—  ■—        assez  agricole  .  de  1,651,243  —  39.2 

—  —        peu  agricole .  .  de  3,425,028  —  73.1 

L'auteur  montre  ensuite  que  la  diminution  de  la  population  a(jricoIe  a 
été,  depuis  1851,  de  45,000  individus  adultes,  mais  sans  en  conclure 
que  la  production  ag^ricole  ait  décru;  loin  de  là,  il  fait  voir,  au  contraire, 
que  si  un  certain  nombre  d'ouvriers  af^ricoles  ont  cherché  d'autres  occu- 
pations, leur  travail  a  été  plus  que  compensé  par  Textension  de  l'emploi 
des  machines.  L'espace  ne  nous  permet  pas  de  reproduire  les  dévelop- 
pements dans  lesquels  l'auteur  entre  à  ce  sujet,  ni  les  faits  qu'il  cite  à 
l'appui  de  son  raisonnement,  mais  les  faits  nous  paraissent  concluants. 

Le  Merchant  magazine,  de  W.-B.  Dana  (New-York),  suit  toujours,  de 
très-près,  les  finances  de  la  grande  République  américaine.  Le  numéro 
du  mois  de  septembre  dernier  renferme,  sur  cette  matière,  un  article 
remarquable  (a  voice  from  the  tvreck),  mais  peut-être  un  peu  pessimiste, 
dans  lequel  on  démontre,  avec  beaucoup  d'énerg^ie,  la  faute  qu'on  a 
commise  en  multipliant  le  papier-monnaie.  Le  numéro  d'octobre  reprend 
la  discussion  et  compare  «  la  dette  publique  et  les  ressources  de  la  na- 
tion. »  Il  s'efforce  surtout  de  détruire  cette  erreur,  qu'on  retrouve  des 
deux  côtés  de  l'Atlantique,  que  les  ressources  nationales  sont  inépui- 
sables. En  vrai  Américain,  il  «  calcule,  »  et  le  résultat  de  son  arithmétique 
c'est  qu'en  supposant  que  la  dette  ne  serait  plus  accrue  jusqu'à  la  paix, 
le  budget  normal  de  l'Union  pacifiée  devrait  imposer,  à  chaque  habitant, 
72  fr.  de  contributions  annuelles  (soit  360  par  famille  en  moyenne)  pour 
couvrir  les  dépenses  courantes  du  Trésor  et  pour  l'intérêt  de  la  dette,  et 
l'auteur  doute  qu'un  pareil  fardeau  permette  à  la  nation  de  faire  la  part 
de  l'épargne.  Nous  ne  voyons  guère  comment  on  réfutera  les  raisonne- 
ments de  M.  Dana,  et  il  nous  semble  que  la  guerre  devra  cesser  dans 
un  avenir  peu  éloigné,  moins  faute  d'hommes  ou  de  patriotisme,  que 
^aute  d'argent.  Voici,  du  reste,  la  situation  de  la  dette  à  la  fin  de  sep- 
tembre dernier  : 

Capital  nominal. 
Dette  dont  les  intérêts  sont  payés  en  argent  ou  or.  .        963,085,941  1.  st. 

—  —  papier 564,585,874 

Papier-monnaie  (dette  ne  payant  pas  d'intérêts)  .  .        499,277,277 

Total 2,026,949,0921.  st. 


REVUK  DKS  PUBLICATIONS  l'.GONOMIOUES  DE  L'ÉTRANGER.     205 

Nous  sip,iiaIons  ent'ore,  dans  ces  (leriiiers  numéros  du  Magazine,  les 
articles  sur  les  prop,rès  et  les  ressources  des  colonies  anp,iaises  de  l'Amé- 
rique du  Nord,  sur  les  productions  des  îles  Sandwich,  sur  la  législation 
commerciale  et  les  nombreux  renseijynements  commerciaux. 

Revenons  en  Europe  et  faisons,  avant  tout,  bon  accueil  au  nouveau 
Journal  de  Statistique  suisse,  dont  nous  avons  le  numéro-spécimen  sous 
les  yeux.  C'est  la  Société  de  Statistique  suisse  qui  publiera  cette  feuille 
avec  le  concours  du  bureau  fédéral  de  Satistique,  dont  le  savant  et  la- 
borieux chef  provisoire,  M.  Stœssel,  quoique  jeune  encore,  a  déjà 
donné  la  mesure  de  ses  forces.  Le  Journal  contiendra  : 

1°  Des  travaux  orifjinaux  de  statistique  et  d'économie  politique; 

2^  Le  compte  rendu  des  travaux  de  la  Société,  de  ses  sections  et  de  ses 
membres; 

3"  Des  communications  émanant  du  bureau  fédéral  de  Statistique; 

4"  Des  extraits,  des  publications  officielles,  tant  fédérales  que  canto- 
nales, présentés,  autant  que  possible,  dans  une  forme  propre  à  faciliter 
les  études  comparatives. 

5**  Un  bulletin  sommaire  des  principales  publications  statistiques 
suisses  et  étrangères. 

Il  est  inutile  de  dire  que  nous  souhaitons  la  meilleure  chance,  le  plus 
grand  succès  possible  à  notre  jeune  confrère.  Il  y  a  encore  bien  du  ter- 
rain en  friche  dans  le  domaine  de  la  statistique,  et  le  nouveau  colla- 
borateur paraît  plein  d'ardeur  et  de  foi;  nous  pouvons  donc  espérer  que 
la  Suisse,  qui  était  relativement  arriérée,  ne  tardera  pas  à  se  mettre  au 
niveau  des  autres  pays. 

La  Deutsche  Vierteljahvs-Schrifs  (Revue  trimestrielle  allemande), 
n"  107,  renferme,  à  côté  de  plusieurs  articles  sur  des  sujets  politiques 
et  artistiques,  des  travaux  économiques  dont  nous  allons  dire  quelques 
mots.  Le  premier  pose  la  question  :  Que  faut-il  à  l'Autriche  au  point  de 
vue  économique?  Après  une  introduction  dans  laquelle  on  fait  ressortir 
les  bienfaits  du  gouvernement  constitutionnel,  on  insiste  surtout  sur  la 
nécessité  de  suivre  une  politique  commerciale  libérale  ou  antiprotection- 
niste, et  si  Ton  reconnaît  qu'on  doit  ménager  dans  une  certaine  mesure 
les  transitions,  on  demande  que  les  termes  soit  marqués  d'avance  et 
qu'on  les  rapproche  le  plus  possible.  Ensuite,  on  voudrait  voir  hâter  le 
progrès  de  Finstrucdon,  tant  primaire  et  secondaire  que  professionnelle, 
introduire  des  réformes  dans  la  procédure,  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  matières  commerciales,  supprimer  les  lois  sur  l'usure,  développer  la 
liberté  de  l'industrie.  Les  desiderata  s'étendent  aussi  au  bon  marché  des 
capitaux,  et  l'auteur  a  le  mérite  de  ne  pas  indiquer,  pour  les  multiplier, 
des  arcanes  ou  des  panacées  économiques;  il  se  borne  à  parler  des 
moyens  que  tout  économiste  connaît,  et  demande  au  gouvernement  de 
se  contenter  d'un  minimum  de  réglementation  et  d'intervention,  de  l'in- 


266  JOUHNAL  DES  RCONOMISTES. 

dispensable.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  ^(ii'on  iïientio:jne  aussi  les 
voies  de  communication,  mais  de  nos  jours  c'est  presque  se  complaire 
dans  des  banalités,  que  d'insister  sur  ce  point.  Le  papier-monnaie  n'a 
pas  été  oublié;  le  mal  est  trop  profond,  pour  qu'il  ne  se  rende  pas  sen- 
sible à  tout  le  monde.  Puis  viennent, — ce  n'est  pas  notre  faute  si  la 
liste  est  long^ue,  —  la  réforme  des  impôts,  la  simplification  de  la  machine 
administrative,  l'introduction  du  selfgovernment.  Nous  abrégeons. 

Un  autre  article  expose  le  mécanisme  des  chèques  et  des  clearin^jhouses, 
en  s'appuyant  souvent  sur  le  livre  de  M.  Macleod,  Theory  andj)ractice  of 
hanking.  Nous  ne  citerons  qu'un  chiffre  que  l'auteur  de  l'article  a  em- 
prunté lui-même  cà  une  publication  spéciale.  Dans  le  Clearin(|house  de 
New- York,  le  mouvement  des  fonds  représentés  par  des  chèques  a  atteint 
en  1863  le  montant  de  16,984,952,255  dollars,  soit  environ  85,000  mil- 
lions de  francs. 

L'article  très-étendu  sur  les  accises  et  les  douanes  en  Prusse  est  pure- 
ment historique,  mais  il  fait  passer  sous  les  yeux  du  lecteur  le  mouve- 
ment financier  de  plus  de  trois  siècles. 

Nous  renvoyons  à  un  numéro  ultérieur  l'analyse  de  plusieurs  autres 
publications  périodiques  allemandes,  pour  réserver  quelque  espace  pour 
la  Revista  générale  de  Estadistica.  Cette  revue  participe  pour  sa  part  au 
mouvement  progressif  qui  règne  en  Espagne  :  les  articles  sont  plus 
nombreux  et  plus  nourris.  On  fait  de  m.oins  en  moins  des  emprunts  à 
l'étranger,  et  bien  que  nous  soyons  très-loin  de  blâmer  ces  emprunts 
qui  doivent  intéresser  les  lecteurs  espagnols,  nous  autres  étrangers,  nous 
aimons  mieux  trouver  des  données  qui  nous  font  connaître  l'Espagne. 
Les  livraisons  de  juin,  juillet  et  août,  que  nous  avons  sous  les  yeux,  sont 
très-riches  en  données  de  cette  nature.  Nous  signalons  notamment  ceux 
de  MM.  J.  Yimeno  Agius,  F.  Casalduero,  F.  Javier  de  Bona.  Voici  quel- 
ques extraits  d'un  travail  de  M.  J.  J.  Agius  sur  l'agriculture,  l'industrie 
et  le  commerce  en  Espagne. 

La  superficie  de  l'Espagne  se  subdivise  ainsi  qu'il  suit  : 

SUPERFICIE   EN   HECTARES 

Proportion 

Arrosée.       Non  arrosée.  Total.       p.  mille. 

Terre  arable 886,072    15,938,441  16,804,513      331.1 

Vignes 5-2,067       1,440,858  1,492,925        29.4 

Olivettes 83,763        773,705  857,468        16.9 

Prés  et  pâturages 157,091       8,091,027  8,248,118      162.6 

Forêts »          10,186,045  10,186,045      200.8 

Rochers  et  montagnes.  ...            »           3,733,296  3,733,296        74.3 

Carrières,  mines,  lacs.  ...            »                 35,573  35,573          0.8 

Terres  vaines  et  vagues.  .  .            »            1,075,672  1,075,672        21.1 

Superficies  diverses «            8,269,810  8,269,810      163.0 

Totaux 1,158,993  49,544,427    50,703,420  1,000 


REVUE  DES  PUBLICATIONS  ÉCONOMIQUES  DE  L'ÉTRANGER.     20  7 

En  1859  011  acompte  1,8()9,14S  hèLcs  à  cornes,  382, OOî)  clKtvaux, 
665,472  miilols,  750,007  ânes,  17,592,538  moutons,  3,145,100  chèvres, 
1,008,203  porcs,  1,801  chameaux. 

La  pnxhiclion  ajyricolc  on  la  production  infliistriellc  est  aussi  difficile 
à  connaître  en  Espap,ne  (prailleiirs;  mais,  si  raccroisscinent  de  l'exporta- 
tion des  produits  du  sol  témoigne  en  faveur  des  pro^yrès  de  la  culture, 
raii{;mcntation  des  entrées  de  matière  première  prouve  que  l'industrie 
ne  reste  pas  en  arrière.  Ainsi,  en  1819  on  n'importait  encore  que 
764,745  (juintaux  inétri((ues  de  houille;  depuis  lors  l'accroissement  a 
été  constant  et  a  atteint  2,861,728  quintaux  en  1862.  Malfifré  la  crise, 
l'importation  du  coton  a  continué  de  croître,  et  de  11,907,560  kil. 
en  1849,  il  est  arrivé  à  40,640,678  kil.  en  1862.  Les  proijrès  matériels 
du  pays  ressortent  bien  mieux  encore  de  la  valeur  totale  des  marchan- 
dises importées  et  exportées.  Nous  avons  sous  les  yeux  les  chiffres  affé- 
rents à  une  série  de  14  années,  mais  nous  nous  bornons  à  reproduire 
les  deux  premiers  et  les  deux  derniers  (en  millions  de  réaux  de  0/27)  : 

Année.  Import.  Exporl.  Total. 

1849 587  478  1,065 

1850 672  489  1,161 

1861 2,020  1,270  3,290 

1862 1,679  1,110  2,790 

Gela  est  déjà  très-beau,  mais  M.  Agius  n'en  est  pas  encore  satisfait,  et 
en  voyant  tant  d'autres  contrées  jouir  d'une  supériorité  commerciale 
bien  plus  grande,  il  en  fait  un  argument  contre  le  système  protectionniste 
en  vigueur  dans  son  pays;  les  pages  410  et  411  des  numéros  de  juillet 
de  la  Revista  renferment  ce  qu'on  peut  dire  de  plus  concluant  sur  la 
liberté  des  échanges. 

Nous  ne  saurions  clore  cette  revue  succincte  sans  mentionner  VAn- 
nuario  statistieo  italiano  dont  la  deuxième  année  (1864)  vient  de  paraître 
en  2^  édition.  C'est  un  honneur  rare  pour  un  annuaire;  il  est  dû  au  mérite 
des  auteurs  MM.  Gesare  Gorrenti,  conseiller  d'État  et  député,  et  Pietro 
Maestri,  chef  de  la  statistique  italienne,  ainsi  qu'à  l'ardeur  avec  laquelle 
tous  les  hommes  instruits  de  l'Italie  étudient  le  beau  pays  qui  a  cessé 
d'être  une  simple  expression  géographique  pour  devenir  un  État  bien 
réel,  et  donc  on  peut  dire,  comme  du  soleil,  est  aveugle  qui  ne  le 
voit  pas. 

Maurice  Block. 


2C8  JOUUNAL  DES  riGONOMISTHS. 


BULLETIN 


Ce  Bulletin  contient  trois  documenls  :  lo  la  circulaire  du  ministre  des 
travaux  publics,  de  rag^riculture  et  du  commerce,  relative  aux  effets  at- 
tribués à  la  suppression  de  l'échelle  mobile  sur  l'état  actuel  du  commerce 
des  blés;  2«  le  rapport  à  l'Empereur  des  ministres  des  finances  et  des 
travaux  publics  et  du  commerce  sur  l'utilité  d'une  enquête  où  sera 
étudiée  la  question  des  banques;  3*^  le  questionnaire  de  cette  enquête. 

I 

EFFETS    DE    LA     SUPPRESSION    DE    L  ECHELLE    MOBILE     SUR    LE 

COMMERCE    DES    GRAINS. 

Le  ministre  de  l'agriculture  ,  du  commerce  et  des  travaux  publics 
vient  d'adresser  aux  préfets  la  circulaire  suivante  : 

«  Monsieur  le  préfet,  pendant  la  dernière  moitié  de  l'année  1863  et 
pendant  tout  le  cours  de  l'année  1864,  le  prix  des  grains  est  resté  à  un 
taux  peu  élevé,  et  depuis  quelques  mois  principalement  il  a  éprouvé  un 
mouvement  de  baisse  qui  a  fait  naître  quelques  préoccupations  au  point 
de  vue  des  intérêts  agricoles. 

«Mais,  au  lieu  d'attribuer  à  la  diminution  du  cours  des  céréales  son 
véritable  motif,  qui  n'est  autre  que  l'existence  d'approvisionnements 
considérables  résultant  de  l'abondance  des  produits  récoltés  depuis  deux 
ans,  on  a  voulu,  sur  quelques  points,  en  trouver  la  cause  dans  la  légis- 
lation qui  régit  aujourd'hui  l'importation  et  l'exportation  des  grains  et 
qui  a  remplacé  le  système  connu  sous  le  nom  d'échelle  mobile. 

«  On  a  prétendu  que  la  loi  du  15  juin  1861 ,  en  laissant  l'importation 
libre  d'une  manière  permanente,  moyennant  le  payement  d'un  droit 
d'entrée  très-modique,  avait  pour  effet  de  permettre  l'apport  des  céréales 
étrangères  en  quantités  importantes  sur  nos  marchés  intérieurs,  où  leur 
présence  exercerait  sur  les  cours  un  influence  préjudiciable  à  notre 
agriculture.  Les  uns  ont  produit  cette  allégation  avec  une  entière  bonne 
foi,  mais  en  se  laissant  aller  à  des  impressions  peu  réfléchies  ou  à  des 
idées  préconçues  ;  d'autres  peut-être  l'ont  mise  en  avant  par  esprit  de 
parti,  pour  faire  peser  sur  le  gouvernement  de  l'Empereur  la  responsa- 
bilité d'une  situation  dont  quelques  intérêts  se  sont  montrés  alarmés. 

«  Il  importe  donc  à  tous  les  points  de  vue  de  redresser  une  erreur  aussi 
manifeste.  Lorsque  l'occasion  s'en  est  présentée,  je  me  suis  déjà  attaché 
à  le  faire  dans  des  instructions  spéciales  adressées  à  quelques  préfets. 
Je  crois  devoir,  en  outre,  par  la  présente  circulaire  ,  vous  transmettre, 


EFFETS  DE  LA  SUPPUESSION  DE  L'ÉCHELLE  MUBiLE.         269 

ainsi  quh  tous  vos  collègues,  quelques  considérations  dont  vous  pourriez 
tirer  parti,  s'il  venait  ;\  se  produire  dans  votre  département,  à  l'occasion 
du  bas  prix  des  céréales,  des  plaintes  sur  le  régime  auquel  est  actuolle- 
menl  soumis  notre  conimorcodos  grains  avec  l'étranger. 

«La  récolte  de  l'année  18G3  avait  été,  vous  le  savez,  monsieur  le  préfet, 
d'une  abondance  exceptionnelle.  Le  cliifFrc  de  ses  produits  est  le  plus 
élevé  qui  ait  été  constaté  jusqu'ici,  et,  pour  l'ensemble  de  la  France,  U 
production  moyenne  par  hectare  de  terre  ensemencée  en  froment  était 
supérieure  de  plus  de  23  0/0  à  la  moyenne  établie  sur  la  période  des  dix 
années  précédentes.  Les  renseignements  que  j'ai  recueillis  sur  la  ré- 
colte de  1864  établissent,  d'un  autre  côté  ,  que  la  récolte  en  froment  se- 
rait approximativement  supérieure  au  produit  moyen  d'environ  5  àO  0/0. 
«  Il  est  vrai  de  dire  que,  pour  la  récolte  dernière,  ce  résultat  favorable 
est  une  moyenne  établie  d'après  les  informations  fournies  pour  chacun 
des  départements  de  l'Empire,  et  que  certains  points  du  territoire  ont 
été  moins  bien  partagés  que  d'autres.  Mais  pour  l'examen  des  questions 
de  cette  nature,  le  gouvernement  ne  peut  évidemment  se  guider  que 
d'après  des  appréciations  générales  sur  l'état  du  pays  pris  dans  son  en- 
semble ,  et  il  est  impossible  qu'il  tienne  compte  de  toutes  les  circon- 
stances locales  ou  particulières. 

«  Un  fait  incontestable,  en  définitive,  c'est  que  l'agriculture  française 
a  tiré  du  sol  pendant  une  année  extrêmement  abondante  suivie  immé- 
diatement d'une  année  plus  que  moyenne  une  masse  considérable  de  pro- 
duits en  céréales.  Ce  fait  suffit  pour  expliquer  la  baisse  qui  s'est  pro- 
duite dans  les  cours  des  grains,  si  l'on  considère  surtout  que  ces  cours 
sont  loin  d'être  descendus  à  un  niveau  aussi  bas  qu'ils  l'avaient  fait 
dans  d'autres  circonstances,  à  la  suite  de  récoltes  bien  moins  produc- 
tives. On  a  vu  en  effet ,  en  1857  et  en  1858,  en  1850  et  en  1851,  les  prix 
du  blé  descendre  sur  certains  points  de  la  France  à  13  francs  et  même  à 
12  francs  l'hectolitre  ,  bien  que  la  production  des  récoltes  correspon- 
dantes à  ces  diverses  années  ait  été  inférieure  à  celle  de  l'année  1863, 
tandis  que,  malgré  l'abondance  extraordinaire  des  approvisionnements, 
les  prix  les  plus  faibles  de  ces  derniers  temps  ont  varié  entre  14  fr.  50  et 
15  francs. 

«  La  comparaison  que  l'on  peut  faire  entre  les  prix  actuels  et  ceux  des 
années  1850  et  1851  est  surtout  concluante  contre  ceux  qui  prétendent 
imputer  le  bon  marché  des  grains  à  notre  législation  sur  les  céréales  et 
à  la  suppression  de  l'échelle  mobile  dont  les  tarifs  venaient,  en  cas  d'a- 
bondance, mettre  obstacle  à  l'importation  des  grains  étrangers  ;  car  l'é- 
chelle mobile  recevait  son  application  pleine  et  entière  en  1850  et  1851, 
et  cependant  elle  ne  pouvait  pas  empêcher  les  cours  de  s'abaisser  dans 
des  proportions  beaucoup  plus  fâcheuses  pour  l'agriculture  qu'ils  ne  le 
sont  aujourd'hui. 

«D'ailleurs  il  est  un  fait  qui  démontre  clairement  encore  l'erreur  des 
accusations  dirigées  contre  la  législation  actuelle  sur  l'importation  et 
l'exportation  des  céréales,  c'est  que  l'apport  de  grains  étrangers  surnotre 
marché  intérieur  n'a  eu,  depuis  la  récolte  de  1863  ,  qu'une  très-minime 


270  JOUKNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

importance.  Pendant  les  dix  premiers  mois  de  l'année  1864,  les  impor- 
tations de  froment  et  de  farine  de  froment  réunies  n'ont  été  en  moyenne 
par  mois  que  de  53,000  quintaux  environ  ,  et ,  dans  ce  nombre,  près  de 
31,000  quintaux  par  mois  ont  été  importés  de  l'Algérie  ,  ce  qui  réduit  à 
22,000  quintaux  environ  la  quantité  de  froment  envoyée  par  les  pays 
étrangers.  Un  pareil  chiffre  peut  être  considéré  comme  insignifiant,  si  on 
le  compare  à  celui  de  la  consommation  mensuelle  du  froment  en  France, 
consommation  qui  est  d'environ  6  millions  de  quintaux  métriques. 

«La  quantité  importée  réellement  de  l'étranger  ne  représente  guère 
que  1/3  0/0  de  la  quantité  consommée  ,  et  d'ailleurs  ,  pendant  la  même 
période  de  temps,  l'exportation  du  froment  indigène  s'est  élevée,  grains 
et  farines  compris,  à  près  de  156,000  quintaux  métriques  par  mois,  en 
sorte  que  la  quantité  de  blé  de  notre  agriculture  envoyée  au  dehors  a 
été  trois  fois  plus  forte  que  celle  que  nous  avons  reçue.  En  présence  de 
pareils  faits,  il  est  absolument  impossible  d'attribuer  aux  mouvements 
de  notre  commerce  de  grains  avec  l'étranger  la  baisse  qui  s'est  mani-. 
festée  dans  le  cours  des  céréales. 

c(  La  pensée  qui  a  fait  adopter  le  régime  nouveau  établi  par  la  loi  du 
15  juin  1861  a  été  qu'il  était  surtout  essentiel  d'affranchir  le  commerce 
des  grains  de  l'incertitude  et  des  entraves  que  faisait  peser  sur  lui  le 
système  compliqué  et  variable  de  l'échelle  mobile,  qu'une  liberté  com- 
plète d'exportation  et  des  facilités  permanentes  d'importation  ,  moyen- 
nant le  payement  d'un  droit  d'entrée  très-modique  ,  ne  pouvaient  que 
faciliter  l'approvisionnement  du  pays  en  temps  de  pénurie,  sans  pré- 
senter d'inconvénients  dans  les  années  d'abondance,  et  ce  qui  s'est 
passé  depuis  que  la  nouvelle  législation  est  en  vigueur  n'a  fait  que  con- 
firmer la  justesse  de  cette  opinion. 

«  On  a  vu  ,  à  la  suite  de  la  mauvaise  récolte  de  1861 ,  qu'on  avait  eu 
raison  de  compter  sur  l'initiative  et  sur  l'activité  d'un  commerce  livré 
complètement  à  sa  liberté  d'action  pour  combler  le  déficit  des  années 
les  moins  productives,  et,  comme  le  prouvent  bien  les  faits  actuels ,  il 
n'est  pas  à  craindre  de  voir,  dans  les  années  de  bas  prix ,  arriver  dans 
des  proportions  de  quelque  importance  sur  nos  marchés  intérieurs  les 
céréales  étrangères,  qui,  grevées  de  frais  de  transport  considérables,  ne 
pourraient  pas  y  trouver  un  placement  avantageux. 

«La  législation  actuelle,  qui  peut  contribuer  très-utilement  à  la  mo- 
dération des  prix  dans  les  moments  où  l'insuffisance  de  nos  récoltes  nous 
force  à  recourir  aux  produits  étrangers  ,  ne  peut  donc  exercer  aucune 
influence  sur  les  cours,  lorsque  la  surabondance  de  nos  ressources  écarte 
nécessairement  les  arrivages  du  dehors.  Si  l'agriculture  ne  trouve  pas 
en  ce  moment  à  se  défaire,  aussi  avantageusement  qu'elle  peut  le  dé- 
sirer, des  quantités  considérables  de  grains  qu'elle  a  récoltées  depuis 
deux  ans  .  il  faut  l'attribuer  uniquement  à  des  causes  naturelles  contre 
lesquelles  toute  action  humaine  est  évidemment  impuissante. 

«Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue,  d'ailleurs,  que,  si  la  situation  actuelle 
impose  à  nos  cultivateurs  quelques  souffrances  qui  ne  sont  pas,  du  reste, 
absolument  sans  compensation,  elle  est  pour  le  pays  tout  entier  et  pour 


ENOUKTE  HELATIVE  A  LA  QUESTION  DES  HANQUKS.  271 

les   classes  pauvres  jiarficulièromciit  un   i,'ran(l    hicnfait  di)   la   Provi- 

denco. 

u  UiH'ovoz,  M.  1(>  lo  préfol,   l'assiiranco  do  ma  considération   la  [)liis 


disLinL'uéo 


>->' 


«  Le  ministre  de  l'agriculture^  du  commerce 
et  des  travaux  publics.      Armand  Biciiin.  » 


11 

RAPPORT  A  l'empereur 

Adressé  par  les  ministres  des  finances  et  des  travaux  publics  et  du  commerce 
sur  Vutilité  d'une  enquête  relative  à  la  question  des  banques. 

Votre  Majesté  a  reçu  diverses  pétitions  à  l'occasion  de  l'élévation  du 
taux  de  l'intérêt,  qui  s'est  produite  en  France  en  môme  temps  que  dans 
le  reste  de  l'Europe,  et  qui  s'est  maintenue  pendant  près  de  quinze  mois. 
Une  de  ces  pétitions,  signée  par  trois  cents  commerçants  de  Paris,  s'ex- 
prime en  ces  termes  : 

«  il  Sa  Majesté  V Empereur.,  les  fabricants  et  négociants  en  tissus  de  Paris, 

<-(  Sire,  émus  du  retour  périodique  de  crises  auxquelles  nous  sommes 
étrangers,  lésés  par  l'élévation  du  taux  de  l'escompte  de  la  Banque  de 
France,  nous  venons  respectueusement  solliciter  l'attention  de  Votre 
Majesté  sur  les  conséquences  désastreuses  d'un  état  de  choses  qui  para- 
lyse les  affaires  et  porte  une  atteinte  profonde  au  travail  national. 

«Nous  avons  confiance  dans  la  haute  sagesse  de  Votre  Majesté,  et, 
dans  ces  graves  circonstances,  nous  ne  pouvons  que  la  supplier  d'in- 
stituer une  commission  d'enquête  qui  recherche  les  moyens  de  remédier 
à  un  mal  dont  souffre  le  commerce  tout  entier.  » 

Une  pétition  analogue  a  été  signée  à  Lyon. 

Votre  Majesté  a  reçu  également  du  Conseil  de  régence  de  la  Banque 
de  France  une  supplique  ainsi  conçue  : 

a  Sire,  depuis  la  lutte  engagée  à  l'occasion  de  la  Banque  de  Savoie,  et 
dans  laquelle  nous  avons  dû  résister  à  des  calculs  d'intérêt  privé,  en 
invoquant  la  garantie  des  lois  et  le  respect  des  contrats,  la  Banque  de 
France  est  l'objet  des  plus  vives  attaques. 

«  On  l'accuse  de  routine,  d'impéritie  et  de  cupidité.  On  la  dénonce 
comme  la  cause  de  toutes  les  crises  commerciales,  et  l'ennemie  obstinée 
des  développements  du  crédit.  On  lui  reproche  de  repousser  le  moyen, 
si  facile,  dit-on,  d'escompter  toujours  à  bon  marché,  quel  que  soit  le 
prix  des  capitaux,  quelle  que  soit  la  situation  des  affaires.  Enfin,  on 
demande  au  pays  de  prononcer  la  peine  de  la  déchéance  contre  cette 
institution  caduque  et  égoïste,  ou  au  moins  de  lui  faire  expier  ses  fautes 
en  créant  à  côté  d'elle  un  établissement  rival  une  seconde  Banque 
d'émission. 


272  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

«  Sire,  nous  nous  abstenons,  devant  Votre  Majesté,  de  répondre  à  des 
accusations  dont  l'injustice  égale  la  violence,  et  nous  attendrons  l'heure 
prochaine  de  la  discussion  et  de  la  vérité. 

«  Mais  plusieurs  commerçants  ont  jugé  convenable  d'intervenir  au 
débat  et  d'adresser  une  pétition  à  Votre  Majesté,  sollicitant  une  enquête, 
afin  de  rechercher  les  moyens  de  remédier  au  mal  dont  souffre  le  com- 
merce entier,  et  ce  mal  est,  à  leurs  yeux,  le  mauvais  régime  pratiqué 
par  la  Banque  de  France. 

V  Cette  demande  d'enquête,  ainsi  motivée,  ainsi  restreinte,  a  le  tort 
de  trop  ressembler  à  un  incident  provoqué  pour  les  besoins  de  la  lutte 
actuelle.  Elle  implique  que  la  Banque  de  France  est  incontestablement 
coupable  des  souffrances  du  commerce,  et  que  l'on  doit  détourner  sur 
elle  toutes  les  responsabilités.  Elle  tend  à  égarer  l'opinion  en  s'efforçant 
de  concentrer  tous  les  regards  sur  une  institution  poursuivie  à  outrance, 
quand  ils  devraient  se  porter  ailleurs.  Elle  limite,  à  dessein,  le  champ 
des  investigations,  et  trahit  son  insuffisance  en  face  des  graves  et  nom- 
breuses questions  qu'elle  néglige  et  qu'il  importe  de  résoudre. 

«  Nous  venons  donc  à  notre  tour.  Sire,  exposer  respectueusement  à 
Votre  Majesté  nos  vues  sur  la  proposition  d'une  enquête. 

«  Nous  désirons  cette  enquête  et  nous  la  demandons  instamment,  mais 
sincère,  complète,  digne  de  la  France  et  de  ses  immenses  intérêts  ma- 
tériels, digne  d'un  Souverain  qui  veut  connaître  toute  la  vérité  sur  la 
cause  si  multiple  des  perturbations  du  crédit  et  des  crises  du  commerce 
et  de  l'industrie. 

«  Permettez-nous,  Sire,  de  persister  dans  des  croyances  économiques 
consacrées  par  le  bon  sens  et  l'expérience,  appuyées  sur  l'autorité  des 
hommes  les  plus  considérables  et  les  plus  respectés,  et  adoptées  par 
toutes  les  nations  soigneuses  de  la  conservation  de  leur  crédit  et  du 
progrès  de  leurs  richesses. 

«  La  théorie  de  l'immobilité  du  taux  de  l'escompte,  quelles  que  soient 
les  circonstances,  quel  que  soit  le  prix  du  numéraire,  et  à  côté  de  l'obli- 
gation incessante  d'assurer  le  remboursement  métallique  des  billets 
payables  au  porteur  et  à  vue,  aboutirait  tôt  ou  tard  au  cours  forcé,  à 
moins  de  recourir  à  des  mesures  restrictives  bien  autrement  onéreuses 
pour  le  commerce  que  l'élévation  de  l'intérêt.  Il  n'y  a  pas  de  combinai- 
son praticable,  de  sacrifices  utiles  qui  puissent  empêcher  ce  résultat 
fatal,  et  tous  les  expédients  qu'on  affirme  retomberont  dans  le  stérile 
domaine  des  utopies.  Quand  la  Banque  hausse  ou  baisse  le  taux  de  l'es- 
compte, elle  ne  crée  rien,  elle  n'invente  rien,  mais  elle  reflète  exactement 
les  conséquences  de  l'offre  ou  de  la  demande  des  métaux  précieux;  elle 
obéit  aux  diverses  nécessités  du  moment,  et  subit  l'impulsion  de  faits 
irrésistibles. 

«Nous  sommes  donc  bien  loin  de  nos  adversaires  qui  prétendent  domi- 
ner ce  qui  n'est  point  dans  la  puissance  des  combinaisons  humaines. 

«  Qu'il  nous  soit  aussi  permis,  Sire,  de  repousser  avec  énergie  l'injuste 
responsabilité  qu'on  veut  imposer  à  la  Banque  de  France.  On  proclame 
hautement  que,  poussés  par  la  soif  du  lucre,  nous  sommes  la  cause  vo- 


ENOUKTE  RELATIVE  A  LA  QUESTION  DES  BANQUES.         273 

lonluiro,  hi  ciiusc  unique  dos  crises  commerciales  et  monétaires,  et  que, 
dans  tous  les  cas,  nous  ne  voulons  ni  les  prévenir  ni  les  atténuer. 

«Ce  serait  I;i,  nous  en  convenons,  un  moyen  commode  et  habile  d'irriter 
le  pays  conli-e  une  inslilution  (jui  est  la  plus  solide  base  de  son  crédit  et 
ijui  l'a  sauvé  de  plus  d'une  catastrophe.  Mais  il  y  a,  pour  explicjiier  les 
crises  commerciales  et  monétaires,  autre  chose  à  faire  qu'à  présenter  la 
Banque  de  France  sous  un  jour  odieux  ;  il  y  a  deux  ordres  de  faits  es- 
sentiels, certains,  qu'il  faut  nécessaireuuMit  étudier. 

((L'un  écha])|)e  ;\  la  volonté  et  à  l'action  de  l'homme.  Il  n'appartient  à 
personne,  en  effet,  de  régler  l'abondance  ou  la  disette  des  produits  du 
sol,  des  denrées  alimentaires  et  de  presque  toutes  les  matières  premières 
indispensables  à  l'industrie.  Il  n'appartient  à  personne  de  maîtriser  les 
événements.  Il  est  impossible  aussi  de  décliner  la  solidarité  qui  s'établit 
de  plus  en  plus  entre  toutes  les  nations,  à  mesure  que  leurs  échanges 
augmentent,  grcàce  aux  nouveaux  systèmes  douaniers,  au  développement 
et  à  la  rapidité  de  tous  les  moyens  de  communication.  N'est-il  pas  évi- 
dent que  cet  ordre  de  faits  et  de  considérations,  attentivement  examiné, 
révélerait  une  cause  notable  des  troubles  devenus  plus  fréquents  dans 
les  transactions  et  dans  le  mouvement  des  métaux  précieux  ? 

«L'autre  ordre  de  faits  dépend  entièrement  des  hommes  et  de  nos  in- 
stitutions de  crédit.  Sans  doute, ces  institutions,  puissamment  organisées, 
la  plupart  sous  la  forme  de  sociétés  anonymes,  peuvent  rendre  de  grands 
services,  mais  le  mal  se  glisse  à  côté  du  bien.  Ainsi,  n'est-il  pas  vrai  que, 
par  des  opérations  trop  vastes  et  trop  répétées,  à  l'intérieur  comme  à 
l'étranger,  on  altère  souvent  le  rapport  nécessaire  entre  le  capital  dis- 
ponible et  la  demande  ?  N'y  a-t-il  pas  abus  du  crédit  par  des  appels 
trop  multipliés,  ce  qui  occasionne  l'écrasement  du  marché  sous  une 
masse  de  titres  flottants  dont  la  nature  et  la  surabondance  produisent 
forcément  la  dépréciation?  N'y  a-t-il  pas  parfois,  pour  des  emprunts  et 
des  travaux  entrepris  au  dehors,  des  immobilisations  momentanément 
excessives  ?  Enfin  la  spéculation,  légitime  dans  son  principe,  ne  peut- 
elle  pas  s'égarer  dans  ses  excès,  et,  en  substituant  le  goût  du  jeu  à 
l'amour  du  travail,  précipiter  nos  épargnes  dans  une  voie  pleine  de  pé- 
rils ?  Or,  tous  ces  faits  aussi  qui  s'accomplissent  sous  nos  yeux  exercent 
une  énorme  influence  sur  les  capitaux  et  réagissent  profondément  sur 
l'état  général  du  commerce  et  de  l'industrie.  Nous  aurions  donc  le  droit 
de  nous  étonner  du  silence  gardé  par  nos  adversaires  à  propos  de  ces 
éléments  si  importants  de  l'enquête. 

«La  Banque  de  France,  Sire,  agit  loyalement  en  suppliant  Votre  Majesté 
d'ordonner,  non  pas  une  enquête  insuffisante  pour  combattre  les  préju- 
gés, mais  une  enquête  large  et  féconde  qui  embrasse  tous  les  faits  éco- 
nomiques et  toutes  les  institutions  financières  qu'il  convient  d'étudier. 
Ce  sera  un  véritable  bienfait  que  de  mettre  promptement  un  terme  aux 
illusions  et  aux  doutes  qui  s'emparent  des  esprits,  même  les  plus  sin- 
cères ,  et  sèment  l'agitation  dans  le  monde  des  affaires.  Nous  sera-t-il 
permis  d'ajouter  que  la  Banque  de  France  doit  et  veut  garder  intacte  la 
haute  estime  qu'elle  a  inspirée  au  pays,  et  que  les  hommes  appelés  à 
'i*^   sÉiiiK.  T.  XLV.  —  ['ii  [écrier  1865.  18 


274  JOURNAL  DKS  ÉCONOMISTES. 

diriger  son  administration  ne  sauraient  (Hrc  (dia([ue  jour  attaiiués  dans 
leur  probité  et  leur  désintéressement  ? 

«  Sire,  votre  puissante  et  ferme  intelligence  voudra  aller  au  fond  des 
systèmes  qu'on  préconise  si  ardemment,  et  savoir  si,  au  lieu  d'être  la 
réorganisation  du  crédit  public,  ils  n'en  seraient  pas  la  désorganisation 
la  plus  complète  Pour  nous,  Sire,  nous  sommes  prêts  ;  car,  depuis 
soixante  ans,  nos  constitutions,  nos  principes,  nos  actes,  notre  existence 
tout  entière,  sont  placés  au  grand  jour  de  la  publicité;  nous  sommes 
prêts  à  comparaître  à  la  barre  do  l'opinion,  cherchant  toute  la  vérité.  » 

Nous  proposons  à  Votre  Majesté  d'accueillir  ces  demandes.  L'expé- 
rience nous  enseigne  qu'une  enquête  approfondie,  en  répandant  la  lu- 
mière sur  des  questions  obscures  et  complexes,  en  constatant  les  faits 
authentiques,  en  faisant  sortir  la  vérité  du  choc  des  opinions  et  des  doc- 
trines, ne  peut  manquer  de  ramener  le  calme  dans  les  esprits  en  les 
éclairant. 

Le  Conseil  supérieur  du  commerce,  de  l'agriculture  et  de  l'industrie 
nous  a  paru  remplir  toutes  les  conditions  désirables  pour  conduire  avec 
autorité  et  avec  impartialité  l'enquête  qui  est  sollicitée  de  Votre  Majesté. 
C'est  à  lui  que  nous  proposons  de  la  confier.  Nous  sommes  certains  que 
tous  les  témoins  qu'il  voudra  entendre  répondront  à  son  appel,  et  que 
tous  les  renseignements  qu'il  désirera  lui  seront  fournis  avec  empres- 
sement. 

L'enquête  devra  embrasser  l'ensemble  des  principes  et  des  faits  géné- 
raux qui  agissent  sur  la  circulation  monétaire  de  la  France.  Le  conseil 
supérieur  du  commerce,  de  l'agriculture  et  de  l'industrie  saura  féconder 
ce  programme  et  fera  jaillir  des  discussions  qu'il  provoquera  d'utiles 
enseignements  pour  le  pays. 

D'un  commun  accord,  nous  prions  Votre  Majesté  de  vouloir  bien  dé- 
signer M.  le  ministre  d'État  pour  diriger  celte  importante  enquête. 


III 

QUESTIONNAIRE   DE   l'eNQUETE  SUR   LES   BANQUES. 

Le  conseil  supérieur  du  commerce,  de  l'agriculture  et  de  l'industrie, 
constitué  en  commission  d'enquête  par  décision  impériale  du  9  janvier 
dernier,  a  tenu  sa  première  séance  le  7  février,  sous  la  présidence  de 
M.  le  ministre  d'État. 

Le  conseil  a  adopté  comme  base  de  l'enquête  le  questionnaire  suivant, 
sans  préjudice  du  droit  cjui  ai)parlient  à  ses  membres  d'adresser  aux 
témoins  toutes  les  questions  qu'ils  jugeraient  utiles  ou  qui  leur  seraient 
suggérées  par  les  dépositions  mêmes.  Les  témoins  pourront  restreindre 
leurs  dépositions  aux  points  qui  leur  paraîtraient  rentrer  plus  spéciale- 
ment dans  le  cercle  de  leur  expérience  ou  de  leurs  études. 


QUESTIONNAIRE   I)K  L'KNOUKTK  SUR-  LES  BANQUES.  276 

ENQUÈTK   SUn    LKS    l'il  I  NC.l  l'HS    KT   LES   FAITS  (iiÎNÉKAUX    QUI    UKUISSENT   LA 
CIRCULATION  MONÉTAIRE  ET  FIDUCfAIME. 

i^  !<"■.  —  Des  crises  monétaires. 

I .  Quellos  ont  été  los  causes  do  l;i  crise  monétaire  de  1803-1804  ? 
"1.  Quelles  anaIoii;ies  et  quelles  diflérences  cette  cVise  a-t-elle  présen- 
tées avec  les  crises  antérieures  ? 

3.  Les  crises  monétaires  tendent-elles  à  devenir  plus  fréquentes? 
Tendent-ellos  à  devenir  plus  générales? 

4.  Quelles  sont,  dans  un  pays,  les  causes  régulatrices  du  taux  de  l'in- 
térêt ? 

5.  Quelles  sont  les  causes  qui  ont  agi  depuis  dix  ans  sur  le  cours  des 
métaux  précieux  ? 

6.  Quelles  sont  les  causes  qui  ont  pu  récemment  réduire  la  disponi- 
bilité des  capitaux  ? 

7.  Y  a-t-il  eu  ralentissement  dans  la  formation  des  épargnes  ou  mau- 
vaise direction  donnée  à  ces  épargnes  ? 

8.  Y  a-t-il  eu  insuffisance  de  capitaux  ou  excès  d'entreprises  ? 

9.  La  constitution  de  plusieurs  sociétés  de  crédit,  sous  forme  de 
sociétés  anonymes,  a-t-elle  exercé  de  l'influence  sur  les  embarras  mo- 
nétaires? 

10.  L'existence  et  l'organisation  de  ces  sociétés  sont-elles  de  nature 
à  éloigner  ou  à  rapprocher  les  causes  de  crise? 

IL  Quelle  influence  a  exercé  sur  le  marché  intérieur  la  participation 
des  capitaux  français  aux  entreprises  étrangères  ? 

12.  Quels  avantages  ou  quels  inconvénients  présente  la  cote  à  la 
Bourse  de  Paris,  des  valeurs  étrrngères  et  des  emprunts  étrangers? 

13.  Quel  a  été,  depuis  dix  ans,  le  mouvement  d'entrée  et  de  sortie  des 
métaux  précieux  ? 

Y  a-t-il  des  indications  qui  permettent  de  compléter  les  renseigne- 
ments recueillis  par  l'adm-nistration  des  douanes  ? 

14.  Le  déplacement  du  numéraire  a-t-il  lieu  dans  de  fortes  propor- 
tions ? 

15.  Quelles  opérations  donnent  lieu  à  ce  déplacement?  Exerce-t-il 
une  influence  sensible  sur  les  transactions  et  sur  le  loyer  de  l'argent? 
Existe-t-il  des  moyens  de  détruire  ou  de  limiter  cette  action  ? 

§  2.  —  De  la  monnaie  fiduciaire. 

46.  Quelle  est  l'utilité  de  la  monnaie  fiduciaire  ? 

n.  Le  rôle  de  cette  monnaie  tend-il  à  devenir  plus  important? 

18.  Est-ce  par  les  émissions  de  billets  au  porteur  et  à  vue,  ou  à  l'aide 
des  compensations  par  virements,  comptes  courants,  chèques,  etc.,  que 
le  crédit  tend  à  se  développer? 

19.  L'emploi  de  la  monnaie  fiduciaire  peut-il  prendre  un  développe- 
ment indéfini  ?  Si  non,  dans  quelles  limites  doit-il  être  renfermé  ? 


276  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

^  3.  _  Des  conditions  d'une  bonne  monnaie  fiduciaire. 

20.  A  quelles  conditions  l'emploi  de  la  monnaie  fiduciaire  est-il  sans 
inconvénients  ? 

21.  La  convertibilité  constante  des  billets  est-elle  indispensable? 

22.  L'unité  du  billet  de  banque  en  favorise-t-elle  la  circulation  ? 

23.  Ouels  sont  les  inconvénients  et  les  avantages  de  la  pluralité  des 
banques,  soit  générales,  soit  à  circonscription  limitée  ? 

§  4.  —  Des  établissements  qui  émettent  des  monnaies  fiduciaires. 

24.  La  Banque  de  France  satisfait-elle  à  toutes  les  conditions  à  exiger 
d'une  banque  d'émission?  Sinon,  quelles  modifications  seraient  dési- 
rables dans  son  organisation? 

25.  Quels  avantages  ou  quelle  infériorité  présente  l'organisation  de  la 
Banque  de  France,  relativement  à  l'organisation  et  au  régime  des  ban- 
ques, soit  d'émission,  soit  de  dépôt,  des  autres  pays,  notamment  des 
Banques  d'Angleterre,  des  États-Unis,  de  Hambourg  et  de  Hollande  ? 

26^  Y  a-t-il  intérêt  ou  inconvénient  à  séparer  le  département  de 
l'émission  et  celui  de  l'escompte  ? 

27.  Le  cours  légal,  tel  qu'il  existe  en  Angleterre,  s'il  était  attribué  aux 
billets  de  la  Banque  de  France,  aurait-il  pour  effet  d'en  mieux  assurer  ^ 
la  circulation  ?  .^ 

28.  Quel  nombre  de  signatures  une  banque  doit-elle  exiger  pour  sa 
sécurité  ? 

29.  L'émission  des  billets  doit-elle  être  limitée  ?  Convient-il  de  pro- 
portionner l'émission  à  l'encaisse  ou  au  capital. 

§  5.  —  Du  fonctionnement  de  la  Banque. 

30.  A  quel  niveau  doit  être  maintenu  l'encaisse  de  la  banque  pour 
assurer  la  convertibilité  des  billets  ? 

31.  Quelles  sont  les  causes  qui  tendent  à  diminuer  ou  à  augmenter 
l'encaisse  et  les  moyens  à  employer  pour  en  maintenir  le  niveau  ? 

32.  Quel  est  le  rôle  et  quelle  est  la  destination  du  capital  de  la  ban- 
que ?  Le  capital  doit-il  être  accru  ?  Quels  seraient  les  effets  de  cet  ac- 
croissement ? 

33.  La  banque  devrait-elle  aliéner,  en  totalité  ou  en  partie,  les  rentes 
qu'elle  possède  ?  Quels  seraient  les  effets  de  cette  aliénation  ? 

34.  Le  capital  des  banques  d'émission  doit-il,  en  général,  être  un  ca- 
pital de  garantie,  ou  peut-il  être  employé  utilement  dans  les  affaires  de 

la  banque  ? 

3o.  Quels  sont,  pour  les  banques  d'émission  et  spécialement  pour  la 
Banque  de  France,  les  avantages  et  les  inconvénients  des  avances  sur 

dépôt? 

36.  L'élé\  ation  de  l'escompte  est-elle  le  seul  moyen  efficace  de  main- 
tenir ou  de  reconstituer  l'encaisse  ? 

37.  Est-il  possible  de  prévenir  les  variations  de  l'escompte  ou  de  les 
renfermer  dans  de  certaines  limites? 


BULLETIN  FINANGIEK.  277 

38.  Es(-il  |)ossil)l(>  (liniposcM-  à  iiiic  l);in(|iH'  |)rivil(;giée  un  laux  (ixe 
(l'escom[)(('  ou  iiuhiie  un  maximum  ? 

'M).  Quols  sont  les  avantages  et  les  inconvénients  des  petites  coupures, 
notanuneni  au  point  de  vue  de  la  conservation  de  l'encaisse? 

iO.  Quel  est  celui  des  moyens  suivants  do  défendre  l'encaisse  qui  pré- 
sente le  moins  d'inconvénients  pour  le  commerce  :  élever  le  taux  de  l'es- 
compte, refuser  un  certain  nombre  de  bordereaux,  graduer  le  taux  de 
l'escompte  d'après  les  échéances? 

41.  Le  dévelo[)pement  actuel  des  relations  internationales  entraîne- 
t-il  une  certaine  solidarité  entre  les  encaisses  de  toutes  les  banques 
d'émission  ? 

42  Quelles  sont  les  conséquences  de  cette  solidarité?  Est-il  possible 
de  la  faire  cesser  ou  de  la  restreindre  ? 


BULLETIN   FINANCIER 

(FRANCE    ^étranger) 


Sommaire.  —  Amélioration  du  marché  monétaire.  —  Hausse  à  la  Bourse  de  Paris.  — 
Les  fonds  américains  et  la  République  américaine.  —  L'Espagne  et  ses  difficultés 
financières.  —  L'Italie  et  ses  déficits  permanents.  —  L'enquête  sur  les  banques  en 
^  France  et  l'abolition  du  monopole  des  agents  de  change  en  Belgique.  —  La  Banque 
fédérale  à  Berne.  —  Revue  financière  de  1864.  —  Tableau  des  cours  aux  bourses  de 
Paris,  Lyon  et. Marseille.  —  Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de  ses  succursales.  — 
Tableaux  des  cours  plus  hauts  et  plus  bas  en  1864. 

La  situation  monétaire  continue  à  se  détendre  ;  les  banques  reviennent 
sur  les  rigueurs  que  la  nécessité  leur  avait  suggérées,  et  toutes  les  places 
voient  successivement  le  taux  d'escompte  s'abaisser.  Ainsi,  à  Paris, 
Bruxelles  et  Francfort-sur-Ie-Mein,  l'escompte  des  effets  de  commerce 
aux  banques  publiques  est  à  4  0/0;  à  Amsterdam  il  est  à  4  1/2  0/0  ;  à  Lon- 
dres, Berlin  et  Vienne,  à  5  0/0;  à  Turin,  6  0/0;  à  Saint-Pétersbourg, 
6  1/2  0/0  (à  3  mois)  et  7  0/0  (à  6  mois)  ;  à  Lisbonne,  7  0/0,  et  à  Madrid, 
9  0/0.  Si  on  rapproche  ces  chiffres  des  précédents,  on  pourra  juget  de 
l'amélioration  sérieuse  des  diverses  places  de  l'Europe.  L'encaisse  de  la 
Banque  de  France  a  néanmoins  subi  en  janvier  une  certaine  dépression, 
ce  qui  tient  aux  besoins  ordinaires  de  ce  mois.  Tous  les  ans,  en  général, 
à  pareille  époque,  semblable  mouvement  se  produit;  il  n'y  a  donc  pas 
à  s'étonner,  ni  même  à  s'effrayer  d'un  mouvement  normal.  Nous  tendons 
d'ailleurs  maintenant  vers  l'excès  opposé,  et  le  résultat  du  mouvement 
commercial  sera  un  reflux  d'espèces  vers  notre  établissement  de  crédit 
qui  poussera  peut-être  à  des  taux  d'escompte  plus  bas  encore  que  celui 
que  nous  avons  actuellement.  Sous  ce  rapport  déjà,  l'annéeiSGo  s'annonce 
autrement  que  ne  le  faisait  1864  à  pareille  époque.  Il  y  a  un  an,  l'es- 


278  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

compte  était  à  7  0/0,  et  tomba  à  6  0/0  un  mois  plus  tard  (le  24  mars;,  soit 
au  minimum  de  toute  l'année  ;  aujourd'hui  il  est  à  4  0/0.  Il  faudrait  de 
graves  modifications,  comme  la  paix  en  Amérique,  pour  changer  cet 
ordre  de  choses  et  renverser  les  prévisions  du  public. 

On  comprend  que  cette  situation  améliorée  ait  agi  sur  l'esprit  du  pu- 
blic et  contribué  à  une  reprise  dans  les  cours.  L'inspection  de  notre  ta- 
bleau habituel,  rapproché  du  tableau  similaire  contenu  dans  le  dernier 
numéro,  fera  ressortir  les  faits  que  nous  signalons. 

Les  fonds  mexicains  ont  repris  d'une  manière  assez  marquée;  ils  étaient 
au-dessous  de  50,  ils  sont  actuellement  au-dessus  de  55.  Cela  tient  un 
peu  à  des  spéculations  imprudentes  à  la  baisse,  beaucoup  à  la  situation 
des  choses  dans  ce  pays.  Sans  faire  trop  de  concessions,  on  peut  admet- 
tre, sur  la  lecture  des  nouvelles  qui  nous  parviennent  de  ce  pays,  que  sa 
situation  est  meilleure  que  sous  l'administration  antérieure,  et  nul  doute 
que,  le  temps  aidant,  un  ordre  relatif  pourra  s'implanter  dans  cette  vaste 
contrée  ;  cela  suffira  polir  consolider  l'ordre  de  choses  actuel  et  donner 
confiance  aux  porteurs  de  titres.  La  seule  difficulté,  la  plus  grave,  et  le 
public  en  a  conscience,  c'est  le  voisinage  de  la  grande  république  amé- 
ricaine, qui,  répudiant  les  sages  préceptes  de  Washington,  a  tendu,  de- 
puis nombre  d'années  déjà,  à  se  faire  conquérante.  Mais  la  guerre  civile 
qui  désole  cette  partie  du  nouveau  continent  est  une  garantie  certaine 
contre  ce  péril,  s'il  doit  se  produire,  et  on  voit  que  les  espérances  de 
paix,  un  instant  accréditées,  ont  été  très-nettement  démenties  par  les 
deux  parties  belligérantes, 

L'Espagne  et  l'Italie  ont  toujours  de  graves  obstacles  à  surmonter,  sur- 
tout au  point  de  vue  financier.  La  première  est  dans  une  situation  cri- 
tique sous  tous  les  rapports.  Ne  pouvant,  pour  le  moment,  revenir  au 
crédit,  elle  a  décidé  de  faire  aux  contribuables  un  emprunt  forcé  de 
150  millions  de  francs.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  mesure  insuffisante  ;  il 
lui  faudra  contracter  un  emprunt  pour  balancer  ses  comptes,  dont  les 
termes  sont  en  grand  désaccord.  Malheureusement  pour  elle,  sa  bonne  foi 
financière  a  reçu,  au  sujet  de  la  dette  passive,  une  rude  atteinte  :  vou- 
lant être  juge  dans  sa  propre  cause,  au  lieu  de  prendre  un  arbitre  désin- 
téressé, elle  s'est  mis  à  dos  toutes  les  bourses  de  l'Europe,  et  ce  n'est 
pas  chez  elle  qu'elle  pourra  trouver  les  fonds  de  l'emprunt  qu'elle  aura 
à  contracter.  Il  lui  faudra  donc  faire  plus  d'une  réforme  avant  d'aborder 
le  côté  financier,  qui  presse  cependant,  surtout  si  on  envisage  l'état  mo- 
nétaire et  commercial  du  pays,  qui  est  déplorable.  Décidément  les  admi- 
nistrations qui  se  sont  succédé  dans  ce  malheureux  pays  sont  d'une 
incapacité  ou  d'une  immoralité  notoires  ;  espérons  qu'il  rencontrera  enfin 
parmi  ses  gouvernants  des  chefs  comprenant  ce  qu'il  faut  à  cette  riche 
contrée  si  favorisée  de  la  nature,  et  ayant  la  force  et  la  conscience  de 
l'exécuter. 

Quant  à  l'Italie,  elle  en  est  encore,  elle  en  est  toujours  aux  déficits 
périodiques.  Le  budget  proposé  pour  1865  se  solde  par  un  déficit  de 
171  millions  que  l'on  espère  réduire  à  120  millions;  même  en  admettant  cette 
réduction,  c'est  encore  120  millions  de  trop  relativement  à  la  situation 


RIJLLKTIN  FINANCIRR.  279 

du  pays,  qui  ne  peut  (pie  très-chèreinout  l'ccourir  au  rrc^dit.  On  en  v  oi 
la  preuve  dans  les  condilions  du  contrat  i-elatif  aux  biens  domaniaux, 
dans  les  concessions  de  chemins  do  for,  dans  les  expédients  de  la  tréso- 
rerie. (]o  beau  pays  ne  saurait  Irop  tôt  introduire  dans  ses  dépenses  gou- 
vernementales la  plus  stricte  économie.  A  cotte  condition  seule  nous 
concédons  durée  et  prospérité  à  son  gouvernement. 

Pendant  (pie  nous  étudions,  nos  voisins  agissent.  Nous  faisons  une 
enqutUe  sur  les  banques.  La  Belgique  abolit  le  privilège  des  agents  de 
change;  il  est  vrai  que  nous  nous  occui)ons  sérieusement  des  cour- 
tiers de  commerce.  Pour  en  revenir  à  nos  voisins  du  Nord,  mentionnons 
une  inconséquence:  ils  décident  que  la  profession  d'ageht  de  change  sera 
libre,  sauf  certaines  dispositions  préventives,  et  ils  continuent  de  refu- 
ser le  droit  commun  aux  opérations  à  terme  ne  se  liquidant  que  par  une 
différence.  C'est  un  non-sens  duquel  il  faut  espérer  qu'ils  feront  bientôt 
justice. 

En  Suisse,  la  Banque  fédérale  à  Berne,  dont  nous  avons  eu  déjà  occa- 
sion de  parler  dans  ce  recueil  (numéro  de  mars  1864,  t.  XLI,  page  498), 
s'implante  petit  à  j)etit  dans  les  habitudes  du  pays  ;  ses  chèques  sont 
goûtés,  ses  billets  circulent,  et  tout  fait  espérer  qu'elle  pourra  remplir 
le  rôle  pour  lequel  elle  a  été  créée  et  que  nous  relations  ici  même  il  y  a 
un  an.  La  première  année  de  son  existence  lui  a  procuré  des  bénéfices 
suffisants  pour  ])ayer  à  ses  actionnaires  les  intérêts  à  6.18  0/0  des  fonds 
versés,  après  avoir  éteint  les  frais  de  premier  établissement  et  porté 
35,00iJfr.  à  la  réserve.  Son  succès  sera  un  exemple  heureux  en  faveur  de 
la  liberté  des  banques. 

Comme  les  années  précédentes  nous  donnons,  pour  l'année  entière 
1864,  les  tableaux  des  premier,  plus  haut,  plus  bas  et  dernier  cours 
des  principales  valeurs  négociées  et  cotées  aux  Bourses  de  Paris,  Lyon 
et  Marseille.  On  peut  de  la  sorte  se  rendre  compte  du  mouvement  des 
cours  des  valeurs  mobilières  et  de  la  faveur  plus  ou  moins  grande 
qu'elles  ont  rencontrée  dans  le  public. 

Pour  faciliter  cet  examen,  nous  dirons  quelques  mots  touchant  les 
causes  générales  de  ces  variations  en  les  rapprochant  des  mouvements 
éprouvés  les  années  précédentes. 

Il  y  a  un  ah,  le  travail  analogue  pour  1863  se  trouvait  précédé  des 
lignes  suivantes  :  ((  La  première  réflexion  que  nous  suggère  ce  relevé, 
est  la  différence  caract(3ristique  qui  existe  sous  ce  rapport  entre  1863 
et  1862.  On  se  rappelle  que  Tannée  1861  avait  été  toute  particulièrement 
hostile  aux  valeurs  de  bourse  et  que  la  baisse  avait  été  à  peu  près 
générale,  soit  sur  les  titres  sur  lesquels  s'exerce  la  spéculation  à  terme, 
soit  sur  ceux  sur  lesquels  on  n'opère  qu'au  comptant.  Il  en  fut  tout  au- 
trement en  1862  ;  la  hausse  fut,  durant  cette  période,  aussi  générale  que 
la  baisse  l'avait  été  en  1861,  et  ce  ne  furent  pas  seulement  les  valeurs 
à  revenu  fixe  qui  montèrent,  les  valeurs  à  revenu  variable  reprirent 
également  faveur;  sur  certaines  actions  il  y  eut  même  un  engouement 
difficile  à  expliquer,  au  moins  quant  à  sa  rapidité.  — L'année  1863  nous 


2S0 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


ramène  en  partie  aux  cours  de  18GI ,  et  do  plus,  ce  qui  est  plus  regret- 
table, laisse  dans  les  esprits  un  découragement,  une  lassitude  (jui  indi- 
queraient à  elles  seules,  si  le  fait  que  nous  avons  maintes  fois  relevé  ne 
le  témoignait  que  trop,  qu'il  y  a  eu  fièvre.  »  Pour  com[)léter  ce  tableau, 
quant  h  ce  qui  concerne  i8C4,  nous  n'avons  que  peu  de  mots  à  ajouter; 
cette  période  annuelle  a  été  pire  que  1863  et  même  1861.  Mais  entrons 
dans  quelques  détails  que  nous  ferons  précéder  des  différences  en 
plus  ou  en  moins  subies  par  la  majeure  partie  des  valeurs  dont  nous 
nous  occupons. 


HAUSSE  DE  :  sur  les  valeurs  suivantes  : 
fr.    c. 
30    »  Oblig.  ville  de  Paris  (1852). 

6  25    —  —         (1855-60). 

1  25    —    du  départ,  de  la  Seine. 

5    »     —  ville  de  Marseille  (1854). 

1  25    —ville  de  Lille  (1859). 

2  1/2  50/0anglo-autrichien(1852). 
31  25  Lots  d'Autriche  (1860). 

5/8  4  1/2  0/0  belge. 

2  1/2  4  1/2  p/0  russe. 
18  75  Obi.  6  0/0  ottom.  1860. 
43  75    _    _      _       1863. 
170    »  Banque  de  France. 
40    »  C'Béchet,  Dethomas  et  Ce. 
205    ))  Compt.  d'escomp.  de  Paris. 
40    »  Crédit  foncier  de  France. 
12  50  Sous-compt.  des  entrepren. 
40     »  Crédit  indust.  et  comm. 
132  50  Crédit  agricole. 
18  75  Sous-compt.  comm.  et  ind. 
20    »  Soc.  de  dép.  et  comp.  cour. 
50    »  Banque  de  l'Algérie. 

7  50  Crédit  mobil.  Esp.  anc. 
75    »  —  nouveau. 

36  25  Chemins  de  fer  Nord. 

25     »  —  Est. 

15     »  —  Ouest. 

42  50  —  Autrichien. 

107  50  Omnibus  de  Paris. 

13  75  Omnibus  de  Londres. 

25  »  Comp.  transatlantique. 

26  25  Mess.imp.serv.  mar. 
8  75  Navigation  mixte. 

68  75  Marc-Fraissinet  et  Ce. 
125     »  Grand'Combe  (charb.). 
2  50  Saint-Etienne  (charb.). 


BAISSE  DE  :  sur  les  valeurs  suivantes  : 
fr.   c. 

1  ))  4  1/2  0/0  français. 
4  80  4  0/0.  — 

2  50  Obi.  du  Trésor  (trenten.). 

0  15  3  0/0  français. 

8  75  Obi.  V.  de  Marseille  (1859). 
11  25    —  —  (1861). 

27  50    —  Ville  de  Lyon  (1854-57). 
16    »  —  (1859). 

1  25  — V.de  Tourcoing-Roubaix. 
10     »  — Ville  de  Bordeaux. 

1  3/4  3  0/0  Cons.  angl.  (à  Londr.) 

6  1/4  3  0/OEsp.  ext.  1841. 

7  1/2  3  0/0  Esp.  int.  1841. 
6  3/4  Différ.  espag.  1852. 

2  3/4  Passiv.     —     1852. 

6  1/8  3  0/OEsp.  ext.  1852-56. 
5  20  5  0/0  italien. 

3  »  3  0/0      — 

9  5/8  6  0/0  mexicain. 

2  1/2  2  1/2  0/0  Pays-Bas. 

4  1/4  3  0/0  portugais. 
1  7/8  5  0/0  romain. 

3  »  5  0/0  russe. 

106  25  Obi.  7  0/0  Tunis. 

87  50  Crédit  mobilier  français. 

11   25  Comptoir  Bonnard. 
100    y>  Crédit  foncier  colonial. 

55    ))  Omnium  lyonnais. 

20     »  Compt.d'escompt.  deLyon. 

20     »  Crédit  lyonnais. 
105     w  Crédit  en  Espagne. 

81  25  Crédit  mobilier  italien. 

27  50  Banq.  de  crédit  italien. 

42  50  Banq.  de  dép.  des  Pays-Bas. 

155     »  Crédit  mobil.  néerlandais. 


BULLETIN  FlNANGltR. 


281 


HAUSSK  DK  :  sur  /<'.<  valeura  mirantea  : 

fr.    c. 
10     ))   Vioillo-Montagne  (zinc). 
70     »  Mc^dilernini'o  (forgosl. 
40     ))  Fou iThaml)îuilt  (forges). 
45     »  CIkui tiers  de  la  Huire. 
;{8  75  Marché  du  Temple. 
25     »  Deux-Cirques. 
23  75  Comp.  immobilière. 
23  75  Abattoirs  de  Lyon. 
18  75  Union  des  gaz. 
95    »  Gaz  de  Paris. 
45    ))     —  de  Marseille. 
75    »     —  de  Venise. 
35    »  Verr.  Loire-et-Rhône. 
65    »  Salines  de  l'Est. 


mr  les  valeurs  suivantes  : 


HAISSK  DK 

fr.    c. 

23  75  Banq.  imp.  ottomane. 
105     »  Chem.  de  fer.  Orléans  anc. 


nouv. 
jouis. 


17  50  —  — 

20     »  —  — 

92  50  —  Midi. 

40     »  —  Lyon. 

80     »  —  Bessôges. 
202  50  —  Croix-Rousse. 
125    ))  —  Sathonay. 

65    »  —  Charentes. 

25    ))  —  Bergerac. 

95    ,)  __  Saint-Ouen  (et  Docks). 

30    »  _  Guillaume-Luxembourg. 
5     »  —  Lombards. 

10    »  —  Ouest-Suisse. 

20    »  —  Ligne  d'Italie. 
73  75  _  Victor-Emmanuel. 

407  50  —  Romains  anc. 
18  75  —        —       trent. 

167  50  —  Saragosse. 

188  75  —  Xérès. 

446  25  —  Nord-Espagne. 

100     »  —  Barcelone. 

160     »  —  Pampelune. 


,)  _  Portugais. 


242  50  Touage  Conflans-mer. 

43  75  Canal  de  Suez. 
5     »  C'^  imp.  des  voit,  de  Paris. 

16  25  Omnibus  de  Lyon. 
130    »  Cabotage  intern.  (Marseille). 

18  75  Loire  (charb.). 

2  50  Montrambert  (charb.). 
133  75  Rive-de-Gier  (charb.). 
20     »  Approuague  (or). 

2  50-Silésie(zinc). 
20     »  Chàtil.-Commentry  (forges). 

75  »  Firminy  (aciéries). 

65  »  Horme  (forges). 

40  »  Creuset  (forges). 

5  ))  Mar.  et  ch.  de  fer  (forges). 
118  75  Terre-Noire  (forges). 

105  ))  Usines-Cail. 

20  »  Chantiers  Falguière. 

55  »  Chantiers  de  l'Océan. 

240  »  Moteurs-Lenoir. 


282  JOUKNAL  DES  ÊCOiNOMISTES. 

HAUSSE  DE  :  sur  les  valeurs  suivantes  :     haïsse  de  :  sur  1rs  râleurs  suivantes  : 
i'i\    c.  fr.    c. 

i47  50  Docks  de  Marseille  (anc). 
60     »    —  —      (nouv.)- 

il  25  Ruo  impf^r.  do  Lyon. 
75     »  Comp.  immob.  de  Belgique. 
90     »  Soc.  des  boulev.  du  Temple. 
27  50  Gaz  de  Florence. 
42  50—      de  la  Guillotière,etc. 
280     »   —      de  Lyon. 
1  25  —     de  Bruxelles. 
32  50  Lin  Maberly. 
15     »  Lin  Cohin. 
1G5     »  La  Fuchsine  (Lyon). 
-12  50  Raffinerie  Massot  (Mars.). 
326  25  —  Rostand  (Mars,). 
165     »  —  Emsens  (Mars.). 
15    »  Compagnie  gén.  des  eaux. 
15    Prod.  chim.  (Marseille). 

A  quelques  obligations  municipales  près,  tous  les  fonds  publics  fran- 
çais ont  fléchi  plus  ou  moins.  Les  fonds  étrangers  ont  obéi  à  la  même 
tendance,  à  l'exception  des  fonds  autrichiens,  belges  et  ottomans,  et  du 
4  1/2  0/0  russe  qui  ont  progressé.  Les  fonds  espagnols,  qui,  en  1863, 
avaient  suivi  une  voie  différente  de  la  plupart  des  fonds  des  autres 
pays,  ont  cette  année  baissé,  ce  qui  tient  à  la  crise  multiple  à  laquelle 
est  en  proie  ce  malheureux  pays,  et  dont  l'intensité  commence  à  effrayer 
les  détenteurs  de  valeurs  de  cette  contrée. 

Les  autres  valeurs  à  revenu  fixe  ont  fort  peu  oscillé.  Cependant  les 
obligations  de  quelques  compagnies  étrangères  ont  notablement  baissé, 
par  suite  de  craintes  qui  sont  loin  d'être  dissipées,  mais  dans  le  détail 
desquelles  nous  n'entrerons  pas. 

Les  variations  des  actions  d'institutions  de  crédit,  banques  et  caisses, 
françaises  et  étrangères,  ont  été  très-diverses.  Cependant  remarquons, 
qu'à  part  le  crédit  mobilier  espagnol  qui  a  monté,  les  banques  étran- 
gères ont  baissé.  La  hausse  des  actions  de  la  Banque  de  France  est 
il  ne  conséquence  dos  taux  élevés  d'escompte  auxquels  nous  avons 
assisté;  la  prospérité  des  opérations  du  comptoir  d'escompte  de  Paris, 
soit  ici,  soit  au  delà  des  mers,  est  le  motif  de  la  hause  de  ses  actions.  Le 
crédit  agricole  a  monté  par  suite  d'émission  de  nouvelles  actions,  basées 
sur  l'extension  des  opérations  de  la  compagnie.  La  crise  a  sévi  sur  les 
actions  du  Crédit  mobilier  français  et  du  Crédit  foncier  colonial.  Nous 
ne  nous  arrêterons  pas  sur  les  causes  de  l'affaissement  des  prix  de  cer- 
taines banques  étrangères,  en  ayant  parlé  dans  le  courant  de  l'année. 

A  part  le  Nord  et  l'Autrichien,  toutes  les  actions  de  chemins  de  fer 
français  et  étrangers  ont,  sans  exception,  rétrogradé.  Les  tableaux  des 
recettes,  mieux  que  tous  les  raisonnements  possibles,  indiqueront  les 


BULLKTIN  FlNy\NClKR.  283 

caiisos  (i(i  (-(Mlc  imaniinilcî.  (lcj)eii(laiiL  sur  (luelciues  chemins  de  fer 
élrangors,  les  dispenses  j)i(h'ues  ou  pliilôl  imprc^viies  du  complet  d'éta- 
blissomcMil  sont  un  des  ëlëments  sérieux  de  la  baisse. 

Nous  no  dirons  rien  de  la  baisse  des  actions  du  canal  de  Suez.  Cette 
entreprise  est  loin  d'cUre  achevée,  et  nul  ne  connaît  ce  que  le  temps  lui 
r(»serve  d'ici  à  ce  (jue  les  travaux  soient  terminus. 

Les  actions  dos  omnibus  de  Paris  ont  monté  en  raison  du  développe- 
ment du  trafic  et  des  prix  relativement  bas  des  fourrages.  Nous  avons 
également  ;\  signaler  de  la  hausse  dans  les  différentes  entreprises  de 
navigation  maritime,  hausse  due  à  l'augmentation  générale  des  sources 
de  produit. 

Les  actions  de  charbonnages  suivent  les  variations  des  dividendes 
distribués  ou  présumés.  De  même  pour  les  hauts-fourneaux  et  forges. 
Cependant  sur  ces  dernières  valeurs,  il  y  a  généralement  de  la  baisse  et 
quelquefois  une  forte  baisse.  La  crise  métallurgique,  à  laquelle  est  due 
la  suspension  de  payement  de  l'une  des  premières  compagnies  de  forges 
de  France  (compagnie  des  houillères  et  fonderies  de  l'Aveyron  à  Deca- 
zeville\  a  considérablement  ralenti  en  1864  les  affaires  de  cette  branche 
d'industrie.  Longtemps  protégée  aux  dépens  des  autres  industries,  elles 
payent  cher  aujourd'hui  ces  temps  anormaux  ;  c'est  un  résultat  naturel 
que  l'on  pouvait  prévoir  et  duquel  il  ne  faut  pas  trop  s'étonner.  La  liberté 
vaut  des  sacrifices,  surtout  quand  il  s'agit  d'un  mal  temporaire  à  échan- 
ger contre  un  bien  permanent. 

A  part  les  docks  de  Marseille  qui  ont  vivement  rétrogradé  en  raison 
des  excès  en  hausse  des  années  précédentes,  les  sociétés  immobilières 
ont  varié  les  unes  en  hausse,  les  autres  en  baisse,  mais  d'une  manière 
peu  importante. 

Les  résultats  des  recettes  ont  motivé  sur  les  actions  de  gaz  des  varia- 
tions opposées. 

Nous  ne  dirons  rien  des  autres  valeurs  qui,  à  l'exception  des  raffine- 
ries de  sucre  à  Marseille,  ont  peu  varié.  Ces  dernières,  malgré  les  dé- 
vastes de  la  Société  franco-belge,  avaient  donné  lieu,  en  1863,  à  une 
hausse  qui  tenait  plus  de  la  fièvre  que  de  la  raison.  Nous  avons  assisté, 
en  1864,  à  une  réaction  qui  n'est  peut-être  pas  arrêtée. 

Hausse  sur  les  actions  des  salines  de  l'Est,  —  conséquence  de  l'aug- 
mentation du  produit  des  actions. 

Alph.  Courtois  fils. 


284 


JOURNAL  DES  ÉC0N03!1STES. 


PAIR 


KJSTE 

ii  verser 


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500 

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500 

m 

500 

» 

PARIS-LYON-MARSEILLE.  JANV.  1865 

RENTES.- BANQUES. -CHI;MINS      DE    FEH. 


3  0/()t^S(i2),  jouissance  l*""  janvier  ^805.. 
banque  de  France,  jouissance  janvier  •tSGS. . . 

Crédit  foncier,  jouiss.  janvier  ^8C5 

Crédit  mobilier,  jouissance  janvier  -1805.... 
Société  générale  pour  fav.  le  dév.  du  comm 
Crédit  mobilier  espagnol,  j.  janvier  1805. . . . 

Paris  à  Orléans,  jouissance  octobre  -1804 

iNord,  jouissance  janvier  1805 

fot  (Paris  à  Strasbourg),  jouiss.  nov.  1804., 
Pans-Lyon-Méditerranée,  jouiss.  nov,  -1804.. 

Midi,  jouissance  janvier  1 805 

Ouest,  jouissance  octobre  -1 804 

Bessèges-Alais.  jouissance  janvier  -1805 

Libourne- Bergerac,  jouissance  sept.  1864  ,. . 
Lyon  à  laCroix-Kousse, jouissance  janv.  1804. 
Lyon  à  Sathonay,  jouissance  juillet  1803. . . . 

Charentes,  j.  août  1 804 , 

Médoc,  jouissance  janvier  1 865 

Saint-Ouen  (Ch.  de  fer  et  docks)  j.  juillet  1864 
Guillaume-Luxembourg,  j.  juillet  1802... 
Gh.  de  fer  Vict.-Emmanuel,  j.  juillet  1804... 
Ch.  de  fer  Sud-Autric.-Lorab.,  j.  nov.  1804 
Chemins  de  fer  autrichiens,  j.  juillet  1804.... 
Cheminsdcfer  romains,  jouissance  oct.  1864.. 
Chemin  de  fer  ligne  d'Italie,  j.  janvier  1804.. 
Chemin  de  fer  de  l'Italie  mérid.  j.  juill.  1804. 

Chemin  de  fer  ouest  suisse,  j.  mai  1 800 

iVIadr:dàSaragosscet  Alicante,j.  juillet.  1804... 

Séville-Xércs-Cadix,  j.  juillet  1 804 

Nord  de  l'Espagne,  jouissance  juillet  1804... 
Sarragosse  a  Pampelune,  j.  janvier  1804. . , . 

Sarragosse  à  Barcelone,  j.  janvier  1802 

Chemins  portugais,  j.  juillet  1864 


cours. 


50 


n.haut 
cours. 


60  30 

3450  » 

1267 

!)65 

580 

5;)0 

875 

1007 

505  » 

890  •» 

590  » 

520  » 

» 

»  » 

182  50 

80  » 

375  » 
4  50 

330  >, 

130  » 

320  » 

515  » 

442  50 

273  75 

73  75 

» 

40  » 

450  » 

292  50 

375  » 
235  » 
200  » 

291  25 


67 

15560 

1292 

1000 

6 1  6 

(WIO 

925 

1016 

513 

9'<5 

007 

542 

825 

» 

205 

80 

395 

457 

375 

130 

320 

547 

452 

285 

75 

» 

40 

450 

292 

382 

240 

200 

291 


50 


50 


PI.  bas 
cours. 

00  3(t 

3440  » 

1260  .. 

9-'.0  » 

580  » 

575  y> 

875  » 

980  y> 

505  » 

890  » 

570  » 

520  » 


182  50 
70  » 
375  » 
425  » 
315  » 
125  » 
300  » 
515  » 
432  50 
202  50 


co 

» 

» 

37 

50 

390 

» 

250 

» 

325 

» 

210 

» 

172 

50 

250 

» 

Dern. 
cours. 

67  20 

3550  » 

1275  » 

972  50 

600  25 

582  50 

925  » 

1 005  » 

512  50 

943  75 

582  50 

537  50 

825  » 

» 
205  » 
70  » 
395  » 
450  » 
375  » 
125  » 
305  » 
543  75 
447  50 
270  25 
65  » 

j> 
38  75 
405  » 
252  50 
340 

232  50 
177  50 
257  50 


PAIR 


FONDS  DIVERS 

Banques  et  Caisses. 


Plus 

haut. 


100  4  1/2  0/0,  j  .  22  sept.  04 
500  01)1.  trent.,  j.20janv.  65 
1(10  Angleterre  3  O/O,  consol. 
500  Tunis  7  0/0  j.  nov.  1864 

1000  Haïti-Annuités 

100  Mexiq.  6  0/0  j.  oct.  1804. 
100  Italie,5  0/0,  j.  janv.  18(i5 
100  —  3  0/0  j.oct.  1804... 
100  Rome,  5  0/0,  j.  janv.  65 
100  Autr.,  5  0,0,  Ang.  janv. 65 
fl500  —lots de  ,S0Oj.  janv.  65 
100  — 5  0/Omet.  j.nov.  18()4. 
HOO  Esp.  3  0/0ext.,i1  j.  j.  65 
100  —  3  0/0ext.1856J.j.(i5 
100  —;3t0/0int.,j.  janv.  1805 
100  —  Dette  diff.,  j.janv.  65 

100   —  Dette  passive 

:jOO  Turq.-Emp.  60,  j.janv.  65 
500  —  Emp.  63j.juill.  64.,. 
^00  Belg.  .i  1/2  0/Oj.  nov.  64. 
\m  Uussie,  5  0/(t  j.  nov.  64.. 
100  —4  1/2  0/0j.ianv.1865. 

500  Crédit  ac.ricole 

500  Crédit  foncier  colonial.. . . 
500  Compt.  d'escom.  de  Paris. 
100  S.-compt.  des  Entrepren.. 
500  Crédit  Indust.  et  comm. .  . 
500  S.  C.  du  comm.  et  de  l'ind. 
500  Soc.  de  dép''  et  Ctes  cour.. 
500  Comptoir  de  l'agriculture. 
500  L'approvisionnement  .... 

500  Banque  de  l'Algérie 

500   Id.  E.  Naud  et  C*  Bonnard. 

100  Crédit  Lyonnais 

333  Omnium   lyonnais 

500  Compt.  d'esc.  de  Lyon.  . .. 

500  Crédit   foncier  autrichien. 

500  Crédit  en  Espagne 

500  Banque  ottomane 

540  Banque  de  dép.des  Pays-Bas 

500  Crédit  mob.  italien 

540  Crédit  mob.  néerlandais.. 


Plus 

bas. 


PAIR 


96  10 

450  » 

901/4 

380  » 

695  » 

56  » 

67  20 

41   » 

741/2 

82  » 

1080  » 

58  » 

46  » 

46  » 
43  3/4 
41  y, 
321/2 

300  » 
352  50 
100  » 
921/2 
881/2 
775  y> 
710  » 
995  » 
242  50 
755  » 
550  ■» 
575  » 
490  » 
540  , 
920  ,, 

47  50 
543  75 
520  » 
622  50 
672  5(1 

8;i  » 
680  » 
555  » 
475  » 
410  » 


93  90 
437  50 

891/2 
350  » 
695  » 

501/8 

64  40 

40  60 
721/2 
80  » 

1025  » 
58  » 
441/4 
43  » 

41  » 
40  » 
31  » 

350  » 
338  75 
1 00  » 

85  » 

871/2 
740  » 
605  » 
963  75 
230  » 
737  50 
522  50 
555  » 
485  » 
536  25 
915   » 

37  50 
505  » 
505  » 
622  50 
055  » 

73  75 
660  » 
5  53  75 
431  25 
383  75 


500 

100 

125 

500 

500 

» 

500 

500 


100 

80 

375 


500 
500 


250 
» 

500 
500 
500 
250 
500 
200 
500 
500 
250 
600 
» 

500 
250 
50(t 
500 
500 
a  000 


SOCtÉTÉS    DIV""* 

par  actions. 


Omnibus  de  Paris 

—      de  Lyon 

C"  imp.  d.  voit,  de  Paris. 
Canal  maritime  de  Suez. 
Mess.  Impér.  serv.  mar. 

Navigation  mixte 

M.  Fraissinet  et  C*.  .  .  . 
Comp.  transatlantique  .. 
Loire  (charbonnag.)  .  .  . 
Montrambert  (cbarb.).  . 
Saint-Étienne  (charb.).  . 
Rive-dc-Gier  (charb.).  . 
Grand'Combe  (charb.)  . 

Approuague 

Vieille-montagne.(zinc\. 

Silésie  (zinc^ 

Terre-Noire  (forges"!  . .  . 
Marine  et  chemin  de  fer. 
Méditerranée  (forges)  •  . 

Océan  rforges^l 

Creusot  (forges) 

Fourchambault  (forges). 

Hormc  (forges) 

Firminy  (aciéreries\.  .  . 
Chàtillon  etCommentry. 
J.-F.Cail  et  C*  (us'nesl 
Magas  génér.  de  Paris. 
Docks  de  Marseille.  .  .  . 
Rue  impériale  (Lyon\  . 
C*  immobilière  (Rivoli'. 

Deux-Cirques 

C  générale  des  eaux.  . 
Gaz  de  Paris 

—  de  Lyon 

—  de  Marseille 

—  de  la  Guillotiére.  .  . 

—  (le  Bruxelles 

Union  des  gaz 

Lin  Maberly 

Lin  Cohin 

Satines  de  l'Est 

Llovd  français  ass.  mar 


Plus 

haut. 


1195   • 

65  » 

92  50 

440  » 

830   » 

630  » 

610  s 

552  50 

187  50 

140  25 

180  » 

122  50 

955  ■» 

90  » 

285  » 

110  » 

470  » 

740  25 

1400  » 


50 


OU» 

432 

790 

220 

280 

885 

005 

610 

410 

540 

2  50 

365 
1770 
2030 

545 
1790 

500 

185 

545 

490  » 

720  » 

12  0/iîb 


Plus 

bas. 


1097  50 

65  » 

88  75 

420  » 

795  » 

600   » 

580  y 

525  » 

178  75 

143  75 

100  25 

98  75 

932  50 

80  » 

275  » 

105  » 

401  25 

727  50 

1330  » 
490  » 
000  » 
425  » 
790  » 
220  » 
280  . 
875  » 
588  75 
530  » 
400  » 
497  50 
230  » 
337  50 

1738  75 

2402  50 
500  » 

\  735  » 
495  » 
148  75 
540  . 
480  » 
708  75 
(  2  0/Ob 


BULLETIN  FINANCIER. 


285 


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286 


JOUHNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


PAIR. 


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1000 

500 

1250 

1250 

100 

100 

50 

100 


DENOMINATION   DFS    VALF.UAS.  l^''COUrS 


Fond»  publics  français. 


11/2  0/0  1825 

10/0  1830 

Emprunt  3  0/0  18^)1 

Obligations  trentenaires  4  0/0...    . 

3  0/0  1802 ,,,/,[ 

Quatre  canaux,  actions  de  capit.  4  0/0.! 

—  actions  de  jouissance.. 
Can.  de  Bourgogne,  act.  de  cap.  5  0/0. 

—  act.  indemnitaires 

Oblig  ville  de  Paris,  1852  5  0/0 

—  1855-60  3  0/0..!.!. 

Oblig.  départ,  de  la  Seine,  1857  4  0/0 
Cbl.  V.  Marseille,  4  1/2  0/0  1839-44-64 

—  5  0/01817  Béchet... 

—  5  0/0  1851 

—  5  1/10/0  18J4-57... 

—  5  0/0  1859 

—  5  0/0  18  il  Erlanger. 
~             5  0/0  1863 

—  ch.  de  comm  ancien. 


Obi. 


nouv , 


de  Lyon,  4  0/0  1851-57, 

-  4  0/0  1859 

Obi.  V.  demie,  3  0/0  1859 

—  3  0/0  1863 

Obi.  V.  de  Tourcoing  et  Roubaix  1860. 

Obi.  V.  de  Bordeaux  1803 

Obi.  V.  de  Libourne  1864 


[/l.  haut 


94  75 
87  ^0 


450     ., 

66  50 

1220     )> 

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130     ). 

1100     » 

108  75 

228  75 

920     » 

1120     .. 

9  0     . 

998  75 
493  75 
410 

497  50 

1087  50 

1075 

03  75 


100 
100 
100 
a.500 
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100 
100 
100 
100 
100 
100 
100 
100 
100 
100 
1000 
100 
100 
100 
100 
100 
100 
100 
100 
1000 
1000 

lo;o 

500 


Foiid.«i  publics  étraiigcrs. 

Angleterre,  3  0/0  consol.  (à  Londres  . . 
Autriche,  5  0/0  f  anglo)  1852 

—  5  0/0  (Métall.-aorins   1852. . 

—  lots  de  1860 ' 

—  —  cinquièmes : 

Belgique,  4  1/2  0/0  1844 

—  2  1/2  0/0  1814 

—  obL  v.deBrux.3  0/0  1853 

—  -  3  0/0  1856. 

—  -              3  0/0  ;862. 
Espagne,   3  0/0  extérieur  1841 

—  3  0/0  intérieur  184! 

—  dette  dilTérée  1852 , 

—  dette  passive  1852 , 

3  0/0  extérieur  1852-56. , . 

Haïti,  annuités  3  0/0  1825.  . .   . 

Italie,  5  0/0  1861 

-     3  0/0  i861 

Mexique  6  0/0  1864, 


40     » 
87  50 


95  70 

88  20 

67  85 

452  50 

67  70 

1250     » 

86  25 

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232  50 

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417  50 

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277  50 


pi.  bas 


25 


d"  cours 


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83  75 

35     » 

76  25 
275    » 


93  75 
83 


Pays-Bas  (Hollande),  21/2  0/0  1834. 
Portugal,  3  0/0  1852 


Rome  (Etats  ponlilicaux),  5  0/0  1831 

Russie,  4  1/20/0  18^9 

—     5  0/0  1862 

Sardes  (États),  obi.  4  0/0  1831. 

—  obi.  4  0/0  1849 

—  obi.  4  0/0  1850 

Tunis,  7  0/0  1863 


631/2 

481/'i 

731/8 

831/2 

88     y> 

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40 
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411/2 
41 
41 
311/2 
46 
710 
66  40 
40 
507/8 


72 

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85 


350 


BULLETIN  FlINANCIKH. 


287 


PAirv. 


.500 
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1 200 
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()00 
(00 
12) 
.500 
,500 
100 
500 
500 

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500 
1250 
1250 
1250 
1250 
500 
312 
500 
300 
600 
275 
500 
450 
625 
625 
500 
5(X) 
500 
300 
300 
500 
250 
625 
600 
500 


IHNOMINATION    UliS    VAMUKS. 


IHiquif,  (;  0/0  1860 

-      6  0/0  18:i;î 

OliliK.  (le  Sociétés  «liv^rNOM. 


(Irnlit  foncier,  prom.  (J'(il)lii;;il.. 

—  dciiii-obliU'il'*^"'^ 

—  (li\.  d'obligat. 


3  0/0. 

4  0/0 

3  0/0. 

4  0/0. 

.3  0/0. 

4  0/0 

3  0/0. 

3  0/0. 


—  obli[}a  lions   1863 

—  obi.  coinniunales 

—  —     cinq. 

Créiiil  foncier  colonial,  5  0/0.. 

OiiinibiKs  de  Paris,  5  0/0 '. 

['orts  de  Marseille,  6  û/0 '...... 

Messageries  iinp.  servie,  inarit.  6  0/0 
Mines  de  la  Loire  anciennes,  4  0/0. , . 

nouvelles,  4  0/0 


1*' cours 


|)l.  haut 


Mines  dp  la  GrandT.ombe  1811  4  0/0. 

—  1850;  4  0/0. 
Vieille-Montagne  (zinc)  1853,5  0/0. . . 
Chatill.el  Cominenlry  ;  1857)4.  8  0/0. . . 
Horrae  (forges)  anc.  5  0/0 

—     nou\  elles  5  0/0 

Fourcliambault  (Forges),  5  0/0 

Firminy  i^ aciéries '. 

Terre-Noire  (Forges),  o  Ô/O. 

J.-F  Cail  et  Comp.  (Usines)  4.44  0/0. . 
Hue  Impériale  de  Lyon  4  0/0  anciennes, 

—  4  0/0  nouvelles 
Docks-Entrepôts  de  Marseille  3  0/0. . . 

!iocks-Entr"pôts  du  Havre  3  0/0 

Comp.  immob.  de  Paris  vRivoli;  3  0/0, 

Gaz  U!^  la  Guiliolière ". ..... . . . . 

Gaz  de  Lyon  6  0/O.V. ' 

Gaz  de  Paris  5  0/0 

Union  des  gaz  6  0/0 

Gaz  de  Marseille 

Gaz  de  Naples 

Comp.  générale  des  eaux  3  0/0 


350  .. 
338  75 


010  » 
4»i3  75 
425  . 
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470  » 
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520  » 

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1012  50 

1012  50 

472  50 
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286  25 
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1250 

1250 

1250 

1250 

12  0 

1250 

1250 

1250 

1250 

1250 

500 

1250 

625 

1250 

650 

400 

500 

625 

500 


Oblig.  de  chetuius  de  fer. 

Paris-Saint-Germain  1812-49  4  0/0.. 

Paris-Orléans  1842  4  0/0 

Paris-Versailles  ri^e  dr.  1813  4  0/0.. 

Strasbourg-Bàle  1843  4  0/0 

Paris-Rouen  1815  3.  2  0/0.. 

Rouen-Havre  1815-47  4  0/0 

Paris-Rouen  181,5-49-54  4  0/0. ..... 

Paris-Orléans  1848  4  0/0.... 

Rouen-Havre  1818  4.8  0/0 

Avignon-Marseille  1850  4  0/0 

i\ordl851-6î  3  0/0 

Paris-Lyon  1852  4  0/0 

Strasbourg-Bûle  1852  4  0/0 

Ouest  1852-54  4  0/0 

Est  1852  3.  8  0/0 

P.-Versail.  r.  g.  anc.  act.)  1^52  3.80/0 

Paris-Orléans  i852-61  3  0/0 

[Lyon-Méditerranée  1852  4  0/0 

-      1852  3  0/0.... 


475  » 
415  » 
532  50 
18  -  75 
281  35 

260  « 

302  50 

472  50 


457  50 

282  50 


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980 
965 
970 


pi.  bas, 


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965 
472 
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295 
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303 


75 


50 


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372  50 

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413  75 

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480 
297  50 


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1095 

1035 

1005 

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990 

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1100 

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300 

520 

312 


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425  » 

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238  75 
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270  » 
235  » 
265  » 
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265  25 


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271  25 

258  75 


472  50 
225 
480 
470 
273  75 


10-0 
1080 


965 

910 

1000 


312  50 
1030 

4S7  50 

1005 

482  50 

» 

2;)3  /o 
507  50 
307  50 


288 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


PAIR. 


500 
500 
625 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
12i0 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 


DÉNOMINATION   DKS    VALEURS. 


Paris-Sceau\-Orsay  1S53  4  0/0 

Rhône- Loire  1853  3  0/0 

-  -    4  0/0 

Dieppe-Fécamp  (anc.  act.)  1855  40/0 

Lyon-Genève  1855  3  0/0 

Paris-Lyon  1855  3  0/0 

Grand-Central  1855  3  0/0 

Ouest  1855-64  3  0/0 

Bourbonnais  1856  3  0/0 

Midi  1856-64  3  0/0 

Ouest  1855  4  0/0 

Est  1856-64  3  0/0 '.'.'.',... 

Bességes-Alais  1857  3  0/0 

Lyon  -Genève  1857  3  0/0 

Ardennes  1857-63  3  0/0 

Dauphiné  1858-63  3  0/0 

P.-L.-Méditerr.  (fusion)  1858-6430/0. 

Lyon-Croix-Rousse  1862  3  0/0 

Est  (Dieuze)  1862  3  0/0 

Liboume-Bergerac  1864  3  0/0 

Ch .  Autricliiens  1855  3  0/0 

—  ligne  d'Italie  (Rh.-SimpL)  1860  30/0 

—  lombards-vénitiens  18Ô7-64  3  0/0. . 

—  romains  1858-61  3  0/0 

—  Victor-Emmanuel  1862  3  0/0 

—  Madrid-Saragosse  1858-64  3  0/0  . 

—  Séville-Xérès-Cadix  1859  3  0/0. . . . 

—  Cordoue-Séville  18  59  3  0/0 

—  Pampelune-Saragosse  1860  3  0/0.. 

—  Nord-Espagne  1860-64  3  0/0 

—  Montblanch-Reus  3  0/0 

—  Séville-Xérès-Cadix  1862  30/0.-.. 

—  portugais  1861-64  3  0/0 

—  Victor-Emmanuel  1864  3  0/0 


l*''cours  pi.  haut 


Banques  et  Caisses.  —Actions. 


1000 
500 
500 
500 
500 
100 
100 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
333 
500 
500 
500 
500 
500 
500 


Banque  de  France 

Caisse  comm .  Béchet,  Dethomas  et  C^. 

Comptoir  d'escompte  de  Paris 

Crédit  foncier  de  France 

Crédit  mobilier  (Soc.  gén.  de) 

Sous-Comptoir  des  entrepreneurs 

Comptoir  central  E.  ISaud  et  C^ 

Caisse  gén.  des  ch.  de  krJ. Mirés  et  C*^. 

Crédit  industriel  et  commercial 

—  Actions  nouvelles 

Crédit  foncier  colonial 

Crédit  agricole 

Sous  comp.  du  comm.  et  de  l'industrie, 
Soc.  de  dépôts  et  de  comptes  courants. 
L'approvisionnem.  (halles  et  marchés). 

Comptoir  de  l'agriculture 

Société  générale  (commerc.  et  indust. 

Omnium  lyonnais 

Comptoir  ^.-F.  Collet  et  C7»(Lyon). 

Crédit  lyonnais 

Banque  de  l'Algérie 

Crédit  l'oncii'r  autrichien 

Crédit  mobilier  espagnol  ancien 

-     —      nouveau  . . . 


355  » 
295  » 
493  75 
350  » 
292  50 
300  » 

292  50 
288  75 
295  y. 
291  25 

» 
285 

293  75 

291  25 
287  50 

2yo 

292  50 
262  50 
280 


252  50 
193  25 
252  50 

2.7  50 
277  50 
262  50 
295  » 

256  25 
245  » 

257  50 
242  50 
250  » 
2Î7  50 


375  » 
30  i  » 
502  50 
3H0  « 

302  50 
310  >. 
2^8  75 
293  7:> 

303  75 

296  25 
975  » 
293  75 
298  75 
300  » 

295  » 

297  50 

296  25 
265  » 
2S5  . 
278  75 

257  50 
230  . 

258  75 
242  50 


pi.  bas. 


612 
530 


50 


2.S5  « 

263  75 

295  » 

256  25 

255  » 

265  » 

252  50 

251  25 

248  75 

240  » 

3595  » 

510  » 

1020  . 

1340  )) 

1315  .. 

262  50 

55  » 

82  50 

817  50 

750  » 

730  » 

785  » 

565  » 

585  » 

550  » 

505  » 

670  .. 

575  » 

6-55  » 

546  25 

1000  .. 

700  » 

710  >. 

670  .. 

d"  cours 


340  » 

290  » 
490  . 
345  « 
287  50 
292  50 

286  25 
283  75 

291  25 

282  50 
960  » 
281  25 
285  ). 
2S5  » 

283  75 
285  «j 

287  50 
210  .. 
275  y, 
255  « 
2i3  75 
192  50 
243  75 
215  .. 
260  » 
242  50 
233  75 
2'>0  » 
190  » 
230  » 
200  . 
200  » 
206  25 
215 


3260 
435 
765 

1095 
853 
212 
35 
38 
690 
675 
550 
610 
515 
5-i5 
500 
475 
551 
510 
595 
498 
850 
60O 
540 
515 


75 


25 


375 
293 

497  50; 
345 

291  25 
300 
295 

2;o 

303  75 

292  50 

287  50 
286  25J 

291  25, 

293  75 

292  50 
2  )2  50 
215 
280 

267  50: 
255 
205 

247  50: 
225 
267  50 
243  75 
260 
241 
20o  25 
237  50 
208  25 

207  50 

208  75 
218  75 


3450 

475 

977  50 

1265 

955 

242  50 

38  75 

38  75 

740 

'èiô' 

757  50 
550 
560 
> 
500 
576  25 
520 
600 
515 
915 
660 
620 
605 


BULLETIN   FINANCIEK. 


289 


l'AlK. 


DKNOMINATION    DKS    VALKURS. 


500 

,)(H) 
500 

500 


5000 
5000 
.-000 
5000 
6000 
1000 
;000 
5000 
vOOO 
,000 
2  00 
/,000 
7500 
.5000 
5000 


l*'''cours  pL  haut. 


Compai'.nie  ffénér.  de  créd.  en  Espagne.  IJ^O 

CitMiil  mobilier  ilali-n 525     ■ 

IJaiHiiie  (le  crnlil  italien '''^'•'^     " 

|{aii(|ue  (le  dépùL  des  l*ays-|{as ()<J0     » 

Crédit  mobilier  néeilan(lais 517  50 

Banque  ottomane 703  75 


ANMurancCM. 


ACTIONS. 


Lloyd  français. 

Océan '. . . 

Réunion 

Comptoir 

Générale 

l*liénix 

Nationale  .... 

Union 

France 

Urbaine 

Providence . . . 
Confiance  .... 

Générale 

Union 

ISationale 


ASS.  MAR, 


Ass.  Inc. 


pi.  bas.  d*""" cours 


Ass.  Vie. 


^00 

fOO 
1/600000 
400 
500 
1/500000 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
/OO 
500 
500 
500 
500 
525 
500 
500 
.300 


Chemins  de  fer.  —  actions. 


Orléans  ancien,  estampillé , 

—  nouveau , 

—  act,  de  jouiss.  estampillées 

Nord 

Est 


240/Ob 


20O 
555 
500     » 

608  75 
612  50 
795     * 


120/ob 

21 0/Ob 

200/ob 

16U/ob 

9200/ob 

4000/ob 

1900/(ib 

107  0/Ob 

780/ob 

1410/ob 

1200/Ob 

100/Ob 

1930/ob 

240/ob 

420/Ob 


—  actions  de  jouissance 

Ou"st 

Midi 

Bességes-Alais  

Paris-Lyon-Méditerranée  anc.  non  est 

—  —    estamp 

—  nouveau 

Lyon-Croix-Rousse 

Lyon  (Croix-Rousse)  Sathonay 

Cliarentes 

Libourne-Bergerac 

Médoc. 

Chemin  de  fer  et  Docks  de  St-Ouen. . . 

—  Guillaume-Luxembourg 

—  autrichiens , 

—  Lombards-Vénitiens . . . 
Chemins  de  fer  méridionaux  (Italie). . 

—  Ouest-suisse 

—  Ligne  d'Italie  fRhône-Simplon 

—  Victor-Emmanuel  (Italie) . . . 

—  romains 

—  —       actions  trentenaires 

—  Saragosse-Madrid-Alicante. 

—  Séville-Xérès-Cadix 

—  Nord-Espagne 

—  Saragosse-Barcelone 

—  Pampeliine  Saragosse 

—  Monlblanch-Reus 

—  portugnis 


975  » 
815  >. 
560  » 
973  75 
480  .. 
120  » 
506  25 
681  25 

945 
930 
888  75 
382  50 
200  » 
427  50 


65  >' 
',08  75 
415  )- 
537  50 
368  7:, 
622  50 


12V0b 

210/Ob 

■JOO/Ob 

12  /i)b 

9200/Ob 

4000/Ob 

lV;00/Ob 

1020/Ob 

680/Ob 

1410/ob 

1200/0b 

100/Ob 

1930/Ob 

240/Ob 

420/Ob 


75 
443 
437 
557 
392 
680 


425  * 

IHO  )' 
402  50 
518  75 


50 

95 
397  50 
382  50 
453  75 
617  50 
478  75 
520  . 
300  » 
395  » 

Vi7   JO 


1010 

845 

620 
1010 

505  » 

125  » 

525  M 

697  50 

8:^0  » 

960  » 

965  ). 

910  y 

2)5  » 

200  . 

432  50 

425  » 

52)  » 

425  » 

190  » 

460  ). 

565  . 

425  ï 

63  75 

160 

397  50 

385  » 

477  50 

620  » 

485  » 

522  50 

302  50 

395  » 

485  y 

450  » 


-l"  stRiE.  T.  XLV.  —  15  février   1865. 


812  50 
745  >' 
.'  25 
932  50 
45  ■  » 
115  » 
490  » 
575  » 
750  » 
882  50 
857  50 
860  « 
180  » 

75  » 
3ôO  » 
350  y 
440  » 
280  " 
110  » 
380  » 
497  50 
395  » 

28  75 

75  » 
30')  » 
250  . 
400  . 
405  » 
225  » 
340  « 

145  » 
200  " 
480  . 
215  " 


19 


870 
797  50 
540 
1010 
505 
» 

521  25 
588  75 


890  )' 


180 
75 
362  50 


330 
130 
445 
513  75 
» 

40 

75 
318  75 
275 
435 
450 
290 
373  75 
200 
235 

2  2  50 


290 


JOURNAL  DES  liCONUMlSTES. 


PAIR. 


Dl':N0MINAtlON    DES    VALEURS. 


ÔOO 

501) 
500 
400 
500 


500 
iOO 
100 


Canaux.    -    actions. 


Sambre  à  l'Oise 

Toiinge  (le  (  onllans  à  la  mer 

Canal  de  Suez  (Ejîypte) 

Canalisation  de  l'Ebre  (Espagne). 
Canal  Cavour  (Italie) 


Trisusportfti  par  terre.  —  actions, 


Omnibus  de  Paris 

C  irap.  des  voit.  dei^srhJJucoujc  et  C 
Omnibus  de  Londres  (titres  franeais). 
100  Omnibus  de  Lyon,  Delahante  et  C 


500 
500 

500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
250 


l/2400a 

1/800U0 
1/80000 
1/80000 
1/80000 
750 
ICOO 


100 
100 
100 
80 
375 


500 

250 
1/10000 
1/50000 
1/10000 

500 

1/54000 

1/tOOO 

500 

500 


TsaBiMi)or(!«  par  eau. 

Bazin,  Gay  et  C\  actions  anciennes 

—  —       nouvelles. 

Comp.  générale  transatlantique... 
Mcssag.  imp.  serv.  niar,,  act.  anc 
—  —  act.  nouv 

iNavigation  mixte _. 

Marc  Frais sinet  et  C%  actions  anc 

.     —  —      nouv. 

Cabot,  internat.,  Jîojjj-,  MagUone  et  C 
Comp. phocéenne  Altaras,  Caune  et  C 


€harB»ouna&cs     — 


ACTIONS. 


Grand'Combe 

Loire .'. .. 

Montramb?rt  et'la* Bèràiidièrè '. 

Saint-Etienne 

Hive-de-Gier 

Carmaux 

Roclie-la-Molière  et  FiVmi'ny.'! 

Ban  Lafaverge , 

Lnieux  ei  Fraisse.. '.*..*.!. '.'.!i 
Grandes-Flachis.  .. . 


leiiucs    Diiétallifèrei^.   —    a 


CTIONS. 


Gar-Rouban  et  Mazis.  R.Deruleu  et  C\ 

Mouzaïa  (cuivre).  A.  Patron  et  C 

Approuague  (Guyane  française) 

Vieille- Montagne  (zinc). .'. 

Silésie  (zinc) 


E:tabli!«.sem<?uts  nic-ialiur- 
$;i(liaes4.    —    ACTIONS. 

CiiAtillon  et  Commentry  (forges; 

Firminy    aciéries;.  F.  F.  Verdie  et  C^. 

Méditerranée  forges  et  chantiers) 

^0\lYC[\i\mhd.w\iBoigues,[{amboiirgetC^ 

Horme  (  forges) 

Creusol  (forgos)  Schneider  et  C^.  .... 
Marine  et  chde  f.(  f ,)  Petin,  Gaudetet  C^ 
Terre-Noire,  La  Voulte  et  Bcsséges... 

J.-F.  Cail  et  C^  (usines) 

Taillerie  impérialt^  de  diamants 


l*^'cours  pi.  haut  pi.  bas.  d^r cours 


507  50 
472  50 


1017  50 
95  » 
68  75 
80  « 


515  » 

783  75 
702  50 

5i;0   » 

525  » 


480 


865  ). 
196  25 
146  25 
165  » 
2:jo  75 

542  50 


90 
265 
110 


300 
295 
1260 
390 
855 
645 
730 
575 
980 


930 
515 
4:,'8  75 
167  50 
350 


1125  >. 

106  25 
85  » 
81  25 


530  D 
610  » 

ii^-iii  » 
825  » 
770  » 
617  50 
598  75 
5î0  » 
530  » 
130  ). 


990  ). 
i02  50 
157  50 
178  75 
242  50 
367  50 
545  » 
160  « 
125  » 
100  ). 


150  » 
13  75 
105  y> 
2  1  25 
165  » 


300 
295 

1425 
461 
860 
655 
765 
575 

1000 
575 


2.^ 


930 
240 
412  50 
115 

290 


S7  50 
77  50 
66  25 
65 


530  » 
590  « 
490  « 
742  50 
720  >. 
548  75 
515  ). 
500  » 
400  * 
120  >. 


865  ). 

167  50 

135  » 

158  75 

97  50 

290  « 

528  75 

130  ). 

65  » 

9.^,  75 


40 
10 

85 

265 

95 


267  50 
220  « 
1260  y 
390  » 
750  » 
502  50 
680  .. 
455  » 
850  » 
550  .. 


265 
428  75 


350 


1125 
90 
82  50 


540 
810 


598  75 
593  75 
522  50 


990 
177  50 

143  75 
167  50 
100 


160 


275 
107  50 


2.S0  )- 

220  V 

1330  » 

430  » 

790  » 

605  » 

725  » 

456  25 

875  y 


BULLKTIN  FINA.NGIEU. 


291 


PAIR. 


DENOMINATION    DFS   AALF.URS. 


500 


500 
500 
500 
500 
200 
500 
250 
500 
500 
600 
100 


riiant.  ri  nt.  uiarseil.,  Falguîére  et  C^. 

Cliaiilitîis  cl  alclicrs  de  rOc<';an 

Moleurs  Lciioir ,  Cautiev  et  C 

Chantiers  de  la  Buire,  Brassard  et  C^ . 

.•ioi'iélcMiminobllli^re».— ACTIONS. 

Entrepôts  et  mag.  généraux  de  Paris.. 

Docks-Enlrepôts  de  Marseille,  act.  anc. 

—  —  act.  nouv, 

Marché  du  Temple,  Ferrère  et  C^ 

Deux-Cirques,  Dejean  et  C^ 

Compagnie  immobilière  (Vulgo,  R  voli) 
Abat,  de  Lyon,  Petrus,  Passant  et  C^ . 

Hue  Impériale  de  Lyon 

Compagnie  immobilière  de  Belgique.. 
Soc.  du  boul.  du  Temple,  Amlel  et  C^. 
Château  des  fleurs  (Marseille) 


l*^''cours 


310 


Eclairage   au  gaz.  —   actions. 


500 
2)0 
500 
500 
500 
500 


500 

500 
» 
500 
250 
750 
600 
500 
1000 
500 


500 

500 
500 


500 
500 
500 
500 
250 
» 
500 

100 

100 


Corap.  centrale,  Lebon  et  C^ 

Union  des  gaz,  F.  Toché  et  C^ 

Gaz  de  Paris,  actions  anciennes 

—         actions  nouvelles 

Gaz  général  de  Paris,  Hugon  et  C . . . 

Angers 

Dijon 

Limoges 

Mulhouse 

Reims 

Rennes 

Florence 

La  Guillotière ,  Vaise  et  Lyon 

Lyon 

Marseille,  Toulon  et  Nîmes  (3  v.  du  Midi 
Marseille  (houillères  de  Fortes,  etc.).., 

Naples 

Venise 

Bruxelles 


Filatures.  —  ACTIONS. 


Amiens  (Maherlj-) 

Comptoir  de  l'ind.  linière,  Cohin  et  C^. 
La  Fuchsine 


[)l.  haut 


530 


fiOO  y 
677  50 


580 
215 
475 
386  25 
120  » 
570  » 
380  » 
20  > 


136 
1645 
1650 


25 


1747 

2740 

560 

460 

1400 
500 


50 


310 
515 
510 

5K0 


612  50 
6  0  « 
515  .. 
618  75 
2'iO 
512  50 
420  .. 
427  50 
570  .. 
390  » 
27  50 


590 
165 

1760 

1780 
350 
600 

1550 
550 
505 
6H1 

1120 
820 

1811 

2780 
560 
515 
715 

1475 
505 


)l.  bas. 


280 
480 
250 
530 


490 
510 
4hO 
517  . 
210 
405 
378  25 
<.0)  » 
495  » 
10  » 
18  75 


d^'cours 


25 


25 


290 
490 
270 


600 
530 
485 
618 
240 
498  75 
410  .: 
408  75 

» 
'iOO 


Sociétés   diverses.  —  actions. 

Raffinerie  P.  Massotetfils,  à  Marseille 

—  C.  Rostand  et  C^,  à  Marseille 

—  Emsens  et  C,  à  Marseille. . . 

—  Maurin  et  C^,  à  Marseille. . . 

Compagnie  générale  des  Eaux 

Jardin  zoologique  de  MarseUle 

Verreries  Loire  et  Rhône,  CA.  RaabeetC^ 

Cristalleries  de  Lyon 

Conserves  alimentaires,  Ch.ollet  et  C^. 
i'roduits  cbim.de  Marseille,  Prat.etC^. 
Salines  de  l'Est 


510 
612  25 


710 
1045 

650 


360 

» 

175 

» 

120 

625 


540 
615 


780 

1270 

700 

495 

390 

85 

230 

310 

25 

125 

cso 


500     y 
135     » 

1547  f>0 

15  0  » 
275  i' 
525     » 

1475  » 
537  50 
3'JO  » 
435     » 

1103  .. 
792  50 

1720 

2JC0 
530 
450 
715 

1^00 
460 


510 

480 
400 


655  » 

525  ^ 

225  » 

400  » 

325  » 

40  > 

170  . 

2.  3  75 

15  » 

100  » 

590  « 


155 
1740 


25 
1550 


820 
1735 
2460 


505 
715 

498  75 


542  50 
485 
447  50 


697 
718 
4Si 
455 

I 

210 

275 
» 

690 


50 

75 


-292  JUIKNAL  DES  ÉCUNO.UISTES. 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIOUE 


lléii:ifiSoii  flu    5  janVif'r  1865. 

—    SUITE    — 
DU    TITRE    DU    FRANC    ET    DE    SES    MULTIPLES    EN    ARGENT. 

La  question  était  formulée  au  programme  en  ces  termes  par  M.  Joseph 
Garnier  :  «Faut-il  continuer  à  frapper  les  pièces  de  1  franc,  2  francs  et 
5  francs  au  titre  de  900  ?  » 

L'auteur  de  la  proposition  rappelle  que,  par  suite  d'une  loi  récemment 
votée,  les  monnaies  divisionnaires  du  franc,  c'est-à-dire  les  pièces  de 
50  centimes  et  20  ceniimes  en  ai'p,ei]t,  ne  sont  plus  au  titre  de  900, 
mais  seulement  au  titre  de  835,  comme  en  Italie.  \  a-t-il  ou  n'y  a-t-il 
pas  lieu  de  continuer  le  même  système  pour  le  franc  et  les  pièces  de 
2  et  5  francs,  pour  empêcher  l'exportation  de  la  m.onnaie  division- 
naire? La  question  s'adresse  surtout  aux  membres  de  la  réunion  les  plus 
compétents  en  cette  matière,  et  particulièrement  MM.  de  Parieu  et  Michel 
Chevalier. 

M.  DE  Parieu,  un  des  vice-présidents  du  conseil  d'État,  pense  que  la 
loi  de  1864  ayant  autorisé  la  création  d'un  billon  d'arg^ent  pour  les 
pièces  de  50  centimes,  il  n'y  aurait  pas,  selon  lui,  un  obstacle  absolu  à 
fabriquer  aussi  un  billon  d'arij^ent  des  pièces  de  l  et  de  2  francs. 

Les  Américains  ont  des  pièces  d'un  demi-dollar  en  argent  au-dessous 
du  titre  légal;  les  Allemands  et  les  Hollandais  ont  fait  de  même  pour  les 
divisions  du  florin;  de  telle  sorte  qu'il  y  a  des  demi-florins  fabriqués 
en  billon. 

De  ce  que  la  France  a  une  unité  monétaire  moins  élevée  de  valeur  que 
le  dollar,  le  florin  et  le  thaler,  en  résiiltera-t-il  qu'elle  ne  pourra  avoir 
que  du  billon  de  très-petite  valeur? 

M.  de  Parieu  ne  le  pense  pas.  L'unité  monétaire  au  titre  pur  pourrait 
subsister  dans  la  pièce  de  5  francs. 

Les  Portugais  ont  une  unité  monétaire  si  ténue  qu'elle  n'existe  pas 
isolée  :  c'est  le  rets,  qui  vaut  beaucoup  moins  que  le  centime.  Les  Suisses 
se  sont  interdit  de  frapper  les  pièces  de  5  francs  d'argent  au-dessous 
dii  poids  légal  constitué  d'après  la  législation  française;  mais  ils  ont, 
ainsi  que  les  Italiens,  fabriqué  des  nionuaies  décimales  de  2  et  1  francs 


sor;ii':Ti':  d'^conomir  politique.  293 

PII  billon.  Pour(|iioi  la  iM-ancr',  si  besoin  élail,  no  ferait-ollo  pas  de 
même?  La  (jiiestiuii  du  double  élalon  semil  ainsi  réservée. 

M.  de  Parieu  p(;nse  que  cette  dernière  question  elle-même  serait  très- 
di[;ne  d'être  abordée  de  nouveau  par  la  Société  des  économistes,  car  il 
y  a  encore  dans  la  science  des  diverjjences  sur  ce  point  important. 

Selon  M.  Michel  Chevalier,  membre  de  l'Institut,  sénateur,  la  ques- 
tion cache,  sous  une  apparence  modeste,  une  proposition  bien  ^rave. 
La  né{;ative  ne  va  en  effet  à  rien  moins  qu  à  chanjyer  l'étalon  des  mon- 
naies, et,  de  plus,  à  faire  subir  un  échec  au  système  métrique. 

L'or(|anisation  des  monnaies  françaises  repose  sur  ce  fait  que  l'unité 
monétaire  appelée  le  franc  pèse  5  [i;-rammes  et  est  au  titre  de  900  mil- 
lièmes. On  propose  de  modifier  cet  état  de  choses  :  on  abaisserait  le  titre 
de  toutes  les  monnaies  d'arg^ent,  y  compris  la  pièce  de  5  francs,  dans  la 
pensée  de  réduire  les  pièces  d'ar^^^ent  au  r(Me  de  billon  ou  monnaie  d'ap- 
point. Les  pièces  d'or,  au  contraire,  resteraient  immuables,  et  désor- 
mais le  franc  normal,  le  franc  qui  serait  la  base  des  transactions,  serait 
une  petite  quantité  d'or  au  titre  de  900  millièmes  et  d'un  poids  égal  au 
vingtième  du  napoléon,  c'est-à-dire  de  32  centigrammes  et  une  fraction. 
Dès  lors,  dans  les  monnaies  françaises,  c'est  l'or  qui  serait  le  métal  éta- 
lon; l'argent  serait  un  métal  subordonné;  en  d'autres  termes,  l'état 
actuel  des  choses  serait  renversé;  le  rôle  des  deux  métaux  serait  inter- 
verti. 

Quelques  personnes,  il  est  vrai,  soutiennent  que,  d'après  la  législa- 
tion française,  les  deux  métaux  précieux  jouissent  également  de  la 
qualité  d'étalons;  d'où  on  pourrait  conclure  que,  puisqu'il  est  juste  et 
raisonnable  de  n'avoir  qu'un  seul  étalon,  l'on  peut  aussi  bien  donner 
cette  fonction  à  l'or  qu'à  l'argent.  Mais,  si  l'on  prend  la  peine  de  lire 
attentivement  la  loi  fondamentale  des  monnaies  françaises  du  7  germinal 
an  XI,  et  si  l'on  parcourt  rapidement  les  documents  qui  ont  servi  à 
élaborer  cette  loi,  on  constate  qu'une  pareille  opinion  est  sans  fonde- 
ment. La  loi  du  7  germinal  an  XI  porte  en  effet,  dans  un  article  à 
part  qualifié  de  disposition  générale,  que  —  «  5  grammes  d'argent  au 
titre  de  neuf  dixièmes  de  fin  constituent  l'unité  monétaire,  qui  conserve 
le  nom  de  franc.  »  —  Dans  la  suite  des  articles  il  est  bien  dit  qu'on 
frappera  des  pièces  d'or;  mais  c'est  exprimé  dans  des  termes  tout  dif- 
férents qui  ne  comportent  pas  l'idée  qu'il  y  ait  une  unité  monétaire  en 
or.  —  En  effet,  la  loi  dit  en  propres  termes:  «  Il  sera  fabriqué  des 
pièces  d'or  de  vingt  et  de  quarante  francs;  »  suit  l'indication  du  titre 
et  du  poids.  Ceci  forme  un  ensemble  assez  clair. 

Si  l'on  veut  plus  de  clarté  encore,  on  n'a  qu'à  consulter  les  documents 
ou  pièces  qui  ont  servi  à  l'élaboration  de  la  loi  de  l'an  XI,  et  l'exposé 
même  des  motifs.  II  est  bon  surtout  de  se  rendre  compte  de  l'opinion 


294  JOURNAL  DES  ÉCONOUÏSTKS. 

du  ministre  des  fiiianccs,  G.iudin,  qui  fut  le  principal  auteur  de  la  loi. 
Elle  est  ex^.rimfîe  (h  la  manière  la  plus  précise  dans  ses  rapports  (1). 

M.  Chevalier  dit  qu'il  pourrait  entrer  dans  plus  de  détails,  mais  que 
ceux  qu'il  vient  de  donner  suffisent  pour  montrer  que  c'est  le  change- 
ment d'étalon  qu'on  propose  forcément,  sous  l'apparence  d'un  détail  de 
monnayage. 

Il  n'est  pas  permis,  il  serait  très-regrettable  de  changer  l'étalon,  de 
manière  à  adopter  pour  étalon  nouveau  un  métal  qui  est  sous  le  coup 
d'un  abaissement  de  valeur,  ainsi  que  cela  se  présente  pour  l'or  aujour- 
d'hui. 

Le  Corps  législatif  a  donc  donné  un  exemple  de  zèle  éclairé  pour  les 
principes  en  amendant  considérablement  le  projet  de  loi  qu'on  lui  avait 
présenté  à  l'effet  de  frapper  des  pièces  d'argent  à  bas  titre.  Considérant 
justement  l'argent  comme  l'étalon  de  la  monnaie  française,  il  n'a  con- 
senti à  la  fabrication  de  pièces  d'appoint  d'un  titre  abaissé  qu'autant 
que  la  mesure  serait  restreinte  aux  pièces  de  20  et  50  centimes;  il  l'a 
interdit  pour  les  pièces  de  1  et  2  francs.  11  a  rempli  un  devoir  public. 

M.  Olry  de  Labry,  ingénieur  des  ponts  et  chaussées,  trouve  que  la 
solution  de  M.  de  Parieu  est  une  solution  politique,  tandis  que  celle  de 
M.  Michel  Chevalier  est  d'ordre  scientifique.  Les  convenances  gouverne- 
mentales, la  force  des  circonstances  peuvent  faire  prévaloir  la  première 
et  déterminer  l'administration  au  billonnage  de  l'argent  et  à  l'altération 
du  franc  et  de  ses  multiples;  mais  la  Société  d'économie  politique  ayant 
ie  caractère  scientifique,  ne  saurait  voir  sans  regret  la  justice ,  les 
leçons  de  l'histoire,  l'esprit  de  la  loi,  qui  sont  les  bases  de  la  science, 
sacrifiés  avec  notre  unité  de  monnaie. 


(i)  On  lit  dans  son  principal  rapport  aux  consuls  :  «  On  ne  sera  pas 
exposé  à  voir  effectuer  et  rembourser  avec  des  valeurs  moindres  que 
celles  qui  auront  été  prêtées.  Leur  dénomination  équivaudra  à  celle  de 
leur  poids.  Celui  qui  prêtera  200  francs  ne  pourra  dans  aucun  temps 
être  remboursé  avec  moins  de  1  kilogramme  d'argent,  qui  vaudra  tou- 
jours 200  francs,  et  ne  vaudra  jamais  ni  plus  ni  moins.  L'abondance  de 
l'argent  ou  sa  rareté  influera  sur  les  objets  de  commerce  et  sur  les  pro- 
priétés ;  leur  prix  se  réglera  de  lui-même  dans  la  proportion  du  numé- 
raire; mais  l'argent  restera  au  même  prix.  Ainsi  on  trouvera  dans  ce 
système  la  stabilité  et  la  justice.  » 

Ce  n'est  pas  tout  ;  pour  qu'il  ne  restât  pas  de  doute  sur  ce  point 
que  l'or  devait  représenter  dans  la  monnaie  française  l'élément  mobile, 
tandis  que  l'argent  serait  l'élément  fixe,  Gaudin  ajoutait  :  «L'or  sera  avec 
l'argent  dans  une  proportion  comme  i  est  à  4S  1/2.  S'il  survient,  avec  le 
temps,  des  événeuients  qui  forceront  à  changer  cette  proportion,  l'or 
seul  devra  être  refondu.  »  {Note  de  M.  Michel  Chevalier.) 


SOCIÉTIÎ  D'KGONOMli:  PilLlTlOU!'.  2^)']; 

M.  liiiNARi),  riklacleiir  en  chof  dii  l'Avanir  commercial ,  cj-oii  (jiie  l'on 
s'est  beaucoup  exafjéré  rim[;orlanc(i  (h  l\;x[):)rtaLi()n  de  nos  iriorinaies 
divisionnaires  en  ar{;eriL  Les  frais  de  collection  doivent  devenir  de  plus 
en  plus  considérables  à  mesure  que  la  valeur  de  la  pièce  décroît  :  ainsi, 
il  est  i)lus  coûteux  de  recueillir  cent  pièces  de  50  centimes  que  cent 
pièces  de  5  francs. 

Le  bénéfice  fait  par  les  exportateurs  est  proportionnel  à  la  quantité 
d'ar^^ent  exportée  :  si  Ton  exporte  de  petites  pièces,  on  encourt  des  frais 
de  collection  énorme  et  on  n'obtient  qu'un  maigre  résultat. 

Mais  on  aurait  pu  empêcher,  en  (]^rande  partie,  la  sortie  de  nos  petites 
pièces;  elles  ne  peuvent  avoir  cours  que  dans  les  pays  qui  ont  adopté 
le  système  métrique,  c'est-à-dire  la  Helj^ique,  la  Suisse  et  l'Italie.  Il  eût 
suffit  de  faire  un  traité  de  quadruple  alliance,  aux  termes  duquel  on  au- 
rait maintenu  le  titre  et  le  poids  actuels,  ou  bien  qui  aurait  stipulé  une 
modification  identique  pour  les  parties  intervenantes. 

Au  lieu  de  cela,  on  a  laissé  faire  des  pièces  au  litre  de  800  millièmes 
de  fin  par  la  Suisse,  des  pièces  au  titre  de  835  millièmes  par 
l'Italie,  et  on  a  été  forcé  un  beau  jour  de  frapper  en  France  des  monnaies 
semblables  à  celles  de  l'Italie.  La  Bel[}ique  propose  de  néf^ocier  : 
M.  Bénard  pense  que  ce  serait  la  meilleure  solution  à  donner  à  cette 
affaire;  on  pourrait  alors  revenir  au  titre  de  900  millièmes. 

D'après  M.  Renard,  il  importe  peu  que  les  monnaies  sortent  du  pays  : 
quand  elles  sont  exportées  en  grandes  quantités,  leur  prix  s'élève  à 
cause  de  leur  rareté,  et  elles  rentrent  presque  aussitôt. 

Qu'importe,  ajoute-t-il,  que  la  monnaie  d'ar^jent  disparaisse  presque 
en  entier?  Elle  ne  peut  pas  disparaître  entièrement  :  parce  que,  au  be- 
soin, elle  vaudra  plus  en  France  que  partout  ailleurs. 

Mais,  si  elle  disparaissait  en  entier,  le  franc,  la  monnaie  type,  la  mon- 
naie étalon,  resterait  à  l'état  idéal,  si  l'on  veut,  mais  resterait  ce  qu'il  a 
été,  ce  qu'il  est,  5  [grammes  d'argent  au  titre  de  900  millièmes  de  fin. 

On  ne  vérifierait  pas  plus  le  franc  d'argent  qu'on  ne  vérifie  la  lon- 
gueur du  mètre;  on  saurait  seulement  qu'il  représente  un  poids  et  un 
titre  invariables.  Ce  serait  ce  que  sont  les  marcs  banco  à  Hambourg,  une 
monnaie  de  compte  qui  suffirait  parfaitement. 

Mais,  avec  ce  système,  oa  aurait  Favantage  de  ne  pas  porter  le  trouble 
et  la  confusion  dans  les  contrats;  de  ne  pas  faire  que  ceux  qui  ont 
acheté,  emprunté,  souscrit  des  rentes  il  y  a  dix,  vingt,  trente,  cinquante 
ans,  pourraient  se  libérer  d'une  manière  ruineuse  pour  leurs  vendeurs 
ou  leurs  emprunteurs. 

M,  Bénard  fait  en  outre  remarquer  qu'en  décidant  le  faihlage  de  la 
monnaie  d'argent,  on  préjugerait  une  question  restée  jusqu'cà  présent 
indécise  :  on  déciderait  que  ce  sont  les  métaux  précieux  qui  ont  baissé 
de  valeur,  et  non  les  produits  contre  lesquels  on  les  échange  qui  ont 


296  .  JOURNAL  DES  ÊGONO.MISTES. 

haussé  (le  prix,  ou  vice  versa.  M.  Bénard  mi  voit  aucun  péril  en  la  de- 
meure, et  il  conclut  au  maintien  dn  poids  et  du  titre  actuels,  en  deman- 
dant que  le  gouvernement  fasse  tous  ses  efforts  pour  faire  adopter  le 
même  système  par  les  [gouvernements  des  autres  pays. 

M.  ViLLiAUMK  pense  aussi  qu'il  y  a  toujours  du  dan^jer,  sans  aucun  profit 
national,  à  diminuer  le  titre  consacré.  Depuis  le  rè^jne  de  Louis  Xill,  ou 
plutôt  du  (}rand  Richelieu,  aucun  gouvernement  français  n'a  osé  le  faire. 
Si  aujourd'hui  l'on  diminue  le  titre  de  5  0/0,  bientôt  on  le  diminuera  de 
20  et  de  30  0/0.  La  monnaie  française  sera  décriée  à  l'étranjjer  et  le 
trouble  sera  jeté  dans  toutes  les  transactions  intérieures.  M.  Villiaumé 
rappelle  sommairement  le  sort  des  assi(jnats  d'abord  émis  et  acceptés  au 
pair  en  1790.  Au  commencement  de  1796,  une  livre  de  pain  coûtait 
cent  livres  en  assignats,  et  une  paire  de  souliers  2,ô00  livres.  Ils  ne 
sont  ainsi  tombés  que  parce  qu'on  en  a  fabriqué  pour  45  milliards,  au 
lieu  de  deux  milliards;  or,  la  diminution  du  titre  de  la  monnaie  n'est 
qu'une  planche  à  assignats. 

Selon  M.  Maurice  Block,  l'étalon  est  l'unité  monétaire  transformée  en 
mesure  de  la  valeur  par  l'habitude  de  s'en  servir.  L'habitude  joue  dans 
la  comparaison  des  valeurs  un  rôle  dont  on  n'a  pas  tenu  assez  compte. 
Le  point  de  départ  de  nos  évaluations  est,  il  est  vrai,  cinq  grammes 
d'argent  aux  9/10  de  fin,  mais  au  bout  d'un  certain  temps,  l'objet  ma- 
tériel qu'on  appelle  un  franc^  disparaît,  ou  plutôt  entre  dans  l'ombre, 
et  nous  opérons  avec  l'unité  de  valeur  dont  cette  pièce  nous  a  donné 
ridée  ou  l'habitude.  M.  Block  cite,  à  l'appui  de  son  opinion,  l'influence 
de  l'habitude,  les  marcs  de  banque  de  Hambourg,  les  reïs  de  Portugal, 
la  livre  sterling  (qu'on  a  réalisée  en  créant  le  souverain),  etd'aulres 
monnaies  de  compte.  Il  fait  ensuite  remarquer  que  le  franc,  pour 
rester  complètement  dans  la  logique  du  système  décimal,  aurait  dû  être 
de  10  grammes;  et  si  l'on  a  préféré  la  pièce  de  5  grammes,  c'est  qu'elle 
avait  une  valeur  très-peu  différente  de  la  livre^  unité  alors  en  usage,  et 
de  laquelle  on  tenait  à  se  rapprocher  le  plus  possible.  L'influence  de 
notre  habitude  est  si  grande  que,  lorsque  nous  allons  dans  un  pays 
-étranger,  nous  sommes  obligés  de  traduire  mentalement  les  monnaies 
et  les  poids  et  mesures  du  pays  en  monnaies  et  mesures  de  notre  patrie, 
pour  avoir  une  idée  des  valeurs  dont  il  s'agit.  L'esprit  s'habitue  infini- 
ment plus  vite  aux  formes  du  langage  qu'aux  mesures  de  l'étranger. 
Maintenant,  si  l'on  réduisait  les  monnaies  d'argent  au  rôle  de  billon  ou 
d'appoint,  c'est-à-dire  si  la  pièce  de  100  centimes  ne  valait  plus  «n 
franc^  la  nation  française  ne  perdrait  pas  pour  cela  la  notion  de  cette 
unité  de  valeur  (]ui  n'est  implantée,  enracinée  dans  son  esprit  ;  elle  se 
bornerait  seulement  à  payer  en  or  les  sommes  un  peu  considérables. 


SOGlfiTl':  D'ÉGONO^IIE  POLITIQUK.  297 

L'ai'f^ent  n'slerail,  en  llirorio  l'élalon  monélairc,  mais  dans  I;i  praliffiic 
k  miilliple  (l(î  col  élaloii  serait  exprimé  jiar  de  l'or. 

M.  LE  PRKsiDENT  fait  remarqiicr  à  M.  Block  que  sa  théorie  conduit  di- 
rectement à  la  fausse  monnaie. 

M.  DuruiT,  inspecteur  général  des  ponts  et  chaussées,  croit  que,  la 
destination  de  la  monnaie  étant  de  faciliter  les  échan^jes,  elle  ne  rem- 
plirait pas  bien  son  rôle,  si  on  s'astreignait  à  lui  donner  toujours  une 
valeur  intrinsèque  égale  à  la  valeur  nominale,  et  si  on  ne  se  servait  que 
d'un  seul  métal.  S'il  n'y  avait  dans  la  société  que  des  banquiers  et  des 
agents  de  change,  à  la  rigueur  Tor  pourrait  suffire.  Mais  dans  les  trans- 
actions ordinaires,  on  a  à  solder  des  sommes  d'importances  diverses  : 
pour  les  grosses  sommes  il  faut  des  billets  de  banque;  pour  les  sommes 
moindres  de  l'or,  pour  les  sommes  de  moyenne  importance  de  l'argent; 
enfin  pour  les  sommes  de  minime  importance  et  pour  les  appoints  qui 
s'ajoutent  à  toutes  les  sommes  un  métal  de  peu  de  valeur  auquel  on 
donne  le  nom  de  billon.  Or,  si  on  donnait  à  cette  monnaie  un  poids  en 
rapport  avec  sa  valeur  nominale,  elle  serait  tellement  lourde  qu'Userait 
impossible  de  s'en  servir.  On  a  donc  réduit  son  poids  dans  une  énorme 
proportion,  et  l'État  en  ayant  garanti  la  valeur  comme  la  Banque  garan- 
tit celle  de  ses  billets,  elle  est  admise  dans  la  circulation  avec  sa  valeur 
nominale.  C'est  là  un  expédient  dont  l'utilité  et  le  succès  sont  incontes- 
tables. 

L'abaissement  continu  de  la  valeur  de  l'or  ayant  amené  l'exportation 
de  la  monnaie  d'argent,  et  par  cela  même  beaucoup  de  gêne  dans  les 
transactions  oii  ce  métal  est  nécessaire,  l'État,  pour  remédier  à  cet  in- 
convénient, a  eu  recours  au  même  expédient;  il  a  fait  du  billon  d'argent, 
c'est-à-dire  une  monnaie  d'une  valeur  intrinsèque  moindre  que  sa  va- 
leur nominale,  et  à  laquelle  il  a  donné  sa  garantie.  Il  est  certain  que  la 
nouvelle  pièce  de  cinquante  centimes  est  acceptée  dans  la  circulation 
sans  aucune  défaveur,  il  est  certain  aussi  qu'elle  ne  sera  pas  exportée, 
parce  que  sa  valeur  intrinsèque  n'indemniserait  pas  celui  qui  voudrait 
se  livrer  à  ce  commerce.  Nous  conserverons  donc  cet  instrument 
d'échange  si  commode  dans  la  plupart  des  transactions.  En  résumé, 
M.  Dupuit  croit  que  l'opération  faite  par  l'État  est  aussi  utile  au  com- 
merce qu'irréprochable  au  point  de  vue  de  la  science. 

M.  Ellissen,  banquier,  trouve,  au  contraire,  qu'il  est  dangereux  de 
loucher  au  titre  de  l'unité  monétaire;  car  une  fois  la  confiance  populaire 
ébranlée,  il  est  difficile  de  la  rétablir.  Il  cite  l'exemple  du  petit  gouver- 
nement de  Gotha,  qui  a  fait  battre,  il  y  a  quelques  années,  des  pièces  de 
6  kreutzers  n'en  valant  que  5.  Le  public  allemand  n'a  pas  tardé  à  refuser 


298  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

ces  pièces  piiir  6  kreiUzers  et  à  ne  les  considérer  comme  valant  seu- 
lement 5  kreutzers  valeur  réelle.  C'était  une  dépréciation  de  20  0/0, 
qui  a  été  suivie  d'un  retrait  complet  de  la  confiance  publique.  Cette 
confiance  n'est  revenue  qu'avec  l'entente  des  divers  gouvernements  pour 
une  pièce  à  valeur  réelle. 

M.  Paul  Coq  voit  dans  le  billonna[i^e,  auquel  on  soumet  une  partie  de 
la  monnaie  d'argent,  l'altération  flagrante,  regrettable,  de  notre  unité 
monétaire,  le  franc.  La  question  de  limite  est  ici  complètement  indiffé- 
rente et  doit  être  écartée,  suivant  qu'il  sera  facile  de  le  prouver.  Vaine- 
ment on  se  flatte,  d'ailleurs,  de  pouvoir  rester  sur  le  terrain  du  billon- 
nage  restreint  à  la  pièce  de  50  centimes.  Ce  n'est  là  qu'une  première 
étape  qui  doit  fatalement,  forcément  mener  plus  loin.  Si  c'est  véritable- 
ment pour  conjurer  la  sortie  des  espèces  d'argent  qu'on  opère  ainsi,  on 
fait  à  la  fois  trop  et  trop  peu.  Tout  montre,  en  effet,  qu'on  ne  saurait 
s'arrêter  dans  cette  voie.  Plus  le  mal  auquel  on  entend  remédier  est 
accentué,  plus  il  faut  s'attendre  à  gravir  incessamment  tous  les  degrés 
du  billonnage. 

On  sera  dès  lors  en  présence  de  deux  unités  à  l'endroit  m.  franc,  cette 
monade  monétaire  à  laquelle  on  ne  peut  toucher  sans  ruiner  l'édifice 
entier  de  la  monnaie.  Qu'on  le  veuille  ou  non,  ce  sera  ainsi.  Dans  les 
affaires,  on  doit  fatalement  se  heurter  un  jour  ou  l'autre  à  des  défiances 
publiques  qui  s'opposeront  à  ce  qu'on  échange  couramment  le  multiple 
altéré  du  franc  contre  le  franc  lui-même  ou  contre  la  pièce  d'or  qui 
comprend  dix  de  ces  demi-francs.  Ou  n"a  qu'à  se  souvenir  combien  était 
fait  rigoureusement  en  cours  d'affaires  le  départ  de  la  perte  des  anciens 
écus  de  6  livres.  Il  en  sera  de  même  ici. 

La  limitation  dans  les  payements  n'a  ici  qu'un  rôle  secondaire.  Ce 
n'est  pas  ce  dont  s'occupe  l'ouvrier  ou  le  marchand  de  comestibles  lors- 
qu'on le  paye;  ce  qui  l'occupe,  c'est  de  savoir  si,  avec  ces  deux  demi- 
francs,  il  pourra  partout  sans  peine  rentrer  en  possession  du  franc  droit 
de  titre.  Notez  que  le  marchand  peut  réunir  ici  des  masses  d'argent  bas 
de  titre,  et  dont  par  suite  il  est  embarrassé.  Qu'il  éprouve  quelque  dé- 
fiance à  cet  égard,  et  voilà  le  billon  frappé  au  cœur.  On  n'a  qu'à  voir  de 
quel  œil  furent  accueillies  les  pièces  suisses  ou  celles  d'Angleterre,  tout 
irréprochables  qu'elles  fussent  d'ailleurs.  Mais  le  danger  le  plus  grand 
n'est  pas  là,  il  est  surtout  dans  l'emploi  d'un  moyen  qui  doit  activer  le 
mal  qu'on  voulut  ici  combattre.  Nul  n'ignore,  en  effet,  «^ue  le  véhicule 
le  plus  actif  de  l'exportation  ou  expulsion  métallique,  c'est  le  système 
qui  consiste,  dans  un  pays,  à  mettre  de  pair  la  monnaie  droite  de  titre 
avec  celle  qui  ne  l'est  pas.  Le  nouveau  demi-franc  semble  donc  destiné 
à  armer  la  spéculation  d'un  moyen  nouveau  de  drainage  à  peu  près  in- 
fçiillible.  P'oia  la  nécessité  d'accroître,  comme  dans  toute  émission  de 


SOGlfiTI^:   n'RCONOailIi  POLITIQUIÎ.  299 

monnaie  (|ni  laisse  à  (Irsircr,  la  masse  de  la  fa'jricaiion.  Mais  si  l'on  ac- 
croîl  celle  niasse,  il  laudra  donc  reporter  pins  loin  la  limite  lésyale  des 
paiements?  Ainsi  l'on  (^st  condamné,  dans  ce  système,  à  serrer  le  franc, 
Tunité  monétaire,  de  si  près,  qu'il  se  réduit  bientôt  à  un  pur  idéal. 

M.  Paul  Cofj  pense  qu'en  de  tels  cas,  la  seule  chose  pratique  et  qui  ne 
présentait  que  peu  ou  point  d'inconvénient,  c'eût  été,  au  lieu  d'entrer 
par  la  petite  porte  du  billonna[|e  dans  les  questions  que  soulève  notre 
conslilulion  monétaire,  d'aborder  de  face  le  problème  qu'a  posé  depuis 
di\  ans  chez  nous  l'invasion  de  l'or. 

M.  DuPuiT  croit  devoir  faire  observer  que,  quand  l'Australie  et 
la  Californie  ont  versé  d'Immenses  quantités  d'or  sur  l'ancien  monde, 
quelques  économistes  ont  cru  à  une  révolution  dans  le  rapport  de  la  va- 
leur de  l'or  à  l'arguent  :  ils  voyaient  tous  les  créan  iers  ruinés  par  l'ac- 
quittement en  or  de  dettes  contractées  en  arguent,  ils  se  figuraient  que 
l'or  allait  baisser  beaucoup  de  valeur,  ce  qui  était  vrai,  et  que  l'argent 
allait  conserver  sa  valeur,  ce  qui  était  faux;  car  l'or  et  l'argent  ont 
baissé  de  valeur  parallèlement,  et  le  rapport  de  leur  valeur  n'a  subi  que 
des  oscillations  tellement  faibles  qu'elles  ne  sont  pas  de  nature  à  nuire 
aux  intérêts  privés.  Des  plaintes  analogues  se  sont  produites  quand  on 
a  refondu  la  monnaie  de  billon  et  qu'on  en  a  réduit  le  poids  de  moitié  : 
quelques  économistes  s'effrayaient  aussi  de  cette  tentative  et  en  prédi- 
saient l'insuccès.  L'événement  a  dissipé  leurs  craintes,  le  nouveau  bil- 
lon a,  dans  les  transactions,  la  valeur  de  l'ancien.  On  se  ferait  une  idée 
plus  exacte  du  rôle  des  monnaies,  si  l'État,  au  lieu  de  s'attacher  à  en 
faire  des  œuvres  d'art,  en  faisait  des  œuvres  de  vérité  et  de  bon  sens. 
S'il  inscrivait  sur  les  unes  la  quantité  de  métal  fin  qu'elles  contiennent 
et  sur  le  billon  Bon  pour  cinq  ou  dix  centimss,  on  ne  confondrait  pas  ces 
deux  espèces  de  monnaie  et  la  discussion  d'aujourd'hui  n'aurait  pas  lieu. 
Ainsi  on  a  parlé  de  fausse  monnaie,  à  propos  des  nouvelles  pièces  de 
cinquante  ceiitim.es  dont  le  titre  est  inférieur  à  celui  des  anciennes;  ce 
reproche  ne  peut  s'adresser  à  la  monnaie  qu'autant  qu'elle  ne  contient 
p;is  la  quantité  de  métal  fin  qu'elle  devrait  contenir  d'après  son  titre; 
mais  ce  reproche  est  injuste  quand  il  s'adresse  à  un  jeton  qui  n'est 
donne  que  comme  un  bon  acceptable  dans  les  caisses  de  l'Eiaî,  garantie 
suffisante  pour  le  faire  admettre  dans  la    irculation. 

il  est  incontestable  que,  si  on  pouvait  frapper  des  pièces  d'or  et  d'ar- 
gent du  poids  de  quelques  centigrammes,  on  pourrait  se  passer  de  billon 
et  avoir  un  système  de  monnaie  parfait.  Mais  d'une  part  cette  monnaie 
imperceptible,  dont  la  valeur  ne  pourrait  être  reconnue  qu'à  l'aide  d'une 
loupe,  serait  d'un  usage  évidemment  impraticable;  d'autre  part,  l'or  et 
l'argent  étant  simultanément  nécessaires  dans  la  fabrication  de  la  mon- 
naie, le  législateur  est  obligé  d'admettre  un  rapport  entre  leur  valeur 


300  JOURNAL  DKS  flCONOMlSTES. 

et  il  en  résulte  que,  i/uand  ce  rapport  chan^je,  une  des  monnaies  dis- 
paraît, au  [yrand  préjudice  de  la  facilité  des  échanfyes.  Les  puritains  de 
récononiie  politique  critiquent  le  parti  qu'on  a  pris  de  frapper  du  billon 
d'ar(]^ent,  mais  ils  ne  disent  pas  ce  qu'il  aurait  fiUlu  faire.  Continuer 
d'émettre  de  la  monnaie  d'argent  au  titre  léf^al  n'était  pas  admissible, 
car  celte  monnaie  disparaissait  immédiatement,  puisque  avec  un  kilo- 
j^ramme  d'or  on  avait  en  France  15  kilogrammes  et  demi  d'argent,  et 
qu'avec  cette  quantité  d'argent  ou  avait  à  l'étranger  plus  d'un  kilo- 
gramme d'or,  d'oii  un  bénéfice  qui  permettait  de  recommencer  indéfini- 
ment l'opération. 

Ceux  qui  donnent  le  nom  de  fausse  monnaie  à  la  nouvelle  pièce  de 
cinquante  centimes  devraient  bien  dire  s'ils  considèrent  aussi  comme  de 
la  fausse  monnaie  les  pièces  de  cuivre  de  cinq  et  dix  centimes  et  si  la 
science  fournit  un  moyen  de  s'en  passer  ou  de  les  remplacer.  Dès  qu'on 
admet  les  unes,  on  ne  saurait  repousser  les  autres;  il  n'y  a  pas  de  prin- 
cipe scientifique  qui  dise  que  le  billon  n'est  bon  que  jusqu'à  dix  centimes 
et  qu'au  delà  il  y  a  erreur  et  danger.  Pour  remédier  à  un  inconvénient 
dont  tout  le  monde  se  plaignait,  on  a  fait  un  essai  de  billon  à  cinquante 
centimes.  Si  cet  essai  réussit,  si,  d'un  autre  côté,  les  pièces  de  un  franc 
et  de  deux  francs  continuent  à  disparaître  et  que  leur  absence  soit  une 
difficulté  pour  les  échanges,  on  pourra  pousser  l'essai  plus  loin,  c'est 
une  affaire  de  mesure  et  de  tâtonnement.  Il  va  sans  dire  que  cette  émis- 
sion de  billon  doit  être  accompagnée  des  précautions  ordinaires,  c'est- 
à-dire  que  son  émission  doit  être  limitée  par  la  loi,  et  que  le  créancier 
ne  doit  être  obligé  de  la  recevoir  que  dans  des  proportions  restreintes 
et  déterminées;  c'est  ce  qu'a  fort  bien  remarqué  M.  de  Parieu.  Quand  le 
législateur  émet  trop  de  billon,  il  est  déprécié  et  ne  peut  être  échangé 
contre  la  monnaie-valeur  qu'avec  perte;  quand  il  n'en  émet  pas  assez, 
le  billon  fait  prime.  L'entrepreneur  qui  a  des  ouvri{^rs  à  payer,  et  au- 
quel le  billon  est  indispensable,  est  obligé  de  donner  plus  de  mille  francs 
d'or  pour  avoir  la  même  valeur  eu  billon.  L'État  est  donc  toujours  pré- 
venu de  l'opportunité  d'une  émission  ou  d'un  retrait  du  billon,  et  il  a 
rempli  son  devoir  quand  les  deuK  monnaies  sont  au  pair.  Les  critiques 
qu'on  lui  a  adressées  viennent  de  ce  qu'on  a  confondu  les  deux  espèces 
de  monnaie  qui  sont  dans  la  circulation,  la  monnaie-valeur,  dont 
l'émission  est  illimitée,  et  la  monnaie-crédit,  qui  n'est  qu'un  signe  repré- 
sentatif de  la  pr.Miiière  et  dont  l'émission  doit  être  limitée  aux  besoins 
de  la  circulation. 


A  propos  de  cette  question,  quelques  auteurs  ont  traité  panllèlsment 
de  l'or  et  de  l'argent,  considérés  comme  étalons  à  la  monnaie.  Nous  écar- 
tons cette  partie  de  la  discussion,  le  sujet  devant  faire  l'objet  d'un  enîrr.'- 
tien  spécial  dans  une  autre  séance. 


SOCIÉTÉ  D'kCUJNUMlK  PULITIUUK.  301 

liciBiiioii  €lu   O  fcvricr  i80â 

Cgmmumgations  :  Morl  de  ÎM.  Froudhon.  —  Conférences  d'économie  politique  autorisées 
à  Lille,  à  Grenoble,  à  Saint-Pétershour^j  <'t  à  Moscou. 

Ouvi\AGF,s  Plvi':si.NTi';s  :  TixiUés  élémentaires  d'économie  politique^  par  MM.  Kundi  (;t 
Gola,  —  2*  édition  du  Manuel  de  M.  Haudrillart;  —  les  Principes  de  1781)  en  Amé- 
rique^ par  M.  Torrès-I'aiccdo;  —  Lsllres  sur  la  condition  des  domestiques  et  des  sér- 
iantes, par  MM.  ]Maj;ni(  r  et  Dcbcaumont;  —  le  Paupérisme  et  les  Associations  de 
prévoyance ^  par  M.  Emile  Laurent  ;  —  des  Sociétés  de  coopération  et  de  leur  constitu- 
tion-, —  Leçon  d' ouverture  du  c\mrs  d'économie  politique  professée  à  la  Faculté  de 
Toulouse,  par  M.  Rozy, 

Discussion  : 

M.  Michel  Chevalier,  membre  de  rinstitut,  sénateur,  a  présidé  cette 
réunion,à  laquelle  assistaient  M.  Bagehlot,  rédacteur  en  chef  du  The  Eco- 
nomist;  M.  Bortier,  ex- président  de  la  Société  d'agriculture  belge, 
M.  Mayer-Hastorgs,  ex-vice-président  de  l'association  belge  pour  la 
réforme  douanière,  invités  par  le  Bureau;  —  M.  Cerfberr,  Forqueret, 
Coullet,  Donnât,  invités  par  des  membres;  —  et  M.  le  prince  IN.  Trou- 
betskoy,  récemment  admis  par  le  Bureau  à  faire  partie  de  la  Société. 

En  prenant  la  parole  pour  faire  diverses  communications,  M.  Joseph 
Garnier  dit  que  la  mort  de  M,  Proudhon,  dont  la  presse  s'est  beaucoup 
occupée,  est  un  événement  qui  ne  peut  point  passer  sans  une  mention 
spéciale  au  sein  de  la  Société  d'économie  politique  ;  car  les  nombreux 
ouvrages  de  M.  Proudhon  contiennent  tous  des  discussions  économiques 
doctrinales  ou  spéciales;  quelques-uns  (1)  même  sont  entièrement  con- 
sacrés à  des  sujets  économiques. 

Au  début  de  sa  carrière,  M.  Proudhon,  après  avoir  lancé  ses  premiers 
pamphlets,  étudiait  sérieusement  l'économie  politique  ;  il  professait  un 
g-rand  respect  pour  les  maîtres,  et  il  fut  très-flatté  un  jour  d'être 
invité  à  une  réunion  de  la  Société.  Il  préparait  à  cette  époque  cette  étude 
sur  la  misère,  publiée  par  Guillaumin,  et  qui  annonçait  devoir  être 
l'œuvre  d'un  économiste.  Ce  fut  ce  recueil  de  thèses  et  d'antithèses  qui 
témoignaient  d'un  grand  talent  au  service  d'un  esprit  batailleur  et  se 
faisant  successivement  le  défenseur  des  idées  économiques  et  le  prôneur 
des  idées  socialistes  et  protectionnistes,  le  tout  en  langage  philosophique 
d'outre-Rhin  î 

M.  Garnier  ne  peut  point  rappeler  et  apprécier  les  autres  ouvrages 
de  M.  Proudhon  et  les  évolutions  de  ce  singulier  esprit  ;  il  cherche  seu- 

(l)  Les  trois  pamphlets  sur  la  propriété  :  les  Contradictions  économiques 
ou  Philosophie  de  la  misère,  le  volume  sur  les  chemins  de  fer,  celui  sur 
l'impôt,  etc. 


302  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

lement  à  résumer  son  sentiment  sur  les  travaux  de  cet  écrivain  re- 
nommé, et  au  seul  point  de  vue  économique,  en  disant  que  M.  Proudhon 
a  eu  deux  actions  sur  les  proj^rès  de  l'économie  politique  :  une  action 
indirecte  en  attaquant  les  économistes  avec  une  incomparable  vigueur 
et  en  li;s  forçant  à  mieux  défendre  leurs  principes  que  par  le  passé;  une 
action  directe,  en  se  faisant  leur  auxiliaire,  souvent  compromettant, 
mais  toujours  vi[;oureux,  contre  les  théories  du  communisme,  du  ré(}le- 
menlarisme  et  del'inLerventionisme  de  l'État.  Atout  prendre,  M.Garnier 
estime  que  M.  Proudhon  a  rendu,  sous  le  rapport  économique,  plus 
de  services  qu'il  n'a  occasionné  de  nuisances,  comme  aurait  dit  M.  Du- 
noyer. 

Les  opinions  de  ce  publiciste  ont  pu  paraître  énifi^matiques  et  con- 
testables, blâmables  même  à  bien  des  é[prds;  mais  il  est  un  point  sur 
lequel  tout  le  monde  est  d'accord,  c'est  que,  par  la  cW^^niié  de  sa  conduite 
comme  homme  privé,  au  sein  de  la  pauvreté,  qu'il  aurait  pu,  comme 
tant  d'autres,  éviter  par  des  dextérités  de  plume,  il  a  honoré  la  carrière 
des  lettres.  M.  Joseph  Garnier,  qui  l'a  connu  depuis  vin,q?t  ans,  estime 
que  Ton  n'a  rien  dit  de  trop  dans  la  presse,  en  lui  rendant  cet  hom- 
mag^e. 

M.  ViLLAUMÉ  est  heureux  d'avoir  entendu  les  bonnes  paroles  que  vient 
de  prononcer  en  finissant  M.  le  secrétaire  perpétuel.  Il  ajoute  que,  lui 
aussi,  a  connu  particulièrement  F, -J.  Proudhon  pendant  les  seize  der- 
nières années  de  sa  vie,  et,  qu'ayant  été  lié  avec  la  plupart  des  autres 
écrivains  célèbres,  il  n'a  rencontré  chez  aucun  plus  de  modestie  et 
d'amour  du  bien  public.  11  peut  attester  que  nul  n'a  été  plus  pur  et  plus 
désintéressé.  «  Je  l'ai  vu,  dit-il,  souvent  aux  prises  avec  l'adversité, 
sans  que  sa  dignité  fît  la  moindre  concession.  Aussi  il  est  mort  pauvre, 
comme  il  avait  vécu.  Il  ne  laisse  absolument  rien  à  sa  veuve  ni  à  ses 
deux  intéressantes  jeunes  filles.  Qu'il  me  soit  donc  permis  d'annoncer 
qu'une  souscription  privée  est  ouverte  en  leur  faveur  (1). 

M.  WoLowsKi,  membre  de  l'Institut,  dit  qu'il  n'a  rien  à  reprendre  à 
l'éloge  de  l'homme  privé  ;  les  luttes  qu'il  a  dû  soutenir  contre  Proudhon 
le  porteraient  plutôt  à  s'y  associer.  Mais,  quant  aux  services  que  ce  pen- 
seur aurait  rendus  à  l'économie  politique,  ils  lui  semblent  consister  sur- 
tout en  ce  que  Proudhon  a  le  mieux  montré  comment,  avec  une  intelli- 
gence remarquable  et  une  dialectique  vigoureuse,  on  tombe  dans  les 
plus  étranges  aberrations,  lorsque  l'on  s'éloigne  des  principes  vérita- 
bles, en  se  laissant  égarer  par  les  fausses  lueurs  du  paradoxe. 


'1)  Les  fonds  sont  reçus  chez  MM.  Garnier  frères,  qui  ont   édité  plu- 


sieurs ouvrages  de  M.  Proudhon, 


siiGiiVrt  nixoMOiMii:  pulitioue.  30a 

Après  c(;s  coimnimicatioiis,  M.  le  sccrélaire  perpéUu;!  présoiUe  les 
oiivraj'.cs  suivants  : 

D'abord,  imis  petits  Traités  d'éconoiiiicî  politique  :  l°un  parM.  lîimdi, 
de  Miiaii  (l),  et  un  [)ar  i\I.  b'errero  Gola,  de  Ke}yi;io  (2;,  tous  deux  por- 
tant (Texcellentes  (li)niiées  et  exjxjsant  de  saines  notions  dans  des  cadres 
différents; — 2"  Une  nouvelle  édition  du  Manuel  de  M.  Haudrillart  (3), 
dont  la  première  a.  été  favorablement  accueillie,  et  dont  la  deuxième 
arrive  à  point  pour  continuer  le  mouvement  de  propafçaqde  auquel  nous 
assistons  et  auquel  Fauteur  contribue  si  bien  par  la  parole  et  par  la 
plume. 

Les  'principes  de  1789  en  Amérique {A)^  par  M.  Tornès  Caïcedo,  ancien 
chargé  d'affaires  de  Venezuela.  —  L'auteur,  membre  de  la  Société,  passe 
en  revue  les  [grandes  questions  qui  ont  agité  nos  pèrts  et  qui  nous 
a[;itent  encore,  en  nous  citant  des  faits  et  des  opinions  relatifs  au  Nou- 
veau-Monde. 

Les  Circulations  en  banque  ou  F  impasse  du  monopole  (5),  par  M.  Paul 
Coq.  —  L'auteur,  qui  a  publié  antérieurement  divers  autres  ouvrages 
(le  Sol  et  la  haute  banque^  —  la  Monnaie  de  banque)  sur  ces  questions 
qui  lui  sont  familières,  a  remis  son  sujet  favori  à  Fétude  pour  l'examiner 
aux  divers  points  de  vue  de  la  discussion  actuelle.  11  montre  le  moyen 
de  sortir  de  l'impasse  où  on  est  en  France,  soit  en  rendant  le  monopole 
plus  ralionnel  par  l'emploi  des  moyens  qu'offre  le  change  et  par  l'appel 
mieux  entendu  des  capitaux,  soit  en  reconstituant  la  pluralité  des  ban- 
ques.—H  combat,  chemin  faisant,  lesarguments  de  ses  adversaires  avec 
verve,  causticité  et  nnthumour  dans  la  forme,  qui  n'exclut  pas  le  sérieux 
dans  le  fond. 

Lettre  à  MM.  les  cultivateurs  du  département  de  la  Sommée  sur  la  con- 
dition des  domestiques  et  des  servantes  de  la  campagne  (6).  Sous  ce  titre 


(1)  La  Economia  esposta  né  suai  principi  razionali  et  dedotti,  manuale  pro- 
jjosta alla gioventu  italiana,  daGiuseppe  Bundi  ;  in-18.  Milan;  Maisner,  1864. 

(2)  Corso  theorico-pratico  d'economia  politica  dell  avocato-professore 
Andréa  Ferrero  Gola;  in-18.  Reggio  ;  Galderini,  1864. 

(3)  Manuel  d'économie  politique.,  par  M.  H.  Baudrillart,  professeur  au 
Collège  de  France,  2^  édition,  revue  et  augmentée;  in-18.  Guillaumin 
etC%  1865. 

(4)  In-18.  Paris,  Dentu,  1865. 

(5)  Les  Circulations  en  banque  ou  r impasse  du  monopote;  émission  et 
change,  dépôts  en  compte,  chèques,  billet  à  intérêt,  etc.;  un  vol.  in-8, 
1865.  Guillaumin  et  C\ 

(6}  Paris.  Pion,  1865,  in-8  de  64  pages. 


304  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

modeste,  deux  cultivateurs^  MM.  Magnier  et  Debeaumont,  traitent  des 
causes  <iui  font  éinigrer  les  populations  des  campagnes.  Ils  pensent 
qu'on  ne  peut  les  retenir  que  par  rintérêt,  et  ils  proposent  la  formation 
d'une  société  pour  améliorer  le  sort  des  domestiques  et  servantes  atta- 
chés à  ra[îriculture. 

Le  Paupérisme  et  les  associations  de  prévoyance,  nouvelles  études  sur  les 
sociétés  de  secours  mutuels  (1),  par  M.  Emile  Laurent.  —  C'est  la  seconde 
édition  en  2  volumes  d'un  premier  ouvrage  en  1  volume  couronné  par 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  dans  lequel  le  sujet  est 
traité  sous  tous  les  aspects,  sous  le  rapport  historique  comme  au  point 
de  vue  de  l'organisation  de  ces  institutions  et  des  faits  qui  s'y  sont  ac- 
complis. Cet  intéressant  ouvrage  se  termine  par  une  étude  sur  les  socié- 
tés  coopératives  de  Consommation,  de  Crédit  et  de  Production. 

Des  Sociétés  de  coopération  et  de  leur  constitution  légale  (2).  —  Instruc- 
tion publiée  par  un  comité  de  quatorze  personnes  notables,  venues  de 
points  différents,  et  unies  pour  faciliter  1 1  formation  de  ces  sociétés. 
Nous  y  trouvons  les  noms  de  quatre  membres  de  la  Société  :  MM.  Batbie, 
Horn,  Léon  Say,  Jules  Simon,  à  côté  de  ceux  d'un  duc  et  d'un  prince,  et 
de  plusieurs  comtes  ou  vicomtes.  —  Ce  comité  conclut  en  demandant  la 
modification  de  la  législation  sur  les  associations.  L'instruction  est  suivie 
de  Vacte  du  7  août  1862,  relatif  aux  sociétés  industrielles  et  de  prévoyance, 
en  Angleterre,  d'un  modèle  de  règlement  d'après  cet  acte  et  des  statuts 
de  la  société  d'avances  de  Delitzch. 

Après  ces  propositions  de  M.  le  secrétaire  perpétuel,  M.  de  Lavergne, 
membre  de  l'Institut,  dit  qu'il  est  chargé  par  M.Rozy,  professeur  agrégé 
de  la  Faculté  de  droit  de  Toulouse,  de  faire  hommage  à  la  Société  de  la 
leçon  d'ouverture  du  cours  libre  d'économie  politique  qu'il  professe  dans 
cette  ville.  Cette  leçon  est  une  défense  très-bien  faite  de  l'économie  po- 
litique contre  les  accusations  dont  elle  est  l'objet. 

Le  même  membre  annonce  à  la  Société  qu'un  cours  volontaire  d'éco- 
nomie politique  vient  d'être  ouvert  à  Bourg,  chef-lieu  du  département 
de  l'Ain,  par  un  ancien  élève  de  l'Institut  national  agronomique,  au- 
jourd'hui ingénieur  agricole,  M.  Dubost.  Ce  cours  a  lieu  une  fois  par 
semaine;  il  attire  un  grand  concours  d'auditeurs. 

M.  de  Lavergne  aurait  voulu  lui-même  augmenter  à  Paris  le  nombre 
des  cours  autorisés  d'économie  politique  ;  il  a  demandé  à  M.  le  ministre 


(l)  Deux  forts  volumes  in-8,  1865,  Guillaumin  et  G»-',  15  fr. 
('2)  ln-8  de  5  pages,  Guilaumin  et  Ce,  50  c. 


BIBLlUGRAPHiK.  305 

de  riiislriirlioii  [)iiljli(|nc  raulorisalioii  de  lairo  trois  coiirérciices  sur 
Adam  Smiih  :  celle  auLorisalioii  lui  a  été  accordée  le  7  janvier,  mais 
elle  lui  a  été  retirée  le  20,  sans  (ju'il  ait  eu  le  temps  de  faire  sa  première 
leçon. 

M.  Joseph  Ganiier  ajoute  à  la  liste  des  cours  d'économie  politique 
(|u'il  a  douîiéc  dans  la  dernière  séance  et  que  vient  (rau[;nienter  AI.  de  La- 
vergne  :  —  un  cours  autorisé,  à  Lille,  à  la  Faculté  des  sciences  politi- 
ques, par  M.  Tellier,  juge  au  tribunal  ; — un  autre  à  Grenoble,  à  la  Faculté 
de  droit,  par  M.  Caraud,  professeur  de  droit  administratifs  la  même 
Faculté. 

Il  annonce,  de  plus,  que  M.  de  Molinari  vient  de  quitter  Bruxelles, 
se  rendant  en  Russie  pour  faire  des  conférences  économiques  autorisées, 
à  Saint-Pétersbourg  et  à  Moscou,  où  on  ne  peut  se  procurer  que  par  con- 
trebande les  piquantes  Lettres  sur  la  Russie,  qui  ont  été  le  résultat  d'un 
premier  voyage  et  de  premières  conférences  par  le  spirituel  économiste, 
dans  plusieurs  villes  de  l'empire. 

A[très  ces  diverses  communications,  la  Société  met  en  discussion  une 
question  posée  par  M.  Peut,  en  ces  termes  :  «Nécessité  et  possibilité  d'une 
grande  réduction  des  prix  de  transport.  » 

Il  sera  rendu  compte,  dans  une  autre  livraison,  de  cette  conversation, 
qui  a  été  plus  d'une  fois  troublée  par  les  bravos  d'un  banquet  d'hippo- 
phages,  ou  amateurs  et  propagateurs  delà  viande  de  cheval,  qui  occupait 
la  grande  salle  du  Grand-Hôtel,  voisine  de  celle  on  s'assemble  la  Société 
d'économie  politique,  et  dont  l'auditoire  était  des  plus  enthousiastes  et 
des  plus  surexcités.  C'est  un  fait  économique  à  constater  en  passant. 


BIBLIOGRAPHIE 


Du  COMMERCE  ET  DES  PROGRES  DE  LA  PUISSANGE    COMMERCIALE    DE   l'ANGLETERRE  ET  DE 

LA  France  au  point  de  vue  de  l'histoire,  de  la  législation  et  de  la  statistique,  d'après 
les  sources  et  les  données  officielles,  d.ytç,  une  Introduction  comprenant  un  Aperçu  de 
l'histoire  générale  du  commerce  jusqu'à  nos  jours,  par  M.  Charles  Vogel.  Tome  r"". 
1  vol.  gr.  in-8.  Chez  Berger-LevrauU,  Paris  et  Strasbourg,  1864. 

Ici  le  parallèle  s'explique  ,  car  enfin  si  nous  sommes  rassasiés  des 
leçons  des  docteurs  qui,  tout  en  jouissant  des  plaisirs  de  la  situation, 
nous  prêchent  l'imitation  des  vertus  politiques  anglaises  et  nous  conseil- 
lent, pour  mériter  d'être  libres,  de  transformer  notre  nature,  d'ôter  le 
sang  de  nos  veines,  de  n'avoir  plus  de  passé,  plus  de  souvenirs,  et  sans 
2^  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  féorier  186o.  20 


306  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

doute,  en  sermonnant  ainsi,  se  raillent  des  niais  qui  les  écoutent,  il  est 
un  point,  un  point  précis,  sur  lequel  on  peut  et  l'on  doit  nous  dire  de 
ne  pas  négliger  de  nous  instruire.  L'Angleterre  a  trouvé  dans  son  iso- 
lement protégé  par  la  mer  de  quoi  devenir  nécessairement  le  premier 
peuple  navigateur  de  l'ancien  monde,  et,  en  naviguant  vers  tous  les  ri- 
vages, elle  a  dû  devenir  ainsi  le  premier  peuple  commerçant.  Son  île, 
aussi,  lui  fournissait  le  combustible  qui,  une  fois  la  machine  à  vapeur 
découverte,  allait  être  la  source  première  de  toute  activité,  et  elle  le  lui 
fournissait  comme  à  discrétion  :  l'Angleterre  a  donc,  dans  l'industrie 
comme  dans  le  commerce  et  la  navigation,  pris  l'avance  sur  toutes  les 
nations,  et  quand  il  s'agit  de  navigation,  de  commerce,  d'industrie,  on 
est  bien  venu  à  nous  recommander,  puisque  nous  aussi  nous  voulons 
marcher  en  avant  des  peuples,  de  profiter  des  enseignements  que  ces 
exemples  nous  donnent,  non  pour  l'admirer  et  la  copier  sans  raison, 
mais  pour  arriver  le  plus  tôt  possible  au  môme  point  qu'elle,  en  évitant 
lés  erreurs  qu'elle  a  pu  commettre,  et  en  passant  tout  de  suite  par  les 
chemins  qui,  à  la  fin,  ont  abrégé  sa  route. 

On  s'était  fait  chez  nous  des  chimères  de  sa  puissance.  Elle  est  grande, 
elle  est  solidcinent  assise  sur  des  richesses  accumulées  depuis  près  d'un 
siècle  ;  mais,  depuis  que  les  traités  de  commerce  nous  ont  forcés  de  se- 
couer la  langueur  qui  justifiait  et  nourrissait  nos  craintes^  on  a  pu  voir 
qu'il  n'y  a  rien  d'impossible  à  espérer  pour  notre  pays  le  même  déploie- 
ment de  l'activité  industrielle  et  commerciale.  Nous  conserverons  nos 
mœurs  et  notre  caractère,  plaise  à  Dieu,  et  nous  ne  réussirons  sans 
doute  ni  absolument  de  la  môme  manière,  ni  absolument  dans  le  même 
champ  d'énergie,  mais  nous  ajouterons  à  ce  que  nous  valons  la  plus 
grande  partie  de  ce  que  valent  les  Anglais  ;  et,  s'ils  le  veulent  à  leur 
tour,  ils  s'efl'orceront  de  ne  point  nous  laisser  l'emporter  sur  eux  par  des 
mérites  diflerents  des  leurs.  Cette  îutte  civilisatrice  est  commencée,  et 
déjà  ce  n'est  pas  la  seule  Angleterre  et  la  seule  France  qui  ont  demandé 
d'y  jouer  un  rôle.  En  peu  d'années  l'humanité,  toute  saignante  de  tant  de 
guerres,  saura  si  ces  combats  paisibles  ne  la  mènent  pas  plus  près  du 
bonheur  qu'elle  a  rêvé.  Mais  cela,  mille  voix  l'ont  mille  fois  répété.  Il  ne 
s'agit  plus  de  demander  qu'on  en  vienhe  à  l'expérience  ;  il  n'y  a  qu'à  la 
faire  complète  et  définitive  ;  et,  puisqu'on  effet  c'est  à  l'Angleterre  et  à 
la  France  d'être  les  premiers  acteurs  de  la  joute,  on  a  raison  de  montrer 
aux  deux  émules  comment  leurs  forces  sont  diverses,  et  comment  elles 
peuvent  se  balancer  et  croître  encore  en  s'égalisant. 

Le  livre  de  M.  Vogel  arrive  à  son  heure,  et  nous  sommes  heureux  de 
le  voir  paraître  de  sa  main.  Personne  n'était  préparé  mieux  que  lui  pour 
le  concevoir  et  l'exécuter.  Traducteur  de  la  belle  œuvre  de  Fischel  sur 
la  Constitution  d'Angleterre-,  il  n'a  pas  seulement  effleuré  l'étude  des  ques- 
tions d'histoire  et  de  politique  qu'il  faut  connaître  pour  bien  juger  du 
génie  d'un  peuple  ;  il  n'ignore  donc  rien  dé  la  vie  intime  de  la  nation 
dont  il  voulait  décrire  les  ressources  ;  et,  placé  comme  il  l'est  à  la  source 
de  tous  les  renseignements  exacts  qu'il  est  possible  de  recueillir  en 
France  sur  le  commerce  et  l'industrie  de  la  France  et  du  monde  entier, 


BIBLlOGRAPIIll*:.  307 

charp;!^,  môino  do  puhlior  nai^Mièro  dos  Uihloaux  do  comparaison,  qui  ont 
inlérossé  vivement  les  esprits  attcntirs,  Tidéc  devait  lui  venir  naturelle- 
ment d'user  de  tant  d'avantages,  et  do  ne  laisser  à  personne  le  soin  de 
composer  l'ouvrage  dont  il  nous  donne  aujourd'hui  le  premier  volume, 
et  dont  il  aclièxera  bientôt  la  publication. 

Ce  premier  volume  est  précédé  d'une  introduction  qui  comprend  un 
aperçu  do  l'histoire  générale  du  commerce.  On  sait  que,  pour  tracer  aussi 
cette  esquisse,  il  avait  des  facilités  particulières,  car  c'est  à  lui  et  au 
regrettable  M.  llichelot  que  nous  devons  la  traduction  française  de  l'his- 
toire du  commerce  do  Schéror.  A  la  suite  do  cette  introduction  vient  le 
tableau  descriptif  et  comparatif  de  tous  les  éléments  de  l'économie  natio- 
nale de  la  France  et  de  l'Angleterre,  l'exposé  historique  et  critique  du 
régime  que  la  législation  douanière  des  deux  pays  et  les  traités  y  ont 
successivement  introduit,  celui  des  bases  de  leur  contrôle  statistique  et 
l'histoire  des  progrès  de  leur  commerce,  envisagé  dans  son  ensemble 
comme  dans  sa  répartition  entre  tous  les  pays  du  globe. 

Le  second  volume  doit  contenir  l'étude  des  particularités  les  plus  im- 
portantes que  l'on  ait  cà  examiner  dans  les  relations  du  commerce  exté- 
rieur de  la  France  et  de  l'Angleterre  avec  chaque  nation,  le  tableau 
détaillé  du  commerce  des  différentes  marchandises  et  des  opérations 
d'entrepôt  et  de  transit,  l'analyse  historique  et  critique  du  régime  et  du 
mouvement  générai  des  progrès  de  la  marine  marchande,  de  la  naviga- 
tion et  de  la  grande  pèche,  et  enfin  l'examen  des  résultats  financiers  du 
commerce.  Des  notices  particulières  sur  les  colonies  de  France  et  d'An- 
gleterre compléteront  le  second  volume. 

Restreinte  à  la  comparaison  des  deux  peuples  principaux  de  l'Europe, 
l'étude  de  M.  Vogel  se  distingue  par  une  abondance  de  détails  précis  et 
exacts  qu'il  est  rare  de  rencontrer,  et  que  sa  critique  éclaire  d'une  juste 
lumière.  On  n'attend  pas  que  nous  fassions  l'analyse  de  ces  analyses. 
Rien  n'y  est  oublié.  Nous  aurions  donc  à  choisir,  et  c'est  aussi  ce  que 
nous  ferons  dans  un  article  particulier  où,  nous  servant  de  cet  ouvrage 
si  utile,  comme  de  la  traduction  de  Fischel  et  de  quelques  autres  publi- 
cations récentes,  nous  essayerons  de  tracer  à  notre  tour,  d'un  dessin 
resserré,  les  lignes  principales  du  portrait  que  chacun  cherche  à  faire 
des  deux  peuples  qui,  en  ce  siècle  et  depuis  longtemps  déjà,  depuis 
longtemps  surtout  pour  la  France,  remorquent,  comme  de  puissantes 
machines,  la  civilisation  si  fréquemment  laissée  en  dérive  par  d'autres. 

Paul  Boiteau. 

Jurisprudence  électorale  parlementaire.  —  Recueil  de  décisions  du  Corps  législatif 
(de  1852  à  18u4)  en  matière  de  vérifications  de  pouvoirs,  par  M.  Alphonse  Grun,  avo- 
cat, ancien  rédacteur  en  chef  du  Moniteur  universel,  chef  de  la  section  législative  et 
judiciaire  aux  archives  de  l'empire,  etc.  1  vol.  in-32.  Paris,  Durand. 

M.  Alphonse  Griin,  dont  le  lioni  est  bien  connu  de  toutes  les  personnes 
qui  se  sont  mêlées  depuis  vingt-cinq  ans  aUx  travaux  de  la  presse,  s'est 
donné  l'utile  mission  d'enregistrer  et  de  discuter  tous  les  documents 
se  rattachant  à  la  vérification  des  pouvoirs  des  membres  de  nos  Assem- 


308  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

blées  législatives.  Dans  un  premier  ouvrage  intitulé  :  Jurisprudence  par- 
lementaire, prenant  pour  point  de  départ  la  loi  du  19  avril  1831,  il  a 
recueilli  les  décisions  des  Assemblées  législatives  du  gouvernement  de 
1830  sur  les  élections  de  leurs  membres.  En  1850,  dans  une  seconde 
publication  qui  a  pour  titre  :  Jurisprudence  électorale  parlementaire^ 
recueil  des  décisions  de  l'Assemblée  nationale  (constituante  et  législa- 
tive), M. Griin  a  fait  un  travail  analogue  pour  tous  les  faits  qui  se  sontpro 
duits  sous  le  régime  républicain  ;  je  dis  analogue  à  raison  du  changement 
radical  introduit  alors  dans  les  lois  électorales  par  la  mise  en  vigueur 
du  suffrage  universel.  Sans  briser  la  chaîne  des  traditions  parlemen- 
taires, les  décrets  du  2  février  1852  ont  ouvert  une  période  nouvelle 
pour  les  faits  électoraux  et  les  débats  législatifs  qui  en  découlent  relati- 
vement aux  vérifications  de  pouvoirs.  Ce  sont  ces  faits  nouveaux,  ces 
décisions  nouvelles  survenus  principalement  à  la  suite  de  chacune  des 
élections  générales  accomplies  dans  la  période  de  1862  à  1864  que 
M.  Griin  a  étudiées  dans  nos  annales  parlementaires,  c'est-à-dire  dans 
le  solennel  et  impartial  Moniteur,  et  qu'il  a  classées  méthodiquement 
comme  on  le  voit  en  parcourant  la  table  des  matières  placées  par 
M.  Griin  h  la  fin  de  son  petit  volume. 

L'ouvrage  de  M.  Griin  est  intitulé  :  Jurisprudence  électorale  parlemen- 
taire. Ce  titre  n'est  peut-être  pas  parfaitement  exact  quand  il  s'agit  d'un 
recueil  de  décisions  rendues  par  un  corps  essentiellement  politique  et 
par  une  majorité  qui,  malgré  toutes  ses  aspirations  vers  l'impartialité, 
en  dépit  de  ses  bonnes  intentions,  ne  se  défend  pas  toujours  contre  des 
considérations  qui  ne  sont  pas  précisément  l'interprétation  stricte,  litté- 
rale et  juridique  de  la  loi.  Dans  l'ordre  des  lois  civiles  ou  criminelles,  la 
jurisprudence  n'est  autre  chose  que  la  similitude  constante  des  déci- 
sions, perpetuo  similiter  judicatœ  ;  je  serais  loin  d'affirmer  ce  caractère 
dans  la  variété  des  espèces  que  nous  fait  connaître  M.  Grùn.  Quoi  qu'il 
en  soit,  et  sans  demander  aux  hommes  qu'entraînent  les  agitations  poli- 
tiques cette  vertu  surhumaine  dont  est  doué  le  juste  d'Horace,  on  ne  lira 
pas  sans  intérêt  l'infinie  variété  des  décisions  que  provoque  le  suffrage 
populaire  mis  à  la  merci  des  ambitions  humaines,  et  il  n'est  peut-être 
pas  téméraire  d'espérer  qu'au  sein  même  du  parlement  français,  les 
précédents  fondés  sur  la  saine  et  juste  appréciation  de  la  loi  ne  seront 
pas  sans  quelque  autorité  quand  des  faits  semblables  se  produiront  à 
nouveau  et  viendront  solliciter  son  verdict. 

Ch.  Vergé. 


ÉTUDES  SUR   LES  ANIMAUX  DOMESTIQUES,  par   le   COmtC  GUY  DE  CbaRNACÉ. 

1  vol.  rn-18.  Victor  Masson  et  fils,  éditeurs. 

Il  existe  de  nos  jours  une  certaine  classe  de  gens,  qui  se  regardent 
comme  les  seuls  vrais  représentants  du  génie  moderne.  Ils  font  profes- 
sion déconsidérer  exclusivement  en  toute  chose  le  coté  positif,  le  résul- 
tat palpable  et  sonnant,  et  de  demeurer  étrangers  à  toute  spéculation 
théorique,  à  tout  système  philosophique.  Leur  Bible,  c'est  le  grand  livre 
du  doit  et  de  l'avoir;  et  parmi  les  autres  livres,  ils  ne  font  cas  que  de 


RIRLIOGRAPHÏK.  309 

ceux  où  ils  pouvont  trouver  des  recettes  et  des  procèdes  pour  réaliser 
plus  si^remonl,  dans  l'exercice  de  leur  industrie,  de  plus  amples  bdné- 
fices.  Ces  gons-l;\  ont  un  nom  de  création  récente,  qu'ils  portent  avec 
orgueil  :  ils  s'appellent  des  hommes  pratiques.  Les  hommes  pratiques 
sont  aussi  presque  tous  des  hommes  spéciaux;  ils  exercent  une  indus- 
trio,  ils  la  connaissent,  ou  du  moins  ils  croient  la  connaître  à  fond.  S'ils 
entendent  quelqu'un  en  parler,  ils  sourient  et  se  disent  :  Il  parle  de 
ce  qu'il  ignore,  il  croit  avoir  appris  quelque  chose  parce  qu'il  a  lu  :  le 
présomptueux  !  — Et  si  l'occasion  s'en  présente,  ils  l'accableront  de 
leur  supériorité  d'hommes  pratiques  ;  ils  lui  prouveront  qu'il  n'est  qu'un 
ignorant,  —  si  savant  qu'il  soit. 

Les  hommes  pratiques  sont  l'antipode  des  idéologues.  —  Napoléon  V 
était  un  homme  pratique.  Renchérissant  sur  l'adage  Res,  non  verba^  ils 
s'écrieraient  volontiers  :  Des  faits ,  des  actes  et  non  des  idées  !  Ils  ne 
songent  point  que  la  pratique  n'existerait  pas  sans  la  théorie,  et  que  les 
grands  résultats  dont  ils  se  font  honneur  bénévolement  :  allégement  du 
travail,  perfectionnement  des  produits,  accroissement  des  richesses,  gé- 
néralisation du  bien-être,  sont  en  réalité  l'œuvre  de  ces  idéologues,  de 
ces  théoriciens,  de  ces  savants  de  cabinet,  qu'ils  traitent  avec  tant  de 
dédain. 

Je  parlais  un  jour  à  un  homme  pratique^  habile  et  riche  cultivateur,  de 
quelques-unes  des  questions  de  philosophie  naturelle  qui  occupent  au- 
jourd'hui les  savants,  et  notamment  de  celle  de  Vorigine  des  espèces,  si 
hardiment  traitée  parle  célèbre  naturaliste  anglais  Darwin,  dont  le  livre 
venait  d'être  traduit  par  M"^  G.-A.  Royer.  Après  m'avoir  écouté  d'un  air 
distrait  :  —  «  Tout  cela ,  me  dit-il ,  ne  vaut  pas  une  bonne  récolte  de 
froment.  » 

Je  n'insistai  pas.  J'aurais  pu  lui  répondre  que  le  froment  est  précisé- 
ment un  exemple  des  transformations  que  la  culture  peut  faire  subir 
aux  espèces  naturelles.  Et  à  cet  exemple  j'aurais  pu  en  ajouter  bien  d'au- 
tres, plus  récents  et  plus  significatifs  ,  qui  montrent  ce  que  peut  l'art 
humain,  éclairé  par  les  sciences,  pour  approprier  à  ses  besoins  les  ani- 
maux et  les  plantes  qui  l'entourent.  Heureusement,  à  côté  des  hommes 
exclusivement  pratiques,  — j'allais  dire  routiniers,  —  comme  celui  dont 
je  viens  de  parler,  il  en  est  qui,  tout  en  recherchant  de  préférence  les 
applications  utiles  de  la  science,  ne  négligent  point  les  hauts  et  féconds 
enseignements  d'où  découlent  ces  applications.  De  ce  nombre  est  M.  le 
comte  Guy  de  Gharnacé,  auteur  d'un  excellent  livre  intitulé  :  Études  sur 
les  animaux  domestiques,  où  il  se  montre  à  la  fois  naturaliste  profond, 
agronome  expérimenté,  économiste  judicieux.  La  zootechnie,  qui  forme 
le  sujet  de  ce  livre,  est  à  la  fois  un  art  et  une  science,  ou  plutôt  c'est, 
comme  la  médecine,  comme  l'hygiène,  comme  l'agriculture  bien  en- 
tendue, un  art  scientifique.  M.  de  Gharnacé  ne  l'embrasse  pas  ici  dans 
son  ensemble;  il  ne  passe  pas  en  revue,  comme  le  titre  de  son  livre  le 
ferait  croire,  toutes  les  espèces  domestiques  ou  susceptibles  de  domes- 
tication. Il  a  préféré  étudier  à  fond  un  petit  nombre  de  points  généraux 
d'une  importance  singulière.  Ces  points  touchent  à  l'élevage   et  à   l'a- 


310  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

mélioration  du  bétail  et  dos  chevaux.  Pour  co  qui  est  du  bétail,  M.  de 
Charnacé  a  surtout  en  vue  la  j)roduction  do  la  viande  en  abondance  et  à 
bon  marché.  Voili\,  certes,  un  but  essentiellement  pratique.  Mais  M.  de 
Charnacé  pense  avec  raison  que  la  science  peut  seule  y  conduire.  Il  in- 
dique dans  ses  premiers  chapitres  les  moyens  les  plus  propres  à  donner 
aux  animaux  les  qualités  désirables.  Ces  moyens  peuvent  se  résumer  en 
deux  méthodes  fondamentales  :  la.  sélection ,  c'est-à-dire  le  choix  bien 
entendu  des  couples  reproducteurs,  et  le  croisement.,  c'est-à-dire  la  mo- 
dification des  espèces  inférieures  par  leur  accouplement  avec  des  indi- 
vidus d'espèces  supérieures. 

L'auteur  examine  à  ce  propos  deux  questions  physiologiques  très-eon- 
troversées.  La  première,  relative  au  croisement,  est  de  savoir  quelle  part 
revient  à  chacun  des  deux  sexes  dans  la  génération.  Il  n'hésite  pas  à 
déclarer  que  la  supériorité  est  du  côté  du  mâle,  en  d'autres  termes,  que 
c'est  le  père  qui  communique  au  produit  ses  caractères  les  plus  essen- 
tiels. La  seconde  question  est  celle  des  unions  consanguines,  cause  ab- 
solue de  dégénérescence,  selon  les  uns,  tandis  que  les  autres  la  consi- 
dèrent comme  exaltant  seulement  le  principe  de  l'hérédité,  et  pouvant, 
en  conséquence,  amener  des  effets  bons  ou  mauvais,  suivant  que  les 
parents  ont  été  bien  ou  mal  choisis.  M.  de  Charnacé  se  prononce  pour 
cette  dernière  opinion. 

On  sait  que  le  cheval  est  l'objet  d'une  sollicitude  particulière  de  la 
part  des  zootechniciens.  Il  est  de  bon  ton,  dans  le  grand  monde,  de  se 
connaître  en  chevaux,  de  s'en  occuper  et  de  prendre  part  aux  tournois 
hippiques  institués  en  vue  de  l'amélioration  des  races.  Le  premier  em- 
pire a  créé,  dans  ce  même  but,  un  établissement  qui  subsiste  encore,  et 
qui  nous  coûte  assez  cher  :  ce  sont  les  Haras  impériaux.  Quels  services 
ces  haras  ont-ils  rendus  ?  Quels  services  peuvent-ils  rendre  encore  ?  C'est 
là  une  question  grave,  qui  se  rattache  au  grand  dilemme  de  l'interven- 
tion gouvernementale  et  de  l'initiative  privée.  M.  de  Charnacé  la  discute  et 
la  résout  dans  le  sens  le  plus  radicalement  libéral.  Il  a  cent  fois  raison, 
selon  moi.  Il  démontre  fort  bien  que  si  les  Haras  impériaux  ont  pu  avoir 
leur  raison  d'être  au  commencement  de  ce  siècle,  loin  de  contribuer  au- 
jourd'hui au  progrès,  ils  l'entravent  en  paralysant,  par  une  concur- 
rence ruineuse,  l'industrie  privée.  M.  deCharnacé  conclut  donc  à  leur  sup- 
pression. Il  est  juste  d'ajouter  que  cette  même  conclusion  a  été  naguère 
posée  en  plein  Sénat  par  M.  Rouher,  ministre  d'État  ;  que  la  suppression 
des  Haras  est  décrétée  en  principe,  et  que  leur  disparition  effective 
n'est  plus  qu'une  affaire  de  temps  et  de  transition. 

En  résumé,  je  trouve  dans  le  livre  de  M.  de  Charnacé  beaucoup  de 
science,  des  idées  élevées,  des  vues  larges,  un  sens  économique  très- 
droit.  Ce  livre  est  dédié  par  l'auteur  à  ses  honorables  collègues  du 
comice  agricole  de  Chàteau-Gontier.  Il  s'adresse  en  réalité  à  tous  les 
zootechniciens,  à  tous  les  économistes  ;  et  soit  que  l'on  partage  ou  non 
les  idées  de  M.  de  Charnacé  sur  certaines  questions  encore  douteuses, 
on  ne  saurait  du  moins  refuser  à  son  travail  une  attention  sérieuse  et 
sympathique.  Arthur  Mangin. 


KIBLIOGRAPHIK.  311 

EnsayOS  nior.I\AFICOS  y  nn  CRITICV  LITIîRARIA  sohre  tos  prinn'palex  poetas  y  llteratos 
latlno-americanos,  par  M.  TorrÈs-Caicedo.  Librairie  Guillaumin  et  C**,  é(]it(;urs 
2  vol.  in-8. 

Je  ne  puis  m'e^tondro  aussi  lonî^uement  que  je  le  voudrais  sur  l'ou- 
vrage do  M.  Torres-Caicodo  ;  le  caractère  purement  économique  du 
journal  nome  le  permet  pas;  cependant  j'en  donnerai  une  idée  suffi- 
sante, et  le  lecteur  à  qui  la  langue  espagnole  n'est  pas  inconnue  me 
saura  gré  de  lui  avoir  indiqué  une  source,  peut-être  unique  dans  son 
genre,  du  moins  en  ce  qui  concerne  l'Amérique  espagnole,  de  lectures 
à  la  fois  intéressantes  et  instructives.  Un  mot  d'abord  sur  l'auteur. 

Tout  jeune  encore,  M.  Torres-Caicedo  a  déjà  produit  autant  à  lui  seul 
que  plusieurs  écrivains  plus  âgés,  et  la  variété  de  ses  travaux  est  aussi 
grande  que  leur  masse,  car  il  a  écrit  sur  le  droit,  la  philosophie,  la  po- 
litique, l'histoire,  l'économie  politique  et  la  littérature  ;  avec  tout  cela  il 
a  encore  une  vocation  marquée  pour  la  poésie,  qu'il  cultive  avec  succès. 
Je  n'ai  pas  à  le  juger  à  des  points  de  vue  si  divers,  mais  je  dirai  qu'il 
avait  besoin  de  toutes  ses  aptitudes  pour  entreprendre  la  tâche  dont  je 
vais  rendre  compte,  puisque  les  écrivains  dont  il  fait  les  biographies 
ont  abordé  également  tous  les  genres  de  littérature.  Américain  espa- 
gnol comme  eux,  il  a  la  précocité  et  l'abondance  des  hommes  de  sa  race; 
il  a  de  plus  que  la  plupart  des  hommes  de  sa  race  une  grande  et  per- 
sévérante application  au  travail.  Il  avait  à  peine  17  ans  quand  il  a 
débuté  comme  journaliste,  en  Nouvelle-Grenade,  où  il  est  né.  Depuis 
lors  il  n'a  cessé  d'étudier  et  de  produire,  et  je  l'ai  vu  mener  de  front  la 
rédaction  d'un  grand  journal  espagnol,  dont  il  a  presque  tout  le  fardeau, 
la  fonction  de  chargé  d'affaires  de  la  république  de  Venezuela  et  la  pro- 
duction de  plusieurs  livres,  qui  ont  paru  successivement  depuis  quelques 
années. 

Le  caractère  de  ce  jeune  écrivain  se  retrouve  chez  beaucoup  de  ceux 
dont  il  fait  les  portraits,  avec  une  nuance  de  plus  chez  la  plupart  de  ces 
derniers,  qui  ont  manié  les  armes  en  même  temps  que  la  plume;  je  veux 
dire  qu'ils  sont  tous  généralement  précoces,  et  qu'ils  ont  écrit  sur  toutes 
matières.  Ainsi  José  Maria  Heredia  avait  composé  une  pièce  de  vers 
pleine  de  sentiment  et  de  philosophie,  dit  son  biographe,  à  l'âge  de 
43  ans,  Julio  Arboleda  écrivait  dans  le  Méchantes  Magazine  à  14  ans,  et 
tous  deux  se  sont  occupés  de  politique. 

Je  n'essayerai  pas  d'expliquer  la  précocité  des  écrivains  hispano-amé- 
ricains ;  d'ailleurs  M.  Terres  Caicedo  garde  le  silence  à  cet  égard  ;  je  di- 
rai seulement  qu'elle  est  incontestable.  A  mon  passage  à  Lima,  il  y  a 
quatre  ans,  j'entendis  parler  d'un  jeune  Péruvien,  dont  le  nom  m'échappe, 
qui  mourut  à  17  ans,  et  qui  avait  déjà  produit  des  articles  très-remar- 
quables dans  la  presse  périodique  de  son  pays.  11  avait  embrassé  un 
parti  politique  auquel  son  père  n'appartenait  pas,  et  celui-ci,  pour  le 
punir,  l'exila  en  quelque  sorte  dans  une  de  ses  propriétés  de  l'intérieur 
où  le  chagrin  le  tua  en  quelques  jours.  Chose  véritablement  surprenante, 
ce  malheureux  enfant  avait  beaucoup  de  sobriété  et  de  précision  dans 


312  JOUllNAL  DES  I^XONOMISTES. 

les  idées,  en  m(>me  temps  qu'il  avait  l'espi-it  d'un  pliilosophe  et  l'ardeur 
d'un  apôtre.  Je  n'en  dirais  pas  autant  de  tous  les  écrivains  hisjiano- 
américains.  Malgré  cet  exemple,  je  ne  suis  pas  un  admirateur  de  la  pré- 
cocité chez  ces  écrivains  ;  elle  nuit  généralement  à  leur  sagacité.  Rien  ne 
remplace  l'expérience.  Quant  h  la  variété  de  leurs  aptitudes  ou  plutôt  de 
leurs  occupations,  elle  s'explique  par  l'impossibilité  de  diviser  le  travail 
intellectuel  là  où  il  n'y  a  pas  d'emploi  pour  les  spécialités.  Dès  qu'un 
jeune  homme  de  l'Amérique  espagnole  sent  ou  croit  sentir  l'inspiration 
du  prosateur  ou  du  poëte,  il  s'adresse  aux  journaux  qui  l'accueillent  vo- 
lontiers, et,  s'il  a  réellement  quelque  talent,  il  en  devient  facilement  ré- 
dacteur, à  la  condition  de  parler  de  tout,  comme  font  communément  les 
journalistes,  même  en  Europe,  et  voilà  un  homme  universel.  Je  ne  dis 
pas  cela  pour  les  écrivains  dont  M.  Torres  Caicedô  s'est  fait  le  biographe, 
bien  moins  encore  pour  lui  ;  si  j'en  parle  à  leur  occasion,  c'est  pour 
montrer  un  danger  que  les  écrivains  de  leur  mérite  ont  eu  pour  la  plu- 
part à  surmonter. 

J'ai  connu  quelques-uns  des  écrivains  choisis  par  M.  Torres  Caicedo, 
et  je  pourrais  pour  ceux-là  ajouter  mon  témoignage  au  sien.  Je  citerai 
particulièrement  M.  Andres  Bello,  que  j'appellerais  volontiers  le  Nestor 
de  la  littérature  hispano-américaine.  M.  Andres  Bello  sera  bientôt  nona- 
génaire, et  il  continue  à  travailler  comme  dans  sa  jeunesse.  Un  historien 
éminent,  M.  Diego  Barros  Arana,  que  je  regrette  de  ne  pas  voir  figurer 
dans  la  première  série  des  biographies  de  M.  Torres  Caicedo,  me  con- 
duisit chez  lui,  il  y  a  quatre  ans,  à  Santiago  du  Chili.  Le  savant  vieillard 
était  à  son  bureau,  où  il  passe  régulièrement  huit  ou  dix  heures  tous  les 
jours;  c'est  le  poste  où  il  veut  mourir.  Je  n'ai  jamais  vu  de  plus  belle 
tête  ni  de  physionomie  plus  douce  et  plus  bienveillante.  Contrairement 
à  l'habitude  des  hommes  âgés,  il  parle  peu,  et  il  aime  qu'on  lui  parle. 
Il  y  a  toujours  à  apprendre,  dit-il,  dans  le  commerce  de  ses  semblables. 
Rare  et  charmante  modestie  qui  n'a  encore  fait  école  nulle  part!  M.  An- 
dres Bello  serait  excusable  cependant  d'avoir  de  la  vanité,  car  il  a  écrit 
des  ouvrages  estimés  sur  le  droit  international,  le  droit  civil,  la  gram- 
maire et  la  philosophie,  sans  compter  de  nombreuses  et  belles  poésies 
qui  seules  auraient  suffi  à  lui  faire  un  nom  ;  ajoutons  qu'il  est  entré  en 
possession  de  sa  renommée  scientifique  et  littéraire  dès  le  commence- 
ment de  sa  carrière. 

Une  des  plus  attrayantes  biographies  du  livre  de  M.  Torres  Caicedo 
est  celle  de  son  compatriote  Julio  Arboleda,  qui  fut  soldat,  orateur,  poëte 
et  martyr.  Je  ne  sais  ce  que  pourraient  dire  de  cet  homme  éminent  ceux 
qui  furent  ses  adversaires  politiques,  mais  ce  qu'en  dit  son  biographe  en 
fait  un  véritable  héros,  et  un  héros  dont  l'histoire  a  tous  les  charmes  du 
roman.  Son  désintéressement,  son  amour  pour  la  justice,  son  courage 
inébranlable,  son  habileté  à  la  guerre,  sa  constance  dans  les  épreuves, 
son  dévouement  à  la  patrie,  et  le  sacrifice  incessant  qu'il  lui  fait  de  son 
repos,  de  son  immense  fortune,  du  bonheur  de  sa  famille,  de  la  plus 
chère  de  ses  occupations,  !a  poésie,  qu'il  cultivait  jusque  sous  la  tente, 
jusque  dans  les  cachots;  de  sa  vie  enfin,  de  sa  vie  que  des  ennemis  in- 


RlBLlOfiRAPHIE.  313 

ca[);iblosflo  le  corrompre  et  de  le  vaincre  lui  ont  ;irraché(î  trailrensoment 
en  soudoyant  (les  assassins  ;  tout  cela  en  fait  une  figure  incomparable 
dans  l'histoire  do  son  pays.  Je  dis  incomparable,  parce  que,  s'il  est  des 
hommes  à  qui  son  pays  doive  plus  sous  certains  rapports,  il  n'en  est 
î^uère  que  je  sache  à  qui  il  doive  un  exemple  aussi  complet  des  qualités 
du  citoyen.  Pourtant  ce  héros  avait  un  défaut,  un  (Jéfaut  capital  pour  un 
homme  politique  :  la  vertu  prenait  chez  lui  le  caractère  d'une  protesta- 
tion contre  les  vices  dont  il  était  témoin,  et,  dans  ses  rapports  avec  ses 
semblables,  elle  se  traduisait  trop  souvent  par  le  dédain  et  l'ironie.  Ses 
eniïemis  craignaient  plus  encore  ses  sarcasmes  que  son  courage.  Avec 
un  esprit  plus  conciliant,  il  aurait  vraisemblablement  exercé  une  in- 
fluence plus  efficace  sur  les  hommes  et  les  choses  de  son  pays.  Ce  défaut 
s'effacera  dans  la  mémoire  de  ses  concitoyens  avec  la  génération  de  son 
temps,  et  l'histoire  ne  verra  plus  en  lui  qu'un  modèle  de  vertus  civiques. 
Quant  à  ses  qualités  comme  poëte,  elles  sont  d'autant  plus  admirables 
qu'il  les  a  toujours  mises  au  service  de  la  noble  cause  pour  laquelle  il 
est  mort,  la  cause  de  la  liberté  et  de  la  justice. 

M.  Terres  Caicedo  s'est  montré,  dans  cette  biographie  notamment,  un 
écrivain  plein  de  ressource  et  un  cœur  généreux. 

Je  dois  encore  signaler  parmi  ses  biographies  celle  d'un  écrivain  qui 
a  brillamment  servi  la  science  économique,  José  Eusebio  Garo,  de  la 
Nouvelle-Grenade.  C'est  à  Caro  que  la  Nouvelle-Grenade  doit  l'ordre  qui 
règne  dans  la  comptabilité  de  ses  finances.  Je  dis  la  comptabilité,  je  ne 
dis  pas  les  finances  ;  mais  il  n'a  pas  dépendu  de  Caro  que  les  finances 
de  son  pays  fussent  en  meilleur  état.  Son  pays  lui  doit  encore  des  ré- 
formes précieuses  économiques  et  autres. 

Si  je  ne  savais  pas  que  M.  Terres  Caicedo  prépare  une  autre  série  de 
biographies,  je  me  permettrais  de  lui  reprocher  quelques  omissions,  no- 
tamment au  point  de  vue  économique  ;  mais  je  me  garderai  bien  de 
blâmer  même  ainsi  un  écrivain  qui  mérite  tant  d'éloges,  et  je  me  borne 
à  lui  souhaiter  pour  sa  seconde  série  le  légitime  succès  qu'il  a  déjà  ob- 
tenu pour  la  première. 

Th.  Mannequin. 


Grindriss     der    Volkswirthschaftlehre    {Éléments    d'économie  politique),    par 
M.  H.  DE  Mangoldt.  Stuttgart,  J.  Engelborn.  1  vol.  in-8.  1863. 

'  Une  des  conditions  les  plus  nécessaires  pour  faire  un  bon  livre,  c'est 
d'avoir  bien  présent  à  l'esprit  le  public  auquel  on  le  destine.  C'est  là 
une  condition  que  les  auteurs  ne  remplissent  pas  toujours,  et  il  arrive 
ainsi  que  parmi  les  lecteurs  les  uns  trouvent  le  livre  au-dessous-  et  les 
autres  au-dessus  d'eux. 

M.  de  Mangoldt  (professeur  d'économie  politique  à  l'université  de  Fri- 
bourg  en  Brisgau)  a  su  éviter  ce  défaut.  Il  a  écrit  son  ouvrage  pour  les 
professeurs,  ou  pour  les  élèves  qui  suivent  un  cours  oral  et  désirent  étu- 
dier un  résumé  concis  et  systématique  pour  obtenir  plus  facilement  une 
vue  d'ensemble.  Ayant  ainsi  circonscrit  son  cadre,  l'auteur,  qui  est  l'une 


314  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

des  étoiles  les  plus  brillantes  de  la  pléiade  des  jeunes  économistes  alle- 
mands, s'est  trouvé  dans  son  élément.  Les  matières  se  sont,  pour  ainsi 
dire,  classées  d'elles-mêmes  dans  son  esprit  pénétrant  et  méthodique, 
et  elles  se  déroulent  sous  les  yeux  des  lecteurs  avec  une  grande  clarté, 
quoique  peut-être  dans  une  forme  un  peu  trop  abstraite,  du  moins  à  en 
juger  au  point  de  vue  français. 

Cette  forme  abstraite  a  cependant  du  bon.  Elle  peut  devenir,  il  est 
vrai,  un  mirage  où  les  mots  remplacent  les  idées,  où  les  idées  ne  con- 
cordent pas  avec  les  faits  ;  mais  elle  est  aussi  très-souvent  la  pierre  de 
touche  qui  permet  de  reconnaître  la  valeur  et,  si  l'on  peut  dire  ainsi,  la 
fécondité  scientifique  d'une  proposition. 

M.  de  Mantgoldt,  du  reste,  n'a  pas  abusé  de  l'abstraction,  ni  même  de 
la  forme  algébrique,  bien  qu'il  en  ait  fait  un  assez  grand  usage.  Nous 
croyons  que  les  formules  algébriques  ne  vont  pas  à  tous  les  genres  d'es- 
prits, et  dans  tous  les  cas,  il  faut  en  restreindre  l'emploi  à  la  science 
pure;  la  pratique  ne  supporte  pas  des  procédés  aussi  rigoureux.  Em- 
pressons-nous de  dire  que  M.  de  Mangoldt  prévient  le  lecteur  qu'il  ne  se 
propose  pas  de  donner  des  applications.  Les  applications  varient  selon 
les  temps  et  les  lieux,  c'est  au  professeur  à  les  ajouter. 

Pour  exprimer  notre  opinion  en  deux  mots  sur  le  livre  de  M.  de  Man- 
goldt, nous  dirons  que  ce  n'est  pas  là  un  de  ces  manuels  comme  presque 
chaque  foire  de  Leipzig  en  voit  éclore  ,  mais  un  livre  profondément  mé- 
dité, et  qui ,  en  dépit  de  sa  concision,  contribuera  à  élucider  plus  d'une 

partie  de  la  science. 

Maurice  Block. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 


Nous  avons  à  mentionner  ici  un  certain  nombre  d'écrits  qui  intéressent 
la  science  économique. 

Un  pxcellept  Annuario  statistico-italiano  se  publie  à  Turin  depuis 
l'année  1863.  Il  est  dû  aux  soins  de  MM.  César  Correnti  et  Pietro  Maestri. 
Nous  avons  sous  les  yeux  la  seconde  année  de  ce  recueil,  et  nous  atten- 
dons la  troisième.  Il  forme  un  joli  volume  de  plus  de  700  pages,  toutes 
pleines  non-seulement  de  renseignements,  mais  de  dissertations  courtes 
et  nettes  qui  donnent  aux  chiffres  de  la  vie.  On  le  trouve  à  Paris  chez  le 
libraire  Pedone-Lauriel  (1).  Nous  énumérerons.  dans  un  bulletin  pro- 
chain, les  principales  des  publications  que  les  savants  italiens  ont,  dans 
ces  derniers  temps,  adressées  au  Journal  des  Économistes.  L'Italie  se  con- 
solait jadis  par  l'étude  des  questions  sociales  et  philosophiques  des  mal- 
heurs qui  l'accablaient  et  l'empêchaient  d'être  une  nation.  La  science 


(1)  M.  Block  en  parle  justement  dans  ce  numéro  (paffe  267), 


BULLETIN  RIBLIOr.RAPIlIOUE.  315 

ac(|uiso  lui  scmI  aujourd'hui  à  ini(Mi\  conslruiro  l'ëdifico  qu'elle  achève 
sur  uno  haso  solido. 

Nous  voudrions  voir  l'I^spai^iK^  imiLer  rcxom[)lo  de  l'Ilalie.  Kilo  aussi 
peut  s'aider  avec  ])rorit  des  travaux  de  l'économio  i)oliti(pie,  et,  si  sa 
Iftche  est  moindre,  puisqu'elle  n'a  plus  son  existence  nationale  à  con- 
quérir, elle  y  trouverait  de  quoi  ranimer  son  commerce,  aii;randir  son 
industrie  et  réi;ler  ses  finances.  Le  mouvement  de  réi^énération  qui  lui 
est  imprimé  depiiis  quelcpies  années  lui  vient  plutôt  de  la  France  que 
d'elle-même.  Ce  sont  des  étrangers  qui,  par  exemple,  lui  construisent 
ses  chemins  de  fer.  Elle  ne  peut  compter  longtemps  sur  leur  aide  si  elle 
ne  l'ait  rien  pour  donner  toute  leur  utilité  à  ces  entre[)rises  et  si  elle 
s'opiniàtre  h  laisser  du  désordre  dans  ses  dettes.  C'est  d'ailleurs  aux  peu- 
ples h  se  régénérer  eux-mêmes.  Il  y  a  tant  de  ressources  naturelles  en 
Espagne,  et  le  génie  espagnol  est  si  avide  de  gloire,  que  nous  ne  dou- 
tons pas  qu'enfin  le  moment  soit  venu  où  le  progrès  européen  va  donner 
une  seconde  vie  à  toute  la  péninsule.  Mais  il  dépend  des  personnages 
qui  ont  le  gouvernement  dans  les  mains  de  hâter  cette  résurrection. 

Nous  avons  vu  avec  quel  zèle  M.  Pastor,  un  des  économistes  les  plus 
autorisés  de  l'Espagne,  a  essayé,  ces  jours  derniers,  de  dire  à  l'Espagne 
des  vérités  utiles.  Son  discours  a  été  recueilli  par  la  Gazette  économique 
de  3Iadrid,  et  c'est  là  que  nous  l'avons  lu.  Un  député,  M.  Polo,  a  fait  aux 
certes  un  bon  discours  sur  la  situation  financière  de  FEspagne^  et  ce  dis- 
cours a  été  traduit  en  français  et  publié  à  Paris.  On  peut  joindre  cette 
traduction  aux  diverses  brochures  relatives  à  la  dette  espagnole  qui  ont 
paru  en  France  depuis  quelque  temps. 

Ce  n'est  pas  sortir  du  sujet  que  de  reprocher  à  l'auteur  de  l'écrit  inti- 
tulé :  le  Chemin  du  nord  de  l'Espagne^  par  un  comptable,  d'avoir  un  peu 
trop  durement  fait  le  compte  de  cette  belle  voie  de  communication  qui, 
si  l'Espagne  ou  du  moins  si  le  gouvernement  espagnol  le  veut,  est  assu- 
rée d'un  heureux  avenir  et  ne  doit  pas  longtemps  l'attendre. 

Mais  la  place  est  mesurée  à  ce  bulletin  trop  bref,  et  il  nous  en  reste  à 
peine  assez  pour  citer  deux  publications  toutes  récentes  :  un  travail  de 
M.  Pautet,  qui  a  été  lu  à  l'Académie  des  sciences  morales,  et  dont  les 
deux  parties  sont  intitulées  :  les  Maîtres  des  requêtes  et  les  États  de  Bour- 
gogne, et  une  brochure  dont  le  titre  est  :  Marseille,  les  'portefaix  et  les 
docks.  On  sait  quelle  question  de  privilège  et  de  liberté  du  travail  y 
est  traitée.  Elle  l'est  de  manière  à  satisfaire  les  intérêts  engagés  dans 
le  débat,  sans  rien  coûter  aux  exigences  de  la  raison. 

Nous  mentionnerons  encore  deux  écrits  de  finances  :  l'un  de  M.  Cal- 
mon,  le  Rapport  de  M.  Fould  et  les  crédits  et  V amortissement,  substantielle 
étude  qui  a  pour  but  d'inquiéter,  s'il  se  peut,  l'obstination  de  nos  opti- 
mistes ;  l'autre,  de  M.  L.  de  Lavergne,  sur  les  banques  départementales 
ou  régionales  qu'il  est  d'avis  d'établir  et  sur  l'ancienne  Gais§e  d'es- 
compte. Il  suffit  de  les  signaler. 


31  fi  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


CHRONIQUE  ÉCONOMIQUE 


Sommaire.  —  Un  projet  de  loi  sur  les  associations  ouvrières.  —  Les  nouvelles  enquêtes; 
la  liberté  de  la  boulangerie;  les  banques. —  Nouvelles  mesures  sur  la  fabrication  des 
chaudières  à  vapeur.  —  La  taxe  de  la  viande  et  les  maires. 

On  annonce  que  la  discussion  des  chambres  aura  cette  année  un  ca- 
ractère plus  particulièrement  économique  que  les  années  précédentes. 
Aussi  tiendrons-nous  nos  lecteurs  au  courant  des  débats  qui  auront  lieu. 
Nous  apprenons  dès  à  présent  que  le  Conseil  d'État  s'occupe  d'une  loi  sur 
les  associations  ouvrières.  Cette  loi  serait  destinée  à  faire  disparaître 
la  plupart  des  entraves  qui  empêchent  aujourd'hui  ces  sociétés  de  se 
former  ou  ne  le  leur  permettent  que  d'une  manière  incomplète,  à  travers 
des  difficultés  extrêmes.  D'après  les  renseignements  qui  nous  sont  don- 
nés, les  obsctacles  qui  naissent  du  chiffre  minimum  exigé  pour  le  capital 
et  du  mode  de  versement  de  ce  capital  dans  les  sociétés  actuelles  dis- 
paraîtraient. Les  embarras  et  les  frais  qui  ont  lieu,  quand  une  société  se 
forme,  seraient  supprimés  de  même.  On  reconnaîtrait  plusieurs  types 
de  CCS  sociétés  ouvrières,  pouvant  se  mouvoir  chacun  dans  le  cercle  de 
ses  opérations.  Un  autre  projet  leur  accorderait  même  la  faculté  de  faire 
toutes  les  opérations  qu'elles  jugeraient  convenables,  comme  celles  des 
banques.  Peut-être  une  allusion  sera-t-elle  faite  par  le  discours  impérial, 
encore  inconnu  au  moment  oii  nous  écrivons  ces  lignes,  à  ce  nouveau 
progrès  de  la  liberté  économique  en  faveur  des  classes  ouvrières.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  gouvernement  s'en  préoccupe  sérieusement  et  fait  preuve 
ainsi  d'une  sage  prévogance.  Le  mouvement  d'association  se  caractérise 
et  s'étend  en  France.  Il  vient  de  s'accentuer  plus  encore  qu'auparavant 
en  Angleterre  par  la  publication  du  programme  de  l'Association  inter- 
nationale des  travailleurs^  récemment  fondée  à  Londres.  Il  y  est  proclamé, 
dans  un  appel  adressé  un  peu  emphatiquement  h  l'Europe  entière  (plus 
de  simplicité  nous  plairait  mieux  avec  plus  de  modestie),  que  «  l'éman- 
cipation doit  être  l'œuvre  des  travailleurs  eux-mêmes;  que  les  efforts 
des  travailleurs,  pour  conquérir  leur  émancipation,  ne  doivent  pas 
tendre  à  constituer  de  nouveaux  privilèges,  mais  à  établir  pour  tous 
les  mêmes  droits  et  les  mêmes  devoirs.  »  On  ne  saurait  qu'applaudir 
à  cette  maxime  qui  honore  la  raison  et  les  sentiments  des  ouvriers. 
Mais  c'est  avec  moins  de  satisfaction  que  nous  voyons  proclamer  tout 
après  «  que  l'assujetlissement  du  travail  au  capital  est  la  source  de 
toute  servitude  politique,  morale,  matérielle.»  C'est  Là  une  énorme 


CHHONIQUK  fiCUINOMlQUE.  317 

exap/cration  quand  co  n'est  pas  une  erreur  radicale.  Ne  peut-on  consti- 
tuer des  loruies  de  coopération  ajipelant  directement  les  ouvriers  au 
partajye  des  fruils  du  travail,  sans  se  livrer  à  ces  déclamations  vaincs  et 
daii[yereuses  contre  le  capital  et  le  salariat?  Ne  pourraiL-oii  aussi  parler 
lui  peu  plus  aux  ouvriers  de  leurs  défauts,  au  lien  de  les  entretenir  sans 
cesse  de  leurs  vertus  ?  Est-ce  le  capital  (jui  crée  l'assujettissement  moral 
de  l'ijinorance,  de  l'ivrof^uerie,  du  cliômafîe  du  lundi,  etc.  ? 

—  Les  enquêtes  prennent  chez  nous  un  développement  analo^jueà  celui 
que  dès  lonjj'lemps  elles  ont  cliez  nos  voisins.  Voici  la  question  des 
banques  soumise  à  l'examen  du  conseil  supérieur  du  commerce. 
On  a  pu  lire  le  vaste  questionnaire  assez  peu  mélliodique,  mais  assez 
complet,  qui  s'y  rapporte.  Nous  suivrons  cette  enquête  avec  soin, 
et  nous  n'avons  pas  besoin  d'ajouter  avec  indépendance.  La  liberté 
de  la  boulan(îerie  vient  d'être,  en  attendant,  Fobjet  d'une  nouvelle 
enquête  devant  une  sous-commission  du  conseil  d'État.  On  nous  assure 
(jue,  sur  100  déposants,  79  se  sont  déclarés  dans  le  sens  de  la  complète 
liberté.  Bien  que  faible,  la  proportion  des  amis  de  la  réglementation 
nous  paraît  moins  correspondre  à  leur  nombre  réel  dans  le  public  qu'au 
désir  qu'on  a  eu  de  faire  appel  à  toutes  les  opinions.  C'est  ce  qui  fait 
(lu'on  s'est  adressé  à  des  partisans  notoires  de  la  réglementation,  aujour- 
d'hui si  battue  en  brèche,  et  dont  les  boulangers  ne  veulent  plus  enten- 
dre parler,  non  plus  que  le  public. 

—  Nous  ne  pouvons  laisser  passer  sans  commentaire  le  rapport  de  M.  le 
ministre  du  commerce  sur  l'établissement  et  la  fabrication  des  machines 
à  vapeur.  C'est  un  pas  nouveau  fait  dans  la  voie  libérale  par  l'adminis- 
tration. La  vapeur  est  aujourd'hui  l'agent  le  plus  puissant  et  le  plus  ré- 
pandu de  l'industrie.  En  1863,  le  nombre  des  machines  à  vapeur  existant 
en  France  s'élevait  à  22,516,  représentant  une  force  de  617,890  che- 
vaux-vapeur, ce  qui  équivaut  à  la  force  motrice  que  pourraient  donner 
12  raillions  975,690  d'hommes  de  peine  (chiffre  très-supérieur  au  chiffre 
des  hommes  capables  de  travailler  en  France).  A-t-il  fallu  beaucoup  de 
temps  pour  que  l'emploi  de  la  vapeur  comme  force  motrice  prît  un  si 
grand  développement?  Quand  parut  le  décret  du  15  octobre  1810  qui, 
partageant  en  trois  classes  les  établissements  dangereux,  incommodes 
ou  insalubres,  faisait  rentrer  les  pompes  à  feu  dans  la  seconde,  il  n'exis- 
tait guère  en  France  qu'une  douzaine  de  machines  à  vapeur.  Dès  1818, 
ces  machines  commencèrent  à  se  multiplier.  En  1823,  on  en  comptait 
déjtà  228,  dont  plus  de  moitié  à  haute  pression.  En  1829,  on  en  comptait 
554.  Lorsque  parut  l'ordonnance  du  22  mai  1843,  qui  jusqu'à  ce  jour  a 
réglementé  la  matière,  le  nombre  des  machines  à  vapeur  s'élevait  à 
3,369.  Vmgt  ans  après,  en  1863,  nous  arrivons  au  chiffre  cité  plus  haut 
de  22,516. 


318  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Pour  que  l'usaf^e  de  la  vapeur  se  soit  répandu  dans  de  si  vastes  propor- 
tions, il  faut  que  rulililé  et  la  supériorité  de  ce  moteur  aient  été  incon- 
testables et  universellement  reconnues;  car  Dieu  sait  de  quelles  entraves 
l'administration,  trop  prévoyante  et  trop  protectrice,  a  entouré  la  fabri- 
cation et  l'établissement  des  machines  mues  par  la  vapeur  d'eau! 

Depuis  1810,  les  ordonnances  et  les  instructions  relatives  à  cette  ma- 
tière se  sont  multipliées  et  compliquées  d'une  manière  effrayante.  L'or- 
donnance de  1843  mit  un  peu  d'ordre  dans  ce  désordre;  mais  elle  main- 
tint une  rég^lementation  excessive  et  nuisible  aux  intérêts  de  l'industrie. 
Ainsi  que  le  fait  remarquer  M.  Béhic,  toutes  les  pièces  d'une  machine  à 
vapeur  étaient  réglementées.  «  Non-seulement  les  chaudières  et  les  tubes 
dans  lesquels  la  vapeur  se  produit  sont  soumis  à  des  épreuves  pour  con- 
stater la  résistance  du  métal  dont  ils  se  composent,  mais  encore  toutes 
les  pièces  qui  sont  destinées  seulement  à  contenir  la  vapeur  produite,  les 
cylindres  en  fonte  des  machines,  les  enveloppes  même  de  ces  cylindres 
doivent  subir  ces  épreuves...  Ce  n'est  pas  tout:  le  constructeur,  quel 
que  soit  le  métal  qu'il  doive  employer,  que  ce  soit  du  fer  de  qualité  ordi- 
naire ou  de  l'acier  le  plus  solide,  est  assujetti  à  des  conditions  d'épais- 
seur dans  lesquelles  il  doit  obligatoirement  se  renfermer;  en  un  mot,  il 
n'a,  pour  ainsi  dire,  aucune  liberté  dans  le  choix  des  matériaux  qu'il 
emploie,  dans  l'agencement  des  pièces  qui  doivent  composer  la  ma- 
chine. » 

Voilà  beaucoup  de  difficultés  pour  construire  la  plus  humble  des  ma- 
chines à  vapeur.  Mais,  lorsqu'il  s'agit  de  l'utiliser,  que  de  formalités  à 
remplir,  que  de  nouveaux  obstacles  à  surmonter!  Propriétaire  d'une 
machine  bien  et  dûment  vérifiée,  éprouvée  et  poinçonnée  dans  toutes  ses 
parties,  pourvue  en  outre  des  appareils  de  sûreté  exigés  par  les  règle- 
ments, il  vous  faut,  avant  de  l'établir  et  de  la  faire  fonctionner,  obtenir 
une  autorisation  du  préfet  ;  car,  ne  foublions  pas,  les  machines  à  vapeur 
ont  été  rangées  dans  la  deuxième  classe  des  établissements  dangereux 
et  incommodes.  Nous  passons  sur  les  innombrables  énonciations  que  doit 
contenir  la  demande  adressée  au  préfet;  l'autorisation  ne  peut  être 
accordée  qu'après  une  enquête  de  commodo  et  incommodo.  Cela  nécessite 
d'interminables  délais.  Enfin  les  tiers  peuvent  attaquer  l'arrêté  du  préfet 
par  voie  contentieuse  devant  le  conseil  de  préfecture,  avec  faculté  d'en 
appeler  au  Conseil  d'État,  si  farrêt  du  conseil  de  préfecture  ne  les  satisfait 
pas.  On  reconnaît  là  l'application  des  anciennes  théories  de  l'adminis- 
tration française,  théories  éminemment  contraires  au  développement  de 
l'initiative  individuelle. 

En  ce  qui  touche  la  construction  des  machines,  le  décret  du  25  jan- 
vier réduit  les  épreuves  et  en  simplifie  la  réglementation.  Le  construc- 
teur aura  plus  de  liberté,  sous  sa  responsabilité,  bien  entendu,  quoique 
l'administration  conserve  toujours  un  droit  de  surveillance  et  de  contrôle. 


CHRONIQUE  fXONOMlQUK.  3f0 

En  ce  (|in  concerne  reinj)l()i  des  macliines,  le  décreL  supprime  lafor- 
nialile  de  raiilorisalion  [)realal)le;  l'établissement  des  usines  n'est  donc 
])lus  subordonné  à  une  enquête  de  commodo  et  incomrnodo.  En  un  mot, 
les  macliines  à  vaiienr  ne  sont  plus  classées  parmi  les  établissements 
dan{;erenx  et  incommodes,  et  elles  rentrent  jusqu'à  un  certain  point 
dans  le  droit  commun. 

—  Nous  sijjnalions,  dans  notre  dernière  livraison,  Timmixtion  assez 
bizarre  de  maires  dans  le  commerce  de  la  boucherie.  Nous  sommes  lieu- 
reux  que  M.  le  ministre  du  commerce  ait  fait  bonne  justice  de  cette 
prétention,  dans  une  remarquable  circulaire  aux  préfets,  remplie  des 
idées  économiques  les  plus  saines. 

M.  Béhic  indique  tout  ce  qui  rend  la  taxation  de  la  viande,  telle  que 
l'établit  Tautorité  municipale,  d'une  exactitude  plus  qu'équivoque.  Nous 
reproduisons,  en  partie  du  moins^  les  termes  de  cette  argumentation. 
Pour  les  villes  où  il  existe  un  marché  régulier,  destiné  à  la  vente  du  bé- 
tail, la  constatation  du  prix  exact  des  animaux  est  souvent  rendue  fort 
difficile  par  le  peu  d'empressement  et  de  bonne  foi  que  mettent  les 
vendeurs  et  les  acheteurs  à  faire  connaître  les  conditions  auxquelles  ils 
ont  traité  ensemble. 

Il  faut  ensuite  établir  quel  est  le  rendement  en  viande  nette  des  ani- 
maux de  chaque  espèce,  et  on  se  trouve  encore  là  aux  prises  avec  de 
graves  embarras.  On  est  obligé,  si  l'on  veut  arriver  à  un  résultat  qui  se 
rapproche  autant  que  possible  de  la  vérité,  de  vérifier,  au  moyen  d'ex- 
périences faites  avec  beaucoup  de  soin,  quelle  est  la  quantité  d'os, 
d'issues  et  d'abats  de  toute  nature  que  fournit  en  moyenne  un  animal 
de  chaque  espèce,  quel  est  le  poids  du  cuir  ou  de  la  peau,  quel  est  le 
déchet  à  l'abattage,  quelle  est  enfin  la  valeur  vénale  de  tous  les  produits 
accessoires  qui  sont  susceptibles  d'être  utilisés.  Ce  n'est  qu'après  s'être 
livré  à  toutes  ces  appréciations  délicates  et  difficiles  que  l'on  peut  arri- 
ver à  déterminer,  d'après  le  prix  du  bétail  sur  pied,  le  prix  de  revient 
de  la  quantité  de  viande  nette  qui  peut  être,  en  définitive,  livrée  à  la 
consommation  par  le  commerce  de  la  boucherie. 

Une  difficulté  plus  grave  encore  se  présente  alors  :  c'est  l'établisse- 
ment des  prix  de  vente  à  l'étal  du  boucher.  En  effet,  la  viande  provenant 
d'un  même  animal  se  compose  de  morceaux  essentiellement  différents 
par  leur  qualité  et  leur  valeur  alimentaire. 

Fixer  un.  seul  prix  moyen  sans  tenir  compte  de  ces  différences,  c'est 
surélever  d'une  manière  fâcheuse  le  prix  des  morceaux  de  qualité  infé- 
rieure, c'est  rendre  la  consommation  de  la  viande  plus  difficilement 
accessible,  c'est  favoriser  enfin  le  consommateur  riche  au  détriment  des 
petits  consommateurs,  puisque  ces  derniers,  en  admettant  même  qu'ils 
puissent  exceptionnellement  acheter  de  la  viande  au  prix  moyen  fixé  par 


320  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

la  laxe,  ne  pourraient  pas  obtenir  des  bouchers  les  morceaux  de  qualité 
supérieure  que  ceux-ci  réserveront  pour  la  clientèle  riche  qui  leur 
achète  habituellement  d'importantes  quantités  de  viande. 

Entreprendre,  au  contraire,  d'établir  des  distinctions  entre  les  divers 
morceaux  et  de  fixer  des  prix  différents  suivant  leur  qualité,  c'est  se 
créer  des  embarras  à  peu  près  insurmontables,  tout  en  laissant  une 
large  place  à  l'erreur  et  à  la  fraude. 

La  fixation  de  prix  de  vente  entraîne  encore  l'obligation  de  déterminer 
l'allocation  qui  doit  être  accordée  au  boucher  pour  les  frais  de  toute 
nature  qu'il  a  à  supporter  et  pour  le  bénéfice  qu'il  est  juste  de  lui  attri- 
buer. Il  faut,  pour  obtenir  ce  résultat,  apprécier  et  calculer  toutes  les 
dépenses  occasionnées  par  les  déplacements  indispensables  pour  l'achat 
des  animaux  sur  pied,  par  le  transport  et  la  conduite  des  bestiaux,  par 
leur  abattage,  par  le  loyer  des  étaux  et  de  tous  les  locaux  nécessaires, 
par  le  salaire  des  ouvriers,  tenir  compte  enfin  des  intérêts  des  capitaux 
engagés  et  de  tous  les  frais  accessoires  afférents  à  l'exploitation  d'une 
boucherie. 

Enfin,  les  administrations  municipales  qui  veulent  appliquer  la  taxe 
de  la  viande  se  trouvent  aussi  dans  la  nécessité  de  déterminer  la  quantité 
d'os  que  les  bouchers  devront  comprendre  dans  leurs  pesées,  de  rendre 
la  vente  au  poids  absolument  obligatoire,  d'imposer  enfin  à  la  boucherie 
des  dispositions  réglementaires  incompatibles  avec  le  libre  exercice  de 
ce  commerce. 

La  suppression  complète  d'une  mesure  qui  ne  peut  recevoir  son 
exécution  que  dans  des  conditions  aussi  défavorables  paraîtrait  donc 
éminemment  désirable  à  tous  les  points  de  vue.  Les  administrations 
municipales  qui  l'ont  conservée  jusqu'ici  s'épargneraient  ainsi  de  sérieux 
embarras  et  mettraient  à  couvert  leur  responsabilité,  qui  est  engagée 
d'une  manière  fâcheuse. 

Henri  BAUDRILLART. 


Paris,  15  février  1865. 


Le  Gérant  provisoire,  Paul  BOITEAU. 


PARIS.  -  lUritliUtRIK  VE  A.  TARENT,  RLE  MONSIELR-LE-rRI>CE,  31. 


JOURNAL 


ï 


DES 


ÉCONOMISTES 


LOI  DU   PROGRÈS    ÉCONOMIQUE 


Je  ne  me  propose  pas  de  démontrer  ici  la  réalité  du  progrès  éco- 
nomique, mais  d'en  rechercher  la  formule  scientifique.  Ce  n-'est 
pas  du  fait  qu'il  s'agit,  mais  de  la  loi.  Pourtant,  avant  d'essayer 
cette  recherche,  il  n'est  pas  inutile  de  dire  un  mot  de  la  question 
du  progrès  prise  d'une  manière  plus  générale,  et  de  voir  comment 
le  progrès  économique  s'y  rattache.     * 

Cette  question,  qu'on  peut  nommer  la  question  de  notre  temps, 
n'était  soupçonnée  par  les  derniers  siècles  que  dans  quelques-uns 
de  ses  aspects;  elle  ne  s'était  même  pas  posée  aux  anciens;  ils  la 
résolvaient  ou  plutôt  la  tranchaient  négativement  sans  la  voir. 
Tous  semblaient  répéter  les  paroles  du  vieux  Nestor  sur  la  supé- 
riorité du  temps  passé.  Quand  Horace  prédit  à  ses  contemporains, 
très-disposés  à  le  croire,  qu'une  génération  allait  naître,  qui  vau- 
drait moins  encore  que  la  génération  présente,  pire  elle-même  que 
ses  devancières,  la  voix  de  la  poésie  se  confond  ici  comme  souvent 
avec  la  voix  du  peuple  ;  elle  sert  d'écho  à  la  tradition  qui  plaçait 
l'âge  d'or  en  arrière.  Ressembler  aux  hommes  d'autrefois,  tel  était 
«  pour  les  individus  Tidéal  moral  suprême.  Quant  aux  constitutions, 
qui  ne  sait  qu'elles  visaient  à  l'éternité?  Elles  prétendaient  si  bien 
atteindre  du  premier  coup  l'immuable  perfection,  que  Lycurgue 
allait  jusqu'à  se  donner  la  mort  pour  assurer  à  ses  lois  une  durée 
immortelle.  La  fatalité  passait  pour  dominer  les  dieux  mêmes  et 
pour  gouverner  le  monde.  Chaque  nation,  suivant  l'ordre  des  des- 
2*^  SÉRIE.  T.  XLV.  — 15  mars  1865.  21 


322  JOIJKNAL  DlS  KCONOMISTKS. 

tins,  brillait  à  son  tour  pour  taire  place  à  d'autres.  Mais  y  avait- il 
un  dépôt  de  connaissances,  d'idées,  de  peri'ectionnements  utiles,  qui 
se  transmît  de  main  en  main  sans  se  perdre  jamais  et  en  jjfrossissant 
toujours?  La  condition  des  pauvres  s'améliorait-elle  avec  le  temps? 
Qui  donc,  même  parmi  les  sages  et  les  esprits  les  plus  hardis,  eût 
songé  à  se  poser  uue  telle  question  ?  Avouons  qu'en  recueillant  ses 
souvenirs,  riiumanité  se  fut  trouvée  bien  jeune  pour  la  résoudre. 
Chez  nous,  ce  qu'on  appelle  le  progrès  suppose  deux  idées,  dont 
l'histoire  reste  à  écrire  :  l'idée  de  la  fraternité  des  peuples,  l'idée  de 
l'égalité  naturelle  des  hommes  à  titre  de  personnes  morales,  libres 
et  responsables,  ayant  des  droits  et  des  devoirs  :  conceptions  qui  se 
ramènent  au  fond,  l'une  et  l'autre,  à  l'idée  fondamentale  de  l'iden- 
tité de  la  nature  humaine,  quelles  que  soient  la  race,  la  couleur, 
l'organisation  physique,  la  supériorité,  même  intellectuelle,  et  la 
situation  sociale.  Combien  les  anciens  étaient  loin  de  pareilles  idées 
avec  leur  distinction  sacramentelle  des  nations  en  Grecs  et  en  Ro- 
mains, d'une  part,  et  en  barbares,  de  l'autre,  et  des  sociétés  en 
hommes  libres  et  en  esclaves  I  Cette  dernière  distinction  n'avait  rien 
de  transitoire  à  leurs  yeux  ;  c'était  éternel  comme  ce  qui  est  néces- 
saire, Aussi  est-ce  sous  ces  traits  d'une  nécessité  naturelle  que 
le  seul  philosophe  qui   ait  soumis   l'institution  de  l'esclavage  à 
un  examen   régulier  entendait  bien   la  dépeindre.   On    pourrait 
s'étonner  davantage  que  les  anciens  ne  se  soient  pas  du  moins 
élevés  à  l'idée  d'un  progrès  plus  matériel ,  celui  des  inventions 
utiles,  qui  viennent  en  quelque  sorte  se  mettre  au  bout  les  unes 
des  autres,  ce  qui   réduit  en  ce  cas  la  conception  du  progrès 
à   une   opération    presque    aussi  simple   qu'une   addition.    Mais 
non  :  ici  encore  on  vivait  sur  le  passé  et  la  tradition.  Il  y  aurait 
eu  presque  de  l'impiété  à  vouloir  renouveler  les  miracles  des  demi- 
dieux  de  l'invention.  Tout  ce  que  les  hommes  divinisent  tend  à 
s'immobiliser.  L'apothéose  a  fait  plus  de  tort  que  l'ingratitude  au 
génie  de  la  découverte.  Relégué  dans  l'Olympe,  il  n'en  descendit 
plus.  Cérès  et  Vulcain  eurent  des  autels  et  des  hymnes,  mais  les 
procédés  de  l'agriculture  et  des  arts  métallurgiques  restèrent  près-  ■ 
que  statioiniaires.  Une  cause  plus  humaine,  agissant  avec  toute  la 
force  de  l'habitude,  l'esclavage,  devait  d'ailleurs  tout  stériliser  en 
tenant  lieu  de  machines  et  en  ôtant  tout  intérêt  à  inventer.  Je  n'en 
trouve  pas  moins  digne  de  remarque  que  le  grand  poëte  romain 
qui  avait  célébré  en  beaux  vers  les  premières  découvertes  et  qui 


LOI   DU  PHOGRKS  ÉCONOlMIQUK.  323 

pmlit  dans  sa  juystt'irieuso  (!i  célèbre  ('«^loguc  h  Pollioji  de  si  hautes 
(lestiiioes  aux  .siècles  l'uturs,  que  Virgile  n'ait  pas  juanilesté  le 
moiiulre  soupçon  relativement  à  cet  accroissement  de  la  puissance 
industrielle  de  l'humanité.  I^oin  de  là  :  avec  Virgile  nous  sommes 
si  loin  de  l'idée  du  progrès  moderne  poussé  par  un  besoin  inquiet 
de  perfectionnements  incessants,  que  nous  nous  trouvons  replacés 
en  t'ace  du  rêve  d'un  nouvel  âge  d'or.  La  perspective  d'un  état  de 
repos  et  de  tranquillité  voluptueuse,  exempte  de  travail  aussi  bien 
que  de  guerre,  voilà  tout  ce  que  la  poésie  la  plus  prophétique 
savait  offrir  au  vieux  monde  fatigué. 

La  conception  du  progrès  économique,  et  plus  généralement  du 
progrès  social,  est  venue  après  celle  du  progrès  scientifique  et  in- 
dustriel. Bacon  ne  tarit  pas  sur  l'augmentation  de  puissance  que 
riionmie  doit  emprunter  aux  sciences,  sans  qu'on  le  voie  pourtant 
élever  beaucoup  ses  regards  au-dessus  de  la  constitution  des  sociétés 
de  son  temps.  Pascal  a  écrit  une  page  incomparable  sur  l'humanité 
assimilée  dans  sa  succession  à  un  seul  homme  qui  apprend  conti- 
nuellement. Il  va  jusqu'à  dire  que  c'est  nous  qui  sommes  les  an- 
ciens, et  que  ceux  qu'on  appelle  ainsi  n'étaient  que  des  enfants. 
Quel  homme  pourtant  répugnait  plus  à  l'idée  d'un  accroissement 
de  bien-être  sur  la  terre  que  ce  disciple  sublime  et  chagrin  du 
jansénisme  qui  voit  dans  la  vie  une  Thébaïde  et  qui  ht  de  la  sienne 
un  martyre?  Fontenelle,  Perrault,  Voltaire  lui-môme,  n'admettent 
guère  cette  double  formule  du  progrès  moderne  :  développement 
de  l'idée  pacihque  fondée  sur  une  pensée  d'humanité ,  accroisse- 
ment du  bien-être  et  des  lumières  au  profit  de  tous.  L'honneur 
principal  en  revient  à  Turgot.  Condorcet  va  même  plus  loin,  et 
toutes  les  additions  qu'il  fait  à  l'idée  principale  ne  sont  pas  des 
progrès  sur  cette  idée.  Il  y  introduit  l'esprit  de  chimère  qui  de- 
vait si  bien  fructifier.  Aujourd'hui  on  admet  généralement  que 
tous  les  peuples  marchent  vers  un  état  de  liberté,  d'égalité  civile,  de 
bien-être  croissant;  que,  de  plus,  ce  progrès  sera  continu,  c'est- 
à-dire  que  l'on  ne  reperdra  pas  le  terrain  gagné  et  qu'on  ne  rétro- 
gradera pas  des  lois  sages  et  humaines  du  présent  aux  pénalités 
atroces  du  passé,  qu'on  ne  reviendra  pas  des  chemins  de  fer  aux 
anciens  modes  de  transport.  L'imprimerie,  la  vapeur,  en  un  mot 
l'ensemble  merveilleux  des  découvertes  modernes,  tout  cela  est 
aussi  bien  acquis  que  l'écriture  elle-même  à  la  civilisation  et  au 
genre  humain.  La  durée  est  inséparable  de  toutes  les  nouvelles  ac- 


324  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

quisitions;  elle  leur  est  assurée  par  l'ubiquité  qu'elles  reçoivent 
aussitôt  aujourd'hui  sur  le  globe  et  par  la  perpétuité  de-  la  science 
elle-même,  conservée  dans  les  livres,  empreinte  dans  des  milliers 
d'applications,  et  se  transmettant  dans  les  têtes  des  savants. 

Mais  tout  cela  ne  répond  pas  à  cette  question  :  Comment  le  progrès 
s'opère-t-il  ?  Elle  reste  livrée  aux  investigations  de  la  science,  ou 
pour  mieux  dire  de  plusieurs  sciences.  Ainsi,  la  philosophie  de 
l'histoire,  cette  science  encore  très-jeune  malgré  les  écrits  de  Vico, 
de  Herder,  de  Turgot  et  de  quelques  autres,  peut  s'enquérir  avec 
succès  de  la  loi  du  progrès.  On  peut  la  chercher  en  jurisconsulte, 
en  moraliste,  en  artiste;  on  peut  aussi  la  chercher  en  économiste. 
Il  ne  suffit  pas  alors  de  se  demander  si  les  hommes  sont  mieux 
nourris,  mieux  logés,  mieux  vêtus  qu'autrefois,  et,  ce  qui  est  un 
point  de  vue  plus  élevé,  si  l'atelier  social  est  mieux  organisé.  Pour 
donner  complète  satisfaction  à  l'esprit  scientifique,  il  faut,  par  delà 
la  statistique,  par  delà  les  comparaisons  tout  expérimentales  entre 
ce  qui  a  été  et  ce  qui  est,  s'interroger  sur  ce  qui  forme  le  trait  com- 
mun de  tous  les  progrès,  c'est  à  savoir  sur  leur  loi  môme.  Plu- 
sieurs économistes  s'en  sont  préoccupés.  Bastiat  me  paraît  mieux 
que  tout  autre  bien  marquer  cette  loi,  en  indiquant  avec  insistance, 
dans  plusieurs  de  ses  meilleurs  chapitres,  comment  il  s'agit  pour 
l'homme  de  diminuer  le  rapport  des  efforts  aux  résultats.  Je  crois  bon 
de  reprendre  cette  idée,  de  la  développer,  d'y  insister,  de  l'élever  plus 
sensiblement  encore  à  l'état  de  formule  générale  de  l'économie  poli- 
tique. Plus  on  étendra  ses  regards  à  un  grand  nombre  de  cas,  plus 
ou  se  convaincra  que  le  progrès  économique  s'opère  par  une  série  de 
simplifications,  ayant  pour  résultat  un  accroissement  général  de 
puissance  et  de  bien-être.  Travail  simplifié,  économie  de  temps, 
réduction  des  frais,  moindre  dépense  d'efforts  et  de  capitaux  en  vue 
d'une  quantité  produite  égale  ou  supérieure,  telle  est  la  formule 
qui  s'applique  non-seulement  à  la  production,  mais,  comme  on  ne 
l'a  peut-être  pas  assez  établi,  à  la  circulation  même  et  à  la  réparti- 
tion de  la  richesse  sociale.  Une  démonstration  régulière  de  cette 
vérité  ne  saurait  être  superflue.  C'est  comme  une  méthode  qui 
s'oiïre  à  l'esprit  pour  résoudre  une  foule  de  questions  difficiles  et 
compliquées,  insolubles  peut-être  si  on  les  aborde  une  à  une,  au 
hasard,  sans  lien  qui  les  rassemble,  sans  lumière  commune  qui  les 
éclaire.  Si  cette  formule  nest  que  l'expérience  généralisée,  il  est 
naturel  et  juste  que  le  présent  et  l'avenir  en  fassent  leur  profit,  et 


LOI  DU  PROGHÈS  ECONOMIQUE.  325 

qu'ils  éprouvent  ù  cette  i)ierre  (Ici  touche  les  divers  moyens  qu'on 
propose  (luotidiennement  pour  faire  le  bonheur  des  sociétés  hu- 
maines. Klle  serait  d'une  utihté  ibrt  grande  (juand  elle  n'aurait 
d'autre  résultat  (|ue  d'achever  la  ruine  de  ce  i)réjugé  encore  si 
vivace,  entretenu  par  la  fausse  science  et  propagé  trop  souvent 
par  la  prati(|ue  des  gouvernements,  ([u'il  faut  nmltiplier  le  travail 
pour  lui-même,  ce  ([ui  est  confondre  le  moyen  avec  le  but,  aux 
yeux  des  économistes.  Je  veux  bien  que  travailler  soit  jusqu'à  un 
certain  point  un  but  qui  se  suffise  à  lui-même  au  jugement  du  mo- 
raliste et  de  riiomme  religieux;  encore  ni  l'homme  religieux  éclairé 
ni  le  moraliste  véritablement  philosophe  ne  négligent  de  se  deman- 
der quel  effet  le  travail  exerce  sur  l'homme.  Épreuve  ou  expiation, 
le  travail  n'a-t-d  pas  une  vertu  de  moralisation  qui  lui  est  propre? 
N'est-il  pas  pour  l'âme  et  pour  l'esprit  ce  que  l'exercice  est  pour  le 
corps,  une  condition  de  santé  ?  Ne  figure-t-il  pas  au  nombre  des 
vertus  les  plus  nécessaires,  et  ne  peut-on  à  bon  droit  retourner  à 
son  profit  l'adage  qui  fait  de  l'oisiveté  la  mère  des  vices?  Mais,  de- 
vant l'économiste,  cela  ne  saurait  suffire.  Pour  lui,  le  travail  est 
une  peine,  et  ce  n'est  pas  sans  doute  à  augmenter  les  peines  que 
tend  le  mouvement  de  la  civilisation,  c'est  à  en  diminuer  l'intensité 
et  la  somme.  Combien  il  est  puéril  d'espérer  ou  de  craindre  que  ces 
peines  puissent  disparaître  jamais  entièrement,  et  que  l'homme, 
placé  en  face  de  moissons  qui  croîtraient  d'elles-mêmes  et  de  ma- 
chines qui  se  fabriqueraient,  se  répareraient  et  fonctionneraient 
seules,  devienne  le  roi  fainéant  de  la  création  !  Travailler,  souf- 
frir, mourir,  tel  est,  tel  sera  son  lot  éternel.  Mais  qui  donc  aussi, 
si  ce  n'est  quelques  rigoristes  mystiques,  peu  soucieux  de  mettre 
leur  pratique  d'accord  avec  leur  théorie,  en  concluerait  qu'il  ne 
faut  pas  chercher  à  adoucir  ce  travail,  à  rendre  cette  souffrance 
plus  rare  et  plus  supportable,  à  éloigner,  s'il  se  peut,  ce  terme  tou- 
jours bien  rapproché  assigné  à  notre  durée,  et  à  faire  tenir  plus  de 
choses  dans  le  même  nombre  d'instants,  ce  qui  est  encore  une 
façon  d'augmenter  sa  vie  ?  Il  est  donc  nécessaire  que  tout  converge 
à  ce  grand  but  de  multiplier,  à  l'aide  d'efforts  humains  moins  péni- 
bles, moins  nombreux,  mieux  rémunérés,  en  un  mot  plus  féconds,  la 
somme  des  utilités  de  tout  genre  sur  lesquelles  vit  le  genre  humain, 
somme  aujourd'hui  trop  faible  pour  que,  partagée  entre  tous,  elle 
donnât  à  chacun  une  satisfaction  qui  fut  de  nature  à  contenter  les 
moins  exigeants.  A  ce  prix  est  le  succès  de  la  triple  lutte  qui  se 


32G  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

poursuit  contre  l'ignorance,  le  vice  et  la  misère.  Cette  lutte  dure 
depuis  des  siècles;  mais  n'est-il  pas  vrai  de  dire  que  notre  temps  la 
conduit  et  la  soutient  avec  une  conscience  des  moyens  et  du  but  qui 
lui  fait  un  honneur  auquel  certes  l'avenir  rendra  hommage?  Com- 
prenons donc  tout  ce  qu'il  y  a  de  vertu  efficace  et  féconde  dans  ce 
mot  :  simplifier.  Comme  dernier  terme  de  la  simplification,  nous 
arriverons  à  cette  conclusion,  que  l'élément  le  plus  simple  et  en 
quelque  sorte  moléculaire  de  la  société  —  l'individu  —  est  précisé- 
ment l'objet  sur  lequel  doivent  porter  nos  principaux  efforts  pour 
résoudre  les  problèmes  les  plus  compliqués,  et  que  le  développe- 
ment individuel  est  en  économie  sociale  le  point  d'appui  que  de- 
mandait Archimède  pour  remuer  le  monde,  le  fondement  évident 
qu'en  métaphysique  Descartes  pensait  avoir  découvert  pour  asseoir 
solidement  la  vérité. 

I 

Dire  que  tout  s'est  simplifié  et  tend  à  se  simplifier  dans  la  pro- 
duction paraît  au  premier  abord  une  contre-vérité.  Tout  paraît  s'y 
être  compliqué,  au  contraire,  par  suite  de  rechange.  Quelles  indus- 
tries sont  plus  simples  que  celles  de  la  chasse  et  de  la  pêche  aux- 
quelles est  à  peu  près  réduite  la  vie  des  peuplades  sauvages  ?  Chez 
ces  peuplades,  on  compte  à  peine  quatre  ou  cinq  fonctions  distinctes, 
le  plus  souvent  accomplies  par  les  mômes  travailleurs.  Qui  ne  sait 
comment  les  choses  se  passaient  sous  la  tente  du  patriarche?  Com- 
bien, dans  cet  état,  qui  correspond  à  la  vie  pastorale,  a-t-il  fallu  de 
mains  pour  confectionner  un  vêtement?  Un  bien  petit  nombre.  Les 
opérations  successives  qu'exige  un  pareil  travail  ont  été  faites  par 
deux  ou  trois  individus  peut-être,  à  partir  de  l'élève  du  bétail  jus- 
qu'au moment  où  la  laine  préparée,  tissée,  lîlée,  est  devenue  propre 
à  couvrir  le  corps  et  à  le  préserver  contre  les  intempéries.  Ce  qu'on 
appelle  la  division  du  travail  paraît  donc  être  beaucoup  moins 
simple  que  la  concentration  des  opérations  et  des  travaux  par  la- 
quelle débutent  les  sociétés.  Mais  qui  ne  voit  que  cette  complica- 
tion détaches  si  nombreuses  résulte  elle-même  de  ce  que  le  travail 
s'est  spécialisé,  simplifié  dès  lors  ?  C'est  à  cette  simplification  qu'est 
dû  le  progrès.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  pourquoi.  Il  n'y  a  pas  de 
traité  d'économie  politique  qui  ne  l'enseigne.  A  défaut  de  la  science, 
le  bon  sens  proclame  qu'il  est  plus  facile  d'accomplir  une  seule 


LOI  DU  PROGRKS  I^CONOMIQUE.  327 

chose  en  iJeiiecLion  (jue  d'en  l'aire  dix  ou  (juiiize,  et  (jifil  nerail  de 
toute  impossibilité  ([ue  le  même  liouime  fît  à  lui  seul  les  cent  deux 
opérations  d'iiorlo^erie  qu'exi^^e  la  confection  d'une  montre?  On 
se  rendra  mieux  compte  encore  de  ce  caractère  de  simplilication 
([ui  appartient  au  travail  divisé,  si  l'on  veut  bien  songer  qu'on 
n'apprend  pas  à  bien  travailler  le  fer,  la  laine,  le  coton,  autrement 
qu'on  apprend  à  lire  ou  à  jouer  d'un  instrument  de  musique.  C'est 
par  l'analyse, en  d'autres  tcrmes,c'esten  simpliliant  qu'on  y  parvient. 
Pour  lire,  on  connnence  par  épeler.  On  réunit  ensuite  les  lettres  en 
syllabes,  celles-ci  en  mots;  on  va  donc  du  simple  au  composé. 
lie  travail  du  musicien  ne  suit  pas  une  marche  différente.  Ce  que 
chacun  fait  pour  sa  tâche  particulière,  avec  une  rapidité  qui  nous 
ôte  la  conscience  de  ces  petites  opérations  successives,  la  division 
du  travail  l'accomplit  pour  l'ensemble  des  tâches  distribuées  entre 
les  membres  de  la  société  et,  dans  chaque  industrie,  pour  les 
diverses  catégories  de  travailleurs.  De  là  vient  cette  étonnante 
fécondité  du  travail  divisé  dont  nul  cas  particulier  ne  réussira 
jamais  à  donner  une  idée;  celui  des  épingles  cité  par  A.  Smith, 
et  dont  on  demeure  fort  stupéfait ,  nous  frappe  toujours  par  son 
insuffisance;  il  ne  porte  que  sur  un  fait  isolé,  tandis  qu'il  faut, 
pour  apprécier  quelque  peu  l'incommensurable  puissance  de  cette 
grande  loi,  embrasser  toutes  les  manifestations  de  l'activité,  tout 
l'ensemble  harmonieux  de  la  société,  et  par  exemple  s'élever  jus- 
qu'à cette  idée  que,  pour  produire  un  seul  graiii  de  blé^  il  a  fallu 
la  collaboration  du  savant,  du  soldat,  du  juge,  de  toutes  les  auto- 
rités qui  protègent  la  sécurité  des  propriétés,  plus  celle  de  tous  les 
agents  qui  doivent  changer  le  blé  en  pain,  car  sans  eux  le  blé  ne 
serait  pas  produit,  en  y  joignant  encore  la  collaboration  indirecte 
et  indispensable  de  tous  les  hommes  qui,  faisant  autre  chose,  achè- 
teront ce  blé  en  échange  de  leurs  produits  et  de  leurs  services. 
Combien  de  collaborateurs  à  ajouter  au  mineur  qui  extrait  le  fer  de 
la  charrue,  au  charron  qui  la  confectionne,  au  laboureur  qui  remue 
et  ensemence  le  champ,  et  à  tous  ceux  qui  se  livrent  aux  travaux 
de  clôture,  d'assainissement,  de  drainage,  d'irrigation,  sans  parler 
du  marin,  du  constructeur  de  navire,  du  voiturage  dans  l'intérieur 
des  terres,  en  un  mot  de  tout  ce  que  le  commerce  y  met  du  sien  ! 
Qu'est-ce,  sous  toutes  ces  formes,  qu'est-ce  que  la  division  du 

travail,  avec  cette  coopération,  dans  laquelle  M.  .Tohn  Stuart  Mill  voit 
avec  raison  le  complément  ou  plutôt  la  traduction  [plus  exacte 


328  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  ce  grand  t'ait;  qu'est-ce,  disons-nous,  que  cet  arrangement  si 
ingénieux,  si  compliqué,  si  naturel  pourtant,  sinon  un  appareil 
économique  admirable?  C'est  un  appareil  destiné  à  produire  plus 
et  mieux  avec  moins  d'efforts.  C'est  une  simplification  qui  épargne 
du  temps  et  des  frais  dans  des  proportions  telles  que,  sans  la  division 
de  travail,  la  civilisation  s'arrête  elle-même  et  périt. 

Si  une  vérité  aussi  claire  d'elle-même  exigeait  des  confirmations 
plus  nombreuses,  on  en  trouverait  une  dans  les  objections  mêmes 
qu'ont  faites  à  la  division  du  travail  diverses  écoles  depuis  Sismondi 
jusqu'à  Proudhon.  Ce  qu'on  lui  reproche,  en  effet,  c'est  d'être  à  ce 
point  une  simplification  qu'elle  réduit  l'ouvrier  lui-même  à  l'état 
de  rouage.  Ce  procès  fait  à  la  spécialité  remonterait  bien  haut  et 
s'étendrait  bien  loin.  Nul  de  nous  n'y  échappera,  s'il  est  vrai  que 
nul  ne  soit  fort  qu'à  la  condition  d'être  très-incomplet.  Le  monde 
a  toujours  un  peu  de  dédain  pour  les  pures  spécialités,  en  raison 
de  ce  qu'il  a  lui-même  de  superficiel.  Dans  le  langage  vulgaire  un 
mathématicien  signifie  souvent  un  homme  qui  n'entend  rien  aux 
délicatesses  de  la  poésie  et  de  l'art;  un  poëte  est  un  homme  qui, 
relativement  à  la  pratique  des  affaires,  mérite  ou  peu  s'en  faut  d'être 
mis  en  curatelle;  un  philosophe  est  un  homme  abstrait  qui  ne  voit 
rien  ni  personne  dans  la  rue,  et  qui  est  hors  d'état  de  parler  sur  tout 
ce  qui  n'est  pas  maccessible.  Voilà  dans  sa  sévérité  outrée  sans 
doute  le  jugement  de  la  foule.  Franchement,  êtes-vous  bien  sûrs, 
vous  qui  peignez  les  effets  désastreux  de  la  division  du  travail  sur 
l'intelligence  de  l'ouvrier  industriel,  qu'un  bureaucrate  ait,  je  ne 
dis  pas  souvent,  mais  toujours  et  nécessairement,  plus  d'intel- 
ligence et  d'esprit  qu'un  ouvrier  et  surtout  qu'un  ouvrier  de 
Paris?  Passer  sa  vie  à  enregistrer  des  naissances,  des  mariages 
et  des  décès,  est-ce  donc  une  gymnastique  bien  fortifiante  pour 
nos  facultés  pensantes  î  Que  de  pétrifications  opérées  par  la  spé- 
cialité chez  les  individus  voués  aux  carrières  dites  libérales! 
Pour  les  ouvriers ,  le  mal  n'est  pas  dans  la  division ,  mais 
dans  l'excès  du  travail  spécial  qui  occupe  tous  les  instants. 
11  faut  éviter,  et  c'est  une  question  que  le  progrès  a  pour  but 
de  résoudre,  que  l'homme  soit  trop  exclusivement  absorbé  par 
sa  tâche  professionnelle.  Il  faut  simplifier  le  travail,  mais  non 
pas  le  travailleur.  Il  faut  cultiver  celui-ci  au  contraire  en  sens 
divers,  d'abord  comme  homme  ;  la  multiplicité  de  nos  facultés  ne 
se  laisse  pas  réduire  à  une  œuvre  mécanique  ;  ensuite  par  là  le 


LOI  DU  PROGRKS  ÉCONOMIQUK.  329 

producteur  aura,  coinine  on  dit  vul^^airement,  [)lus  d'une  corde  à 
son  arc.  Au  reste,  ceux  (jui  conserveraient  le  moindre  doute  sur 
les  ellets  féconds  et  bieutaisants  du  travail  divise  pour  la  niasse  des 
travailleurs  n'ont  ([u'à  faire  une  supposition.  Que  le  travail  soit 
demain  divisé  seulement  dans  la  proportion  de  moitié  ou  des  deux 
tiers;  c'est  alors  (ju'on  verra  se  développer  dans  d'incalculables 
proportions  la  pénurie  et  l'avilissement  de  cette  masse  qu'on  dit 
par  là  misérable  et  abrutie. 

Nous  n'aurons  pas  de  peine  à  ramener  la  liberté  du  travail,  qui 
n'importe  pas  moins  que  sa  division, à  la  formule  qui  fait  aussi  d'elle 
une  simplification.  Ce  n'eiii  point  par  ce  caractère  qu'elle  frappe  au 
premier  abord;  il  n'est  pas  pourtant  contestable;  pour  le  montrer, 
nous  n'avons  que  l'embarras  de  choisir  entre  les  preuves  qui  se 
présentent.  La  liberté  du  travail  dit  à  chacun  :  «  Fais  ce  que  tu  veux, 
comme  tu  le  veux,  sauf  le  respect  d'autrui.  »  Montrez-nous  un  seul 
système  qui  ait  cette  simplicité-là!  Mais  est-ce  une  simplification 
qui  soit  véritablement  économique  et  féconde  ?  Si  vous  en  doutez, 
voyez  ce  que  coûte  tout  système  réglementaire,  quels  frais  de  per- 
sonnel et  de  matériel  qu'élimine  la  liberté  du  travail;  voyez  que 
de  charges  inutiles  supprimées  par  elle,  que  d'éléments  parasites 
écartés  sans  pitié.  Voilà  pour  l'économie.  Quant  à  la  puissance  et 
la  fécondité,  on  connaît  cette  pensée  :  Le  même  jour  qui  met  un  homme 
libre  aux  fers,  lui  ravit  la  moitié  de  sa  vertu  première.  Donc  le  système 
simple  est  aussi  le  système  fécond,  puisqu'il  rend  aux  mouvements 
leur  liberté  naturelle  et  qu'il  intéresse  chacun  à  produire  bien  et 
beaucoup, en  lui  garantissant  le  fruit  de  son  travail.  Autre  remarque  : 
tout  système  d'organisation  factice  est  obligé  d'opérer  un  classe- 
ment arbitraire  des  travailleurs;  et,  par  suite,  que  de  chances 
d'erreur  !  que  de  forces  perdues  ou  employées  à  faire  autre  chose  que 
ce  qu'elles  feraient  le  mieux  f  Pour  qu'il  en  soit  autrement,  quelle 
infaillibilité  de  génie  ne  devrait  pas  avoir  le  gouvernement,  pour 
qui  le  discernement  est  déjà  bien  difficile,  tout  le  prouve,  dans  la 
sphère  restreinte  de  ses  fonctions  1  Voyez,  au  contraire,  comment 
agit  cette  simplification  extrême  qu'on  nomme  le  laisser  faire.  Par 
le  libre  choix  des  carrières,  elle  fait  place  à  chaque  vocation;  par 
leur  libre  exercice,  elle  ouvre  la  voie  à  tous  les  développements;  par 
la  libre  concurrence,  elle  stimule  tous  les  perfectionnements  et  elle 
élimine  les  non-valeurs  avec  une  brutalité  bienfaisante,  quand  on 


330  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

embrasse  la  masse  au  lieu  de  ne  voir  que  l'individu.  Pour  tout  dire 
d'un  mot,  elle  assigne  aux  hommes  leur  juste  place  comme  aux 
choses  leur  juste  i)rix. 

Je  ne  crois  pas  (ju'il  y  ait  la  moindre  subtilité  à  ramener  h.  la  for- 
mule de  la  simplihcation  économique  la  moralité  elle-même  des 
travailleurs.  Il  est  impossible  de  ne  pas  le  reconnaître,  tout  ce  que 
^'agne  la  moralité  des  producteurs  se  résout  en  une  simplification 
de  rouages,  eu  une  économie,  qui  peut  être  très-considérable,  de 
surveillance  et  de  police.  Le  coût  énorme  de  la  sécurité  se  trouve 
diminué  d'autant.  Tout  un  personnel  productif  sans  doute,  étant 
donnée  l'immoralité,  mais  qui  devient  très-parasite  dès  que  la  mo- 
ralité est  en  progrès,  est  éliminé  par  le  fait  même  de  l'amélioration 
des  habitudes  et  des  mœurs  publiques. 

Le  capital  vérifie  la  même  loi  plus  sensiblement  encore.  On  est 
d'accord  sur  ce  point  que  les  machines,  qui  en  composent  une  partie 
si  importante, sont  une  simplification  qui  se  ramène  avec  une  facilité 
extrême  à  la  loi  générale.  Quelques  explications  pourtant  ne  me 
paraissent  pas  inutiles.  11  y  a  deux  sortes  de  machines,  les  machines 
vivantes  et  les  machines  inanimées.  Eh  bien  !  il  y  a  progrès  de  sim- 
pliiication  des  unes  aux  autres,  et.  avec  cette  simplification,  il  y  a 
aussi  accroissement  de  fécondité.  Les  animaux  sont  des  machines 
vivantes.  Or,  qui  dit  vie,  dit  organisation,  complication,  et  dit 
aussi  résistance.  C'est  d'autant  plus  sensible  qu'on  s'élève  plus 
haut.  Ainsi,  l'homme  a  été  employé  et  l'est  encore  comme  machine. 
C'est  une  force  bien  plus  rebelle,  bien  plus  inégale  à  elle-même  que 
le  bœuf  ou  le  cheval.  Elle  ne  varie  pas  seulement  d'individu  à  in- 
dividu, elle  varie  extrêmement  dans  le  même  individu,  dont  les 
états  sont  mobiles  et  capricieux,  au  gré  des  changements  qui  s'opè- 
rent dans  son  âme  ou  dans  son  corps.  Mais  des  animaux  aux  forces 
inanimées  la  transition  est  bien  plus  complète.  Les  agents  physi- 
ques sont  des  forces  bien  plus  simples  que  les  animaux.  Ici  encore 
pourtant  il  y  a  des  degrés.  Assurément,  c'est  une  opération  plus 
simple  de  faire  travailler  le  vent  dans  une  voile  que  l'on  manœuvre 
que  de  remuer  des  milliers  de  bras  occupés  à  lutter  contre  les  flots. 
En  même  temps  que  c'est  plus  simple,  c'est  aussi  beaucoup  plus 
efficace.  Il  y  a  toutefois  une  force  plus  simple,  ou  du  moins  moins 
variable,  et  dépendait  plus  exclusivement  que  le  vent  de  l'intelli- 
gence  et  de  la  volonté  humaine;  qui  ne  le  sait?  c'est  la  vapeur, 


r.oi  nii  rROORh'.s  finoNOMiouK.  331 

t'oiTo  1)111(0.  avou^lc.  (|uo  riioinine  maîtrise  plus  comph'toiuont  et 
(lonl  il  l'ail  sa  prisonnière  et  son  esclave.  Avec  et  par  elle,  voila  en- 
core une  partie  notable  de  l'outilla-j^e  que  nécessitait  la  voile  radi- 
calement supprimée.  Os  prop:rcs  successifs  s'expriment  par  une 
élimination  successive  de  main-d'œuvre,  que  remplace  un  ai)pareil 
dont  l'elVet  est  d'économiser  du  temps  et  des  Irais.  Lorsque  l'on  dit 
(|ue  l'introduction  des  machines  dans  la  filature  a  permis,  depuis 
environ  soixante  dix  ans,  de  produire  360  fois  davantage,  c'est 
connue  si  l'on  disait  que  le  travail  s'est  simplifié  dans  la  proportion 
de  360  à  1,  puisqu'il  ne  faut  plus  qu'un  ouvrier  pour  faire  ce  qui  en 
exigeait  360,  avec  le  travail  réduit  à  lui-même,  ou  du  moins  à  l'em- 
ploi d'engins  moins  perfectionnés. 

Cette  considération  suffirait  à  elle  seule  pour  résoudre  les  diffi- 
cultés que  l'on  a  élevées  au  nom  de  la  classe  ouvrière  et  pour  dis- 
siper ses  préventions  hostiles  dans  ce  qu'on  nomme  encore,  tant  à 
quelques  égards  le  progrès  s'opère  lentement,  la  question  des  ma- 
chines. Comment  douter  que  simplifier  le  travail  ne  soit  un  bien, 
puisque  le  résultat  de  cette  simplification  est  justement  de  trans- 
porter à  la  charge  de  l'agent  mécanique  la  partie  matérielle  du 
travail  imposée  à  l'agent  vivant  qui  est  ici  l'agent  humain?  Donc 
l'effet  est  de  rendre,  contrairement  à  la  prévention  établie,  l'ouvrier 
lui-même  moins  machine.  J'appellerai  ouvrier  machine  l'homme  qui 
opère  des  transports  sur  son  dos  ;  je  ne  saurais  plus  donner  ce  nom 
à  celui  qui  conduit  le  chameau,  l'éléphant,  le  cheval,  et  je  ne  sais 
surtout  comment  on  pourrait  l'attribuer  au  mécanicien  qui  règle 
le  mouvement  auquel  obéit  sur  un  chemin  de  fer  tout  un  convoi 
de  voyageurs.  J'appellerai  machine  l'homme  ou  la  femme  dont 
l'occupation  est  de  moudre  le  grain  à  la  main  pendant  douze 
heures  de  suite;  mais  l'ouvrier  du  moulin  ne  mérite  plus  cette 
qualification.  J'appellerai  machines  ceux  qui,  ramant  sans  cesse, 
faisaient  ainsi  autrefois,  sans  avoir  encouru  aucune  condamnation, 
le  métier  de  galérien;  les'mousses  et  les  matelots  travaillant  sur  les 
mâts  et  dans  les  voiles,  ne  peuvent  guère  être  appelés  de  ce  nom, 
inapplicable  tout  à  fait  sur  un  bâtiment  à  vapeur,  où  je  ne  vois 
presque  que  des  auxiliaires  intelligents  travaillant  bien  moins  du 
corps  et  bien  plus  de  l'esprit.  Il  semble  que  simplifier  soit  ici  spi- 
ritualiser,  tant  il  est  clair  que  supprimer  ou  adoucir  le  travail  des 
bras,  c'est  dégager  d'autant  la  liberté  de  l'esprit,  qu'en  un  mot 
c'est  affranchir  ! 


332  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Les  grandes  applications  du  capital,  soit  à  l'industrie,  soit  à  la 
culture,  la  puissance  de  l'association  rendent  également  témoi- 
gnage à  la  même  loi  de  simplification  économique.  C'est  toujours 
un  excédant  de  travail  et  de  capital  mis  en  disponibilité  par  un  pro- 
cédé plus  puissant  à  moins  de  frais.  La  même  remarque  s'applique 
à  tous  les  procédés  perfectionnés,  vraies  simplifications  qui  se 
rapportent  à  la  même  formule  que  les  machines,  et  qui  ont  égale- 
ment pour  conséquence  de  multiplier  les  biens  sur  lesquels  vit' 
l'humanité,  en  exigeant  d'elle  un  travail  direct  et  matériel  moins 
intense  et  moins  écrasant.  Les  moyens  chimiques  appliqués  au 
sol  tout  aussi  bien  qu'à  la  galvanoplastie  ou  à  tout  autre  emploi 
industriel  ,  ne  peuvent  pas  être  ici  classés  à  part  des  moyens 
dynamiques.  Nous  ajouterons  que  les  sciences  ne  sont  pas  excep- 
tées de  cette  loi,  non  plus  que  les  méthodes  qui  leur  sont  em- 
pruntées et  qu'on  applique  en  vue  de  l'utile.  Ces  sciences  si  fécondes 
en  applications  obéissent  elles-mêmes  au  'mouvement  de  simplifica- 
tion en  allant  de  la  synthèse  confuse  à  l'analyse  qui  distingue,  éclair- 
cit,  simplifie  et  féconde.  Ce  grand  instrument  si  vigoureux  et  si  souple 
de  l'analyse,  admirable  instrument  de  précision  qui  a  créé  tous  les 
autres,  expliquerait  à  lui  tout  seul  la  supériorité  de  notre  monde  sur 
le  monde  oriental.  On  cherche,  dit-on,  en  ce  moment  à  accoutumer 
les  Chinois  à  notre  alphabet.  Si  on  y  réussit,  j'affirme,  sans  être 
prophète,  que  c'en  sera  fait  de  leur  vieille  civilisation.  Cette  sim- 
plification des  procédés  de  l'écriture  et  de  la  lecture  amènera  toutes 
les  autres.  Il  suffira  d'une  telle  brèche  pour  y  faire  passer  toute  notre 
civilisation.  Qui  de  nous,  hommes  modernes,  ne  bénirait  ce  pro- 
cédé merveilleux  de  l'analyse,  honneur  et  force  de  l'esprit  humain, 
émancipateur  et  civilisateur  par  excellence?  On  s'en  plaint  quel- 
quefois, parce  qu'il  arrive  que  le  doute  est  le  fruit  amer  de  la  re- 
cherche, et  non  pas  toujours  la  science.  Il  faudrait  en  effet  s'en 
plaindre  si  l'homme  était  né  pour  une  calme  béatitude.  Mais  peut- 
on  l'ignorer  encore?  Les  institutions  et  les  idées  qui  ne  passent 
point  par  l'analyse  se  dissolvent  par  leur  propre  corruption.  Le 
vrai  poison,  le  seul  qui  tue,  ce  n'est  pas  l'analyse,  c'est  l'erreur. 
L'analyse  qui  décompose  aide  à  reconstruire.  Elle  mène  au  mieux 
par  la  critique  du  faux  et  par  la  constatation  du  vrai  soigneusement 
dégagé  et  trié.  L'histoire  des  idées  et  des  faits  l'atteste  également; 
point  de  tyrannie  un  peu  durable  qui  ne  s'abrite  derrière  quelque 
synthèse  vaste  et  oppressive,  satisfaisant  par  un  côté  le  besoin  que 


LOI  DU  PROGRÈS  fiCONOMIQUK.  333 

riiomme  a  de  croyances  formant  un  système,  mais  en  abusant  aussi 
pour  le  tromper.  On  peut  dire  que  l'analyse  est  la  Iil)ertc  même. 
Elle  délie  (àvaXjm)  et  elle  délivre;  elle  est  la  rédemption  de  l'esprit, 
la  lumière  même  et  le  progrès. 

Ces  considérations  ne  s'éloignent  pas  de  ce  qui  est  relatif  au  pro- 
grès économi(iue,  l'analyse,  en  tant  qu'elle  représente  l'expérience 
et  l'examen,  étant  à  la  fois  la  mère  des  meilleurs  arrangements 
de  Tatelier  industriel  et  des  meilleurs  procédés  matériels  de  pro- 
duction, comme  elle  est  le  type  même  de  la  loi  de  simplilication. 

Ce  serait  ici  le  lieu  de  montrer  les  résultats  positifs  de  ces  sim- 
plifications fécondes  et  de  prouver  que  tous  ces  progrès  ne  se  sont 
pas  réduits  en  fumée  pour  l'amélioration  réelle  du  sort  du  genre 
humain.  Il  y  aurait  place  aussi  pour  rattacher  le  progrès  matériel 
au  progrès  moral.  Mais  cette  double  tâche  a  été  remplie  avec 
d'abondants  détails.  J'ai  tâché  de  m'en  acquitter  pour  mon  compte 
en  parlant  du  progrès  économique  (1)  dans  ce  journal  même,  il  y 
a  quelques  années.  Quoique  les  lacunes  du  bien-être  pour  la  masse 
laborieuse  dans  les  campagnes  et  dans  les  villes,  au  sein  des  peu- 
ples les  plus  civilisés  de  notre  vieille  Europe,  me  frappent  pour  le 
moins  autant  que  les  conquêtes  réalisées  au  point  de  vue  de  ce 
bien-être,  il  est  certainement  vrai  qu'il  y  a  moins  de  misère.  Sous 
l'empire  de  ces  principes  que  nous  venons  d'analyser,  et  aussi  d'une 
législation  plus  équitable,  plus  humaine,  et  d'une  sécurité  plus 
grande,  il  n'est  pas  douteux  que  les  objets  d'utilité  commune  se 
soient  multipliés,  qu'on  souffre  moins  des  intempéries  et  de  la 
faim  ;  que  les  salaires  se  soient  élevés,  que  le  travail  soit  moins  dur, 
que  chaque  jour  le  régime  manufacturier  s'améliore,  qu'enfin  le 
paupérisme  se  soit  plutôt  concentré  qu'aggravé,  et  qu'il  tende  à  di- 
minuer dans  les  centres  où  il  s'est  établi  à  demeure.  Plus  d'hom- 
mes font  partie  des  classes  moyennes.  La  somme  des  consomma- 
tions alimentaires  s'est  considérablement  accrue  :  les  chiffres  ici 
ont  une  précision  qui  ♦ne  trompe  pas.  Enfin  l'accroissement  de  la 
vie  moyenne  est  un  signe  décisif  de  ces  progrès  de  l'hygiène 
publique  et  du  bien-être  privé.  On  ne  saurait  contester  ,  sans 
nier  l'évidence,  les  progrès  de  la  richesse,  de  l'aisance  et,  ajoutons- 

(1)  Du  Progrès  économique^  ses  conditions^  son  état  j)résent  {Journal  des 
Économistes),  décembre  1858,  et  chapitre  final  de  mon  livre  paraissant 
en  ce  moment  :  La  Liberté  du  travail,  r Association  et  la  Démocratie. 


334  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

le,  de  la  eivilisation  ^'•énérale.  Ceux-là  même  qui  soutiennent 
qu'elle  a  perdu  en  élcv  ation  ne  sauraient  prétendre  qu'elle  n'a  pas 
gagné  en  étendue,  et  que  si  elle  brille  quelquefois  d'un  moins  vif 
éclat  sur  certaines  hauteurs,  ses  rayons  ne  pénétrent  plus  avant 
dans  la  plaine,  où  ils  éclairent  et  réchauffent  des  millions  d'âmes 
et  de  corps  autrefois  plongés  dans  les  ténèbres. 

Il 

Nous  rappellerons,  sans  en  épuiser  les  preuves,  que  l'échange,  la 
monnaie,  le  crédit,  semblables  par  là  à  la  division  et  à  la  liberté  du 
travail,  ainsi  qu'aux  machines  et  autres  procédés  de  production 
expéditifs  et  perfectionnés,  sont  aussi  de  véritables  simplifications, 
des  appareils  destinés  et  réussissant  à  produire  plus  avec  moins 
d'efforts  et  de  capital,  économisant  en  un  mot  de  la  force  coûteuse. 
Quelle  simplification  plus  notoire  que  celle-ci  :  obtenir  à  peu  près 
tout  ce  qui  est  utile  ou  agréable  à  la  vie  en .  livrant  en  échange 
quoi  ?  un  seul  objet,  un  seul  service,  toujours  le  même.  Autant  il  en 
faut  dire  des  diverses  contrées  du  monde.  Elles  reçoivent,  en  retour 
d'une  chose  produite  plus  économiquement,  grâce  au  don  gratuit 
de  la  nature  ou  à  sa  collaboration  dans  une  forte  mesure,  d'autres 
choses  que  chacune  de  ces  contrées  n'aurait  produites  que  chère- 
ment et  de  qualité  médiocre.  Tout  le  commerce  international  est 
fondé  sur  ce  principe.  Sauf  un  certain  nombre  d'assimilations  in- 
dustrielles heureuses,  comparables  à  l'acclimatation  des  plantes  et 
des  animaux,  les  peuples  s'attachent  à  ce  que  la  nature  de  leur  sol 
et  la  vocation  de  leur  génie  leur  conseillent  de  produire.  Il  semble 
qu'ils  se  soient  dit  :  «  Au  lieu  de  compliquer  et  de  surcharger  notre 
production  par  des  moyens  artificiels  en  beaucoup  de  cas  insuffi- 
sants ou  impuissants,  réduisons-nous  à  produire  certains  articles 
en  quantité  telle  que  nous  puissions  les  exporter  et  importer  en  re- 
tour d'autres  articles  :  simplifions  t  »  Si  les  peuples  n'eussent  point 
tenu  ce  raisonnement ,  les  hypothèses  de  la  fameuse  pétition  des 
fabricants  de  chandelle  se  seraient  à  chaque  instant  réalisées.  Au 
lieu  du  produit  naturel  obtenu  par  l'échange,  il  aurait  fallu  obte- 
nir le  produit  factice  avec  un  appareil  immense  et  ruineux. 

Cette  manière  de  procéder  par  voie  indirecte,  c'est-à-dire  par 
l'échange,  au  lieu  de  procéder  par  voie  directe,  cest-à-dire  par  la 
production  immédiate,  s'imposait  au  surplus  tellement  aux  peuples 


LOI  DU  I>IU)GRi:S  ÉCONOMIOUK.  335 

(lue  l'un  n  a  jainuis  vu  (len;giiiio  i)n)lulùtil' absolu.  iNulle  nation  n'a 
proscrit  réchan^o  avec  l'étranger  d'une  manière  complète.  L'esprit 
d'exclusion,  sur  (juehjue  motil'  ((u'il  .se  Fondât,  a  eu  ses  exceptions  et 
s'est  tracé  certaines  liuûtes.  Il  laut  avouer  pourtant  que  le  régime 
protecteur  est  allé  aussi  loin  ([ue  possible  dans  la  voie  des  com- 
plications, qui  seules  peuvent  bien  montrer  à  (jucl  point  l'échange 
libre,  facile,  est  un  procédé  siniplilicateur.  Tarifs  différentiels, 
drawbaçks,  échelle  mobile,  .jeu  de  compensation,  combinaisons 
de  droits  pour  maintenir  un  certain  é({uilibre  entre  la  protection 
qu'on  veut  donner  à  l'industrie  et  celle  qu'on  entend  bien  ne  pas 
refuser  à  l'agriculture,  ne  sont-ce  pas  là,  qu'on  me  passe  le  mot, 
autant  de  casse-téte  économiques  ?  Nos  docteurs  ès-douanes  vous 
en  diront  quelque  chose.  Les  peuples,  qui  ne  sont  pas  tenus  à  être 
si  savants,  payaient  pour  la  complication.  C'était  et  c'est  encore 
trop,  malgré  nos  récents  progrès,  comme  un  fdet  qui  gardait  une 
bonne  partie  du  poisson.  On  n'a  pas  gratis  l'armée  des  douaniers. 
Mais  on  serait  loin  de  compte  si  on  ne  calculait  que  le  coût  direct 
de  la  protection  avec  son  appareil  de  contrôle  et  de  surveillance. 
Il  faudrait  calculer  les  nuisances  morales  et  leurs  effets  sur  la  ri- 
chesse publique.  Il  faudrait  calculer  avissi  ce  que  la  protection 
empêche  de  produire.  Cette  partie  reste  nécessairement  inconnue. 
Qui  peut  dire  qu'elle  est  la  moins  lourde?  La  formule  est  pour- 
tant bien  simple  :  laissez  passer  t  II  semble  qu'il  eiit  fallu  commen- 
cer par  là.  Mais  qui  ne  sait  que  les  idées  simples  sont  les  dernières 
dont  les  nations  s'avisent?  Ne  faut-il  pas  avoir  épuisé  le  cercle  des 
fourberies  et  des  violences  pour  reconnaître  que  la  probité  est  le 
meilleur  des  calculs?  Et  encore  combien  de  gens  rebelles  à  cette 
expérience  et  de  gouvernements  aussi  !  Il  faut  de  même  avoir  re- 
connu expérimentalement  les  inconvénients  des  entraves  et  des 
arrangements  arbitraires  pour  en  revenir  à  la  liberté  naturelle. 

Que  la  monnaie  soit  un  procédé  éminemment  simplificateur, 
c'est  ce  que  constatent  tous  les  économistes.  Rien  n'était  plus  com- 
pliqué que  le  troc  en  nature,  qui  semble  si  simple  au  premier 
abord.  Quel  admirable  trait  de  lumière  ce  fut  que  de  sinipldier  l'é- 
change par  la  monétisation  des  métaux  précieux  f  Con^ment  (avec 
le  troc)  faire  la  plupart  des  échanges?  Je  possède  une  ballp,  de 
laine,  et  je  voudrais  avoir  du  blé.  Je  porte  ma  lourde  richesse  (diez 
un  cultivateur;  il  a  du  blé,  mais  c'est  du  vin  qu'il  demande.  Je 


336  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

cherche  à  m'en  procurer  pour  le  lui  donner  ensuite.  Le  vigneron  n'a 
pas  besoin  de  ma  laine,  et  le  fabricant,  qui  la  recevrait  volontiers, 
ne  possède  ni  vin  ni  blé  qu'il  puisse  me  céder.  Combien  de  difficultés 
et  de  courses,  d'embarras  et  de  fatigues  1  Je  parviens  à  découvrir 
quelqu'un  qui  peut  faire  un  échange  avec  moi.  Autre  difficulté! 
Comment  apprécier  la  valeur  des  deux  marchandises?  Comment 
déterminer  quelle  quantité  de  blé  on  doit  donner  contre  telle 
quantité  de  laine  ?  Nous  nous  accordons  enfin,  et  l'on  divise  une 
des  deux  marchandises  ou  toutes  deux.  Mais  si  l'on  ne  peut  les 
diviser?  s'il  s'agit  d'échanger  un  animal  contre  un  meuble?  Quel 
hasard  me  fera  rencontrer  une  personne  qui  non-seulement  possède 
l'objet  que  je  désire,  mais  qui  le  possède  précisément  d'une  valeur 
égale  à  celle  de  l'objet  que  je  veux  échanger?  On  y  a  pourvu  à 
l'aide  d'une  marchandise  intermédiaire  qui  se  recommande  par  des 
qualités  souvent  décrites  et  qui  simplifie  ces  échanges  si  difficiles  à 
conclure.  La  monnaie  les  simplifie  par  une  épargne  considérable 
de  temps  et  de  déplacements,  la  matière  dont  elle  est  faite  étant 
de  nature  à  se  faire  accepter  de  tous,  et  elle-même  se  chargeant 
pour  ainsi  dire  de  faire  tous  les  voyages  que  nous  aurions  faits  à 
sa  place.  C'est  elle  qui  circule,  ce  n'est  plus  nous.  Je  n'ai  plus  à 
m'enquérir  du  placement  de  mon  surcroit  de  blé,  de  laine,  des 
moyens  de  convertir  un  service  en  produits  matériels  destinés  à 
mon  corps  ;  avec  la  certitude  de  recevoir  bon  accueil  et  sa  divisi- 
bilité qui  la  proportionne  aux  besoins  variables  de  l'échange,  la 
monnaie  d'or  et  d'argent  s'en  charge.  Que  d'avaries  elle  épargne 
ainsi  !  Quelle  perte  elle  empêche  de  matières  qui  se  seraient  altérées 
ou  tout  à  fait  corrompues  î  Servant  de  commun  dénominateur  à  des 
quantités  très-diverses,  elle  ramène  la  variété  à  l'unité.  Est-ce  tout  ? 
N'est-elle  pas  aussi  un  moyen  qui  simplifie  beaucoup  l'épargne, 
cette  condition  de  la  formation  du  capital,  sans  laquelle  nul  pro- 
grès ?  Évidemment  oui.  Gardez  donc  chez  vous  une  quantité  de 
blé  qui  représente  100,000  francs  !  faites  des  amas  de  laine  ou  de 
toile  ayant  même  une  valeur  fort  au-dessous  de  celle-ci!  L'épargne 
rendue  facile  sous  une  forme  incorruptible,  quelques  grammes 
d'or  incarnant  pour  ainsi  dire  pendant  des  siècles  une  masse  d'ef- 
forts, de  privations,  de  moyens  nouveaux  de  production,  quelle 
merveille  et  quel  progrès  î  Combien  les  moralistes  à  la  Sénèque 
ont  eu  ici  la  vue  courte  f  Qu'est-ce  donc  si  Ton  songe  que  ce  véhi- 
cule de  l'échange  franchit  montagnes  et  mers  et  qu'il  agit  partout 


LOI  DU  PKOGKES  hXUJNUMlQUii.  337 

comme  i!  <v/\i  dans  l'intcrieur  de  la  nation,  joiyiiaiiL  comme  je  le 
disais  tont  à  l'heure,  à  propos  d'autres  ac([uisitions  précieuses,  le 
don  de  l'ubiijuité  à  celui  de  la  durée. 

J)e  même  (jue  la  vapeur  est  venue  simplifier  la  voile  (jui  simpli- 
liait  elle-même  la  rame,  on  ne  s'est  pas  arrêté  à  la  monnaie  comme 
moyen  simplilicateur  de  l'échanij^e.  Les  papiers  de  crédit  en  sont 
une  simplilication  des  plus  ingénieuses  (jui  économise  le  montant 
de  la  valeur  des  métaux  d'une  ac([uisition  coûteuse,  et  qui  achève 
d'accélérer  le  mouvement  de  la  circulation.  On  peut  dire  qu'elle  se 
traînait  avec  le  troc  en  nature.  Avec  la  monnaie  elle  marche  ou 
court;  avec  le  crédit  elle  a  pris  des  ailes.  La  lettre  de  change  re- 
présente éminemment  cette  économie  de  temps,  de  déplacements 
et  de  frais  relativement  à  la  monnaie.  Le  billet  de  banque  a  fait  un 
pas  de  plus.  Il  simplifie  les  billets  eux-mêmes.  Ces  billets  de  com- 
merce s'arrêtaient  le  plus  souvent  après  deux  ou  trois  mutations 
dans  le  portefeuille  du  banquier  ou  du  capitaliste  qui  demeurait 
chargé  de  faire,  pour  tout  le  temps  restant  à  courir  jusqu'au  jour 
des  échanges,  l'avance  entière  de  leur  valeur.  Que  font  les  banques 
publiques  ?  Elles  remplacent  par  des  billets  revêtus  de  leur  signa- 
ture les  effets  de  commerce  déposés  dans  leur  portefeuille.  Ainsi 
disparaît  l'obligation  d'une  série  d'endossements  individuels,  diffi- 
ciles et  souvent  impraticables.  Circulant  libre  de  formalités  gê- 
nantes et  de  responsabilités  successives,  il  n'est  au  fond  que  la 
généralisation  d'autres  billets  ramenés  à  une  unité  supérieure,  géné- 
ralisation plus  commode,  mieux  garantie,  ayant  ce  caractère  d'être 
.payable  à  vue  et  au  porteur,  qui  semble  le  dernier  terme  de  la 
simplification.  Eh  bien  non  !  Les  dearing-house  attestent  d'une  ma- 
nière éclatante  toute  la  simplicité  féconde  des  moyens  employés  par 
le  crédit.  Le  grand  établissement  de  ce  genre  qui  existe  à  Londres 
fait,  on  le  sait,  pour  une  valeur  d'affaires  qui  dépasse  d'environ 
quinze  fois  non-seulement  la  monnaie,  mais  sa  représentation  même 
en  papier.  Selon  M.  Fullarton,  plus  des  neuf  dixièmes  des  transac- 
tions sont  réglées  en  Angleterre,  sans  qu'il  y  soit  besoin  ni  d'un 
écu,  ni  d'un  billet,  si  ce  n'est  pour  de  faibles  appoints.  Ce  qu'on 
appelle,  en  langage  de  banque,  compensations,  virements  de  par- 
ties, arrive  à  ce  but  avec  une  puissance  qui  n'a  pas  atteint  encore 
ses  dernières  limites.  L'emploi  du  chèque  tendra  de  plus  en  plus 
à  ce  même  résultat.  Ainsi,  sous  la  réserve  de  certaines  garanties 
monétaires  indestructibles,  le  crédit,  fidèle  en  ceci  à  la  pensée  pri- 
2®  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  mar;i  1865.  i22 


338  JUUIiNAL  f)!-3  î'CONO^ilSTES. 

jiiitive  ([111  riiispira,  je  veux  ((ire  à  la  conliancc  (jui  .siiiipiitie  toutes 
les  transactions,  est  plus  sensiblement  encore  peut-être  que  les 
autres  appareils  économiques  une  simplification  puissante.  Le  cré- 
dit moral.,  personnel,  en  est  en  ce  sens  le  dernier  mot,  puisqu'il 
substitue  au  vieil  adage,  plus  cautionis  m  re  quaiu  in  personâ,  le 
i^age  tout  immatériel  de  la  loyauté  présumée. 

Une  remarque  qui  s'applique  à  tout  ce  qui  précède,  c'est  que  le 
seul  instrument  de  production  auquel  le  progrès  s'applique  est  le 
capital.  Ni  le  travail,  ni  ce  qu'on  appelle  la  terre,  qui  se  confond 
pour  nous  avec  les  agents  naturels  de  quelque  espèce  qu'ils  soient, 
ne  sont  par  eux-mêmes  perfectibles.  Cette  qualité  leur  est  conférée 
exclusivement  par  le  capital.  Si  le  capital  cessait  de  s'appliquer  à 
la  terre,  elle  ne  tarderait  pas  à  revenir  à  lantique  état  d'insalubrité 
et  de  stérilité.  Telle  partie  de  l'Italie  et  une  notable  portion  de 
l'Asie  attestent  que  même  il  peut  y  avoir  ici  dégradation 
causée  par  l'homme.  Notre  petite  Sologne ,  qu'on  ignore  gé- 
néralement avoir  été  très-fertile  et  dont  l'absentéisme  a  fait  ce 
que  nous  voyons  par  une  demi -culture  déplorable,  est  un  exemple 
des  dévastations  humaines.  En  jetant  les  yeux  sur  ces  vastes  espaces 
que  l'homme  a  modifiés  d'une  manière  funeste,  on  se  prendrait  à 
se  demander  parfois  avec  tristesse  si  le  progrès  n'est  pas  comme  le 
soleil  qui  ne  se  montre  à  certaines  contrées  qu'en  se  cachant  à 
d'autres.  Cette  dernière  réflexion  appliquée  non  plus  seulement 
à  la  terre,  mais  à  de  grands  centres  de  richesse  et  de  civilisation 
frappera  ceux  qui  liront  dans  un  récent  livre,  qui  fait  en  ce 
moment  beaucoup  de  bruit,  la  description  très-curieuse  de  ce 
qu'était,  au  temps  de  Jules  César,  le  bassin  de  la  Méditerranée. 
Quel  développement  alors  de  prospérité  et  de  richesse,  et  aujour- 
d'hui quelle  décadence!  Si  la  civilisation  a  ajouté  à  sa  couronne 
cette  Angleterre  que  les  contemporains  de  César  jugeaient  devoir 
être  à  jamais  barbare,  quels  brillants  joyaux  elle  a  perdus!  Mais 
non  :  les  conquêtes  opérées  sur  l'insalubrité  et  sur  la  stérilité  dé- 
passent de  beaucoup  les  pertes  faites  depuis  lors,  et  le  futur  ac- 
(îroissement  de  la  production  agricole  du  globe  terrestre  ne  saurait 
être  douteux  en  présence  de  tant  de  développements  admirables, 
(juoique  récents,  de  la  puissance  du  capital. 

Quant  au  travail,  il  est  en  soi  stationnaire.  N'oubliez  pas  que  tout 
talent  acquis  est  un  capital.  Le  travail  brut  ne  varie  guère.  S'il  y  a 


LUI  DU  PROGRES  ÉGOINOMIOUE.  33? 

(les  ouvriers  qui  sont  réduits  à  un  minimum  de  rétribution  très- 
insulîisant,  c'est  que  dans  leur  salaire  l'élcmeiit  acquis  du  capital 
entre  pour  peu.  L'ouvrier  periectionné,  c'est-à-dire  ayant  capitalisé 
une  certaine  éducation,  est  seul  rémunéré  d'une  manière  conve- 
nable. C'est  ce  capital  d'habileté  qui  augmente  chez  l'ouvrier.  La 
force  nuisculaire  aurait  peut-être  plutôt  perdu.  Je  n'en  accuse  pas 
la  civilisation.    Les  calculs  de  savants  voyageurs  établissent  que 
l'Européen  civilisé  a  plus  de  force  musculaire  que  le  sauvage , 
malgré  le  préjugé  contraire  partagé  et  propagé  par  Rousseau.  Cette 
expérience  a  été  faite  avec  le  dynamomètre  par  le  voyageur  Perron, 
dans  son  voyage  aux  terres  australes,  pour  les  reins  et  pour  les 
mains.  Partout  le  sauvage  a  le  dessous  sur  le  civilisé  (1).  Mais  est-il 
aussi  vrai  que  nous  soyons  physiquement  aussi  robustes  que  nos 
ancêtres,  même  indépendamment  des  exercices  militaires  auxquels 
ils  donnaient  tant  de  place?  Le  nombre  des  jeunes  gens  impropres 
au  service  pour  défaut  de  force  est  attesté  par  les  conseils  de  révi- 
sion. 

Cette  proposition,  que  le  capital  seul  est  perfectible,  (jui  ouvre  au 
progrès  des  perspectives  illimitées  à  (juelques  égards,  indique  en 
même  temps  que  le  progrès  a  des  bornes,  en  ce  sens  qu'il  ne  sau- 
rait être  absolu.  Le  dernier  mot  du  progrès  économique  serait  la 
disparition  de  l'utilité  acquise  à  titre  onéreux  devant  l'utilité  gra- 
tuite et  devenue  commune  à  tous  les  hommes.  |Mais  la  nature 
même  du  capital  s'y  oppose,  car  tout  capital  coûte  à  former,  à 
acquérir.  Il  exige  des  efforts,  une  épargne;  il  introduit  dans 
l'échange  la  notion  de  valeur,  qui  suppose  toujours  une  certaine 
rareté,  et  même  seul  il  permet  l'échange;  car,  si  tout  était  ri- 
chesse gratuite  et  infinie,  à  quoi  bon  échanger?  Vouloir,  au  nom 
du  progrès,  que  le  capital  cesse  de  porter  intérêt,  c'est  donc  mécon- 
naître sa  nature  même  tout  aussi  bien  que  si  l'on  voulait  suppri- 
mer le  prix.  Le  placement  gratuit  à  longue  échéance  n'est  pas 
moins  absurde  que  le  placement  gratuit  immédiat.  L'intérêt  est 


(1)  Les  résultats  qu'il  constate  sont  les  suivants  :  la  force  des  mains 
est,  pour  les  habitants  de  Van-Diémen,  comme  50,6  ;  —  pour  ceux  de 
la  Nouvelle-Hollande  comme  21,8  ;  —  pour  les  insulaires  de  Timor,  48  ; 
—  pour  les  Français,  69,2;  —  pour  les  Anglais,  71,4.  —  La  force  des 
reins  est,  pour  les  habitants  de  la  Nouvelle-Hollande,  14,8;  —  pour  les 
insulaires  de  Timor,  16,2;  —  pour  les  Franruis,  23,1;  —  pour  les  An- 
glais, 23. 


340  JOURNAL  DES  ÉCOiNOMlSTES. 

aussi  inséparable  du  capital  que  le  fruit  l'est  de  l'arbre.  Il  est  sa  rai- 
son d'être.  Point  d'intérêt,  point  de  capital.  Aussi  n'est-ce  point 
dans  l'abolition  de  l'intérêt,  qui  serait  la  destruction  du  capital  lui- 
même,  qu'il  faut  chercher  la  réalisation  du  progrès,  lequel  s'arrête- 
rait ce  jour-là;  c'est  dans  une  baisse  jusqu'à  un  certain  point  con- 
tinue, combattue  toutefois  par  une  demande  plus  vive  des  capitaux 
productifs  par  le  travail  intelligent.  Toutes  ces  considérations  mè- 
nent au  même  résultat,  à  savoir  que  le  capital  est  perfectible,  qu'il 
l'est  seul,  et  que  cette  qualité  implique  si  peu  la  possibilité  d'at- 
teindre à  un  état  définitif  de  perfection,  qu'elle  l'exclut  au  contraire 
par  son  essence  même. 

III 

On  demandera  quel  est  ce  procédé  de  simplification  féconde  qui 
s'est  introduit  dans  la  distribution  de  la  richesse.  Je  répondrai  : 
c'est  la  justice,  vraie  méthode  de  répartition  très-supérieure  en 
tous  points  aux  procédés  de  la  violence  et  de  Farbitraire,  et  qui, 
pour  être  d'une  nature  morale,  ne  se  révèle  pas  moins  par  les  mêmes 
effets  économiques  que  les  machines  les  plus  heureusement  inven- 
tées, auxquelles  elle  est  supérieure  de  toute  la  supériorité  de  l'es- 
prit sur  la  matière. 

Le  spectacle  qu'offre  la  société  est  celui  de  l'inégalité  des  forces 
de  tout  genre.  Cette  inégalité  féconde  qui  permet  les  deux  condi- 
tions de  toute  société  régulière  et  progressive,  la  diversité  des  apti- 
tudes et  la  hiérarchie  des  capacités,  a  été  et  devait  être  une  source 
d'abus.  Au  lieu  de  se  consacrer  au  service  de  la  communauté  en  ne 
prélevant  sur  elle  que  le  prix  légitime  de  ses  services,  toute  supériorité 
physique  ou  intellectuelle  devait,  sous  l'impulsion  des  passions  et 
des  appétits  déréglés  qui  caractérisent  particulièrement  les  sociétés 
barbares  ou  à  demi  civilisées,  se  traduire  par  l'exploitation  de  la 
faiblesse.  L'esclavage,  la  conquête,  la  subordination  des  races  vain- 
cues, la  distinction  des  castes,  la  séparation  en  patriciens  et  en 
plébéiens,  attestent  ce  triomphe  et  ces  excès  de  la  force.  Mais  ce  qu'il 
importe  de  remarquer  ici,  c'est  que  cette  œuvre  fut  loin  d'être  le 
simple  fruit  des  instincts  violents  dans  leur  irréflexion  sauvage. 
Elle  devint  une  œuvre  savante  et  calculée.  Tout  devait  se  compli- 
quer à  l'excès  dans  des  relations  fondées  sur  des  faits  si  factices 
et  si  arbitraires.  Les  lois  mêmes,  dont  nulle  société  ne  se  passe,  de- 


LOI  nu  l'RdGHKS  l'XONOMIQUE.  341 

valent  (Mrc  un  cliaos.  Elles  devaient  avoir  autant  de  mesures  qu'il 
existait  de  situations  consacrées,  sans  compter  les  diversités  locales. 
Le  moyen  ûj^^eet  la  France  même  du  wiii"  siècle  avant  la  Révolu- 
tion témoij]!:nent  de  cette  complication,  qui  s'attestait  par  l'existence 
des  trois  ordres,  j)ai'  les  barrières  des  provinces,  par  le  défaut 
d'unité  dans  les  lois,  par  les  iniquités  du  régime  réglementaire 
dans  l'industrie,  en  un  mot  par  tout  un  système  compliqué  de  pri- 
vilèges. Toutes  ces  conq)lications,  odieuses  en  elles-mêmes,  consti- 
tuaient du  point  de  vue  (jui  m'occupe  un  mécanisme  fort  cher  et 
beaucoup  trop  peu  productif.  On  s'avisa  de  l'égalité  des  droits 
qui  subsiste  au  milieu  des  inégalités  naturelles  ou  acquises.  Éco- 
nomistes et  philosophes  soutinrent  qu'entre  tous  ces  individus 
d'un  même  peuple,  d'une  même  humanité,  il  y  avait  un  droit  com- 
mun, la  liberté,  un  devoir  commun  à  tous,  le  respect  de  la  li- 
berté des  autres,  à  savoir  la  justice,  condition  de  l'ordre,  dès  lors, 
qui  se  réduit  à  la  notion  de  liberté  collective.  Tout  tendit,  en 
conséquence,  à  se  simplifier,  et  l'on  vit,  même  au  bout  de  peu 
d'années,  qu'une  société  qui  a  inscrit  avec  la  justice  l'unité  de 
loi  dans  ses  codes,  et  pris  pour  devise  la  liberté  individuelle,  sous 
la  réserve  du  droit  d'autrui,  déploie  bien  plus  de  puissance  qu'une 
société  soumise  à  l'oppression  de  la  licence  ou  de  la  tyrannie.  En 
laissant  les  salaires,  les  prolits  et  les  rentes  prendre  leur  niveau 
d'eux-mêmes,  sous  l'empire  de  cette  répartition  équitable  que  la 
libre  entente  des  parties  intéressées  engendre,  on  eut  plus  d'ordre 
véritable  en  même  temps  que  plus  d'ardeur  productive  et  de  progrès 
réalisés. 

Cette  simplification,  qui  introduit  l'égalité  dans  l'inégalité  même, 
est-elle  la  seule?  N'y  en  a-t-il  pas  une  autre  qui  reste  en  partie  à  rem- 
plir? Oui  sans  doute.  Si  la  centralisation  bien  entendue  est  une 
simplification  d'une  fécondité  admirable,  tout  au  contraire  la  cen- 
tralisation exagérée  et  hors  de  sa  place  complique  et  affaiblit  tout. 
Pour  être  une  machine  parfaite,  ayant  toute  son  énergie  et  tout  son 
jeu,  l'État  a  besoin  de  se  simplifier  en  rejetant  les  attributions 
superflues  qui  entraînent  une  déperdition  et  un  mauvais  emploi  de 
force.  L'appareil  coûteux  et  stérilisant  de  la  centralisation  adminis- 
trative a  fait  son  expérience,  comme  le  système  protecteur  a  fait  la 
sienne.  Enfin  il  est  une  autre  machine  fort  compliquée  qui  s'est 
simplifiée  aussi  et  qui  se  simplifiera  encore;  nous  voulons  parler 
de  l'impôt.  Certes,  nous  sommes  loin  de  l'épouvantable  enchevê- 


342  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

trement  des  impôts  d'avant  1789,  dont  la  seule  énumération  rempli- 
rait plusieurs  pa^es.  C'étaient  les  mille  formes  de  l'oppression  et  de 
la  spoliation.  Le  reproche  de  faucher  plus  que  l herbe,  adressée  à  la 
dîme  par  Turgot,  retombait  sur  presque  tous  les  autres  impôts.  C'é- 
tait sur  le  travail  que  portait  de  tout  son  poids  cet  énorme  fardeau 
dans  une  progression  relative  au  besoin  et  à  la  misère,  non  au  ca- 
pital et  aux  jouissances.  Le  jour  où  l'impôt  a  proclamé  pour  règle 
la  proportionnalité,  il  a  tout  d'un  coup  pris  une  simplicité  relative 
qui  a  fait  le  plus  frappant  et  le  plus  heureux  contraste  avec  le 
système  aussi  compliqué  qu'oppressif  des  impôts  de  l'ancien  ré- 
gime. La  perception,  si  ruineuse  avant  1789  et  qui  absorbait  une 
notable  portion  de  l'impôt  lui-même,  est  devenue  aussi  beaucoup 
plus  économique.  Mais  qui  ne  voit  que  l'impôt  est  encore  beaucoup 
trop  compliqué,  et  que  c'est  à  se  simplifier  qu'il  doit  tendre? 
Quant  aux  autres  simplifications  économiques  que  le  progrès  peut 
exiger,  c'est  affaire  à  l'avenir  de  les  révéler  successivement. 

Henri  BAUDRILLART. 


1-TUni'S  SUR  LKS  SYSitMKS  D'fiCONOMIK   POLITIQUE.        :\^?> 


KTLJDIvS  81JU  IJvS  DIVERS 

SYSTllMi:S    irï^CONOMIE   POLTTIQUIî 

ET  SllK  LES  PUINCIPAUX  ÉCONOMISTES 


ADAM    SMITH. 


Aux  yeux  d'un  observateur  superliciel ,  l'aspect  des  gouverne- 
ments de  la  France  et  de  l'Angleterre,  de  même  que  les  opinions 
et  les  mœurs  de  ces  deux  peuples,  pendant  la  première  moitié  du 
xviii^  siècle,  présenterait  plus  de  similitudes  que  de  différences. 
Ici  et  là,  le  respect  du  pouvoir  a  disparu,  et  le  pouvoir  mérite 
peu  de  le  faire  renaître;  la  religion,  qui  compte  à  peine  pour  l'Église, 
ne  préoccupe  plus  la  population;  les  sentiments  et  les  coutumes 
des  classes  aristocratiques  ne  sont  pas  moins  corrompus  que  ne 
sont  grossiers  les  usages  et  les  pensées  de  la  bourgeoisie  et  du 
peuple.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'agiotage,  résultat  de  tant  d'autres 
vices,  qui  n'envahisse,  à  ce  moment,  avec  une  semblable  énergie  et 
de  pareils  abus,  Threadneedle  Street  (1)  et  la  rueQuincampoix.  Mais, 
tandis  que  ces  maux  proviennent  surtout,  en  Angleterre,  de  qua- 
rante années  de  révolution,  également  mêlées,  si  contraires  qu'elles 
soient  les  unes  aux  autres,  des  violences  et  de  la  duplicité,  des 
apostasies  et  des  emportements  propres  à  toute  vaste  commotion 
politique,  ils  résultent,  en  France,  des  abaissements  ignominieux  et 
des  criminelles  exigences  d'un  long  despotisme.  De  bien  rares  sa- 
gesses ou  de  bien  extraordinaires  honneurs  résistent  à  de  telles 
épreuves.  Comment  lire,  par  exemple,  les  Notes  de  Montesquieu  sur 
l'Angleterre,  sans  se  croire  le  plus  souvent  en  présence  du  gouver- 
nement de  Louis  XV  et  au  milieu  de  ses  sujets?  En  parlant  toutefois 
de  la  nation  qu'il  visitait,  durant  le  ministère  de  Walpole,  dans  des 
termes  presque  semblables  à  ceux  dont  se  servait  d'Argenson,  à  sa 


(1)  L'agiotage  s'exerçant  surtout,  à  Londres,  surlos  actions  de  la  com- 
pagnie de  la  mer  du  Sud. 


344  JOURNAL  DES  KGONOMISTES. 

sortie  des  affaires,  pour  dépeindre  la  nôtre,  Montesquieu  lui-même 
discernait,  avec  une  remar({ual)le  perspicacité,  les  rassurants  mé- 
rites des  institutions  de  la  Grande-Bretagne.  Bien  mieux  encore  que 
Voltaire,  vers  le  même  temps,  il  indiquait  les  garanties  que  procure 
l'incessant  contrôle  de  l'autorité,  la  dignité  de  conduite  qu'impose 
la  lutte  publique  des  partis,  et  les  heureux  rapprochements  qu'opè- 
rent de  libres  lois  entre  les  différentes  classes,  même  où  «  les  rangs 
sont  le  plus  séparés.  » 

Et  la  dernière  moitié  du  xviii^  siècle  donne  pleine  raison  à  Mon- 
tesquieu. Presque  toute  ressemblance  cesse  alors  entre  notre  pays 
et  l'Angleterre.  Le  25  octobre  1760,  Georges  II  apporte  sur  le  trône 
^une  probité  publique  et  privée  qui  depuis  longtemps  y  était  incon- 
nue, et  bientôt  après  le  premier  Pitt  gouverne,  sans  avoir  recours 
aux  honteux  moyens  accoutumés,  par  l'éloquence  et  le  patriotisme, 
par  la  gloire  et  l'honnêteté,  en  même  temps  que  Wesley,  cédant  à 
son  zèle  chrétien,  ravive  la  foi  et  régénère  les  mœurs  (1).  Quoique 
l'un  des  plus  grands  ministres  de  l'Angleterre  et  de  son  siècle,  Wal- 
pole  avait,  depuis  plus  de  vingt  ans,  été  chassé  du  Parlement  et  em- 
prisonné à  la  Tour,  lorsque  Maupeou,  bien  que  l'un  des  esprits  les 
plus  médiocres  de  son  époque  et  de  son  pays,  devenait,  après  Dubois 
et  Fleury,  ministre  de  Louis  XV.  Si  Montesquieu  avait  pu  de  nouveau 
parcourir  la  Grande-Bretagne,  de  1785  à  1789,  il  en  aurait  tracé 
une  peinture  toute  différente  de  celle  qu'il  a  laissée,  et  Arthur 
Young  a,  dans  l'intervalle  qui  sépare  ces  deux  années,  exactement 
décrit  la  France,  en  reproduisant  encore  le  portrait  qu'en  avait  fait 


d'Argenson. 


Mais  Arthur  Young  montre  à  chaque  page,  ce  que  soupçonnait 
peu  l'ancien  ministre,  les  prochains  dangers  qu'allaient,  par  leurs 
fautes  réciproques,  courir  la  monarchie  et  la  société.  Dangers  d'au- 
tant plus  grands  et  d'autant  plus  imminents  que  l'opinion  avait 
reçu  un  profond  ébranlement,  une  commotion  extraordinaire,  d'une 
littérature  et  d'une  philosophie  dont  l'audace  infinie  se  dissimulait 
le  plus  souvent  sous  un  charme  extrême.  Sur  un  ciel  calme  et  ra- 
dieux, qu'on  se  plaisait  seul  à  considérer,  se  formaient  de  toutes 
parts,  parmi  nous,  les  nuages  gros  des  plus  sombres  orages. 
Immensum  mugire  putes  nemus,  aiit  mare  magnum. 

(1)  M.  Gornélis  de  Witt  a  très-bien  exprimé  ces  différences  dans  son 
dernier  travail  sur  les  sociétés  française  et  anglaise  au  xviii*  siècle. 


l':TUnES  SUR  les  systèmes  r)'f:GONOMIE  POIJTIOUE.         ?,\5 

En  Angleterre,  au  contraire,  on  suit  aisément,  comme  au  sein 
d'une  brillante  aurore,  les  réguliers  développements  des  franchises 
(pii,  depuis  loni^temps,  avaient  déjà  succédé  au\  lois  du  despotisme. 
Malgré  bien  des  violences  ou  des  intrigues  ({ue  nous  oublions  trop, 
les  laits  de  chaque  jour  y  révélaient  la  consolidation  délinitive 
de  l'ordre  de  choses  désiré  en  1G48  et  fondé  en  1688.  Les  aspira- 
tions les  plus  vives,  on  le  vit  bien  aux  élections  de  1784,  n'y  allaient 
point  au  delà.  On  .pourrait  assez  justement  peindre  la  fin  du 
XYiii''  siècle  en  Angleterre  et  en  France  sous  les  traits  d'Erskine 
pour  le  premier  de  ces  pays,  et  sous  celui  de  Mirabeau  pour  le  se- 
cond. Dans  Mirabeau  se  retrouve  l'orateur  passionné  des  républiques 
anciennes,  pour  rappeler  quelques  expressions  d'un  illustre  écri- 
vain (1),  capable  sans  doute  d'une  indignation  vertueuse  et  d'un 
salutaire  dévouement,  mais  le  plus  souvent  dominé  par  la  colère, 
l'ambition  ou  la  rivalité.  Dans  Erskine,  on  voit  Thomme  de  bien, 
([ui  se  sert  d'une  parole  plus  calme,  quoique  non  moins  résolue, 
pour  réclamer  toutes  les  garanties  de  la  loi,  toutes  les  sauvegardes 
de  la  plus  scrupuleuse  équité.  Honnête  citoyen,  pénétré  d'un  pro- 
fond attachement  à  la  libre  constitution  de  son  pays,  et  inaccessible 
à  la  faveur  ou  à  la  crainte,  il  ne  conçoit  pour  les  autres  et  pour  lui- 
même  rien  au-dessus  de  ce  dépôt  sacré.  L'un  représente  l'élo- 
quence avec  toutes  ses  beautés,  tous  ses  entraînements  et  tous  ses 
périls;  l'autre  donne  l'image  de  la  raison,  dans  toute  sa  noblesse 
et  avec  tous  ses  bien  faits. 

Si  nul  des  écrivains  ou  des  artistes  anglais  n'égale  les  nôtres  dans 
le  siècle  dont  je  parle,  qui  pourrions-nous,  de  notre  côté,  opposer 
aux  premiers  savants  ou  aux  premiers  industriels,  aux  plus  grands 
orateurs,  à  part  celui  que  je  nommais  à  l'instant,  ou  aux  plus  il- 
lustres hommes  d'État  de  l'Angleterre  à  cette  époque?  Si  impartial 
cependant,  lord  Macaulay  n'en  tient  pas  moins  Burke  pour  la  plus 
belle  intelligence  et  le  plus  vaste  esprit  de  son  temps,  et,  quand  il 
parle  de  la  naissance  de  Pitt  :  «L'enfant  héritait  d'un  nom,  dit-il, 
"  qui,  à  ce  moment,  était  le  plus  célèbre  dans  le  monde  civilisé,  d'un 
nom  que  tous  les  Anglais  prononçaient  avec  orgueil,  et  tous  les 
ennemis  de  l'Angleterre  avec  un  mélange  d'admiration  et  d'ef- 


(1)  VoirM.  Villemain,  Choix  d'études  sur  la  littérature  contemporaine, 
p.  397. 


340  JOUKNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

t'roi  (1).  »  De  (|ucl  respect  on  se  sent  pris  pour  la  liberté,  quand  on 
passe  des  misères  du  gouvernement  et  de  la  société  de  Louis  XV  et 
de  Louis  XVÏ  au  gouvernement  et  à  la  société  des  deux  derniers 
Georges!  Voilà  bien,  dés  son  origine,  ce  mélange  de  franchises  et 
d'autorité  qu'avait  autrefois  désiré  Tacite,  sans  le  croire  réalisable, 
tant  il  l'admirait,  et  dont  Voltaire  disait  qu'en  sa  comparaison  la 
république  de  Platon  n'était  qu'un  rêve.  Pour  moi,  je  l'avoue, 
quelque  honneur  qui  me  semble  revenii'  à  notre  xviii*^  siècle,  je  ne 
sache  pas  de  nom  plus  grand ,  aussi  grand  même,  que  celui  de 
Pitt  durant  ce  temps. 

Malgré  les  dissemblances  et  les  oppositions  que  je  viens  de  signa- 
ler, une  môme  révolution  s'accomplit  alors  néanmoins  chez  les 
nations  anglaise  et  française,  grâce  à  l'importance  qu'y  acquièrent 
les  classes  moyennes,  à  la  suite  de  l'industrie  et  du  négoce. 
Les  développements,  déjà  considérables,  de  la  fortune  mobilière, 
cette  part  si  profondément  démocratique  de  la  richesse,  y  réa- 
lisent ce  qu'ils  ont  partout  produit  depuis,  en  ne  cessant  de  s'ac- 
croître. On  y  sent  que  l'ancienne  constitution  des  sociétés  a  fait  son 
temps,  qu'un  nouveau  courant  d'usages,  d'idées,  d'influences  va 
bientôt  dominer.  Il  en  est  une  curieuse  preuve  dans  la  Grande- 
Bretagne,  où  personne  n'aurait  cependant  écrit  le  pamphlet  de 
Sieyès.  Lorsque  le  premier  Pitt,  le  grand  bourgeois,  comme  on  l'ap- 
pelait, qui  ne  se  pouvait  montrer  en  public  sans  que  de  longues  et 
bruyantes  acclamations  ne  le  saluassent,  et  que  la  nation  avait  à 
deux  reprises  imposé  comme  ministre  au  roi,  devint  lord  Chatliam, 
en  rentrant  une  troisième  fois  aux  affaires,  il  perdit  à  l'instant  sa 
popularité  et  son  importance. 

Il  est  remarquable  tout  ensemble  que  l'économie  politique  soit 
née,  dans  l'un  et  l'autre  pays,  à  l'époque  où  la  bourgeoisie  y  pre- 
nait, soit  bruyamment,  soit  paisiblement,  un  rang  définitif  dans 
l'organisation  sociale  et  politique.  Mais ,  expliquant  surtout  les 
principes  et  les  résultats  du  travail,  comment  en  aurait-elle  devancé 
le  large  développement,  ou  y  serait-elle  longtemps  restée  étran- 
gère? L'école  mercantile  elle-même  n'est-elle  pas  apparue,  au  sein 
des  républiques  italiennes,  lors  de  leur  opulence  et  de  leur  gran- 
deur? Adam  Smith  a  de  beaucoup   dépassé  Quesnay  et  turgot , 


(1)  Voir  lord  Macaulay,  Esanis  historiques  et  biograpJnques.  cliap,   sur 
lord  Chatham  et  William  Pitt, 


i 


RïUDKS  SUK    LKS  SYSTÈMES  D'I-GONOMIE  HlLITIOUK.        317 

00  iTost  pas  douteux;  niais  il  leur  doit  l)eau(;oujj,  et  persoiino  ne 
l'a  plus  liauloiueiit  reconnu  que  lui-même. 

I 

Adam  Smith  est  né  le  Ti  juin  1723,  quelques  mois  après  la  mort 
de  son  pore,  contrôleur  de  la  douane  dans  le  village  de  Kirkcaldy, 
du  comte  de  Fifo,  en  Ecosse.  Il  puisa  les  premiers  éléments  de  son 
instruction  à  l'école  de  ce  village,  baigné  par  les  flots  du  beau  golfe 
que  domine  Edimbourg,  et  s'y  fit  prompteinent  distinguer  par  son 
amour  du  travail  et  sa  rare  mémoire.  De  trop  faible  constitution 
pour  se  mêler  aux  jeux  de  son  âge,  il  vivait  à  l'écart,  comme  il  l'a 
fait  presque  toute  sa  vie,  pensif,  distrait,  parlant  souvent  seul  et 
haut.  A  quatorze  ans,  il  quitta  l'école  de  Kirkcaldy  pour  aller  à 
l'université  de  Glascow,  où  il  suivit  surtout  les  leçons  de  philo- 
sophie moi'ale  d'Hutcheson,  le  célèbre  chef  de  l'école  philosophique 
écossaise,  dont  il  n'a  jamais  parlé  qu'avec  une  vive  reconnaissance 
et  une  profonde  admiration.  Trois  ans  plus  tard,  en  1740,  il  devint 
élève  du  collège  de  Ballion,  à  Oxford.  Après  s'y  être  adonné  tout 
entier  à  l'étude  des  mathématiques  et  de  ces  connaissances  physi- 
ques que  les  Anglais  désignent  sous  le  nom  de  philosophie  natu- 
relle (1),  on  l'y  voit  se  livrer  avec  la  môme  ardeur  à  celle  des  sciences 
morales  et  politiques  qui  devaient,  à  partir  de  ce  moment,  remplir 
son  existence  et  assurer  sa  gloire.  Il  unissait  à  ces  graves  travaux  la 
lecture,  dans  leur  propre  langue,  des  poètes  latins  et  grecs,  fran- 
çais et  italiens;  ce  que  feraient  toutefois  difficilement  soupçonner 
ses  écrits. 

Sa  famille  paraît,  comme  celle  de  Turgot,  avoir  souhaité  pour  lui 
la  carrière  ecclésiastique;  mais,  comme  Turgot  aussi,  il  dut  à  la 
philosophie  la  perte  de  ses  premières  croyances,  et  à  sa  sincérité 
l'aveu  public  de  cette  perte.  En  sortant  d'Oxford,  après  un  séjour 
de  sept  années,  sa  libre  pensée  n'était  même  plus  satisfaite  des  doc- 
trines d'Hutcheson.  Il  se  lie  alors  avec  Hume,  en  attendant  qu'il 
entre  en  relation  avec  nos  encyclopédistes.  Dans  sa  médiocre  ai- 
sance, il  ne  pouvait  cependant  commencer  la  vie  par  d'abstraites 
méditations,  non  plus  que  par  de  faciles  loisirs.  Mais,  pour  s'as- 
surer les  ressources  qui  lui  étaient  nécessaires,  il  n'eut  pas  non 

■  (i)  Ce  sont  les  sciences  physiques. 


348  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

plus  à  surmonter  les  difficultés  qu'impose,  partout  où  il  existe,  l'ar- 
bitraire aux  travaux  de  l'intelligence.  D'Oxford,  il  revint  près  de 
sa  mère,  et,  l'annce  suivante,  il  ouvrit  sans  nulle  entrave  un  cours 
de  rhétorique  et  de  l)clles-lettres  à  Edimbourg,  où  il  sut  attirer  un 
grand  nombre  d'auditeurs.  Comme  Savigny,  comme  Schelling  et  tant 
d'autres  privât  docent  d'Allemagne,  il  est  entré  par  le  professorat, 
on  le  voit,  dans  la  carrière  des  sciences.  Ses  succès  d'Edimbourg 
le  firent  même  bientôt  appeler  à  Glascow,  pour  une  chaire  de  lo- 
gique, qu'un  an  plus  tard  il  échangeait  pour  celle  de  philoso- 
phie morale,  tant  illustrée  par  Hutcheson,  et  que  venait  de  ren- 
dre vacante  la  mort  de  son  successeur,  Thomas  Craigie.  Ses 
élèves,  recrutés  dans  toute  FÉcosse  et  l'Angleterre,  n'ont  cessé 
d'être  plus  nombreux  encore  à  Glascow  qu'à  Edimbourg,  du- 
rant les  treize  années  qu'il  y  est  demeuré.  Ce  n'est  pas  qu'd  ait 
jamais  acquis  une  parole  éloquente  ni  d'attrayantes  manières; 
mais  son  abondance  et  sa  clarté,  sa  profonde  érudition  et  sa  rare 
sagacité  appelaient  près  de  sa  chaire  la  jeunesse  studieuse,  qui 
ne  se  doutait  pas,  en  l'écoutant,  qu'un  trait  caractéristique  du 
vrai  philosophe,  c'est  de  ne  pas  professer  la  philosophie,  comme 
l'écrit  quelque  part  Feuerbach.  «  Sa  façon  dépourvue  de  grâce,  dit 
l'un  de  ses  auditeurs,  dont  Dugald-Steward  a  recueilli  les  paroles  (1), 
était  claire  et  exempte  d'affectation,  et,  comme  on  le  voyait  s'inté- 
resser à  son  sujet,  il  ne  manquait  jamais  d'intéresser  ses  élèves... 
L'instruction  était  secondée  par  le  plaisir  qu'on  prenait  à  suivre  le 
môme  objet  à  travers  une  multitude  de  jours  et  d'aspects  variés 
sous  lesquels  il  savait  le  présenter,  et  enfin  à  remonter,  en  suivant 
avec  lui  toujours  le  même  fil,  jusqu'à  la  proposition  primitive,  ou  à 
la  vérité  générale,  dont  il  était  parti  et  dont  il  avait  su  tirer  tant 
d'intéressantes  conséquences.  »  A  l'exemple  d'Hutcheson,  dont  le 
Manuel  de  philosophie  morale  contient  un  curieux  chapitre  sur  la  va- 
leur, l'échange  et  la  monnaie ,  Smith  avait  réservé  une  partie  de 
son  cours  à  l'examen  de  l'ordre  économique  des  sociétés,  à  l'étude 
d'une  partie  des  lois  du  commerce  et  des  finances,  ainsi  qu'à  la 
discussion  des  établissements  ecclésiastiques  et  militaires.  Tout  en 
professant  la  Théorie  des  sentiments  moraux,  il  se  préparait  à  compo- 
ser ses  Recherches  sur  la  nature  et  les  causes  de  la  richesse  des  nations. 
Sa  doctrine  philosophique,  qu'on  a  parfois  nommée  la  doctrine 

(1)  YoirDugalfl-StPward,  Eioinis  phiJonophiques,  1""  part.,  p.  10. 


ÉTUDKS  SUR  LKS  SYSTKMKS  D'ÉCUNUMIl-:  l'ULlTKjlJK.  349 

du  sentiiHoiit,  iic  iiu'ritc  ce  nom  ({u'en  l'associant  à  celle  d'Ilutclie- 
son,  fondée  sur  la  bienveillance,  comme  la  sienne  l'est  sur  la  sym- 
pathie (fellow-t'eelin^).  Elle  apparaît  toutetbis,  dans  l'histoire  des 
systèmes,  à  l'opposé  de  la  théorie  de  l'intérêt,  dont  le  maître  le 
plus  illustre,  lientham,  tient,  par  la  vigueur  de  ses  croyances,  au- 
tant ([ue  par  l'élévation  de  ses  pensées,  une  si  grande  place  dans  le 
respect  même  de  ses  adversaires.  «  Quelque  degré  d'amour  de  soi, 
dit  Adam  Smith,  qu'on  puisse  supposer  à  l'homme,  il  y  a  évidem- 
ment dans  sa  nature  un  principe  d'intérêt  pour  ce  qui  arrive  aux 
autres  qui  lui  rend  leur  bonheur  nécessaire,  lors  même  qu'il  n'en 
retire  (|ue  le  plaisir  d'en  être  témoin.  »  Ne  dirait-on  pas  le  com- 
mencement d'un  docte  commentaire  du  vers  de  Corneille  : 

Il  est  des  nœuds  secrets,  de  douces  sympatliies. 

Mais  Smith  déclare  surtout  se  séparer  des  écrivains  qui,  «  regar- 
dant l 'amour-propre  et  ses  raffinements  comme  la  cause  univer- 
selle de  tous  nos  sentiments,  cherchent  à  expliquer  la  sympathie 
par  l'amour-propre.  »  Pensait- il  à  la  Rochefoucault  en  écrivant  ces 
lignes?  Je  ne  sais,  et  il  n'était  pas  encore  lié,  comme  il  le  fut 
plus  tard,  avec  le  petit-fils  de  l'auteur  des  Maximes,  qui  devait  com- 
mencer, pour  bientôt  l'abandonner,  une  traduction  de  la  Théorie 
des  sentiments  moraux  et  des  Recherches  sur  la  richesse  des  nations.  La 
considération  d'autrui  est  telle  chez  Smith  qu'il  assure,  en  contre- 
disant la  philosophie  presque  entière,  que,  dans  la  formation  de 
nos  idées  morales,  nous  allons  toujours  de  nos  semblables  à  nous- 
mêmes,  jamais  de  nous-mêmes  à  nos  semblables.  Comment  cepen- 
dant cette  théorie  s'accorderait-elle  mieux  avec  les  faits,  qui  la  dé- 
mentent si  complètement,  qu'avec  la  notion  du  devoir,  cette  base 
sacrée  des  enseignements  de  l'école  philosophique  intuitive,  pour 
me  servir  du  nom  fort  juste  que  lui  donne  Mill,  ou  qu'avec  la  no- 
tion de  l'intérêt,  le  fondement  assuré  de  la  doctrine  inductive,  dont 
je  nommais  à  l'instant  le  maître  le  plus  autorisé,  bien  qu'elle  re- 
monte à  Aristote? 

Smith  lui-même,  pour  ne  pas  laisser  nos  actes  au  contrôle 
d'une  opinion  sans  cesse  variable,  si  ce  n'est  de  la  mode  la  plus 
éphémère,  imagine,  du  reste,  un  spectateur  impartial,  qui  décide  de 
toutes  choses,  sans  être  sujet  à  l'erreur,  en  personnifiant  de  façon 
supérieure  les  divers  témoins  sympathiques  ou  antipathiques  qui 
nous  suivent,  et  en  vue  desquels  seulement  nous  agissons.  Étrange 


350  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

conclusion,  singulière  hypothèse,  qui  rappelle  plus  d'une  explica- 
tion de  M.  de  Lamennais  sur  le  sens  commun,  et  qui  paraît  surtout 
bizarre  chez  l'auteur  de  la  îliçhesse  des  nations^  qui  s'en  tient  si 
constamment  à  étudier  et  à  expliquer,  de  la  manière  la  plus  simple, 
la  plus  positive,  les  faits  économiques  qui  se  passent  sous  ses  yeux. 
Je  renvoie  ceux  qui  voudraient  approfondir  la  doctrine  philoso- 
phique d'Adam  Smith   aux  beaux  travaux  ({u'elle  a  inspirés  à 
MM.  Cousin  et  Jouffroy.  M.  Baudrillart  remarque  fort  bien  de  son 
côté  que  chacun  des  systèmes  moraux  fondés  exclusivement  sur  le 
sentiment  repose  sur  le  paralogisme  qui  consiste  à  mettre  la  sym- 
pathie avant  le  jugement  qui  la  détermine.  Il  n'est  pas  douteux  que, 
si  Smith  n'avait  publié  que  la  Théorie  des  sentiments  moraux^  il  serait 
autant  oublié  que  les  autres  disciples  d'Hutcheson  et  mériterait  au- 
tant de  l'être. 

Cet  ouvrage  a  cependant  obtenu  un  grand  succès  en  Angleterre, 
comme  on  le  peut  voir  dans  une  spirituelle  lettre  de  Hume,  dont 
les  Essais  philosophiques  renferment,  eux  aussi,  neuf  discours  sur 
l'économie  politique,  notamment  sur  les  erreurs  mercantiles  ou 
douanières,  sur  le  proht  des  capitaux  ou  sur  la  solidarité  des  inté- 
rêts. C'est  après  avoir  lu  la  Théorie  des  sentiments  moraux  que  Charles 
Townsend  voulut  remettre  aux  soins  de  son  auteur  l'éducation  du 
duc  de  Buccleugh  (i).  Vers  la  fm  de  1763,  Smith  donne,  en  effet, 
sa  démission   des    fonctions    qu'il    remplissait   à  l'université  de 
Glascow,  quelques  regrets  qu'elle  en  ressentît  et  qu'elle  ait  exprimés 
sur  ses  registres,  pour  accompagner  ce  jeune  homme  en  France. 
Dans  ce  premier  voyage  il  ne  lit  que  traverser  Paris,  en  allant  à 
Toulouse,  où  venait  d'être  exécuté  Calas,  et  où  il  est  demeuré  plus 
d'une  année.  De  là,  le  maître  et  l'élève  gagnèrent  Genève  et  retour- 
nèrent en  Angleterre.  Mais,  en  1765,  Smith  est  revenu  seul  dans 
notre  pays  et  a  séjourné  à  Paris  où,  grâce  surtout  aux  recomman- 
dations de  Hume,  il  entretint  des  relations  suivies  avec  les  ency- 
clopédistes, notamment  javec  d'Alembert,  Helvétius  et  Marmontel, 
comme  avec  les  économistes,  principalement  avec  Quesnay  et  Tur- 
got,  dont  il  se  plaisait  à  reconnaître  plus  tard  «  le  grand  savoir  et 


(1)  A  peine  ai-je  besoin  de  dire  que  Smith  a  t'ait  un  travail  sur  l'ori- 
gine des  langues.  C'était  une  œuvre  imposée  à  tout  pliilosophe.  Son 
travail  ne  vaut  pas  mieux  que  les  autres  ;  à  peine  la  [)liilologie  per- 
mettrait-elle aujourd'hui  de  traiter  cette  question. 


KTUDKS  sur  LKS  SYSTlM^liS  D'ÉGONO.^ilK  l'OLlTIOUK.         3M 

le  tiiK'iiL  (li.^liiif^ué  (l).  »  Pcut-cLro  csl-cc  prè;?  de  ces  deux  iKjnnnes 
reinar(iua!)Ies  et  excellents  (jue  s'est  déclarée  sa  véritable  vocatiou 
scientifhiiie  ;  (ju'il  aperçut  l(;s  premiers  et  vastes  horizons  de  la 
terre  promise  à  son  j^cnie.  Il  a  (h'claré  ([u'il  aurait  (lé(li(î  la  liirhe.sse 
(((•!<  iKidoiis  à  Ouesnay,  si  ce  dernier  n'était  mort  avant  que  la  pu- 
blication en  lut  termiiuîc.  Noble  souvenir,  (|ui  reste,  sans  nul  doute, 
le  plus  bel  homma^^e  ([u'ait  reçu  l'auteur  du  Tableau  économique. 

A  son  retour  en  Angleterre,  Smith,  tout  entier  à  ses  études,  vé- 
cut dix  années  dans  son  village  natal  de  Kirkcaldy,  près  de  sa 
mère  et  dans  l'unique  société  de  ([uelques  compagnons  d'enfance. 
Les  plaintes  de  ses  amis  et  de  ses  lecteurs  ne  lui  manquaient  cepen- 
dant pas  plus  que  leurs  sarcasmes.  L'illustre  bibliothécaire  alors  de 
la  Faculté  des  avocats  d'Edimbourg  (2)  lui  écrivait  (en  1772)  du 
ton  le  plus  dévoué  :  «  Je  n'accepterai  point  l'excuse  de  votre  santé, 
que  je  n'envisage  que  comme  un  subterfuge  inventé  par  l'indolence 
et  l'amour  de  la  solitude.  En  vérité,  si  vqus  continuez  d'écouter 
tous  ces  petits  maux,  vous  finirez  par  rompre  entièrement  avec  la 
société,  au  grand  détriment  des  deux  partis  intéressés.  »  Smith 
recevait  sans  amertume  ni  vanité  ces  critiques  ou  ces  regrets,  et 
continuait  ses  travaux.  Quelle  chose  après  tout  vaut  les  heures  de 
recherches  et  de  réflexion  que  suivent  de  nouvelles  lumières?  S'il 
est  dans  la  vie  des  sentiments  plus  entraînants,  des  émotions  plus 
enivrantes  que  celles  que  procurent  les  sciences,  en  est-il  de  plus 
élevées,  de  plus  dignes,  de  plus  complètes  ?  Rien  ne  se  compare 
dans  l'univers  à  l'esprit  de  l'homme,  et  à  nul  autre  moment  il  n'at- 
teint aux  hauteurs  qu'il  occupe,  lorsque,  mûri  par  de  profonds 
labeurs,  il  ouvre  une  carrière  inconnue  jusqu'à  lui  aux  études  ou 
aux  jouissances  de  ses  semblables.  A  ce  prix,  il  n'est  aucune  fatigue 
qui  ne  s'oublie;  et  celui  qui  peut  alors  répéter  le  vers  de  Lucrèce  : 

Conquisita  diu  dulcique  reperta  labore, 

est  entre  tous  digne  d'envie  :  il  n'est  point  de  palmes  à  comparer  à 
celles  dont  Dieu  couvre  son  front. 

L'Angleterre  salua  d'admiration  les  Recherches  sur  la  nature  et  les 
causes  de  la  richesse  des  nations,  commencées  à  rédiger  en  1771  et  pu- 
bliées  au  mois  de  mars  1776.   «  Courage,   courage,   mon  cher 


(1)  Voir  Richesse  des  nations^  édil.  Guillaumin  e*.  Ce,  1.  il,  {).  301). 
("ij  Hume. 


352  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  Smith,  lui  écrit  à  ce  moment  son  plus  lidèle,  son  plus  sur  ami, 
Hume;  votre  ouvrage  m'a  fait  le  plus  grand  plaisir,  et  en  le  lisant 
je  suis  sorti  d'un  état  d'anxiété  pénible.  Cet  ouvrage  tenait  si  fort 
en  suspens  et  vous-même,  et  nos  amis,  et  le  public,  que  je  trem- 
blais de  le  voir  paraître;  mais  enfin  je  suis  soulagé.  Ce  n'est  pas 
qu'en  songeant  combien  cette  lecture  exige  d'attention  et  combien 
peu  le  public  est  disposé  à  en  accorder,  je  ne  doive  encore  douter 
quelque  temps  du  premier  souffle  de  la  faveur  populaire.  Mais  on  y 
trouve  de  la  profondeur,  de  la  solidité,  des  vues  fines  et  ingé- 
nieuses, une  multitude  de  faits  curieux;  de  tels  mérites  doivent  tôt 
ou  tard  fixer  l'attention.  »  Cependant  Hume  finissait  sa  lettre  en 
prévenant  Smith  qu'il  ne  partageait  pas  toutes  ses  opinions.  «  Si 
vous  étiez  là,  au  coin  de  mon  feu,  je  vous  contesterais  quelques-uns 
de  vos  principes.  Mais  tout  cela  et  cent  autres  points  ne  peuvent 
être  discutés  qu'en  conversation.  J'espère  que  ce  sera  dans  peu,  car 
l'état  de  ma  santé  est  fort  mauvais  et  ne  saurait  vous  accorder  un 
long  délai.  »  Quatre  mois  après,  en  effet,  Hume  n'existait  plus,  et 
l'on  peut  lire  dans  quelques  pages  de  Smith ,  rapportées  par  Mac 
Culloch  (1),  quelle  peine  il  ressentit  de  la  mort  de  son  célèbre  ami 
et  quel  cas  il  en  faisait.  En  France,  où  chacun  alors  acceptait  sans 
examen  les  théories  physiocratiques,  on  fit  à  peine  attention  à  la 
Richesse  des  nations,  malgré  la  traduction  qu'en  a  publiée  l'abbé 
Morellet.  Mais,  sans  Voltaire,  aurions-nous  même  à  ce  moment 
connu  le  nom  de  Shakespeare? 

Pour  en  terminer  avec  la  vie  d'Adam  Smith,  si  laborieuse  et  si 
digne,  mais  si  modeste  et  si  uniforme,  deux  ans  après  avoir  publié 
la  Richesse  des  nations  il  devint,  grâce  à  la  recommandation  du  duc 
de  Buccleugh,  —  quand  une  recommandation  n'a-t-elle  mieux  valu 
qu'un  chef-d'œuvre?  —  commissaire  des  douanes  en  Ecosse, fonction 
d'ailleurs  singulière  pour  ce  maître  de  l'éconoaiie  politique.  H  ve- 
nait de  passer  deux  années  à  Londres,  en  commerce  assidu  avec 
Gibbon,  Burke  et  Pulteney;  sa  nouvelle  fonction  le  rappela  à  Edim- 
bourg, et  il  la  remplit  trop  assidûment  pour  se  livrer  à  d'autres 
travaux  scientifiques  qu'à  la  correction  des  éditions  successives  de 
ses  deux  grands  ouvrages.  H  a  cependant  eu,  paraît-il,  à  cette  épo- 
que, la  pensée  d'écrire  un  examen  critique  de  l'Esprit  des  lois,  au- 
quel le  rendait  peu  propre  assurément  la  nature  de  son  intelligence. 


(I)  Lettre  à  Straham,  citée  par  Mac  Culloch,  dans  sa  Vie  d\idam  Smith. 


ÉTUDES  SUR  LES  SYSTÈMES  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.        353 

Et  c'est  dans  son  commissariat  de  douanes  qu'il  reçut  le  diplôme 
de  recteur  de  l'université  de  Glascow  ;  honneur  qui  lui  fut  une  joie 
extrême.  11  nommait  souvent  ses  années  d'université  comme  les 
plus  heureuses  de  sa  vie;  c'est  peut-être  même  le  seul  titre,  Tuniciue 
récompense  qu'il  ait  amhitionnée  et  dont  il  se  soit  cru  digne;  car  il 
était  loin  de  reconnaître  et  de  s'avouer  sa  valeur.  A  ses  derniers 
moments,  il  alla  jusqu'à  charger  ses  amis  de  brûler  ses  manuscrits, 
qui  malheureusement  comprenaient  les  leçons  faites  dans  sa  chaire 
de  philosophie  morale  sur  des  questions  économiques.  «  J'avais 
dessein  de  faire  davantage,  leur  disait-il  d'une  voix  déjà  affaiblie, 
il  y  a  dans  mes  papiers  des  matériaux  dont  j'aurais  pu  tirer  parti; 
mais  il  n'est  plus  question  de  cela.  »  Dix-sept  années  auparavant, 
il  avait  exprimé  le  même  désir  dans  une  lettre  à  Hume,  en  excep- 
tant seulement  une  Histoire  des  sif  sternes  astronomiques  jusqu'au  temps 
de  Descartes,  qu'il  ne  voulut  plus  conserver  en  1790. 

Il  a  montré  toute  sa  vie,  du  reste,  un  caractère  affectueux  et  en- 
joué, quoique  peu  expansif,  plein  de  générosité  et  de  chaleur,  quoi- 
que d'apparence  très -froide.  Il  ne  s'exaltait  que  lorsqu'il  s'agissait  des 
intérêts  généraux  de  l'humanité;  mais,  même  en  ces  moments  de 
pur  et  noble  enthousiasme,  sa  parole  était  embarrassée,  et,  comme 
il  arrive  toujours  avec  cet  embarras,  revêtait  des  formes  trop  so- 
lennelles. 

Comment  l'Angleterre,  dont  les  grands  hommes  d'État  s'honorent, 
depuis  bientôt  un  siècle,  de  se  dire  les  disciples  de  Smith,  et  qui  ne 
sait  pas  seulement,  comme  d'autres  nations,  respecter  les  services 
militaires,  n'a-t  elle  pas  gravé  son  nom  dans  l'abbaye  de  West- 
minster, ce  panthéon  de  ses  gloires,  entre  ceux  de  William  Pitt  et 
de  Robert  Peel ?  J.-B.  Say  raconte  qu'en  visitant  Glascow,  il  se  fit 
conduire  dans  l'étroite  et  longue  salle,  pratiquée  dans  les  combles 
oii  enseignait  Smith,  et,  comme  pour  excuser  la  trop  légitime 
émotion  qu'il  ressentit  en  s'asseyant  dans  le  fauteuil  de  cuir  noir 
de  son  illustre  maître  :  «  J'ai  l'intime  conviction,  écrit-il,  que  les 
saines  idées  d'économie  politique  changeront  la  face  du  monde. 
Or,  peut-on  contempler  de  sang-froid  la  première  source  d'un 
grand  fleuve?»  On  ne  saurait  mieux  dire,  et  c'est  en  vérité  le  monde 
entier  qui  devrait  élever  une  statue  à  Adam  Smith ,  comme  à  l'au- 
teur le  plus  vrai  du  nouveau  et  heureux  courant  de  sa  civilisation 
présente. 

!2^  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  mars  1865.  23 


35^  JOUMAL  DES  ÉCONOMISTES. 

II 

Dans  le  système  de  Smith,  la  terre  ne  procure  plus  seule  la  ri- 
chesse, comme  dans  celui  des  physiocrates.  Ses  premières  paroles 
sont  :  «  Le  travail  annuel  d'une  nation  est  le  fonds  primitif  qui 
fournit  à  sa  consommation  annuelle  toutes  les  choses  nécessaires  et 
commodes  à  la  vie;  et  ces  choses  sont  toujours  ou  le  produit  im- 
médiat de  ce  travail,  ou  les  marchandises  des  autres  nations  ache- 
tées avec  ce  produit.  »  Il  y  a  dans  cette  pensée  toute  une  révolution 
scientifique;  le  travail,  en  assurant  la  richesse,  recouvre  son  im- 
portance; entrepreneurs  et  ouvriers  reprennent  pour  l'observateur, 
dans  le  champ  de  la  production,  leur  entière  valeur  ;  ils  redevien- 
nent les  souverains  de  leurs  destinées.  Actif  ou  négligent,  l'homme 
paraît  désormais,  quelque  sol  qu'il  habite  et  sous  quelques  cieux 
qu'il  se  trouve,  l'artisan  de  sa  condition,  heureuse  ou  misérable, 
noble  ou  indigne.  «  L'abondance  ou  la  disette  de  la  provision  an- 
nuelle d'une  nation,  dit  Smith,  dépendra  nécessairement  de  la 
proportion  entre  le  nombre  des  individus  employés  à  un  travail 
utile,  et  le  nombre  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  »  Aussi  la  première 
partie  de  la  Richesse  des  nations  est-elle  consacrée  à  l'étude  du  tra- 
vail. 

Smith  expose  d'abord,  en  l'une  des  plus  belles  analyses  de  la 
science,  ce  qu'est  et  ce  que  peut  réaliser  la  division  des  occupations. 
Quel  soin  il  met  à  se  rendre  compte,  en  cela,  de  chacun  des  faits  qu'il 
aperçoit,  et  quelle  attehtion  il  apporte  à  les  expliquer  !  On  dirait 
qu'il  se  souvient  de  ce  conseil  de  Perse  aux  philosophes  :  Soyez 
comme  les  médecins,  qui  ne  sauraient  prescrire  de  loin  ce  qui  con- 
vient aux  malades;  ils  doivent  leur  tâter  le  pouls.  Dans  les  sphères 
économiques,  il  n'attend  même  jamais  que  les  faits  soient  connus 
pour  délaisser  les  systèmes,  ainsi  que  le  demandait  Aristote;  quand 
il  ne  peut  suffisamment  apprécier  et  contrôler  les  faits,  il  s'arrête. 
Je  l'ai  déjà  dit,  il  considère,  examine,  scrute,  étudie  ce  qui  est  ou 
Ce  qu'il  voit  s'accomplir,  et  se  tient  pour  satisfait  s'il  parvient  à 
le  faire  comprendre.  11  accepte  dans  toute  sa  rigueur  la  sûre  mé- 
thode des  sciences  naturelles,  en  brisant  avec  celle  qu'il  avait  suivie 
jusqu'ici;  il  s'en  remet  à  l'observation,  en  abandonnant  l'induction. 
Ses  explications  sur  la  division  du  ti'avail,  répétées  par  tous  ses 
disciples,  ont  cependant  été  reprochées  à  l'économie  politique^ 


KTUDES  SUK  LES  SYSTÈMES  D'I^X^ONUMIE  POLITIQUE.         355 

comme  s'il  lui  eût  été  doiuic  de  créer  ce  (judle  constate,  d'enp^en- 
drer  ce  (|u'clie  approuve.  A  quel  état  social  (aut-il  remonter  d'ail- 
leurs pour  ne  pas  l'cncontrer  un  partajï^e  plus  ou  moins  complet  des 
occupations  industrielles?  La  hutte  du  sauvap^e  elle-même  les  voit 
prati(|uécs.  Mais  ()lus,  il  est  vrai,  les  Iranchises  industrielles,  que  ne 
cessent  de  réclamer  les  économistes,  se  généralisent  et  s'étendent 
plus  les  labeurs  se  divisent,  en  assurant  à  la  production  de  plus 
grandes  i'acilités,  comme  à  la  consommation  de  plus  nombreuses 
jouissances.  Il  sulïit  ([ue  la  concurrence  oblige  aux  procédés  de  fa- 
brication les  plus  perfectionnés,  pour  faire  que  l'ouvrier  répète 
sans  cesse  la  même  opération,  en  l'accomplissant  plus  prompte- 
ment  et  mieux,  en  l'exécutant  avec  de  moindres  fatigues  et  une 
moindre  application.  Smith  suit  en  détail,  à  ce  sujet,  la  fabrication 
des  épingles,  partagée  entre  dix-huit  ouvriers,  «  qui  en  faisaient 
plus  de  quarante-huit  mille  en  un  jour,  »  tandis  que  chacun  d'eux, 
isolé  des  autres,  «  n'en  aurait  pas  fait  vingt  et  peut-être  pas  une 
seule.  » 

Mais  qu'est-ce  qu'un  homme  qui  ne  sait  faire  que  des  têtes  ou 
des  pointes  d'épingle  ou  d'aiguille?  s'écriait  l'un  des  derniers  édi- 
teurs de  la  Richesse  des  nations,  savant  économiste  pourtant,  mais 
de  convictions  singulièrement  mobiles  (1).  A  cela,  M.  Michel  Che- 
valier répond  avec  sa  haute  raison  :  «  S'il  est  peu  de  n'être  que 
pour  la  dix-huitième  partie  dans  la  confection  d'une  aiguille,  il  se- 
rait bien  plus  fâcheux  que  chaque  ouvrier  fît  l'aiguille  tout  entière 
et  que  la  division  des  opérations  n'existât  point,  car  alors  la  même 
somme  de  travail  donnerait  des  produits  cent  fois,  mille  fois  moin- 
dres; une  misère  universelle  serait  le  lot  de  l'humanité.  Il  est  dou- 
teux qu'en  une  telle  situation  Tesprit  de  l'homme  prît  un  brillant 
essor.  »  Babbage  n'a-t-il  pas  calculé  que,  si  l'ouvrier  le  plus  habile 
voulait  faire  des  aiguilles  entières,  il  se  devrait  contenter  du  qua- 
rantième de  son  salaire  actuel,  à  supposer  invariable  le  prix  des 
aiguilles?  C'est  une  bien  vieille  discussion  d'ailleurs.  Un  siècle 
avant  Smith,  La  Bruyère  écrivait  ce  que  beaucoup  de  critiques 
devraient  relire  ;  «  Il  y  a  des  créatures  de  Dieu  qu'on  appelle  des 
hommes,  qui  ont  une  âme  qui  est  esprit,  dont  toute  la  vie  est  oc- 
cupée et  toute  l'attention  est  réunie  à  scier  du  marbre:  cela  est 
bien  simple,  c'est  bien  peu  de  chose.  Il  y  en  a  d'autres  qui  sen 


(I)  Voir  les  notes  de  M.  Blanqui  sur  Adam  Sinith. 


356  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

étonnent,  mais  qui  sont  entièrement  inutiles,  et  qui  passent 
les  jours  à  ne  rien  faire  ;  c'est  encore  moins  que  de  scier  du 
marbre  (1).  » 

Comment  ne  voit-on  pas,  d'autre  part,  envisageant  la  réparti- 
tion des  richesses  autant  que  leur  production,  que  l'isolement  des 
travaux  industriels  les  met  à  la  portée  de  tout  le  monde,  et  permet 
de  distribuer,  presque  entre  chaque  main,  des  salaires  qui  ne  revien- 
draient autrement  qu'à  de  rares  privilégiés,  ou  très-robustes,  ou 
très-adroits?  Voudrait-on  revenir  à  cette  loi  de  Sparte,  en  vertu  de 
laquelle  les  enfants  débiles,  arrachés  au  sein  maternel,  étaient 
jetés  sans  pitié  dans  les  précipices  du  mont  Taygète(2)?  Bien  plus, 
la  division  du  travail  établit  entre  toutes  les  classes  ouvrières  une 
gradation  de  rémunération,  comme  une  hiérarchie  de  fonctions, 
qui  correspond  admirablement  à  la  diversité  des  aptitudes  natu- 
relles. C'est  de  la  sorte  que  l'industrie  devient  une  immense  chaîne 
où  toute  la  société  se  relie,  et  dont  chaque  anneau,  si  bien  disposé 
cependant,  n'a  de  force  et  de  valeur  qu'en  raison  de  l'assistance 
qu'il  reçoit  des  autres  et  qu'il  leur  procure  (3).  L'un  des  plus  grands 
naturalistes  de  notre  temps  (4)  mesure  la  perfection  des  animaux 
à  ce  qu'il  nomme  aussi  la  division  du  travail,  c'est-à-dire  à  la  divi- 
sion de  leurs  organes  et  de  leurs  fonctions. 

Nier  que  la  division  du  travail  vaille  à  l'industrie  beaucoup  de 
précision,  de  rapidité,  de  régularité,  ce  serait  nier  l'évidence.  On  le 
tente  peu;  mais,  oubliant  encore  les  sages  observations  que  je  rap- 
pelais à  l'instant,  on  aime  à  répéter,  avec  le  plus  spirituel  adver- 
saire du  régime  manufacturier  moderne,  que  tel  homme  est  des- 
tiné à  ne  représenter  toute  sa  vie  qu'un  levier,  tel  autre  une 
cheville  ou  une  manivelle ,  qu'on  voit  bien  que  la  nature  humaine 
est  de  trop  dans  un  pareil  instrument.  Cependant,  la  mécanique  ne 
se  charge-t-elle  pas  maintenant  de  dispenser  l'ouvrier  de  l'office  de 
tout  levier  ou  de  toute  cheville?  En  quel  temps  les  travailleurs  ont-ils 
donc  eu  plus  d'instruction,  plus  d'élévation  dans  l'esprit,  plus  de 
dignité  dans  les  mœurs  qu'à  notre  époque?  Est-ce  sous  l'esclavage 
ou  durant  les  corporations?  Une  légion  de  poètes  aoparaissait  ré- 


(i)  La  Bruyère,  Caractères^  ch.  12. 

(2)  Voir  Plutarque,  in  Lyc. 

(B)  Voir  mes  Lois  du  travail  et  de  la  population,  liv.  II,  ch.  1er. 

(4)  Milne  Edwards. 


ÉTUDKS  SUR  LES  SYSTÈMKS  D'I-GONOMIK  POLITIQUK.        357 

cemmoiit  au  sein  des  filatures  de  Maneliester;   le  Laneasliire,  ce 
centre  industriel  sans  rival  dans  le  monde,  est  le  comté  d'Anj,de- 
terre  ({ui  acliète  le  plus  de  livres.  Parmi  nous,  quelle  inlelli^^en(*e, 
quelle  instruction  révèlent  aussi   le  canut  de  Lyon,   le  tisseur  de 
Mulhouse,  le  sculpteur  de  meubles  ou  le  peintre  en  bâtiments  de 
Paris,  le  forf?eron  ou  le  rubanier  de  Saint-Etienne?  Il  est  peu  de 
provinces  d'Europe  où  Ton  s'étonnerait  aujourd'hui,  comme  le  fai- 
sait Montesquieu  en  débarquant  en  Angleterre,  de  voir  un  couvreur 
un  écrit  à  la  main;   et  en  quelle  ville  recevrait-on  la  réponse 
qu'on  faisait,  à  Besançon,  à  Moulins,  à  Clermont-Ferrand,  à  Arthur 
Young,  lorsqu'il  demandait  un  journal  :  Il  n'y  en  a  pas,  c'est  trop 
cher  ;  réponse  qui  lui  faisait  écrire  sur  son  précieux  carnet  :  L'igno- 
rance et  la  stupidité  de  ces  gens-là  est  incroyable.  Aux  États-Unis, 
Carrey  range  même  les  journaux  parmi  les  consommations  ordi- 
naires des  classes  laborieuses,  de  pair  avec  la  drèche,  le  savon  et  le 
tabac  ?  Où  l'histoire  montrerait-elle  des  ouvriers  semblables  à  ceux 
de  Lowell,  cette  heureuse  Salente  du  travail  et  de  la  liberté  ?  Pour 
moi,  j'ai  vu  des  hommes  dont  l'ouvrage  consistait  à  présenter  des 
bouchons  de  verre  à  une  meule  mue  par  la  vapeur,  pour  en  polir 
les  diverses  faces,  ainsi  que  des  jeunes  filles  occupées  à  placer,  entre 
une  enclume  fixe  et  un  pilon  mobile,  des  rondelles  de  cuivre,  des- 
tinées à  former  des  boutons.  C'était  certainement  aussi  peu  que  de 
scier  du  marbre  ;  mais,  tand  is  que  les  premiers  conversaient  du 
meeting  où  se  devaient  le  soir  traiter  les  principes  de  la  circulation 
monétaire,  —  c'était  à  Birmingham,  où  se  trouve,  on  le  sait,  une 
école  à  doctrine  si  bizarre  sur  la  monnaie,  —  les  secondes  chan- 
taient à  voix  basse  quelques  joyeux  couplets.  C'est  que  l'ouvrage 
répété  sans  cesse  ne  réclame  presque  nul  effort,  non  plus  que  nulle 
application;  le  corps  même  s'y  adapte  merveilleusement.  La  raison 
et  la  main  font  l'homme,  dit  Buffon;  la  main  du  forgeron  ressemble- 
t-elle  à  celle  de  l'horloger,  le  corps  du  filateur  à  celui  du  terrassier? 
On  se  trompe  étrangement  en  plaçant,  comme  l'aurait  fait  un  an- 
cien, et  comme  le  faisait  encore  Bacon,  l'industrie  aux  époques  de  la 
décadence  et  de  l'abaissement  des  États.  Ce  sont  au  contraire  ses 
progrès  qui  marquent  le  mieux  les  différentes  étapes  de  leur  éléva- 
tion et  de  leur  grandeur,  et  sans  le  partage  des  labeurs,  quels  pro- 
grès industriels  seraient  possibles? 

La  division  du  travail  ne  présente  qu'un  désavantage,  beaucoup 
plus  apparent  que  réel  toutefois,  c'est  d'ôter  à  peu  près  à  l'ouvrier  la 


358  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

tacultéde  se  suffire  [)eji(laiit  les  crises.  Mais,  d'une  part,  si  l'on  devait 
se  conduire  en  prévision  de  sembables  désastres,  il  siéraitavant 
tout  de  renoncer  à  l'industrie;  et  les  crises,  d'autre  part,  deviennent 
sans  cesse  plus  rares  et  moins  fâcheuses  à  mesure  que  s'étend  la 
production  et  que  se  développent  les  éclian£»es,  à  quoi  contribue 
tant  cette  divison.  Quoique  le  tisserand  à  la  main  ou  l'horlof^er  en 
chambre,  par  exemple,  se  livre  à  des  occupations  très-diverses, 
souffre-t-il  moins  des  chômages  que  les  ouvriers  de  fabrique?  S'il 
peut  encore  produire,  il  ne  peut  plus  vendre,  et,  à  l'opposé  de  ces 
derniers,  il  ne  voit  près  de  lui  aucune  personne  munie  de  capitaux 
considérables,  dont  l'intérêt  se  perd  dès  qu'ils  ne  s'emploient  plus; 
pourvue  d'une  immense  clientèle,  qui  se  porte  ailleurs  dès  qu'on  ne 
s'applique  pas  à  la  conserver;  forcée  enfin  de  lutter  par  tous 
moyens  contre  l'avilissement  des  prix  ou  l'abstention  des  acheteurs 
pour  maintenir  sa  position  entre  ses  concurrents. 

Smith  indique  très-ingénieusement  plusieurs  des  avantages  que 
les  populations  laborieuses  retirent,  en  outre,  du  partage  des  tra- 
vaux et  des  échanges  pour  leurs  propres  acquisitions.   Considérez 
dans  un  pays  civilisé  et  florissant,  en  effet,  ce  qu'est  le  mobilier  du 
simple  journalier  ou  du  dernier  manœuvre,  et  vous  verrez  que  le 
nombre  des  gens  dont  l'industrie  a  concouru  pour  une  part  quel- 
conque à  lui  fournir  ce  mobilier,  est  au  delà  de  tout  calcul  pos- 
sible. «  Que  de  commerce  et  de  navigation  mis  en  mouvement  !  Que 
de  constructeurs  de  vaisseaux,  de  matelots,  d'ouvriers  en  voiles  et 
en  cordages,  mis  en  œuvre  pour  opérer  le  transport  des  différentts 
drogues  du  teinturier,rapportées  souvent  des  extrémités  du  monde  !  » 
Quelle  variété  aussi  pour  produire  les  outils  du  moindre  de  ces 
travailleurs  ! 

Smith  montre  bien  encore  que  la  division  des  labeurs  se  règle, 
pour  chaque  industrie,  sur  l'étendue  du  marché  qu'elle  est  appelée 
à  pourvoir.  Les  contradictions  qu'oppose  à  ces  remarques  Mac- 
Culloch  se  comprennent  difficilement  et  sont  fort  erronées.  Il  y  a 
mieux,  cette  division,  amenant  chaque  homme  «  à  produire  de  quoi 
satisfaire  une  très-petite  partie  de  ses  besoins  »  et  à  troquer  «  le  sur- 
plus de  ce  produit  qui  excède  sa  consommation  contre  un  pareil 
surplus  du  travail  des  autres,  »  explique  l'origine  et  l'emploi  de  la 
monnaie. 

Le  chapitre  que  Smith  consacre  à  l'exposition  de  cette  dernière 
pensée  est  plein  d'intérêt;  mais  on  n'y  trouverait  rien  que  la  science 


I^TUDKS  SUR  LES  SYSTKMKS  D'I'CONOMIE  POLITIQUE.        359 

n'eût  (Irs  loi  s  découvert.  Les  écrits  de  Law  et  de  Turbot  lui  sont 
inrine  tr^'s-suj^M'iours. 

Une  ohseivalioii  |>liis  neuve,  c'est  que  la  division  des  labeurs  a 
inlroduil  dans  les  raln'i(|ues  la  plupart  des  niacliines  c[ui  s'y  rencon- 
trent. «  Quand  Tattention  d'un  homme  est  toute  dirigée  vers  un 
objet,  dit  Smith,  il  est  bien  plus  propre  à  découvrir  les  méthodes 
les  plus  promptes  et  |es  plus  aisées  à  l'atteindre ,  que  lorsque 
cette  attention  embrasse  une  grande  variété  de  choses...  Il  n'y  a 
personne,  accoutumé  à  visiter  les  manufactures,  à  qui  l'on  n'ait 
fait  voir  une  machine  ingénieuse  imaginée  par  quelque  pauvre  ou- 
vrier pour  abréger  et  faciliter  sa  besogne.  »  Il  faut  ajouter  que  ce 
([ue  peut  et  fait  l'ouvrier,  l'artiste  et  le  savant  le  peuvent  et  le  font 
également. 

Smith  ne  prévoyait  pas  quelles  attaques  étaient  également  réser- 
vées, sous  ce  rapport,  à  la  division  du  travail.  Aurait-il  imaginé 
que  les  ouvriers  de  Lyon  briseraient  un  jour  les  métiers  dus  à  Jac- 
quart.  que  nous  verrions  dévaster  les  imprimeries,  et  que  des  écri- 
vains influents  accuseraient  les  progrès  mécaniques  des  misères 
populaires?  Comme  Franklin,  il  n'aurait  pas  cru  rabaisser  l'homme, 
en  le  définissant  l'animal  qui  sait  se  donner  des  outils. 

Grâce  aux  machines,  timides  et  misérables  jouets  autrefois  des 
forces  extérieures,  nous  les  commandons  aujourd'hui  et  partageons 
des  jouissances  que  nous  n'aurions  pu  même  concevoir  il  y  a  peu  de 
siècles.  Le  travail  d'un  seul  jour  procure  en  ce  moment,  dit  Carey, 
une  Bible ,  un  Milton ,  un  Shakespeare ,  mieux  imprimés  que 
celui  qu'on  aurait  obtenu  du  travail  d'une  semaine,  il  y  a  cin- 
quante ans  (1),  et  quelle  distance  sépare  les  plus  vieilles  imprime- 
ries de  l'atelier  où  Atticus  employait  cinquante  esclaves  comme 
copistes!  Si  l'antiquité  reportait  aux  dieux  l'invention  delà  charrue 
ou  des  vaisseaux,  comment  n'aurions-nous  que  de  l'ingratitude 
pour  Guttenberg  ou  Volta,  Ampère  ou  Stephenson  ?  —  Que  faites- 
vous  de  nouveau,  monsieur  Watt?  demandait  George  ÏII  à  l'illustre 
inventeur.  —  Sire,  je  fais  quelque  chose  de  fort  agréable  aux  rois  : 
de  la  puissance,  répondait  Watt  avec  autant  de  vérité  que  d'esprit. 
Et  que  serait,  il  est  vrai,  devenue  l'Angleterre,  durant  ses  longues 
et  terribles  guerres  de  la  fm  du  dernier  siècle  et  du  commencement 


(1)  Voy.  Carey,  Principes  de  la  science  sociale,  t.  I,  eh.  6. 


360  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  celui-ci,  sans  les  richesses  que  lui  versait  chaque  jour  son  indus- 
trie, merveilleusement  aidée  par  la  mécanique?  Que  deviendrait 
l'Europe,  le  monde  entier  sans  les  bienfaisants  secours  que  lui  va- 
lent les  machines  ? 

Les  machines  n'accroissent  pas  seulement  nos  forces,  elles  les 
règlent  encore,  en  les  contraignant  à  s'utiliser  avec  une  extrême 
régularité.  Aussi  a-t-on  pu  calculer  que  leur  assistance  développe 
la  puissance  productive  de  chaque  ouvrier  des  filatures,  par  exem- 
ple, dans  le  rapport  de  1   à  250.  En  quelle  erreur  est-on  enfin 
lorsqu'on  accuse  les  machines  de  chasser  les  travailleurs  des  ate- 
liers   ou   d'abaisser  les  salaires  f    Quand  Arkwright   a  découvert 
la  machine  à  filer,  il  y  avait  en  Angleterre  5,200  fileurs  au  petit 
rouet  et  2,700  tisseurs  occupés  par  la  fabrication  des  cotonnades, 
dont  les  salaires  réunis  ne  dépassaient  pas  4  millions  de  francs.  Dès 
4833,  il  s'y  trouvait  2  millions  de  personnes  soutenues  par  cette 
fabrication,  et  les  salaires  distribués  seulement  aux  800,000  ouvriers 
des  manufactures  qu'elle  employait,  s'élevaient  à  455  millions.  Le 
bel  ouvrage  de  Baines  (i)  ne  laisse  aucun  doute  sur  ces  chiffres.  Une 
statistique  aussi  curieuse  a  dernièrement  été  faite  dans  notre  pays. 
L'administration  a  procédé  à  un  recensement  général  du  mouve- 
ment auquel  donnent  lieu  les  routes  impériales,  pour  se  rendre 
compte  de  l'influence  qu'a  exercée  sur  ces  voies  de  communication 
rétablissement  des  chemins  de  fer,  et  elle  a  constaté,  malgré  cette 
concurrence,  une  augmentation  de  47.10  0/0  sur  l'ensemble  de  la 
circulation  de  ces  routes. 

Gustave  Du  Puynode. 

—  La  fin  prochainement.  — 


;1)  Sur  la  production  des  cotonnades. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DES  ASSOCIATIONS  POPULAIRES.     3fit 


DE    L'ORGANISATION    FINANCIÈRE 

ET    DE    LA    CONSTITUTION    LEGALE 

DES  ASSOCIATIONS  POPULAIRES 


Modes  et  degrés  divers  de  la  responsabilité  collective.  —  Principes  de 
la  responmbilité  solidaire  et  de  la  responsabilité  limitée.  — Principe  de 
la  responsabilité  proportionnelle.  —  Exposé  des  motifs  d'un  projet  de 
loi  sur  les  Sociétés  de  coopération  considérées  comme  Sociétés  à  res- 
ponsabilité proportionnelle. 

Toute  opération  de  commerce,  d'industrie,  de  banque  ou  autre,  offre 
à  celui  qui  la  tente  Talternative  d'une  réussite  ou  d'un  échec.  La  nature 
même  de  l'opération,  les  études  qui  l'ont  précédée,  l'expérience,  le  soin 
et  l'habileté  avec  lesquels  elle  s'exécute  contribuent  à  amener  la  réali- 
sation de  la  première  ou  de  la  seconde  éventualité  ;  mais,  d'une  manière 
ou  d'une  autre,  toute  opération  de  ce  genre  met  finalement  celui  qui  l'a 
entreprise  en  état  soit  de  gain,  soit  de  perte,  et  de  même  qu'un  commer- 
çant, un  industriel,  un  banquier,  doit  être  assuré  de  jouir  de  son  gain, 
s'il  y  a  gain,  de  même  il  doit  être  contraint  de  supporter  sa  perte,  en 
cas  de  perte. 

Ce  qui  est  vrai  d'un  individu  est  vrai  d'une  association.  Toutefois,  on 
aperçoit  immédiatement  quelle  nécessité  nouvelle  résulte  de  ce  fait  que 
l'opération,  au  lieu  d'être  effectuée  par  un  seul  individu,  l'aura  été  par 
plusieurs  associés.  En  pareil  cas,  il  est  encore  évident  que  l'association 
doit  également,  et  selon  l'occurrence,  profiter  seule  de  son  gain  ou  souf- 
frir seule  de  sa  perte  ;  mais  il  ne  l'est  pas  moins  qu'en  outre,  pour  cha- 
cun des  associés,  les  chances  respectives  de  perte  et  de  gain  doivent 
être  exactement  proportionnelles  les  unes  aux  autres,  c'est-à-dire,  en 
d'autres  termes,  que  deux  associés  qui  auraient  réalisé,  en  cas  de  succès, 
un  bénéfice  égal,  doivent  aussi  subir,  en  cas  d'insuccès,  un  détriment 
égal. 

Attribution  certaine  de  ses  pertes  comme  de  ses  gains  à  l'association, 
et  répartition  proportionnelle  des  gains  ou  des  pertes  entre  tous  les 
associés,  tel  est  donc  le  double  principe  qui  domine  toute  la  question  de 
l'organisation  financière  des  sociétés  de  commerce,  d'industrie  et  de 
banque  et  dont  la  seconde  condition  n'est  ni  moins  évidente,  ni  moins 
essentielle  que  la  première.  Toute  société  pouvant  être  amenée  à  con- 


362  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

trader  des  délies  à  rép,ard  de  liers,  il  importe  que  ces  tiers  puissent 
compter  sur  le  remboursement  de  leurs  créances,  et  cela  non  pas  seule- 
ment si  la  société  prospère  et  peut  s'acquitter  au  moyen  des  rentrées 
qu'elle  effectue,  mais  alors  même,  alors  surtout  que  les  affaires  de  la 
société  deviendraient  mauvaises  et  qu'une  liquidation  ne  pourrait  se  faire 
que  pjTace  à  une  contribution  prélevée  sur  les  associés.  Mais  s'il  importe 
que  cette  contribution  soit  prélevée  pour  que  les  tiers  créanciers  n'é- 
prouvent aucun  domma{je,  il  n'importe  pas  moins,  on  en  conviendra, 
qu'elle  le  soit  de  telle  façon  que  certains  d'entre  les  associés  ne  payent 
pas  pour  tous  les  autres.  On  voit  par  là  combien  cette  question  de  l'or- 
[janisation  financière  des  sociétés  est  une  question  complexe  et  délicate, 
puisqu'il  ne  s'a(}it  de  rien  moins  que  d'y  donner  à  la  fois  satisfaction  aux 
droits  des  tiers  vis-à-vis  de  la  société  et  aux  droits  des  associés  vis-à-vis 
les  uns  des  autres. 

Trois  types  de  sociétés  commerciales  sont  reconnus  et  réglementés 
par  le  Gode  de  commerce  (Livre  l'"'.  Titre  III,  Section  T^),  les  deux  pre- 
miers reposant  chacun  sur  un  principe  distinct  de  responsabilité  col- 
lective, et  le  troisième  sur  une  combinaison  de  ces  deux  principes.  Ce 
sont  : 

1°  La  société  en  nom  collectifs  basée  sur  le  principe  de  la  responsabilité 
solidaire. 

La  dénomination  de  cette  société  indique  suffisamment  que  tous  les 
associés,  en  y  entrant,  exposent,  avec  leur  nom,  leur  fortune,  et,  on  peut 
le  dire,  sous  l'empire  des  lois  sur  la  conîrainte  par  corps,  leur  personne. 
Ce  qui  est  engagée  dans  l'entreprise  et  offert  en  garantie,  c'est  non  point 
un  fonds  social  déterminé  et  fixe,  mais  bien  l'avoir  des  sociétaires  dans 
le  présent  et  dans  l'avenir.  Chacun  d'eux,  en  effet,  répond  pour  tous  de 
la  pleine  et  entière  exécution  des  engagements  sociaux;  chacun  d'eux 
peut  être  actionné  séparément  par  les  tiers  et  contraint  d'acquitter  toutes 
les  dettes  de  la  société; 

2°  La  société  anonyme  basée  sur  le  principe  de  la  responsabilité 
limitée. 

L'appellation  même  de  société  anonyme  fait  assez  connaître  qu'ici, 
aucun  associé  ne  donnant  son  nom,  aucun  n'expose  ni  sa  fortune  ni  sa 
personne.  Il  n'y  a  d'annoncé  et  de  risqué  qu'une  certaine  somme  de 
capitaux  formant  le  fonds  social.  Chaque  sociétaire  ne  participe,  en  aucun 
cas,  à  l'exécution  des  engagements  sociaux  que  jusqu'à  concurrence  de 
sa  quote-part  dans  le  fonds  social,  et,  cette  quote-part  absorbée,  de- 
meure affranchi  de  toute  obligation  ultérieure; 

3°  La  société  en  commandite  basée  à  la  fois  sur  les  deux  principes  (le 
la  responsabilité  solidaire  et  de  la  responsabilité  limitée. 

Dans  cette  combinaison,  un  ou  plusieurs  associés  sont  des  associés  en 
nom  collectif,  solidairement  responsables;  les  autres  sont  des  associés 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DES  ASSOCIATIONS  POPULAIRES.     ?,C>:\ 

coniniandilairrs,  rosponsahics  dans  les  siîiilcs  liiniles  du  moulaiil  de  liMir 
commandilo. 

D'après  ces  définitions,  une  chose,  ce  me  semble,  est  assez  facile  à 
voir,  c'est  que,  des  deux  principes  de  la  responsabilité  solidaire  et  de  la 
responsabilité  limilée,  Tun  satisfait  particulièrement,  pour  ne  pas  dire 
exclusivement,  à  la  ))remière,  comme  l'autre  <à  la  seconde  des  deux  con- 
ditions que  nous  avons  posées  comme  les  deux  conditions  fondamentales 
de  ror{;anisation  financière  d'une  société.  Le  principe  de  la  responsa- 
bilité solidaire  assure  avant  tout  l'attribution  de  ses  pertes  à  l'associa- 
tion, au  risque,  il  est  vrai,  de  faire  cette  attribution  à  certains  d'entre 
les  associés  plus  qu'à  d'autres.  Le  principe  de  la  responsabilité  limitée, 
en  revanche,  établit  surtout  une  répartition  proportionnelle  des  pertes 
entre  tous  les  associés,  mais  avec  la  chance,  il  faut  le  dire,  que  cette 
répartition  soit  insuffisante  pour  couvrir  tout  le  passif  social.  On  pour- 
rait énoncer  autrement  en  toute  ri[]^ueur  que,  des  deux  principes  en 
présence,  l'un  sacrifie  en  quelque  sorte  les  droits  des  sociétaires  vis-à- 
vis  les  uns  des  autres  à  ceux  des  tiers  créanciers  vis-à-vis  de  la  société, 
tandis  que  l'autre,  au  contraire,  sacrifie  jusqu'à  un  certain  point  les 
droits  des  tiers  créanciers  à  ceux  des  sociétaires. 

Le  fait  est  incontestable;  ce  serait  toutefois  jufjer  les  choses  superfi- 
ciellement que  de  partir  de  là  pour  considérer  tout  de  suite  les  deux 
principes  de  la  responsabilité  solidaire  et  de  la  responsabilité  limitée 
comme  deux  principes  également  imparfaits.  Un  examen  plus  attentif 
fait  reconnaître  que  tous  deux  sont,  au  contraire,  excellents;  que  seule- 
ment l'un  et  l'autre  sont  plus  spécialement  appropriés  à  un  [jenre  déter- 
miné d'entreprises  :  le  principe  de  la  responsabilité  solidaire  aux  en- 
treprises commerciales,  et  le  principe  de  la  responsabilité  limitée  aux 
entreprises  industrielles,  le  commerce  se  définissant  économiquement 
comme  un  changement  de  place  apporté  à  la  richesse  sociale,  et  l'in- 
dustrie comme  un  changement  de  forme  imposé  à  cette  richesse. 

En  quoi  consiste  une  entreprise  commerciale  quelconque,  telle  que 
l'établissement  d'un  mngasin  de  nouveautés  ou  d'épicerie?  Elle  consiste 
purement  et  simplement  à  acheter  d'une  part  pour  revendre  de  l'autre.  On 
achète  ordinairement  à  crédit  et  l' on  revend  au  comptant,  ou,  si  l'on  re- 
vend à  crédit, on  accorde  alors  au  consommateur  un  crédit  un  peu  moindre 
que  celui  qu'on  obtient  du  producteur,  et  l'on  fait  souvent,  dans  de  telles 
conditions,  un  chiffre  d'affaires  très-élevé.  Deux  faits  ici  sont  évidents  : 
l'un,  que  ces  opérations  n'exigent  point  la  mise  en  œuvre  d'une  très- 
grande  masse  de  capitaux,  et  l'autre,  qu'elles  aboutissent  à  une  situation 
qui  s'établit  par  la  balance  à  faire  entre  un  passif  et  un  actif,  tous  deux 
considérables,  le  passif  certain,  l'actif  plus  ou  moins  douteux.  D'où  il 
suit,  en  supposant  que  ces  opérations  soient  entreprises  en  société,  qu'il 
ne  faut  point  surtout  à  cette  société  un  fonds  social,  et  qu'il  n'y  a  pas  à 


364  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

se  préoccuper  de  proportionner  les  chances  de  perte  et  de  gain  de  cha- 
cun à  sa  quote-part  dans  le  fonds  social,  mais  qu'il  y  a  à  se  préoccuper 
avant  tout  d'assurer  le  payement  des  dettes  de  la  société,  et  qu'il  faut  à 
cette  société  des  noms,  et,  avec  ces  noms,  la  fortune  et  la  personne  des 
associés.  D'où  il  suit  enfin  que  le  principe  de  la  responsabilité  solidaire 
est  tout  à  fait  indiqué  par  les  circonstances. 

Qu'est-ce  au  contraire  qu'une  entreprise  industrielle  comme  l'établis- 
sement d'une  usine  ou  d'un  chemin  de  fer?  C'est  la  création  d'un  capi- 
tal d'exploitation.  On  se  procure  des  matériaux  presque  toujours  d'es- 
pèces très-nombreuses  en  très-grande  quantité,  et  l'on  y  applique  ime 
main-d'œuvre  le  plus  souvent  fort  compliquée  et  coûteuse,  le  tout  se 
payant  au  fur  et  à  mesure.  Or,  ce  qui  apparaît  très-nettement,  c'est 
qu'en  industrie,  au  rebours  de  ce  qui  se  passe  dans  le  commerce,  on 
n'a  pas  lieu  de  contracter  avec  des  tiers  des  dettes  de  quelque  impor- 
tance, et  qu'on  se  trouve  enfin  dans  une  position  qui  n'est  autre  que  l'ex- 
ploitation d'un  capital  industriel,  e^^ploitation  plus  ou  moins  fructueuse 
selon  que  l'usaf^e  du  capital  est  plus  ou  moins  généralement  recherché, 
son  service  payé  plus  ou  moins  cher.  D'où  il  résulte  qu'il  n'y  a  pas  ici 
à  s'inquiéter  tout  d'abord  d'assurer  le  payement  des  dettes  de  la  société 
et  qu'il  n'est  besoin  ni  du  nom,  ni  de  la  fortune  et  de  la  personne  des 
associés;  mais  qu'il  est  besoin,  en  premier  lieu,  d'un  fonds  social,  et  qu'il 
y  a  à  s'inquiéter  de  proportionner  les  chances  de  perte  et  de  gain  de 
chacun  à  sa  quote-part  dans  le  fonds  social.  D'où  il  résulte,  en  défini- 
tive, que  le  principe  de  la  responsabilité  limitée  est  éminemment  appro- 
prié à  la  situation. 

Les  deux  principes  de  la  responsabilité  solidaire  et  de  la  responsabi- 
lité limitée  étant  ainsi  définis,  comparés  et  appréciés,  il  reste  à  nous 
demander  lequel  s'adapte  le  mieux  aux  opérations  des  associations  popu- 
laires. Or  c'est  ici  que  la  question  devient  jusqu'à  un  certain  point  dif- 
ficile et  embarrassante;  car  il  se  trouve  que  ces  associations,  suivant 
qu'on  les  envisage  dans  la  première  ou  dans  la  seconde  partie  de  leur 
mécanisme,  sont  assimilables  aux  entreprises  industrielles  ou  aux  en- 
treprises commerciales,  du  moins  en  ce  qui  touche  aux  droits  des  tiers 
créanciers  vis-à-vis  de  la  société  et  aux  droits  des  sociétaires  vis-à-vis 
les  uns  des  autres. 

Étant,  en  effet,  donnée  une  association  populaire  d'espèce  quelconque, 
ne  considérons  d'abord  que  la  première  partie  de  son  mécanisme,  celle 
qui  consiste  à  réunir  un  fonds  social  par  le  moyen  de  cotisations  pério- 
diques, et  à  employer  ce  fonds  social  soit  à  acheter  et  revendre  au  comp- 
tant des  denrées  consommables,  soit  à  exercer  une  industrie  commune, 
soit  à  faire  des  prêts  et  avances  à  intérêt,  nous  trouvons  que  cette  pre- 
mière partie  a  sans  contredit  le  caractère  d'une  opération  industrielle  ; 
car  elle  exige  la  réunion  d'une  certaine  somme  de  capitaux  et  elle  abou- 


ORGANISATION  FINANCIKKE  DKS  ASSOCIATIONS  POPULAIKKS.     365 

lit  à  rexi)loilalion  (riiii  fonds  établi.  Peu  importe  d'ailleurs  que  les  capi- 
taux soient  Iranformés  en  objets  consommables  ou  en  matière  première 
et  travail  avant  d'élrc  exploités,  comme  dans  les  associations  de  consom- 
mation et  de  production,  ou  qu'ils  soient  exploités  sans  transformation, 
comme  dans  les  associations  de  crédit;  ce  n'est  là  qu'une  différence  de 
forme  sans  nulle  différence  de  fond.  Il  n'y  a  pas  \k  de  dettes  contractées 
vis-à-vis  de  tiers  ;  il  n'y  a  que  risque  de  perte  sur  le  capital,  si  les  den- 
rées consommables  ou  les  produits  industriels  restent  pour  solde,  ou  si 
les  prêts  et  avances  ne  sont  pas  remboursés  avec  chance  de  bénéfice  sur 
le  revenu,  si  les  denrées  et  les  produits  trouvent  un  écoulement  avanta- 
geux, ou  si  les  prêts  et  avances  sont  remboursés  avec  l'intérêt  dû. 

Mais  considérons  maintenant  la  seconde  partie  du  mécanisme  de  cette 
association  populaire,  celle  qui  consiste  à  faire  appel  aux  capitaux  étran- 
gers et  à  les  employer  de  la  même  manière  que  le  fonds  social  lui-même, 
nous  trouvons  que  cette  seconde  partie  est  de  tout  point  analogue  à  une 
opération  commerciale;  car  il  y  a  lieu  de  contracter  immédiatement  des 
dettes  avec  des  tiers  et  Ton  se  trouve  finalement  sous  le  coup  d'un  passif 
sûrement  exigible,  balancé  par  un  actif  plus  ou  moins  incertainement 
recouvrable.  Peu  importe,  ici  encore,  que  les  capitaux  appelés  soient 
transformés  en  objets  de  commerce  ou  d'industrie  avant  d'être  recédés, 
comme  dans  les  sociétés  de  consommation  et  de  production,  ou  qu'ils 
soient  recédés  sans  transformation,  comme  dans  les  sociétés  de  crédit; 
ce  n'est  encore  là  qu'une  pure  différence  de  forme,  non  de  fond.  Il  n'y 
a  là  aucune  mise  en  œuvre  de  capitaux  ;  il  n'y  a  que  risque  de  passif 
excédant  l'actif,  si  les  denrées  et  les  produits  ne  s'écoulent  point  promp- 
tement  et  facilement  à  des  prix  convenables,  ou  si  les  prêts  et  avances 
ne  sont  pas  restitués,  avec  chance  d'actif  excédant  le  passif  dans  le  cas 
contraire. 

L'analyse  une  fois  poussée  à  ce  point,  les  conclusions  s'en  présentent 
en  quelque  sorte  d'elles-mêmes.  Aussi  les  tirerai-je  très-rapidement  en 
quelques  mots. 

En  ce  qui  concerne  d'abord  les  associations  de  consommation,  celles- 
là  peuvent  le  plus  souvent,  si  même  elles  ne  doivent  presque  toujours, 
se  réduire  à  la  première  partie  de  leur  mécanisme.  Comment  et  pour- 
quoi ces  associations  achèteraient-elles  ou  vendraient-elles  à  crédit,  si 
l'achat  et  la  vente  au  comptant  sont  un  des  éléments  essentiels  de  leur 
fonctionnement?  Ainsi  les  associations  de  consommation,  qui  ont  l'aspect 
commercial,  en  ce  sens  que  leurs  opérations  consistent  à  acheter  pour 
revendre,  sont  en  réalité  des  entreprises  industrielles,  en  ce  qu'elles 
achètent  et  revendent  au  comptant  et  non  à  crédit.  Disons  donc,  sans 
plus  tarder,  qu'ici  le  principe  industriel  de  la  responsabilité  limitée  ré- 
pond à  toutes  les  exigences. 

11  n'en  est  pas,  à  beaucoup  près,  de  même  des  associations  de  pro- 


3G0  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

diiclion  et  de  crédit.  Pourquoi  ces  associations  se  dispenseraient-elles 
d'emprunter,  quand  le  crédit  est  leur  objet  principal  et  supérieur?  Mais 
si  les  associations  de  production  et  de  crédit  ne  doivent  pas  être  privées 
de  la  seconde  partie  de  leur  mécanisme,  (]ui  en  est  le  couronnement,  elles 
ne  peuvent  pas  davantag^e  se  passer  de  la  première  partie  de  ce  même 
mécanisme,  qui  en  est  la  base.  Gomment  ces  associations  donneraient- 
elles  à  leurs  membres  la  propriété  du  capital  sans  la  formation  et  l'ac- 
croissement d'un  fonds  social?  Ainsi  les  associations  de  production  et 
de  crédit  tiennent  à  la  fois,  sous  le  rapport  qui  nous  occupe,  de  la 
nature  des  entreprises  commerciales  et  de  celle  des  entreprises  indus- 
trielles. D'où  l'on  peut  conclure  immédiatement  que  des  deux  principes 
de  la  responsabilité  solidaire  et  de  la  responsabilité  limitée, ni  l'un,  qui  est 
exclusivement  commercial,  ni'  l'autre,  qui  est  exclusivement  industriel, 
ne  pourra  leur  convenir.  Cette  conclusion  est  effectivement  rigou- 
reuse. 

Encore  l'un  des  deux  principes  en  présence,  celui  de  la  responsabilité 
solidaire,  pourrait-il,  jusqu'à  un  certain  point,  être  adopté  par  les  asso- 
ciations de  production,  où  les  capitaux  étrangers  sont  sollicités  dans 
l'intérêt  commun  de  tous  les  associés  considérés  comme  producteurs. 
Mais  pour  les  associations  de  crédit,  oii  les  capitaux  étrangers  sont 
appelés  dans  l'intérêt  particulier  de  quelques-uns  seulement  d'entre  les 
associés,  considérés  comme  emprunteurs,  les  deux  principes  dont  il 
s'agit,  et  surtout  celui  de  la  responsabilité  solidaire,  sont  radicalement 
inacceptables.  C'est  ce  que  le  raisonnement  suivant  va  mettre  en  toute 
évidence. 

Un  certain  nombre  de  personnes.  A,  B,  C ,  L,  M,  N ,  ont  formé 

entre  elles  une  association  de  crédit.  Elles  sont  arrivées  à  former  un 
fonds  social  de  100,000  fr.  par  des  cotisations  hebdomadaires  ou  men- 
suelles, et  elles  ont  fait,  en  outre,  appel  à  100,000  fr.  de  capitaux  étran- 
gers. De  ces  personnes,  les  unes  A,  B,  C ,  sont  prêteurs,  et  les  autres, 

L,  M,  N ,  sont  emprunteurs  dans  l'association,  ce  qui  revient  à  dire 

que  les  100,000  fr.  de  fonds  social  et  les  100,000  fr.  de  capitaux  étran- 
gers ont  été  mis,  sous  forme  de  prêts  et  avances,  à  la  disposition  de  ces 
dernières.  Cela  dit,  supposons  successivement  que  la  société  ait  été  éta- 
blie sur  la  base  de  la  responsabilité  limitée  et  sur  celle  de  la  responsa- 
bilité solidaire,  et  voyons  quelle  sera,  dans  chacune  de  ces  hypothèses, 
la  situation  des  tiers  créanciers  vis-à-vis  de  la  société  et  celle  des  socié- 
taires vis-à-vis  les  uns  des  autres. 

Dans  le  premier  cas,  chaque  membre  de  l'association  n'est  engagé  que 
jusqu'à  concurrence  de  la  somme  de  ses  cotisations  ou  de  sa  quote-part 
dans  les  100,000  fr.  de  fonds  social.  Quant  aux  créanciers,  ils  ont  entre 

les  mains  pour  100,000  fr.  d'effets  souscrits  par  L,  M,  N et  endossés 

par  l'association,  ce  qui  leur  donne  la  garantie  du  fonds  social.  Mais 


ORGANISATIUN  FINANCIRHK  DKS  ASSOCIATKINS  IM)1>ULAIKKS.     3C7 

(|U(;lle  est  la  loriiio  aUcctée  par  ce  fonds  social  i^  C'est  celle  d'un  porte- 
feuille contenant  pour  100,000  l'r.  de  papier  L,  M,  N Que  si  L,  M, 

IN.....  font  lionuein*  à  leurs  ('nj;ai;(Mnents,  tout  ira  bien;  mais  ((ue  si,  par 
incapacité,  iui[)rol)ité  ou  falalilé,  ils  sont  hors  d'état  de  jiarer  à  leurs 
échéances,  ils  le  seront  à  l'é|;ard  de  Passociation  avant  même  de  l'êlre  à 
l'éf^ard  des  tiers.  Il  ne  fuit  pas  s'appesantir  lonjjtemps  sur  ces  faits  pour 
en  tirer  cette  conclusion  que  la  [garantie  offerte  en  pareil  cas  par  l'asso- 
ciation aux  tiers  créanciers  est  excellente  dans  le  cas  oîi  L,  M,  N 

sont  solvables,  c'est-à-dire  alors  qu'elle  est  inutile;  mais  que  cette  même 
garantie  ne  vaut  rien  si  L.  M,  i>i sont  insolvables,  c'est-à-dire  préci- 
sément quand  elle  est  nécessaire.  Cette  [garantie  est  donc  illusoire. 

Dans  le  second  cas,  tous  les  membres  de  l'association  répondant  soli- 
dairement les  uns  pour  les  autres,  que  L,  M,  N soient  insolvables, 

les  tiers  créanciers  s'adresseront  à  A,  B,  G ,  qui  sont  solvables,  et  se 

feront  rembourser  par  eux.  Ainsi  les  créanciers  ne  perdront  rien,  mais 

A,  B,  C auront  perdu  d'abord  leur  quote-part  dans  les  100,000  fr. 

de  fonds  socied,  et  ensuite  les  100,000  fr.  empruntés  puis  restitués  par 
eux  an  dehors.  Et  le  plus  clair  résultat  de  cette   association   entre 

A,  B,  C ,  L,  M,  N ,  sera  d'avoir  fait  passer  de  100,000  à  200,000  fr. 

de  la  poche  de  A,  B,  C dans  celle  de  L,  M,  N Ce  résultat  serait 

inique. 

11  est  donc  certain  que  ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  principes  de  la  res- 
ponsabilité limitée  et  de  la  responsabilité  solidaire  ne  sont  à  aucun  prix 
acceptables  par  les  associations  de  crédit.  Et  ici,  remarquons-le  bien, 
il  s'agit  non  pas  seulement  d'une  imperfection  théorique  dans  l'organi- 
sation de  ces  associations,  mais  encore  et  surtout  d'une  difficulté  pra- 
tique pour  leur  fonctionnement.  Fondée  sur  le  principe  de  la  responsabi- 
lité solidaire,  et  sacrifian  t  ainsi  les  droits  des  sociétaires  vis-à-vis  les  uns  des 
autres,  l'association  ne  se  constituerait  que  très-péniblement,personne  n'en 
voulant  faire  partie.  Fondée  sur  le  principe  de  la  responsabilité  limitée, 
et  faisant  ainsi  bon  marché  des  droits  des  tiers  créanciers  vis-à-vis  de  la 
société,  elle  ne  pourrait,  une  fois  constituée,  recevoir  aucun  développe- 
ment, personne  ne  lui  voulant  accorder  aucune  confiance. 

Ni  le  principe  de  la  société  en  nom  collectif,  ni  celui  de  la  société 
anonyme  ne  sauraient  donc,  on  le  voit,  nous  satisfaire  pleinement 
du  premier  coup  à  l'endroit  de  l'organisation  financière  des  associations 
populaires.  Le  premier,  il  est  vrai,  pourrait  jusqu'à  un  certain  point  suf- 
fire aux  associations  de  production,  comme  le  second  aux  associations 
de  consommation;  ni  l'un  ni  l'autre,  en  tout  cas,  ne  peuvent  convenir 
aux  associations  de  crédit.  Mais  nous  avons  pris,  il  faut  le  dire,  ces  deux 
principes  exactement  tels  que  nous  les  ont  fournis  et  le  Code  de  com- 
merce et  la  pratique  la  plus  habituelle  des  entreprises  commerciales  ou 
industrielles.  INe  nous  décourageons  donc  pas  encore;  étudions  de  plus 


368  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

près  Ja  responsabilité  solidaire  et  la  responsabilité  limitée,  et  recher- 
chons jusqu'à  quel  point  il  y  aurait  lieu  de  modifier  ou  de  développer 
l'un  ou  Tautre  de  ces  deux  principes  en  vue  de  les  adapter  complètement 
aux  sociétés  nouvelles.  Nous  demanderions  alors  qu'on  fît  au  Code  de 
commerce  l'addition  nécessaire  à  l'organisation  financière  des  associa- 
tions populaires. 

Pour  ce  qui  est  d'abord  de  la  responsabilité  solidaire,  j'avouerai- 
franchement  ne  pas  entrevoir  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  pour  en  tirer  un 
parti  nouveau  et  avantag^eux.  Cette  responsabilité  est  ou  n'est  pas,  et, 
quand  elle  est,  ne  saurait  être  de  deux  manières;  il  faut  en  rejeter  le 
principe  ou  le  prendre  tel  qu'il  est,  et,  le  principe  admis,  l'application 
s'en  impose  d'une  façon  unique  et  rigoureuse.  J'ai  expliqué  suffi- 
samment pour  quelles  raisons  je  ne  le  recommande  pas  aux  associations 
populaires;  mais  je  ne  le  proscris  pas  non  plus  d'une  manière  absolue  : 
de  même  qu'il  n'est  pas  absolument  interdit  de  jouer  agréablement  d'un 
instrument  médiocre,  de  même,  il  n'est  pas  absolument  impossible  de 
faire  réussir  une  société  de  coopération,  et  notamment  une  société  de 
production,  fondée  sur  le  principe  de  la  responsabilité  solidaire.  Voyons 
seulement  si,  en  cherchant  bien,  nous  ne  p(»urrons  trouver  mieux. 

Je  passe  donc  à  présent  à  la  responsabilité  limitée,  et  je  déclare  que 
cette  forme  me  fait,  à  première  vue,  l'effet  d'être  beaucoup  plus  souple 
et  plus  perfectible.  Comment,  en  effet,  cette  responsabilité  nous  est-elle 
apparue  jusqu'ici?  Elle  nous  est  apparue  comme  proportionnelle  pour 
chaque  associé  à  sa  quote-part  d'un  fonds  social,  lequel  fonds  social 
était  susceptible  de  se  trouver  non  pas  seulement  supérieur  ou  égal,  mais 
aussi  inférieur  au  passif  éventuel  de  la  société;  et  c'est  proprement  en  ce 
dernier  sens  que  la  limitation  de  cette  responsabilité  nous  a  paru  offrir 
des  inconvénients.  Ainsi,  le  principe  de  la  société  anonyme,  tel  que  nous 
l'ont  offert  et  le  Code  et  la  pratique,  possède  en  réalité  le  double  carac- 
tère d'une  responsabilité  proportionnelle  et  d'une  responsabilité  trop 
limitée.  C'est  en  tant  qu'il  possédait  le  caractère  de  responsabilité  pro- 
portionnelle qu'il  nous  a  plu,  comme  donnant  une  satisfaction  complète 
aux  droits  des  sociétaires  vis-à-vis  les  uns  des  autres;  et  c'est  en  tant 
qu'il  possédait  celui  de  responsabilité  trop  limitée  qu'il  nous  a  déplu, 
comme  ne  donnant  qu'une  satisfaction  incomplète  aux  droits  des  tiers 
créanciers  vis-à-vis  de  la  société.  Cela  étant,  comment  le  modifier  pour 
qu'il  réponde  à  la  .fois  à  ces  deux  conditions  financières?  Tout  simple- 
ment en  lui  enlevant  son  caractère  de  trop  grande  limitation  sans  lui  ôter 
son  caractère  de  proportionnalité.  Que  si  donc  on  nous  demande  à  pré- 
sent quel  est  le  genre  de  responsabilité  collective  qui  s'approprie  entiè- 
rement aux  sociétés  de  coopération,  nous  répondrons  que  c'est  la  res- 
ponsabilité proportionnelle  pour  chaque  associé  à  sa  quote-part  d'un  fonds 
social  susceptible  de  se  trouver  soit  supérieur ,  soit  égal^  mais  jamais 


ORGANISATION  FINANCIERE  DES  ASSOCIATIONS  POPULAIRES.     369 

inférieur  au  jiassif  éventuel  de  la  société.  Et  le  nom  de  responsabilité 
proportionnelle  limitée  restant  ac((uis  an  [)rinci[»e  do  la  société  anonyme, 
nous  do.inerons,  si  l'on  veut,  au  principe  des  sociétés  nouvelles  le 
nom  de  responsabilité  proportionnelle  intégrale. 

Je  lui  donnerais  volontiers  ce  nom,  quant  à  moi,  si  ce  n'était  que 
déjà  il  est  connu  sous  un  autre.  Et,  en  effet,  ce  |)rincipe  de  respon- 
sabilité collective  auquel  nous  sommes  arrivés  par  une  série  de  déduc- 
tions théoriques,  nous  le  trouvons  installé  et  fonctionnant  à  côté  de  nous 
dans  la  pratique  de  certaines  sociétés  anonymes;  car  il  n'est  autre  que 
celui  dit  de  la  garantie  mutuelle,  d'après  lequel  sont  organisées  les 
Compagnies  d'assurance  contre  l'incendie,  la  [yréle,  sur  la  vie,  etc.,  non 
pas  celles  d'assurance  à  prime  fixe,  mais  celles  d'assurance  mutuelle^  et 
sur  lequel  aussi  reposent  d'autres  sociétés,  d'invention  plus  récente, 
celles  connues  sous  le  nom  d'Unions  de  crédit  mutuel,  et  qui  existent  en 
Belgique. 

Les  Compagnies  d'assurance  mutuelle  se  composent  d'un  certain  nombre 
de  personnes  dont  chacune  se  fait  assjrer  jusqu'à  concurrence  d'une 
certaine  somme  déterminée  contre  telle  ou  telle  espèce  di  sinistres.  A  la 
fin  de  l'exercice,  le  montant  total  des  sinistres  qui  sont  survenus  pen- 
dant le  cours  de  cet  exercice  est  relevé,  et  ce  montant  est  réparti  sur 
tous  les  associés  en  primes  proportionnelles  pour  chacun  d'eux  au  chiffre 
de  son  a'surance.  Su  iposons  maintenant  que,  pendant  une  année  qu'on 
pourrait  appeler  à  bon  droit  désastreuse,  les  assurés  aient  été  tous  in- 
cendiés, tous  (grêlés,  tout  autant  qu'ils  pouvaient  l'être.  Eh!  bien,  dans 
ce  cas,  il  se  trouverait  que  la  prime  proportionnelle  à  payer  par  chacun 
d'eux  serait  en  réalité  une  prime  égale  au  chiffre  de  son  assurance. 
Chacun,  en  réalité,  supporterait  son  propre  sinistre;  mnis  toujours  est-il 
que  le  montant  intégral  des  sinistres  survenus  serait  acquitté.  Nous 
devons  donc  le  reconnaître  :  il  est  incontestable  que  le  principe  des  com- 
pagnies d'assurance  mutuelle  est  bien  celui  d'une  respons  ibilité  propor- 
tionnelle et  limitée,  mais  limitée  seulement  pour  ctiicun  à  s:i  quote-part 
d'un  actif  social,  lequel  peut  être  soit  supérieur,  soit  égal,  mais  non 
inférieur  au  passif  éventuel  de  la  société. 

Dans  les  Unions  de  crédit  mutuel  telles  que  celles  de  Bruxelles,  de 
Liège,  d'Anvers,  de  Gand,  un  certain  nombre  de  commerçan;s,  d'indus- 
triels, de  banquiers,  s'associent  et  souscrivent  tous  ensemble,  chacun 
pour  la  part  qui  lui  convient,  un  certain  capital  déterminé,  1  million 
si  l'on  veut.  En  même  temps,  ils  versent  une  fraction  égalen-ent  déter- 
minée du  capital  par  eux  souscrit.  Supposons  que  cette  fraction  soit  de 
1/10,  le  capital  versé  sera  de  100,000  fr.  Ces  100,000  fr.  constituent  un 
fonds  de  roulement  avec  lequel  la  société  escompte,  pour  le  réescompter 
ensuite,  le  papier  créé  ou  endossé  par  les  sociétaires.  Dans  ces  condi- 
tions, le  chiffre  des  affaires  engagées  à  un  moment  donné  pourrait,  en 
3«  SÉRIE.  T.  XLV.  —  45  rwar.n86o.  "2^ 


370  JOUHNAL  DES  ÉCONi).H!ST?iS. 

principe,  être  indéfini;  mais  il  ne  Test  point.  Le  maximum  du  crédit 
ouvert  à  chaque  sociétaire  est  fixé  à  10  fois  son  capital  versé,  de  telle 
sorte  que  leuDntmt  (ks  escomptes  et  réescomptes  est  fixé  lui-même  à 
1  million  tout  au  plus,  c'est-à-dire  borné  au  cliiiîre  mê:ne  du  capital 
souscrit.  Lorsque  des  effets  ne  sont  point  piyés  à  réchéance  par  les  so- 
ciéta'res  auxquels  ils  ont  été  pris,  la  société,  qui  les  a  acceptés,  les 
acquitta,  et  le  montant  en  est  réparti  sur  tous  les  soc'étaires  en  propor- 
tion pour  chacun  du  c'iiftVe  de  sa  souscription  qui  est  aussi  celui  de 
son  crédit.  Supposons  donc  qu'à  un  moment  donné,  et  par  une  crise  qui 
serait  aussi  fâcheuse  pour  les  unions  de  crédit  mutuel  que  celle  dont 
nous  pa  lions  tout  à  l'heure  le  serait  pour  les  compagnies  d'assurance 
mutuelle,  les  membres  de  Tunion,  après  avoir  tous  épu  se  leur  crédit, 
manqueraient  tous  à  leurs  engagements.  Eh  b'en,  ici  encore,  il  se  trou- 
verait que  la  répirtition  proporJonnelle  à  effectuer  sur  chacun  d'eux 
serait  en  réalité  un;  répartition  égale;  au  chiffre  de  leur. souscription  et 
de  leur  crédit.  Chacun,  en  réalité,  aurait  dissipé  lui-même  son  propre 
capital.  Miis  le  montant  total  des  effets  escompLés  par  la  société  n'en 
serait  pas  moins  couvert.  H  est  donc  encore  incontestable  que  le  principe 
des  unions  de  créd  t  matuel  n'est  autre  que  celui  de  la  responsabilité 
proportionnelle  intégrale. 

Il  est,  je  crois,  assez  curieux,  et  aussi  rassurant,  que,  cherchant  un 
principe  de  respons\bilité  collective  applicable  aux  associations  popu- 
laires, lesquelles,  envisagées  dans  la  seconde  partie  de  leiu'  mécan'sme, 
ont  pour  unique  objet  de  créer  le  crédit  personnel  en  assumant  sur  elles- 
mêmes  tous  les  risques  de  ce  genre  de  crédit,  nous  soyons  arrivés  au 
principe  de  la  garantie  mutuelle  qui  est  celui  des  sociéiés  d'assurance 
mu  uelle  proprement  dites,  et  celui  des  unions  de  crélit  mutuel  qui  ne 
sont  elles-mêmes  (jue  des  sociétés  d'assurance  mutuelle  contre  les  ris- 
ques du  crédit.  Il  y  a  là,  si  je  ne  me  trompe,  une  concordance  qui  tend 
à  confirmer  pleinement  notre  soluiion  du  problème  de  l'organisation  fi- 
nancière des  associations  populaires. 

Je  ne  ferai  plus  ici  que  deux  petites  remarques.  La  première,  c'est 
que,  daub  les  sociétés  d'assurance  mutuelle  proprement  dites,  la  société 
ne  s'en[]age,  sur  le  pied  delà  responsabilité  proportionnelle,  qu'avec  ses 
propres  membres,  tandis  que,  dans  les  unions  de  crédit  mutuel,  et  aussi 
dans  les  associations  populaires,  la  société  contracte,  sur  le  pied  du  même 
principe,  avec  des  tiers.  La  secon  le,  c'est  que,  dans  les  compagnies  d'as- 
surance mutuelle,  et  dans  k;s  unions  de  crédit  mutuel,  le  cap:lai  est  ex- 
plicitenie.U  souscrit  par  les  sociétaires,  et  le  chifire  du  passif  éventuel 
de  la  société  déterminé  en  conséquence,  tandis  que,  dans  les  associations 
populaires,  ce  dernier  chiffre  est  indéterminé,  et  le  capital  égal  eou^c.rit 
implicitement  par  les  sociétaires.  La  première  reaiaripie  différencie  les 
assocrsiiuns  populaires  des  compagnies  d'assurance  mutuelle,  la  secoad<i 


ORGANISATION  F1NANCIEKI-:  DES  ASSOCIATIONS  POPULAIRES.     37 1 

les  (liffércncies  des  unions  (le  crédil,  iiiutnel.  Mais,  pour  loin  rcsirner 
en  uin\  proj)osilj:)n  dont  on  appréciera  loiil  à  l'IuMire  rimj)orIance,  je 
conclus  que  les  coinpa[|nies  d'assurance  muluelle,  les  unions  de  crédit 
mutuel  cl  les  sociclés  di;  coojiéralion  sont  purement  et  simplem(;nt  trois 
espèces  distincles  du  p,enre  commun  des  sociétés  à  (jaranlie  muiuelle, 
les(juelles  sont  des  sociétés  anonymes  (|ni  doivent  être  or|;ansées  finan- 
cièremeitsur  le  princi|)e  d'une  responsabilité  proportionni;lle,  limitée, 
pour  chaijue  associé,  à  sa  quoie-part  d'un  capital  qui  ne  peut  jamais 
être  inférieur  au  passif  social  éventuel. 

En  même  temps  que  le  Code  de  commerce  impose  aux  diverses  so- 
ciétés commerciales  en  nom  collectif,  anonyme  ou  en  coinm  indite, 
certains  principes  de  responsabilité  collective,  il  leur  impose  aussi 
certaines  formalités  de  publicité  dont  l'objet  est  précisément  d'assurer 
l'exacte  application  du  principe,  il  est  assez  évident  qu'il  n'en  saurait 
êîre  autrement  et  qu'à  telles  ou  telles  conditions  d'or^i^anisation  financière 
correspondent  nécessairement  telles  ou  telles  conditions  di  constitution 
lé(}ale. 

Je  n3  fati^^uerai  point  inutilement  l'attention  des  lecteurs  en  énumérant 
ici  la  série  de  ces  dispositions  que  la  plu;)art  d'entre  eux  conna-ssent  au 
surplus  aussi  bien,  sinon  mieux,  que  je  ne  les  connais  moi-même.  Rappe- 
loiis-nous  seulement  deux  choses  :  d'abord  que  toutes  ces  dispositions 
tendent  à  porter  à  la  connaissance  des  tiers  ou  du  public  :  1"  les  noms, 
prénoms,  qualitésetdemeuresdes  ass;)ciésen  nom  collectif  solidairement 
responsables,  et  ^'^  le  montant  des  valeurs  fournies  ou  à  fournir  par  les 
actionnaires  ou  commanditaires  non  solidairement  responsables.  Piappe- 
lons-nous  ensuite,  et  c'est  là  le  point  qui  nous  intéresse  à  présent,  que 
ces  mêmes  dispositions  supposent  toutes  que  T  le  nombre  des  associés 
en  nom  collée  if,  et  2"  le  ch  ffre  du  capital  social  peuvent  être  d  ;termi- 
nés  au  moment  oh  les  sociétés  se  constituent,  et  ne  doivent  pi  .s  v.irier  à 
partir  de  celte  époqu.\  El  mainenmi,  co  isiatons  que  cette  dernière  cir- 
cons  ance  est  un  obstacle  invincible  à  la  consliîution  légale  des  sociétés 
à  garantie  mutuelle. 

Je  dis  des  sociétés  â  garantie  mutuelle,  et  non  des  sociétés  de  coopéra- 
tion, car  je  liens  essentiellement  à  conserver  à  la  question  qui  nous 
occupe  toute  la  largeur  que  je  lui  ai  donnée  en  rassemblant  en  un 
même  groupe  les  compagnies  d'assurance  mutuelle ,  les  unions  de 
crédit  mutuel  et  les  associations  populaires.  On  va  comprendre  im- 
médiatement pourquoi,  j'en  suis  bien  convaincu.  Si,  en  effet,  les 
sociétés  de  coopération  ne  sont ,  en  réalité  ,  comme  j'ai  lâclij  de 
l'établir ,  qu'une  espèce  distincte  dans  le  genre  commun  des  socié- 
tés à  garantie  mutuelle,  la  question  de  la  réforme  de  la  législaîion 
doit  être  traitée  par  rapport  aux  sociétés  à  garantie  mutuelle  et  non  par 


372  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

rapport  aux  sociétés  de  coopération,  c'est-à  dire  par  rapport  au  genre 
et  non  par  rapport  à  l'es.  èce.  N'est-il  pas  vrai  qu'on  est,  à  ce  point  de 
vue,  bien  plus  autorisé  pour  la  soulever  et  pour  la  résoudre?  Je  dis, 
quanta  moi,  que  cette  uiéthode  seule  est  rationnelle,  et  que  toute  autre 
est  empirique.  Je  persiste,  en  conséquence,  à  réunir  en  une  même  fa- 
mille toutes  les  sociétés  qui  ont  pour  objet  essentiel  ou  pour  objet  acces- 
soire de  leurs  opérations  l'assurance  mutuelle  contre  certains  risques, 
et  je  disque  toutes  ces  sociétés,  en  même  temps  qu'elles  doivent  être 
organisées  financièrement  sur  le  principe  de  la  responsabilité  propor- 
tionnelle intégrale  ou  de  la  garantie  mutuelle,  doivent  être  constituées 
légalement  dans  des  conditions  d'indétermination  et  de  variabilité  et  du 
nombre  des  associés  et  du  chilfre  du  capital  social. 

Quel  est,  généralement,  !e  but  de  l'assurance  mutuelle?  C'est  de  sub- 
stituer la  certitude  du  payement  d'un  certain  nombre  de  primes  aussi 
régulières,  et,  par  cela  même,  aussi  faibles  que  possible,  à  l'évenlualité 
du  dommage  que  l'on  appréhende  de  subir  à  l'improviste  dans  des  pro- 
portions ruineuses.  Dès  lors,  est-il  besoin  d'insister  sur  ce  faUque,  plus 
le  nombre  des  personnes  mutu^^.llement  assurées  est  grani,  plus  les 
calculs  de  la  prévoyance  l'emportent  ainsi  sur  les  caprices  du  hasard? 
Il  est  assez  clair  qu'on  ne  peut  s'assurer  mutuellement  à  soi  tout  seul, 
qu'on  n'est  que  bien  faiblement  assuré  si  l'on  n'est  que  deux,  qu'on  l'est, 
à  trois,  un  peu  davantage,  qu'on  commence  à  l'être  véritablement  quand 
on  est  cent  ou  mille.  Les  sociétés  qui  ont  l'assurance  mutuelle  pour  but, 
soit  principal,  soit  secondaire,  doivent  donc  avoir  toute  latitude  pour 
que  le  nombre  de  leurs  membres  s'accroisse  indéfiniment. 

Mais  chaque  associé  nouveau  qui  se  présente  occasionne  à  la  fois,  dans 
la  société,  l'ouverture  d'un  crédit  et  l'inscription  dun  débit  égcd.  C'est 
la  somme  des  débits  inscrits  qui  constitue  le  capital  social  explicitement 
ou  implicitement  souscrit.  Ainsi,  et  par  cela  seul  qu'il  est  de  l'essence 
des  sociétés  d'assurance  mutuelle  que  le  nombre  de  leurs  membres 
augmente  indéfiniment,  il  l'est  aussi  que  le  chiffre  de  leur  capital  aug- 
mente en  même  temps  de  la  même  manière.  Il  en  est,  à  cet  égard,  des 
associations  populaires  comme  des  compagnies  d'assurance  mutuelle 
et  comme  des  unions  de  crédit  mutuel,  avec  celte  différence  toutefois 
qua,  dans  ces  associations,  le  capital  social  augmente  non-seulement  en 
•  raison  de  l'entrée  de  siciélaires  nouveaux,  mais  encore  au  fur  et  à  me- 
sure du  versement  de  cotisations  périodiques  parles  sociétaires  anciens. 
Il  est  d'ailleurs  inutile,  je  pensî%  d'ajouter  que  le  nombre  des  associés 
et  le  chiiïre  du  capital,  dans  les  sociétés  dont  nous  parlons,  doivent 
aussi  bien  pouvoir  diminuer  que  s'accroître. 

De  toutes  ces  observations,  il  résulte,  en  fin  de  compte,  que  si  le  Gode 
de  commerc3  n'offre  pas  aux  sociétés  à  garantie  mutuelle,  et  particu- 
lièrement aux  associations  populaires  de  consommation,  de  production 


ORGANISATION  FlNANGIÊRi.  DES  ASSOCIATIONS  l'OPULAUlKS.     373 

et  de  crédit,  la  base  qu'il  leur  f.i'.idi'ait  pour  s'orjinrii.ser  fin;incièrcment 
d'une  nian  ère  convenable,  il  leur  olïre  n)oins  encore,  s'il  est  possible, 
les  facilités  dont  elles  auraient  besoin  pour  se  constituer  léjyalement 
d'iuie  manière  (luelconque;  car,  eu  su]»posant  qu'elles  accepteraient  le 
principe  delà  responsabililé  solidaire,  elles  devraient  renoncer,  par  cela 
seul,  à  l'indétermination  du  nombre  de  Inirs  associés,  et,  en  supposant 
qu'elles  se  contenteraient  du  principe  de  la  responsabilité  limitée,  elles 
devraient  renoncer,  p:ir  cela  même,  à  la  variabiliié  de  leur  capital  so- 
cial, et  notamment  à  la  formation  de  ce  capital  par  cotisations  pério- 
diquos.  ' 

Dans  cette  conjoncture,  une  réforme  de  la  léf^islation  est  doublement 
motivée  et  indispensable.  Non-seulement  nous  la  demanderons,  mais 
encore  nous  nous  permettrons  d'en  préciser  les  points  principaux.  En 
thèse  générale,  c'est  à  la  fois  un  droit  et  un  devoir  pour  Téconomie  po- 
litique de  proposer  ses  indications  au  léf^islateur  dans  les  circonstances 
de  cette  nature.  En  fait,  il  est  certain  que  n  )s  observations  seraient  oi- 
seuses si  elles  n'avaient  eu  pour  but  d'arriver  à  des  conclusions  posi- 
tives; et  il  ne  l'est  pas  moins  que,  si  elles  sont  justes,  elles  doivent 
conduire  à  des  conclusions  précieuses.  Toutefois,  on  comprendra  que 
nous  sommes  tenus  ici,  tout  en  restant  au  point  de  vue  des  économistes, 
de  nous  placer  aussi,  dans  certaines  limites,  à  celui  des  jurisc insultes. 

C'est,  en  effet,  une  considération  dont  je  suis,  pour  ma  part,  très-péné- 
tré, que  toute  réforme  du  Code  doit  être  faite, autant  que  possible,  confor- 
mément à  l'esprit  du  Code  en  même  temps  que  conformément  aux  exigen- 
ces de  l'économie  politique;  car  autrement  elle  serait  non  une  réforme, 
mais  une  révolution,  et  si  rien  n'est  plus  illusoire  que  d'accorder  une  ré- 
forme quand  il  faut  une  révolution,  rien  n'est  plus  sot  que  de  faire  une 
révolution  quand  il  suffît  d'une  réforme.  Sans  doute  il  est  vrai  que  nos 
Codes,  et  en  particulier  notre  Code  de  commerce,  ont  été  rédifi^és  à  une 
époque  où  la  science  économique  naissait  à  peine,  et  sous  l'inspiration 
de  préjugés  plus  ou  moins  anti-économiques.  Peut-être,  en  conséquence, 
y  aura-t-il  lieu  tôt  ou  tard  de  les  rédiger  à  nouveau  pour  y  faire  péné- 
trer les  principes  de  la  science  au  lieu  et  place  de  bien  des  traditions 
plus  ou  moins  erronées,  empruntées  aux  époques  antique  ou  féodale. 
Mais  je  ne  vois  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  rien  demander  ni  de  rien 
tenter  de  pareil  à  propos  des  sociétés  de  coopération. 

En  ce  qui  concerne  spécialement  le  commerce,  l'industrie,  le  crédit, 
la  spéculation,  l'association  et  généralement  la  production  économique 
de  la  richesse  sociale,  le  Code  actuel  se  prête  à  certaines  opérations  ou 
à  certaines  entreprises,  et  non  à  d'autres,  comme  un  bâtiment  ancien 
qui  aurait  été  disposé  pour  recevoir  un  certain  nombre  de  personnes, 
et  non  davantage.  De  temps  en  temps,  il  se  présente  des  groupes  inat- 
tendus qui  sont  sur  le  pavé  et  qui  demandent  à  être  logés.  Alors  les 


374 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


économistes,  qui  sont  (Kis  ar,;[iiLecle.s  lnrdis,  et  qui  ont  en  poche  des 
plans  plus  ou  moins  mûris  et  satisfa-sints,  p.irlent  volontiers  (hi  jeter 
bas  le  bâtiment  et  d'en  construire  un  autre.  Cependant  les  juriscon- 
sultes, comme  des  propriétaires  ou  des  (gérants  enclins  à  considérer 
leur  bâtiment  connnî  un  chef-d'œuvre,  soutiennent  le  plus  souvent 
que  les  nouveaux  vimijs  sont  d'-s  ^ens  sans  aveu  et  de  nnuva's  sujets 
qui  ap[)orieront  avec  eux  la  confusion  et  le  désordre,  et  qu'on  fera 
bien  de  laisser  à  la  porte.  Sans  se  prononcer  plus  vite  qu'il  ne  faut 
en  faveur  des  uns  contre  les  autres,  il  est  sao^.%  en  pareil  cas,  si  on  le 
peut,  d'ajouter  provisoirement  au  bâtimept,  d'jà  pourvu  de  bien  des 
annexes  et  dépendances,  une  petite  bâtisse  provisoire  aussi  logeable 
que  possible.  Wous  bornerons  là,  si  l'on  m'en  croit,  notre  ambition  pour 
les  associations  populaires. 

Cela  étant,  notre  chemin  nous  est  en  quelque  sorte  tracé  rigoureuse- 
ment. Nous  voulons  pourvoir  au  sort  non  pas  seulement  des  sociétés 
de  coopération,  m  lis  de  toutes  les  sociétés  à  girantie  mutuelle.  Or  les 
sociétés  à  garantie  mutuelle,  fondées  sur  le  principe  de  la  resp^insabilité 
proportionnelle  intégrale,  peuvent  être  considérées  comme  une  dériva- 
tion pure  et  simple  des  sociétés  anonymes  fondées  sur  le  principe  de  la 
responsabilité  proportionnelle  limitée.  Prenons  donc  à  la  section  1'"  du 
titre  III  du  livre  P"  du  Code  de  commerce  tous  les  articles  relatifs  aux 
sociétés  anonymes;  retenons  tous  ceux  de  ces  articles  qui  ne  sont  con- 
trair.^s  ni  au  princ'pe  de  la  respons.ibili.é  proportionnelle,  ni  à  l'indéter- 
mination et  à  la  variabilité  du  nombre  des  associés  et  du  chiffre  du  capi- 
tal; et,  quant  aux  autres,  faisons-y  seulement  les  modifications  indis- 
pensables pour  assurer  aux  sociétés  nouvelles  ce  principe  d'organisation 
financ'ère  et  ces  facilités  de  constitution  K^gale.  Cette  ligne  générale  est 
f^icile  à  suivre;  nous  avons  en  ouire  un  guide  pour  nous  conduire  :  c'est 
la  loi  du  5  m.ii  1863  qui  a  déjà  établi  certiines  déro.^ations  au  droit 
commun  djs  sociétés  anonymes  proprement  dites  en  faveur  d^.s  sociétés 
dites  à  î^esponsabilité  limitée. 
Ainsi  se  déduit  en  quelque  sorte  de  lui-même  le  projet  de  loi  suivant  : 


PROJET    DE   LOI. 

Article  l'^  —  Il  peut  être  formé ,  sans  raiitorisation  exigée  par 
l'article  37  du  Code  de  commerce,  des  sociétés  commerciales  dans  les- 
quelles aucun  des  associés  ne  répond  solidairement  des  engagements  de 
la  société. 

Ces  sociétés  prennent  le  titre  de  Sociétés  à  responsabilité  proportion- 
nelle. 

Elles  sont  soumises  aux  dispositions  des  articles  29,  30,  31,  32  et  40  du 
Code  de  commerce. 

Art.  2.  —  To  is  les  associés  répondent  du  payement  intégral  du  vassif 
social  ou  de  l'entière  exécution  des  engagements  pris  par  la  société  à 


OKGANlSATiOIN  FINANCIERE  DES  ASSUCiATIO^S  IMIPILAIHES.      ?>ir» 

l'ëi^Mrd,  soil  (k's  Liiitres  associés,  soit  des  tiers,  proportiormellenicnt  au 
montant  de  leur  (juotc-part  dans  l'actif  social  ou  des  engagements  pris 
par  la  so(i('t«^  i\  leur  propre  ('gard. 

L'article  33  du  Code  de  commerce  porte  que,  dans  la  société  anonyme 
«  les  associés  m^  sont  paisibles  que  de  la  perte  du  montant  de  leur  intérêt 
dans  la  société.  »  Cet  aride  consacrant  ainsi  le  principe  de  la  respon- 
sabilité proportionnelle /iwito,  tel  que  nous  l'avons  défini  et  analysé, 
il  élait  indispensable  de  lui  en  substituer  un  autre  consacrant  le  principe 
flifférent  dii  la  responsabilité  proportionnelle  intégrale,  ou  delà  []^arantie 
mutuelle.  C'est  à  quoi  tend  précisément  l'article  2  de  noire  projet  de  loi 
que  je  viens  d'énoncer. 

Quant  à  l'article  1%  il  a  principalement  pour  objet,  en  même  temps 
qn'i!  impose  aux  sociétés  nouvc-lle^  le  principe  de  la  responsabilité  pro- 
portionnelle, de  les  affranchir  de  la  nécessité  de  l'autorisation  préalable 
du  fyouvernement.  Les  deux  effets  sont  corrélatifs  et  se  compensent, 
selon  moi,  l'un  par  l'autre.  Toute  satisfaction  devant  être  donnée,  par 
le  principe  de  la  g^aranliemuludlle,  aussi  bieii  aux  droits  des  tiers  créan- 
ciers vis-à-vii  de  la  socété  qu"à  ceux  des  sociétaires  vis-à-vis  les  uns  des 
«autres,  l'inlervenlion  du  (gouvernement  ne  saurait  avoir,  je  ne  dirai  pas 
nul  motif,  mais  nul  prétexte. 

Les  articles  29,  30,  31,  32  et  40  du  Coie  de  commerce  sont  ceux  qui 
n'ont  Sj»écijlement  rien  de  contraire  ni  de  défavorable,  soit  à  la  jj^araniie 
proportionnelle  inté(îrale,  soit  à  l'indétermination  et  à  la  variabilité  du 
nombre  des  associés  et  du  chiffre  du  capital  social  dans  les  sociétés 
fondées  sur  ce  principe.  Ils  sont  ainsi  conçus  : 

«Art.  29.  La  société  anonyme  n'existe  point  sous  un  nom  social,  elle 
«  n'est  désignée  par  le  nom  d'aucjn  des  associés. 

«  Art.  30.  Elle  est  qualifiée  par  la  dési|jnation  de  l'objet  de  son 
((  entreprise. 

«  Art.  31.  Elle  est  administrée  par  des  mandataires  à  temps,  révoca- 
«  cables,  associés  ou  non  associés,  salariés  ou  gratuits. 

«Art.  32.  Les  administrateurs  ne  sont  responsables  que  de  l'exécution 
«  du  mandat  qu'ils  ont  reçu. 

«  Ils  ne  contracient,  à  raison  de  leur  gestion,  aucune  obligition  per- 
«  sonnelle  ni  solidaire  relativement  aux  engagements  de  la  société. 

«  Art.  40.  Les  sociétés  anonymes  ne  peuvent  être  fQrmé.-s  que  par  des 
«  actes  publics.  » 

Art.  3.  — Le  nombre  des  assuciés   pourra  augmenter  par  adjonction 
de  sociétaires  nouveauJE  ou  diminuer  par  retrait  d'anciens. 
Art.  4.  —  Les  associés  qui  auront  cessé  de  faire  partie  de  la  société 


376  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

demeure''ont  responsables  pour  tous  les  engagements  pris  avant  le  mo-' 
ment  de  leur  sortie. 

Les  statuts  pourront  énoncer  que  les  nouveaux  associés  ne  seront  res- 
ponsables que  pour  les  engagements  pris  à  partir  du  moment  de  leur 
entrée.  Mais,  k  défaut  de  cette  énonciation,  les  associés  seront  respon- 
sables pour  tous  les  engagements  qui  seront  à  exécuter  à  partir  du 
moment  de  leur  entrée,  quand  même  ils  auraient  été  pris  auparavant. 

De  ces  deux  articles,  l'un  a  pour  but  de  permettre  l'indétermination  et 
la  variabilité  du  nombre  des  associés  dans  les  sociétés  du  nouveau  type; 
l'autre  a  pour  but  d'assurer,  dans  ces  conditions,  Fenlière  application 
du  principe  de  la  responsabilité  proportionnelle  intégrale.  Comme  nous 
l'avons  dit,  il  est  de  l'essence  même  des  sociétés  à  garantie  mutuelle 
que  le  nombre  des  associés  puisse  augmenter  par  adjonction  de  sociétaires 
nouveaux  et  diminuer  par  retrait  d'anciens.  Il  y  a  donc  à  se  préoccuper 
de  la  responsabilité  des  associés  entrants  et  surtout  de  la  responsabilité 
des  associés  sortants. 

En  ce  qui  concerce  ces  derniers,  il  est  évident  qu'ils  ne  sauraient  être 
aflranchis  de  toute  responsabilité  par  le  seul  fait  de  leur  retrait  de  la 
société.  En  effet,  un  ou  plusieurs  associés  pourraient  alors,  en  donnant 
leur  démission,  se  décharger  du  poids  de  leur  part  de  responsabilité  sur 
les  autres  associés  et  changer  ainsi  les  conditions  de  la  responsabilité  ■ 
collective  de  la  société,  vis-à-vis  des  tiers.  A  la  rigueur  même,  tous  les 
associés  pourraient  donner  leur  démission  et  faire  ainsi  évanouir  totale- 
ment la  garantie  sociale.  Le  premier  paragraphe  de  l'article  4  a  pour 
résultat  de  faire  que  les  conditions  de  la  responsabilité  collective  ne  puis- 
sent être  ainsi  changées,  ni  la  garantie  sociale  diminuée,  entre  l'instant 
où  une  affaire  est  entamée  et  celui  oii  elle  est  liquidée. 

Mais  s'il  y  a  inconvénient  à  ce  que  la  garantie  sociale  puisse  être  di- 
minuée par  le  retrait  d'anciens  sociétaires,  il  n'y  en  a  pas  à  ce  qu'elle 
reste  égale  à  elle-même  malgré  l'adjonction  de  sociétaires  nouveaux, 
et  il  y  a  certainement  avantage  à  ce  qu'elle  se  trouve  augmentée  par  le 
fait  de  cette  adjonction.  C'est  pourquoi,  par  le  second  paragraphe  de 
Tarticle  4,  n)us  laissons  aux  sociétés  à  responsabiliié  proportionne  le  la 
faculté  d'énoncer,  dans  letirs  statuts,  que  les  sociétaires  entrants  ne  se- 
ront responsables  que  pour  les  eng-igements  sociaux,  relatifs  aux  affaires 
entamées  après  leur  entrée,  et  })ourquoi  nous  énonçons  aussi  qu'en  cas 
de  silence  des  statuts  sur  ce  point,  ils  seront  également  responsables 
pour  les  engagements  relatifs  aux  affaires  liquidées  après  leur  entrée, 
alors  même  qu'elles  auraient  été  entamées  auparavant. 

Art.  5.  —  Le  capital  des  sociétés  à  responsabilité   proportionnelle 
pourra  être  d'un  chiffre  indéterminé  et  variable. 
Il  pourra  être  formé  par  versements  successifs. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DES  ASSOCIATIONS  POPULAIRES.     ?ai 

Art.  G.  —  Co  capital  sera  constitué  en  parts  nominatives,  et  ne  pourra 
être  divise  en  actions  négociables. 

Les  arlicles  31,  35  et  36  du  Gode  de  commerce  sont  ainsi  conçus  : 

«  Art.  31  Le  capital  de  la  société  anonyme  se  divise  eu  actions  et 
«  même  en  coupons  d'aclions  d'une  v<deup  éJvaI(^ 

«  Art.  35.  L'action  [teut  élre  établie  sous  la  forme  d'un  litre  au 
«  porteur;  dans  ce  cas,  la  cession  s'opère  par  la  tradition  du  titre. 

«  Art.  36.  La  propriété  des  actions  peut  êtn;  établie  par  une  inscrip- 
«  tion  sur  les  re{jistres  de  la  société.  Dans  ce  cas,  la  cession  s'opère  par 
«  une  déclaration  de  transfert  inscrite  sur  les  registres  elsifynée  de  celui 
«  qui  fiiit  le  transfert,  ou  d'un  fondé  de  pouvoirs.  » 

Les  articles  5  et  6  de  notre  projet  de  loi  se  substituent  en  quelque  sorte 
d'eux-mêmes  à  ces  articles  34,  35  et  36  du  Code  de  commerce.  Il  est, 
nous  le  répétons  encore,  de  l'essence  même  des  sociétés  à  {garantie  mu- 
tuelle que  le  nombre  de  leurs  associés  et,  par  suite,  le  chiffre  de  leur 
capital  social  soient  indéterminés  et  variables.  Il  est,  en  outre,  de  l'es- 
sence même  des  sociétés  de  coopération  que  leur  capital  social  se  forme 
peu  à  peu  et  pro(jressivement  par  le  moyen  de  cotisations  périodiques. 
Il  suit  de  là  que  ce  capital  doit  se  diviser,  non  en  actions  égales,  mais 
en  parts  inégales. 

Quant  à  l'incessibilité  des  quote-parts  du  capital  social,  elle  intéresse 
à  la  fois  les  sociétaires  eux-mêmes  et  les  tiers  créanciers ,  car  il  importe 
à  la  fois  aux  uns  et  aux  autres  que  certaines  personnes  ne  se  substituent 
point  à  certaines  autres  dans  la  garantie  proportionnelle.  Gela  intéresse 
surtout  les  sociétaires,  en  ce  sens  qu'il  leur  importe  de  ne  pas  donner  leur 
garantie  aux  tiers  en  faveur  de  telle  ou  telle  personne,  au  lieu  de  tefle 
ou  telle  autre.  Cela  intéresse  surtout  les  tiers  en  ce  sens  qu'il  leur  im- 
porte de  ne  pas  recevoir,  en  faveur  d'une  personne,  la  garantie  de  tels 
ou  tels  sociétaires,  au  lieu  de  tels  ou  tels  autres.  En  tant  qu'elle  n'inté- 
resserait que  les  sociétaires  eux-mêmes,  l'incessibilité  des  quote-parts 
du  capital  social  pourrait,  sans  inconvénient,  être  abandonnée,  quant  à 
son  énonciation,  aux  soins  des  rédacteurs  des  statuts;  mais  en  tant 
qu'elle  intéresse  les  tiers  créanciers,  elle  doit  être  énoncée  par  la  loi. 
Les  statuts  pourront  seulement  régler  le  mode  de  constitution  du  capital 
en  parts  nominatives  par  inscription  sur  des  registres  ou  livrets. 

Art.  7.— Dans  la  quinzaine  de  la  constitution  de  la  société,  les  admi- 
nistrateurs sont  tenus  de  déposer  au  greffe  du  Tribunal  de  commerce  une 
expédition  de  l'acte  de  société. 

Toute  personne  a  le  droit  de  prendre  communication  de  la  pièce  sus- 
mentionnée, et  même  de  s'en  faire  délivrer  une  copie  à  ses  frais. 

Le  même  document  doit  être  affiché  d'une  manière  apparente  dans  les 
bureaux  de  la  société. 


378  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Art.  8.  —  Dans  le  m'èine  délai  de  quinzaine,  un  extrait  de  l'acte 
énoncé  dans  l'article  précédent  est  transcrit,  publié  et  affiché  suivant 
le  mode  prescrit  par  l'art.  42  du  Gode  de  conamerce. 

L'extrait  doit  contenir  les  noms,  prénoms,  qualités  et  demeures  des 
administrateurs,  la  désignation  de  la  société,  de  son  objet  et  du  siège 
social,  la  mention  qu'elle  est  à  responsabilité  proportionnelle,  l'époque 
où  la  société  commence  et  celle  où  elle  doit  finir,  et  la  date  du  dépôt 
au  greffe  du  Tribunal  de  commerce  prescrit  par  l'article  7. 

L'extrait  est  signé  par  les  administrateurs  de  la  société. 

L'nrticle  45  du  Gode  de  commerce,  relatif  à  la  publicité  des  actes  des 
sociétés  anonymes,  porte  que  «  racle  du  Gouverniiment  qui  autorise  les 
sociétés  anonymes  devra  être  affiché  avec  l'acte  d'association  et  pendant 
le  même  temps.  »  Cette  disposition  est  la  conséquence  de  celle  de  l'article 
37,  ainsi  conçu  :  «La  société  anonyme  ne  peut  exister  qu'avec  l'auto- 
risation de  l'Empereur  et  avec  son  approbation  pour  l'acte  qui  la 
constitue.  Cette  approbation  doit  être  donnée  dans  la  forme  prescrite 
pour  les  rè,q;ieraen:s  d'administration  publique.  »  L'article  37  se 
trouvant  aboli  par  l'article  1"  de  notre  projet  de  loi ,  à  l'égard 
des  sociétés  à  responsabilité  proportionnelle,  l'article  45  devait  ég-ale- 
ment  disparaître. 

Or  la  loi  du  5-23  mai  1863  qui  a  affranchi  de  la  nécessité  de  l'autori- 
sation  préalable  du  [^^ouvernemenî,  certaines  sociétés  anonymes  dites  «  à 
responsabilité  limitée,  »  et  qui  a  dû  régler  les  condiiions  de  constilution 
légale  de  ces  sociétés,  leur  a  imposé,  par  ses  articles  8  et  9,  les  forma- 
lités de  publicité  que  nous  imposons,  par  nos  articles  7  et  8,  aux  sociétés 
à  respo  isabilité  proportionnelle  La  loi  du  23  mai  1863  semble  avoir 
ainsi  voulu,  en  enlevant  les  sociétés  à  responsabilité  limitée  au  droit 
commun  des  sociétés  anonymes,  les  faire  rentrer  dans  le  droit  commun 
des  sociétés  en  nom  collectif  ou  en  commandite.  INous  avons  diii  suivre 
ce  précédent  à  l'égard  des  sociétés  à  responsabilité  proporlioiinelle. 

Il  est  impossible  toutefois  de  se  dissimuler  que  la  nécjssiié  de  se  for- 
mer par  des  actes  publics,  Ccîlle  de  déposer  au  greffe  du  Tribunal  de 
commerce  une  expédition  de  l'acte  de  société,  celle  enfin  de  transcrire, 
publier  et  afficher  un  extrait  du  même  acte  suivant  le  mode  prescrit  par 
l'article  42  du  Code  de  commerce  pour  les  sociélés  en  nom  collectif  et 
celles  en  commandite,  constituent  autant  de  nécessités  plus  ou  moins 
gênantes,  et,  en  tout  cas,  très  onéreuses,  en  raison  surtout  des  droits 
de  timbre  et  d'enregistrement  qui  s'augmentent  sous  nos  yeux  d'année 
en  année  dans  des  proportions  véritablement  exorbitanles.  Ces  frais  ne 
seront  pas  s.ins  doute  un  oîjstacle  impossible  à  franchir  pour  les  com- 
pagnies d'assurance  mutuelle  et  pour  les  unions  de  crédit  mutuel,  non 
plus  qu'elles  n'en  sont  un  pour  les  sociétés  à  responsabilité  limitée;  mais 
elles  opposeront  très-certainement  des  entraves  sérieuses  aux  asKociations 


ORGANISATION  FrNANGIfiRK  DKS  ASSOCIATIONS  POPULAIRES.      379 

populaires.  G'o.sl  là  nii;:  vùrilé  incoiilestablc.  \l[  cepen'laiil,  il  ikî  saurai!, 
entrer,  je  l'avoue,  dans  mes  idées  de  solliciler  pour  les  associations 
po[)ulaires  des  franchises  exceplionnelles.  Je  les  soumets  donc  au  droit 
commun,  en  profilant  seulement  de  l'occasion  p')ur  exprimer  le  vœu 
qu'on  se  préoccupe  de  soustraire  enfin  lonles  les  sociétés,  cpjelles 
qu'elles  soieut,  aux  chariyes  si  lourdes  que  leur  impose,  dès  leur 
début,    la  rapacité  fiscale. 

Art.  9.  —  Il  sera  tenu,  par  les  soins  des  administrateurs  des  sociétés 
à  responsabilité  proportionnelle,  un  registre  indiquant: 

lo  Les  noms,  prénoms,  qualités  et  demeures  de  tous  les  associés  ; 

2o  La  quote-part  de  chacun  d'eux  dans  le  capital  social. 

Ce  registre  sera  communiqué  à  tout  requérant. 

Art.  10.  —  Il  sera,  en  outre,  dressé  chaque  mois,  par  les  soins  des 
mêmes  administrateurs,  un  état  indicatif  des  "entrées  et  des  sorties  d'as- 
sociés, des  versements  effectués,  et  du  mouvement  résultant  de  ces  en- 
trées et  sorties  et  de  ces  versements  dans  le  nombre  des  associés  et 
dans  le  chiffre  du  capital  social. 

Cet  état  mensuel  sera  affiché  dans  les  bureaux  de  la  société. 

L'exirait  dont  la  remise,  la  transcription,  l'affichn^ye  et  Tinserûon  dans 
les  journaux  d'annonces  légales  sont  imposés  aux  sociétés  en  nom  c  'llec- 
lif,  en  comma.idile  et  k  responsabilité  limité  i  par  les  articles  42  et  43  du 
Gode  de  commerce  etparTarticL  9  de  la  loi  du  23  mai  1863  d  )it  contenir, 
entre  autres  indications,  «les  noms,  prénoms,  qualités  et  demeures  des 
associés  autres  que  les  act'onnaires  ou  commanditaires,  »  et  «le  montant 
des  valeurs  fournies  ou  cà  fournir  par  actions  ou  en  commandite,  »  pour 
les  sociétés  en  nom  collectif  ou  en  commandite  simple  ou  par  actions;  le 
même  extrait  doit  contenir  «renonciation  du  montant  du  capital  social, 
tant  en  numéraire  qu'en  autres  objets,  »  pour  les  sociétés  à  responsabi- 
lité limitée.  Mais  ces  indications  ne  peuvent  être  demandées  aux  sociétés 
à  responsabilité  proportionnelle  eu  égard  h  l'indétermination  et  à  la 
variabilité  du  nombre  de  leurs  associes  et  du  montant  de  leur  capital 
social.  Gela,  toutefois,  n'est  pas  une  raison  pour  que  les  noms  des  as- 
sociés proportionnellement  responsables  du  payement  du  passif  social 
et  pour  que  le  montant  de  l'actif  social  ne  soient  pas  portés  à  la  con- 
naissance des  tiers  et  du  public.  Il  me  semble  qu'ils  le  seraient,  en  vertu 
des  deux  articles  9  et  10  ci-dessus,  à  peu  de  frais,  d'une  manière  satis- 
faisante. 

Art.  11.  —  Tous  actes  et  délibérations  ayant  pour  objet  la  modifica- 
tion des  statuts,  la  continuation  de  la  société  au  delà  du  terme  fixé 
pour  sa  durée,  la  dissolution  avant  ce  terme  et  le  mode  de  liquida- 
tion, sont  soumis  aux  formalités  prescrites  par  les  articles  7  et  8  ci- 
dessus. 

Art.  12.  —  "Dans  tous  les  acte??,  factures,  annonces,  publications  et 


380  JOURNAL  DES  fiCONOMISTES. 

autres  documents  émanés  dos  sociétés  ;\  responsabilité  proportionnelle, 
la  dénomination  sociale  doit  toujours  être  précédée  ou  suivie  immédia- 
tement de  ces  mots  écrits  lisiblement  en  toutes  lettres  :  Société  à  respon- 
sabilité proportionnelle. 

Ces  deux  arlicles  sont  empruntés  à  la  loi  du  23  mai  1863  sur  les  so- 
ciétés à  responsabilité  limitée.  Le  premier  est  un  complément  obligée  des 
articles?  et  8;  Pauireest  un  complément,  ég"alement  obligé,  non  de  tel 
ou  tel  article  en  particulier,  mais  de  l'ensemble  de  la  loi  même. 

Tel  est  le  projet  de  loi  que  je  recommande  à  toute  l'indulfi^ence  des 
hommes  compétents.  Je  ne  dirai  point  que  je  n'ai  demeuré  qu'un  quart 
d'heure  à  le  faire,  car  il  m'a  pris  beaucoup  plus  de  temps  et  d'efforts; 
mais  je  dirai,  ce  qui  est  vrai,  que  c'est  la  première  fois  que  je  m'es- 
saye aussi  hardiment  à  ce  g^enre  de  composition  qui  est  un  genre  très- 
difficile.  Je  promets  donc  d'accueillir  avec  déférence  toutes  les  critiques 
qui  seront  faites  de  mon  œuvre,  toutes,  dis-je,  sauf  toutefois  une  seule 
que  j'accepterais,  je  l'avoue,  malaisément. 

Ce  seul  reproche  dont  je  veuille  me  défendre,  ce  serait  celui  d'avoir 
fait  mon  projet  trop  simple  et  trop  largue,  de  n'y  avoir  pas  fixé,  par 
exemple,  un  minimum  au-dessous  duquel  le  nombre  des  associés  ne 
pourra  pas  descendre,  un  maximum  an-dessus  duquel  le  montant  du 
capital  social  ou  celui  des  versements  successifs  ne  pourra  pas  s'élever, 
de  n'y  avoir  pas,  en  un  mot,  introduit  assez  de  dispositions  restric- 
tives. Je  le  déclare  sincèrement  :  mon  esprit  se  refuse  à  saisir  la 
valeur  de  ces  chiffres  tombés  on  ne  sait  d'où  dans  la  loi  avec  le  ca- 
ractère mystérieux  d'une  limite  en  deçà  de  laquelle  un  principe  est  sain, 
et  au  delà  de  laquelle  il  deviendrait  tout  à  coup  pernicieux  et  funeste. 
La  preuve  de  l'excellence  d'un  principe,  à  mes  yeux,  c'est  que  l'appli- 
cation en  soit  féconde  dans  la  mesure  la  plus  étendue.  Et  quant  à  ces 
restrictions  arbitraires,  toutes  les  fois  que  je  les  ai  rencontrées  dans  la 
loi  et  que  je  leur  ai  demandé  leur  raison  d'être,  j'ai  trouvé,  si  elles 
étaient  nécef-saires,  que  les  principes  étaient  douteux,  ou,  si  les  prin-  • 
cipes  étaient  sûrs,  qu'elles  étaient  inutiles.  Et  la  question  de  réforme 
L'g^islative  que  soulève  l'apparition  des  associations  populaires  dans  le 
monde  commercial,  industriel  et  financier  offre  précisément  à  cet  ég^ard 
un  exemple  que  je  crois  bien  dig^ne  d'être  médité. 

Supposez  que  s'arrêtant  à  la  surface  de  cette  question  ,  au  lieu 
d'en  pénétrer  le  fond,  on  la  réduise  à  celle  de  l'abolition  des  formalités 
qui  s'opposent  à  la  constitution  lép,ale  des  associations  populaires,  alors 
sans  poser  pour  les  sociétés  de  coopération  aucun  principe  distinct  de 
responsabilité  collective,  on  se  bornerait  à  la  suppression  des  articles  du 
Code  de  commerce  qui  supposent  le  nombre  des  asK)ciés  et  le  chiffre  du 
capital  social  déterminés  et  fixes  dans  une  société  quelconque  en  nom 


ORGANISATION  FINANCIERK  DES  ASSOCIATIONS  POPULAIRES.     381 

collectif,  anonyme  ou  en  commandite.  Il  est  certain  que,  dès  lors,  en 
effet,  le  Code  de  commerce  se  trouverait  lui-mêiue  abrogé  si  l'on  n'y 
pourvoyait  par  des  disjiositions  restrictives  ;  car  il  est  certain  que  toutes 
les  S')ciétés  commerciales  et  industrielles  pourraient  pisser  par  la  porte 
qu'on  aurait  ouverte  aux  associations  populaires  si  ce. te  issue  n'était 
sévèrement  surveillée.  Mais  supposez,  au  contra  re,  qu'agrandissant  la 
question,  au  lieu  de  l'amoindrir,  on  y  joi(}ne  celle  de  la  définition  du 
principe  qui  convient  à  rorganisatioii  finauc  ère  des  associations  popu- 
laires, toutes  ces  préc;iutions  deviennent  superflues.  Avant  de  permettre 
aux  sociétés  de  coopération  l'indétermination  et  la  variabilité  dans  le  nom- 
bre de  leurs  associés  et  dans  le  chiffre  de  leur  capital  social,  on  pose,  en 
ce  cas,  pour  ces  sociétés,  le  principe  de  la  responsabilité  proportionnelle, 
entre  celui  de  la  responsabilité  s;:)lidaire  qui  convient  aux  sociétés  dont 
les  opérations  sont  plus  spécialement  commerciales,  et  celui  de  la  res- 
ponsabilité limitée  qui  convient  aux  sociétés  formées  pour  des  entre- 
prises tout  particulièrement  industrielles.  Or,  pourquoi  des  sociétés 
dont  l'objet  est  exclusivement  commercial  ou  exclusivement  industriel 
renonceraient-elles  à  des  principes  de  responsabil  lé  collective  qui  leur 
sont  imposés  par  leur  nature  même  pour  en  adopter  un  autre  qui  serait 
pour  elles  soit  insuffisant,  soit  excessif?  Et  si,  au  lieu  d'entre  bâiller 
une  porte,  nous  avons  ouvert  une  voie  nouvelle  dans  une  direction  bien 
choisie,  qu'avons-nous  affaire  d'y  poser  des  barrières  ? 

De  telles  entraves  se  justifieraient  alors  non  plus  par  la  nécessité 
d'arrêter  l'envahissement  de  toutes  les  sociétés  commerciales  ou  indus- 
trielles, mais  par  celle  d'intervenir  pour  contenir  et  modérer  la  marche 
des  associations  populaires.  Je  pense,  quant  à  moi,  que  la  loi  n'a  pas  à 
intervernir  de  cette  manière.  La  loi  définit  la  nature  des  eng^a|}ements 
que  Ton  peut  prendre,  et  règle  le  mode  suivant  lequel  on  doit  les  prendre. 
La  justice  veille  à  ce  que  les  engagements,  une  fois  pris,  et  régulière- 
ment pris,  soient  tenus.  Quant  à  ce  qui  est  de  savoir  si  nous  voulons 
ou  non  nous  engager,  et  dans  quelle  mesure,  cela  ne  regarde  que  nous 
seuls.  Cette  préoccupation  de  nous  protéger,  ainsi  qu'on  le  dit,  contre 
nous-mêmes,  qui  a  été  celle  des  législateurs  d'autrefois,  ne  doit  pas 
être  celle  des  législateurs  d'aujourd'hui.  En  tout  cas,  elle  n'est  pas  celle 
des  économistes;  et  quand  se  révèle  la  véritable  économie  politique,  on 
la  reconnaît  à  ce  double  signe,  qu'elle  fournit  des  principes  sûrs,  parce 
qu  elle  les  tire  de  la  nature  même  des  choses,  et  qu'elle  en  permet  une 
application  libérale,  parce  qu'elle  la  confie  à  la  raison  de  l'homme. 

LÉOiN  Walras. 


382  JOUliNAL  DES  ÉGUNOMISTES, 


LES  FINANCES  DE  PARIS 


Volîaii'e  écrivail  en  1749  :  «  Nous  possédons  d uns  Paris  de  quoi 
acheter  des  royaumes  ;  nous  voyons  tous  les  jours  ce  qui  manque  à  notre 
ville,  et  nous  nous  contentons  de  murmurer.  On  peut,  en  moins  de  dix 
ans,  faire  de  Paris  la  merveille  du  monde.  Une  pareille  entreprise  ferait 
la  gloire  de  la  nation,  un  honneur  immortel  au  corps  de  ville,  encoura- 
gerait tous  les  arts,  attirerait  les  étrangers  des  bouts  de  l'Europe,  enri- 
chirait TÉiat,  bien  loin  de  l'appauvrir.  11  est  temps  que  ceux  qui  sont  à 
la  tête  de  la  plus  opulente  capitale  de  TEurope  la  rendent  la  plus  com- 
mode et  la  plus  magnifique.  Fasse  le  ciel  qu'il  se  trouve  quelque  homme 
assez  zélé  pour  embrasser  de  tels  projets,  d'une  âme  assez  ferme  pour 
les  suivre,  d'un  esprit  assez  éclairé  pour  les  rédiger,  et  qu'il  soit  assez 
accrédité  pour  les  faire  réussir  !  » 

La  citation  est  vra-ment  à  point  pour  servir  de  devise  aux  Mémoires 
de  M.  le  préfet  de  la  Seine,  s'il  trouve  le  temps  d'en  écrire  jamais,  et 
en  attendant  qu'il  s'en  serve  pour  décorer  leur  première  page,  les 
employés  de  ses  bureaux  l'ont  recueillie.  Elle  est  imprimée  en  lettres 
italiques  dans  le  dernier  compte  moral  de  la  Caisse  des  Travaux  de  Paris. 

Nous  comprenons  sa'is  peine  qu'on  ait  été  aise  à  l'hôtel  de  ville  de 
trouver  dans  les  œuvres  de  Voltaire  l'expression  d'un  tel  vœu  et  qu'on 
s'applaudisse  du  plaisir  qu'il  doit  y  avoir  à  le  réaliser;  mais  on  nous 
permettra,  tout  en  accordant  qu'en  effet  l'entreprise  était  belle  à  tenter 
et  qu'on  ne  l'a  pas  attaquée  d'une  main  sans  vigueur,  de  descendre  un 
moment  des  nuages  vermeil'  d  ;  Tapolbéose  et  de  regarder  sur  les  registres 
municipaux  pour  y  faire  terre  à  (erre  le  compte  des  finances  de  Paris. 

Les  l'éeries  sont  une  admirable  chose,  à  la  condition  que  personne  ne 
souffre  du  délassement  qu'elles  procurent  à  ceux  qui  les  aiment  et  h  la 
condition  encore  que  ce  soient  vraiment  des  féeries,  toutes  faites  de  bien- 
être  et  de  bonhiur,  et  pétries  dans  on  ne  sait  quelle  pâte  de  prodige  qui 
ne  coûte  pas  un  écu;  mais  si  c'est  à  force  d'argent  et  en  consinnant 
d'avance  ou  en  engageant  les  ressources  de  l'avenir  que  Ton  fait  des 
miracles,  il  n'y  a  pas  tant  à  s'étonner  de  merveilles  dont  tous  les  pro- 
diguess  avent  se  donner  satisfaction. 

Nous  allons  donc  examiner  s'il  n'y  a  pas  un  effet  de  la  prodigalité 
dans  le  faste  des  entreprises  qui  réclament  notre  applaudissement. 

Prenons,  pour  coramencer,  les  choses  et  les  chiffres  par  le  côté  le 
plus  simple.  La  ville  de  Paris  est,  comme  toutes  les  communes  de  la 


LES  FINANCES  DE  PARIS  383 

France,  un  élre  moral,  un  parLiciilier,  si  l'on  veut,  (jui  possède  un 
domaiue  à  lui,  mus  u.i  doiiuiuc  iiisuilisant  pour  que  son  revenu  lui 
permette  de  vivre  sans  travailler,  ({ui  travaille  donc,  qui  emploie  ses 
salaires  ou  ses  bén'îfices,  avec  sou  revenu,  pour  snbsistfîr,  améliorer  et 
ag'raiiilir  son  ilomain;;,  conlracte  (juehjuefois  des  eniprunls  et  s'en(ja{îe 
dans  d3s  opérations  dont  ensuite  il  lui  faut  supporler  !a  cliarj^e.  Mais  la 
ville  de  Paris  n'est  pas  uiîe  commune  ordinaire,  qui  n'a  qu'un  petit 
budg^et  et  dont  les  affaires  n'iniéressent  l'Éiat  que  de  bien  loin.  C'est 
presque  un  empire  dans  TEmpirc,  tant  est  (grande  1 1  richesse  dont  elle 
dispose.  La  Bel{;'i(fne  reç  )it  et  dépense  un  peu  pins  de  150  millions  ;  la 
Hollande,  près  de  200  ;  la  ville  de  Paris,  en  1863,  a  eu  plus  de  200  mil- 
lions à  dépenser. 

Le  domaine  de  la  ville,  si  je  ne  me  trompe,  était  évalué,  l'année  der- 
n'ère,  au  l*'"  jinvier,  à  la  somme  d'environ  410  m  liions  (1).  Si  ce 
domaine  produisait  un  revenu  réj^ulier,  Paris  posséderait  là  quelque 
20  millions  de  rente  qui  permettraient  déjà  de  fournir  aux  plus  urjjenls 
des  services  que  les  habitants  attendent  de  leur  municipalité,  mais  le 
domaine  des  communes,  et  surtout  celui  de  Par's,  se  compose  principa- 
lement d'édifices  et  d'ouvrages  qui  ne  donnent  pas  de  revenu  par  eux- 
mêmes  ou  qui  n'en  produisent  qu'indirectement.  Toutes  les  communes, 
pour  faire  face  à  leurs  dépenses  nécessaires,  sont  autorisées  à  ajouter 
aux  contributions  directes  perçues  pour  le  compte  de  l'Éiat,  des  cen- 
times additionnels  qui  forment  les  ressources  principales  d^  la  plu- 
part. La  ville  de  Paris  ne  serait  pas  à  son  aise,  s'il  n'entrait  pas  d'autre 
arp,entdins  sa  caisse.  Les  cfnt'mes  communaux  n'ont  produit  que 
2,901,928,  fr.  5?  en  1863,  dernière  année  pour  laquelle  on  puisse 
donner  des  résultats  exacts. 

Lorsque  les  revenus  des  commîmes  sont  insuffisants,  elles  peuven 
demander  à  s'imposer  des  droits  d'octroi  sur  les  denrées  et  matières 
que  consomment  leurs  habitants.  L'octroi  est  le  revenu  le  plus  impor- 
tant de  Paris,  qui  en  a  tiré  en  1863  82,618,175  fr.  45.  C'est  là 
l'une  des  recettes  que  nous  appelions  tout  à  l'heure  les  salaires  des  com- 
munes, salaires  qu'elles  se  font  payer  à  leurs  portes  pour  le  travail  utile 
de  la  municipalité  dont  les  adminisirés  recueillent  les  avantages  à 
l'intérieur  de  la  ci(é.  H  y  a  vingt  ans,  l'octroi  ne  rapportait  que  32  mil- 
li'jRs,  mais  la  popul  ition  était  moindre  de  moitii.  Proportionnellement, 
il  devrait  aujourd'hui  d  )nn3r  64  mi  lions  de  recette.  S'il  donne  18  mil- 
lio  us  Ai  plus,  c'est  év  damnent  purce  qu^  bs  consommations  des  indi- 
vidus oit  augmen^é;  car  le  t;irif  des  taxes  à  parer  n'a  pas  beaucoup 
varié  et  on  y  a  lait  autant  de  retranchemen.s  que  d'additions.  Réparti  par 


(1)  Domaine  immoDHier  permanent,  384,   979,  348  fr.  90;  domaine 
de  là  voirie,  52,005,052  fr.  45  ;  domaine  mobilier,  6,460,000  fr. 


384 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


tête,  sans  autre  cnlcul,  l'octroi  coûte  (1)  environ  50  fr.  à  chaque  Pari- 
sien, et  de  200  à  250  fr.  à  chaque  ména(îe  ordinaire;  mais  en  ce  moment 
nous  n'en  sommes  pas  k  la  critique  de  1  iniquité  des  octrois. 

On  peut  joindre  au  produit  de  l'oclroi  83,901  fr.  43  de  la  rétribu- 
tion pour  escorte  de  marchandises  en  transit,  140,730  fr.  84  des 
amendes,  saisies  et  consignations  en  matière  d'octroi,  et  1,723,561  fr.  04 
de  la  redevance  de  2  cent  mes  par  mètre  cube  de  gaz  consommé,  rétri- 
bution payée  au  lieu  d'octroi  par  les  compagnies  d'éclairage. 

Les  centimes  communaux,  l'octroi  et  ses  annexes,  produisent  ainsi  à  la 
ville  une  recette  de  87  millions  et  demi. 

Elle  tire  ensuite  un  gros  revenu  de  7  millions  et  demi  (7,503,893  fr.  06) 
des  remises  sur  les  ventes  en  gros  dans  les  halles  d'approvisionnement  et 
des  droits  de  location  des  places  dans  les  marchés.  Le  poids  public  et 
le  mesarag^  des  pierres  y  ajoutent  une  somin?.  de  1,070,232  fr.  73  (2). 

Les  droits  de  grande  et  petite  voirie  donnent  514,324  fr.  18  ;  le  pro- 
duit des  établissements  hydrauliques  est  de  4,913,392  fr.  54  ;  celui  des 
abattoirs,  de  2,262,447  fr.  16;  celui  des  entrepots  de  liquides,  de 
432,298  k.  92.  Voilà  encore  tout  près  de  16  millions. 

La  ville  loue  un  assez  grand  nombre  d'emplacements  sur  la  voie 
publique  et  loue  même  jusqu'au  sous-sol  pour  les  conduites  de  gaz.  Ces 
locations  produsent  2,837,567  fr.  08.,  et  les  locations  des  propriétés 
communales,  1,060,470  fr.  13  (3). 


(1)  Détail  de  la  recette  de  1863:  boissons,  33,193,730  fr.  96;  —Li- 
quides autres  que  les  boissons,  7,206,742  fr.  38  ;  —  Droit  fixe  par  tête 
sur  les  bestiaux,  465  fr.;  —  Comestibles,  14,887,356  fr.  68;  —  Combus- 
tibles, 9,468,947  50;  —  Matériaux,  6,956,109  46  ;  —  Bois  de  construction, 
',512,320  fr.  02;  —  Fourrages,  3,970,732  fr.  42;  —  Objets  divers, 
2,318,588,  fr.  77;  —  Forts  centimes  provenant  du  petit  comptant, 
3,536  fr.  76; —  Complément  de  droits  dus  pour  les  objets  existants 
dans  le  commerce  du  territoire  annexé  le  l^""  janvier  1860,  7,653  fr.  30; 
—  Droits  aux  tarifs  des  anciennes  communes  sur  les  combustibles  et 
matières  transformées  dans  les  usines,  83,160  fr.  74. 

(2}  En  1862,  le  mesurage  des  pierres  rappportait  597,096  fr.  43  c;  il 
a  rapporté  917,258  fr.  61  en  1863,  le  droit  ayant  été  porté  de  0  fr.  75 
à  1  fr. 

(3)  Ce  chapitre  se  compose  :  de  la  partie  de  l'Hôtel  de  Ville,  occupée 
par  le  service  des  bureaux  du  département  (50,000  fr.);  —  Des  théâtres 
municipaux,  qui  sont  loués  :  210,000  fr.  celui  du  Chàtelet;  130,000  fr. 
le  Théâtre-Lyrique;  110,000  fr.  le  théâtre  de  la  Gaîté;  —  des  cirques, 
théâtres,  jeux,  concerts  et  emplacements  divers  des  Champs-Elysées 
64,822  fr.  19  ;  —  des  établissements  du  bois  de  Boulogne,  y  compris  les 
glacières ,  68,060  fr.  19  ;  des  établissements  du  bois  de  Vincennes , 
45,384  fr.  63;  de  divers  immeubles  et  diverses  parties  d'immeubles, 
62,475  fr.  70  ;  de  propriétés  louées  moins  de  mille  francs,  10,941  fr,  36  :  de 


LES  FINANCES  DE  PARIS.  385 

Joi[ynons  à  ces  articles  141,828  fr.  80  des  expéditions  d'actes; 
636,758  fr.  72  de  taxes  funéraires;  1,418,190 fr.  des  concessions  per- 
pétuelles, conditionnelles  et  temporaires  de  terrains  dans  les  cimetières; 
613,439  fr.  Vy'2  de  l'exploitation  des  voiries  ;  10,185,738  fr.  69  de  con- 
tributions,  le{|s  et  donations  pour  travaux  et  services  divers  (1),  et 
2,511,201  fr.  41  de  recettes  diverses  annuelles  (2)  et  nous  arrivons  à 
un  total  de  123,598,080  fr.  67  pour  le  montant  des  ressources  ordi- 
naires réalisées  ou  devant  Têtre  par  la  ville  de  Paris  pour  l'exercice 
de  1863.  En  1847  les  ressources  ordinaires  de  Paris  ne  dépassaient  pas 
43  millions  (3). 

De  43  à  123  millions  la  différence  est  [grande,  d'environ  40  millions 
plus  forte  que  la  proportion  qui  correspondrait  au  doublement  réel  de  la 


prix  de  tolérances  et  d'autorisations  temporaires  concédées  sur  des  im- 
meubles communaux,  15,657  fr.  25;  de  redevances  payées  par  les  pro- 
priétaires d'immeubles  frappés  de  réserves  domaniales,  1,339  fr.  57  et 
de  locations  éventuelles,  291,789  fr.  24.  —  Les  locations  éventuelles 
affectent  les  maisons  et  terrains  que  la  ville  a  acquis  par  expropriation, 
et  qu'elle  doit  démolir  ou  revendre,  une  fois  ses  travaux  d'utilité  pu- 
blique exécutés. 

(1  )  Parmi  ces  contributions  figure ,  en  premier  lieu ,  celle  de 
3,899,649  fr.  59  que  doit  l'État  à  la  Ville  pour  sa  moitié  des  dépenses 
d'entretien  des  rues,  quais,  ponts,  boulevards  et  places  de  la  voie  pu- 
blique de  Paris,  payable  aux  termes  du  décret  du  12  avril  1856.  Les 
rues  de  Paris  sont  toutes  considérées  comme  des  routes  impériales  à 
cause  de  l'importance  de  la  circulation  qui  y  afflue  de  tous  les  points 
du  pays  et  du  rôle  exceptionnel  que  joue  la  première  cité  d'un  empire, 
et  jusqu'en  1826  l'État  seul  en  payait  la  dépense.  Une  allocation  tout 
aussi  considérable  (3,847,000  fr.)  est  payée  jjar  l'État  à  la  Ville  pour  la 
part  qu'il  doit  prendre  dans  les  dépenses  de  la  police  municipale. 

(2j  Les  recettes  annuelles  comprennent  :  les  intérêts  des  fonds  de  la 
Ville  placés  au  Trésor  (1,109,181  fr.  66  pour  1863);  le  produit  des 
amendes  de  police  municipale,  des  amendes  de  police  correctionnelle, 
des  amendes  en  matière  de  grande  voirie  et  des  amendes  en  matière 
de  délits  de  chasse  ;  les  bénéfices  du  collège  Rollin  et  du  collège  Chap- 
tal,  qui  appartiennent  à  la  Ville;  la  rétribution  mensuelle  des  élèves  de 
l'école  Turgot,  le  produit  de  la  pension  des  élèves  de  l'École  primaire 
supérieure  de  jeunes  filles,  le  produit  de  sous-location  de  propriétés 
particulières  louées  à  bail  par  la  Ville  ;  le  produit  de  la  diverses  ventes 
d'objets  mobiliers,  le  produit  de  la  taxe  municipale  sur  les  chiens 
(417,215  fr.)  et  des  remboursements  d'ordre  pour  des  avances. 

(3  En  1852,  première  année  de  l'Empire  ou  du  régime  qui  le  préparait, 
les  recettes  ordinaires  ont  produit  52,576,631  fr.  02;  en  1859,  dernière 
année  de  l'existence  du  Paris  ceint  de  murs  sous  Louis  XVI,  elles  ont 
produit  80,835,870  fr.  52.  t 

2e  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  mars  1865.  25 


386  JUUUINAL  DES  ÉCONOMISTES. 

population.  Nous  verrons  tout  à  Theure  si  cet  accroissement  doit  être 
considéré  comme  durable,  et  si  même  il  n'est  pas  possible  qu'il  ne  se 
maintienne  point.  Il  faut  d'abord  énumérer  les  dépenses  ordinaires  que 
ces  recettes  ordinaires  ont  à  couvrir. 

Au  premier  rang  se  placent  les  intérêts  et  l'amortissement  de  la  dette 
municipale,  formée  d'emprunts  remboursables  en  un  certain  nombre 
d'années  et  de  sommes  à  payer  à  des  époques  fixes. 

L'emprunt  de  1852  était  de  50  millions.  Au  l*""  janvier  1863  il  res- 
tait à  amortir  37,733  obligations  de  1,000  fr.,  qui  devaient  coûter  en 
intérêts  9,045,625  fr.,  et  en  primes  4,857,475  fr.  La  Ville  a  amorti  en 
1863  3,663  obligations,  et  payé  336,575  de  primes  avec  1,841,425  fr. 
d'intérêts.  La  comptabilité  municipale  ne  regarde  pas  l'amortissement 
comme  une  dépense  ordinaire  et  n'inscrit  comme  telle  que  la  somme 
payée  ou  à  payer  (2,178,000  fr.  en  1863)  pour  les  primes  et  les 
intérêts. 

L'emprunt  de  1855  était  de  60  millions.  Au  1"  janvier  1863,  il  res- 
tait à  amortir  139,418  obligations  de  500  fr.  qui  devaient  coûter  en 
intérêts  43,363,477  fr.  50  c,  et  en  primes  10,500,000  fr.  La  Ville  a 
amorti  en  1863  2,296  obligations,  et  payé  300,000  fr.  de  primes  avec 
2  082,720'fr.  d'intérêts  (2,382,720  fr.,  non  compris  l'amortissement, 
rejeté  aux  dépenses  extraordinaires). 

L'emprunt  de  1860  était  de  143,809,000  fr.  Au  V  janvier  1863,  il 
restait  à  amortir  278,836  obligations  de  500  fr.,  qui  devaient  coûter  en 
intérêts  86,726,955  fr.,  et  en  primes  21  millions.  La  Ville  a  amorti 
en  1863  4,592  obligations,  et  payé  600,000  fr.  de  primes  avec 
4  165,440  fr.  d'inlérêts  (4,765,440  fr. ,  non  compris  l'amortisse- 
ment ). 

La  Ville  paye  en  outre  aux  hospices  616,526  fr.  45  c.  pour  les  intérêts 
d'un  capital  de  12,330,528  fr.  90  c.  qui  provient  de  la  vente  de  mai- 
sons urbaines  efiectuée  en  vertu  d'une  ordonnance  du  3  septembre  1843, 
et  qui  n'est  remboursable  qu'en  1874.  Elle  paye  encore  630  francs  pour 
les  intérêts  d'une  somme  de  14,000  fr.  qui  reste  due  sur  un  emprunt 
contracté  par  l'ancienne  coinmime  de  la  Chapelle.  Le  service  des 
intérêts  et  de  l'amortissement  de  ces  divers  emprunts  lui  coûte 
167,997  fr.  51  c. 

Ce  n'est  pas  tout.  Depuis  que  Paris  est  encombré  de  travaux  publics, 
il  a  éîé  créé  à  rHôiel-de-Ville  une  caisse  spécialement  destinée  à  la 
liquidation  de  ces  travaux  et  à  l'alimentation  du  crédit  dont  on  a  besoin 
pour  les  exécuter.  La  Ville  paye  les  dépenses  d'entretien  et  de  trésorerie 
de  cette  caisse;  ils  ont  monté  en  1863  à  5,970.165  fr.  38  c.  Cette 
somme  est  port;';e  au  compte  des  dépenses  ordinaires.  Il  ne  serait  pas 
déraisonnable  de  la  placer  parmi  les  dépenses  extraordinaires,  car  la 


LES  PllSAlNCES  DE  PARIS.  387 

Caisse  des  Travaux  publics  ne  doit  sans  doute  pas  survivre  aux  opérations 
(lui  Pont  lait  uaîlre. 

Enfin  la  Ville  a  payé,  en  1863,  240,596  fr.  69  c.  rrintérêts  sur  le  prix 
d'acquisition  d'innneul)les  qu'elle  doit  rembourser  à  des  termes  fixes. 
L'ensemble  de  ces  dépenses  monte  à  16,328,076  l'r.  03  c. 

Passons  aux  dépenses  absolument  permanentes,  c'est-à-dire  aux  vraies 
dépenses  ordinaires  de  la  ville,  car  les  remboiirscments  et  le  service 
des  in'erèts  des  dettes  n'existeraient  pas  si  l'on  n'entreprenait  rien  que 
sur  l'excédant  des  recettes,  une  lois  les  dépenses  ordinaires  payées. 

Les  charf^es  de  la  ville  envers  l'État  montent  à  2,185,359  fr.  04  c, 
savoir  :  180,000  fr.  pour  la  contribution  (bncière  de  ses  propriétés 
productives;  70,000  fr.  pour  la  taxe  annuelle  représentative  des  droits 
de  mutation  sur  les  biens  dits  «de  mainmorte,  »  parce  qu'ils  ne  sortent  pas 
de  la  main  qui  les  possède,  taxe  établie  en  1849  et  cotée  à  0  fr.  62,5  par 
franc  du  principal  de  la  contribution  foncière;  1,739,359  fr.  04  c.  pour 
la  portion  de  la  contribution  personnelle  et  mobilière  des  habitants  que 
la  ville  paye  pour  eux  sur  les  produits  de  l'octroi,  et  190,000  fr.  pour 
l'indemnité  de  l'exemption  des  frais  de  casernements  et  de  logements 
militaires  dont  jouissent  les  Parisiens.  JNous  n'avons  pas  besoin  d'entrer 
dans  le  détail  des  dépenses  administratives.  La  préfecture  ou  mairie 
centrale  coûte  1,918,375  fr.;  l'octroi  et  les  divers  services  de  percep- 
tion, 7,493,036  fr.  88  c,  dont  4,407,539  fr.  pour  l'octroi  seul;  les 
mairies  des  vingt  arrondissements,  1,062,884  fr.  95  c;  le  recrutement, 
la  portion  des  dépenses  de  la  garde  de  Paris  que  l'État  ne  prend  pas  à 
sa  charge  (1,927,514  fr.),  la  garde  natio:;aIe,  diverses  parties  du  ser- 
vice des  sapeurs-pompiers,  les  postes  de  siireté  et  les  corps  de  garde, 
2,913,230  fr.;  les  cultes,  pour  loyers  d'édifices  et  indemnités  de  loge- 
ment ou  suppléments  de  traitement,  148,936  fr.;  le  service  des  inhuma- 
tions, 732,649  fr.;  les  subventions  et  allocations  aux  établissements  de 
bienfaisance,  10,246,399  fr.;  les  lycées,  collèges  et  institutions  spéciales, 
144,120  fr.;  l'instruction  primaire,  3,018,268  fr.  35  c.  (1);  l'eniretien 
des  édifices  et  établissements  communaux,  1,694,493  fr.  80  c;  la  voirie, 
1,505,878  fr.;  la  voie  publique  et  les  carrières,  15,293,696  fr.  09  c.  (2); 


(1)  Ce  sont  là  les  chiffres  de  1863,  les  premiers  que  nous  donnions, 
parce  qu'ils  sont  pris  dans  le  dernier  compte  arrêté;  mais  nous  devons 
dire  dès  à  présent  que  quelques-unes  de  ces  dépenses,  comme  quel- 
ques-unes des  recettes,  ne  figureront  pas  sans  modifications  impor- 
tantes au  compte  de  1865,  qui  sera  clos  en  1866.  L'instruction  primaire, 
par  exemple,  a  été  dotée  de  4,473,101  fr.,  c'est-à-dire  de  1,455,000  fr. 
de  plus. 

(2)  Ce  service  est  le  plus  important  de  ceux  que  comprend  la  dé- 
pense ordinaire.  On  en  peut  juger  par  le  détail  :  traitement  et  frais 


388  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

les  eaux  et  égouts,  1,596,000  fr.;  les  promenades  et  plantations, 
2,587,460  fr.;  les  pensions  et  secours,  164,727  fr.;  les  fêtes  et  cérémo- 
nies publiques,  748,440  fr.,  et  les  dépenses  diverses,  1,081,735  fr. 

L'addition  donne,  pour  toutes  les  dépenses  dites  ordinaires,  un  total 
de  71,575,364  fr.  14  c;  mais  nous  avons  pris,  en  les  énumérant,  les 
chiffres  des  crédits  ouverts,  et,  pour  opposer  des  dépenses  réellement 
faites  à  des  recettes  réellement  effectuées,  nous  devons  déduire  de  ce 
total  766,557  fr.  11  c.  de  crédits  annulés  sur  l'exercice  1863,  et 
98,987  fr.  50  c.  de  crédits  à  renouveler.  Les  dépenses  ne  montent,  par 
conséquent,  qu'à  la  somme  de  70,709,819  fr.  53  c. 

Mais  il  y  a  une  autre  dépense  ordinaire  qui  ne  figure  pas  dans  celles 
dont  nous  venons  de  dresser  la  liste,  c'est  celle  de  la  préfecture  de 
police.  Le  préfet  de  police  est  chargé  de  services  et  d'attributions  qui 
étendent  son  autorité  au  delà  des  limites  de  Paris,  et  même  du  départe- 
ment de  la  Seine;  il  est,  en  quelque  sorte,  l'héritier  des  anciens  minis- 
tres de  la  police  et  de  la  sûreté  générale.  L'État  subvient  aux  charges 
qui  résultent  de  cette  situation;  mais  le  préfet  de  police  est  aussi  le 
maire  et  l'administrateur  de  la  Ville  pour  toutes  les  matières  de  police, 
et  la  Ville  doit  en  conséquence  lui  fournir,  comme  au  préfet  de  la  Seine, 
maire  administratif,  les  moyens  de  ne  laisser  en  souffrance  aucun  des 
intérêts  sur  lesquels  il  a  mission  de  veiller.  La  préfecture  de  police  a 
reçu,  en  1863,  des  fonds  de  la  Ville,  pour  son  budget  particulier,  une 
somme  de  12,066,070  fr.  57  c.  Le  montant  des  dépenses  ordinaires  de 
la  ville  de  Paris  s'est  élevé  ainsi  à  la  somme  totale  de  82,775,890  fr.  10  c. 
couverte  par  une  recette  constatée  de  123,598,080  fr.  67  c.  En  1847, 
on  ne  dépensait,  pour  le  service  ordinaire,  que  32  millions  sur  une  re- 
cette de  43.  L'excédant  était  de  1 1  millions;  il  a  été,  en  1863,  de  près 
de  41  millions. 


fixes  des  ingénieurs  des  ponts  et  chaussées  et  des  agents  attachés  au  ser- 
vice de  la  voie  publique,  603,200  fr.;  surveillance  du  nettoiement,  ba- 
layage et  arrosement  de  la  voie  publique,  236,500  fr.;  surveillance  de 
l'éclairage,  301,200  fr.;  traitements  et  suppléments  des  frais  fixes  aux 
ingénieurs  des  mines  chargés  de  l'inspection  des  carrières  et  traite- 
ments des  agents  payés  d'autre  part  sur  les  fonds  départementaux, 
23,700  fr.;  entretien  du  pavé  de  Paris,  6,698,500  fr.;  entretien  et  relevé 
à  neuf  des  trottoirs  et  des  aires  bitumées,  485,000  fr.;  ébouage  des 
chaussées  empierrées,  748,000  fr.;  nettoiement  des  chaussées  pavées, 
des  trottoirs  et  contre-allées,  et  arrosement  général  de  la  voie  publique, 
3,020,500  fr.;  éclairage  de  la  voie  publique  (matériel),  3,036,000  fr.; 
ponts  et  passerelles  à  péage  rachetés  par  la  Ville,  et  dont  la  dépense  est 
à  sa  charge,  18,096  fr.  09  ;  travaux  de  consolidation  dans  les  carrières 
sous  la  voie  publique  de  Paris,  121,000  fr.;  frais  de  gravure  de  l'atlas  gé- 
néral des  carrières,  2,000  fr. 


LKS  FINANGKS  DK  PARIS.  389 

Ce  sont  là,  nous  le  répétons,  les  derniers  chilïres  recueillis  exacte- 
ment. L'estimation  provisoire  des  résultats  de  rexercice  1864  porterait 
la  dépense  ordinaire  à  82  millions,  et  la  recette  à  129  millions  et  demi, 
ce  qui  dép,a{;e  pour  cette  année  un  excédant  de  47  millions  et  demi.  Pour 
186.5,  le  l)ndî;et  voté  pu*  le  constùl  municipal,  le  19  décembre  dernier, 
porte  la  recette  à  1.30,197,863  ('.  13  c,  et  la  déi)ense  à  84,646,124  f.  iOc. 
L'excédant  est  de  4.5,. 5.51, 7  38  Ir.  82  c.  Arrêtons -nous  ici.  Certes, 
la  situation  financière  d'une  ville  est  excellente  si,  après  avoir  pourvu  à 
tous  les  besoins  de  la  vie  municipale,  elle  se  voit  maîtresse  de  disposer 
de  45  millions  et  demi  une  année,  de  47  millions  et  demi  une  autre 
année,  de  41  millions  une  année  précédente.  On  pourrait  même  demander 
pourquoi,  avec  de  tels  fonds  libres,  elle  se  trouve  jamais  dans  la  néces- 
sité d'emprunter;  car,  en  une  vingtaine  d'années,  elle  pourrait  dépenser 
tout  près  d*un  milliard  sans  demander  un  centime  à  personne.  Mais 
l'excédant  qui  se  dégage  des  comptes  de  la  Ville  n'est  pas  aussi  net  et 
aussi  libre  qu'on  le  dit. 

Cet  excédant  n'est  pas  net,  car  tous  les  besoins  de  la  vie  municipale 
ne  sont  pas  satisfaits  par  les  dépenses  dites  ordinaires.  C'est  ce  que  nous 
montrerons  tout  k  l'heure  en  indiquant  quelles  sont  les  dépenses  dites 
extraordinaires  qui  doivent  être  faites  en  tout  temps.  Il  n'est  pas  libre 
en  entier,  car  ce  n'est  pas  tout,  quand  on  a  des  dettes  amortissables,  d'en 
imputer  les  intérêts  sur  les  recettes  ordinaires;  il  faut  aussi  leur  faire 
payer  l'amortissement  continu  de  ces  dettes.  Nous  nous  demanderons 
enfin  si  ce  que  l'on  a  compté  comme  recettes  ordinaires  n'est  pas  exposé 
à  quelques  chances  de  diminution. 

L'amortissement  des  dettes  de  la  Ville  a  été  inscrit  au  budget  de  1863 
pour  une  somme  de  9,907,558  fr.  40  c.  (1).  Il  figure  au  budget  de  1865 

(1)  Somme  qui  se  décompose  ainsi  :  Emprunt  de  1852  (loi  du 
4  août  1851),  3,663,000  fr.;  emprunt  de  1855  (loi  du  2  mai  1855), 
1,148,000  fr.;  emprunt  de  1860  (loi  du  1er  août  1830),  2,296,000  fr.;  em- 
prunts des  communes  de  la  banlieue  annexée  (loi  du  16  juin  1859),  pour 
solde,  14,000  fr.;  annuité  pour  le  rachat  du  péage  des  ponts  d'Auster- 
litz,  de  la  Cité  et  des  Arts,  268,345  fr.;  du  pont  du  Carrousel,  99,910  fr.; 
des  ponts  de  l'Archevêché,  d'Arcole  et  des  Champs-Elysées,  101,320  fr.; 
du  pont  Louis-Philippe,  50,000  fr.;  contributions  pour  le  payement  des 
dettes  des  communes,  dont  une  portion  seulement  a  été  annexée  à  Paris 
(4e  annuité),  69,276  fr.  09  ;  rachat  du  canal  Saint-Martin  (2e  annuité), 
180,000  fr.;  annuité  à  payer  à  la  Compagnie  générale  des  eaux, 
1,160,000  fr.;  acquisitions  d'immeubles  payables  à  termes  fixes, 
8.57,707  fr.  31. 

Le  1er  janvier  1864  la  Ville  avait  encore  à  payer  pour  le  rachat  des 
ponts  d'Austerlitz,  de  la  Cité  et  des  Arts,  9,083,652  fr.  50  ;  pour  le  ra- 


390  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

pour  10,314,892  fr.  71  c,  dont  7,699,500  Çi\  pour  les  emprunts,  et 
535,450  fr.  82  c.  pour  les  immeubles  payables  à  termes  fixes.  Le  reste 
s'applique  aux  annuilés  du  payement  des  dettes  des  communes  dont  une 
partie  seulement  a  été  annexée,  du  rachat  des  ponts  d'Austerlitz,  de  la 
Cité,  des  Arts,  de  l'Archevêché,  d'Arcole,  des  Champs-Elysées  et  Louis- 
Philippe,  du  rachat  du  canal  Saint-Martin,  du  rachat  des  droits  de  la 
Compa[]?nie  des  eaux  et  du  rachat  qui  commence  seulement  à  s'opérer,  de 
l'abattoir  des  Batignolles  et  des  eaux  et  usines  de  Saint-Maur. 

L'excédant  libre  pour  1865  n'est  donc  que  de  35,236,846  fr.  lie. 

Maintenant,  est-il  évident  qu'on  puisse  dég-ager  cette  somme  des 
recettes  ordinaires  prévues  ou,  en  d'autres  termes,  que  toutes  les  dé- 
penses devant  recevoir  la  qualification  d'ordinaires  soient  imputées  sur 
les  130  millions  de  recettes  prévues?  Nous  ne  le  pensons  pas. 

Chaque  année,  la  ville  de  Paris,  après  avoir  inscrit  parmi  ses  dépenses 
ordinaires  les  subventions  et  allocations  qu'elle  accorde  aux  hôpitaux, 
aux  hospices  et  aux  divers  établissements  de  bienfaisance,  y  ajoute,  en 
les  inscrivant  parmi  ses  dépenses  extraordinaires ,  plus  d'un  million 
d'autres  subventions  pour  des  achats  de  linge,  de  meubles,  et  pour  des 
travaux  de  construction,  d'appropriation,  de  réparation,  d'amélioration. 
En  1861,  elle  leur  a  donné  1,772,093  fr.  89  c.  ;  en  1863,  1,275,650  fr., 
et  en  î865,  elle  leur  donnera  1,105,000  fr.  On  voit  bien  ce  qui,  à  la 
rigueur,  explique  la  distinction  de  ces  dépenses,  mais  il  n'est  pas  pro- 
bable qu'on  les  ftisse  si  elles  ne  sont  pas  indispensables,  et  si  elles  sont 
indispensables,  si  elles  se  reproduisent  chaque  année,  il  serait  logique 
de  n'en  faire  qu'un  article  du  chapitre  de  la  dépense  ordinaire  des  sub- 
ventions et  allocations  des  établissements  de  l'assistance  publique.  Nous 
trouvons  exactement  les  mêmes  raisons  pour  ne  pas  considérer  comme 
extraordinaire,  mais  comme  toujours  indispensable,  et  par  conséquent 
comme  ordinaire,  la  plus  grande  partie  de  la  dépense  de  19  millions  et 
demi  qui  est  inscrite  au  budget  de  1865  pour  les  travaux  d'architecture 
et  les  beaux-arts  (4,752,000  fr.),  pour  les  travaux  des  ponts  et  chaus- 
sées (5,755,000  fr.),  et  pour  l:i  grande  voirie  (9  millions). 

Si  la  ville  de  Paris  n'avait  pas  entrepris  des  travaux  encore  plus  ex- 
traordinaires que  ceux-là,  nous  comprendrions  qu'en  suivant  le  cours 
régulier  des  choses,  elle  divisât  en  effet  son  budget  de  dépenses  et  plaçât 
parmi  les  dépenses  qui  ne  sont  pas  ordinaires  celles  dont  le  chiffre  peut 
varier  à  son  g^ré,  parce  qu'elles  peuvent  être  différées  et  n'être  faites 


chat  du  pont  du  Carrousel,  417,871  fr.;  pour  le  rachat  des  ponts  de  l'Ar- 
chevêché ,  d'Arcole  et  des  Champs-Elysées,  4,278,160  fr,;  pour  le 
rachat  du  pont  Louis-Philippe,  1  million  ;  pour  le  rachat  du  canal  Saint- 
Martin,  10,019,834  fr.  50;  et  pour  le  rachat  des  droits  de  la  Compagnie 
des  eaux,  47  annuités  de  1,160,000  fr.,  ou  54,520.000  fr. 


LES  FINANCES  DR  PARIS.  391 

qu'aulaiil  qu'un  oxcédanl  tout  à  fuit  libre  demeure  à  sa  disposition  ;  mais 
il  n'est  i)as  possible  qu'une  municipalité  croie  s'être  acquittée  de  ce 
(ju'elle  doit  à  ses  administrés  (piaiid  elle  n'a  lait  «lue  doter  et  entretenir 
les  services  et  les  élablissemenls  qui  existaient.  Son  revenu  ne  croît  que 
pour  qu'elle  aiuéliore,  répare,  reconstruise,  construise  même  à  nouveau, 
et  elle  manciueraità  son  devoir  si  elle  ne  re,<îardait  pas  comme  une  tache 
annuelle  et  permanente  celle  dont  la  ville  de  Paris  place  les  charf^es 
parmi  ses  dépenses  extraordinaires. 

En  prenant  un  à  un  les  articles  compris  dans  les  19  millions  et  demi 
que  nous  venons  d'indiquer  en  masse,  on  trouve  qu'il  y  a  800,000  fr. 
pour  les  travaux  de  g^rosses  réparations,  de  reconstruction  ou  d'af^ran- 
dissement  des  édifices  religieux;  2,000,000  pour  l'achat  ou  la  construc- 
tion de  nouveaux  édifices  religieux;  1,500,000  fr.  pour  les  édifices 
municipaux  divers  et  établissements  scolaires;  200,000  fr.  pour  la  pein- 
ture et  la  sculpture;  25,000  fr.  pour  la  (gravure  en  médailles  et  en  taille 
douce;  120,000  fr.  pour  la  restauration  et  mise  en  élat  déS  lycées; 
77,000  fr.  pour  le  renouvellement  du  mobilier  des  fêtes  et  banquets; 
30,000  fr.  pour  la  décoration  de  la  salle  des  séances  du  conseil  munici- 
pal; 1,000,000  de  subvention  pour  construction  ou  reconstruction  de 
ponts,  quais  et  autres  travaux  se  rattachant  au  service  de  la  navigation 
dans  Paris  ;  230,000  fr.  pour  le  pavage  d'emplacements  livrés  à  la  voie 
publique;  360,000  fr.  pour  construction  de  trottoirs  et])rimes  aux  par- 
ticuliers; 50,0010  fr.  pour  l'établissement  d'appareils  nouveaux  d'éclai- 
rage au  gaz  sur  d'anciennes  voies  publiques;  600,000  fr.  pour  grosses 
réparations  et  construction  d'égouts;  1,000,000  pour  construction  d'é- 
gouts  collecteurs;  1,000,000  pour  construction  de  branchements  d'é- 
gouts particuliers;  1,000,000  pour  continuation  de  la  distribution  géné- 
rale des  eaux;  15,000  fr.  pour  acquisitions  relatives  aux  canaux  de 
rOurcq  et  de  Saint-Denis;  500,000  fr.  pour  amélioration  des  planta- 
tions existantes,  plantations  nouvelles,  dallage  et  bituraage  des  parties 
plantées  de  la  voie  publique  et  établissement  de  bancs;  et  enfin  9  mil-  " 
lions  d'acquisitions  et  de  travaux  pour  l'amélioration  de  la  voie  publique. 
N'est-il  pas  bien  difficile  de  séparer  la  plupart  de  ces  dépenses  de  celles 
qui  sont  faites  pour  les  mêmes  objets  sous  le  nom  de  dépenses  ordi- 
naires ? 

On  pourrait  nous  répondre  qu'il  y  a  une  loi  fort  connue,  celle  de 
1837,  sur  l'organisation  municipale,  que  cette  loi  a  fixé  la  manière  dont 
doivent  se  composer  les  budgets  des  communes,  et  que  ces  dépenses, 
n'étant  pas  classées  par  elle  au  nombre  de  celles  que  les  communes 
doivent  nécessairement  faire,  sont  distinguées  comme  extraordinaires 
pour  obéir  à  la  loi  elle-même.  Mais  nous  ferons  remarquer  que  la  loi  de 
1837  n'emploie  pas  les  termes  d'ordinaires  et  d'extrç\Qr-(linaires  povir  les 
dépenses,  et  qu'elle  n'emploie  que  les  qualifications  d'obligatoires  et  de 


392  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

facultatives.  Le  législateur  a  voulu  non  pas  tant  donner  des  rèjjles  pour 
la  formation  du  bud^yet  des  g^randes  villes  et  surtout  d'une  ville  comme 
Paris,  que  contraindre  les  pauvres  petites  communes,  qui  sont  avares  et 
ig^norantes,  à  remplir  certains  devoirs.  Si  la  ville  divisait  son  budget  en 
dépenses  obligatoires  et  en  dépenses  facultatives,  nous  n'aurions  peut- 
être  rien  à  dire,  parce  que  ce  serait  là  du  style  administratif;  mais  elle 
ne  s'occupe  que  d'un  arrangement  financier  et  ne  vise  qu'à  montrer  en 
ce  moment  quelles  ressources  lui  restent  dans  les  mains,  après  avoir 
pourvu  à  ses  dépenses  ordinaires.  Nous  pouvons  donc  reprendre  ses 
comptes  et  y  toucher  du  doigt  les  endroits  oi!i  le  raisonnement  qui  les 
inspire  n'est  pas  juste. 

Ajoutons  que,  même  en  adoptant  le  classement  des  dépenses  en  dé- 
penses obligatoires  et  en  dépenses  facultatives,  la  distinction  que  fait  la 
ville  des  dépenses  ordinaires  et  des  recettes  extraordinaires  ne  s'y  ap- 
plique pas.  Au  nombre  des  dépenses  obligatoires,  la  loi  met  l'acquit- 
tement des  dettes  exigibles  et  les  grosses  réparations  des  édifices  com- 
munaux. Nous  venons  de  voir  que  la  ville  met  l'amortissement  de  sa 
dette  et  une  partie  des  frais  des  grosses  réparations  dans  son  budget 
extraordinaire.  Elle  met  au  contraire  dans  son  budget  ordinaire  des  dé- 
penses qui  ne  sont  que  facultatives,  aux  termes  de  la  loi  et  des  instruc- 
tions ministérielles  qui  l'ont  expliquée,  comme  l'entretien  du  pavé,  des 
promenades  publiques,  des  pompes  à  incendie,  les  frais  de  l'éclairage, 
le  salaire  des  cantonniers,  les  fonds  accordés  aux  hospices  et  aux  bureaux 
de  charité,  le  traitement  et  l'indemnité  du  logement  des  instituteurs  et 
des  institutrices,  et  la  célébration  des  fêtes  publiques.  Ainsi  nous  sommes 
en  droit  de  demander  qu'avant  de  déclarer  qu'il  y  a  un  excédant  de 
recettes  de  35  millions  et,  encore  mieux,  de  45,  l'organisateur  du 
budget  municipal  n'oublie,  parmi  les  dépenses  ordinaires,  aucune  de 
celles  qui  se  renouvellent  annuellement  et  qui  se  renouvellent,  parce  qu'en 
effet  elles  sont  nécessaires  dans  une  ville  riche  et  exigeante  comme 
Paris  l'est  et  doit  l'être. 

Nous  réduirions  ainsi  de  plus  de  20  millions  l'excédant  de  1865.  Il 
reste  alors  24  millions  et  demi  (1)  de  fonds  disponibles. 

En  effet  cette  somme  forme  actuellement  l'excédant  net  et  libre  des 
recettes  ordinaires  sur  les  dépenses.  Nous  voulons  même  bien  l'augmen- 
ter de  3  ou  4  millions,  puisque  le  service  de  la  Caisse  des  Travaux  publics 
coûtera  3,733,100  fr.  en  1865,  et  que  nous  ne  considérons  pas  cette 
dépense  comme  l'une  des  dépenses  permanentes  du  budget.  Mettons 
ainsi  28  millions  pour  Texcédant;  mais  regardons  encore  une  fois,  et 
d'un  peu  plus  près,  de  quelles  recettes  on  le  tire. 

(1)  Exactement  24,624,846  fr.  H  c. 


LES  FINANCES  DE  PARIS.  393 

Les  ceiitiinos  comiminaiix  sont  comptés  pour  3,084,000  fr.,  ce  qui  fait 
près  (le  200,000  fr.,  ou  un  (juiuzième  de  plus  qu'il  y  a  deux  ans.  La  po- 
pulation a-t-elle  crû,  en  e(fet,dans  la  proportion  de  15  à  16,  ou  seulement 
est-ce(iu'il  y  a  plusde  personnes  payant  la  contribution  personniilliî  et 
mobilière,  et  plus  de  petits  ouvriers  devenus  patentables?  Pour  la 
contribution  personnelle  et  mobilière,  M.  le  Préfet  dit  dans  son  discours 
au  Conseil  municipal,  qu'en  1865,  on  a  dé^yrevé  absolument  2,610  et 
partiellement  5,758  personnes  de  plus  qu'en  1864.  Il  en  était  de  même 
Tannée  dernière.  Comment  donc  le  produit  de  cette  contribution  et  celui 
des  centimes  qui  s'y  ajoutent  augmente-t-il?  Pour  les  patentes,  on  a 
entendu  dire  dans  la  dernière  discussion  du  bud(j^t  qu'en  remaniant 
quelque  chose  à  leur  ré[]fime,  de  façon  à  lui  faire  produire  un  peu  plus, 
on  déchargerait  de  l'impôt  toute  une  catégorie  de  contribuables  pauvres. 
Les  huit  centimes  communaux  de  cet  impôt  n'en  fournisseat  pas  moins 
de  75  ou  80,000  fr.  de  plus  en  1865  qu'en  1863.  Les  dix  centimes  de 
l'impôt  des  chevaux  et  des  voitures  sont  inscrits  pour  40,000. 

Ceux-ci  doivent  être  effacés  déjà  du  revenu  permanent  de  la  ville, 
car,  en  1866,  les  chevaux  et  les  voitures  ne  lui  payeront  plus  rien. La 
moindre  crise  commerciale,  le  moindre  ralentissement  dans  les  affaires 
ferait  diminuer  le  nombre  de  patentes.  On  perdra  donc  40,000  fr. 
l'année  prochaine,  et  on  perdrait  bien  vite  60,000  fr.  sur  les  patentes. 
Mais  ne  nous  arrêtons  pas  à  de  si  chétives  remarques  sur  un  si  gros 
budget. 

L'octroi,  qui  a  rapporté  82  millions  et  demi  en  1863,  doit  rapporter 
88,283,000  fr.  en  1865.  A  50  fr.  par  tête,  il  faudrait  croire  que  la  popu- 
lation compte  120,000  individus  de  plus,  ou  que  les  individus  qui  en 
moyenne  payaient  50  fr.,  payent  63  ou  64  fr.  C'est  un  accroissement 
bien  rapide  de  la  population  ou  de  la  consommation.  Soit  cependant,  mais 
cela  durera-t-il.^  La  question  est  osée  et  a  un  air  de  trouble-fête.  Mais, 
comme  nous  le  disions  ici  même,  il  y  a  deux  ans,  en  nous  occupant 
d'une  autre  façon  du  même  sujet  (1),  il  faut,  en  matière  de  finances, 
tout  prévoir,  le  mal  comme  le  bien,  et  ce  n'est  pas  un  très-bon  calcul 
que  l'incomparable  optimisme  qui  règne  dans  les  discours  officiels  et 
notamment  à  l'Hôtel-de-Ville.  Il  peut  arriver  on  ne  sait  quoi,  dans  la 
vie  d'un  peuple,  et  plus  particulièrement  dans  la  vie  d'une  cité,  qui 
change  profondément,  ne  fût-ce  que  d'une  manière  transitoire,  les  con- 
ditions de  son  existence. 

Les  sources  de  l'activité  bâtissante  peuvent  se  tarir  à  Paris  ;  la  popu- 
lation flottante  peut  disparaître;  une  partie  de  la  population,  qui  d(3puis 
quelques  années  est  stable,  ne  trouvant  plus  ici  l'appât  du  gain,  peut 
retourner  dans  les  villes  de  province  et  dans  les  campagnes.  Les  revenus 

(1)  Livraison  de  février  1863. 


394  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

(le  l'octroi  seront  en  un  instant  bien  affaiblis,  tant  par  le  départ  d'un 
fçvaiud  nombre  de  consommateurs  que  par  la  moindre  consommation  de 
tous.  Supposez  seulement  10  ou  15  millions  de  perte.  Ce  n'est  pas  un 
chiffre  impossible  à  pr.îvoir,  puisqu'il  a  été  possible,  en  très-peu 
d'années,  de  le  voir  se  produire  en  plus-value.  Mais,  quand  l'octroi  baisse, 
quelle  est  la  recette  qui  se  soutient?  Est-ce  le  revenu  des  halles  et 
marchés?  le  poids  public?  le  mesurage  des  pierres?  sont-ce  les  loca- 
tions? les  ventes?  les  taxes  des  actes?  Non,  tout  s'affaisse  à  la  fois. 
Il  n'est  pas  d'un  pessimisme  insensé  de  croire  qu'à  un  moment  donné  le 
mouvement  de  la  forUme  publique  puisse  s'arrêter,  et  que,  dans  une 
certaine  mesure,  pour  quebjue  cause  que  ce  soit,  nous  perdions  tous. 
État,  villes  et  particuliers,  quelque  chose  de  ce  que  nous  avons  acquis  si 
rapidement  et  peut-être  pas  assez  solidement. 

On  ne  dit  pas  que  c'est  aujourd'hui  ni  demain  ;  on  ne  dit  pas  que  ce 
puisse  être  au  temps  où  des  contrats  obli^j^ent  la  ville  de  continuer  les 
grandes  entreprises  dans  lesquelles  elle  s'est  lancée,  mais  ce  peut  être 
en  un  moment  où  elle  sera  en^^a^^ée  dans  de  nouvelles  dépenses  et  aura 
contracté  de  nouvelles  char^^es.  Quelle  déception  si  les  revenus  dimi- 
nuaient sans  que  les  causes  de  dépense  disparaissent,  ou  même  pendant 
qu'elles  deviendraient  plus  nombreuses  et  plus  exif^^eantes!  Cet  excédant 
de  25,  mettons  30  millions,  dont  nous  voyons  que  la  Ville  est  si  fière 
et  qu'elle  compte  pour  45,  même  pour  55  et  56  millions,  quand  elle 
oublie  d'en  déduire  tout  le  service  de  la  dette,  quelques  mois  de  mau- 
vaise fortune  l'anéantiraient. 

D'où  vient  en  réalité  que  l'octroi  donne  88  millions  en  1865,  lorsqu'il 
donnait  32  millions  il  y  a  vin{}t  ans,  et  il  y  a  dix  ans  la  moitié  juste  du 
produit  d'aujourd'hui?  L'annexion  de  l'ancienne  banlieue  et  le  dévelop- 
pement de  la  population  en  sont  les  deux  causes.  Mais,  si  l'annexion  de 
la  banlieue  est  un  fait  dont  les  effets  ne  peuvent  disparaître,  il  n'en  est 
pas  de  même  du  développement  de  la  population.  On  croit  que  la  multi- 
plication des  chemins  de  fer  amoncellera  toujours  de  plus  en  plus 
d'habitants  dans  les  grandes  villes,  et  l'on  attend  les  mêmes  résultats 
dans  tous  les  pays  civilisés;  mais,  ce  qui  est  particulier  à  laville  de  Paris, 
c'est  qu'une  partie  de  la  population  n'y  est  appelée  que  par  une  demande 
de  bras  que  la  municipalité  ne  peut  continuer  d'employer  qu'à  la 
condition  d'entreprendre  toujours  de  nouveaux  travaux  et  d'en  entre- 
prendre pour  des  sommes  bien  supérieures  à  l'excédant  réel  de  ses 
recettes.  Ce  sont  ces  travailleurs,  qui  eux-mêmes  accroissent  ses  recettes 
et  lui  font  croire  que  l'accroissement  en  est  durable.  Qu'elle  renonce  à 
ses  énormes  opérations,  et,  les  ouvriers  sans  ouvrage  retournant  aux 
travaux  des  champs,  ou  se  réduisant  à  une  existence  de  stricte  économie, 
l'octroi  baissera  du  dixième,  du  cinquième,  peut-être  du  quart  d^  ce 
qu'il  produit.  Il  y  a  là  quelque  chose  de  factice  qui  ne  doit  tromper 


LES  FINANCES  DE  PARIS.  395 

personne,  ol  qui  doit  au  coiUraire  (aire  désirer  à  tout  le  mondi;  que  les 
finances  de  la  ville  de  Paris,  au  lieu  d'étonner  et  d'éblouir  [»ar  l'éclat 
(le  leurs  inélamorphoses  rai)ides,  soient  peu  à  peu  assises  siir  une  hase 
solide.  El  enliii,  l'octroi  liu-uicine  est  une  source  de  revenu  troublée  de 
trop  d'injustices  pour  que  l'opinion  ne  se  prononce  pas  bientôt  avec 
plus  d'éner[îie  pour  le  condamner.  Nous  ne  sommes  pas  encore  \h 
aujourd'hui,  mais  personne  ne  sait  ce  qui  doit  arriver  demain. 

Au  lieu  de  faire  des  réflexions  de  ce  [yenre,  la  municipalité  de  Paris 
qui  n'a  reçu  aucun  mandat  de  la  population,  et  qui  semble  ne  vouloir 
prendre  que  pour  une  malveillance  systématique  les  observations  qui  lui 
sont  faites,  se  complaît  à  nombrer  d'avance  les  sommes  que,  dans  une 
période  donnée  de  temps,  la  série  des  excédants  de  recettes  lui  procurera. 
Elle  estime  celui  de  l'année  1863  à  35  millions  et  demi  :  en  dix  ans,  elle  a 
sur  ce  pied  donc  355  millions  à  dépenser  comme  elle  voudra,  et  même 
410  millions,  car  elle  compte  que  les  recettes  ordinaires,  déduction  faite 
du  développement  des  chargées,  croîtront  chaque  année  d'un  million. 

Effectivement  l'arithmétique  la  plus  simple  nous  prouve  que  1  et  1 
font  2;  que  2  et  1  font  3;  3  et  1 :  4;  4  et  1 :  5;  5  et  t  :  6  ;  6  et  1 :  7  ; 
7etl:  8;  8  etl:  9;  9etl:  10;  et  que  1,  2,3,  4,  5,  6,  7,  8,  9  et  10 
additionnés  ensemble  font  55.  Ce  sont  là  les  jeux  financiers  du  conseil 
municipal,  et  ces  55  millions  l'enchantent  du  haut  des  nua(jes  sur  les- 
quels il  les  aperçoit.  M.  Devinck,  qui  n'en  est  pas  moins  une  tête  fort 
capable,  remarque  même  que,  depuis  dix  ans,  la  plus  value  des  recettes 
sur  les  évaluations  a  toujours  été  de  3  millions.  Or,  sur  la  base  de 
3  millions,  le  calcul  de  fantaisie  s'élève  trois  fois  plus  haut,  et  Ton  jouit 
en  perspective  d'une  fortune  de  155  millions  qui  ne  coûte  pas  davantage. 

Mais,  avant  de  nousoccuperde  ce  que  la  Ville  veut  faire  d'ici  à  dix  ans 
de  tant  d'argant,  redescendons  encore  un  instant  vers  la  terre. 

A  notre  compte,  le  véritable  excédant  des  recettes  de  la  ville  de  Paris 
sur  ses  dépenses,  n'est  que  de  24  millions  et  demi  et  au  plus,  que  de  28. 
Mais  il  y  a  d'autres  recettes  à  estimer  que  celles  que  nous  connaissons 
déjà  et  qui  portent  le  nom  de  recettes  ordinaires.  Seulement  il  faut  se 
garder  de  les  prendre  pour  autre  chose  que  ce  qu'elles  sont  et  ce  qu'elles 
valent.  Ces  recettes  sont  les  recettes  supplémentaires,*  les  recettes  extra- 
ordinaires et  les  recettes  spéciales  applicables  à  des  dépenses  spéciales. 

Les  recettes  supplémentaires  se  composent,  pour  1865,  de  2  millions 
du  reliquat  de  cai.  se  de  l'exercice  de  1864,  qui  sera  clos  le  31  mars 
1865,  de  2  raillions  et  demi  de  restes  à  recevoir  du  même  exercice  et  de 
500,000  de  recettes  non  prévues  au  budg-et  des  recettes  ordinaires.  Ces 
recettes  trouvent  un  équivalent  dans  une  somme  de  5  millions  de  dé- 
penses supplémentaires,  comprenant  2  millions  de  restes  à  payer  de 
l'exercice  1864,1  million  de  restes  à  payer  antérieurs,  et  2  millions  pour 


396  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

l'imprévu.  A  la  recette,  comme  à  la  dépense,  ce  n'est  là  qu'une  attribu- 
tion d'ordre  de  fonds,  qui  lie  les  exercices  les  uns  aux  autres,  et  permet 
de  ré^^yulariser  la  comptabilité. 

Les  recettes  extraordinaires  montent  à  10,553,000  fr.,  décomposés  en 
cinq  articles  :  le  produit  de  la  vente  d'immeubles,  provenant  d'expro- 
priations faites  pour  l'amélioration  de  la  voie  publique,  600,000  fr.;  le 
produit  de  la  vente  d'immeubles  divers,  1  million;  des  contributions 
particulières  pour  travaux  et  acquisitions  diverses,  33,000  fr.;  la  septième 
annuité  due  par  l'État  en  exécution  du  traité  du  3  mai  1858  : 8,800,000  fr., 
et  la  cinquième  annuité  de  l'Etat  pour  la  restauration  et  la  mise  en  état 
des  lycées,  120,000  fr.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  le  caractère 
de  ces  recettes  est  entièrement  accidentel. 

Les  recettes  spéciales  ne  sont  pas  autre  chose  que  des  recettes  extra- 
ordinaires, qui  ne  peuvent  être  diverties  d'une  application  déterminée. 
En  1861,  elles  s'élevaient  à  plus  de  53  millions,  parce  qu'il  y  avait  eu 
cette  année  là  48,825,212  fr.  50  c.  à  recevoir  des  souscripteurs  de 
l'emprunt  de  1860.  En  1863,  elles  dépassaient  le  chiffre  de  57  millions 
et  demi,  parce  que  l'emprunt  de  1860  avait  procuré  une  ressource  de 
34,956,670  fr.,  et  que  la  Ville  s'était  attribué  18,657,754  fr.  91  c.  de 
la  dotation  de  la  Caisse  de  la  boulang^erie,  fondée  sous  ses  auspices  et  à 
sa  charge,  et  qui  avait  cessé  d'exister  (1;.  C'est  grâce  à  des  recettes  spé- 
ciales si  considérables  que  la  Ville  a,  en  1861,  eu  202,554,092  fr.25  c. 
à  dépenser,  et  217,600,326  fr.  49  c.  en  1853.  Cette  année-ci,  il  y  a 
plus  de  fonds  d'emprunt  à  recueillir,  et  les  recettes  dites  spéciales  ne 
procurent  que  9,839,177  fr.  20  c.  de  ressources,  dont  un  million  du 
produit  de  la  revente  des  terrains  restés  en  dehors  des  alignements, 
298,177  fr.  20  c.  de  la  location  des  propriétés  invendues,  1,000  fr.  de 
produits  divers,  8,500,000  fr.  d'un  reliquat  de  caisse  de  l'exercice  pré- 
cédent, et  40,000  fr.  de  restes  à  recouvrer  du  même  exercice. 

La  récapitulation  générale  de  toutes  les  recettes  en  fixe  le  chiffre  total 
à  155,590,040  fr.  51  c,  dont  nous  connaissons  bien  maintenant  la  com- 
position :  130,197,863  fr.  31  c.  de  recettes  ordinaires,  5,000,000  de 
recettes  supplémentaires,  10,553,000  fr.  de  recettes  extraordinaires, 
et  9,839, 177  fr.  20  c.  de  recettes  spéciales. 

Nous  avons  discuté  la  valeur  de  l'excédant  des  recettes  ordinaires  sur 
les  dépenses  qui  reçoivent  la  même  qualification  au  budget  municipal, 
et  nous  avons  fait  remarquer  qu'une  somme  de  30,926,892  fr.  71  c.  de 
dépenses  dites  extraordinaires,  appliquée  à  l'amortissement  des  dettes, 
à  une  subvention  supplémentaire  aux  établissements  de  bienfaisance  et 


(1)  Le  surplus  de  la  somme  de  20  millions  dont  la  Caisse  avait  été  do- 
tée une  première  fois,  appartient  aux  arrondissements  de  Saint-Denis 
et  de  Sceaux, 


LES  FINANCES  DE  PARIS.  397 

à  divers  travaux  d'architecture,  de  ponts  et  chaussées  et  de  grande  voi- 
rie, pouvait  être  en  partie  inscrite  parmi  les  dépenses  ordinaires.  Le 
bud{;et  de  18G5ne  limite  pas  à  celte  somme  les  dépenses  extraordinaires 
de  la  Ville;  il  y  ajoute  "25,177,846  fr.  11  c.  de  fonds  de  réserve  qui 
doivent  être  employés,  concurremment  avec  les  produits  des  emprunts 
(lesquels,  par  parenthèse,  ne  se  retrouvent  plus  que  dans  les  reliquats 
de  caisse  des  exercices  antérieurs),  tant  à  l'achèvement  des  grandes  opé- 
rations qui  ont  fait  Tobjet  des  lois  des  4  août  1851, 2  mai  1855,  19  juin 
1857  et  28  mai  1858,  qu'aux  dépenses  de  toute  nature  nécessitées  par 
l'extension  des  limites  de  Paris.  Cela  porte  à  56,104,738  fr.  82  c.  le 
total  des  dépenses  extraordinaires,  chiffre  auquel  nous  joindrons  les 
9,839,177  fr.  20  c.  des  dépenses  spéciales  à  imputer  sur  les  recettes  du 
même  nom,  parce  qu'elles  sont  faites  exactement  pour  les  mêmes  opéra- 
tions. Quant  aux  dépenses  supplémentaires,  il  a  été  noté  qu'elles  ne  sont 
qu'une  sorte  de  remploi  d'une  recette  d'ordre. 

Si  nous  suivons  le  raisonnement  qui  nous  a  fait  réduire  à  28  millions 
environ  l'excédant  des  recettes  ordinaires  sur  les  dépenses  que  nous  con- 
sidérons comme  nécessaires,  nous  aurions  à  y  ajouter  une  vingtaine  de 
millions  de  recettes  extraordinaires  ou  spéciales,  pour  trouver  les. res- 
sources dont  la  ville  peut  disposer  cette  année  pour  poursuivre  l'exécu- 
tion des  œuvres  qui  doivent  illustrer,  dit-on,  et  qui  ont  encore  plus 
troublé  qu'étonné  l'époque  présente.  C'est  déjà  beaucoup  moins  que  ce 
qu'elle  a  dépensé  dans  les  années  précédentes,  car  enfin  voilà  l'actif  de 
son  budget  réduit  à  155  millions,  après  avoir  atteint  203  et  217  mil- 
lions. 

Il  nous  est  maintenant  plus  facile  de  nous  rendre  compte  de  la  situa- 
tion financière  de  la  ville  de  Paris.  Nous  savons  ce  qu'elle  reçoit,  nous 
savons  ce  qu'elle  a  à  dépenser  dans  des  temps  réguliers  ;  nous  savons 
enfin  ce  qui  lui  reste  de  fonds  disponibles  pour  les  entreprises  tout  à  fait 
extraordinaires.  Il  nous  reste  à  voir  quelles  sont  ces  entreprises,  et, 
pour  mieux  juger  de  l'ensemble  des  ressources  qu'il  lui  est  permis  d'es- 
pérer pour  y  satisfaire,  à  supputer  d'abord  quelles  sont  les  charges  qui 
pèsent  sur  son  avenir,  indépendamment  de  toute  entreprise. 

Sur  l'emprunt  de  1852  il  restait  à  payer,  le  1"  janvier  1864, 
34,070,000  fr.  de  capital,  7,203,000  fr.  d'intérêts,  et  4,520,000  fr. 
de  primes. 

Sur  l'emprunt  de  1855,  68,561,000  fr.  de  capital,  41,280,757  fr.  50  c. 
d'intérêts,  et  10,200,000  fr.  déprimes. 

Sur  l'emprunt  de  1860,  137,12->,000  fr.  de  capital,  82,561,515  fr. 
d'intérêts,  et  20,400,000  fr.  de  primes. 

Il  était  dû  aux  hospices  un  capital  de  12,330,528  fr.  90  c.  exigible  en 
1874,  et,  en  attendant  le  remboursement,  10  annuités  de  616,526  fr.  45  c. 


398  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

La  Ville  a  payé  ou  du  payer,  en  1864,  9,652,601  fr.  45  c.  d'intérêts 
et  de  primes  à  déduire  et  elle  a  remboursé  7,396,500  fr.  sur  le  capital 
des  emprunts.  ïl  lui  restait  donc,  de  ce  chef,  le  1"  janvier  1865, 
424,414,064  fr.  90  c.  à  payer. 

A  la  même  date  elle  devait,  non  compris  les  intérêts  à  servir  jusqu'au 
remboursement,  pour  achat  d'immeubles,  un  capital  de  4,089,780  fr. 
18  c. 

Pour  les  annuités  du  rachat  des  ponts,  elle  devait  11,260,108  fr.  50  c.; 
pour  le  rachat  des  droits  de  la  c^mpa^^^nie  des  eaux,  53,360,000  fr.  en 
46  annuités;  pour  le  rachat  du  canal  Saint-Martin,  10,439,854  fr.  50  c. 
Elle  devait,  en  outre,  pour  contributions  à  fournir  au  payement  des 
dettes  des  communes  qui  n'ont  été  annexées  qu'en  partie;  pour  le  ra- 
chat de  l'abattoir  des  Batig^nolles;  pour  le  rachat  des  eaux  et  usines  de 
Saint-Maur  ;  pour  le  rachat  des  établissements  de  Bercy,  diverses  som- 
mes dont  nous  n'avons  pas  le  chiffre  exact. 

De  plus,  pour  immeubles  payables  à  époques  fixes,  à  la  fin  de  1863, 
5,068,418  fr.  139. c.  Additionnez,  vous  trouverez  les  cinq  cents  millions. 
Telle  est  la  somme  des  dettes  que  la  Ville  doit  payer,  quoi  qu'il  arrive. 
Elle  a,  il  est  vrai,  plus  de  dix  ans  et  même  de  vingt  ans  pour  s'ac- 
quitter. 

Les  fonds  nécessaires  pour  le  payement  de  ces  dettes  ayant  été  déduits 
de  l'excédant  des  recettes,  nous  n'en  diminuerons  pas  la  masse  de  capi- 
taux que  la  Ville  prétend  posséder  dans  l'avenir  et  qu'elle  suppute  ainsi 
pour  dix  ans  :  bonis  des  exercices  antérieurs  à  1865,  10,501,985  fr. 
67  c;  subventions  à  recevoir  de  l'État,  24,016,666  fr.,  sans  y  com- 
prendre les  subventions  à  recevoir  après  compte  ;  prix  de  vente  de  ter- 
rains à  recevoir,  14,365,401  fr.  18  c  ;  terrains  et  immeubles  à  vendre, 
92,132,200  fr.  ;  excédants  libres  des  recettes  ordinaires  sur  les  dépenses 
ordinaires,  amortissement  acquitté,  355,000,000;  plus-value  progres- 
sive, à  raison  seulement  d'un  million  par  année,  55,000,000;  en  tout, 
551,016,252  fr.  85  c. 

Il  n'y  a  de  certain  dans  cette  fortune  que  les  49  millions  des  trois 
premiers  articles,  puisque  les  bonis  reposent  dans  les  caisses,  que  les 
subventions  de  TÉtat  sont  une  affaire  réglée  et  que  les  prix  des  terrains 
à  recevoir  forment  une  créance  positive.  Les  92  millions  que  l'on  aura 
des  terrains  à  vendre,  on  ne  les  a  pas  et  il  pourrait  arriver  qu'on  ne  les 
eût  jamais.  La  hausse  presque  insensée  du  prix  du  mètre  superficiel  ne 
doit-elle  pas  arriver  quelque  jour  à  son  terme  ?  Elle  a  fait  le  désespoir 
des  locataires  et  cela  n'esl  que  trop  facile  à  comprendre,  puisque  100  fr. 
d'augmentation  nécessitent,  à  6  p.  0/0,  6  fr.  d'augmentation  sur  le  prix 
du  loyer  du  mèire,  ou  1  fr.  par  étage  dans  les  maisons  à  cinq. étages  au- 
dessus  du  rez-de-chaussée.  Or,  les  terrains  qui  n'ont  coûté  que  500  fr. 
plus  cher  que  ce  qu'ils  valent  sont  assez  rares,  et  sur  ce  sol  touché  de  la 


LKS  FINANCES  DK  PARIS.  399 

ba[;ii(;ttc  priîCtîclor.de,  lo  localairo  a  (încon;,  pour  100  mètres  carrés,  ce 
(jui  ii'esl  j)as  un  {jrand  l()j;ciiicnt,  500  fr.  do  surcliarjje  à  payer.  Cette 
hausse  qui  a  désolé  d'abord  les  locataires,  en  s'arrélanl,  puis  en  décrois- 
sanl,  désolera  les  propriétaires  à  leur  tour,  ralentira  les  ventes  et  en- 
lèvera à  la  Ville  le  (juart,  le  tiers,  que  sait-on?  des  millions  surles(|uels 
elle  a  com[)tt;.  Au  moins  les  terrains  sont-ils  là  (|ui  représentent  tou- 
jours (juehiue  chose,  ne  fiit-ce  que  la  moitié  de  ce  qu'on  les  estime;  mais 
les  355  millions  d'excédants  accumulés  et  les  55  millions  de  plus-values 
pro{|ressives,  si  en  effet  l'avenir  peut  les  donner,  l'avenir  peut  les  sup- 
primer tout  d'un  coup  et  il  ne  nous  paraît  pas  bien  nécessaire  de  répé- 
ter ipiels  sont  nos  motifs  pour  demander  qu'on  n'y  voie  pas  de  l'arf^^ent 
comptant.  Il  y  a  dans  Pascal  une  petite  phrase  bizarre  et  éloquente  sur 
le  (jrain  de  sable  de  l'urètre  de  Cromwell  qui  clianf;ea  la  face  du  monde 
peut-être.  Ces  grains  de  sable  terribles  sont  de  toutes  les  époques,  et  les 
financiers  de  la  ville  de  Paris  feraient  preuve  de  prudence  en  les  redou- 
tant davantage  ou  du  moins  en  se  rappelant  qu'on  les  a  connus. 

Leur  arithmétique  les  ayant  pourvus  pour  dix  ans  de  551  millions, 
ils  en  trouvent  l'emploi  beaucoup  plus  aisément  qu'ils  n'en  feront  la  re- 
cette. Ils  ont  d'abord  223  millions  d'engagements  à  exécuter,  dont  73 
dans  les  opérations  entreprises  avec  la  participation  de  l'État.  Il  y  a 
58  millions  et  demi  affectés  à  d'autres  grands  travaux,  et  120  millions 
à  dépenser  pour  les  ouvrages  que  l'annexion  a  rendus  nécessaires,  et 
qu'on  doit  en  effet  à  la  population  qui,  depuis  1860,  donne  à  la  Ville  une 
si  grande  part  de  ses  capitaux.  Le  reste  (149  millions  et  demi)  est 
compté  comme  réserve  pour  travaux  divers.  Ces  149  millions  et  une 
partie  des  120  répondent  aux  dépenses  que  nous  nous  obstinons  à  consi- 
dérer comme  des  dépenses  qu'une  ville  comme  Paris  ne  saurait  distin- 
guer de  ses  dépenses  ordinaires,  et  diminueraient  d'autant  les  410  mil- 
lions d'excédants  et  de  plus-values  du  budget  des  recettes  idéales  de  la 
période  de  dix  ans  qui  commence  cette  année-ci.  La  Ville  n'est  pas,  du 
reste,  aussi  persuadée  de  la  surabondance  de  ses  richesses  qu'elle  vou- 
drait qu'on  le  crût,  et  les  derniers  rapports  de  M.  le  préfet  de  la  Seine, 
du  comité  des  finances,  du  conseil  municipal,  après  l'étalage  des  excé- 
dants et  des  ressources  que  promet  l'avenir,  aboutissent  tout  simple- 
ment à  la  proposition  d'un  emprunt. 

Emprunter  encore,  lorsqu'on  dix  ans  on  a  emprunté  244  millions  et 
que  le  dernier  emprunt  n'a  réussi  qu'à  grand'peine!  Voyons,  quelle 
nécessité  nous  y  pousse?  Un  seul  besoin,  la  passion  sourde  et  aveugle 
d'avoir  fait  dater  d'un  seul  règne  ce  qu'on  appelle  la  transformation  de 
Paris.  Eh  quoi!  la  génération  qui  nous  succédera  n'aura  donc,  ne  pourra 
donc  avoir  rien  à  faire?  Nous  aurons  tout  exécuté,  tout  supporté,  tout 
payé  pour  elle  !  Ou  bien  elle  suivra  l'exemple,  pour  que  ses  admiiiis- 
trateurs  n'aient  pas  l'air  de  méchants  personnages,  et  alors  le  gouffre 


400  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

s'ouvre  et  se  creuse  à  l'infini  pour  enj^loutir  les  nfiillions  que  le  bon  air 
est  d\y  précipiter  en  constructions  et  en  bâtiments  où  la  réflexion,  le 
choix,  l'art  n'ont  rien  à  voir!  J'ima[ifine  que  les  cités  classiques  des 
Grecs  et  des  Romains  s'y  sont  prises  différemment  pour  léjjuer  à  l'admi- 
ration inépuisée  de  vingt  siècles  les  frises  divines  d'un  Parthénon  et  les 
fières  arcades  d'un  Cotisée. 

Les  travaux  extraordinaires  de  la  Ville  ont  commencé  il  y  a  quinze  ans. 
Nous  allons  rappeler  dans  quel  ordre.  Des  lois  du  4  octobre  1849,  du 
4  août  1851  et  du  2  mai  1855  dépendent  des  opérations  qui  ne  sont  pas 
toutes  achevées  :  la  construction  des  Halles  centrales  et  de  leurs  abords, 
qui  coûtait,  au  commencement  de  1864,  46,643,088  fr.  78  c.  ;  l'établis- 
sement de  la  rue  de  Rivoli  et  le  nivellement  de  la  place  du  Carrousel, 
83,438,698  fr.  37  c;  le  dégagement  de  la  colonnade  du  Louvre, 
7,786,101  fr.  56  c.  ;  le  dégagement  des  abords  du  Théâtre-Français, 
7,362,526  fr.  65  c;  le  dégagement  des  abords  de  l'Hôtel-de-Ville  et  de 
la  caserne  Napoléon,  16,831,623  fr.  83  c.  ;  le  boulevard  de  Sébastopol 
(rive  droite),  16,831,623  fr.  83  c;  le  projet  d'un  hôtel  des  Postes, 
3,939,153  fr.  92c.;  l'abaissement  du  pont  Notre-Dame,  1,439,886  fr.  58  c. 
Ces  premières  opérations  ont  ensemble  coûté  252,428,106  fr.  93  c. 

La  loi  du  19  juin  1857  a  fait  exécuter  le  boulevard  Saint-Michel  (an- 
cien boulevard  de  Sébastopol,  r.  gauche),  qui  a  coûté  20,488,752  fr.  61  c; 
le  boulevard  Saint  Germain,  18,150,912  fr.  32  c.  ;  la  rue  des  Écoles  et 
ses  abords,  8,309,722  fr.  07  c;  le  prolongement  de  la  rue  des  Mathu- 
rins-Saint-Jacques,  1,547,915  fr.  44  c;  l'élargissement  de  la  rue  de  la 
Sorbonne,  1,847,865  fr.  84  c;  l'élargissement  de  la  rue  Saint-Jacques, 
633,618  fr.  22  c.  ;  le  prolongement  de  la  rue  du  Cimetière-Saint-Renoît 
et  la  suppression  de  la  rue  Saint-Hilaire,  1,134  fr.  55  c.  Total,  pour  ces 
opérations,  faites  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  50,999,921  fr.  35  c. 

Les  travaux  exécutés  en  vertu  de  la  loi  du  28  mai  1858  sont  plus  con- 
sidérables. Le  boulevard  du  Prince-Eugène  a  coûté  52,057,433  fr.  16  c; 
le  boulevard  Magenta  et  ses  abords,  14,805,944  fr.  74  c.;  la  rue  de 
Turbigo,  3,410,565  fr.  74  c;  l'avenue  de  Vincennes,  4,646,012  fr.  47  c; 
la  rue  de  Rouen  et  le  nouvel  Opéra,  43,140,460  fr.  83  c.  ;  la  rue  de 
Rome,  412,522  fr.  50  c;  le  boulevard  Malesherbes  et  ses  abords, 
32,279,283  fr.  46  c.  ;  le  boulevard  Reaujon,  10,345,461  fr.  02  c;  les 
abords  de  la  place  de  l'Étoile,  2,174,285  fr.  51  c;  l'avenue  du  Roi-de- 
Rome,  5,495,566  fr.  98  c.  ;  le  boulevard  de  TAlma,  sur  la  rive  droite, 
5,446,188  fr.  62  c;  l'avenue  de  l'Empereur,  5,793,170  fr.  67  c;  le 
boulevard  de  l'Aima,  sur  la  rive  gauche,  3,584,673  fr.  17  c.  ;  l'avenue 
du  Champ-de-Mars,  2,901,679  ir.  35  c.  ;  le  prolongement  de  la  rue  de 
La  Tour-Maubourg,  1,593,354  fr.  71  c;  le  boulevard  Saint-Marcel, 
2,828,213f.84c.;l'élargissementdelarueMouffetard,l,724,070f.73c.; 


LES  FINANGKS  DE  PAKIS.  >iOl 

le  boulevard  de  la  barrière  d'Enfer  à  la  rue  MouITetard,  513,084  (V.  28  c.  ; 
la  rue  ii()u\cil(;  entre  la  plaee  Mauberl  el  le  carrefour  des  ruos  Moufle- 
lard  el  du  Fer-à-Moulin,  8()r),057  fr.  26  c.;  la  rue  nouvelle  entre  l'ex- 
tréinité  de  la  rue  Soufflot  et  le  carrefour  des  rues  MouITetard  et  du  l'er- 
à-Mouliu,  2,328,858  fr.  48  c.  ;  le  boulevard  de  Sébastopol,  dans  la 
traversée  d(!  la  (-ité,  8,(H(l,29i  ir.  73  fr.  ;  le  boulevard  Saint-Michel,  de 
la  place  St-Micliel  ancienne  à  la  place  de  l'Observatoire,  9,204,438  f.  42c.; 
la  rue  de  Médicis,  pour  risolement  du  Luxembourg,  1,789,541  fr.  46  c. 
Ces  travaux  ont  coûté  déjà  215,388,172  fr.  19  c. 

D'autres  opérations  ont  encore  été  entreprises  à  la  suite  de  l'extension 
des  limites  de  Paris,  et  en  vertu  des  lois  du  16  juin  1859  et  du 
1"''  août  1860.  Elles  ont  coûté,  pour  la  voie  publique,  les  barrières,  les 
marchés,  les  casernes,  les  jardins  publics,  y  compris  les  bois  de  Vincen- 
nes,  les  eaux  et  les  égouts,  y  compris  les  dérivations  commencées  des 
eaux  de  la  Dhuys  et  de  la  Vanne,  91,247,350  fr.  06  c. 

Indépendamment  des  travaux  entrepris  par  des  contrats  approuvés 
législativement,  Paris,  dans  la  même  période  de  temps,  a  dépensé 
235,925,301  fr.  35  c,  dont  113,188,889  fr.  92  c.  en  améliorations  de 
la  voie  publique;  62,036,794  fr.  24  c.  pour  les  édifices  publics; 
17,442,657  fr.  45  c.  pour  les  jardins  publics  et  les  promenades; 
29,083,557  fr.  92  c.  en  travaux  neufs  du  service  des  eaux  et  égouts  ; 
14,173,421  fr.  82  c.  pour  des  opérations  communes  avec  l'État,  le  dé- 
partement, les  hospices,  les  fabriques. 

Quoique  nous  pensions  que  la  majeure  partie  de  ces  derniers  236  mil- 
lions puisse  être  comptée  comme  dépense  ordinaire,  faisons  comme  la 
Ville,  et  ne  les  distinguons  pas  d'un  total  général  qui  s'élève  à 
845,988,851  fr.  88  c.  Assurément  Paris  n'a  jamais  tant  dépensé.  Cet 
immense  amas  d'entreprises  a  été  payé  pour  68,633,333  fr.  33  c.  par 
l'État;  pour  266,622,688  fr.  02  c.  par  la  Ville  sur  ses  fonds  généraux, 
et  pour  259,195,738  fr.  69  c.  par  la  Ville  encore  sur  ses  fonds  d'em- 
prunt. Elle  a  tiré  en  outre  145,472,864  fr.  02  c.  des  ventes  de  maté- 
riaux et  de  terrains.  Le  reste,  102,064,227  fr.  82  c,  a  été  couvert  par 
les  opérations  de  la  Caisse  dite  des  Travaux  publics. 

Tous  ces  chiffres  sont  arrêtés  k  la  date  du  l^""  janvier  1864. 

En  poussant  l'examen  jusque  sur  l'exercice  1864,  dont  les  résultats  ne 
sont  pas  constatés  avec  la  même  exactitude  que  ceux  des  exercices  anté- 
rieurs, on  trouve  que,  depuis  1854,  les  grands  travaux  ont  absorbé 
900,666,697  fr.  (y  compris,  12,800,405  fr.  91  de  subventions  extraor- 
dinaires à  l'administration  de  l'Assistance  publique),  savoir  :  en  grands 
travaux  d'architecture,  pour  les  édifices  religieux,  32,385,000  fr.  46,'; 
pourlesédifices  municipaux  et  les  établissements  scolaires,  64, 271,516  fr. 
88;  pour  les  Halles  centrales,  11,992,317  fr.  56;  —en  grands  travaux 
de  ponts  et  chaussées,  49,884,800  fr.  14  ;  —  en  grands  travaux  de  voirie  : 
"2*  SÉRIE.  T.  XLv.  —  lo  mars  1865.  26 


402  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

pour  les  opérations  faites  avec  le  concours  de  l'Élat,  en  vertu  des  lois 
de  1847,  1851,  1855  :  191,987,671  fr.  57;  en  vertu  de  la  loi  de  1857, 
42,187,728  fr.  59;  en  vertu  de  la  loi  de  1858,  243,367,925  fr.  62;  et 
pour  les  opérations  faites  sans  le  concours  de  TÉtat,  112,955,577  fr. 
79;  soit,  en  fj^rands  travaux  de  voirie,  590,498,903  fr.  57 . 

L'extension  des  limites  de  Paris  a  fait  dépenser,  pour  les  édifices  re- 
ligieux, 5,618,011  fr.  68;  pour  les  édifices  municipaux  et  les  établisse- 
ments scolaires,  54,894,105  fr.  33  ;  pour  la  voirie,  les  ponts  et  chaussées, 
les  percements,  le  pava[]^e,  l'éclairag^e,  les  eaux,  les  égouts,  les  prome- 
nades, les  plantations,  69,328,018  fr.  61. 

Une  somme  de  9,033,616  fr.  dépensée  pour  le  service  de  tr/sorerie 
complète  les  900,666,697  fr. 

La  Ville  a  contribué  dans  ces  dépenses  pour  650,852,060  fr.  12,  dont 
276,900,839  fr.  19  de  fonds  généraux  libres  ;  260,177,025  fr.  de  pro- 
duits d'emprunts,  et  113,775,096  fr.  93  d'avances  de  la  Caisse  des  tra- 
vaux. L'État  a  fourni  76,900,000  fr.  et  des  établissements  publics  ou 
des  particuliers,  397,402  fr.  87.  Les  opérations  ont  elles-mêmes  procuré 
172,516,333  fr.  01  de  ressources,  dont  44,809,437,  16  par  la  revente 
des  matériaux  et  terrains. 

L'injustice  me  pèse.  Je  me  hâte  donc  de  dire,  et  je  le  redirai,  que  la 
hardiesse  de  tant  de  mesures,  conçues,  décrétées,  exécutées  ensemble,  ne 
manque  pas  d'une  vraie  grandeur,  et  que,  parmi  le  pêle-mêle  de  ces  im- 
provisations, il  est  des  traits  qui  sont  faits  pour  durer  plus  longtemps 
que  nos  satires,  et  pour  porter,  en  effet,  à  la  postérité  le  souvenir  de  ceux 
dont  ils  sentent  la  main  ;  mais  qu'cà  leur  tour  ils  ne  se  plaignent  pas  d'un 
temps  qui  a  été  pour  eux  si  plein  de  facilité  et  de  clémence.  Ils  auront 
fait  leur  gloire  à  bon  marché,  puis(|ue  aucune  résistance  réelle  n'a  entravé 
le  jeu  de  leurs  volontés,  ni  même  de  leurs  caprices.  Bien  d'autres,  avec 
le  même  génie  d'entreprise,  et  un  génie  tempéré  de  plus  de  sagesse, 
n'ont  rien  pu  laisser  pour  attester  leur  passage  dans  le  monde  adminis- 
tratif, parce  qu'ils  n'y  étaient  pas  venus  à  une  époque  aussi  favorable  à 
la  sacrosainte  théorie  de  l'obéissance  absolue  et  de  l'autorité  indiscutable. 
Qu'est-ce  (|ue  la  piqûre  de  quelques  critiques  quand  on  n'a  pas  même  un 
coup  de  talon  à  donner  pour  empêcher  l'insecte  de  nuire  ? 

La  puissance  du  préfet  de  la  Seine  n'a  point  d'égale  (1).  Les  budgets  de 


(1)  On  sent  néanmoins  dans  tous  ses  discours  et  dans  tous  ses  écrits 
je  ne  sais  quelle  crainte  d'une  résistance.  C'est  ce  qui  naguère  l'a  rendu 
si  dur  en  niant  les  droits  de  la  population  parisienne  à  intervenir  dans 
ses  affaires.  Il  était  facile  do  dire  la  même  chose  avec  moins  de  rigueur  : 

c<  Est-ce  bien,  à  proprement  parler .  une  commune  que  cette  im- 
mense capitale  ;   quel  lien  municipal  réunit  les  2  millions  d'habitants 


LES  FINANCES  DE  PARIS.  403 

l'ElaL  soiil  (lisc.iités  [)iil)li(|uein(;iil;  le  sien  ne  l'csL  pas.  Les  bu(lp,els  de 
l'Ëlal.  nv  soiii  pas  toujours  volés  sans  modificaUoiis;  le  sien  n'en  reçoit 
ancuni'.  1!  arrèle  le  eliiffiv,  des  recetLes,  eomiiie  c  ;lui  des  dépenses  de  la 
ville  dv.  Paris,  pour  18()/),  à  la  sonnncî  de  155,590,0^0  fr.  51;  le  conseil 
municipal  n'ajouli;,  ne  nMranclie  pas  un  cenlinie. 
Il  n\n  retranchera  pas  un  non  plus  des  550  millions  qu'on  lui  persuade 


qui  s'y  pressent?  Peut-on  obsci-ver  des  allinités  d'origine?  Non  ;  la  plu- 
part appartiennent  à  d'autres  départements,  beaucoup  à  des  pays  étran- 
gers, où  ils  ont  conservé  leur  parenté,  leurs  plus  chers  intérêts  et  sou- 
\ent  la  meilleure  part  de  leur  fortune.  Paris  est  pour  eux  un  grand 
marché  de  consommation,  un  immense  chantier  de  travail,  une  arène 
d'ambition  ou  seulement  un  rendez-vous  de  plaisir  :  ce  n'est  pas  leur 
pays. 

«  Au  milieu  de  cet  océan  aux  Ilots  toujours  agités  et  renouvelés,  il  y 
a  une  minorité  considérable  sans  doute  de  Parisiens  véritables  qui  for- 
meraient, si  l'on  pouvait  les  discerner  et  les  saisir,  l'élément  constitutif 
d'une  commune  ;  mais,  isolés  les  uns  des  autres,  changeant  avec  une 
extrême  facilité  de  logements  et  de  quartiers,  ayant  leur  famille  disper- 
sée sur  tous  les  points  de  Paris,  ils  ne  s'attachent  guère  à  la  mairie 
d'un  arrondissement  déterminé,  au  clocher  d'une  paroisse  particulière. 
Quel  moyen  auraient-ils  d'ailleurs  de  se  reconnaître  et  de  s'entendre 
sur  les  vrais  intérêts  communaux? 

«Et  alors  même  que  les  Parisiens  proprement  dits  seraient,  par  quel- 
que privilège  renouvelé  des  temps  du  moyen  âge,  mis  en  mesure  de  se 
retrouver  dans  la  ville,  de  se  grouper  pour  choisir  des  mandataires 
chargés  de  leurs  intérêts  communaux,  sauraient-ils  toujours  se  tenir 
en  dehors  du  vaste  courant  qui  entraine  fatalement  ici  le  suffrage  uni- 
versel vers  le  côté  politique  des  questions?  Non  certes;  par  la  compo- 
sition de  sa  population,  Paris  ne  peut  être  considéré  comme  une  com- 
mune. C'est  tout  autre  chose  :  c'est  une  capitale.»  —  Soit;  mais  un  conseil 
municipal,  élu  par  les  habitants,  ne  retranchera  rien  au  rôle  que  l'État 
doit  garder  dans  les  affaires  de  Paris,  et  on  trouverait  sans  peine-  le 
moyen  de  former  un  corps  électoral  de  véritables  Parisiens  avec  des 
conditions  d'origine,  ou,  du  moins,  de  domicile. 

Une  autre  fois  ce  n'est  pas  pour  nier  le  droit  des  Parisiens  à  s'occuper 
des  affaires  dont  on  charge  leur  avenir,  que  M.  le  préfet  use  de  la  parole  ; 
il  prend  le  Sénat  lui-môme  à  témoin  des  peines  de  sa  carrière,  et  vrai- 
ment, c'est  trop  d'ironie  que  de  se  plaindre  quand  on  a  eu  toute  la  force 
pour  faire  sa  volonté,  et  qu'on  est  sûr  que  l'histoire,  oublieuse  des  con- 
ditions morales  dans  lesquelles  les  actes  s'accomplissent,  et  ne  se  sou- 
venant, hélas!  encore  que  des  résultats,  enregistrera  son  nom  parmi 
ceux  qu'à  tort  ou  à  raison  elle  impose  au  respect  de  la  foule. 

«  Chose  étrange!  S'il  est  une  œuvre  devant  la({uellc  toutes  les  pas- 
sions politiques  devraient  faire  silence,  vers  laquelle  une  pensée  patrio- 
tique devrait  diriger  tous  les  bons  vouloirs,  c'est  assurément  l'entre- 


404  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  compter,  d'ici  à  dix  ans,  comme  des  recettes  surabondantes,  ni  des 
ôôO  millions  de  dépenses  qu'on  lui  propose  de  poursuivre,  pour  faire  un 
emploi  de  ces  fonds. 

L'intérêt  de  l'État  est  lié,  dit-on,  à  la  continuation  du  système.  En 
1862,  M.  Mag'ne  expliquait  au  Sénat  que  Paris  donne,  depuis  sa  trans- 
formation en  cité  césarienne,  plus  de  45  millions  de  revenus  annuels  au 
Trésor.  M.  Devinck  a  prouvé  que  c'est  54;  et,  cette  année  encore,  il 
montre  que  dans  le  dernier  exercice  dont  les  comptes  soient  apurés,  la 
recette  de  l'État  a  crû  de  14  millions. 

L'État  doit  donc  encoura^jer  la  Ville  à  agrandir  sans  cesse  un  si  beau 
domaine,  et  le  Corps  législatif  ne  pas  tant  marchander  si  on  lui  parle 
de  tracer  et  de  subventionner  un  nouveau  réseau  de  boulevards  et  de 
rues  qui  sont  des  routes,  de  par  la  loi,  et  par  conséquent  des  travaux  à 
payer,  en  partie,  par  l'État.  Le  Corps  législatif  n'est  pas  bien  vu  à 
l'Hôtel-de-ville.  On  lui  reproche  de  ne  pas  comprendre  toutes  ces 
vérités  grandioses  et  notamment  d'avoir  rendu  la  vie  bien  dure  aux  or- 
donnateurs des  dépenses  municipales  en  réduisant  le  chiffre  des  bons 


prise  immense  qui  fera  de  Paris  une  capitale  digne  de  la  France,  j'ai 
presque  dit  du  monde  civilisé.  En  effet,  cette  ville  aimée  des  lettres, 
des  sciences  et  des  arts,  qui  sait  en  concilier  le  culte  avec  les  intérêts 
industriels  et  commerciaux  de  notre  époque,  ce  centre  politique  auquel 
l'Empereur  a  rendu  son  prestige  et  sa  prépondérance,  n'est-ce  pas,  en 
toute  vérité,  la  Rome  des  temps  modernes?  Le  tribut  d'admiration  et 
d'hommages  que,  de  tous  les  points  du  globe,  l'étranger  vient  lui  payer 
avec  un  empressement  qui  s'accroît  tous  les  jours  sous  l'empire  d'une 
attraction  de  plus  en  plus  irrésistible,  n'est-ce  pas  le  signe  de  la  con- 
quête du  monde  par  une  force  plus  puissante  et  plus  durable  que  celle 
des  armes,  par  l'influence  pacifique  des  idées,  des  mœurs,  des  senti- 
ments de  notre  pays?  Ah  !  si  nos  descendants,  qui  béniront  l'Empereur 
d'avoir  conçu  et  réalisé  cette  grande  pensée,  songent  jamais  aux  ob- 
stacles qu'avait  à  vaincre  l'Administration  municipale  chargée  des  dé- 
tails de  l'exécution,  ils  supposeront  certainement  que  ses  efforts  ont  été 
accueillis  partout  avec  une  égale  faveur,  aidés  par  une  jurisprudence 
bienveillante,  encouragés  par  les  conseils  et  par  l'appui  d'une  presse 
comprenant  l'impossibilité  de  traverser  toujours  heureusement  un  dé- 
dale de  difficultés,  et  plus  désireuse  d'excuser,  de  couvrir  les  erreurs, 
les  fautes  mêmes, que  de  s'en  prévaloir  et  de  s'en  faire  des  armes  d'hos- 
tilité ;  enfin,  vus  avec  sympathie  et  reconnaissance  par  toutes  les  classes 
de  la  société,  même  par  celle  que  ses  habitudes  d'aisance  rendent  la 
plus  impatiente  de  toute  gêne  et  de  tout  dérangement!  Vous  savez,  Mes- 
sieurs, ce  qu'il  en  est  au  juste,  et  je  désire,  pour  l'honneur  de  notre 
siècle,  que  nos  neveux  n'approfondissent  pas  trop  leurs  recherches  trop 
curieuses  à  cet  égard.  » 


LES  FINANCES  DE  PARIS.  405 

de  la  Caisse  des  Iravaiix,  qui  procure  à  bon  marché  un  maniement  de 
fonds  considérables,  qui  a  tous  ses  en{ya{};'menls  éclielonnés  avec  pru- 
dence, et  dont  les  dettes  sont  toutes  garanties,  non-seulement  par  le 
crédit  de  la  Ville,  mais  par  des  valeurs  absolument  sûres. 

Elle  avait,  le  1"  janvier,  pour  95  millions  de  bons  en  circulation, 
(juantité  qui  doit  être  réduite  à  80  millions  dans  le  cours  de  l'année. 
Or  il  en  échéait  pour  53  millions  et  demi  en  1865.  Pour  obéir  à  la  loi, 
la  Ville  ne  peut  en  renouveler  pour  plus  de  38. 

La  Caisse  des  travaux  de  Paris  a  été  instituée  le  14  novembre  1858. 
On  prétend  que  son  institution  était  devenue  indispensable,  et  par  con- 
séquent que  ce  n'est  pas  un  établissement  passafjer.  Autorisée  en  1862 
à  émettre  pour  125  millions  de  bons,  jusqu'à  ce  que  l'emprunt  de  1860 
eût  été  réalisé,  elle  a  dû  en  réduire  le  montant  à  moins  de  100  millions 
à  la  fin  de  Texercice  1863.  Il  paraît  que  sa  clientèle  est  nombreuse  et 
se  compose  de  plus  de  14,000  prêteurs  qui  ne  demanderaient  pas  mieux 
que  de  lui  confier  jusqu'à  150  et  160  millions. 

A  en  croire  la  Ville,  il  n'y  a  aucune  comparaison  à  faire  entre  les  bons 
du  Trésor  public  et  les  bons  de  la  Caisse.  Ceux-ci  ne  forment  pas  une 
dette  flottante.  Ce  sont  de  vraies  lettres  de  ,^age  dont  la  valeur  est  re- 
présentée :  1"  par  l'excédant  des  revenus  ordinaires  sur  les  dépenses 
ordinaires  de  la  Ville;  2^  par  un  fonds  de  20  millions  en  valeurs  mobi- 
lières incessamment  réalisables,  dont  la  Caisse  est  dotée  par  la  Ville  ; 
3^  par  les  subventions  que  l'État  doit  à  la  Ville;  4"  par  le  produit  des 
ventes  de  matériaux,  de  terrains  disponibles  et  par  d'autres  produits 
des  opérations  en  vue  desquelles  la  Caisse  a  été  établie,  ressources  qui 
généralement  équivalent  aux  engagements  contractés.  La  Caisse  des 
travaux  est  d'ailleurs  soumise  à  la  surveillance  d'un  comité  supérieur 
et  au  contrôle  de  la  cour  des  comptes. 

La  première  garantie  de  son  papier  dont,  du  reste,  nous  sommes  loin 
de  nier  la  bonté  et  dont  nous  ne  voulons  que  réduire  la  quantité,  pour 
enlever  à  l'administration  municipale  l'instrument  d'entreprise  dont  elle 
a  tant  usé,  c'est,  on  le  voit,  l'excédant  des  recettes  ordinaires  sur  les 
dépenses  ordinaires. 

Quand  nous  disons  que  les  financiers  de  la  Ville  composent  pour  dix 
ans  avec  ces  excédants  annuels  de  35  millions  et  55  millions  de  plus- 
values,  un  capital  futur  de  410  millions,  nous  ne  faisons  pas  même 
le  vrai  compte  de  M.  le  préfet.  Il  n'y  a  pas  pour  lui  d'excédants  qu'il 
ne  faille  porter  à  50  millions,  car  il  n'en  déduit  pas  tout  de  suite  l'amor- 
tissement de  la  dette.  Cela  fait  déjà  500  millions.  Il  y  ajoute  112  mil- 
lions et  demi  de  plus-values  progressives,  à  2  millions  et  demi  par 
année.  C'est  le  grand  jeu  de  la  spéculation,  et  M.  Devinck,  dans  son 
rapport  au  nom  du  comité  des  finances,  ne  connaît  que  le  petit. 

M.  Haussmann  ne  vise  d'ailleurs  qu'à  faire  miroiter  un  instant  de  si 


406 


JOURNAL  DES  ÉGONOWISTES. 


gros  chiffres.  Une  fois  qud  rébloiiissemerit  est  produit,  il  redescend  les 
degrés,  défalque  10  iiiiliioiis  pour  rauiorîisseiiient,  1  million  pour  la 
subvention  extraordinaire  des  hospices,  14  millions  pour  les  travaux 
que  nous  avons  refusé  de  classer  parmi  les  travaux  extraordinaires, 
c'est-tà-dire  25  millions.  îl  ne  reste  plus  que  25  millions  d'excédant,  et 
28  en  y  joignant,  comme  nous  l'avons  fait  et  comme  il  le  fait  à  son  tour, 
la  somme  allouée  pour  les  dépenses  de  la  Caisse  des  travaux.  Sans  les 
hypothétiques  plus-values  de  112  millions,  cela  fait  280  millions  pour 
dix  ans,  et,  avec  elles,  390.  Mais  il  n'y  a  guère  moins  à  dépenser  pour 
achever  les  grandes  opérations  entreprises  et  mener  à  terme  l'assimi- 
lation à  Paris  de  l'ancienne  zone  suburbaine.  C'est-à-dire  enfin  qu'en 
admettant  que  toutes  les  prévisions  de  l'Hôtel-de-Ville  se  réaliseront,  elle 
aura  juste  de  quoi  suffire  à  sa  tâche.  Mais  dix  ans!  Qui  peut  répondre 
de  dix  ans  d'une  fortune  ascendante,  surtout  quand  on  a  tant  joui  déjà 
des  faveurs  du  hasard?  (1) 

On  ressent  vaguement  ces  craintes  à  l'Hôtekle-Ville.  Aussi  désire-t-on 
se  hâter,  sous  le  prétexte  de  satisfaire  l'impatience  publique. 

Les  situations  changent  l'opiique  des  hommes.  M.  Haussmann,  quand 
il  n'est  plus  maire  ou  plutôt  roi  absolu,  dictateur  financier  de  Paris, 
quand  il  administre  simplement  la  fortune  départementale,  voit  les 


(1)  Et  alors  sur  quel  fonds  repose  cette  singulière  doctrine  économi- 
que, professée  par  M.  Haussmann  dans  son  dernier  rapport  : 

«  Contrairement  à  l'opinion  la  plus  commune,  les  dépenses  extraor- 
dinaires ne  sont  pas  toujours  les  ennemies  des  budgets.  Elles  les  enri- 
chissent, au  contraire ,  lorsqu'elles  sont  faites  avec  intelligence,  parce 
qu'elles  produisent  l'accroissement  graduel  du  revenu  et  qu'elles  de- 
viennent ainsi  le  moyen  indirect,  mais  sûr,  de  couvrir  les  dépenses  an- 
nuelles, dont  l'économie  la  plus  sévère  ne  peut  jamais  réussir  complè- 
tement à  contenir  l'expansion.  Si  je  croyais  pouvoir  dire,  d'une  manière 
générale,  sans  aucune  réserve,  que  le  procédé  le  meilleur  pour  équili- 
brer un  budget  en  déficit,  à  défaut  d'une  réduction  de  dépenses  qu'on 
ne  peut  pas  toujours  obtenir,  à  défaut  d'une  création  de  ressources  nou- 
velles par  l'impôt,  devant  laquelle  on  recule  souvent,  est  d'élever  encore 
les  dépenses,  je  mériterais  d'être  taxé  de  paradoxe;  mais  si  j'ajoutais 
un  seul  mot,  si  je  disais  que  ce  procédé  est  d'élever,  au  lieu  de  les  ré- 
duire, les  dépenses  «  productives»,  sur  lesquelles  tombent  d'ordinaire 
les  rigueurs  de  l'économie,  parce  qu'elles  sont  moins  rebelles  aux  re- 
tranchements que  les  autres,  je  n'énoncerais  rien  de  paradoxal  ;  je  pro- 
clamerais une  vérité  ;  oui,  j'ose  le  dire,  une  vérité  qui  se  fera  jour  avec 
ou  sans  moi.  »  Ces  discours  sont  excellents  à  tenir  dans  les  temps  de 
prospérité  et  flattent  agréablement  l'imagination,  mais  les  vieilles  maxi- 
mes qui  conseillent  de  ne  dépenser  en  satisfactions  de  luxe  que  les  éco- 
nomies faites  sur  le  passé  et  de  ne  pas  engager  imprudemment  les 
ressources  de  l'avenir,  sont  d'une  bien  autre  sagesse. 


LES  FiINÂNGBS  DE  PARIS.  407 

choses  sans  illusion,  el,  coiiiine  les  [)lus  désintéressés  observateurs,  il 
iii(li(|ue  les  lactiiies  et  les  défauts  des  lois.  Bien  des  membres  du  conseil 
municipal  en  sont  là.  M.  Devinck  ne  résiste  pas,  dans  les  conseils  de  la 
Ville,  à  la  contagion  d'un  opiimisme  dan^ifereux.  Député  de  la  Seine,  il 
était  l'un  des  meilleurs  analomisles,  et,  dans  un  temps  oii  cette  envie 
était  rare,  il  u^mIL  i)as  demandé  mieux  que  d'être  l'un  des  plus  utiles 
juédecins  du  budj^^et  de  l'État.  Conseiller  municipal,  il  rabat  bien  quel- 
que chose  des  chimères  financières  du  lieu,  mais,  en  définitive,  pas 
grand' chose. 

L'Empereur,  au  nom  duquel  M.  le  préfet  aime  à  parler,  a  dit  un  jour 
au  Conseil  municipal  de  Paris:  «Je  vous  recommande  surfont,  dans 
l'examen  du  budfyei;,  de  réduire,  autant  que  les  finances  le  permettront, 
les  droits  qui  pèsent  sur  les  matières  de  première  nécessité.»  Sans  doute, 
c'est  qu'il  ne  pense  pas  que  l'octroi  puisse  être  maintenu  toujours  avec 
les  tarifs  dont  on  l'a  composé.  En  tout  cas,  cette  recommandation  n'in- 
quiète pas  la  Commission  des  finances  delà  Ville.  Son  rapporteur,M.  De- 
vinck, trouve  même  moyen  de  la  citer  :  «  Ces  paroles  de  l'Empereur, 
dit-il,  sont  toujours  présentes  à  la  pensée  du  Conseil.  Pour  assurer  la 
réalisation  des  vues  de  Sa  Majesté,  la  seule  mirche  à  suivre  était  d'ac- 
croître d'abord  les  ressources  de  la  Ville,  sans  a[î(jravation  de  l'impôt, 
et  par  le  seul  fait  du  développement  de  la  matière  imposable.  Ce  but  si 
désirable  a  été  poursuivi  avec  une  persévérante  et  énergique  activité. 
Pour  l'atteindre,  il  faut  continuer  avec  sagesse  la  même  marche.  Les 
excédants  actuels  restant  assurés,  avant  tout,  aux  opérations  en  cours, 
dont  rachèvementest  obligé,  l'accomplissement  de  ces  engagements,  et 
des  autres  améliorations  qui  restent  à  faire,  en  procurera  non-seule- 
ment le  maintien,  mais  en  garantira  encore  l'accroissement  dans  les 
budgets  futurs.  Alors  la  Ville  trouvera  dans  ces  excédants,  ainsi  sauve- 
gardés et  accrus,  les  seuls  moyens  certains  de  diminuer  efficacement  les 
charges  des  contribuables,  sans  tarir  les  sources  du  travail  et  de  la  pros- 
périté publique.»  En  bon  français,  cela  veut  dire  qu'il  n'y  faut  pas 
compter. 

Et,  en  effet,  comment  la  Ville  songerait-elle  à  un  dégrèvement  quel- 
conque des  impôts  de  la  commune,  lorsque  sa  préoccupation  est  de 
disposer  les  plans  des  entreprises  qui  suivront  celles  qui  absorbent 
toutes  ses  ressources  et  de  faire  accepter,  dès  à  présent,  la  proposition 
d'un  emprunt  destiné  à  les  achever  plus  vite.  M.  le  préfet  n'est  pas, 
d'ailleurs,  d'avis  qu'il  faille  donner,  même  une  illusion,  aux  rêveurs 
qui  s'imaginent  que  l'on  peut  réformer  l'octroi.  C'est  bien  assez,  pour 
lui,  que  de  faire  remarquer  que  les  droits  d'octroi  n'ont  pas  été  relevés 
depuis  que  la  Ville  est  si  dépensière.  Peu  importe,  du  reste,  à  la  muni- 
cipalité les  dissertations  sur  les  impôts.  L'octroi  est  son  levier  pour  la 
transibrmation  de  Paris;   elle  s'en  servira,  quoi  qu'on  en  dise,  et  n'a 


408  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

qu'un  souci ,  celui  de  terminer  au  plus  vite  ses  principales  opéra- 
tions de  voirie,  comme  le  boulevard  de  l'Empereur,  l'avenue  de 
l'Aima  (n"  1),  le  boulevard  Haussmann  (2"  section),  la  rue  de 
Rouen  (une  partie),  le  boulevard  Magenta,  la  rue  Gay-Lussac,  l'ave- 
nue Latour-Maubourg  :  travaux  entrepris  en  participation  avec  l'État, 
et  l'avenue  Joséphine,  le  boulevard  d'Iéna,  la  place  du  roi  de  Rome,  la 
rue  François  pr,  le  boulevard  Haussmann  (3^  section),  les  rues  Neuve- 
des-Mathurins  et  de  la  Madeleine  prolongée,  l'élargissement  de  la  rue  de 
la  Pépinière,  la  rue  Lafayette,  dont  la  ville  est  chargée  seule. 

Abattre  tant  de  maisons,  dont  la  plupart,  il  y  a  vingt  ans,  paraissaient 
si  belles  et  bâties  pour  un  siècle,  cela  fera-t-il  baisser  le  prix  des  ter- 
rains et  des  loyers?  Sans  doute,    diront  les  démolisseurs.  Un   des 
arguments  favoris    de  la  préfecture  de   la  Seine  ,   pour   qu'on  ne 
l'accuse  pas  d'être  cause  de  la  hausse  si  pénible  des  loyers  que  nous 
supportons  depuis  dix  ans,  c'est  que  chaque  année  il  se  bâtit  beaucoup 
plus  de  maisons  qu'il  ne  s'en  démolit,  et  que  les  maisons  nouvelles  con- 
tiennent plus  de  logements  que  les  anciennes.  En  1864  encore,  il  y  au- 
rait eu  3,098  maisons  bâties  ou  agrandies  contre  1,383  démolies,  en 
entier  ou  en  partie,  et  21,789  logements  créés  contre  6,113  suppri- 
més. L'augmentation  est  de  15,676  logements.  Par  conséquent,  si  on 
paye  cher  pour  se  loger,  la  faute  n'en  est  pas  à  la  Ville,  et  son  remue- 
menage  de  démolitions  et  de  bâtisses  a,  au  contraire,  pour  effet  de  nous 
donner  des  milliers  d'appartements  nouveaux  chaque  année.  En  ce  mo- 
ment-ci, nous  en  aurions  à  notre  disposition  629,421.  Soit,  mais  on 
oublie  qu'on  appelle  incessamment  dans  Paris  de  nouveaux  locataires, 
destinés  à  devenir,  tout  à  la  fois,  les  ouvriers  des  grands  travaux  et  les 
contribuables  du  budget  municipal,  et  que,  si  la  Ville  s'en  trouve  bien, 
puisque  son  octroi  y  gagne  des  recettes  toujours  nouvelles,  la  popu- 
lation y  perd  tout  le  profit  dont  on  la  suppose  nantie  par  l'ouverture  de 
tous  les  logements  dénombrés  par  la  statistique  officielle.  A  quoi  sert  de 
lui  montrer  qu'elle  aurait  de  quoi  se  loger,  quand  elle  ne  sait  que  trop 
bien  qu'à  mesure  qu'il  se  bâtit  une  maison,  il  arrive  un  flot  de  ba- 
layeurs, de  maçons,  d'architectes  de  la  province  et  de  l'étranger,  pour 
l'envahir  du  grenier  aux  caves?  M.  le  préfet  dit  que  les  loyers  vont 
baisser,  qu'ils  baissent  déjà.  Dieu  soit  loué!  Mais,  que  la  Ville  s'y  at- 
tende, cette  baisse  des  loyers,  si  impatiemment  attendue  des  particu- 
liers, ce  sera  le  signal  d'une  réaction  des  prix,  des  salaires,  des  recettes, 
dont  sa  caisse  sentira  le  contre-coup.  Nous  en  serons  bien  fâchés,  mais 
nous  ne  pourrons  que  nous  réjouir  de  l'être,  car  nous  y  gagnerons 
d'être  moins  taillés  à  merci,  non  par  les  propriétaires,  mais  par  les 
nécessités  de  la  propriété,  et  si  la  Ville  arrête  un  peu  sa  géométrie  et 
son  architecture,  il  ne  nous  déplaira  pas  non  plus  de  ne  plus  respirer 
tant  de  poussière  monumentale.  On  en  a  fait  bien  assez,  et  une  halte 


LES  FINANCES  DE  PARIS.  409 

dans  cette  fiévreuse  activité  serait  plus  profit;i!)Ii'.  que  la  persistance. 
A  (juel  ami  dirioiis-noiis  :  «Vous  vous  êtes  embarqué  sur  un  courant 
traffaires  qui  vous  eutraîne;  ne  faites  aucun  effort  pour  couper  le  flot 
et  vous  fliri{T^er  vers  la  rive;  doublez  de  voiles,  au  contraire;  courez, 
volez  plus  vite  :  c'est  le  seul  moyen  de  ne  pas  échouer.»  Passe  encore 
si  la  barque  n'était  montée  que  pir  ceux  qui  ont  le  plaisir  et  l'honneur 
de  la  con  luire;  m;iis  il  y  a  des  passafyers  avec  l'éijuipa^îe,  et  qui  n'ont 
pas  demandé  de  faire  un  voyage  si  long. 

Mais,  nous  l'avons  vu,  la  nouvelle  théorie,  c'est  que  plus  on  a  de 
charges,  plus  il  faut  dépenser,  et  que  si  l'argent  disponible  manque,  il 
en  faut  emprunter  de  toute  manière.  Les  vieux  instruments  k  battre 
monnaie  ne  suffisent  plus.  La  Ville  contracte  des  engagements  avec  des 
compagnies  qui,  couvertes  par  son  crédit,  émettent  des  valeurs  et  élar- 
gissent, quoi  qu'on  fasse  pour  l'empêcher,  le  cercle  de  l'écroulement  de 
l'ancien  Paris. 

N'insistons  pas  sur  le  caractère  de  ces  traités  qui  ont  été  remarqués  et 
où  des  esprits,  habitués  à  juger  les  affaires,  ont  cru  découvrir  une  façon 
d'étendre  son  crédit  au  delta  des  limites  que  la  loi  a  fixées  à  la  Caisse 
des  travaux  de  Paris  et  que  chaque  année  le  Corps  législatif  rétrécit 
encore.  Il  ne  nous  paraît  pas  étonnant  que  la  Ville,  serrée  d'un  peu  trop 
près,  cherche  à  trouver  des  facilités  qui  lui  manquent,  et  nous  ne  la 
blâmons  même  pas  de  le  faire,  mais  nous  n'en  sommes  que  plus  sur- 
pris de  voir  qu'en  même  temps  elle  a  tant  de  prétentions  cà  une  opu- 
lence supérieure  à  tous  les  obstacles  et  à  laquelle  toute  audace  est 
permise. 

'    Pourquoi  tant  de  pompe  dans  des  combinaisons  de  calculs,  qui  abou- 
tissent à  déclarer  qu'un  nouvel  emprunt  est  nécessaire? 

M.  le  préfet  fait  entendre  quelque  part  dans  son  mémoire  qu'il  est 
question  dans  les  conseils  oii  le  sort  de  Paris  se  décide,  de  faire  succéder 
à  la  série  des  travaux  qui  s'exécutent  et  qui  sont  loin  d'être  achevés, 
une  série  d'œuvres  de  la  même  importance,  et,  après  avoir  fait  bien 
sentir  au  Corps  législatif,  car  c'est  à  lui  évidemment  qu'il  s'adresse,  que 
les  fonds  qu'il  vote  pour  la  part  de  l'État  dans  tous  ces  travaux  ne  sont 
pas  le  dixième  de  ce  que  la  Ville  dépense,  il  menace  de  ne  plus  rien  en- 
treprendre si  ce  secours  lui  est  refusé.  La  contradiction  est  évidente. 
Si  la  Ville  est  si  riche,  de  quel  appui  a-t-elle  besoin?  Et  si  elle  ne  l'est 
pas,  pourquoi  ne  pas  ralentir  cette  fureur  de  rénovation  qui  la  met  dans 
la  gêne,  puisqu'elle  pense  à  emprunter,  et  qui  peut  la  mettre  un  jour 
dans  de  plus  sérieux  embarras? 

Paul  Boiteau. 


410  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


LA  RÉFORME  SOCIALE  EN  FRANCE: 

FAR   M.     E.    LE    PLAY    (^) 


Pour  imprimer  en  lête  d'un  livre  ce  titre  :  Réforme  sociale,  sans  re- 
douter aucune  qualification  déplaisante,  il  a  fallu  à  M.  Le  Play  non- 
seulement  la  confiance  qu'inspire  la  droiture  des  intentions,  mais  celle 
que  donnent  une  haute  positioii  sociale  et  scientifique,  des  services 
éminents,  la  confiance  des  g-ouvernements.  Malgré  les  nombreuses  et 
graves  réserves  que  noijs  aurons  à  faire  sur  ses  solutions,  nous  le  félici- 
tons de  ce  titre  et  du  courage  qu'il  suppose.  Il  esi;  bon  que  des  hommes 
en  possession  d'une  grande  autorité  morale,  et  dont  on  ne  peut  accuser 
ni  les  passions  subversives  ni  les  intérêts  égoïstes,  rappellent  sans  cesse 
aux  sociétés  humaines,  trop  contentes  d'elles-mêmes,  combien  elles  sont 
faibles  et  vicieuses.  Ce  n'est  pas  que  la  religion,  Tœil  fixé  sur  la  perfec- 
tion chrétienne,  manque  de  proclamer  cette  vérité  dans  les  chaires  et 
dans  les  livres,  comme  c'est  son  devoir;  mais  sa  critique  tombe  trop 
souvent  dans  la  déclamation  et  dépasse  le  but,  ou  bien  elle  perd  de  son 
crédit,  comme  usant  et  abusant  d'un  thème  tout  fait.  La  science,  m.oins 
ambitieuse  de  l'idéal,  se  montre  plus  complaisante  à  Tadmiration  : 
éblouie  de  quelques  progrès  réels,  elle  admet  volontiers  un  progrès 
général  et  continu;  elle  y  a  trop  de  part  pour  être  tout  à  fait  clair- 
voyante et  sincère.  EL  cependant  quels  désordres,  quel  chaos,  quelle 
fragilité  il  est  facile  de  découvrir  dans  les  sociétés  les  plus  renommées, 
pour  peu  que  le  sens  moral  et  la  luinière  intellectuelle  guident  les  re- 
cherches! Pour  ces  tristes  découvertes  il  suffit  de  la  bonne  foi  dans 
l'âme  et  de  qaôi-|ue  vigueur  dans  Tesprit;  tandis  que,  pour  les  proclamer 
devant  un  monde  enchanté  de  ses  mérites  et  prompt  à  jeter  la  pierre  à 
tout  réformateur,  il  faut,  nous  le  répétons,  du  courage. 

Sans  s'arrêter  aux  scrupules  et  aux  objections,  M.  Le  Play  a  passé 
outre,  et  il  a  bien  fait.  Les  deux  vices  principaux  qui  corrompent  la 
société  française  jusque  dans  la  moelle  des  os  sont,  à  ses  yeux,  l'anta- 
gonisme entre  les  citoyens,  l'instabilité  dans  les  gouvernements,  d'où 
dérive,  comme  triste  conséquence,  le  défaut  d'harmonie  sociale,  laquelle 
est  la  condition  normale  et  le  but  suprême  de  toute  société.  Il  est  diificile 
de  nier  ces  prémisses.  L'antagonisme  éclate  là  où  devrait  exister  l'ac- 
cord :  entre  les  patrons  et  les  ouvriers,  entre  les  riches  et  les  pauvres, 

(i)  2  vol.  in-8.  Chez  Henri  Pion. 


LA  RfiFORMK  SOCIALK  M  FRANCE.  411 

rnliv  les  adiniiiistn'îs  oL  l  s  jioiivei'nanls,  onlix  lo.s  villes  cL  Ws  cainpa- 
i;ii('s;  il  esl  iiK'mi'  an  sein  des  laniillos,  eiilre  mari  et  feiiiine,  enln;  pa- 
rents et  enCants,  entre  frères.  Quant  à  riiistal)ilité  de  nos  institutions 
dej)uis  (juatre-vinfyts  ans,  elle  est  trop  bien  établie  par  l'histoire  pour 
avoir  besoin  de  preuves,  et  l'avenir  n'offre  que  de  douteuses  garanties 
rontre  le  retour  de  pareilles  vicissitudes. 

Pour  constater  et  corrip,er  tant  de  vices,  pour  contenir  tant  de  mobi- 
lité, M.  Le  Play  a  eu  recours  à  une  méthode  qu'il  a  inventée,  ou  du 
moins  perfectionnée  à  un  tel  point  qu'il  n'y  a  point  d'injustice  envers 
personne  à  lui  en  rapporter  l'honneur  :  c'est  la  méthode  des  monogra- 
phies, ou  description  approfondie  de  l'état  économique  et  moral  de 
familles,  choisies  avec  tact  pour  représenter  la  condition  moyenne  des 
familles  pareilles.  Comme  instrument  d'observation  locale  ou  person- 
nelle, la  inonographie  nous  paraît  d'une  puissance  incomparablement 
supérieure  aux  vagues  généralités  qui  remplissent  trop  de  livres.  Armée 
d'un  tel  instrument,  l'analyse  pénèlre  dans  la  profondeur  de  l'organisme 
familial  et  social,  avec  une  sûreté  de  main  et  d'œil  dont  n'approche 
aucun  autre  procédé.  Je  ne  connais  guère,  je  l'avoue,  d'étude  plus 
attachante  que  celle  des  quatre-vingts  monographies  qui  remplissent  les 
deux  ouvrages  publiés  par  M.  Le  Play  et  ses  collaborateurs  :  les  Ouvriers 
européens  (t)  et  les  Ouvriers  des  Deux-Mondes  (2);  c'est  la  vie  humaine 
prise  sur  le  fait,  dans  son  intimité  la  plus  secrète.  J'y  retrouve  l'im- 
pression saisissante  de  réalité  que  me  donne  la  vue  d'un  fragment  végétal 
ou  auimal  observé  au  microscope.  La  monographie  des  familles  c'est, 
en  effet,  le  microscope  appliqué  cà  l'économie  sociale;  une  vive  concen- 
tration de  lumière  qui  dissipe  toute  obscurité,  associée  à  un  grossisse- 
ment qui  exagère  les  dimensions.  Mais,  infaillible  dans  ce  qu'il  montre, 
le  précieux  inslrumenl  induit  en  erreur  celui  qui  s'y  fie  pour  les  propor- 
tions et  les  relations  des  objets.  On  n'étend  avec  sûreté  les  révélations 
du  microscope  au  champ  entier  de  la  science  qu'cà  l'aide  de  tous  les  au- 
tres procédés  :  la  loupe  et  l'œil  nu,  le  raisonnement  et  le  cnlcul. 

Je  crains  que  M.  Le  Play  n'ait  pas  fait  usage,  avec  une  égale  impar- 
tialité, de  ces  divers  instruments;  sa  prédilection  pour  les  monogra- 
phies est  posée  dans  l'avertissement  comme  dans  la  conclusion;  elle 
s'étale  à  chaque  page,  à  chaque  paragraphe;  elle  inspire  l'ouvrage  d'un 
bout  à  l'autre;  non-seulement  Fexcellence,  mais  l'absolue  supériorité  de 
cette  méthode  et  presque  son  exclusive  légitimité  est  proclamée.  Il  devait 
arriver  à  M.  Le  Play,  pensant,  observant  et  écrivant  sous  l'empire  de 
cette  préoccupation  excessive,  ce  qui  arriverait  à  tout  naturaliste  vou- 
lant écrire  l'histoire  nalurelle  à  l'aide  du  seul  microscope  :  ou  bien  il  se 


(4)  1  volume  in-folio. 
(2)  4  vol.  in-8. 


412  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

cantonnerait  dans  un  cercle  étroit  d'études,  ou  bien  ses  généralisations 
seraient  hisardées  et  souvent  fautives. 

Aussi  l'insuffisance  de  la  méthode  se  trahit-elle  avec  une  évidence 
non  équivoque,  soit  dans  les  livres  de  M.  Le  Play  et  de  ses  collaborateurs, 
soit  dans  les  discussions  publiques  qui  s'y  rattachent.  Dans  les  livres, 
chaque  monographie  est  suivie  de  Notes  qui  en  sont  d'ordinaire  la 
partie  la  plus  instructive,  et  cependant  elles  ont  été  recueillies  par  voie 
d'observation  générale,  suivant  le  procédé  ordinaire.  Dans  les  séances 
de  la  Société  d'économie  sociale,  instituée  pour  l'application  des  vues  de 
M.  Le  Play,  quiconque  y  a  asssisté  a  remarqué  qu'après  le  rapport  fait 
sur  la  monographie,  objet  primitif  de  la  discussion,  le  débat  réel  s'en- 
gageait toujours,  non  plus  sur  la  famille  ainsi  analysée,  mais  sur  telles 
questions  que  l'on  pouvait  y  rattacher.  La  monographie  disparaissant, 
l'éloquence  des  orateurs  se  donnait  pleine  carrière  à  côté  et  en  dehors  : 
à  la  fin  des  séances,  personne  ne  pensait  plus  à  la  famille  qui  en  avait 
été  le  prétexte. 

Ce  défaut  de  lien  logique  entre  l'étude  spéciale  et  l'étude  générale  est 
devenu  si  manifeste  que,  dans  sa  présente  session  (1864-1865),  la  Société 
d'économie  sociale  ne  s'est  plus  assujettie  à  prendre  une  monographie 
quelconque  pour  base  des  discussions;  réformant  son  règlement,  elle  a 
admis  que  l'on  pourrait  désormais  aborder  d'emblée  tout  sujet  accepté 
par  le  bureau,  ce  qui  est  le  retour  aux  usages  de  toutes  les  sociétés 
savantes,  et  en  particulier  de  celle  d'économie  politique.  Sans  être  mé- 
connue ni  répudiée,  la  monographie  est  ramenée  à  son  rôle  propre, 
l'exacte  et  minutieuse  perquisition  de  certains  faits  circonscrits  dans  un 
cadre  étroit  de  temps,  de  lieux  et  de  personnes.  Elle  ne  sortira,  avec 
autorité,  de  celte  limite  que  lorsque  l'accumulation  de  centaines  et  de 
milliers  de  descriptions  permettra,  par  le  rapprochement  ou  l'opposi- 
tion des  caractères,  de  constituer  ce  que  les  naturalistes  appellent  des 
monographies  d'espèces,  de  genres,  de  familles,  de  tribus.  Jusqu'à  pré- 
sent elle  en  est  encore  aux  monographies  d'individus  sociaux. 

On  pressent  déjà  comment  la  nature  même  de  la  méthode  aura  servi 
et  desservi  M.  Le  Play.  S'agit-il  de  faits  actuels  observés  par  lui  ou  ses 
amis?  ils  sont  parfaitement  examinés,  décrits  avec  une  précision  supé- 
rieure. S'agit-il  de  conséquences  pratiques  à  en  déduire,  de  faits  analo- 
gues à  déterminer  à  distance,  de  jugements  à  porter  sur  un  pays  ou  une 
époque?  la  méthode  fait  défaut  ou  elle  est  témérairement  appliquée  :  les 
appréciations,  les  conclusions  manquent  de  solidité,  et  trop  souvent 
elles  s'égarent  à  côté  de  la  vérité.  Où  il  fallait  tenir  ses  yeux  tout  grands 
ouverts  pour  bien  voir  le  paysage,  M.  E.  Le  Play  en  a  soumis  quelques 
coins  au  microscope!  Il  s'est  exposé  à  mal  juger  de  l'ensemble. 

Dans  les  cas,  nombreux  du  reste,  oii  il  rentre  dans  le  système  com- 
mun des  études  scientifiques  par  l'observation  générale  des  institutions 


LA  RÉFORME  SOCIALE  EN  FRANGE.  413 

et  des  mœurs,  M.  Le  Play,  fidèle  aux  mêmes  propensions  (pour  employer 
son  mot  favori),  invoque  exclusivement  Thistoire  et  repousse  la  philo- 
sophie, la  lojiiqiie,  la  Ihéorie  politique  ou  morale;  aux  idées  préconçues, 
il  enlend  opposer  ih^  faits  :  méthode  exchisive  que  nous  juji^eons  inad- 
missible dans  la  science  sociale,  et  à  peine  tolérable  dans  les  sciences 
naturelles,  où  les  hypothèses  provisoires  servent  presque  toujours  de 
point  de  départ  pour  les  découvertes. 

Que  l'économie  polili(pie  ou  sociale  ne  puisse  se  contenter  de  l'his- 
toire pour  boussole,  est-il  nécessaire  de  le  démontrer  amplement?  L'his- 
toire n'a  jamais  été  qu'une  réalisation  très-imparfaite  du  vrai,  du  bien, 
du  beau,  du  juste;  les  vices  que  nous  découvrons  dans  les  sociétés  con- 
temporaines ont  leurs  racines  profondes  dans  les  sociétés  passées.  Le 
xix"  siècle  lui-même,  qui  occupe  le  sommet  de  la  civilisation,  n'est  que  le 
XL*  dans  les  annales  certaines  de  Thumanité.  Pour  le  xxv*  siècle,  nous  serons 
le  moyen  âge,  pour  le  xxx*  siècle  nous  serons  l'antiquité,  et,  sans  aller 
aussi  loin,  nous  pourrions  bien  passer  pour  des  barbares  aux  yeux  de 
notre  postérité  du  xx*  siècle  :  ce  n'est  pas  la  conduite  de  la  Russie  en 
Polog^ne  ou  celle  des  États-Unis  qui  déîournenient  de  notre  temps  cet 
arrêt  sévère  !  Et  Ton  penserait  à  enfermer  nos  recherches  d'améliora- 
tions sociales,  nos  progrès  d'avenir,  nos  espérances  de  perfectionne- 
ment, dans  la  courte  mesure  du  passé  !  Autant  vaudrait  prendre  l'en- 
fance pour  mesure  de  la  virilité. 

En  admettant  l'observation  et  l'histoire  pour  ses  seuls  guides,  au  lieu 
de  les  mettre  au  service  d'une  philosophie,  elle-même  d'ailleurs  fondée 
sur  les  faits,  M.  Le  Play  se  prive  de  tout  critérium  qui  l'aide  à  séparer 
l'ivraie  du  bon  grain;  il  s'expose  à  reconnaître  une  valeur  durable  à 
des  institutions  dont  le  rôle  dut  être  éphémère;  une  autorité  à  des  hom- 
mes et  des  opinions  qui  n'en  ont  pas.  Homme  du  xix*^  siècle,  il  participe 
cependant  aux  lumières  de  son  temps,  et  découvre  des  abus  qu'a  sapés 
la  raison  publique;  mais,  contemporain  de  la  monarchie  absolue,  de  la 
féodalité,  du  servage,  de  l'esclavage,  de  l'oppression  de  la  femme,  il 
eût  manqué  d'arguments  pour  attaquer  ces  iniquités,  car  elles  étaient 
toutes  fondées  sur  la  tradition  historique;  elles  n'ont  été  emportées  que 
par  une  réaction  de  liberté  et  d'équité  novatrices  contre  la  routine,  par 
le  triomphe  de  Vidée  sur  le  fait.  M.  Le  Play  doit  augurer  a  priori  que 
d'autres  legs  survivent  encore  des  sottises,  des  préjugés,  des  erreurs  du 
passé,  et,  pour  les  découvrir  comme  pour  les  démolir,  l'esprit  doit  se 
fixer  sur  la  contemplation  d'une  société  idéale  et  parfaite,  non  sur  le 
souvenir  des  informes  ébauches  de  société  qui  jalonnent  la  route  du 
genre  humain.  Par  son  esprit,  qui  embrasse  le  temps  et  l'espace,  en  avant 
et  en  arrière,  tout  homme  est  uu  Janus  à  deux  faces,  l'une  tournée  vers 
le  passé,  l'autre  vers  Taxenir  !  M.  Le  Play  répudie  ce  lumineux  symbole 
de  la  science,  et  répète,  après  Salomon,  que  rien  n'est  nouveau  sous  le 


a  4  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

soleil;  il  se  déclare  «conduit  à  penser  que  l'esprit  d'innovation  qui  a^jite 
aujourd'hui  l'Europe  sera  parfois  moins  utile  à  la  réforme  sociale  que 
ne  le  serait  le  retour  pur  et  simple  au  passé.»  Il  est  d'avis  que,  en  tout 
ce  qui  se  rattache  aux  ioudements  de  l'ordre  social ,  Tesprit  humain  a 
épuisé  la  plupart  des  combinaisons  utiles,  et  ne  saurait  {juère  innover 
-avec  fruit.  Et  ces  fondements  sont,  à  ses  yeux,  outre  la  famille  et  la 
propriété,  la  reli^jion,  le  gouvernement,  le  travail. 

La  science  sociale  ne  peut  s'accommoder  de  ces  méfiances  envers  Ta- 
venir  et  le  progrès.  Sans  remonter  bien  haut,  depuis  moins  de  quatre 
siècles,  riiumanité  a  inventé,  en  fait  de  relig'ion,  la  réforme  protestante  ; 
en  fait  de  gouvernements,  les  constitutions  parlementaires;  en  fait  de 
famille,  l'égalité  de  droit  entre  les  enfants;  en  fait  de  propriété,  le  sys- 
tème actionnaire;  elle  est  en  voie  d'inventer,  en  fait  de  travail  et  de 
capital,  une  association  d'intérêt  :  tout  autant  de  belles  et  bonnes  choses 
dont  Salomon  et  ses  successeurs  n'entendirent  jamais  parler.  Et  combien 
d'autres  nouveautés  viendront,  peut-être  plus  inconnues  encore  ! 

La  science  sociale,  que  M.  Le  Play  définit  très-bien  «  la  connaissance 
des  faits  et  des  principes  qui  se  rattachent  à  l'existence  des  sociétés  hu- 
maines, »  ne  peut  donc  être  réduite  à  des  études  rétrospectives.  Elle  doit 
se  compléter  par  des  études  dogmatiques  et  philosophiques,  dont  le 
double  objet  peut  ainsi  se  formuler  : 

1^  «Etant  donné  l'homme  avec  ses  besoins  corporels,  ses  sentiments 
moraux,  ses  facultés  intellectuelles,  déterminer  les  conditions  de  l'ordre 
social  les  plus  propres  à  donner  satisfaction  à  ces  besoins,  à  ces  senti- 
ments, à  ces  facultés,  en  les  faisant  concourir  à  l'amélioration  générale 
de  l'humanité  autant  qu'au  bonheur  des  individus. 

2o  «Etant  donnée  une  nation  avec  le  caractère  que  lui  assignent  sa  po- 
sition géographique,  sa  tradition  historique,  ses  aspirations  collectives, 
déterminer  les  conditions  les  plus  propres  à  utiliser  ses  dons  naturels, 
développer  sa  tradition,  satisfaire  ses  aspirations,  accomplir  en  un  mot 
sa  destinée,  au  profit  de  tous  comme  au  sien  propre.  » 

C'est  dire  que  la  science  sociale  doit  s'appuyer  sur  une  philosophie 
psychologique  et  politique,  pour  passer  au  crible  l'immense  et  confuse 
multitude  des  faits  sociaux,  soit  vivants,  soit  disparus,  en  vue  de  garder 
les  uns  et  rejeter  les  autres.  En  vain  l'on  argue  de  l'Incertitude  et  l'in- 
stabilité des  doctrines  morales,  politiques  et  philosophiques  ;  les  doc- 
trines qui  ont  la  prétention  d'être  plus  scientifiques  ne  sont  pas  moins 
variables.  La  religion  du  Décalogue,  la  philosophie  de  Socrate,  de  Platon 
et  d'Aristote,  la  morale  de  l'Évangile  et  même  celle  de  Sénèque  et  de 
Marc-Aurèle,  le  droit  de  JusLinien,  survivent  aujourd'hui  à  travers  toute 
la  distance  de  vingt  siècles,  en  proportions  bien  plus  considérables  que 
la  physique,  la  chimie,  l'astronomie,  l'hisloirc  naturelle  de  ces  mêmes 
âges;  et  même  depuis  Bacon,  qui  a  réformé  la  méthode,  ces  sciences 


LA  RÉFORME  SOCIALE  EN  FRANCE.  115 

ont  inoins  chanj'/^  que  celles  prétendues  plus  exactes.  C'est  (jue  la  rai- 
son qui  affirme  le  bien,  le  vrai  et  le  juste,  est  un  instrument  de  certitude 
moins  faillible  encore  (jue  l'observation  (jui  s'attacbe  à  des  phénomènes 
contiujients,  et  les  iiiter|)rète  d'après  sa  courte  science  d'aujourd'hui  ou 
d'hier. 

En  face  d'un  problème  social,  la  première  question  que  doit  se  poser 
le  sap,e,  est  donc  celle-ci  :  Que  veulent  la  justice  et  la  raison?  M.  Le  Play 
au  contraire  s'est  constamment  demandé  :  Qu'en  pensent  les  hommes 
les  plus  compétents  ?  qu'ont  fait  les  peuples  les  plus  libres  et  les  plus 
prospères?  qu'en  dit  l'opinion  publique  de  l'Europe  ?  qu'enseigne  l'ex- 
périence du  fienre  humain  ?  —  Il  n'est  certes  pas  superflu  de  se  livrer 
à  ces  recherches  érudites,  mais  en  se  réservant  le  contrôle  supérieur  de 
la  justice  et  de  la  raison.  Qui  peut,  en  effet,  se  flatter  de  connaître  les 
hommes  les  plus  compétents  ?  Y  en  a-t-il  même  en  fait  de  science  so- 
ciale ?  qui  peut  se  croire  l'interprète  de  l'opinion  et  de  l'expérience, 
parlant  par  des  millions  de  voix  et  de  faits  contradictoires  ?  Quel  peuple 
présente  un  degré  suffisant  de  liberté  et  de  prospérité  pour  faire  auto- 
rité? Est  il  d'ailleurs  toujours  possible  d'importer  en  un  pays  les  insti- 
tutions d'un  autre  pays  ?  IN'y  a-t-il  pas  des  variétés  de  lois  sociales 
suivant  les  temps,  les  races,  les  lieux,  les  origines,  comme  il  y  a  des 
variétés  d'animaux  et  de  végétaux  ? 

En  toutes  ces  délicates  et  difficiles  recherches,  la  raison  est,  on  le 
voit,  l'auxiliaire  indispensable  de  l'observation;  la  clairvoyance  de  Tune 
dirige  les  tâtonnements  de  l'autre.  M.  Le  Play,  nous  le  regrettons  pour 
la  solidité  de  son  œuvre,  qui  a  l'aspect  et  les  proportions  d'un  vrai  mo- 
nument, a  trop  sacrifié  les  idées  aux  faits,  la  raison  à  l'observation,  la 
science  générale  à  l'expérience  de  très-petite  étendue,  la  justice  durable 
à  une  utilité  transitoire.  Que  peuvent  enseigner  80  monographies  rela- 
tivement à  l'immensité  du  globe  et  à  sa  population  d'un  milliard  d'habi- 
tants qui  s'y  succède,  à  un  certain  degré  de  civilisation,  depuis  4,000 
ans  ?  Les  préceptes,  tels  que  ceux-ci  :  Aimez  votre  prochain,  soyez  juste 
envers  autrui ,  honorez  vos  parents,  respectez  la  femme  et  la  jeune  fille, 
ne  volez  pas,  ne  tuez  pas,  ne  trompez  pas,  ne  mentez  pas,  ont  mille  fois 
plus  d'autorité  morale  que  la  pratique  contraire,  invariablement  suivie 
depuis  l'origine  du  genre  humain.  Le  fait  n'est  souvent  qu'un  méfait. 

II 

M.  Le  Play  a  divise  son  vaste  travail  en  huit  grands  chapitres  intitulés  : 
Introduction,  la  Religion,  la  Propriété,  la  Famille,  le  Travail,  l'Asso- 
ciation, les  Rapports  privés,  le  Gouvernement,  dans  lesquels  il  passe  en 
revue  à  peu  près  toutes  les  questions  qui  relèvent  de  la  science  sociale. 
En  prenant  chacun  d'eux  dans  son  esprit  général,  et  sans  entrer  dans 


41  «  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

une  analyse  de  détail  qui  serait  impossible,  nous  y  découvrons  ce  mé- 
lange de  vérité  et  d'erreur  que  nous  avons  signalé  dans  la  méthode 
même:  vérité  dans  les  faits  directement  observés,  erreur  ou  tout  au 
moins  incertitude  dans  un  grand  nombre  de  déductions  et  d'applications. 

L'Introduction  a  pour  objet  d'opposer  aux  idées  préconçues  les  faits. 
L'auteur  établit  dans  une  série  de  propositions  :  que  l'urgence  de  la 
réforme  est  signalée  en  France  par  l'antagonisme  et  l'instabilité  qui 
agitent  le  corps  social  ;  —  que  le  mal  actuel  est  surtout  dans  les  désordres 
moraux  qui  sévissent  malgré  le  progrès  matériel  ;  —  que  la  réforme 
des  mœurs  n'est  point  subordonnée  à  l'invention  de  nouvelles  doctrines, 
l'esprit  d'invention  étant  aussi  stérile  dans  l'ordre  moral  qu'il  est  fécond 
dans  l'ordre  physique;  —  que  les  nations  ne  sont  fatalement  vouées  ni 
au  progrès  ni  à  la  décadence  ;  —  que  les  vices  de  la  race  peuvent  être  ré- 
formés par  les  institutions  et  les  mœurs.  M.  Le  Play  accuse  ensuite  les 
théories  d'histoire  de  nous  donner  le  change  sur  les  conditions  de  la 
réforme,  et  il  leur  oppose  l'observation  des  faits  sociaux  et  surtout  la 
vérification  des  principes  indiqués  par  V observation  auprès  des  patrons 
ayant  l'affection  de  leurs  ouvriers. 

Toutes  ces  thèses  contiennent  assurément  leur  part  de  vérité;  mais  sous 
chacune  on  sent  comme  une  légère  dissonance  avec  le  ton  juste,  si  bien 
qu'on  pourrait,  sans  trop  froisser  les  lecteurs,  établir  à  côté  de  chacune 
une  variante  encore  plus  exacte.  L'antagonisme,  l'instabilité,  les  désor- 
dres moraux  n'ont  que  trop  de  réalité  ;  mais  c'était  bien  pire  encore 
dans  le  passé  :  aujourd'hui  38  millions  d'hommes  vivent  en  paix  et  avec 
un  bien-être  passable  sur  le  sol  de  la  France,  autrefois  la  moitié  de  ce 
nombre  y  trouvait  difficilement  place  et  était  divisé  par  les  douanes  in- 
térieures, par  la  guerre  civile,  par  les  guerres  religieuses,  par  la  diffé- 
rence des  classes ,  par  les  barrières  des  lois  industrielles  et  commer- 
ciales, civiles  et  politiques.  N'est-ce  pas  opposer  des  idées  préconçues  aux 
faits  les  plus  avérés^  que  d'insinuer  qu'il  y  avait  dans  l'ancienne  France, 
du  xi''  au  XVI®  siècle,  plus  d'unité,  d'homogénéité,  de  paix  intérieure,  de 
prospérité  économique,  que  de  nos  jours  ?  Pour  adhérer  à  la  thèse  de 
M.  Le  Play,  il  faudrait  admettre  que  chaque  commune  était,  pour  la 
population,  pour  le  travail,  pour  la  science,  supérieure  à  ce  qu'elle  est 
aujourd'hui;  thèse  à  peine  soutenable  pour  la  moralité.  M.  Le  Play 
ajourne  cette  démonstration,  et  en  attendant  il  assimile  l'ancien  régime 
européen,  avec  l'intention  d'en  faire  l'éloge,  à  celui  qui  survit  encore 
en  Russie,  en  Pologne,  en  Turquie,  en  Hongrie,  dans  les  principautés  du 
Danube,  dans  les  provinces  slaves  contiguës  aux  États  allemands.  Quelle 
plus  sévère  condamnation  pourrions-nous  prononcer  contre  le  passé  ? 
Quelle  meilleure  justification  des  réformes  même  révolutionnaires  ?  Est-il 
un  citoyen  de  l'Occident,  qui,  après  avoir  balancé  les  avantages  et  les  in- 


LA  RKFORME  SOCIALE  EN  FRANCE.  4  17 

convénienls,  déserterait  la  France  ou  TAni^leterre  pour  devenir  sujet  du 
czar  ou  du  sultan,  membre  de  la  société  russe  ou  turque  ?  Ce  que  M.  Le 
Play  découvre  en  Orient  de  solidarité  entre  les  classes  extrêmes  de  la 
société  mas(|ue  la  servitude,  Toppression,  ri[;noranceet  la  misère.  L'har- 
monie sociale  doit  naître  du  libre  essor  des  individualités  :  elle  n'est  pas 
le  silence;  sinon  à  ce  compte  les  pays  d'esclava{}e  seraient  les  pays  mo- 
dèles ;  nulle  part  il  n'y  a  plus  de  calme,  plus  de  rési,'j;nation,  plus  d'accord 
apparent  entre  la  propriété  et  le  travail.  En  un  jour  le  Nord  des  États-Unis 
assiste  à  plus  d'anta^jonisme  entre  ses  libres  citoyens  que  le  Sud  en  un 
an.  Les  républiques  espa^ynoles  sont  bien  plus  agitées  que  les  îles  de  Cuba 
et  Porto-Rico,  plus  que  le  Brésil,  où  rè(jne  encore  resclavap,e.  Mais,  à  la 
vue  de  ces  contrastes,  tout  homme  de  notre  époque  redira  avec  Tacite  : 
Malo  periculosam  lihertatem  quam  quietam  servitutem.  Le  remède  aux 
stériles  et  périlleuses  agitations  ne  peut  être  demandé  qu'à  une  civilisa- 
tion supérieure  qui  est  dans  l'avenir.  Récemment  encore  le  Père  Hya- 
cinthe proclamait  avec  éloquence  cette  vérité  dans  la  chaire  de  Notre- 
Dame. 

...  Il  est  à  espérer  que....  l'humanité,  réconciliée  avec  Dieu  et  avec 
elle-même,  entrera  dans  l'ère  des  grandes  applications...  Oui,  l'ère  des 
grandes  applications,  cette  ère  qui  est  dans  l'avenir  et  qui  n'est  pas  dans 
le  passé!  Dans  le  passé,  la  fixation  des  lois  immortelles  de  la  raison  hu- 
maine, des  lois  immortelles  de  la  révélation  chrétienne  ;  dans  le  passé, 
le  code  des  grandes  lois  immuables  de  la  société  chrétienne,  et  l'Église 
ne  cessera  pas  de  les  invoquer.  Mais  dans  l'avenir,  comme  aussi  dans  le 
présent,  l'application  toujours  neuve,  toujours  jeune,  toujours  progres- 
sive de  ces  lois  immuables...  on  ne  revoit  pas  deux  fois  le  même  siècle. 
Donc,  notre  ère  glorieuse,  elle  est  en  avant,  je  le  répète,  elle  n'est  pas 
en  arrière.  L'instinct  des  grands  peuples  l'annonce  d'un  monde  à  l'au- 
tre... Nous  devons  nous  tenir  prêts  à  une  grande  rénovation  religieuse  et 
sociale  qui  doit  changer  le  monde,  comme  il  n'a  pas  été  changé  une 
seule  fois,  si  ce  n'est  par  le  christianisme. 

Quant  à  l'autorité  des  «  hommes  compétents,  »  c'est-à-dire  des  pro- 
priétaires, négociants,  manufacturiers,  que  M.  Le  Play  élève  au-dessus 
de  tous  les  autres  membres  de  la  société,  a-t-il  bien  tenu  compte  des 
préventions  de  l'intérêt  privé?  Quiconque  profite  d'un  certain  droit  social 
le  juge  avec  faveur.  Au  xn''  siècle,  les  seigneurs  eussent  rendu  à  M.  Le 
Play  très-bon  témoignage  de  la  féodalité;  à  Rome,  les  cardinaux  trou- 
vent admirable  le  gouvernement  du  Pape  ;  le  clergé  anglican  est  enchanté 
de  l'union  du  temporel  et  du  spirituel;  dans  les  colonies  à  esclaves, 
les  maîtres  se  tiennent  pour  contents  de  ce  qui  est;  le  sultan  bénit  la 
polygamie.  Pour  apprécier  une  société,  la  plainte  de  ceux  qui  souffrent 
et  l'opinion  de  ceux  qui  pensent  l'emportent  sur  le  suffrage  des  heureux 
du  siècle.  Les  pauvres,  les  malheureux  parlent  tout  autrement.  Irrités 
:2*  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  mars  J865  ?T 


418  JOURNAL  DES  ÉCOiNOMISTES. 

du  seul  souvenir  du  passé,  froissés  du  présent,  ils  aspirent  ardemment  à 
un  avenir  meilleur,  et  M.  Le  Play,  en  les  consolant  par  la  perspective 
d'un  retour  vers  le  moyen  kfçe,  ne  peut  que  raviver  leurs  colères.  Pas 
plus  que  les  ouvriers,  la  science  n'admet  que  les  patrons  soient  des  au- 
torités en  économie  sociale.  D'autorités,  il  n'y  en  a  pas,  en  dehors  de 
l'adhésion  générale  donnée  à  une  doctrine  par  les  hommes  d'étude  et  de 
théorie. 

Avec  le  chapitre  de  la  Religion,  M.  Le  Play  entre  sur  le  seuil  de  son 
sujet.  Il  établit,  comme  un  fait,  et  en  laissant  de  côté  tout  débat  dogma- 
tique, que  la  religion  a  toujours  été  le  premier  fondement  des  sociétés  ; 
—  que  le  scepticisme  moderne  n'est  justifié  ni  par  l'histoire,  ni  par  la 
pratique  actuelle  des  peuples  libres  et  prospères.  Ces  peuples  libres  et 
prospères,  il  les  passe  en  revue  :  c'est  la  Russie,  où  manque  pourtant  de 
son  aveu  la  liberté  religieuse;  c'est  l'Angleterre,  ce  sont  les  États-Unis  et 
le  Canada.  La  France  est  inférieure  à  ces  peuples  sous  le  rapport  reli- 
gieux; le  scepticisme  y  a  été  une  réaction  de  l'esprit  public  contre  la 
corruption,  l'intolérance  et  l'action  politique  du  clergé.  La  restauration 
des  croyances,  commencée  par  la  réforme  morale  du  clergé,  sera  com- 
plétée par  l'abstention  de  l'État  et  par  la  pratique  de  la  tolérance. 

Quoique  j'aie  bu,  comme  la  plupart  de  mes  contemporains,  à  la  coupe, 
sinon  du  scepticisme,  du  moins  de  la  philosophie,  je  me  sens  disposé  à 
souscrire  des  deux  mains  à  l'excellence  des  principes  de  M.  Le  Play  en 
faveur  de  la  religion,  en  ajoutant  toutefois  que  je  ne  connais  pas  d'argu- 
ment plus  propre  à  m'en  détourner  que  l'exemple  invoqué  de  la  Russie. 
La  religion  devenue  un  instrument  de  despotisme,  la  religion  employée  à 
maintenir  depuis  des  siècles  toutes  les  populations  slaves  dans  la  servi- 
tude et  la  superstition,  la  religion  entretenant  la  corruption  et  la  vénalité 
du  sacerdoce,  quel  triste  enseignement!  et  combien  le  vers  de  Lucrèce 
est  justifié  : 

Tantum  Religio  potuit  madère  malorum  ! 

Pour  reconnaître  le  peu  de  valeur  du  témoignage  historique  en  ces 
matières,  M.  Le  Play  n'a  :|u'à  regarder  les  peuples  musulmans,  bien  plus 
forts  dans  leur  foi,  bien  plus  fidèles  à  leurs  pratiques  que  les  peuples 
chrétiens,  et  en  même  temps  plus  ignorants  et  plus  barbares.  Et  les  peu- 
ples catholiques  eux-mêmes,  leur  exemple  est-il  un  bien  éloquent  plai- 
doyer en  faveur  du  catholicisme!  M.  Le  Play,  dont  il  m'est  permis  de 
dire  qu'il  est  un  zélé  catholique  d'après  la  lecture  seule  de  son  ouvrage, 
a  reculé  ici  devant  l'application  de  sa  méthode.  La  logique  la  moins 
exigeante  l'invitait  à  rechercher  laquelle  des  cinq  ou  six  grandes  reli- 
gions de  l'humanité  dans  l'Occident  (judaïsme,  catholicisme,  protestan- 
tisme, orthodoxie  grecque,  islamisme),  était  la  plus  ûivorable  au  déve- 


LA  RÉFORMK  SOCIALE  KM  FRANCE.  419 

loppcnieiit  moral,  iiitelkictiiel  et  matériel  des  peuples;  il  s'en  est  abstenu. 
Mais  son  silence  a  par  lui-même  un  sens.  L'Espa[yne  et  l'Italie,  où  vèQwe 
sans  par(a[;e  le  catholicisme,  no  fip,urentpas  au  nombre  des  peuples  rpi'il 
déclare  prospères  et  libres,  |;rAce  à  la  religion;  il  n'y  comprend  que  des 
peuples  hérélitpies  et  schismali(|ues,  le  Canada  excepté,  et  encore  le 
catholicisme  se  déploie-t-il  ici  dans  un  milieu  protestant  !  —  Ne  serait-ce 
pas  l'indication  de  réformes  considérables  à  accomplir  au  sein  même  du 
catholicisme?  M.  Le  Play  n'y  répui^ne  pas  tout  à  fait,  et  il  dénonce  avec 
la  plus  louable  franchise  la  corruption  et  Tintolérancc,  qui  ont  perverti 
trop  souvent  Tesprit  reli^yieux;  mais  il  restait  à  rechercher  la  cause  de 
cette  corruption  et  de  cette  intolérance,  plus  prononcée  dans  certaines 
relifjions  que  dans  d'autres.  Le  dog^me  lui-même  se  trouvait  ainsi  mis  en 
cause;  et,  quoi  qu'en  pense  M.  Le  Play,  nous  ne  supposons  pas  que  la  foi 
religfieuse  puisse  de  nouveau  ressaisir  les  âmes  sans  se  retremper  aux 
sources  d'une  science  plus  éclairée,  d'un  sens  moral  plus  élevé.  Le  sce  )- 
ticisme  ne  se  dissipe  que  par  la  croyance,  et  l'âme  humaine  ne  croit  pas 
ce  qu'elle  veut,  mais  ce  qu'elle  peut  !  Or,  à  toute  époque,  on  ne  peut 
croire  les  mêmes  choses.  La  science  sociale  de  M.  Le  Play  ne  jprde  le 
silence  à  cet  égard  qu'au  prix  de  quelque  inconséquence.  L'admiration 
qu'elle  professe  pour  l'Angleterre  est  un  aveu  implicite  que  la  Piéforme 
a  contribué  au  progrès  et  à  la  liberté  des  peuples;  s'il  eût  vécu  au 
XVI*  siècle,  M.  Le  Play  aurait  dû  en  reconnaître  la  légitimité.  N'est-il  pas 
infiniment  probable  qu'au  temps  oh  nous  sommes  la  religion  appelle 
une  rénovation  analogue  dans  ks  croyances,  les  mœurs,  la  discipline,  le 
culte  même,  pour  redevenir  ce  qu'elle  a  cessé  d'être  depuis  bien  long- 
temps, une  source  de  liberté  et  de  prospérité  ?  L'Encyclique  du  Pape 
vient  à  propos  révéler  la  nécessité  de  se  dégager  du  passé.  Prise  à  la 
lettre,  elle  serait  un  divorce  définitif  avec  la  civilisation  moderne;  mais 
à  l'interpréter,  pour  en  amortir  la  portée,  suivant  de  mémorables  exem- 
ples, on  fait  acte  d'indépendance  peu  orthodoxe;  on  s'émancipe,  on 
marche  en  avant. 

Sur  tous  ces  points,  il  est  permis  de  regretter  les  réticences  de  M.  Le 
Play;  en  revanche,  ses  conclusions  en  faveur  de  la  libre  concurrence 
des  cultes,  de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  méritent  une  entière 
approbation.  Étant  d'accord  avec  lui,  nous  n'insisions  .pas. 

III 

Le  chapitre  sur  la  Propriété  nous  initie  à  l'essence  même  de  la  doc- 
trine de  M.  Le  Play,  révélée  d'avance  par  une  épigraphe  latine  :  c  Uti. 
legasset  {paterfamilias)  super  pecunia  tutelave  suœ  rei^  ita  jus  esto.  »  Le' 
loi  des  Douze  tables  (qui  donnait  au  père  droit  de  vie  et  de  mort  sur  les 
enfants  ,  est  proposée  à  notre  raison  comme  le  type  de  Tordre  en  ma- 


420 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


tière  de  propriété  ou  plutôt  de  succession.  Avec  tout  le  monde  à  peu 
près,  M.  Le  Play  ensei(}ne  que  la  propriété  n'a  pas  de  forme  plus  féconde 
que  la  possession  libre  et  individuelle  ;  par  ce  caractère  elle  est  le 
second  fondement  de  la  civilisation  moderne.  Il  ajoute,  avec  plus  de 
précision  et  un  surcroît  de  preuves  qui  n'avait  pas  été  atteint,  que 
les  réfjimes  de  succession  donnent  à  la  propriété,  mieux  que  tout  autre 
attribut,  son  vrai  caractère.  Chacun  de  ces  régimes,  M.  Le  Play  les  a 
scrutés  dans  toutes  les  monog^raphies  qu'il  a  écrites  et  dans  toutes  celles 
qu'il  a  inspirées,  avec  une  abondance  de  recherches,  avec  un  scrupule 
de  détails  qui  semblent  ne  laisser  rien  à  désirer,  et  cependant,  résultat 
bien  inattendu,  ce  chapitre,  qui  est  le  résumé  de  ses  méditations  depuis 
trente  ans,  manque  de  netteté.  La  faute  en  est  à  un  classement  trop  arti- 
ficiel des  régimes  de  succession.  Pour  les  déterminer  et  les  juger  à 
grands  traits  bien  saillants,  il  n'en  admet  que  trois  qu'il  qualifie  :  Con- 
servation forcée^  Partage  forcé  et  Liberté  testamentaire^  et  qu'il  complète 
par  les  successions  ah  intestat.  Il  eût  fallu  une  série  de  sept  à  huit  termes 
au  moins  pour  grouper  méthodiquement  et  logiquement  les  principaux 
systèmes  de  succession.  Les  trois  types  qu'il  propose  réunissent  des  traits 
disparates  qui  défient  l'unité  de  ses  appréciations,  et,  flottant  de  l'un  à 
l'autre,  sa  propre  pensée  reste  obscure,  malgré  la  célébrité  véritable 
dont  elle  jouit,  malgré  l'étendue  des  développements  qu'elle  a  reçus  dans 
cet  ouvrage  et  dans  les  Ouvriers  européens. 

S'agit-il  de  la  conservation  forcée,  c'est-à-dire  du  régime  où,  la  loi, 
dominant  la  volonté  du  père  de  famille,  réserve  l'héritage  entier  à  l'un 
des  fils.  Ce  régime  qui  a  reçu,  à  raison  du  trait  qui  d'ordinaire  le  carac- 
térise, cette  qualification  peu  populaire  de  droit  d'aînesse,  M.  Le  Play 
le  répudie  résolument;  il  veut  affranchir  le  père  de  famille  de  la  loi 
elle-même  et  nullement  l'asservir  à  ce  joug.  A  cet  égard,  il  semble  se 
séparer  nettement  et  du  régime  ancien  de  la  France  qui  avait  créé,  pour 
les  familles  nobles,  des  privilèges  qui  leur  ont  été  funestes,  et  du  régime 
impérial,  en  ce  qu'il  assurait  la  transmission  forcée  des  majorais  à  l'aîné 
des  enfants.  A  lire  sa  critique  de  ce  régime,  on  le  croirait  rallié  aux 
idées  modernes  dont  le  code  civil  est  l'expression;  l'illusion  ne  dure 
pas  longtemps;  au  paragraphe  des  successions  ai  intestat,  dont  il  établit 
très-bien  l'influence,  même  sur  les  tendances  et  les  dispositions  des  chefs 
de  famille  qui  font  un  testament,  ce  régime  reparaît,  aggravé  plutôt 
qu'atténué.  A  son  avis,  en  vue  de  conserver  les  familles  souches,  qui  sont 
le  pivot  unique  de  toute  société  bien  constituée  (tout  à  l'heure  nous  nous 
expliquerons  à  cet  égard),  la  loi  doit  assurer  la  transmission  intégrale 
des  biens  qui  se  trouvent  intimement  liés  à  l'activité  du  père  de  famille, 
le  domaine  rural,  la  manufaclure,  la  clientèle  commerciale,  les  capitaux 
et  les  biens  mobiliers  qui  s'y  rattachent.  Cet  héritage  en  bloc,  au  lieu 
d'être  attribué  à  l'aîné,  serait  assuré  à  celui  des  enflmts  que  le  père 


LA  RfiFORMK  SOCIALE  EN  FRANCK.  421 

aurait  de  son  vivant  associé  à  sa  fjcslion,  on  le  mariant  dans  la  maison, 
à  l'exclusion  des  antres  enfants  établis  au  dehors.  Évidemment  le  droit 
d'aînesse  sera  reconstitué  dans  la  plupart  des  cas,  par  cette  part  énorme 
assurée  à  un  seul  enfant  au  préjudice  des  autres.  La  famille  ne  sera  pas 
nominalement  divisée  entre  un  aîné  et  un  cadet,  mais  entre  un  héritier 
associé  et  des  enfants  déshérités,  ce  qui  ne  satisferait  (}uère  mieux  la 
justice.  Mais  qu'est-il  question  de  justice?  Dans  toute  cette  [grande 
affaire  des  successions  et  même  dans  tout  son  livre,  c'est  une  notion  que 
M.  Le  Play  bannit  complètement,  il  n'y  fait  pas  même  allusion,  tant  elle 
lui  semble  étran^jère  au  sujet  !  Là  est  le  côté  vulnérable  de  tout  son 
système.  Pour  son  noble  but,  qui  est  l'harmonie  sociale,  il  ne  se  de- 
mande pas  si  une  loi  qui  donnerait  tout  à  un  enfant  et  rien  aux  autres 
ne  sèmerait  pas,  au  sein  de  toutes  les  familles,  Fantajifonisme  et  la  haine, 
et  dans  la  société  elle-même  des  ferments  de  révolution  !  Des  iniquités 
de  ce  g'enre  peuvent  subsister,  en  vertu  de  la  tradition,  là  oh  l'esprit 
public  ne  les  a  pas  encore  discutées  et  ébranlées;  mais,  quand  le  respect 
de  ces  abus  a  fait  place  à  un  examen  viril,  surtout  quand  ils  ont  été  sup- 
primés, on  use,  à  vouloir  les  faire  revivre,  et  la  science,  et  le  talent,  et 
toute  l'autorité  conquise  par  les  plus  sérieux  travaux.  La  notion  de  jus- 
tice ne  recule  jamais;  au  contraire,  de  siècle  en  siècle  elle  se  perfec- 
tionne. 

La  même  incertitude  de  vues,  et  elle  va  parfois  jusqu'à  la  contradic- 
tion, se  trahit  à  propos  des  deux  autres  régimes  que  M.  Le  Play  qualifie 
de  partage  forcé  et  de  liberté  testamentaire.  D'après  ses  définitions,  le 
partage  forcé  comprendrait  tous  les  régimes  dans  lesquels  la  liberté  de 
testament  ne  s'étendrait  pas  à  la  moitié  au  moins  de  tous  les  biens  pour 
un  propriétaire  ayant  six  héritiers  immédiats.  La  liberté  testamentaire 
doit  s'entendre  de  tous  les  régimes  où  le  père  peut  disposer  de  la  moitié 
de  ses  biens,  même  quand  il  a  six  enfants.  Comme  ce  nombre  dépasse 
sensiblement  la  moyenne,  on  peut  dire  que  la  libre  disposition  de  la 
moitié  des  biens  forme,  pour  M.  Le  Play,  la  limite  des  deux  régimes;  en 
deçà,  partage  forcé;  au  delà,  liberté.  Nous  croyons,  pour  notre  part, 
que  la  loi  française  eût  fait  sagement  d'assurer  en  tous  les  cas  au  père 
de  famille  cette  quotité  disponible  de  la  moitié  qui  ne  lui  est  attribuée 
aujourd'hui  que  lorsqu'il  laisse  un  seul  enfant,  et  qui  se  réduit  au  tiers, 
s'il  en  a  deux;  au  quart,  s'il  en  a  trois  ou  davantage  (1).  Plus  d'autorité 
en  ses  mains,  plus  de  facilités  pour  les  arrangements  économiques,  n'en 
seraient  pas  les  seuls  avantages  :  nous  trouverions  dans  ce  régime  une 
plus  juste  répartition  entre  l'héritage  traditionnel  de  la  famille  qui  doit 
revenir  aux  enfants,  parce  que  les  aïeux  ont  travaillé  en  vue  de  leur 


(l)  Le  projet  de  bi  présenté  au  Parlement  italien  réserve  au  père  la 
moitié  des  biens,  comme  quotité  disponible  dans  tous  les  cas. 


422  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

poslérité  lointaine,  et  Fœuvre  propre  du  père  de  ia  famille  qui  a  con- 
sacré sa  vie  à  conserver,  à  {grossir,  et  quelquefois  à  créer  une  i>ropriété 
oii  une  indusUie.  La  balance  serait  ainsi  mieux  établie  entre  le  passé  et 
l'avenir,  entre  l'individu  et  la  loi,  entre  le  pouvoir  et  le  devoir,  entre  les 
parents  et  les  enfants;  et  si  M.  Le  Play  s'était  borné  à  appuyer  cette 
thèse  de  toute  la  force  des  considérations  qu'il  expose  et  des  documents 
qu'il  a  rassemblés,  il  eût  trouvé  appui,  croyons-nous,  chez  la  majorité 
des  économistes,  des  pères  de  famille  et  des  hommes  d'État. 

On  pourrait  croire  que  telle  est  sa  pensée,  en  le  voyant,  d'un  bout  à 
l'autre  de  son  ouvrage,  revendiquer  la  liberté  testamentaire  qui,  d'a- 
près sa  définition,  existe  lors  même  que  «  la  réserve  des  enfants  s'étend 
à  la  moitié  de  l'héritage»;  mais  dans  le  détailtout  autre  se  révèle  son 
système,  sans  qu'il  soit  possible  de  le  bien  saisir.  Tantôt  il  semble  n'at- 
tribuer aux  eniants  que  des  aliments;  ailleurs  il  paraît  vouloir  assurer 
leur  éducation  et  leur  établissement  convenable  en  dehors  de  la  fa- 
mille ;  d'au  ires  fois,  il  semble  admettre  le  partage  égal  même,  le  par- 
tage forcé,  des  immeubles  aussi  bien  que  des  rxieubles,  quand  le  père 
ne  s'est  pas  associé  un  héritier  de  son  vivant  et  n'a  pas  fait  de  testa- 
ment. A  travers  ces  différences  d'opinion,  un  mot  perce,  domine  et 
donne  le  ton  à  tout  l'ouvrage,  celui  de  transmission  intégrale^  dont  il 
fait  habituellement  le  synoyme  de  liberté  testainentaire .  L'invocation 
permanenle  de  la  transmission  intégrale  autorise  à  croire  que  dans  son 
esprit  la  liberté  testamentaire  n'aurait  d'autre  but  que  le  retour  au 
droit  d'aînesse  tel  qu'il  se  pratique  en  Angleterre,  aggravé  même 
plutôt  que  tempéré. 

Nous  abuserions  de  la  place  qui  nous  est  accordée  si  nous  discu- 
tions incidemment  un  système  qui  a  été,  dans  ce  journal  même,  l'oc- 
casion de  nombreuses  études;  contentons-nous  de  le  désavouer  en 
maintenant  la  justice  et  la  nécessilé  d'une  réserve  de  moaié  au  profit 
des  enfants,  et  en  ajoutant  que  le  Gode  civil  n'est  pas  aussi  opposé  à  la 
conservation  des  patrimoines  que  M.  Le  Play  et  ses  amis  l'en  acciis?.nt. 
Le  morcellement  qui  a  éié  poussé,  nous  le  croyons  avec  eux,  à  des 
limites  excessives  eût  été  prévenu,  malgré  le  Code  civil  lui-même,  si 
l'esprit  public,  si  les  mœurs  ne  l'eussent  pris  en  faveur,  comme  une 
réaction  d'égalité  et  de  justice  au  profit  des  cadets  contre  les  aînés,  des 
filles  contre  les  garçons,  et  comme  une  excitation  plus  énergique  donnée 
à  la  culture  du  sol  que  le  droit  d'aînesse  avait  trop  laissé  en  friche. 
Le  jour  où  prévaudra  un  sentiment  politique  et  économique  contraire  au 
morcellement,  nos  lois  le  serviront  aisément,  comme  elles  le  font  en 
quelques  endi'oirs  de  la  France  même  et  aux  colonies.  Le  Code  auto- 
rise en  effet  les  pères  de  famille  à  faire  un  partage  entre  les  enfonts 
par  donation  ou  par  testament  :  disposés  à  user  de  ce  droit  ils  divi- 
seront leur  fortune  en  valeurs  mobilières  qu'ils  répartiront  entre  les 


LA  RhllFORME  SOCIALE  LN  FRANCK.  423 

uns,  (M  (Ml  iiiimuljilières  qu'ils atlribueroiU à  un  seul  ou  ;i  [»liisi(;urs,  sui- 
vant le  nonibn*  et  rimjiortani-e  rie  ces  immeubles.  —  Éclairés  [nw  Tcx- 
périeiice,  les  enfants  se  montreront  moins  Apres  à  demander  le  parla{;e, 
el  déjà  aujourd'hui  Je  constate  partout  un  retour  au  bon  sens  sur  ce 
|)()!nl.  Les  (ribnnanx  ([ui  sont  ju};es  souverains  de  la  commodité  du 
parlai'/e  (arîicl.'s  827  el  83^  du  Code),  le  ju|;ero]it  plus  rrétjuemment  in- 
commode et  nuisible,  (ît  refuseront  de  l'autoriser. 

Dans  une  étude  sur  la  colonie  de  la  Réunion  (1),  j'ai  si[]?nalé  un 
curieux  exemple  de  celte  différence  d'esprit  public.  Tandis  que  chez 
nous  on  impute  au  Code  civil  tous  les  maux  du  morcellement,  dans  cette 
Ile  on  l'accuse  d'amener  une  concentration  excessive.  Par  son  action 
proIonp,ée  depuis  un  demi-siècle,  toutes  les  propriétés  rurales  se  sont 
en  effet  successivement  a^^^^j'lomérées  et  se  trouvent  aujourd'hui  aux 
mains  de  120  familles  environ.  Le  paupérisme  envahit  l'île  par  la  des- 
truction de  la  moyenne  et  de  la  petite  propriété  opérée  au  nom  du 
Code  civil.  Ce  phénomène  tient  simplement  à  un  sentiment  public  et  à 
une  interprétation  du  Code  autres  qu'en  France.  Les  familles,  ju^^eant 
le  partaf^e  nuisible,  n'en  font  pas.  Ou  bien  elles  vendent  en  bloc  le 
patrimoine  et  s'en  repartissent  le  prix;  ou  bien  elles  l'afferment  ou  Tex- 
ploilent  en  se  divisant  les  revenus;  ou  l'un  des  héritiers  garde  l'ha- 
bitation paternelle,  en  payant  ses  frères  et  sœurs  suivant  tels  arran- 
gements qui  leur  conviennent;  et  enfin  quand  il  faut  recourir  aux 
tribunaux,  ceux-ci  n'admettent  jamais  que  l'immeuble  puisse  être 
commodément  partagé,  vu  qu'il  serait  déprécié.  Aucune  de  ces  pra- 
tiques n'est  contraire  au  Code  civil,  dont  la  seule  prescription  vraiment 
blâmable  est  celle  qui  recommande  «  de  faire  entrer  dans  chaque  lot, 
s'il  se  peut,  la  même  quantité  de  meubles,  d'immeubles,  de  droits  ou 
de  créances  de  même  nature  en  valeur  (art.  832).  »  En  ceci  le  sens  éco- 
nomique fait  entièrement  défaut;  refaite  de  nos  jours,  la  loi  ménagerait 
certainement  une  meilleure  composition  des  lots,  d'après  laquelle  les 
fermes  ne  seraient  pas  morcelées  inutilement,  quand  on  peut,  au  moyen 
de  valeurs  mobilières,  reconnaître  le  droit  de  chacun.  Mais  cette  pres- 
cription, quoique  imprévoyante,  n'a  rien  de  fatal;  on  la  tourne  au- 
jourd'hui même,  quand  les  mœurs  locales  et  le  sentiment  des  familles 
y  invitent.  M.  Le  Play  en  cite  des  exemples  dans  le  pays  basque,  au 
sein  des  Pyrénées,  au  centre  et  au  midi  de  la  France.  Lequel  de  nos 
lecteurs  ne  connaît  pas,  comme  nous-mênie,  des  familles  où  le  manoir, 
le  domaine,  l'industrie  se  transmettent  intacts  aux  mains  d'un  héritier, 
les  autres  étant  payés,  dans  la  proportion  légale,  par  les  frais  d'une 
éducation  exceptionnelle  ou  une  dot,   ou  des  avances  en  argent,  ou 


(1)  Voir  mon  livre  sur  les  CoJonies  et  la  Politique  coloniale  de  la  France. 
page  286. 


421  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

un  établissement  séparé,  à  l'aide  des  ressources  de  la  famille?  Cesse 
la  vof]^ue  acquise  au  principe  du  morcellement,  et  les  lois  se  plieront 
aisément  à  concilier  la  justice,  qui  réclame  une  part  sérieuse  d'héri- 
ta[}e  au  profit  de  tous  les  enfants,  avec  l'intérêt  social  et  économique  qui 
réclame  la  conservation  et  la  transmission  en  bloc  des  héritaj^es,  quand  ils 
forment  une  véritable  unité  industrielle,  telle  qu'une  ferme,  une  usine, 
un  commerce,  une  maison.  Il  conviendra,  il  est  vrai,  que  les  lois  finan- 
cières ne  s'opposent  pas,  par  de  lourds  impôts  de  mutation,  même 
entre  terrains  limitrophes,  à  la  reconstitution  des  héritages  morcelés; 
mais  à  cet  égard  l'opinion  publique  réagit  énergiquement  en  ce  sens,  et 
l'on  peut  espérer  que,  dès  que  nos  finances  seront  moins  engagées,  elle 
obtiendra  cette  juste  concession,  qui  sera  le  véritable  correctif  de  la  dé- 
composition opérée  par  les  lois  civiles,  simple  retour  à  une  excellente 
loi  de  1824. 

IV 

Malgré  son  importance  fondamentale,  la  propriété  n'est  pour  M.  Le 
Play,  comme  pour  tout  le  monde,  que  le  piédestal  de  la  Famille,  et  c'est 
dans  sa  conception  de  la  famille  que  réside  l'originalité  la  plus  saillante 
de  loute    son   œuvre.    Il    en  distingue    trois   types   principaux,    la 
famille  patriarcale,  qui  est  celle  de  l'Orient,  des  peuples  nomades,  des 
sociétés  primitives  ;  la  famille  instable,  celle  de  notre  civilisation  occi- 
dentale, en  France  surtout;  entre  les  deux  se  place  la  famille-souche,  qui 
est  à  ses  yeux  famille  normale.  Le  mot  est  heureux,  car  il  exprime  très- 
bien,  par  analogie  du  règne  végétal,  l'idée  d'un  tronc  principal  se  per- 
pétuant d'âge  en  âge,  et  émettant  des  rejetons,  ou  portant  des  fruits  qui 
s'en  détachent,  pour  devenir  à  leur  tour  tiges  principales  et  semence. 
Ce  mode  de  croissance  et  de  multiplication,  qui  fait  rentrer  l'humanité 
dans  les  lois  générales  de  la  nature,  dont  elle  est  en  effet  une  partie 
vivante,  a  tout  le  caractère  d'une  véritable  loi  sociale,  que  M.  Play  a 
éclairée  d'une  vive  lumière.  Pour  tout  ce  qui  en  dérive  spontanément, 
sans  intervention  violente  de  la  loi,  il  n'y  a  guère  rien  de  grave,  croyons- 
nous,  à  redresser  dans  l'ouvrage  que  nous  analysons.  Sa  critique  de  la 
famille  instable  de  nos  jours,  se  composant  et  se  décomposant  par  le 
jeu  incessant,  confus,  contradictoire,  de  convenances  et  de  nécessités 
temporaires,  se  détachant  de  plus  en  plus  du  sol,  de  la  tradition,  du 
respect  de  la  vieillesse  et  du  passé ,  sans  aspiration  soutenue  vers  un 
avenir  plus  solide,  tout  cela  est  bien  observé,  bien  décrit,  et  constitue 
un  chapitre  très-instructif  de  critique  sociale.  La  société    actuelle, 
comment  le  nier,  considérée  dans  ses  familles,  semble  plutôt  une  aire 
livrée  au  sable  qu'un  champ  couvert  de  plantes  enracinées. 

Si  M.  Le  Play  s'en  fût  tenu  à  cette  juste  description  de  la  réalité,  par- 
faitement établie  par  la  plupart  des  monographies,  il  n'aurait  eu  contre 


LA  RfiFORÎ\lK  SOCIALE  RN  FRANGE.  42.'î 

lui  {\\n\  ropiniou,  (h  peu  d'autorité,  du  radicalisme  révolutionnaire  et 
déiuocratique,  à  <|ui  toute-i)uissancc  intermédiaire  entre  l'état  et  les 
individus  est  importune;  il  eût  rallié  les  esprits,  infiniment  plus  nom- 
breux et  j)lus  accrédités,  qui  acceptent,  entre  ces  deux  extrêmes,  la 
hiérarchie,  distribuée.  (Ml  assises  superposées,  des  familles  riches,  médio- 
cres, hund)les,  suivant  leur  destinée,  fixées  par  des  attaches  solides,  sinon 
imnuiables  et  indissolubles,  au  commerce,  au  sol,  à  Findustrie,  ou  aux 
arts;  mais  il  a  tourné  contre  lui  à  peu  près  tout  le  monde,  en  associant 
à  celte  saf^e  conception  de  la  composition  et  du  rôle  de  la  famille,  des 
vues  sur  la  vieillesse,  sur  l'éducation,  sur  la  femme,  sur  le  célibat,  sur 
la  domesticité,  sur  l'héritage  surtout,  radicalement  incompatibles  avec  les 
conquêtes  désormais  définitives  de  la  raison  publique. 

Nous  les  indiquons  sans  les  discuter.  Le  [gouvernement  de  ce  monde 
appartient  aux  vieillards  seuls  qui  personnifient,  en  outre  de  l'expé- 
rience, toutes  les  vertus  privées  et  publiques;  l'enfance  et  l'adolescence, 
corrompues  par  le  péché  ou  le  vice  ori^^^inel  (qui  joue  dans  la  Réforme 
sociale  un  très-(;rand  rôle),  sont  des  â^jes  de  barbarie,  le  mot  revient  à 
plusieurs  reprises,  qu'il  faut  sevrer  avec  vigilance  de  toute  intervention 
trop  directe  dans  les  affaires  humaines.  La  gérontocratie,  l'idée  y  est, 
sinon  le  mot,  est  le  gouvernement  modèle.  —  La  femme  n'est  pas  seule- 
ment différente  de  l'homme,  au  moral  comme  au  physique  ;  elle  lui  est 
de  sa  nature  inférieure,  et  ne  peut  prétendre  qu'à  un  rôle  effacé,  au 
point  que  dans  l'héritage  aucune  part  ne  doit  lui  être  attribuée.  Le  chapel 
de  roses  de  certaines  coutumes  de  l'ancien  régime,  un  trousseau  pour 
s'établir,  c'est  assez  pour  les  filles.  ~  Leur  éducation  doit  toute 
se  faire  dans  la  famille  ;  tout  pensionnat,  toute  école  extérieure,  tout 
atelier  ne  sont  que  de  regrettables  concessions  à  la  nécessité.  —  Allégées 
de  toute  dot,elles  seront  choisies  pour  épouses  en  raison  de  leurs  seuls  mé- 
rites ;  et,  quant  à  celles  qui  ne  voudront  pas  des  maris  qui  se  présentent 
ou  qui  n'en  trouveront  pas,  elles  auront  la  consolation  de  remplir  dans 
les  familles  le  rôle  de  tantes,  à  côté  de  leurs  frères,  qui,  faute  de  légitime, 
ne  se  plairont  pas  moins  à  l'auguste  fonction  d'oncles  célibataires  : 
vestales  et  vestels,  comme  disait  Fourier,  du  foyer  domestique.  Aux  fa- 
milles pauvres,  la  domesticité  continuera  d'ouvrir  ses  rangs  hospitaliers  ; 
et,  au  lieu  de  se  borner  à  être  un  apprentissage  du  ménage,  une  con- 
dition passagère  qui  prépare  à  un  établissement  pour  son  propre 
compte,  suivant  la  coutume  qui  tend  à  prédominer  de  plus  en  plus,  les 
domestiques  redeviendront,  comme  par  le  passé,  des  membres  infé- 
rieurs et  permanents,  des  annexes  de  la  famille-souche.  Telles  sont  les 
idées  de  M.  Le  Play. 

11  serait  plus  facile,  je  crois,  de  rétablir  la  dynastie  des  Mérovingiens, 
que  de  restaurer,  au  sein  de  la  société  française,  des  institutions  ferme- 
ment réprouvées  par  l'opinion,  parce  qu'elles  sont   contraires  à  la 


426  [JOURNAL  DKS  ÉCONOMISTES. 

nature  et  à  Injustice.  Dans  ce  chapitre,  dont  les  idées  se  reflètent  dans 
touL  son  livre,  M.  Le  Play  a  expié,  par  de  (graves  erreurs,  son  dédain 
de  toute  philosophie,  et  Tinsuffisancede  sa  méthode  monograpliique. 

La  philosophie  monde  lui  eût  dit  que  l'objet  de  toute  soriété  ne 
saurait  être  la  conversation  à  tout  prix  d'une  forme  quelconque  de  famille 
ou  de  propriété;  au-dessus  des  formes  variables,  elle  lui  eût  montré  le 
but  suprême,  seul  essentiel ,  l'essor  et  le  perfectionnement  de  toute 
personnalité  humaine,  sans  exception  ;  elle  l'eût  averti  dans  quel  écart 
il  tombait  en  subordonnant  la  jeunesse  à  la  vieillesse,  la  femme  à 
l'homme,  la  plupart  des  enfants  à  un  seul,  les  domestiques  aux  maîtres, 
dans  des  proportions  tellement  outrées  qu'elles  constituent  une  véritable 
servitude  des  jeunes  envers  les  vieux,  des  femmes  envers  les  hommes, 
des  sœurs  envers  les  frères,  des  oncles  et  des  tantes  envers  le  chef  de 
maison,  des  pauvres  envers  les  riches.  Le  petit  nombre  d'élus  n'est 
élevé  en  honneur,  en  richesse  et  en  puissance  qu'aux  dépens  du  grand 
nombre  des  exclus:  résultat  contraire  à  toute  saine  notion  du  bien  et 
du  juste,  et  même  à  l'intérêt  public,  qui  veut  le  développement  et  non 
l'étouffement  de  toute  personne. 

Quant  ta  l'insuffisance  des  mono[i^raphies,  elle  est  trahie  par  le  vice  des 
conclusions  excessives  qu'elles  sug^g^èrent.  Sur  un  certain  nombre  d'obser- 
vations, M.  Le  Play  sipale  la  décomposition  et  Tinstabilité  des  familles 
de  l'Occident,  de  la  France  surtout,  et  en  oppose  les  fâcheuses  conséquences 
aux  bienfaits  de  leur  stabilité  traditionnelle  en  d'autres  temps  et  d'autres 
pays.  Si  exacte  que  soit  la  description,  elle  ne  révèle  qu'une  face  de  la. 
vérité.  L'autre  face  eût  été  dévoilée  par  l'histoire,  par  la  statistique,  par 
l'économie  politique,  par  la  politique  môme;  elle  eûi  consisté  dans 
l'examen  comparé  de  la  puissance  productive  des  deux  régiines.  Pour  la 
France,  par  exemple,  il  eût  convenu  de  rechercher  si,  toutes  choses 
bien  compensées,  le  travail  et  la  richesse  par  tête  d'homme  et  par  fa- 
mille, par  commune  et  par  hectare,  ont  baissé  ou  ont  au(jmenté  depuis 
que  la  Révolution  française  a  élevé,  dans  l'hérita^ye,  les  cadets  au  niveau 
des  aînés,  les  filles  au  niveau  des  garçons.  S'il  y  a  eu,  comme  il  semble 
impossible  de  le  nier,  accroissement  de  production,  l'innovation  révo- 
lutionnaire est  singulièrement  réhabilitée.  En  vain  la  monographie  nous 
montrera  les  familles  décomposées  et  les  fermes  morcelées,  d'autres 
méthodes  d'étude  découvriront  sous  cette  décomposition  et  ce  morcelle- 
ment une  surexcitation  d'activité  qui  élève  le  nouveau  régime  au-dessus 
du  précédent.  Si  celui-ci  pèche  à  son  tour  par  l'excès  même  de  son  principe, 
le  remède  devra  être  demandé,  non  sur  les  traces  de  M.  Le  Play,  à  un 
passé  qui  a  été  réformé  et  vaincu  parce  qu'il  ne  donnait  pas  satisfaction 
à  toutes  les  ^propensions  légitimes  de  l'âme  hinuaine,  mais  à  un  avenir 
qui  concilie  ce  que  la  tradition  avait  de  favorable  à  la  conservation  et  à 
la  fécondité  de  la  famille-souche  avec  la  plénitude  d'existence  de  tous  ses 


LA  RÉFORMFi;  SOGIALK  EN   FRANCE.  427 

membres,  qui  rsi  1 1  loi  nouvelle;,  ^e  dites  pas  :  nulle  paiM,  sur  la  lerre 
nous  n'avons  api^rçii  aucune  Icnlative  qui  ait  réussi  dans  cette  voie  de 
rénovation;  aulant  on  en  disait  avant  la  vapeur,  avant  le  chemin  de  fer, 
avant  réleclricité.  ClKîrcliez,  et  vous  trouverez,  vous  réaliserez.  Que  ce 
soit  aujourd'hui  ou  demain,  en  France  ou  en  Anf^leterre,  la  date  et  le 
lieu  importent  peu.  L'essentiel  est  de  chercher  sur  la  voie  de  l'avenir  et 
non  sur  celle  du  passé.  Or,  est-ce  au  passé  ou  bien  à  l'avenir  qu'appar- 
tiennent la  prépondérance  de  la  \ieillessc,  l'effacement  des  femmes, 
l'éducation  dans  la  famille,  l'extrême  iné^yalité  des  enfants,  le  célibat 
perpétuel  de  plusieurs  d'entre  eux,  la  domesticité  prolonfjée  des  servi- 
teurs? Reliques  respectables,  mais  mortes,  du  moyen  âge,  sommes- 
nous,  en  conscience,  oblijjés  de  répondre. 


Nous  ne  suivrons  pas,  avec  le  même  développement,  l'auteur  de  la 
RÉFORME  SOCIALE  daus  Ics  autres  chapitres  de  son  ouvrage.  Le  cœur  du 
livre  est  dans  sa  conception  de  la  propriété  et  de  la  famille  ;  tout  le  reste 
est  subordonné  à  la  famille-souche  et  à  la  transmission  intégrale,  comme 
des  membres  au  tronc. 

Le  chapitre  du  Travail  contient  une  revue  des  diverses  professions 
sociales,  remplie  d'observations  d'une  grande  portée  et  en  partie  origi- 
nales. La  distinction  entre  le  travail,  qui  toujours  améliore,  et  la  richesse, 
qui  souvent  corrompt,  est  solide.  L'estime  à  faire  des  arts  usuels  ou  pro- 
fessions directement  productrices,  trop  sacrifiés  par  l'opinion  aux  arts 
libéraux,  qui  sont  peu  productifs  u  même  quelques-uns  entièrement 
improductifs,  est  un  témoignage  dont  la  réputation  scientifique  de 
M.  Le  Play  accroît  le  prix.  L'influence  funeste  de  la  grande  industrie 
manufacturière  sur  le  paupérisme  est  bien  appréciée,  ainsi  que  la  valeur 
politique  et  sociale  des  colonies,  quoique  à  leur  égard  une  partie  de  la 
vérité  soit  méconnue.  Si  la  Normandie  ne  fournit  plus  les  essaims  d'émi- 
grants  qui  jadis  peuplèrent  le  Canada,  la  Louisiane  et  les  Antilles,  la 
faute  n'en  est  que  pour  la  moindre  part  à  la  loi  d'égalité  des  partages, 
qui  diminue  la  fécondité  des  mariages;  elle  est  principalement  à  la 
perte  du  Canada,  de  la  Louisiane  et  de  Saint-Domingue,  qui  ont  cessé 
d'être  d.'S  colonies  françaises.  Le  débouché  supprimé,  la  production  se 
ralentit;  c'est  la  loi  de  toute  industrie.  Ailleurs  M.  Le  Play,  déplorant  le 
déclin  du  génie  colonisateur  des  Français,  confond  le  gouvernement 
avec  les  citoyens.  Accablés  d'affaires  en  Europe  depuis  la  Révolution, 
nos  gouvernements  ont  cessé  de  vouloir  coloniser;  mais,  en  dépit  d'eux, 
les  Français  se  montrent,  partout  où  il  leur  est  permis  de  s'installer, 
d'admirables  colons;  témoins  ceux  de  l'Algérie,  qui,  en  un  tiers  de  ce 


428  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

siècle,  ont  élevé  le  commerce  extérieur  de  ce  pays  de  zéro  à  230  mil- 
lions de  francs,  et  ont  placé  cette  ré(;ence  barbaresque,  ma][*Té  sa  faible 
population  de  moins  de  3  millions  d'âmes,  dans  la  hiérarchie  commer- 
ciale de  la  France,  au  premier  rang  après  les  six  ou  sept  puissances  li- 
mitrophes. 

Le  chapitre  de  V Association  est  tout  entier  déparé  par  une  confusion 
permanente  entre  l'association  et  la  communauté  :  l'œil  tourné  vers  le 
passé,  M.  Le  Play  n'admet  que  deux  formes  d'association  :  la  commu- 
nauté et  la  corporation,  dont  il  fait  une  critique  que  la  science  écono- 
mique raiifie  pleinement.  Mais,  après  tant  d'écrits  accumulés  sur  l'associa- 
tion, tant  d'œuvres  empreintes  d3  son  cachet,  est-il  permis  de  la  confondre 
avec  la  communauté  ?  Faut-il  répéter  qu'elles  sont  l'antithèse  et  l'antipode 
l'une  de  l'autre?  Dans  la  communauté,  la  propriété  individuelle  disparaît 
dans  la  propriété  commune,  témoins  les  communautés  reli(jieuses,  les 
biens  communaux,  et  toutes  choses  communes,  le  mot  le  dit.  L'associa- 
tion, au  contraire,  respecte  entièrement  et  souvent  même  précise  avec 
plus  d'énergie  la  propriété  individuelle,  au  moyen  de  titres  individuels 
transmissibles.  Dans  les  compagnies  financières,  dans  les  sociétés  ci- 
viles, en  commandite  ou  en  noms  collectifs,  que  la  propriété  individuelle 
se  nomme  action,  part  ou  autrement,  elle  est  aussi  distinctivement  con- 
stituée que  dans  les  entreprises  qui  n'ont  qu'un  chef  et  un  capital  isolés, 
au  lieu  de  chefs  et  de  capitaux  associés.  Dans  les  trois  formes  nouvelles 
de  sociétés  qui  se  constituent  de  nos  jours,  avec  la  faveur  de  l'opinion  et 
même  avec  le  concours  des  économistes,  les  sociétés  de  consomma- 
tion, les  sociétés  de  production  et  les  sociétés  de  crédit,  l'individualité 
des  coopérateurs  est  mise  en  relief  et  exaltée,  le  rôle  de  chacun  est  vi- 
vement dessiné,  sa  part  de  propriété  nettement  reconnue,  toute  com- 
munauté énergiquement  réprouvée  en  parole  et  en  action  ;  la  concur- 
rence même  est  maintenue  avec  d'autant  plus  d'énergie  qu'elle  est 
exercée  par  des  groupes  puissants. 

M.  Le  Play  nous  permettra  de  lui  dire  que  c'est  là  un  chapitre  à  re- 
fondre tout  entier,  à  la  lumière  de  cette  distinction  si  nette  :  tel  qu'il 
est,  sa  lecture  produit  sur  quiconque  ne  confond  pas  les  deux  notions 
de  communauté  et  d'association  le  même  effet  que  produirait  sur  lui  la 
lecture  d'un  mémoire  de  métallurgie  où  la  fonte  et  l'acier  seraient  dé- 
crits pêle-mêle  comme  une  m.ême  substance.  Il  devra  alors  aussi  se 
préoccuper  d'une  lacune  grave,  que  le  sujet  amenait  naturellement  sous 
sa  plume,  l'association  dans  l'agriculture.  Il  n'y  a  pas  que  les  utopistes 
qui  aient  prévu  l'avènement  de  cette  forme  d'industrie  agricole;  Rossi 
l'a  approuvée,  et  la  mécanique  agricole  en  rapproche  l'heure.  Quand  la 
charrue  à  vapeur,  et  les  rails  agricoles,  et  toute  la  légion  militante  des 
machines  à  semer,  à  faucher,  à  moissonner,  à  battre,  alliés  aux  réseaux 


LA  KKFORME  SOCIALE  EN  FRANCE.  i29 

(le  (lraina};(î  cL  (rirrijyalion,    auront  pris  possession  des  campagnes; 
quand  les  {yrandes  industries  rurales  se  seront  {jrel'fées  sur  i"a{;ricul- 
ture,  est-ce  (ju'il  sera  possible  aux  lopins  de  terre,  et  aux  petites  fermes 
et   aux  petites  ramilles-souches  de  lutter  contre  ces    nouvelles  puis- 
sances? L'un  après  Tautre  1;îs  lots  morcelés  seront  enfjlobés  dans  les 
j'irands  domaines  par  voie  d'achat  volontaire  ou  forcé,  comme  on  le 
voit  à  la  Uéuuion.  Vaudra-t-il  mieux  que  Tassociation  rejette  les  petites 
et  moyennes  familles  dans  le  prolétariat  ou  qu'elle  conserve  à  leur 
apport  le  caractère  d'un  titre  de  copropriété?  Suivant  les  inclinations 
de  chacun,  la  thèse  peut  se  résoudre  différemment;  mais  elle  ne  peut 
pas  être  éludée.  A  mon  humble  avis,  l'association  qui  maintient  les  droits 
individuels  est  préférable  à  une  féodalité,  à  la  fois  rurale  et  financière, 
(jui  rejetterait  dans  le  paupérisme  les  populations  a^^ricoles;  mais  qui- 
conque  n'adhère  pas    à  cette  opinion  doit    expliquer   comment  il 
entend  concilier  la  petite  culture  isolée  avec  l'emploi,  désormais  inévi- 
table, des  instruments  perfectionnés  dont  la  locomobile  conduit  l'im- 
posant convoi.  La  belle  ferme  modèle  de  Grignon  montre  au  surplus 
des  capitaux  associés  appliqués  avec  succès  à  une  entreprise  afjricole. 
Il  se  pourrait  bien,  ce  que  M.  Le  Play  n'a  pas  soupçonné,  que  la  propriété 
actionnaire  fût,  non  pas  le  seul  assurément,  mais  un  des  pivots  de  la  ré- 
forme sociale.  Nous  la  voyons  déjà  à  l'œuvre  à  Paris  même,  sous  la  forme 
de  compag^nie  immobilière,  et  dans  toute  la  France,  sous  la  forme  de 
compag^nies  industrielles;   il  est  peu  probable  qu'elle  n'envahisse  pas 
un  jour  le  sol  même  qu'elle  a  abordé  par  les  mines;  et  il  faudra 
bien  alors  que  toute  famille  et  toute  ferme  comptent  avec  elle.  Sur  quel 
pied,  comme  associées,  comme  vassales  ou  comme  serves?  That  is  the 
question.  Le  patronage,  où  notre  savant  écrivain  voit  le  salut  de  l'avenir, 
ne  sera-t-il  pas  alors  une  servitude  déguisée,  comme  on  l'entrevoit  dès 
aujourd'hui  dans  certaines  usines,  qui,  sous  des  apparences,  et  même, 
nous  le  voulons  bien,  avec  des  intentions  philanthropiques,  et  sous  les 
noms  de  subventions,  de  fondations,  d'avances,  enchaînent  à  perpétuité 
l'ouvrier  au  maître,  au  lieu  de  l'affranchir,  comme  il  conviendrait,  par 
un  juste  salaire  ou  l'association  ? 

La  théorie  du  patronage  est  amplement  développée  dans  un  chapitre 
sur  les  rapports  privés.  Gomme  conseils  opportuns  dans  le  moment  pré- 
sent, les  vues  qui  s'y  trouvent  nous  paraissent,  en  général,  irréprocha- 
bles; et  une  sorte  de  discrédit  qui  les  frappe,  aussi  bien  dans  le  monde 
des  économistes  que  dans  celui  des  ouvriers,est  injuste.  A  vivre  sur  le  pied 
de  maître  et  d'ouvrier,  la  durée  des  engagements  et  la  réciprocité  des 
bons  rapports  sont  certes  préférables  à  l'instabilité  et  à  l'hostilité;  mais, 
l'esprit  moderne,  y  compris  surtout  celai  des  ouvriers,  a  porté  plus  loin 
ses  regards;  il  refuse  de  s'arrêter  au  salaire  et  au  patronage  pour  s'éle- 
ver jusi^u'à  la  copropriété  ;  c'est  à  cet  horizon  nouveau  qu'il  fout  désor- 


430  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

mais   monter  avec  lui  pour  faire  la  part  de  l'ambition  légitime  et  la  part 
de  l'illusion. 

Le  dernier  chapitre  de  la  Réforme  sociale,  et  de  beaucoup  le  plus 
étendu,  car  il  forme  presque  en  entier  le  second  volume,  est  consacré  à 
toutes  les  questions  de  gouvernement.  Une  étude  approfondie  sur  la  con- 
stitution anglaise  invite  la  France  à  l'adoption,  en  proportion  notable, 
des  institutions  communales,  provinciales  et  politiques  de  la  Grande- 
Bretagne.  Étude  plus  curieuse  et  plus  instructive  comme  histoire,  que 
profitable  comme  enseignement.  Depuis  leur  origine,  les  deux  nations 
sont  constituées  sur  des  principes,  des  instincts,  des  aspirations,  des  tra- 
ditions ethnographiques,  des  convenances  géographiques,  qui  ne  per- 
mettent pas  à  Tune  de  copier  l'autre.  Dans  le  plan  général  de  l'humanité, 
si  l'Angleterre  représente  l'esprit  de  liberté  et  de  personnalité,  la  France 
représente  l'esprit  d'unité  et  de  sociabilité,  deux  types  qui  doivent  cher- 
cher chacun  sa  perfection  dans  sa  voie,  sans  que  la  liberté  implique 
la  négation  de  l'unité,  ni  l'unité  la  négation  de  la  liberté.  A  chercher 
des  modèles  quelque  part  en  dehors  d'elle  pour  l'essor  de  sa  vie  muni- 
cipale, provinciale  et  politique,  si  tristement  comprimée  en  ce  moment, 
la  France  les  trouverait  plutôt  en  Belgique  que  dans  le  Royaume-Uni. 
Un  chapitre  sur  les  institutions  belges  eût  été  un  complément  fort  op- 
portun des  recherches,  précieuses  d'ailleurs,  de  M.  Le  Play,  sur  les  in- 
stitutions britanniques.  Lui,  qui  était  en  quête  de  peuples  prospères 
et  libres,  a  trop  négligé  ce  petit  peuple,  l'un  Hes  plus  prospères  et  des 
plus  libres  qui  existent  sur  la  terre,  et  d'un  type  organique  bien  plus 
rapproché  du  nôtre. 


Tel  est,  dans  ses  traits  caractéristiques,  le  livre  de  la  Réforme  sociale, 
le  plus  considérable  à  notre  avis  qui  se  soit  encore  produit  dans  l'ordre 
d'idées  dont  il  est  l'expression.  Cet  ordre,  c'est  le  présent  ramené  au 
passé  ;  tandis  que  le  nôtre  est  le  présent  dirigé  sur  l'avenir.  Entre  ces  deux 
ordresd'idéesetde  faits  le  contraste,  sinon  la  contradiction,  est  trop  mar- 
qué pour  qu'il  y  ait  accord  habituel  sur  les  solutions;  aussi  avons-nous  dû 
nous  séparer  de  M.  le  Play  sur  presque  tous  les  points.  Mais  la  divergence, 
nous  devons  le  reconnaître,  est  moindre  sur  la  critique  que  sur  les  ap- 
plications. Avec  lui,  nous  croyons  la  civilisation  moderne  sujette  à  de  lé- 
gitimes reproches;  dans  la  société  présente,  en  France  et  k  l'étranger, 
nous  découvrons  des  iniquités  et  des  abus  qui  peuvent  être  sapés  par  la 
réforme  morale  et  sociale;  l'état  des  âmes  et  l'agencement  des  intérêts 
ne  satisfont  point  notre  raison.  Les  familles  sont  minées  par  l'antagonisme 
des  idées  et  des  sentim.ents;  l'éducation  du  monde  défait  l'éducation  des 
instituteurs  ;  les  parasites  sociaux  vivent  aux  dépens  des  producteurs  ap- 


LA  RÉFORME  SOGIALK  KN  FRANCK.  131 

pauvris  (l).  L;i  cupidité,  la  vénalité,  la  fraude,  riinmoralilé,  le  charla- 
tanisme atleijjncntdes  proportions  inonïes.  Devant  le  prcsti[;edn  pouvoir 
et  de  la  richesse  les  caractères  s'affaissent.  L'aristocratie  de  Tarj^ent  suc- 
cède, pour  l'insolence  et  le  faste,  à  l'aristocratie  de  naissance,  sans  la 
remplacer  pour  la  libéralité  du  cœur.  De  trop  fréquentes  révolutions 
ébranlent  de  la  base  au  sommet  une  société  (|ui  semble  construite  de 
grains  de  poussière,  sans  autre  ciment  qu'une  peur  affreuse  de  l'anar- 
chie, ce  qui  assure  aux  ajyents  de  compression  le  premier  rôle.  Enfin, 
pour  borner  une  énumération  qu'il  serait  aisé  d'allonger,  la  guerre,  avec 
ses  horribles  conséquences,  menace  sans  cesse,  la  sécurité  des  per- 
sonnnes,  des  familles  et  des  capitaux,  et  trop  souvent  le  fléau  sévit. 

Toutes  ces  misères  matérielles  et  morales,  M.  Le  Play  les  a  vues,  les 
a  sondées,  avec  un  sentiment  d'honnêteté  profonde  et  une  très-vive 
estime  de  la  liberté  et  de  la  personnalité;  sur  la  concurrence  son  lan- 
gage est  d'une  fermeté  qui  satisferait  l'économiste  le  plus  exigeant. 
Sa  foi  religieuse  est  d'une  tolérance  qui  fait  de  lui,  en  dépit  de  ses 
tendances,  un  fils  du  xix®  siècle,  et  même  un  fils  très-avancé,  car 
il  est  pour  l'enlière  liberté  des  cultes  et  la  séparation  de  l'Église  et  de 
l'État.  Tout  son  livre  respire  la  bonne  foi,  la  justice  envers  les  dissi- 
dents, le  respect  des  droits  d'autrui;  son  amour  de  la  concurrence, 
même  dans  la  recherche  de  la  vérité  politique  et  religieuse,  le  distingue 
profondément  des  adeptes  vulgaires  de  la  tradition  et  du  passé.  Personne 
ne  hait  plus  sincèrement  et  ne  condamne  plus  résolument  la  violence 
faite  aux  idées  et  aux  hommes.  Enfin  ces  précieuses  qualités  pénètrent 
de  leur  doux  parfum  une  des  plus  profondes  et  vastes  enquêtes  qui  aient 
jamais  été  faites  par  un  homme,  sur  toutes  les  branches  de  l'état  social. 
Aussi  le  livre  tout  entier  respire-t-il  une  sérénité  paisible  de  conviction 
et  de  propagande  persuasive,  qui  repose  agréablement  l'âme  agitée  par 
les  passions  turbulentes  du  jour.  Le  lecteur  se  sent  attiré  vers  l'auteur, 
comme  vers  un  sage  et  un  homme  de  bien,  par  une  respectueuse  et 
sympathique  estime. 

D'où  vient  qu'avec  de  si  rares  mérites,  rehaussés  d'un  grand  savoir, 
M.  Le  Play  n'a  accompli  qu'une  œuvre  qui  sera  désavouée,  prévoyons- 
nous,  par  la  science  maderne  ?  Parce  que  la  nature,  qui  répartit  ses 
dons  comme  il  lui  plaît,  au  lieu  de  faire  de  lui  un  philosophe,  un  amant 
passionné  de  l'idéal  dans  la  vérité  et  la  justice,  a  mieux  aimé  en  faire 
un  habile  et  sagace  observateur,  ce  qui  est  déjà  un  beau  lot.  En  vain 
imbu,  comme  il  l'est,  de  l'esprit  évangélique,  a-t-il  inscrit  en  tête 


(1)  M.  Le  Play  a  mis,  en  appendice,  une  note  de  ses  frais  qu'entraîne 
la  liquidation  d'une  petite  succession,  échue  à  des  mineurs  ;  on  ne 
saurait  imaginer  de  plus  criante  dilapidation  d'un  héritage  par  la  lé- 
galité. 


432  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

d'un  de  ses  chapitres  ces  belles  paroles  du  Christ  :  Cherchez  le  royaume 
de  Dieu  et  sa  justice,  et  tout  le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît  ;  ce 
royaume  de  Dieu,  cet  âg^e  d'or  qui  réside  invisible  dans  les  profondeurs 
de  la  pensée  et  dans  les  mystères  de  l'avenir,  il  l'a  demandé  au  passé 
qui  n'en  a  connu  jamais  que  de  grossières  ébauches.  La  vocation  a 
écarté  la  raison. 

De  là  les  erreurs  fondamentales  de  M.  Le  Play  :  emploi  exclusif  d'une 
méthode  insuffisante,  foi  dans  la  tradition,  méfiance  de  l'innovation. 
Animé  d'un  sentiment  plus  complet  de  la  vérité  idéale,  plus  éclairé  sur 
les  imperfections  de  la  vérité  historique,  il  eût  intitulé  son  livre,  au 
lieu  de  la  Réforme  sociale,  le  Progrès  social;  et  au  nom  de  la  science  et 
de  la  conscience,  il  eût  opposé  au  passé  l'avenir. 

Jules  Duval. 


LES 

DÉCOUVERTES  RÉCENTES  DE  L'AFRIQUE 


SOIRÉES  LITTÉRAIRES  ET  SCIENTIFIQUES  DE   LA  SORBONNE 


Mesdames,  Messieurs^ 

Je  vais  vous  parler  de  géographie.  La  géographie  est  ici  une  nou- 
velle venue;  elle  n'a  pas  encore  fait  son  entrée  dans  les  soirées  de  la 
Sorbonne,  et  en  présence  d'un  auditoire  moins  bien  disposé,  elle 
aurait  fort  à  redouter  la  détestable  réputation  qu'on  lui  fait  quelquefois 
d'être  une  longue  et  ennuyeuse  nomenclature  de  noms  propres.  C'est 
une  calomnie,  vous  le  savez,  répandue  peut-être  par  de  mauvais  éco- 
liers qui  n'avaient  pas  pu  l'apprendre,  et  qui  ont  pris  le  vocabulaire 
d'une  langue  pour  sa  littérature.  La  géographie  est  la  sœur  de  l'his- 
toire; elle  a  droit  aux  mêmes  égards  :  si  l'une  nous  fait  connaître  les 
développements  successifs  de  l'humanité  dans  le  temps,  l'autre  nous 
montre  le  développement  simultané  des  diverses  nations  qui  composent 
la  grande  famille  humaine.  L'une  nous  présente  le  passé,  l'autre  le  pré- 
sent. La  géographie,  c'est  une  mine  inépuisable  pour  le  moraliste  qui 
peut  y  voir  d'un  même  coup  d'œil,  en  embrassant  les  divers  points  du 
globe,  des  civilisations  à  leur  naissance,  à  leur  apogée,  à  leur  déclin.  La 
géographie,  c'est  une  mine  inépuisable  pour  le  politique  qu'elle  éclaire 
en  lui  faisant  connaître  les  rapports  naturels  des  nations  entre  elles, 
leurs  alliances  et  leurs  antipathies.  La  géographie,  c'est  l'alliée  du  com- 


i 


LES,  DÉCOUVERTES  KÉGENTES  DE  L'AFRIQUE.  46A 

merce  :  elU',  le  suit  dans  les  roules  qu'il  s'est  (rayées  à  travers  les  deux 
hcniisphèrcs,  et  souvent,  autrefois  comme  aujourd'hui,  elle  Ta  p,uidé  et 
le  jyuidc  dans  des  routes  qui  n'étaient  pas  encore  tracées;  elle  lui  l'ail, 
connaître  les  points  du  jylobe  où  il  peut  se  diri^yer,  les  besoins  qu'il  doit 
aller  satisfaire.  La  }[éo{;rapliie  est  un  complément  nécessaire  de  réco- 
nomie  politique,  à  laquelle  elle  est  liée  par  des  liens  non  moins  étroits 
qu'à  l'histoire. 

L'Afrique,  dont  je  me  propose  de  vous  entretenir  en  est  une  preuve. 
C'est  un  inlerét  commercial  qui,  au  xiv*  siècle,  poussait  les  Portugais  de 
rivag^es  en  rivages;  ils  s'avancèrent  ainsi  négociant  et  découvrant  le 
long  des  côtes  d'Afrique  jusqu'au  cap  de  Bonne-Espérance;  et,  quand 
Vasco  de  Gama  eut  doublé  ce  cap  pour  se  rendre  aux  Indes,  alors  ce 
ne  fut  pas  seulement  la  face  du  commerce  qui  fut  changée,  ce  fut  l'éco- 
nomie politique  qui  prit  naissance  dans  l'Europe  moderne. 

Pendant  trois  siècles  à  peu  près,  l'Europe  se  contenta  de  porter  ses 
vaisseaux  sur  les  côtes,  et  effleura  ce  continent  sans  percer  jusqu'au 
centre.  Elle  eut  ses  comptoirs  avec  les  Portugais,  avec  les  Hollandais, 
plus  tard  avec  les  Anglais,  mais  dans  l'intérieur  elle  ignorait  cà  peu  près 
tout,  et,  il  lui  arrivait  souvent  comme  aux  gens  qui  ignorent  tout,  de 
croire  tout  savoir.  Les  géographes  du  xvii*  et  du  xviu^  siècle  qui  avaient 
de  vagues  notions  recueillies  par  quelques  missionnaires  ou  quelques 
commerçants  jaloux  de  garder  le  secret  d'un  pays  que  seuls  ils  connais- 
saient, les  géagraphes  s'amusèrent  à  peupler  cette  Afrique  de  fleuves  et 
de  nations  imaginaires,  oii  bien  d'autres,  en  des  temps  plus  récents, 
agissant  avec  plus  de  franchise,  mirent  de  vastes  déserts  à  la  place  des 
contrées  qu'ils  ne  connaissaient  pas.  Eh  bien  !  ni  l'un  ni  l'autre  n'est 
vrai  :  l'Afrique  n'est  ni  ce  pays  fantastique  que  les  géographes  du  xvn^ 
siècle  traçaient,  ni   une  longue  série  de  déserts  inhabités. 

Quand  est  venu  le  xix*  siècle,  ce  siècle  avide  de  ne  laisser  inex- 
ploré aucun  des  points  que  son  commerce  pouvait  atteindre,  l'Europe 
a  parcouru  les  mers,  et  les  mers  aujourd'hui  n'ont  plus  de  secrets  pour 
nous,  sinon  aux  deux  extrémités  du  monde,  dans  ces  régions  glacées 
où  peut-être  notre  curiosité  pénétrera  un  jour,  nos  intérêts  jamais. 

Sur  nos  cartes  il  n'y  avait  plus  que  deux  contrées  qui  fissent  tache  : 
l'Australie,  monde  nouveau,  et  l'Afrique,  continent  ancien,  mais  qui 
n'était  pas  mieux  connu  au  commencement  de  ce  siècle  que  dans  l'an- 
tiquité. L'Australie  est  aujourd'hui  un  pays,  sinon  acquis  tout  à  fait  à 
la  vie  européenne,  du  moins  cerné  par  elle  de  toutes  parts.  La  race  an- 
glaise s'y  est  établie  sur  les  côtes,  et,  avant  un  siècle,  l'Australie  comp- 
tera parmi  les  continents  de  la  civilisation. 

En  Australie,  on  peut  créer  une  société  nouvelle,  c'est  une  terre  pour 
ainsi  dire  viei'ge,  où  les  habitants  rares  et  disséminés  n'opposent  qu'une 
faible  résistance  à  l'occupation  des  colons.  Il  n'en  est  pas  de  même  en 
:2e  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  mars  1865.  28 


434  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES- 

Afrique  où  nous  avons  contre  nous  un  climat  meurtrier  et  de  nombreuses 
populations  farouches  ou  jalouses.  Ne  pouvant  pas  l'occuper  par  des 
colonies,  l'Europe  voulut  au  moins  la  sonder  par  ses  voyageurs.  C'est 
l'œuvre  du  xix*  siècle;  c'est  celle  que  j'essaie  d'esquisser. 

Mungo-Park  est  le  premier  qui  ait  tenté  cette  œuvre.  Il  semble  aujour- 
d'hui que  son  nom,tantdefois  rappel ;î,  appartienne  h  Tliistoire  ancienne, 
et  cependant  il  vivait  en  ce  siècle  même.  C'est  au  moment  où  l'Angleterre 
entreprenait  contre  la  France  une  guerre  qui  ne  devait  se  terminer  qu'avec 
la  chute  de  l'empire,  que  l'Angleterre,  chassée  du  continent,  cher- 
cha des  débouchés  pour  son  commerce  dans  les  pays  lointains.  Elle 
envoya  Mungo-Park  qui,  pénétrant  le  long  des  rives  du  Niger,  s'avança 
profondément  dans  l'intérieur  des  terres;  au  moment  où  il  allait  revenir 
de  sa  seconde  exploration  et  révéler  les  mystères  du  Soudan,  il  mourut 
assassiné.  Bien  d'autres  allaient  suivre,  et  plus  d'un  devait  payer  de  sa 
vie,  comme  lui,  son  dévouement  à  la  science.  C'est  encore  l'Angleterre 
qui  guida  la  seconde  expédition.  Denham  et  Clapperîon  partirent  du 
nord,  traversèrent  le  désert  de  Tripoli  à  Kano,  et  pénétrèrent  jusqu'au 
point  où  avant  eux  avait  pénétré  Mungo-Park.  Puis  Glapperton,  l'année 
suivante,  reprenant  par  le  côté  opposé  ce  voyage  encore  incomplet,  sui- 
vit les  traces  de  Mungo-Park,  et  alla  par  le  sud  relier  sa  route  à  la 
route  parcourue  l'année  précédente.  L'Afrique  pour  la  première  fois 
était  traversée  par  un  Européen. 

Glapperton  périt  aussi  sur  la  terre  d'Afrique,  et  après  lui  ce  fut  son 
ancien  domestique  qui,  devenu  voyageur  par  imitation  et  savant  par 
nécessité,  continua  les  travaux  de  son  maître;  c'est  aux  deux  frères 
Lander  qu'appartient  la  connaissance  plus  intime  du  bas  Niger  qui  a 
plusieurs  noms. 

On  sut  avec  certitude  que  ce  fleuve  était  le  même  que  le  Djoliba,  dont 
la  source  était  voisine  du  Sénégal,  le  même  que  le  Ghir  des  anciens  ; 
qu'il  avait  son  embouchure,  non  dans  le  lac  Tchad,  mais  dans  le  golfe 
de  Guinée,  et  que,  sous  ces  différentes  dénominations  dues  à  des  idiomes 
divers,  les  habitants  de  l'Afrique  l'appellent  tous  le  grand  fleuve. 

Pendant  que  les  deux  frères  Lander  exploraient  le  Niger,  un  homme 
dont  je  ne  dois  pas  taire  le  nom,  moins  parce  qu'il  est  français,  que 
parce  qu'il  accomplit  le  premier  le  plus  difficile  voyage  qui  eût  été 
tenté  jusque  là,  René  Caillié,  qui  avait  longtemps  vécu  à  Saint-Louis  où 
il  s'était  formé  lui-même  et  où  il  avait  appris  avec  une  persévérance  infa- 
tigable la  langue  du  pays,  René  Caillié  partit  sans  secours,  sans  aide, 
sans  appui,  remonta  à  travers  le  Sénégal  encore  inexploré  jusqu'au 
Niger,  et  parvint  enfin  jusqu'à  cette  ville  qui  passait  alors  pour  la  reine 
mystérieuse  du  désert,  jusqu'à  Toinbouctou,  d'où,  traversant  tout  le 
désert  du  sud  au  nord,  il  rentrait  en  France  par  le  Maroc. 

Le  voyage  de  René  Caillié  était  si  nouveau,  que  beaucoup  de  personnes 


LES  DÉCOUVERTES  RÉCENTES  DE  L'AFRIQUE.  435 

en  France  reliistiront  d'y  ajonler  toi.  Mais,  à  mesure  que  le  temps  s'est 
écoulé,  que  d'antres  voyajyeiirs  ont  exploré  les  mêmes  contrées,  sa  véra- 
cité a  cessé  d'èti-e  mise  en  di)Ut;î.  Ce  voyajje  reste  un  des  plus  intéres- 
sants (jui  aient  été  fails  dans  cette  région. 

Nous  connaissions  donc  le  Soudan  et  le  Nifjer,  mais  très-impartaite- 
ment,  et  le  reste  du  continent  était  ignoré. 

La  connaissance  scientifique,  qui  a  définitivement  acquis,  à  la  science 
économique  comme  au  commerce,  ce  monde  nouveau,  date  de  quinze 
ans  à  peine.  Aujourd'hui  nous  la  possédons,  non  pas  dans  tous  ses  dé- 
tails, mais  dans  toutes  ses  g-randes  lignes,  et  la  société  africai!ie  n'a 
pour  ainsi  dire  plus  de  mystères  importants  à  nous  révéler. 

Celte  découverte  est  due  surtout  à  trois  hommes,  dont  les  noms 
seront  désormais,  comme  celui  de  Mungo-Park  et  de  René  Caillié,  éter- 
nellement associés  à  Ihistoire  de  l'Afrique  :  Livingstone,  Barth  et 
Speke,  deux  Anglais  et  un  Allemand,  voyageant  tous  trois  sous  les 
auspices  de  l'Angleterre. 

Le  plus  ancien  en  date  est  Livinsgtone,  docteur  écossais  et  min'stre 
protestant.  Depuis  plusieurs  années,  Livingstone  était  établi  dans  le 
sud  de  l'Afrique.  Il  était  parti  du  Cap,  colonie  anglaise  qui  s'étend 
Jusqu'aux  limites  mêmes  du  désert.  11  avait  établi  une  mission,  il 
essayait  de  réunir  autour  de  lui  les  petits  enfants  et  de.  leur  prê- 
cher l'Évangile.  Si  un  homme  pouvait  réussir  dans  cette  œuvre,  as- 
surément c'était  lui.  11  était  aimé,  et  il  profita  du  respect  qu'il  inspi- 
rait pour  pousser  verd  le  nord  ses  découvertes.  Il  s'avança  ainsi,  en 
1849,  jusqu'au  lac  Ngami.  Ce  fut  pour  lui,  comme  pour  tout  décou- 
vreur, une  grande  joie  de  voir  cette  immense  étendue  d'eau  qui  se  déve- 
loppait devant  lui,  et  que  nul  œil  européen  n'avait  vue  avant  lui.  Une 
découverte  en  amène  une  autre.  Au  lac  Ngami,  il  apprit  que,  vers  le 
nord,  il  y  avait  d'autres  populations  vivant  dans  les  .régions  centrales 
de  l'Afrique  et  désireuses  de  lier  des  relations  avec  les  Earopéens. 
Malheureusement,  entre  ces  populations  et  les  côtes  se  trouvaient  d'au- 
tres peuplades  qui,  des  bords  de  la  mer,  portaient  les  marchandises  eu- 
ropéennes vers  le  centre,  et  portaient  directement  ou  indirectement  jus- 
qu'aux bords  de  la  mer  les  marchandises  du  centre,  jalouses  de  leur 
monopole  et  résolues,  là  comme  partout,  à  s'opposer  à  tout  ce  qui  pou- 
vait le  mettre  eii  péril.  Livinsgtone  brava  ces  difficultés,  et  deux  ans 
après,  en  1851,  il  aborda,  (je  puis  me  servir  de  ce  terme,  car  il  s'avan- 
çait à  travers  des  marécages),  il  aborda  dans  la  capitale  d'un  royaume 
tout  à  fait  inconnu  jusque-là,  le  royaume  des  Makololos  II  avait  trouvé 
non-seulement  ce  pays  qu'il  révélait  à  l'Europe,  mais  un  grand  fljuve 
qu'on  ne  connaissait  guère  que  vers  ses  emboucliures,  le  Zambèze. 

Dans  une  série  de  voyages,  il  en  explora  le  cours,  vivant  p  irmi  les 
sauvages,  où  il  s'était  fait  comme  une  seconde  patrie;  il  reconnut,  au 


436  JUURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

lac  Dilolo,  le  point  de  parla[je  des  eaux  qui  coulent  d'un  côté  vers  la 
mer  des  Indes  et  de  l'autre  vers  l'Atlantique,  et  porta  ses  pas  jusqu'à 
Saint-Paul  de  Loanda,  sur  la  côte  portug^aise  d'Angola.  Puis,  retournant 
par  le  même  chemin  vers  ses  fidèles  sauva[jes,  il  vécut  encore  un  an 
avec  eux,  et,  en  1856,  complétant  cette  longue  traversée  qui  nous  a 
relevé  l'Afrique  australe  dans  toute  sa  largeur,  il  descendit  le  Zambèze, 
vil  la  chute  magnifique  par  laquelle  cette  large  nappe  s'abîme  tout  à  coup 
dans  un  gouffre  étroit,  et  parvint,  sur  l'autre  côte  portugaise,  à  Quili- 
mane,  aux  bouches  du  Zambèze. 

Depuis  ce  temps,  Livingstone  a  poursuivi  ses  explorations  dans  ces 
parages;  il  y  a  peu  de  mois  encore,  il  parcourait  les  pays  arrosés  par  un 
des  principaux  affluents  du  Zambèze,  remontait  jusqu'au  lac  Nyassi  et 
s'efforçait  de  former  entre  ces  contrées  sauvages  et  sa  patrie  quelques 
liens  de  commerce  et  de  religion. 

Vers  l'époque  où  Livingstone  découvrait  le  lac  Ngami,  la  Société  de 
géographie  de  Londres  organisait  une  expédition  scientifique  pour  ex- 
plorer le  Soudan.  Richardson  en  était  le  chef;  deux  allemands,  Barth  et 
Overweg  lui  furent  associés.  Dans  ce  rude  voyage  où  tant  d'autres  sont 
restés,  deux  des  trois  voyageurs  qui  l'avaient  entrepris  moururent  avant 
le  terme;  l'un,  Richardson,  périt  misérablement  séparé  des  siens;  l'au- 
tre, Overweg,  succomba  près  du  lac  Tchad,  dont  il  avait  le  premier 
parcouru  les  eaux  et  les  îles.  Barlh  est  revenu  seul,  et  seul  il  a  pu  écrire 
rhistoire  de  ce  voyage  et  en  recueillir  la  gloire.  Les  trois  voyageurs 
prirent  un  chemin  différent  de  celui  de  Denham  et  Glapperton.  Ils  par- 
tirent de  Tripoli,  sur  la  côte  barbaresque,  passèrent  à  Mourzouk,  et, 
traversant  le  désert  de  Rhat  à  Katsena  par  l'oasis  d'Air,  ils  atteignirent 
le  Soudan.  Barth  resta  pendant  cinq  ans  au  milieu  de  ce  pays,  qui  est 
dans  le  centre  de  l'Afrique  le  plus  civilisé,  je  devrais  dire  le  moins  bar- 
bare que  nous  connaissions,  vit  Sakatou,  Kano,  la  plus  grande  des  villes 
de  rAfrique  intérieure,  Koukaoua,  le  Tchad  et  les  royaumes  riverains, 
et  le  premier  après  René  Gaillié  entra  à  Tombouctou.  Plus  heureux  que 
son  devancier,  il  y  séjourna  plus  longtemps  que  lui,  plus  longtemps 
même  qu'il  ne  l'aurait  voulu;  mais,  grâce  à  lui,  Tombouctou  est  au- 
jourd'hui une  ville  dont  nous  avons  le  plan  et  qui  nous  est  connue 
iiussi  bien,  mieux  peut-être  que  Paris,  parce  que  l'on  y  fait  moins  de 
changements. 

Le  troisième  voyageur,  dont  je  veux  vous  parler,  est  Speke.  Il  est  le 
plus  récent,  et  c'est  lui  peut-être  qui  laissera  la  trace  la  plus  profonde, 
parce  qu'il  a  presque  définitivement  donné  la  solution  d'un  problème 
géographique  qui  occupait  le  monde  depuis  vingt-cinq  siècles,  depuis 
Hérodote,  il  a  trouvé,  pour  ma  part,  j'en  suis  convaincu,  les  sources  du 
INil,  ou  du  moins  marqué  le  point  duquel  elles  ne  peuvent  pas  être  fort 
éloignées.  Speke  était,  il  y  a  six  ans,  en  1857,  parti  une  première  fois 


LES  DÉCOUVERTES  RPXKNTES  DE  L'AFRIQUE.  437 

pour  visiter  rAfriquo  uriciilale  en  compaiinic  (l(;  iîiirLoii,  clicC  (I(^  Texpé- 
dilioii.  Tousde.iix  se  rendireiUdoZanzibar  jus'|irà  uniac,  le  Tanfyanyika, 
que  Ton  soiipçonnail,  (\\n\  les  cartes  inar(|uaient,  mais  d'une  manière 
très-vague  et  très-irrégulière,  le  confondant  le  plus  souvent  avec  le 
lac  Nyassi,  situé  plus  au  sud.  Ce  lac  fut  une  révélation  pour  Burton  et 
Speke,  comme  le  ^{yAuù  l'avait  été  pour  Livingstone.  Ikirlon  étant 
tombé  malade,  Speke  j)oursuivit  seul  les  explorations,  arriva  non  loin 
(lu  Tanj;anyika  à  l'extrémité  d'une  grande  masse  d'eau,  le  Nyanza,  dont 
on  ne  sonpçoimait  pas  même  l'existence.  D'après  les  informations  qu'il 
prit,  il  crut  et  il  prétendit  avoir  trouvé  les  sources  du  Nil.  Le  lac,  di- 
saient les  habitants,  s'étendait  fort  loin  au  nord,  et  les  mesures  qu'ils 
donnaient  firent  conjecturera  Speke  que  la  masse  s'étendait  jusque  vers 
le  quatrième  degré  de  latitude  nord.  Il  revint  plein  de  joie.  Mais  les  plus 
beaux  dévouements  ont  leur  égoïsme,  et  il  n'y  a  personne,  si  l'on  en 
excepte  peut-être  quelques  érudits,  de  plus  susceptible  en  matière  de 
découverte  que  les  voyageurs.  Burton  fut  très-mécontent  de  la  préten- 
tion de  Speke,  et  la  repoussa  comme  une  grossière  erreur. 

Comment!  prétendre  qu'un  lac  s'étend  jusqu'au  4Megré  !  Est-ce 
qu'on  n'est  pas  remonté  des  bouches  du  Nil  jusqu'au  4^  degré  !  En  effet, 
un  despote  très-éclairé,  Méhémet-Ali  avait  fait,  en  1840,  une  expédition, 
fort  utile  pour  la  science,  à  la  recherche  des  sources  du  Nil  ;  il  ne  les 
avait  pas  trouvées,  mais  il  avait  été  en  remontant  jusqu'au  4®  degré, 
plus  loin  que  l'on  ne  s'était  jamais  avancé,  et  il  n'avait  eu  à  signaler  la 
présence  ni  le  voisinage  d'aucun  lac.  C'est  pourquoi  Burton  disait  qu'il 
était  impossible  qu'un  lac  existât  au  4''  degré.  Le  désir  de  terminer 
glorieusement  le  débat  ramena,  en  1859,  Speke,  non  pas  avec  Burton, 
mais  avec  un  jeune  officier  anglais  Grant.  Il  reprit  à  peu  près  la  même 
route,  rejoignit  le  lac  Nyanza,  auquel  il  donna,  en  l'honneur  de  la  reine, 
le  nom  de  Victoria  Nyanza,  en  côtoya  la  rive  occidentale,  poussa  jus- 
qu'au nord,  et  vit  par  ses  yeux  la  preuve  de  la  vérité  de  ses  assertions 
en  même  temps  que  la  cause  de  l'erreur  qui  avait  produit  son  différend 
avec  Burton.  Nyanza  est,  dans  la  langue  du  pays,  un  mot  qui  signifie 
eau,  et  quand  les  indigènes  disaient  que  le  Nyanza  s'étendait  fort  loin,  ils 
entendaient  non  pas  le  lac,  mais  l'eau.  Le  lac,  en  effet,  s'arrête  au  pre- 
mier degré,  presque  sous  l'équateur,  puis  se  rétrécit  tout  à  coup  en 
forme  de  canal,  et  là  donne  naissance  à  un  cours  d'eau  que  Speke  put 
admirer  avec  l'enthousiasme  naturel  à  une  si  belle  découverte.  Il  con- 
templa le  «  courant  magnifique  de  6  à  700  mètres  de  largeur,  semé  çà 
et  là  de  récifs  et  d'îlots;  ceux-ci  occupés  par  des  huttes  de  pêcheurs, 
ceux-là  par  des  hirondelles  de  mer  et  des  crocodiles  se  chauffant  au 
soleil.  Il  glisse  entre  de  hautes  berges  recouvertes  d'un  gazon  épais, 
et  derrière  lesquelles,  parmi  de  beaux  arbres,  nous  pouvions  voir  errer 
de  nombreux  troupeaux  d'antilopes,   tandis  que  les  hippopotames  re- 


438  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

nâclaient  dans  Teau,  et  que  sous  nos  pierls,  à  chaque  instant,  floricans  et 
pintades  prenaient  leur  vol.  » 

En  reconnaissance  de  la  médaille  que  lui  avait  envoyée  la  Société 
géo(îraphique  de  Paris,  il  donna  à  ce  canal  le  nom  de  Napoléon.  La 
Société  de  Londres  n'avait  p:is  été  moins  généreuse,  et  il  donna  à  la  chute, 
qui  au  débouché  de  ce  canal  commence  le  courant  du  Nil,  le  nom  de 
Ripon,  président  de  la  Société  de  Londres. 

Puis  il  continiiu.  Malheureusement  le  voya[îaur  ne  va  pas  comme  il 
veut  dans  ces  contrées,  et  Speke  fut  forcé  d'abandonner  le  cours  de  ce 
fleuve,  dont  il  tenait  Forigine,  pour  le  rejoindre  à  50  ou  60  milles  plus 
loin.  C'était  le  même  fleuve  qu'il  retrouvait  sans  aucun  doute.  Il  était  à 
Gondokoro,  d'oia  il  fjap,nait  Khartoum  et  l'É^^ypte,  et  le  peu  d'impor- 
tance des  affluents  qu'il  vit  verser  leurs  eaux  dans  le  Nil,  le  confirma 
pleinement  dans  l'idée  que  le  grand  fleuve  ne  pouvait  naître  que  de  la 
masse  dis  eaux  sorties  du  Nyanza. 

Cependant  la  preuve  expérimentale  n'était  pas  complète,  et  Speke 
rencontra,  en  rentrant  en  Angleterre,  l'opposition  de  certains  savants 
qui  lui  ont  reproché  avec  beaucoup  de  rigueur  de  n'avoir  pas  suivi  jus- 
qu'à Gondokoro  le  cours  da  fleuve  qu'il  avait  découvert.  Speke  allait  ré- 
pondre par  d^  nouvelles  explorations  quand  il  est  mort  à  la  chasse. 
D'autres  auront  le  mérite  de  compléter  ce  qu'il  a  indiqué,  mais  l'avenir 
prouvera  qu'il  ne  s'était  point  trompé. 

Je  vous  ai  dit  que  les  hardis  explorateurs  de  ces  contrées  rencontraient 
sur  leur  route  des  difficultés  qui  excusent  bien  quel  ]ues  défaillances 
ou  quelques  omissions.  On  ne  voyage  pas  là  comme  en  France.  On  a 
d'abord  à  compter  avec  la  rude  opposition  des  indigènes,  qui  ne  veulent 
pas  laisser  passer  TEuropéen,  parce  qu'ils  craignent  de  voir  supprimer 
leur  commerce  d'intermédiaires.  Il  faut  de  pius  compter  avec  la  basse 
cupidité  des  sauva;';es  qui,  croupissant  dans  une  misère  profonde,  cher- 
chent à  profiter  de  toutes  les  occasions  pour  obtenir  ou  arracher  un 
présent.  Speke  était  à  peine  parti,  avec  une  centaine  de  nègres  pour 
escorte  et  des  lettres  de  recommandation  du  sultan  de  Zanzibar,  que  le 
chef  d  un  village  vassal  du  sultan  lui  envoie  par  politesse  du  pombé, 
espèce  de  boisson  fermenîée  faite  avec  du  mil,  et  quelques  mesures  de 
grains.  Speke  remercie,  et  envoie  de  son  coteau  chef  quelques  mèires  de 
cotonnades,  constituant  pour  le  pays  un  assez  beau  présent.  Le  sauvage 
exige  davantage.  «Ce  n'est  pas  pour  lui,  dit-il,  mais  il  a  à  répondre  à 
sa  famille  des  présents  qu'il  recevra;  l'on  ne  croirait  jamais  qu'il  ait 
reçu  si  peu  d'un  noble  Européen,  et  on  l'accuserait  d'avoir  fait  quelque 
détournement  à  son  profit.  »  Longue  négociation.  Speke  consent  à  ajon- 
ter  quelques  mètres.  Nouveau  refus;  on  menace  de  prendre  les  armes, 
et  notre  voyageur  est  obligé  de  passer  par  les  conditions  qu'on  lui  im- 
pose. 


r 


LES  Dr.œUVKRTES  RI-CENTKS  DE  L'AFIUQUE.  4S9 

Si  je  raconte  celte  anecdole,  c'est  (jU!'  pareille  aventure  se  reproduit 
presque  à  clia'fue  villa{;e,  à  chaque  élape,  dans  quel'jue  partie  de 
l'Afrique  cenirale  qu'on  voya'^^e.  Traverse-t-on  le  désert,  on  rencontre 
un  parli  de  Touai'ciy  aposiés  au  puits  où  l'on  doit  s'arrêter.  Ils  demandent 
le  présenl  (c'est  l'aumùne  du  hrijyand);  il  faut  le  faire,  et  le  faire  \i\r^,(i. 
Au! rement  l'on  s'expose  à  trouver  ou  le  puits  suivant  comblé  de  pierres, 
ou  quelque  emijuscade  au  coin  d'un  défilé.  C'est  ainsi  que  Barth,  sui- 
vant pourtant  une  route  fréquentée,  se  trouva  rançonné,  volé,  dépossédé 
de  tout.  Après  être  parti  avec  de  nombreux  présents,  il  arriva  dans  la 
capilalc  du  Soudan  sans  un  sou  vaillant.  Il  y  resta  trois  mois,  obli[}é  de 
vivre  d'emprimîs,  et  dans  quelle  situation!  «Parqué  dans  un  logis 
sombre,  triste  et  des  plus  incommodes,  que  je  ne  pouvais  quitter  que 
pour  aller  rendre  visite  au  g^ouverneur,  visite  que,  d'un  autre  côté,  je 
cherchais  à  retarder  le  plus  possible;  privé  de  ressources,  obsédé 
chaque  jour  par  une  foule  de  créanciers,  raillé  de  ma  misère  par  un 
valet  effronté,  je  me  trouvais  dans  une  situation  dont  le  lecteur  pourra 
se  faire  une  idée,  placé  que  j'étais  dans  la  métropole  du  commerce  de 
l'Afrique.» 

Si  ces  difficultés  existent,  s'il  a  fallu  tant  de  temps,  de  peine  et  d'hé- 
roïsme pour  pénétrer  dans  ce  monde  inconnu,  c'est  que  l'Afrique  ne  res- 
semble à  aucune  des  autres  parties  de  notre  globe.  On  n'y  rencontre  ni 
les  déserts  de  TAustralie,  ni  les  pays  civilisés  de  l'Europe  ou  même  de 
l'Asie,  ni  les  populations  à  demi  européennes  de  l'Amérique.  C'est  au 
milieu  d'un  immense  continent,  comme  un  océan  d'hommes,  qui,  depuis 
la  création,  s'agitent  dans  une  immobilité  perpétuelle  :  révolutions  inces- 
santes, guerres  sans  fin  de  tribus  qui  s'écrasent  les  unes  les  autres,  do- 
mination de  peuples  qui  s'élèvent  un  instant,  puis  s'abîment  et  dispa- 
raissent. De  notre  siècle,  nous  avons  vu  dans  le  Soudan  naître  l'empire 
des  Fellatahs,  qui  menaçaient  d'englober  le  pays  jusqu'au  Tchad,  puis, 
cet  empire  s'affaisser,  un  autre  s'élever  à  la  voix  du  fanatique  El-fladj- 
Omar,  qui  nous  menaçait  à  son  tour  jusque  dans  nos  possessions  du  Sé- 
négal ;  puis  l'empire  d'Omar  se  dissoudre  à  sa  mort,  et  tous  les  peuples 
soumis  à  sa  domination  retourner  à  leurs  déserts  et  à  leurs  discordes. 
J'en  dirai  autant  du  Sahara,  oh  des  révolutions  incessantes  remuent  les 
populations  sans  avoir  jamais  rien  fondé;  j'en  dirais  autant  des  régions 
du  haut  Nil,  où  Speke  a  retrouvé  les  traces  d'invasions  anciennes  et  ré- 
centes et  de  royaumes  tombés. 

Eh  bien  !  cette  stérile  agitation,  cette  infériorité  sociale,  est-ce  la  na- 
ture qui  en  est  cause?  On  l'a  dit  et  l'on  s'est  trompé.  L'Afrique  n'est  pas 
partout  un  désert,  et  le  désert  lui-même  n'est  pas  absolument  inhabitable 
dans  toutes  ses  parties.  On  a  comparé  assez  justement  l'Afrique  à  une  as- 
siette renversée,  d'une  forme  peu  régulière,  sans  doute,  mais  dont  les 
bords  sont  plats  et  dont  le  milieu  fait  une  saillie  enveloppée  d'un  cercle. 


440  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

A  mesure  qu'on  avance  des  côtes  dans  l'inférieur  des  terres,  on  monte  et 
l'on  trouve,  à  une  vin{|t'une  de  lieues  du  riva^^e,  comme  une  chaîne  de 
monta(}nfis  qui  forment  une  vaste  ceinture  aulour  du  continent  central, 
et  enferment  un  immense  plateau  int;^rieur  dont  Faltitude  varie  de  300  à 
lôOO  mètres.  Ce  haut  plateau  est  diversement  disposé  :  ici  ce  sont  des 
parties  élevées,  battues  par  les  vents,  et  en  {jénéral  arides,  mais  plus 
saines  peut-être  que  les  autres  ;  là,  au  contraire,  ce  sont  des  dépressions 
où  s'accumulent  les  eaux,  parties  fertiles  mais  malsaines,  comme  au  lac 
]\g?ami  et  au  lac  Tchad.  Sur  certains  points,  ces  eaux,  débordant  par 
leur  masse,  percent  la  barrière  des  monta^jnes,  et  viennent,  de  cataracte 
en  cataracte,  tomber  dans  la  mer,  comme  le  Ni{]?er,  le  Nil  et  le  Zambèze. 
Dans  cette  confi[juration  g"éa[]?raphiqug,  il  y  a  place  pour  des  rég-ions 
fertiles  où  la  vé^^étation  est  aussi  riche  qu'en  aucun  autre  lieu  du 
monde.  Le  Soudan  produit  des  grains  en  abondance  et  possède  des  forêts 
luxuriantes;  les  bords  du  Zambèze,  ceux  du  haut  Nil,  nourrissent  non- 
seulement  des  antilopes,  mais  des  troupes  nombreuses  d'éléphants,  et  de 
pareils  animaux  ne  vivent  pas  de  peu. 

Ce  n'est  donc  pas  la  nature  qui  est  la  plus  coupable  ;  c'est  en  Afrique, 
comme  presque  partout,  l'homme  qui  est  la  cause  première  du  mal,  et  la 
responsabilité  doit  en  retomber  sur  lui.  C'est  l'homme  qui  jusqu'ici  est 
resté  dans  ces  contrées  sous  le  poids  de  la  plus  profonde  ignorance  et  de 
la  plus  profonde  barbarie.  Dans  ces  pays,  aucune  instruction,  aucune 
idée  élevée.  A  peine  si,  dans  la  partie  septentrionale,  une  grossière 
image  de  l'islamisme  a  pu  pénétrer,  moins  par  la  prédication  que  par 
les  armes,  et  cette  conversion  semble  avoir  modifié  les  formes  religieuses 
plus  que  le  fond  des  esprits.  Le  fétichisme  est  toujours  sous  l'écorce. 
Descendez  plus  au  sud,  vous  ne  trouvez  plus  alors  que  le  fétichisme  le 
plus  grossier,  l'ignorance  la  plus  complète,  pas  la  moindre  notion  de  la 
divinité. 

Speke  vécut  quelque  tempsauprès  d'un  sauvage  très-intelligent  relati- 
vement aux  autres  habitants  de  la  contrée,  le  souverain  du  Karagoué, 
Roumanyka.  Cet  homme  ne  croyait  ni  à  Dieu  ni  à  la  vie  future.  Speke 
lui  demanda  pourquoi,  dans  ce  cas,  il  immolait  tous  les  ans  une  vache. 
«Je  ne  sais,  répondit  le  sauvage,  mais  il  me  semble  qu'en  agissant  ainsi, 
j'aurai  de  meilleures  récoltes.  C'est  aussi  pour  cela  que  je  place  devant 
une  des  grosses  pierres  de  ce  mont  une  certaine  quantité  de  grain  et 
de  pombé,  bien  que  je  la  sache  incapable  de  manger  et  de  boire...  Pas 
un  Africain  ne  révoque  en  doute  le  pouvoir  des  talismans  et  de  la  magie. 
Lorsque  je  conduis  mes  troupes  au  combat,  si  j'entendais  l'aboiement 
d'un  nmard,  je  battrais  en  retraite...»  C'était  toute  sa  théologie.  Speke 
lui  fit  observer  qu'un  ennemi  bien  avisé  pourrait  abuser  d'une  telle 
superstition,  et  que  les  Anglais  l'avaient  fait  à  l'égard  des  Indiens.  Rou- 
manyka fut  obligé  d'avouer  qu'en  cette  matière  les  Européens  lui  étaient 


LES  Br.OOUVERTES  RÉCENTES  DE  L'AFRIQUE.  441 

supérieurs.  «Ce  n'esl,  pas  étonnant,  dit-il,  puisque  c'est  de  votre  pays 
rfue  viiMincnt  le  calicot  et  les  verroteries.  >> 

Quand  on  pénètre  dans  ces  parties  barbares,  ce  (jui  frappa  d'abord, 
c'est  le  brutal  despotisme  qui  pèse  sur  les  populations.  Là  le  souverain, 
s'il  est  permis  de  donner  ce  nom  au  sauvafye  qui  domine  ses  sr;mblables, 
le  souverain  est  absolu,  mais  d'iui  absolutisme  dont  il  est  impossible, 
parmi  nous,  de  se  faire  une  juste  idée.  Spcke,  et  c'est  lui  que  j'invoque 
souvent,  parce  que  c'est  lui  (|ui  a  donné  les  plus  récents  détails  sur  les 
mœurs  de  ces  pays,  Speke  se  trouvait  à  la  cour  du  plus  sinjifulier  des 
rois.  Ce  roi,  qui  réji^nait  sur  rOup,anda,  s'appelait  Mtésa,  jeune  homme  de 
24  ans,  rempli  des  fantaisies  les  i)lus  burlesques,  vraies  fantaisies  de 
sing-e,  ne  connaissant  aucun  obstacle,  capricieux  et  mobile,  mais  re- 
gardant la  satisfaction  de  chacun  de  ses  caprices,  au  moment  oi!i  il  le 
concevait,  comme  une  sorte  de  droit  divin.  Nul  ne  paraissait  devant  lui 
que  prosterné  dans  la  poussière.  Ce  cârémonid,  dont  la  honte  est,  jus- 
qu'à un  certain  point,  couverte  en  Orient  par  les  pompes  et  les  magni- 
ficences du  luxe,  n'inspire  plus  qu'un  dé^^oût  profond  devant  des  cahutes 
de  paille,  au  milieu  de  sauvages  nus  et  qui,  lorsqu'ils  se  proternent,  pour 
peu  qu'il  pleuve,  se  prosternent  littéralement  dans  la  boue. 

Speke  avait  donné  une  carabine  à  ce  grand  enfant  :  c'est  un  des  plus 
beaux  cadeaux  qu'on  puisse  faire  à  un  roi  d'Afrique.  Le  roi,  pour  exer- 
cer son  talent,  tira  à  quelques  pas  sur  une  vache,  puis  sur  un  héron, 
qu'il  manqua  plusieurs  fois,  mais  qu'il  finit  par  toucher.  Cette  dernière 
preuve  d'adresse  fut  célébrée  comme  un  miracle  Dar  toute  la  cour  émer- 
veillée, et  le  roi,  à  l'occasion  de  ce  beau  fait  d'armes,  créa  de  nombreux 
dignitaires,  donna  un  grand  bal,  et  fit  des  distributions  de  vivres  à  ses 
sujets.  II  avait  tué  un  héron  ! 

S'il  s'était  contenti  de  pareils  exploits!  Au  moment  ou  Speke  avait 
donné  ce  fusil,  dans  une  de  ses  premières  visites,  Mtésa  l'avait  pris, 
examiné  attentivement,  puis  le  tendant  à  un  page  :  «  Va  dans  la  cour^ 
tuer  quelqu'un  1  »  —  Un  instant  après,  le  page  rentra.  «  Eh  bien,  lui  dit 
le  roi,  as-tu  fait  ce  que  je  t'ai  commandé?  —  «Oui,  répondit  le  page. — 
«A  merveille.  »  Et  personne  ne  sourcilla.  Que  ce  fût  un  homme  qu'on  eût 
tué  ou  une  vache,  qu'importait? 

Un  autre  jour,  Speke  venait  de  donner  (car  il  fallait  sans  cesse  don- 
ner) une  de  ces  carabines  perfectionnées  qui  servent  surtout  aux  chas- 
seurs d'éléphants.  Le  sauvage  y  mit  double  charge  et  ajusta  une  vache. 
La  vache  fut  transpercée,  et  la  balle,  passant  à  travers  le  corps  d'une 
des  femmes  du  roi  qui  se  trouvait  là  par  hasard,  alla  se  ficher  dans  la 
palissade  de  la  cour.  Le  roi  ne  se  sentit  pas  de  joie;  on  courut  chercher 
la  balle  et  on  admira  la  puissance  de  l'arme.  Pendant  plusieurs  jours,  il 
ne  fut  bruit  à  la  cour  d'Ouganda  que  de  la  bonne  carabine.  De  la  femme 
morte,  pas  un  mot. 


442  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Ce  despotisme  brûlai  qui  ne  tient  aucun  compte  de  la  vie  des  hommes 
n'est  pas  la  seule  cause  de  la  barbarie  de  ces  peuples,  mais  il  en  est  le 
principe,  comme  il  en  est  la  conséquence;  et,  comme  corollaire,  on  trouve 
à  côté  de  lui  ce  qui  existC  dans  riiisloire  primitive  de  la  plupart  des 
peuples  non  civilisés,  d'éternelles  {guerres  privées,  bien  pires  que  celles 
que  nous  connaissons  au  moyen  âp,e,  quand  les  ,o^uerres  privées  étaient  le 
droit  social.  Sans  cesse,  de  tribu  à  tribu,  des  hostilités,  des  ravages,  des 
razzias,  et,  si  la  paix  règ^ne  pour  un  temps,  au  moindre  caprice  du 
prince  elle  est  rompue.  Les  guerriers  reviennent-ils  d'une  expédition,  il 
faut  les  occuper,  et  on  les  envoie  dans  une  autre.  La  guerre  offensive  n'y 
est  pas  seulement  un  instrument  de  vengeance  ou  de  domination,  c'est 
un  métier;  on  y  va  comme  à  la  moisson,  pour  vivre  ou  s'enrichr,  on 
va  à  la  recherche  de  ce  triste  butin  qui  est  le  butin  le  plus  ordinaire  de 
ce  pays,  on  va  faire  la  chasse  à  Thomme.  En  Afrique,  vous  le  savez,  la 
plaie  la  plus  hideuse,  c'est  l'esclavage.  En  vain  nous  avons  croisé  sur 
les  côtes,  nous  n'avons  pas  pu  pénétrer  dans  Tintérieur  des  terres,  et 
empêcher  que  la  traite  ne  fût  l'élément  principal  du  commerce.  Quand 
un  roi  veut  des  marchandises,  il  envoie  prendre  les  femmes  et  les  hom- 
mes sur  les  terres  du  voisin.  Quand  il  a  besoin  de  serviteurs  pour  lui  ou 
pour  les  siens,  quand  il  veut  faire  quelque  présent,  il  agit  encore  de 
même.  La  matière  humaine  est  là  :  on  y  puise.  Aussi  y  a-t-il  en  général 
dans  ces  contrées  plus  d'esclaves  que  de  maîtres. 

L'esclavage  n'y  est  pas  aussi  dur,  sans  doute,  qu'en  Amérique, 
parce  qu'il  n'y  a  pas  entre  le  maître  et  l'esclave  celte  distinction  irré- 
médiable de  la  couleur  :  esclaves  et  maîtres  sont  tous  noirs.  L'esclave 
est  un  peu  de  la  famille,  il  n'est  pas  tellement  maltraité  qu'il  soit  tou- 
jours prêta  secouer  la  chaîne.  Dans  la  profonde  misère  où  il  vit,  il  voit 
chez  son  maître  une  misère  presque  égale  et  un  degré  moral  qui  n'est 
pas  plus  élevé  que  le  sien.  Jugez  par  ce  seul  trait,  choisi- entre  mille,  du 
peu  de  prix  qu'ont  la  liberté  et  la  patrie  dans  une  pareille  société.  Oh 
avait  volé  à  Speke  deux  mulets.  Immédiatement,  ne  pouvant  se  les  faire 
rendre,  il  fit  prisonniers  cinq  ou  six  nègres,  et  déclara  qu'il  les  em- 
mènerait jusqu'à  ce  qu'on  lui  eût  rendu  les  mulets.  On  ne  les  lui  rendit 
pas.  Après  avoir  attendu  quelques  jours,  il  se  trouva  fort  embarrassé  de 
ce  supplément  qui  diminuait  ses  provisions,  et  il  se  décida  à  renvoyer  les 
prisonniers  sans  avoir  les  mulets;  mais  ceux-ci  ne  voulurent  pas  s'en 
aller  ;  ils  aimaient  mieux,  disaient-ils,  rester  prisonniers  et  esclaves  dans 
la  caravane  que  de  retourner  manger  «  le  pain  de  singe,  »  c'est  à  dire  le 
fruit  du  calebassier  qui  est  la  nourriture  ordinaire  du  nègre. 

Après  l'esclavage,  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  c'est  la  situation  dégra- 
dante faite  à  la  femme.  Gomme  l'esclave,  et  plus  encoreque  l'esclave,  la 
femme  est  traitée  comme  un  bétail,  comme  une  marchandise.  C'est 
même  une   marchandise    qui    a  quelque    valeur  dans  certains   pays; 


LES  DÉCOUVKRTKS  RIÎCENTES  1)1-:  L'AFRIQUE.  443 

da'is  une  famille  de  noirs  uii;i  filh;  n'est  jamais,  comme  il  iirrivi^  quelque- 
fois dans  cerlains  jia  s  civilisés,  un  souci  pour  Tavenir;  non,  c'est  un 
profit  :  à  l^ans  oii  la  vendra.  C'est  un  bétail  de  plus,  et  il  y  a  des  con- 
trées entières  où  les  mariages  ne  se  font  pas  autrement,  si  Ton  peut  ap- 
peler cela  d;*s  mariages.  Speke  nous  r.iconle  (|ue  plusieurs  de  ses  hommes, 
partant  pour  leur  Ion,»;  voyai^e,  prir(;nt  femme,  mais  par  un  sin^yulier 
conlrat,  un  vérilable  contrat  d<î  loua^ye;  ils  payaientau  père  dix  colliers, 
se  réservant  la  faculté  soit  de  restituer  la  fille  après  le  voyag^e,  soit,  si  elle 
leur  plaisait,  de  la  {garder  moyennant  un  supplément  de  dix  colliers.  Quand 
on  ne  veut  pas  acheter  de  femme  on  en  enlève;  les  princes  s'en  procurent 
d'ordinaire  de  celte  façon.  Comme  la  femme  est  une  marchandise  et  une 
richesse,  elle  pimt  devenir  l'objet  d'un  luxe.  Un  sei(jneur  nè[îre  a  beau- 
coup de  femmes  comme  dans  d'autres  pays  un  homme  qui  est  riche  et 
qui  veut  le  paraître  a  beaucoup  de  chevaux  dans  son  écurie.  Mtésa  en 
avait  plusieurs  centaines,  et  en  donnait  à  la  fois  cent  à  ses  favoris. c  Qu'en 
faites-vous?  «demandait  Speke  à  l'un  d'eux.  «Rien,  répondit  naïve- 
ment celui-ci;  mais  il  ne  nous  serait  pas  possible  de  refuser.  Il  est  vrai 
que  nous  sommes  libres  d'en  faire  des  épouses  ou  des  domestiques.  »  — 
Dans  toute  l'Afrique  intérieure,  l'abaissement  est  à  peu  près  le  même. 
C'est  la  femme  qui  d'ordinaire  cultive,  fabrique  le  pombé,  porte  les 
fardeaux,  fait  les  g^r  s  ouvrages;  chez  les  Boschiman,  c'est  elle  qui 
bêche  à  la  houe  pendant  que  le  mari  tisse  tranquillement.  Chez  les 
Maures,  il  est  d'usage  que  la  jeune  fille,  avant  de  se  marier,  paye  de  son 
corps  à  son  père  les  frais  de  son  éducation.  Quelle  moralité  peut  germer 
dans  un  tel  bourbier? 

Jugez  par  le  trait  suivant  de  l'estime  qu'on  fait  de  la  femme.  Le  des- 
pote Mtésa  était  h  la  promenade  et  jouait.  Une  de  ses  femmes  trouve  un 
beau  fruit,  le  cueille  et  le  lui  offre.  Aussitôt  Mlésa  d'entrer  en  fureur. 
«  Une  femme  n'a  jamais  rien  osé  m'offrir,  »  s'éida-t-il,  et  il  ordonne  de 
la  mettre  à  morL. 

Toutes  ces  hontes  que  je  viens  de  dérouler,  Messieurs  (et  je  pourrais 
ajouter  des  traits  sans  nombre  à  ce  lugubre  tableau),  peuvent  se  résumer, 
pour  ainsi  dire,  dans  une  seule  idée  :  le  mépris  de  l'homme.  L'huma- 
nité dans  ce  pays,  est  une  sorte  de  vile  matière,  une  marchandise  dont 
on  ne  fait  pas  plus  de  cas  que  de  tout  autre  objet  mobilier.  Que  voulez- 
vous,  dans  un  pareil  pays,  sous  le  joug  perpétuel  de  la  force,  sous  le 
poids  de  cei  abaissement  qui  opprime  l'homme  comme  la  femme,  sous  ce 
despolisme  brutal  qu'on  retrouve  à  tous  les  degrés  de  la  société ,  partoutoii 
le  plus  fort  est  en  présence  dj  plus  faible,  que  voulez-vous  que  iasse  l'in- 
dividu isolé?  Rien,  il  ne  peui  rien,  parce  qu'il  lui  manque  le  principal 
ressort  qui  meut  l'hoinme  :  le  seniimenl  de  sa  dgnité.  C'esi  quand  on 
est  vraiment  possesseur  de  sa  personne,  respecté  par  ses  semblables,  et 
respectable  à  soi-même  que  l'on  peut  quelque  chose. 


444  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

Comme  conséquence  naturelle  de  cet  abaissement  de  l'humanité, on  voit 
s'étaler  deux  p'aies  hideuses  qui  ronflent  cette  société,  plaies  non  pas  in- 
curables, mais  à  une  g-uérison  bien  difficile  et  bien  lente.  La  première  est 
une  immense  paresse.  Le  sauva[;e  qui  n'a  rien  et  à  qui,  s'il  avait 
quelque  chose,  un  plus  puissant  prendrait  peut  être  tout,  n'aime  pas  k 
travailler  ;  s'il  travaille,  c'est  simplement  sous  l'empire  de  la  nécessité. 
Pourvu  qu'il  ait  «  du  pain  de  sin[]?e  »il  ne  cultive  [i^uère.  Les  terrains  les 
plus  fertiles  sont  à  peine  é{îratij^nés,  non  pas  par  la  charrue,  mais  par 
la  houe.  La  majeure  partie  du  pays  reste  inculte,  parce  que  l'homme  ne 
sait  pas  et  surtout  ne  veut  pas  le  cultiver.  Il  arrive  même  là  ce  qui  arrive 
trop  souvent  dans  les  pays  les  plus  civilisés  :  on  y  tourne  ses  vices  à 
honneur,  et  la  paresse  dont  les  causes,  au  milieu  de  cette  société  sans 
sécurité,  ne  sont  pas  moins  tristes  que  les  effets  en  sont  pernicieux, 
devient  une  sorte  de  marque  de  noblesse  et  une  manière  d'être  du  bon 
ton  :  on  a  honte  du  travail. 

Un  jeune  officier  français,  envoyé  en  mission  dans  le  Douaich,  parlait 
en  ces  termes  de  l'impression  pénible  que  lui  avaient  faite  de  pareilles 
mœure  :  «  Un  Maure  se  croirait  humilié  de  dresser  sa  tente  (ce  soin  est 
réservé  aux  femmes),  mais  il  mendiera  au  premier  venu  la  moindre 
bag-atelle.  Ajoutez  à  cela  le  vol,  tellement  passé  dans  les  mœurs,  que 
larcins  et  pillag^es  exercés  envers  le  faible  semblent  chez  eux  chose  natu- 
relle, et  on  n'aura  qu'un  faible  tableau  de  ce  caractère  méprisable.  Du 
reste  une  nation  où  la  famille  n'existe  que  de  nom,  oii  le  fils  bat  sa  mère, 
oh  l'on  répudie  la  femme  sous  le  moindre  prétexte,  où  l'on  engraisse  les 
filles  pour  les  vendre  comme  des  porcs  au  marché  et  au  plus  offrant,  ne 
saurait  offrir  qu'un  spectacle  révoltant  à  l'Européen,  qui,  élevé  dans  le 
respect  de  la  femme  et  de  la  famille,  se  trouve  dans  cet  enfer  moral 
qu'on  appelle  un  camp  maure.  » 

La  paresse.  Messieurs,  trouve  toujours  sa  juste  récompense.  A  côté 
d'elle,  ce  qui  domine  dans  l'Afrique  centrale,  c'est  une  immense  misère. 
Depuis  les  Touareg-  du  nord  jusqu'aux  Boschiman  du  midi,  tous  ces  peu- 
ples n'ont  aucune  des  satisfactions  que  donne  un  travail  énerg^ique.  L'in- 
dustrie est  à  peu  près  nulle;  on  y  pile  encore  le  maïs  dans  des 
mortiers  de  bois  semblables  à  ceux  que  représentent  les  anciennes  sculp- 
tures des  monuments  égyptiens,  instruments  plus  grossiers  que  les 
meules  à  la  mam  dont  on  se  servait  au  temps  des  héros  d"Homère; 
on  tisse  la  toile,  comme  on  la  tissait  dans  l'antique  Egypte,  comme  on 
fabrique  aujourd'hui  nos  tapisseries  de  haute  lisse,  et  les  pièces  ainsi 
obtenues  par  le  travail  de  deux  tisseuses  n'ont  guère  que  deux  mètres 
de  longueur,  sans  que  le  montage  de  la  chaîne  exig-e  moins  de  peine  que 
que  pour  nos  longues  pièces  de  calicot;  on  emploie  le  fer,  mais  en  fort 
petite  quantité;  car  le  procédé  tout  à  fait  primitif  par  lequel  on  l'ob- 
tient n'en  permettrait  pas  un  usage  étendu,  et  on  emmanche  les  instru- 


LES  I)l^:GOUVERTt:S  Rl'iCENTES  DE  L'AFHIQUE.  445 

nieiUs  de  fer  roiiiuic  les  raciîs  contemporaines  des  dernières  révolu- 
tions {;éolo};i(iues  eninianciiaient  leurs  haches  de  pierre.  La  terre  est 
peu  et  mal  culli\ée;  on  \il  de.  ce  que  la  nature  veut  bien  donner,  et 
quand  clic  ikî  veut  rien  donner,  on  meurt.  C'est  ce  qui,  au  moment  que 
je  vous  parle,  a  lien  au  Sr'ii(';j;al,  où  une  terribli;  famine  s'est  étendue 
sur  toul  le  haut  pays.  Ces  fléaux  qui  déciment  l'Afrique,  rappellent  ceux 
qui  ont  sévi  au  moyen  â}ye  dans  l'Europe  du  x^  et  du  xi''  siècle. 

Que  nous  sommes  loin  nous-mêmes  de  ces  temps,  et  pourtant  combien 
ces  temps  étaient  encore  moins  tristes  que  le  spectacle  de  la  société  ac- 
tuelle de  l'Afrique  !  Quelques  misèri^s  que  renferment  nos  sociétés  civili- 
sées, apprenons  donc  à  les  estimer  à  leur  juste  valeur  en  les  comparant 
avec  les  sociétés  barbares;  cherchons  à  en  corriger  les  abus,  à  en  amé- 
liorer les  formes;  mais  attachons-nous  fermement  aux  principes  sur 
lesquels  elles  reposent  :  le  sentiment  de  la  difjnité  humaine,  le  respect 
de  la  liberté  et  l'amour  du  travail.  C'est  sur  ce  triple  fondement  que  sont 
assises  la  justice,  la  propriété,  et  que  s'est  élevé  le  map,nifique  édifice  de 
la  richesse  moderne. 

Qu'allons-nous  donc  faire  dans  des  pays  de  misère  et  de  barbarie  et  qui 
nous  pousse  à  les  explorer  ?  Je  répondrai  d'abord,  c'est  le  désir  de  savoir, 
et  ce  désir  serait  un  motif  suffisant  que  des  esprit  éclairés  conçoivent 
sans  peine.  Mais  il  y  en  a  un  autre,  je  ne  dirai  pas  plus  sérieux,  mais 
plus  capable  d'agir  sur  le  grand  nombre  :  ce  sont  nos  intérêts  commer- 
ciaux. Nous  ne  sommes  pas  les  premiers  arrivés  dans  ces  parages  ;  les 
Anglais  nous  y  ont  devancés,  et  pour  une  bonne  raison,  c'est  que  leur 
commerce  de  ce  côté  est  plus  actif  que  le  nôtre.  Voyez,  à  peine 
avec  les  frères  Lander  avaient-ils  exploré  les  bouches  du  INiger,  qu'ils 
accroissent  leurs  (iomploirs  en  Guinée,  et  aujourd'hui  ils  ont  pris  solide- 
ment pied  dans  le  royaume  de  Lagos.  A  peine  Méhémet-Ali  avait-il 
poussé  sa  reconnaissance  sur  le  INil  jusqu'au  4^  degré,  qu'ils  s'établis- 
saient à  Khartaum,  au  point  oii  le  INil  bleu  et  le  Nil  jaune  réunissent 
leurs  eaux.  Ailleurs  encore,  à  Malte,  ils  ont  un  entrepôt  par  lequel  ils 
versent  des  flots  de  marchandises  sur  Tripoli;  à  Gibraltar,  autre  entre- 
pôt, d'où  leurs  calicots  traversent  le  Maroc  et  entrent  par  les  caravanes 
du  désert  dans  le  Soudan.  Eh  bien,  nous  aussi,  nous  avons  pris  pied  dans 
ce  monde  africain  par  une  suite  d'événements  que  vous  connaissez.  Nous 
tenons  l'Algérie,  et  depuis  quinze  ans  nous  avons  poussé  nos  conquêtes 
au  delà  de  l'Atlas,  dans  des  régions  qui  ne  sont  pas  encore  le  désert, 
mais  qui  ravoisinent,et  nous  touchons  aux  premières  stations  du  Sahara. 
Nous  avons  sur  la  côte  occidentale  le  Sénégal  ;  depuis  près  de  quinze  ans 
nous  l'avons  étendu  de  Saint-Louis  vers  les  rives  du  haut  Niger,  et  nous 
sommes  près  d'étendre  la  main  jusqu'au  Niger  lui-même,  et  jusqu'à 
Tombouctou.  Nous  tenons  l'Afrique  occidentale  entre  les  deux  serres 


446  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

du  Sénégal  et  de  TAlp^érie  :  celle  situation  nous  crée  des  intérêts  parti- 
culiers et  nous  dicte  noire  pol'tique. 

Cet  e  politique  a  éîé  admirablement  comprise  par  un  homme  qui, 
parli  il  y  a  environ  dix  ans  comme  chef  de  bataillon,  pour  gouverner  le 
Séné(}ai,  vient  d'y  renlrer  avec  le  titre  de  général.  Il  a  vu  le  rôle  que 
devait  jouer  la  France  :  s'établir  solidement  aux  deux  extrémités  de  la 
route,  chercher  non  pas  à  l'occuper  tout  entière,  mais  à  marquer  par 
des  colonies  les  premières  étapes  et  cà  pousser  des  reconnaissances  et 
des  relations  jusqu'au  centre.  H  a  envoyé  dans  toutes  les  directions  de 
hardis  éclaireurs;  déjeunes  lieutenants  qui  rayonnant  de  Saint-Louis, 
centre  d>j  leurs  excursions,  se  sont  dirigés,  les  uns  vers  le  désert, les  au- 
tres vers  ces  régions  où  le  iNiger  et  le  Sénégal  prennent  leur  source. 
Deux  ont  été  envoyés  pour  tenter  la  périlleuse  traversée  du  désert,  et 
rattacher  par  le  Maroc  ou  par  Tripoli  les  deux  bouts  à  la  chaîne.  L'un 
d'eux  est  arrivé  h  son  but,  et  de  Bakel  il  est  parvenu  jusqu'au  Maroc  par 
Tombouctou  :  c'était  un  marabout  maure.  L'autre,  quoique  enfant  du 
pays,  a  échoué,  et  vous  pouvez  juger  par  son  histoire  des  obstacles  que 
rencontre  de  ce  côté  l'influence  française. 

Ce  voyageur  était  un  indigène,  sous-lieutenant  dans  l'escadron  des 
spahis  du  Sénégal  ;  à  peine  était-il  parti  que,  sous  couleur  d'une  hos- 
pitalité qui  ressemblait  fort  à  une  détention,  le  chef  des  Douatich  le 
retint  pendant  plusieurs  mois  sous  une  étroite  surveillance.  11  parvint 
cependant,  pendant  une  expédition  militaire,  à  s'échapper,  et  il  at- 
teignit non  pas  encore  Tripoli,  terme  projeté  de  son  expédition, 
mais  Oualata,  grande  station  du  désert,  et  entrepôt  très- impor- 
tant du  commerce  entre  le  Maroc,  le  Sénégal,  Segou  et  Tombouc- 
tou. Il  apprit  là  qu'on  ne  pouvait  pas  arriver  jusqu'à  Tombouctou. 
Les  Touareg  de  Tombouctou  étaient  justement  en  guerre  avec  l'oasis 
d'Oualata.  Il  dut  tourner  la  difficulté  ,  aller  vers  le  nord  ,  à  Ara- 
rouan,  petite  place  dans  le  désert;  là,  ne  sachant  pas  comment  aborder 
Tombouctou,  il  visita  la  tribu  des  Brabich,  gardeurs  des  troupeaux  des 
Touareg  d'Ararouan  et,  comme  les  Brabich  n'avaient  aucune  connais- 
sance des  liens  qui  l'attachaient  à  la  France,  il  put  assister  à  une  conver- 
sation qui  l'instruisit  et  l'émut  singulièrement.  Des  gens  du  Touat,  qui 
venaient  d'arriver  avec  la  dernière  caravane,  racontaient  que  le  grand 
chef  d'Alger  (c'était  alors  le  maréchal  Pélissier)  avait  envoyé  aux  cheicks 
du  Touat  de  riches  présents  pour  décider  les  Touatiens  à  laisser  passer 
les  caravanes  de  l'Algérie  ou  tout  au  moins  à  accueillir  les  marchandises 
venues  d'Alger:  car  le  Touat  est  la  route  naturelle  qui  de  notre  colonie 
conduit  à  Tombouctou.  Ceux-ci  avaient  consulté  le  Maroc  dont  ils  sont 
les  tributaires  sans  être  les  sujets,  el  le  Maroc  avait  fait  repousser  les 
offres.  Le  chef  des  Brabich  approuvait  fort  ce  refus.  «0:i  a  eu  bien  tort, 
dit  un  Touareg-Hoggar  présent  à  l'entretien,  j'aurais  voulu  qu'on  laissât 


LES  DÉCOUVERTES  RÉGENTES  DE  L'AFRIQUE.  447 

passer  ces  rlonnciirs  di»  pn-sniils,  nous  les  :iiirions  joliinoiit  assassinés.  » 
Et  lo  ch.îf  fl'ai)])iv)iivor  de  |)Iiis  belle.  Noire  voy.ijyeur  se  [yarda  bien  de 
dire  qu'il  élai^  Français;  m;iis  il  s'empressa  de  cliercher  une  aube  route 
pour  pénélreràToinbouctou.  11  revint  vers  Baeikounou,  tournant  autour 
de  Toinbouclou  d.ins  l'espérance  d'y  entrer  quelque  jour,  quand  par 
hasard  il  fil  rencontre  d'une  c;iravane,  dont  un  des  hommes  le  reconnut. 
«  Voilà,  dit-il,  un  officier  de  Siint-Louis.  »  On  le  saisit;  bien  que  le 
pauvre  homme  déclarât  qu'il  n'avait  plus  aucun  rapport  avec  la  France, 
on  le  (jarrotla,  et  sans  la  bienveillance  de  quel({ues  chefs,  il  eûl  infailli- 
blement été  tué.  On  se  contenta  de  l'emmener  sur  un  chameau,  les 
mains  liées  et  les  yeux  bandés.  Il  fit  ainsi  je  île  sais  quel  chemin, 
jusqu'au  jour  où  il  parvint  à  échapper  el  put,  après  des  fatigues  inouïes, 
rentrer  au  Sénégal,  sans  avoir  vu  Tombouctou.  Voilà  les  difficultés  que 
l'on  rencontre  lorsqu'on  veut  tenter  cette  route,  et  vous  jugez  ce  qu'il 
faudra,  contre  de  pareils  obstacles,  déployer  d'énergie  et  de  persé- 
vérance. 

J'aurais  à  vous  citer  bien  des  noms  français.  Messieurs;  mais  le 
temps  me  presse  et  je  dois  les  omettre  pour  ne  pas  vous  donner  une 
simple  liste.  Il  en  est  pourtant  un  dernier  que  je  veux  vous  faire 
connaître,  et  daiis  lequel  je  résumerai  tous  les  efforts  tentés  pour 
pénétrer  au  Soudan  par  l'Algérie,  comme  j'ai  personnifié  dans  le  gé- 
néral Foidherbe  tous  les  efforts  faits  pour  y  pénétrer  par  le  Sénégal. 
Un  jeune  officier  de  vingt  ans  à  peine,  M.  Duveyrier,  a  exploré  dans 
divers  sens  les  routes  du  Sahara  algérien  ;  il  a  poussé  d'un  côté  jusqu'à 
El  Golea  qui  lui  a  fermé  ses  portes  et  qui  a  depuis  payé  d3  son  indépen- 
dance ce  refus  d'hospitalité;  de  l'autre  il  a  traversé  la  région  des  Dunes 
et  le  pays  des  Touaregs  jusqu'à  Ghadamès  et  jusqu'à  Rhat,  pour  revenir, 
sur  les  traces  de  Barth,  par  Mourzouk  et  Tripoli.  Il  a  étudié  de  près  les 
Touaregs  du  Nord  et  a  publié  le  plus  curieux  travail  qui  existe  sur  les 
nomades  du  désert.  Il  a  reconnu  les  routes,  mais  il  a  vu,  lui  aussi, 
quelles  grandes  difficultés  la  France  rencontrerait  dans  ces  parages.  On 
est  jaloux  de  notre  puissance,  on  craint  notre  conquête,  et  on  nous 
déteste  de  toute  la  force  des  haines  religieuses.  Rhat  et  Ghadamès  redou- 
tent les  Français  et  se  croiraient  perdus  si  ceux-ci  pénétraient  jusqu'à 
eux;  plutôt  que  de  nous  voir  commercer  sur  leurs  marchés,  ils  appel- 
leront dans  leurs  murs  des  garnisons  turques  qui  les  opprimeront. 

Sous  la  protection  des  chefs  Touareg,  M.  Duveyrier  put  pénétrer  jus- 
qu'à Rhat,  et  il  campa  quinze  jours  sous  les  murs  de  li  ville,  mais  à  y 
pénétrer  il  ne  se  risqua  pas,  malgré  son  vif  désir  de  le  faire,  car  toute 
l'amitié  des  Touaregs  n'aurait  pu  le  garantir  contre  l'animosité  des 
habitants.  Et  il  revint  sans  avoir  vu  Rliat. 

Ne  désespérons  pas  néanmoins.  Nous  avons  ou  nous  aurons  peut-i^tre 
quelque  jour  des  alliés  et  des  protecteurs  dans  le  désert;  nous  les  trou- 


448 


JOUl^NAL  DES  ÉCONOMISTES. 


verons  dans  la  diversité  des  intérêts.  Pendant  que  le  Maure  ne  cherche 
qu'à  nous  écarter,  d'autres  peuvent  nous  accueillir  et  rejjrettent  peut-être 
le  temps  où  les  marchandises  qui  ont  été  chercher  des  routes  plus  loin- 
taines ,  se  rendaient  directement  par  le  désert  à  Ouargla  d'oiJ  elles 
parvenaient  à  Al^^er.  Les  Touare^js,  c'est-à-dire  les  hommes  du  désert, 
détestent  les  Arabes,  parce  qu'ils  voient  toujours  en  eux  les  ennemis  de 
leurs  pères,  ceux  qui  les  ont  chassés  de  leur  première  patrie;  aussi 
sont-ils  assez  disposés  à  nous  recevoir.  N'étaient  leurs  dissensions  per- 
pétuelles, nous  trouverions  près  d'eux  un  appui  qui  ne  serait  certaine- 
ment pas  inutile. 

Vous  le  savez,  en  1862,  nous  avons  pu  tirer  quelques-uns  de  ces 
hommes,  les  plus  considérables  dans  leurs  tribus,  du  fond  de  leurs 
déserts  pour  les  amener  jusqu'à  Paris.  Ils  ont  va  notre  civilisation  et 
l'ont  admirée;  ils  sont  retournés  dans  leur  pays,  animés  des  meilleures 
dispositions,  et  si  récemment  encore  M.  Duveyrier  a  pu  s'avancer  jus- 
qu'à Rhat,  c'est  [ifràce  aux  chefs  qui  vivent  dans  le  voisinag^e  de  ces 
routes;  autrefois  ouvertes,  elles  faisaient  la  prospérité  de  leur  nation; 
fermées,  elles  font  aujourd'hui  leur  misère,  et  nous  voudrions  les  rou- 
vrir dans  un  intérêt  commun. 

De  tout  ceci.  Messieurs,  je  voudrais  tirer  une  conclusion,  la  plus 
rapide  possible  pour  ne  pas  abuser  de  votre  bienveillance.  Que  résultera- 
t-il  de  tout  ces  efforts  de  l'Europe.?  Je  laisse  de  côté  les  fruits  que 
l'Europe  retirera  pour  elle-même,  et  je  m'attache  à  un  seul  avantagée,  au 
prOjO^rès  de  l'Afrique,  je  veux  dire  au  véritable  progrès,  à  celui  qui  se 
fait  par  les  mœurs,  par  l'élévation  du  niveau  moral.  Ce  progrès,  il  y  a 
trois  siècles  qu'on  l'essaie  par  la  conversion  :  des  missionnaires,  catho- 
liques et  protestants  ont  rivalisé  de  zèle  et  n'ont  obtenu  que  de  minces 
résultats.  Tout  récemment  encore,  dans  une  ville  située  sur  le  haut  Nil, 
à  Gondokoro,  sur  les  pas  de  Méhémet-Ali,  une  mission  autrichienne 
s'établissait.  Elle  était  composée  de  vingt  personnes.  De  ces  vingt  per- 
sonnes, l'an  dernier,  treize  étaient  mortes  de  la  fièvre,  deux  de  la  dys- 
senterie,  deux  s'étaient  retirées  fort  malades  et  les  autres  n'étaient  pas 
beaucoup  mieux.  Les  missionnaires  avaient  attiré  les  petits  enfants  en 
causant  avec  eux,  en  cherchant  à  les  instruire,  et  surtout  en  leur  mon- 
trant des  images  saintes.  Mais,  vers  l'âge  de  dix  ans,  ces  enfants  les 
quittaient  pour  aller  se  livrer  au  chétif  travail  qui  sustente  ces  popu- 
lations. Il  fallait  vivre,  et  ces  misérables  gens  n'ont  pas  le  loisir  de 
s'instruire,  même  pour  devenir  chrétiens.  Bientôt  derrière  les  mission- 
naires est  venu  le  commerce  des  Arabes;  ceux-ci  se  sont  montrés 
cupides,  durs,  tranchants  avec  les  sauvages,  et  les  sauvages  ont  fait 
retomber  sur  ces  missionnaires  la  responsabilité  des  maux  qu'amenait 
pour  eux  l'arrivée  des  civilisés.  Aujourd'hui  la  mission  est  abandonnée. 
Livingstone  vient  de  quitter  également  l'Afrique  australe;  après  vingt 


BULLETIN.  —  EXTRAIT  DU  DISCOURS  DE  L'EMPEREUR.       449 

ans  passés  dans  ce  pays,  il  a  roçii  de  son  évêqiic  l'ordre  de  l'abandonner. 
L'expérience  prouve  que  la  conversion  a  été  à  peu  près  impuissante,  eL 
quelques  succès  partiels  el  récents  ne  sont  rien  en  comparaison  d'une 
stérilité  de  plusieurs  siècles.  Le  conunerce  pourra-t-il  davantage?  Peut- 
être.  Ce  ne  serait  pas  la  première  fois  ({u'il  deviendrait  un  instrument  de 
I)r()p,rès.  Jl  se  j)eut  (pie  l'introduction  du  commerce  européen  stimule  la 
production,  niodilie  les  procédés  de  l'échange  et  le  rapport  des  mar- 
chandises, que  peu  à  peu  le  désir  du  bien-être  se  fasse  sentir,  et  déve- 
loppe l'amour  du  travail  en  multipliant  les  jouissances  qu'il  procure;  de 
làcà  une  plus  grande  estime  de  la  personne  humaine  il  n'y  a  qu'un  pas. 
Livingstone  nous  fournit  un  exemple  qui  laisse  entrevoir  ces  horizons 
lointains  et  encore  vagues.  Sur  les  bords  du  Shiri,  l'homme  est  une 
marchandise  si  commune  et  a  partout  si  peu  de  valeur  vénale  que  les 
marchands  de  l'intérieur,  obligés  de  nourrir  leurs  esclaves  jusqu'à  ce 
qu'ils  les  revendent  sur  la  côte,  seraient  en  perte  s'ils  ne  les  employaient 
à  rassembler  et  à  porter  l'ivoire.  Que  fit  Livingstone?  Il  accapara 
l'ivoire;  et  la  traite,  devenue  onéreuse,  faute  d'emploi  pour  les  bras  ser- 
viies,  cessa  momentanément  sur  quelques  marchés.  Elle  a  sans  aucun 
doute  recommencé  après  son  départ.  Quoiqu'il  en  soit,  il  y  a  là  quelque 
espérance  pour  l'avenir,  et  l'Afrique  ne  peut  être  fatalement  condamnée 
à  une  éternelle  barbarie. 

E.  Levasseur. 


BULLETIN 


EXTRAIT   DU   DISCOURS  DE   L  EMPEREUR 
prononcé  le  15  février  1865  à  l'ouverture  de  la  session  législative. 

Nous  reproduisons  la  seconde  partie  de  ce  document  qui  traite  des 
diverses  questions  économiques. 

«  ...Je  m'efforce  tous  les  ans  de  diminuer  les  entraves  qui  s'opposent 
depuis  si  longtemps  en  France  à  la  libre  expansion  de  l'initiative  indi- 
viduelle. 

Par  la  loi  sur  les  coalitions  votée  l'année  dernière,  ceux  qui  travaillent, 
comme  ceux  qui  font  travailler,  ont  appris  à  vider  entre  eux  leurs  diffé- 
rends, sans  compter  toujours  sur  l'intervention  du  gouvernement,  im- 
puissant à  régler  les  rapports  si  variables  entre  l'offre  et  la  demande. 
Aujourd'hui,  de  nouveaux  projets  auront  pour  but  de  laisser  une  liberté 
plus  grande  aux  associations  commerciales  et  de  dégager  la  responsa- 

2*  SÉRIE.  T.  XLV.  —  15  mars  1865,  :29 


450  JOURNAL  DES  ÉGONUWISTES. 

bilité  toujours  illusoire  de  l'administration.  J'ai  tenu  à  détruire  tous  les 
obstacles  qui  s'opposaient  h  la  création  des  sociétés  destinées  h  amélio- 
rer la  condition  des  classes  ouvrières.  En  permettant  l'établissement 
de  ces  sociétés,  sans  abandonner  les  garanties  de  la  sécurité  publique, 
nous  faciliterons  une  utile  expérience. 

Le  Conseil  d'État  a  étudié  avec  soin  une  loi  qui  tend  à  donner  aux 
conseils  municipaux  et  généraux  de  plus  grandes  attributions.  Les  com- 
munes et  les  départements  seront  appelés  ainsi  à  traiter  eux-mêmes 
leurs  affaires,  qui,  décidées  sur  place,  seront  plus  promptement  réso- 
lues. Cette  réforme  complétera  l'ensemble  des  dispositions  prises  pour 
simplifier  ou  supprimer  des  règlements  minutieux  qui  compliquaient 
inutilement  les  rouages  de  l'administration. 

La  liberté  commerciale,  inaugurée  par  le  traité  avec  l'Angleterre,  s'est 
étendue  à  nos  relations  avec  l'Allemagne,  la  Suisse  et  les  royaumes- 
unis  de  Suède  et  de  Norwége.  Les  mêmes  principes  devaient  naturelle- 
ment s'appliquer  à  l'industrie  des  transports  maritimes.  Une  loi  s'étudie 
pour  établir  sur  mer  la  concurrence,  qui  seule  excite  le  progrès. 

Enfin  l'achèvement  rapide  de  hos  chemins  de  fer,  de  nos  canaux,  de 
nos  routes,  est  le  complément  obligé  de?  améliorations  commencées. 
Nous  accomplirons  cette  année  une  partie  de  notre  tâche,  en  provoquant 
les  entreprises  particulières,  ou  en  affectant  aux  travaux  publics  les 
ressources  de  l'État  sans  compromettre  la  bonne  économie  de  nos  finan- 
ces et  sans  avoir  recours  au  crédit. 

La  facilité  des  communications ,  à  l'intérieur  comme  à  l'extérieur, 
active  les  échanges,  stimule  l'industrie  et  prévient  la  trop  grande  rareté 
ou  la  trop  grande  abondance  des  produits,  dont  les  effets  sont  nuisibles 
tour  à  tour,  soit  au  consommateur,  soit  au  producteur. 

Plus  notre  marine  marchande  prendra  d'extension,  plus  les  transports 
seront  faciles,  moins  on  aura  à  se  plaindre  de  ces  brusques  changements 
dans  le  prix  des  denrées  de  première  nécessité.  C'est  ainsi  que  nous 
pourrons  conjurer  le  malaise  partiel  qui  atteint  aujourd'hui  l'agriculture. 
Quelques-uns  attribuent  cette  souffrance  momentanée  à  la  suppression 
de  l'échelle  mobile;  ils  oublient  qu'en  1851,  lorsqu'elle  existait,  l'avi- 
lissement du  prix  des  céréales  était  bien  plus  considérable,  et  que,  cette 
année  même,  les  exportations  de  blé  dépassent  de  beaucoup  les  impor- 
tations. 

C'est,  au  contraire,  grâce  à  une  législation  libérale,  grâce  à  l'impul- 
sion donnée  à  tous  les  éléments  de  la  richesse  nationale,  que  notre 
commerce  extérieur  qui,  en  1851,  était  de  2  milliards  614  millions  de 
francs,  monte  aujourd'hui  au  chiffre  prodigieux  de  plus  de  7  milliards. 
Dans  un  autre  ordre  d'idées,  de  nouvelles  lois  vous  seront  proposées 
qui  auront  pour  objet  d'augmenter  les  garanties  de  la  liberté  indivi- 
duelle :  la  première  autorise  la  mise  en  liberté  provisoire  avec  ou  sans 
caution,  môme  en  matière  criminelle  ;  elle  diminuera  les  rigueurs  de  la 
détention  préventive  ;  la  seconde  supprime  la  contrainte  par  corps  en 
matière  civile  et  en  matière  commerciale,  innovation  qui  n'est  cepen- 
dant que  la  réapparition  d'un   bien  ancien  principe.  Dès  les  premiers 


LA  SITUATION  FINANCIERE.  151 

siècles  (lo  Koino,  on  ;ivait  décide  quo  la  l'ortuno  et  non  io  corps  du  dd- 
bitenr  répondrait  de  la  dette. 

Continuons  donc  h  suivre  la  marche  tracée  :  à  l'extérieur,  vivons  en 
paix  avec  les  dilTérenles  |)uissances,  et  ne  faisons  entendre  la  voix  de  la 
France  (juo  pour  lo  droit  et  la  justice  ;  à  l'intérieur,  protégons  les  idées 
religieuses,  sans  rien  céder  des  droits  du  pouvoir  civil  ;  ré|)andons 
l'instruction  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  simplifions,  sans  le 
détruire,  notre  admirable  système  administratif;  donnons  à  la  com- 
mune et  au  déparlement  une  vie  plus  indépendante  ;  suscitons  l'initia- 
tive individuelle  et  l'esprit  d'association;  enfin  élevons  l'àme  et  forti- 
fions le  corps  de  la  nation.  » 


LA   SITUATION    FINANCIÈRE. 
Rapport  annuel  du  ministre  des  finances. 

«  Sire,  en  adressant  aujourd'hui  mon  rapport  annuel  à  Votre  Majesté, 
je  puis  placer  sous  ses  yeux  un  exposé  à  peu  près  complet  des  princi- 
paux éléments  de  notre  situation  financière. 

Exercice  1863.  —  L'année  1863  donnera  un  résultat  meilleur  que  je 
ne  l'avais  prévu  dans  mon  dernier  rapport.  Au  lieu  d'un  déficit  de  43 
millions,  cet  exercice  n'ajoutera  que  28  millions  à  nos  anciens  décou- 
verts. 

L'ensemble  de  ces  découverts  que  j'avais  indiqué  l'année  dernière 
comme  étant  de  972  millions,  ne  s'est  trouvé,  en  définitive,  que  de  960. 
Au  moyen  de  l'emprunt  de  300  millions,  aujourd'hui  presque  entière- 
ment soldé,  c6  chiffre  sera  réduit  à  660  millions. 

Exercice  1864.  —  Il  n'est  pas  encore  possible  de  prévoir  avec  exacti- 
tude quelle  sera  la  balance  de  4864. 

La  nouvelle  législation  sur  les  sucres ,  en  permettant  l'entrée  des 
sucres  bruts  en  franchise  temporaire,  a  substitué  à  l'ancien  mode  de 
perception,  des  soumissions  cautionnées  libérables  à  l'expiration  de 
quatre  mois.  La  diminution  dans  les  droits  encaissés  qui  résultera  de 
ce  changement  ne  s'élèvera  pas  à  moins  de  rïO  millions  à  la  fin  de  Tannée 
courante,  mais  il  est  permis  d'espérer  que  la  plus  grande  partie  de  cette 
somme,  qui  appartient  à  l'exercice  1864,  sera  recouvrée  pendant  la  pre- 
mière moitié  de  l'année  1865. 

Sauf  l'éventualité  que  je  viens  d'indiquer,  les  prévisions  du  budget  de 
1864  seront  atteintes  dans  leur  ensemble.  En  effet,  si  les  douanes  pré- 
sentent une  diminution,  les  contributions  directes  (i),  l'impôt  du  timbre, 
celui  des  boissons,  les  tabacs  et  les  postes,  offrent  une  amélioration  au 
moins  équivalente.  Il  est  donc  certain  que  s'il  y  a  un  découvert  en  1864, 


(1)  Le  recouvrement  de  l'impôt  direct  s'est  opéré  encore  plus  facilement  en  1864  que 
dans  les  années  précédentes. 


452  JOURNAL- DES  ÉCONOMISTES. 

il  se  bornera  à  la  diminution  qui  pourra  se  présenter  dans  les  recettes 
provenant  de  la  consommation  des  sucres,  et  cependant  le  Trésor  aura 
supporté  une  perte  de  6  millions  et  demi,  par  suite  de  la  suppression 
pendant  le  deuxième  semestre  de  la  moitié  du  second  décime  sur  l'en- 
registrement. 

On  ne  saurait  considérer  conme  un  déficit  la  non-réalisation  des  titres 
de  l'emprunt  mexicain  que  nous  avons  reçus  en  remboursement  de  nos 
avances,  conformément  au  traité  de  Miramar.  Ces  titres,  calculés  au 
cours  de  60  francs,  représentent  une  somme  de  54  millions,  sur  lesquels 
40  millions  100,000  francs  sont  attribués  au  budget  1864,  et  13  millions 
900,000  francs  au  budget  1865. 

La  situation  du  Trésor  permet  d'attendre,  pour  la  négociation  de  ces 
valeurs,  des  circonstances  plus  favorables  qui,  tout  porte  à  le  croire,  ne 
tarderont  pas  à  se  produire.  En  attendant,  l'exercice  1864  profitera  des 
intérêts  du  capital  nominal  au  taux  de  6  0/0,  soit  d'une  somme  de  5  mil- 
lions 400,000  francs. 

Quant  aux  12  millions  500,000  francs  qui  devaient  être  acquittés  par 
le  gouvernement  mexicain  sur  ses  propres  ressources  pendant  le 
deuxième  semestre  de  1864,  et  qui  figurent  au  budget  de  la  inème 
année,  ils  ont  été  régulièrement  soldés. 

Quoique  l'année  quo  nous  venons  de  traverser  ait  été  favorisée  par 
une  récolte  abondante,  les  affaires  ont  eu  à  souffrir  de  la  continuation 
de  la  guerre  d'Amérique  et  des  embarras  monétaires  qui  ont  pesé  sur 
les  transactions.  La  France  a  pourtant  été  moins  éprouvée  que  les  autres 
pays.  Si  le  taux  de  l'escompte  s'est  élevé  momentanément  à  8  0/0 ,  en 
Angleterre  il  a  été  porté  plusieurs  fois  à  9  0/0,  et  a  été  constamment 
supérieur  à  celui  de  la  Banque  de  France. 

Malgré  la  gène  que  cette  cherté  des  capitaux  a  occasionnée,  la  pru- 
dence de  nos  négociants  a  été  telle  que  le  nombre  des  faillites  et  leur 
importance  ne  se  sont  que  faiblement  accrus. 

On  s'est  beaucoup  occupé  de  rechercher  les  causes  qui  ont  amené  de- 
puis quelques  années,  à  de  fréquentes  reprises  et  à  des  époques  presque 
périodiques,  la  hausse  du  taux  de  l'intérêt,  et,  dans  ces  derniers  temps, 
des  pétitions  ont  été  adressées  à  Votre  Majesté  pour  demander  que  cette 
question  fût  l'objet  d'une  enquête.  La  Banque  de  France  a  vu  son  orga- 
nisation attaquée,  et  bien  qu'elle  soit  convaincue  que,  dans  le  mal 
signalé,  aucun  blâme  ne  puisse  lui  être  imputé,  elle  a  manifesté  elle- 
même  le  désir  que  cette  enquête  eût  lieu  et  s'étendît  sur  tous  les  faits 
qui  amènent  le  renchérissement  des  capitaux.  Si  Votre  Majesté  daigne 
l'autoriser,  je  crois  qu'il  résultera  de  l'examen  impartial  et  complet  de 
cette  importante  question  une  manifestation  utile  pour  rassurer  les  in- 
térêts et  éclairer  l'opinion  publique. 

Je  ne  terminerai  pas  cette  analyse  des  résultats  de  l'année  1864  sans 
constater  que  nous  avons  pu  rentrer  dans  la  stricte. exécution  des 
|)rescriptions  du  sénatus-consulte  du  31  décembre  1861. 

Quoique  nous  ayons  eu  à  réprimer  une  insurrection  en  Algérie  et  à 
y  envoyer  des  renforts  considérables,  nous  avons  l'espoir  que  nous  ne 


LA  SITUATION  FINANCIKKE.  453 

(leman(l(M-()iis  au  (-orps  l('i;islatif  aiicini  siipplémoDl  de  crédil,  el  qii(!  si 
cotlo  ('•vcMilualitV'  so  |)rés('nlait,  co  (jui  ne  poutùiro  oncoro  complf^teriiont 
upprocié,  (die  sérail  rcnfermëc  dans  des  limites  très-restreintes. 

BuncKT  HKCTiKicATiF  DK  18{)5.  —  Los  Crédits  à  ouvrir  au  hudi^ot  rec- 
tifieatif  de  I8()-;  séiévenl,  à  82  millions  environ  ;  mais  ce  chillre  ne  peut 
man(iuer  d'cMre  réduit.  Kn  elï'et,  i,'rAce  ;\  la  sévérité  qui  préside  à  l'or- 
donnancement des  dépenses,  l'ensemble  des  crédits  prévus  au  budget 
de  1865  se  trouvera  atténué,  en  fin  d'exercice,  d'une  somme  évaluée  à 
:^(l  millions  au  moins  (1),  ce  qui  donnera  lieu  .\  des  annulations  corres- 
pondantes. L'augmentation  ([ue  nécessitera  ce  budget  ne  sera  donc  en 
réalité  que  de  46  millions. 

D'un  autre  côté,  les  ressources  prévues  pour  le  budget  rectificatif  s'é- 
lèvent à  64  millions.  Il  en  résultera  un  disponible  de  18  millions  qu'il 
sera  possible  de  reporter  au  budget  extraordinaire  de  1866. 

Les  principaux  articles  de  dépenses  qui  figurent  au  budget  rectificatif 
de  1865  sont  : 

1"  Pour  le  ministère  de  la  guerre. 

Effectif  complémentaire  entretenu  au  Mexique ,  en 
Algérie  et  à  Rome 36,000,000(2; 

2o  Pour  le  ministère  de  la  marine  et  des  colonies 
(armements  extraordinaires  et  administration  de  la  Co- 
chinchine) 29,000,000(3) 

3"  Ministère  des  travaux  publics 4,500,000(4) 

4"  Ministère  des  finances  : 

Nouvel  hôtel  des  postes 6,000,000    »    \ 

Refonte  des  monnaies  d'argent;  tra-  I       q  OOO  000 

vaux  de  forêts,  gazonnement  des  mon-  l        '       ' 

tagnes,  etc 3,000,000     »  ) 

5»  Quelques  autres  dépenses  pour  les  ministères  de 
l'intérieur,  de  l'instruction  publique,  de  la  Maison  de 
l'Empereur  et  des  Beaux-Arts,  et  pour  l'Algérie  :  en- 
semble       2,600,000    » 

Les  ressources  du  budget  rectifié  de  1865  proviennent  principale- 
ment : 


(1)  Le  chiffre  des  annulations  précédentes  s'est  élevé  : 
En    1859    à    52,439,932     . 
En    1860    à    48,544,882     » 
En    1861    à    39,097,435     » 
En    1862    à    71,427,144     » 
En  1863,  ce  chiffre  sera  de  46  millions. 
v'2)  La  somme  demandée  l'année  dernière  pour  ce  service  dans  le  budget  rectifié  était 
de  57 ,000,000. 

(3)  Lannée  dernière,  le  crédit  demandé  pour  le  ministère  de  la  marine  et  des  colonies 
était  de  52,000,000. 

(4)  Le  ministère  des  travaux  publics  n'avait  été  compris  que  pour  une  somme  de 
1,800,000  dans  le  budget  rectifié  de  1864. 


454  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

lo  Des  impôts  directs  et  indirects,  qui  ont  été  calculés 
avec  une  grande  modération  dans  le  budget  voté  il  y  a 

dix-huit  mois.  Cette  plus-value  dépassera 31,000,000    » 

2°  Da  l'annuité  due  par  le  Mexique 25,000,000     » 

3"  D'une  somme  à  recevoir  des  compagnies  d'Orléans 

et  de  Lyon 3,000,000    » 

4o  Du  solde  d'un  crédit  réservé  pour  les  inondations.  .      4,000,000    » 
5°  De  quelques  autres  produits  s'élevant  ensemble  à  .      3,300,000    » 

Budget  ordinaire  de  1866.  —  Le  budget  ordinaire  de  1866  ne  con- 
tient aucune  charge  nouvelle  pour  les  contribuables,  et  nous  avons 
même  cessé  d'y  faire  figurer  l'impôt  sur  les  voitures  et  les  chevaux  de 
luxe.  Par  ordre  de  Votre  Majesté,  une  loi  sera  présentée  pour  proposer 
d'affecter  à  l'avenir  cet  impôt  aux  budgets  départementaux. 

Malgré  cet  abandon,  le  budget  ordinaire  de  1866  se  solde  en  ce  mo- 
ment par  un  excédant  de  plus  d'un  million,  et  cependant  nous  avons  pu 
augmenter  la  dotation  du  ministère  de  la  marine  de  2,500,000  fr.,  et 
celle  du  ministère  des  travaux  publics  de  1,500,000  fr. 

Budget  extraordinaire  de  1866.  —  Le  budget  extraordinaire  de  1866 
s'élève  en  recettes  à  près  de  145  millions,  et  en  dépenses  à  144  millions 
et  demi,  laissant  ainsi  un  disponible  d'environ  500,000  francs. 

Les  ressources  de  ce  budget  se  composent  : 

l"De  la  somme  de 18,000,000    » 

dont  j'ai  déjà  parlé,  et  qui  forme  l'excédant  de  recettes 
du  budget  rectificatif  de  1865  : 

2°  de 90,000,000    » 

provenant  des  fonds  de  l'amortissement. 

3°  d'environ 29,000,000    » 

montant  des    indemnités  à  recevoir  du  Mexique,  de  la 
Chine  et  de  la  Cochinchine. 

4o  de 7,500,000    :o 

provenant  de  sources  diverses  qui  seront  détaillées  dans 
le  projet  de  budget. 

Les  principales  dépenses  sont  : 

Pour  le  ministère  des  travaux  publics  : 
Subvention  et  annuités  aux  compagnies 
de  chemins  de  fer 22,200,000 

Garantie  d'intérêt  aux  compagnies.  .  .  .  31,000,000 

m  j       u  ]    r  '      I.  '  )     97,400,000     )) 

Travaux  de  chemins  de  fer  exécutes  par  [         ' 

l'État 5,400,000 

Travaux  des  ponts  et  chaussées 38,800,000 

Pour  le  ministère  de  la  marine 12,500,000    » 

destinés  à  la  continuation  des  travaux  de  transformation 
de  la  flotte. 

Tous  les  autres  ministères  et  le  gouvernement  de  l'Al- 
gérie obtiennent  des  crédits  au  moins  égaux  à  ceux  qui 


LA  SITUATION  FUNANCIÊRK.  45,1 

leur  avai(Mil  (Ué  accordas  l'aiUMM'î  (liMuirrc  ;  (m^s  crëdits 

s'ëlèvonl  (Misemhle  à  envi  ion H4, 000, 000    » 

Din'TR  FF.OTTANTE.  —  ïl  vc\o  Tosto  h  Wwo  connaîiro  h  Votre  MajosU^  la 
situation  do  la  dollo  lloltanlo. 

Ainsi  fjiio  jo  l'ai  dit  on  commençant,  lo  total  do  nos  découverts  h  la 
fin  do  Texorrico  1803  s'élevait  <\  600  millions.  La  dette  flottante  sera  mo- 
monlanémont  «supérieure  ;\  cette  somme. 

La  diirérence  provient  : 

1»  du  solde  de 15,000,000    » 

que  nous  avons  à  recevoir  sur  l'emprunt. 

•20  Du  retard  dans  les  recouvrements  des  droits  des 
sucres  pour  une  somme  de 50,000,000    » 

3°  De  la  non-réalisation  des  rentes  mexicaines  pour.  .     54,000,000    » 

4"  Des  avances  faites  parle  Trésor  en  vertu  de  diverses 
lois  pour  l'emprunt  grec,  les  prêts  à  l'industrie,  les  Com- 
pagnies des  paquebots,  etc.;  ces  avances  dépassent  le 
fonds  disponible  des  cautionnements  d'une  somme  d'en- 
viron     30,000,000    » 

Il  faut  ajouter  à  ces  causes  de  l'augmentation  de  la  dette  flottante  la 
nécessité  où  nous  sommes  d'entretenir  des  encaisses  sur  beaucoup  de 
points,  au  Mexique,  en  Cochinchine,  aux  colonies,  en  Algérie  et  à  Rome. 

Le  montant  de  la  dette  flottante  au  1er  janvier  1864  était  de  936  mil- 
lions ;  au  l^""  janvier  de  cette  année,  il  n'était  que  de  808  millions,  dont 
721  portant  intérêt. 

L'encaisse  du  Trésor,  qui  était  de  39  millions  au  commencement  de 
l'année  dernière,  s'élève  à  107  millions  au  1er  janvier  1865. 

Les  bons  du  Trésor  atteignaient  au  1er  janvier  1864  le  chiffre  de 
307  millions;  ils  se  trouvaient  réduits,  cette  année,  à  208  millions. 

La  loi  du  8  juin  1864  a  limité,  à  partir  du  1er  décembre  dernier, 
l'émission  de  ces  bons  à  200  millions,  non  compris  les  40  millions  auto- 
risés pour  prêts  à  l'industrie.  Dès  la  fin  d'octobre,  le  Trésor  était  rentré 
dans  cette  limite. 

Malgré  l'élévation  exceptionnelle  du  taux  de  l'intérêt,  il  a  été  possi- 
ble de  maintenir,  depuis  le  mois  d'avril  dernier,  le  taux  des  bons  à  4  0/0 
pour  les  échéances  de  3  à  5  mois,  et  à  4  1/2  0/0  pour  celles  de  6  mois 
à  un  an. 

Je  ne  rends  pas  compte  ici  à  Votre  Majesté  de  quelques  mesures  ad- 
ministratives qui  ont  été  prises  pendant  le  cours  de  cette  année  dans 
divers  services  financiers.  Ces  détails  trouveront  leur  place  dans  l'ex- 
posé de  la  situation  de  l'Empire.  Je  me  bornerai  à  rappeler  à  l'Empereur 
qu'il  a  bien  voulu  m'autoriser  à  présenter  un  projet  de  loi  relatif  à  l'an- 
nulation des  rentes  appartenant  à  la  Caisse  d'amortissement.  Cette  me- 
sure, justifiée  par  plusieurs  précédents,  dégrèvera  le  budget  d'une 
somme  de  plus  de  67  millions  qui,  portée  à  la  fois  comme  recette  et 
comme  dépense,  en  grossit  fictivement  le  chiff^re. 

Cet  exposé  se  résume  ainsi  ; 


456  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

L'année  1863  laissera  un  découvert  inférieur  de  45  millions  à  celui 
qui  avait  été  prévu  ;  l'année  1864  se  soldera  très-probablement  en  équi- 
libre; en  1865  nos  dépenses  militaires  seront  réduites,  pour  la  guerre 
de  21  millions,  pour  la  marine  de  23:  ensemble  44  millions  ;  et  enfin 
nous  re|)orterons  au  budget  de  1866  une  somme  de  18  millions  provenant 
de  l'excédant  des  ressources  de  1865.  Cette  somme  pourra  s'augmenter 
notablement  dans  un  prochain  avenir,  si,  comme  il  est  permis  de  l'es- 
pérer, les  dépenses  extraordinaires  de  la  guerre  et  de  la  marine,  qui 
figurent  encore  dans  le  budget  rectificatif  de  1865  pour  65  millions, 
diminuent  successivement  et  finissent  par  disparaître.  11  y  aura  là  des 
ressources  considérables  dont  l'emploi  sera  ultérieurement  déter- 
miné. 

L'ensemble  de  la  situation  se  présente  donc  sous  un  aspect  favorable. 
Les  embarras  monétaires  ont  disparu,  une  reprise  des  affaires  paraît 
prochaine,  et  nos  revenus  ne  pourront  manquer  de  s'accroître  avec 
l'activité  du  commerce  et  de  l'industrie. 

Ces  heureux  résultats  sont  dus  à  la  confiance  qu'inspire  le  gouverne- 
ment de  l'Empereur  et  aux  sentiments  pacifiques  dont  l'Europe  sait  que 
Votre  Majesté  est  animée.» 


BULLETIN   FINANCIER 

(frange  —  étranger) 


Sommaire.  —  La  hausse  entravée  par  les  craintes  résultant  des  événements  d'outre- 
mer. —  Amélioration  sensible  du  marché  monétaire.  —  Le  discours  de  l'empereur 
à  l'ouverture  de  la  session  législative  de  1885.  —  Compte-rendu  des  opérations  de  la 
Banque  de  France  en  1864.  —  Taux,  d'escompte  sur  les  diverses  places  de  l'Europe 
en  1864  (en  note)  et  actuellement.  —  Finances  étrangères  :  Italie,  Autriche,  Russie, 
Belgique,  Espagne,  Angleterre  et  Turquie.  —  Tableau  des  cours  aux  bourses  de  Paris, 
Lyon  et  Marseille .  —  Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de  ses  succursales. 

La  hausse  des  cours  des  fonds  publics  se  trouve  comprimée,  nonob- 
stant l'amélioration  sensible  et  générale  du  marché  monétaire,  par  les 
incertitudes  nées  de  la  guerre  du  Mexique.  Tant  qu'il  y  aura  sur  cette 
terre  lointaine  un  soldat  français,  il  pourra  surgir  une  éventualité  mal- 
heureuse capable  d'allumer  une  guerre  dont  on  ne  pourrait  prévoir  la 
fin  ,  et  devant  les  conséquences  de  laquelle  l'esprit  recule  effrayé. 
Cette  possibilité  a,  dès  à  présent,  des  effets  des  plus  regrettables  ;  le 
commerce  ne  va  pas,  chacun  se  tenant  prudemment  sur  la  réserve  et  ne 
voulant  s'engager  que  pour  les  nécessités  courantes.  De  là  abondance  de 
capitaux  disponibles  qui,  pour  deux  raisons:  leur  disponibilité  tempo- 
raire seulement  et  la  crainte,  ne  veulent  cependant  pas  entrer  dans  l';s 
valeurs  et  ne  consentent  qu'à  se  louer  à  temps.  Joignez  à  cela  que  la 
spéculation,  escomptant  les  événements  possibles,  mais  qui,  il  faut  l'es- 
pérer, n'arriveront  pas  ,  crée  un  découvert  assez  considérable  pour 
amener  sur  certaines  valeurs  un  report  très-faible,  sur  d'autres  même, 


BULLETIN  FINANCIER.  4ô7 

un  déport,  ol   vous  aurez  l'onsemblc  dos  inobilos  (pii   afjisscnt  acliicllc- 
UKMit  sur  la  iJourso  do  Paris. 

Lo  marcljô  nionôtairo  s'améliore  ;  en  elFet,  l'augmontation  des  encaisses 
inëtalli(iues  iiornicl  aii\  Haïuiucs  de  France  et  d'AngleteiTO  d'abaisser 
consëculiveiuent  le  prix  de  leurs  services.  Voici,  depuis  les  taux  uiaxiuia 
do  l'annécî  dernièro,  les  abaissements  successifs  des  deux  banques  : 


FRANGE. 

an(;lktkrrk. 

Effets. 

Avances. 

Effets. 

13  octobre  1864 

8  0/0 

8  0/0 

8  sei)t.  18H4    9  0/0 

3  nov.          — 

7  0/0 

8  0/0 

iO  nov.     —      8  0/0 

24    —            — 

G  0/0 

7  0/0 

24    —      —      7  0/0 

8  déc.           — 

5  0/0 

6  0/0 

15  déc.     —      6  0/0 

i2    —            - 

4  1/2  0/0 

5  1/2  0/0 

12  janv.  1865    5  1/2  0/0 

9  février     1865 

4  0/0 

5  0/0 

26    —      —      5  0/0 

9  mars         — 

3  1/2  0/0 

4  0/0 

2  mars    —      4  1/2  0/0 

D'autre  part,  l'intérêt  des  bons  du  Trésor  atteste  par  son  abaissement 
successif  l'affluence  des  capitaux.  Voici  depuis  un  an  les  taux  auxquels 
il  est  progressivement  descendu  : 

Bons. 


de  3  à  5  mois. 

de  6  à  11  mois. 

à  un  an. 

17  avril  1864 

4  0/0 

4  1/2  0/0 

4  1/2  0/0 

13  fév.     1865 

3  1/2  0/0 

4  0/0 

4  1/2  0/0 

16    -        — 

3  0/0 

3  1/2  0/0 

4  0/0 

6  mars    — 

3  0/0 

3  1/2  0/0 

3  1/2  0/0 

En  outre,  le  gouvernement  impérial  semble  rechercher  avec  soin  les 
sujets  de  réformes  économiques  à  introduire  dans  notre  législation  ;  nous 
ne  les  énumérerons  pas,  le  discours  de  l'empereur  aux  grands  corps  de 
l'État  les  détaillant  avec  des  commentaires  qui  en  relèvent  d'autant  plus 
le  mérite  qu'ils  sont  dans  la  bouche  du  souverain  lui-même.  Nous  ne 
pouvons  cependant  nous  priver  du  plaisir  de  répéter  une  phrase  qui 
résume,  avec  un  remarquable  bonheur,  les  vœux  que  nous  avons  si  sou- 
vent formulés  ici  même.  «  Ces  nouveaux  projets  auront  pour  but  de 
laisser  une  liberté  plus  grande  aux  associations  commerciales,  et  de 
dégager  la  responsabilité,  toujours  illusoire,  de  l'administration.  »  D'ail- 
leurs, l'économie  politique  a  une  large  part  dans  ce  document  important, 
où  la  partie  financière  est  la  plus  faible. 

La  Banque  de  France  a  tenu  son  assemblée  générale  annuelle  le  26  jan- 
vier dernier.  Le  rapport  qui  y  a  été  présenté  est  dans  la  forme  ordi- 
naire, c'est-à-dire  fort  réservé  sur  certains  détails  utiles  à  connaître 
pour  l'histoire  des  faits  monétaires.  Cependant  tel  qu'il  est,  et  sans  con- 
sacrer à  son  examen  plus  de  place  que  celle  dont  nous  pouvons  disposer, 
il  nous  fournit  matière  à  quelques  observations.  Les  actionnaires  ont 
touché,  en  y  comprenant  la  répartition  extraordinaire  résultant  du  re- 
couvrement des  créances  des  banquiers  grecs,  235  fr.,  soit  23  1/2  0/0  du 


458  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

capital  primitif,  tout  en  consacrant  4,600,000  fr.  aux  remaniements  im- 
mobiliers de  l'hôtel  do  la  Banque.  En  outre,  l'actif  de  la  société  s'est  aug- 
menté de  plus  de  4  millions  provenant  de  la  capitalisation  des  bénéfices 
résultant  de  la  portion  de  l'escompte  supérieure  à  0  0/0,  aux  termes  de 
la  loi  de  1857.  Enfin,  les  pertes  de  la  Banque  pour  effets  impayés  ont  été 
nulles  en  1864.  Cependant  le  public  a  payé  en  moyenne  (1)  6.51  0/0  la 
faculté  de  se  faire  escompter  sa  signature  par  la  Banque  ;  or  sait-on  quelle 
est  l'importance  des  sacrifices  faits  par  la  Banque  pour,  au  moyen  d'a- 
chats de  numéraire,  éviter  de  recourir  à  cette  mesure  de  l'augmentation 
du  taux  de  l'escompte,  dure  à  son  cœur  paternel,  nous  n'en  doutons  pas, 
mais  si  avantageuse  à  ses  actionnaires  :  693,794  fr.  73  c,  somme  consa- 
crée en  1864  au  payement  d'achats  d'or. 

Il  est  vrai,  comme  le  gouverneur  de  cette  grande  institution  le  fait  habile- 
ment remarquer,  les  rejets  portant  uniquement  sur  les  effets  de  commerce  s'élè- 
vent à  peine  à  1  0/0.  Mais  il  oublie  de  rappeler  que  la  Banque  de  France 
n'escompte  que  les  effets  payables  à  Paris  et  dans  ses  cinquante-trois  villes 
succursales,  et  que  tout  effet  sur  un  autre  point  du  territoire  continental 
de  l'empire  français  serait  rejeté  d'office,  sans  figurer  dans  le  chiffre  ci- 
dessus,  si,  par  erreur,  un  compte  courant  admis  à  l'escompte  le  présen- 
tait à  la  Banque.  Il  est  curieux  de  remarquer  à  ce  sujet  que  c'est  la  Ban- 
que elle-même  qui  a  limité  son  action  à  cinquante-quatre  villes,  banlieue 
non  comprise,  et  qu'en  dehors  de  ces  cités  elle  renonce,  par  son  absten- 
tion, à  l'exercice  de  son  privilège. 

Mais  ce  qui  nous  a  étonné  dans  ce  document,  c'est  la  dernière  phrase 
du  rapport  du  gouverneur  au  sujet  de  l'enquête  :  «Nous  serons  prêts  à 
y  comparaître  pour  exposer  sincèrement  au  pays  nos  principes  et  nos 
actes,  car  il  ne  peut  y  être  question  7ii  d'attaquer  ni  de  défendre  le  contrat 
public  et  inviolable  qui  a  constitué  les  droits,  les  devoirs  et  les  privilèges  de  la 
Banque  de  France.  >,  Nous  avions  cru  que  la  Banque  de  France,  s'élevant 
à  la  hauteur  d'une  institution,  avait,  en  demandant  à  son  tour  l'enquête, 
fait  table  rase,  au  moins  mentalement,  des  privilèges  existants,  et  ne 
prétendrait  pas  limiter  le  champ  des  recherches  utiles  de  la  commission 
d'enquête;  nous  serions-nous  trompé,  et  entendrait-elle  réserver  la 
question  du  monopole?  Alors  à  quoi  bon  une  enquête  si  chaque  potentat 
financier  vient  mettre  son  veto  sur  la  partie  qui  peut  le  concerner.  Nous 
comprendrions  qu'elle  eût  dit  :  Si  l'abolition  de  notre  privilège  est  utile 
au  pays,  nous  sommes  prêts  à  y  renoncer  moyennant  indemnité  fixée 
par  des  arbitres.  Mais  prétendre  le  maintenir  envers  et  contre  tous,  même 
contre  les  conclusions  du  rapport  de  la  commission  d'enquête,  nous 
semble  exorbitant.  La  peur  seule,  peur  bien  naturelle  chez  un  privi- 
légié face  à  face  avec  ceux  qui  recherchent  la  vérité,  a  pu  dicter  à  l'émi- 


(1)11  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  rappeler  que  le  taux  moyen  de  l'escompte  aux 
banques  publiques  en  1804  a  été  de  7  1/3  0/0  a  Londres,  6  1/2  0/0  à  Paris,  5  2/3  0/0  à 
Bruxelles,  5  1/3  0/0  à  Amsterdam,  5  5/16  0/0  à  Berlin,  5  1/G  0/0  a  Brème,  4  1/2  0/0  à 
Hambourg,  et  4  1/4  0/0  à  Francfort-sur-le-Mein. 


BULLETIN  FINANCIER.  459 

nent  porsoiina,L!;o  mis  h  la  t(Mo  de  l'administration  do  la  Maïuiiio  los  paro- 
les qui  ont  échai)p{^  à  sa  plume. 

Les  taux  d'escompte  des  eHots  do  commerce  aux  banques  publi(|ues  des 
l)rincipales  villes  de  riîurope  sont  les  suivants  :  l*aris  et  Francfort-sur- 
le-Mein,  :"{  l/'l  0/0;  Bruxelles,  Amsterdam  et  Berlin,  4  0/0;  Londres, 
4 -1/-2  0/0;  Vienne,  ri  0/0;  Turin,  r>  'I/-2  0/0;  Saint-Pëtersbourii;,  6  0/0; 
Lisbonne,  7  0/0,  ot  Madrid  9  0/0.  A  lIambour£,^  où  il  n'y  a  i)as  de  ban- 
que do  circulation,  le  taux  d'escompte  des  eflcts  de  commerce  est  sur  le 
marche  à  2  1/2  0/0. 

Jetons  maintenant  un  coup  d'œil  sur  l'étranger. 

En  Italie,  où  les  allaires  financières  sont  toujours  très-empêchées  par 
les  incertitudes  de  l'avenir,  le  budget  de  1805  a  été  remanié;  il  se  totalise, 
actuellement,  par  les  sommes  suivantes  : 

Recettes.  Dépenses.        Excédant  des  dépenses. 

Budget  ordinaire.  .  .  .    635,605,607      806,656,144  471,050,537 

Budget  extraordinaire.      33,832,956        79,983,158  46,150,202 

Totaux 669,438,563'     886,639,302  217,200,739 

Au  déficit  de  217  millions,  auquel  il  faut  ajouter  125  millions  pris  par 
anticipation  par  1864  sur  1865  au  moyen  de  l'impôt  foncier,  il  faudra 
pourvoir  par  des  opérations  extraordinaires  :  vente  de  chemins  de  fer, 
vente  de  biens  domaniaux,  emprunts,  etc.,  à  tout  cela  nous  eussions 
préféré  un  moyen  radical,  il  est  vrai,  mais  coupant  court  à  toute  dif- 
ficulté, à  savoir,  l'élévation  des  impôts  et  revenus  à  la  hauteur  des 
dépenses,  ou  plutôt  la  réduction  de  ces  dernières  au  chiffre  de  voies  et 
moyens.  Voici  comment  se  répartissent,  par  ministères,  les  dépenses 
ordinaires  et  extraordinaires  : 

Dépenses 

Départemenls.  ordinaires.  extraordinaires.  Totales. 

Finance 397,612,641  10,130,510  407,743,151 

Guerre 175,066,832  18,423,270  193,490,102 

Travaux  publics 97,987,127  28,393,650  126,380,777 

Intérieur. 49,440,263  7,023,906  56,464,169 

Extérieur. 3,610,114  115,972  3,726,086 

Marine 36,160,840  12,851,774  49,012,614 

Grâce  et  justice 29,193,778  877,000  30,070,778 

Agriculture  et  commerce.  3,180,446  1,738,622  4,919,068 

Instruiîtion  publique.  .  .  .  14,404,083  433,454  14,837,537 

Totaux 806,656,144        79,983,158  886,639,302 

La  guerre  et  la  marine  réunies  font  242  millions  dont  31  de  dépenses 
extraordinaires;  en  désarmant,  le  gouvernement  italien  ferait  prouve 
d'intentions  pacifiques,  rassurerait  le  commerce,  redonnerait  du  ton  aux 
affaires,  féconderait  l'impôt,  diminuerait  les  dépenses  et  sans  emprunt. 


460  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sans  aliénation  arrivera  à  l'équilibre  budgétairo;  les  aliénations  utiles, 
réservées  pour  le  retrait  de  titres  de  dette  publique,  serviraient  à  sou- 
lager le  chapitre  du  ministère  des  finances,  et  ainsi  ce  beau  pays,  par 
l'attrait  d'un  gouvernement  libéral  et  à  bon  marché,  attirerait  à  lui  ce 
qu'il  ne  peut  conquérir  sans  danger  ou  de  perdre  ce  qu'il  a  acquis,  ou  de 
compromettre  la  paix  européenne.  Cette  politique,  il  l'a  courageusement 
pratiquée  relativement  à  Rome  ;  il  lui  reste  à  la  mettre  en  application 
vis-à-vis  de  Venise. 

L'Autriche  lui  donne  d'ailleurs  l'exemple  ;  elle  rectifie  ses  bases  budgé- 
taires dans  le  sens  d'une  diminution  de  dépenses  de  40,100,000  florins, 
opérée  par  un  désarmement  de  100,000  hommes.  Cette  détermination  si 
conforme  à  l'intérêt  des  populations  relevant  de  la  couronne  impériale, 
applanirait,  assure-t-on,  les  difficultés  soulevées  entre  le  Reichsrath  et 
le  ministère  de  ce  gouvernement  qui  marche  de  plus  en  plus  dans  les 
voies  constitutionnelles. 

En  Russie  l'insurrection  polonaise  avait  occasionné  en  1864  un  déficit 
important.  En  1865,  l'excédant  des  dépenses  sur  les  recettes  est  moitié 
moins  considérable,  quoique  le  double  encore  du  déficit  de  1863.  Somme 
toute  on  voit  que  ce  sont  toujours  des  déficits  que  l'on  comble  en  aug- 
mentant d'autant  (nous  devrions  dire  de  plus,  en  raison  des  frais  de  né- 
gociation) la  dette  publique.  Voici  les  chiffres  sommaires  de  ces  trois 
exercices  : 


Exercices. 

Recettes. 

Dépenses. 

Déficits. 

1863 

318,831,000 

330,539,000 

11,708,000 

1864 

346,241,000 

392,727,000 

46,486,000 

1865 

349,945,000 

372,343,000 

22,398,000 

Nous  signalions  en  Belgique,  dans  notre  dernier  bulletin,  l'abolition 
prochaine  du  privilège  des  agents  de  change  ;  aujourd'hui  c'est  la  loi 
qui  assigne  des  limites  légales  au  taux  de  l'intérêt  de  l'argent  qui  se 
trouve  rapportée.  Encore  une  réforme  dans  laquelle  nos  intelligents 
voisins  nous  précèdent.  Décidément  les  petits  États  ont  leur  bon  côté, 
si  les  grands  États  ont  la  gloire  en  partage.  Voici  les  pays  qui  actuelle- 
ment sont  délivrés  de  lois  limitatives  du  taux  de  prestation  des  capi- 
taux :  l'Angleterre,  la  Hollande,  la  Suède,  l'Italie,  la  Prusse,  les  villes 
libres  allemandes  et  les  États-Unis.  La  Prusse  elle-même  qui  nous 
précède  dans  la  voie  du  progrès  économique! 

En  Espagne  la  crise  financière  n'a  pas  cessé,  faute  de  plan  pratique 
et  radical.  La  reine  a  bien  abandonné  à  l'État  sur  sa  fortune  personnelle 
600  millions  de  réaux  ;  150  millions  de  francs,  c'est  quelque  chose!  Ce- 
pendant ce  n'est  pas  seulementpar  des  abandons  de  cette  nature  (abandons 
qui,  après  tout,  ne  pourraient  se  répéter  souvent)  que  l'on  peut  équili- 
brer le  budget  et  faire  sortir  le  pays  de  la  crise  terrible  qui  sévit  contre 
lui.  Il  faut  des  réformes,  et  le  ministre  des  finances  qui  est  actuellement 
à  la  tête  du  Trésor  espagnol  ne  s'appelle  ni  Turgot,  ni  même  Necker. 
Mettons  en  note,  néanmoins,  comme  des  faits  heureux,  la  cessation  de 
la  guerre  avec  le  Pérou  et  l'abandon  de  Saint-Domingue.  Le  traité  de 


BULLETIN  FINANCIER.  461 

paix  avec  la  première  de  ces  deux  contrées  assure  à  l'Espagne  une  in- 
demnité do  100  millions  de  réaux. 

L'Angleterre  qui  nous  donne  un  exom|)lo  que  nous  nous  pressons  trop 
de  ne  pas  suivre,  a  le  double  mérite,  cpii  nous  uKUKiue,  d'avoir  des  ex- 
cédants n'ris  de  receltes  et  de  diminuer  sa  dette.  Pour  l'exercice  finan- 
cier clos  le  :U  décembre  1804,  les  recettes  ont  atteint  70,125,374  1.  st., 
tandis  que  les  dispenses  gi'nérales  ordinaires  montent  à  67,103/1-04  1.  st, 
non  compris  7-20,000  1.  st.  pour  fortifications,  ce  qui  formerait 
07,883,4041. st.  Il  y  a  donc  un  excédant  de  2,241,909  l.st.  ou  50,049,250  fr., 
que  probablement  le  chancelier  de  l'échiquier  appliquera  suivant  l'u- 
sage des  autres  années,  ;\  diminuer  la  dette  publique.  Avec  le  Danemark, 
nous  ne  connaissons  ([ue  nos  voisins  d'outre-Manche  qui  aient  la  sa- 
gesse de  décharger  l'avenir. 

Puisque  nous  parlons  des  finances  des  iles  britanniques,  rendons  à 
l'Angleterre  une  justice  que  les  préjugés  français  lui  refusent.  L'opinion 
publique  chez  nous  s'accorde  à  regarder  l'Irlande  comme  opprimée  par 
l'Angleterre.  Nous  ne  dirons  rien  du  côté  politique,  bien  que  nous  ayons 
la  conscience  qu'il  y  aurait  à  rectifier  bien  des  erreurs  de  ce  côté  ;  mais, 
pour  ce  qui  regarde  les  finances,  nous  citerons,  d'après  VEconomist,  la 
répartition  de  l'impôt  par  tête  dans  les  trois  royaumes  à  difi'érentes 
époques  : 

Années.  Grande-Bretagne.  Irlande. 

L.    $.    d.  L.  s.    d. 

1800 3    6  11  0  14  1 

1817 4  14     »  0  17  8 

1822 3  19    9  0  14  10 

1842 2  11    9  0  10  » 

1802 2  13    1  13  4 

1803 2  12    7  12  0 

On  voit  que,  aujourd'hui  encore,  l'Irlandais  a  moins  de  moitié  de  la 
charge  de  l'Anglais  dans  la  répartition  par  tète  de  l'impôt  annuel.  Il  est 
vrai  que  la  proportion  était  plus  forte  jadis,  et  que  les  deux  taux  de  taxa- 
tion tendent  à  se  rapprocher.  Cela  nous  rassure,  loin  de  nous  inquiéter; 
nous  y  voyons  un  progrès  de  richesse  particulier  en  Irlande,  gage  de 
l'amélioration  des  populations  de  cette  contrée. 

En  Turquie,  il  y  a  de  grands  projets  relativement  à  la  dette  publique; 
on  la  remanierait  tant  relativement  au  taux  de  constitution,  qu'aux  épo- 
ques d'amortissement.  Nous  attendrons,  pour  en  parler,  que  les  faits 
soient  plus  mûrs  et  les  renseignements  plus  certains. 

Alph.  Courtois  fils. 


462 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


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» 

500 

» 

r.FSTK 

à  verser 


PARIS-LYON-MARSEILLE.  FÉVR.  1865. 

RKNTKS.  -  Jî\N()lllO.S.  -  CilCilIINS      DK     I  ER, 


3  0/0  ^^8(i2),  ,jouiss;ince  1*'' janvier  ISfib.. 
li:iii(|U(!  (le  Fr;inc<i,  jouissance  janvier  HSCib. , . 

(]n'{iit  foncier,  jouiss.  janvier   1805 

Crédil  mobilier,  jouissance  janvier  ^8()b.... 
Sociéié  générale  pour  fav.  le  dév.  du  comm. 
Crédit  moliilier  espagnol,  j.  janvier  4  805. 

Paris  à  Orléans,  jouissance  octobre  4  80-4 

Nord,  jouissance  janvier  I  805. . . . , 

lîsl  (Paris  à  Strasbourg),  jouiss.  nov.  ^80^. . 
Paris-Lyon-VIéditerranée,  jouiss.  nov,  480.).. 

Midi,  jouissance  janvier  \  80.) 

Ouist,  jouiss:irice  octoljre  \ 8(H 

i5ességes-Alais.  jouissance  janvier  4  805 

Lii)ourne- Bergerac,  jouissance  sept,  1864 

Lyon  à  la  Croix-Kousse,  jouissance  janv.  4  80-4 . 
Lyon  à  Sathonay,  jouissance  juillet  4  863. . . . 

Cliarentes,  j.  février  4 805 

Médoc.  jouissance  janvier  4  805 

Saint-Ouen  i^Ch.  de  fer  et  docks)  j.janv.  1865. 
Guillaume-Luxemliourg,  j.  juillet  4  802.... 
Ch.  de  fer  Vict.-Emmanuel,  j.janv.  4805..., 
Cil.  de  fer  Sud-Autric.-Lomb.,  j.  nov.  4  804. 
Chemins  de  fer  autrichiens,  j.  janv.  4805... . 
Cheminsdcfer  romains,  jouissance  cet.  1864.. 
Chemin  de  fer  ligne  d'Italie,  j.  janvier  1804., 
Cliemin  de  fer  de  l'Italie  mérid.  j.  janv.  4  805, 

Chemin  de  fer  ouest  suisse,  j.  mai  4  860 

MadridàSaragosseet  Alicante,j.  jaav,  4  805... 

Séville-Xérès-Cadix,  j.  janv.  4  805. 

Nord  de  l'Espagne,  jouissance  janvier  4  805... 
Sarragosse  à  Pampelune,  j.  janvier  4  805. . . . 

Sarragosse  à  Barcelone,  j.  janvier  4  802 

Chemins  portugais,  j.  janv.  4865 


yr 

ri. haut 

PI.  bas 

cours. 

cours. 

cours. 

07  20 

67 

85 

00  85 

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3500 

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3490     » 

1270     )> 

1280 

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4  205     » 

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75 

595     » 

587   50 

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50 

502  50 

925      » 

930 

» 

94  7  50 

JOOO  25 

1047 

50 

1005      » 

512   50 

520 

» 

510     » 

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054 

25 

935      » 

584  -25 

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572  50 

537  50 

5  i  5 

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535     » 

» 

830 

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830      » 

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200 

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200     ). 

» 

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395     » 

39b 

» 

350     » 

» 

» 

» 

370      » 

37b 

)> 

357  50 

4  25      » 

4  25 

» 

4  20     » 

300  25 

308 

75 

300     » 

542  50 

556 

25 

542  50 

450     » 

450 

» 

437  50 

275     » 

287 

50 

268  75 

70     » 

95 

» 

70     » 

» 

» 

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38  75 

38 

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33  7b 

406  25 

407 

50 

390     » 

254    2b 

200 

» 

240     » 

3  53  7b 

3i5 

« 

327  50 

230     » 

230 

» 

200     » 

4  75     » 

4  80 

» 

4  6b     » 

262  50 

270 

» 

250     » 

DfTn. 
cours. 

07  bO 

3500     » 

4  277   50 

925      » 

507  50 

578  75 

026  25 

404  3  75 

520     » 

045     » 

585     » 

5  50     » 


365     » 

» 
357  bO 
4  25  » 
306  2b 
545  » 
442  50 
280     » 

90     » 
» 

36  2b 
.395  » 
250  » 
327  50 
200  » 
4  76  25 
260   » 


FONDS  DIVERS 

Plus 

Plus  1 

PAIR 

50(» 

Banques  et  Caisses. 

haut 

bas 

4  00 

4  l/2  0/0,j  .  22  sept.  64 

97 

» 

05 

» 

500 

Obi.  Irent.,  j.  20 janv.  65 

450 

« 

438 

75 

400 

4  00 

Angleterre  3  O/O,  consol. 

89: 

1/8 

88 

7/8 

125 

500 

Tunis?  0/0  j.  nov.  4804 

400 

» 

377 

50 

500 

4001» 

Haïti-Annuités 

700 

» 

680 

» 

500 

4  00 

Mexiq.  6  O/O  j.oct.  4864. 

56 

» 

53 

» 

» 

4  00 

Italie, 5  O/O,  j.  janv.  4  805 

6b 

bO 

64 

00 

500 

4  00 

—  3  0/0  j.oct.  4864... 

44 

50 

41 

50 

500 

4  00 

Rome,  5  O/O,  j.janv.    05 

74 

1/2 

73 

» 

» 

4  00 

Autr.,  bO/0,  Ang.janv. 65 

82 

» 

84 

» 

» 

fl500 

—  lots de  ; 860 j.janv.  65 

4  080 

» 

4  075 

» 

» 

4  00 

Esp.3  O/Oext.,44  j.  j.  65 

44 

« 

43 

i/8 

» 

4  00 

—  3  0/0ext.4  856,j.j.05 

45 

» 

41 

3/4 

j> 

4  00 

—  3,0/0  int.,  j.janv.  1865 

42 

/2 

39  4/4  1 

» 

4  00 

—  Dette  diff. ,  j.janv.  6b 

44 

/'. 

38 

3/i 

80 

4  00 

—  Dette  passive 

33 

» 

3H/2| 

375 

500 

Turq.-Emp.  60,  j.janv. 6b 

367 

50 

355 

» 

» 

500 

—  Emp.  03 j.janv.  4  805. 

355 

» 

3  57 

50 

» 

4  00 

Belg.  4  4/2  0/Oj.  nov.  04. 

4  04 

» 

4  04 

» 

» 

1  (M! 

—2  4/2  0/0  j.janv.  4805. 

57 

» 

57 

» 

500 

4  00 

Russie,  5  O/O  j.  nov.  04.. 

90 

)» 

89 

» 

500 

4  00 

Uoll.2l/2  0/0j.janv.4865 

67 

» 

67 

» 

» 

500 

Crédit  agricole 

765 
685 

» 

750 
065 

» 

250 

500 

Crédit  foncier  colonial.. . . 

500 

Compt.  d'escom.  de  Paris. 

900 

)] 

920 

» 

» 

4  00 

S. -rompt,  des  Entreprcn.. 

3'<0 

)) 

230 

» 

500 

500 

Crédit  Indust.  et  comin . . . 

750 

» 

742 

50 

bOO 

500 

S.  C.  du  comm.  et  de  l'ind. 

532 

50 

527 

50, 

500 

500 

Soc.  de  dép'*  et  Ctescour.. 

570 

» 

560 

» 

250 

500 

Comptoir  de  l'agriculture. 

500 

» 

5(10 

» 

500 

500 

L'approvisionnement  .... 

545 

y> 

537 

50 

200 

500 

Banque  de  l'Algérie 

030 

« 

920 

» 

500 

500 

Id.  E.  Naud  et  C*^  Bonnard. 

52 

50 

42 

50 

500 

4  00 

Crédit  Lyonnais 

5 15 
535 

» 

507 
520 

50 
» 

250 
000 

333 

Onnium   lyonnais 

500 

Gompl.  d'esc.  de  Lyon 

030 

;) 

04  8 

7b 

boo 

500 

Crédit   foncier  autrichien. 

070 

» 

055 

» 

25(» 

500 

Crédit  en  Espagne 

52 

50 

52 

bO 

500 

500 

Banque  ollomane 

005 

» 

077 

50 

500 

540 

Banque  de  dép.des  Pays-Bas 

570 

n 

547 

50 

500 

500 

Crédit  mol),  italien 

465 

» 

437 

50 

» 

540 

Crédit  mob.  néerlandais. . 

392 

50 

382 

50 

5000 

SOCïÉTÉS    DIV' 

par -actions. 


Omnibus  de  Paris 

—      de  Lyon 

G*  imp.  d,  voit,  de  Pari.», 
Canal  maritime  de  Suez. 
Mess.  Impér.  serv.  mar. 
Navigation  mixte.  ...... 

M.  Fraissinet  et  C*.  .  .  . 

Comp.  transatlarîticfue  .. 
Loire  (charlionnag.)  .  .  . 
.Montrambert  (charb.).  . 
Saint-Étienne  (charb.^.  . 
Rive-de-Gier  ^charb.).  . 
Grand'Combe  fcharb.)  . 

Roche-la-Molière 

Vieille-montagne  (zinc  .. 

Silésie  (zinc  ■ 

l'erre-Noire  (forges)  . .  . 
Marine  et  chemin  de  fer. 
Méditerranée  (forges)  •  . 

Océan  (forges'l 

Creusot  ^forges) 

Fourchambault  (forges). 

Bonne    forges^ 

Firminy  i^aciéries'' 

Cliàtillon  et  Commentry. 
J.-F.  Cail  et  C*  (usines). 
Magas  génér.  de  Paris. 
Docks  de  :\larseilie.  .  .  . 
Rue  impériale  (Lyon\  . 
C*  immobilière  ^Rivoli. 

Deux-Cirques 

C  générale  des  eaux.  . 

Gaz  de  Paris 

de  Lyon 

—  de  Mar.<.ejlle 

lie  Bruxelles 

Union  des  gaz 

Lin  Mabcrly 

Lin  Cohiii 

Salines  de  l'Est 

verreries  Loire-Rhône. 
Union  assurances  vie. . . 


Plus 

haut. 


4475 
64  25 
9»  25 
465  » 
820  M 
027  00 
607  50 
537  bO 
4  90  » 
4b4  2b 
4  78  7b 
425  » 
970  » 
530  » 
286  25 
445  » 
475  » 
765  » 
4  400  » 
520  » 
600  » 
450  » 
800  » 
223  » 
275  » 
900  » 
595  » 
580  » 
400  » 
520  » 
245  » 
300  » 
1 830  » 
2700  » 
è520  » 
"474  2  b 
184  25 
545  * 
49b  » 
840  y> 
200  » 
26 O/O b 


Plus 

bas. 


4  140  » 
64  25 
86  2b 
426  2b 
807  50 
640  « 
b85  » 
524  25 
4  85  >> 
143  7b 
4  76  25 
4  08  75 
955  » 
530  » 
280  » 
440 
470 
738  7b 

4390  » 
500  » 
595  » 
435  » 
790  » 
215  » 
275  » 
900  » 
570  » 
b60  » 
400  » 
480  » 
225  » 
350  » 

1 75ti  » 

2660  » 
54  b  » 
467  50 
4  65  » 
545  n 
485  i> 
730  » 
490     » 

26o/Ob 


BULLETIN  FINANCIKR. 


463 


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164  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE 


Réunion  du    6   marj^  1^05. 

Discussion  :  L'enseignement  gratuit  et  l'enseignement  obligatoire. 

M.  Hippolyte  Passy,  membre  de  l'Institut,  a  présidé  cette  séance  à  la- 
quelle assistaient,  en  qualité  d'invités  :  M.  Emile  Laurent,  auteur  d'un 
ouvraf^e  sur  les  sociétés  de  prévoyance,  invité  par  le  Bureau,  et  M.  Da- 
rimon,  rédacteur  de  la  Presse,  député  de  la  Seine  au  Corps  lég^islatil", 
invité  par  un  membre;  —  et,  en  qualité  de  membres  récemment  admis 
par  le  Bureau  à  faire  partie  de  la  Société  :  MM.  Lepelletier  Saint-Rémy, 
directeur  de  ra[]^ence  centrale  des  Banques  coloniales;  —  Emile  Worms, 
docteur  en  droit,  lauréat  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques; —  Caillaux,  ingénieur  des  chemins  de  fer  de  l'Ouest,  au  Mans  :  — 
M.  T.  Cerfberr,  directeur  d'une  exploitation  rurale  dans  laMeurthe;  — 
M.  Eugène  Forqueray,  ingénieur  de  la  canalisation  du  Gaz,  à  Paris;  — 
M.  GouUet,  administrateur  des  messageries  impériales. 

Après  la  présentation  de  divers  ouvrages  par  M.  le  secrétaire  perpé- 
tuel, la  réunion,  consultée,  se  prononce,  à  la  presque  unanimité,  pour 
la  discussion  simultanée  des  questions  du  programme  relatives  à  l'en- 
seignement obligatoire  et  à  renseignement  gratuit. 

DISCUSSION    SUR   l'enseignement    OBLIGATOIRE   ET   l'eNSEIGNEMENT   GRATUIT. 

Les  questions  étaient  ainsi  formulées  : 

«L'enseignement  dit  gratuit  et  défrayé  par  l'État  est-il  conforme  aux 
doctrines  de  l'économie  politique?»  (M.  Quijano.) 

«  Le  principe  de  l'enseignement  obligatoire  est-il  conforme  à  l'éco- 
nomie politique?»  (M.  Joseph  Garnier.) 

M.  Quijano,  k  qui  sa  santé  ne  permet  pas  d'entrer  dans  de  longs  déve- 
loppements, formule  sa  pensée  en  peu  de  mots. 

L'instruction  donnée  gratuitement  par  l'État  est  autant  gratuite  pour 
les  uns  qu'onéreuse  pour  les  autres;  c'est  une  spoliation  subie  par  ceux 
qui  en  font  les  frais  au  profit  de  ceux  qui  en  reçoivent  les  services  sans 
les  rétribuer;  c'est  aussi  une  instiiution  plus  conforme  aux  principes 
proclamés  par  les  communistes  en  1848,  d'après  lesquels  la  distribution  |, 

de  la  richesse  devait  se  faire,  non  en  proportion  des  efforts  du  produc-  f 


SUGIKTH;  D'EGONOMIIî;  politique.  4t;5 

tcur,  mais  selon  les  besoins  du  consommateur,  (ju'à  la  doctrine  écono- 
miqne,  qui  établit  que  tout  service  doit  être  rétribué  \)i\\'  un  service 
équivalent,  et  qu'en  conséquence  rÉlat  ne  peut  imposer  aux  citoyens 
autres  charges  que  celles  nécessaires  pour  défrayer  les  services  qu'il 
leur  rend. 

Elle  a  encore  rincouNénient  de  distraire  les  capitaux  de  leur  destina- 
tion naturelle,  et  partant  la  plus  productive,  pour  les  appliquer  à  des 
essais  dont  le  résultat  est  fort  douteux.  Il  est,  en  effet,  plus  que  pro- 
bable que  des  pères  de  famille  si  pauvres,  (ju'au  lieu  de  pouvoir  payer 
la  faible  rétribution  d'une  école  de  campaj^ne,  ils  sont  forcés  d'utiliser  les  • 
services  de  leurs  enfants  pour  les  nourrir  miserai. lemeiit,  seraient  obli- 
};és  de  renoncer  aux  bienfaits  de  l'instruction  (gratuite,  à  moins  que 
l'État  ne  se  chargeât  aussi  de  fournir  le  pain  et  le  vêtement  à  ces  pauvres 
élèves.  11  reste,  c'est  vrai,  la  ressource  de  la  contrainte,  de  l'instruction 
obligatoire,  dont  M.  Quijano  laisse  à  d'autres  le  soin  de  démontrer  la 
moralité. 

M.  E.  Laboulaye,  membre  de  l'Institut,  dit  que  la  définition  services 
pour  services  est  bonne  en  économie  politique,  mais  ne  peut  s'appliquer 
à  la  question  d'éducation  du  peuple,  parce  que  cette  question  déborde  la 
sphère  de  l'économie  politique.  L'éducation  du  peuple  est  une  question 
d'intérêt  public;  et,  dans  une  démocratie  comme  la  nôtre,  c'est  une 
impérieuse  nécessité. 

M.  Laboulaye  ne  parlera  pas  de  l'obligation;  il  croit  qu'en  France  il 
n'y  a  chez  le  peuple  aucune  répugnance  à  faire  instruire  ses  enfants; 
s'il  y  a  900,000  enfants  qui  ne  vont  pas  à  l'école,  la  faute  en  est  à  la 
distance  de  l'école  ou  à  la  misère  des  parents. 

Il  parlera  de  la  gratuité,  moins  pour  exposer  des  idées  particulières 
que  pour  dire  ce  qui  se  fait  aux  États-Unis,  dans  un  pays  qui,  suivant 
lui,  a  mieux  compris  et  mieux  résolu  le  problème  que  la  Prusse  ou  les 
États  les  plus  renommés  du  continent. 

Aux  États-Unis,  l'instruction,  donnée  par  la  commune,  est  gratuite, 
entièrement  gratuite.  La  commune  fournit  jusqu'au  papier,  plumes  et 
encre;  on  ne  demande  au  père  que  son  enfant.  L'école  est  ouverte  à 
l'enfant  depuis  six  ans  jusqu'à  seize,  et  l'enseignement  est  aussi  complet 
qu'on  peut  le  souhaiter  :  lecture,  écriture,  arithmétique,  géométrie, 
géographie,  dessin,  etc.  Non-seulement  les  familles  les  plus  aisées  y  en- 
voient leurs  fils,  mais  elles  y  envoient  aussi  leurs  filles.  Les  éducations 
domestiques  sont  l'exception. 

Quelles  raisons  ont  décidé  les  Américains  à  faire  d'aussi  grands  efforts 

pour  l'éducation  populaire?  C'est  d'abord  une  raison  de  nécessité.  Dans 

une  république,  on  veut  enraciner  dans  l'ànie  du  citoyen  l'amour  de 

l'ordre  et  le  respect  de  la  loi.  i<  C'est  pour  dormir  avec  des  portes  sans  ver- 

2*  sÉRit.  T.  XLv.  —  15  mars  l86o.  30 


466  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

rous,  disait  Webster,  que  nous  avons  nos  écoles.  »Gette  nécessité  est  d'au- 
tant plus  grande,  que  chaque  année  les  États-Unis  reçoivent  200,000  à 
300,000  Irlandais  et  Allemands,  les  premiers  presque  toujours  d'une 
ignorance  absolue,  les  seconds  fort  peu  instruits.  Les  écoles  sont  le 
moyen  d'américaniser  ces  étrangers  et  d'en  faire  des  citoyens.  A  la 
seconde  génération,  le  succès  est  complet. 

C'est  ensuite  une  raison  d'intérêt.  L'expérience  prouve  que  l'ouvrier 
instruit  fait  plus  de  besogne  et  la  fait  mieux  que  l'ouvrier  ignorant.  En 
éclairant  et  moralisant  l'individu,  on  double  la  production,  et  on  favorise 
l'accroissement  du  capital  par  l'économie. 

Voilà  quelques-uns  des  motifs  qui  ont  décidé  les  Américains.  C'est  de 
cette  façon  que,  dans  un  pays  où  tout  le  monde  travaille,  ils  sont  arrivés 
à  une  prospérité  sans  exemple;  c'est  ainsi  qu'au  milieu  des  déchire- 
ments de  la  guerre  civile,  ils  ont  donné  cet  exemple,  inoui  dans  l'his- 
toire, d'une  république  qui  traverse  quatre  années  de  guerre  civile  sans 
se  réfugier  sous  une  dictature  et  sans  sacrifier  la  liberté. 

M.  DE  Lavergne,  membre  de  l'Institut,  partage  complètement  l'opinion 
de  M.  Laboulaye  sur  la  nécessité  de  répandre  le  plus  possible  l'instruc- 
tion primaire.  Ce  qu'il  vient  de  dire  n'est  pas  seulement  vrai  en  Amé- 
rique; l'instruction  primaire  est  partout  le  plus  grand  intérêt  social.  Le 
seul  point  qui  lui  paraît  à  contester,  c'est  la  gratuité  absolue,  telle  que 
l'entendent  les  Américains.  La  gratuité  absolue  n'est  pas  nécessaire;  et 
elle  est  contraire  aux  principes  de  l'économie  politique.  Ce  n'est  pas  que 
M.  de  Lavergne  partage  les  idées  non  moins  excessives  qu'a  exprimées 
M.  Quijano.  Il  y  a  heureusement  un  terme  moyen  entre  ces  deux  ex- 
trêmes. Ce  terme  moyen  a  été  réalisé  par  la  loi  de  1833,  qui  est  encore 
aujourd'hui  la  base  de  notre  législation.  D'après  cette  loi,  l'instruction 
primaire  doit  être  mise  à  la  portée  de  tous  les  citoyens,  elle  est  donnée 
moyennant  une  rétribution  à  tous  ceux  qui  peuvent  la  payer,  et  cette 
rétribution  est  fixée  à  un  taux  assez  bas  pour  qu'elle  soit  accessible  au 
plus  grand  nombre  ;  quant  à  ceux  qui,  par  leur  indigence  constatée,  ne 
peuvent  pas  la  payer,  elle  leur  est  donnée  gratuitement.  Cette  législation 
satisfait  à  tous  les  besoins  et  respecte  tous  les  principes;  il  n'est  pas 
juste  que  l'instruction  primaire  soit  gratuite  pour  ceux  qui  peuvent  en 
faire  les  frais,  et,  au  point  de  vue  des  idées  de  fraternité  sociale  qui  font 
aussi  partie  de  l'économie  politique,  il  n'est  pas  juste  que  les  indigents 
en  soient  privés  par  le  seul  foit  de  leur  indigence. 

Quant  à  l'autre  portée  de  la  question,  l'enseignement  obligatoire, 
M.  de  Lavergne  reconnaît  que  cette  docirine  a  un  côté  spécieux,  mais  il 
y  voit  plus  d'inconvénients  que  d'avantages.  Il  est  à  remarquer,  comme 
vient  de  le  djre  M.  Laboulaye,  que  les  Américains  eux-mêmes,  si  jaloux 
de  ce  qui  peut  répandre  l'instruction  primaire,  s'en  sont  généralement 


SOCiP.Tf:  D'ECONOMIE  POLITIQUE.  467 

abslcmis.   L'oiisciiyno.mcnl  obli^yaloirc,  soulève  une   foule  d'objections, 
dont  qiicl(jues-nnes  sonl  très-(;raves.  D'abord,  il  a  le  tort  de  placer  le 
remède  h  cAié  du  mal.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  la  plupart  des  en- 
fants (jui  ne  fréquentent  pas  les  écoles  appartiennent  à  la  population  des 
campafjnes.  Or,  la  cause  première  de  leur  absence  est  beaucoup  moins 
dans  le  mauvais  vouloir  des  parents  (iu(;  dans  l'éloi^^nement  de  l'école  et 
la  difliculté  des  couununications.  A  la  ville,  chacun  a  l'école  à  sa  porte  ; 
à  la  campajine,  c'est  tout  différent  :  il  n'y  a  {;uère  d'école  qu'au  chef-lieu 
de  la  commune,  et,  pour  peu  que  la  commune  soit  étendue,  les  distances 
à  parcourir  deviennent  trop  [jrandes.  L'embarras  s'accroît  par  cette 
considération  que  les  enfants  n'ont  (juère  le  temps  d'aller  à  l'école  qu'en 
hiver;  en  été,  ils  sont  la  plupart  du  temps  nécessaires  à  leurs  parents 
pour  les  travaux  de  la  campag^ne,  et  la  rareté  actuelle  des  bras  fait  que 
cette  nécessité  devient  de  plus  en  plus  impérieuse.  M.  de  Lavergne  habite 
à  la  campa(;ne  une  commune  dont  les  extrémités  sont  à  huit  kilomètres 
du  chef-lieu,  et  par  des  chemins  impraticables;  c'est  un  pays  de  mon- 
tagnes où  l'hiver  dure  six  mois.  Peut-on  raisonnablement  exiger  des 
parents  qu'ils  envoient  leurs  enfants  à  l'école  dans  de  pareilles  con- 
ditions? 

Le  remède  à  cette  situation  n'est  pas  dans  l'enseignement  obligatoire, 
mais  dans  la  création  de  nouvelles  écoles,  plus  rapprochées  des  familles. 
Qu'on  recherche  les  moyens  de  multiplier  les  écoles,  voilà  ce  qu'il  faut 
avant  tout.  C'est  moins  f^icile  que  de  mettre  dans  la  loi  ce  grand  mot 
d'enseignement  obligatoire,  mais  c'est  plus  sûr  et  plus  équitable.  Avant 
d'accuser  les  intentions,  assurez-vous  que  tout  le  monde  a  l'instruction 
primaire  à  sa  portée.  La  distance,  les  mauvais  chemins,  la  neige,  la 
glace,  la  pluie,  voilà  les  véritables  ennemis  de  l'instruction  primaire 
dans  les  campagnes;  l'enseignement  obligatoire  n'en  fera  rien. 

A  cette  difficulté  matérielle  viennent  s'ajouter  des  objections  d'un 
ordre  plus  élevé.  S'il  s'agissait  purement  et  simplement  de  proclamer 
que  les  parents  doivent  donner  l'instruction  à  leurs  enfants,  quand  ils 
le  peuvent,  personne  n'y  contredirait  ;  mais,  quand  on  pose  le  principe 
légal  de  l'enseignement  obligatoire,  on  va  plus  loin.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement de  l'enseignement  en  général  qu'il  s'agit,  mais  d'un  certain  en- 
seignement donné  dans  une  école  déterminée.  La  nature  de  cet  ensei- 
gnement, les  circonstances  qui  l'accompagnent,  peuvent  le  rendre  plus 
dangereux  qu'utile  aux  yeux  du  père  de  famille.  Supposons  que,  d'après 
la  conscience  des  parents,  tel  instituteur  donne  aux  enfants  de  mauvais 
exemples,  qu'il  est  irreligieux,  débauché,  brutal,  qu'il  corrompt  ses 
élèves  ou  qu'il  les  bat  :  est-ce  que  dans  ce  cas  vous  aurez  le  courage 
d'imposer  Técole  de  cet  instituteur?  Nous  vivons  dans  un  pays  agité  de 
révolutions  continuelles,  la  politique  ftut  à  tout  moment  éruption  dans 
les  écoles.  Pendant  la  république,  on  enseignera  aux  enfants  les  idées 


468  JUURJNAL  DES  ÉCUNUiVIISTES. 

révolutioiiuaires;  sous  l'empire,  on  lui  enseijjnera  le  catéchisme  de 
Napoléon  1",  qui  plaçait  Tobéissance  à  l'empereur  sur  la  même  ligne 
que  l'obéissance  à  Dieu.  Voulez-vous  que  les  parents  qui  ne  partagent 
pas  ces  idées  soient  obligés  de  les  subir  ?  Nous  ne  sommes  pas  moins 
divisés  en  religion  qu'en  politique.  Voulez-vous  imposer  aux  catholi- 
ques un  enseignement  incrédule  ou  protestant  ?  Voulez-vous  imposer 
aux  incrédules  ou  aux  protestants  un  enseignement  catholique? 

Nous  avons  eu,  il  n'y  a  pas  longtemps,  sous  les  yeux  un  exemple 
d'enseignement  obligatoire,  qui  devrait  nous  faire  réfléchir  :  c'est  l'en- 
lèvement de  l'enfant  juif  Mortara.  On  a  blâmé  avec  raison  cette  viola- 
tion des  droits  de  la  famille.  Voulez-vous  l'ériger  en  principe  et  l'appli- 
quer à  tous  ? 

Savez-vous  quel  est  le  vrai,  l'unique  moyen  de  développer  indéfiniment 
l'instruction  primaire  sans  porter  atteinte  à  l'autorité  paternelle  ?  Ce 
n'est  pas  l'obligation  légale  qui  peut  se  faire  détester  par  les  abus  et 
par  conséquent  conduire  à  un  résultat  opposé,  c'est  un  ordre  d'idées 
tout  à  fait  contraire,  la  liberté  de  renseignement  poussée  à  ses  dernières 
limites.  On  peut  dire  que  cette  liberté  existe  de  droit,  elle  n'existe  pas 
de  fait.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  contrairement  au  texte  et  à  l'esprit 
de  la  loi  de  1833,  tout  ce  qui  touche  à  l'instruction  primaire  est  con- 
centré entre  les  mains  des  préfets.  Nous  avons  l'honneur  et  le  bonheur 
d'avoir  parmi  nous  un  des  rapporteurs  de  cette  belle  loi  de  1833, 
M.  Renouard  ;  il  peut,  mieux  que  personne,  en  faire  connaître  l'intention 
et  le  mécanisme.  Elle  posait  d'abord  en  principe  le  développement  des 
écoles  libres  et  privées.  Les  écoles  publiques  ne  venaient  qu'après,  et 
même  dans  la  création  et  l'administration  des  écoles  publiques,  l'inter- 
vention de  l'État  n'arrivait  qu'en  dernier  lieu.  On  s'adressait  d'abord 
à  des  comités  locaux,  on  cherchait  à  exciter  des  donations  particulières, 
on  s'adressait  ensuite  aux  communes,  puis  aux  départements,  puis  enfin 
à  l'État.  L'enseignement  obligatoire  renverse  cet  ordre;  c'est  l'État  qui 
devient  le  maître  unique,  le  maître  absolu.  Il  ne  l'est  déjà  que  trop 
depuis  quelque  temps,  et  si  l'on  veut  réellement  la  diffusion  de  l'in- 
struction primaire,  ce  n'est  pas  dans  ce  sens  qu'il  faut  marcher. 

M.  de  Lavergne  a  fondé,  il  y  a  dix  ans,  dans  sa  commune  une  école 
de  filles.  Cette  école,  dont  il  fait  en  grande  partie  les  frais,  écliappe 
absolument  à  son  influence.  Il  n'a  aucune  action  sur  le  choix  de  l'insti- 
tutrice, qui  est  désignée  par  l'autorité.  Si  lui  ou  tout  autre  voulait  fon- 
der une  école  de  garçons  pour  desservir  les  pariies  de  la  commune  les 
plus  éloignées  du  centre,  ce  serait  bien  une  autre  difficulté.  Il  ne  cite 
cet  exemple  que  pour  montrer  les  obstacles  que  rencontre  aujourd'hui 
renscignemen!  libre.  Il  n'y  a  pourtant  qu'un  grand  essor  donné  aux 
fondations  [U'ivées  qui  puisse  varier  et  multiplier  assez  les  écoles  pour 
satisfaire  à  l 'Us  les  besoins.  Il  faut  au  moins  (juc  ceux  ({ui  \iennent  au 


5()(;ih:tk  inU;()NO)iiK  I'olitiouk.  469 

secours  (les  cmlrs  cominmiali's  pir  des  rlonarJoris  volonlain-s  ne  soienl 
pas  rrarlt's  de  loiilr  iiilliience,  cdîhivic  ils  le  sont  aujonrd'liui.  Il  laii! 
enfin  que  les  conseils  mnnici[)anx  aient  une  action  plus  libre,  qui  les 
pouss(î  ù  faire  de  plus  j;rands  sacrifices.  Tout  cela  était  dans  la  loi  de 
1833.  Le  premier  pas  à  faire  est  de  se  rapprocher  de  cette  loi.  Si  on 
trouve  (ju'il  y  a  des  niodilications  à  y  ap[)orter,  qu'on  le  fasse,  mais 
dans  un  sens  plus  libéral,  non  dans  un  sens  plus  ré[;lementaire;  la 
première  de  ces  deux  voies  est  féconde,  l'autre  est  plus  nuisible  qu'utile. 
Après  tout,  la  loi  de  1833,  tant  ({u'elle  a  été  exécutée,  c'est-à-dire 
jusqu'en  1848,  a  fait  faire  à  l'instruction  primaire  d'immenses  proférés. 
Tout  le  monde  le  reconnaît  et  lui  rend  hommafie.  Si  quelques  pro[;rès 
nouveaux  ont  été  obtenus  depuis  1848,  on  le  doit  à  quelques  disposi- 
tions libérales  introduites  dans  la  loi  de  1850.  Depuis  qu'un  souffle  de 
liberté  n'anime  plus  l'instruction  primaire,  tout  projjrès  sérieux  s'est 
arrêté.  Rendez-nous  le  système  de  la  loi  de  1833,  en  étendant,  en  dé- 
veloppant les  libertés  qu'elle  contient,  et  vous  verrez  les  lacunes  que 
présente  encore  notre  ensei|]^nement  populaire  se  remplir  rapidement. 
L'enseignement  obli[yatoire  n'est  qu'un  mot,  il  ne  suffit  pas;  qu'entend- 
on  d'ailleurs  par  ce  mot  ?  Quelle  est  la  sanction  pénale  qu'on  veut  lui 
donner  ?  On  a  parlé  de  l'amende  et  de  la  prison  ;  est-ce  bien  là  ce  qu'on 
veut  .^  Est-ce  par  des  moyens  de  police,  par  des  vexations,  par  tout 
l'attirail  d'une  répression  plus  ou  moins  arbitraire,  qu'on  veut  con- 
traindre les  citoyens  à  remplir  de  leurs  enfants  les  écoles  de  l'État.^ 
On  n'obtiendra  par  là,  qu'on  le  sache  bien,  qu'un  soulèvement  de  la 
conscience  publique,  qui  saura  bien  démêler  sous  le  bienfait  apparent 
la  tyrannie  réelle. 

M.  Henri  Baudrillart,  membre  de  l'Institut,  sans  contester  le  lien  qui 
unit  habituellement  la  question  de  l'oblig^ation  et  celle  de  la  o^ratuité,  les 
croit  néanmoins  séparables.  A  parler  à  la  rig^ueur,  la  question  de  l'obli- 
gation n'est  pas  purement  économique.  Elle  est  plutôt  de  la  sphère  de  la 
politique,  de  la  morale  et  du  droit  public.  Ces  sciences  s'appuient,  tout 
aussi  bien  que  l'économie  politique,  sur  le  principe  de  liberté,  qui  leur 
sert  à  toutes  de  commun  fondement.  Quant  à  savoir  quelles  doivent  être 
sur  ce  point  de  l'éducation  les  relations  de  l'État  et  du.  père  de  famille, 
une  telle  détermination  n'offre  avec  l'économie  politique,  à  moins  qu'on 
n'en  fasse  la  science  sociale  universelle,  qu'un  rapport  bien  indirect. 

La  question  de  la  gratuité  touche,  au  contraire,  très-directement  à  la 
richesse,  à  l'impôt.  M.  Baudrillart  ne  pense  pas  que.  l'obligation  même 
fiiî-ellc^  posée  en  principe,  ce  qui  est  sujet  à  de  très-grandes  difficultés, 
l'instruction  primaire  dût  être  pour  cela  gratuite  pour  tous.  Elle  revêti- 
rait dans  ce  cas  le  caractère  d'un  impôt  auquel  nul  de  ceux  qui  reçoi- 
vent le  service  de  l'instruction  ne  saurait  se  soustraire,  à  l'exception  des 


470  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

indigents.  L'État  dirait  aux  pères  de  fanfiilie  :  «  Je  vous  oblige  de  payer 
cet  impôt-là,  parce  que  je  ju^ye  que  l'instruction  est  de  devoir  strict,  et 
que  rien  n'autorise  le  manquement  à  cette  obligation  étroite.  C'est  une 
dette,  acquittez-la  donc!  » 

Au  fond,  la  gratuité  est  un  mot.  Tout  service  coûte  à  remplir.  L'in- 
struction primaireuniversellement  gratuite, aussi  bien  pour  ceux  qui  peu- 
vent payer  que  pour  ceux  qui  ne  le  peuvent  pas,  ne  paraît  pas  conforme 
aux  règles  de  la  justice.  C'est  l'instruction  des  enfants  appartenant  aux 
classes  aisées  payée  par  les  familles  pauvres.  C'est  à  celles-ci  qu'on  vient 
en  effet  demander  leur  part  de  contributions  destinées  à  faire  les  frais  de 
toutes  les  charges  publiques.  Est-il  juste  que  le  fils  du  riche  fermier  ait 
son  instruction  payée  de  la  sorte  par  la  majorité  moins  aisée  ayant  à 
supporter  cette  surtaxe?  Est-il  convenable  et  digne,  même  pour  les  ci- 
toyens peu  riches,  pourvu  qu'ils  ne  soient  pas  positivement  indigents, 
qu'ils  soient  exempts  de  faire  les  frais  de  l'instruction  de  leurs  enfants  ? 
Si  vous  en  faites  un  impôt,  eh  bien  !  que  chacun  le  paye  eu  ce  qui  le 
concerne!  L'impôt  est  dû  même  par  les  citoyens  peu  aisés,  cela  est  de 
principe.  Constituer  toute  une  classe  de  gens  ne  payant  pas  l'impôt, 
c'est  constituer  une  classe  d'étrangers  au  milieu  de  la  société,  de  vrais 
parias.  Si  l'État  m'oblige  à  donner  l'instruction  à  mon  enfant,  pourquoi 
donc,  encore  une  fois,  serais-je  plus  exempté  de  payer  cet  impôt  là  que 
l'impôt  personnel  et  mobilier? 

Quant  à  l'exemple  de  l'Amérique,  cité  par  M.  Laboulaye,  M.  Baudril- 
lart  pense  <iu'il  serait  plus  conforme  aux  principes  du  self  government 
américain  de  laisser  l'instruction  à  la  charge  individuelle,  cela  surtout 
dans  un  pays  où  l'aisance  est  générale,  et  qui  offre  la  conciliation  rare 
de  salaires  du  travail  et  de  profits  du  capital  également  élevés. 

M.  Baudrillart  ajoute  que  ce  n'est  pas  à  un  publiciste  aussi  éminent  et 
aussi  libéral  que  M.  Laboulaye  qu'il  a  la  prétention  de  l'apprendre  :  il  ne 
suffit  pas  de  déclarer  que  l'instruction  contribue  à  faire  de  bons  pro- 
ducteurs pour  la  constituer  à  titre  de  service  gratuit  et  collectif.  On  se 
permet  trop  d'empiétements  sur  la  sphère  privée,  si  on  sépare  le  prin- 
cipe de  l'utilité  générale  de  la  liberté  et  de  la  responsabilité  personnelle. 
On  pourrait  partir  de  là  pour  imposer  aussi  les  plans  d'instruction  jugés 
es  plus  favorables  pour  faire  d'excellents  producteurs.  Ce  régime  à  la 
Spartiate  n'est  du  goût  ni  de  M.  Laboulaye  ni  d'aucun  des  membres  de 
a  Société. 

M.  Laboulaye  dit  qu'il  professe  les  mêmes  principes  que  M.  Baudril- 
art.  Il  ne  veut  pas  non  plus  que  les  pauvres  payent  pour  les  riches,  ni 
qu'au  nom  de  l'utilité,  l'État  se  substitue  aux  citoyens,  et  fasse  de  l'édu- 
cation populaire  un  service  public  ;  mais  il  ne  croit  pas  ces  deux  prin- 
cipes engagés  dans  la  question  présente. 


SUClhlTÉ  D'f'CONOMlE  POLITIQUE.  471 

Aux  Él.Us-lJiiis,  c'est  la  coiiimniM'  ({iii  vole  Fiinpôl,  scolaire,  el  la  coin- 
iiiiiiie,  ce  soiil  Ions  les  citoyens,  réunis  cliaquc  année,  et  votant  à  la 
levée  des  mains  l'inipAt  le  pins  volonlairement  payé  en  Amériqne,  le 
seni  qu'on  voit  anj;nienler  avec  plaisir.  Cet  impôt,  il  snffirait  de  le  con- 
stitner  avec  des  centimes  additionn(îIs  pour  qne  ce  fnt  le  riche  qni  payAt 
l)onr  le  pauvre,  on,  ce  (pii  est  plus  exact,  jionr  que  chacun  le  payât  en 
proporiion  de  sa  fortune.  11  n'y  a  donc  pas  ici  de  pauvres  sacrifiés.  Mais 
c'est  de  cette  façon  qu'aux  Ëtals-Unis  on  en  est  venu  à  voter  pouf  les 
écoles  un  impôt  de  cinq  francs  environ  par  tête  d'habitant,  ce  qui  serait 
en  France  un  impôt  de  deux  cents  millions;  nous  n'arrivons  pas  à 
soixante.  Ces  deux  chiffres  sont  éloquents. 

Quant  à  l'Ëtat,  il  n'a  rien  à  fa're  avec  les  écoles  d'Amérique.  C'est  la 
commune  qui  vote  l'impôt,  c'est  un  comité  nommé  par  elle  qui  admi- 
nistre les  écoles.  Peut-on  maintenant,  dans  ces  familles  agrandies,  faire 
abstraction  de  l'idée  d'utilité?  IN'est-il  pas  naturel  que  les  effets  soient 
d'autant  plus  grands  ({ue  chacun  est  plus  à  même  d'en  estimer  la  récom- 
pense prochaine?  Non,  c'est  un  sentiment  fort  juste  et  qu'il  serait 
fâcheux  d'étouffer. 

M.  ViLLiAUMÉ  distingue  trois  degrés  dans  rinstruction  :  l'instruction 
primaire,  mais  plus  étendue  qu'aujourd'hui,  qui  doit  être  absolument 
g^ratuite,  même  en  ce  qui  touche  les  instruments  de  cette  instruction  ; 
*2*  l'instruction  secondaire  qui  ne  sera  gratuite  qu'au  cas  d'impuissance 
des  parents,  mais  pour  laquelle  il  suffira  que  hs  jeunes  gens  aient  fait 
preuve  d'aptitude  et  de  vocation  ;  alors  tous  les  pauvres  qui  seront  dans 
ces  conditions  y  seront  admis  gratuitement,  même  pour  leur  entretien. 
Il  en  sera  de  même  pour  le  3^  degré,  c'est-à-dire  pour  l'instruction 
supérieure.  Avec  ce  système  tous  les  droits  seront  respectés.  La  père 
de  famille  sera  libre;  mais  l'enfant  pauvre  pourra  acquérir  le  profit  et 
la  gloire  quand  la  nature  l'y  aura  destiné.  Si  notre  immortel  statuaire 
Rude  n'avait  rencontré  un  citoyen  bienfaisant  qui  le  mit  à  même  de  faire 
ses  premières  études,  il  serait  peut-être  mort  ouvrier  poêlier... 

L'honorable  M.  Baudrillart  commet  une  confusion  en  prétendant  que 
l'instruction  ne  doit  pas  être  gratuite,  parce  que  tout  citoyen  doit 
payer  son  impôt.  Il  respecte  (sans  doute  sans  le  vouloir)  la  constitution 
de  93,  dont  un  article  porte  que  nul  citoyen  n'est  dispensé  de  l'hono- 
rable obligation  de  contribuer  aux  charges  de  la  République;  mais  il  a 
oublié  un  article  de  la  déclaration  des  droits,  base  de  cette  constitution, 
qui  porte  que  la  société  doit  mettre  l'instruction  à  la  portée  de  tous  les 
citoyens.  En  outre,  il  ne  réfléchit  point  que  tout  citoyen  doit  payer 
son  impôt  suivant  ses  facultés.  Or,  comme  celui  qui  ne  paie  que 
3  francs  ne  pourrait  payer  rinstruct'.on  (h  ses  enfants,  il  faut  bien  que 
la  société  s'en  charge;  c'est-à-dire  que  le  riche  qui  paie  3,000  francs 


472  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

contribue  davantage  que  le  pauvre.  M.  Baudrillart  ;i  donc  tiré  une 
mauvaise  conséquence  d'un  bon  principe. 

Sur  la  question  de  rinslriiction  obli[;atoire,  M.  Villiaumi  se  prononce 
nettement  pour  la  négative,  parce  que,  dit-il,  les  droits  du  père  de  fa- 
mille sont  supérieurs  à  ceux  de  TÉtat  lui-même.  Avec  toute  autre  doc- 
trine on  tombe  fatalement  dans  le  communisme.  A  la  convention,  Lepel- 
letier  de  Saint-Fargeau  y  était  tombé  en  demandant  Tinstruction  obliga- 
toire; Robespierre,  en  faisant  un  rapport  conforme  à  son  [ilan,  y  tomba 
aussi  sans  s'en  apercevoir;  car  il  protestait  en  toute  occasion  contre  le 
communisme.  Mais  Danton  retraça  les  vrais  principes,  et  la  Convention 
d;*créta  l'instruction  gratuite,  mais  non  obligatoire..  Si  elle  et  lit  obli- 
gatoire, il  faudrait  bien  une  sanction,  c'est-à-dire  une  peine  pour  ne  pas 
être  ridicule.  Or,  une  peine  ne  tendrait  qu'à  affaiblir  le  respect  que  les 
enfants  doivent  à  leurs  parents.  Ils  n'en  ont  pas  trop  an  temps  oii  nous 
sommes. 

Si,  en  ce  moment,  M.  Jules  Simon,  membre  de  l'Institut,  n'était  pas 
en  proie  à  de  douloureuses  préoccupations  de  famille,  il  aurait  profité  de 
la  bienveillance  de  la  Société,  il  en  aurait  même  abusé,  dit-il,  pour  dé- 
fendre le  principe  de  l'instruction  obligatoire,  auquel  il  est  passionné- 
ment attaché,  qu'il  a  défendu  comme  rapporteur  de  la  loi  organique 
à  l'Assemblée  constituante,  et,  depuis,  aux  congrès  de  Gand  et  de  Bruxel- 
les, dans  de  nombreux  articles,  dans  la  plupart  de  ses  livres,  et  dans 
l'École  qui  vient  de  paraître.  Il  veut  au  moins  répondre  à  deux  asser- 
tions de  M.  Léonce  de  Lavergne,  dont  la  première  est  une  erreur  de  fail 
sur  la  gratuité,  et  la  seconde  une  erreur  de  raisonnement  sur  l'obli- 
gation. 

M.  de  Lavergne,  se  rapportant  à  la  loi  de  1833,  ou  même  aux  arti- 
cles 14  et  45  de  la  loi  de  1850,  affirme  que  la  gratuité  existe  pour  tous 
ceux  qui  en  ont  besoin.  Il  oublie,  comme  presque  tout  le  monde,  l'ar- 
ticle 13  du  règlement  du  31  décembre  1853,  ainsi  conçu  :  «A  la  fin  de 
chaque  année  scolaire,  le  préfet  fixe,  sur  la  proposition  des  délégués 
cantonaux  et  l'avis  de  l'inspecteur  de  l'instruction  primaire,  le  nombre 

des  euûmts  qui  pourront   être   admis   gratuitement La  liste  des 

élèves  gratuits,  dressée  par  le  maire  et  le  ministre  des  différents  cultes, 
ne  doit  pas  dépasser  le  nombre  ainsi  fixé.  »  Cette  restriction,  empruntée 
aux  traditions  du  premier  empire,  modifie  profondément  le  système  de 
la  loi  de  1833,  puisqu'une  fois  la  limite  atteinte,  les  autorités  locales 
restent  absolument  impuissantes,  même  devant  la  misère  la  moins  équi- 
voque. En  fait,  en  résulte-t-il  des  exclusions  regrettables?  On  peut 
hardiment  l'affirmer.  Il  y  a  en  France  un  grand  nombre  d'enfants  qui 
devraient  aller  à  l'école,  qui  demandent  à  y  aller  sans  payer,  et  qui, 
n'obtenant  pas  d'être  portés  sur  la  liste,  sont  obligés  de  renoncer  à 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  473 

loulc  insiruclioli.  Il  est  notoire  que  les  préfets  sont  parfois  dans  la  né- 
cessité d;'  reslrcindrc  l(*s  admissions  [gratuites  pour  niî  pas  ruiner  l'in- 
slilnteur;  il  esl  même  arrivé  dans  plusieurs  localités  (iiic  les  délé{[ués 
cantonaux  ont  d»'mandé  et  obtenu  une  auj;uieiitation  de  la  rétribution 
scolaire,  sacriliant  ainsi  les  intérèls  de  l'instruction  à  ceux  (ht  l'insti- 
tuteur, ou  plutôt  à  ceux  du  budiyct.  Il  n'est  donc  |)as  vrai  de  dire  que 
la  };ratuité  existe  pour  tous  ceux  qui  en  ont  besoin.  (/(;st  nier  le  mal 
pour  refuser  le  remède. 

Quant  à  Toblifiation,  (ju'on  déclare  impossif)le  et  qui  est  prati(pK*e 
dans  j>lus  de  la  moitié  de  l'Europe, — ({u'ou  déclare  inutile  etcpii  supprime 
complélement  l'ifynorance  en  Prusse, —  qu'on  accuse  de  cruauté etde  du- 
reté, quoique  la  véritable  cruauté  et  la  véritable  inhumanité  soit  d'aban- 
donner près  de  900,000  enfants  à  toutes  les  horreurs  de  la  misère  intel- 
lectuelle,—  M,  Jules  Simon  ne  veut  pas,  en  ce  moment,  la  défendre.  Il  se 
bornera  h  repousser  cette  imputation  banale  (jui  consiste  à  présenter  la 
loi  sur  l'instruction  obligatoire  comme  attentatoire  à  la  liberté  du  père 
de  famille.  En  quoi  blesse-t-elle  la  liberté?  C'est,  dit-on,  qu'il  importe  à 
la  liberté  des  citoyens  de  ne  pas  être  g^ênés  dans  l'exercice  de  l'autorité 
paternelle.  Mais  le  père  se  sent-il  ^êné  dans  l'exercice  de  son  autorité 
parce  que  la  loi,  prévoyant  un  cas  heureusement  très-rare,  l'oblige  à 
nourrir  son  enfant?  Non  certes,  car  obliger  un  père  à  nourrir  son  en- 
fant, c'est  l'obliger  à  remplir  un  devoir  plus  strict  que  celui  de  respecter 
le  bien  d'autrui;  et  la  défense  de  voler  n'est  comptée  par  personne  pour 
une  regrettable  restriction  de  la  liberté.  C'est  tout  au  plus  une  restric- 
tion de  la  liberté  des  voleurs,  comme  l'obligation  de  nourrir  son  euftint 
est  une  restriction  de  la  liberté  des  pères  dénaturés.  Ce  n'est  pas  sur  un 
terrain  pareil  que  peuvent  se  placer  des  libéraux  dignes  de  ce  nom  pour 
réclamer  avec  dignité  le  maintien  ou  l'extension  des  libertés  publiques. 
Si  la  loi  peut,  sans  violer  la  liberté,  imposer  au  père  le  devoir  de  nourrir 
son  fils,  comment  violera-t-elle  la  liberté  en  lui  imposant  le  devoir  de 
l'instruire?  Le  père  qui,  pouvant  donner  de  l'éducation  à  son  fils,  ne 
lui  en  donne  pas,  est-il  coupable,  oui  ou  non?  Mais,  dit-on,  c'est  que  la 
loi  est  subordonnée  à  la  morale  sans  lui  être  identique  :  mal  élever  son 
enfant  est  une  faute  purement  morale,  que  la  conscieiice  seule  peut 
punir.  Mauvaise  objection,  car  il  s'agit  ici  d'un  tort  fait  à  un  tiers,  ce 
qui  rend  l'intervention  de  la  loi  non-seulement  légitime,  mais  indispen- 
sable. Ajoutons  encore  que  ce  tiers  est  un  enfant,  un  mineur,  inca- 
pable de  se  protéger  lui-même,  et  surtout  de  se  protéger  contre  son 
propre  père.  Tout  commande  l'action  de  la  loi.  Si  une  fois  on  admet  que 
l'instruction  obligatoire  est  une  atteinte  à  la  liberté,  tout  le  Code  pénal 
y  })assera.  Il  y  a  plus;  la  faute  du  père,  et,  disons-le  sur-le-champ,  la 
faute  de  tous  ces  pères  qui,  en  1864,  laissent  près  de  900,000  enfants 
dépourvus  d'éducation,  est  à  la  fois  une  faute  contre  les  victimes  et  une 


474  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

faute  coiilre  la  société  entière.  La  société  est  clone  armée  pour  les  punir 
(In  droit  qu'elle  a  de  protéf^in-  les  tiers,  de  celui  qu'elle  a  de  protéger  les 
mineurs  et  les  impuissants,  et  enfin  de  celui  qu'elle  a  de  se  protéger 
elle-même.  Est-ce  que  par  hasard  le  droit  de  commettre  un  délit  contre 
son  enfant  ou  contre  la  société  fait  partie  de  la  liberté?  Comment  se 
fait-il  que  ce  délit,  qui  est  un  des  plus  odieux  et  des  plus  pernicieux, 
trouve  tant  d'honnêtes  défenseurs,  et  que  les  marâtres,  les  adultères,  les 
voleurs,  les  ûmssaires  n'en  trouvent  point?  La  liberté,  dites-vous? 
Mais  chaque  fois  qu'on  instruit  un  citoyen  on  travaille  pour  la  liberté; 
chaque  fois  qu'on  empêche  l'instruction  de  se  répandre,  on  travaille 
contre  la  liberté  !  Voilà  le  vrai  ;  hors  de  là,  il  n'y  a  que  sophismes. 

On  viendra  nous  dire  que  c'est  par  scrupule  de  conscience  que  des 
pères  de  famille  refusent  de  faire  apprendre  à  lire  à  leurs  enfants.  Le 
chanoine  Desgaret  nous  a  appris  la  force  de  cette  objection  en  1847, 
quand  il  a  démontré  que  tout  le  corps  enseignant,  depuis  les  profes- 
seurs de  la  Sorbonne  jusqu'au  dernier  instituteur  du  village,  étaient 
occupés  uniquement  à  dépraver  les  enfants  confiés  à  leurs  soins.  Tout  à 
l'heure  encore  on  nous  apportait  ici  l'exemple  du  petit  Mortara,  enlevé 
de  force  à  sa  famille,  et  converti  au  christianisme  à  l'aide  des  gendar- 
mes pontificaux.  On  n'oublie  qu'une  chose;  c'est  que  nous  n'avons 
jamais  songé  à  rendre  l'école  obligatoire.  Les  écoles  de  TÉtat  et  des 
communes  sont  des  écoles  de  pestilence,  nous  voulons  bien  en  convenir; 
mais,  à  côté  de  ces  écoles,  entretenues  par  l'État  pour  démoraliser  et 
corrompre  la  jeunesse,  on  peut  librement  en  fonder  d'autres  en  dehors 
de  toute  surveillance,  ou  du  moins  de  toute  direction  de  l'autorité  pu- 
blique. La  loi  est  très-large  à  cet  égard,  surtout  depuis  1850.  Si  nous 
avons  peu  de  liberté  en  France,  nous  avons  du  moins  celle  de  l'mstruc- 
tion  primaire  sans  aucune  limite,  puisque,  pour  fonder  une  école,  il 
suffit  de  le  vouloir.  Nous  n'imposons  donc  pas  de  maîtres,  nous  n'im- 
posons pas  de  méthodes,  nous  n'imposons  pas  de  doctrines.  Nous  de- 
mandons que,  dans  un  pays  oij  tout  le  monde  est  un  citoyen,  tout  le 
monde  puisse  être  un  homme. 

Nos  contradicteurs  ne  sont  pas  polis  envers  nous.  Quand  nous  faisons 
des  livres,  ils  ne  les  lisent  pas;  quand  nous  prononçons  des  discours,  ils 
ne  les  écoutent  pas.  Ils  se  font  un  partisan  imaginaire  du  principe  de 
l'obligation,  et  lui  prêtent  toutes  sortes  de  doctrines  que  personne  ne 
soutient,  pour  se  donner  ensuite  le  facile  plaisir  de  le  confondre.  On 
vous  parlait  tout  à  l'heure  de  communisme  et  du  petit  Mortara.  Pour  peu 
que  la  discussion  se  prolonge,  on  vous  parlera  de  la  prison;  car  il  est 
convenu  que  nous  voulons  faire  neuf  cent  mille  procès-verbaux,  mettre 
en  branle  toutes  les  brigades  de  la  gendarmerie  et  bourrer  les  prisons 
de  pères  de  familles.  La  vérité  est  qu'aucune  de  ces  horreurs  ne  se 
trouve  ni  dans  le  projet  de  loi  de  M.  Carnot  en  1848,  ni  dans  le  rapport 


SOCIÉTÉ  DtXONOMIK  POLITIQUE.  ^  75 

de  M.  Barlliélemy  SaiiiL-IIiIair«  sur  rinslnictioii  primaire,  ni  dans  mon 
pro[)ri'  ra[)porL  sur  la  loi  orjyanicpic,  ni  dans  les  rapports  de  M.  (Cou- 
sin ,  ni  dans  les  nondjrenses  leeons  de  M.  Wolowski  ,  ni  dans  nos 
livres,  ni  dans  nos  i)ar()l(îs,  ni  dans  nos  intentions,  ni  dans  nos  eœnrs. 
INons  sonnnes  d'Iionnèles  j)alrioles  qui  rouj'jissons  pour  noire  pays 
d'être  devancés  dans  la  carrière  de  rinstruclion  par  la  plupart  des  peu- 
pies  civilisés,  des  démocrates  qui  ne  voulons  pas  sépai'er  les  progrès  de 
la  démocratie  de  ceux  de  l'instruction,  des  libéraux  qui  ne  consentons 
pas  t^  jouer  la  libi  rté  au  liasard.  Mous  demandons  qu'on  punisse  d'une 
amende,  même  légère,  etiiu'on  prive,  pour  un  temps,  de  ses  droits  po- 
liliijues,  un  père  de  famille  qui,  pouvant  donner  de  l'insiruction  à  son 
fils,  s'obstine  à  ne  pas  le  faire.  C'est  ainsi  que  nous  mettons  la  société 
en  péril,  et  que  nous  renouvelons  les  théories  de  Babeuf. 

M.  Paul  Coq  croit  devoir  se  borner  à  une  simple  observation,  vu  les 
développements  dans  lesquels  est  entré,  à  cet  égn.rd,  M.  Jules  Simon.  I 
n'est  pas  exact  de  présenter,  ce  semble,  ainsi  que  l'a  fait  M.  Baudrillart, 
rinstruclion  donnée  gratuitement  à  ceux  qui  ne  peuvent  se  la  procurer 
d'une  autre  façon,  comme  un  bienfait  de  l'ordre  privé  imposé  à  cer- 
taines classes  à  la  décharge  de  certains  individus.  L'instruction  est  par- 
dessus tout  un  intérêt  social;  c'est  ainsi  qu'à  la  faveur  de  plus  de  lumiè- 
res, la  généralité  se  met  à  couvert  d'une  foule  d'infractions  qui  violent 
journellement  les  droits  de  la  personne  et  de  la  propriété.  La  société  est 
donc  la  première  intéressée  à  ce  que  les  lumières  se  répandent,  se  géné- 
ralisent le  plus  possible;  et  rien,  dès  lors,  de  plus  naturel  que  de  pren- 
dre des  mesures  pour  acquitter  ici  à  défaut  d'autres  ressources  la  prime 
de  l'ignorance.  C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  se  placer  lorsqu'on 
parle  d'instruction  gratuite.  Ce  n'est  pas  tant  un  service  rendre  à  l'indi- 
vidu qu'un  intérêt  vital  dont  tous  s'occupent  et  doivent  prendre  soin. 

A  cette  question  que  lui  adresse  M.  Baudrillart,  s'il  entend  compren- 
dre dans  le  droit  à  l'instruction  gratuite  l'enseignement  en  général, 
M.  Paul  Coq  répond  qu'il  a  surtout  en  vue  ces  notions  élémentaires  et 
indispensables  qui  exigent  que  le  conscrit,  appelé  sous  ses  drapeaux, 
connaisse  ou  puisse  au  moins  connaître  par  lui-même  la  loi  à  laquelle  il 
obéit,  loi  que  chacun  est  censé  ne  pas  ignorer. 

M.  Jules  Duval,  directeur  de  V Economiste  français,  est  d'avis  que  ia 
question  de  l'enseignement  gratuit  et  obligatoire  ne  peut  être  résolue 
d'une  manière  générale  et  abstraite,  sans  considération  des  pays  o£i 
l'application  s'en  fait.  Suivant  que  la  vie  municipale  est  développée  ou 
étouffée,  la  solution  peut  être  différente.  Comme  l'éducation  est  une 
affaire  de  famille,  —  et  l'instruction  primaire  une  affaire  de  commune; 
là  où  les  familles  et  les  municipalités  jouissent  de  la  plénitude  de  leurs 


^76  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

attributions,  ii  n'y  a  jjiière  à  s'inquiéter  de  Jeur  intervention  dan 
l'école  :  on  est  assuré  que  l(;ur  action  sera  toujours  ramenée  à  l'intérêt 
public,  qui  se  personnifie  dans  les  magistrats  municipaux  et  les  électeurs 
qui  les  nomment.  La  souffrance  ne  peut  tarder  à  corriger  l'abus  s'il  y 
en  avait.  Ainsi,  continue  M.  Jules  Duval,  je  serais  citoyen  de  Genève, 
ou  de  quelque  autre  canton  suisse,  ou  de  quelque  ville  libre  allemande 
ou  américaine,  que  la  gratuité  ne  me  répugnerait  pas.  C'est  qu'à  vrai 
dire,  il  n'y  a  pas  de  gratuité  dans  le  paiement  par  tous  du  service  de 
l'instruction  :  c'est  un  vain  mot  quand  l'impôt  de  chacun,  grossi  de  la 
part  des  indigents,  est  versé  d'abord  dans  la  commune,  au  lieu  d'être 
directement  payé  à  l'instituteur.  J'irais  même  peut-être  jusqu'à  l'obli- 
gation, quoiqu'elle  me  soit  antipathique,  si  les  pères  de  famille  le  ju- 
geaient nécessaire,  pour  le  bien  public,  cette  pression  légale  et  morale 
exercée  les  uns  sur  les  autres  :  je  serais  d'avance  rassuré  contre  tout 
grave  danger,  en  sachant  que  la  réforme  serait  à  côté  du  mal,  aux  mains 
des  citoyens  et  des  magistrats,  le  jour  où  ils  sentiraient  leur  liberté 
opprimée  par  une  loi  trop  dure. 

Mais  ces  sentiments  confiants  s'évanouissent,  continue  M.  Jules  Duval, 
dans  un  pays  où  la  vie  municipale  est  mutilée,  où  la  centralisation 
étouffe  les  forces  locales;  alors  l'instruction  gratuite  et  obligatoire 
confère  à  TÉtat  le  plus  redoutable  accroissement  de  puissance,  aggravée 
par  une  effrayante  complication  de  police  et  de  justice.  Les  partisans 
de  ce  système  autocratique  se  rendent-ils  bien  compte  de  ce  qu'il  en- 
gendrerait de  travail  et  de  dépenses,  rien  que  pour  la  poursuite  des 
contraventions  ?  Supposer  que,  dans  chacune  des  38,000  communes  de 
France,  un  enfant  seulement  manque  tous  les  jours  à  l'école,  c'est  bien 
peu;  et  voilà,  pour  ce  simple  minimum,  38,000  procès-verbaux  par 
jour;  multipliés  par  300  jours  de  l'année,  c'est  plus  de  10  millions  de 
contraventions  et  de  procès-verbaux  en  doubles  exemplaires  au  moins 
(un  pour  le  maire  ou  le  commandant  de  gendarmerie,  un  pour  le  pro- 
cureur impérial)  !  Après  viendraient  les  citations,  les  réquisitoires,  les 
plaidoieries,  les  jugements,  les  recouvrements  des  frais,  l'exécution  de 
la  peine.  —  Mais  le  meilleur  du  fonds  social  se  dépenserait  dans  cette 
immense  procédure.  Et  que  serait-ce  si,  au  lieu  d'un  enfant  absent,  il 
s'en  trouvait  8  ou  10;  ce  serait  100  millions  de  contraventions,  de 
procès-verbaux  et  de  jugements;  un  déluge  d'écritures  ! 

Se  figure-t-on,  d'ailleurs,  quelles  vexations  ressentiraient  les  parents 
en  voyant  les  gendarmes  et  les  agents  de  police  pénétrer  tous  les  jours 
dans  les  écoles,  les  familles,  les  fermes,  pour  s'assurer  de  la  présence 
ou  de  l'absence  des  enû\nts;  et  toute  l'intimité  de  la  vie  domestique, 
toute  la  dignité  de  l'autorité  paternelle  livrées  ainsi  à  la  discrétion 
d'agents  subalternes  de  la  police  judiciaire  ! 

M.  Jules  Simon  disait  tout  à  l'heure  que,  dès  qu'un  père  justifierait 


SOGIRTI^:  D^KCUINUMIK  l'OLlTIOUK.  477 

d'une  distance  trop  [jTandc  ou  de  toiil  autre  excuse,  il  ne  serait  pas 
inquiété.  Au  nom  de  son  expérience  personnelle  des  parquets,  M.  Jules 
Duval  estime  que  cette  conduite  sentimentale  serait  impossible.  A  la 
suite  d'un  jtrocès-verbal  réfjulier,  le  père  de  famille  serait  mandé  ou 
cité;  sans  doute  il  pourrait  invo((U(!r  des  excuses,  alléguer  des  circon- 
stances atténuantes  ;  m. lis  ne  comprend-on  pas  que  la  simple  compa- 
rution, toujours  imminente,  devant  le  magistrat  du  parquet  ou  du  tri- 
bunal, serait,  par  elle-même,  une  amère  et  coûteuse  perturbation  du 
repos  des  l'amilles  placées  dans  des  conditions  exceptionnelles?  Elles  se 
sentiraient  toutes  livrées  à  la  surveillance  permanente  et  directe  de  la 
police,  source  redoutable  d'impopularité  pour  le  gouvernement  qui  as- 
sumerait un  tel  fardeau. 

M.  Jules  Duval  n'a  voulu  mettre  en  lumière  que  ce  côté  pratique  de 
la  question  ;  il  s'en  réfère  pour  les  principes  aux  orateurs  qui  ont  com- 
battu la  gratuité  et  l'obligation  ;  non  qu'il  se  refuse  à  toute  concession 
dans  ce  sens,  mais  il  voudrait  la  subordonner  à  une  émancipation  pa- 
rallèle des  municipalités.  Et  il  invite  les  partisans  de  la  loi  absolue  de 
contrainte  et  de  gratuité  à  peser  dans  la  balance,  d'un  côté  Tinquiétant 
accroissement  de  pouvoir  qu'ils  confèrent  à  la  centralisation,  à  FÉtat, 
aux  fonctionnaires  de  tout  ordre  ;  et  de  l'autre,  les  avantages  que  la  loi 
assurerait  à  l'enfance,  et  qui  se  peuvent  obtenir  par  les  mœurs,  le  bon 
vouloir  et  les  encouragements.  Ils  reconnaîtront,  je  crois,  qu'ils  achètent 
un  peu  d'instruction  au  prix  de  beaucoup  de  servitude. 

M.  Renouard,  membre  de  l'Institut,  pense  que  la  discussion,  qui  s'est 
élevée  à  une  grande  hauteur  théorique,  peut  aussi  être  utilement  portée, 
ainsi  que  vient  de  le  faire  M.  Jules  Duval,  sur  l'observation  des  faits.  Il 
aurait  volontiers,  à  l'exemple  de  M.  Lavergne,  pris  la  loi  de  1833  pour 
point  de  départ;  mais  il  n'ose  plus  s'étendre  sur  cette  loi;  on  vient 
coname  de  le  lui  interdire.  Il  remontera  donc  un  peu  plus  haut  dans  les 
souvenirs  rétrospectifs,  et  indiquera  l'une  des  origines  du  mouvement 
d'opinion  d'oii  la  loi  de  1833  est  sortie. 

La  Société  d'éducation  élémentaire  s'est  fondée  en  1815  sous  les  aus- 
pices du  ministre  Garnot.  Gomme  notre  société,  elle  a  eu  des  commence- 
ments modestes,  et  n'a  d'abord  vécu  que  par  la  persévérance  et  le  zèle 
de  ses  membres  alors  peu  nombreux.  Elle  a  pris  vivement  en  main  la 
propagation  de  l'enseignement  mutuel,  sans  exclure  jamais  de  ses  en- 
couragements les  méthodes  rivales.  On  ne  saurait  pas  aujourd'hui  se 
faire  une  idée  de  l'affligeant  abandon  où  l'enseignement  primaire  était 
tombé  en  France  à  la  fin  de  l'empire.  La  Société  d'éducation  élémentaire 
s'est  imposé  la  tâche  de  constater  ce  déplorable  état,  et  elle  a  employé 
tousses  efforts  à  éN^'iliei  la  s  illicitude  publicpie  sur  la  nécessité  d'en 
sortir.  Sans  abdiquer  jamais  s<»n  caractère  purement  [U'ivé.  qu'ellf^  a 


478  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

constamment  tenu  à  conserver,  elle  a  été  aidée  par  tout  ce  que  la  Res- 
tauration a  eu  de  ministres  libéraux,  et  a,  de  son  côté,  secondé  de  son 
mieux  les  louables  tentatives  du  ^gouvernement.  Un  ministre,  homme  de 
bien,  au  cœur  ardent  et  ,^énéreux,  M.  Laine,  obtint,  au  prix  de  [grands 
efforts,  que  Ton  portât  au  bud^^et,  pour  l'encourafyement  de  l'instruc- 
tion primaire,  une  somme  de  50,000  francs  l  Ce  fut,  à  cette  époque,  un 
véritable  succès. 

Le  nombre  des  écoles  s'auj^menta ;  les  préju[i;-és  s'affaiblirent;  l'in- 
fluence de  la  société  s'étendit.  On  était  loin  alors  du  point  oh  nous 
sommes  maintenant  arrivés.  Le  dogme,  que  nous  acceptons  tous,  de 
l'universalité  d'éducation  était  rélég^ué  parmi  les  chimères;  et  des  uto- 
pistes obstinés  pouvaient  seuls  se  hasarder  à  le  proclamer.  L'opinion 
cependant  était  avertie  et  excitée  ;  son  prog:rès  était  sensible;  on  en  vint 
au  point  que  la  charte  de  1830,  et  c'est  là  un  de  ses  plus  beaux  titres 
d'honneur,  osa  mettre  au  rang:  de  nos  droits  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment. 

C'est  du  mouvement  ainsi  imprimé  à  l'ojnnion  qu'est  née  la  loi  de 
1833.  Son  esprit  se  révèle  tout  entier  dans  le  soin  qu'elle  a  pris  d'assi- 
gner aux  écoles  privées  la  première  place.  Pour  accorder  le  premier 
rang  aux  écoles  publiques ,  et  décréter  la  distribution  de  l'éducation 
par  l'État  ou  par  l'impôt,  ce  qui  conduit  logiquement  h  la  distribuer 
ainsi  à  tous,  il  aurait  fallu  se  placer  dans  le  système  oii  les  enfants 
appartiennent  principalement  et  d'abord  à  la  communauté  sociale;  comme 
dans  la  république  de  Sparte,  comme  dans  la  harangue  de  Lepelletier 
Saint-Farg^eau  lue  à  la  tribune  et  préconisée  par  Robespierre,  et  dont  on 
vous  parlait  tout  à  l'heure;  comme  dans  les  écrits  de  Rousseau.  Quand 
on  accepte  ce  principe,  on  comprend  l'utilité,  la  nécessité  de  la  gra- 
tuité universelle  et  de  l'injonction  obligatoire.  L'État,  puisqu'il  est  le 
maître  de  tous  les  enfants,  se  chargera  d'eux  tous;  il  les  dirigera;  il 
dictera  l'enseignement  et  rédigera  les  programmes  officiels. 

Dans  le  système,  au  contraire,  oi!i  les  hommes  s'appartiennent  à  eux- 
mêmes,  où  l'enfant  appartient  à  la  fLimille,  l'éducation  est  un  devoir 
privé,  imposé  individuellement  aux  êtres  doués  de  raison.  Ce  serait  la 
dette  de  l'enfant  s'il  pouvait  lui-même  l'acquitter;  et,  comme  sa  volonté 
imparfaite  est  incapable  de  lui  rendre  ce  service,  cette  dette  passe  h  ceux 
qui  ont  reçu  de  la  nature  la  tâche  de  diriger  l'enfant  et  de  le  conduire; 
elle  pèse  sur  la  ftimille  chargée  de  l'élever  et  de  l'aimer,  de  le  repré- 
senter, de  lui  apprendre  à  vouloir.  On  ne  s'en  tiendra  pas  à  cette  rigueur 
du  droit;  on  ne  refusera  pas  à  la  famille  l'assistance  des  secours  exté- 
rieurs; mais  si  on  les  appelle,  ce  ne  sera  pas  en  vertu  d'une  obligation 
stricte  et  directe,  ce  sera  pour  obéir  à  la  grande  loi  de  fraternité, 
disons-mieux,  de  charité  et  d'amour,  qui  vivifie  et  complète  l'accom- 
plissement des  devoirs  que  la  liberté  et  l'égalité  ne  suffiraient  pas  à 


» 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOWIE  POLITIQUK.  479 

remplir.  Les  associations  privées,  cfiarilables  et  volontaires,  viendront 
en  aide  à  riin[niissance  et  à  la  misère  des  familles,  ou  à  leur  mauvais 
vouloir.  Ce  sera  seulement  dans  Tinsuffisance  de  ces  ressources  privées 
que  Ton  s\ulress(u*a  aux  personnes  [)iil)li(iues  charjyées  de  la  défense  et 
du  maintien  des  intérêts  {jéni'raux  ;  à  la  commune  d'abord,  puis  au  dé- 
partement, puis  enfin,  et  en  dernier  lieu,  à  l'État. 

Il  est  nécessaire,  tout  le  monde  est  d'accord  sur  ce  point  essentiel, 
(jue  Ton  tende  vers  l'universalité  d'éducation.  Mais  la  (luestion  consiste 
à  savoir  par  quelle  voie  on  approchera  de  ce  but,  le  plus  près,  le  plus 
sûrement,  le  plus  vite  ;  si  ce  sera  par  la  contrainte  ou  par  la  persuasion. 
M.  Laver[yne  a  eu  grandement  raison  de  le  dire  :  ce  sera  par  la  liberté 
d'enseignement,  c'esl-à-dire  par  T influence  des  mœurs  et  la  conversion 
des  volontés.  Voulez-vous  multiplier  les  écoles  ;  abaissez  les  barrières, 
supprimez  les  obstacles,  et  laissez  ensuite  la  raison  publique  accomplir 
son  progrès.  La  liberté  est  son  agent  le  plus  énergique,  son  propaga- 
teur le  plus  puissant. 

On  s'exagère  l'efficacité  des  injonctions  obligatoires  qui  ne  sont  rien 
si  une  sanction  pénale  n'y  est  pas  attachée.  On  comprend  aussi  quels 
sont,  en  cette  matière,  les  inconvénients  d'une  peine  ;  on  consent  donc 
à  la  rapetisser  et  à  la  réduire,  sinon  à  rien,  du  moins  à  presque  rien, 
tant  et  si  bien  que  son  efficacité  disparaît.  M.  Jules  Duval  vous  a  pré- 
senté un  tableau  qui  n'a  rien  d'exagéré  :  si  chétive  que  devienne  la 
sanction  pénale,  toujours  faudra-t-il,  tout  au  moins,  pour  chaque  in- 
fraction, un  procès-verbal  de  contravention  et  un  jugement  de  condam- 
nation. C'est  peu,  mais  c'est  trop.  C'est  beaucoup  trop  aussi  que  de 
montrer  à  l'enfant  son  père  puni  pour  ne  l'avoir  pas  envoyé  à  l'école  ; 
étrange  leçon  de  famille  ! 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  l'État  sera  désarmé,  qu'il  sera  dépouillé  de  son 
rôle  de  surveillance,  que  son  assistance  sera  repoussée,  qu'il  restera 
sans  action  contre  les  délits  atteignant  les  enfants,  contre  les  abus  de  la 
tutelle.  Mais  ce  rôle,  que  notre  législation  lui  donne,  ne  doit  pas  aller 
jusqu'à  faire  de  lui  l'instituteur  obligé  et  universel.  Il  y  a  plus,  à  côté 
de  ces  peines  illusoires  et  impossibles  de  l'amende  et  de  la  prison,  il  est 
des  peines  d'un  autre  ordre,  légitimes  dans  leur  principe,  faciles  dans 
leur  application,  et  qui  naissent  naturellement  de  la  situation  même 
créée  par  l'abandon  où  la  culture  intellectuelle  des  enfants  a  été  laissée. 
L'instruction  a  ses  droits,  car -elle  seule  permet  l'accomplissement  de 
certains  devoirs.  Rien  ne  serait  plus  équitable  que  d'interdire  l'exercice 
de  certains  droits  civils  et  civiques  aux  individus  impuissants  à  les 
exercer  sciemment.  Prenons  pour  exemple  le  droit  de  suffrage.  De  ce 
qu'il  est  universel,  on  tire  la  conséquence  qu'il  faut  instruire  tous  les 
citoyens;  c'est  renverser  la  proposition  vraie  :  l'instruction  est  le  prin- 
cipe et  non  la  conséquence  du  suffrage;  le  suffrage  est  la  conséquence 


480  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

et  non  le  principe  de  l'instruction.  Dites  donc  hardiment  que  nul  n'exer- 
cera le  droit  de  suffrage,  s'il  n'a  pas  été  mis  en  état  de  s'en  servir  en 
apprenant  à  lire  et  à  écrire.  Combinez,  s'il  y  a  lieu,  cette  interdiction 
avec  celle  de  plusieurs  autres  droits  civiques  ou  civils.  Vous  resterez 
ainsi  dans  le  vrai;  vous  défendrez  la  société  contre  les  aggressions  de 
l'ig^norance  ;  vous  fortifierez,  par  le  stimulant  de  l'honneur,  les  moyens 
de  persuasion  et  d'influence  propres  à  éclairer  l'opinion. 

Persistons  à  voir  dans  l'éducation  un  devoir  des  individus  et  des  fa- 
milles, et  confions-nous  à  la  liberté  pour  procurer  à  l'accomplissement 
de  ce  devoir  ses  premiers  et  ses  plus  sûrs  moyens  d'extension.  Laissons 
aussi  plénitude  de  liberté  au  zèle  de  la  charité  privée,  comme  aux  cal- 
culs des  spéculations  intéressées.  Vienne  ensuite  l'État  avec  ses  devoirs 
de  surveillance,  avec  la  générosité  de  ses  secours.  Augmentez,  tant  que 
vous  le  pourrez,  ses  forces,  ses  largesses  pécuniaires,  les  allocations  de 
ses  budgets  ;  mais  ne  faites  pa?  de  lui  le  dispensateur  et  le  maître  des 
pouvoirs  d'éducation  que  la  nature  a  conférés  aux  familles. 

M.  WoLovvsKi,  membre  de  l'Institut,  se  prononce  pour  le  principe  dt; 
l'enseignement  obligatoire.  On  a  beaucoup  parlé  des  difficultés  d'exé- 
cution; elles  disparaîtront  du  moment  où  le  principe  sera  nettement 
proclamé.  Il  suffit  de  consulter  l'expérience,  depuis  longtemps  accom- 
plie de  l'autre  côté  du  Rhin,  pour  cesser  de  redouter  ces  embarras  se- 
condaires :  en  Allemagne,  chaque  habitant  est  schulp/lichtig,  comme  il 
est  dienstpflichtig  :  il  doit  prouver  son  aptitude  à  la  vie  sociale,  comme 
il  doit  servir  la  patrie  sous  les  armes.  Le  nom  de  M.  Guizot  a  été  invo- 
qué dans  le  débat;  personne  n'est  plus  disposé  que  M.  Wolowski  à  ren- 
dre un  légitime  hommage  à  l'auteur  de  la  loi  de  1833;  mais  il  ne  faut 
pas  oublier  qu'un  autre  homme  illustre  dans  l'enseignement,  M.  Cousin, 
a  toujours  été  le  partisan  de  l'obligation  imposée  au  père  de  faire  ap- 
prendre à  lire,  à  écrire,  à  compter  à  ses  enfants.  —  C'est  vainement 
(|u'on  veut  évoquer  un  épouvantai!  en  parlant  des  légions  de  gendarmes 
et  de  juges,  occupés  sans  cesse  à  constater  et  à  réprimer  les  contraven- 
tions :  les  choses  ne  se  passent  pas  ainsi  en  Allemagne,  l'étude  de  ce  qui 
est  dissipe  et  détruit  de  chimériques  hypothèses.  Sans  doute  rien  n'est 
plus  sacré  que  le  droit  du  père  de  famille  et  la  liberté  avec  laquelle  il 
doit  l'exercer  ;  cela  n'empêche  pas  la  loi  de  frapper  ce  père  qui  exerce 
des  sévices  ou  qui  ne  fournit  pas  à  l'enfant  les  aliments  nécessaires.  La 
nourriture  de  l'esprit,  du  moins  en  ce  qui  concerne  les  notions  élémen- 
taires qui  permettent  aux  hommes  de  communiquer  entre  eux,  n'est  pas 
moins  essentielle  que  la  nourriture  du  corps.  Jadis,  quand  l'homme  était 
destiné  à  rester  attaché  au  sol  qui  Tavait  vu  naître,  quand  ses  relations 
étaient  bornées  comme  ses  besoins,  il  lui  suffisait  de  pouvoir  se  faire 
entendre  de  ceux  <fui  se  trouvaient  parqués  comme  lui  dans  l'isolement; 


I 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  481 

aujourd'hui,  les  hommes  sont  appelés  à  communiquer  entre  eux,  non- 
seulement  par  la  parole,  mais  aussi  par  la  transmission  de  la  pensée;  la 
vie  de  lous  se  prolon{|e  dans  l'espace  et  dans  le  temps;  les  intérêts  se 
mêlent  à  dislanee  :  |)our  que  la  liherfé  du  travail  et  la  liberté  du  roni- 
merce  soient  féondes,  m^  faut-il  pas  connaître  les  prix  du  marché  loin- 
tain? Ces  rapports  nouveaux,  pour  ne  parler  que  des  intérêts  écono- 
miques, ont  pour  instruments  la  lecture,  l'écriture,  le  calcul;  celui  qui 
les  i^ynore  est  condamné  à  une  irréparable  infériorité. 

Quand  la  loi  civile  obli}|(;  le  père  à  élever  ses  enfants,  on  ne  saurait 
restreindre  ce  dernier  à  la  simple  alimentation,  et  aucune  atteinte  ne 
sera  portée  à  la  liberté  véritable,  si  le  père  est  nbli(;é  de  faire  apprendre 
à  lire,  à  écrire,  à  compter.  Personne  n'entend  le  forcer  à  envoyer  l'en- 
fant à  l'école  publique  :  qu'il  lui  fuisse  enseigner  ces  premiers  éléments 
des  connaissances  humaines  où  il  veut,  comme  il  veut,  c'est  son  droit, 
il  doit  demeurer  pleinement  libre  du  choix;  la  seule  liberté  qu'on  ne 
saurait  lui  concéder,  c'est  celle  de  laisser  son  enfant  dans  ri(}norance 
absolue.  S'il  ne  rencontre  pas  d'autre  moyen  d'enseig-nement,  l'Étal 
ouvre  [généreusement  l'école,  car  l'État  est  le  corps  de  réserve  de  la  so- 
ciété :  il  intervient  alors  que  l'initiative  individuelle  fait  défaut;  il  doit 
laisser  ùùre,  mais  c'est  à  condition  que  l'on  fasse,  et  si  cette  condition 
n'est  point  remplie,  il  agit. 

La  question  de  l'enseignement,  réduite  k  ces  termes,  est,  au  plus  haut 
degré,  une  question  d'ordre  public  :  loin  de  contrarier  en  rien  les  prin- 
cipes de  l'économie  politique,  la  pratique  obligatoire  de  l'instruction  pri- 
maire fortifie  le  premier  et  le  plus  puissant  élément  de  la  production, 
l'homme.  Lui  donner  les  premières  connaissances  nécessaires  à  l'homme 
civilisé,  voilà  ce  que  désirent  ceux  qui  croient  que  l'ignorance  est  le 
plus  grand  danger  social,  qu'elle  peuple  sans  cesse  la  grande  fabrique 
de  mendiants,  de  vagabonds  et  de  criminels.  La  liberté  du  père  de  fa- 
mille ne  doit  pas  consister  à  détruire  la  liberté  de  l'enfant,  appelé  à  de- 
venir homme  à  son  tour,  et  qui  ne  saurait  être  privé  des  notions  sans 
lesquelles  il  ne  saurait  ni  remplir  ses  devoirs,  ni  se  livrer  à  un  travail 
intelligent. 

M.  DE  Lavergne  dit  qu'il  a  combattu  la  thèse  de  renseignement 
obligatoire,  telle  qu'elle  est  généralement  présentée.  Dans  les  expli- 
cations qu'il  vient  de  donner ,  M.  Jules  Simon  Ta  fort  atténuée. 
M.  de  Lavergne  est  heureux  d'avoir  provoqué  ces  explications.  Il 
est  complètement  d'accord  avec  MM.  Jules  Simon  et  Wolowski  sur 
le  plus  grand  nombre  de  points.  D'abord  et  avant  tout  la  nécessité 
de  développer  jusqu'aux  dernières  limites  du  possible  l'instruction 
populaire;  ensuite  le  jugement  à  porter  de  la  loi  de  1833,  cet  im- 
périssable monument  d'un  autre  temps.  L'extension  de  la  liberté  d'en- 
•2^   SÉRIE.  T.  XLV.  —  V6  mars  1865.  —Supplément.  31 


482  JOURNAL  DES  ÉCONUMISTES. 

sei{}nement,  le  respect  de  la  liberté  de  conscience,  rhoinmage  à  l'autorité 
paternelle,  voilà  encore.  Dieu  merci,  des  principes  communs.  Il  en  est 
un  autre  qui  ne  Test  pas  moins  ;  c'est  que  le  père  de  famille  n'a  pas 
rempli  tous  ses  devoirs  envers  son  fils  quand  il  lui  a  donné  la  nourri- 
ture; une  oblij'jation  morale,  et  des  plus  strictes,  lui  ordonne  en  outre 
d'y  ajouter,  quand  il  le  peut,  l'instruction  élémentaire.  Cette  obliofation 
est  jusqu'à  un  certain  point  exprimée  dans  les  lois  existantes,  puisqu'elles 
imposent  au  père  en  termes  g^énéraux  l'obli^^^ation  (V élever  ses  enlants. 

Mais  faut-il  maintenant  aller  plus  loin?  Faut-il  en  venir  à  une 
obli{jation  lé^^jale  plus  rigoureuse  et  revêtue  d'une  sanction  pénale? 
M.  de  Laverf^ne  persiste  à  ne  pas  le  penser.  M.  Jules  Simon  ne  veut 
pas  de  la  prison,  c'est  un  grand  pas;  mais  que  mettre  à  la  place? 
Voilà  cependant  le  point  précis  de  la  difficulté.  De  deux  choses 
Tune  :  ou  la  sanction  pénale  sera  grave,  et  alors  elle  devient  vio- 
lente, démesurée,  impraticable;  ou  elle  sera  faible,  et  alors  elle  sera 
inefficace.  On  dit,  il  est  vrai,  que  l'enseignement  obligatoire  existe  dans 
d'autres  pays,  mais  il  faudrait  prouver  que  ces  pays  sont  dans  les  mêmes 
conditions  que  la  France,  et  que  l'instruction  primaire  ne  s'y  développe 
pas  par  d'autres  causes.  Qu'importe  que  l'obligation  soit  décrétée  par  la 
loi,  si  la  loi  n'est  pas  exécutée?  Ou  l'obligation  légale  est  inutile,  ou  elle 
est  une  source  de  vexations. 

M.  Jules  Simon  a  fait  remarquer  que,  d'après  des  mesures  récentes, 
la  gratuité  de  l'enseignement  pour  les  indigents,  qui  est  un  des  principes 
de  la  loi  de  1833,  a  reçu  des  restrictions.  C'est  un  tort  et  un  malheur. 
Il  ne  faut  pourtant  pas  s'en  exagérer  la  portée.  Il  se  peut  que,  dans  des 
communes  connues  de  M.  Jules  Simon,  l'enseignement  gratuit  soit  réel- 
lement refusé  à  des  indigents  ;  nous  devons  le  croire,  puisqu'il  l'affirme. 
M.  deLavergne  peut  affirmer  à  son  tour  que,  dans  les  communes  qui  lui 
sont  connues,  il  n'en  est  rien.  On  esi:  au  contraire  plutôt  disposé  à  porter 
sur  la  liste  des  indigents  des  familles  qui  pourraient  payer  la  rétribu- 
tion.Cet  abus  est  plus  excusable  que  l'autre,  et,  dans  le  doute,  il  vaut 
mieux  pencher  pour  la  gratuité.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que 
la  rétribution  des  élèves  est  une  des  principales  ressources  qui  doivent 
alimenter  l'instruction  primaire,  et  qu'il  faut  de  toute  nécessité  deman- 
der à  l'impôt  ce  que  les  familles  ne  donnent  pas.  On  a  ajouté  que  la 
gratuité  de  l'enseignement  aux  indigents  doit  entraîner  la  gratuité 
des  livres,  de» papiers  et  des  autres  instruments  de  travail;  il  a  rai- 
son, mais  toujours  dans  la  mesure  exacte  de  la  nécessité.  Il  y  a  là  un 
point  précis  que  le  bon  sens  indi({ue,  et  qu'il  ne  lauL  dépasser  ni  dans 
un  sens  ni  dans  l'autre. 

On  parle  toujours  de  la  somme  consacrée  à  rinstrui'tion  primaire  dans 
le  budget  de  TÉtat,  et  on  trouve  cette  somma  insuffisante  en  proportion 
es  besoins.  1!  est  pjssibie  en  eîTelqu'clh  \.t  sali,  et,  dans  C-î  cis,  il  faut 


SOCIÉTh':  D'fiCONOMIK  POLITIQUK.  183 

rauj;nicnter  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  eu  même  temps  (jue  la  subven- 
tion (le  l'État  n'est  et  ne  doit  être  qu'une  faible  partie  des  ressources  af- 
lectécsà  rinstrnction  primaire.  Avant  tout,  dans  le  système  de  la  loi  de 
1833,  la  rétribution  des  élèves;  ensuite,  les  dons,  lejjs  et  fondations  des 
|)arli(uliers;  ou  Iroisièiue  lieu,  les  centimes  communaux,  (ju'ils  soient 
votés  spontanément  ou  imposés  d'office;  quatrièmement,  les  centimes 
départementaux,  et  enfin  TÉtal.  Il  iw,  suffit  pas  de  faire  l'éloge  de  la  loi 
de  1833,  il  faut  encore  se  pénétrer  de  son  esprit.  Au  lieu  de  commencer 
par  la  subvention  de  l'Élat,  mieux  vaut  faire  appel  d'abord  aux  autres 
ressources,  et  n'avoir  recours  à  rÉlal  qu'en  fin  de  compte.  L'idéal  serait 
(ju'onpût  se  passer  tout  à  fait  du  concours  de  l'État,  et  que  la  totalité 
des  frais  de  l'instruction  largement  donnée  à  la  population  tout  entière 
fût  supportée  par  les  communes  et  les  particuliers.  C'est  par  là  surtout 
(jue  la  question  prend  un  caractère  économique,  et  se  rattache  aux 
études  spéciales  de  la  Société  d'économie  politique. 

M.  Jules  Simon  proteste  contre  toute  pensée  d'absorption  de  l'instruc- 
tion primaire  par  l'État,  au  moyen  de  l'enseignement  obligatoire.  Cette 
déclaration  est  digne  de  lui,  elle  prouve  son  sincère  amour  de  la  liberté. 
iMais  il  y  a,  dans  certains  principes,  quand  une  fois  ils  sont  posés  par  la 
loi,  une  force  propre  qui  entraîne  totalement  toutes  leurs  conséquences, 
surtout  en  France.  Vous  avez  beau  réduire  le  plus  possible  l'application 
de  votre  principe;  vous  avez  beau  nous  parler  d'une  obligation  qui  n'est 
pas  une  obligation,  et  d'une  sanction  qui  n'est  pas  une  sanction.  L'ensei- 
gnement obligatoire  porterait  ses  fruits,- malgré  votre  généreuse  incon- 
séquence. L'effraction  de  la  famille  une  fois  commencée,  rien  ne  l'arrê- 
tera. La  source  des  sacrifices  volontaires  sera  tarie.  Les  particuliers  ne 
feront  plus  aucun  effort;  les  communes,  pas  davantage.  Tout  tombera  à 
la  charge  de  l'État.  Vous  aurez  ce  que  vous  demandez,  un  énorme  budget 
de  riuslruction  primaire  à  inscrire  aux  dépenses  de  l'État,  mais  toute 
vie  locale,  toute  liberté,  toute  spontanéité,  aura  disparu.  Quoi  que  vous 
fassiez,  l'enseignement  obligatoire  découle  de  cet  ordre  d'idées  que  les 
enfants  appartiennent  à  l'État  qui  doit  les  façonner  à  son  gré.  Ce  n'est 
pas  la  première  fois  qu'il  ferait  son  apparition  dans  nos  lois;  il  y  a  déjà 
été  inscrit  en  1793,  dans  ce  temps  d'horrible  tyrannie,  et  il  n"a  pas  porté 
bonheur  à  l'instruction  primaire,  car  le  peuple  n'a  jamais  reçu  moins 
d'instruction  qu'alors. 

Vous  ne  pouvez  pas  empêcher  les  défiances,  les  résistances,  que  ré- 
veillent de  pareils  souvenirs.  IN'avons-nous  pas  vu  ce  qui  s'est  passé  en 
1848?  Alors  aussi,  on  a  parlé  d'enseignement  obligatoire,  et  le  résultat 
a  été  de  produire  une  réaction  dont  l'instruclion  primaire  a  beaucoup 
souffert.  La  liberté  soulève  moins  d'opposition,  et  elle  sera  bien  plus 
efficace.  Ne  croyez  pas  que  les  familles  pauvres  soient  rebelles  à  Tin- 
struction:  elles  comprennent  généralement  aujourd'hui  les  tristes  con- 


484  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

séquences  de  l'ignorance.  Si  un  quart  des  enfants  du  peuple  ne  reçoit 
pas  le  bienfait  que  nous  réclamons  tous  pour  eux,  c'est  que  les  écoles  ne 
sont  pas  assez  nombreuses,  mal,o?ré  d'incontestables  progrès.  Si  quelques 
malheureux  attardés  méconnaissent  encore  leurs  devoirs  envers  leurs 
enfants,  fiez-vous  à  l'exemple  et  à  la  persuasion  pour  les  ramener. 

La  véritable  puissance  est  ici  dans  les  mœurs.  Que  le  père  de  famille 
qui  néglige  d'envoyer  ses  enfants  à  l'école,  quand  il  le  peut,  soit  voué 
au  mépris  de  ses  voisins,  voilà  la  véritable  sanction.  Pour  en  venir  là,  il 
faut  que  l'enseignement  soit  vivifié  par  la  liberté,  qu'il  soit  présent  à  la 
fois  partout,  qu'il  jaillisse  en  quelque  sorte  du  sol.  Voyez  ce  qu'une  lé- 
gislation libérale  a  déjà  fait  sans  coercition,  et  demandez-vous  ce  qu'elle 
pourra  faire  quand  elle  sera  plus  libérale  encore. 

M.  Garbé,  ancien  préfet,  repousse  complètement  l'enseignement  obli- 
gatoire; il  le  regarde  comme  inutile,  vexatoire  et  anti  libéral.  En  ce 
qui  forme  le  premier  de  ces  reproches,  il  s'attache  à  démontrer  qu'il 
n'existe  en  France,  à  notre  époque,  aucune  catégorie  de  père  de  fa- 
mille qui  refuse  volontairement  les  bienfaits  de  l'instruction.  Si  le  culte 
de  l'ignorance  conserve  quelques  sectateurs,  ce  ne  peut  être  qu'en  bien 
petit  nombre.  On  a  constaté  le  chiffre,  toujours  décroissant  d'ailleurs, 
de  ceux  qui  ne  fréquentent  pas  encore  les  écoles;  mais,  en  remontant 
de  l'effet  à  la  cause,  on  reconnaîtra  rarement  dans  celle-ci  un  mauvais 
vouloir  intentionnel;  presque  toujours,  au  contraire,  elle  proviendra 
d'impossibilités  ou  tout  au  moins  de  graves  difficultés.  Telles  sont  no- 
tamment les  restrictions  troi»  grandes  apportées  à  la  gratuité  de  l'ensei- 
gnement, les  distances  à  franchir  dans  les  campagnes,  et  l'indigence 
des  familles.   Les  moyens  coercitif  sont  impuissants  contre  ces  obsta- 
cles. Avant  d'exiger  l'instruction,  il  faut  la  rendre  possible.  Ce  qui  est 
vrai,  c'est  que,  bien  loin  de  la  fuir,  on  la  recherche.  La  plupart  des 
pères  n'ont  d'autre  rêve  que  de  la  donner  assez  complète  à  leurs  en- 
fants, pour  ouvrir  à  ceux-ci  des  carrières  ardemment  ambitionnées, 
telle  que  celle  des  emplois  dans  les  services  de  l'État  ou  des  compagnies. 
Quand  ils  ne  le  font  pas,  c'est  que  les  moyens  leur  en  manquent.  Qu'on 
fasse  une  enquête  et  l'on  reconnaîtra  cette  vérité;  l'ignorance  systéma- 
tisée n'est  qu'un  fantôme  dont  il  ne  faut  pas  s'effrayer  au  point  d'ac- 
corder les  armes  dangereuses  qu'on  demande,  sous  prétexte  de  le  com- 
battre. 

Ce  que  les  mesures  proposées  auraient  de  contraire  à  nos  mœurs,  à  nos 
sentiments  les  plus  légitimes,  ce  qu'ils  entraînent  de  complications  dans 
la  pratique,  on  Ta  'déjà  signalé  dans  cetle  disciissioii.  M.  Jules  Duval 
vient  d'en  Taira  un  tableau  frappant;  M.  Garbé  croit  donc  inutile  d'y 
insister.  Il  veut  seulement  faire  remarquer  combien  l'instruction  obli- 
gatoire est  difficile  à  concilier  avec  la  liberté  de  l'enseignement  qu'on 


SOClKTf:  D'P.nONOMIK    POLITIOUK.  48^* 

proint'l  (le  respcciiT.  l)  uuvu)[n)W.  simplifie  toiil;  s'il  riii  laul.  (|iie  savoir  ^ 
quels  sont  les  eiifaiits  (pii  ne  vont  pas  à  l'école  coninnmale,  c'est  une  ' 
simple  constatation   maléri(;lle  à  hupielle  sullira  le  {jarde-cliampetre. 
Snr  le  vu  de  son  procès-verbal,  le  jup,e  pourra  condamner  en-  toute 
sûreté  de  conscience;   mais  admettez  le  délinquant  à  prétendre  <juMl 
lait  instruire  son  fils  jtar  un  instituteur  privé,   ou   (ju'il  l'instruit  lui- 
même,  on  se  demande  quel  j^enre  d'expertise  la  justice  ordonnera,  pour 
s'assurer  que  cette  instruction  est  bien  réelle  et  bien  confornne  à  la 
jauge  prescrite  par  les  réj^lements.  Car  du  moment  que  l'enseif^nement 
devient  un  tyrand  service  public,  cbacun  de  ceux  qui  se  mêlent  de  le  ré- 
pandre, fût-ce  dans  le  sein  de  sa  famille,  devient  comptable  envers 
l'État  de  la  manière  dont  il  s'en  acquitte.  Il  n'y  a  donc  pas  d'illusion  à 
se  faire;  devant  les  mesures  proposées,  la  liberté  d'enseignement  ne 
tardera  pas  à  succomber. 

Cette  liberté  est,  au  contraire,  dans  l'opinion  de  M.  Garbé,  le  véri- 
table remède  au  mal  signalé,  la  manière  la  plus  sûre  pour  écraser  l'igno- 
gnorance  sous  le  concours  de  toutes  les  forces  individuelles,  bien  plus 
tort  que  la  puissance  même  de  l'État.  On  dit  bien  qu'elle  existe  aujour- 
d'hui; c^la  n'est  vrai  que  théoriquement  et  dans  de  certaines  limites, 
car  en  fait  l'application  en  est  fort  restreinte.  L'obligation  du  diplôme, 
la  crainte  de  contrevenir  à  des  règlements  qu'on  ignore,  le  peu  de  Vi- 
veur qu'on  rencontre  auprès  des  administrations  locales,  arrêtent  tou- 
jours beaucoup  de  gens.  Que  le  diplôme  ne  soit  plus  nécessaire;  qu'il 
soit  déclaré  hautement  que  chacun  est  libre  de  répandre  autour  de  lui, 
sans  aucune  espèce  de  formalités,  les  connaissances  qu'il  croit  posséder, 
et  l'on  sera  surpris  du  nombre  de  personnes  qu'on  verra  se  vouer  à 
cette  tâche  généreuse,  les  unes  par  le  seul  amour  du  bien,  les  autres  en 
vue  de  la  modique  rémunération  qu'elles  pourront  en  retirer.  Ce  résul- 
tat se  produira  sur  bien  des  points  du  territoire  trop  isolés  pour  com- 
porter des  à  présent  les  frais  d'une  école  complète,  et,  là  où  cîlle-ci 
peut  exister,  il  sera  permis  au  père  de  famille  de  faire  le  choix  le  plus 
conforme  à  ses  préférences,  à  ses  convictions,  ce  qui  rendra  le  goût  de 
l'instruction  plus  populaire. 

Que  peut-on  craindre?  Qu'elle  ne  soit  pas  aussi  forte,  aussi  complète? 
Partout  où  il  n'y  aura  pas  de  choix,  on  pourra  bien,  en  effet,  n'avoir 
qu'une  demi-instruction,  ce  qui  vaudra  toujours  mieux  que  rien  et  com- 
mencera déjà  à  ouvrir  l'intelligence;  dès  que  la  concurrence  s'établira, 
on  peut  être  certain  que  la  préférence  des  parents  ne  s'égarera  pas 
longtemps  au  profit  des  moins  dignes. 

Sous  cette  condition  de  la  liberté  entière,  qui  porte  en  elle  le  véritable 
remède  au  mal,  la  gratuité  de  l'enseignement  public  peut  et  doit  être 
étendue  de  la  manière  la  plus  large.  Mais  toute  mesure  coercitive  doit 
être  absolument  repoussée. 


486  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  Bk.vard  se  voit  dins  rohlif];'ation  de  faire  iiistniire  ses  enfants  an 
devoir  analogue  à  celui  du  service  militaire,  d  uis  un  intérêt  de  conser- 
vation et  de  sécurité  sociale. 

M.  Glavé  pense  qu'il  y  aurait  un  moyen  de  sanction  bien  simple  de  Ten- 
seif]^nement  obli^i^atoire  dans  la  privation  des  droits  politiques  et  volon- 
taires de  suffra^q^e  pour  tous  ceux  qui  ne  sauraient  pas  écrire  leur  nom. 
Cette  privation  à  laquelle  on  n'est  peut-être  pas  très-sensible  quand  il 
s'agit  de  l'élection  de  député,  devient  plus  humiliante  et  plus  vive  quand 
il  s'ajOfit  des  élections  communales.  En  peu  de  temps,  chacun  voudrait 
savoir  lire  et  écrire  pour  voter  avec  tout  le  monde. 

M.  Henri  Baudrillart  repousse  Tassimilation  de  l'instruction  au  ser- 
vice militaire.  La  défense  publique  est  de  toute  nécessité  une  des  attri- 
butions de  l'État;  il  faut  qu'il  y  pourvoie.  Il  s'a(}it  d'un  intérêt  national 
et  collectif.  Ce  n'est  que  dans  le  cas  où  se  présente  cet  intérêt  colleclif 
que  TÉtat  peut,  soit  user  de  contrainte  comme  pour  le  payement  de  l'im- 
pôt, soit  déclarer  un  service  public  et  le  prendre  à  son  compte.  L'utilité 
générale  ne  se  confond  pas  avec  l'utilité  collective,  intéressant  solidaire- 
ment la  communauté.  Il  est  d'utilité  générale  que  les  citoyens  soient 
éclairés,  moraux,  etc.  Cela  autorise-t-il  l'État  à  l'emploi  de  la  force  ? 
D'autre  part  cela  l'autorise-t-il  à  en  faire  un  service  public  excluant  la 
concurrence  comme  les  services  véritablement  publics  ?  Si  vous  faites 
de  l'instruction  une  chose  collective,  comme  de  la  sécurité  publique, 
vous  voilà  sur  la  pente  du  plus  strict  et  du  plus  complet  monopole.  Elle 
passe  de  la  sphère  d  '  la  liberté  dans  celle  de  l'autorité  avec  toutes  les 
conséquences  qui  s'ensuivent.  Une  grande  utilité  générale  peut  autoriser 
suffisamment  l'État  ou  la  commune  à  consacrer  certains  fonds  à  l'in- 
struction, à  fonder  certains  établissements.  Mais  il  y  a  loin  de  là  à  Tas- 
similation  de  l'instruction  dont  le  service  se  fera  toujours  en  majeure 
partie  par  les  individus  et  les  associations  avec  l'armée  et  là  police, 
constituant  une  attribution  du  gouvernement,  incompatible  avec  la  con- 
currence, le  gouvernement  étant  par  son  essence  même  un  monopole. 

N.  B.  La  question  de  l'enseignement  primaire  obligatoire  a  été  dis- 
cutée une  première  fois  au  sein  de  la  société  en  1858. 

Voir  dans  le  numéro  de  juin  1858  la  discussion  qui  s'établit  dans  la 
séance  du  5  mai  1858  entre  MM.  Frédéric  Passy,  de  Molinari,  de  Laver- 
gne,  Dupuit,  Dunoyer,  Pellat,  Buffet,  Jules  Pautet,  Joseph  Garnier, 
Quijano  et  Baudrillart. 


CHnONlôUK  I-GONOMIOUK.  48; 


CHRONIQUE    ÉCONOMIQUE 


Sommaire.  —  La  partie  économique  du  discours  de  l'Erapereur.  —  La  contrainte  par 
corps,  —  Les  lois  sur  la  presse  et  réconoraif  sociale.  —  Le  rapport  de  M.  Duruy  sur 
l'instruction  primaire.  —  État  de  la  criminalité.  —  Le  projet  de  loi  sur  la  décentrali- 
sation. —  Mort  de  M.  deMorny. 

L;i  partie  économique  du  discours  de  l'Empereur  à  la  rentrée  des 
Chambres  a  répondu  aux  espérances  que  nous  manifestions.  Ainsi  que 
nous  l'avions  prévu,  une  législation  plus  favorable  à  la  formation  libre 
des  associations  ouvrières  y  est  annoncée.  Une  autre  mesure  dont  le  Con- 
seil d'Etat  s'était  occupé,  nous  voulons  parler  de  l'abolition  de  la  con- 
trainte par  corps  y  est  ép;alement  promise.  On  a  remarqué  dtins  le  projet 
d'adresse  du  Sénat  la  froideur  du  paragraphe  qui  concerne  cette  mesure. 
Aux  yeux  de  beaucoup  de  personnes,  la  contrainte  par  corps  passe  encore 
pour  le  palladium  du  crédit  privé.  L'éminent  jurisconsulte  qui  pré- 
side le  Sénat  n'est  pas  entièrement  étran^^er  à  cette  opinion  qu'il  a 
défendue  avec  sa  vi(jueur  habituelle  dans  l'une  des  préfaces  dont  il  fait 
précéder  ses  différents  traités.  Nous  croyons  quant  à  nous ,  avec 
iM.  le  duc  de  Broglie,  attaquant  la  contrainte  par  corps  sous  la  Restaura- 
tion, avec  M.  Conti  la  pratiquant  dans  un  savant  rapport  qui  vient  de 
voir  le  jour,  avec  M.  Bayle-Mouillard,  un  autre  jurisconsulte  qui  a  écrit 
un  livre  sur  ce  sujet  controversé  et  avec  plusieurs  léguistes  et  économistes 
d'un  {jrand  sens,  que  la  contrainte  par  corps  est  une  loi  arriérée,  ineffi- 
cace, éludée,  n'exerçant  ses  rigueurs  que  sur  de  malheureux  pères  de 
famille  privés  de  leur  industrie,  ou  sur  quelques  jeunes  dissipateurs 
auxquels,  sans  elle,  les  usuriers  ne  prêteraient  pas.  La  destinée  pro- 
chaine de  la  contrainte  par  corps  est  d'aller  rejoindre  les  lois  sur  l'u- 
sure dont  elle  est  la  digne  compagne. 

Bien  loin  de  renoncer  au  libéralisme  économique  dont  il  a  pris  Fini- 
tiative,  le  gouvernement  paraît  vouloir  y  faire  de  nouveaux  pas.  Ce 
n'est  pas  nous  qui  nous  montrerons  ingrats  pour  ces  tendances  aussi 
honorables  qu'intelligentes.  Mais  il  est  un  complément  que  nous  atten- 
dons, c'est  la  mesure  qui  rendrait  à  la  presse  la  faculté  de  parler 
de  matières  d'économie  sociale  sans  être  assujettie  aux  conditions 
actuelles  de  cautionnement  et  de  timbre.  La  Revue  Française^  pour 
avoir  publié  quelques  considérations  de  philosophie  morale  et  sociale 
de  M.  Gindre  de  Nancy,  analogues  à  celles  que  cet  honorable  profes- 


488  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

seur  de  pliilosophie  au  lycée  de  Rouen  présente  à  ses  élèves,  conformé- 
men.t  au  pro[|rainme  universitaire,  vient  d'encourir  une  condamnation 
ces  jours-ci;  ou  pourrait  citer  l'exemple  tout  récent  de  journauv  de 
départements  subissant  pour  le  même  motif  les  rigueurs  administrati- 
ves. Pourquoi  nous  serait-il  interdit  de  livrer  cà  la  publicité,  puisque 
l'occasion  s'en  présente,  un  fait  qui  nous  est  propre?  Nous  avons  l'hon- 
neur d'enseigner  l'économie  politique  au  Collège  de  France.  Eh  bien  ! 
depuis  plusieurs  années  qu'elle  existe,  la  Revue  des  cours  publics,  qui  . 
possède  aujourd'hui  une  grande  publicité,  n'ose  publier  aucune  de  nos 
leçons,  comme  elle  publie  celles  de  législation  comparée  el  de  droit 
des  gens.  L'étiquette  d'économie  sociale  s'y  oppose.  Vainement  objecte- 
t-on  que  la  diffusion  d'un  enseignement*autorisé  par  le  gouvernement 
ne  saurait  lui  déplaire,  et  que  ce  qui  est  utile  et  empreint  d'un  carac- 
tère de  conservation  sociale  comme  parole  ne  devient  pas  séditieux  et 
dangereux  comme  imprimé  :  la  jurisprudence  est  positive.  On  crée  des 
chaires  publiques  d'économie  politique,  et  on  a  raison,  mais  on  refuse 
en  même  temps  aux  leçons  des  professeurs  des  milliers  de  lecteurs  qui 
pourraient  s'instruire,  sans  qu'il  en  coûtât  un  centime  à  l'Etat.  Comment 
l'attention  du  gouvernement  et  de  la  presse  ne  se  fixerait-elle  pas  sur 
cette  anomalie,  ainsi  que  sur  l'impossibilité  oii  nous  met  à  chaque  ins- 
tant l'obligation  du  timbre  de  publier  d'utiles  brochures  sur  des  questions 
d'économie  politique  à  Tordre  du  jour?  Des  mesures  de  précaution, 
qui  empêchent  la  diffusion  de  la  vérité  autant  et  plus  que  celle  de  l'er- 
roiu',  ne  doivent-elles  pas  être  mises  de   côté  comme  faisant  plus  de 
mal  que  de  bien,  indépendamment  de  l'atteinte  toujours  fâcheuse  portée 
à  ces  principes  de  liberté  que  l'on  proclame  ailleurs? 

Le  rapport  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  sur  l'instruction 
primaire  obligatoire  et  gratuite  imprimé  dans  le  Moniteur,  et  désavoué 
par  une  note  le  lendemain  a  été  l'incident  de  ces  derniers  jours.  Nous  ne 
sommes  pas  nous-mêmes,  la  discussion  engagée  au  sein  de  la  Société  d'é- 
conomie politique  en  fait  foi,  sans  graves  objections  contre  ces  deux 
principes.  Gela  ne  nous  empêchera  pas  de  rendre  hommage  au  patrioti- 
que langage  de  M.  Duruy  et  à  l'élévation  de  ses  sentiments  en  matière 
d'instruction.  Les  fiiits  mis  eu  relief  par  son  rapport  et  la  passion  géné- 
reuse quip'anime  auront  servi  à  imprimer  une  impulsion  plus  vive  à 
l'instruction  populaire.  Le  nouveau  projet  qui  tend  à  élargir  le  cercle  de 
la  gratuité  sans  en  faire  un  principe  et  sans  en  accorder  le  privilège  à 
ceux  qui  peuvent  payer,  qui  de  plus  améliore  sensiblement  la  condition 
des  instituteurs  et  surtout  des  institutrices,  est  un  pas  fait  dans  cette  voie. 
A  nos  yeux  la  gratuité  absolue  qui  aurait  le  grave  inconvénient  de  dé- 
truire la  concurrence  et  les  libres  efforts,  peut-être  d'entraîner  l'Etat  à 
imposer  aux  familles  des  plans  d'éducation,  la  gratuité  n'est  pas  un 
sûr  moyen  de  répandre  l'instruction.  Actuellement  ce  sont  les  enfants 


CHKONIQUE   fiCONOMIOUK.  480 

auxiiuels  elle  est  accordétî  (jui  fréquentent  le  inoins  les  écoles.  Comment 
onhiier  aussi  (jue  la  j;ratuilé  tient  (lès  l\  présent  une  place  considérable 
dans  notre  instruction  primaire?  Environ  42  pour  100  des  enfants  qui 
fréquentent  les  éc  )les  |)ubli(iues  profitent  de  cette  faveur.  Mais  entrer 
dans  le  fond  et  dans  le  vif  de  la  discussion  n'est  point  l'objet  de  cette 
clironi(iue  qui  se  n;nferme  dans  la  làcbe  modeste  de  rapporter  les  faits 
les  plus  saillants.  La  place  nous  fait  défaut  pour  extraire  tous  ceux  qui 
ont  une  réelle  importance  dans  le  document  publié  par  M.  Duruy.  INous 
nous  bornerons  à  indi(iuer  le  chiffre  de  la  population  illettrée  et  celui 
qui  constate  le  rapport  de  la  criminalité  avec  rif;norance.  En  1832,  la 
France  comptait  dans  les  écoles  primaires  59  élèves  sur  1,000  habitants; 
en  1847,  998;  en  1863,  116.  La  progression  a  été  moins  rapide  pen- 
dant ces  seize  dernières  années  que  dans  la  période  précédente,  bien 
qu'elle  ait  été,  en  moyenne,  de  50,000  élèves  par  an. 

Le  chiffre  des  illettrés  est  bien  plus  élevé  qu'on  ne  le  pensait.  Il  ne 
s'a^ïit  ni  du  chiffre  connu  de  600,000  enfants,  ni  même  de  celui  de 
692,678  indiqué  par  Tinspection  universitaire  :  le  dernier  recensement 
donne,  pour  les  enfants  de  7  ta  13  ans,  le  chiftYe  énorme  de  884,887  il- 
lettrés. Un  fjrand  nombre  de  ces  illettrés  a  dlî  cependant  recevoir  quel- 
que instruction,  soit  dans  la  famille,  soit  même  dans  les  écoles,  et,  sans 
pouvoir  préciser  un  chiffre,  le  rapport  n'évalue  pas  à  plus  de  200,000  le 
nombre  des  enfants  qui  n'ont  reçu  aucune  instruction.  Comment  donc 
expliquer  cette  multitude  d'ignorants,  ces  conscrits  dont  le  tiers  ne  sa- 
vent pas  lire,  ces  conjoints  dont  36  sur  100  sont  incapables  de  signer? 
évidemment,  par  l'insuffisance  du  temps  que  consacrent  à  l'école  ceux 
même  qui  la  fréquentent.  Pour  remédier  au  mal,  il  faut  donc  non-seule- 
ment que  les  enfants  aillent  à  l'école,  mais  encore  qu'ils  n'en  sortent  pas 
avant  d'avoir  reçu  une  instruction  assez  solide  pour  ne  plus  l'oublier. 

Déjà  M.  Duruy  avait  posé  en  fait,  qu'ouvrir  une  école,  cest  fermer  une 
frison.  Nous  nous  contenterons  de  relever  deux  faits  : 

«  En  1847,  on  comptait  115  jeunes  gens  de  moins  de  16  ans,  traduits 
en  cour  d'assises.  En  1862,  il  n'y  en  eut  que  44. 

«  Sur  100  criminels,  il  y  en  a,  en  France,  81  qui  n'ont  réellement  pas 
reçu  le  bienfait  de  la  première  instruction.  » 

—  Ceci  nous  mène  à  citer  aussi  quelques  chiffres  importants  extraits 
du  rapport  de  M.  le  ministre  de  la  justice  sur  la  justice  criminelle  pour 
l'année  1863.  I\ous  nous  bornons  à  ce  qui  concerne  les  cours  d'assises  et 
les  tribunaux  correctionnels.  Le  nombre  total  des  accusations  soumises 
au  jury  ne  s'est  élevé,  en  1863,  qu'à  3,614,  offrant  une  diminution  de 
228  affaires  sur  l'année  1861,  et  de  292  sur  Tannée  1862.  Ces  3,614  af- 
faires se  répartissent  en  1,673  attentats  contre  les  personnes  et  1,941 
contre  les  propriétés.  On  peut  signaler  ce  dernier  chiffre  comme  un 


490  JOURNAL  DES  KCONOMISTES. 

heur(^ux  symptôme;  car,  en  I8f)l,  les  crimes  contre  les  propriétés 
s'étaient  élevés  au  nombre  de  2,146,  et,  en  1862,  au  nombre  presque 
ég^al  de  2,144.  Les  crimes  contre  les  personnes  ont  aussi  diminué  :  de 
1,761  dans  l'année  1862,  ils  sont  descendus  à  1,673  dans  Tannée  1863. 
Le  nombre  des  accusés  compris  dans  ces  3,614  affaires  criminelles  n'a 
été  que  de  4,543,  au  lieu  de  4,990  dans  l'année  précédente.  Cette  dimi- 
nution a  été  surtout  sensible  dans  le  département  des  Basses-Alpes,  où 
elle  a  été  de  74  pour  100,  et  dans  ceux  des  Pyrénées-Orientales  ^60  pour 
100),  du  Pas-de-Calais  (54  pour  100),  de  la  Corse  (52  pour  îOO),  de 
l'Ain  (44  pour  100),  de  l'Isère  (43  pour  100),  et  des  Landes  (41  pour 
100).  Le  département  de  la  Seine  a  malheureusement  présenté  le  phéno- 
mène contraire.  Le  nombre  des  accusés  s'y  est  élevé  de  539  à  560,  et 
chose  triste  à  dire,  cette  auf^-mentation  a  porté  presque  exclusivement 
sur  les  crimes  contre  les  personnes. 

En  répartissant  les  4,543  accusés  ju(i^és  en  1863  par  les  Cours  d'as- 
sises selon  leur  sexe,  on  trouve  3,840  hommes  et  703  femmes.  Depuis 
dix  ans,  le  nombre  de  ces  dernières  a  diminué  de  moitié;  il  s'élevait  à 
1398  en  1854,  et  dans  les  trois  dernières  années  dont  on  ait  les  résul- 
tats, 1861-1863,  la  proportion  des  femmes  sur  1,000  accusés  a  été  suc- 
cessivement de  174,  163,  155,  tandis  que  celle  des  hommes  croissait 
nécessairement  en  sens  inverse  :  826,  837  et  845  sur  1,000.  Au  point  de 
vue  de  l'instruction,  sur  le  même  nombre  de  1,000  accusés,  386  étaient 
complètement  illettrés;  432  ne  savaient  qu'imparfaitement  lire  et  écrire, 
c'est-à-dire  que  plus  des  huit  dixièmes  du  nombre  total  manquaient,  en 
tout  ou  en  partie,  des  plus  simples  éléments  de  l'instruction  primaire. 

Sur  le  nombre  de  4,543  accusés,  on  a  compté  1,114  acquittements  et 
3,375  condamnations  dont  20  à  mort  (au  lieu  de  39  en  1862  et  26  en 
1861).  145  aux  travaux  forcés  à  perpétuité,  745  aux  travaux  forcés  à 
temps,  746  à  la  réclusion,  les  autres  seulement  à  des  peines  correction- 
nelles. Sur  les  20  condamnés  à  mort,  qui  tous,  comme  les  39  condam- 
nés k  la  même  peine  l'année  précédente,  s'étaient  pourvus  en  cassation, 
un  seul  a  vu  son  arrêt  cassé  par  la  Cour  suprême,  et  la  seconde  Cour 
d'assises  a  prononcé  la  même  peine.  8  ont  obtenu  par  la  g^râce  du  souve- 
rain une  commutation  de  peine,  1  s'est  échappé,  les  11  autres  ont  été  exé- 
cutés. M.  le  ministre  ajoute  heureusement  après  ces  détails  qu'eu  1864 
le  nombre  des  condamnations  à  mort  est  descendu  à  9  et  celui  des  exé- 
cutions à  5. 

La  diminution  dans  le  nombre  des  affaires  correctionnelles  n'a  pas 
été  moins  sensible  que  celle  que  nous  venons  de  constater  dans  le  nombre 
des  affaires  criminelles.  Les  délits  et  contraventions  ne  se  sont  élevés  en 
1863  qu'à  135,817,  au  lieu  d.^,  145,246  en  1862.  C'est  une  différence  de 
9,429  affaires,  et  elle  a  porté  principalement  sur  les  délits  qui  intéres- 
sent le  plus  l'ordre  public,  tels  que  la  tromperie  sur  la  qualité  ou  la 


I 


niROlNIQUE  l'iGONOMIQUR.  491 

((iiaiiliU;  (le  la  chose  vendue  ((limiiiiiliou,  21  pour  100),  r(\s(;roijuerii'  et 
le  va|;al)oii(l;i};e  ;1 1  [)i)iir  100),  le  vol  et  Tabiis  de  confiance  (0  pour  100), 
la  mendicité  ((>  pour  100).  La  réduction  la  plus  forte  (30  [)our  lOOj  a 
porté  sur  l'usa^ye  des  timbres- poste  oblitérés;  en  deux  ans,  ces  infrac- 
tions ont  diniiiiiié  de  près  d(i  moitié.  «  Ces  résultats,  dit  le  rai)port,  sont 
de  nature  à  satisfaire  les  esprits  les  |)lus  exi{»,eants,  surtout  si  on  le  com- 
pare, à  ceux  (jue  révèle  la  statistique  officielle  en  Angleterre.  Ainsi  les 
vols  de  toute  espèce,  crimes  ou  délits,  ju[jés  par  nos  cours  ou  par  nos 
tribunaux,  ne  dépassent  pas  30,375,  tandis  qu'en  Angleterre  ces  mêmes 
faits,  soumis  aux  juridictions  ordinaires,  attei(;nent  le  chiffre  de 
39,025.  »  Encore  ne  faut-il  pas  comprendre  dans  ce  dernier  chiffre  les 
vols- jugés  par  la  voie  excepLiounelle  de  la  summary  conviction^  et  l'on 
sait  d'ailleurs  que  la  population  de  l'Angleterre  n'atteint  environ  que  les 
trois  quarts  de  celle  de  la  France. 

—  Nous  aurons  l'occasion  d'examiner  plus  à  loisir  les  différentes 
questions  que  soulève  la  loi  dite  de  décentralisation.  On  a  fait  observer 
(lu'en  augmentant  les  prérogatives  des  conseils  généraux,  la  loi  nouvelle 
diminue  sur  certains  points  l'autorité  du  Corps  législatif;  qu'elle  intro- 
duit des  innovations  fort  importantes  dans  le  maniement  des  affaires  des 
cinq  premières  villes  de   France,  Paris,  Marseille,  Lyon,  Bordeaux, 
Rouen;  qu'elle  touche,  et  d'une  façon  grave,  au  mode  de  renouvellement 
des  corps  municipaux,  et  qu'entre  le  système  actuellement  en  vigueur, 
qui,  en  soumettant  à  la  réélection  tous  les  cinq  ans  les  conseillers  mu- 
nicipaux, est  suspci  t  de  briser  tout  esprit  de  suite  dans  l'administration 
des  villes,  et  le  système  proposé,  qui  laisse  les  conseillers  municipaux 
en  possession  pendant  neuf  ans,  en  ne  les  renouvelant  que  par  tiers  tous 
les  trois  ans,  peut  offrir  à  son  tour  l'inconvénient  de  prolonger  dans 
une  ville  un  genre  d'administration  devenu  contraire  aux  vœux  des  ha- 
bitants de  cette  ville,  il  restait  plus  d'un  milieu  possible.  On  a  fait  ob- 
server que  c'est  au  moment  oi^i  l'on  concède  aux  conseils  municipaux  la 
f^iculté  d'augmenter  les  dépenses  de  la  commune  sans  l'autorisation  du 
Corps  législatif,  qu'on  enlève  aux  électeurs  la  faculté  de  remplacer  inté- 
gralement, au  bout  de  cinq  ans,  un  conseil  municipal  jugé  trop  prodi- 
gue, par  un  conseil  municipal  plus  économe.  Il  faut  considérer  tout  cela 
avant  de  se  prononcer  définitivement  sur  une  loi  qui  intéresse  non- 
seulement  les  prérogatives  de  l'administration  et  de  la  Couronne,  mais 
encore  le  pouvoir  du  Corps  législatif  et  la  souveraineté  des  électeurs.  Au 
reste,  le  rapport  de  M.  Thullier  contient  des  parties  excellentes  et  des 
vérités  que  nous  aimons  à  retrouver  sous  les  plumes  gouvernementales, 
après  les  avoir  si  longtemps  exprimées  et  défendues  sans  succès.  i\ous 
applaudissons  notamment  à  cette  phrase  :  «La  liberté  de  l'administration 
départementale  doit  contribuer  puissamment  au  développement  de  l'es- 


492  JOURNAL  DKS  ÉCONOMISTES. 

prit  public...  La  (i^estion  des  affaires  locales,  qui  est  la  véritable  école  d'un 
pays  libre,  éclaire  les  ciloyens  sur  les  coiidilions  et  les  nécessités  du 
pouvoir,  donne  à  chacun  le  sentiment  des  intérêts  g-énéraux,  exerce  les 
esprits,  les  met  aux  prises  avec  la  réalité,  les  tient  en  [jarde  contre  les 
fausses  doctrines  et  les  initie  aux  devoirs  de  l'administration  en  les 
associant  à  sa  responsabilité.  » 

—  II  n'est  pas  nécessaire  de  faire  ressortir  l'importance  du  vote  delà 
Chambre  de  Washington  relatif  à  l'abolition  de  resclavao^e.  On  n'a  pas 
oublié  que  cet  amendement  à  la  Constitution,  adopté  au  mois  d'avril 
dernier  par  le  Sénat  des  États-Unis,  n'avait  pas  obtenu  à  la  Chambre  des 
Représentants  une  majorité  suffisante.  Cette  majorité,  en  pareil  cas,  doit 
être  des  deux  tiers.  L'amendement  qui  abolit  Tesclavag^e  vient  enfin 
d'être  admis  pai'  les  représentants,  comme  il  Pavait  été,  il  y  aura  bientôt 
un  an,  par  les  sénateurs.  Maintenant  les  léj^islatures  locales  sont  en  train  de 
compléter  l'œuvre  du  Congrès.  La  question  est  portée  devant  les  Cham- 
bres de  chaque  État,  et  le  succès  de  l'amendement  sera  assuré  lorsque 
les  trois  quarts  des  législatures  se  seront  prononcées  en  sa  faveur.  Les 
corri"spondances  d'Amérique  permettent  de  compter  sur  ce  résultat. 
L'institution  de  l'esclavage  dans  la  grande  république  américaine  est 
frappée  à  mort;  le  principe  de  l'abolition  triomphe  moralement,  et  il 
ne  peut  tarder  à  s'établir  dans  la  Constitution  d'une  manière  défi- 
nitive. 

—  La  mort  de  M.  de  Morny  ne  peut  être  passée  par  nous  sous  silence, 
quelque  étranger  que  soit  ce  recueil  à  la  politique  proprement  dite. 
Apprécier  la  carrière  politique  de  ce  célèbre  homme  d'État  n'est  point 
de  notre  compétence.  C'est  à  l'histoire  qu'il  appartient  de  la  juger. 
Mais  il  est  d'une  stricte  impartialité  de  reconnaître  que  M.  de  Morny 
s'était  montré  généralement  favorable  à  la  plupart  des  idées  que  nous 
soutenons,  notamment  en  ce  qui  concerne  l'extension  du  crédit  et  du 
commerce.  Son  projet  de  conversion  des  rentes  à  la  fin  du  règne  de 
Louis -Philippe  devait  être  mis  plus  tard  à  profit  par  le  projet  qui  a  pré- 
valu. Il  était  un  des  premiers  à  réclamer  les  petites  coupures  du  billet  de 
banque.  Il  faisait,  le  printemps  dernier,  un  discours  remarqué  sur  les 
chèques.  Il  avait  négocié  le  traité  de  commerce  avec  la  Russie.  Enfin 
il  appartenait  à  la  partie  du  gouvernement  portée  vers  les  mesures  de 
décentralisation.  Le  gouvernement  perd  en  lui  un  de  ses  appuis  les  plus 
éclairés,  aussi  bien  que  les  plus  dévoués. 

Henri  BAUDRILLART. 
Paris,  15  mars  1865. 

Le  Gérant  provisoire,  Paul  BOITEAU. 


TABLE 

DES  MATIÈRES  DU  TOME  QUARANTE-CINQUIÈME 


DEUXIÈME     SÉRIE 


N<»  133.  -  Janvier  1865. 

Pages. 

Introduction  a  la  vingt-quatrième  année,  par  M.  Henri  Bau- 
DRiLLART,  membre  de  l'Institut o 

De  la  nécessité  de  l'éconOxMie  politique  pour  l'histoire,  par 
M.  Henri  Baudrillart 9 

Les  Écoles  et  l'Instruction  populaires,  par  M.  Louis  Reybaud, 
membre  de  l'Institut  (suite  et  fin) 28 

L'abbé  Morellet,  par  M.  Léonce  de  Lavergne,  membre  de  l'In- 
stitut       43 

RÉPONSE  A  QUELQUES  QUESTIONS  POSÉES  PAR  LA  COMMISSION  d'eNQUÊTE 

SUR  LE  TAUX  DE  l'inrérêt,  par  M.  R.  DE  Fontenay 69 

Le  dixième  DÉNOMBREMENT  DE    LA  POPULATION  DE   LA    FRANCE    (i86i), 

par  M.  A.  Legoyt 76 

Revue  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  (octobre, 
novembre  et  décembre  1861),  par  M.  Jules  Duval 96 

NÉCROLOGIE.  Guillauvim,  ses  funérailles^  sa  vie  et  son  œuvre,  par 
M.  Joseph  Garnier 108 

Bulletin.  —  I.  Message  lu  par  le  président  Lincoln  au  congrès 
américain,  le  6  novembre  1864.  —  II.  Derniers  travaux  du  con- 
seil supérieur  du  commerce.  —  III.  Résumé  du  rapport  du  mi- 
nistre des  finances  de  Turquie  sur  les  finances  de  l'empire 121 

Bulletin  financier.  —  (France,  Étranger.)  Sommaire  :  Amélio- 
ration sensible  du  marché  monétaire.  —  Conséquences  pour  la 
Bourse.  —  Finances  de  la  France  et  enquêtes  sur  les  institutions 
de  crédit.  —  Triste  spectacle  offert  par  l'Amérique  du  Nord 
comme  complément  aux  déplorables  errements  financiers  de 
l'Europe  continentale.  —  Exception  en  faveur  de  la  Turquie.  — 
Budgets  turcs  pour  les  années  1862-63,  1863-64  et  1861-65  (1278, 
1279  et  1280).  --  Taux  de  l'escompte  sur  les  diverses  places  de 
l'Europe.  —  Tableaux  des  cours  aux  bourses  de  Paris,  Lyon  et 
Marseille.  —  Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de  ses  succur- 
sales, par  M.  Alph.  Courtois  fils 137 

Société  d'économie  politique.  —  Réunion  du  5  janvier  1864.  — 
—  Communications  :  mort  de  M.  Guillaumin.  —  Mort  de  M.  Roy- 


494  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Pages. 
Bry,  député  de  la  Charente-Inférieure. — Cours  libres  d'économie 
politique  à  Lyon,  à  Nice,  à  Clermont,  à  Toulouse  et  à  Paris.  — 
Réimpression  des  œuvres  de  Ch.  Dunoyer.  —  Projet  d'un  con- 
grès spécial  d'économistes  en  Belgique.  —  Ouvrages  présentés.  — 
Discussion  :  S'il  y  a  lieu  de  changer  le  titre  du  franc 144 

Bibliographie.  —  Les  Banques  d'émission  et  d'escompte,  par  M.  Mau- 
rice Block.  Compte  rendu  par  M.  Courcelle-Seneuil.  — Le  Cré- 
dit agricole  en  Autriche,  par  M.  Fr.  Neumann.  Compte  rendu 
par  M.  Maurice  Block 149 

Chronique  économique.  —  Sommaire  :  La  liberté  de  la  boulangerie 
attaquée  de  nouveau.  —  Un  maire  excentrique.  —  Encore  des 
enquêtes.  —  Les  cités  ouvrières  à  Lille.  —  Le  message  de 
M.  Lincoln  et  les  impôts  projetés  par  le  congrès.  —  Ce  que  pro- 
duisent les  gîtes  aurifères  de  la  Russie.  —  Une  exposition  agri- 
cole en  Norwége. —  Les  nouveaux  cours  d'économie  politique  et 
les  nouvelles  publications,  par  M.  Henri  Bauduillart 153 


N"   134.  —  Février  186S. 

Objet,  caractère  et  utilité  de  l'économie  politique,  par  M.  Cour- 
gelle-Seneuil 161 

De  la,  mainmorte  en  Italie  et  de  sa  suppression,  par  M.  Pascal 
Duprat,  ancien  représentant 172 

La  Banque  de  France  et  l'organisation  du  crédit  en  Frange,  par 
M.  IsAAG  Pereire.  Compte  rendu  par  M.  R.  de  Fontenay 191 

Des  progrés  de  l'économie  politique  pendant  ces  dernières 
années,  par  M.  Frédéric  Passy 204 

L'enquête  sur  l'intérêt  de  l'argent.  —  Déposition  de  M.  Wo- 
LOWSKi,  membre  de  l'Institut,  professeur  d'économie  politique  et 
de  législation  industrielle  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers.     218 

De  l'enseignement  professionnel  [Sciences  administratives  et  poli- 
tiques) et  du  mode  de  recrutement  des  fonctionnaires  publics.  État 
actuel  de  la  question  à  l'étranger  (suite),  par  M.  Lamé  Fleury..     249 

Revue  des  principales  publications  économiques  de  l'étranger.  — 
Sommaire  :  Journal  of  the  statistical  Society  de  Londres. — Le  Mer- 
chant' s  Magazine  de  New- York.  —  Journal  de  (la  Société  de)  statis- 
tique suisse.  —  Deutsche  Vierteljahrs-Schrift  (Revue  trimestrielle 
allemande)  de  Stuttgard.  —  Autres  publications  allemandes.  — 
Revista  gênerai  de  Estadistica  de  Madrid.  Annuario  statistico  ita- 
iiano  de  Turin,  par  M.  Maurice  Block 260 

Bulletin.  —  I.  Effets  de  la  suppression  de  l'échelle  mobile  sur  le 
commerce  de  grains.  —  II.  Rapport  à  l'Empereur,  adressé  par 
les  ministres  des  finances  et  des  travaux  publics  et  du  commerce 
sur  l'utilité  d'une  Enquête  relative  à  la  question  des  banques.  — 
III.  Questionnaire  de  l'enquête  sur" les  banques 268 


TABLE  DKS  MATIKKES.  495 

rages. 

BuLLKTiN  FINANCIER  (France,  Étranger).  —Sommaire:  Amélioration 
(lu  marclié  monétaire.  —  Hausse  à  la  Bourse  de  Paris.  —  Les 
fonds  américains  et  la  République  américaine.  —  L'Espagne 
et  ses  difficultés  financières.  —  L'Italie  et  ses  déficits  perma- 
nents. —  L'enquiMe  sur  les  l)an(|ues  en  France  et  l'abolition  du 
monopole  des  agents  de  change  en  Belgiciue.  —  La  Banque  fédé- 
rale ;\  Berne.  —  Revue  financière  de  1864.  —  Tableau  des  cours 
aux  bourses  do  Paris,  Lyon  et  Marseille.  —  Bilans  de  la  Banque 
de  France  et  de  ses  succursales. — Tableaux  des  cours  plus  hauts 
et  plus  bas  en  i864,  par  M.  Alph.  Courtois  fils , 277 

Société  d'économie  politique.  —  Réunion  du  5  janvier  186H 
(suite).  —  Du  titre  du  franc  et  de  ses  multiples  en  argent. —  Réu- 
nion du  6  février  1865. —  Communications  :  Mort  de  M.  Proudhon. 
—  Conférences  d'économie  politique  autorisées  à  Lille,  à  Greno- 
ble, à  Saint-Pétersbourg  et  à  Moscou.  —  Ouvrages  présentés.  — 
Discussion 292 

Bibliographie.  —  Du  Commerce  et  des  progrès  de  la  puissance  commer- 
ciale de  r Angleterre  et  de  la  France  au  point  de  vue  de  l'histoire.,  de 
lalégislation  et  de  la  statistique^  par  M.  Ch.  Vogel.  Compte  rendu  par 
M.  Paul  Boiteau.  —  Jurisprudence  électorale  parlementaire.  —  Re- 
cueil de  décisions  du  Corps  législatif  (de  18S2  à  1864)  en  matière 
de  vérifications  de  pouvoirs,  par  M.  Alphonse  Grun.  Compte 
rendu  par  M.  Ch.  Vergé.  —  Études  sur  les  animaux  domestiques^ 
par  M.  le  comte  Guy  de  Charnacé.  Compte  rendu  par  M.  Arthur 
Mangin.  — Ensayos  biograjicos  y  de  critica  literaria  sobre  los  prin- 
cipales poetas  y  literatos  latino-americanos .,  par  M.  Torres-Caïcedo. 
Compte  rendu  par  M.  Th.  Mannequin.— Gmndriw  der  Volksivirth- 
schaftlehre  (Éléments  d'économie  politique),  par  M.  H.  de  Man- 
GOLOT.  Compte  rendu  par  M.  Maurice  Blogk.  Ouvrages  divers. 
Compte  rendu  par  M.  Paul  Boiteau 305 

Chroniqueéconomique.— Sommaire:  Un  projet  de  loi  sur  les  asso- 
ciations ouvrières.  —  Les  nouvelles  enquêtes  ;  la  liberté  de  la 
boulangerie  ;  les  banques.  —  Nouvelles  mesures  sur  la  fabrica- 
tion des  chaudières  à  vapeur.  —  La  taxe  de  la  viande  et  les 
maires,  par  M.  Henri  Baudrillart,  membre  de  l'Institut . . .     316 

N°  135.  —  Mars  1865. 

Loi  du  progrès  économique,  par  M.  Henri  Baudrillart 321 

Études  sur  les  divers  systèmes  d'économie  politique  et  sur  les 
PRINCIPAUX  Économistes  (Adam  Smith),  par  M.  Gustave  du  Puy- 
node 343 

De  l'organisation  financière  et  de  la  Constitution  légale  des 
associations  populaires,  par  M.  Léon  Walras 361 

Les  finances  de  Paris,  par  M.  Paul  Boiteau 382 


496  JOUKNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Pages. 
La  réforme  sociale  en  France,  par  M.  E.  Le  Play.  Compte  rendu 
par  M.  Jules  Duval 410 

Les  découvertes  récentes  de  l'Afrique.  —  Soirées  littéraires  et 
scientifiques  de  la  Sorbonne,  par  M.  E.  Levasseur 432 

Bulletin.  —  L  Extrait  du  discours  de  l'Empereur  prononcé  le 
15  février  1865  à  l'ouverture  de  la  session  législative.  —  IL  La 
situation  financière.  Rapport  annuel  au  ministre  des  finances...     449 

Bulletin  financier  (France,  Étranger).  —  Sommaire  :  —  La 
hausse  entravée  par  les  craintes  résultant  des  événements 
d'outre-mer.  —  Amélioration  sensible  du  marché  monétaire. 
—  Le  discours  de  l'Empereur  à  l'ouverture  de  la  session  légis- 
lative de  1865.  —  Compte  rendu  des  opérations  de  la  Banque  de 
France  en  1864.  —  Taux  d'escompte  sur  les  diverses  places  de 
l'Europe  en  1864  (note)  et  actuellement.  —  Finances  étrangères  : 
Italie,  Autriche,  Russie,  Belgique,  Espagne,  Angleterre  et  Tur- 
quie. —  Tableau  des  cours  aux  Bourses  de  Paris,  Lyon  et  Mar- 
seille.—  Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de  ses  succursales,  par 
M.  Alph.  Courtois  fils 456 

Société  d'économie  politique.  —  Réunion  du  6  mars  1865.  —  Dis- 
cussion: L'enseignement  gratuit  et  l'enseignement  obligatoire. . .     464 

Chronique  économique.  —  Sommaire  :  La  partie  économique  du 
discours  de  l'Empereur.  —  La  contrainte  par  corps.  —  Les  lois 
sur  la  presse  et  l'économie  sociale.  —  Le  rapport  de  M.  Duruy 
sur  l'instruction  primaire.  —  État  de  la  criminalité.  —  Le  projet 
de  loi  sur  la  décentralisation.  —  Mort  de  M.  de  Morny,  par 
M.  Henri  Baudrillart,  membre  de  l'Institut 487 


fin  de  là  table  des  matières  du  tome  quarante-cinquiemi 


PARIS.     -IMPRiMtKIB  DE  A.  TARENT,  RUE  MONSIEtiR-LË-PRnCE .  31. 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 

REVUE 

DE  LA  SCIENCE  ÉCONOMIQUE 

ET   DE   LA  STATISTIQUE 


»^    SÉRIE.    —    l«e    ilMMÉE 


TOME   QUARANTE-SIXIÈME 


24®   ANNÉE   DE   LA   FONDATION.    —   d' AVRIL   A   JUIN    1865 


■■rnai*  ffi^ran* 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE   GUILLAUMIN   ET   G%   ÉDITEURS 

De  la  Collection  des  principaux  Économistes,  des  Économistes  et  Publicistes  contemporains , 

de  la  Bibliothèque  des  sciences  morales  et  politiques,  du  Dictionnaire 

de  l'Économie  politique  et  du  Dictionnaire  du  Commerce  et  de  la  Navigation,  etc. 

RUE   RICHELIEU,    14 

1865 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 


UNE    NOUVELLE 

CAMPAGNE    DE    LA    PROTECTION 


Il  se  passe  un  fait  caractéristique  et  sur  lequel  l'attention  du 
public  a  besoin  d'être  éveillée.  Après  vingt-cinq  ans  d'expérience 
en  Angleterre  et  de  cinq  ans  en  France,  il  était  permis  de  croire 
que  nous  n'aurions  plus,  ni  de  l'un  ni  de  l'autre  côté  de  la  Manche, 
le  spectacle  d'intérêts  spéciaux  plaidant  contre  l'intérêt  général,  et 
ranimant  de  vieilles  querelles  épuisées  jusqu'à  la  lassitude.  La  cause 
de  la  liberté  économique  paraissait  gagnée  en  principe,  fortifiée 
qu'elle  était  par  des  témoignages  dont  la  grandeur  avait  dépassé 
l'attente  de  ses  défenseurs  et  désarmé  en  partie  les  préventions  de 
ses  adversaires.  La  trêve  prenait  toutes  les  apparences  d'une  paix 
définitive.  Les  uns  avaient  le  bon  goût  de  ne  pas  abuser  de  leur 
triomphe,  les  autres  semblaient  se  résigner.  A  peine  subsistait-il, 
pour  la  forme,  quelques  protestations  désespérées.  Cette  période 
d'apaisement  est  au  moment  de  finir;  il  y  a  dans  l'air  des  bruisse- 
ments et  les  armes  rouillées  sont  fourbies  pour  une  nouvelle  cam- 
pagne. Le  plan  serait  de  reprendre  par  le  détail  les  positions  per- 
dues, en  s'emparant  des  approches  et  en  marchant  par  des  chemins 
couverts.  La  protection  prouverait  ainsi  qu'elle  n'est  pas  morte, 
comme  on  l'imagine,  et  qu'elle  ne  s'est  un  moment  recueillie  que 
pour  se  préparer  de  plus  sûres  revanches. 

Les  premiers  signes  de  ce  réveil  nous  sont  venus  d'où  on  ne  les 
attendait  pas,  de  l'Angleterre.  Un  membre  de  la  Chambre  des  com- 
munes a  récemment  introduit  une  motion  à  l'occasion  de  l'état  de 
!2e  SÉRIE.  T.  XLvi.  —  15  awil  1865.  1 


6  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

souffrance  des  ouvriers  de  Goventry.  L'industrie  locale  est  la  fabri- 
cation des  rubans  de  soie  qui  est  frappée  de  langueur.  Les  ouvriers 
chôment,  la  misère  est  profonde.  L'orateur  a  trouvé  expédient  de 
s'en  prendre  aux  traités  de  commerce,  qui,  sur  ce  point,  n'auraient 
pas  ménagé  entre  les  deux  États  contractants  une  égalité  de  trai- 
tement et  une  réciprocité  suffisantes.  Il  a  comparé  les  tarifs  et  a 
cherché  à  établir  en  quoi  Goventry  est  fondé  à  se  plaindre  de  la  des- 
tinée précaire  que  le  pacte  d'échanges  lui  impose  et  que  malgré 
tous  ses  efforts  il  ne  peut  conjurer.  Un  débat  sommaire  a  eu  lieu  à 
ce  sujet.  Il  a  été  répondu  d'abord,  avec  beaucoup  d'esprit  et  d'à- 
propos,  que  si  Goventry  est  à  la  gêne,  Saint-Étienne  n'est  guère  plus 
à  l'aise,  et  que  des  deux  côtés  la  plainte  a  la  même  énergie.  Le  véri- 
table motif  de  la  crise  qui  sévit  est  le  délaissement  de  l'article  ;  le 
seul  remède  serait  que  les  dames  de  Paris,  qui,  par  un  privilège  où 
la  loi  n'a  rien  à  voir,  règlent  l'empire  de  la  mode  dans  les  pays 
civilisés,  daignassent  prendre  le  ruban  sous  leur  protection  et  lui 
rendissent  dans  la  toilette  une  faveur  qu'il  a  perdue.  Get  argument 
eût  suffi;  M.  Mllner  Gibson  a  cru  devoir  en  ajouter  un  autre  qui  est 
moins  heureux  et  aurait  des  suites  qu'il  n'a  point  assez  prévues. 
Il  a  dit  que  le  bureau  du  commerce  était  en  négociations  avec  la 
France  pour  obtenir  que  le  droit  à  l'entrée  sur  les  rubans  anglais  se 
rapprochât  de  celui  que  les  rubans  français  payent  en  Angleterre. 
Ce  langage  a  le  premier  tort  de  ne  pas  être  conforme  à  une  suite 
de  déclarations  qu'on  pourrait,  en  les  recherchant,  opposer  au 
scrupule  tardif  d'une  égalité  rigoureuse.  Dans  le  cours  des  négo- 
ciations, il  a  été  plus  d'une  fois  reconnu  par  l'Angleterre  comme 
principe  dirigeant  qu'il  n'entrait  dans  sa  pensée,  à  aucun  point  de  vue, 
de  vérifier  ce  que  chaque  production  particulière  aurait  à  éprouver 
du  régime  qu'il  s'agissait  d'introduire;  qu'elle  entendait  ouvrir 
de  larges  et  libres  issues  à  la  concurrence  étrangère,  dussent  ses 
regnicoles  en  souffrir;  qu'avant  tout  elle  songeait  au  bénéfice  que 
la  consommation  générale  du  Royaume-Uni  devait  en  recueillir,  et 
que  le  reste  à  ses  yeux  n'était  que  secondaire.  G'est  dans  cette 
pensée  que  les  tarifs  se  discutèrent,  dans  ce  sentiment  que  le  traité 
fut  signé.  En  tous  cas,  quelles  que  fussent  les  dispositions  qu'on  y 
eût  apportées,  les  clauses  en  étaient  synallagmatiques;  c'était  à 
chacune  des  parties,  avant  de  s'engager,  de  bien  s'assurer  des  con- 
séquences favorables  ou  défavorables  de  son  engagement.  Toute 
pensée  de  retour  était  interdite,  et  il  est  aisé  d'en  saisir  les  incon- 


UNK  NOUVELLE  CAMPAGNE  DE  LA  PROTECTION.  7 

vénients.  Pour  une  ouverture  que  l'on  donnerait,  d'un  côté,  à  une 
industrie  en  sout't'rance,  il  s'en  pri'senterait  vin^4,  de  l'autre,  qui 
prétendraient  être  dans  le  même  cas  et  demanderaient  au  même 
titre  que  les  néj^ociations  fussent  rouvertes.  Où  l'on  croirait  s'en  tirer 
avec  une  petite  brcVlie,  ce  serait  le  corps  de  la  place  que  l'on  au- 
rait livre.  M.  Milner  (îibson  a  donc  été  mal  inspiré  dans  sa  réponse; 
c'eût  été  là,  au  contraire,  une  bonne  occasion  pour  confirmer  les 
vues  supérieures  (jui  ont  valu  au  traité  l'appui  désintéressé  des 
hommes  réfléchis,  pour  demeurer  fidèle  à  l'esprit  que  Cobden  y 
apportait  et  que  ses  auxiliaires  de  Manchester  n'auraient  pas  dû 
oublier.  Dans  la  bouche  d'un  membre  du  cabinet,  ce  rappel  aux 
principes  eût  mieux  valu  que  des  promesses  d'appui  qui  seront  un 
encouragement  pour  d'autres  réclamations  et  ouvrent  une  porte 
qui  devrait  rester  fermée.  Sur  des  questions  où  les  susceptibilités 
sont  si  vives,  un  mot  imprudent  peut  conduire  loin  et  servir  de 
prétexte  à  des  représailles.  Nous  les  voyons  déjà  s'essayer  à  bas 
bruit  et  sous  des  formes  qu'il  est  bon  de  signaler. 

C'est  dans  le  sein  de  l'agriculture  que  parmi  nous  le  mouvement 
s'est  le  plus  ouvertement  prononcé.  Les  intérêts  agricoles  ont  de 
telles  proportions,  que  tout  ébranlement  qu'ils  éprouvent  se  com- 
munique au  pays  entier.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  ces  intérêts 
s'étaient  accommodés  du  nouveau  régime  auquel  ils  sont  assujettis. 
Avant  1863,  des  récoltes  médiocres  avaient  entretenu  pour  le  blé 
des  prix  de  24  à  25  francs  l'hectolitre,  qui  sont  des  prix  de  disette. 
Peu  importait  alors  que  nos  entrepôts  s'approvisionnassent  de 
grains  étrangers  pour  combler  les  vides  de  notre  production  et 
tempérer  nos  mercuriales.  Il  restait  à  notre  agriculture  des  béné- 
fices assez  larges  pour  qu'elle  ne  regardât  pas  de  trop  près  aux 
8  ou  10  millions  d'hectolitres  qui  nous  arrivaient  par  la  voie  de 
mer  comme  un  supplément  nécessaire.  La  plainte  eût  été  mal 
reçue;  aussi  se  taisait-on.  On  rompt  aujourd'hui  le  silence  parce 
que  l'occasion  semble  meilleure.  Deux  récoltes  abondantes  se  sont 
succédé  et  cette  abondance  a  amené  la  dégradation  des  prix  jusqu'à 
15  et  16  francs  l'hectolitre.  En  même  temps,  et  par  suite  du  défaut 
de  convenance,  l'importation  des  grains  étrangers  s'est  réduite  à 
quelques  centaines  de  mille  hectolitres,  qui  ont  été  réexportés,  soit 
en  nature,  soit  en  farines,  après  avoir  laissé  en  France  un  bénéfice 
de  main-d'œuvre.  Le  croirait-on?  c'est  à  cette  importation  disparue 
que  l'on  s'en  prend  du  préjudice  essuyé,  au  lieu  d'en  voir  la  cause 


«  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

où  elle  est,  dans  le  surcroît  de  quantités  fourni  par  notre  sol.  La 
tactique  se  déjoue  sur  le  plus  simple  exposé;  au  fond,  elle  n'est  pas 
honnête,  mais  l'intéi'ét  n'a  pas  de  ces  scrupules  et  s'empare  indis- 
tinctement de  tout  ce  qui  lui  sei  t.  Le  mot  d'ordre  est  donné  et  cir- 
cule dans  les  campagnes;  les  comices  agricoles  le  répètent  à  l'envi; 
il  va  de  ferme  en  ferme  et  de  chaumière  en  chaumière.  Tout  le 
mal  vient,  dit-on,  de  la  suppression  de  l'échelle  mobile  et  de  ces 
terribles  grains  étranji^ers.  On  n'en  voit  pas  un  boisseau  sur  les 
marchés,  peu  importe;  les  dépôts  sont  nuls,  personne  n'en  tient 
compte.  La  baisse  est  là.  et  il  est  si  commode  de  l'expliquer  dans 
le  sens  favori,  de  rouvrir  cette  issue  à  de  vieilles  rancunes!  Cette 
agitation  souterraine  a  dû  avoir  quelque  gravité;  la  preuve  en  est 
dans  une  excellente  circulaire  du  ministre  du  commerce,  dont  le 
discours  de  la  Couronne  a  reproduit  la  substance. 

Il  serait  bien  temps  de  reconnaître  que  le  règne  de  ces  petites 
manœuvres  est  passé.  Nous  n  en  sommes  plus,  pour  les  céréales,  au 
régime  des  expédients;  nous  vivons  sous  l'empire  d'un  principe. 
La  ch'constance  a  voulu  que  les  débuts  de  ce  principe  aient  été  très- 
heureux;  il  nous  a  sauvés  d'une  crise  alimentaire  et  a  prouvé  sa 
vertu  dès  son  établissement.  Il  repose  sur  cette  donnée  juste  et  long- 
temps méconnue  que,  lorsqu'un  gouvernement  a  assuié  aux  indus- 
tries la  liberté  et  la  sécurité,  il  n'a  plus  à  compter  avec  elles,  à 
s'enquérir  de  ce  qu'elles  gagnent  ou  perdent.  C'est  leur  affaire,  ce 
n'est  pas  la  sienne;  il  ne  leur  doit  point  de  fortunes;  il  n'a  point  à 
entrer  dans  des  calculs  de  convention  qui  ne  trompent  personne,  il 
n'est  ni  l'arbitre  ni  le  garant  des  intérêts  particuliers;  il  lui  suffit 
d'avoir  donné  satisfaction  à  l'intérêt  général  en  laissant  le  champ 
libre  à  tous  les  modes  d'activité  qui  ont  le  choix  de  leurs  moyens. 
S'il  avait,  ce  qui  ne  lui  appartient  même  plus,  à  prendre  parti, 
ce  serait  pour  le  plus  grand  nombre  et  non  pour  un  nombre  moin- 
dre, pour  ceux  qui  consomment  le  grain  plutôt  que  pour  ceux  qui 
le  produisent.  La  plus  stricte  justice  le  voudrait  ainsi.  Il  n'est  pas  et 
ne  saurait  être  démontré  en  effet  que  les  bénéfices  ou  les  dommages 
dune  exploitation  rurale  puissent  être,  dans  la  variété  des  situa- 
tions, hxés  au  vrai  et  ramenés  à  un  résultat  uniforme.  Entre  la 
culture  intelligente  et  la  culture  routinière  il  }  a  des  écarts  consi- 
dérables, il  y  en  a  aussi  entre  une  petite  ferme  ou  une  grande,  entre 
les  rendements,  entre  les  qualités  du  sol  arable,  contrastes  qui  vont 
à  rintini  et  qui  font  que  les  uns  s'enrichissent  là  où  d'autres  se  rui- 


UNK  NOUVBLLK  CAMPAGNE  DE  LA  PROTECTION.  9 

lient.  De  bonne  loi,  un  gouvernement  est-il  tenu,  est-il  apte  à  ces 
vérilications  de  comptabilité V  S'il  se  règle  sur  les  types  les  ])lus 
parfaits,  ce  (|ui  reste  en  dessous  est  fondé  à  réclamer;  s'il  s'attache 
aux  types  médiocres  ou  inférieurs,  il  alfaiblit  ou  détruit  rinllueiir^ 
des  levons  de  la  nécessité  (jui  est  la  meilleure  école  de  i)eiiccti()nne- 
ment,  il  agit  en  outre  (Mnpiri(|uemcnt  sur  la  bonne  distribution  des 
cultures  dont  l'objet  est  de  reprendre  ou  (juitter  une  nature  d'ex- 
ploitation suivant  qu'elle  est  avantageuse  ou  devient  ingrate.  Tout 
cela  a  été  dit  et  prouvé  par  M.  Hippolyte  Passy  dans  son  Système  de 
cultures  publié  il  y  a  vingt  ans;  par  M.  Léonce  de  Lavergne,  dans 
des  études  plus  récentes.  Ni  le  temps  ni  les  faits  n'ont  infirmé  des 
opinions  qui  ont  pour  elles  l'autorité  des  noms  et  des  principes. 

Ces  retours  offensifs  c^eront  probablement  en  pure  perte  et  se 
borneront  à  quelques  sorties  de  tribune  à  l'adresse  des  électeurs 
des  campagnes.  Nous  ne  croyons  pas  ((ue  les  choses  puissent  aller, 
comme  un  moment  on  l'a  craint,  jusqu'à  l'établissement  d'un  droit, 
si  minime  qu'il  soit,  sur  une  denrée  qui  depuis  quelques  années  a 
joui  d'une  franchise  à  peu  près  complète.  Le  gouvernement  s'est 
prononcé,  et  il  n'est  pas  à  croire  qu'à  peu  de  mois  de  distance  il  se 
donnera  un  démenti.  Mais  ce  qui  est  plus  grave,  c'est  cet  état  per- 
sistant de  l'opinion  et  cette  lenteur  du  pays  à  voir  juste  dans  ce  qui 
touche  ses  intérêts.  L'agriculture  éprouve-t-elle  quelque  mécompte, 
et  quelle  industrie  n'en  a  pas,  c'est  à  l'État  qu'elle  s'en  prend,  point 
à  elle-même.  Elle  ne  cherche  pas  seulement  à  étudier  si  le  mal  dont 
elle  souffre  n'est  pas  dans  sa  propre  constitution  ou  bien  la  consé- 
quence forcée  d'une  de  ces  alternatives  auxquelles,  dans  tous  ses 
modes,  l'activité  humaine  est  soumise.  Personne  en  ce  monde, 
quoiqu'il  fasse,  n'agit  à  coup  sûr;  il  y  a  de  bonnes  et  de  mauvaises 
veines,  et  ici  précisément  c'est  l'excès  de  veine  dont  on  se  plaint. 
L'abondance  déprécie  un  produit  comme  sa  rareté  le  renchérit, 
c'est  une  loi  connue  contre  laquelle  il  n'y  a  pas  à  s'armer  en  guerre; 
tous  les  traits  s'y  émousseraient.  Que  cette  abondance  soit  nuisible 
au  producteur,  c'est  un  cas  à  vérifier  pour  savoir  si  l'excédant  des 
quantités  ne  compense  pas  la  différence  du  prix  vénal  ;  mais  de 
toutes  les  manières  cette  abondance  est  tout  bénéfice  pour  le  con- 
sommateur, c'est-à-dire  pour  la  communauté.  Pour  le  blé  surtout, 
aucun  soulagement  n'est  mieux  senti,  plus  général,  plus  manifeste. 
Est-ce  à  dire  que,  par  une  sorte  d'incompatibilité,  l'agriculture  ne 
puisse  prospérer  qu'à  raison  des  privations  ou  des  charges  quelle 


10  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

inflige  à  la  nation  qu'elle  alimente?  N'y  a-t-il,  à  ses  mécomptes,  si 
réellement  elle  en  éprouve,  d'autres  palliatifs  que  les  plaintes  qu'elle 
exhale  et  cet  éternel  recours  à  une  protection  qui  n'a  plus  d'objet? 
Ces  palliatifs  existent,  ils  agissent  malgré  elle,  à  son  insu,  et  décou- 
lent de  lois  aussi  constantes  que  les  fluctuations  de  l'offre  et  de  la 
demande  contre  lesquelles  vainement  elle  se  roidit.  Il  y  a  d'abord 
l'accroissement  du  débouché  que  le  bon  marché  amène,  il  y  a  en- 
suite les  perfectionnements  et  les  plus-values  qui  sont  inséparables 
des  leçons  de  ce  rude  moniteur  que  l'on  nomme  la  nécessité.  Les 
professeurs  peuvent  donner  de  bons  conseils  techniques,  indiquer 
ceci  et  cela,  des  drainages,  des  fumures,  des  assolements,  l'emploi 
des  machines,  la  fécondation  artificielle,  aucun  de  ces  conseils  ne 
vaut  l'obligation  de  s'amender,  de  se  surveiller,  de  chercher  à 
mieux  faire*  sous  peine  de  périr.  La  nécessité  est  la  trame  de  la  vie 
et  en  même  temps  une  des  sources  du  génie  humain.  L'exercice 
d'un  art,  quel  qu'il  soit,  a  besoin  de  cet  aiguillon  pour  arriver  à 
toute  sa  puissance;  les  plus  commodes,  les  plus  abrités  ne  sont  pas 
ceux  qui  fournissent  les  meilleurs  services.  A  tous  les  périodes 
d'épreuve  sont  nécessaires;  ils  s'y  retrempent;  l'agriculture  anglaise 
en  est  le  témoignage;  menacée  par  la  liberté  du  commerce,  elle  a 
vaillamment  et  fructueusement  lutté.  Au  lieu  de  fatiguer  l'opinion, 
notre  agriculture  ferait  mieux  de  suivre  cet  exemple. 

Voici  maintenant  une  autre  industrie  qui,  engagée  dans  les 
mêmes  voies,  y  fait  une  figure  plus  triste  encore,  à  la  surprise  de 
ceux  qui  naguère  s'étaient,  à  d'autres  titres,  constitués  ses  défen- 
seurs. Il  est  arrivé  aux  économistes,  dans  les  laborieuses  cam- 
pagnes qu'ils  ont  eu  à  soutenir,  de  chercher  et  d'accueillir  avec 
reconnaissance  les  rares  auxiliaires  que  des  intérêts  particuliers  ou 
des  affinités  de  principes  leur  envoyaient.  Dans  le  nombre,  les  ports 
de  mer  s'étaient  montrés  les  plus  ardents  et  le  souvenir  est  resté 
de  l'agitation  dont  l'un  d'eux  fut  le  siège.  Une  fraternité  d'armes 
s'ensuivit ,  et  il  n'était  pas  à  prévoir  alors  que  le  berceau  de  la 
liberté  du  commerce  deviendrait  un  jour  le  dernier  asile  de  la 
protection.  Les  ports  de  mer  sentaient  très-vivement  et  disaient 
bien  haut  que  les  restrictions,  les  entraves,  les  privilèges,  ne  sont, 
en  aucun  point,  sous  aucun  prétexte,  un  bon  véhicule  pour  le 
mouvement  des  transactions  ;  que  tout  ce  qui  s'ajoute  de  charges 
et  de  gêne  aux  affaires  est  autant  d'enlevé  à  leur  activité,  et  qu'il  y 
a  injustice  à  exercer  sur  *ous  des  prélèvements  qui  ne  profitent 


UNE  NOUVELLE  CAMPAGNE  DE  LA  PROTECTION.  11 

qu'à  (|ueI(iuos-uns.  Sur  ces  divers  chefs,  ils  condanniaicnt  les  in- 
dustries intérieures  comme  vivant  en  parasites  sur  le  tonds  com- 
mun et  s'étant  dressé,  à  l'abri  des  tarifs,  une  tente  commode  pour 
le  sommeil.  A  peu  d'années  de  distance  le  langage  a  changé  du 
tout  au  tout,  et  nous  avons  une  fois  de  plus  le  spectacle  de  ces 
conversions  subites  qui  ne   sont  pas  de  nature  à    édifier.    Ces 
haines  vigoureuses  que  les  ports  de   mer  montraient  contre  le 
privilège,  quand  les  industries  intérieures  en  profitaient,  se  sont 
converties  en  sympathies  non  moins  vigoureuses  pour  le  privilège 
particulier  dont  ils  jouissent,  celui  des  surtaxes  de  pavillon.  C'est 
toujours  la  môme  vivacité,  seulement  elle  a  changé  d'objet.  Des 
arguments  tout  faits  existaient  dans  le  dossier  des  industries,  les 
ports  de  l'Ouest,  pour  s'épargner  le  souci  de  l'invention,  se  les  sont 
appropriés,  de  telle  sorte  que  nous  assistons  au  défilé  des  mêmes 
thèmes,  des  mêmes  chiffres,  des  mêmes  comparaisons,  des  mêmes 
déclarations  d'impuissance.  Il  n'y  a  d'original  que  les  bouches  par 
lesquelles  ce  langage  passe,  et,  pour  abréger  l'instance,  peut-être 
suffirait-il  de  renvoyer  les  plaignants  à  leurs  anciennes  réfutations. 
C'est  le  Corps  législatif  qui  en  décidera  prochainement  ;  il  est  saisi 
d'un  projet  de  loi  qui  abolit  les  surtaxes  de  pavillon  et  d'entrepôt. 
Ces  surtaxes  consistent  en  une  aggravation  des  droits   à  l'entrée 
sur  les  marchandises  qui  arrivent  par  pavillon  étranger  en  pro- 
venance directe  et  d'autres  droits  gradués  sur  les  marchandises  qui 
sont  importées  des  entrepôts  d'Europe.  Les  arguments  à  l'usage 
des  ports  de  l'Ouest  sont  aussi  simples  que  connus.  Ils  déclarent  que 
dans  l'état  d'infériorité  où  est  réduite  notre  navigation  marchande, 
toute  concurrence  de  pavillon,  à  traitement  égal,  serait,  pour  notre 
marine,  le  signal  d'un  désarmement  complet,  qu'aucune  parité 
n'existe,  entre  les  pays  étrangers  et  le  nôtre,  ni  pour  les  frais  d'éta- 
blissement et  d'armement,  ni  pour  les  constructions,  ni  pour  la 
composition  des  équipages  ;  que  les  matières  sont  plus  coûteuses, 
les  salaires  plus  élevés,  les  formalités  des  rôles  plus  onéreuses,  la 
vie  à  bord  plus  chère.  Ils  ajoutent  que  la  prépondérance,  en  fait  de 
navigation  marchande,  tient  à  une  faveur  de  la  nature,  que  la 
France  n'a  pas  et  ne  saurait  suppléer,  l'existence  d'articles  d'en- 
combrement, provenant  du  sol  et  de  l'industrie  regnicole.  Ainsi 
l'Angleterre  a  ses  houilles,  l'Amérique  ses  cotons,  ses  tabacs,  ses 
blés,  ses  huiles  de  pétrole;  la  Suède,  ses  bois  et  ses  fers;  la  Russie, 
ses  céréales  et  ses  chanvres;  la  France  n'a  rien  de  tout  cela.  Quand 


12  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

on  a  cité  ses  vins,  on  a  épuisé  la  liste  de  ses  grands  articles  de  fret. 
Puis  les  débouchés  directs  sont  à  considérer;  ils  ne  sont  assurés 
que  dans  les  colonies  dont  on  est  maître.  Or,  que  reste-t-il  à  la 
France?  Les  Antilles,  la  Guyane,  le  Sénégal,  Bourbon  :  Pondi- 
chéry  et  Ghandernagor  sont  des  stations  insignifiantes;  la  Gocliin- 
chine  et  la  Nouvelle-Galédonie  ne  peuvent  figurer  (]ue  pour  mé- 
moire, l'Algérie  n'offre  d'aliment  qu'au  cabotage.  Voyez  en  regard 
l'Angleterre  avec  un  empire  dans  les  Indes,  la  Jamaïque,  le  Ga- 
nada,  l'Australie,  la  Nouvelle-Zélande,  vastes  débouchés  distribués 
sur  la  carte  du  globe.  Pour  la  Hollande,  Java  est  un  royaume  qui 
tient  plus  de  place  que  celui  qu'elle  a  conquis  sur  ses  dunes.  Gom- 
ment, avec  une  telle  faiblesse  de  moyens,  soutenir  le  choc  de  ces 
puissances?  Leur  marine  s'est  mise  au  niveau  des  besoins  qu'elle 
a  à  desservir,  c'est-à-dire  ceux  des  populations  qui  sont  devenues  ses 
tributaires;  ces  deux  termes  se  correspondent  toujours;  l'essor  de 
notre  pavillon  s'y  est  conformé  ;  il  a  fait  ce  qu'il  pouvait  faire.  Gourir 
le  risque  d'un  nouvel  amoindrissement  serait  insensé,  et  la  politique 
conseille  de  défendre  pied  à  pied  ce  qui  nous  reste.  Il  ne  s'agit 
pas  seulement  dun  intérêt  commercial,  mais  du  recrutement  de 
notre  flotte,  de  notre  grandeur  et  de  notre  défense  navales,  dont 
la  navigation  marchande  est  le  principal  instrument. 

Telle  est  en  substance  la  plaidoirie  des  ports  de  l'Ouest  :  en  quoi 
ce  langage  diffère-t-il  de  celui  que  tenaient  les  industries  inté- 
rieures ?  G'est  toujours  un  humble  aveu  d'impuissance,  le  renon- 
cement à  la  lutte  vis-à-vis  de  la  concurrence  extérieure  et  des 
perspectives  de  ruine  si  on  n'en  conjure  pas  l'effet,  le  haut  prix  de 
l'instrument  du  travail  et  des  matières  à  mettre  en  œuvre,  la  pau- 
vreté du  débouché,  la  cherté  des  gages,  la  moindre  valeur  des 
hommes,  en  un  mot  le  refrain  devenu  monotone  de  la  déprécia- 
tion de  soi-même  et  de  l'apologie  de  ceux  dont  on  redoute  la  riva- 
lité. Ge  qui  est  ancien  dans  cette  énumération  est  usé,  ce  qui  est 
nouveau  pèche  par  plusieurs  côtés. 

Il  n'est  d'abord  pas  exact  de  dire  que  le  trafic  des  mers  n'appar- 
tient, à  l'exclusion  des  autres,  qu'aux  seules  nations  qui  possèdent 
à  la  fois  des  articles  d'encombrement  et  des  colonies  considérables. 
Bien  des  faits  sont  là  pour  répondre  à  ce  déclinatoire  plus  ingé- 
nieux que  fondé.  Si  la  Hollande  a  un  bel  établisssement  colonial, 
elle  n'a  point  d'articles  d'encombrement;  sa  marine  marchande 
n'en  est  point  empêchée  pour  cela  dans  sa  marche.   Hambourg, 


UNE  NOUVELLE  flAMPAGINE  DE  LA   PROTECTION.  13 

Brome,  Dant7,ik,  Luhoc.k,  (îcs  <|uatv(î  villes  libres,   n'ont   ni  articles 
d'encombrement  ni  territoire;  leur  pavillon  t'ait  pourtant  lif^iiresur 
les  mers  et  ne  mampie  pas  d'aliments,  fl  en  est  ainsi  de  l'Autriche 
qui  sans  beaucoup  (réUîments  de  Iret  et  avec  quelques  ports  sur 
rAdriati(|ue,  s'est  nn'na^^ée,  dans  les  échelles  de  la  Méditerranée  et 
de  la  mer  Noire,  un  mouvement  de  transpoits  qui  éf^ale  au  moins 
le  nôtre  et  un  service  de  paquebots  à  l'eu  ([ui  a  précédé  celui  que 
nous  ont  valu  des  mains  intelliii^entes.  Enfin  la  Grèce,  dont  le  ter- 
ritoire est  si  petit  et  l'exportation  si  pauvre,  a  une  marine  vigou- 
reuse, active  qui  survit  à  ses  révolutions,  ne  demande  rien  à  son 
^gouvernement  et  prospère  en  se  contentant  de  peu.  Ces  exemples 
détruisent  surabondamment  la  thèse  que  l'existence  d'une  marine 
marchande  relève  d'autres  conditions  que  son  énergie  et  son  intel- 
ligence. Aucune  faveur  ne  supplée  ces  qualités  et  ne  trompe  moins 
ceux  qui  s'y  contient;  l'avantage  demeure,  en  hn  de  compte,  aux 
peuples  qui  les  ont  à  un  plus  haut  degré.  Le  trafic  sur  les  mers 
n'est  en  effet  qu'une  industrie  où  comme  toujours  l'abondance  du 
travail  se  mesure  sur  la  bonté,  la  célérité  et  l'économie  des  services. 
Les  rendre  onéreux  c'est    forcément  les  réduire;  en  rétrécir  le 
champ,  c'est  se  condamner  à  glaner  là  ou  d'autres  moissonnent. 
Faire  mieux  et  à  plus  bas  prix  que  les  autres,  voilà  le  seul  privi- 
lège de  pavillon  que  le  bon  sens  et  la  science  puissent  avouer. 

Il  y  a  lieu  de  s'étonner  que  du  sein  même  des  ports  qui  récla- 
ment, il  ne  se  soit  pas  élevé  plus  de  voix  pour  protester  et  marquer 
une  rupture.  Eût-ce  été  à  raison  d'anciens  engagements?  Non. 
Pour  rester  lidèles  à  des  principes  ?  Encore  moins.  Quand  on  est 
dans  la  mêlée  des  affaires,  ces  motifs  n'ont  rien  de  déterminant  : 
c'est  l'intérêt  qui  règle  la  conduite;  on  est  à  ce  qu'on  fait,  point 
ailleurs,  et  peut-être  a-t-on  raison.  Or  l'intérêt  des  ports  est-il  en- 
gagé tout  entier  dans  les  résistances  qui  y  éclatent?  L'analyse  la 
plus  superficielle  autorise  à  en  douter  ;  elle  conduirait  à  ceci  :  que 
la  minorité  seule  se  plaint  et  que  si  l'on  cède  à  cette  plainte,  la 
majorité  aura  plus  à  en  souffrir  qu'à  s'en  féliciter.  Distinguons  les 
positions.  A  qui  profitent  les  surtaxes  de  pavillon  ?  Aux  construc- 
teurs de  navires  et  aux  armateurs,  rien  de  plus  évident,  du  moins 
le  présument-ils  ainsi.  Mais  en  dehors  de  ces  deux  catégories  et  des 
auxiliaires  qui  en  dépendent,  y  a-t-il  pour  le  reste  de  la  popula- 
tion un  intérêt  aussi  réel  qu'on  le  donne  à  croire?  Examinons.  Le 
privilège  du  pavillon,  si  on  le  maintient,  aura  des  effets  sérieux 


14  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

ou   insignifiants.   S'ils  sont  insignifiants,  ils  troublent  hors  de 
propos  la  marche  naturelle  des  choses;  s'ils  sont  sérieux,  ils 
ne   peuvent   aboutir    qu'à   la   diminution    des   arrivages   et   au 
ralentissement   du   travail.   Est-ce  là  ce  que  peut  désirer  l'en- 
semble des   commerçants ,   des  banquiers ,   des  intermédiaires , 
des  détaillants,  des  gens  de  peine  dont  se  compose  une  popu- 
lation  maritime?    Que    tout  ce  qui  conduit  à  une  rareté  plus 
grande  des  opérations,  à  moins  de  surprises  dans  le  mouvement 
des  entrepôts,  soit  du  gré  de  ceux  qui  engagent  au  loin  leur  fortune, 
que  dans  ces  conditions  ils  agissent  davantage  à  coup  sûr  et  en 
recueillent   des  bénéfices  plus  considérables  et  moins  éventuels, 
c'est  élémentaire  et  le  calcul  est  bon.  Est-il  également  bon  pour 
ceux  dont  le  souci  principal  doit  être  l'activité  indistincte  du  mar- 
ché, le  mouvement  des  transactions,  l'abondance  des  arrivages, 
de  quelque  provenance  qu'ils  soient  et  quelque  pavillon  qui  les 
couvre?  Nullement.  L'esprit  de  nationalité  n'a  rien  à  voir  en  pareil 
cas  et  il  y  a  quelque  chose  de  suspect  à  ce  qu'on  s'en  prévale. 
L'intérêt  réel,  général  d'un  port  de  mer,  est  que  ses  bassins  s'a- 
niment, que  ses  quais  s'encombrent,  que  ses  entrepôts  se  garnissent. 
La  marine  locale  prendra  de  ce  travail  ce  qu'elle  pourra,  les  arma- 
teurs en  tireront  le  profit  que  les  circonstances  permettront;  ces 
lots  seront  proportionnés  aux  efforts  et  aux  chances.  Si  quelques 
armateurs  timorés  se  retirent,  de  plus  hardis  les  remplaceront;  au- 
cun ne  ferait  plus  obstacle  au  plein  essor  qu'une  place  maritime  doit 
avoir  en  vue  et  qu'elle  ne  peut  atteindre  qu'en  renonçant  à  des 
chicanes  de  tarifs.  Voilà  le  fort  et  le  faible  de  ces  réclamations  ; 
il  est  à  croire  que,  mieux  comprises,  elles  auraient  eu  moins  d'adhé- 
rents ou  de  complices  silencieux. 

Au  fond,  ces  primes  allouées  à  notre  marine  marchande  n'ont 
en  aucun  temps  et  sous  aucune  forme  empêché  la  longue  et  triste 
décadence  à  laquelle  depuis  plus  d'un  demi-siècle  nous  assistons. 
Ce  genre  d'encouragement  ne  lui  a  jamais  manqué,  et  le  trésor  pu- 
blic en  sait  bien  quelque  chose.  Nous  avons  eu  notre  navigation 
réservée,  comme  on  la  nommait,  dont  la  conséquence  désormais 
reconnue  était  de  ruiner  nos  colonies  en  énervant  notre  pavillon. 
Nous  avons  nos  primes  de  pêche  qui,  d'excès  en  excès,  avaient  été 
poussées  si  loin  qu'elles  couvraient  les  frais  de  Tarinement,  et  qu'il 
y  aurait  eu  bénéfice  pour  l'État  à  les  mettre  en  régie.  La  protection 
des  surtaxes  a  exercé  les  rigueurs  sur  le  tiers  pavillon,  faute  de 


UNE  NOUVELLE  CAMPAGNE  DE  LA  PROTECTION.  15 

pouvoir  atteindre  les  pavillons  dciendus  par  des  traites.  Si  notre 
marine  a  constamment  dépéri,  on  ne  peut  donc  pas  dire  cjue  ce  soit 
parce  (ju'elle  n'a  })as  été  assez  proté^^ée.  Elle  l'a  été  à  outrance  et  de 
telle  sorte  (|ue  le  soin  de  sa  défense  nous  a  infligé  plus  d'une  lois 
d'onéreuses  représailles.  La  mer,  après %ut,  est  un  domaine  libre 
où  il  s'agit  de  compter  avec  tout  le  monde,  et  oii,  pour  obtenir  jus- 
tice et  repos,  il  faut  de  gré  ou  de  force  traiter  autrui  comme  nous 
désirons  être  traités.  Ni  les  artifices,  ni  les  déguisements  de  charges 
ne  réussiront  auprès  de  gens  qui  savent  calculer  comme  nous  et 
pas  plus  que  nous  ne  consentent  à  être  dupes.  Nous  n'usurperons 
rien  sur  eux  qu'ils  ne  nous  le  rendent  amplement.  C'est  à  en  prendre 
son  parti  ou  à  rompre,  à  exclure  tout  pavillon  qni  ne  serait  pas  le 
nôtre.  Les  mécontents  verraient  alors  ce  qu'il  en  coûte  à  s'isoler  et 
reviendraient  probablement  de  cette  chimère  qui  consiste  à  vouloir 
tenir  une  porte  ouverte  et  fermée.  Surtaxes,  primes,  navigation  ré- 
servée ne  sont  plus  de  notre  temps.  On  peut  stipuler  des  délais, 
graduer  des  retours,  débattre  des  termes  d'échéance  ;  pourvu  que 
les  principes  soient  admis,  des  ménagements  de  formes  ne  seront 
repoussés  par  aucun  esprit  sensé.  Le  point  essentiel  est  de  jeter  au 
rebut  de  vieilles  armes  qui  nous  ont  mal  servi;  c'est  là  le  moyen  de 
salut.  Sous  peine  de  voir  le  peu  de  marine  marchande  qui  nous 
reste  s'en  aller  de  langueur,  l'heure  est  arrivée  des  résolutions  vi- 
riles. Pour  cela,  il  y  a  à  chasser  des  esprits  et  proscrire  du  langage 
ce  doute  de  nous-mêmes  qui  est  la  plus  dangereuse  de  nos  infirmi- 
tés ;  il  y  a  aussi  à  changer  d'idole  et,  en  renonçant  au  privilège 
qui  nous  a  tant  déçus,  à  se  convertir  à  la  liberté  qui  ne  trompe  pas 
ceux  qui  la  servent  de  bonne  foi. 

Pour  une  partie  ainsi  liée,  de  nouveaux  instruments  nous  seront 
nécessaires.  L'égalité  des  chances  est  la  condition  d'un  bon  combat; 
les  bras  doivent  être  préparés  comme  les  cœurs.  On  a  souvent  indi- 
qué ce  qu'il  conviendrait  de  faire  pour  cela  ;  la  faculté  de  se  pour- 
voir d'un  matériel  naval  là  où  la  convenance  existe,  le  retrait  des 
lois  qui  gênent  les  mouvements  et  imposent  des  charges  :  contrôle 
des  cadres,  destinations  obligatoires,  rapatriements,  brevets  inu- 
tiles, surveillances  onéreuses  ;  enfin  et  surtout  l'abandon  définitif 
de  cette  servitude  que  l'on  nomme  l'inscription  maritime,  coura- 
geusement et  victorieusement  combattue  par  M.  Bénard.  Mais  ces 
forces  d'emprunt  ne  seraient  rien  si  elles  n'étaient  accompagnées 
d'une  volonté  sincère.  Notre  marine  marchande  s'est  trop  accou- 


16  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

tumée  à  se  croire  intérieure  à  ses  rivales,  à  le  dire  et  presque  à  s'en 
prévaloir.  Quand  elles  ga^maient  du  terrain,  elle  ne  savait  et  ne  sait 
encore  que  gémir;  c'est  là  une  mauvaise  disposition.  Au  lieu  de  se 
résigner  à  des  empiétements,  il  est  temps  qu'elle  empiète  à  son, 
tour.  Les  obstacles  dont  on  l'effraye  ne  sont  rien  auprès  de  ceux 
qu'elle  rencontre  en  elle-même,  dans  sa  constitution,  dans  son  ré- 
gime, dans  ses  habitudes.  Elle  aura  sans  doute  à  serrer  son  jeu,  à 
se  surveiller,  à  emprunter  à  d'autres  le  secret  de  leur  puissance,  à 
essuyer  des  échecs  avant  de  réussir.  Dans  l'armement,  dans  l'équi- 
pement, dans  les  itinéraires,  elle  aura  plus  d'une  innovation  à  ten- 
ter ;  elle  aura  besoin  d'y  introduire  plus  d'activité,  plus  d'économie, 
alin  de  mettre  ses  services  à  la  portée  de  plus  de  clients,  de  s'essayer 
également  dans  la  navigation  mixte,  à  feu  et  à  voiles,  déjà  fami- 
lière ailleurs  et  à  l'état  d'ébauche  parmi  nous.  Ces  résultats,  ces 
hardiesses,  cette  éducation  des  facultés,  l'exercice  de  la  liberté  les 
amène,  ils  en  sont  le  fruit  naturel.  Tout  ce  qu'il  y  a  dans  l'homme 
de  fécond  et  de  vigoureux  vient  de  là;  avec  elle,  l'individu  se  sent 
plus  responsable,  par  conséquent  plus  engagé;  il  apprend  à  ne  re- 
garder comme  bien  acquis  que  ce  qu'il  doit  à  ses  propres  eiforts,  à 
ne  compter  que  sur  lui-même  dans  ce  qu'il  entreprend.  De  tous  les 
régimes  par  lesquels  a  passé  la  marine,  c'est  le  seul  qui  n'ait  point 
encore  été  essayé.  S'effacer,  toujours  s'effacer,  voilà  où  on  Ta  con- 
duite :  point  de  fiers  instincts,  ni  de  vastes  projets.  A  l'école  de  la 
faveur,  elle  a  perdu  jusqu'à  la  conscience  de  ce  qu'elle  vaut;  cette 
conscience,  elle  ne  la  retrouvera  qu'à  l'école  sévère  de  la  nécessité. 
Ces  problèmes,  où  la  destinée  de  notre  flotte  commerciale  est  en 
jeu,  seront  prochainement  l'objet  d'un  débat  législatif;  il  se  peut 
aussi  que  quelques  prétentions  ou  du  moins  quelques  doléances 
s'élèvent  au  nom  de  l'agriculture.  Ce  mouvement  des  opinions  n'est 
pas  à  négliger.  Il  n'est  point  indifférent  aux  économistes  que  l'ap- 
plication de  leurs  principes,  qui,  à  l'origine,  ressemblait  à  un  octroi, 
reçoive  sa  sanction  des  assemblées  délibérantes  dans  les  détails  qui 
en  relèvent.  L'occasion  est  bonne  pour  les  adversaires  de  l'émanci- 
pation des  échanges,  et,  suivant  toutes  les  apparences,  ils  ne  sont 
pas  d'humeur  à  la  laisser  échapper.  Nous  suivrons  ce  débat  avec 
l'intérêt  qu'il  mérite  et  entrerons  plus  avant  dans  les  faits  ;  il  suffit 
aujourd'hui  d'avoir  rappelé  quelques  principes  constants  dans  la 
doctrine  et  affermis  par  l'expérience. 

Louis  Reybaud,  de  i'institut. 


(DKBS  RELATIVES  A  LA  MESURE  ÉCONOMIQUE.  <r 


FDÉES   RELATIVES 

A    LA   MESURE   ÉCONOMIQUE 

CONTRADICTIONS    ET    CONSEQUENCES. 


Ce  travail  est  le  premier  chapitre  d'un  ouvrage  qui  va  paraître  à  la  li- 
brairie Guillaumin  et  G%  ayant  pour  titre  :  Les  lois  naturelles  de  la  pros- 
périté et  de  la  justice  déduites  de  l  économie  politique.  Comme  Touvra^je  dont 
il  fait  partie,  c'est  une  étude  ;  l'auteur  n'a  pas  la  prétention  de  faire  autre 
chose  que  des  études,  surtout  sur  des  matières  ardues  et  compliquées 
comme  celles  qu'il  aborde  :  c'est  l'étude  critique  qui  doit  nécessairement 
précéder  l'analyse  des  phénomènes  dont  il  s'agit  de  dégager  les  lois  an- 
noncées. Ces  phénomènes  n'ayant  pas  toujours  été  analysés  avec  toute 
la  rigueur  possible,,  il  en  est  résulté,  suivant  l'auteur  de  ce  travail,  des 
idées  gravement  erronées  dont  il  faut  démontrer  l'erreur  avant  de  pro- 
céder à  de  nouvelles  analyses.  De  là  cette  étude  critique  dans  laquelle 
le  lecteur  ne  verra  certainement  qu'un  désir  ardent  et  sincère  de  servir 
la  science  économique  et  toutes  les  sciences  morales  et  politiques  dont 
elle  est  réellement  inséparable. 

De  toutes  les  analyses  du  grand  phénomène  de  la  distribution  on  voit 
se  dégager  une  idée  de  mesure  (1)  qui  paraît  indispensable  à  l'échange 
et  à  toutes  les  opérations  analogues  d'où  sortent  les  salaires,  les  profils 
et  l'intérêt  du  capital;  mais  cette  idée  est  restée  obscure,  quoi  qu'on  ait 
fait  jusqu'à  présent  pour  l'éclaircir.  A  quoi  cela  tient-il?  C'est  ce  que 
nous  nous  proposons  d'examiner  dans  ce  chapitre. 

Toute  idée  de  mesure  implique  au  moins  quatre  termes,  solidaires 
nécessairement,  et  dont  il  est  toujours  facile  de  préciser  la  nature  quand 
l'opération  qui  les  suppose  est  bien  connue.  Ces  quatre  termes  sont  : 

1*  Le  motif  rationnel  qui  fait  que  l'on  mesure  ; 

2°  La  chose  que  l'on  mesure  ; 

3®  L'instrument  qui  sert  à  opérer  la  mesure  ; 


(I)  Par  ce  mot  nous  entendons  ici  l'opération  de  mesurer,  non  l'in- 
strument qui  sert  à  mesurer,  et  nous  continuerons  généralement  de 
l'employer  dans  ce  sens. 

2*  SÉRIE.  T.  XL VI,  —  \^  avril  186o.  2 


18 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


Et  4°  Le  rapport  numérique  qui  est  l'expression  de  la  mesure. 

S'a[jit-il,  par  exemple,  de  mesurer  du  blé  ?  On  saura  pourquoi  on  le 
mesure.  Si  c'est  pour  le  livrer  après  un  échanije,  il  faudra  en  propor- 
tionner la  quantité  au  prix;  si  c'est  pour  le  transporter,  pour  le  semer, 
pour  le  consommer  d'une  manière  quelconque,  il  faudra  également  en 
proportionner  la  quantité  aux  moyens  de  transport,  à  la  surface  du  sol 
ou  au  besoin  qu'on  en  a,  et  ce  sera  là  le  motif  rationnel  de  la  mesure 
qu'on  en  fait;  ce  sera  le  premier  de  nos  quatre  termes.  Le  second,  nous 
le  trouverons  dans  le  volume  ou  dans  le  poids  du  blé  ;  le  troisième,  dans 
le  litre,  le  décalitre  ou  l'hectolitre,  ou  dans  le  kilogramme  ;  enfin,  le 
quatrième,  dans  le  nombre  des  litres,  décalitres,  hectolitres  ou  kilo- 
grammes. Il  n'est  guère  de  mesure  dont  on  ne  puisse  ainsi  préciser  tous 
les  termes.  Celle  qui  nous  occupe,  que  nous  appellerons  désormais  me- 
sure économique^  n'est  pas  dans  ce  cas,  et,  non-seulement  on  n'en  a 
jamais  précisé  les  termes  d'une  manière  satisfaisante,  mais  tout  ce  qu'on 
a  tenté  de  faire  pour  cela  jusqu'à  présent  soulève  de  telles  contradictions 
qu'on  peut  se  demander  si  l'idée  qu'on  a  de  cette  mesure  n'est  pas  une 
illusion.  Nous  voulons  signaler  les  principales  de  toutes  ces  contradic- 
tions ;  en  même  temps,  nous  en  montrerons  les  conséquences  dans  la 
science  et  hors  de  la  science.  Nous  procéderons  dans  ce  but  suivant 
l'ordre  des  termes  que  l'idée  de  mesure  implique,  en  les  prenant  un  par 
un  et  successivement. 

I 

On  ne  s'est  pour  ainsi  dire  pas  occupé  du  premier  des  quatre  termes 
que  suppose  la  mesure  économique,  le  motif  rationnel  qui  fait  que  l'on 
mesure.  Cette  négligence  est  d'autant  plus  fâcheuse  qu'elle  a  laissé  dans 
l'ombre  le  magnifique  problème  de  la  justice  distributive.  En  la  com- 
mettant, nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  l'économie  politique  a  failli  à 
sa  plus  belle  mission.  D'un  autre  côté,  cette  négligence  a  privé  les  éco- 
nomistes d'un  excellent  contrôle  pour  les  idées  qu'ils  se  font  de  la  me- 
sure économique,  dont  les  trois  derniers  termes  doivent  tendre  vers  le 
premier  qui  est  le  but  de  cette  mesure.  Notre  tâche  de  critique  se  borne 
ici  à  constater  une  absence  plutôt  qu'une  contradiction  d'idées  ;  mais 
elle  va  changer  de  caractère  avec  les  autres  termes. 

Notre  examen  du  second  terme  nous  met  en  présence  d'une  opinion 
dont  nous  n'hésitons  pas  à  affirmer  l'erreur  d'ores  et  déjà,  bien  que,  sans 
une  seule  exception  peut-être,  tous  les  économistes  l'aient  adoptée.  Nous 
voulons  parler  de  cette  opinion  qui  suppose  que  la  chose  mesurée  en 
économie  politique  est  la  valeur.  Où  sont  les  observations  qui  justifient 
une  pareille  affirmation  ?  Nulle  part  que  nous  sachions.  Les  premiers 
économistes  l'ont  faite  sans  s'inquiéter  des  contradictions  qu'elle  pouvait 


IDÉES  RELATIVES  A  LA  MESURE  ÉCONOMIQUE.  19 

soulever;  leurs  successeurs  l'ont  adoptée,  et  aujourd'hui  elle  paraît  si 
bien  incorporée  aux  habitudes  de  penser  des  savants  qu'on  ne  son^je  en 
aucune  manière  à  la  contester,  et  qu'on  nous  accusera  peut-êlre  de 
folie  ou  d'impertinence  pour  l'audace  que  nous  montrons  en  la  con- 
testant. 

L'opinion  que  la  valeur  se  mesure  entraîne  cette  autre  opinion  que  la 
valeur  est  une  espèce  de  qualité  ou  propriété  des  choses  qui  en  sont 
pourvues,  car  il  n'y  a  qu'une  espèce  de  qualité  ou  propriété  que  l'on 
puisse  mesurer  dans  ces  choses;  elle  entraîne  ensuite  l'obligation  de 
préciser  la  nature  de  cette  qualité  ou  propriété.  Or,  il  arrive,  d'une 
part,  que  la  majorité  des  économistes  nient  que  la  valeur  soit  une  qua- 
lité, et,  d'autre  part,  que  ceux  qui  persistent  à  la  considérer  comme  telle 
ne  peuvent  absolument  pas  en  préciser  la  nature. 

En  français,  nous  n'avons  pas  d'adjectif  correspondant  à  la  valeur 
économique,  et  nous  voyons  dans  ce  fait  un  témoignage  digne  de  la  plus 
sérieuse  attention  contre  l'hypothèse  que  la  valeur  est  une  qualité.  Nous 
en  avons  cependant  pour  ce  même  mot  quand  il  est  pris  dans  le  sens 
réel  de  qualité,  c'est-à-dire  quand  il  n'est  pas  pris  dans  le  sens  écono- 
mique; ce  sont  les  adjectifs  valeureux,  vai'lant,  valable.  11  est  vrai  que, 
dans  d'autres  langues  le  même  mot,  pris  dans  le  sens  économique,  a  un 
adjectif;  nous  croyons  même  qu'il  y  a  une  certaine  tendance  à  lui  en 
donner  un  en  français;  mais  notre  langue  éminemment  logique  s'y 
refuse,  et  nous  voyons  là,  disons-nous,  un  témoignage  sérieux  contre 
l'hypothèse  que  nous  combattons. 

Suivant  nous,  l'idée  de  valeur  économique  est  étrangère  à  toute  idée 
de  qualité.  Et  ce  n'est  pas  seulement  en  économie  politique  qu'il  en  est 
ainsi,  il  en  est  ainsi  également  dans  d'autres  sciences.  En  mathématiques, 
par  exemple,  il  est  évident  que  la  valeur  inconnue  d'un  X  ou  d'un  Y  n'est 
pas  une  qualité.  On  peut  en  dire  autant  des  équivalents  chimiques,  qui 
sont  des  quantités  pondérables  pouvant  se  remplacer  mutuellement  dans 
une  combinaison  avec  un  même  corps.  Mais  voici  où  les  hypothèses  que 
la  valeur  est  une  qualité  et  qu'elle  se  mesure  soulèvent  de  plus  graves 
contradictions. 

Pourquoi,  dans  quel  but,  mesure-t-on  la  valeur  ?  N'est-ce  pas  pour 
distribuer  la  richesse  ?  Eh  quoi  !  c'est  la  richesse  qu'il  s'agit  de  distri- 
buer, et  c'est  la  valeur  qu'il  faudra  mesurer  !  Communément,  c'est  la 
même  chose  que  l'on  mesure  et  que  l'on  distribue.  Pourtant  il  arrive 
quelquefois  que  l'on  mesure  une  chose  pour  en  connaître  une  autre  ; 
mais  c'est  quand  les  deux  choses  ont  même  mesure.  Cela  arrive  en  as- 
tronomie pour  le  temps  et  la  longitude  ;  en  navigation  pour  la  longitude 
ou  la  latitude  ou  toutes  les  deux  ensemble  et  la  distance;  en  physique 
pour  la  pression  atmosphérique  et  la  hauteur  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  etc.,  etc.  En  serait-il  de  même  pour  la  valeur  et  la  richesse  ?  S'il 


20  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

en  est  de  même  pour  ces  deux  choses,  il  faut  le  dire.  Or,  on  ne  le  dit 
pas,  et  même  on  le  nie. 

Maintenant,  comment  concilier  cette  affirmation  que  la  valeur  est  une 
qualité  qui  se  mesure  avec  celle-ci,  qu'elle  est  un  rapport  de  quantités, 
c'est-à-dire  l'expression  numérique  d'une  mesure,  comme  10  hectolitres 
de  blé,  20  mètres  de  drap,  100  kilo,o?rammes  de  fer,  etc.  ?  C'est  vraiment 
pousser  la  tolérance  scientifique  trop  loin  que  devoir  dans  ces  expres- 
sions, 10  hectolitres  de  blé,  20  mètres  de  drap,  100  kilo^jrammes  de 
fer,  etc.,  des  qualités  que  Ton  mesure  !  On  mesure  donc  des  expressions 
de  mesure?  Et  comment  les  mesure-t-on?  l'une  par  l'autre,  dit-on; 
c'est-à-dire  que  l'on  mesure  20  mètres  de  drap  par  100  kilogrammes  de 
fer  et  réciproquement.  Nous  avouons  humblement  notre  impuissance  à 
comprendre  de  semblables  mesures. 

La  même  affirmation  ne  se  concilie  pas  mieux  avec  cette  autre  à  laquelle 
paraissent  se  rallier  aujourd'hui  presque  tous  les  économistes,  à  savoir, 
que  la  valeur  n'apparaît  qu'avec  réchan^je  et  qu'elle  en  résulte.  Si  la 
valeur  n'apparaît  qu'avec  l'échangée  et  qu'elle  en  résulte,  elle  ne  peut 
pas  être  une  qualité  dans  les  choses  échangées;  et,  à  moins  d'être  une 
qualité  de  l'échange  lui-même,  ce  qui  n'est  pas  admissible,  elle  ne  peut 
être  la  qualité  de  quoi  que  ce  soit.  Quant  à  cette  autre  affirmation  encore, 
qu'elle  est  une  force,  une  puissance,  la  puissance  d'échange  des  choses 
qui  en  sont  pourvues,  elle  ne  diffère  en  rien  de  celle  que  nous  venons  de 
combattre.  Qualité  ou  force,  c'est  tout  un  pour  la  valeur.  Nous  admet- 
tons parfaitement  que  les  choses  pourvues  de  valeur  impliquent  une 
qualité  qui  se  mesure;  mais  nous  nions  que  cette  qualité  soit  la 
valeur. 

L'examen  du  troisième  terme,  l'instrument  qui  sert  à  opérer  la  mesure 
économique,  ne  soulève  pas  moins  de  contradictions.  Tous  les  écono- 
mistes s'accordent  à  voir  cet  instrument  dans  la  monnaie  ;  mais  en  même 
temps  ils  ne  croient  pas  que  la  monnaie  soit  indispensable  à  l'échange. 
Si  la  monnaie,  une  monnaie  quelconque,  n'est  pas  indispensable  à 
réchange,  il  s'ensuit  ou  que  l'échange  ne  suppose  pas  nécessairement 
une  mesure,  ou  que  la  mesure  qu'il  suppose  peut  se  faire  au  moyen 
d'un  autre  instrument  que  la  monnaie.  L'échange  peut-il  s'accomplir 
sans  aucune  mesure,  du  moins  sans  cette  mesure  mal  définie  que  nous 
appelons  la  mesure  économique  ?  Nous  ne  le  croyons  pas  ;  personne, 
d'ailleurs,  ne  Ta  prétendu.  Et  s'il  ne  peut  pas  s'accomplir  sans  cette 
mesure,  quel  autre  instrument  que  la  monnaie  pourrait  servir  à  la 
mesure  qu'il  suppose  ?  Tant  qu'on  n'aura  pas  répondu  catégoriquement 
à  ces  questions,  les  problèmes  de  la  distribution  et  de  la  valeur  resteront 
insolubles. 

Cette  opinion  que  la  monnaie  n'est  pas  indispensable  à  l'échange 


infiES  RELATIVES  A  LA  MESURE  ECONOMIQUE.  21 

peut  venir  de  fort  loin;  elle  est  contenue  implicitement  dans  la  Chré- 
m^tistique  d'Aristole;  nous  croyons  cependant  qu'elle  s'est  imposée 
aux  économistes  pour  d'autres  motifs  que  ceux  du  philosophe  de  Sta- 
gyre.  Quand  les  économistes  du  xvm®  siècle  parurent,  le  système  mer- 
cantile, qui  faisait  consister  toute  la  richesse  dans  la  monnaie,  était  en 
pleine  faveur,  et  ce  dut  être  un  puissant  besoin  pour  eux  de  réa^jir 
contre  lui.  Dans  l'hypothèse  très-vraisemblable  d'un  pareil  besoin,  on 
comprend  qu'Usaient  cherché  à  montrer  comment  la  richesse  est  com- 
préhensible, indépendamment  de  toute  monnaie,  et  rien  ne  leur  aura 
semblé  plus  approprié  à  ce  besoin,  que  des  analyses  d'échanfjes  où  l'on 
peut  faire  abstraction  de  toute  monnaie.  Le  fait  est  qu'ils  ont  imaginé, 
sous  le  nom  de  trocs,  des  échang^es  sans  monnaie  d'aucune  sorte.  Mal- 
heureusement, ils  n'ont  pas  réfléchi  que  de  pareils  échangées,  s'ils  pou- 
vaient se  faire,  n'auraient  pas  de  caractère  économique,  c'est-à-dire 
qu'ils  ressembleraient  à  ceux  que  font  les  enfants  et  les  amoureux,  ce 
qui  n'est  pas  admissible  d'une  manière  générale.  Nous  verrons  plus 
loin,  en  effet,  que  l'échange  véritablement  économique  suppose  autre 
chose  qu'un  désir  plus  ou  moins  impérieux  de  posséder  l'objet  demandé 
par  l'un  des  échangeurs,  et  que  cette  autre  chose  qu'il  suppose  rend 
une  mesure  et,  par  conséquent,  un  instrument  de  mesure  absolument 
indispensable.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  méthode  des  économistes  du 
iviu*  siècle  a  été  suivie,  et,  chose  vraiment  surprenante,  nous  ne 
voyons  guère  dans  tous  les  traités  d'économie  politique  connus  jusqu'à 
présent,  que  des  analyses  d'échanges  où,  comme  dans  ceux  qu'ils  nous 
ont  laissés,  figurent  des  aliments  et  des  vêtemeyits,  du  gibier  et  des  four- 
rures, des  daims  et  des  castors,  de  la  toile  et  du  drap,  du  vin  et 
du  blé,  etc.,  etc.,  mais  d'où  la  monnaie  courante  est  toujours  systéma- 
tiquement bannie.  Sans  doute  on  peut,  même  de  notre  temps,  échanger 
du  drap  pour  de  la  toile  et  du  vin  pour  du  blé;  mais  c'est  à  la  condition 
que  chacune  de  ces  marchandises  sera  préalablement  appréciée  en 
monnaie  courante;  c'est  à  la  condition  qu'elles  auront,  les  unes  et  les 
autres,  un  dénominateur  commun,  et  qu'on  prendra  une  marchandise 
comme  elles,  une  monnaie,  ayant  même  dénominateur  pour  servir 
de  terme  de  comparaison  ou  d'instrument  à  la  mesure  que  leur  échange 
suppose.  II  n'en  peut  pas  être  autrement  pour  les  échanges  primitifs 
qu'on  appelle  trocs,  et  si  la  monnaie  ne  figure  pas  toujours  apparem- 
ment dans  ces  échanges,  c'est  qu'elle  s'y  confond  avec  l'un  des  objets 
échangés,  c'est  que  la  division  du  travail,  qui  naît  de  la  multiplicité 
des  échanges  n'en  a  pas  fait  encore  un  instrument  ad  hoc  et  uni- 
versel. 

Le  moindre  inconvénient  de  pareilles  analyses  est  de  porter  sur  des 
faits  imaginaires,  d'une  analogie  éloignée  avec  ceux  qui  s'accomplissent 
sous  nos  yeux,  sur  des  faits  qui  ne  peuvent,  d'ailleurs,  rien  apprendre 


22  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  plus  que  la  réalité,  et  qui,  certainement,  en(jendrent  des  illusions; 
mais  elles  en  ont  d'autres  plus  graves,  en  ce  sens  qu'elles  déconcertent 
l'idée  de  la  mesure  économique,  et  décourageant  la  pensée  désireuse 
d'en  pénétrer  le  mystère. 

L'examen  du  quatrième  terme,  l'expression  numérique  de  la  mesure 
économique,  va  nous  donner  des  résultats  plus  étonnants  encore. 

La  monnaie  étant  considérée  généralement  comme  l'instrument  de 
la  mesure  économique,  le  prix  doit  être  considéré  comme  l'expression 
de  cette  mesure,  puisqu'il  exprime  un  rapport  de  quantité  avec  l'unité 
monétaire,  puisqu'il  exprime  une  quantité  déterminée  de  cette  même 
unité.  Beaucoup  d'économistes,  en  effet,  le  considèrent  comme  l'ex- 
pression de  la  mesure  économique;  seulement  ils  prétendent  qu'il  ex- 
prime la  mesure  de  la  valeur.  Cette  opinion  est  logique,  du  moment 
que  la  valeur  est  considérée  comme  la  chose  que  l'on  mesure  en  éco- 
nomie politique.  Cependant  d'autres  économistes,  en  plus  grand 
nombre,  le  considèrent  comme  une  valeur  lui-même,  une  valeur  en 
monnaie^  ce  qui  n'est  pas  moins  logique,  du  moment  que  la  monnaie 
est  une  marchandise  et  que,  par  hypothèse,  toute  quantité  de  marchan- 
dise est  une  valeur;  mais  comment  concilier  ces  deux  affirmations  que 
le  prix  est  une  valeur  et  qu'il  exprime  la  mesure  de  la  valeur?  Le  prix 
serait  donc  en  même  temps  la  chose  que  l'on  mesure  et  l'expression 
numérique  de  sa  propre  mesure  ?  Pareille  confusion  n'aurait  d'analogie 
nulle  part.  Serait-il  aussi  une  espèce  de  qualité,  comme  la  valeur? 

Les  économistes  paraissent  avoir  reculé  devant  cette  conséquence 
quant  au  prix,  mais  ils  l'ont  admise  quant  à  la  valeur.  Plusieurs  d'entre 
eux,  en  effet,  ont  déclaré  explicitement  que  la  valeur  était  à  la  fois 
une  qualité  que  l'on  mesure  et  l'expression  numérique  d'une  mesure. 
Nous  devons  sans  doute  à  cette  confusion  des  termes  de  la  mesure  éco- 
nomique la  distinction  qu'on  a  faite  de  nos  jours  entre  le  prix  et  la 
valeur;  elle  aura  paru  nécessaire  pour  concilier  des  affirmations  con- 
tradictoires; toutefois,  elle  ne  concilie  rien;  elle  complique  au  con- 
traire le  problème  déjà  si  compliqué  de  la  mesure  économique. 

Nous  disons  que  la  distinction  du  prix  et  de  la  valeur  a  été  faite 
de  nos  jours,  parce  que  de  nos  jours  elle  n'a  pas  le  sens  que  lui  don- 
naient les  physiocrates,  pour  qui  un  prix  était  une  quantité  échangée 
de  n'importe  quelle  marchandise,  comme  du  vin,  du  blé,  du  drap  ou 
de  a  monnaie;  de  nos  jours  elle  réserve  le  nom  de  'prix  à  cette  dernière 
quantité,  le  nom  de  valeur  étant  réservé  par  elle  à  toutes  les  autres, 
ce  qui  ne  l'empêche  pas  cependant  de  donner  le  nom  de  valeur  égale- 
ment au  prix,  ainsi  que  nous  venons  de  le  voir.  Cette  transformation 
historique  de  la  distinction  qui  nous  occupe  n'est  pas  sans  intérêt; 
elle  en  a  bien  plus  encore  quand  on  réfléchit  qu'elle  a  été  oubliée  fort 


IDÉES  RELATIVES  A  LA  MESURE  ÉCONOMIQUE.  18 

longtemps,  el  par  des  économistes  à  qui  pourtant  rien  d'essentiel 
n'échappait,  comme  Adam  Smitli,  Malthus,  J.-Ii.  Say,  Kicardo,  Rossi, 
Mac  Gulloch,  Rastiat,  et  i)eaucoup  d'autres.  Quoi  qu'il  en  soit,  exami- 
nons-ià  en  elle-même  et  voyons  où  elle  conduit. 

DistinpjUer  le  prix  et  la  valeur,  c'est  admettre  qu'on  peut  les  con- 
fondre; c'est  admettre,  par  conséquent,  qu'ils  ont  des  aspects  com- 
muns. Ils  ont,  en  effet,  pour  ceux  qui  les  distin^yuent,  comme  pour 
tout  le  monde,  ce  double  aspect  commun  qu'ils  sont  l'un  et  l'autre  des 
quantités  échangées  et  des  expressions  numériques  de  mesure.  Ajou- 
tons qu'ils  résultent  en  même  temps  d'un  même  échange.  Tout  à 
l'heure,  en  parlant  de  l'opinion  qui  suppose  que  la  monnaie  n'est  pas 
indispensable  à  l'échange,  nous  avons  pu  demander  si  une  mesure  éco- 
nomique quelconque  était  nécessaire  à  l'échange;  nous  voilà  mainte- 
nant, grâce  à  la  distinction  du  prix  et  de  la  valeur,  en  présence  d'une 
opinion  qui  suppose  deux  mesures  économiques  nécessaires  à  l'échange. 
Cette  conséquence  paraîtrait  toute  naturelle  s'il  s'agissait  de  ces  me- 
sures au  mètre,  au  litre,  au  gramme  ou  autrement,  que  tous  les 
échanges  supposent  généralement ,  puisque  ce  sont  généralement  des 
marchandises  d'espèces  différentes  qui  s'échangent  les  unes  pour  les 
autres  ;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  ces  sortes  de  mesures  ;  ces  sortes  de  me- 
sures, on  les  fait  avant  etaprèscommependant  l'échange;  on  les  fait  sans 
échanger;  on  les  fait  pour  consommer,  pour  travailler;  on  les  fait  pour 
entreposer  des  marchandises  et  dans  mille  autres  cas;  en  un  mot,  elles 
ne  répondent  pas  au  besoin  que  la  mesure  économique  doit  satisfaire. 
Quant  à  cette  mesure,  elle  ne  peut  pas  être  double  dans  l'échange, 
même  aux  yeux  des  partisans  de  la  distinction  qui  nous  occupe,  car 
eux  aussi,  à  propos  de  l'échange,  parlent  d'un  dénominateur  com- 
mun, d'une  commune  mesure  des  produits  échangés,  qui  ne  peut  être 
que  la  mesure  économique;  or  une  commune  mesure  est  une  mesure 
qui  ne  suppose  qu'une  opération,  une  seule  chose  à  mesurer  dans  les 
deux  marchandises  échangées,  un  seul  instrument  pour  la  mesurer  et 
une  seule  expression  de  sa  mesure. 

La  distinction  du  prix  et  de  la  valeur,  qui  supposerait  deux  mesures 
économiques  pour  chaque  échange,  qui  supposerait  par  conséquent  deux 
instruments  de  mesure  que  personne  ne  con;iaît,  est  donc  sans  fonde- 
ment. On  a  voulu  la  justifier  en  disant  que  sans  elle  toutes  les  variations 
de  la  valeur  paraissent  venir  des  marchandises,  bien  que  souvent  elles 
viennent  de  la  monnaie;  mais  il  n'y  a  pas  de  mesure  k  laquelle  ne  s'at- 
tache un  semblable  inconvénient;  voilà  justement  ce  qui  rend  si  difficile 
partout  la  réforme  des  poids  et  mesures;  cependant  il  n'est  venu  à  la 
pensée  de  personne  de  supposer  que  chaque  mesure  au  mètre,  au  litre 
ou  au  gramme  donne  naissance  à  deux  expressions  numériques  diffé- 
rentes. Il  est  certain  que  pour  se  rendre  compte  des  variations  de  valeur 


24  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  la  monnaie  dans  l'histoire,  on  a  recours  quelquefois  à  une  marchan- 
dise que  l'on  suppose  avoir  moins  varié  que  la  monnaie  ;  mais  cela  ne 
veut  pas  dire  que  la  mesure  économique  soit  double,  ni  qu'elle  ait  plu- 
sieurs instruments  ;  cela  veut  dire  qu'on  éprouve  quelquefois  le  besoin 
de  vérifier  l'instrument  qu'elle  suppose,  comme  cela  se  fait  pour  d'au- 
tres instruments.  Gela  d'ailleurs  n'est  utile  que  pour  comparer  des  ex- 
pressions de  mesure  économique  d'époques  différentes,  car,  au  moment 
où  une  pareille  mesure  s'opère,  l'instrument  qu'elle  suppose  est  toujours 
exact,  à  moins  que  la  loi  ou  la  fraude  ne  l'altère. 

Nous  voulons  sig^naler  une  dernière  incompatibilité  de  la  distinction 
du  prix  et  de  la  valeur  avec  les  faits  et  même  avec  le  lan^q^ag^e  de 
ceux  qui  l'admettent.  Dans  l'hypothèse  de  cette  distinction,  le  prix  équi- 
vaut à  la  valeur;  en  d'autres  termes,  les  quantités  de  marchandise  et  de 
monnaie  échangées  l'une  pour  l'autre  sont  équivalentes.  Mais  comment 
le  savoir,  et  de  quel  droit  l'affirmer,  si  elles  diffèrent  en  espèce  et  en 
nombre,  comme  100  litres  de  vin,  par  exemple,  diffèrent  de  200  francs 
de  monnaie?  On  ne  peut  évidemment  pas  comparer  1  litre  avec  1  franc, 
et,  d'autre  part,  les  deux  nombres  100  et  200  sont  inég^aux.  Dira-t-on 
que  l'usage  autorise  à  affirmer  que  100  litres  de  vin  et  200  francs  de 
monnaie  sont  équivalents  quand  ils  s'échangent  les  uns  pour  les  autres? 
Mais  un  pareil  raisonnement  prouverait  qu'on  ne  sait  pas  pourquoi 
l'usage  autorise  cette  affirmation,  et  nous  serions  fondé  à  dire  qu'il  n'est 
pas  ^scientifique.  L'usage  a  des  motifs  pour  autoriser  cette  affirmation  ; 
nous  les  ferons  connaître  plus  loin;  en  attendant,  nous  en  avons  nous- 
même  pour  soupçonner  d'erreur  l'opinion  qui  ne  peut  s'appuyer  de 
l'usage  qu'en  en  couvrant  les  motifs  d'un  voile  impénétrable. 

II 

Si  on  cherche  la  cause  de  toutes  ces  contradictions,  on  la  trouve  dans 
la  confusion  qu'on  a  toujours  faite  de  la  valeur  et  de  la  richesse.  Cela  ne 
comportera  aucun  doute  pour  personne  si  on  veut  bien  admettre  avec 
nous,  provisoirement,  que  dans  le  phénomène  économique  de  la  distri- 
bution, c'est  la  richesse,  non  la  valeur,  que  l'on  mesure;  qu'on  la  me- 
sure au  moyen  de  la  monnaie,  et  que  la  valeur  n'est  pas  autre  chose  que 
l'expression  numérique  et  en  monnaie  de  sa  mesure.  Cette  hypothèse 
paraîtra  d'autant  plus  vraisemblable  qu'elle  dissipe  toutes  les  contradic- 
tions que  nous  venons  de  signaler.  Par  son  moyen,  en  effet,  la  richesse 
devient  une  qualité  commensurable,  ce  qui  s'accorde  parfaitement  avec 
l'opinion  universellement  acceptée  qu'on  la  distribue.  Quant  à  la  valeur, 
elle  reste  un  rapport  de  quantités,  comme  l'affirment  presque  tous  les 
économistes,  et  elle  ne  diffère  pas  du  prix,  ce  qui  s'accorde  également 
avec  l'opinion  qui  fait  du  prix  une  espèce  de  valeur  et  de  la  valeur  une 


IDÉES  RELATIVES  A  LA  MESURE  ÊCOTNOMIOUE.  25 

expression  niiiiKîriqne  facile  ù  confondre  avec  le  prix;  ce  qui  s'accorde 
en  cuire  avec  le  silence  sif^nificalif  de  Smith,  Mallhus,  J.-H.  Say,  Ri- 
cardo,  Rossi,  MacGulloch,  Bastiat  et  autres,. relativement  à  la  prétendue 
nécessité  de  distinjyuer  le  prix  de  la  valeur. 

Si,  comme  nous  espérons  le  démontrer,  c'est  la  richesse  que  Ton  me- 
sure, pour  la  distribuer,  il  est  clair  que  tous  les  économistes  qui  pré- 
tendent que  la  valeur  se  mesure  prennent  la  valeur  pour  la  richesse. 
Cependant  il  n'en  résulterait  pas  qu'ils  confondent  l'une  et  Tautre.  Il  est 
certain  que  s'ils  restaient  conséquents  avec  cette  affirmation  que  la 
valeur  se  mesure,  il  n'en  résulterait  que  ceci  :  la  valeur  prendrait  exclu- 
sivement dans  leur  esprit  la  place  que  la  richesse  occupe  exclusivement 
dans  le  nôtre,  et,  entre  eux  et  nous,  il  n'y  aurait  qu'une  question  de 
nomenclature  que  nous  nous  [garderions  bien  de  soulever;  mais  ils  ne 
restent  pas  conséquents  avec  cette  affirmation  ;  tour  à  tour  la  valeur 
prend  dans  leur  esprit  la  place  qu'elle  occupe  dans  le  nôtre  et  celle  que 
la  richesse  seule  occupe  dans  le  nôtre;  de  là  cette  autre  affirmation  de 
leur  part,  cette  affirmation  inconséquente  relativement  à  la  première, 
que  la  valeur  est  une  expression  numérique  de  mesure,  comme  10  hec- 
tolitres de  blé,  20  mètres  de  drap,  etc.,  et  c'est  cela  qui  constitue  la 
confusion  que  nous  leur  reprochons. 

Mais  la  confusion  de  deux  idées  en  amène  toujours  d'autres.  C'est  là 
un  phénomène  de  psychologie  que  nous  n'avons  pas  la  prétention  d'ex- 
pliquer ici.  Il  semblerait,  qu'on  nous  pardonne  la  grossièreté  de  l'image, 
que  les  idées  ont  chacune  leur  place  habituelle  dans  l'esprit,  étiquetée 
en  quelque  sorte  comme  les  cases  d'objets  quelconques  dans  une  collec- 
tion, et  qu'elles  ne  peuvent  pas  se  déplacer  sans  amener  toutes  les  confu- 
sions qu'un  déplacement  d'objets  collectionnés  entraîne  pour  le  collec- 
tionneur inattentif  qui  ne  s'en  rend  pas  compte  et  qui  continue  de  penser 
à  leur  égard  comme  s'ils  avaient  conservé  leurs  places.  Un  premier  objet 
déplacé  en  déplace  un  autre,  lequel  en  déplace  un  troisième,  et  ainsi  de 
suite.  Toutefois  un  pareil  déplacement  n'est  possible  qu'autant  qu'entre 
les  objets  déplacés  il  existe  des  analogies  assez  grandes  pour  en  permettre 
la  confusion.  Voilà  grossièrement  figuré,  disons-nous,  le  phénomène  qui 
paraît  s'accomplir  dans  l'esprit  d'un  grand  nombre  d'économistes  relati- 
vement aux  idées  de  valeur,  de  richesse,  de  produits,  d'utilité,  de  travail 
et  même  de  rareté.  L'idée  de  valeur  prenant  la  place  de  l'idée  de  richesse, 
celle-ci  prend  la  place  de  la  première  ou  la  place  d'une  autre,  comme  l'idée 
de  produit  ou  d'utilité.  Mais  l'idée  de  valeur  ne  prend  pas  seulement  la 
place  de  l'idée  de  richesse  dans  l'esprit,  elle  a  également  des  analogies 
avec  les  idées  d'utilité,  de  travail  ou  même  de  rareté,  et  elle  en  prend 
souvent  les  places.  De  là  des  confusions  fréquentes  dont  nous  croyons 
utile  de  signaler  les  conséquences.  Nous  n'examinerons  que  les  plus  im- 
portantes. 


26  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

La  confusion  de  la  richesse,  qualité,  suivant  nous,  avec  le  produit  ou 
la  chose  qu'elle  qualifie,  comme  une  maison,  un  meuble,  un  vêtement, 
du  blé,  etc.,  a  en,o?endré  l'opinion  que  la  richesse  est  matérielle.  On 
connaît  les  interminables  discussions  soulevées  par  cette  opinion,  qui 
conserve  encore  des  partisans  aujourd'hui.  Si  la  richesse  est  maté- 
rielle, il  faut  dire  qu'elle  aug^mente  avec  la  quantité  de  matières  riches 
et  dans  la  même  proportion  :  il  faut  dire  qu'on  n'ajoute  rien  à  la  ri- 
chesse en  développant  l'intelligence  et  en  multipliant  les  satisfactions 
très-réelles  qu'un  pareil  développement  procure;  il  faut  dire  qu'un  pa- 
reil développement,  pour  les  producteurs,  dont  il  augmente  bien  cer- 
tainement les  moyens  de  produire,  n'a  pas  les  caractères  d'une  puis- 
sance productive,  comme  tous  ces  instruments  plus  ou  moins  matériels 
qu'on  appelle  des  capitaux,  à  moins  pourtant  qu'il  ne  se  produise  chez 
un  esclave  et  au  profit  de  son  maître,  puisqu'un  esclave,  comme  un 
chien  ou  un  cheval,  vaut  d'autant  plus  qu'il  peut  donner  plus  de  satis- 
factions à  qui  le  possède. 

Cette  opinion  nous  vient  des  physiocrates.  Elle  a  sa  source  dans  leur 
fameuse  distinction  des  industries  productives  et  des  industries  impro- 
ductives. Il  pourrait  se  faire  cependant  qu'elle  fût  elle-même,  au  con- 
traire, la  source  de  cette  distinction;  mais  qu'elle  soit  cause  ou  effet 
cela  ne  nous  intéresse  pas  pour  le  moment;  ce  qui  nous  intéresse  ici 
c'est  l'intime  relation  qui  existe  évidemment  entre  elle  et  la  distinction 
des  physiocrates.  Or,  cette  relation,  on  ne  peut  pas  la  contester.  Par 
produire,  tout  le  monde  entend  produire  de  la  richesse,  et  par  richesse 
les  physiocrates  entendaient  exclusivement  les  produits  agricoles,  la 
matière  que  l'industrie  pouvait  bien  modifier,  que  le  commerce  pouvait 
bien  transporter,  mais  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  pouvaient  produire; 
aussi  pour  Quesnay  et  ses  disciples,  l'industrie  agricole,  la  seule  qui 
produise  de  la  matière,  du  moins  en  apparence,  était-elle  seule  pro- 
ductive. Si  nous  nous  demandons  maintenant  ce  qu'est  devenue  la  dis- 
tinction des  physiocrates,  nous  reconnaîtrons  qu'elle  a  été  abandonnée 
pièce  à  pièce,  pour  ainsi  dire,  jusqu'à  ce  qu'il  n'en  restât  plus  trace 
dans  la  pensée  de  beaucoup  d'économistes  de  nos  jours  à  qui  il  répugne 
de  supposer  qu'une  industrie  quelconque,—  nous  ne  parlons  pas  de  l'in- 
dustrie des  voleurs  et  des  parasites, — puisse  enrichir  celui  qui  l'exerce 
en  ne  produisant  pas  de  richesse.  Eh  bien  ,  l'opinion  qui  s'y  rattache  a 
eu  le  même  sort,  ce  qui  prouve  encore  l'intime  relation  qui  les  unissait 
dès  l'origine  et  qui  n'a  cessé  de  les  unir  jusqu'à  présent.  Mais  cette 
dernière  affirmation  a  besoin  d'être  justifiée. 

Avec  Adam  Smith  l'agriculture  n'est  pas  seule  productive  de  richesse; 
l'industrie  manufacturière  et  le  commerce  en  produisent  également. 
Voilà  donc  que  des  modifications,  et  même  de  simples  déplacements  de 
la  matière  riche  suffisent  à  produire  de  la  richesse,  ce  qui  est  un  ache- 


\MFS  relatives  a  la  mesure  économique.  27 

niinement  vers  l'idée  de  richesse  immatérielle.  Cependant  ridée  de 
richesse  ne  se  sépare  pas  encore  des  produits  matériels.  Avec  J.-B.  Say 
cette  séparation  s'accomplit.  En  effet,  pour  cet  économiste,  si  juste- 
ment renommé,  les  médecins,  les  avocats,  les  artistes,  les  savants,  les 
fonctionnaires  publics,  même  les  militaires  sont  des  producteurs,  et, 
chose  plus  sijinificative,  il  existe  pour  lui  sinon  une  richesse  immaté- 
rielle du  moins  des  produits  immatériels.  Charles  Dunoyer  va  plus  loin 
encore.  Suivant  lui,  quiconque  travaille,  efficacement  bien  entendu, 
produit,  et  on  ne  produit  pas  moins  en  modifiant  l'esprit  qu'en  modi- 
fiant la  matière,  en  formant  de  bonnes  habitudes  morales  qu'en  produi- 
sant du  blé  ou  des  machines.  Jusqu'ici  toutefois,  la  richesse  se  confond 
avec  la  chose  produite,  quelle  que  soit  la  nature  de  cette  chose;  elle  est 
matérielle  si  cette  chose  est  matérielle,  immatérielle  dans  le  cas  con- 
traire; mais  elle  est  cette  chose  elle-même;  elle  est  substance.  Avec 
Bastiat  il  n'en  est  plus  ainsi.  Pour  ce  dernier  la  richesse  n'est  plus 
qu'une  qualité  des  choses  produites,  un  rapport  de  ces  choses  avec 
l'homme  producteur  et  consommateur.  Malheureusement,  mort  trop  tôt 
pour  faire  dans  ses  idées  l'harmonie  qu'il  voyait  dans  les  lois  naturelles 
du  monde  moral,  l'auteur  des  Harmonies  économiques  n'a  pas  pu  discer- 
ner l'espèce  de  qualité,  l'espèce  de  rapport  qui  caractérise  la  richesse, 
et  il  l'a  confondue  avec  l'utilité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'idée  de  richesse  matérielle,  c'est-à-dire  la  confu- 
sion de  la  richesse  avec  la  matière  riche  est  un  obstacle  à  la  solution 
du  problème  fondamental  de  la  mesure  économique.  Si,  fatigué  des  con- 
tradictions soulevées  par  l'hypothèse  que  la  valeur  se  mesure,  l'esprit 
se  porte  de  lui-même  vers  une  autre  hypothèse,  celle  que  la  richesse 
est  l'objet  de  la  mesure  économique,  par  exemple,  il  ne  s'y  arrêtera 
pas,  parce  que  la  confusion  de  la  richesse  avec  la  matière  riche  le  por- 
tant à  mesurer  cette  matière,  il  arrivera  à  des  résultats  contredits  par 
Texpérience  des  variations  de  la  valeur. 

La  confusion  de  la  richesse  avec  l'utilité  n'est  pas  moins  féconde  en 
contradictions.  L'opinion  implicitement  admise  par  tout  le  monde  et 
formellement  exprimée  par  J.-B.  Say,  que  la  richesse  est  proportionnelle 
à  la  valeur,  ne  peut  absolument  pas  se  concilier  avec  les  idées  qui  en 
découlent,  et  de  cette  incompatibilité  sont  sorties  toutes  sortes  de  mé- 
comptes touchant  la  fortune  relative  des  peuples  qui  ne  sont  pas  tous 
également  favorisés  par  la  nature.  C'est  à  la  confusion  de  la  richesse 
et  de  l'utilité  que  Bastiat  a  dû  de  croire  que  la  mesure  économique  était 
double,  ainsi  qu'il  tente  de  le  démonlrer  dans  son  chapitre  de  la 
valeur.  Il  semble,  à  cette  occasion,  admettre  la  distinction  du  prix  et  de 
la  valeur,  qu'il  n'admet  cependant  pas  au  fond.  Turgot  Tavait  déjà  pré- 
cédé dans  cette  voie. 


28  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Un  écrivain  qui  prend  à  la  lettre  et  comme  article  de  foi  la  con- 
fusion de  Bastiat ,  M.  Dumesnil-Mari^fyny,  a  fondé  sur  elle  tout  un 
système  au  moyen  duquel  il  prétend  concilier  le  libre-échange  et  la 
protection.  Son  système  est  bien  simple,  il  consiste  à  prendre  deux  af- 
firmations contradictoires  pour  deux  vérités.  En  effet,  M.  Dumesnil-Ma- 
rigny  admet  deux  mesures  économiques,  une  relative  à  la  richesse  d'u- 
sage ou  Futilité,  et  une  autre  relative  à  la  richesse  de  valeur  ou  la  valeur, 
ou  encore  le  prix,  et,  suivant  l'emploi  qu'il  fait  de  ces  d^ux  mesures,  on 
voit  triompher  d;ms  son  livre  le  principe  d3  la  liberté  ou  celui  de  la 
protection.  Les  économistes  se  refusent  à  prendre  cet  écrivain  pour  un 
des  leurs;  il  est  certain  qu'il  sert  mieux  la  protection  que  la  liberté; 
cependant  il  n'en  est  pas  moins  leur  disciple  ;  seulement  à  la  manière  de 
beaucoup  de  socialistes,  il  ne  prend  chez  eux  que  ce  qui  s'accorde  avec 
son  système.  A  nos  yeux,  c'est  un  lo[jicien  qui  ne  s'inquiète  pas  assez 
de  la  vérité  de  ses  prémisses;  et  il  nous  paraît  d'autant  plus  curieux  à 
lire  qu'il  réduit  à  l'absurde  les  contradictions  qu'il  a  prises  pour  des 
vérités  et  par  cela  même  qu'il  fait  des  efforts  pour  les  concilier  ou  en 
développer  les  conséquences. 

La  confusion  de  la  richesse  avec  l'utilité  a  le  même  inconvénient  que 
la  précédente,  relativementàla  mesure  économique.  Si,  renonçant  à  me- 
surer la  valeur,  on  essaye  de  mesurer  la  richesse  confondue  avec  l'utilité, 
on  se  trouve  en  présence  de  l'utilité,  qui  n'est  pas  commensurable,  du 
moins  au  point  de  vue  de  la  distribution,  et  on  arrive  également  à  des 
résultats  contredits  par  l'expérience  des  variations  de  la  valeur.  Il  est 
certain  que  l'utilité  peut  augmenter  ou  diminuer  en  même  temps  que  la 
valeur  diminue  ou  augmente. 

La  confusion  de  la  valeur  avec  l'utilité  soulève  à  peu  près  les  mêmes 
contradictions  que  celle  de  la  richesse  avec  l'utilité.  Elle  aurait  dû,  pour 
cela  même,  mettre  en  garde  contre  l'hypothèse  que  la  valeur  se  mesure; 
mais  nous  voyons  que,  dans  le  conflit  d'opinions  provoqué  par  le  pro- 
blème de  la  mesure  économique,  l'esprit  flottant  d'une  contradiction  à 
une  autre ,  ne  fait  un  choix  entre  elles  que  parce  que  sans  cela  il  ne 
pourrait  continuer  sa  marche,  toute  science  reposant  nécessairement 
sur  des  affirmations.  La  science  économique  ne  dépend  pas,  heureuse- 
ment, de  la  solution  plus  ou  moins  correcte  que  l'on  donne  en  son  nom 
de  ce  fameux  problème;  science  d'observation  avant  tout,  elle  a  mille 
voies  ouvertes  qu'aucune  contradiction  n'obstrue,  du  moins  qu'aucune 
contradiction  n'obstrue  absolument.  Reconnaissons  même  qu'elle  doit  la 
majeure  partie  de  ses  contradictions  à  sa  qualité  de  science  d'observa- 
tion ;  si  elle  était  purement  spéculative,  comme  la  métaphysique,  elle 
aurait  plus  de  souci  de  ses  contradictions,  mais  aussi  elle  tomberait 
plus  facilement  dans  le  système,  ce  qui  n'est  pas  possible  en  présence 
des  faits  qui  la  dominent. 


IDÉES  RELATIVES  A  LA  MESURE  ÉCONOMIQUE.  29 

La  confusion  de  la  valeur  avec  le  travail  ou  l'etTorta  eu  des  conséquences 
extrêmement  fAcheuses.  C'est  elle  qui  a  voilé  aux  yeux  de  Bastiat  la  nature 
de  la  rente,  en  mêiruî  tiMn|»s  qu'elle  lui  rendait  impossible  toute  explication 
péremptoire  toucliant  la  lé};itimité  de  Vintérêtdu  capital.  Si  le  travail  ou 
l'effort  est  la  source  uniijue  de  la  valeur;  si  c'est  la  valeur  môme,  et  que 
la  valeur  se  mesure,  c'est  dans  le  travail  ou  Teffort  qu'on  devra  la  me- 
surer, et  déjà  on  se  heurte  à  une  contradiction  radicale,  car  le  travail 
ou  l'effort  n'est  pas  proportionnel  à  la  valeur.  Mais  voici  bien  autre 
chose  :  la  rente  n'étant  pas  le  salaire  d'un  travail,  et  l'intérêt  du  capital 
ne  l'étant  pas  davantajje,  quoi  qu'on  en  dise,  tous  deux  seront  des  dé- 
tournements de  la  valeur  au  préjudice  des  travailleurs,  ou  ils  n'existe- 
ront pas.  M.  Proudhon  admet  sans  hésiter  ce  dilemme,  et  il  en  déduit 
sinon  que  la  rente  et  l'intérêt  du  capital  sont  des  vols,  du  moins  qu'ils 
sont  perçus  aux  dépens  des  travailleurs,  qu'ils  sont  deux  grandes  causes 
de  misère,  et  qu'on  pourrait  se  dispenser  de  les  payer.  Bastiat  ne  l'ad- 
met qu'en  partie  et  pour  la  rente  seulement;  et  comme  il  n'admet  pas 
que  la  propriété  soit  un  vol,  ni  même  le  résultat  d'une  erreur  écono- 
mique de  tout  le  monde  et  de  tous  les  temps,  il  nie  la  rente.  Quant  k 
l'intérêt  du  capital,  il  en  fait,  avec  raison,  la  rémunération  d'un  service; 
mais  pour  rester  conséquent  avec  son  hypothèse  que  le  travail  seul  est 
le  fondement  de  la  valeur,  sinon  la  valeur  même,  il  identifie  tous  les  ser- 
vices sans  exception,  y  compris  celui  que  rendent  les  capitalistes  à  leurs 
emprunteurs,  avec  le  travail,  ce  en  quoi  il  a  tort,  car  tous  les  services 
ne  sont  pas  des  travaux. 

On  peut  dire  jusqu'à  un  certain  point  que  Ricardo  a  confondu  égale- 
menl  la  valeur  avec  le  travail  ;  mais  moins  asservi  que  Bastiat  et  M.  Prou- 
dhon à  la  logique  que  cette  confusion  lui  imposait,  il  s'en  est  écarté  sou- 
vent sans  s'inquiéter  des  contradictions  oii  cela  le  conduisait.  Ainsi, 
après  avoir  affirmé  que  la  valeur  tend  constamment  à  se  confondre  avec 
les  frais  de  production,  ce  qui  veut  dire  qu'elle  est  à  peu  près  propor- 
tionnelle au  travail,  il  affirme  que  la  rente  est  un  revenu  payé  au  pro- 
priétaire du  sol  pour  le  droit  d'en  exploiter  les  facultés  productives  impé- 
rissables, et  quelle  grandit  incessamment  avec  la  p-rospérité,  au  préjudice 
des  salaires,  ce  qui  veut  dire  le  contraire. 

On  peut  encore  porter  au  compte  de  cette  confusion  l'opinion  qui 
prétend  faire  de  l'intérêt  du  capital  le  salaire  d'un  travail,  le  salaire  du 
travail  de  l'épargne.  Toutes  les  subtilités  imaginables  ne  parviendront 
jamais  à  identifier  les  deux  idées  de  travail  et  d'épargne.  Sans  doute,  il 
arrive  souvent  que,  pour  conserver  le  capital,  il  faut  travailler  ;  mais  il 
arrive  plus  souvent  encore  que  le  soin  de  le  conserver  incombe  entière- 
ment à  l'emprunteur,  et,  en  pareil  cas,  on  ne  peut  pas  dire  que  l'intérêt 
qu'il  rapporte  soit  le  salaire  d'un  tel  soin.  D'ailleurs,  conserver  et  épar- 
gner sont  deux  faits  distincts,  bien  qu'ils  s'associent  souvent.  Quant  au 


30  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

fait  de  l'épargne,  qui  peut  remonter  à  cinq  ou  dix  générations  et  même 
plus,  on  ne  peut  pas  dire  qu'on  le  salarie  dans  la  personne  de  tous  les 
descendants  ou  héritiers  de  celui  qui  en  est  l'auteur.  La  science  ne  peut 
que  perdre  à  de  pareilles  subtilités,  et  l'esprit  public  n'y  gagne  pas  la 
tranquillité  que  des  controverses  passionnées  lui  ont  fait  perdre  quel- 
quefois. 

La  confusion  de  la  valeur  avec  la  rareté  prouve  un  complet  désarroi 
de  la  raison  au  sujet  de  la  valeur  et  de  la  richesse;  elle  prouve  que,  ne 
sachant  oii  est  la  vérité  ni  même  la  vraisemblance  à  ce  sujet,  on  peut 
croire  tout  vrai  ou  vraisemblable.  Il  faut  bien  qu'il  en  soit  ainsi  pour 
en  arriver  à  voir  dans  la  rareté,  qui  est  une  absence  relative  de  la  ri- 
chesse, une  véritable  richesse,  sous  le  nom  de  valeur.  Ceux  qui  font  cette 
confusion  prennent  un  phénomène  de  déplacement  de  richesse  au  profit 
des  uns  et  au  préjudice  des  autres  pour  une  création  de  richesse.  A  ce 
compte  le  vol  crée  de  la  richesse,  car  il  en  procure  au  voleur.  C'est 
l'erreur  de  beaucoup  de  protectionnistes;  c'est  l'erreur  de  M.  Dumes- 
nil-Marigny.  Elle  fait  croire  qu'en  raréfiant  certains  produits  on  enri- 
chit la  société.  On  enrichit  quelquefois  les  producteurs  ou  les  détenteurs 
de  la  marchandise  raréfiée,  mais  au  préjudice  toujours  des  autres  membres 
de  la  société,  qui  perdent  non-seulement  toute  la  différence  de  valeur 
occasionnée  par  la  rareté,  mais  beaucoup  plus  encore,  comme  nous  le 
verrons  ailleurs. 

III 

Toutes  ces  confusions,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  ont  pour  effet  com- 
mun d'obscurcir  l'idée  de  la  mesure  économique ,  quand  elles  ne  la 
fourvoient  pas;  et,  comme  elles  ont  pénétré  plus  ou  moins  dans  tous  les 
travaux  des  économistes,  il  en  est  résulté  que  jusqu'à  présent  on  n'a  pas 
encore  pu  définir  d'une  matière  satisfaisante  ni  la  nature,  ni  les  termes, 
ni  les  résultats  de  cette  mesure;  il  est  résulté  conséquemment  que  la 
monnaie,  l'instrument  de  cette  même  mesure,  est  restée  enveloppée 
d'une  certaine  obscurité  pour  tout  le  monde,  bien  qu'elle  soit  d'un  usage 
universel  et  continu,  et  que  tout  le  monde  croie  parfaitement  la  con- 
naître. Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  voir  et  de  discuter  à  son  tour  cette 
dernière  conséquencs  qui  a  une  portée  considérable  dans  la  science  et 
hors  de  la  science. 

Nous  avons  déjà  vu  que  l'obscurité  du  troisième  terme  de  la  mesure 
économique,  l'instrument  qui  sert  à  l'opérer,  avait  porté  à  croire  que  la 
monnaie  n'était  pas  indispensable  à  l'échange;  de  là  à  la  recherche  ab- 
surde des  moyens  de  s'en  passer,  il  n'y  avait  qu'un  pas,  et  ce  pas  était 
logique.  En  effet,  la  monnaie  coûte;  elle  coûte  cher,  et  il  y  aurait  tout 
avantage  à  s'en  passer.  Law,  Ricardo  et  Rossi  ont  eux-mêmes  et  très-expli- 
citement indiqué  cette  conséquence.  Bonne  fortune  pour  l'utopie  que  de 


IDÉES  RELATIVES  A  LA  MESURE  ÉCONOMIQUE.  31 

pareilles  autorités  !  Aussi  avons-nous  vu  pleuvoir  des  systèmes  destinés 
à  nous  affranchir  (k  la  inonniiie,  de  ce  moyen  d'échanjye  coûteux,  encom- 
brani,  ruineux;  de  ce  moyen  barbare  au  siècle  de  la  vapeur  et  de  rélec- 
tricité  '...  Si  encore  nous  n'avions  eu  (pie  des  systèmes  écrits!  Mais  nous 
en  avons  eu  de  moins  innocents  pour  la  fortune  publique  et  pour  la  for- 
tune privée  des  hommes  de  bonne  foi  qui  s'en  faisaient  les  promoteurs 
ou  les  soutiens  (1)  ! 

Autrefois,  —  on  était  naïf  alors,  —  on  se  contentait  d'amenuiser  la 
monnaie  d'une  manière  quelconque,  sans  en  contester  la  nécessité,  et 
quand  ce  procédé  régalien  soulevait  quelques  scrupules,  des  sophistes 
se  char^yeaient  de  les  apaiser  en  proclamant  qu'à  la  seule  effigie  du 
prince  la  monnaie  devait  sa  valeur.  Jacques  Bon/iomme  cependant  ne  s'y 
trompait  génère  ;  bien  fin  qui  l'aurait  persuadé  que  le  bon  plaisir  du 
prince  chang^eait  les  petits  écus  en  pièces  de  six  francs;  mais  les  plaintes 
avaient  leur  dan[î"er  et  il  se  résignait;  seulement  il  s'empressait  de  dou- 
bler le  prix  de  ses  services  et  de  ses  produits,  ce  qui  ramenait  la  mon- 
naie altérée  à  sa  valeur  réelle,  et  le  prince  faux  monnayeur  ne  tardait 
pas  à  reconnaître  à  son  tour  que  dans  le  trésor  royal  comme  dans  Tes- 
carcelle  de  Jacques  Bonhomme,  un  édit  ne  peut  doubler  la  valeur  des 
petits  écus. 

Aujourd'hui  on  est  plus  honnête,  mais  moins  modeste;  on  vise  à  s'af- 
franchir à  la  fois  de  l'effigie  du  prince  et  du  métal  qu'elle  désigne  à  la 
confiance  publique;  c'est  plus  dix-neuvième  siècle.  Cette  prétention,  tou- 
tefois, n'a  encore  donné  que  des  résultats  négatifs  ;  cependant  on  espère 
toujours.  En  attendant,  la  monnaie  est  considérée  comme  un  usurpateur 
dont  on  supporte  le  joug  avec  impatience,  et  on  lui  cherche  toutes  sortes 
de  querelles.  On  lui  reproche  notamment  d'engendrer  l'intérêt  du  capi- 
tal, elle  qui  ne  produit  rien  pourtant,  d'après  le  langage  de  ceux-là 
même  qui  l'accusent.  On  lui  reproche  encore  de  provoquer  les  crises 
commerciales.  Dans  le  même  ordre  d'idées,  on  applaudit  au  monopole 
des  banques  d'émission  et  au  cours  forcé  de  leurs  billets.  Les  banques 
d'État,  voilà  l'embryon  du  crédit  qui  nous  sauvera  de  la  tyrannie  des 
métaux  précieux!  Si  elles  voulaient  déjà,  ces  banques,  elles  nous  prête- 
raient à  un  taux  si  bas,  si  bas,  que  l'intérêt  ne  serait  plus  pour  rien  dans 
le  tribut  payé  par  l'emprunteur.  Inutile  d'insister  sur  les  inconvénients, 
disons  mieux,  les  dangers  de  pareilles  utopies. 

A  la  même  obscurité  concernant  la  monnaie,  on  doit  l'illusion  qui  fait 
croire  à  des  variations  de  sa  valeur  complètement  indépendantes  des  lois 


(1)  M.  Proudhon  a  remboursé  longtemps  sur  le  produit  de  son  travail 
les  pertes  de  sa  Banque  du  peuple^  qui  avait  pour  objet  de  supprimer  ia 
monnaie. 


32  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

gfénérales  de  la  valeur  pour  les  autres  marchandises.  On  prétend,  par 
exemple,  que  si,  toutes  choses  ég^ales  d'ailleurs,  on  double,  triple  ou 
décuple  la  quantité  de  monnaie  circulant  dans  un  pays,  on  en  fait  tom- 
ber la  valeur  à  la  moitié,  au  tiers  ou  au  dixième;  et  qu'on  produit  un 
effet  contraire  en  réduisant  cette  même  quantité  à  la  moitié,  au  tiers  ou 
au  dixième.  Il  est  indubitable  que  le  prix  des  marchandises  autres  que 
la  monnaie  augmente  ou  diminue  exactement  comme  la  monnaie  di- 
minue ou  aug^mente,  ce  qui  prouve  que  la  monnaie  a  bien,  à  Tégarddes 
autres  marchandises,  tous  les  caractères  d'un  véritable  instrument  de 
mesure  ;  mais  il  n'est  pas  vrai  que  la  monnaie  vaille  en  proportion  in- 
verse de  la  quantité  qui  en  circule  ;  rien  n'autorise  une  pareille  affir- 
mation, qui  est  à  la  fois  contraire  aux  faits  et  au  principe  de  la  valeur. 

Voici  encore  une  erreur  relative  à  la  monnaie  qui  a  vraisemblable- 
ment la  même  source  que  les  précédentes  ;  nous  voulons  parler  de  ce 
qu'on  appelle  improprement  le  double  étalon  d'or  et  d'argent.  Si  la 
monnaie  est  un  instrument  de  mesure,  elle  ne  peut  pas  plus  avoir  deux 
étalons  que  le  mètre,  le  gramme  ou  le  litre;  elle  n'en  a  pas  deux  non 
plus,  quoi  qu'on  en  dise,  car  toutes  les  fois  que  l'un  de  ses  deux  pré- 
tendus étalons  a  cessé  de  l'être  en  réalité,  fût-ce  même  celui  que  la 
loi  désigne  spécialement  comme  tel,  il  sort  de  la  circulation,  en  dépit 
des  efforts  qu'on  peut  faire  pour  le  retenir,  et  sans  respect  pour  la  loi 
qui  n'en  continue  pas  moins  à  lui  conserver  son  titre,  comme  un  mo- 
narque détrôné  continue  à  porter  le  sien  aux  yeux  de  ses  partisans  (1). 

L'usage  de  trois  métaux  différents  et  de  valeurs  inégales  pour  rem- 
plir la  fonction  monétaire  a  sa  raison  d'être  dans  les  exigences  de  la 
pratique.  Un  seul  métal  monnayé  aurait  trop  de  valeur  sous  un  petit 
volume  ou  trop  peu  sous  un  grand,  et  il  ne  pourrait  pas  satisfaire  à 
tous  les  besoins  de  la  circulation.  Mais  cela  ne  devait  pas  faire  oublier 
que  la  monnaie  est  un  instrument  de  mesure,  et  qu'à  ce  titre  elle  est 
soumise  à  des  conditions  auxquelles  on  ne  peut  pas  la  soustraire  sans 
l'altérer.  Sous  ùe  rapport,  soit  hasard,  soit  nécessité,  le  cuivre,  dont  on 
a  fait  un  billon,  n'a  jamais  altéré  le  principe  de  la  monnaie.  Comme 
billon,  en  effet,  le  cuivre  a  une  valeur  légale  qui  est  supérieure  à  sa  va- 
leur marchande^  et,  grâce  à  cette  fiction  autorisée  et  légitimée  par  la 
confiance  publique,  il  représente  exactement  toujours  les  divisions  de 
l'étalon  qu'il  exprime.  Il  n'en  est  plus  de  même  de  l'argent  et  de  l'or  là 
oii  ces  deux  métaux  circulent  concurremment  comme  monnaies  véri- 
tables. Du  moment  que  l'un  de  ces  deux  métaux  n'est  pas  un  billon,  il 


(1)  Voilà  ce  qui  arrive  en  France  pour  la  monnaie  d'argent  et  ce  qui 
arrivera  infailliblement  pour  la  pièce  de  i  franc,  si,  par  un  respect 
étrange  de  la  loi  française,  on  prétend  lui  conserver  le  titre  de  900/1000 
en  baissant  celui  des  autres  pièces  d'argent. 


ID.'ES  RELATIVES  A  LA  MESURE  ECONOMIQUE.  33 

faut,  pour  qu'il  repn'îscntft  toujours  les  divisions  de  Taiilrc,  que  sa  va- 
leur jïiarcliainh;  soit  roiistainiiuînt  é};ale  à  sa  valeur  lé};ale;  mais  ou 
sait  que  cela  est  iuipossible;  aussi  le  voit-ou  toujours  sortir  de  la  cir- 
culation quand  sa  valeur  uiarcliande  vient  à  excéder  sa  valeur  légale. 

Ce  phénomène,  qu'on  a  pu  observer  partout  dans  le  passé,  et  qu'on 
peut  encore  observer  partout  aujourd'hui,  excepté  en  Anfjieterre  où  il 
a  définitivement  cessé  depuis  qu'on  y  a  fait  de  l'arfyent  une  monnaie  de 
l)ilIon,  depuis,  par  conséquent,  qu'on  n'y  admet  plus  qu'un  seul  étalon 
monétaire;  ce  phénomène  a  eu  partout  de  désastreux  effets  ;  il  en  a  eu 
surtout  dans  l'Américpie  espa[înole,  d'où  il  a  fait  sortir  incessamment, 
depuis  quarante  ou  cinquante  ans,  toute  la  monnaie  d'ar^i^ent,  la  plus 
nécessaire  toujours  au  commerce  intérieur  de  chaque  pays,  la  plus  né- 
cessaire particulièrement  aux  pays  hispano-américains,  qui  n'avaient 
pas  de  monnaie  de  cuivre  jusqu'à  ces  derniers  temps,  et  il  a  poussé  ces 
pays  aux  expédients  funestes  de  la  fausse  monnaie  et  du  papier-mon- 
naie, comme  il  est  arrivé,  pour  la  fausse  monnaie,  à  la  Bolivie,  au 
Pérou,  a  la  Colombie  et  aux  provinces  argentine  du  Nord,  comme  il  est 
arrivé,  pour  le  pap' or-monnaie,  à  la  Bande  orientale  et  à  Buénos-Ayres. 

Gomme  beaucoup  d'autres  erreurs  économiques,  celle-ci  n'a  frappé 
les  esprits  que  par  les  maux  qui  en  résultaient;  mais,  comme  toutes  les 
erreurs  en  général,  elle  a  trouvé  des  défenseurs  aussitôt  qu'elle  fut  dé- 
noncée à  l'opinion  publique.  L'argument  principal  de  ses  défenseurs 
réside  dans  une  comparaison  ingénieuse,  peut-être,  mais  inexacte  assu- 
rément, au  moyen  de  laquelle  on  croit  voir  dans  le  prétendu  double 
étalon  monétaire  une  sorte  de  mécanisme  à  compensation,  semblable  à 
certains  balanciers  de  montre,  qui  atténuerait,  qui  compenserait  dans 
une  certaine  mesure  les  écarts  de  valeur  de  la  monnaie  et  donnerait 
ainsi  une  stabilité  relative  à  l'instrument  de  la  mesure  économique. 
Certes,  un  pareil  résultat  serait  précieux;  mais  en  présence  des  atta- 
ques sérieuses  et  légitimes  dont  le  système  du  double  étalon  a  été  l'objet, 
on  ne  devrait  pas  se  contenter  de  l'affirmer  purement  ei  simplement,  ou 
il  faudrait  fonder  son  affirmation  sur  d'autres  raisons  que  l'image  du 
balancier  Bréguet.  Comparer  n'est  pas  juger.  Nous  ferons  contre  ce 
système  ce  qu'on  ne  prend  pas  la  peine  de  faire  pour,  nous  essayerons 
d'en  prouver  l'erreur  autrement  que  par  l'exemple  des  désastres  qu'il 
a  engendrés. 

Si  le  rapport  des  valeurs  marchandes  de  l'or  et  de  l'argent  ne  chan- 
geait jamais,  ce  système  n'aurait  aucun  inconvénient;  mais  il  n'aurait 
non  plus  aucun  avantage,  puisqu'il  ne  pourrait  rien  compenser.  S'il 
compense  quelque  chose  ce  sera  évidemment  parce  (|ue  ce  rapport 
change.  Voyons  donc  comment  il  agit  alors  que  ce  rapport  change. 
Nous  avons  déjà  ftiit  observer  que  quand  ce  rapport  change,  celui  des 
deux  métaux  dont  la  valeur  marchande  devient  supérieure  à  la  valeur 
2'  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  15  avril  1865.  3 


34 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


légale  sort  de  la  circulation  ;  Texpérience  a  montré  qu'il  en  était  tou- 
jours ainsi;  conséquemment  ce  changement  de  rapport  a  toujours  pour 
effet,  là  où  on  ne  remplace  pas,  comme  dans  TAmérique  espagnole,  lé 
métal  sortant  par  de  la  fausse  monnaie  ou  du  papier-monnaie,  de  faire 
affluer  dans  la  circulation  à  double  étalon  celui  des  deux  étalons  dont 
la  valeur  baisse  en  apparence  ou  en  réalité.  Cet  effet,  disons-nous, 
se  produit  toujours  invariablement.  Voyons  donc  maintenant  s'il 
opère  la  compensation  que  Ton  suppose.  Si  la  monnaie  qui  sort  a 
haussé  réellement,  l'introduction  dans  la  circulation  de  celle  qui  la 
remplace  aura  pour  résultat  effectivement  de  ne  pas  faire  varier  la  me- 
sure économique  ou  de  la  faire  varier  moins  qu'elle  ne  varierait  en  con- 
servant la  monnaie  qui  sort;  mais  s'il  n'en  est  pas  ainsi,  si,  au  con- 
traire, la  monnaie  qui  entre  a  baissé,  son  introduction  aura  pour  résul- 
tat de  faire  varier  la  mesure  économique  plus  qu'elle  n'aurait  varié  eh 
conservant  la  monnaie  qui  sort.  Voilà  déjà  qui  prouve  que  le  système 
du  double  étalon  n'est  pas  un  mécanisme  à  compensation  pour  tous 
les  cas,  et  que,  dans  certains  cas,  il  aggrave  la  variation  de  la  mesure 
économique  au  lieu  de  l'atténuer.  Mais,  si  nous  considércftis  que,  depuis 
plusieurs  siècles,  For  et  l'argent  baissent  constamment,  et  que  la  hausse 
apparente  de  l'un  des  deux,  du  moins  dans  un  temps  donné  assez  long, 
n'a  jamais  été  que  l'effet  d'une  baisse  plus  rapide  de  l'autre,  nous  res- 
terons convaincus  que  le  double  étalon  n'a  jamais  rien  compensé,  que 
toujours,  au  contraire,  il  a  aggravé  les  inconvénients  attachés  à  la  varia- 
tion de  valeur  des  monnaies. 


Un  dernier  argument  des  partisans  du  double  étalon,  c'est  que  les 
changements  de  circulation  dont  il  est  la  cause  sont  avantageux  au 
pays  où  ils  s'accomplissent.  Voilà  un  résultat  qui  serait  d'autant  plus 
admirable  qu'on  ne  fait  rien  pour  l'obtenir,  et  qu'on  l'obtient  même  en 
faisant  des  efforts  pour  l'empêcher  !  Mais,  est-il  vrai  qu'on  l'obtienne  ? 
Voyons  donc.  Si  nous  prenons  l'exemple  de  la  France,  où  un  pareil 
changement  s'accomplit  sous  nos  yeux,  nous  voyons  que  l'avantage 
qu'on  en  tire  va  tout  entier  à  la  spéculation,  et  qu'il  est  partagé  entre 
des  spéculateurs  français  et  des  spéculateurs  étrangers.  Soit,  dira-t-on, 
il  y  a  avantage  pour  la  France  et  pour  l'étranger,  comme  il  arrive  à 
l'occasion  de  tout  commerce  extérieur,  quel  qu'il  soit.  J\ous  nions  cette 
analogie,  du  moins  avec  la  portée  universelle  qu'on  pourrait  lui  donner. 
Le  changement  en  question  ne  produit  aucune  richesse,  il  ne  fait  qu'en 
déplacer,  et  en  en  déplaçant,  il  ne  peut  pas  favoriser  à  la  fois  les 
différents  pays  qui  s'y  prêtent.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  comprend  aisé-, 
ment  que  la  France  ne  puisse  pas  y  gagner,  car  elle  vend  sa  monnaie 
d'argent  au  prix  légal  qu'elle  lui  donne  elle-même,  c'est-à-dire  à  un 
prix  inférieur  au  prix  marchand  de  l'argent  en  France  et  à  l'étranger, 


LKS  SOGIÉTIÏS  A  RESPONSARILfTfi  LIMITEE.  35 

tandis  qu'elle  achète  Vov,  destiné  à  remplacer  cette  monnaie,  au  prix 
marchand  (|u'il  a  à  l'éiranjyer  où  il  ne  vaut  pas  moins  qu'en  France; 
elle  perd  donc  la  prime  que  lait  la  monnaie  d'arg^ent  chez  elle;  en  un 
mot  elle  perd  tout  ce  qui  fait  le  bénéfice  des  exporteurs  français  ou 
étranjjers  de  cette  monnaie.  11  est  certain  d'ailleurs,  que,  sans  une 
parei'le  perte  de  sa  part,  sa  monnaie  n'aurait  aucun  motif  spécial  de 
sortir. 

On  doit  s'étonner  de  voir  des  économistes,  attribuer  à  la  loi  française 
le  pouvoir  de  favoriser  l'étalon  monétaire  en  France,  quand  l'éco- 
nomie politique  a  toujours  combattu  l'intervention  de  la  loi  dans  les 
faits  concernant  la  valeur.  Si  la  loi  française  avait  cette  puissance,  rela- 
tivement à  la  monnaie,  il  ne  faudrait  plus  blâmer  les  lois  de  maxi- 
mum aussi  absolument  qu'on  le  fait.  Nous  qui  n'avons  rien  à  retrancher 
du  blâme  porté  contre  ces  lois,  nous  entendons  l'appliquer  à  la  loi 
française  du  double  étalon  comme  aux  lois  de  maximum  en  [général,  et 
sans  aucune  réserve.  L'expérience  prouve  que  la  valeur  d'une  marchan- 
dise est  d'autant  plus  stable  que  cette  marchandise,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  vaut  d'avantagée,  est  plus  abondante,  a  plUs  de  consomma- 
teurs, un  marché  plus  étendu  et  Une  circulation  plus  libre.  La  monnaie 
ne  fait  pas  exception  à  cette  règle.  Par  conséquent,  le  système  du 
double  étalon,  qui  partage  la  consommation  de  la  monnaie  entré  l'or 
et  l'argent  alternativement,  est  contraire,  dans  une  certaine  mesure, 
à  la  stabilité  de  la  valeur  de  la  monnaie,  et  cela,  indépendamment  des 

effets  fâcheux  qu'il  occasionne  d'autre  part. 

Th.  Mannequin. 


LES 

SOCIÉTÉS  A   RESPONSABILITÉ    LIMITÉE 

ET   LES  JEUX   DE  BOURSE 


Aucune  histoire  ne  saurait  être  plus  intéressante  que  celle  des  divers 
arrangements  de  l'atelier  industriel  qui  se  sont  succédé  dans  le  mondé. 
Malheureusement  cette  histoire,  qui  sei'àit,  à  vrai  dire,  celle  de  là 
civilisation,  n'est  pas  faite  encore  et  on  ne  pourra  l'entreprendre  qu'a- 
près de  nombreux  travaux  préparatoires.  En  attendant  que  la  patience 
et  les  veilles  d'économistes  érudits  nous  révèlent  le  passé  ou  le  fasse  en- 
trevoir, il  est  bon  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  le  présent,  d'y  examiner 
les   traits    généraux  de  l'arrangement    industriel ,    de  les  apprécier 


36  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

brièvement,  et  de  laisser,  s'il  se  peut,  aux  historiens  futurs,  quelques 
documents  qu'ils  puissent  consulter  utilement. 

Il  y  a  bien  des  siècles  que  la  société  tend  à  fonder  tous  ses  arrang^e- 
ments  industriels  sur  le  principe  de  la  liberté  du  travail  et  des  échanges, 
à  étendre  le  domaine  dans  lequel  les  intérêts  particuliers  peuvent 
être  régulés  par  les  contrats.  Un  {i^rand  nombre  de  restrictions  sont 
tombées;  d'autres,  condamnées  par  la  science  et  à  peu  près  aban- 
données par  l'opinion,  menacent  ruine;  mais  il  en  est  qui  conservent 
encore  toute  leur  force  et  au  sujet  desquelles  il  règne  une  grande  in- 
certitude dans  l'opinion  des  hommes  éclairés.  Cependant  l'activité  indi- 
viduelle, profitant  des  libertés  qui  lui  sont  acquises  et  quelquefois  aussi 
des  restrictions  qui  restent  encore  debout,  crée  incessamment  des 
arrangements  nouveaux  qui  viennent  modifier  ceux  que  l'on  connaissait 
et  introduire  dans  Fatelier  industriel  des  combinaisons  qui  n'ont  pas 
été  étudiées  théoriquement. 

D'après  notre  idéal  actuel,  qui  est  en  quelque  sorte  le  droit  commun, 
l'atelier  industriel  consiste  en  un  certain  nombre  de  familles  libres, 
jusqu'à  un  certain  point,  de  travailler  comme  elles  l'entendent  et  à  ce 
qu'elles  veulent,  d'acquérir,  de  consommer  ou  d'aliéner,  et  responsables 
de  leur  propre  conservation.  Ces  familles  se  groupent  habituellement, 
sous  la  direction  d'un  chef  librement  accepté,  en  entreprises,  qui  for- 
ment en  quelque  sorte  les  unités,  les  personnes  industrielles.  Dans 
l'intérieur  de  l'entreprise,  les  positions  et  la  rémunération  de  chacun 
de  ceux  qui  y  concourent  sont  déterminées  par  un  contrat  qui  dé- 
finit les  conditions  d'autorité  que  chacun  reconnaît  et  auxquelles  il  se 
soumet.  Ces  contrats  confient  le  plus  habituellement  la  direction  géné- 
rale et  souveraine  de  l'entreprise  à  une  ou  à  quelques  personnes  pro- 
priétaires du  capital  sur  lequel  on  travaille  et  seules  responsables  des 
résultats  bons  ou  mauvais  ;  les  autres  collaborateurs  reçoivent  en  géné- 
ral un  salaire  fixe,  quels  que  soient  les  résultats  généraux  de  l'entre- 
prise, pour  prix  de  leur  travail. 

Tel  est  l'arrangement  le  plus  ordinaire,  celui  en  vue  duquel  on  a 
presque  toujours  discuté  ou  écrit,  afin  d'obtenir  pour  tous  ceux  qui  y 
prennent  part,  la  liberté  la  plus  grande.  Mais,  à  côté  de  cet  arrange- 
ment, l'association  peut  en  établir  d'autres,  analogues,  mais  différents, 
constituant  des  entreprises  plus  ou  moins  conformes  au  droit  commun, 
mais  régies  dans  leur  organisation  intime  par  des  principes  différents 
et  mues  par  d'autres  mobiles  que  la  plupart  des  entreprises  existantes. 
C'est  ce  qui  arrive  aujourd'hui  sous  nos  yeux,  grâce  au  développement 
des  sociétés  à  responsabilité  limitée  et  à  l'introduction  des  sociétés 
ouvrières. 

Nous  avons,  dans  un  autre  temps,  examiné  le  principe  des  sociétés 


LES  SOCIÉTÉS  A  RESPONSABILITli  LIMITÉE.  37 

ouvrières  (1),  et  nous  n'avons  pas  l'intention  de  revenir  sur  ce  sujet. 
Nous  ne  nous  occuperons,  dans  le  travail  qui  suit,  que  des  sociétés  à 
responsabilité  limitée. 

I 

Les  sociétés  à  responsabilité  limitée  ne  sont  pas  certainement  nouvel- 
les en  principe  :  ce  qui  est  nouveau,  c'est  leur  immense  développement, 
c'est  leur  importance,  c'est  leur  intervention  dans  presque  toutes  les 
branches  de  l'industrie.  On  a  maudit  et  déploré  ce  développement, 
comme  on  a  l'habitude  de  maudire  toutes  les  nouveautés  :  on  l'a,  d'au- 
tre part,  vanté  et  glorifié  dans  les  termes  les  plus  lyriques  comme  une 
panacée  sociale.  Reste  à  l'étudier  froidement  dans  son  principe  et  dans 
ses  applications. 

Il  nous  semble  tout  d'abord  difficile  de  contester  que  le  développe- 
ment des  sociétés  à  responsabilité  limitée  soit,  par  lui-même,  un  grand 
progrès.  En  effet,  c'est  à  ce  développement  qu'on  doit  l'exécution  des 
immenses  travaux  publics  faits  de  notre  temps  et  notamment  les  che- 
mins de  fer.  Si  la  combinaison  de  la  responsabilité  limitée  n'avait  pas 
permis  d'appeler  et  de  grouper  une  multitude  de  petites  épargnes,  il 
est  douteux  tout  au  moins  que  ces  travaux  eussent  pu  être  exécutés; 
il  est  certain,  en  tout  cas,  que  le  nombre  des  concurrents  pour  leur 
exécution  aurait  été  infiniment  moindre  et  que,  par  conséquent,  ces 
travaux  auraient  coûté  beaucoup  plus  cher  au  public. 

Aussi,  loin  d'être  détracteurs  systématiques  des  sociétés  à  responsa- 
bilité limitée,  quelle  que  soit  leur  forme,  nous  les  considérons  comme 
des  témoins  imposants  et  des  agents  puissants  de  la  civilisation  mo- 
derne. Ce  sont  des  témoins  imposants,  car  leurs  développements  at- 
testent une  sécurité  de  la  propriété  et  un  degré  de  confiance  inconnus 
aux  siècles  passés.  Ce  sont  des  agents  puissants,  puisqu'elles  permet- 
tent d'exécuter  des  entreprises  devant  lesquelles  l'imagination  même 
de  nos  pères  aurait  reculé.  Ajoutons  qu'en  facilitant  les  petites  épar- 
gnes, en  appelant  ceux  qui  les  font  à  s'intéresser  à  la  grande  industrie, 
ces  sociétés  sont  des  instruments  d'épargne,  d'instruction  et  de  civili- 
sation. 

Donc,  en  principe,  nul  doute  :  les  sociétés  à  responsabilité  limitée 
sont  utiles,  et  très-utiles,  dignes  d'être  approuvées  et  encouragées  par 
l'opinion.  Est-ce  à  dire  qu'elles  soient  parfaites?  C'est,  ce  nous  semble, 
une  question  digne  d'étude  que  celle  de  savoir  s'il  n'y  a  pas  dans 
leur  constitution  quelques  éléments  perturbateurs.  Nous  ne  sommes 
pas  de  ceux  qui  répondent  à  tout  par  la  liberté  :  nous  croyons  qu'il 
convient  de  savoir  le  pourquoi  de  la  liberté  elle-même,  de  savoir  sur- 


(l)  Voir  le  Journal  des  Économistes  de  septembre  1856. 


38  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

tout  jusqu'où  la  liberté  s'étend  et  si  tout  ce  qui  porte  son  nom  est 
bien  elle. 

II 

Il  y  a,  dans  les  sociétés  à  responsabilité  limitée,  deux  points  de  vue 
sous  lesquels  elles  doivent  être  successivement  étudiées,  savoir  :  la  for- 
mation et  l'action.  Bien  que  la  formation  vienne  la  première  dans 
l'ordre  clironolog-ique,  nous  préférons  considérer  d'abord  l'action  des 
sociétés  à  responsabilité  limitée.  Nous  étudierons  ensuite  les  lois  et  la 
pratique  de  leur  formation. 

Les  sociétés  à  responsabilité  limitée  réunissent  habituellement  des 
capitaux  considérables  et  s'attachent  aux  grandes  entreprises.  Il  n'y  a 
qu'une  exception  :  c'est  celle  de  l'ancienne  commandite  commerciale 
qui  ne  diffère  pas  sensiblement,  dans  ses  opérations,  de  la  société  en 
nom  collectif.  Mais  les  sociétés  anonymes,  les  sociétés  à  responsabilité 
limitée  proprement  dites  et  même  les  commandites  par  actions  tendent 
aux  grandes  entreprises.  C'est  en  quelque  sorte  leur  but  et  leur  fin, 
puisqu'elles  veulent,  par  le  groupement  des  petits  capitaux,  fa're  ce 
que  l'industrie  et  les  ressources  d'un  particulier  seraient  impuissantes 
à  faire. 

Il  résulte  de  là  tout  d'abord  que  toute  branche  d'industrie  ne  convient 
pas  aux  sociétés  à  responsabilité  limitée  :  elles  ne  s'appliquent  utile- 
ment qu'aux  industries  qui  comportent  de  grandes  entreprises.  Ces 
industries,  on  le  sait,  sont  celles  qui  font  des  opérations  importantes, 
mais  très-simples,  ou  susceptibles  d'être  confiées  à  des  entrepreneurs 
particuliers  groupés  par  l'entreprise  centrale,  comme  les  chemins  de 
fer,  les  entreprises  de  vapeurs  et  même,  jusqu'à  un  certain  point,  de 
messageries.  Dans  ces  entreprises,  en  effet,  le  service  à  rendre  est 
simple,  puisqu'il  s'agit  d'un  transport.  Toutes  les  relations  avec  le 
public  consistent  à  recevoir  et  livrer  des  colis  et  des  voyageurs  à  des 
conditions  réglées  à  l'avance  par  les  tarifs.  Quant  aux  moyens,  tels 
que  construction,  réparation,  entretien  du  matériel,  fourniture  des  ma- 
tières à  consommer  et  même  direction  du  personnel  actif,  ils  peu- 
vent faire  l'objet  d'entreprises  particulières  reliées  par  des  contrats  à 
l'entreprise  principale.  Chaque  fois  qu'une  industrie  se  trouve  dans 
des  conditions  analogues,  comme  les  assurances  et,  en  certains  cas,  les 
banques,  la  société  à  responsabilité  limitée  peut  y  réussir. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  industries  où  il  y  a  beaucoup  de  détails, 
ni  de  celles  dans  lesquelles  le  jugement  et  l'invention  jouent  un  grand 
rôle.  Nous  ne  croyons  pas,  par  exemple,  que  l'industrie  de  l'armement 
puisse  réussir  beaucoup  sous  le  régime  de  la  responsabilité  limitée, 
non  plus  que  celle  des  voitures  de  transport,  au  moins  tant  qu'il  existera 
une  sérieuse  concurrence.  Ceux  qui  ont  rêvé  de  donner  à  l'industrie 


LES  SOCIfiTIÎS  A  RESPONSABILITÉ  LIMITÉE.  39 

tout  entière  la  forme  qui  avait  réussi  clans  les  chemins  de  fer,  d'établir 
partout  la  société  à  responsabilité  limitée  sur  1(!S  ruines  des  entrepre- 
neurs ordinaires,  avaient  très-peu  réfléchi  sur  les  conditions  générales 
d'exislence  el  de  i)r()spérité  des  entreprises  indiislrielles. 

En  elïei,  Taclion  de  la  société  à  responsabilité  limitée  n'est  pas  bor- 
née seulement  par  la  nature  de  Tindustrie  à  exercer,  comme  une  entre- 
prise particulière  :  elle  est  contenue  par  des  bornes  infiniment  plus 
étroites,  parce  qu'elle  ap,it  sous  une  direction  dont  l'activité,  la  vigi- 
lance, l'esprit  de  ressource  et  d'invention,  et  en  tout  cas  le  pouvoir 
sont  inférieurs  à  ce  que  possède  l'entrepreneur  ordinaire. 

C'est  un  fait  qui  semble  fort  étrange  au  premier  abord,  surtout  pour 
ceux  qui  prennent  à  la  lettre  les  éloges  imprimés  des  directeurs  de 
grandes  compagnies.  Mais  c'est  un  fait  patent  qui  se  comprend  sans 
peine  lorsque  l'on  songe  que  dans  une  grande  compagnie,  tous,  même 
ceux  qui  commandent,  agissent  sous  l'empire  d'une  autorité  et  non  en 
vertu  d'un  intérêt  direct.  En  général  ils  sont  fidèles  à  leurs  devoirs  : 
ils  y  sont  attachés  par  conscience,  par  amour-propre,  par  un  gros 
traitement  à  conserver,  et  cependant  l'action  n'a  pas  la  même  énergie 
que  celle  de  l'entrepreneur  particulier  ;  elle  s'use  d'ailleurs  dans  les 
conférences,  dans  les  conseils,  dans  les  réunions  d'actionnaires.  Peut- 
être  aussi  l'administration  générale  des  sociétés  coûte-t-elle  plus  cher 
que  celle  d'une  entreprise  particulière. 

Aussi  est-il  remarquable,  mais  nullement  étonnant,  que  dans  les  en- 
treprises où  les  sociétés  à  responsabilité  limitée  et  les  particuliers  se 
trouvent  en  concurrence,  ces  derniers,  en  général,  réussissent  mieux  et 
l'emportent.  C'est  ce  sentiment  de  leur  infériorité  qui  rend  les  sociétés 
à  responsabilité  limitée  très-amoureuses  de  monopoles,  très-disposées  à 
se  protéger,  chaque  fois  que  l'autorité  publique  y  consent,  par  des 
prohibitions  et  des  restrictions  imposées  à  leurs  concurrents.  Cette  ten- 
dance est  très-remarquable,  en  France  particulièrement. 

Le  monopole  cause  souvent  au  public,  dans  les  pays  ignorants,  d'é- 
tranges illusions.  Une  grande  compagnie  monopolise  un  service  quel- 
conque, soit  la  fabrication  des  chaussures  :  elle  établit  de  grands  bu- 
reaux, de  vastes  ateliers,  un  aménagement  important  de  matières  pre- 
mières, d'outils  et  de  marchandises.  L'attention  publique  est  frappée 
par  ce  déploiement  de  puissance,  par  les  comptes-rendus,  où  les  admi- 
nistrateurs déclarent  qu'ils  ont  débité  tant  de  cuirs  et  livré  au  public 
tel  nombre  de  chaussures  ;  où  ils  font  d'eux-mêmes  et  de  leur  prévision 
et  de  leurs  collaborateurs  un  éloge  pompeux.  On  est  saisi  d'admiration 
à  la  vue  des  grandes  choses  qu'ils  exécutent,  de  Tordre  qui  règne  dans 
les  ateliers  et  magasins,  et,  si  quelque  esprit  chagrin  propose  la  liberté, 
on  s'écrie  :«Quoil  vous  voudriez  détruire  cette  institution  vraiment  na- 
tionale, que  l'Europe  nous  envie!  (Il  est  convenu  que  l'Europe  nous 


40  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

envie  bien  des  choses  qu'elle  se  [^arde  d'imiter.)  3Iais  qii'allons-nous 
devenir?  Qui  nous  chaussera  si  bien  et  à  si  bon  marché  ?  Sommes-nous 
même  bien  sûrs  d'être  chaussf'S  à  des  conditions  quelconques?» 

On  répond  bien  à  ces  effrayés  ;  mais  ils  ne  veulent  pas  entendre.  Les 
monopoleurs  font  ressortir  l'économie  de  frais  généraux  qui  résulte  de 
la  concentration  administrative,  l'éparpillement  et  la  perte  de  forces  que 
cause  une  concurrence  anarchique,  et  on  les  applaudit  souvent.  Pour- 
quoi cependant,  s'ils  rendent  mieux  et  à  meilleur  marché  le  service  dont 
ils  sont  char,o^és,  réclament-ils  le  monopole?  Est-ce  que  la  liberté  ou, 
comme  on  dit,  la  concurrence  ne  leur  assurerait  pas  une  existence  aussi 
brillante.?  JN'assure-t-elle  pas  toujours  la  supériorité  aux  plus  capables? 
Que  les  faibles,  les  paresseux,  les  pauvres  d'esprit  ou  de  cœur  la  re- 
doutent; cela  se  conçoit.  Mais  des  (jens  qui  se  proclament  les  plus  éclai- 
rés, les  plus  forts  et  qui  sont  les  plus  riches!... 

Est-ce  que  lorsque  des  entrepreneurs  particuliers  réussissent,  au 
moyen  de  l'économie  des  frais  généraux,  k  rendre  des  services  à  meil- 
leur marché,  les  petites  entreprises  peuvent  leur  résister?  Non  sans 
doute  :  on  en  a  la  preuve  dans  la  transformation  qu'a  subie  depuis  cin- 
quante ans  le  commerce  au  détail  de  Paris,  dans  la  transformation  de  la 
raffinerie  et  d'une  multitude  d'industries.  Pourquoi  donc  ceux  qui  se 
prétendent  supérieurs  réclament-ils  le  monopole?  Tout  simplement 
pour  compenser  une  infériorité  positive  en  faisant  payer  leurs  services 
plus  cher. 

Et  comment?  En  produisant  un  peu  moins  que  ne  produirait  la 
liberté.  Le  procédé  est  élémentaire,  et  nous  en  voyons  chaq' ■■  '  -ur  l'ap- 
plication dans  le  service  des  transports.  On  a,  par  exemple,  moins  de 
voitures  qu'il  n'en  faut  pour  le  service  du  public,  moins  que  la  liberté 
n'en  établirait.  Il  résulte  de  là  que  les  voitures  sont  toujours  encombrées 
et  font  recette  pleine.  Qu'importe  que,  dès  que  les  besoins  augmentent, 
le  public  souffre?  On  a  évité  les  non-valeurs  que  supporterait  une  in- 
dustrie libre  en  temps  ordinaire,  et  on  peut,  malgré  le  gaspillage,  réa- 
liser des  bénéfices. 

Telle  est  la  tendance  des  grandes  compagnies.  La  limitation  de  res- 
ponsabilité leur  en  donne  une  autre  et  les  rend  très-hardies  ôvas  cer- 
taines spéculations,  beaucoup  plus  hardies  que  ne  le  seraient  souvent, 
comme  particuliers,  les  hommes  qui  les  dirigent.  C'est  là  un  défaut  peu 
dangereux  pour  le  public  et  la  production  en  général,  si  ce  n'est  même 
une  qualité,  surtout  dans  les  pays  remarquables,  comme  la  France,  par 
la  poltronnerie  des  hommes  d'affaires. 

III 

Les  pays  d'Europe  dans  lesquels  les  sociétés  à  responsabilité  limitée 
ont  pris  les  plus  larges  développements  soni  l'Angleterre,  la  Belgique  et 


LES  SOClÊTfiS  A  RESPONSABlLITf:  LIMITEE.  Il 

la  France;  mais  elles  iroccupent  pas,  h  beaucoup  près,  la  même  place 
dans  ces  trois  pays. 

En  Anjilelerre,  les  f;randes  sociétés,  quel  qu'ait  été  leur  éclat,  n'ont 
pas  pris  dans  l'induslrie  une  position  dominante.  Dans  les  chemins  de 
fer,  on  les  a  laissé  se  constituer  à  volonté  dans  des  conditions  lép,aies 
égales  pour  tous,  sans  préférence,  sans  prétendre  limiter  leur  concur- 
rence en  aucune  façon.  Il  en  est  résulté  que  rAn[;leterre  a  eu  prompte- 
nient  tous  les  chemins  de  fer  dont  elle  avait  besoin  et  peut-être  au  delà, 
ce  qui  a  causé,  il  est  vrai,  un  certain  };aspillaf|e  de  capitaux,  mais  pro- 
curé promptement  un  service  important.  Dans  toutes  les  autres  bran- 
ches d'industrie,  les  sociétés  se  sont  trouvées  en  concurrence  avec  des 
maisons  particulières  puissantes  et  ont  pu  subsister  à  côté  d'elles,  non 
les  vaincre  et  les  remplacer. 

II  est  vrai  que,  d'une  part,  les  g^randes  maisons  particulières  anglaises 
sont  beaucoup  mieux  constituées  que  celles  des  autres  pays,  et,  d'autre 
part,  les  compagnies  ont  été  moins  bien  dirigées  et  administrées  que 
celles  des  autres  pays. 

On  connaît  la  constitution  de  la  grande  maison  anglaise  :  elle  repose, 
en  général,  sur  une  combinaison  judicieuse  et  fort  simple  de  services  à 
rendre  et  sur  une  grande  confiance  réciproque  des  divers  collabora- 
teurs. La  simplicité  des  services  permet  l'emploi  de  grands  capitaux 
dans  les  opérations  ;  la  confiance  réciproque  des  collaborateurs  permet 
d'étendre  ces  opérations  sur  un  vaste  espace. 

Mais  sur  quoi  est  fondée  cette  confiance?  Sur  l'intelligence  et  le  bon 
sens  des  chefs,  et  aussi  sur  l'esprit  général  de  la  population  commer- 
ciale. Il  y  a  dans  cette  population  un  profond  sentiment  de  la  hiérar- 
chie :  on  n'est  pas  plus  humilié  en  Angleterre  d'être  commis  qu'en 
France  d'être  soldat;  le  commis  anglais,  comme  le  soldat  français,  sait 
que,  sans  naissance  et  sans  fortune,  par  son  travail,  son  intelligence  et 
sa  conduite,  il  peut  s'élever  au  premier  rang  dans  les  cadres  même  où 
il  se  trouve  placé.  Le  chef  de  la  maison  ne  l'ignore  pas  non  plus  :  comme 
son  œuvre  n'est  fondée  ni  pour  quelques  jours  ni  pour  quelques  années, 
il  se  choisit  des  associés  parmi  ses  commis,  les  intéresse  fortement,  les 
traite  bien  dès  qu'ils  se  distinguent,  et  en  fait  le  plus  habituellement  ses 
successeurs. 

Cet  esprit  public  commercial  permet  aux  particuliers  d'aborder  avec 
un  plein  succès  les  grandes  opérations  et  les  grandes  entreprises. 
Gomme  les  capitaux  gagnés  dans  le  commerce  y  restent  ordinairement 
engagés,  les  grandes  entreprises  n'ont  nul  besoin  de  s'en  procurer  au 
moyen  des  combinaisons  de  la  responsabilité  limitée,  et  elles  sont  tou- 
jours servies  par  un  personnel  expérimenté,  choisi,  qui  se  recrute  de  la 
manière  la  plus  intelligente  et  la  plus  régulière. 

En  présence  de  tels  concurrents,  les  sociétés  à  responsabilité  limitée 


42  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

se  sont  trouvées  jusqu'à  un  certain  point  dans  une  condition  d'infério- 
rité :  elles  naissaient  en  un  jour,  abordaient  d'emblée  les  grandes  affai- 
res, avec  un  personnel  formé  et  recruté  par  des  considérations  tout 
autres  que  des  considérations  commerciales  et  généralement  inférieur. 
En  effet,  les  grandes  supériorités  se  classent  facilement  et  naturellement 
dans  les  maisons  particulières  à  des  conditions  plus  avantageuses  que 
celles  que  peuvent  leur  offrir  les  grandes  compagnies,  avec  leur  hiérar- 
chie rigide  et  réglementaire.  Il  est  résulté  de  là  que,  sauf  quelques  ex- 
ceptions, les  hommes  les  plus  remarquables  par  leur  aptitude  commer- 
ciale et  leur  probité  sont  restés  dans  les  maisons  particulières.  Les 
compagnies  ont  été  administrées  souvent  par  des  hommes  déclassés,  par 
des  gens  qui  spéculaient  plutôt  sur  la  formation  de  la  compagnie  que 
sur  son  travail.  Aussi  la  presse  anglaise  a-t-elle  signalé  des  abus  énor- 
mes, des  malversations  scandaleuses,  et  appelé  pendant  un  moment  le 
législateur  au  secours  de  la  morale  outragée. 

Les  sociétés  à  responsabilité  limitée  ont  joué  en  Belgique  un  rôle 
relativement  plus  important  et  plus  utile.  Elles  ont  été,  en  général,  bien 
conçues  et  sagement  administrées  ;  elles  se  sont  appliquées  principale- 
ment à  la  grande  industrie,  aux  charbonnages,  aux  exploitations  d'usi- 
nes métallurgiques,  et  elles  ont  réussi  avec  d'autant  plus  d'éclat  qu'elles 
ne  rencontraient  que  par  exception  la  concurrence  de  l'industrie  privée. 
Peut-être,  si  cette  industrie  avait  été  plus  forte,  auraient-elles  moins 
brillé;  peut-être  aussi,  si  elles  avaient  pu  se  former  par  elles-mêmes, 
sans  le  patronage  d'une  société-mère,  investie  d'une  sorte  de  monopole, 
auraient-elles  été  plus  nombreuses  et  plus  pressées  par  la  concurrence. 
Toutefois  on  ne  peut  hasarder  cette  conjecture  qu'avec  une  très-grande 
circonspection,  puisque  ces  sociétés  se  sont  appliquées  à  des  produits 
d'exportation  qui  soutiennent  bien  la  concurrence  des  produits  similai- 
res étrangers.  Aussi  croyons-nous  plus  juste  de  penser  que  les  sociétés 
belges  ont  été  mieux  conçues  et  mieux  administrées  en  général  que  celles 
d'autres  pays.  A  cela  il  y  a  une  cause  très-apparente,  c'est  l'état  de  su- 
périorité et  de  grandeur  où  elles  se  sont  trouvées  dès  l'origine  en  regard 
de  maisons  particulières  moins  importantes,  circonstance  qui  a  dû  ac- 
quérir aux  sociétés  les  premières  capacités  du  pays. 

Mais,  à  cause  de  cela  même,  les  sociétés  à  responsabilité  limitée  ont 
jeté  en  quelque  sorte  une  ombre  fâcheuse  sur  les  entreprises  particuliè- 
res, qui  se  sont  trouvées  dans  une  condition  inférieure.  Aussi  remarque- 
t-on  que,  dans  l'arrangement  belge,  les  établissements  auxiliaires,  tels 
que  les  banques,  ont  travaillé  en  vue  de  la  grande  industrie  au  point  de 
rendre  nécessaire  la  création  d'entreprises  spéciales  aux  petites  entre- 
prises, comme  on  a  créé  ailleurs  des  banques  pour  les  ouvriers. 

En  France,  les  sociétés  à  responsabilité  limitée  n'ont  acquis  jusqu'à  ce 
jour  ni  le  même  développement  qu'en  Angleterre  ni  la  même  importance 


LES  S0C1|::TIÎS  a  responsabilité  LL>lITf:R.  43 

qu'en  Bel^o^ique.  Apj)liqiit'îes  d'abord  aux  canaux,  aux  chemins  de  fer, 
aux  assurances,  aux  houillères  et  à  quelques  [grandes  usines,  plus  tard  à 
quelques  banques,  elles  ont  entrepris  de  franchir  leurs  limites  naturelles 
en  entreprenant  (les  constructions  d'édifices,  des  voitures,  des  affaires 
d'armement.  Si  elles  ont  déployé,  comme  ailleurs,  un  |;rand  luxe 
d'états-majors,  elles  ont  montré  à  un  très-haut  de^jré  Thabileté  dans  les 
combinaisons  administratives  d'autorité.  Si  elles  n'ont  été  ni  supérieure- 
ment conçues  ni  supérieurement  dirigées,  elles  ont  été  presque  toutes 
administrées  avec  une  {grande  régularité,  et,  dans  les  détails,  avec  une 
probité  remarquable.  On  n'y  a  pas  vu  au  même  de{yré  qu'en  Angleterre 
s'étaler  les  abus  qui  ont  soulevé  les  réclamations  de  la  presse. 

Telle  est  du  moins  notre  opinion;  mais  nous  ne  l'émettons  qu'avec 
une  certaine  réserve  et  même  avec  crainte,  lorsque  nous  song^eons, 
d'une  part,  que  la  liberté  de  la  presse  est  tellement  restreinte  en  France 
que  des  abus  immenses  peuvent  exister  sans  être  si^f^nalés;  d'autre 
part,  que  la  plupart  des  sociétés  à  responsabilité  limitées  ont,  soit  un 
monopole  de  droit,  soit  un  monopole  de  fait  qui  leur  permet  de  faire 
payer  au  public  les  erreurs  que  leur  administration  peut  commettre. 

Ces  observations  faites,  il  nous  semble  que  nos  grandes  sociétés, 
aussi  bien  ou  mieux  administrées  dans  le  détail  que  les  belges  et  très- 
supérieures  aux  anglaises  sous  ce  rapport,  sont  moins  bien  conçues  et 
moins  bien  dirigées  que  les  premières  et  même  peut-êlre  que  les  se- 
condes. Leur  place  dans  l'arrangement  général  de  l'industrie  est  entre 
les  unes  et  les  autres;  elles  sont  plus  importantes  qu'en  Angleterre  et 
moins  qu'en  Belgique,  parce  que  chez  nous  les  grandes  entreprises 
particulières  sont  plus  nombreuses  qu'en  Belgique,  mais  beaucoup 
moins  qu'en  Angleterre. 

D'ailleurs,  sous  ce  rapport  même,  il  y  a  d'énormes  différences  entre 
la  France  et  l'Angleterre.  La  grande  fabrication  a  des  ateliers  à  peu 
près  identiques  dans  les  deux  pays;  mais  leur  arrangement  intérieur 
diffère  beaucoup.  En  Angleterre  on  recherche  avec  grand  soin  des 
hommes  de  confiance  pour  les  postes  d'oificiers  inférieurs,  on  les  inté- 
resse, on  les  attache  le  plus  qu'on  peut  et  on  s'abandonne  à  eux. 
En  France,  on  tient  moins  compte  de  Fhonneur  et  de  la  valeur  person- 
nelle :  on  cherche  à  y  suppléer  par  des  combinaisons  administratives 
qui  remplacent,  mais  insuffisamment,  l'initiative  et  le  jugement  des  in- 
dividus. L'esprit  militaire  fomenté  depuis  trois  siècles  dans  la  nation 
y  règne  à  tel  point  qu'il  se  retrouve  même  dans  les  arrangements  de 
l'atelier  industriel. 

Mais  toutes  les  combinaisons  administratives  qui  prétendent  sup- 
pléer à  l'intelligence  humaine  ne  peuvent  être  appliquées  que  sur  place 
ou  à  de  très-petites  distances,  sous  l'œil  du  maître  ou  du  chef  :  elles 
deviennent  impossibles  à  de  grandes  distances  et  pour  des  opérations  qui 


44  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

exifî-ent  surtout  du  jugement.  C'est  là  une  des  causes  de  la  supé- 
riorité des  An[|Iais  dans  le  commerce  r!xtérieur,  qui  leur  permet  d'a- 
voir dans  le  monde  entier  des  maisons  de  premier  ordre;  tandis  que, 
sauf  quelques  exceptions  très-rares,  nous  n'avons  que  des  pacotilleurs, 
qui  restent  tels,  même  après  fortune  faite  et  lorsqu'ils  opèrent  sur  des 
millions.  En  compensation,  nous  pouvons  nous  vanter  d'avoir  pu  don- 
ner aux  maisons  de  détail  une  extension  inconnue  ailleurs  et  de  possé- 
der les  plus  grands  magasins  de  ce  genre  qu'il  y  ait  au  monde.  C'est 
Icà  que  nous  triomphons  :  nous  laissons  à  d'autres  les  grandes  affaires; 
mais  ces  grandes  affaires,  nous  doutons  qu'elles  puissent  être  faites 
d'ici  à  longtemps  par  les  sociétés  à  responsabilité  limitée,  qui,  même  en 
France,  sont  inférieures,  à  conditions  égales,  aux  entrepreneurs  parti- 
culiers :  elles  n'ont  sur  ceux-ci  qu'un  avantage  qui  n'existe  pas  en  An- 
gleterre, une  durée  plus  longue.  Cet  avantage  n'est  dû  qu'à  la  chétive 
constitution  morale  et  à  la  courte  durée  de  nos  entreprises  particulières. 
Il  faut  étudier  la  formation  des  sociétés  à  responsabilité  limitée,  pour 
se  rendre  un  compte  exact  des  causes  qui  les  rendent  inférieures  aux 
entreprises  particulières.  Après  l'avoir  examinée  attentivement,  on  doit 
être  étonné,  non  de  l'infériorité  de  ces  sociétés ,  mais  de  ce  que  cette 
infériorité  n'est  pas  infiniment  plus  grande. 

IV 

Les  sociétés  à  responsabilité  limitée  sont  quelquefois  conçues  par  des 
personnes  étrangères  aux  affaires  ou  un  peu  déclassées,  qui  sou- 
mettent leurs  plans  à  des  financiers,  et  quelquefois,  quand  une  série 
d'entreprises  est  ouverte  et  bien  connue,  par  les  financiers  eux-mêmes. 
On  ne  se  donne  généralement  guère  la  peine  d'étudier  l'entreprise  fu- 
ture de  près  et  dans  ses  détails,  parce  que  nul  de  ses  fondateurs  ne  se 
soucie  beaucoup  des  résultats  définitifs.  Le  financier  est  satisfait  pourvu 
que  l'entreprise  ne  soit  pas  manifestement  extravagante  et  puisse  réus- 
sir; mais  son  but  est  tout  autre  que  celui  de  l'entreprise  elle-même  : 
ce  qui  lui  importe  surtout,  c'est  la  vente  des  actions;  il  ne  s'intéresse 
qu'accessoirement  et  afin  de  conserver  son  crédit  auprès  des  capitalistes 
pour  des  opérations  ultérieures,  à  ce  que  l'entreprise  soit  dirigée  décem- 
ment. 

Afin  d'atteindre  ce  résultat,  on  s'arrange  pour  avoir  des  conseils  de 
surveillance,  d'administration,  de  censure,  etc.,  composés  de  person- 
nes dont  les  noms  soient  connus  du  public  par  une  grande  situation. 
Gomme  ces  personnes  sont  en  petit  nombre  et  que  ce  sont  juste- 
ment celles  qui  marquent  sur  le  marché  des  titres  et  le  dominent, 
il  se  forme  deux  ou  trois  coteries  dont  les  noms  réunis  forment  des 
polynômes ,  selon  l'expression  spirituelle  d'un  ingénieur,  inévitables 
pour  toutes  les  affaires  en  formation.  Il  résulte  de  cette  circonstance. 


LES  SOClP.Tf.S  A  RESPONSABILITÉ  LIMITÉE.  45 

que  CCS  personnes  disposent  des  ein])lois  dans  l'entreprise  à  former  et 
exercent  sur  la  formation  du  personnel  un  patronaj^e  analofifue  à  celui 
des  principaux  employés  du  j;ouveruemeiil  sur  les  jilaces  «pii  dépendent 
d'eux.  Le  personnel  des  sociélés  à  r(^s[»oiisaljilité  limitée  est  donc  géné- 
ralement constitué  par  voie  d'autorité,  sous  des  influences  diverses  et 
dans  des  intérêts  qui  ne  sont  pas  ceux  de  l'entreprise,  surtout  lorsqu'il 
faut  compter  avec  les  fonctionnaires  publics  dont  l'assentiment  est  né- 
cessaire pour  l'autorisation  d'une  société  anonyme. 

La  société  est  formée  :  les  actions,  prises  par  les  membres  du  poly- 
nôme directeur  et  par  les  personnes  qui  ont  avec  lui  des  relations  di- 
rectes, sont  vendues  avec  prime  à  la  Bourse;  achetées  de  première 
main  par  un  personnel  de  spéculateurs  qui  comptent  çagner  à  la  re- 
vente; puis  peu  à  peu  classées,  c'est-à-dire  achetées  par  des  capita- 
listes qui  veulent  les  conserver  en  vue  du  revenu  qu'ils  en  espèrent, 
par  de  véritables  actionnaires. 

Ces  véritables  actionnaires  connaissent-ils  l'entreprise  à  laquelle  ils 
s'associent,  ses  statuts,  son  personnel?  Pas  le  moins  du  monde.  Ils 
savent  seulement  que  le  titre  se  vend  et  s'achète  à  tel  prix,  plus 
ou  moins.  Quand  ils  se  trouveront  convoqués  en  assemblée  {générale, 
ils  ignoireront  leurs  droits  et,  absolument  étrangers  les  uns  aux  autres, 
seront  toujours  dominés  par  les  coteries  qu'auront  formées  les  pre- 
miers directeurs,  sans  pouvoir  exercer  aucun  contrôle  effectif  sur  la 
directio:i  de  l'affaire.  On  peut  même  dire  qu'en  France  et  jusqu'à  ce  jour 
les  asemblées  g^énérales  d'actionnaires  ne  sont  pas  prises  au  sérieux.  Ce 
qui  le  prouve,  c'est  que,  dans  le  même  séance,  elles  statuent  sur  les  con- 
clusions du  rapport  annuel  ou  semestriel  et  approuvent  des  comptes 
dont  il  est  matériellement  impossible  qu'elles  aient  pris  connaissance.  On 
va  jusqu'à  dire  que  si  les  directeurs  n'introduisaient  pas  dans  l'assem- 
blée des  actionnaires  postiches,  on  ne  pourrait  jamais  réunir  un  nombre 
suffisant  pour  délibérer. 

Lorsque  l'on  considère  l'ensemble  de  ces  conditions,  on  est  surpris 
que  les  sociétés  à  responsabilité  limitée  aient  donné  les  résultats  très- 
tolérables  en  somme  que  l'on  connaît.  On  ne  s'étonne  pas  de  voir  que 
ces  sociétés  ne  s'appliquent  guère  à  des  industries  nouvelles,  qu'edes 
soient  routinières  et  que  lorsqu'on  y  veut  innover  on  commette  par- 
fois des  énormités.  On  ne  peut  non  plus  être  étonné  de  la  médio- 
crité administrative  d'un  certain  nombre  d'employés  supérieurs  de  ces 
sociétés,  ni  de  quelques  scandales  étouffés  avec  plus  ou  moins  de  soin. 

Mais  aussi,  lorsque  l'on  réfléchit  à  tout  cela,  on  est  peu  disposé 
à  voir  dans  la  société  à  responsabilité  limitée,  même  libre  d'autorisa- 
tion administrative,  le  type  unique  et  dominant  d'un  arrangement  in- 
dustriel normal.  On  ne  croit  pas  facilement  qu'il  soit  bon  et  désirable 
de  voir  cet  arrangement  se  substituer  à  ceux  de  l'initiative  individuelle, 


46 


JOURNAL  DES  ÉCONOMIStES. 


ni  surtout  qu'il  convienne  de  favoriser  cette  substitution  par  des  consti- 
tutions de  monopoles  toujours  un  peu  plus  que  suspectes.  On  est  plutôt 
disposé  à  rechercher  s'il  n'y  aurait  nul  moyen  d'améliorer  les  condi- 
ditions  actuelles  de  formation  des  sociétés  à  responsabilité  limitée,  s'il 
ne  serait  pas  possible  d'y  donner  plus  de  place  à  l'initiative  indivi- 
duelle et  au  contrôle  des  vrais  intéressés;  si  enfin  il  ne  conviendrait 
pas  de  ramener  plutôt  les  capitaux  vers  les  entreprises  individuelles  que 
de  les  détourner  violemment  vers  les  sociétés  à  responsabilité  limitée. 


Tout  le  mécanisme  de  formation  des  sociétés  à  responsabilité  limitée 
est  fondé  sur  les  conditions  actuelles  du  marché  des  titres  ou,  comme 
on  dit,  de  la  Bourse.  Il  convient  donc  d'examiner  avant  tout  si  l'ori- 
gine des  abus  signalés  n'est  pas  la  constitution  même  de  ce  marché, 
et  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  l'améliorer..  Quant  à  chercher  un 
remède  aux  abus  dans  une  réforme  de  la  législation  des  sociétés  com- 
merciales et  surtout  dans  des  restrictions  nouvelles,  cela  nous  semble 
le  pire  parti  que  l'on  puisse  prendre;  au  contraire,  il  vaudrait  mieux 
évidemment  supprimer  les  restrictions  qui  gênent  la  formation  des  so- 
ciétés de  ce  genre  et  qui  imposent,  (Jans  la  commandite  par  actions, 
l'autocratie  du  gérant,  et,  dans  la  société  anonyme,  la  tutelle  capri- 
cieuse et  inintelligente  de  la  bureaucratie.  Il  est  clair  que  la  meilleure 
législation  en  cette  matière  serait  celle  qui,  appliquant  les  principes 
du  droit  commun,  laisserait  les  gens  libres  de  s'associer  à  telles  condi- 
tions qu'ils  voudraient,  en  les  obligeant  seulement  à  faire  connaître  ces 
conditions  au  public. 

Venons  à  la  constitution  du  marché  des  titres.  Nous  remarquons 
d'abord  que  ce  marché  n'est  pas  libre.  Il  y  a  des  règlements  qui  défen- 
dent l'achat  et  la  vente  des  titres  ailleurs  qu'en  tel  lieu,  dans  un  autre 
temps  qu'à  telle  heure  déterminée.  Il  y  a  d'autres  règlements  qui  con- 
stituent un  monopole  au  profit  d'un  très-petit  nombre  de  courtiers  qui, 
à  leur  tour,  ont  pu  faire  des  règlements  sur  les  formes  d'achat  et  de 
vente.  JNous  sommes  donc  fort  loin  des  conditions  de  la  liberté. 

La  tendance  de  tous  les  règlements  de  bourse,  dont  nous  épargnons 
le  détail  au  lecteur,  est  de  concentrer  le  marché  de  telle  sorte  qu'un 
petit  nombre  de  personnes  puissent  jusqu'à  un  certain  point  le  do- 
miner; de  fomenter  artificiellement  la  création  et  l'existence  d'une 
classe  nombreuse  de  spéculateurs  sur  titres  et  d'obtenir,  par  ce  moyen, 
pour  les  titres  quelconques,  un  placement  plus  facile  et  plus  avantageux 
que  ceux  qui  pourraient  résulter  de  la  liberté.  C'est  au  moyen  de  ce  mé- 
canisme qu'on  amène  les  gens  à  devenir  actionnaires  d'entreprises  sur 
lesquelles  ils  n'ont  aucune  notion  précise  et  sans  qu'ils  sachent  préci- 
sément eux-mêmes  pourquoi  ils  sont  devenus  actionnaires. 


LES  SOClFlTftS  A  KKSPONSABILITP-  MMITPlE.  4t 

II  est  clair  (|uit  rtîxislencc  de  ces  rè}ïleinents  joinlc  à  rautorisatiori 
qui  doniu;  ime  sorte  d'attaclie  oCficiclle  et  de  monopole  effectif  aux  so- 
ciétés anonymes,  et  les  monopoles  réels  conférés  à  un  certain  nombre 
d'enire  elles  ont  favorise  la  (Téation  de  quel  pies  sociétés  ([ui  auraient 
é(éimpossil»less:uis  cette  réunion  de  circonstances,  et  dont  on  n'aurait 
pas  le  moins  du  monde  à  déplorer  la  non-existenCe.  Il  n'est  pas  pro- 
bable surtout  que,  sans  la  réunion  de  toutes  ces  circonstances,  on  fût 
parvenu  à  concentrer  dans  un  assez  petit  nombre  de  personnes  là  fa- 
culté de  créer  de  [grandes  sociétés  commerciales. 

L'abolition  de  tous  les  monopoles  de  droit  qui  existent  autour  du 
marché  des  titres  et  sur  ce  marché  même  serait  certainement  une  ré- 
forme excellente  et  que  nous  appelons  de  tous  nos  vœux.  Elle  n'a  pas 
besoin  d'être  discutée,  car  son  utilité  est  évidente  pour  tout  écono- 
miste et  elle  n'aurait  absolument  aucun  inconvénient.  On  ne  voit  pas 
du  tout,  par  exemple,  les  raisons  du  monopole  des  aijents  de  change, 
qui  coûte  au  moins  25  millions  par  an  au  public,  sans  que  le  public  y 
gag:ne  autre  chose  que  d'être  moins  bien  servi  et  d'avoir  des  tuteurs 
qui  admettent  ou  n'admettent  pas  sur  la  cote  officielle,  au  gré  de 
leurs  capriceS)  les  titres  de  telle  ou  telle  société. 

Mais  la  réforme  de  tous  les  monopoles  ne  suffirait  pas  et  nous  dou- 
tons même  qu'elle  fût  aussi  utile  qu'une  restriction  possible  et  facile, 
V interdiction  absolue  des  marchés  à  terme.  Ici  nous  touchons  à  une 
question  très-grave  et  nous  proposons  une  solution  qui  peut  sembler 
scandaleuse  à  un  grand  nombre  de  personnes.  Il  est  donc  nécessaire 
d'entrer  dans  quelques  développements  et  de  remonter  aux  premiers 
principes,  à  ceux  qui  régissent  la  liberté  des  contrats. 

En  droit  commun  et  en  principe,  les  contrats  sont  libres.  Le  législa- 
teur a  pensé  avec  beaucoup  de  raison  que  personne  ne  pouvait  faire 
des  règlements  favorables  au  développement  des  intérêts  privés  avec 
autant  de  lumières  que  les  intéressés  eux-mêmes.  Il  a  délégué,  on  peut 
le  dire,  toute  cette  partie  de  son  autorité,  par  une  considération  d'u- 
tilité publique  ;  mais  au  fond  et  en  principe  ,  l'autorité  lui  appartient 
tellement,  que  l'exécution  des  contrats  est  confiée,  comme  celle  des 
lois,  à  la  vigilance  du  pouvoir  coactif.  Aussi,  tout  en  admettant  la  li- 
berlé  des  contrats,  le  législateur  a-t-il  excepté  ceux  qui  sont  contraires 
à  l'ordre  public,  aux  bonnes  mœurs,  etc.  En  un  mot  et  en  principe,  les 
contrats  doivent  être  libres  chaque  fois  que  des  considérations  d'utilité 
publique  n'appellent  pas  de  restrictions.  Pour  savoir  si  celle  que  nous 
proposons  doit  être  adoptée  ou  non,  il  n'y  a  qu'une  chose  à  examiner, 
savoir  :  quelle  est  la  solution  la  plus  conforme  à  l'utilité  publique? 

Si  cette  question  était  posée  pour  tous  les  contrats  ordinaires,  il  se- 
rait facile  de  déterminer  pourquoi  et  comment  chacun  d'eux  est  utile 
à  la  production  et  favorise,  sauf  quelques  abus  insignifiants,  le  déve- 


48  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

ioppement  de  la  richesse  et  de  l'activité  (îénérales.  Chacun  peut  faire 
cette  revue  en  quelques  minutes  et  reconnaître  l'utilité  de  l'achat-vente 
et  des  divers  contrats  de  crédit  les  plus  usités,  tels  que  prêt,  loyer, 
mandat,  etc. 

Entre  ces  contrats  fij^jure  la  vente  de  marchandises  à  terme,  par  la- 
quelle le  vendeur  confie  à  l'acheteur  un  capital,  au  moyen  duquel 
celui-ci  rend  à  la  société  des  services  positifs,  soit  en  manufacturant  des 
matières  premières,  en  se  servant  des  outils,  ou  en  offrant  au  consom- 
mateurs et  mettant  à  sa  portée  les  marchandises  achetées.  La  vente  à 
terme  favorise,  dans  ce  cas,  des  opérations  utiles;  elle  facilite  des 
services  positifs  et  doit,  par  conséquent,  être  admise  et  protégée  par 
le  lé(i^islateur. 

Il  en  est  autrement  de  Tachât  à  terme,  ou,  comme  on  dit  ordinaire- 
ment, du  marché  à  livrer.  Le  marché  à  livrer  ne  favorise  aucune  opé- 
ration utile  à  la  masse  du  public.  Il  est  quelquefois  un  prêt  déguisé  et 
presque  toujours  un  pari  pur  et  simple,  un  jeu  analogue  au  lansquenet 
et  à  la  roulette. 

C'est  un  prêt  déguisé  dans  le  cas  de  la  vente  anticipée  des  récoltes, 
qui  est  depuis  longtemps  défendue  par  la  loi,  sans  cesser  d'être  pratiquée, 
parce  que,  dans  ce  cas  même,  le  vendeur  reçoit  un  service  actuel  très- 
positif,  le  prix  de  sa  récolte,  une  somme,  obtenue  à  des  conditions  très- 
onéreuses  peut-être,  mais  dont  il  n'est  pas  impossible  qu'il  fasse  un 
usage  utile  à  la  production,  et  dont  il  est  certain  qu'il  fera  un  usage 
utile  pour  lui-même.  C'est  là  le  cas  le  plus  inoffensif  de  l'achat  à  terme, 
et  c'est  justement  celui  que  le  législateur  a  frappé. 

Mais  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas  l'achat  à  livrer  n'est  qu'un 
pari.  Si  j'achète  100,000  hectolitres  de  3/6  à  trois  mois,  ce  n'est  pas 
pour  satisfaire  un  besoin  prévu,  comme  dans  la  spéculation  au  comp- 
tant, ni  pour  prendre  livraison;  c'est  parce  que  j'espère  que,  le  prix  de 
cette  marchandise  s'élevant,  je  pourrai  réaliser  un  bénéfice  à  la  revente, 
et  mon  vendeur  croit  au  contraire  que  les  prix  baisseront  :  il  ne  pour- 
rait, le  plus  souvent,  livrer  la  marchandise;  il  ne  la  possède  pas.  A  quoi 
donc  sert  notre  opération  à  la  production  en  général?  Permet -elle 
soit  au  vendeur,  soit  à  l'acheteur,  de  rendre  un  service  qu'il  ne  pou- 
vait pas  rendre  sans  elle  ?  Cette  opération  est-elle  elle-même  un  ser- 
vice ?  Nullement.  Tout  ce  qu'elle  donne  de  gain  à  l'un  sera  perdu  pour 
l'autre,  exactement  comme  aux  cartes  ou  aux  dés,  sans  qu'il  ait  été 
rendu  un  service,  ni  produit  un  atome  de  richesses. 

Non-seulement  le  marché  à  livrer  n'est  pas  un  service;  non-seulement 
il  ne  met  pas  ceux  qui  le  contractent  en  état  de  mieux  rendre  les  ser- 
vices de  leur  profession;  mais  il  les  en  détourne.  Tout  le  temps,  toutes 
les  pensées,  toute  l'activité  qui  se  perdent  dans  les  marchés  à  livrer 
sont  donc  perdus  pour  la  production.  C'est  pourquoi  nous  croyons  que 


LES  SOCIÉTÉS  A  RESPONSABILITÉ  LIMITÉE.  49 

le  marché  A  livrer  devrait  être  absolument  proscrit  par  le  lé};islal.eiir  et 
sévèrement  traité  par  l'opinion. 

Toutefois,  (piand  il  s'ajyit  (h  denrées,  et  surtout  de  maiières  prcFiiiè- 
res,  on  peut  faire  valoir,  en  faveur  du  marché  à  livrer,  quehiucs  consi- 
déralions  que  nous  n'admettons  {^uère  pour  notre  part,  mais  qui  sont 
s})écieuses.  On  peut,  à  force  d'imap,ination  et  d'hypothèses ,  trouver 
(pielques  cas  où  le  marché  à  livrer  rendrait  quelques-uns  des  services 
qu'on  obtient  de  la  spéculation  au  comptant.  Mais  quand  il  s'ag^it  de 
titres,  ces  prétextes  mêmes  disparaissent. 

Qu'est-ce,  en  effet,  qu'un  titre?  Ce  n'est  pas  une  marchandise  dont  le 
public  ait  jamais  besoin  pour  la  consommation.  On  n'en  a  besoin  que 
pour  les  placements  de  capitaux ,  et  précisément  lorsqu'on  a  ces  capi- 
taux ea  son  pouvoir,  jamais  auparavant.  Il  n'y  a  donc  nul  motif  de 
service  public  pour  que  cette  marchandise  soit  achetée  avant  livraison. 
On  pourra  ima[^iner  toutes  les  hypothèses  possibles  pour  établir  que  le 
vendeur  ou  l'acheteur  ont  un  intérêt  à  faire  1'  pération  ;  mais  on  trou- 
vera toujours  que  l'un  a  perdu  exactement  tout  autant  que  l'autre  a 
gagné ,  sans  différence  d'aucune  sorte  et  sans  avantage  pour  la  pro- 
duction. C'est  toujours  l'histoire  du  baccarat  et  de  la  roulette. 

Il  ne  suffit  donc  pas  de  prétendre  établir,  comme  quand  il  s'agit  de 
denrées  et  de  matières  premières,  une  distinction  impossible  entre  le 
marché  à  livrer  et  le  jeu,  ainsi  qu'on  l'a  fait  jusqu'à  présent  :  il  faut, 
au  moins  quand  il  s'agit  de  titres,  reconnaître  que  tout  marché  à  terme 
est  un  jeu  et  doit  être  traité  comme  la  roulette  ou  le  trente  et  quarante. 

Telle  est  du  moins  notre  opinion.  Nous  ignorons  si  elle  sera  partagée 
et  nous  savons  déjà  que  l'opinion  contraire  a  été  défendue  dans  ce  jour- 
nal même  avec  beaucoup  d'esprit  et  de  talent  par  M.  Alph.  Courtois. 
M.  Courtois,  placé  à  un  point  de  vue  théorique  très-différent  du  nôtre, 
argumente  de  la  liberté  et  du  droit  naturel  de  l'individu  de  faire  des  con- 
trats. Nous  ne  voyons  ni  dans  le  droit  individuel,  ni  dans  la  liberté,  la 
règle  et  la  fin  dernière  :  il  nous  semble  que  l'utilité  publique  est  cette 
règle  et  cette  fin,  que  c'est  pour  elle  qu'existent  les  droits  individuels  et  la 
liberté  elle-même.  Voilà  le  point  de  doctrine  par  lequel  nous  différons 
de  M.  Courtois.  Nous  disons  tout  simplement  :  «  les  marchés  de  titres  à 
livrer  ne  rendent  aucun  service  à  la  production  et  ils  lui  nuisent;  donc 
il  est  utile  qu'ils  soient  défendus  et  cessent  d'être  pratiqués  sur  les 
marchés  publics.  »  Ailleurs  on  les  tolère,  comme  on  tolère  les  jeux  de 
hasard,  lorsque  leur  surveillance  et  leur  répression  seraient  plus  dom- 
mageables que  le  jeu  lui-même. 

On  remarquera  sans  doute  que  la  suppression  des  marchés  à  terme, 
éloignant  de  la  Bourse  un  très-grand  nombre  de  joueurs  et  tous  les 
capitaux  employés  dans  le  jeu,  causerait  une  baisse  et  rendrait  le  pla- 
cement des  titres  un  peu  plus  difficile  qu'aujourd'hui.  Nous  ne  le  con- 
i*  SÉRIE.  T.  XLvi.  —  15  avril  d865  4 


50  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

testons  pas.  Mais  il  est  évident  que,  toutes  les  opérations  ayant  lieu  au 
comptant,  le  mouvement  de  transmission  serait  plus  lent  et  les  acheteurs 
examineraient  davantafje  quel  est  le  caractère  et  quelle  est  la  valeur  du 
titre  qu'ils  achètent,  ce  qui  serait  un  (yrand  prog^rès. 

Peut-être  aussi  les  capitaux  seraient-ils  moins  enclins  qu'aujourd'hui 
aux  spéculations  de  bourse  et  aux  placements  anonymes.  Peut-être  re- 
chercheraient-ils plutôt  l'industrie  privée,  l'entrepreneur  estimé  et 
connu,  que  les  grandes  compagnies.  Cette  rectification  du  mouvement 
des  capitaux  serait  bien  plus  sensible  encore,  si  la  liberté  des  banques 
d'émission  venait  la  favoriser  en  la  facilitant. 

VI 

Lorsque  nous  examinons  dans  leur  ensemble  les  tendances  de  la  légis- 
lation actuelle,  nous  voyons  qu'elle  favorise  les  placements  anonymes, 
faits  à  tâtons,  aux  dépens  des  crédits  accordés  en  connaissance  de  cause 
à  des  personnes  déterminées.  Cette  tendance  résulte,  d'une  part,  de  la 
constitution  du  marché  des  capitaux  et  de  l'impunité  ou  plutôt  de  l'hon- 
neur dont  le  jeu  y  jouit,  et,  d'autre  part,  des  restrictions  imposées  à  la 
liberté  des  banques.  Les  petits  capitalistes,  dont  la  réunion  forme  les 
grands  capitaux,  n'ont  que  par  exception  à  côté  d'eux  un  banquier  dont  ils 
connaissent  les  affaires  et  chez  lequel  ils  puissent  en  toute  confiance  dé- 
poser leurs  épargnes,  parce  que  les  banquiers  sont  en  petit  nombre  et 
toujours  un  peu  suspects  d'aller  chercher  à  la  bourse  des  bénéfices  qui, 
dans  les  affaires  régulières,  leur  coûtent  un  grand  travail  à  acquérir. 
Aussi  les  capitalistes  préfèrent-ils  généralement  le  placement  de  bourse 
au  dépôt  en  banque. 

Le  banquier,  de  son  côté,  assez  peu  gêné  par  la  concurrence  et  man- 
quant souvent  des  lumières  qu'elle  seule  sait  donner,  néglige  de  recher- 
cher, chez  les  entrepreneurs  auxquels  il  a  affaire,  les  qualités  persoq- 
nelles;  il  lui  suffit,  pour  constituer  sa  clientèle,  d'un  certain  nombre 
d'entrepreneurs  riches.  Ainsi  la  capacité  des  entrepreneurs  pauvres 
reste  souvent  en  non-valeur,  perdue  pour  eux-mêmes  et  pour  la  pro- 
duction en  général;  ce  qui  est  un  grand  dommage,  à  peine  compensé, 
s'il  est  compensé  réellement,  par  les  services  des  sociétés  à  responsa- 
bilité limitée. 

D'autre  part,  il  s'établit  à  la  Bourse,  sur  des  sommes  énormes,  un  jeu 
dans  lequel  les  chances  ne  sont  pas  du  tout  égales,  parce  que,  dans  les 
temps  ordinaires,  un  petit  nombre  de  maisons  puissantes  font  la  hausse 
ou  la  baisse  à  volonté.  Les  capitaux  amassés  péniblement  dans  l'indus- 
trie légitime  par  le  travail  et  l'épargne  passent  trop  souvent  par  le  jeu 
aux  mains  des  habiles,  de  leurs  courtiers  et  de  leu^s  amis.  C'est  ainsi 
qu'on  voit  en  un  moment  des  fortunes  acquises  honorablement  sous- 
traites à  leurs  imprudents  propriétaires  pour  aller  gonfler  des  fortunes 


LES  SOCIÉTÉS  A  RESPONSABILITÉ  LIMITÉE.  51 

improvisées  par  un  jeu  à  coiulilioiis  iiiéjjales.  Qu'on  ima^yine  rénoniiité 
des  rava[jes  (pii  ont  été  faits,  lorsqu'une  seule  maison  a  pu  acijuérir 
flans  une  seule  année  '22  millions  de  différences.  Ces  22  millions  n'ont 
pas  été  pro(Iui(s;  ils  on!  été  pris  h  un  certain  nombre  de  familles  dont 
le  palrimoine  a  disparu.  Peut-on  dire  qu'ils  ont  éié  gagnés,  et  n'est-on 
pas  trop  indnliyent  lorsqu'on  assimile  les  (;ains  de  ce  [yenre  à  ceux  qui 
naissent  d'un  jeu  de  liasarl  loyal  ?  Il  est  bien  certain  du  moins  qu'on  ne 
peut  pas  du  tout  les  assimiler  aux  bénéfices  ordinaires  du  commerce  et 
de  l'industrie,  toujours  fondés  sur  des  services  rendus. 

Il  résulte  de  ce  déplacement  de  richesses,  causé  par  le  mécanisme 
des  marchés  à  terme,  des  exemples  dont  l'influence  morale  est  pire 
encore  que  le  dommag'e  matériel.  Ces  exemples  enseig^nent  qu'on  peut 
s'enrichir  plus  sûrement  et  surtout  plus  vite  par  certains  moyens 
plus  ou  moins  honnêtes  que  par  le  travail;  que  les  négociations  par 
lesquelles  on  s'enrichit  ainsi  sans  travail  sont  les  grandes  affaires,  et 
que  l'industrie  effective,  celle  qui  produit,  ne  fait  que  les  petites  affai- 
res, celles  des  petites  gens.  Il  est  difficile  d'imaginer  un  enseignement 
plus  contraire  aux  vrais  intérêts  de  la  civilisation  et  surtout  au  respect 
de  la  propriété.  Nul  sacrifice,  ce  nous  semble,  ne  devrait  couler  pour  le 
faire  disparaître,  et  il  serait  facile  d'y  parvenir  sans  sacrifice  sérieux 
d'aucune  sorte,  par  une  simple  prohibition  des  marchés  à  livrer. 

Cette  prohibition  ne  laisserait  debout  que  la  spéculation  au  comptant, 
la  seule  qui  puisse  rendre  de  véritables  services.  Alors  le  placement 
des  titres  de  sociétés  à  responsabilité  limitée  serait  sans  doute  plus  dif- 
ficile et  surtout  plus  lent  qu'aujourd'hui;  mais  cette  lenteur  relative  ne 
serait  pas  un  mal  ;  elle  forcerait  les  gens  à  réfléchir  un  peu  plus  sur  le 
fond  des  affaires  dans  lesquelles  ils  s'engagent ,  ce  qui  n'empêcherait 
l'établissement  d'aucune  société  de  quelque  valeur. 

Au  surplus,  nous  ne  voyons  nul  motif  pour  entourer  la  formation  des 
sociétés  à  responsabilité  limitée  de  laveurs  exceptionnelles.  Ces  sociétés 
rendent,  il  est  vrai,  des  services  dans  les  cas  où  les  particuliers  ne  peu- 
vent pas  exécuter  certains  travaux,  ou  lorsque  le  nombre  de  ceux  qui  le 
peuvent  est  tellement  restreint  qu'on  ne  doit  attendre  d'eux  aucune 
concurrence  sérieuse.  Dans  tous  les  cas  ou  des  particuliers,  seuls  ou 
associés  en  nom  collectif,  sont  en  état  de  fonder  et  de  diriger  une  en- 
treprise dans  des  conditions  normales,  nous  croyons  qu'il  vaut  mieux 
que  les  affaires  soient  faites  par  eux  que  par  les  grandes  sociétés  et  les 
combinaisons  d'autorité.  Nous  préférons  l'arrangement  qui,  outre  les 
services  ou  objets  utiles  offerts  au  public,  produit  un  plus  grand  effort 
intellectuel  et  moral  des  hommes  employés,  en  les  plaçant  sous  le  coup 
d'une  responsabilité  directe,  en  même  temps  qu'il  garantit  mieux  la 
société  contre  ies  combinaisons  de  monopole,  contre  les  tentatives  vio- 
lentes de  retour  au  régime  d'autorité. 

Courcelle-Seneuil. 


52  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

DES 

COMPAGNIES  FORMÉES  EN  FRANCE 

sous  L'ANCIEN  RÉGIME 
POUR   LE    COMMERCE   LOINTAIN  (1) 


Le  mot  compagnie  est  un  de  ceux  dont  les  acceptions  sont  tellement 
diverses ,  qu'il  faut,  avant  de  l'employer,  dire  dans  quel  sens  on  veut 
l'entendre. 

On  s'est  servi  de  ce  mot,  aux  xvu®  et  xviii*  siècles,  pour  désigner  des 
sociétés  commerciales  ou  même  des  sociétés  civiles  autorisées  par  le 
gouvernement  ;  c'est  de  ces  sociétés,  êtres  moraux,  personnes  civiles 
reconnues  par  l'État,  que  je  veux  parler.  Ce  chapitre  sera  consacré  à 
celles  qui  avaient  pour  but  le  commerce  extérieur. 

Mais,  avant  d'en  venir  là,  on  me  pardonnera  de  rappeler  qu'au  début 
de  ce  livre  j'avais  rangé,  parmi  les  sociétés  que  régissaient  les  principes 
généraux  du  droit  en  cette  matière,  l'association  des  Argonautes  pour 
la  conquête  de  la  Toison  d'or.  En  effet,  cette  société  ressemblait  beau- 
coup aux  compagnies  que  formaient  au  moyen  âge  les  aventuriers  voya- 
geurs chercheurs  de  gloire  et  surtout  de  richesses.  Guillaume  le  Con- 
quérant avait  formé  une  compagnie  pour  la  conquête  de  l'Angleterre, 
c'est  ainsi  que  s'expriment  les  historiens  de  son  temps.  Le  livre  du  par- 
tage des  terres  atteste  la  répartition  des  bénéfices. 

Les  barons  et  chevaliers  qui  partirent  pour  la  conquête  de  la  Sicile, 
de  la  Morée  ou  de  la  Terre-Sainte,  formaient  de  même  des  compagnies, 
parmi  lesquelles  nous  citerons  celles  des  Normands  qui  s'établirent  dans 
la  Fouille  ou  à  Palerme,  celles  des  Villehardouin  et  des  Brienne  qui  con- 
quirent le  Péloponèse  et  se  firent  ducs  et  seigneurs  dans  Athènes  et  les 
pays  d'alentour,  histoire  trop  inconnue  et  pourtant  bien  curieuse.  Les 
Almogavares,  qui  vinrent  d'Aragon  pour  chasser  les  Champenois,  établis 
en  Morée,  étaient  aussi  une  compagnie  commandée  par  Ramon  Munta- 
ner,  son  chef  et  son  historien.  Le  nom  de  compagnie  fut  donné  aussi 
aux  bandes  qui  vendaient  leurs  armes  et  leur  sang  pour  venger  les  que- 


(1)  Extrait  d'une  Histoire  du  contrat  de  société,  par  M.  F.  Malapert, 
avocat,  docteur  en  droit;  sous  presse. 


COMPAGNIES  FORMÉES  EN  FRANCE  SOUS  L'ANCIEN  RÉGIMn.     53 

relies  d'aiitrui.  Sous  Charles  V  on  désif^na  ces  troupes  sous  le  nom  de 
grandes  compagnies.  Les  Italiens  ont  inventé  le  nom  de  condottieri, 
qui  est  aujourd'hui  [généralement  appliqué  à  tous  les  soldats  merce- 
naires. 

C'était  une  compa[ynie  que  commandait  Jean  de  Béthencourt,  lors- 
qu'il alla,  en  li02,  découvrir  les  îles  Canaries.  La  société  que  François 
Pizarre  forma  pour  la  conquête  du  Pérou  avec  Alma[jro  et  Fernand  de 
Lucques,  comme  chefs,  et  un  certain  nombre  de  simples  associés  ou 
compn^ynons,  était  une  société  comme  celles  dont  je  viens  de  parler.  De 
môme  quand  les  flibustiers  et  boucaniers  de  l'île  de  la  Tortue  proje- 
taient une  expédition,  ils  commençaient  par  se  réunir  en  compagnie  et 
convenaient  de  la  manière  dont  les  combats  seraient  engagés,  et  surtout 
ils  fixaient  dans  quelles  proportions  le  butin  serait  partagé.  Telles  ont 
été  dans  nos  dernières  guerres  maritimes  les  sociétés  formées  par  les 
corsaires.  De  sorte  que  depuis  l'antiquité  jusqu'à  notre  époque  on  suit  à 
travers  les  temps  cette  sorte  d'association,  dont  je  n'ai  parlé  ici  qu'à 
cause  du  nom  qu'on  lui  donna  dans  notre  pays  à  diverses  époques. 

Cependant,  à  côté  de  ces  compagnies  où  chacun  devait  payer  autant 
de  sa  personne  que  de  ses  biens,  l'Europe  occidentale  ne  perdit  jamais 
l'usage  de  faire  des  sociétés,  dans  lesquelles  certains  associés  ne  figuraient 
que  pour  l'apport  de  leur  argent,  tandis  que  d'autres  s'exposaient  aux 
hasards  des  courses  lointaines  et  aux  périls  des  batailles. 

Si  nous  remontions  la  nuit  des  temps,  pour  chercher,  par  exemple,  à 
quelle  époque  on  fit  le  premier  armement  d'un  vaisseau  pour  le  donner  à 
conduire  à  un  marin  expérimenté,  associé  avec  les  armateurs  pour  les  bé- 
néfices et  les  pertes,  nous  arriverions  certainement  aux  premiers  âges 
historiques.  Athènes  avait  cet  usage,  qu'elle  tenait  peut-être  des  Phéni- 
ciens ;  les  Rhodiens,  dont  les  lois  maritimes  sont  tant  vantées,  ont  dû  le 
connaître  ;  enfin  Rome  nous  en  donnerait  des  exemples. 

Le  moyen  âge,  M.  Pardessus  l'atteste  en  cent  endroits  de  sa  préface 
sur  les  lois  maritimes,  a  connu  cette  société,  qui  bientôt  se  fondit  avec 
les  grandes  associations  autorisées  par  l'État  et  auxquelles  on  a  donné 
les  noms  de  Compagnies  des  Indes,  etc. 

Mais,  pour  ne  pas  rompre  la  suite  de  nos  observations,  nous  remar- 
querons que  l'Italie  avait  de  ces  corporations  puissantes ,  et  que  c'est 
avec  leur  secours  que  les  républiques  des  bords  de  la  Méditerranée 
étaient  parvenues  à  tant  de  grandeur.  Ainsi,  au  xi*  siècle,  la  société  des 
Umili  de  Pise  pouvait  armer  des  troupes  et  devenir  assez  puissante  pour 
fournir  des  secours  aux  princes  d'Antioche  menacés  par  les  Sarrazins. 

Maintenant  que  nous  connaissons  ces  éléments,  il  faut  nous  rappeler 
qu'en  1492  Christophe  Colomb,  par  son  audace,  sa  persévérance,  son 
génie,  ouvrit  la  route  vers  un  monde  nouveau.  La  découverte  de  l'Amé- 
rique, celle  de  la  route  des  Indes  par  le  cap  de  Bonne-Espérance,  donne- 


54  JOURNA!.  DES  ÉCONOMISTES. 

rent  un  nouvel  essor  à  l'esprit  humain  qui  s'affranchissait  avec  l'impri- 
merie, plus  encore  que  par  l'emploi  d  ;  la  poudre  à  canon. 

Lorsque  Christophe  Colomi)  revint  en  Espaf;ne,  le  monde  retentit 
d'acclamations  à  la  louange  de  ce  navip^ateur.  L'Europe  entière  se  mit 
à  rêver  d'or  et  de  pierres  précieuses.  Il  semblait  qu'il  suffisait  de  vou- 
loir, pour  s'enrichir.  L'émi[yration  commença.  Elle  fut  considérable 
durant  les  p,uerres  de  religion  ;  mais  c'est  après  la  Ligue  et  sous  le  règne 
de  Henri  IV  que  les  armateurs  des  navires  prirent  l'habitude  de  rester 
en  France,  tandis  que  des  aventuriers  intéressés  dans  l'entreprise  allaient 
conquérir  des  richesses  communes  pour  tous  les  associés. 

En  ce  temps-là,  il  se  forma  partout  en  Europe  des  compagnies  de 
capitalistes,  ayant  pour  but  la  conquête  des  Indes  occidentales  ou  orien- 
tales. Ces  expressions  désignaient  alors  toute  la  terre  moins  l'Europe. 
En  effet,  une  bulle  d'Alexandre  VI,  en  date  du  mois  de  juin  1493,  avait 
divisé  notre  globe  en  deux  paris  distinctes.  La  ligne  de  séparation 
élait  le  méridien  qui  passe  à  270  lieues  k  l'ouest  des  Açores.  Tous  les 
pays  situés  à  l'ouest  de  ce  méridien  devaient  appartenir  aux  Espagnols, 
c'étaient  les  Indes  occidentales.  Tous  les  pays  situés  à  l'est  étaient  attri- 
bués aux  Portugais,  c'étaient  les  Indes  orientales.  On  sait  que  cet  orgueil- 
leux partage  ne  fut  pas  accepté  sans  protestations  par  les  autres  nations 
de  l'Europe.  Malgré  la  bulle  du  pape,  les  Français,  les  Anglais,  les  peu- 
ples du  Nord  continuèrent  à  faire  des  découvertes. 

L'éclat  de  la  conquête  et  de  la  dévastation  du  Mexique  et  du  Pérou  ont 
tant  attiré  les  regards,  que  l'on  ne  s'est  guère  occupé  que  des  progrès 
de  l'Espagne  en  Amérique.  Les  voyages  des  navigateurs  français  ont 
cependant  été  d'une  importance  considérable.  Nos  marins  ont  découvert 
Fernambouc,  la  Louisiane,  le  Canada  :  le  Canada  et  la  Nouvelle-Orléans, 
ces  deux  morceaux  du  cœur  et  de  l'âme  de  la  France  que  l'Algérie  com- 
pense peut-être,  mais  ne  fait  pas  oublier. 

Je  n'ai  pas  trouvé  les  acles  du  gouvernement  (Jui  ont  autorisé  les 
compagnies  formées  par  les  aventuriers  qui  firent  ces  découvertes;  mais 
en  comparant  ce  qui  se  faisait  dans  l'ancienne  Rome  avec  les  exigences 
de  notre  législation  plus  récente,  il  est  évident  qu'il  a  toujours  été  né- 
cessaire d'avoir  une  autorisation  quand  on  a  voulu  former  une  compa- 
gnie. Ajoutons  qu'en  dehors  de  ces  entreprises  le  gouvernement  essaya 
lui-même  d'en  dirig^er  quelques-unes. 

Des  édits  de  1537  à  1543  prescrivirent  d'équiper  des  vaisseaux  de 
guerre  pour  aller  aux  Indes  orientales  et  occidentales.  Le  résultat  fut 
la  découverte  du  Canada  par  Jacques  Cartier,  le  Canada  où  nous  retrou- 
verions la  langue  et  les  mœurs  de  nos  pères,  si  nous  étions  assez  mal- 
heureux pour  les  oublier. 

L'amiral  Coligny,  agissant  dans  le  cercle  de  ses  fonctions,  essaya  plus 
tard  de  fonder  des  colonies  de  protestants  en  Amérique.  La  première 


COWPAGI^IES  FORMËKS  KN  FRANCR  SOUS  I/ANCIKN  RÉGIME.     55 

tentative  est  de  1557.  Il  y  fut  aidé  par  Calvin.  «Celui-ci,  dit  Voltaire, 
envoya  lus  de  prédicants  que  de  cultivateurs;  ces  ministres  qui  vou- 
laient dominer,  eurent  avec  les  commandants  de  violentes  querelles; 
ils  excilèrenl  une  sédilion.  La  colonie  fut  divisée:  les  Portup,ais  la  dé- 
truisirenl.  »  Celte  expédition  avait  été  dirij^ee  sur  le  Brésil  que  la  France 
n'a  jamais  repris. 

Vers  l'an  1564,  Colif^ny  envoya  des  colons  dans  la  Floride.  La  haine 
des  Espagnols  et  leur  jalousie  arrêtèrent  les  proférés  de  cette  nouvelle 
colonie.  On  se  rappelle  que  nos  compatriotes  ayant  été  défaits,  les  Es- 
pa^ynols  pendirent  leurs  prisonniers  avec  cet  écriteau  :  Pendus  non 
comme  Français,  mais  comme  hérétiques.  A  quoi  les  nôtres  répondirent 
en  usant  du  même  procédé  à  l'égard  de  leurs  prisonniers  :  «Pendus  non 
comme  Espagnols,  mais  comme  assassins.  »  Cependant  les  projets  de 
Coligny  échouèrent,  parce  que  les  guerres  étrangères  et  surtout  les  dis- 
cordes civiles  empêchèrent  l'envoi  des  secours  que  la  métropole  devait 
envoyer  aux  colonies. 

Mais  nous  touchons  aux  véritables  compagnies.  En  1601,  des  négo- 
ciants de  Saint-Malo ,  Laval  et  Vitré ,  s'associèrent  pour  équiper  deux 
vaisseaux  le  Croissant  et  le  Corbin,  et  les  envoyer  sonder  le  gué  et  cher- 
cher la  route  des  Indes  pour  aller  puiser  à  la  source.  Le  récit  de  cette 
expédition  nous  a  été  donné  par  Pyrard,  qui  a  fait  écrire,  sous  sa  dictée, 
la  meilleure  de  toutes  les  relations  sur  les  Moluques. 

En  1604,  une  compagnie  obtint  du  roi  Henri  IV  le  privilège  exclusif 
du  commerce  dans  l'Inde.  Elle  ne  fit  rien,  mais  obtint  en  1611,  le  re- 
nouvellement de  son  privilège  pour  douze  ans. 

Des  négociants  de  Rouen,  ayant  remarqué  que  la  Compagnie  des 
Indes  ne  faisait  aucun  usage  de  son  privilège,  se  formèrent  en  compa- 
gnie pour  le  même  commerce.  De  nombreuses  contestations  surgirent 
de  cette  rivalité.  Mais  la  société  ancienne  et  la  nouvelle  fusionnèrent  et 
terminèrent  ainsi  leurs  débats.  Des  lettres-patentes  du  22  juillet  1615 
constatèrent  cette  fusion  et  renouvelèrent  le  privilège  qui  avait  été  pri- 
mitivement accordé. 

Vers  1616  ou  1617,  trois  négociants  conçurent  le  projet  d'une  nou- 
velle Compagnie  des  Indes.  Ils  firent  partir  de  Dieppe  trois  bâtiments 
commandés  par  le  capitaine  Lelièvre ,  de  Honfleur.  Malgré  la  réussite 
du  voyage,  cette  entreprise  qui  avait  résisté  aux  machinations  des  Hol- 
landais n'eut  pas  de  suites. 

En  1619,  trois  gros  navires  partirent  encore  de  Dieppe  pour  tenter 
les  mêmes  aventures.  L'un  d'eux,  le  Montmorency,  revint  avec  une 
cargaison  de  poivre;  cependant  il  n'eut  pas  d'imitateurs. 

En  1626,  Louis  Xlil  autorisa  la  Compagnie  de  Saint-Christophe. 
L'honueur  de  cette  affaire  est  reporté  au  cardinal  de  Richelieu ,  grand 


56  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

amiral  de  France,  qui  s'inscrivit  au  nombre  des  membres  de  la  com- 
pagnie. 

En  1628,  le  même  cardinal  fit  donner  une  déclaration  datée  du  mois 
de  mai  et  du  camp  devant  La  Rochelle,  pour  la  formation  de  colonies 
aux  Indes  occidentales.  La  Compagnie  à  laquelle  ce  privilège  fut  ac- 
cordé se  composait  de  quelques  personnes  nommées  dans  la  déclara- 
tion et  de  cent  associés;  cet  édit  est  curieux  à  plus  d'un  titre.  C'est 
d'abord,  à  peu  de  chose  près,  le  type  sur  lequel  ont  été  dressés  tous 
ceux  qui  sont  intervenus  sur  la  matière. 

Il  s'agissait ,  disaient  les  envahisseurs  européens ,  des  intérêts  de  la 
foi.  C'est,  en  apparence,  leur  principale  préoccupation.  En  second  lieu, 
le  roi  leur  accordait  un  terrain  conquis  ou  à  conquérir.  Les  futures 
conquêtes  sont  tout  d'abord  concédées  aux  associés.  C'est  pourquoi  la 
plupart  des  édits  leur  ont  donné  le  droit  d'envoyer  des  ambassadeurs  au 
nom  du  roi  de  France  et  de  faire  des  traités.  Ils  pouvaient  même  dé- 
clarer Ja  guerre  et  faire  tous  autres  actes  à  propos  pour  l'avantage  du 
commerce. 

Pour  en  revenir  à  l'édit  de  1628,  nous  remarquerons  que  si  l'on 
n'avait  pas  été  sous  le  régime  du  bon  plaisir,  les  droits  réservés  par 
le  roi  auraient  été  bien  peu  de  chose  :  une  suprématie  nominale,  une 
souveraineté  sans  effet,  une  couronne  d'or  pour  impôt,  souvenir  de  Vau- 
rum  coronarium  offert  par  les  provinces  aux  Empereurs  romains  lors 
de  leur  avènement. 

Si  maintenant  je  pouvais  entrer  dans  les  détails  de  l'histoire  de  ces 
colonies,  je  montrerais  à  quels  dangers  un  gouvernement  s'expose  en 
confiant  à  des  particuliers  une  partie  de  la  puissance  publique.  Ainsi 
la  Compagnie  de  Saint-Christophe  ayant  fait  des  conquêtes ,  les  vendit 
successivement,  en  1649,  1650  et  1651,  pour  se  couvrir  de  ses  dé- 
penses. Elle  disposa  de  cette  manière  des  principales  Antilles  en  faveur 
des  chevaliers  de  Malte,  qui,  plus  tard,  les  cédèrent  à  leur  tour  au  roi 
de  France.  D'autres  Antilles  emportantes  furent  aliénées  au  profit  de 
particuliers. 

Cela  étant  dit  pour  montrer  le  mécanisme  et  le  fonctionnement  de 
ces  sociétés,  je  continuerai.  En  1635,  Régimento,  de  Dieppe,  fit,  avec 
plusieurs  marchands,  une  compagnie  pour  le  commerce  d!'s  Indes 
orientales,  vers  lesquelles  il  avait  déjà  navigué.  Il  partit  donc  de  nou- 
veau et  revint  en  1637  avec  une  riche  cargaison.  Sur  son  rapport,  une 
compagnie  fut  formée  avec  vingt-quatre  négociants,  pour  faire  le  com- 
merce aux  côtes  orientales  de  l'Afrique  et  dans  l'île  de  Madagascar. 

Le  24  juin  1642,  le  cardinal  de  Richelieu  donna  la  commission  d'au- 
torisation à  Ricaud,  chef  de  la  compagnie,  et  lui  concéda  le  privilège  de 
faire  le  commerce  dans  tous  les  lieux  que  je  viens  de  nommer.  Des 
lettres-patentes  du  roi  Louis  XIII,  en  date  du  20  septembre  1643,  confir- 


COMPAGNIES  FORMEES  EN  FRANCE  SOUS  L'ANCIEN  RÉGIME.     57 

mèront  cotte  commission.  En  cette  même  année  1643,  la  compajynie  fit 
partir  un  vaisseau  pour  Madajîascar.  Quatre  autres  y  furent  envoyés 
en  \CAi  et  1648.  Vers  1650,  tous  les  envois  cessèrent,  ce  qui  n'empê- 
cha pas  la  compaj^nie  d'obtenir,  en  1652,  pour  quinze  ans,  le  renouvel- 
lement (le  son  privilège. 

La  Gompap;nie  de  Saint-Christophe  se  désunit  en  1651.  En  cette 
même  année  il  se  formait  à  Paris  une  compafjiiie  sous  le  nom  de  France 
équinoxiale,  pour  l'île  de  Gayenne.  En  1653,  il  n'en  restait  plus  rien. 

Quant  à  la  Compagnie  des  Indes-orientales,  elle  obtint,  le  4  dé- 
cembre 1652,  le  renouvellement  de  son  privilé(}e  pour  quinze  années. 
La  prospérité  future  de  cette  compa^ynie  enflamma  la  cupidité  des  cré- 
dules, et  suscita  des  envieux.  Chose  incroyable,  un  maréchal  de  France 
osa,  en  1654,  faire  la  [juerre  à  cette  société  dont  il  convoitait  les  ri- 
chesses. La  compag^nie  ayant  commencé  ses  opérations  avait  nommé  Pro- 
nis,  gouverneur  de  Madag^ascar.  Il  fut  renvoyé  et  vint  trouver  le  ma- 
réchal de  la  Meilleraie  qu'il  engagea  à  s'emparer  de  la  colonie.  Le  ma- 
réchal arma  des  vaisseaux  qui  se  rendirent,  à  force  ouverte,  maîtres  des 
forts  établis  par  les  colons.  Le  maréchal  et  son  fils,  le  duc  de  Mazarin, 
se  crurent  possesseurs  légitimes  de  cette  proie  volée  les  armes  à  la 
main.  Les  réclamations  de  la  société  furent  impuissantes  contre  de  si 
grands  seigneurs.  Enfin,  en  1664,  lors  de  la  réorganisation  ?des  com- 
pagnies par  Colbert,  le  duc  de  Mazarin  et  tous  les  intéressés  anciens 
ou  nouveaux  vendirent  leurs  droits,  à  la  nouvelle  compagnie  des  Indes- 
orientales. 

«  On  ne  peut  rien  voir  de  plus  beau  et  de  plus  grand  que  le  projet  de 
cette  compagnie ,  qui  fut  dressé  en  quarante  articles,  le  26  mai  1664, 
dans  l'assemblée  tenue  à  Paris  par  les  principaux  marchands  de  cette 
ville ,  où  assistèrent  aussi  quantité  de  personnes  de  considération  de 
diverses  qualités  et  professions. 

«  Le  29  du  même  mois,  ces  statuts  ayant  été  présentés  au  roi  à  Fontai- 
nebleau, par  les  députés  de  l'assemblée  qui  s'y  étaient  rendus,  ils  furent 
examinés  et  arrêtés  en  conseil  deux  jours  après.  Au  mois  d'août  le  roi 
donna  les  lettres-patentes  en  forme  d'édit,  expédiées  h  Vincennes,  pour 
son  établissement,  qui  furent  vérifiées  au  Parlement,  le  premier  sep- 
tembre suivant.  »  {Encyclopédie  méthodique,  Dictionnaire  du  commerce, 
v**  Compagnie.) 

En  même  temps,  c'est-à-dire  le  11  juillet  1664,  fut  établie  la  Com- 
pagnie des  Indes-occidentales.  Les  îles  françaises  vendues  par  la  Compa- 
gnie de  Saint-Christophe  furent  rachetées  au  nom  de  la  nouvelle  com- 
pagnie, l'ordre  de  Malte  et  les  autres  propriétaires  furent  remboursés. 
Même  on  traita  avec  ce  qui  restait  d'associés  de  la  Compagnie  de  la  nou- 
velle France  de  1628.  Toutes  les  concessions  furent  révoquées  et  des 
lettres-patentes  expédiées  le  11  juillet  1664,  comme  nous  l'avons  dit. 


58  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Le  roi  accordait  à  la  nouvelle  compaj^^nie  eti  toute  propriété,  justice 
et  seifjneurie,  le  Canada,  les  Antilles,  TAcadie^  les  îles  de  Terre-Neuve, 
nie  de  Cayenne»  et  les  pays  de  terre-ferme  de  l'Amérique,  depuis  la 
rivière  des  Amazones  jusqu'à  rOrénoque.  Il  lui  donna  en  même  temps 
la  faculté  d'y  faire  seule  le  commerce  pendant  quarante  ans,  aussi  bien 
qu'au  Sénéfjal  sur  les  côtes  de  Guinée  et  sur  les  autres  parties  de  l'A- 
frique. Ces  avanta(}es  n'étaient  pas  les  seuls^  en  effet  la  compajjnie 
obtenait  remise  de  la  moitié  des  droits  sur  toutes  les  choses  venant  des 
lieux  où  elle  exerçait  son  privilège;  elle  avait  le  pouvoir  de  nommer 
les  gouverneurs  et  tous  les  officiers  de  guerre  et  de  justice,  même  les 
prêtres  et  les  curés.  Elle  avait  enfin  le  droit  de  déclarer  la  guerre  et  de 
faire  la  paix,  le  roi  ne  se  réservait  que  la  foi  et  hommage  lige,  et  une 
couronne  d'or  de  trente  marcs  à  chaque  changement  de  règne.  Les  ar- 
moiries de  cette  compagnie  furent  un  écusson  en  champ  d'azur,  semé  de 
fleurs  de  lys  d'or  sans  nombre,  deux  sauvages  pour  support  et  une  cou- 
ronne tréflée. 

Le  roi  fournit  le  dixième  du  capital  dont  le  reste  fut  bientôt  formé. 
En  moins  de  six  mois,  plus  de  quarante-cinq  vaisseaux  furent  équipés 
et  la  compagnie  prit  possession  de  toutes  les  terres  comprises  dans  sa 
concession.  Louis  XIV  cependant  arrêta  cet  essor.  Par  un  abus  de 
pouvoir  que  le  seul  bon  plaisir  peut  expliquer,  il  lui  retira  les  privilè- 
ges qu'il  lui  avait  concédés  neuf  ans  après  les  avoir  offerts.  En  1674,  il 
racheta  et  réunit  à  la  couronne  toutes  les  possessions  de  la  compagnie. 
Ajoutons  à  la  décharge  de  l'auteur  de  ce  coup  d'État,  que  toutes  les  ac- 
tions furent  remboursées.  On  a  remarqué  que  l'intervention  royale 
n'était  pas  nécessaire  pour  rétablir  les  affaires  de  la  compagnie  qui 
n'était  pas  insolvable.  Sans  doute  elle  avait  beaucoup  souffert  dans  la 
guerre  contre  les  Anglais.  Elle  avait  été  contrainte  d'emprunter  plus 
d'un  million  et  d'aliéner  son  droit  exclusif  au  commerce  des  côtes 
d'Afrique  ;  mais  il  lui  restait  encore  de  grandes  ressources  et  pouvait 
conserver  une  individualité  puissante. 

Malheusement  le  véritable  but  de  sou  organisation  n'était  pas  d'en  faire 
une  société  commerciale.  On  avait  eu  l'intention,  en  la  créant,  d'établir 
une  machine  politique  contre  les  Hollandais.  Le  but  parut  atteint  en  1674, 
et  le  gouvernement  absolu  de  cette  époque  ne  se  crut  pas  obligé  de  te- 
nir ses  engagements. 

Nous  avons  vu  le  sort  de  la  compagnie  des  Indes-occidentales  ;  et  c'est  à 
cause  de  son  peu  de  durée  que  nous  n'avons  pas  voulu  l'abandonner  après 
avoir  parlé  de  sa  création.  La^  compaguie  des  Indes-orientales  eut  une 
plus  longue  existence.  Elle  avait  été  aussi,  nous  l'avons  dit,  entreprise 
avec  enthousiasme,  et  les  nobles,  en  y  prenant  part,  ne  dérogeaient  pas. 
Les  étrangers  étaient  conviés  à  y  entrer,  et  ceux  qui  y  mettraient 
20,000  livres  devaient  être  réputés  régnicoles,  et  en  cette  qualité  jouir 


COMPAGNIES  FORMRES  EN  FRANCE  SOUS  L'ANCIEN  RÉGIME.     59 

(le  tous  les  privilèges  des  sujets  français.  Il  élail  établi  une  iliambre  de 
direction  {jéncrale,  composée  d»;  vinp,tet  un  directeurs,  douze  de  Paris, 
les  neuf  autres  des  provinces.  La  coinpa{;nie  pouvait  encore  établir  des 
chambres  particulières,  jjartout  où  elle  le  ju|;erait  à  [jropos. 

S;)n  priviléj;e  était  de  pouvoir  seule  naviguer,  à  Texclusion  de  tous  au- 
tres sujets  du  roi,  dans  toutes  les  mers  des  Indes  d'orient  et  du  sud,  du- 
rant trente  ans.  Elle  recevait  à  ))erpétuité  la  possession  de  l\ladaf;ascar 
et  de  toutes  les  autres  terres,  places  et  îles  qu'elle  pourrait  conquérir  sur 
les  ennemis,  ou  dont  elle  pourrait  s'emparer  sur  les  barbares,  pour  en 
jouir  en  toute  propriété,  seif^neurie  et  justice,  sans  y  réserver  que  là 
seule  loi  et  liommajye-li^ye,  avec  la  redevance  d'une  couronne,  et  d'un 
sceptre  du  poids  de  cent  marcs  à  chaque  mutation  de  roi.  Elle  avait  aussi 
le  pouvoir  de  nommer  et  d'établir  tous  officiers  de  justice  et  de  guerre, 
et  de  nommer  tous  les  ambassadeurs  vers  les  rois  et  princes  des  Indes,  et 
de  fciire  des  traités  avec  eux.  Le  roi  se  chargea  d'avancer  le  cinquième  de 
la  dépense  des  trois  premières  années,  s'en^^af^eant  à  ne  pas  répéter  cette 
avance  dans  le  cas  où  la  compagnie  perdrait  son  capital.  Elle  obtint  le 
droit  d'exporter  les  espèces  d'or  et  d'argent  dans  tous  les  lieux  de  son 
commerce.  Les  marchandises,  venues  des  Indes  en  France,  ne  devraient 
payer  que  moitié  du  prix  fixé  par  les  tarifs.  Celles  qui  étaient  destinées 
aux  pays  étrangers  ou  aux  provinces,  soit  par  terre,  soit  par  mer,  ne 
devraient  payer  aucun  droit,  soit  d'entrée,  soit  de  sortie.  Les  bois, 
et  autres  choses  nécessaires  pour  la  construction  et  l'armement  des  vais- 
seaux de  la  compagnie,  étaient  exempts  des  mêmes  droits.  La  compagnie 
devait  avoir  une  prime  de  50  livres  par  tonneau  de  marchandises  expor- 
tées dans  les  pays  de  sa  concession,  de  76  livres  pour  celles  qui  en  étaient 
rapportées  en  France. 

Elle  avait  pour  armoirie  un  globe  d'azur,  chargé  d'une  fleur  de  lys 
d'or,  avec  cette  devise  :  Florebo  quocumque  ferar.  Les  supports  étaient 
deux  figures  représentant,  l'une  la  paix,  et  l'autre  l'abondance. 

L'édit  de  création  portait  que  les  parts  ne  pourraient  être  moindres 
de  1,000  livres,  les  augmentations  de  500  livres. 

L'histoire  de  cette  compagnie,  qui  dura  jusqu'en  1719,  serait  celle  de 
nos  succès  et  de  nos  revers  maritimes  pendant  son  existence.  Il  faudrait 
y  ajouter  aussi  les  désordres  qui  naissaient  des  vices  d'une  administration 
lointaine,  dont  les  surveillants  n'avaient  aucun  moyen  de  contrôle. 

Elle  avait,  nous  l'avons  vu,  obtenu  la  concession  à  perpétuité  de  l'île 
de  Madagascar,  où  devaient  être  les  plus  importants  de  ses  compioirs. 
Le  mauvais  choix  des  emplacements,  le  peu  de  fidélité  des  employés,  les 
guerres  que  la  France  et  les  colonies  eurent  à  souffrir  empêchèrent  le 
développement  de  cette  compagnie,  qui  en  fut  cruellement  atteinte.  Elle 
fut  d'abord  obligée  de  quitter  Madagascar  pour  s'établir  à  Pondichéry. 
En  1694,  les  Hollandais  prirent  cette  ville,  et  la  compagnie  sembla  tout 


60  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

près  de  s'éteindre.  La  {guerre  de  1 700  la  ruina  à  ce  point,  qu'en  1719  elle 
avait  plus  de  10,000,000  de  dettes.  Nous  trouvons  qu'à  différentes  épo- 
ques il  y  eut  des  assemblées  des  intéressés  et  des  remaniements  des  sta- 
tuts. Nous  citerons  les  dates  de  1669,  1675,  1684,  1702, 1704.  En  1687 
et  1689  il  y  eut  des  répartitions  de  bénéfices  qui  s'élevèrent  à  30  0/0. 
Nous  remarquerons  que  ces  compag^nies  avides  de  monopoles  et  de  pri- 
vilèges ne  les  conservaient  pas  ;  nous  avons  montré  que  la  Compagnie  de 
Saint-Christophe  avait  vendu  ses  concessions  en  détail;  celle  des  Indes- 
orientales  trafiqua  de  la  même  manière  de  ses  droits.  Elle  renonça,  en 
1686,  à  Madagascar,  qui  fut  réunie  à  la  couronne  le  4  janvier  de  la  même 
année.  Elle  vendit  le  commerce  de  la  Chine  à  une  compagnie  nouvelle, 
qui  prit  le  titre  de  compagnie  de  la  Chine.  En  1708  elle  fit  un  traité  avec 
Grozat  et  ses  compagnies  pour  leur  permettre  d'envoyer  des  vaisseaux 
dans  les  Indes. 

Avant  de  parler  de  Lawetde  son  système,  nous  devons  mentionner  les 
autres  compagnies  qu'il  engloba  dans  la  sienne.  Citons  la  compagnie  de 
la  baie  d'Hudson,  qui  se  forma  à  Québec,  dans  les  premières  années  du 
xviii^  siècle,  et  finit  à  la  paix  d'Utrecht. 

La  compagnie  du  Mississipi  dut  sa  fondation  à  Robert  Cavalier  de  la 
Sale  qui  reconnut,  dès  1669,  le  grand  fleuve  appelé  Meschassipi  ou  Mis- 
sissipi. Il  entreprit  de  former  une  compagnie  pour  en  cultiver  les  rivières. 
En  1712,  Crozat  obtint  pour  elle  de  nouveaux  privilèges,  puis  il  la  fon- 
dit bientôt  dans  la  compagnie  d'Occident. 

La  compagnie  d'Acadie,  fondée  en  1683,  prit  fin  quand  le  traité  d'U- 
trecht nous  enleva  cette  colonie.  La  compagnie  de  Saint-Domingue  est 
de  1698.  En  1720,  elle  renonça  à  ses  privilèges  et  fusionna  avec  la  com- 
pagnie des  Indes. 

Le  commerce  du  Sénégal  fut  exploité  d'abord  par  les  marchands  de 
Dieppe.  Us  avaient  placé  le  siège  de  leurs  opérations  dans  une  petite  île 
du  Sénégal  à  laquelle  ils  avaient  donné  le  nom  d'ilote  Saint-Louis.  Des 
marchands  de  Rouen  achetèrent  cette  habitation.  Us  la  vendirent  en  1664 
àlacompagniedes  Indes-Occidentales.  La  compagnie  du  Sénégal  fut  formée 
vers  1673.  Elle  racheta  le  8  novembre  de  cette  année  1673  les  habitations 
que  possédait  la  compagnie  des  Indes-occidentales  sur  les  côtes  d'Afrique. 
La  compagnie  du  Sénégal  semble  avoir  eu  pour  but  principal  de  faire  la 
traite  des  nègres.  C'est  ainsi  qu'elle  passa  en  1675  et  1679  des  marchés 
avec  le  roi  de  France  pour  la  fourniture  des  nègres  en  Amérique.  Le  se- 
cond marché  l'obligeait  à  transporter  chaque  année  deux  mille  noirs.  Le 
roi,  pour  récompenser  la  compagnie  de  sa  fidélité  cà  remplir  ses  engage- 
ments antérieurs,  lui  accordait  la  confirmation  de  son  privilège.  De  plus, 
il  lui  donnait  le  droit  exclusif  de  vendre  de  gré  à  gré  des  nègres  aux  ha- 
bitants des  îles  d'Amérique,  sans  que  le  prix  fût  déterminé  par  les  auto- 
rités. 


COMPAGNIES  FORMÉES  EN  FRANGE  SOUS  L'ANCIEN  RÉGIME.     Cl 

En  1679,  ranuce  même  de  cette  convention,  Golbert,  pensant  que  la 
compa(|nie,  composée  de  trois  personnes  seulement,  n'avait  pas  assez  de 
ressources  pour  soutenir  les  dépenses  nécessaires  à  son  commerce,  en 
forma  une  seconde  à  laquelle  la  première  céda  ses  droits. 

Cette  nouvelle  compajyuie  ne  se  sentit  pas  de  force  à  soutenir  ses  en- 
};a{îemcnts  et  A  faire  seule  le  commerce  sur  toute  la  côte  occidentale  de 
rAfri(jue.  Elle  céda  une  partie  de  son  privilège  à  une  nouvelle  compa- 
jînie  qui  prit  le  nom  de  compap,nie  de  Guinée.  Un  arrêt  du  conseil,  du 
12  septembre  1684,  révoqua  le  privilé(je  de  la  compagnie  du  Sénégal, 
qui  n'en  cessa  pas  moins  d'exister;  en  effet,  en  1694,  elle  vendit  tous 
ses  droits  à  un  sieur  d'Apougny,  qui  essaya  de  nouvelles  combinaisons. 
Ce  fut  d'abord  en  1696 ,  une  seconde  fois  au  commencement  du 
xvui®  siècle.  Enfin  en  1718  la  compagnie  du  Sénégal  fusionna  avec  la 
compagnie  des  Indes. 

Quant  à  celle  dite  de  Guinée,  elle  obtint,  sur  la  fin  de  janvier  1685, 
des  lettres  patentes  confirmatives  du  traité  fait  entre  elle  et  la  compagnie 
du  Sénégal.  Son  droit  avait  été  d'abord  reconnu  par  un  arrêt  du  6  jan- 
vier de  la  même  année,  lequel  avait  partagé  entre  elle  et  ses  cédants  le 
privilège  du  commerce  des  côtes  de  l'Afrique,  et  fixé  les  limites  des  droits 
des  deux  parties.  Le  commerce  était  le  même,  et  toutes  deux  subirent  les 
mêmes  vicissitudes.  Reut-être  la  compagnie  de  Guinée  fut-elle  la  plus 
malheureuse.  Ainsi,  en  1701,  de  nouveaux  intéressés  furent  substitués 
aux  anciens.  En  1705,  elle  changea  de  nom,  et  prit  celui  de  TAssiente 
ou  compagnie  de  la  mer  du  Sud.  C'est  sous  ce  double  nom  qu'elle  opé- 
rait et  fournissait  des  nègres  aux  îles  espagnoles.  Enfin  elle  périt  en 
1713,  quand  un  article  secret  du  traité  d'Utrecht  céda  aux  Anglais  le 
commerce  des  nègres. 

Venons  dans  la  Méditerrannée.  La  France  regarde  le  nord  de  l'Afri- 
que. Les  deux  rivages  semblent  s'attirer  et  semblent  destinés  à  des 
échanges  continuels.  Les  croisades  augmentèrent  les  rapports  des  Afri- 
cains et  des  Provençaux.  Ceux-ci  firent  un  commerce  suivi  avec  les  côtes 
de  Barbarie.  Les  deux  pays  s'accordèrent  l'un  à  l'autre  des  privilèges 
importants.  M.  Pardessus  a  constaté  ces  relations  continuelles,  bien  que 
la  différence  de  religion  les  ait  souvent  entravées.  Nos  rois  ont  été  ce- 
pendant les  plus  fidèles  alliés  des  Turcs,  ce  qui  permit  aux  négociants 
de  notre  pays  de  faire  avec  les  Mahométans  des  affaires  sérieuses.  Ainsi, 
en  1560,  deux  Provençaux  appelés  l'un  Tinchès,  l'autre  Didier,  entre- 
prirent de  faire  la  pêche  du  corail  entre  Bône  et  l'île  de  Tabarque.  Us 
firent  dans  ces  parages  un  établissement  auquel  ils  donnèrent  le  nom  du 
bastion  de  France.  Cet  établissement  ruiné,  en  1568,  par  les  corsaires 
turcs,  reconstruit  en  1597  par  des  Français,  fut  bientôt  reperdu.  M.  de 
Brèves,  ambassadeur  de  Henri  IV,  fit  cependant  confirmer  la  permission 
accordée  aux  Français  de  pêcher  le  corail  dans  les  mers  d'Alger.  En 


62  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

1637,  Louis  XIII  fit  rebâtir  le  bastion  de  France.  Bientôt  le  commerce 
fut  porté  à  la  Cale  d'oii  les  Anglais  venaient  d'être  chassés.  La  (juerre 
contre  Alger  et  l'expédition  entreprise  par  Louis  XIV  contre  l'Algérie 
arrêtèrent  les  relations  commerciales. 

La  paix  fut  signée  en  1668;  en  1670,  une  compagnie  fut  formée  sous 
le  nom  de  compagnie  du  Levant.  Son  but  était  le  commerce  de  la  Médi- 
terranée, côtes  et  pays  de  la  domination  du  grand  Seigneur,  côtes  de 
Barbarie  et  d'Afrique.  Le  privilège  expira  et  ne  fut  pas  renouvelé. 

En  1694,  le  nommé  Héli,  au  nom  de  neuf  intéressés,  trois  de  Paris, 
trois  de  Bayonne,  trois  de  Marseille,  signa  avec  le  Dey,  le  divan  et  la 
milice  d'Alger  une  convention  pour  le  privilège  exclusif  et  à  perpétuité 
de  la  pêche  du  corail,  la  traite  des  laines,  de  la  cire,  des  cuirs,  du  suif 
et  autres  marchandises.  Bien  que  cette  compagnie  se  réunit  en  1719  à 
la  grande  compagnie  des  Indes,  elle  n'en  conserva  pas  moins  son  indivi- 
dualité et  même  son  nom.  C'est  ainsi  qu'elle  fut  rétrocédée  au  gouverne- 
ment qui  accepta  cette  rétrocession  par  un  arrêt  du  conseil  du  19  no- 
vembre 1730. 

Nous  terminerons  son  histoire  en  rappelant  que,  deux  jours  après  cette 
cession ,  un  autre  arrêt  du  conseil  constitua  une  nouvelle  compagnie 
d'Afrique  avec  un  privilège  de  dix  ans.  En  février  1741,  un  édit  enre- 
gistré en  mars  suivant,  créa  une  dernière  compagnie  d'Afrique.  Les 
établissements  fondés  par  elle  furent  ravagés  en  1744  par  les  corsaires 
algériens;  malgré  cela  la  compagnie  semble  être  arrivée  à  une  grande 
prospérité  et  avoir  vécu  jusqu'à  l'époque  de  notre  Révolution,  où  tous  les 
privilèges  furent  abolis. 

Il  reste  à  parler  du  commerce  de  la  France  avec  les  régions  septen- 
trionales de  l'Europe,  qui  n'échappa  pas  à  la  manie  des  réglementations. 
Des  lettres  patentes  de  juin  1669,  enregistrées  le  9  juillet  suivant,  créè- 
rent la  compagnie  du  Nord.  Son  privilège  devait  durer  vingt  années  et 
les  divers  recueils  sont  muets  sur  ce  qui  en  advint. 

Nous  avons  montré  comment  les  différentes  compagnies  formées  pour 
le  commerce  extérieur  ont  pris  fin.  Celles  qui  existaient  au  moment  où 
Law  créa  son  système  vinrent  se  fusionner  avec  la  compagnie  des  Indes 
dont  il  nous  reste  k  parler.  Cette  société  ne  fut  pas  créée  d'une  pièce  et 
ne  sortit  pas  du  cerveau  de  son  père  armée  et  prête  à  marcher  en  guerre 
comme  la  Minerve  antique.  Law  commença  par  fonder  la  compagnie 
d'Occident,  dont  les  bases  furent  celles  qu'avait  eues  autrefois  la  compa- 
gnie des  Indes-occidentales.  Celle  qui  était  dite  d'Occident  fut  autorisée 
par  un  édit  d'août  1717,  enregistré  le  6  du  mois  suivant.  Cet  édit  plus 
complet  que  les  précédents  prévoyait  plus  de  cas  et  réglait  mieux  les 
droits  et  les  devoirs  des  intéressés.  Il  était  divisé  en  56  articles.  Par  le 
premier  la  société  était  établie  comme  l'avait  été  la  compagnie  des  Indes- 
occidentales.  Il  était  dit  encore  que  les  nobles  ne  dérogeaient  pas  en 


COMPAGNIES  FOH^IKKS  EN  FRANCE  SOUS  L'ANCIEN  RfiGlME.     63 

s'intércssant  à  la  nouvelle  compajynie.  Son  priviléjye  était,  par  Tarti- 
cle  6,  fixé  à  \in}|t-cinf(  années.  L'art.  5  lui  donnait  li  Louisiane  en 
toute  propriétr,  seip,noune  et  justice.  Le  roi  ne  se  réservait  que  la  seule 
foi  et  lioiumaj'.e  avec  une  couronne  d'or  du  poids  de  trente  marcs  à  cha- 
que nouvel  avènement. 

Par  les  50  et  51"  articles,  la  compaf^nie  recevait  en  don  les  forts,  ma- 
gasins, maisons,  canons,  armes,  poudres,  brigantines,  bateaux,  piro- 
gues et  autres  ustensiles  qui  étaient  à  la  Louisiane  et  qui  appartenaient  à 
la  France. 

Le  52*,  dans  le  cas  où  le  privilégie  de  la  compagnie  ne  serait  pas  con- 
tinué, lui  assurait  la  propriété  de  toutes  les  îles  et  terres  qu'elle  avait 
habitées. 

Il  était  traité  du  32'  au  40®  article  de  tout  ce  qui  regardait  les  actions. 
Chacune  était  de  cinq  cents  livres  ;  les  titres  étaient  d'une  ou  de  dix.  On 
les  déclarait  marchandises,  pour  être  vendues,  achetées,  négociées, 
comme  bon  semblait  aux  propriétaires,  qui  pouvaient  même  être  des 
étrangers. 

Tout  actionnaire  ayant  cinquante  actions  avait  voix  délibérative 
dans  les  assemblées.  Il  avait  autant  de  voix  qu'il  avait  de  fois  cinquante 
actions. 

Aux  termes  du  4*  article  de  l'édit,  les  premiers  directeurs  furent  nom- 
més par  le  roi;  après  deux  ans  la  compagnie  devait  en  nommer  trois 
nouveaux,  ou  confirmer  les  anciens.  Le  54"  réglait  quelles  seraient  les 
armes  de  la  compagnie.  C'était  :  un  écusson  de  Sinople  à  la  pointe  ondée 
d'argent,  sur  laquelle  était  couché  un  fleuve  au  naturel,  appuyé  sur  une 
corne  d'abondance  d'or,  au  chef  d'azur,  semé  de  fleurs  de  lys  d^or,  sou- 
tenu d'une  face  en  devise  aussi  d'or  ayant  deux  sauvages  pour  support 
et  une  couronne  tréflée. 

Le  65*  donnait  à  la  compagnie  le  droit  de  faire  des  règlements  et 
statuts  pour  la  gestion  de  ses  affaires.  Elle  avait  donc  un  territoire  à 
conquérir  et  à  policer  par  ses  mœurs  et  ses  lois. 

Cette  compagnie  eut  un  succès  inouï.  Son  capital,  porté  à  cent  mil- 
lions par  un  édit  de  décembre  1717,  fut  souscrit  en  entier  au  mois  de 
juillet  suivant.  En  présence  de  ce  succès,  les  anciennes  compagnies 
s'empressèrent  de  venir  fusionner  avec  la  nouvelle.  La  compagnie  des 
Indes-orientales  vint,  comme  les  autres,  se  réunir  à  celle  des  Indes-occi- 
dentales, et  de  leur  jonction  constatée  par  un  édit  de  mai  1719  naquit  la 
compagnie  des  Indes.  Le  premier  article  de  cet  édit  supprima  les  pri- 
vilèges accordés  jusque-là  aux  compagnies  des  Indes  et  de  la  Chine.  Le 
4*  transférait  tous  ces  privilèges  à  la  compagnie  des  Indes.  La  liberté 
du  commerce  n'y  gagnait  rien. 

Cette  fusion  servit  de  prétexte  à  l'augmentation  du  nombre  des  ac- 
tions. On  en  créa  pour  25  millions  de  nouvelles,  émises,  vu  la  hausse 


64  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

des  précédentes,  au  chiffre  de  550  francs.  La  souscription  fut  instan- 
tanément couverte,  tant  était  vive  l'ardeur  du  public.  Tout  le  monde 
désirait,  voulait,  exi[îeait  des  actions.  Les  plus  g^rands  seigneurs,  les 
dames  les  plus  titrées  rivalisaient  de  bassesses  pour  en  obtenir.  C'est 
au  point  que,  malg?ré  les  témoignantes  des  contemporains ,  notre  siècle 
ne  veut  plus  croire  à  ce  qui  se  passa  dans  ce  temps.  Les  femmes  offraient 
leurs  faveurs  aux  moindres  commis  ;  les  maris  et  les  frères  étaient  prêts 
à  vendre  leurs  bras,  leur  honneur,  leur  corps  et  leur  âme  à  qui  leur 
donnerait  un  de  ces  papiers.  Il  semble  que  le  scandale  fut  alors  pro- 
portionné aux  titres  et  aux  dignités.  Les  plus  illustres  se  faisaient  les 
plus  ignobles. 

Le  régent  fut,  par  ce  débordement  général,  entraîné  à  augmenter  le 
capital  de  la  compagnie,  que  quatre  arrêts  portèrent  successivement  à 
300  millions.  Après  quoi,  un  nouvel  arrêt  du  conseil,  du  12  novembre 
1719,  confirmé  par  un  autre  du  10  décembre  suivant,  déclara  qu'il  ne 
serait  plus  émis  de  nouvelles  actions.  Les  25  millions  émis  après  les 
125  premiers,  le  furent  au  taux  de  1000  livres  l'action.  Les  150  derniers 
millions  furent  émis  à  5000  livres  l'action,  taux  du  cours  de  la  place 
pour  les  actions  anciennes. 

La  compagnie  des  Indes  se  chargea  au  mois  d'août  1719  du  bail  gé- 
néral des  fermes.  Elle  en  donna  3  millions  500,000  livres  par  an  de 
plus  que  le  dernier  adjudicataire.  Elle  fit  au  roi  un  prêt  de  1,200  mil- 
lions, suivi  bientôt  après  d'un  autre  de  300  millions.  En  échange  de  ces 
prêts,  il  lui  fut  constitué  45  millions  de  rente  à  3  0/0.  Elle  remboursa 
100  millions  que  les  anciens  fermiers  des  tabacs  avaient  prêtés  à  FÉtat, 
pour  quoi  elle  reçut  encore  3  millions  de  rente. 

Le  22  février  1720,  il  y  eut  une  assemblée  générale  des  actionnaires, 
sous  la  présidence  du  régent,  qui  offrit  la  régie  de  la  banque  royale  à  la 
compagnie  des  Indes.  Elle  accepta.  Ceci  nous  amène  à  parler  de  cette 
banque,  dont  les  désastres  sont  célèbres  dans  les  fastes  de  l'agiotage. 
Lorsque  le  banquier  écossais  Law  vint  en  France,  il  se  trouva  dans  un 
pays  privé  d'établissements  de  crédit.  Il  y  avait  bien  eu  une  banque, 
appelée  la  banque  d'emprunt,  formée  par  les  fermiers  généraux  ;  mais 
elle  avait  mal  fonctionné.  Law  entreprit  de  se  servir  de  cette  ancienne 
institution,  dont  les  billets  avaient  été  bien  accueillis  par  le  public.  Le 
2  mai  1716,  des  lettres-patentes  autorisèrent  l'érection  d'une  banque 
générale,  avec  privilège  de  vingt  années.  Cette  banque  obtint  de  faire 
des  billets  en  écus  d'espèces,  sous  le  nom  d'écus  de  banque.  Des  lettres- 
patentes  du  20  du  même  mois,  enregistrées  au  parlement  le  23,  fixèrent 
le  capital  à  1200  actions,  de  1000  écus  de  banque  chacune.  Tous  les 
billets  devaient  être  payables  à  vue,  jamais  à  terme.  Il  était  défendu  à 
la  banque  de  contracter  des  emprunts. 

Le  10  avril  1717,  un  arrêt  du  conseil  autorisa  les  caisses  publiques  à 


COMPAGNlIiS  FORMÉES  EN  FRANCE  SOUS  L'ANCIEN  RÉGIME.     65 

recevoir  les  billets  de  la  banque  comme  argent  comptant.  Cette  mesure 
leur  donna  une  faveur  extraordinaire.  Les  billets  furent  préférés  à  la 
monnaie  métallique,  et  ils  (jaiynaient  beaucoup  au  change.  Ils  valaient 
donc  en  or  ou  argent  plus  que  leur  chiffre  nominal.  Au  mois  de  décem- 
bre 1718,  le  gouvernement  s'empara  de  la  ban({ue,  afin  de  battre  mon- 
naie à  Taide  d'une  valeur  dont  on  pouvait  trop  facilement  augmenter  les 
émissions  suivant  les  besoins  du  trésor  public. 

II  arriva,  ce  qui  était  inévitable  avec  l'absolutisme  :  le  gouvernement 
fabriqua  des  billets  avec  profusion  et  considéra  son  papier  comme  une 
valeur  réelle,  tandis  qu'il  n'était  qu'un  titre  de  créance. 

Au  mois  de  juillet  1719,  le  total  des  billets  formait  une  somme  de 
400  millions.  Leur  valeur  ne  s'était  pas  amoindrie,  parce  que  les  com- 
pagnies d'Occident  et  des  Indes  les  avaient  acceptés  en  payement  de  leurs 
actions.  Mais,  en  septembre,  il  en  fut  émis  pour  120  autres  millions,  en 
décembre  pour  360.  Comme  toujours,  le  dernier  de  ces  arrêts  porta 
qu'il  n'en  serait  plus  créé,  si  ce  n'est  pour  remplacer  les  billets  endossés 
et  biffés;  ce  fut  comme  exécution  de  cette  disposition  qu'il  fut  émis 
pour  200  millions  de  billets  en  février  1720. 

Nous  sommes  au  moment  où  la  Banque  fut  donnée  en  régie  à  la  com- 
pagnie des  Indes.  L'opération  pouvait  se  continuer,  quand  tout  à  coup, 
uu  arrêt  du  21  mai  1720  décida  que  les  billets  perdraient  progressive- 
ment jusqu'au  mois  de  décembre  la  moitié  de  leur  valeur,  afin  de  des- 
cendre au  taux  de  la  monnaie  métallique.  Cette  dépréciation  causa  une 
panique  générale.  Elle  montre  à  quels  dangers  on  était  exposé  en  pla- 
çant sa  fortune  dans  des  valeurs  que  le  gouvernement  pouvait  dépré- 
cier et  avilir  d'un  moment  à  l'autre.  La  chute  fut  rapide.  Personne  ne 
voulait  plus  de  billets ,  à  ce  point  qu'il  fallut  un  arrêt  du  10  octo- 
bre 1720  pour  que,  par  une  sorte  défaveur,  ils  fussent  acceptés  à 
perte  pour  certains  payements.  Le  passé  fut  bientôt  seul  intéressant  et 
les  derniers  arrêts  sur  la  matière  n'eurent  pour  objet  que  son  règle- 
ment. La  banque  et  le  système  de  Law  avaient  vécu. 

Cet  épisode  terminé,  nous  revenons  à  la  compagnie  des  Indes.  Elle 
fut  sérieusement  atteinte  par  les  désastres  de  la  Banque,  mais  n'en  con- 
tinua pas  moins  ses  opérations.  Elle  eut  des  guerres  considérables  à 
soutenir  contre  l'étranger,  en  même  temps  que  des  dissensions  intes- 
tines. Les  noms  des  Dupleix,  des  Bussy,  des  Lally-Toliendal  sont  fameux 
dans  l'histoire  de  notre  pays.  Ces  généraux  commandaient  au  nom  de 
la  Compagnie  des  Indes.  Le  marquis  de  Montcalm  a  été  moins  vanté, 
bien  qu'il  ait  déployé  pour  la  défense  des  possessions  de  la  compagnie, 
en  Amériqne,  toutes  les  qualités  d'un  général  et  d'un  administrateur. 

Plusieurs  des  annexes  de  la  compagnie,  comme  la  compagnie  d'A- 
frique, par  exemple,  reprirent  leur  individualité  après  la  chute  de 
Law.  Il  serait  superflu  de  parler  de  tous  les  détails  des  débats  que  la 
2e  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  15  avril  1865.  5 


66  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

débâcle  du  système  put  soulever.  Nous  terminerons  donc  en  disant  que 
la  Compag^nie  vécut  jusqu'à  la  Révolution  et  que  sa  liquidation  n'est 
pas  encore  terminée. 

Cet  exposé  rapide  de  l'histoire  des  tentavives  des  Français  pour  colo- 
niser les  contrées  lointaines  était  nécessaire.  Il  prouve  que  les  cher- 
cheurs d'aventures  ne  sont  pas  seulement  de  notre  siècle.  Certains 
hommes  ont  toujours  tout  risqué  pour  faire  une  fortune  éclatante  et 
rapide.  D'un  autre  part,  il  était  utile  de  montrer  en  action  ces  compa- 
gnies privilégfiés ,  qui  propageaient,  avec  la  foi  chrélienne,  la  gloire 
des  armes  françaises  autant  que  le  commerce.  En  retour  elles  étaient 
sous  le  bon  plaisir  du  prince.  Elles  furent  donc  impuissantes  à  créer 
d'importantes  relations  commerciales,  parce  qu'elles  ne  pouvaient  in- 
spirer au  public  une  confiance  qu'elles  n'avaient  pas  en  elles-mêmes. 

Louis  XIV,  nous  l'avons  vu,  essaya  vainement,  par  ses  faveurs,  ses 
honneurs ,  ses  dons  de  faciliter  les  entreprises.  Son  but  était  de 
tenter  des  moyens  nouveaux,  d'étendre  sa  renommée.  La  paix  d'Utrecht 
prouva  le  néant  de  ses  conceptions,  puisqu'il  consentit  alors  à  faire  pas- 
ser les  plus  riches  de  nos  possessions  sous  le  joug  de  l'Angleterre. 

M.  Troplong  se  trouvant  en  face  des  différentes  lettres  patentes 
de  1664  a  enseigné  que  ces  édits  révélaient  une  idée  grande  et 
neuve,  en  ce  que,  suivant  cet  éminent  écrivain,  la  colonisation  n'était 
plus  une  entreprise  militaire  conduite  par  Tépée  et  soutenue  par  des 
légions.  Il  y  voit  une  œuvre  toute  pacifique  dont  le  commerce  était  le 
but.  Il  n'est  pas  possible  d'être  plus  loin  de  la  vérité.  M.  Troplong 
le  reconnaît  implicitement,  car,  dans  la  même  page  oii  il  a  vanté  ces 
compagnies,  il  reconnaît  que  leurs  privilèges  établissaient  des  espèces 
de  grands  fiefs  pour  le  commerce,  et  permettaient  à  ces  corporations 
de  faire  le  trafic  des  îles  et  des  royaumes. 

Les  sociétés  commerciales,  faites  pour  le  commerce,  n'ont  aucun 
point  de  comparaison  avec  nos  grands  feudataires,  qui  entendaient  avoir 
le  droit  de  faire  la  paix  et  la  guerre  et  jouir  de  tous  les  attributs  de  la 
souveraineté.  On  n'a  pas  besoin  de  tant  de  puissance  pour  produire, 
acheter,  vendre  du  coton  et  des  épices  ;  puis  il  faut  se  rappeler  sans 
cesse  que  ces  entreprises  lointaines  ont  toutes  mai  fini,  parce  qu'elles 
ont  toutes  mal  commencé  ;  cet  enseignement  est  plus  salutaire  que  ne 
le  sont  des  louanges  dithyrambiques. 

La  création  de  ces  compagnies  n'avait  pas  pour  but  la  réunion  dft 
forces  éparses,  en  vue  d'un  résultat  commun.  Elles  avaient  pour  base 
les  idées  que  l'on  se  faisait  alors  de  l'importance  des  privilèges.  On  ne 
savait  pas  encore  que  la  concurrence  enrichit  le  commerçant  qui  lutte 
contre  S3s  rivaux,  tandis  qu'elle  ruine  celui  dont  l'industrie  est  proté- 
gée par  un  monopole.  Ajoutons  que  ces  compagnies,  corps  politiques, 
voyaient  leur  sort  dépendre  de  la  faveur  du  prince  ou  de  l'issue  d'une 


LKS  CIKCULATIONS  KN  BANOUK.  67 

bataille.  Los  cai>ilaux  ne.  sont  pas  disposés  à  courir  do  pareils  hasards. 

On  disaitaii  public  vul[;aire  quo  k  but  do  ces  entreprises  était  do  co- 
loniser les  pays  lointains.  Et  après  ces  beaux  semblants,  on  recrutait  le 
personnel  des  colons  par  des  moyens  cruels  et  honteux.  On  embarquait 
de  force  les  voleurs  et  les  filles  publiffues,  prenant  ainsi  ce  qu'il  y  avait 
déplus  fyanfyroné  parmi  les  hommes  et  les  femmes.  Ce  n'est  pas  tout  : 
quand  les  sujets  manquèrent,  le  recrutement  des  colons  se  fit  au  moyen 
d'enlèvements  déjeunes  hommes  et  de  jeunes  femmes  que  Ton  ramas- 
sait au  hasard  et  sans  savoir  s'ils  étaient  ou  n'étaient  pas  mariés.  On  en 
vint  à  voler  en  plein  jour  des  enfants  en  bas  â{je,  que  l'on  envoyait 
mourir  dans  les  possessions  françaises  de  l'Inde  ou  de  l'Amérique. 

Ces  mœurs  ne  nous  ont  jamais  paru  enviables  ;  nous  no  ref][rettons 
pas  des  institutions  qui  ont  eu  des  résultats  si  odieux. 

Aujourd'hui  le  commerce  se  fait  par  des  particuliers.  Le  gouverne- 
ment ne  leur  donne  plus  la  permission  de  mêler  la  politique  à  leurs 
transactions.  Ces  particuliers  peuvent  s'associer  comme  ils  l'entendent; 
cette  liberté  leur  profite,  et  ce  qui  rend  surtout  leurs  efforts  fructueux, 
c'est  que  la  concurrence,  en  les  tenant  en  haleine,  les  oblif]?e  à  bien 
faire,  sous  peine  d'être  vaincus  dans  la  lice  commerciale. 

F.  Malapert, 
Avocat,  docteur  en  droit. 


LES  CIRCULATIONS  EN  BANQUE 

OU  L'IMPASSE  DU  MONOPOLE 

PAR   M.    PAUL   COQ  W 


Le  nouvel  ouvrage  de  M.  Paul  Coq  est  une  manière  de  post-scriptum 
de  La  Monnaie  de  la  Banque  du  même  auteur.  Seulement  ce  post-scrip- 
tum résume  huit  ans  de  réflexions,  de  travail  incessant  et  de  prog^rès. 

On  est  assez  embarrassé  d'abord  pour  donner  un  nom  h  ce  livre. 
Est-ce  un  traité,  une  brochure  de  circonstance,  un  pamphlet?  OEuvre 
de  polémique  et  d'actualité,  incontestablement  (  car  il  fait  main  basse 
sur  les  aphorismes  de  mauvais  aloi  et  les  expédients  manques  dont  on 
nous  fati{jue  aujourd'hui  les  oreilles,  avec  une  vi.;ueur  de  raison  et  une 
verve  d'ironie  remarquables),  au  fond  c'est  une  chose  solide  et  posée  qui 

(1)  Les  Circulations  en  Banque  ou  V Impasse  du  Monopole,  Émission  et 
Change,  Depot  en  compte,  Check,  Billet  à  intérêt,  i  vol.  in-8  ;  Guiliaumin  et 
C%  1865.  5  francs. 


68  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

tient  parfaitement  et  qui  restera.  L'ouvrage  manque  évidemment  de  plan 
arrêté  ;  il  a  le  laisser-aller  et  parfois  les  redites  d'une  improvisation.  Mais 
il  ne  fout  pas  s'y  tromper,  les  improvisations  de  ce  genre  supposentcomme 
préparation  antérieure,  de  longues  et  profondes  études.  Ce  décousu 
apparent,  qui  n'a  ni  incertitudes  ni  disparates,  dénote  l'ordonnance  in- 
time et  l'unité  synthétique  de  la  conception  :  à  la  façon  dont  ces  pièces 
dispersées  au  hasard  se  correspondent,  s'engrènent  et  se  soutiennent  Tune 
l'autre,  on  reconnaît  aisément  qu'elles  font  partie  d'un  ensemble  très- 
complet;  et  la  lecture  de  ce  travail  fiévreux  et  fragmenté  laisse,  en  défi- 
nitive, dans  l'esprit  une  remarquable  impression  de  certitude  et  de  repos. 

M.  Paul  Coq  procède,  dans  ces  délicates  questions  de  crédit,  avec 
une  aisance  d'allure,  une  sûreté  de  main,  une  rectitude  d'orientation 
qui  indique  une  connaissance  parfaite  du  terrain.  Non-seulement  l'his- 
toire et  le  mécanisme  des  divers  types  de  banques  que  présente  notre 
époque  lui  sont  familiers  ;  mais  il  paraît  en  avoir  suivi  habituellement 
les  procédés,  la  situation,  les  bilans;  il  connaît  les  manœuvres  diverses 
dont  elles  sont  le  foyer  ou  le  but,  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  dessous 
des  cartes  et  la  chronique  scandaleuse  de  la  partie,  comme  s'il  était  du 
métier.  C'est  une  sorte  de  praticien  amateur  et  désintéressé,  doublé 
d'un  analyste  très-pénétrant.  Cette  aptitude  à  interpréter  les  faits  mé- 
rite d'être  notée,  parce  qu'elle  est  assez  rare  parmi  les  collectionneurs 
de  documents,  chez  qui  l'érudition  congestionne  parfois  la  fibre  judi- 
ciaire et  émousse  la  finesse  du  coup  d'œil.  M.  Paul  Coq,  d'une  part, 
sait  donc  mieux  les  choses  par  le  détail  que  ceux  qui  théorisent  sur 
des  renseignements  de  seconde  main;  et,  d'autre  part,  il  voit  plus  large- 
ment en  théorie  que  ceux  qui,  pratiquant  par  profession,  traînent 
au  pied  la  chaîne  d'une  routine  ou  d'un  intérêt  de  boutique.  Tout  cela 
donne  à  son  argumentation  quelque  chose  d'original,  de  vivant  et  en 
même  temps  de  très-ferme.  Au  lieu  de  ramasser  des  opinions  et  des 
textes  (ce  qui  nous  ramène  purement  aux  procédés  de  la  scholastique  et 
aux  arguments  de  la  théologie),  il  apporte  à  pleines  mains  des  faits  et 
des  chiffres;  et  c'est  là-dessus  que  sa  dialectique  pose  le  pied  pour 
franchir  lestement  les  fondrières  où  d'autres  s'embourbent. 

La  forme  est  capricieuse  et  sans  façon  :  le  plus  ordinairement  une 
espèce  de  causerie  familière  d'un  entrain  tout  méridional,  colorée  de 
vives  images  et  fortement  épicée  parfois  de  persiflage.  Les  mauvaises 
raisons  des  avocats  du  monopole  n'ont  pas  plus  beau  jeu  avec 
M.  Paul  Coq  que  les  mauvaises  pratiques  de  leurs  patrons  ;  et  il  a  la 
main  aussi  leste  pour  déshabiller  de  son  appareil  doctoral  la  science  de 
pacotille,  que  pour  retourner  les  gobelets  des  grands  escamoteurs  du 
change.  C'est  encore  un  de  ces  économistes  outlaws  qui  n'ont  pas  la 
bosse  du  respect  et  à  qui  on  fait  difficilement  prendre  un  nom  propre 
pour  une  raison.  Beaucoup  de  gens  trouveront  qu'un  ton  plus  grave 


i 


LES  CIRCULATIONS  KN  BANQUE.  «9 

n'eût  rien  fait  perdre  à  la  vi};neiir  du  raisonnement  ;  et  je  conviens  qu'il 
y  a  parfois  dans  ces  éclats  de  rire  queltiue  chose  de  forcé  et  de  violent, 
qui  peut  blesser  le  };oût  des  délicats;  mais  j\y  trouve  une  franchise  d'i- 
ronie, une  liaiFie  du  tortillafye,  un  dédain  des  phraseurs  et  des  endor- 
nieurs,  une  amertume  (riionnéteté  (Mifin  que  j'estime  infiniment.  Dans  la 
science  comme  au  théâtre,  les  premiers  sujets  de  la  scène  comptent  par 
trop  quelquefois  sur  les  claqueurs  :  il  est  bon  qu'il  se  trouve  au  parterre 
de  ces  hardis  justiciers  qui  les  rappellent  un  peu  vivement  au  respect 
du  vrai  public,  du  public  (jui  sait  et  qui  comprend. 

J'ai  déjà  dit  que  le  nouvel  ouvrage  de  M.  Paul  Coq  reproduit,  pour 
le  fond  des  idées,  les  critiques  qu'il  adressait,  dans  La  Monnaie  de 
Banque,  aux  errements  de  la  Banque  de  France  ;  mais  c'est  avec  une 
nuance  plus  accentuée  qui  leur  donne  un  caractère  sensiblement 
différent.  Dans  le  premier  ouvragée,  l'auteur  ne  dissimulait  pas  sa 
préférence  pour  les  banques  libres;  mais  il  n'avait  pas  encore  désespéré 
du  monopole,  et  le  trouvant  solidement  établi,  il  s'efforçait,  par  ses  re- 
montrances répétées,  de  la  ramener  dans  une  voie  plus  large  et  plus  in- 
telligente. Aujourd'hui  le  temps  a  marché  :  ceux  qui  donnaient  des  con- 
seils ont  pu  se  convaincre  qu'ils  perdaient  leur  peine,  et  qu'il  y  a, 
dans  le  monopole  même,  un  vice  originel  et  organique  qui  repousse 
toute  amélioration.  En  signalant  plus  énergiquement  des  erreurs  qui 
n'ont  fait  que  s'aggraver,  il  semble  maintenant  que  M.  Paul  Coq  songe 
à  dresser  un  acte  d'accusation  ou  à  motiver  un  arrêt  de  déchéance.  II 
disait  autrefois  :  vous  devriez  et  vous  pourriez  faire  ainsi .  Aujourd'hui 
il  dit  :  ce  que  vous  n'avez  pas  voulu  ou  pas  pu  faire,  parce  que  vous  êtes 
le  monopole,  on  le  fera  par  la  liberté.  Ce  n'est  plus  le  médecin  inquiet 
et  irrité  qui  s'efforçait,  par  des  prescriptions  énergiques,  de  sauver  un 
malade  rebelle  aux  remèdes  ;  c'est  plutôt  le  professeur  qui,  sur  un  sujet 
vivant  encore,  mais  condamné,  fait,  pour  l'instruction  des  internes,  un 
exposé  de  l'état  pathologique  et  une  sorte  d'autopsie  anticipée. 

Il  y  a  même  à  remarquer  que,  la  plupart  du  temps,  M.  Paul  Coq 
n'accuse  pas  directement  la  Banque  elle-même  ;  il  a  pour  elle  une  cer- 
taine indulgence,  je  dirais  presque  une  sorte  de  pitié  (dont  je  ne  suppose 
pas  qu'elle  lui  sache  précisément  gré).  Il  la  considère  moins  comme 
coupable  que  comme  victime  de  son  organisation  d'abord,  et  ensuite 
des  manœuvres  de  certaines  hautes  puissances  financières,  qui  ayant  un 
pied  chez  elle  et  l'autre  en  dehors,  agissent  par  elle,  sur  elle  et  parfois 
contre  elle  pour  exagérer  les  mouvements,  dans  l'intérêt  de  leurs  pro- 
pres affaires,  et  se  font  ainsi  de  la  Banque  «un  instrument  de  règne.» 
Cette  dépendance  du  grand  régulateur  de  notre  crédit,  signalée  déjà 
dans  une  autre  brochure  de  M.  Paul  Coq  (1),  est  accusée  ici  de  la  façon 

(i)  Le  Sol  et  la  haute  Banque. 


70  JOURNAL  DES  RCONOMISTES. 

la  plus  éner|}ique  :  elle  est  de  nature  à  provoquer  de  sérieuses  ré- 
flexions. 

II 

Il  est  fort  difficile  de  donner  une  analyse  de  ce  livre.  Si  sa  forme 
coupée  et  capricieuse  ne  tenait  qu'à  l'insouciance  de  la  méthode  ou  la 
précipitation  de  la  pensée,  on  pourrait  y  mettre  aisément  de  Tordre. 
Mais  on  reconnaît  bien  vite  que  cette  marche  par  bonds  et  par  crochets 
lient  essentiellement  au  procédé  dialectique  de  l'auteur.  Son  raisonne- 
ment ne  va  pas  en  ïiQne  droite,  comme  font  les  esprits  simples  et  en- 
tiers qui  n'ont,  pour  ainsi  dire,  qu'un  tour  dans  leur  bissac.  Il  évolue 
autour  des  choses,  il  les  prend  sous  toutes  les  faces,  recoupant  sans 
cesse  et  rattachant  ses  lignes, comme  un  {géomètre  qui  de  chaque  station 
rayonne  sur  toutes  les  autres.  Gela  forme  un  entrecroisement  d'aperçus 
ingénieux,  de  raisonnements  solides,  de  critiques  hardies  et  de  vues 
élevées,  étayé  de  faits  et  de  chiffres  ojj  l'histoire  complète  des  banques 
modernes  paraît  mise  à  contribution  ;  une  sorte  de  tissu  compliqué  et 
de  feutrage  d'idées,  où  il  est  impossible  de  suivre  une  trame  quelconque, 
parce  qu'il  y  a  partout  dix  brins  de  fil  et  dix  raisons  qui  se  tiennent  par 
tous  les  côtés  :  tellement  que  celle  que  vous  détachez  réclame  les  neuf 
qui  la  flanquaient,  et  que  ce  qu'on  laisse  Ae  côté  vous  semble  toujours 
valoir  autant  que  ce  qu'on  a  choisi,  il  faut  lire  l'ouvrage,  et  on  le  lira 
avec  grand  profit  et  grand  plaisir  à  la  fois.  Je  me  bornerai  à  indiquer 
sommairement  la  manière  de  voir  de  l'auteur  sur  un  petit  nombre  des 
principaux  points  contestés,  tels  que  le  taux  de  l'escompte,  les  dépôts  en 
compte  courant,  le  capital  et  son  emploi,  le  change,  etc.  Tous  ces  détails 
sont  traités  avec  une  vigueur  remarquable  de  dialectique  et,  à  mon  sens, 
dans  des  vues  d'une  grande  justesse.  Je  ne  puis  faire  mieux  que  de  me 
servir,  la  plupart  du  temps,  des  expressions  de  l'auteur. 

1**  Létaux  de  l'escompte.  On  ne  peut  pas  exiger  d'une  banque  d'émission 
l'invariabilité  absolue  du  taux;  mais  on  peut  lui  demander  de  le  main- 
tenir en  contrebas  du  cours  général  de  la  place.  L'émission  lui  donne, 
en  effet,  cet  énorme  avantage,  qu'avec  5  fr.  de  monnaie  elle  peut  faire 
15  fr.  de  papier  accepté  partout  sur  le  pied  du  numéraire;  elle  réalise 
donc  ainsi  un  bénéfice  de  8  à  9,  en  escomptant  à  3  0/0.  La  Banque  de 
France  a  escompté,  comme  chacun  sait,  au-dessous  de  4  pendant  plus 
de  30  ans.  Et  ceux  qui  disent  qu'elle  restreignait  alors  beaucoup  ses 
opérations  et  qu'elle  faisait  infiniment  moins  d'affaires  qu'aujourd'hui, 
font  preuve  ici  de  mauvaise  mémoire  :  car  Tannée  1847,  par  exemple, 
présente  un  chiffre  d'affaires  sur  Paris  (à  cette  époque  les  banques  de 
province  n'étaient  pas  encore  englobées  dans  le  monopole),  qui  n'est 
inférieur  que  de  100  millions  au  chiffre  correspondant  de  1860.  Des 


LES  CIRCULATIONS  EN  BANQUE.  71 

exemples  tout  récents  prouvent,  d'ailleurs,  que  la  pression  exercée  sur 
le  marché  intérieur,  par  la  hausse  de  l'escompte  à  l'étranfyer,  n'est  pas 
une  difficulté  aussi  grande  qu'on  le  prétend. 

Ainsi,  la  Banque  nationale  belfie  a  toujours  maintenu,  au  temps  de 
crise,  son  taux  à  2  0/0  au-dessous  des  Banques  de  France  et  d'Anjjle- 
terre  :  résistance  très-remarquable  chez  un  établissement  de  25  millions 
de  capital  seulement,  qui  se  trouvait  pris  dans  l'enj^renag^e  des  deux 
Jurandes  banques  dominatrices  du  marché  européen.  Il  faut  dire  qu'à 
l'exemple  des  banques  de  Francfort,  Berlin,  Zurich,  Genève,  etc.,  la 
banque  bel[ye  s'est  préoccupée  de  se  ménager  «une  réserve  supplémen- 
taire,» en  pratiquant  le  chani^e.  C'est  grâce  à  cela,  qu'en  1857,  quand 
les  banques  de  France  et  d'Angleterre  portaient  leur  escompte  à  10,  elle 
s'est  tenue  à  4  0/0  d'écart  en  dessous.  Avant  la  fusion,  les  banques  de 
Nantes  et  de  Lyon  escomptent  à  1  0/0  au-dessous  de  Paris;  mais  aussi 
elles  servaient  un  intérêt  aux  dépôts  :  pour  faire  bien,  il  faut  toujours 
ainsi  s'ingénier  et  se  donner  un  peu  de  mouvement.  Quant  aux  banques 
libres,  comme  celles  d'Ecosse  et  de  Suisse,  on  sait  qu'un  de  leurs  carac- 
tères est  la  stabilité  relative  du  taux  d'escompte. 

2"  Les  dépôts  en  compte  courant.  Les  dépôts  sont  l'approvisionnement  de 
l'encaisse  et  la  base  la  plus  réelle  des  opérations  de  banque.  Il  faut  donc 
les  attirer  et  les  fixer  par  l'intérêt  :  intérêt  variable  bien  entendu,  et  qui 
doit  se  régler  sur  les  exigences  de  l'encaisse.  Les  banques  sont  de  grands 
entrepôts  du  comptant  :  pour  pouvoir  donner  il  faut  songer  à  recueillir; 
Vaction  implique  la  provision,  A  l'aide  de  l'intérêt  variable,  les  dépôts 
(soit  en  compte  courant,  soit  sous  forme  de  bons  de  caisse  à  échéances 
fixes)  deviennent  un  supplément  temporaire  de  capital.  Ce  sont  de  véri- 
tables appels  de  fonds,  adressés,  avec  une  insistance  proportionnée  aux 
besoins,  à  des  actionnaires  d'occasion.  Les  comptes  courants  sans  intérêt 
affaiblissent  les  banques  ;  «ils  font  partie  du  passif  exigible  slussi  bien 
que  les  billets  en  émission  (1).»  Passif  non-seulement  exigible,  mais  par 
sa  nature  même,  infailliblement  exigé  dans  les  moments  où  la  banque 
aurait  le  plus  besoin  de  ses  ressources.  Le  retrait  ou  le  retour  à  la  banque 
des  dépôts  en  compte  est  la  cause  prédominante  des  variations  de  la 
réserve  métallique.  Or,  cette  réserve  règle  l'émission,  et  par  l'émission 
l'escompte.  Il  est  donc  d'une  importance  capitale  en  banque  de  retenir 
par  l'intérêt  les  dépôts. 

On  sait  parfaitement  combien  le  commerce  proprement  dit  a  peu  de 
part  aujourd'hui  à  l'épuisement  de  la  réserve  métallique.  Le  compte 
courant  sans  intérêts  sert  à  peu  près  uniquement  aux  grandes  maisons 
de  banque  qui,  ainsi  posées,  attirent  à  elles,  au  moyen  de  l'intérêt  ea 

(1)  Compte  rendu  de  1850, 


72  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

compte,  les  épargnes  du  commerce  :  si  bien  qu'elles  peuvent  er>compter 
en  contrebas  de  la  Banque.  Il  met  la  Banque  dans  leur  dépendance,  et  à 
la  merci  de  brusques  retraites  de  fonds  qu'elles  peuvent  opérer  de  con- 
cert. Les  petits  comptes  courants  ne  présenteraient  pas  ce  danger;  car 
outre  qu'on  les  retiendrait  par  l'intérêt  plus  élevé  dans  les  moments  de 
crise,  les  déposants  n'oseraient  pas  les  retirer  alors,  de  peur  que  la  Ban- 
que ne  refusât  plus  tard  d'opérer  à  nouveau  leur  crédit  et  leur  débit.  Ce 
petit  public  ferait  contrepoids  par  sa  masse  aux  grosses  maisons,  chez 
qui  au  contraire  il  se  porte  aujourd'hui,  et  qui  ne  prêtent  ces  fonds  de 
seconde  main  à  la  banque  que  pour  les  manœuvrer  à  l'occasion  contre 
elle.  Enfin,  on  aurait  ainsi  l'inappréciable  avantage  d'être  en  communi- 
cation directe  avec  le  marché  et  de  lui  tâter  le  pouls  à  chaque  instant. 
Les  comptes  créditeurs  indiquent  l'offre,  le  portefeuille  la  demande, 
l'émission  se  conclut  comme  appoint  variable.  Au  lieu  que  maintenant 
isolée  des  capitaux,  la  Banque  n'est  plus  un  indicateur  véridique. 

Sur  ce  point,  la  Banque  a  l'exemple  de  tous  les  autres  grands  établis- 
sements de  crédit  :  Crédit  mobilier,  Crédit  foncier,  Comptoir  d'es- 
compte, etc.  En  1855,  le  Crédit  mobilier  donna  2  1/2  0/0  d'intérêt  aux 
comptes  courants  :  sa  dette  flottante  s'éleva  immédiatement  de  65  mil- 
lions cà  103.  En  1856,  son  mouvement  de  comptes  courants  atteignait  le 
chiffre  de  2,739  millions.  Un  établissement  comme  la  Banque  de  France 
trouverait  dans  les  comptes  courants  à  intérêt  des  ressources  d'une 
extensibilité  presque  indéfinie.  Resterait  à  les  manœuvrer  utilement  en 
dehors  de  l'escompte,  qui  en  temps  ordinaire  n'en  absorberait  qu'une 
faible  partie.  C'est  au  commerce  et  à  l'affinage  des  métaux  précieux, 
c'est  au  change  qu'elle  aurait  à  les  employer. 

3^*  Le  change.  Il  en  est  du  change  comme  de  l'intérêt  en  compte 
courant  :  ce  qu'on  n'utilise  pas,  on  le  laisse  faire  à  d'autres.  La  Banque 
déclare  que  le  taux  de  l'escompte  lui  est  imposé  par  le  chiffre  de  son 
encaisse,  d'une  part,  et,  de  l'autre,  par  l'état  des  changes  étrangers.  Et, 
vis-à-vis  des  causes  qui  peuvent  épuiser  son  encaisse  et  rendre  le  change 
défavorable,  elle  reste  purement  passive  !  Et  elle  ne  songe  ni  à  attirer 
les  dépôts  de  numéraire  par  l'intérêt  en  compte,  ni  à  prendre  pied  sur 
le  terrain  du  trafic  cambiste  î  Qu'arrive-t-il  de  là  ?  C'est  que  d'autres, 
plus  habiles,  s'emparent  de  ce  qu'elle  abandonne  si  insoucieusement. 
Pendant  qu'elle  se  laisse  aller  à  la  dérive,  sans  vouloir  se  servir  de  la 
voile  ni  de  la  vapeur,  des  compagnons  avisés  (qui  font  partie  de  l'équi- 
page) chauffent  la  machine  et  orientent  les  voiles  pour  jeter  justement 
le  navire  un  peu  plus  en  dehors  de  sa  route.  Avec  le  commerce  des  mé- 
taux et  le  papier  sur  l'étranger,  dont  la  Banque  ne  s'occupe  pas,  comme 
avec  la  masse  des  petits  capitaux  qu'ils  attirent  à  eux  par  l'intérêt  et 
qu'ils  versent  ou  reprennent  à  la  Banque  en  leur  propre  nom  et  à  leur 


LES  CIRCULATIONS  EN  BANQUE.  73 

convenance,  ils  manœuvrent  contre  son  encaisse,  sur  place  et  de  l'étran- 
ger, avec  une  double  et  irrésistible  puissance.  Qui  ne  connaît  les  iribu- 
Lations  de  <.  la  moderne  Danaïde,  »  achetant  à  prime  aujourd'hui  de  l'or 
que  ses  vendeurs  viendront  lui  reprendre  demain  au  pair  avec  ses  pro- 
pres billets?  Et  n'a-t-on  pas  vu,  il  y  a  quelques  mois  à  peine,  la  Banque 
d'Aiif^leterre  obligée  d'élever  son  escompte  à  9  0/0,  parce  que  trois  des 
membres  de  son  comité  venaient  de  lui  soutirer  d'un  seul  coup  50  à 
60  millions  de  numéraire  pour  les  envoyer  en  Espagne  ? 

Au  lieu  de  subir  ainsi  la  loi,  la  Banque,  avec  la  force  que  lui  donne 
l'émission  et  l'appui  de  tout  le  commerce  qu'elle  a  derrière  elle,  peut  la 
donner  quand  elle  le  voudra.  Est-il  donc  si  difficile  de  faire  sur  une 
plus  grande  échelle  ce  que  fait  la  banque  nationale  de  Belgique,  les 
banques  de  Francfort,  Berlin,  Zurich,  Lausanne,  Genève,  etc.?  Est-ce 
que,  pour  se  tenir  en  mesure  vis-à-vis  des  mouvements  du  marché  an- 
glais, la  Banque  ne  pourrait  pas  s'approvisionner,  en  temps  opportun, 
de  papier  sur  Londres,  de  bons  de  l'Échiquier,  de  titres  de  bonnes  va- 
leurs anglaises,  qui  feraient  l'office  de  remises  et  empêcheraient  ces 
drainages  de  numéraire  dont  on  nous  fait  un  épouvantail  ? 

Ce  n'est  pas  de  la  mansuétude  que  de  rester  systématiquement  désarmé 
vis-à-vis  d'un  genre  de  spéculation  qui  vous  a  mis  vingt  fois  le  pied 
sur  la  gorge.  A  voir  cette  volontaire  et  publique  abdication,  on  dirait 
que  certains  établissements,  créés  en  vue  de  l'utilité  générale,  ont  fait 
avec  les  intérêts  d'un  certain  ordre  un  pacte  qui  consiste  à  ne  jamais 
chasser  sur  leurs  terres.  La  Banque  a  deux  sortes  de  clients,  ceux  qui  la 
font  vivre  et  ceux  qui  vivent  sur  elle  :  n'est-il  pas  singulier  que  ce 
soient  les  seconds  qui  mènent  la  maison? 

Au  reste,  il  en  est  ainsi  partout  à  peu  près  ;  —  et  c'est  ce  qui  ex- 
plique bien  ce  que  nous  voyons  depuis  quelque  temps.  L'émission 
du  papier  étant  généralement  partout  érigée  en  monopole,  —  à  Lon- 
dres, Paris,  Turin,  Vienne,  etc.,  —  c'est-à-dire  partout  confiée 
à  quelques  grands  marchands  de  lettres  de  change  et  de  métaux  pré- 
cieux, ces  gens  font  naturellement  tourner  à  leur  avantage  le  moyen  de 
concurrence  originairement  créé  pour  mettre  l'argent  à  la  raison.  Maî- 
tres de  ce  puissant  mécanisme  qu'on  nomme  l'émission,  ils  le  manœu- 
vrent, non  dans  le  sens  du  commerce,  de  l'industrie  et  des  affaires,  mais 
dans  le  sens  de  ces  vastes  spéculations  de  change,  de  bourse,  de 
finance,  qui  ont  fait  surgir,  en  moins  d'un  siècle,  sur  ces  grands  mar- 
chés d'Europe,  d*es  fortunes  princières.  Lorsqu'ils  vous  disent  d'une  voix 
unanime,  le  pied  sur  le  balancier  de  Vémission  :  «  L'argent  est  cher,  » 
c'est  comme  s'ils  disaient  :  «Voici  le  moment  de  bien  placer  son  papier.  » 
Là-dessus  on  donne  un  tour  de  clef  à  l'escompte  sur  les  marchés  domi- 
nateurs, comme  Londres  ou  Paris;  la  manœuvre  se  répète  instantané- 
ment sur  d'autres  places  fort  bien  gardées.  Dès  que  la  crise  a  fait  mine 


74  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  se  lever  quelque  part,  chacun  s'est  armé  do  sa  raquette  :  A  toi, 

—  à  moi,  —  à  vous,  —  à  lui  ;  —  prends  ceci  encore^  tu  me  le  rendras 

demain,  quitte  à  te  le  redonner  de  nouveau Fort  joli  jeu  que  celui-là, 

et  qui  vaut  bien  celui  dont  nous  a  dotés  récemment  le  jockey-club  ! 

C'est  ainsi  que  nous  voyons  fleurir  la  crise ,  sept  années  sur  dix  :  si 
bien  qu'il  ne  s'a,q?it  plus  de  crises  périodiques,  mais,  ce  qui  est  plus 
grave,  d'une  seule  et  même  crise  qui  aurait  seulement  ses  intervalles  de 
repos.  C'est  ainsi  que  raména(jement,  l'exploitation,  bien  mieux,  le  trai- 
tement des  crises  constitue  aujourd'hui  une  ^q^rande  industrie  qui  a  ses 
directeurs  en  titre,  ses  entrepôts  et  ses  comptoirs,  son  organisation 
enfin,  tout  comme  l'industrie  de  la  soie  ou  le  commerce  des  céréales. 

Il  est  plus  que  temps  que  la  Banque  secoue  le  joug?  de  ces  g^rands  spé- 
culateurs qui  par  elle  tiennent  le  commerce  tout  entier  dans  leur  dépen- 
dance. Ou  ne  faites  rien  avec  les  maîtres  du  chan^^^e,  élevez  entre  eux  et 
vous  une  épaisse  muraille,  de  manière  à  les  livrer  à  leurs  propres  forces; 

—  ou  bien,  à  l'exemple  de  quelques  banques  étrangères  qui  sont  loin 
d'avoir  votre  importance,  prenez  position  sur  ce  terrain  du  change  pour 
leur  disputer  pied  à  pied  les  avanlages  d'un  tel  trafic. 

III 

Malg^ré  les  coupures  et  les  interpolations  que  nous  leur  avons  fait  subir, 
ces  passages  peuvent  donner  encore  quelque  idée  des  tendances  de  M.  Paul 
Coq  et  de  ses  procédés  d'argumentation  les  plus  habituels.  Tou^e  cette  cri- 
tique des  errements  du  monopole  est  certainement  très-forte.  Et  pourtant 
je  lui  trouve  encore  un  petit  défaut  :  c'est  de  s'embarrasser  trop  dans 
l'hypothèse  qu'on  peut  corriger  le  monopole;  c'est  de  rester  enfermée 
dans  la  préoccupation  de  ce  qui  existe,  —  le  défaut  capital,  selon  moi, 
du  Questionnaire  de  l'Enquête.  Si  M.  Paul  Coq,  sur  chaque  point  de 
détail  qui  fait  l'objet  de  son  étude,  eût  posé  franchement  en  parallèle 
ou  en  opposition,  les  deux  systèmes  :  Monopole  et  Liberté,  j'ose  dire 
que  la  netteté  de  ce  point  de  départ  lui  eût  épargné  les  trois  quarts 
de  la  besogne.  A  chaque  pas,  la  comparaison  seule  emporte  la  preuve  de 
l'impuissance  du  monopole  et  de  la  fécondité  du  système  contraire. 

Ainsi  prenons  le  taux  de  l'escompte,  par  exemple.  Avec  la  pluralité  des 
banques  et  la  liberté  de  l'émission,  il  n'y  a  même  pas  à  s'en  occuper.  Le 
taux  sera  à  chaque  instant  ce  qu'il  doit  être  ;  car  chaque  banque  a  intérêt, 
d'une  part,  à  le  maintenir  à  un  chiffre  qui  soit  rémunérateur,  et,  d'autre 
part,  à  le  mettre  aussi  bas  que  possible  pour  s'attirer  la  clientèle.  Avec 
une  banque  de  monopole,  il  faut  fixer  d'avance  au  taux  de  l'escompte 
des  limites  (lesquelles?  personne  n'en  sait  le  premier  mot).  Quelles 
qu'elles  soient,  il  en  résulte  un  défaut  d'élasticité  extrêmement  grave 
dans  le  jeu  de  la  machine.  Si  la  limite  est  un  peu  étroite,  la  Banque, 
quand  elle  se  sentira  gênée,  éludera  le  règlement  relatif  au  taux,  eu 


LES  CIRCULATIONS  EN  BANOUE.  75 

réduisanl  les  bordereaux  ou  en  écourlaiU  les  échéances.  Si  la  limite  est 
trop  lar[je,  la  Hanque,  assurée  par  ses  privilé{jes  que  la  matière  escomp- 
table ne  peut  jamais  lui  manquer,  sera  portée  toujours  à  soutenir  le  taux 
à  Téchelon  supérieur,  pour  se  faire  des  bénéfices. 

Les  dépôts  en  compte  courant.  Sous  le  régime  de  la  concurrence,  une 
Banque,  ne  pouvant  accroître  le  chiffre  de  ses  opérations  et  le  nombre 
de  ses  clients  qu'en  proportion  de  ses  dé{)ôts  en  compte,  cherchera  à  les 
attirer  par  un  intérêt  suflisant.  C'est  ce  qu'ont  fait  toutes  les  banques 
libres,  et  il  n'est  pas  besoin  de  les  chapitrer  sur  ce  point  :  elles  n'y 
manqueront  pas.  —  Mais  une  banque  privilégiée,  qui  est  le  refuge 
unique  et  obligé  des  réserves  métalliques  de  tout  un  pays,  pourquoi 
voulez-vous  qu'elle  cherche  à  les  attirer  ?  En  temps  ordinaire,  elle  en 
aura  toujours,  de  seconde  main  si  ce  n'est  de  première,  ce  qui  suffira 
amplement  au  niveau  normal  de  son  encaisse  ;  en  temps  de  crise,  elle 
trouvera  bien  plus  commode  de  défendre  sa  réserve  métallique  par  l'élé- 
vation du  taux,  et  de  se  faire  payer  des  intérêts  par  le  bon  public,  plu- 
tôt que  de  lui  en  servir.  C'est  tout  simple. 

Le  capital.  M.  Paul  Coq  ne  voit  dans  le  capital,  au  delà  d'une  cer- 
taine limite  (très-incertaine),  qu'un  poids  mort,  et  il  critique  l'idée  de 
ceux  qui  veulent  que  le  capital  croisse  en  raison  du  mouvement  des 
affaires.  A  merveille...  tant  qu'il  ne  s'agira  que  d'une  banque  unique  et 
privilégiée.  A  la  rigueur,  un  pareil  établissement  n'a  même  besoin  ni 
de  fonds  de  garantie,  ni  de  capital  de  roulement;  le  public  fait  les 
avances  du  fonds  de  roulement,  et  l'État  empoche  pour  son  compte  le 
fonds  de  garantie.  La  banque  de  monopole  opère  à  découvert^  et  peut 
opérer  ainsi.  Pourquoi  .^  parce  qu'elle  est  unique,  et  que  son  existence 
est  tellement  indispensable,  que,  si  elle  était  menacée  de  quelque  ébran- 
lement, l'État  viendrait  à  son  secours  en  décrétant  le  cours  forcé  de 
ses  billets,  ou  le  commerce  en  acceptant  leur  inconvertibilité.  —  Mais 
M.  Paul  Coq  sait  parfaitement  qu'avec  la  pluralité  des  banques  tout 
change  ici  de  face.  Il  faut  à  une  banque  libre  un  capital  de  garantie  et  un 
capital  de  roulement  :  il  les  faut  proportionnés  à  la  figure  qu'elle  veut 
faire.  A  mérite  égal  de  gestion,  une  banque  au  capital  de  100  millions 
attirera  bien  autrement  la  confiance,  qu'une  banque  au  capital  de  2  mil- 
lions :  elle  aura  une  autre  respectabilité,  un  autre  rang,  une  autre  force 
d'épaules.  Les  enseignements  de  la  pratique  nous  montrent  cette  diffé- 
rence d'importance  du  capital,  dans  les  conditions  de  monopole  et  de  li- 
berté. Dans  les  banques  libres  d'Ecosse  et  d'Amérique,  le  chiffre  du  capital 
est  de  beaucoup  supérieur  au  chiffre  total  de  l'émission.  A  la  Banque  de 
France,  avant  1857,  le  chiffre  de  la  circulation  était,  au  contraire,  6  à 
7  fois  plus  fort  que  celui  du  capital. 


76  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Je  ne  veux  pas  poursuivre  ces  indications  sur  les  diverses  opérations 
que  pratiquent  ou  peuvent  pratiquer  les  banques  vis-à-vis  du  marché 
intérieur  ou  du  marché  étranj^er.  Partout  on  constaterait  ainsi  une  dif- 
férence absolue  de  position  et  d'intérêts  entre  les  banques  libres  et  les 
banques  à  monopole.  —  Une  banque  libre  a  nécessairement  un  intérêt 
direct  et  personnel  à  faire  tout  ce  qui  peut  asseoir,  régulariser,  élargir 
sa  situation,  et  par  là  même  lui  permettre  d'offrir  au  public  de  bonnes 
conditions  qui  l'attirent  à  elle  plutôt  qu'à  ses  rivales.  Une  banque  libre 
est  donc  en  harmonie  d'intérêts  avec  le  commerce.  —  Une  banque  privi- 
légiée pourrait  certainement,  comme  le  veut  M.  Paul  Coq,  se  donner 
de  la  peine  aussi  et  travailler  dans  le  même  sens  :  seulement,  ce  serait 
par  dévouement  pour  le  public,  par  sentiment  d'honneur,  par  pur  amour 
de  Vart;  par  intérêt,  non.  Que  lui  reviendrait-il  en  effet  de  tous  les 
efforts  et  de  tous  les  frais  qu'elle  s'imposerait  pour  maintenir  la  régu- 
larité dans  sa  situation  et  l'abondance  dans  sa  caisse  ?  Qu'elle  n'aurait 
plus  de  motif  pour  crier  misère,  ni  de  prétexte  pour  hausser  l'escompte. 
Grand  merci,  vraiment  !  il  vaut  bien  mieux  pour  elle  que  les  circon- 
stances (prévues  ou  imprévues)  la  forcent  à  ces  moyens  de  rigueur,  qui 
lui  saignent  le  cœur  sans  doute,  mais  qui  lui  remplissent  les  poches.  Quoi 
qu'elle  fasse,  ou  laisse  faire,  elle  est  banque  unique  ;  la  clientèle  ne  peut 
pas  lui  manquer  ;  elle  n'a  que  la  peine  de  tondre  son  troupeau  plus  ou 
moins  court.  Une  banque  de  monopole  est  donc  habituellement  en  oppo- 
sition d'intérêts  avec  le  commerce. 

Je  me  figure  qu'un  petit  travail  fait  dans  cette  simple  donnée  d'un 
parallèle  ou  d'un  compte  à  établir,  sur  deux  colonnes  en  regard,  entre 
les  banques  libres  et  les  banques  à  monopole,  avec  les  chiffres  et  les 
faits  à  l'appui,  pourrait  conclure  avec  une  certaine  force  d'évidence  à 
la  liberté  et  à  la  pluralité  des  banques.  C'est  bien,  du  reste,  aussi  là 
qu'aboutit  M.  Paul  Coq  :  La  pluralité,  dit-il,  à  défaut  de  concurrence, 
l'exemple;  mais  l'exemple  à  portée  de  l'œil  et  de  la  main  (car  nous 
voyons,  dès  que  l'exemple  n'est  plus  chez  nous,  le  cas  qu'en  font  les 
docteurs).  Ce  qu'une  banque  aura  essayé  avec  succès,  d'autres  l'imite- 
ront. C'est  ainsi  que  partout  s'est  fait  le  progrès  dans  le  monde. 
«  L'homme,  a  dit  M.  de  Girardin,  n'invente  pas,  il  observe.  » 

Mais  il  est  bien  entendu  qu'on  ne  s'avisera  plus  de  cantonner  chaque 
banque  dans  un  cercle  géographique  infranchissable,  de  l'isoler  de  ses 
voisines,  de  la  mettre,  comme  disait  M.  d'Esterno,  au  régime  cellulaire 
du  pénitencier.  Que  la  Banque  de  France  ait  pu  tenir  les  malheureuses 
banques  provinciales  dans  cet  état  de  séquestration  étiolante  qui  prépa- 
rait de  loin  leur  absorption,  c'est  une  de  ces  roueries  que  l'opinion  pu- 
blique ne  permettra  plus,  il  faut  l'espérer.  Nous  voulons  des  banques 
acceptant  réciproquement  leur  papier,  virant  et  compensant  ensemble 
chaque  semaine,  comme  les  banques  d'Ecosse  ou  celles  du  système 


LES  CIRCULATIONS  EN  BANQUE.  7  7 

Suffolk  clans  le  Massacliussets.  Cette  solidarité,  qui  offre  à  la  fois  les 
avantaijes  de  l'unité  et  ceux  de  la  liberté,  établit  une  mutuelle  p,arantie 
et  en  même  temps  un  contrôle  récipro(iue  qui  est  la  meilleure  sauve- 
garde du  public  contre  la  mauvaise  {;eslion  de  quelques  établissements. 
Il  laisse  se  produire  tous  les  progrès  (pie  peut  faire  éclore  la  concur- 
rence; il  oppose  la  surveillance  éclairée  et  intéressée  des  établissements 
rivaux  aux  hâbleries  des  charlatans  et  aux  tripotages  des  aventureux. 

Maintenant,  comme  couronnement  suprême  de  cette  fédération  des 
banques  à  l'intérieur,  M.  Paul  Coq  propose  hardiment  l'extension  du 
système  à  l'extérieur  :  ce  qu'il  appelle  la  monnaie  de  banque  cosmopolite, 
c'est-à-dire  les  banques  des  divers  grands  États  commerçants  acceptant 
réciproquement  leurs  billets,  virant  et  compensant  entre  elles,  comme 
font  les  banques  d'Ecosse.  Théoriquement  je  ne  vois  pas  d'objection 
à  cette  idée.  Le  papier  de  la  Banque  d'Angleterre  vaut  celui  de  la 
Banque  de  France,  l'or  français  vaut  l'or  anglais  ;  le  billet  de  banque 
constitue  évidemment  la  meilleure  lettre  de  change  qu'on  puisse  de- 
mander- Pratiquement,  il  s'est  fait  déjà  des  tentatives  dans  cette  voie. 
Il  y  a  eu  un  projet  de  ce  genre  à  Francfort,  en  1857,  pour  toute  l'Alle- 
magne; en  Angleterre,  VEuropean  Bank  s'est  fondée  dernièrement, 
au  capital  de  100  millions,  avec  succursales  à  Amsterdam,  Rotterdam 
et  Marseille,  etc.  De  même  que  la  réunion  des  banques  provinciales  a 
supprimé  le  change  entre  les  départements  et  Paris,  l'entente  entre 
les  banques  de  pays  différents  pour  l'acceptation  réciproque  de  leurs 
billets  supprimerait  le  change  à  l'étranger,  ou  tout  au  moins  y  intro- 
duirait une  simplicité  et  une  régularité  de  mouvements  qui  serait  le 
coup  de  mort  pour  la  grande  spéculation  cambiste.  Il  y  a  donc  à  pré- 
voir, de  ce  côté  là,  de  puissantes  résistances  à  la  mise  en  pratique 
de  ce  projet.  Aussi  M.  Paul  Coq  ajourne  l'exécution  à  100  ans.  L'idée 
n'en  mérite  pas  moins  une  très-sérieuse  attention. 

IV 

J'ai  essayé  de  donner  une  idée  de  l'ensemble  du  livre.  Il  est  coupé  de 
vives  et  lumineuses  discussions  sur  les  thèses,  les  expédients,  les  inven- 
tions bonnes  ou  mauvaises  qui  occupent  le  tapis  de  l'actualité  :  cours 
forcé,  banques  de  virements,  checks,  billets  à  rente,  etc.  Nous  glisserons 
sur  tout  cela;  mais  nous  devons  une  mention  particulière  aux  chapitres 
dans  lesquels  M.  Paul  Coq  réfute  pied  à  pied  les  arguments  de  M.  Wo- 
lowski  en  faveur  du  monopole.  Il  a  déployé  là  des  qualités  remarquables 
de  dialecticien  et  de  polémiste.  Il  faut  dire  qu'il  avait  la  partie  belle.  On 
peut,  à  la  rigueur,  prendre  fait  et  cause  pour  le  monopole,  quoique  ce 
soit  là  une  thèse  scabreuse  pour  un  économiste;  mais  vouloir  établir 
l'unité  de  banque  et  de  papier  de  crédit  comme  un  principe  et  un  dogme 
absolu,  en  face  des  banques  modèles  de  l'Ecosse  et  de  la  Nouvelle-Angle- 


7«  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

terre,  c'était  faire  absolument  fausse  route.  Une  théorie  n'a  pas  de 
valeur  contre  une  expérience  et  toutes  les  affirmations  ou  les  citations 
du  monde  n'auront  jamais  raison  d'un  Oiit. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  à  la  théorie  même  ([wo  M.  Paul  Coq  s'attaque. 
Il  montre  parfaitement  que  l'assimilation  du  billet  au  numéraire  métal- 
lique n'a  aucune  base  scientifique;  que  l'unité  et  la  fixité  de  titre  de  la  mon- 
naie ne  sont  altérées  en  rien  par  la  dépréciation  possible  du  billet,  pas 
plus  qu'elles  ne  sont  atteintes  par  la  baisse  ou  la  hausse  d'une  action  au 
porteur.—  D'autre  part,  tout  le  monde  sait  que  si,  par  raison  ou  préjuj^é, 
on  tenait  à  l'unité  du  papier  de  banque ,  on  pourrait  l'avoir  avec  plu- 
sieurs banijues  d'émission,  —  tout  comme  on  a  l'unité  de  numéraire 
avec  plusieurs  hôtels  des  monnaies.  Puis,  revenant  sur  l'éternel  refrain 
du  droit  régalien  et  de  la  monnaie  affaire  d'État,  l'auteur  fait  voir  que 
c'est  bien  le  commerce  et  pas  du  tout  l'État  qui  bat  monnaie;  que  c'est  lui 
qui  apporte  le  métal  et  lui  assipe  une  valeur;  que  le  rôle  de  l'État  se 
borne  à  certifier  la  composition  et  le  poids,  par  un  simple  poinçonnage, 
tout  pareil  h  celui  dont  il  marque  les  mètres  ou  les  boisseaux  (dont  la 
fabrication  ou  la  vente  n'ont  jamais  passé  pour  affaires  d'État);  —  que 
même,  à  bien  regarder  les  choses,  ce  sont  véritablement  les  particuliers 
qui  ont  retenu  le  droit  d'affirmer  souverainement  le  titre  commercial, 
c'est-à-dire  la  valeur  du  numéraire,  par  la  libre  acceptation  (1\  l'État 
n'affirmant  que  les  conditions  matérielles  de  poids  et  d'affinage. 

Mais  si  l'État  opère  à  coup  sûr  et  sur  un  terrain  qui  est  de  sa  compé- 
tence, quand  il  certifie  le  titre  et  le  poids  d'une  pièce  d'or  ou  d'argent, 
son  pouvoir  s'arrête  là;  et,  vis-à-vis  des  éléments  complexes  qui  consti- 
tuent la  valeur  et  le  titre  du  papier  de  banque,  il  est  tout  à  fait  incom- 
pétent. Le  monnayage  des  crédits  (si  l'on  peut  employer  sans  abus  ces 
métaphores  dangereuses),  lui  échappe  absolument,  et  partant  il  ne  peut 
le  déléguer  à  personne.  C'est  le  public  seul  que  ceci  regarde;  et  il  y  a 
longtemps  que  le  commerce,  appelé  à  surveiller,  au  moyen  de  la  con- 
version, toutes  les  phases  de  l'émission,  a  su  élever  ici,  comme  toujours, 
la  garantie  au  niveau  des  exigences  du  crédit.  L'État  reconnaît  si  bien 
son  inaptitude  et  son  impuissance  à  cet  égard,  que  jamais  il  n'a  eu  la 
pensée  de  cautionner  le  payement  des  billets  de  la  Banque  de  France  :  le 
conseil  d'État  (30  frimaire  an  xiv),  s'est  formellement  prononcé  sur  ce 
point.  Ainsi,  même  sous  le  régime  du  monopole,  cette  prétendue  garantie 
de  la  monnaie  fiduciaire  par  l'État  est  une  chimère  pure.  C'est  donc  le 
public  seul  qui  contrôle  ici;  et,  quand  on  dit  qu'il  en  est  incapable,  on 
se  trompe.  Outre  que  le  public  le  plus  illettré,  le  paysan,  par  exemple. 


(1)  Ceci  est  très-juste  ;  et  ce  droit,  les  particuliers  en  usent,  notam- 
ment quand  ils  priment  l'argent  par  rapport  à  l'or  ou  l'or  par  rapport  à 
l'argent. 


LES  CIRCULATIONS  EN  BANQUE.  7« 

quand  il  ne  s'a{;it  pas  de  jeu,  d'alea  et  de  coups  de  Cortune  à  risquer, 
mais  bien  d'arf^^eiiL  comptant,  sait  à  merveille  se  défendre  contre  ceux 
qui  voudraient  lui  bourrer  les  pocbes  de  cliKTons  de  pa[)ier  au  lieu  de 
monnaie  sonnante,  il  sera  ici  aidé  et  éclairé  par  les  banques  elles-mètnes, 
qui  sont  directrinent  intéressées,  [)ar  Tacceptation  réciproque  de  leur 
papier,  h  se  surveiller  muluellement,  et  qui  repousseraient  bien  vite  par 
le  refus  de  payement  toute  émission  exa^yérée  d'un  établissement  parti- 
culier. 

Il  s'est  produit  depuis  quelque  temps  une  théorie  assez  étranp^e  (théorie 
comme  il  s'en  fait  de  ce  colé-là,  par  simple  affirmation),  qui  prétend 
rabaisser  l'importance  du  billet  et  présenter  l'émission  —  qu'on  réserve 
au  monopole  —  comme  un  détail,  un  accessoire  occasionnel,  un  petit 
côté  dans  le  rôle  des  banques;  tandis  qu'on  affecte  d'élever  le  check  — 
qu'on  abandonne  au  public  —  k  la  hauteur  d'un  profères  transcendant. 
M.  Paul  Coq  s'élève  contre  cette  mutilation  de  l'org^anisme  banquier,  avec 
une  vivacité  que  je  comprends  chez  l'historien  de  Patterson.  L'escompte 
et  le  virement  sans  l'émission,  dit-il,  c'est  tout  simplement  la  locomotive 
sans  le  tender,  le  railvvay  sans  la  vapeur,  le  couteau  sans  le  manche.  A 
d'autres!  On  ne  nous  fera  pas  lâcher  ainsi  la  proie  pour  l'ombre.  Quand 
M.  Wolowski  réduit  l'effet  de  l'émission  à  la  proportion  de  6  ou  700  mil- 
lions contre  3  milliards  1/2  de  numéraire,  il  commet  une  erreur  énorme 
de  calcul.  Ce  n'est  pas  à  la  capacité  du  véhicule,  c'est  à  sa  mobilité  et  sa 
vitesse  qu'il  faut  mesurer  l'étendue  de  ses  services.  A  chiffre  de  valeur 
égal,  l'argent  opère  100  fois  plus  de  transactions  que  le  cuivre,  l'or  que 
l'argent  et  le  billet  que  l'or.  Il  y  a  d'ailleurs  là  une  base  d'évaluation 
positive.  On  a  constaté,  à  la  Banque,  d'après  M.  de  Vuitry,  que  sur  une 
échéance  de  100  millions,  il  y  en  a  30  compensés  par  virements,  10  sol- 
dés en  numéraire  et  60  par  billets  de  banque.  Sur  5  milliards  d'es- 
comptes, cela  porte  le  service  actif  du  papier  à  3  milliards  pendant  que 
celui  de  la  monnaie  se  réduit  à  500  millions.  Que  serait-ce  si  l'usage  du 
billet  de  banque  était  plus  répandu  en  dehors  du  rayon  de  Paris? 

Ce  qui  fait  la  supériorité  du  billet  sur  le  check,  dit  M.  Paul  Coq,  c'est 
que,  si  le  billet  est  simple  promesse  de  payement  de  la  Banque  au  public, 
pour  celui  qui  le  donne  et  vis-à-vis  de  celui  qui  le  reçoit,  il  opère  à 
l'instant  libération  complète,  comme  l'argent  comptant;  tandis  que  le 
check,  comme  le  billet  à  ordre,  comme  la  lettre  de  change,  ne  libère  que 
sauf  encaissement.  Le  billet  est  un  numéraire  qui  ne  coûte  rien;  et  c'est 
à  raison  de  cette  économie  de  matériel  que  l'émission  seule  fournit  le 
moyen  d'abaisser  notablement  le  taux  de  l'escompte. 

Mais,  parmi  ses  divers  mérites,  le  billet  en  a  un  qui  doit  toucher  par- 
ticulièrement les  fanatiques  du  check  :  c'est  d'être  le  précurseur  néces- 
saire du  check  et  l'initiateur  qui  doit  habituer  le  public  a  son  usage. 
Rendons-nous  compte,  en  effet,  de  ce  que  c'est  que  le  check.  Donner 


80  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

un  check  à  un  vendeur  qui  va  prendre  l'argent  chez  un  banquier,  au 
lieu  de  le  recevoir  directement  de  vous,  c'est  une  opération  parfaite- 
ment nulle  comme  économie  de  numéraire.  Pour  que  l'économie  en  res- 
sorte, il  faut  que  votre  vendeur  soit  lui-même  en  compte  et  fasse  passer 
le  solde  de  votre  crédit  au  sien.  En  d'autres  termes,  le  check,  mo^jen 
indéfini  de  virement  en  banque,  est  excellent  ;  mais  il  suppose  (généralisée 
l'habitude  du  compte  en  banque.  Or,  cette  habitude  n'existe  pas  chez  nous  : 
là  est  l'obstacle ,  la  falaise  colossale  contre  laquelle  le  check  vient 
s'arrêter  net.  Quand  on  parle  des  excellents  effets  du  check  et  du  vire- 
ment en  Angleterre,  on  oublie  que  là  l'habitude  d'installer  sa  caisse  chez 
son  banquier  est  séculaire  et  que  le  commerce  anglais  n'a  pas  de  secret 
pour  son  caissier.  Allez  donc  chercher  cela  en  France  !  et  sans  cela, 
essayez  donc  de  manœuvrer  le  check  ! 

Il  y  a,  dans  tout  ordre  de  progrès,  une  sorte  de  filière  obligée.  L'or, 
on  l'a  remarqué  il  y  a  longtemps,  sert  d'introducteur  au  billet,  le  billet 
au  compte  courant  et  au  virement  (1).  Cette  loi  est  d'une  exactitude  in- 
croyable. Cherchez,  dans  les  comptes  rendus  de  la  Banque  de  France, 
les  chiffres  qui  marquent  les  mouvements  des  succursales ,  et  vous  ver- 
rez que  partout  l'usage  du  billet  marche  exactement  avec  l'usage  du 
compte  courant.  Or,  on  sait  (hélas,  non  !  on  ne  sait  pas  assez)  où  en  est, 
dans  la  province,  l'usage  du  billet  de  banque,  que  M.  Wolowski  s'ima- 
gine circuler  partout  si  admirablement  :  une  trentaine  de  millions  de 
billets,  pour  tout  ce  qui  est  en  dehors  du  cercle  de  Paris  !  37  départe- 
ments où  la  Banque  n'a  pas  daigné  jeter  un  comptoir  !  voilà  les  chiffres 
misérables,  honteux,  accusateurs  de  cette  fameuse  circulation.  Par  le 
peu  de  chemin  qu'a  fait  l'aîné,  le  billet,  jugez  du  sort  qui  attend  le 
cadet,  s'il  s'aventurait  tout  seul  à  travers  ces  steppes  arides  du  crédit. 
Il  faudra  pourtant  bien  y  venir,  au  compte  en  banque.  Mais  comment? 
Comme  on  y  est  arrivé  en  Ecosse,  en  Angleterre  et  partout,  par  la  mul- 
tiplicité des  banques  locales.  En  France,  particulièrement,  personne  ne 
confiera  ses  fonds,  qu'en  passant  et  en  tremblant,  à  un  simple  banquier, 
et  pour  cause  sans  doute.  Cette  défiance  ne  désarmera  que  vis-à-vis 
d'établissements  de  tout  repos,  de  grandes  banques  basées  sur  la  com- 
mandite locale  et  contrôlées  par  la  publication  périodique  de  leurs 
bilans.  Or,  sans  la  faculté  d'émission,  je  vous  défie  de  monter  et  de 
faire  vivre  une  banque  de  province.  Qu'on  en  finisse  donc  avec  cette 
insipide  plaisanterie  qui  oppose  le  check  au  billet,  comme  le  versoir  au 
soc  de  la  charrue.  Le  check  et  le  compte  courant  c'est  tout  un.  Pas  de 
compte  courant  sans  banques  locales.  Pas  de  banques  locales  sans  rémis- 
sion. Donc  pas  de  check  sans  le  billet  de  banque.  Est-ce  clair? 


(1)  Le  billet  n'est,  en  effet,  que  le  feuillet  détaché  d'un  crédit  en 
banque,  un  compte  courant  limité  et  occasionnel,  un  check  au  porteur. 


LES  CIRCULATIONS  EN  BANQUE.  81 


M.  Paul  Coq  s'est  contente  de  marquer  à  {grands  traits  l'esprit  et  le 
sens  des  réformes  qu'il  réclame  dans  notre  orp,anisation  banquière  :  il 
n'a  pas  formulé  de  plan  d'application  positif.  Ce  n'est  pas  moi  qui  le 
blâmerai  de  cette  réserve.  Avant  de  mettre  la  main  à  la  pâte  de  la  pra- 
tique, il  est  prudent,  quand  on  ne  veut  être  ni  dupe  ni  complice  des 
reculades,  d'examiner  d'avance  les  dispositions  de  ceux  avec  qui  et  pour 
qui  on  travaille  et  de  voir  ce  que  comporte  l'état  i;énéral  du  milieu  am- 
biant. A  quoi  bon  conseiller  ou  encourag^er  des  demi-mesures  qui 
n'aboutiraient  probablement  qu'à  nous  faire  retomber  bientôt  au  plus 
profond  de  l'ornière  ancienne  ?  Et,  d'autre  part,  mettre  en  avant  une 
solution  franchement  libérale,  quand  il  y  a  tant  d'influences  puissantes, 
de  préventions,  de  raisons  ou  de  nécessités  gouvernementales  pour  con- 
trecarrer et  fausser  tout  cela,  n'est-ce  pas  endosser  la  responsabilité  d'un 
avortement  certain  ?  Que  chacun  s'en  tienne  à  son  métier.  Nous  avons 
signalé  Técueil  et  la  passe  ;  à  d'autres  maintenant  de  manœuvrer  le  na- 
vire en  conséquence.  Nous  ne  sommes  pas  de  l'équipage. 

II  y  a,  parmi  les  économistes,  des  hommes  courageux  et  convaincus  qui, 
sans  se  préoccuper  de  la  forme  ni  de  l'esprit  de  nos  institutions  politiques, 
prétendent  faire  prévaloir  dans  notre  régime  économique  le  principe  de 
la  liberté.  Tout  en  rendant  pleine  justice  à  ce  que  ces  efforts  ont  de  mé- 
ritoire, il  en  est  d'autres  qui  pensent  qu'un  pays  oii  l'initiative  privée 
se  trouve  enlacée  si  fortement  dans  les  mailles  d'une  administration  sa- 
vamment centralisée,  où  l'esprit  de  réglementation  laisse  si  peu  de  jeu 
à  la  manifestation  comme  au  groupement  des  opinions  et  des  intérêts, 
ne  présente  pas  des  conditions  favorables  au  succès  d'une  semblable 
tentative.  Rien  par  conséquent  ne  sollicite  ces  économistes  à  s'aventurer 
sur  le  terrain  de  l'application. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  préjuger  quelles  sont,  sur  ce  point,  les 
idées  de  M.  Paul  Coq.  Mais,  pour  ma  part,  je  ne  comprends  pas  qu'on 
puisse  séparer  les  libertés  économiques  des  libertés  politiques.  Celles- 
ci  me  paraissent  le  point  de  départ  nécessaire,   l'élément  constitutif, 
la  substance  assimilable,  l'atmosphère  vitale,  et  l'enveloppe  protec- 
trice de  celle-là.  Pour  que  cette  balance  naturelle,  ce  contrôle  équi- 
table, cette  limitation  réciproque  des  intérêts,  qu'on  appelle  la  liberté 
économique,  s'établisse  dans  toute  sa  sincérité  ;  pour  que  les  petits  ne 
soient  pas,  dans  la  mêlée,  étouffés  par  les  gros  ;  pour  que  cent  indivi- 
dualités infimes  et  disséminées  puissent  faire  équilibre  à  une  person- 
nalité puissante,  ce  n'est  pas  trop  de  la  pratique  de  l'association  sous 
toutes  formes,  de  la  prédominance  du  principe  électif  à  tous  les  degrés, 
de  la  vigilance  publique  armée  largement  du  droit  de  parler,  — je  dirai 
même  du  droit  de  crier  à  tort  et  à  travers  (car  l'injustice  et  la  force 
2®  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  15  avril  1865.  6 


82  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sont  essentiellement  silencieuses,  et  la  seule  défense  des  faibles,  c'est 
d'appeler  au  secours  avant  même  qu'on  les  touche). 

Du  moment  que  le  milieu  général  présente  d'autres  conditions,  les  insti- 
tutions économiques  doivent  tendre  nécessairement  à  revêtir  un  caractère 
tout  différent.  Le  principe  autoritaire  et  centralisateur  qui  fait  partir 
rinitiative  politique  d'en  haut  et  met  la  main  de  l'État  partout,  entraîne 
comme  corollaire  obligé,  dans  l'organisation  industrielle,  une  certaine 
distribution  hiérarchique  des  fonctions  en  monopoles  savamment  étages. 
Il  y  a  entre  l'idéal  politique  et  l'idéal  économique  d'un  pays,  des  lois 
de  correspondance  et  d'analogie  qui  s'imposent  aux  intentions  de  ceux 
mêmes  qui  gouvernent.  Ainsi,  on  aura  pu  essayer  tour  à  tour  et  avec  la 
même  sincérité,  dans  les  choses  de  Tordre  économique,  du  système  de 
la  liberté  et  du  système  des  monopoles.  Mais  les  réformes  tentées  dans 
le  sens  de  la  liberté,  se  trouvant  en  opposition  secrète  avec  les  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'État  et  l'esprit  de  l'administration,  ont  dû  né- 
cessairement rester  à  l'état  précaire  d'expériences  isolées  et  suspectes; 
pendant  que  les  combinaisons  nouvelles,  qui,  par  leur  caractère  de  cen- 
tralisation et  d'unité,  réproduisaient  en  quelque  façon  le  type  gou- 
vernemental, sont  entrées  de  plain-pied  dans  l'ordre  des  faits  acceptés 
et  prépondérants.  Voilà  comment,  en  dépit  de  beaucoup  de  programmes 
et  d'encouragements  à  l'émancipation  industrielle,  nous  assistons,  de- 
puis quinze  ans,  à  un  mouvement  continu  de  concentration,  qui  tend 
à  mettre  toutes  nos  industries  vitales  dans  les  mains  d'un  petit  nombre 
de  hautes  puissances  financières. 

Il  n'y  a  pas  d'illusion  à  se  faire  là-dessus. 

Partout  où  le  gouvernement  éloignera  systématiquement  et  désin- 
téressera des  questions  importantes  l'opinion  publique  (qui  est  le  dé- 
fenseur-né des  intérêts  et  des  droits  de  tous,  c'est-à-dire  de  la  liberté 
et  de  la  justice),  on  peut  prédire  à  coup  sûr  que  ces  questions  seront 
résolues  dans  un  sens  exclusif  et  au  profit  de  certains  intérêts  privi- 
légiés, malgré  le  gouvernement  lui-même.  Voyez  ce  qui  s'est  passé  en 
1857,  lorsqu'il  s'est  agi  de  réviser  les  statuts  de  la  Banque  de  France, 
Certes,  après  tout  ce  qu'avaient  écrit,  sur  les  banques,  Garey,  Goquelin, 
de  Puynode,  Courcelle-Seneuil,  Paul  Coq,  etc.,  les  inconvénients  du 
monopole  étaient  parfaitement  constatés,  dès  cette  époque,  et  l'on  aurait 
trouvé  une  douzaine  d'économistes  pour  les  signaler,  si  on  avait  eu 
l'idée  de  les  consulter.  On  savait  d'ailleurs,  que  sous  le  régime  parle- 
mentaire, le  système  unitaire  avait  déjà  commencé  à  perdre  du  ter- 
rain et  s'était  laissé  entamer  par  la  formation  des  banques  provinciales. 
On  ne  pouvait  guère  considérer  que  comme  un  expédient  révolution- 
naire et  une  conséquence  inévitable  du  cours  forcé,  la  brusque  suppres- 
sion de  ces  établissements  en  1848  ;  dans  tous  les  cas,  cette  aggravation 
du  monopole  était  assurément  un  des  legs  les  moins  respectables  d'une 


LES  CIRCULATIONS  KN  BANOUK.  83 

époque  forl  peu  respcxléo  à  ce  moment,  el  son  rai)pel  eût  donné  sa- 
tisf.icLion  à  beaucoup  d'inLérêLs  provinciaux.  Avec  une  discussion  plus 
approfondie,  la  Cliamhr.i  eût  sans  douLe  compris  qu'il  y  avait  une  con- 
tradiction sinj'ulière  à  [lermettre  à  réiabiissemenl  privilégié  (jui  dis- 
triliue  le  crédit  en  };ros  un  taux  d'escompte  qu'on  interdisait  à  ceux 
qui  le  détaillent,  et  une  sorte  d'immoralité  de  La  part  du  pouvoir  léjjis- 
latif,  à  maintenir  tout  le  commerce  français  sous  le  coup  de  la  loi  de 
1807,  en  même  temps  (ju'on  le  forçait  sciemment  à  la  violer.  Enfin  le 
gouvernement,  si  [)ressé  d'appliquer  aux  découverts  du  budfjct  le  nouveau 
capital  de  la  banque,  aurait  vraisemblablement  prêté  l'oreille  à  la  com- 
binaison très-simple,  (jui,  en  créant  une  douzaine  de  banques  provin- 
ciales, avec  un  capital  de  30  à  40  millions  pour  chacune,   lui  don- 
nait le  moyen  de  consolider  400  millions  de  dette  flottante  au  lieu 
de  100. 

Comment  donc  s'est-il  fait  que,  malgré  tant  de  raisons  qui  militaient 
contre  le  statu  quo^  on  ait  accordé  sans  contestation  à  la  Banque  la  con- 
firmation de  son  monopole,  en  y  ajoutant,  par  un  excès  de  munificence, 
le  concession  énorme  et  gratuite  du  taux  facultatif?  Ah!  c'est  qu'on 
savait  parfaitement  que,  dans  les  hautes  régions  du  pouvoir,  on  n'aime 
pas  que  les  questions  traînent  sur  la  voie  publique  et  que  l'opinion 
se  mêle  impertineiiiment  des  affaires  de  l'État;  qu'on  est  contre  l'ini- 
tiative des  journaux  ou  des  Chambres,  le  partage  et  le  bruit  en  général. 
Or,  quand  un  gouvernement  a  très-catégoriquement  signifié  que  les 
conseils  et  les  observations  lui  déplaisent,  vous  pouvez  êlre  certains 
qu'il  se  trouvera  toujours,  dans  les  questions  de  ce  genre,  des  gens  bien 
plus  intéressés  que  lui  à  ce  que  tout  se  passe  discrètement,  et  qui  sau- 
ront enlever  une  loi  au  pas  de  course  et  à  la  sourdine,  avant  que  l'opi- 
nion ait  eu  le  temps  de  se  reconnaître  et  d'avertir  le  pouvoir. 

Les  dispositions  de  nos  gouvernants  vis-à-vis  de  l'opinion  se  sont-elles 
modifiées  depuis  lors?  A-t-on  commencé  k  comprendre  qu'il  valait 
mieux,  en  somme,  laisser  causer  avant  que  crier  après  les  choses  faites? 
Nous  verrons  bien.  Voilà  celle  question  de  la  Banque  qui  revient  au- 
jourd'hui, —  mon  Dieu,  comme  les  noyés  de  quinze  jours  reviennent  sur 
l'eau,  —  pour  se  faire  enterrer  peut-être.  On  parle  beaucoup  en  ce  m.o- 
ment  :  c'est-à-dire  que,  la  partie  gagnée,  la  galerie  a  la  permission  de 
raisonner  sur  le  coup.  Je  n'accepte  pas,  comme  une  satisfaction  suffi- 
sante à  l'opinion  publique,  ce  droit  de  conseil  qui  vient  se  heurter  contre 
le  fait  accompli.  La  liberté  de  parler  hors  de  propos,  trop  tôt  ou  trop 
tard,  est,  à  mon  sens,  dérisoire  :  c'est  simplement  un  os  à  ronger  jeté 
au  bavardage.  Ce  qu'il  faut,  c'est  le  droit  de  parler  au  moment  juste  oii 
l'acte  doit  suivre  la  parole,  et  est  obligé,  par  la  force  des  choses,  de  s'y 
conformer.  Après  cela,  il  y  a  peut-être  quelque  exagération  à  prendre 
tout  ceci  pour  une  protestation  spontanée  de  l'opinion.  Ce  petit  tapage 


84  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

est  venu,  comme  on  le  sait,  d'une  querelle  entre  deux  {grandes  puissances 
financières  :  c'est  grâce  à  cette  intervention  étrang-ère  que  quelques-uns 
des  timides  sujets  de  la  Banque  se  sont  enhardis  jusqu'à  élever  la  voix 
contre  leur  suzeraine.  Si  les  deux  adversaires  venaient  à  se  réconcilier, 
il  esta  parier  que  chacun  rentrerait  bien  vite  dans  son  trou. 

Quant  à  espérer  qu'il  sortira  de  l'enquête  quelque  résultat  pratique, 
ce  serait  illusion  pure.  Le  gouvernement  n'a  aucune  idée  de  ce  côté  ;  le 
commerce  parisien  se  tient  dans  des  récriminations  de  détail  qui  ne  peu- 
vent aboutir  à  rien  :  la  province,  qui  aurait  tant  à  dire  si  elle  savait,  ne 
se  doute  pas  de  ce  dont  il  s'agit.  L'enquête  ne  servira  qu'à  poser  véri- 
tablement la  question  et  la  mettre  à  l'étude  pour  une  autre  fois.  Encore 
faudrait-il  pour  cela  qu'on  voulût  bien  y  faire  comparaître  quelques-uns 
des  économistes  qui  ont  fait  une  étude  particulière  de  l'organisme  ban- 
quier. Or,  si  M.  Gourcelle-Seneuil  y  est  appelé,  M.  Paul  Coq  ne  Test  pas, 
que  je  sache.  Est-ce  un  oubli? 

R.    DE   FONTENAY. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL 

(^Sciences  administratives  et  politiques) 

ET 
DU    MODE    DE    RECRUTEMENT    DES    FONCTIONNAIRES    PUBLICS 


II  ifin).  —  État  actuel  de  la  question  a  l'étranger  (1). 

Grande-Bretagne.  —  Je  n'ai  évidemment  pas  l'intention  d'entrer,  à 
l'égard  des  diverses  nations  européennes,  dans  des  développements  ana- 
logues à  ceux  que  j'ai  donnés  pour  quelques-uns  des  États  de  la  Confé- 
dération germanique  :  d'ailleurs,  la  matière  manquerait.  Mais  je  me  crois 
obligé  de  considérer  de  très-près  l'Angleterre,  au  moins  en  ce  qui  con- 
cerne la  question  de  principe,  attendu  qu'elle  est,  en  ce  moment  même, 
tout  à  fait  à  l'ordre  du  jour  chez  nos  voisins  d'outre-Manche.  Il  n'y  a  pas, 
il  ne  peut  pas  y  avoir,  d'après  l'organisation  intérieure  de  cette  nation, 
de  cours  de  droit  administratif,  mais  l'économie  politique  y  est  professée 
sous  une  multitude  de  formes.  La  législation  générale  y  brille,  on  le  sait, 
par  une  absence  systématique  et  complète  de  codification  dont  je  suis 


(1)  Voir  V Introduction  dans  la  livraison  de  décembre  1864,  et  le  com- 
mencement du  présent  chapitre  dans  l'avant-  dernière  livraison. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  85 

loin  d'être  radmirateur.  Bref,  je  croiti  pouvoir  dire  (|iie  i'enseijjnement 
des  sciences  adniiiiislralives  et  politiques  n'existe  point  en  Ani^leterre. 
Cependant  on  s'y  préoccupe  vivement  du  niodede  recrutement  des  fonc- 
tionnaires publics ,  principalement  de  celui  des  a^^ents  subalternes , 
et  les  nombreuses  pui)lications  qu'ont  en  {cendrées  les  discussions 
auxquelles  ce  mode  donne  lieu  permettent  de  se  rendre  compte  de  l'état 
actuel  des  choses.  Est-il  besoin  de  dire  qu'il  est  moralement  tout  à  fait  le 
même  que  chez  nous?  Je  demande  la  permission,  afin  d'éviter  des  cita- 
tions qui  devraient  être  fort  lon[ifues  et  qui  n'ajouteraient  absolument 
rien  à  ce  que  nous  savons  déjà,  de  renvoyer  purement  et  simplement  à 
ces  publications  quiconque  douterait  de  l'identité  que  j'annonce. 

Grâce  à  de  fort  curieux  travaux  de  MM.  Bannister  (1)  et  Ghadvvick  (2) 
surtout,  qui  s'occupe  du  problème  depuis  un  quart  de  siècle  au  moins, 
il  est  permis  de  serrer  de  près  la  question  et  même  d'y  faire  au  besoin 
de  l'archéologie.  Tous  deux  ont  cité  le  passa^je  d'un  statut  de  Richard  II, 
de  1389  :  «Nul  ne  doit  être  nommé  à  une  fonction  publique,  par  faveur 
ou  à  cause  de  sa  fortune;  les  emplois  publics  doivent  être  confiés  au  plus 
capable,  et  quiconque  sollicitera  une  place  sera  déclaré  à  jamais  inca- 
pable de  la  remplir,  par  cela  même  qu'il  l'aura  sollicitée.  »  Non  abrogé 

par  une  loi,  cet  acte  est  encore  en  vigueur;  je  n'ai  pas  besoin  de  dire 
qu'il  n'existe  que  sur  le  papier.  «Il  mérite  d'être  imprimé  en  lettres  d'or, 


(1)  De  quelques  usages  de  V Angleterre^  relativement  à  la  nomination  aux 
emplois  publics,  par  M.  Bannister,  ancien  magistrat  à  la  Nouvelle-Galles 
(Revue  Fœlix,  t.  Jor,  1834,  page  674). 

(2)  Voir  notamment  le  Journal  of  the  statistical  Society  ofLondon  : 

T.  XXI  (1858),  —  On  the  economical,  social,  educational  and  political 
influence  sof  compétitive  examinations,  as  tests  of  qualifications  for  admission 
to  the  junior  appointments  in  the  public  service. 

T.  XXII  (1859).  —  On  the  progress  of  the  principle  of  compétitive  exami- 
nation  for  admission  into  public  service,  with  statistics  of  actual  results  and 
an  investigation  of  some  of  the  objections  raised. 

T.  XXIV  (1861).  —  Effects  of  compétitive  appointments  in  the  civil  service 
of  India. 

T.  XXVI  (1863).  —  On  the  subject  matters  and  methods  of  compétitive  exa- 
minations  for  the  public  service. 

Le  second  et  le  quatrième  de  ces  remarquables  articles  ont  été  offerts 
en  brochures,  par  l'auteur,  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, dans  sa  séance  du  14  mai  dernier.  S'il  a  également  assisté  à 
la  séance  suivante,  où  a  été  lu  un  Rapport  (de  M.  de  Parieu)  sur  le  con- 
cours relatif  à  V eiiseignement  politique  et  administratif  pour  le  prix  Bordin, 
dont  j'aurai  occasion  de  parler  ultérieurement,  M.  Chadwick  a  pu  se 
convaincre  que  le  système  qu'il  préconise,  à  si  juste  titre,  selon  moi, 
rencontre  autant  d'adversaires  en  France  qu'en  Angleterre. 


Sn  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

a  (litiin  jiirisconsiilinarifylais,  sir  Edouard  Coke,  mais  il  serait  infiniment 
pins  convenable  de  le  niettre  à  exécution.»  En  cette  matière,  comme  en 
beaucoup  d'autres,  l'abus  est  progressivement  devenu  tel,  que  le  g^ou- 
vernement  britannique  a  eu  la  main  forcée,  incomplètement  encore  pour 
l'instant;  mais  le  branle  est  certainement  donné. 

Finalement,  le  21  mai  1855,  un  ordre  de  la  reine,  rendu  en  conseil,  a 
ré^îlementé  l'admission  du  personnel  des  services  civils  de  la  couronne, 
«attendu  qu'il  convient  de  prescrire  une  constatation,  suivant  des  rè^jles 
fixes,  de  la  capacité  des  jeunes  gens  qui  peuvent  être  appelés  aux  postes 
inférieurs  {to  the  junior  situations)  dans  tout  établissement  civil  de  la 
reine.»  Des  commissaires  sont  nommés  pour  diri[i^er  les  examens  au 
moyen  desquels  s'opère  cette  constatation,  ou  tout  au  moins  pour  les 
liiire  passer  par  des  délégués,  dont  la  désignation  est  soumise  k  l'appro- 
bation des  commissaires  du  trésor  de  Sa  Majesté.  Les  candidats  doivent 
être  examinés  notamment  sur  «les  connaissances  et  la  capacité  requises 
pour  le  convenable  accomplissement  des  fonctions  officielles  auxquelles 
ils  se  destinent.  »  Il  importe  de  remarquer  qu'il  n'y  a  point  concours  ; 
il  y  a  seulement,  toutes  proportions  gardées,  quelque  inutile  produc- 
tion de  diplôme,  comme  dans  !e  recrutement  de  notre  magistrature.  Il 
est,  au  contraire,  spécifié  bien  nettement  que  ceux  qui  ont  le  droit  de 
faire  des  nominations  d'employés  sont  uniquement  astreints  à  faire  leur 
choix  parmi  les  candidats  munis  du  certificat  de  capacité  qui  est  la 
conséquence  naturelle  d'un  examen  convenablement  subi. 

On  lit,  en  outre,  dans  cet  acte  du  21  mai  1855,  —  qui  théoriquement 
fl'a  pas  une  grande  portée  et  dont  la  mise  en  pratique  est  à  peine,  comme 
nous  Talions  voir,  digne  d'être  comprise  dans  cette  étude,  —  que,  dans 
le  cas  où  le  chef  d'un  département  regarderait  comme  utile  la  désigna- 
tion d'une  personne  d'un  âge  mur,  ayant  acquis  autre  part  des  titres 
spéciaux  à  un  emploi  pour  lequel,  d'ailleurs,  n'existe  aucune  limite 
d'âge  réglementaire,  cette  personne  sera  exceptionnellement  dispensée 
d'obtenir  le  certificat  de  capacité  que  délivrent  les  commissions  d'exa- 
men, mais  que  sa  nomination  sera  enregistrée  avec  la  formelle  mention 
du  motif  spécial  qui  l'a  déterminée.  L'élasticité  de  cette  dernière  dispo- 
sition n'échappera  sans  doute  à  personne. 

Un  petit  manuel  (1),  que  j'ai  sous  les  yeux,  fait  connaître  les  divers 
sujets  d'examen  correspondant  à  chaque  branche  de  service.  Il  suffit 
d'en  parcourir  la  liste  pour  voir  que,  définitivement,  il  s'agit  simple- 
ment de  cette  partie  du  personnel  de  l'administration  que  nous  appelons 
en  France  les  agents  subalternes,  et  qu'il  n'est  pas  beaucoup  question  des 
fonctionnaires  publics  proprement  dits.  Dès  lors  il  ne  peut  s'agir  ici  des 

[i)  A  complète  guide  to  government  appointments  and  to  the  civil  service 
examinations.  London,  1856. 


DE  L'ENSEir.NRMENT  PROFESSIONNEL.  87 

sciences  polili((ii(:s  et  adininislratives,  mais  bien  (Purie  instruction  aca- 
démique (le  second  ordre.  En  elïel,  la  lecture,  l'écriture,  l'ortlioryraphe 
et  la  composition  anj;laise,  les  lan{;!ies  française,  allemande,  espaj^nole, 
italienne,  latine  et  {grecque,  la  }yéo{;raplne,  l'histoire,  l'arithmétique, 
ral};èbre,  la  };éométrie,  la  tenue  des  livres,  la  correspondance,  la  lyram- 
maire,  la  préiiaration  d'un  extrait  de  papiers  officiels,  constituent  l'en- 
semble des  connaissances  exi[]^ées,  avec  plus  ou  moins  d'étendue  et  en 
plus  ou  moins  ^;rand  nombre,  des  candidats  aux  diverses  branches  des 
services  publics  de  la  Grande-Hreta[;ne.  Je  dois  même  faire  observer 
que  de  simples  notions  élémentaires  des  diverses  sciences  que  comprend 
cette  énumération,  très-complète,  correspondent  le  plus  souvent  l\  l'indi- 
cation de  ces  sciences;  que  les  lan[;ues  étranj^ères  ne  sont  exigées  que 
dans  quelques  cas  et  que  tout  ce  qui  tient  à  la  rédaction  est  exception- 
nellement demandé.  Voici,  du  reste,  les  parties  du  service  administratif 
auxquelles  se  rapporte  cette  liste  de  sujets  d'examen  : 

Amirauté,  commission  des  services  civils,  offices  des  comptes,  des 
colonies  et  de  rémiii;ration,  des  affaires  étrangères,  de  la  police  métro- 
politaine, de  la  dette  nationale,  du  payeur  général,  des  postes,  du  con- 
seil privé,  du  papier,  de  l'enrôlement  maritime,  des  bois,  des  travaux, 
de  l'enregistrement  des  actes ,  des  inspecteurs  des  asiles  d'aliénés 
(Irlande),  des  directeurs  de  prison  (Irlande),  comités  de  l'éducation,  des 
prisons,  de  la  guerre,  douanes,  échiquier,  départements  des  inspecteurs 
des  manufactures,  revenu  intérieur,  bureaux  de  la  loi  des  pauvres,"  du 
commerce,  des  pêcheries  (Ecosse),  etc.,  etc. 

Quant  aux  connaissances  juridiques,  nous  les  voyons  rarement  fig?urer 
dans  les  programmes.  La  loi  criminelle  est  inscrite  dans  celui  des  cours 
de  police  métropolitaine.  Le  droit  commercial  de  l'Angleterre  est  exigé 
des  candidats  au  service  consulaire.  Le  droit  international  l'est  des  atta- 
chés payés  à\iForeign  office,  qui  sont  également  tenus  de  faire  des  rapports 
sur  la  constitution  et  la  condition  des  contrées  où  ils  ont  résidé.  Les  élé- 
ments du  droit  constitutionnel  et  international  sont  au  nombre  des  con- 
naissances requises  du  Colonial  office,  ainsi  que  les  éléments  de  l'éco- 
nomie politique,  —  qui  sont  à  juste  titre  classés  aussi  parmi  les  sujets 
d'examen  du  département  des  inspecteurs  des  manufactures. 

Sans  m'étendre  plus  longuement  sur  cette  question  des  connaissances 
exigées  des  fonctionnaires  ou  agents  des  services  publics  en  Angle- 
terre (1),  je  crois  pouvoir  conclure  qu'elle  reçoit  en  ce  moment  une 

(1)  Voir  encore  les  Reports  of  her  majesti/s  civil  service  commissionners, 
publication  officielle  et  annuelle,  où  se  rencontre  cotte  abondance  de 
renseignements  positifs  qui  caractérise  tout  ouvrage  anglais  relatif  à  un 
objet  d'économie  sociale. 


88  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

solution  quelconque  au  point  de  vue  de  l'éducation  préliminaire,  mais 
qu'elle  n'est  point  encore  portée  sur  le  véritable  terrain  où  nous  retient 
l'objet  de  cette  étude,  sur  celui  des  sciences  administratives  et  politi- 
ques. Ce  qui  me  conduit  à  formuler  ce  ju(}ement,  nécessairement  un  peu 
succinct  et  que  dès  lors  je  dois  au  moins  motiver  en  quelques  mots,  c'est 
la  lecture,  dans  le  manuel  dont  je  viens  de  parler,  de  l'indication  de 
connaissances  non  exig^ées  et  volontairement  présentées  par  des  candidats 
qui  veulent  se  créer  des  titres  spéciaux  au  jugement  favorable  de  leurs 
examinateurs  :  on  n'y  trouve  absolument  que  les  matières  que  j'ai  énu- 
mérées  comme  étant  exigées.  En  d'autres  termes,  le  fond  de  l'instruction 
des  candidats  aux  emplois  publics  est  invariablement  le  même,  tandis  que, 
suivant  la  nature  de  ces  emplois,  une  portion  seulement  des  notions 
généralement  élémentaires  qu'ils  possèdent  est  demandée  comme  sujet 
d'interrogation;  quand  l'aspirant,  d'aventure,  possède  bien  la  totalité 
de  ce  fond,  il  essaye  de  se  créer,  avec  la  portion  réglementairement  inu- 
tile, un  titre  de  préférence.  Tandis  que  les  candidats  évincés  se  plaignent 
naïvement  de  la  difficulté  des  questions,  M.  Chadwick  leur  déclare  bru- 
talement, pièces  en  main,  que  ces  questions  sont  d'une  telle  simplicité 
qu'un  écolier  un  peu  avancé  d'une  école  de  charité  les  aurait  résolues 
avec  le  plus  grand  succès.  Le  même  auteur  envie  avec  ardeur,  —  tout 
n'étant  que  relatif  en  ce  bas  monde,  —  les  institutions  françaises  !  Il  est 
vrai  que,  pour  lui,  elles  se  résument  dans  notre  école  Polytechnique 
et  dans  les  écoles  professionnelles  qui  lui  sont  annexées.  Cet  hommage 
est  bien  précieux  de  la  part  d'un  étranger,  dont  je  veux  encore  me  pro- 
curer l'appui  dans  une  circonstance  oi^  une  attaque  vigoureuse  est  di- 
pjcrée,  par  un  écrivain  qui  invoque  témérairement  l'exemple  de  l'Angle- 
terre, contre  le  principe  même  que  je  défends. 

«  Le  gouvernement  britannique,  pour  chacune  des  fonctions  à  rem- 
plir, n'appelle  pas  à  son  de  trompe  vingt  concurrents  pour  renvoyer 
dix-neuf  mécontents,  et,  du  premier  coup,  il  choisit  un  titulaire. 
Louis  XIV  disait  qu'à  chaque  faveur  qu'il  accordait,  il  faisait  un  ingrat 
et  dix  mécontents  ;  de  nos  jours,  le  gouvernement  français  pourrait 
presque  en  dire  autant.  Les  concours  et  les  examens  sont  une  belle 
chose  et  ont  leurs  avantages,  mais  ils  ont  aussi  un  grand  inconvénient: 
c'est  de  former,  dans  la  jeunesse,  une  classe  nombreuse  et  assez  redou- 
table, qu'on  pourrait  appeler  la  classe  des  refusés.  Certes,  parmi  les 
candidats  malheureux  aux  examens,  beaucoup  savent  se  créer  d'hon- 
nêtes moyens  d'existence  et  se  rendre  utiles  au  pays  ;  mais  enfin  un  cer- 
tain nombre  des  désappointés  de  chaque  année  devient  une  proie  facile, 
dont  s'empare  l'esprit  de  bouleversement.  Lorsque  vient  à  souffler  le 
vent  périodique  de  la  révolution,  les  chefs  de  l'armée  du  désordre  sont 
tout  trouvés  et  l'on  s'étonne  à  tort  de  leur  funeste  capacité;  car,  entre 
les  hommes  qui  forment  la  masse  des  fonctionnaires,  désignés  par  les 
concours  pour  administrer  et  protéger  la  société,  et  la  tête  de  l'armée 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  89 

des  factieux,  qui  peuvent  la  désorganiser,  ii  n'y  a  j)as  une  grande  diffé- 
rence; ils  sortent  des  mômes  écoles,  cl  la  distance  des  talents  n'est  pas 
grande  entre  le  numéro  six,  investi  par  un  succès  d'examen  de  la  mis- 
sion de  défondre  la  société,  et  le  numéro  sept,  qui  l'attaque.  » 

C'est  M.  le  duc  d'Ayen  (iiii  a  incidemment  lancé  celte  flèche,  du  liant 
d'une  curieuse  élude  (1)  où  respire,  d'un  bout  à  l'autre,  le  refyret  aristo- 
cratique de  ne  point  voir  s'acclimater  en  France  le  régime  social  de  la 
Grande-Bretaj-ne.  11  y  a,  dans  cette  manière  un  peu  brève  de  trancher 
une  question  pour  le  moins  controversable,  plusieurs  inexactitudes  que 
je  demande  la  permission  de  relever.  Est-il  bien  vrai,  d'après  ce  que 
nous  avons  établi  plus  haut,  au  moyen  de  documents  parfaitement  au- 
thentiques, que  le  gouvernement  britannique  fasse  aussi  peu  de  cas  des 
examens  pour  la  nomination  de  ses  employés?  La  comparaison  entre  les 
faveurs  accordées  par  le  grand  roi  et  le  système  qui  préside  aujourd'hui 
au  choix  des  fonctionnaires  impériaux  esl-elle  parfaitement  exacte? 
S'agit-il,  en  un  mot,  de  favoris  du  même  ordre?  Les  courtisans  de 
Louis  XIV  sont-ils  bien  à  mettre  en  parallèle  avec  les  modestes  aspirants 
aux  emplois  publics  de  toutes  catégories?  Le  système  de  concours  et 
d'examens  est-il  donc  si  général  aujourd'hui  en  France?  La  classe  des 
refusés  est-elle  réellement  bien  dangereuse?  Je  ne  sache  pas  que  les 
procès  politiques  de  ces  dernières  années  aient  montré,  parmi  les  enne- 
mis de  Tordre,  beaucoup  de  candidats  refusés  aux  écoles  Polytechnique, 
Militaire,  Navale  et  Forestière,  beaucoup  d'aspirants  malheureux  au 
surnumérariat  de  quelqu'une  de  nos  administrations  centrales.  Quant  ta 
la  différence  de  talents  entre  le  numéro  six  reçu  et  le  numéro  sept  refusé, 
je  suis  le  premier  à  reconnaître  qu'elle  n'est  pas  grande  et  n'est  même 
point  en  relation  avecla  distance  énorme  qu'elle  peut  créer  pour  l'avenir  ; 
mais  qu'y  faire?  N'est-ce  pas,  comme  ledit  quelque  part  Royer-Gollard, 
«  la  misérable  perfection  des  institutions  humaines  que  de  présenter  en 
somme  moins  d'inconvénients  que  d'avantages.  »  A  en  croire  l'écrivain 
que  je  citais  tout  à  l'heure  et  aussi  M.  J.  Shaw  Lefèvre  (2),  qui  a  préci- 
sément été  membre  de  la  commission  des  services  civils  pendant  assez 
longtemps,  l'opinion  publique,  réclamant  impérieusement  la  suppres- 
sion totale  du  patronage  system,  —  auquel  il  faudrait  attribuer  les  plus 


(1)  De  la  constitution  anglaise  et  des  conditions  du  gouvernement  repré- 
sentatif. —  Revue  des  Deux  Mondes.  Livraison  du  1er  juin  1862,  p.  586, 
note  1. 

(2)  Transactions  of  the  national  association  for  the  promotion  of  social 
science,  1861.  —L'honorable  président  de  la  section  de  l'éducation  a 
pris,  en  quelque  sorte,  le  sujet  qui  nous  occupe  pour  son  address.  Il  l'a 
traité  dans  un  langage  élevé  et  avec  une  indépendance  d'idées  qui  ren- 
dent ce  travail  extrêmement  intéressant  pour  nous. 


90  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

fyranfls  maux,  particulièrement  raj^i^ravation  désastreuse  de  la  révolte  de 
rinde,  —  appelle  de  tous  ses  vœux  l'institution  du  concours  public,  ce 
puissant  élément  de  moralisation,  cet  excellent  critérium  de  la  capacité 
des  individus,  et  demande  notamment  que  la  plus  lar(je  publicité  soit 
donnée  aux  avis  des  vacances  d'emplois.  Il  se  plaint  que,  dans  le  trop 
petit  nombre  de  cas  où,  durant  ces  dernières  années,  le  concours  a  été 
substitué  aux  examens  d'aptitude,  les  circonstances  n'aient  point  permis 
que  les  concurrents  se  présentassent  en  plus  [^rand  nombre,  afin  de 
contribuer  à  un  meilleur  choix.  Les  An,f]flais  ne  redoutent  nullement, 
comme  on  voit,  les  candidats  évmcés,  et  ne  mettent  en  avant,  parmi  des 
objections  que  nous  avons  déjà  trouvées  sur  notre  route  ou  que  nous  y 
trouverons,  auxquelles  dès  lors  je  ne  m'arrête  pas,  que  la  crainte  de  faire 
une  concurrence  reg-rettabie  aux  carrières  de  l'industrie  et  du  commerce. 
Il  est  une  considération  singulière,  se  rattachant  directement  k  la 
lèpre  du  favoritisme,  que  j'aurais  peut-être  passée  sous  silence,  si  je  ne 
l'avais  retrouvée  dans  un  document  an{i?lais,  oii  elle  est  en  relation  assez 
étroite  avec  la  question  de  l'enseignement.  Combien  de  fois  n'entend- 
on  pas,  en  France,  des  parents  vous  dire  naïvement  :  puis-je  faire  de 
mon  fils,  avec  sa  chétive  santé,  autre  chose  qu'un  fonctionnaire  public? 
Il  paraît  que  la  famille  a  les  mêmes  préjugés  dans  la  nation  individua- 
liste que  dans  la  nation  centraliste  î  En  Angleterre,  suivant  sir  Charles 
Trevelyan,  «  sous  le  patronage  system,  la  légèreté  comparative  des  tra- 
vaux et  la  certitude  d'une  pension  en  cas  de  retraite,  motivée  sur  une 
incapacité  corporelle,  décideaient  habituellement  beaucoup  de  parents  et 
d'amis  de  jeunes  gens  maladifs  à  tenter  d'obtenir  pour  eux  l'entrée  au 
service  du  gouvernement.  L'étendue  des  charges  que  le  public  supporte 
de  ce  chef,  —  d'abord  par  les  salaires  des  fonctionnaires  qui  sont  obligés 
de  déserter  leurs  postes,  à  raison  de  leur  mauvaise  santé,  puis  par  les 
pensions  qui  dérivent  de  la  même  source,  —  serait  à  peine  crue  par 
ceux  (jui  n'ont  point  eu  occasion  d'observer  ce  système.  »  Le  discours 
prononcé  par  le  très-révérend  Dean  Graves  (1),  auquel  j'emprunte  cette 
instructive  citation,  a  une  portée  encore  plus  pratique.  Il  y  traite  la 
question  de  savoir  «  si  le  système  des  concours  donne  un  injuste  avan- 
tage aux  individus  disgraciés  sous  le  rapport  du  développement  phy- 
sique »;  mais  je  regrette  de  ne  pouvoir  suivre  l'orateur  dans  les  piquantes 
considérations  auxquelles  il  se  livre  à  ce  sujet. 

Russie.  —  A  l'heure  qu'il  est,  si  l'on  en  croit  toutes  les  publications 
plus  ou  moins  récentes  dont  ce  pays  a  été  l'objet,  l'administration  y  est 
vraiment  la  partie  faible  du  gouvernement.  Dès  lors,  si,  malgré  mes 
teniaiives,  je  n'ai  pu  obtenir  que  de  très-vagues  renseignements  sur 

(1)  Transactions^  etc. 


DK  L'ENSKIGNRMENT  PROFESSIONNEL.  91 

l'inslruclion  professioniiollc  <|ii(î  peuvent  recevoir  les  ronclioniiaires  ci- 
vils, je  ne  crois  pas  trop  ni'avanceren  aiïirinant  qu'elle  y  existe  à  peine, 
qu'elle  ne  s'y  combine  point,  en  tout  cas,  avec  le  concours  pour  le  choix 
des  individus,  (ju'il  n'y  a  pas  d'école  {générale  d'administration.  En  effet, 
la  préparation  aux  carriènîs  administratives  a  lieu,  dans  les  facultés 
(dites  (le  jurisprudence)  qui  font  partie  des  universités  russes  et  à  une 
école  de  droit,  ouverte  à  Saint-Pétersbour|};  h  peu  près  comme  en 
France,  la  préparation  aux  fonctions  de  la  magistrature  se  fait  dans  les 
facultés  juridiiiues.  Le  droit  de  nomination  appartient,  suivant  le 
de^yré  hiérarchique  des  fonctions,  à  l'empereur,  aux  nninistres  et  aux 
autorités  locales;  on  trouve,  en  outre,  de  nombreux  fonctionnaires  élus 
par  la  noblesse;  enfin  ces  deux  systèmes  se  combinent  pour  certaines 
catéf^ories  de  tribunaux,  où  fip,urent  parmi  les  ju^jes  des  représentants 
de  la  noblesse  et  de  la  bour^^eoisie,  qui  se  renouvellent  tous  les  trois  ans 
par  la  voie  de  l'élection. 

Toutefois,  j'ai  à  mentionner  la  fondation,  à  Saint-Pétersbourg-,  par  un 
ukase  impérial  du  29  mai  1835  (1),  d'un  lycée  spécialement  destiné  à  la 
préparation  aux  fonctions  judiciaires  de  jeunes  gens  justifiant  d'une  no- 
blesse héréditaire.  Il  me  paraît  difficile  de  donner  à  cet  établissement  un 
autre  nom  que  celui  de  lycée,  car  les  élèves  sont  seulement  âgés  de  douze 
à  dix-sept  ans,  et  y  apprennent,  indépendamment  du  droit  et  de  beau- 
coup d'autres  choses  plus  ou  moins  utiles,  la  calligraphie,  le  dessin,  la 
gymnastique,  la  danse  et  le  chant  ! 

Il  existe,  en  Russie,  sept  universités,  comprenant  chacune  quatre  fa- 
cultés, dont  une  de  droit;  elles  sont  situées  à  Moscou,  Pétersbourg-, 
Kazan,  Kharkof  et  Kiev,  Dorpat  (province  de  la  Baltique),  et  Stelsing^fors 
(Finlande).  La  plus  ancienne  est  celle  de  Moscou,  qui  a  plus  d'un  siècle 
d'existence,  et  la  plus  moderne  est  celle  de  Kiev,  qui  a  remplacé  celle  de 
Vilna.  L'école  supérieure  d'Odessa  va  prochainement  être  transformée 
en  université.  Celle  de  Varsovie  serait  ég^alement  rétablie  pour  les  pro- 
vinces polonaises.  Les  g^rades  universitaires  de  candidat,  maître  es  arts, 
docteur  es  sciences,  correspondent  à  des  degrés  d'aptitude  à  diverses 
fonctions  publiques,  mais  il  n'y  a  jamais  concours.  L'économie  politique 
n'a  eu  qu'un  enseignement  momentané  et  libre.  Depuis  une  douzaine 
d'années,  la  connaissance  du  droit  international  est  exigée  des  fonction- 
naires et  agents  du  ministère  des  affaires  étrangères. 

Hollande.  —Ainsi  que  cela  se  passe  en  France,  les  professeurs  chargés 
de  l'enseignement  juridique  constatent,  au  moyen  d'examens,  le  degré 
d'instruction  et  partant  d'aptitude  h  certaines  fonctions  publiques , 
relevant  à  peu  près  exclusivement  de  l'ordre  judiciaire.  En  effet,  M.  Bion- 

(1)  Revue  Fœlix,  t.  II  (1835),  p.  716.  Chronique. 


92  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

deau,  dans  un  travail  spécial  (1),  —  où  il  s'esl  cependant  occupé  égale- 
ment de  la  France,  —  ne  cite  guère  que  deux  arrêtés  royaux  de  1823, 
dont  l'un  (du  4  novembre),  relatif  à  l'organisation  des  départements 
ministériels,  attribue  simplement  une  préférence  aux  gradués  en  droit 
pour  certains  emplois,  et  dont  l'autre  (du  15  novembre),  contenant  de 
réelles  prescriptions ,  ne  s'applique  en  somme  qu'aux  commis  d'État, 
fonctionnaires  que  nous  pourrions  peut-être  comparer  à  nos  jeunes  au- 
diteurs au  Conseil  d'État,  si  ceux-ci  constituaient  la  pépinière  d'où  se 
tirent  normalement  les  maîtres  des  requêtes  et  surtout  les  conseillers. 
Tout  en  regrettant  qu'aucune  garantie  d'instruction  juridique  ne  soit 
exigée  des  agents  consulaires  et  diplomatiques ,  des  députés  aux  États 
provinciaux  (conseillers  de  préfecture),  des  receveurs  de  l'enregistrement 
et  des  conservateurs  des  hypothèques  (une  certaine  préférence  serait 
accordée,  de  fait,  dans  ces  deux  dernières  administrations,  aux  aspirants 
gradués),  M.  Blondeau  ne  se  dissimule  pas  l'insuffisance  de  la  condition 
d'une  simple  obtention  de  grades.  «  Autre  chose,  dit-il,  —  à  propos  de 
la  fréquentation  avec  succès  des  cours,  qui  parfois  tiendrait  lieu  d'épreu- 
ves!—  est  d'obtenir  d'un  professeur,  dont  on  a  suivi  exactement  le 
cours,  un  témoignage  de  satisfaction  ;  autre  chose  d'obtenir  le  suffrage 
d'un  jury  d'examen.»  Autre  chose,  ajouterai-je  à  mon  tour,  serait  d'être 
classé  parmi  les  premiers  des  concurrents  qui  viennent  lutter  pour  ob- 
tenir un  titre!  En  l'absence  de  cette  formalité  importante,  je  crois 
inutile  de  m'arrêter  à  l'étude  du  système,  luxueusement  et  inutilement 
compliqué,  des  garanties  juridiques  qu'exigent  les  lois  hollandaises  rela- 
tives à  l'organisation  judiciaire. 

Je  ferai  remarquer  qu'aux  termes  de  l'article  63  d'une  ordonnance 
royale  du  2  août  1815,  déterminant  les  cours  annuels  des  diverses  fa- 
cultés de  chacune  des  trois  universités  de  Leyde,  Utrecht  et  Groningue, 
des  cours  d'histoire  politique  de  l'Europe,  de  statistique  et  de  diplomatie, 
ont  été  institués  à  la  faculté  de  droit  de  la  première  de  ces  universités. 
L'article  S7  de  la  même  ordonnance  organique  rangeant  l'économie  po- 
litique parmi  les  sujets  de  l'examen  qu'ont  à  subir  les  aspirants  au  doc- 
torat en  droit,  on  doit  en  conclure  l'existence  d'un  cours  de  cette  science 
dans  l'une  au  moins  des  trois  universités  de  la  Hollande.  Dès  1824, 
l'économie  politique ,  la  statistique  et  l'histoire  politique  et  diplomati- 
que de  l'Europe  ont  été  professées  à  l'Athénée  d'Amsterdam.  Depuis  1831, 
ces  deux  dernières  sciences  ont  des  cours  à  l'Université  d'Utrecht.  L'en- 
seignement des  sciences  administratives  et  politiques  en  Hollande,  — 
où  les  docteurs  en  droit  doivent,  indépendamment  des  matières  ordi- 


(1)  Mémoire  sur  V organisation  de  renseignement  du  droit  en  Hollande  et 
sur  les  garanties  d'Instruction  juridique  exigées,  dans  ce  pays,  des  aspirants 
à  certaines  fonctions  ou  professions.  Paris,  1846. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFE'SSIONNEL.  93 

naires,  répondre  sur  le  droit  public,  réconomicpoliticpic  et  la  statistique, 
l'histoire  de  l'Europe,  Tliistoire  et  la  littérature  nationales,  voire  même 
la  médecine  lé[|ale,  — peut  être  re^jardé  comme  satisfaisant. 

Belgique  (1).  — La  faculté  de  droit  de  chacune  des  quatre  universités 
de  Bruxelles  et  de  Louvain  (libres,  comme  on  sait),  de  Gand  et  de 
Lié(|e,  offrent  des  cours  de  droit  public,  de  droit  administratif  et  d'é- 
conomie politique.  Le  ,<;rade  de  docteur  es  sciences  politiques  et  adminis- 
tratives existe  en  Bel(jiquc,  mais  il  ne  serait  (juère  recherché  que  par 
quehjues  jeunes  gens  de  familles  riches,  désireux  d'avoir  facilement  un 
titre  universitaire,  notamment  à  Louvain,  qui  fournit  plus  de  ces  gra- 
dués que  Bruxelles,  Gand  et  Liège  ensemble. 

Le  motif  de  cette  sorte  d'ostracisme  se  rattache  de  trop  près  à  l'objet  de 
cette  étude,  pour  que  je  ne  le  fasse  pas  ressortir.  L'administration,  dans  ses 
nominations  aux  fonctions  publiques,  ne  tient  absolument  aucun  compte 
aux  candidats  du  grade  en  question,  qui,  par  une  conséquence  natu- 
relle, se  trouve  tout  à  fait  déprécié.  Nous  avions  déjà  vu  quelque  chose 
de  semblable  en  Allemagne,  et  on  peut  être  parfaitement  sûr  que  le 
même  phénomène  se  reproduirait  en  France  dans  les  mêmes  circon- 
stances. Les  docteurs  en  droit  ordinaire  doivent  apporter  un  certificat 
constatant  qu'ils  ont  suivi  les  cours  que  je  viens  de  mentionner,  mais  ne 
sont  point  obligés  de  répondre  sur  les  matières  y  relatives  ;  cette 
mesure  est  vraiment  dérisoire. 

Italie  (2).  —Notre  revue,  bien  que  rapide,  des  éléments  de  l'enseigne- 
met  administratif  chez  les  principales  nations  de  l'Europe,  va  cependant 
demeurer  incomplète  par  l'absence  de  documents  sur  ce  sujet,  à  l'égard 
de  la  terre  natale  de  la  politique  et  de  la  diplomatie.  Pouvais-je  penser 
que  la  patrie  de  Machiavel,  de  Giannone,  de  Filangieri,  de  Beccaria  et 
de  Rossi  enfin,  cette  terre  classique  des  fameuses  universités  de  Padoue 
et  de  Bologne,  fût  la  seule  où  la  science  de  l'administration  restât  dans 
le  huis-clos  de  la  spéculation  et  de  l'abstraction  philosophiques?  N'était-ce 
pas,  au  contraire,  en  Italie  que  devraient  être  cherchés  les  germes  de 
l'art  d'administrer  les  nations,  mis  en  pratique  au  moyen  âge  dans  ces 
célèbres  républiques  qui  rêvaient  déjà  l'unification  de  la  patrie  com- 
mune ?  Je  n'ai  pu  me  procurer  aucun  document  étranger  à  tout  autre 
enseignement  que  celui  de  l'économie  politique. 

Espagne.  —  Je  n'aurais  absolument  rien  à  dire  de  l'Espagne,  si  elle  ne 


(1)  Voir,  dans  la  livraison  de  décembre  1863  (p.  50^2),  la  lettre  de 
M.  Hérold  à  M.  J.  Garnier. 

(2)  Voir  la  lettre  citée  dans  la  note  précédente. 


dl  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

présentait  un  système  do  nominations  bien  bizarre,  qui  du  moins,  par 
sa  franchise  brutale,  accuse  fort  nettement  l'influence  que  la  honteuse 
question  des  i)laces  à  recueillir  peut  avoir,  dans  un  [gouvernement  par- 
lementaire, sur  les  chan^iemenls  ministériels.  Quand  M.  R.  de  Mohl  ne 
crai[ïnait  pas  d'affirmer  que,  sans  la  curée  des  emplois,  les  neuf  dixièmes 
de  ces  crises  de  politique  intérieure  n'auraient  pas  lieu,  il  ajoutait  avec 
un  léjîitimeorfjueil  :«  Jamais,  dans  les  États  constitutionnels  d'Allema(jne, 
on  n'a  pensé  qu'il  fallût  remplir  tous  les  postes  supérieurs  de  l'admini- 
stration par  des  amis  du  ministère!  »  Qu'aurait-il  dit  du  régime  espagnol, 
où  il  est  normalement  passé  en  usage  que  les  titulaires  de  tous  les  pos- 
tes, même  inférieurs,  autres  que  ceux  relevant  des  administrations 
techniques,  doivent  se  retirer  avec  le  ministère  qui  les  a  nommés - 
N'y  aurait-il  pas  là  une  explication  accessoire  de  cette  énigmatique 
agitation  à  laquelle  est  perpétuellement  en  proie  la  péninsule  ibérique? 
C'est  donc  une  bien  grande  et  louable  hardiesse  à  M.  Colmeiro,  pro- 
fesseur distingué  de  l'université  de  Madrid,  membre  correspondant  de 
notre  Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  d'avoir,  dans  son 
Traité  de  droit  administratif  espagnol,  hautement  formulé  ses  vœux  en 
faveur  de  la  création  d'une  faculté  des  sciences  administratives  et  politi- 
ques et  d'un  mode  normal  de  recrutement  des  fonctionnaires  publics. 
M.  Batbie,  dans  son  excellent  rapport,  a  cité  incidemment  le  passage 
où  M.  Colmeiro  réclame  avec  force  la  satisfaction  d'un  besoin  qu'il 
déclare  à  la  fois  social  et  politique  ;  rien  n'y  serait  hétérodoxe  pour  le 
critique  le  plus  sévère,  si  l'auteur  ne  semblait  conclure  «  qu'à  mesure 
que  la  civilisation  avance,  la  sphère  du  gouvernement  s'agrandit,  »  je 
crois  que  c'est  précisément  le  contraire,  et  je  ne  suis  point  fâché  d'avoir 
l'occasion  de  le  rappeler  en  passant,  dans  une  étude  dont  l'esprit  et 
les  conclusions  pourraient  me  faire  regarder  fort  injustement  comme  un 
partisan  exagéré  de  l'action  de  l'état. 

Serbie.  —  Il  faut  que  chez  nous,  —  disait  le  prince  Michel,  en  1861, 
dans  son  discours  d'ouverture  de  la  première  assemblée  nationale,  —  les 
fonctions  publiques  cessent  d'être  considérées  seulement  comme  un 
facile  moyen  d'existence,  ainsi  que  cela  a  lieu  jusqu'à  présent.  J'ai  entre 
les  mains  les  preuves  les  plus  claires  de  la  manière  dont  beaucoup  de 
gens  envisagent  les  fonctions  publiques  ;  l'un  sollicite  un  emploi,  parce 
que  sa  mauvaise  santé  ne  lui  permet  pas  de  faire  autre  chose  ;  un  autre, 
parce  qu'il  est  embarrassé  sur  le  choix  d'un  état;  un  troisième,  parce 
qu'il  a  fait  de  mauvaises  affaires  dans  son  commerce;  et  ainsi  de  suite. 
Il  faut  absolument  que  cette  funeste  maladie  des  emplois  publics  dispa- 
raisse de  chez  nous;  car,  outre  l'inconvénient  d'augmenter  les  charges 
du  Trésor,  celui  de  pousser  les  gens  à  négliger  leurs  affaires  ou  leurs 
travaux,  pour  courir  après  des  emplois  auxquels  ils  ne  sont  pas  aptes, 
il  y  aurait  à  redouter  un  des  plus  grands  maux  d'un  État,  celui  d'être 


DE  L'ENSEIGNKMKNT  PROFESSIONNEL.  95 

mal  servi.  (]oux-là  soni  dans  uno  L!;rave  erreur  qui  pensent  qu'on  n'a  bien 
mérité  do  son  pays  quo  lorsqu'on  l'a  servi  comme  fonctionnaire.  » 

On  sait  inaintenaiU  que,  i)()iir  que  cet  liuiniliaiit  tableau  soit  exact,  il 
n'est  pas  nécessaire  (ju'ij  soit  tracé  à  l'une  «les  extrémités  mcridionahîs 
du  conliiienl  européen. 

Moldavie  et  Valacime.  —  Le  prince  Gouza,  sans  tenir  un  lanj^aj^e  aussi 
éncrjjifjue,  mettait,  à  la  fin  de  1859,  les  administrateurs  parmi  les  hom- 
mes dont  les  principautés-unies  ont  le  plus  besoin;  et  il  estimait  que 
peut-être  une  faculté  des  sciences  économiques  et  administratives  est 
plus  nécessaire  que  toute  autre  ! 

Turquie.  —  Dans  ce  pays,  qui  a  pour  politique  une  «  rénovation  d'ap- 
parence, »  suivant  l'expression  de  M.  Saint-Marc  Girardin,  il  ne  faut  pas 
prendre  la  peine  de  chercher  s'il  existe  quelque  décret  à  l'européenne  sur 
les  conditions  de  capacité  à  exiger  d'administrateurs  dont  la  corruption 
est  aussi  proverbiale  que  celle  des  fonctionnaires  russes.  Non  !  chacun 
sait  que,  là  plus  que  partout  ailleurs,  tous  les  décrets  ne  s'exécutent  pas. 
L'exploration  des  actes  officiels  de  l'empire  ottoman  serait  donc  inutile. 

Grèce.  —  La  charte  arrachée,  en  1843,  au  roi  Othon,  par  une  conspi- 
ration militaire  analogue  à  celle  qui  l'a  renversé  du  trône,  imposait  au 
gouvernement  l'obligation  de  pourvoir,  par  de  bonnes  lois,  à  l'éducation 
des  fonctionnaires  administratifs;  mais  rien  ne  paraît  avoir  été  fait  à  cet 
égard.  En  songeant  aux  conditions  dans  lesquelles  a  été  rédigée  la  con- 
stitution hellénique,  sorte  de  résumé  des  nécessités  qui  ne  doivent  point 
être  perdues  de  vue  dans  un  acte  moderne  de  ce  genre,  il  est  du  moins 
permis  d'observer  qu'il  y  a  vingt  ans,  l'objet  de  cet  essai  semblait  déjà 
sérieusement  préoccuper  les  gouvernements  européens. 

États-Unis.  —  Dans  cette  partie  de  l'Amérique  du  Nord,  les  fonction- 
naires publics  sont  nommés  soit  par  le  peuple  (ce  qui  est  le  cas  le  plus 
général),  soit  par  le  pouvoir  exécutif;  jamais  ils  ne  sont  soumis  à  aucune 
condition  de  capacité  administrative.  Quant  au  premier  système,  s'il 
écarte  théoriquement  toute  idée  d'épreuves  préalables,  je  n'hésite  pas  à 
déclarer  qu'autant  il  est  bon  pour  certaines  fonctions  politiques,  autant 
il  est  exécrable,  à  tous  les  points  de  vue,  en  ce  qui  concerne  les  emplois 
de  l'administration  proprement  dite.  Comprend-on,  par  exemple,  qu'à 
dater  du  jour  de  son  installation,  le  fonctionnaire  élu  par  le  peuple 
abandonne  au  parti  dont  il  relève  une  fraction  plus  ou  moins  considérable 
de  ses  appointements?  C'est  seulement  dans  un  accès  de  fièvre  révolution- 
naire qii'une  assemblée  a  pu,  chez  nous,  proclamer  le  droit  du  peuple  à 
«  choisir  les  juges  indistinctement  parmi  tous  les  citoyens!  »  (Loi  du 


96  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

27  octobre  1792).  L'exemple  des  États-Unis  n'est  susceptible  d'aucune 
imitation  et  je  n'ai  point  à  m'y  arrêter,  si  ce  n'est  pour  dire  que  nous 
retrouvons  là,  comme  en  Espagne,  de  déplorables  mutations  en  masse  : 
à  l'avènement  d'un  nouveau  président,  il  y  a  un  renouvellement  complet 
de  tous  les  employés  de  la  douane  et  des  postes  ! 

Gfiine  et  Japon.  —  Je  devais  évidemment,  pour  ne  pas  me  les  laisser 
opposer  par  de  spirituels  adversaires,  donner  une  place  à  ces  deux  pays, 
où  fleurit,  dans  une  exubérante  splendeur,  le  système  dont  j'ose  proposer 
la  réalisation.  On  sait,  en  effet,  qu'un  ensemble  compliqué  d'examens 
d'aptitude  classe,  à  toutes  sortes  de  points  de  vue,  les  sujets  de  ces  deux 
g^rands  empires  de  l'Asie;  mais  je  ne  vois  pas  pourquoi  Fexag^ération, 
qui  Q'dle  les  meilleures  choses,  pourrait  constituer,  en  pareille  matière, 
un  ar^jument  décisif  contre  l'emploi  modéré  d'une  méthode  qui  offre 
nécessairement  de  grands  avantages.  Autant  vaudrait  essayer  de  ridicu- 
liser le  puissant  stimulant  des  récompenses  honorifiques,  en  les  consi- 
dérant, dans  leur  abusive  multiplicité,  sur  la  poitrine  de  quelques  di- 
plomates de  toutes  nations  (1)!  Je  devais  aussi  parler  de  la  Chine  et  du 
Japon,  parce  qu'ils  ont  été  l'occasion  d'une  attaque,  insérée  dans  le 
grave  Moniteur  lui-même,  contre  ce  mode  de  recrutement  des  fonction- 
naires publics  que  je  voudrais  voir  généralisé  en  France. 

«  Faire  du  gouvernement  des  hommes  le  prix  d'un  concours  ou  d'un 
examen  est  une  singulière  idée.  Ceux  qui  la  trouvent  si  belle  auraient 
au  moins  dû  se  demander  si  ces  examens  et  ces  concours  avaient  pour 
but  de  constater  la  possession  de  connaissances  réelles  et  sérieuses.  Ils 
auraient  pu  aussi  se  demander  si  l'aptitude  à  gouverner  les  hommes 
pouvait  se  constater  ainsi  ;  c'est-à-dire  si  la  science  du  gouvernement 
pouvait  être  acquise  dans  un  livre  ou  mesurée  dans  un  concours,  ou 
plutôt  si  ce  n'était  pas  un  art  conjectural,  comme  la  médecine  ou  la 
guerre.  » 

Ainsi  s'exprime,  dans  un  rapport  officiel  du  4  janvier  1861,  M.  d'Es- 
cayrac  de  Lauture,  chargé  d'une  mission  scientifique  à  la  Chine  et  au 
Japon,  après  y  avoir  vu  sans  doute  fonctionner,  dans  sa  ridicule  exagé- 
ration, le  classement  par  voie  de  concours.  Ce  n'est,  en  somme,  que  la 
reproduction,  sous  une  autre  forme,  d'objections  que  j'ai  déjà  rencon- 
trées sur  ma  route  et  auxquelles  je  crois  avoir  suffisamment  répondu 
pour  n'être  point  obligé  de  le  faire  derechef.  Je  vois  toujours  la  même 
confusion  déplorable  entre  le  gouvernement  et  V administration^  ainsi  que 


(i)  Voir,  au  sujet  des  décorations  étrangères,  la  très-judicieuse  et 
spirituelle  boutade  de  M.  de  Bois^sy,  à  la  séance  du  Sénat  du  10  mars 
dernier. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  07 

la  même  prétention  irritante  de  trouver  plus  de  {garanties  dans  le  hasard 
que  dans  Li  constatation,  loyale  et  régulière,  de  la  capacité.  Quant  à  la 
singalarité  de  l'idée,  je  laisserai  à  M.  Laboulaye  le  soin  de  répondre  : 

«  On  a  pu  plaisamment,  dit-il,  comparer  rAilemaii;ne  à  cet  empire  du 
Milieu,  où  le  lucres  do  roman  est  non  pas  un  olTicier,  un  grand  seigneur, 
un  poëte,  mais  un  mandarin  sorti  vainqueur  de  toutes  les  épreuves 
scientifiques,  et  définir  rAllemagne  comme  la  Chine,  un  État  où  une 
moitié  de  la  nation  est  perpétuellement  occu[)ée  à  examiner  l'autre  moi- 
tié (1).  —  Quelque  spirituelles  que  soient  ces  railleries,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  le  plus  habile  gouvernement  de  l'Allemagne,  la  Prusse,  a 
pris  dans  la  Confédération  le  premier  rang,  que  ne  lui  donnait  ni  sa 
population,  ni  sa  richesse,  ni  son  passé,  et  que,  si  l'on  cherche  le  secret 
de  sa  puissance,  on  voit  que  ses  deux  suprêmes  ressorts  sont  les  Univer- 
sités, d'une  part,  et  l'administration,  de  l'autre.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire  et  je  crois  avoir,  par  cette  appréciation  sa- 
gace  d'un  brillant  auxiliaire,  victorieusement  opposé  une  saine  manière 
de  présenter  les  choses  aux  préjugés  qui  ont  cours  en  cette  occurrence. 

Quel  fruit  devons-nous  tirer,  au  résumé,  de  cette  longue  et  pourtant 
rapide  excursion  en  Europe,  en  Amérique  et  même  en  Asie  ?  Une  con- 
statation générale  et  authentique,  qui  n'est  consolante  qu'à  un  point  de 
vue  patriotique.  Nous  ne  valons  ni  plus  ni  moins  que  les  Anglais,  qui, 
eux-mêmes,  ressemblent  beaucoup  aux  Allemands,  lesquels  sont  cer- 
tainement atteints  de  la  même  infirmité  sociale  que  les  Espagnols,  les 
Turcs,  les  Américains,  etc.,  etc.  Je  ne  sais  plus  qui  a  dit,  je  ne  me  rap- 
pelle ni  où  ni  quand,  que  la  meilleure  constitution  politique  pour  notre 
pays  devrait  être  ainsi  conçue  en  ces  termes  :  Tous  les  Français  sont 
fonctionnaires.  Le  reproche  ainsi  plaisamment  formulé  n'est,  à  coup 
sûr,  point  sans  fondement,  mais  la  spirituelle  raillerie  avait  beau  jeu  de 
se  produire  ailleurs  qu'en  France.  Le  projet  de  constitution  en  question 
n'a  décidément  ni  âge  ni  patrie,  et  il  conviendrait  peut-être  à  tous  les 
peuples  civilisés  de  l'univers  :  que  les  économistes  ne  le  perdent  point 
de  vue,  quelle  que  soit  leur  nationalité  !  Il  y  a  certainement  quelque 
chose  à  faire,  comme  on  dit  en  politique. 

Ë.  Lamé  Fleury. 
—  La  suite  au  prochain  numéro.  — 

(1  )  «  Nous  tomberions  ainsi  dans  le  mandarinisme  chinois. . .  (Très-bien  ! 
très-bien  !  )  »  —  Ce  petit  extrait  officiel  des  observations  opposées  par 
M.  du  Mirai,  dans  la  discussion  de  l'adresse  au  Cori)s  législatif  [séance 
du  8  courant),  à  un  amendement  de  M.  Garnot  concernant  le  sujet  de 
cette  étude ,  résume  l'accueil  dédaigneux  fait  au  concours  par  l'assem- 
blée élective  ;  on  n'y  distingue  point  encore  la  nécessité  de  l'abus. 
2*  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  15  a\)ril  1865,  T 


U  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 


NECROLOGIE 


RICHARD   COBDEN 

HOMMAGES  RENDUS  A  SA  MÉMOIRE 


"Nous  ne  pouvons  donner  actuellement  une  notice  telle  qu'il  convient 
au  Journal  des  Économistes  d'en  publier  une  sur  ce  grand  et  glorieux 
apôtre  de  Téconomie  politique  appliquée.  Bornés  par  le  temps  et  l'es- 
pace, nous  voulons  seulement  recueillir  ici  les  éclatants  hommages 
rendus  à  sa  mémoire,  bien  doux  pour  le  cœur  des  amis  qui  le  pleurent. 

La  santé  de  M.  Richard  Cobden  avait  déjà  été  gravement  compromise, 
il  y  a  vingt  ans  ;  et  certainement,  il  serait  mort  à  la  peine,  si  le  triomphe 
de  la  Ligue  contre  les  lois  céréales  n'était  venu  à  temps  pour  permet- 
tre un  peu  de  repos  à  son  esprit  et  à  son  corps.  A  la  fin  de  1845,  quatre- 
vingt-dix  meetings  avaient  été  tenus  en  trois  semaines  tant  en  Angle- 
terre qu'en  Ecosse  :  M.  Georges  Wilson  les  avait  présidés;  MM.  Cobden 
et  Bright  avaient  paru  à  presque  tous  et  porté  la  parole  dans  seize  grandes 
assemblées  î 

L'illustre  orateur  nous  parut  en  possession  d'une  bonne  santé  lors- 
qu'il revint  à  Paris  assister  au  congrès  de  la  paix  (1849),  et  lorsque 
nous  le  revîmes  successivement  aux  congrès  de  la  paix  tenu  à  Francfort 
et  à  Londres  (1850  et  1851).  Mais  quelque  temps  après  il  fut  atteint 
d'une  maladie  de  larynx  et  de  gorge  pour  laquelle  il  alla  passer  succes- 
sivement l'hiver  à  Cannes,  en  Egypte,  à  Alger.  Pendant  l'hiver  de  1859- 
1860  qu'il  passa  à  Paris  occupé  de  la  négociation  du  traité  de  commerce, 
il  était  souvent  souffrant  et  avait  la  voix  altérée.  Depuis,  ses  amis  avaient 
remarqué  qu'à  travers  ces  alternatives  en  bien  et  en  mal  sa  physionomie 
s'altérait  plus  que  ne  le  comportait  son  âge. 

En  novembre  dernier,  ayant  pris  la  parole  durant  un  meeting  de  ses 
électeurs  à  Rochedale,  il  abusa  de  ses  forces,  et,  dans  la  lettre  qu'il  nous 
écrivait  en  date  du  23  décembre,  à  propos  de  la  mort  de  Guillaumin, 
(pour  lequel  il  avait  beaucoup  d'affection  et  qu'il  a,  hélas!  suivi  de  bien 
près),  il  nous  disait  :  «  J'ai  été  très-mal  portant  à  la  suite  d'un  rhume 
que  j'ai  pris  au  grand  meeting  de  mes  constituants  tenu  le  mois 
dernier.  —  Je  trouve  qu'à  soixante  ans  je  ne  suis  plus  capable  de  faire 
Vouvragê  que  je  faisais  aisément  à  quarante.  » 

Mais  il  croyait  s'être  remis  de  cette  grave  indisposition.  Dans  une 


Nr.nR()LOr;iK.   --    RIGHAKD  COBDKN.  99 

lettre  pleine  dv  vie,  de  bonne  Imnieur  et  de  haute  raison,  qu'il  adressait 
le  2  mars  à  M.  Arles  Dnfour,  il  disait  en  parlant  de  lui  :  a  Ma  santé,  je 
suis  heureux  de  le  dire,  est  beaucoup  meilleure;  et  j'attends  seide- 
meiit  que  la  saison  s'améliore  pour  aller  remplir  mes  devoirs  à  la 
Chambre » 

Il  parlait  ainsi,  juste  un  mois  avant  sa  fin;  et  même  quelques  jours 
a\aut  ce  cruel  événement,  il  écrivait  à  M.  Michel  Chevalier  sans  paraître 
avoir  la  moindre  inquiétude. 

Etant  venu  à  Londres  pour  prendre  [)art  à  la  discussion  relative  au 
Canada  et  aux  États-Unis  et  combattre  des  projets  d'armements  et  de 
défenses  qui  lui  paraissaient  chimériques,  il  a  été  atteint  d'une  rechute 
qui  l'a  enlevé  en  quelques  jours ,  au  moment  où  ses  amis  éloifjnés 
le  croyaient  rétabli. 

En  arrivant  à  Loiulres,  le  22  mars,  par  un  temps  excessivement  froid, 
la  bronchite  qu'il  avait  rapportée  de  Rochedale  se  déclara  de  nouveau  e 
il  dut  se  mettre  au  lit.  Le  jeudi,  30,  son  état  était  trés-fi^rave  ;  le  samedi 
il  paraissait  aller  mieux;  mais  ce  mieux  fut  de  courte  durée,  et  le  diman- 
che, 2  avril,  l'illustre  malade  rendait  le  dernier  soupir  à  onze  heures 
un  quart. 

Cobden  était  né  en  1804,  à  Dunford,  près  de  Midhurst,  comté  de  Sus- 
sex,  et  il  n'était  que  dans  sa  soixante  et  unième  année. 

Nous  lisons  les  détails  suivants  dans  une  lettre  de  Londres  publiée  par 
r Indépendance  belge  sur  ses  funérailles  : 

«  Hier  (7  avril)  ont  eu  lieu  les  obsèques  de  Cobden  et  Fenterrement 
de  ses  restes  mortels  sur  le  penchant  d'une  colline,  dans  le  Sussex,  con- 
formément au  désir  qu'il  avait  exprimé.  11  était  des  hommes  auxquels  la 
nation  s'empresse  de  témoigner  par  des  funérailles  publiques  la  gratitude 
universelle.  Mais,  ses  amis  intimes  savaient  que  son  cœur  était  depuis 
longtemps  enseveli  dans  la  tombe  d'un  fils  unique,  jeune  homme  de  la 
plus  grande  espérance,  mort  en  Allemagne,  âgé  de  quinze  ans.  Cette 
perte  était  pour  lui  un  sujet  de  deuil  sans  fin.  C'est  donc  à  Midhurst,  loin 
de  Saint-Paul  et  de  l'abbaye  de  Westminster,  qu'il  a  voulu  que  sa  tombe 
fût  érigée. 

«  La  famille  n'avait  adressé  d'invitations  qu'aux  proches  parents  et 
aux  amis  intimes.  On  remarquait  dans  le  nombre  des  assistants  venus  de 
Londres  par  le  chemia  de  fer,  trois  ministres  à  portefeuille,  deux  autres 
membres  du  gouvernement,  le  ministre  des  Ét;its-Unis,  un  douzième  à 
peu  près  (54)  des  membres  de  la  Chambre  des  communes,  et  des  repré- 
sentants des  principales  villes  de  commerce  du  royaume  (1). 


(1)  Des  représentants  de  diverses  associations,  plusieurs  membres  no- 
tables de  la  Ligue,  etc. 


100  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

«  La  douleur  des  assistants  a  été  le  seul  décor  de  cette  triste  céré- 
monie. Celle  de  M.  Bri|j-ht  (1)  n'avait  pas  d'é{»"ale,  même  parmi  les  mem- 
bres de  la  famille.  Il  n'a  pu  en  modérer  l'expression,  il  éclatait  en  san- 
glots et  s'est  trouvé  mal.  Ou  regrettait  qu'il  eût  eu  le  courage  d'affronter 
une  si  rude  épreuve. 

«  La  tombe  du  célèbre  économiste  ne  porte  que  cette  simple  et  laco- 
nique inscription  : 

«  Richard  Cobden,  esquire,  membre  du  Parlement,  mort  le  2  avril 
«  1865,  à  soixante  ans.  » 

II 

Cette  poignante  nouvelle,  immédiatement  répandue  par  le  télégraphe 
électrique,  a  donné  partout  lieu  à  l'expression  des  plus  vifs  regrets,  qu 
parleur  généralité  ont  tout  le  caractère  d'une  tristesse  publique.  En  An- 
gleterre, en  France,  en  Europe,  au  delà  des  mers,  chacun  a  de  suite  com- 
pris que  la  cause  de  l'humanité  venait  de  faire  une  immense  perte  dans  la 
personne  du  promoteur  de  la  liberté  commerciale,  des  réformes  écono- 
miques, de  la  politique  de  désarmement  et  de  la  paix  internationale.  Un 
grand  nombre  d'amis  particuliers  que  lui  avaient  acquis  sa  nature  d'élite, 
encore  plus  cruellement  frappés,  ont  mêlé  leurs  larmes  et  leur  douleur  à 
celle  de  sa  noble  compagne  et  de  ses  cinq  jeunes  filles. 

Le  lendemain  de  cet  événement,  aussi  cruel  qu'inattendu,  un  hommage 
éclatant  était  rendu  aux  services  et  au  caractère  de  M.  Richard  Cobden, 
au  sein  de  la  Chambre  des  communes  à  Londres  et  au  sein  du  Corps 
législatif  à  Paris.  Voici  comment  les  journaux  anglais  racontent  la  scène 
à  la  fois  simple,  noble  et  touchante,  qui  s'est  passée  en  présence  de  la 
Chambre  émue,  et  à  laquelle  ont  pris  part  deux  des  plus  éminents  ad- 
versaires de  l'illustre  défunt  et  son  éloquent  compagnon  et  ami  M.  John 
Bright. 

CHAMBRE  DES  COMMUNES.  —  Séauce  du  3  awll. 

Lord  Palmerston,  au  milieu  de  vifs  applaudissements  et  visiblement 
très-ému,  dit  qu'il  est  impossible  que  la  Chambre  aborde  son  ordre  du 
jour  sans  donner  une  marque  d'attention  à  la  grandeur  de  la  perte  qu'elle 
vient  de  faire  et  que  le  pays  subit  avec  elle.  (Approbation.)  M.  Cobden 
occupait  une  position  éminente  comme  membre  de  la  Chambre  des 
communes  et  comme  membre  de  la  nation  britannique.  (Approba- 
tion.) 

Je  n'ai  pas  l'intention,  poursuit  le  ministre,  de  dissimuler  que  sur 
beaucoup  de  matières  M.  Cobden  différait  d'opinion  avec  le  pays.  Mais 
ceux  qui  n'admettaient  pas  toutes  ses  idées,  et  je  suis  du  nombre,  n'ont 


(1)  Il  a  aussi  perdu  un  tils  tout  récemment. 


NKCROLOGIE.    -    RICHARD  GORDEN.  101 

jamais  songé  à  metlre  on  doute  l'honnAteté  de  sos  aspirations  ol  la  sin- 
cérité de  ses  convictions.  'Approbation.) 

On  sentait  que  son  idéal  était  toujours  le  bien  de  son  pays,  alors  môme 
qu'on  n'était  pas  d'accord  avec  lui  sur  les  moyens  de  réalisation  et  sur 
les  questions  de  détail.  (Api)robation.)  Mais,  en  quoi  nous  nous  accorde- 
rons tous,  c'est  ;\  mettre  en  oubli  nos  causes  de  divergence  et  à  ne  voir 
désormais  que  les  grands  et  importants  services  qu'il  a  rendus  à  notre 
commune  patrie.  (Applaudissements.) 

Le  ministre  rappelle  l'origine  du  mouvement  d'idées  qui  a  servi  de 
base  au  développement  de  la  richesse  des  nations,  à  la  liberté  de  l'in- 
dustrie, au  libre  échange  des  produits  industriels,  mouvement  dont  les 
initiateurs  ont  été  Adam  Smith,  Dugald  Stewart,  M.  Huskisson,  et  qui 
sest  longtemps  arrêté  devant  d'honnêtes  et  consciencieux  préjugés.  Il 
était  réservé,  dit-il,  j\  M.  Cobden,  à  son  infatigable  activité,  à  son  élo- 
quence, à  son  indomptable  énergie,  et  aussi  à  l'appui  qu'il  a  trouvé  dans 
une  phalange  de  dignes  associés,  notamment  dans  le  président  du  bureau 
de  la  loi  des  pauvres  et  dans  sir  Robert  Peel,  il  lui  était,  dis-je,  réservé 
de  réduire  en  pratique  les  principes  abstraits,  si  enracinés  dans  son 
esprit,  qui  ont  à  la  fin  conquis  l'adhésion  de  tout  ce  que  le  pays  compte 
d'hommes  raisonnables.  (Approbation.)  C'est  grâce  à  de  tels  efforts  qu'il 
a  réussi  à  doter  sa  patrie  d'un  bienfait  estimable  et  éternel. 

Mais,  quelque  éminents  qu'aient  été  les  talents,  le  savoir-faire  et  les 
succès  de  M.  Cobden,  son  désintéressement  les  surpassait  de  beaucoup. 
(Applaudissements.)  Son  ambition  était  grande,  mais  c'était  l'ambition 
d'être  utile  à  son  pays  ;  elle  a  été  largement  satisfaite.  A  l'époque  de  la 
formation  du  cabinet  actuel,  je  fus  autorisé  par  la  Reine  à  offrir  un  por- 
tefeuille à  M.  Cobden.  Il  n'accepta  pas  et  me  déclara  franchement  qu'il 
croyait  être  en  désaccord  avec  moi  sur  beaucoup  de  principes  importants 
de  la  politique  active,  et  qu'il  ne  pouvait  par  conséquent  entrer  conve- 
nablement, pour  lui  ou  pour  moi,  dans  une  administration  dont  j'étais 
le  chef.  Mon  opinion  est  qu'il  se  trompait.  Toujours  est-il  certain  que, 
tout  en  différant  avec  lui  sur  les  principes  généraux  de  la  politique  ou 
sur  l'application  de  ces  principes,  quiconque  était  entré  en  contact  avec 
lui  ne  pouvait  lui  refuser  son  estime.  (Approbation.) 

Les  deux  grands  actes  de  la  vie  de  Cobden  ont  été  l'abrogation  des  lois 
restrictives  qui  gênaient  le  commerce  et  l'importation  des  céréales  et  le 
traité  de  commerce  qu'il  a  négocié  avec  la  France  et  qui  a  donné  le  plus 
grand  développement  aux  relations  commerciales  des  deux  pays.  (Appro- 
bation.) Après  ce  dernier  succès,  j'eus  la  bonne  fortune  d'offrir  à  Cobden, 
non  pas  une  fonction  administrative  —  je  savais  qu'il  ne  l'accepterait 
pas  —  mais  les  marques  d'honneur  dont  la  Couronne  dispose,  le  titre  de 
baronnet  et  le  rang  de  membre  du  conseil  privé,  distinctions  honorables 
que  la  Reine  eût  été  heureuse  d'attacher  à  de  si  grands  services  rendus 
au  pays  et  qu'il  eût  pu,  selon  moi,  accepter  sans  déroger  à  ses  principes. 
Mais,  le  désintéressement  dont  il  faisait  preuve  dans  toute  sa  conduite 
privée  ou  publique  le  porta  à  les  refuser.  (Approbation). 

Tout  ce  que  je  puis  dire  de  plus,  c'est  que  nous  avons  perdu  un  homme 


102  JOURNAL  DES  l^:CONO\iISTF,S. 

(4ui  laissera  un  vide  au  milieu  do  nous  tous,  un  homme  en  qui  se  résu- 
mait tout  l'esprit  de  la  constitution  sous  laquelle  nous  vivons.  Le  nom 
de  Cobden  restera  gravé  éternellement  dans  les  pages  de  l'histoire  na- 
tionale, et  je  suis  persuadé  qu'il  n'est  personne  ici  qui  ne  sente  profon- 
dément que  la  patrie  vient  de  se  voir  enlever  un  de  ses  enfants  les  plus 
dévoués  et  les  plus  utiles.  (Vifs  applaudissements). 

M.  DISRAELI.  Je  faisais  partie  de  cette  chambre  lorsque  l'homme  émi- 
nent  qui  vient  d'être  enlevé  dans  la  vigueur  de  l'âge  et  de  l'intelligence 
est  venu  y  siéger  la  première  fois.  Quoique  ce  fût  le  lot  de  M.  Cobden 
d'entrer  dans  la  vie  publique  à  une  époque  où  les  passions  étaient  vive- 
ment agitées,  il  a  toujours  montré  cette  modération  et  ce  calme  de  la 
pensée  qui  sont  le  propre  des  hautes  intelligences.  Bien  que  formé  au 
milieu  du  tumulte  des  opinions  populaires  dont  il  a  pris  la  défense,  ses 
discours  n'ont  jamais  été  empreints  d'aucune  violence  ;  tout  le  monde  ici 
se  rappelle  son  attitude  digne  dans  les  discussions.  Gomme  argumenta- 
teur  il  avait  peu  d'égaux,  comme  logicien  sa  parole  était  serrée,  com- 
plète, incisive,  parfois  subtile,  jamais  oublieuse  des  sympathies  qu'il 
portait  à  ses  collègues  et  toujours  pratique  et  persuasive.  Son  entente 
des  affaires  lui  a  valu  le  respect  des  deux  plus  grandes  nations  du  monde. 
(Écoutez!  écoutez!) 

Il  y  a  quelque  chose  de  douloureux  dans  l'histoire  de  ce  Parlement 
quand  nous  reportons  notre  pensée  sur  la  mémoire  des  éminents  collè- 
gues que  nous  avons  perdus;  mais  il  nous  reste  cette  consolation  que 
tous  ces  grands  hommes  ne  sont  pas  tout  à  fait  perdus  pour  nous  ni  pour 
le  pays.  Leurs  opinions  dominent  toujours  nos  discussions,  et  leurs  pro- 
pres paroles  retentiront  encore  dans  nos  débats.  Il  y  a  des  hommes  dont 
l'autorité  résiste  aux  caprices  des  élections  et  aux  effets  du  temps. 
M.  Cobden  était  de  ce  nombre.  Je  crois  que  lorsque  l'histoire  se  pronon- 
cera sur  ses  actes  et  sur  sa  vie,  elle  dira  de  lui  qu'il  était  certainement 
le  plus  grand  caractère  politique  qu'aient  produit  les  classes  moyennes 
du  pays,  un  ornement  de  la  Chambre  des  communes  et  un  honneur 
pour  l'Angleterre.  (Nombreux  applaudissements.) 

M.  BRiGHT.  La  Chambre  comprendra  l'émotion  que  j'éprouve  en  ce  mo- 
ment. Toutes  les  paroles  de  sympathie  que  je  ^iens  d'entendre  me  sont 
allées  au  cœur,  mais  le  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  le  moment  où  l'es- 
prit le  plus  digne  et  le  plus  noble  qui  fût  jamais  a  quitté  cette  terre  est 
trop  court  pour  que  j'essaye  même  de  donner  carrière  aux  sentiments 
qui  me  dominent. 

Je  m'acquitterai  de  ce  devoir  une  autre  fois,  lorsque  j"auj-ai  l'occasion 
de  rappeler  à  mes  concitoyens  ce  que  mon  ami  a  fait  pour  son  pays.  Je 
ne  puis  que  dire  maintenant  qu'après  vingt  années  d'une  amitié  des  plus 
intimes  et  des  plus  fraternelles,  je  n'ai  compris  combien  je  l'aimais  que 
le  jour  où  je  l'ai  perdu. 

L'honorable  membre  se  rassied  en  étouffant  ses  sanglots. 

{U Indépendance  belge,) 


NfiGROLOGlE.    -  RICHARD  COBDKN.  103 

Nos  lecteurs  n'ont  i)as  besoin  {\nm  Wmv  rappelle  que  (lej)ui.s  douze 
à  treize  ans,  M.  CoIxIimi  s'esl,  c()ura|;eusemenl  et  loyalement  mis  en  tra- 
vers (le  l'entraînement  de  l'opinion  pour  combattre  les  velléités  belli- 
queuses d'une  partie  de  ses  com[>atriot<;s,  surexcitées  par  la  politique 
de  lord  Palmerston  s'orienlant  à  un  autre  point  de  vue.  Ils  se  souvien- 
nent aussi  (jue  M.  d'israëli  a  été  le  plus  élocpient  défenseur  de  la  pro- 
tection, et  que  John  Rrij;hl,  le  non  moins  éloquent  auxiliaire  de 
M.  Cobden  dans  la  li|}ue  contre  les  lois  céréales,  est  devenu  un  de  ces 
«hommes  de  Manchester))  comme  on  dit  en  An{jleterre,  qui  s'efforcent  de 
diri^yer  l'opinion  des  classes  moyennes  et  populaires  vers  une  politique 
de  paix,  de  non-intervention  dans  les  affaires  des  autres  nations,  et  de 
réformes  intérieures. 

Nous  sommes  de  ceux  qui  partag?ent  la  douleur  fraternelle  de  M.  Bright. 
Les  paroles  à  la  fois  sin>ples  et  belles  de  lord  Palmerston  et  de  M.  d'Is- 
raëli  nous  ont  aussi  vivement  touchés,  et  en  leur  en  adressant  l'expres- 
sion de  notre  reconnaissance,  nous  croyons  être  les  interprètes  de  tous 
ceux  qui  parta^^ent  les  idées  économiques  au  service  desquelles  M.  Ri- 
chard Cobden  a  consacré  sa  vie. 

III 

Dans  la  séance  du  Corps  législatif  du  3  avril,  M.  de  Forcade  La  Ro- 
quette, vice-président  du  Conseil  d'État, —  parlant  à  propos  de  la  discus- 
sion de  l'adresse,  de  la  nouvelle  politique  commerciale  dans  laquelle  le 
[gouvernement  est  entré,  par  les  nouveaux  traités  de  commerce ,  à  la 
suite  du  traité  de  1860  avec  l'Angleterre,  —  a  voulu  rendre  hommage  à 
la  mémoire  de  M.  Richard  Cobden. 

Voici  la  fin  de  son  discours  et  les  adhésions  dont  il  a  été  l'objet  : 

M.  DE  Forcade  La  Roquette.  Tout  à  l'heure,  Messieurs,  j'entendais 
l'honorable  M.  d'Andelarre  faire  allusion  aux  grandes  réformes  qui,  en 
Angleterre,  ont  marqué  le  ministère  de  sir  Robert  Peel;  mais  on  ne  doit 
pas  oublier  que  ce  grand  homme  d'État  fut  inspiré  dans  ces  réformes 
par  un  homme  devenu  illustre,  auquel  Robert  Peel  a  rendu  une  écla- 
tante justice,  M.  Richard  Cobden. 

Ce  matin,  le  courrier  d'Angleterre  a  apporté  la  douloureuse  nouvelle 
de  la  mort  de  Richard  Cobden.  (Sensation.) 

Il  m'a  paru  que,  dans  une  discussion  qui  s'élève  à  propos  de  la  ques- 
tion des  céréales,  dans  une  discussion  où  nous  avons  à  examiner  les 
effets  du  traité  de  commerce  avec  l'Angleterre,  ses  conséquences,  ses 
avantages,  il  était  naturel  aussi  de  rendre  à  la  mémoire  d'un  étranger 
illustre  un  éclatant  hommage.  (Vive  adhésion.) 

M.  Garnier-Pagès.  Très-bien  !  très-bien  ! 

M.  Auguste  Chevalirk.  Tout  le  monde  sassocie  à  votre  pensée.  (Oui , 
c'est  vrai  1 


104  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  deForcade  La  Roquette.  Depuis  Fox,  aucun  homme  d'État,  aucun 
grand  orateur  de  l'Angleterre,  n'a  porté  à  la  France  une  affection  aussi 
sincère,  aussi  cordiale.  (Nouveau  mouvement.)  Aucun  n'a  contribué 
d'avantage  à  faire  disparaître  les  vieux  ressentiments  qui  autrefois  ont 
divisé  les  deux  pays;  (Très-bien!)  aucun  n'a  contribué  d'avantage  à 
resserrer  leur  alliance,  si  féconde  en  grands  résultats,  si  nécessaire  aux 
progrès  de  la  civilisation  dans  le  monde.  (Vive  approbation.) 

M.  Garnier-Pagès.  Oui,  c'est  vrai,  très-bien! 

M.  DE  FoRCADE  La  Roquette.  Aussi  la  mort  de  Richard  Gobden,  et  je 
suis  convaincu  que  la  Chambre  s'associe  à  ce  sentiment,  n'est  pas  un 
malheur  seulement  pour  l'Angleterre  ;  c'est  une  cause  de  deuil  pour  la 
France  et  pour  l'humanité.  (De toutes  parts  :  Oui!  oui!  Très-bien!  très- 
bien  !) 

M.  Glais-Bizoin.  Oui  !  Que  l'Angleterre  sache  que  nos  regrets  sont 
unanimes  !  (Nombreuses  marques  d'adhésion.) 

M.  le  vice-président  du  conseil  d'État.  Je  suis  heureux  de  constater, 
dans  une  Chambre  française,  l'unanimité  de  nos  regrets.  (Nouvelles  et 
nombreuses  marques  d'approbation  et  d'assentiment.) 

M.  de  Forcade  La  Roquette  a  été  bien  inspiré  en  rendant  cet  hommage 
public  à  M.  Richard  Gobden;  nous  lui  sommes,  pour  notre  part,  très- 
iV^connaissant  de  cette  bonne  pensée;  mais,  comme  il  est  depuis  long- 
temps partisan  des  idées  de  liberté  commerciale,  ses  paroles  ont  satis- 
fait notre  cœur  sans  nous  surprendre,  ainsi  que  la  vive  adhésion  de 
M.  Auguste  Chevalier,  tout  dévoué  à  la  même  cause,  ainsi  que  celle  de 
M.  Garnier-Pagès,  lié  d'amitié  avec  M.  Gobden,  qu'il  avait  connu 
et  pu  apprécier  lors  de  son  séjour  à  Cannes.  Ce  qui  est  vraiment  carac- 
téristique dans  cette  manifestation,  c'est  le  sentiment  très-général 
et  très-prononcé  de  l'assemblée,  qui  n'est  pas  encore,  bien  s'en  faut, 
ralliée  aux  idées  de  liberté  commerciale,  mais  qui  est  fort  convaincue  de 
la  nécessité  de  maintenir  la  bonne  harmonie  entre  les  deux  nations. 
L'adhésion  qu'elle  a  donnée  aux  paroles  accentuées  de  \L  Glais-Bizoin 
est  une  marque  du  profond  sentiment  qui  l'anime  à  cet  égard.  Nos  lec- 
teurs savent  que  M.  Glais-Bizoin  était  Tan  dernier  au  nombre  des  50  qui 
ont  formulé  un  vote  protectionniste  dans  la  discussion  de  l'adresse  (1). 

IV 

A  la  dernière  réunion  de  la  société  d'économie  politique  (qui  lui  por- 
tait un  toast  dans  la  séance  du  5  janvier  1860  ,  qui  lui  Rivait  offert 
en  1846  un  banquet  pour  fêter  en  lui  le  héros  vainqueur  de  la  ligue,  qui 
lui  avait  écrit  une  adresse  de  félicitation  au  moment  où  la  lutte  était  la 


(1)  Voir  le  numéro  de  février  1864,  p.  *208. 


NECROLOGIE  —  RICHARD  COBDEN.  105 

plus  animée,  et  dont  il  était  un  des  plus  anciens  membres  associés  à 
rétran[|er),  —  M.  le  président  et  quatre  autres  membres  ont  pris  la  pa- 
role pour  (glorifier  l'œuvre  économique  et  sociale  de  M.  Cobden.  Le 
compte  rendu  de  cette  séance  est  publié  plus  loin  dans  ce  numéro  et 
nous  y  renvoyons  le  lecleur. 

D'autres  hommages  ont  été  rendus  à  la  mémoire  de  M.  Richard 
Cobden. 

L'empereur  a  décidé  que  son  buste  serait  placé  au  musée  de  Versailles. 
Ce  décret  a  reçu  le  meilleur  accueil  de  l'opinion  en  France  et  en  Angle- 
terre. 

Le  ^gouvernement  de  la  Serbie  a  commandé  un  service  religieux  et 
prescrit  un  deuil  public  en  reconnaissance  des  services  rendus  à  ce  pays 
par  M.  Richard  Cobden. 

Au  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  l'éloge  de  M.  Cobden  par 
M.  Wolowski  a  trouvé  un  public  d'ouvriers  et  d'industriels  enthou- 
siastes. A  l'École  des  ponts  et  chaussées,  le  professeur  a  aussi  parlé  de 
rétendue  de  cette  perte  devant  son  auditoire  d'élite.  fgg^ 

Les  divers  organes  de  la  presse  se  sont  occupés  de  la  mort  de  M.  Cob- 
den comme  d'un  grand  événement. 

Le  Times,  qui  l'a  tant  de  fois  combattu,  lui  consacre  un  long  article 
dont  nous  ne  citerons  qu'une  phrase  du  commencement  et  de  la  fin  : 
«  Ses  compatriotes  gémiront,  dit  l'écrivain,  de  la  perte  d'un  homme 
qui  s'était  voué  au  bien  de  son  pays ,  sous  l'inspiration  des  motifs 
les  plus  purs,  et  avec  une  patience  infatigable.  »  —  «  Un  pareil  ci- 
toyen ne  peut  être  remplacé  de  si  tôt,  et  bien  des  membres  de  la  Cham- 
bre tourneront  les  yeux  vers  sa  place,  songeant  qu'elle  est  vide  d'un 
grand  homme.  » 

Le  lendemain  de  sa  mort  tous  les  journaux  dans  les  rues  populeuses 
avaient  été  achetés  dès  la  première  heure.  Le  Morning  Star^  qui  avait 
paru  encadré  de  noir  et  d'autres  journaux  ont  dû  faire  un  tirage  extraor- 
dinaire. —  Il  y  avait  à  la  maison  mortuaire  une  affluence  considérable 
des  représentants  de  toutes  les  opinions  politiques. 

Le  numéro  de  la  Presse  du  4  avril  annonçant  cette  mort  et  contenant 
un  chaleureux  article  de  M.  de  Girardin,  a  paru  encadré  de  noir. 

Une  longue  correspondance  de  Londres,  consacrée  entièrement  à  M.  Ri- 
chard Cobden,  que  publie  un  journal  français,  le  Temps^  qui  émane  d'une 
plume  éloquente  et  jadis  fort  dédaigneuse  pour  les  libertés  économiques, 
commence  ainsi  :  «  L'Angleterre  éprouve  à  cette  heure,  comme  le  sen- 
timent d'un  grand  vide...  tous  sentent  que  la  patrie  vient  de  perdre  en 
lui  quelque  chose  de  son  âme.  «(Suit  un  éloquent  hommage  à  une  grande 
mémoire,  comme  dit  le  rédacteur  en  chef  du  Temps),  et  en  la  finissant  : 
((  ...Mais  quel  grand  homme  a  jamais  été  complet.^  Il  suffit  à  la  gloire 


106  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  celui  qui  vient  de  mourir  qu'il  ait  été  un  des  meilleurs  de  son  es- 
pèce. Car  en  lui  le  (yénie  se  mariait  à  la  bonté.  Toutes  les  vertus  de 
rhomme  privé  lui  étaient  échues  en  partage,  et  il  avait  tous  les  genres 
de  désintéressement,  comme  tous  les  fjenres  de  courag^e.  Semblable  en 
cela  à  son  puissant  émule,  M.  Bri^^ht,  jamais  il  n'hésita,  quand  sa  con- 
science l'ordonnait,  à  braver  en  face,  à  gourmander,  à  flétrir  l'opinion 
publifjue,  dans  un  pays  où  l'opinion  publique  est  si  impérieuse  et  si 
prompte  à  s'irriter.  Honneur  à  sa  mémoire  ! 

«  La  France,  qui  lui  doit  le  traité  de  commerce,  portera  son  deuil, 
elle  aussi.  Mais  que  dis- je  ?  la  mort  de  Richard  Cobden  est  une  perte 
pour  tous  les  peuples.  Quand  un  tel  homme  meurt,  c'est  un  flambeau 
qui  s'éteint.  Or,  les  flambeaux  sont  aujourd'hui  aussi  nécessaires  que 
rares;  car  elle  est  bien  profonde  encore,  la  nuit  qui  couvre  le  monde, 
et  nul  ne  peut  prévoir  le  moment  où  il  fera  enfin  grand  jour  parmi  les 
hommes.  » 

Tous  les  organes  de  la  presse,  répondant  au  besoin  de  l'opinion  pu- 
blique, ont  en  tous  pays  donné  beaucoup  de  détails  sur  la  vie,  les  tra- 
vaux et  l'opinion  de  l'illustre  défunt.  Tous  ces  détails  ne  sont  pas 
exacts,  toutes  ces  appréciations  ne  sont  pas  justes;  mais  ils  témoignent 
à  la  fois  de  la  popularité  de  l'homme  d'État,  du  respect  qu'inspirent  son 
caractère  et  sa  mémoire,  et  aussi  du  progrès  des  idées  pour  lesquelles  il 
a  lutté,  pour  lesquelles  il  est  mort,  on  peut  le  dire,  et  qui  se  résument 
ainsi  :  suppression  du  monopole  de  l'aristocratie  terrienne  en  Angle- 
terre, liberté  internationale  du  commerce,  réduction  des  armées  per- 
manentes, suppression  du  recours  aux  armes  pour  les  différents  entre 
les  nations.  Joseph  Garnier. 


BULLETIN 


ANALYSE  DU    RAPPORT    DU  CONSEIL  DE  LA  BANQUE 
sur  les  opérations  pendant  l'année  1864. 

Les  actionnaires  de  la  Banque  de  France  ont  été  convoqués  le  26  jan- 
vier pour  entendre  le  compte-rendu  annuel  du  conseil  général  et 
le  rapport  des  censeurs.  Cette  assemblée  est  la  première  depuis  que 
M.  Rouland  a  remplacé  M.  Vuitry  dans  les  fonctions  de  gouverneur  de 
la  Banque.  Nous  allons  signaler  les  faits  principaux  qui  sont  relatés 
dans  le  compte-rendu  présenté  par  M.  Rouland,  en  suivant  l'ordre  de 
leur  importance,  c'est-à-dire  en  commençant  par  ceux  qui  intéressent 
le  public  en  général,   pour  passer  ensuite  à  ceux  qui  concernent  la 


ANALYSK  DU  RAPPORT  DU  CONSf.IL  DK  LA  BANOUK.    107 

clientèle!  de  la  Haïuiue,  et  eiilin  à  ("eux  qui  regardent  plus  j)arti('ulière- 
ment  les  actionnaires  do  cet  dtablissement. 

1°  Cirrulation  des  billets  de  banque  et  réserves  métalliques. —  Les  l)illets 
de  la  Banque  do  France  jouant  le  rôle  de  monnaie,  et  étant  aux  mains 
de  tout  le  monde,  mùmo  du  public  non  commerçant,  de  plus,  la  Banque 
s'ëtant  engagée  vis-à-vis  de  ce  public  i\  les  rembourser  au  porteur,  à 
vue  et  en  espèces,  le  cliidVe  di!>  leur  circulation  et  le  rapport  de  ce  chiffre 
à  l'encaisse  sont  d'intérêt  national.  Los  renseignements  les  plus  re- 
marquables que  nous  donne  sur  ce  sujet  le  compte-rendu  du  gouver- 
neur étaient  à  pou  près  connus  par  les  bilans  mensuels  ou  hebdoma- 
daires, nous  voulons  parler  do  la  diminution  do  la  réserve  métallique 
au  commencement  do  l'année  1864,  diminution  en  présence  de  laquelle 
le  chiffre  de  la  circulation  était  évidemment  exagéré.  Le  minimum  de 
l'encaisse  a  été  atteint  le  18  janvier  1864,  il  était  alors  de  151  millions 
de  francs.  A  peu  près  vers  la  même  époque,  c'est-à-dire  au  30  janvier 
1864,  la  circulation  atteignait  son  maximum,  soit  839  millions  de 
francs  (1).  Des  mesures  ont  été  prises  depuis  pour  modifier  cette  situa- 
tion inquiétante,  et,  le  26  janvier  1864,  la  réserve  métallique  s'était  re- 
levée à  222  millions  et  la  circulation  était  tombée  à  808  millions. 

Cette  circulation  était  ainsi  composée  :  50,000,000  fr.  en  billets  de 
5,000  fr.,  437  millions  en  billets  de  1,000  fr.,  92  millions  on  billets  de 
500  fr.,  44  millions  en  billets  de  200  fr.,  204  millions  en  billets  de 
100  fr.,  et  27  millions  en  billets  de  50  fr.  Ce  sont  donc  les  billets  de  ce 
dernier  type  que  le  public  paraît  accueillir  le  moins  volontiers.  Pour 
maintenir  le  niveau  de  son  encaisse,  conformément  aux  engagements 
pris  par  elle  à  l'égard  du  public,  la  Banque  a  opéré  dos  achats  de  mé- 
taux qui  lui  ont  occasionné  le  léger  sacrifice  de  693,000  fr.  Le  rapport 
des  censeurs  contient  quelques  détails  curieux  sur  le  chiffre  des  billets 
émis  et  retirés  do  la  circulation  et  sur  le  nombre  et  le  type  des  billets 
créés  depuis  la  fondation  de  la  Banque. 

2o  Affaires  d'escompte  et  de  compte-courant;  avances  et  dépôts.  — La 
clientèle  do  la  Banque  lui  a  apporté  des  effets  de  portefeuille  représen- 
tant à  Paris  une  somme  do  2  milliards  982  millions  713,689  fr.,  et  dans 
les  succursales  une  somme  do  3  milliards  568  millions  21,700  fr.  ;  total. 
6  milliards  550  millions  735,400  fr.  C'est  une  augmentation  de  862  mil- 
lions sur  l'année  précédente.  Dans  ce  total,  les  effets  de  commerce 
comptent  à  Paris  pour  2  milliards  881  millions.  Il  y  a  eu  rejet  de 
34,495  effets  représentant  43  millions  de  francs.  La  proportion  des 
rejets  aux  acceptations  est  à  peine  de  1  0/0  ;  toutefois,  dans  le  mois  de 
décembre,  les  rejets  ont  été,  à  Paris,  de  1,10  0/0. 

Le  maximum  des  portefeuilles  de  Paris  et  dos  succursales  a  été  atteint 


(1)  Ces  chiffres  sont  ceux  de  la  Banque  centrale  et  des  succursales  réunies,  la  Banque 
ne  distinffuant  plus  entre  Paris  et  les  succursales  quand  il  s'agit  de  l'encaisse  et  de  la 
circulation. 


108  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

le  28  janvier  4864  (791  millions  6or),000  fr.).  Au  26  janvier,  lo  portefeuille 
était  de  642  millions. 

La  Banque  a  escompté  les  effets  de  ses  clients  à  des  taux  très-varia- 
bles. Le  maximum  (8  O/O)  a  été  atteint  le  ^}  mai  et  le  13  octobre.  A  partir 
de  cette  date,  le  taux  de  l'escompte  n'a  cessé  de  décliner  jusqu'au 
22  décembre,  où  il  est  descendu  à  41/2.  En  somme,  la  moyenne  n'a  pas 
dépassé  6,51  0/0.  Le  paragraphe  relatif  à  l'escompte  se  termine  par  l'ob- 
servation suivante  :  , 

«  Dans  ces  variations  du  taux  de  l'escompte,  nous  n'avons  fait  que 
subir  la  loi  de  l'état  du  marché  financier  et  monétaire  ;  toutefois  nous 
avons  été  assez  heureux  pour  demeurer  généralement  au-dessous  du 
taux  des  principales  places  de  l'Europe,  et  spécialement  pour  maintenir 
une  différence  sensible  avec  la  Banque  d'Angleterre.  » 

Le  nombre  des  effets  au  comptant  a  été  de  1  million  266,312  fr.  ;  c'est 
une  diminution  de  35,730  fr.  sur  1863.  Le  somme  représentée  par  ces 
billets  est  de  1  milliard  701  millions  317,100  fr.,  soit  50  millions 
945,000  fr.  de  moins  qu'en  1863.  Le  compte-rendu  fait  observer  avec 
raison  que  ce  service  est   à  la   fois    considérable  et  purement   gratuit. 

Le  service  des  recettes  en  ville,  effets  au  comptant  compris,  accuse 
une  augmentation  de  209,354  effets,  pour  une  somme  de  391  millions 
268,080  fr.  Le  plus  fort  encaissement  a  été  celui  du  30-31  janvier  1864, 
qui  a  atteint  la  somme  de  106  millions  875,667  fr.  en  95,597  effets. 
C'est  la  recette  la  plus  élevée  depuis  la  fondation  de  la  Banque.  La  plus 
chargée  en  nombre  d'effets  a  été  celle  du  30  avril  ;  elle  a  été  de  104,536 
effets,  représentant  102  millions  de  francs. 

Les  effets  en  souffrance,  se  montant  à  598,696  fr.,  ont  été  entièrement 
recouvrés  en  1864.  De  plus,  la  Banque  a  réparti  35  fr.  par  action  sur  les 
sommes  réservées,  en  1861  et  en  1862,  en  prévision  des  pertes  que  lais- 
saient appréhender  certaines  affaires  grecques. 

En  1864,  le  maximum  des  comptes-courants  s'est  élevé  à  181  millions 
(4  février);  le  minimum  a  été  de  110  millions  (22  septembre). 

Pour  les  comptes-courants  de  Paris,  le  maximum  a  été  de  168  millions 
(25  janvier),  et  le  minimum  de  86  millions  (25  septembre).  C'est  une 
diminution  moyenne  de  20  millions  sur  l'année  précédente.  Le  compte- 
rendu  ne  donne  aucun  détail  spécial  sur  le  compte-courant  du  Trésor, 

Les  avances  sur  effets  publics,  actions  et  obligations  de  chemin  de  fer 
et  du  Crédit  foncier,  lingots  et  monnaies,  ont  été  de  423  millions 
278,000  fr.  ;  c'est  une  diminution  de  576  millions,  soit  de  plus  de  la 
moitié,  sur  1863.  Cette  diminution  s'explique  par  l'élévation  de  l'intérêt 
des  avances  qui  a  été  maintenu,  depuis  le  25  mars,  à  1  0/0  au-dessus 
du  taux  de  l'escompte,  à  l'avantage  des  effets  de  commerce. 

Le  service  des  dépôts  de  titres  a  éprouvé  pour  1864  une  augmentation 
en  valeur  de  40  millions  209,000  fr.  et  en  nombre  de  162,881  titres.  La 
Caisse  de  dépôts  contenait  2  millions  245,075  titres  de  783  espèces  diffé- 
rentes, représentant  une  somme  de  1  milliard  116  millions  886.000  fr. 
et  appartenant  à  22,302  déposants.  Les  arrérages  encaissés  par  la  Ban- 


ANALYSE  DU  RAPPORT  DU  CUNSKIL  DE  LA  BANQUE.         lO'J 

quo  tant  pour  valeurs  déposées  (juo  [)Our  valeurs  cngai,'écs  comme  ga- 
rantie (l'avances,  se  sont  élevés  à  70  millions  de  francs. 

Ce  service  a  éii^alement  augmenté  dans  les  succursales.  Leurs  caisses 
renfermaient  au  7  décembre  470,000  titres  représentant  227  millions  ; 
c'est  10  millions  de  plus  que  l'année  précédente. 

3"  Dépenses  et  dividendes.  —  Les  dépenses  de  la  Banque  et  des  succur- 
sales ont  été  de  7  millions  404,422  fr.,  y  compris  366,509  pour  frais  de 
transport. 

Le  dividende  de  18()4  a  été  de  200  fr.  par  action.  Au  cours  actuel  de 
la  Bourse,  ce  dividende  représente  h  peu  près  6  0/0  du  prix  d'achat,  taux 
d'intérêt  supérieur  à  celui  que  fournissent  beaucoup  d'affaires,  mais  in- 
férieur à  celui  que  fournissent  un  certain  nombre  d'entreprises  (jui 
annoncent  jusqu'à  10  ou  12  0/0  de  dividende. 

Cette  répartition  n'est  pas  le  produit  de  l'élévation  extraordinaire  du 
taux  de  l'escompte,  la  loi  de  1857  ne  permettant  pas  à  la  Banque  de 
distribuer  aux  actionnaires  l'excédant  du  produit  de  l'escompte  sur  le 
taux  de  6  0/0.  Au  24  décembre,  la  somme  ainsi  réservée  pour  escompte 
dépassant  6  0/0  et  ajoutée  au  fonds  social,  était  de  6  millions  900,000  fr. 

Des  182,500  actions  de  la  Banque,  73,469  appartiennent  à  des  mineurs, 
à  des  interdits,  à  des  femmes  mariées  et  à  des  établissements  publics. 

Il  reste  à  extraire  du  compte-rendu  quelques  renseignements  géné- 
raux sur  les  mouvements  et  les  opérations  de  la  Banque  pendant  l'année 
1864.  Les  opérations  de  la  Banque  centrale  donnent  une  augmentation 
de  134  millions  ;  celles  des  succursales,  une  augmentation  de  233  mil- 
lions sur  l'année  précédente.  Les  bénéfices  de  la  Banque  centrale  ont 
été  de  19  millions  625,000  fr.  ;  ceux  des  succursales,  de  17  millions 
673,000  fr.  Dans  le  produit  net  total,  les  succursales  représentent  47  0/0. 
53  succursales  ont  fonctionné  en  1864.  Les  plus  importantes  sont  celles 
de  Marseille,  de  Lille,  du  Havre,  de  Lyon  et  de  Bordeaux.  Une  seule, 
celle  de  Fiers,  a  donné  une  perte  de  12,000  fr. 

Les  billets  à  ordre  et  virements  de  la  Banque  sur  les  succursales,  et 
vice  versa,  y  compris  les  versements  des  receveurs  généraux,  représen- 
tent une  somme  de  822  millions,  soit  34  millions  d'augmentation  sur 
1863. 

Le  compte-rendu  se  termine  par  les  observations  suivantes  : 

«C'est  un  grand  bonheur  pour  nous  que  de  pouvoir  adresser  de 
sincères  et  publics  remercîments  aux  membres  du  conseil  d'escompte 
de  Paris,  aux  administrateurs  et  censeurs  de  nos  succursales.  Leur  ac- 
tive et  intelligente  coopération  contribue  puissamment  à  la  bonne  ges- 
tion des  immenses  intérêts  régis  par  la  Banque  de  France.  Us  sont  les 
témoins  éclairés  et  impartiaux  de  l'esprit  de  sagesse  et  de  bienveillance 
qui  la  dirige,  et  en  expliquant  les  choses  qu'ils  voient,  les  principes  que 
nous  pratiquons  ensemble,  en  dissipant  les  erreurs  et  les  préjugés  qu'ils 
rencontrent  au  dehors,  ils  consolident  heureusement  les  relations  de 
mutuelle  confiance  qui   doivent  exister  entre  la  Banque  de  France,  le 


UO  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

commerce  et  l'industrie,  et  qu'on  ne  pourrait  altérer  qu'aux  dépens  du 
bien  public. 

«  Avant  de  terminer  ce  compte-rendu,  nous  croyons  devoir  vous  en- 
tretenir de  l'agrandissement  du  périmètre  de  la  Banque,  de  l'état  des 
négociations  avec  la  Banque  de  Savoie  et  de  l'enquête  tout  récemment 
ordonnée  par  S.  M.  l'Empereur,  sur  les  causes  des  crises  commerciales 
et  monétaires. 

«  Quant  à  la  Banque  de  Savoie,  elle  a  signé,  le  49  novembre  dernier, 
un  traité  par  lequel  elle  renonce  à  son  privilège  d'émission  moyennant 
une  somme  de  4  millions  et  l'établissement  de  deux  succursales,  l'une  à 
Annecy,  l'autre  à  Ghambéry.  Le  traité  ne  sera  exécutoire  qu'à  Tépoque 
où  la  Banque  de  Savoie  aura  obtenu  la  résiliation  des  conventions  qu^elle 
avait  antérieurement  passées  avec  MM.  Pereire. 

«  Le  tribunal  civil  de  la  Seine  a  prononcé  cette  résiliation  par  un  ju- 
gement du  14  décembre  dernier,  qui  peut  encore  être  frappé  d'appel. 
Enfin  le  gouvernement,  déterminé  par  les  plus  graves  motifs,  a  placé 
l'administration  de  la  Banque  de  Savoie  entre  les  mains  d'un  séquestre. 

«  Messieurs,  il  y  a  peu  de  jours  encore,  on  demandait  très-vivement 
une  enquête  contre  la  Banque  de  France  ;  nous  avons  cru  devoir,  de 
notre  côté,  réclamer  aussi  une  enquête,  mais  plus  générale,  plus  équi- 
table et  plus  utile;  nous  l'avons  considérée  comme  un  moyen  d'instruc- 
tion pour  tous,  comme  la  recherche  sérieuse  et  complète  des  faits  qui 
peuvent  expliquer  la  plus  grande  fréquence  des  crises  commerciales  et 
monétaires. 

«  Vous  approuverez  sans  nul  doute  cette  conduite  ferme  et  honnête, 
et  vous  vous  joindrez  à  nous  pour  remercier  respectueusement  l'Empe- 
reur d'avoir  ordonné  l'enquête  telle  que  nous  la  sollicitions  de  sa  justice. 

«  Nous  serons  prêts  à  y  comparaître  pour  exposer  sincèrement  au 
pays  nos  principes  et  nos  actes,  car  il  ne  peut  y  être  question  ni  d'atta- 
quer ni  de  défendre  le  contrat  public  et  inviolable  qui  a  constitué  les 
devoirs  et  les  privilèges  de  la  Banque  de  France.  » 

En  somme,  la  masse  des  opérations  a  été,  pour  1864,  de  7  milliards 
909  millions  327,600  fr.  C'est  une  augmentation  de  367  millions  sur  1863. 

A.  LÉO.   [Journal  des  Débats.) 


SITUATION    DES    TRAVAUX   PUBLICS    EN   FRANCE  (^). 

Routes  impériales.  —  Le  développement  progressif  du  réseau  des  che- 
mins de  fer  semblerait  devoir  enlever,  chaque  année,  aux  routes  impé- 
riales, une  nouvelle  part  de  leur  importance  dans  le  système  général  des 
communications  intérieures  de  Tempire.  Cependant  les  faits  continuent 
à  contredire  cette  prévision  et  à  démontrer  que  les  chemins  de  fer,  tout 
en  détournant  des  routes  qui  leur  sont  parallèles  les  transports  à  grande 
distance,  ont  développé,  tout  au  moins  sur  les  voies  transversales,  de 
nouveaux  éléments  de  trafic  qui  maintiennent  l'ensemble  de  la  circula- 

(1)  Extrait  de  VExposé  de  la  situation  de  l'Empire. 


SITUATION  DKS  TRAVAUX  PUBLICS  EN  FRANCK.  111 

tion  h,  un  niveau  à  pou  près  constant.  Ainsi,  le  dernier  exposé  do  lu  situa- 
tion do  l'empire  rappelait  (pie  la  circulation  moyenne  dos  roules  irnpé- 
rialos  constat(''o  on  \>>l\l  était  un  pou  suijoriourcs  à  celle  de  185!2,  encore 
bien  (pio  la  lonj^Mieur  des  chemins  dv  fer  exploites  se  fût  élevée,  dans 
cette  période  de  temps,  de  3,8.^)9  à  l/i^M  kilomètres.  Aujourd'hui  le  der- 
nier comptai^e  ofToctué  on  18(14,  et  dont  on  achève  on  ce  moment  les  re- 
levés, donne  dos  résultats  ;\  peino  inf'ériours  ;\  ceux  de  1837.  Alors  que  la 
longueur  dos  lignes  de  fer  ex})loitées  u  atteint,  dans  le  cours  dç  l'année 
dernière,  le  chiffre  de  13,057  kilomètres,  la  circulation  moyenne  diurne 
ne  s'est  abaissée  que  de  ^46  à  237  colliers  environ. 

Et,  en  effet,  il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  une  carte  comprenant  à  la 
fois  le  tracé  des  routes  im[)ériales  et  celui  des  chemins  de  fer  en  exploi- 
tation, pour  reconnaître  que  ces  derniers,  malgré  leurs  progrès  con- 
stants, laissent  encore,  en  dehors  de  leur  action  directe,  de  vastes  éten- 
dues de  territoire  ;  que  presque  toutes  les  directions  transversales  ne 
sont  encore  desservies  que  par  les  routes  ordinaires  ;  enfin,  que  des  con- 
trées tout  entières  situées,  soit  près  de  nos  frontières,  soit  dans  U  partie 
centrale  de  la  France,  ne  peuvent,  de  longtemps  encore,  être  abordées 
par  des  voies  ferrées,  Ces  contrées,  parmi  lesquelles  figurent,  en  pre- 
mière ligne,  les  départements  annexés,  attendent  avec  impatience, 
comme  un  bienfait  d'un  grand  prix,  l'achèvement  de  leurs  routes  impé- 
riales, qui  présentent  encore  de  regrettables  lacunes. 

La  construction  de  ces  lacunes  est  un  des  premiers  devoirs  de  l'admi- 
nistration des  travaux  publics.  Un  crédit  de  2,840,000  francs  a  été  affecté, 
en  1861,  à  ce  genre  d'entreprises  qui  sont  réparties  entre  treize  départe- 
ments. 

L'achèvement  de  280  kilomètres,  que  comprennent  les  travaux  en 
cours  d'exécution,  exige  encore,  à  partir  du  1er  janvier  1865,  une  dépense 
de  1^  millions  de  francs. 

11  restera  en  outre  à  entreprendre  la  construction  de  480  kilomètres, 
évaluée  à  23  millions  de  francs. 

La  rectification  des  pentes  rapides  et  dangereuses  que  l'on  rencontre 
encore  sur  nos  anciennes  routes  impériales  constitue  une  amélioration 
toujours  utile,  et  souvent  nécessaire  dans  l'intérêt  de  la  sécurité  des 
communications.  Un  crédit  de  2,860,000  francs  a  été  affecté,  en  1864,  à 
ces  travaux  qui  comprennent  258  kilomètres  de  routes,  répartis  entre 
trente-trois  départements»  Un  crédit  de  6,112,000  francs  devra  être  ap- 
pliqué, à  partir  de  1865,  à  l'achèvement  de  ces  entreprises.  Il  restera  en 
outre  à  pourvoir  à  l'exécution  des  rectifications  déclarées  d'utilité  publi- 
que, et  non  encore  commencées,  lesquelles  comprennent  une  longueur 
de  572  kilomètres,  et  exigent  une  dépense  de  17,490,000  francs. 

La  Corse,  privée,  par  la  configuration  même  de  son  territoire,  de  toute 
voie  navigable,  comme  de  toute  ligne  de  fer,  ne  peut  attendre  le  progrès 
de  son  agriculture  et  de  son  industrie  que  du  développement  des  routes 
de  terre.  Aussi  des  mesures  spéciales  ont-elles  été  prises,  à  diverses 
époques,  pour  assurer  la  viabilité  de  la  Corse.  Deux  lois  de  1836  et  de 
1839,  et  trois  décrets  intervenus  successivement  en  1854,  1856  et  1862, 


112  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

ont  porté  à  1,080  kilomètres  la  longueur  totale  des  routes  impériales  de 
ce  département. 

D'un  autre  côté,  un  décret  du  28  mars  18t^2,  complété  par  un  décret 
postérieur  du  lei  avril  1854,  est  venu  ajouter  au  réseau  des  routes  impé- 
riales un  système  de  routes  forestières  d'une  longueur  totale  de  560  kilo- 
mètres, destinées  à  mettre  en  valeur  de  vastes  forêts  domaniales  inac- 
cessibles jusqu'à  ce  jour. 

il  a  été  affecté,  en  1864,  un  crédit  de  900,000  francs  aux  routes  impé- 
riales, et  un  crédit  de  300,000  francs  aux  routes  forestières  de  la  Corse. 
Les  premières  sont  terminées  sur  une  longueur'de  860  kilomètres,  et  exi- 
gent, à  partir  de  1865,  une  dépense  de  5,300,000  francs  pour  l'achève- 
ment de  220  kilomètres  non  encore  exécutés. 

~  Quant  aux  routes  forestières,  elles  sont  exécutées  sur  494  kilomètres, 
et  donneront  lieu,  à  partir  de  1865,  à  une  dépense  de  2,824,000  francs, 
tant  pour  la  construction  des  66  kilomètres  qui  restent  à  terminer,  que 
pour  les  frais  de  l'entretien,  pendant  cinq  années,  de  l'ensemble  de 
ce  résau.  • 

Les  grands  ponts  dont  la  construction  se  rattache  au  service  des  routes 
impériales,  ont  reçu,  en  1864,  une  allocation  de  5  millions  200,000  fr.  Ce 
crédit  a  été  réparti  entre  quinze  entreprises.  La  plus  importante  est  le 
grand  pont  en  fonte  juxtaposé  au  viaduc  du  chemin  de  fer  de  Toulon  à 
Nice,  et  destiné  à  remplacer,  pour  la  traversée  du  Var,  l'ancien  pont  en 
charpente,  qui  menaçait  ruine  ;  cet  ouvrage  est  à  peu  près  achevé  et  sera 
livré  à  la  circulation  dans  le  courant  de  la  présente  campagne.  Nous 
citerons  en  outre  le  nouveau  pont  de  Charenton,  sur  la  Marne,  aujour- 
d'hui terminé  ;  celui  de  Bercy,  établi  sur  la  Seine,  en  remplacement  d'un 
pont  suspendu  dont  l'état  inspirait  de  graves  inquiétudes  ;  le  nouveau 
pont  d'Albi,  sur  le  Tarn,  destiné  à  remplacer  un  ancien  pont  dont  la 
construction  remontait  au  xii®  siècle  ;  celui  de  Grenoble ,  sur  l'Isère, 
construit  en  remplacement  d'un  pont  suspendu;  enfin,  le  pont  de  la 
Ferté-sous-Jouarre,  sur  la  Marne,  substitué  à  un  ancien  pont  en  char- 
pente qui  tombait  en  ruines.  Tous  ces  travaux  sont  en  pleine  voie  d'exé- 
cution. 

On  doit  mentionner  en  outre,  comme  se  rattachant  au  budget  des 
routes  impériales,  en  vertu  de  la  loi  du  28  mai  1858,  les  subventions  à 
payer  par  l'État  à  la  Ville  de  Paris  pour  l'ouverture  de  nouvelles  voies  de 
communication.  Le  crédit  affecté  à  cette  dépense  s'est  élevé,  en  1864, 
comme  dans  les  années  précédentes,  à  8,800,000  francs;  une  somme 
égale  devra  être  payée  à  la  Ville  pendant  quatre  exercices,  à  partir  de 
1865,  pour  compléter  le  solde  de  ces  subventions,  sous  réserve,  toute- 
fois, du  règlement  de  compte  qui  sera  définitivement  arrêté,  conformé- 
ment aux  dispositions  de  la  loi  de  1858. 

Tel  est  l'ensemble  des  dépenses  extraordinaires  aflerentes  au  service 
des  routes  et  ponts.  Elles  se  sont  élevées,  en  1864,  à  la  somme  totale  de 
16,900,000  fr.,  y  compris  les  grands  travaux  de  Paris.  Ces  ressources 
ont  permis,  sinon  de  donner  aux  travaux  une  impulsion  proportionnée 
à  l'importance  des  intérêts  à  desservir,  de  continuer  du  moins  avec  une 


SITUATION  DES  TRAVAUX  PUBLICS  EN  FRANCE.  113 

activité  siiffisuntc  los  entreprises  en  cours  d'exécution  ot  d'entreprendre 
quelques  nouveaux  ouvrages  dont  l'urgence  a  paru  démontrée. 

Si  los  travaux   d'achèvement  et  d'améiioralion  des   roules  impériales 
offrent  une  inconteslable  utilité,  il  est  un  genre  de  travail  plus  modeste, 
plus  obscur,  mais  qui  est  de  nature  à  exercer  sur  la  prospérité  iréiiérale, 
une   influence  non  moins  grande  :   c'est  l'entretien  journalic^r  de  ers 
routes.  Il  est  évident,  en   effet,  que  le  poids  des  cliargcsmcnls,  et,  par 
suite,  le  prix   des  transports,   dépend  essentiellement  de  l'état  plus  ou 
moins  parfait  de  la  route  à  parcourir.  Or,  si  l'on  considère  que  la  circu- 
lation  totale  sur  les   routes   impériales   ne    représente   i)as  moins  de 
,1,200,000,000  de  colliers,  ou   d'environ  1,800,000,000  de  tonnes   utiles 
transportées  à  1  kilon\ctre,  on  reconnaîtra  que  la  léduction   d'un   seul 
centime  par  tonne,  obtenue  par  suite  du  bon  état  de  la  viabilité,  corres- 
pond, pour  l'agriculture  et  le  commerce,  à  une  économie  annuelle  de 
18  millions. 

Nous  pourrions  ajouter  que  les  améliorations  considérables  réalisées, 
sous  ce  rapport,  dans  les  trente  dernières  années,  ont  fait  descendre  le 
prix  moyen  de  transport,  sur  les  routes  impériales,  de  30  à  20  centimes, 
et  ont  ainsi  assuré  au  pays  un  bénéfice  annuel  bien  supérieur  aux  dé- 
penses d'entretien  de  ces  routes. 

Pénétrée  de  ces  pensées,  l'administration  des  travaux  publics  n'a 
cessé  de  donner  une  attention  toute  particulière  à  la  recherche  des  meil- 
leurs procédés  d'entretien  des  routes,  et  a  toujours  attaché  le  plus  grand 
prix  à  l'exact  accomplissement  de  cette  partie  du  service  des  ingénieurs. 

La  viabilité  a  été  maintenue  en  bon  état  pendant  l'année  4864,  comme 
pendant  les  années  antérieures,  et  les  chaussées  ont  conservé  une  sur- 
face unie  et  résistante.  Mais  nous  ne  pouvons  nous  abstenir  de 
rappeler  un  fait  qui  a  été  signalé  plusieurs  fois  déjà,  et  notamment  dans 
le  rapport  de  la  commission  du  Corps  législatif,  chargée  d'examiner,  en 
4861,  une  demande  de  crédit  extraordinaire  applicable  au  service  des 
routes  ;  nous  voulons  parler  de  la  diminution  progressive  de  l'épaisseur 
des  chaussées,  par  suite  de  l'insuffisance  des  rechargements  annuels.  Il 
est  vrai  que,  depuis  un  certain  nombre  d'années,  le  fonds  d'entretien 
est  resté  le  même,  et  qu'on  rencontre  plus  rarement  sur  les  routes  ces 
lourds  attelages  qui  les  surchargeaient.  Mais,  d'un  autre  côté,  la  liberté 
du  roulage,  sanctionnée  par  la  loi  du  30  mai  1851,  a  créé,  par  l'emploi 
presque  général  des  jantes  étroites,  de  nouveaux  éléments  de  destruc- 
tion. Et  d'ailleurs,  une  autre  cause  bien  autrement  grave  est  venue  con- 
tribuer à  l'appauvrissement  progressif  de  nos  chaussées.  Cette  cause  est 
l'augmentation  du  prix  de  la  main-d'œuvre  et  des  matériaux,  augmen- 
tation qui,  dans  un  période  de  quinze  ans,  a  atteint  la  proportion  de 
plus  de  25  0/0.  Il  est  évident  que  ce  renchérissement  a  produit  des  ré- 
.  sultats  semblables  à  ceux  d'une  réduction  équivalente  dans  le  fonds 
annuel  d'entretien,  puisque  le  tonnage  général  restait  seusiblemeni  le 
même,  et  que  la  longueur  des  routes  à  entretenir  subissait  en  même 
temps  une  notable  augmentation.  Si  le  mal  n'est  pas  plus  grand,  et  si 
cette  situation  ne  doit  pas  être  considérée  comme  inquiétante,  ce  résul- 
2*  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  15  avril  1865  8 


114  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

tat  est  dû  aux  efforts  constants  des  ingénieurs  pour  améliorer  les  méthodes 
d'entretien.  Néanmoins  l'état  actuel  des  choses  demande  une  attention 
soutenue  et  exigera  probablement,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloi- 
gné, l'allocation  de  ressources  extraordinaires  qui  permettent  d'apporter 
au  mal  un  remède  efficace. 

Une  dernière  question,  concernant  les  routes  impériales,  a,  dans  ces 
derniers  temps,  fixé  l'attention  publique.  Une  opinion  presque  unanime 
s'est  prononcée  contre  la  largeur  excessive  de  ces  routes  ;  on  a  demandé 
que  les  terrains  inutiles  à  la  circulation  fussent  rendus  «^  l'agriculture 
et  vendus  au  profit  du  Trésor,  qui  trouverait  dans  cette  aliénation  d'im- 
portantes ressources. 

Il  importe  de  ramener  à  leur  juste  valeur  les  espérances  qu'on  a  fon- 
dées sur  l'application  de  ces  idées.  Ce  serait  en  effet  se  tromper  grave- 
ment que  d'apprécier  la  largeur  habituelle  des  routes  d'après  les  exem- 
ples que  nous  offrent  les  abords  des  grandes  villes,  et  notamment  les 
environs  de  Paris.  L'administration,  qui,  depuis  plusieurs  années,  étudie 
cette  question  avec  une  attention  soutenue  et  avec  le  désir  sincère  d'ar- 
river à  une  solution  satisfaisante,  a  constaté  que,  sur  les  38,000  kilomè- 
tres de  routes  impériales,  10,940  kilomètres  seulement  offraient  une  lar- 
geur supérieure  à  il  mètres,  qui  sont  reconnus  nécessaires  pour  ces 
routes.  La  surface  des  zones  latérales  excédant  cette  largeur  est  de  4,300 
hectares;  sur  cette  superficie,  730  hectares  doivent  être  exceptionnelle- 
ment conservés  pour  les  parties  de  routes  où  la  circulation  exige  une 
plus  grande  largeur,  notamment  dans  le  département  de  la  Seine,  et 
1,480  hectares  sont  occupés  par  des  plantations  appartenant  à  l'État. 

Il  resterait  donc  2,090  hectares,  qui  seuls  pourraient  être  aliénés.  Les 
frais  nécessaires  pour  supprimer  les  limites  actuelles  de  la  route  et  en 
établir  de  nouvelles,  pour  raccorder  le  niveau  des  zones  latérales  avec 
celui  des  champs  voisins,  enfin,  pour  mettre  en  culture  un  terrain  depuis 
longtemps  livré  à  la  circulation  ;  tous  ces  frais,  qui  doivent  nécessaire- 
ment être  déduits  du  prix  de  vente,  ne  laisseraient  sans  doute  à  l'État 
qu'un  bénéfice  sans  importance.  Mais  on  n'en  aura  pas  moins  obtenu  un 
résultat  utile,  en  rendant  à  la  production  agricole  des  terrains  qui,  par 
le  fait,  sont  aujourd'hui  à  l'état  de  non-valeur. 

C'est  en  se  plaçant  à  ce  point  de  vue  que  l'administration,  après  s'être 
entourée  de  tous  les  éléments  d'appréciation  que  comportait  la  question, 
vient  de  prescrire,  à  titre  d'essai,  l'aliénation  d'excédants  de  largeur  des 
routes  impériales,  dans  plusieurs  départements,  où  cette  mesure  paraît 
pouvoir  s'appliquer  dans  de  bonnes  conditions.  Il  sera  rendu  compte 
ultérieurement  des  résultats  et  opérations. 

Navigation  intérieure.  —  Le  gouvernement  poursuit  avec  persévérance 
le  développement  et  le  perfectionnement  de  nos  voies  navigables.  La 
navigation  intérieure,  en  effet,  est  plus  nécessaire  en  France  que  dans 
les  pays  voisins,  parce  que  les  matières  premières  employées  par  l'in- 
dustrie y  ont  des  distances  plus  longues  à  parcourir.  L'expérience  dé- 
montre d'ailleurs  que  les  voies  d'eau  peuvent  seules  procurer,  pour  le 


SITUATION  [)KS  TKAVAUX  PUBLICS  EN  FRANCE.  115 

transport  îles  iiiai(li;iii(lisc's  cncoinljiniilos  cL  (h;  jxni  do  valeur,  le  bon 
marché,  qui  est  la  incinièro  condiliuri  du  succès  dans  la  lutlo  ouverte 
avec  l'industrie  (Mrani,'ôro.  Sans  doiilf'  les  cluMuins  d(5  Icr  rcnd(;nt,  sous 
ce  rajjport,  do  tiès-i^rands  sor\ic(\s,  mais,  si  sur  certaines  lignes  et  pour 
certaines  niarcliandises,  ils  oflVent  au  commerce  des  prix  extrêmement 
réduits  et  eomparables  à  ceux  de  la  voie  d'eau,  on  peut  affirmer  que  ce 
résultat  est  dû  ^  la  coueurrence  des  lignes  navigables,  de  telle  sorte  que 
ces  dernières  |)rocurent  au  commerce  un  double  avantage,  et  par  les 
bas  prix  qu'elles  lui  oflrent  et  pai-  ceux  (lu'elles  lui  assurent  indirecte- 
ment sur  les  chemins  de  fer  concurrents. 

Le  gou\ernem(Mit  a  toujours  pensé  et  proclamé  (jue  les  voies  d'eau, 
comme  les  voies  de  l'er,  étaient  indispensables  à  la  prospérité  du  pays 
que  la  concurrence  de  ces  deux  modes  de  communication  était  la  véri- 
table solution  de  la  question  des  transports  à  bon  marché,  c'est-à-dire 
de  la  question  vitale  du  commerce  et  de  l'industrie.  Tous  ses  actes  ont 
été  conformes  à  cette  pensée.  Ainsi,  bien  loin  de  réserver  toutes  ses 
sympathies,  toutes  ses  faveurs,  pour  l'industrie  des  chemins  de  fer,  il 
n'a  jamais  montré  plus  de  sollicitude,  déployé  plus  d'efforts  pour  l'amé- 
lioration des  voies  navigables,  que  depuis  l'époque  où  les  chemins  de 
fer  ont  commencé  à  prendre  une  place  importante  dans  le  système  des 
communications  intérieures. 

C'est  en  1846,  après  l'ouverture  des  chemins  de  fer  de  Paris  à  Orléans, 
à  Tours,  à  Rouen,  à  Lille,  à  Valenciennes,  que  sont  autorisés  les  travaux 
de  perfectionnement  de  nos  principales  rivières,  la  Seine,  l'Yonne,  le 
Rhône. 

En  1849,  aussitôt  après  l'expiration  de  la  concession  du  canal  de  Saint- 
Quentin,  et  alors  que  le  chemin  de  fer  du  Nord  était  ouvert  depuis  plu- 
sieurs années,  l'administration  entreprend  résolument  et  mène  promp- 
tement  à  leur  fin  des  travaux  nécessaires  pour  assurer  à  la  batellerie  un 
tirant  d'eau  de  2  mètres  sur  toute  la  ligne  navigable  de  Mons  à  Paris. 
Cette  amélioration  a  été,  pour  le  commerce  de  Paris  avec  le  Nord  de  la 
France  et  la  Belgique,  un  bienfait  immense  et  lui  a  procuré  une  économie 
annuelle  qui  se  compte  par  millions. 

Le  canal  de  la  Marne  au  Rhin  est  livré  à  la  navigation  en  1853,  alors 
que  le  chemin  de  fer  de  Paris  à  Strasbourg  avait  été  ouvert  l'année  pré- 
cédente. On  terminait,  en  1855,  le  canal  latéral  de  la  Garonne,  de  Tou- 
louse à  Castets,  et  en  1859  le  canal  de  l'Aisne  à  la  Marne,  qui  ouvre  le 
bassin  métallurgique  de  la  haute  Marne  aux  houilles  du  Nord  et  de  la 
Belgique, 

Sans  mentionner  ici  les  nombreux  travaux  d'amélioration  exécutés, 
soit  sur  les  anciens  canaux,  soit  sur  les  rivières  navigables,  et  pour  ne 
citer  que  les  faits  les  plus  saillants,  nous  rappellerons  que  le  gouverne- 
ment a  entrepris,  en  1860,  à  l'aide  des  ressources  restées  disponibles 
sur  l'emprunt  de  la  guerre  de  Crimée,  les  ouvrages  qui  doivent  exercer 
l'influence  la  plus  décisive  sur  le  développement  de  la  navigation  inté- 
rieure et  ouvrir  de  nouvelles  voies  au  transit,  si  intimement  lié  à  la 
prospérité   de  notre  marine.  Nous  voulons  parler  de  la  canalisation  de 


116  JOUKNAL  DES  ECONOMISTES. 

la  haute  Seine  entre  Paris  et  Alontereau,  de  l'Yonne,  entre  Montereau  et 
Laroche,  et  de  la  Marne  entre  Paris  et  Dizy.  Les  deux  premières  de  ces 
rivières,  dotées  d'un  tirant  d'eau  constant,  s'unissent  par  le  canal  de 
Bourgogne  avec  la  Saône  et  le  Rhône,  et  forment  ainsi  une  ligne  de  na- 
vigation continue  entre  la  Méditerranée,  Lyon  et  Paris,  ligne  qui  se  con- 
tinue par  la  basse  Seine  et  l'Oise  jusqu'aux  ports  de  la  Manche  et  de  la 
mer  du  Nord.  La  Marne  se  relie  à  Dizy  avec  le  canal  latéral  à  la  Marne 
jusqu'à  Vitry-Ie-F'rançais,  puis  au  canal  de  la  Marne  au  Rhin,  et  forme 
ainsi  une  voie  de  navigation  régulière  entre  le  Havre,  Paris  et  Strasbourg. 

Ces  travaux  ont  été  continués,  en  4864,  avec  toute  l'activité  que  com- 
portaient les  crédits  disponibles.  La  canalisation  de  la  haute  Seine  peut 
être  considérée  comme  terminée  ;  mais  cette  amélioration  ne  produira 
de  résultat  définitif  qu'après  l'achèvement  des  travaux  de  ])erfection- 
nement  de  l'Yonne,  lesquels  ne  pourront  être  terminés  qu'après  deux 
nouvelles  campagnes.  La  canalisation  de  la  Marne,  bien  que  poussée 
avec  activité,  ne  pourra  non  plus  être  achevée  avant  la  fin  de  l'an- 
née 1866. 

Parmi  les  rivières  qui,  en  1864,  ont  été  plus  particulièrement  l'objet 
de  la  sollicitude  du  gouvernement,  nous  devons  encore  citer  la  basse 
Seine  entre  Paris  et  Rouen,  sur  laquelle  on  a  exécuté  un  nouveau  bar- 
rage écluse  qui  améliore  l'un  des  passages  les  plus  difficiles  du  fleuve; 
la  Seine  maritime,  où  l'on  a  continué  les  travaux  d'endiguement  entre 
La  Roque  et  Berville  ;  le  Rhône,  où  les  passages  les  plus  redoutés  de  la 
batellerie  disparaissent  successivement  au  moyen  d'un  système  heu- 
reusement combiné  de  digues  submersibles  ;  la  Garonne  maritime,  où 
les  travaux  d'amélioration  entrepris  par  l'administration,  après  avoir 
soulevé  de  vives  objections,  ont,  en  définitive,  conquis  tous  les  suffrages 
par  un  succès  complet  ;  enfin  le  Rhône  maritime,  ou  plutôt  le  canal 
Saint-Louis,  qui  doit  substituer  un  chenal  toujours  accessible  et  d'un 
parcours  facile  aux  emboucliures  souvent  dangereuses  du  fleuve. 

Parmi  les  nouveaux  canaux  actuellement  en  voie  de  construction,  le 
plus  important  est  celui  de  la  Sarre,  exécuté  de  concert  avec  le  gouver- 
nementprussien,  pour  ouvrir  un  nouveau  débouché  aux  houilles  de  Sar- 
rebruck,  et  les  transporter  à  bas  prix,  par  l'intermédiaire  des  canaux  de 
la  Marne  au  Rhin  et  du  Rhône  au  Rhin,  jusqu'aux  établissements  in- 
dustriels de  l'Alsace.  Un  embranchement  qui  rattache  Golmar  à  ce  dernier 
canal  a  été  récemment  ouvert  à  la  navigation. 

Quant  au  canal  même  des  houillères,  il  a  été  poursuivi  avec  activité 
en  1864,  à  l'aide  des  avances  faites  par  les  industriels  de  l'Alsace,  et  tout 
fait  espérer  qu'il  pourra  être  terminé  dans  le  cours  de  l'année  1866. 

Un  autre  canal  entrepris  dans  un  but  analogue,  entre  Yitry  et  Saint- 
Dizier,  doit  mettre  le  bassin  delà  haute  Marne  en  communication,  d'une 
part,  avec  les  houillères  de  la  Sarre;  de  l'autre,  avec  les  houillères  du 
Nord  et  de  la  Belgique.  L'administration  apprécie  toute  l'importance  de 
ce  travail,  qu'elle  poursuit  activement,  et,  de  son  côté,  l'industrie  mé- 
tallurgique de  la  Haute-Marne  a  prouvé  l'intérêt  qu'elle  y  attache,  en 
ofïVant  d'en  liâlcr  l'achèvcmenl  ()ar  une  a^ance  de  fonds. 


SITUATION  DKS  TKAVAUX  PUBIjriS  KIN  KHANCK.  117 

DoscHMlits  ont,  (Ml  oiil.n\  ('!('  alloclés,  dans  la  (icu-niôro  campai^ne,  à  la 
continuation  des  canaux  do  la  Uocludlo  ;\  Marans,  do  Kouhaix,  do  la  haute 
Soine,  entre  Troyes  et  les  Maisons  Blanches,  ainsi  qu'à  l'amélioration  dos 
anciens  canaux  ot  notamment  de  ceux  du  Centre,  du  Rhône  au  Rhin,  dos 
Ardonnos,  do  Nanlos  à  lîrost,  du  HIavet. 

Le  porroctionnomont  dos  rivières  ot  dos  caniiux  constitue  incontosta- 
bloment  l'encouragement  lo  plus  efiicace  (pio  lo  gouvernement  puisse 
ofVrir  à  la  navigation  intérieure.  Cependant  il  est  un  autre  avantage  au- 
([uol  lo  conimorco  attache  un  grand  prix,  bien  qu'il  ne  puisse  exercer 
sur  les  frais  do  transport  une  induonco  aussi  marquée  que  la  régularité 
de  la  navigation  et  l'augmentation  du  tirant  d'eau  des  voies  navigables. 
Cet  avantage  est  la  réduction  des  droits  de  péage  perçus  au  profit  de 
rÉtat. 

Bien  que  les  intérêts  du  Trésor  fussent  engagés  dans  la  question,  le 
gouvernement  n'a  pas  reculé  devant  un  nouveau  sacrifice,  et,  depuis  plu- 
sieurs années,  tous  ses  actes  tendent  à  l'abaissement  progressif  des  tarifs 
de  navigation. 

Depuis  1849,  des  réductions  successives  et  considérables  ont  été  réa- 
lisées par  les  décrets  des  4  septembre  1849,  2  août  et  15  septembre  1838, 
et  enfin  par  le  décret  du  22  août  1860,  qui  a  suivi  la  promulgation  de  la 
loi  autorisant  le  rachat  de  la  plupart  des  canaux  concédés. 

En  vertu  de  ce  dernier  décret,  qui  forme  aujourd'hui  la  loi  sur  la  ma- 
tière, le  droit  sur  les  rivières  est  de  deux  millimes  par  tonne  et  par  kilo- 
mètre pour  les  marchandises  de  première  classe,  et  de  1  millime  pour 
les  marchandises  de  seconde  classe  ;  les  canaux  de  Bretagne  ont  été 
assimilés  aux  rivières.  Dans  les  bassins  de  l'Escaut  et  de  l'Aa,  la  taxe  a 
été  fixée  à  b  et  2  millimes  pour  la  première  et  la  deuxième  classe.  Sur 
tous  les  autres  canaux,  la  tarification  comprend  quatre  classes,  dont  les 
droits  ont  été  fixés  à  2,  1, 1/2  et  1/4  de  centime.  Il  y  a  plus,  l'article  6  du 
décret  donnait  au  ministre  des  finances  la  faculté  de  faire  descendre  les 
marchandises  d'une  classe  dans  l'autre.  Après  plusieurs  applications 
partielles  de  cette  faculté,  une  décision  générale,  intervenue  en  1862,  a 
fait  descendre  toutes  les  marchandises  de  la  première  classe  à  la  se- 
conde et  a  supprimé  par  le  fait  la  taxe  de  0  fr.  2  c. 

Ainsi  les  droits,  tels  qu'ils  existent  aujourd'hui,  sont  d'une  trop  mi- 
nime importance  pour  qu'ils  puissent  exercer  une  influence  appréciable 
sur  les  prix  et  la  quantité  des  transports  par  eau. 

Leur  application  à  l'ensemble  des  transports  imposés,  en  1863,  fait  res- 
sortir la  moyenne  du  tarif  perçu  à  moins  de  3  millimes  par  tonne  et  par 
kilomètre. 

Cette  moyenne  dépassait  5  millimes  en  1839,  et  6  millimes  en  1856. 
Sous  l'action  de  ces  tarifs  réduits,  la  concurrence  de  la  batellerie  et 
des  chemins  de  fer  s'est  maintenue.  On  en  trouve  la  preuve  dans  l'ac- 
croissomentdu  tonnage  des  voies  navigables.  Cet  accroissement  était,  en 
1830,  de  6  0/0  sur  1839,  et  s'est  élevé  en  1863,  comparativement  à  la  même 
année  1839,  à  plus  de  13  0/0.  Il  y  a  tout  lieu  de  penser  que  l'année  1864, 
dont  les  résultats  ne  sont  pas  encore  constatés,  ne  sont  pas  inférieurs  à 
celle  qui  l'a  précédée. 


118  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

La  concurrence  des  voies  de  fer  et  des  \oies  d'eau  n'a  donc  pas  faibli; 
sans  doute  la  batellerie  a  de  nouveaux  efforts  à  faire  pour  maintenir  la 
situation;  elle  a  des  perfectionnements  nombreux  à  introduire  dans  ses 
moyens  d'action  ;  elle  a  surtout  à  étudier  les  modes  économiques  de  re- 
morquage. 

Les  facilités  et  les  encouragements  ne  lui  feront  pas  défaut;  mais  elle 
peut  seule,  par  ses  efforts  soutenus,  conserver  le  rôle  important  qu'elle  a 
à  remplir  dans  le  développement  de  la  richesse  industrielle  du  pays. 

Ports  maritimes.  —  Le  littoraK  français  se  divise  en  trois  régions  :  la 
première  s'étend  de  la  frontière  de  Belgique  à  la  pointe  du  Finistère;  la 
seconde,  de  la  pointe  du  Finistère  à  la  frontière  d'Espagne,  dans  le  golfe 
de  Gascogne  ;  hi  troisième,  de  la  frontière  d'Espagne,  sur  la  ]\réditerra- 
née,  h  la  frontière  d'Italie. 

Il  existe  le  long  de  ce  littoral,  ainsi  que  dans  les  parties  maritimes  des 
fleuves,  un  grand  nombre  de  ports,  c'est-à-dire  de  localités  où  les  bâti- 
ments peuvent  aborder,  soit  pour  y  déposer,  soit  pour  y  prendre  des 
marchandises.  Le  nombre  des  ports  classés  d'après  cette  définition  est 
de  400.  Mais  tous  n'ont  pas  un  intérêt  commercial.  Un  grand  nombre  ne 
sont  que  de  simples  stations  de  pêcheurs.  Les  ports  dans  lesquels  le 
mouvement  de  la  navigation  est  constaté  par  l'administration  des  finan- 
ces sont  au  nombre  de  230,  sur  lesquels  197  ont  pris  part,  en  4864,  à  la 
répartition  du  crédit  d'entretien,  savoir  :  68  dans  la  région  de  la  Manche, 
93  dans  la  région  de  l'Océan,  36  dans  celle  de  la  Méditerranée. 

Le  gouvernement,  sous  tous  les  régimes,  a  cherché  à  développer  l'in- 
térêt maritime.  Sans  remonter  au  delà  de  4830,  nous  rappellerons  que, 
dans  la  période  comprise  entre  cette  époque  et  4848,  des  allocations  ex- 
traordinaires, montant  ensemble  à  422,500,000  francs,  ont  été  consacrées 
à  l'amélioration  des  ports  et  de  l'éclairage  des  côtes. 

Ces  allocations  s'appliquaient  à  64  ports,  dont  23  étaient  situés  sur  le 
littoral  de  la  Manche,  27  dans  la  région  de  l'Océan,  et  14  dans  celle  de  la 
Méditerranée. 

De  1848  à  4864,  46  i)orts  ont  été  l'objet  de  nouvelles  allocations,  et  les 
crédits  qui  y  ont  été  affectés  se  sont  élevés  à  460  millions,  y  compris 
6  millions  environ  consacrés  au  service  du  balisage. 

Au  l^i*  janvier  4865,  il  restait  à  dépenser  une  somme  de'87  millions 
pour  terminer  les  entreprises  actuellement  décrétées. 

Les  plus  importantes  de  ces  entreprises  ont  déjà  été  signalées  dans  le 
dernier  exposé  de  la  situation  de  l'empire  ;  elles  concernent  les  ports  de 
Marseille,  de  Bordeaux,  Dunkerque,  Boulogne,  Saint-Malo,  Saint-Nazaire, 
Brest,  le  Havre. 

A  Marseille,  on  poursuit  la  construction  du  bassin  établi  au  nord  du 
bassin  Napoléon,  ainsi  que  la  création  des  formes  de  radoub  concédées 
à  la  Compagnie  des  docks. 

A  Bordeaux,  on  construit  de  nouveaux  quais  verticaux  et  de  grandes 
cales  de  débarquement  devant  les  quais  de  Bacalan  et  des  Chartrons. 

A  Dunkerque,  l'exécution  des  grands  travaux  d'amélioration  et  du 
nouveau  bassin  à  flot, "autorisée  par  le  décret  du  15  juillet  1861,  est  sub- 


SITUATION  DES  TRAVAUX  PUBLICS  EN  FRANCE.  \\9 

ordonnée  au  dëplacenienl  préalable  des  fortifications.  Cotte  dernière 
opération  s'elVocluo  en  ce  momonl  |)ar  les  soins  du  génie  militaire,  et 
les  nouveaux  ouvra^'es  du  porl  pourront  recevoir  prochainennenf  une 
plus  vive  impulsion. 

A  Boulogne,  à  Saint-Nazaire,  à  Saint-IMalo,  les  travaux  des  bassins  à 
flot  en  cours  de  construction  se  poursuivent  régulièrement  avec  une  ac- 
tivité réglée  sur  les  chiffres  des  crédits  disponibles.  Dans  le  dernier  de 
ces  ports,  au  mois  d'octobre  inb-i,  une  brèche  a  été  ouverte  [)ar  la  mer 
dans  la  digue  intérieure  destinée  à  former  Tenceinte  du  bassin  i'i  flot. 
Cette  avarie,  (jui,  au  premier  abord,  avait  inspiré  quelques  inquiétudes, 
sera  facilement  réparée,  et  ne  peut  d'ailleurs  exercer  d'influence  fâcheuse 
sur  la  marche  de  l'entreprise. 

A  Brest,  la  loi  du  i8  mai  1864,  en  autorisant  la  ville  à  faire  à  l'État 
l'avance  d'une  somme  de  4,000,000  de  francs  applicables  aux  travaux  du 
port  de  Porstrein,  a  permis  d'imprimer  à  ces  travaux  une  grande  activité. 
Déjà  une  partie  du  nouveau  port  est  accessible  aux  navires,  et  dès  l'ou- 
\erture  du  chemin  de  fer  de  Rennes  à  Brest,  c'est-à-dire  dans  le  courant 
de  la  présente  campagne,  les  transatlantiques  pourront  y  être  reçus. 

Enfin,  au  port  du  Havre,  la  loi  du  4  juin  1864  a  mis  l'administration  à 
même  de  réaliser  une  amélioration  depuis  longtemps  désirée,  et  qui  con- 
siste à  transformer  en  nouveau  bassin  les  terrains  actuellement  occupés 
par  la  citadelle.  La  même  loi  a  autorisé  la  chambre  de  commerce  à  faire 
à  l'État  l'avance  d'une  somme  de  8  millions,  laquelle  sera  remboursée  en 
partie  par  la  vente  de  la  portion  des  terrains  de  la  citadelle  qui  restera 
disponible,  et  en  partie  au  moyen  de  la  prorogation  de  la  taxe  spéciale  de 
de  tonnage  établie  par  la  loi  du  22  juin  1854,  en  vertu  des  dispositions 
générales  de  la  loi  du  24  mars  1825. 

Ce  dernier  mode  de  création  de  voies  et  moyens,  qui  vient  de  recevoir, 
à  deux  reprises  diff'érentes,  son  application  au  port  du  Havre,  paraît  très- 
digne  d'encouragement,  et  peut  s'appliquer  utilement  à  l'amélioration 
des  ports  de  commerce.  Dans  ce  cas,  en  effet,  l'intérêt  des  villes  mari- 
times et  du  commerce  lui-même  se  confond  avec  l'intérêt  de  l'État.  Si  les 
taxes  spéciales  de  tonnage  viennent  dégrever  le  Trésor  public  d'une 
partie  de  ses  charges,  d'un  autre  côté  le  produit,  de  ces  taxes  capitalisé 
par  l'emprunt,  transformé  en  travaux  d'amélioration,  procure  aux  villes 
maritimes,  aussi  bien  qu'à  la  navigation,  des  avantages  qui  compensent 
largement  les  sacrifices  qu'elles  se  sont  imposés.  Le  gouvernement  pourra 
trouver  dans  une  application  prudente  de  ce  système  des  ressources  pro- 
pres à  faciliter  et  à  hâter  l'accomplissement  de  la  tâche  que  lui  impose 
l'état  d'imperfection  de  nos  ports. 

Il  faut  bien  le  reconnaître,  en  effet,  malgré  l'activité  déployée  dans  ces 
trente  dernières  années  et  l'importance  des  travaux  exécutés  dans  l'in- 
térêt de  nos  grands  ports,  leur  situation  est  loin  de  répondre  aux  exi- 
gences actuelles  du  commerce  maritime. 

La  largeur  et  le  tirant  d'eau  des  chenaux  ne  sont  plus  en  rapport  avec 
les  dimensions  des  navires,  dont  l'échantillon  suit  une  progression  con- 
stamment croissante. 


120  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

La  surface  d'eau  abritée,  le  développement  des  quais  sont  insuffisants 
pour  les  opérations  de  chargement  et  de  déchargement;  presque  partout 
les  moyens  de  visite  et  de  radoub  de  navires  font  défaut.  Le  mode  de  ma- 
nutention des  marchandises  est  dos  plus  imparfaits.  Deux  ports  seule- 
ments,  le  Havre  et  Marseille,  jouissent  des  avantages  d'un  véritable  dock 
maritime,  et  ces  créations  sont  de  date  toute  récente. 

II  importe  au  plus  haut  degré,  dans  l'intérêt  du  développement  de  nos 
relations  internationales,  que  l'aménagement  de  nos  ports  soit  mis  à  la 
hauteur  des  besoins  du  commerce  et  de  la  navigation,  et  rien  n'est  plus 
désirable  que  de  voir  les  villes  maritimes  associer  leurs  efforts  à  ceux  du 
gouvernement  pour  obtenir  cet  utile  résultat. 

Au  reste,  l'exemple  donné  par  la  chambre  de  commerce  du  Havre  a 
déjà  porté  ses  fruits,  et  l'administration  a  reçu  récemment  les  offres 
d'avances  faites  par  plusieurs  villes  maritimes,  soit  pour  hâter  l'achè- 
vement d'ouvrages  déjà  décrétés,  soit  pour  permettre  l'exécution  de 
nouveaux  travaux  d'agrandissement  ou  d'amélioration.  Les  avances  se- 
raient remboursées,  comme  au  Havre,  au  moyen  de  la  perception  d'une 
taxe  spéciale  de  tonnage.  L'administration  s'est  empressée  de  mettre  à 
l'étude  des  propositions  qui  rentrent  complètement  dans  ses  vues. 

Nous  ne  terminerons  pas  ces  observations  sur  les  ports  maritimes 
sans  signaler  les  progrès  constants  du  service  de  l'éclairage  et  du  ba- 
lisage de  nos  côtes.  Le  balisage,  notamment,  qui  a  été  longtemps 
ajourné,  a  reçu,  dans  ces  dernières  années,  une  rapide  extension,  et 
est  arrivé  promptement  à  une  situation  qui  permet  d'attendre  l'achève- 
ment successif  des  travaux  complémentaires  qui  sont  actuellement  en 
voie  d'instruction. 


CORRESPONDANCE 


FINANCES     DE    LA    TURQUIE. 

A  Monsieur  le  Directeur  du  Journal  des  Économistes. 

Constantinople,  le  29  mars  1865. 

Le  rédacteur  du  Bulletin  financier  du  Journal  des  Économistes  dit 
(numéro  du  15  mars)  qu'en  Turquie  il  y  a  de  grands  projets  relativement 
à  la  dette  publique.  «  Nous  attendons,  pour  en  parler,  ajoute-t-il,  que 
les  faits  soient  plus  mûrs  et  les  renseignements  plus  certains.  » 

Les  faits  sont  assez  mûrs,  ce  me  semble,  puisque  la  Sublime  Porte  a 
délégué  un  haut  fonctionnaire  avec  pleins  pouvoirs  de  signer  la  con- 
vention à  intervenir  entre  elle  et  les  banquiers  auteurs  ou  promoteurs 
de  ce  projet  de  conversion  et  de  réduction.  S.  Ex.  Abro  Effendi,  accom- 
pagné de  l'avocat  Tarin  Bey,  quitte  aujourd'hui  le  Bosphore  pour  se 
rendre  à  Paris  et  à  Londres. 

Il  est  certain  que  les  faits  sont  mûrs,  et  que  le  temps  presse. 


I 


FINANCES  DK  LA  TURQUIK.  121 

Autant  l<*s  faits  sont  mûrs,  autant  les  renseignements  ci-après  sont 
certains  : 

Le  projet  qui  a  été  soumis  et  discuté  à  la  Porte  est  entièrement  relatif 
à  la  dette  intérieure.  Voici  tout  d'abord  l'état  actuel  de  cette  dette;  je 
ne  parle  en  ce  moment,  avec  les  conversionnistes,  que  de  la  dette  inté- 
rieure consolidée  ;  je  m'arrùterai  plus  tard  à  la  dette  flottante  nouvelle- 
ment amassée. 

ÉTAT  DE  LA  DETTE  INTÉRIEURE  CONSOLIDÉE  AU  31  MARS  I860. 

Liv.  St.  Liv.  8t. 

MouratazèsTahoilatis.chif.  d'émis,      2,500,000    réd.  par  Tamort.  an.  de  r>  0/0  à      <, 9:12, 000 
Consolidés,  ("émission      —  2,500,000         —  —  2  0/0  A     2,149,000 

—  2»         —  —  4.875.000  —  _  _     à       1,707,000 

—  3*         —  —  625,000  —  _  _     à  «4», 000 
■-           -4'         ~             —                 -12  500,000           —                       _                _     à     12,2^.9,000 

Serghisdeioan»,  —  3,810,250    réd.  d'après  le  dernier  budget  à     ;i.7o;j,325 


Total  de  l'émission 23,816,250    réduits  à 22,343,325 

SERVICE  DES  INTÉRÊTS  ET  DE  L'AMORTISSEMENT  DE  CETTE  DETTE. 

Liv.  st.  Liv.  st. 

Intérêts  des  Moumtazès  à  6  O/O  du  chiffre  d'émission    2,500,000 150,000  » 

Amortiss.          —           à  5  0/0               —                     2,500,000 125,000  • 

Intérêts  des  consolidés  à  6  0/0  du  chiffre  des  4  émissions  sueccessives,  for- 
mant un  total  de  17,500,000. 1, 050,000  » 

Amortiss.  des  consolidés  à  2  0/0  du  chiffre  des  4  émissions  successives,  for- 
mant un  total  de 350,000  » 

Intér.  des  Serghis  de  1 0  ans  à  6  0/0  du  chiffre  des  titres  subsistants.  3,703,325. .  222,1 99  60 

Amortiss.           —               à  2  0/0  (décidé  en  principe  depuis  quelques  mois), .  74,066  50 

Total  des  dépenses  annuelles  pour  le  service  de  la  dette  intérieure, 
Serghis  y  compris 1,971,26«     » 

PROJET  DE  CONVERSION  DE  CETTE  DETTE  INTÉRIEURE  EN  DETTE  EXTÉRIEURE. 

Réduction  du  6  0/0  à  5  0/0  ;  capitalisation  de  la  différence  d'intérêt, 
et  dénomiDation  par  livres  sterlings,  donc  110  liv.  st.  pour  100  liv.  st. 

Abolition  de  l'amortissement  annuel  au  pair  ;  remplacé  par  voie  de 
rachat  à  1  0/0  par  an  du  capital  nominal,  combiné  avec  1  0/0  du  capi- 
tal titre  :  la  différence  entre  le  1  0/0  du  capital  nominal  et  le  1  0/0  du 
prix  de  rachat  devra  former  un  fonds  de  réserve. 

Les  Moumtazès  seuls  sont  capitalisés  à  raison  de  130  piastres  la  livre 
anglaise,  et  cela,  par  égard  pour  la  proximité  de  l'échéance  finale  de  ces 
valeurs  ;  donc 

Le  solde  des  Moumtazès  à  130  piastres  fera  liv.  ster.  2,537,600 

—  —  consolidés  de  l^e  émission  à  110  p.    —  2,363,900 

—  —          —             2e          —          —          —  1,877,700 

—  -          —              3e          _           _          _  641,300 

—  —          —              4e          —           _          _  13,473,900 

—  des   Serghis  de  10  ans  assez  heureux  pour 

être  convertis  au  pair,  donc  à  91  p.  la  1.  st.  (en  nomb.  rond).      3,366,600 


Total  de  l'émission  projetée 24,261,000 


^22  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Intérêts  uniformes   à   5  0/0 1,213.050  1.  st. 

Amortissements  uniformes  comme  ci-dessus 242,640 

Le  budget  sera  donc  grevé  pour  le  service  de  la  dette 

convertie  de 1,455,660 

Donc  cette  opération  amenée  à  bonne  fin  constituera  pour  le  Trésor 
une  économie  sur  les  prévisions  budgétaires  de  1.  st.  370,040,  dont  il  faut 
défalquer  les  2  0/0  de  commission  que  toucheront  les  manipulateurs  et  la 
perte  d'au  moins  2  0/0  que  subira  le  Trésor  à  chaque  semestre  pour  le 
transport  du  numéraire  en  Europe. 

Voilà,  monsieur  le  directeur,  mes  renseignements  sur  la  conversion; 
ils  sont  puisés  à  bonne  source,  et  ils  ne  me  tentent  nullement.  Je  n'y 
vois  pour  le  moment  qu'une  chose,  de  gros  bénéfices  immédiats  pour  les 
convertisseurs,  des  bénéfices  futurs  pour  les  riches  banquiers  de  Galata  ; 
je  vois  convertisseurs,  et  banquiers  bénéficier  de  l'amortissement  vio- 
lemment arraché  aux  créanciers  de  l'État,  qui  n'avaient  peut-être  placé 
leurs  économies  sur  ces  valeurs  que  tentés  par  l'appât  de  doubler  leur 
capital  par  l'amortissement  dans  un  délai  moyen  de  dix  ans  et  au  maxi- 
mum après  vingt  ou  vingt-deux  ans. 

N  ai-je  pas  raison  d'appeler  violence  ce  procédé  d'un  gouvernement 
qui  modifie  les  conditions  de  sa  dette  sans  offrir  à  ses  créanciers  l'option 
d'un  remboursement  immédiat  au  pair?  Parmi  les  économistes,  on  ap- 
pelle cela,  je  crois,  faire  banqueroute.  Si  je  fais  erreur,  corrigez-moi  ;  je 
ne  communique  ces  renseignements  au  Journal  des  Économistes  que  pour 
apprendre  de  lui  une  opinion  raisonnée  sur  l'opération  entreprise  si  té- 
mérairement par  le  gouvernement  de  la  Sublime  Porte. 

Je  viens  encore  de  prononcer  un  mot  que  je  me  vois  forcé  d'expliquer 
suivant  ma  manière  de  voir,  pour  ne  pas  encourir  tout  d'abord  votre  ré- 
probation. J'accuse  le  grand-vizir  de  témérité,  je  ne  me  cache  pas  la  valeur 
du  terme,  et  je  crois  devoir  le  conserver.  Je  conçois  l'audace,  la  témérité 
même,  en  vue  d'un  grand  et  utile  but  à  atteindre.  Mais  exposer  sa  vie 
pour  attraper  une  souris  que  le  chat  mangera  sans  même  vous  en  savoir 
gré,  il  me  semble  qu'on  doit  y  regarder  à  deux  fois  avant  de  le  faire.  La 
conversion  projetée,  ordonnée  par  un  iradé  du  sultan,  peut  n'être  pas  du 
goût  de  ceux  qu'on  convertit;  et  alors,  adieu  crédit!  crédit  est  mort. 
Les  convertisseurs  auront  empoché  leur  million  de  commission,  et  tour- 
neront le  dos  au  grand-vizir  quand  il  aura  de  nouveau  besoin  d'argent. 
Que  fera-t-il  alors?  Il  n'aura  plus  de  public;  celui-ci,  timoré,  aura  jeté 
ses  titres  ottomans  sur  le  marché  pour  prévenir  la  crise,  la  nouvelle  con- 
version ;  les  fonds  s'offriront  en  masse  sur  toutes  les  Bourses  de  l'Europe, 
et  personne  n'en  voudra,  parce  que  personne  ne  sera  plus  là  pour  acha- 
lander  les  badauds  au  moyen  d'une  hausse  artificielle. 

Si  le  résultat  probable  de  la  conversion  est  tel,  je  n'ai  pas  tort  de 
détester  une  entreprise  qui  ruine  le  crédit  du  pays. 

Maintenant,  je  vous  dirai  encore  quelque  chose  qui  devra  vous  prouver 
que  je  n'ai  pas  tort  d'être  si  inquiet.  Le  gouvernement  pense  sans  doute 


FINANCES  OE  LA  TUKOHIK.  123 

coiiHiip  inoi  (iiril  no  v;iul.  {^nère  l;i  peino  de  Uni  lupa}2;cr  pour  accoucher 
d'une  souris  :  n^pandro  rinijuidlude  dans  les  capitaux,  jeter  l'alarme 
jusque  dans  les  rani^s  des  créanciers  de  la  dette  ext(5rieure,  dans  l'uni- 
(jue  et  faible  espoir  de  trouver  dans  les  espérances  déçues  des  porteurs 
de  consolidés  de  (juoi  faire  un  nouvel  ern|)runt  qui  ne  i,'rève  i)as  le  hud- 
i;et  et  (jui,  au  cours  actuel,  ne  produirait  pas  trois  millions  de  livres, 
dût-on  consacrer  au  ser\ice  des  intérêts  toutes  les  370  mille  livres  éco- 
nomisées par  la  réduction  projetée,  tout  cela  n'est  pas  de  notre  temps. 
La  Turquie,   depuis  trois  ans,  a  fait  des  progrès,  car  elle  a  plus  que 
décuplé  sa  dette  pour  se  mettre  h  la  hauteur.  A  quoi  serviraient  trois 
millions  de  livres  pour  un  État  (jui  a  pu,  depuis  3  ans  et  à  l'abri  des 
budgets  les  plus  flatteurs,   entasser  plus  que    cela   de  nouvelles  dettes 
flottantes?  pour   un  État  dont  le  monarque  dispose  du   trésor  public 
comme  de  son  bien  propre  et  le  distribue  en  bakchich  parmi  ses  favoris 
qui  n'ont  garde  de  refuser,  quoique  ce  cadeau  leur  arrive  en  un  moment 
où  les  troupes  et  les  fonctionnaires  attendent  leur  solde  arriérée  de  six 
mois  ?  pour  un  État  dont  le  souverain  construit  palais  à  coté  de  palais 
depuis  le  fond  de  la  Gorne-d'Or  jusqu'aux  extrémités  de  l'une  et  l'autre 
rive  du  Bosphore?  Non,  ce  n'est  pas  trois  millions  qu'il  nous  faut  :  à  la 
faveur  de  la  conversion,  nous  émettrons  un  plus  grand  nombre  de  titres 
nouveaux,  un  nombre  infini  ;  l'Europe  les  prendra,  et  le  sultan  continuera 
à  croire  à  la  prospérité  de  l'empire  du  moment  où  nous  pourrons  mettre 
à  sa  disposition  quatre  millions  de  livres  sterling  qu'il  lui  faut  pour 
rebcàtir  le  palais  de  feu  sultan  Mahmoud  et  pour  élever  une  mosquée  qui 
fasse  le  pendant  de  Sainte-Sophie.  Voilà  ce  que  je  crains,  monsieur  le 
directeur,  et  ma  crainte  est  fondée  ;   les  convertisseurs  qui  entourent 
S.  A.  Fuad-Pacha  lui  font  croire  qu'il  n'est  rien  de  plus  aisé  ;  ils  songent 
à  leur  commission,  et  moi  je  songe  à  la  suite.  II  me  paraît  impossible 
qu'on  joue  impunément  avec  la  confiance  publique  :  cette  confiance  fera 
donc  défaut  au  moment  le  moins  attendu,  et  nous  avons  une  Turquie  en 
suspension  de  payement,  en  attendant  mieux.  Or,  ce  moment  est  tout 
près  de  nous  ;  depuis  six  ans,  le  gouvernement  ne  pouvait  faire  face  à 
aucune  échéance  sans  recourir  au  crédit;  à  l'heure  qu'il  est,  il  doit  à 
tous  les  préteurs  connus  et  inconnus  de  Galata  et  de  Stamboul  ;  les 
recettes  du  budget  ne  rentrent  que  fort  mal,  le  rapport  financier  de 
S.  A.  le  grand-vizir  l'atteste  ;  elles  sont  insuffisantes  pour  les  diverses 
dettes   consolidées,  qu'arrivera-t-il  si  les  convertisseurs  réussissent  à 
entraîner  et  le  public  de  la  Bourse  et  les  membres  du  Divan,  et  font 
négocier  un  nouvel  emprunt  colossal  ? 

Je  profite  de  cette  première  occasion  pour  vous  annoncer  une  prochaine 
lettre  et  pour  vous  présenter,  monsieur  le  directeur,  etc.,  etc. 

Votre  fidèle  lecteur  et  serviteur, 

Jërômk. 


124  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

BULLETIN   FINANCIER 

(frange  —  étranger) 


Sommaire.  —  Stagnation  des  affaires,  faiblesse  des  cours  causées  par  le  défaut  de 
confiance.—  Disparition  de  la  Banque  de  Savoie.  —  Recettes  brutes  des  chemins  de  fer 
français.  —  Taux  d'escompte  sur  les  diverses  places  de  l'Europe.  —  Finances  ita- 
liennes. —  Du  mieux  en  Espagne  et  en  Autriche. —  Les  pays  à  papier-monnaie.  — 
Le  nouvel  emprunt  mexicain.  —  Tableau  des  cours  aux  bourses  de  Paris,  Lyon  et 
Marseille.  —  Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de  ses  succursales. 

Le  mois  de  mars  aura  vu  cette  double  anomalie  :  abondance  de  capi- 
taux disponibles  signalée  par  l'augmentation  générale  des  encaisses 
métalliques  des  banques  publiques  et  attestée  par  l'abaissement  sur  tou- 
tes les  places  du  taux  de  l'escompte  des  effets  de  commerce,  et  baisse 
ou  au  moins  faiblesse  des  cours  des  valeurs,  surtout  des  valeurs  à  re- 
venu variable;  saison  généralement  favorable  aux  affaires,  et  prédispo- 
sition du  public  à  s'abstenir  de  transactions.  Pourquoi  cet  effet?  quelle 
en  est  la  cause?  Le  manque  de  confiance,  répond-on  généralement,  el 
on  a  raison. 

L'avenir  inquiète.  La  politique  intérieure  ne  préoccupe  peut-être  pas  ; 
mais  on  se  demande  quand  finira  l'intervention  mexicaine  et  on  redoute 
les  éventualités  que  sa  prolongation  pourrait  faire  surgir.  En  outre,  le 
côté  financier  est  toujours  là  qui  laisse  peu  de  répit  aux  esprits  qui  ne 
»e  contentent  pas  des  apparences  ;  l'immobilisation  par  trop  grande  des 
capitaux  de  l'avenir  pèse  sur  toutes  les  places  ;  on  a  entrepris,  en  un 
mot,  plus  que  l'épargne  ne  comporte  ;  chacun  le  sent,  chacun  le  dit,  et 
cette  connaissance  du  mal  restreint  le  nerf  des  affaires,  comme  la  con- 
naissance de  besoins  trop  vifs  restreint  le  crédit.  Chacun  s'arrête,  pen- 
sant avoir  mieux  en  attendant  davantage,  et  alors  gare  aux  imprévoyants 
qui  ont  des  engagements  à  court  terme  sans  contre-partie  certaine  et 
solide  ;  on  leur  fait  payer  cher,  quand  on  ne  leur  refuse  pas  tout  con- 
cours. En  tout  cas,  on  leur  demande  des  comptes,  on  discute  de  clerc  à 
maître  et  on  se  montre  sévère,  injuste  même  parfois  ;  on  oublie  les  ser- 
vices mutuels,  les  affaires  entreprises  ensemble  ;  on  se  montre  trop  mé- 
fiant, de  trop  confiant  que  l'on  fut  jadis.  Tout  cela  explique,  s'il  ne  les 
justifie  pas,  l'état  actuel  des  esprits,  la  situation  présente  des  marchés 
mobiliers. 

La  Banque  de  Savoie  est  définitivement  rayée  du  cadre  des  institu- 
tions de  crédit.  Des  décrets  impériaux  du  8  avril  ratifient  la  cession  à  la 
Banque  de  France  du  privilège  d'émission  de  la  Banque  de  Savoie,  ainsi 
que  la  création  à  Annecy  et  Chambéry  de  succursales  de  la  Banque  de 
France.Gette  dernière  se  trouve  ainsi  à  la  tète  des  55  succursales  situées, 
y  compris  l'établissement  central,  dans  52  départements;  c'est  bien  peu, 
surtout  si  on  considère  que  le  rayon  de  la  succursale  étant  limité  à  la 
ville  où  elle  est  établie,  sur  les  37  à  38  millions  d'habitants  que  comprend 
la  France  continentale,  4  millions  et  demi  seulement  (un  huitième)  ha- 


BULLKTliN   FlNANCltK.  125 

bitentdcs  localités  laNorisoes  d'un  com[)toir  de  l'unique  l)anque  d'émis- 
sion do  la  Franco. 

Les  rocoMos  bnitos  dos  chomins  (\o  for  l'ranrais.  rapportées  au  kilo- 
inètro.  ont  sul)i  dopuis  (piohiuos  aiuuM^s  une  certaine  dépression.  (Répon- 
dant elles  se  inainlionnent  au-dessus  des  chiiïres  de  !8G0,  bien  que  s'étanl 
éloii^néosdeceux  de  18()1.  Nous  ne  parlons  ici  que  du  résultat  général,  car 
chacjuo  compagnie,  j)our  chacun  de  ses  deux  réseaux,  ancien  ou  nouveau, 
est  arrivée  à  dos  chiUres  (pii  ont  suivi  des  marches  variées  comme  direction 
ou  comme  intensité.  Ainsi,  pour  lancien  réseau,  le  Nord,  l'Ouest,  le  che- 
min do  Ceinture,  le  Béziers,  et,  j)our  le  nouveau  réseau,  l'Orléans  et  le 
Midi,  ont  obtenu  en  1804  le  chiffre  le  plus  élevé  des  cin(i  dernières  an- 
nées ;  il  s'en  faut  de  |)eu  (pi'il  en  soit  ainsi  de  l'Est  (A.  R.),  du  Midi 
(A.  R.),  du  Victor-Emmanuel,  du  Bessèges-AIais,  du  Nord  (N.  R.)  et  de 
l'Ouest  (N.  R.).  Ont,  au  contraire,  diminué  en  18G4  sur  presque  toutes  les 
autres  années  de  la  période  quinquennale  que  nous  embrassons,  l'Or- 
léans (A.  R.),  le  Lyon  (A.  R.),  l'Anzin-Somain,  le  Carmaux,  le  Sathonay, 
l'Est  (N.  R.)  et  le  Lyon  (N.  R.).  Voici  d'ailleurs  les  chiffres  mômes  des 
recettes  brutes  kilométriques  des  cinq  années  (1860  à  i864)  des  chemins 
de  fer  français  : 

ANCIEW    RÉSEAU. 
1800  ^8G^  «86-2  I8G3  ISO  5 

Nord 03,803  66,911  65,^253  63,^276  67,591 

Est 47,910  51,512  48.808  48,-220  51,278 

Ouest 51,967  56,374  52,527  55,325  58,534 

Orléans 45,750  47,504  43,961  43,054  43,034 

Lyon 63,819(1)  78079(1)  80,081  74,210  71,962 

Midi 29,552  36,521  39,473  38,075  38,766 

Victor-Emmanuel  13,743  13,748  14,565  15,738  15,724 

Ceinture 100,914  127,578  125,657  124,726  129,780 

Béziers 5,997  10,947  13,603  15,659  16,633 

Bessèges-Alais.  .  .  34,154  43,405  49,870  60,303  57,832 

Anzin-Somain.  .  .  20,436  24,754  30,817  33,270  26,371 

Carmaux-Albi.  .  .  12,604  18,213  19,828  15,038  12,232 

Lyon-Sathonay.    .  «  »  »  24,546  22,532 

Moyennes 50,930  57,126  56,106        54,856        55,788 

NOUVEAU    RÉSEAU. 

Nord 6,601            8,276  19,932  24.288  20,878 

Est 24,328(2)  26,879(2)  24,974  23,494  24,370 

Ouest 13,571  14,375  14,340  13,505  13,599 

Orléans 11,775  12,402  13.815  15,002  16,124 

Lvon 35,282(3)  35,971(3)  33,810  33,479  30,449 

Midi 7,573            8,229  8,878  8,681  9,203 

Moyennes 22,921  23,901  22,917        21,611        20,868 

RÉCAPITULATION. 

Ancien  réseau.  .  .       50,930  57,126  56,106        54,856        55,788 

Nouveau  réseau.  .       22,921  23,901  22,917        21,611         20,868 

Ensemble 43,954  48,038  45,319        43,190        42,380 


(1)  Y  compris  le  Genève.  —  (2)  Y  compris  les  Ardennes.  —  (3)  Y  compris  le  Dauphiné, 


126  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Nous  ne  dirons  rien  j)Our  le  moment  des  dépenses  d'exploitation  de 
1864,  toutes  les  com})agnies  françaises  n'ayant  pas  encore  fourni  à  leurs 
actionnaires  les  chiffres  concernant  cet  exercice.  Nous  sommes  néan- 
moins j)ortë  à  croire  (|ue  les  proportions  s'écartent  peu  pour  1804  de  ce 
qu'elles  étaient  pour  1863. 

Depuis  notre  dernier  bulletin,  le  taux  d'escompte  a  été  abaissé,  à  Lon- 
dres, le  30  mars,  de  4  i/2  à  4  0/0.  Le  taux  d'intérêt  des  bons  du  Trésor,  à 
Paris,  que  nous  avions  laissé  le  6  mars  à  3  et  3  1/2  selon  les  échéances, 
a  été  fixé,  le  20  mars,  à  2  1/2  0/0  pour  les  bons  de  3  à  5  mois,  à  3  pour 
ceux  de  6  à  11  mois,  et  à  3  1/2  0/0  pour  ceux  à  un  an. 

Le  taux  d'escompte  des  effets  de  commerce  aux  banques  publiques  des 
principales  villes  de  l'Europe  sont  les  suivants  :  Paris,  Bruxelles,  Franc- 
fort-sur-le-Mein  et  Amsterdam,  3  1/2  0/0;  Londres  et  Berlin,  4  0/0; 
Vienne  et  Turin,  5  0/0;  Saint-Pétersbourg,  6  0/0;  Lisbonne,  7  0/0,  et 
Madrid,  9  0/0.  A  Hambourg,  où  il  n'y  a  pas  de  banque  de  circulation,  le 
taux  d'escompte  des  effets  de  commerce  est,  sur  le  marché,  à  2  O/O. 

L'organisation  des  finances  italiennes  continue  à  être  l'objet  de  plus 
vives  préoccupations  des  bourses  de  l'Europe.  Non  que  l'on  doute  de  ce 
jeune  et  beau  pays,  mais  parce  que  la  situation  est  difficile  et  qu'il  est 
urgent  d'y  appliquer  des  remèdes  énergiques.  «  Faites-moi  de  la  bonne 
politique,  je  vous  ferai  de  bonnes  finances.  »  Le  gouvernement  italien, 
pénétré  de  cette  maxime,  a  montré  les  dispositions  les  plus  pacifiques. 
Maintenant  qu'il  a  rassuré  de  ce  côté  le  monde  d'affaires,  il  lui  soumet 
sa  situation,  ses  besoins,  ses  embarras,  lui  offrant  l'avenir  pour  gage 
des  avances  qu'il  lui  demande.  Nous  aurions  peut-être  mieux  aimé  que, 
plus  radical,  il  eût,  dès  ce  jour,  équilibré  son  budget  sans  emprunt, 
sans  ressource  extraordinaire,  ne  demandent  au  crédit  que  de  combler 
le  passé;  cependant  ne  soyons  pas  trop  difficile.  L'administration  ita- 
lienne a  sur  les  bras  assez  de  difficultés  pour  qu'on  lui  permette  de  ne 
faire  les  réformes  que  petit  à  petit,  de  ne  mettre  que  peu  à  peu  en  pra- 
tique les  principes  de  bons  sens  confirmés  par  la  science  économique,  la 
diminution  des  dépenses,  l'amortissement  de  la  dette  après  cessation  des 
emprunts  directs  ou  indirects,  enfin  le  soulagement  des  populations  par 
la  diminution  des  impôts,  en  un  mot  le  gouvernement  à  bon  marché. 
On  doit  être  d'autant  plus  indulgent  que  le  ministère  actuel  de  Victor- 
Emmanuel  a  déjà  commencé  à  entrer  dans  cette  voie  où  la  France  ne 
l'a  certainement  pas  précédé. 

Le  14  mars,  M.  Sella  a  fait,  à  la  tribune  du  Sénat  italien  l'exposé  de 
la  situation  financière  et  des  moyens  qu'il  croit  propres  à  régulariser  cette 
situation  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  Les  déficits  des  exercices  écou- 
lés montent  à  317  millions,  savoir  :  261  pour  1862,  22  pour  1863,  et  34 
pour  1864.  Le  ministre  évalue  à  207  millions  celui  de  1865  et  100  celui  de 
1866  ;  en  tout  624  millions.  Pour  faire  face  à  cette  situation,  M.  Sella  de- 
mande 200  millions  à  l'aliénation  des  chemins  de  fer  de  l'Etat  et  425  à 
l'emprunt.  Cette  dernière  opération  aurait  lieu  en  une  seule  fois,  mais  le 
recouvrement  se  répartirait  sur  18  mois.  Pour  arriver  à  l'équilibre  budgé- 
taire, il  demande,  en  outre  :  1°  la  faculté  d'étendre  à  toutes  les  provinces 
l'impôt  sur  les  bâtiments,  qui  existe  déjà  en  Piémont  et  en  Lombardie  ; 


BUM.KTIN   FINANCIKR.  l-i7 

2o  celle  (l'éleNer  à  liO  millions,  au  lieu  de  31)  liinpôl  sur  la  ricliosse  mobi- 
lière ;  3"  l'abolition  dos  porls  IVancs  ;  4*^  certaines  modifications  à  la  loi 
sur  leliiubic^  et  ronre};istremont,  destinées  à  en  augmenter  le  |)roduit  et 
en  faeililer  la  |)ereei)lion.  Nous  n'avons  rien  k  dire,  (ui  particulier,  sur  ces 
r(^formes  nouvelles  qui  ont  les  unes  pour  obj(ît  d'universaliser  des  im- 
pôts déji\  installes  dans  dos  localités  spéciales,  les  autres  pour  but  d'aug- 
menter la  productivité  d'impôts  généralement  perçus.  Nous  no  savons  si 
M.  Sella  a,  dans  son  projet  de  budget,  coupé  hardiment  dans  les  dé- 
penses et,  par  exemple,  s'il  a  obtenu  de  son  collègue  de  la  guerre  une 
réduction  sérieuse  et  progressive  dans  le  nombre  des  soldats  sous  les 
drapeaux,  un  désarmement  important  et  capable  de  soulager  doublement 
le  pays  en  diminuant  les  charges  du  budget  et  ramenant  à  des  travaux, 
certainement  plus  productifs,  des  hommes  jeunes  et  valides  ;  en  tout  cas, 
c'est  là  la  réforme  la  plus  urgente,  la  plus  efficace. 

Le  gouvernement  italien  a,  jusqu'à  ce  jour,  emprunté  en  rentes  700  mil- 
lions (somme  ronde),  émis  en  trois  fois  : 

[0  rentes   35,716,000  fr.     produit    493,2S0,4O7   fr. 
20      —       15,000,000  -        197,539,128 

3o      —  715,000  —  9,137,700 

Totaux.    .    .     31,431,000  —        699,947,235 

Le  capital  de  ces  rentes,  au  prix  d'émission,  représente  725  millions  ; 
mais  il  faut  en  déduire  les  frais  de  négociation;  c'est  ce  qui  nous  donne 
le  chiffre  ci -dessus  de  699,947,235,  qui,  rapproché  des  arrérages 
annuels  31,431,000,  fournit  le  taux  de  7.35  0/0. 

Au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes,  le  contrôle  législatif  n'a  pas 
encore  sanctionné  le  plan  de  M.  Sella.  La  discussion  en  est  resté  à  la  loi 
concernant  l'aliénation  des  chemins  de  fer  de  l'État.  Cette  loi  comprend 
trois  parties  ;  l'une  parle  de  la  vente  des  chemins  de  l'État  à  la  compa- 
gnie des  chemins  de  fer  lombards  et  sud-autrichiens;  la  seconde  réor- 
ganise le  réseau  de  la  compagnie  des  chemins  de  fer  romains,  et  traite 
de  sa  fusion  avec  diverses  autres  compagnies  (central-toscan,  Livour- 
nais,  Marennes)  ;  enfin,  la  troisième  révise  le  traité  constitutif  de  la 
compagnie  des  chemins  de  fer  méridionaux  (napolitains).  C'est  la  pre- 
mière partie  qui  suscite  le  plus  de  difficultés  :  or  le  fait  est,  qu'après  avoir 
été  remise  d'année  en  année,  la  discussion  vient  d'être  de  nouveau  sus- 
pendue pour  des  raisons  qui,  quoique  de  détails,  ne  laissent  pas  d'être 
très-sérieuses. 

L'Espagne  éprouve  un  peu  de  mieux  en  ce  moment  dans  sa  situation 
financière.  Au  lieu  d'un  emprunt  forcé  de  600  millions  de  réaux.  le 
ministre  a  présenté  et  fait  adopter  une  loi  pour  un  emprunt  volontaire 
de  300  millions.  De  plus,  le  budget  projeté  de  1863-66,  tel  qu'il  ressort 
des  chiffres  officiels,  ])résente  en  recettes  346  millions  de  francs,  et  en 
dépenses  333,  soit  11  millions  d'excédant  ;  enfin,  des  projets  de  loi  con- 
cernant la  Compagnie  de  la  canalisation  de  l'Ebre,  les  compagnies  de 
chemins  de  fer  et  les  compagnies  de  travaux  publics  semblent  affirmer 
plus  d'activité  dans  le  présent,  plus  d'espérance  dans  l'avenir. 


128  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Le  projet  de  loi  sur  les  compugnies  de  chemins  de  fer  a  une  impor- 
tance toute  particulière,  en  ce  qu'il  autorise  ces  compagnies,  ainsi  d'ail- 
leurs que  celles  ayant  [)our  objet  des  canaux  ou  autres  travaux  publics, 
à  émettre  des  obligations  pour  une  somme  double  dans  certains  cas,  tri- 
ple ou  quadruple  dans  d'autres,  du  capital  actions,  augmenté  des  sub- 
ventions rcrues.  Les  anciennes  lois  ne  permettaient  pas  de  dépasser 
ce  dernier  chiffre.  C'est  le  taux  de  constitution  des  obligations  qui  limi- 
tera le  chiffre  des  obligations  à  émettre  :  à  6  0/0,  le  double  du  capital 
actions  et  subventions;  à  3  0/0  ou  au-dessous,  le  quadruple;  entre  les 
deux  taux  du  double  ou  quadruple  en  raison  inverse  du  taux  de  l'intérêt. 
Nous  ne  croyons  pas  mauvais  de  voir  l'État  se  relâcher  dans  la  fixation 
d'une  limite  qui  doit  varier  selon  les  circonstances;  nous  eussions  même 
préféré  lui  voir  supprimer  toute  limite  et  laisser  le  public  seul  appré- 
ciateur dans  sa  propre  cause;  après  tout  la  loi  ancienne,  malgré  sa  ri- 
gueur, n'aura  pas  empêché  certaines  compagnies  de  suspendre  le  ser- 
vice de  leurs  obligations.  Néanmoins  ce  qui  corrige  le  défaut  de  cette 
réglementation,  c'est  sa  généralité;  au  lieu  d'une  loi  spéciale  à  telle  ou 
telle  compagnie,  comme  en  France,  c'est  une  loi  pour  tous  ;  c'est  mieux 
sous  ce  rapport. 

L'Autriche  voit  également  sa  position  s'améliorer  de  jour  en  jour;  on 
laisse  même  espérer  que  bientôt  la  Banque  nationale  sera  en  état  de  re- 
prendre ses  payements  en  espèces.  A  la  bonne  heure  !  voilà  un  grand  pas 
de  fait,  pourvu  que  l'on  y  persévère.  Il  ne  restera  plus  en  Europe  que  la 
Russie  et  un  peu  la  Prusse  qui  soient  au  régime  du  papier-monnaie,  la 
Turquie  ayant  retiré  le  sien  depuis  quelques  années.  La  Russie,  un  gou- 
vernement despotique  tempéré  par  un  monarque  libéral  ;  la  Prusse,  un 
état  constitutionnel  ayant  pour  chef  un  despote  partisan  du  droit  divin 
et  de  toutes  ses  conséquences!  On  ne  peut  mieux  prouver  la  relation 
qu'il  y  a  entre  la  liberté  politique  et  la  circulation  métallique  qu'en  si- 
gnalant ces  rapprochements.  Mais  l'Amérique!  nous  dira-t-on.  Les  États- 
Unis  sont  hors  de  question  pour  le  moment;  la  guerre  et  la  démocratie 
sont  incompatibles,  et  nous  espérons,  pour  la  conservation  de  la  forme 
du  gouvernement  dont  le  siège  est  à  Washington,  que  la  guerre  cessera 
bientôt. 

Le  Mexique  vient  de  contracter  un  nouvel  emprunt  de  170  millions  de 
francs  ;  on  assure  que  les  titres  représentant  cette  opération  consisteront 
en  500,000  obligations  de  500  francs,  rapportant  30  francs  par  an,  émises 
à  340  fr.  et  remboursables  à  500  fr.,  avec  droit  à  des  lots  dans  la  forme 
des  obligations  municipales  ou  du  Crédit  foncier.  Le  bruit  de  la  pro- 
chaine émission  de  ces  titres  a  redonné  du  courage  à  la  spéculation  sur 
le  6  0/0  mexicain  de  1863  et  ce  dernier  a  monté  depuis  quelques  jours 
d'une  manière  assez  notable.  N'oublions  pas  que  le  trésor  français  en  a 
une  certaine  quantité  en  portefeuille. 

Alph.  Courtois  fils. 


BULLETIN  FINANCIKR. 


129 


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PARIS-LYON-MARSEILLE.  MARS  1865 

UK^Tl;S. -K\NQIIKS.-C1IKMINS      I>K     I  KR. 


cours. 


200 


3  (i/(tvl8(i2),  jouissaïuc  l"'' j.iiivicr  18(i;i.. 
U.mque  lie  France,  jouissanco  janvier  ISdb. . . 

Ctt'dit  foncier,  jouiss.  janvier  IXdli 

Crédit  mobilier,  jouissance  janvier  I8()l>.... 
Soriéié  (jéneralc  pour  fav.  le  liév.  du  coinni. 
Crédit    mobilier  espagnol,  j.  janvier  \  HCùi, ,  . . 

Paris  à  Orléans,  jouissance  octobre  18((/é 

iNord,  jouissance  janvier  1 8(ib 

\\s\.  (Pans  à  Sira.sbouri;),  jouiss.  nov.  1S(')'(,. 
Paris-Lyon-Médilerranée,  jouiss.  nov.  18(>^«. . 

Midi,  jouissance  janvier  \Hl>'i 

Ouest,   jouiss;ince  octobre  \M^t 

Iîessè);es-Alais,  jouissance  janvier  18(i,') 

Libourne- Bergerac,  jouissance,  sipt.  1864  ..  ,, 
Lyon  à  la  Croix-UousiiC,  jouissance  janv.  4  8G4. 
Lyon  à  Sathonay,  jouissance  juillet  ^803. . . . 

Ch:irentes,  j.  février  4  8(15 

Médoc,  jouissance  janvier  i  SCb 

Saint-Ouen  (^Ch.  de  fer  et  docks)  j.  janv.  1865 
Guillaume-Luxembourg,  j.  juillet  4802.... 
Cil.  de  fer  Vict. -Emmanuel,  j.  janv.  .4805... 
Cil.  de  fer  Sud-Autric.-Lomb.,  j.  nov.  4804. 
Chemins  de  fer  autrichiens,  j.  janv.  4  8Gb... . 
Chemins  de  fer  romains,  jouissance  oct.  1864.. 
Chemin  de  fer  ligne  d'Italie,  j.  janvier  4  804. 
Chemin  de  fer  de  l'Italie  mèrid.  j.  janv.  4  8C5 

Chemin  de  fer  ouest  suisse,  j.  mai  4860 

Madr^dàSaragosseet  Alicante,j.  jaHV.  4  865... 

Séville-Xérès-Cadix,  j.  janv.  4  8Gb , 

Nord  de  l'Espagne,  jouissance  janvier  4  80"».., 
Sarragosse  à  Pampelune,  j.  janvier  4  805. . . 
Sarragosse  à  Barcelone,  j.  janvier  4  802. ... 
Chemins  portugais,  j.  janv.  4  865 


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220  » 
293  7b 
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377  bO 
222  bO 
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470 
472  bO 
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PAIR 


FONDS  DIVERS 

Banques  et  Caisses. 


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4  00 
500 

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4  00 
4  00 
4  00 
4  00 
4  00 

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4  00 
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4  00 
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4  00 
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400 
400 
500 
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400 
bOO 
500 
500 
bOO 
500 

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Obi.  trent.,  j.20janv.  6b 
Angleterre  3  0/0,  consol. 
Tunis?  0/0  j.  nov.  4  864 

Haïti-Annuités 

Mexiq.  G  0/0  j.  oct.  4  864. 
Ualie,b  O/O,  j.  janv.  4  86b 

—  3  0/0  j.oct.  4864... 
Rome,  b  0/0,  j.  janv.  6b 
Autr.,  bO,0,  Ang.janv.  6b 

—  lots de  i  800  j.  janv.  65 
Esp.  3  O/Oext.,44  j.  j.  6b 

—  3  0/0ext.4  8b6J.j.6b 

—  3.0/0 int.,j.  janv.  4  86b 

—  Dette  diff.,  j.  janv.  6b 

—  Dette  passive 

Turq.-Emp.  60,  j.  janv. 6b 

Emp.  03 j.  janv.  4  805. 
Belg.  4  4/2  0/0  j.  nov.  64. 
--2  4/2  0/0  j.  janv.  4  80b. 
Russie,  5  0/0  j.  nov.  64.. 
HolL  2  4/2  0/0  j.janv.4  86b 

Crédit  agricole 

Crédit  foncier  colonial.. . . 
Compt.  d'escom.  de  Paris. 
S.-compt.  desEntrepren.. 
Crédit  Indust.  et  comm. . . 
S.  C.  du  comm.  et  de  l'ind. 
Soc.  de  dép"*  et  Ctes  cour. . 

Caisse  Bechet  et  C* 

L'approvisionnement .... 

Banque  de  l'Algérie 

Id.  E.  Naud  et  C*  Bonnard. 

Cré<lit  Lyonnais 

Omnium  lyonnais 

Compt.  d'esc.  de  Lyon. . . 
Crédit  foncier  autrichien. 

Crédit  en  Espagne 

Banque  ottomane 

Banque  dedép.des  Pays-Bas 

Crédit  mob.  italien 

Crédit  mob.  néerlandais.. 


Plus 

haut. 


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bas. 


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SOCIÉTÉS    DIV' 

par  actions. 


Omnibus  de  Paris 

C*  imp.  d,  voit.  dePari.s. 
Canal  maritime  de  Suez. 
Mess.  Impér.  serv.  mar. 

Navigation  mixte 

Marc  Fraissinet  et  C*. . . 
Comp.  transatlantique  .. 
Loire  (charbonnag.)  .  .  . 
Montrambert  (charb.).  • 
Saint-Étienne  (charb  ).  . 
Rive-de-Gier  (.charb.).  . 
Grand'Combe  (charb.)  . 

Carmaux 

Vieille-montagne  (zinc\. 

Silésie  (ziric^ 

Terre-Noire  (forges)  . .  . 
Marine  et  chemin  de  fer. 
Méditerranée  (forges)  •  . 

Océan  (forges") 

Greusot  (forges) 

Fourchambautt  (for/jes). 

Horme  (forges) 

Firminy  (aciéries^ 

Ghàtillon  etCommentry. 
J.-F.Cail  et  C*  (usines). 
Magas.  génér.  de  Paris. 
Docks  de  Marseille.  .  .  . 
Rue  impériale  (Lyon).  . 
C^  immobilière  (UivoU), 

Deux-Cirques 

C*  générale  des  eaux.  . 
Gaz  (le  Paris 

—  do  Lyon 

—  de  Marseille 

—  lie  Bruxelles 

Union  des  ga;: 

Lin  Maberly 

Lin  Cohii 

Salines  de  l'Est 

verreries    Loire-Rhône, 
National-Incendie...  . 
Comptoir  maritime. .  . 


Plus  1 

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2«  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  15  avril  1865. 


130 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


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SliriÈTË  D'RCONOMIE  POLITIQUE.  131 


SOClinr:   IVKCONOMIK   POLITIOUE 


RérNioN  ni)  G  FÉvnirn.  Oisnission. 

RÉUNION  nii  fi  MAi\s.  Ouvra(î(s  présentés. 

RÉUNION  DU  6  AvuiL.  (lomraunications  sur  la  mort  de  M.  Richard  Cobden,  etc. 

Réunion  du  O  février  1865 

—    SUITE    (1)   — 

DE   LA   SUPPRESSION    DES    DROITS    DE   NAVIGATION    SUR    LES    CANAUX 
ET    DE    l'amélioration    DES    VOIES    NAVIGABLES. 

La  question  était  posée  au  pro^î^rainme  eu  ces  termes  par  M.  Hippo- 
lyte  Peut  :  «  ^Nécessité  et  possibilité  d'une  grande  réduction  du  prix  du 
transport.  » 

L'auteur  de  la  proposition  commence  par  insister  sur  rimportance 
des  frais  de  transport,  qui  sont  un  des  principaux  éléments  du  prix  des 
choses.  Il  cile,  entre  autres  exemples,  le  diamant,  pour  lequel  il  sem- 
blerait au  premier  abord  que  le  transport  est  chosa  insignifiante,  et  dans 
la  valeur  duquel  entrent  néanmoins  pour  une  portion  notable  les  frais  de 
transport  de  toutes  les  choses  qui  ont  servi  à  sa  production  :  aliments  des 
ouvriers,  outils,  maiériaux,  vêtements,  habitations.  M.  Peut  estime  que, 
pour  un  grand  nombre  de  choses,  les  frais  du  transport  constituent  les 
trois  quarts,  pour  beaucoup  d'autres  même  les  neuf  dixièmes  de  leur 
prix  de  revient. 

Le  perl^ectionnement  des  voies  de  communication  est  donc  un  des 
plus  grands  besoins  sociaux  à  satisfaire.  Pour  atteindre  ce  but,  on  a 
encouragé,  trop  encouragé,  dans  bien  des  circonstances,  les  chemins  de 
fer,  auxquels  on  a  donné  les  subventions  par  milliards  et  auxquels  on  a 
illogiquement  sacrifié  les  voies  navigables.  Il  serait  temps  d'agir  d'une 
manière  plus  rationnelle  et  de  faire  pour  les  voies  d'eau  une  partie  des 
efforts  qu'on  a  faits  pour  les  autres. 

M.  Peut  pense  qu'on  pourrait  obtenir  de  grands  résultats  de  la  sup- 
pression des  droits  d3  navigation,  et  de  quelques  centaines  de  millions 
utilement  dépensés  pour  faire  sur  les  voies  navigables  d'importantes 
améliorations.  Les  droits  de  navigation  ne  produisent  au  Trésor  qu'une 


(1)  Voir  le  compte  rendu  du  commencement  de  la  séance  dans  le  nu- 
méro de  févrior,  tome  XLV,  p.  301. 


132  JOURNAL  DES  ÉGONUAIISfES. 

somnie  insignifiarile,  quatre  à  cinq  millions,  et  ils  arrêtent  le  développe- 
ment des  transports  par  eau,  qui  devraient  pouvoir  être  faits  gratuite- 
ment, comme  les  transports  sur  les  routes  de  terre.  M.  Peut  estime, 
d'autre  part,  qu'avec  une  dépense  de  trois  cents  millions  la  France  pour- 
rait avoir  un  admirable  réseau  de  navi^i^ation,  à  l'aide  duquel  l'agricul- 
ture, rindustrie  et  le  commerce  recevraient  une  impulsion  semblable  à 
celle  que  toutes  les  industries  ont  reçue,  en  Angleterre,  des  réformes 
financières  de  sir  Robert  Peel;  car  la  diminution  des  frais  de  transport 
par  la  navigation  intérieure  am.ènerait  une  diminution  notable  du  prix 
de  revient,  d'où  une  grande  supériorité  de  nos  manufactures  sur  les  divers 
marchés  extérieurs,  un  accroissement  notable  de  nos  exportations. 

M.  DupuiT,  inspecteur  général  des  ponts  et  chaussées,  dit  qu'il  ne  faut 
pas  confondre  les  prix  de  transport  payés  par  les  commerçants  avec  les 
frais  réels  de  transport  qui  retombent  forcément  à  la  charge  du  con- 
sommateur, de  quelque  manière  qu'on  s'y  prenne.  L'État  a  créé  des  voies 
navigables  et  il  les  entretient  à  l'aide  de  grandes  dépenses;  il  se  rem- 
bourse des  intérêts  des  capitaux  dépensés  et  des  frais  d'entretien  en 
imposant  des  droits  de  navigation.  Certes,  si  ces  droits  étaient  tels  que 
leur  produit  dépassât  sensiblement  ces  intérêts  et  ces  frais  d'entretien,  il 
y  aurait  lieu  d'examiner  si  des  réductions  ne  seraient  pas  utiles  et  oppor- 
tunes. Mais  il  est  bien  loin  d'en  être  ainsi  :  les  quatre  ou  cinq  millions 
que  reçoit  l'État  comme  droits  de  navigation  sont  bien  inférieurs  aux 
sommes  dépensées  par  lui  pour  créer  ou  améliorer  la  navigation.  Qui 
donc  a  le  droit  de  se  plaindre  de  cet  impôt  ?  Ceux  qui  le  payent  ne  sont- 
ils  pas  ceux  qui  en  profitent  le  plus  ?  Ne  serait-il  pas  juste  au  contraire 
que  l'impôt  fijt  assez  élevé  pour  que  les  voies  de  navigation  fussent 
exclusivement  à  la  charge  de  ceux  qui  s'en  servent? 

On  cite  comme  exemple  la  gratuité  de  la  circulation  des  routes,  sans 
faire  attention  que  l'État  ne  fait  payer  directement  les  services  qu'il 
rend  que  quand  cela  peut  se  faire  avec  justice  et  économie.  En  principe, 
un  impôt  de  circulation  sur  les  routes  serait  juste;  mais,  pour  le  perce- 
voir, il  faudrait  établir  sur  les  routes  des  barrières  et  des  instruments 
de  pesage  nombreux,  entretenir  un  personnel  coûteux,  gêner  la  circu- 
lation rapide,  et  en  résumé  demander  au  contribuable  le  double  de 
l'impôt  qui  entrerait  dans  les  caisses  du  Trésor,  à  cause  des  frais  de 
perception  qui  seraient  énormes.  Le  contribuable  qui  devrait  fournir  de 
ce  chef  vingt-cinq  millions ,  et  auquel  on  en  demanderait  cinquante  au 
moyen  des  barrières  à  péage,  préfère  n'en  donner  que  vingt-six  ou  vingt- 
sept  par  l'augmentation  des  autres  impôts.  Il  n'en  est  pas  de  même  pour 
les  droits  de  navigation  ;  ils  sont  faciles  et  peu  coûteux  à  percevoir  et  ne 
gênent  pas  la  circulation.  11  n'y  a  donc  aucun  prétexte  pour  demander 
la  gratuité  de  la  navigation.  Cette  gratuité  n'est  d'ailleurs  qu'apparente. 


SOClP/ri^:  Dt,GONOiMIK  FOLITKJUK.  133 

Lorsiiu'on  per(eclionii('  une  voir  do  coinuiunicaiioii  cl  (|ii(*  (kiix  clio\aux 
siilfisent  pour  tirer  le  fardeau  qui  en  exifyeait  quatre  auparavant,  la 
société  i|aj;ne  évidemment  la  dépense  des  deux  clievaux  supprimés.  11  y 
a  réduction  réelle  des  frais  de  transport;  mais  la  réforme  que  demande 
M.  Peut  ne  produit  ri(!n  de  pareil.  Les  quatre  ou  cin(|  millions  de  recette 
enlevés  à  l'Étal,  il  faudra  Iji{;n  les  lui  rendre  sous  nue  autre  forme,  de 
sorte  que  la  marchandise  dont  on  aura  de^jrevé  le  transport  se  trouvera 
g^revée  par  le  fisc  d'une  autre  manière,  et  le  consommateur  ne  la  payera 
pas  moins  cher.  Cette  supériorité  que  la  gratuité  de  la  navigation  doit 
nous  donner  sur  les  nations  étrangères  est  aussi  une  illusion  complète; 
et  si  ce  n'était  pas  une  illusion,  il  serait  bien  facile  d'y  arriver  pour  toute 
espèce  de  marchandise.  Il  est  évident  que,  si  l'État  achetait  de  la  laine  et 
la  donnait  gratuitement  aux  filateurs,  les  fabricants  de  draps  français 
pourraient  obtenir  le  monopole  de  la  fourniture  de  drap  dans  le  monde 
entier,  et  réaliser  ces  beaux  bénéfices  que  M.  Peut  fait  briller  à  nos  yeux. 
Mais,  en  fin  de  compte,  pour  que  l'État  pût  donner  la  laine,  il  faudrait 
qu'il  Tachetât  et  qu'il  en  fît  payer  le  prix  aux  contribuables;  le  con- 
sommateur français  payerait  ainsi  son  drap  moins  cher  au  fabricant, 
mais  il  lui  faudrait  payer  à  l'État  l'équivalent  de  son  économie,  et  de 
plus  la  laine  consommée  par  l'étranger.  La  suppression  que  réclame 
M.  Peut  va  même  contre  son  but.  Il  demande  que  l'État  fasse  pour  trois 
cents  millions  de  canaux.  Comment  pourra-t-il  se  procurer  cette  somme, 
si  d'avance  on  lui  refuse  les  moyens  justes  et  naturels  d'en  payer  l'inté- 
rêt? Et  ces  canaux,  une  fois  faits,  qui  en  payera  l'entretien.? 

Les  droits  de  navigation  sont  un  de  ces  rares  impôts  qui  sont  le  prix 
d'un  service  rendu,  et  dont  la  justice  et  la  légitimité  sont  parfaitement 
comprises  par  ceux  qui  les  payent;  M.  Dupuit  les  verrait  donc  suppri- 
mer avec  regret. 

M.  WoLowsKi,  membre  de  l'Institut,  regrette  que  M.  Peut  soit  tombé 
dans  des  exagérations  évidentes.  Le  prix  des  transports  entre  pour  une 
portion  notable  dans  le  coût  de  beaucoup  de  produits  ;  mais  dire  d'une 
manière  générale  qu'il  en  constitue  les  neuf  dixièmes,  c'est  commettre 
une  grave  erreur  et  mal  servir  la  cause  que  M.  Peut  veut  défendre.  Les 
évaluations  les  plus  réservées  ne  font  pas  monter  à  moins  de  seize  mil- 
liards le  total  actuel  de  la  production  de  la  France  ;  or,  personne  n'ima- 
ginera que  le  prix  des  transports  dépasse  quatorze  milliards  !  S'il  en 
était  ainsi,  l'économie  de  quatre  millions  800,000  fr.,  qui  résulterait  de 
la  suppression  des  droits  de  navigation,  ferait  bien  maigre  figure  en 
présence  de  ce  total  colossal ,  et  n'exercerait  aucune  influence  percep- 
tible. Ces  droits  montaient,  il  y  a  peu  d'années,  à  onze  millions;  ils  ont 
été  réduits  de  plus  de  moitié  ;  ce  qui  reste  est  destiné  à  balancer  les  frais 
d'entretien. 


l'^î  JOURNAL  DES  ÉC0N()\11STES. 

Les  accusations  diri^jcies  contre  les  chemins  de  fer  pèchent  par  beau- 
coup d'injustice.  Ces  voies  perfectionnées  ont  rendu  aux  transports  un 
service  immense.  Elles  ont  provoqué  Tauf^mentation  de  la  production 
en  ouvrant  de  nouveaux  débouchés,  et  la  réduction  des  frais  compte  par 
centaines  de  millions.  Sur  le  demi-milliard  de  produit  brut  des  chemins 
de  fer,  environ  les  deux  tiers  représentent  le  prix  du  transport  des  mar- 
chandises dont  les  voies  perfectionnées  de  communication  ont  diminué 
le  coût  de  moitié.  En  présence  de  ce  beau  résultat,  Téconomie  réclamée 
par  M.  Peut  n'a  pas  une  [grande  portée. 

Suivant  M.  Lamé  Fleury,  ing^énieur  des  mines,  la  multiplicité  et  la 
complexité  des  questions  soulevées  par  M.  H.  Peut  sont  telles,  qu'il  re- 
nonce à  user  de  son  tour  de  parole,  d'autant  plus  que  les  difficultés  fon- 
damentales ont  été,  selon  lui,  nettement  abordées  par  M.  Dupuit.  Il  se 
borne,  en  conséquence,  à  soumettre  à  la  réunion  une  observation  de 
fait  qui  lui  semble  intéressante. 

L'expérience  prouve  que  les  récentes  diminutions  apportées  dans  les 
tarifs  de  chemin  de  fer  pour  le  transport  de  la  houille,  sur  les  réseaux 
du  Nord,  de  l'Est  et  de  Lyon,  n'ont  point  amené  l'abaissement  du  prix 
de  cette  matière  première.  Il  y  a  eu  simple  déplacement  de  receltes 
entre  la  Compagnie  de  chemins  de  fer  et  la  batellerie  ou  le  concession- 
naire houiller,  le  consommateur  restant  forcément  spectateur  désinté- 
ressé de  ce  mouvement.  Cela  se  conçoit  aisément,  eu  égard  à  l'indépen- 
dance qui  existe  au  fond  entre  le  prix  de  vente  et  le  prix  de  revient. 
Quand  le  fait  se  produit  naturellement,  il  n'y  a  évidemment  rien  à  dire. 
Mais  il  faut  y  regarder  de  près,  quand  il  s'agit  de  déterminer  artificiel- 
lement un  phénomène  économique  dans  l'intérêt  prétendu  du  consom- 
mateur, —  qui  pourrait  très-bien  ne  pas  même  s'en  apercevoir. 

^L  DE  Labry,  ingénieur  des  ponts  et  chaussées,  pense  que  la  demande 
de  la  suppression  des  droits  perçus  par  TÉtat  sur  la  navigation  inté- 
rieure que  fait  M.  Peut  est  digne  d'une  très-sérieuse  attention.  En  effet, 
les  droits  perçus  par  l'État  sur  la  batellerie  et  le  flottage  sont  l'entrave 
dont  se  plaignent  le  plus  vivement  les  industriels  directement  intéressés 
à  notre  navigation  intérieure.  Si  l'État  ne  faisait  à  cet  égard  que  des  re- 
cettes, l'argument  de  M.  Dupuit,  suivant  lequel  ceux  qui  profitent  des 
travaux  publics  doivent  payer  pour  ces  travaux  les  dépenses  d'entretien 
et  l'intérêt  du  capital  dépensé,  —  cet  argument  s'appliquerait  ici.  Mais 
l'État  f  iit  maintenant  chaque  année  pour  l'enlretien  el  les  réparations 
courantes  des  voies  navigaijles  pour  environ  12  millions  de  travaux;  en 
outre,  il  dépense  pour  les  grandes  améliorations  ou  la  construction  de 
ces  mômes  voies  environ  10  millions,  ce  qui  porte  la  dépense  totale  faite 
par  année  pour  notre  navigation  intérieure  à  22  millions.  Les  droits  que 


<;(ICII^,TÉ   Dt.r.ONOMli:  POLITlOUIi.  13o 

perçoit  TÉlal,  sur  celle  iiavi};alioii  ne  s'élèvenl  en  moyenne  ((n'a  A  mil- 
lions el  demi.  L'Élal  nliliserail-il  mieux  les  ressources  nationales  en  re- 
nonçant il  cette  recette  de  4  millions  et  demi,  el  en  retranchant  une 
somme  éiyalc  sur  les  millions  (ju'il  dépense  pour  nos  voies  navi^jables. 
Si  l'on  consulte  les  mariniers,  les  entrepreneurs  de  batellerie,  les  com- 
morçanls  (pii  se  servent  liahitiiellemenl  de  la  naviîyation  intérieure,  tous 
rcpoiidenl  anirmativement.  11  s'ajjit  donc  ici,  non  d'ôter  à  la  niasse  des 
coulribuables  une  portion  de  leur  revenu  au  profit  d'une  classe  spéciale, 
mais  de  chercher  une  proportion  meilleure  entre  une  recette  et  une  dé- 
pense concernant  toutes  deux  le  même  objet.  Ceux  qui  sont  particuliè- 
rement inléressés  dans  la  question  proclament  qu'il  faut  ùter  un  même 
poids  aux  deux  plateaux  de  la  balance.  Il  est  possible  qu'en  se  ranijeant 
à  leur  opinion  rÉtat  rende  plus  de  services  au  public.  Ce  serait  peut-être 
une  réforme  à  laquelle  ceux  qui  pratiquent  la  navififation  intérieure  ga- 
gneraient, sans  que  les  contribuables  en  général  y  perdissent.  Et  même 
l'État  épargnerait  à  la  société  des  faux  frais  de  recette  et  des  faux  frais 
de  dépenses;  il  ferait  donc  une  opération  bonne  pour  tout  le  monde. 

Ainsi  la  question  n'est  pas  de  celles  dont  on  doive  dédaigneusement 
éviter  l'examen,  en  posant  une  question  préalable  de  principes.  Elle  est 
de  celles  pour  lesquelles  une  bonne  solution  ne  peut  résulter  que  d'une 
étude  approfondie. 

Voici  quel  devrait  être  le  sens  dans  lequel  serait  dirigée  cette  étude. 
La  suppression  des  droits  de  navigation  n'est  peut-être  pas  indispensa- 
ble sur  les  voies  où  la  batellerie  est  très-prospère;  car  cette  prospérité 
même  prouve  que  l'industrie  des  transports  supporte  aisément  sur  ces 
voies  les  charges  qui  lui  sont  imposées.  Mais  celte  réforme  serait  d'une 
utilité  très-grande  sur  les  voies  d'eau  où  la  navigation  est  en  souffrance. 
C'est  sur  ces  voies  qu'elle  serait  le  moins  onéreuse  au  budget,  car  les 
droits  perçus  par  le  Trésor  y  rapportent  peu.— Sur  l'Yonne,  par  exem- 
ple, on  exécute  pour  faciliter  la  navigation  un  ensemble  de  grands  tra- 
vaux évalué  12  millions,  et  sur  lequel  8  millions  environ  ont  déjà  été 
dépensés;  en  outre,  on  consacre  à  l'entretien  une  centaine  de  mille  francs 
par  an;  si  Ton  joint  à  ces  100,000  francs  l'intérêt  des  8  millions  dépen- 
sés, on  obtient  un  sacrifice  de  500,000  francs  fait  chaque  année  par  le 
Trésor  public.  Les  droits  de  navigation  ne  rapportent  guère  à  l'État, 
pour  toute  la  longueur  de  cette  rivière,  que  50,000  francs  par  an.  La 
batellerie  et  les  flotteurs  de  l'Yonne  préféreraient  de  beaucoup  la  sup- 
pression de  ces  droits  à  une  grande  partie  des  ouvrages  qui  restent  à 
construire,  et  même  de  ceux  qui  sont  exécutés.  M.  de  Labry  a  été  chargé 
d'un  service  d'ingénieur  sur  l'Yonne;  quand  il  inspectait  les  travaux, 
plus  d'un  patron  de  bateau  lui  a  dit  :  a  Au  lieu  de  nous  faire  des  bâtisses 
sur  la  rivière,  vous  agiriez  bien  mieux  en  demandaiit  la  suppression  des 
droils  du  Trésor;  vos  constructions  ne  diminuent  guère  ou  plutôt  ne 


136  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

diminuent  pas  du  tout  nos  frais;  la  suppression  des  droits  payés  par 
nous  à  l'État  diminuerait  ces  frais  à  coup  sûr.  »  Sur  la  Moselle,  les 
sommes  dépensées  par  l'État  pour  l'entretien  des  travaux  de  navigation 
s'élèvent  par  an  à  environ  50,000  francs,  et  les  droits  de  navig^ation 
n'atteignent  pas  2,000  francs.  Ces  deux  exemples  montrent  que,  sur  les 
voies  d'eau  peu  prospères,  le  sacrifice  que  l'État  ferait  de  ses  droits  de 
navigation  ne  serait  pas  bien  lourd  pour  le  Trésor,  et  la  vivacité  avec 
laquelle  la  batellerie  locale  le  demande  rend  probable  qu'il  serait  très- 
utile  à  l'industrie. 

Du  reste,  une  grande  expérience  récemment  faite  prouve  contre  les 
droits  de  navigation.  Ils  ont  été  abaissés  par  un  décret  rendu  à  la  fin  de 
i860.  Par  suite  de  ce  décret,  le  produit  des  droits  qui  était,  en  1860,  de 
six  millions  et  demi,  est  descendu,  en  1861,  à  quatre  millions;  mais  il 
a  constamment  remonté  depuis,  et  il  a  atteint,  en  1863,  presque  cinq 
millions  :  en  outre,  ce  qui  est  plus  important,  depuis  1860,  le  tonnage 
sur  nos  voies  d'eau  a  augmenté  chaque  année  d'environ  un  dixième,  de 
sorte  qu'une  réduction  des  droits  a  fait  accroître  d'un  tiers,  en  trois  ans, 
l'importance  de  notre  navigation  intérieure  :  résultat  qu'étaient  loin 
d'atteindre,  avant  l'abaissement  des  droits,  les  millions  assez  nombreux 
dépensés  chaque  année  par  l'État  en  travaux  sur  les  voies  navigables  ! 
Cette  expérience  est  donc  favorable  à  l'atténuation  ou  à  la  suppression 
des  droits. 

Ainsi,  la  première  proposition  de  M.  Peut  est  digne,  au  moins  en 
partie,  d'être  appuyée.  M.  Peut  a  encore  raison  en  désirant  que  la  France 
soit  dotée  d'un  excellent  système  de  navigation  intérieure.  Mais,  s'il 
pense  que  cela  soit  facile  et  peu  coûteux,  il  s'abuse.  Les  travaux  en 
cours  d'exécution  pour  notre  navigation  intérieure  sont  évalués  trois 
cents  millions,  sur  lesquels  il  reste  aujourd'hui  à  dépenser  une  centaine 
de  millions.  Ces  travaux  seront  loin  de  constituer  à  notre  pays  un  réseau 
de  navigation  qui  soit,  pour  employer  l'expression  de  M.  Peut,  admirable. 
Si  l'on  voulait  amener  la  France,  sous  ce  rapport,  au  niveau  de  pays 
plus  favorisés,  tels  que  l'Angleterre  ou  la  Belgique,  il  faudrait  une  nou- 
velle dépense  d'au  moins  trois  ou  quatre  cents  millions.  On  ne  devrait 
pas  compter  beaucoup  sur  nos  rivières.  En  effet,  il  y  a  trois  moyens 
d'établir  une  ligne  de  navigation  intérieure;  ce  sont  :  un  canal  à  point 
de  partage,  un  canal  de  dérivation,  des  ouvrages  rendant  navigable  une 
rivière  qui  ne  l'est  pas,  ou  qu'il  l'est  difficilement.  Les  travaux  de  cette 
dernière  nature  entrepris  dans  notre  pays  ont  réussi  médiocrement,  et, 
dans  l'avenir,  ils  ne  donneraient  pas  de  meilleurs  résultats.  Ils  nous 
mettent  en  face  de  grands  imprévus  :  les  actions  de  l'eau  courante,  la 
difficulté  d'apprécier  complètement  à  l'avance  les  fonds  des  cours  d'eau, 
les  mécomptes  sur  l'effet  définitif  des  ouvrages.  Un  canal  que  l'on  creuse 
en  plein  champ,  que  l'on  crée  de  toutes  pièces,  où  l'on  manœuvre  Peau 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  137 

ù  son  p,ré,  est  (riin  résultat  plus  sûr;  mais  il  est  fort  coûteux.  Les  trois 
ou  quatre  cents  nouveaux  millions  que  l'on  dépenserait  ainsi  produiraient 
beaucoup  de  bien,  mais  ils  ne  donneraient  pas  encore  les  effets  merveil- 
leux que  semble  se  promettre  M.  Peut  :  pour  obtenir  un  transport  par 
eau  à  peu  près  gratuit  entre  deux  points  quelconques  du  territoire,  ils 
ne  suffiraient  certes  pas. 

La  mise  en  parfait  état  de  notre  navijyation  intérieure  rentre  dans  une 
(grande  question  générale  :  l'innocuité  et  Tutilisation  de  toutes  les  eaux. 
Ce  vaste  pro[jrès  consisterait  à  retenir,  surtout  pendant  les  crues  et 
pendant  l'hiver,  non-seulement  tout  filet  d'eau  qui  pourrait  nuire,  mais 
encore  tout  filet  d'eau  qui  ne  serait  pas  utile,  à  emmafjasiner  tous  ces 
filets,  et  à  leur  rendre  l'écoulement  à  l'instant  le  plus  favorable  pour  la 
navi(çation,  l'agriculture,  l'industrie.  Ce  beau  problème  sera-t-il  jamais 
résolu  en  pratique?  Ne  faisons  pas  de  réponse  absolue!  Mais,  à  mesure 
que  la  civilisation  matérielle  avance,  on  peut  marcher  vers  la  solution. 
Les  résultats  que  donne  l'utilisation  des  eaux  sont  d'autant  plus  précieux 
que  le  pays  devient  plus  riche,  et  la  population  plus  dense.  Les  dépenses 
réelles  de  cette  grande  œuvre  deviendront  d'autant  plus  faibles  que  les 
voies  de  communication,  en  se  multipliant  et  en  s'améliorant,  permet- 
tront de  concentrer  plus  facilement  les  matériaux  et  la  main  d'œuvre 
sur  les  points  où  peuvent  s'exécuter  les  retenues  d'eau  ;  —  que  le  per- 
fectionnement et  le  plus  grand  nombre  des  machines  abaisseront  le  prix 
réel  de  la  construction.  En  des  temps  bien  reculés,  l'Egypte  avait  déjà  fait 
de  grandes  choses  pour  l'utilisation  des  eaux;  c'est  que  la  fertilisation 
par  le  Nil  était  pour  elle  une  question  de  vie  ou  de  mort,  que  les  empla- 
cements des  réservoirs  ne  coûtaient  probablement  rien,  que  la  main 
d'œuvre,  exigée  par  la  force  des  peuplades  vaincues,  coûtait  peu  de 
chose.  Ce  bon  marché  du  travail  dû  à  la  barbarie,  c'est  la  civilisation 
extrême  qui,  par  des  voies  tout  opposées  peut,  en  réalité,  le  ramener 
chez  nous.  La  création  d'un  magnifique  réseau  navigable  n'est  pas  une 
question  d'un  jour  :  nous  devons  y  travailler  sans  cesse,  activement  ; 
mais,  pour  l'exécuter,  il  faut  faire  la  part  des  années. 

Ln  résumé,  il  serait  utile  de  réduire  ou  de  supprimer  les  droits 
perçus  par  l'État  sur  la  navigation  intérieure,  surtout  pour  les  voies 
d'eau  où  l'industrie  des  transports  est  en  souffrance.  Quant  à  notre  ré- 
seau navigable,  on  doit  y  travailler  courageusement,  mais  raisonnable- 
ment et  sans  illusions. 

M.  Bertrand,  ancien  officier  de  marine,  fait  remarquer  que  beaucoup 
d'améliorations  sont  nécessités  sur  les  lignes  fluviales  par  les  établisse- 
ments des  riverains;  que  d'autres  profiteraient  surtout  à  ces  mêmes 
riverains,  et  que,  s'il  y  a  des  sacrifices  à  faire,  c'est  à  ces  propriétaires 
qu'elles  incombent  naturellement,  et  non  à  l'État. 


138  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  Mayer-Hastorg,  ex-vice-p résident  de  la  société  de  la  réforme 
douanière  bel|je,  fait  remarquer  d'un  autre  côté  que  les  voies  naviga- 
bles semblent  devoir  être  progressivement  supplantées  par  les  voies 
ferrées.  En  ce  moment  en  Belgique  on  se  propose  de  faire  un  chemin 
de  fer  de  Charleroi  à  Bruxelles  pour  le  transport  des  houilles,  bien  qu'il 
y  ait  un  canal  qui  met  en  communication  le  centre  du  charbonnage  avec 
la  capitale. 

M.  ViLLiAUMÉ  trouve  qu'au  fond,  la  proposition  de  M.  Peut  frise  le 
communisme,  parce  qu'elle  tendrait  à  faire  de  l'État  un  voiturier  gra- 
tuit, tandis  que  les  vrais  principes  exigent  que  chaque  citoyen  paie  les 
services  matériels  qu'on  lui  rend.  Si  par  exemple  le  paysan  qui  ne  reçoit 
jamais  de  lettres  payait  pour  la  poste  autant  d'impôts  que  le  négociant 
qui  en  reçoit  vingt  mille  par  an ,  ne  pourrait-il  pas  exiger  en  échange 
qu'on  laboure  gratuitement  son  champ,  quoique  le  négociant  n'ait  jamais 
besoin  de  charrues  ?  La  raison  serait  la  même. 


RéuiiSon  du    G  mars  1865  (1). 

Ouvrages  présentés  :  Première  séance  annuelle  des  Bibliothèques  communales.  — 
La  propriété  et  le  morcellement  du  sol,  le  régime  hypothécaire,  le  crédit  foncier 
et  l'absentéisme^  par  M.  Usquilî.  —  The  social  science  reuiew,  journal  of  political 
tconomy  and  statistics  à  New -York.  —  Adress  on  railway  reform,  par  M.  Chadwick. 
—  L'usure  et  la  loi  de  1807,  par  M.  Ch.  Périn.  —  Traité  des  brevets  d'invention, 
par  M.  Renouard. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  a  présenté  les  ouvrages  suivants  (*2)  : 

De  la  part  de  M.  Ch.  Thierry-Mieg,  membre  de  la  Société  :  Première 
séance  annuelle  de  la  Société  des  bibiiotlièques  communales  (3),  heureuse 
idée  dont  MM.  Macé,  J.  Dollfus,  Ch.  Thierry-Mieg,  Jules  Simon,  etc., 
sont  les  zélés  propagateurs. 

La  Banque  de  France  et  les  banques  départementales,  par  M.  L.  de  La- 
vergne  (4). 
La  première  partie  de  cette  brochure  est  la  réimpression  de  la  notice 


(1)  Voir  le  reste  du  compte-rendu  dans  le  numéro  de  mars,  p.  464. 

(2)  M.  Jules  Simon  nous  écrit,  à  propos  de  la  brochure  sur  les  asso- 
ciations, présentée  à  la  dernière  séance,  qu'il  fait  bien  partie  du  comité 
qui  a  publié  cette  brochure  ;  mais  qu'il  réserve  son  opinion  sur  le  fond 
du  projet. 

D'autres  membres  ont  fait  les  mêmes  réserves,  MM.  Horn  et  Lan- 
juinais,  si  nous  ne  nous  trompons. 

(3)  .3  novembre  1864.  Golmar,  Decker.  In-8  de  42  pages. 

(4)  Paris,  Guillaumin  et  C'.  ïn-8  de  40  pages.  2  fr. 


SOCll-.TÉ  D'I^;C0N0>11K   POLITIOUK.  139 

liislorique,  daiib  la'iuclic  M.  de  Lavergne  a  combaUu  le  monopole  uni- 
taire, en  faisant  ressortir  les  avantages  de  la  pluralité  des  Banques.—  La 
seconde  partie  est  un  autre  coup  d'œil  rétrospectif  plein  d'intérêt  sur 
la  caisse  d'escompte  dont  l'orijanisation  et  les  expéri(;nces  méritaient 
d'être  rappelées  dans  le  débat  soulevé  au  sujet  des  institutions  de  crédit. 

La  propriété  et  le  morcellement  du  sol,  le  régime  hypothécaire,  le  crédit 
foncier  et  Vabsentisme,  par  M.  E.  Usquin  (1).  C'est  une  étude  historique 
qui  remonte  aux  temps  les  plus  reculés  des  peuples  de  l'Orient.  L'idéal 
de  l'auteur  consiste  cà  faciliter  la  division  du  sol,  en  évitant  le  morcel- 
lement exa(yéré. 

Le  premier  numéro  de  The  social  science  review  quarterhj  journal  of 
political  economij  and  statistics,  publié  à  New-York  (2),  par  M.  Alexandre 
Delmar  et  Simon  Stern.  Envoyons  nos  vœux  ds  propriété  et  de  great  cir- 
culation, à  nos  confrères  de  l'autre  côté  de  l'Océan.  —  Cette  première 
livraison  contient  la  reproduction  d'une  récente  discussion  sur  le  spiri- 
tualisme et  le  matérialisme  en  économie  politique,  au  sein  de  la  Société 
d'économie  politique. 

Adress  on  Railway  reform  (3),  par  M.  Edwin  Chadwick.  L'auteur, 
président  de  la  section  d'économie  et  de  commerce  de  l'association  pour 
le  pro[ifrès  de  la  science  sociale,  traite,  dans  une  lecture  récemment 
faite  à  une  réunion  de  cette  section,  des  améliorations  qu'il  y  avait  à 
faire  à  la  législation  et  à  l'administration  des  transports  sur  les  chemins 
de  fer  en  Ang^leterre. 

L'usure  et  la  loi  de  1807  (4),  par  M.  Charles  Périn,  professeur  de 
droit  public  et  d'économie  politique  à  l'université  de  Louvain.  Cette 
étude  est,  à  divers  égards,  instructive  et  intéressante,  tant  à  cause  du 
talent  de  l'auteur  que  du  point  de  vue  où  il  se  place  et  qui  l'amène  à 
défendre  beaucoup  trop  la  thèse  de  saint  Thomas  et  pas  assez  celle  de 
Turgot  et  de  Bentham. 

M.  WoLowsKi  trouve  que  ce  n'est  pas  là  une  interprétation  exacte  de 
la  pensée  de  M.  Périn.  Celui-ci  a  parfaitement  démontré  la  légitimité  de 
l'intérêt  :  il  s'est  simplement  attaciié  à  rechercher  comment  il  sérail 
possible  d'empêcher  l'abus  des  passions,  de  l'ignorance,  de  la  faiblesse 
et  du  besoin  extrême;  c'est  à  cet  abus  qu'il  applique  la  qualification 


(1)  In-8  de  207  pages,  i86o.  Paris,  Guillaumin  et  C^.  Terminé  par  des 
tableaux  d'amortissement  et  d'emprunts  remboursables  par  annuités. 
(-2)  Broadway,  161.  ln-8  de  8  feuilles. 

(3)  In-8  de  49  pages.  Londres,  i865,  Adam  Street, 

(4)  ln-8  de  412  pages  ;  Paris,  Lecoffre. 


140  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

d'usure,  et.  s'il  est  possible  de  l'atteindre,  personne  ne  songera  à  pren- 
dre la  défense  d'un  délit  de  cette  nature. 

Mais,  réplique  M.  Joseph  Garnier,  voici  la  conclusion  de  Tauteur  : 
«  11  y  a  des  lois  (|ui  importent  autant  à  Phonneur  des  peuples  quà  leur 
bien-être,  et  les  lois  qui  répriment  l'usure  sont  de  ce  nombre.  »  Or, 
Turgot  et  Bentham  ont  démontré,  il  y  a  bientôt  un  siècle  que  les  lois  sur 
l'usure  ont  été  inspirées  par  Terreur  et  le  préjugé  et  qu'elles  agissent 
en  sens  inverse  du  but  qu'on  se  propose. 

M.  Renouard.  conseiller  à  la  cour  de  cassation,  membre  de  l'Institut, 
fait  hommage  à  la  Société  de  la  troisième  édition  du  Traité  des  brevets 
d'invention  (1\  ouvrage  qu'il  a  publié  pour  la  première  fois  il  y  a  quarante 
ans.  Depuis  ce  temps,  le  nombre  des  brevets  s'est  singulièrement  accru, 
ainsi  qu'on  le  voit  par  le  tableau  de  leur  statistique  annuelle.  Jusqu'à  1816, 
ils  n'avaient  jamais  atteint  le  nombre  de  100.  Pendant  les  cinquante-trois 
ans  écoulés  depuis  les  lois  de  1791  jusqu'à  la  loi  de  1844,  il  en  a  été  déli- 
vré 17,290.  Le  nombre  a  été  de  81.208  pendant  les  vingt  années  de  1844 
à  1764,  et  de  17,690,  pendant  les  trois  années  1861, 62  et  63.  Cet  énorme 
accroissement  est  à  la  fois  un  bien  et  un  mal  :  un  bien,  parce  qu'il 
atteste  les  développements  du  travail  industriel;  un  mal,  parce  qu'il  ac- 
cuse la  trop  grande  facilité  à  s'armer  de  brevets  insignifiants  et  sans  va- 
leur, sortis  de  lettres  de  marque  prises  pour  courir  sus  à  la  concurrence. 
Il  est  à  regretter  que  la  loi  de  1844,  à  côté  d'excellentes  innovations, 
ait  introduit  les  délivrances  de  brevets,  moyennant  des  annuités  de 
100  francs  :  la  législation  de  1791  était  plus  sage,  lorsqu'elle  exigeait 
une  assez  forte  taxe  payable  d'avance.  La  multiplication  des  brevets 
sans  valeur  a  amené  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  France,  une  réac- 
tion dont  notre  collègue,  M.  Michel  Chevalier,  s'est  fait  l'organe,  et  qui 
remet  en  question  le  principe  même  de  l'octroi  des  brevets.  Le  réta- 
blissement de  l'ancienne  taxe  parerait  à  beaucoup  d'inconvénients  et 
serait  fort  préférable  à  de  prétendues  réformes  proposées,  en  sens  di- 
vers, dans  ces  derniers  temps.  Un  grand  intérêt  pratique  s'attache  aux 
problèmes  de  cet  ordre,  dont  la  Société  voudra  peut-être  quelque  jour 
faire  l'objet  d'une  de  ses  conversations. 


Réonion  du  5  aTril  tS65 

CoMMUMCATioNs.  Communications  de  MM.  Hippolyte  Passy,  Michel  Chevalier,  Joseph 

Garnier,  Foucher  de  Careil,  sur  la  mort  de  M.  Richard  Cobden. 
Nomination.  Élection  d'un  nouveau  questeur. 

M.  Hippolyte  Passy,  membre  de  l'Institut,  ancien  ministre  des  Fi- 
nances, un  des  présidents  de  la  société,  a  présidé  cette  réunion  à  laquelle 


(l;"In-8  de  540  pages.  Paris.  Guillaumin  et  Ci.  Prix,  7  fr.  50  c. 


SOCIÉTÉ  D'ÉGONOiUlR  POLITIQUE.  141 

assislaiciil  :  M.  Ch.  Duveyrier,  piihlicisLe  el  directeur  avec  M.  Michel- 
Chevalier  de  V Encyclopédie^  et  M.  Arlès-Dufour,  invités  par  le  Bureau 
de  la  société;  —  M.  Paul  Fould,  auditeur  au  Conseil  d'État,  et  M.  Le- 
peuple,  attaché  à  l'administration  des  tabacs,  invités  par  des  membres; 
—  iM.  Boutarel,  manufacturier  à  Paris;  —  M.  Joseph  Lair,  avocat  à 
S;iint-Jean  d'An^îély;  —  M.  Paul  Laboulaye,  publiciste,  tous  trois  ré- 
cemment admis  par  le  Bureau  à  faire  partie  de  la  société  ;  —  M.  Félix 
Belly ,  auteur  d'un  projet  de  communication  interocéanique  pour  Tisthme 
de  Téhuaentépec,  absent  de  Paris  depuis  quelques  années. 

Le  nom  et  l'éloge  de  l'illustre  Richard  Cobden,  dont  la  mort  est 
connue  depuis  Pavant-veille,  est  sur  toutes  les  bouches. 

Avant  de  rendre  la  conversation  g^énérale  M.  Hippolyte  Passy,  prési- 
dent, se  lève,  et  se  faisant  l'interprète  [général  des  sentiments  de  la 
réunion  à  propos  de  cette  grande  perte,  il  s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Messieurs,  Richard  Cobden  est  mort.  Je  n'ai  pas  à  rappeler  ici  de 
quels  services  la  science  et  l'humanité  lui  sont  redevables.  Tous,  vous 
savez  ce  qu'ont  été  ces  services,  et  vous  savez  aussi  qu'il  n'y  a  pas  en 
Angleterre  un  hameau,  une  chaumière  où  le  nom  de  Cobden  ne  soit 
béni  et  où  le  coup  qui  l'a  atteint  ne  soit  venu  porter  le  deuil  et  semer 
de  profonds  et  durables  regrets. 

«C'est  que,  fécondes  en  bienfaits  pour  tous,  les  œuvres  qu'il  a  été 
donné  à  Cobden  de  pouvoir  accomplir  l'ont  été  surtout  pour  les  masses 
laborieuses,  pour  ceux  qui  n'obtiennent  le  pain  qui  les  nourrit  qu'à  la 
sueur  de  leur  front.  Elles  étaient  difficiles  ces  œuvres.  Il  y  a  trente 
ans,  régnaient  en  Angleterre ,  en  matière  d'agriculture  et  de  pro- 
duction rurale  des  idées  bien  différentes  de  celles  qui  ont  cours  aujour- 
d'hui. Des  préjugés  d'une  incroyable  ténacité,  des  intérêts  dont  Té- 
goïsme  égalait  la  puissance,  ce  sentiment  d'orgueil  qui  entraîne  les 
actions  victorieuses,  celles  à  qui  tout  à  réussi,  à  supposer  que  tout  est 
pour  le  mieux  chez  elles  et  qu'il  y  a  manque  d'intelligence  ou  de  pa- 
triotisme à  contester  la  sagesse  d'un  passé  glorieux;  tout  s'unissait  pour 
partager  et  défendre  la  législation  qui  régissait  les  céréales.  La  nation 
qui  tenait  son  agriculture  pour  la  plus  avancée  que  le  monde  eût  vue 
encore,  croyait  en  même  temps  que  cette  agriculture  dont  elle  vantait  la 
supériorité  ne  pourrait  soutenir  la  concurrence  de  celles  du  dehors.  La 
suppression  des  barrières  qui  fermaient  l'accès  du  sol  britannique  aux 
grains,  au  bétail,  aux  produits  alimentaires  de  l'étranger,  devait  infailli- 
blement, aux  yeux  de  presque  tous,  semer  la  ruine  dans  les  campagnes, 
enlever  aux  propriétaires  la  meilleure  part  de  leurs  revenus,  détruirexen 
partie  les  capitaux'et  le  travail  des  fermiers,  condamner  une  multitude  de 
journaliers  à  manquer  d'ouvrage  et  à  aller  grossir  le  nombre  des  indi- 
gents, réduits  à  réclamer  les  secours  de  la  charité  publique. 


M2  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

«Creles,  il  fallait,  pour  oser  atlaquer  des  lois  défendues  par  un  amas 
de  préjuf^és  et  d'intérêts,  que  tout  annonçait  devoir  être  invincible, 
une  rare  intrépidité;  mais  Cobden,  [jrâceaux  meilleurs  dons  du  cœur  et 
de  l'esprit,  était  à  la  hauteur  de  la  tâche.  11  n'avait  pas  seulement  les 
convictions  réfléchies  que  donne  l'étude  approfondie  des  questions 
économiques,  il  avait  la  haine  profonde  de  l'injustice,  et  l'injustice, 
il  l'apercevait  flagrante  dans  un  régime  qui  aboutissait  à  renchérir  la 
vie  du  pauvre  dans  l'unique  mais  vain  espoir  de  grossir  la  fortune  du 
riche;  c'est  là  surtout  ce  qui  le  décida  à  continuer,  de  concert  avec  des 
amis  dignes  de  lui,  la  lutte  qui,  dans  ces  sept  années,  ne  lui  laissa  pas 
un  moment  de  repos.  Ce  n'est  faire  tort  à  personne  qu'affirmer  que  le 
succès  fut  dû  surtout  à  ses  efforts  personnels.  D'autres  ont  peut-être 
déployé  autant  d'énergie  et  d'éloquence;  mais  la  parole  de  Cobden  était 
si  simple  et  si  persuasive;  il  y  avait  tant  d'honnêteté,  tant  de  droiture, 
une  absence  si  complète  de  vanité  et  d'orgueil  dans  ses  actes  et  dans  son 
langage,  que  ses  adversaires  les  plus  ardents  se  sentaient  désarmés 
et  n'osaient  mettre  en  doute  la  sincérité  et  le  désintéressement  de  celui 
qui  ne  cessait  d'élargir  peu  à  peu  le  vide  qu'il  f^iisait  dans  leurs  rangs. 
Enfin,  vint  le  jour  à  jamais  célèbre,  oia  un  grand  ministre,  M.  Peel,  se 
leva  dans  la  Chambre  des  communes  pour  déclarer  que  de  mûres  ré- 
flexions l'avaient  conduit  à  se  ranger  à  l'avis  de  M.  Cobden  et  à  lui 
prêter  l'appui  du  gouvernement. 

«Ainsi  se  termina  cette  longue  lutte.  Sa  victoire  laissa  M.  Cobden  ce 
qu'il  avait  été  avant  et  pendant  le  combat  :  dévoué  aux  intérêts  de  l'hu- 
manité, ardent  à  les  servir,  ami  des  institutions  qui  laissent  à  chacun 
des  membres  du  corps  social  le  droit  d'intervenir  dans  les  affaires  de 
son  pays,  et  celui  de  disposer  à  son  gré  de  ses  facultés  et  des  fruits 
qu'en  produit  l'usage;  convaincu  que  les  nations  sont  destinées  à  trou- 
ver dans  le  libre  échange  des  produits  de  leur  sol  et  de  leur  industrie, 
des  liens  d'intérêt,  les  affections  sympathiques  dont  elles  ont  besoin 
pour  vivre  en  paix  entre  elles  et  réaliser  de  concert  les  progrès  bien- 
faisants auxquels  la  guerre,  ces  chocs  sanglants,  et  les  sacrifices  qu'elle 
entraîne  ont  jusqu'ici  fait  obstacle. 

«Ces  convictions  et  ces  sentiments,  Co:;den  les  a  apportés  dans  notre 
pays.  En  France,  comme  en  Angleterre,  l'effet  en  a  été  décisif,  et  son 
nom  restera  attaché  à  ce  traité  de  commerce  qui  nous  a  ouvert  une  vie 
nouvelle  et  dont  les  avantages  déjà  saillants  ne  cesseront  de  grandir  et 
de  se  développer  au  bénéfice  croissant  des  temps  à  venir. 

«  Messieurs,  c'est  le  2  de  ce  mois  que  Cobden  a  cessé  de  vivre,  et  ce 
jour-là  même  les  deux  hommes  auxquels  appartient  à  la  Chambre  des 
communes  la  direction  des  [)artis  en  lutte,  se  lèvent  tour  à  tour  pour 
payer  à  sa  mémoire  le  tribut  d'éloges  qui  lui  était  dû.  Nul  homme  ne 
surpassa  Cobden  en  désintéressement,  en  amour  du  bien  public,  a  dit 


SOCIÉTÉ  IVÉGdNOMIK  POIJTIQUE.  143 

lord  l^ilmorsloii;  Cohdoii  a  été  le  plus  çraiid  caracLèrc  (jue  les  classes 
moyennes  {\v.  noire  pays  aient  produit,  a  dit  M.  Disraeli,  et  C(;s  paroles 
furent  à  l'instant  couvertes  de  tels  applaudissements,  (pi'elles  ne  lais- 
sèriMit  à  M.  iîri,<;ht,  ému  jus(fu'au\  laniuîs,  que  la  force  de  remercier 
ses  collè}|ues  de  la  sympathie  (pi'ils  Vt;naieiit  (!e  témoi{;ner  à  son  illustre 
ami. 

w  Et  chez  nous,  (piand  un  membre  que  je  rejjrette  bien  vivement  de 
ne  pas  voir  aujourd'hui  assister  h  la  séance  de  la  société  des  écono- 
mistes, (junnd  M.  Forcade  de  la  Roquette,  que  j'aurais  voulu  pouvoir 
ici  même  en  remercier  en  votre  nom  et  au  mien,  a  prononcé  devant  le 
Corps  législatif,  au  sujet  de  la  mort  de  Cobden,  de  nobles  paroles  dont 
l'histoire  gardera  le  souvenir,  de  tous  les  rangs  se  sont  élevées  des 
voix  pour  proclamer  que  le  monde  venait  de  perdre  un  des  hommes  (|ui 
avaient  le  mieux  servi  la  cause  de  la  civilisation. 

«  Ces  hommages,  messieurs,  étaient  bien  dus  à  celui  à  qui  ils  étaient 
adressés.  La  vie  de  Cobden  a  été  un  grand  et  tutélaire  enseignement;  elle 
a  montré  tout  ce  que  peuvent  l'énergie  du  caractère,  la  rectitude  de 
l'esprit,  la  hauteur  du  sens  moral  dans  les  temps  oij  nous  vivons.  Cob- 
den a  fait  pour  Tapaisement  des  haines  internationales,  pour  Textinction 
des  rivalités  jalouses  qui  tant  de  fois  ont  armé  les  peuples  les  uns  con- 
tre les  autres,  pour  les  intérêîs  fondamentaux  de  l'humanité,  plus  que 
n'a  fait  aucun  des  hommes  d'État  auxquels  a  appartenu  jusqu'ici  le 
gouvernement  des  nations.  Cobden  n'est  plus,  mais  ses  œuvres  sub- 
sistent et  l'avenir  les  respectera  :  car  de  jour  en  jour  en  apparaissent 
plus  distinctement  la  sagesse  et  l'utilité.  » 

M.  Michel  Chevalier,  un  des  vice-présidents  de  la  Société,  prend  la 
parole  après  M.  Passy.  Il  s'associe  vivement  à  l'hommage  rendu  à 
M.  Cobden,  dont  il  a  été  l'ami  et  le  collaborateur  dans  la  négociation 
du  traité  de  commerce. 

Il  entretient  ensuite  la  réunion  des  nombreuses  qualités  de  cet  excel- 
letit  homme,  et  il  signale  notamment  la  grande  sympathie  qu'il  avait 
pour  la  France,  ainsi  que  les  divers  traits  du  caractère  français  qu'il 
avait  en  lui,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'être  un  bon  Anglais  tout  dé- 
voué à  son  pays. 

M.  Chevalier  entre  aussi  dans  plusieurs  considérations  relatives  au  traité 
de  commerce,  aux  difficultés  que  les  négociateurs  ont  eu  à  vaincre,  et 
aux  avantages  qui  sont  résultés  et  résulteront  encore  de  la  politique 
commerciale  libérale  que  le  gouvernement  français  aura  eu  l'honneur 
d'inaugurer  par  le  traité  de  18(30. 

Trois  autres  membres,  M.  Joseph  Garnier,  M.  le  comte  Foucher  de 
Careil  et  M.  Benard,  prennent  aussi  la  parole. 


144 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


M.  JosEFH  Garnier  dit  :  «  MM.  Passy  et  Michel  Chevalier  viennent 
d'insister  particulièrement  sur  les  efforts  de  M.  Cobden  pour  amener  le 
triomphe  de  la  liberté  commerciale,  à  la  tête  de  cette  mémorable  as- 
sociation de  Manchester,  et  tout  récemment  dans  la  négociation  du 
traité  de  commerce.  Permettez-moi  d'arrêter  votre  attention  sur  une 
autre  catégorie  d'efforîs  de  cet  homme  illustre,  sur  sa  participation  aux 
congrès  de  In  paix  et  sa  propag^ande  contre  le  militarisme. 

«  En  poursuivant  le  f^rand  œuvre  du  Free  Trade,  les  lijj^ueurs,  Cobden 
en  tête,  ont  obtenu  une  féconde  réforme  qui  non-seulement  —  a  sup- 
primé un  monopole  inique  et  dan,^ereux,  —  a  procuré  du  pain  et  du 
travail  aux  classes  ouvrières,  —  a  fait  prospérer  le  commerce,  l'indus- 
trie, l'agriculture,  la  navigation,  —  a  permis  de  combler  le  déficit,  — 
mais   qui  a  encore  grandement  contribué   jusqu'ici   au  maintien  de 
la  paix  internationale,  et  doit  y  contribuer  de  plus  en  plus  dans  l'avenir. 
«  C'est  pour  continuer  à  travailler  à  atteindre  le  même  but,  que  Ri- 
chard Cobden  s'est  mêlé  au  mouvement  commencé  par  l'énergique  f^imille 
des  quakers;  qu'il  a  pris  une  brillante  part  à  ces  congrès  de  la  paix,  tenus 
en  1849  à  Paris,  en  1850  à  Francfort,  en  1851  à  Londres;  qu'il  y  a 
soutenu  la  doctrine  du  désarmement,  de  l'arbitrage  remplaçant  le  re- 
cours aux  armes,  et  de  la  non-intervention.  Bien  des  personnes  ont  dit 
qu'en  cela  Cobden  avait  fait  de  l'utopie.  Je  n'examinerai  pas  ici  la 
question  de  savoir  s'il  ne  prêchait  pas,  au  contraire,  une  politique  très- 
pratique,  et  je  me  bornerai  à  rappeler  qu'en  1856,  sept  ans  après  le 
congrès  de  la  paix  de  1849,  le  congrès  des  diplomates  réuni  à  Paris  en 
«congrès  de  la  paix  »  a  introduit  dans  les  desiderata  qu'il  a  formulés 
cette  même  proposition  d'arbitrage  rappelée  dans  un  mémoire  qu'avaient 
apporté  les  deux  présidents  de  la  Société  de  la  paix  de  Londres,  Joseph 
Sturge,  Charles  Hindley  (partis  aussi  de  ce  monde  depuis),  et  leur  élo- 
quent collaborateur,  le  Rév.  Henry  Richard,  secrétaire  de  la  Société  de 
la  paix,  que  nous  avons  tous  trois  reçus  à  cette  table.  Je  rappellerai 
encore  qu'en  1864  le  chef  de  l'État  a  fait  la  proposition  d'un  congrès 
pour  régler  les  difficultés  internationales.  Quelque  idée  qu  on  se  fasse 
de  cette  manière  de  voir  de  Cobden,  au  point  de  vue  pratique,  on  ne 
peut  nier  qu'il  n'ait  contribué  à  faire  une  excellente  propagande  contre 
es  préjugés  nationaux. 

«Quand  commencèrent,  en  1852,  cette  panique  et  cette  surexci- 
tation belliqueuse  qui  continuent,  Cobden  se  mit  en  travers  de  l'opi- 
nion et  sacrifia  sa  grande  popularité  pour  dire  ce  qu'il  croyait  être  la 
vérité  à  ses  compatriotes;  pour  signaler  le  militarisme  et  le  faux  patrio- 
tisme exploitant  la  panique;  pour  combattre  la  guerre  et  les  expé- 
ditions lointaines;  pour  rappeler,  dans  une  courageuse  et  savante  bro- 
chure, les  torts  de  l'aristocratie  et  du  gouvernement  anglais,  lors  des 
complications  entre  la  France  et  l'Angleterre  en  1792  et  pendant  la 


SOGlfiTfi  O'KCOINOMU^  POLITIQUE.  145 

Révolution  française.  (Vcsl  pour  parier  dans  ce  sens  sur  la  (jueslion  des 
frontières  du  Canada,  qu'il  est  venu  mourir  à  Londres. 

C'est  en  vue  des  pro|}rès  de  la  liberté  commerciale,  de  la  paix  inter- 
nationale et  du  bonheur  des  nations  qui  en  résulte,  qu'il  a  été  un  des 
premiers  promoteurs  de  ce  p,rand  fait  de  l'exposition  universellf;,  .!oiit 
il  a  voulu  laisser  Tlionneur  au  prince  Albert,  pour  ne  point  effrayer  les 
adversaires  du  Frre  Trade.  C'est  le  même  mobile  qui  le  guidait  il  y  a 
trois  ans,  lorsqu'il  luttait  pour  faire  sanctionner  Tinviolabilité  de  la 
propriété  privée  sur  mer;  c'est  ainsi  qu'il  était  entré  en  campa{jne  avec 
MM.  Gladstone,  Bright  et  autres,  pour  demander  l'extension  du  suf- 
fra^o^e,  c'est-à-dire  pour  accroître  le  nombre  des  adversaires  de  la  vieille 
politique  des  Whig^s  et  des  Tories,  et  le  nombre  des  adhérents  à  la  poli- 
tique pacifique  du  Free  Trade.  » 

M.  FoucHER  DE  Careil.  «Je  suis  bien  peu  autorisé  à  mêler  ma  faible 
voix  à  celles  de  nos  maîtres  que  vous  venez  d'entendre,  mais  il  me 
semble,  messieurs,  qu'il  manquerait  quelque  chose  à  ces  éloges,  si,  au 
nom  de  la  jeunesse  française,  nous  n'adressions  d'ici  un  dernier  adieu 
à  Richard  Cobden. 

«Trois  mots  me  suffiront  pour  définir  ce  grand  homme  :  d'abord  c'était 
l'homme  d'une  seule  idée,  ensuite  c'était  un  grand  caractère,  et  enfin 
Tun  des  plus  grands  citoyens  de  cette  libre  Angleterre  qui  en  a  tant 
produits. 

«Un  ancien  a  dit  :  timeo  virum  unius  lihri.  Mais  il  y  a  quelque  chose 
de  plus  redoutable  encore,  c'est  l'homme  qui  n'a  qu'une  idée,  qui  la 
poursuit  à  travers  tous  les  obstacles,  qui  la  fait  triompher,  non-seule- 
ment des  hommes,  mais  des  choses,  et  qui  consacre  sa  vie  à  en  déve- 
lopper les  conséquences  les  plus  fécondes.  C'était  là,  messieurs,  la  force 
de  Richard  Cobden,  celle  par  laquelle  il  a  le  plus  agi  sur  son  pays  et 
sur  son  temps,  que  dis-je?  sur  tous  les  pays  et  tous  les  temps  :  et  c'est 
parce  qu'ils  reconnaissaient  en  lui  cette  force  indomptable  de  l'idée  qui 
en  a  fait  le  mtes  de  l'économie  politique  que  les  Anglais  se  plaisaient  à 
lui  reconnaître  une  sorte  de  génie. 

«Mais  pour  accomplir  jusqu'au  bout  une  telle  œuvre,  il  lui  fallait  une 
autre  force,  celle  d'une  volonté  énergique  et  d'un  grand  caractère  :  et 
dans  un  temps  où  il  y  en  a  tant  d'affaiblis,  il  n'est  pas  hors  de  propos 
de  faire  ressortir  ce  second  trait  qui  distingue  Richard  Cobden  entre 
tous  et  qui  en  fait  l'un  des  types,  sinon  les  plus  élevés,  du  moins  les  plus 
complets  de  cette  race  anglo-saxonne  qui  semble  produire  naturellement 
\t  justum  et  tenacem  propositi  virum  du  poêle  ancien. 

«Et c'est  ainsi,  messieurs,  que  Richard  Cobden  est  devenu  l'un  des  plus 
grands  démocrates  des  temps  modernes.  Que  ce  mot,  messieurs,  ne  vous 
étonne  pas,  car  s'il  s'applique  à  un  Anglais,  c'est  à  la  France  qu'il  le 
2*  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  15  avril  1865.  10 


H6  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

doit.  Sa  dernière  campagne,  entreprise  peu  de  temps  avant  sa  mort,  à 
cette  heure  oii  l'homme  se  recueille  et  se  résume  pour  ainsi  dire,  fut 
une  dernière  lutte  qui  lui  fut  inspirée  par  ces  principes  de  1789  qu'il 
avait  appris  à  connaître  et  à  aimer  en  France. 

«Aussi,  messieurs,  l'influence  de  Richard  Cobden  sur  son  pays  fut  im- 
mense et  elle  sera  durable.  Il  avait  trouvé  une  aristocratie,  et  il  y  a 

laissé  une  république ,  mais  une  république  fondée  sUr  les  véritables 

principes  de  l'économie  politique  et  non  sur  hi  négation  de  ses  lois. 
C'est  là  ce  qui  le  rend  cher  à  la  France,  ce  qui  en  fait  l'un  des  hommes 
de  progrès,  l'un  de  ceux  qui  ont  le  mieux  montré  ie  but  de  l'avenir, 
résumé  dans  ces  deux  mots  :  Paix  et  liberté,  w 

M.  Blnard^  rédacteur  en  chef  de  V  Avertir  commercial  :  «Je  n'ajouterai 
qu'un  mot  à  tout  ce  qui  vient  d'être  dit  :  Turgot  nous  a  initiés  à  la  liberté 
du  travail  ;  Franklin  nous  a  montré  comment  on  établissait  la  liberté 
civile  et  religieuse;  Cobden  a  conquis  la  liberté  des  échanges  ;  —faisons 
des  vœux  pour  qu'un  nouveau  réformateur  nous  conduise  à  la  liberté 
du  crédit.» 

M.  Joseph  Garnier  fait  distribuer  aux  divers  membres  de  la  réunion 
un  exemplaire  d'un  petit  volume  publié,  il  y  bientôt  vingt  ans,  à  l'oc- 
casion du  triomphe  de  la  Ligue  (1)  ;  il  reproduisait  uii  passage  d'une 
brochure  (2)  dans  laquelle  le  jeune  manufacturier  de  Manchester 
proposait,  il  y  a  trente  ans ,  la  fondation  d'une  «  société  smithsienné 
pour  la  vulgarisation  des  vérités  bienfaisantes  contenues  dans  ^richesse 
des  nations.)) —  «De  pareilles  institutions,  disait-il,  en  se  mettant 
en  rapport  avec  des  sociétés  analogues  qui  se  fonderaient  probable- 
ment au  dehors  (car  c'est  notre  exemple  que  les  étrangers  suivent  en 
matière  de  commerce),  contribueraient  à  répandre  des  vues  saines  et  libé- 
rales dans  les  sciences  sociales,  à  modifier  la  politique  restrictive  des 
gouvernements  étrangers  et  à  exercer  une  légitime  influence  sur  les 
peuples.  » 

La  séance  est  suspendue  pendant  quelques  instants,  après  lesquels 
M.  le  président  rappelle  à  la  réunion  qu'elle  a  à  nommer  un  questeur 


(1)  Richard  Cobden,  les  Ligueurs  et  la  Ligue,  précis  de  l'histoire  de  la 
dernière  révolution  économique  et  financière  eh  Angleterre,  par  Jo- 
seph Garnier,  1846;  Guillaumin,  in-32  de  96  pages.  —  Voir  aussi  une 
notice  de  Fonteyraud,  dans  ses  Mélanges,  publiés  par  le  même.  —  Voir 
les  Discours  de  M.  Ricard  Cobden,  dans  Cobden  et  la  Ligue,  formant 
le  3e  volume  des  Œuvres  de  Bastiat.  —  (Note  du  rédacteur.) 

(2)  England  Irelandand  America,  by  a  Manchester  manufacturer,  iu-8  de 
160  pages. 


HinM(lf;RAPHlK.  1Î7 

en  rciii|>laciMiR:nl  de  M.  (îiiillaiiiiiiii,  (\\i'\  exerçait  ces  fondions  depuis 
rorifyine  de  la  Sociéli^.  et  dont  le  souvenir  restera  lyravé  dans  le  cœur 
des  membres  qui  l'ont  connu.  —  Comme  il  n*y  a  qu'un  seul  candidat, 
M.  Courtois,  rédaclenr  du  lîulletin  financi(;r  du  Journal  des  Économistes, 
(>résenté  par  le  Hurean  à  rnnanimité,  la  réunion  décide  qu'il  ne  sera 
pas  procédé  à  l'élection  par  un  scrutin.  La  nomination  de  M.  Couri.ois, 
mise  aux  voix,  est  ado[)!ée  à  runanimiié. 

La  conversation  se  fixe  ensuile  sur  les  analo{]ies  et  les  différences  que 
présentent  rimpôî  sur  le  Revenu  et  l'Impôt  sur  le  Capital. 
11  sera  rendu  compte  de  cette  discussion  dans  un  prochain  numéro. 


BIBLIOGRAPHIE 


L'Avenir   et  les  Bonaparte,  par  M.  Charles  Duveyrier.  In-8. 
Paris,  Michel  Lévy,  éditeur.  186<5. 

L'intérêt  économique  est  loin  de  manquer  à  ce  livre,  malgré  lappa- 
rôïice  toute  politique  de  son  titre.  Il  développe  un  programme  entier 
de  gouvernement  qui  a  le  progrès  de  l'homme  et  de  la  société  pour 
objet.  Qui  plus  est,  il  présente  cet  objet  comme  une  fin  supérieure,  dans 
la  recherche  de  laquelle  le  pouvoir  public,  en  France,  trouvera  la  seule 
garantie  réelle  de  sa  durée  et  de  sa  transmission.  Son  but  déclaré,  mi- 
nutieusement })oursiiivi,  est  de  tourner  vers  cette  fin,  d'une  manière 
décisive,  la  politique  impériale  et  la  dynastie  napoléonienne. 

La  France  est  depuis  longtemps  dans  cette  condition,  que  la  stabilité 
dynastique  a  perdu  dans  les  esprits  son  importance  d'autrefois.  On  a 
détruit  en  un  demi-siècle  plusieurs  gouvernements  ;  ils  espèrent  tous  se 
refaire:  amis  et  ennemis  sont  prêts  d'avance  aux  changements  de  scène, 
sans  regarder  beaucoup  aux  conséquences.  Il  faut  bien  reconnaître  que 
c'est  le  signe  d'une  certaine  force.  Gomme  à  tout  prendre  le  pou\  oir  n'a 
guère  fait  défaut,  comme  il  n'a  point  été  sans  éclat  dans  chaque  main, 
cette  indifférence  n'est  pas  sans  attester  la  conscience  qu'a  le  pays  de  se 
faire  servir,  ainsi  qu'il  le  veut,  quelque  éventualité  qui  arrive.  Elle 
prouve  également  qu'il  a  fait  plus  de  chemin  qu'on  ne  le  croit  vers  cet 
idéal  politique  moderne,  où  le  pouvoir  ne  serait  qu'une  magistrature 
renouvelée  à  des  époques  prévues.  En  fait  toutefois,  eu  égard  à  notre 
éducation,  c'est  encore  une  cause  dé  faiblesse.  Les  réactions  qui  en  dé- 
rivent, les  efforts  et  le  temps  qu'on  perd  en  calculs  d'ambition  ou  de 
rancune,  en  de  pures  passions  privées,  sont  autant  d'activité  stérile. 
Reportée  ailleurs,  cette  ardeur  sans  issue  eût  avancé  le  développement 
de  la  personne  humaine  et  l'amélioration  de  l'état  social.  C'est  pourquoi, 
lorsqu'on  voit  les  choses  d'un  peu  haut,  il  est  naturel  d'attacher  un  prix 


148  JOURNAL  DES  ÉGUNUMISTKS. 

considérable  à  la  perpétuation  du  pouvoir.  Le  livre  qui  m'occupe  est 
construit  sur  cette  idée,  et  il  me  semble  que  ce  n'est  pas  seulement  un 
fait  nouveau  pour  nous  ;  j'y  trouve,  chez  l'auteur,  la  marque  d'une  notion 
de  la  politique  supérieure  à  celle  qui  est  actuellement  répandue. 

M.  Duveyrier  envisage  donc  la  perpétuation  héréditaire  du  pouvoir, 
comme  le  moyen  et  la  garantie  de  la  permanence  du  progrès  commun 
et  de  la  i)rospérité  des  individus.  Il  s'en  faut  qu'en  cela  l'histoire  soit 
sans  preuves  et  il  les  lui  emprunte  avec  talent.  Il  montre  dans  les  dynas- 
ties les  représentants  des  principes  des  peuples  à  chacune  de  leurs  évo- 
lutions, les  artisans  de  leurs  besoins  et  de  leurs  désirs.  Après  quoi,  dé- 
terminant les  principes  et  les  besoins  de  la  France  d'aujourd'hui,  il 
convie  la  famille  Bonaparte  à  les  prendre  pour  aliment  de  règne  et 
pour  idéal  de  maison,  comme  les  Hanovre  le  firent  en  Angleterre  il  y  a 
bientôt  deux  cents  ans.  A  ses  yeux  ce  serait  la  source  sûre  de  leur 
grandeur  et  celle  d'une  longue  souveraineté  ;  ce  serait  pour  notre  pays 
le  moyen  infaillible  de  remplir,  entre  les  nations  du  monde,  le  vrai  rôle 
qui  lui  appartient  et  de  prendre,  dans  son  existence  intérieure,  le  vaste 
mouvement  qui  est  dans  sa  destinée. 

On  comprend  que  cette  question  des  progrès  à  faire  est  seule  ici  de 
ma  compétence.  Les  côtés  les  plus  actuels  du  livre  doivent  me  rester 
fermés.  Cependant  il  ne  peut  être  indiscret  de  dire  que  l'auteur  les  a 
traités  avec  une  liberté  de  vue  et  une  netteté  de  parole  auxquelles  on 
n'est  pas  habitué.  L'ouvrage  abonde  de  cette  hardiesse  qui  fait  toucher 
les  choses,  sortir  du  convenu,  regarder  ce  qu'on  ne  voulait  pas  voir. 
Ces  livres  là  ont  toujours  leur  effet. 

Sur  le  terrain  où  M.  Duveyrier,  en  définitive,  veut  attirer  l'action  du 
pouvoir  public,  il  me  semble  difficile  que  les  économistes  ne  soient  pas 
heureux  de  le  suivre.  En  politique  pure,  c'est  la  liberté  et  la  paix;  en 
matière  d'œuvres  sociales,  c'est  l'instruction  universelle,  le  crédit  rendu 
facile  à  toutes  les  conditions,  le  pays  tout  entier,  jusqu'en  ses  moindres 
parties,  doué  rapidement  de  tous  les  avantages  de  la  civilisation  :  en  un 
mot,  c'est  l'accroissement  du  capital  humain,  moral  et  matériel,  dans 
toutes  ses  branches  à  la  fois,  rendu  continu,  systématique,  érigé  en  in- 
stitution si  l'on  peut  dire. 

L'œuvre  qu'il  poursuit  ainsi,  M.  Duveyrier  l'appelle,  dans  son  ensem- 
ble, «  l'organisation  de  la  démocratie.  »  Le  nom,  sans  doute,  ne  plaira 
pas  à  tous  les  économistes  ;  mais  il  est  certain  que  tous  travaillent  à  la 
chose.  Ceux  à  qui  cela  répugnerait  devront  prendre  leurs  principes  au 
rebours.  Qu'on  le  veuille  ou  qu'on  s'y  refuse,  en  effet,  ces  principes  et  le 
cheminement  qu'ils  ont  fait  depuis  un  siècle  ne  mènent  pas  ailleurs 
qu'au  progressif  épanouissement  de  l'égalité  civile,  industrielle  et  poli- 
tique, lequel  n'est  pas  autre  chose  que  le  monstre  appelé  démocratie. 
«  L'organisation  de  la  démocratie  est  aujourd'hui  aussi  indispensable  à 
l'ordre  public  ([ue  l'organisation  de  la  féodalité  et  l'organisation  du 
Tiers  État  ont  pu  l'être  dans  les  temps  qui  ont  servi  de  transition  entre 
la  société  antique  et  la  société  moderne,  »  Ces  lignes  du  livre  résument 
la  pensée  qui  Tinspire. 


BIBLIOGRAPHIE.  149 

Cette  organisation  cii'  la  démocratie,  c'est-à-dire  l'impulsion  la  plus 
franche,  la  plus  larj^'o,  la  plus  rapide  possible  donnée  au  progrès  so- 
cial, voilà  j)our  l'aulour  l'élénicnt  do  vie  du  j)Ouvoir  moderno,  ce  qui 
doit  constituer  son  idéal  ;  il  souhaite  que  cela  devienne  le  but  hérédi- 
taire de  la  maison  souveraine,  comme  cela  est  dans  l'instinct  de  la  na- 
lion  et  dans  ses  désirs  suivis,  malgré  les  défaillances  ou  les  écarts 
contraires.  C'est  h  ce  point  de  vue  que  l'auteur  fait  avec  supériorité,  et  il 
nous  a  semblé  avec  profit  pour  sa  thèse,  le  parallèle  entre  le  pou- 
voir français  aujourd'hui,  en  présence  de  ce  but,  et  la  maison  de  Ha- 
novre en  Angleterre,  vis-à-vis  des  privilèges  de  l'aristocratie  qu'elle 
devait  consacrer  en  même  temps  ([ue  d(>s  légitimes  ambitions  qu'elle 
eut  à  soutenir  chez  la  bourgeoisie  pour  asseoir  la  grande  autorité  mo- 
rale, le  respect  universel,  l'affection  qu'elle  s'est  acquis. 

L'auteur  n'emploie  pas  sans  motifs  ce  terme  d'organisation  ;  la  clef 
de  son  idée  s'y  trouve.  Depuis  plus  d'un  siècle  les  principes  du  progrès 
social  sont  répandus.  Depuis  plus  de  soixante  années  les  lois  et  les 
gouvernements  ont  été  conformés  à  ces  principes,  afin  que  les  résultats 
en  devinssent  quotidiens  en  étant  dans  le  domaine  de  chacun.  Toute- 
fois, non-seulement  ces  résultats  ont  une  marche  lente  ;  ils  sont  frag- 
mentés, individuels.  Le  petit  nombre  seul  y  arrive,  et  ce  n'est  pas  sans 
avoir  fait  beaucoup  de  part  aux  instincts  regrettables,  à  l'égoïsme,  à 
l'envie,  à  l'inimitié  des  conditions,  sans  avoir  agi  au  mépris  de  la  jus- 
tice ou  par  violence,  pris  les  vices  qu'il  aurait  fallu  éteindre.  Il  est 
donc  urgent  de  sortir  de  cette  œuvre  au  jour  le  jour,  opérée  sans 
vue  d'ensemble  et  sans  force  commune.  Évidemment,  la  France  nou- 
velle devait  constituer  son  unité,  son  territoire,  son  droit  civil,  son 
gouvernement  politique  avant  toute  autre  entreprise;  mais,  maintenant 
que  ces  travaux  sont  accomplis,  l'heure  a  sonné  de  pourvoir  à  l'amé- 
lioration sociale  en  grand  et  comme  but  d'État.  Nos  révolutions  suc- 
cessives ont  affranchi  les  masses,  les  ont  élevées  à  la  puissance  poli- 
tique ;  il  faut  aujourd'hui  que  nos  institutions  les  fassent  jouir  de  la 
civilisation  acquise.  Quand  on  regarde  dans  nos  campagnes,  par  com- 
paraison avec  ce  que  font  voir  les  grandes  villes  comme  développe- 
ment intellectuel  de  l'individu,  comme  avantages  publics,  comme 
jouissance  des  travaux  d'édilité,  on  ne  découvre  qu'ignorance,  sus- 
perstition  de  tout,  inculture  professionnelle,  communications  à  peine 
ouvertes,  moyens  de  crédit  presque  nuls,  la  vie  matérielle  réduite 
à  ses  premiers  rudiments.  Il  s'agit  de  modifier  tout  cela  en  quinze, 
vingt  années,  en  une  génération.  Il  s'agit  d'en  demander  les  moyens 
aux  mêmes  combinaisons  d'emprunt,  d'affaires,  avec  lesquelles  des 
ingénieurs  et  des  financiers  éminents  ont  pu,  sous  nos  yeux,  doubler 
notre  capital  sans  s'arrêter  aux  impossibilités  du  premier  jour,  ont  pu 
exécuter  le  vaste  réseau  de  nos  voies  ferrées  et  ouvrir  tant  de  grandes 
industries  de  navigation,  de  fabrication,  de  banque,  dans  un  pays  qui 
trouvait  pourtant  à  jeter  encore,  à  détruire  près  de  deux  milliards  dans 
la  guerre.  Serait-ce  une  tentative  présomptueuse  que  de  proposer  d'or- 
ganiser ainsi   financièrement  le  progrès  populaire  et  l'ordre  social?  En 


150 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


tout  cas  ne  serait-ce  pas  la  sûre   manière  do  produire   la   conciliation 
dernière,  de   rattacher  enfin   tous    les  int(^rèts  au   pouvoir  capable  de 
mei'tre    au   service   de  cette  initiative  les  i,'randes   ressources  créées  ? 
Si  j'ai  compris  M.   Duveyrier,  voilà  le  résumé  de  son   ouvrage.  En 
tout  cela,  il  y  a  un   mélange  attrayant  d'utopie  et  de  réalité;  mais  il 
nous    semble   que    Tutopie   n'y    a  î)as    (ant  de  place   qu'on   ne   serait 
enclin  à  le  croire.   Il  y  a  surtout,   relativement   h  ce  que  c'est  que  la 
Hévolution  française  en   tant  que  source  de  progrès  pour  la  personne 
humaine  au  sein  de  la  société,  un  sentiment  jjrofond,  à  vraiment  parler 
religieux,  qui  imprime  au  livre  un  caractère  d'élévation  très-remarqua- 
ble. Sur  les  voies  et  moyens,  toutefois,  il  est  bref,  et  de  même  en  ce  ({ui 
regarde  la  nature  particulière  des  choses  à  entreprendre.  Instruction  et 
crédit  professionnel^  réduction  des  taxes,  retraite  pour  les  travailleurs  des 
campagyies,  on  a  plutôt  écrit  ces  mots,  auxquels  M.  Duveyrier  rattache 
ses  desiderata,  qu'indiqué   netteuKMit  ce  que   l'on   voit  sous  eux.  Nous 
sommes  le  peuple  de  Timagination  par-dessus  tout,  en  fait  de  questions 
do  cet  ordre  ;  nous  croyons  tout  de  suite  discerner  le  sens  exact  et  le 
détail,  dans  l'idée  qui  nous  vient,  tandis  ({u'elle  reste  au  contraire  vague 
et  hors  de  pratique.  Je  ne  fais  donc  qu'à  moitié  reproche  à  l'auteur  de 
ressembler  un  peu  par  là  à  plus  d'un  autre.  Son  ouvrage  plaît  |)eut-ôtre 
d'autant  plus  qu'il  échappe  dav^lntage  à  l'argumentation  spéciale.  On  y 
rencontre  du  moins,  à  un  haut  degré,  une  notion  que  nos  pères  possé- 
daient très-vive,  grâce  à  la  philosoi)hie  du  xviii*  siècle,  notion  que  l'on 
avait  retrouvée  avec  fruit  de  18^25  à  1831  et  qui  s'est  trop  éloignée  depuis 
un  temps  :  celle  des  forces  laissées  inertes  au  sein  des  masses,  celle  de 
l'immense  puissance  latente  de  civilisation  que    recèle  le  peuple  des 
campagnes,  et  qui  s'en  dégagerait  soudain  si  Ton  cessait  de  le  tenir 
non  éclairé,  sans  instruction,  on  pourrait  presque  dire  stérilement  ad- 
ministré pour  lui-même. 

Il  est  possible  qu'on  accuse  M.  Duveyrier  d'attribuer  plus  de  rôle  aux 
plans  préconçus,  aux  réglementations,  aux  œuvres  de  gouvernement 
dans  le  sens  littéral  du  mot,  qu'il  ne  convient  à  cette  heure,  où  le  mou- 
vement des  choses  est  si  ostensiblement  prononcé  vers  l'action  indivi- 
duelle, vers  l'initiative  des  particuliers. Je  ferais  même  quelques  réserves, 
pour  ma  part,  si  les  vues  du  livre  n'étaient  marquées  d'assez  d'indéci- 
sion i)Our  permettre  de  croire  que  l'auteur  et  moi  nous  serions  d'accord. 
A  la  vérité,  je  ne  hais  pas  précisément  l'action  gouvernementale,  et 
n'admets  guère  que  d'être  à  cet  é2;iiYd  doctrinaire  ou  saint-simonien  soit 
le  cas  pendable  que  quelques-uns  pensent.  En  tout  cas,  voici  l'atténua- 
tion. M.  Duveyrier  donne  une  importance  à  part  à  un  procédé  d'infor- 
mation qui  atteste  son  peu  de  confiance  dans  les  rouages  administratifs. 
Une  des  parties  très-intéressantes  de  son  livre  est  celle  où  il  demande 
qu'une  grande  commission,  formée  des  financiers,  des  industriels,  des 
agriculteurs,  des  publicisles  que  leurs  opérations  ou  leurs  travaux  ont 
mis  à  même  d'exercer  une  influence  notable  sur  les  faits,  soit  appelée  à 
déterminer  les  choses  à  entreprendre  et  les  moyens  de  les  réaliser.  Il  y  a 
un  précédent  pareil,  oublié  en  général,  dont  il  s'autorise  et  dont  il  re- 


BIBLIOGRAPHIE.  151 

trace  bien  à  piopos  l'hisloin»  ;  jo  |»;ii1(mI(>  la  (lomnoission  ('\lia-j)ai'leiT)cn- 
lairo  (lo  ISKI,  r(Mini(»  cl  coinposc^o  do  coAlo.  inaniôrn,  |<ri\c(^  au  ministre 
tics  fiiKUifOS  (lorvoMo,  ot  h  laquelle  le  pays  dut  le  retour  du  crédit  public 
et  le  moyen  de  se  racheter  de  l'invasion.  Ce  cpio  cette  (Commission  trouva, 
ce  qu'elle  eut  d'ed'et,  on  ne  l'eut  obtenu  ni  des  administrations  exis- 
tantes, ni  (le  leurs  j)ersonnes  les  plus  aptes. 

Les  corps,  les  administrations,  les  rouaîiîes  montés,  sont  de  bons 
instruments  de  rè.2;le,  de  contrôle,  d'exécution,  mais  aussi  les  adver- 
saires nés  des  moyens  nouveaux.  Il  n'y  en  a  pas  un  qu'au  boqt 
de  quelque  tem|)s  ses  traditions,  ses  habitudes  n'infatuent  ou  n'a- 
busent, ne  rendent  stérile  pour  ce  qui  est  d'invention,  Le  mouve- 
ment, la  vie,  la  pratique  opportune,  c'est  hors  d'eux  qu'il  faut  les  cher- 
cher. Le  régime  des  enquêtes^  qui  tend  à  se  généraliser  depuis  dix  ans,  est 
un  grand  pas  dans  cette  voie,  et  l'auteur  de  V Avenir  et  les  Bonaparte,  en 
remettant  en  mémoire  la  grande  Commission  de  1816,  a  rendu  le  service 
de  donner  à  ce  régime  son  titre  en  quelque  sorte,  l'autorité  d'un  de  ses 
plus  beaux  exemples.  Cependant,  disons-le  de  toutes  nos  forces  :  une 
condition  est  nécessaire,  indispensable  pour  l'utilité  sérieuse  de  ce  ré- 
gime, comme,  d'ailleurs,  pour  tout  ce  qui  est  source  des  progrès  de 
l'ordre  social  appelés  par  M.  Duveyrier  et  par  bien  d'autres  ;  c'est  la 
lil)erté.  Il  l'a  compris,  lui,  mieux  que  personne.  La  première  moitié  de  son 
livre,  où  il  démontre  cette  nécessité  de  la  liberté  avec  une  grande  force, 
avec  un  rare  bonheur  d'arguments  élevés,  vraiment  politiques,  est  in- 
contestablement la  meilleure. 

Il  n'est  pas  d'esprit,  regardant  aux  choses  publiques,  qui  ne  prédise, 
depuis  quelques  années,  le  règne  prochain  de  cet  attribut  précieux.  A 
tout  prendre,  et  malgré  les  apparences,  je  crois  qu'il  vient,  qu'il  vient 
plus  vite  qu'on  ne  le  voit.  Tous  les  jours  le  temps  se  fait  plus  propice 
pour  lui.  Son  utilité  se  marque  en  plus  de  choses,  en  des  choses  de 
plus  de  valeur  et  auxquelles  plus  de  monde  en  accorde;  tous  les  jours  on 
reconnaît  davantage  que  la  liberté  est  le  grand  moyen  de  tout.  Plus  d'un 
même,  qui  l'avait  demandée  pour  détruire,  a  appris  qu'il  la  lui  fallait 
pour  défendre  et  pour  édifier.  On  peut  donc  penser  que  le  moment  est 
proche  où  les  gouvernements  s'y  attacheront  aussi.  Eux  qui  la  craignent 
plus  que  personne,  ils  sont  près  de  juger  qu'elle  les  sauverait  de  bien 
des  responsabilités  gênantes,  et  quelquefois  d'eux-mêmes. 

Le  gouvernement  auquel  M.  Duveyrier  s'est  particulièrement  adressé 
dans  son  livre,  gouvernement  actif,  entreprenant,  déblayeur  et  aimant 
la  marche  plus  qu'aucun  depuis  1815, doit  sentir  surtoutplusque  d'autres 
que  la  liberté  seule  donne  la  solidité  des  ci  éalions  et  la  puissance  réelle 
des  réformes.  Il  est  étrange  comme  dans  notre  pays  les  idées,  les  insti- 
tutions, les  établissements  nouveaux  pénètrent  difficilement  les  esprits. 
Otî  les  demande,  on  les  désire  avec  ardeur,  jusqu'à  tout  renverser  pour 
les  avoir  ;  |)uis  une  génération  n'a  qu'à  passer, et  il  se  trouve  qu'on  ne  sait 
plus  pourquoi  ils  vinrent,quels  principes  les  faisaient  rechercher;on  doute 
s'ils  sont  utiles.  H  n'y  a  guère  de  modifications  à  nos  lois  où  l'on  ne 
constate  ces  retours.  Pour  n'en  prendre  ici  que  d'étrangères  aux  ques- 


152  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

lions  de  partis,  voyez  ce  qu'on  pense  du  jury  et  du  Code  criminel  de 
1832  ;  non  dans  la  masse,  qui  no  lit  guère  et  qui  ne  raisonne  pas,  mais 
parmi  les  personnes  instruites,  dans  la  magistrature  elle-même.  Et  quand 
on  veut  détruire  des  tarifs,  affranchir  le  commerce,  accroître  l'instruc- 
tion, toucher  à  ce  qui  est  pour  y  substituer  ce  que  la  saine  raison  com- 
mande, accomplir  en  un  mot  le  moindre  de  ces  changements  qui  sont  le 
faitmêmede  gouverner, voyez  que  de  peine  l'on  a  pour  convaincre, comme 
l'usage  suivi,  l'état  accoutumé  résistent,  se  refont  jour  de  soi,  trouvent 
des  timides  pour  les  regretter  à  côté  des  intéressés  qui  les  soutiennent! 
La  raison  de  cette  force  des  choses,  c'est  le  peu  de  surface  que  le  défaut 
de  liberté  laisse  prendre,  dans  les  intelligences,  à  ces  changements  que 
tout  cependant  démontre  heureux.  On  n'aura  pas  créé  le  sûr  agent  du 
progrès  social,  tant  que  ne  sera  point  donné  l'unique  terrain  fécond  où 
il  puisse  fructifier,  tant  que  la  liberté  ne  régnera  pas  tout  entière,  avec 
son  expansion  naturelle.  C'est  certainement  le  premier  mérite  du  livre 
de  M.  Duveyrier,  que  la  manière  dont  il  le  dit,  et  les  efforts  qu'il  met  à 

le  faire  voir  ont  été  rarement  égalés. 

Henry  Doniol. 

L'Indivjdo  et  l'État,  par  M.  Dupont-White.  3^  édition,  revue  et  augmentée. 
Paris,  1865  ;  Guillaumin  et  C^ 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  connaître  aux  lecteurs  du  Journal 
des  Économistes  M.  Dupont-White  et  ses  doctrines.  Ils  savent  que  mal- 
gré les  circonstances  politiques  et  le  courant  contraire  de  l'opinion  pu- 
blique, M.  Dupont-White  s'est  attaché  à  démontrer  l'importance  et 
l'utilité  du  rôle  du  gouvernement  dans  la  société  et  à  combattre  les 
théories  qui  prétendent  tout  ramener  à  l'action  de  l'individu.  Nous  an- 
nonçons la  troisième  édition  du  livre  dans  lequel  il  a  exposé  ces  idées. 
On  aurait  tort  d'attribuer  ce  succès  au  seul  talent  littéraire  de  l'auteur, 
quelque  remarquable  qu'il  soit  ;  il  est  dû  en  grande  partie  aussi  au  ca- 
ractère solide  et  profondément  raisonnable  des  opinions  exprimées. 

M.  Dupont-White  s'est  placé  en  effet  sur  le  bon  terrain,  sur  celui  du 
progrès.  A  voir  la  manière  dont  certaines  personnes  comprennent  la 
question,  on  croirait  que  l'État  et  l'individu  sont  deux  puissances  né- 
cessairement opposées,  dont  l'une  ne  peut  se  conserver  et  grandir  qu'aux 
dépens  de  l'autre  ;  c'est  de  même  qu'en  économie  politique  on  a  consi- 
déré longtemps  comme  deux  ennemis  le  vendeur  et  l'acheteur.  Mais  ce 
point  de  vue  est  complètement  faux.  L'individu  et  l'État  sont  des  forces 
différentes,  mais  non  pas  opposées  ;  ils  concourent  ou  du  moins  doivent 
concourir,  chacun  dans  sa  sphère,  à  la  réalisation  d'un  même  but  :  au 
progrès  général  de  la  société.  Il  est  vrai  qu'ils  n'ont  pas  toujours  com- 
pris leur  rôle  coopératif.  L'État  surtout,  ou  pour  mieux  dire  ceux  qui 
disposaient  de  la  puissance  de  l'État,  ont  trop  souvent  profité  de  leur 
pouvoir  pour  opprimer  les  individus  et  faire  tourner  à  leur  propre 
avantage  la  force  dont  ils  avaient  été  investis  en  vue  du  bien  général. 
Mais  cela  ne  prouve  pas  plus  contre  le  rôle  du  gouvernement,  que  les 
abus  que  les   individus  aussi  peuvent   commettre  ne  prouvent  contre 


BIBLIOGRAPHIE.  153 

leur  droit.  La  nëcessité  du  gouvernement  est  incontestable  et  toute  la 
question  consiste  à  délimiter  convenablement  la  sphère  de  l'action  de 
l'État  et  colle  do  l'action  individuelle. 

Or,  pour  résoudre  cette  question,  il  existe  un  premier  principe  général 
qui  est  évident  par  lui-même  :  c'est  que  l'État  doit  accomplir  toutes  les 
œuvres  progressives  qui  dépassent  les  forces  de  l'individu  ou  d'une 
simple  association  d'individus.  Ces  œuvres  sont  plus  nombreuses  et 
plus  diverses  qu'on  ne  le  pense  ordinairement;  en  effet,  toutes  celles 
qui  exigent  un  acte  législatif  quelconque  rentrent  dans  cette  catégorie. 
On  s'imagine  quelquefois,  en  économie  politique,  qu'il  suffirait  de  pro- 
clamer la  liberté  absolue  de  l'industrie,  du  commerce,  du  crédit  pour 
que  l'action  de  l'État  disparût  complètement  de  l'ordre  économique. 
Mais  resterait  toujours,  sans  parler  des  impôts,  la  législation  sur  la  pro- 
priété, les  successions,  les  conventions,  les  sociétés,  les  contrats  de 
mariage,  les  hypothèques,  etc.,  qui  ne  peut  et  ne  pourra  jamais  être 
modifiée  que  par  l'État,  et  qui  exercera  toujours  une  influence  immense 
sur  la  production  et  la  distribution  de  la  richesse.  En  1848,  des  partisans 
exagérés  de  la  liberté  ont  proposé,  il  est  vrai,  d'abolir  toutes  les  lois 
civiles  et  commerciales  et  de  s'en  référer  uniquement  à  la  volonté  et  aux 
conventions  des  individus.  Mais  les  auteurs  de  cette  proposition  ne  se 
sont  pas  rappelé  que  ce  système  .avait  été  expérimenté  et  qu'il  s'était 
établi  tout  naturellement  pendant  la  période  d'anarchie  qui  avait  suivi 
la  dissolution  de  l'empire  carlovingien.  Or,  ce  qui  en  était  sorti  était  le 
droit  coutumier,  si  fertile  en  chicanes,  et  dont  tous  les  peuples  ont  eu 
tant  de  hâte  de  se  débarrasser  à  la  première  lueur  d'unité  et  de  liberté. 
La  Révolution  de  1789  aurait-elle  fait  erreur  dans  la  principale  des  œu- 
vres qui  nous  restent  d'elle  et  faudrait-il  revenir  au  morcellement  infini 
des  lois  civiles,  politiques  et  administratives  ? 

D'autres  considérations  encore  servent  à  déterminer  la  fonction  sociale 
du  gouvernement.  L'État  doit  intervenir  par  exemple  en  vue  de  la  réa- 
lisation d'œuvres  réellement  utiles  que  les  individus  pourraient  accom- 
plir, il  est  vrai,  mais  dont  ils  s'abstiennent  par  ignorance  ou  par  inertie  ; 
de  même  son  action  devient  indispensable  quand  de  l'action  individuelle 
pourrait  résulter  un  monopole  nuisible  à  l'ensemble  de  la  société.  Nous 
n'avons  pas  l'intention  ici  d'indiquer  ces  cas  particuliers  ;  nous  ne  pou- 
vons que  renvoyer  à  cet  égard  au  livre  de  M.  Dupont-White,  où  toutes 
ces  questions  générales  et  spéciales  sont  discutées  en  détail.  En  théorie 
il  est  assez  facile  de  déterminer  les  pouvoirs  qui  doivent  être  confiés  au 
gouvernement,  pour  qu'il  puisse  coopérer  au  progrès  général.  La  diffi- 
culté est  d'établir  les  garanties  pratiques  qui  l'empêchent  d'outrepasser 
ces  pouvoirs,  de  s'en  servir  pour  le  mal  et  de  porter  atteinte  au  droit 
des  individus. 

On  peut  reprocher  à  M.  Dupont-White  de  s'être  laissé  entraîner  trop 
loin  dans  sa  défense  de  l'utilité  du  pouvoir  et  de  ne  pas  avoir  assez  songé 
à  ces  garanties.  C'est  là,  en  effet,  la  partie  faible  de  son  livre.  Mais  ce 
défaut  n'empêche  pas  ce  livre  de  mettre  en  lumière  beaucoup  de  vérités 
utiles,  et  d'être  un  des  ouvrages  les  plus  consciencieux  et  les  mieux  faits 


1.^4  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

qui  aient  été  publiés  fie  notre  temps  sur  l:i  politi({ue.  M.  Dupont-White 
il  pensé  probablement  tpie,  dans  la  situation  actuelle  des  esj)rits,  il  y 
aurait  assez  fie  |)ublicistos  cjui  se  placeraient  au  seul  |)oint  de  vue  des 
garanties.  Et  en  effet,  le  rôle  fies  théories  opposées  est  de  se  rectifier 
et  d'  se  compléter  récipro(|uemenl. 

_______  ^'   ^^^• 

DiCTiONNAmE  GÉNÉUAL  DE  LA  POLITIQUE,  par  M.  Maurice  Block.  2  vol.  gr.  in-8. 
Paris,  0.  Lorentz,  1864.  (Rapport  vr^rbal  fait  à  l'Acaciémie  des  sciences  morales  et 
politiques.) 

J'ai  présenté  à  l'Académie,  l'année  dernière,  de  la  part  de  M.  Block, 
le  premier  volume  de  son  Dictionnaire  de  la  politique;  il  me  charge  au- 
jourd'hui d'avoir  l'honneur  d'offrir  en  son  nom  le  second  volume.  L'ou- 
vrage est  maintenant  terminé.  La  seconde  partie  a  été  conçue,  dirigée 
et  exécutée  dans  le  même  esprit  que  la  première. 

Je  n'ai  sans  doute  pas  besoin  de  dire  à  l'Académie  que  nous  ne  lui 
présenterions  pas  cet  ouvrage,  si  l'on  y  traitait  de  la  politique  courante 
et  de«  questions  qui  divisent  les  partis.  Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  ces 
deux  volumes,  qui  contiennent  chacun  1,200  pages  à  deux  colonnes  très- 
serrées,  pour  se  convaincre  qu'une  publication  si  coûteuse,  qui  a  de- 
mandé tant  de  travail  et  occupé  un  si  grand  nombre  de  collaborateurs, 
est  destinée  à  durer,  et  ne  s'attache  par  conséquent  qu'aux  principes 
philosophiques,  aux  règles  du  droit  et  aux  grands  faits  de  l'histoire.  On 
ne  fait  pas  un  Dictionnaire  pour  plaider  une  thèse,  mais  pour  fournir  à 
tous  ceux  qui  veulent  étudier  les  indications  et  les  documents  qu'ils  ne 
pourraient  puiser  à  d'autres  sources,  sans  se  livrer  à  de  longues  et  dif- 
ficiles recherches.  M.  Block,  accoutumé  lui-même  à  composer  d'impor- 
tants répertoires  de  faits  et  de  dates  avec  une  critique  à  la  fois  fine  et 
scrupuleuse,  était  particulièrement  propre  à  donner  à  cette  nouvelle 
œuvre  ce  mérite  d'utilité  pratique,  de  science  précise  et  d'informations 
abondantes  qui  la  recommandent  à  la  bienveillance  de  l'Académie. 

Il  y  a  dans  notre  pays  beaucoup  de  passion  politique  et  très-peu  de 
science  politique.  On  fait  de  gros  livres  qui,  par  leur  prix  et  leur  con- 
tenu, ne  sont  à  l'usage  que  des  lettrés,  et  de  petits  livres,  destinés  pour 
la  plupart  à  surexciter  encore  les  passions,  sans  répandre  dans  la  masse 
(les  lecteurs  des  connaissances  que  les  autours  eux-mêmes  ne  possèdent 
pas.  Peut-être  la  politique  ne  mérite-t-elle  pas  le  nom  de  science  ;  mais, 
à  coup  sûr,  elle  doit,  pour  être  sérieuse,  s'appuyer  sur  un  grand  nombre 
de  notions  scientifiques.  Il  faut  connaître  à  fond  l'histoire  du  pays  et 
des  institutions  diverses  qui  se  sont  succédé  et  d'où  sont  sorties  les  in- 
stitutions actuelles  ;  comprendre  la  nature  et  les  conditions  d'un  gouver- 
nement absolu,  ou  d'un  gouvernement  constitutionnel  ;  d'un  gouverne- 
ment simplement  représentatif,  ou  d'un  gouvernement  parlementaire; 
distinguer  les  droits,  les  attributions  et  les  rapports  des  trois  pouvoirs  ; 
se  rendre  compte  du  rôle  de  la  presse  en  bien  et  en  mal  ;  savoir  lire  un 
budget,  comparer  les  recettes  avec  les  dépenses,  apprécier  pour  les  re- 
cettes rétendue  des  sacrifices  et  la  quotité  des  ressources,  et  pour  les 


BIBLUmiUI'lIiK.  1545 

dépenses  lu  iiécessiliï  cL  la  récuiidilé  des  services  publics  ;  mesurci-,  poui- 
ainsi  dire,  l'espace  à  la  liberté  :  h  la  liberté  sans  laquelle  la  société  ne 
peut  vivre,  e(  (|iii  ne  pciil  vi\n^  à  son  lour  ((ik;  dans  une  société  réu;u- 
lièrcMiient  et  forlcnuMil  orijanisée.  (^(^st  loul  iia  vaste  ensemble  de  con- 
naissances liistori(|ues,  linancières,  économiques  cl  b'gales,  qu'on  doit 
commencer  par  accjuérir,  sous  peine  de  ne  pas  savoir  ce  que  l'on  veut 
et  ce  (|ue  l'on  fait  dans  \o  monde  politique.  D'autres  peuples,  très-diffé- 
rents de  la  France  par  leur  liistoire  et  leur  orij;anisalion  sociale,  ont  une 
classe  d'hommes  spécialement  élevés  pour  cet  ordre  d'études  ;  il  n'en 
est  pas  de  même  chez;  nous,  où  il  n'j  a  plus  d'aristocratie  ni  de  classes, 
où  l'on  arrive  à  la  vie  politique  moins  par  vocation  que  par  accident, 
où  d'ailleurs  le  sufl'rage  univei'sel  appelle  tout  le  monde  à  participer 
dans  une  certaine  mesure  à  la  direction  des  affaires  communes. 

Pour  une  société  ainsi  constituée,  et  qui  n'avait  guère  jusqu'ici  que 
des  bibliothèques  inaccessibles  ou  des  pamphlets  insignifiants,  il  était 
très-utile  de  suppléer  par  un  bon  et  solide  répertoire  à  des  études  que 
personne  ne  fait,  et  que  le  plus  grand  nombre  ne  pourrait  pas  faire. 
C'est  là  le  service  que  M.  Block  a  voulu  rendre  en  publiant,  moins  un 
dictionnaire  de  politique,  qu'un  dictionnaire  des  connaissances  néces-' 
saires  à  ceux  qui  veulent  s'occuper  de  politique. 

L'Académie  comprendra  du  reste  qu'un  ouvrage  de  ce  genre,  quelque 
impartial  que  ses  auteurs  l'aient  voulu  rendre,  doit  toujours  porter 
l'empreinte  d'une  doctrine.  Il  n'y  a  nulle  part  d'abstraction  complète, 
et  il  y  en  a  moins  en  politique  que  partout  ailleurs.  Le  Dictionnaire 
appartient  à  la  grande  et  noble  école  qui  aspire  à  la  liberté  lors  même 
qu'elle  se  croit  obligée  de  la  restreindre,  et  qui,  loin  de  résister  au 
progrès,  s'efforce  de  le  hâter,  ou  tout  au  moins  de  le  suivre.  Cette  école 
renferme  dans  son  sein  des  partis  très-animés  les  uns  contre  les  autres, 
et  qui  pourtant  s'accordent  sur  les  principes,  et  ne  diffèrent  q^je  par 
l'appréciation  des  faits  contemporains  et  quelquefois  seulement  par  la 
mesure  de  leur  patience.  Tous  ces  partis  ont  chacun  leurs  journaux, 
et  ils  auront  en  commun  le  Dictionnaire  de  M.  Block. 

Il  est  certain  que  la  mobilité  de  la  société  rend  nécessaire  une  certaine 
mobilité  de  la  politique.  Mais  si  la  politique  se  transforme,  elle  est 
dominée,  comme  la  liberté  humaine,  par  une  science  que  le  monde  n*a 
pas  faite,  et  qu'il  n'a  ni  le  droit  ni  le  pouvoir  de  modifier,  c'est-à-dire 
par  la  morale.  Le  soin  constant  de  mettre  en  lumière  cette  domination 
de  l'éternelle  morale  sur  la  politique  honore  le  directeur  du  Diction- 
naire et  les  savants  qui  l'ont  aidé  de  leur  collaboration.  J'en  pourrais 
fournir  de  grandes  et  éclatantes  preuves  par  des  citations,  si  je  ne 
craignais,  en  les  soumettant  à  l'Académie,  de  les  lire  devant  leurs  au- 
teurs. On  me  permettra  seulement  de  mentionner,  parmi  beaucoup  de 
noms  illustres,  ceux  de  MM.  Guizot,  Passy  et  de  Rémusat.  Un  tel  patro- 
nage vaut  mieux  assurément,  pour  l'œuvre  de  M.  Block,  que  tous  les 
éloges  que  j'en  pourrais  faire. 

Jules  Simon. 


156  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


CHRONIQUE    ÉCONOMIQUE 


Sommaire.  —  Mort  de  Richard  Cobden.  —  Les  discussions  économiques  et  administratives 
au  Corps  législatif.  —  La  décentralisation,  l'enseijjnement  gratuit  et  obligatoire,  la 
liberté  de  tester,  le  courtage.  —  Les  finances  de  la  ville  de  Paris. 

Toute  nouvelle  le  cède  ce  mois-ci  en  importance,  comme,  hélas  !  en  tris- 
tesse et  en  imprévu,  à  la  mort  prématurée  de  M.  Cobden,  ce  çrand  vul- 
garisateur des  idées  économiques,  ce  tribun  du  bim  sens,  ce  révolution- 
naire pacifique  qui,  par  le  triomphe  des  vérités  publiées  par  d'illustres 
théoriciens,  a  changée  la  face  de  son  pays.  Un  di[jne  hommag^e  a  été  rendu 
par  deux  de  nos  plus  illustres  collaborateurs  à  la  mémoire  de  Cobden 
au  sein  de  la  Société  d'économie  politique.  Nous  apprenons  que  plusieurs 
des  g^rands  centres  manufacturiers  de  TAn^i^leterre  ont  présenté  un  spec- 
tacle de  deuil,  et  d'intéressants  détails  nous  ont  été  transmis  sur  le  cor- 
tège populaire  qui  faisait  escorte  aux  dépouilles  mortelles  de  ce  démo- 
crate anglais  qui  ne  cessa  d'être  en  communication  intime  avec  les 
masses.  Bien  avant  que  le  nom  de  Cobden  se  liât  au  grand  acte  du  traité 
de  commerce  avec  l'Angleterre,  le  Journal  des  Écoîiomistes  avait  payé  à 
ce  puissant  et  utile  agitateur  un  tribut  d'éloges  et  applaudi  à  son  œtivre 
avec  enthousiasme.  Ce  que  nous  n'avons  cessé  de  soutenir  et  de  louer 
dans  Cobden,  ce  n'était  pas  seulement  le  patriote  intelligent  qui  compre- 
nait que  la  grandeur  de  l'Angleterre  devait  désormais  reposer  sur  des 
bases  commerciales  toutes  différentes.  Nous  aurions  pu  laisser  cette  tâche 
aux  Anglais  eux-mêmes;  c'était  l'esprit  cosmopolite,  ami  de  la  vérité  et 
de  la  justice,  ami  de  la  France,  en  tant  qu'elle  concourt  à  leur  triomphe, 
cherchant  à  écarter  les  ombrages,  les  injustes  défiances,  et  faisant  de  la 
paix  le  symbole  de  la  nouvelle  politique.  Tout  est  nouveau,  tout  est  mo- 
derne dans  ce  personnage  qui  se  détache  avec  une  originalité  si  vive  sur 
le  vieux  fonds  aristocratique  de  l'ancienne  Angleterre.  C'est  un  initiateur. 
Cobden  était  personnellemciit  connu  et  aimé  de  la  plupart  des  économistes 
français.  On  peut  dire  à  notre  honneur  comme  au  sien  qu'il  était  un  des 
nôtres.  Son  influence  se  faisait  sentir  ici  comme  en  Angleterre.  Ce  sera 
pour  sa  mémoire  un  grand  honneur  que  mort  il  ait  reçu  les  éloges  de 
lord  Palmerslon  le  louant  au  nom  du  patriotisme  et  ceux  du  gouverne- 
ment français  le  louant  par  l'organe  de  M.  de  Forcade  de  la  Roquette 
au  nom  de  l'hummité.  Que  dire  de  plus!  La  détermination  prise  par 
l'Empereur  de  placer  le  buste  de  Richard  Cobden  au  musée  de  Versailles, 


CHHOINIQUK  KGOINOMIQUE.  157 

lioriiieiir  (ju'a  rc.ni  un  seul  (Hranjjer,  M.  de  HuinboldL,  cosmopolite  par 
la  sci(Mir(',  relève  de  la  même  peiuée  et  atteste  d'une  manière  plus  écla- 
tante encore  ce  (ju^il  y  avait  d'universel  dans  la  pensée  de  ce  {;rand 
lionune  d'action  de  l'économie  politique. 

Si  Ton  excepte  le  para[;rat»lie  10  de  l'adresse  relatif  à  l'industrie  des 
transports  maritimes,  voté  après  une  courte  discussion  à  laquelle  ont 
l)ris  part  MM.  Ancel  et  Pinart,  <|ui  se  sont  opposés  à  l'application  du 
régime  r,énéral  de  la  concurrence  appliquée  à  l'industrie  maritime,  la 
partie  purement  économi(jue  des  nombreuses  questions  qui  doivent  se 
débattre  devant  le  Corps  lé{;islatir  n'a  [juère  été  encore  abordée;  pour- 
tant un  côté  économique  important  se  dé^jag-e  du  sein  de  plusieurs  des 
discussions  qui  ont  eu  lieu.  Sijpalons  un  débat,  moitié  juridique  moitié 
économique,  sur  le  courtag^e  privilégié  dont  un  paragraplie  additionnel 
demandait  la  suppression.  M.  Jules  Favre  a  posé  la  question  avec  beau- 
coup de  netteté.  Condamnant  en  principe  le  privilège  du  courtage,  il  ne 
pense  pas  qu'aucune  difficulté  pratique  puisse  s'opposer  à  sa  suppres- 
sion. Il  s'agirait  seulement  d'après  lui  d'appliquer  aux  titulaires  des 
charges  la  loi  d'expropriation  comme  on  l'applique  aux  possesseurs 
d'immeubles.  Un  jury  devant  lequel  les  intéressés  devraient  comparaître 
écouterait  leurs  observations  et  fixerait  l'indemnité  à  laquelle  chacun 
pourrait  avoir  droit. 

On  a  discuté  aussi  la  décentralisation,  et  nous  avons  à  signaler  un 
excellent  discours  de  M.  Jules  Simon.  Le  gouvernement  semble  trop 
croire  que  décentraliser  c'est  accroître  dans  une  certaine  mesure  les  pré- 
rogatives de  certains  fonctionnaires  et  les  rendre  indépendants  en  cer- 
tains cas  de  l'autorité  supérieure;  c'est  là  en  effet  une  décentralisation 
administrative  qui  peut  avoir  de  bons  résultats  dans  le  sens  d'une  plus 
prompte  expédition  des  affaires;  mais  on  demande,  très-justement  selon 
nous,  une  autre  décentralisation,  qui  consiste  dans  l'abandon  par  le 
pouvoir  central  de  certaines  attributions  au  profit  de  l'initiative  indivi- 
duelle et  des  corps  électifs.  Une  des  questions  les  plus  importantes  qui 
s'y  rattachent  est  la  nomination  des  maires,  que  le  gouvernement  peut 
choisir  aujourd'hui,  par  un  retour  au  régime  légal  de  1806,  en  dehors 
des  conseils  municipaux.  Ce  système  a  le  grave  inconvénient  de  mécon- 
naître le  double  caractère  de  la  magistrature  municipale,  qui  doit  être 
de  représenter  à  la  fois  l'administration  par  l'investiture  que  lui  donne 
ïV,       le  pouvoir  central  et  la  commune  par  l'élection  libre  des  citoyens.  Or  il 
'■        est  de  toute  évidence  qu'un  maire  qui  n'est  pas  pris  dans  le  conseil  mu- 
nicipal, et  qui  n'existe  que  par  décret,  ne  tient  à  la  commune  par  aucune 
•    attache  élective,  chose  peu  logique  en  tout  temps,  et  surtout  sous  le 
K  ilii  régime  du  suffrage  universel. 

"^'fj    La  commission  de  l'adresse  a  donné  une  sorte  de  satisfaction  à  une 

•^: 


i58  JOURNAL  DES  ÉCONO^IISTES. 

piirtie  de  ces  idées  en  émeUanL  le  vœu  que  les  maires  fussent  autant 
que  possible  dans  les  conseils  municipaux. 

Est  venu  le  tour  de  Fenseifj^nement  mutuel  et  obligatoire  dont  l'échec, 
il  faut  le  dire,  a  été  plus  complet  encore  que  nous  ne  l'aurions  supposé 
à  l'avance.  Tout  ce  qui  peut  élre  ai!é<}ué  en  faveur  de  ce  double  principe 
a  été  soutenu  avec  beaucoup  de  force  par  MM.  Garnot,  Havin  et  Jules 
Simon.  Nous  sommes  très-loin  de  nous  associer  à  Fopinion  qui  verrait 
dans  le  vote  presque  unanime  contre  l'obligation  un  acte  d'hostilité  et  de 
défiance  roiiire  l'instruction  elle-même.  Il  se  peut  qu'il  y  ait  au  Corps 
législatif,  comme  ailleurs,  plus  d'un  esprit  qui  n'en  apprécie  pas  suffi- 
samment les  bienfaits-  mais  telle  n'est  pas,  fort  heureusement,  la  ten- 
dance générale.  Dans  notre  pensée,  cette  discussion  n'aura  pas  été  sté- 
rile, et  tous  les  moyens  indirects  ou  directs,  sans  coercition,  pour  pro- 
pager l'instruction  primaire,  trouveront  un  assentiment  et  un  concours 
plus  faciles  dans  le  Corps  législatif  qu'avant  le  rapport  de  M.  Duruy. 
Nous  l'avons  déclaré,  quant  à  nous,  maintes  fois,  avec  une  insistance  qui 
prouve  l'énergie  de  nos  convictions  :  tout  ce  qui  peut  venir  en  aide  à 
rinstruciion  primaire,  à  cette  instruction  dans  la<|uelleAdam  Smith  lui- 
même  appelait  une  certaine  action  de  l'État,  nous  trouvera  sympa- 
thiques. 

L'amendement  de  M.  de  Veauce,  en  faveur  de  la  liberté  de  tes:er, 
signée  par  quelques  députés,  a  été  rejetée  par  une  immense  m;ijorité. 
On  a  même  remarqué  qu'il  'avait  moins  de  voix  que  de  signataires, 
M.  de  Veauce  a  fait  de  son  mieux  pour  défendre  sa  proposition  qui  se 
bornait  à  demander  i\m  la  question  fût  mise  à  l'étude.  La  Chambre  a 
pensé  que  })ar  un  tel  vote  elle  mettrait  immédiatement  en  suspicion  la 
loi  actuelle  qui  régit  les  successions.  Elle  a  montré  par  son  attitude  le 
peu  de  popularité  de  la  proposition.  Ce  n'est  pas  dans  un  journal  qui 
compte  des  partisans  de  la  liberté  absolue  de  tester  que  nous  manque- 
rons de  l'impartialité  et  du  sang-froid  nécessaires  pour  apprécier  une 
question  à  laquelle  s'attachent  volontiers  les  passions  politiques.  Nous 
avons  plus  d'une  fois  émis  l'idée  que  nous  verrions  une  sorte  de  satisfac- 
tion donnée  à  l'autorité  du  père  de  famille  et  à  l'équité  dans  une  cer- 
taine augmentation  de  la  part  dont  le  père  dispose  librement.  Mais  nous 
croyons  parler  au  nom  de  la  grande  majorité  de  nos  collaborateurs, 
comme  nous  parlons  en  notre  propre  et  privé  nom,  en  soutenant  que  la 
liberté  absolue  de  tester  n'est  ni  fondée  en  droit  ni  rcclamée  par  l'utilité 
générale  à  laijuelle  nous  la  croyons  manifestement  contraire.  La  liberté 
absolue  de  tester  a  pour  conséquence  les  substitutions  poussées  à  ce 
degré  où  elles  sont  une  véritable  confiscation  du  droit  des  pères  de  fa- 
mille qui  viennent  après  le  premier  testateur,  elle  aboutit  par  là  à  un 
amoindrissement  à  la  fois  de  la  propriété  et  de  la  famille.  M.  Marie  et 


niRONlOlIE  K(;()N()>nOUfi.  159 

M.  de  Pai'icMHioiis  piii'iiitistînl  avoir  pirrailelneiit  éubli  «iiir,  ncri  no  jus- 
tifie, que  riiîti  iraulorisr.  celte  liberté.  Ils  se  sont  attachés  à  montrer 
l'esprit  (le  famille  iiiléressé  lui-même  à  rép,alité  des  pai-l.a}',es  bien  loin 
qu'il  soit  ébranle  par  cette  loi  si  conforme  aux  mœurs  et  aux  tendances 
naturelles  du  cu'ur  humain  dont  la  loi  ne  prévient  le  plus  souvent  que 
les  altérations  et  les  déviations  coupables.  Tout  en  étant  de  cet  avis, 
nous  estimons  que  la  part  déjà  faite  à  la  liberté  du  père  qui  dispose 
d'une  partie  de  ses  biens  pourrait,  par  une  certaine  au  {lamentation,  don- 
ner };ain  de  cause  à  cet  ar[;ument  d'équité  qui  veut  que  le  père  de  fa- 
mille aitép,ard  aux  diversités  de  conduite  et  aux  inéfyalités  de  position 
entre  ses  enfants.  Faut-il  croire,  d'ailleurs,  avec  M.  Guéroult,  que  le  droit 
d'aînesse  et  les  substitutions  tiendraient  une  très-grande  place  dans  les 
successions  le  jour  où  la  liberté  de  tester  serait  proclamée?  Nous  avons 
plus  de  foi  dans  les  mœurs  démocratiques  de  la  France  moderne,  dans 
les  vieilles  traditions  du  tiers  état  dès  long^temps  attaché  à  l'é^yalité  des 
partages.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'admettre 
légalement  un  droit  absolu  qui  n'existe  pas,  puisqu'il  ne  saurait  être 
reconnu  sans  nier  le  droit  de  l'enfant  et  l'équité  dans  la  famillCi 

Au  point  de  vue  économique,  M.  de  Veauce  et  ses  adhérents  ont  paru 
de  même  tomber  dans  de  singulières  exagérations  en  accusant  la  loi 
de  succession  d'amener  et  d'entretenir  le  morcellement  dont  elle  est  tout 
au  plus  une  cause  très-corrigible  par  d'autres  moyens  également  indi- 
(|ués  dans  la  discussion,  comme  l'allégement  des  droits  de  mutation  et 
de  succession.  Ainsi,  quand  les  partisans  de  la  proposition  parviendraient 
à  prouver  qu'il  est  juste  qu'un  père  prive  dd  toute  part  dans  sa  succes- 
sion trois  enfants  sur  quatre  pour  laisser  à  un  seul  d'entre  eux  un  plus 
beau  domaine,  quand  même  on  arriverait  à  concilier  cela  avec  l'équité, 
l'humanité  et  l'espril  de  famille,  il  resterait  encore  à  démontrer  que  la 
cause  principale  et  puissamment  active  des  imperfections  de  la  propriété 
et  de  l'agriculture  en  France  tient  à  la  loi  actuelle.  Or,  c'est  ce  qui 
n'est  pas  démontré.  Ce  qui  l'est,  au  contraire ,  c'est  qu'on  ne  fera  ja- 
mais de  la  France  en  général  un  pays  de  grande  culture  et  de  grande 
propriété. 

Pour  nous  résumer,  nous  croyons  qu'il  peut  être  bon,  expédient,  équi- 
table, d'étendre  dans  une  certaine  mesure  la  latitude  donnée  au  père  de 
famille,  mais  que  la  liberté  absolue  de  tester  et  par  conséquent  d'exhéré- 
dation,  invoquée  au  nom  de  la  propriété  et  de  la  famille,  leur  est  con- 
traire, antipathique  et  nuisible.  L'histoire  ne  la  connaît  guère  jusqu'ici 
fjue  par  le  mal  qu'elle  a  fait  au  monde. 

Pre:que  tous  les  gouvernements  d'Europe,  sur  riiiitialive  d'un  ingé- 
nieur français,  M.  de  Labry,  viennent  de  supprimer,  pour  les  forteresses 
situées  dans  l'intérieur  des  terres^  la  fermeture  des  portes  pendant  la 


160  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

nuit.  Par  suite  d'un  accord  entre  l'Angleterre  et  l'Espagne,  une  mesure 
analogue  a  récemment  été  mise  en  vigueur,  du  côté  de  la  mer,  pour  les 
places  de  guerre  maritimes  appartenant  à  ces  deux  pays  sur  le  territoire 
espagnol.  La  reine  d'Espagne  rend  le  nouveau  régime  exécutoire  par  un 
décret  en  date  de  ce  mois,  dans  lequel,  «  prenant  en  considération  la 
disparition  des  causes  qui  avaient  motivé  certaines  précautions  établies 
dans  les  places  de  guerre...,  et  considérant  enfin  que  lesdites  places,  dans 
des  circonstances  normales,  se  trouvent  protégées  par  la  bonne  foi  des 
nations  contre  des  surprises  et  attentats  réprouvés  par  le  droit  des  gens,  « 
elle  déclare  supprimées  les  formalités  auxquelles  étaient  assujettis  les 
navires  aux  abords  des  forteresses  maritimes. 

—  Deux  brochures  analogues  par  le  titre  et  par  le  sujet  comme  par  le 
point  de  vue,  quoique  différentes  par  la  manière,  ont  paru  à  la  fois  à  la 
librairie  Guillaumin.  L'une,  en  partie  connue  des  lecteurs  du  Journal 
des  Économistes,  est  intitulée  :  Les  Finances  de  la  ville  de  Paris.  Son  au- 
teur, M.  Paul  Boiteau,  a  donné  plus  d'étendue  à  un  travail  qui  avait  été 
justement  remarqué.  De  même,  dans  ses  Observations  sur  le  système  finan- 
cier de  M.  le  Préfet  de  la  Seine,  M.  Léon  Say  a  réuni  un  certain  nombre 
d'articles  publiés  dans  le  Journal  des  Débats,  et  dans  lesquels  s'était  ré- 
vélée, unie  aux  connaissances  de  l'administrateur,  la  plume  nette  et 
vive  du  journaliste.  On  lira  ces  deux  morceaux  curieux  et  instructifs 
d'histoire  municipale  et  financière. 

Henri  BAUDRILLART. 


Paris,  15  avril  1865. 


Le  Gérant  provisoire,  Paul  BOITEAU. 


PARIS,    —  TYPOGRAPHIE    DE    À,  PARENT,   RUE   MONSIEUR -LE-PRINGE  9   31 


JOURNAL 


DES 


ÉCONOMISTES 


LA  CONTRAINTE  PAR  CORPS 

EXTRAIT    d'une     LEÇON    INEDITE    DE    P.    ROSSI    (^^ 


La  contrainte  par  corps  I  ces  mots  expriment  un  fait  grave  un 
fait  d'une  haute  importance  et  dont  les  conséquences  peuvent  être 
des  plus  funestes  pour  ceux  dont  la  liberté  individuelle  peut  être  pa- 
ralysée par  cette  contrainte.  Mais  qu'est-ce  au  fond  que  la  contrainte 
par  corps?  On  pourrait  être  tenté  de  croire  que  c'est  là  une  idée 
bien  simple,  on  pourrait  être  tenté  de  le  croire  surtout,  quand  on 
voit  que  dans  une  foule  de  livres  on  parle  de  ce  moyen  à  peu  près 
comme  on  parlerait  de  la  saisie  des  fruits  pendants  par  racines  ou 
de  tout  autre  moyen  d'exécution  sur  un  objet  matériel  quelconque 
Cependant  le  sujet  de  ce  moyen  d'exécution  c'est  l'homme,  la  propre 
personne  de  l'homme,  c'est  l'homme  qu'on  prive  de  sa  liberté  c'est 
l'homme  qu'on  renferme  dans  une  prison  et  dont  on  paralyse  la 
vie  civile  et  l'activité  personnelle.  Et  cela  pourquoi?  pour  que  cet 
homme  paye  une  dette. 

Payer  ses  dettes,  quand  on  le  peut,  quand  on  en  a  les  moyens,  et 
même  quand  cela  devrait  vous  laisser  à  un  état  de  pauvreté  véri- 

(1)  Extrait  du  Cours  de  droit  constitutionnel  professé  à  l'École  de  droit 
de  Paris,  recueilli  et  rédigé  par  M.  Porée  ;  en  préparation  à  la  librairie 
Guillaumin  et  G®. 

Nous  avons  pensé  que  nos  lecteurs  liraient  avec  intérêt  l'opinion 
professée  il  y  a  vingt  ans  par  l'illustre  publiciste,  au  moment  où  le  Corps 
législatif  va  avoir  à  sanctionner  le  projet  de  loi  élaboré  par  le  Conseil 
d'État  et  annoncé  dans  le  discours  de  l'Empereur  lors  de  l'ouverture  de 
la  session.  ÇKote  de  la  rédaction.) 

2e  SÉRIE.  T.  xLvr,  —  \^  mai  iSGJi.  Il 


162  '  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

table,  vous  exposer  à  des  besoins  pénibles,  payer  ses  dettes  est  une 
obligation  à  la  fois  morale  et  légale.  Mais  tout  en  accordant,  en  re- 
connaissant ce  principe,  qu'est-ce  que  vous  représente  celui  qu'on 
saisit  parce  qu'il  n'a  pas  payé  une  dette,  qu'on  saisit  sur  son  corps 
et  qu'on  renferme  dans  une  chambre?  Il  faut  le  dire,  Messieurs,  la 
pensée  primitive,  originaire  de  ce  fait  est  une  pensée  sauvage.  Le 
sauvage  ne  connaît  guère  que  la  force,  il  se  livre  à  l'emportement 
de  ses  passions,  surtout  de  la  colère.  Or,  il  s'emporte  même  contre 
l'impuissance  à  satisfaire  ses  volontés,  c'est  l'emploi  de  la  force, 
c'est  la  violence,  c'est  la  torture.  Avez-vous  jamais  observé  un  en- 
fant? Les  enfants  sont  les  sauvages  des  sociétés  civilisés.  Quand  ils 
se  livrent  à  leurs  petites  passions,  ils  agissent  exactement  de  la  même 
manière.  Trouvent-ils  une  résistance  à  leurs  désirs,  fût-ce  par  im- 
puissance, ils  s'emportent  et  usent  de  violence  contre  l'impuissant 
lui-même,  et  si  les  éducateurs  n'étaient  pas  là  pour  réprimer  ces 
funestes  passions,  leurs  tendances  naturelles  les  porteraient  à  em- 
,  ployer  la  torture  pour  accomplir  leurs  volontés. 

Cette  pensée  sauvage  et  primitive  a  passé  dans  les  lois.  La  torture 
proprement  dite  a  déshonoré  un  grand  nombre  de  législations,  et 
il  est  triste  d'ajouter  qu'aujourd'hui  encore  elle  en  déshonore  quel- 
ques-uns. Et  la  torture  aussi  avait  sa  logique,  logique  horrible, 
mais  logique  rigoureuse  cependant.  On  se  plaçait  dans  une  suppo- 
sition, comme  cela  arrive  trop  souvent  à  ceux  qui  ne  sont  que  logi- 
ciens, on  se  plaçait  dans  une  supposition  et  on  en  tirait  des  consé- 
quences assez  légitimes.  Voilà  un  homme  soupçonné  d'un  crime; 
l'a-t-il  commis  ou  ne  i'a-t-il  pas  commis?  Nous  l'ignorons,  nous 
devons  donc  examiner,  chercher  la  vérité.  C'est  ainsi  qu'on  rai- 
sonne aujourd'hui.  Mais  alors  on  partait  d'un  autre  principe.  On 
se  plaçait  dans  la  supposition  que  le  prévenu  connaissait  la  vérité, 
mais  ne  voulait  pas  la  dire.  Cette  hypothèse  une  fois  posée,  on  ne 
songeait  plus  qu'à  vaincre  la  résistance  du  prévenu.  Or,  la  torture 
est  un  moyen  comme  un  autre  pour  vaincre  la  volonté  d'un  homme. 
Une  fois  le  principe  admis,  la  conséquence  était  rigoureuse. 

Ne  pourrait-on  pas,  à  part  l'atrocité  du  moyen,  établir  une  com- 
paraison entre  ce  que  je  viens  dire  et  la  contrainte  par  corps? 
Quand  on  se  place  dans  cette  supposition  que  le  débiteur,  ou  ses 
parents,  ou  ses  amis,  peuvent  payer  et  ne  le  veulent  pas,  on  en  con- 
clut naturellement  qu'il  faut  user  de  contrainte  sur  la  personne  de 
ce  débiteur.  On  le  prive  de  sa  liberté  parce  qu'on  dit  :  «  Il  pourrait 


LA  GOlNTRAmTE  PAH  CORPS.  163 

payer  et  ne  le  veut  pas.  Eh  bien,  contraignons-le  par  corps.  La 
perte  de  sa  liberté  le  forcera  à  payer  lui-même,  ou  bien  ses  parents 
ou  ses  amis  se  détermineront  à  payer  pour  lui.  » 

Je  ais  que  c'est  une  pensée  primitive  et  sauvage.  Ceux  d'entre 
vous  qui  ont  étudié  l'ancien  droit  de  Home  connaissent  les  plus 
anciennes  dispositions  des  lois  romaines  sur  cette  matière.  Que  fai- 
sait-on alors  du  débiteur  qui  ne  payait  pas  ses  dettes?  On  commen- 
çait par  s'emparer  de  sa  personne,  et  ce  n'était  pas  l'autorité  pu- 
blique, mais  le  créancier  lui-même.  Et  puis,  on  le  traînait  dans  sa 
maison,  on  le  mettait  au  cachot  avec  une  ration  fixée.  Au  bout  d'un 
certain  temps,  on  proclamait  dans  le  marché  qu'il  était  là  et  on  de- 
mandait s'il  y  avait  quelqu'un  qui  voulût  payer  pour  lui.  Personne 
ne  se  présentant  pour  payer,  le  débiteur  était  adjugé  au  créancier. 
Et  alors  quels  droits  avait  le  créancier?  Le  corps,  la  personne  du 
débiteur  était  son  bien,  il  pouvait  le  garder  pour  lui  ou  le  vendre  ; 
c'est-à-dire  que  .c'était  un  esclave,  une  chose.  S'il  y  avait  plusieurs 
•créanciers,  ils  avaient  le  droit  de  se  partager  le  corps  du  débiteur. 
Les  commentateurs,  ou  du  moins  un  grand  nombre  d'entre  eux, 
vous  disent  qu'il  y  a  là  un  langage  métaphorique,  que  ce  n'est  pas 
une  disposition  qu'il  faille  prendre  à  la  lettre,  que  c'est  le  patrimoine 
et  non  la  personne  du  débiteur  qu'on  pouvait  se  partager  ainsi. 
Mais  que  disent  les  anciens  auteurs  qui  probablement  connaissaient 
ces  institutions  mieux  que  les  hommes  du  xvi*^,  du  xvii^  ou  du 
xviii®  siècle?  Que  dit  entre  autres  Quintilien  :  «  Sunt  quœdam  non 
«  laudabilia  natura,  sed  jure  concessa  :  ut  in  duodecim  tabulis  de- 
«  bitoris  corpus  creditori  dividi  licuit  ;  quam  legem  mos  publicus 
«  repudiavit.  »  Sans  doute  la  loi  ne  s'exécutait  pas  au  temps  de  Quin- 
tilien, mais  s'il  s'était  agi  du  partage  du  patrimoine  seulement,  Quin- 
tilien ne  dirait  pas  que  les  mœurs  publiques  avaient  repoussé  la  loi. 
Et  quedit  Aulu  Gelle?«Tertiis  autem  nundinis  capite  pœnas  dabant, 
a  aut  trans  Tiberim  peregre  venum  ibant.  Sed  eam  capitis  pœnam 
«  sanciendae,  sicut  dixi,  fidei  gratia,  horrifîcam  atrocitatis  ostentu 
«  novisque  terroribus  metuendam  reddiderunt.  Nam  si  plures  fo- 
«  rent  quibus  reus  esset  judicatus,  secare  si  vellent,  atque  partiri 

«  corpus  addicti  sibi  hominispermiserunt Nihil  profecto  immi- 

«  tins,  nihil  immanius  :  nisi,  ut  reipsa  apparct,  eo  consilio  tanta 
«  immanitas  pœnœ  denuntiata  est  ne  ad  eam  unquam  pervenire- 
«  tur.  »  Je  ne  dis  pas  qu'il  soit  jamais  arrivé  que  des  créanciers 
aient  dépecé  pour  sef  le  partager  le  corps  de  leur  débiteur,  mais  tous 


1G4  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

les  auteurs  anciens  entendent  parfaitement  que  tel  était  le  texte  lit- 
téral de  la  loi.  Et  c'était  une  vieille  maladie  à  Rome  que  cette  vio- 
lence, que  cette  cruauté  contre  les  débiteurs.  Vous  avez  tous  lu  dans 
Tite-Live  l'histoire  de  ce  vétéran  qu'un  créancier  impitoyable  avait 
emmené  en  esclavage  et  qui,  s'échappant  du  cachot  domestique, 
parut  tout  à  coup  sur  le  Forum,  pâle,  effrayant  de  maigreur  et  mon- 
trant son  corps  déchiré  de  coups.  Et  vous  savez  que  la  vue  de  cet 
infortuné,  qui  à  côté  des  marques  sanglantes  de  la  cruauté  de  son 
créancier,  montrait  les  cicatrices  honorables  reçues  autrefois  en 
combattant  pour  Rome,vous  savez  que  cette  vue  horrible  provoqua 
une  révolution. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  Rome  que- vous  trouvez  cette  traduction 
du  fameux  adage  :  «  Qui  non  habet  de  œre  luat  de  corpore.  »  Dans 
le  célèbre  drame  de  Shakespeare,  où  un  créancier  veut  enlever  sur 
le  corps  de  son  débiteur  un  poids  de  chair  égal  au  poids  de  l'argent 
qu'il  a  prêté,  croyez-vous  qu'il  y  ait  une  pure  invention  du  poète? 
Non,  Messieurs,  il  y  a  là  une  idée  qui  se  trouvait  dans  les  chants 
populaires,  dans  les  novelles  de  plus  d'un  peuple  et  de  peuples  qui 
n'avaient  aucune  communication  entre  eux.  Vous  la  trouverez  dans 
le  novelliste  le  plus  ancien  d'Italie,  dans  le  Pecorone.  Il  y  avait  donc 
là  une  tradition  populaire  au  xiii®  siècle,  puisqu'elle  se  trouve 
dans  les  novelles  de  cette  époque  qui  furent  recueillies  plus  tard. 
C'est  la  même  qu'on  retrouve  en  Angleterre  à  une  époque  où  l'Ita- 
lien et  l'Anglais  n'avaient  aucune  espèce  de  communication. 

Le  principe  qu'on  trouve  dans  le  drame  de  Shakespeare  n'est  pas 
inscrit  dans  la  loi,  mais  la  contrainte  par  corps  est  un  usage  géné- 
ral, elle  s'applique  à  toute  espèce  de  dettes,  et  elle  dérive  si  bien  de 
la  pensée,  que  le  corps  du  débiteur  appartient  au  créancier,  qu'on 
peut  l'exécuter  même  sur  les  morts,  môme  sur  les  cadavres.  Vous  sa- 
vez ce  qui  arriva  à  la  mort  de  Sheridan,  de  cet  homme  illustre  dont 
le  nom  a  brillé  d'un  si  vif  éclat  dans  les  fastes  de  l'éloquence  par- 
lementaire comme  dans  Ihistoire  de  la  littérature  anglaise;  vous 
savez  que,  sans  une  collecte  faite  par  ses  amis,  un  créancier  aurait 
mis  la  main  sur  le  corps  de  ce  grand  homme,  se  serait  saisi  de  ce 
corps  comme  de  sa  propriété  et  lui  aurait  ravi  les  honneurs  de  la 
sépulture. 

Mais  voyons  où  en  est  aujourd'hui  cette  idée  dans  les  pays  les  pjus 
civilisés,  dans  les  législations  les  plus  humaines.  Nous  pouvons 
sans  flatterie  citer  ici  la  législation  française.  Dans  la  législation 


LA  CONTRAINTE  PAR  CORPS.  105 

française  elle-inûme,  la  plus  libérale,  la  plus  huinaiiic  de  toutes 
sous  ce  rapport,  voyons  où  en  est  aujourd'hui  la  contrainte  par 
corps.  L'article  200  du  Gode  civil  dit  :  «  Hors  les  cas  déterminés 
par  les  articles  précédents  (nous  verrons  plus  tard  ces  articles),  ou 
qui  pourraient  l'être  à  l'avenir  par  une  loi  formelle,  il  est  détendu 
à  tousjugesde  prononcer  la  contrainte  par  corps;  à  tous  notaires  et 
greffiers  de  recevoir  des  actes  dans  lesquels  elle  serait  stipulée,  et  à 
tous  Français  de  consentir  pareils  actes,  encore  qu'ils  eussent  été 
passés  en  pays  étranger,  le  tout  à  peine  de  nullité,  dépens,  dom- 
mages-intérêts. » 

Nous  avions  donc  raison  de  dire  que  la  contrainte  par  corps,  tout 
en  étant  imposée  dans  l'intérêt  particulier,  tenait  par  des  affinités  très- 
étroites  à  l'ordre  public;  et  c'est  le  législateur  lui-même  qui  nous 
le  dit,  car  la  pensée  qui  domine  dans  l'article  que  je  viens  de  lire 
est  celle-ci  :  Que  la  liberté  individuelle  n'appartient  à  personne,  pas 
même  à  son  possesseur.  Le  législateur  lui  défend  de  l'aliéner.  Il 
défend  aux  officiers  publics  de  recevoir  aucun  acte  dans  lequel  cette 
aliénation  serait  stipulée,  c'est  donc  une  matière  d'ordre  public.  La 
liberté  individuelle  n'est  à  la  disposition  de  personne,  pas  même  du 
possesseur.  Voilà  sans  doute  un  principe  vrai  et  honorable  écrit 
textuellement  dans  la  loi  elle-même.  Je  ne  puis  pas,  même  par 
rintervention  d'un  officier  public,  d'un  notaire,  d'un  greffier,  d'un 
homme  investi  de  la  confiance  publique,  je  ne  puis  pas  me  sou- 
mettre à  la  contrainte  par  corps.  Cependant  cet  officier  public,  ce 
notaire,  ce  greffier,  si  j'étais  sur  le  point  de  commettre  une  impru- 
dence, pourrait  m'avertir,  me  mettre  sur  mes  gardes,  me  faire  sen- 
tir la  gravité  de  l'acte  auquel  je  vais  me  livrer.  Cependant  le  légis- 
lateur ne  veut  pas  que  la  contrainte  par  corps  puisse  être  stipulée 
môme  avec  de  pareilles  garanties. 

Voyons  maintenant  les  articles  qui  précèdent  celui  que  nous  ve- 
nons de  lire.  Voyons  dans  quels  cas  la  contrainte  par  corps  est  ad- 
mise dans  la  loi  française.  «  La  contrainte  a  lieu  en  matière  civile 
pour  le  stellionat  »  (art.  2059).  Vous  connaissez  tous  ce  qu'on  en- 
tend par  stellionat,  je  n'ai  donc  pas  besoin  délire  la  fin  de  l'article, 
t  La  contrainte  par  corps,  dit  l'article  suivant,  a  lieu  pareillement  : 
1"  pour  dépôt  nécessaire  ;  2°  en  cas  de  réintégrande  pour  le  délais- 
sement, ordonné  par  justice,  d'un  fonds  dont  le  propriétaire  a  été 
dépouillé  par  voies  de  fait;  pour  la  restitution  des  fruits  qui  en  ont 
été  perçus  pendant  l'indue  possession  et  pour  le  payement  des  dom- 


tee  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

mages  et  intérêts  adjugés  au  propriétaire;  3"  pour  répétition  de  de- 
niers consignés  entre  les  mains  de  personnes  publiques  établies  à 
cet  effet;  4"*  pour  la  représentation  des  choses  disposées  aux  séques- 
tres, commissayi'es  et  autres  gardiens;  5°  contre  les  cautions  judi- 
ciaires et  contre  les  cautions  des  contraignables  par  corps,  lors- 
qu'elles se  sont  soumises  à  cette  contrainte;  6**  contre  tous  officiers 
publics,  pour  la  représentation  de  leurs  minutes,  quand  elle  est  or- 
donnée; T"  contre  les  notaires,  les  avoués,  les  huissiers,  pour  la 
restitution  des  titres  à  eux  confiés,  et  des  deniers  par  eux  reçus 
pour  leurs  clients^  par  suite  de  leurs  fonctions.  » 

Si  vous  parcourez  les  cas  énumérés  dans  le  titre  16,  vous  trouve- 
rez que,  excepté  le  no  5  de  l'article  2060,  qui  dit  :  «  Contre  les  cau- 
tions judiciaires  et  contre  les  cautions  des  contraignables  par  corps 
lorsqu'elles  se  sont  soumises  à  cette  contrainte,  »  excepté  ce  cas-là 
et  excepté  le  cas  de  l'article  2062,  au  commencement,  qui  permet 
aux  femmes  de  s'y  soumettre,  excepté  ces  deux  cas,  tous  les  autres 
sont  des  faits  où  il  y  a  fraude,  dol  explicite  ou  implicite,  ou  violence, 
ou  voies  de  fait. 

Maintenant  ouvrez  la  loi  du  15  germinal  an  VI,  combinez-la  avec 
le  Code  de  commerce  et  la  loi  du  17  avril  1832,  quelle  conséquence 
en  tirez-vous  ?  C'est  que  hors  les  cas  prévus  par  le  Code  civil,  la 
contrainte  par  corps  sera  prononcée  pour  dettes  commerciales.  Par 
la  dernière  loi,  il  est  vrai,  la  somme  pour  laquelle  la  contrainte  par 
corps  pourra  être  prononcée  doit  être  au  moins  de  deux  cents 
francs  en  principal  (art.  l^r).  Puis  vous  trouverez  que  la  contrainte 
par  corps  s'appliquera  à  tous  les  signataires  de  lettres  de  change. 
Puis,  voulez-vous  chercher  l'article  126  du  Code  de  procédure  ci- 
vile, vous  y  trouverez  :  «  La  contrainte  par  corps  ne  sera  prononcée 
que  dans  les  cas  prévus  par  la  loi.  Il  est  néanmoins  laissé  à  la  pru- 
dence des  juges  de  la  prononcer.  V  Pour  dommages  et  intérêts  en 
matière  civile,  au-dessus  de  la  somme  de  trois  cents  francs;  2°  pour 
reliquats  de  compte  de  tutelle,  curatelle,  d'administration  de  corps 
et  communauté,  établissements  publies  ou  de  toute  autre  admi- 
nistration confiée  par  justice,  et  pour  toutes  restitutions  à  faire  par 
suite  desdits  comptes.  »  Il  est  laissé  à  la  prudence  du  juge  de  la  pro- 
noncer. Ainsi,  le  juge  l'appliquera  quand  lés  circonstances  lui  auront 
démontré  qu'il  y  a  mauvaise  foi  de  la  part  du  défendeur  condamné. 
«  Pour  reliquats  de  comptes  de  tutelle,  curatelle,  etc.  »  ce  sont  éga- 
lement des  cas  où  le  dol  est  naturellement  présumé.  De  même,  si 


LA  CONTliAlNTE  PAR  CORP?!.  1C7 

vous  consultez  les  articles  191,  213,  G9()  (1),  830  cl  autres  du  mumc 
Code,  vous  verrez  encore  que  ce  sont  des  cas  où  la  mauvaise  foi  est 
patente,  ou  bien  des  cas  où  il  y  a  résistance  à  un  ordre  de  la  justice. 
Des  lors  n'est-il  pas  évident  que  lorsqu'on  parle  de  la  contrainte  par 
corps  comme  d'une  idée  simple  qui  s'applique  tantôt  dans  un  cas  et 
tantôt  dans  un  autre,  on  abuse  des  mots?  N'est-il  pas  évident  qu'il 
y  a  là  une  idée  complexe,  qu'il  y  a  là  deux  idées  parfaitement  dis- 
tinctes et  même  tout  à  fait  incompatibles,  tout  à  fait  inconciliables 
entre  elles  ?  Qu'est-ce  que  la  contrainte  par  corps  en  cas  de  stellionat, 
de  dépôt  nécessaire,  en  cas  de  dommages-intérêts  pour  des  actes 
paraissant  aux  juges  commis  par  une  méchanceté  inexplicable,  en 
cas  de  voies  de  fait,  en  cas  de  résistance  aux  ordres  de  la  justice?  Ici 
il  y  a  délit  ou  tentative  de  délit  (je  prends  le  mot  —  délit  —  dans  un 
sens  général  et  non  dans  le  sens  restreint  du  Code).  En  d'autres 
termes,  il  y  a  les  deux  éléments  qui  constituent  le  fait  punissable 
en  lui-même,  damnum  etdolus.  Préjudice  d'autrui  et  intention  cou- 
pable. Toutes  les  fois  qu'il  y  a  ces  deux  éléments,  il  y  a  délit  en  soi, 
or  ces;  deux  éléments  se  rencontrent  dans  les  cas  dont  je  viens  de 
parler. 

Je  reviens  à  ce  que  je  disais  il  y  a  un  instant  des  méthodes  arti- 
ficielles. Ce  n'est  pas  dans  ces  méthodes  qu'il  faut  voir  la  vérité, 
mais  dans  les  choses  elles-mêmes,  ainsi  la  contrainte  par  corps  qui 
se  trouve  dans  le  Code  civil  est  véritablement  une  disposition  pé- 
nale pour  tous  les  cas  que  nous  venons  d'énumérer.  Serait-elle 
mieux  placée  dans  le  Code  pénal  ?  C'est  une  question  qu'il  nous  im- 
porte peu  de  résoudre;  mais  je  le  répète,  la  contrainte  par  corps 
est  une  véritable  peine  dans  tous  les  cas  dont  nous  avons  parlé. 
Dans  tous  ces  cas  nous  trouvons  les  deux  éléments  qui  constituent 
le  délit,  préjudice  d'autrui  et  intention  coupable,  préjudice  d'au- 
trui et  dol,  ou  au  moins  négligence  extrême.  Sans  doute  on  peut  se 
demander  s'il  y  a  là  une  juste  distribution,  si,  tandis  que  le  véri- 
table voleur,  l'escroc,  l'homme  qui  abuse  d'une  signature  en  blanc 
peut  n'être  condamné  qu'à  un  mois  de  prison,  et  peut-être  à  un  em- 
prisonnement moins  long  encore,  il  est  juste  d'imposer  à  l'homme 
qui  ne  paye  point  sa  dette,  deux  ans,  trois  ans,  quatre  ans,  et  même 
cinq  ans  de  détention  ;  mais,  je  le  répète,  ce  sont  là  des  questions 
de  détail  sur  lesquels  nous  ne  pouvons  pas  nous  arrêter. 

(1)  Aujourd'hui  683. 


1^8  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

J'insiste  sur  l'idée  que,  clans  tous  les  cas  dont  nous  avons  parlé,  la 
contrainte  par  corps  est  une  peine.  Mais,  Messieurs,  hors  de  ces 
cas-là,  qu'est-ce  que  la  contrainte  par  corps? Qu'est-ce  que  la  con- 
trainte par  corps  imposée  à  l'homme  que  la  légèreté,  ou  une  mau- 
vaise passion,  ou  peUt-étre  même  les  séductions  de  quelques  spé- 
culateurs d'argent  ont  entraîné  à  signer  une  lettre  de  change,  et 
qui  ensuite,  ou  par  simple  imprévoyance,  ou  par  des  malheurs 
inattendus  se  trouve  hors  d'état  de  payer?  Je  me  place  dans  l'hypo- 
thèse d'un  homme  qui  a  contracté  une  dette  entraînant  la  con- 
trainte par  corps  et  qui  par  malheur  est  hors  d'état  de  la  payer.  Et 
je  demande  ce  que  c'est  que  la  contrainte  par  corps  dans  l'espèce. 
Est-elle  une  peine?  Non,  car  il  n'y  a  de  peine  que  là  où  les  deux 
éléments  dont  j'ai  parlé  se  trouvent  réunis.  Là  où  ils  ne  se  trouvent 
pas  réunis,  il  n'y  a  pas  de  peine,  car  il  n'y  a  de  peine  que  là  où  il  y  a 
délit.  La  contrainte  par  corps  dans  l'espèce  n'est  donc  pas  une  peine. 
Aussi  ne  lui  en  donne-t-on  pas  le  nom.^. 

Mais  si  elle  n'est  pas  justifiable  à  titre  de  peine,  à  quel  titre  sera- 
t-elle  justifiable?  Sera-ce  un  gage?  reviendra-t-on  à  l'idée  que  le 
créancier,  ne  pouvant  avoir  la  fortune  de  son  débiteur,  doit  avoir 
son  corps?  Mais  quand  j'ai  un  gage,  je  puis  me  payer  de  ce  gage, 
soit  en  le  gardant,  soit  en  le  vendant,  selon  les  divers  systèmes  de 
législation.  Et  le  corps  de  mon  débiteur,  à  quoi  me  sera-t-il  utile? 
Ne  serait-ce  pas  le  cas  de  dire  en  parodiant  une  phrase  célèbre  de 
Rousseau  :  Que  veux-tu  faire  de  ce  corps,  bête  féroce,  veux-tu  le 
manger?  Le  vendre?  Tu  ne  le  peux  pas,  l'esclavage  ne  peut  exister 
chez  nous;  le  faire  travailler  pour  ton  compte?  tu  ne  le  peux  pas 
encore,  car  ce  serait  là  une  espèce  d'esclavage... 

Quelle  est  donc  l'idée  qu'on  attache  à  cette  contrainte  par  corps  ? 
Serait-ce  l'idée  d'empêcher  de  travailler  le  débiteur  t  Le  créancier 
ne  ressemblerait  pas  mal  alors  au  chien  de  la  fable.  Il  ne  peut  faire 
travailler  le  débiteur  pour  lui-même  et  il  l'empêche  de  travailler 
pour  personne.  Ce  malheureux  ne  pourra  plus  être  utile  ni  à  son 
créancier,  ni  à  lui-même.  Il  perdra  le  seul  capital  qui  lui  restait  : 
son  intelligence  et  son  activité. 

La  contrainte  par  corps  n'a  donc  le  caractère  ni  d'une  peine,  ni 
d'un  gage.  Qu'est-elle  donc  ?  Sans  doute  elle  n'a  pas  l'atrocité  de  la 
torture  ;  il  y  a  la  quantité  de  moins.  C'est  un  moyen  indirect 
d'arriver  à  se  faire  payer.  On  suppose  que  le  débiteur  ou  quelqu'un 
de  ses  parents  pourrait  payer  et  ne  le  veut  pas,  et  on  le  met  en  pri- 


LA  CONTRAINTE  PAR  ('A)MS.  U»i) 

son  pour  triompcr  de  cette  mauvaise  volonté.  Le  plus  logiciue  se- 
rait d'exercer  sur  son  corps  des  violences  telles  que  la  patience  lui 
échappât  au  bout  de  que^jucs  jours. 

On  justifie  donc  la  contrainte  par  corps  au  nom  de  l'utile.  Quant 
à  moi,  je  ne  crois  pas  que  l'utile  puisse  jamais  justifier  une  con- 
trainte qui  ne  peut  se  justifier  ni  comme  peine,  ni  comme  moyen 
direct.  Mais  cette  justification  elle-même  existe-t-elle?  Dans  l'utilité 
de  qui  la  contrainte  est-elle  exercée?  Du  créancier?  Mais  pourquoi  la 
loi  lui  rendrait-elle  un  pareil  service?  Pourquoi  n'a-t-il  pas  examiné 
la  position  de  son  débiteur  avant  de  lui  prêter?  Dira-t-on  que  cette 
utilité  est  pour  le  débiteur  parce  que  sans  la  contrainte  par  corps 
il  n'aurait  trouvé  personne  qui  voulut  lui  prêter?  Dans  ce  cas,  ce 
n'est  pas  une  utilité  pour  lui,  c'est  un  piège,  c'est  le  plus  funeste 
•  des  pièges  qu'on  pouvait  lui  tendre.  Il  ne  trouverait  pas  d'argent 
sans  donner  sa  liberté  individuelle  en  gage,  et  il  en  trouve  par  ce 
moyen.  11  eût  été  fort  heureux  pour  lui,  le  plus  souvent,  qu'il  ne 
trouvât  pas  de  crédit.  On  ne  peut  donc  pas  dire  que  la  contrainte 
par  corps  soit  utile  pour  lui,  car  elle  n'a  fait  que  lui  faciliter  les 
moyens  de  se  perdre. 

A  qui  profite-t-elle  donc?  On  discutait  il  y  a  quelques  années 
cette  question  dans  les  Chambres;  et  comme  document  on  fit  un 
relevé  des  hommes  à  qui  la  contrainte  par  corps  était  appliquée. 
On  fit  le  relevé  de  la  population  de  Sainte-Pélagie.  Eh  bien,  cette 
contrainte  par  corps  qui  ne  doit  servir  qu'au  commerce  et  contre  les 
commerçants,  cette  contrainte  par  corps,  dans  un  pays  où  existe 
l'article  2063,  avec  l'article  qui  défend  expressément  la  contrainte 
par  corps  en  matière  civile,  voulez-vous  connaître  comment  elle 
s'applique?  En  1822,  il  y  avait  à  Sainte-Pélagie  :  non  commerçants, 
9o;  commerçants,  8;  industriels,  64;  or,  savez-vous  ce  qu'on  appelle 
ici  des  industriels?  Ce  sont  des  porteurs  d'eau,  des  charbonniers, 
des  journaliers,  des  domestiques,  des  chiffonniers,  des  cuisiniers, 
des  cuiseurs  d'oignons,  des  cloutiers,  etc.  Voilà  ce  qu'on  appelle  des 
industriels.  En  1825,  il  y  avait  lOo  non  commerçants,  12  commer- 
çants, 95  industriels.  En  1827,  98  non-commerçants,  11  commer- 
çants, 117  industriels.  En  1828, 103  non-commerçants,  17  commer- 
çaxits,  129  industriels. 

Ainsi,  en  quatre  ans,  il  s'est  trouvé  à  Sainte-Pélagie  401  non- 
commerçants,  48  commerçants,  dans  un  pays  où,  dit-on ,  la  con- 
trainte par  corps  est  pour  le  commerce,  et  405  de  ces  malheureux 
dont  j'ai  donné  l'énuméraiion.  Mais  pourquoi  ces  derniers  sont-ils  à 


KO  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

part,  ne  sont-ils  pas  commerçants?  C'est  là  une  cruelle  ironie.  Ils 
sont  bien  commerçants  d'après  le  Gode,  mais,  vous  le  savez,  les 
commerçants  sont  tenus  à  beaucoup  de  choses,  ils  doivent  tenir  un 
premier  livre,  un  deuxième  livre,  un  troisième  livre.  S'ils  viennent 
à  faire  mal  leurs  affaires,  il  arrive  de  deux  choses  l'une  :  où  leurs 
livres  sont  bien  tenus,  et  alors  il  y  a,  vous  le  savez,  agence,  syndi- 
cat provisoire,  puis  concordat  ou  contrat  d'union  entre  les  créan- 
ciers. Voilà  ce  qui  arrive  pour  une  faillite.  Le  failli  va  bien  quelque- 
fois en  prison  pour  quelques  jours  ;  mais  bientôt  il  obtient  un 
sauf-conduit  et  sa  liberté  définitive.  C'est  ce  qui  arrive,  je  le  répète, 
dans  toutes  les  faillites,  dans  les  faillites  simples  bien  entendu. 
Nous  ne  parlons  pas  ici  des  banqueroutes. 

Mais  les  malheureux  dont  je  parle  ne  sont  jamais  dans  la  position 
d'un  failli.  Ils  n'ont  pas  de  livres,  car  la  plupart  du  temps  ils  ne  sa- 
vent ni  lire  ni  écrire.  Et  si  le  ministère  public  n'était  pas  plus  rai- 
sonnable que  la  loi,  il  les  traduirait  tous  comme  banqueroutiers 
simples,  pour  ce  fait  qu'ils  ne  tiennent  pas  de  livres.  Mais  il  ferme 
les  yeux  et  fait  bien.  On  ne  peut  donc  pas  leur  appliquer  les  procé- 
dés élégants  qu'on  a  pour  les  faillis.  Ils  ne  sont  ni  faillis  ni  banque- 
routiers, mais  ils  restent  exposés  à  la  mauvaise  humeur  de  leurs 
créanciers  et  demeurent  enfermés  dans  la  prison  pour  dettes  pour 
deux  ou  trois  cents  francs  qu'ils  ne  peuvent  payer. 

Maintenant,  de  quoi  se  composait  la  population  non  commerçante 
détenue  à  Sainte-Pélagie  dans  les  quatre  années  que  nous  venons 
d'indiquer.  Il  y  avait  92  propriétaires,  148  officiers,  80  employés  ou 
commis,  10  avocats,  15  étudiants  en  droit,  médecine  ou  pharma- 
cie, le  reste  se  composait  de  personnes  exerçant  diverses  profes- 
sions. Comment  se  fait-il  que  ces  personnes  fussent  en  prison  pour 
dettes?  Cela  ne  vient-il  pas  de  ce  funeste  moyen  de  crédit  qu'on 
leur  a  offert?  Ce  qu'ils  n'auraient  pas  pu  faire  devant  un  officier 
public,  malgré  toutes  les  garanties  que  leur  présentait  ce  moyen, 
ils  ont  pu  le  faire  avec  un  spéculateur  escroc.  Un  jeune  homme 
ayant  besoin  d'argent  pour  faire  quelque  folie,  par  exemple,  a  trouvé 
un  de  ces  hommes  qui  spéculent  sur  les  passions  de  la  jeunesse. 
Pour  avoir  10  il  s'est  obligé  à  rendre  30  ou  40  peut-être,  et  parce 
que  l'obligation  qu'il  a  souscrite  s'appelait  lettre  de  change,  parce 
qu'elle  était  censée  tirée  de  Versailles  sur  Paris  ou  de  Paris  sur 
Versailles,  il  sera  contraignable  par  corps,  et  s'il  ne  peut  payer,  il 
ira  en  prison  peut-être  pour  cinq  ans. 

On  doit  reconnaître  que  la  loi  de  1832  a  un  peu  améliore  la  ma- 


LA  G0NTRA1NTI-:  PAR  CORPS.  171 

tici'c.  Ainsi  on  ne  peut  être  mis  en  prison  pour  une  somme  au-des- 
sous de  (Kiux  cents  francs.  Le  temps  de  la  détention  n'est  de  cinq  ans 
que  pour  les  sommes  de  cinq  mille  iVancs  et  au-dessus.  Mais  pour- 
tant l'homme  qui  ne  peut  pas  réellement  payer  est  traite  souvent  plus 
mal  qu'un  voleur.  Il  restera  qucl(jues  années  en  prison,  tandis  que 
le  voleur  n'y  restera  souvent  ([ue  quelques  mois.  Il  y  a  plus,  voilà  un 
honnnc  qui  doit  plus  de  chui  mille  francs  et  qui,  comme  il  lui  est 
impossible  de  les  payer,  restera  en  prison  cinq  ans.  En  voici  un 
autre  qui  a  pris  à  son  prochain  cinq,  dix  ou  quinze  millions,  il  res- 
tera en  prison  comme  le  premier  cinq  ans;  mais,  tandis  (juc  le  pre- 
mier y  vivra  comme  un  pauvre  misérable,  regrettant  d'être  mis 
hors  d'état  de  gagner  sa  vie,  l'autre  pourra  passer  son  temps  à  cal- 
culer tout  ce  que  lui  rapporte  sa  captivité.  Il  pourra  chiffrer  tout  ce 
qu'il  gagne  chaque  jour  à  payer  ses  dettes  par  le  moyen  légal  et  il 
pourra  d'ailleurs  se  procurer  une  foule  de  distractions  qui  adouci- 
ront les  ennuis  de  la  retraite. 

L'application  de  la  loi  est  donc  irrationnelle  et  barbare,  parce 
qu'il  n'y  a  d'application  rationnelle  que  là  où  il  peut  y  avoir  appré- 
ciation des  circonstances  comme  dans  la  justice  pénale.  Or,  il  n'y  a 
rien  ici  de  semblable.  Cependant,  rendons  encore  une  fois  justice  à 
la  loi  du  17  avril  1832.  Elle  a  beaucoup  amélioré  la  matière,  soit  en 
restreignant  le  temps  de  l'emprisonnement,  soit  en  ne  permettant 
pas  cet  emprisonnement  au-dessous  d'une  certaine  somme.  C'est 
toujours  cela  de  gagné.  Mais  en  la  regardant  comme  une  améliora- 
tion, espérons  qu'elle  n'a  été  qu'un  pas  vers  une  amélioration  plus 
grande  encore.  Espérons  que  bientôt,  si  la  contrainte  par  corps 
n'est  pas  complètement  supprimée,  puisque  le  monde  commer- 
çant croirait  périr  avec  elle,  elle  sera  du  moins  réduite  aux  dettes 
véritablement  commerciales  et  ne  s'appliquera  plu5  à  celles  qui 
ne  sont  commerciales  que  par  une  fiction.  Au  reste,  cette  ques- 
tion marche  avec  la  civilisation.  La  France  est  le  pays  qui  lui  a  fait 
faire  les  premiers  pas,  l'Angleterre  commence  à  s'en  occuper  sé- 
rieusement. Des  voix  éloquentes  se  sont  élevées  dans  ce  pays  pour 
demander  la  suppression  complète  de  ce  moyen  d'exécution  sur  la 
personne  et  la  liberté  de  l'homme.  J'ignore  quel  sera  le  résultat  de 
cette  tentative,  mais,  je  le  répète,  la  question  marche,  et  nous  pou- 
vons espérer  dans  l'avenir. 

P.  Rossi. 


172  *  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


DES 

DÉPENSES  PRODUCTIVES  DE  L'ÉTAT 

ET  DES  EMPRUNTS  DE  LA  PAIX 


S'il  est  une  question  sur  laquelle  les  économistes  soient  d'accord, 
c'est  sur  la  nécessité  du  développement  de  l'initiative  individuelle; 
s'il  est  des  ennemis  communs  que  les  économistes  s'accordent  à 
combattre,  ce  sont  les  doctrinaires  du  gouvernement  à  outrance, 
grands  défenseurs,  en  paroles,  de  la  propriété,  qui  sous  le  voile  de 
la  démocratie  font  disparaître  l'homme,  pour  la  plus  grande  gloire 
de  la  société  humaine.  Et  cependant,  on  voit  trop  souvent  encore 
des  hommes  d'un  esprit  très-cultivé  se  laisser  prendre  à  des  for- 
mules et  à  des  théories  dont  le  vide  n'est  caché  que  sous  l'abus 
des  mots,  et  donner  par  leurs  concours,  un  appui  qu'ils  pourraient 
regretter,  à  des  opinions  subversives  de  toute  administration  régu- 
lière. Aussi  voulons-nous  étudier  quelques-unes  de  ces  théories,  et 
combattre  les  erreurs  qui  leur  ont  donné  naissance.  Celle  des  dé- 
penses productives  de  l'État  est  une  des  plus  dangereuses;  elle 
a  été  depuis  quelque  temps  mise  en  circulation  avec  une  certaine 
persistance;  elle  fait  le  fonds  de  bien  des  discours,  et  se  prête 
merveilleusement  aux  développements  oratoires  de  lieux  com- 
muns faciles  à  faire  applaudir.  Ceux  qui  la  mettent  en  avant  ne 
craignent  pas  de  nous  faire  entendre  à  demi  mot  qu'ils  comptent 
des  économistes  et  des  philosophes  parmi  leurs  patrons,  et  se  font 
ainsi  passer  pour  tout  autres  qu'ils  ne  sont  en  réalité.  La  vérité  est 
qu'ils  sont  séparés  par  des  abîmes  de  ceux  qu'ils  veulent  aujour- 
d'hui nous  désigner  comme  étant  leurs  maîtres,  et  que  leur  doc- 
trine est  le  renversement  de  toutes  les  idées  économiques. 

M.  de  Rémusat  a  dit ,  il  y  a  trente  ans,  que  l'impôt  était  un 
bon  placement,  et  nous  avons  entendu  nous-même  ce  spirituel  et 
savant  causeur  que  Téconomie  politique  a  perdu  dernièrement, 
M.  Senior,  développer  la  même  thèse  avec  sa  verve  accoutumée,  et 
chercher  à  nous  persuader  que  l'argent  dont  le  bourgeois  de  Paris 
faisait  le  meilleur  emploi,  était  celui  dont  il  se  dépouillait  au  profit 


DES  DEPENSES  PRODUCTIVES  DE  L'IÎTAT.  173 

(lu  peirepteur  des  contributions.  Ces  deux  hommes,  penseurs  pro- 
fonds tous  deux,  seraient  pourtant  bien  étonnés  qu'on  leur  donnât 
pour  disciples  les  administrateurs  de  la  nouvelle  école,  qui,  modi- 
fiant par  un  habile  elFort  la  célèbre  formule  que  nous  avons  citée 
plus  haut,  font  de  la  capitalisation  des  impôts  la  base  de  leur  éco- 
nomie financière,  et  de  l'emprunt  répété  leur  ressource  ordinaire. 
M.  de  Rémusat  est  un  des  hommes  les  plus  considérables  de  notre 
temps;  il  est  une  des  j.;loires  du  parti  libéral;  ses  principes  sont 
aussi  fermes  que  raisonnes;  sa  parole  a  une  autorité  aussi  incon- 
testable qu'elle  est  incontestée.  Aussi  est-ce  une  tactique  qui  ne 
manque  pas  d'habileté  que  de  prendre  quelques  mots  dans  un  dis- 
cours prononcé  par  lui  le  20  janvier  1832,  de  les  isoler  de  ce  qui 
les  accompagne,  de  leur  donner  un  relief  différent  de  celui  qui  était 
dans  l'idée  de  l'auteur,  et  d'en  tirer  des  conséquences  qui  sont  la 
condamnation  de  ses  principes. 

L'erreur  qui  se  répand  aujourd'hui,  et  dont  on  prétend  trouver 
le  germe  dans  le  discours  de  1832,  provient  d'une  confusion,  mal- 
heureusement très-difficile  à  éviter,  entre  le  point  de  vue  politique 
et  le  point  de  vue  économique  auxquels  le  législateur  est  tenu  de 
se  placer  suivant  les  circonstances.  Nous  sommes  bien  loin  de  re- 
fuser à  une  science  à  laquelle  nous  devons  personnellement  tout 
l'éclat  du  nom  que  nous  avons  l'honneur  de  porter,  le  rang  qui 
lui  appartient  dans  les  études  humaines,  mais  nous  ne  saurions 
dénier  à  la  politique  le  droit  de  faire  plier  les  lois  économiques 
devant  certains  intérêts  sociaux.  L'économie  politique  est  une 
science;  elle  est  par  conséquent  absolue;  la  politique  est  un  art  qui 
repousse  les  solutions  définitives  et  qui  s'efforce  de  faire  vivre  dans 
un  accord  habile  les  intérêts  et  les  passions  contraires.  La  révolu- 
tion de  Juillet  était  une  tentative  de  conciliation  entre  l'esprit  gou- 
vernemental et  l'esprit  révolutionnaire,  entre  la  tradition  et  le 
progrès;  et  ce  sera  un  grand  honneur  pour  ceux  qui  ont  fondé  le 
gouvernement  de  Juillet  d'avoir  réussi  à  opérer  cette  conciliation, 
sinon  dans  les  faits,  puisque  leur  œuvre  est  tombée,  du  moins  dans 
ses  idées,  puisqu'on  peut  aujourd'hui,  sans  contradiction,  être  libé- 
ral et  conservateur,  libéral  en  politique  et  conservateur  en  finances, 
ami  de  la  tradition  et  du  progrès,  ami  de  la  tradition  en  s'appuyant 
sur  les  principes  éternels  de  la  société,  ami  non  moins  ardent  du 
progrès,  en  favorisant  les  aspirations  libérales  de  la  démocratie, 
puisqu'on  peut  avouer  son  amour  pour  la  liberté,  sans  rien  désa- 


174  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

vouer  de  son  amour  pour  l'(5galité,  puisque  notre  temps  est  celui 
d'Alexis  de  Tocqueville  et  de  M.  Laboulaye,  les  deux  maîtres  de  la 
jeunesse  libérale. 

Au  lendemain  de  la  révolution  de  Juillet,  quand  il  fallait  orga- 
niser le  nouveau  gouvernement,  créer  un  esprit  public,  faire,  en  un 
mot,  un  faisceau  de  toutes  les  forces  de  la  nation,  on  pouvait,  on 
devait  peut-être  même,  comme  on  Ta  dit  plus  tard  en  parlant  du 
discours  de  M.  de  Rémusat,  que  nous  nous  proposons  d'analyser  et 
d'examiner  tout  à  l'heure,  «  pousser  jusqu'au  paradoxe  l'expression 
de  ses  idées  gouvernementales  (1),  «mais  ce  qui  justifie  au  point  de 
vue  politique  ce  remarquable  discours,  c'est  que,  prononcé  aujour- 
d'hui devant  le  parlement  italien,  et  mis  dans  la  bouche  de  minis- 
tres italiens,  il  serait,  comme  on  va  le  voir,  l'expression  la  plus 
juste  de  la  situation  politique  et  financière  de  l'Italie  et  la  meil- 
leure défense  de  ce  budget  écrasant  que  la  force  des  choses  impose 
nécessairement  au  gouvernement  de  l'Italie  nouvelle.   . 

M.  de  Rémusat  commence  par  établir  la  différence  fondamentale 
qui  existe  entre  la  notion  ancienne  et  la  notion  moderne  de  l'État. 
L'État  était  naguère  un  individu,  un  monarque,  un  roi  ayant  des 
droits  sui"  ses  semblables,  vivant  d'une  rente  servie  par  ses  sujets, 
et  l'employant  à  satisfaire  ses  désirs  ou  ses  passions.  Aujourd'hui 
l'État,  c'est  tout  le  monde;  c'est  la  nation;  c'est  le  peuple  en  face 
de  lui-même  sans  autre  intérêt  et  sans  autres  passions  que  les  inté- 
rêts et  les  passions  générales.  Les  dépenses  gouvernementales  sont 
devenues,  dans  le  vrai  sens  du  mot,  des  dépenses  publiques;  mais 
citons  plutôt  le  passage  du  discours  dans  lequel  l'orateur  a  déve- 
loppé son  opinion  avec  une  grande  précision  dans  le  langage  et  dans 
les  idées  : 

«  Au  temps  passé  le  pouvoir  absolu  se  voyait  quelquefois  forcé  de 
demander  des  subsides  soit  aux  États  généraux,  soit  à  des  corpo- 
rations, tantôt  à  titre  de  redevance,  tantôt  à  titre  de  don  gratuit; 
c'était  pour  lui  et  non  pour  le  public  qu'il  voulait  de  l'argent  et 
qu'il  le  dépensait.  C'était  en  vertu  de  son  autorité,  non  de  l'intérêt 
général,  qu'il  l'exigeait.  L'impôt  était  même,  à  quelques  égards,  un 
signe  de  servitude.  Rien  de  plus  simple  alors  que  de  le  refuser,  s'il 
était  possible,  que  d'en  alléger  à  tout  prix  le  fardeau.  De  l'argent 
levé  sur  le  peuple,  il  ne  revenait  presque  rien  au  peuple.  Le  pouvoir 

(1)  Journal  des  Débats  du  i6  mars  1840. 


DES  DISPENSES  PRODUCTIVES  DE  L'i<TAT.  175 

et  le  pul)lic  n'avaient  rien  de  commun;  les  dépenses  royales  n'é- 
taient vraiment  pas  des  dépenses  publi(iues.  De  là  cette  habitude 
de  considérer  le  pouvoir,  l'administration,  le  lise  comme  un  en- 
nemi, l'impôt  comme  une  rançon  qu'il  faut  éviter  ou  atténuer  à  tout 
prix,  l'argent  qu'on  paye  à  l'Etat  comme  de  l'ari^'ent  perdu.  Vieilles 
erreurs,  messieurs,  pures  préoccupations  du  passé.  »  Et  plus  loin  : 
«  Louis  XIV  disait,  l'Etat  c'est  moi.  Messieurs,  l'Etat  c'est  nous, 
car  l'Etat  c'est  le  roi  et  les  deux  chambres,  et  comme  le  gouver- 
nement est  représcntatii",  c'est,  à  vrai  dire,  la  nation  ({ui  dépense 
par  nos  mains,  et  le  fruit  de  la  dépense  lui  retourne;  le  produit 
lui  en  appartient;  les  dépenses  publiques  méritent  leurs  noms; 
elles  sont  faites  au  nom  et  dans  l'intérêt  public. 

«  Remarquez-le  bien,  un  gouvernement  national  n'est  pas  un 
gouvernement  à  bon  marché,  si  pour  mériter  ce  nom,  il  faut  peu 
dépenser.  Un  gouvernement  national  est  économe,  il  n'est  pas 
économique.  Comme  il  a  la  conscience  de  sa  force,  de  son  droit,  de 
son  origine,  il  fait  hardiment  les  sacrifices  nécessaires;  il  songe 
avant  tout  aux  intérêts  généraux.  On  a  vu  souvent  le  pouvoir  ab- 
solu coûter  peu  en  argent,  aux  peuples.  S'il  n'a  pas  la  manie  des 
conquêtes,  il  est  difficile  que  ses  fantaisies  ruinent  une  nation.  Pour 
se  maintenir,  il  réduit  les  impôts  et  néglige  les  intérêts  publics.  » 

Ce  sont  là  les  expressions  d'une  doctrine  éminemment  politique 
et  qui,  au  point  de  vue  politique,  est  rigoureusement  vraie.  Ce  sont 
des  paroles  qu'on  aurait  pu  considérer  comme  prophétiques,  si  on 
les  avait  appliquées  à  l'Italie,  à  l'Italie  qui  paye  des  impôts  plus 
élevés  pour  subvenir  aux  dépenses  de  son  gouvernement  national, 
qu'elle  n'en  payait  pour  entretenir  les  gouvernements  étrangers 
dont  elle  subissait  l'autorité  avec  impatience.  Mais  cette  doctrine 
n'est  vraie  qu'à  la  condition  qu'il  s'agisse  de  dépenses  nécessaires, 
et  c'est  ce  que  M.  de  Rémusat  n'a  pas  manqué  d'ajouter  quelques 
instants  après.  C'est  la  nécessité  de  la  dépense  qui  peut  seule  en 
être  la  justification,  et  cette  nécessité  se  déduit  des  intérêts  de 
tout  ordre  que  peu,t  avoir  une  grande  nation.  L'unification  des  lois, 
des  monnaies,  des  usages,  par  exemple,  est  d'un  intérêt  supé- 
rieur pour  l'Italie  reconstituée.  La  refonte  des  monnaies,  l'établis- 
sement des  chemins  de  fer  sont  donc  des  opérations  nécessaires 
dont  la  dépense  est  justifiée  par  un  intérêt  politique  évident.  Cette 
dépense,  qui,  dans  d'autres  pays,  dans  d'autres  conditions  politi- 
ques, pourrait  être  considérée  comme  contraire  aux  principes  d'une 


170  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sage  économie,  est,  en  réalité,  malgré  la  situation  difficile  des  fi- 
nances italiennes,  conforme  aux  véritables  intérêts  du  pays.  Elle 
est  justifiée  au  nom  de  principes  supérieurs  à  ceux  de  l'économie 
politique. 

Néanmoins,  comme  il  ne  faut  pas  dépasser  certaines  limi- 
tes ,  on  a  pu  abuser  ,  et  on  a  effectivement  abusé,  de  la  con- 
fusion des  deux  idées  de  gouvernement  et  de  nation.  S'il  est 
vrai  que  dans  les  Etats  libres  il  n'y  ait  pas  d'opposition  entre  les 
intérêts  du  gouvernement  et  ceux  du  pays,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  l'administration  de  la  fortune  publique  est  placée  entre 
les  mains  de  délégués,  de  mandataires  qui,  tout  en  n'ayant  pas 
d'intérêts  contraires,  pourraient  abuser  de  leur  mandat,  si  ce  man- 
dat n'était  pas  limité.  C'est  une  erreur  qui  se  trouve  malheureuse- 
ment très-répandue  aujourd'hui  qu'un  mandataire  est  tenu  à  moins 
de  justice  quand  il  agit  pour  le  compte  de  son  mandant,  que  quand 
il  agit  pour  son  compte  particulier,  et  qu'il  est  justifié  dans  ses  actes, 
à  la  seule  condition  d'user  de  son  mandat  conformément  aux  inté- 
rêts qu'il  est  chargé  de  défendre.  On  pourrait  transiger',  prendre 
en  considération  la  situation  malheureuse  d'un  débiteur  si  on  était 
le  créancier  principal,  mais  comme  on  représente  un  tiers,  une  per- 
sonne incapable  de  se  défendre,  un  absent,  on  ne  doit  consentir  à 
user  d'aucun  tempérament.  La  rigueur  devient  obligatoire,  le  sum- 
mum jus  cesse  d'être  \esu7nma  injuria^et  tel  acte  qu'on  n'oserait  pas 
accomplir  dans  son  intérêt  propre,  on  n'hésite  pas  à  le  consommer 
dans  l'intérêt  de  celui  qu'on  représente.  Il  y  a  des  gens  qui,  par  ce 
sophisme,  justifient  les  actes  les  plus  dignes  de  mépris,  qui  font  du 
désintéressement  la  vertu  par  excellence,  qui  trouvent  par  exemple 
des  circonstances  atténuantes  aux  bassesses  faites  par  un  père  dans 
l'intérêt  de  ses  enfants,  à  des  vols  commis  par  un  criminel  pour 
enrichir  ceux  qu'il  aime.  C'est  là,  nous  ne  craignons  pas  de  le  dire, 
une  dépravation  du  sens  moral,  car  tout  mandat  est  limité  par  la 
justice. 

Aussi  est-ce  un  des  problèmes  les  plus  difficiles  à  résoudre  parmi 
ceux  que  la  démocratie  nouvelle  a  posés,  que  la  protection  des  mi- 
norités, contre  la  toute-puissance  des  majorités;  et  ce  serait  donner 
à  ce  problème  une  solution  bien  peu  compatible  avec  la  liberté,  que 
de  n'offrir  aux  minorités  d'autre  garantie  que  la  moindre  chance 
d'erreurs  dans  le  plus  grand  nombre.  Les  garanties  effectives  sont 
d'une  réalisation  très-difficile,  sinon  impossible,  et  les  systèmes 


DES  DEPENSES  PRODUCTIVES  DE  I;i<:TAT.  177 

électoraux  coini)li([ut's,  mis  en  avant  par  M.  Stuart  Mill  ou  par 
d'autres  publicistes  cniincnts  (1)  ne  paraissent  pas  devoir  de  long- 
temps entrer  dans  la  pratique  des  peuples.  La  seule  j^^arantie  que, 
nous  puissions  obtenir,  consisterait  dans  une  notion  plus  exacte 
des  droits  et  des  devoirs  de  l'Etat.  Cette  notion  est  aujourd'hui 
faussée  dans  beaucoup  d'esprits,  mais  l'intérêt  que  le  public  a 
pris  ù  de  certaines  publications  sur  cette  matière,  prouve  néan- 
moins (jue  la  vérité  fait  des  progrès  réels  quoique  très-lents.  Le 
gouvernement,  quelle  que  soit  la  largeur  de  la  base  sur  la- 
quelle il  repose  ,  a  des  fonctions  déterminées ,  non  pas  qu'il 
soit  facile  de  définir  ces  fonctions,  mais  enfin  des  fonctions 
dont  il  ne  peut  sortir  sans  blesser  le  droit  et  la  justice.  Une 
majorité  ne  peut  pas  faire  tout  ce  qui  lui  plaît,  il  faut  encore  que 
ce  qui  lui  plaît  soit  juste.  Nous  irons  même  plus  loin,  et  nous  di- 
rons qu'une  majorité  ne  peut  même  pas  faire  tout  ce  qui  est  utile  ; 
car  le  mandat  qu'elle  a  reçu  est  un  mandat  étroit.  Personne  ne 
conseillerait  aujourd'hui  à  l'Etat,  de  faire  sur  les  cotons  une  spécu- 
lation sous  prétexte  que,  mieux  informé  que  qui  ce  soit,  il  pourrait 
opérer  à  coup  sûr,  et  en  raison  de  l'utilité  qu'il  y  aurait  à  faire  rentrer 
quelques  millions  dans  le  Trésor  public.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
l'intérêt  général  doit  s'inchner  devant  le  droit  de  l'individu,  et  que  le 
droit  de  l'individu  ne  s'incline  à  son  tour  que  devant  les  nécessités 
sociales.  C'est  en  se  plaçant  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  lire  le  dis- 
cours de  M.  de  Rémusat.  Nous  reconnaissons  avec  lui  qu'il  n'y  a 
plus  en  présence  deux  personnes  se  combattant  et  cherchant  à  pro- 
fiter  de  ce  qu'elles  peuvent  réciproquement  se  dérober  ;  mais  il  y  a 
toujours  deux  personnes,  en  ce  sens  qu'il  y  a  un  mandataire  en 
face  de  son  mandant. 

('Un  gouvernement  national,  ajoutait  M.  de  Rémusat,  songe  avant 
tout  aux  intérêts  généraux;  ilnelaisselanguiraucun  desservices  pu- 
blics qui  sont  les  siens;  il  sait  que  ce  qu'il  dépense  lui  profite,  et  que 
des  dépenses  publiques  bien  faites  sont  de  l'argent  placé  à  un  haut 
intérêt,  même  pour  les  particuliers.  Oui,  Messieurs,  L'IMPOT  EST  UN 
BON  PLACEMENT,  car  au  prix  de  l'impôt,  on  achète  des  biens  in- 
exprimables, la  sécurité,  la  liberté,  la  grandeur  du  pays;  »  et  plus 
bas  :  «  Les  dépenses  publiques  bien  faites,  car  c'est  là  une  condition 


(1)  Voir,  entre  autres,  un  remarquable  articlô  sur  ce  sujet  publié  dans 
la  Revue  des  Deux-Mondes  du  i^r  juin  iSCrl.  par  M.  le  duc  d'Ayen. 
2*  SKRiE.  T.  XLVi.  —  1"»  mni  \i<(u\,  jo 


178  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

indispensable ,  sont  avantageuses  à  l'État  et  aux  particuliers.  » 
Mettons-nous  au  point  de  vue  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure 
et  que  ne  renierait  pas  sans  doute  M.  de  Rémusat  lui-même,  et  le 
sens  de  la  célèbre  formule  est  clair  ':  Tout  ce  qu'on  paye  pour  les  né- 
cessités publiques  est  un  bon  placement,  tout  ce  qu'on  paye  au  delà 
est  de  l'argent  très-mal  placé.  On  se  tromperait  étrangement,  si  Ton 
voulait  voir  dans  le  discours  de  M.  de  Rémusat  autre  chose  que 
ceci  :  à  savoir,  qu'une  nation  doit  faire  certains  sacrifices  à  sa  sécu- 
rité, à  sa  liberté,  à  sa  dignité.  C'est  une  apologie  des  dépenses  justi- 
fiées; ce  n'est  pas  celle  des  dépenses  immodérées.  L'impôt,  aux 
yeux  de  M.  de  Rémusat,  est  pour  le  contribuable,  un  placement, 
comme  le  serait  pour  un  particulier  une  charité  bien  entendue,  ou 
un  sacrifice  d'argent  nécessaire  à  la  conservation  de  sa  liberté ,  ou 
de  son  honneur. 

Le  mot  placement  est  pris  au  figuré,  ou  plutôt  dans  un  sens  po- 
litique, et  non  point  avec  sa  signification  réelle  et  dans  un  sens  éco- 
nomique; et  cette  distinction  admise,  nous  ne  ferons  aucune  diffi- 
culté de  reconnaître,  comme  le  disait  M.  Senior,  qu'on  dépense 
avec  plus  de  prolit  les  sommes  versées  entre  les  mains  du  percep- 
teur des  contributions,  que  celles  qu'on  remet  à  la  plupart  des  autres 
parties  prenantes  de  son  budgei  particulier.  Mais,  si  l'on  néglige  de 
faire  cette  distinction  fondamentale,  on  ouvre  la  porte  aux  doctrines 
les  plus  dangereuses.  Ces  doctrines  s'engendrent  les  unes  les  autres 
avec  une  extrême  facilité,  et  les  erreurs  en  découlent  comme  natu- 
rellement. Après  avoir  dit  que  l'impôt  est  le  meilleur  des  place- 
ments, on  dit  que  l'impôt  est  le  meilleur  emploi  de  l'épargne  et  cela 
est  inexact.  On  en  conclut  ensuite  que  les  dépenses  publiques  sont 
un  moyen  de  rendre  productives  les  épargnes  du  pays,  erreur  plus 
grande.  On  bâtit  enfin  sur  toutes  ces  erreurs  la  théorie  des  em- 
prunts de  la  j5aix  et  on  met  en  circulation  les  sophismes  contre  les- 
quels nous  avons  tant  de  peine  à  défendre  la  fortune  publique. 

Si  en  disant  que  l'impôt  est  un  bon  placement,  on  dit,  comme 
M.  de  Rémusat,  que  c'est  une  dépense  bien  faite,  c'est  une  dépense 
qui,  comme  toutes  les  autres  dépenses,  doit  être  prise  sur  notre  re- 
venu. Ce  n'est  pas  sur  les  fonds  de  l'épargne  qu'il  faut  la  faire;  c'est 
sur  le  fonds  même  qui  nous  fait  vivre.  On  n'emploie  pas  ses  épargnes 
à  se  procurer  les  nécessités  de  la  vie,  on  y  emploie  ses  ressources 
ordinaires,  et  quand  on  est  forcé  de  faire  le  contraire,  c'est  qu'on  se 
ruine,  ou  qu'on  est  dans  la  misère.  C'est  une  singulière  façon  de  par- 


DKS  DÉPENSKS  PRODUCTIVES  DE  L'I'TAT.  170 

1er  que  de  dire  :  telle  dépense  pu])]i([uc  constitue  un  emploi  des 
épargnes  du  pays  :  le  pays  a  employé  ses  épargnes  à  s'assurer  les 
bienfaits  d'un  bon  gouvernement  ;  parler  ainsi,  c'est  prendre  les  mots 
au  rebours  de  ce  qu'ils  signifient.  Si  c'est  une  dépense,  ce  n'est  pas 
une  épargne,  puisque  l'épargne  consiste,  au  contraire,  dans  la  sup- 
pression de  la  dépense. 

L'épargne  est,  pour  un  particulier,  la  difTérence  des  recettes  aux 
dépenses;  elle  est  prélevée  sur  le  superflu  et  ne  doit  pas  Télre  sur 
le  nécessaire;  car  si  le  prodigue  est  à  blâmer,  l'avare  n'est  pas  plus 
digne  d'estime.  J.-B.  Say  a  dit  :  <^  Les  prodigues  ont  grand  tort  de 
se  glorifier  de  leurs  dissipations  ;  elles  ne  sont  pas  moins  indignes 
de  la  noblesse  de  notre  nature  que  les  lésineries  de  l'avare...  L'éco- 
nomie s'éloigne  autant  de  l'avarice  que  de  la  prodigalité.  L'avarice 
entasse,  non  pour  consommer,  non  pour  reproduire,  mais  pour  en- 
tasser; c'est  un  instinct,  un  besoin  machinal  et  honteux.  L'avarice 
est  une  passion  vile,  par  la  raison  qu'elle  se  considère  exclusive- 
ment et  sacrifie  tout  à  elle.  »  L'impôt,  qui  est  une  dépense  nécessaire, 
n'est  pas  prélevé  sur  nos  épargnes,  il  est  pris  sur  le  produit  de  notre 
travail  et  sur  le  revenu  de  nos  capitaux.  S'il  ne  représente  que  les 
dépenses  nécessaires,  ce  serait  être  avare  que  de  le  réduire;  s'il  repré- 
sente toutes  les  dépenses  nécessaires,  ce  serait  être  prodigue  que  de 
l'accroître.  C'est  un  signe  bien  malheureux  du  temps  où  nous 
vivons,  que  la  facilité  avec  laquelle  on  détourne  dans  la  comptabi- 
lité publique  les  mots  de  leur  signification  ordinaire.  Nous  avons  vu 
ce  qu'on  appelle  un  placement,  une  épargne;  et  nous  entendons 
parler  bien  souvent  d'excédants  sans  qu'il  existe  de  fonds  libres. 
On  retranche  du  compte  réel  pour  faire  un  compte  idéal,  certains 
articles  de  dépenses;  on  ne  met  pas  en  ligne  des  engagements  pris, 
et  l'on  ajoute  aux  ressources,  des  rentrées  à  réaliser  plus  tard.  On  fait 
ainsi  un  total  de  ressources  arrangé  avec  art  et  on  le  compare  avec 
un  total  de  dépenses  arrangé  avec  non  moins  d'art.  On  soustrait  l'un 
de  l'autre  et  on  obtient  pour  différence  un  excédant.  La  dépense 
non  classée  a  été  décorée  du  nom  de  placement;  les  fonds  qui  ont 
pourvu  à  cette  dépense,  paraissant  libres  par  le  déclassement  de 
la  dépense,  sont  appelés  des  excédants;  et  comme  on  a  eu  soin  de 
dire  que  c'est  sur  le  montant  de  ses  épargnes  que  le  contribuable 
a  pris  les  ressources  avec  lesquelles  il  a  acquitté  l'impôt,  on  peut 
conclure,  pourvu  qu'on  soit  logique,  et  on  conclut  en  effet  ;  quon 
a  comtiluê  au  moyen  des   éparf/nes  du   pru/s  vn  e.rcédant  avantafjen- 


180      •  JOURNAL  DES  ftCONOMISTKS. 

semeni  placé.  Mais  on  ne  t'ait  pas  attention  que  cette  manière  d'en- 
visager les  choses,  conduit  tout  naturellement  à  refaire  cette  opposi- 
tion entre  la  personne  de  l'État  et  celle  des  citoyens  qui  n'est  en 
réalité,  comme  l'a  fait  remarquer  M.  de  Ucmusat,  qu'un  préjugé  de 
l'ancien  régime.  On  fait  de  l'État  une  sorte  de  banquier  qui  s'enri- 
chit dans  des  opérations  laites  avec  l'argent  de  ses  clients,  les  con- 
tribuables; et  si  les  contribuables  ont  l'audace  de  se  plaindre, 
qu'est-ce  que  cela  vous  fait  d'être  pauvres,  leur  dit-on,  puisque 
l'État  qui  est  vous-même,  est  riche  ? 

Il  y  a  deux  manières  de  comprendre  l'administration  de  la  fortune 
publique,  de  la  fortune  d'une  grande  ville  comme  Paris,  par  exemple. 
On  peut  la  comparer  à  une  vaste  société  anonyme  administrée  par 
un  directeur  tout-puissant.  La  société  a  pour  but  d'ouvrir  de  grands 
bazars  à  l'usage  du  public.  Il  s'agit  d'attirer  une  riche  clientèle,  et 
de  faire  beaucoup  d'affaires.  On  place  les  magasins  dans  des  jardins 
magnifiques;  on  fait  des  parterres,  des  allées  splendides;  on  les  illu- 
mine à  grand  éclat;  on  éblouit  les  yeux  delà  lumière  du  gaz,  et  l'on 
cache  dans  un  coin  plus  obscur  par  où  l'on  entre,  les  compteurs 
et  les  tourniquets  où  passe  le  public  en  payant.  Les  bénéfices  sont 
énormes;  ils  excèdent  les  dépenses  et  sont  mis  en  réserve.  On 
les  emploie  en  améliorations  utiles,  on  ouvre  même,  et  c'est  très- 
bien  fait,  comme  dans  les  usines  d'Alsace,  une  école  pour  les  en- 
fants de  ceux  qui  font  la  fortune  de  l'entreprise.  On  satisfait  à  leurs 
besoins  moraux,  comme  à  leurs  plaisirs.  Les  bénéfices  s'accroissent 
encore;  ils  se  perpétuent;  c'est  une  rente.  Quoi  déplus  naturel  alors 
que  d'augmenter  le  mouvement  des  affaires.  D'une  rente  au  capital 
qu'elle  représente,  la  différence  est  peu  sensible.  On  réalise  donc  le 
capital  et  on  le  dépense  en  créations  nouvelles.  Voici  de  nouveaux 
parcs,  de  nouvelles  allées,  et,  ce  qui  justifie  la  dépense,  de  nouveaux 
clients.  Il  vient  des  étrangers  de  tous  les  coins  du  globe;  ces  étran- 
gers on  les  loge  dans  des  palais;  la  société  anonyme  jouit  d'une 
prospérité  sans  bornes,  et  le  directeur  est  un  homme  de  génie. 

Mais  il  est  une  autre  manière  de  comprendre  cette  même  adminis- 
tration. On  peut  la  comparer  à  une  régie  conduite  par  un  honnête 
intendant.  Le  maître  vit  sur  sa  propriété  ;  il  veut  en  jouir  et  demande 
à  son  intendant  de  satisfaire  à  ses  plaisirs,  sans  s'écarter  des  limites 
d'une  sage  modération.  Comme  le  maître  est  un  grand  industriel  et 
comme  son  capital  peut  être  productivement  employé  dans  de  fruc- 
tueuses opérations  commerciales,  il  n'abandonne  à  son  intendant, 


DKS  DKFENSKS  PKODUCTIVES  DK   L'KTAT.  181 

pour  l'entretien  de  sa  propriété,  qu'une  part  de  ses  revenus  nets.  Il 
se  garderait  bien  d'immobiliser  des  capitaux  qui  lui  sont  ailleurs  si 
utiles;  et  s'il  a.des  fantaisies,  ce  sont  celles  d'un  homme  riche,  mais 
non  pas  d'un  prodigue.  Voltaire  a  dit  dans  le  Mondain  :  «  le  superflu 
chose  très-nécessaire,  »  et  nous  ne  voudrions  pas,  par  un  rigorisme 
mal  placé,  si  nous  étions  l'intendant  de  ce  riche,  lui  refuser  ce  su- 
perflu (jui  peut  contribuer  à  son  bonheur.  Nous  ferions  une  hon- 
nête dépense,  et  nous  rendrions  à  la  fin  de  l'année  nos  comptes 
en  grand  détail  ;  si  nous  avions  en  main,  après  avoir  tout  soldé, 
quelque  excédant  en  fonds  libres,  nous  serions  heureux  de  le  re- 
porter à  la  caisse  d'où  il  provient,  heureux  de  rendre  à  Tindustrie 
du  maître  des  ressources  qu'il  emploie  avec  tant  de  profit. 

Si  l'on  a  suivi  notre  comparaison  double,  on  a  vu  que  dans  le 
premier  cas  le  public  joue  un  rôle  passif,  et  que  dans  le  second  cas 
il  joue  un  rôle  actif.  Dans  le  premier  cas  il  a  trouvé  un  maître,  et 
dans  le  second  cas  un  serviteur.  Or,  la  doctrine  du  maître  est  celle 
d'un  régime  passé.  On  entend  bien  de  temps  en  temps. quelque  ora- 
teur politique  parler  de  nations  qui  changent  de  maître,  mais  c'est 
de  l'archaïsme  dans  le  discours.  Le  public  aujourd'hui  n'appartient 
pas  à  son  gouvernement,  c'est  le  gouvernement  qui  appartient  au 
public.  On  dit  à  cela  que  la  personne  de  l'État  est  posée  en  face  du 
public  non  plus  comme  un  maître,  mais  comme  un  directeur;  elle 
ne  commande  plus,  mais  elle  dirige;  ce  qui  est  à  peu  près  la  même 
chose.  Le  pouvoir  souverain  avait  son  origine  dans  l'autorité  du 
père  de  famille,  il  puisera  maintenant  son  droit  dans  l'autorité  du 
précepteur.  Il  sait  mieux  que  nous-mêmes  quels  sont  nos  besoins  ; 
il  prévoit  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  voir;  il  nous  rend  le  service 
de  capitaliser  nos  épargnes  pour  la  postérité. 

Tout  cela  nous  inquiète  et  nous  humilie.  .Quand  nous  voyons  af- 
ficher ces  grandes  prétentions ,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
de  sentir  notre  dignité  blessée,  et  nous  sommes  tentés  d'être  durs 
avec  notre  serviteur.  Nous  nous  épuisons  à  fournir  aux  percep- 
teurs des  contributions  tout  ce  qu'ils  nous  demandent,  nous  payons 
tous  les  objets  de  notre  consommation  plus  chers  qu'ils  ne  valent, 
afin  que  lEtat  puisse  y  trouver  sa  part,  et  ces  sommes,  prélevées  sur 
nos  privations,  seraient  employées  reproductivcment  à  la  façon 
d'un  capital,  non  pas  pour  nous  faire  vivre,  mais  pour  doter  nos 
enfants.  On  fait  quelquefois  une  rente  à  un  parent,  à  un  ami,  à  un 
serviteur  malheureux  pour  le  faire  vivre  et  l'arracher  à  la  misère. 


182  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

On  se  prive  soi-même  pom-  satisiaire  aux  besoins  de  cet  infortuné, 
et  on  supporte  avec  joie  les  privations  qu'on  s'impose  pour  le  sauver. 
Mais  un  jour  on  apprend  que  ce  serviteur  a  trouvé  le  moyen  de  vivre 
avec  la  moitié  de  sa  rente,  et  qu'en-  mettant  avec  persévérance  de 
côté  l'autre  moitié,  il  a  pu  devenir  propriétaire  de  sa  petite  maison. 
On  a  le  droit  de  se  plaindre  alors  de  celui  qu'on  obligeait.  Si  nous 
devions  nous  priver,  pour  former  un  capital  de  nos  privations, 
encore  aurait-il  fallu  que  ce  capital  fût  constitué  à  notre  profit.  Nous 
aurions  pu  faire  une  charité  nouvelle  avec  nos  privations  accu- 
mulées, et  si  nous  n'en  avions  pas  conservé  le  profit,  l'honneur 
du  moins  nous  en  serait  revenu.  C'est  le  même  sentiment  qu'on 
doit  justement  éprouver  quand  on  voit  l'État  entreprendre  des  tra- 
vaux qui,  tout  utiles  qu'ils  soient,  ne  sont  pas  nécessaires;  non  pas 
que  nous  proscrivions  les  dépenses  simplement  utiles,  mais  nous 
croyons  qu'il  faut  s'en  excuser  toujours  et  ne  s'en  glorifier  jamais. 
C'est  une  nuance  si  l'on  veut,  mais  dont  l'importance  n'est  pas  mé- 
diocre ,  car  elle  proscrirait  absolument  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui 
les  emprunts  de  la  paix. 

Les  emprunts  de  la  paix  ne  peuvent  guère  avoir  d'autres  emplois 
que  les  grands  travaux  publics.  Par  les  grands  travaux  publics  on 
crée  des  forces  nouvelles  au  profit  de  l'industrie  nationale,  et  Ton 
fait  profiter  la  nation  tout  entière  du  sacrifice  momentané  qu'elle  a 
fait  de  ses  capitaux.  C'est  là  du  moins  le  fond  de  tous  les  raisonne- 
ments employés  en  pareil  cas.  C'est  une  théorie  qui  se  rapproche 
beaucoup  de  celle  de  la  protection,  et  quand  on  veut  justifier  les 
tarifs  protecteurs,  on  ne  dit  pas  autre  chose.  Une  industrie  nou- 
velle est  comme  une  force  créée,  et,  quels  que  soient  les  sacrifices 
que  le  pays  supporte  pour  l'implanter  dans  son  sol,  il  en  est  large- 
ment rémunéré  par  le  fonctionnement  d'un  instrument  nouveau, 
d'un  moteur  qui,  une  fois  mis  en  mouvement,  tournera  jusqu'à  la 
fin  des  siècles.  La  sucrerie  indigène  est  un  exemple  qu'on  se  garde 
bien  de  ne  pas  citer.  Mais  nous  ne  sommes  pas  plus  à  court  de 
réponse  dans  la  question  des  grands  travaux  publics  que  dans  coll-'- 
de  la  protection,  puisque  dans  l'un  et  l'autre  cas  nous  oppobons  la 
liberté  à  l'organisation,  l'initiative  iiulividuelio  à  l'intervention  de 
l'État. 

Un  port  creusé  à  nouveau,  un  chemin  de  fer  à  travers  des  pays 
neufs,  valent,  de  même  qu'une  industrie  nouvelle,  en  proportion  du 
capital  qu'on  a  dépensé  pour  les  établir.  C'est  un  grand  bien  sans 


.DES  DKPENSKS  PKUOUCTIVES  DE  -l/KTAT.  183 

cuijUedit  pour  une  nation  que  d'avoir  des  ports,  des  chemiiis  de  fer 
et  des  industries  nouvelles,  mais  c'est  un  j^rand  mal  que  de  n'avoir 
plus  le  cai)ital  qui  les  a  lait  sortir  de  terre.  Il  est  toujours  entendu 
que  Tintôrêt  politiijue  est  mis  à  part;  si  l'intérct  politique  com- 
mande, il  faut  obéir,  mais  au  moins  faut-il  dire  que  c'est  un  sacri- 
fice et  non  pas  un  placement.  L'État  est  impuissant  à  créer  un 
capital  nouveau,  si  ce  n'est  par  la  destruction  d'un  capital  corres- 
pondant; et  c'est  bien  à  lui  qu'on  peut  appliquer  la  maxime  do 
l'école  :  ex  nikilo  nihiL  S'il  fait  un  emprunt,  il  détourne  les  capitaux 
qu'on  lui  CvOnfie,  de  l'emploi  qu'on  leur  aurait  donné.  Toutes  les 
ibis  que  l'État  entreprend  de  grands  travaux  au  moyen  d'un  em- 
prunt, il  détermine  simplement  les  épargnes  du  pays  à  suivre  une 
direction  plutôt  qu'une  autre;  là  se  borne  son  action;  sa  puis- 
sance ne  va  pas  plus  loin.  Il  n'est  pas  douteux  que  les  grands  tra- 
vaux, nous  les  supposons,  bien  entendu,  utilement  entrepris  et 
sagement  combinés,  ne  soient  pour  le  pays  une  source  de  prospé- 
rité, mais  on  peut  se  demander  si  les  mêmes  épargnes,  constituées 
en  capitaux  et  portées  vers  d'autres  usages,  n'auraient  pas  été  une 
source  équivalente  de  prospérité.  L'initiative  de  l'État  tue  l'initia- 
tive individuelle,  et  ce  n'est  pas  à  une  époque  où  l'initiative  indi- 
viduelle perd  une  partie  de  son  ressort,  qu'il  faut  entrer  dans  cette 
voie. 

On  parle  beaucoup  de  l'avantage  qu'il  y  a  de  réunir  de  petites 
fractions  d'épargnes  pour  constituer  un  gros  capital.  Ce  aéraient 
des  molécules  perdues,  si  on  ne  les  agrégeait  les  unes  aux  autres. 
,  Un  léger  impôt  mis  sur  chaque  tête,  une  légère  souscription  de- 
mandée à  chacun,  produit  une  grosse  somme  dans  une  môme 
main,  et  donne  la  facilité  de  faire  de  grandes  choses.  11  est  évident 
que  le  procédé  est  bon  pour  réunir  un  capital,  en  tant  que  procédé, 
mais  que  cela  ne  fait  rien  au  fond  même  de  la  question.  Une  loterie 
est  un  excellent  procédé  pour  réunir  également  de  petites  sous- 
criptions et  pour  constituer  dans  une  seule  main  un  gros  capital. 
Ce  qui  importe,  c'est  beaucoup  moins  le  procédé  qu'on  emploie 
pour  réunir  le  capital,  que  l'usage  q4.i'on  fait  du  capital  quand  il 
est  réuni.  Le  procédé  de  l'État  est  aujourd'hui,  on  peut  le  dire, 
dans  le  domaine  public.  Les  souscriptions  abondent;  il  n'est  pas 
d'entreprise  qui  ne  puisse  prétendre  à  en  faire  réussir.  Le  système 
coopératif  accélère  encore  ce  mouvement.  Ces  jours  derniers,  par 
exemple,  les  ouvriers  chapeliers  en  j^rève  se  sont  réunis;  ils  se 


tSi  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sont  cotisés  à  deux  cents  et  ont  souscrit  cliacun  10  francs.  Ces  pre- 
miers deux  mille  francs  ont  servi  de  base  à  une  opération  qui  leur 
a  procuré  un  capital  de  20,000  francs.  Ils  s'établissent,  ils  travail- 
lent avec  la  passion  de  l'épargne  pour  arriver  à  être  propriétaires 
du  restant  de  leur  capital.  Voilà  aussi  une  force  créée,  productive, 
dont  les  effets  se  feront  sentir  longtemps  sans  doute  sur  ceux  qui 
l'ont  mise  en  œuvre.  Voilà  une  souscription  qui  aura  des  consé- 
quences à  la  fois  matérielles  et  morales  et  d'une  importance  bien 
autrement  considérable  que  la  réunion  de  <îcs  mêmes  économies 
des  deux  cents  chapeliers  placées  entre  les  mains  de  l'État  pour 
construire  des  canaux,  des  ports  ou  des  chemins  de  fer.  Voilà  les 
forces  que  nous  aimons  à  voir  surgir;  elles  sont  enfantées  par 
l'initiative  individuelle.  L'initiative  individuelle,  il  faut  la  ménager; 
elle  subit  en  ce  moment  même  trop  d'atteintes  pour  qu'on  ne  la 
respecte  pas  avec  un  soin  jaloux.  La  démocratie  fait  des  pas  de 
géants;  elle  nivèle  toutes  les  inégalités  et  s'attaque  même  à  celles  qui 
sont  le  plus  naturel,  et  qui  ont  pour  bases  le  travail  et  la  propriété. 
Tant  qu'elle  a  attaqué  de  front  la  propriété  et  les  principes  sur  les- 
quels repose  la  société,  elle  pouvait  ébranler  la  confiance,  mais  elle 
ne  pouvait  pas  réussir.  Aujourd'hui  elle  sent,  c'est  à  son  hon- 
neur, qu'il  faut  respecter  la  propriété,  et  c'est  le  propriétaire  qu'elle 
tend  à  faire  disparaître.  Les  individus  font  place  à  des  associations. 
La  possession  de  la  terre  elle-même,  les  constructions  immobilières, 
sont  l'objet  de  sociétés.  On  a  une  action  d'une  terre  ;  les  sociétés 
civiles  se  multiplient;  on  a  une  action  d'une  maison  :  les  sociétés 
immobilières  se  développent.  C'est  un  changement  très- curieux 
qui  s'accomplit  sous  nos  yeux,  non-seulement  ici,  en  France,  pays 
de  démocratie,  mais  en  Angleterre  même,  pays  jusqu'à  ce  jour  ré- 
puté aristocratique.  On  a  vu  depuis  deux  ans  les  associations  an- 
glaises entreprendre  des  affaires  qui  jusqu'alors  semblaient  devoir 
être  le  monopole  des  individus.  Il  n'y  a  pas  encore  longtemps 
qu'un  banquier  célèbre,  en  voyant  s'élever  autour  de  lui  de  grandes 
sociétés  anonymes,  disait  avec  un  sentiment  d'orgueil  qui  ne  man- 
quait pas  de  grandeur  :  je  suis  une  société  anonyme  à  moi  tout 
seul.  Mais  ces  grandes  situations  deviennent  de  rares  exceptions, 
et  on  a  vu  à  Londres  les  plus  grands  noms  de  la  cité  transformer 
leurs  maisons  de  banque  en  sociétés.  La  vieijle  maison  de  Jones 
Loyd  est  devenue  une  banque  par  action,  et  il  en  a  été  de  même 
do  bien  d'autres.    La  Revue  d-  Edinihoiirg  a  publié  dernièrement. 


[)|':S  Dl^.PENSKS  PRODUCTIVES  I)K   l/KTAT.  ISô 

sous  le  titre  de  l'Argent  à  sept  pour  cent,  un  article  très-reiiiuniuablc 
sur  ce  sujet,  article  attribué  à  M.  Goscheii,  le  jeune  et  déjà  fameux 
représentant  de  la  cité,  et  l'un  des  promoteurs  les  plus  habiles  du 
mouvement  des  sociétés  nouvelles.  C'est  une  défense  très-bien  faite 
de  l'anonymat.  On  est  étonné,  dit  M.  Goschen,  des  bénéfices  im- 
portants réalisés  par  les  sociétés  en  actions  pendant  ces  dernières 
années,  mais  ils  n'ont  rien  d'exagéré,  si  on  les  compare  aux  for- 
tunes que  les  individus  ont  faites  dans  la  banque  ou  dans  l'indus- 
trie. Ces  mêmes  liomnies  qui  ont  fait  la  fortune  de  leurs  maisons 
particulières,  sont  bien  capables  de  faire  la  fortune  de  leurs  sociétés. 
Il  est  certain  que  ce  sont  les  mêmes  affaires  et  les  mêmes  liommes, 
seulement,  ce  qui  peut  porter  à  la  réflexion,   c'est  que  le  ressort 
est  tout  différent.  Ici,    en  France,  nous  sommes  emportés  dans 
la  même  voie,  et  la  loi  nouvellement  présentée  au  Corps  législatif, 
en  généralisant  l'anonymat,  porte  un  coup  terrible  à  la  puissance 
individuelle  et  à  l'initiative  particulière.   Mais  il  faut  bien  subir 
cette  atteinte  ;  il  faut  même  chercher  à  en  tirer  tout  le  parti  possi- 
ble. Il  serait  d'ailleurs  insensé  de  se  mettre  à  la  traverse  :  c'est  un 
fait  vainqueur,  c'est  un  courant  qui  entraîne  tout.  Nous  assistons  à 
une  évolution  de  l'humanité.  La  responsabilité  individuelle  était 
une  grande  force  et  nous  sommes  habitués  à  ne  pas  la  séparer  de 
l'initiative  individuelle.  Il  y  a  peut-  être  dans  cette  association  d'idée 
quelque  chose  de  préconçu,  et  l'alliance  des  deux  faits  n'est  peut- 
être  pas  aussi  complète  qu'on  le  suppose.  L'esprit  de  corps,  par 
exemple,  a  été  de  tout  temps  une  force,  et  il  domine  dans  les  asso- 
ciations nouvelles.  Les  ouvriers  parlent  beaucoup  de  corporations; 
quelques-uns  même  demandent  des  règlements  d'apprentissage, 
mais  ils  sont  très-disposés  à  comprendre  qu'il  n'y  a  pas  à  revenir 
aux  abus  irrévocablement  détruits  en  1789.  Ce  qui  reste  des  cor- 
porations, ce  qui  se  développe  même,   c'est  l'esprit  de  corps.  Le 
sentiment  de  la  responsabilité  peut  donc  subsister  en  dehors  de 
l'intérêt  particulier,  et  l'initiative  individuelle,  quoique  vivement 
attaquée,  peut,  nous  l'espérons  du  moins,  produire  encore  ses  heu- 
reux effets.  Mais  si  nous  sommes  obligés  de  céder  d'un  côté  à  un 
mouvement  qui  en  affaibht  l'action,  c'est  une  raison  de  plus  pour 
la  fortifier  de  tous  les  autres  côtés.  Il  ne  faut  pas  que  l'État  lui  ôte 
ses  ressources  par  une  intervention  inutile,  en  détournant  les  ca- 
pitaux de  leur  emploi  naturel. 
Le  principe  qui  doit,  suivan'  nous,  dominer  tout  noîre  >ystèinc 


186  JOURNAL  DES  ÉGOiNOMlSTKS. 

iinancier,  c'est  de  faire  toutes  les  dépenses  nécessaires,  largement, 
sans  fausse  économie;  de  donner  satisfaction  aux  intérêts  légitimes 
du  pays;  de  ne  pas  reculer  devant  des  sacrifices  justifiés,  mais  de 
considérer  toujours  comme  des  sacrifices  les  dépenses  publiques. 
L'impôt  et  l'emprunt  sont  deux  maux,  deux  maux  nécessaires  si 
l'on  veut,  qu'il  faut  subir  avec  résignation,  mais  avec  le  désir  con- 
stant de  les  rendre  moins  lourds.  L'État  n'est  plus  un  maître;  il  est 
devenu  un  serviteur.  Il  n'a  pas  d'intérêts  contraires  aux  nôtres,  mais 
il  a  des  fonctions  déterminées.  Il  fait  bien  ce  qui  rentre  dans  ses 
fonctions;  il  fait  très-mal  ce  qui  n'y  rentre  pas.  L'Etat  n'a  pas  de 
fortune  à  lui;  il  nous  doit  toujours  tout  ce  qu'il  ne  dépense  pas,  et 
s'il  est  vrai  de  dire  que  la  fortune  des  particuliers  fait  la  fortune  de 
l'Etat,  la  réciproque  n'est  pas  vraie  :  la  fortune  de  l'Etat  ne  fait  pas 
celle  des  particuliers.  Non-seulement  l'État  n'est  pas  notre  maître, 
mais  il  n'est  pas  notre  directeur;  il  ne  doit  pas  intervenir  dans  nos 
affaires  privées.  11  n'est  pas  notre  banquier  pour  nous  proposer  des 
affaires,  et  son  rôle  doit  se  borner,  au  point  de  vue  économique,  à 
ne  pas  troubler  la  formation  des  capitaux.  L'expression  de  dépenses 
productives  n'a  pas  le  sens  qu'on  lui  donne  en  général,  et  les  em- 
prunts  de  la  paix  ne  seront  jamais  que  des  spéculations  particu- 
lières habilement  déguisées. 

Nous  sommes  arrivés  au  bout  de  la  taciie-que  nous  nous  étions 
proposée.  Si  nous  nous  sommes  étendu  sur  ces  matières;  si  nous 
avons  analysé  le  discours  de  M.  de  Rémusat,  c'est  que  nous  avons 
voulu  montrer  que  le  langage  de  la  politique  n'est  pas  le  même  que 
celui  de  l'économie  politique.  Il  n'a  pas  besoin  d  iiser  des  mots 
avec  cette  précision  que  la  science  exige.  Ainsi  M.  de  Rémusat  a  pu 
dire  que  l'impôt  était  un  bon  placement  et  défendre  un  budget  vi- 
vement attaqué,  par  des  raisons  politiques  qui  n'ont  \  iCn  de  con- 
tradictoire avec  les  principes  de  la  science  économi(}ue.  Mais  nouy 
espérons  avoir  prouvé,  que  du  jour  où  l'on  a  essayé  de  parler  éco- 
nomie politique  avec  le  langage  de  la  politique,  on  est  tombé  dans 
des  erreurs  grossières,  on  a  tendu  des  pièges  au  bon  sens  public, 
on  a  faussé  les  idées  du  juste  et  on  nous  a  mis  dans  la  nécessité  do 
défendre  avec  énergie  les  principes  sur  lesquels  repose  la  sociét^:^ 
économique. 

Léon  Sat. 


ÉTUDZS  SUR   LES  SYSTËiUES  D'ÉGUINUMIH  POLITIQUE.        187 


ÉTUDES  SUR  LES  DIVERS 

SYSTÈMES    D^ÉCONOMIE    POLITIQUE 

ET  SUR  LES  PRLNCIPAUX  ÉCONOMISTES 


ADÀ3I     SMITH   (0 

—  Suite  — 


S'il  est  vrai  que  loin  de  l'aisance  on  espérerait  vainement 
quelque  élévation  intellectuelle,  quelque  dignité  morale  un  peu 
p^énérales,  on  ne  saurait  nier  que  la  charrue  et  le  marteau,  la  loco- 
motive et  le  fuseau,  n'aient  autant  fait  pour  les  généreux  senti- 
ments, les  nobles  pensées,  que  les  œuvres  des  plus  illustres  savants 
ou  des  plus  grands  artistes.  Voltaire  ne  disait  pas  seulement  une 
plaisanterie  lorsqu'il  écrivait,  en  outrant  toutefois  sa  pensée  :  «  Celui 
qui  trouverait  le  moyen  de  faire  produire  quatre  épis  au  lieu  d'un 
à  une  tige  de  blé  rendrait  plus  de  services  que  jetons  les  littéra- 
teurs et  tous  les  philosophes  ensemble.  » 

Les  machines  n'accomplissent,  au  surplus,  que  les  travaux  qui 
réclament  de  la  force  physique.  Nos  ouvriers  ne  broyent  plus  le 
grain,  comme  les  femmes  que  dépeint  Homère;  ils  ne  traînent  plus 
de  lourds  chariots,  comme  les  Indiens  dont  parle  Las  Casas.  Ils 
ont  repris  dans  la  production  leur  rôle  d'êtres  intelligents,  laissant 
la  meule,  les  chevaux  ou  la  vapeur  effectuer,  sous  leurs  yeux, 
le  travail  qu'ils  s'en  tiennent  maintenant  à  diriger.  On  accuse  les 
machines  de  diminuer  les  salaires  î  et  que  d'ateliers  florissants  se- 
raient à  naître  sans  les  découvertes  d'Akwright  ou  de  Crompton  î 
Quelles  souifrances,  quelles  misères  régneraient  encore  parmi  les 
classes  laborieuses  sans  l'invention  de  Watt  ! 

Aux  bienfaits  que  les  machines  engendrent  dans  la  production 
s'en  joignent  d'autres,  non  moins  considérables,  dans  la  distribu- 
tion de  la  richesse.  En  mettant  les  différentes  marchandises  à  la 
portée  (le  toutes  les  bourses,  elles  ont  amélioré  dans  une  propor- 
tion incaleulabU:  la  condition  des  peuples.  Ce  que  Fox,  on  le 
sait,  admirait  le  plus  à  noire  expositioi^  industrielle  de  1802.  c'é- 
taient les  couteaux  à  bon  marché  de  Thiers  ei  les  montres  d'argenl 

(1)  Voir  la  livraison  de  mars  1863. 


1«S8  JOUIU^AL  DES  ECONOMISTES. 

de  Besançon.  D'après  un  calcul  assez  exact,  les  machines  à  vapeur 
fournissaient  sur  notre  globe,  en  1833,  un  travail  égal  à  celui  de 
400  millions  d'ouvriers  :  nouvelle  population,  semblable  à  celle  de 
l'Europe  entière,  qui  toute  est  occupée  à  nous  servir  ou  à  nous 
plaire,  moyennant  une  faible  rétribution  et  sans  jamais  avoir  besoin 
de  réparer  ses  forces  par  le  repos.  Est-il  vraiment  un  nom  qui  pût, 
au  point  de  vue  de  l'aisance  publique,  dépasser  ceux  de  Watt,  de 
Crompton,  de  Guttemberg,  de  Jacquart,  d'Arkwright,  de  Fulton? 
Certes,  le  Santa-Maria,  qui  portait  Christophe  Colomb  en  Amérique, 
était  aussi  loin  des  bâtiments  qui,  plus  aisément  et  plus  prompte- 
ment  construits,  sillonnent  aujourd'hui  les  océans,  qu'il  l'était  des 
vaisseaux  que  les  bas-reliefs  d'Egypte  ou  le  récit  des  guerres  pu- 
niques nous  représentent.  Mais  quels  territoires  il  a  gagnés  à  l'in- 
dustrie des  peuples,  quels  champs  il  a  ouverts  aux  pensées,  aux 
désirs,  aux  connaissances,  aux  jouissances  de  l'humanité! 

Après  avoir  terminé  son  analyse  de  la  division  du  travail,  Adam 
Smith' traite  de  la  valeur  ou  du  prix  des  produits.  On  ne  pourrait 
trouver  dans  ces  chapitres  le  dernier  mot  de  la  science;  J.-B.  Say, 
Mac  Culoch,  Ricardo,  Buchanan  y  ont  relevé  plus  d'une  erreur. 
Mais,  dans  l'obscurité  qui  régnait  sur  ce  sujet,  que  de  brillants 
éclairs  encore  1  Que  de  précieuses  éclaircies  en  cet  épais  nuage  I  II 
était  réservé  à  Rossi  de  faire  disparaître  les  derniers  doutes  écono- 
miques sur  la  valeur  échangeable  et  la  valeur  réelle,  sur  le  prix 
naturel  et  le  prix  courant,  en  montrant  l'extrême  importance  de  ces 
distinctions.  L'assertion  toutefois  la  plus  regrettable  de  Smith,  à  cet 
égard,  c'est  celle  qui  représente  le  travail  comme  «  la  seule  mesure 
universelle,  aussi  bien  que  la  seule  exacte  des  valeurs,  comme  le 
seul  étalon  qui  puisse  nous  servir  à  comparer  les  valeurs  de  diffé- 
rentes marchandises  à  toutes  les  époques  et  dans  tous  les  lieux.  » 
Une  telle  mesure  n'a  jamais  exisié  ni  jamais  n'existera.  C'est  le 
rapport  entre  l'offre  et  la  demande,  cette  unique  résultante  des 
approvisionnements  et  des  besoins,  des  désirs  à  satisfaire  et  des 
produits  à  vendre,  qui  règle> chaque  transaction,  qui  seule  décide 
tout  marché.  Le  travail  ne  peut  être  un  meilleur  étalon  des  valeurs, 
pierre  philosophale  encore  à  découvrir,  que  le  blé,  choisi  pour  cela 
par  J.-B.  Say  (l). 


(1)  Dans  le  travail  dont-je   parle  ici,  Smith   commet  aussi  de  graves 
erreurs  sur  le  numéraire. 


iVrUORS  SUR  LKS  SYSTfi^lKS  D'I'CONOMIK  PiiMTlOUR.         Î80 

Smith  est  mieux  inspiré  dans  les  recherches  aux(iuelles  il  se  livre 
sur  la  rente,  le  profit  et  le  salaire.  On  s'en  convainc  surtout  quand 
on  sait  à  quelle  confusion  d'idées  et  d'enseignement  donnaient  au- 
paravant lieu  les  divers  revenus  sociaux.  C'est  bien  en  de  tels  écrits 
que,  grâce  à  sa  rare  pénétration  et  à  son  admirable  justesse  d'es- 
prit, il  apparaît  comme  le  vrai  fondateur  de  la  science.  Or,  s'il  est 
beau  de  poursuivre,  comme  ces  mineurs  de  la  Cornouailles  qui 
travaillent  jus([uo  sous  l'Océan  ,  les  derniers  liions  d'une  mine 
abondante,  combien  est-il  plus  beau  de  les  indiquer  et  d'ouvrir 
les  puits  qui  les  atteignent  ! 

A  propos  des  salaires,  Smith  revient  fort  heureusement,  en  un 
passage  au  moins,  à  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande.  Ils  se  déter- 
minent, dit-il,  par  la  convention  qui  se  fait  entre  les  ouvriers  et 
les  entrepreneurs.  «  Les  ouvriers  désirent  gagner  le  plus  possible,  les 
maîtres  donner  le  moins  qu'ils  peuvent  ;  les  premiers  sont  disposés 
à  se  concerter  pour  élever  les  salaires,  les  seconds  pour  les  abais- 
ser. »  C'est  fort  juste;  mais  il  laisse  ignorer  ce  qu'est  réellement  le 
salaire,  cette  part  afférente  au  travail  dans  la  valeur  des  produits, 
que  la  nature,  la  force  des  choses,  malgré  de  fâcheuses  apparences, 
règle  toujours  avec  tant  d'équité.  Peut-être  aurait-il  prévenu  quel- 
ques-unes des  folles  déclamations  qu'il  nous  a  été  donné  d'entendre 
sur  l'opposition  du  travail  et  du  capital,  s'il  avait  suffisamment 
développé  cette  vérité.  Il  montre  bien  du  moins  que  les  coalitions, 
surtout  celles  des  ouvriers,  grâce  à  leur  nombre,  comme  à  leur 
défaut  de  ressources  et  d'instruction,  échouent  sans  cesse,  et  laisse 
entendre  qu'il  sied  de  hautement  condamner  les  lois  oppressives 
qui  les  régissent  trop  souvent  encore  et  qui  les  régissaient  partout 
de  son  vivant. 

Pour  juger  ces  lois,  rien  ne  vaut,  du  reste,  même  après  la  discus- 
sion de  nos  Chambres  de  l'an  dernier  ,  ces  paroles  de  Bucha- 
nan ,  le  meilleur  commentateur  de  Smith ,  et  l'un  assurément 
de  ses  plus  remarquables  disciples  :  «  Les  rapports  d'ouvriers 
à  maîtres  forment  un  contrat,  et  si  la  loi  intervient  pour  forcer 
une  des  parties  à  se  soumettre  à  l'autre  ,  la  nature  même  du 
contrat  est  changée  :  le  consentement  mutuel ,  base  de  toute 
transaction ,  est  détruit  ,  et  un  individu  se  trouve  dépouillé 
au  profit  d'un  autre.  D'ailleurs,  le  législateur  n'a  aucun  intérêt 
positif  à  intervenir  violemment  dans  les  transactions  des  particu- 
liers. Les  ouvriers  s'unissent  pour  provoquer,  aux  dépens  de  leurs 


190  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

maîtres,  une  hausse  dans  les  salaires!  Ehf  pourquoi  pas?  Qu'im- 
porte au  public  que,  en  délinitive,  le  gain  revienne  aux  ouvriers 
ou  aux  chefs.  Si  la  société  accorde  un  bon  prix  à  un  objet,  il  ne 
manquera  pas  d'abonder  sur  le  marché,  et  il  n'est  d'aucune  impor- 
tance, en  tout  ce  qui  peut  la  concerner,  que  ce  prix  soit  divisé  en 
telle  ou  telle  proportion  entre  les  salaires  et  le  profit.  La  marchan- 
dise acquiert  son  prix  sur  le  marché,  et  les  deux  parties  intéres- 
sées se  contestent  le  partage  du  butin;  mais  qu'a  le  public  à  faire 
à  tout  cela?  et  pourquoi  favoriserait-on  une  des  parties  au  détri- 
ment de  l'autre?  La  vérité,  c'est  que  les  coalitions  de  chefs  et  d'ou- 
vriers sont  amenées  par  la  rareté  du  travail  ou  de  Vouvrarje.  Ce 
sont  les  effets  naturels  d'une  cause  plus  générale;  et,  jusqu'à  ce 
que  la  loi  ait  atteint  cette  cause  générale,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait 
créé  un  supplément  de  travail  ou  d'ouvrage^  elle  ne  servira  qu'à 
l'oppression  des  particuliers.  » 

Voilà  la  vérité  dans  toute  sa  rigueur,  et  ces  paroles  sont  le  plus 
bel  éloge  que  puissent  recevoir  les  nouvelles  législations  de  l'An- 
gleterre, de  la  Suisse,  des  États-Unis  et  de  la  France.  Quant  aux 
autres,  elles  sont  iniques  et  odieuses,  comme  elles  sont  inutiles. 
Car,  lorsque  les  maîtres  tentent  d'abaisser  les  salaires,  sans  que 
leurs  entreprises  diminuent  ou  que  de  plus  nombreux  ouvriers  se 
présentent  aux  ateliers,  ils  tentent  une  chose  aussi  impossible  que 
lorsque  les  ouvriers  veulent  accroître  leurs  gains  sans  devenir  plus 
rares,  ou  sans  que  les  entreprises  se  multiplient. 

Supposez  qu'il  en  soit  autrement,  admettez  que  des  conventions 
particulières  réalisent,  soit  la  baisse,  soit  la  hausse  des  salaires; 
qu'arrivera-t-il  encore?  Les  produits  s'offrant  à  moindre  prix  dans 
le  premier  cas  et  à  plus  haut  prix  dans  le  second,  la  consomma- 
tion aussitôt  augmentera  ou  diminuera.  Les  fabricants  seront  donc 
obhgés  d'élever  leurs  offres  pour  conserver  leurs  ouvriers,  ou  les 
ouvriers  seront  contraints  d'abaisser  leurs  prétentions  pour  rester 
occupés.  Le  châtiment  des  uns  ou  des  autres  sera  inévitable  encore 
et  presque  instantané  (1);  il  n'est  point  de  coalition  qui  ait  im- 
posé ses  conditions. 

Comme  tout  explorateur  de  contrées  inconnues,  Smith  a  laissé 
sur  le  salaire  bien  des  obscurités,  et  répété  bien  des  erreurs. 
Quelle  vérité  est  subitement  apparue  dans  toute  sa  plénitude? 


(1)  Voir  mes  Lois  du  travail  et  de  la  jwpnlation,  liv.  II.  ch.  4. 


I-TUDRS  SUR  LKS  SYSTftMKS  D'I^XONOMIK  POLITIQUK.        101 

Ainsi ,  après  s'en  <*tro  remis  à  l'incontestable  loi  des  prix  pour 
la  paye  du  travail ,  il  tient  qu'il  doit  suffire  à  la  subsistance 
des  ouvriers  et  à  l'éducation  de  leurs  eni'ants.  Il  n'en  est  rien, 
hélas  !  Le  salaire  s'abaisse  forcément  durant  les  disettes ,  de 
même  qu'il  s'élève  toujours  aux  temps  d'abondance;  l'olFre  et  la 
demande  n'écoutent  ni  pleurs  ni  supplications.  C'est  à  la  pré- 
voyance de  combattre  les  angoisses  qu'elles  suscitent;  dans  le  libre 
champ  des  labeurs,  nous  ne  perdons  jamais  notre  qualité  d'êtres 
responsables.  Entraîné  par  son  humanité,  par  ses  sentiments  chari- 
tables, Smith  écrit  pareillement  ailleurs  :  «  Ceux  qui  nourrissent, 
habillent  et  logent  tout  le  corps  de  la  nation,  doivent  avoir,  dans 
le  produit  de  leur  propre  travail,  une  part  assez  large  pour  être 
suffisamment  nourris,  logés  et  vêtus  (1)  ».  Certainement  jl  faudrait 
souhaiter  qu'il  en  fût  de  k  sorte  ;  mais  des  travailleurs  seuls  encore 
il  convient  de  l'espérer.  Hommes,  ils  sont  libres  de  leurs  actes  et 
responsables  de  leur  condition;  on  les  trompe  ou  l'on  se  trompe 
quand  on  leur  parle  différemment.  Il  n'est  que  le  mendiant  et 
l'esclave  qui  ne  décident  pas  de  leur  sort. 

Mais  n'est-il  pas  digne  d'attention  de  voir,  dans  l'aristocratique 
Angleterre  du  xviii*'  siècle,  parler  ainsi  des  classes  populaires, 
bien  qu'on  eût  tort  d'y  croire  alors  isolée  la  voix  de  Smith?  Grâce 
à  la  longue  pratique  en  effet  d'un  gouvernement  de  discussion  et 
de  publicité,  les  intérêts  des  classes  les  plus  nombreuses  préoccu- 
paient beaucoup  déjà  les  hommes  éclairés  de  la  Grande-Bretagne. 
<■(■  Il  faut  défendre  notre  constitution,  et  par-dessus  tout  rendre  la  si- 
tuation des  classes  inférieures  chez  nous  aussi  bonne  qu'il  est  pos- 
sible, »  écrivait,  en  J792,  lord  Gr.enville,  presque  au  nom  du  gou- 
vernement dont  il  était  ministre.  Et  qui  douterait  aujourd'hui  que 
ce  conseil  ne  fut  aussi  politique  qu'il  était  digne,  aussi  habile  qu'il 
était  honorable?  Mais  si  c'est  une  gloire  pour  l'Angleterre  de  s'être 
de  bonne  heure  préoccupée  des  masses  populaires,  c'en  est  une 
pour  Smith  de  compter  parmi  ceux  qui,  les  premiers  et  le  plus  sou- 
vent, ont  eu  ces  nobles  préoccupations. 

Ce  qui  suit  dans  Smith  sur  la  population  est  loin  de  pouvoir 
satisfaire  ceux  qui  ont  lu  Malthus.  Il  reste  là  sous  l'empire  des 
fausses  opinions  de  son  temps,  et,  sans  tenir  compte  des  fâcheux  ef- 
fets ÛQS  poor-laws,  dont  il  s'occupe  cependant,  de  même  qu'en  ou- 


l'I)  Voir  \ix  Richesse  des  nations^  liv.  I,  cli,  8. 


102  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

])liant  rirlande,  dès  lors  si  peuplée  et  si  misérable,  il  écrit  que  la 
marque  la  plus  décisive  de  la  prospérité  d'un  pays  est  l'augmenta- 
tion du  nombre  de  ses  habitants.  Ce  n'en  est  pas  moins  en  cette 
dissertation,  à  peine  scientifique,  qu'on  trouve  des  observations 
telles  que  celle-ci,  que  les  faits  ont  depuis  si  complètement  justi- 
fiées :  «  Je  crois  que,  en  quelque  métier  que  ce  soit,  on  trouvera 
que  celui  qui  travaille  avec  assez  de  modération  pour  être  en  état 
de  travailler  constamment,  non-seulement  conserve  le  plus  long- 
temps sa  santé,  mais  encore  est  celui  qui,  dans  le  cours  d'une 
année,  fournit  la  plus  grande  quantité  d'ouvrage  ;  »  ou  que 
cette  autre  :  «  L'expérience  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays 
s'accorde,  je  crois,  pour  démontrer  que  l'ouvrage  fait  par  des 
mains  libres  revient  définitivement  à  meilleur  compte  que  celui 
qui  est  fait  par  des  esclaves.  C'est  ce  qui  se  voit  même  à  Boston,  à 
New-York  et  à  Philadelphie,  ou  les  salaires  du  travail  le  plus 
simple  sont  si  élevés.  » 

Smith  revient  au  salaire  après  avoir  traité  du  profit,  en  marquant 
les  similitudes  ou  les  différences  de  ces  deux  sortes  de  revenu.  Il 
expose  avec  grand  soin,  en  cette  comparaison,  les  causes  particu- 
lières qui  l'affectent  :  l'instruction  que  réclame  les  travaux  qu'il 
solde  ou  l'ignorance  dont  ils  s'accommodent,  l'incertitude  ou  la  sé- 
curité qu'ils  présentent,  les  chances  heureuses  ou  regrettables  qu'ils 
imposent,  la  dignité  ou  le  dédain  qui  les  entourent.  Quelle  dis- 
tance, en  effet,  sépare  la  paye  du  simple  journalier  de  celle  de  l'a- 
vocat ou  de  l'acteur!  Mais  encore  ici,  comment  ne  pas  le  remar- 
quer? apparaît,  et  apparaît  uniquement  la  loi  générale  des  prix  : 
le  rapport  de  l'offre  à  la  demande.  Moins  un  travail  exige  de  sa- 
voir ou  d'adresse,  moins  il  impose  de  dangers  et  présente  d'obs- 
tacles, plus  le  nombre  des  personnes  qui  s'y  livrent  est  considérable, 
et  par  suite  moins  elles  sont  rétribuées.  On  pourrait  se  convaincre 
de  cette  vérité  à  la  lecture  môme  de  Smith,  lorsqu'il  montre,  comme 
une  remarquable  singularité,  que  les  salaires  des  matelots,  grâce  à 
l'attrait  qu'ils  trouvent  à  leur  état,  ne  se  proportionnent  pas  aux 
maux  qui  les  attendent.  Cette  vie  pleine  d'aventures  et  de  périls, 
loin  de  décourager  les  jeunes  gens  .élevés  au  spectacle  des  flots, 
les  attire  au  contraire.  Malgré  les  souvenirs  qui  les  entourent,  ils 
se  hâtent  de  quitter  les  plages  et  de  courir  aux  écaeils.  Mais  il  n'en 
est  pas  de  même  des  risques  ou  le  courage  et  l'adresse  ne  peuvent 
rien:  «  dans  les  métiers  qui  nous  sont  connus  pour  être  très-mal 


ETUDES  SUR  LES  SYSTÈMES  D'ÉC01N0I\11E  POLITIQUE.        193 

sains,  les  salaires  du  travail  sont  trcs-élcvés.  »  Dans  le  premier  cas, 
beaucoup  de  personnes  s'olFrent;  dans  le  second,  il  y  a  peu  de 
conçu  rnMits. 

Pour  les  prolits,  comme  pour  les  salaires,  Smith   n'a  pas  as- 
sez considéré  la    loi  générale   qui  les  régit.    Il    se  contente    de 
dire  que  la  hausse  et  la   baisse  qui  les  affectent  dépendent  des 
mêmes  causes  que  toute  autre  hausse  et  toute  autre  baisse,  c'est-à- 
dire  de  l'état  croissant  ou  décroissant  de  la  richesse  nationale.  Mais 
aussitôt  que  de  remarques  importantes  et  justes!  Qu'il  importerait 
aux  adversaires  du  capital  de  lire  ce  chapitre,  s'ils  lisaient  quelque 
chose!  Ils  font  un  crime  k  la  concurrence  de  favoriser  l'accumu- 
lation des  capitaux,  comme  si  les  capitaux  n'étalent  pas  de  nou- 
velles ressources  offertes  à  l'industrie,  comme  s'ils  n'ouvraient  pas 
toujours  de  nouvelles  voies  à  la  production,  en  réalisant  et  la  hausse 
des  salaires  et  la  baisse  des  profits,  puisqu'ils  accroissent  la  de- 
mande des  ouvriers  et  multiplient  l'offre  des  entrepreneurs.  Ne 
proviennent-ils  pas  tout  ensemble  des  plus  louables  sentiments, 
des  coutumes  les  plus  respectables  :  la  prévoyance,  l'épargne,  le 
sacrifice  du  présent  à  l'avenir?  Les  peuples  seraient-ils  réellement 
plus  heureux,  si  chacun  dépensait  plus  qu'il  ne  gagne,  ou  si  tout 
était  disposé  pour  que  la  distance  qui  sépare  les  diverses  classes 
ne  dût  jamais  se  restreindre?  Dire  d'un  régime  industriel  qu'il 
protège  l'accumulation  des  capitaux,  c'est  dire  qu'il  ne  cesse,  et 
par  la  production,  et  par  la  distribution  de  la  richesse,  d'aider  les 
masses  ouvrières  à  monter,  dignes  et  respectées,  les  successifs  de- 
grés  de  l'échelle  sociale.  Le  capital,  c'est  le  legs  du  passé  au 
présent,  pour  la  grandeur  de  l'avenir;  son  accumulation,  c'est 
l'image  la  plus  vraie  du  progrès  dans  les  sphères  matérielles. 

Puisque  nul  territoire  ne  saurait  offrir  une  propriété  à  ses  divers 
habitants,  qu'il  est  heureux,  le  dois-je  répéter?  et  la  question 
vaut  bien  que  je  m'y  arrête,  que  la  richesse  mobilière,  progressive 
comme  nos  connaissances,  infinie  comme  nos  succès,  en  puisse  à 
tous  faire  espérer  une  !  Comment  se  lamenter  de  ce  que  l'Angleterre 
a  engagé  8  milliards  et  demi,  l'Amérique  4  milliards,  la  France 
3  milliards,  dans  la  seule  industrie  des  chemins  de  fer,  grâce  à 
leur  activité  et  à  leur  économie  ?  Ce  qu'il  sied  de  vanter,  serait-ce 
donc  l'Espagne  du  xvi^  siècle  pour  ses  dissipations,  ou  la  Turquie 
de  nos  jours  pour  son  oisiveté?  Dès  ses  premières  pages  au  reste 
Smith  mettait  en  relief  l'importance  des  capitaux.  Le  nombre  des 
2®  SÉRIE.  T.  xLvi.  —  IH  mai  1865.  j3 


194  JOURNAL  DES  fiGONOMISTES. 

travailleurs  utiles  et  productifs,  dit-il,  dans  son  Introduction,  est 
partout,  comme  on  le  verra  par  la  suite,  en  proportion  de  la  quan- 
tité du  capital  employé  à  les  mettre  en  œuvre,  et  de  la  manière 
particulière  dont  ce  capital  est  employé. 

Quand,  au  sujet  des  capitaux,  on  a  combattu  la  concurrence,  on 
n'a  pas  non  plus  remarqué  que  la  petite  industrie,  qu'on  semble  re- 
gretter, subsfste  très-nombreuse,  se  multiplie  même  sans  cesse  au- 
près des  vastes  usines,  bien  que  ces  dernières  sachent  économiser 
plus  de  frais  d'administration,  employer  plus  de  machines  et  pous- 
ser plus  loin  la  division  du  travail.  On  aurait  aussi  dû  se  rendre 
compte  que  pour  les  grandes  manufactures,  comme  pour  les  grands 
comptoirs,  il  se  trouve  une  infinité  de  surveillants,  de  contre- 
maîtres, d'entrepositaires,  de  commis,  de  correspondants.  Consi- 
dérez les  artisans  des  campagnes,  examinez  les  ménages  employés, 
aux  environs  ou  dans  les  faubourgs  des  villes,  aux  travaux  des 
fabriques,  et  vous  vous  convaincrez  bientôt  encore  que  les  mo- 
destes entrepreneurs,  ou  que  le  travail  en  famille,  pour  s'être  déplacé 
quelquefois,  n'a,  pas  disparu.  Il  est  rare  que  les  soieries  de  Lyon  se 
tissent  dans  de  vastes  ateliers,  et  lorsqu'on  parcourt  les  rues  de 
Birmingham,  on  voit  partout  écrits  ces  mots  :  A  room  with  power  to 
let,  «  chambre  à  louer  avec  une  partie  de  force.  »  La  récente  décou- 
verte de  la  puissance  motrice  du  gaz  sera  certainement  très-favorable 
à  la  petite  industrie.  D'immenses  manufactures  se  sont  créées,  c'est 
vrai;  mais  il  ne  l'est  pas  que  les  petits  ateliers  aient  été  détruits  ou 
que  les  classes  moyennes  n'existent  plus.  Quelle  est  aussi  bien 
l'origine  de  la  plupart  des  riches  fabricants,  des  commerçants  opu- 
lents ou  des  plus  importants  propriétaires  eux-mêmes,  qu'on  ne 
cesse  de  citer  en  semblant  reprocher  au  travail  d'engendrer  la 
richesse,  si  ce  n'est  une  origine  très-plébéienne,  très-voisine  sou- 
vent du  besoin  ? 

Les  vastes  entreprises,  qui  ne  succèdent  aux  petites,  au  sein  du 
libre  débat  de  l'offre  et  de  la  demande,  que  parce  qu'elles  servent 
mieux  les  intérêts  de  la  production  et  de  la  consommation,  ne  résul- 
tent-elles pas  surtout  d'ailleurs  de  l'association  des  fortunes  les  plus 
différentes  et  souvent  aussi  les  plus  restreintes?  Ces  grandes  compa- 
gnies de  chemin  de  fer,  de  navigation,  de  banque,  que  nous  voyons 
se  former  de  toutes  parts,  n'unissent-elles  pas  à  l'industrie  d'innom- 
brables personnes  de  médiocre  aisance,  qui,  sans  elles,  y  seraient 
demeurées  étrangères?  Avec  la  liberté,  tout  s'ordonne  et  s'accomplit 


ÉTUDKS  SUR  LES  SYSTÈMES  D'I-GONOMIE  POLITIQUE.        195 

pour  lo  commun  avantage  de  la  société.  Les  petits,  les  moyens,  les 
grands  ateliers  subsistent,  naissent,  se  ferment  selon  que  leurs  pro- 
duits sont  nécessaires  ou  inutiles,  et  la  petite  industrie  disparût- 
elle,  (jue  les  petits  industriels  se  multiplieraient  encore,  en  puisant 
dans  l'association  des  vues  plus  hautes,  des  désirs  plus  nobles,  des 
garanties  mieux  assurées.  Ce  qu'il  faut  blâmer,  ce  sont  les  privilè- 
ges et  les  monopoles,  comme  ceux  des  anciennes  compagnies  de 
commerce,  ou  comme  ceux  des  banques  présentes,  auxriuelles  on  a, 
d'une  main  si  imprévoyante,  livré  le  sort  du  crédit  (1).  Mais  la  con- 
currence n'a  rien  à  voira  cela;  elle  en  est  l'absolue  condamna- 
tion. Dans  sa  constante  équité  et  sa  pleine  fécondité,  elle  reconnaît 
tous  les  droits,  satisfait  tous  les  intérêts,  sollicite  tous  les  perfection- 
nements, récompense  tous  les  mérites. 

Quant  au  mot  de  féodalité  industrielle,  prononcé  par  des  hommes 
justement  célèbres  cependant,  par  quelques  économistes  môme,  au 
sujet  de  l'accumulation  des  capitaux,  il  est  vide  de  sens.  Aucune  des 
conditions  nécessaires  à  l'établissement  d'une  féodalité,  ni  les  immu- 
nités législatives,  ni  les  opinions  aristocratiques,  ni  l'immobilité 
des  positions,  ne  se  rencontrent  chez  un  peuple  largement  adonné 
au  travail.  Les  besoins  de  l'industrie  y  forcent  chaque  jour,  au  con- 
traire, à  briser  les  entraves  qui  gênent  les  mouvements  des  per- 
sonnes et  de  la  richesse,  à  laquelle  revient,  dès  qu'elle  prend  de 
vastes  proportions,  toute  véritable  considération,  toute  réelle  im- 
portance. Comment  retrouver  alors  quelque  vestige  du  moyen  âge, 
quelque  reste  de  servage,  si  ce  n'est  à  l'état  de  ruine  ?  Lorsqu'en 
attaquant  la  présente  constitution  de  l'industrie,  Chateaubriand  et 
Tocqueville  la  blâmaient  comme  une  oppression  féodale,  comme  la 
dernière  injustice  de  la  richesse,  ils  ignoraient  ce  que  vaut  la  concur- 
rence, non  moins  que  ce  que  peut  maintenant  l'ouvrier  et  ce  qu'est 
le  salair.e.  Ils  auraient  en  outre  dû  savoir  qu'il  n'est  pas  une  dé- 
mocratie qui  n'ait  pour  origine  le  travail  manufacturier  ou  com- 
mercial. 

Adam  Smith  est  loin  d'avoir  autorisé  uue  pareille  méprise.  Placé 


(l)  En  constituant  nos  grandes  compagnies  de  clieniins  de  fer,  on 
aurait  aussi  dû  se  souvenir  qu'avant  la  fusion  des  chemins  de  Londres 
à  Birmingham,  du  Grand-junction  et  de  Liverpool  à  Manchester,  cha- 
cune de  ces  compagnies  donnait  10  0/0  à  ses  actionnaires,  et  que  la 
grande  compagnie  qui  possède  le  réseau  entier  donne  à  peine  5  0/0. 


n)6  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

au  milieu  des  corps  de  métiers  et  des  règlements  de  fabrication,  il 
s'explique  môme  très-nettement  sur  les  bienfaits  des  franchises  in-  " 
dustrielles,  ainsi  que  sur  cette  détestable  organisation  du  travail, 
quoique  dès  lors  les  habiles  commentaires  du  décret  d'Elisabeth  sur 
les  apprentis,  en  eussent  détruit,  dans  son  pays,  les  plus  fâcheuses 
rigueurs.  Mais  en  cela  non  plus,  on  ne  lui  saurait  reconnaître  le 
mérite  d'une  découverte;  il  suit  dignement  la  route  déjà  par- 
courue par  les  physiocrates ;  il  ne  l'ouvre  ni  ne  la  prolonge. 
Dans  ce  travail  d'examen  attentif,  de  soigneuse  critique,  où 
trouver  aussi  quelque  large  aperçu  historique  sur  le  mouvement 
industriel  et  populaire  des  xiii'^,  xiv'^  et  xv^  siècles,  qui,  dans 
toute  l'Europe,  a  créé  les  communes,  et  qui  reste  le  plus  grand 
fait  des  croisades  à  la  renaissance  et  à  la  réforme?  Où  lire  quel- 
que passage  qui  rappelle  même  la  grandeur  et  la  beauté  du  préam- 
bule de  l'édit  de  ïurgot,  qui,  pour  la  première  fois,  affirmait  en 
France  les  droits  sacrés  du  libre  travail  ?  Smith  n'invoque  néan- 
moins dans  aucune  autre  partie  de  son  ouvrage,  comme  il  le  fait  ici, 
les  principes  de  la  pleine  équité,  de  l'éternelle  justice,  qui  ne  dépend 
ni  de  l'opinion  ni  de  la  loi,  mais  qu'impose  la  nature,  pour  parler 
ainsi  que  Cicéron.  Il  vaut  la  peine  de  s'arrêter  à  cette  page,  qui  mal- 
heureusement étonne  presque  dans  la  Richesse  des  nations,  et  qui  se 
devrait  encore  souvent  citer,  en  présence  des  coupables  et  funestes 
oppressions  souffertes  par  l'industrie.  «  La  plus  sacrée  et  la  plus 
inviolable  de  toutes  les  propriétés  est  celle  de  son  propre  travail, 
puisqu'elle  est  la  source  originaire  de  toutes  les  autres  propriétés. 
Le  patrimoine  du  pauvre  est  dans  sa  force  et  dans  l'adresse  de  ses 
mains;  et  l'empêcher  d'employer  cette  force  et  cette  adresse  de  la 
manière  qu'il  juge  la  plus  convenable,  tant  qu'il  ne  porte  de  dom- 
mage à  personne,  est  une  violation  manifeste  de  cette  propriété 
primitive.  C'est  une  usurpation  criante  sur  la  liberté  légitime,  tant 
de  l'ouvrier  que  de  celui  qui  serait  disposé  à  lui  donner  du  travail  : 
c'est  empêcher  à  la  fois,  l'un  de  travailler  à  ce  qu'il  juge  à  propos, 
et  l'autre  d'employer  qui  bon  lui  semble.  On  peut  bien  en  toute 
sûreté  s'en  fier  à  la  prudence  de  celui  qui  occupe  un  ouvrier,  pour 
juger  si  cet  ouvrier  mérite  de  l'emploi,  puisqu'il  y  va  assez  de  son 
propre  intérêt.  Cette  sollicitude  qu'affecte  le  législateur,  pour  pré- 
venir qu'on  emploie  des  personnes  incapables,  est  évidemment  aussi 
absurde  qu'oppressive.  »  Ces  paroles  sont  surtout  remarquables,  pla- 
cées entre  les  lois  des  corps  de  métiers,  partout  alors  existantes,  et 


liTUDES  SUR  LES  SYSTÈMES  D'ÊGO.NUMIE  POLITIOUE.         197 

les  doctrines  communistes  qui,  succédant  à  celles  des  rétbrmateuis 
monarchiques  de  l'école  de  Fénelon,  allaient  prendre  un  si  violent 
essor  sous  les  réformateurs  populaires,  à  la  suite  de  Rousseau  et  de 
Mably.  Que  Smith  d'ailleurs  est  loin  ici  des  enseignements  de  la 
sympathie  t 

On  s'étonne,  après  un  tel  passage,  qu'en  voulant  montrer  les 
avantages  des  villes  sur  les  campagnes,  il  ait  écrit  :  «  Ce  n'est  pas 
seulement  aux  corporations  et  à  leurs  règlements  (ju'il  faut  attri- 
buer la  supériorité  que  l'industrie  des  villes  a  usurpée  dans  toute 
l'Europe  sur  celle  des  campagnes,  il  y  a  encore  d'autres  règle- 
ments qui  la  maintiennent:  les  droits  élevés  dont  sont  chargés 
tous  les  produits  de  maimfacture  étrangère  et  toutes  les  marchan- 
dises importées  par  des  marchands  étrangers,  tendent  tous  au 
même  but.  Les  lois  des  corporations  mettent  les  habitants  des  villes 
à  même  de  hausser  leurs  prix,  sans  craindre  d'être  supplantés  par 
la  libre  concurrence  de  leurs  concitoyens  ;  les  autres  règlements 
les  garantissent  de  celle  de  l'étranger.  »  Dieu  merci,  l'arbitraire 
n'a  pas  de  tels  avantages  sur  la  liberté.  Les  douanes  nuisent 
surtout  à  ceux  qui  les  établissent,  et,  dès  le  siècle  dernier,  les 
merveilleux  progrès  de  l'industrie  des  villes  non  incorporées,  en 
Angleterre,  comme  en  France,  la  prospérité  du  faubourg  Saint- 
Antoine  ou  des  galeries  du  Louvre,  dès  qu'ils  furent  affranchis, 
révélaient  suffisamment  les  dommages  des  corps  de  métiers,  enserrés 
dans  leurs  règlements  surannés,  dans  leurs  odieux  privilèges.  Si  les 
campagnes  étaient  plus  pauvres  que  les  villes,  c'est  qu'elles  étaient 
plus  opprimées  encore,  et  qu'il  s'y  rencontrait  moins  de  sécurité. 
Relisez  Vauban  et  Boisguilbert,  étudiez  les  anciennes  taxes,  sou- 
venez-vous des  anciennes  perceptions,  et  vous  apercevrez  aisément 
les  véritables  causes  de  la  misère  des  populations  rurales.  Sïnith 
remarque,  au  reste,  que  la  supériorité  des  villes  s'était  de  son  vivant 
beaucoup  affaiblie  dans  sa  patrie.  Nulle  autre  part,  en  effet,  on 
aurait  alors  trouvé,  sous  des  garanties  générales  aussi  larges,  d'aussi 
précieuses  faveurs  pour  les  campagnes.  La  grande  Charte  ne  stipu- 
lait-elle pas  déjà  des  droits  considérables  à  leur  proht?  Et  si  d'au- 
tres lois,  comme  Venclosure-act  de  Henri  III,  par  exemple  (1),  sont 
loin  de  paraître  publiées  en  des  vues  populaires,  dans  quelle  autre 


(1)  Il  distribuait  les  communaux  aux  personnes  qui  les  feraient  en- 
clore et  Gulliver. 


198  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

contrée  cepeiidaiit  en   trouverait -on  de  semblables  à   la  même 
époque  ? 

Jamais  aussi  bien  le  goût  des  champs  n'a  disparu  de  l'Angleterre. 
Dryden,  dès  avant  Smith,  avait  écrit  sa  touchante  élégie  sur  le 
cimetière  de  village,  que  Fox,  retiré  dans  son  domaine  chéri  de 
Saint-An's-hill,  devait  quelques  années  après  lui  se  faire  reUre  à 
son  lit  de  mort.  Quel  trait  heureux  et  digne  du  caractère  britan- 
nique que  celui  qui,  dès  ce  temps  aussi,  faisait  que  Warrenhastings, 
au  milieu  de  toutes  les  magnificences  de  l'Orient  et  au  faîte  de  la 
puissance,  ne  cessait  de  penser  à  racheter  la  terre  de  ses  ancêtres, 
comme  lord  Ghatam,  au  sein  des  triomphes  enivrants  du  parle- 
ment, ou  dans  la  sombre  chambre  de  l'auberge  de  Mariborough, 
songeait  à  recouvrer  son  héritage  de  Hayes  !  Quelle  autre  littéra- 
ture, sincère  expression  toujours  des  sentiments  publics,  présente- 
rait une  réunion  d'écrits  semblables  à  ceux  de  V École  des  lacs  ? 

Après  avoir  étudié  le  salaire  et  le  profit,  Adam  Smith  s'occupe  de 
la  rente,  ce  sujet  qu'ont  tant  de  fois  traité  les  physiocrates,  et  qui 
lui  fournit  l'un  de  ses  plus  remarquables  chapitres .  Ses  conclu- 
sions, beaucoup  plus  exactes  que  celles  de  Quesnay,  le  sont  aussi 
beaucoup  plus  que  celles  deRicardo.  Il  émet  une  doctrine  toute  nou- 
velle, et  la  discute  avec  une  richesse  d'aperçus,  une  abondance  de 
renseignements,  une  justesse  et  une  hnesse  d'observations  qu'on  ne 
se  lasse  pas  d'admirer.  Sur  ces  flots  où  tant  d'autres  avaient  sombré, 
et  qui  devaient  encore  causer  tant  de  naufrages,  il  vogue  comme 
s'ils  ne  recouvraient  nul  écueil,  en  gagnant  heureusement  la  plage 
qui  les  termine.  C'est  bien  à  la  lecture  de  ce  beau  travail  qu'on  peut 
redire  le  vers  du  poëte  : 

Edida  doctrina  sapientium  templa  serena.  ' 

La  rente  est  pour  Smith  le  revenu  non-seulement  de  la  terre,  mais 
de  chaque  élément  naturel  approprié  à  la  production,  approprié 
du  moins  à  la  production  agricole  (1).  Tout  sol  cultivé  en  rapporte 
une,  à  sort  avis,  jusqu'à  la  falaise  où  necroîtquelevarrech,  jusqu'au 
rocher  «  où  ne  se  récolte  que  le  kelp;  «  car  ils  ne  se  céderaient  point 
sans  fermage.  «  Le  possesseur  d'un  domaine  borné  par  un  rivage  où 
naît  cette  espèce  de  salicorne  en  exige  une  rente,  tout  aussi  bien  que 


(1)   Je    reviendrai  sur  la  doctrine  de  Smith  dans   mon    travail  sur 
Ricardo. 


ÉTUDKS  SUK  LES  SYSTÈiVlliS  D'ÉCUNOMIE  POLITIQUE.         199 

(le  ses  terres  ii  blé.  »  Je  n'ai  pas  besoin  d'iiidiqucr  ce  (ju'il  y  a  là 
de  contraire  à  la  doctrine  de  Uicardo,  comme  aux  erreurs  où  sont 
tombés,  depuis  lui,  Carrey  etBastiat,  en  refusant  d'admettre  qu'au- 
cune part  de  nos  revenus  provienne  des  éléments  ([ue  la  création 
met  à  notre  disposition  et  que  nous  utilisons  en  vue  de  nos  besoins. 
Car  ces  derniers  écrivains  semblent  avoir  pour  cette  sorte  de  prolit 
riiorreur  que  ressentaient  autrefois  les  canonistes  pour  l'intérêt  de 
l'argent,  quand  ils  n'excommuniaient  pas  les  débiteurs  en  retard, 
comme  ce  célèbre  Guillaume  de  Roussillon,  sire  d'Alaman,  sous  le 
duc  Amédée  YIll,  ou  lorsque  Rome  ne  mettait  pas  en  interdit 
toute  la  ville  de  Sienne,  parce  qu'une  de  ses  compagnies  de 
finances  ne  lui  payait  pas  les  80,000  florins  qu'elle  lui  devait  (1). 
Smith  a  même  mille  fois  raison,  oublieux  des  passages  où  il  tient 
que  les  richesses  résultent  seulement  du  travail,  de  remarquer  que 
le  fermage  de  la  terre,  toujours  bornée,  tandis  que  les  populations 
ne  cessent  de  se  développer,  constitue  un  prix  de  monopole. 

Cette  question  porte  vraiment  bonheur  à  Smith.  Malgré  ce  qu'il 
écrivait  aussi  précédemment,  il  y  devance  Maltlms.  «  Les  hommes 
comme  toutes  les  autres  espèces  danimaux,  dit-il,  se  multipliant 
naturellement  en  proportion  des  aliments,  les  denrées  alimentaires 
sont  toujours  plus  ou  moins  demandées.  »  Il  se  livre  tout  à  la  fois 
dans  ce  chapitre,  à  ses  souvenirs  classiques,  qui  ouvrent  de  char- 
mantes éclaircies  dans  cette  docte  discussion,  et  qu'on  regrette  de 
voir  si  rarement  exprimés.  S'il  convient  en  effet  de  prouver  avec 
exactitude  ses  opinions,  pourquoi  ne  pas  convier  à  les  partager  le  plus 
de  personnes  possible,  par  l'attrait  qu'on  leur  sait  donner  ?  Le  plus 
grave  écrivain  ne  perd  rien  à  s'interrompre,  comme  fait  ici  Smith, 
pour  citer  quelques  passages  de  Cicéron,  ou  pour  rappeler  que 
Caton  recommandait  le  soin  des  prairies,  et  que  Columelle  trouvait 
si  chers  les  murs  des  jardins  qu'il  engageait  à  n'en  pas  construire. 

Je  signalerai  à  peine  la  discussion  de  Smith,  qu'il  nomme  lui- 
môme  une  digression,  sur  les  variations  subies  par  la  valeur  du 
numéraire  pendant  les  quatre  derniers  siècles.  Les  ouvrages  de 
Jacob  et  de  lord  Liverpool  en  Angleterre,  de  Humboldt  en  Alle- 
magne, de  M.  Michel  Chevalier  en  France,  ont  laissé  loin  derrière 
eux  ce  travail,  intéressant  néanmoins  à  consulter.  Une  erreur  scien- 
tifique doit  toutefois  y  être  relevée.  Appuyé  sur  les  écrits  de  Fleet- 


ii]  Voy.  Cibrario,  Économie  jjolitique  du  moyeu  âge.  liv.  lil    ch,  j. 


1^00  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

wood  et  de  Dupré  de  Saint-Maur,  Smith  constate  fort  justement  la 
régularité  du  cours  du  blé,  mais  il  l'y  prend  à  tort,  ou  semble  à  tort, 
du  moins,  l'y  prendre  pour  un  étalon,  une  mesure  de  valeur^  ainsi 
que  le  devait  faire  J.-B.  Say.  Buclianan  dit  bien  dans  la  note  qu'il 
joint  à  ce  passage  :  le  prix  du  blé  ne  règle  pas  le  prix  en  argent  de 
tous  les  autres  produits  bruts  de  la  terre;  il  ne  règle  ni  le  prix  des 
métaux,  ni  celui  de  beaucoup  d'autres  matières  premières;  et 
comme  il  ne  règle  pas  le  prix  du  travail ,  il  ne  règle  pas  non  plus 
celui  des  objets  manufacturés. 

On  ne  trouverait  du  reste  dans  aucune  page  de  la  Richesse  des 
nations^  le  dois-je  observer  ?  que  la  fortune  des  États  dépend  des 
métaux  précieux  qu'ils  détiennent.  L'erreur  mercantile  n'était  plus 
à  réfuter  depuis  les  physiocrates  ;  ces  métaux  ne  conservent  même 
pas  dans  Smith  toute  l'importance  qui  leur  revient.  «  L'argent, 
assure-t-il,  cette  grande  roue  de  la  circulation,  ce  grand  instru- 
ment du  commerce,  tel  que  tous  les  autres  instruments  de  l'in- 
dustrie, quoiqu'il  compose  une  partie,  et  une  partie  très-précieuse 
du  capital  de  la  société  à  laquelle  il  appartient,  n'entre  pour  rien 
absolument  dans  son  revenu.  »  C'est  une  profonde  erreur.  Dès  que 
le  numéraire  prend  le  caractère  de  capital,  il  devient  l'un  des  in- 
struments de  la  production  et  contribue  au  revenu  social,  ainsi  que 
chaque  autre  instrument,  chaque  autre  agent  de  l'industrie.  Com- 
ment donc  le  capital  circulant,  de  quelque  élément  qu'il  se  com- 
pose, ne  créerait-il  pas  des  profits  de  même  sorte  que  le  capital  fixe? 
Les  métaux  précieux  tenus,  par  crainte  on  par  excès,  en  dehors  des 
courants  de  la  circulation,  inutilement  enfouis  dans  des  coffres  ou 
soigneusement  cachés  dans  la  terre,  sont  les  seuls  stériles. 

Smith  serait  resté  plus  vrai,  s'il  s'était  contenté  de  remarquer 
que  «  l'Espagne  et  le  Portugal,  qui  possèdent  les  mines,  sont  peut- 
être,  après  la  Pologne,  les  deux  plus  pauvres  pays  d'Europe,  »  ou 
s'il  avait  seulement  rappelé,  comme  simple  opposition  toutefois,  le 
mot  de  Charles-Quint  :  «  Tout  abonde  en  France  et  tout  manque  en 
Espagne.  »  Car  la  France  était  alors  singulièrement  pauvre  elle- 
même;  Smith  n'avait  que  trop  raison  de  l'écrire  ailleurs,  en  notant 
notre  dénùment  :  «  Excepté  dans  les  contrées  les  plus  florissantes, 
et  dans  lesquelles  le  travail  est  le  plus  libéralement  récompensé,  la 
viande  de  boucherie  n'est  qu'une  bien  faible  partie  de  la  subsis- 
tance de  l'ouvrier;  la  volaille  en  est  encore  une  bien  moindre,  et 
le  gibier  n'y  entre  pour  rien.  En  France,  et  même  en  Ecosse,  où  le- 


I':TUDKS  sur  les  SYSTKMIlS  D'IlCoNOMIK  iMjI.lTIOL'K.         21)1 

travail  est  un  peu  mieux  n'tribué  ((u'en  France,  Touvrier  pauvre 
ne  manche  ij^uère  de  viande  que  les  jours  de  t'êtes  et  dans  quelques 
circonstances  extraordinaires  (1).  »  Que  nous  étions  loin,  on  le  voit, 
des  1.500,000  bœuls  ou  vaches,  des  2,700,000  veaux,  des  6  mil- 
lions de  moutons  et  des  4  millions  de  porcs,  auxquels  on  estime 
aujourd'hui  notre  consommation  annuelle! 

Aux  yeux  de  Smith,  la  plaie  véritable  de  l'Espagne  c'était  son 
gouvernement,  et  ni  l'oisiveté  luxueuse  (jue  lui  valurent  les  mines 
d'Amérique,  ni  la  coupable  expulsion  des  Maures,  sa  plus  active 
population,  n'ont  autant,  en  ell'et,  contribué  à  son  dénûment  que 
ses  lois  politiques  et  civiles,  et  son  administration.  C'est  ce  qu'ont 
bien  remarqué,  depuis  Smith,  Rossi  et  Mill,  Roscher  et  M.  Michel 
Chevalier.  Si  le  système  féodal  a  été  aboli  en  Espagne  et  en  Por- 
tugal, lit-on  dans  la  Richesse  des  nations,  il  y  a  été  remplacé  par 
un  système  qui  ne  vaut  guère  mieux.  Il  valait  même  infiniment 
moins;  car,  au  sein  du  désordre  féodal,  l'homme  pouvait  encore 
croire  à  sa  noblesse,  développer  son  esprit,  se  confier  jusqu'à  cer- 
tain point  à  ses  forces,  et  que  pouvait-il  en  face  du  dur  despotisme 
de  Charles-Quint  ou  de  ses  successeurs,  et  des  abominables  cruau- 
tés de  l'inquisition  ecclésiastique  ?  Il  n'est  aucune  exagération  à  le 
dire,  ce  despotisme  et  ces  cruautés  sonnaient  pour  l'Espagne  le 
glas  de  toute  grandeur  et  de  toute  espérance.  Dans  la  carrière 
industrielle  aussi,  l'homme  apparaît  en  première  ligne;  n'est-ce  pas 
le  capital  par  excellence,  l'agent  incomparable  des  labeurs  et  des 
épargnes,  du  travail  et  de  la  prévoyance?  Quand  l'ignorance  et 
l'oppression  lui  retirent  sa  valeur,  n'attendez  plus  partout  que  la 
misère  ;  elle  est  inévitable  :  Le  dieu  de  l'industrie  que  César  re- 
trouvait en  Gaule  appelait  près  de  ses  autels  l'intelligence  et  l'hon- 
neur (2).  Mais,  si  je  m'arrête  à  cette  pensée  de  Smith,  c'est  surtout 
pour  montrer  ses  sentiments  libéraux ,  qu'il  exprime  rarement , 
quoiqu'il  ne  les  trahisse  jamais.  Quant  à  ses  opinions  populaires,  il 
les  manifeste  souvent,  au  contraire.  Lorsqu'il  parle  de  bien-être,  de 
richesse,  de  progrès,  d'instruction,  c'est  toujours  aux  masses  des 
populations  qu'il  pense,  restant  en  cela  fidèle  aux  traditions  de 
Quesnay  et  de  Turgot.  Et,  chose  remarquable,  lorsque  quelques-uns 


(-1)  Voir  la  Richesse  des  nations,  liv.  1er,  ch.  11. 

(2)  César  ne  dit  pas  le  nom  du  dieu  gaulois  de  l'industrie,  du  com- 
merce et  des  chemins  donl  il  parle  ;  il  l'assimile  à  Mercure. 


202  JOUKNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  ses  disciples  le  contredisent  sur  certains  points,  il  est  rare  qu'ils 
n'invoquent  eux-mêmes  l'intérêt  commun  de  la  production  et  de 
la  société,  qu'ils  ne  demeurent,  jusqu'en  servant  parfois  les  intérêts 
des  patriciens,  les  avocats  dévoués  du  peuple.  Qu'on  lise  Mac  Cul- 
loch,  par  exemple,  l'économiste  anglais  qui  partage  le  plus  peut-être 
les  préjugés  aristocratiques  de  ses  compatriotes,  et  l'on  s'en  con- 
vaincra facilement.  C'est  que  T'économie  politique  est  une  science 
toute  plébéienne,  elle  ne  saurait  ne  pas  l'être;  quelques  injures  que 
lui  adressent  les  tribuns  ou  les  flatteurs  des  masses  populaires,  elles 
lui  doivent  et  lui  devront  toujours  leur  plus  entière  reconnaissance. 

Qu'il  est  surtout  digne  d'attention  qu'au  milieu  du  xviii*  siècle, 
Adam  Smith  ait  autant  loué  la  division  des  propriétés  et  l'égalité 
des  partages,  ces  premiers  principes,  ces  bases  assurées  des  socié- 
tés démocratiques.  Il  arrive  rarement,  dit-il  (1)  en  critiquant  les 
lois  de  primogéniture  et  de  substitution  de  sa  patrie,  qu'un  grand 
propriétaire  soit  un  grand  faiseur  d'améliorations.  Et  ailleurs  :  un 
petit  propriétaire  qui  connaît  tous  les  recoins  de  son  petit  terri- 
toire, qui  les  surveille  tous  avec  cette  attention  soigneuse  qu'inspire 
la  propriété,  et  surtout  une  petite  propriété,  et  qui,  pour  cette 
raison,  se  plaît  non-seulement  à  la  cultiver,  mais  à  l'embellir,  est 
en  général,  de  tous  ceux  qui  font  valoir,  celui  qui  apporte  le  plus 
d'industrie  et  le  plus  d'intelligence,  et  aussi  celui  qui  y  réussit  le 
mieux  (2).  Smith  se  rappelait  sans  doute  nos  petits  héritages  de  la 
Flandre  ou  des  rives  de  la  Garonne  qu'd  avait  traversés,  et  qui 
forçaient  Arthur  Young  lui-même  à  Tadmiration.  Qu'il  se  rend 
bien  compte  tout  ensemble,  malgré  le  spirituel  mot  de  Johnston  : 
le  droit  d'aînesse  ne  fait  qu'un  sot  par  famille,  que  «  rien  ne  peut 
être  plus  contraire  aux  vrais  intérêts  d'une  nombreuse  famille  qu'un 
droit  qui,  pour  enrichir  un  des  enfants,  réduit  tous  les  autres  à  la 
misère.  »  Ce  qu'il  souhaite,  en  ce  temps  où  ne  rien  faire  était  entre 
toutes  la  chose  estimée,  c'est  une  société  où  l'homme  désœuvré 
devienne  aussi  ridicale  qu'un  bourgeois  dans  un  camp  ou  dans 
une  garnison  (3). 

Il  se  livre,  dans  une  autre  partie  de  son  ouvrage,  emporté  par  le 
même  courant  d'idées,  à  une  fort  curieuse  dissertation  sur  la  féoda- 


(1)  Voir  la  Richesse  des  nations,  iiv.  III,  ch.  11* 

(2)  Idem.,  Iiv.  III,  ch.  4;  Iiv.  Y,  ch.  11,  et  plusieurs  autres  passages. 

(3)  Yoir  la  Richesse  des  nations,  hv.  \^^,  ch.  9. 


li 


É'IUDES  SUR  LES  SYSTÈMES  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.        203 

lité,  que  plus  d'un  publiciste  ferait  bien  de  relire.  Eu  rabaissant  de 
façon  singulière  les  classes  patriciennes  d'Angleterre,  il  condamne 
sans  pitié  cette  monstrueuse  organisation  de  misère  et  d'arbitraire, 
d'extrême  abaissement  et  d'excessive  domination.    «  Je  ne  puis 
m'empi'cher  de  faire  une  observation  qui  est  peut-être  hors  de  mon 
sujet,  ('crit-il  avec  une  singulière  justesse  de  pensée,  c'esl  qu'il  est 
très-rare  de  trouver,  dans  les  pays  commerçants,  de  très-anciennes 
familles  (jui  aient  possédé  de  père  en  fils,  pendant  un  grand  nom- 
bre de  générations,  un  domaine  considérable.  Il  n'y  a,  au  contraire, 
rien  de  plus  commun  dans  les  pays  qui  ont  peu  de  commerce,  tel 
que  le  pays  de  Galles  ou  les  montagnes  d'Ecosse  (1).  »  Pour  qu'une 
aristocratie  subsiste,  il  lui  semble  presque  nécessaire  qu'elle  ne 
rencontre  autour  d'elle  que  le  dénûment  et  l'oisiveté.  Et  cette  ob- 
servation, si  préférable  à  toutes  les  déclamations  de  Rousseau  ou 
de  Mably,  d'Hobbes  ou  de  Godwin,  ne  se  peut  lire  en  ce  moment, 
sans  rappeler  un  curieux  passage  de  l'enquête  sur  l'industrie  de  la 
soie  de  M.  Louis  Reybaud,  qui  restera  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  la 
littérature  scientifique  de  ce  temps-ci.  M.  Reybaud  rapporte,  on 
s'en  souvient,  que,  toutes  les  fois  qu'd  demandait,  dans  la  cam- 
pagne de  Manchester,  le  nom  des  propriétaires  des  somptueuses 
demeures  qu'il  apercevait,  on  lui  nommait  quelque  enrichi  da  la 
veille,  en  ajoutant  souvent  le  nom  aristocratique  de  leurs  premiers 
possesseurs. 

Après  avoir  analysé  les  divers  revenus  de  la  société,  le  salaire, 
le  profit  et  la  rente,  Smith  les  envisage  ensemble  et  montre  avec 
une  rare  profondeur  et  une  grande  élévation  d'esprit  leur  entière 
solidarité,  cette  belle  loi  économique  qu'indiquait  déjà  Young,  et 
dont  l'exposition  devait  faire  la  gloire  de  Bastiat.  L'union  de  tous 
les  intérêts  et  de  toutes  les  classes,  au  milieu  de  nos  ignorances  et 
de  nos  discordes,  était  certainement  la  pensée  pouvant  le  mieux 
terminer  la  première  partie  de  la  Richesse  des  nations,  qui  seule 
aurait  suffi  pour  donner  à  la  science  ses  bases  véritables. 

Gustave  Du  Puynode. 

—  La  fin  à  un  prochain  numéro.  — 

(l)Idm.,  liv.  m,  ch.  4. 


204  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

LES    COLONIES    FRANÇAISES 

sous  LOUIS  XIV 

D'APRÈS   LES   DOCUMENTS    OFFICIELS 


Les  efforts  patriotiques  du  cardinal  de  Richelieu  pour  donner  à  la 
France  une  marine  et  des  colonies  dignes  d'elle  sont  maintenant  bien 
connus  (1).  Absorbé  par  les  turbulences  de  la  Fronde  et  par  les  grandes 
négociations  diplomatiques  qui  ont  illustré  son  nom,  le  cardinal  Maza- 
rin  eut  le  tort  de  n'accorder  qu'une  attention  distraite  au  commerce 
intérieur  et  extérieur.  Sous  ce  dernier  rapport,  cependant,  Fouquet 
avait  eu  quelques  idées  grandioses  dont  ses  amis  l'ont  beaucoup  loué  ; 
mais  elles  restèrent  en  germe,  et  ses  dilapidations  financières  n'au- 
raient pas  permis  d'y  donner  suite.  Il  faut  arriver  au  moment  où 
Louis  XIV  prit  la  direction  des  affaires,  sous  l'inspiration  habilement 
voilée  de  Golbert,  pour  rencontrer  les  vrais  commencements  de  l'établis- 
sement colonial  de  la  France  et  du  système  qui  a  présidé  à  ses  dévelop- 
pements. A  l'époque  où  l'ancien  intendant  de  Mazarin  fut  nommé  mi- 
nistre, une  seule  compagnie,  celle  de  la  Terre  ferme  d'Amérique,  exis- 
tait encore,  mais  de  nom  seulement.  Un  édit  du  28  mai  1664  la  réorga- 
nisa sous  le  titre  de  Compagnies  des  Indes  occidentales,  avec  faculté 
exclusive  de  faire  le  commerce  à  Cayenne  et  sur  toute  la  Terre  ferme, 
depuis  la  rivière  des  Amazones  jusqu'à  l'Orénoque,  au  Canada,  dans 
l'Acadie,  à  Terre-JNeuve  et  autres  îles  et  terres  fermes,  depuis  le  nord 
du  Canada  jusqu'cà  la  Virginie  et  la  Floride,  sans  compter  toute  la  côte 
d'Afrique,  du  cap  Vert  au  cap  de  Bonne-Espérance.  La  nouvelle  com- 
pagnie continuant  une  société  déjà  ancienne  qui  comptait  de  nombreux 
intéressés  et  possédait  un  certain  nombre  de  navires,  Colbert  se  flattait 
que,  grâce  à  l'étendue  des  pays  sur  lesquels  s'étendait  son  monopole, 
elle  serait  bientôt  en  mesure  de  faire  une  concurrence  heureuse  aux 
établissements  anglais  et  hollandais. 


(1)  Voir  à  ce  sujet  Vadministration  en  France  sous  le  ministère  du  car- 
dinal de  Riclielieii,  par  M.  Gaillet;  2e  édition,  t.  II,  p.  87  et  suiv. — Voir  en 
outre,  dans  notre  précédent  numéro,  le  début  de  l'étude  de  M.  Malapert, 
sur  les  Compagnies  formées  en  France  sous  r ancien  régime  pour  le  commerce 
lointain. 


LES  COLONIES  FRANÇ/USES  SOUS  LOUIS  XIV.  20.1 

La  Conipa};iiie  des  Indes  orientales  clait  plus  difficile  à  or[yaniser,  car 
déjà  (rois  essais  avaient  maminé.  On  procéda  d'autorité.  Des  listes  de 
souscription,  où  le  roi  s'inscrivit  pour  ÎJ  millions  et  le  chancelier  Sé{juier 
pour  50,000  livres,  furent  ouvertes  et  présentées  aux  nienibres  des  par- 
lements, aux  p,rands  fonctionnaires  de  Paris  et  des  provinces,  aux  éclic- 
vins  et  syndics  des  villes  im[)ortantes.  Le  fonds  social,  fixé  d'abord  à 
()  millions,  ayant  éié  trouvé  insuffisant,  fut  élevé  à  15  millions  et  divisé 
en  actions  de  1,000  livres,  payables  par  tiers.  Les  3  millions  du  roi  de- 
vaient, le  cas  échéant,  supporter  les  pertes  pendant  les  dix  premières 
années.  La  Compagnie  était  autorisée  à  naviguer  et  négocier  seule,  pen- 
dant cin(iuanteans,du  cap  de  Bonne-Espérance  aux  Indes  et  mers  orientales, 
et  dans  toutes  les  mers  du  Sud.  L'édit  de  concession  lui  donnait  à  perpé- 
tuité, avec  les  droits  de  propriété,  justice,  seigneurie  et  souveraineté 
absolue,  toutes  les  terres  qu'elle  pourrait  découvrir  ou  conquérir.  Entre 
autres  avantages,  l'État  s'engageait  à  lui  payer  50  livres  par  tonneau 
pour  les  marchandises  expédiées  de  France  et  moitié  pour  celles  en  re- 
tour. Pour  toutes  charges,  elle  devait  établir  des  églises  à  Madagascar  et 
dans  tous  les  lieux  de  sa  domination,  y  attacher  à  ses  frais  un  nombre 
suffisant  d'ecclésiastiques,  et  y  instituer  des  tribunaux  où  la  justice  serait 
rendue  gratuitement  au  nom  du  roi,  en  se  conformant  aux  lois  du 
royaume  et  à  la  Coutume  de  Paris.  Mais  tant  de  faveurs,  de  monopoles 
et  de  privilèges  nuisirent  au  succès.  Admirateur  passionné  de  Richelieu, 
Colbert  l'avait  copié  jusque  dans  ses  ftmtes.  On  conçoit  que  des  compa- 
gnies fortement  soutenues  fussent  nécessaires  pour  contre-balancer  la 
puissance  des  compagnies  rivales;  était -il  indispensable  d'organiser 
les  colonies  sur  le  plan  de  la  métropole,  d'y  tarifer  les  salaires,  par- 
fois même  les  marchandises,  d'en  interdire  le  commerce  aux  particuliers 
non  autorisés  et  d'en  défendre  le  séjour  aux  hérétiques?  Des  règlements 
particuliers  firent  bien  plus.  On  prohiba  le  mariage  avec  les  indigènes 
non  converties;  le  blasphémateur  en  récidive  fut  puni  de  six  heures  de 
carcan,  et  le  duelliste,  mort  ou  vif,  fut  pendu,  ses  biens  confisqués  au 
profit  de  la  compagnie. 

On  se  figure  le  résultat  de  ces  prescriptions.  Les  mécomptes  ne  se 
firent  pas  attendre;  on  les  attribua  d'abord  aux  difficultés  naturelles  des 
commencements.  La  compagnie  des  Indes  orientales  étant  celle  qui  avai^ 
nécessité  le  plus  de  sacrifices  et  devant  lutter  contre  la  plus  prospère 
des  compagnies  hollandaises,  c'est  de  ce  côté  que  Colbert  dirigea  les 
principaux  efforts.  Ses  instructions  portaient  qu'il  fallait,  avant  toutes 
choses,  respecter  les  propriétés  et  les  femmes  des  naturels^  les  traiter 
eux-mêmes  avec  douceur  en  se  gardant  bien  de  les  réduire  à  l'état  d'es- 
claves, quelques  griefs  que  l'on  eût  contre  eux;  et,  si  Ton  était  obligé 
de  leur  faire  la  guerre,  ne  pas  les  attaquer  isolément,  ni  sans  la  permis- 
sion du  gouverneur.  Malheureusement  celui-ci,  sur  lequel  on  s'était 


200  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

fait  compIétemenL  illusion,  n'avait  aucune  des  qualités  nécessaires  pour 
foncier  si  loin  de  la  France  une  société  nouvelle  avec  les  éléments  mis  à 
sa  disposition.  Cinq  ans  après  l'édit  de  concession,  le  8  mars  1669,  Col- 
bert  énumérait  les  fautes  qui  avaient  compromis  la  colonisation.  «  Ces 
fautes,  disait-il,  sont  ,n^randes,  considérables,  et  vont  à  la  ruine  entière 
de  laCompa(ifnie;  mais,  ce  qu'il  y  a  de  plus  fâcheux,  c'est  que  l'on  a 
peine  à  démêler  les  coupables  d'avec  les  innocents.  »  Suivant  lui,  la  lon- 
jyueur  de  la  traversée,  le  {}aspilla[}e  des  vivres,  et,  par  suite,  l'arrivée  à 
Madag^ascar  de  1,800  hommes  m.alades  et  manquant  de  tout,  avaient  été 
funestes;  mais  d'autres  circonstances,  purement  volontaires,  avaient 
aggravé  le  mal  :  telles  étaient  les  augmentations  arbitraires  des  gages 
des  officiers,  les  expéditions  contre  les  naturels  avec  partage  du  butin 
entre  les  coureurs  des  bois,  le  gouverneur  et  la  Compagnie.  La  conclu- 
sion était  que  le  marquis  de  Mondevergue  avait  exercé  son  autorité  d'une 
manière  tyrannique  en  réduisant  les  directeurs  au  silence,  et  commis, 
par  avarice,  des  violences  inexcusables.  Quelles  ne  devaient  pas  être, 
avec  de  tels  instruments  et  à  de  semblables  distances  qui  s'accroissaient 
de  la  rareté  des  expéditions,  les  difficultés  de  l'administration  coloniale.^ 
Pour  les  atténuer,  Colbert  recommandait  surtout  aux  gouverneurs,  chefs 
d'escadre,  intendants,  directeurs,  la  tolérance,  l'union,  la  concorde.  «  II 
faut,  disait-il,  pour  conduire  une  entreprise  d'un  si  grand  poids,  beau- 
coup de  sagesse,  de  modération  et  de  patience;  et  pour  faire  en  sorte  que 
ces  bonnes  qualités  passent  dans  les  esprits  de  tous  ceux  qui  sont  et  se- 
ront à  l'avenir  dans  les  Indes,  il  est  nécessaire  de  les  établir  fortement 
dans  l'esprit  de  tous  les  directeurs  de  Paris,  et  même  de  souffrir  beau- 
coup de  fautes  et  de  mauvaise  conduite  dans  ces  commencement^... 
Outre  ces  bonnes  qualités,  il  faut  employer  tous  les  moyens  possibles 
pour  maintenir  l'union  et  la  véritable  subordination  dans  tous  les  sujets 
qui  serviront  à  ce  grand  commerce,  d'autant  que,  sans  ces  deux  points, 
toutes  les  autres  bonnes  qualités  sont  inutiles.  »  Une  autre  fois  (le  6  sep- 
tembre 1673),  il  écrivait  h  un  des  directeurs  :  «  Le  plus  sage  est  celui 
qui  préfère  la  satisfaction  du  roi  et  le  succès  de  l'affaire  à  tout  ce  qui 
peut  être  de  ses  intérêts  ou  ressentiments  particuliers...  Et  quoique  je 
ne  doute  pas  que  votre  expérience  et  le  souvenir  de  tout  ce  que  nous 
avons  dit  sur  ce  sujet  ne  vous  ait  fait  prendre  la  résolution  de  compatir 
aux  défauts  des  autres  pour  vous  remettre  tous  dans  une  parfaite  union, 
je  ne  laisse  pas  de  vous  conjurer  encore  de  le  faire  si  vous  ne  l'avez  pas 
fait,  ou  d'augmenter  votre  douceur,  votre  honnêteté  et  votre  patience 
pour  faire  cesser  une  fois  pour  toutes  ces  divisions,  qui  ne  font  autre 
chose  que  de  priver  le  roi  et  le  public,  dont  vous  avez  en  main  la  satis- 
faction et  les  avantages,  de  la  force  de  vos  esprits  pour  en  employer  la 
plus  grande  partie  à  ces  petites  dissensions.  » 
De  nombreuses  lettres,  des  instructions  multipliées  et  importnnîes 


LES  COLONIES  FRANÇAISES  SOUS  LOUIS  XIV.  207 

écrites  de  la  m;u'n  diiniinislre  altestciU  l'intérêt  qu'il  portait  aux  proférés 
des  colonies.  La  Coiiipan,n!e  des  Indes  orientales  lui  tenait  surtout  à 
cœur.  C'était,  écrivait-il  nh  plus  grande  et  difficile  entreprise  que  le 
roi  eût  formée  depuis  qu'il  avait  commencé  à  [gouverner  lui-même, 
et  celle  dont  le  succès  serait  le  plus  glorieux  et  le  plus  avantageux  à 
son  royaume.»  La  correspondance  qui  s'y  rattache  est  parliculière- 
ment  active  de  \CC)\  à  1672.  A  partir  de  ce  moment,  les  lettres  de- 
viennent moins  fréquentes,  d'un  moindre  intérêt,  et  Ton  y  voit  souvent 
exprimé  le  regret  de  ne  pouvoir  envoyer  l'argent,  les  vaisseaux  et  les 
hommes  (|ue  la  situation  réclamerait;  mais  la  guerre  et  les  dépenses 
qu'elle  entraîne  s'y  opposent.  Une  instruction  du  4  décembre  1669  con- 
state la  division  des  chefs,  les  querelles,  les  jalousies  privées,  cause 
incessante  de  désordres,  et  recommande  à  un  nouveau  gouverneur 
d'agir  de  concert  avec  les  directeurs,  alors  même  qu'ils  seraient  dans 
Terreur.  Veut-on  avoir  une  idée  des  misères  que  les  premiers  colons 
avaient  endurées?  «Si  les  François,  disait  Colbert,  ne  peuvent  se  ga- 
rantir de  la  faim  que  par  la  guerre,  il  ûiut  la  faire,  étant  préférable  de 
mourir  les  armes  à  la  main,  que  de  faim  et  de  misère.  »  Il  fallait  aussi 
s'agrandir  de  Sumatra,  dont  la  situation,  préférable  k  celle  de  Batavia, 
faciliterait  à  la  Compagnie  le  commerce  des  épiceries,  celui  de  l'Inde, 
de  la  Chine  et  du  Japon.  Enfin,  le  ministre  prêchait  de  nouveau  la  con- 
corde, la  modération,  la  patience,  l'oubli  des  ressentiments  person- 
nels; il  sig^nalait  l'importance  exceptionnelle  de  l'île  Sainte-Hélène  et 
d'une  station  quelconque  le  plus  près  possible  du  cap  de  Bonne-Espé- 
rance, indiquait  les  points  où  il  fallait  chercher  à  s'étendre,  et  traçait 
la  conduite  à  suivre  avec  les  gens  du  pays. 

Si  jamais  compagnie  se  trouva  placée  dans  des  conditions  oij  tout 
semblait  présager  le  succès,  c'est  assurément  celle  des  Indes  occi- 
den'ales,  telle  que  l'avait  reconstituée  Colbert.  Monopolisant  le  com- 
merce dans  la  plus  grande  partie  des  Antilles  et  dans  les  établissements 
d'Afrique,  propriétaire  absolue  et  souveraine  de  tout  le  pays  oh  s'exer- 
çait son  privi'ége,  graîifiée  de  primes  considérables  pour  tout  ce  qu'elle 
exportait  ou  importait,  on  devait  croire  qu'elle  dépasserait  les  espé- 
rances de  ses  fondateurs.  C'est  le  contraire  qui  eut  lieu,  et  de  nouveaux 
déboires  ne  lardèrent  pas  à  s'ajouter  aux  anciens.  Une  cause  générale, 
la  prétention  de  plier  les  colonies  aux  lois  et  règ^lements  de  la  métro- 
pole, contribua,  sans  doute,  comme  cela  était  arrivé  pour  la  Compagnie 
des  Indes  orientales,  à  l'insuccès  des  opérations.  Il  faut  en  ajouter  un 
autre,  l'interdiction  formelle,  absolue,  de  commercer  avec  les  étran- 
gers, interdiction  commune  aux  deux  compag^nies,  mais  qui,  si  l'on  en 
juge  par  le  nombre  et  l'importance  des  prescriptions,  dut  jouer  un  plus 
[yrand  rôle  aux  îles  d'Amérique. 

Qu'une  pareille  défense  fût  de  nature  à  favoriser  les  intérêts  de  la  com- 


208  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES.   , 

pafîiiie  concessionuairc,  c'est  ce  qui  n'était  pas  même  révoqué  en  doute. 
Aussi  le  gouvernement  qui,  dès  1070,  à  la  suite  de  réclamations  qui  s'é- 
taient produites,  avait  accordé  à  quelques  particuliers  la  permission  de 
commercer  avec  les  îles,  maintint  expressément  l'interdiction  à  l'égard 
des  étrangers,  et  elle  a  été,  pendant  près  de  deux  siècles,  la  pierre  fon- 
damentale du  système  colonial.  Seul,  le  gouverneur  des  îles  d'Amérique, 
dont  il  estimait  pourtant  les  services,  contraria  sur  ce  point  ses  idées.  Su- 
bordonnant l'intérêt  des  compagnies  à  celui  des  colonies,  il  pensa  et  osa 
dire  que  la  prospérité  de  celles-ci  était  attachée  à  la  liberté  que  revendi- 
quaient les  étrangers.  Rien  ne  s'éloignait  plus  des  vues  du  secrétaire 
d'État  de  lamarine  quelaparticipation  de  ces  derniers  au  commerce  des 
îles.  Aussi  écrivit-il  «que  M.  de Baasconnivoit  trop  avec  lesétrangers,  et 
qu'il  leur  pardonnoit  trop  facilement.»  Il  persévéra  donc  dans  son 
système,  qui  était  d'ailleurs  celui  de  toutes  les  grandes  puissances,  et 
trouvant  sans  doute  que  les  gouverneurs  n'exécutaient  pas  ses  ordres 
assez  sévèrement,  il  leur  enjoignit  cent  fois  dans  les  termes  les  plus 
forts  d'empêcher,  à  tout  prix,  les  étrangers  d'aborder  aux  îles,  avec 
ordre  de  s'emparer  de  leurs  navires,  de  les  faire  condamner,  et,  s'il 
s'en  trouvait  qui  cherchassent  h  débarquer  des  marchandises  de  force 
ou  par  ruse,  de  les  détruire  impitoyablement;  injonctions  malheureuses 
qui  ne  sauvèrent  même  pas  la  Compagnie  occidentale,  dont  les  actions 
allaient  sans  cesse  en  déclinant. 

Engagé  dans  cette  voie,  et  croyant  n'avoir  jamais  fait  assez,  on  ne 
s'arrêta  plus.  Sur  l'ordre  de  la  métropole,  l'administration  locale  fixa 
le  prix  des  objets  de  consommation.  Au  mois  de  septembre  1668,  Col- 
bert  ordonna  au  gouverneur  de  tarifer  marchandises  et  vivres  indi- 
stinctement, ceux  de  France  comme  ceux  des  îles,  et  de  maintenir 
l'échange  primitif,  denrées  contre  denrées,  «sans  souffrir  que  le  trafic 
des  habitants  se  fît  avec  de  l'argent.»  A  la  vérité,  il  se  ravisa  bientôt, 
et  «considérant,  disait-il,  combien  cet  usage  étoit  contraire  au  com- 
merce,» il  permit  les  ventes  de  gré  à  gré.  Un  autre  problème,  celui  de 
la  circulation  des  monnaies,  se  présenta;  il  prétendit  le  résoudre  en  dé- 
fendant que  le  numéraire  envoyé  dans  les  îles  en  sortît.  La  compagnie 
avait  imaginé  de  mettre  en  régie  la  perception  de  l'impôt  et  des  droits 
de  souveraineté  qui  lui  étaient  attribués;  ill'en  dissuada  par  le  motif 
qu'elle  n'y  trouverait  pas  son  compte,  et  que,  dans  la  métropole,  les 
régies  étaient  préjudiciables  au  roi.  Suivant  lui,  les  principaux  habi- 
tants des  îles  devaient  affermer  les  droits  de  capitation  et  de  pesage, 
afin  que  les  bénéfices  restassent  dans  le  pays.  D'autres  prescriptions, 
qu'il  faut  noter,  contrastent  heureusement  avec  les  précédentes.  Tantôt 
il  recommande  aux  gouverneurs  de  tolérer  les  juifs,  de  ne  pas  se  mon- 
trer trop  rigoureux  dans  l'application  des  peines,  de  faciliter  le  com- 
merce par  tous  les  moyens,  d'engager  les  négociants  à  se  contenter 


LKS  COLOiNlES  FRANÇAISES  SOUS  LOUIS  XIV.  200 

d'im  i;.uii  modcsie  et  à  vendre  leurs  marchandises  à  Tencun  et  prompte- 
nienl,  afin  de  les  renonvcdcr  plus  sousen';  tantôt  il  leur  repmciie  de 
trop  intervenir  dans  les  affaires,  lenr  enjoint  de  retirer  les  conces- 
sions de  terres  non  défrichées,  montre  que  le  peuplement  des  îles 
ne  dépend  pas  du  roi,  mais  du  puhlic,  et  invite  avant  toutes  choses 
les  colons  à  fuir  la  procédure  et  les  [^ens  de  robe,  peste  et  fléau  des 
affaires. 

Cependant,  on  n'était  encore  qu'en  1072,  et  déjà  la  Compagnie  des 
Indes  occidentales  était  ruinée.  Au  moment  de  la  liquidation,  le  roi  lui- 
même  donna  encore  1,300,000  livres,  moyennant  quoi  il  rentra  en  pos- 
session des  droits  de  souveraineté  aliénés,  et  devint  propriétaire  de  tous 
les  établissements  fondés.  Voilà  où  l'avaient  menée  l'interdiction  du 
commerce  aux  étrang^ers,  la  fixation  des  prix,  le  troc  des  denrées  et  la 
défense  de  laisser  sortir  de  la  colonie  l'arg'ent  monnayé.  Quant  à  celle 
des  Indes  orientales,  Colbert  écrivait  le  23  octobre  1671 ,  «  qu'il  étoit  très- 
fàché  d'apprendre  que  la  vente  de  ses  marchandises  ne  se  fît  pas  bien, 
qu'il  falloit  avoir  beaucoup  de  force  pour  résister  au  malheur  de  cette 
compagnie;  mais  qu'on  devoit  néanmoins  s'armer  de  fermeté  et  de 
constance  pour  la  soutenir  jusqu'cà  ce  que  son  Commerce  devînt  plus 
avantageux.  »  Or,  ce  commerce  ne  donna  quelques  bénéfices  qu'environ 
un  siècle  après,  et  sa  prospérité,  achetée  par  tant  de  sacrifices,  fut,  on 
le  sait,  de  bien  courte  durée. 

Il 

On  a  vu  que  la  Nouvelle-France  et  l'ACvadie  fi[îuraient  dans  l'édit  de 
concession  des  Indes  occidentales;  mais  la  compa^^^nie,  à  laquelle  les 
Antilles  offraient  un  vaste  champ  d'opérations,  ne  fit  jamais  d'effort 
sérieux  pour  s'étendre  dans  l'Amérique  septentrionale.  Grâce  à  cette 
circonstance,  la  colonisation,  c'est-à-dire  l'objet  le  plus  important,  y 
réussit  mieux  que  partout  ailleurs.  D'après  une  lettre  de  Colbert  à  l'in-^ 
tendant  du  Canada,  ce  qui  en  avait  le  plus  contrarié  le  développement, 
c'était  l'étendue  excessive  des  lots,  et,  par  suite,  l'isolement  des  colons, 
incapables  de  s'entre-secourir.  Pour  remédier  à  cet  état  de  choses,  le 
roi  avait  rendu  un  édit  portant  qu'on  ne  pourrait  plus  défricher  que  de 
proche  en  proche,  avec  défense  de  laisser,  entre  deux  exploitations,  des 
terres  inoccupées;  mais  l'édit  était  éludé,  et  Colbert  en  rappelait  sou- 
vent les  dispositions.  Ses  instructions  aux  gouverneurs  et  aux  intendants 
du  Canada  embrassent  tous  les  sujets.  Dans  un  moment  où  l'esprit  de 
réfîlementation  envahissait  tout,  on  ju[]^e  si  les  recommandations  de- 
vaient abonder.  Il  y  en  a  sur  les  mariages,  à  l'occasion  des  filles  expé- 
diées avec  ordre  de  les  établir  en  quinze  jours,  sur  les  industries  locales 
qu'il  faut  développer,  telles  que  mines  de  fer  et  de  charbon,  fonderies 
de  canons,  fabriques  de  goudron  et  de  potasse,  sur  l'éducation  des  petits 
2*  SKRTE.  T.  XI. Vf.  —  la  mai  18G.H,  14 


210  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Iroquois,  les  défrichemenls,  les  routes  à  ouvrir  entre  le  Canada  et  l'Aca 
die,  les  avantagées  de  la  liberté  du  commerce  à  l'intérieur,  etc.  Le  mou- 
vement des  affaires  amenait  parfois  des  explications  intéressantes.  Le 
comte  de  Frontenac,  (gouverneur  et  lieutenant-p,énéral,  avait  cru  devoir, 
à  son  arrivée  au  Canada,  diviser  les  habitants  en  trois  ordres  pour  leur 
faire  prêter  serment  de  fidélité.  Son  projet  n'eut  pas  l'approbation  de 
Colbert,  qui  lui  fit,  sous  la  date  du  13  juin  1673,  la  curieuse  confidence 
qu'on  va  lire  :  «  Il  est  bon  que  vous  observiez  que,  comme  vous  devez 
toujours  suivre  dans  le  (gouvernement  et  la  conduite  de  ce  pays-là,  les 
formes  qui  se  pratiquent  ici,  et  que  nos  rois  ont  estimé  du  bien  de  leur 
service  depuis  lon(îtemps  de  ne  point  assembler  les  états  (généraux  de 
leur  royaume,  pour  peut-être  anéantir  insensiblement  cette  forme  an- 
cienne, vous  ne  devez  aussi  donner  que  très-rarement,  et,  pour  mieux 
dire,  jamais,  cette  forme  au  corps  des  habitants  dudit  pays.  Il  faudra 
même,  avec  un  peu  de  temps,  et  lorsque  la  colonie  sera  plus  forte  qu'elle 
ne  l'est,  supprimer  insensiblement  le  syndic  qui  présente  des  requêtes 
au  nom  de  tous  les  habitants,  étant  bon  que  chacun  parle  pour  soi  et 
personne  pour  tous.  » 

L'introduction  de  la  Coutume  de  Paris  dans  les  colonies  ne  pouvait 
qu'amener  de  (graves  embarras.  Ils  ne  manquèrent  pas  de  se  faire  sentir, 
car,  en  1675,  le  ministre  recommandait  à  un  nouvel  intendant  du  Ca- 
nada de  rechercher  «s'il  n'étoit  pas  nécessaire  d'y  apporter  quelque 
chan(îement,  eu  é(!fard  aux  mœurs,  m^^e  et  bien  des  habitants.  »  C'était 
en  effet  la  vraie  direction  ;  mais  que  de  temps  pour  la  trouver,  que  de 
difficultés  pour  la  faire  accepter  !  Une  des  tendances  des  (gouverneurs 
et  des  intendants  était  de  trancher  la  plupart  des  liti(jes  par  voie  admi- 
nistrative et  d'autorité  ;  Colbert  leur  enjoi(înait  au  contraire  d'intervenir 
le  moins  possible  dans  les  questions  contentieuses  et  de  laisser  ftiire  les 
ju(jes.  Fallait-il,  mal(îré  les  réclamations  de  Tévêque  de-  Pétrée,  des 
jésuites  et  des  récollels,  permettre  la  vente  des  spiritueux?  Les  mar- 
chands, on  le  conçoit,  étaient  pour  Taffirmative,  et  Colbert  parta(yeait 
leur  avis.  Cependant,  la  question,  après  avoir  été  lon(jtemps  débattue 
au  Canada  et  à  Paris,  fut  résolue  dans  le  sens  de  l'interdiction  par  un 
arrêt  du  Conseil,  très-moral  sans  doute,  mais  qui  avait  l'inconvénient 
de  déplacer  ce  commerce  au  profit  des  An(îlais  et  des  Hollandais,  et  qui 
ne  fut  d'ailleurs  jamais  exécuté.  D'accord  sur  la  vente  de  l'eau-de-vie, 
l'évêque,  les  jésuites,  les  récollets  étaient  sans  cesse  en  lutte  d'influence, 
et  Colbert  avait  fort  à  faire,  soit  pour  maintenir  la  balance  entre  eux, 
soit  pour  les  empêcher  de  faire  la  loi  aux  intendants.  «  Sur  le  sujet  de  la 
trop  (grande  autorité  que  l'évoque  de  Pétrée  et  les  jésuites,  ou  pour 
mieux  dire  ces  derniers,  sous  le  nom  du  premier,  se  donnent,  ccnvait- 
11  le  lo  mai  1669  au  (i^ouverneur,  lorsque  le  pays  augmentera  en  habi- 
tants, assurément  l'autorité  royale  surmontera  l'ecclésiastique  et  re- 


LES  COLONIES  FRANÇAISES  SOUS  LOUIS  XIV.      211 

prendra  la  vt'rilahhî  iHonduo  qu'ollo  doit  avoir.  En  atlondanl,  vous 
pouvez  toiijoars  (Miipôchcr  adroitiîmcnt,  sans  qu'il  paraisse  ni  rupture 
eulro  vous,  ni  partialité  de  votre  part,  les  trop  [grandes  cntrc])riscs 
qu'ils  pourraient  faire.  »  S'opposer  aux  empiétements  de  la  puissance 
ecclésiastique,  maintenir  les  jésuites  par  les  récollets,  telles  sont  les 
recommandations  qiii  reviennent  le  plus  souvent  dans  la  correspondance 
de  Coihert.  Les  extraits  suivants  d'un  projet  de  mémoire  pour  l'inten- 
dant du  Canada  précisent  ses  idéas  sur  ce  point  important. 

«  A  regard  du  spirituel,  les  avis  de  ce  pays-là  porlant  que  l'evéque 
de  Pétrt^o  et  les  jésuites  y  établissent  tro[)  fortement  leur  autorité  par  la 
crainte  des  excommunications,  et  par  une  trop  grande  sévérité  de  vie 
qu'ils  veulent  maintenir.  —  Faire  en  sorte  qu'ils  adoucissent  un  peu 
leur  sévérité.  Les  considérer  comme  gens  d'une  piété  exemplaire,  et  que 
jamais  ils  ne  s'aperçoivent  qu'on  blâme  leur  conduite,  car  l'intendant 
deviendroit  dans  ce  cas  presque  inutile  au  service  du  roi. 

«  Les  jésuites  préfèrent  tenir  les  sauvages  éloignés  des  François,  et 
ne  point  donner  d'éducation  à  leurs  enfans,  sous  prétexte  de  maintenir 
plus  purement  parmi  eux  la  religion.—  C'est  une  maxime  fausse  et  qu'il 
faut  s'attacher  à  combattre  en  attirant  les  sauvages  par  commerce, 
mariages  et  éducation  de  leurs  enfants. 

«  Les  jésuites  prétendent  que  les  boissons  vendues  aux  sauvages  les 
rendent  paresseux  à  la  chasse,  en  les  enivrant.  —  Les  commerçans 
(lisent  qu'au  contraire,  le  désir  d'en  avoir  les  rend  plus  vigilans  à  se 
procurer  par  la  chasse  les  moyens  d'en  acheter. 

«  Empêcher,  autant  qu'il  se  pourra,  la  trop  grande  quantité  de  prê- 
tres, religieux  et  religieuses;  il  suffit  qu'il  y  en  ait  le  nombre  nécessaire 
pour  le  besoin  des  âmes  et  l'administration  des  sacrements...  » 

En  résumé,  le  succès  de  la  colonisation  du  Canada  paraissait  à  Colbert 
attaché  anx  quatre  points  suivants  : 

Exécuter  soig^neusement  les  arrêts  relatifs  aux  terres  non  défrichées , 
afin  d'en  pouvoir  distribuer  aux  nouveaux  arrivants,  le  plus  près  possi- 
ble des  forts  ou  des  centres  d'afifçlomération  ; 

Établir  une  bonne  police  ; 

Veiller  à  ce  que  la  justice  confiée  à  des  juges  locaux  fût  éclairée,  im- 
partiale et  prompte  ; 

Multiplier  les  mariao^es;  et,  sous  ce  rapport,  il  est  juste  de  dire  que 
la  plupart  de  ses  lettres  annonçaient  le  départ  de  filles  expédiées  de  la 
métropole. 

Ces  instructions  finirent  par  porter  leurs  fruits,  mais  lentement  et 
dans  une  mesure  fort  modeste.  Des  paysans  bretons  et  normands  avaient 
émigré  au  Canada,  dès  les  débuis  de  la  colonisation,  avec  leurs  familles. 
Depuis,  notamment  en  1665  et  1669,  on  y  avait  fait  passer  des  régiments 
dont  les  officiers  et  les  soldats  devaient  s'y  fixer.  Enfin,  si  quelques 


:>  1  i 


JOURNAL  DES  EGONOMISTKS. 


c  )ions  parlaient  (h  revenir  en  France ,  le  [gouverneur  avait  ordre  d.;  s'y 
opposer,  même  par  force,  à  la  dernière  exU\;mité.  En  1G71,  Colbert  se 
félicitaitaveci'intendaatTalondeceque  la  colonie  se  soutenait  et  fournis- 
sait même  en  partie  à  la  consommation  des  Antilles.  Trois  ans  après, 
la  population  européenne  s'élevait  à  6,705  hommes,  femmes  ou  enfants  ; 
elle  dépassait  dix  mille  en  1681.  Quel.jue  inférieurs  qu'ils  soient  aux 
prodi[îieux  accroissements  des  [grandes  colonies  modernes,  ces  chiffres, 
si  disproportionnés  avec  les  efforts  et  les  dépenses ,  ne  paraissaient  pas 
alors  décourageants,  et  rien  ne  ralentissait  le  zèle  du  ministre.  Malheu- 
reusement, ses  inspirations  partaient  souvent  d'une  idée  fausse;  enclin, 
par  caractère,  à  porter  la  réglementation  jusqu'à  l'abus,  il  était  encore 
poussé  dans  cette  voie,  tantôt  par  les  [gouverneurs  et  les  intendants, 
tantôt  par  l'autorité  ecclésiastique.  Pour  empêcher  l'excès  de  la  produc- 
tion, il  avait  voulu  restreindre  la  culture  de  la  vigne  en  France;  au 
Canada,  il  interdit  celle  du  tabac ,  par  le  motif  qu'elle  convenait  mieux 
aux  Antilles,  et  que  la  pêche,  le  commerce  et  les  manufactures  en 
souffriraient.  Une  autre  fois,  tant  les  principes  étaient  vacillants,  incer- 
tains, il  invoque  la  liberté  de  l'industrie  dans  une  circonstance  où  on  lui 
aurait  volontiers  pardonné  d'en  tenir  moins  compte.  11  s'agit  des  cabarets 
que  l'évêque  de  Québec  rendait  responsables  de  l'ivrognerie  et  de  la 
débauche,  et  dont  il  aurait  voulu  subordonner  l'ouverture  à  la  permission 
de  l'intendant.  Or,  Colbert  s'y  refusa,  «  parce  qu'il  doit  être,  dit-il, 
libre  à  un  chacun  de  prendre  tel  métier  qu'il  lui  plaît.  » 

Tolérant  avec  les  flibustiers  et  les  boucaniers ,  dont  les  exploits  ont, 
pendant  si  longtemps,  troublé  le  commerce  du  Nouveau  Monde,  sachant 
même  au  besoin  les  utiliser,  il  considérait  les  coureurs  des  bois  comme 
la  plaie  de  la  Nouvelle-France.  Au  nombre  de  sept  à  huit  cents,  rebelles  à 
louie discipline,  vivant  du  produit  de  leur  chasse,  au  milieu  des  forêls 
primitives,  s'aventurantchez  les  sauvages  pour  leur  acheter  les  pelleteries 
à  meilleur  marché,  ces  étranges    colons  causaient   le  désespoir  des 
gouverneurs.  Le  22  avril  1675,  Louis  XIV  donnait  l'ordre  de  les  faire 
chercher,  arrêter  et  punir  sévèrement  ;  il  voulait  en  même  temps  qu'on 
établît  des  lieux  et  des  jours  de  marchés  publics,  où  les  Indiens  apporte- 
raient leurs  marchandises.   Le  désordre  continuant   et  s'aggravant , 
Colbert  imagina  de  permettre,  tous  les  ans,  à  vingt-cinq  Français  d'aller 
commercer  chez  eux;  il  sentait  d'ailleurs  qu'on  ne  parviendrait  jamais 
à  les  attirer  dans  les  marchés  tant  que  les  gouverneurs  continueraient 
d'en  exiger  des  présents  et  ne  les  protégeraient  pas  efficacement  contre 
les  injustices  et  vexations  dont  ils  avaient  été  victimes  jusqu'alors. 

La  Martinique  et  la  Guadeloupe,  Giyenne  et  la  Guyane,  donnaient  lieu 
également  à  quelques  communications  instructives.  Longtemps  mal 
administrée,  la  Martinique  languissait;  Colbert  estimait  pourtant  (1662), 
que  sa  situation,  sa  fertilité  et  la  coniinodité  de  ses  rades,  devaient  en  faire 


LKS  COLOiNItS  tKANi-AISKS  M)LS  LULIS   XiV.  2i.3 

roiiln'pol.  naliiiv.l  (;l  la  i)Ia(:c  d'armos  ik  (oiiLes  les  coloiiii's  françaises. 
Trois  années  après,  nnc  revolie ,  occasionnée  par  les  exip^eiices  de  l.i 
coin|)ap,iii(;  qni  taxait  avec  une  exa}',éraLion  ridicule  les  oîjjets  qu'elle 
avait  seule  le  droit  d'apporter  de  France ,  éclata  dans  l'île;   Tordr;', 
fut  rétabli,  et  la  colonie  attci(]nit  un  dejyré  de  iirospérilé  relative.  Par 
malheur,  à  chaque  instant,  les  défauts  et  les  vices  des  colons  remettaient 
tout  en  question.  Que  de  foisColbert  déiilorc,  mais  en  vain,  leur  inquié- 
tude et  leur  lé^yèreté  naturelle  !   Le  [gouverneur  de  la  Martinique  était 
.entouré  d'hommes  violents  et  débauchés;  il  le  lui  reproche  vivement, 
en  ajoutant  ([ue  «  non-seulement  la  discipline  militaire  n'y  est  plus 
observée,  ni  la  justice  administrative,  mais  que  le  commerce  y  est  en- 
lièrement  abattu.  »  Les  officiers  de  marine  s'attiraient,  de  leur  côté,  de 
sévères  réprimandes  en  s'obstinant,  mal^yré  les  défenses  formelles  qui  leur 
étaient  faites,  ainsi  qu'aux  fonctionnaires  de  tout  ordre,  à  traO<juer  pour 
leur  compte.  Quant  aux  gouverneurs,  aux  intendants  et  aux  directeurs  de's 
compagnies  privilégiées,  des  observations  multipliées  témoignent  de  leurs 
défauts  :  les  uns  n'avaient  ni  probité,  ni  moralité  ;  d'autres  ne  connais- 
saient pas  leur  métier  et  ne  prenaieut  pas  la  peine  de  l'apprendre.  Ceux- 
ci,  sur  lesquels  le  roi  et  le  ministre  avaient  pourtant  fondé  de  grandes 
espérances,  étaient  devenus  des  voleurs ,  et  il  avait  fallu  les  rappeler  et 
les  arrêter.  L'un  d'eux,  le  marquis  de  Mondevergue,  gouverneur  de 
l'île  Dauphine,  mourut  en  prison,  peu  après  avo'r  touch-^Je  sol  français. 
IJn  autre,  celui  de  la  Guadeloupe,  était  en  proie  h  une  jalousie  incurable, 
voyant  des  ennemis  dans  tout  le  monde,  et  fatiguant  Colbert,  qui  le 
déclarait  impropre  au  gouvernement  de  la  colonie.  En  1674,  celui  du 
Canada  excédait  ses  pouvoirs  et  tranchait  du  souverain  en  instituant  des 
juges  de  sa  propre  autorité  ;  les  directeui's  nommés  par  le  roi  s'expo- 
saient aussi  cà  des  blâmes  fréquents.  Plusieurs  fois  même,  à  leur  égard, 
le  fait  suit  la  menace,  et  Colbert  suspend  le  payement  de  leurs  appointe- 
ments, soit  pour  cause  de  négligence,  soit  parce  qu'ils  ont  dépassé  les 
cré/dits  mis  à  leur  disposition. 

Parmi  les  maximes  qui  le  dirigeaient,  quelques-unes  sont  formulées 
par  lui  avec  une  précision  singulière  dont  on  a  déjà  pu  juger;  nous 
groupons  ici  les  plus  importantes  pour  résumer  en  quelque  sorte  la 
théorie  du  système  colonial,  au  moment  de  sa  fondation.  On  aime  h 
entendre  les  hommes  d'État,  les  ministres  célèbres,  ex])Oser  leur  opinion 
sur  ce  qui  i'ut  la  préoccupation  constante  de  leur  esprit;  c'est  ce  qui 
donne  un  si  grand  intérêt  aux  OEcommies  royales  de  Sully  et  au  Testa- 
ment  poîilifjue  du  cardinal  de  Richelieu.  Colbert,  par  malheur,  n'a  pas  eu 
le  temps  d'écrire  le  sien  ;  mais  sa  correspondance  et  ses  nombreux 
mémoires  en  tiennent  lieu  sur  bien  des  points. 


214  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

—  «La  maxime  d'exclure  les  étrangers  veutciue  toutvaisseau  étranger 
ou  françois,  chargé  de  marchandises  prises  en  pays  étranger,  mémo 
dans  les  îles  voisines,  abordant  ou  naviguant  aux  environs  des  îles,  soit 
confisqué,  et  la  confiscation  partagée  suivant  l'ordonnance  du  roi;  et, 
on  cas  que  les  différentes  circonstances  donnent  lieu  à  quelque  doute, 
il  faut  toujours  les  expliquer  contre  les  étrangers  et  ne  pas  balancer  ù 
tout  confisquer,  sauf  aux  maîtres  ou  propriétaires  de  vaisseaux  à  se 
venir  plaindre  au  roi. 

—  ((La  maxime  de  la  liberté  aux  François  veut  que  tout  vaisseau  fran- 
çois, porteur  d'une  permission  du  roi,  soit  reçu  dans  toutes  les  îles  et 
y  ait  une  entière  liberté  de  trafiquer,  vendre  et  débiter  ses  marchan- 
dises à  tel  prix  que  bon  lui  semblera.  Comme  aussi  la  môme  liberté  doit 
être  donnée  aux  habitants  des  îles  de  vendre  leurs  sucres;  et,  tous  les 
doutes  qui  viendront  sur  ce  point,  il  faut  les  expliquer  en  faveur  de 
cette  môme  liberté,  pourvu  qu'ils  ne  puissent  être  accusés  d'être 
chargés  de  marchandises  prises  dans  les  pays  étrangers  ou  d'en  venir. 

—  «  Il  faut  éviter  le  trop  de  procédure  que  les  gens  de  robe  emploient 
souvent  pour  rendre  la  justice,  et  empêcher  aussi  que  les  gouverneurs 
s'en  mêlent  beaucoup,  d'autant  qu'il  est  bien  difficile,  voire  même  im- 
possible que,  lorsqu'ils  sont  les  maîtres  de  la  justice,  elle  ne  dégénère 
en  exaction  ;  et  c'est  à  quoi  il  importe  beaucoup  de  remédier  en  tenant 
le  milieu  entre  ces  deux  extrémités. 

—  «  Il  faut  que  les  Directeurs  prennent  garde  à  ne  se  point  laisser  aller 
à  l'envie  que  la  nature  donne  trop  facilement  de  blâmer  ce  que  les  autres 
ont  fait,  pour  relever  d'autant  plus  ce  que  l'on  peut  ensuite  faire  de 
mieux  ;  il  faut  que  la  nouveauté  et  la  difficulté  de  ces  établissements 
servent  d'excuse  pour  tout  ce  qui  peut  avoir  été  mal  fait,  et  il  n'y  a 
que  l'infidélité  et  une  volonté  fixe  de  mal  faire  pour  profiter  indûment 
qui  ne  doivent  point  être  excusées. 

—  «Dans  tous  les  commandemens,  il  est  nécessaire  de  souffrir  quelque- 
fois les  défauts  des  hommes,  de  les  dissimuler,  de  prendre  garde  qu'ils 
ne  nuisent  pas  au  service  que  l'on  veut  tirer  d'eux,  et  se  servir  avanta- 
geusement de  ce  qu'ils  peuvent  avoir  de  bon  pour  le  succès  des  actions 
dans  lesquelles  ils  doivent  agir.  Les  rois  mêmes  ne  pourroient  pas- se 
faire  obéir  par  tous  leurs  sujets  par  force  et  avec  contrainte,  beaucoup 
moins  ceux  qui  commandent  sous  leurs  ordres.  Ainsi,  leur  maxime  est 
de  connoître  les  défauts  des  hommes,  de  les  souffrir  en  les  dissimulant 
et  relever  seulement  les  fautes  un  peu  considérables. 

— ((  Le  commerce  étant  un  effet  de  la  pure  volonté  des  hommes,  aussitôt 
que  l'on  mettroit  quelque  restriction  au  débit  des  pelleteries,  les  mar- 
chands seroient  dégoûtés  de  le  continuer  ;  en  un  mot,  il  importe  de 
laisser  h  un  chacun  la  liberté  entière  de  vendre  ou  acheter  à  tel  prix 
qu'il  estimera  à  propos. 

—  «La  nécessité,  dans  les  îles, produira  infailliblement  des  effets  con- 
traires, vu  que  les  marchands  françois  qui  en  auront  avis  y  porteront 
les  vivres,  denrées  et  marchandises  dont  les  habitants  auront  besoin, 
et  que,  comme  la  nécessité  fera  qu'ils  auront  la  liberté  de  choisir  les 


LES  COLONIES  FRANÇAISES  SOUS  LOUIS  XIV.  215 

inoilloiirs  sucres,  ceux  dos  li;il)iL;iiils  dos  îles  ([iii  juironl  les  meilleurs 
les  débileronl  mieux  ol  plus  facilemcnl.  Cela  excitera  tous  les  autres  à 
mieux  travailler  (ju'ils  n'ont  fait  jusqu'à  présent,  et  c'est  là  le  seul 
moyen  de  rendre  les  îles  plus  abondantes  qu'elles  n'ont  été.  A  l'égard 
de  l'argent  qui  a  été  porté  en  espèces  aux  îles,  il  seroit  h  souhaiter, 
pour  la  facilité  du  commerce,  qu'il  y  demeurât,  afin  que  les  habitans 
s'en  pussent  servir  dans  leurs  besoins;  mais  Sa  Majelé  connoissant  par 
une  longue  expérience  que  la  liberté  est  Tàme  du  commerce,  veut  que 
les  marchands  l'aient  tout  entière  de  faire  ce  ((u'ils  voudronl,  afin 
qu'elle  les  convie  à  y  porter  toutes  les  denrées  et  marchandises  dont 
ils  croiront  avoir  un  débit  plus  prompt  et  plus  assuré. 

— «  Ceux  qui  ont  le  commandement  des  armées  et  des  peuples,  écrivait 
enfin  Colbert  au  gouverneur  du  Canada,  se  laissent  facilement  flatter  et 
persuader  qu'ils  doivent  prendre  soin  de  toutes  choses  et  entreprendre 
d'avoir  connoissance  de  tout  ce  qui  concerne  la  justice,  la  police,  les 
finances.  Sa  Majesté  m'ordonne  de  vous  dire  que,  sur  ces  trois  points, 
vous  ne  devez  faire  autre  chose  qu'aider  et  appuyer  l'intendant  de  votre 
autorité.  » 

III 

A  quoi  avaient  abouti  tant  de  soins  et  tant  d'efforts  ?  D'abord,  aucune 
des  compajpiies  n'avait  réussi.  Après  quelques  années  d'expériences  et 
d'essais  infructueux,  les  premières  avaient  fait  place  à  d'autres,  fondées 
comme  elles  sur  le  privilégie,  et  que  le  privilège  ne  sauva  pas.  Quant  à 
la  colonisation,  plus  vivace  au  Canada  et  à  la  Martinique  que  dans  les 
autres  possessions,  elle  ne  prospérait  nulle  part.  Unré[}ime  moins  exclu- 
sif eût  produit  assurément  des  résultats  meilleurs,  mais  ni  l'Espaj^^ne, 
ni  la  Hollande,  ni  l'Angleterre,  dont  les  établissements  étaient  bien 
plus  solides,  ne  donnaient  l'exemple,  et  il  ne  pouvait  venir  à  l'idée  de 
Louis  XIV  et  de  ses  ministres  que  là  était  le  remède  à  la  situation  qu'ils 
déploraient.  Nous-  n'avons  pas  à  raconter  les  prodiges  qu'opéraient 
alors  quelques  hommes  poussés  par  le  génie  des  découvertes  et  cher- 
chant, au  prix  des  plus  grands  périls,  à  développer  l'influence  française 
dans  le  Nouveau  Monde  ;  notre  objet  est  de  constater  les  principes 
d'après  lesquels  se  dirigeait  le  gouvernement,  et  les  causes  générales 
qui  ruinaient  les  projets  en  apparence  les  mieux  combinés.  Comment 
ne  pas  nommer  cependant  le  plus  illustre  de  ces  pionniers,  Cavelier 
de  La  Sale,  qui,  de  1678  à  1683,  dans  les  dernières  années  du  ministère 
de  Colbert,  avait  parcouru  la  Nouvelle-France  dans  tous  les  sens,  des- 
cendu le  Mississipi  jusqu'au  golfe  du  Mexique,  pris  possession,  au  nom 
du  roi,  de  l'immense  baj^sin  qu'arrose  ce  fleuve,  et  donné  à  la  France 
un  véritable  royaume  au  delà  des  mer^,  la  Louisiane.^  Il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  exciter  la  rivalité  anglaise;  elle  se  donna  largement  car- 
rière., et,  comme  on  avait  eu  le- tort  de  perscculer  les  Iroquois,  elle 
n'eut  qu  à  exploiter  leur  ressenthnent  pour  s'en  faire  des  alliés  contre 


2i6  JOrjHNAL  DKS  KCONOiMiSTES. 

nous.  En  résumé,  si  nos  colonies  étaient  nombreuses,  étendues,  il  n'y 
avait  là,  en  quelque  sorte,  que  des  éléments,  et  il  restait  bien  à  faire 
pour  que  de  si  grands  sacrifices  d'hommes  et  d'argent  n'eussent  pas  été 
effectués  en  pure  perte.  Ajoutons  qu'après  avoir  tant  travaillé  pour 
donner  une  base  durable  à  la  nouvelle  compagnie  des  Indes  orientales, 
(Jolbert  avait  eu  le  crève-cœur  de  voir  abandonner  les  établissements 
fondés  à  Madagascar,  et  ceux  de  Ceylan  et  de  Saint-Thomé,  dont  les 
débris  avaient,  il  est  vrai,  servi  à  fonder  le  comptoir  de  Pondichéry, 
bientôt  accru  de  Chandernagor.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  Canada  et  la  Loui- 
siane, les  îles  Sainte-Croix,  Saint-Martin ,  Saint-Barthélémy,  Saint- 
Christophe,  dont  les  Anglais  possédaient  la  moitié,  la  Guadeloupe,  la 
Dominique,  la  Martinique,  Sainte-Lucie,  Saint-Vincent,  Tabago,  une 
partie  de  Saint-Domingue,  sans  [)arler  de  Cayenne,  de  la  Guyane  et  de 
l'Afrique  occidentale,  composaient  un  faisceau  qui  faisait  de  la  France, 
au'  moment  où  mourut  Colbert,  la  mieux  dotée  des  grandes  puissances 
coloniales. 

Naturellement,  l'insuccès  des  compagnies  privilégiées  avait  bien 
refroidi  les  esprits  pour  ces  tentatives  lointaines,  et,  par  l'effet  d'une 
réaction  inévitable,  les  rêves  d'or  des  premières  années  avaient  fait 
place  à  un  découragement  excessif.  Tout  entier  aux  événements  qui  se 
passaient  dans  la  Méditerranée  et  sur  les  côtes  d'Angleterre,  le  marquis 
de  Seignelay  donnait  une  moindre  attention  à  ceux  qui  se  produisaient 
dans  des  contrées  où  la  distance  et  la  rareté  des  nouvelles  rendaient  son 
action  secondaire.  Il  suivit  cependant,  mais  sans  ardeur,  les  errements 
de  son  père.  Les  Iroquois,  continuant  d'inquiéter  nos  établissements  de 
la  Nouvelle-France,  il  y  expédia  plusieurs  vaisseaux.  D'autre  part,  des 
postes  que  les  Anglais  nous  avaient  enlevés  dans  la  baie  d'Hudson  leur 
furent  repris  (1685).  Vers  la  même  époque,  une  lutte  s'étant  élevée  à 
Saint-Domingue  entre  les  Espagnols  et  les  Français,  Seignelay,  dans 
l'impossibilité  d'envoyer  du  renfort  au  gouverneur,  lui  permit  de  faire 
appel  aux  flibustiers,  sauf  à  leur  courir  sus  après  le  danger.  La  Chine, 
la  Cochinchine,  le  Japon,  sont  aujourd'hui  les  points  de  mire  de  l'activité 
européenne.  Sous  Louis  XIV,  le  royaume  de  Siam  exerçait  la  même 
attraction,  et  l'on  songeait  à  une  expédition  nouvelle  quand  on  apprit 
qu'à  la  suite  de  la  mort  du  roi,  une  révolution  venait  d'y  éclater  et 
remuait  tout  le  pays.  Poursuivant  leur  but,  les  Anglais  avaient  voulu 
détruire  notre  trafic  de  pelleteries,  resserrer  nos  limites  dans  l'Acadie, 
s'emparer  de  Saint-Domingue.  De  leur  côté,  les  Hollandais  cherchaient 
à  reprendre  l'île  de  Tabago  cédée  à  la  France  par  le  traité  de  Nimègue. 
Des  observations  adressées  à  ce  sujet  aux  gouvernements  d'Angleterre 
et  de  Hollande  furent,  pour  le  moment  du  moins,  écoutées.  Parmi  les 
compagnies  que  Colbert  avait  fondées,  celle  du  Sénégal,  principale- 
ment adonnée  au  commerce  des  nègres,  était  considérée  connue  la 


LKS  COLONIKS  FHAIN(;AISKS  SolJS  LOUIS   \1V.  217 

plus  utile,  cl  h;  {;()uv(îrnouiont  accordait  uno  primo  pour  cliaquo  esclave 
importé  flans  nos  colonies.  Si;i[;nelay  envoya  un  vaisseau  pour  proté[;er 
(les  opérations  (praujourd'liui  nos  croisières  onl,  {yrace  à  Dieu,  pour 
mission  d'empèclier.  Il  essaya  aussi  de  coloniser  Cayenne  i)ar  l'élémenl. 
militaire,  en  [;ratiliant  les  soldats  (}ui  s'y  établissaient  d'une  année  de 
solde  et  de  vivres.  Il  tenta  enfin  de  cultiver  en  Américiue  les  vers  à  soie 
et  les  abeilles.  Efforts  louables,  inteHiji^ents  et  capables  de  donner  la  vie 
aux  colonies,  mais  cple  neutralisait  le  monopole  des  compa[»"nies  et 
l'exclusion  systématlipie,  absolue,  des  étran[;ers! 

Le  ministère  de  Pontchartrain  (1690-1700)  n'apporta  aucun  chan(je- 
meiii  notable  à  la  situation.  La  guerre  était  devenue  européenne  et  le 
contrôleur  {général  ne  pouvait  suffire  aux  dépenses  I-es  plus  urj^entes. 
Ln  projet  [grandiose  fpt  cependant  mis  en  avant;  il  s'a[ifissait  d'acheter 
aux  Espagnols  leur  part  de  Saint-Domingue.  Les  plus  beaux  ports  du 
monde,  des  mines  d'or  et  d'argent,  une  position  exceptionnelle,  un  sol 
apte  à  tout  produire,  devaient  tenter  l'ambition.  Cette  île,  que  la  nature 
a  fait  admirablement  belle  et  oi\  les  hommes  s'acharnent  à  s'entre- 
détruire,  n'avait  rien  encore  d'une  société  régulière.  «  Ce  nom  de 
jiibtice,  dont  l'emblème  est  divin,  écrivait  le  gouverneur  Du  Casse 
en  1692,  est  un  monstre  par  la  pratique  en  ce  pays  oia  les  peuples  sont 
dévorés  par  les  plus  petites  affaires.  »  Le  gouverneur  se  plaignait  aussi 
qu'il  n'y  eût  ni  hôpital,  ni  prison  ;  il  regrettait  la  rareté  des  nègres,  des 
engagés,  et  il  demandait,  puisque  la  compagnie  ne  remplissait  pas  les 
conditions  de  son  marché,  qu'il  fût  permis  à  tous  d'en  importer.  L'état 
des  finances  empêcha  qu'il  fût  donné  suite  au  projet  sur  Saint-Domingue. 
Ajoutons,  à  l'honneur  de  Pontchartrain,  que,  le  premier,  il  fit  décider 
qu'un  esclave  abordant  le  sol  français  serait  libre  de  droit. 

Un  homme,  le  plus  grand  de  son  siècle  (on  a  nommé  Vauban)  étu- 
diait, à  cette  époque  même,  la  situation  des  colonies.  Dans  un  mémoire 
écrit  en  1699,  il  indiquait  les  améliorations  qui  lui  semblaient  prati- 
cables. Partisan  déclaré  de  la  colonisation  militaire,  il  s'étendait  sur 
l'inlérôt  qu'il  y  aurait  à  envoyer  au  Canada  cinq  ou  six  bataillons  com- 
plets, qu'on  eût  renouvelés  tous  les  cinq  ans  pendant  trente  années,  en 
donnant  aux  hommes  qui  se  seraient  fixés  dans  le  pays  les  plus  grandes 
facilités  pour  leur  installation.  Vauban  calculait  qu'en  deux  siècles  le 
Canada,  qui,  à  raison  de  son  climat,  de  ses  cultures  et  de  ses  belles 
forêts,  de  son  grand  fleuve,  réunissait  tous  les  éléments  de  succès,  serait 
aussi  peuplé  que  la  France.  Il  voulait  en  outre  qu'on  remplaçât  les 
moines  rentes  par  de  bons  ecclésiastiques  débarrassés  de  toute  gestion 
de  biens  temporels,  et  il  proscrivait  formellement  le  monopole.  «  Ces 
''  sociétésde  marchands  à  titre  de  compagnies  privilégiées,  ajoutait-il,  qui 
survendent  les  marchandises  qu'ils  portent  aux  colonies,  les  empêchent, 
par  l'extension  de  leurs  privilèges,  de  commercer  avec  d'autres,  et  de 


*21S  JOURNAL  DES  ÊGOiNOMlSTES. 

se  procurer,  par  le  moyen  de  leur  industrie,  plus  coiniiiodémenl  le  né- 
cessaire, ce  qui  les  ruine  et  les  dé[i^oûte.  Rien  n'étant  plus  contraire 
aux  établissements  des  colonies,  on  ne  saurait  mieux  faire  que  de  les 
supprimer  tout  à  fait  et  de  laisser  le  commerce  libre...  » 

Le  fils  de  Pontcliartrain,  qui  lui  succéda  à  la  marine  (1700-1 715)  a 
laissé  un  nom  obscur,  et  sa  personnalité  disparaît  dans  celle  de  son 
père.  La  plupart  de  ses  actes  relatifs  aux  colonies  ne  justifient  que  trop 
l'impression  des  contemporains.  La  compagnie  des  Indes  désirait  pos- 
séder la  ville  de  dm,  située  à  l'entrée  du  golfe  de  Gambier  et  apparte- 
nant aux  Portugais.  Pontcharlrain  leur  en  fit  offrir  cent  mille  écus,  ou 
Fîle  de  Bourbon,  que,  fort  heureusement,  ils  n'acceptèrent  pas.  Au  Ca- 
nada, des  établissements  importants  furent  abandonnés  comme  trop 
onéreux.  Le  ministre  aurait  pourtant  voulu  donner  à  la  France  l'île 
Maurice;  il  négocia  en  outre  avec  l'Espagne  l'acquisition  du  fort  de 
Pensacola,  position  excellente  pour  repousser  les  attaques  des  Anglais 
de  la  Caroline;  mais  aucun  de  ces  projets  n'aboutit.  Sa  meilleure  inspi- 
ration fut  d'ordonner  qu'à  l'avenir  on  n'enverrait  plus  dans  les  colonies 
le  rebut  de  la  métropole.  On  comprenait  enfin  que  rien  de  so'ide  et  de 
durable  ne  pouvait  être  fondé  avec  des  matériaux  pourris. 

Malgré  leur  insuccès  et  leurs  modifications  fréquentes,  sept  compa- 
gnies privilégiées  existaient  encore  au  commencement  du  xvii^  siècle  : 
c'étaient  celles  des  Indes  orientales,  de  la  Chine,  de  la  Guinée,  du  Séné- 
gal et  des  côtes  d'Afrique,  du  Canada,  des  fournitures  de  la  marine  et  du 
tabac.  On  est  trop  porté  à  croire  que  l'économie  sociale  n'a  eu  d'organes 
en  France  que  depuis  le  docteur  Quesnay  et  ses  adeptes  ;  il  n'en  est 
rien  pourtant,  et  les  idées  libérales  ont  trouvé  plus  d'une  fois,  avant 
eux,  des  défenseurs  zélés  (1).  Une  assemblée  de  commerce,  à  laquelle  le 
gouvernement  avait  convié  les  principales  villes  du  royaume,  eut  lieu  à 
Paris  en  1701.  11  faut  voir  avec  quelle  vigueur  les  compagnies  privilé- 
giées y  furent  attaquées  par  le  délégué  de  Nantes.  Suivant  lui,  le  mono- 
pole qui  leur  avait  été  accordé  et  sans  lequel  elles  auraient  été  impos- 
sibles dans  l'origine,  était  devenu  nuisible.  Composées  principalement 
de  Parisiens,  elles  étaient  fort  ignorantes  sur  le  fait  du  commerce 
lointain;  la  suppression  de  leur  privilège  enrichirait  beaucoup  d'autres 
villes,  et,  par  suite,  l'industrie  et  la  navigation  s'accroîtraient  sensible- 
ment. «  Tout  le  monde,  ajoutait  le  député  de  Nantes,  se  jetterait  dans  le 

(1)  J'ai  reproduit  dans  mon  Histoire  du  système  protecteur,  à  l'appen- 
dice, des  objections  très-fortes  soulevées  dans  l'assemblée  du  commerce 
de  1701  contre  le  système  protectioniste.  On  dirait  une  enquête  faite  de 
nos  jours.  On  trouvera  également,  dans  les  Mémoires  de  Vabbé  de  CJioisy, 
livre  II,  et  dans  les  Soupirs  de  la  France  esclave  du  protestant  Jurieu,  les 
critiques  des  contemporains  contre  le  système  do  Colbert. 


I 


LKS  COLOiMES  FKANGAISES  SOUS  LOUIS  XiV.  219 

comiucra;;  on  m  verroit  plus  de  niendians  ni  de  va{»abonds...  Les  colo- 
nies beuuilliplieroient...  En  un  mol,  toule  la  France  respire  celle  iiberlé. 
Elle  relèveroil  le  conraj^e  des  né(}ocians,  et  les  revenus  du  roi  au[jmen- 
teroient  à  un  p  )iiil  tproii  en  seroit  surpris,  d'aulant  plus  que  Sa 
Majesté  reprendroit  les  droits  dont  elles  jouissent  par  leurs  priviléf^es.  » 
Si  ces  raisons  ne  prévalaient  pas,  le  délci^ué  de  Nantes  demandait  qu'on 
accordât  aux  c()mpap,nies  une  indemnité,  afin  que  les  particuliers  pussent 
commercer  concurremment  avec  elles  dans  les  pays  de  leur  concession. 

Ce  que  ni  les  conseils  de  Vauban,  ni  les  plaintes  du  clélé[yué  de 
Nantes  ne  purent  obtenir,  arriva  par  la  force  des  choses,  et  la  plupart 
de  ces  compa^^nies,  qu'on  croyait  si  florissantes,  croulèrent  bientôt. 
Grâce  à  la  liberté  relative  qui  en  résulta,  l'avenir  de  la  Ci3lonisation  fut 
dès  lors  assuré.  Persislant  dans  son  erreur,  la  métropole  continuait 
cependant  de  tenir  les  pays  d'outre-mer  en  tutelle.  En  171â,  les  colons 
du  Cap  s'étaient  donné  une  chambre  de  commerce.  Soupçonnée  de  vues 
indépendantes,  elle  fut  cassée  en  conseil.  Mais,  par  intervalles,  quelques 
réclamations  lég^ilimes  finissaient  par  être  admises.  C'est  ainsi  que  l'in- 
lerdiclion  de  fabriquer  des  étoffes  de  soie  dans  les  colonies  fut  levée. 
La  défense  d'y  raffiner  du  sucre  eut  un  autre  sort.  Sur  ce  point,  le  ^gou- 
vernement s'obstina  et  prétendit  remédier,  par  des  révisions  continuelles 
du  tarif,  au  malaise  dont  se  plaipaient  les  planteurs.  Il  est  constant 
que,  du  vivant  même  de  Louis  XiV,  les  intérêts  des  colonies,  telles 
qu'elles  venaient  d'être  constituées,  et  ceux  de  la  métropole,  étaient 
souvent  en  opposition  directe.  Dans  ce  cas,  et  quand  les  embarras 
étaient  devenus  insurmontables,  le  ministre  cédait,  mais  à  regret  et 
après  des  délais  ruineux.  Les  choses  en  étaient  venues  à  ce  point  en  1716 
qu'un  remaniement  [général  des  tarifs  fut  reconnu  indispensable.  Il 
améliora  la  condition  des  colonies  et  donna  une  grande  activité  à  la 
marine  marchande.  Du  même  coup,  le  commerce  de  Guinée  vit  tomber 
quelques-unes  des  entraves  qui  le  p;iralysaient,  des  entrepôts  furent 
créés,  plusieurs  droits  diminués;  les  particuliers  purent  faire  le  com- 
merce des  Indes  occidentales  sans  autorisation,  la  pêche  côtière  et  la 
grande  pêche  furent  encouragées  par  la  suppression  du  droit  d'entrée 
sur  les  huiles  de  baleine  et  autres.  «  C'est  proprement  l'époque  des  colo- 
nies, disait  Forbonnais  il  y  a  un  siècle,  en  constatant  ces  réformes.  Que 
cette  date  est  récente,  et  cependant  quel  progrès  !  Jamais  la  liberté  n'a 
trahi  les  espérances  du  gouvernement  dans  aucune  branche  de  com- 
merce. )) 

C'était  la  première  brèche  faite  au  régime  colonial  inauguré  en 
France  par  Richelieu,  revivifié  par  Colbert,  aggravé,  suivant  l'usage, 
par  leurs  successeurs.  La  persévérance  avec  Liquelle  il  a  été  suivi  pen- 
dant près  de  deux  siècles,  prouve  combien  l'illusion  était  générale. 
Sous  ce  régime,  d'ailleurs,  nos  possessions  d'outrc-mer  avaient  connu 


220  JOUiUNAL  DliS  ÉGUNOMISTBS. 

fltîs  jours  prospèivs,  et  le  coiniiicrce  maritime  s'était  dévelappé.  Un  *, 
liberté  plus  [»ran(le,  plus  de  latitude  donnée  aux  transactions,  auraienî, 
certes,  été  plus  avantaj^i^euses.  Les  intéressés  seuls  réclamaient,  et  ils 
n'étaient  pas  écoutés.  L'Assemblée  constituante,  qui  avait  fait  justice  du 
système  prohibitif  de  Colbert,  respecta  son  système  colonial.  Les  temps 
de  l'émancipation  commerciale  des  Deux  Mondes  n'étaient  pas  venus.  Il 
y  a  quelques  années  à  peine,  la  France  traitait  ses  colonies  à  peu  près 
comme  Louis  XIV;  c'est  quand  leur  détresse  est  devenue  manifeste 
pour  tous,  qu'une  loi  réparatrice,  mais  restreinte  à  la  Martinique,  à  la 
Guadeloupe,  à  la  Réunion,  celle  du  3  juillet  1861,  les  a  enfin  admises  au 
droit  commun. 

Soyons  juste  pourtant  :  le  système  colonial  ne  fut  ni  une  invention 
de  la  France,  ni  particulier  à  la  France.  Si  la  Grèce  avait  laissé  ses 
nombreux  essaims  peupler  librement  l'Archipel  et  les  côtes,  les  Romains 
de  la  grande  époque  avaient  suivi  une  marche  opposée  ;  et  quand  le 
cardinal  de  Richelieu  adopta  leur  système,  Espagnols  et  Porlu{]ais, 
Anglais  et  Hollandais  le  pratiquaient  à  l'envi.  Seulement  l'Espagne  et 
l'Angleterre  y  apportèrent  beaucoup  plus  tôt  les  tempéraments  néces- 
saires. Nous  citions  tout  à  l'heure  Forbonnais;  c'est  lui  encore  (|ui 
disait,  vers  1750,  en  parlant  de  la  France  :  «  Cette  nation,  taxée  d'in- 
constance, est  la  plus  opiniâtre  h  conserver  les  fausses  mesures  qu'elle 
a  une  fois  adoptées.  »  On  comprendra,  au  surplus,  que  l'annexion  et 
la  complète  assimilation  au  royaume  de  ces  magnifiques  colonies  qui  en 
décuplaient  l'étendue,  était  bien  f^iite  pour  éblouir  Louis  XIV  et  ses 
ministres.  «  Y  a-t-il,  disait  Vauban  dans  le  mémoire  dont  nous  avons 
parlé,  quelque  chose  dans  le  monde  de  plus  utile,  de  plus  glorieux  et  de 
plus  digne  d'un  grand  roi  que  de  donner  commencement  à  de  grandes 
monarchies,  de  les  enfanter,  pour  ainsi  dire,  et  les  mettre  en  état  de 
s'accroître  et  s'agrandir  en  fort  peu  de  temps,  de  leur  propre  cru,  jus- 
qu'au point  d'égaler,  voire  de  surpasser  un  jour  le  vieux  royaume?  Qui 
peut  entreprendre  quelque  chose  de  plus  grand,  de  plus  noble,  de  plus 
utile?  N'est-ce  pas  par  ce  moyen,  plus  que  par  tous  autres,  qu'on  peut, 
avec  toute  la  justice  possible,  s'agrandir  et  s'accroître  ?  » 

Cette  appréciation  du  rôle  politique  des  colonies  vers  la  fin  du  xvii^ 
siècle  explique  les  excès  et  les  .égarements  du  système  à  ses  débuts. 
Mais  l'erreur  n'est  pas  éternelle  et  l'expérience  finit  par  porter  ses 
fruits.  La  vapeur,  les  chemins  de  fer,  l'électricité,  le  développement  de 
la  richesse  et  de  la  consommation,  les  relations  établies  avec  les  popu- 
lations innombrables  de  l'extrême  Orient,  ont  produit,  dans  le  monde 
économique,  une  révolution  profonde.  Là  aussi,  l'ancien  régime  des 
privilèges,  des  exclusions  et  des  prohibitions  a  fait  son  temps.  Consultée 
sur  le  projet  de  loi  qui  devait  émanciper  les  colonies,  la  ville  de  Mar- 
seille a  formulé  la  règle  du  commerce  moderne  avec  une  concision  heu- 


LA  PAIX   AiniKK.  221 

r;Mis(^  :  u  Li'  inonde  onlirr,  n-t-elle  n'^pondn,  csl  h;  nieillcnr  champ 
d'éiliani^e  et  de  fret;  il  vaut  mieux  que  n'importe  quel  coin  déterre, 
quelque  productif  (ju'il  puisse  être.  » 

An\  résullals  (pfa  déjà  donnés  l'application  de  c(;tte  loi  éminemment 
sociale  et  civilisatrice,  on  peut  .jiij;er  de  cenx  (prelli;  aura  dans  raveiii'-, 
(piand  toutes  les  parties  du  };lobe  pourront  éclian[;er  leurs  productions 
naturelles  ou  manufacturées  avec  la  plus  complète  liberté. 

Pierre  Clément,  de  l'Institut. 


LA  PATX   ARMLE 


Si  vis  pacem,  para...  pacem. 

Guerre  ou  paix,  armement  ou  désarmement,  incertitude  ou  sécurité  ; 
ce  sont  là  sans  doute  des  mots  qui  en  disent  assez  par  eux-mêmes.  Il 
n'est  donc  pas  nécessaire  d'expliquer  pourquoi  je  leur  consacre  quelques 
lignes;  et  je  ne  crois  pas  davanta^^e  avoir  à  dire  en  quoi  ces  lig-nes  me 
paraissent  à  leur  place  dans  un  recueil  spécialement  économique.  Pro- 
duire et  détruire,  créer  de  la  richesse  et  en  anéantir,  ne  sont-ce  pas  les 
deux  œuvres  propres  de  la  guerre  et  de  la  paix,  les  deux  termes  extrêmes 
qui  caractérisent  les  tendances  opposées  de  la  lutte  contre  les  hommes 
et  de  la  lutte  contre  la  nature  :  et  la  science  économique  est-elle  autre 
chose  que  Tétude  des  moyens  d'atteindre  la  richesse  et  d'éviter  l'appau- 
vrissement, Fart  de  produire  davantage  et  de  moins  détruire?  Tout  ce 
qui  se  rapporte  à  ce  double  but  est  au  premier  chef  de  sa  compétence. 
Et  puisqu'il  est  vrai,  malheureusement,  que  notre  siècle,  tout  en  faisant 
aux  travaux  féconds  de  la  paix  une  part  rapidement  croissante,  persiste 
à  en  faire  une  bien  grande  encore  aux  œuvres  destructrices  de  la  guerre, 
n'est-ce  pas  non-seulement  le  droit,  mais  le  devoir  évident  des  écono- 
mistes, de  rechercher  les  causes  de  cette  regrettable  persistance,  de  les 
signaler,  et,  s'il  se  peut,  de  les  faire  comprendre?  Ajoutons  qu'ils  ne 
l'ont  jamais  oublié,  et  que  le  souci  de  la  paix  est  depuis  longtemps  l'un 
de  leurs  plus  constants  soucis. 

Lorsqu'on  pose,  en  termes  généraux  et  absolus,  la  question  entre 
la  paix  et  la  guerre,  le  débat,  Dieu  merci  !  n'est  plus  bien  long  désor- 
mais. Tout  le  monde ,  ou  peu  s'en  faut ,  professe  de  nos  jours  que 
la  paix  est  le  régime  normal  de  l'humanité,  la  guerre  un  état  de  crise 
violent  et  passager  :  ou ,  si  renivrement  persistant  des  victoires  j)as- 
sées ,  l'amer  et  tenace  ressentiment  des  anciennes  défaites,  dominent 
encore  par  moments  jusqu'aux  plus  sages,  ce  ne  sont  plus  du  moins 


222  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

que  des  eiUraîncmciiis  en  quelque  sorte  involontaires,  des  retours  du 
vieil  homme  qu'on  subit  plutôt  qu'on  ne  les  partage,  et  contre  lesquels 
on  se  sent  chaque  jour  mieux  défendu.  A  force  de  payer,  on  apprend  à 
compter;  et  les  conclusions  des  budg^ets,  d'accord  avec  les  réclamations 
de  la  pitié  et  les  deuils  de  l'affection,  ne  permettent  plus  à  personne 
d'i[]'norer  que  la  médaille  de  la  [gloire  militaire  a  un  revers.  Quelque 
éclatante  que  soit  parfois  la  ûice,  elle  n'a  plus,  d'ailleurs,  le  don  de 
charmer  seule  les  regards.  La  guerre  est  une  grande  école,  assurément, 
parce  qu'elle  est  une  grande  épreuve;  et  d'héroïques  vertus  se  sont  dé- 
veloppées souvent  au  milieu  des  terribles  rivalités  des  nations.  Mais  ce 
n'est  ni  par  de  vulgaires  spectacles,  ni  par  de  minces  déploiements 
d'intelligence,  que  la  paix  a  conquis  peu  à  peu  les  plus  génér'eux  esprits 
et  les  plus  nobles  cœurs.  La  vie  laborieuse  de  l'atelier  et  du  comptoir  a 
ses  difficultés,  elle  aussi,  non  moins  dures  et  non  moins  imprévues  par- 
fois que  les  brusques  péripéties  de  la  marche  ou  de  la  bataille.  Et  si, 
comme  le  rappellent  volontiers  les  partisans  de  la  rude  existence  des 
camps,  il  faut  bien  reconnaître  que  l'âme  et  le  corps  humain  ne  se 
passent  pas  aisément  de  secousses  et  d'émotions  violentes;  s'il  y  a,  dans 
le  fond  même  de  notre  nature,  je  ne  sais  quelle  inextinguible  et  secrète 
soif  d'imprévu,  d'abnégation  et  môme  de  souffrance  parfois...  la  paix, 
à  tous  ces  points  de  vue,  a  des  œuvres  qui  ne  le  cèdent  en  rien  aux 
œuvres  les  plus  saisissantes  de  la  guerre.  C'est  l'exploration  à  peine  en- 
tamée des  trois  quarts  du  globe;  c'est  le  défrichement  des  terres  incultes 
et  l'assainissement  dds  terres  empoisonnées;  c'est  le  comblement  des 
mers  et  le  percement  des  montagnes  et  des  isthmes  ;  c'est  la  lutte  contre 
les  animaux  malfaisants  et  dangereux,  sans  parler  de  la  lutte  plus  re- 
doutable contre  la  misère,  l'ignorance  et  le  vice;  et  il  y  a  \h  de  quoi 
suffire  longtemps  aux  plus    ardents  enthousiasmes  comme  aux  plus 
hautes  convoitises.  A  ne  regarder  môme  que  le  personnel  qu'elles  met- 
tent sur  pied,  le  temps  qu'elles  exigent  et  les  dépenses  qu'elles  entraî- 
nent, les  entreprises  de  la  paix  peuvent  soutenir  la  comparaison  avec  les 
plus  grandioses  entreprises  de  la  guerre  :  est-il  surprenant  qu'elles 
passionnent  à  leur  tour;  et  ne   semblerait-t-il  pas  qu'elles  dussent 
seules  passionner  désormais? 

Mais  le  diable  est  fin;  et,  quand  on  l'a  chassé  par  la  porte,  il  revient 
par  la  fenêtre.  Il  avait,  pendant  de  longs  siècles,  réussi  à  persuader  aux 
hommes  que  le  plus  bel  emploi  de  la  vie  consiste  à  se  l'ôter  mutuelle- 
ment, et  que  le  plus  sûr  moyen  d'accroître  la  richesse  est  de  la  détruire. 
Le  règne  de  ce  merveilleux  paradoxe  est  passé;  l'humanité,  à  force 
d'entasser  ruines  sur  ruines  et  cadavres  sur  cadavres,  a  senti  se  soulever 
enfin  sa  raison  et  ses  entrailles;  et  la  guerre  pour  la  guerre  n'a  plus  dé- 
cidérnent  aucune  chance  d'enflammer  les  esprits. 

Que  fait  le  diable?  Il  retourne  sa  devise.  Il  se  fait  ermite,  c'est-à-dire 


LA  PAIX  ARMÉE.  223 

membre  du  coiij;rès  do  la  paix;  et  il  nous  prêche  la  guerre  pour  la  paix. 
«La  paix!  Et  qui  donc  l'aime  plus  (jue  lui?  Qui  rappelle  avec  des  vœux 
plus  ardents?  Qui  sait,  mieux  (piidles  bénédictions  sont  promises  aux 
nations  assez  sa[jes  pour  Tobtcnir  et  pour  la  conserver?  Mais  qui  veut 
la  fin  veut  les  moyens.  Les  (grands  biens  ne  se  marchandent  pas;  et, 
quand  on  ne  peut  les  avoir  {Tjratis,  il  (aiit  bien  se  rési[]^ner  à  les  acheter. 
La  paix,  malheureusement,  est  encore  de  ceux  qui  se  payent.  On  a  des 
ennemis  :  est-ce  qu'on  est  libre  de  ne  pas  en  avoir?  Il  y  a  des  oppres- 
seurs dans  le  monde  :  est-ce  que  toute  oppression  n'est  pas  une  menace 
et  un  dan(jer  ?  De  {grandes  spoliations  s'accomplissent  ou  se  perpétuent  : 
est-ce  que  la  tranquillité  est  possible  en  dehors  de  la  justice?  Commen- 
çons, si  nous  voulons  la  paix,  par  rétablir  la  justice  et  par  assurer  son 
rè[yne  contre  de  nouvelles  atteintes.  Montrons  notre  force,  afin  qu'on 
n'ait  pas  la  tentation  d'abuser  de  notre  faiblesse;  «  mieux  vaut  faire 
envie  que  pitié,  »  dit  un  vieux  proverbe  bour^i^eois  que  personne  ne  con- 
teste; et  ce  n'est  pas  sans  raison  apparemment  que  les  hommes  d'État 
ont  traduit  ce  précepte  en  latin  à  l'usa^ye  des  peuples  :  «  Si  vis  pacem, 
para  hélium  :  si  tu  veux  qu'on  te  respecte,  fais-toi  craindre.  »  Ce  n'est 
pas  assez  :  mettons  enfin  résolument  la  force  au  service  du  droit;  allons 
à  la  source  du  mal,  et  faisons  disparaître  une  fois  pour  toutes  tous  ces 
périls  publics  dont  nous  sommes  entourés.  Liquidons  le  compte  du  passé; 
c'est  la  première  préparation  de  l'avenir.  La  violence,  hélas!  ne  céda 
qu'à  la  violence;  ce  n'est  donc  pas  sans  violence  que  ce  grand  redres- 
sement peut  être  accompli.  Mais  une  telle  violence  n'est-elle  pas  per- 
mise, commandée  même;  et  n'est-ce  pas  là  cette  violence  salutaire  et 
sainte  qu'avoue  la  miséricorde  elle-même,  violenti  rapiunt  illud?  Une 
bonne  []^uerre,  une  [guerre  décisive,  la  croisade  sacrée  de  la  liberté  et  de 
Ja  justice  contre  l'iniquité  et  l'oppression,  voilà  le  seul  moyen  de  clore 
bientôt  sans  retour  l'ère  des  déchirements  et  des  haines,  la  douloureuse 
mais  inévitable  initiation  de  la  véritable  paix.  » 

Ainsi  parle  le  diable;  et  je  sais  d'honnêtes  gens  qui  trouvent  qu'il 
parle  comme  un  ange.  J'en  sais  tant,  et  de  si  distingués  par  l'esprit  en 
même  temps  que  par  le  cœur,  que  ce  n'est  pas  sans  un  véritable  effort 
que  je  me  détermine  à  les  scandaliser,  ainsi  que  très-probablement  je 
vais  le  iiiire.  Il  faut  bien  que  je  le  dise,  pourtant;  car  la  vérité  passe 
avant  l'amitié  :  cette  paix  de  demain^  dont  on  nous  montre  ainsi  toujours 
la  riante  perspective  au  bout  de  la  guerre  d'aujourd'hui,  me  fait  songer 
malgré  moi  à  ce  barbier  plus  spirituel  qu'honnête  qui  avait  écrit  sur  sa 
boutique  :  «  Demain  on  rasera  gratis.  »  On  n'est  jamais  à  demain,  on 
est  toujours  à  aujourd'hui;  et,  quand  on  parle  de  se  corriger  p/?(5  tard, 
on  risque  fort  de  mourir  dans  l'impénitence  finale.  Les  sociétés,  en  cela, 
ne  dînèrent  pas  des  membres  qui  les  composent,  et  pour  elles  aussi 
l'enfer  est  pavé  de  bonnes  inienlions. 


•iJî  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Dieu  m?,  préserve,  en  vf-rité,  frémeUrc'  sur  la  sincérité  de  ces  bannes 
intentions  le  moindre  doule!  Mais  il  nie  permettra  bien  de  trouver, 
au  moins,  que  c'est  un  assez  singulier  moyen  de  nous  exciter  à  la 
modération  et  à  la  mansuétude  que  de  faire,  comme  nous  le  faisons 
tous  à  l'envi,  aux  dépenses  et  aux  habitudes  militaires  la  première 
place  dans  nos  préoccupations  et  dans  nos  bud[»els.  A  se  sentir  ou  à 
se  croire  ainsi  toujours  sous  la  main  '.<  la  raison  du  plus  fort,  »  j'ai 
grand  peur  qu'on  ne  se  laisse  trop  aisément  aller  à  croire  que  cette 
raison-là  «est  toujours  la  meilleure,»  et  qu'elle  dispense  des  autres. 
Et  lorsque  chaque  jour  ces  nuages  redoutables,  qu'on  appelle  des  ar- 
mées, se  trouvent  poussés  les  uns  vers  les  autres  par  les  mille  couranîs 
de  l'ambition  des  princes  ou  de  la  passion  des  peuples,  il  me  paraît 
difficile  que,  de  temps  à  autre,  la  foudre  ne  sorte  de  leur  choc  pour 
embraser  la  terre.  Si  quelque  chose  m'étonne,  en  vérité,  c'est  que  les 
explosions  ne  soient  pas  plus  fréquentes. 

Il  faut  se  faire  respecter,  dit-on  :  autant  en  disaient  nos  ancêtres, 
pour  justifier  leur  usage  de  marcher  armés  jusque  dans  les  salons.  On 
sait  si  leur  arme,  toujours  h  portée  de  leur  main,  n'était  qu'une  inof- 
fensive défense;  et  si  la  vie  humaine,  à  toute  heure  jouée  dans  des  ren- 
contres aussi  futiles  qu'odieuses,  se  trouvait  bien  d'être  ainsi  protégée. 
Ces  criminelles  sottises  ont  disparu  graduellement  avec  le  port  habituel 
de  l'épée  (sauf  à  reparaître  quelque  peu,  par  moments,  aux  jours  où  l'épée 
reprend  trop  faveur);  et  en  déposant  son  porte-respect,  on  a  cessé  de 
manquer  à  tout  propos  de  respect  aux  autres  et  de  s'en  faire  manquer. 
Il  en  est  ou  il  en  sera  de  même  des  peuples;  et  le  jour  où  ils  se  senti- 
ront soulagés  de  ces  lourdes  armures,  sous  le  poids  desquelles  ils  se 
croient  obligés  de  se  redresser  à  l'envi  pour  faire  croire  qu'ils  s'y  trou- 
vent k  Taise,  ils  songeront  beaucoup  moins  à  se  regarder  de  travers,' 
et  cesseront  de  se  défier  en  même  temps  que  de  se  craindre.  Si  vis 
pacem,  para  pacem. 

Que  les  faibles  hésitent  cependant,  on  le  comprend  encore,  quoiqu'on 
puisse  se  demander  à  quoi  bon  une  petite  armée  en  présence  de  tant  de 
grandes.  Mais  les  forts!  quelle  considération  les  arrête,  et  qui  peut  les 
porter  à  sacrifier  chaque  année,  en  précautions  imprudentes  et  dangereu- 
ses, plus  que  n'exigea  jamais  peut-être  la  défense  de  leur  territoire  me- 
nacé? Craignent-ils  pour  leur  indépendance?  Redoutent-ils  d'exciter, 
par  la  différence  trop  apparente  des  ressources  militaires,  l'humeur 
agressive  de  voisins  moins  sages?  C'est  vraiment  trop  de  modestie  de 
leur  part,  et  c'est  aussi  trop  d'oubli  de  l'histoire  et  de  l'expérience. 
Contre  l'envahissement  du  sol  natal,  si  pareille  extrémité  devait  se  re- 
présenter jamais,  ce  n'est  pas  l'armée,  c'est  la  nation  qui  se  soulève  et 
doit  se  soulever,  d'autant  plus  attachée  à  ce  sol,  et  d'autant  plus  en  état 
de  le  défendre,  qu'elle  y  vit  plus  heureuse  et  y  développe  plus  rapide- 


LA  PAIX  ARMÉlî.  VIS 

ment  ses  ressources.  L;i  richesse,  après  le  patriotisme,  est  le  nerf  de  la 
guerre  ;  et  ce  n'est  plus  avec  du  fer  et  du  plomb,  c'est  avec  de  l'arfyent 
et  de  Tor  quiî  se  cliar|;ent  les  fusils  et  les  canons.  Faire  fleurir  dans  la 
paix  rajyriciilture  et  l'industrie,  c'est  donc  assurer  à  son  pays  la  plus 
décisive  coniuie  la  plus  bienlaisante  (I(;s  prépondérances;  et  à  ce  point 
de  vue  encore,  le  vieux  brocart  du  chauvinisme  n'est  qu'un  inepte  so- 
phisme. Je  comprendrais  plutôt  qu'on  le  retournAt.  Et,  si  la  suprématie 
et  la  domination  par  les  armes  étaient  de  ces  choses  que  la  conscience  et 
la  raison  permettent  à  un  peuple  de  se  proposer  ouvertement  pour  but 
de  ses  efforts,  le  peuple  animé  de  cette  ambition  malsaine  ne  pourrait 
mieux  faire,  assurément,  que  d'en  préparer  le  succès  par  l'accumulation 
patiente  de  ses  ressources  dans  les  travaux  féconds  de  la  paix.  Le  plus 
sûr  moyen  de  se  trouver  fort  au  jour  de  la  lutte,  c'est  de  ne  pas  épuiser 
ses  forces  avant  la  lutte.  Toujours  la  paix,  donc,  même  en  vue  de  la 
guerre  :  Si  vis  hélium,  parapacem. 

Soit,  dira-t-on  peut-être  :  mais  les  grandes  injustices  !  Mais  ces  vols 
de  provinces  et  ces  partages  de  nations  dont  l'Europe  a  vu,  dont  elle 
voit  encore  trop  d'exemples!  Faut-il  donc  contempler  d'un  œil  tran- 
quille ces  honteux  exploits  du  brigandage  public?  Et  n'est-il  pas  de 
l'intérêt  de  tous,  aussi  bien  que  du  devoir  de  tous,  de  mettre  enfin  un 
terme  à  ces  éclatantes  infamies  ? 

Oui,  il  faut  que  ces  désordres  disparaissent,  et  disparaissent  pour 
toujours.  Il  faut  que  l'oppression  soit  refoulée  et  que  la  justice  prévale. 
Il  faut  qu'elle  prévale  dans  les  relations  internationales  comme  dans 
les  relations  privées,  et  que  les  peuples  aujourd'hui  courbés  sous  le 
joug  ou  dépecés  par  le  glaive  soient  rendus  à  leur  naturelle  indépen- 
dance et  à  leur  primitive  unité.  Il  faut  que  ceux ,  plus  malheureux 
encore,  dont  l'honneur  et  les  forces  s'épuisent  à  ravager  des  territoires 
et  à  asservir  des  hommes,  rejettent  loin  d'eux  cet  héritage  écrasant 
d'iniquité  et  grandissent  enfin  par  le  bon  emploi  de  tant  de  ressources 
si  déplorablement  perdues  à  s'affaiblir  et  à  se  rapetisser  aux  dépens 
d'aulrui.  Il  faut  que  les  nations,  que  toutes  les  nations,  soient  pro- 
spères, pour  l'avantage  des  autres  non  moins  que  pour  le  leur;  c'est-à- 
dire  qu'il  faut  qu'elles  gardent  leur  liberté  et  qu'elles  reconnaissent  la 
liberté  des  autres.  Il  faut  tout  cela,  parce  que  c'est  le  droit  d'abord,  et 
il  le  faut,  encore,  parce  que  le  globe  est  le  patrimoine  commun,  et  que 
la  servitude  stérilise  tout  ce  qu'elle  touche. 

Et  c'est  pour  cela,  précisément,  qu'au  lieu  de  faire,  comme  on  s'y 
obs'iinc  malgré  tant  de  mécomptes,  appel  à  de  paissants  armements  et  à 
de  gigantesques  bouleversements,  il  faut  faire  appel  tout  simplement  à  la 
patience,  à  la  tranquillité  et  au  désarmement;  car  ce  sont  les  seules  voies 
assurées  en  même  temps  que  les  seules  légitimes,  et  c'est  par  elles,  par 
9*  si^.BTR,  T.  xi.Vî.  —  lo  mai  1865.  15 


22G  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

elles  uniquement,  quoiqu'il  en  semble,  que  la  justice  et  la  liberté  pré- 
vaudront. 

Eh  !  vraiment,  s'il  suffisait  de  (grandes  armées  et  de  grandes  guerres 
pour  en  finir  avec  l'oppression  et  émanciper  tous  les  asservis,  qu'au- 
rait-il donc  manqué  à  notre  siècle  P  Quel  autre  a  vu  verser  plus  de  sang, 
déployer  plus  de  courage  et  d'enthousiasme,  et  secouer  plus  profondé- 
ment jusqu'aux  derniers  fondements  des  empires  ?  On  ne  voit  pas  que 
ces  terribles  orages  aient  achevé  de  purifier  Tair;  et  avec  tant  de 
millions  d'hommes  prêts  à  se  mouvoir  au  premier  appel  pour  écraser 
l'injustice  désignée  à  leurs  coups,  les  vieilles  iniquités  sont  restées 
triomphantes,  et  de  nouvelles  spoliations  ont  pu  s'accomplir  hier  encore. 

G^est  que  ces  formidables  déploiements  de  force  ne  sont  pas  un  ob- 
stacle, mais  bien  une  provocation  et  un  encouragement  aux  injustices 
et  aux  violences ,  et  qu'ici  encore  on  a  confondu  le  mal  avec  le  remède. 
C'est  parce  que  de  grands  peuples  avaient  de  grandes  armées  à  occuper 
et  à  employer,  que  la  pensée  a  pu  leur  venir  de  dépouiller  et  de  sou- 
mettre de  moindres  nations  ;  et  c'est  parce  qu'ils  voyaient  dans  les  ter- 
ritoires envahis  une  garnison  pour  une  portion  de  leurs  troupes  et  une 
occasion  commode  de  les  tenir  en  haleine,  qu'ils  ont  pu  et  qu'ils  ont 
voulu  garder  à  tout  prix  ces  coûteuses  dépendances.  C'était,  comme  on 
l'a  dit  spirituellement,  «  une  pierre  à  aiguiser  leurs  armes;  »  et,  quand 
on  tient  avant  tout  à  avoir  des  armes  toujours  aiguisées  de  frais,  on  ne 
regarde  pas  au  prix  de  la  pierre.  Changez  ce  seul  point,  et  du  même 
coup  vous  changez  toute  l'histoire.  Donnez  à  ces  peuples  une  force  pu- 
blique honnête  et  modérée,  telle  que  la  comporte  et  l'exige  le  légitime 
souci  de  la  sécurité  habituelle  et  de  l'ordre  intérieur,  rien  de*  moins, 
mais  rien  de  plus  :  —  laissez  à  leurs  métiers  et  à  leurs  champs  ces  sol- 
dats que  le  sort  des  armes  entraîne  au  loin,  dépaysés  d'esprit  aussi  bien 
que  de  corjis  ;  —  rendez  aux  occupations  diverses  des  carrières  civiles 
l'intelligence  et  l'énergie  de  ces  officiers  réduits  à  dédaigner  ce  qui  leur 
est  interdit;  —  attachez  au  foyer,  en  un  mot,  par  leurs  intérêts  comme 
par  leurs  goûts,  ces  hommes  dont  le  cœur  est  doux  et  tendre,  mais 
dont  la  carrière  est  impitoyable;  et  enracinez-les  dans  les  longues  pré- 
voyances du  travail  et  de  la  famille;  —  et  dites  si  jamais,  en  présence 
de  tels  éléments  et  dans  de  telles  conditions,  la  passion  des  agrandisse- 
ments territoriaux  aurait  pu  germer  dans  la  tête  des  souverains,  si 
jamais  du  moins  elle  aurait  pu  se  donner  carrière. 

On  ne  change  pas  le  passé,  je  le  sais;  et  les  plus  beaux  regrets  du 
monde  n'ont  jamais  eu  d'effet  rétroactif.  Mais  on  change  le  présent,  et 
surtout  on  change  l'avenir  en  profitant  de  l'expérience  du  passé. 
Prenez  donc,  si  vous  le  voulez,  les  choses  telles  qu'elles  sont,  avec 
toutes  les  difficultés,  toutes  les  illusions  et  toutes  les  rancunes  nées 
d'une  longue  succession  de  luttes  et  de  haines;  et  supposez  qu'au  milieu 


LA  PAIX  ARMÉE.  227 

de  toutes  ces  complicniions,  une  des  puissances  les  plus  accoutumées  à 
franchir  ses  frontières  s'arrête  tout  à  coup  devant  l'abÎMie  béant  de  la 
banqueroute  ;  (prelle  se  replie  sur  elle-même  pour  concentrer  ses  forces 
épuisées  par  la  dispersion;  et  que,  renonçant,  comme  le  proclamait  en 
lSr)(J  l'empereur  Alexandre,  à  toute  pensée  nouvelle  d'afyrandissement 
extérieur  et  «d'extension  {yéo[}raphi(pje,  »  elle  ne  veuille  chercher  désor- 
mais sa  {grandeur  que  dans  l'exploitation  féconde  de  ses  ressources 
intérieures  sous  un  rép,ime  de  liberté  ré<;ulière  et  croissante...  Je  le 
demande;  est-ce  qu'il  faudrait  p,rand  temps  à  cette  puissance  pour 
s'apercevoir  de  ce  que  coûte  à  ses  finances  (sans  parler  de  sa  conscience) 
la  douloureuse  et  illusoire  exploitation  de  ses  victimes?  La  nécessité, 
plus  puissante  que  toutes  les  prédications,  ne  lui  enseig^nerait-elle  pas 
bien  vite  à  liquider  à  tout  prix  les  charfyes  de  son  amer  passé  ?  Et  ne  la 
verrait-on  pas,  par  calcul  sinon  par  humanité  ou  par  remords,  effacer 
de  son  mieux  les  tracestrop  visibles  de  ses  violences,  alléger  des  chaînes 
qui  ne  sont  guère  moins  lourdes  aux  mains  qui  les  imposent  qu'aux 
mains  qui  les  reçoivent,  et  offrir  enfin  à  ses  infortunés  sujets  ou  l'indé- 
pendance et  l'autonomie  de  leurs  futures  destinées,  ou  le  partage  sincère 
des  bienfaits  d'une  loi  égale  et  juste  ? 

Eh  bien  !  il  y  a  un  moyen  de  provoquer  ce  grand  et  désirable  chan- 
gement. Il  y  a  un  moyen,  un  moyen  unique,  mais  un  moyen  assuré,  un 
moyen  infaillible,  de  contraindre  les  grands  dominateurs  à  réduire  leurs 
armées  et  à  diminuer  leurs  dépenses  :  c'est  de  leur  en  donner  l'exemple. 
L'émulation  des  armements  a  fait  le  tour  de  l'Europe;  et  elle  a  entraîné 
successivement  aux  plus  grandes  folies  jusqu'aux  peuples  les  plus  sages. 
L'émulation  du  désarmement  ne  serait  pas  moins  contagieuse,  et  les 
plus  fous  n'y  résisteraient  pas  longtemps.  Le  jour  où  une  grande  na- 
tion, une  de  ces  nations  qui  dans  leur  repos  sont  assez  imposantes  pour 
qu'il  ne  puisse  venir  à  aucune  autre  la  sotte  pensée  de  porter  atteinte  à 
leur  indépendance  ou  à  leur  dignité,  une  de  ces  nations  qui,  en  d'autres 
temps,  ont  soutenu  sans  faiblir  les  efforts  de  l'Europe  réunie,  et  qui  les 
soutiendraient  encore,  la  France  ou  l'Angleterre,  par  exemple;  —  le 
jour  où  une  de  ces  nations,  répudiant  ouvertement  et  sans  retour  les 
vains  entraînements  de  la  vanité  ou  les  affectations  non  moins  vaines 
de  la  panique,  dira  résolument  au  monde  étonné  : 

«  Je  ne  redoute  personne,  mais  je  neveux  être  redoutée  de  personne; 
et,  en  conséquence,  je  ne  vois  pas  la  nécessité  de  livrer  plus  longtemps 
en  pâture  au  démon  de  la  guerre  le  plus  pur  de  mon  sang  et  de  mon 
or.  Je  réduis  mes  armées,  je  réduis  mes  dépenses,  je  réduis  mes  impôts. 
Je  rends  au  commerce,  à  l'agriculture  et  à  l'industrie,  et  je  leur  rendrai 
de  plus  en  plus,  avec  les  milliards  que  leur  enlèvent  les  insatiables  exi- 
gences de  la  paix  armée,  les  milliers  et  les  millions  de  bras  qui  con- 
somment ces  milliards,  et  qui  désormais  vont  les  multiplier.  Je  rem- 


228  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

place  par  l'activité  féconde  et  par  la  sécurité  bienfaisante  de  la  paix 
les  épuisantes  perspectives  et  les  préoccupations  douloureuses  de  la 
{guerre.  Me  blâme  qui  voudra,  m'imite  qui  pourra!  Je  fais  mes  affaires 
comme  je  l'entends  et  laisse  aux  autres  le  soin  des  leurs.  »  Le  jour, 
dis-je,où  une  grande  nation,  sûre  d'elle-même  et  confiante  dans  sa  force 
comme  dans  le  prestij^^e  et  l'ascendant  de  la  justice,  viendra  à  tenir  à  la 
face  du  monde  ce  noble  et  hardi  lan^jage  et  à  y  conformer  sa  conduite; 
ce  jour-là  la  face  du  monde  sera  changée.  En  dix  ans,  en  cinq  ans  peut- 
être  et  moins  encore,  la  richesse  et  la  puissance  de  cette  nation  auront 
fait  de  tels  prog^rès  qu'il  faudra,  ou  suivre  son  exemple  pour  ,fyrandir 
comme  elle,  ou  se  résigner  à  tomber  publiquement  au  rang  des  pauvres 
et  des  infirmes;  et  l'entraînement  du  désarmement  sera  aussi  vif,  aussi 
pressant,  aussi  irrésistible,  que  l'a  été  et  que  l'est,  pour  les  plus  récal- 
citrants et  les  plus  arriérés,  la  nécessité  de  couvrir  leur  sol  de  chemins 
de  fer  et  d'ouvrir  leurs  frontières  et  leurs  ports  aux  produits  étrangers. 
Or,  pour  se  rendre  .ainsi  la  disposition  de  ses  mouvements,  il  faudra  com- 
mencer par  apaiser  autour  de  soi  les  colères  et  éteindre  les  rancunes;  et 
la  liberté  des  opprimés  sera  le  prix  auquel  les  oppresseurs  achèteront  la 
leur.  Tout  rentrera  ainsi  dans  Tordre  en  rentrant  dans  la  justice,  gra- 
duellement il  est  vrai,  lentement  si  l'on  veut,  mais  sûrement  au  moins; 
et  une  fois  de  plus  se  réalisera  le  conseil  de  l'immortel  bonhomme  : 

«  Patience  et  longueur  de  temps  font  plus  que  force  ni  que  rage. 

«  Une  maille,  »  une  seule,  aura  suffi  à  «  emporter  tout  l'ouvrage.  » 

Que  cela  paraisse  trop  simple  aux  impatients,  c'est  dans  l'ordre;  et 
je  m'attends  bien  à  ce  qu'ils  trouvent  ridicule  cette  façon  de  dénouer  les 
nœuds  qui  laisserait  sans  emploi  leurs  grands  sabres.  Mais  couper  et 
dénouer  sont  deux,  quoi  qu'on  en  paraisse  penser  trop  souvent  ;  et  le 
sabre  crée  plus  de  difficultés  qu'il  n'en  tranche.  Les  vrais  progrès  sont 
ceux  qui  durent,  non  ceux  qui  éblouissent;  et,  comme  le  dit  énergique- 
raent  le  langage  populaire  :  «  Courir  et  tomber  n'est  pas  une  avance.  » 

Espérons  donc  que  les  hommes  de  justice  et  de  paix  cesseront  enfin 
de  prêter  l'oreille  aux  suggestions  perfides  des  esprits  de  rapine  et  de 
f^uerre,  et  qu'ils  renonceront  à  la  pensée  chimérique  et  funeste  d'accor- 
der les  contraires  et  d'étouffer  l'incendie  par  le  feu.  Ce  n'est  pas  le 
bon  emploi  de  la  violence,  c'est  la  déconsidération  et  l'abandon  de  la 
violence,  qui  doit  être  désormais  leur  devise  et  leur  cri  de  ralliement. 
Ce  n'est  pas  la  guerre  qui  doit  imposer  la  justice  comme  une  tyrannie; 
c'est  la  paix  qui  doit  la  faire  accepter  et  bénir  comme  une  délivrance. 
La  force  brutale  peut  détruire;  mais  elle  ne  fonde  pas,  et  c'est  la  force 
morale  seule,  en  fin  de  compte,  qui  domine  le  monde.  Que  la  force  mo- 
rale rougisse  seulement  d'être  complice  de  la  force  brutale;  qu'elle 
répudie  l'injustice  et  la  haine;  qu'elle  veuille  la  paix  et  la  justice; 
qu'elle  iP.s  \m\\\c  mn  rplricbf»  Pt  ftan<i  treVf^i  et  la  paiv  oi  h  jus- 


LA  PAIX  AKMi.K.  229 

lice  se  fcronl.  Saclions  où  nous  voulons  aller;  cl  u\\\  lois  (raccord 
sur  le  but,  allons-y  rranclieinent,  persévéraunnenlf  résolument,  sans 
inipalience,  mais  sans  délours  et  sans  vains  suljterfujjes.  Gardons-nous 
surtout  de  la  lantasmajyorie  des  phrases  à  elïel,  et  de  ce  (jue  Montai^^ne 
appelait  si  bien  la  «  i)iperic  des  mots.  »  11  semble  en  vérité  qu'en  ce 
moment  nous  y  soyons  plus  exposés  que  jamais,  et  que  le  paradoxe, 
toujours  si  cher  aux  oreilles  françaises,  leur  soit  devenu  plus  cher  en- 
core. Bientôt  il  suffira  de  ce  que  les  lo!',iciens  appellent  la  contradiction 
dans  les  termes  |)our  assurer  le  succès  d'une  proposition.  Il  y  a  quel- 
ques  années,  nous    entendions   proclamer,  par  la  bouche  d'un  des 
hommes  auxquels  tout  le  monde  s'accorde  à  reconnaître  le  plus  d'es- 
prit (1),  cette  formule  pour  le  moins  orif^inale  :  la  liberté  pour  but,  la  pro- 
tection comme  moyen;  et  la  formule  était  reçue  avec  un  véritable  en- 
jïouement.  Hier,  et  dans  un  livre  (2)  qui  en  quelques  semaines  a  fait  le 
lourde  l'Europe,  qui  demain  peut-être  sera  porté  sous  forme  de  projet 
de  loi  devant  le  Corps  législatif  de  France,  un  publicisîe  célèbre,  grand 
partisan  de  l'instruction  et  chaud  défenseur  de  l'initiative  individuelle, 
nous  proposait  à  son  tour  une  recette  qui  peut  se  résumer  ainsi  :  «  L'é- 
mancipation jwur  but,  la  tutelle  comme  moyen.  »  Et  la  recette,  grâce  aux 
pages  touchantes  dans  lesquelles  elle  est  enveloppée  et  à  la  chaleur 
communicative  de  l'écrivain,  devenait  aussitôt  le  mot  d'ordre  de  notre 
libéralisme  avide  de  règlements.  Voici  maintement  un  troisième  axiome 
qui  se  dessine;  et  demain,  sous  peine  d'être  tenu  pour  un  barbare  et 
pour  un  ami  de  toutes  les  oppressions,  il  faudra  battre  des  mains  à  ce 
nouveau  cri  de  ralliement  des  chevaliers  errants  qui  se  chargent  de 
Tentreprise  générale  dn  redressement  des  torts  et  de  la  liquidation  des 
injustices  :  «  La  paix  pour  but,  la  guerre  comme  moyen.  »  C'en  est  trop; 
on  pensera  de  moi  ce  qu'on  voudra;  mais  je  tiens  à  déclarer  que  je  ne 
souscrirai  jamais  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  de  ces  merveilleux  aphorismes. 
Et,  dussé-je  être  convaincu  de  ne  rien  entendre  à  la  tactique  du  succès, 
et  de  n'avoir' pas  même  la  première  notion  de  la  sublime  théorie  de  la 
conciliation  des  contraires,  je  resterai  fidèle  à  cette  routine  délaissée 
qui,  pour  marcher  à  l'Orient,  tourne  tout  simplement  le  dos  à  l'Occi- 
dent; et  je  persisterai  à  crier  tant  que  je  le  pourrai,  en  regrettant  seu- 
lement de  ne  pas  pouvoir  crier  plus  fort  : 

La  liberté  pour  but,  la  liberté  comme  moyen  ; 

L^ émancipation  pout  but,  l'émancipation  comme  moyen; 

La  paix  pour  but,  la  paix  comme  moyen.  Frédéric  Passy. 


(1)  Lorsque  ces  lignes  ont  été  écrites,  rien  ne  faisait  prévoir  qu'elles 
ne  dussent  bientôt  plus  rappeler  que  le  souvenir  d'un  mort. 

(2)  L École,  de  M.  Jules  Simon.  Je  renvoie,  pour  le  développement  de 
mon  opinion  à  ce  sujet,  à  ma  discussion  avec  M.  G.  de  Molinari.  Voir  De 
l'Enseignement  obligatoire,  chez  Guillaumin  et  C^. 


230  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


QUEL    SERA 

LE  SORT  DU  SYSTÈME  PROTECTEUR 

AUX  ÉTATS-UNIS 


Je  pose  une  question  sur  la  solution  de  laquelle  il  n'y  a  pas  d'incer- 
titude: le  système  protecteur,  qui  s'écroule  en  Europe,  disparaîtra  tôt  ou 
tard  des  institutions  américaines  ;  il  ne  peut  résister  nulle  part  à  la  dif- 
fusion des  lumières. 

Mais  quand  succombera-t-il  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique?  Ici  com- 
mence l'indécision,  je  l'avoue  avec  tristesse;  car  la  g^rande  nation  de 
l'Amérique  du  Nord  ne  sera  délivrée  des  dissensions  intestines  que  lors- 
qu'elle aura  extirpé  de  son  sein  deux  fléaux  très-inégaux  sans  doute, 
mais  deux  fléaux  de  même  nature  :  Vesclavage  et  la  protection. 

Quant  à  l'esclavage,  sa  fin  doit  résulter  de  cette  lutte  de  géants  à  la- 
quelle se  livrent  l'un  contre  l'autre  le  Nord  et  le  Sud  des  États-Unis.  Le 
Nord  est  le  plus  fort,  le  Sud,  après  une  résistance  désespérée  se  sou- 
mettra à  la  force.  Mais  qu'est-ce  que  la  soumission  à  la  force?  Est-elle 
une  garantie  de  paix  et  l'équivalent  d'un  lien  social  volontairement  ac- 
cepté? Fera-t-elle  rentrer  le  calme  dans  les  cœurs  en  même  temps  que 
les  États  du  Sud  dans  le  groupe  dont-ils  se  sont  séparés?  Non,  — la  vic- 
toire du  Nord  par  les  armes  ne  sera  pour  lui  qu'un  triomphe  éphémère 
s'il  ne  réussit  pas  à  calmer  le  Sud,  en  le  traitant,  non  en  ennemi  vaincu, 
mais  en  frère,  et  en  lui  donnant  satisfaction  sur  tous  ses  griefs  lé- 
gitimes. 

Par  politique  aussi  bien  que  par  esprit  de  justice,  le  Nord  devrait  dire 
au  Sud  : 

«L'esclavage,  que  j'ai  eu  le  tort  de  tolérer  chez  toi,  et  dont,  par  là, 
je  me  suis  rendu  complice,  est  une  institution  qui  n^.  doit  plus  désho- 
norer notre  pays.  Qu'il  soit  aboli!  je  l'exige  au  nom  du  droit,  au  nom 
de  la  civilisation,  et  aussi  à  raison  des  désastres  qu'il  vient  de  nous 
infliger.  Mais  si  je  veux  une  abolition,  qui  met  à  ta  charge  un  immense 
sacrifice,  —  tu  as  des  millions  d'esclaves  et  je  n'en  ai  pas,  —  et  va 
tarir  la  source  oi^i  tu  puises  la  richesse,  je  consens  à  supporter  une 
bonne  part  du  sacrifice  et  promets  de  t' aider  de  tous  mes  efforts  à  faire 
jaillir  sur  ton  sol  une  autre  source  de  richesses  plus  abondante  et  plus 
pure.  Ce  que  je  promets  en  outre,  c'est  d'agir  toujours. avec  toi  dans  un 
esprit  d'équité  et  de  ne  jamais  empiéter  sur  tes  droits.  Puisque  désor- 


Lli  SORT  DU  SYSTiiMli:  PUOTECTEUR  AUX  r:TATS-UNIS.        231 

mais  je  n'ai  plus  do.  concessions  à  Le  faire  (jiiauL  à  rcsclavaiîc,  je  n'en 
cxi|',erai  de  toi  ancnne  quant  à  la  protection.  Je  suis  prêt  à  voter, 
sinon  la  liberté  iunnédiate,  au  moins  ralTrancliissenient  {graduel  du 
commerce.  » 

Pour  comprendre  (ju'un  tel  langai^e  s'impose  au  Nord  comme  moyen 
nécessaire  de  pacification,  il  faut  se  rappeler  qu'au  Sud  la  {grande  ma- 
jorité aspire  à  la  liberté  des  échan^ycs,  tandis  qu'au  Nord,  oii  les  manu- 
facturiers sont  nombreux  et  influents,  cette  liberté-là  est  vue  de  mau- 
vais œil.  Dans  le  Sud,  la  théorie  libre-échangiste  est  très-répandue,  et 
Ton  y  sait  à  merveille  qu'obli^yer  un  citoyen  à  acheter  à  l'intérieur,  par 
un  jour  de  travail,  ce  qu'il  pourrait  se  procurer  au  dehors  moyennant 
les  trois  quarts  ou  toute  autre  fraction  de  la  même  quantité  de  travail, 
c'est  violer  le  droit  de  cet  homme  et  attenter  à  sa  liberté;  c'est  vouer 
à  la  servitude  une  portion  de  sa  vie.  — «Des  scrupules  tout  nouveaux, 
peut  dire  le  Sud  au  Nord,  ne  te  permettent  plus  de  tolérer  chez  moi  l'es- 
clavage des  noirs,  d'où  vient  qu'ils  te  laissent  maintenir  et  développer 
l'espèce  d'esclavage  des  blancs  qui  consiste,  par  l'opération  des  tarifs 
de  douane,  à  dépouiller  les  uns  au  profit  des  autres?  N'est-ce  point 
assez  que  je  me  passe  d'esclaves ,  et  faut-il  encore  me  résigner  à 
rester  moi-même,  dans  une  certaine  mesure,  l'esclave  de  tes  manu- 
facturiers?» 

Et  le  Sud,  en  ce  cas,  aura  le  droit  pour  lui.  L'approbation  des  publi- 
cistes,  les  sympathies  du  monde  civilisé,  acquises  au  Nord  affranchis- 
sant les  esclaves,  passeront  au  Sud  réclamant  la  liberté  du  commerce. 
Elles  l'encourageront,  le  fortifieront  dans  la  revendication  de  son  droit, 
et  il  n'y  aura  de  conciliation  vraie,  de  paix  durable  aux  États-Unis  qu'a- 
vec une  abolition  correspondante  à  celle  de  l'esclavage,  l'abolition  du 
système  protecteur. 
Mais,  sur  ce  dernier  point,  quelles  sont  les  dispositions  du  Nord? 
J'ai  Icà-dessus  un  renseignement  qui  m'inquiète,  et  je  le  donne  ici 
principalement  en  vue  de  provoquer  des  communications  plus  rassu- 
rantes. 

Ce  renseignement  me  vient  de  l'unique  correspondant  que  j'aie 
aux  États-Unis,  mon  respectable  ami  M.  Carey  de  Philadelphie.  M.  Ga- 
rey,  nous  le  savons  tous,  est  dans  son  pays  le  coryphée  de  la  pro- 
tection. Il  vient  d'avoir  la  bonté  de  m'envoyer  divers  numéros  d'un 
journal  protectionniste  dans  lequel  il  écrit,  The  Trou  Arje,  de  New- 
York.  Les  articles  de  M.  Carey  devaient  exciter  vivement  ma  curiosité: 
Is  venaient  de  lui,  et  j'allais  apprendre  si  la  guerre  civile  et  le  désir 
qu'il  a  de  la  voir  cesser  auraient  mitigé  son  ardeur  protectionniste. 

Hélas  !  non,  cette  ardeur  est  aussi  vive  que  jamais;  et  entre  les  idées 
de  M.  Carey  et  celles  que  je  viens  d'émettre,  la  distance  est  incom- 
mensurable. 


232  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

Dans  le  premier  des  arlicles  ((ue  j'ai  lus,  dont  la  date  remonte  au 
22  septembre  dernier,  les  lecteurs  sont  invités  à  réfléchir  sur  un  fait 
bien  frappant  :  c'est  qu'il  n'est  pas  une  des  facilités  dont  ils  jouissent 
pour  satisfaire  leurs  besoins  et  leurs  goûts,  qui  n'ait  été  achetée  par  des 
sacrifices  faits  dans  le  passé,  précisément  dans  le  but  d'en  éviter  à  l'a- 
venir de  plus  (grands. 

«En  se  plaçant  à  ce  point  de  vue  (dit  M.  Garey),  que  le  lecteur  veuille 
bien  étudier  le  développement  graduel  des  diverses  parties  de  notre 
pays,  ainsi  que  les  efforts  constants  de  nos  concitoyens  dans  les  éta- 
blissements nouveaux  qui  se  forment,  —  et  il  sera  bien  vite  convaincu 
que  les  hommes  accomplissent  partout  volontiers  des  sacrifices  de  cette 
nature,  et  que,  lorsque  le  g-ouvernement  leur  accorde  des  mesures  de 
protection,  il  ne  fait  autre  chose  que  ce  qui  est  nécessaire  pour  les 
mettre  à.  même  d'exécuter  en  grand  ce  qu'ils  font  d'eux-mêmes  chaque 
jour  en  petit.» 

A  la  suite  de  ce  passage,  M.  Carey  présente  une  série  d'exemples  bien 
propres  à  démontrer  que  l'homme  est  doué  d'intelligence  et  de  pré- 
voyance,  et  qu'il  va  de  lui-même  au-devant  des  sacrifices  qui  lui  en 
épargnent  de  plus  grands. 

C'est  la  première  fois  que  je  vois  affirmer  l'intelligence  et  la  pré- 
voyance de  l'homme  dans  un  raisonnement  dont  la  conclusion  est  le 
protectionnisme.  La  vérité  si  bien  exposée  par  M.  Carey,  elle  est  à  nous, 
non  pas  à  lui;  elle  soutient  notre  thèse  et  renverse  la  sienne;  elle 
constitue  les  prémisses  d'oii  nous  concluons  logiquement  à  la  liberté 
des  échanges  et  à  bien  d'autres  libertés. 

L'homme  est  intelligent,  disons-nous,  il  est  apte  à  choisir  entre  un 
sacrifice  immédiat  et  un  sacrifice  futur,  apte  à  prendra  le  parti  le  plus 
avantageux;  et,  de  là,  nous  tirons  cette  conséquence  qu'il  faut  laisser 
aux  hommes  la  gestion  de  leurs  intérêts  commerciaux  et  autres.  Com- 
ment M.  Carey,  qui  accepte  notre  point  de  départ,  marclie-t-il  en  nous 
tournant  le  dos  ? 

On  s'en  rend  compte  aisément  quand  on  examine  la  dernière  partie 
de  sa  phrase  précitée;  le  caractère  de  l'intervention  gouvernementale 
et  le  caractère  des  hommes  qui  la  demandent  y  sont  travestis. 

Pour  mettre  à  même  d'exécuter  en  grand  ce  qu'ils  font  en  'petit,  les 
citoyens  disposés  à  faire  des  sacrifices  volontairement  et  par  pré- 
voyance, l'intervention  du  gouvernement,  du  législateur  est  superflue. 
Ces  citoyens  n'ont  pas  besoin  que  la  loi  leur  ordonne  d'agir  selon  leur 
intention.  Mais  il  en  est  d'autres  qui,  sans  une  loi  ad  hoc,  ne  peuvent 
atteindre  leur  but  :  ce  sont  ceux  qui  veulent  que  chacun,  en  matière  d'é- 
changes, agisse  non  à  sa  guise,  mais  à  la  leur.  Et  quand  leur  influence 
prévaut  dans  la  législature,  l'effet  de  la  loi  qu'ils  obtiennent  est  de 
leur  procurer  à  eux  des  avantages  immédiats  et  d'assujettir  leurs  con- 


LI-:  SORT  DU  SYSTÈME  PRUTKCTKUI5  AUX   KTATS-U.MS.        L>;]3 

citoyens  à  des  sacrilicos  ('.reculés  ciu/rand,  j'en  conviens,  mais  coiilraiiils 
et  forcés,  pas  du  tout  volontaires,  et  que  jamais  personne  n'exécute 
spontanément,  en  j^rand  ni  en  petit. 

Ainsi,  en  I)ien  peu  de  li{ynes,  M.  Garey  a  confondu  l'avidité  sans  scru- 
pules avec  la  prévoyance  légitime,  puis  les  actes  imposés  par  la  con- 
trainte avec  ceux  accomplis  sous  rimjmlsion  de  la  liberté.  Rien  d'éton- 
nant alors  à  ce  que  la  communauté  du  point  de  départ  n'empêche  pas 
un  désaccord  complet  entre  lui  et  nous. 

En  cette  occasion,  il  y  a  deux  syllo[;ismes  à  mettre  en  re[jard  pour 
résumer  la  pensée  de  M.  Garey  et  la  nôtre. 

1*'  SYLLOGISME.  —  Lcs  liommcs  sont  des  êtres  intellifyents  et  pré- 
voyants : 

Or,  la  prévoyance  leur  conseille  divers  sacrifices  actuels,  et  entre 
autres  celui  d'acheter  plus  cher  dans  leur  pays  des  produits  qu'ils  au- 
raient à  meilleur  marché  au  dehors  ; 

Donc  il  faut  les  contraindre  de  par  la  loi  à  suivre  les  conseils  de  la 
prévoyance. 

T  SYLLOGISME.  —  Lcs  hommcs  sont  des  êtres  intelli^jenls  et  pré- 
voyants : 

Or,  nous  nions  la  mineure  de  M.  Garey  de  toutes  nos  forces,  et,  l'eus- 
sions-nous  admise,  que  nous  dirions  encore; 

Donc  il  faut  les  laisser  libres  d'acheter  où  bon  leur  semble. 

Mais,  entraîné  par  la  nouveauté  de  l'argument  de  M.  Garey,  je  me 
laisse  aller  à  le  discuter,  ce  qui  n'est  pas  indispensable  au  but  que  je 
me  propose. 

The  Iron  Age  est  le  Moniteur  industriel  des  États-Unis,  c'est-à-dire  le 
journal  des  protectionnistes,  et  en  le  lisant  on  apprend  que  ceux-ci  ont 
cherché  et  su  trouver  des  compensations  aux  malheurs  de  la  guerre 
civile.  Dans  le  même  numéro  du  22  septembre,  je  vois  que  «  la  rébel- 
lion du  Sud  a  mis  à  même  les  citoyens  du  Nord  de  régler  leurs  affaires  à 
leur  gré,  et  de  prendre  pour  eux  la  protection  qui  leur  était  si  néces- 
saire. » 

Gela  veut  dire  que  les  libres-échangistes  du  Sud  n'étant  plus  au  Gon- 
grès,  les  protectionnistes  du  Nord  n'ont  plus  eu  à  compter  avec  eux,  et 
qu'ils  ont  sans  scrupule  appliqué  le  proverbe  :  «  Les  absents  ont  tort.  » 
Ils  ont  donc  élevé  les  droits  de  douane  tout  à  leur  aise,  et  provoqué  en 
grand  ces  sacrifices  conformes  non  à  la  volonté  de  ceux  qui  les  fonî, 
mais  à  la  volonté  de  ceux  qui  les  imposent  législativement.  Par  cette 
conduite,  ils  ont  mérité  les  bénédictions  de  Tlie  Iron  Age;  je  doute  qu'ils 
obliennent  celles  de  la  postérité,  et  je  vois  que  plusieurs  de  leurs  com- 
patriotes refusent  déjà  de  faire  chorus  avec  The  Iron  Age. 

Oui,  même  dans  les  États  du  Nord,  on  commence  à  se  plaindre  de  ia 


234  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

clierlé  (la  beaucoup  de  clioscs;  on  suppute  les  préjudices,  les  obstacles 
que  cause  au  commerce,  à  Tindustric,  à  tout  le  monde,  la  cherté  de  la 
houille  et  du  fer;  on  crie  contre  les  monopoles,  et  un  journal  de  Boston, 
Commercial  bulletin,  va  jusqu'à  dire  :  «  Il  semble  impossible,  dans  ce 
siècle  éclairé,  qu'un  monopole  dure  dès  qu'il  est  connu.  » 

Impossible,  non;  les  injustices  que  la  force  appuie  peuvent  durer 
lon(}temps,  bien  lonfjtemps;  mais  dans  un  pays  comme  les  États-Unis, 
ce  n'est  que  l'erreur  de  la  majorité  qui  peut  mettre  la  loi,  la  force  pu- 
blique au  service  de  l'injustice;  et  tous  ceux  que  l'injustice  blesse,  qui 
la  réputent  volontiers  impossible,  finissent  par  unir  leurs  efforts  pour 
dissiper  l'erreur,  seul  moyen  d'abattre  l'injustice. 

Plus  que  la  cherté  du  fer  et  de  la  houille,  il  en  est  une  qui  suscite  aux 
protectionnistes  du  Nord  de  redoutables  adversaires  :  c'est  la  cherté  du 
papier  d'impression.  Les  éditeurs  de  livres,  les  propriétaires  de  jour- 
naux et  leurs  co-intéressés  se  sont  mis  en  campa^^^ne,  depuis  deux  ans, 
contre  les  droits  de  douane  sur  le  papier  de  cette  sorte.  Leur  {i^rand  ar|]fu- 
ment  est  que  les  moyens  d'instruction  et  d'information  ne  sauraient  être 
mis  trop  à  la  portée  du  peuple.  A  cette  levée  de  boucliers,  qui  a  déjà 
obtenu  un  succès  partiel,  ont  pris  part  jusqu'à  des  journaux  défenseurs 
habituels  de  la  protection.  Qu'on  enchérisse  lé{}islativement  tout  ce 
qu'on  voudra,  sauf  le  papier;  telle  paraît  être  la  devise  de  ceux-ci. 

Mais  il  est  aisé  de  comprendre  que  si  les  citoyens  ont  besoin  d'avoir  à 
bon  marché  les  m.oyens  d'information,  ils  n'ont  certes  pas  moins  d'inté- 
rêt au  bon  marché  des  vêtements,  du  linge,  des  meubles,  des  outils,  etc. 
La  réclamation  des  journaux  admise,  il  faut  donc  s'attendre  à  voir 
bientôt  leur  arg^ument  battre  en  brèche  tous  les  droits  protectionnistes 
du  tarif.  Parmi  les  journalistes,  il  en  est  beaucoup  qui,  tout  en  ne  s'oc- 
cupant  que  d'une  question  à  la  fois,  celle  qui  intéresse  directement  leur 
profession,  la  discutent  en  invoquant  le  principe  libre-échang^isîe.  Les 
citoyens  ne  doivent  l'impôt  qu'à  l'État;  ils  ne  doivent,  sous  aucune 
forme,  payer  des  taxes  à  d'autres  citoyens.  The  Evening  Post  dit  formel- 
lement :  «  Un  droit  de  douane  qui  ne  produit  pas  de  revenus  au  Trésor 

est  une  absurdité ,  il  n'a  d'autre  effet  que  d'extraire  de  l'argent  de 

nos  poches  pour  le  faire  passer  dans  celles  de  riches  manufacturiers.  « 

Voilà  un  lang^a^ye  bien  fait  pour  alarmer  les  protectionnistes. 

M.  Garey  s'en  est  préoccupé,  et  s'est  donné  la  tâche  de  faire  entendre 
raison  aux  journalistes  et  éditeurs.  The  Iron  Age,  dans  ses  numéros  du 
29  décembre  1864  et  5  janvier  1865,  publie  deux  lettres  de  M.  Garey, 
faisant  partie  d'une  série  de  lettres  adressées  en  apparence  à  l'hono- 
rabli  Schuyler  Colfax,  président  de  la  chambre  des  représentants,  mais 
en  réalité  destinées  aux  afi^italeurs  de  la  presse  et  de  la  librairie.  Ces 
deux  lettres  sont  bien  différentes  de  ton  :  la  première  empreinte  de 
bienveillance  exhorte  les  journalistes  et  éditeurs  à  changer  d'avis  dans 


Lli  SORT  DU  SYSTÈftIK  PROTliCrKUIl  AUX  iVl'ATS-UNIS.        235 

leur  propre  iiilérèl,  (lu'ils  oui  jusqu'ici  niéconiiu;  l;i  seconde,  an  cou- 
Iraire,  est  a|;r('ssive,  prestine  dure,  connni;  si  Tanlenr  ne  complait  pas 
(lu  louL  sur  relTcL  de  la  précédenle.  J'essayerai  de  faire  connaîlre  les 
passades  les  plus  saillants  de  ces  lettres,  curieux  spécimen  du  prolec- 
lionnisnie  dans  le  Nouveau  Monde. 

PiiEMiKRE  LETTRK.  —  M.  Carcy  débute  en  disant  que  depuis  deux  ans  ses 
concitoyens,  les  journalistes  et  les  éditeurs,  se  sont  en[;a^;és  dans  une 
voie  (]ui  les  conduit  à  leur  perte.  Ils  désirent,  et  c'est  bien  nature),  que 
le  papier  soit  à  bon  marché,  que  leur  industrie  soit  active  et  prospère. 
Tout  cela  M.  Carey  le  désire  aussi  pour  eux;  mais  il  voudrait  les  voir 
prendre  une  route  opposée  à  celle  qu'ils  suivent  et  demander  le  bon 
marché  à  la  protection,  qui  seule  peut,  avec  l'aide  du  temps,  amener  ce 
résultat  et  le  rendre  durable. 

Voici  les  variations  que  le  droit  sur  le  papier  a  subies  depuis  1840.  Il 
était,  dans  le  tarif  «  libre-échangiste  »  de  cette  année-là,  de  30  0/0  ad 
valorem;  il  fut  réduit  à  24  0/0  par  le  tarif  «  ultra-libre  échangiste  » 
de  1857;  ramené  au  taux  insuffisant  de  30  0/0  en  1861;  puis  élevé  à 
35  0/0  en  juillet  1862. 

Cette  élévation  aurait  eu  les  plus  heureuses  conséquences  si  elle  eût 
été  maintenue;  mais,  dès  le  mois  de  mars  de  la  session  suivante,  ^m- 
malheureiisement  pour  ceux  qui  réclamèrent  cette  mesure,  le  droit  fut 
réduit  à  20  0/0,  c'est-à-dire  à  un  sixième  de  moins  qu'il  n'était  sous  le 
tarifa  ultra-libre-échangiste  de  1857.  »  Tel  est  le  taux  actuel,  dont  les 
éditeurs  et  les  journalistes  ne  sont  pas  encore  satisfaits.  Malgré  l'abais- 
sement excessif  du  droit,  quelques  nouvelles  fabriques  de  papier  furent 
construites  en  1863,  on  en  rouvrit  quelques-unes  qui  avaient  été  fer- 
mées, et  si  les  grands  consommateurs  de  papier  eussent  renoncé  à  l'agi- 
tation, M.  Carey  tient  pour  certain  que  le  nombre  des  fabriques  se  fût 
assez  développé  pour  assurer  au  marché  intérieur  un  approvisionne- 
ment complet.  Alors,  il  y  aurait  eu  plus  de  concurrence  pour  la  vente 
que  pour  l'achat  du  papier,  et  la  tendance  des  prix  eût  été  de  baisser. 
Mais  ces  hommes  obstinés  et  aveugles  se  sont  agités  plus  que  jamais,  et 
ils  demandent,  les  imprudents  !  l'abolition  complète  du  droit.  Or  qu'ar- 
rivera-t-il,  s'ils  réussissent?  que  peu  à  peu  les  fabriques  américaines  se 
fermeront,  qu'il  faudra  tirer  d'Europe  tout  le  papier  dont  les  État-Unis 
ont  besoin,  puisque  les  prix  hausseront  en  Europe  d'une  manière  per- 
manente, et  qu'il  faudra  bien  que  les  éditeurs  et  journalistes  subissent 
cette  hausse  quelque  exagérée  qu'elle  puisse  être.  Ils  gémiront  amère- 
ment sur  leur  conduite  actuelle,  mais  il  sera  trop  tard. 

Ainsi  parle  à  peu  près  M.  Carey  dans  sa  première  lettre;  et  si  quelque 
lecteur  du  Journal  des  Économistes  se  scandalise  d'entendre  qualifier  de 
libre-échangiste  un  droit  de  30  0/0,  et  de  voir  ériger  en  maxime  qu'il 


2;3C  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

faut  aller  à  i'encliérissement  pour  arriver  au  bon  marché,  je  le  [.Tie  de 
considérer  que  nos  proieclionnislcs  n'avaient  pas,  pour  les  droits  chvés, 
l'appétit  moins  ouvert  que  ne  l'ont  les  protectionnistes  de  Tautrc  cùic 
de  l'Atlantique;  et  que  cette  maxime,  —  le  bon  marché  pour  but  et 
renchérissement  pour  moyen.  —  est  la  traduction  exacte  de  celle-ci,  (jui 
a  vu  le  jour  chez  nous  :  la  protection  pour  moyen,  la  liberté  du  com- 
merce pour  but. 

Quant  à  discuter  l'une  ou  l'autre  variante  de  cette  maxime,  je  m'en 
g-arderai  bien.  Je  n'ai  pas  la  prétention  de  convertir  mon  respectable 
ami,  je  sais  que  sa  conviction  est  sincère  et  s'appuie  sur  de  lon[îues 
études,  jamais  je  ne  lui  reprocherai  de  croire  qu'il  faut  marcher  à 
l'ouest  pour  arriver  à  l'est;  mais  ce  que  je  me  permets  de  lui  reprocher 
c'est  d'appeler  la  loi,  la  force  publique,  à  foire  prévaloir  son  opinion. 
Qu'il  prêche  les  journalistes,  ses  compatriotes,  qu'il  les  convertisse  par 
la  persuasion  à  acheter  plus  cher  du  papier  américain  que  du  papier 
d'Europe,  qu'il  leur  prouve  qu'en  se  soumettant  à  la  cherté  artificielle 
aujourd'hui  ils  obtiendront  le  bon  marché  naturel  demain  ;  je  reconnais 
qu'il  est  dans  son  droit.  Le  droit  que  je  ne  puis  lui  reconnaître,  c'est  de 
demander,  quel  que  soit  l'effet  de  son  allocution  aux  journalistes,  que 
ceux-ci  soient  tenus  de  par  la  loi  d'a[ifir  de  la  même  manière  s'il  ne  les 
a  pas  persuadés  du  tout  que  s'il  les  a  convaincus. 

Seconde  lettre.  «  On  ne  vaincra  jamais  les  Romains  que  dans  Rome.  » 
Il  semble  que  M.  Carey  fait  une  application  de  ce  vers  aux  journa- 
listes. Ah  !  Messieurs,  vous  vous  plai[]?nez  des  droits  élevés,  vous  les 
dites  prohibitifs^  mais  examinons  un  peu  l'industrie  que  vous  exercez 
et  voyons  si  vous  ne  jouissez  pas  de  privilégies  appuyés  sur  quelque 
chose  qui  ressemble  fort  à  cette  prohibition,  contre  laquelle  vous  dé- 
clamez. 

«  il  y  a  cinq  ans,  deux  branches  d'industrie  étaient  protégées  chez 
nous  par  une  prohibition  absolue  contre  la  concurrence  étrangère, 
à  savoir  :  la  production  ou  l'élève  des  esclaves  nègres  et  la  production 
des  journaux.  Le  planteur  de  la  Virginie,  si  désireux  de  la  liberté  des 
échanges  quant  au  ïev^  pouvait  transformer  son  blé  en  bétail  humain  et 
le  vendre,  sous  cette  forme  nouvelle,  huit  et  dix  fois  plus  cher  qu'au 
temps  de  la  traite.  D'où  venait  au  planteur  cet  avantage  ?  De  ce  que  le 
Congrès,  en  prohibant  l'importation  des  esclaves,  l'avait  implicitement 
rendu  maître  du  prix  sur  le  marché.  Mais  l'industrie  des  éleveurs  d'es- 
claves étant  maintenant  abolie,  il  ne  nous  en  reste  plus  qu'une  qui  pro- 
fite de  la  prohibition,  et  c'est  le  journalisme. 

«  En  effet,  nos  journaux  the  Post.  the  Tribune,  the  Ledger,  the  North 
/Utierican,  the  Transcript,  the  Daily  AdvcTtiser,  ne  peuvent  pas  êîre 
fiits  ailleurs  que  chez  nous.  Advienne  que  pourra,  —  paix  ou  guerre, 
prospérité  ou  ruine,  libre-échange  ou  protection,  —  c'est  toujours  à 


LE  SORT  DU  SYSTKiVlE  PROTECTEUR  AUX  ÉTATS-UNIS.       237 

New-York,  h  Philadiîlpliie  vX  à  Boston  qu'ils  seront  pnblii's.  Ainsi  la  domi- 
nation (lu  marché  national  est  assurée  au  producteur  national,  rlaus  le 
cas  dont  il  s\i[;il,  par  nue  loi  indestructible;  et  c'est  pour  cda  que  nos 
lecteurs  de  journaux  reroivent  des  informations  à  moins  de  frais  quen 
aucun  autre  jxif/s.  » 

Respirons  un  peu  après  avoir  reproduit  ce  passa{;e.  —  Je  suis  obIi[îé 
de  convenir  que  la  hardiesse  de  mon  respectable  ami  y  surpasse  celle 
di's  protectionnistes  les  plus  hardis  de  l'ancien  monde.  A  ma  connais- 
sance jamais  ceux-ci  n'ont  placé  sur  la  même  li^jne  la  sagesse  divine  et 
la  perversité  des  hommes  ;  il  était  réservé  à  M.  Carey  de  le  faire. 

Nous  le  savons,  il  n'a  pas  plu  à  Dieu  de  douer  les  hommes  de  l'ubi- 
quité, et  pour  eux  la  distance  est  un  obstacle.  A  raison  de  leur  organi- 
sation, on  les  voit  toujours,  pour  la  satisfaction  de  leurs  désirs,  aller  au 
plus  près,  quand  ils  n'aperçoivent  pas  un  grand  avantage  à  faire  autre- 
ment. C'est  pour  cela  que  les  habitants  de  New-York,  ayant  des  infor- 
mations à  recevoir  de  leurs  voisins  ou  à  leur  transmettre,  préfèrent,  à 
cet  effet,  s'adresser  aux  journaux  de  New-York  plutôt  qu'à  ceux  de 
Londres  ou  de  Paris.  Une  telle  préférence  est  spontanée,  elle  ne  résulte 
d'aucune  injonction  du  Congrès,  d'aucun  empiétement  législatif;  non, 
elle  résulte  uniquement  du  plan  que  Dieu  s'est  fait  quand  il  a  créé  le 
monde. 

En  est-il  ainsi  de  l'esclavage  ?  Y  a-t-il  des  hommes  qui  naturelle- 
ment se  soumettent  à  la  volonté  d'un  autre  homme  et  deviennent  sa 
chose  ?  Restent-il  volontairement  dans  cette  condition,  d'après  leur  na- 
ture, et  devons-nous  voir  dans  l'esclavage  un  résultat  de  la  volonté  de 
Dieu  ?  Ce  serait  outrager  Dieu  et  la  vérité  que  de  répondre  par  l'affir- 
mative. —  L'esclave  ne  subit  la  domination  d'un  maître,  dans  le  Sud, 
que  parce  que  la  législation  des  États-Unis,  pour  la  honte  et  le  malheur 
de  cette  noble  contrée,  contient  des  dispositions  qui  mettent  la  force 
publique  au  service  de  l'injustice,  et  que  l'esclave  fugitif  est  ramené 
sous  le  fouet  au  nom  de  la  loi  écrite,  loi  faite  par  les  hommes  au  mépris 
de  la  loi  de  Dieu. 

Donc  nulle  parité,  et  au  contraire  opposition  complète  entre  les  jour- 
nalistes et  les  oppresseurs,  entre  les  abonnés  aux  journaux  et  les  es- 
claves. 

N'est-il  pas  vrai,  cependant,  que  la  nature  des  choses  limite  la  con- 
currence relativement  à  certains  services  ?  Certes  oui,  cela  est  vrai,  et 
la  seule  conséquence  à  tirer  de  là,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  que  les  hommes 
essayent  de  corriger  l'œuvre  de  Dieu  à  coups  de  décrets,  soit  en  excitant 
la  concurrence  là  où  elle  n'est  pas  prêle  à  naître,  soit  en  la  prohibant 
là  où  elle  se  produit  d'elle-même.  Et  d'ailleurs,  cela  n'est  pas  seule- 
ment vrai,  comme  le  dit  par  méprise  M.  Carey,  à  l'égard  des  services 
spécianv  qu.^  |f»s  journalistes  se  fiont  voné^  à  rendre:  cela  est  vrai  à 


238 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


ré[ïard  de  milliers  d'autres  services.  Il  n'est  pas  d'homme,  si  l'on  vent 
donner  le  nom  de  privilé[]^e,  de  monopole,  à  quelque  avantage  naturel 
de  situation,  d'orfjanisation,  etc.,  il  n'est  pas  d'homme,  dis-je,  qui, 
placé  devant  son  miroir,  n'y  voie  la  û^me  d'un  monopoleur.  N'abusons 
pas  des  mots  prohibition,  privilég'e,  monopole;  n'effaçons  pas  la  répro- 
bation qu'excitent  les  choses  qu'ils  si^mifient,  si  nous  ne  voulons  pas 
fausser  en  nous  le  sentiment  du  juste  et  la  rectitude  du  jugement. 

Maintenant  il  est  clair  que  les  journalistes  des  États-Unis  ne  seront 
pas  terrassés  par  les  ar(îuments  qu'on  leur  oppose  et  qu'ils  ne  cesse- 
ront pas  de  réclamer  l'abolition  des  droits  de  douane  sur  le  papier. 
Réussiront-ils  et  feront-ils  ainsi  une  brèche  énorme  au  système  pro- 
tecteur ?  C'est  ce  que  bientôt  l'avenir  nous  apprendra.  Je  crains  qu'ils 
n'échouent  devant  la  lé[]^islature,  parce  que  les  protectionnistes  y  sont 
en  force.  M.  Carey  le  rappelle  à  la  fin  de  sa  seconde  lettre,  la  conven- 
tion de  Chicago  demande  l'affranchissement  des  esclaves  blancs  du  Nord 
par  une  protection  efficace. 

Nous  connaissons  ces  esclaves  de  la  façon  des  protectionnistes  :  ce  sont 
les  ouvriers  des  manufactures  du  Nord,  ouvriers  jouissant  de  tous  les 
droits  civils  et  politiques.  Il  est  vrai  que  la  liberté  ne  nous  donne  pas 
le  gîte,  le  vêtement  et  la  table,  et  qu'on  peut  être  fort  à  plaindre  sans 
avoir  d'avanie  ni  d'injustice  à  subir  de  la  part  de  personne.  Mais,  dans 
la  pensée  des  protectionnistes,  pour  n'être  pas  esclave  blanc,  il  faut 
obtenir,  outre  sa  part  naturelle  de  liberté,  le  sacrifice  d'une  portion  de 
la  liberté  d'autrui.  Et  comme  une  telle  prétention  nettement  émise  sou- 
lèverait l'indignation,  ils  la  déguisent  sous  un  masque  philanthropique. 
Au  lieu  de  dire  au  législateur  :  donnez-nous,  conservez-nous  le  droit 
au  profit  et  nous  ferons  vivre  nos  ouvriers,  tant  bien  que  mal,  —  ils 
demandent  une  protection  efficace,  c'est-à-dire  un  enchérissement  de  ce 
qu'ils  vendent  suffisant  pour  leur  procurer  des  profits,  et  par  ces  mots 
emphatiques  (ï affranchissement  des  esclaves  blancs^  ils  indiquent  vague- 
ment, sans  s'engager  à  rien,  qu'une  partie  de  leurs  profits  pourra  servir 
à  améliorer  le  sort  de  quelques  ouvriers.  —  Voilà  les  esclaves  blancs 
bien  affranchis  ! 

Heureusement  pour  eux,  ils  ne  sont  esclaves  que  dans  les  phrases 
dont  se  sert  le  prolectionnisme  pour  donner  l'apparence  d'un  zèle  chari- 
table à  son  injuste  avidité.  Affligé  de  rencontrer,  dans  la  patrie  de 
Washington  et  de  Franklin,  des  sophismes  malfaisants,  qui  ne  font 
plus  guère  de  dupes  en  Europe,  je  fais  des  vœux  pour  que  le  peuple  des 
États-Unis,  mûri  par  l'affreuse  crise  qu'il  traverse,  sache  refuser  sa 
confiance  aux  sophistes.  P.  Paillottet. 


P.  S.  Ce  qui  précède  est  écrit  depuis  deux  mois,  et  pendant  ce  laps 
de  temps  bien  des  événements  se  sont  accomplis  de  l'autre  côté  de  TAt- 


LES  HAUTS  KT  LES  BAS  DE  L'ESGOMPTK.  230 

lanliqiie  :  l;i  prise  di;  lUcIimoïKl,  la  capiliilalion  de  Loe  à  la  lêt(;  de  son 
armée,  rexécrable  assassinat  du  président  Lincoln,  cet  honnête  el  {yrand 
citoyen,  dont  le  niondi^  civilisé  tout  entier  doit  porter  le  deuil. 

AiMMUi  de  ces  évéïiemenls  si  divers  n'affaiblissant  les  considi-raLions 
que  j'ai  présenlé.'s,  je  \u)  m'y  arrête  [)oint.  Mais  je  puis  et  dois  dire  ce 
(pi'il  est  advenu  de  la  pétition  pour  Tabolition  des  droits  sur  le  papier. 
Elle  n'a  obtenu  qu'un  demi-succès  à  la  Chambre  des  représentants,  suc- 
cès réduit  ensuite  de  moitié  devant  le  Sénat.  En  définitive,  le  droit 
s'abaisse  de  20  0/0  à  45  0/0.  —  Cette  faible  réduction  est  presque  un 
Iriomphe  pour  les  protectionnistes.  Espérons  cependant  que,  dans  un 
pays  de  libre  discussion,  ces  triomphateurs  n'auront  pas  lon^ytemps 
Tappui  de  l'opinion  publique.  P.  P. 


LES 

HAUTS  ET  LES  BAS  DE  L'ESCOMPTE 


UN  ÉPISODE  DE  L'ENQUÊTE  DES  BANQUES 

COXSIDKRÉE  AU   POINT   DE   VUE   INTERNATIONAL  [i] 

Le  retour  périodique  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  une  crise  corn- 
rnùrciale  a  fait  de  la  solennelle  épreuve  qui  subit,  à  cette  heure,  un  temps 
d'arrêt,  une  de  ces  nécessités  qui  s'imposent.  Mise  à  l'ordre  du  jour  en 
suite  de  plaintes  de  plus  en  plus  vives,  cette  question  est  de  celles  qui  y 
restent  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuive,  je  veux  dire  jusqu'cà  parfaite  solu- 
tion. Piemarquons,  d'ailleurs,  que  les  ajournements  profitent,  loin  qu'ils 
puissent  nuire  à  l'enquête.  Outre  que  chaque  jour  apporte  de  nouvel- 
les lumières,  les  esprits  revenant  à  plus  de  calme  clans  l'attaque  comme 
dans  la  défense,  renoncent  d'eux-m.êmes  à  tout  parti  pris  pour  examiner 
sérieusement,  sans  prévention,  par  où  l'instrument  pèche.  Tel  qui  s'ef- 
frayait à  l'idée  d'un  contriMe  lors  des  suprêmes  tensions  du  crédit  et  de 
l'escompte,  est  réconcilié  avec  la  mesure  décrétée  en  voyant  l'atonie, 
sinon  même  l'absence  d'affaires  succéder  à  la  plus  générale  expansion. 

Le  brusque  chan(]^ement  qui  s'est  ici  produit  en  quelques  semaines,  ne 
laisse  pas  que  de  surprendre,  après  les  avalanches  de  papier  et  d'avances 

(1)  L'abondance  des  matières  n'a  pas  permis  de  comprendre  ce  travail 
dans  la  livraison  du  mois  dernier.  Les  questions  que  l'auteur  aborde 
n'ayant  pas  cessé  d'être  à  l'ordre  du  jour,  nous  pensons  que  ce  qu'on  va 
lire  présenle  le  même  intérêt  qu'auparavant.  [Note  de  Vèditeur.) 


210  JOURNAL  DES  fiCONOMISTES. 

sous  lesquelles  il  semble  crabord  que  les  banques  de  Londres  et  de  Paris 
voiiL  disparaître.  On  eût  dit  (|ue  le  commerce  s'étendait  bien  au  delà 
des  besoins  du  moment,  et  voilà  ({u'aujourd'hui ,  l'activité  opère 
un  si  {général  retrait  qu'en  présence  de  la  matière  escomptable  tombée 
de  près  de  700  millions  à  500  millions,  le  taux  de  l'escompte  a  dû  être 
abaissé  de  plus  de  moitié.  Il  se  tenait,  non  sans  peine,  chez  nous,  à 
80/0;  or,  le  taux  de  3  1/2  paraît,  à  celte  heure  même,  trop  élevé,  si 
bien  qu'on  s'attend  à  voir  apparaître  celui  de  3  0/0.  Cela  s'explique  par 
l'état  du  portefeuille  de  notre  premier  établissement  de  crédit,  si  prodi- 
(jieusement  enflé,  au  moment  oi^i  commençait  la  campagne  d'hiver.  L'on 
semblait  alors  à  court  d'espèces,  et  maintenant  la  Banque  regorge  de  nu- 
méraire (1).  Est-ce  de  Chine,  de  l'Egypte  ou  de  l'Inde  que  seraient  reve- 
nus, en  quelques  semaines,  du  13  octobre  au  8  décembre,  les  tré- 
sors un  moment  disparus  qui  permirent  d'abaisser  si  promptement  le 
taux  de  l'escompte  de  8  à  5  ?  Cela  n'est  pas  supposable.  Si  la  télégra- 
phie, en  armant  les  spéculateurs  d'un  certain  ordre  de  plus  puissants 
moyens,  leur  a  permis  de  connaître  sur  l'heure,  ici  et  là,  l'état  du  dispo- 
nible, et  dé  prendre,  en  conséquence,  leurs  mesures,  ce  genre  de  trafic 
relève,  comme  tous  les  autres,  de  la  loi  des  distances,  et  les  métaux  pré- 
cieux ne  s'entassent  pas,  ne  se  rendent  pas  en  quelques  jours  là  où  ils 
manquent  lorsque  de  lointaines  contrées  les  réclamaient  et  doivent,  pour 
un  temps,  les  retenir. 

Les  espèces,  durant  cette  crise  intense,  étaient  donc  quelque  part  beau- 
coup plus  à  portée  des  banques  d'émission  qu'on  ne  le  croit  générale- 
ment. Mal  aménagées  sur  des  marchés  qui  se  touchent,  elles  ne  remplis- 
saient, sans  doute,  qu'un  fort  stérile  office,  alors  qu'il  eût  été  facile  aux 
banques  de  France  et  d'Angleterre  de  les  concentrer  en  grand  sous  leur 
main  et  dans  leur  caisse.  D'où  suit  que  l'émission  moins  chiche  de  son 
aide,  et  pouvant  s'avancer  davantage,  l'on  eût  escompté  à  bien  meilleur 
marché  que  8  ou  9  0/0  tout  le  bon  papier  au  gré  de  la  demande. 

Il  est  bien  vrai  que  Voff're  d'un  tel  secours  se  produit  maintenant  à 
des  conditions  d'escompte  fort  modérées,  à  Londres  de  même  qu'à  Paris, 
soit  une  réduction  de  plus  de  moitié  dans  le  taux  de  l'intérêt;  mais  le 
jour  où  Voffre  abonde  ainsi ,  voilà  que  la  demande  a  disparu  ; 
l'une  s'en  va  quand  l'autre  arrive.  En  d'autres  termes,  le  remède  est  ad- 
ministré juste  au  moment  où  le  malade  n'en  a  plus  besoin,  ayant  été 


(1)  Le  ^23  mars,  le  taux  de  l'escompte  étant  à  3  i/-2  0/0,  le  portefeuille 
se  trouve  réduit  ù  509  millions  au  lieu  do  690  millions,  chiffre  du  5  jan- 
vier, après  les  619  millions  du  mois  d'octobre.  Les  encaisses  remontent, 
de  cette  dernière  date  au  23  mars,  de  250  à  445  millions.  Or,  au  mois 
de  mars  1864,  ce  môme  portefeuille  dépassait  642  millions  ;  soit,  d'une 
année  à  l'autre,  133  millions  en  moins. 


LFS  HAUTS  ET  LES  BAS  DE  L'ESCOMPTE.        24 1 

foi'i  mal  soi<|né  et  laissé  h  ses  propres  Ibrces.  — Ainsi,  le  secours  de  l'é- 
mission mon()j)olisée  n'est  jamais  plus  libéralement  octroyé,  il  n'est  ja- 
mais moins  cher  que  lorsqu'il  n'est  plus  possible  de  l'utiliser,  et  qu'on 
ne  sait  qu'en  faire. 

Pour  quiconque  observe  et  réfléchit,  entre  temps  l'enquête,  ce  bon 
marché  subit  de  l'escompte  oblijyé  de  courir  intilement  ainsi  après  la 
matière  escomptable  assez  malmenée  tout  d'abord,  ne  laisse  pas  que 
d'avoir  son  éloquence.  C'est  un  de  ces  contrastes  qui  méritent  de  fixer 
l'attention.  Où  vit-on,  en  effet,  dans  les  prix  courants,  pareil  écart  en  si 
peu  de  temps,  à  propos  de  ventes  ou  seulement  de  louajyePQuel  est  donc 
le  produit  qui  varie  instantanément  ainsi  du  simple  au  double,  en  dehors 
de  tout  fait  puissant,  anormal?  Les  g^rands  financiers  de  France  et  d'An- 
gleterre auxquels  cela  semble  naturel,  YEconomist  en  tête,  devraient  du 
moins  en  donner  quelque  exemple.  Allons,  messieurs,  ne  vous  (]^ênez 
pas;  dites  quelle  est  la  marchandise,  farines  ou  huiles,  indi{]^o  ou  coche- 
nille, chevaux  ou  bétail,  loyers  ou  terres  qui,  en  quelques  semaines,  ou 
même  quelques  mois,  est  soumise  à  ces  soudaines  variations  de  prix?  (1). 

Vous  déclarez  unanimement,  avec  les  maîtres  en  économie,  et  rien 
n'est  plus  exact,  que  l'argent  est  marchandise  ;  qu'a  ce  titre,  il  se  vend 
ou  mieux  se  loue  ce  qu'il  vaut  dans  le  juste  rapport  de  l'Offre  à  la  De- 
mande. Cela  posé,  où  voit-on,  je  le  répète,  dans  les  autres  produits  éva- 
luables, ces  brusques  et  notables  fluctuations  ?  Qui  ne  sait,  au  contraire, 


(ij  La  fréquence  de  ces  changements  a  frappé,  dans  ces  derniers  temps, 
une  foule  de  bons  esprits.  Ce  spectacle  n'est  rien  moins  que  naturel  là 
où  le  Monopole  dispose  de  ressources  qui  ont  précisément  pour  but  et 
qui  eurent  pour  résultat  constant,  pendant  une  longue  période,  de  rame- 
ner le  taux  de  l'escompte  à  plus  de  fixité.  Ou  l'émission  monopolisée  ré- 
pond à  ce  besoin,  ou  elle  ne  veut  rien  dire.  Dans  l'esquisse  d'une  étude 
que  M.  Michel  Chevalier  avait  en  vue,  et  où  ce  maître  autorisé  comptait 
approfondir  avec  un  soin  particulier  le  sujet  des  crises  et  des  banques 
on  distingue  parmi  plusieurs  têtes  de  chapitres  celle-ci  : 

«  XL  Système  de  la  variabilité  indéfinie  du  taux  de  l'escompte  suivant 
la  diminution  de  l'encaisse  des  banques 

«  A  quels  motifs  peut-on  attribuer  la  variation  plus  grande  et  plus  fré- 
quente, qui  a  eu  lieu  depuis  vingt  ans,  en  Angleterre  d'abord,  en  France 
ensuite.  « 

Il  est  à  regretter  que  ce  point  si  intéressant  de  l'état  du  crédit  à  cer- 
taines époques  n'ait  pu  être  élucidé  en  temps  utile  ainsi  que  beaucoup 
d'autres  par  le  savant  auteur  de  la  Monnaie  dans  l'esquisse  qu'il  a  tra- 
cée et  que  nous  avons  sous  les  yeux  (*).  p.  q 

(*)  Questions  à  examiner  relativement  aux  banques  et  à  l'organisation  du  crédit. 
Paris,  1865;  imprimerie  de  Paul  Dupont. 

-le  SÉRIE.  T.  xLvr.  —  15  mai  180;').  16 


242  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

avec  quelle  constante  uniformité  le  loua^je  de  l'argent  procède  dans  le 
prêt  ordinaire.  Est-ce  que  là  le  taux  de  l'intérêt  monte  en  quelques  heures 
de  5  à  10?  IN'est-il  pas  constant  que  durant  des  périodes  quasi  séculaires, 
l'intérêt,  en  matière  civile  comme  en  matière  de  commerce,  a  gardé  le 
même  constant  niveau  ?  N'est-ce  pas  là  ce  qui  a  lieu  depuis  soixante  ans 
en  France  pour  tout  emprunteur  offrant  de  suffisantes  garanties  réelles 
ou  personnelles  ?  Mais  il  y  a  mieux. 

Le  fonctionnement  du  prêt  foncier  est  tel  à  cette  heure  qu'il  fournit 
un  témoignage  éclatant  du  contraire.  Non-seulement,  dans  ce  système, 
la  condition  de  l'emprunteur  n'a  pas  empiré,  mais  elle  est  devenue 
meilleure  qu'auparavant.  C'est  ainsi  que  des  établissements  comme  le 
Crédit  foncier  de  France  débitent,  sous  nos  yeux,  ce  numéraire  ailleurs 
hors  de  prix,  au-dessous  de  6  0/0,  amortissement  du  capital  compris, 
c'est-à-dire  capital  et  intérêts  simultanément  éteints.  Il  est  vrai  qu'en 
vertu  du  mécanisme  de  l'obligation  et  de  l'annuité  savamment  combinées, 
l'on  se  fit  ici  prêteur  et  emprunteur,  ce  que  le  Monopole  de  l'émission 
devrait  faire  par  l'intérêt  servi  en  compte,  et  ce  qu'il  refuse  obstinément 
de  pratiquer.  Dé  là  des  hausses  d'escompte  sans  fin  comme  sans  nom. 

Et  c'est  lorsque  l'argent-marchandise  fait  preuve  dans  ses  prix  cou- 
rants de  cette  modération  et  consistance,  qu'on  le  montre  procédant,  à 
quelques  pas  de  là,  par  de  tels  soubresauts  !  II  se  trouve  des  hommes 
soi-disant  pratiques  pour  certifier  ce  fait,  tandis  que  quelques  habitués 
du  moderne  Portique  s'attachent  à  le  faire  admettre  par  la  foule  qui  en 
souffre  et  qui  n'a  pas  le  temps  d'y  regarder  de  près.  Mais,  artificieux 
praticiens  auxquels  vient  en  aide  ce  marchand  à  faux  poids  qui  s'ap- 
pelle un  sophiste,  rien  que  les  riches  dividendes  qu'on  recueille  en  ban- 
que à  ce  compte,  font  voir  que  la  balance  des  prix  est  ici  faussée.  Tel 
est  l'effet  du  vice  qui  semble  porter  en  ses  flancs  le  monopole. 

Où  voit-on,  sinon  dans  ces  sphères  du  privilège,  que  l'extrême  cherté 
d'un  article  constitue  en  splendides  bénéfices  le  commerce,  la  fabrique, 
le  détail,  enfin?  N'est-ce  pas,  au  contraire,  quand  les  prix  sont  modérés 
qu'il  se  fait  le  plus  d'affaires,  d'où  des  profits  beaucoup  plus  nombreux 
quoique  minimes,  considérés  un  à  un.  Écoutez  là-dessus  le  moindre 
marchand  d'étoffes  et  de  comestibles  ;  il  vous  dira  que  plus  les  prix  sont 
doux,  —  c'est  son  langage,  —  plus  il  vend,  c'est-à-dire  plus  il  gagne  en 
multipliant  les  gains  avec  les  ventes.  Or,  si  une  banque  en  cours  d'es- 
compte est  la  cherté  même,  durant  des  crises  attestant  une  réelle  détresse, 
elle  devra  gagner  d'autant  moins  V  qu'elle  aura  affaire  à  moins  de 
monde,  de  clients  ;  2°  qu'elle  aura  elle-même  payé  cher  ce  qu'elle  est 
appelée  à  débiter.  Et  voilà  qu'on  étale  des  bénéfices  qui  affirment, 
proclament  la  loi  économique  inverse  !  Donc  la  cherté  dont  on  fit  si 
grand  bruit  n'est  que  pur  artifice,  et  l'énorme  profit  qu'on  réalise  est  la 
marque  certaine  de  quelque  grand  abus. 


LES  HAUTS  ET  LES  BAS  DE  L'ESCOMPTE.  243 

Appelez  à  la  rescousse,  ici  encore,  Ions  les  financiers  de  France  et  de 
Navarre,  doublés  (le  ceux  du  pays  de  Galles;  remontez,  si  bon  vous 
semble,  de  Robert  Pecl  jusqu'au  riche  arj^entier  de  Charles  VII,  vous  ne 
sauriez  avoir  raison  de  cette  loi  économique  partout  visible,  partout 
constante.  Ainsi,  d'une  part,  il  faut  reconnaître  (juc  la  hausse  ou  la 
baisse  des  prix,  au  lieu  de  procéder  brusquement,  par  un  sensible  écart, 
opère  par  de^yrés,  à  moins  qu'il  ne  se  produise  quelque  fait  anormal, 
comme  une  disette  ou  un  immense  désastre.  L'argent  vérifie,  comme 
toute  autre  marchandise  ou  utilité,  cette  loi  en  cours  de  loua[[e.  D'autre 
part,  il  est  non  moins  avéré  que  l'extrême  cherté,  hors  le  cas  d'un  mono- 
pole qui  s'impose,  est  exclusive  de  (;ros  bénéfices,  je  veux  dire  de  riches 
dividendes.  Cela  est  vrai  en  cours  d'émission  de  même  qu'ailleurs.  Gain 
énorme  a  la  faveur  des  crises?  —  Pénurie  factice  et  dont  se  couvre 
simplement,  partout  oi^i  fonctionne  le  Monopole,  l'abus  qui  s'impose. 

Ce  point  est  capital  au  temps  où  nous  sommes  et  à  la  veille  d'une  sé- 
rieuse enquête.  On  ne  saurait  trop  le  mettre  en  saillie,  car  il  défie  tous 
les  raisonnements  en  sens  contraire  (1). 

On  le  voit,  et  c'est  le  cas  d'en  faire  de  nouveau  la  remarque,  les  jours 
qui  s'écoulent  ne  sont  pas,  tant  s'en  faut,  du  temps  perdu.  L'escompte 
fixé  aux  environs  de  3  0/0,  faute  de  preneurs,  après  avoir  fait  craindre 
au  commerce  le  taux  de  10  0/0  renouvelé  de  1857  est  un  texte  fertile 
en  commentaires.  A  ce  point  de  vue,  la  notable  dépression  du  portefeuille 
succédant  à  un  vigoureux  essor  bientôt  comprimé,  découragé  par  cer- 
taines exigences,  plaide  non  moins  éloquemment  la  cause  de  l'enquête, 
un  moment  suspendue,  que  le  pourrait  ftiire  la  crise  la  plus  intense.  Le 
procès  s'instruit  ainsi  à  fond  comme  de  lui-même,  et  ce  n'est  pas  seule- 
ment au  dedans  qu'il  éveille  l'attention,  mais  chez  l'étranger  devenu  en 
quelque  sorte  partie  au  débat. 

S'il  est  vrai,  en  effet,  plus  qu'à  aucune  époque,  que  le  crédit  appe- 
lant à  lui  le  numéraire,  soit  cette  chose  cosmopolite  qui  ne  connaît  ni 
mers  ni  frontières  et  qui  se  joue,  avec  le  railway,  de  la  diversité  des 
langues,  il  faut  bien  reconnaître  que  pour  les  questions  qu'il  soulève  in- 
cessamment partout,  grâce  à  un  organisme  défectueux,  la  France,  pas 
plus  que  l'Angleterre,  n'est  ni  l'unique  théâtre,  ni  une  scène  assez  vaste. 
Comme  tous  se  renvoient  le  mal  dont  ils  souffrent  dans  le  même  temps; 
que  par  les  traités  de  commerce  et  les  communications  devenues  plus 

(1)  L'auteur  de  ces  lignes  s'est  particulièrement  appesanti  sur  ce  der- 
nier fait  dans  le  courant  de  1863,  lors  de  l'édition  nouvelle  de  la  Mon- 
naie DE  Banque.  —  Voir  les  pages  mises  en  tcte  sur  le  gouvernement  de 
la  Banque  de  France  à  partir  de  1857,  ainsi  que  le  livre  récemment  pu- 
blié sur  les  Circulations  en  banque. 


211  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

rapides  les  prix  se  répondent,  d'où  les  divers  marcliés  solidaires  des 
mêmes  fiuites  et  par  suite  des  mêmes  embarras,  la  question  qui  se  pose  à 
Paris  se  pose  égfalement  pour  Londres,  pour  Turin,  pour  Francfort,  Ams- 
terdam,Hambour^y  ou  Vienne, et  celadans  les  mêmes  termes  outre  que  c'est 
à  la  même  heure.  De  là  vient  Fattention,  ou  mieux  l'attente  universelle; 
ainsi  s'explique  l'appel  fait  aux  délé^^ués  du  trafic  extérieur  par  une  en- 
quête plus  ijénérale  que  locale  (1).  Le  monde  européen,  relativement  au 
commerce  et  au  crédit  qui  lui  sert  de  levier,  n'est  [^uère  plus,  à  vrai 
dire,  qu'un  seul  peuple,  pour  parler  le  lanijap^e  de  l'Anglais  lord  Dudiey 
North  au  xvii^  siècle;  quoi  d'étonnant  que  les  attestations  en  tout  genre, 
de  même  que  les  lumières,  se  concentrent  au  foyer  le  plus  en  vue?  Il 
semble  que  certaines  contrées  aient,  comme  la  France,  en  vertu  d'une 
rare  cohésion  et  d'une  langue  qui  pénètre  partout,  le  privilège  d'agir  sur 
ce  qui  entre  dans  leur  sphère  d'activité.  Puisque  le  débat  est,  de  sa  na- 
ture, INTERNATIONAL,  SOU  slégc  scra  ici  plutôt  que  là,  le  jour  où  il  se 
produit  et  s'accentue;  c'est  comme  une  inévitable  pente.  Il  n'est  pas 
jusqu'au  mot  de  congrès  qui  ne  nous  arrive  des  bords  de  la  Sprée,  de 
même  que  lorsqu'on  dut  un  jour  s'entendre  sur  les  suites  de  la  chute  de 
Sébastopol.  Mais  cette  fois,  l'entente  toute  volontaire  n'aura  rien  coûté  à 
celui  qui  la  recherche,  car  il  n'y  a  là  ni  vainqueur  ni  vaincu.  Voici 
comment  une  correspondance  de  Berlin  s'exprimait  naguère  à  cet  égard. 
L'auteur  se  montre  surtout  frappé  de  la  tendance  vers  l'unité  qui  em- 
porte l'Allemagne,  et  à  laquelle  ces  États,  dénués  entre  eux  de  lien  suffi- 
sant, c'est-à-dire  de  force,  obéissent  chaque  jour  davantage. 

«  Depuis  nombre  d'années,  l'Allemagne  pratique  Vunité  des  intérêts 
commerciaux  en  tenant  presque  chaque  année  un  congrès  de  ville  en 
ville,  s'occupant  des  intérêts  du  commerce  allemand  et  provoquant  au- 
près des  différents  gouvernements  des  mesures  propres  à  délivrer  le 
commerce  des  entraves  et  des  liens  dont  une  époque  antérieure  avait 
cru  pouvoir  le  gratifier 

«  Il  appartiendrait  au  gouvernement  français  de  profiter  de  l'occasion 
d'une  enquête  française  pour  généraliser  et  amplifier  cette  résolution  en 
assemblant  à  Paris  le  premier  congrès  européen  du  commerce  et  des 
banques,  et  en  lui  soumettant  les  questions  générales  contenues  dans  le 
questionnaire  actuel  (2).  » 

Il  n'entre  pas  dans  le  plan  de  ce  simple  aperçu  d'apprécier  le  mérite 
de  semblables  visées.  Il  suffit  d'en  signaler  les  tendances  à  titre  de 
grande  caractéristique.  Il  est  sensible,  à  ce  compte,  que  l'arène  s'élargit 
pour  donner  au  débat  plus  d'ampleur.  Son  siège  est  sans  doute  à  Paris; 


(1)  C'est  ainsi  que  la  Chambre  de  commerce  de  Francfort  vient  de 
faire  choix  comme  délégué  de  M.  Charles  de  Rothschild. 

(2)  Voir  la  Presse  du  16  mars. 


LES  HAUTS  KT  LES  BAS  DE   L'ESCOMPTE.  245 

mais,  par  la  force  même  des  choses,  il  y  a  désormais  matière  à  un  rè- 
(ylemeni  intcreiiro[)écn. 

Gela  lieiil  à  ce  que  l'émission  en  banque  qui,  par  son  importance,  par 
les  ressources  dont  elle  dispose,  par  le  nMe,  enfin,  qu'elle  ;est  et  qu'elle 
fut  on[;inairemenl  destinée  à  jouer,  balance  l'agent  métallique  qu'on 
supplée  ainsi  sans  peine,  est  mal  {gouvernée  et  n'a  pas  le  jeu  suffisamment 
libre.  Comme  c'est  là,  qu'on  le  veuille  ou  non,  un  appareil  de  grande 
importance,  et  que  cet  appareil  est  à  peu  près  partout  constitué  à  l'état  de 
monopole,  le  jeu  est  faussé  également  tartout;  —  les  maux  que  cela  en- 
traîne ressentis  partout  à  la  même  heure,  l'intérêt,  le  besoin  d'une  bonne 
solution,  rARTOuT  enfin  également  compris  le  jour  où  la  solution  est 
proche. 

Voilà  comment  le  fait  de  l'enquête  appelle  et  éveille  la  pensée  d'un 
congrès  sur  la  question  des  banques  dont  tous  se  préoccupent  (1). 

Non-;  pour  l'Angleterre,  pas  plus  que  pour  la  France,  des  écarts  d'es- 
compte variant  après  quelques  semaines  du  simple  au  double,  en  dehors 
de  tout  fait  puissant  et  anormal,  ne  sont  dans  la  règle  économique  ; 
c'est  la  marque  de  quelque  grand  abus  ayant  son  point  d'attache  dans 
le  Monopole  qui  excelle  à  fausser  la  balance  des  prix. 

Pour  l'Angleterre,  pas  plus  que  pour  la  France,  le  Piémont,  la  Bel- 
gique, de  grands  profits  ne  sont  possibles  qu'à  la  faveur  du  bon  marché. 
Le  crédit  et  le  numéraire  sont  soumis,  comme  tout  le  reste,  à  cette  loi. 
—  La  cherté  extrême  n'enfante  que  gêne  et  misère,  chez  le  vendeur 
comme  chez  l'acheteur,  vu  qu'il  n'y  a  lieu  qu'à  de  maigres  profits.  Si  le 
gain  augmente,  c'est  qu'en  vertu  de  quelque  artifice  on  eut  l'habileté  de 
vendre  cher  ce  qui  coûtait  au  fond  peu  de  chose. 

Pour  l'Angleterre,  enfin,  comme  pour  tout  le  monde  en  Europe,  cela 
a  besoin  d'être  éclairci,  et  par  suite  redressé  plus  qu'en  aucun  temps; 
car  le  crédit  et  le  numéraire,  de  même  que  les  banques  à  monopole  qui 
concentrent  la  force,  sous  son  double  aspect,  sont  plus  que  jamais 

(l)  Pour  montrer  quelle  iction  exerce,  au  loin  comme  auprès,  le  mo- 
nopole de  l'émission,  cet  inévitable  et  puissant  barrage  lorsqu'il  n'est  pas 
un  dangereux  stimulant,  qu'on  voie  ce  qu'en  dit  un  journal  dans  ces  lignes 
relatives  à  la  gestion  du  Crédit  au  travail  durant  le  dernier  exercice  : 

«  La  Société  a  reçu  comme  tout  le  commerce  le  CONTRE-COUP  de  la 
crise  que  nous  venons  de  traverser.  Elle  n'a  pu  réescompter  que  95,241  fr. 
Elle  a  été  forcée  de  faire  elle-même  l'encaissement  de  217,037  francs.  » 
(La  Presse  du  27  janvier  1865.) 

Qu'en  pensent  ceux  qui  ont  la  prétention  de  régénérer  le  crédit  en 
laissant  de  côté  le  monopole  de  l'émission  ?...  Singuliers  machinistes  qui 
pensent,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  à  multiplier  les  rouages  sans  re- 
garder aux  dimensions  de  l'arbre  i\Q  couche  et  aux  nombres  de  touis 
(jii'il  peut  faire  fians  le  môme  leinit.s  ! 


246  JOUKNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

choses  cosmopolites.  De  là  un  dôbat  qui  ne  s'arrête  pas  à  la  frontière 
d'un  État,  si  vaste  qu'on  le  fasse,  dès  que  tous  se  touchent  et  souffrent, 
à  la  fois,  du  même  mal. 

On  sait  qu'au  moyen  âge  les  Assises  de  Jérusalem  s'occupèrent  de  la 
monnaie.  Elles  tiennent  une  certaine  place  dans  l'histoire.  L'enquête  ac- 
tuelle, c'est  quelque  chose  comme  les  grandes  assises  du  Crédit  moderne. 
Si  nulle  question  ne  fut  plus  haute  par  les  intérêts  auxquels  elle  touche, 
aucune  autre  peut-être  ne  fut  destinée  à  jeter  de  l'éclat  sur  le  pays  qui 
s'apprête  à  la  résoudre  (i).  Paul  Coq. 


REVUE   SCIENTIFIQUE 


I.  Académie  des  sciences  :  Les  peines  et  les  récompenses.  —  L'Académie  française  et 
les  prix  de  vertu.  —  Rôle  de  l'Académie  des  sciences.  —  Le  grand  prix  d'électricité 

—  M.  Ruhmkorff.  —  La  machine  d'induction  et  ses  applications.  —  M.  Froment.  — 
Distribution  des  prix  à  l'Académie  des  sciences.  —  Prix  de  statistique.  M.  Guérin  : 
Statistique  du  canton  de  Benfeld ;  M.  Collin  :  Et^aporation  de  l'eau  à  l'air  libre; 
M.  Champion  :  Les  inondations  en  France  depuis  le  yi"  siècle  ;  M.  Demay  :  Forces 
de  la  i'ertu  en  France.  —  Prix  Trémont.  M.  Poitevin:  Applications  de  la  photographie. 

—  Prix  de  médecine  et  d'hygiène.  M.  Grimaud  (de  Caux)  :  Travaux  d'hydrologie  ; 
Les  eaux  de  la  Durancs  à  Marseille.  —  IL  Publications  :  L'Année  scientifique,  par 
L.  Figuier  (2).  —  Petites  chroniques  de  la  science,  par  S. -H.  Berthoud  (3).  —  Cau- 
series scientifiques ,  par  H.  de  Parville  (4).  —  La  science  populaire^  par  J.  Ram- 
bosson  (5).  —  La  science  et  les  saluants  en  1884,  par  Viclor  Meunier  (6).  —  Le  Mou- 
(tentent  scientifique,  par  A;  Boillot  et  E.  Menault  (7).  ~  Annuaire  scientifique,  par 
P.  P.  Dehérain  (8).  —  La  science  sans  préjugés,  par  André  Sanson  (9). 

I.  Les  hommes  sont  toute  leur  vie  des  enfants,  qu'il  faut  détourner  du 
mal  par  la  crainte  des  châtiments  et  stimuler  au  bien  par  l'espoir  des 
récompenses.  Ainsi  les  ont  jugés  du  moins  les  législateurs  de  tous  les 

(1)  Ce  travail  était  imprimé  lorsqu'à  paru  le  programme  des  délégués 
du  commerce  de  Paris  auprès  de  Tenquête.  Deux  points  nous  ont  paru 
mériter  une  attention  particulière.  D'une  part,  l'on  signale  combien  il 
importe  de  combler  au  plus  tôt  la  lacune  que  présentent,  faute  de  suc- 
cursales, les  départements  mis  au  ban  de  l'émission  et  de  l'escompte. 
De  plus,  on  demande  que  la  composition  du  Conseil  de  Régence,  où  la 
haute  banque  tient  tant  de  place,  soit  modifiée  par  l'admission  d'un 
nombre  de  négociants  égal  à  celui  des  banquiers.  Ce  point  est  de  haute 
conséquence,  et  s'il  prévalait,  il  pourrait  donner  lieu  à  de  sérieuses  ré- 
formes. P.  C. 

(2)  8  vol.  in-lS  ;  Hachette,  édit.  —  (3)  3  vol.;  chez  Garnier  frères.  — 
(4)  4  vol.  ;  chez  F.  Savy.  — (5)  3  vol.  ;  chez  E.  Lacroix.  —  (6)  1  vol.  ;  chez 
G.  Baillière.  —  (7)  2  vol.;  chez  Didier.  —  (8)  4  vol.  ;  chez  Charpentier. 
—  (9)1  vol.  ;  chez  îî.  Pion. 


RKVUE  SCIENTIFIQUE.  217 

t(MTii)s  cL  (lo  tous  les  pays;  ainsi  les  ont  jup,és  c<;alemcnl  ceux  qui  font 
profession  spéciale  de  les  aimer,  et  qui,  pour  ce  motif,  sont  appelés 
philantliropes.  Mais  tandis  que  les  léf^islaleurs  n'ont  {}uèrc  sonj^é  qu'à 
prévenir  par  une  surveillance  active,  et  à  réprimer  par  des  peines  gra- 
duées et  variées  les  effets  de  nos  mauvais  penchants,  les  philanthropes 
se  sont  efforcés  uniquement  d'éveiller  en  nous  les  nobles  passions  et  de 
nous  encoura{jer  aux  travaux  utiles  et  (glorieux. 

En  France  notamment,  un  çrand  nombre  de  personnes  ont  affecté, 
soit  de  leur  vivant  même,  soit  par  disposition  testamentaire,  une  partie 
de  leur  fortune  à  la  [glorification  des  actes  louables,  à  la  rémunération 
des  services  rendus  à  la  société,  à  la  réparation  de  la  trop  fréquente 
injustice  du  sort  envers  le  mérite  modeste.  La  plupart  de  ces  promo- 
teurs du  progrès  moral  et  intellectuel  ont,  par  une  sorte  d'accord  tacite, 
confié  à  l'Institut  la  tache  honorable  et  délicate  'de  rechercher  et  de 
couronner  les  plus  dignes.  Chacune  des  cinq  Académies  consacre  donc 
annuellement  une  séance,  dite  publique  et  solennelle  (1),  à  la  distribution 
des  prix  dont  elle  est  instituée  dispensataire.  Je  me  trompe  :  une  de  ces 
séances,  environnée  d'une  solennité  particulière,  réunit  les  cinq  classes 
de  l'Institut,  bien  que  l'Académie  française  en  fasse  presque  seule  les 
honneurs.  C'est  que,  par  un  privilège  singulier,  la  mission  de  récom- 
penser le  mérite  par  excellence,  la  vertu,  a  été  dévolue  à  cette  illustre 
compagnie.  On  est  tenté  de  s'étonner,  au  premier  abord,  que  les  poètes, 
les  romanciers  et  les  orateurs  qui  la  composent  aient  paru  plus  compé- 
tents en  matière  de  désintéressement,  d'abnégation,  de  charité,  que  ne 
seraient,  par  exemple,  les  historiens,  les  hommes  d'État,,  les  écono- 
mistes, les  philosophes  qui  composent  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  cette  dernière  Académie  est  de 
création  récente;  elle  est  fille  de  la  Révolution.  A  l'origine  des  fonda- 
tions philanthropiques  qui  nous  occupent,  l'Académie  française  était 
considérée,  et  avec  quelque  raison,  comme  réunissant  dans  son  sein 
rélite  des  intelligences,  les  plus  grands  esprits  et  aussi  les  meilleurs. 
La  confiance  que  mettaient  en  elle  les  bienfaiteurs  de  la  vertu  était 
donc  légitime.  Depuis,  leur  volonté  a  dû  continuer  d'être  respectée,  et 
c'eût  été  d'ailleurs  infliger  à  la  nouvelle  Académie  française  un  affront 
injuste  et  arbitraire,  que  de  la  déposséder,  au  profit  d'une  autre  com- 
pagnie savante  ou  lettrée,  d'un  r(Me  qu'elle  a  toujours  rempli  d'une 
manière  digne  d'elle-même  et  de  ceux  qu'elle  représente.  On  aurait  tort 
de  croire,  au  surplus,  que  ce  rôle  soit  en  réalité  supérieur  à  celui  des 
sœurs  cadettes  de  l'Académie  française.  Des  objections,  qui  ne  sont  pas 
sans  valeur,  ont  été  élevées  contre  l'efficacité,  la  convenance,  et  même 

(1)  Solennelle,  assurément  ;  mais  publique,  c'est  une  pure  fiction  : 
les  personnes  munies  de  cartes  sont  seules  admises  à  ces  séances. 


248  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

contre  la  moralité  des  prix  de  vertu.  On  n'a  point  contesté,  que  je  sache, 
ce  qu'il  y  a  de  juste  et  d'utile  à  récompenser,  par  des  distinctions  hono- 
rifiques et  par  des  {^ratifications  pécuniaires,  les  hommes  dont  les  tra- 
vaux contribuent  à  l'accroissement  de  la  prospérité  publique,  à  la  gran- 
deur du  pays,  au  progrès  des  lumières  et  de  la  civilisation.  Il  y  a  plus  : 
à  notre  époque  oii  les  études  scientifiques  tiennent  une  si  large  place 
dans  le  mouvement  intellectuel,  et  fournissent  chaque  jour  à  l'industrie 
tant  d'éléments  et  d'auxiliaires  précieux,  c'est  à  l'Académie  des  sciences 
que  semble  revenir  la  plus  belle  part  de  la  mission  rémunératrice 
dévolue  à  Tlnslitut  national. 

Il  y  a  quelques  mois  à  peine,  une  commission  choisie  dans  le  sein  de 
l'Académie  des  sciences  était  chargée  de  désigner  le  lauréat  du  grand 
prix  de  50,000  francs,  fondé  par  le  décret  du  23  février  1852,  et  des- 
tiné à  l'auteur  de  la  découverte  la  plus  importante  concernant  les  appli- 
cations de  l'électricité,  et  en  particulier  de  la  pile  de  Volta.  On  sait 
que,  conformément  aux  conclusions  du  rapport  de  la  commission,  ce 
prix  a  été  donné  à  M.  Ruhmkorff,  pour  son  célèbre  appareil  d'in- 
duction. 

Cet  appareil  réunit,  dans  un  même  générateur,  les  deux  formes  de 
l'électricilé,  séparées  autrefois  comme  par  un  abîme  :  l'électricité  sta- 
tique^ caractérisée  par  une  forte  tension  et  par  la  faculté  de  produire 
des  étincelles,  mais  que  les  anciennes  machines  à  frottement  (je  parle 
des  plus  puissantes)  ne  développent  jamais  qu'en  petite  quantité,  —  et 
l'électricité  voltaïque,  à  tension  très-fliible,  incapable  de  fournir  de  vé- 
ritables étincelles,  mais  que  la  pile  de  Volta  donnait  déjà,  d'une  manière 
continue,  en  quantités  considérables.  «La  machine  d'induction  de  Ruhm- 
korff, disait  le  rapport  de  la  commission  académique,  transforme  l'une 
en  l'autre  ces  deux  électricités  de  la  façon  la  plus  pratique.  Elle  permet 
d'obtenir,  avec  la  pile  de  Volta,  les  plus  puissants  effets  de  fulguration 
des  machines  à  frottement.  Mais,  gardant  quelque  chose  de  son  origine, 
si  l'électricité  des  appareils  de  Ruhmkorff  se  rapproche  de  celle  des 
machines  à  frottement  par  sa  tension,  elle  reste,  par  sa  quantité,  en 
relation  avec  l'électricité  voltaïque  dont  elle  dérive.» 

MM.  Foucault,  Fizeau  et  Poggendorf  ont  coopéré,  à  divers  titres, 
aux  perfectionnements  de  la  machine,  de  Ruhmkorff,  et  par  conséquent 
aux  admirables  et  nombreux  résultats  dont  elle  a  facilité  ou  même 
rendu  possible  la  réalisation.  Au  moyen  de  cette  machine,  M.  Perrot  a 
décomposé  l'eau  à  l'état  de  vapeur;  MM.  Fremy  et  Ed.  Becquerel  ont 
combiné,  bien  plus  rapidement  que  ne  l'avait  fait  Cavendish  au  siècle 
dernier,  les  deux  éléments  de  l'air,  et  constitué  directement  l'acide 
azotique.  La  production  de  la  lumière  a  reçu,  grâce  à  l'emploi  de  la 
machine  de  M.  Ruhmkorff,  des  perfectionnements  importants.  L'étin- 
celle d'induction,  en  parcourant  des  tubes  de  verre  qui  contiennent  des 


RKVUE  SClIiNTIFlOUK.  21') 

[j-az  ou  des  vapeurs  (rès-raré(iés,  (16[;a[;c  une  luuiièrc  diversement  colo- 
rée siiivaiU  la  nature  du  milieu.  Éclairés  de  la  sorte,  ces  tubes  répan- 
dent une  lumière  assez  vive  pour  qu'on  ait  pu  les  employer  dans  les 
mines  où  Ton  a  des  explosions  à  redouter  ;  sous  l'eau,  pour  éclairer  les 
plonjieurs;  en  cliirur(;ie,  pour  porter  dans  l'arrière-bouche  et  dans  les 
or[)anes  profonds  une  clarté  (pii  ne  s'acconipajjnc  d'aucune  sensation 
de  chaleur. 

Ce  même  appareil,  qui  fournit,  comme  on  vient  de  le  voir,  un  sûr 
moyen  d'éviter,  dans  les  mines  de  houille,  les  funestes  effets  du  feu 
{jrisou,  est  en  même  temps  le  boute-feu  le  plus  rapide  et  le  plus  infail- 
lible dont  on  puisse  se  servir  pour  enflammer  les  fortes  charges  de 
poudre  dans  l'exploilation  des  carrières,  dans  le  creusement  des  grands 
bassins  et  dans  le  percement  des  tunnels,  «  La  sûrelé  de  son  jeu  et  les 
grandes  distances  auxquelles  elle  porte  l'étincelle,  permettent  d'effec- 
tuer sans  péril  l'explosion  de  mines  qui  remuent  des  masses  importantes, 
ou  qui  brisent  des  obstacles  inaccessibles.  » 

En  proposant  M.  Ruhmkorff  pour  le  prix  de  50,000  fr.,  la  Commis- 
sion ne  pouvait  refuser  une  mention  honorable  aux  autres  physiciens 
qui  ont  enrichi  la  science  de  découvertes  moins  importantes,  moins 
profitables  peut-être  que  celle  du  savant  ingénieur,  mais  très-dignes 
encore  d'admiration  et  de  reconnaissance.  Elle  recommanda  tout  spé- 
cialement à  la  bienveillance  du  chef  de  l'État  un  autre  ingénieur  non 
moins  distingué  que  M.  Ruhmkorff  lui-même,  mais  dont  les  travaux 
lui  parurent  présenter  un  caractère  moins  évident  d'utilité  pratique.  Je 
veux  parler  du  regrettable  Froment,  l'émule  des  Morse  et  des  Wheatstone, 
l'habile  constructeur  de  tant  d'ingénieux  appareils  où  l'électricité  agit 
comme  force  motrice.  Froment  fut  nommé  chevalier  de  la  Légion 
d'honneur  et  dut  espérer  que  dans  cinq  ans  nul  concurrent  ne  pourrait 
lui  disputer  le  prix  obtenu  cette  fois  par  M.  Ruhmkorff.  Mais  la  mort 
ne  lui  a  laissé  le  temps  ni  de  jouir  de  son  demi-triomphe,  ni  d'at- 
tendre un  triomphe  plus  complet.  Il  est  mort  dans  le  courant  du  mois 
de  février  dernier. 

C'est  le  6  de  ce  même  mois  que  l'Académie  des  sciences  a  tenu  sa 
séance  sollennelle  de  distribution  des  prix.  Je  n'ai  point  dessein,  on  le 
pense  bien,  de  donner  ici  la  liste  de  tous  les  prix  décernés  et  l'analyse 
des  travaux  qui  les  ont  mérités.  Je  me  bornerai  à  indiquer,  parmi  ces 
travaux,  ceux  qui  me  paraissent  de  nature  à  intéresser  les  lecteurs  du 
Journal  des  Économistes.  De  ce  nombre  sont,  au  premier  chef,  les  Mé- 
moires présentés  au  concours  pour  le  prix  de  statistique.  Le  prix  de 
1864  a  été  donné  à  M.  Guérin,  pour  une  Statistique  agricole  du  canton 
de  Benfeld  (Has-Rliin).  Il  ressort  de  ce  travail  que,  dans  le  canton 
de  Benleld,  qui  compte  17,605  habitants,  et  dont  l'étendue  est  de 
15,012  hectares,  le  produit  agricole  brut  s'élève  à  9  millions  de  francs 


250  JOURNAL  DES  ÉGOINOMISTES. 

environ.  Il  est  à  noter  que  3,595  hectares  de  bois  n'entrent  dans  ce 
total  que  pour  la  faible  somme  de  129,000  fr.,  tandis  que  552  hectares 
seulement,  plantés  en  tabac,  produisent  un  revenu  annuel  de  640,000  fr. 
L'auteur  donne  sur  la  situation  (générale  et  la  topographie  de  ce  canton 
des  rensei^jnemcnls  très-curieux  :  «  On  peut  y  remarquer,  dit  le  rap- 
porteur de  la  commission,  M.  Bienaymé,  les  petits  tableaux  qui  portent 
à  390  fr.  les  (ja^jes  annuels  d'im  journalier  vivant  seul,  et  à  825  fr. 
ceux  d'une  famille  composée  du  père,  de  h  mère  et  de  trois  enfants. 
Naturellement  les  dépenses  absorbent  ces  sommes,  si  faibles  encore. 
On  voit  par  là  néanmoins  que  le  paysan  actuel  est  bien  loin  de  l'homme 
aux  quarante  écus.  Aussi  M.  Guérin  dit-il  que  la  population  se  nourrit 
{généralement  bien  et  que  le  paupérisme  est  inconnu  dans  son  sein. 
Mais  il  existe  malheureusement  des  crétins  et  des  (goitreux  dans  les  ha- 
bitations voisines  du  Rhin.  » 

Un  mémoire  sur  un  sujet  tout  différent,  puisqu'il  contient  des  recher- 
ches sur  Vdvaporation  de  Veau  à  Vair  libre,  a  valu  à  M.  Collin  le  prix 
de  1863,  resté  disponible.  La  commission  n'a  pu  donner  qu'une  mention 
honorable  à  M.  Champion,  pour  les  six  volumes  aujourd'hui  achevés  de 
son  ouvrage  sur  Les  inondations  en  France  depuis  le  vi*  siècle,  parce  que, 
dit  le  rapporteur,  les  recherches  de  Fauteur  sont  plutôt  archéolog^iques 
que  statistiques.  Les  deux  derniers  volumes  renferment  cependant  des 
tables  où  sont  consignés  des  résultats  d'un  grand  intérêt.  Ainsi,  sur 
135  inondations  de  la  Seine,  dont  M.  Champion  a  pu  retrouver  les  dates, 
104,  ou  77  sur  100,  ont  eu  lieu  dans  les  mois  de  décembre,  janvier, 
février  et  mars.  Pour  la  Loire,  81  inondations  sur  126,  soit  64  sur  100 
sont  survenues  d'octobre  à  février  inclusivement.  Pour  le  Rhône,  les 
seuls  mois  d'octobre  et  de  novembre  ont  vu  40  inondations  sur  97,  ce 
qui  donne  une  proportion  de  41  sur  100. 

Enfin  une  mention  honorable  a  été  aussi  accordée  à  M.  Demay,  pour 
son  ouvrage  intitulé  Forces  de  la  vertu  en  France,  ou  Statistique  des  prix 
Monttjon  décernés  par  V Académie  française,  de  1820  à  1862.  Le  rappor- 
teur a  qualifié  ce  travail  :  une  première  ébauche  des  comparaisons  de 
statistique  morale  que  peut-être  il  deviendra  possible  de  baser  sur 
les  dossiers  nombreux  des  prix  de  vertu. 

Le  baron  de  Trémont,  par  son  testament  en  date  du  5  mai  1847,  a 
légué  à  l'Académie  des  sciences  une  somme  annuelle  de  1,100  francs, 
«  pour  aider  dans  ses  travaux  tout  savant,  ingénieur,  artiste  ou  méca- 
nicien, auquel  une  assistance  sera  nécessaire  pour  atteindre  un  but 
utile  et  glorieux  pour  la  France.  »  Ce  prix  a  été  décerné  à  M.  Poitevin, 
pour  ses  heureuses  recherches  concernant  les  applications  de  la  photo- 
graphie. On  doit  à  M.  Poitevin  un  procédé  de  gravure  photographique 
qui  lui  valut  en  1848  une  médaille  d'argent  de  la  Société  d'encourage- 
ment; un  autre  procédé  appelé  hélioplastie,  employé  en  Angleterre,  en 


KEVUIi  SGlKNTll'lQUE.  2ôl 

Allemajjne  el  eu  l'raiice;  enfin  un  procède  de  liilio-piiolojyraphic,  quia 
parliculièrenienl  alliré  rallcnlion  de  la  Commission.  M.  i'oiLcvin,  par- 
tant de  la  réaction  remarquable  qu'éprouve,  sous  l'influence  de  la  lu- 
mière, un  mélanj'e  de  bichromate  de  potasse  et  d'une  matière  orjjauique, 
a  trouvé  que  le  mélange  peut,  en  vertu  de  cette  réaction,  devenir  inso- 
luble et  apte  alors  à  retenir  les  substances  pulvérisées  qu'on  étend  sur 
la  plaiiuc  photo[]rapliique,  et  même  l'encre  (jrasse  dont  on  la  recouvre. 
Utilisant  cette  propriété,  il  est  parvenu  à  fixer  l'encre  d'impression  sur 
les  parties  influencées  par  la  lumière;  dès  lors  la  solution  du  problème 
de  la  litho-photoi^raphie  a  pu  être  considérée  comme  acquise  aux  arts 
et  à  rindustrie.  Le  même  principe  a  conduit  M.  Poitevin  à  fixer  sur  le 
verre,  le  papier,  la  porcelaine,  etc.,  à  l'aide  de  substances  rendues 
hy^yrométriques  par  Tinsolation,  diverses  poudres  impalpables,  notam- 
ment le  charbon  et  les  oxydes  métalliques,  et  d'obtenir  ainsi  les  épreu- 
ves inaltérables  dites  au  charbon,  et  des  émaux  photo[jraphiques  d'une 
(}Tande  beauté. 

Parmi  les  concurrents  pour  le  prix  de  médecine  et  de  chirur^^ie,  fondé 
par  M.  de  Montyon,  la  commission  en  a  distingué  une  dixaine.  Je  citerai 
seulement  M.  Grimaud  (de  Caux);  non  que  la  Commission  Tait  placé  en 
première  li[jne  :  elle  ne  lui  a  accordé  qu'une  mention  honorable  avec 
la  somme  de  1,500  fr.  ;  mais  les  travaux  de  ce  savant  ont  un  caractère 
d'utilité  (générale  qui  les  recommande  aux  lecteurs  de  cette  revue. 
M.  Grimaud  (de  Caux)  est  un  hygiéniste  distingué;  il  s'est  voué  depuis 
longues  années  à  l'étude  de  l'hydrologie;  il  a  étudié  cette  science  en 
théoricien  et  en  «  homme  pratique.  » 

Des  travaux  importants  d'aménagement  et  de  distribution  des  eaux  ont 
été  exécutés  sous  sa  direction  à  Vienne  (Autriche),  à  Venise  et  à  Trieste. 
On  a  de  lui  un  volume  (1)  qui  me  paraît  être  un  des  meilleurs  qu'on  ait 
écrits  sur  la  matière.  ïl  a  présenté,  dans  le  courant  de  1864,  à  l'Académie 
des  sciences,  plusieurs  notes  relatives  aux  eaux  de  Marseille.  On  sait  que 
la  troisième  ville  de  France  a  été  longtemps  condamnée  à  une  pénurie 
d'eau  qui  n'a  pas  médiocrement  contribué  au  mal-être  général  de  ses 
habitants  et  aux  désastres  dont  elle  a  été  si  souvent  affligée  par  l'invasion 
des  maladies  épidémiques.  Récemment  enfin  on  y  a  fait  arriver  les  eaux 
de  la  Durance,  et  Marseille  est  aujourd'hui  largement  pourvue  du  pré- 
cieux liquide.  Mais  les  eaux  de  la  Durance  sont  chargées  d'un  hmon 
très-divisé  qui  ne  se  dépose  que  très-difficilement  et  qui  les  rend  peu 
propres  à  la  consommation,  aux  usages  industriels  et  même  à  l'arrosage 
des  champs  et  des  jardins.  Les  moyens  mis  en  œuvre  pour  clarifier  ces 
eaux  ont  été  mal  entendus  ou  mal  appliqués.  M.  Grimaud  (de  Caux)  s'est 


(l)  Les  Eaux  jmhUcfrtes.  In-S,  1853.  Paris,  Dezobry.  ïandou  et  Ce,  édi* 
leurs,  rue  des  Écoles,  78. 


1^52  JOURNAL  DKS  ÉCONOMISTES. 

rendu  à  Marseille;  il  a  étudié  avec  attention  les  travaux  exécutés,  et  il  a 
indiqué  très-judicieusement  les  chang^cments  qu'il  serait  nécessaire  d'y 
apporter  pour  débarrasser  les  eaux  de  la  Durance  des  substances  étran- 
gères qu'elles  tiennent  en  suspension.  Il  aura  rendu  ainsi  un  véritable 
service  à  la  ville  de  Marseille,  pourvu  toutefois  que  l'administration  ait 
la  volonté  et  le  pouvoir  de  tenir  compte  de  ses  indications. 

II.  Les  publications  scientifiques  surgissent  en  nombre  toujours  crois- 
sant et  s'imposent  en  quelque  sorte  à  l'attention  de  quiconque  ne  veut 
point  demeurer  étranger  aux  choses,  et  surtout  aux  idées  de  son  temps. 
Parmi  ces  publications,  il  en  est  plusieurs  qui  ont  spécialement  pour 
objet  d'enregistrer  et  d'apprécier  les  découvertes  et  les  inventions  nou- 
velles, les  débats  des  sociétés  savantes,  les  questions  théoriques  et  philo- 
sophiques que  soulève  l'observation  des  phénomènes.  Il  n'est  guère 
d'écrivain  rédigeant  la  revue  scientifique  d'un  grand  journal,  qui  ne  se 
fasse  un  devoir  de  réunir  chaque  année  ses  articles  en  un  volume  qu'il 
offre  au  public,  —  et  que  le  public  accueille  avec  plus  ou  moins  d'em- 
pressement. On  ne  compte  pas  aujourd'hui  moins  de  huit  recueils  de  ce 
genre.  Le  plus  ancien  est  r Année  scientifique,  de  M.  L.  Figuier  :  réper- 
toire assez  nourri  de  faits,  mais  assez  pauvre  d'idées;  viennent  ensuite 
les  Petites  chroniques  de  la  science^  œuvre  d'un  conteur  aimable,  qui  est 
en  même  temps  un  homme  instruit,  sinon  un  savant  :  M.  Sam-Berthoud; 
puis  les  Causeries  scientifiques  signées  «  de  Parville,  »  et  qui  témoignent 
plus  de  la  confiance  de  l'auteur  en  lui-même  que  de  la  rectitude  de  son 
jugement.  On  trouve  dans  ces  causeries  des  thèses  paradoxales  soutenues 
avec  un  luxe  de  formules  et  d'expressions  scientifiques,  qui  ne  laisse 
pas  de  rappeler  un  peu  les  fameuses  tirades  latines  du  Médecin  malgré 
lui. 

Mais  revenons  à  des  ouvrages  plus  sérieux.  Je  n'ai  point  de  mal  à  dire 
de  la  Science  populaire^  de  M.  J.  Rombasson;  j'aurais  bien  quelques  cri- 
tiques à  adresser  à  La  Science  et  les  Savants,  de  M.  Victor  Meunier;  mais 
le  talent,  l'esprit  et  la  vigueur  de  cet  écrivain  doivent  rendre  d'autant 
plus  indulgent  pour  ses  défauts,  qu'aux  yeux  de  bien  des  gens  les  défauts 
de  M.  Meunier  sont  encore  des  qualités.  MM.  E.  Menaiilt  et  Boillot,  ré- 
dacteurs scientifiques  du  Moniteur,  ont  commencé,  l'année  dernière,  la 
publication  de  leur  recueil  semestriel  le  Mouvement  scientifique,  qui  se 
recommande  par  une  excellente  méthode,  par  une  rédaction  soignée  et 
par  une  sage  réserve  dans  la  discussion  des  théories  scientifiques  et  phi- 
losophiques. Parmi  les  articles  les  plus  intéressants  au  point  de  vue 
pratique,  je  citerai  ceux  qui  traitent  de  la  saponification  et  de  la  panifi- 
cation, de  la  composition  des  eaux,  de  la  conservation  des  métaux,  du 
nouvel  Hôtel-Dieu,  etc. 

L'Annuaire  scientifique,  dont  le  quatrième  volume  a  paru  cette  année, 


HKVUR  SCIENTIFIOUK.  25.'? 

csL  uni;  œnvn;  colloclivo  à  laipiclh;  concoiirciil,  avec  M.  1\  I*.  Dehéraiii, 
plusieurs  écrivains  d'un  taleiiL  et  d'un  savoir  éprouvés,  et  dont  chacun 
traite,  selon  ses  aptitudes  s])éciales,  telle  ou  telle  branche  de  la  science  : 
M.  Aui.  Guillemin,  l'astronomie;  M.  Menu  de  Saint-Mesmin,  la  nnéca- 
ni(jue;  M.  Saint-Ednie,  la  physicpie  [générale,  et  parfois  la  chimie; 
M.  Reitop,  la  physi([iie  du  [^lohe  et  la  }yéolo{',ie;  M.  A.  Duméril,  Tliistoire 
naturelle  et  la  biolojyie;  M.  Deliérain  lui-même  la  chimie  pure  et  appli- 
quée, certaines  questions  de  physiolo(îie  [générale  et  aussi  la  zootechnie. 
Le  premier  volume  de  ce  recueil  renfermait  une  étude  de  notre  collabo- 
rateur M.  Horn,  sur  le  mouvement  commercial,  industriel,  afi^ricole  et 
financier  pendant  Tannée  1861.  Je  me  permettrai  d'exprimer  le  re(jret 
que  M.  Deliérain  ait  cru  devoir  supprimer,  dans  les  volumes  suivants, 
cette  partie  économique,  qui  n'était  ni  la  moins  bien  traitée  ni  la  moins 
intéressante,  et  qui  donnait  à  son  annuaire  une  supériorité  de  plus  sur 
la  plupart  de  ses  concurrents. 

M.  André  Sanson,  rédacteur  de  la  Presse,  vient  d'entrer  en  lice  cette 
année  avec  un  excellent  volume,  qui  s'intitule  La  science  sans  préjugés, 
et  qui  justifie  pleinement  son  titre.  M.  Sanson  est,  pour  me  servir  de  la 
spirituelle  expression  d'un  écrivain  politique  (1),  «un  de  ces  esprits  mal 
faits  qui  se  refusent  à  affirmer  ce  qu'ils  ne  savent  pas.  »  Il  sait  beaucoup 
de  choses,  mais  il  n'a  point  la  prétention  de  posséder  la  science  infuse  ; 
il  ne  se  croit  pas  aple  à  décider  de  tout,  et  en  présence  des  questions  qui 
lui  paraissent  douteuses  et  obscures,  il  n'hésite  pas  à  réserver  ses  con- 
clusions ou  même  à  s'avouer  incompétent.  C'est  à  la  fois  une  preuve  de 
modestie  et  de  bon  sens  qui  donne  à  ses  jugements  d'autant  plus  d'au- 
torité. Ecartant  avec  soin  toute  idée  préconçue,  tout  esprit  de  parti,  tout 
préjugé,  en  un  mot,  il  se  renferme  dans  le  domaine  de  l'observation  et 
du  raisonnement,  et  ne  veut  d'autre  guide  que  la  méthode  scientifique. 
«Celle-ci,  dit-il,  pour  conduire  à  la  vérité,  n'a  qu'une  voie  tracée.  Elle 
constate  d'abord  les  faits  ;  s'ils  sont  complexes,  elle  les  analyse,  classe 
les  phénomènes  dont  ils  se  composent,  en  procédant  du  particulier  au 
général,  et  remontant  ainsi  jusqu'au  phénomène  le  plus  simple,  qui  tient 
tous  les  autres  sous  sa  dépendance  elle  fait  découvrir  la  loi  de  leur  en- 
chaînement. Là  s'arrête  la  science,  qui  est  la  connaissance  exacte  des 
rapports  établis  entre  les  faits.  » 

M.  A.  Sanson  accorde  dans  son  livre  une  large  place  à  la  Sociologie, 
c'est-à-dire  à  l'économie  politique.  Les  économistes  liront  avec  intérêt 
ses  études  sur  la  question  du  pain,  sur  la  question  de  la  viande,  sur  la 
question  des  sucres,  sur  la  question  du  coton,  sur  l'éducation  positive, 
sur  la  folie  et  la  responsabilité,  etc.  En  parlant  des  réformes  récemment 
introduites  dans  le  régime  de  la  boulangerie  et  de  la  boucherie,M.  Sanson 


(1)  M.  P.  Lanfrey. 


25«  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

démontra  fort  bien  que  si  ces  rcfornaes  n'ont  produit  jusqu'ici  que  des 
résultats  peu  satisfaisants,  c'est  qu'au  lieu  d'inau[jurer  franchement  le 
principe  fécond  de  l'initiative  individuelle,  elles  n'ont  fait  que  substituer 
à  l'ancienne  rég-lcmentation  une  réglementation  nouvelle.  En  toutes 
choses,  M.  Sanson  repousse  éner^i^iquement,  comme  impuissante  et  sté- 
rile, l'intervention  gouvernementale,  et  je  suis  heureux  de  saluer  en  lui 
un  intelligent  adepte  de  la  science  économique  et  un  vigoureux  champion 
de  la  liberté.  Arthur  Mangin. 


CORRESPONDANCE 

27  avril  1865. 
A  Monsieur  Th,  Mannequin. 
Monsieur, 

Dans  votre  article  sur  ^^5  idées  relatives  à  la  mesure  économique  (1),  où 
vous  me  mettez  en  cause,  sans  doute,  vous  ne  rehaussez  pas  la  science 
économique  par  des  théories  nouvelles,  où  la  vérité  se  montre  dans  tout 
son  éclat,  mais  vous  apportez  une  consciencieuse  sollicitude  à  l'examen 
de  celles  qui,  dans  l'état  présent,  demanderaient  le  plus  à  être  éluci- 
dées. —  Ne  semblait-il  pas,  il  y  a  quelques  années,  que  l'économie  po- 
litique était  appelée  à  marcher  dans  sa  force,  dans  sa  virilité,  et  que, 
pour  disposer  en  sa  faveur  les  esprits  les  plus  prévenus,  elle  n'avait  qu'à 
produire  ses  œuvres?  A  cette  heure,  ses  interprètes,  ses  défenseurs  les 
plus  autorisés  (2),  sont  forcés  de  convenir  que  son  allure  est  hésitante, 
indécise,  chancelante,  en  dépit  de  l'assistance  que  lui  ont  donnée  des 
auxiliaires^placés  près  du  trône,  et  môme  un  auguste  personnage  qui  a 
été  son  ange  gardien. 

•  Tant  que  l'économie  politique  ne  fut  qu'une  sorte  de  jeu  d'esprit, 
qu'une  lutte  de  systèmes  divers  entre  les  publicistes  seuls,  des  hypo- 
thèses, qui  n'étaient  que  spécieuses,  ont  pu  être  admises  comme  vérita- 
bles, et  cela  grâce  au  vif  désir  qui  porte  tous  les  savants  à  généraliser 
leurs  doctrines  au  moyen  de  lois  simples,  grâce  aussi  à  la  séduction 
inévitable  que  le  mot  de  liberté  ne  manque  jamais  d'entraîner  à  sa  suite. 
—  Actuellement  que  l'expérience  n'a  point  réalisé  les  espérances  aux- 
quelles on  s'était  abandonné,  il  faut  absolument  reconnaître  que  l'éco- 
nomie politique,  telle  que  les  maîtres  nous  l'enseignent,  présente  encore 
quelques  points  obscurs  sur  lesquels  il  est  nécessaire  d'appeler  la  lu- 
mière. —  Aussi,  c'est  avec  raison,  Monsieur,  que  vous  avez  fixé  l'atten- 
tion des  économistes  sur  ce  qui  doit  constituer  réellement  la  richesse 


(1)  Journal  des  Economistes,  avril  186-5. 

(2)  Une  nouvelle  campagne  de  la  protection,  par  Louis  Reybaud,  Journal  des  Écono- 
misies,  avril  1865. 


CORRESPONDANCE.  2.G5 

d'un  |)eu[)lo,  et  sur  la  mesure  virtuelle  dont  celte  richesse  est  suscep- 
tible. Selon  nous,  c'est  la  solution  de  ce  double  problème  qui  donnera 
le  critérium  économique,  et  nous  fera  apprc^cier  en  dernière  analyse 
l'excellence  des  ddcisions]quo  nous  sollicitons  de  cette  science. 

Comme  tant  d'autres,  j'ai  essaye  de  le  rdsoudro,  et  cela  avec  des  con- 
victions qui  n'ont  pas  eu  la  fortune  de  vous  toucher,  puisque  vous  con- 
damnez mes  conclusions  sur  ce  que  l'on  doit  appeler  la  richesse  d'un 
peuple.  —  Toutefois  votre  jugement,  môme  défavorable,  me  fait  encore 
une  part  assez  belle.  —  Ne  dites-vous  pas,  en  effet,  que  je  prends  à  la 
lettre^  et  comme  article  de  foi^  la  confusion  de  Bastiat?  Mais  si  j'ajoute  que 
les  errements  de  Bastiat^  relativement  à  la  richesse  publique,  sont  ceux 
d'Adam  Smith,  do  Rossi,  de  Roscher,  etc.,  qui  les  tenaient  d'Aristote  lui- 
môme,  vous  conviendrez  qu'il  est  agréable,  en  passant  h  la  barre  de 
votre  tribunal,  d'être  condamné  en  aussi  bonne  compagnie,  surtout 
avec  des  considérants  si  faiblement  motivés. 

En  ce  qui  concerne  la  mesure  de  la  richesse,  vous  prétendez  que,  jus- 
qu'à présent,  on  n'a  pu  encore  définir  d'une  manière  satisfaisante  ni  la  na- 
ture, ni  les  termes,  ni  les  résultats  de  cette  mesure. —  Cela  est-il  bien  exact? 
Ce  problème,  cependant,  ne  me  paraît  pas  présenter  toutes  les  difficul- 
tés dont  vous  le  hérissez,  et  certes,  si,  après  une  mûre  réflexion,  vous 
reveniez  sur  la  sentence  un  peu  légère  que  vous  avez  prononcée,  et  dont 
nous  venons  de  parler,  vous  reconnaîtriez  que  nous  l'avons  résolu.  — 
N'admettez-vous  pas  la  logique  de  nos  raisonnements,  en  ne  contestant 
que  la  vérité  des  prémices  dont  nous  sommes  partis? 

Un  moyen  de  mesure,  à  l'aide  duquel  on  pourrait  juger  de  la  bonté 
des  doctrines  économiques,  serait  d'autant  plus  essentiel  à  connaître, 
que  la  plupart  du  temps  leur  application,  en  favorisant  les  uns  et  en 
froissant  les  autres,  ne  manque  jamais  de  donner  lieu  à  un  concert  dis- 
cordant d'éloges  et  de  récriminations  qui  laisse  l'observateur  dans  la 
plus  grande  indécision. — 11  ne  serait  pas  même  nécessaire  que  le  moyen 
de  mesure  fut  très-rigoureux.  L'économie  politique  ferait  déjà  un  grand 
pas  si,  par  exemple,  en  France,  on  pouvait  constater  les  variations  dans 
la  richesse  publique,  qui  seraient  au-dessus  de  2  ou  3  milliards. 

Du  reste,  tous  les  moyens  de  mesure  dont  nous  disposons  pour  les 
choses  matérielles  et  immatérielles  sont  défectueux  ;  mais  dans  leur  état 
d'imperfection,  quelquefois  très-notable,  ils  ont  rendu  et  rendent  encore 
de  très-grands  services.  —  On  sait  que  dans  les  temps  primitifs  l'année 
ne  comptait  que  360  jours.  Cette  division,  quelque  vicieuse  qu'elle  fût 
au  point  de  vue  du  cours  régulier  des  astres,  n'en  était  pas  moins  pré- 
cieuse à  l'agriculture,  à  qui  il  importe  tant  de  connaître  les  révolutions 
solaires.  —  Les  marins,  pour  mesurer  la  vitesse  de  leurs  bâtiments, 
jettent  le  lock,  et  cet  instrument,  bien  que  grossier,  leur  est  d'une  uti- 
lité incontestable.—  On  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  et  c'est  ce  qu'on 
fait  communément,  apprécier  la  bonne  politique  d'un  peuple  par  les 
alliances  qu'il  se  ménage  et  par  l'étendue  des  territoires  qu'il  s'annexe. 
Ce  mode  d'appréciation,  assez  vague  de  sa  nature,  laisse  beaucoup  à 
désirer,  et  néanmoins,  en  le  prenant  au  pied  de  la  lettre,  et  se  dirigeant 


2'jC, 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


d'après  ses  indications,  nombre  de  pays  ont  grandi  en  puissance  et  se 
sont  illustrés. 

Craignant  d'abuser  de  la  bienveillante  hospitalité  de  ce  journal,  nous 
ne  relèveront  plus  qu'une  de  vos  attaques.  —  Vous  m'accusez  de  con- 
fondre la  rareté  avec  la  valeur?  D'après  vous,  la  rareté  n'occasionne 
qu'un  déplacement  de  richesses,  et  pour  ne  laisser  aucun  doute  sur  le 
sens  de  votre  pensée,  vous  ajoutez  :  A  ce  compte,  le  vol  crée  de  la  richesse, 
car  il  en  procure  au  voleur.  —  Eh  bien!  Monsieur,  vous  soutenez  là  un 
paradoxe;  vous  le  reconnaîtrez  aisément.  —  La  rareté  peut  produire  de 
la  valeur,  et  les  exemples  se  pressent  en  foule  pour  le  prouver.  Nous 
n'en  citerons  qu'un  au  hasard.  —  Un  pays  n'a  d'autres  ressources  que  la 
culture  de  ses  vignes;  il  ne  se  fournit  d'aliments,  de  vêtements,  de  meu- 
bles, etc.  qu'au  moyen  des  excédants  de  sa  récolte  ;  de  plus,  il  n'a  pour 
ses  produits  qu'un  débouché  restreint  en  rapport  avec  ses  excédants 
habituels.  Qu'il  lui  survienne  une  année  d'abondance  exceptionnelle? 
Les  frais  de  cueillette,  d'envaisselage  et  autres  vont  s'accroître  prodi- 
gieusement, tandis  que  le  prix  des  vins  s'avilira  d'une  manière  déme- 
surée ;  et,  en  définitive,  l'excès  de  la  récolte  sera  pour  ce  pays  la  cause 
fatale  d'une  vraie  diminution  de  ses  capitaux.  —  Dans  vos  raisonne- 
ments, Monsieur,  vous  embrassez  peut-être  l'univers  tout  entier,  mais 
nous  croyons  que  l'économie  politique  est  une  science  dont  chaque  con- 
trée est  appelée  à  recueillir  les  enseignements.  —  Veuillez  remarquer 
ensuite  que,  dans  l'exemple  rapporté  ci-dessus,  il  n'est  pas  du  tout  cer- 
tain que  la  perte  du  pays  vignoble,  dans  sa  crise  d'abondance,  soit  com- 
pensée par  le  gain  des  autres  contrées.—  Si  l'on  s'en  rapporte  à  J.-B.  Say, 
les  nations  sont  toutes  solidaires,  et  le  malheur  des  unes  rejaillit  sur  les 
autres. 

Agréez,  Monsieur,  etc.  Du  Mesnil-Marigny. 


BULLETIN 


EXPOSE  DE   LA   SITUATION    FINANCIÈRE    DE    LA    GRANDE- 
BRETAGNE,  PAR  M.    GLADSTONE. 


Augmentation  des  recettes  et  diminution  des  dépenses  pendant  l'exercice  1864-65. 
—  Diminution  de  la  dette  et  montant  de  cette  dette.  —  Prospérité  du  commerce 
extérieur  en  Angleterre.  —  Comparaison  avec  le  développement  du  commerce  extérieur 
en  France.  — Réductions  sur  le  houblon  et  la  drèche  combattues.  —  Réductions  de 
droits  proposées  sur  le  thé,  les  droits  sur  les  assurances,  l'incorae-tax. 

Dans  la  séance  de  la  chambre  des  communes  du  27  avril,  M.  Gladstone, 
chancelier  de  l'Échiquier,  a  déposé  son  exposé  financier  et  a  donné  de 
vive  voix  une  série  d'explications  très-intéressantes. 

Il  a  annoncé  à  la  Chambre  un  excédant  de  plus  de  3  millions  sterling? 


SITUATION  FINANCIÈRE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  2 


0/ 


ou  près  (l(î  80  millions  de  francs,  produit  par  uno  au{;iu(;iitalion  de  re- 
cctles.  Il  a  pu  aiiuoiicor  de  plus  un  fait  assez  extraordinaire  en  matière 
de  budfyet,  et  même  tout  à  fait  fantastique  dans  Ih  plupart  du  pays,  à 
savoir:  (jue  les  dépenses  effectuées  sont  restées  de  611,000  livres,  ou 
près  de  14  millions  de  francs  au-dessous  des  dépenses  votées. 

Le  chancelier  de  l'Éclùipiier  propose  d'appliquer  ces  économies  à  des 
réductions  sur  le  tarif  du  thé,  sur  linipôt  du  revenu,  et  sur  les  droits 
sur  les  assurances  contre  l'incendie. 

Cette  réduction  de  charijes  pourra  atteindre  la  somme  de  9  millions 
sterlinj^ï",  125  ou  130  millions  en  1866-67. 

En  même  temps  la  dette  publique  a  été  diminuée;  car  on  a  pu  rem- 
bourser dans  l'année  courante  près  de  3  millions  sterling;.  Mais  cette 
diminution  ne  satisfait  pas  le  ministre  réformateur,  et  il  déclare  cette 
moyenne  des  remboursements  annuels  insuffisante  en  proportion  du 
chiffre  de  la  dette. 

Voici  l'analyse  de  l'exposé  oral  de  M.  Gladstone. 

Le  chancelier  de  l'Échiquier  commence  par  faire  observer  que  depuis 
l'année  dernière  la  situation  s'est  modifiée. 

Les  nuages  qui  pesaient  sur  le  continent  européen  sont  ailes  à  l'ouest, 
et  l'orage  a  éclaté  avec  la  plus  grande  violence  de  l'autre  côté  de  l'Atlan- 
tique. Une  dernière  scène  pénible,  dont  la  nouvelle  vient  d'arriver,  a 
fait  frémir  l'Europe  d'horreur.  (Applaudissements.) 

L'Angleterre  a  été  épargnée.  Les  dépenses  ont  été  considérables,  mais 
les  recettes  aussi  ont  été  plus  grandes  que  jamais.  Les  budgets  se  sont 
élevés  rapidement,  môme  en  tenant  compte  de  la  modification  de  la  va- 
leur de  la  monnaie.  De  grandes  réformes  ont  été  opérées  par  un  Parle- 
ment qui  a  atteint  tranquillement  le  terme  de  son  existence  naturelle, 
ce  qui  est  encore  un  fait  exceptionnel. 

M.  Gladstone  présente  ensuite  le  compte  rendu  de  l'année  écoulée. 
La  dépense  de  1864-1865  était  évaluée  à  66  millions  890,000  liv.  st.  La 
Chambre  a  voté  67  millions  73,000  liv.  st.,  et  en  réalité  les  dépenses  ont 
été  moindres  de  611,000  1.  st.  ;  elles  ont  été  de  66  millions  462,000  1.  st. 

L'orateur  compare  cette  année  avec  les  années  précédentes,  pour  ob- 
tenir le  chiffre  des  réductions  effectuées. 

En  tenant  compte  des  modifications  financières  et  des  annuités  échues, 
il  dit  que  sur  1859-60  la  diminution  des  dépenses  est  de  1  million 
514,000  1.  st.  ;  sur  1860-61,  la  réduction  est  de  6  millions  547,800  1.  st. 

Mais,  en  comparaison  de  1858-1859,  le  résultat  est  différent  :  l'aug- 
mentation des  dépenses  est  de  3  millions  442,000  I.  st.;  et  si  l'on  re- 
monte aux  années  qui  ont  précédé  la  guerre  de  Crimée,  l'augmentation 
est  de  12  millions  de  livres  sterling. 

Pour  avoir  le  véritable  excédant  de  l'année,  il  faut  en  déduire 
600,000  1.  st.  pour  les  fortifications,  et  c'est  ainsi  que  Ton  arrive  au 
chiffre  de  3  millions  231,000  liv.  st. 

2®  SÉRIE.  T.  xi.vi.  —  {"ymai  1865.  17 


258  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Passant  au  revenu,  M.  Gladstone  dit  que  le  revenu,  estimé  à  07  mil- 
lions 128,000  1.  st.,  a  atteint  70  millions  313,000  1.  st.  (Applaudissements.) 

L'augmentation  du  revenu  porte  pour  752,000  1.  st.  sur  les  douanes, 
pour  1  million  538,000  liv.  st.  {)0ur  l'accise.  La  perte  sur  le  sucre  n'a 
été  que  do  906,000  liv.  st.,  au  lieu  de  1  million  330,000  liv.  st.,  chiffre 
de  l'évaluation. 

Le  chiffre  de  l'accise  est  si  élevé,  à  cause  de  la  loi  qui  a  abrégé  les 
délais  des  crédits  sur  la  drèche  et  qui  a  fait  rentrer  par  avance  des 
droits  qui  appartiennent  à  l'exercice  suivant.  Les  spiritueux  ont  aug- 
menté de  741,000  liv.  st.  En  somme,  au  lieu  d'une  perte  de  3  millions 
80,000  liv.  st.  sur  le  revenu,  il  y  a  eu  un  gain  de  105,000  liv.  st. 

L'orateur  cherche  quelle  est  la  progression  du  revenu,  et,  en  tenant 
compte  des  modifications  financières  et  des  taxes  abolies,  il  trouve  que 
de  1840  à  1852  le  revenu  a  monté  de  1  million  30,000  1.  st.  par  an.  De 
1853  à  1859,  il  s'est  élevé  de  1  million  240,000  liv.  st.  ;  de  1859  à  1865, 
il  s'est  élevé  de  1  million  780,000  liv.  st. 

Ayant  exposé  l'état  des  balances  à  la  Trésorerie.  M.  Gladstone  passe 
à  la  dette  publique.  On  a  payé  dans  l'année  300,000  liv.  st.  de  bons  de 
l'Échiquier,  2  millions  100,000  liv.  st.  de  billets  de  l'Échiquier,  et 
939,000  liv.  st.  de  rentes,  ce  qui  fait  un  total  de  3  millions  338.0001.  st. 
Les  annuités  éteintes  sont  au  capital  de  2  millions  6,000  1.  st.,  ce  qui 
fait  un  total  de  5  millions  340,009  liv.  st.  En  déduisant  les  dépenses 
pour  fortifications,  la  dette  a  été  réduite  de  4  millions  614,000  livres  st. 
(Applaudissements.) 

Voici,  au  31  mars,  l'état  de  la  dette  publique  de  l'Angleterre,  en  y 
comprenant  les  annuités,  qui  grossissent  quelque  peu  le  chiffre  de  la 
dette.  Le  31  mars  1857,  la  dette  était  de  825  millions  934,000  liv.  st.  ;  le 
31  mars  1865,  elle  était  de  808  millions  288,000  liv,  st.,  ce  qui  fait  une 
diminution  de  17  millions  646,000  liv.  st.,  soit,  en  moyenne,  3  millions 
de  liv.  sterling  par  an.  (Applaudissements.)  Cette  réduction  de  18  mil- 
lions a  bonne  apparence,  et  cependant  c'est  peu  de  chose  que  3  millions 
de  réduction  sur  la  dette  pour  tant  d'efforts. 

M.  Gladstone  passe  ensuite  à  l'examen  de  l'état  du  commerce  anglais. 
Il  dit  que  le  commerce  du  papier  n'est  pas  aussi  malade  qu'on  le  prétend. 

En  1859,  le  commerce  avec  la  France  était  de  26  millions  431,000  l.st. 
par  an;  en  1834,  il  était  de  49  millions  797,000  liv.  st.,  ce  qui  fait  une 
augmentation  de  90  (!/0. 

A  ce  propos,  l'orateur  dit  que  beaucoup  de  membres  se  consolent  du 
budget  élevé  de  l'Angleterre,  en  songeant  que  le  budget  de  la  France  est 
plus  élevé  encore.  Cola  n'est  pas  tout  à  fait  exact,  parce  que  le  budget 
impérial  contient  on  même  temps  le  budget  local.  Le  budget  français, 
qui  est  un  modèle  de  précision  scientifique,  ne  se  règle  finalement  que 
longtemps  après  avoir  été  voté,  ce  qui  fait  qu'on  n'a  aujourd'hui  que  le 
budget  de  1862.  En  1862-1863,  le  budget  français,  déduction  faite  des 
dépenses  locales,  était  de  70  millions  352,000  liv.  st.,  soit  9  millions  1/2 


I 


SITUATION  FINANCIKRF  DK  LA  GRANDK-RRKTAGNE.  259 

au-dessous  du  nôtre.  Aujourd'hui  les  dépenses  françaises  so  sont  pro- 
biibloinonl  accruos  et  so  rapprochont  des  nôtres,  car  les  Français  n'ont 
pas  le  bonheur  de  rcWluire  leurs  dépenses. 

Le  cornnKMce  total,  tant  en  importations  qu'en  exportations,  s'est 
conslanimonl  accru,  et,  au  lU  décembre  prdcddent,  il  présentait  l'énorme 
chinVe  de  487  millions  de  livres  sterlini;,  dont  274  millions  représen- 
taient les  importations,  et  213  millions  les  exportations.  C'est  une  aug- 
mentation do  219  millions  depuis  4854. 

En  félicitant  le  pays  de  cet  heureux  état  de  choses,  M.  Gladstone  dit 
qu'il  ne  peut  oublier  l'homme  qui  a  si  largement  contribué  à  produire 
tous  ces  résultats.  L'honneur  en  est  dû  en  grande  partie  à  M.  Cobden, 
dont  la  mémoire  sera  toujours  chère  h  son  pays  et  vivra  dans  le  cœur 
denses  concitoyens,  qui  voyaient  en  lui  un  des  plus  nobles  fils  de  l'An- 
gleterre, un  de  ceux  qui  l'ont  servie  le  plus  utilement. 

On  a  fait  remarquer  que  la  proportion  de  l'augmentation  du  commerce 
de  la  France  dans  les  dernières  années  a  été  plus  considérable  que 
l'augmentation  du  commerce  anglais,  en  sorte  que  les  parlements  an- 
glais,  qui  pendant  les  dernières  vingt-cinq  années  ont  attaché  tant 
d'importance  à  faire  disparaître  les  entraves  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie, se  seraient  trompés. 

L'orateur  attribue  l'expansion  du  commerce  de  la  France  au  fait 
qu'après  de  grandes  guerres  la  moitié  de  la  puissance  productive  du 
pays  est  détruite  ;  en  sorte  qu'il  n'est  pas  étonnant  qu'au  bout  de  trente 
ou  quarante  ans  l'augmentation  relative  soit  plus  grande.  Elle  est  de 
81  0/0  en  France  et  de  70  0/0  en  Angleterre  ;  mais  en  établissant  la  com- 
paraison avec  d'autres  pays,  on  trouve  que  le  développement  commer- 
cial de  l'Angleterre  est  considérable.  En  Belgique,  par  exemple,  qui 
est  un  État  des  plus  prospères,  cette  augmentation  est  de  43  0/0;  en 
Hollande,  de  25  0/0.  En  Autriche,  il  est  encore  moindre.  Espérons  que 
les  négociations  commerciales  qui  se  poursuivent  en  ce  moment  à  Vienne 
seront  couronnées  de  succès. 

M.  Gladstone  présente  ensuite  l'évaluation  du  budget  de  1865-1866. 

La  dépense  évaluée  pour  l'année  1865-1866  est  de  66  millions  139,000 
liv.  st.,  ou  1  million  110,000  liv.  st.  de  moins  que  celle  de  1804-1865. 
Elle  se  compose  ainsi  :  Dette  consolidée  et  non  consolidée,  26  millions 
350,000  liv.  st.;  payements  sur  le  fonds  consolidé,  1  million  900,000  1.  st.; 
armée,  "14  millions  348,000  liv.  st.;  marine,  10  millions  392,000  liv.  st.; 
perception  du  revenu,  4  millions  637,000  liv.  st.;  service  des  paquebots, 
842,000  liv.  st.;  divers  et  les  services  civils,  7  millions  650,000.  liv.  st. 
Total,  65  millions  139,000  liv.  st. 

Le  revenu  évalué  pour  l'année  est  de  70  millions  170,000  liv.  st.  Il  se 
décompose  de  la  manière  suivante  :  Douanes,  22  millions  775,000  liv.  st.; 
accise,  19  millions  30,000  liv.  st.;  timbre,  9  millions  550,000  liv.  st.; 
taxes,  2  millions  250,000  liv.  st.;  income-tax,  7  millions  800,000  liv.  st.; 
post-office,  4  millions  250,000  liv.  si.;  divers.  2  millions  650.000  liv.  st.; 


•2(yO  JOURNAL  Ï)RS  ECONOMISTES. 

indemnité  de  Chine,  4^^0,000  liv.  st.  Total,  70  millions  170,000  liv.  st.; 
excédant  présumé,  4  millions  31,000  liv.  st. 

La  question  se  présente  de  savoir  quel  emploi  devra  être  donné  à  cet 
excédant.  Le  chancelier  de  l'Échiquier  énumère  diverses  petites  réformes 
(ju'il  propose  à  la  Chambre  de  voter. 

Maintenant,  dit- il,  Paw/o  majora  canamit.9.  Un  grand  parti  dans  cette 
Chambre  réjclame  l'abolition  des  droits  sur  la  drèche.  L'orateur  ne  peut 
promettre  d'accorder  l'abolition  de  ces  droits.  Si  l'on  abolit  cette  taxe, 
ce  sera  le  coup  de  grâce  donné  aux  taxes  indirectes;  il  ne  sera  plus  pos- 
sible de  les  maintenir. 

Il  ne  peut  donc  s'agir  que  de  réduction,  et  l'opposition  demande  cette 
réduction  puisqu'on  a  réduit  les  droits  sur  les  vins;  mais  il  résultéfcde 
calculs  authentiques  que  la  taxe  que  supporte  la  bière  n'est  que  de 
\^  1/2  0/0.  En  comptant  toutes  les  petites  taxes  additionnelles  et  en  met- 
tant 20  0/0,  ce  sera  compter  largement.  Eh  bien!  quelle  réduction 
peut-on  opérer  pour  que  le  public  en  profite?  D'après  les  calculs,  si  on 
réduisait  l'impôt  d'un  farthing  par  quartier,  il  en  résulterait  pour  le 
Trésor  une  perte  de  2  millions  480,000  liv.  st.  dans  la  première  année, 
et  de  3  millions  360,000  liv.  st.  dans  la  secoade. 

Mais,  dit-on,  il  y  aura  un  gain  venant  de  l'augmentation  de  consom- 
mation. Non,  cela  n'est  pas  exact  pour  le  cas  actuel.  Les  honorables 
gentlemen  paraissent  surpris.  Mais  voici  ce  qui  arrivera.  La  consomma- 
tion de  la  bière  réduira  la  consommation  des  spiritueux.  (Très-bien  ! 
c'est  cela  !  sur  les  bancs  de  l'opposition.)  L'opposition  paraît  satisfaite. 
Je  suis  tout  prêt,  dit  M.  Gladstone,  à  accomplir  sa  mission  de  philanthro- 
pie ;  mais  je  demande  qu'elle  me  trouve  l'argent.  (Rires.) 

Le  gouvernement  propose  à  la  Chambre  de  réduire  de  6  pence  par 
livre  l'impôt  sur  le  thé.  On  estime  la  consommation  de  thé  pour  l'année 
1865-66  à  92  millions  de  livres  en  poids.  La  réduction  de  6  pence  par 
livre  produirait  une  réduction  de  2  millions  300,000  liv.  st.  Calculs  faits, 
cela  donnera  pour  le  Trésor  une  perte  de  1  million  868  liv.  st.  dans 
l'annéaactuelle. 

Le  gouvernement  propose  en  outre  de  réduire  Vincome-tax  d'un  tiers, 
c'est-à-dire  de  6  d.  à  4  d.  par  livre.  (Applaudissements.)  Vincome-tax 
ne  produira  plus  que  5  millions  200,000  liv.  On  peut  se  demander  si, 
réduit  à  ce  point,  il  ne  doit  pas  être  permanent.  (Gris  de  :  Non  !)  En  tout 
cas,  cessera  au  prochain  Parlement  à  décider  la  question.  L'impôt  est 
maintenant  assez  bas  pour  qu'on  puisse  l'abolir  si  on  le  veut.  La  réduc- 
tion actuelle  causerait  pour  le  Trésor  une  perte  de  2  millions  600,000  1.  st., 
dont  1  million  650,000  liv.  st.  pèseront  sur  l'année  courante. 

L'impôt  sur  les  assurances  contre  l'incendie  sera  réduit  suivant  les 
vœux  de  la  Chambre.  La  perte  pour  le  Trésor,  par  suite  de  cette  réduc- 
tion, est  estimée  à  260,000  liv.  st. 

En  résumé,  l'allégement  total  pour  le  public,  par  ces  modifications  et 
changements,  sera  de  5  millions  420,000  liv.  st.,  savoir  :  Thé,  2  millions 
300,000  liv.  st.;  impôt  sur  le  revenu,  2  millions   600,000  liv.  st.;  assu- 


LES  CHEi^llNS  M  FEK  ITALIENS.  '2(y\ 

rancos  conlro  l'iiuMMidio,  r)'20,()00  liv.  st.  Total,  Ti  millions  'r20,()0()  liv.  st. 
Mais  totilo  la  pcMle  ne  poiUM-a  pas  sur  raniK'O  (-ouraiilc.  dont  plusieurs 
mois  sont  (iôj;\  («coulôs.  Pour  cotio  anndo,  la  réduction  sera,  pour  lo  thé, 
I  million  KliS, ()()()  liv.  st  ;  pour  Vinromp-tnr^  1  million  0^0,00  liv.  st.; 
l)our  los  assurancos  rontro  l'incondio,  2r)0,00()  liv.  st.  Total,  3  millions 
778,000  liv.  st.  Déduisant  cclto  |)orto  do  l'oxcddant,  ostimô  à  4  millions 
3L00()  liv.  st.,  il  resterait  une  balance  de  ^i;;;',,000  liv.  st.  M.  Gladstone 
espère  (pio  la  Chambre  aidera  le  i,'ouvernement  à  protéger  ce  modeste 
émari^ement  contre  les  demandes  envahissantes. 

Le  très-honorable  gentleman  termine  so;i  discours  en  disant  (ju'il  a  fait 
de  son  mieux  pour  répartir  équitablement  ces  remises  de  droits. 


LES  CHEMINS  DE  FER  ITALIENS. 

Quatre  grandes  Compagnies  nouvelles  se  partagent  la  totalité  du  ter- 
ritoire italien  : 

1.  —  Société  de  V Italie  supérieufe. 

2,937  kilomètres,  dont  1,713  en  pleine  activité  et  4,224  en  construction. 

Lignes  principales  :  de  Suse  à  Turin,  Milan,  Bergame,  aboutissant  à 
la  frontière  autrichienne  du  Mincio  ;  de  Turin  à  Gènes  ;  de  Turin  à  Plai- 
sance, Parme,  Modène,  Bologne  et  Pistoie. 

Cette  Société,  qui  n'est  autre  que  l'ancienne  Société  des  chemins  de 
fer  lombards,  partagée  en  deux  administrations  depuis  que  l'Autriche  a 
perdu  la  Lombardie,  est  la  seule  vraiment  puissante  et  prospère  en 
Italie.  «  Elle  est  connue,  dit  le  rapport  de  la  commission,  par  l'exacti- 
tude du  service,  par  la  solidité  des  constructions,  par  la  régularité  de 
l'administration  du  capital  social.  » 

Cette  Société  achète,  moyennant  200  millions,  les  chemins  de  fer  ap- 
partenant à  l'État,  700  kilomètres  environ. 

Le  réseau  apparj,enant  à  l'État  donnait  chaque  année  un  chiffre  de 
recettes  d'environ  13,259,000  francs  ;  il  en,  résulte  que  le  prix  de  vente, 
fixé  h  200  millions,  se  trouve  parfaitement  en  rapport  avec  le  taux  actuel 
de  la  rente  italienne.  ^ 

La  Compagnie  de  l'Italie  supérieure,  à  qui,  par  suite  du  transport  de 
la  capitale  à  Florence,  on  a  garanti  simplement  un  chiffre  de  recettes 
égal  à  celles  constatées  sur  les  chemins  de  l'État  en  1862,  s'est  obligée 
à  contribuer  pour  une  somme  de  10  millions  au  percement  des  Alpes 
helvétiques. 

II.  —  Société  des  chemins  de  fer  romains. 

1,481  kilomètres,  dont  932  en  activité  et  549  en  construction. 

Lignes  principales  :  de  l'Adriaticpie  à  la  Méditerranée  par  Ancôno, 
Pérouse,  Rome  et  Civita-Vecchia  ;  de  la  frontière  de  Nice  à  Naples,  en 
suivant  tout  le  littoral  de  la  Méditerranée,  touchant  Savone,  Gènes,  la 
Spezia,  Livourne,  Civita-Vecchia,  Home,  Ceprano,  Capoue  et  Caserle  ; 
tout  le  réseau  toscan  de  Florence  à  Livourne,  Sienne,  Pistoie,  etc. 

Cette  Société  des  chemins  de  fer  romains,  dont  l'histoire  est  bien  con- 


262  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

nue  dans  le  monde  financier,  a  donné  on  Italie  des  preuves  non  équivo- 
ques d'activité  et  de  bonne  volonté;  malheureusom'^nt  elle  se  trouve  à 
l'heure  qu'il  est  dans  l'impossibilité  de  faire  face  à  ses  engagements,  si 
l'État  ne  vient  pas  largement  à  son  secours. 

Cette  Compagnie,  qui  a  nécessairement  participé  à  toutes  les  vicissi- 
tudes du  crédit  italien,  n'a  placé  en  moyenne  ses  obligations  de  500  fr. 
qu'à  230  fr.  !  Il  en  est  résulté  qu'un  capital  nominal  de  330  millions  n'a 
donné,  en  réalité,  qu'un  chiffre  de  158  millions.  Il  manque  à  la  Société 
un  capital  de  46  millions  pour  achever  ses  constructions;  de  plus,  elle 
devra  trouver  chaque  année  17  millions  pour  servir  les  intérêts  des  obli- 
gations émises  et  de  celles  à  émettre. 

L'État,  intéressé  à  soutenir  la  Société  des  chemins  de  fer  romains, 
qui  possède  toutes  les  lignes  de  l'État  pontifical,  lui  accorde  de  larges 
subsides. 

1°  38  millions  de  travaux  exécutés  aux  frais  du  gouvernement  sur  les 
lignes  de  la  Ligurie  et  de  San  Séverine  à  Avellino  ; 

2"*  46  millions  de  travaux,  aussi  exécutés  aux  frais  du  gouvernement, 
sur  les  lignes  de  Ceprano  à  Naples,  de  Grossetta,  etc.,  etc.  ; 

3°  Une  subvention  de  13,500  francs  par  kilomètre  sur  la  totalité  du 
réseau  qui  compose  la  nouvelle  concession. 

En  somme,  la  Compagnie  reçoit  85  millions  de  travaux  et  un  surcroît 
de  subvention  annuelle  d'environ  4  millions. 

Le  chiffre  total  de  la  garantie  d'intérêts  ou  garantie  kilométrique  ac- 
cordée à  la  nouvelle  Société  dépasse  30  millions  par  année. 

La  Société  des  Romains  absorbe  celle  des  Livournais,  des  Maremmes, 
du  Central  toscan,  etc. 

III.  —  Société  des  chemins  de  fer  méridionaux. 

1,805  kilomètres,  dont  678  en  activité  et  1,127  en  construction. 

Lignes  principales:  du  littoral  adriatique,  depuis  Bologne  jusqu'à 
Otrante,  passant  par  Forli,  Ravenne,  Rimini,  Ancôiie,  Bari,  Brindisi  et 
Tarente. 

Ligne  de  l'Adriatique  à  la  Méditerranée,  passant  par  Termoli,  Campo- 
basso,  lenevent,  Caserte  et  Naples. 

Chacun  sait  que  les  chemins  méridionaux  avaient  été  concédés  à 
une  société  dont  M.  de  Rothschild  était  le  chef.  Une  Compagnie  natio- 
nale, représentée  par  31.  Bastogi,  composée  en  grande  partie  de  députés, 
se  substitua  à  la  Société  concessionnaire.  Les  embarras  financiers  de 
la  Société  Bastogi  n'ont  pas  besoin  d'être  révélés.  Ses  actions  de  500  fr. 
cotées  il  y  a  quelques  jours  à  330,  font*en  ce  moment  360  fr.,  grâce  aux 
avantages  qui  vont  résulter  de  la  loi  actuelle;  ses  obligations,  au  capi- 
tal de  250  fr.,  se  placent  difficilement  à  180  fr. 

A  l'heure  qu'il  est,  la  société  devrait  avoir  percé  l'Apennin  pour  met- 
tre Naples  en  communication  avec  l'Italie  supérieure;  mais  rien  n'a  été 
fait  sur  cette  ligne  importante.  La  Compagnie  a  construit,  il  est  vrai, 
une  longue  ligne  sur  les  bords  de  l'Adriatique,  depuis  Ancône  jusqu'à 
Brindisi,  c'est-à-dire  au  bord  de  la  mer,  sur  le  sable,  n'ayant  ni  terrains 


LES  CIIOIIINS  DE  FEK  ITALIENS.  203 

;\  a('([nôrir,  ni  (im'ivit  d'art  ;\  exécuter.    La  soulo  li.i^no  importante,  celle 
qui  doit  ahoulir  à  Naplos,  est  encore  à  l'état  de  |)n)j(ïl. 

L'Étal  vient  au  secours  de  M.  »asto;j;i  et  de  ses  asso(;i(!S.  La  t^'arantie 
de  20,000  IV.  par  kilomètre,  i)roduit  brut,  se  transforme  en  une  i!;aranlie 
fixe  de  ^i-2, 000  francs  (jui  sera  i)ayé  à  la  Société  jusqu'au  31  décembre 
I8(>8,  iiuel  ipie  soil  le  produit  brut  des  lignes  méridionales.  A  partir  du 
Ur  janvier  18(10,  la  garantie  sera  de  20,000  francs,  juscju'à  ce  (pie  le 
jiroduit  brut  de  toutes  les  lignes,  en  moyenne,  ait  atteint  7,000  francs. 
Ce  produit  atteint,  l'excédant  des  recettes  sera  partagé  par  moitié  entre 
la  Société  et  l'État,  jusqu'à  ce  que  le  produit  brut  des  lignes  ait  atteint 
2i  ,000  francs. 

Les  avantages  qui  résultent  de  ce  nouveau  système  de  garantie  sont 
considérables  ;  la  Société  saura-t-elle  en  profiter  ?  Beaucoup  craignent 
qu'il  ne  faille  avant  une  année  venir  à  son  secours. 

La  traversée  des  Apennins  par  Couza  (ligne  de  Foggia  à  Naples)  pré- 
sentant des  difficultés  exceptionnelles,  la  ligne  de  Foggia  à  Naples  pas- 
sera par  Bénévent. 

Le  malheur  de  cette  rectification  est  l'abandon  de  100  kilomètres  de 
chemin  de  fer  déjà  construits,  déjà  en  activité! 

L'État  supporte  naturellement  cette  perte  et  crée  en  faveur  de  la 
Compagnie  une  subvention  annuelle  et  perpétuelle  de  500  fr.  par  kilo- 
mètre sur  l'ensemble  du  réseau,  soit  1,800  kilomètres,  ce  qui  impose  à 
l'État  une  charge  de  900,000  fr.  par  an. 

Il  est  peut-être  sans  exemple  dans  l'histoire  des  chemins  de  fer  qu'on 
ait  abandonné  une  ligne  de  100  kilomètres  déjà  construite.  La  commis- 
sion, pour  diminuer  le  mauvais  effet  de  cette  rectification  et  pour  cal- 
mer les  populations  dépossédées,  propose  de  donner  une  subvention  de 
75,000  francs  aux  communes,  afin  de  les  aider  à  exploiter,  à  leurs  ris- 
ques et  périls,  le  tronçon  abandonné.  Enfin,  si  cet  expédient  ne  réussit 
pas,  elle  désire  que  ces  100  kilomètres  de  chemin  de  fer  deviennent  une 
route  ordinaire  ou  route  provinciale. 

L'abandon  de  la"  ligne  de  Couza  a  soulevé  une  grave  opposition,  mais 
le  ministre  a  fait  de  l'adoption  générale  du  système  une  question  de 
cabinet. 

IV.  —  Chemins  de  fer  Calabro-Siciliens. 

1,847  kilomètres,  dont  32  en  activité  et  1,815  en  construction. 

Lignes  principales  :*de  Potenza  à  Tarente,  à  Cosenza  et  Reggio,  en 
Calabre. 

De  Palerme  à  Messine,  Girgenti,  Catane,  Trapani,  etc. 

Cette  société  (l'ancienne  société  du  Victor-Emmanuel)  n'a  demandé 
aucune  modification  à  son  contrat  qui  du  reste  date  d'hier. 

Dans  trois  années,  le  réseau  italien  se  composera  de  8,000  kilomètres 
de  chemins  de  fer,  dont  3,500  seulement  sont  en  activité.  A. 

{Presse.) 


205  JOURNAL  DKS  ÉCOJNUMISTKS. 

SITUATION   DES  TRAVAUX  PUBLICS    EN    FRANCE. 

—  Suite  — 

Service  hydraulique.  —  Les  affaires  qui  ressortissent  au  service  hydrau- 
li({uc  exigent  le  plus  souvent,  de  la  part  de  l'Administration,  moins  une 
action  directe  qu'une  tutelle  bienveillante  et  une  intervention  régula- 
trice, pour  assurer  l'exécution  dos  lois  et  concilier,  soit  l'intérêt  public 
avec  les  intérêts  privés,  soit  les  intérêts  privés  entre  eux.  Mais,  par 
cela  même,  la  tâche  de  l'Administration  en  ces  matières  est  incessante 
et  s'étend  sur  tous  les  points  du  territoire. 

Les  projets  d'assainissement  ou  de  dessèchement  auxquels  les  ingé- 
nieurs ont  été  appelés  à  concourir  en  1864,  se  rapportent  à  une  super- 
ficie de  plus  de  100,000  hectares;  et  les  projets  du  môme  genre  dont  ils 
ont  dirigé  ou  contrôlé  l'exécution  comprennent  une  superficie  de 
263,000  hectares.  Ces  derniers  travaux  sont  exécutés  jusqu'à  concur- 
rence des  quatre  cinquièmes,  et  seront  terminés  en  1863. 

En  ce  qui  touche  les  curages  destinés  à  assurer  le  libre  cours  des  eaux 
et  à  prévenir  l'inondation  des  tcrres,riveraines,  on  s'est  occupé,  dans 
55  départements,  de  1,980  cours  d'eau,  dont  la  mise  en  état  est  évaluée 
à  7,600,000  francs  environ.  Cette  dépense  intéresse  près  de  350,000  hec- 
tares. Le  quart  des  travaux  a  été  exécuté  pendant  la  campagne  de  1864. 

Outre  les  entreprises  en  cours  d'exécution,  des  éludes  se  poursuivent 
dans  58  départements,  pour  l'amélioration  de  736  cours  d'eau  ;  l'ensem- 
ble des  travaux  projetés  doit  coûter  près  de  5  millions  de  francs. 

Des  études  relatives  à  l'irrigation  ont  été  poursuivies,  en  1864,  dans 
26  départements  du  centre  et  du  Midi  de  la  France.  Ces  études  s'appli- 
quent à  101  canaux  d'irrigation,  destinés  à  arroser  222,000  hectares.  Les 
projets  ainsi  rédigés  par  les  soins  de  l'administration  servent  de  base  à 
des  concessions  qui  peuvent  être  faites  soit  à  des  compagnies  particu- 
lières, soit  à  des  villes  ou  des  départements,  soit  à  des  associations  syn- 
dicales formées  des  propriétaires  intéressés.  Quatorze  décrets  de  ce 
genre,  s'appliquant  à  une  superficie  de  18,350  hectares,  ont  été  rendus 
en  1864.  Les  principales  concessions  sont  celles  des  canaux  de  Beau- 
caire  (Gard)  et  d'Aubagne  (Bouches-du-Bhône)  ;  on  a  préparé  en  outre 
la  concession,  désormais  prochaine,  du  canal  de  Saint-Martory,  à  Tou- 
ouse. 

La  dépense  de  construction  de  l'ensemble  des  canaux  dont  nous  ve- 
nons de  parler  est  évaluée  à  90  millions  de  francs  environ,  mais  elle  de- 
vrait procurer  au  territoire  arrosé  une  augmentation  de  valeur  d'au 
moins  340  millions  de  francs,  c'est-à-dire  une  plus-value  presque  qua- 
druple de  la  somme  dépensée. 

La  réglementation  des  usines  mues  par  les  cours  d'eau,  ainsi  que  des 
prises  d'eau  d'irrigation  d'intérêt  privé,  est  attribuée  aux  préfets  par  le 
décret  de  décentralisation  du  25  mars  1852,  en  ce  qui  concerne  les  cours 
d'eau  non  navigables,  et  reste  dans  les  attributions  du  pouvoir  souverain 
pour  les  rivières  navigables.  Pendant  l'exercice  1864,  les  arrêtés  profec- 


SITUATION  DES  TRAVAUX  l'UBMCS  KN  FHANCi:.  2(5ô 

toriiux  cl  les  (lôcrols  intorvonus  on  cctto  malièro,  sur  le  rapport  des  in- 
génieurs, ont  |)ourvu  au  règlement  de  1,0:5")  usines,  savoir  :  646  ancien- 
nes cl'M)  noiivc^lles,  ainsi  quo  do  686  prises  d'eau  d'irrigation,  savoir  : 
917  anciennes  et  Vi9  nouvelles;  ces  irrigations  privées  intéressent  une 
superlicie  d'environ  .'{, ;')()()  hectares.  Sur  les  règlements  antérieurs, 
1,167  procès-verbaux  de  récoloment  ont  été  dressés,  et  l'instruction  so 
poursuit  pour'2,l''21  allaires  intéressant  li^oO  usines  et  871  prises  d'eau 
d'irrigation. 

Travaux  agricoles.— Routes,  curatjes,  drainage,  dessèchements,  mise  en  valeur 

des  terres  incultes. 

L'amélioration  de  la  Sologne  comprend  trois  sortes  de  travaux  :  l'éta- 
blissement de  routes  agricoles,  l'aclièvement  du  canal  de  la  Sauldre. 
entre  le  Coudray  et  le  chemin  de  fer  du  centre,  et  le  curage  des  cours 
d'eau. 

Les  efforts  de  l'administration  se  sont  concentrés  en  1864,  sur  les 
roules  agricoles.  Les  sections  exécutées  et  livrées  à  la  circulation  à  la 
fin  de  cette  année  présentent  un  développement  de  273  kilomètres,  soit 
plus  de  moitié  du  réseau  ;  les  sections  en  cours  d'exécution  s'étendent 
sur  122  kilomètres;  il  ne  reste  à  entreprendre  que  100  kilomètres 
environ. 

A  l'égard  du  canal  de  la  Sauldre,  on  a  accompli  les  formalités  néces- 
saires pour  entreprendre  les  travaux  en  1865.  On  a  d'ailleurs  complété 
la  première  section,  de  Blancaford  au  Coudray,  par  l'établissement,  au 
Coudray,  d'une  nouvelle  gare  destinée  au  service  des  marnes,  qui  tend  à 
se  développer  sur  le  parcours  du  canal. 

En  ce  qui  touche  les  curages,  on  a  étudié  des  projets  destinés  à  com- 
pléter les  travaux  entrepris*  depuis  douze  ans,  et  qui  ont  assaini  une  su- 
perficie de  plus  de  9,000  hectares.  Il  était  impossible  de  laisser  une 
pareille  œuvre  inachevée  ;  le  projet  des  travaux  les  plus  onéreux,  ceux 
de  Beuvron,  est  en  ce  moment  soumis  au  Conseil  d'État. 

Dans  la  Brenne,  comme  dans  la  Sologne,  les  crédits  ont  été  plus  par- 
ticulièrement affectés  aux  routes  agricoles.  Leur  développement  total 
est  de  223  kilomètres;  elles  sont  terminées  sur  97,  et  en  construction 
sur  46;  il  reste  à  les  commencer  sur  80  kilomètres.  Les  autres  mesures 
d'amélioration  de  la  contrée,  le  curage  et  l'entretien  des  cours  d'eau 
secondaires,  n'ont  pas  été  perdus  de  vue,  et  les  études  en  sont  active- 
ment poursuivies. 

Dans  la  Dombes,  le  réseau  des  routes  agricoles,  d'un  développement 
de  242  kilomètres,  est  terminé  sur  169,  en  construction  sur  56,  et  il  ne 
reste  à  entreprendre  les  travaux  que  sur  17  kilomètres.  Quant  aux  me- 
sures destinées  à  assurer  le  dessèchement  des  étangs,  elles  commence- 
ront en  1803  à  recevoir  leur  application  ;  le  budget  de  cet  exercice  com- 
prend une  allocation  applicable  aux  subventions  dues  pour  cet  objet,  à 
la  compagnie  du  chemin  de  fer  de  Sathonay  à  Bourg. 

En  Corse,  on  a  presque  achevé  la  construction  des  fontaines  publi- 
ques de  Bastia  et  commencé  les  travaux  de  dérivation  de   la  Gravona 


266  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

pour  l'irrigation  des  plaines  voisines  d'Ajaccio  et  l'alimentation  des  fon- 
taines publiques  de  cette  ville.  L'impulsion  donnée  à  ces  travaux  a  dû 
se  renfermer  dans  la  limite  des  crédits  dont  l'administration  dispose. 
Malheureusement  ces  crédits  sont  grevés  de  dépenses  d'entretien  consi- 
dérables relativement  à  divers  ouvrages  d'assainissement,  de  dessèche- 
ment et  d'irrigation  antérieurement  exécutés  aux  frais  de  l'État,  et  dont 
la  conservation  ne  peut  être  assurée  par  les  localités  ou  les  particuliers 
intéressés,  faute  do  ressources  suffisantes. 

L'administration  s'efforce  de  remédier  à  cette  situation. 

L'ouverture  de  routes  agricoles  aux  frais  de  l'État  offre  l'un  des 
moyens  les  plus  efficaces  de  provoquer  la  mise  en  valeur  et  l'assainisse- 
ment de  landes  stériles  et  incultes.  L'expérience  a  justifié'ccs  prévisions 
partout  où  ce  système  d'amélioration  agricole  a  reçu  son  application. 

Dans  les  landes  de  Lot-et-Garonne,  les  routes  agricoles  projetées  sur 
un  développement  de  S'*-  kilomètres  environ  sont  à  peu  près  terminées 
sur  5  kilomètres  et  en  construction  sur  23  kilomètres;  six  seulement  res- 
tent à  commencer. 

Les  routes  de  la  Double  (Dordogne),  d'un  développement  total  de 
86  kilomètres,  ont  été  commencées  sur  12  kilomètres. 

Quant  aux  routes  agricoles  de  la  Gironde  et  des  Landes,  entreprises 
en  exécution  de  la  loi  du  19  juin  1857,  sur  un  développement  de  458  kilo- 
mètres, il  ne  reste  plus  à  exécuter  que  417  mètres.  Le  surplus  est  entiè- 
rement livré  au  public,  et  la  circulation  y  est  tellement  active,  que  les 
frais  d'entretien,  pendant  la  période  où  ils  restent  à  la  charge  de  l'État, 
dépassent  de  beaucoup  les  prévisions. 

La  superficie  des  landes  communales  de  Gascogne,  incultes  au  mo- 
ment de  la  promulgation  de  la  loi  du  19  juin  1857,  dépassait  283,500  hec- 
tares. Il  ne  reste  aujourd'hui  que  9,500  hectares,  sur  lesquels  les  travaux 
d'assainissement  et  de  mise  en  valeur  ne  soient  pas  commencés.  Les 
travaux  sont  complètement  terminés  sur  46,000  hectares  et  très-avancés 
sur  227,000.  Sur  l'évaluation  générale  montant  à  4,331,000  fr.,  il  avait  été 
déjà  dépensé,  au  31  décembre  dernier,  2,500,000  francs. environ,  dont 
483,000  francs  dans  la  seule  année  1864.  Les  communes  s'empressent  à 
l'envi  d'abréger  les  délais  qui  leur  ont  été  accordés  pour  l'exécution  des 
travaux.  L'utilité  des  mesures  d'amélioration,  prescrites  par  la  loi  du 
19  juin  1857,  a  été  si  complètement  appréciée,  qu'en  aucun  cas  l'admi- 
nistration n'a  eu  besoin  de  recourir  aux  moyens  do  coercition  autorisés 
par  cette  loi. 

Le  drainage  continue  à  faire  des  progrès  sans  que  la  loi  du  28  mai 
1858,  qui  offre  aux  agriculteurs  des  prêts  à  intérêt  réduit,  reçoive  une 
plus  large  application. 

Les  prêts  autorisés  en  vertu  de  cette  loi,  antérieurement  à  1864, 
étaient  au  nombre  de  quarante-quatre,  s'élevant  à  la  somme  totale  de 
832,750  francs,  et  s'appliquant  au  drainage  de  3,793  hectares. 

Les  prêts  autorisés  en  1864  ont  été  au  nombre  de  six  seulement  pour 
une  somme  de  63,600  francs  applicable  à  345  hectares. 

Si  ce  mode  d'encouragement   a  {>pu   d'efficacité,  il   n'en   est  pas  de 


SITUATION  DES  TRAVAUX  PUBLICS  EN  FRANCK.  267 

incMiio  (1(^  celui  (lui  consisU;  duiis  le  eoiicuurs  icruLuiL  des  ijii^énieiirs, 
pour  lu  rculaction  des  projets  el  la  surveillancG  des  travaux.  En  1804,  il 
a  élé  demandé  aux  ingénieurs  des  projets  do  drainage  \n)uv  une  su|)cr- 
ficie  de  T)S)0()  hectares,  et  les  j)rojets  exécutés  sous  leur  surveillance  se 
sont  appliqués  ii  une  superlicie  qui  dépasse  5,600  hectares. 

Au  l^"' janvier  1804,  la  superficie  totale  des  terrains  drainés  dépassait 
101,000  heelares. 

Le  prix  moyeu  des  travaux  était  estimé,  par  hectare,  à  265  fr.,  et  la 
plus-value  à  780  fr.  en  capital,  ou  67  fr.  en  revenu,  ce  qui  représente, 
pour  toute  la  surface  drainée,  une  dépense  totale  de  43  millions,  et  une 
plus-value  en  capital  de  128  millions,  et  en  revenu  de  11  millions. 

La  loi  du  28  juillet  1860,  sur  la  mise  en  valeur  des  communaux,  a 
donné,  en  1864,  les  résultats  suivants  :  la  reconnaissance  générale  des 
terrains  communaux  est  terminée  dans  30,000  communes,  dont  5,784  seu- 
lement possèdent  des  terrains  à  mettre  en  valeur.  La  superficie  de  ces 
terrains  est  évaluée  à  300,000  hectares;  la  dépense  s'élèverait  au  delà 
de  52  millions,  et  la  plus-value  dépasserait  139  millions.  Toutefois,  après 
plus  ample  examen,  il  a  été  reconnu  qu'une  partie  assez  considérable 
des  communaux  dont  il  s'agit  devrait  rester,  pendant  un  temps  plus  ou 
moins  long,  à  l'état  de  jouissance  commune.  C'est  ainsi  que,  sur  1,343 
projets  intéressant  34,770  hectares,  sur  lesquels  il  a  été  statué,  les  préfets 
en  ont  ajourné  ou  écarté  428,  intéressant  12,892  hectares.  Néanmoins  il 
restera  encore  beaucoup  à  faire,  et  ce  sont  les  communes  elles-mêmes, 
on  peut  l'espérer,  qui  se  chargeront  de  l'accomplissement  de  cette 
tâche.  Ainsi,  à  la  fin  de  1864,  357  communes  avaient  mis  en  valeur 
8,362  hectares,  et,  pour  une  dépense  de  687,500  francs,  obtenu  une  plus- 
value  de  3,398,000  francs,  tandis  que,  à  la  fin  de  1863,  le  nombre  des 
projets  exécutés  n'était  que  de  122  ,  s'appliquant  à  3,000  hectares  à 
peine.  Ainsi  la  seule  année  1864  a  porté  les  résultats  acquis  au  triple  à 
peu  près  du  chiffre  qu'ils  avaient  atteint  pendant  les  trois  années  précé- 
dentes réunies.  De  même  les  projets  en  cours  d'exécution,  qui,  à  la  fin 
de  1863,  n'intéressaient  que  326  communes,  et  7,517  hectares,  s'appli- 
quent, à  la  fin  de  186i,  à  583  communes  et  à  une  superficie  de  13.516 
hectares.  La  dépense  en  est  évaluée  à  917,000  francs,  et  la  plus-value  à 
réaliser  à  plus  de  6  millions  de  francs. 

L'État  n'a  usé  qu'avec  beaucoup  de  réserve,  vis-à-vis  des  communes, 
des  pouvoirs  que  lui  confère  la  loi  du  28  juillet  1860.  Les  décrets  qui  ont 
autorisé  le  gouvernement  à  mettre  d'office  des  communaux  en  valeur 
étaient,  au  1er  janvier  1864,  au  nombre  de  7,  applicables  à  une  super- 
ficie de  238  hectares  ;  les  décrets  intervenus  en  1864  sont  au  nombre 
de  5  et  s'appliquent  à  95  hectares. 

Ainsi  les  opérations  de  mise  en  valeur  d'office  n'entrent  que  pour  une 
proportion  insignifiante  dans  le  chiffre  des  projets  exécutés  ou  en  cours 
d'exécution  à  la  fin  de  1864. 

Chemins  de  fer  (Lignes  concédées,  —  dépenses,  —  comparaison  avec 
divers  États, —  lignes  économiques), —  améliorations  à  introduire,  — 


268  JOURNAL  DES  ÉCONOiMlSTKS. 

sécurité,  —  résultats  de  l'exploitation,  —  produit  kilométrique).  —  Le 
réseau  des  chemins  de  fer  de  l'empire,  tel  qu'il  est  aujourd'hui  constitué 
par  les  derniers  actes  du  gouvernement,  présente  une  longueur  totale 
de  20,881  kilomètres. 

Sur  cette  longueur,  19,384  kilomètres,  comprenant  891  kilomètres  de 
concessions  éventuelles,  sont  partagés  entre  les  six  grandes  compagnies 
du  Nord,  de  l'Est,  de  l'Ouest,  d'Orléans,  de  Lyon-Méditerranée,  du  Midi; 
1,48S  kilomètres  se  divisent  entre  vingt-deux  compagnies  diverses,  et 
enfin  le  chemin  de  ceinture  do  Paris,  rive  gauche,  d'une  longueur  de 
12  kilomètres,  exécuté  par  l'État  dans  les  conditions  de  la  loi  de  1842, 
n'est  encore  l'objet  d'aucune  concession. 

Au  nombre  des  lignes  concédées  à  des  compagnies  diverses,  figurent 
les  chemins  d'Orléans  à  Ghâlons-sur-Marne,  Valenciennes  à  Lille, 
Epinacà  Vélars,  Enghien  à  Montmorency,  Arras  à  Étaples,  dont  la  con- 
cession a  été  faite  dans  le  cours  de  l'exercice  1864,  sans  subvention  ni 
garantie  d'intérêt.  Le  développement  total  de  ces  lignes  est  de  487  kilo- 
mètres. 

En  ce  qui  touche  la  situation  des  chemins  de  fer  livrés  à  l'exploitation, 
la  campagne  de  1864  est  l'une  de  celles  qui  ont  donné  les  résultats  les 
plus  satisfaisants.  La  longueur  des  lignes  ouvertes  dans  le  cours  de  cette 
année  est  en  effet  de  1,043  kilomètres. 

Parmi  ces  lignes  figurent  notamment  :  celle  de  Bayonne  à  Irun,  qui  a 
fait  disparaître  la  dernière  lacune  entre  le  réseau  des  chemins  de  fer 
français  et  le  chemin  du  nord  de  l'Espagne;  la  ligne  de  Quimper  cà 
Chàteaulin,  qui  complète  la  communication  entre  Nantes  et  la  rade  de 
Brest  ;  celles  de  Rennes  à  Saint-Malo,  de  Montmélian  à  Grenoble,  de 
Lunéville  à  Saint-Dié,  d'Epinal  à  Remiremont,  et  enfin  les  chemins 
d'intérêt  local,  construits  dans  les  conditions  de  la  loi  de  1842  par  les 
départements  du  Haut  et  du  Bas-Rhin,  et  concédés  à  la  compagnie  de 
l'Est  en  vertu  des  conventions  de  1863. 

La  longueur  totale  des  lignes  exploitées,  au  31  décembre  1864,  se 
trouve  ainsi  portée  à  13,057  kilomètres. 

Les  dépenses,  à  la  môme  époque,  s'élèvent,  pour  l'État,  à  970  millions, 
déduction  faite  des  remboursements  effectués  par  les  compagnies,  et, 
pour  ces  dernières,  à  5  milliards  530  millions. 

Le  capital  restant  à  dépenser  par  les  compagnies  au  1er  janvier  1865 
monte  à  2  milliards  130  millions  environ,  y  compris  l'évaluation  des 
chemins  concédés  en  1864. 

Quant  aux  dépenses  qui  restent  cà  imputer  sur  les  fonds  du  Trésor, 
elles  se  décomposent  de  la  manière  suivante  : 

Les  chemins  de  fer  à  exécuter  par  l'État  dans  les  conditions  de  la  loi 
de  1842,  y  compris  les  trois  lignes  de  Toulouse  à  Auch,  de  Montréjeau  à 
Luchon  et  de  Lourdes  à  Pierrefitte,  concédées  éventuellement  à  la  com- 
pagnie du  Midi,  ainsi  que  le  chemin  de  ceinture  de  Paris,  exigent,  à 
partir  de  1865,  une  dépense  de  40  millions. 

Los  subventions  attribuées  aux  Compagnies  des  Charentes,   de  la 


SITUATION  DES  TRAVAUX  PUBLICS  KN  FKA?^r:E.  209 

\(Mi(l(M\  (lo  la  Dombos  et  do  Por|)ii;iiiin  à  IM-adcs,  ol  i)ayul)los  on  capital, 
ro|)résentont  uno  sommo  do  ;U)/i()(),()()0  francs. 

Hnfin,  les  suhvcMilions  stipuldos  |)ar  les  concessions  du  11  juin  18G3, 
et  payables  on  \)i  amiuilés,  s'c'dèvont,  y  compris  les  concessions  éven- 
tuelles, à  'MV,\  millions  r)00,0()0  francs,  lescpiels  reprosenUint,  pour  inlé- 
rét  et  amortissement,  uno  annuité  de  I8,l'i(),000  francs. 

Ces  chilVres  ne  comprennent  pas  les  sommes  que  l'État  s'est  engagé  à 
avancer  aux  compai^Miies,  h  titre  de  garantie  d'intérêt,  et  à  charge  de 
remboursem':^nt  ultérieur.  L'appréciation  du  montant  de  ces  garanties 
(h^pend  d'éléments  divers  essentiellement  variables  et  incertains.  Les 
prévisions  de  l'administration  en  portent  le  chiffre  à  31  millions  pour 
l'exercice  1866. 

La  situation  des  chemins  de  fer  de  l'empire,  telle  que  nous  venons  de 
la  résumer,  fournit  des  éléments  d'appréciations  comparatives,  en  ce 
qui  concerne  la  situation  des  chemins  de  fer  dans  les  divers  Étals  de 
l'Europe,  et  permet  de  rectifier  des  erreurs  qui  se  sont  récemment  pro- 
duites, h  cet  égard,  dans  des  publications  étrangères. 

Si  l'on  s'arrêtait  à  la  longueur  absolue  des  réseaux,  on  trouverait  que, 
sauf  la  Grande-Bretagne,  où  la  longueur  des  chemins  concédés  est  de 
21,000  kilom.  environ,  et  la  longueur  exploitée  de  près  de  20,000,  la 
France  dépasse  tous  les  autres  États  de  l'Europe,  parmi  lesquels,  le 
plus  riche  en  chemins  de  fer,  l'Autriche  ne  possédait,  au  31  décembre 
1863,  que  8,568  kilom.  concédés  et  6,000  kilom.  exploités. 

Mais  la  comparaison  entre  les  divers  États  ne  peut  s'établir  qu'en 
ayant  égard  à  deux  éléments  essentiels,  la  superficie  du  territoire  et  la 
population  ;  or,  si  l'on  cherche,  en  premier  lieu,  le  rapport  entre  la 
longueur  des  chemins  concédés  et  l'étendue  du  territoire,  on  trouve 
q\¥t  la  France  est  dépassée  par  la  Grande-Bretagne,  la  Belgique,  la  Saxe 
royale,  les  Pays-Bas  et  la  Suisse. 

La  proportion  entre  la  longueur  du  réseau  concédé  et  le  chiffre  de  la 
population  est  plus  favorable  à  la  France  ;  car  elle  n'est  primée,  sous  ce 
rapport,  que  par  la  Grande-Bretagne,  la  Belgique  et  la  Suisse. 

Ainsi,  le  réseau  français  concédé  occupe  le  sixième  rang  en  Europe, 
eu  égard  à  la  surface  du  territoire,  et  le  quatrième,  relativement  au 
chiffre  de  la  population. 

Si  l'on  prend  pour  terme  de  comparaison,  non  plus  les  lignes  concé- 
dées, mais  les  chemins  livrés  à  l'exploitation,  la  France  n'occupe  plus, 
dans  le  premier  cas,  que  la  septième  place,  et,  dans  le  second,  que  la 
huitième.  Mais  cette  infériorité  n'est  que  momentanée  et  ne  tardera  pas 
à  disparaître  par  l'achèvement  successif  des  lignes  concédées. 

Sans  doute,  de  nouvelles  lignes  devront  s'ajouter  au  réseau  actuel  de 
nos  chemins  de  fer  pour  assurer  à  la  France,  au  point  de  vue  du  déve- 
loppement des  voies  perfectionnées  de  communication,  le  rang  que  lui 
assigne  l'importance  de  son  commerce  et  de  son  industrie. 

Mais  une  grande  partie  de  la  tâche  qui  reste  à  accomplir  semble  dé- 
sormais devoir  incomber  aux  populations  intéressées.  Si,  en  effet,  il 
appartenait  au  gouvernement  d'assurer  l'exécution  des  grandes  lignes 


270  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

qui  formonl  los  artères  do  nos  communications  intérieures;  s'il  était 
utile,  nécessaire  môme,  d'encourager  par  des  subventions  et  des  garan- 
ties d'intérêt  une  œuvre  h  laquelle  était  attaché  l'avenir  commercial  et 
industriel  de  la  France,  les  mômes  considérations  d'utilité  générale  ne 
sauraient  s'appliquer  h  des  lignes  secondaires,  qui,  sauf  quelques  ex- 
ceptions, ne  répondent  qu'à  des  intérêts  locaux.  Aussi  le  gouvernement 
ne  pouvait-il  voir  qu'avec  satisfaction  le  mouvement  d'initiative  qui  s'est 
déjà  produit  dans  plusieurs  conseils  généraux  de  département,  mouve- 
ment qui  se  généralisera  bientôt  sans  doute,  et  qui  a  pour  objet  d'assu- 
rer par  le  concours  des  départements,  dos  communes  et  môme  des  pro- 
priétaires intéressés,  l'exécution  des  chemins  de  fer  d'intérêt  départe- 
mental. 

L'expérience  a  déjà  démontré  que  ces  chemins  peuvent  être  établis  et 
exploités  avec  une  grande  économie,  mais  à  la  condition  qu'ils  seront 
uniquement  destinés  à  relier  les  localités  secondaires  entre  elles  ou  aux 
lignes  principales  ;  que,  pour  atteindre  ce  but,  ils  suivront  soit  une 
vallée,  soit  un  plateau,  et  ne  traverseront  ni  faîtes  de  montagnes,  ni 
grandes  vallées  ;  que,  de  plus,  ils  seront  établis  à  une  seule  voie,  aussi 
bien  pour  les  terrassements  et  les  ouvrages  d'art  que  pour  les  terrains 
acquis,  et  qu'une  grande  latitude  sera  laissée  pour  l'inclinaison  des 
pentes  et  des  rayons  des  courbes.  Le  gouvernement  est  disposé  à  donner 
aux  départements  toute  facilité  pour  entreprendre  et  exécuter,  dans  ces 
conditions,  les  embranchements  qui  doivent  former  le  complément  de 
notre  grand  réseau  ;  mais  il  a  dû  reconnaître  que  la  législation  départe- 
mentale ou  communale  n'offrait  pas  des  moyens  d'action  réguliers  pour 
un  système  de  travaux  qu'elle  n'avait  pas  prévu  ;  que,  notamment  l'ap- 
plication de  la  loi  du  21  mai  4836,  qui  avait  obtenu,  avec  l'adhésion  dos 
populations,  un  plein  succès  en  Alsace,  pouvait,  en  se  généralisant, 
soulever  de  graves  objections. 

Il  a  donc  paru  nécessaire  de  régler  le  mode  d'exécution  de  ces  tra- 
vaux de  manière  à  le  mettre  à  l'abri  de  toute  contestation.  Il  convenait, 
d'ailleurs,  en  laissant  aux  départements  toute  latitude  pour  la  gestion 
de  leurs  propres  intérêts,  de  garantir  les  intérêts  généraux  du  pays,  et 
de  faire  en  sorte  que  les  chemins  de  fer,  établis  comme  lignes  d'intérêt 
local,  ne  pussent  venir  troubler  les  combinaisons  adoptées  par  l'État 
pour  les  grandes  artères  de  l'empire. 

Toutes  ces  questions  exigeaient  un  examen  attentif;  elles  ont  été  déjà 
soumises  à  une  commission  composée  d'hommes  spéciaux  qui  ont  fourni 
à  cet  égard  de  très-utiles  documents.  Aujourd'hui  l'étude  se  poursuit 
de  concert  entre  le  département  des  travaux  publics  etceluide  l'intérieur, 
et  il  y  a  tout  lieu  de  penser  qu'un  projet  de  loi  sur  cette  matière  impor- 
tante pourra  être  prochainement  envoyé  au  Conseil  d'État. 

Le  perfectionnement  progressif  de  l'exploitation  dos  chemins  de  fer 
continue  à  fixer  d'une  manière  toute  spéciale  l'attention  de  l'administra- 
tion. Celte  question  intéresse  à  la  fois  la  sécurité  publique  et  les  intérêts 
commerciaux  du  pays  ;  c'est  donc  à  ce  double  point  de  vue  qu'elle  doit 
être  envisagée. 


SITUATION  DRS  TRAVAUX  PUBLICS  KN  FRANCE.  271 

Lo  (lornior  oxjiosc^  do  lii  situation  do  l'Fmpirft  faisail  ronnaîiro  f|ii('  la 
commission  d'on'iiiôtn  rliariî(^o  d'cxaininor  les  .anu'diorations  à  intro- 
duiro,  sous  l'un  cl  l'aulro  rapporl,  dans  roxploitalion  des  ciiomins  do 
for,  avail  tormind  ses  dôlih(^rations  et  déposé  son  rai)port.  Ses  conclu- 
sions embrassaient  à  la  fois  des  questions  dont  la  solution  appartient 
au  ijouvernenient  et  des  propositions  (jui  no  pouvaient  se  réaliser  Jiue 
par  la  modificalion  du  rallier  des  charges  ou  mc^mc  do  la  loi  du  15  juillet 
18U).  Il  a  paru  dès  lors  nécessaire  de  provocpier  les  observations  des 
compaîjnies,  avant  de  s'arrêter  à  un  parti  définitif,  et  tel  a  été  l'objet 
d'une  circulaire  datée  du  ici'  février  i8()4. 

Les  réponses  faites  à  cette  communication  ont  été,  à  leur  tour,  sou- 
mises à  une  sous-commission  dont  le  rapport  sera  très-prochainement 
renvoyé  à  l'examen  de  la  commission  supérieure.  Les  conclusions  défi- 
nitives qui  auront  été  adoptées  à  la  suite  de  cette  instruction  approfon- 
die recevront  une  exécution  immédiate. 

Indépendamment  des  questions  générales  qui  ont  motivé  la  réunion 
exceptionnelle  d'une  commission  d'enquête,  Ffltiministration  est  appelée 
à  examiner  journellement  une  multitude  d'inventions  qui  lui  sont  adres- 
sées en  vue  de  prévenir  les  accidents  de  chemins  de  fer.  Elle  a,  de  plus, 
à  statuer  sur  les  règlements  de  service  qui  lui  sont  soumis  par  les  com- 
pagnies, règlements  qui  sont  l'un  des  principaux  éléments  de  la  sécurité 
de  l'exploitation. 

Bien  que,  parmi  les  inventions  qui  sont  ainsi  produites,  il  y  en  ait 
peu  qui  reposent  sur  de  saines  idées  théoriques,  ou  qui  aient  quelque 
valeur  pratique,  l'administration  a  voulu  qu'elles  fussent  toutes  exami- 
nées avec  soin,  afin  de  ne  laisser  dans  l'ombre  aucune  idée  utile, 
quelque  modeste  qu'elle  fût. 

Wuu  autre  côté,  elle  a  jugé  convenable  que  les  règlements  d'exploita- 
tion rédigés  par  chaque  compagnie,  suivant  ses  vues  particulières,  fus- 
sent l'objet  d'un  examen  d'ensemble  qui  permît  d'en  coordonner  les  dis- 
positions. C'est  dans  ce  double  but  qu'a  été  instituée;  par  arrêté  minis- 
tériel du  28  juin  1864,  une  commission  permanente,  composée  à  la  fois 
de  fonctionnaires  attachés  au  contrôle  des  chemins  de  fer  et  d'hommes 
spéciaux  appartenant  au  service  des  compagnies.  Cette  commission 
fonctionne  régulièrement  depuis  six  mois,  et  les  services  qu'elle  rend 
chaque  jour  à  l'administration  démontrent  que  son  institution  répond  à 
un  véritable  besoin. 

En  ce  qui  touche  la  sécurité  de  l'exploitation,  les  résultats  constatés 
en  1864  ont  été  satisfaisants. 

Si,  dans  les  premiers  jours  de  cette  année,  on  a  eu  à  déplorer  le  grave 
accident  de  Pierrefitte  sur  le  chemin  de  fer  du  Nord,  il  n'est  survenu, 
du  moins,  dans  le  reste  de  la  campagne,  aucun  accident  de  train  ayant 
entraîné  la  mort  d'un  voyageur.  Les  collisions  ou  les  déraillements,  que 
la  surveillance  la  plus  active  et  les  règlements  les  mieux  combinés  ne 
sauraient  entièrement  prévenir,  n'ont  heureusement  causé  que  dos 
blessures  qui  n'ont  pas  eu  de  suites  mortelles. 
Il  est  vrai  que  plusieurs  voyageurs  et  un  nombre  trop  considérable 


2r2  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

d'agCMils  des  compagnies  ont  été,  celte  année  encore,  victimes  de  leur 
imprudence  ou  de  la  violation  des  règlements;  mais,  quelque  douloureux 
que  puisse  être  un  tel  état  de  choses,  il  ne  serait  pas  équitable  de  l'im- 
puter exclusivement  à  l'exploitation  des  chemins  de  fer.  Toutes  les  in- 
dustries, et  spécialement  tous  les  modes  de  locomotion,  ont  leurs  dan- 
gers et  leurs  accidents,  plus  graves  souvent  que  ceux  qui  se  produisent 
sur  les  chemins  de  fer  eux-mêmes. 

Si  l'on  établissait  entre  tous  ces  événements  malheureux  une  compa- 
raison rigoureuse,  on  arriverait,  nous  n'en  doutonspas,  à  cette  conclu- 
sion, que,  de  tous  les  moyens  de  transports  imaginés  jusqu'à  ce  jour,  le 
chemin  de  fer  est  celui  qui  offre,  à  beaucoup  près,  les  plus  grandes 
chances  de  sécurité. 

Les  résultats  de  l'exploitation  commerciale,  en  18G4,  ne  sont  pas 
encore  relevés,  et  nous  ne  pouvons  que  constater  les  faits  principaux 
relatifs  à  l'exercice  1863. 

Pendant  cette  année,  où  la  longueur  moyenne  des  chemins  exploités 
a  été  de  11,534  kilomètres,  le  nombre  total  des  voyageurs  s'est  élevé  à 
71,874,589,  ayant  parcouru  une  distance  moyenne  de  42  kilomètres. 
Quant  aux  marchandises,  le  nombre  de  tonnes,  expédiées  à  toute  dis- 
tance, a  été  de  29,793,000,  et  le  parcours  moyen  de  136  kilomètres,  ce 
qui  équivaut  à  4,052,000,000  de  tonnes  ramenées  au  parcours  d'un 
kilomètre. 

Les  recettes  brutes  se  sont  élevées,  pour  les  voyageurs,  à  168,431,872  fr., 
pour  les  marchandises,  à  268,872,586  fr.,  et  pour  les  produits  acces- 
soires, soit  de  la  grande,  soit  de  la  petite  vitesse,  à  63,946,967  fr.  Ces 
chiffres  réunis  représentent  une 'recette  brute  totale  de  501,251,425  fr. 
ou  de  43,460  fr.  par  kilomètre. 

Comparés  aux  résultats  correspondants  de  l'année  1862,  les  chifih-es 
qui  précèdent  permettent  de  se  rendre  un  compte  sommaire  des  consé- 
quences que  les  modifications  apportées  aux  tarifs,  dans  la  dernière 
campagne,  ont  eues  en  définitive  pour  les  intérêts  du  commerce. 

Cette  comparaison  démontre  que  le  prix  du  transport  des  marchan- 
dises a  continué  de  suivre,  en  1863,  la  marche  décroissante  que  l'on 
constate  depuis  l'origine  de  l'exploitation  des  chemins  de  fer. 

Ainsi,  le  prix  moyen  kilométrique,  qui  était  descendu,  en  1862,  à 
6  cent.  73  par  tonne,  s'est  abaissé,  en  1863,  à  6  cent.  62.  Cette  réduction 
de  0  cent.  11,  appliquée  à  4,052,000,000  de  tonnes,  transportées  à  1  kilo- 
mètre, représente  une  économie  de  près  de  4,500,000  fr.  réalisée  par  le 
commerce.  Si  l'on  se  reportait  à  quelques  années  en  arrière,  à  1855,  par 
exemple,  on  trouverait  que,  dans  cette  période  de  huit  ans,  le  prix  kilo- 
métrique s'est  abaissé  de  plus  de  1  centime,  lequel,  appliqué  au  ton- 
nage de  1863,  représente  une  réduction,  sur  les  frais  de  transport,  de 
40  millions  environ.  Tels  sont  les  résultats  qui  se  réalisent  spontané- 
ment par  la  force  des  choses  et  par  le  progrès  des  saines  idées  écono- 
miques :  ces  résultats,  si  avantageux  pour  le  commerce  et  l'industrie,  ne 
le  sont  pas  moins  pour  les  compagnies  elles-mêmes,  qui,  en  servant  les 
intérêts  généraux,  font  une  juste  appréciation  de  leurs  intérêts  propres. 


BULLKTIN  FINANGIEH.  273 

Quanta  l'oxoi-cico  1804,  on  pout  juger  qu'il  donnera  des  rësullals  plus 
favorables  encore  que  l'exercico  prdcddent. 

Bien  que  nous  n'ayons  pas  ;\  signaler  de  changement  saillant  dans  les 
conditions  de  l'exploilalion  pendant  la  dernière  cami)agne,  nous  devons 
cependant  rappeler,  comme  un  exemple  ;\  oiïrir  aux  compagnies,  l'essai 
tenté  par  la  compagnie  do  l'Est  d'un  abaissement  sensible  dans  le  prix 
de  transport  des  voyageurs. 

Jusqu'ici,  des  réductions  de  ce  genre  ne  se  sont  produites  que  très- 
rarement  et  dans  des  circonstances  spéciales,  telles  que  la  délivrance 
de  billets  d'aller  et  retour  ou  l'organisation  de  trains  do  plaisir.  La 
compagnie  de  l'Est  a  établi  d'une  manière  normale,  sur  les  chemins  de 
fer  départementaux  nouvellement  ouverts  en  Alsace,  des  réductions  de 
prix  variant  de  20  à  60^0/0.  La  même  compagnie  a  adopté  récemment 
une  mesure  analogue,  que  le  gouvernement  ne  saurait  trop  encourager. 
Elle  a  créé  des  cartes  d'abonnement  par  semaine  en  faveur  des  nom- 
breux ouvriers  de  Mulhouse  qui  habitent  la  campagne  et  que  leurs  tra- 
vaux appellent  journellement  dans  les  fabriques  de  la  ville.  Les  réduc- 
tions de  prix  résultant  de  ces  abonnements  s'élèvent  à  près  de  90  0/0. 

L'administration  s'est  empressée  de  porter  ces  faits  à  la  connaissance 
des  autres  compagnies,  en  les  engageant  à  examiner  si  elles  ne  croi- 
raient pas  devoir  entrer,  à  leur  tour,  dans  cette  voie  libérale  et  hu- 
maine. 


BULLETIN   FINANCIER 

(FRANCE   — étranger) 


Sommaire.  —  Encore  un  mois  nul  pour  les  affaires.  —  Fin  prochaine  de  la  guerre  en 
Amérique.  —  Dette  des  États-Unis.  —  Le  budget  en  Angleterre.  —  Tableau  des  cours 
aux  Bourses  de  Paris,  Lyon,  Marseille.  —  Bilan  de  la  Banque  de  France  et  de  ses 
succursales. 

Le  mois  d'avril  reproduit,  à  peu  de  choses  près,  les  tendances  de  mars, 
c'est-à-dire  atonie  dans  les  affaires,  abondance  de  capitaux  disponibles 
avec  hésitation  dans"*leur  emploi,  faute  de  confiance.  La  fin  prochaine 
de  la  guerre  civile  en  Amérique  contribue  à  augmenter  cette  timidité  ; 
on  se  demande  quelle  sera  sur  l'Europe  l'influence  de  l'issue  de  cette 
conflagration  fraticide.  L'odieux  assassinat  du  grand  citoyen  qui  était 
à  la  tète  du  pouvoir  exécutif,  du  premier  magistrat  de  la  République 
américaine,  ne  contribue  pas  peu  à  prolonger  cette  indécision.  Un  chan- 
gement de  personne  est  grave  dans  les  conjonctures  actuelles  et  on  com- 
prend que  l'on  s'en  préoccupe.  Espérons  que  les  errements  de  la  poli- 
tique pacifique  qui  était  celle  d'Abraham  Lincoln  et  de  M.  Seward 
continueront  à  être  suivis  par  M.  Andrew  Johnson  ;  d'autres  principes 
augmenteraient  les  difficultés  si  nombreuses  que  l'administration  amé- 
ricaine rencontrera,  loin  d'aider  à  les  aplanir. 

4*  SÉRIE.  T.  XLvi.  —  l.'S  mai  iSGSj  18 


274  *  JOURNAL  DES  fiCONOMISTES. 

Voici  en  attendant,  à  titre  de  renseignement,  l'dtat  au  31  mars  1865 
de  la  dette  fédérale  : 

Dette  à  intérêt  payable  en  or 1,100,361,250  dollars. 

Dette  à  intérêt  payable  en  papier.  .  .  751,055,150      — 

Dette  ayant  cessé  de  porter  intérêt  .  .  349,420      — 

Dette  ne  portant  pas  intérêt 515,189,300      — 

Total 2,366,955,120      — 

Voici  pour  les  trois  derniers  exercices  des  six  grandes  compagnies  de 
chemins  de  fer  qui  possèdent,  à  peu  d'exceptions  près,  le  réseau  français 
des  voies  ferrées,  les  résultats  kilométriques  des  recettes;  c'est  le  crité- 
rium le  plus  assuré  de  la  prospérité  plus  ou  moins  grande  de  ces  entre- 
prises. 

On  remarquera  peu  de  différence  de  1864  sur  1863,  mais  en  tout  cas 
des  divergences  très-variables,  tant  sur  les  chiffres  des  recettes  brutes 
que  sur  la  proportion  des  dépenses  à  la  recette. 

Les  dividendes  totaux  de  1864  ont  également  subi  des  modifications 
diverses  comparativement  à  1863  ;  en  voici  le  montant  pour  chacune  des 
sociétés  qui  nous  occupent  : 

Exercices.  Orléans.  Nord.  Est.  Midi.  Ouest.  Lyon.    Exercices. 

1862  100    »  62    ))  35    »  52    »  35    »  75    »  1862 

1863  100     »  62    »  33    »  45    »  37  50  75     »  1863 

1864  100    »  67    ))  33    »  42  50  39    »  65    »  1864 


Pendant  que  le  Midi  et  surtout  le  Lyon  fléchissent,  et  que  l'Orléans  et 
l'Est  ne  varient  pas,  l'Ouest  et  principalement  le  Nord  se  relèvent. 

Rien  d'autre  à  conclure  de  toutes  ces  oscillations  un  peu  capricieuses, 
au  moins  quant  à  ce  qui  regarde  l'administration  de  ces  compagnies. 


PARIS-ORLEANS,    —   ANCIEN    RESEAU. 


Réseaux 

Rapport 

Exercices. 

moyens 

^Recettes 

Dépenses 

Recettes 

de  la  dépense 

Exerc. 

exploités. 

brutes. 

d'exploit. 

nettes. 

à  la  recette. 

Kil. 

Fr. 

Fr. 

Fr. 

0/0. 

1862.  . 

1,516 

44,000 

14,383 

29,617 

32.69 

1862 

1863.  . 

J,637 

43,097 

13,322 

29,77^ 

30.91 

1863 

1864.  . 

1,087 

43,162 

13,234 

29,929 

30.66 

1864 

NOUVEAU   RÉSEAU 

. 

1862.  , 

672 

13,815 

8,031 

5,784 

58.14 

1862 

l863.  , 

814 

15,000 

7,907 

7,093 

52.72 

1863 

1864.  . 

924 

16,314 

8,972 

7,342 

54,99 

1864 

NORD- 

-ANCIEN  RÉSEAU. 

1862.  . 

1,010 

65,014 

25,806 

39,208 

39.70 

1862 

1863.  . 

1,053 

64,048 

23,977 

40,071 

37.40 

1863 

1864.  . 

1,053 

67,960 

24,333 

43,627 

*  35.80 

1864 

BULLETIN  FINANCIER.  •  2in 

NOUVEAU   RÉSEAU. 


1862.  . 

107 

27,473 

21,170 

6,303 

77.05     • 

1862 

1863.  ; 

112 

27,320 

16,138 

11,182 

59.07 

J863 

1864,  . 

122 

23,533 

EST 

12,139 

ANCIEN  RKSEA 

11,394 

51.59 

1864 

1862.  . 

loi;? 

44,532 

18,280 

26,252 

41.04 

1862 

1863.  . 

l,08i) 

43,366 

17,253 

26,113 

39.78 

1863 

1864.  . 

1,101 

40,983 

DEUXIÈME 

17,993 

ET    TROISIÈME 

28,900 

RÉSEAU. 

38.30 

1864 

1862.  . 

7 1)7 

26,571 

13,144 

13,427 

49.47 

1862 

1863.  . 

821 

25,547 

12,662 

12,885 

49.36 

1863 

1864.  . 

1,372 

24,397 

13,456 

10,941 

55.16 

1864 

MIDI. 

—   ANCIEN   RÉSEAU. 

1862.  , 

798 

38,501 

14,681 

23,820 

38.13 

1862 

1863.  . 

798 

36,722 

13,673 

23,040 

37.23 

1863 

1864.  . 

798 

36,662 

14,590 

22,072 

39.79 

1864 

NOUVEAU    RÉSEAU 

. 

1862.  . 

237 

9,451 

6,624 

2,827 

70.09 

1862 

1863.  . 

403 

9,216 

5,582 

3,634 

60.57 

1863 

1864.  . 

511 

9,818 

6,504 

CANAUX. 

3,314 

66;25 

1864 

1862.  . 

495 

3,965 

1,5S3 

2,412    ' 

39.18 

1862 

1863.  . 

495 

3,430 

2,329 

1,101 

67.90 

1863 

1864.  . 

495 

3,800 

1,591 

2,209 

41.85 

1864 

OUEST. 

—   ANCIEN   RÉSEAU. 

1862.  . 

900 

51,655 

22,425 

29,230 

43.41 

1862 

1863.  . 

900 

55,325 

22,542 

32,783 

40.74 

1863 

1864.  . 

900 

58,658 

23,819 

34,839 

40.61   . 

1864 

NOUVEAU    RÉSEAU 

1862.  . 

345 

14,340 

9,684 

4,656 

67.53 

1862 

1863.  . 

495 

13,505 

8,823 

4,682 

65.33 

1863 

1864.  . 

718 

13,459 

9,507 

3,952 

70.63 

1864 

PARIS- 

-LYON-MÉDITERRANÉE.    — 

ANCIEN  RÉSEAU. 

1862.  . 

1,655 

79,003 

32,183 

46,820 

40.74 

1862 

1863.  . 

1,698 

78,720 

32,823 

45,897 

41.70 

1863 

1864.  . 

1,940 

71,551 

26,939 

44,612 

.37.65 

1864 

NOUVEAU    RÉSEAU 

, 

1862.  . 

781 

36,707 

22,044 

14,663 

60.06 

1862 

1863.  . 

1,003 

31,827 

20,649 

11,178 

65.03 

1863 

1864.  . 

1,095 

30,607 

16,875 

13,730 

55.13 

1863 

RÉSEAU    ALGÉRIEN. 

1863.  . 

49 

11,057 

9,386 

1,671 

84.88 

1863 

1861.  . 

.49 

12,875 

10,528 

2,347 

81.70 

1864 

27G  •  JOURNAL  DES  ÉGONOMISTES. 

L'Angleterre  a,  dans  son  organisation  budgétaire,  un  grand  mérite  : 
rapidité  et  simplicité  ;  ces  deiïx  qualités-,  que  nos  possédons  moins, 
surtout  la  dernière,  sont  le  résultat  de  sa  prospérité  financière.  Chaque 
année  il  y  a  un  excédant,  et  un  excédant  sérieux  qui,  en  budget  défi- 
nitif, ne  se  traduit  pas  par  un  déficit;  chaque  année  cet  excédant  est 
employé  partie  à  la  réduction  de  la  dette,  partie  à  des  diminutions  d'im- 
pôts. Depuis  six  ans  la  dette  publique  a  été  réduite  de  17,046,000  liv.  st. 
(441,150,000  fr.). 

Cependant,  à  côté  de  ces  améliorations,  nous  avons  le  regret  de  signa- 
ler la  malheureuse  tendance  de  nos  voisins  à  augmenter  leurs  dé- 
penses de  guerre;  depuis  quelques  années  elles  ont  considérablement 
grossi,  malgré  les  nombreuses  interpellations  des  amis  de  la  paix,  de 
Gobden  et  Bright,  entre  autres.  Mais  cela  est  du  fait  du  chef  du  cabinet, 
de  lord  Palmerston  plus  que  du  chancelier  de  l'échiquier.  M.  Gladstone 
fait  des  budgets  aussi  bien  que  la  politique  du  cabinet  de  Saint-James 
le  permet,  et,  en  vérité,  ils  ne  sont  point  mal  combinés,  puisque,  comme 
on  a  vu  plus  haut,  malgré  des  dégrèvements  sensibles  dans  les  impôts, 
la  dette  publique  est  encore  en  voie  d'amortissement. 

Yoici  les  chiffres  du  budget  écoulé  du  l*""  avril  1864,  au  31  mars  1865, 

et  du  budjet  projeté  du  1er  avril  1865  au  31   mars  1866  ;  nous  y  avons 

joint  les  différences  en  plus  (-|-)  ou  en  moins  (— )  du  dernier  sur  le 

premier.    , 

'Dépenses  Ex.  1864-65.       Ex.  1865-66. 

Liv.  st.  Liv.  st. 

Intérêts  de  ia  dette  fondée  et  non 

fondée 26,369,000  26,350,000  —    19,000 

Charges  de  la  dette  consolidée  .  1,903,000  1,900,000  —      3,000 

Guerre 14,383,000  14,348,000  —    35,000 

Marine 10,^98,000  10,392,000  —  506,000 

Services  civils  divers 7,258,000  7,650,000  -j-  392,000 

Frais  de  recouvrement 4,606,000  4,657,000  +    S1,000 

Service  des  paquebots 871,000  842,000  —    29,000 

Rachat  du  passage  du  Sund.  .  .  174,000  »  —174,000 

66,462,000      66,139,000      —  323,000 
Excédant 3,851,000        4,031,000      -|-  180,000 

Recettes 70,313,000      70,170,000      —  143,000 

Douanes 22,572,000  22,775,000  -f-  203,000 

Accise 19,558,000  19,030,000  —  528,000 

Timbre 9,530,000  9,550,000  +  20,000 

Impôts  directs 3,292,000  3,350,000  +  ^8,000 

Impôt  snr  le  revenu 7,958,000  7,800,000  —  158,000 

Postes 4,100,000  4,250,000  -|-  150,000 

Domaines 310,000  315,000  -f  ^,000 

Divers 2,521,000  2,650,000  -f  129,000 

Indemnité  de  Chine :;  472,000  450,000  —  22,000 

70,313,000     70,170,000      —  143,000 


BULLETIN  FINANCIER.  277 

On  voit  qiio  lo  Inulii^cl  do  I.SG'i-nG  so  l)alanco  par  un  cxcddanl  do 
4,0;îl,00()  liv.  st.,  comme  celui  do  IHO't-Go  so  soldait  par  un  surplus  de 
3,851,000  liv.  Cette  dernière  somme  a  servi  à  rembourser  2,400,000  liv, 
sur  la  dette  non  consolidée,  et  939,000  liv.  st.  sur  la  dette  consolidée  en 
tout  3,3;{9,000  liv.  st.  Cette  année  M.  Gladstone  propose  de  profiter  do 
cette  situation  pour  réduire  les  droits  sur  le  thé,  le  revenu  et  les  assu- 
rances contre  l'incendie,  pour  une  somme  totale  de  5,420,000  liv.  st.  ; 
seulement  l'importance  de  cette  réforme  dépassant  le  chiffre  de  l'excé- 
dant disponible,  il  no  la  propose  que  partielle  pour  1805-05,  et  totale 
pour  18GG-G7  et  les  années  suivantes  :  Voici  les  chiffres  do  réduction 
proposés. 

Réductions  à  opérer  en  18G5-66. 

Thé 1,868,000 

Revenu 1,650,000 

Assurances-incendie 260,000        3,778,000 

Réductions  à  opérer  en  1866-67. 

Thé 207,000    , 

Revenu 950,000 

Assurances-incendie 260,000        1,417,000 

Complément  à  obtenir  par  l'augmenta- 
tion de  la  consommation  du  thé  .  .  225,000 

5,420,000 

Pardonnons  à  nos  voisins  leur  susceptibilité  nationale  qui  les  pousse 
aux  grosses  dépenses,  puisque  cela  ne  les  empêche  pas  d'amortir  leurs 
dettes  et  de  dégrever  les  contribuables.  Ils  pourraient  certes  faire 
mieux,  mais  avons-nous  bien  le  droit  d'être  sévères,  nous  qui  faisons 
le  contraire,  sauf  en  ce  qui  regarde  les  dépenses,  où  nous  imitons  notre 
ancienne  alliée  de  Crimée? 

Le  taux  d'escompte  des  effets  de  commerce  aux  banques  publiques 
des  principales  villes  de  l'Europe  sont  les  suivants  :  Paris,  Francfort- 
sur-le-Mein  ,  Amsterdam ,  Bruxelles ,  3  1/2  0/0 ,  Berlin  4  0/0,  Lon- 
dres 4  1/2  0/0,  Vienne  et  Turin,  5  0/0,  Saint-Pétersbourg  6  0/0,  Lis- 
bonne 7  0/0  et  Madrid  9  0/0.  A  Hambourg,  où  il  n'y  a  pas  de  banque  de 
circulation,  le  taux  d'escompte  des  effets  de  commerce  sur  le  marché 
est  à  2  0/0. 

Alph.  Courtois  fils. 


27S 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


KKSTE 

PAIR 

a  verser 

4  00 

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250 

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250 

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Liu»tim9.nn\i-PM 


PARIS-LYON-MARSEILLE.  AVRIL  1865. 

RENTE.S.  -  iJ,VNf)lIE.S.  -  CHKIYUNS     DE    1  Elî. 


■i  f  r 

cours. 


3  0/0(.1S(i2),  jouissance  1*^' janvier  18(;5.. 
Banque  de  France,  jouissance  janvier  1805, . . 

Crédit  foncier,  jouiss.  janvier  4S05 

Crédit  mobilier,  jouissance  janvier  -1805 

Sociélé  g6n«;rale  pour  fav.  le  dév.  du  couim. 
Crédit  mobilier  espagnol,  j.  janvier  1805. . . . 

Paris  à  Orléans,  jouissance  avril  -1805 

iVord,  jouissance  janvier  \  805 

Est  (Paris  à  Strasbourg),  jouiss,  nov.  -1804,. 
Paris-Lyon-Méditerranée,  jouiss.  nov.  -1804.. 

Midi,  jouissance  janvier  -1805 

Ouest,  jouissance  avril  -1 805 

Bessèges-Alais,  jouissance  janvier  -1805 

Libourne- Bergerac,  jouissance  sept,  1804 

Lyon  à  la  Croix-Uousse,  jouissance  janv.  -1804, 
Lyon  à  Satbonay,  jouissance  juillet  -1803. , , , 

Gbarentes,  j.  février  -1 805 

Médoc,  jouissance  janvier  -1805 , , 

Saint-Ouen  (Gh.  de  fer  et  docks)  j.  janv,  1865. 
Guillaume-Luxembourg,  j.  juillet  -1802,.., 
Gh.  de  fer  Vict.-Emmanuel,  j.  janv,  -1805.... 
Ch.  de  fer  Sud-Autric-Lomb.,  j.  nov.    4804, 

Chemins  de  fer  autrichiens,  j.  janv.    -1805 

Chemins  de  fer  romains,  jouissance  oct,  1864.. 
Chemin  de  fer  ligne  d'Italie,  j.  janvier  -1804,, 
Chemin  de  fer  de  l'Italie  mérid.  j.  janv.  -ISG5. 

Chemin  de  fer  ouest  suisse,  j,  mai  -1800 

Madridà  Saragosse et  Alicantc,  j.  jauv.  -1 805,, , 

Séville-Xércs-Cadix,  j.  janv.  i  805 

Nord  de  l'Espagne,  jouissance  janvier  -1805.,, 
Sarragosse  à  Pampelune,  j.  janvier  -1805. , ,  . 

Sarragosse  à  Barcelone,  j.  avril  J805 

Chemins  portugais,  j.  janv,  -1805 


(-.7  45 

3520     » 

1287  50 

820     » 

5!)0     » 


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cours. 


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1040  » 
534  25 
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587  50 
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440  25 
357  50 
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558  75 

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4  85  » 

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390  » 
4.40  25 
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308  75 
550  25 
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288 
78 


PI.  bas 
cours. 


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200 
08 


Dern. 
cours, 

07  25 

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1275  » 

828  75 

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487  50 

828  75 

1057  50 

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932  50 

592  50 

527  50 


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355  » 
120  » 
302  50 
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201  25 
08  75 


30 

25 

35  » 

397 

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222 

50 

1 70  » 

310 

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50 

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257 

50 

232  50 

345  » 
177  50 
220  25 
170  » 
»  « 
232  50 


PAIR 


FONDS  DIVERS 

Banques  et  Caisses, 


41/2  0/0,j,  22  mars  05 
Obl.trent.,  j,20janv,  05 
Angleterre  3  O/O,  consol. 
Tunis?  0/0  j.  nov.  1804 
port.  3  0/'^  j.  janv,  1805. 
Mexiq.  6  O/O  j.  av.  4805. 
Italie,5  0/0,  j.  janv.  4  805 

—  3  0/0  j.avr,  4805... 
Rome,  5  0/0,  j.  janv.  05 
Autr.,  5  0,0,  Ang.janv,C5 

—  lots de  i  800  j.  janv.  05 
Esp,  3  O/Oext.,44  j,  j.  05 

—  30/0ext,18o0J,j,05 

—  3  0/0int,,j.janv.18G5 

—  Dette  diff.,  j.  janv.  05 

—  Dette  passive 

Turq,-Emp.  0O,j.janv.C5 

—  Emp.  03 j.  janv,  4805. 
Belg,  4  4 /2  0/0  j.  nov,  64. 
--  3  0/0j.^v..48G5.... 
Russie,  5  O/O  j.  nov.  04,. 
HoU.21/2  0/0j.janv.1865 

Crédit  agricole 

Crédit  foncier  colonial,. , , 
Compt,  d'escom,  de  Paris, 
S.-compt.  desEntrepren., 
Crédit  Indust,  et  comm . , , 
S.  C,  du  comm.  et  de  l'ind. 
Soc.  de  dép"*  et  Ctes  cour. , 

Caisse  Bechet  et  C^ 

L'approvisionnement . , . . 
Compt.  de  l'agricullure, . 

Banque  de  l'Algérie 

Id,  E,  Naud  et  C*  Bonnard, 

Crédit  Lyonnais 

Omnium  lyonnais 

Compl.  d'osé,  de  Lyon. . ,. 
Crédit  foncier  autrichien. 

Banque  ottomane 

Banque  de  dép.des  Pays-Bas 

Crédit  mob.  italien 

Crédit  mob.  néerlandais.. 


Plus 

Plus  1 

PAIR 

haut. 

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711 

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440 

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5000 

387  50 

305 

i) 

5000 

SOCÉTÉS    DIV'^' 

par  actions. 

Omnibus  de  Paris 

C®  imp.  d,  voit,  de  Paris, 
Canal  maritime  de  Suez, 
Aless,  Impér.  serv.  mar. 

Navigation  mixte 

Marc  Fraissinet  et  C^  , . 
Comp.  transatlantique  .. 
Loire (charbonnag.)  ,  .  . 
Montrambert  (charb.). . 
Saint-Étienne  (charb.),  . 
I'iive-(le-Gier  ^charb.).  . 
Grand'Combe  (charb.)  . 

Carmaux 

Vieille-montagne  (zinc)., 

Silésie(zinc) 

Terre-Noire  (forges)  . .  . 
Marine  et  chemin  de  fer. 
Méditerranée  (forges) .  . 

Océan  (forges) 

Creusot  (forges) 

Fourchambault  (forges). 

Horme  (forges^ 

Approuague  (Guyane  ,, 
Chàtillon  et  Commentry, 
J.-F,Cailet  C«  (usines), 
Alagas,  gêner,  de  Paris. 
Docks  de  JlarsciUe  anc. 
Rue  impériale  (Lyon\  . 
C  immobilière  (Rivoli). 

Deux-Cinjues 

C*^  générale  des  eaux,  . 
Gaz  de  Paris 

—  de  Lyon 

—  de  iMarscille 

de  Bruxelles 

Union  des  gaz 

Lin  Maberly 

Lin  Cohiii 

France  Incendie 

Nationale  Vie 

Union .  .  .  — 

Générale  Grêle 


Plus 

haut. 

1125 

» 

95 

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401 

25 

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590 

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2700 

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75 

08  0/Ob 
50  0/Ob 
29  0/Ob 
48  0/Op 

Plus 

bas. 


1 090  » 
88  75 
440  25 
800  » 
582  50 
512  50 
505  » 

174  25 
145  » 
173  75 
KfO  » 
950  » 
315  » 
280  » 
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781  25 

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507  50 
595  » 
427  50 
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85  » 
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900  » 
585  » 
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340  » 
1040  » 
2075  » 
493  75 
455  » 

175  » 
55 1>  » 
500  » 
OS  0/Oh 
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BULLETIN  FlNANClliH. 


279 


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2iS0  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIOU 


I^cusiSosi  dsfl    5    Ëfiiai  1865. 


Commun rcA.TioN  :  Mort  ds  M.  le  duc  d'Harcourt.  —  Mort  ds  M.  Auijustc  de  Lâveleye.— 
Cours  d'économie  politique  de  la  Chambre  de  commerce  de  Lyon.  —  Vœu  de  cette 
Chambre  relatif  à  l'élection  de  ses  membres.  —  Une  caisse  d'épargne  et  d'escompte  à 
Catane.  —  Exposition  ouvrière  anglo-française. 

'Discussion  :  Des  entraves  qui  pèsent  sur  l'Agriculture  et  empêchent  le  Crédit  agricole  — 
Détails  sur  la  Crise  agricole,  sur  le  Crédit  agricole  aux  colonies  et  sur  le  Prix  de  revient. 

M.  Ch.  Renoiiard,  membre  de  l'Institut,  conseiller  à  la  Cour  de  cas- 
sation a  présidé  cette  réunion  à  laquelle  avait  été  invité  M.  Emile  de 
Lâveleye  professeur  d'Économie  politique  h  l'Université  de  Lié^je. 

Avant  de  rendre  la  conversation  générale  M.  le  Président  prend  la 
parole 

Beaucoup  de  membres  de  la  Société,  dit-il,  assistaient,  ce  matin  même 
aux  obsèques  d'un  de  ses  plus  anciens  membres,  homme  éminent,  aime 
et  estimé  de  tous.  Il  laissera  à  M.  Wolowski  le  soin  de  louer  M.  le  duc 
d'Harcourt  comme  il  mérite  de  l'être  ;  mais  il  veut,  lui  aussi,  dire  quels 
profonds  regrets  sont  causés  par  cette  perte.  M.  le  duc  d'Harcourt  a  été 
l'avocat  persévérant  des  bonnes  causes,  et  il  est  venu  à  elles  quand  les 
appuis  semblaient  leur  manquer.  Il  a  travaillé  pour  la  Grèce  ;  il  a,  jus- 
qu'à ses  derniers  moments,  travaillé  pour  la  Pologne  ;  il  a  plaidé  pour 
la  liberté  de  la  presse,  pour  la  liberté  d'association,  pour  la  liberté  du 
commerce  et  des  échanges,  pour  la  liberté  d'enseignement,  pour  la  li- 
berté des  noirs,  pour  la  liberté  dans  toutes  ses  manifestations  et  sous 
toutes  ses  formes.  Son  prodigieux  esprit,  sa  parole  élégante,  alerte,  in- 
cisive, son  ardeur  chevaleresque  à  défendre  les  opprimés  et  les  faibles, 
lui  ont  fait,  au  milieu  des  illustrations  qui  ont  jeté  tant  d'éclat  sur  nos 
ribunes  législatives,  une  place  dont  le  souvenir  restera.  Son  nom  sera 
toujours  prononcé  dans  la  Société  des  Économistes  comme  un  de  ceux 
dont  elle  s'honore  le  plus. 

M.  Rénouard  est  également  bien  sûr  de  se  rendre  le  fidèle  interprète' 
de  la  Société  en  disant  que  l'unanimité  de  ses  membres  a  ressenti  udp 
douleur  profonde  à  la  nouvelle  du  coup  qui  a  frappé  le  président  Lin- 
coln. Il  n'y  aurait  pas  convenance  à  recommencer  imparfaitement  ici  un 
éloge  dont  toutes  les  tribunes  de  tous  les  pays  ont  retenti.  Pour  louer 
Abraham  Lincoln,  il  suffit  de  dire  que  le  monde  entier  s'est  accordé  à  lo 


SOClÉTIi  D'ÉGUNOMIli  POLlTiOUK.  281 

proclamer  un  {îraiid  lioiniiic  de  bien.  11  a  inainLcnii  l'union  américaine; 
il  a  aboli  rcsclava{ye;  il  a  poursuivi  avec  une  force  calme,  avec  une 
simplicité  exemple  d'arro^yance  comme  de  faiblesse,  le  ferme  accom- 
plissement de  ses  devoirs;  il  a  traversé  de  redoutables  crises  sans 
violence  et  sans  i)eur,  sans  concéder  l'abandon  d'aucun  droit,  sans  sor- 
tir jamais  de  la  léfyaHté,  sans  se  permettre  la  plus  léjyère  atteinte  aux 
institutions  de  son  pays.  Ce  sera  là  un  insig-ne  honneur  dans  l'histoire.  La 
mort  toutefois  lui  a  ravi  la  plus  belle  part  de  sa  gloire,  en  l'empêchant 
de  montrer  au  monde,  ainsi  que  son  noble  caractère  s'y  préparait, 
comment  rien  ne  sied  mieux  au  triomphe  du  droit  que  de  s'allier  à  la 
modération,  à  la  clémence,  à  de  généreux  égards  envers  les  vaincus. 

M.  WoLowsKi,  membre  de  l'Institut,  rappelle  les  services  rendus  par 
M.  le  duc  d'Harcourt  au  progrès  des  saines  idées  d'économie  politique. 

Il  avait  pris  en  main  la  défense  de  la  liberté  commerciale  dès  1835, 
comme  député  et  plus  tard  comme  pair  de  France,  et  il  présida  en 
1846  Tassociation  française  pour  la  liberté  des  échanges.  Aujourd'hui, 
que  cette  idée  triomphe  et  porte  d'heureux  fruits,  on  est  trop  disposé  à 
oublier  les  difficultés  affrontées  par  ceux  qui  ont  été  les  premiers  apôtres 
de  la  vérité  nouvelle  :  peu  nombreux,  ils  avaient  à  triompher  de  l'hos- 
tilité d'intérêts  puissants,  habilement  groupés  pour  opposer  à  toute 
réforme  une  résistance  invincible;  ils  avaient  cà  subir  des  attaques 
passionnées.  Une  juste  reconnaissance  mérite  d'entourer  les  noms  des 
vigoureux  champions,  groupés  autour  du  duc  d'Harcourt,  et  dont  plu- 
sieurs sont  morts  à  la  peine.  Dunoyer,  Horace  Say,  Bastiat,  Léon  Fau- 
cher, Blanqui,  Louis  Leclerc  et  notre  jeune  et  brillant  ami  Fauteyraud, 
enlevé  à  la  fleur  de  l'âge  aux  études  qui  auraient  illustré  son  nom,  etc., 
pour  ne  parler  que  de  ceux  qui  ne  sont  plus,  n'ont' pas  assez  vécu  pour 
voir  le  triomphe  de  leur  doctrine  justifier  leurs  prévisions.  Cette  con- 
solation n'a  du  moins  pas  manqué  au  duc  d'Harcourt;  et  la  maxime 
inscrite  par  l'association  pour  la  liberté  des  échanges  sur  son  drapeau  : 
«On  ne  doit  payer  payer  d'impôt  qu'à  l'État,  on  ne  doit  pas  en  payer 
à  ses  concitoyens,  »  se  trouve  enfin  réalisée  par  la  chute  du  régime 
prohibitif  et  du  système  prolecteur. 

Il  y  a  vingt  ans  de  pareilles  visées  étaient  regardées  comme  témérai- 
res; il  a  fallu  un  véritable  courage  à  un  homme,  placé  comme  l'était 
le  duc  d'Harcourt,  pour  assumer  la  responsabilité  du  mouvement  de  ré- 
forme, en  acceptant  la  présidence  de  la  ligue  française.  Mais  il  était  de 
ceux  qui  aiment  les  causes  généreuses,  quelque  périlleuse  que  soit  leur 
défense,  et  qui  se  laissent  même  attirer  par  le  danger.  C'est  ainsi 
qu'aux  deux  époques  extrêmes  de  sa  noble  carrière  politique  il  défendit 
avec  une  chaleureuse  énergie  la  cause  de  la  liberté  du  conuuerce  et  la 
cause  de  la  Pologne;  l'ancien  président  de  l'Association  pour  la  liberté 


282  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

des  échanj^es  est  mort  président  du  Comité  polonais.  C'est  que  M.  le  duc 
d'Harcourt  s'était  voué  au  culte  du  droit  et  de  la  liberté;  il  combattait 
l'oppression  des  intérêts  lég^itimes  et  des  peuples  sacrifiés.  Son  noble 
cœur  réprouvait  l'injustice,  sous  toutes  les  formes.  —  La  Société  d'éco- 
nomie politique  remplit  un  devoir  en  payant  un  juste  tribut  de  ref^rets 
à  l'homme  excellent.et  distinj^ué,  qui  se  plaça,  dès  le  début,  au  premier 
rang?  de  ceux  qui  ont  combattu  pour  le  triomphe  du  rapprochement  des 
peuples  par  la  communication  des  produits  ;  honneur  à  sa  mémoire  ! 

M.  Courtois  demande  à  la  Société  la  permission  de  l'entretenir  d'une 
autre  perte  récemment  faite  par  la  science. 

M.  Auguste  de  Laveleye,  directeur-propriétaire  et  rédacteur  en  chef 
depuis  1851  du  journal  hebdomadaire  belge  le  Moniteur  des  intérêts 
matériels,  vient  de  mourir  à  Bruxelles,  à  l'âge  de  69  ans.  C'était  un  tra- 
vailleur infatigable.  Il  est  peu  de  numéros  de  ce  recueil  qui  n'aient  paru 
avec  un  article  de  fonds  dû  à  sa  plume.  Ces  travaux  se  rapportaient 
non-seulement  à  l'industrie  des  chemins  de  fer  belges  ou  étrangers, 
mais  encore  aux  autres  grands  travaux  publics,  à  l'industrie  minérale, 
aux  finances  publiques,  aux  métaux  précieux,  etc.,  etc.  Il  était  techno- 
logue,  statisticien  et  économiste.  La  plus  grande  lucidité,  un  soin  extrême 
dans  la  recherche  des  faits,  un  groupement  intelligent  des  chiffres,  une 
correction  minutieuse  des  tableaux  font  de  ses  travaux  une  mine  très- 
riche  et  très-utile  à  consulter.  On  pouvait  ne  pas  être  toujours  de  son 
opinion,  mais  tout  lecteur  ne  tardait  pas  à  lui  accorder  son  estime  pour 
l'amour  du  vrai  et  l'esprit  d'indépendance  qui  présidaient  à  sa  rédac- 
tion. 

Permettez,  dit  M.  Courtois  en  finissant,  à  quelqu'un  qui  l'a  connu 
depuis  longues  années  déjà,  d'ajouter  que  son  caractère  était  aussi  plein 
d'aménité  qu'empreint  de  dignité. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  présente,  au  nom  de  la  Chambre  de  commerce 
de  Lyon,  le  compte  rendu  des  travaux  de  cette  chambre  pendant  l'an- 
née 1864  (1),  que  vient  de  lui  remettre  un  des  membres  de  la  Société 
qui  habite  Lyon,  M.  Philippe,  directeur  du  magasin  général  des  soies 
de  cette  ville. 

Ce  compte  rendu  est  intéressant  à  plusieurs  égards;  il  contient  des 
documents  sur  les  soies  et  les  soieries,  sur  la  condition  des  soies,  sur  le 
musée  d'art  et  d'industrie  fondé  l'an  dernier  et  l'opinion  de  la  chambre 
sur  diverses  questions,  le  taux  de  l'intérêt,  le  courage,  etc.  Toutefois,  il 
doit  fixer  particulièrement  l'attention  de  la  Société,  par  ce  qu'il  y  est  dit 
du  cours  d'économie  politique  qu'elle  a  institué,  l'an  dernier,  après  avoir 

(1,  Grand  in-8  de  130  pages.  Lyon,  Pinier,  1865. 


SOGIÊTK  n'I^nONOMlE  POLITIOUK.  283 

ciUcndu  un  lrcs-sym[)allii(iiie  rai)[)Oi'L  de  son  prcsidcnl,  M.  lîrosscl,  et 
(lui  a  été  confié  à  M.  Dainrlli,  professeur  à  l'Acadi-mie  de  Genève.  Ce 
cours  a  été  ouvert  le  10  novembre.  «  Les  leçons  (jui  ont  lieu  le  samedi 
de  cliatiue  semaine,  à  8  heures  ihi  soir,  ont  été  constamment  suivies,  dit 
le  compte  rendu  de  la  Chambre,  avec  une  ferveur  d'empressement  qui  a 
dépasse  toutes  les  [)révisions  :  i)lus  de  mille  personnes  y  assistant  régu- 
lièrement, et  ce  n'est  pas  la  moindre  des  satisfactions  de  la  Chambre  de 
pouvoir  constater  (pie  l'auditoire  est  en  grande  partie  composé  d'ou- 
vriers. La  parole  méthodique  et  claire  du  professeur  est  certainement 
pour  beaucoup  dans  ce  succès  ;  mais  il  serait  injuste  de  ne  pas  y  voir 
un  nouveau  signe  de  ce  besoin  d'instruction  dont  sont  éprises  en  ce 
moment  les  classes  populaires.  » 

M.  BÉNARD,  rédacteur  en  chef  de  V Avenir  commercial,  demande  laper- 
■  mission  d'ajouter  quelques  mots  à  ce  qui  vient  d'être  dit  sur  le  Compte 
rendu  des  travaux  (le  la  Chambre  de  commerce  de  Lyon. 

M.  Bénard  n'apprendra  rien  à  ceux  qui,  comme  lui,  suivent  avec  in- 
térêt les  travaux  (ie  la  Chambre  de  commerce  de  Lyon;  ils  savent  que 
toutes  ses  délibérations  sont  empreintes  de  l'esprit  le  plus  libéral. 
Mais  il  est  un  point  qui  lui  semble  nécessaire  de  signaler  à  la  Société. 
En  général,  les  assemblées  délibérantes,  investies  d'une  certaine  li- 
berté de  discussion,  ne  songent  guère  à  trouver  trop  restreinte  la  base 
d'élection  dont  elles  procèdent. 

La  Chambre  de  commerce  de  Lyon  fait  exception  à  cette  règle  ;  elle 
déclare,  dans  un  travail  aussi  bien  pensé  que  bien  écrit,  qu'elle  ne  pro- 
cède que  du  privilège,  et  qu'il  est  urgent  d'accroître  dans  une  très- 
forte  proportion  le  nombre  des  électeurs  qui  ont  le  droit  de  prendre 
part  cà  la  nomination  des  membres  des  Chambres  de  commerce. 

Depuis  le  2  juillet  1832,  la  Chambre  de  commerce  de  Lyon  demande 
que  tous  les  patentés  des  première  et  deuxième  classes  soient  investis  de 
la  prérogative  d'élire  ses  membres.  La  liste  actuelle  des  notables  qui 
concourent  à  l'élection  ne  compte  que  341  noms  :  le  nombre  des  paten- 
tés qui  supportent  les  frais  de  la  Chambre  est  de  6,750. 

La  Société  comprend  que,  si  ce  mode  si  équitable,  si  conforme  à 
l'esprit  de  son  institution  était  adopté,  «les  corps,  comme  le  dit  la 
Chambre  de  commerce,  appelés  à  donner  leur  avis  sur  la  révision  de 
la  liste,  ne  seraient  plus  exposés  à  des  récriminations,  à  des  accusa- 
tions défaveur,  de  partialité,  de  coterie.» 

L'esprit  de  justice  et  de  libéralisme  qui  a  inspiré  tout  ce  travail  est 
malheureusement  trop  rare  parmi  les  corps  privilégiés,  pour  que  la 
Société  n'applaudisse  pas  de  toutes  ses  forces  à  l'exemple  désintéressé 
donne  par  la  Chambre  de  commerce  de  Lyon. 


'28^1  JOURNAL  l;ES  ÉCOKO.ulSTES. 

M.  Joseph  Garnier  donne  ensuite  connaissance  d'une  lettre  qui  lui  est 
adressée  par  M.  Tedeschi  Amato ,  dans  laquelle  cet  économiste  lui 
apprend  qu'il  a  fondé  à  Catane  une  caisse  d'épar[}ne  et  d'escompte 
par  actions.  On  y  peut  déposer  jusqu'à  concurrence  de  3,000  fr.,  et  les 
remboursements  s'y  font  à  vue  jusqu'à  la  somme  de  200  francs,  et  à 
deux  jours  de  vue  pour  les  sommes  plus  élevées.  Les  fonds  sont  em- 
ployés à  l'acquisition  de  coupons  de  rentes  et  d'actions  de  la  Banque, 
à  l'escompte  d'effets  à  deux  signatures.  L'intérêt  servi  en  espèces  est 
de  3  0/0.  En  trois  mois  la  caisse  a  reçu  en  dépôt  130,000  fr.  et  a 
escompté  pour  117,000  fr.  d'effets,  et  son  intention  a  contribué  à 
améliorer  la  condition  des  cultivateurs  de  coton  presque  ruinés  par  la 
baisse  des  prix. 

M.  HoRN  sig-nale  comme  un  fait  heureux  et  «  symptomatique  »  Vexpo  - 
sition  ouvrière  anglo-française  qui,  dans  ce  moment  même,  se  prépare 
à  Londres  et  doit  ouvrir  en  juillet  prochain  au  Cristal-Palacef  de  Sy- 
denham.  C'est  la  suite  ou  le  développement  des  expositions  ouvrières 
qui,  l'hiver  dernier ,  ont  été  organisées  dans  différents  districts  de  la 
capitale  anglaise.  Les  bons  effets  de  ces  tentatives  localisées  ont  fait 
naître  l'idée  d'abord  de  faire  une  exposition  ouvrière  pour  toute  l'An- 
gleterre, ensuite  d'y  convier  aussi  les  ouvriers  français;  la  solennité 
économique  serait  en  même  temps  la  fête  commémorative  pour  l'anni- 
versaire demi-séculaire  du  rétablissement  de  la  paix  (1815),  entre 
l'Angleterre  et  la  France.  Les  délégués  anglais,  venus  à  Paris  pour  trans- 
mettre aux  travailleurs  français  l'appel  du  comité  d'organisation  anglais, 
ont  pu  s'acquitter  de  leur  mission ,  dans  une  réunion  nombreuse,  con- 
voquée par  les  soins  de  la  Société  du  crédit  au  travail.  Un  accueil  cha- 
leureux a  été  fait  dans  cette  réunion  à  l'invitation  anglaise  et  à  «eux  qui 
en  étaient  les  porteurs;  tout  en  regrettant  la  brièveté  du  délai  laissé  aux 
exposants ,  les  ouvriers  français  ont  promis  de  faire  leur  possible  pour 
répondre  à  la  fraternelle  invitation,  en  participant  largement ,  par 
l'envoi  de  leurs  produits,  à  l'exposition  projetée.  Un  comité  provisoire 
a  été  nommé,  séance  tenante,  pour  organiser  la  partie  française  de  cette 
œuvre  internationale,  et  s'est  aussitôt  mis  à  l'œuvre;  il  est  à  espérer  que 
ses  efforts  aboutiront.  Mais ,  quel  que  puisse  être  le  résultat  pratique 
immédiat  de  cette  première  tentative  improvisée,  M.  Horn  estime  que 
l'idée  en  elle-même  d'une  exposition  spécialement  ouvrière  est  une  idée 
heureuse  et  féconde;  que,  d'autre  part,  la  bonne  entente  entre  les  tra- 
vailleurs français  et  anglais  et  l'intelligence  de  la  solidarité  de  leurs  in- 
térêts, dont  témoignera  l'exposition  ouvrière  anglo-française  constituent 
des  faits  tout  nouveaux  et  d'une  haute  portée  économique  et  politique. 

A[)rès  ces  communications,  l'attention  de  la  réunion  est  appelée  par 


SOCIÉTÉ:  D'ÉCONOMIE  POLlTIOUi:.  i>8r> 

M.  le  comte  d'Esterno  sur  sur  la  silualion  de  ra^yricultiire  en  Fran^  e  et 
les  moyens  de  lui  venir  en  aide.  La  discussion  s'en(»a(je  sur  ce  point. 


DES  ENTIUVES  QUI  TÈSENT  SUR  l'aGUICULTUUF:  KT  GENENT  LE  CRÉUIT  AGRICOLE. 
DÉTAILS  SUR  LA  CRISE  AGRICOLE,  LE  CRÉDIT  AGRICOLE  AUX  COLONIES,  LE 
Paix    DE    REVIENT   DU  CLÉ,  ETC. 

La  question  était  ainsi  formulée  au  programme  :  «  L'a[yriculture  ne 
peut  être  soulagée  que  par  la  suppression  des  entraves  qui  pèsent  encore 
sur  elle.  » 

M.  le  comte  d'Esterno,  membre  du  conseil  général  de  Saône-et-Loire, 
auteur  de  la  proposition,  dit  que  les  plaintes  de  l'agriculture  doivent 
être  prises  en  sérieuse  considération,  parce  que,  d'une  part,  elles  sont 
fondées  sur  une  souffrance  réelle;  parce  que,  d'autre  part,  nul  ne  peut 
assig^ner  un  terme  à  ces  souffrances. 

Depuis  50  ans,  le  prix  moyen  de  vente  pour  le  froment  était  de  20  fr. 
l'hectolitre,  et  son  prix  de  revient  était  évalué  en  moyenne  à  18  fr. 
L'agriculture  avait  alors  2  fr.  de  bénéfice  net.  Aujourd'hui,  son  prix  de 
vente  est  de  16  fr.  ;  d'après  les  calculs  anciens,  l'agriculture  a  2  fr.  de 
perte. 

Mais  le  prix  de  la  main-d'œuvre  s'étant  élevé  de  60  pour  100  depuis 
dix  ans,  le  prix  de  revient  s'est  élevé  en  même  temps. 

La  suppression  de  l'échelle  mobile  a  coïncidé  avec  l'élévation  du  prix 
de  la  main-d'œuvre;  et,  aujourd'hui,  un  assez  bon  nombre  d'agricul- 
teurs attribuent  leur  souffrance  à  cette  suppression  et  en  demandent 
simplement  le  rétablissement  ou  le  remplacement  par  un  droit  fixe 
plus  élevé  que  le  droit  actuel. 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  étonner.  On  peut  être  bon  agriculteur  sans 
avoir  étudié  l'économie  politique  :  une  industrie  souffre  ;  elle  demande 
au  gouvernement  de  frapper  sur  le  public  un  petit  impôt  pour  la  sou- 
lager. C'est  là  une  idée  simple,  claire  et  qui  ne  s'écarte  point  des  usages 
reçus  en  France,  puisque,  y  a  cinq  années  seulement,  elle  était  encore 
le  droit  commun. 

Et  si  on  laissait  faire  un  bon  nombre  d'industries,  il  ne  s'écoulerait 
pas  cinq  autres  années  avant  qu'elle  redevînt  le  droit  commun.  Il  est  ur- 
gent que  l'économie  politique  montre  la  droite  voie  à  l'agriculture  avant 
qu'elle  se  soit  engagée  dans  la  voie  de  l'erreur.L'agitation  qui  se  mani- 
feste pourrait  tourner  au  profit  des  idées  anciennes  et  aujourd'hui  aban- 
données par  le  gouvernement;  faisons-la  tourner  au  profit  des  idées 
aines  el  nouvelles. 

Il  y  a,  pour  une  industrie  en  souffrance,  deux  manières  de  rétablir 
ses  affaires  :  l'une  consiste  à  élever  son  prix  de  vente  ;  l'autre  consiste 


286 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


à  abaisser  son  prix  de  revient.  Rien  de  plus  facile  que  d'abaisser  le  prix 
de  revient  des  productions  ag^ricoles;  ce  prix  de  revient  se  compose  de 
deux  éléments  essentiellement  divers.  L'un  représente  les  frais  fixes  et 
l'autre  les  frais  proportionnels.  Les  frais  fixes  sont  les  coups  de  cb;irruc, 
de  herse,  de  rouleau,  les  désherbantes,  la  moisson,  le  battage,  qui  coûte 
autant  pour  une  gerbe  bien  grainée  que  pour  une  gerbe  maigre,  la 
nourriture  du  cultivateur  et  de  sa  famille,  etc.  Ces  frais  sont  immuables, 
quel  que  soit  le  rendement  du  sol.  Ainsi,  en  France,  où  le  froment  ne 
rend  guère  plus  de  6  grains  pour  un,  ils  se  répartissent  entre  6  hecto- 
litres, tandis  qu'en  Angleterre,  oii  le  froment  rend  près  de  12  grains 
pour  un,  ils  se  répartissent  entre  une  quantité  presque  double  et  se 
trouvent  par  conséquent  réduits  de  près  de  50  pour  100. 

C'est  là  qu'est  le  salut  de  l'agriculture  française.  L'agriculture  est  une 
armoire  d'où  l'on  ne  retire  que  ce  qu'on  y  a  mis  :  c'est  un  alambic  dont 
on  ne  fait  jamais  sortir  que  l'alcool  qu'on  y  a  fait  entrer  sous  une  forme 
brute.  Ce  n'est  pas  seulement  sur  la  capacité  de  l'alambic  que  se  mesure 
l'abondance  du  produit  :  c'est  surtout  sur  la  richesse  des  matériaux  qu'on 
lui  livre  et  sur  la  continuité  de  son  activité. 

Augmente?  la  masse  d'engrais  que  vous  donnez  au  sol  et  supprimez 
la  jachère  :  vous  aurez  aussitôt  des  produits  plus  abondants  sur  une 
étendue  égale  et  avec  des  frais  généraux  qui  ne  s'élèveront  pas.  Votre 
prix  de  revient  sera  diminué. 

Seulement,  pour  augmenter  les  avances  faites  au  terrain,  il  faut  des 
capitaux.  Si  vous  lui  donnez  des  engrais  commerciaux,  du  guano,  de  la 
poudrette,  du  noir  animal,  de  la  chaux,  etc.,  il  faut  les  payer  :  si  vous 
lui  donnez  du  fumier  d'étable,  il  faut,  pour  le  fabriquer,  avoir  des  bes- 
tiaux qui  coûtent  beaucoup  d'argent.  Ainsi  tout  aboutit,  en  dernière  ana- 
lyse, à  une  augmentation  de  dépense.  Cette  dépense  rentre  avec  de 
larges  bénéfices,  mais,  avant  tout,  il  faut  qu'elle  ait  pu  être  faite. 

Or,  jusqu'ici  la  législation  s'est  étudiée  à  priver  l'agriculture  de  toute 
ressource  et  de  tout  crédit.  Le  crédit  était  bien  mal  connu  lors  de  la  pro- 
mulgation du  Code  civil  ;  depuis,  le  Crédit  commercial  et  industriel  s'est 
développé;  le  Crédit  agricole  est  demeuré  immobile  :  on  ne  s'est  pas 
contenté  de  le  délaisser,  on, a  érigé  en  système  sa  non-existence.  On  a 
dit  :  L'agriculteur  se  ruine  aussitôt  qu'il  emprunte,  puisqu'il  paye  5  ou 
6  0/0  d'intérêt  et  placeen  fonds  de  terre  à  3  ou  4.  On  n'a  pas  voulu  faire 
la  distinction  si  bien  établie,  pourtant,  entre  le  capital  placé  en  achat  de 
biens  fonds  qui  rend  3  1/2  et  le  capital  roulant  de  l'agriculture  qui  rend 
10  0/0,  comme  tous  les  autres  fonds  placés  dans  l'industrie.  Peut-on 
supposer  qu'un  cultivateur  prendrait  les  soucis  et  accepterait  les  périls 
de  l'agriculture,  s'il  ne  devait  en  obtenir  que  5  0/0  ?  ]N'est-il  pas  évi- 
dent qu'il  préférerait  placer  son  argent  en  rentes  ou  en  obligations  et 
vivr**  en  repos? 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIK  POLITIQUE.  287 

L'cinricultiirc  possède  tous  les  éléments  du  crédit  et  n'aurait  rien  *i 
demander  à  autrui,  si  on  voulait  bien  seulement  lui  permettre  d'user  de 
ses  ressources.  L'ai^riculture  a  5  ou  (>  milliards  de  récoltes  annuelles, 
plus  (le  '^  milliards  'âOO  millions  de  bestiaux,  et  2  milliards  800  millions 
de  mobilier.  Eu  tout,  et  en  laissant  de  côté  les  bois  sur  pied,  les  vins  en 
cave,  etc.,  il  milliards  ! 

Conmicut  est-elle,  sans  crédit,  avec  de  telles  ressources?  Le  voici  : 

Les  articles  5^0,  5^1,  52^,  immobilisent  les  récoltes,  les  bestiaux,  et 
tout  le  matériel  de  ra{yriculture. 

L'article  207G  déclare  que  le  nantissement  ne  peut  avoir  lieu  que  par 
le  déplacement  du  p,a(ye. 

Il  résulte  des  articles  520,  S'a!,  522  que  les  valeurs  af^ricoles  ne  peu- 
vent être  engagées  qu'hypothécairement,  c'est-à-dire  qu'elles  échappent 
à  tous  les  engagements  à  court  terme,  puisque  les  frais  de  l'hypothèque, 
supportables  pour  un  prêt  à  longue  échéance,  seraient  écrasants  pour 
Uii  prêt  de  peu  de  mois. 

II  résulte  de  l'article  2076  qu'elles  doivent  être  déplacées  ou  portées 
au  domicile  du  prêteur,  ou  dans  une  maison  tierce,  conditions  aborda- 
bles pour  des  objets  fabriqués,  tels  que  des  bijoux,  des  étoffes,  etc., 
mais  inadmissibles  pour  des  meules  de  foin,  des  troupeaux,  des  bois 
sur  pied  et  autres  valeurs  agricoles. 

Ces  entraves  inutiles,  arbitraires  et  appartenant  aux  idées  d'une  autre 
époque,  ne  peuvent  être  maintenues  en  présence  des  dispositions  nou- 
velles sur  la  liberté  du  commerce.  La  liberté  du  commerce,  c'est  la 
liberté  des  transactions.  Elle  ne  saurait  êlre  refusée  à  l'agriculture 
française,  maintenant  qu'elle  doit  lutter  contre  les  agricultures  étran- 
gères qui  ne  sont  pas  toutes  affligées  des  mêmes  restrictions.  La  science 
du  crédit  a  progressé  depuis  le  commencement  du  siècle  :  il  convient  que 
l'agriculture  profite  à  son  tour  de  ses  progrès.  Il  convient  surtout  que 
les  économistes,  qui  ont  préparé  par  de  longs  travaux  l'avènement  de  la 
liberté  commerciale,  alors  qu'elle  semblait  si  difficile  à  obtenir,  fassent 
un  dernier  effort  pour  déraciner  un  des  débris  demeurés  debout  du  sys- 
tème protecteur;  débris  plus  opposé  que  les  autres  au  bon  sens  et  a  h 
logique,  puisqu'il  n'a  plus  pour  objet  de  protéger  le  travailleur  national 
contre  le  travailleur  étranger,  mais,  h  ce  que  l'on  prétend,  le  travail- 
leur national  contre  lui-même  et  contre  sa  propre  imprudence,  comme 
s'il  n'était  pas  le  meilleur  juge  de  ce  qui  lui  est  utile  1 

En  appuyant  ces  demandes,  la  Société  agira  dans  l'intérêt  même  de  ses 
principes  et  continuera  la  besogne  achevée  par  Cobden  en  Angleterre, 
et  commencée,  en  France,  par  plusieurs  de  nos  collègues,  et  notamment 
par  le  duc  d'Harcourt,  dont  on  vient  de  foire  un  si  juste  éloge. 

Les  économistes  d'aujourd'ui  doivent,  sous  peine  d'abdiquer  et  de 
n'être  plus  rien,  sortir  des  théories  et  aborder  les  questions  pratiques. 


288  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

C'est  la  route  que  leur  ont  tracée  leurs  devanciers;  c'est  celle  qui  rendra 
la  science  vraiment  utile  et  qui  en  maintiendra  le  prestige  et  la  dignité. 

L'honorable  membre  ayant  rappelé  dans  son  exposé  les  facilités  de 
crédit  faites  à  l'agriculture  dans  les  colonies  françaises,  M.  Le  Pelletier 
DE  Saint-Remy,  administrateur  de  l'Agence  centrale  des  banques  colo- 
niales, donne  quelques  explications  à  ce  sujet.  11  est  parfaitement  vrai, 
dit-il,  que  les  trois  colonies  de  la  Martinique,  de  la  Guadeloupe  et 
de  la  Réunion  reçoivent  le  crédit  agricole  de  leurs  banques,  sociétés 
anonymes  qui  y  fonctionnent  depuis  4853.  C'est  d'un  véritable  crédit 
agricole  dans  toute  l'acception  du  mot  qu'il  s'agit,  c'est-à-dire  de  celui 
oia  la  récolte  pendante  sert  de  gage  principal  au  prêteur.  L'institution 
rend  les  plus  grands  services  à  ces  pays  dans  les  rudes  épreuves  qu'ils 
traversent,  et  on  peut  dire  qu'à  certains  moments  la  production  su- 
crière  ne  s'est  maintenue  que  par  son  assistance. 

L'œuvre  était  difficile  à  constituer  en  présence  du  Code  Napoléon, 
qui  est  depuis  fort  longtemps  en  vigueur  dans  nos  colonies.  Il  fut 
même  un  instant  où  elle  faillit  succomber  dans  la  période  d'élabora- 
tion engagée  entre  l'administration  et  l'Assemblée  législative.  Mais  un 
homme  d'État,  à  l'esprit  ferme  et  conciliant,  M.  le  comte  de  Chasse- 
loup-Laubat,  qui  arriva  dans  ces  circonstances  au  ministère  de  la  ma- 
rine, eut  le  bonheur  de  trouver  et  de  faire  adopter  par  M.  Chegaray, 
rapporteur,  la  solution  qui  a  reçu  son  développement  dans  la  loi 
du  11  juillet  1851,  appelée  justement  loi  organique  des  banques  co- 
loniales. 

Cette  loi  mérite  véritablement  d'être  signalée  à  l'attention  des  mem- 
bres de  la  Société  d'économie  politique.  Son  mécanisme,  aussi  simple 
que  pratique,  tourne  heureusement  la  difficulté  résultant  de  certaines 
dispositions  du  Code,  relatives  au  nantissement.  On  sait,  par  exemple, 
que  la  règle  fondamentale  de  ce  contrat,  c'est  que  le  gage  soit  mis  et 
reste  à  la  disposition  du  créancier.....  Or,  la  loi  du  11  juillet  est  arrivée 
à  se  maintenir  dans  l'esprit  de  cette  prévision  au  moyen  d'une  fiction 
devenue  une  énergique  réalité.  Aux  termes  de  sa  principale  disposition, 
la  banque  qui  prête  au  planteur  se  trouve  saisie  de  la  récolte.  Qu'on  re- 
marque ces  derniers  mots,  car  tout  est  là.  C'est  beaucoup  plus  qu'un 
nantissement  ordinaire  :  c'est  une  sorte  de  translation  de  propriété. 
Cela  est  si  vrai,  que  si  le  planteur  emprunteur  refusait  ou  négligeait 
de  faire  en  temps  utile  les  opérations  manufacturières  que  peut  com- 
porter la  réalisation  de  la  récolte,  la  banque  aurait  le  droit  de  faire 
procéder  à  cette  réalisation.  Après  avoir  fait  vendre  le  produit  aux  en- 
chères, elle  se  payerait  en  principal  et  accessoires,  remettant  le  reste 
au  débiteur  ou  à  ses  créanciers.  Son  privilège  à  cet  égard  est  hors 
ligne  et  incontestable.  Il  faut  ajouter  aujourd'hui  incontesté,  car  il  :j 


SOCII'ITI':  D'I'X'ONOMIK  POLITIOUE.  289 

subi  réprcuv(^.  ik  la  Cour  suprêino,  infirniiinl,  une  décision  roniraire, 
rendue  par  la  niaj;istrature  do  runo  de  nos  colonies. 

Le  contrat,  s'effectue  [vav  un  sous-seinf}  privé  intervenant  entre  l'em- 
prunleur  et  la  l)an(fn(^  et  s'enre[;istrant  au  droit  fixe  de  2  francs.  L'éta- 
blissement ne  devant  pas  cesser  d'élre  ban(|ue  d'escompte,  ce  contrat 
ne  confère  le  };a};e  que  comme  couverture  d'une  obli[)ation  ])ersonnelIe 
que  né{7ocio  Temprunteur.  L'échéance  de  cette  obli[jation  est  calculée 
d(î  manière  à  ce  qu'elle  arrive  au  moment  de  la  réalisation  habituelle 
de  la  récolte  coloniale. 

Telle  est,  en  peu  de  mots,  l'économie  de  cette  législation,  qui  fait  le 
plus  p,rand  honneur  à  ceux  qui  l'ont  conçue  et  qui  a  doté  nos  colonies 
du  crédit  a^jricole,  pendant  que  leur  métropole  en  cherche  encore  la 
formule. 

M.  WoLowsKi,  membre  de  l'Institut,  ne  croit  point  à  l'influence  que 
le  libre  commerce  des  céréales  étranjjères  aurait  exercée  pour  abaisser 
le  prix  des  grains. 

La  dépréciation  actuelle  tient  à  l'augmentation  rapide  de  la  produc- 
tion. Celle-ci  était  en  moyenne  de  cinquante  millions  d'hectolitres,  il  y 
a  un  demi-siècle,  elle  s'élève  aujourd'hui  à  cent  millions  d'hectolitres, 
chiffre  dépassé  en  1864.  La  récolte  de  1863  est  montée  à  la  quantité 
énorme  de  116  millions  d'hectolitres;  comment  les  prix  du  blé  pour- 
raient-ils ne  pas  être  influencés  par  cet  excédant  des  récoltes  ?  On  ne 
saurait  non  plus  admettre  comme  prix  nécessaire  celui  de  20  fr.  mis 
en  avant  par  M.  le  comte  d'Esterno,  ni  même  celui  de  17  fr. 

Quant  aux  facilités  de  crédit  que  l'agriculture  trouverait  dans  les  pays 
étrangers,  M.  Wolowski  serait  charmé  de  les  connaître.  D'ailleurs  aucun 
obstacle  ne  s'oppose  à  ce  que  des  établissements  analogues  soient  fondés 
chez  nous,  cela  dépend  de  l'énergie  de  l'initiative  individuelle.  Les  obs- 
tacles qui  proviennent  de  la  législation  actuelle  n'exercent  pas  toute 
l'influence  qu'on  leur  attribue  ;  personne  ne  s'oppose  d'ailleurs  k  ce 
qu'une  réforme  intervienne  à  cet  égard,  pourvu  qu'elle  soit  compatible 
avec  les  exigences  des  jurisconsultes. 

M.  HoRN,  publiciste,  pense  que  la  réunion  est  certes  unanime  dans 
ses  sympathies  raisonnées  pour  l'agriculture.  Toutefois,  en  entendant 
les  a  souffrances  »  de  l'agriculture  exposées  de  la  façon  dont  vient  de  le 
faire  l'honorable  M.  d'Esterno,  M.  Horn  ne  peut  s'empêcher  de  se  de- 
mander si,  dans  ces  souffrances,  l'agriculture  n'est  toujours  que  victime 
innocente.^  Depuis  une  cinquantaine  d'années,  toutes  les  grandes  indus- 
tries ont  à  tel  point  amélioré,  perfectionné,  transformé  leurs  procédés , 
qu'elles  ont  pu  abaisser  leurs  frais  de  production,  et  partant  aussi  leurs 
prix  de  vente,  de  50  pour  100;  dans  quelques  branches  d'industries, 
1^   SÉRIE.  T.  XLvi.  —  1H  mai  480?).  49 


290  JOURNAL  DES  f'XO?^OMlSTES. 

la  baisse  a  été  bien  plus  forte  encore.  L'ajjncullure  seule  n'a  pas,  sous  ce 
rapport,  suivi  le  prog^rès  général;  il  paraîtrait  même  qu'elle  ait  rétro- 
gradé. 

M.  Horn  croit  de  plus  que,  si  le  prix  actuel  des  céréales  cause  réelle- 
ment des  souffrances  à  Tagriculture,  elles  sont  dues  à  des  causes  passa- 
gères que  personne  ne  peut  dominer,  si  ce  n'est  la  prévoyance  de 
l'agriculture  elle-même.  La  série  d'années  de  cherté,  que  nous  avons  eu 
récemment  à  subir,  a  donné  une  forte  impulsion  à  la  culture  du  blé  ;  les 
hauts  prix  alléchaient.  Surviennent  alors  de  bonnes  récoltes ,  et  il  se 
trouve  qu'on  en  a  produit,  pas  précisément  au  delà  des  besoins  réels 
du  pays,  mais  au  delà  de  la  consommation  habituelle  :  l'offre  dépasse  la 
demande,  et  les  prix  baissent.  Ce  sont  de  ces  variations  qu'il  est  difficile 
d'éviter  dans  l'industrie  agricole ,  si  dépendante  des  influences  atmos- 
phériques. C'est  à  l'agriculteur  à  se  faire  une  moyenne  des  bonnes  et  des 
mauvaises  années.  Un  grand  nombre  d'autres  industries  importantes 
souffrent,  elles  aussi,  dans  ce  moment,  par  suite  de  certaines  causes  acci- 
dentelles (guerre  d'Amérique,  etc.);  mais  c'est  le  jeu  naturel  du  mouve- 
ment des  affaires  :  on  peut  s'en  attrister,  il  n'y  a  pas  trop  à  s'en 
émouvoir. 

Gela  n'empêche  pas  M.  Horn  de  reconnaître  qu'il  y  a  beaucoup  à  faire, 
et  qu'on  ne  saurait  faire  trop  pour  hâter  et  seconder  le  développement 
de  l'agriculture  ;  qu'elle  a  surtout  le  droit  de  réclamer  la  liberté  entière 
de  ses  mouvements  :  c'est  une  question  sur  laquelle  il  ne  saurait  y  avoir 
deux  opinions  entre  économistes.  Mais  le  point  spécial ,  dans  lequel 
M.  d'Esterno  renferme  sa  proposition — faciliter  le  prêt  sur  nantissement 
de  récoltes — lui  paraît  être  du  domaine  plutôt  de  la  jurisprudence  que 
du  domaine  de  l'économie  politique ,  et  ce  n'est  pas  à  la  Société  qu'il 
appartiendrait  d'entreprendre  une  «  campagne  »  sur  cette  question.  Et, 
fût-il  même  démontré  qu'elle  est  souverainement  économico-politique, 
M.  Horn,  pour  sa  part,  ne  saurait  s'enthousiasmer  pour  la  «  réforme  » 
que  sollicite  M.  d'Esterno.  Suivant  l'orateur ,  le  prêt  sur  nantissement, 
surtout  sur  nantissement  direct  de  marchandises  proprement  dites , 
appartient  à  un  autre  âge;  c'est  le  crédit  matérialisé  de  la  façon  la  plus 
rudimentaire ,  c'est  le  mont-de-piété  sous  diverses  faces.  La  tâche  de 
notre  époque,  au  contraire,  est  et  doit  être  d'immatérialiser  le  crédit 
autant  que  possible,  de  substituer  le  crédit  personnel,  qui  repose  sur  la 
loyauté,  sur  la  bonne  renommée  de  l'emprunteur,  sur  la  confiance  qu'il 
inspire,  au  crédit  dit  réel,  qui  repose  sur  le  gage  matériel  et  où  manque, 
au  fond,  l'élément  essentiel  du  crédit,  la  confiance.  M.  Horn  estime  que, 
dans  les  campagnes  aussi,  c'est  surtout  ce  crédit  personnel,  moral,  qu'il 
faudrait  développer;  il  est  convaincu  que  l'on  pourrait  y  arriver  en 
donnant  au  paysan  l'habitude  d'ordre  et  de  clarté  dans  ses  affaires. 
L'association  notamment,en  augmentant  la  crédiiahilité,  de  chacun  et  de 


SOCIÉTI':  D'f:CONOMIE  POLITIQUE.  201 

tous,  polirrail.  facililiM-aiix  ciill,lv;ileurs  le  crédit  dont  ils  anraionL  besoin, 
sans  qu'il  lailh;  dévcloppiu*  des  proc{;d(;s  arriérés,  le  nanlissemcut  maté- 
riel ,  qu'il  faudrait  plutôt  s'appliquer  à  faire  disparaître. 

M.  DupiJiT,  inspccl(MU' {général  des  ponis et  chaussées,  voudraitqu'on  se 
prononçât  une  fois  pour  toutes  sur  la  question  de  savoir  si  le  bas  prix  du 
blé  est  un  bien  ou  un  mal.  Le  bas  i)rix  du  blé  est  une  conséquence  de 
son  abondance,  et  en  vérilé  il  serait  bien  étran[;e  que  cette  abondance 
fût  un  malheur  public  dont  l'État  et  la  science  eussent  à  s'occuper. 
M.  d'Esterno  se  plaint  des  entraves  que  la  lé^^islalion  met  au  crédit  a{ifri- 
cole  ;  personne  n'a  l'intention  de  s'opposer  à  ce  qu'on  réforme  la  lé^jis- 
lation  sous  ce  rapport.  C'est  là  une  question  tout  à  fait  étran^jère  à  la 
souffrance  actuelle  de  l'agriculture,  et  si  les  entraves  dont  on  se  plaint 
lui  sont  nuisibles,  on  peut  dire  que  jamais  elles  ne  l'ont  été  moins  que 
maintenant.  Car  si,  comme  on  vient  de  Taffirmer,  l'agriculteur  produit 
h  perte,  il  ne  doit  guère  éprouver  le  besoin  d'emprunter  pour  produire 
davantage.  Le  remède  n'est  donc  pas  là,  et  il  est  facile  de  voir  que  les 
prétendues  souffrances  de  l'agriculture  se  guériront  toutes  seules,  sous 
l'influence  des  lois  économiques  qui  régissent  la  société.  Si  le  bas  prix 
des  céréales  n'est  qu'un  accident  produit  par  des  circonstances  atmosphé- 
riques exceptionnellement  favorables,  il  est  évident  qu'il  disparaîtra  de 
lui-même  avec  d'autres  circonstances;  mais,  si  ce  bas  prix  doit  persister 
d'une  manière  durable,  il  arrivera  que  les  fermiers,  ne  retirant  plus  la 
même  somme  d'argent  de  la  vente  de  leurs  céréales,  demanderont  et 
obtiendront  la  réduction  de  leurs  baux,  la  rente  de  la  terre  diminuera  et 
par  conséquent  son  prix.  Car,  sur  le  marché  des  capitaux,  leur  valeur  se 
nivèle  naturellement.  Une  ferme  qui  rapporte  aujourd'hui  3,000  francs, 
et  dont  la  valeur  est  de  100,000  francs,  n'en  vaudra  plus  que  80,  quand 
elle  ne  sera  plus  louée  que  2,400  francs.  Et  alors  ni  propriétaires  ni 
fermiers  n'auront  plus  le  droit  de  se  plaindre.  Car  ce  n'est  là  qu'une 
transformation  semblable  à  celle  que  produit  toute  amélioration  agricole 
quand  elle  est  générale.  Il  y  a  quelque  temps,  on  a  fait  grand  bruit  de  la 
fécondation  artificielle  des  céréales,  et  on  promettait  d'obtenir  par  là  un 
tiers  en  sus  de  ce  qu'on  obtient  aujourd'hui.  Les  essais  n'ont  pas 
réussi,  à  ce  qu'il  paraît,  mais  on  peut  se  demander  ce  qui  serait  arrivé 
s'ils  avaient  réalisé  les  promesses  de  l'inventeur.  Or,  il  est  facile  de  voir 
qu'on  aurait  obtenu  le  même  résultat  que  celui  dont  on  se  plaint  aujour- 
d'hui, c'est-à-dire  un  avilissement  du  prix  des  céréales  qui  aurait  amené 
une  diminution  de  la  rente  et  de  la  valeur  de  la  terre. 

Considérer  l'avilissement  du  prix  des  céréales  comme  un  mal,  auquel 
il  faille  porter  remède,  est  par  cela  même  condamner  tout  progrès  ou 
perfectionnement  agricole,  cartel  est  leur  but  et  leur  résultat. 

M.  d'EsTERNO  estime  qu'il  lui  serait  difficile  de  répondre  aux  argu- 


292  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

ments  si  divers  qui  viennent  d'être  présentois.  Une  telle  réfutation 
demanderait  plus  de  temps  que  la  Société  ne  pourrait  lui  en  accorder. 
Et  d'ailleurs,  plusieurs  lui  semblent  s'être  écartes  de  la  véritable 
question. 

Que  l'on  conteste  ou  non  le  prix  de  revient  du  grain,  le  produit  des 
capitaux  employés  dans  l'af^^riculture  et  d'autres  questions  de  fait  ana- 
logues, il  n'en  demeure  pas  moins  incontestable  que,  pour  l'agriculture 
comme  par  les  autres  industries,  le  meilleur  de  tous  les  régimes,  c'est  la 
liberté.  La  réglementation  la  plus  éclairée  ne  vaut  pas  l'absence  de  toute 
réglementation  ;  et,  dans  le  cas  présent,  la  réglementation  légale  est  la 
moins  éclairée  de  toutes  les  réglementations. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  par  défaut  de  lumière  et  d'intelligence  que 
pèche  la  législation  française  en  matière  de  crédit  agricole,  c'est  encore 
par  défaut  de  moralité  dans  ses  résultats,  en  ce  sens  que,  contre  le  vœu 
du  législateur,  le  dol  et  la  fraude  se  trouvent  encouragés.  Gitons-en 
quelques  exemples. 

Le  capital  roulant  de  l'agriculture  se  trouve  régi  par  une  législation 
exceptionnelle  dont  font  partie  les  31  articles  du  Gode  civil  (art.  1800  à 
1831).  Ces  articles  sont  relatifs  au  cheptel,  ce  qui  veut  dire  au  capital, 
puisque  cheptel  est  une  traduction  en  français  barbare  du  mot  latin 
capitalum  ou  cheptellum  qu'on  avait  tiré  lui-même  du  français  capital. 
Voilà  ce  que  nous  enseigne  M.  Troplong  dans  ses  Commentaires.  Ainsi, 
la  législation  sur  le  cheptel,  c'est  en  réalité  la  législation  sur  le  capital. 
S'il  y  a,  en  fait  de  crédit,  une  notion  élémentaire,  c'est  celle-ci  :  que  les 
capitaux  prêtés  doivent  être  assurés  d'un  intérêt  fixe  et  d'un  rembourse- 
ment certain.  Or,  les  31  articles  précités  ont  pour  objet  unique  d'enle- 
ver aux  capitaux  avancés  à  l'agriculture  toute  sécurité,  soit  pour  le 
service  désintérêts,  soit  pour  la  rentrée  des  fonds  eux-mêmes.  Le  capi- 
taliste doit  se  contenter  d'une  part  dans  les  profits,  s'il  y  en  a,  et  du 
recouvrement  en  nature  de  ce  qui  reste  du  capital,  si  le  cheptelier  ne  l'a 
pas  détruit  tout  entier.  Toute  stipulation  d'un  intérêt  fixe  est  interdite, 
aussi  bien  que  toute  garantie  de  remboursement;  et  si  des  conventions 
précises  et  établies  de  bonne  foi  stipulent  l'un  ou  l'autre  en  faveur  du 
prêteur,  ces  conventions  doivent  être  rescindées  par  les  tribunaux.  On 
a  poussé  la  bizarrerie  jusqu'à  établir  que,  si  un  capital  de  bétail  donné 
en  cheptel  était  seulement  entamé,  la  perte  serait  supportée  par  moitié 
par  le  bailleur  et  le  preneur,  tandis  que,  si  le  capital  était  entièrement 
détruit,  la  perte  serait  tout  entière  à  la  charge  du  bailleur.  De  telles  sti- 
pulations ont  porté  les  fruits  qu'elles  devaient  porter.  Lorsqu'un  cheptel 
se  trouve  entamé,  le  cheptelier  croit  de  son  devoir  de  le  détruire  en 
entier,  pour  s'exonérer  de  sa  part  dans  les  pertes  réalisées.  C'est  ainsi 
que,  pendant  les  grandes  inondations  de  la  Loire  et  de  l'Allier,  un 
homme  bien  connu  et  membre,  comme  nous  tous,  de  la  Société  des  éco- 


SOGIKTÈ  D'ÉGUNOMIK  POLITIQUE.  203 

noiiiislns,  irouva  un  cli(ii)tclior  occupé  l\  lancer  dans  le  (Icuvc  débordé 
1p.  rosle  d'un  troupeau  de  moutons  dont  une  partie  avait  péri  :  il  faisait 
là  une  excellente  spéculation,  puisqu'en  rendant  la  perte  totale,  il  la 
rejetait  sur  son  bailleur,  tandis  qu'il  aurait  supporté  la  moitié  d'une 
perte  parlielle. 

Voici  un  autre  rcsullat  éfjalement  immoral  d'une  lé^fislation  inin- 
tellij]enle.  (iuand  le  cheptel  consiste  en  vaches  portières,  le  bailleur  du 
cheptel  doit  avoir  la  moitié  des  veaux;  il  ne  peut,  en  aucun  cas,  avoir 
aucune  partie  du  lait.  Pourquoi  ?  C'est  ce  qu'on  n'a  jamais  pu  savoir.  Mais 
ce  dont  on  est  certain,  c'est  que,  quand  le  veau  vit  et  prospère,  son  pro- 
duit, qui  équivaut  à  peu  près  à  la  valeur  du  lait  qu'il  a  consommé,  est 
partagé  entre  le  bailleur  et  le  preneur,  tandis  que,  si  le  veau  meurt, 
le  lait  demeure  en  entier  au  cheptelier.  Il  résulte  de  ceci  que  les  chepte- 
liers  trop  intelli[îents  tuent  le  veau  à  la  naissance,  et  de  la  sorte  s'appro- 
prient tout  le  lait  qui  se  trouve  alors  être  le  seul  produit  de  la  vache. 
Un  homme,  fort  connu  de  vous  tous  et  membre  de  la  Société  des  écono- 
mistes, avait  créé  à  Paris  une  société  de  cheptel,  et  plaçait  des  vaches 
chez  les  cultivateurs.  La  mode  de  tuer  les  veaux  s'établit  parmi  les 
chepteliers;  on  lui  en  tua  37  de  suite,  dans  le  même  département. 

Une  loi  qui  pousse  à  de  tels  abus  n'est-elle  pas  condamnée,  soit  au 
point  de  vue  de  la  moralité,  soit  au  point  de  vue  de  l'intelligence. 

M.  d'Esterno  demande  à  ses  contradicteurs  la  permission  de  ne  pas 
reprendre  en  détail  toutes  leurs  objections,  mais  de  se  borner  à  faire  appel 
à  leurs  convictions  économiques.  La  question  se  réduit  à  ceci  :  La  régle- 
mentation est-elle  préférable  à  la  liberté?  Ceux  qui  ont  voulu  la  liberté 
du  commerce  peuvent-ils  vouloir  l'assujettissement  du  crédit  ?  Peut-on 
supposer  que  l'agriculteur  qui  n'est  ni  interdit,  ni  mineur,  ni  aliéné,  soit 
un  juge  incapable  de  ses  propres  intérêts  et  qu'il  ait  réellement  besoin 
de  la  tutelle  de  gens  de  professions  diverses  qui  se  ressemblent  par  un 
seul  point  :  l'ignorance  la  plus  profonde  de  la  pratique  et  des  intérêts 
de  l'agriculture  ?  De  telles  questions  peuvent  bien  paraître  discutables 
en  d'autres  lieux;  mais,  au  sein  de  la  Société  des  économistes,  la  cause 
de  la  liberté  ne  devrait  rencontrer  que  des  adhérents  et  des  défenseurs. 

M.  Léopold  Javal,  député  au  Corps  législatif,  appuie  chaleureuse- 
ment l'opinion  de  M.  le  comte  d'Esterno,  et  exprime  son  regret  de  voir 
que  plusieurs  membres  ont  quitté  la  séance,  à  la  seule  indication  d'une 
question  agricole.  —  Cependant  cette  question  est,  à  tous  les  points  de 
vue,  du  plus  haut  intérêt. 

Selon  l'honorable  membre,  on  aurait  tort  de  prendre  pour  base  d'ap- 
préciation la  valeur  du  blé  ouïe  prix  de  vente.  Le  véritable  point  d'appui 
est  le  prix  de  revient  ;  car  il  arrive  souvent  que  celui  qui  vend  à  18  fr. 
esteri  perte,  quand  celui  qui  vend  a  17  fr.  est  en  bénéfice.  Or,  la  dimi- 


294 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


nution  du  prix  de  revient  ne  peut  s'obtenir  que 'par  l'aug'mentation  de 
la  production,  ou  par  une  répartition  plus  favorable  des  frais  généraux, 
ou  par  le  bon  marché  des  capitaux,  etc.;  d'où  il  résulte  que  tout  ce  qui 
peut  contribuer  à  opérer  ces  résultats,  contribue  à  diminuer  le  prix  de 
revient,  produit  un  progrès  dans  l'exploitation  agricole. 

Parmi  les  difficultés  principales  qui  entravent  l'agriculture  se  trou- 
vent donc  celles  qui  empêchent  d'obtenir  les  capitaux  à  bon  marché  et 
avec  facilité. 

On  a  beaucoup  parlé  depuis  quelques  années  de  crédit  agricole,  d'en- 
couragements et  de  services  à  l'agriculture,  d'institutions  favorables  à 
l'agriculture,  etc.  Mais  le  plus  souvent  on  a  confondu  l'industrie  agricole 
avec  la  propriété  terrienne,  et  on  a  pas  compris  que  les  facilités  offertes 
aux  possesseurs  de  celk-ci  ueservaientnullementàceuxqui  cultivent  le 
sol,  aux  producteurs  agricoles. 

Et,  d'autre  part,  le  gouvernement  en  facilitant  la  création  de  nouvelles 
institutions  pour  venir  en  aide  à  l'agriculture,  a  été  trompé  dans  son 
attente  ;  car  ces  établissements  se  sont  développés  et  fonctionnent  dans 
un  but  tout  différent.  De  plus,  la  plupart  des  grandes  affaires  ont  eu 
pour  effet  de  soutirer  les  capitaux  des  campagnes,  au  moyen  des  émis- 
sions de  titres  de  toute  espèce  :  obligations  foncières,  actions  et  obliga- 
tions des  chemins  de  fer  et  autres,  titres  de  rente  français  et  étrangers, 
avec  ou  sans  loterie,  que  de  nombreux  agents  sont  chargés  de  placer 
dans  les  campagnes. 

C'est  ainsi  que,  privée  de  ressources  suffisantes,  l'industrie  agricole 
produit  dans  de  plus  mauvaises  conditions,  et  plus  chèrement  qu'elle  ne 
pourrait  le  faire. 

M.  Javal  signale  la  condition  spéciale  des  cultivateurs  exposés  à  la 
fréquence  des  mauvaises  années.  A  ces  époques,  le  blé,  il  est  vrai,  se 
vend  cher;  mais  ils  n'en  récoltent  que  fort  peu  et  pas  assez  pour  profiter 
fructueusement  de  la  plus-value.  Et  dans  ce  cas,  les  plus  malheureux  sont 
les  vignerons,  à  qui  la  récolte  manque  totalement,  quand  elle  vient  à  man- 
quer. Presque  tous  les  cultivateurs,  ne  pouvant  attendre  les  moments  les 
plus  favorables,  sont  obligés  de  vendre  à  des  cours  bas,  et  ce  ne  sont  pas 
eux  qui  profitent  de  l'amélioration  des  prix,  à'oii  ressort  encore  la  néces- 
sité d'aviser  aux  moyens  de  faciliter  le  mouvement  des  capitaux  vers 
l'agriculture,  de  faire  cesser  au  moins  les  causes  qui  produisent  l'effet 
inverse  et  que  M.  d'Esterno  voudrait  avec  raison  voir  disparaître. 

L'honorable  membre  estime  que  cette  question  a  toute  l'importance 
d'une  question  politique;  car  les  populations  agricoles  pourraient  finir 
par  comprendre  qu'on  se  moque  d'elles  et  par  éprouver  un  mécontente- 
ment sérieux  et  justifié,  pour  ainsi  dire,  par  les  faux  effets  des  fausses 
mesures  qu'on  avait  cru  prendre  dans  leur  intérêt. 


SOCIÉTÉ  D'ÉGONOWIK  FOLITIQUE.  295 

M.  ViLLiAUMÉ  est  d'avis  qu'il  est  impossible  (ravoir  d'exactes  statis- 
tiques sur  le  prix  de  revient  du  blé,  parce  qu'aucun  cultivateur  ne  se 
borne  à  sa  production.  Tous  ont  des  prairies  naturelles  ou  artificielles 
et  des  bestiaux.  Tous  cultivent  de  l'avoine  et  des  betteraves  ou  des 
liommes  de  terre,  etc.,  et  la  i)lupart  n'ensemencent  en  blé  que  le  tiers 
de  leurs  terres  arables.  Gomment  donc,  au  milieu  de  tous  leurs  frais 
{généraux,  pourraient-ils  savoir  ce  que  le  blé  leur  coûte?  Le  seul  calcul 
possible  est  celui  de  leur  recette  et  dépense  {générale  au  bout  de  l'année. 
D'autre  part,  le  cultivateur  doit  prendre  une  moyenne  d'au  moins  dix 
ans,  parce  (ju'il  a  de  bonnes  et  mauvaises  années,  comme  tous  les  pro- 
ducteurs ;  mais  ce  qui  prouve  qu'il  ne  souffre  pas  autant  qu'on  le  dit, 
c'est  qu'il  ne  se  ruine  jamais  quand  il  a  de  l'ordre.  S'il  ne  fait  pas  for- 
tune en  cinq  ans  comme  les  industriels,  s'il  lui  faut  trente  ans  pour 
acquérir  une  modeste  aisance,  il  ne  fait  pas  faillite. 

Il  faut  distin{juer  entre  le  cultivateur  et  le  propriétaire.  Quant  au 
premier,  nous  devons  supposer  qu'il  est  fermier  et  non  pas  preneur 
d'un  cheptel;  car  le  cheptel  tient  encore  de  la  barbarie  et  disparaît  cha- 
que année  en  France.  Si  le  bailleur  craint  que  le  preneur  ne  torde  le  cou 
à  ses  veaux  et  ne  jette  ses  moutons  cà  l'eau,  qu'il  prenne  ses  précautions 
dans  le  contrat  ;  car  la  loi  n'est  faite  que  pour  les  cas  où  il  n'y  a  pas  de 
stipulation  particulière  ,  mais  on  peut  y  déroger  tant  qu'on  ne  viole  pas 
la  morale.  Or,  la  prohibition  de  déroger  à  la  loi,  dont  parle  M.  d'Es- 
terno,  ne  s'applique  qu'aux  contrats  qui  seraient  léonins  au  profit  du 
bailleur.  Loin  d'être  accablante  pour  le  cultivateur  ou  preneur,  elle  le 
protège  contre  la  rapacité  et  la  mauvaise  foi  du  propriétaire.  De  quelle 
utilité  pourrait  être  au  cultivateur  l'autorisation  de  donner  en  gage  ses 
récoltes  pendantes,  puisque  c'est  à  une  époque  oii  précisément  il  n'a  nul 
besoin  d'argent  pour  des  améliorations  ?  car  le  salaire  des  moissonneurs 
n'est  jamais  ce  qui  le  gêne.  Ce  sont  des  capitaux  qu'il  faut  au  culti- 
vateur. 

Outre  ces  considérations,  M.  Villiaumé  demande  que  la  Société  per- 
siste dans  son  habitude  de  ne  point  présenter  de  pétitions  ni  faire  de 
démarches  ;  elle  ne  doit  agir  que  par  voie  de  propagande  intellectuelle. 

M.  Villiaumé  conclut  en  disant  que,  quoiqu'un  grand  nombre  de  cul- 
tivateurs aient  du  crédit  chez  les  banquiers  de  leur  localité,  il  faudrait 
étendre  ce  crédit  et  le  rendre  moins  onéreux,  et  surtout  à  plus  long 
terme  ;  car  le  cultivateur  ne  peut  rembourser  en  trois  mois,  comme  font 
les  commerçants  et  les  industriels. 

M.  Paul  Coq  s'associe  complètement  aux  plaintes  que  viennent  de 
formuler,  dans  l'intérêt  de  l'agriculture,  MM.  d'Esterno  et  Léopold 
Javal.  Sans  vouloir  sortir  des  bornes  d'une  discussion  qui  lui  paraît 
toucher  à  sa  fin,  vu  l'heure  avancée,  l'orateur  s'étonne  des  paroles  qu'a 


296  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

lait  eiJteiidre  M.  Hum,  cl  des  reproches  qu'il  adresse  à  Findiistrie 
agricole.  Si  les  manufactures  et  les  diverses  industries  étaieiU,  comme 
l'agriculture,  invariablement  livrées  à  leurs  propres  ressources,  et  que 
le  commerce  fût  à  son  tour  dénué  de  l'assistance  du  crédit,  il  est  pro- 
bable que  ses  prix,  quelque  élevés  qu'ils  fussent,  seraient  loin  d'être 
rémunérateurs.  On  semble  perdre  de  vue,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de 
produire,  que  les  prix  sont  de  simples  formules  n'exprimant  rien  par 
elles-mêmes.  C'est  le  coût  de  production,  c'est  le  prix  de  revient 
qui  étend  ou  resserre  la  marge  des  profits.  Or,  le  louage  de  l'argent  est 
un  élément  considérable  des  frais  de  production.  Si  Tagricullure 
manque  h.  cet  égard  du  nécessaire,  ses  soufrrances  se  répercutent,  elle 
les  traduit  en  une  cherté  qui  s'impose  sans  aucun  profit  pour  elle- 
même.  On  se  trouve  ainsi  payer  par  l'exagération  des  prix  au  sein 
d'une  abondance  plus  apparente  que  réelle,  en  ce  qui  touche  certains 
produits,  l'insuffisance  d'outillage  qui  se  trahit,  faute  de  crédit,  au  sein 
de  l'atelier  agricole.  De  là,  des  méthodes  défectueuses,  un  progrès 
quasi  nul,  une  cherté  enfin  dont  chacun  souffre  et  qui  lutte  pénible- 
ment contre  l'importation  étrangère  à  certaines  heures. 

M.  Paul  Coq  voit  dans  l'infirmité  du  crédit,  au  point  de  vue  des  exi- 
gences de  l'agriculture,  le  point  de  départ  des  souffrances  que  l'on 
signale  incessamment  dans  ces  régions  du  travail  et  de  la  richesse. 

Aujourd'hui,  comme  en  1848,  l'agriculture  souffre  de  l'inégalité 
choquante  avec  lequelle  elle  est  traitée.  Il  y  a  quinze  ans,  la  ques- 
tion dont  chacun  se  préoccupait  et  qui  avait  dans  les  assemblées  déli- 
bérantes, de  même  que  dans  la  presse  et  l'opinion,  la  première  place, 
c'était  l'organisation  du  crédit  foncier.  Les  efforts  tentés  dans  cette  voie 
sont  fort  loin  d'avoir  répondu  au  sentiment  public,  et  l'on  peut  dire 
que,  pour  la  masse  des  intérêts  agricoles,  sa  situation  n'a  nullement 
changé.  Le  crédit  foncier,  tel  qu'il  existe,  et  en  vertu  d'une  centrali- 
sation qui  nuit  à  son  action  dans  les  départements,  est  beaucoup  plus 
urbain  que  rural;  aussi  est-il  condamné  à  fonctionner  dans  un  intérêt 
qui  n'est  rien  moins  qu'agricole.  Les  faits  ont  ici  une  éloquence  qui 
défie  tous  les  arguments  et  toutes  les  exagérations  en  sens  contraire. 
C'est  ainsi  que  le  dernier  exercice  qui  accuse,  au  bout  de  douze  années, 
un  chiffre  de  prêts  annuels  à  long  terme  de  75  millions,  voit  le  dépar- 
tement de  la  Seine,  c'est-à-dire  le  crédit  urbain  par  excellence,  figurer 
là  pour  près  de  50  millions.  Les  25  millions  restants  forment  le  lot 
des  88  autres  départements,  y  compris  les  grands  travaux  qu'on  pour- 
suit à  Marseille  ou  dans  le  Rhône.  Ainsi  85  millions,  dont  75  prêtés  à 
long  terme,  tel  est,  après  douze  ans,  le  mouvemeiit  annuel  des  prêts 
dans  un  pays  dont  l'évolution  hypothécaire  se  mesure  par  500  millions. 
Aussi  peut-on  dire  que,  faute  de  rayonnement,  le  prêt  foncier  est  quel- 
que chose  d'infinitésimal.  Ce  n'est  pas  là  ce  que  réclame  un  territoire 


SOClfiTÉ  D'KGONOiyilli  POLiïKjUE.  297 

morcol(^  coninm  cvMi'i  de  la  Franco,  oii  la  ricliesse  on  fonds  de  terre  est 
essenliellenient  divisée,  parcellaire.  Moins  centralisé,  l'élablissement 
du  crédit  foncier,  en  se  ramifiant  à  Gaen,  à  Nevers,  à  Marseille,  ainsi 
que  cela  avait  été  conçu  à  l'orij^ine  et  décrété,  aurait  rendu  aux  dépar- 
tenienls  de  tout  autres  services.  On  aurait  lait  sans  doute  un  moins 
çrand  nombre  de  prêts  de  500,000  à  1  million  ou  de  100,000  fr.  à 
500,000  fr.,  se  traduisant  par  une  somme  ensemble  de  35  millions  en 
18()i,  sur  un  chiffre  d'im  peu  plus  du  double,  mais  on  aurait  vérita- 
blement institué  le  prêt  à  l'industrie  et  à  la  richesse  a[jricole,  chose 
qui  est  encore  à  venir.  De  là  des  (jriefs,  des  plaintes  qui  persistent 
comme  il  y  a  quinze  ans  et  qui,  se  reproduisant  sans  cesse  avec  une 
nouvelle  éner^^ie,  maintiennent  la  question  si  importante  du  prêt  fon- 
cier cà  Tordre  du  jour. 

M.  WoLowsKi  repousse  les  attaques  dirig^ées  contre  le  Crédit  foncier 
et  le  Crédit  a^jricole.  Il  croit  avoir  le  droit  de  dire  à  ceux  qui  regardent 
la  question  du  crédit  foncier  comme  capitale  pour  le  pays,  qu'il  a  con- 
sacré trente  années  de  sa  vie  à  en  faire  admettre  le  principe  en  France. 

L'institution,  fondée  il  y  a  douze  ans  à  peine,  aura  prêté  avant  la  fin 
de  l'exercice  courant  plus  de  800  millions  de  francs,  tant  aux  particu- 
liers qu'aux  communes.  Si  les  villes  ont  d'abord  profité  le  plus  des  avan- 
ta{]es  du  nouveau  système,  c'est  qu'elles  ont  été  les  premières  à  en 
comprendre  le  bénéfice;  il  n'y  avait  aucun  motif  pour  les  exclure,  et  le 
mécanisme  de  l'institution  fait  qu'elle  profite  de  l'augmentation  des  prêts 
qui  la  fait  mieux  connaître  et  qui  étend  son  crédit.  Plus  elle  prête  et 
plus  elle  est  en  état  de  prêter,  car  elle  n'emploie  point  à  cet  effet  un 
fonds  fixe  et  limité,  mais  bien  un  capital  qui  se  renouvelle  et  qui  aug- 
meate  sans  cesse  par  la  négociation  des  obligations  foncières. 

Quant  au  Crédit  agricole,  au  lieu  d'attaquer  ceux  qui  ont  pris  la  tâche 
difficile  de  le  créer  dans  ce  pays,  ceux  qui  font  entendre  des  phrases 
sonores  feraient  mieux  de  se  mettre  à  l'œuvre,  en  usant  de  l'initiative 
privée.  Le  problème  sera  résolu  le  jour  où  chaque  département  fera  ce 
qu'a  déjà  réalisé  le  département  de  Seine-et-Marne,  par  la  fondation  d'un 
comptoir  local,  mis  librement  en  communication  avec  l'institution  cen- 
trale. Quant  aux  améliorarions  législatives  dont  on  parle,  le  Crédit  agri- 
cole est  loin  d'y  porter  obstacle,  car  il  sera  le  premier  à  en  profiter.  Ce 
qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  d'entendre  des  critiques  passionnées  dirigées 
contre  une  institution  qui  seule  essaye  d'agir,  à  ses  risques  et  périls,  et 
sans  aucun  privilège.  Si  on  peut  faire  mieux,  pourquoi  d'autres  ne  l'es- 
sayent-ils  point? 

M.  LÉopoLD  Javal,  vu  l'importance  de  la  question  et  la  multiplicité 
des  questions  qui  s'y  rattachent,  demande  qu'on  renvoie  la  discussion  à 
une  autre  séance. 


298  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

M.  Renouari),  président,  rep,rette  que  la  conversation  se  soit  étendue 
sur  trop  de  propositions  à  la  fois.  On  s'est  plaint  des  souffrances  de  Ta- 
,<îriculture;  on  a  indiqué  comme  un  des  remèdes  un  accroissement  d'ac- 
tivité et  de  fécondité  de  la  prodution  ;  on  a  vu  dans  les  secours  du  crédit 
une  condition  nécessaire  de  ce  progrès  ;  on  a  sig^nalé  les  entraves  légales 
qui,  en  restreignant  la  liberté  de  l'agriculteur,  empêchent  le  crédit  d'ar- 
river à  lui.  La  discussion  aurait  gagné  à  ce  que  ces  questions  fussent 
distinguées,  posées  l'une  après  l'autre,  et  débattues  séparément.  L'ordre 
le  plus  utile  et  le  plus  clair  semble  être  celui  qui  commencerait  par  con- 
stater l'existence,  les  effets  et  la  portée  des  restrictions  et  des  obstacles 
par  lesquels  on  reproche  à  la  loi  d'entraver  la  liberté  des  agriculteurs  ;  on 
s'occuperait  en  même  temps  de  faire  connaître  les  mesures  propres  à 
réparer  ces  infractions  au  droit.  L'examen  des  autres  propositions  vien- 
drait quand  ces  premiers  points  auraient  été  nettement  établis.  Chacun 
des  membres  de  la  réunion  peut,  en  proposant  des  questions  précises  et 
spéciales,  provoquer  ainsi  de  nouveaux  débats  sous  une  forme  qui  parait 
préférable  à  la  continuation  de  la  discussion  générale  actuelle. 

M.  Joseph  Garnier  estime  que,  si  la  discussion  a  suivi  diverses  voies, 
elle  ne  s'est  cependant  pas  trop  détournée  de  la  question  posée.  M.  d'Es- 
terno  a  mis  en  avant  cette  proposition  que  les  souffrances  de  l'agricul- 
ture ne  peuvent  être  soulagées  que  par  la  suppression  des  entraves  qui 
pèsent  encore  sur  elle.  On  a  parlé  sur  ces  souffrances,  sur  la  nature  de 
la  production  agricole  et  sur  les  obstacles  qui  l'entravent,  en  entra- 
vant notamment  le  crédit.  Tout  cela  était  dans  la  logique  de  la  dis- 
cussion; et,  malgré  les  divergences  dansjes  détails,  tous  les  membres 
qui  ont  pris  la  parole  sont  d'accord  sur  le  fond  de  la  proposition  de 
M.  d'Esterno  qui  peut  se  traduire  ainsi  :  —  on  a  supprimé  la  protection 
douanière  et  on  a  dit  aux  agriculteurs  Laissez  passer;  à  son  tour, 
l'agriculture  s'adresse  justement  à  qui  de  droit  pour  lui  dire  Laissez- 
moi  faire,  c'est-à-dire  supprimez  dans  les  lois  et  l'organisation  admini- 
strative ce  qui  me  gêne,  laissez-moi  notamment  emprunter  comme  je 
l'entends,  afin  que  je  puisse  combiner  mes  ressources  et  produire  au 
mieux  de  mes  intérêts  qui  sont  aussi  ceux  des  consommateurs. 

PLUSIEURS  VOIX.  C'est  bien  cela. 

La  séance  est  levée  à  onze  heures  passées,  et  la  discussion  continue 
encore  quelque  temps  au  milieu  des  groupes  qui  se  sont  formés  en 
sortant  de  table. 


BlBLlOfiRAPUlE.  291) 


BIBLIOGRAPHIE 


Notes  i:t  rnnis  tiwitks  contenant  Éléments  de  statiitîquc  et  Opuscules  divers  faisant 
suite  aux  Traités  d'économie  politique  et  de  finances,  par  M.  Joseph  Garnieu,  un  des 
vire-présidents  de  la  Société  d'économie  politique,  professeur  à  l'École  impériale  des 
ponts  et  chaussées.  1  vol.  in-8,  4  fr.  50.  Guillaumin  et  G"  (Bibliothèque  des  sciences 
morales  et  politiques). 

Je  doute  qu'il  y  ait  personne  qui  possède  mieux  que  M.  Joseph  Gar- 
nier  un  talent  de  plus  en  plus  rare,  celui  de  faire  justement  ce  qu'il  ap- 
pelle lui-même  des  Notes  et  des  petits  Traités.  Il  y  recherche,  il  y  trouve, 
avec  une  sûreté  et  une  netteté  de  méthode  qui  n'est  qu'à  lui,  la  quin- 
tessence et  la  cristallisation  de  matières  que  d'autres  laissent  se  ré- 
pandre et  se  déformer.  Son  esprit  aime  et  suit  l'ordre  et  lij  clarté, 
comme  certaines  fleurs  le  soleil,  et  c'est  ce  qui  fait  que,  s'il  est  un 
artiste  excellent  dans  ses  petits  écrits,  il  reste,  dans  des  ouvrages  plus 
étendus,  l'un  des  maîtres  de  la  science  du  classement  et  de  la  distri- 
bution des  choses. 

On  sait  quelle  est  la  valeur  de  son  Traité  d'économie  politique,  non- 
seulement  le  manuel  le  plus  complet,  le  guide  le  plus  sur  qu'il  y  ait 
à  indiquer,  non  aux  personnes  qui  commencent  à  étudier,  mais  le 
répertoire  que  les  savants  eux-mêmes  sont  le  plus  heureux  d'avoir  sous 
la  main  quand  ils  veulent  retrouver  exactement  le  point  où  la  science 
faite  s'arrête  sur  les  questions  si  variées  dont  ils  ont  à  s'occuper  chaque 
jour  ;  on  sait  aussi  qu'il  a  naguère  donné  des  développements  et  une 
forme  régulière  à  des  Éléments  qui  sont  devenus  un  Traité  de  finances^ 
livre  moins  large  et,  comment  dirai-je,  moins  touffu  que  le  Traité 
d'économie  politique,  mais  où  un  peu  moins  d'abondance  ne  donne,  en 
un  pareil  sujet,  que  plus  de  lumière  aux  esprits  ignorants  et  d'avance 
lassés  de  leur  étude. 

Les  Notes  et  petits  Traités  complètent  fort  utilement  ces  deux  ouvrages 
par  un  ensemble  de  dissertations,  où  la  plupart  des  questions  impo- 
santes sont  creusées  avec  un  soin  qui  eût  pu  paraître  excessif  dans  les 
traités  didactiques  eux-mêmes,  et  ce  recueil  de  dissertations  rattaché 
ainsi  à  deux  livres  qui  sont  dans  toutes  les  mains,  offre  en  lui-même 
un  tel  choix  de  lectures  variées,  que  tous  les  genres  de  lecteurs  y 
trouvent  quelque  chose  pour  leur  plaire  et  pour  les  instruire  en  leur 
plaisant. 

Le  caractère  des  écrits  de  M.  Garnier  est  précisément,  après  leur 
clarté  et  l'habileté  de  leur  disposition,  la  facilité  avec  laquelle  ils  in- 
struisent. On  y  rencontre  toujours  ce  qu'on  y  cherche  et  on  l'y  rencontre 
sans  peine,  avantage  inappréciable  en  un  temps  où  les  auteurs,  à  force 
de  vouloir  avoir  tous  un  système  et  des  théories  de  leur  façon  et  qui 
portent  leur  marque,  troublent  incessamment  et  fatiguent  l'esprit  de  la 


300  JOURNAL   DES  KCUINOMISTES. 

généralité  des  lecteurs.  Je  ne  dis  pas  que  tout  ce  que  M.  Garnier  écrit 
soit  au-dessus  de  la  critique  ni  qu'il  se  soiten  toutes  choses  exempté  du 
système,  ni  enfin  qu'il  n'y  ait  pas  d'autres  ouvrages  du  même  genre  où 
le  public  puisse  faire  son  éducation,  mais  incontestablement  personne  n'a 
joué  avec  un  égal  succès  le  rôle  de  vulgarisateur  de  la  science  (j'entends 
le  mot  dans  son  acception  la  plus  relevée),  et,  quand  on  fait  le  compte 
des  services  rendus  à  l'économie  politique  par  ceux  de  nos  maîtres  que 
nous  avons  le  plaisir  de  voir  vivre  au  milieu  de  nous,  on  doit  estimer  les 
siens  au  prix  qu'ils  valent,  et  certes,  on  a  récompensé  par  la  sanction 
suprême  des  honneurs  académiques  des  talents  qui  n'avaient  pas  été 
aussi  longtemps  utiles. 

Voici,  pour  en   revenir  au  volume  qui  nous  occupe,  les  matières  qui 
le  composent. 

Éléments  de  statistique  (3e  édition^.  C'est  un  de  ces  traités  dont  la  forme 
et  le  fond  sont  si  bien  d'accord  au  grand  plaisir  et  pour  la  plus  parfaite 
instruction  du  lecteur.  Il  est  formé  de  cinq  chapitres.  Le  premier  traite 
de  la  définition,  des  limites  et  des  divisions  de  la  statistique  (nom  et 
limites  de  la  statistique,  —  des  rapports  de  la  statistique  avec  l'écono- 
mie politique,  —  des  divisions  de  la  statistique,  —  qualités  nécessaires 
aux  statisticiens).  Le  deuxième  chapitre  est  consacré  à  l'examen  des  mé- 
thodes de  la  statistique,  qui  sont  la  méthode  naturelle  ou  d'exposition 
et  la  méthode  d'induction,  l'arithmétique  politique  du  xviiie  siècle. 
L'auteur  y  examine  aussi  ce  que  vaut  et  ce  que  peut  valoir  le  calcul  des 
moyennes.  Les  opérations  de  la  statistique  font  l'objet  du  troisième 
chapitre,  et  particulièrement  le  cadastre,  le  recensement,  la  formation 
du  tableau  des  mouvements  de  la  population,  et  des  tables  de  morta- 
lité ou  de  survie,  et  les  grands  travaux  relatifs  à  l'agriculture,  à  l'in- 
dustrie et  au  commerce.  Dans  le  quatrième  chapitre  il  est  question  de 
la  nature  des  chiffres  et  des  moyens  administratifs  de  les  recueillir, 
ainsi  que  des  institutions  de  statistique.  Le  cinquième  et  dernier  cha- 
pitre montre  quelle  est  l'utilité  et  quels  ont  été,  dans  ces  derniers 
temps,  les  progrès  de  la  statistique.  Tout  cela  ne  prend  guère  que 
80  pages,  mais  il  est  vrai  qu'elles  sont  bien  remplies.  On  ne  saurait 
rien  voir  de  réellement  mieux  fait,  de  plus  habilement  disposé,  de  plus 
instructif,  et,  certes,  lo  mot  est  permis,  de  plus  agréable  à  lire  dans  ce 
genre.  Nous  ne  pouvons  pas  donner  ainsi  l'analyse  des  autres  traités 
recueillis  dans  l'ouvrage  de  M.  Garnier.  Examinons-les  du  moins.  C'est 
d'abord  une  dissertation  sur  le  but  et  les  limites  de  l'économie  poli- 
tique, où  il  est  question,  fort  en  détail,  de  ses  définitions  et  de  sa  no- 
menclature, et  où,  enfin,  on  voit  bien  qu  elle  est  une  science.  L'érudi- 
tion spéciale  de  l'auteur  donne  beaucoup  de  prix  à  cette  étude  qui  est 
aussi  intéressante  assurément  que  la  première.  Vient  ensuite  un  travail 
surla  valeur,  la  monnaie,  les  métaux  précieux  et  le  numéraire;  un  autre 
sur  la  liberté  du  travail,  les  corporations,  les  offres  et  la  réglementation; 
un  autre  sur  le  commerce,  l'accaparement,  l'approvisionnement,  le  change, 
les  opérations  de  bourse  et  l'agiotage  ;  un  autre  sur  les  crises  commer- 
ciales ;  un  autio  \^[iv  \\i  libellé  du  commerce,  les  douanes,  les  réforme^ 


BIBLIOGRAPIIIK.  301 

douanières,  les  traiU^s  de  commorco,   le  régime  colonial  ;    un  autre   sur 
l'association  et  le  socialisme. 

Sous  le  titre  de  ([uestions  diverses,  M.  Garnier  a  placé  encore  dans  la 
nouvelle  édition  do  son  livre  quatre  études  inédites,  ou  du  moins  qui 
n'avaient  pas  été  imprimées  dans  la  première,  et  qui  sont  intitulées  : 
«  Notes  sur  les  produits  immatériels,  —  tableaux  des  divers  travaux  pro- 
ductifs, —  de  l'utilité  de  divers  termes  dans  la  langue  économique,  —  des 
discussions  récentes  relatives  à  la  rente  du  sol,  —  et  les  expositions 
nationales  et  universelles  des  produits  de  l'industrie,  w  Enfin,  par  uno 
dernière  marque  de  son  goût  pour  les  divisions  et  les  subdivisions 
qu'il  pousse  quelquefois  un  peu  loin,  l'auteur  a  donné  le  nom  de  notes 
complémentaires  à  six  petits  articles  où  il  s'agit  de  la  définition  de 
l'Économie  politique,  sujet  déjà  étudié  dans  le  second  traité  du  livre, 
de  la  production  des  métaux  précieux  et  de  la  fabrication  des  monnaies 
dans  les  grands  pays,  du  produit  de  l'impôt  douanier  en  France,  des 
crises  commerciales  qui  résultent  du  développement  du  crédit,  du  pro- 
gramme de  l'association  française  fondée  en  1846  pour  la  liberté  des 
échanges  et  des  associations  ouvrières  de  la  France,  de  l'Angleterre  et 
de  l'Allemagne. 

«  Les  nombreux  opuscules,  dit  l'auteur  lui-même,  qui  composent  ce 
recueil,  servent,  ainsi  que  le  volume  sur  la  population  (1),  de  dévelop- 
pement aux  deux  traités  consacrés,  l'un  à  l'exposition  de  la  science  éco- 
nomique, l'autre  aux  finances,  et  auxquels  on  a  voulu  laisser  le  carac- 
tère d'ouvrages  didactiques,  en  évitant  les  digressions.  Ils  sont  classés, 
groupés  et  liés  dans  un  ordre  méthodique,  selon  l'esprit  d'ensemble 
qui  a  présidé  à  la  rédaction  des  traités,  et  le  lecteur  pourra  reconnaître 
que  la  plupart  sont  relatifs  à  des  questions  de  haute  importance.  » 

Paul  Boiteau. 


Des  rapports  du  droit  et  de  la.  législation  avec  l'économie   politiqde,  par 
M.  F.  Rivet,  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Paris.  —  1864.  Guillaumin  et  C®. 

En  matière  de  progrès  scientifique,  par  suite  même  des  lois  naturelles 
qui  président  au  développement  de  l'humanité,  l'ordre  historique  et 
l'ordre  logique  ne  coïncident  pas  perpétuellement;  la  pratique  devance 
fort  souvent  et  de  très-loin  la  théorie,  qui,  pour  cela,  n'abdique  point  ses 
droits  et  ne  manque  pas,  à  un  moment  donné,  de  regagner  vivement  le 
temps  perdu,  par  quelque  lumineuse  conception. 

Il  en  est  particulièrement  ainsi  de  V économie  politique,  science  de  Vutile 
absolu.  Si,  de  tout  temps,  elle  a  nécessairement  existé,  à  l'état  latent 
pour  ainsi  parler,  elle  n'a  pris  rang  parmi  les  branches  des  connaissan- 
ces humaines  que  depuis  le  milieu  du  dernier  siècle.  Elle  ne  serait  même 
à  cette  heure  qu'une  étude,  au  dire  d'un  savant  sénateur,  qu'il  est  par- 
ticulièrement opportun  de  citer  dans  un  article  concernant  les  rapports 
de  l'économie  politique  et  du  droit.  Il  n'est  pas  non  plus  inopportun  de 

(1)  Uu  Principe  de  population.  1  vol.  grand  in- 18  :  3  fr.  50. 


302 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


rappeler  la  véritable  flèche  de  Parthe  que  ce  vénérable  jurisconsulte  a 
dernièrement  lancée,  avec  un  complet  insuccès  d'ailleurs,  en  pleine  Cour 
de  cassation,  contre  les  assurances  sur  la  vie  :  aucun  exemple  n'est  meil- 
leur, en  effet,  pour  montrer  les  rôles  distincts  et  successifs  de  l'économie 
politique,  de  la  morale  et  du  droit,  dans  un  phénomène  complexe.  La 
première  a  provoqué  la  combinaison  ;  la  deuxième  l'a  jugée,  nonsans  quel- 
que hésitation  et  de  justes  réserves;  le  troisième,  d'abord  mal  éclairé, 
l'a  proscrite,  pour  l'accueillir  ultérieurement  par  le  biais  de  la  jurispru- 
dence (1). 

La  morale,  science  du  juste  absolu^  n'a,  malgré  les  heureuses  tentatives 
de  plusieurs  philosophes  payons,  vu  ses  préceptes  méthodiquement  et 
rationnellement  coordonnés  qu'à  l'avènement  du  christianisme.  Ce  n'est 
point  aux  lecteurs  du  Journal  des  Économistes  qu'il  faut  rappeler  oii  en  est 
la  question,  toujours  débattue  dans  le  domaine  scientifique,  du  principe 
fondamental  de  la  morale! 

Le  droit,  science  de  Vutile  et  du  juste  relatifs,  n'a  d'aussi  profondes 
racines  dans  le  passé,  quant  aux  détails  généralement  si  compliqués 
dont  se  compose  sa  manifestation  pratique,  que  parce  que,  toujours  et 
partout,  il  est,  suivant  l'admirable  définition  du  Dante,  «  ce  rapport  de 
l'homme  à  l'homme,  en  choses  et  en  personnes,  dont  la  conservation 
maintient  la  société  »  (2).  Ce  rapport  est  plus  ou  moins  simple,  quant  aux 
choses  surtout;  mais,  en  somme,  il  existe  aussi  anciennement  que  l'hu- 
manité. La  législation  est  venue  en  donner  l'expression  littérale,  dans  des 
textes  que  la  doctrine  et  la  jurisprudence  ont  dû  interpréter;  mais  les 
principes  économiques  que  voilent  ces  réseaux  de  prescriptions  multi- 
ples, souvent  fécondes,  parfois  inutiles  ou  même  dangereuses,  se  déga- 
gent avec  une  lenteur  désespérante ,  qu'explique  cette  ignorance  systé- 
matique oi^i  persistait  jusqu'à  présent  à  se  tenir  la  majorité  des  juristes. 
M.  Rivet  ne  manque  pas  de  constater  le  fait,  en  s'en  étonnant  à  bon  droit, 
et  compte  avec  raison  sur  le  remède  qu'apportera  bientôt  à  ce  mal  réel 
la  création  de  chaires  d'économie  politique  dans  les  facultés  de  droit. 

Je  ne  veux  pas  m'occuper  de  la  politique,  cet  art  de  gouverner  les  hom- 
mes, mais  je  ne  puis  évidemment  la  passer  tout  à  fait  sous  silence,  ne 
fût-ce  qu'en  me  rappelant  que  Quesnay  en  faisait  la  quatrième  division 
de  la  science  sociale.  La  politique  spécule  trop  sur  les  passions  et  les 
préjugés  des  hommes,  afin  d'atteindre  avant  tout  son  but  de  domination, 
pour  qu'on  puisse,  selon  moi,  concéder  un  caractère  scientifique  à  ses 


(1)  On  sait  que  l'article  49,  S  2  (titre  101)  du  projet  de  loi  sur  les  sociétés,  actuel- 
lement présente  au  Corps  législatif,  mentionne  exprcssémont  celles  d'assurances  sur  la 
vie,  «  qui  restent  soumises  à  l'autorisation  et  à  la  surveillance  du  gouvernement.  » 
L'évolution  économique  et  légale  de  cette  combinaison  féconde  va  donc  bientôt  être 
complète,  nonobstant  les  juristes  attardés. 

(2)  «Jus  est  realis  et  personalis  hominis  ad  hominem  proportio,  quae  servata  servat 
socielatem.»  {De  Monarchiâ^  lib.  II.)  —  Combien  cette  définition,  dont  l'énergique  et 
concise  précision  me  paraît  intraduisible,  est  supérieure,  pour  les  économistes,  à  toutes 
ces  définitions  qui  ne  prennent  pas  leur  point  de  départ  dans  l'ensemble  des  lois  aux- 
quelles est  fatalement  soumise  l'humanité. 


RIRUOnnAPIIIE.  30?, 

proc(^(l('s,  j\  SOS  ajournom(;nls,  ù  ses  transactions,  h  sos  tempéraments, 
j'allais  dire  ;\  sos  oxp(^dionts.—  «  Elle  se  pc^nètro  sans  cosse  de  réconomio 
politique,  dit  M.  Rivot,  pour  en  obtenir  les  moyens  d'augmenter  les  for- 
ces, la  vie,  la  santd,  l'expansion  do  la  société  nationale.  »  Elle  le  fait 
quelquefois,  j'en  convicMis,  notamment  en  ce  moment  mAme  ;  ncaniiioins 
nous  no  sommes  point  encore  entrés  assez  avant  dans  cotte  voie  nouvelle, 
pour  avoir  eu  le  temps  d'oublier  qu'elle  le  fait  rarement  et  qu'elle  a  le 
plus  souvent  fait  le  contraire. 

Historiquement  jiarlant,  le  droit  et  la  morale,  marchant  à  peu  près  pa- 
rallèlement, ont  donc  précédé  de  beaucoup  l'économie  politique;  quant  h 
l'ordre  qu'assigne  la  logique  à  ces  trois  branches  do  la  science  sociale,  il 
me  paraît  ôtro  celui  dans  lequel  je  viens  de  les  énumérer.  Si  je  suis  dans 
lo  vrai,  si  mon  point  de  départ  est  solide,  si  mon  raisonnement  est 
exact,  l'économie  politique,  cette  science  sans  entrailles,  —  expression 
que  je  demande  la  permission  de  répéter,  bien  qu'elle  m'ait  été  sé\'ère- 
ment  reprochée  comme  une  fantaisie  de  langage  qu'il  fallait  laisser  à  nos 
adversaires  (1),  —  résumera  les  lois  auxquelles  obéissent  fatalement  les 
intérêts  matériels  ;  la  morale  corrigera  ces  lois,  souvent  si  acres,  d'après 
les  règles  à  elle  propres  qui  lui  servent  à  juger  que  les  instincts  de 
l'homme  sont  bons  ou  mauvais  ;  le  droit  formulera  les  prescriptions  aux- 
quelles doivent  être,  avec  la  sanction  sociale,  assujetties  les  actions  hu- 
maines, en  conséquence  des  indications  que  lui  fournissent  l'économie 
politique  et  la  morale.  Il  fera  concorder  le  juste  et  l'utile,  pour  la  légi- 
time satisfaction  des  besoins  de  l'homme  vivant  en  société.  Jus  est  ars 
boni  et  œqui,  lit-on  dans  la  première  loi  du  Digeste.  Serait-ce  traduire 
trop  librement  cette  définition  tirée  du  droit  romain,  pour  y  puiser  un 
argument  en  faveur  du  classement  scientifique  que  je  propose,  que  de 
dire  :  le  droit  est  l'art  de  Witile  et  du  juste  combinés?  Ne  pourrais-je  éga- 
lement éfcayer  ma  thèse  sur  ce  fait,  rappelé  par  M.  Rivet,  d'Adam  Smith 
publiant  sa  Théorie  des  sentiments  moraux^  puis  ses  Recherches  sur  la  ri- 
chesse des  nations,  voulant  enfin  «  compléter  sa  mission  intellectuelle  par 
un  dernier  travail  sur  la  Théorie  de  la  jurisprudence  ^  traité  détruit, 
comme  imparfait  et  inachevé,  par  l'illustre  penseur,  atteint  d'une  de  ces 
défiances  suprêmes  qui  ont  immolé  tant   d'oeuvres  devant  le  tombeau  ?  » 

Si  j'insiste  aussi  longuement  sur  ces  idées,  que  le  livre  intéressant  de 
M.  Rivet  me  donne  occasion  d'émettre,  c'est  que  je  les  rumine  vague- 
ment depuis  longtemps,  au  contact  d'idées  toutes  contraires,  émises  par 
la  plupart  de  ceux  qui  se  sont  occupés  du  sujet  délicat  que  je  tente  au- 
jourd'hui d'aborder  à  mon  tour. 

Par  exemple,  M.  André  Cochut  termine  l'article  Morale  du  Diction- 
naire de  léconomie  politique,  en  proposant  de  dire  «  qu'elle-même  est  la 
morale  dans  son  application  au  travail.  »  Chaque  fois  que  j'entends 
faire  entre  les  deux  sciences  une  pareille  confusion,  que  je  crois  extrê- 
mement regrettable,  je  me  rappelle  involontairement  ce  que  Beaumar- 
chais fait  dire  par  son  Figaro  à  Fanchette  :  «C'est  malhonnête,  mais  c'est 

(1)  Séance  de  la  Société  d'économie  politique  du  6  juin  1864. 


304  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

utile.  »  L'auteur  de  la  Folle  journée  ne  se  livre  pas  seulement  à  un  de 
ces  spirituels  cliquetis  de  mots  qui  lui  sont  familiers  ;  il  marque  encore, 
d'une  façon  vraiment  saisissante,  l'opposition  invincible  qui  existe  chez 
l'homme  entre  deux  de  ses  principales  tendances. 

En  1853,  dans  une  séance  de  la  Société  d'économie  politique  (1),  M.  Mi- 
chel Chevalier  définissait  l'économie  politique,  en  disant  que  «  c'est  une 
science  qui  a  pour  objet  d'appliquer  les  principes  du  droit  public,  tel 
qu'il  existe  et  qu'il  est  reconnu,  à  un  certain  ordre  de  faits,  etc.  » 

Tout  en  admettant  que  l'économie  politique  est  distincte  de  la  morale 
et  du  droit,  ce  qui  est  déjà  un  point  capital,  M.  Minghetti  veut  que  la  pre- 
mière des  trois  branches  de  la  science  sociale  dépende  des  deux  autres, 
non-seulement  dans  ses  applications,  mais  encore  dans  sa  formation  (2), 
ce  que  je  ne  comprends  pas,  eu  égard  à  l'autonomie  nécessaire  de  toute 
science  proprement  dite,  a  Ce  sont  abus,  dirais-je  volontiers  avec  Mon- 
taigne à  l'éminent  économiste  de  Bologne  :  ostez  toutes  ces  subtilités 
épineuses  de  la  dialectique,  de  quoy  nostre  vie  ne  se  peult  amender.  » 

M.  Wolowski,  dans  la  substantielle  déposition  qu'il  a  faite  devant  la 
commission  chargée  de  l'enquête  sur  l'intérêt  de  Targent  (3),  déclare 
incidemment  qu'il  «  regarde  l'économie  politique,  dans  les  doctrines 
qu'elle  essaye  de  mettre  en  lumière,  comme  une  des  branches  essen- 
tielles de  la  morale,  »  et  «croit  que  l'économie  politique  et  le  droit  se 
rencontreront  très-souvent  désormais  ;  que  ces  deux  provinces  se  péné- 
treront de  plus  en  plus  dans  le  vaste  empire  des  sciences  morales.  .> 
Gomme  le  savant  et  honorable  professeur  du  Conservatoire,  «je  ne  vou- 
drais jamais  ni  enseigner,  ni  essayer  de  faire  appliquer  une  doctrine 
qui  n'eût  pas  pour  elle  la  sanction  de  la  loi  morale,  »  mais  je  crois  que 
la  propagation  de  la  science  sociale  dans  le  public  serait  infiniment 
plus  fructueuse,  si,  la  connexité  intime  et  nécessaire  de  ses  trois  parties 
étant  soigneusement  maintenue,  leur  indépendance  complète  et  leur 
classement  inévitable,  au  point  de  vue  théorique,  étaient  nettement  mis 
en  lumière. 

M.  Rivet, —  pour  qui  la  morale  n'estpoint  explicite  entant  que  science, 
pour  qui  du  moins  «  la  justice  arrive  à  être  un  des  principes  régulateurs 
de  l'économie  politique,  comme  elle  est  le  principe  générateur  du  droit,» 
—  veut  regarder  l'économie  politique  comme  cette  «  première  moitié  de 
la  science  sociale  qui  est  la  science  de  l'homme  et  de  la  société,  partant 
de  l'individu  et  de  Tactivité  personnelle,  »  et  le  droit  comme  la  seconde 
moitié,  «  qui  représente,  par  excellence,  l'unité  et  la  collectivité.  »  De 
plus,  il  subordonne  complètement  l'une  à  l'autre,  renversant  ainsi  l'or- 
dre qui  me  semble  le  plus  rationnel  :  «  Pour  poser,  dit-il  dans  sa  pré- 


(1)  Voir  les  livraisons  du  Journal  des  Économistes  de  mai  et  février  1853. 

(2)  I>e  l'Économie  politique  et  de  ses  rapports  avec  la  morale  et  le  droit.— Y oiv,  aU 
sujet  de  cet  ouvrage,  dans  la  livraison  de  septembre  1859  (p.  321),  l'article  biblioo?ra- 
phique  de  M.  Courcelle-Seneull,  et,  dans  celle  de  novembre  1861  (p.  195);  le  rapport  lu 
par  M.  H.  Passy  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 

(3)  Voir  la  livraison  de  février  dernier,  p.  220  et  227. 


BIBLIOGRAPHIE.  ?,05 

faco,  Tallianco  dos  doux  scioncos  ;\  la  haul.onr  qui  lui  osl,  duo,  il  faut 
proclamor  cjuo  ri'oouomio  polilirpu*  lire  du  droit  son  })iinci|)0  ii;('»n(Ma- 
teur.  «  Il  (h'Nc^loppo  assez  ioni^ueinonl  ro,  lliômo  :  «On  no  s'est  j)as  .aperçu 
que  ce  notait  pas  en  vertu  dos  lois  do  l'économie  politique  cpie  se  fai- 
saient la  production,  la  distribution  et  la  consommation  des  hiinis,  mais 

en  vertu  du  droit,  i)ar  la  liberté,  la  propriété,  les  contrats (^e  sont 

les  hommes  et  la  société  ([ui,  (lirii2;és  et  commandés  par  le  droit,  donnent 
occasion  par  leurs  actes  aux  phénomènes  de  l'économie  politicpie,  dont 
quelques-uns  ;\  leur  tour  viennent  réagir  sur  les  lois.  »  Cependant  il  est 
forcé  do  dire  ailleurs  :  «  Le  droit  n'est,  le  plus  souvent,  autre  chose  que 
la  consécration  sociale  des  faits  observés  dans  l'économie  publique. — 
Le  droit  l'interroge,  avec  scrupule  et  avec  anxiété,  pour  lui  demander  si, 
par  les  contrats,  il  ne  distribue  pas  aux  producteurs  le  prix  et  les  reve- 
nus des  services  et  des  capitaux  sur  d'autres  bases  ({ue  sur  celle  de  leur 
coopération  réelle.  La  législation  enfin  a  besoin  de  la  posséder,  dans 
ses  moindres  replis,  pour  activer,  par  des  lois  nouvelles  et  des  institu- 
tions perfectionnées,  le  mouvement  des  forces  productives,  là  où  il  peut 
être  accéléré  par  la  société  elle-même.  » 

On  doit  finir  par  entrevoir  la  note  dominante  de  l'ouvrage  de  M.  Rivet, 
que  je  ne  puis  évidemment  aborder  dans  les  détails  ;  mais  elle  s'accusera 
bien  davantage  lorsqu'on  saura  que,  «  dans  les  réserves  nombreuses  que 
le  juriste  est,  selon  lui,  forcé  de  faire  vis-à-vis  des  systèmes  en  faveur 
auprès  de  la  science  de  la  production,  le  principal,  le  plus  grave  dissen- 
timent réside  dans  l'appréciation  du  rôle  de  l'État;  »  —  qu'il  est  obligé 
c(  d'exprimer  ses  regrets  de  s'être  placé,  dans  des  occasions  qu'il  eût  voulu 
voir  moins  fréquentes,  à  côté  des  solutions  données  par  les  maîtres  de  la 
science  économique.  »  Une  de  ces  occasions  est  celle  où  il  formule  ainsi 
sa  conclusion  à  la  dernière  page  du  livre  :  «  Adoucir  les  effets  de  la  pri- 
vation des  biens  par  l'assistance  et  la  charité,  mises  plus  largement  dans 
la  société  et  dans  les  lois.  »  Dans  d'autres  cas  encore  (et,  pour...  quel- 
ques-uns, je  serais  assez  disposé  à  me  ranger  à  son  opinion),  M.  Rivet 
insiste  sur  la  nécessité  d'une  intervention  de  l'État  ;  il  a  visiblement  une 
certaine  tendance  trop  réglementaire. 

«  Sans  vouloir,  en  aucune  manière,  déprimer  un  travail  remarquable, 
il  est  permis  de  dire,  écrit  M.  Rivet  dans  sa  préface,  que  l'œuvre  de 
M.  Minghetti  ne  répond  pas  au  titre  et  qu'elle  est  principalement  un  traité 
d'économie  politique.  »  Je  demande,  à  mon  tour,  la  permission  de  lui 
appliquer  à  peu  près  la  même  observation,  d'autant  plus  que  je  ne  crois 
pas  qu'un  volume  entier  puisse  être  uniquement  consacré  à  des  géné- 
ralités sur  les  rapports  de  l'économie  politique  et  du  droit  (il  était  peut- 
être  inutile  de  mentionner  la  législation).  Pour  moi,  l'excellent  ouvrage 
de  M.  Rivet  se  compose  de  deux  parties  bien  distinctes  : 

L'une,  comprenant  la  préface,  les  cinq  premiers  chapitres  et  la  con- 
clusion, doit  seule  porter  le  titre  qu'il  a  cru  devoir  donner  à  son  livre. 

L'autre,  formée  de  vingt-cinq  chapitres,  pourrait  s'appeler  :  des  Re- 
lations du  Code  Napoléonavec  V  économie  politique.  L'auteur  ne  dit-il  pas  lui- 
même  qu'il  a  «  cru  devoir  suivre  pas  à  pas  Tarrangement  des  matières 
2^  SKRiE.  T.  xi.vr.  —  IH  wai  48^^).  ,  20 


306  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

du  Code  civil....  repenser, en  quelque  sorte,  toutes  les  vérités  économiques 
qu'il  a  paru  nécessaire  d'invoquer  et- les  reproduire,  en  partant  de  la 
notion  première  du  droit?  »  Il  me  suffira,  ce  semble,  pour  justifier  mon 
assertion,  de  transcrire  les  titres  de  ces  vingt-cinq  chapitres,  qui  sont: 
les  personnes,  la  propriété,  la  propriété  foncière,  les  servitudes,  la  pro- 
priété intellectuelle,  la  rente  constituée,  la  distinction  des  biens,  les  per- 
sonnes civiles,  l'hérédité,  la  donation,  les  contrats,  le  contrat  de  prêt,  le 
taux  de  l'intérêt,  le  prêt  sur  obligation  personnelle,  le  prêt  hypothécaire, 
le  contrat  de  mariage,  la  vente,  le  contrat  de  louage,  le  fermage,  le 
louage  des  services  ,  l'entreprise  d'industrie  ,  le  contrat  de  société,  le 
nantissement,  l'hypothèque.  —  Je  ne  veux  pas  dire  toutefois,  et  cette 
énumération  le  laisse  sans  doute  pressentir,  que  M.  Rivet  se  soit  uni- 
quement occupé  du  droit  civil  ;  il  a,  chemin  faisant,  touché  forcément 
au  droit  pénal,  au  droit  industriel,  au  droit  commercial,  au  droit  admi- 
nistratif, mais  il  ne  les  a  point  abordés  directement. 

Son  volume  de  500  pages  est  réellement  un  brillant  essai  sur  l'économie 
politique,  écrit  par  un  juriste,  qui  s'est  donné  pour  base  d'opération  la 
conciliation  entre  l'individualisme  économiste  et  la  sociabilité  juridique  : 
j'emploie  les  expressions  dont  l'auteur  s'est  servi. 

E.  Lamé  Fleury. 


La  morale  de  la  ricïîesse,  par  M.  Rondelet.  1  vol.  in-18.  Paris,  Didier. 

Au  moment  où  la  science  des  Smith  et  des  J.-B.  Say  reçoit  enfin,  de 
la  part  des  pouvoirs  publics,  l'éclatant  hommage  qui  lui  est  dû,  alors 
qu'elle  vient  s'asseoir,  comme  nous  l'avons  demandé  dans  ce  recueil 
même,  à  plusieurs  reprises,  au  sommet  de  l'enseignement  pour  se  ré- 
pandre enfin  dans  la  société  tout  entière,  par  la  propagande  active, 
intelligente  de  l'élite  de  la  jeunesse  française,  à  l'éternel  honneur  du 
ministre  qui  vient  de  lui  rendre  enfin  justice,  nous  sommes  heureux,  en 
rendant  compte  d'un  ouvrage  dont  l'auteur  semble  méconnaître  le 
côté  essentiellement  moral  de  l'économie  politique,  de  le  mettre  de 
nouveau  en  relief. 

Nul  ne  rend  plus  de  justice  que  nous  à  l'activité  de  M.  Rondelet,  lau- 
réat de  l'Institut,  et  le  cas  que  nous  faisons  de  son  savoir  nous  fait 
désirer  plus  ardemment  l'honneur  de  détruire,  dans  ,son  esprit,  une 
erreur  qui  semble  s'y  être  tellement  enracinée,  que  les  réfutations  et 
les  objections  dont  elle  a  été  l'objet,  ici  même,  paraissent  pour  lui 
comme  non  avenues. 

Dans  Touvrage  que  nous  annonçons,  en  effet,  l'auteur  reproduit  ses 
accusations  avec  une  persistance  singulière,  et  il  se  donne  comme  un 
réformateur  qui  seul  professe  la  science  vraie. 

La  morale  sociale,  c'est  le  nom  qu'il  donne  à  sa  découverte,  est  divisée 
par  l'auteur  en  morale  économique,  financière,  administrative  et  politique. 

La  morale  économique  est  appelée,  selon  l'auteur,  à  dominer  l'écono- 
mie politique,  bien  plus,  à  l'absorber,  à  la  remplacer  inévitablement. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  à  cette  place,  à  propos  d'un  autre  ouvrage  du 


BIBLIOGRAPHIE.  307 

mômoaulcur.  récononiio  [jolitiquc  vraio  tient  compto  do  l'ûmo  humaine, 
(lo  sa  libcrlé  cl  de  sa  rosponsabiliLô  ;  clic  s'api)uiostir  le  droit  naturel  et 
sur  la  morale  ëtcrnolle,  qui  no  sont  que  l'idée  primordiale  du  bon  et  du 
juste  inscrite  dans  l'àme  j)ar  la  main  do  Dieu.  Elle  est,  comme  le  vrai, 
toujours  et  partout  identi(]ue,  elle  ne  varie  pas;  il  s'ensuit  qu'il  ne  peut 
y  avoir  deux  économies  politiques,  il  n'y  en  a  qu'une,  et  c'est  celle 
qui  ne  se  sépare  jamais  des  éternels  principes  de  la  morale. 

Eh  quoi  !  une  science  qui  s'occupe  de  tous  les  systèmes  do  bienfai- 
sance et  de  charité,  se  séparerait  do  la  morale!  Une  science  qui  peut 
présenter  d'admirables  écrits  sur  l'assistance,  sur  le  paupérisme,  sur 
l'amélioration  intellectuelle  et  morale  des  peuples,  est  une  science  maté- 
rialiste !  Une  science  qui  a  étudié  à  fond  [les  différents  systèmes  péni- 
tentiaires pour  les  élucider  et  les  ramener  au  sentiment  de  l'humanité, 
est  une  science  sans  morale!  Une  science  qui  a  si  profondément  étudié 
toutes  les  questions  relatives  à  l'impôt,  qui  repousse  tout  impôt  immoral 
et  ne  veut  pas  que  l'intérêt  matériel  prime  jamais  celui  de  la  morale,  et 
qui  proclame  qu'un  impôt  n'est  pas  bon  par  la  seule  raison  qu'il  se  lève 
facilement  et  sans  exciter  les  murmures,  est  une  science  qui  se  sépare 
de  la  morale  !  Une  science  qui  cherche  à  empêcher  que  le  faible  ne  su- 
bisse la  loi  du  plus  fort,  est  une  science  matérialiste  !  Ah  !  si  les  Physio- 
crates  se  sont  trompés  quelquefois  parce  qu'ils  subissaient  l'influence 
du  milieu  philosophique  dans  lequel  ils  vivaient,  s'ils  n'ont  pas,  dans 
leurs  nobles  et  utiles  travaux  qui  ont  aidé  à  poser  les  bases  delà  science, 
assez  tenu  compte  des  produits  immatériels,  les  Psychocrates,  comme 
nous  les  avons  nommés  nous-même ,  ont  donné  une  place  éminente 
dans  leurs  écrits  à  cette  sorte  de  produits  qui,  venus  directement  de  la 
pensée  et  de  la  morale,  assurent  la  sécurité,  vivifient  l'industrie,  élèvent 
le  cœur,  répandent  l'instruction  et  préparent  l'harmonie  sociale. 

M.  Antoine  Rondelet  nie  systématiquement  la  grandeur  morale  d'une 
science  qui  veut  appliquer  à  la  vie  des  nations,  dans  les  limites  de  la  loi 
naturelle,  de  la  justice  et  de  la  morale,  toutes  les  lois  qui  peuvent  con- 
duire les  peuples  au  bonheur  par  le  bien-être;  mais  un  bien-être  loya- 
lement conquis  par  le  travail  et  la  liberté,  ce  bien  suprême  qui  laisse  à 
l'homme  son  initiative,  son  énergie  et  sa  dignité. 

Au  reste,  nous  rendons  volontiers  plus  de  justice  à  M.  Rondelet  qu'il 
ne  nous  en  rend  à  nous-mêmes. 

Avec  une  grande  flexibilité  de  talent,  M.  Rondelet  a  su  donner  à 
d'excellentes  leçons  d'économie  politique  une  forme  piquante  et  variée. 
Ainsi,  dans  les  Mémoires  d'Antoine,  il  a  voulu  populariser,  chez  les  ou- 
vriers ,  les  notions  élémentaires  de  morale  et  d'économie  politique , 
et  il  nous  a  introduits  dans  l'intérieur  des  familles  d'artisans  qu'il  a 
peint  avec  une  grande  vérité. 

Dans  les  Mémoires  d^iin  homme  du  monde(i),  il  a  écrit  pour  les  gens  de 
loisir  un  ouvrage  destiné  à  mettre  à  leur  portée  ce  qu'il  y  a  dans  la  phi- 
losophie de  pratique  et  d'accessible  pour  eux.  Préoccupé  de  cette  idée 

(1)  Un  vol.  in-18;  Paris,  Adrien  Lecierc,  el  Dentu,  Palais-Royal. 


308  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTKS. 

que  la  philosophie  a  besoin  de  devenir  utile,  il  a  encadré,  dans  un 
drame  doux  et  modéré  qui  s'accomplit  dans  le  meilleur  monde,  les 
préceptes  de  la  science  des  sciences. 

Il  est  plus  particulièrement  resté  dans  le  domaine  de  la  morale,  et 
n'a  point  fait  assez  d'incursions  sur  le  terrain  de  la  philosophie  propre- 
ment dite  ;  il  ne  faut  pas  craindre,  quand  on  manie  la  langue  philoso- 
phique avec  l'aisance  et  la  facilité  qui  distinguent  l'auteur,  d'aborder 
ces  hautes  questions  dans  un  livre  destiné  h  un  public  d'élite.  Un  pareil 
cercle  possède  toutes  les  qualités  requises  pour  comprendre  ces  graves 
sujets,  et  il  n'aime  pas  qu'on  se  défie  de  lui  au  ])oint  de  réserver  par 
devers  soi  une  philosophie  que  l'on  semble  ne  vouloir  enseigner  qu'à  des 
adeptes. 

«  La  philosophie  n'est  pas  faite  pour  vivre  à  l'ombre  de  quelques  cer- 
cles intimes  où  l'on  s'entend  à  demi-mot;  le  temps  des  oracles  est  passé. 
Si  le  public  n'a  plus  la  force  de  monter  jusqu'à  elle,  il  faut  qu'elle 
s'abaisse.  (Nous  n'aimons  pas  ce  mot,  ce  n'est  point  s'abaisser  pour  une 
science  que  se  populariser.)  Il  faut  qu'elle  redouble  d'efforts,  de  clarté, 
d'intérêt;  qu'elle  aille  s'emparer  à  domicile  de  ses  lecteurs,  et  qu'elle 
leur  parle,  non  pas  le  langage  qu'elle  aurait  choisi,  mais  celui  qui  la 
fera  entendre.  » 

Nous  voudrions  plus  encore  de  cette  science  souveraine  sous  la  plume 
souple  et  savante  de  31.  Rondelet,  pour  ramener  ceux  qu'il  appelle 
quelque  part  les  déshérités  des  biens  de  l'esprit,  réduits,  malgré  l'iro- 
nique considération  de  l'argent,  à  une  si  étroite  portion  d'air  respirable 
dans  le  monde  moral. 

Cette  part  faite  à  la  critique,  hâtons-nous  de  reconnaître  que  les 
ouvrages  de  l'auteur  sont  pleins  d'excellents  enseignements,  où  la  vie 
est  montrée  dans  sa  dignité,  et  où  la  jeunesse  peut  trouver  un  guide  sûr 
dans  les  sentiers  difficiles  de  la  vie. 

Néanmoins,  dans  la  Morale  de  la  richesse^  il  y  a,  sur  l'économie  poli- 
tique, des  notions,  selon  nous,  inexactes,  comme  il  y  en  avait  déjà  dans 
les   œuvres   antérieures  de  l'auteur  :  il  avait  accusé  la  science  écono- 
mique de  n'être  pas  parvenue  encore  à  des  démonstrations  définitives  qui 
entrent  dans  les  esprits  pour  n'en  plus  sortir.  Il  nous  semble  étrange  de 
soutenir  que  la  science  fondée  par  Adam  Smith  et  par  Jean-Baptiste  Say, 
adoptée  par  toute  une  école  d'esprits  sérieux,  voués  au  culte  de  la  mé- 
thode expérimentale,  n'ait  pas  de  base  fixe  et  de  démonstrations  solides. 
La  récente  décision  du  pouvoir,  provoquée  par  M.  le  ministre  de  l'in- 
struction publique,  est  une  réponse  éloquente  à  cette  accusation  portée 
contre  la  science,  et  ce  n'est  sans  doute  pas  une  science  faite  d'hypo- 
thèses, qui  sera  enseignée  désormais  à  la  Faculté  de  droit  par  un  émi- 
nent  professeur  des  plus  autorisés,  M.  Batbie. 

Dans  son  nouvel  ouvrage,  M.  Antonin  Rondelet  veut  introniser,  de 
de  sa  main,  une  science  nouvelle  qu'il  appelle  la  Morale  sociale;  il  la 
divise  en  quatre  sections,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  :  morale  économi- 
que, morale  financière,  morale  administrative  et  morale  politique.  On 
se  demande  comment  un  esprit  aussi   instruit  et  aussi  distingué  que 


BIBLIOGRAPHIK.  309 

M.  Roiulolot  s'imai^Miic  ainsi  créer  des  sciences  nouvelles  en  créant  des 
nomenclatures. 

L'aiilour  veut  absolument,  prouver  qu'il  existe  un  divorce  entre  l'éco- 
nomie politique  et  la  morale  économique.  Celte  exorbitante  prétention, 
en  présence  des  œuvres  anciennes  et  des  œuvres  modernes  de  l'écono- 
mie politique,  est  aujourd'hui  une  errreur  (jui  n'a  plus  môme  besoin 
d'être  réfutée.  Pour  ne  parler  que  des  étrangers,  M.  Rondelet  ne  devrait 
pas  feindre  d'ignorer  qu'il  existe  un  écrivain  nommé  M.  Minghetti. 

L'auteur  veut  démontrer  que  la  morale  sociale  est  une  science  com- 
plexe, dont  le  développement  comporte  les  quatre  sciences  particu- 
lières que  nous  avons  désignées;  il  aborde  successivement  les  faits  éco- 
nomiques, financiers,  administratifs  et  politiques;  il  en  donne  les  lois  pra- 
tiques, qu'il  applique  aux  sociétés  pour  leur  donner  des  principes  et  des 
règles  de  conduite,  et  il  fonde  sa  méthode  sur  l'accord  de  l'observation 
et  du  raisonnement.  Mais  est-ce  une  nouveauté  de  rappeler  à  ces  scien- 
ces de  l'économie,  de  la  finance,  de  l'administration  et  de  la  politique 
la  nécessité  de  l'élément  moral?  Elles  ne  sont  des  sciences  qu'à  la  con- 
dition de  ne  jamais  méconnaître  les  principes  fondamentaux  de  la  loi 
naturelle. 

Qui  donc  ignore  que  la  morale  s'applique  tour  à  tour  à  l'individu  et 
à  la  société;  qu'à  l'individu  elle  assigne  des  règles  de  conduite,  qu'à 
la  société  elle  donne  les  lois  de  son  développement?...  Établissez,  ou 
plutôt  approfondissez  ces  vérités  à  l'aide  de  preuves  nouvelles,  d'exem- 
ples nouveaux,  mais  ne  les  présentez  pas  comme  si  c'étaient  des 
paradoxes. 

Non,  il  n'y  a  pas  divorce  entre  l'économie  politique  et  la  morale.  De 
ce  que  les  moralistes  de  profession  sont  demeurés  dans  l'ignorance 
presque  absolue  des  faits  économiques,  peut-on  avec  justice  en  conclure 
que  la  science  de  l'économie  politique  ne  se  préoccupe  pas  de  la 
morale  ? 

L'auteur  a  un  chapitre  remarquable  sur  la  philosophie  spéculative, 
qu'il  accuse  de  se  tenir  trop  loin  des  faits  politiques  ;  les  philosophes, 
selon  lui,  craignent  que  le  contact  des  passions  et  des  intérêts  humains 
ne  trouble  la  sérénité  de  leurs  recherches  et  n'égare  le  désintéresse- 
ment de  leur  esprit.  Ils  se  disent  qu'après  tout,  c'est  à  la  lumière  de  la 
conscience  que  s'éclaire  le  monde  du  dehors  ;  qu'il  vaut  mieux  deman- 
der la  vérité  à  ce  foyer  où  elle  se  concentre  qu'aux  faits  matériels  où 
elle  se  disperse  ;  que  le  contact  des  réalités  n"est  point  sans  danger, 
même  pour  les  esprits  les  plus  fermes  ;  que  dans  cette  mêlée  de  la  vie, 
les  passions,  les  intérêts,  les  préjugés,  se  font  sentir  de  plus  près;  que- 
la  philosophie  est  exposée  d'y  perdre  en  désintéressement  et  en  éléva- 
tion plus  qu'elle  n'y  saurait  gagner  en  prévision  et  en  exactitude. 

M.  Rondelet  considère  ses  appréhensions  comme  pouvant  être  fon- 
dées, et  cependant  il  ne  veut  pas  que  l'on  perde  de  vue  les  avantages 
qu'entraîne,  pour  la  spéculation  elle-même,  cette  intimité  avec  les  faits 
économiques.  Il  pense  que  si,  à  son  point  de  vue  que  nous  déclarons 
erroné,  le  divorce  est  flagrant  entre  l'économie  et  la  morale  ;  que   si  la 


310  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

morale  sociale  n'est  pas  assez  pratiquée  dans  les  temps  modernes,  plus 
que  dans  les  temps  anciens,  il  faut  s'en  prendre  beaucoup  moins  encore 
à  la  résistance  des  économistes  qu'<\  l'immobilité  des  philosophes. 

S'il  est  vrai  que  les  moralistes  ont  dédaigné  les  faits  économiques,  les 
économistes  n'ont  jamais  oublié,  bien  qu'ils  ne  l'aient  peut-être  pas 
mis  toujours  suffisamment  en  lumière  dans  l'application  de  leurs  prin- 
cipes, l'empire  des  sentiments  moraux.  Plusieurs  d'entre  eux,  très-nette- 
ment, proclament  que  le  fait  n'est  pas  le  fondement  de  l'obligation,  que 
Vutile  n'occupe  que  la  seconde  place  dans  la  hiérarchie  des  motifs  hu- 
mains, que,  par  de  là  la  région  des  besoins,  apparaît,  dans  la  sérénité 
de  l'âme  humaine,  la  loi  austère  du  sacrifice,  du  juste  et  du  bien.  La 
morale,  qu'ils  proclament  la  règle  suprême  de  la  conduite  des  individus, 
ils  l'appliquent  aussi  aux  sociétés,  et  ne  veulent  pas  que  les  trois  grands 
phénomènes  de  la  production,  de  la  distribution  et  de  la  consommation 
de  l'utile  échappent  jamais  aux  règles,  aux  lois  de  la  morale. 

Dans  les  destinées  de  l'humanité,  la  production  à  laquelle  se  livrent 
les  nations  est  une  nécessité  physique  et  une  nécessité  morale,  et  les 
aspirations  de  l'âme  sont  subordonnées  à  la  satisfaction  des  besoins  des 
individus  et  des  nations  ;  l'écongmie  politique  n'a  pas  méconnu  cette 
grande  vérité,  et  elle  n'a  pas  attendu  qu'on  la  formulât  en  loi  écrite, 
comme  le  fait  M.  Rondelet. 

La  plupart  des  lois  posées  par  l'auteur  sont  acceptées  depuis  long- 
temps par  les  économistes  et  ne  sont  point  des  nouveautés  ;  il  s'appro- 
prie des  démonstrations  qui  sont  tout  au  long  dans  les  ouvrages  de  nos 
maîtres,  et  ses  formules  pour  être  nouvelles  par  l'expression  ne  le  sont 
en  aucune  façon  par  le  fond. 

Au  milieu  des  observations  d'une  réelle  portée  que  contient  l'œuvre  nou- 
velle de  M.  Antonin  Rondelet,  nous  en  avons  remarqué  une  qui  nous  a 
touché  :  c'est  celle  de  ces  esprits  incultes  que  quelques  philosophes  con- 
sidèrent comme  vides,  quand  ils  n'ont  pas  été  remplis  par  l'instruction. 
Le  vide  n'existe  pas  dans  ces  esprits,  il  ne  faut  pas  le  croire  ;  il  est  rem- 
pli par  des  erreurs  et  des  préjugés.  Les  passions  leur  tiennent  lieu 
d'idées,  et  la  haine  dont  ils  poursuivent  ceux  qui  les  dominent  leur 
semble  le  jugement  qui  les  condamne. 

A  mesure  que  le  niveau  intellectuel  s'élève  dans  la  société,  il  s'opère, 
sans  qu'on  y  prenne  garde,  une  destruction  latente  des  préjugés,  une 
diffusion  insensible  de  notions  saines,  d'idées  exactes,  de  jugements 
vrais.  Les  idées  suivent  une  progression  lente,  mais  continue. 

Cette  observation  est  de  nature  à  calmer  bien  des  inquiétudes  sur  la 
destinée  des  sociétés;  elle  nous  montre  la  puissance  des  efforts  intellec- 
tuels et  celle  des  sentiments  moraux. 

Mais  c'est  le  livre  septième  de  l'ouvrage  de  M.  Rondelet  qui  a  plus 
particulièrement  fixé  notre  attention.  Là  il  complète,  et  pour  ainsi  dire 
par  des  aperçus  frappants,  les  grandes  théories  des  produits  immaté- 
riels de  Say,  de  Dunoyer  et  de  leurs  nombreux  disciples,  en  y  ajoutant 
les  effets  économiques  de  la  production  morale  dans  l'ordre  moral  et 
dans  Tordre  physique. 


BIBLIOGRAPIIII::.  311 

Posant  cotle  loi  (lUc,  dans  la  soci(U(^,  la  production  nioralo  a  son  rôio 
dc'onomiquo,  il  la  dcmontrc  par  dos  considérations  irréfiitablos,  à  notre 
sons,  et  il  avanco  qno  la  production  morale  est  tenue  de  donner  satis- 
faction aux  besoins  les  plus  dlevds,  les  plus  profonds,  les  plus  rëels  de 
notre  nature,  et  que  ces  besoins  no  sauraient  être  négliL,'ës  impnnc'nnenl. 

Passant  aux  eiïets  économiques  de  la  production  morale  dans  l'ordre 
physique,  il  prouve  que  la  multiplication  et  la  vulgarisation  des  idées 
entraînent  une  multiplication  proportionnelle  du  capital  ;  et  que  le  per- 
fectionnement moral  ou  la  vertu  détermine  une  épargne  ou  une  multi- 
plication correspondante  du  capital. 

Au  point  de  vue  de  l'auteur,  qui  est  celui  de  tous  les  économistes 
dignes  de  ce  nom,  le  progrès  moral  est  plus  qu'une  augmentation  de 
capital,  une  garantie  de  la  production,  une  sécurité  do  l'échange  ;  c'est, 
à  vrai  dire,  une  consolidation  de  la  société  elle-même.  Les  richesses 
sont  un  eiïet  dont  les  causes  sont  ailleurs.  C'est  dans  l'âme  que  réside 
la  volonté  d'où  sort  le  travail,  dans  l'âme  que  se  meut  l'intelligence 
dont  les  facultés  préviennent  et  guident  nos  actions,  dans  l'âme  enfin 
que  l'effort  moral  crée  la  vertu.  Les  vertus  du  cœur  sont^  avec  les  idées, 
les  véritables  causes  de  la  richesse. 

Cette  haute  vérité  est  développée  par  l'auteur  avec  une  grande  force 
do  logique  et  une  remarquable  abondance  de  preuves. 

Si  à  mesure  que  les  sciences  multiplient  leurs  découvertes,  perfec- 
tionnent leurs  méthodes  et  consolident  leurs  théories,  l'industrie  se 
perfectionne  et  multiplie  les  produits,  si  les  progrès  de  l'intelligence 
accroissent  les  résultats  du  travail,  il  en  est  de  môme  des  sentiments 
moraux. 

La  science  éclaire  l'industrie  et  augmente  la  puissance  du  travail  ;  la 
vertu  produit  l'épargne  qui  perpétue  le  capital  et  l'effort  qui  le  multi- 
plie. M.  Rondelet  établit  parfaitement  ces  deux  effets  de  la  vertu.  Il  en 
démontre  la  réalité  d'une  manière  complète  ;  c'est  le  point  culminant  de 
son  œuvre. 

Il  établit  que  les  passions,  les  vices,  la  paresse,  sont  autant  d'at- 
teintes portées  à  la  richesse,  autant  de  causes  d'affaiblissement  et  de 
ruine  pour  le  capital  ;  qu'à  mesure,  au  contraire,  que  la  perfection 
morale  augmente  dans  l'homme,  il  a  moins  de  besoins  à  satisfaire  et 
plus  d'énergie  pour  le  travail.  La  vertu  comme  l'intelligence  est  donc 
un  capital  moraL 

Mais  toutes  ces  vérités  justement  admises,  est-ce  à  dire  pour  cela  que 
l'économie  politique  les  méconnaisse  et  que  les  lois  de  cette  science 
doivent  s'en  trouver  le  moins  du  monde  modifiées;  non  assurément: 
c'est  une  force  de  plus  constatée  seulement,  c'est  une  de  ces  vérités  qui 
ajoutent  au  domaine  de  la  certitude  et  qui  corroborent  d'autres  lois 
déjà  mises  en  lumière,  sans  que  l'économie  politique  ait  à  en  souffrir  le 
moins  du  monde  dans  sa  constitution,  telle  qu'elle  la  doit  aux  fondateurs 
de  la  science. 

Après  avoir  posé  la  liberté  comme  la  première  condition  morale  de 
la  production  do  la  richesse,  l'auteur  signale  l'association  comme  sa 


3i2  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

deuxiômo  condition  et  (!cvoloi)i)e  avec  une  i^randc  lucidité  ces  deux 
propositions  ;  puis  il  parle  des  conditions  physiques  de  la  production  de 
la  richesse,  et  termine  en  disant  que  l'économie  politique  ne  saurait  se 
borner  <i  une  spéculation  abstraite  et  stérile  ;  que  ses  lois  appliquées  ou 
méconnues  entraînent  inévitablement  après  elles  le  iirocjrès  ou  la  déca- 
dence des  sociétés.  Le  péril  de  les  violer  atteste  partout  l'utilité  de  les 
savoir. 

Nous  n'avons  rien  à  ajouter  à  ces  paroles,  elles  sont  la  glorification  de 

H  science  que  nous  avons  montrée  comme  ne  s'étant  jamais  séparée  de 

la  morale!  Eût-elle  conservé  sans  cela  la  puissance  qui  la  fait  rayonner 

dans  tous  les  faits  sociaux  et  qui  la  fait  introniser  aujourd'hui  dans  nos 

écoles  ?  Jules  Pautet. 


ÉTUDE  CRITIQUE  SUR  LE  BUDGET,  par  L.  DE  Bouillé.  Paris,  E.  Dcnlii,  éditeur.  1865. 

C'est  une  curiosité  bien  naturelle  que  de  chercher  à  savoir  ce  que  de- 
vient l'argent  que  nous  donnons  à  l'État.  Ce  désir  de  se  rendre  compte 
des  dépenses  publiques  devient  un  devoir,  lorsqu'on  voit  ces  dépenses 
s'accroître  chaque  jour,  et  qu'un  système  avoué  hautement  fait  de  cette 
exagération  continue  une  conséquence  nécessaire  et  une  preuve  de  pro- 
grès de  la  richesse  générale. 

Mais,  il  faut  le  dire,  peu  de  gens  ont  la  dose  voulue  de  courage  et  le 
degré  d'aptitudes  spéciales  nécessaire  pour  compulser  les  colonnes  im- 
menses de  chiffres  qui  hérissent  nos  budgets,  et  se  reconnaître  à  travers 
la  masse  de  crédits  supplémentaires  ou  complémentaires,  annullations, 
virements  de  fonds,  etc.,  qui  tient,  pendant  deux  ou  trois  ans,  en  sus- 
pens la  balance  définitive  des  comptes  d'un  exercice.  C'est  donc  une 
œuvre  méritoire,  autant  que  difficile,  de  mettre  notre  mécanisme  finan- 
cier à  la  portée  des  bonnes  volontés  de  capacité  ordinaire;  et  l'on  doit 
savoir  gré  à  M.  L.  de  Bouillé  d'avoir  su  condenser  dans  une  brochure 
de  trente  pages,  sous  une  forme  nette  et  facile,  l'ensemble  des  chiffres 
et  des  documents  qui  peuvent  nous  mettre  à  même  de  comprendre  la  ges- 
tion de  la  fortune  publique. 

Il  a  pris  pour  sujet  d'étude  le  budget  de  1862,  en  mettant  en  regard, 
sur  une  double  colonne,  —  d'une  part,  les  écaluations  de  recettes  propo- 
sées et  les  résultats  pour  règlement  clèfinitif,  —  de  l'autre,  les  dépenses  pré- 
vues et  les  dépenses  effectuées.  Mais,  comme  les  gros  chiffres  étonnent 
l'imagination  du  lecteur  et  lui  ôtent  en  quelque  façon  le  sentiment  des 
rapports,  M.  L.  de  Bouillé  a  eu  l'idée  de  ramener  toutes  ces  colonnes,  où 
les  chiffres  marchent  par  9  ou  par  10,  à  des  proportions  plus  ordinaires 
et  plus  saisissables,  en  réduisant  au  vingt-millionième  les  nombres  offi- 
ciels. Ainsi  2,177,885,701  fr.  (total  de  la  recette  de  1862)  donnent  au 
vingt-millionième  108  fr.  89  c,  et  1,197,058,800  fr.  (produits  des  im- 
pôts et  revenus  indirects)  donnent  59  fr.  85  c.  ;  la  relation  entre  108  fr. 
89  c.  et  59  fr.  85  c.  est  bien  plus  commode  à  saisir  au  premier  coup 
d'oeil  que  celle  existant  entre  les  nombres  non  réduits. 

On  s'adresse  donc  h  un  contribuable  ayant  payé  à  l'État,  sous  diverses 


BIBLlOGKAPlIlh;.  313 

formes,  lOU  fr.  environ  (car  dans  la  recette  totale  figurent  des  ressources 
qui  no  sont  pas  fournies  par  les  contribuables),  et  au  nnoyen  de  tableaux 
exposant,  en  nombres  proportionnellement  réduits,  les  recettes  et  les 
dépenses,  on  le  met  h  mùme  de  savoir  ce  que  l'État  a  fait  de  son  ari^ent. 
Il  verra,  par  exemple,  (juc  la  dépense,  réduite  au  vingt-millionième, 
s'est  montée  à  1 10  fr.  6't  c.  ;  et  que,  sur  ce  chiffre,  il  a  été  dépensé  28  fr. 
pour  intérêts  do  la  dette  publique; —  21  fr.  75  c.  pour  l'armée;  — 
2  fr.  80  c.  pour  les  routes  et  j)onts  ;  —  0  fr.  99  c.  pour  les  ports  mari- 
limes  do  commerce  ;  —  0  fr.  44  c.  pour  la  [)art  de  l'État  dans  les  grandes 
voies  de  Paris;  —  1  fr.  64  c.  pour  les  dotations  de  l'Empereur,  des 
princes  de  la  famille  impériale][et  du  Sénat;—  1  fr.  75  c.  pour  les 
43,151  curés. desservants  ou,  vicaires  composant  le  clergé  paroissial  en 
France  ;  —  1  fr.  39  c.  pour  la  garde  impériale  ;  —  1,235  fr.  pour  la  part 
de  l'État  dans  l'instruction  publique  en  France,  etc.,  etc. 

A  cet  exposé  détaillé  de  tous  les  chapitres  d'un  budget  worma/,  M.  L. 
de  Bouille,  pour  faire  saisir  la  marche  suivie  pour  les  dépenses  publi- 
ques, a  joint  les  chiffres  totaux  des  budgets  annuels,  de  1831  à  1862,  ré- 
duits de  même  au  vingt-millionième,  —  le  tableau,  en  capital  et  rentes, 
des  emprunts  successivement  contractés  de  1831  à  1847,  et  de  1852  à 
1862,  —  le  cours  moyen  de  la  rente  de  1830  à  1862.  Une  courte  et  sub- 
stantielle étude  sur  les  doctrines  et  les  pratiques  financières  du  gouver- 
nement actuel  précède  ces  divers  tableaux  et  en  fait  comprendre  la  por- 
tée significative.  Les  réflexions  de  31.  de  Bouille  à  ce  sujet  ont  une  teinte 
sévère  :  il  n'est  évidemment  pas  partisan  des  gros  budgets  et  moins 
encore  des  accumulations  d'emprunts.  Étant  donné  le  système  actuel  de 
centralisation  gouvernementale  et  financière,  il  trouvera  bien  des  gens 
de  son  avis.  Sous  un  autre  régime  de  libertés  politiques  et  de  libertés 
provinciales,  qui  répartirait  ces  énormes  dépenses  en  une  foule  de  bud- 
gets locaux,  mis  à  la  disposition  des  conseils  électifs  représentant  la 
commune,  l'arrondissement  et  le  département,  nous  serions  disposé  à 
voir  avec  beaucoup  plus  d'indulgence  l'accroissement  graduel  des  dé- 
penses d'utilité  générale  :  —  et  je  soupçonne  que  le  rigorisme  de  M.  L. 
de  Bouille  se  détendrait  aussi  sensiblement  dans  ce  cas.  Quoi  qu'il  en 
soit,  l'auteur  a  voulu  surtout  mettre  des  documents  et  non  des  opinions 
sous  les  yeux  du  public,  laissant  à  chacun  la  liberté  de  désapprouver  ou 
d'approuver  la  manière  dont  nos  finances  sont  actuellement  conduites. 

R.    DE   FONTENAT. 


L\  MORALE  EN  ACTION,  par  Jean  Macé.  1  vol.  in-18.  Hetzel  et  C*. 

Aujourd'hui  que  l'instruction  du  peuple  est  devenue  une  préoccupa- 
tion universelle,  l'attention  se  porte  visiblement  sur  tous  les  essais  en- 
trepris dans  le  but  de  favoriser  le  développement  intellectuel  des  masses. 
Aussi  n'a-t-on  pas  suivi  sans  intérêt  la  prompte  extension  des  bibliothè- 
ques populaires  et  des  institutions  qui  s'y  rattachent,  et  notamment  les 
succès  rapides  de  la  Société  des  bibliothèques  communales  du  Haut- 
Rhin.  Nous  pensons  donc  être  utile  au  public  en  lui  recommandant  le 


314 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


petit  livre  de  M.  Jean  Macé,  intitulé  :  Morale  en  action,  ou  le  Mouvement 
de  propagande  intellectuelle  en  Alsace. 

Sous  ce  titre  un  peu  énigmatique,  l'auteur,  qui  a  été  lui-môme  un  des 
plus  ardents  promoteurs  de  ce  mouvement,  a  eu  la  bonne  inspiration  de 
réunir  une  série  d'articles  publiés  par  lui  dans  différents  journaux  de 
Paris  et  d'Alsace,  et  dont  l'assemblage  forme  un  très-bon  historique  de 
la  création  et  des  progrès  de  la  Société.  Il  y  a  joint  quelques  détails  dus 
à  d'autres  plumes  que  la  sienne,  sur  les  cours  populaires  de  Guebwiller, 
l'enseignement  professionnel,  etc. 

Aussi  les  personnes  que  ces  sujets  intéressent  trouveront-elles  dans 
ce  volume  la  plupart  des  documents  et  des  renseignements  dont  elles 
auront  besoin  pour  poursuivre  elles-mêmes,  dans  leur  sphère  d'activité, 
cette  œuvre  glorieuse  d'émancipation  intellectuelle  du  peuple. 

Charles  Thierry-Mieg. 


Histoire  diplomatique  des  conclaves,  par  F.  Petrucelli  della  Gattina, 

membre  du  parlement  italien. 

L'auteur  a  puisé  ses  matériaux,  tous  inédits,  aux  sources  les  plus  au- 
thentiques. Il  a  compulsé  les  archives  d'Italie  à  Turin,  à  Parme,  Florence, 
Naples,  Modène ,  les  State  Papers  en  Angleterre.  Il  a  fait  pratiquer  des 
recherches  en  Espagne,  à  Paris,  à  Venise,  àMilan,  àBologne,  etc.  Lettres 
d'ambassadeurs,  lettres  de  souverains,  billets  de  cardinaux  et  de  con- 
clavistes,  écrits  du  conclave  même,  ont  passé  sous  ses  yeux.  Ce  travail, 
dit-il  dans  sa  préface,  est  l'épisode  d'un  ouvrage  plus  considérable  qu'il 
prépare  et  qui  ne  peut  se  terminer  que  dans  les  archives  du  Vatican,  la 
Politique  de  la  cour  de  Rome.  Pour  le  moment  il  ne  raconte  que  l'histoire 
de  l'enfantement  des  papes,  de  la  papauté  daiis  les  coulisses.  Son  récit  est 
bien  autrement  curieux  et  plus  exact  que  les  recueils  manuscrits  qui 
racontent  les  conclaves  de  Clément  V  à  Clément  XI,  recueils  possédés 
soit  par  les  bibliothèques  italiennes,  soit  par  notre  bibliothèque  impé- 
riale de  Paris,  et  le  British  Muséum^  de  Londres. 

Dans  l'ouvrage,  entièrement  neuf,  de  M.  Petrucelli  la  série  des  détails 
piquants  et  riches  en  couleur  embrasse  les  xv®  et  xvi*  siècles.  Elle  com- 
mence au  concile  de  Trente,  qui  fit  maison  nette  en  déposant  trois  pon- 
tifes qui  se  partageaient  les  hommages  du  monde  catholique  et  régla  le 
conclave  duquel  sortit  l'élection  de  Martin  V.  Toutefois  l'auteur,  afin 
de  compléter  son  travail,  lui  a  donné  pour  introduction  un  résumé  de 
l'histoire  de  la  papauté  dans  les  siècles  précédents,  et  termine  par  celle 
des  libres  penseurs  qui  ont  combattu  l'autorité  papale  tant  au  temporel 
qu'au  spirituel.  De  la  sorte,  son  livre  est  l'histoire  de  la  pensée  italienne 
sous  toutes  ses  formes,  du  martyre  italien  sous  tous  les  noms  :  c'est,  à 
vrai  dire,  une  synthèse  de  l'histoire  d'Italie. 

A  toutes  les  époques  les  tentatives  d'unification  italienne  rencontrèrent 
comme  obstacle  constant  et  le  plus  insurmontable  le  pouvoir  temporel 
de  la  papauté.  La  politique  des  papes  consista  :  soit  à  entretenir  la  di- 
vision entre  les  difierents  Étals  italiens  de  manière  qu'aucun  ne  put 


BIBLlU(jinAl'lllli.  'il  5 

s'agrandir  au  point  d'absorber  les  autres;  soit  k  appeler  l'étranger  sur 
le  sol  national  et  se  placer  tour  ;\  tour  sous  la  protection  de  l'Kspagnol, 
do  rAlIcinaud,  du  Français.  Deux  papes  seulement  conçurent  la  pensée 
de  constituer  la  patrie  italienne,  et  cela,  bien  entendu,  au  profit  de  leur 
ambition  personnelle  :  Alexandre  VI,  ce  Borgia  qui  a  si  fort  déshonoré  la 
tiare,  et  Léon  X,  ce  Médicis  ;\  qui  son  amour  pour  les  arts  a  valu  une 
auréole  glorieuse,  bien  que,  selon  rexi)ression  de  M.  Petrucelli,  il  ait 
emboîté  les  pistes  de  la  politique  et  des  crimes  du  Borgia. 

Laissons  au  moraliste  la  tâche  de  flétrir  les  actes  monstrueux  dont 
tant  de  papes  se  rendirent  coupables,  et  contenions-nous  de  juger  l'insti- 
tution au  point  de  vue  de  l'économiste. 

La  papauté,  comme  pouvoir  temporel,  est  reconnue  aujourd'hui  d'une 
impéritie  complète  ;  nous  croyons  de  plus  qu'elle  fait  fausse  route  comme 
pouvoir  spirituel. 

La  primitive  Eglise  débuta  par  un  humble  gémissement  de  réaction 
contre  l'oppression  du  glaive  et  le  débordement  de  la  sensualité  hrutale. 
Elle  se  jeta  d'un  seul  bond  dans  l'elxcès  contraire.  Elle  prêcha  le  mépris 
absolu  de  toute  jouissance  mondaine.  Une  vertu  aimable,  la  chasteté, 
fut  transformée  par  elle  en  la  continence,  un  célibat  farouche  qui  con- 
duirait tout  droit  à  la  dépopulation  du  globe.  L'ascète,  le  chrétien  par- 
fait s'appliqua  à  mortifier  sa  chair  demeurée  vierge.  Il  eut  pour  mobilier 
une  natte  solitaire,  pour  aliments  les  racines  sauvages.  Le  mariage  fut 
déclaré  un  état  de  mérite  secondaire,  un  simple  refuge  contre  les  flammes 
de  l'enfer  qui  punissent  les  excès  sensuels  ;  et  les  estomacs  qui  répu- 
gnaient à  la  diète  austère,  durent  s'attabler  ensemble  et  mettre  leurs 
biens  en  commun.  Une  société  qui  se  fondait  sur  de  telles  bases,  tendait 
rapidement  à  sa  fin.  Aussi  les  chefs  du  troupeau,  pour  le  maintenir  au 
bercail,  ne  tardèrent-ils  pas  à  se  relâcher  prudemment  du  régime  apo- 
stolique. Les  frugales  agapes  de  cet  essai  de  socialisme  furent  aban- 
données pour  des  repas  plus  solides  et  qui  maintinrent  la  chair  en  un 
embonpoint  plus  rassurant.  Les  riches  eurent  permission  de  remordre 
aux  délices  terrestres.  On  se  contenta  de  leur  demander  d'estimer  comme 
infiniment  supérieure  la  véritable  béatitude  qui  ne  se  goûte  qu'au  ciel. 

Au  sortir  des  siècles  de  barbarie,  l'Église  catholique  avait  accompli 
une  telle  évolution,  que  sa  tolérance  se  prêta  à  regarder  safis  émoi  le 
développement  d'une  civilisation  égale  à  la  civilisation  romaine  en  pro- 
digalités fantasques  de  trésors,  produits  par  les  victimes  de  l'oppression 
et  de  la  rapine,  et  en  voluptés  de  mauvais  aloi. 

Si  de  nos  jours  la  production  des  richesses  est  mieux  comprise,  et  si 
leur  consommation  est,  jus(Jh'à  un  certain  point,  un  peu  moins  mal  ré- 
glée, l'honneur  en  revient  aux  leçons  de  la  philosophie  et  non  à  des  en- 
seignements partis  du  sanctuaire  du  catliolicisme. 

En  opposition  aux  principes  qu'admet  la  conscience  humaine,  TÉglise 
papale  continue  à  permettre  l'asservissement  du  nègre,  ce  crime  absurde 
qui  retarde  encore  sur  le  nouveau  continent  les  progrès  de  la  science  du 
travail.  Elle  s'opinifitre  à  encourager  les  ordres  mendiants,  c'est-à-dire 
la  sanctification  de  la  fainéantise.  Chez  les  nations  où  un  concordat  n'est 


310  JOURNAL  DES  ÉCUNOftlJSTES. 

pas  venu  rëi^der  le  calendrier,  elle  enlève  à  la  production  le  tiers  du 
nombre  des  jours  de  l'année,  sous  prétexte  de  fêter  les  saints.  Elle  n'a 
pas  même  encore  su  déterminer  le  sens  du  mot  travail  et  ce  qu'elle  en- 
tend précisément  par  l'abstention  du  travail  servile  ou  corporel  le  di- 
manche et  les  jours  de  fête.  Ses  théologiens,  par  exemple,  admettent 
comme  très-probable  cette  opinion  que  la  peinture  est  un  travail  libéral 
et  permis  fsauf  le  broiement  des  couleurs),  tandis  que  la  sculpture  serait 
un  travail  servile  et  interdit. 

Les  notions  modernes  au  sujetdu  rôle  que  le  capital  remplit  dans  l'œuvre, 
n'ont  point  entièrement  dessillé  les  yeux  de  la  papauté  sur  le  caractère 
licite  ou.  illicite  du  prêt  d'argent  à  intérêt.  «Un  curé,  un  confesseur, 
disent  les  théologiens  catholiques,  étant  consulté  sur  la  question  de  sa- 
voir si  l'on  peut  tirer  l'intérêt  légal  du  prêt,  sans  avoir  d'autre  titre  que 
le  Code  civil,  répondra  prudemment,  quel  que  soit  son  sentiment  per- 
sonnel, que  d'après  la  règle  de  conduite  tracée  par  le  Saint-Siège,  on 
peut  recevoir  l'absolution  en  s'en  tenant  à  la  loi  civile  concernant  le 
prêt  à  intérêt,  si  on  est  d'ailleurs  disposé  à  s'en  rapporter  pour  l'avenir 
à  la  décision  définitive  du  souverain  pontife,  en  cas  qu'elle  ait  jamais  lieu.y» 
M.  Petrucelli,  et  c'est  une  opinion  qui  sera  partagée  par  tous  les  lec- 
teurs de  son  livre,  considère  le  pouvoir  temporel  de  la  papauté  comme 
ayant  fait  son  temps  et  condamné  à  disparaître  avant  peu.  Qu'advien- 
dra-t-il  du  pouvoir  spirituel  lui-même,  si  elle  ne  se  décide  enfin  à  opérer 
quelque  évolution  nouvelle,  qui  mette  les  interprétations  du  dogme  en 
harmonie  avec  les  idées  acquises  depuis  l'émancipation  des  peuples  de 
l'Europe  et  avec  l'esprit  et  les  besoins  de  la  société  moderne  ? 

Saint-Germain  Leduc. 


CHRONIQUE    ÉCONOxlIIOUE 


Sommaire.  —  La  mort  de  M.  Lincoln  et  l'esclavage.  —  Les  récentes  discussions  écono- 
miques au  Corps  législatif.  —  La  réduction  de  l'armée.  —  Traité  de  commerce  entre  la 
France  et  la  Prusse,  —  Exposé  financier  de  M.  Gladstone. 

La  mort  du  président  Lincoln,  tombant  sous  les  coups  d'un  fanatique 
insensé,  est  venue  surprendre  et  indig:ner  le  monde  entier  au  milieu  des 
espérances  de  paix  prochaine,  qui,  pour  la  première  fois ,  semblaient 
s'annoncer  pour  les  États-Unis,  et  dont  le  président  s'était  rendu  Tor- 
,^ane,  peu  de  jours  avant  sa  mort,  avec  une  modération  et  une  élévation 
de  seniimenls  admirables.  On  semblait  toucher  à  un  accord,  du  moins 
telle  était  la  pensée  à  laquelle  l'Europe  aimait  à  se  rattacher  unanime- 
ment après  trois  ans  d'une  i^uerre  atroce,  lléau  pour  l'humanité  et  cala- 


CHRONIQUE  f.GONOMlQUE.  317 

mitn  pour  los  inliTèls  de  rindiislric;  oL  du  commnrce.  L'odioux  assassinat 
de  M.  Lincoln  ne  chaujyera  rien,  sans  doute,  aux  résultais  derniers  de 
la  lutte;  il  n'a  pas  fortifié  le  Sud,  épuisé  par  des  efforts  prolonfifés,  misa 
])oiit  par  ses  derniers  désastres;  tout  au  contraire;  naais  il  est  à  craindre 
(jue  ce  crime  ne  ravive  au  delà  de  toute  mesure  les  haines  mal  éteintes, 
et  ne  rende  plus  terribles  les  n^présailles  de  la  victoire.  Espérons  qu'il 
n'en  serai)as  ainsi,  bien  (\n\\  ne  nous  soit  pas  aussi  facile  (pi'à  (pielques- 
uns  des  journaux,  comme  nous,  amis  du  Nord,  de  nous  fi|>^urer  comment, 
après  tant  de  san(î  et  de  fureur,  pourra  se  reformer,  sans  d'énormes  tirail- 
lements, et  refleurir  comme  autrefois  Tancienne  Union.  Mais,  comme  éco- 
nomistes, nous  croyons  pouvoir  l'affirmer  avec  assurance,  le  meurtre  de 
M.  Lincoln  et  la  tentative  é[|alement  affreuse  dont  M.  Seward  a  été  l'objet, 
sont  le  dernier  coup  porté  à  la  cause  de  l'esclavafife.  La  solidarité  entre 
l'esclavage  et  la  cause  du  Sud,  que  quelques  journaux  en  France  s'efforcent 
en  vain  de  nier,  reçoit  de  cet  assassinat  une  confirmation  nouvelle.  Il  sera 
impossible  désormais  de  séparer  ces  deux  faits,  l'existence  de  l'esclava^je 
menacée  et  l'assassinat  du  premier  magistrat  de  la  République.  Toutes 
les  dénégations  du  monde  n'y  pourront  rien.  Ce  n'était  pas  assez  que 
l'esclavage  apparût  désormais  souillé  du  sang  de  la  guerre  civile.  II  y  a 
dans  la  guerre  civile,  mêlée  à  l'atrocité  et  à  l'odieux,   une  certaine 
grandeur  de  résolution  et  de  courage  qui  ressemble  à  de  l'héroïsme,  et 
l'intrépidité  incontestée  des  armées  sudistes  n'avait  rien  qui  pût  démentir 
cette  apparence.  Mais  l'assassinat  a  achevé  de  couvrir  la  cause  de  l'es- 
clavage d'une  souillure  et  d'une  tache  d'infamie  que  rien  ne  pourra 
effacer.  Ce  crime  sans  intelligence ,  commis  par  un  esprit  fanatisé  on 
se  demande  comment  et  pourquoi,  aura  le  sort  habituel  aux  assassinats 
politiques,  il  ira  contre  son  but,  il  tournera  au  triomphe  de  la  cause 
opposée. 

Si  le  plus  souvent  l'assassinat  politique  a  eu  ce  résultat,  même  quand 
il  frappait  des  monarques  ou  des  dictateurs  dont  la  mort  semblait  devoir 
entraîner  le  changement  de  la  politique  dont  ils  étaient  la  personnifica- 
tion ,  que  sera-ce  lorsqu'il  s'agit  du  coup  qui  frappe  un  président  élu 
pour  quatre  ans,  simple  expression  temporaire  des  idées  et  des  mœurs 
de  plusieurs  millions  d'hommes  qui  lui  survivent,  tout  prêts  à  trouver, 
quand  ils  le  voudront,  un  représentant  non  pas  plus  loyal  et  plus  éner- 
gique que  M.  Lincoln,  mais  plus  violent?  D'ailleurs  le  sénat  n'assume- 
t-il  pas  aux  Etats-Unis  une  part  de  pouvoir  en  état  de  suffire  aux  plus 
graves  difficultés  du  moment.  Enfin  l'assassinat  d'Abraham  Lincoln, 
cet  honnête  et  grand  citoyen  auquel  les  hommes  d'Etat  en  France  et 
même  en  Angleterre  rendent  hommage  aujourd'hui ,  ne  peut  que 
réveiller  auprès  d'une  partie  au  moins  de  la  population  esclave  quel- 
ques-uns des  sentiments  qu'il  a  fait  naître  en  Europe.  Il  est  diffi- 
cile qu'elle    ne  se  demande   pas  à  voix  basse  pourquoi  est  mort  ce 


318 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


oénéreiix  président  des  Etats-Unis  et  quelle  cause  armait  la  main  de 
l'assassin. 

Pendant  le  peu  de  temps  qui  a  séparé  la  mort  violente  de  M.  Lincoln, 
cet  ennemi  de  Tesclavag^e,  de  la  mort  imprévue  aussi,  mais  qui  a  eu  lieu 
dans  des  circonstances  moins  trag-iques,  de  M.  Cobden,  cet  ami  de  la 
liberté  du  commerce  et  de  la  paix,  ce  serviteur  de  la  justice  par  les  armes 
de  la  persuasion,  les  questions  économiques  suivaient  chez  nous  leur 
paisible  cours  et  tenaient  leur  place,  à  vrai  dire,  assez  faible  dans  les  dé- 
bats de  notre  Corps  législatif.  Combien  de  lois  préparées  !  que  d'exposés 
des  motifs!  mais  combien  peu  de  débats  engagés!  La  loi  des  chèques, 
dont  nous  avons  entretenu  nos  lecteurs,  a  presque  seule  ouvert  la 
brèche.  la  tentative  d'obtenir  une  réduction  de  l'armée  ,  faite  par 
quelques  honorables  députés,  aeupeu  de  succès.  Vainement  MM.  Brame 
et  ïïaenljens  se  sont-ils  placés  sous  l'invocation  des  intérêts  de  l'agri- 
culture et  de  l'industrie,  en  ce  moment  surtout  éprouvées.  Vainement 
M.  Lanjuinais  a-t-il  examiné  les  effets  de  la  loi  sur  l'état  moral  et 
physique  des  populations.  Vainement  M.  Garnier-Pagès  a-t-il  fait  va- 
loir les  principes  élevés  de  la  civilisation    moderne,  qui  prend  ses 
inspirations  dans  le  sentiment  de  l'humanité.  Us  n'ont  pu  obtenir  une 
réduction  modique  de  l'effectif,  une  réduction  de  vingt  mille  bornâmes, 
en  pleine  paix,  quand  la  Pologne  ne  donne  plus  signe  de  vie,  et  que 
toute  cause  prochaine  de  guerre  paraît  écartée.  Pourtant  nous  ne  pou- 
vons que  féliciter  ces  courageux  défenseurs  d'une  idée  juste,  qui  ne 
se  sont  pas  laissé  décourager  par  leur  petit  nombre.  L'adhésion  de  64 
suffrages  est,  après  tout,  un  symptôme  qui  a  son  importance,  et  on  a  re- 
marqué une  coïncidence  qui  ajoute  à  sa  valeur. 

Le  gouvernement  autrichien  rencontre  en  effet  en  ce  moment  à  Vienne 
autant,  si  ce  n'est  plus,  dedifficulléspour  faire  accepter  par  le  Reichsrath 
l'effectif  qu'il  regarde  comme  nécessaire,  et  c'est  un  violent  débat  sur  l'or- 
ganisation militaire  qui,  depuis  trois  ans,  interrompt  en  Prusse  le  jeu 
régulier  de  la  constitution-.  Ainsi,  tous  les  parlements  d'Europe  ne  sont 
occupés  qu'à  demander  des  réductions  que  lés  gouvernements  jugent 
imprudent  d'accorder,  parce  qu'ils  attendent  que  l'exemple  leur  vienne 
du  voisin.  Le  môme  jour,  et  presque  à  la  même  heure,  le  général  Allard 
à  Paris,  le  général  de  Roon  h  Berlin,  et  le  général  de  Degenfeld  à  Vienne 
s'efforçaient  de  démontrer  avec  une  égale  énergie  et  une  égale  con- 
viction, devant  des  assemblées  également  récalcitrantes,  une  seule 
et  même  chose  :  à  savoir  que  la  sûreté  de  l'État,  dans  la  situation  pré- 
sente de  l'Europe,  interdisait  de  loucher  à  l'effectif. 


—  A  Madrid,  le  1'"'  mai,  on  faisait  exactement  ce  qui  s'est  fait  le  4  mai 
dans  le  reste  de  l'Europe.  Le  député  Salaverria  demandait  qu'on  rédui- 
sît le  coniingentà  84,000  hommes.  Le  ministre  de  la  guerre  en  exigeait 


CIIRONIQUR  l'CONOMIQUK.  319 

100,000,  qui  lui  ont  été  accordés.  La  réduction  de  15,000  liommes  a 
donc  été  refusée  en  Kspajîuc  comme  partout.  De  la  sorte,  le  tableau  est 
complet.  Mais  le  mouvement  est  impriuié,  il  ne  s'arrêtera  pas. 

—  Le  Moniteur  vient  enfin  de  publier  le  texte  des  conventions  interna- 
tionales si  imporlantes,  conclues  entre  la  France  et  la  Prusse  au  nom  du 
Zollverein.  La  principale  est  le  traité  de  commerce  dont  la  discussion  a 
occupés!  vivement  les  esprits  dans  toute  l'Allemaf^ne  (1).  Il  entrera  en 
vi(îueur  à  partir  du  1"  juillet,  et  nous  sommes  sûrs  d'avance  de  ses 
heureux  résultats. 

—  M.  Gladstone  aprésenté  son  exposé  financier  à  la  Chambre  des  Corh- 
muncs  dans  la  séance  du  27  avril.  (Nous  publions  ce  document  au  bul- 
letin de  ce  mois.)  Conformément  à  l'iisag^c  observé  par  nos  voisins,  cet 
exposé  contient  à  la  fois  le  compte  rendu  définitif  de  l'exercice  clos  au 
31  mars  et  l'évaluation  de  l'exercice  suivant,  qui  s'ouvre  le  V^  avril. 
Pour  Tannée  écoulée  du  31  mars  1864  au  31  mars  1865,  M.  Gladstone  a 
pu  annoncer  à  son  auditoire  une  merveille;  nous  ne  parlons  pas  de  l'ex- 
cédant de  3  millions  185,000  liv.  st.,  ni  de  l'aup^mentation  de  recettes 
qui  a  produit  cet  excédant,  les  recettes  réelles  ayant  été  de  70  millions 
313,000  liv.  st.,  tandis  qu'elles  avaient  été  évaluées  à  67  millions 
128,000  liv.  st.  Tout  cela  n'est  rien  en  comparaison  de  la  nouvelle  com- 
muniquée à  la  Chambre  par  M.'  Gladstone  :  les  dépenses  effectuées  sont 
restées  de  611,000  liv.  sî.  ou  de  14  millions  de  francs  au-dessous  des 
dépenses  votées!  En  d'autres  termes,  la  Chambre  avait  voté  67  millions 
73,000  liv.  st.;  et  les  ministres  n'ont  dépensé  que  66  millions  462,000 
liv.  st.! 

Pour  l'année  qui  va  s'ouvrir,  M.  Gladstone  estime  les  dépenses  à 
66  millions  139,000  liv.  st.,  leur  bud^jet  présentant  ainsi  une  réduc- 
tion de  1  million  110,000  liv.  st.  sur  le  bud(jet  de  l'année  précédente. 
Les  recettes  seraient  de  70  millions  170,000  liv.  st.,  et  l'excédant  pré- 
sumé de  4  millions  de  liv.  st.  Le  chancelier  de  l'Echiquier,  suivant  le 
mode  britannique,  propose  d'appliquer  cet  excédant,  non  pas  k  des  dé- 
penses nouvelles,  dites  productives,  mais  bien  à  des  réductions  d'impôts 
dont  le  public  touche  immédiatement  tont  le  bénéfice,  ce  qui  est  de 
beaucoup  le  plus  sûr.  Il  repousse  la  diminution  des  droiis  sur  le  houblon 
et  sur  la  drèche,  et  il  consacre  son  excédant  pour  1  million  868,000  1.  st. 
à  la  diminution  des  droits  sur  le  thé,  et  pour  1  million  650,000  liv.  st. 
à  la  diminution  de  Vincome-tax.  Gela  fLiit  3  millions  518,000  liv.  st.  II 


(l)  Le  texte  de  ce  traité  a  été  publié  in  extenso^  avec  tous  ses  tarifs, 
dans  le  volume  des  Traités  de  commerce,  par  ?vî.  Paul  Boiteau,  publié 
récemment  parla  librairie  Guillaumin  et  C. 


320 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


réduit  les  droits  d'assurance  pour  se  conformer  jusqu'à  un  certain  point 
au  vote  de  la  Chambre  qui  lui  a  enjoint  de  procéder  ainsi.  En  fin  de 
compte,  il  reste  253,000  liv.  st.,  et  M.  Gladstone  demande  à  la  Chambre 
de  les  laisser  à  la  disposition  du  gouvernement. 

Par  suite  de  ces  modifications,  la  remise  totale  d'impôts  pour  Fexer- 
cice  1865-18G6  atteindra  3  millions  778-000  liv.  st.,  et  pour  l'exercice 
suivant  (1866-1867)  cette  remise  atteindra  5  millions  420,000  liv.  st. 
Néanmoins  la  dette  publique  n'augmente  pas;  elle  continue  même  à 
décroître.  Il  a  été  remboursé  dans  l'année  courante  2  millions 
400,000  liv.  st.  sur  la  dette  non  consolidée  et  939,000  liv.  st.  sur  la 
dette  consolidée.  M.  Gladstone  estime  à  3  millions  de  liv.  st.  par  an  la 
réduction  de  la  dette,  mais  il  ajoute  que  celte  moyenne  lui  paraît  insuf- 
fisante en  proportion  du  chiffre  de  la  dette  anglaise. 

Henri  BAUDRILLART. 


Paris,  15  mai  1865. 


Le  Gérant  provisoire,  Paul  BOITEAU. 


PARIS.    —   IMPRIMERIE    A.    PARENT,    RUE   MONSIEUR-LE-PRINCE,    31 


JOURNAL 


DliS 


ÉCONOMISTES 


DU    DROIT    DE    TESTER 

ET    DE    SES    LIMITES 


Quelle  est  l'origine,  quel  est  le  caractère  du  droit  de  tester?  Quelles 
sont  ses  limites  rationnelles?  Telles  sont  les  questions  qui,  posées  à 
petit  bruit  dans  quelques  livres  et  dans  les  débats  d'une  société  sa- 
vante (i),ontété  soumises  récemment  à  la  discussion  au  sein  du  Corps 
législatif  et  dans  la  presse  quotidienne.  Bien  qu'elles  aient  été  traitées 
sommairement  et  légèrement,  il  est  probable  qu'elles  se  présente- 
ront de  nouveau  et  resteront  longtemps  à  l'ordre  du  jour.  Il  con- 
vient d'autant  plus  de  les  étudier  ici  que  dans  toute  cette  discus- 
sion les  considérations  économiques  n'ont  guère  été  invoquées,  et 
l'ont  été  quelquefois  un  peu  hors  de  propos. 

Dans  ce  débat,  quelques  jurisconsultes  ont  trouvé  convenable 
d'accuser  d'usurpation  l'économie  politique,  comme  si  les  ques- 
tions de  législation  étaient  hors  de  son  domaine.  Ils  n'ont  pas 
pris  garde  que  la  législation  est  un  art,  fondé,  comme  tous  les 
arts,  sur  diverses  sciences  et  particulièrement  sur  l'économie  poli- 
tique qu  ils  tiennent  à  ignorer.  Est-ce  que  le  droit  de  tester  ne 
constitue  pas  un  mode  d'appropriation  des  richesses  ?  Est-ee  qu'il 
n'a  pas  une  influence  directe  sur  la  puissance  productive?  Est-ce 
que  tout  ce  qui  touche  à  son  règlement  n'intéresse  pas  au  plus  haut 
degré  l'économiste  ? 

Il  est  bien  vrai  que  dans  cette  question,  comme  dans  toutes 
celles   d'application  ,  les  économistes  peuvent  adopter   des  opi- 

(l)  Cette  question  a  été  discutée  en  1857  au  sein  de  la  Société  d'éco- 
nomie politique. 

"1"  sù;ii:.  T.  XLVi.  -   1p  iuin  1865.  -21 


322  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

nions  contraires.  Tout  en  professant  les  mêmes  croyances  scientifi- 
ques, ils  peuvent  apprécier  différemment  le  point  défait,  l'état  de 
l'opinion,  par  exemple;  ils  peuvent  aussi,  dans  une  question  très- 
complexe,  comme  celle-ci,  être  plus  ou  moins  touchés  de  certaines 
considérations  étrangères  à  l'économie  politique.  Nous  comprenons 
parfaitement  la  diversité  des  opinions  en  cette  matière;  mais  il 
nous  semble  qu'on  peut  la  réduire  par  une  discussion  un  peu  large, 
qui  détermine  le  plus  possible  les  points  à  débattre  et  écarte  un 
peu  plus  que  les  discussions  auxquelles  nous  venons  d'assister  les 
passions  et  l'esprit  de  parti. 

I 

ORIGINE    ET    NATURE    DU    DROIT    DE    TESTER.    LIMITES   ACCEPTÉES. 

Quelque  étendu  et  absolu  que  puisse  être  le  droit  de  propriété,  i 
s'éteint  naturellement  avec  l'existence  du  propriétaire.  A  sa  mort, 
les  biens  qu'il  a  acquis,  à  quelque  titre  que  ce  soit,  se  trouvent  à  la 
disposition  du  législateur.  Celui-ci  peut  en  disposer  bien  ou  mal, 
c'est-à-dire  d'une  manière  plus  ou  moins  favorable  à  la  conserva- 
tion et  à  l'accroissement  de  la  société,  mais  pourvu  qu'il  sauvegarde 
les  espérances  légitimes  que  la  loi  ou  la  coutume  antérieure  avait 
fait  naître,  il  ne  peut  pas  en  disposer  injustement.  Supposez,  par 
exemple ,  que  le  législateur  abolisse  l'hérédité  et  le  droit  de 
tester  pour  tous  les  hommes  à  naître  à  dater  de  ce  jour  ;  il  pour- 
rait avoir  commis  une  erreur  très-grande,  préjudiciable  à  un  haut 
degré  à  l'intérêt  public  et  particulièrement  à  la  production  ;  mais 
il  n'aurait  pu  léser  des  droits  individuels,  des  droits  acquis  par  des 
personnes  qui  n'existent  pas  encore. 

Comment  la  propriété  individuelle,  l'hérédité  et  le  droit  de  tester 
ont-ils  été  introduits  dans  le  monde  ?  Chacun  sait  que  ce  n'est  pas 
par  le  bon  plaisir  des  législateurs,  mais  contre  leur  gré.  Les  législateurs 
préféraient  les  anciens  arrangements  d'autorité,  le  communisme, 
les  castes  :  ils  n'y  ont  renoncé  que  par  force,  parce  que  la  société 
n'en  voulait  plus.  Dans  notre  monde  occidental,  ils  ont  accepté  et 
maintenu  entière  autant  qu'ils  l'ont  pu  la  propriété  du  clan  ou  de 
la  tribu,  du  ^évo;  grec  et  de  la  gens  romaine.  Sous  l'empire  de  ce 
régime,  une  portion  de  terre,  obtenue  au  sort  dans  un  partage  de 
conquérants  et  appelée  xXripo;  ou  sors,  était  destinée  à  soutenir 
une  famille  à  perpétuité  dans  une  condition  toujours  égale.  En  elïet, 
cette  terre  n'était  ni  aliénable,  ni  divisible,  afin  qu'elle  restât  tou- 


DU  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  323 

jours  et  nécessairement  Juucditairo.  Il  y  a  tles  traces  de  cet  arran- 
gement dans  l;i  hible,  ainsi  ([ue  dans  les  écrits  des  pliilosoplies  et 
des  historiens  de  l'anticiuité  grecciueou  latine,  et  il  subsiste  plus  ou 
moins  encore  aujourd'hui  chez  les  Arabes  d'Afrique,  chez  les  Cosa- 
ques et  chez  quehjues  peuplades  indigènes  d'Amérique. 

Les  philosophes  grecs  revenaient  volontiers  vers  cet  idéal  qui 
leur  présentait  une  société  dont  les  arrangements,  la  richesse  et  la 
population  restaient  également  fixes.  Il  est  bien  entendu  que  sous 
ce  régime  le  testament  était  inconnu,  et,  si  les  désirs  du  père  de 
famille  le  réclamaient,  Platon  lui  répondait  par  une  prosopopée 
fort  éloquente  que  l'on  peut  lire  dans  son  traité  des  lois. 

Cependant  il  fallut  accepter  le  droit  de  tester.  Solon  le  reconnut 
à  Athènes,  mais  seulement  pour  ceux  qui  n'auraient  pas  d'enfants. 
Les  coutumes  de  l'ancienne  Rome  sur  ce  point  sont  plus  obscures. 
Il  y  a  bien  un  fragment  de  la  loi  des  Douze  Tables  qui  proclame  ce 
droit  sans  limites  ;  mais  ce  n'est  qu'un  fragment,  et  qui  sait  si  le 
reste  de  la  phrase  n'établissait  pas  des  restrictions  (1)?  Pourquoi 
cette  ancienne  forme  de  testament  qui  exigeait  le  concours  de  l'as- 
semblée du  peuple?  N'était-ce  pas  pour  donner  force  de  loi  à  une 
proposition  du  père  de  famille  ?  Pourquoi  le  testament  per  œs  et  li- 
bram,  sinon  pour  éluder  par  une  vente  simulée  la  nécessité  du  con- 
cours des  comices  ?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  droit  de  tester, 
que  nous  tenons  des  Romains,  n'a  jamais  été  considéré  par  eux 
comme  un  droit  privé  :  «  Il  est  de  droit  public,  »  dit  Papinien  (1), 
et  cette  sentence  est  inscrite  au  Digeste.  En  effet,  par  le  droit  de 
tester,  le  législateur  délègue  au  père  famille  la  faculté  de  disposer, 
sous  certaines  conditions,  des  biens  qu'il  laisse  à  son  décès. 

Dans  la  dernière  forme  du  droit  romain  que  nous  avons  recueillie 
et  souvent  conservée,  le  droit  de  tester  appartient  au  père  de  famille  : 
il  peut  laisser  ses  biens  à  qui  bon  lui  semble,  mais  sous  la  condi- 
tion de  déclarer  s'il  entend,  oui  ou  non,  exhéréder  un  ou  plusieurs 


(1)  Cela  est  d'autant  plus  probable  que  le  texte  du  fragment  de  la  loi 
des  Douze  Tables  ne  parle  que  des  legs,  qui  sont,  comme  on  sait,  en 
droit  romain,  très-distincts  de  l'hérédité.  II  est  vrai  que  les  legs  peuvent 
faire  disparaître  l'hérédité,  et  qu'ils  la  firent  si  souvent  disparaître, 
qu'une  réserve  fut  établie  en  faveur  de  l'héritier. 

(2)  Testamenti  factio  nonprivati  sed publici  jtiris  est.  Digeste,  L.  XXVIIÏ, 
t.  1,1.3, 


324  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

de  ses  enfants  ou  tous,  et  cette  disposition  peut  être  attaquée  comme 
inofficieuse. 

On  voit  que  cette  législation  conserve  encore  l'empreinte  de 
l'ancienne  doctrine  de  la  propriété  de  la  tribu.  Les  idées  des 
jurisconsultes  à  cet  égard  sont  d'ailleurs  explicites  et  très-claires. 
«  Pour  les  héritiers  siens,  dit  Paul,  il  y  a  moins  hérédité  que 
continuation  de  domaine,  comme  s'ils  avaient  déjà  été  maîtres, 
eux,  qui,  du  vivant  môme  du  père,  sont  considérés  en  quel- 
que sorte  comme  maîtres.  C'est  pourquoi,  à  la  mort  du  père, 
ils  semblent  moins  hériter  qu'acquérir  la  libre  administration  de 
leurs  biens.  Aussi,  bien  qu'ils  ne  soient  pas  institués  héritiers,  ils 
restent  maîtres;  cependant  on  peut  les  déshériter,  comme  on  pou- 
vait autrefois  les  mettre  à  mort  (1).  »  Déshériter,  c'est  porter  contre 
le  déshérité  une  sentence  qui  doit  être  exprimée  et  avoir  une  cause 
légitime.  Si  le  père  de  famille  omet  ses  enfants  dans  la  rédaction  de 
son  testament,  ce  testament  est  nul  ;  s'il  peut  déshériter  celui  qui  a 
déjà  agi  contre  la  famille,  en  la  déshonorant,  par  exemple,  par  une 
profession  infâme,  ou  celui  qu'il  croit  introduit  entre  ses  enfants 
par  l'adultère,  son  testament  peut  être  attaqué.  Si,  tout  en  les  insti- 
tuant héritiers,  il  les  surcharge  de  legs,  les  lois  Furia,  Voconia  et 
enfin  la  loi  Falcidia  lui  interdisent  de  disposer  en  cette  forme  de 
plus  des  trois  quarts  de  ses  biens. 

Les  idées  exprimées  par  Paul,  sur  lesquelles  est  fondée  la  dernière 
législation  romaine,  se  sont  conservées  d'une  manière  extrêmement 
remarquable  jusqu'à  notre  temps  dans  les  pays  de  droit  écrit,  et 
ont  eu  une  renaissance  après  avoir  cessé  d'exister  dans  les  pays  de 
droit  coutumier.  Mais,  comment  ces  idées  n'auraient-elles  pas  pris 
racine  et  ne  se  seraient-elles  pas  conservées,  même  en  dehors  des 
pays  de  droit  écrit,  lorsque  les  jurisconsultes  déclaraient  unani- 
mement que  le  droit  romain  de  la  décadence  de  l'empire  était  la 
raison  écrite,  ni  plus  ni  moins  ? 

Cependant,  on  le  sait,  grâce  à  l'ardeur  d'imitation  gréco-romaine 
qui  était  de  mode  à  la  fin  du  siècle  dernier,  la  Révolution  poussa  la 
réaction  et  le  retour  aux  anciennes  idées  plus  loin  que  le  droit  ro- 
main lui-même.  Elle  commença,  dans  sa  première  ferveur,  par 
aller  jusqu'aux  lois  de  Solon  ;  elle  ôta  au  père  de  famille  le  droit  de 
tester;  puis,  l'opinion  se  soulevant,  le  législateur  recula  quelque 


(I)  Digeste,  L.  XXVIII,  tit.  /i.  1.  a. 


DU  DROIT  DK  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  325 

peu,  et  le  droit  de  tester,  réduit  })ur  un  coiiiproniis,  a  repris  place 
dans  nos  lois  civiles  dans  des  conditions  à  certains  (^ards  plus 
étroites,  et  à  d'autres  éji^ards  plus  lar^^es  que  dans  le  droit  romain. 
Yoih\  la  tradition  :  venons  aux  principes. 

Qu'est-ce  que  l'hérédité  dans  les  sociétés  modernes?  Un  arran- 
gement destiné  à  partager  d'une  certaine  façon  entre  les  hommes 
les  professions  et  les  capitaux  que  laissent  les  morts.  Cet  arrange- 
ment est  fondé  sur  la  notion  de  la  propriété  privée,  de  la  liberté 
du  travail  et  des  échanges,  de  l'admissibilité  de  tous  les  individus 
et  de  toutes  les  familles  au  concours  pour  toutes  les  fonctions.  Dans 
cet  idéal,  le  père  et  la  mère  de  famille  répondent  de  la  satisfaction 
des  besoins  de  leurs  enfants  mineurs,  et  tout  adulte,  étant  libre, 
répond  de  la  satisfaction  de  ses  besoins  propres.  La  liberté  ne  va 
qu'avec  la  responsabilité. 

Ainsi,  le  partage  des  fonctions  sociales  et  le  règlement  de  la  po- 
pulation, au  lieu  de  dépendre  d'arrangements  fixes,  comme  dans 
la  cité  antique,  sont  livrés  au  concours.  Chaque  famille  peut  se 
conserver  et  croître  indéfiniment  sans  rencontrer  nul  obstacle  arti- 
ficiel ;  il  lui  suffit  pour  cela  d'offrir  toujours  un  travail  assez  de- 
mandé pour  obtenir  par  l'échange  les  moyens  de  conservation  et 
d'agrandissement.  La  famille,  qui  ne  remplit  pas  cette  condition, 
meurt  ou  ne  satisfait  ses  besoins  que  par  la  charité  d'autrui.  Tel 
est  l'idéal  qui  se  dégage  peu  à  peu  des  révolutions  du  passé. 

Dans  cet  idéal,  la  famille  forme  une  unité,  mais  une  unité  dans 
laquelle  tout  adulte  est  libre  et  n'est  attaché  par  aucun  lien.  L'hé- 
rédité et  ses  conditions  ont  été  réglées  de  la  manière  qu'on  a  jugé 
la  plus  équitable  par  la  loi  civile.  On  a  supposé  que  le  meilleur 
moyen  de  stimuler  le  père  de  famille  à  créer  des  capitaux  par  son 
travail  et  de  les  conserver  par  l'épargne,  était  d'assurer  la  possession 
des  biens  qu'il  laisserait  à  son  décès  à  ses  descendants.  Grâce  à 
cette  institution,  la  prévoyance,  les  désirs,  les  projets  du  père  de 
famille  peuvent  s'étendre  sans  limites  :  on  obtient  plus  de  travail, 
plus  de  développement  vital  en  tout  sens  que  si  l'hérédité  n'existait 
pas. 

Mais  le  législateur  ne  s'est  pas  borné  à  déterminer  les  règles  géné- 
rales de  la  transmission  des  successions  ;  il  a  pensé  avec  raison  que 
les  règles  générales  les  meilleures  ne  pouvaient,  par  cela  seulement 
qu'elles  étaient  générales,  s'appliquer  convenablement  à  tous  les 
cas,  et  il  a  admis  le  droit  de  tester.  En  établissant  le  droit  de  tester. 


326  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

le  législateur  a  dclcguc  à  tout  propriétaire  complet,  jouissant  du 
droit  d'user  et  d'aliéner,  la  faculté  de  disposer  dans  certaines  con- 
ditions des  biens  qu'il  laissera  à  son  décès.  Ainsi  que  le  dit  Papi- 
nien,  le  testateur  agit  en  vertu  du  droit  public,  comme  délégué  du 
législateur,  comme  magistrat,  dans  l'intérêt  de  la  société  et  non, 
comme  on  le  croit  trop  souvent,  dans  son  intérêt  propre.  En  faisant 
cette  délégation,  le  législateur  suppose  que  celui  qui  a  formé  ou 
conservé  les  capitaux  est  le  plus  capable  d'en  faire  un  bon  em- 
ploi, d'en  disposer  de  la  manière  la  plus  conforme  à  Tintérêt 
public. 

Le  législateur  se  trompe-t-il?  Non,  assurément.  De  même  que  la 
propriété  privée  a  été  le  moyen  le  plus  énergique  de  conserver  et 
d'accroître  les  capitaux,  le  droit  de  tester,  qui  en  est  le  complément, 
a  rendu  le  sentiment  de  la  propriété  plus  intense.  Chacun  a  désiré 
acquérir,  non-seulement  pour  satisfaire  ses  besoins  actuels,  mais 
afin  de  pourvoir  à  la  conservation  de  sa  famille  en  disposant 
de  la  manière  qui  lui  semble  le  plus  convenable;  il  a  pu  porter 
jusque  dans  l'avenir  la  faculté  de  satisfaire  même  ses  fantaisies 
et  ses  caprices.  De  là  un  stimulant  puissant  à  produire  et  à  con- 
server. 

En  admettant  que  les  citoyens,  à  commencer  par  les  juriscon- 
sultes, comprissent  bien  l'esprit  des  lois  sous  l'empire  desquelles  ils 
vivent,  on  peut  dire  que  le  testateur,  remplissant  une  fonction  de 
magistrat,  doit  disposer  des  capitaux  qui  font  l'objet  de  son  testa- 
ment, de  manière  à  ce  qu'ils  soient  le  plus  utdes  qu'il  est  possible 
à  la  société.  Il  doit  par  conséquent  les  laisser  aux  personnes  les  plus 
capables  de  les  conserver  et  de  les  accroîtj'e,  ou  les  employer  de 
manière  à  créer  la  plus  grande  force  productive  possible,  en  por- 
tant ses  regards  d'abord  sur  les  personnes  qu'il  connaît  le  mieux, 
sur  les  membres  de  sa  famille. 

Considéré  à  ce  point  de  vue,  le  droit  de  tester  rencontre  des 
limites  naturelles  sur  lesquelles  nous  ne  pensons  pas  qu'il  s'élève 
une  discussion  sérieuse  : 

lo  Ne  peut  tester  qui  ne  peut  aliéner,  comme  le  mineur,  l'interdit 
et,  si  on  admet  le  conseil  judiciaire,  celui  qui  a  un  conseil  judiciaire, 
puisqu'on  le  juge  incapable  même  d'administrer. 

2°  Le  testateur  ne  peut  attenter  au  droit  de  propriété,  qui,  lui 
aussi,  existe  en  vertu  d'un  principe  d'utilité  publique.  C'est  ce  qui 
arriverait  si  le  testateur  déclarait  que  tel  de  ses  biens  sera  inalié- 


DU  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  327 

nable,  ù  temps  ou  à  perp(5tuit6,  ou  à  certaiiicîs  conditions  seulement, 
ou  qu'il  sera  cultivé  et  administré  de  telle  façon,  ou  transmis  par 
succession  de  telle  ou  telle  manière,  comme  dans  les  pays  de 
fuléicommis  et  de  substitutions. 

Ce  qui  importe  avant  tout  à  l'ordre  public,  c'est  que  chaque 
chose  ait  un  propriétaire  certain,  jouissant  du  droit  de  propriété 
dans  toute  son  étendue,  à  ses  périls  et  risques.  C'est  une  grande 
tolérance  d'admettre  pour  une  seule  génération  la  séparation  de  la 
nue-propriété  et  de  l'usufruit.  On  ne  pourrait  pousser  cette  conces- 
sion plus  loin  sans  attenter  sérieusement  à  la  puissance  productive, 
et  on  peut  ajouter,  sans  jeter  le  désordre  dans  les  familles,  sans  y 
susciter  et  alimenter  les  pires  instincts  de  l'homme. 

Si  le  législateur  délègue  au  testateur  la  faculté  de  disposer  de  ses 
biens,  c'est  parce  qu'il  suppose  qu'il  agira  avec  discernement.  Or, 
pour  agir  avec  discernement,  il  faut  que  l'action  de  l'homme  le 
plus  capable  soit  limitée  à  un  temps  assez  court.  Comment  disposer 
avec  discernement  et  en  législateur  pour  un  long  avenir,  lorsque 
nou:>  voyons  nos  dispositions  les  plus  méditées  échouer  de  notre 
vivant  et  en  notre  présence? 

3°  Le  père  de  famille  est  responsable  envers  la  société  de  la  satis- 
faction des  besoins  de  ses  enfants  mineurs  ou  infirmes  et  de  leur 
éducation  :  il  doit  aussi  des  aliments  à  ses  ascendants.  Qu'il  soit 
tenu  de  laisser  de  quoi  se  décharger  de  ces  devoirs  et  ne  puisse  dis- 
poser de  ce  qui  lui  reste  qu'après  les  avoir  remplis. 

4°  Il  conviendrait  de  poser  une  autre  limite  à  la  faculté  de  tester, 
afin  de  conserver  au  testateur  sa  qualité  de  magistrat.  Il  faudrait 
empêcher  ces  testaments  arrachés  par  l'obsession,  par  l'importu- 
nité,  par  les  cajoleries  et  complaisances  de  la  dernière  heure  à  des 
mourants  qui,  le  plus  souvent,  ne  jouissent  pas  de  toutes  leurs  fa- 
cultés mentales.  Il  est  évident  qu'on  ne  peut  guère  poser  à  ce  sujet 
une  règle  absolue,  mais  une  règle  arbitraire  pourrait  être  justifiée 
par  l'observation  de  la  majorité  des  cas.  On  pourrait  déclarer  nuls, 
par  exemple,  hors  les  cas  de  mort  subite  ou  accidentelle,  tous  les 
testaments  faits  dans  les  quinze  derniers  jours,  plus  ou  moins,  de  la 
vie  du  défunt  (1).  Certes,   une  telle  règle  présenterait  quelques 

(l)  L'auteur  d'un  remarquable  discours  sur  cette  matière  à  l'Assemblée 
constituante,  Prugnon,  proposait  d'établir  cette  limite  et  de  la  fixer  à 
deux  mois. 


328  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

inconvénients,  mais  ces  inconvénients  seraient  moindres  (jne  ceux 
de  la  législation  actuelle.  Cette  règle  porterait  au  moins  les  hommes 
à  exercer  la  magistrature  que  le  législateur  leur  confie  quand  ils 
jouissent  de  leur  santé  et  de  toutes  leurs  facultés.  Cela  seul  serait 
un  très -grand  bien  qui  compenserait  largement  quelques  abus. 
Ces  principes  posés,  nous  croyons  que  le  droit  de  tester  devrait 
être  absolu  et  illimité;  mais  le  code  civil  décide  autrement,  et  l'opi- 
nion générale  sur  ce  point  est  favorable  au  code  civil.  Il  faut  donc 
aborder  ce  terrain  disputé  et  entrer  dans  le  vif  de  la  discussion, 

H 

D£   LA   RÉSERVE, 

L'article  913  du  code  civil  est  ainsi  conçu  :  «  Les  libéralités,  soit 
par  actes  entre-vifs,  soit  par  testament,  ne  pourront  excéder  la 
moitié  des  biens  du  disposant,  s'il  ne  laisse  à  son  décès  qu'un  en- 
fant légitime;  le  tiers,  s'il  laisse  deux  enfants;  le  quart,  s'il  en  laisse 
trois  ou  un  plus  grand  nombre.  »  Cette  disposition  est  aggravée 
par  les  articles  843  et  844,  ainsi  conçus  :  «  Tout  héritier,  même 
bénéficiaire,  venant  à  une  succession,  doit  rapporter  à  ses  cohéri- 
tiers tout  ce  qu'il  a  reçu  du  défunt  par  donation  entre-vifs,  direc- 
tement ou  indirectement  ;  il  ne  peut  retenir  les  dons  ni  réclamer 
les  legs  à  lui  faits  par  le  défunt,  à  moins  que  les  dons  et  legs  ne  lui 
aient  été  faits  expressément  par  préciput  ou  avec  dispense  de  rap- 
port. L'héritier  venant  à  partage  ne  peut  les  retenir  que  jusqu'à 
concurrence  de  la  quotité  disponible  :  l'excédant  est  sujet  à  rapport.  » 

Examinons  rapidement  les  effets  de  ces  deux  principes  de  la  ré- 
serve et  du  rapport  au  point  de  vue  de  la  doctrine.  Nous  étudie- 
rons séparément  les  idées  et  les  passions  qui  les  défendent. 

Les  inconvénients  du  rapport  sont  évidents  à  première  vue,  parce 
qn'il  attaque  la  propriété  dans  son  principe.  Un  bien  quelconque, 
une  ferme,  par  exemple,  a  été  donnée,  soit  en  dot,  par  un  père  de 
famille  riche  à  l'un  de  ses  enfants,  qui  en  devient  propriétaire  et 
en  jouit  comme  tel.  Au  bout  de  vingt  ans  ou  plus,  le  père  de  fa- 
mille meurt,  ruiné  ou  moins  riche,  peut-être  après  son  fils  et  après 
des  partages  faits  dans  la  famille  de  celui-ci.  Il  faut  rapporter. 
N'est-il  pas  clair  que  dans  ce  cas  un  grand  nombre  d'espérances 
légitimes  et  respectables  sont  troublées  et  renversées  ?  N'est-il  pas 
certain,  en  tout  cas,  que  les  améliorations  ou  détérioriations,  les 


DU  DROIT  DK  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  329 

plus-values  et  les  accidents  de  toute  sorte  peuvent  susciter  des  dif- 
ficultés qui  otcnt  à  la  propriété  toute  certitude  et  la  font  dépendre 
des  décisions  des  tribunaux? 

Le  principe  du  rapport  ne  peut  être  soutenu  que  par  la  nécessité 
d'assurer  l'exécution  de  l'article  913  du  code  civil,  qui  établit  la 
réserve.  Ainsi,  tous  les  inconvénients,  tous  les  maux  qui  naissent 
du  rapport,  l'incertitude  des  propriétés,  les  procès,  les  troubles 
domestiques  qui  en  résultent,  sont  imputables  à  la  réserve.  Voyons 
maintenant  ce  qu'elle  vaut  par  elle-même. 

Les  dispositions  du  code  civil  qui  ont  établi  la  réserve  sont  évi- 
demment fondées  sur  l'idée  très-ancienne  de  la  propriété  collective 
du  clan  ou  de  la  tribu,  de  la  quasi  copropriété  des  fils  dans  le  droit 
romain.  Cette  idée  se  rattache  à  un  arrangement  économique  et 
politique  fixe,  dans  lequel  une  famille  ne  peut  être  déclassée  sans 
désordre.  Est-ce  l'arrangement  social  sous  l'empire  duquel  nous 
vivons  ?  Pas  du  tout.  La  société  moderne  est  fondée  sur  le  principe 
contraire,  de  la  liberté  du  travail  et  des  échanges,  principe  d'après 
lequel  le  classement  des  personnes  et  des  biens  est  toujours  mobile 
et  se  modifie  incessamment  selon  l'impulsion  de  la  capacité  et  du 
travail  de  chacun.  L'individu  a  tout  pouvoir  d'user  et  d'aliéner  ce 
qu'il  possède  ;  la  famille  n'a  de  fixité  et  de  consistance  que  par 
l'éducation  morale  et  par  la  volonté  libre  de  ceux  qui  la  composent  : 
elle  n'est  contenue  par  nulle  autorité;  aussitôt  majeurs,  les  enfants 
deviennent  libres  et  responsables^  le  père  de  famille  est  privé  de 
tous  les  pouvoirs  que  les  arrangements  anciens  conféraient  au  père 
de  famille  romain  ou  féodal,  et  certes,  personne  ne  s'en  plaint. 

Seulement  il  faudrait  être  conséquent.  Dès  que  les  enfants  sont 
libres,  ils  sont  responsables;  le  père  de  famille  a  fini  de  remplir  ses 
devoirs  envers  eux;  il  ne  leur  doit  rien,  absolument  rien.  Voilà 
la  vérité;  mais  il  n'est  pas  facile  de  la  faire  accepter.  Pourquoi? 
Parce  que  nous  vivons  encore  sous  l'empire  d'autres  idées  de  l'an- 
tiquité, notamment  sous  celle-ci  «  que  la  propriété  foncière  est 
tout;  que  la  propriété  mobilière  est  un  accident;  que  l'une  et 
l'autre  se  transmettent,  mais  ne  s'acquièrent  pas  par  le  travail.  » 

Certainement  personne  n'ose  affirmer  de  telles  propositions,  et 
peu  de  personnes  s'en  rendent  compte.  Mais  les  idées-mères  comme 
celle-ci  se  manifestent  bien  autrement  que  par  des  affirmations 
positives  ;  elles  se  manifestent  par  les  conséquences  qu'on  en  tire, 
et  surtout  par  les  actes.  Eh  bien  !  raisonnez  un  peu  avec  les  Fran- 


330  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

çais,  et  surtout  voyez-les  agir.  Us  conviendront  que  la  richesse  naît 
du  travail,  parce  qu'il  est  de  mode  de  le  dire  et  qu'ils  ne  peuvent 
pas  établir  le  contraire  ;  mais  j,^ardez-vous  de  penser  qu'ils  le 
croient  ;  ils  croient  ce  que  croyaient  les  Romains  et  les  Grecs, 
parce  qu'ils  ne  savent  pas  plus  d'économie  polique  que  les  Romains 
et  les  Grecs. 

Mais,  pour  qui  raisonne  sérieusement,  n'est-il  pas  clair  que  la 
richesse  s'acquiert  par  le  travail  ?  L'observation  ne  montre-t-elle 
pas  un  nombre  très-grand  et  toujours  croissant  de  fortunes  faites 
par  ceux  qui  les  possèdent?  Pourquoi  donc  considérer  plus  long- 
temps comme  un  accident  irréparable  le  malheur  d'être  privé  de 
tout  ou  partie  de  la  succession  de  ses  parents?  Pourquoi  même 
compter  sur  cette  succession  ? 

N'est-il  pas  plus  utile  à  la  société  et  aux  particuliers  que  les 
jeunes  gens  comptent  sur  eux-mêmes  et  sur  eux  seuls,  sans  attendre 
d'autrui  les  moyens  de  vivre  ou  de  s'enrichir  ?  Ne  vaut-il  pas 
mieux  qu'ils  travaillent  que  de  croupir  dans  l'oisiveté  en  attendant 
et  espérant  la  mort  de  leurs  pères  ?  Sur  ce  point,  ce  me  semble,  il 
n'y  a  pas  de  discussion  possible,  et  il  est  indubitable  que  les  dispo- 
sitions mauvaises,  anti-sociales  d'un  grand  nombre  de  fils  de  fa- 
milles riches,  naissent  de  la  réserve  et  de  l'ensemble  d'idées  aux- 
quelles elle  se  rattache.  Un  des  moyens  les  plus  efficaces  de  dé- 
truire ces  préjugés  d'un  temps  de  barbarie  serait  l'abolition  de  la 
réserve. 

On  a  prononcé,  dans  la  discussion  du  Corps  législatif,  un  mot 
qui  a  produit  un  très-grand  effet,  parce  qu'il  répond*ait  à  des  sen- 
timents qui  ont  des  milliers  d'années.  «  Vous  parlez  de  la  liberté 
de  tester,  s'est  écrié  un  orateur;  ce  que  vous  voulez,  c'est  la  liberté 
d'exhérédation.  »  En  prononçant  ces  paroles  qui  ont  eu  tant  de 
succès,  l'orateur  affirmait  tout  simplement  ce  qui  était  en  question; 
il  affirmait  que  nous  vivions  sous  l'empire  du  même  arrangement 
que  les  sociétés  antiques.  En  effet,  exhérédation  suppose  héritier 
sien,  comme  disait  le  droit  romain,  c'est-à-dire  copropriétaire  de 
l'héritage.  Mais  cet  héritier  n'existe  plus,  n'a  plus  aucune  raison 
d'être  dans  l'arrangement  de  la  société.  L'enfant  majeur  n'a  aucun 
droit  à  la  succession  de  son  père,  et,  lors  même  qu'il  n'en  recevrait 
pas  un  centime,  il  ne  serait  ni  ne  pourrait  être  déshérité.  Ce  grand 
succès  oratoire  a  été  dû  à  une  de  ces  affirmations  sonores  par  les- 
quelles on  aime  tant  à  conclure  en  France  toutes  les  discussions; 


"A 


T)U  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  331 

en  lui-nirmc  il  no  sifi^nilic  absolument  rien,  puisqu'il  repose  sur 
une  idée  contradictoire  avec  rarrangemciit  actuel  de  la  société  et 
sur  un  mot  qui  n'a  plus  de  sens.  Personne  aujourd'hui  ne  peut 
être  déshérité,  parce  ({ue  personne  n'est  copropriétaire  par  droit  de 
naissance  des  biens  que  son  père  a  acquis  et  conserve. 

On  parle  assez  légèrement  des  droits  des  enfants  et  des  devoirs 
du  père  de  famille  envers  eux.  D'où  les  enfants  tireraient-ils  des 
droits  légitimes  contre  leur  père?  Ne  lui  doivent-ils  pas  l'existence, 
l'éducation?  Ont-ils  contribué  pour  quelque  chose  à  l'acquisition 
et  à  la  conservation  des  biens  qu'il  possède  ?  Nullement,  hors  le 
cas  exceptionnel  d'une  association  dans  laquelle  les  droits  réci- 
proques sont  généralement  réglés  par  un  contrat.  Le  père  est  riche, 
dit-on,  il  ne  doit  pas  laisser  tel  de  ses  enfants  ou  tous  ses  enfants 
pauvres.  Pourquoi  donc,  s'd  vous  plaît?  Est-ce  que  la  société 
souffrira  quelque  dommage  de  la  pauvreté  de  ces  enfants?  Est-ce 
que  le  père,  auquel  rien  autre  chose  que  son  travail  et  sa  vigilance 
n'assurent  le  maintien  de  sa  fortune,  peut  être  tenu  de  la  transmettre 
à  ses  enfants  ?  N'est-il  pas  exposé  à  devenir  pauvre  lui-môme  par 
le  jeu  normal  des  institutions  ?  Où  est  la  loi,  où  est  la  convenance 
morale  qui  lui  imposent  de  laisser  à  ses  enfants  précisément  la 
fonction  de  conservateur  de  capitaux  qu'il  remplit  lui-même  ?  Est- 
ce  que  la  société  n'est  plus  constituée  sur  la  liberté  du  travail,  sur 
le  concours  de  tous  à  toutes  fonctions,  sur  une  distribution  toute 
personnelle  des  rémunérations  et  des  châtiments  ?  Peu  importe 
donc  à  la  société  que  les  enfants  d'un  homme  riche  remplissent  les 
fonctions  abandonnées  aux  pauvres;  pourvu  qu'ils  remplissent  une 
fonction  quelconque,  elle  est  satisfaite  et  ne  demande  rien  de  plus. 
Elle  voit  du  môme  œil  le  millionnaire,  l'artisan  et  le  simple  ma- 
nœuvre qui  la  servent  également ,  quoique  dans  des  fonctions 
diverses.  C'est  là  ce  que  signifie,  à  moins  qu'il  n'ait  aucun  sens,  le 
principe  d'égalité. 

Ce  qui  est  plaisant,  c'est  que  ce  soient  précisément  ceux  qui  se 
donnent  pour  apôtres  spéciaux  de  l'égalité  qui  réclament  le  plus 
haut  pour  le  maintien  de  la  réserve.  Ils  trouvent  (jue  l'hérédité 
fait  aux  pauvres  une  condition  trop  dure  et  prétendent  que  les 
enfants  des  riches  doivent  faire  caste.  Quelle  étrange  contra- 
diction f 

On  a  attaqué,  et  les  lois  nouvelles  ont  détruit,  les  droits  que  les 
lois  anciennes  donnaient  au  père  de  famille  sur  les  enfants:  on  a 


332  JOUî'.NAL  DES  FlCONOMISTES. 

rompu  les  liens  qui  laisaient  de  la  famille  un  faisceau  tout  arti- 
ficiel. On  a  bien  fait  sans  doute,  mais  il  fallait  aller  jusqu'au  bout, 
si  l'on  était  mû  par  autre  chose  que  par  un  sentiment  d'insurrection 
irréfléchi;  il  fallait  affranchir  le  père  de  famille  et  ne  pas  lui  im- 
poser les  liens  de  la  réserve. 

Etrange  situation  que  celle  du  père  de  famille  dans  une  multi- 
tude de  circonstances  ?  C'est  lui  qui  a  formé  sa  fortune  par  son 
travail,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose  aux  yeux  de  la  science,  c'est 
lui  qui  l'a  conservée  ;  il  peut  l'aliéner  ou  la  dissiper,  la  loi  le  lui 
permet  ;  elle  lui  permet  même  d'en  disposer  par  donation  dans  une 
certaine  mesure,  mais  au  delà,  elle  se  méfie  de  lui  ;  elle  craint  qu'il 
soit  injuste  envers  les  enfants  qu'il  a  élevés  avec  son  travail,  qui  lui 
doivent  la  vie  et  l'éducation,  et  leur  donne  des  droits  contre  lui. 
Ainsi  un  fils  ou  une  fille  auront  manqué  de  la  manière  la  plus 
grave  à  la  loi  morale  et  à  leur  père,  ils  sont  indignes  de  lui  succé- 
der ;  lui  seul  le  sait;  il  ne  peut  légalement  les  priver  de  la  réserve. 
Un  des  fils  est  riche  personnellement;  l'autre  n'a  rien  et  il  est  in- 
firme ;  le  père  de  famille  ne  pourra  laisser  à  ce  dernier  la  totalité 
de  sa  petite  fortune.  Un  des  fils  est  prodigue,  incapable  de  conserver 
des  capitaux,  faible  de  caractère  et  de  mœurs,  égoïste  ;  le  père  de 
famille  qui  a  souffert  pendant  des  années  de  ses  désordres,  qui  a 
payé  vingt  fois  ses  dettes,  ne  peut  cependant  laisser  la  totalité  de  sa 
fortune  à  un  autre  fils,  économe,  laborieux,  animé  de  l'esprit  de 
famille,  qui  pourrait  au  besoin  recueillir  le  prodigue  et  venir  à  son 
secours.  Enfin,  il  n'est  pas  impossible  qu'un  père  de  famille  riche 
ait  sur  les  richesses  des  idées  raisonnables  ;  qu'en  considérant  la 
dilapidation  des  capitaux  et  la  corruption  qui  accompagnent  de- 
puis trois  mille  ans  les  grandes  fortunes  acquises  par  héritage,  il  ne 
juge  convenable,  pour  la  conservation  de  ses  enfants  et  de  sa  fa- 
mille, de  leur  laisser  seulement  une  petite  aisance.  Nos  lois  sur  la 
réserve  ne  le  lui  permettront  pas. 

Le  droit  romain,  qui  admettait  la  copropriété,  autorisait  pourtant 
le  père  de  famille  à  exhéréder.  Il  prévoyait  même  un  cas  spécial, 
celui  dans  lequel  le  père  de  famille,  ne  voulant  pas  dire  «  mon 
fils  »,  dans  son  testament,  déshériterait  en  écrivant  :  a  le  fils  de 
ma  femme.  »  Le  droit  romain  avait  prévu  que  la  fiction  qui  attri- 
bue au  mari  les  enfants  de  sa  femme,  introduirait  dans  la  famille 
des  étrangers,  en  fraude  des  héritiers  du  sang,  et  il  laissait  en  ce 
cas  au  père  de  famille  la  ressource  de  l'exhérédation.  Notre  code 


I 


I 


DU  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  333 

civil  la  lui  refuse.  Après  avoir  imposé,  iiicmc  contre  révidence, 
au  mari  les  enfants  de  Tadultère,  il  leur  donne  des  droits  contre 
lui  par  la  reserve.  On  a  fait  cela,  dit-on,  pour  fomenter  l'esprit  de 
famille.  Qu'aurait-on  fait  si  on  avait  voulu  le  détruire?  Pouvait-on 
rendre  pire  la  condition  du  chef  et  lui  rendre  plus  enviable  celle 
de  célibataire? 

Quelle  discipline  veut-on  ([ui  existe  dans  les  familles,  si  les  lois 
donnent  des  droits  aux  enfants  contre  le  père  et  limitent  de  toutes 
parts  la  puissance  paternelle?  Non-seulement  cette  puissance  cesse 
à  la  majorité  des  enfants,  mais  il  semble  ({u'à  cette  époque  le  père 
lui-môme  tombe  en  tutelle  ;  toute  disposition  qu'il  fait  de  ses  biens 
est  contrôlée  amèrement;  on  le  censure,  on  peut  même,  avec  une 
médiocre  habileté,  le  dépouiller  en  lui  faisant  donner  un  conseil 
judiciaire;  en  tout  cas  on  l'observe,  on  lui  fait  sentir  chaque  jour 
l'impatience  avec  laquelle  on  attend  sa  mort.  Les  lois,  à  cet  égard, 
sont  mauvaises;  les  mœurs  sont  pires,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
étrange,  c'est  la  résignation  des  pères  de  famille  qui,  tout  en  souf- 
frant et  gémissant,  se  croient  tenus  par  des  devoirs  qui,  en  der- 
nière analyse,  sont  purement  imaginaires. 

Si  l'on  veut  comprendre  la  portée  morale  de  la  doctrine  exposée 
par  Paul,  d'après  laquelle  les  enfants  acquièrent  par  la  mort  de 
leur  père  la  libre  'disposition  de  leurs  biens,  il  faut  se  rappeler  le  té- 
moignage de  l'historien  qui  constate  que  les  proscrits  reçurent  sou- 
vent asile  et  secours  des  esclaves,  des  afïranchis,  des  clients,  jamais 
de  leurs  enfants.  Le  langage  courant  fournit  chez  nous  un  témoi- 
gnage analogue.  Avant  la  réserve,  la  mort  du  père  était  une  expec- 
tative; depuis  la  réserve,  elle  est  une  espérance.  La  nuance  qui 
existe  entre  les  deux  mots  est  légère,  mais  significative. 

Au  point  de  vue  économique,  la  réserve,  avec  le  cortège  que  lui 
font  les  lois  et  les  moeurs,  n'exerce  pas  une  influence  moins  fâ- 
cheuse. Elle  éloigne  le  père  de  famille  du  travail ,  toutes  les 
fois  que  les  dispositions  établies  par  la  loi  sont  contraires  à  ses 
vœux  personnels.  A  quoi  bon  acquérir  une  fortune  plus  grande, 
si,  ayant  ce  qu'on  estime  nécessaire,  on  ne  peut  faire  de  ses  biens 
l'usage  que  l'on  voudrait?  Est-on  par  trop  opprimé  par  la  loi?  On 
cherche  à  l'éluder  par  des  combinaisons,  telles  que  la  rente  viagère, 
les  ventes  fictives,  les  emprunts  simulés;  on  dénature  ses  biens; 
toutes  choses  préjudiciables  à  la  production,  et  dont  la  morale 
souffre  presque  toujours. 


334  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Oïl  peut  dire,  en  un  mot,  que  les  avantages  économiques  du 
droit  de  tester  sont  diminués  de  tout  ce  qui  est  enlevé  à  ce  droit  par 
les  dispositions  qui  établissent  la  réserve. 

III 

OBJECTIONS    CONTRE    l'abOLITION    DE    LÀ    RÉSERVlg, 

Maintenant  que  nous  avons  étudié  en  principe  et  en  lui-même 
le  droit  de  tester  et  la  limitation  qui  lui  est  imposée  par  la  ré- 
serve, venons  à  ce  qu'on  appelle  la  discussion  pratique  de  la  ques- 
tion, à  l'examen  des  passions  et  des  opinions  régnantes  sur  cette 
matière. 

Trois  objections  principales  s'élèvent  contre  la  proposition  d'a- 
bolir la  réserve,  savoir  : 

!«  La  réserve  fait  partie  de  l'héritage  de  la  Révolution  et  doit 
être  défendue  contre  ceux  qui  veulent  restaurer  l'ancien  régime; 
elle  favorise  le  morcellement  de  la  propriété;  d'ailleurs,  le  code 
civil  est  une  arche  sainte  à  laquelle  il  ne  faut  pas  toucher; 

2°  Si  la  réserve  était  abolie,  on  verrait  aussitôt  reparaître  le 
droit  d'aînesse  et  reconstituer  les  grandes  propriétés; 

3®  Si  la  réserve  était  abolie,  on  profiterait  de  la  liberté  de  tester 
pour  livrer  des  biens  immenses  au  clergé  et  aux  corporations  re- 
ligieuses. 

Voilà  les  trois  motifs  que  l'on  invoque  ou  que  l'on  sous-en- 
tend  en  faveur  de  la  réserve.  Il  est  juste  d'ajouter  que  pres-^ 
que  tous  ceux  qui  en  demandent  l'abolition  espèrent  justement 
ce  que' craignent  les  partisans  de  la  réserve.  Ils  se  proposent  de 
détruire,  autant  qu'il  est  en  eux,  l'œuvre  de  la  Révolution,  et  ne 
seraient  pas  fâchés  de  faire  quelques  pas  vers  l'ancien  régime. 
Au  fonds,  par  conséquent,  les  appréciations  des  partisans  et  des 
adversaires  de  la  réserve,  sur  les  effets  probables  de  son  abolition, 
sont  les  mêmes.  Ils  ne  diffèrent  qu'en  cela,  que  ce  que  les  uns 
craignent,  les  autres  le  désirent. 

Nous  croyons,  quant  à  nous,  qu'il  y  a  beaucoup  d'illusions  dans 
ces  espérances  et  dans  ces  craintes. 

Il  est  très-vrai  que  la  réserve,  bien  qu'elle  existât  dans  plusieurs 
coutumes,  de  temps  immémorial,  est  un  héritage  de  la  Révolu- 
tion; mais  tout  ce  qui  nous  vient  de  la  Révolution  est-il  sacré  et 
au-dessus  de  l'examen?  Nous  ne   le  pensons  pas.  Quelle  que  soit 


DU  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  335 

notre  sympathie  pour  l'œuvre  de  cette  épo([ue  li(''roï((ue,  nous  de- 
vons reconnaître  (lue  de  grandes  erreurs  ont  été  commises.  En  ma- 
tière de  succession,  par  exemple,  ce  fut  une  erreur  de  prétendre, 
après  avoir  généralisé  l'égalité  des  partages,  l'imposer  en  suppri- 
mant le  droit  de  tester.  Ce  fut  une  erreur  plus  grande  encore 
de  vouloir ,  parce  qu'un  certain  nombre  de  pères  de  famille 
avaient  puni  par  leur  testament  ceux  de  leurs  enfants  qui  avaient 
pris  parti  pour  la  Révolution,  donner  un  effet  rétroactif  de  quatre 
ans  à  légalité  forcée  des  partages.  Il  faut  savoir  faire,  dans  la 
Révolution,  la  part  des  colères  et  des  emportements  de  la  lutte,  et 
reconnaître  leurs  tristes  effets.  Comment  comprendre  autrement 
que  la  Révolution,  servie  avec  une  entière  abnégation  et  un  dé- 
vouement absolu  par  des  millions  d'hommes  d'une  incomparable 
vaillance,  ait  en  grande  partie  échoué,  tandis  que  l'ancien  régime, 
repoussé  par  les  malédictions  de  la  France  entière,  a  été  restauré 
pièce  à  pièce  et  subsiste  encore  en  quelque  sorte  ?  Ces  erreurs, 
il  faut  tâcher  de  les  reconnaître  et  de  les  réparer  ;  il  faut  conti- 
nuer l'œuvre  de  nos  pères  en  tirant  les  conséquences  rationnelles 
des  principes  vitaux  qu'ils  ont  proclamés,  au  lieu  de  répéter  servi- 
lement ce  qu'ils  ont  dit. 

Eh  bien  !  le  grand  principe  de  la  Révolution,  c'est  sans  contredit 
la  liberté  du  travail  et  des  échanges,  la  plénitude  de  la  propriété 
individuelle,  la  mise  au  concours,  sous  l'empire  de  ce  principe, 
de  toutes  les  fonctions  entre  tous  les  hommes.  Là  est  la  réalisa- 
tion pratique  de  la  grande  devise  dont  la  liberté  et  l'égalité  sont 
les  deux  premiers  termes.  Nous  croyons  avoir  démontré  que  la  ré- 
serve et  tout  le  cortège  des  idées  qui  la  soutiennent  étaient  con- 
traires à  ces  principes. 

Quant  au  code  civil,  il  ne  saurait  nous  inspirer  nulle  supersti- 
tion. Il  n'a  évidemment  nulle  valeur  doctrinale;  c'est  une  transac- 
tion faite  à  propos  entre  des  partis  fatigués  de  lutter  et  incapables 
de  s'entendre.  Rien  de  plus.  Quelle  pouvait  être  la  portée  d'esprit 
de  ses  rédacteurs,  lorsqu'ils  ont  dit  que  la  propriété  était  le  droit 
d'user  et  d'abuser,  et  lorsque,  à  propos  du  droit  de  tester,  ils  ont 
qualifié  les  dispositions  du  testateur  de  libéralités  ?  Qu'on  leur  laisse 
la  réputation  de  praticiens  distingués,  soit  !  mais  qu'on  se  garde 
d'avoir  pour  eux  et  leur  mémoire  des  prétentions  plus  élevées  f 

Ne  nous  arrêtons  pas  davantage  à  une  opinion  plusieurs  fois  citée 
de  Napoléon,  qui  croyait  que  le  code  civil  émietterait  les  fortunes 


336  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

particulières  au  point  de  ne  laisser  debout  que  les  fortunes  obtenues 
de  la  faveur  du  gouvernement.  En  exprimant  cette  opinion,  il  a 
prouvé  seulement  que  ses  idées  ne  dépassaient  pas  l'horizon  an- 
tique. Une  courte  expérience  a  suffi  pour  montrer  que  l'égalité  des 
partages  ne  renversait  pas  les  fortunes  appuyées  sur  les  qualités 
morales  des  possesseurs,  et  que  les  majorats  môme  ne  conservaient 
pas  les  fortunes  obtenues  de  la  faveur,  lorsqu'elles  n'étaient  pas 
soutenues  par  certaines  qualités  morales. 

Les  législateurs  de  la  Révolution  avaient  jugé  mauvaises  les  idées 
de  leurs  contemporains  en  faveur  du  droit  d'aînesse  et  voulu  em- 
pêcher que  ces  idées  prévalussent  dans  la  plupart  des  testaments. 
C'est  dans  ce  but  qu'ils  supprimèrent  le  droit  de  tester,  et  c'est 
dans  ce  but  qu'il  a  été  limité  par  l'établissement  de  la  réserve. 
Voyons  donc  un  peu  la  valeur  de  ce  droit  d'aînesse,  qui  suscite  en- 
core tant  de  craintes  et  d'espérances. 

Ce  droit,  dont  l'origine  remonte  à  l'époque  des  tribus  aryennes 
et  se  rattache  aux  croyances  religieuses  les  plus  anciennes,  avait 
reparu  sous  la  féodalité,  pour  assurer  le  bon  service  du  fief.  Qu'était 
le  fief?  La  station  d'une  compagnie  de  soldats  commandée  par  un 
seul  chef.  Quel  était  ce  chef?  L'aîné  des  agnats  du  chef  précédent. 
La  fonction  ne  pouvant  être  divisée,  le  revenu  du  fief,  qui  consti- 
tuait les  appointements  du  fonctionnaire,  ne  pouvait  pas  l'être.  Rien 
de  plus  logique  et  de  plus  rationnel  ;  seulement  il  ne  s'agissait 
pas  de  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  une  propriété,  née  du 
travail  et  constituée  dans  un  intérêt  purement  économique  ;  il 
s'agissait  d'une  propriété  bénéficiaire,  détachée  du  domaine  public, 
liée  à  des  fonctions  et  à  des  charges  militaires.  Voilà  pourquoi  le 
droit  d'aînesse  était  le  droit  commun  des  successions  nobles. 

Lors  de  la  décadence  de  la  société  féodale,  quand  on  en  vint  à 
confondre  la  propriété  des  fiefs  avec  la  propriété  ordinaire,  on 
s'imagina  que  le  droit  d  aînesse  était  un  moyen  de  «soutenir  l'éclat 
des  familles.  »  On  cherchait,  dans  chaque  famille,  à  accumuler  le 
plus  de  richesses  que  Ton  pouvait  dans  les  mains  d'un  seul  de  ses 
membres,  afin  d'élever  le  plus  haut  possible  dans  la  société  la 
gloire  du  nom  commun  et  d'en  faire  porter  le  lustre  sur  tous  les 
membres  de  la  famille. 

Ces  rêves  ambitieux  se  réalisaient-ils  ?  Rarement.  Grâce  aux  idées 
étranges  qui  régnaient  et  qui  régnent  encore  au  sujet  de  la  pro- 
priété, l'aîné  se  croyait  né  pour  jouir  et  dépenser;  il  sélevait, 


DU  DRUIT  I)K  TKSTER  ET  DK  SES  LIMITES.  337 

vivait  et  agissait  eu  consiuiueiicc  et  dcpensait  lo  plus  souvent  son 
patrimoine,  de  telle  manière  ([u'au  lieu  d'élever  la  ^doire  de  la  fa- 
mille, il  la  précipitait  dans  l'oubli,  à  moins  qu'elle  ne  lut  relevée, 
comme  il  arrivait  souvent,  par  les  efforts  et  l'abnégation  des  cadets. 
Ces  résultats  du  droit  d'aînesse  étaient  particulièrement  sensibles 
dans  les  iamilles  roturières,  là  où  la  coutume  l'avait  établi.  Les 
familles  nobles  se  maintenaient  un  peu  mieux,  grâce  à  des  elforts 
plus  grands  et  à  une  législation  compliquée  qui  les  laissait  proprié- 
taires, lorsqu'ils  auraient  dû  cesser  de  l'être,  et  qui  a  disparu  sans 
retour  dans  la  Révolution. 

Aujourd'hui,  avec  l'ensemble  de  nos  lois,  faire  un  aîné  serait-d 
le  meilleur  moyen  de  conserver  et  d'élever  une  famille  ?  Nous  ne 
le  croyons  pas.  Ce  serait  peut-être  un  moyen  excellent  pour  la  dé- 
truire, au  moins  quant  à  l'aîné.  Mais  si  ce  moyen  était  efficace, 
quel  intérêt  la  société  aurait-elle  à  s'y  opposer  ? 

On  a  dit  que  la  faculté  de  faire  un  aîné  préviendrait  le  morcelle- 
ment des  patrimoines  de  paysans  propriétaires,  et  on  a  proposé  ou 
combattu  à  ce  point  de  vue  la  liberté  de  tester.  Mais  qui  ne  voit 
que  le  morcellement  ou  la  concentration  se  régleront  à  la  longue 
sur  la  culture  plutôt  que  sur  la  loi  de  succession  ?  Dans  les  lois  rela- 
tives aux  successions  et  testaments,  ce  qu'il  faut  considérer,  ce  sont 
les  personnes  et  non  pas  les  choses.  Les  erreurs  qui  amènent  le 
morcellement  tiennent  aux  idées  fausses  que  l'on  se  fait  au  sujet  de 
la  propriété  foncière  et  nullement  à  la  législation. 

On  craint  la  concentration  des  fortunes,  c'est  convenu;  pour-  . 
quoi  ?  On  serait  bien  embarrassé  de  le  dire.  Qu'on  la  craignit  chez 
les  anciens  et  au  moyen  âge,  où  qui  n'avait  pas  de  terres  n'avait 
rien,  et  n'était  propre  à  rien,  on  le  comprend;  mais  aujourd'hui 
tout  est  changé.  Le  commerce,  l'industrie  opèrent  des  concentra- 
tions qui  auraient  effrayé  tous  les  Lycurgue  de  l'antiquité,  et  per- 
sonne n'y  prend  garde,  parce  qu'elles  ne  présentent  nul  inconvé- 
nient. La  Bourse  opère  des  concentrations  plus  énormes  encore  et 
surtout  plus  fâcheuses,  et  c'est  à  peine  si  on  s'en  aperçoit.  C'est 
que  la  voie  de  la  fortune  n'est  pas  fermée,  comme  dans  l'antiquité  ; 
elle  reste  ouverte  et  libre  ;  on  s'y  précipite  et  on  ne  prend  pas 
môme  souci  des  capitaux  accumulés  par  quelques-uns.  En  fait,  la 
concentration  des  fortunes  n'est  qu'un  vain  épouvantail,  tant  que 
le  travail  reste  libre  et  la  terre  librement  aliénable. 
Si  les  familles  avaient,  comme  on  le  suppose  depuis  quatre-vingts 


338  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

ans,  la  manie  de  faire  un  aîné,  je  ne  vois  pas  au  nom  de  quel  droit 
ou  même  de  quel  intérêt  social,  on  prétendait  les  empêcher  de  se 
donner  cette  satisfaction.  Si  Texpérience  était  faite,  on  verrait  bien- 
tôt que  faire  un  aîné  n'est  pas  le  moyen  d'atteindre  le  but  orgueil- 
leux qu'on  se  propose. 

En  Angleterre,  le  droit  d'aînesse  a  été  importé  avec  la  coutume 
de  Normandie,  ce  qui  n'empêche  pas  de  dire  qu'il  existe  par  l'in- 
clination propre  à  la  race  anglo-saxonne.  Quels  ont  été  les  effets 
de  ce  droit  appliqué,  non,  comme  en  France,  dans  une  classe  ou 
dans  quelques  provinces,  mais  à  peu  près  partout.  Les  aînés  ont-ils 
mieux  perpétué  les  familles  qu'en  France?  Nullement.  Le  droit 
d'aînesse  a  présenté  l'avantage  signalé  par  Johnson,  de  faire  «  qu'il 
n'y  ait  qu'un  imbécile  par  famille.  »  Ce  droit  a  été  utile...  aux  ca- 
dets, en  leur  apprenant  à  ne  compter  que  sur  eux-mêmes  et  à  n'at- 
tendre leur  fortune  que  du  travail,  ce  qui  a  été  favorable  à  la  pro-* 
duction  et  avantageux  à  la  société. 

Au  fond,  la  passion  de  faire  un  aîné  n'est  pas  dangereuse  au 
point  de  mettre  en  péril  l'ordre  social.  Mais  cette  passion  existe-t- 
elle  en  France  ?  Est-elle  générale  ?  On  pourrait  en  juger  par  l'usage 
que  l'on  fait  du  peu  de  liberté  de  tester  qui  reste  au  père  de  famille 
français.  Une  enquête  sur  ce  point  serait  curieuse  ;  elle  donnerait 
probablement  des  résultats  très-différents  selon  les  localités;  mais 
en  somme,  nous  croyons  qu'elle  montrerait  une  disposition  géné- 
rale à  l'égalité  de  partage.  Quant  aux  anciens  pays  de  droit  écrit, 
il  n'y  a  nul  doute,  on  n'y  fait  guère  de  testament  que  pour  récom- 
penser de  vieux  serviteurs  ou  des  services  notables  auxquels  la 
quotité  disponible  suffit  amplement,  ou  bien  on  établit  entre  les 
enfants  des  préféi'ences  motivées  par  des  causes  graves,  mais  on  ne 
songe  que  bien  rarement  à  faire  un  aîné. 

Quelles  que  fussent,  du  reste,  les  dispositions  des  familles,  nous 
croyons  que  l'abolition  de  la  réserve  ne  pourrait  être  qu'une  amé- 
lioration de  l'état  actuel.  On  peut  se  tromper  en  faisant  un  aîné  ; 
mais  cette  erreur  même  est  l'exagération  d'un  noble  sentiment,  ce- 
lui de  l'ambition  de  famille  qui  porte  la  pensée  de  l'homme  vers 
un  long  avenir  et  lui  impose  des  obligations  sévères.  Un  tel  sen- 
timent, même  lorsqu'il  s'égare,  est  préférable  à  Fabjection  dont 
nous  sommes  témoins,  à  ces  ambitions  qui  vont  à  peine  à  quelques 
années  et  tendent  toutes  aux  jouissances  matérielles  immédiates. 
En  étendant  la  liberté  de  tester,  on  étend  les  vues  du  testateur  et 


DU  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  339 

on  élève  son  âme,  ce  qui  est  toujours  un  bien,  tandis  qu^on  le  di- 
minue et  l'abaisse  en  restreignant  cette  liberté,  en  l'obligeant  à 
rétrécir  la  sphère  de  ses  pensées  et  de  ses  actes.  Est-on  sûr  que 
cet  effet  moral  de  la  réserve  ne  cause  pas  plus  de  mal  que  le  bon 
ordre  auquel  on  prétend  arriver  par  son  moyen  ne  produit  de  bien 
dans  l'ordre  matériel  ? 

II  est  bien  évident  qu'un  des  vices  de  notre  société  est  l'alTai- 
blissement  de  l'esprit  de  famille,  le  peu  de  souci  que  l'on  a  de  con- 
server et  d'agrandir  celle  à  laquelle  on  appartient.  Comment  ra- 
viver ce  sentiment,  si  ce  n'est  en  écartant  les  passions  soulevées 
par  la  réserve,  en  laissant  à  chacun  la  faculté  de  disposer  de  ses 
biens  à  l'heure  où  les  passions  se  calment,  où  l'on  pense  à  l'avenir, 
à  une  époque  où  l'on  ne  peut  espérer  laisser  de  soi  sur  la  terre 
autre  chose  que  son  nom  et  les  biens  qu'on  a  conservés? 

Passons  maintenant  à  l'autre  prévision  des  partisans  et  des  ad- 
versaires de  la  réserve,  à  l'excès  possible  des  donations  et  testa- 
ments en  faveur  du  clergé  et  des  corporations  religieuses. 

Il  nous  semble  qu'à  cet  égard  il  n'y  a  pas  grand'chose  à  craindre 
ou  à  espérer.  Observons  d'abord  avec  la  Bruyère  que  ceux  qui 
captent  les  testaments  au  nom  de  la  religion  s'attaquent  rarement, 
crainte  de  scandale,  à  la  ligne  directe,  et,  on  le  sait,  la  ligne 
collatérale  n'est  pas  protégée  contre  eux  par  la  réserve.  Qu'ont-ils 
besoin  d'ailleurs  de  la  liberté  de  tester,  lorsqu'ils  savent  si  bien 
s'emparer  des  personnes  riches  elles-mêmes  et  en  obtenir  avec 
un  art  admirable  à  peu  près  tout  ce  qu'ils  veulent  ?  Ils  se  ren- 
dent maîtres  des  gens  qui  ont  besoin  d'être  dominées  bien  avant 
les  dernières  heures,  et  savent  leur  inspirer  le  mépris  des  biens 
de  la  terre  et  des  dispositions  légales  assez  complètement  pour 
que  les  translations  de  propriété  aient  lieu  en  leur  faveur  par  des 
dons  de  la  main  à  la  main.  Ce  qu'ils  acquièrent  par  testament  n'est 
que  l'accessoire,  et  certes,  ils  ne  feraient  pas  effort  pour  acquérir 
aux  dépens  des  héritiers  à  réserve,  lorsque  leurs  corporations  se 
trouvent  absolument  sous  la  main  de  l'administration  publique, 
et  ne  peuvent  acquérir  ou  même  exister  que  par  sa  tolérance. 

Mais  supposons  le  pire  :  supposons  qu'un  grand  nombre  de  pères 
de  famille  soient  assez  fanatisés  pour  vouloir  sauver  leur  âme  au 
prix  de  leurs  biens  et  laisser  leurs  enfants  sans  fortune.  En  résul- 
terait-il un  grand  mal  pour  la  communauté?  Je  ne  le  crois  pas. 
Quant  aux  enfants,  nous  l'avons  déjà  remarqué,  ce  serait  pour  eux 


310  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

un  bienfait,  peu  apprécié  sans  doute,  mais  presque  toujours  réel, 
qui  leur  apprendrait  à  ne  compter  que  sur  leur  travail  et  leur 
énergie  propre  et  qui  en  ferait  certainement  des  citoyens  utiles. 
Quant  à  la  conservation  des  capitaux,  le  mal  ne  serait  pas  grand, 
puisque  les  gens  d'église  conservent  assez  bien  ce  qu'ils  ont  une 
fois  acquis. 

Reste  donc  uniquement  la  crainte  de  voir  les  gens  d'église  absor- 
ber les  fortunes  particulières  et  acquérir  tout  le  territoire  national, 
en  même  temps  qu'ils  réunissent  des  montagnes  de  titres  au  por- 
teur. Cette  crainte  nous  touche  peu,  parce  que,  lors  môme  que  tout 
ce  qui  est  prévu  se  réaliserait,  le  pays  serait  médiocrement  atteint 
dans  sa  fortune  et  conserverait  intactes  ses  forces  productives. 
Quant  à  l'influence  politique  que  les  richesses  peuvent  donner  au 
clergé,  nous  savons  qu'elle  inspire  beaucoup  d'espérances  à  quel- 
ques-uns  et   beaucoup  de  craintes  à  un  plus  grand  nombre. 
Nous  ne  partageons  ni  les  unes  ni  les  autres.  Si  la  possession  de 
grandes  richesses  donne  au  clergé  une  certaine  influence,  elle  le 
prive  d'une  influence  bien  plus  grande  et  plus  redoutable,  de  l'in- 
fluence morale.  D'ailleurs,  le  clergé  possède  déjà  tout  le  pouvoir 
que  les  richesses  peuvent  lui  donner.  Sans  aucun  doute  il  s'eff'orcera 
d'acquérir  encore  et  toujours,  mais  ces  acquisitions  deviennent 
déjà  pour  lui  un  danger,  et  ce  ne  sont  pas  les  acquisitions  qu'il 
pourrait  faire  aux  dépens  de  la  ligne  directe  qui  augmenteraient  la 
considération  dont  il  jouit.  En  dernière  analyse,  il  est  évident  que 
les  biens  des  corporations  religieuses  n'ont  aucun  des  caractères 
qui  rendent  sacrée  en  quelque  sorte  la  propriété  privée,  et  que  le 
égislateur  a  le  droit,  comme  le  pouvoir,  de  mettre  ordre  à  ce  que 
leur  excroissance  ne  vienne  pas  troubler  les  arrangements  sociaux. 
Il  serait  temps,  ce  nous  semble,  d'en  finir  avec  cet  épouvantail 
des  influences  cléricales  que  l'on  oppose  sans  cesse  à  la  liberté,  soit 
en  matière  de  testaments,  soit  en  matière  d'instruction  publique, 
soit  en  quelques  autres.  La  liberté,  après  tout,  est  le  principe  et  le 
droit  ;  si  des  influences  illégitimes  se  placent  entre  nous  et  le  droit, 
il  faut  les  écarter  directement,  au  lieu  de  tenir  les  peuples  dans  un 
état  de  tutelle  qui  ne  leur  permet  pas  de  développer  leurs  forces 
morales.  Qu'on  s'élève  contre  l'inégalité  que  les  lois,  l'opinion,  les 
habitudes  et  les  mœurs  établissent  entre  les  associations  cléricales 
et  les  associations  laïques,  entre  la  presse  cléricale  et  la  presse 
laïque,  entre  la  prédication  cléricale  et  la  prédication  laïque,  à  la 


DU  DROIT  DK  TESTKR  Kï  DK  SES  LIMITES.  311 

bomio  heure  :  on  ira  au  but.  Qu'on  se  plai^nic  de  voir  les  cléricaux 
en  possession  d'une  multitude  de  libertés  (jui  manquent  aux  laïques, 
de  voir  les  tracasseries  administratives  épargnées  aux  premiers  et 
prodiguées  aux  seconds,  on  aura  raison.  Mais  s'attaquer  à  la  li- 
berté, c'est  faire  fausse  route  et  tourner  le  dos  au  but  même  vers 
lequel  il  s'agit  de  marcher  ;  car  les  restrictions  imposées  à  la  libert»^ 
dans  le  droit  commun  n'arrêtent  pas  le  moins  du  monde  les  em~ 
piétements  du  clergé  et  les  favorisent  au  contraire  en  rendant  les 
peuples  plus  apathiques,  plus  passifs,  plus  étrangers  aux  longues 
pensées. 

En  ce  qui  touche  à  l'influence  que  les  richesses  et  les  moyens 
matériels  peuvent  donner  au  clergé,  nous  croyons  être  arrivés  à  ce 
point  de  ne  risquer  plus  rien,  parce  que  nous  n'avons  plus  rien  à 
perdre.  Mais  nous  avons  à  acquérir  de  l'énergie  morale  et  écono- 
mique, des  lumières,  du  jugement,  et  tout  cela  ne  s'acquiert  pas 
par  des  restrictions  ;  cela  s'acquiert  par  le  développement  libre  de 
toutes  nos  facultés. 

Lorsqu'on  nous  représente  les  pères  de  famille  français  comme 
tout  disposés  à  donner  leur  bien  à  des  étrangers  aux  dépens  de 
leurs  enfants  ou  à  établir  le  droit  d'aînesse,  nous  croyons  que  l'on 
commet  une  grosse  erreur  d'appréciation ,  et  que,  dans  le  plus 
grand  nombre  des  cas,  les  pères  de  famille  veulent  que  leurs  biens 
passent  à  leurs  enfants  et  soient  partagés  entre  eux  par  portions 
égales.  S'ils  ont  une  superstition,  c'est  plutôt  celle  de  l'égalité  que 
toute  autre.  Mais  quoi  qu'il  en  soit,  quelles  que  soient  sur  ce  point 
les  opinions  et  dispositions  des  pères  de  famille,  nous  croyons  que 
le  législateur  doit  les  respecter,  afin  de  permettre  à  leurs  facultés  de 
se  développer  et  qu'il  ne  convient  nullement  de  les  mettre  en  tu- 
telle, au  nom  d'une  sagesse  supérieure  dont  l'existence  est  très- 
contestable.  Je  me  défie  d'une  loi  qui  prétend  enseigner  et  imposer 
aux  pères  et  mères  l'amour  paternel. 

IV 

CONCLUSION  5 

Les  considérations  qui  précèdent  peuvent  se  résumer  en  peu  de 
mots. 

En  établissant  le  droit  de  tester,  le  législateur  a  délégué  aux  pro- 
priétaires le  soin  de  disposer  après  leur  mort  des  capitaux  qu'ils 


342  JOURNAL^:DKS  ECONOMISTES, 

laisseront.  Le  droit  de  tester  investit  le  testateur  d'une  véritable 
magistrature  qu'il  doit  exercer  dans  l'intérêt  public. 

Le  droit  de  tester  est  favorable  au  bon  ordre  et  à  la  production 
en  ce  sens  surtout  qu'il  étend  et  complète  le  droit  de  propriété, 
intéresse  davantage  le  propriétaire  à  conserver  et  à  acquérir,  en 
même  temps  qu'il  étend  ses  pensées  vers  un  avenir  plus  long  et 
les  élève  dans  une  région  plus  haute.  Le  législateur  a  pensé  en 
outre  que  la  meilleure  règle  générale  de  succession  ne  pouvant  être 
bonne  dans  tous  les  cas,  il  y  avait  avantage  à  laisser  au  père  de  fa- 
mille le  soin  de  la  modifier,  de  la  rectifier  et  de  l'annuler  au  be- 
soin. Il  est  naturel  de  supposer  que  celui  qui  fonde  et  soutient 
une  famille  est  le  plus  intéressé  à  travailler  à  sa  conservation  et 
à  son  agrandissement.  L'intérêt  de  cette  conservation  peut  en 
certains  cas  exiger  le  partage  inégal,  et  dans  d'autres,  l'exclusion 
totale  ou  presque  totale  des  enfants  de  la  succession  du  père. 

En  tout  cas,  le  droit  de  tester  est  constitué  pour  développer  les 
facultés  et  l'énergie  du  père  de  famille  et  nullement  pour  conserver 
la  famille  dans  tel  ou  tel  état  de  richesse.  Encore  moins  est-il  des- 
tiné à  faire  que  les  enfants,  quels  que  soient  leur  caractère  et  leur 
conduite,  aient  des  droits  contre  leurs  pères.  La  société  n'a  aucun 
intérêt  à  ce  que  des  jeunes  gens  soient  riches  pour  s'être  donné  la 
peine  de  naître  ;  elle  a  plutôt  un  intérêt  contraire,  et  si  elle  établit 
et  conserve  l'hérédité  dans  les  familles  riches,  c'est  plutôt  en  consi- 
dération des  pères  que  des  enfants,  afin  d'encourager  les  créateurs 
et  conservateurs  de  capitaux  et  nullement  pour  favoriser  d'inutiles 
consommateurs.  Si  l'on  ne  considérait  que  les  enfants,  on  pour- 
rait invoquer  des  arguments  bien  forts,  même  contre  l'hérédité. 

La  société,  étant  fondée  sur  la  liberté  du  travail,  la  responsabilité 
^u  majeur  et  le  concours  de  tous  à  toutes  fonctions,  n'a  nul  motif 
de  vouloir  que  les  fils  de  famille  continuent  la  fonction  de  leurs 
pères  comme  administrateurs  et  conservateurs  de  capitaux.  Il  lui 
suffit  que  ces  enfants  soient  en  état  de  vivre  sous  leur  responsabilité 
propre,  en  exerçant  une  fonction  quelconque.  Elle  n'a  nul  intérêt 
à  ce  que  les  fonctions  de  riche  soient  attribuées,  en  dehors  des  con- 
ditions ordinaires  du  concours,  à  Pierre  plutôt  qu'à  Paul.  Elle  a 
intérêt  à  conserver  les  capitaux  et  doit  croire  que  celui  qui  les 
a  conservés  sous  l'empire  de  la  concurrence  et  qui  bien  souvent 
ne  laisse  après  lui  sur  la  terre  d'autre  souvenir  que  ces  capitaux, 
saura  mieux  que  personne  pourvoir  à  leur  conservation. 


DU  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  343 

Lors  nicmc  (jiie  les  testateurs  se  tromperaient  dans  leurs  prévi- 
sions et  eniploieraicntdes  moyens  peu  judicieux  pour  conserver  leurs 
fortunes  et  leurs  iamilles,  la  société  n'en  soullrirait  ({u'un  faible 
préjudice,  amplement  compensé  par  le  développement  des  facul- 
tés et  des  efforts  du  père  de  famille.  11  vaut  mieux  que  nos 
projets  embrassent  un  avenir  lointain  et  s'y  éfi^arent,  que  de  les  voir 
réduits  et  renfermés  par  la  loi  dans  un  espace  trop  étroit. 

Les  dispositions  législatives  qui  établissent  la  réserve  sont  donc 
mauvaises.  Elles  sont  fondées  sur  cette  idée  fausse,  que  les  enfants 
doivent  être  maintenus  dans  la  fonction  et  la  caste  de  leur  père. 
Elles  détruisent  l'autorité  du  père  de  famille  et  limitent  son  droit 
de  propriété  de  la  manière  la  plus  injurieuse;  elles  élèvent  ses 
enfants  contre  lui  en  leur  montrant  que  la  loi  se  délie  de  son  affec- 
tion à  leur  égard;  elle  les  corrompt  en  leur  assurant  des  espérances 
réalisables  à  la  mort  de  leur  père,  en  les  habituant  à  compter  pour 
vivre  sur  ces  espérances  et  non  sur  le  travail,  en  les  portant  à  l'oi- 
siveté. La  réserve  rend  la  position  du  père  de  famille  pire  que  celle 
du  célibataire;  celui-ci  peut  disposer  librement  de  ses  biens  ;  per- 
sonne ne  prétend  en  être  copropriétaire  et  y  avoir  un  droit  quel- 
conque, tandis  que  le  père  de  famille  est  assujetti  en  quelque  sorte 
à  ses  enfants  et  à  ceux  que  sa  femme  peut  introduire  du  dehors  et 
lui  imposer.  La  situation  que  la  réserve  fait  au  père  de  famille  peut 
être  telle  qu'il  se  fasse  naturaliser  Anglais  uniquement  pour  con- 
quérir la  liberté  de  tester.  Cela  s'est  vu  et  atteste  hautement  la  vio- 
lence qu'exerce  le  système  de  la  réserve. 

Il  y  a  donc  des  motifs  très-sérieux  pour  abolir  la  réserve,  mais 
on  oppose  à  cette  abolition  l'état  de  l'opinion  et  les  dangers  d'un 
retour  à  l'ancien  régime.  L'état  de  l'opinion  importe  beaucoup 
quand  il  s'agit  d'imposer  des  obligations  et  des  restrictions;  il  im- 
porte moins  quand  il  s'agit  d'ajouter  à  la  liberté.  En  abolissant  la 
réserve,  on  ne  forcerait  personne  à  s'écarter  de  Tliérédité  et  du 
partage  égal;  les  pères  de  famille  qui  croiraient  aux  droits  que 
l'opinion  confère  à  leurs  enfants  pourraient  tout  à  leur  aise  res- 
pecter ces  droits  ;  nul  ne  les  forcerait  à  tester,  ni  à  tester  de  telle 
manière.  Seulement,  s'ils  croyaient  avoir  des  motifs  sérielix  de 
disposer  de  leurs  biens  par  donation  ou  testament,  ils  en  auraient 
le  pouvoir.  Qui  en  souffrirait  ?  Quel  droit  légitime  serait  atteint  ? 

Quant  aux  craintes  et  aux  espérances  d'un  retour  à  l'ancien  ré- 
gime, nous  voudrions  bien  que  ceux  qui  les  conçoivent,  sous  l'em- 


344  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

pire  d'une  antipathie  ou  d'une  sympatliie  assez  peu  réfléchies , 
méditassent  un  instant  sur  des  considérations  fort  simples.  L'ancien 
régime  existait  dans  toute  sa  force,  avec  un  cortège  de  corpora- 
tions, de  privilèges  et  de  substitutions  que  personne  ne  songe  à 
rétablir;  il  avait  la  possession,  l'autorité  d'une  tradition  dix  fois 
séculaire,  de  longues  habitudes  transmises  de  génération  en  géné- 
ration. Cependant  l'ancien  régime  a  été  renversé  en  peu  de  temps, 
sur  la  demande  de  tout  le  monde,  y  compris  le  roi,  la  noblesse  et 
le  clergé.  Depuis  la  Révolution,  tous  les  gouvernements  qui  se  sont 
succédé  en  France  ont  travaillé  à  le  reconstituer  avec  une  ténacité 
incomparable;  ils  ont  été  favorisés  dans  cette  tentative  par  les 
écrivains,  par  les  préjugés  des  classes  dominantes,  par  l'apathie  et 
l'abandon  de  l'opinion.  Eh  bien  !  avec  le  concours  de  tant  d'élé- 
ments de  succès,  après  avoir  dirigé  vers  ce  but  presque  toutes  les 
forces  volontaires  de  la  nation,  qu'a-t-on  obtenu?  Tout  simplement 
la  résurrection  de  la  machine  administrative  et  de  l'autorité  exor- 
bitante du  pouvoir  central,  et  ce  résultat,  toujours  mal  assuré,  a 
été  acheté  au  prix  de  cinq  changements  violents  de  pouvoir! 
Peut-on  croire,  lorsqu'on  réfléchit  à  cela,  qu'il  soit  si  facile  qu'on  le 
craint  et  qu'on  l'espère  de  rétablir  l'ancien  régime?  Croit-on  qu'il 
serait  rétabli,  lors  même  que  tous  les  pères  de  famille  feraient  un 
aîné  ou  donneraient  leurs  biens  au  clergé  ?  Ce  serait  une  grande 
illusion. 

Il  n'y  a  du  reste  qu'un  moyen  d'en  finir  avec  ces  mirages  de  l'an- 
cien régime  :  c'est  de  dégager  et  de  mettre  en  action  les  principes 
de  la  société  moderne,  la  liberté  du  travail,  la  plénitude  de  la  pro- 
priété individuelle,  l'égale  admission  de  tous  au  concours  pour 
toutes  les  fonctions.  Contenir  et  enchaîner  l'action  de  ces  prin- 
cipes, c'est,  au  contraire,  rester  autant  qu'il  est  possible  dans  un 
ordre  d'idées  qui  trouble  la  société  moderne,  dans  les  idées  de 
l'ancien  régime  :  c'est  paralyser  les  intérêts  et  les  sentiments  qui 
doivent  effacer  à  jamais  ces  idées. 

Certes,  il  n'est  pas  besoin  d'être  un  grand  observateur  pour  voir 
que  chez  nous  la  constitution  et  l'esprit  de  famille  laissent  beau- 
coup à  désirer.  Nous  ne  reconnaissons  plus  la  constitution  de  la 
famille  de  l'ancien  régime,  et  nous  répugnons  à  accepter  celle  qui 
est  une  conséquence  du  régime  nouveau.  En  attendant,  nous  res- 
tons à  mi-chemin,  avec  des  lois  et  des  idées  contradictoires,  un  état 
provisoire  douloureux  pour  tout  le  monde  et  qui  ne  peut  durer. 


DU  DROIT  DE  TESTER  ET  DE  SES  LIMITES.  345 

Pourquoi  vouloir  y  persister  par  une  obstination  routinière,  contre 
l'expérience  et  le  raisonnement  ? 

Nous  croyons  la  laniille  moderne  appelée  à  une  haute  destinée, 
nous  croyons  qu'elle  ne  sera  ni  moins  soucieuse  de  sa  conserva- 
tion, de  son  airrandissement  et  de  sa  gloire  que  la  famille  antique, 
mais  elle  marchera  au  but  par  d'autres  voies.  La  famille  antique 
aimait  les  moyens  matériels  et  se  préparait  avec  soin  des  béquilles 
pour  soutenir  sa  marche  et  son  existence;  la  famille  moderne, 
appelée  à  vivre  dans  les  luttes  de  la  concurrence,  s'attachera  plu- 
tôt à  préparer  ses  membres  au  combat  et  à  laction;  elle  comprendra 
que  sa  prospérité  et  même  son  existence  sont  attachées  à  la  con- 
dition de  déployer  constamment,  de  génération  en  génération,  sans 
lacune,  l'énergie  morale  et  intellectuelle  qui  est  le  seul  titre  véri- 
table à  la  grandeur  et  à  la  richesse.  Elle  reconnaîtra,  que  dans  une 
société  qui  veut  l'égalité  dans  le  concours  et  la  plénitude  de  la 
propriété  personnelle,  sans  suspension  du  droit  d'aliéner,  toutes 
les  béquilles  de  l'ancien  régime  sont  inutiles  et  ne  servent  qu'à  pré- 
parer des  chutes.  Mais  la  famille  moderne  n'aura  conscience  d'elle- 
même,  et  de  ses  droits,  et  de  sa  force,  que  lorsqu'elle  sera  dégagée 
de  la  réserve  et  des  idées  antiques  de  caste,  sur  lesquelles  la  réserve 
est  fondée.  Car  la  première  condition  de  prospérité  de  la  famille 
moderne,  c'est  que  ses  membres,  en  se  sentant  attachés  les  uns  aux 
autres  par  le  nom,  l'éducation  et  des  intérêts  moraux  communs, 
se  sentent  en  même  temps  indépendants  les  uns  des  autres,  et  con- 
courent au  but  commun  librement,  avec  toutes  les  forces  de  Cha- 
cun. Comment  pourraient-ils  penser  et  agir  ainsi  dans  les  chaînes 
de  solidarité  qu'établit  la  réserve? 

Il  convient  donc  d'abolir  la  réserve.  Les  intérêts  de  la  produc- 
tion, les  intérêts  du  bon  ordre,  de  la  conservation  et  de  l'accrois- 
sement des  familles  l'exigent  également.  L'abolition  de  la  réserve 
est  aussi  la  condition  indispensable  de  la  propagation  d'idées 
rationnelles  sur  le  rôle  et  la  situation  des  individus  dans  la  société 


et  sur  l'usage  des  richesses. 


Courcelle-Seneuil. 


346  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


DEUX  MOTS  A  PROPOS  DE  L'ENQUÊTE  ■ 

SUR    LES    INSTITUTIONS    DE    CRÉDIT 


Il  ne  faut  pas  se  faire  d'illusion  sur  ce  qu'on  peut  attendre  de 
l'Enquête  qui  se  poursuit  en  ce  moment.  L'éducation  du  public  est 
trop  peu  avancée  chez  nous,  les  intérêts  qui  se  groupent  autour  de 
la  Banque  de  France  sont  trop  puissants,  les  conséquences  d'un 
changement  de  système,  au  milieu  des  complications  financières 
où  nous  sommes  engagés,  sont  et  paraissent  surtout  trop  graves, 
pour  qu'on  puisse  raisonnablement  espérer  qu'il  sorte  de  tout  ceci 
aucun  résultat  pratique  de  quelque  importance.  L'enquête  ne  fera 
que  poser  la  question  et  la  mettre  sérieusement  et  complètement  à 
l'étude  pour  une  autre  fois.  Mais  il  est  deux  points  qu'on  peut  con- 
sidérer dès  à  présent  comme  acquis  à  l'opinion  et  sur  lesquels  il 
est  bon  peut-être  d'attirer  l'attention. 

lo  La  loi  de  1857,  en  supprimant  pour  la  Banque  de  France  toute 
limitation  du  taux  de  l'intérêt,  n'a  pris  aucune  précaution  contre 
la  propension  naturelle  qui  entraîne  dans  le  sens  de  ses  intérêts  un 
monopole  anonyme  et  irresponsable;  elle  n'a  imaginé  aucun  cor- 
rectif, elle  n'a  imposé  aucun  frein  qui  rappelle  et  contienne  le  ré- 
gulateur de  notre  crédit  dans  la  stricte  observation  de  ses  devoirs 
envers  le  public.  Chaque  augmentation  de  1  0/0,  dans  le  taux  de 
l'escompte,  se  traduit,  pour  la  Banque  de  France,  par  un  boni  de 
8  à  9  millions  —  et  probablement  par  un  chiffre  à  peine  inférieur 
de  bénéfices  collatéraux,  pour  les  hautes  puissances  financières, 
qui,  opérant  en  dehors  de  la  Banque,  ont  en  même  temps  un  pied 
chez  elle.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  jusqu'à  quel  point  la  Banque  a 
usé  ou  abusé  de  cette  étrange  lacune  de  la  loi.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  rien  au  monde  ne  Fempêche  d'en  abuser,  et  que  l'intérêt 
de  ses  actionnaires  et  de  ses  directeurs  la  pousse  tout  au  moins  à  en 
user  beaucoup. 

La  situation  de  la  Banque  de  France  présente  donc  aujourd'hui 
cette  contradiction  flagrante,  qu'instituée  pour  donner  l'escompte 
à  bas  prix  et  modérer  les  variations  du  marché  du  comptant,  elle 


A  PROPOS  DE  L'ENQUÊTE  SUR  LES  INSTITUTIONS  DE  CRÉDIT.    317 

est  intéressi'e,  en  i'ait,  ii  ce  que  le  marclic  du  comptant  soit  sur- 
mené et  le  taux  de  l'escompte  surélevé.  L'établissement  protecteur 
du  commerce  trouve  son  bénéfice  dans  ce  qui  ruine  son  proté^^é  ; 
sa  prospérité  hausse  ou  baisse,  en  raison  inverse  de  la  facilité  des 
aflaires  et  de  la  prospérité  générale.  L'institution  n'est  donc  plus 
d'accord  avec  son  objet  ;  l'instrument  est  faussé  ;  le  grand  ressort 
de  la  machine  agit  à  contre-sens;  il  faut  absolument  le  changer. 

2°  Ceci  bien  entendu  et  établi,  il  reste  à  opter  entre  deux  systè- 
mes :  ou  le  monopole  corrigé,  redressé,  et  fortement  bridé  ;  ou  la 
pluralité  et  (sous  certaines  conditions  de  garantie)  la  liberté  des 
banques. 

Un  monopole,  quel  qu'il  soit,  et  surtout  un  monopole  de  cette 
importance,  doit  être  strictement  réglementé.  Or,  pour  poser  des 
règles,  il  faut  avant  tout  qu'il  y  ait  des  règles  reconnues,  une  théo- 
rie faite  et  acceptée.  Où  les  prendrez- vous  ?  Nous  connaissons  bien 
des  banques  qui  fonctionnent  depuis  longtemps,  à  la  satisfaction 
complète  des  pays  où  elles  sont  établies  :  telles  sont  les  banques 
d'Ecosse,  ou  les  banques  du  Massachussets  solidarisées  par  le  sys- 
tème Suffolk.  Mais  elles  reposent  sur  le  principe  de  la  libre  con- 
currence; et  par  conséquent  leurs  procédés  ne  peuvent  en  rien 
servir  ici  de  modèles.  Quant  aux  banques  à  monopole,  celle  d'An- 
gleterre est  mise  en  suspicion  par  les  économistes  tout  autant  que 
la  Banque  de  France;  et  je  né  suppose  pas  qu'on  songe  à  imiter 
celles  de  Vienne  ou  de  Saint-Pétersbourg.  Sur  les  points  les  plus 
importants  à  fixer,  je  délie  -qui  que  ce  soit  de  formuler  une  règle 
qui  ne  soit  justement  matière  à  contestation.  Le  taux  doit-il  être 
constant  ou  variable,  limité  ou  arbitraire  ?  —  Le  capital  sera-t-il 
immobilisé  ou  employé  activement  aux  opérations? —  Sur  quoi 
faut-il  régler  l'émission?  sur  le  capital?  sur  le  portefeuille?  sur 
l'encaisse? —  Dans  quelles  proportions  avec  le  numéraire  ou  avec 
le  capital  ?  ■—  Pourquoi  le  rapport  de  3  à  1  plutôt  que  celui  de  10 
QU  de  1/2  ?  etc. 

A  toutes  ces  questions  pas  de  réponse  positive.  «  Personne, 
comme  le  dit  Carey,  dans  la  banque  ou  hors  de  la  banque,  ne  sau- 
rait formuler  la  loi  de  mouvement  de  ces  grands  mécanismes,  ni 
régler  ces  régulateurs,  chez  lesquels  une  erreur  de  1  million, 
multipliée  par  les  innombrables  effets  qu'elle  produit  comme 
extension  ou  contraction  du  crédit  général,  amène  des  perturba- 
tions de  centaines  de  millions  dans  les  transactions  monétaires  d'un 


348  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

pays.»  Non,  sur  tout  cela  personne  ne  sait  rien,  pas  plus  M.  de 
Germiny  que  M.  Micliel  Chevalier,  M.  Wolovvski  que  M.  Paul  Coq; 
et  ceux  qui  ont  voulu  dogmatiser  et  affirmer  le  plus  haut  ont  seu- 
lement prouvé  qu'ils  en  savaient  un  peu  moins  que  les  autres.  C'est 
ce  que  le  bon  sens  public  commence  à  entrevoir,  et  ce  que  l'enquête 
achèvera  de  lui  apprendre,  par  la  discordance  et  la  confusion  des 
opinions  qui  vont  s'y  produire. 

La  question  posée  dans  ces  termes,  je  ne  vois  pas  comment  on 
pourrait  hésiter  une  minute  sur  le  parti  à  prendre.  Nous  sommes 
sur  un  terrain  que  personne  ne  connaît  suffisamment  :  c'est  un  fait 
que  tout  le  monde  sera  bientôt  forcé  d'avouer.  Quelles  que  soient 
les  idées  qui  prévalent,  il  s'agira  toujours  d'essais,  de  tâtonne- 
ments, d'expériences.  —  Faisons-les  en  petit,  au  nom  de  la  sainte 
raison.  Multiplions  les  points  d'expérimentation  pour  en  subdiviser 
les  périls  et  en  diminuer  les  frais.  Ne  mettons  pas  tous  nos  œufs  dans 
le  même  panier.  M.  de  Lavergne,  cet  excellent  esprit,  a  dit  le  vrai 
mot  de  la  situation  :  «  Avec  une  banque  unique,  tout  essai  prend 
une  telle  gravité,  qu'on  doit  y  renoncer.»  Donc,  essayez  avec  le 
plus  de  banques  et  avec  le  moins  de  réglementation  qu'il  sera  pos- 
sible. «  Si  Ton  veut  avancer,  comme  dit  M.  Paul  Coq,  il  faut  se 
placer,  non  sur  le  terrain  de  Vunité,  mais  au  contraire  sur  celui  de 
la  variété...  En  banque,  comme  ailleurs,  la  concurrence  ménage 
une  série  d'épreuves  et  de  succès  qui  épuise,  sans  qu'on  s'en  doute, 
la  marge  des  améliorations  possibles...  Le  progrès,  c'est  l'individu.  » 

Ainsi,  je  n'alléguerai  pas,  pour  établir  la  supériorité  du  système 
de  la  pluralité  en  matière  de  banque,  que  c'est  le  seul  qui  puisse 
invoquer  en  sa  faveur  l'expérience  d'un  succès  complet;  je  ne  dirai 
pas  que  ce  régime  se  rencontre  dans  les  pays  qui  jouissent  du  plus 
riche  développement  commercial  et  agricole,  et  qui  attribuent  hau- 
tement leur  prospérité  à  ce  mode  d'organisation  du  crédit;  tandis  que 
le  régime  du  monopole  n'a  donné  que  des  résultats  médiocres,  qu'il 
est  de  jour  en  jour  plus  contesté  par  les  économistes  les  plus  com- 
pétents, et  n'a  plus  guère  de  défenseurs  que  parmi  ceux  qui  en  ont 
profité,  en  profitent  ou  espèrent  en  profiter.  Non  :  j'accorde,  si  l'on 
veut,  que  l'épreuve  comparative  des  deux  systèmes  n'est  pas  suffi- 
samment éclaircie  encore,  que  nous  n'avons,  en  matière  de  crédit, 
ni  le  dernier  mot,  ni  la  loi,  et  que,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre, 
il  s'agit  d'une  expérience  à  faire.  Mais  je  dis  qu'il  est  déraisonnable 
d'essayer  en  grand  quand  on  peut  essayer  en  petit,  et  qu'il  faut 


FERTILISATION  DES  LANDES.  :i19 

toute  Li  présomption  de  raveuf^leinent  et  tout  rentêteincnt  de  l'iu- 
térôt  routinier,  pour  jouer  d'un  seul  eoup,  sur  un  peut-êlre  aussi 
scabreux,  la  prospérité  commerciale  d'un  grand  pays. 

Qu'on  allVonte  bravement  l'inconnu  avec  tous  ses  dangers  réunis, 
quand  il  n'y  a  pas  possibilité  de  diviser  ni  d'amoindrir  les  chances 
contraires,  je  le  comprends.  Ainsi,  voilà  qu'on  va  refaire  le  grand 
cable  transatlantique.  Scientiliquement,  c'est  une  témérité  pure; 
prati(iuement,  c'est  un  magnifique  courage.  Ici  il  faut  tout  risquer 
ou  ne  rien  faire  :  il  n'y  a  pas  d'autre  manière  d'établir  la  commu- 
nication. Mais,  s'il  y  avait  entre  TEurope  et  l'Amérique  vingts  ilôts 
et  vingt  stations  intermédiaires  possibles,  est-ce  que  personne  au 
monde  s'aviserait  aujourd'hui,  par  un  sot  engouement  pour  Vunité, 
de  jeter  d'un  seul  tenant  ce  mince  cordon  de  plusieurs  centaines 
de  lieues  d'un  continent  à  l'autre?  Qui  hahet  aures  audiendi  audiat. 

R.    DE   FONTENAYi 


FERTILISATION  DES  LANDES 

(procédé  de  m.  DUPONCHEL.) 


Puisque  nous  vivons  dans  un  temps  où  l'ambition  des  grande 
entreprises  a  saisi  les  peuples,  et  où  la  France  en  particulier,  cette 
contrée  si  largement  dotée  par  la  nature,  ne  veut  plus  qu'un  jour 
se  passe  sans  qu'elle  ajoute  de  sa  main  quelque  richesse  nouvelle  à 
celles  de  son  domaine  territorial,  on  ne  doit  pas  craindre  de  propo- 
ser ou  d'appuyer  tous  les  plans  conçus  pour  activer  les  forces  dont 
elle  dispose,  et  pour  créer  les  ressources  qui  lui  manquent  encore. 
Quand  il  s'agit  de  ces  œuvres  de  paix  l'impatience  même  est  légitime. 
On  a  fait  récemment  des  lois  pour  reboiser  ou  regazonner  les  mon- 
tagnes du  sommet  desquelles  se  sont  déchaînées  dans  les  plaines 
tant  d'inondations  redoutables;  on  a  voté  des  fonds  pour  ouvrir 
des  routes  dans  les  forêts  et  donner,  par  une  exploitation  plus  aisée, 
plus  de  prix  au  bois  de  leurs  massifs  ;  on  a  décidé  la  mise  en  valeur 
des  terres  incultes  et  on  a  commencé ,  toujours  en  vertu  d'une  loi , 
l'assainissement  des  landes  de  la  Gascogne.  De  son  côté,  l'industrie 
privée  a  pris  sa  part  de  la  tâche  publique,  et  personne  n'ignore  quels 
heureux  résultats  ont  récompensé  les  expériences  intelligentes  de 
sylviculture  qui  ont  été  tentées  sur  plusieurs  points  de  ces  landes,  et 


350  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

même  les  travaux  agricoles  exécutés  soit  dans  les  landes  de  Gas- 
cogne, soit  dans  la  Sologne  ou  dans  la  Brenne. 

Je  me  bornerai  ici  à  parler  d'un  projet  de  fertilisation  pour  ainsi 
dire  instantanée  et  complète  des  landes  du  sud-ouest,  dont  le  grand 
caractère  et  dont  la  simplicité  m'ont  frappé.  Je  n'ignore  pas  qu'il  y 
a  de  l'empirisme  à  vouloir  presque  par  un  coup  de  théâtre  renou- 
veler la  face,  même  d'un  coin  de  cette  terre,  et  que  l'insuccès  des 
anciennes  entreprises  ne  dispose  pas  tous  les  esprits  sérieux  à  croire 
à  la  fortune  des  nouvelles;  mais  au  moins  ne  faut-il  pas  s*exposer, 
par  lassitude  ou  par  trop  de  prudence,  à  repousser  précisément 
l'idée  qui  devait  réussir. 

On  sait  que  la  partie  de  la  France  qui  porte  spécialement  le  nom 
de  Landes  s  étend  sur  un  espace  de  633,594  hectares.  Plus  de  la  moi- 
tié de  cet  espace  (341,850  hectares)  forme  des  propriétés  commu- 
nales (1).  Menacée  à  l'orient  par  les  vents  et  par  les  sables  de  la  mer 
que  les  plantations  de  Brémontier  ont  enfin  fixés,  mais  qui  s'avan- 
çaient chaque  année  de  plus  de  20  mètres,  cette  triste  contrée  qui, 
traversée  en  convoi  de  chemin  de  fer,  paraît  au  voyageur  moins 
désolée  qu'elle  ne  l'est,  est  presque  tout  entière  privée  du  calcaire 
et  de  l'argile  indispensables  aux  terres  où  l'homme  puisse  semer 
du  grain,  récolter  des  herbages ,  cultiver  des  plantes.  Il  n'y  a  que 
des  sables  étendus  en  couches  qui  ont  de  0m,70  à  0'",80  de  profon- 
deur, et  qui  reposent  sur  d'autres  couches  imperméables  d'un  tuf 
imprégné  d'une  sorte  de  gomme  formée  par  des  essences  organi- 
ques. On  le  nomme  alios. 

Il  est  toujours  chargé  d'une  humidité  surabondante,  puisque  les 
eaux  de  la  pluie ,  si  fréquente  dans  ces  parages ,  traversent  sans  s'y 
arrêter  le  sable  superficiel,  et  ce  sable  au  contraire  est  toujours 
sec.  Comme  il  n'y  a  presque  point  de  pentes  sur  la  surface  du  sol, 
les  eaux  surabondantes  s'amassent  en  marais  et  en  lacs,  qui  con- 
tribuent à  l'insalubrité  générale  d'une  région  où  vit  depuis  tant 
d'années,  dans  la  misère  et  l'ignorance,  une  population  fine,  intelli- 
gente, sobre,  mais  insouciante  et  aussi  entêtée  contre  la  nouveauté 
qu'on  peut  l'être  en  Bretagne.  Une  mauvaise  nourriture,  de  l'eau 
malsaine,  des  habitations  insuffisantes,  même  pour  supporter  les 
intempéries  de  l'air,  des  centres  dévie  commune  trop  éloignés,  des 

(i)Ges  chiffres  sont  les  derniers  qu'ait  recueillis  la  statistique  officielle. 
Ils  ont  dû  varier  quelque  peu  depuis  quatre  ans. 


FERTILISATION  DES  LANDES.  351 

écoles  trop  rares,  voilà  dans  ([uelles  conditions  doit  s'écouler  l'exis- 
tence maladive  de  ces  pasteurs  qui  sont  Français  comme  nous,  et 
qui  tremblent  la  fièvre  perpétuelle  pendant  ({ue,  de  colonnades  en 
colonnades,  nous  allons  en  troupes  à  nos  fôtes. 

J'ai  eu  le  plaisir,  il  y  a  quelques  mois,  en  allant  visiter  l'Espagne,  de 
voir  que  ce  tableau,quiresteabsolumentvrai  pour  la  plus  grande  par- 
tie des  landes,  a  changé  de  physionomie  partout  où  a  passé  le  che- 
min de  fer,  et  qu'à  droite  et  à  gauche,  sur  un  rayon  plus  ou  moins 
étendu,  la  santé,  l'aisance  et  presque  la  gaieté  ont  régénéré  le  ter- 
ritoire. Le  pin ,  le  chêne,  le  chêne-liège,  le  bouleau,  l'acacia,  y  mê- 
lent leurs  verdures  ;  un  peu  de  maïs  et  même  quelques  légumes  y 
poussent  dans  des  cantons  taillés  parmi  la  bruyère  et  la  fougère  ; 
des  vaches,  des  volailles,  animent  ce  paysage  tout  plein  de  senteurs 
aromatiques ,  et  l'on  voit ,  vêtus  de  bons  vêtements ,  propres  et  le 
regard  satisfait,  les  habitants  que  la  vapeur  el  le  télégraphe  ont 
forcés  à  croire  aux  merveilles  du  temps  et  qui  touchent  enfin  à  une 
sorte  de  richesse  depuis  que  la  récolte  des  résines  a  été  perfectionnée 
dans  ses  procédés,  et  que  le  prix  des  résines  elles-mêmes  a  triplé  et 
quadruplé. 

Ce  changement ,  accompli  en  peu  d'années ,  prouve  évidemment 
qu'il  n'est  point  de  sol  dont  la  main  de  l'homme  ne  puisse  tirer 
parti.  De  bons  esprits ,  à  la  vue  de  ces  résultats,  déclarent  que  l'on 
ne  peut  plus  douter  qu'un  jour  les  landes  aient  disparu;  mais  ils 
déclarent  aussi  qu'il  est  impossible  de  presser  le  pas  du  temps ,  et 
qu'il  faut  d'abord  savoir  attendre  et  ensuite  ne  pas  employer  d'au- 
tres moyens  que  ceux  qui  ont  réussi  jusqu'à  ce  jour.  Le  premier  soin 
à  prendre,  c'est  de  dessécher  le  sol.  Or  il  est  facile  de  creuser  des  ca- 
naux d'écoulement  dans  une  plaine  où  les  relèvements  sensibles  de 
la  terre  n'atteignent  presque  jamais  la  hauteur  d'un  demi-mètre,  et 
au  besoin,  sans  canaux  d'écoulement,  des  routes  bien  tracées  suffi- 
sent à  l'assainissement.  Les  travaux.du  chemin  déferle  prouvent.  Les 
routes  dessèchent  et  civilisent.  Qu'on  les  multiplie  donc  dans  tous 
les  sens ,  et  puisque  les  landes  manquent  de  bras  et  d'argent ,  que 
l'on  décide  les  communes  à  vendre  une  partie,  le  tiers  de  leurs  im- 
menses propriétés.  A  80  francs  l'hectare ,  113,943  hectares  d'une 
terre  stérile  donneront  9,115,440  francs  (1).  On  peut  commencer 

(l)  J'analyse  ici  un  plan  de  régénération  trcs-dtudié  et  très-sensë,  qui 
a  été  publié  en  1860  par  le  Moniteur  et  qui  est  de  M.  J.  Ferrand,  alors 
secrétaire  général  de  la  préfecture  des  Bouches-du-Rliône. 


352  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

avec  cela,  la  loi  de  1857  aidant.  On  creusera  des  puits  d'eau  sa- 
lubre  dans  chaque  village;  on  ouvrira  des  routes  en  employant,  au 
besoin ,  des  ateliers  militaires ,  et  une  fois  ces  routes  tracées ,  on 
sèmera  le  pin  maritime  presque  partout. 

Ce  n'est  que  par  la  culture  forestière  que  Ton  peut  transformer 
le  sol  sur  toute  son  étendue,  sans  attendre  des  siècles ,  mais  en  se 
résignant  à  attendre  encore  bon  nombre  d'années.  Quelques  ingé- 
nieux et  opiniâtres  capitalistes  pourront  bien  créer  çà  et  là  de  véri- 
tables fermes ,  et  avec  de  la  marne  et  des  calcaires  (point  de  phos- 
phate, il  est  inutile  sur  l'alios) ,  ils  récolteront  du  blé;  mais  il  en 
coûte  cher  pour  réussir  dans  ces  expériences ,  et  il  peut  en  coûter 
cher  môme  pour  échouer.  Avant  de  voir  les  landes  transformées  en 
prairies  et  en  champs  de  céréales,  on  doit  les  voir  tout  entières  cou- 
vertes de  forets.  Peut-être  pourra-t-on  plus  tôt  faire  une  place  aux 
vignes  ;  car  le  cep  de  Médoc  pousse  dans  le  même  sol  que  celui  des 
landes;  mais  enfin  qu'on  ne  se  hâte  point,  voilà  l'essentiel. 

Ainsi  pensent  bien  des  gens  capables,  et  certes  ils  n'ont  pas  tort, 
s'il  ne  s'agit  que  de  tentatives  évidemment  trop  mal  combinées 
pour  arriver  au  succès,  ou  trop  coûteuses  pour  arriver  à  un  succès 
raisonnable. 

Mais  ne  voyons-nous  pas  que,  dans  une  région  aussi  stérile,  aussi 
désolée  que  les  Landes,  dans  la  Crau,  une  partie  de  l'aire  pierreuse 
a  été  si  bien  transformée  par  les  dépôts  de  limon  du  canal  de  la 
Craponne  qu'il  y  verdoie  de  beaux  prés,  et  que  le  mûrier  et  l'olivier 
y  prospèrent?  Et  ne  savons-nous  pas,  par  les  observations  et  les 
calculs  de  M.  Hervé-Mangon  (1),  qu'en  une  année  la  Durance  en- 


(1)  La  Durance,  dit  M.  Hervé-Mangon,  est  pour  ainsi  dire  la  seule  ri- 
vière de  France  dont  les  eaux  soient  largement  utilisées  pour  les  irri- 
gations. Dix-huit  canaux  d'arrosage  lui  empruntent  69  mètres  cubes 
d'eau  par  seconde  à  l'étiage.  Elle  offre  donc  les  enseignements  pratiques 
les  plus  variés,  et  doit  particulièrement  fixer  l'attention.  Or,  du  l^r  no- 
vembre 1859  au  31  octobre  1860,  elle  a  entraîné  10,770,313  mètres  cubes 
de  matières  solides,  pesant  17  millions  de  tonnes.  Un  cube  de  terre  de 
240  mètres  a,  par  conséquent,  été  enlevé  aux  terrains  supérieurs  et  en- 
traîné dans  les  parties  basses  du  cours  de  la  rivière  jusqu'à  la  mer.  Si 
ce  limon  se  déposait  entièrement  sur  le  sol,  il  recouvrirait  d'une  couche 
d'un  centimètre  d'épaisseur  l'énorme  surface  de  107,703  hectares.  Une 
couche  de  0"'30  d'épaisseur  de  ces  limons,  ou  3,000  mètres  cubes  par 
hectare,  constitue  dans  la  Vaucluse  des  terres  excellentes.  La  Durance 
entraîne  donc  chaque  année  un  volume  de  terre  végétale  cqui\  aient  à 


I 


FERTILISATION  DES  LANDES.  353 

traîne  une  (luantité  de  limon  suflisanle  })()ur  créer  3,000  hectares 
de  la  meilleure  terre  lal)oura])le?  H  pourrait  donc  se  faire  (jue  l'on 
ait  un  moyen  de  fertiliser  les  Landes  aussi  sûr  et  bien  moins  lonj,' 
que  celui  de  leur  transformation  en  forêts  de  pins  maritimes. 
Vaincre  le  temps,  ce  n'est  pas  une  si  médiocre  victoire,  si  l'on 
donne  à  son  pays  la  moisson  de  ()00,000  hectares  de  blé  et  si  l'on 

celui  do  3,î)00  hectares.  En  cinquante  années,  elle  transporte  donc 
î\  la  mer  l'équivalent  du  sol  arable  d'un  fléj)artcment  moyen.  Les 
I7,"23!2,50i  tonnes  de  matières  solides  entraînées  en  un  an  par  la  Du- 
rance,  ;\  Mérindol,  sont  formées  : 

De  9, '263, 686  tonnes  d'argile, 

De  6,840,855  tonnes  de  carbonate  de  chaux, 

De  13,794  tonnes  d'azote, 

De  95,438  tonnes  de  carbone. 

Et  enfin  de  1,018,728  tonnes  d'eau  combinée  et  de  matières  diverses; 
le  tout  réuni  dans  les  conditions  les  meilleures  pour  la  constitution  des 
terres  arables  les  plus  fertiles.  Si  une  seule  rivière  entraîne  par  an,  à 
l'état  de  combinaison  propre  au  développement  de  nos  plantes  cultivées, 
13,794  tonnes  d'azote,  pourquoi  l'agriculture  française  achète-t-elle  au 
dehors,  au  prix  des  plus  grands  sacrifices,  d'autres  matières  azotées? 
Or,  cette  importation,  qui  fournit  à  peine  une  égale  quantité  d'azote, 
coûte  chaque  année,  au  chiffre  moyen,  une  trentaine  de  millions  de 
francs. 

La  proportion  de  carbone  contenue  dans  les  limons  naturels  exige, 
croyons-nous,  quelques  explication.  Si  les  limons  charriés  en  un  an  par 
la  Durance  se  perdent  en  totalité  dans  la  profondeur  des  mers  et  qu'ils  y 
soient  à  l'abri,  comme  on  peut  le  supposer,  de  l'action  oxydante  de  l'air, 
les  95,438  tonnes  de  carbone  qu'ils  renferment  se  trouvent  enlevées  à  la 
terre  végétale  et  par  suite  à  l'atmosphère.  Cette  quantité  de  carbone, 
entraînée  en  une  seule  année  et  par  une  seule  rivière  et  perdue  dans 
les  profondeurs  des  mers ,  formerait  l'acide  carbonique  d'un  volume 
d'air  normal  de  100  mètres  de  hauteur  et  de  904,242  hectares  de  base, 
c'est-à-dire  qu'elle  égalerait  la  quantité  que  fixerait  en  un  an  une  forêt  de 
47,710  hectares  d'étendue.  L'action  continue  d'effets  de  cette  nature  et 
la  formation  des  dépôts  de  combustibles  fossiles  suffisent  à  expliquer 
l'appauvrissement  en  acide  carbonique  que  notre  atmosphère  paraît 
avoir  subi  depuis  les  anciennes  périodes  géologiques.  Les  expériences 
faites  sur  une  luzerne  et  sur  une  prairie  ont  démontré  que  les  quantités 
de  limon  retenu  par  le  sol  étaient  de  16.37  et  10  tonnes  par  hectare,  re- 
présentant une  couche  variant  de  moins  de  1  millimètre  à  plus  de 
2  millimètres.  Dans  certaines  cultures  plus  largement  arrosées,  l'ex- 
haussement du  sol  est  quelquefois  plus  fort.  La  Loire  et  ses  affluents 
fournissent  des  résultats  de  même  ordre.  En  résumé,  les  limons  que  les 
fleuves  transportent  à  la  mer  sont  enlevés  aux  terres  en  culture,  ou  bien 
aux  surfaces  dénudées  du  territoire.  Dans  le  premier  cas,  Tagriculture, 

2^  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  [o  juin  18G5.  23 


354  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

arrache  un  siècle  plus  tôt  300,000  hommes  à  la  lièvre,  à  l'oisiveté,  à 
la  misère,  à  l'ignorance. 

Or,  il  est  venu  à  la  pensée  d'un  de  nos  ingénieurs  les  plus  distin- 
gués du  service  départemental,  M.  Duponchel,  chargé  des  ponts  et 
chaussées  de  l'Hérault,  d'appliquer  aux  Landes  tout  entières  le  sys- 
tème de  fertilisation  par  le  limonage  et  le  colmatage  que  la  nature 
elle-même  emploie  non-seulement  sur  les  rives  de  la  Durance,  mais 
dans  toutes  les  vallées  où  les  eaux  des  torrents  déposent  les  terres 
dont  elles  sont  chargées.  Ce  n'est  pas  seulement  avec  de  la  terre 
végétale  enlevée  du  sommet  des  monts  que  ces  torrents  engraissent 
les  plaines  étroites,  c'est  avec  les  éléments  d'une  terre  nouvelle 
qu'ils  déchirent  sur  les  rochers,  qu'ils  mêlent,  qu'ils  broient  et 
pétrissent  dans  leur  cours.  Jusqu'à  présent,  ils  ont  toujours  porté 
ce  trésor  aux  mêmes  lieux;  mais,  dès  qu'il  est  prouvé  qu'on  peut 
diriger  et  développer  cette  force  de  création,  pourquoi  ne  pas  l'en- 
treprendre? M.  Duponchel  s'est  déjà  fait  connaître  par  le  projet, 
aujourd'hui  en  cours  d'exécution  et  de  réussite,  du  dessèchement  et 
du  dessalement  des  terres  marécageuses  qui  bordent  la  Méditerra- 
née. Cessant  de  se  borner  à  l'amélioration,  à  l'extension  des  terres 
végétales  déjà  formées  par  un  meilleur  aménagement  du  limon  des 
rivières,  il  s'est  demandé  s'il  ne  serait  pas  possible  de  réaliser  arti- 
ficiellement l'œuvre  de  la  nature,  de  fabriquer  enfin  des  alluvions 
en  utilisant  l'action  mécanique  des  torrents  si  nombreux  de  nos 
montagnes  et  de  les  conduire  par  des  canaux  d'une  espèce  particu- 
lière sur  les  terres,  sur  toutes  les  terres  qui  attendent  qu'on  les 
féconde. 

On  s'inquiétait  de  la  lente  désagrégation  du  sol  des  montagnes 
rongées  par  les  eaux  des  torrents,  et  peut-être  est-ce  là  l'une  des 
plus  larges  sources  de  fertilité  qui  puissent  être  mises  à  notre  ser- 
vice. 


en  ne  les  arrêtant  pas,  abandonne  une  partie  de  son  capital  le  plus  pré- 
cieux. Dans  le  second  cas,  elle  réalise  un  manque  à  gagner;  elle  renonce 
à  une  conquête  que  la  nature  met  si  généreusement  à  sa  disposition. 
Nous  le  répétons,  une  seule  de  nos  rivières,  la  Durance,  transporte, 
chaque  année,  10  millions  de  mètres  cubes  de  limon,  contenant  autant 
d'azote  que  100,000  tonnes  de  guano,  et  autant  de  carbone  que  pour- 
raient en  fixer  par  an  47,000  hectares  de  forêt.  Qu'est-ce  donc  si  Ton 
rélléchit  à  ce  que  nos  grands  fleuves,  la  Gironde,  le  Rhône  et  leurs 
affluents  pourraient  fournir  et  jettent  en  pure  perte  à  la  mer  de  millions 
de  mètres  cubes  d'un  limon  aussi  fécondant  que  le  guano  ? 


FERTILISATION  DES  LANDES.  355 

«  Les  neuves  les  plus  riches  eu  limons,  dit  M.  Duponchel,  en 
contiennent  à  peine  1  ou  2  millièmes  de  leur  volume  en  temps  de 
crue  et  en  sont  totalement  dépourvus  pendant  la  majeure  partie  de 
l'année.  Par  le  fait  même  de  la  grande  masse  dans  laquelle  ils  sont 
disséminés,  ces  limons  fécondants  ne  pourront  jamais,  quoi  qu'on 
fasse,  être  ([ue  trcs-incomplétement  utilisés;  la  majeure  partie 
continuera  de  se  rendre  à  la  mer,  sans  prolit  pour  personne. 

«  Rien  n'était  donc  plus  naturel  que  de  se  demander  s'il  ne  serait 
pas  possible  de  réaliser,  sur  une  bien  plus  petite  échelle,  quant  à  la 
masse  des  eaux,  mais  avec  une  bien  plus  grande  intensité  d'action, 
quant  à  la  quantité  des  matières  entraînées,  le  phénomène  naturel 
qui  produit  les  alluvions  végétales. 

«  Les  travaux  à  faire  doivent  nécessairement  comprendre  quatre 
opérations  distinctes,  autant  que  possible  produites  par  l'action 
mécanique  des  eaux  courantes,  qui  sont  :  la  désagrégation  des 
masses  minérales,  leur  trituration  et  leur  mélange,  leur  transport 
au  lieu  d'emploi,  enfin  leur  distribution  sur  tous  les  points  que  l'on 
veut  féconder.  )> 

Pour  la  désagrégation,  on  choisira  dans  les  montagnes  des  par- 
ties composées  de  matières  déjà  friables  et  que  l'on  pourra  dislo- 
quer par  des  éboulements  convenablement  dirigés.  Tout  le  monde 
sait  avec  quelle  facilité  s'éboulent  d'eux-mêmes  les  coteaux  argileux 
dont  on  a  entamé  le  pied  par  un  déblai.  Mais  il  y  a  une  autre  mé- 
thode à  employer,  méthode  toute  puissante  pour  opérer  la  décom- 
position mécanique  des  grandes  masses  affouillables  où  les  argiles, 
les  marnes,  les  cailloux  roulés  et  tous  les  débris  diluviens  se  trou- 
vent amoncelés,  c'est  l'abattage  au  jet  d'eau,  qui  est  devenu  si  usité 
en  Californie  pour  l'exploitation  des  roches  aurifères,  et  qui  permet 
à  quatre  ouvriers  de  dissoudre  et  de  laver  en  dix  heures,  avec  un 
volume  d'eau  qui  ne  dépasse  pas  500  litres  à  la  seconde,  un  cube  de 
déblais  de  3,000  mètres.  Les  massifs  attaqués  par  ces  jets  d'eau  une 
fois  disloqués  et  désagrégés,  c'est  encore  à  l'action  mécanique  de 
l'eau  que  l'on  aura  recours  pour  les  triturer,  les  broyer,  les  amener 
à  l'état  de  division  et  de  mélange  nécessaire  à  la  production  des 
bonnes  terres  végétales.  Tous  les  débris  minéraux,  mêlés  aux  eaux 
qui  les  auront  entraînés,  seront  reçus  dans  un  canal  broyeur  à  forte 
pente,  muraille  sur  ses  deux  parois  et  pavé  à  sa  base  en  matériaux 
réduisants.  Lancés  à  grande  vitesse  dans  ce  canal,  les  débris  des 
roches  les  plus  dures,  roulant  les  uns  sur  les  autres  et  se  heurtant 
incessamment  contre  les  aspérités  du  coursier,  seront  promptement 


356  JUUimAL  DES  ÉCONOMISTES. 

réduits  en  une  boue  semblable  au  limon  le  plus  fin  des  rivières. 
Nous  verrons  tout  à  l'heure  qu'il  n'est  pas  indispensable  de  con- 
struire des  canaux  broyeurs,  si  l'on  trouve   dans  les  flancs  des 
montagnes  des  quantités  suffisantes  de  matières  friables  et  qu'en 
effet  il  en  existe  des  dépôts  très-importants  dans  les  Pyrénées  ;  mais 
si  l'on  peut  élever  quelques  objections  contre  la  construction  d'un 
tel  canal,  ce  ne  peut  être  que  sous  le  rapport  de  la  dépense  d'éta- 
blissement et  d'entretien,  car  il  n'y  a  pas  de  doute  à  concevoir  sur 
l'efficacité  de  l'appareil,  puisque  les  torrents  naturels  n'ont  pas  un 
lit  aussi  vigoureusement  formé  pour  le  broyage  des  débris  miné- 
raux, et  que,  dans  des  cours  d'eau  qui  ne  sont  que  médiocrement 
torrentueux,  ou  du  moins  qui  ont  cessé  de  l'être  et  qui  s'écoulent 
sur  des  marnes,  il  suffit  d'une  descente  de  30  ou  de  35  kilomètres 
pour  amener  à  l'état  de  v-ase  fluide  d'énormes  amas  de  cailloux 
roulés  détachés  de  la  roche  jurassique  la  plus  dure.  C'est  tout  au 
plus  si  quelques  silex  résistent  un  peu  plus  longtemps.  Ils  forme- 
raient au  besoin  des  sables  qui  combleraient  des  marais  et  seraient 
mélangés  artificiellement  avec  les  limons  tirés  du  courant  boueux. 
Une  fois  l'œuvre  de  broyage  achevée,  et  elle  peut  l'être  immédia- 
tement au  pied  des  hauteurs  si  l'on  ne  fait  ébouler  et  si  l'on  n'af- 
fouille  que  des  massifs  aisément  désagrégeables,  le  canal  primitif  se 
continuera  par  un  canal  de  moindre  pente,  toujours  muraille  sur 
ses  flancs,  pour  conserver  une  section  régulière,  une  vitesse  con- 
stante et  éviter  ainsi  les  dépôts ,  et  qui  se  divisera  en  canaux  de 
second  et  de  troisième  ordre,  tracés  suivant  les  lignes  de  faite  des 
dernières  saillies  du  sol.   Le  système  s'achèvera  par  un  réseau  de 
rigoles  qui  serviront  à  la  fois  au  dessèchement  des  terres  et  au  ré- 
pandage  des  limons  artificiels. 

Tel  est  le  plan  d'une  opération  qui  créerait  des  torrents  artificiels 
chargés  de  cent  fois  plus  d'éléments  limoneux  que  n'en  porte  la 
Durance,  pour  citer  l'un  des  cours  d'eau  qui  fournissent  le  plus  de 
bonne  terre  végétale  à  l'agriculture,  et  qui  dirigerait  ces  torrents, 
transformés  en  canaux,  sur  toutes  les  parties  stériles  du  terri- 
toire. 

M.  Duponchel  a  été  choisir  sur  le  flanc  des  Pyrénées  l'emplace- 
ment du  grand  atelier  de  sa  fabrication  des  terres  arables.  Il  l'éta- 
blit sur  la  dérivation  de  la  Neste,  rivière  dont  les  eaux  abondantes 
sont  alimentées  par  la  fonte  des  neiges  pyrénéennes  et  que,  pour 
alimenter  les  rivières  de  l'Armagnac,  l'on  a  conduite  depuis  quel- 
ques années  déjà  sur  le  plateau  de  Lannemezan  ,  situé  à  une  hau- 


FKKTIMSATION   OKS  LAMDF.S.  357 

lourde  (îOO  mt'tres.  Cette  durivatiuii  e;U  deveime  inutile,  du  moins 
en  grande  partie.  Il  y  a  là  un  canal  qui  fournit  n'.gulièrement 
7  mitres  cui)es  d'c^au  à  la  seconde.  Kn  le  prolongeant  d'environ 
l!2  kilomètres,  juscpie  sur  la  ligne  du  t'aîte  principal  ([ui  scpare  le 
Boues,  aflluent  extrcnie  de  l'Adour,  du  Lison,  afïïuent  de  la  Baïse, 
on  arrive,  au  delà  du  village  de  Bernadets,  devant  un  coteau  argi- 
leux d'une  hauteur  de  60  ou  80  mètres  et  d'une  épaisseur  de  7  à 
800  mètres.  M.  Duponcliel  y  trouve  la  base  du  nouveau  sol  culti- 
vable des  Landes. 

Avec  une  dépense  de  500,000  francs,  il  propose  de  creusera 
partir  de  ce  pont  un  canal  de  trituration,  long  de  10  kilomètres, 
qui  aboutira  près  du  village  de  Vidoux,  sur  la  route  d'Auch  à 
Tarbes.  Il  s'y  changerait  en  un  canal  de  conduite  jusqu'au  point 
de  bifurcation  des  deux  faîtes  princq)aux  de  la  région  des  Landes, 
un  peu  en  amont  de  Captieux,  à  132  mètres  de  hauteur.  Divisé  alors 
en  deux  branches,  il  se  dirigerait  à  droite  vers  Lesparre  et  la  pointe 
de  Grave,  premier  embranchement  moins  urgent  à  établir  que  le 
second,  et,  à  gauche,  il  suivrait  sur  une  longueur  de  75  kilomètres 
la  ligne  de  faîte  qui  sépare  la  Midouze  de  la  Leyre.  De  ce  côté,  le 
point  d'arrivée  serait  au  relais  de  poste  situé  entre  la  Harie  et  Cas- 
tets,  sur  la  route  de  Bordeaux  à  Bayonne.  C'est  sur  ces  deux  divi- 
sions principales  du  canal  générateur  que  s'embrancheraient,  dans 
la  direction  de  tous  les  faîtes  secondaires,  les  petits  canaux  à  sub- 
diviser ensuite  en  rigoles. 

Nous  n'attachons  qu'une  valeur  relative  aux  calculs  de  l'exécu- 
tion. M.  Duponchel,  il  n'en  faut  pas  moins  les  produire,  estime 
qu'il  suffirait  de  10  millions  pour  établir  son  système  de  canalisa- 
tion fertilisante  jusqu'aux  points  où  commencerait  la  construction 
des  rigoles  particulières  creusées  aux  frais  des  localités  et  des  indi- 
vidus. Il  évalue  à  200  millions  de  mètres  cubes  le  débit  courant  du 
canal  de  colmatage  et  pense  que,  dans  l'état  de  saturation,  les  eaux 
transporteraient  20  millions  de  mètres  cubes  d'alluvions  qui,  aux 
points  extrêmes,  pourraient  être  livrés  à  l'agriculture  au  prix  de 
0i039,  moins  de  4  centimes.  En  menant  les  travaux  jusqu'à  la 
pointe  de  Grave,  le  prix  de  revient  ne  dépasserait  pas  0^06,  et, 
comme  il  suffit  de  répandre  une  couche  de  0"10  sur  le  sol  pour  le 
rendre  immédiatement  cultivable,  l'hectare  ne  coûterait  que 
60  fr.  à  transformer,  c'est-à-dire,  pour  parler  avec  exactitude,  à 
créer. 


358  JOURNAL  DKS  ÉCONOMISTES. 

Si  l'expérience  prouve  qu'il  convient  de  faire  entrer  les  calcaires 
en  assez  forte  proportion  dans  le  limon  artificiel  détaché  des  masses 
argileuses  du  plateau  de  Lannemezan,  M.  Duponchel,  remontant  le 
cours  de  la  Neste,  lui  emprunte,  entre  Arreau  et  La  Bastide,  un  vo- 
lume d'eau  d'un  mètre  cube  à  la  seconde,  pour  briser  et  triturer 
d'autres  roches,  dont  les  éléments  vont  se  joindre  à  l'argile  fabri- 
quée en  aval.  Le  prix  du  mètre  cube  de  l'alluvion  composée  se- 
rait alors  de  0^057  au  centre  des  Landes  et  de  0^072  à  la  pointe  de 
Grave. 

N'entrons  pas  plus  loin  dans  les  détails.  Appliqué  seulement  aux 
Landes,  le  système  proposé,  avec  une  dépense  première  de  11  mil- 
lions et  1,100,000  francs  de  frais  annuels  d'entretien,  permet 
d'amener  tous  les  ans  à  l'état  de  culture  parfaite  20,000  hectares 
d'une  terre  qui  ne  vaut  pas  toujours  100  francs  l'hectare,  et  qui, 
dès  la  première  année,  rapporterait  beaucoup  plus. 

Et,  en  élargissant  le  cercle  de  l'action  de  ce  système,  ce  que  la 
Neste  ferait  pour  les  Landes  et  le  département  du  Gers,  l'Adour,  ou, 
mieux  encore,  le  Gave  de  Pau,  le  ferait  pour  les  Basses-Pyrénées; 
la  Garonne,  l'Ariége,  l'Aude,  pour  le  haut  Languedoc;  les  torrents 
du  Canigou  pour  le  Roussillon;  la  Durance  et  le  Var  pour  toute  la 
Provence;  l'Isère  et  l'Arve  pour  le  Dauphiné;  l'Aar  pour  la  Franche- 
Comté  et  l'Alsace;  sans  parler  de  ce  qu'avec  un  aménagement  par- 
ticulier des  eaux  et  par  l'emploi  de  réservoirs,  on  pourrait  obtenir 
des  montagnes  du  centre,  des  Cévennes  et  des  Vosges.  Nous  ne  je- 
tons pas  ici  les  yeux  au  delà  des  frontières  de  la  France.  Et  pour- 
tant que  de  rêves  aussitôt  surgissent  devant  l'imagination,  s'il  est 
vrai  que  sur  la  face  entière  du  globe,  partout  où  le  sol  cultivable 
manque  encore,  il  est  en  notre  puissance  de  le  créer  ainsi,  en 
chargeant  les  eaux  des  montagnes  de  pétrir  quelque  poussière 
détachée  de  leurs  flancs  arides  et  de  la  répandre  en  limon  sur  les 
déserts!  Nous  avions  les  irrigations  et  les  puits  artésiens.  Ne 
peut-on  pas,  ne  doit-on  pas  tenter  de  se  donner  un  instrument  de 
fécondation  d'une  vigueur  bien  autrement  merveilleuse?  Personne 
ne  s'étonne  de  voir  100  ou  150  millions  consacrés  à  l'ouverture 
d'un  tunnel  de  12,000  mètres  sous  le  mont  Cenis  et  200  ou  300  mil- 
lions à  celle  du  canal  de  Suez.  On  ne  s'étonnerait  pas  d'en  voir  dé- 
penser 15  ou  20  pour  fertiliser  toutes  les  Landes  en  trente  ans. 

Nous  comprenons  toutes  les  objections  des  gens  du  métier  sur 
des  détails  du  métier.  On  y  répond  que,  par  un  moyen  ou  par  un 


FERTILISATION  DES  LANDES.  359 

autre,  la  tlu'orie  indiquée  peut  recevoir  son  exécution  (1),  et  le 
principal  est  de  l'avoir  trouvée.  Nous  admettons  encore  qu'il  eût 
mieux  valu  proposer  de  pareils  plans  au  moment  où  les  premières 
plantations  de  pins  n'étaient  pas  faites  dans  les  Landes,  et  nous 
croyons  en  elïet,  même  dans  l'hypothèse  très-probable  de  la  dimi- 
nution prochaine  du  prix  des  résines,  que  peu  à  peu  toute  la  terre 
s'y  couvrira  de  bois;  mais  d'abord  il  faut  plus  de  temps  qu'on  ne 
croit  pour  cette  plantation  complète,  et  il  n'est  pas  nécessaire  de 
s'en  tenir  à  un  moyen  de  régénération  quand  on  en  découvre  un 
meilleur,  et  enfin,  si  ce  n'est  pas  aux  Landes  proprement  dites, 
c'est  à  toutes  les  plaines  stériles  qu'il  s'agit  de  rendre  la  vie.^ 

Paul  Boiteau. 

(1)  Voici  quelques  lignes  extraites  d'un  mémoire  récent  de  M.  Du- 
ponchel  : 

«  L'observation  de  ce  qui  se  passe  dans  les  rivières  naturelles  dé- 
montre que  les  matières  limoneuses,  les  seules  utiles  à  la  fertilisation 
des  Landes,  ne  pourraient  jamais  se  déposer  dans  un  courant.  On  n'au- 
rait à  craindre  l'obstruction  des  canaux  que  de  la  part  des  sables  et 
galets  quartzeux,  contenus  en  proportion  plus  forte  que  nous  ne  l'avions 
supposé,  dans  le  terrain  diluvien  à  désagréger. 

«  Toute  la  difficulté  devrait  consister  à  épurer  les  alluvions  en  les 
débarrassant  de  ces  déjections  quartzeuses.  On  y  arriverait  par  un  dé- 
bourbage,  au  départ,  et  l'établissement  d'une  tète  de  canal  broyeur  à 
forte  pente,  dans  lequel  seraient  ménagées  des  vannes  de  fond,  libre- 
ment ouvertes  et  disposées  pour  laisser  échapper,  au  prix  d'une  faible 
déperdition  d'eau,  la  totalité  des  déjections  quartzeuses,  qui  seraient 
amoncelées  et  cantonnées  en  grands  entrepôts  dans  des  ravins  et  sur  des 
terrains  destinés  à  cet  usage,  au  pied  des  coteaux  de  la  ligne  de  faîte 
longée  par  le  canal  à  son  sommet. 

«  La  question  du  canal  broyeur  des  calcaires,  qui  nous  avait  surtout 
attiré  de  vives  objections,  peut  être  considérée  comme  n'ayant  plus 
aujourd'hui  qu'un  intérêt  purement  théorique.  Une  nouvelle  explora- 
tion, faite  sur  les  indications  de  M.  l'ingénieur  en  chef  des  mines  Jac- 
quot,  nous  a  permis  de  constater  en  effet  que  la  formation  du  diluvium 
argileux  qui  s'étend  sur  le  plateau  de  Lannemezan  n'est  que  superficielle 
et  recouvre  partout,  à  une  profondeur  plus  ou  moins  grande,  un  étage 
ré2;ulier  de  marnes  tertiaires,  susceptibles  d'être  attaquées  et  désagré- 
gées au  jet  d  eau.  Les  argiles,  vrais  feldspaths  décomposés,  contenant 
d'ailleurs  des  silicates  alcalins  et  des  phosphates,  on  trouverait  sur 
place  à  la  fois  tous  les  éléments  constitutifs  d'une  excellente  terre  végé- 
tale, dont  on  pourrait  faire  varier  à  volonté  les  proportions  relatives, 
en  poussant  l'attaque  plus  ou  moins  haut  sur  les  flancs  des  coteaux.  » 


3fi0  JOURNAL  DF.S  ÉCONOMISTES. 

RÉSULTATS  GÉNÉRAUX 

DES   DïmOMBREMENTS  RÉCENTS 

DANS   LES  DIVERS  PAYS 


Nous  avons  analysé  le  plus  succinctement  qu'il  nous  a  été  possible 
les  nombreux  et  intéressants  résultats  de  l'enquête  ouverte  par  l'admi- 
nistration française,  à  Toccasion  du  10®  recensement  général  de  la  po- 
pulation de  la  France  en  1861  (1).  La  valeur  de  ces  documents  se  dé- 
gagera bien  plus  clairement,  si  nous  les  rapprochons  des  renseigne- 
ments analogues  recueillis  récemment,  dans  les  mêmes  circonstances, 
par  les  principaux  gouvernements  de  l'Europe.  Nous  procéderons  par 
ordre  alphabétique  de  noms  de  pays. 

Angleterre.  —  On  n'a  guère  que  des  évaluations  sur  les  progrès  de  la 
population  au  xviu*^  siècle  de  cette  partie  du  Royaume-uni.  Cependant 
ces  évaluations,  rapprochées  des  census  du  siècle  suivant,  ne  paraissent 
pas  être  très-éloignées  de  la  vérité.  Nous  les  reproduisons  ci-après 
d'après  M.  Gulloch  : 

nOO     SjiTb.OOO        -«720     5,563,000        4740     6,004,000        4760     6,736,000         4780     7,933,000 
4740     5,240.000        4730     5,796,000        4750     6,467,000         4770     7,428,000        4790     8,673,000 

Le  premier  recensement  officiel  remonte,  en  Angleterre  comme  en 
France,  à  l'année  1801  (7  avril).  Six  autres  lui  ont  succédé  depuis,  qui 
ont  fait  connaître  les  accroissements  de  population  ci-après:  1801, 
9  106,171;  1811,  10,454,529;  1821,  12,172,664;  1831,  14,051,986; 
1841,  16,035,198;  1851,  18,054,171  ;  1861,  20,066,224.  Ces  accrois- 
sements, ramenés  à  100  habitants,  ont  été  successivement  de  14  (1801- 
1811);  16(1811-21);  15(1821-31);  14(1831-41);  13(1841-51);  12 
(1851-61).  D'après  ces  données  numériques,  V  la  population  de  l'An- 
gleterre a  doublé  en  un  demi-siècle  ;  2''  son  accroissement  proportionnel 
n'a  pas  cessé  de  faiblir  depuis  1821.  Ce  double  fait  est  dû,  en  partie,  au 
progrès  de  l'émigration,  en  partie  à  une  diminution  de  la  fécondité  des 
mariages.  La  période  de  doublement  de  la  population  anglaise,  mesurée 
à  l'accroissement  constaté  de  1831  à  1841,  et  de  1841  à  1851,  est  de 
65  ans;  mais  elle  s'élève  à  145  ans,  si  on  calcule  de  1851  à  18G1,  et 
à  76  ans  de  1831  à  186 i.  —  Sa  densité  était  de  93,03  habitants  par 


(1)  Voir  le  numéro  de  janvier  1865,  t.  XLV,  p.  76. 


D1^:N0MBHKMENTS    RI^XENTS  dans  les  DIVKHS  pays.         361 

kilomMro  carré  en  1831  ;  de  10(),17  on  \M\  ;  (h  1()î),r,3  en  1851  ;  de 
I3i>,8:>  en  18(11. 

En  18()1,  on  a  d('nuinl)ré  v.n  Anp,le,terrc  1^'  3,9r)r).3()8  maisons,  dont 
3,7-15,463  liahilées,  18'i,345  non  liabilées,  el  27,580  en  consLrnclion, 
soil5,07  personnes  par  maison,  et.  5,36  par  maison  habitée ;2'^  4,^91,524 
fannlles  onména{îes,  soit  i/tJ  personnes  par  famille  et  1,20  famille  par 
maison  habitée.  Ce  dernier  chiffre  indique  qn'en  Anijleterre  un  très- 
{jrand  nombre  de  familles  occupe  une  maison  entière. 

Il  a  été  recensé  84,090  étran(îers  (domiciliés  ou  non),  ou  0,42  pour 
100  habitants.  Parmi  ces  étrangers,  les  Français  fî[juraient  pour  12,989 
ou  15,44  0/0.  La  même  année,  les  20  millions  d'habitants  se  divisaient 
en  9,776,259  individus  du  sexe  masculin  (48,72  0/0)  et  10,289,965  du 
sexe  féminin  (51,28).  Le  rapport  sexuel  oscille  ainsi  quMl  suit  de  1831 
à  1861  :  108,15  femmes  pour  100  hommes  en  1831  ;  108,03  en  1841  ; 
107,87  en  1851;  111,56  en  1861.  Après  avoir  diminué  de  1831  à  1851, 
il  s'est  donc  subitement  et  fortement  élevé  en  1861.  Ce  résultat  paraît 
être  dû,  d'une  part  à  l'émip^ration,  qui  habituellement  porte  surtout 
sur  le  sexe  masculin,  puis  à  l'immigration  irlandaise  et  écossaise  dans 
laquelle  le  sexe  féminin  domine.  La  population  de  chaque  sexe  se  ré- 
partissait  ainsi  qu'il  suit  par  état  civil  (nombres  absolus  et  p.  100  ha- 
bitants). 

Sexe  masculin.  Sexe  féminin. 


Enfants  et 

Enfants  et 

■ 

célibataires. 

Mariés. 

Veufs. 

Total. 

célibataires. 

Mariées. 

Veuves. 

Total. 

5,987,861 

3,428,443 

3o9,9b5 

9,776,209 

6,044,296 

3,488,9o2 

736,717 

10,289,965 

29.84 

n.09 

1.79 

48.72 

30.t2 

n.39 

3.77 

51.28 

Si  Ton  divise,  au  point  de  vue  des  âges,  la  population  en  deux  grands 
groupes  (de  moins  et  de  plus  de  15  ans),  on  trouve  que  7,150,024  (dont 
3,587,756  garçons  et  3,562,268  filles)  avaient,  en  1861,  moins  de  15  ans; 
c'est  356  pour  100  habitants;  —  12,916,200  (dont  6,188,503  hommes 
et  6,727,697  femmes)  avaient  plus  de  i5  ans;  c'est  644  pour  1,000. 
L'âge  moyen  de  la  population  était  de  26,13  ans  pour  le  sexe  masculin, 
de  26,92  pour  le  sexe  féminin,  de  26,53  pour  l'ensemble  de  la  popu- 
lation. 

Il  a  été  recensé,  en  1861,  19,532  aveugles  ou  95;  12,236  sourds- 
muets  ou  61,  et  24,345  aliénés  (dans  les  asiles  seulement),  ou  116  pour 
100,000  habitants. 

Le  rapport  des  professions  à  la  population,  réduite  à  100,  s'établit 
ainsi  qu'il  suit  : 

Épouses,  Autres  industries 

Professions  enfants,  parents,  Commerce.  Agriculture.  Industrie,     et  industries      Total, 

libérales.    domestiqueSjCtc.  improductives. 

2.43            57.39            3.14            iO.iS  24.17            2.74            100 


362 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


Remarquons  que  la  profession  de  19,915,334  habitants  sur  20,006,224 

a  pu  être  constatée.  C'est  un  résultat  qui  fait  honneur  aux  aji^ents  du 
recensement  en  An^yleterre.  Nous  sommes  moins  heureux  en  France; 
mais  il  importe  de  savoir  que,  chez  nous,  le  recensement,  confié  exclu- 
sivement aux  maires,  s'opère  aux  frais  de  la  caisse  municipale,  c'est-à- 
dire  avec  une  parcimonie  extrême  au  point  de  vue  du  nombre  et  de  la 
quotité  des  afyents;  tandis  qu'en  An^^leterre  il  est  effectué  par  un  corps 
spécial  de  recenseurs,  salariés  par  TEtat  et  sévèrement  contrôlés. 

En  1861,  Farmée  (en  g^arnison  dans  la  métropole  et  les  colonies)  avait 
un  effectif  de  131,944  hommes  :  c'est  0,66  pour  100  habitants. 

Autriche.  —  La  population  recensée  en  1857  (31  octobre)  date  du 
dernier  recensement  dans  ce  pays,  s'élevait  à  37,754,856,  dont 
35,331,823  sujets  autrichiens,  domiciliés  dans  l'empire  et  présents  au 
moment  du  dénombrement,  et  2,423,033  simplement  résidents  ou  de 
passage.  Le  nombre  des  sujecs  autrichiens  domiciliés,  comprenant  les 
présents  (35,331,823)  et  absents  (2,119,060),  était  de  37,450,883. 
C'est  à  ce  dernier  nombre  que  s'appliquent  les  faits  qui  vont  suivre. 
Mais  d'abord  indiquons  les  proportions  d'accroissement  de  la  population 
de  Fempire  depuis  1830,  date  du  premier  dénombrement  complet, 
c'est-à-dire  ayant  compris  à  la  fois  la  population  civile  et  Farmée. 

Accroissement 


Période 

Années. 

Population. 

Absolue. 

P.  100  par  an. 

de  doublement. 

1830 

34,082,469 

1834 

33,528,583 

—      553,886 

—  0.40 

Diminution. 

1837 

35,411,734 

1,883,151 

-f-  1.87 

37  ans. 

1840 

36,585,429 

1,173,695 

+  1.10 

63  ans. 

1843 

35,593,342 

—      992,087 

—  0.90 

Diminution. 

1846 

36,950,547 

1,357,205 

+  1.27 

55  ans. 

1851 

35,750,620 

—  1,199,927 

—  0.65 

Diminution. 

1857 

37,754,856 
27  ans 

2,004,236 

+  0.93 
-f-  0.40 

75  ans. 

Total  en 

.  .     3,672,387 

174  ans. 

On  voit  que  le  mouvement  de  la  population  autrichienne  a  subi 
des  oscillations  assez  sensibles.  Si  les  chiffres  qui  précèdent  sont  le 
résultat  de  véritables  recensements,  sur  huit  trois  auraient  mis  eii  lu- 
mière une  diminution  plus  ou  moins  notable.  La  première  se  produit 
de  1830  à  1831  et  s'explique  très-probablement  par  les  ravagées  du 
choléra  de  1832-33.  Celle,  bien  plus  considérable,  que  l'on  constate  de 
1840  à  1843,  ne  peut  ^nhre  avoir  été  provoquée  que  par  des  épidémies. 
La  troisième  est  dû  à  la  mortalité  extraordinaire  résultant  de  la  cherté 
de  1846-47. 

Revenons  au  census  de  1857,  —  Il  a  été  recensé,   cette  année, 


DÉNOMBREMENTS  RÉCENTS  BANS  LES  DIVERS  PAYS.         303 

5,728,974  maisons  et  8,123,308  ninna^^is;  c'est  0,54  habilanls  par 
maison;  4,01  hal)ilanls  par  ménaf;n  et,  1,42  ménaf;es  par  maison.  — 
La  popnlalion  (37,450,883)  se  réparLissait  ainsi  (|u'il  suit  par  état  civil  : 

Sexe 

masculin.  Kminin.  Total. 

Enfants  ot  célibataires.  .  .  .  ii,4l7,0r)G  40,r350,6r)0  21,967,715 

Pour  100 30.49  28.17  58.60 

Mari(^ 0,623,295  6,634,014  13,257,909 

Pour  100.  .  , 17.69  17.72  35.41 

Veufs 643,890  1,581,369  2,225,259 

Pour  100 1.72  4.21  5.93 


Total 18,684,241  18,766,642  37,450,883 

49.90  50.10  100.00 

La  population  se  divisait  par  cultes  comme  il  suit  :  On  avait  compté 
26,704,552  catholiques  romains,  3,526,954  catholiques  grecs  et  9,737 
Arméniens  du  même  culte;  en  tout  30,241,243  catholiques  ou  80,760/0; 
—  les  Grecs  non  unis  étaient  au  nombre  de  2,918,127  et  les  Arméniens 
enraiement  non  unis,  de  3,513;  en  tout  2,921,640  ou  7,80  0/0;  —  sur 
3,182,743  protestants  ou  8,50  0/0,  1,218,856  appartenaient  au  culte 
luthérien  et  1,963,887  à  l'église  réformée;  —  50,874  unitairiens 
(0,14  0/0)  et  1,050,420  Israélites  (2,80)  complètent  ce  recensement 
spécial.  Le  culte  de  3,963  individus  seulement  n'avait  pu  être  constaté. 

Au  point  de  vue  des  nationalités,  la  population  indigène  recensée  en 
1857  (non  compris  la  partie  de  la  Lombardie  distraite  en  1859)  se  ré- 
partissait  dans  les  proportions  ci-après;  6,132,742  Tchèques,  Mora- 
viens  et  Slovaques;  2,159,648  Polonais;  2,752,482  Ruthéniens; 
1,183,533  Slavéniens;  1,337,010  Croates;  1,438,201  (Slavéniens  et 
Dalmates  compris);  24,060  Bulgares;  4,947,134  Magyiares;  —  la 
race  latine  était  représentée  par  2,558,717  Italiens,  416,725  Frioulains, 
14,498  Ladiniens  et  2,642,953  Roumains  orientaux.  Les  races  diverses 
comprenaient  3,175  Albanais,  2,255  Grecs  (Macédo-Valaques  compris) 
16,131  Arméniens,  146,100  Bohémiens  et  1,049,871  Juifs. 

Réunies  par  grands  groupes,  les  diverses  nationalités  dont  l'énu- 
mération  précède  occupent  dans  l'ensemble  de  la  population,  au  point 
de  vue  de  leur  importance,  la  place  ci-après  ; 

Allemands.      Slaves.        Magyares.      Race  latine.      Israélites.    Autres  races.       Total. 

7,88ft,02:j       ^:i,037,f.4G       A,0'il,]3't  o,r.32,'î93  t, 0-19, 871  ^C7,7Gt  34,724,830 

22.73  43.30  ^4.26  -10.22  3.03  0.4C  400,00 

La  prédominance  pumérique  des  femmes  dans  l'ensemble  des  popu- 
lations soumises  au  sceptre  de  l'Autriche,  tend  à  diminuer.  Leur  nom- 
bre pour  100  hommes  est  en  effet  successivement  descendu  de  103,08 
en  1837,  à  102,99  en  1840,  à  101,77  en  1846,  à  100,55  en  1851,  à 


."^n4  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

i00,'14  en  1857.  —  Lo  nombre  d'Iiabitanls  par  kil.  carré  (population 
S])écifi(|ue)  a  varié  avec  le  cliifire  de  la  populalion.  Il  était  de  53,78  en 
1837;  de  55,89  en  1810;  de  56,14  en  1846;  de  51,73  en  1851;  de 
56,59  en  1857. 

Les  37,450,883  habitants  de  1857  se  divisaient  en  12,046,350  en- 
fants de  0  à  15  ans  et  25,404,433  adultes.  C'est  322  enfants  et  678  adul- 
tes pour  1000  individus.  L'Af^e  moyen  de  la  population  était  de  26,83  ans 
pour  le  sexe  masculin,  de  26,76  pour  le  sexe  féminin,  de  26,79  pour 
l'ensemble  des  habitants. 

Les  adultes  mâles  exerçaient  les  fonctions  ci-après  : 

Professions      Agriculture  laduslrie 

libérales       (propriétaires  (arts  et  Total 

(propr.  urbains    ruraux  et  métiers  (moins 

et  rentiers  ouvriers  agricoles    comprise  Commerce.        Journaliers.  l'armée), 
compris).         compris!. 

1,096,779     7,086,659     4,971,524  1,295,969      2,471,491     13,922,422 

7.88            50.91           14.15  9.31  17.75           100.00 

L'armée  (795,144  hommes)  était,  à  la  population  totale,  dans  le  rap- 
port de  2,12  0/0. 

Bavière.  —  Sauf  de  1852  à  1855,  la  population  de  ce  royaume  a  suivi, 
de  1837  ta  1861,  le  mouvement  ascendant  continu  ci-après  : 

<837.     -1840.     ^843.     4  846.     4852.     48bo.     -t8b8.     4864. 
4,34»,4C9  4,370,977  4,440,327  4,304,874  4,b58,6o8  4,544,556  4,015,748  4,689,837 

L'accroissement  en  24  ans  a  été  de  374,368  habitants,  ou  de  8,67  0/0 
(0,36  par  an).  A  ce  taux,  la  période  de  doublement  serait  de  193  ans. 
N'oublions  pas  que  la  Bavière  est  un  des  États  allemands  qui  perdent  le 
plus  de  leurs  habitants  par  l'émigration.  —  Le  rapport  sexuel  (femmes 
pour  100  hommes)  a  constamment  diminué  depuis  1840.  De  105,04, 
cette  même  année,  il  s'est  successivement  abaissé  à  104,89  en  1843; 
104,53  en  1846;  104,13  en  1852;  103,73  en  1855;  102,76  en  1858 
et  102,63  en  1861.  —  La  population  spécifique  a  grandi  comme  le 
nombre  des  habitants  ;  de  56,66  personnes  par  kil.  carré,  elle  a  monté 
à  61,58  en  1861.  —  On  a  recensé  1,131,054  familles  en  l86l,  soit 
4,15  personnes  par  famille.  —  1,301,312  habitants  avaient  de  0  k  14  ans 
ou  278  pour  1,000  et  3,388,525  plus  de  14  ans  (722  pour  1,000).  — 
Les  professions  n'ont  été  dénombrées  en  1861  que  pour  les  chefs  d'éta- 
blissement et  les  ouvriers  adultes  mâles.  Les  arts  et  métiers  occupaient 
370,056  personnes  de  ces  deux  catégories;  la  grande  industrie  471,517; 
le  commerce,  256,907. 

Belgique.  —  Deux  dénombrements  seulement  ont  été  opérés  dans  ce 
pays  depuis  qu'il  a  été  érigé  en  État  indépendant;  le  premier  en  1846, 
le  second  en  1866.  En  1846  on  a  recensé  4,337,196  habitants,  dont 


DENOMBKFJIENTS  lU'^CKNTS  DANS  LES  PIVKUS  PAYS.         3G5 

2,l(i3,rr23  du  sexe  masculin  et  2,173,673  de  l'autre  sexe  (102,31  femmes 
pour  100  hommes);  en  18r,r>,  4, .520, 560,  dont  2,271,783  hommes  et 
2,2.)7,777  femmes  (09,38  remmcs  pour  100  hoinmes).  d'est  uu  accrois- 
sement absolu  (le  lî)2,3()1  ou  (l(î  0,ii  0/0;  calculée  pour  cet  accroisse- 
ment, la  période  de  doublement  est  de  158.  —  La  population  belp,e  est 
la  plus  apjjylomérée  de  rEuro[)e  ;  on  y  comptait  en  effet  147,2^ 
habitants  par  kil.  carré  en  IMG  et  153,77  en  185G.  —  1,181,371  ou 
261  pour  1,000  habitaient  les  villes  et  3,348,189,  ou  739  pour  1,000,  les 
campa[[nes.  —  Le  nom])rc  toîal  des  niaiso  is  s'élevait,  en  1856,  à 
868,589,  dont  834,212  habitées  et  34,377  non  habitées;  —  celui  des 
ménapjCs  était  de  936,284;  on  comptait  ainsi  5,21  habitants  par  maison, 
5,43  par  maison  habitée  et  4,84  par  ména^ye;  enfin  chaque  maison 
contenait  en  moyenne  1,11  ménaf^es. 

Des  4,529,560  habitants,  4,434,780  ou  97.92  0/0  étaient  nés  en 
Bel^yique;  17,213  ou  0.37  0/0  dans  le  Limbourg?  et  le  Luxembourg?; 
22,010  ou  0.49  en  Hollande;  31,400  ou  0.68  en  France;  15,242  ou 
0.35  en  Allemag:ne;  4,092  ou  0.09  en  Angleterre;  4,823  ou  0.10  dans 
d'autres  pays.  —  Sur  2,271,783  habitants  du  sexe  masculin  (50.15  0/0) 
1,489,458  ou  32.88  étaient  des  enfants  et  des  adultes  célibataires; 
692,121  ou  15.28  étaient  mariés;  90,204  ou  1.99  étaient  veufs.  Sur  les 
2,257,777  individus  du  sexe  féminin  (49.85  0/0),  1,403,437  ou  30.98 
étaient  des  enfants  ou  célibataires,  689,876  ou  15.23  étaient  mariés,  et 
164,464  ou  3.64  mariés.  En  résumé,  sur  100  habitants,  63.86  apparte- 
naient à  la  première  catég-orie;  30.51  à  la  seconde,  5.63  k  la  troisième. 
— ^On  comptait  1,372,678  (3.03  p.  1,000)  enfants  de  moins  de  15  ans, 
et  3,156,882  (677  p.  1,000)  adultes.  L'âj^-e  moyen  était,  pour  les 
femmes,  de  28.94;  pour  les  hommes,  de  30-09;  pour  les  deux  sexes 
réunis,  de  29.29.  —  L'agriculture  (sylviculture  comprise)  employait 
1,062,145 personnes  ou  45.64  0/0.  L'industrie,  grande  et  petite,  866,947 
ou  37.25;  le  commerce,  156,803  ou  6.75;  l'armée,  36,106  hommes; 
les  professions  libérales,  117,825;  les  services  domestiques,  86,974; 
ces  trois  dernières  professions  réunies,  240,905  personnes  ou  10.36  0/0. 
Les  individus  sans  profession  ou  de  profession  inconnue  étaient  au 
nombre  de  2,202,700. —  Le  rapport  de  l'armée  à  la  population  s'élevait 
à  0.80  pour  100  habitants. 

Danemark  (duchés  compris). —  Les  quatre  census  les  plus  récents  ont 
eu  lieu  en  1840,  1845,  1855  et  1860.  De  2,131,988  en  1840,  le  nombre 
des  habitants  s'était  élevé  à  2,605,024  en  1860.  C'est  un  accroissement, 
en  20  années,  de  473,036,  soit  de  22.19  0/0  et  de  1.11  par  année. 
La  période  de  doublement  ainsi  calculée  est  de  63  ans.  Le  rap- 
port sexuel  (femmes  pour  100  hommes)  a  faibli  en  Danemark  comme 
dans  la  plupart  des  pays  que  nous  venons  d'étudier;  de  101.62  en  1840, 


366  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

il  csl  descendu  à  101.29  en  1845,  à  100.90  en  1855.  —  Le  nombre  des 
habitants  par  kilomètre  carré  de  36.52  en  1840,  s'élevait  à  44.62  ea 
1861. 

Ecosse.  —  Le  tableau  ci-après  indique  le  mouvement  de  la  population 
de  ce  pays  de  1801  à  1861.  La  deuxième  li{}ne  exprime  l'accroisse- 
ment 0/0. 

^80^.  iSW.  •1821.  -ISS».  \Si\.  48ol.  4801. 

4,608,420  1,805,864  2,091,521  2,364,386  2,620,184  2,888,742  3,062,194 
»  12  16  13  11  10  5.9 

Ainsi  l'Ecosse  présente,  en  commun  avec  l'Angleterre,  cette  particu- 
larité qu'à  partir  de  1821,  le  mouvement  progressif  de  sa  population 
diminue  sensiblement.  La  cause  de  ce  phénomène  ne  saurait  être  cher- 
chée ailleurs  que  dans  l'émigration  soit  pour  les  pays  transatlantiques, 
soit  pour  l'Angleterre.  Il  résulte,  en  effet,  des  documents  officiels  que 
sur  1,428,036  émigrants  dont  on  a  pu  constater  la  nationalité,  de  1853 
à  1860,  121,530  appartenaient  à  l'Ecosse,  c'est  environ  9  0/0  du  total 
et  4  0/0  habitants.  Cette  émigration,  sujet  d'assez  vives  préoccupations 
en  Angleterre,  est  attribuée  en  grande  partie  au  progrès  de  l'agglomé- 
ration des  propriétés,  ainsi  qu'à  l'extension  des  cultures  fourragères  et 
de  l'emploi  des  machines.  —  La  période  de  doublement  de  la  population 
écossaise,  calculée  d'après  les  accroissements  observés  de  1831  à  1861 
(655,641  en  30  ans)  est  de  76  ans.  —  Contrairement  à  ce  que  nous 
avons  constaté  jusqu'à  ce  moment  pour  le  plus  grand  nombre  des  pays, 
le  rapport  sexuel,  après  avoir  ftiibli  de  1801  à  1851  (108.15  à  107. 82\ 
s'élève  subitement,  sous  l'influence  d'une  forte  émigration,  à  111.56  en 
1861.  —  Par  suite  de  la  nature  essentiellement  montueuse  du  sol  de 
l'Ecosse  et  des  quantités  considérables  de  terres  incultes  qu'il  renferme, 
la  densité  de  sa  population  est  assez  faible  (37.74  habitants  par  kilo- 
mètre carré  en  1861). 

Les  3,062,204  Écossais  recensés  en  1861  formaient  678,584  familles 
et  habitaient  393.220  maisons;  13,220  autres  maisons  n'étaient  point 
occupées  et  3,224  se  construisaient  à  l'époque  du  dénombrement;  c'est 
7.79  personnes  par  maison  habitée,  4.51  personnes  par  famille  et  1.73 
familles  par  maison  habitée.  Sur  666,786  familles  pour  lesquelles  ce 
renseignement  a  pu  être  recueilli,  226,723  (340  p.  1,000)  occupaient  un 
logement  éclairé  par  une  fenêtre;  246,601  (370)  un  logement  éclairé 
par  deux  fenêtres;  148,307  (222)  un  logement  avec  trois  à  six  fenêtres; 
24,742  (38)  un  logement  avec  sept  à  dix  fenêtres;  enfin  20,413  (30)  un 
logement  avec  onze  à  trente  et  une  fenêtres  et  au-dessus.  Les  auteurs  de 
la  statistique  officielle  à  laquelle  nous  empruntons  ce  document  le  con- 
sidèrent comme  indiquant  le  degré  d'aisance  des  familles  écossaises.  — 
La  population  masculine  comprenait'  954,606  enfants  et  célibataires 


\ 


DÉNOMBREMENTS  RÉCENTS  DANS  LES  DIVERS  PAYS.         367 

(G59  p.  1,000),  ^47,814  mariés  (309)  et  47,428  veufs  (32);  la  population 
féminine  1,01;), 807  enfants  et  célibataires  (630),  400,955  mariées 
(•28G)  et  135,081  veuves  (84).  Pour  les  deux  sexes  réunis,  l'état  civil 
s'élablissait  ainsi  :  1,970,413  enfants  et  célibataires  (G44  p.  1,000), 
908,769  mariés  (290)  (;t  183,112  veufs  (60).  —  Des  3,062,294  habi- 
tants, 1,103,170  (360  p.  1,000)  avaient  moins  de  15  ans,  et  1,959,124 
(640)  plus  que  cet  a^jc.  L'àfye  moyen  était  de  25  ans  4  mois  pour 
le  sexe  masculin,  de  27.6  pour  le  sexe  féminin  et  de  26.6  pour  les 
deux  sexes  réunis.  —  L'Ecosse  ne  compte  qu'un  très-petit  nombre  d'é- 
Iranj^ers;  on  y  a  recensé,  en  1861,  54,920  Anj^lais  (18  p.  1,000), 
204,083  Irlandais  (67),  1,112  individus  nés  dans  le  pays  de  Galles;  628 
dans  les  îles  du  détroit,  7,559  (3  p.  1,000)  dans  les  colonies  angolaises, 
4,219  (1  p.  1,000)  sujets  an^jlais  nés  en  mer  ou  à  l'étrang'er,  et  3,969 
étrang^ers  proprement  dits  (1  p.  1,000),  dont  210  Français  ou  5.29  0/0. 

Espagne.  —  II  n'a  été  fait,  en  Espag^ne,  depuis  le  commencement  de 
ce  siècle,  que  deux  dénombrements  effectifs,  les  chiffres  de  population 
antérieurs,  même  officiellement  publiés,  n'étant  que  de  simples  éva- 
luations. On  y  a  recensé,  en  1857,  15,464,340,  en  1860,  |15,658,Ô31 
habitants.  L'accroissement  est  de  194,191  ou  de  0.41  par  an;  la  période 
de  doublement  de  169  ans.  Le  rapport  sexuel,  de  101.60  en  1857,  s'est 
élevé  cl  102.00  en  1860.  Si  un  accroissement  aussi  notable  était  réelle- 
ment survenu  en  trois  années,  il  indiquerait  un  mouvement  d'émi^jration 
masculine  très-sensible;  mais  en  l'absence  de  tout  renseigfnement  sur  ce 
point,  il  y  a  lieu  de  croire  à  un  dénombrement  plus  exact,  au  point  de 
vue  des  sexes,  en  1860  qu'en  1857.  —  En  1860,  on  comptait,  en  Es- 
pag^ne,  30.88  habitants  par  kilomètre  carré.  —  Les  nationalités  étran- 
gères sont  faiblement  représentées  en  Espagne.  Il  ne  s'y  trouvait,  en 
1860,  que  34,894  étrangers  ou  0.22  0/0  habitants;  et  sur  ce  nombre 
20,917  seulement  étaient  domiciliés,  les  autres  n'y  ayant  qu'une  rési- 
dence momentanée.  Le  recensement  distingue,  pour  la  population  indi- 
gène, entre  les  habitants  domiciliés  (population  de  droit),  et  les  habitants 
de  passage  (population  de  fait)  ;  les  premiers  sont  aux  seconds  dans  le 
rapport  de  97.03  à  2.97.  Mais  cette  distinction  n'a  pas  une  bien  grande 
importance,  l'écart  entre  les  deux  populations  dépendant  beaucoup  de 
l'époque  à  laquelle  s'effectue  le  receusement;  on  sait,  en  effet,  que  les 
habitants  sont  beaucoup  plus  sédentaires  en  hiver  qu'à  toute  autre  époque 
de  l'année.  —  L'état  civil  par  sexe  ne  présente  pas  de  différence  notable 
avec  les  autres  États  de  l'Europe.  En  ramenant  la  population  totale  à 
100,  dont  49.50  hommes  et  50.50  femmes,  on  trouve,  pour  le  sexe 
masculin,  28.94  enfants  et  célibataires,  18.26  mariés  et  2.30  veufs; 
pour  le  sexe  féminin,  27.73;  18.28  et  4.49;  pour  les  deux  sexes,  56.67; 
36.54  et  6.79. 


368  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Si  l'on  réduit  la  populalion  pnr  âfje  aux  deux  {jrandes  caté^jories  des 
enfants  (de  0  à  15  ans)  et  des  adultes,  on  constate  qu'en  Espagne,  sur 
1,000  habitants,  les  premiers  sont  aux  seconds  dans  le  rapport  de  348 
à  625.  L'âf,e  moyen  est,  pour  le  sexe  masculin,  de  27  ans  02;  pour  le 
sexe  féminin,  de  27.40;  pour  les  deux  sexes  réunis,  de  27.21. 

La  cécité  et  la  surdi-mutité  ont  été  l'objet  de  recherches  spéciales  à 
l'occasion  du  census  de  1860.  17,379  aveu^jles,  dont  9,503  ou  54.68  0/0 
du  sexe  masculin  et  7,876  ou  45.32  0/0  de  l'autre  sexe,  ont  été  recensés; 
c'est  111  pour  100,000  habitants.  Sur  ce  nombre  d'infirmes,  3,040  seu- 
lement ou  17.51  0/0  l'étaient  de  naissance;  14,339  ou  82.49  0/0  Tétaient 
devenus  par  accident.  Les  sourds-muets  étaient  au  nombre  de  9,860 
(63  p.  100,000  habitants),  dont  5,806  ou  58.89  0/0  du  sexe  masculin 
et  4,054  ou  41.11  0/0  de  l'autre  sexe.  De  ces  9,860  infirmes,  7,333  ou 
74.37  0/0  l'étaient  de  naissance  et  2,527  ou  25.63  0;0  l'étaient  devenus 
plus  tard. 

L'état  de  l'instruction  primaire  a  été  constaté  à  l'occasion  du  dernier 
recensement.  Sur  100  habitants,  4.50  (4.08  hommes  et  4.92  femmes) 
savaient  lire  seulement;  19.96(31.07  hommes  et  9.05  femmes)  savaient 
lire  et  écrire;  75.54  (64.85  hommes  et  86.03  femmes)  ne  savaient  ni  lire 
ni  écrire.  Ainsi,  les  trois  quarts  de  la  population  espag^nole  étaient  com- 
plètement illettrés  en  1861. 

Grèce.  — Sa  population  paraît  avoir  été  dénombrée  quatre  fois  depuis 
son  érection  en  État  indépendant  :  en  1847,  1852,  1855  et  1860.  La 
r\année, elle  n'était  que  de  853,005  habitants;  la  2%  de  1,002,112;  la 
3*,  de  1,043,153;  la  4%  de  1,096,810.  L'accroissement  total  dans  cette 
période  de  18  ans  a  été  de  243,805  ou  de  28.58  0/0,  soit  de  1.59  par  an. 
A  ce  taux,  elle  doublerait  en  48  ans.  Nous  ne  connaissons  pas  le  rapport 
sexuel.  De  17.91  habitants  par  kilomètre  carré,  sa  densité  s'était  élevée 
à  23.04  en  1860. 

Hanovre,  —  Les  dénombrements  les  plus  dignes  de  foi  ne  remontent, 
dans  ce  pays,  qu'à  1837.  De  cette  année  à  1861,  il  en  a  effectué  huit, 
qui  ont  tous  signalé,  quoique  dans  des  proportions  très-inégales,  un 
mouvement  d'accroissement,  ainsi  que  l'indique  le  tableau  ci-après  de  la 
population  à  chaque  recensement  et  des  accroissements  0/0  par  an. 

4836.  4839.  1842.  4848.  48o2.  ■1855.  4858.  48C4. 

4,688,28a     4,722,407     4,7bi>,b92     4,758,847     4,819,253     4,849,777     4,843,976     4,888,070 

»  0.67  0.6S  0.03  0.8G  0.04  0.44  0.80 

Le  très-faible  accroissement  constaté  de  1842  à  1848  et  de  1852  à 
1855  s'explique  par  une  émigration  considérable  dans  les  deux  périodes. 
—  L'accroissement  total  de  1836  à  1861  s'élève  à  199,785;  c'est  une 
moyenne  annuelle  de  0.47  0/0,  d'où  Ton  déduit  une  période  de  double- 


DÉNOMBREMENTS  RÉCENTS    DANS  LES  DIVERS  PAYS.         369 

ment  de  H8  ans.  —  La  densiLc  (Uail  do  39.82  liabiLaiils  par  kilomètre 
carre  on  18G1. 

D'après  le  ccH.swi5d  11  31  décembre  de  la  même  année,  des  1,888,070  liabi- 
tantsdii  îLinovre,  913,581  ai)par(enaient  au  sexe  masculin,  eUM4,489  de 
Taulre  sexe  (100.10  femmes  pour  100  hommes^  Ici,  comme  dans  le 
plus  p/rand  nombre  des  autres  Étals,  le  rapport  sexuel  a  décru  presque 
sans    relâche;  de  101. G9   en    1836,  il    n'était   plus,    comme    nous 
venons  de  le  voir,  que  de  100.10  en  18()1,  diminution  fort  remar- 
quable en  présence  du  vif  mouvement  d'émiçration  dont  le  Hanovre  a 
été  le  théâtre,  dans  le  dernier  quart  de  ce  siècle,  comme  la  plupart  des 
autres  États  allemands.  —  Des  habitants  recensés  en  1861,  507,156  ou 
26.86,  habitaient  les  villes,  et  1,380,914  ou  73.14  les  campa(}nes  ; 
275,362  maisons  et  395,851  familles  ont  été  recensées;  c'est  6.89  per- 
sonnes par  maison,  4.77  par  ména(]^e  et  1.44  famille  par  maison.  — 
Le  sexe  masculin  (49.98  pour  100  habitants)  comptait  531,378  enfants 
et  célibataires  (31.32),  315,554  mariés  (16.71)  et  36,649  veufs  (1.95); 
le  sexe  féminin  (50.02  0/0),  549,471  enfants  et  célibataires  (29.10), 
315,554  mariées  (16.71)  et  79,469  veuves  (4.21),  ou  deux  fois  plus 
que  le  sexe  masculin.  La  population  totale  se  composait,  au  point  de 
vue  de  l'état  civil,  de  1,140,849  enfants   et  célibataires  (60.42  0/0), 
631,108  mariés  (33.42),  et  116,113  veufs  (6.16).  —  Le  nombre  réel 
des  enfants  (de  10  à  14  ans)  s'élevait  à  596,347  ou  à  316  pour  1,000; 
celui  des  adultes  à  1,291,723  ou  684  0/0.    L'âge  moyen  était  de 
28.48  ans  pour  le  sexe  masculin,  de  28.71  pour  l'autre  sexe,  de  28.60 
pour  les  deux  sexes  réunis. 

Le  luthérianisme,  puis  le  catholicisme  sont  dominants  en  Hanovre. 

Voici,  au  surplus,  le  tableau  de  la  répartition  des  cultes  pour  100  ha- 
bitants : 

Luthériens.         Réformés.        Catholiques.    Autres  chrétiens.        Juif».  Total. 

82.36  5.14  11.76  0.11  0.63  100.000 

Hollande.  —  Depuis  que  la  Belgique  a  été  distraite  de  l'ancien 
royaume  des  Pays-Bas,  trois  recensements  ont  eu  lieu  en  Hollande  :  en 
1840,  en  1850  et  en  1860.  Dans  ces  vingt  années,  la  population  s'est 
accrue  de  433,127  (de2,860,450  à  3,293,577),  ou  de  15.54  0/0  (0.76  0/0 
par  an).  Si  cette  proportion  d'accroissement  se  maintenait,  le  nombre 
de  ses  habitants  doublerait  en  92  ans.  La  densité  de  la  population  hol- 
landaise est  considérable  ;  elle  s'élève  à  101  habitants  par  kilomètre 
carré.  —  Ici  également  le  rapport  sexuel  a  constamment  diminué  : 
104.18;  103.95,  et  103.70.  —  594,640  maisons,  dont  542,395  habi- 
tées et  52,045  (environ  le  10^)  non  habitées,  existaient  en  Hollande  en 
1860.  Il  faut  joindre  à  ces  maisons  6,684  bateaux  habités  (stationnés 
dans  les  canaux).  Les  maisons  habitées  l'étaient  par  3,263,824  per- 
"i*"  SÉRIE.  T.  xLvi.  —  15  jètml86o.  24 


Nés 

Nés 

dans  la 

hors  de  la 

commune. 

commune. 

68.90 

20.60 

370  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

sonnes,  et  les  bateaux,  par  29,410;  c'était  5.48  personnes  par  maison, 
6.02  par  maison  habitée  et  4.40  par  bateau.  — On  comptait  668,911  fa- 
milles, soit  4,92  membres  par  famille,  1.11  familles  par  maison  et 
1.22  par  maison  ou  bateau  habité.  —  La  Hollande  est  le  seul  État  où 
les  recensements  fassent  connaître  la  composition  des  familles  :  sur 
1,000  habitants,  vivant  en  famille  ou  formant  un  ména^je,  879  étaient 
des  parents  à  divers  degrés  ;  85,  des  domestiques  attachés  à  leur  ser- 
vice ;  14  vivaient  seuls  ;  la  différence  (22)  était  faite  par  la  population 
(recensée  en  bloc)  des  établissements  spéciaux.  —  Au  point  de  vue  de 
l'origine  ou  du  lieu  de  naissance,  les  habitants,  ramenés  à  100,  for- 
maient les  grands  groupes  suivants  : 

Nés          Nés  dans                      Nés  Origine 

hors  de  la  les  colonies  en  Allem.,  en  Belg.,  ailleurs,  inconnue, 
province,      holland.    --       **^ — '^ — — ^^^        ~«^ 

8.53          0.09                     1.87  0.01 

L'État  civil  présente  un  élément  que  nous  n'avons  pas  encore  con- 
staté,  c'est  celui  des  divorcés.  Sur  3,293,577   habitants  en  1861, 
2,047,301  étaient  des  enfants  et  célibataires  (62.16  0/0;  1,040,983, 
—  31.63),  des  mariés;  690,  des  époux  divorcés,  et  204,538  (6.31),  des 
veufs.  L'État  civil  de  65  personnes  seulement  n'a  pu  être  constaté.  Lé 
nombre  des  veuves  était,  comme  presque  partout,  double  de  celui  des 
veufs  (137,805  pour  66,733).  —  Les  enfants  (de  0  à  15  ans)  formaient 
à  peu  près  la  moitié  des  adultes  (1,072,828  pour  2,219,502)  et  le 
tiers  delà  population  totale  (326  pour  674  par  1,000).  L'âge  moyen 
des  filles  et  femmes  était  de  27.25  ans;  celui  des  hommes  et  garçons,  de 
28.40;  pour  les  deux  sexes  réunis,  il  s'élevait  à  27.83.  —  La  cécité  et 
le  surdi-mutisme  sont  les  seules   infirmités  qui  aient  été  recensées. 
Les  aveugles  étaient,  au  1^*"  janvier  1860,  au  nombre  de  1,992  (60  pour 
100,000  habitants),  dont  1,131  hommes  et  861  femmes   seulement. 
Il  existait,  à  la  même  date,  1,228  sourds-muets  (  38  pour  100,000  ha- 
bitants), dont  669  hommes  et  559  femmes.  L'écart  entre  les  deux 
sexes  est  bien  moins  considérable,  comme  on  voit,  pour  la  surdi-mu- 
tité que  pour  la  cécité.  —  En  ramenant  les  professions  à  un  certain 
nombre  de  grands  groupes,  et  la  population  à  100,  on  trouve  les  rap- 
ports ci-après  : 

Professions  Professions 

Agriculture.  Industrie.  Commerce,  libérales.     Armée.  Domesticité,  diverses.         Total. 
15.53        22.43        8.43        27.43        1.51        9.94        14.73        100.00 

Le  nombre  des  individus  dont  la  profession  n'a  pu  être  constatée  est 
de  moitié  de  la  population  totale  (1,647,113  pour  3,293,577). 

La  Hollande  renferme  presque  autant  de  sectes  religieuses  que  les 
États-Unis  et  par  la  même  raison,  c'est-à-dire  par  le  fait  d'une  liberté 
absolue  en  matière  religieuse.  Le  recensement  de  ces  sectes  occupe  une 


DÉNOMBREMENTS  RÉCENTS  DANS  LES  DIVERS  PAYS.         371 

place  imporlanto  dans  les  docunienls  oOiciels.  En  les  réduisant  ù  un 
petil.  iioiiihre  de  ciilles  principaux,  on  trouve  les  résultats  ci-après  : 


l'iotcslautfi 

Cultes 

lie  toute 

Catholiques. 

Israélites. 

non  cooslatéc. 

Total. 

ilénoiniiiatioii. 

1,99(1,175 

1,230,545 

03,427 

3,430 

3,293,577 

60.01 

37.38 

1.91 

0.10 

100.00 

Enfin,  le  recensement  de  18G0  a  distinf^uc  les  habitants  en  agglo- 
mérés et  épars,  renseignements  que  nous  ne  trouvons  nulle  part  ail- 
leurs. Sur  3,293,234  individus  recensés  à  ce  pointde  vue,  2,051,725  for- 
maient la  population  agglomérée  (62.30;  et  1,241,509  la  population 
éparse  (37.70  0/0). 

Irlande.  —  La  population  irlandaise  a  eu  deux  mouvements  bien 
distincts,  l'un  ascendant,  l'autre  rapidement  décroissant.  Le  premier  a 
atteint  son  point  culminant  en  1841  (8,175,124);  le  second  en  1861 
(5,764,543).  Si  la  proportion  d'accroissement  constatée  de  1831  à  1841 
(0,53  0/0  par  an)  se  fût  maintenue,  le  doublement  aurait  eu  lieu  en 
131  ans.  —  De  1841  à  1851,  le  rapport  sexuel  s'est  sensiblement  accru 
(de  103,38  à  105,51).  Cet  accroissement  du  nombre  des  femmes  in- 
dique clairement  qu'à  la  différence  de  l'émigration  allemande,  qui  se  fait 
par  famille,  et  porte  ainsi  à  peu  près  également  sur  les  deux  sexes,  l'émi- 
gration irlandaise  se  recrute  surtout  parmi  les  hommes  et  a  par  ce  fait 
un  caractère  plus  individuel.  —  De  92,23  habitants  par  kil.  carré,  l'Ir- 
lande a  vu  sa  population  spécifique  descendre  à  68,45  en  1861. 

Le  census  de  1861  est  le  plus  étendu,  le  plus  intéressant  qui  ait 
encore  été  opéré  dans  ce  pays.  Il  y  a  été  dénombré  1,036,264  maisons, 
dont  993,233  habitées,  39,984  inhabitées  et  3,047  en  construction; 
c'est  5,56  habitants  par  maison,  5,81  par  maison  habitée.  Les  maisons 
habitées  l'étaient  par  1,129,218  familles;  c'est  5,10  personnes  par  fa- 
mille et  1,09  familles  par  maison  habitée.  --  Sur  1,000  habitants,  332 
avaient  de  0  à  15  ans  et  668  plus  de  cet  âge.  Le  sexe  masculin  avait  en 
moyenne  26,73  ans;  le  sexe  féminin,  28,01;  les  deux  sexes  réunis,  27,68. 

Il  est  remarquable  que  le  Parlement,  en  votant  en  1860,  le  programme 
du  recensement  dans  le  Royaume-Uni,  ait  cru  devoir  en  éliminer  les 
cultes  pour  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  et  l'y  maintenir  pour  l'Irlande.  Il 
avait  sans  doute  la  pensée  secrète  de  constater  que  l'émigration  avait 
surtout  porté  sur  la  population  catholique.  Voici  les  résultats  propor- 
tionnels de  ce  dénombrement  spécial. 


Autres  sectes 

Catholiques. 

Anglicans. 

Presbytériens. 

proteslantes. 

Juifs. 

Total. 

4,490,583 

678,061 

586,503 

8,414 

322 

5,764,543 

77.87 

11.77 

10 

0.14 

0.06 

100 

372  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES.    . 

En  1834,  année  du  premier  dénombrement  des  cultes  en  Irlande,  on 
avait  trouvé  6,436,060  catholiques  et  1,518,700  protestants.  De  1834 
à  1861,  la  perte  a  été,  pour  les  catholiques,  de  1,945,477  personnes 
(43  0/0),  et  pour  les  protestants,  de  245,062,  ou  19  0/0  seulement.  Les 
premiers  n'en  ont  pas  moins  conservé  une  immense  majorité  dans  le 
pays. 

Italie.  —  Le  dernier  recensement  général  du  royaume  d'Italie  a  eu 
lieu  le  31  octobre  1861;  il  attribue  au  nouvel  État  une  population  de 
21,777,334  habitants,  soit  83,98  par  kil.  carré.  La  proportion  d'ac- 
croissement, calculée  d'après  des  dénombrements  antérieurs,  pour 
chacun  des  anciens  États  dont  il  a  été  formé  depuis  1859,  est,  pour 
l'ensemble,  de  0,51  par  an  pour  lOO  habitants,  ce  qui  indique  une 
période  de  doublement  de  136  ans.  Mais  cette  période  varie  très-sen- 
siblement, si  on  la  détermine  pour  chaque  ancien  État  séparément, 
comme  l'indique  le  tableau  ci-après,  qui  fait  éfjalement  connaître  la 
population  spécifique  de  chacun  d'eux  (2^  ligne). 

Piémont                                   Parme  Modène,  Romagne, 

et       Sardaigne.  Lombard,     et  Reggio,  Marche,    Toscane.     Naples.      Sicile 

Ligurie.                                 Plaisance.  Mossa.  Ombrie. 

347         108         70         533  385         578         903          122         75 

103.00     24.25    142.55    82.69  96.38     83.04      82.00      79.56      81.82 

Le  rapport  sexuel  est  de  99,84  femmes  pour  100  hommes.  C'est, 
après  la  Belgique,  le  second  État  européen  qui  présente  le  phénomène 
de  la  prédominance  numérique  du  sexe  féminin.  —  Sur  100  habitants 
58,19  étaient  des  enfants  ou  des  célibataires,  35,23  étaient  engagés 
dans  les  liens  du  mariage  et  6,53  étaient  veufs.  —  Le  nombre  des  fa- 
milles montait  à  4,674,378  (4,66  membres  par  famille);  celui  des  mai- 
sons à  3,693,172,  dont  3,313,470  habitées  et  379,702  non  habitées 
(11,46  pour  100  maisons  et  5,90  par  maison  habitée).  —  Le  rapport 
exceptionnel,  afférent  aux  maisons  non  habitées,  s'expli(jue,  d'après  les 
documents  officiels,  par  le  grand  nombre  de  villas  appartenant  à  la 
bourgeoisie,  que  l'hiver  (époque  du  recensement)  ramène  dans  les  villes. 
Les  autres  renseignements  recueillis  à  l'occasion  de  ce  dénombrement 
n'ont  point  encore  été  publiés. 

Nonvége.  —  De  1835  à  1855  la  population  s'y  est  accrue,  d'après  les 
census,  de  285,220  (de  1,194,527  à  1,479,747)  ou  de  23,87  0/0,  soit  de 
1,19  par  an,  ce  qui  détermine  une  période  de  doublement  de  58  ans  6  mois. 
—  Le  rapport  sexuel,  de  103,68  en  1845,  s'est  élevé  h  104,14  en  1855. 
La  densité,  de  3,75  habitants  par  kil.  carré  en  1835,  a  monté  à  4,71 
en  1855;  c'est  une  des  plus  faibles  que  nous  connaissions;  elle  s'ex- 
plique par  une  quantité  considérable  de  terres  incultes  et  non  culti- 
vables. 


Dl-NOMRRFMENTS  RI-GKNTS  DANS  LES  DIVERS  PAYS.         37  3 

Portuf/nl.  —  L^'s  (hMioinhrcniciils  de  vi\  pays  sont  les  plus  élémentaires 
que.  nous  coiiiiaissioiis;  ils  se  honiciil,  à  l'iurc  coiiuaUre  le  iioiiihrc 
des  liabilaiiLs  du  pays,  sans  aucun  renseijjncnicnl  sur  les  sexes,  l'état 
civil,  les  professions,  les  maisons,  les  niéiia|yes,  etc.,  etc.  Les  sept  opé- 
rations de  cette  nature,  eiïectuées  de  1838  à  1863,  ont  indiqué  un  ac- 
croissement, dans  cette  période  de  25  ans,  de  408,888  ou  de  14,54  0/0, 
soit  de  0,58  par  an;  ce  qui  détermine  une  période  de  doublement  de 
120  ans.  —  La  densité  de  la  population  était  de  40,55  en  1863. 

Prusse.  —  De  14,098,125  habitants  en  1837,   la  population  de  ce 
pays  a  atteint  18,491,211  en  1861;  l'accroissement  est  de  4,393,086, 
soit  de  31,16  0/0  ou  de  1,30  par  an.  C'est  un  des  progrès  les  plus  ra- 
pides que  nous  ayons  constatés  jusqu'à  ce  moment,  puisqu'à  ce  taux  la 
Prusse  doublerait  en  54  ans.  La  proportion  d'accroissement  annuel  la 
plus  considérable  s'est  produite  de  1858  à  1861  (1,54)  ;  la  moins  élevée 
de  1846  à  1849  (0,45).  Le  rapport  sexuel  a  subi  de  fréquentes  oscilla- 
tions, que  nous  n'avons  point  rencontrées  dans  les  autres  États  allemands 
et  qu'on  ne  peut  que  difficilement  s'expliquer.  Ainsi,  il  a  été  de  100,28 
en  1837,  de  100,42  en  1840,  de  100,40  en  1843,  pour  tomber  à  100,24 
en  1846  et  à  100,07  en  1849.  Mais,  à  partir  de  cette  année,  il  prend  un 
mouvement  ascendant  à  peu  près  continu,  dont  le  maximum  tombe  en 
1858  (100,75). —  La  population  spécifique,  de  50,32  en  1837,  a  monté 
à  66,00  en  1861.  La  répartition  proportionnelle  par  état  civil  s'établit 
ainsi  qu'il  suit  pour  le  sexe  masculin  en  1861  :  enfants  et  célibataires, 
31,98  0/0;  mariés,  16,51  divorcés,  4;  veufs,  129;  et  pour  le  sexe  féminin, 
30,12;  16,60;  8;  3,38.  Ainsi  le  sexe  féminin  a  un  nombre  de  divorcés 
double  que  l'autre  sexe,  par  la  même  raison  qu'il  a,  en  g^énéral,  deux  et 
quelquefois  trois  fois  plus  de  veufs,  c'est-à-dire  que,  d'une  part,  il  se  re- 
marie moins,  et,  de  l'autre,  que  sa  vie  moyenne  est  plus  longue.  Si  l'on 
réunit  les  deux  sexes,  on  a  62,10  enfants  et  célibataires,  33,23  mariés 
et  divorcés  et  4,67  veufs  pour  100  habitants.  —  Les  familles  étaient, 
la  même  année,  au  nombre  de  3,811,383,  soit  4,85  personnes  par  fa- 
mille. Celui  des  maisons  n'est  pas  indiqué.  —  Les  villes,  au  nombre 
juste  de  1,000,  comptaient  5,625,852  habitants  (30,42  0/0)  et  les  cam- 
pagnes 12,865,368  (69,58  0/0).  —Sur  1,000 habitants,  343 avaient  de 
0  à  14  ans  (enfants),  et  657  plus  de  cet  âge.  L'âge  moyen  du  sexe  mas- 
culin (moins  l'armée)  était  de  25,64,  celui  de  l'autre  sexe  de  25,92; 
celui  de  la  population  tout  entière  (armée  comprise)  de  25,68.  —  Les 
professions  ci-après  occupaient  le  plus  grand  nombre  de  personnes  : 
agriculture,  64  0/0  ;  industrie,  23,68;  commerce,  5,04;  professions  libé- 
rales, 3,39;  3,89  n'exerçaient  ou  n'avaient  déclaré  aucune  profession. 
En  fait,  les  rapports  qui  précèdent  s'appliquent  à  13,108,863  personnes 
seulement,  les  documents  officiels  étant  muets  sur  les  professions  de 


374  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

5,382,357.— Pour  100  habitants,  61,10  appartiennent  au  culte  évan- 
gélique;  37,35  au  culte  catholique;  0,17  aux  autres  cultes  chrétiens; 
1,38  au  culte  israéiitc.  —  On  a  recensé  en  1861  14,197  sourds-muets 
ou  n,  et  10,701  aveugles  ou  58  pour  100,000  habitants. 

Kussie.  —  Les  documents  officiels  sur  la  population  de  ce  vaste  em- 
pire sont  très-rares  et  d'une  exactitude  douteuse.  D'après  le  census  de 
1856,  la  Russie  d'Europe  aurait  eu,  à  cette  date,  57,602,185  habitants, 
dont  28,331,969  du  sexe  masculin  et  29,270,216  de  l'autre  sexe;  c'est 
103.31  femmes  pour  100  hommes.  —  Le  royaume  de  Polo{)ne  (non  com- 
pris dans  les  nombres  qui  précèdent)  renfermait,  en  1860,  4,840,466  ha- 
bitants, dont  2,339,366  du  sexe  masculin  (106.78  femmes  pour  100  hom- 
mes). Enfin  la  Finlande  avait,  en  1856,  une  population  de  1,632,977, 
dont  796,296  du  sexe  masculin  (105.07  femmes).—  La  Russie  comptait, 
en  1856,  11.50  habitants  par  kilomètre  carré  ;  la  Polo^jne,  37.84  en  1860, 
et  la  Finlande  seulement  4.32  en  1856.  En  réunissant  les  trois  dépen- 
dances de  l'empire,  on  a,  pour  1856,  une  population  totale  de  63,932,081 , 
avec  un  rapport  sexuel  ds  103.66  et  une  densité  de  11.60.  D'après  des 
census  antérieurs,  mais  peu  dignes  de  confiance,  et  notamment  d'après 

celui  de  1850  (53,609,851),  la  Russie  doublerait  en  56  ans! Quant  à 

la  Pologne,  par  suite  de  grandes  calamités  nationales,  sa  population  a 
subi  des  épreuves  qui  ne  permettent  pas  d'en  calculer  le  doublement.  Il 
en  est  de  même  pour  la  Finlande,  dont  la  population  paraît  avoir  égale- 
ment éprouvé,  mais  par  d'autres  raisons,  d'assez  fortes  oscillations. 

Saxe.  —  De  1837  à  1861,  la  population  de  ce  petit  État  a  été  recensée 
neuf  fois,  et  s'est  accrue,  dans  cette  pério  'e  de  24  ans,  de  573,126  habi- 
tants (de  1,652,114  en  1837  à  2,225,240  en  1861)  ou  de  34.69  0/0  (l .53 
par  an).  Si  cette  proportion  d'accroissement,  une  des  plus  considérables 
que  nous  connaissions, se  maintenait,  le  doublement  s'opérerait  en  45  ans. 
Le  rapport  sexuel  a  varié  assez  fréquemment  dans  la  période;  mais  il  a 
pris,  dans  ces  dernières  années,  un  mouvement  décroissant  caractérisé. 
—  De  110.57  en  1857,  la  densité  a  monté,  en  1861,  à  148.93  ;  c'est  une 
des  plus  fortes  de  l'Europe.  —  A  la  date  du  dernier  census  (3  décembre 
1861),  on  comptait,  en  Saxe,  236,416  maisons  habitées  et  470,199  mé- 
nages; c'était  9.41  habitants  par  maison  habitée  (proportion  exception- 
nelle), 4.73  personnes  par  ménage  et  1 .99  ménages  par  maison.— Sur  100 
habitants,  59.63  étaient  des  enfants  ou  célibataires;  35.11  étaient  mariés 
et5.26 veufs.  Uscensus  saxons  se  font  remarquer  par  cette  particulariié 
qu'ils  divisent  les  mariés  en  trois  catégories  :  ceux  qui  vivent  ensemble, 
ceux  qui  vivent  séparément  quoique  non  divorcés,  enfin  les  divorcés. 
2.7  0/0  mariés  seulement  vivaient  séparément  et  0.6  étaient  divorcés.— 
Sur  100  habitants,  36.9  habitaient  les  villes  et  63. 1  les  campagnes.  -  Sur 


DÉNOMBREMENTS  RÉCENTS  DANS  LES  DIVERS  PAYS.         375 

1,000.  321  avaient  de  0  à  14  ans  el,  (Î70  nn  A[;c  supiiriour.  ~  97.97  0/0 
profcssaiciiL  le  culle  proLesLant  (liitlKTicns,  réformes,  an{;licans),  I.OGle 
cnke  calhol'Kiu:^.  (^romain,  p,rec,  alh^nanJ)  cL  0.07  le  culle  israélile. — 
IjfiOG  avcu(;les,  1,300  sourds-muets,  4,541  idiots  et  crétins  et  l,/)59  alié- 
nés  ont  été  recensés;  c'est,  pour  les  premiers,  72,  pour  les  seconds.  Cl, 
pour  les  troisièmes,  204,  pour  les  derniers,  70  pour  100,000  habitants. 

Suéde.  —  C'est  le  pays  de  l'Europe  où  les  recensements  remontent  aux 
époques  les  plus  reculées.  D'après  ceux  de  la  période  1835-1860  (25  ans 
et  6  recensements),  sa  population  se  serait  accrue,  dans  cette  période, 
de  834,289  ou  27.58  0/0  (1.10  par  an)  et  doublerait  en  63  ans.  —  Le 
rapport  sexuel  est  descendu,  par  une  diminution  continue,  de  107.0  en 
1837  à  106.30  en  1855;  c'est  une  des  populations  de  l'Europe  où  la 
prédominance  féminine  est  la  plus  forte.  —  De  6.76  en  1837,  la  densité 
a  monté  à  8.62  en  1860.  —  Nous  n'avons  de  rensei(jnements  plus  dé- 
taillés que  pour  le  recensement,  déjà  ancien,  de  1850.  En  voici  le  ré- 
sumé :  Cette  année,  sur  100  habitants,  11.21  vivaient  dans  les  villes  et 
88.79  dans  les  campa^f^nes.  Le  nombre  des  ména[jes  était  de  653,317 
pour  une  population  de  3,482,541  individus,  c'est  5.33  personnes  par 
ménage.  Dans  les  villes,  cette  proportion  est  de  5.42;  dans  les  cam- 
pagnes, de  5.32.  Sur  100  ménages,  16.16  se  composaient  de  moins  de 
2  personnes;  47.29  de  2  à  5;  33.35  de  5  à  10;  2.77  de  10  h  15;  0.43  de 
plus  de  15.  Au  point  de  vue  du  degré  d'aisance,  les  ménages  se  classaient 
ainsi  qu'il  suit  :  riches,  11.70;  aisés,  63.73;  nécessiteux,  24.57; 
total,  100.  —  Les  documents  officiels  font  connaître,  ainsi  qu'il  suit,  la 
répartition  de  la  population  (10,000),  d'après  les  conditions  sociales  : 

Bourgeoisie.  Divers  (soldat.*, 

'  " —  ouvriers,  compa- 

Noblesie.         Clergé.  1"  classe.  2'  classe.  Paysans.  gnons, 

manants,  etc.) 
34  45  203  214  6,614  2,890 

Le  tableau  ci-après  indique  les  différences  que  présente  l'état  civil 
dans  les  villes  et  les  campagnes  : 


Enfants 

(10  à  13  ans.)  Célibataires. 

Mariés. 

Veufs. 

Total 

Population  totale.  . 

32.87          28.28 

32.65 

6.25 

100 

Ville 

27.51          36.72 

26.67 

9.10 

100 

Campagnes 

36.00          22.27 

35.51 

6.22 

100 

La  composition  par  âge  de  la  population  varie  également  selon  les 
lieux  : 

Population  totale.         Villes.  Campagnes. 

Enfants  (deO  à  15  ans)  32.87  25.64  33.68 

Adultes 67.13  74.36  66.32 


376  JOTJRINAL  DES  ÉCONOrrllSTES. 

Suisse.  —  Les  trois  derniers  recensements,  et  nous  croyons  pouvoir 
ajouter  les  seuls  complets  de  la  population  de  ce  pays,  remontent  aux 
années  1836,  1850  et  1860.  Dans  cet  intervulle  de  24  ans,  elle  s'est  ac- 
crue de  322,485  habitants  ou  de  14.74  0/0  (0.61  par  an).  A  ce  taux,  elle 
doublerait  en  114  ans.  —  Le  rapport  sexuel  s'est  successivement  élevé 
de  102.1  à  102.4  et  103.0.— La  densité,  de  52.82,  à  57.77  et  60.64.— 
Le  nombre  des  maisons  habitées  s'élevait,  au  dernier  census  (10  dé- 
cembre 1860)  à  346,327;  celui  des  ména^jes  à  528,105  ;  ce  sont  7.25  ha- 
bitants par  maison,  4.75  individus  par  ménage  et  1.53  ménafjes  par 
maison.  —  Sur  100  habitants,  31.06  (dont  29.41  époux  vivant  ensemble 
et  1.65  séparés  ou  divorcés)  étaient  mariés;  6.19  étaient  veufs  et  62.75 
enfants  ou  célibataires.  —  Sur  1,000,  290  avaient  de  0  à  15  ans  et  710 
plus  de  15  ans.  L'âge  moyen  de  la  population  était  de  29  ans  14  pour  le 
sexe  masculin,  de  29.12  pour  le  sexe  féminin.  —  Sur  100  habitants, 
58.83  étaient  protestants;  40.77  catholiques;  0.23  appartenaient  à 
diverses  sectes  protestantes  et  0.17  au  culte  israélite.  —  Sur  100  ména- 
ges, 69.51  parlaient  allemand;  23.37  français;  5.43  italien  et  1.69 
d'autres  langues.—  Enfin,  88.40  étaient  nés  dans  la  commune  ou  le  can- 
ton; 7.28  hors  du  canton  et  4.32  à  l'étranger. 

Wurtemberg.  —  De  1837  à  1861,  la  population  y  a  été  dénombrée 
9  fois,  et,  dans  cet  intervalle  de  24  ans,  elle  s'est  accrue  de  108,635 
(de  1,612,073  en  1837  à  1,720,708  en  1861)  ou  de  6.74  0/0  (0.28  par 
an).  A  une  si  faible  proportion  d'accroissement  correspond  une  période 
de  doublement  de  248  ans,  la  plus  longue  que  nous  ayons  calculée. 
Mais,  si  l'on  déduit  des  9  census  ceux  de  1852  et  1855  qui  ont  mis  en 
lumière  des  diminutions  assez  sensibles  sous  l'influence  d'une  forte  émi- 
gration, on  trouve  un  taux  moyen  d'accroissement  annuel  de  0.61,  ce 
qui  porte  la  période  de  doublement  à  114  ans.  —  Le  rapport  sexuel  a  eu 
de  notables  oscillations;  le  minimum  (105.64)  tombe  en  1846  et  1849; 
le  maximum  (108.40)  en  1855.  Or,  cette  année  et  les  trois  précédentes 
sont  celles  de  la  plus  forte  émigration.  —  La  densité  n'a  fait,  comme  la 
population,  que  de  faibles  progrès  :  82.93  en  1837  et  88.52  en  1861.  — 
En  1861,  1,720,708  habitants  du  Wurtemberg  se  répartissaient  entre 
375,438  ménages,  soit  4.58  habitants  par  ménage.  —Sur  100  habitants, 
26.72  habitaient  les  villes  et  73.28  les  campagnes;  —  63.10  étaient  des 
enfants  et  célibataires,  31.15  des  mariés  et  15.75  des  veufs.— Sur  1,000, 
288  avaient  de  0  à  15  ans  et  712  plus  de  15  ans.  —  Enfin,  sur  100, 
68.57  étaient  protestants  (évangélistes) ;  30.63  catholiques;  0.14  pro- 
fessaient d'autres  cultes  chrétiens  et  0.66  étaient  Israélites. 

Quelques-uns  des  renseignements  qui  précèdent,  c'est-à-dire  ceux  que 
les  documents  officiels  nous  ont  fournis  pour  le  plus  grand  nombre  de 


Dr.NOMBREMENTS  RÉCENTS  DANS  LES  DIVERS  PAYS. 


37  7 


pays,  peuvent  se  résumer  synoptiquement  ainsi  qu'il  suit,  d'après  le 
dénombrement  le  plus  récent. 

I.  —  Rapport  sexuel. 


Ecosse 114. 5G 

Wurtemberg 107.27 

Polo-ne 10G.78 

Suède 10G.30 

Irlande 105.51 

Angleterre 105.26 

Finlande 105.07 

Saxe 104.35 

Norwége 104.14 

Hollande 103.70 

Russie 103.31 


Suisse 103.00 

Bavière 102.63 

Espagne 102.00 

Danemark 100.90 

Prusse 100.72 

Autriche 100.55 

France 100.51 

Hanovre 100.10 

Italie 99.84 

Belgique 99.38 


Sauf  en  Bel[]^ique  (pour  la  première  fois  en  1856)  et  en  Italie,  le 
nombre  des  femmes  est  supérieur,  dans  toute  l'Europe,  a  celui  des 
hommes,  et  dans  des  proportions  qui  varient  entre  101.10  en  Ha- 
novre et  111.56  en  Europe.  Il  faut  en  chercher  la  cause,  d'abord 
dans  les  grandes  guerres  de  la  République  et  du  premier  Empire,  qui 
ont  laissé  des  vides  considérables  dans  les  hommes  des  générations 
arrivées  aujourd'hui  aux  âges  les  plus  avancés  ;  puis,  dans  le  mouve- 
ment d'émigration  qui,  depuis  un  quart  de  siècle  surtout,  peuple  les 
régions  transatlantiques  avec  l'élément  européen.  Ce  mouvement  porte, 
en  effet,  de  préférence  sur  le  sexe  masculin. 

Étudié  pour  des  périodes  d'une  certaine  étendue,  le  rapport  sexuel  a 
une  tendance  manifeste  à  décroître,  et  si  l'Europe  pouvait  jouir  d'une 
paix  prolongée,  on  devrait  voir  se  produire  le  phénomène  de  la  supé- 
riorité masculine  par  le  simple  jeu  des  lois  de  la  mortalité,  en  vertu 
desquelles,  à  nombre  égal  de  naissances,  il  meurt  plus  de  femmes  que 
d'hommes. 


II.    ACCROISSEMENT   P.    0/0   PAR   AN   ET   PERIODE   DE   DOUBLEMENT. 


pays. 

Grèce.  .  . 
Saxe  .  .  . 
Angleterre 
Prusse  .  . 
Russie. .  . 
Norwége . 
Suède.  .  . 
Danemark 
Ecosse  .  . 
Hollande. 


Accroiss. 
p.  100. 
1.59 
1.53 
1.43 
1.30 
1.24 
1.19 
1.10 
1.11 
0.91 
0.76 


Doubl. 
ans. 
44 
45 
49 
54 
56 
58 
63 
63 
76 
92 


Pays. 
Wurtemberg 
Suisse.  .  .  . 


Portugal. 


Italie.  .  . 

Hanovre. 

Belgique. 

Espagne. 

Bavière  . 

France. . 

Autriche. 


Accroiss. 
p.  100. 
0.61 
0.61 
0.58 
0.51 
0.47 
0.44 
0.41 
0.36 
0.35 
0.26 


Doubl. 
ans. 
114 
114 
120 
136 
148 
158 
169 
193 
198 
267 


378  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES.  ^ 

Bien  que  les  valeurs  (jui  précèdent  soient  essentiellement  variables 
de  leur  nature,  puisque  des  influences  diverses  peuvent  ralentir  ou 
accélérer  le  mouvement  prog^ressif  des  populations,  elles  offrent  toute- 
fois cet  intérêt  qu'elles  ont  été  calculées  pour  des  périodes,  autant  que 
possible  égales,  et  assez  étendues  pour  qu'il  ait  été  possible  de  tenir 
compte  de  l'effet  du  plus  grand  nombre  des  causes  d'accroissement  ou 
de  diminution. 

Il  est  assez  difficile,  à  l'examen  du  tableau  qui  précède,  de  décou- 
vrir, si  elle  existe,  l'action  des  climats,  des  races,  des  occupations 
dominantes,  des  cultes,  du  degré  de  civilisation  et  de  richesse,  etc., 
sur  le  développement  des  populations.  On  voit,  en  effet,  figurer 
au  premier  et  au  dernier  rang  des  pays  qui  n'ont  entre  eux,  h  ces 
divers  points  de  vue,  aucune  analogie.  Si  on  élimine  la  Grèce  et 
la  Russie ,  dont  les  recensements  ne  présentent  pas  des  garanties 
d'exactitude  complète  et  ne  sont  pas  en  nombre  suffisant  pour  qu'on 
puisse  en  déduire  une  moyenne  d'accroissement  digne  de  confiance,  on 
trouve  en  tête  de  notre  liste  la  Saxe,  l'Angleterre  et  la  Prusse,  trois 
pays  éminemment  industriels,  de  même  origine  et  protestants  tous  les 
trois.  Viennent  ensuite  les  pays  Scandinaves.  La  France  et  l'Autriche 
sont  au  dernier  rang.  En  réalité,  chaque  pays  possède,  en  ce  qui  con- 
cerne le  mouvement  de  sa  population,  une  individualité  très-caracté- 
ristique, sorte  de  résultante  d'une  foule  de  faits  sociaux,  moraux  et 
économiques,  dont  il  est  fort  difficile  de  discerner  exactement  l'effet  et 
la  portée. 

Mais,  quelle  que  soit  la  cause  des  différences  considérables  que  nous 
venons  de  signaler,  elles  n'en  appellent  pas  moins  très-vivement  l'at- 
tention, en  ce  sens  que,  dans  un  délai  facile  à  calculer,  l'ordre  actuel 
de  grandeur  et  de  puissance  des  États  européens  sera  profondément 
troublé  par  le  simple  jeu  des  inégalités  que  nous  venons  de  signaler 
dans  les  proportions  d'accroissement  de  leurs  populations. 

On  remarque  toutefois,  quand  on  étudie  de  longues  périodes  pour 
chaque  pays,  qu'cà  peu  d'exceptions  près,  ces  proportions  tendent  à  di- 
minuer, et,  par  conséquent,  le  mouvement  à  se  ralentir.  Il  est  donc 
permis  de  croire  qu'en  général  les  époques  de  doublement  déduites 
des  faits  actuels  seront  sensiblement  allongées. 

IIÏ.    DENSITÉ. 

Belgique 460.64     France.  . 68.85 

Saxe 148.93     Irlande 68.45 

Angleterre 132.85     Prusse 66.00 

Hollande .  !  .  101.00     Bavière 61.58 

Wurtemberg.  ...,.,,  88.52     Suisse 60.64 

Italie 83.78     Autriche 56.59 


DÉNOMBREMENTS  RÉCENTS  DANS  LES  DIVERS  PAYS. 


379 


Dnnom.irk 44.02 

PorUigal AOATy 

Hanovre 39.82 

Pologne 37.84 

Ecosse 37.74 

Espai^-no 30.88 


Grèce  , 
Russie.  . 
Suède  .  . 
Norwdge. 
Finlande. 


23.04 

ii.:;o 

8.G2 
4.97 
4.49 


La  densité  d'une  population  n'est  pas  seulement  déterminée  par  son 
accroissement,  mais  encore  par  la  nature  du  sol  sur  lequel  elle  s'étend. 
Que  l'on  suppose  un  pays  où  il  est  en  (i^rande  partie  inculte,  et  en 
proie  à  d'excessives  ri(jueurs  climalériques ,  il  est  évident  que  quelque 
industrieuse,  quelque  féconde  que  puisse  être  la  population  de  ce  pays, 
elle  devra  nécessairement  se  concentrer  sur  les  points  les  plus  hospi- 
taliers de  son  territoire  et  rapporter  à  la  superficie  totale  qu'elle  est 
censée  occuper,  elle  n'aura  qu'un  petit  nombre  relatif  d'habitants  pour 
cette  superficie.  Le  fait  contraire  devra  se  produire  dans  un  pays  où, 
comme  en  Beljpque,  en  Saxe,  en  Angleterre,  etc.,  etc.,. le  sol  est  par- 
tout cultivable,  partout  accessible  aux  voies  de  communication,  et  n'ap- 
porte aucun  obstacle  à  l'acclimatement  des  habitants.  Toutes  choses 
égales  d'ailleurs,  l'agglomération  est  surtout  favorisée  par  le  dévelop- 
pement de  la  richesse  publique  sous  toutes  ses  formes,  mais  surtout 
par  l'extension  de  l'industrie  manufacturière.  Dans  tout  pays  où  le 
travail  manque,  où  les  moyens  d'existence  sont  insuffisants,  le  mou- 
vement de  la  population  se  ralentit  de  lui-même,  soit  par  la  diminution 
de  la  fécondité,  soit  par  l'émigration.  Une  forte  agglomération  est 
donc,  sauf  dans  des  cas  très-rares  qu'expliquent  des  faits  accidentels, 
l'indice  d'un  état  matériel  prospère  des  populations.  Aussi  voyons- 
nous  en  tête  de  la  liste  qui  précède  les  trois  pays  les  plus  industriels 
de  l'Europe,  et  à  peu  de  distance,  ceux  qui  les  suivent  de  plus  près  dans 
la  voie  du  développement  indultriel. 

IV.  ÉTAT  CIVIL  ^proportion  pour   10,000  habitants;  pays  classés  par 
ordre  croissant  d'enfants  et  célibataires). 

Enfant$ 
Veuf».  Pays.  et  célibat.    Mariés.  Veufs. 

728     Hanovre.  .       6,042      3,342      616 
679     Suède  .  .  .      6,115 
658     Prusse.  .  .      6,210 


Pays. 

France. 

Espagne 

Italie.  . 

Autriche 

Toscane 

Saxe .  . 

Angleterre 


Enfants 
et  célibat. 

5,268 
5,667 
5,819 
5,866 
5,945 
5,963 


Mariés. 

4,004 

3,654 

3,523 

3,541 

3,438 

3,511 


593 
617 

526 


Pays. 

Hanovre 
Suède  . 
Prusse. 
Hollande 
Suisse  . 
Wurtemb. 


5,996      3,448      556     Belgique. 


6,216 
6,275 
6,310 
6,386 


3,265 
3,323 
3,163 
3,106 
3,115 
3,051 


625 
467 
621 
619 
575 
563 


C'est  la  France  qui  a  le  moins  d'enfants  et  de  célibataires  ;  elle  est 
suivie  par  l'Espagne  et  l'Italie,  pays  avec  lesquels  elle  a  d'étroites  affi- 


380 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


nités  d'ori^yine,  de  cliinat  et  de  cultes.  On  s'étonne  de  trouver  au  der- 
nier ran[f  Vd  Bel[}i([ue,  avec  laquelle  elle  n'ena  pas  moins.  La  France 
est  é[jalement  en  tête  et  la  Belf^ique  au  bas  de  la  liste  des  États  qui  ont 
le  plus  de  mariés.  Par  suite,  la  France  est  celui  qui  a  le  plus  et  la  Bel- 
gique un  de  ceux  qui  ont  le  moins  de  veufs  des  deux  [sexes.  C'est  la 
Prusse  qui,  à  une  (grande  distance  des  autres  pays,  compte  le  moins  de 
veufs.  Ces  inég^alités  peuvent  s'expliquer  par  des  particularités  de  l'état 
social  de  chaque  pays  et  peut-être  aussi  par  des  erreurs  dans  les 
recensements. 

V.  Enfants  et  Adultes  (pour  10,000  habitants). 

ORDRE    DÉCROISSANT    d'aDULTES. 


Pays. 

France 

Bavière 

Wurtemberg.  . 

Suisse 

Toscane  .... 
Belgique.  .  .  . 
Hanovre .... 
Autriche.  .  .  , 


Enfants.   Adultes. 
271         729 


Pays. 


278 
288 
290 
299 
303 
316 
322 


722 
712 
710 
701 
697 
684 
678 


Saxe 

Suède.  .  .  . 
Irlande.  .  . 
Hollande .  . 
Prusse  .  .  . 
Espagne  .  . 
Angleterre . 


Classement  par 

Enfants. 

AduHes 

324 

676 

329 

671 

332 

668 

326 

664 

343 

657 

348 

652 

356 

644 

C'est  une  question  pleine  d'intérêt  que  celle  de  savoir  dans  quelle 
mesure  les  enfants  et  les  adultes  concourent  à  la  composition  par  âge 
d'une  population.  Il  est  évident  que  le  pays  oii  les  derniers  prédominent 
aura  une  supériorité  manifeste,  au  point  de  vue  des  arts  de  la  paix  et  de 
la  guerre,  sur  celui  où  se  produit  le  phénomène  contraire.  En  fait,  les 
pays  qui  ont  le  plus  d'adultes,  à  nombre  égal  d'habitants,  sont  ceux  qui 
réussissent  à  conduire  le  plus  grand  nombre  de  leurs  enfants  à  l'âge 
viril,  et  où  par  conséquent  la  vie  moyenne  est  la  plus  longue.  Il  est  remar- 
quable que  la  France  et  l'Angleterre  sont,  au  point  de  vue  du  nombre  des 
adultes,  aux  deux  extrémités  de  la  série;  l'une  avec  le  chiffre  de  729, 
l'autre  de  644  adultes  seulement  pour  10,000  habitants.  Ce  grand  écart 
s'explique  par  la  moindre  fécondité  (volontaire)  de  la  race  française  et, 
comme  conséquence,  par  la  facilité  relative  avec  laquelle  elle  conserve 
le  petit  nombre  d'enfants  qu'elle  met  au  jour. 

VI.  Age  moyen  de  la  population. 


Ans. 

Mois. 

Ans. 

Mois 

France..  . 

31 

3 

Irlande.  .  . 

27 

8 

Belgique.  . 

29 

3 

Espagne. .  . 

27 

3 

Suisse.  .  . 

29 

2 

Autriche .  . 

26 

9 

Hanovre.  . 

28 

7 

Angleterre. 

26 

6 

Hollande.. 

27 

10 

Prusse .  .  . 

25 

8 

La  France,  comptant  le  plus  grand  nombre  d'adultes,  devait  avoir 
l'âge  moyen  le  plus  élevé;  la  Prusse,  l'Espagne  et  l'Angleterre  sont,  par 


DÉNOMBKEMEINTS  RP.GliNTS  DAINS  LES  DIVEKS  PAYS.         381 

la  raison  contraire,  à  rextrémité  de  la  série.  En  se  reportant  aux  chiffres 
de  détail,  on  a  pu  remanjucr  que  rA[;c  moyen  des  femmes  est  souvent 
plus  élevé  que  celui  des  hommes.  C'est  la  conséquence  de  ce  fait  qu'elles 
ont  une  vie  moyenne  plus  loiifyue. 

VII.  Rapport  des  étrangers  a  la  population. 

Nous  n'avons  de  rensci(jncments  sur  ce  point  que  pour  les  États  ci- 
après  : 

Suisse.  Belgique.       Hollande.         France.       Angleterre.      Autriche.        Espagne. 

4.58  2.08  1.87  1.33  0.42  0.26  0.22 

Le  rapport  exceptionnel  afférent  à  la  Suisse  s'expli({ue  très-probable- 
ment par  le  grand  nombre  de  réfugiés  politiques  qu'y  attirent  à  la  fois 
des  libertés  politiques  et  municipales  très-étendues,  une  certaine  tolé- 
rance religieuse,  une  situation  géographique,  par  suite  de  laquelle  ils 
ne  se  trouvent  qu'à  une  faible  distance  du  pays  d'origine  (France,  Italie, 
Allemagne,  etc.);  enfin  une  législation  favorable  à  la  naturalisation. 
C'est  parce  que  les  étrangers  n'y  trouvent  pas  ces  facilités,  que  l'Au- 
triche  et  l'Espagne  en  reçoivent  si  peu. 

VUI.  Professions. 

Nous  aurions  voulu  pouvoir  comparer,  au  point  de  vue  des  profes- 
sions ou  conditions,  les  pays  objet  de  cette  étude;  mais  des  diffé- 
rences considérables  dans  les  nomenclatures  qui  ont  servi  de  base  à  ce 
recensement  spécial  ne  nous  ont  permis  d'établir  une  comparaison  de 
quelque  valeur  que  pour  la  part  afférente  à  l'agriculture  et  l'industrie, 
et  dans  six  États  seulement. 


Angleterre. 

Belgique. 

Hollande. 

Autriche. 

Prusse. 

France. 

Agriculture  . 

10.13 

45.64 

15.53 

50.91 

64.00 

52.94 

Industrie.  .  . 

24.17 

37.25 

22.43 

14.15 

23.68 

27.06 

Ces  rapports,  bien  que  rarement  approximatifs,  établissent  assez  clai- 
rement que  l'industrie  et  le  commerce  occupent  un  plus  grand  nombre 
de  bras  que  l'agriculture,  en  Angleterre  et  en  Hollande  ;  que  ces  deux 
branches  de  l'activité  nationale  tendent  à  s'équilibrer  en  Belgique  ;  enfin 
que  le  travail  agricole  domine  en  Autriche,  en  Suisse  et  en  France,  mal- 
gré un  mouvement  très-caractérisé  dans  le  sens  du  développement  in- 
dustriel. 

IX.  Rapport  de  l'armée  a  la  population  (pour  100). 

Ce  rapport  s'établit  comme  il  suit  dans  les  huit  pays  pour  lesquels 
nous  avons  pu  en  réunir  les  éléments. 

Bavière.       Autriche.      Prusse.       France.      Espagne.     Belgique.    Hollande.  Angleterre. 
2.44         2.12         1.45         1.41         1.23  0.80         0.75         0.66 

Ces  chiffres  portent  avec  eux  leur  commentaire. 

À.  Legoyt. 


382  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

DE  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE 

POUR  LES  FEMMES 


LÉGISLATION,   —  CONCURRENCE   IMPOSSIBLE  DUPENSIONNAT   SECULIER  CONTRE 
LE   PENSIONNAT   CONVENTUEL,  —  INSPECTION. 

Dans  certains  pensionnats  de  filles,  on  voit  renaître,  dit-on,  tous 
les  anciens  abus  qui  procureront  à  la  société  non  des  mères  de 
famille,  mais  des  femmes  mondaines,  capables  peut-être  de  tenir 
bureau  d'esprit,  incapables  de  conduire  un  ménage. 

L'abbé  Grégoire. 

L'enseignement  secondaire  doit-il  exister  pour  les  femmes?  Faut-il 
instruire  les  jeunes  filles  dans  la  famille  ou  dans  des  établissements  pu- 
blics? Questions  oiseuses,  qui  seront  toujours  à  débattre,  car  l'enseigne- 
ment secondaire  subsistera  tant  qu'une  villageoise  quittera  l'école  pri- 
maire de  sa  commune,  pour  chercher  un  complément  d'éducation  au 
chef-lieu  de  canton  voisin;  l'instruction  publique  restera  de  même  in- 
dispensable, tant  qu'il  y  aura  des  orphelines  et  des  mères  trop  incapables, 
trop  occupées  ou  trop  maladives  pour  diriger  leurs  enfants. 

L'enseignement  secondaire  est  donc  pour  les  jeunes  filles,  comme 
pour  les  jeunes  gens,  le  complément  de  l'instruction  primaire,  mais  il 
est  si  peu  défini  pour  nous,  qu'il  n'a  pas  encore  de  qualification  propre  ; 
nommé  secondaire  sous  l'ancienne  législation,  il  est  actuellement  appelé 
par  les  uns  :  primaire  supérieur;  par  ceux-ci,  de  second  degré;  par  ceux- 
là,  de  premier  ordre;  le  gouvernement  qui,  afin  de  le  passer  sous  silence 
au  budget,  le  nomme  primaire,  en  lui  intimant  ses  ordres,  s'oublie,  dans 
ses  statistiques  générales,  jusqu'à  l'appeler  secondaire. 

Que  nous  désignions  cet  enseignement  comme  il  nous  plaira,  du  reste, 
l'Ëtat  ne  lui  accorde  aucune  subvention  ;  les  départements,  les  villes, 
les  communes  ne  lui  ouvrent  aucune  école;  il  est,  ainsi  que  je  le  démon- 
trerai, aussi  complètement  libre  que  le  pot  de  terre  voyageant  en  com- 
pagnie du  pot  de  fer. 

Une  confusion  semblable  existe  encore  par  rapport  aux  élèves  qu'il 
admet;  on  peut  entrer  à  tout  âge,  dans  nos  pensionnats,  où  l'on  apprend 
même  à  lire. 

Cet  enseignement  indéfini,  prétendu  libre,  parce  qu'il  n'a  pu  con- 
quérir encore  ni  fixité,  ni  budget,  ni  dénomination,  a  été  régi  cependant 
par  un  tel  nombre  de  lois,  de  circulaires  et  d'ordonnances ,  il  a  passé 


DE  L'ENSEIGNKMKNÏ  SECONDAlHE  POUR  LES  FEMMES.        383 

sous  tant  de  férules  minislériclles,  qu'il  est  Irès-flifficilc  de  suivre  sa 
trace  dans  le  lahyriullie  de  la  lé^'islalion. 

L'cnsei|;nemenL  sui)érieur  pour  les  femmes  était,  au  siècle  dernier, 
bien  moins  sécularisé  encore  que  rensei[;nement  primaire.  Nos  mères, 
filles  du  i)cuple,  apprirent  à  épeler  sur  les  genoux  de  leurs  mères,  et 
elles  eurent  le  droit  de  vivre,  sans  passer  devant  d'autre  jury  que  celui 
de  rindul[jent  Molière,  qui  les  conviait  au  foyer  domestique,  pourvu 
qu'elles  pussent  distin^^uer  un  pourpoint  d'un  haut  de  chausses.  Les 
études  sérieuses,  l'éducation  solide,  la  haute  culture  intellectuelle  con- 
centrées dans  le  cloître,  produisaient  ces  religieuses,  illustres  en  science 
et  en  considération,  pour  lesquelles  Bossuet  prononçait  ses  oraisons 
funèbres.  La  société  assurait  alors  la  subsistance  des  femmes  dans  la  fa- 
mille à  tel  point  que  Molière  s'alarma  quand  la  séculière  commença  à 
s'instruire;  il  se  crut  obligé  de  soutenir  contre  la  science  la  cause  du  pot 
au  feu. 

Lorsque  la  Révolution  vint  ouvrir  les  couvents,  et  que  la  terreur 
passa  en  promenant  son  terrible  niveau  sur  toutes  les  têtes,  elle  dut 
nécessairement  poursuivre  de  sa  haine  démagogique  des  études  identi- 
fiées encore  avec  la  plus  haute  aristocratie,  et  se  personnifiant  pour  elle 
en  noblesse,  clergé,  prébendes,  prieurés,  privilèges,  etc.  Aussi,  la  réac- 
tion vengeresse  qui  se  fit  contre  les  doctes  chanoinesses,  les  savantes 
abbesses,  retomba  sur  le  sexe  tout  entier;  les  conciliabules  de  la  terreur, 
moins  généreux  que  ceux  du  moyen  âge,  qui  avaient  disputé  scolasti- 
quement  pour  nous  accorder  une  âme,  semblèrent  vouloir  nous  la  dénier 
sans  examen.  Loin  de  favoriser  le  développement  intellectuel  de  la 
femme,  les  démagogues  voulurent  lui  défendre  d'apprendre  à  lire,  de 
sorte  que  Bonaparte,  accusé  de  l'abandon  actuel  de  l'enseignement  des 
jeunes  filles,  fut  très-libéral  à  notre  égard. 

«  Le  plus  amène  des  hommes  de  la  révolution,  dit  Charles  Nodier,  le 
berger  Sylvain  Maréchal  proposa  assez  sérieusement  de  défendre  aux 
femmes  d'apprendre  à  lire.  Bonaparte  arriva  heureusement  sur  ces  en- 
trefoites,  et  c'est  ce  qui  fait  que  les  femmes  lisent  encore.  Nous  aurions 
beaucoup  à  perdre  si  elles  n'écrivaient  plus.  » 

A  la  Révolution,  l'enseignement  des  femmes  sortit  donc  du  cloître  et  de 
la  famille;  de  nombreux  projets  organisèrent  à  qui  mieux  cet  enseigne- 
ment avant  l'anarchie  démagogique,  et  une  très-large  position  fut  faite 
en  théorie  à  des  institutrices  qui,  en  pratique,  ne  reçurent  jamais  rien. 

Des  ordonnances  ultérieures,  promulguées  au  xix^  siècle,  retranchè- 
rent ou  limitèrent  le  traitement  alloué  à  ces  institutrices,  tout  en  multi- 
pliant leurs  entraves;  on  les  traduisit  en  Sorbonne,  où  elles  trouvèrent 
des  tribunaux  et  des  juges,  devant  lesquels  elles  durent  subir  des 
épreuves  plus  ou  moins  complexes,  qui  ne  leur  assuraient  aucune  posi- 
tion, car  les  millions  provenant  de  la  vente  des  biens  nationaux,  enlevés 


384  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

aux  ordres  reli[;ieux  des  deux  sexes,  avaient  été  généreusement  restitués 
à  une  Université  toute  masculine. 

Mais  il  faut  encore  ici,  je  crois,  amnistier  Napoléon  I"  de  cet  abandon 
de  notre  enseignement,  car  c'est  sur  sa  tombe  que  les  injustices  qui 
nous  mirent  en  dehors  des  avantages  consacrés  par  les  lois  de  1833  et 
de  1850,  ont  immolé  notre  instruction  primaire;  les  mêmes  procédés 
devaient  laisser  mourir,  au  milieu  d'un  fatras  d'ordonnances,  et  sous 
l'action  incessante  du  cloître,  notre  enseignement  secondaire,  qui,  sous 
le  premier  empire,  existait  à  l'état  d'enseignement  municipal,  protégé 
par  les  subventions  des  villes  fondatrices  de  pensionnats;  les  femmes 
occupées  alors  à  cet  enseignement  ne  subissaient  point  de  concurrence, 
et,  honorées  de  la  confiance  méritée  que  leur  accordaient  les  familles, 
elles  étaient  trop  peu  nombreuses  pour  suffire  à  leur  mission  sociale.  Si 
notre  enseignement  etJt  été  au  commencement  du  siècle  ce  qu'il  est  de- 
venu dans  cinquante  ans;  s'il  avait  offert,  comme  aujourd'hui,  un  long 
cortège  d'institutrices  faméliques,  il  n'eût  certes  point  échappé  au  regard 
organisateur  et  clairvoyant  de  l'Empereur;  mais,  si  nous  remontons  à 
cette  époque,  nous  voyons  plus  que  jamais  les  femmes  occupées  au  foyer 
domestique,  l'homme  se  hâtant  de  contracter  mariage  pour  échapper  au 
recrutement  militaire,  et  la  jeunesse  française  qui,  depuis,  a  appris  à 
broder  et  à  coudre,  alors  éveillée,  chaque  matin,  au  bruit  du  tambour, 
secouait  à  travers  l'Europe  ses  pieds  poudreux  sur  les  diadèmes  des  rois, 
de  sorte  que  les  rangs  se  trouvant  vides,  même  dans  les  professions 
masculines,  les  femmes  manquaient  à  tous  les  emplois  qui  leur  man- 
quent aujourd'hui. 

Napoléon  I"  devait-il  créer  une  université  féminine?  Je  ne  vois  nul- 
lement où  en  était  le  besoin;  avait-on  alors  exigé  des  institutrices  un  seul 
diplôme;  avait-on  promulgué  contre  elles  une  seule  ordonnance;  avait- 
on  déploré,  comme  on  le  fait  tous  les  jours,  le  profond  malaise  attesté 
par  la  position  précaire  de  cette  foule  de  femmes,  qui,  après  avoir  donné 
de  sérieuses  garanties  de  capacité  à  la  société,  n'en  reçoivent  aucune 
d'elle  pour  la  subsistance? 

Mais,  sous  Napoléon  I",  l'enseignement  supérieur  n'avait,  si  je  ne  me 
trompe,  qu'une  femme  remarquable;  l'Empereur  eut  la  gloire  de  la 
trouver,  d'utiliser  ses  talents,  et  de  placer  madame  Campan  à  la  tête  de 
la  maison  d'Écouen  (1). 

Il  crut  mettre  d'ailleurs  notre  instruction  à  l'abri  des  privilèges  et  des 

(1)  Napoléon  1er  se  plaignait  à  madame  Campan  des  anciens  systèmes 
d'éducation,  et  lui  demandait  les  meilleurs  moyens  de  bien  élever  les 
jeunes  filles.  «  Il  faut,  dit  madame  Campan,  leur  créer  des  mères.  » 
L'Empereur  répondit  :  «  Créez-nous  donc  des  mères  qui,  à  leur  tour, 
nous  créeront  des  hommes.» 


DE  L'ENSEIGNEMENT  SEGONDAIKE  POUR  LES  FEMMES.        385 

abus  qui  depuis  furent  sa  ruine,  en  concentrant  rensei{;nement  public 
dans  rUniversilé,  et  en  interdisant  tout  établissement  formé  hors  de  ses 
raii[;s,  sans  l'autorisation  de  sou  chef  (1).  Ce  décret  eul,  il  est  vrai,  des 
suites  très-Iïiclieuses  pour  r(msei|;uemeiildes  femmes,  mais  ces  résultats 
funestes  ne  se  manifestèrent  point  sous  Ut  premier  empire,  où  le  couvent 
n'existait  pas.  Cepeurlant,  rabsor})tion  dans  l'Université  de  tous  les  éta- 
blissements d'instruction  secondaire,  le  monopole  qu'elle  s'arrojj^ea  en- 
suite, fit  tomber  successivement  nos  pensionnats  communaux  proté{]fés 
alors,  comme  je  l'ai  fait  voir,  par  le  budget  municipal. 

En  1820  seulement,  l'Université  réglementa  les  pensionnats  déjeunes 
filles,  et,  pour  les  protéger  sans  doute,  d'une  manière  plus  efficace,  elle 
procéda  ainsi  qu'il  suit  :  une  circulaire  ministérielle  de  cette  date  affirme 
que  le  ministre  aura  rempli  ses  devoirs  et  les  intentions  du  roi,  en  sou- 
mettant maîtresses  et  sous-maîtresses  de  pensions  à  un  rigoureux  examen  ; 
en  fLiisant  une  enquête  sévère,  non-seulement  sur  leur  vie  et  mœurs,  sur 
leur  conduite  personnelle,  mais  en  les  rendant  solidaires  de  la  vie,  des 
mœurs,  de  la  conduite,  des  principes  de  leurs  maris;  ces  directrices, 
accablées  de  charges,  de  responsabilité,  doivent  être  moins  protégées 
encore  que  l'institutrice  primaire ,   parce  qu'elles  exerceront  sur  les 
mœurs  une  plus  grande  influence  que  cette  dernière;  ainsi  fut  comprise 
la  question  dès  son  origine. 

L'ordonnance  du  21  avril  1828  voulut  bien  aussi,  dans  cinq  articles 
consécutifs,  nous  déclarer  passibles  des  mêmes  châtiments  universitaires 
que  les  professeurs,  et  la  Cour  de  cassation  daigna  décider,  en  1833, 
qu'une  directrice  de  pension,  parquée  à  une  localité  spéciale,  désignée 
par  le  préfet,  ne  devait  pas  la  quitter  sans  avoir  affaire  au  Code  pénal  ; 
la  punition  dont  elle  était  menacée  ne  préjudiciait  en  rien  aux  aimables 
peines  disciplinaires  que  l'Université  condescendait  aussi  à  lui  infliger 
par  aménité  confraternelle  si  elle  aimait  par  trop  la  locomotion  ;  ce  fut 
là,  bien  à  peu  près,  toute  la  protection  que  reçut  notre  enseignement 
secondaire  sous  l'ancienne  législation;  la  question  du  pot  au  feu  était 
trop  vulgaire  pour  qu'on  la  débattît  avec  la  femme  qui,  à  défaut  d'en- 
cens, doit  vivre  d'articles  du  Code  pénal. 

Tant  que  les  pensions  de  jeunes  filles  restèrent  sous  la  double  juridic- 
tion des  autorités  départementales  et  universitaires,  leur  législation  fut 
très-variable.  Sous  le  gouvernement  de  Juillet,  les  préfets  de  la  Seine 
exigèrent  que  la  directrice  de  pension  eût  des  connaissances  spéciales 
très -étendues;  ces  magistrats  firent  une  distinction  entre  l'enseignement 
primaire  et  l'enseignement  secondaire,  et  divisèrent  les  écoles  de  filles  : 
1°  en  écoles  primaires  élémentaires;  2^  écoles  primaires  supérieures; 
3°  pensions;  4°  institutions. 


(1)  Décret  du  17  mars  1808. 

•2'Sr:RIR,.  t.  XLM.  —   la  juin  IvSZ),  »'"''"  fîo 


386  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

En  1849,  les  diplômes  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris  attestaient  ainsi  de 
hautes  connaissances. 

Les  examens,  indépendamment  de  la  partie  facultative  pour  les  lan- 
gues vivantes,  comportaient  des  études  très-avancies  ;  l'aspirante  devait 
en  justifier  dans  trois  épreuves  successives,  dont  la  dernière  seule  lui 
conférait  le  titre  de  maîtresse  d'institution. 

Quelques  départements  ayant  imité  celui  de  la  Seine,  on  put  croire 
que  notre  ensei[î~nement  secondaire  allait  être  g^énéralisé ,  mais  cette 
question  livrée,  comme  toutes  les  autres,  à  l'esprit  de  parti  et  à  l'arbi- 
traire, devait  partager  le  sort  commun  des  mesures  qui  nous  con- 
cernent. 

Les  examens  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris  ne  furent  ainsi  qu'une  fâ- 
cheuse exception,  très-nuisible  à  l'institutrice  qui-  avait  pris  ses  degrés 
en  province,  car  partout  elle  se  vit  supplantée  par  l'institutrice  pari- 
sienne; et  même,  pour  cette  domesticité  précaire  de  leurs  établissements, 
nos  directrices  de  pensions  exigèrent  que  des  sous-maîtresses  à  deux 
cents  francs  de  traitement  annuel  fussent  munies  des  trois  diplômes  de 
l'Hôtel  de  Ville. 

D'un  autre  côté,  l'intervention  du  préfet  et  du  ministre  étant  néces- 
saire pour  délivrer  le  diplôme  et  pour  le  rendre  valable,  il  résultait  de 
là  que  la  maîtresse  de  pension  agréée  par  le  préfet  ne  pouvait  s'établir 
que  dans  le  département,  tandis  que  l'institutrice  primaire  avait  un  titre 
légal  pour  toute  la  France,  car  la  commission  d'examen  de  l'Hôtel  de 
Ville  délivrait  les  brevets  spéciaux  au  département  de  la  Seine,  tandis 
que  la  Sorbonne  accordait  les  diplômes  généraux  d'enseignement  pri- 
maire. 

M.  Carnot,  dans  son  trop  court  passage  au  ministère  de  l'instruction 
publique,  élabora  un  projet  de  loi  très-libéral  pour  l'enseignement  se- 
condaire des  femmes,  et  s'occupa  de  préparer  les  institutrices  à  instruire 
les  jeunes  garçons  dans  les  collèges.  La  loi  réactionnaire  de  1850,  qui 
asservit  notre  ensgignement  primaire  sous  la  domination  cléricale,  an- 
nonça aussi  l'intention  de  s'occuper  plus  tard  de  nos  pensionnats;  mais 
ell3  les  négligea  alors  à  tel  point  qu'ils  ne  surent  plus  à  quelle  autorité 
se  rattacher,  et  que,  pendant  trois  ans,  ils  se  tâtèrent  tous  les  jours  le 
pouls,  pour  se  demander  s'ils  existaient  réellement. 

Le  recteur  d'Ac:)démie,  M.  Gayx,  se  plaignait  chaque  année  du  chaos 
créé,  depuis  18o0,  dans  ces  pensionnats,  toujours  soumis  à  un  régime 
provisoire  et  ne  sachant  plus  à  quelle  branche  d'enseignement  ils  ap- 
partenaient; sous  l'ancienne  législation,  ils  étaient,  disait  le  recteur, 
compris  dans  l'enseignement  secondaire,  et  sous  la  nouvelle,  ils  sont 
envahis  par  une  foule  d'institutrices  primaires,  qui  ne  dépendent  d'au- 
cune autorité  directe  ;  les  inspectrices  de  Paris,  incertaines  dans  leurs 
tri  butions,  exercent  une  surveillance  indécise  sur  les  pensionnats  pri- 


DE  L'ENSEir^NEMENT  SECONDAIRE  POUR  IVS  FEMMES.        387 

maires  comme  sur  les  institutions  de  demoiselles;  cet  état  de  choses  ne 
saurait  se  prolonj^er  (i). 

Le  décret  du  31  décembre  18r)3  répondit  <'i  ces  plaintes  par  l'abolition 
de  notre  onseijyuement  secondaire;  tout  en  laissant  une  inspection  spé- 
ciale au  i)ensionnat,  il  divisa  les  écoles  de  filles,  avec  ou  sans  pensionnat,  en 
écoles  du  premier  et  du  second  ordre.  Les  examens  supérieurs  et  ex- 
ceptionnels de  THôtel  de  Ville  de  Paris  furent  supprimés  de  fait  par 
le  décret  précité;  ils  durent  rentrer  dans  la  division  et  dans  le  cercle 
d'études  de  l'instruction  primaire;  comme  ils  restèrent  toujours  res- 
treints h  l'exercice  dans  le  département  de  la  Seine,  ils  devinrent  en 
réalité  très-inf^'rieurs  aux  brevets  d'instruction  primaire  délivrés  par 
la  Sorbonne,  mais  ils  eurent  le  privilège  de  conserver  leur  ancien  local, 
qui  est  encore  pour  eux  ce  qu'est  la  robe  pour  le  magistrat  ignorant. 

Vivant  sur  leur  réputation  première,  ils  conservèrent  plusieurs  an- 
nées une  puissance  fort  nuisible,  en  empêchant  l'institutrice  brevetée  en 
province  de  trouver  de  l'occupation  à  Paris,  et  y  retenant  forcément 
celle  qui,  munie  de  ces  brevets  locaux,  se  trouvait  sans  titres  pour 
exercer  dans  les  départements.  Ils  mirent  en  outre  souvent  aussi  toutes 
les  femmes  vouées  à  l'enseignement  dans  une  position  très-fausse;  car, 
si  les  sous-maîtresses  préféraient  subir  leurs  épreuves  à  la  Sorbonne, 
elles  se  procuraient  difficilement  de  l'emploi  dans  les  pensions  pari- 
siennes, et  si  elles  optaient  pour  les  examens  de  la  ville  de  Paris,  ils  ne 
leur  conféraient,  ainsi  que  nous  venons  de  le  voir,  aucun  droit  d'exer- 
cice hors  du  département  de  la  Seine.  Je  ne  connais  pas  d'autres  ré- 
sultats obtenus  par  ces  examens,  c'est  pourquoi  je  liens  à  mentionner 
le  grave  abus  qu'ils  consacraient,  avec  leur  ancien  programme  et  leur 
supériorité  réelle;  je  ne  demande  pas  si  ces  examens  étaient  primaires 
ou  secondaires,  car  je  pense  qu'on  m'accordera  Fun  ou  l'autre,  mais 
alors,  dirai-je,  pourquoi  des  examens  particuliers  au  département  de 
la  Seine,  car  s'ils  représentent  en  effet  l'enseignement  secondaire,  ils 
doivent  être  institués  dans  toute  la  France,  et  laisser  partout  libre 
exercice  aux  directrices  de  pension;  s'ils  ne  sont  que  des  brevets  d'in- 
struction primaire,  ils  font  un  double  emploi;  ils  ne  sont  rien,  restant 
locaux,  en  présence  des  diplômes  universels  délivrés  par  la  Sorbonne. 
Par  ces  considérations,  il  aurait  fallu,  je  crois,  conclure  ou  à  l'univer- 
salité des  examens  de  l'Hôtel  de  Ville,  ou  à  leur  complète  abolition. 
Les  législateurs,  quoique  dans  l'intention  de  rétrograder  là,  comme  pour 
toutes  les  autres  parties  de  l'enseignement  féminin,  hésitèrent  néan- 
moins à  avouer  au  département  de  la  Seine  qu'il  était  privé  d'enseigne- 


(1)  Exposés  de  la  situation  de  renseignement  dans  le  département  de 
la  Seine,  présentés  par  le  conseil  académique  au  ministre  de  l'instruc- 
tion publique. 


388  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

ment  secondaire  pour  les  jeunes  filles;  l'annulation  des  examens  de 
l'Hôtel  de  Ville  ressortait,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  des  termes  mêmes 
du  décret  du  3  décembre  1853,  mais  le  local  conserve  un  tel  presli(je 
scientifique,  que  de  nombreux  murmures  accueillirent  la  lc{;islalion 
nouvelle;  le  gouvernement,  après  de  longues  tergiversations,  qui  main- 
tinrent pendant  plusieurs  années  les  jurys  de  la  ville  de  Paris  et  de  la 
Sorbonne  dans  la  position  inqualifiable  que  je  viens  d'indiquer,  décida 
qu'au  lieu  d'envoyer  à  la  Sorbonne  les  examens  secondaires  de  l'Hôtel 
de  Ville,  les  examens  primaires  de  la  Sorbonne  seraient  subis  à  l'Hôtel 
de  Ville,  sans  sortir  des  limites  du  programme  et  des  droits  d'exercice 
fixés  par  la  loi  de  1850,  qui  régit  l'instruction  primaire  des  filles. 

Gomme  on  peut  s'en  convaincre  par  l'exposé  précédent,  la  confusion 
est  ainsi  plus  grande  que  jamais  dans  les  pensions  parisiennes,  où 
Ton  trouve  des  directrices  et  des  sous-maîtresses  brevetées,  les  unes 
d'après  l'ancien  régime,  les  autres  d'après  le  nouveau;  ici,  la  jeune 
fille  est  repoussée  parce  que  son  brevet  atteste  des  connaissances  infé- 
rieures à  celles  d'une  institutrice  plus  âgée,  munie  de  ses  trois  di- 
plômes d'enseignement  secondaire;  là,  une  directrice  d'institution, 
qui  a  conquis  laborieusement  ses  droits  en  subissant  cette  triple 
épreuve,  se  trouve  en  concurrence  d'une  foule  d'institutrices  primaires. 
La  position  est  partout  si  intolérable,  qu'il  suffit  de  l'indiquer,  pour 
appeler  l'urgence  des  réformes  qui  doivent  en  sortir,  car  si  les  pen- 
sionnats rentrent  dans  l'enseignement  primaire,  ils  doivent  en  avoir 
l'inspection,  la  hiérarchie,  et  surtout  partager  la  maigre  subvention 
que  lui  accordent  les  communes  ;  la  distinction  de  ces  deux  ordres  qui 
n'existe  point  dans  l'enseignement  primaire  des  garçons,  est  aussi  abu- 
sive que  superflue.  Nous  désavouons  ce  leurre,  sous  lequel  on  veut  dé- 
guiser la  lacune  que  laisse  partout  l'abolition  de  notre  enseignement 
secondaire. 

Pour  se  dispenser  d'être  juste  à  son  égard,  on  veut  bien,  nous  dit-on, 
considérer  nos  pensionnats  comme  des  établissements  libres,  se  trou- 
vant dans  des  conditions  semblables  à  ceux  qu'élèvent  les  hommes  en 
dehors  de  l'Université. 

Je  n'examine  pas  ici  s'il  n*est  point  dérisoire  de  parler  de  liberté 
d'enseignement  devant  le  monopole  universitaire,  et  si  ce  mot  de 
liberté  n'exclut  pas  tout  privilège,  mais  je  reprends  l'objection,  au 
point  de  vue  surtout  de  l'enseignement  conventuel. 
Nos  pensions  des  établissements  libres! 

Libres!...  Mais  de  quoi  donc?  grand  Dieu!  si  ce  n'est  de  mourir  de 
consomption,  et  de  tendre  en  toute  humilité  le  dos  pour  recevoir  les 
coups  de  pied  et  les  coups  de  fouet  que  daignent  si  vigoureusement 
leur  appliquer  ces  législateurs  éphémères  qui  passent  en  nous  insul- 
tant sur  le  char  gouvernemental. 


DE  I;KNSKIGNKi\1KNT  Si'T.ONDAIKK  IM)UR  LES  FEMMES.       d«d 

Xos  iii'iisiotis,  </(itis  (les  conditions  st'mhlab/vH  aux  établissements  libres 
des  jeunes  f/riis  f 

Tous,  i)ri)ress{!urs  Iaï(jii(^s ,  piuivcnl  s'a^yréj^or  à  l'Université,  à 
laquelle,  le  clergé  ,seul  l'ait  concurrence ,  et  c'est  précisément  de 
la  lutte  que  la  liiérarrliic,  le  mon(q)ole,  le  bud[yet,  la  protection,  la 
science  universitaires,  eurent  à  soutenir  contre  les  corporations  reli- 
g^ieuses,  que,  sans  aucune  expérience  de  la  question,  je  pourrais  con- 
clure à  l'impossibilité  d'existence  de  nos  pensionnats,  abandonnés  à 
eux-mêmes  contre  une  concurrence,  numériquement  beaucoup  plus 
g^rande,  qui,  pesant  sur  la  femme  pauvre  de  tout  le  poids  de  son  or,  de 
ses  immunités  lé[]^islatives,  de  son  influence  de  caste  priviléfjiée,  est 
parvenue  à  l'écraser  en  moins  de  quarante  ans,  car  la  restauration  du 
cloître  riche,  le  seul  qui  se  voue  à  l'enseig^nement  secondaire,  ne  date 
que  du  rè^^jne  des  Bourbons;  depuis  cette  époque,  il  a  grandi  par  pro- 
g^ression  de  tout  l'abaissement  de  l'enseignement  séculier. 

La  Révolution  avait  interdit  toute  fonction  dans  l'enseignement  aux 
religieuses  sécularisées  par  elle  ;  Napoléon  P'"  toléra  les  couvents  pau- 
vres, dévoués  au  soin  des  malades  et  à  l'éducation  des  enfants  du 
peuple.  C'est  en  1817  seulement  que  la  loi  permit  à  ces  couvents  de 
recevoir  des  donations  et  des  héritages,  rendus  incommutables  par 
Charles  X. 

Pour  donner  une  idée  de  l'accroissement  numérique  et  de  la  prospé- 
rité pécuniaire  des  couvents  depuis  cette  époque,  j'ai  pris,  au  hasard 
de  la  lettre  alphabétique,  le  premier  département  de  France  :  d'après 
V Annuaire  de  l'Ain  (non  compris  les  établissements  exclusivement 
voués  au  soin  des  malades  et  à  la  vie  contemplative),  ce  département 
qui  avait,  en  1830,  64  maisons  religieuses,  en  comptait  227  en  1850; 
l'ordre  seul  des  Sœurs  de  Saint-Joseph  a  formé  162  établissements  dans 
ces  vingt  années. 

L'accroissement  de  revenus  mobiliers  et  immobiliers  a  marché  aussi 
vite  que  l'accroissement  numérique,  pour  la  plupart  des  couvents  voués 
à  l'instruction  secondaire. 

Pieu  bénit  à  Bordeaux,  comme  à  Paris  et  partout  ailleurs,  ceux  qui 
font  vœu  d'être  siens;  il  les  bénit  même  d'une  façon  si  alarmante,  que 
c'est  une  vraie  malédiction  pour  nous,  si  nous  devons  toujours  rester 
dans  la  société,  comme  cette  victime  expiatoire,  chargée  de  toutes  les 
prévarications  d'Israël. 

La  maison  Notre-Dame  (de  Bordeaux),  endettée  en  1839,  possédait, 
en  1854,  un  actif  excédant  200,000  francs. 

Picpus,  fondé  en  1800,  sans  aucune  ressource,  mal  administré,  avait, 
en  1834,  300,000  francs  de  dettes,  dans  la  gestion  particulière  du  bien 
des  Sœurs;  par  la  capitalisation  de  leurs  dots  et  de  leur  patrimoine, 


390  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

cette  maison  possédait,  en  4858,  pour  5  millions  d'immeubles  (1). 

Le  procès  qui,  à  cette  époque,  a  dévoilé  au  public  l'intérieur  de  cette 
communauté,  a  montré  son  adresse  à  envoyer  aux  malades  des  formules 
testamentaires,  pouvant  déjouer  l'expertise  des  tribunaux  et  tromper 
l'œil  même  de  la  justice;  les  débats  ont  établi  qu'au  lieu  d'avoir  des 
dispensateurs  des  biens  du  pauvre,  le  cloître  moderne  a  des  courtiers, 
des  a^yents  de  chan^je,  d^s  notaires  pour  administrer  ses  propres  biens. 

Si,  comme  les  avocats  de  cette  communauté  ont  voulu  l'insinuer 
contre  les  affirmations  de  la  partie  adverse,  elle  fait  un  noble  usage  de 
son  opulence,  ce  ne  sont  pas  les  femmes,  pauvres  toutefois,  qui  man- 
g^ent  les  miettes  de  sa  table,  car  j'ai  connu  une  jeune  institutrice  alle- 
mande qui  y  fut  admise  sur  la  recommandation  instante  d'un  père  jé- 
suite; outre  le  prix  de  pension  fort  élevé,  elle  payait  des  leçons  parti- 
culières, interrompues  à  chaque  coup  de  cloche  appelant  à  la  chapelle; 
mal[îré  ses  réclamations  incessantes,  on  les  lui  faisait  solder  fort  inté- 
gralement; lorsque  son  petit  pécule  fut  épuisé,  on  la  laissa  partir  sans 
lui  avoir  facilité  la  connaissance  pratique  de  notre  langue,  but  de  son 
voyage. 

Oh!  que  le  noble  désintéressement  des  religieuses  de  Port-Royal, 
leur  générosité  à  l'égard  d'une  fausse  bienfaitrice  qui  leur  reprenait 
injustement  ses  dons  (2),  paraît  grand,  mis  en  regard  de  l'âpreté  au 
gain  des  couvents  modernes,  et  des  scandaleux  procès  qu'ils  ne  crai- 
gnent pas  d'affronter  pour  leurs  intérêts  pécuniaires,  aux  dépens  même 
de  leur  considération  morale  ! 

Dans  toutes  nos  villes,  et  souvent  dans  nos  moindres  bourgs,  le  pen- 
sionnat conventuel  se  pose  ainsi  avec  une  opulence  plus  ou  moins 
grande  devant  la  directrice  séculière,  mais  toujours  dans  des  conditions 
à  la  mettre  bien  vite  hors  de  lutte,  si  elle  ne  sait  pas  vivre  de  la  vie 
d'abnégation  et  de  sacrifice,  qui  commence  à  sortir  du  cloître  opulent; 
en  présence  de  cet  état  de  choses,  nous  pourrions  trouver  une  promesse 
implicite  de  protection  ou  plutôt  de  liberté,  pour  notre  enseignement 
dans  la  satisfaction  témoignée  publiquement,  il  y  a  quelques  années, 
par  l'Empereur  de  l'extension  et  de  la  prospérité  des  ordres  religieux. 

Nous  savons  en  outre  déjcà  ce  qu'est  devenu  le  cloître  moderne,  comme 
retraite  de  la  femme  pauvre,  et  si  nous  ne  pouvons  exiger  qu'elle  aille 
y  singer  la  piété,  y  simuler  la  ferveur,  y  contrefaire  la  dévotion,  nous 
ne  pouvons  non  plus  lui  offrir  une  position  loin  du  monde,  lors  même 
qu'elle  aurait  la  vocation  religieuse  la  plus  éprouvée;  car,  si  elle  entre 
quelquefois  au  couvent,  c'est  pour  en  sortir  avec  une  santé  épuisée, 

(1)  Gazette  des  tribunaux,  procès  de  M"*  la  marquise  veuve  de  Guerry 
contre  la  communauté  de  Picpus,  en  restitution  de  l,!200,000  francs. 

(2)  Racine,  abrégé  de  VHistoire  de  Port-Royal, 


I 


I)E  L'ENSKIGNEMENT  SECONDAIRE  POUR  LES  FEMMES.        391 

quand  ses  forces  Tont  abandonnée  avant  la  fin  d'un  trop  pénible  no- 
viciat. 

Dans  notre  siècle  d'arf^ent,  la  femme  riche  trouve  encore  au  cloître 
une  existence  paisible,  une  retraite  tranquille,  où  elle  sera  .en  tout 
temps  accuiMllie,  si  elle  y  porte  sa  fortune;  souvent  même,  on  jettera 
un  voile  charitable  sur  un  passé  équivoijue;  s'il  le  faut,  on  saura  élever 
pour  elle  des  autds  au  Dieu  de  la  miséricorde;  conservant  toutes  les  re- 
cherches d'une  vie  délicate  et  élé^jante,  elle  sera,  sous  le  nom  de  dame 
ou  de  pensionnaire,  libre  de  son  temps,  partagé  entre  la  prière,  je 
recueillement,  les  occupations  sédentaires.  Mais,  si  la  femme  pauvre, 
dans  son  isolement,  dans  son  abandon,  se  repliant  sur  elle-même,  et 
prenant  en  pitié  ce  monde  qui  ne  lui  reconnaît  le  droit  de  vivre  que  si 
elle  devient  émérite  dans  le  vice,  va,  elle  aussi,  frapper  à  la  porte  du 
cloître,  mille  difficultés  se  présentent  ;  on  a  trop  de  sujets;  on  les  choisit; 
elle  doit  avoir  des  recommandations  particulières  du  curé  de  sa  pa- 
roisse; on  ne  la  recevra  point  si  elle  a  dépassé  la  limite  d'â[je  fixée 
pour  l'ordinaire,  de  vingt  à  vingt-cinq  ans,  etc.. 

Quand  elle  est  élue  enfin,  d'après  une  moralité  attestée  suffisamment, 
elle  entre  en  toute  humilité,  sous  le  nom  de  sœur  converse,  par  la  porte 
de  l'office  et  de  la  buanderie;  elle  fournit  en  humiliations,  en  rudes 
labeurs,  l'équivalent  de  la  dot  ou  du  patrimoine.  A  elle,  fille  du  pauvre, 
la  lie  du  calice,  dans  cette  vie  d'abnégation;  à  elle,  une  nourriture  gros- 
sière et  débilitante;  à  elle,  les  jeûnes  et  les  veilles  prolongés.  Écrasée 
par  les  travaux  les  plus  pénibles,  les  plus  rebutants  de  la  domesticité, 
elle  tombera,  victime  exténuée  de  fatigues,  à  l'autel  du  sacrifice. 

J'ai  connu  plusieurs  de  ces  femmes  pauvres,  qui  ont  ainsi  quitté  le 
couvent  après  y  avoir  épuisé  leur  santé  ;  admises  dans  de  fort  riches 
couvents,  vouées  au  soin  de  malades  qui  payaient  une  forte  pension , 
elles  étaient,  sous  le  nom  de  sœurs  converses,  des  servantes  non  rétri- 
buées, à  peine  nourries,  surchargées  de  travaux  ;  le  trésor  conventuel 
se  grossissait  de  leurs  veilles,  de  leurs  sueurs,  de  leurs  privations  inces- 
santes. 

Voilà  ce  qu'est  le  cloître  pour  la  femme  pauvre,  isolément  considérée; 
nous  savons  de  quel  monopole  il  écrase  l'institutrice  séculière  dans  l'en- 
seignement primaire;  il  nous  reste  à  examiner  les  conditions  d'existence 
qu'il  lui  laisse  dans  l'enseignement  supérieur  ou  secondaire. 

Que  peut,  contre  ces  associations  riches,  puissantes  et  immortelles, 
protégées  à  son  détriment,  la  directrice  laïque,  abandonnée  à  elle-même 
pour  la  direction  d'un  pensionnat? 

En  dehors  de  son  privilège  d'obédience  et  des  ressources  pécuniaires 
qui  lui  donnent  de  bons  professeurs  externes,  le  cloître  peut  écraser  la 
pension  séculière  déjtà  sous  le  rapport  du  matériel  seul.  Il  habite  des 
palais  ;  il  a  des  parloirs  spacieux  et  ornés,  de  vastes  jardins,  des  cours 


392  jnUKNAL  I)ES  h":a)NO:ùlSTF.S. 

et  des  vestibules  iiia|;nin(}ues,  parlant  aux  yeux  de  l'enfance,  et  préférés, 
avec  raison,  par  les  parents  qui  veulent,  avant  tout,  pour  leurs  filles  de 
l'air  et  de  l'espace.  Ses  chapelles  somptueuses  ont  quelquefois  une  re- 
nommée européenne,  et  maint  étranger,  venant  à  Paris  visiter  les  monu- 
ments de  l'art,  a  inscrit  en  première  li[yne  l'éf^lise  de  tel  pensionnat 
conventuel. 

Si  de  là  nous  allons  voir  la  mansarde  du  pensionnat  séculier,  sa  direc- 
trice épuisée,  ses  vingt  ou  trente  élèves  entassées  dans  une  chambre 
sombre,  étroite,  malsaine,  mal  aérée,  nous  apprécierons  le  degré  de 
concurrence  possible  entre  le  pensionnat  séculier  et  le  pensionnat  con- 
ventuel. 

Si  quelques  institutions  laïques  prospèrent  en  soutenant  la  concur- 
rence cléricale,  elles  ne  rentrent  pas  dans  mon  sujet,  dès  qu'elles 
avaient  une  mise  de  fonds  assez  considérable  pour  l'achat  d'une  clien- 
tèle et  l'espoir  d'une  lutte.  L'enseignement  devient  alors  une  industrie, 
une  spéculation,  beaucoup  plus  chanceuse  même  que  toute  autre,  et  je 
n'ai  pas  à  m'occuper  ici  des  placements  plus  ou  moins  heureux  de  capi- 
taux que  peuvent  y  faire  les  femmes;  je  demande  seulement  qu'on  m'en 
montre  une  seule  qui,  avec  des  diplômes,  de  la  capacité,  de  l'énergie 
pour  tout  mobilier,  ose  soutenir  la  concurrence  accablante  d'associa- 
tions puissantes  déjà  par  l'abandon  même  où  la  société  la  laisse;  car  le 
cloître,  insinuant  et  souple,  sait  se  faire  tout  à  tous,  selon  les  temps  et 
les  lieux;  de  son  œil  clairvoyant,  il  aperçoit  bien  vite  quels  sont  ceux 
qu'il  pourra  écraser.  Protégé  en  outre  par  le  clergé  séculier,  et  par  toutes 
les  influences  mises  en  jeu  au  nom  de  la  religion  même,  subventionné 
par  l'ordre  auquel  il  se  rattache,  il  a,  dans  son  immortalité,  avec  le 
numéraire,  la  force  morale  et  intellectuelle  ;  il  peut  ainsi,  à  l'aide  de 
savants  professeurs ,  relever  le  niveau  de  ses  études  jusqu'à  l'ensei- 
gnement universitaire. 

Il  proportionne  toujours  largement  le  nombre  des  professeurs  à  celui 
des  élèves,  et  emploie  quelquefois  douze  personnes  pour  le  travail,  qui, 
dans  les  pensions  laïques,  est  accompli  par  deux  ou  trois  de  ces  souffre- 
douleurs,  que  les  ordres  religieux  choisissent  aussi  parmi  les  séculières, 
pour  les  occupations  les  plus  pénibles  et  la  surveillance  constante  des 
pensionnaires. 

Le  couvent  contemple  l'agonie  plus  ou  moins  longue  de  ces  établisse- 
ments, car  on  peut  être  patient  quand  on  est  éternel. 

Insensée,  je  vivrai  demain  sur  ta  tombe,  crie-t-il  à  la  malheureuse 
femme  qui  vient  se  briser  près  de  lui. 

Si  l'Université,  avec  ses  subventions  et  son  monopole,  se  plaint  de  la 
concurence  cléricale  et  de  ce  qu'elle  appelle  les  empiétements  du  clergé, 
si  la  lutte  qu'elle  soutint  contre  lui,  sous  le  dernier  règne,  a  inspiré 
des  craintes  assez  sérieuses  pour  émouvoir  l'opinion  publique:  si  les 


DK  I/KNSKKiNI'liMKiNT  SECONDAIRK  TOUR  LKS  FKMMKS.        393 

rris  alarmants  d'orateurs  illustres  et  d'écrivaiiis  éminents  ont  pu  par- 
ta{yer  la  France  en  deux  camps  rivaux,  je  demande  encore  une  fois 
qu'on  ju<;e  de  la  |)ossil)ililé  d'une  lutte  pour  des  fiîinmes  pauvres,  livrées 
à  l'arbitraire  contre  des  corporations  priviléjyiées,  cumulant  toujours, 
et  jouissant  en  siicurité  de  leur  monopole,  après  avoir  écrasé  une  témé- 
raire concurrente. 

Quand,  par  exception,  le  pensionnat  séculier  semble  prospérer  dans 
les  villes  de  province,  il  doit  souvent  son  existence,  si  ce  n'est  à  ses 
ressources  pécuniaires,  du  moins  à  la  tolérance  ou  au  bon  vouloir  du 
cler[;é;  quelques  prêtres  éclairés  y  déplorent  l'antag^onisme  si  re(i^ret- 
table  qui  se  développe  chaque  jour,  de  plus  en  plus,  entre  l'éducation 
des  deux  sexes;  ils  comprennent  que  le  couvent  ne  se  trouve  pas  dans 
les  conditions  les  plus  favorables  pour  élever  l'épouse  et  la  mère  des 
hommes  de  notre  siècle;  alors,  ils  ne  sont  point  hostiles  à  la  directrice 
laïque,  qu'ils  recommandent  même  quelquefois,  lorsqu'ils  lui  reconnais- 
sent des  qualités  morales  et  intellectuelles;  ces  louables  et  trop  rares 
exceptions,  cependant,  ne  peuvent  prévenir  l'abaissement  et  la  dégra- 
dation où  tombent  certains  pensionnats,  quand  tant  d'éléments  de  ruine 
se  trouvent  en  présence  d'une  femme  sans  appui,  réduite  à  faire  une 
industrie,  un  métier,  un  trafic,  d'une  fonction  qui  devrait  être  un  sacer- 
doce, un  apostolat. 

Tout  pensionnat,  ai-je  dit,  repose  sur  une  mise  de  fonds  considé- 
rable. (A  Paris,  la  moyenne  des  achats  est  de  50  à  60,000  francs,  indé- 
pendammment  du  matériel).  Dès  qu'il  y  a  clientèle  achetée,  spéculation 
de  capitaliste,  comment  l'Université  trouve-t-elle  qii'il  y  a  lieu  d'in- 
specter ces  maisons?  Ah!  laissez  le  créancier  surveiller  sa  proie;  il  est 
le  véritable  inspecteur  de  cet  établissement  qu'il  a  créé;  c'est  l'huissier 
qui  doit  lui  envoyer  ses  ukases,  s'il  voit  arriver  l'heure  de  la  ruine  (1). 

Cette  situation  précaire  des  pensions  de  demoiselles  se  révéla  dans 
toute  son  intensité  en  1848;  ce  fut  l'industrie  la  plus  en  souffrance  à 
cette  époque;  elles  se  trouvèrent  frappées  d'une  façon  toute  particulière 
à  Paris;  après  la  révolution  de  février,  les  directrices,  en  quête  de  toutes 
toutes  sortes  d'expédients  pour  se  maintenir,  abaissèrent  le  traitement 
des  sous-maîtresses,  ou  les  réduisirent  au  pair;  demandèrent  des  dimi- 
nutions de  traitement  aux  professeurs  externes,  remercièrent  les  maîtres 
d'agrément,  etc.  (2). 

La  position,  partout  humiliante  de  nos  pensionnats,  est  particulière- 
ment douloureuse  dans  les  petites  localités,  où  l'enseignement  n'a  point 

(1)  Un  changement  seul  de  domicile  dans  la  même  localité  et  dans  le 
même  arrondissement,  à  Paris,  soumet  nos  directrices  de  pensions  aux 
formalités  les  plus  vexatoires. 

Ci)  Revue  de  Vinstruction  'publique,  t.  IV. 


394  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

encore  pris  ce  caractère  de  mercantilisrxie  qu'il  a  trop  souvent  dans  les 
grandes,  et  où  la  population  n'est  pas  assez  nombreuse  pour  favoriser 
la  concurrence. 

Des  femmes  recommandables  et  dignes  voient  souvent  la  gêne,  la 
disette  même  dans  leur  maison  ;  l'argent  manque,  mais  il  faut  dissi- 
muler pourtant,  et  devant  les  parents  des  élèves,  et  devant  le  personnel 
rétribué  de  l'établissement;  il  faut  feindre  de  même,  en  présence  des 
fournisseurs,  en  présence  des  créanciers  ;  il  faut  pourvoir  à  tout,  en 
souriant  h  tous  ;  après  une  journée  passée  dans  une  rude  tâche,  ces  direc- 
trices préoccupées  ne  trouvent  aucun  repos,  apercevant  jusque  dans 
leurs  songes,  le  délégué  de  la  justice,  vendant  pièce  à  pièce  les  débris 
de  cette  maison,  qui  tombera  demain  à  la  voix  d'un  créancier  impa- 
tient. Alors,  elles  se  font  petites  ces  femmes  nées  si  grandes;  elles  vont 
quêter  des  élèves  et  mendier  la  confiance  qui  se  donne  ;  elles  paraissent 
indignes,  dès  qu'elles  deviennent  suppliantes;  la  déconsidération  marche 
à  la  suite  de  cette  position  précaire,  et  le  couvent  voisin,  flairant  depuis 
longtemps  déjà  l'heure  de  cette  détresse  suprême,  met  en  jeu  toutes  ses 
influences,  abaisse  ses  prix,  accapare  les  élèves,  en  dissimulant  à  peine 
le  sourire  d'une  victoire  qui  ne  saurait  être  disputée. 

Oui,  j'ai  été  témoin  de  ces  positions  désespérées,  qui  se  renouvellent 
tous  les  jours,  et  j'en  rougis  encore  pour  une  société  qui,  le  nom  de 
liberté  à  la  bouche,  écrase  ces  femmes  sous  d'aussi  intolérables  mono- 
poles. 

Dévoilerai-je  aussi  une  des  tristes  ressources,  un  des  misérables  expé- 
dients de  ces  infortunées  maîtresses  de  pension,  voyant  le  nombre  de 
leurs  élèves  diminuer  de  jour  en  jour  ? 

Dans  les  villes  peu  populeuses,  le  pensionnat  doit,  pour  conserver  sa 
réputation  et  son  prestige,  imposer  par  le  nombre;  on  compte  ses  re- 
crues au  passage,  quand  il  se  rend  à  l'église  ou  à  la  promenade  ;  chacun 
constate  ainsi,  chaque  jour,  sa  prospérité  ou  sa  détresse.  Lorsqu'il  y  a 
déclin,  la  directrice  invite  souvent  les  sœurs,  les  parentes  des  élèves  de  la 
ville,  pour  que  ces  figurantes  grossissent  le  nombre  ostensible  des  pen- 
sionnaires; on  les  distance  aussi  avec  art  dans  le  trajet,  afin  que  l'éta- 
lage paraisse  plus  long;  en  trompant  les  autres,  on  cherche  à  se  tromper 
soi-même,  quand  on  a  produit  l'effet  que  font  au  théâtre  ces  quelques 
soldats  qui  entrent  et  sortent  successivement  par  les  mêmes  portes, 
pour  simuler  des  bataillons  entiers. 

La  déplorable  administration  d'un  grand  nombre  de  ces  établisse- 
ments industriels  d'éducation  (espèce  de  boutiques  à  enseignement),  se 
révèle  tout  entière  aux  distributions  de  prix,  où  il  faut  à  la  fois  flatter 
tous  les  parents,  et  satisfaire  toutes  les  élèves,  de  telle  sorte  que  l'enfant 
la  plus  paresseuse  et  la  plus  indisciplinée  remporte  quelquefois  des 
couronnes  à  la  douzaine.  Malheur  à  la  directrice  d'institution  qui  con- 


DE  L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  POUR  LES  FEMMES.       395 

serverait  alors  assez  de  dignité  et  d'indépendance  pour  être  juste!  Si 
elle  ne  sait  donner  des  palmes  à  la  dissipation,  couronner  l'apathie  et 
l'insubordination  de  certaines  pensionnaires,  une  femme  grossière  vien- 
dra lui  retirer  sa  fille,  en  lui  disant,  avec  de  vifs  reproches  ou  de  viles 
injures,  que  l'institution  voisine,  accordant  dix  à  onze  prix  à  chaque 
élève,  est  beaucoup  plus  di|;ne  de  la  confiance  des  familles. 

Il  est  triste  aussi  de  voir  le  mercantilisme  de  ces  pensionnats  affiché 
au  coin  de  nos  rues,  dans  des  réclames  au  rabais,  faites  au  milieu  de 
mille  réclames  industrielles  de  nos  magasins  à  bon  marché;  il  est  déplo- 
rable de  rappeler  les  moyens  indignes  qui  capteront  une  élève,  en 
ftworisant  ses  défauts,  en  développant  ses  mauvaises  inclinations,  en 
Tentretenant  dans  mille  goûts  futiles  ou  dispendieux;  en  tolérant  ses 
vices  par  des  réserves  odieuses.  On  comprend  trop  cependant  cette  ma- 
nière d'agir,  car  dès  que  les  pensionnats  ne  peuvent  être  qu'une  indus- 
trie, il  leur  faut  de  l'étalage  comme  aux  magasins ,  de  la  mise  en  scène 
comme  aux  théâtres,  du  fard  comme  aux  actrices,  et  des  flatteries 
comme  aux  parasites.  N'est-ce  pas  partout  que  la  ruse,  l'intrigue,  la 
captation,  sont  les  armes  de  celui  qui  ne  peut  vivre  de  l'indépendance 
créée  par  une  franche  liberté  d'action  ? 

Quoique  la  concurrence  claustrale  soit  moins  mortelle  à  la  femme 
dans  les  grandes  villes  que  dans  les  petites,  le  pensionnat  séculier  y 
succombe  souvent  encore,  sous  l'action  du  pensionnat  conventuel.  Il  y  a 
quelques  années,  à  Paris,  une  institutrice  avait  acheté,  pour  la  somme  de 
60,000  francs,  un  pensionnat  achalandé,  voisin  d'un  couvent,  qui,  peu 
de  temps  après,  jugea  à  propos  de  s'agrandir  en  achetant  la  maison 
louée  à  la  directrice  séculière.  Cet  établissement,  qui  recevait  aussi  des 
externes,  dut  se  retirer  devant  l'opulence  cléricale,  et  trouva  difficile- 
ment un  local  fort  élevé  dans  un  quartier,  et  dans  une  maison  dont  on 
regarda  le  voisinage  comme  peu  convenable  pour  de  jeunes  personnes, 
pxposées  à  des  insultes,  et  recueillant  aussi  de  méchants  propos,  près 
d'un  atelier.  Le  pensionnat,  gagnant  tous  les  jours  ainsi  en  déconsidé- 
ration, tomba  au  bout  de  cinq  ans  faute  d'élèves. 

Le  renchérissement  des  loyers,  qui  fait  tous  les  jours  la  vie  de  plus  en 
plus  dure  aux  pensions  parisiennes,  tend  à  leur  créer  des  conditions 
impossibles  d'existence  ;  on  peut,  du  reste,  se  rendre  compte  des  gains 
probables  d'une  directrice  de  pension,  qui,  dans  l'éventualité  la  plus 
favorable  a  un  maximum  de  vingt  k  trente  pensionnaires,  et  se  trouve 
en  présence  d'une  location  annuelle,  variant  de  4  à  12,000  francs,  selon 
l'espace  qu'elle  se  donne  et  le  quartier  qu'elle  habite. 

Nos  ministres  de  l'instruction  publique  eux-mêmes  savent-ils  com- 
ment ces  institutions  vivent  et  comment  elles  meurent;  ne  pouvons- 
nous  pas  affirmer  que,  loin  d'assurer  la  subsistance  d'une  seule  femme. 


306  JOURNAL  DES  I-CONOMISTKS. 

rcnscigneiiiciit  secoudairc,  donnant  lien  à  (!(;  fausses  Siiéculalions,  ap- 
pauvrit souvent  celles  qui  avaient  quelques  éparf^nes. 

Si  du  professeur  nous  passons  à  l'élève,  nous  voyons  même  abandon 
de  la  jeune  fille,  soit  qu'elle  se  destine  à  l'enseignement  primaire  ou 
secondaire,  soit  qu'elle  veuille  acquérir  l'instruction  littéraire  ou  pro- 
fessionnelle. Aucune  école  normale,  aucune  institution,  aucune  bourse 
ne  lui  vient  en  aide;  la  jeune  fille  cependant  n'a  pas,  en  dehors  de  l'Uni- 
versité, les  facilités  que  les  petits  séminaires  offrent  aux  familles  pau- 
vres pour  l'instruction  de  leurs  fils.  Ces  établissements,  au  nombre  de 
123,  reçoivent  près  de  20,000  élèves.  L'État  leur  alloue  chaque  année, 
1  million,  destiné  à  4  ou  8,000  sujets,  selon  qu'il  est  réparti  en  bourses 
ou  en  demi-bourses;  des  le^i^s  nombreux  assurent  aussi  des  ressources 
aux  petits  séminaires;  les  curés,  dans  toutes  les  paroisses,  font  chaque 
année  des  collectes  en  faveur  de  ces  maisons,  et,  dans  leurs  prônes, 
réitèrent  leurs  appels  instants  à  la  bienfaisance  des  fidèles. 

Ces  revenus  permettent  aux  petits  séminaires  d'accueillir  à  des  prix 
très-réduits  les  élèves  qui  vont  frapper  à  leur  porte;  la  plupart,  sans 
persévérer  jusqu'à  la  prêtrise,  ont  acquis  gratuitement  l'instruction 
nécessaire  à  un  emploi  séculier.  Les  petits  séminaires  présentent  ainsi, 
chaque  année,  1,200  à  1,500  sujets  au  baccalauréat. 

Je  cherche  aussi  en  vain,  pour  notre  enseignement,  de  ces  encoura- 
gements et  de  ces  éloges,  qui  ont  au  moins  l'avantage  énorme  de  ne  pas 
grever  le  budget;  je  ne  trouve  aucune  de  nos  distributions  de  prix  ho- 
norée par  la  présence  de  nos  ministres  de  l'instruction  publique,  qui, 
admettant  dans  leurs  salons  les  membres  du  corps  enseignant,  n'a- 
dressent pas  d'invitation  aux  représentantes  de  notre  enseignement 
public. 

Non-seulement,  les  directrices  d'institution  ne  furent  point  invitées 
comme  les  directeurs  à  la  fête  pompeuse  des  écoles,  fondée  autrefois 
par  Msr  Sibour,  mais,  si  je  suis  bien  informée,  c'est  avec  une  brutalité 
sauvage,  que  suisses  et  bedeaux  éloignaient  les  institutrices  qui  ten- 
tèrent de  pénétrer  à  Sainte-Geneviève;  le  temple,  image  de  la  société 
moderne,  se  trouvait,  à  l'exclusion  des  femmes,  rempli  par  toutes  sortes 
de  sommités  masculines,  et  l'on  repoussa  le  sexe  qui  ne  fut  jamais  exclu 
d'aucune  fête  de  la  douleur;  qui,  sur  les  pas  du  Christ,  absent  aussi  au 
jour  triomphal  de  VHosanna,  reparut  sur  la  route  douloureuse  du  Cal- 
vaire, et  sut  se  tenir  debout  au  pied  de  la  croix ,  le  sexe  enfin  qui  con- 
quit, à  la  rénovation  de  notre  ordre  social,  le  droit  de  monter  à  l'é- 
chafaud. 

S'il  était  besoin  de  prouver  une  fois  de  plus  que  les  monopoles  con- 
ventuels et  universitaires  ont  produit  cet  abaissement  moral  de  l'édu- 
cation des  femmes,  je  montrerais  les  pensions  appartenant  à  des  com- 
munions dissidentes;    elles  conservent,    en   général,   leur  ancienne 


OK  L'KNSEIGNKWENT  SEGONIMIRK  POUR  LKS  FEBIMES.        397 

(lifïiiitc,  parce  (jue,  subventionnées  par  leurs  coréli};iounaires,  elles  re- 
présenLenl  renseij;ii('nienl.  vrainiciil  lil)re  et  affranclii  de  la  concurrence 
monacale.  L'oppression  de  notre  ensei|;n(îmenl,  au  contraire,  le  fitfla- 
{;eller  par  les  sarcasmes  de  ro])ini()n,  le  rendit  la  risée  de  l'Europe  (1), 
la  honte  de  la  France,  alors  même  que  le  professorat  masculin  s'élevant 
au  ran{;  de  puissance  sociale,  recevait  des  ovations  et  des  couronnes 
civiques. 

Je  n'ai,  pour  le  moment,  ni  à  jufifer  de  la  priorité  de  Fensei^i^nement 
libre  sur  Tenseif^nement  universitaire,  ni  à  revendi'juer  des  droits 
é};aux  pour  les  contribuables  et  les  administrés  des  deux  sexes;  il  rne 
sufïit  d'avoir  démontré,  par  les  considérations  précédentes,  qu'aucun 
ensei{jnemcnt  libre  et  isolé  n'est  possible,  en  présence  de  corporations 
religieuses,  investies  d'immunités  préjudiciables  au  droit  commun.  De 
vastes  associations  de  capitaux  pourraient  seules  lutter  contre  l'cnsci- 
g-nement  con[îrég'aniste ,  mais  elles  constitueraient  des  commandites 
industrielles,  sans  favoriser  le  plein  exercice  de  rintellip,ence,  sans  de- 
venir accessibles  encore  à  la  femme,  tant  que  la  Française  riche  se  fera 
gloire  de  vivre  dans  l'inaction.  Il  est  bon,  toutefois,  de  prendre  acte 
des  objections  qu'on  nous  oppose  en  faveur  de  l'enseignement  prétendu 
libre  des  jeunes  filles,  car  il  est  évident  que,  s'il  peut  subsister  ainsi, 
les  fonds  destinés  à  la  dotation  universitaire  sont  abusifs;  il  faut,  dans 
ce  cas,  faire  jouir  de  notre  liberté  tous  les  fonctionnaires  de  l'enseigne- 
ment public,  et  prier  l'État,  qui  est  en  voie  de  réaliser  des  économies, 
de  supprimer  leur  traitement.  Ce  n'était  pas  la  peine  vraiment  de  s'in- 
génier, par  l'impôt  sur  les  tabacs,  à  battre  monnaie  sur  le  nez  de  quel- 
ques priseurs  mécontents;  il  ne  fallait  point  non  plus  donner  un  pareil 
pied  de  nez  aux  fumeurs  même  de  pipe;  il  n'est  plus  nécessaire  de 
projeter  des  impôts  sur  les  bouts  de  chandelles,  sur  les  queues  de  morue 
et  sur  les  allumettes  chimiques,  car  l'enseignement  libre,  je  le  répète,  suf- 
fisant aux  femmes,  doit  suffire  aux  hommes,  ou,  s'il  ne  peut  être  libre 
pour  chacun,  il  doit  être  protégé  pour  tous.  Quelle  que  soit  la  conclu- 
sion que  l'on  tire,  la  position  actuelle  est  fausse;  elle  blesse  les  lois  de 
la  justice  générale  et  distributive;  elle  méconnaît  les  droits  du  faible 
qu'elle  écrase. 

INSPECTION    GÉNÉRALE   DES    ÉCOLES    DE    FILLES. 

L'inspection  des  écoles  de  filles  comprend  l'enseignement  primaire, 
la  salle  d'asile  et  le  pensionnat.  Le  remarquable  projet  de  loi  de  1831, 
qui  partout  avait  proclamé  les  droits  égaux  des  deux  sexes  à  l'instruc- 


(1)  Les  personnes  qui  ne  sauraient  pas  quelle  appréciation  les  étran- 
gers font  de  l'éducation  reçue  dans  nos  pensionnats,  n'ont  qu'à  lire  la 
Fille  de  V Épicier,  par  Itcnri  Conscience. 


398  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

tion  primaire,  déférait  la  surveillance  de  nos  écoles  à  des  dames  inspec- 
trices qui  devaient  être  désif]^nées  par  les  comités.  Aucune  suite  ne  fut 
donnée  à  cette  décision,  et  les  inspecteurs  seuls  eurent,  sur  nos  écoles, 
l'autorité  plénière  qui  semble  cependant  appart;mir  plus  naturelle- 
ment aux  femmes. 

Relativement  à  la  surveillance  et  à  la  direction  des  écoles  mixtes,  l'in- 
tervention de  l'inspectrice  est  aussi  indispensable  que  pour  les  écoles 
spéciales  de  filles,  ou  il  faut,  de  toute  nécessité,  que  nos  inspecteurs 
apprennent  à  broder,  à  coudre,  à  faire  la  dentelle,  etc.,  innovation,  du 
reste,  qui  n'aurait  rien  de  ridicule  dans  un  pays  où  l'on  se  fait  recevoir 
bachelier  pour  auner  des  rubans,  et  où  les  lég^ionnaires  sont  vendeurs 
de  crinolines. 

Comme,  dans  nos  communes  rurales,  le  même  inspecteur  délégué 
visite  les  écoles  de  garçons  et  celles  de  filles,  on  voit  que  la  presque 
totalité  de  l'inspection  primaire  pourrait  appartenir  à  la  femme.  Dès 
qu'un  seul  fonctionnaire  suffit,  l'inspectrice  peut  partout  suppléer  l'in- 
specteur dans  les  classes  de  garçons  et  dans  nos  nombreuses  écoles 
mixtes,  tandis  que  l'inspecteur  ne  peut  jamais  complètement  suppléer 
l'inspectrice  pour  cette  partie  si  importante  des  travaux  particuliers 
à  la  femme. 

L'inspecteur  primaire  n'aurait  ainsi,  selon  nous,  son  rôle  naturel  que 
dans  les  villes,  où  les  écoles  spéciales  sont  assez  nombreuses  pour 
rendre  ses  fonctions  indépendantes  de  l'inspection  des  écoles  particu- 
lières de  filles.  Ces  considérations  sont  si  pratiques,  qu'on  n'objecte 
jamais  ici  que  la  pénurie  supposée  des  femmes  capables  de  remplir  les 
char^fjes  d'inspectrices.  Eh  bien,  s'il  est  vrai  que  les  sujets  manquent, 
il  faut  en  créer  comme  on  crée  des  inspecteurs.  La  donnée  de  ce  tra- 
vail étant  précisément  de  rechercher  les  moyens  les  plus  pratiques 
d'ouvrir  de  nouvelles  carrières  aux  femmes,  et  de  les  protég^er  au  nom 
de  la  justice  contre  l'usurpation  masculine,  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse 
leur  indiquer  une  profession  qui  leur  appartienne  mieux  que  celle-ci. 
Malgré  le  manque  de  direction  de  la  femme  dans  l'enseignement  pri- 
maire, je  craindrais  plutôt  l'affluence  trop  grande  que  le  nombre  trop 
restreint  des  sujets,  aptes  aujourd'hui  à  remplir  les  charges  d'inspec- 
trices. 

Jamais  nous  n'avons  eu  un  aussi  grand  nombre  de  jeunes  filles  à  ar- 
racher à  l'indigence;  jamais  non  plus,  les  femmes  condamnées  à  la 
faim  n'avaient  rompu  leur  ban  par  de  si  nobles  efforts  qu'à  l'époque 
actuelle;  on  les  voit  surgir  de  tous  côtés  pour  prendre  place  dans  celte 
société  qui  les  repousse.  Le  décret  du  21  mars  1855  a  déjà  résolu,  du 
reste,  relativement  aux  asiles,  la  question  dans  le  sens  que  j'indique. 
Outre  les  deux  déléguées  générales  qui  se  rendent  partout  où  leur  pré- 
sence est  nécessaire,  et  qui  sont  investies  de  la  surveillance  du  service 


DE  L'FNSEïr.NEMENT  SECONDAIRE  POUR  LES  FEMMES.        399 

d'enseml)l(^,  rinspoclion  locale  est,  dans  ces  écoles  maternelles,  confiée 
à  1()  (lélé(;iiées  spéciales,  qui  reçoivent  2,000,  1,800  et  1,000  francs 
de  traitement.  Leurs  frais  de  tournée,  hors  du  lieu  de  résidence,  sont 
li(jui(lés  à  ()  francs  par  jour,  et  à  4  francs  par  myriamèlre  [)ar(:ouru. 

Ces  indemnités,  pres((ue  é[;ales  à  celles  des  inspecteurs,  tendent  à 
faire  disparaîlre  et  à  faire  oublier  les  distinctions  refjrettables  que 
nous  trouvons  trop  souvent  entre  le  salaire  respectif  des  hommes  et  des 
femmes  occupés  aux  mêmes  travaux  (1). 

Dès  l'année  4820,  l'inspection  de  nos  pensionnats  avait  été  ré[j^le- 
mentée.  Une  circulaire  du  19  juin  exij^ea  alors  que  les  inspectrices  s'as- 
surassent de  l'exécution  des  refoulements  universitaires;  ces  délé^^uées 
devaient  aussi  examiner  le  local,  l'infirmerie,  certifier  que  les  élèves 
avaient  été  vaccinées,  s'enquérir  de  la  qualité  de  la  nourriture,  du 
g-enre  de  punitions,  de  la  méthode  d'éducation,  etc.  —  Les  pensionnats 
cong^réf^anistes  étaient  soumis  à  la  même  surveillance.  L'incohérence 
lé(}islative  qui  créa  ensuite  le  chaos  dans  nos  pensionnats  dut  faire 
tomber  ces  sages  prescriptions  en  désuétude  ! 

Le  ministre  de  l'Instruction  publique  affirmait  en  1853  (Rapport  à 
VEmpereur,  31  décembre),  que  les  pensionnats  de  demoiselles  n'avaient 
jamais  été  soumis  à  l'inspection.  Le  décret  du  31  décembre,  qui  suivit 
ce  rapport,  confie,  pour  les  pensions  séculières,  cette  surveillance  à 
des  inspectrices  bénévoles,  qui  doivent  être  morales  et  circonspectes, 
et  à  des  ecclésiastiques  pour  les  pensionnats  conventuels. 

Quoique  je  ne  mette  en  suspicion  aucune  des  qualités  et  des  vertus 
des  dames  désignées  par  le  décret  comme  aptes  à  l'inspection  des  pen- 
sionnats de  province,  je  crois  qu'il  est  extrêmement  fâcheux  de  laisser 
ces  charges  à  des  femmes  du  monde,  qui  ne  peuvent  en  faire  une  pro- 
fession, qui  n'ont  pas  l'habitude  des  écoles,  et  qui  sont  distraites  de 
cette  fonction,  tout  honorifique,  par  leurs  occupations  personnelles. 

Quel  que  soit  d'ailleurs  le  degré  d'instruction  qu'on  leur  suppose, 
dès  qu'elles  sont  étrangères  à  l'enseignement,  elles  n'ont  aucun  titre 
pour  justifier  la  confiance  dont  on  les  honore;  elles  n'offrent  même  au- 
cune présomption  favorable  pour  la  gestion  de  ces  emplois.  On  aura 
beau  connaître  le  discernement,  la  circonspection^  la  moralité  que  le 
ministre  désire  d'elles,  s'il  ne  se  résigne  à  les  rétribuer,  il  ne  pourra 
pas  avoir  la  certitude  de  science,  de  régularité  dans  l'inspection,  qu'il 
exige  de  tout  fonctionnaire  soldé.  On  peut  être  une  femme  recomman- 
dable  sous  beaucoup  de  rapports;  une  excellente  mère  de  famille,  sans 
savoir  le  premier  mot  des  devoirs  et  de  la  charge  d'inspectrice.  L'État 

(i)  Les  inspecteurs  d'écoles  primaires  reçoivent,  d'après  un  règlement 
de  l'année  1862,  7  francs  par  jour  d'indemnité  pour  les  voyages  à  16  ki- 
lomètres, et  9  francs  pour  les  missions  plus  éloignées. 


400  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

pense  ainsi,  du  reste,  sur  ce  point,  car,  lorsqu'il  lui  convient  de  payer, 
il  sait  fort  bien  demander  d'autres  qualités  que  la  circonspection. 

La  déléguée  rétribuée  des  asiles  doit,  pour  première  vertu,  être  pour- 
vue d'un  certificat  d'aptitude  ;  en  général,  chaque  fois,  qu'allouant  un 
traitement  aux  femmes,  on  leur  offre  des  [garanties,  on  J^ur  en  de- 
mande en  toute  justice.  Paris,  la  seule  ville  qui  ait  compris  la  nécessité 
de  combler  une  déplorable  lacune,  nomme  et  rétribue  des  inspectrices 
de  pensionnat,  dont  elle  exi[;e  aussi  des  diplômes.  On  ne  pourra  obtenir 
une  inspection  générale,  régulière  et  sérieuse  dans  nos  pensions,  on 
n'aura  des  rapports  suivis,  consciencieux,  remarquables  comme  ceux 
des  inspectrices  du  département  de  la  Seine,  qu'après  avoir  demandé 
partout  à  des  inspectrices  titulaires  les  preuves  de  capacité  fournies  par 
ces  inspectrices  parisiennes  qui,  en  attendant  une  législation  nouvelle, 
devraient  avoir  une  égale  autorité  sur  le  pensionnat  conventuel  et  sur 
le  pensionnat  séculier.  La  position  de  ces  anciennes  inspectrices  des 
pensionnats  parisiens  se  trouve  aujourd'hui  fort  amoindrie;  leur  ac- 
tion se  limite  au  pensionnat  séculier ,  oii  elles  ne  sont  plus  que  des 
déléguées. 

Depuis  la  promulgation  du  décret  qui,  en  1853,  abolit  notre  enseigne- 
ment secondaire,  les  inspecteurs  ont  en  outre  pénétré,  à  Paris,  dans  toutes 
les  institutions  de  demoiselles,  où.  ils  se  réservent  l'inspection  scientifique, 
et  ne  laissent  qu'un  rôle  subalterne  et  insignifiant  à  l'inspectrice.  Si 
nous  ne  demandons  de  quel  droit  les  inspecteurs  mettent  le  pied  dans 
des  établissements  d'où  ils  avaient  toujours  été  exclus,  le  moment  favo- 
rable sera  choisi,  sans  doute,  pour  évincer  les  inspectrices  ou  pour  les 
éliminer  par  extinction,  car  elles  sont  réduites  à  faire  double  emploi  à 
Paris,  et  on  les  trouve  inutiles  en  province,  en  dehors  d'une  charge 
toute  nominale  et  honorifique. 

L'uniformité  d'inspection  doit  s'appliquer  à  notre  enseignement  dans 
toutes  ses  parties.  Si  le  pensionnat  appartient  à  l'instruction  primaire, 
il  faut  lui  donner  un  mode  identique  d'inspection  ;  s'il  fait  partie  de 
l'instruction  secondaire,  il  doit  être  inspecté  comme  les  collèges;  à 
côté  de  cette  inspection  scientifique  et  hygiénique  qui  est  à  organiser 
dans  l'intérêt  de  l'élève,  il  faut  surtout  établir  en  faveur  de  l'institutrice 
séculière,  de  la  sous-maîtresse,  l'inspection  maternelle  qu'exerce  le 
couvent  envers  ses  subordonnés,  par  des  délégués  spéciaux,  entretenant 
avec  les  religieuses  des  rapports  de  subordination,  d'autorité,  de  pro- 
tection, de  censure,  d'encouragement,  et  formant  entre  elles  une  hié- 
rarchie fort  supérieure  à  ces  rapports  méthodiques,  froids,  compassés 
et  insuffisants  de  l'inspection  universitaire. 

L'esprit  de  corporation  et  d'unité,  qui  fait  la  force  de  l'enseignement 
congréganiste,  manque  complètement  aussi  à  notre  instruction  sécu- 
lière. Il  est  évident  que  nos  pensionnats  ne  peuvent  rester  dans  la  posi- 


DE  L'ENSKir.NEMENT  SECONDAIHE  POUR  LES  FEM^IES.       401 

tion  fausse  où  ils  se  troiivont  aiijoiinrimi.  Dès  qirils  sont  privés,  ils 
doiv(MU  rester  libres,  être  affranchis  de  l'inquisition  de  la  mairie,  de  la 
préfecture,  du  conseil  de  l'iustriiction  publique,  qui  n'ont  ni  program- 
mes d'études  à  leur  imposer,  ni  livres  à  leur  dési[;ner.  Pounjuoi  donc 
cette  inspection  double,  qui  exerce  un  contrôle  si  minutieux,  quebpie- 
fois  si  vexaloire,  sur  nos  pensions  séculières,  qui  dénonce  les  actes  de 
nos  directrices  aux  conseils  administratifs,  et  laisse  droit  de  vie  et  de 
mort  aux  ministres  sur  ces  établissements  ?  Cet  arbitraire  est  devenu 
intolérable,  surtout  devant  les  immunités  du  couvent. 

Si  l'instruction  actuelle  de  la  femme  ne  lui  laisse  pas  encore  le  droit 
de  concurrence  avec  l'homme  dans  les  jurys  d'examens  secondaires,  je 
ne  vois  non  plus  aucun  motif  pour  l'éliminer  de  celui  des  institutrices 
primaires.  Autrefois  nous  avions  des  examinatrices,  mais  il  ne  nous  reste 
que  quelques  dames  assistantes,  auxquelles  M.  de  Salvandy  a  interdit  de 
prendre  part  aux  examens,  et  de  participer  aux  travaux  de  la  commis- 
sion; il  leur  permit,  comme  à  des  enfants  sages,  de  tenir,  sans  mot  dire, 
le  registre  où  sont  consignées  les  décisions  de  MM.  les  examinateurs,  et 
voulut  bien  encore  les  tolérer  pour  Finspection  des  travaux  manuels 
exigés  des  aspirantes  (1). 

Si  cette  civilisation  impertinente  et  cavalière,  qui,  non  contente  de 
marcher,  se  permet  quelquefois  de  voler,  pour  nous  déposséder  plus 
vite,  nous  effleure  encore  d'un  nouveau  coup  d'aile,  les  dames  assistan- 
tes ne  seront  plus  appelées  à  tenir  ce  livre  de  la  loi,  mais  à  le  baiser 
avec  respect.  Quand  nous  aurons  l'audace  naïve  de  rappeler  avec  une 
respectueuse  timidité,  que  les  choses  ne  se  passaient  pas  ainsi,  il  y  a 
vingt  ans,  on  nous  dira  que  nous  n'entendons  rien  au  progrès  social; 
on  nous  déclarera  dignes  d'aller  languir  dans  tous  les  in-pace  du  moyen 
âge,  pour  nos  regrets  intempestifs  du  passé,  et  pour  notre  négation  im- 
pudente de  la  marche  civilisatrice  des  peuples. 

Nous  avons  changé,  tout  cela  était  aussi  l'unique  argument  du  méde- 
cin faisant  battre  le  cœur  à  droite,  contre  les  vieux  préjugés  qui  s'obsti- 
naient à  le  chercher  à  gauche. 

M.  de  Salvandy  a  été  en  vérité  beaucoup  trop  conciliant  encore  en 
réservant  des  examinatrices  de  couture  et  de  broderie,  qu'il  pouvait  si 
facilement  remplacer  par  des  examinateurs  formés  dans  l'Université. 
On  verra  combien  je  suis  loin  de  dire  ceci  par  ironie,  si  Ton  se  rappelle 
que  des  fonctions  semblables  sont  exclusivement  (et  de  la  manière  qui 
paraît  la  plus  naturelle)  réservées  aux  hommes  pour  l'expertise  des  tra- 
vaux féminins  les  plus  vétilleux,  dans  les  jurys  d'exposition,  les  tribu- 
naux de  commerce,  les  conseils  de  prud'hommes,  etc. 

(1)  Règlement  du  1er  février. 1848. 
^i-' sÉi\is.  T.  XLYî.  —    V^  juin  1805.  !2G 


4a2  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

On  reproche  souvent  à  l'Université  de  suivre  les  vieilles  ornières  et 
de  ne  pas  savoir  s'accommoder  à  la  marche  du  pro[jrès;  ainsi  je  lui  in- 
dique, je  me  permets  même  de  lui  conseiller  les  examinateurs  coutu- 
rières et  brodeuses  comme  un  excellent  moyen  de  se  réconcilier  avec 
l'opinion  publique,  et  de  suivre  le  vol  rapide  de  la  civilisation  moderne. 

Qu'elle  mette  donc,  elle  aussi  sans  scrupule,  le  cœur  franchement  à 

droite. 

Sic  itur  ad  astra. 

Julie-Victoire  Daubié. 

—  La  fin  prochainement.  ■— 


DES  CHEMINS  DE  FER  VICINAUX 


On  lit  dans  VExposé  de  la  situation  de  F  Empire,  présenté  au  Sénat  et 
au  Corps  législatif,  dès  l'ouverture  de  leur  session  actuelle  :  «La  créa- 
tion des  chemins  de  fer  vicinaux  est  aujourd'hui  un  fait  accompli.  L'ex- 
périence tentée  par  le  département  du  Bas-Rhin  a  parfaitement  réussi  : 
79  kilomètres  ont  été  ouverts  à  la  circulation  en  4864,  et  les  po- 
pulations des  campagnes  que  ces  lignes  sont  surtout  destinées  à  des- 
servir, en  apprécient  chaque  jour  les  avantages  pour  le  transport  des 
voyageurs  et  des  marchandises.  La  dépense  au  compte  du  service  vi- 
cinal ne  s'est  élevée  qu'à  60,000  francs  par  kilomètre;  elle  a  été  couverte 
à  l'aide  des  ressources  de  la  vicinalité,  de  sacrifices  du  département, 
de  souscriptions  particulières  et  de  quelques  subventions  de  l'État.  Ce 
concours  d'efforts  a  permis  de  mener  à  bonne  fin  une  entreprise  si  utile 
pour  les  localités,  qui  désormais  se  trouvent  rattachées  au  grand  réseau 
des  lignes  de  chemins  de  fer.  D'autres  départements  se  disposent  à 
suivre,  dans  la  condition  que  comportent  les  dispositions  locales, 
l'exemple  donné  par  le  Bas-Rhin  (1).  » 

L'achèvement,  par  de  nouveaux  moyens,  d'un  réseau  de  chemins  de 
fer  dans  un  des  départements  les  plus  importants  de  la  France,  et  l'an- 
nonce d'expériences  semblables  tentées  par  plusieurs  autres  départe- 
ments, sont  des  faits  trop  graves  dans  la  science  économique  pour 
qu'on  puisse  se  contenter  de  la  mention,  nécessairement  sommaire, 
contenue  dans  le  résumé  de  la  situation  politique  de  l'Empire.  Déjà  la 
presse  quotidienne,  lors  des  fêtes  d'inauguration  des  nouvelles  lignes 
vicinales,  a  donné  quelques  détails  sur  le  système  qui  a  si  heureuse- 
ment réussi.  Il  appartient  au  Journal  des  Économistes  de  compléter  ces 


1^  Moniteur  du  19  février  4865,  p.  460. 


DES  CHEMINS  DE  FER  VICINAUX.  403 

rensoifineinciils  par  des  nolions  plus  précises,  on  vue  surtout  de  provo- 
quer ou  dVucouraiyiT  des  iuiitations  qui,  si  elles  s'accomplissent  dans 
de  bonnes  condilions,  ne  peuvent  que  contribuer  au  développement  du 
bien-être  des  populations. 

Les  firandes  lijynes  de  chemins  de  fer  ont  pour  but  de  mettre  la  France 
en  coinnuinicafion  prompte  et  directe  avec  l'étranger  ou  les  différentes 
contrées  de  la  France  en  rapport  entre  elles.  Les  lijynes  secondaires  s'ap- 
pli(|uent  à  (pielques  portions  seulement  d'un  même  territoire.  Ces  der- 
nières ont  les  autres  pour  base,  et  plus  les  communications  entre  elles 
sont  rapides  et  directes,  plus  la  prospérité  d'une  contrée  industrielle  et 
agricole  s'en   ressent   d'une  manière  favorable.   Ces  principes,  ces 
axiomes  ont  été  parfaitement  compris  dans  le  département  du  Bas-Rhin. 
Peu  de  pays  présentent  autant  de  richesses  territoriales,  des  communica- 
tions aussi  nombreuses,  aussi  commodes,  aussi  bien  établies  et  bien 
entretenues  :  cours  d'eau  de  toute  grandeur,  routes  de  toute  nature,  etc. 
Deux  lignes  principales  de  chemins  de  fer,  l'une  de  l'ouest  à  l'est,  se 
dirigeant  de  Paris  à  Strasbourg,  l'autre  du  midi  au  nord,  de  Bâle  à  Wis- 
sembourg,  le  traversent  perpendiculairement  l'une  à  l'autre,  et  passent 
par  le  chef-lieu  du  département  et  par  les  trois  chefs-lieux  d'arrondis- 
sement. Un  grand  nombre  de  chefs-lieux  de  canton  et  de  communes  con- 
sidérables restaient  encore  en  dehors  du  parcours,  qu'une  erreur  de 
tracé  avait  dirigé  au  milieu  de  la  plaine  déjà  sillonnée  par  d'innom- 
brables voies  de  communication,  où  se  rencontrent  d'ailleurs  peu  de 
localités  importantes,  tandis  que  les  riches  populations  agricoles,  ha- 
bitant le  long  des  montagnes  et  au  débouché  des  vallées  industrieuses, 
se  plaignaient  avec  raison  d'une  pénible  infériorité.  Diverses  tentatives 
avaient  été  f:ùtes  pour  mettre  fin  à  cet  état  de  choses,  lorsque,  en  1858, 
le  préfet  du  Bas-Rhin  proposa  officiellement  un  système  nouveau,  qui 
fut  adopté,  et  est  aujourd'hui  en  pleine  activité. 

Ce  magistrat  mit  à  profit  la  circonstance  du  prochain  achèvemefit 
d'un  premier  réseau  de  chemins  vicinaux  de  grande  communica- 
tion, qui  avaient  été  promptement  exécutés,  et  conçut  la  pensée  d'un 
second  réseau  de  chemins  de  la  même  catégorie  destinés  à  relier  les 
principaux  chefs-lieux  de  canton  avec  les  grandes  lignes  de  voies  fer- 
rées, et  exécuté  dans  des  conditions  qui  permettraient  de  les  transfor- 
mer en  lignes  de  fer  secondaires.  Pour  une  telle  entreprise,  il  fallait  con- 
biner  les  moyens  fournis  par  la  loi  de  1836  sur  les  chemins  vicinaux 
avec  celle  de  1842  sur  les  chemins  de  fer,  et  mettre  à  la  charge  du 
département  et  des  communesintéresséesla  dépense  que  cette  dernière  loi 
avait  répartie  entre  l'État,  pour  la  plus  grande  part,  et  le  département 
et  les  communes  ou  les  compagnies  intéressées,  pour  une  faible  part. 
«IN'est-il  pas  vrai,  disait  M.  le  préfet,  que  si,  prévoyant  la  révolution 
qui  s'est  opérée  dans  les  voies  de  communication,  les  auteurs  de  nos 


401  JOURNAL  DES  KGONOMISTES. 

routes  les  plus  récentes  avaient  été  amenés  à  prendre  cette  précaution, 
le  développement  des  chemins  de  fer  aurait  été  et  serait  encore  bien 
plus  facile?  N'est-il  pas  vrai  qu'utilisant  les  voies  déjà  préparées,  on 
économiserait  des  sommes  énormes,  et  qu'on  réserverait  à  l'a^^riculture 
la  superficie  des  routes  qui  font  aujourd'hui  double  emploi  avec  les 

chemins  nouveaux? Une  voie  ferrée  n'est,  en  définitive,  qu'une  route 

perfectionnée  quant  à  son  tracé,  ses  pentes  et  ses  courbes,  et  cette  route 
pourrait  tout  aussi  bien  recevoir  un  empierrement  qu'un  système  de 
rails.  » 

Ces  observations  n'étaient  [juère  susceptibles  de  contestation;  aussi 
n'en  eurent-elles  aucune.  La  question  était  seulement  de  savoir  si  le 
système  préparé  était  légal  et  possible. 

La  légalité  du  procédé  ne  saurait  être  douteuse  :  la  loi  d.i  21  mai 
1836  donne  compétence  au  préfet  et  au  Conseil  général,  dans  les  limites 
des  ressources  autorisées  par  elle,  pour  le  classement,  la  direction,  la 
dépense  des  chemins  vicinaux  de  grande  communication.  Le  départe- 
ment peut  ensuite  traiter  légalement  avec  une  compagnie  pour  la  trans- 
formation du  réseau  vicinal  en  voie  ferrée.  En  effet,  la  loi  du  11  juin 
1842  pose  en  principe  que  l'exécution  des  grandes  lignes  de  fer  a  lieu 
par  le  concours  de  l'État,  des  départements  traversés  et  des  communes 
intéressées;  l'article  3  fixe  aux  deux  tiers  de  la  dépense  le  rembourse- 
ment à  faire  à  l'Éiat  de  l'indemnité  payée  par  lui  pour  les  occupations 
de  terrains;  l'article  4  appelle  le  conseil  général  à  délibérer  sur  la  mise 
à  la  charge  des  départements  dans  ce  remboursement,  et  sur  les  res- 
sources extraordinaires  au  moyen  desquelles  il  sera  effectué  en  cas  d'in- 
suffisance des  centimes  facultatifs,  sur  la  désignation  des  communes 
intéressées  et  sur  la  part  afférente  à  chacune  d'elles.  C'est  en  vertu  de 
ces  dispositions  qu'un  décret  du  27  mars  1852  a  mis  une  subvention  de 
4  millions  à  la  charge  des  localités  intéressées  à  la  ligne  de  Poitiers  à  la 
Rochelle,  et  qu'un  décret  du  2  mai  1855  a  réparti  une  subvention  de 
8  millions  entre  les  localités  intéressées  à  la  fusion  des  chemins  de  fer 
normands.  Si  le  concours  du  département  et  des  communes  a  été  dé- 
claré obligatoire  pour  les  voies  ferrées,  qui,  à  raison  de  leur  étendue 
et  de  leur  importance,  avaient  le  caractère  de  travaux  d'intérêt  général, 
à  plus  forte  raison,  cette  intervention  est-elle  légale  quand  il  s'agit  de 
compléter  ces  travaux  par  des  voies  additionnelles  renfermées  dans 
les  limites  du  département.  Enfin,  si  l'on  admet  que  la  part  d'interven- 
tion des  départements  et  des  communes  dans  les  voies  ferrées  générales 
porte  principalement  sur  les  indemnités  de  terrains,  et  celles  de  l'État  sur 
les  terrassements,  ouvrages  d'art  et  stations,  on  doit,  par  analogie, 
admettre  que,  dans  la  voirie  vicinale,  le  département  et  les  communes, 
substitués  à  l'État,  interviennent  de  la  même  manière  en  établissant  les 
chemins  et  en  faisant  les  terrassements  ainsi  que  les  stations.  L'iui- 


DES  CHE^IINS  DE  FRR  VICINAUX.  405 

tialivp  (lu  (IcparLcniniit  dans  I^ixi-culioii  di's  voies  fcrrétîs  vicinales  quo 
la  popiilalioii  réclainr.   est,  donc  conibriiii;  aux  {)rincipes  adininistratifs. 

La  consIriuMiou  «riin  réseau  de  clieraiiis  vicinaux  de  [grande  commu- 
nication deslinc  à  se  relier  à  une  <;rande  voie  de  chemin  de  fer,  sa 
transformalion  en  voie  de  fer  secondaire,  et  l'exploitation  de  cette  li[yne, 
sonl-elles  possibles  et  à  (pielles  conditions? 

Ici  tout  est  nécessairement  variable.  Il  faut  d'abord  un  personnel 
expérimenté,  des  populations  familiarisées  avec  les  travaux  des  chemins 
de  fer,  un  sol  sans  accidents  de  terrain  notables,  et  qui  n'exiçe  point 
d'ouvrajyes  d'art  dispendieux;  des  stations  rapprochées,  ce  qui  permet 
une  exécution  prompte  et  un  achèvement  presque  simultané;  des  dé- 
penses modérées,  qui  ne  fassent  point  peser  sur  les  contribuables  des 
chargées  trop  considérables;  enfin,  des  populations  riches  et  intelli- 
gentes. Le  département  du  Bas-Rhin  présente  tous  ces  avantafi^es;  et 
pourtant  l'introduction  du  nouveau  système  ne  put  s'y  établir  qu'après 
de  nombreux  tâtonnements.  Les  premières  propositions  de  M.  Mig^neret, 
préfet,  au  conseil  {ifénéral,  dans  la  session  de  1858,  furent  accueillies 
avec  empressement,  et  le  conseil  vota  une  imposition  extraordinaire 
de  5  centimes  pendant  dix  ans  pour  subvenir  k  l'insuffisance  des  res- 
sources communales.  Le  projet,  qui  fut  immédiatement  étudié,  embras- 
sait neuf  chemins  reliant  les  cantons,  et,  dès  Tannée  suivante,  l'admi- 
nistration présentait  les  documents  établissant  les  conditions  techniques 
des  projets,  la  désignation  des  communes  intéressées  et  la  fixation  de 
leurs  contingents,  l'évaluation  du  trafic  des  chemins  transformés  en 
voies  ferrées;  d'après  les  renseignements  officiels,  quatre  chemins  seu- 
lement furent  considérés  comme  pouvant  être  entrepris  immédiatement; 
le  conseil  général  en  classa  seulement  trois,  et  vota  une  imposition 
extraordinaire  de  5  centimes  pendant  six  années  consécutives  pour  cou- 
vrir la  part  de  dépense  h.  la  charge  du  département  dans  les  trois  che- 
mins classés.  Le  conseil  d'État,  ajournant  à  un  plus  mûr  examen  les 
questions  spéciales  de  transformation  et  d'exploitation  de  ces  chemins, 
fit  ressortir  l'utilité  du  but  poursuivi,  et  approuva  l'impôt  demandé  en 
le  réduisant  à  la  somme  strictement  nécessaire  pour  les  chemins  déjcà 
classés.  Ces  idées  furent  adoptées  par  la  loi  du  16  juin  1859  qui  auto- 
risa une  imposition  de  16  1/2  centimes  extraordinaires,  dont  le  produit 
serait  affecté  aux  travaux  de  construction  des  chemins  classés  comme 
lignes  vicinales  de  grande  communication,  pour  être  ultérieurement, 
s'il  y  a  lieu,  convertis  en  embranchements  de  chemins  de  fer. 

Une  fois  le  réseau  des  chemins  vicinaux  étudié  et  achevé,  la  mission  du 
département,  agissant  seul,  est  terminée;  il  ne  peut  ni  opérer  lui-même 
la  transformalion  en  voie  ferrée,  ni  exploiter  commercialement;  cela 
est  acquis  par  les  principes  de  la  science  économique  et  par  une  expé- 
rience constatée.  Il  faut  donc  que  l'administration  traite,  dans  ce  but, 


406  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

avec  l'industrie  privée,  qu'elle  négocie,  soit  avec  la  compa[înie  exploi- 
tant la  garantie  lip,ne  de  chemin  de  fer,  soit  avec  une  compa(înie  locale. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  dans  le  Bas-Rhin.  Bien  qu'assuré  des  ressources 
nécessaires  à  la  construction,  le  préfet  ne  voulut  faire  exécuter  qu'après 
avoir  acquis  la  certitude  que  les  sacrifices  ne  seraient  point  inutilement 
consommés.  Il  s'adressa  à  la  compa[}nie  des  chemins  de  fer  de  l'Est; 
celle-ci  offrit  d'exploiter  les  trois  chemins  projetés,  pour  le  compte  du 
département  et  des  communes,  si  les  chemins  lui  étaient  livrés  avec  les 
voies  ferrées  et  les  stations.  Des  sociétés  locales  produisirent  des  sou- 
missions pour  deux  des  chemins,  sous  la  réserve  que  le  département, 
indépendamment  des  achats  de  terrain,  des  terrassements  et  ouvra^-es 
d'art,  contribuerait  aux  frais  de  transformation  des  chemins  vicinaux  en 
voies  ferrées. 

Les  sociétés  formées  pour  l'exécution  des  trois  chemins  demandèrent 
l'assistance  pécuniaire  de  l'État;  la  {garantie  d'intérêts  sollicitée  par  ces 
sociétés  ne  fut  accordée  à  aucune  ;  mais  deux  lois,  rendues  dans  la  ses- 
sion de  1860,  autorisèrent  le  gouvernement  à  allouer  pour  les  deux 
premiers  chemins  une  subvention  équivalente  à  12,000  fr.  par  kilo- 
mètre, et  à  40,000  fr.  par  kilomètre  pour  le  troisième,  traversant  les 
deux  départements  du  Haut  et  du  Bas-Rhin  (de  Schlestadt  à  Sainte-Marie- 
aux-Mines),  pour  lequel  les  communes  n'avaient  pris  à  leur  compte 
aucune  partie  des  frais  de  la  transformation  de  la  voie  vicinale.  Un  an 
plus  tard,  le  conseil  (i^énéral  rectifia  le  classement  de  ce  troisième  che- 
min, et  accepta  la  part  de  dépense  mise  à  la  chargée  du  département  du 
Bas-Rhin,  et  vota  l'imposition  nécessaire  pour  un  emprunt  spécial.  En 
juillet  1862,  une  loi  autorisa  l'emprunt  et  l'imposition.  Le  préfet  con- 
clut, avant  de  faire  commencer  les  travaux,  une  convention  avec  une 
compagnie  financière  pour  la  transformation  du  chemin. 

En  résumé,  trois  compagnies  locales  devaient  faire  la  transformation 
des  trois  chemins  vicinaux  en  voies  ferrées,  et  avaient  conclu  avec  la 
compagnie  de  l'Est  des  traités  d'exploitation,  lorstiu'une  loi  du  11  juin 
1863  comprit  les  trois  chemins  dans  le  réseau  de  la  compagnie  de  l'Est, 
en  décidant  qu'ils  seraient  livrés  dans  les  conditions  des  engagements 
contractés  par  les  départements  du  Bas-Rhin  et  du  Haut-Rhin.  Une  con- 
vention explicative  et  modificative,  passée  entre  le  département  et  la 
compagnie  de  l'Est,  stipule  que  le  département  livrera  à  la  compagnie 
les  terrains  avec  les  emplacements  des  stations,  les  ouvrages  d'art,  les 
terrassements  et  le  ballast,  le  tout  pour  une  seule  voie  sur  les  trois  che- 
mins, et  que,  en  outre,  il  payera  une  subvention  de  6,000  fr.  par  kilo- 
mètre pour  chacun  des  deux  premiers  chemins.  De  son  côté,  la  compa- 
gnie devait  commencer  l'exploitation  dans  le  délai  d'un  an,  k  partir  de 
l'époque  où  les  trois  chemins  lui  auraient  été  remis.  Une  décision  du 
gouvernement,  en  date  du  26  décembre  1863,  ayant  approuvé  les  pro- 


I 


DES  CHEMINS  DE  FER  VICINAUX.  107 

jets  (les  stations  ot  autorisé  la  livraison  des  cliemins  à  la  compaji^nic  de 
l'Est,  celle-ci  a  pris  ses  mesures  pour  remplir  la  condition  d'exploiter 
dans  le  délai  d'un  an. 

L'anivre  du  département  et  de  la  compaj^nie  a  été  terminée  avec  une 
promptitude  (\u\  a  dépassé  les  prévisions.  Le  chemin  de  Strasbourc  à 
liarr,  Mutzi^;  et  Wasseloniie,  commencé  en  avril  18G1,  a  été  construit 
comme  chemin  vicinal  et  mis  en  activité  comme  voie  ferrée,  dans  une 
période  de  trois  ans  et  demi;  celui  de  Ha(juenau  à  Niederbronn,  dans  un 
délai  de  quatre  ans,  celui  de  Schlestadt  à  Sainte-Marie-aux-Mines  dans 
Tespace  de  dix-huit  mois;  les  dépenses  n'ont  pas  excédé  les  ressources 
votées.  Le  mérite  du  système  qui  a  produit  des  résultats  aussi  satisfai- 
sants a  été  confirmé  par  les  études  faites  dans  d'autres  départements, 
dont  l'un  a  été  autorisé  législativement  dans  une  récente  session  législa- 
tive à  appliquer  le  même  procédé  à  un  réseau  équivalent  à  celui  du  Bas- 
Rhin,  pour  l'étendue  et  pour  la  dépense  (1). 


(l)  Depuis  la  rédaction  de  cet  article,  le  Moniteur  universel  du  1er  mars 
-1865  a  reproduit  les  résultats  statistiques  suivants,  qu'il  emprunte,  sans 
aucune  observation,  au  Moniteur  du  soir:  «  Un  certain  nombre  de  dé- 
partements... s'occupent  activement  d'opérer  la  transformation  d'une 
partie  de  leurs  chemins  de  grande  communication  en  voies  ferrées  pour 
le  service  de  la  vicinalité.  Le  département  du  Bas-Rhin  a  pris  l'avance, 
et  nous  sommes  en  mesure  de  rapporter  dès  aujourd'hui  les  résultats 
obtenus  pendant  les  trois  premiers  mois  d'exploitation.  Mais,  pour  ap- 
précier ces  résultats,  il  importe  de  ne  pas  perdre  de  vue  qu'il  ne  s'agit 
encore  que  d'une  seule  ligne  ouverte  à  la  grande  vitesse  le  25  septem- 
bre dernier,  et  successivement  par  partie  à  la  petite  vitesse  le  24  octobre 
et  le  15  décembre  dernier,  dans  une  saison  rigoureuse  et  par  conséquent 
dans  les  conditions  d'un  minimum  d'exploitation. 

«  Or  les  produits  totaux  du  27  septembre  au  31  décembre  1864  sont 
de  73,486  fr.  30  c.  Ce  qui  donnerait  pour  les  douze  mois  de  l'année,  en 
n'admettant  pas  même  les  causes  inévitables  d'augmentation,  293,^4  fr. 
pour  38  kilomètres,  soit  7,998  fr.  par  kilomètre.  Il  s'ensuit,  d'après  les 
calculs  de  construction,  que  cette  exploitation  donnerait  environ  2,000  fr. 
par  kilomètre  de  bénéfice  net  du  capital  engagé  dans  la  transformation. 
Sous  le  rapport  financier,  le  succès  est  donc  assuré. 

a  Mais  ce  n'est  là  que  le  côté  le  moins  important  de  la  question.  Ce 
qui  constitue  le  point  intéressant  pour  les  intérêts  locaux,  c'est  la  nature 
même  des  recettes  et  le  caractère  des  communications  qu'assurent  les 
nouvelles  lignes.  Si  ce  sont  des  communications  purement  commerciales, 
des  voyages  à  grande  distance,  elles  ne  diffèrent  en  rien  des  voies  ordi- 
naires, et  elles  ne  constitueraient  pas  une  application  féconde  des  res- 
sources de  la  vicinalité. 

«  3Iais  si,  au  contraire,  elles  favorisent  les  relations  de  commune  à 
commune,  de  la  ferme  au  marché  prochain  et  des  voisins  entre  eux, 


408  JOURNAL  DES  FXONOMISTES. 

Le  ijouvernemont  a  loujoui's  li;ni()i|;nL;  sa  confiance  dans  les  résultats 
de  cette  féconde  expérience.  On  lit  dans  l'exposé  des  motifs  du  projet  de 
loi  qui  demandait  une  subvention  de  TÉlat  pour  deux  des  chemins  du 
Bas-Rhin  :  «  Le  système  adopté  par  le  département  du  Bas-Rhin  paraît 
appelé  à  constituer,  dans  certains  cas,  une  modification  heureuse  de  la 
grande  loi  des  chemins  de  fer,  du  11  juin  1842,  qui  mettait  à  la  charg^e 
de  l'État  et  des  communes  les  acquisitions  de  terrains,  les  terrassements, 
les  ouvrages  d'art  et  les  stations...  Le  département  du  Bas-Rhin  donne  ici 
un  exemple  remarquable  du  concours  efficace  que  l'on  peut  attendre 
de  populations  actives,  énergiques,  telles  que  celles  qui  habitent  nos 
provinces  alsaciennes.  Le  législateur,  en  encourageant  cette  initiative 
féconde,  pourra  désormais  répondre  aux  sollicitations  des  villes  et  autres 
producteurs  qui  réclament  des  voies  ferrées  :  Aidez-vous,  TÉtat  vous 
aidera.  » 

L'exposé  des  motifs  d'un  projet  de  loi,  adressé  en  mai  1862  au  Corps 
législatif,  au  sujet  d'un  emprunt  et  d'une  imposition  pour  un  des  che- 
mins de  fer  vicinaux  classés,  disait:  «L'expérience  poursuivie  avec 
tant  d'intelligence  par  l'administration  départementale  du  Bas-Rhin, 
peut  être  considérée  comme  ayant  été  couronnée  d'un  plein  succès.  » 

La  commission  d'enquête,  instituée  par  arrêté  ministériel  du  5  no- 
vembre 1861  pour  étudier  la  construction  et  l'exploitation  à  bon  marché 
des  chemins  de  fer,  s'exprimait  ainsi  dans  son  rapport  du  l"  mai  1863, 
à  l'occasion  du  système  suivi  dans  le  Bas-Rhin  :  «  Le  système  de  l'appli- 
cation des  règles  de  la  vicinalité  aux  voies  ferrées  est  en  harmonie  avec 
nos  institutions  et  nos  mœurs.  Il  offre  ainsi  pour  la  France  de  grands 
avantages;  c'est  par  là,  vraisemblablement,  qu'on  verra  s'accomplir 
sur  notre  territoire  ce  que  l'Ecosse  a  obtenu  par  un  procédé  conforme 


elles  ont  un  caractère  essentiellement  vicinal,  et  les  populations  rurales 
voient  réalisé  à  leur  profit  le  progrès  qui  jusqu'alors  avait  été  réservé 
aux  relations  commerciales. 

((  Sous  ce  rapport,  l'expérience  a  encore  répondu  aux  prévisions  de 
l'administration.  Sur  38  kilomètres  de  parcours,  la  ligne  de  Barr  compte 
quinze  stations,  une  par  chaque  commune;  elle  a  été  parcourue  par 
70,000  voyageurs,  qui  ont  produit  60,293  fr.  C'est  donc  une  moyenne  de 
0,80  c.  par  voyageur.  Ce  chiffre  indique  suffisamment  quel  est  le  per- 
sonnel voyageant  et  quelle  courte  distance  chaque  voyageur  parcourt. 

«  Mais  cela  ressort  mieux  d'une  autre  comparaison.  Le  mouvement  de 
la  gare  de  Strasbourg  constate  l'arrivée  et  le  départ  de  47,768  voyageurs 
seulement  :  il  en  reste  donc  22,232  pour  la  circulation  purement  rurale, 
sans  préjudice  de  tous  ceux  que  des  intérêts  agricoles  conduisaient  des 
stations  intermédiaires  au  chef-lieu.  Il  est  difficile,  en  présence  de  ce 
résultat,  de  contester  que  la  circulation  vicinale  est  bien  établie  sur  les 
nouvelles  lignes,  et  que  c'est  bien  à  cet  intérêt  qu'elles  répondent.  » 


DK>  CHEMINS  DR  FER  VICINAUX.  409 

h  son  {y(Miie.  C'est  donc  de  ce  côlé  qu'il  convienL  (k  se  (oiirner,  el,  la 
(•oiiiiiiissi(Mi  ifa  |ias  doiilé  que  l.i  loi  diî  iKM\  ne  j)ût  êLre  Irès-iililemeiit 
mise  en  œuvre  pour  rexécuLion  (1(;  ces  li{;nes  de  Ter  toutes  spéciales.  » 

L'exposé  de  la  situation  de  l'Empire,  présenté  aux  Chambres  léfyisla- 
lives  en  nov(Mid)re  1803,  renferme  le  passade  suivant  :  «  Une  expérience 
que  le  {gouvernement  suit  avec  un  vif  intérêt  se  pratique  actuellement 
dans  le  département  du  Bas-Rhin.  L'administration  y  procède  à  la  créa- 
tion de  chemins  vicinaux  à  voies  ferrées,  au  moyen  de  subventions  dé- 
partementales et  des  continjyents  communaux,  par  application  de  la  loi 
du  24  mai  1836.  Ce  système,  qui  peut  être  une  des  solutions  du  pro- 
blème des  chemins  de  fer  à  bon  marché,  est  mis  à  l'étude  dans  d'autres 
départements.  » 

Enfin,  le  récent  exposé  de  la  situation  de  l'Empire,  présenté  en  février 
^865,  proclame  comme  nn  fait  accompli  et  comme  ayant  exercé  sur  les 
populations  rurales  la  plus  heureuse  influence,  l'établissement  des  che- 
mins de  fer  vicinaux. 

L'expérience  est  complète;  il  ne  faudrait  pas  cependant  en  conclure 
qu'elle  réussirait  partout  aussi  bien.  Le  succès  demande  des  conditions 
dont  la  réunion  n'est  pas  facile  :  une  administration,  comme  celle  de 
M.  MijO^neret,  préfet  du  Bas-Rhin,  déployant  une  initiative  éclairée,  per- 
sévérante ;  des  populations  intelligentes,  capables  d'attendre  le  prix  de 
leurs  sacrifices  momentanés,  convaincues  de  la  nécessité  de  faire  soi- 
même  ses  affaires  pour  qu'elles  soient  bien  faites,  assez  laborieuses 
pour  travailler  activement  au  développement  de  leur  bien-être,  assez 
riches  pour  placer  leurs  économies  dans  une  entreprise  d'avenir;  un 
territoire  dont  la  confif^uration  n'exi^^e  pas  des  travaux  d'art  importants 
et  coûteux;  le  voisinao^e  d'une  ^q^rande  société  de  chemins  de  fer;  un  pays 
où  les  communications  soient  faciles  et  les  rapports  commerciaux  entre 
les  habitants  des  diverses  communes  fréquents  et  fructueux;  un  per- 
sonnel administratif  expérimenté;  des  relations  bienveillantes  et  un  bon 
vouloir  toujours  prêt  de  la  part  de  la  j^^rande  compa^^^nie  de  chemins  de 
fer  la  plus  voisine,  comme  le  département  du  Bas-Rhin  a  eu  le  bonheur 
de  les  rencontrer  dans  l'habile  direction  et  dans  l'activité  féconde  de 
l'administration  de  la  compaf]?nie  de  l'Est. 

Ce  qui  importe  surtout  au  développement  des  chemins  de  fer  vicinaux, 
c'est  que  les  populations  qui  désirent  en  être  dotées  comptent  avant 
tout  sur  elles-mêmes,  et  s'adressent  le  moins  possible  à  la  bourse  de 
l'État.  L'appel  répété  à  la  subvention  fournie  par  le  (gouvernement 
rendrait  impossible,  par  l'énormité  des  sacrifices  qu'il  imposerait  au 
budg^et,  l'extension  du  système.  On  assure  que  l'administration  est  déjà 
effrayée  par  les  demandes  de  subvention  qui  lui  parviennent,  et  qu'elle 
encoura[ife,  par  tous  les  moyens  qui  sont  en  son  pouvoir,  les  tentatives 
des  localités  pour  créer  elles-mêmes,  sans  subvention  de  l'État,  les  ré- 


410  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

seaux  (le  chemins  de  fer  intérieurs  qui  fécondent  les  ressources  de  la 
contrée,  sans  rien  coûter  au  Trésor.  C'est  un  mouvement  qu'on  ne  sau- 
rait trop  encourafyer.  On  peut  citer  comme  exemple  ce  qui  se  passe 
en  ce  moment  dans  un  département  de  l'est,  où  un  grand  capitaliste, 
propriétaire  de  portions  considérables  de  forêts  qu'il  ne  peut  utiliser, 
faute  de  commuiiicalions  directes,  cherche  à  faire  avec  la  compa^jnie  de 
l'Est  une  société  d'exploitation,  au  moyen  d'une  subvention  dont  il  réa- 
lise lui-même  une  partie,  et  dont  les  propriétaires  intéressés  se  mon- 
trent disposés,  en  formant  une  association  locale,  à  fournir  le  surplus 
à  l'aide  de  souscriptions  volontaires  ;  la  plus-value  de  leurs  immeubles 
les  indemnisera  certainement  de  leurs  avances.  A.  GrQn. 


REVUE    DE    L'ACADÉMIE  DES   SCIENCES 

MORALES    ET    POLITIQUES 

(fin   de  1864,    1er   TRIMESTRE  DE   1865) 


Sommaire.  —  Rapport  de  M.  Wolowski  sur  l'ouvrafife  d'Ed.  Fishel,  traduit  par  M.  Vogel, 
intitulé  :  La  Constitution  d'Angleterre.  —  Continuation  de  l'Enquête  de  M.  Louis 
Reybaud  sur  la  Condition  des  ouvriers  qui  vii'ent  de  l'industrie  de  la  laine,  Lodève, 
Bédarieux,  Mazamet,  Villeneuvette,  Reims,  Picardie,  Flandres.  —  Rapport  de  M.  Janet 
sur  les  Moralistes  sous  l'empire  romain,  par  M.  Marlha.  —  Mémoire  de  M.  Lucas  sur 
la  Statistique  des  prisons  en  1862.  —  Lecture  de  M.  Audiganne  sur  V Enseignement 
professionnel  pour  les  ouvriers.  —  Nolice  de  M.  de  Lavergne  sur  la  Caisse  d'escompte 
avant  1789. — Note  du  même  sur  \t^  Fariations  des  prix  depuis  60  an^.— Travaux  réser- 
vés. —  Rapport  de  M.  Naudet  sur  l'écrit  de  M.  S.  d'Eichlhal,  intitulé  De  l'usage 
pratique  de  la  langue  grecque  ;  —  de  M.  Franck,  sur  l'ouvrage  du  général  INoizet, 
intitulé  Études  philosophiques.  —  Notice  biographique  sur  Jacques  Saurin,  par 
M.  Gaberel.  —  Fragment  de  M.  Ch.  Lévêque  sur  les  Fondements  psychologiques  de 
la  théodicée.  —  Mémoire  du  D'-  Bouchut  sur  le  Sens  i^<Va/— Mémoire  de  M.  Lemoine 
sur  la  Physionomie  et  la  parole.  —  Élections  de  membres  titulaires  ;  MM.  Cochin, 
Mortimer-Ternaux,  Lévêque  ;  —  d'associés  étrangers  :  MM.  Rauraer,  Gladstone  ;  — 
de  correspondants  :  MM  .  Stanley,  Reeve,  Fonblanque,  Arrivabene. 

Ré[]^lons,  d'abord,  notre  arriéré  de  1864. 

M.  Ed.  Fishel,  jeune  savant  d'outre-Rhin ,  qui  a  péri  si  tristement  en 
1864,  dans  les  rues  de  Paris,  écrasé  par  un  omnibus,  avait  publié,  en 
allemand  et  en  an  optais,  un  ouvra^je  intitulé  :  la  CoNSimiiiON  d'Angleterre, 
exposé  historique  et  critique  des  origines,  du  développement  successif 
et  de  l'état  actuel  de  la  loi  et  des  institutions  anglaises.  —  M.  Vogel, 
notre  collaboraleur  dans  ce  journal,  vou'',  avec  la  plus  laborieuse  ar- 


REVUE  DE  L'ACADI'MIE  DES  SCIENCES  MORALES.  411 

(leur ,  aux  éludes  sérieuses  (1),  ou  a  entrepris  la  IraducLion  que  M.  Wo- 
LowsKi  s'est  cliarfi^é  d'offrir  à  PAcadémio  d(;s  sciences  morales  et  politi- 
ques. Jamais  le  savant  académicien  ne  fut  mieux  dans  son  atmosphère  : 
nu  auleur  allemand  et  un  traducteur  qui  l'est  un  peu  ;  un  livre  français 
et  uu  sujet  anjylais;  dévastes  recherches  dliistoire  aboutissant  à  des 
ajjpHcations  polili(iues;  un  parallèle  de  rAn[;leterre  et  de  la  France  ffui 
invile  à  rapprocher,  dans  une  connnune  et  impartiale  admiration,  Fesprit 
d'érudition  et  Fesprit  de  proijrès,  Faristocratie  et  la  démocratie,  la  li- 
berté et  l'autorité;  ce  sont  là  des  thèmes  familiers  et  favoris  pour  M.  Wo- 
lowski.  Aussi  s'est-il  plu  à  les  développer  avec  une  ampleur  inusitée 
pour  de  simples  rapports.  Dans  Fexposé  qu'il  a  fait  de  la  constitution 
anglaise,  il  a  insisté  sur  un  point  capital,  qui  commence  à  peine  à  être 
bien  compris  en  France,   malfjré  les  travaux  de  M.  Léon  Faucher 
(Études  sur  V Angleterre),  de  M.  de  Tocqueville  {F Ancien  régime  et  la 
Révolution),  de  M.  de  Lavergne  (Essai  sur  Véconomie  rurale  de  l'Angle- 
terre^ eic.)^  de  M.  de  Franqueville  (Institutions  politiques,  judiciaires  et 
administratives  de  l Angleterre),  enfin  ceux  de  M.  Le  Play  (Réforme  so- 
ciale), les  plus  récents  et  les  plus  complets  sur  cette  matière.  Ce  point 
fondamental,  c'est  le  caractère  propre  de  Faristocratie  anglaise,  noblesse 
sans  caste,  dignité  sans  privilège. 

Habitués,  par  les  institutions  du  continent  à  voir,  dans  toute  noblesse 
et  toute  aristocratie  une  classe  non-seulement  supérieure,  mais  jalouse, 
arrogante,  dominatrice,  entourant  ses  titres  d'un  cortège  d'immunités, 
nous  avons  de  la  peine  à  comprendre  Faristocratie  anglaise  telle  que 
Fhistoire  Fa  faite,  et  que  la  constitution  Fa  consacrée  :  elle  est  un  rang 
supérieur,  ouvert  sans  doute  à  la  naissance  d'abord,  mais  accessible  à 
quiconque  monte  vers  les  sommets  de  la  société  par  le  talent,  la 
gloire,  la  richesse  dignement  acquise.  C'est  un  but  élevé,  point  de  mire 
permis  à  toutes  les  ambitions,  et  non  une  faveur  capricieuse  du  sort. 
Comme  on  a  dit,  en  toute  vérité,  que  tout  soldat  français  porte  dans  sa 
giberne  le  bâton  de  maréchal  de  France,  on  peut  dire  de  tout  Anglais 
qu'il  porte  dans  son  portefeuille  un  titre  de  lord,  avec  un  siège  dans  la 
Chambre  haute,  car  il  peut  les  gagner  par  son  travail.  Devant  lui  s'ou- 
vriront les  rangs  de  l'aristocratie,  sans  que  l'injure  de  parvenu  vienne  à 
Fesprit  de  personne  ;  les  pairs,  que  lui  a  faits  la  destinée,  épouseront  ses 
filles  sans  aucune  idée  de  mésalliance.  Réduite  à  ces  caractères,  Faristo- 
cratie anglaise  ne  blesse  aucun  sentiment  juste  d'égalité,  car  elle  est  le 
recrutement  loyal  de  toutes  les  supériorités  sociales,  en  vue  du  gouver- 
nement du  pays. 

(1)  En  preuve,  son  livre  sur  le  Portugal,  et  celui  sur  le  Commerce  de 
l'Arujleterre  et  de  la  France,  publiés  presque  coup  sur  coup,  en  même 
temps  que  la  traduction  de  Fishel. 


^t2  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES 

A  cntl^  si'tliiisanl';  lliéorie,  la  réalité  des  faits  paraît  répondre.  Il  n'y  a 
que  les  titres  dain  quart  au  plus  des  membres  de  la  Chambre  des  lords 
qui  aient  plus  de  cent  ans  d'ancienneté.  Au  compte  de  M.  Wolovvski, 
le  xix^  siècle  seul  y  a  introduit  :  4  ducs,  12  marquis,  53  comtes,  14  vi- 
comtes, 138  barons,  en  tout  321  membres  sur  456.  Le  rajeunissement 
est,  comme  on  voit,  incessant,  et  contrôle  ce  fait  historique  et  physiolo- 
gique, aujourd'hui  bien  connu,  delà  rapide  décadence  des  [grandes  fa- 
milles parla  stérilité  des  maria[]^es  et  les  maladies.  Entre  le  peuple  et 
la  noblesse  existe  une  classe  intermédiaire,  la  gentry,  composée  des 
gentlemen,  oh  l'opinion  seule,  sans  le  secours  d'aucune  loi,  classe  ceux 
qui  en  semblent  dignes  par  leurs  études,  leur  position  ou  leurs  occupa- 
tions habituelles.  Le  mérite  peut  donc  monter  les  divers  échelons  de  la 
hiérarchie  sociale. 

Mal[}ré  ce  vernis  d'éfjalité  dont  on  couvre  aujourd'hui,  d'un  commun 
accord,  l'aristocratie  anglaise,  sa  réhabilitation  n'est  pas  parfaite,  et 
M.  Wolowski  lui-même  n'a  pas  manqué  de  montrer  dans  le  droit  d'aî- 
nesse et  les  substitutions,  les  supports  de  l'institution  discrédités  en 
France  et  déjà  même  discutés  en  Angleterre.  Il  y  aura  des  concessions 
à  faire  sur  ces  points  à  l'esprit  de  propriété  et  de  liberté  qui  réclame  la 
libre  disposition  des  biens  aux  mains  de  chaque  génération,  à  l'esprit  de 
justice  qui  condamne  une  excessive  inégalité  entre  les  enfants  d'une 
même  famille.  Mais  ces  réformes  pourront  s'accomplir,  pense  le  rap- 
porteur, sans  ébranler  l'aristocratie  «qui  vit  de  sa  propre  force  et  non 
d'un  pouvoir  emprunté,  parce  qu'elle  sait  être  élastique  dans  la  compo- 
sition du  corps,  et  qu'elle  reste  en  communication  constante  avec  les 
progrès  de  l'esprit. 

M.  Cousin  n'a  pu  entendre  élever  la  noblesse  anglaise  au-dessus  de  la 
noblesse  française,  pour  les  services  rendus  à  la  patrie,  sans  protester 
au  nom  de  l'histoire.  Il  n'a  pas  même  admis  que  la  noblesse  française  fût 
une  caste  fermée,  suivant  l'opinion  courante,  car  le  choix  de  la  royauté 
et  de  très-nombreuses  charges  y  donnaient  accès;  —  ni  que  les 
hautes  positions  sociales  fussent  interdites  à  la  bourgeoisie,  vu  qu'on 
trouve  ses  représentants,  à  toute  époque,  dans  la  plupart  des  fonctions. 
Ces  observations  ne  manquent  pas  de  vérité ,  sans  qu'elles  détruisent 
l'antithèse  manifeste  que  le  rapport  de  M.  Wolowski,  interprète  du  pro- 
fesseur Fishel,  a  mise  en  lumière,  entre  l'aristocratie  française  et  an- 
glaise. Evidemment,  la  nôtre  a  eu  des  préjugés  et  des  privilèges  incon- 
nus à  l'autre  :  il  n'est  pas  contestable  que.  dans  l'ancien  régime,  pour 
prendre  rang  dans  certains  corps,  pour  obtenir  certains  avantages,  il 
fallait  justifier  de  longs  quartiers  de  noblesse.  De  nos  jours  encore  les 
mœurs  conservent  de  nombreuses  traces  qui  vont,  il  est  vrai,  s'affaiblis- 
sant,des  sentiments  anciens  de  dédain  envers  les  parvenus,  de  sévérité 


REVUK  DK  L'AGAF)KMI1':  DKS  SGIENCKS  MORALES.  413 

env(M's  les  mrsallianœs,  surtoul  en  provinro,  où  la  tradiLioii  a  clé  moins 
aUcinlc  (ju'à  Paris  par  l'esprit  moderne. 

Ces  contrastes,  ainsi  bien  établis  et  délimités,  il  reste  un  intéressant 
problème  à  élucider.  Quelle  en  est  la  cansc  ?  Et  comment  est-il  advenu 
qu'en  An[;leterre  l'aristocratie  ouvrît  ses  rangs,  d'un  esprit  libéral,  à  la 
])our};eoisic,  tandis  qu'en  France  et  sur  tout  le  continent,  elle  les  lui 
fermait  avec  jalousie?  La  nature  humaine  étant  la  même  des  deux  côtés 
de  la  Manche,  la  solution  doit  être  demandée,  en  partie  à  l'histoire,  en 
partie  h  l'économie  politique.  L'une  des  sources  les  plus  sûres  pour  la 
solution  de  ce  problème  est  le  livre  de  Fishel,  traduit  par  M.  Vo[jel  et 
résumé  par  M.  Wolowski,  lequel  a  larfyement  puisé,  pour  compléter  l'ou- 
vrajye  allemand,  dans  le  second  volume  de  la  Ri'fornie  sociale  de  M.  Le 
Play,  dont  nous  avons  récemment  publié  ici  même  l'analyse  (1). 

Au  mois  de  juillet  dernier  nous  avons  laissé  M.  Louis  Reybaud  décri- 
vant les  mœurs,  les  travaux  et  les  plaisirs  des  ouvriers  de  Sedan.  Depuis 
lors,  notre  aimable  et  savant  voya^jeur  a  continué  son  enquête  sur  l'indus- 
trie de  la  laine,  au  sud  et  au  nord  de  la  France.  Au  midi,  il  a  visité  les 
centres  industriels  distribués-sur  les  flancs  et  les  pentes  des  Cévennes; 
au  nord-est  Reims,  au  nord,  quelques  parties  de  la  Picardie  et  de  la 
Flandre.  Dans  le  groupe  méridional  un  caractère  commun  rapproche, 
sous  une  grande  diversité  d'aspects  et  d'allures,  les  petites  villes  indus- 
trielles de  Lodève,  Bédarieux,  Mazamet,  que  M.  Reybaud  a  étudiées  de 
près,  et  les  autres,  depuis  Rodez  jusqu'à  Carcassonne.  qu'il  a  seulement 
indiquées  :  c'est  le  bon  marché,  la  consommation  populaire,  la  soli- 
dité. «  Le  fond  de  la  fobrication  consiste  en  draps  résistants,  à  l'usage 
du  peuple  et  de  l'armée,  de  matière  pure  quoique  un  peu  commune, 
presque  tous  teints  en  laine  et  se  recommandant  plutôt  pour  le  service 
que  par  l'apparence  :  ie  luxe  ne  figure  qu'à  l'état  d'essai,  dans  des  con- 
ditions imparfaites,  »  en  de  rares  localités,  dont  Mazamet  tient  la 
tête.  Les  draps  de  troupe  constituent  pour  plusieurs  de  ces  villes,  Lo- 
dève entre  autres,  le  fonds  même  du  travail.  La  cause  de  cette  préfé- 
rence se  trouve  dans  les  circonstances  politiques  et  économiques.  La 
matière  première  est  fournie  à  bas  prix  par  l'agriculture  peu  raffinée  des 
plaines  du  Languedoc,  de  la  Provence  et  des  montagnes  du  Rouergue  et 
du  Gévaudan,  même  par  les  États  barbaresques  ;  les  courants  d'eaux  des- 
cendent des  montagnes,  comme  forces  motrices;  la  main-d'œuvre  est  peu 
exigeante  pour  le  salaire,  grâce  à  un  climat  plus  doux  et  à  des  habitudes 
simples  jusqu'à  la  rusticité;  les  capitaux  sont  moins  exigeants  aussiparce 
qu'ils  sont  moins  attirés  vers  les  téméraires  spéculations  dont  le  centre 
est  à  Paris.  Peut-être  en  interrogeant  l'histoire,  trouverait-on  une  part  no- 

^1)  Voir  le  numéro  de  février. 


414  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

table  à  faire  à  l'influence  protestante,  qui  dès  le  xvi®  siècle,  rejeta  vers 
l'industrie  les  hu{juenots  repoussés  de  la  politique  :  dans  le  Midi,  la  ré- 
forme créa  ou  raviva  la  manufacture  et  y  introduisit  les  qualités  des 
sectes  persécutées  :  riionnêlcté,  l'économie,  la  prudence,  le  calcul,  la  sévé- 
rité en  tout.  La  concurrence  se  ressentit  de  la  faveur  religieuse,  pour  la 
loyauté  solide  du  travail,  et  les  mœurs  de  toute  la  ré^^ion  industrielle 
en  éprouvent  les  heureux  effets,  même  aux  lieux  où  les  deux  cultes  ne 
sont  pas  en  présence.  Ce  n'est  pas  que,  là  comme  partout,  les  pratiques 
extérieures  ne  remplacent  trop  souvent  la  moralité  réelle  :  il  y  a  néan- 
moins au  fond  des  âmes  un  sentiment  de  religion  sincère  qui  commu- 
nique à  la  vie  de  famille  comme  à  la  vie  industrielle  un  cachet  d'éléva- 
tion et  de  di[jnité  personnelle  qui  manque  dans  les  centres  dé^jradés  par 
l'irréligion.  Au  sortir  de  Fatelier  l'ouvrier  s'efface  et  l'homme  repa- 
raît; aux  jours  d'agitation  il  se  montre  un  ardent  citoyen,  pour  le  bien 
comme  pour  le  mal,  suivant  les  inspirations  du  moment  et  Fimpulsion 
des  meneurs  ;  aux  heures  des  devoirs  solennels,  le  pénitent,  l'affilié,  le 
confrère,  satisfont,  avec  un  zèle  pieux,  à  tous  les  sentiments  de  la  con- 
fraternité ouvrière  et  chrétienne. 

A  Reims,  malgré  l'ombre  protectrice  des  deux  basiliques,  Notre-Dame 
et  Saint-Remi,  l'état  moral  est  moins  satisfaisant.  M.  Reybaud  décrit  les 
tristes  écarts  de  la  fabrique  avec  une  sévérité  pour  les  contre-maîtres, 
avec  une  indulgence  pour  les  ouvriers,  qui  nous  paraît  de  bon  goût  et 
de  loyale  justice.  Depuis  les  débuts  du  siècle,  l'industrie  de  Reims  a 
changé  de  fond  en  comble.  Il  a  fallu  oublier  et  apprendre;  ce  change- 
ment a  été  souvent  une  crise  accompagnée  de  souffrances  ;  la  condition 
des  ouvriers  a  été  précaire.  Ébranlées  par  tous  ces  coups,  les  mœurs  se 
sont  altérées;  le  cabaret,  avec  ses  funestes  boissons,  a  dévoré  les  sa- 
laires. Mais  les  chefs  d'industrie  et  la  municipalité,  soutenus  par  des 
circonstances  plus  stables,  s'appliquent  à  prévenir  ou  corriger  les 
misères.  Les  écoles  sont  nombreuses  et  gratuites;  les  sociétés  de  pré- 
voyance et  de  secours  se  multiplient;  une  caisse  locale  assure  une 
pension  de  365  francs  à  tout  ouvrier  qui  aura  versé  un  sou  par  jour 
depuis  vingt  ans  jusqu'à  soixante.  Même  une  maison  de  retraite,  dans 
l'établissement  de  laquelle  la  ville,  l'État  et  les  souscriptions  volontaires 
se  sontassociés,  s'élève  pour  les  vieillar.ds  des  deux  sexes,  qui  y  trouveront 
un  confortable  supérieur  à  leurs  habitudes,  moyennant  une  pension  de 
400  francs  par  an.  M.  Reybaud  me  semble  juger  avec  une  bienveillance 
excessive  une  œuvre  qui  mérite  au  plus  haut  degré  le  reproche  de  sépa- 
rer les  vieux  parents  des  enfants,  de  décomposer  les  familles;  et  c'est  un 
tort  que  l'économie  politique  ne  peut  pardonner  que  lorsqu'une  incu- 
rable misère  fait  appel  à  la  charité.  Mais  avec  une  pension  de  400  francs, 
il  s'en  ûmt  qu'un  vieillard  soit  à  charge  au  foyer  domestique,  oh  doi- 
vent le  retenir  ses  goûts  et  les  caresses  de  ses  petits-enfants. 


REVUE  DE  L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES.  415 

J'éprouve  des  scrupules  pareils  au  sujet  de  la  descriplion  Irès-scdui- 
sante  assurément  que  nous  fait  l'émiiient  académicien  de  la  manufacture 
du  Calcau-Camhrésis,  ap])arlonant  i\  la  famille  Paturle.  L'or(;aiiisation 
eu  est  irréprocfiable  si  l'on  accepte,  comme  normale,  «  une  sorte  de  féo- 
dalité (c'est  le  mot  même  de  M.  L.  Reybaud)  qui  s'est  dé^p^jée  de  tout 
arbitraire  et  s'est  établie  à  l'avantagée  et  du  consentement  de  ceux  qui 
y  sont  assujettis.  »  On  ne  peut  faire  mieux  le  bonheur  de  son  prochain, 
sans  lui  demander  d'y  mettre  la  main.  Outre  un  travail  réj^ulier  et 
un  salaire  convenable,  il  y  a  des  salles  d'asile  et  des  écoles  [gratuites 
])Our  les  garçons  et  les  fdles,  même  une  école  supérieure  pour  les  filles, 
des  pensions  de  retraite  pour  la  vieillesse,  l'assistance  y  compris  les 
bains  en  cas  de  maladie,  l'exemption  de  tous  frais  d'inhumation,  un  hô- 
pital de  vin(ît  lits  pour  les  malades,  enfin  une  caisse  d'épar^jne  payant 
aux  déposants  5  pour  100  d'intérêts,  tout  cela. aux  frais  des  maîtres  de 
l'établissement.  Tant  de  philanthropie  en  un  siècle  si  ég^oïste  ne  peut 
qu'obtenir  l'estime  publique;  mais,  féodalité  pour  féodalité,  je  préfère 
a  celle  du  Gâteau  le  type  que  M.  Reybaud  lui-même  a  observé  à  Ville- 
neuvette,  dans  le  Midi,  et  qu'il  a  dépeint  avec  tous  les  charmes  de  son 
pinceau.  Ici  la  souveraineté  du  fabricant  va  bien  plus  loin,  car  il  est 
propriétaire  de  toute  l'habitation,  et  le  règlement  y  est  d'une  sévérité  mi- 
litaire; mais  la  fabrique  forme  à  elle  seule  une  commune  que  les  ouvriers 
administrent  eux-mêmes;  ils  sont  maires,  adjoints,  conseillers  munici- 
paux; chaque  ménage  paye  un  abonnement  de  6  francs  par  an  à  la  caisse 
de  secours  mutuels  ;  ils  concourent  à  former  la  caisse  de  retraite  ;  pour 
l'école  une  retenue  de  60  centimes  par  mois  est  prélevée  sur  les  salaires. 
Le  fabricant  double  tous  les  versements  et  comble  tous  les  vides,  sans 
dispenser  l'ouvrier  d'aucun  devoir  moral  ou  social.  Par  cette  habile  mé- 
thode de  gouvernement,  le  niveau  s'est  élevé  à  une  telle  hauteur,  qu'en 
trente  ans  il  n'y  a  eu,  dans  une  population  de  plusieurs  centaines  d'ou- 
vriers, qu'une  seule  naissance  d'enfant  naturel.  Un  seul  café,  un  seul 
cabaret  fermés  à  neuf  heures  du  soir,  suffisent  aux  distractions.  La  police 
est  faite  par  les  ouvriers  eux-mêmes,  chez  qui  aucune  révolution  n'a 
trouvé  des  instruments  de  désordre.  Par  ces  traits,  jugez  de  l'ensemble 
de  leur  condition!  Au  Gâteau,  nous  apprend  M.  Reybaud,  malgré  la  tu- 
telle paternelle  des  fabricants,  les  cabarets  abondent,  et  l'on  y  con- 
somme, en  dose  toujours  croissante,  ces  alcools  fortement  épicés  qui 
altèrent  la  constitution  et  débilitent  les  races.  Ne  serait-ce  pas  que  le 
self-gouvernment  y  est  beaucoup  moins  développé  qu'cà  Villeneuvette  ? 

Ce  que  peuvent  atteindre  en  ce  genre  les  classes  ouvrières,  M.  Louis 
Reybaud  nous  l'apprend  dans  un  chapitre,  du  plus  vif  intérêt,  consacré 
au  centre  industriel  de  Fourmies,  près  d'Avesnes,  dans  le  Nord.  Un 
pauvre  village  de  quelques  centaines  de  feux,  perdu  dans  l'isolement  de 
la  campagne,  il  y  a  peu  d'années,  est  devenu,  par  l'énergique  concert 


416  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

des  efforts  et  des  volontés  de  ses  habitants,  un  centre  industriel  pro- 
spère et  renommé.  L'association  de  quelques  ouvriers,  se  constituant 
fabricants  pour  leur  propre  compte,  avec  leurs  seules  ressources  et 
leurs  seuls  bras,  a  opéré  cette  transformation.  Il  est  vrai  qu'au  bout  de 
quelques  années  ces  sociétés  ouvrières  se  sont  décomposées,  et  l'on  est 
retombé  dans  le  système  des  simples  commandites.  C'est  un  point  à 
éclaircir,  et  je  soupçonne  l'incrédulité  de  M.  L.  Reybaud  envers  les  as- 
sociations ouvrières  d'avoir  quelque  peu  précipité  les  événements  et 
devancé  l'avenir  ;  en  général  les  f^iits  sociaux,  surtout  quand  ils  en- 
gendrent la  prospérité,  durent  davantage  (1).  Mais  ce  qui  ressort,  sans 
aucune  incertitude,  de  son  récit,  c'est  l'admirable  essor  d'intelligence, 
de  moralité,  d'ardeur  et  de  perfection  dans  le  travail,  c'est  la  capacité 
de  direction,  d'administration  et  de  comptabilité,  qui  se  sont  révélées 
à  Fourmies,  dès  le  jour  où  les  ouvriers  ont  résolu  de  suppléer  seuls  aux 
capitaux  et  aux  fabricants  qui  les  délaissaient.  Même  après  le  premier 
élan  passé,  et  après  la  prépondérance  acquise  à  la  commandite,  la  tra- 
dition est  restée  intacte  pour  la  loyauté  de  la  main-d'œuvre,  la  sollici- 
tude réelle  pour  les  ouvriers,  le  haut  prix  des  façons.  Ces  fabricants, 
hier  ouvriers,  payent  aux  bons  fileurs  4  francs  par  jour;  aux  femmes, 
de  1  fr.  30  à  1  fr.  50  ;  aux  enfants,  de  80  cent,  à  1  fr.  Le  bourg  est  de- 
venu une  petite  ville  de  4,000  âmes,  et  le  nombre  des  broches  en  acti- 
vité dépasse  aujourd'hui  300,000.  Le  bien-être  y  est  général.  Dût  le 
pronostic  de  M.  Louis  Reybaud,  fatal  aux  associations  ouvrières  dans 
leur  seconde  période,  se  réaliser,  son  rapport  établit  que,  pour  relever 
et  émanciper  les  âmes,  conquérir  la  bonne  renommée,  discipliner  le 
travail,  moraliser  les  habitudes,  rehausser  les  salaires,  ces  associations, 
bien  constituées  et  bien  conduites,  ont  une  vertu  incomparable.  Il  ne 
le  dit  pas  aussi  expressément  que  nous  le  voudrions,  mais  chacun  de  ses 
lecteurs  le  dira,  et  désormais  son  témoignage  sera  invoqué  en  faveur  de 
l'association  ouvrière.  Sa  loyauté  aura  suppléé  à  la  foi  qui  lui  manque. 

La  science  du  gouvernement  des  consciences,  ce  que  les  anciens  ap- 
pelaient la  parénétique,  et  que  Bacon  nomme  la  géorgique  de  Vâme,  avait 
fait  dans  l'antiquité  de  plus  grands  progrès  que  l'on  ne  croit  générale- 
ment, au  témoignage  de  M.  Martha,  auteur  d'un  livre  intitulé  les  Mora- 
listes dans  r empire  romain,  sur  lequel  M.  Paul  Janet  a  fait  un  brillant 
et  très-favorable  rapport.  Dès  cette  époque,  y  voyons-nous,  ces  mora- 
listes se  mettaient  en  frais  de  philosophie  et  de  littérature  pour  prêcher 


(1)  Ainsi  à  Vienne,  dans  l'Isère,  la  Société  ouvrière  agricole  de  Beau- 
regard,  dont  la  fabrication  des  étoffes  de  laine  est  la  principale  indus- 
trie, a  heureusement  survécu  jusqu'à  ce  jour  à  toutes  les  épreuves.  Nous 
regrettons  qu'elle  ait  échappé  aux  regards  de  M.  L.  Reybaud. 


REVUE  DE  L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES.  417 

h  leurs  coiitomporains  toutes  les  vertus  privées  et  publiques.  Rien  de 
plus  piquant  que  les  aperçus  empruntés  au  livre  de  jM.  Martha,  don^ 
M.  Janet  a  éiuaillé  son  rapport.  Si'mèque  était  au  premier  ran{}  de  ces 
préclieurs  de  pure  morale,  Séiièfjue,  dont  on  a  dit  ({u'il  nicommandait 
le  mépris  des  richesses  en  écrivant  sur  une  taljle  d'or,  et  bien  d'autres 
choses  qui  ne  paraissent  pas  des  calomnies.  Les  Romains  avaient  des 
philosophes  qui  étaient  des  professeurs  de  morale,  missionnaires  du 
bien,  et  même  conseillers  et  direcleurs  de  conscience  et  presque  con- 
fesseurs. La  prédication  populaire  préludait  aux  assemblées  chrétiennes, 
et  M.  Marfha  a  pu  faire  entre  un  salon  stoïcien  et  celui  de  Port-Royal 
un  rapprochement  dont  la  nouveauté  n'est  pas  le  seul  mérite.  Hélas! 
tous  ces  beaux  sermons,  même  les  protestations  traduites  en  actes,  ne 
sauvèrent  pas  l'empire  de  la  décadence.  Heureusement  le  christianisme 
survint  pour  dompter  et  retremper  les  âmes.  L'histoire  du  moyen  â{je 
et  des  temps  modernes,  sans  en  excepter  le  nôtre,  constate  qu'il  n'y 
réussit  qu'à  moitié.  Ne  serait-ce  pas  que  les  vices  se  lient  intimement 
aux  passions  politiques  et  aux  intérêts  économiques,  qui  échappent,  sur 
beaucoup  de  points,  à  l'action  directe  de  la  morale  et  de  la  religion,  et 
ne  peuvent  se  réguler  que  d'après  les  lois  naturelles  de  leur  propre  acti- 
vité ? 

M.  Lucas  a  présenté  un  rapport  sur  la  statistique  des  prisons  en  1862, 
d'après  les  documents  officiels.  De  cette  multitude  de  faits  et  de  chiffres 
qui  échappent  à  l'analyse,  nous  détacherons  seulement  les  suivants.  Le 
département  de  la  Seine  possède  le  cinquième  de  toute  la  population  des 
prisons  de  l'Empire  (4,953  sur  22,484  détenus),  et  la  dépense  s'élève  au 
quart  du  total  (1,882,994  fr.  sur  7,306,332).  La  proportion  des  décès 
s'y  élève  à  8,71  0/0,  tandis  qu'elle  n'est  que  de  20/0  dans  les  autres 
départements,  proportion  inférieure  à  celle  de  la  population  libre  adulte, 
qui  est  de  2,41 0/0.  Dans  cette  excessive  mortalité,  M.  Lucas  voit  un 
avertissement  «  aux  ouvriers  ruraux  qui,  en  désertant  le  travail  ajjri- 
cole,  viennent  s'exposer  ainsi  à  des  chances  si  considérables  de  chutes 
et  de  mortalité.  «  La  leçon  ne  pourrait-elle  pas  s'adresser  à  d'autres 
qu'aux  ouvriers  ruraux  ?  La  statistique  des  établissements  pour  toutes 
ces  catégories  de  prisons  se  résume  en  ces  lignes  : 

Prisons  départementales  (y  compris  2,242  dépôts 

et  chambres  de  sûreté) *  .  .  .        2,646 

Maisons  centrales  et  pénitenciers  d'adultes.  ...  20 

Établissements  d'éducation  conventionnelle  et  de 
patronage 60 

Total.  ....        2,735 

Dans  les  2,735  maisons  le  total  des  journées  de  détention  a  été  de 
2"  SÉRIE.  T.  xLVi.  —  13  juin  1865.  27 


418  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

19,471,619,  représentant  une  population  moyenne  de  53,348  détenus, 
et  coûtant  14,540,442  francs,  à  réduire  de  quelque  chose  à  raison  de  la 
valeur  du  travail  exécuté  par  les  prisonniers.  D'après  M.  Lucas,  la  loi 
qui,  à  partir  du  l*''  janvier  1855,  a  mis  les  prisons  départementales  à  la 
charge  de  l'État,  a  produit,  sous  le  rapport  financier  et  pénitentiaire, 
d'excellents  résultats,  ce  qui  est  probable.  Dans  les  fonctions  de  répres- 
sion, la  centralisation  procure  à  l'État  plus  de  force  coercitive  et  disci- 
plinaire que  n'en  possèdent  de  moindre's  associations  dont  la  supériorité 
n'apparaît,  comme  celle  des  individus,  que  dans  les  fonctions  produc- 
tives. —  Dans  le  résumé  de  M.  Lucas  nous  constatons  avec  satisfaction 
la  part  croissante  faite  au  travail  agricole  :  en  1862,  on  compte 

2  pénitenciers  agricoles  d'adultes  (Corse). 
1  —  —  —       continental. 

5  colonies  agricoles  publiques. 
24        —  —        privées. 

32  établissements  oii  l'agriculture  est  le  principal  caractère,  et  elle 
est  associée  à  l'horticulture  et  à  l'industrie  dans  plusieurs  autres. 

Au  dernier  trimestre  de  1864  appartient  encore  un  mémoire  que 
M.  AuDiGANNE  a  été  admis  à  lire  sur  V enseignement  professionnel  pour  les 
ouvriers.  Se  plaçant,  dès  le  début,  sur  le  terrain  des  faits,  après  une 
rapide  revue  des  institutions  de  l'Angleterre  (classes  de  dessin,  ragged 
and  industrial,  schools,  workhouses) ,  de  TAllemagne  {écoles  réelles)  et 
de  la  Belgique  {écoles  de  manufactures)^  de  la  Suisse  enfin,  l'auteur  par- 
court la  France,  et  signale,  partout  oii  il  en  découvre,  des  germes  plus 
ou  moins  développés  d'écoles  professionnelles.  Il  mentionne  les  établis- 
sements appartenant  à  l'État  (Conservatoire  des  arts  et  métiers.  École 
d'arts  et  métiers,  École  d'horlogerie  de  Cluses,  École  des  mines  de  Saint- 
Étienne,  École  des  mineurs  d'Alais);  il  insiste  sur  les  établissements  où 
les  municipalités  et  les  particuliers  sont  intervenus,  tels  que  l'école  La 
Martinière,  à  Lyon,  les  écoles  professionnelles  de  Lille,  Nancy,  Tou- 
louse, Montivilliers,  près  de  Rouen,  le  prytanée  de  Ménars,  l'institution 
de  patronage  d'Arras,  l'œuvre  de  Saint-Nicolas,  à  Paris,  l'école  de  la 
Société  industrielle  de  Nantes,  le  Bethléem  de  Reims,  l'asile  Fénelon,  à 
Vaujours,  les  sociétés  de  patronage  des  apprentis,  les  écoles  profession- 
nelles pour  femmes,  de  récente  création,  à  Paris  et  ailleurs,  les  écoles 
spéciales  et  locales  de  Mulhouse,  Reims,  Rouen,  Lille;  enfin  les  écoles 
de  dessin,  les  cours  publics  et  les  bibliothèques  populaires.  De  cette 
vaste  observation  des  faits,  M.  Audiganne  déduit  certaines  conclusions 
nettes  et  pratiques  sur  l'apprentissage,  les  matières  et  les  méthodes  de 
l'enseignement,  le  travail  manuel,  le  régime  intérieur,  l'intervention  de 

l'État  et  des  municipalités,  etc Sur  tous  ces  points,  le  mémoire  de 

M.  Audiganne  verse  de  sûres  lumières,  fruit  d'une  expérience  laborieu- 


RKVUE  DK  i; ACADEMIE  DES  SCIENCES  MORALES.  419 

sèment  arijiiisc  au  soin  de  l'adininislralion  cliarj^ée  (k  celte  branche  fies 
services  publics  el  dans  de  nombreux  voya{yes,  comiilémcnt  de  ses  tra- 
vaux antérieurs  dans  le  môme  ordre  d'études. 

Nous  arrivons  enfin  fi  l'année  18()?).  ^ 

Comme  épilogue  de  la  (grande  question  des  banques,  qui  a  tant  occupé 
l'Académie  Tau  dernier,  M.  Léonce  dk  Lavfrgne  a  lu  une  notice  histo- 
rique sur  la  Caisse  crescompte  avant  1789  :  une  institution  de  la  fin  du 
xviii"  siècle,  dont  le  nom  modeste  a  voilé  les  services;  elle  l'avait  adopté 
pour  écarter  tout  rapprochement  avec  le  souvenir  sinistre  de  la  banque 
de  Law.  Conçue  par  un  banquier  genevois,  nommé  Panchaud,  la  nou- 
velle banque  trouva  dans  Turgot,  alors  contrôleur  (ifénéral  des  finances, 
un  appui  solide  et  éclairé,  et  ces  deux  hommes  rédigèrent  ensemble  les 
statuts  de  la  nouvelle  compa^jnie,  dont  l'établissement  fut  autorisé  par 
arrêt  du  conseil  d'État  du  24  mai  1776.  La  constitution  reflète  ce  con- 
cours de  l'action  privée  avec  l'autorité  publique.  Le  droit  d'émettre  des 
billets  au  porteur  et  à  vue  n'y  est  pas  considéré  comme  un  privilège;  la 
baisse  de  Tintérét  de  l'argent  est  assigné  comme  but  de  l'entreprise,  et 
le  maximum  de  4  0/0  fixé  ;  la  compagnie  est  administrée  par  des  admi- 
nistrateurs librement  élus  par  les  actionnaires;  la  compagnie  s'interdit 
toute  autre  opération  que  celle  de  l'escompte  et  du  dépôt, le  conseil  d'État 
n'intervenant  que  pour  homologuer  ses  statuts.  Mais  la  main  de  l'État 
se  trahit,  avec  ses  exigences,  dans  la  clause  qui  impose  à  la  compagnie 
le  versement  des  deux  tiers  de  son  capital  dans  le  trésor  public,  à  titre 
de  cautionnement,  sous  la  condition  de  lui  rembourser  cette  somme  par 
annuités  dans  le  délai  de  treize  ans.  Un  cautionnement,  qui  se  restitue 
ainsi,  n'est  plus  qu'un  prêt.  Incident  singulier,  le  successeur  de  Turgot, 
M.  de  Cligny,  se  montra  plus  libéral  :  sur  la  demande  des  actionnaires,  il 
ordonna  la  restitution  des  2  millions  déjà  versés,  et  réduisit  le  fonds 
social  à  12  millions  divisés  en  4,000  actions  de  3,000  livres.  Ainsi 
allégée,  la  caisse  fonctionna  fort  bien  dans  les  six  derniers  mois  de 
l'année  1779  ;  elle  escompta  plus  de  33  millions  de  lettres  de  change  à 
l'intérêt  de  4  0/0  l'an;  dès  1779,  INecker  constatait  ses  succès,  et  en 
1781,  dans  son  fameux  compte  rendu,  il  vantait  ses  services.  Par  mal- 
heur, la  prospérité  enfanta  l'imprudence.  La  caisse  qui  se  dispensait  de 
toute  réserve,  elle  qui  engageait  presque  tout  son  capital  dans  ses  opé- 
rations, n'eut  pas  le  courage  de  refuser  un  prêt  de  6  millions  à  M.  d'Or- 
messon,  alors  contrôleur  général  des  finances.  On  le  sut,  on  s'inquiéta, 
on  se  rua  sur  la  Banque  pour  le  remboursement  des  billets  ;  en  peu  de 
jours  la  caisse  fut  vide,  le  ministre  ne  put  s'acquitter,  la  suspension  des 
payements  en  espèces  fut  décrétée  en  1783,  sous  le  prétexte  de  l'expor- 
tation du  numéraire  par  suite  des  circonstances  de  guerre.  C'est  alors 
que  les  marchandes  de  mode  inventèrent  pour  les  dames  des  chapeaux  à 


420  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

la  caisse  d'escompte,  ainsi  nommés  parce  qu'ils  n'avaient  pas  de  fonds. 
D'Ormesson  tomba  sous  les  épigrammes,  Galonné  rétablit  le  payement 
en  espèces;  d'habiles  mesures  rendirent  à  la  caisse  le  crédit,  et  même  le 
portèrent  à  son  apogée.   Les  bénéfices  des  actionnaires  s'élevèrent  à 
18  O'O,  et  les  actions  de  3,000  fr.  montèrent  à  8,000  en  1785.  Le 
déclin  ne  tarda  pas  :  une  suite  d'événements  que  M.  de  Lavergne  raconte 
avec  sa  précision  et  sa  clarté  habituelles,  l'entraînèrent  dans  une  voie 
funeste.  Galonné  qui  Pavait  sauvée  la  perdit,  en  lui  empruntant  70  mil- 
lions, et  Brienne,  qui  lui  succéda,  dut  faire  décréter  une  seconde  fois  le 
cours  forcé.  Elle  avait  expié  ses  privilèges  par  la  servitude.  A  son  tour 
Necker  lui  emprunta  6  millions  par  mois.  Ghaque  faute  en  entraînait  une 
autre.  L'œil  perçant  de  Mirabeau,  ennemi  de  Necker,  les  découvrit.  Sa 
voix  éloquente  les  dénonça;  malgré  les  éloges  de  Dupont  de  Nemours, 
malgré  le  patronage  de  Lavoisier,  elle  fut  emportée  par  la  Révolution. 
En  1793,  Gambon  la  fit  supprimer,  et  l'année  suivante  Lavoisier  et 
d'autres  administrateurs  montèrent  sur  Féchafaud.  La  liquidation  fut 
désastreuse  pour  les  actionnaires.  Dix  ans  après,  la  Banque  de  France 
naquit  de  ses  cendres.  La  leçon  a  tirer  du  récit  de  M.  de  Lavergne,  leçon 
qui  a  de  nos  jours  tout  son  à  propos,  c'est  que  la  caisse  d'escompte 
succomba  sous  les  exigences  financières  de  l'État,  rançon  des  privilèges 
qu'il  accordait,  tandis  que  les  succès  du  début,  supérieurs  même  à  ceux 
de  la  Banque  de  France  pour  une  égale  période,  furent  dus  à  la  dose 
qu'elle  contenait  de  liberté  et  de  droit  commun. 

Le  même  académicien  a  lu  une  note  sur  les  variations  de  prix,  suite 
d'une  étude  antérieure.  Passant  en  revue  les  prix  des  principales  den- 
rées alimentaires  depuis  le  commencement  du  siècle,  il  établit  :  !«  que 
le  prix  du  blé  a  suivi  les  alternatives  des  récoltes  et  n'a  pas  haussé  en 
somme  depuis  soixante  ans  ;  2^  que  la  hausse  survenue  depuis  dix  ans 
sur  la  viande,  le  vin,  les  pommes  de  terre,  le  beurre,  les  volailles,  les 
œufs  s'explique  par  le  rapport  de  l'offre  et  de  la  demande,  sans  qu'il 
soit  nécessaire  d'avoir  recours  à  la  dépréciation  des  signes  monétaires; 
30  que  pour  le  vin  et  les  pommes  de  terre  la  baisse  a  déjà  succédé  k  la 
hausse.  Ces  conclusions  reçoivent  une  grande  autorité  d'un  tableau  du 
prix  des  denrées  alimentaires  consommées  dans  les  établissements  hos- 
pitaliers de  Paris  depuis  soixante  ans,  que  M.  Husson,  directeur  de  l'as- 
sistance publique,  a  fait  dresser  sur  la  prière  de  son  collègue.  —  La 
thèse  de  M.  Lavergne  contrarie  une  opinion  fort  accréditée,  même  dans 
les  classes  éclairées  :  c'est  que  la  hausse  est  générale  sur  l'ensemble  des 
consommations,  et  qu'elle  est  due,  pour  la  plus  large  part,  à  l'abondante 
importation  des  métaux  précieux.  Tous  les  prix  que  je  viens  d'indiquer, 
dit  en  terminant  M.  de  Lavergne,  paraîtront  sans  doute  bien  faibles  à 
la  plupart  des  con-oniinateurs,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  la  part  des 
intermédiaires  dans  ia  dcpensj.  La  chcrlé  des  loyers  à  Paris,  les  habi- 


REVUE  DE  i; ACADEMIE  DES  SCIENCES  MORALES.  421 

tildes  de  luxe  qui  se  {ylissiMil  parloiil  et  irausformeiiL  les  plus  modestes 
étalaj^es,  les  taxes  de  tout  p,enre,  les  monopoles  de  fait  et  de  droit,  tout 
coiUrihue  à  l'.îver  tribut  sur  la  consommation.  11  faut  y  joindre,  pour 
un  {yrand  nombre  de  ménafjes,  une  nature  d'impôt  qui  prend  de  plus 
en  plus  de  [grandes  proportions,  Vansn  du  panier  f  Qne  voilà  bien  indi- 
(piées  nos  principales  [)laies  économiques  :  intermédiaires  superflus, 
entassement  des  j)opulations,  luxe  fastueux,  impots  excessifs,  mono- 
poles abusifs,  domesticité  infidèle!  Avant  d'accuser  les  dons  de  la 
nature  en  métaux  précieux,  accusons  nos  mœurs  et  nos  lois,  et  ce  qui 
vaut  mieux,  réformons-les  ! 

Restreints  par  Tespace,  nous  suspendons  ici  notre  revue  du  V^  tri- 
mestre, et  ajournons  l'analyse  d'autres  travaux  qui  lui  appartiennent,  tels 
que  :  le  rapport  de  M.  Gh.  Dupin,  sur  l'ouvrage  de  M.  William  Farr,  re- 
latif aux  lois  de  la  population  en  Angleterre;  un  mémoire  de  M.  Pierre 
Clément  sur  le  marquis  de  Seignelay,  fils  de  Golbert;  un  rapport  de 
M.  H.  Passy  sur  un  livre  italien  deilf.  Giordano  Bruno;  un  rapport  de 
M.  de  Parieu  sur  une  brochure  de  M.  Ch.  Perin,  intitulée  :  l'Usure  et  la 
loi  de  1807;  un  rapport  de  M.  Aug.  Thierry  sur  VHistoire  romaine  de 
Mommsen;  un  grand  travail  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  sur  {État 
actuel  du  Japon;  un  fragment  de  M.  Henri  Doniol  sur  V abolition  de  la 
féodalité  en  1789,  que  nous  rapprocherons  d'une  lecture  de  M.  Levas- 
SEUR,  sur  V organisation  de  l'industrie  à  cette  date. 

Nous  mentionnons,  pour  n'y  plus  revenir,  divers  travaux  plus  éloi- 
gnés de  l'économie  politique  :  un  nouveau  chapitre  de  M.  Giraud  sur 
Saint-Evremond  ;  —  un  rapport  de  M.  Naudet  sur  un  ouvrage  de  M.  d'Ei- 
chthal,  intitulé  '.Be  VU  sage  pratique  de  la  langue  grecque,  où  l'adoption  de 
la  langue  grecque,  aujourd'hui  parlée  par  les  Hellènes,  est  proposée 
comme  langue  vivante,  savante  et  unitaire,  digne  d'être  adoptée  par 
toutes  les  nations  ;  idée  originale,  que  nous  aimerions  à  ne  pas  classer 
parmi  les  beaux  rêves  ;  —  un  rapport  verbal  de  M.  Franck  sur  un  ou- 
vrage de  M.  le  général  Noizet,  intitulé  :  Études  philosophiques^  qui 
obtient  un  favorable  témoignage  de  l'éminent  philosophe,  malgré  de 
hardies  incursions  dans  le  domaine  du  mesmérisme  et  autres  utopies 
plus  audacieuses,  paraît-il,  car  elles  éveillent  les  noms  de  Platon  et  de 
Thomas  Morus;  —  une  notice  biographique,  lue  au  nom  de  M.  Gaberet, 
sur  le  célèbre  prédicateur  protestant /ac</we5  Saurin;  —  enfin  une  lecture 
de  M.  Lévèque  sur  les  fondements  psychologiques  de  la  théodicée,  où  l'action 
directe  de  Dieu  sur  l'homme  est  indiquée  comme  un  fait  de  psycho- 
logie accessible  à  l'observation;  un  mémoire  du  D*"  Bouchut  sur  le  sens 
vital,  un  sixième  sens  qu'il  place  dans  le  réseau  du  nerf  grand-sympa- 
thique; —  enfin  un  mémoire  de  M.  Albert  Lemoine  sur  h  physionomie  et 
la  parole. 


422  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Il  ne  nous  reste  qu'à  rappeler  les  élections  :  celles  qui  ont  eu  lieu  dans 
les  quatre  derniers  mois,  y  compris  la  première  semaine  de  mai,  ont 
rempli  tous  les  vides,  et  l'Académie  est  au  complet  dans  le  moment; 
rare  bonheur  ! 

D'abord  les  membres  titulaires.  Trois  fauteuils  étaient  vacants  :  celui 
de  M.  Adolphe  Garnier,  dans  la  section  de  morale;  celui  de  M.Lefebvre, 
dans  la  section  d'administration;  celui  de  M.  Saisset,  dans  la  section  de 
philosophie.  En  place  de  M.  A.  Garnier,  la  section  présentait  :  1"  M.  Ber- 
sot,  2°  M.  Cochin,  3^  M.  Audi(janne,  4»  MM.  Martha  et  Béchard. 
Au  premier  tour,  sur  33  votants,  M.  Cochin  a  obtenu  17  voix  ;  M.  Bersot, 
16;  M.  Cochin  a  été  élu.  —  En  place  de  M.  Lefebvre,  la  section  présen- 
tait :  lo  ex  œquo  MM.  Boulati(}nier  et  Fau[]^ère;  2"  ex  œquo  MM.  Casimir 
Périer  et  Mortimer-Ternaux;  3»  ex  œquo  MM.  Eugène  Gauchy  et  Joseph 
Garnier.  D'office,  l'Académie  a  adjoint  à  la  liste  :  MM.  Béchard  et  de 
Beauverger.  Les  voix  se  sont  ainsi  réparties  en  quatre  tours  de 
scrutin  :  ^ 


MM.  Mortimer-Ternaux. 
Boulatignier .  .  .  . 
Casimir  Périer.  .  . 
Eugène  Cauchy  .  . 

Faugère  

Bulletins  blancs  .  . 


Premier.    Deuxième.    Troisième.  Quatrième. 

13  17  17  18 

13  15  17  17 

7  4  1» 

2               »               »  » 

i  »               »  » 

»  »               1  1 


36  36  36  36 


M.  Mortimer-Ternaux  a  été  élu  au  scrutin  de  ballota[Tfe. 

Enfin,  en  place  de  M.  Saisset,  la  section  présentait  :  1^  ex  œquo 

M.  Vacherot  et  Lévêque;  2»  ex  œquo  MM.  Caro  et  Nourrisson;  3^  ex 
œquo  MM.  Bersot,  Martha  et  Waddington.  Au  premier  tour  de  scrutin, 
M.  Lévêque  a  obtenu  15  voix;  M.  Vacherot,  10;  MM.  Caro,  Bersot  et 
Nourrisson,  chacun  3.  Au  second  tour  de  scrutin,  M.  Lévêque  a  obtenu 
27  voix;  M.  Vacherot,  5;  M.  Bersot,  3.  M.  Lévêque,  professeur  de  phi- 
losophie au  Collège  de  France,  a  été  nommé. 

Parmi  les  associés  étrang-ers,  M.  de  Savig-ny  a  été  remplacé  par  M.  de 
Raumer,  déjà  correspondant;  —  M.  Mac-Culloch  par  M.  Gladstone,  chan- 
celier de  l'Échiquier. 

Parmi  les  correspondants,  M.  Arthur  Penrhyn  Stanley,  de  Londres,  a 
remplacé  M.  Grote,  nommé  associé;  —  M.  Rives,  directeur  de  la  Revue 
d'Edimbourg,  a  remplacé  M.  de  Raumer;  —  M.Fonblanque,  à  Londres, 
a  remplacé  M.  William  Jacob;  —  M.  le  comte  Arrivabene,  sénateur  du 
royaume  d'Italie,  à  Turin,  a  remplacé  M.  Nassau-Senior. 

Ajoutons  quelques  notes  sur  les  titres  de  chacun  de  ces  élus,  en  com- 


REVUK  DE  L'ACADl^WIK  DES" SCIENCES  MORALES.  423 

plélaiU  nos  propres  iiiforiiKilioiis  à  raidi;  du  Diclioniaiin;  des  comtcmpo- 
rains. 

M.  Aiifyiistiii  Cocliiii,  ancien  maire  du  10*  arrondissement  de  Paris, 
est  l'auteur,  entre  autres  écrits  d'économie  sociale,  d'un  ouvrage  en  deux 
volumes  in-8°,  intitulé  :  Abolition  de  l'esclavage,  qui  a  été  couronné  par 
l'Académie  française. 

M.  Mortimer-Ternaux,  ancien  député  sous  la  monarchie  de  Juillet,  et 
sous  la  République,  est  l'auteur  d'une  Histoire  de  la  Terreur,  dont  quatre 
volumes  ont  paru. 

M.  Lévéque,  professeur  de  philosophie  grecque  et  latine  au  Gollé{je  de 
France,  est  l'auteur  d'un  ouvrage  intitulé  :  la  Science  du  beau,  étudiée 
dans  ses  jjrincipes,  ses  applications  et  son  histoire,  couronné  par  l'Acadé- 
mie des  sciences  morales  et  politiques. 

M.  Frédéric  de  Raumer  est  un  historien  allemand  qui  a  rempli  de 
nombreuses  et  hautes  fonctions  et  publié  un  nombre  très-considérable 
d'ouvra(jes.  On  cite  comme  ayant  fait  principalement  sa  réputation  : 
YHistoire  des  Hohenstaufen  et  de  leur  temps,  et  VHistoire  de  l'Europe 
depuis  la  fin  du  xv®  siècle. 

M.  Gladstone  est  le  célèbre  chancelier  de  l'Echiquier,  membre  du 
Conseil  privé  de  la  reine  d'Angleterre,  dont  le  nom  se  passe  de  commen-- 
taires.  Ses  principaux  ouvrages  sont  :  VÉtat  dans  ses  relations  avec 
V Eglise  ;  les  Principes  de  V Église  ;  VHistoire  des  États-Romains. 

M.  Fonblanque,  ancien  directeur  de  VExaminer,  chef  de  la  statistique 
au  Board  of  trade,  a  publié  l Angleterre  sous  sept  ministères  successifs, 
cours  de  satire  politique. 

Sur  M.  Arthur  Penrhyn  Stanley,  nous  manquons  de  renseignements, 
et  sur  M.  Rives,  nous  connaissons  seulement  sa  qualité  d'éditeur-direc- 
teur de  la  Revue  d'Edimbourg.  * 

Le  comte  Arrivabene,  nommé,  après  un  long  exil  en  Belgique,  séna- 
teur du  royaume  d'Italie,  a  publié  divers  écrits  économiques,  et  entre 
autres  :  Sur  les  sociétés  de  bienfaisance  ;  des  Moyens  les  plus  propres  à 
améliorer  le  sort  des  ouvriers  ;  la  Situation  économique  de  la  Belgique; 
plus  récemment  un  écrit  contre  les  Octrois. 

Jules  Du  val. 


424  JOURNAL  DES  PXONOMISTES. 


REVUE  DES  PRINCIPALES 
PUBLICAïIOiVS    ÉCONOMIQUES   DE  L'ÉTRANGER 


SoiftMÂiiVE.  —  Journal of  the  statîstical  Socîetj- ôt  Londres.  —  Merchant  Magazine 
de  New- York.  —  Revue  [trimestrielle  allemande  {Deutsche  Flerteljahr's  Schrift).  — 
Austria.  —  Journal  de  statistique  suisse.  —  Preussîsches  Handelsarchi\>  (Archives 
commerciales  prussiennes).  —  Annales  de  l'agriculture  prussienne.  —  Annali  di 
Agricoltura  du  royaume  d'Italie.  —  Condizioni  economlche,  morali  et  poUtiche  délia 
profincia  d'Ascoli-Ptceno. 

Le  dernier  numéro  (décembre  1864)  du  Journal  of  the  Statistical 
Society  de  Londres  est  très-riche  en  excellents  travaux;  quelques-uns 
des  mémoires  ou  des  essais  qu'il  renferme  sont  vraiment  remarquables, 
et  mériteraient  d'être  traduits  plutôt  qu'analysés,  mais  notre  cadre  est 
tracé,  nous  devons  nous  y  renfermer. 

En  tête  du  recueil,  nous  trouvons  le  discours  d'ouverture  de  la  sec- 
tion d'Économie  politique  et  de  statistique  du  congrès  pour  l'avance- 
ment des  sciences  sociales  tenu  à  Bath  en  septembre  186-4.  Ce  discours, 
prononcé  par  M.  le  D^  Farr,  a  pour  but  de  donner  à  l'auditoire  une 
idée  d'ensemble  sur  les  matières  que  la  section  devra  traiter,  et  on  a  dû 
l'écouter  avec  autant  d'intérêt  que  nous  l'avons  lu.  C'est  un  tableau 
esquissé  à  grands  traits,  embrassant  le  domaine  entier  de  la  statistique. 
Ce  tableau  est  en  général  ressemblant  ;  certains  points,  il  est  vrai,  prê- 
tent à  la  critique,  mais  nous  aimons  mieux  penser  à  ceux  qui  méritent 
éloge,  et  parmi  ces  derniers  (on  ne  s'en  étonnera  pas)  nous  comptons  les 
idées  qui,  à  première  vue,  nous  ont  paru  empruntées  à  notre  Puissance 
comparée  des  États  de  l'Europe.  Après  réflexion,  nous  avons  trouvé  que 
l'auteur  s'est  simplement  rencontré  avec  nous,  car  autrement  il  n'au- 
rait pas  manqué  de  nous  citer.  Nous  nous  bornons  donc  à  revendiquer 
la  priorité  sur  ce  qui  est  relatif  à  l'évaluation  comparative  de  la  puis- 
sance des  États. 

Le  travail  de  M.  William  Tite,  sur  la  mortalité  comparée  de  Londres 
et  de  Paris,  devrait  être  médité  par  les  administrateurs  de  ces  grandes 
cités,  et  en  général  par  tout  économiste.  L'humidité  proverbiale  de 
Londres,  ses  brouillards  si  denses,  sa  fumée  si  épaisse  et  si  noire,  son 
fleuve  si  sale  et  si  puant,  ses  pauvres  si  nombreux  et  si  misérables,  tout 
cela  ne  l'empêche  pas  d'être  plus  salubre  que  Paris!  Et  remarquez-le,  il 
s'agit  de  Paris  agrandi,  embelli,  assaini  !  Voici,  en  effet,  ce  qui  ré- 
sulte de  calculs  faits  avec  un  très-grand  soin. 


REVUE  DES  PUBLICATIONS  r.CONOMlOUES  DF-    i;i«TRANGER.      425 


T.xrx 

PR 

LA    M(»RTALITL 

A    PAIUS    K 

T    A    I-ONDIUÎS. 

Années. 
1853  .   .  . 

l'aiiR 
(pour  100). 

<2.95 

Londrrs 
(liour  100) 

2.44 

1854  .  .  . 

3.51 

2.94 

1855  .  .  . 

2.99 

2.43 

185()  .  . 

2.43 

2.21 

1857  .  . 

2.73 

2.24 

1858  .  . 

2.73 

2.89 

1859  .  .  . 

2.86 

2.27 

1860  .  . 

2.53 

2.25 

1861  .  . 

2.57 

2.32 

1861  .  . 

2.49 

2.36 

2.78 


2.39 


Moyenne  décennale  .... 

Ainsi,  sur  10,000  individus,  il  en  meurt  annuellement  239  à  Londres 
et  278  à  Paris.  INous  considérons  ces  chiffres  comme  aussi  exacts  d'un 
côté  que  de  l'autre,  car  les  critiques  de  M.  Tite  s'appliquent  à  des  cir- 
constances qui  n'altèrent  en  aucune  façon  les  éléments  du  calcul.  Nous 
ne  sommes  pas,  cependant,  insensibles  à  ces  critiques.  Nous  voudrions 
également  voir  publier  plus  tôt  les  documents  qu'on  nous  donne  sou- 
vent si  tard.  Plus  une  statistique  est  récente,  plus  elle  a  de  valeur 
scientifique,  d'utilité  pratique,  car  plus  nous  sommes  près  d'un  fait,  plus 
il  nous  est  facile  de  remonter  à  ses  causes,  de  suivre  ses  effets.  C'est 
pourquoi  aussi  nous  voudrions  voir  introduire  à  Paris  l'usage  de  publier 
chaque  semaine  le  chiffre  des  naissances  et  des  décès;  Londres  s'est 
bien  trouvé  de  cet  usage.  Il  ne  s'agit,  pour  le  puissant  préfet  de  la 

Seine,  que  de  vouloir et  cette  lumière  se  fait,  sans  qu'il  en  coûte  un 

centime  à  la  ville  de  Paris. 

Peut-être  qu'une  statistique  qui  prend  les  faits  pour  ainsi  dire  en 
flagrant  délit,  qui  signale  l'acte  presque  au  moment  où  l'action  se  con- 
somme, peut-être  qu'une  pareille  statistique,  disons-nous,  nous  per- 
mettrait de  découvrir  les  causes  de  la  mortalité  supérieure  de  Paris.  Eu 
attendant,  voici  quelques-unes  des  réflexions  de  M.  Tite. 

Il  est  possible,  dit-il,  que  le  taux  de  la  mortalité  soit  influencé  à 
Paris  par  cette  circonstance  que  beaucoup  d'habitants  des  environs 
vont,  dans  les  cas  graves,  se  faire  soigner  et  meurent  dans  les  hôpitaux 
de  Paris;  mais,  ajoute-t-il,  la  même  chose  a  lieu  à  Londres,  où  d'ailleurs 
le  chiffre  de  la  mortalité  est  grossi  par  le  décès  des  enfants  qu'on  y 
élève  au  lieu  de  les  envoyer  en  nourrice,  comme  à  Paris.  Dans  la  capi- 
tale française,  il  y  a  en  revanche  un  plus  •'grand  nombre  proportionnel 
d'enfants  illégitimes,  d'enfants  nés  dans  les  hôpitaux,  d'enfants  exposés, 
abandonnés,  «  assistés  »,  et  le  nombre  de  ces  pauvres  êtres,  pour  la  plu- 
part voués  à  la  misère  et  à  la  mort,  compense  peut-être  le  vide  laissé 
par  les  enfants  envoyés  en  nourrice. 


-îse  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Mais  les  vraies  causes  de  la  mortalité  slipérieure  de  Paris,  M.  Tite  les 
voit  surtout  dans  la  densité  de  la  population,  ou  plutôt  dans  le  grand 
nombre  des-  familles  qui,  généralement,  habitent  chaque  maison.  Avec 
cela,  les  cgnditions  d'une  bonne  hygiène  sont  assez  rarement  observées 
dans  les  maisons  trop  peuplées,  et  les  règlements  de  police  s'occupent 
plus  de  la  façade  des  habitations  que  de  leur  aménagement  intérieur. 
M.  Tite  a  soin  de  faire  ressortir,  qu'il  n'entre  pas  dans  ses  vues  de  com- 
parer la  propreté  qui  règne  dans  les  maisons  des  deux  capitales,  ce  point 
est  réservé;  il  désire  seulement  qu'on  sache  bien  qu'il  attribue  l'excé- 
dant de  la  mortalité  de  Paris  au  trop  grand  nombre  d'habitants  par  mai- 
sons, et  à  la  mauvaise  condition  de  celles-ci. 

C^s  mauvaises  conditions  c'est  la  rareté  de  l'eau,  surtout  dans  les 
étages  supérieurs,  où  il  faut  encore  la  porter  à  bras.  Une  autre  condi- 
tion sur  laquelle  l'auteur  insiste,  c'est  la  construction  des  fosses  d'ai- 
sance. Il  y  a  encore  fort  à  faire,  nous  en  convenons  volontiers,  pour  que 
ce  service  soit  convenablement  organisé  dans  Paris,  mais  contrairement 
à  l'avis  de  M.  Tite,  nous  soutenons  que  la  difficulté  est  loin  d'être  réso- 
lue à  Londres;  on  y  perd  les  matières  fécales  au  grand  détriment  de 
la  santé  publique.  D'un  autre  côté,  si  M.  Tite  admet  que  l'élargissement 
des  rues,  la  construction  de  squares  contribuent  à  l'assainissement  de 
Paris,  ces  travaux,  en  diminuant  quelques-unes  des  causes  de  mortalité, 
en  ont  fait  naître  de  nouvelles;  le  nombre  des  décès  causés  par  la  fièvre 
intermittente  a  augmenté  de  même  que  le  nombre  des  décès  dus  k  des 
maladies  des  organes  respiratoires.  Il  paraît  que  les  rues  larges,  si  elles 
donnent  l'air  qui  vivifie,  font  aussi  circuler  des  courants  (draught)  qui 
tuent. 

On  voit  bien,  par  l'étendue  relative  de  l'espace  que  nous  avons  con- 
sacré à  l'article,  très-intéressant  d'ailleurs,  de  M.  Tite,  que  la  question 
nous  touche  de  près.  Seulement,  le  petit  excès  que  nous  venons  de  com- 
mettre nous  force  à  être  plus  sobre  ailleurs ,  et  notamment  à  nous 
abstenir  de  faire  des  extraits  de  l'article  de  M.  Edvvin  Chadwick,  inti- 
tulé :  L'administration  des  poor-laivs,  ses  principes  fondamentaux  et 
leurs  résultats  en  Angleterre  et  en  Irlande,  comparés  h  ceux  de  l'Ecosse. 
Nous  avons  trouvé  ce  titre  un  peu  plus  large  que  l'article,  dont  nous 
n'admettons,  du  reste,  pas  toutes  les  données. 

La  Statistique  de  la  criminalité  en  Australie  de  MM.  Westgarth  eût 
pu  présenter  beaucoup  d'intérêt  si  l'auteur  avait  mieux  rempli  son 
cadre.  On  trouve  dans  cet  article  des  réflexions  judicieuses,  mais  on  n'y 
apprend  nullement  quelle  est  l'influence  sur  la  criminalité,  soit  du 
climat,  soit  des  autres  circonstances  locales. 

M.  Rob.  Herbert  recherche,  dans  l'article  suivant,  quel  peut  avoir  été 
le  nombre  des  animaux  domestiques  dans  le  Royaume-Uni.  Aucun  recen- 
sement n'ayant  été  fait,  M.  Herbert  ne  peut  pas  nous  offrir  des  chiffres 


REVUK  DES  PUBLICATIONS  P.GONOMIQUES  DK  L'ËTBANGER.     427 

certains;  il  se  conlciilc  donc  de  raisonner  de  lu  manière  snivanle  :  l.a 
consoniinalion  de  Londres  a  été 

En  1853  En  18fi3 

BAlos  h  cornos ir^^GU  288,177 

Mies  i\  laino l,3!2r),474  1,389,142 

Voaux 20,395  23,291 

Porcs 34,677  53,985 

Cet  accroissement  ne  paraît  ijuère  répondre  h  celui  de  la  population. 
D'ailleurs,  ne  doit-on  pas  défalquer  de  ces  chiffres  le  contingent  fourni 
par  rétran{}er,  contin^jent  qui,  on  va  le  voir,  est  allé  croissant. 

ANIMAUX   DE  BOUCHERIE   ÉTRANGERS   CONSOMMÉS   A   LONDRES. 

1853  1863 

Botes  à  cornes 52,344  72,907 

Bêtes  à  laine 220,429  285,296 

Veaux 22,619  26,630 

Porcs 8,508  17,562 

En  défalquant  ces  chiffres  des  précédents,  il  devient  évident  que  la 
production  animale  est  restée  stationnaire,  ce  qui  veut  dire  qu'elle  est 
devenue  insuffisante.  En  effet,  en  1853  la  livre  de  bœuf  coûtait  de  2  1/2 
shellin(î  à  5,  et  le  mouton  de  2  1/2  à  5  4/12,  tandis  qu'en  1863  le 
bœuf  s'est  vendu  de  3  4/12  à  5  2/12,  et  le  mouton  de  3  1/2  à  6  2/12  sh. 
N'est-il  pas  évident  ici  que  la  demande  l'emporte  sur  l'offre,  et  de  beau- 
coup. Cela  n'empêche  pas  l'auteur  de  dire  :  En  résumé,  on  ne  ressent 
pas  encore  une  disette  de  bétail,  bien  que  les  4,700,000  bêtes  à  cornes 
et  les  32  millions  de  bêtes  à  laine,  que  nous  avons  probablement  de  nos 
jours,  ne  paraissent  pas  dépasser  le  nombre  des  animaux  qui  existait  il 
y  a  ving^t  ans.  —  Qui  n'avance  pas,  recule  ! 

La  statistique  sanitaire  de  Salisbur(if,  par  M.  Middleton,  offrira  de  l'in- 
térêt aux  hommes  spéciaux.  Un  travail  de  M.  Leone  Lévi,  sur  les  occu- 
pations des  étrangers  dans  le  Royaume-Uni  (84,090  en  Ang^leterre, 
3.969  en  Ecosse,  8,267  en  Irlande),  est  rempli  de  faits  curieux.  Enfin, 
mentionnons  un  essai  de  notre  savant  ami,  M.  Samuel  Brown,  sur  le 
taux  de  la  mortalité  et  des  mariages  parmi  les  Européens  qui  habitent 
les  Indes.  Nous  omettons  les  menus  renseignements  divers ,  qu'on  n'est 
d'ailleurs  pas  fâché  de  trouver  à  la  fin  de  chaque  numéro. 

Le  Merchant  Magazine  de  M.  W.  A.  Dana  (New-York)  renferme,  dans 
son  numéro  de  janvier  1865,  un  article  de  M.  Amasa  Walker  sur  les 
finances  des  États-Unis  {The  National  finances),  qui  en  donne  avec  une 
rare  clarté  l'historique  depuis  le  commencement  de  la  guerre,  entre- 
mêlé de  réflexions  souvent  judicieuses.  Les  16  pages  de  cet  article  ne 
renferment  pas  un  mot  inutile,  il  est  impossible  de  résumer  un  travail 
aussi  concis,  nous  ne  pouvons  donc  qu'indiquer  quelques-unes  des 
idées  émises,  par  exemple  celle-ci  :  11  faut  à  tout  prix  diminuer  la  circu- 


428  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

lation  du  papier,  et  comme  le  (gouvernement  et  les  4, .^00  banques  en 
émettent  à  Fenvi,  l'intérêt  général  exi^je  que  l'une  des  parties  émettan- 
tes, —  naturellement  les  banques,  —  cesse  toute  émission.  Les  -457  mil- 
lions de  dollars  de  greenback  (papier-monnaie  du  gouvernement)  suffi- 
sent parfaitement,  les  700  millions  de  banknotes  sont  de  trop,  pèsent 
sur  les  transactions  en  faisant  tomber  le  papier  à  40  0/0  de  sa  valeur 
nominale.  Que  le  gouvernement  commence  par  imposer  une  taxe  à  la 
circulation  banquière,  qu'il  augmente  successivement  la  taxe  et  qu'il 
finisse  par  prohiber  toute  émission.  Cette  mesure  n'empêchera  pas  les 
banques  d'exister,  il  leur  reste  toutes  sortes  d'autres  affaires;  d'ailleurs, 
elle  sera  utile  aux  actionnaires  qui  possèdent  tous  encore  d'autres  fonds 
publics,  la  retraite  des  banknotes  devant  faire  monter  ces  fonds  d'une 
manière  telle  qu'on  trouvera  ainsi  une  large  compensation  pour  la 
diminution  des  profits  des  banques,  si  diminution  il  y  a. 

Quand  nous  avons  parlé  de  réflexions  judicieuses,  nous  n'avons  pas 
eu  en  vue  l'idée  que  nous  venons  d'énoncer;  cette  idée  diffère  trop  de 
celles  auxquelles  nous  sommes  habitués,  pour  que  nous  puissions  l'ap- 
prouver, mais  nous  nous  garderons  aussi  de  la  blâmer.  D'abord,  il  faut 
de  l'espace  pour  réfuter;  puis,  ce  qui  est  juste,  vrai,  possible  d'un  côté 
de  l'Atlantique,  ne  l'est  pas  toujours  de  l'autre  ;  enfin,  il  y  a  la  théorie 

des  cas  exceptionnels,  le  «  salut  public  » Ce  qu'on  demande  à  un 

ministre  des  finances  américain  c'est  ceci  :  étant  donné  une  dépense 
inévitable  de  5  milliards  par  an,  la  couvrir  avec  une  recette  de  2  mil- 
liards, —  sans  déficit,  —  ou  aussi  d'emprunter  sans  faire  de  dettes.  On 
ne  demande  que  cela  et  presque  explicitement. 

Nous  sommes  cependant  loin  de  vouloir  disculper  complètement  les 
ministres  qui  ont  administré  le  trésor  de  l'Union  :  leur  tarif  douanier 
presque  prohibitif  et  leurs  taxes  de  consommation  si  exagérées,  ont  mis 

la  pauvre  poule  aux  œufs  d'or  entre  deux  feux ce  qui  n'est  pas  un 

moyen  de  la  faire  pondre. 

Dans  la  livraison  du  mois  de  février,  nous  nous  bornerons  à  prendre 
quelques  renseignements  parmi  ceux  qui  paraissant  avoir  le  plus  d'ac- 
tualité. 

Huile  de  pétrole.  La  production  journalière  aux  États-Unis  est  de 
6,000  barils.  Beaucoup  de  personnes  croient  que  ce  chiffre  ne  pourra 
pas  être  dépassé,  car  la  production  n'a  pas  suivi  l'augmentation  du  nom- 
bre des  puits.  L'auteur  de  l'article  que  nous  analysons  n'admet  pas  ce 
raisonnement,  mais  ses  arguments  contraires  ne  nous  paraissent  pas 
concluants.  Il  y  a,  dans  cette  matière,  encore  un  grand  nombre  d'incon- 
nus, mais  il  semble  avéré  que  la  production  reste  stationnaire. 

Faillites.  Voici,  pour  huit  ans,  leur  nombre  et  le  montant  du  passif. 


REVUE  DES  PUBLICATIONS  ÈGONOMIOUES  DE  L'ÉTRANGER.     420 

Années.  Nombre.  Passif .  Années.  Nombre.  Passif. 

1857.  .  4,257  205,818,000  1861.  .  5.1)3:')  178,0.32,170 

1858.  .  3,113  73,008,747  1802.  .  1,072  23,049,300 

1859.  .  2,959  51,314,000  1803.  .  495  7,890,000 

1860.  .  2,733  01,739,474  1804.  .  510  8,579,700 

Ces  cliiffrcs  prouvent  le  peu  crextension  du  crédit  aux  États-Unis  en 
ce  moment,  et  de  ce  fait,  M.  Amasa  Walker  avait  tiré  un  ar{;ument  pour 
cn[;a<;er  les  néf;ocian(s  à  no  plus  avoir  recours  aux  banques,  tant  que 
durera  la  crise  ou  la  maladie  financière  actuelle  de  la  République. 

Bauqxrs.  Le  nombre  des  Natioiinl  hanks  au^ymento,  en  partie  par  la 
transformation  des  banques  d'État  (statc  hanks).  Il  y  a  maintenant 
584  banques  nationales,  dont  282  ont  été  fondées  en  1864.  On  sait  que 
ces  deux  classes  de  banques  se  distin(juent  ainsi  :  Les  banques  d'État 
sont  autorisées  par  les  États  et  doivent  réaliser  leur  capital  en  espèces, 
chacune  de  ces  banques  donne  à  ses  billets  la  forme  qu'elle  veut;  les 
banques  nationales  sont  autorisées  par  le  g'ouvernement  central;  leur 
capital  est  réalisé  en  bons  du  Trésor  portant  intérêt,  et  les  billets  à 
émettre  sont  fournis  par  le  gouvernement  en  échange  du  dépôt  d'une 
somme  quelconque  en  bons  (il  y  a  un  minimum).  Ces  billets  se  ressem- 
blent, chaque  banque  applique  seulement  ses  cachets  ou  ses  signatures. 
Le  capital  des  584  banques  nationales  est  de  108,964,597  dollars,  dont 
81,961,450  ont  été  versés  an  Trésor  à  titre  de  dépôt  en  échange  de 
billets,  mais  la  circulation  effective  n'a  été  que  de  65,864,650  dollars, 
de  sorte  qu'une  partie  des  billets  reste  sans  emploi. 

Dans  les  deux  parties  du  numéro  109  de  la  Revue  trimestrielle  alle- 
mande, nos  lecteurs  s'intéresseront  surtout  à  l'essai  de  M.  Faber  sur  le 
Tiers-État,  et  à  l'analyse  détaillée  de  la  conférence  postale  qui  a  eu  lieu 
à  Paris  en  1863.  Le  Tiers-État  dont  il  est  question  ici,  ce  sont  simple- 
ment les  classes  moyennes,  comme  le  dit  d'ailleurs  l'auteur  lui-même, 
il  n'y  a  plus  d'États  ou  d'ordres,  nous  sommes  tous  citoyens  —  ou  sujets 
—  au  même  titre.  Ces  classes  moyennes,  l'auteur  les  place  sur  la 
sellette  et  leur  dit  leur  fait,  du  reste,  en  fort  bons  termes.  Il  y  a  beau- 
coup de  vrai  dans  ce  sermon,  mais  comme  beaucoup  d'autres,  on  le  lira 
et  on  n"y  pensera  plus.  C'est  toujours  un  travail  stérile  que  de  condamner 
en  bloc  un  siècle,  une  nation,  une  classe  de  la  société,  on  ne  corrige 
personne  par  des. généralités;  on  ne  fera  du  bien  qu'en  se  donnant  une 
tâche  TRÈs-RESTREiNTE,  soit  d'cxtlrpcr  une  mauvaise  herbe  sociale  quel- 
conque, soit  de  cultiver  une  fleur  sociale  déterminée  :  Qui  trop  em- 
brasse rien  n'étreint. 

Les  délibérations  de  la  conférence  postale  sont  très-intéressantes,  et 
nous  ne  savons  pas  pourquoi  on  en  a  si  peu  parlé  à  Paris.  Pourquoi 
n'a-t-on  pas  publié  jour  par  jour  le  procès-verbal  des  séances.^  Ke  s'a- 
gissait-il donc  pas  d'un  grand  intérêt  public,  et  pour  chaque  citoyen 


430 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


d'un  intérêt  qui  le  touche  de  près.  Quel  mal  pouvait-il  y  avoir  à  provo- 
quer l'expression  des  vœux,  les  critiques  mêmes?  D'un  autre  côté,  ce 
n'était  pas  une  conférence  diplomatique,  dont  les  décisions  fissent  loi 
pour  les  États  représentés  :  il  s^agissait  presque  uniquement  de  conver- 
sations destinées  à  aplanir  les  voies  à  de  futures  conventions.  Espérons 
que  la  conférence  ne  restera  pas  stérile. 

Rappelons  en  passant  que  nous  ne  mentionnons  ici  que  les  articles  de 
la  Revue  trimestrielle  qui  peuvent  intéresser  l'économiste  et  que  nous 
en  passons  d'autres  sous  silence. 

VAustria  «  revue  hebdomadaire  d'économie  politique  et  de  statisti- 
que »,  rédig^ée  par  un  économiste  très-distingué,  M.  L.  Stein  à  Vienne, 
renferme  un  tableau  (année  1865,  n°  3)  sur  les  banques  allemandes  que 
nous  croyons  devoir  reproduire,  en  faisant  remarquer  qu'il  ne  comprend 
pas  les  Banques  d'Autriche  et  de  Prusse. 


Banques. 

Bavière. 

Brunswick. 
Brème. 

Darmstadt. 


Rapport  entre  l'encaisse 
et  la  circulation. 

Le  quart  en  espèces. 

Le  quart  en  espèces. 
Le  tiers  en  espèces. 

Le  tiers  en  espèces. 


Dessau.  Le  quart  en  espèces. 

Franc fort-S.-M.  Le  tiers  en  espèces. 


Géra. 
Gotha. 


Hanovre. 


Hombourg. 
Leipzig. 

Lubech. 

Luxembourg. 

Meiningen. 

JVassau. 

Buckebourg. 

Hambourg. 

Rostock. 

Thuringe. 

Weimar. 

Lubeck. 


Les  2/3  en  espèces. 

Le  tiers,  et  pour  la 
partie  de  la  circul. 
qui  dépasse  le  ca- 
pital, la  moitié  en 
espèces. 

Le  tiers  en  espèces. 


Le  quart  en  espèces. 
Les  2/3  en  espèces. 

Le  quart  en  espèces. 
Le  tiers  en  espèces. 
Le  tiers  en  espèces. 

?(1) 
La  moitié  en  espèces. 

La  moitié  en  espèces. 
Le  tiers  en  espèces. 
Le  quart  en  espèces. 
Le  licrs  en  espèces. 
Le  tiers  en  espèces. 


Maximum  de  l'émission. 

4/10  du  capital  réalisé. 

—  8  millions  de  flor.  au  plus. 

Egalant  le  capital. 

Le  capilaLréalisé,  non  com- 
pris le  fonds  de  réserve. 

Le  double  du  capital  réalisé, 
et  davantage,  avec  autori- 
sation du  gouvernement. 

Le  montant  total  des  actions. 

2  fois  le  capital  réalisé. 

Illimité. 

Le  montant  des  effets  es- 
comptés (illimité). 


Le  capital  réalisé  et  le  fonds 
de  réserve. 


Le  capital  réalisé. 
Indéterminé,  mais  sous  la 
responsab.  des  commiss. 
2  fois  le  capital  réalisé. 
2  fois  le  capital  réalisé. 
Le  tiers  du  capital  réalisé. 
1  million  de  florins. 
?(!) 

Le  capital  réalisé. 
1  million  de  thalers. 
Le  capital  réalisé. 
Le  capital  réalisé. 
Le  capital  réalisé. 


Valeur  nominale  des  billett. 

Billets  de  10  florins 

ou  21  fr. 
lOthal.  C37fr.50). 

?(1) 
10  flor.  (21  fr.). 


1  thaï  [3  fr.  75). 
5  flor.  (10  fr.  50). 
1  thaï.  f3  fr.  70). 
10  thaï.  (37  fr.  50). 


20  thaï.  (75  fr.). 

Les  notes  inférieures 
doivent  être  autori- 
sées spécialement. 

5  flor.  JO  fr.  50). 

20  thaï.  (75  fr.). 

10  thalers. 

25  flor.  5  flor.  10  th. 

10  thaï.  (37  fr.  50). 

?(1) 
5  et  10  thalers. 
5  marcs  et  5  flor. 

?(1) 
10  thaï.  (37  fr.  50). 
20  thaï.  i75  frO. 
10  thaï.  (37  fr.  50). 
20  Ihal.  (75  fr.). 


(1)  Le  point  d'interrogation  signifie  que  les  statuts  ne  renferment  aucuae  disposition. 


REVUE  DES  PUBLICATIONS  ECONOMIQUES  DE  L'F.TRANGER.     431 

Avant  de  (iiiittcr  VAiistria,  dont  le  défaut  d'espace  seul  nous  empêche 
de  faire  de  plus  amples  extraits,  nous  rappellerons  que  cette  publication 
se  fait  une  sprcialité  de  la  reproduction  des  lois  ré^ylant  des  matières 
éconoini(|iies  dans  tous  les  pays. 

Du  Journal  de  statistique  suisse,  nous  avons  sous  les  yeux  les  n"'  2 
et  3  (février  et  mars).  INous  y  trouvons  d'abord  le  Cours  de  statistique  de 
M.  Cherbuliez,  qui,  eu  donnant  au  livre  Icr  le  titre  de  Statistique  des 
faits  naturels,  pourrait  bien  avoir  maille  à  partir  avec  plus  d'un  statis- 
ticien. On  sait  que  la  plupart  d'entre  eux  ne  veulent  s'occuper  que  des 
«  faits  sociaux  »  auxquels  d'autres  ajoutent  (voire  même  préfèrent)  les 
«  faits  politiques,  d  Les  faits  naturels  de  M.  Cherbuliez  comprennent 
(cliap.  1er)  le  mouvement  de  la  population;  or,  il  serait  facile  de  démon- 
trer que  la  naissance  (légitime  et  naturelle),  le  mariage,  le  décès  sont  des 
faits  éminemment  sociaux.  Sans  aller  bien  loin,  on  prendrait  un  exemple 
dans  le  travail  de  M.  Cherbuliez,  et  entre  plusieurs  nous  choisissons,  pour 
abréger,  le  suivant.  Voici,  selon  cet  auteur,  le  nombre  moyen  des 
enfants  par  mariage  dans  les  cantons  qui  suivent  : 

Bâle- Ville 6.0  Glaris .  3.7 

Lucerne 5.9  Bâle-Gampagne 3.6 

Berne 4.5  Appenzell  (R.  J.) 3.6 

Argovie 4.4  Vaud 3.6 

Thurgovie 4.1  Zug 3.5 

Schaffhouse 4.1  Grisons 3.4 

Neufchâtel 4.1  Zurich 3.3 

Fribourg 4.0  Genève 3.0 

Cherchera-t-on  des  causes  physiques  ou  des  causes  sociales  pour 
expliquer  ces  différences?  Il  serait  difficile  de  soutenir  que  la  race 
humaine  de  Bâle  est  assez  différente  de  celle  qui  habite  Genève,  pour  que, 
dans  la  première  de  ces  villes,  chaque  ménage  ait  deux  fois  autant  d'en- 
fants qu'à  Genève.  Cette  critique  ne  nous  empêche  pas  de  trouver  très- 
intéressant  le  Cours  de  M.  Cherbuliez,  malgré  le  voisinage  du  travail  si 
instructif  de  M.  Stœssel,  qui  traite  le  même  sujet.  Nous  appelons  surtout 
l'attention  sur  un  tableau  de  la  population  suisse,  par  âges  et  par  état 
civil,  de  M.  Stœssel,  qui  nous  paraît  remarquable.  La  Revue  suisse  ren- 
ferme encore  deux  articles  sur  l'instruction  publique  (cantons  de  Tessin 
et  de  Genève),  et  une  note  de  M.  M.  Wirth,  qui,  s'appuyant  sur  des  chif- 
fres publiés  en  Prusse,  soutient  que  le  morcellement  ne  fait  pas  les  pro- 
grès qu'on  lui  attribue. 

Le  Preussisches  Handelsarchiv  (Archives  commerciales  de  Prusse), 
paraît  être,  parmi  les  Annales  du  commerce  extérieur,  de  tous  les  pays, 
la  publication  où  les  documents  vieillissent  le  moins.  Nous  avons  fait 
profiter  plus  d'une  fois  le  lecteur  de  cette  circonstance  méritoire;  au- 


432  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

jourd'hni,  la  question  des  banques  étant  k  l'ordre  du  jour,  nous  nous 
bornerons  à  indiquer  ici  le  mouvement  de  la  Banque  de  Prusse  pendant 
l'année  1864. 

Effets  escomptés 288,284  d'une  valeur  de  218,951,629  th. 

Effets  encaissés 648,232              —  321,232,316 

Actions  et  rentes  achetées  par 

la  Banque  pour —  14,947,130 

Circulation    (billets  ou    bank- 

notes)  (moyenne) —  116,000,000 

Encaisse  métallique  (moyenne).  •                            —  65,470,000 

Bénéfice  brut  pour  1864.  ...                              —  4,996,681 

—       net           —       .  .  .  .                             —  3,723,879 

Nous  omettons  les  opérations  moins  importantes,  dont  quelques-unes 
d'ailleurs  ne  seraient  pas  comprises  sans  quelques  explications. 

Puisque  nous  sommes  à  Berlin,  où  paraissent  les  Archives  commer- 
ciales^ lisons  en  passant  les  Annales  de  V agriculture  prussienne  qui  ne 
renferment  pas  uniquement  de  la  technologie  agricole.  Nous  recomman^ 
dons  notamment  (no  9)  un  essai  sur  les  salaires  agricoles  de  la  marche 
de  Brandebourg,  par  un  descendant  de  Fillustre  Thaer,  et  (n^  12)  une 
noie  de  M.  le  conseiller  intime  Schumann  sur  le  nouveau  cadastre  prus- 
sien. Ce  cadastre  a  dû  être  renouvelé  en  trois  ans  et  demi  de  par  la  loi; 
en  y  mettant  environ  7,000  personnes,  et  en  travaillant  avec  un  zèle 
soutenu,  on  y  est  parvenu.  85  0/0,  il  est  vrai,  du  pays  possédaient  déjà 
des  cartes  et  plans  parcellaires  faits  pour  un  autre  but,  mais  il  restait  à 
lever  15  0/0  du  territoire,  et  parmi  les  districts  les  plus  montagneux. 
M.  Schumann  a  raison  d'appeler  ce  travail  gigantesque,  car  il  s'agissait 
de  constater  les  revenus  de  chaque  propriété  dans  un  assez  grand  État, 
de  faire  passer  les  évaluations  par  tous  les  contrôles  prescrits  par  la  loi 
ou  inspirés  par  la  nature  des  choses.  C'est  le  21  mai  1861  que  le  renou- 
vellement du  cadastre  a  été  ordonné,  et,  à  partir  du  1"  janvier  1865, 
rimpôt  foncier  a  été  perçu  d'après  les  nouvelles  bases. 

Bien  que  nous  nous  proposions  de  consacrer  un  travail  spécial  aux 
documents  statistiques  italiens,  nous  mentionnerons  cependant  ici  les 
«  Annali  di  agricoltura,  industria  eo  commercie,  etc.  »  que  publie  le 
ministère  de  l'agriculture,  de  l'industrie  et  du  commerce  du  royaume 
d'Italie.  Cette  publication  n'a  pas  une  périodicité  fixe,  il  paraît  une 
livraison  assez  forte  chaque  fois  que  l'abondance  ou  l'acccumulation  des 
matériaux  en  indique  la  nécessité.  Ces  Annales  se  composent  en  partie 
de  documents  officiels,  et  notamment  de  tous  ceux  qui  intéressent  la 
production  et  le  commerce,  et  en  outre  de  travaux  libres  souvent  très- 
importants.  Celte  publication  a  commencé  en  1862,  et  il  est  à  désirer 
qu'elle  continue,  nous  aurons  alors  à  en  iaire  plus  d'une  fois  des  extraits. 

Nous  croyons  pouvoir  compter  parmi  les  publications  périodique 


DK  L'ËNSEIGNKMKNT  PRUFESSIUNINKL.  433 

le  rapport  du  prôfet  d'Ascoli-Picciio  (M.  le  chevalier  A.  G.  Scelsi)  au 
conseil  [général  de  cette  province;  il  est  intitulé  :  Condizioni  economiche, 
morali  et  imlitichc  délia  provincia  d'Ascoli-Piceno^  et  [)ourrait  servir  de 
modèle  à  tous  les  préfets  du  monde,  français  ou  non.  C'est  la  statistique 
complète  d'une  province  italienne  avec  des  développements  très-instruc- 
tifs; le  nombre  des  tableaux  est  de  53,  renfermant  souvent  des  rensei- 
gnements qu'on  n'a  jamais  pensé  à  relever  chez  nous.  Il  n'est  pas  pos- 
sible de  donner  des  extraits  d'un  pareil  document,  nous  devons  nous 

borner  à  le  signaler. 

Maurice  Block. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL 

(Sciences  administratives  et  politiques) 

ET 
DU     MODE    DE     RECRUTEMENT     DES     FONCTIONNAIRES    PUBLICS 


III.  Projets  officiels  successivement  formés  en  France  depuis  1789  (1). 

Parmi  les  innombrables  questions  qui  viennent  de  défiler,  parfois  au 
pas  de  course,  devant  le  Corps  législatif,  à  propos  de  la  discussion  de 
l'Adresse,  a  figuré  celle  qui  fait  l'objet  de  cette  étude.  Introduite  par 
M.  Carnot,  à  qui  revient  le  grand  honneur  d'avoir  le  premier  nettement 
posé  le  principe  d'une  école  d'administration,  destinée  au  recrutement 
des  fonctionnaires  et  à  la  vulgarisation  des  sciences  politiques  (2),  la 
question  a  reçu,  on  doit  s'y  attendre  un  peu,  un  accueil  assez  dédai- 
gneux. M.  Carnot  a  eu  cependant  un  contradicteur,  M.  du  Mirai.  M.  de 
Parieu  a  été  l'orateur  du  gouvernement  et,  dans  les  paroles  (encoura- 
geantes au  point  de  vue  de  l'enseignement,  décourageantes  au  point 
de  vue  du  recrutement  par  la  voie  du  concours)  du  vice-président 
du  conseil  d'État,  on  a  retrouvé  les  idées  du  rapporteur  de  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques.  Puis  l'amendement,  mis  aux  voix, 
n'a  pas  été  adopté.  L'idée  démocratique  aura  meilleure  chance  une  autre 
fois! 

«  Il  était  naturel  que  cette  pensée,  —  celle  des  séminaires  administra- 

(1)  Voir  les  livraisons  de  décembre  1864,  février  et  avril  1865. 

(2)  Le  ministère  de  l'instruction  publique  et  des  cultes  depuis  le  24  février 
jusqu'au  5  juillet  1848,  par  H.  Carnot,  représentant  du  peuple.  Paris, 
1848.  —  Voir  les  pages  57  à  63. 

2e  SÉRIE.  T.  XLVi.  —  [^  juin  1865.  28 


434  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

tifs  (expression  de  M.  du  Mirai,  dont  le  sens  ne  peut  être  qu'étymolo- 
gique), —  entrât  dans  les  esprits  au  début  de  la  Révolution,  alors  que  le 
principe  de  l'admissibilité  de  tous  lesciioyens  aux  fonctions  publiques  al- 
lait remplacer  les  privilèges  de  la  naissance.  Aussi  ne  sommes-nous  pas 
étonné  (c'est  au  discours  de  M.  Garnot  que  j'emprunte  textuellement  ce 
fait)  de  trouver,  dans  les  cahiers  de  1789,  le  vœu  qu'il  soit  créé  des 
écoles  pour  former  des  administrateurs.  » 

Ainsi  que  je  le  rappelais  récemment  ailleurs  (l),  on  devait  enseigner, 
dans  les  écoles  centrales  créées  par  les  lois  des  7  et  11  ventôse  an  III 
(25  février  et  1"  mars  1795),  la  législation,  l'économie  politique  et  l'his- 
toire philosophique  des  peuples.  La  loi  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre 
1795),  contenant  organisation  générale  de  l'instruction  publique,  faisait 
figurer  (titre  m,  article  l^'"),  comme  écoles  du  troisième  degré,  des  écoles 
spéciales  au  nombre  desquelles  se  trouvent  les  écoles  des  sciences  politi- 
ques. Si  ce  sont  là,  à  ma  connaissance,  les  seuls  actes,  postérieurs  à  la 
Révolution  de  1789  et  antérieurs  à  l'organisation  définitive  de  l'ensei- 
gnement du  droit,  qui  confinent  à  l'historique  de  l'enseignement  admini- 
stratif, je  ne  dois  point  omettre  de  citer  les  discours  prononcés  au  Corps 
législatif  par  Fourcroy,  le  30  germinal  an  X  (20  avril  1802),  sur  un 
projet  de  loi  relatif  à  l'instruction  publique  :  «  Une  école  d'économie 
publique,  éclairée  par  la  géographie  et  l'histoire,  sera  ouverte,  disait- 
il,  pour  ceux  qui  voudront  approfondir  les  principes  des  gouverne- 
nements  et  l'art  de  connaître  leurs  intérêts  respectifs.  »  Chargé  ensuite, 
comme  conseiller  d'État,  de  rédiger  l'exposé  des  motifs  de  la  loi  con- 
cernant les  écoles  de  droit,  Fourcroy  s'y  exprimait  ainsi  (16  ventôse 
an  XII,  7  mars  1804)  : 

«  Les  lois  d'administration  publique  ne  pouvaient  être  apprises  nulle 
part;  elles  étaient,  on  quelque  sorte,  ensevelies  ou  concentrées  dans  les 
bureaux  et  dans  la  correspondance  des  administrations  ;  ce  n'était  qu'en 
administrant  immédiatement  qu'on  pouvait  se  former  à  leur  connais- 
sance et  à  leur  application.  Cette  lacune  disparaîtra  dans  les  nouveaux 
établissements.  Les  jeunes  gens  apprendront  ainsi  à  lier  les  connais- 
sances générales  du  droit  avec  la  législation  administrative,  et  ceux  qui 
se  destineront  à  cette  dernière  carrière  ,  n'y  entreront  pas  sans  les 
lumières  qui  doivent  y  diriger  sûrement  leurs  pas.  » 

Quelques  jours  auparavant,  le  tribun  Sédillez,  qui  allait  bientôt  être 
nommé  inspecteur  général  des  écoles  de  droit,  présentant  des  considéra- 
tions sur  leur  organisation,  en  parlait  dans  les  termes  suivants  : 

((  S'il  est  évident  que,  dans  ces  nouvelles  écoles,  le  gouvernement  veut 


(1)  Dans  le  Correspondant  (livraison  de  décembre  dernier  :  De  VEnsei- 
gnement  de  Vèconomie  politique  en  France,  notamment  dans  les  facultés  de 
droit). 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  435 

former  des  magistrats  et  des  jurisconsultes,  il  ne  l'est  pas  moins  qu'il  a 
voulu  former  aussi  des  administrateurs,  des  hommes  d'État,  des  législa- 
teurs :  fonctions  importantes,  auxquelles  on  est  trop  souvent  parvenu 
avant  do  les  avoir  apprises,  et  qui  cependant  tiennent  ù  des  principes 
certains,  que  ni  l'expdrience  ni  le  meilleur  naturel  ne  peuvent  sup- 
pléer. —  Rien  n'est  plus  rare,  en  France,  (]u'un  bon  administrateur, 
parce  que  cet  état  exige  beaucoup  d'application  et  de  travail. — Que  sera-ce 
s'il  faut  encore  qu'un  homme  devine  lentement  et  péniblement,  dans 
l'exercice  môme  de  ses  fonctions,  quelques  principes  généraux,  mais 
féconds,  qu'il  aurait  pu  apprendre  en  peu  do  temps  dans  le  cours  de  ses 
études  ?  —  Enseigner,  dans  les  écoles  de  droit,  les  principes  d'une  bonne 
administration,  c'est  donc  enseigner  une  chose  utile  à  tous  les  citoyens 
et  indispensable  à  tout  homme  qui  remplit  des  fonctions  publiques.  » 

Tout  cela  évidemment  était  nouveau  pour  Tépoque,  il  est  juste  de  ne 
pas  Toublier;  je  n'en  ferai  donc  pas  ressortir  le  côté  défectueux,  d'au- 
tant plus  que,  ces  programmes  n'ayant  en  définitive  produit  aucun  ré- 
sultat, nous  nous  trouvons  simplement  en  face  d'expressions  devenues, 
avec  le  temps,  des  banalités  qui  s'échan{]fent  encore,  entre  les  progres- 
sistes et  les  conservateurs,  comme  une  monnaie  courante. 

D'après  cela,  il  est  permis  de  dire  que  la  première  République  a  seu- 
lement manifesté  une  tendance  à  l'établissement,  sous  forme  d'une  sorte 
d'école  d'administration,  d'un  système  d'études  appropriées  aux  néces- 
sités sociales  que  la  Révolution  française  venait  de  mettre  brusquement  à 
l'ordre  du  jour.  Il  est  difficile  de  ne  point  admirer  la  quiétude  des 
hommes  officiels,  semblant  se  rendre  parfaitement  compte  de  la  lacune 
que  présente  l'éducation  des  fonctionnaires  et  se  figurant  qu'elle  peut 
être  comblée  à  aussi  peu  de  frais  :  ce  sont,  du  reste,  les  chefs  d'une  école 
qui  compte  de  nos  jours  un  grand  nombre  de  disciples. 

En  ce  qui  concerne  le  premier  empire,  on  doit  conclure,  avec 
M.  Ch.  Vergé,  que,  si  certaines  parties  de  la  science  du  droit  furent  pu- 
rement et  simplement  laissées  en  oubli,  elles  étaient  redoutées  par  le 
souverain  comme  v(  contribuant  à  faire  des  idéologues  !  » 

Le  rôle  que  le  gouvernement  de  la  Restauration  a  pu  jouer,  tantôt  dans 
un  sens,  tantôt  dans  un  autre,  dans  l'enseignement  des  sciences  politi- 
ques et  administratives,  est  connu  des  lecteurs  de  ce  Recueil;  mais  je 
dois  noter  ici  un  fait  fort  intéressant  au  point  de  vue  historique.  Gtivier, 
—  ainsi  que  l'a  rappelé  M.  Pasquier,  dans  son  éloge  de  l'illustre  sa- 
vant (1),  —  avait  été  frappé,  pendant  qu'il  faisait  ses  études  à  l'acadé- 
mie du  prince  Charles  de  Wurtemberg,  dont  j'ai  dit  déjà  quelques  mots, 
de  rutilité  de  la  faculté  qui  était,  à  Stuttgard,  spécialement  consacrée  à 
l'enseignement  des  sciences  administratives.  A  deux  reprises  au  moins, 
il  avait  tenté  de  doter  la  France  d'une  institution  analogue. 

(1)  Chambre  des  pairs.  Séance  du  17  décembre  1832. 


436      *      JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

«  Quand  la  science  des  lois,  dont  les  tribunaux  font  l'application,  est 
partout,  disait-il,  l'objet  d'études  pour  lesquelles  tous  les  genres  de 
secours  et  d'encouragements  sont  prodigués,  d'où  vient  qu'on  dédaigne, 
ou  au  moins  qu'on  néglige  de  fournir  à  la  jeunesse  les  moyens  d'ac- 
quérir méthodiquement  la  connaissance  de  cette  foule  de  dispositions, 
de  règlements,  qui  influent  si  puissamment  sur  un  nombre  infini  d'inté- 
rêts publics  et  privés?  D'oii  vient  qu'on  ne  s'occupe  pas  de  lui  appren- 
dre, de  la  même  manière,  les  principes  sur  lesquels  repose  ou  devrait 
reposer  cette  législation  administrative?  » 

Dès  1816,  Guvier  avait  même  rédigée  un  rapport,  assez  timide  du  reste, 
puisqu'on  y  lit  ceci  : 

«  Le  roi,  qui  confère  tous  les  emplois,  pourrait,  par  de  simples  ordon- 
nances, se  prescrire  à  lui-même  de  ne  les  donner  qu'à  certaines  con- 
ditions  Il  y  aurait  certainement  de  grands  avantages  à  ce  que  des 

règles  analogues  (à  celle  de  l'avancement  dans  l'état  militaire)  fussent 

établies  dans  l'ordre  administratif Peut-être  serait-il  possible,  et  à 

coup  sûr  il  serait  très-utile,  d'établir,  comme  en  Allemagne,  un  ensei- 
gnement régulier  de  diverses  branches  de  l'administration,  et  de  n'ad- 
mettre aux  emplois  que  ceux  qui  auraient  suivi  cet  enseignement.  » 

Cette  mesure,  qui  constituerait  à  peine  un  progrès  et  dont  j'aurai 
maintes  fois  occasion  de  faire  ressortir  Tinj-uffisance,  fut,  vers  1820, 
l'objet  d'un  projet  d'ordonnance  que  prépara  Cuvier,  sans  doute  encou- 
ragé parle  gouvernement,  et  qui  instituait  à  Paris  une  faculté  d'admi- 
nistration. Son  but  était  de  a  fournir  à  ceux  qui  se  destinent  à  remplir 
les  diverses  fonctions  administratives  le  moyen  de  se  procurer  une  in- 
struction solide  et  étendue  sur  les  matières  qu'ils  peuvent  être  appelés  à 
traiter,  et  de  permettre  au  roi  de  s'assurer  que  ceux  d'entre  eux  qui  sont 
présentés  pour  lesdites  fonctions  s'en  sont  rendus  dignes  par  leur  appli- 
cation, leur  bonne  conduite  et  leur  progrès.  »  Bien  que  la  forme  pré- 
sente quelque  ambiguïté,  je  ne  crois  pas  pouvoir  conclure  que  Cuvier 
doive  être  inscrit  en  tête  des  partisans  du  concours,  comme  voie  d'accès 
aux  fonctions  publiques. 

Le  gouvernement  de  Juillet  fut  autrement  actif  que  celui  de  la  Res- 
tauration, et  on  doit  même  lui  rendre  cette  justice  que  le  temps  lui 
a  seu4  manqué  pour  essayer  une  solution  pratique  du  problème  qui 
nous  occupe  théoriquement.  M.  de  Salvandy,  dans  un  rapport  au  roi, 
approuvé  le  29  juin  1838,  avait  provoqué  la  formation  d'une  commis- 
sion des  hautes  études  de  droit,  et  je  dois  citer,  comme  se  rattachant 
directement  à  l'histoire  de  l'enseignement  des  sciences  administratives 
et  politiques,  le  passage  suivant  de  l'Exposé  du  ministre  (1)  : 

(l)  Recueil  de  lois,  décrets  et  ordonnances,  etc.,  concernant  renseignement 
du  droit,  etc.,  etc.  Paris,4838  (Publication  officielle),  p.  62  et  53. 


DE  L'KNSKIGNKMENT  PROFESSIONNEL.  437 

«  Ici  se  placera  la  question  dos  écoles  et  mAme  des  Facultés  d'adini- 
nisti'alion.  La  pensée  d'érii^'er  l'étude  aijprofoiidio  et  complète  de  la 
science  administrative  au  rang  de  faculté  ne  peut  pas  être  légèrement 
traitée,  puis((ue  l'un  des  hommes  les  plus  éminents  que  la  science  admi- 
nistrative, comme  tant  d'autres  sciences,  ait  comptés  à  sa  tète,  Cuvier, 
proposa  cette  opinion.  Cependant,  si  on  considère  que  cette  science  est 
moins  une  branche  propre  des  connaissances  humaines  qu'un  assem- 
blage et  une  application  de  diverses  autres  connaissances;  si  surtout 
on  remarque  que  cette  étude  comprend  forcément,  sans  parler  môme 
du  droit  administratif,  le  droit  civil,  le  droit  criminel,  le  droit  commer- 
cial, le  droit  des  gens,  le  droit  naturel,  qui  sont  le  fond  môme  de  l'en- 
seignement des  facultés  de  droit,  on  devra  reconnaître  que  les  facultés 
d'administration  ne  pourraient  être  que  le  dédoublement  des  facultés 
existantes.  Probablement  on  arrivera  à  penser  que  l'obligation  des 
grades  en  droit  et  un  stage  dans  un  service  public  suffiraient  au  but 
qu'on  veut  atteindre,  à  moins  qu'on  n'allât  jusqu'à  établir  une  sorte 
d'école  normale  ou  d'école  polytechnique  des  services  administratifs  et 
politiques,  laquelle,  tout  en  faisant  suivre  par  ses  élèves  les  cours  de  la 
Faculté  de  droit,  y  ajouterait,  grâce  à  l'internat,  le  complément  d'in- 
struction historique  et  paléographique,  d'étude  des  langues  vivantes, 
d'éducation  libérale  enfin,  et  de  connaissances  pratiques  nécessaires  à 
celui  qui  veut  intervenir  avec  honneur  dans  les  affaires  de  son  pays, 
l'administrer,  le  représenter  au  dehors  et  discuter  avec  fruit,  dans  les 
chambres,  dans  les  conseils,  dans  les  congrès,  ses  intérêts  et  ses  lois.  9 

Comme  on  le  voit,  M.  de  Salvandy  tombait  tout  de  suite  dans  recueil 
le  plus  dangereux  que  présente  la  question  de  l'enseig^nement  des  sciences 
administratives  et  politiques.  D'une  part,  Il  voulait  y  faire  figurer  les 
diverses  branches  du  droit  et  faisait  ainsi  d'un  administrateur  un  juriste 
complété,  ce  qui  ne  donnerait  que  des  hommes  au  cerveau  fatigué  et 
faussé  par  l'abus  des  notions  multiples  qu'ils  auraient  reçues.  D'autre 
part,  il  ne  parlait  point  de  concours  et  ne  semblait  vouloir  exiger  que 
la  production  d'un  diplôme  de  gradué  en  droit.  J'en  ai  assez  dit,  pour 
être  dispensé  de  montrer  le  côté  faible  de  cette  proposition,  qui  n'avait 
point  été  mûrie  et  qui  fut  reprise,  en  1845,  dans  des  termes  très-diffé- 
rents, dont  peut  donner  une  idée  le  passage  suivant  d'un  autre  rapport 
du  même  ministre  au  roi  : 

«  Le  droit  administratif,  germe  heureux  déposé  au  sein  de  nos  facul- 
tés par  un  grand  esprit,  n'a  pas  pris  dans  les  études  une  place  suffi- 
sante, parce  qu'il  est  isolé.  Ne  conviendrait-il  pas  de  lui  donner  l'appui 
de  quelques  autres  branches  du  même  ordre  de  connaissances  et  d'é- 
tudes ?  Et  comme,  dans  l'ancienne  Université,  on  distinguait  les  docteurs 
en  droit  criminel,  les  docteurs  en  droit  civil,  ne  pourrait-on  pas  avoir, 
à  côté  des  gradués  ordinaires,  des  gradués  particuliers  dans  le  droit  admi- 
nistratif et  politique?  Dans  ce  système,  les  sciences  administratives  et 
politiques,  plus  largement   professées,  feraient  cependant  partie  des 


438  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

facultés  de  droit  agrandies.  Elles  seraient  une  annexe  de  la  Faculté  de 
Paris.  Ne  devraient-elles  pas,  au  contraire,  former  une  faculté  nouvelle, 
la  digne  fille  du  temps  où  nous  sommes  et  du  gouvernement  éclairé 
et  libre  qui  est  le  nôtre?  La  diplomatique  et  toutes  ses  branches,  le 
droit  des  gens,  le  droit  international,  c'est-à-dire  le  droit  des  gens 
appliqué  à  toutes  les  matières  d'État  et  de  commerce,  l'histoire  des 
traités,  qui  est  l'histoire  même  de  la  constitution  des  États,  le  droit 
public  de  l'Europe  actuelle,  le  droit  maritime,  si  essentiel  aux  rapports 
des  nations  commerçantes  et  plein  de  questions  ou  de  règles  dont  les 
derniers  temps  ont  révélé  toute  l'importance,  l'étude  des  codes  et  des 
juridictions  militaires,  celle  de  tout  notre  système  de  gouvernement  et 
d'administration,  notre  régime  financier  si  vaste  et  si  nouveau,  l'éco- 
nomie politique,  notre  ancien  droit  coutumier,  notre  nouveau  droit 
constitutionnel,  les  institutions  comparées  des  grands  gouvernements 
représentatifs,  le  droit  ecclésiastique  enfin,  qui  a  eu  une  si  grande  part 
dans  l'origine  et  la  suite  de  toutes  les  institutions  civiles,  qui  comprend, 
d'ailleurs,  toutes  les  difficultés  et  tous  les  problèmes  de  l'État  et  de 
l'Église,  toutes  ces  sciences  ont  été  professées  autrefois,  avec  un  grand 
éclat,  dans  les  universités.  Elles  le  sont  encore,  pour  la  plupart,  dans 
tout  le  Nord;  elles  le  sont  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Italie.  Elles 
ne  le  sont  en  France  nulle  part,  ou  n'occupent  à  peine  que  deux  ou  trois 
chaires,  sans  lien  entre  elles,  ne  composant  point  un  cours  d'études,  ne 
contribuant  en  rien  à  former  la  pépinière  des  serviteurs  civils  de 
l'État  »  (1). 

La  fatalité  voulait  que  le  gouvernement  de  Juillet,  qui  avait  pourtant 
repris  sérieusement  l'idée  d'imiter,  en  l'appropriant  à  nos  mœurs  et  à 
notre  org^anisation  administrative,  l'enseigfnement  des  sciences  politi- 
ques donné  dans  les  universités  allemandes,  n'eut  point  la  gloire  de 
réaliser  son  projet.  En  1838,  M.  de  Salvandy  n'a  eu  que  le  temps  de 
poser  hâtivement  et  superficiellement  la  question,  ce  qui  était  déjà  d'une 
extrême  importance,  attendu  que  les  ajournements  font  rarement  avan- 
cer la  solution  des  problèmes  devant  lesquels  on  hésite.  En  1845,  après 
avoir  quitté  pendant  plusieurs  années  le  portefeuille  de  l'instruction  pu- 
blique, ce  ministre  s'empresse  de  reprendre  son  œuvre  interrompue.  Il 
complète  la  haute  commission  des  études  de  droit,  consulte  toutes  les 
facultés  de  France,  envoie  étudier  l'organisation  des  universités  alle- 
mandes, présente  enfin  un  projet  de  loi  à  la  Chambre  des  pairs,  et,  avant 
même  que  la  discussion  ait  pu  être  commencée,  la  Révolution  de  1848 
éclate  brusquement.  Quelques  jours  après,  décrétée  par  un  gouverne- 
ment républicain,  surgit  inopinément  une  école  d'administration,  jusqu\à 


(1)  Délibérations  des  facultés  de  droit  sur  les  questions  proposées  à  la  haute 
commission  des  études  de  droit  par  le  ministre  de  Vinstruction  publique^  etc. 
Paris,  1845  (Publication  officielle),  pages  3  et  4. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  439 

laquelle  ne  s'étaient  pourtant  point  élevés  les  rêves  monarchiques  de 
M.  (le  Salvandy  ! 

Du  reste,  le  système  de  l'école  me  paraît  bien  prclcrable  à  celui  de  la 
faculté,  même  en  laissant  momentanément  de  côté  toute  critique  de  dé- 
tails. Si  les  fiicultés  des  sciences  politiques  et  administratives  sont  propres 
à  assurer,  dans  une  certaine  mesure,  l'instruction  professionnelle  des 
fonctionnaires  publics,  l'école  d'administration  me  paraît  seule  devoir 
satisfaire  aux  exif^ences  morales  du  problème  complexe  dont  il  s'a|jit. 
En  outre,  à  ses  élèves,  l'école  inculquerait  cette .unilé  de  vues,  ces  tra- 
ditions d'honneur  et  de  probité,  ce  bon. côté  de  l'esprit  de  corps  qu'on 
se  plaît  à  constater  dans  tous  les  services  exclusivement  composés  d'an- 
ciens élèves  de  l'École  polytechnique.  C'est  que  la  communauté  d'origine, 
tout  en  étant  éminemment  favorable  à  une  hiérarchie  fortement  et  ra- 
tionnellement or[i^anisée,  établit  ta  jamais,  entre  tous  les  membres  de  ces 
services,  une  communauté  de  principes  moraux  et  intellectuels,  dont 
profite  essentiellement  le  mécanisme  administratif.  Une  sorte  de  confra- 
ternité, qui  se  traduit  au  grand  jour  par  d'excellentes  relations  entre  le 
supérieur  et  l'inférieur,  y  simplifie  naturellement  les  liens  nécessaires 
d'une  discipline  qui  se  trouve  facilitée,  sans  être  le  moins  du  monde 
énervée.  La  si  louable  sollicitude  de  M.  de  Salvandy  pour  le  problème 
me  paraît  donc  s'être  ég^arée  dans  le  choix  de  la  solution  et  même,  ajou- 
terai-je  avec  un  regret  profond  d'être  obligé  de  combattre  les  vues  de 
cet  homme  d'État,  dans  l'organisation  de  la  solution  choisie.  Il  a  trop 
légèrement  admis  le  système  allemand  et  son  effrayant  cortège  de 
chaires,  d'une  part;  de  l'autre,  il  s'est  trop  inspiré  de  cette  vieille 
maxime  que  «  le  principal  propos  et  étude  d'un  roi  doit  être  de  bien  régir 
et  gouverner  son  peuple  par  le  conseil  des  sages,  par  lesquels  j'entends 
principalement  les  juristes.  »  {Le  songe  du  Verger.)  (1) 

Quand  je  lis  les  énumérations  de  l'Exposé  de  4838  et  du  Rapport  au 
Roi  de  4845  surtout,  je  ne  puis  m'empêcher  de  dire,  avec  la  faculté  de 
Gaen  : 

«  L'homme  doit  se  nourrir  de  connaissances  directes,  indispensables 
lesquelles  sont  l'objet  d'un  enseignement  positif.  A  côté  de  cela  sont  ce 
que  nous  appellerions  presque  les  connaissances  collatérales,  qui  ne 
peuvent  être  l'objet  que  d'études  privées  et  en  quelque  sorte  volontaires. 
C'est  à  chacun  de  mesurer  l'espace  et  de  compter  avec  son  temps.  L'es- 
prit humain  n'est  pas  destiné  à  tout  embrasser;  et,  après  l'acquisition 
de  l'utile,  de  l'indispensable,  celui  qui  voudra  du  luxe  d'érudition  devra 
se  livrer  à  ses  forces  et  travailler  au  cabinet  ;  il  n'a  pas  besoin  de  guide. 
Rejetons  donc  tout  enseignement  parasite,  qui,  en  éparpillant  le  temps 
et  divisant  l'intelligence  et  l'attention,  s'opposerait  nécessairement  à 
cette  forte  et  complète  application  si  désirable  sur  les  objets  de  l'ensei- 


(1)  Cité  par  M.  Laboulaye.  (Revue  Wolowski,  tome  XIII,  1841,  p.  4.) 


440  JOURNAL  DES  ÉCONOWFSTES. 

gnement  normal.  »  (Réponse  h  la  demande  d'avis  adressée,  le  29  mars 
1845,  par  M.  de  Salvandy,  à  toutes  les  facultés  de  droit  du  royaume,  au 
sujet  des  améliorations  que  pouvait  réclamer  l'enseignement  de  la 
science  juridique  en  France.) 

Pour  ne  parler  que  des  sciences  qui  me  semblent  absolument  inutiles 
à  tous  les  administrateurs,  je  demanderai  quel  intérêt  ils  auront  à  étudier 
la  paléographie,  le  droit  coutumier,  le  droit  ecclésiastique,  etc.  D'autres, 
telles  que  le  droit  commercial,  le  droit  des  gens,  la  diplomatique,  le 
droit  militaire,  ne  sont  nécessaires  qu'à  une  certaine  catégorie  de  fonc- 
tionnaires. D'autres  enfin  ne  peuvent  rationnellement  être  professées  que 
réduites  à  de  faibles  proportions,  pour  pouvoir  cadrer  avec  l'objet  es- 
sentiel des  connaissances  spécialement  indispensables  aux  administra- 
teurs; il  me  semble  en  être  ainsi,  par  exemple,  du  droit  civil,  du  droit 
criminel,  du  droit  commercial  même. 

Je  ne  puis  admettre  non  plus  que  les  études  complètes  de  droit  soient 
nécessaires  aux  administrateurs  et  doivent  être  rendues  légalement  obli- 
gatoires, par  l'exigence  du  grade  de  licencié  ou  de  docteur,  comme 
semblait  le  proposer  M.  de  Salvandy,  en  1835.  J'ai  dit  que,  de  1838  à 
1845,  ce  ministre  avait  visiblement  modifié  ses  idées.  Après  avoir  hésité 
entre  cette  exigence,  complétée  par  le  stage  dans  un  service  public,  et 
une  école  d'administration  casernée,  il  était  arrivé  à  l'idée  de  la  forma- 
tion d'une  section  des  sciences  politiques  et  administratives,  annexée  à 
la  Faculté  de  droit  de  Paris  agrandie,  qu'il  présentait  en  parallèle  avec 
celle  de  l'institution  d'une  faculté  spéciale. 

Sans  entrer  dans  l'examen  détaillé  des  questions  (1)  posées  par  M.  de 
Salvandy  à  la  haute  commission  des  études  de  droit,  je  me  bornerai  à 
faire  connaître  sa  conclusion,  prise  après  de  longues  discussions,  telle 
que  M.  Laferrière  Ta  reproduite  ultérieurement  (2).  La  très-grande  ma- 
jorité des  membres  se  prononça  pour  la  création  d'une  école  spéciale 
des  sciences  politiques  et  administratives,  dont  les  élèves  devraient  être 
licenciés  en  droit  et  qui  recevrait  seulement  les  candidats  aux  «  parties 
élevées  de  l'administration,  »  aux  «  positions  supérieures  et  difficiles,  » 


(1)  Voir  le  Journal  de  V instruction  publique  (numéro  du  23  mai  1846).  — 
M.  Laferrière  a  d'ailleurs  reproduit  ces  questions  dans  la  Revue  Fœlix 
(t.  XV,  1848,  page  635),  pour  relever  l'erreur  commise  par  l'exposé  des 
motifs  du  projet  de  loi  sur  l'école  d'administration,  où  on  lisait  que  la 
pensée  de  M.  de  Salvandy  n'avait  point  eu  de  suite. 

(2)  De  V Enseignement  administratif  dans  les  facultés  de  droit  et  d'une  école 
spéciale  d'administration.  {Revue  Wolowski,  t.  XXXIV,  page  104  et  Revue 
Fœlix,  t.  XVI,  page  108.)  —  Cet  article,  publié  en  1849,  passe  pour  être 
le  procès-verbal  inédit  des  délibérations  de  la  haute  commission  des 
études  de  droit. 


DE  L'ENSRlfïNEMENT  PROFESSIONNEL.  -îll 

altendii  que  cette  école  [généralisée  serait  impossil)le  (mais  pourquoi 
donc?).  .If  n'iiésitiî  |)oinl  à  affirmer  (ju'indépendamment  de  ce  caractère 
juridi({iie  (pic  comporte  rinstitulion,  elle  ne  servirait  absolument  à 
rien,  à  aucun  point  de  vue.  L'im[)opularité  lé{;itime  qui  accueillerait  une 
pareille  création,  basée  sur  le  parta[;e  des  fonctionnaires  en  deux  caté- 
g^ories,  dont  l'une  serait  nécessairement  inaccessible  à  l'autre,  me  dis- 
pense même  de  le  combattre  spécialement  ici  :  tout  mon  travail  est  plein 
des  objections  qu'elle  soulève.  Au  fond,  il  y  avait,  dans  cette  opinion, 
une  question  non  de  personne,  mais  de  corps  (ce  qui  est  peut-être  pis); 
il  fallait  absolument  que  l'administration  juridique  conservât  la  haute 
main  sur  la  nouvelle  institution.  Eh  bien!  je  le  prédis,  toute  tentative 
faite  avec  un  tel  point  de  départ  sera  complètement  stérile  à  tous  ég^ards. 

École  d'administration  de  1848. 

A  un  point  de  vue  historique,  l'un  des  écrivains  dont  je  parlerai  dans 
le  prochain  article,  M.  Duveyrier,  s'est  trompé  en  voulant  que  Napoléon 
et  M.  Macarel  eussent  les  premiers  montré  une  grande  sollicitude  pour 
la  création  d'une  école  quelconque  de  fonctionnaires  publics. 

«  Non  que  Napoléon  ait  conçu  l'idée  d'une  semblable  institution,  dit 
M.  Duveyrier  (4),  mais  il  en  avait  rendu  l'établissement  indispensable 
par  son  décret  de  1809.  »  Ses  160  auditeurs  au  conseil  d'État,  répartis 
entre  les  divers  ministères,  y  trouvaient  autant  d'écoles  d'application.— 
Cet  hommage  me  semble  amené  d'un  peu  loin  et,  comme  il  n'est  pas 
absolument  nécessaire  à  la  gloire  impériale,  je  crois  plus  prudent  de  ne 
pas  le  rendre  à  celui  qui  a  écrit  :  «  Exiger  d'un  jeune  homme  des  con- 
naissances si  diverses  pour  l'admettre  dans  une  carrière,  c'est  risquer  de 
priver  l'État  des  grands  hommes  que  cette  carrière  pourrait  produire  un 
jour;  car,  par  une  bizarrerie  de  l'esprit  humain,  tel  est  un  grand 
médecin  ou  un  grand  jurisconsulte,  qui  n'a  jamais  su  apprendre  une 
division  complexe.  »  Bornons-nous  à  tirer  de  cette  citation,  qui  n'est 
point  essentiellement  favorable  au  principe  du  concours,  une  conclusion 
très-juste,  qui  s'applique  particulièrement  au  mode  d'instruction  des 
fonctionnaires  publics  :  —  c'est  que  les  connaissances  trop  diverses  ne 
promettent  pas  précisément  de  bons  résultats;  or,  cet  axiome  a  été 
généralement  tenu  en  oubli  par  les  auteurs  qui  se  sont  occupés  de  la 
matière.  Lorsque  l'Empereur  disait,  le  3  mai  1815,  ta  Sismondi  :  a  Égalité 
devant  la  loi,  nivellement  des  impôts,  abord  de  tous  à  toutes  places,  j'ai 
donné  tout  cela:  »  il  se  trompait;  il  avait,  au  contraire,  comme  on  le 
verra  plus  loin,  voulu  constituer  une  aristocratie  de  fonctionnaires.  Les 


(l)  Dans  la  vingtième  de  ses  Lettres  politiques  (Paris,  1843,  tome  II), 
adressée  à  M.  de  Barante. 


442  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

gouvernements  qui  ont  succédé  au  (gouvernement  impérial  l'ayant  imité, 
puisque  les  louables  velléités  de  la  monarchie  de  Juillet  n'ont  point  été 
suivies  d'effets,  la  France  attend  encore  la  réalisation  de  la  vieille  pro- 
messe constitutionnelle.  Très-lé(îalement,  mais  toutefois  en  violation 
évidente  des  principes  qui  régissent  une  société  moderne,  nul  ne  peut 
exercer  la  plupart  des  fonctions  publiques,  s'il  n'est  pas  convenablement 
protégé. 

Quant  à  M.  Macarel,  —  qui  soumit  bien,  en  1829,  à  M.  de  Vatimes- 
nil,  ministre  de  l'instruction  publique,  l'idée  de  l'institution  d'une 
sixième  faculté,  et  en  fit,  vers  la  fin  de  1832,  l'objet  d'une  lettre  offi- 
cielle, publiée  (1)  sous  la  forme  de  «Note  sur  la  nécessité  de  créer  une 
faculté  des  sciences  politiques  et  administratives  ou  du  moins  une  école 
spéciale  à  Paris,»  —  quant  à  M.  Macarel,  dis-je,  il  ne  connaissait  pas 
bien  l'historique  de  la  question,  lorsqu'il  écrivait  ceci  :  «Il  serait  hono- 
rable pour  la  France  de  donner  le  premier  exemple  d'études  méthodi- 
ques et  complètes  en  ce  genre.»  Depuis  longtemps,  ainsi  que  je  l'ai 
rappelé  longuement,  l'Allemagne  avait  pris  les  devants.  De  plus,  il  n'a- 
vait point  tenu  à  Guvier  que  la  France,  au  lieu  d'en  être  encore  à  solli- 
citer du  gouvernement  une  organisation  aussi  importante  à  tous  égards, 
ne  fût,  dès  1816,  ou  au  moins  dès  1820,  dotée  d'une  sage  imitation  de 
la  vie  administrative  de  nos  voisins  d'outre-Rhin. 

M.  Duveyrier,  de  son  côté,  n'avait  pas  eu  occasion  de  lire  une  bro- 
chure de  deux  savants,  MM.  Lamé  et  Clapeyron  (2),  auxquels  il  ne  serait 
que  juste  (on  le  verra  plus  loin),  si  jamais  la  création  d'un  système 
d'écoles  d'administration  était  décidée,  de  reporter  toute  la  gloire  d'avoir 
les  premiers  proposé  de  généraliser  l'excellent  système  de  l'École  poly- 
technique et  de  ses  dérivées.  L'appliquer  à  d'autres  branches  du  service 
public  que  celles  du  génie  civil  et  du  génie  militaire,  en  prenant  ces 
locutions  dans  leur  sens  le  plus  étendu,  c'est,  en  effet,  cà  mon  avis,  le 
seul  côté  pratique  du  plan  séduisant  des  deux  éminents  ingénieurs,  que 
j'exposerai  avec  assez  de  détails  pour  qu'on  puisse  bien  comprendre  la 
limite  qui  sépare  le  rêve  du  réel. 

Un  système  a  donc  été  ébauché  au  commencement  de  la  République 
de  1848,  mais  la  tentative  a  duré  quelques  mois  à  peine  et  n'a,  dès  lors, 
produit  aucun  résultat.  Je  le  croyais  appelé  à  un  grand  avenir,  et  je  re- 
grette profondément  de  ne  l'avoir  pas  vu  expérimenter  pendant  un  cer- 
tain temps  et  sur  une  grande  échelle.  L'institution  avait  été  fondée,  en 
ces  termes  assez  vagues,  par  un  décret  du  gouvernement  provisoire,  du 


(4)  Voir  l'appendice  des  Éléments  de  droit  public.  Paris,  1833.  Note  B. 
(2)  Plan  d'écoles  générale  et  spéciales  pour  Vagriculture^  Vindustrie  ma- 
nufacturière^ le  commerce  et  l'administration.  Paris,  1833. 


T)E  I/ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  443 

8  mars  1848  :  «Une  École  d'administration,  destinée  aux  diverses  bran- 
ches d'administration  déponrvnes  jnsqn'à  présent  d'écoles  préparatoires, 
sera  établie  snr  des  hases  anah),<;iies  à  ceUes  de  Tl'lcole  polyteclmique.» 
Le  ministre  de  l'instruction  puhliijne  était  char{;é  de  [irocéder  à  Ja  créa- 
tion de  cet  établissement,  qiii,  maifyré  la  fécondité  du  principe  sur  lequel 
il  semblait  être  étayé,  ne  vécut  que  jusqu'au  9  août  4849,  date  de  la  loi 
qui  le  suj)prima  purement  et  simplement  (1).  Que  s'éLait-il  donc  passé 
pour  qu'une  institution,  que  certains  esprits  rejyardaient  et  regardent 
encore  conlme  excellente,  vînt  somhrer  misérahlement  au  bout  d'une 
année?  D'une  part,  les  bases  sur  lesquelles  elle  avait  été  fondée  n'étaient 
pas  solides;  d'autre  part^  la  coopération  des  créateurs  mêmes  de  Tœuvre, 
dont  plusieurs  n'avaient  peut-être  au  fond  voulu  qu'obtenir,  à  un  mo- 
ment donné,  l'assentiment  "public,  avait  complètement  fait  défaut,  lors- 
qu'était  survenue  Tépoque  de  la  réalisation  de  leurs  trop  solennelles 
promesses.  Je  trouve  à  ce  sujet,  dans  la  lettre  que  le  directeur  des  études 
de  l'École  d'administration  (M.  de  Sénarmont,  de  l'iVcadémie  des  sciences) 
adressait  au  ministre  de  l'instruction  publique,  le  27  juillet  1848,  pour 
donner  sa  démission,  ce  passage  significatif: 

«  La  coopération  désintéressée  des  créateurs  mêmes  de  l'établissement 
est  la  seule  qui  lui  ait  manqué.  Après  des  promesses  publiques,  après 
des  engagements  formels,  ils  reculent  de  jour  en  jour  devant  l'achève- 
ment de  leur  œuvre,  sans  en  avoir,  depuis  quatre  mois  entiers,  assuré 
l'existence,  sans  en  avoir  su  même  préparer  l'avenir.  Depuis  longtemps, 
je  réclamais  ma  liberté  :  aujourd'hui  je  la  reprends,  repoussant  toute 
part  de  responsabilité  dans  l'imprévoyance  avec  laquelle  on  a  compro- 
mis les  intérêts  des  familles.  » 

Quiconque  a  connu,  de  près  ou  de  loin,  l'homme  énergique,  intelli- 
gent et  droit,  duquel  émane  ce  témoignage  officiel,  comprendra  qu'il 
ne  permet  à  personne  de  conclure  de  l'épreuve  de  1848  contre  l'idée 
d'une  école  d'administration. 

(1)  Point  important  à  noter,  un  très-grand  nombre  de  ces  jeunes  gens 
sont  devenus  depuis  des  hommes  fort  distingués.  —  «Le  succès  des 
examens  a  dépassé  nos  espérances,  écrivait  M.  Carnot  en  1848.  900  con- 
currents se  sont  fait  inscrire,  150  ont  été  admis  et  forment  une  promotion 
que  tous  les  rapports  adressés  au  ministre  présentent  comme  égale  aux 
plus  brillantes  de  l'École  polytechnique.»  — L'École  d'administration, 
dit  M.  Carnot  en  1863,  «  a  produit  deux  promotions  de  150  jeunes  gens, 
qui,  après  la  dissolution  de  l'école,  se  sont  presque  tous  distingués  dans 
des  carrières  diverses;  plusieurs,  aujourd'hui,  occupent  avec  honneur 
des  postes  élevés  dans  les  services  de  l'État.  »  J'ai  précisément  sous  les 
yeux  une  liste  des  anciens  élèves  de  l'École  d'administration  de  1848, 
indiquant  les  professions  qu'ils  ont  embrassées;  elle  justifie  pleinement, 
s'il  en  était  besoin,  l'assertion  de  l'honorable  membre  du  Corps  législatif. 


444  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Le  7  avril  1848,  le  g'ouvernement  provisoire  avait  décrété,  sur  le 
rapport  du  ministre  de  l'instruction  publique  et  des  cultes,  la  réorgani- 
sation du  Gollé(îe  de  France.  On  lisait  notamment,  dans  l'article  l*""  du 
décret  : 

«  Afin  de  donner  h  l'enseignement  politique  et  administratif  les  déve- 
loppements nécessaires  à  la  République,  il  sera  institué  au  Collège  de 
France  une  série  de  chaires  ainsi  dénommées  :  1°  Droit  politique  fran- 
çais et  droit  politique  comparé.  —  2°  Droit  international  et  histoire  des 
traités.  —  3°  Droit  privé.  —  4°  Droit  criminel.  —  5°  Économie  générale 
et  statistique  de  la  population. —  6"  D**  de  l'agriculture.--  Ï^D^des  mines, 
usines, etc., et  manufactures. —  S^D^des  travauxpublics.— 9*  D**  des  finan- 
ces et  du  commerce.  —  10"  Droit  administratif.  —  11"  Histoire  des  in- 
stitutions administratives  françaises  et  étrangères.  » 

Aux  termes  de  l'article  2,  les  chaires  de  droit  de  la  nature  et  des  gens, 
d'économie  politique  (remplacée  avec  désavantage  par  cinq  chaires 
d'économie  générale  et  de  statistique  1)  et  de  législation  comparée  étaient 
supprimées. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  ces  créations  et  ces  suppressions  étaient 
également  intempestives;  que  cette  multiplicité  de  chaires  de  droit  et 
d'économie  générale  était  scientifiquement  abusive;  que  le  Collège  de 
France,  qui,  suivant  une  juste  expression  de  M.  Cousin  (1),  «ne  prépare 
à  aucune  carrière  et  n'a  en  vue  que  l'avancement  de  la  science  par  l'en- 
seignement de  ses  parties  les  plus  élevées,  »  se  trouvait  détourné  de  son 
véritable  but;  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  faire  concurrence  aux  chaires  des 
facultés;  qu'enfin  un  cours  d'économie  politique  bien  conçu  comprend, 
à  côté  des  principes  certains  de  cette  science  nouvelle,  toutes  les  notions 
de  statistique  sociale,  financière,  agricole,  industrielle  et  commerciale, 
en  tant  qu'elles  rentrent  dans  les  connaissances  à  propager  parmi  les 
auditeurs  de  ce  cours? 

Le  fameux  décret  du  7  avril  1848  stipulait  encore,  dans  ses  articles  6 
et  7,  que  «les  élèves  destinés,  conformément  au  décret  du  8  mars  pré- 
cédent, au  recrutement  des  diverses  branches  du  service  administratif, 
seront  assujettis  à  suivre  l'instruction  du  Collège  de  France;  —  que  le 
nom  d'Élèves  du  Collège  de  France  leur  sera  spécialement  affecté.  »  On 
le  voit,  l'idée  d'une  école  administrative,  —  tout  cà  fait  analogue,  en 
principe,  à  l'École  polytechnique,  qui,  elle  aussi,  a  été  improvisée  pen- 
dantune  période  révolutionnaire, mais  qui,  activement  patronnée  par  ses 
fondateurs,  a  produit  des  résultats  excellents,  tant  au  point  de  vue  tech- 
nique qu'an  point  de  vue.moral,  —  était  intimement  liée  à  la  marche 
d'un  établissement  destiné  uniquement  à  assurer  le  progrès  des  sciences 

(1)  Séance  de  la  Chambre  des  pairs  du  14  avril  1845. 


DE  L'ENSEIGNEMKINT  PROFESSIONNEL.  415 

théoritiiies!  Tandis  qu'il  fallait  créer,  pour  l'administration  [générale, 
une  école  qui  remplît  le  but  atteint  pour  l'administration  des  forêts,  l'u- 
ni versitc,  l'armée,  la  marine par  les  écoles  forestière,  normale,  mili- 
taire, navale on  ne  se  préoccupait  qne  d'une  modification  du  haut 

cnsei<;ncment,  aussi  malheureuse  dans  le  fond  que  dans  la  forme.  Les 
membres  du  fyouvernement  provisoire  ,  voulant  imiter  les  savants 
fondateurs  de  l'École  polytechnique,  avaient,  en  effet,  annoncé  «  un 
spectacle  nouveau  et  plus  solennel  encore  »  que  celui  dont  cette  lécole 
offrit  l'exemple  :  «Les  ministres  de  la  République  devaient  venir  eux- 
mêmes  enseij",ner  publiquement  à  la  jeunesse  les  principes  d'administra- 
tion et  de  politique  appliquée  ailleurs  par  eux  à  la  conduite  de  l'État!» 
Cette  bizarre  attribution  ayant  été  blâmée,  à  juste  titre,  selon  moi, 
M.  Garnot  a  fait  connaître  que  le  motif  principal  «  fut  d'imposer  silence 
à  des  sollicitations,  léfjitimes  peut-être,  mais  qu'il  fallait  prendre  au 
moins  le  temps  d'apprécier.  Avant  de  faire  des  choix  définitifs,  il  était 
bon  que  les  postes  fussent  occupés  par  des  hommes  dont  le  nom  faisait 
taire  toute  concurrence  et  auxquels  chacun  tiendrait  à  honneur  de  suc- 
céder...» La  brochure  de  M.  Garnot  est  extrêmement  curieuse  dans  tout 
cet  ordre  d'idées  ;  je  ne  résiste  point  au  plaisir  de  citer  ce  passage  si*- 
gnificatif  du  récit  des  tribulations  d'un  ministre  au  lendemain  d'une 
révolution  politique  :  «Les  prétentions  personnelles  exorbitantes,  les 
plans  déraisonnables  ou  prématurés  mirent  à  l'épreuve  ma  patience  et 
ma  fermeté;  chacun  voulait  tout  changer,  tout  changer  en  un  jour  et 
surtout  profiter  du  changement.  »  Bien  que  cette  citation  incidente  doive 
me  prédisposer  à  l'indulgence,  je  me  vois  obligé  de  continuer  le  cours 
de  mes  critiques. 

Il  ne  s'agissait  que  du  principe  à  poser,  pour  l'avenir,  en  matière  de 
recrutement  des  services  administratifs,  et  la  question  du  système  d'é- 
tudes était,  pour  ainsi  dire,  secondaire  :  les  éléments  de  l'instruction 
à  donner  aux  élèves  de  l'école  d'administration  devaient,  dans  le  com- 
mencement, céder  le  pas  aux  considérations  d'utilité  publique,  qui  mi- 
litaient en  faveur  d'une  organisation  désormais  inattaquable  des  di- 
verses branches  du  service  de  l'État.  Il  est  bien  certain  que  la  période 
de  transition  eût  été  laborieuse  et  que  les  droits  acquis  antérieurement 
ne  permettaient  pas  le  fonctionnement  immédiat  d'un  système  de  re- 
crutement exclusif.  Mais  la  question  ne  fut  même  pas  posée ,  le  séjour 
des  élèves  à  l'école  d'administration  devant  être  de  trois  ans  et  leur 
licenciement  étant  survenu  à  l'expiration  de  la  première  année.  On  vit 
bientôt  poindre  l'idée  «de  faire  une  juste  place  aux  mérites  qui  se  ma- 
nifestent dans  un  âge  plus  avancé  que  celui  des  écoles  et  par  des  voies 
régulières,»  —  phrase  pompeuse,  toujours  mise  en  avant  et  ne  cachant 
guère,  en  réalité,  que  l'intention  de  réserver  un  certain  nombre  de  places 
à  la  faveur  et  à  l'arbitraire.  En  prenant  des  jeunes  gens  d'une  ving- 


146  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

taine  d'années,  c'est-à-dire  d'un  ii^jQ  où  le  mérite  ne  peut  être  évalué 
que  par  la  faculté  d'apprendre,  on  est  sûr  d'avoir  (dans  un  ordre  de 
faits  où  Fidéal  ne  saurait  jamais  qu'être  poursuivi,  eu  é[yard  aux  con- 
ditions d'imperfection  fiUalement  inhérentes  à  l'humanité)  un  personnel 
qui  répondra  aux  exi(}ences  les  plus  délicates.  C'est  le  système  qui  sert 
de  base  à  l'École  polytechnique  et  c'est  le  seul  bon.  A  Dieu  ne  plaise 
que  personne  puisse  prétendre  que  les  examens  d'admission  donnent 
entrée  à  tous  les  jeunes  g^ens  capables  de  suivre  les  cours  de  cette 
école,  que  les  examens  de  sortie  y  classent  les  élèves  dans  un  ordre  im- 
muable; mais  chacun  peut  affirmer  que  la  moyenne  est  convenable.  Il 
est  peu  probable  que  des  examens,  recommencés  pour  les  mêmes  can- 
didats et  par  des  examinateurs  différents,  classassent  ces  candidats 
absolument  dans  le  même  ordre.  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Les 
chances  de  l'épreuve  existent  certainement,  mais  tout  moyen  de  les 
corriger  procurerait  un  remède  pire  que  ce  mal  inévitable  et  accessoire, 
tandis  qu'un  concours,  loyalement  et  soigneusement  ouvert,  ne  donne 
prise  à  aucune  objection  sérieuse. 

On  lit  dans  un  article  officiel,  intitulé  Des  précédents  de  VÉcole  d'ad- 
ministration (1).  «La  pensée  de  créer,  pour  les  services  administratifs, 
un  système  d'enseignement  spécial  a  préoccupé,  d'une  manière  plus  ou 
moins  précise,  les  divers  gouvernements  qui  se  sont  succédé.  Des  con- 
sidérations d'une  valeur  secondaire,  surtout  la  nécessité  de  maintenir 
le  principe  de  la  libre  distribution  des  faveurs,  les  ont  toujours  re- 
tenus.» La  République  doit  encourir  absolument  le  même  reproche, 
d'autant  plus  grave  à  son  égard  que  ce  gouvernement  a  eu,  au  moment 
le  plus  propice  à  une  innovation  de  cette  nature,  des  pouvoirs  illimités, 
qu'il  a  parlé  de  remonter  un  mauvais  courant  de  la  nation  française  et 
qu'il  a  succombé  misérablement  à  la  tâche.  Il  n'a  su  donner  le  jour 
qu'cà  une  institution  qui  ne  pouvait  pas  vivre,  à  ce  point  qu'à  l'heure  de 
sa  mort,  personne  ne  s'est  pour  ainsi  dire  levé  afin  de  la  défendre. 

Aucun  regret  ne  fut  exprimé,  aucune  espérance  ne  fut  donnée  à 
Toccasion  de  la  partie  morale,  auprès  de  laquelle  la  partie  technique, 
je  le  répète  à  dessein,  ne  signifiait  rien  :  le  principe  posé,  quoi  de  plus 
simple,  avec  le  temps,  qu'une  efficace  amélioration  de  l'enseignement? 
Ici  même,  il  m'en  coûte  d'avoir  à  le  constater,  l'école  d'administration 
avait  été  mal  reçue  : 

«L'ignorance  de  notre  administration  est  une  plaie  que  nous  n'avons 
cessé  de  signaler,  —  écrivait  l'auteur  d'un  article  sur  la  Suppression  de  la 
chaire  d'économie  politique  au  Collège  de  France  (2),  —  qu'un  enseignement 


(1)  Moniteur  du  19  avril  1848,  p.  861. 

(2)  Tome  XX  (1848)  du  Journal  des  Économistes,  p.  ^7. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  447 

supérieur  mieux  entendu,  ([u'une  École  administrative  eussent  pu  être 
un  remède  h  ce  mal,  nous  voulons  bien  le  croire,...  mais  nous  ne  pou- 
vons pas  bien  auî^urerde  la  fondation  de  cours,...  hors  lesquels  et  sans 
lesquels  aucun  citoyen  français  ne  sera  admis  aux  hautes  fonctions  pu- 
bliques. 

Les  familles,  alléchées  par  les  garanties  de  travail  offertes  aux  élèves 
du  Collège  do  France,  feront  en  grand  nombre  les  sacrifices  nécessaires 
pour  que  leurs  enfants  obtiennent  les  diplômes,...  et  le  pouvoir  se  trou- 
vera bientôt  en  présence  d'une  armée  de  petits  administrateurs  avides 
et  besogneux,  matière  première  de  la  corruption.  Qu'on  y  prenne  garde!» 

II  ne  s\'i(}it  point  des  hautes  fonctions.  Le  concours,  en  apparence 
exclusif,  est,  au  contraire,  excessivement  libéral.  Qu'il  y  ait  trop, 
beaucoup  trop,  énormément  trop  de  fonctionnaires  en  France,  je  l'ac- 
corde volontiers;  mais,  quelque  réduit  que  puisse  être  leur  nombre, 
il  en  faudra  toujours.  Or  je  ne  vois  pas  bien,  d'une  part,  pourquoi  les 
sujets  produits  par  un  concours  seront  nécessairement  avides  et  hesoi- 
gneux;  —  d'autre  part,  comment  on  éviterait  aux  familles  des  sacrifices, 
en  somme,  analogues  à  ceux  qu'exigée  toute  carrière  libérale,  sans  faire 
des  fonctions  publiques  l'apana^o^e  d'une  aristocratie  d'ar(jent.  Sera- 
t-elle  aussi  l'aristocratie  de  l'intelligence,  «au  milieu  d'un  peuple  qui 
n'en  veut  plus  d'autre  ?»  (M.  Duruy,  à  la  Sorbonne,  10  août  1863). 
Qu'on  y  prenne  garde  ! 

L'historique  que  je  viens  de  retracer  ne  serait  pas  complet,  au  point 
de  vue  moral  que  je  veux  toujours  mettre  en  avant,  si  je  n'y  ajoutais  une 
analyse  rapide  de  la  discussion  qui  s'éleva,  dans  la  région  législative, 
à  propos  de  l'école  d'administration  républicaine,  entre  les  partisans 
du  système  dont  elle  avait  été  un  si  triste  spécimen  et  les  défenseurs 
plus  ou  moins  absolus  des  facultés  des  sciences  administratives  et  poli- 
tiques; elle  est  éminemment  instructive,  même  après  tout  ce  qui  vient 
d'être  dit. 

Dans  l'exposé  des  motifs  du  premier  projet  de  loi  présenté  par  le 
gouvernement  (24  août  1818),  pour  faire  régulariser  par  l'Assemblée 
nationale  le  décret  d'institution,  on  trouve  la  phrase  suivante  :«S'iI 
faut  se  garder  d'admettre  que  le  mérite  personnel  constitue  par  lui- 
même  aucun  droit  positif,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  consta- 
tation régulière  de  ce  mérite  est  une  des  ressources  les  plus  précieuses 
dont  on  puisse  faire  usage  pour  assurer  h.  rectitude  du  choix  des  fonc- 
tionnaires.» J'avoue  que",  dans  la  bouche  d'un  ministre  républicain, 
ces  deux  membres  de  phrase  me  paraissent  absolument  inconciliables. 
Mais  combien  il  est  franchement  dans  le  vrai,  quand  il  ajoute  :  «La  res- 
ponsabilité mini^férielle  ne  saurait  en  recevoir  aucune  atteinte,  puis- 
qu'il s'entend  que  les  titres  de  ce  genre  ne  peuvent  être  appliqués  qu'à 
ouvrir  la  carrière,  sans  en  fixer  précisément  les  degrés  supérieurs.  On 


448  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

est  même  à  cet  é(jard  tout  à  fait  autorisé  à  conclure  que,  les  divers 
services  qui  se  recrutent  à  des  écoles  spéciales  n'ayant  prouvé  jusqu'ici 
aucun  inconvénient  dans  leur  hiérarchie,  par  l'effet  d'un  tel  mode 
d'admission,  il  en  serait  exactement  de  même  des  services  adminis- 
tratifs proprement  dits.  »  Qu'objecter  aussi  à  ce  parallèle  entre  les 
deux  systèmes  en  lutte  :  dans  une  faculté^  leçons  suivies  avec  négli- 
gence et  en  vue  seulement  des  examensde  fin  d'année,  par  des  auditeurs 
de  toutes  forces,  examen  absolu  ;  dans  une  école,  études  réellement  obli- 
gatoires et  contrôlées  par  de  fréquentes  interrogations,  minimum  de 
capacité  des  élèves  réglant  le  programme  du  cours,  examens  relatifs  et 
concours  aboutissant  à  un  classement,  «principe  si  puissant  d'émulation 
en  même  temps  que  de  justice.  » 

Le  projet  de  loi  (amendé,  du  reste,  par  l'Assemblée  nationale,  dont  la 
majorité  ne  partageait  pas  cette  saine  manière  de  voir)  fut  retiré  par  le 
gouvernement,  et,  quand  il  fut  soumis  de  nouveau  au  pouvoir  législatif, 
il  était  défiguré  à  tel  point  qu'à  l'école  d'administration,  dont  la  suppres- 
sion était  demandée,  était  substituée  une  simple  extension  de  l'ensei- 
gnement administratif  dans  les  facultés  de  droit.  C'est  que  le  vent  des 
passions  politiques  avait  soufflé  sur  le  fragile  édifice  du  gouvernement 
provisoire.  A  la  tête  du  département  de  l'instruction  publique  était  un 
ministre  éminemment  distingué  et  honorable,  mais  que  l'esprit  de  réac- 
tion emporta  si  loin  que  plus  d'un  sophisme  se  glissa  dans  le  nouvel 
exposé  des  motifs  (22  janvier  1849)  (1).  Puis-je,  en  effet,  donner  un 
autre  nom  à  des  principes  tels  que  les  suivants  :  «  Depuis  longtemps,  les 
fonctions  administratives  ne  sont  plus  livrées  au  caprice  ministériel:  » 
phrase  qui,  si  elle  est  exacte,  ne  devrait  pas  se  trouver  à  côté  de  cette 
autre  :  «  Quelle  part  demeurerait  donc  au  libre  arbitre,  à  la  responsabi- 
lité du  gouvernement?»  Aucune,  dirai-je,  répondant,  au  contraire,  affir- 
mativement à  cette  autre  question  ministérielle  :  «  Pouvons-nous  con- 
sentir à  dépouiller  l'autorité  de  toute  intervention  dans  le  choix  de  ses 
agents  ?  De  l'aveu  des  esprits  les  plus  ombrageux,'ï'identité  doit  rigou- 
reusement exister,  entre  la  pensée  supérieure  et  son  instrument  direct, 
dans  les  carrières  administratives»  (2).  Certainement  oui,  entre  un  préfet 


(1)  Moniteur  du  25,  page  256. 

(2)  La  déclaration  de  M.  de  Falloux  a  été  répétée,  en  ces  termes,  par 
M.  de  Parieu  au  Corps  législatif.  :  «  Tout  le  monde  sait  que,  dans  les 
fonctions  administratives  et  politiques,  il  faut  une  corrélation  de  senti- 
ments, il  faut  une  unité,  il  faut  un  accord  entre  tous  les  membres  de 
l'administration,  qui  ne  permettent  pas  de  mettre,  même  indirectement, 
au  concours  ce  genre  d'emplois.  »  —  M.  de  Parieu  avait,  dans  son 
Rapport  sur  le  concours  relatif  à  l'enseignement  adminÊtratif  et  politique 
pour  le  prix  Bordin^  été  tout  à  la  fois  plus  et  moins  hostile  aux  princi- 


DE  L'ENSEIGNEMENT  PROFESSIONNEL.  449 

et  le  ministre  de  riiitérieiir  !  Gcrlaineinent  non,  entre  l'autorité  adminis- 
trative et  s;îs  a(îenls  de  toute  classe,  qui  n'ont  qu'à  faire  consciencieuse- 
ment leur  devoir  et  fi  exécuter  rijyoureusement  les  ordres  hiérarchique- 
ment Iransiiiis,  j)our  (jUf  rh\  [)()tlièse  d'un  désaccord  de  [)rincipe  n'ait 
absolument  aucune  importance!  —  «  L'École  polytechniiiue,  l'École  de 
Saint-Cyr,  l'École  des  mines,  l'École  forestière,  PÉcoIe  d'Alfort,  les  Écoles 
des  arts  et  métiers  ne  re^yor^jent-elles  pas,  d'ailleurs,  de  sujets  auxquels 
les  issues  sont  trop  souvent  et  trop  lonçlemjis  fermées?  »  Quelle  déplo- 
rable ignorance  du  sujet  suppose  cette  confusion  entre  dès  écoles  de 
fonctionnaires,  —  parmi  lesquelles  on  oublie  l'École  des  ponts  et  chaus- 
sées! —  et  les  écoles  industrielles  des  arts  et  métiers!  Où  a-t-on  vu  que 
les  écoles  de  fonctionnaires  aient  jamais  été  dans  la  position  qu'on  ne 
craint  pas  de  représenter  comme  normale.  Le  {gouvernement  demande 
sérieusement  comment  on  fera  concorder  les  vacances  des  emplois,  iné- 
vitablement et  éiernellement  mobiles,  avec  la  date  immuable  de  la  sor- 
tie des  élèves  de  l'école  d'administration,  quand  il  n'avait  qu'à  s'enqué- 
rir auprès  des  ministres  qui  ont  dans  leurs  départements  des  corps 
s'alimentant  plus  ou  moins  exclusivement  à  l'École  polytechnique  et  à 
ses  écoles  d'application;  ces  ministres  auraient  infailliblement  répondu 
que  jamais  un  intérêt  administratif  n'avait  été  compromis  par  un  obstacle 
de  ce  genre.  Le  seul  reproche  fait  au  gouvernement  provisoire  par  le 
gouvernement  définitif,  qui  m'ait  paru  mériter  considération,  c'est  celui 
«  d'arracher  ainsi  annuellement  aux  départements  les  jeunes  gens  des- 
tinés à  y  rentrer,  et  de  commencer  leur  noviciat  par  l'isolement  des 
intérêts  locaux  et  des  mœurs  avec  lesquels  ils  auraient  plus  tard  à 
compter.  »  Je  n'admets  pas  la  seconde  partie  du  reproche,  mais  je  ne 
puis  me  dissimuler  que  cette  décentralisation  permanente  des  jeunes 
gens  destinés  à  devenir  fonctionnaires  présente  des  inconvénients  très- 
réels;  j'essaierai  d'y  remédier  autant  que  possible  dans  les  conclusions 
qui  termineront  cette  étude. 

Quoi  qu'il  en  soit  à  cet  égard,  ec  en  laissant  de  côté  la  reprise  du  pre- 
mier projet,  —  celui  d'une  école  spéciale  d'administration,  —  par 
M.  Bourbeau,  puisqu'elle  n'a  été  suivie  d'aucun  résultat,  je  persiste  à 
penser  que  ce  seul  plan  a  quelque  chance  de  réussite,  pour  peu  que  la 
mise  à  exécution  en  soit  loyale  et  mûrement  réfléchie.  Toutefois,  ainsi 

pes  du  concours  et  de  l'école.  En  effet,  d'un  côté,  il  signalait  «  les  apti- 
tudes de  caractère  et  les  conditions  de  solidarité  d'opinion  politique  que 
réclament  certaines  branches  de  l'administration  ;  »  de  l'autre,  il  re- 
grettait «que  les  succès  du  barreau,  les  missions  électorales,  obtenues 
et  accomplies  le  plus  brillamment,  pussent  suppléer  le  passeport  d'un 
diplôme,  rendu  presque  inévitable  ou  ne  devant  être  remplacé  que  par 
des  examens  équivalents.  » 

'H'''  SERiK.  ï.  xLVi.  —  ri  juin  I860.  29 


450  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

qu'on  le  verra,  je  n'admets  pas  que  cette  solution  soit  exclusive  et  ré- 
ponde invariablement  aux  exig-ences  multiples  du  recrutement  du  per- 
sonnel des  fonctionnaires  publics,  et  de  Tensei^jnement  des  sciences  po- 
litiques et  administratives.  E.  Lamé  Fleury. 

—  La  suite  prochainement.  — 

P.  S.  Postérieurement  à  la  publication  de  l'article  où  j'ai  parlé  de 
l'Italie,  notre  rédacteur  en  chef  m'a  communiqué  une  lettre  à  lui  adres- 
sée par  un  de  ses  anciens  auditeurs  du  Collège  de  France,  M.  Louis 
Bodio,  aujourd'hui  professeur  d'économie  politique  à  Livourne  (Instituto 
reale  di  marina  mercantile.)  Il  résulte  de  cette  lettre  intéressante  qu'en 
Italie,  toute  faculté  de  droit  est,  aux  termes  d'une  loi  du  31  juillet  1862 
(que  M.  Matteucci,  ministre  de  l'instruction  publique,  avait  présentée  au 
Parlement),  partagée  en  deux  sections  :  l'une  juridique,  l'autre  politico- 
administrative,  conduisant  toutes  deux,  au  bout  de  quatre  ans,  au  grade 
de  docteur.  L'enseignement  politico-administratif  comprend,  au  moins 
comme  cadre,  l'économie  politique,  la  statistique,  le  droit  administratif, 
le  droit  constitutionnel,  le  droit  international,  la  philosophie  du  droit, 
la  philosophie  de  l'histoire,  —  indépendamment  des  cours  de  Gode  civil, 
de  droit  commercial  et  même  de  droit  romain,  que  les  étudiants  de  la 
section  spéciale  suivent  dans  la  section  juridique  pure.  Les  places  de 
toutes  les  branches  de  l'administration  sont  divisées  en  deux  catégories 
et  on  y  accède  par  la  voie  du  concours,  exclusivement  pour  la  classe  su- 
périeure, les  candidats  étant  indifféremment  docteurs  de  l'une  ou  l'autre 
des  sections  de  la  Faculté  de  droit  (1).  Si  donc  le  mode  de  recrutement 
des  fonctionnaires  publics  n'est  point  encore  parfait  en  Italie,  il  est  du 
moins  en  passe  de  le  devenir  prochainement. 


CORRESPONDANCE 


UN    CONGRÈS    DES   BANQUES    POPULAIRES    EN   ITALIE 
A  Monsieur  le  Rédacteur  en  chef  du  Journal  des  Économistes. 

Monsieur  le  Rédacteur , 

J'étais,  il  y  a  huit  ans,  en  Allemagne.  Je  fus  convoqué  à  une  réunion 
qui  se  tint  à  Francfort.  M.  Schulze,  qui  avait  déjà  commencé  sa  campa- 
gne en  faveur  du  crédit  populaire  et  dont  les  premiers  efforts  avaient  été 
couronnés  de  succès,  expliqua,  dans  cette  réunion,  le  but  et  la  portée 
du  mouvement;  il  montra  ce  qu'on  pouvait  en  attendre  pour  l'avenir  de 
la  démocratie,  dont  l'existence  politique  est  toujours   menacée   quand 

(1)  La  Gazetia  ufficiale  del  regno  d'Italia  du  lO  avril  dernier  contient, 
par  exemple,  le  programme  d'un  concours  ouvert  pour  le  recrutement 
Q  employés  de  la  classe  supérieure  d'une  administration  financière. 


CORRESPONDANCK.  451 

elle  n'est  pas  économiquement  maîtresse  d'ellc-mômc,  ot  il  insista  sur 
la  ru^cossitc»  de  |)r()[)ai^er  partout  en  Allemai^ne  et  au  dehors  l'institution 
des  baïKjues  populaires  dont  les  bi(>nfaits  n'avaient  plus  besoin  d'être 
démontrées.  D'autres  orateurs,  MM.  Wirth  et  Pickfordt,  tinrent  à  j)Ou 
près  le  môme  langap;e.  11  fut  convenu  que  chacun  des  membres  de  la 
réunion  se  dévouerait  ;\  cotte  œuvro  vraiment  démocratique.  On  sait 
quels  ont  été  les  résultats  de  cetto  espèce  do  conjuration.  Les  ban(]ues 
populaires  se  sont  multipliées  en  Allemagne,  et  elles  commencent  à 
s'introduire  dans  les  autres  parties  de  l'Europe. 

Quelques  écrivains  i;énéreux  ont  cherché,  dans  ces  derniers  temps,  à 
populariser  en  Italie  l'idée  de  M.  Scliuizc  et  les  institutions  dont  elle  a 
été  la  source.  C'est  ce  qu'ont  fait  successivement  MM.  Boldrini,  Luzzati, 
Yigano  et  quelques  autres  (1).  Leurs  ouvrages  s'adressent  vraiment  au 
peuple;  ils  sont  écrits  dans  un  style  simple  et  naturel,  qui  les  rend 
accessibles  à  tous  les  esprits;  ils  ont  en  outre  l'avantage  d'ofïrir  les  uns 
et  les  autres  la  plupart  des  documents  qui  se  rapportent  au  sujet. 

Ce  travail  n'a  pas  été  perdu  ;  il  ne  pouvait  pas  l'être.  Les  Italiens  ont 
l'esprit  ouvert  à  toutes  les  idées,  et  le  sentiment  du  beau,  qui  est  si  vif 
chez  eux,  ne  les  empêche  pas  d'avoir  à  un  très-haut  degré  le  goût  des 
choses  pratiques.  Aussi  ont-ils  compris,  dès  le  début,  tous  les  avantages 
que  pouvaient  leur  offrir  des  institutions  qui,  en  mettant  le 'crédit  à  la 
portée  du  peuple,  doivent  avoir  pour  résultat  de  préparer  l'émancipa- 
tion politique  et  économique  de  la  classe  ouvrière. 

.  D'un  autre  côté,  l'Italie  est  familiarisée  depuis  quelque  temps  avec 
les  sociétés  de  secours  mutuels,  qu'elle  n'a  pas  eu  besoin  d'emprunter  à 
l'étranger,  mais  qui  lui  sont  venues  du  moyen  âge,  à  qui  l'antiquité 
en  avait  donné  l'exemple.  Ces  sociétés,  sans  doute,  ne  sont  pas  aussi 
nombreuses  dans  la  Péninsule  qu'elles  pourraient  et  qu'elles  devraient 
l'être.  Mais  elles  y  ont  généralement  un  caractère  plus  large  qu'ailleurs. 
Elles  ne  se  contentent  pas  de  parer  aux  risques  qui  menacent  commu- 
nément les  populations  ouvrières  ;  elles  ont  aussi  pour  but  de  répondre 
à  certains  besoins,  matériels  ou  moraux,  qui  demandent  à  être  sa- 
tisfaits. 

C'est  un  terrain  tout  préparé  pour  les  banques  populaires,  qui  répon- 
dent à  un  de  ces  besoins  ;  elles  existaient  en  germe,  avant  de  naître, 
dans  les  sociétés  de  secours  mutuels,  et  c'est  de  leur  sein  généralement 
qu'elles  sont  sorties. 

On  compte  maintenant  en  Italie  une  quinzaine  d'institutions  de  crédit 
destinées  exclusivement  aux  ouvriers.  Elles  ont  presque  toutes  leur  siège 
dans  le  Nord,  où  la  liberté  a  commencé  plus  tôt  et  où  l'esprit  d'asso- 
ciation, que  la  liberté  enfante  partout,  a  pu  se  produire  plus  vite  qu'ail- 


(1)  Voy.  Del  crédita  sul  lavoir,  par  V.  Boldrini.  —  La  diffusione  del  crédita  e  le 
Banche  popolari,])iiX  L.lMii.d^iÛ. —  Le  Banche  popolari,  par  F.  Vlgano.  —  Sopra  gU 
slabiUmcnti  di  crédita  in  générale  e  sopra  la  fonda zione  di  società  popolari  e  mutue 
diprestito,  par  M.  A.  MartireilgO.  —  Del  crédita  popolare  e  délie  Banche  popolari  di 
crédita,  parC.  Rivel. 


452  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

leurs.  Milan,  Turin,  Alexandrie,  Guneo,  Lodi,  Brescia,  Gome  et  Asola  ont 
leurs  banques  populaires. 

Ges  banques  n'ont  pas  toutes  la  même  physionomie.  Leurs  statuts 
offrent  plus  d'une  différence;  elles  n'ont  pas  été  formées  sur  un  seul 
type  comme  la  banque  allemande.  Mais,  quelle  que  soit  la  diversité  de 
leur  constitution,  elles  ont  toutes  le  même  but,  c'est  de  rendre  le  tra- 
vailleur maître  de  lui-même,  en  l'élevant  par  le  crédit  et  par  l'épargne, 
qui  lui  donne  le  crédit  ou  qui  le  lui  rend  possible,  au  rang  du  capi- 
taliste. 

Le  désir  et  l'espoir  de  hâter  le  développement  de  ces  institutions  ont 
fait  naître  l'idée  d'un  congrès.  Ce  congrès  se  réunissait  le  7  de  ce  mois. 
Il  a  siégé  pendant  deux  jours,  et  il  a  tenu  quatre  séances. 

Toutes  les  banques  y  étaient  représentées.  On  y  comptait  aussi  plu- 
sieurs représentants  des  sociétés  de  secours  mutuels,  accourus  des  di- 
verses parties  de  la  Péninsule.  Le  bureau  était  composé  de  M.  Giudice, 
secrétaire  de  la  Société  d'économie  politique  ,  et  de  MM.  Greco  et 
Mauro-Macchi,  membres  du  Parlement. 

Plusieurs  questions  figuraient  à  l'ordre  du  jour.  Voici  les  plus  im- 
portantes : 

lo  Les  banques  populaires  doivent-elles  être  fondées  sur  le  principe 
de  la  mutualité? 

2°  Gonvient-il  d'établir  un  bon  de  caisse  unique  pour  toutes  les  ban- 
ques en  projet? 

3"  Est-il  possible  de  les  relier  entre  elles,  et  sous  quelle  forme? 

4°  L'intervention  du  pouvoir  législatif  est-elle  nécessaire  pour  leur 
donner  une  assiette  définitive  ? 

Ce  programme  était  trop  vaste,  comme  il  arrive  presque  toujours, 
pour  pouvoir  être  mûrement  discuté.  Il  n'y  a  guère  que  la  première 
question  qui  ait  pu  être  abordée,  comme  elle  devait  l'être.  Quelques 
orateurs  ont  soutenu  le  principe  de  la  mutualité,  qui  a  été  combattu  par 
d'autres,  et  en  particulier  par  MM.  Boldrini  et  Garelli.  Tous  ou  pres- 
que tous  ont  proclamé  la  nécessité  de  faire  de  l'épargne  le  premier  ca- 
pital des  banques  populaires.  Le  crédit,  qui  peut  seul  assurer  la  liberté 
du  travail,  doit  s'acheter  comme  toutes  les  libertés,  par  des  efforts  hé- 
roïques. 

MM.  Boldrini,  Luzzati  et  Mauro-Macchi,  ont  joué  le  premier  rôle  dans 
ces  débats.  S'ils  n'ont  pas  dit  des  choses  bien  nouvelles,  ils  ont  répété 
en  bons  termes  des  choses  utiles.  Quelques  discours  m'ont  paru  un 
peu  diffus  :  flumina  orationis.  Est-ce  le  vice  de  la  langue?  Est-ce  le 
défaut  des  orateurs?  Il  y  a  de  l'un  et  de  l'autre.  La  fatigue  de  ces  lon- 
gues harangues  n'a  pas  permis  peut-être  de  prêter  toute  l'attention 
qu'elles  méritaient  aux  communications  de  quelques  délégués  qui  ont 
montré,  par  des  faits,  comment  le  peuple,  dans  ces  diverses  provinces, 
apprécie  déjà  ces  institutions  de  crédit. 

Quelques  résolutions  ont  été  prises  par  le  congrès.  La  plus  intéres- 
sante est  celle  qui  concerne  l'institution  d'indemnité  permanente,  dont 
le  rôle  doit  être  de  pousser  au  développement  des  banques  populaires, 


SOCIÉTÉ  D'ÉGONth^IIK  POLITIOUK.  453 

pour  rcMidio  lo  cit'-dil  de  plus  on  |)his  ac.cossible  aux  classc^s  laljorieqses. 

A\aiil  (le  so  séparer,  l'assombléo  a  décidé  ([u'(3llo  se  réunirait  de 
nouveau  l'année  prochaino.  Ce  second  congrès  se  tiendra  vraisem- 
blabloment  h  Lodi. 

L'impulsion  est  donnée;  le  mouvement  ne  s'arrêtera  pas.  L'Italie,  on 

peut  le  dire,  est  dans  les  conditions  les  i)lus   favorables  pour  s'attacher 

;\  ces  institutions  et  en   tirer   tout   le   |)arti  possible;    la   politi(}ue   ne 

l'absorbe    |)as    tellement    qu'elle    n'éprouve    le     besoin    de   résoudre, 

comme  on  le  fait  ailleurs,   les  problèmes  économiques  qui  intéressent 

son  avenir.  D'un  autre  côté,  les   populations,  moins  agitées  qu'ailleurs 

par  des  théories  plus  généreuses    que  justes,    sont    plus   près,    pour 

ainsi   dire,  de  la  vérité;  elles   sentent  tout  le  prix  de  crédit  qui  leur  a 

manqué  jusqu'à  ce  jour,  et  qu'elles  peuvent  obtenir  désormais  par  une 

combinaison  des  plus  faciles;  elles    ne  manqueront   pas  de   marcher 

dans  cette  voie  où  tout  les  pousse.   Les    banques  populaires  ne  font 

que  de  naître  en  Itaile,   mais  elles  y  grandiront;    il  faudrait,  pour  en 

arrêter  le  développement,  que   le   despotisme  s'emparât    de    nouveau 

de  la  péninsule  et  la  rejetât  dans  les  cercles  de  son  enfer  politique. 

Pascal  Duprat. 
Turin,  25  mai  1865. 


SOCIÉTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIOUE 


RÉUNION  DU  5  AVRIL.   Ouvragcs  présentés.  —  Discussion   sur  l'impôt  du  revenu  et 

du  capital. 
RÉUNION  DU  6  JUIN.  Communications.  —  Ouvrages  présentés. 


Réunion  du   5  avril  1865 

—    SUITE    (1)    — 

Ouvrages  présentés  :  Histoire  des  classes  rurales  en  France,  parM.  Doniol. —  Extraîtt 
des  enquêtes  anglaises  ;  1°  sur  la  législation  des  banques  en  1857;  2°  et  sur  la  crise 
commerciale  en  18î8.  Réponse  au  questionnaire,  par  M.  Gosset.  —  Le  prêt  à  intérêt 

et  la  Banque  nationale,  par  M.  Brasseur. L'Association,  bulletin  international 

des  sociétés  coopératives. —  Bulletin  des  travaux  de  l' Académie  des  sciences  morales 
et  politiques  de  Naples. 

Discussion  :  De  l'analogie  de  l'Impôt  sur  le  Capital,  de  l'Impôt  sur  le  Revenu  et  de 
l'Impôt  sur  la  Consommation. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  présente  les  ouvrages  suivants  : 
Histoire  des  classes  rurales  en  France  et  de  leurs  progrès  dans  V égalité 
civile  et  la  propriété,  par  M.  Henri  Doniol,  correspondant  de  l'Institut  (2). 

(1)  Voir  le  compte  rendu  du  commencement  de  la  séance  dans  le  nu- 
méro d'avril,  p.  131. 

(2)  2e  édition,  revue  et  augmentée;  in-8  de  316  pages;  1863,  Guillau- 
min  et  G«;  7  fr.  50. 


454  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

L'auteur  de  cette  intéressante  étude  historique,  membre  de  la  Société,  a 
auijmenté  et  amélioré  sa  première  œuvre.  En  écrivant  la  première  édi- 
tion et  en  traitant  du  servag^e,  du  vilaina^je  et  de  la  condition  successive 
des  classes  rurales  aux  diverses  époques,  il  n'avait  pas  dépassé  1789. 
Dans  un  nouveau  travail  sur  les  décrets  du  4  août ,  il  montre  la  part 
d'action  que  les  classes  rurales  prirent  aux  décrets  de  cette  nuit  mémo- 
rable et  les  péripéties  de  la  législation  qui  leur  a  réellement  ouvert  la 
vie  moderne,  en  abolissant  la  féodalité. 

Extraits  des  enquêtes  parlementaires  anglaises  sur  les  questions  de 
banque,  de  circulation  monétaire  et  de  crédit.  — Enquête  de  1857  sur  la 
législation  des  banques. — Enquête  de  1848  sur  la  crise  commerciale  (1). — 
Ces  extraits  sont  traduits  et  publiés  par  ordre  du  (gouverneur  et  du 
conseil  de  régence  de  la  Banque  de  France,  sous  la  direction  de 
MM.  CouUet  et  Juglar,  membres  de  la  Société;  ils  sont  destinés  à  com- 
pléter l'enquête  qui  se  poursuit  en  ce  moment. 

Enquête  sur  la  Banque  de  France.  —  Réponse  au  questionnaire  (2),  par 
M.  Gosset.  —  Nouvelle  brochure  d'un  ardent  adversaire  de  la  Banque, 
qui  propose  de  la  reconstituer  sur  de  nouvelles  bases  plus  favorables  à 
l'agriculture. 

Simple  questionnaire  sur  le  taux  de  Vintérêt  et  la  liberté  des  banques 
d'émission.,  par  M.  Edouard  Vignes. 

L'auteur  expose  brièvement,  vivement  et  nettement  les  deux  questions 
dans  ce  petit  catéchisme,  et  il  met  en  relief  cette  idée  fondamentale  que 
l'argent  est  une  marchandise  et  que  le  billet  de  banque  n'est  pas  une 
monnaie. 

Le  prêt  à  intérêt  et  la  Banquenationale,  par  M.  H.  Brasseur  (3). — L'au- 
teur, professeur  à  l'université  de  Gand,  traite  également  de  ces  "deux 
questions  pendantes  en  Belgique,  devant  les  chambres  et  l'opinion 
publique  ;  il  défend  la  liberlé  du  prêt  à  intérêt  et  celle  des  banques. 

Les  six  premiers  numéros  de  V Association,  bulletin  international  des 
sociétés  coopératives  (4).  —  Cet  intéressant  recueil,  fondé  pour  une  asso- 
ciation de  petits  capitaux,  est  le  moniteur  spécial  du  mouvement  asso- 


(1)  Le  premier,  grand  in-8  de  124  pages  ;  le  deuxième,  grand  in-8  de 
256  pages.  48G5,  Furne  et  Guillaumin  et  Ce. 

(2)  In-12  de  24  pages.  1865,  Guillaumin  et  C^ 

(3)  In-8  de  50  pages.  Gand,  1865,  Vanderhaeghen. 

(4)  De  novembre  18G4  à  mars  1865,  livraisons  mensuelles  in-8  de 
32  pages.  Bureaux  à  Bruxelles,  montagne  de  Sien,  et  à  Paris,  rue  des 
Grands-Augustins,  26  ;  5  francs  par  an.  M.  Beraud,  gérant. 


SOCIfiTr.  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  455 

cialioiiisUî  que  nous  voyons  se  produire.  Il  coiilitîiil,  des  discussions 
sur  Torfianisalion  des  associations  et  les  faits  (jiie  signale  l'expérience. 
L'élément  économique,  rejirésenté  par  MM.  Ilorn,  Paul  lilanc,  Ed.  Po- 
tonié,  etc.,  semble  dominer  jusqu'ici  dans  la  rédaction.  Puisse-t-elle  se 
préserver  de  plus  en  plus  de  l'élément  utoi)iste  du  socialisme  qui  a  tant 
nui,  il  y  a  quelques  années,  aux  progrès  de  l'esprit  d'association. 

L' A  nnuaire  pour  1865,  et  le  Bulletin  des  travaux  de  l' Académie  des 
sciences  morales  et  politiques  de  Naples,  pendant  l'année  18G4  (1).  —  Cette 
Académie,  faisant  partie  de  la  Société  royale  de  Naples,  et  dont  rorifjine 
remonte  à  18G2,  se  compose  de  MM.  Imbriani,  Pisanelli,  Pessina,  Rocco, 
Trinchera,  Vera,  Spaventa,  Manna,  de  Sanctis,  Tulelli,  Arabia,  Bada- 
chini,  Lomonaco,  Tari,  membres  résidents,  et  de  MM.  Mamiani,  Ferrara, 
Sclopis,  Arrivabene,  Galtaneo,  Mancini,  membres  habitant  les  autres 
parties  de  Tltalie. 

Après  ces  présentations,  la  conversation  se  fixe  sur  la  question  sui- 
vante : 

DE   l'analogie    de  l'iMPÔT    SUR   LE   CAPITAL,    DE    l'iMPÔT   SUR    LE    REVENU 
ET    DE    l'impôt    sur    LA    CONSOMMATION. 

La  question  était  ainsi  formulée  au  programme  :  «  N'y  a-t-il  pas  plus 
d'analogies  que  de  différences  entre  l'impôt  sur  le  revenu  et  l'impôt  sur 
le  capital?  » 

M.  Henri  Baudrillart,  membre  de  l'Institut,  auteur  de  la  proposition, 
explique  d'abord  pourquoi  il  a  posé  cette  question.  Il  ne  songerait  pas 
à  s'excuser  de  son  caractère  purement  théorique,  si  l'on  n'avait  dit  quel- 
quefois que  la  Société  d'économie  politique  accorde  trop  de  place  à  la 
théorie.  Si  quelque  chose  étonne  M.  Baudrillart,  c'est  qu'on  puisse  s'y 
occuper  habituellement  d'autre  chose.  Ce  n'est  pas  ici  qu'on  peut  mal 
penser  de  la  théorie,  surtout  après  les  paroles  que  nous  venons  d'en- 
tendre (2).  Sans  Adam  Smith,  c'est-à-dire,  sans  la  théorie,  il  n'y  aurait 
pas  eu  de  Richard  Cobden.  Au  fond  de  toute  question  d'économie  poli- 
tique se  retrouve  toujours  cette  question  suprême  :  ce  que  veut  la  justice, 
ce  que  demande  la  raison.  Oia  donc  serait  agitée  cette  question  d'un  si 
haut  intérêt  scientifique  et  social,  si  ce  n'est  au  sein  d'une  réunion 

(1)  Annuario.  In-8  de  12  pages.  — Rendiconto.  1  vol.  in-8  de  224  pages, 
paraissant  par  livraisons  mensuelles  et  bimensuelles.  Naples,  imprime- 
rie de  l'Université. 

(2)  L'orateur  fait  allusion  aux  paroles  prononcées  quelques  moments 
auparavant  par  MM.  H.  Passy,  Joseph  Garnier,  Foucher  de  Careil  sur 
la  mort  du  chef  de  la  Ligue. 


456  JOURNAL  DES  fXONOMISTES. 

savante,  n'ayant  (Fautre  ()f)j('l  que  la  recherciie  désintéressée  de  la 
vérité  ? 

Dans  la  pensée  de  rhonorable  membre,  le  plus  [jrand  effort  théorique 
vers  la  justice  et  la  raison  en  matière  d'impôt  est  la  conception  de 
l'impôt  sur  le  capital  et  de  l'impôt  sur  le  revenu,  non  qu'il  ignore  ce 
que  cette  pensée  rencontre  de  contradictions,  non  qu'il  ne  tienne  grand 
compte  des  raisons  toutes  fiscales  qui  recommandent  impérieusement 
l'emploi  des  taxes  de  diverses  autres  natures.  Il  se  préoccupe  ici  exclu- 
sivement au  nom  de  la  science,  de  ce  qui  est  juste  et  désirable.  Or,  entre 
les  partisans  de  l'impôt  sur  le  capital  et  de  l'impôt  sur  le  revenu,  il 
existe  une  guerre  intestine.  Les  défenseurs  du  premier  ont  plus  d'une 
fois  attaqué  le  second  avec  une  certaine  dureté  de  critique.  IN'est-ce 
pas  un  malentendu  ?  S'il  y  a  des  différences  très-réelles  sur  lesquelles 
l'orateur  compte  s'expliquer  dans  un  instant,  n'est-on  pas  frappé  avant 
tout  d'une  analogie  évidente  qu'il  serait  bon  de  constater,  afin  de  s'en- 
tendre, au  lieu  de  se  porter  des  coups  qui  rappellent  deux  corps  d'une 
même  armée  tirant  en  quelque  sorte  par  méprise  les  uns  sur  les  autres  ? 
L'analogie  existe  dans  le  but  et  dans  les  intentions.  Le  but,  c'est  tou- 
jours d'arriver  au  revenu;  car,  en  prenant  la  valeur  accumulée  pour 
base,  l'impôt  sur  le  capital  se  propose,  non  pas  d'entamer  le  capital, 
mais  d'être  prélevé  sur  le  revenu.  Tous  deux  veulent  saisir  directement 
le  revenu  au  lieu  de  recourir  à  des  moyens  détournés,  tels  que  l'impôt 
indirect  et  les  autres  taxes.  Tous  deux  veulent  la  simplicité  dans  l'as- 
siette, l'économie  dans  la  perception  rendue  si  coûteuse  par  les  rouages 
multipliés  que  mettent  en  jeu  les  impôts  sur  la  consommation  ;  tous 
deux  veulent  enfin  cette  justice  qui  évite  les  doubles  emplois,  ces  réper- 
cussions de  l'impôt  qui  trompent  la  main  du  législateur  et  qui  font 
que  le  même  individu  paye  plusieurs  fois  indûment,  ou  qu'une  taxe  mise 
sur  les  profits  retombe  sur  les  salaires  et  atteint  le  travail,  etc.  Un  impôt 
qui  sait  ce  qu'il  fait  et  qui  fait  ce  qu'il  veut,  quelle  merveille  !  Voilà 
pourquoi  M.  Baudrillartcroità  la  supériorité  théorique  de  ces  deux  formes 
d'impôts.  Comment  ne  pas  reconnaître  aussi,  à  l'impôt  du  revenu,  s' adres- 
sant sans  détours  équivoques  au  contribuable  pour  lui  demander  sa  quote 
part,  et  tenant  compte  de  sa  probité,  un  caractère  séduisant  de  loyauté 
et  de  grandeur,  noble  caractère  dont  on  lui  fait  même  un  reproche. 
C'est,  dit-on,  trop  compter  sur  la  nature  humaine.  C'est  trop  idéal,  c'est 
trop  beau!...  N'exagérons  pas  cette  vertu  morale  de  l'impôt  sur  le  revenu 
qu'on  retourne  contre  lui  pour  le  déclarer  impossible.  Après  tout,  il 
fonctionne.  Il  existe  notamment  en  Suisse,  en  Allemagne,  en  Angle- 
terre. Il  n'est  point  si  utopiste.  Il  n'exclut  pas  tout  signe  matériel 
qui  permette  une  évaluation  approximative,  garantie  contre  les  fausses 
déclarations;  et,  lorsque  le  membre  éminent  delà  société  d'économie 
politique  qui  la  préside,  M.  Passy,  proposait  de  prendre  le  loyer  pour 


SOCIÊT.»'':  D'ÉflOMOMlE  POLITIQUE.  457 

signe,  sauf  réclamation  de  la  part  de  ceux  que  ihs  circonstances  par- 
ticulières de  famille  ou  de  position  forcent  à  ne  pas  mettre  de  [jroportion 
entre  leur  re\enn  et  leur  loyer,  ii'indiquait-il  pas  un  de  ces  mijyens  qui 
empêchent  l'impôt  sur  le  revenu  de  rei)oser  exclusivement  sur  la  base 
idéale  de  la  conscience  et  de  la  bonne  foi  présumée? 

Simplification,  économie,  poursuite  d'une  proportioimalité  plus 
g-rande,  plus  facilement,  plus  directement  atteinte,  voilà  les  analogies 
qui  frappent  M.  Haudrillart  et  qui  établissent  entre  ces  deux  impôts  une 
sorte  de  consanguinité  qu'il  s'étonne  de  voir  méconnue  par  des  hommes 
tel,  par  exemple,  (jue  M.  Emile  de  Girardin,  dans  le  livre  fort  répandu 
où  il  oppose  l'impôt  unique  et  l'impôt  inique,  tel  que  notre  savant^con- 
frère,  M.  G.  du  Puynode,  auteur  d'un  ouvrage  remarquable  sur  le  même 
sujet. 

Il  est  vrai  que,  s'il  y  a  parité  dans  le  but  et  les  intentions, le  procédé 
diffère.  L'impôt  sur  le  capital  prend  pour  base  les  valeurs  accumulées, 
constatées,  appréciables,  le  capital  foncier,  le  capital  mobilier,  et  c'est 
ici  que  ses  partisans  triomphent  en  opposant  une  base  si  sûre  selon  eux 
à  la  base  incertaine,  disent-ils,  du  revenu.  N'est-ce  point  là  un  leurre 
résultant  d'une  simple  apparence  ?  M.  Baudrillart  le  pense,  et  il  croit 
que  chacune  des  différences  que  l'impôt  sur  le  capital  présente  avec 
l'impôt  sur  le  revenu  constitue  le  premier  un  état  d'infériorité  marquée. 

Rien  de  plus  chimérique  que  de  s'imaginer  qu'on  évitera  la  variabilité 
du  revenu  parce  qu'on  aura  évalué  le  capital.  Or,  toute  la  question  est 
là,  puisque  c'est  au  revenu  qu'on  vise,  et  qu'on  serait  bien  fâché  de  faire 
dévorer  le  fonds  par  l'impôt.  Il  faut  aller  plus  loin  :  l'impôt  sur  le  capital 
tient  bien  moins  compte  de  la  variabilité  du  revenu.  On  ne  peut  guère 
chaque  année  faire  une  évaluation  totale  du  capital  foncier  et  mobilier, 
évaluation  en  elle-même  fort  difficile  à  établir  pour  le  capital  mobilier, 
qui  peut  aussi  se  disssimuler  de  bien  des  manières.  Dans  l'intervalle  de 
chaque  évaluation,  il  y  aura  des  variations  de  revenu  qui  ôteront  à 
l'impôt  toute  proportionnalité  véritable. 

On  ne  s'étonne  pas  moins,  continue  M.  Baudrillart,  de  voir  les  parti- 
sans de  l'impôt  sur  le  capital  persistant  à  vouloir  changer  deux  impôts 
frères  en  frères  ennemis,  reprocher  vivement  à  l'impôt  sur  le  revenu 
d'êtreinquisitorialetvexatoire.Cereprochefortexagéré,  comme  l'attestent 
les  exemples  tirés  de  l'Allemagne,  de  l'Angleterre  et  de  la  Suisse,  devien- 
drait, si  l'on  invoque  l'histoire,  beaucoup  plus  plausible  à  l'égard  de  l'im- 
pôt sur  le  capital.  L'impôt  sur  le  capital  a  existé  dans  l'anLlifuité.  Il  a 
existé  à  Gorinthe,  et  les  dissimulations  du  capital  y  étaient  punies,  de 
quoi  ?  de  la  peine  de  mort  !  Il  a  existé  à  Athènes,  et  la  pénalité  était  la 
confiscation  en  certains  cas  de  plus  de  la  moitié  des  biens  au  profit  du  déla- 
teur. Même  rigueur  à  Rome  qui  connut  également  cet.  impôt.  Mais,  dira-t- 
on, c'étaient  des  païens,  des  républicains  durs  et  farouches.  Voyons  donc 


458  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Florence,  où  l'impôt  sur  le  capital  a  reçu  au  xv®  siècle  une  si  large 
application.  Toutes  les  fois  qu'il  est  question  de  l'impôt  sur  le  capital  à 
Florence,  dit  M.  Baudrillart,  j'ai  le  cerveau  hanté  par  une  image  qui 
m'inquiète.  Je  vois  une  certaine  boîte  ouverte  jour  et  nuit  aux  délateurs  ; 
il  y  en  avait  même  quatre  aux  portes  des  principales  églises.  Cet  impôt 
était  durement  progressif.  Ce  n'était  pas  un  impôt  sur  les  riches,  mais 
contre  les  riches. 

On  peut  encore  résumer  les  infériorités  de  l'impôt  sur  le  capital  dans 
les  suivantes.  N'est-ce  pas  avec  raison  qu'on  lui  reproche  d'exempter  ou 
de  n'atteindre  que  d'une  manière  très-peu  proportionnelle  le  revenu  des 
producteurs  intellectuels  :  les  médecins  qui  gagnent  100,000  francs 
par  an,  les  avocats,  les  peintres,  les  compositeurs  de  musique  et  autres 
catégories  analogues  ?  N'y  a-t-il  pas  pourtant  le  travail  riche  comme 
il  y  a  le  travail  pauvre,  et  n'y  a-t-il  pas  le  capital  pauvre  comme  il  y  a 
le  capital  riche  ?  Ce  producteur  artiste  qui,  comme  on  dit,  mange  une 
bonne  partie  de  son  revenu,  le  voilà  donc  soustrait  à  l'impôt  qui 
atteint  le  médiocre  capital  d'un  petit  marchand  !  Manque  évident  de 
proportionnalité,  défaut  d'équité,  injustice,  outre  qu'il  y  aura  là  un 
avantage  peu  moral  pour  les  dissipateurs  échappant  à  l'impôt  en  ces- 
sant d'épargner  et  de  capitaliser. 

En  outre,  cet  impôt  frappe  sur  le  capital  dormant  tout  autant  que  sur 
le  capital  actif.  On  dit  :  tant  mieux!  cela  forcera  le  capital  dormant  à 
devenir  actif.  Gomment  ne  pas  répondre  que,  premièrement,  cela  ne 
dépend  pas  toujours  du  capital  qui  est  exposé  à  des  crises,  à  des  chô- 
mages involontaires;  en  second  lieu,  comment  ne  pas  se  défier  de  cette 
condamnation  du  capital  à  l'activité  forcée  par  l'impôt?  De  quel  droit 
l'État  s'arroge-t-il  ce  pouvoir?  De  quoi  se  mêle-t-il?  On  a  dit  qu'il 
fallait,  par  l'action  de  l'impôt  sur  le  capital,  impôt  qui  ne  s'accroît  pas 
avec  le  revenu,  pousser  le  capital  à  rechercher  de  beaux  bénéfices  qui 
seront  pour  lui  tout  profit,  sa  charge  n'augmentant  pas  avec  ses  gains. 
Pourquoi  donc  vouloir  contraindre  les  gens  qui  aiment  la  sécurité  dans 
les  placements,  pourquoi  contraindre  les  caractères  circonspects  à  se 
faire  aventureux,  à  courir,  par  exemple,  comme  on  le  demande,  les 
risques  des  entreprises  maritimes  ?  Quand  on  aime  la  liberté,  il  faut  laisser 
les  capitaux,  comme  les  individus,  disposer  d'eux  à  leur  guise.  Un  salu- 
taire équilibre  résulte  de  ce  mélange  de  circonspection  et  de  hardiesse. 
Il  faut  craindre  de  pousser  démesurément  à  la  spéculation  aléatoire. 
Cette  pensée  que  le  gouvernement  doit  imprimer,  par  voie  d'impôt,  telle 
ou  telle  direction  au  capital  national,  relève  du  système  protecteur; 
elle  ne  saurait  être  du  goût  des  économistes. 

Ce  dont  enfin  on  se  rend  peu  compte  généralement,  c'est  que  l'impôt 
sur  le, capital  équivaudrait  à  une  aggravation  de  l'impôt  foncier.  Com- 
ment cela  ?  C'est  bien  simple.  Comme  il  fait  profession  de  ne  pas  avoir 


SOCIt^.TÉ  D'P.CONOMÏE  POLITIQUE.  459 

é(yar(l  h  riné[yalité  de  revenu  à  capital  cf^al,  il  imposera  la  terre  qui  vaut 
autant  coiuiue  prix  do  vente  en  rendant  nnoins  comme  revenu  en  [;énéral 
que  l'impôt  mobilier.  Peut-eire  cela  est-il  peu  conséquent  de  la  part 
d'économistes  qui  se  plai};nent  déjà  de  la  lourdeur  de  l'impôt  foncier. 
Cette  pensée  de  peser  plus  fortement  sur  la  terre  est  très-formellement 
avouée  par  l'un  des  écrivains  que  j'ai  cités,  par  M.  de  Girardin,  que  la 
notoriété  qui  s'attache  à  son  nom  et  h  ses  écrits  permet  sans  doute  de 
discuter  sans  inconvenance,  bien  qu'il  ne  soit  pas  ici.  M.  de  Girardin 
pense  que  Ton  éloi[ifuerait  de  la  terre,  en  la  surimposant  ainsi,  ces  su- 
renchères que  produit  le  morcellement,  mal  dont  se  plaint  l'agriculture. 
Est-il  juste  de  rompre  ainsi  l'équilibre  contre  l'impôt  foncier?  Est-ce 
l'affaire  du  léf^islateur  de  s'interposer  ainsi  dans  les  mouvements  spon- 
tanés et  libres  de  la  fortune  publique  ? 

En  résumé,  il  y  a  des  différences,  on  le  voit,  entre  les  deux  formes 
d'impôts  en  parallèle,  et  elles  sont  loin  d'être  cà  l'avantage  de  l'impôt  sur 
le  capital.  Mais  les  analogies  de  but  et  d'intention  paraissent  l'emporter. 

M.  DU  PuYNODE  ne  croit  pas  qu'on  doive  s'arrêter  à  l'argument  de 
M.  de  Girardin,  cité  par  M.  Baudrillart,  que  l'impôt  du  capital  serait 
une  aggravation  de  la  taxe  foncière.  Cela  ne  peut  pas  être  lorsqu'il  s'agit 
de  l'impôt  atteignant  les  capitaux  mobiliers,  et  quand  l'impôt  du  re- 
venu grève  les  immeubles,  il  n'aggrave  pas,  il  crée  la  taxe  foncière. 
M.  de  Girardin  s'est,  en  outre,  entièrement  mépris  sur  l'effet  de  l'im- 
pôt en  lui  attribuant  le  pouvoir  de  diminuer  à  toujours  le  revenu  des 
propriétaires  fonciers,  comparativement  à  celui  des  autres  détenteurs 
de  la  richesse.  La  loi  économique  de  l'égalité  des  profits  domine  toutes 
les  mesures  législatives.  Si  la  terre  donne  un  moindre  intérêt  que  la 
fabrique  ou  les  comptoirs  des  capitaux  qu'elle  représente,  c'est  qu'elle 
garantit  à  ses  possesseurs  une  sécurité  et  une  importance  politique  ou 
sociale  infiniment  plus  élevée.  Il  est  tout  simple  qu'on  achète,  sur  son 
revenu,  cette  sécurité  et  cette  importance. 

Quant  à  la  question  même  du  programme,  M.  du  Puynode  pense, 
contrairement  à  M.  Baudrillart,  qu'il  y  a  des  différences  extrêmes,  des 
oppositions  radicales,  entre  l'impôt  du  revenu  et  l'impôt  du  capital. 
Pour  en  mieux  convaincre,  il  prend  deux  exemples,  sous  les  formes  qui 
paraissent  les  plus  semblables  :  l'impôt  foncier  de  France  et  Vincome- 
tax  anglais,  qui  s'adresse  aux  revenus  agricoles.  C'est,  on  le  voit,  cette 
partie  de  la  taxe  anglaise  qui  est  comprise  sous  la  cédule  B  de  Vincome' 
tax.  L'impôt  foncier,  tel  que  nous  le  connaissons,  et  il  en  est  de  même 
de  tout  impôt  du  capital,  n'atteint  la  fortune  que  lorsqu'elle  est  con- 
solidée, ne  la  grève  que  lorsqu'elle  est  définitivement  et  pour  toujours 
acquise.  L'impôt  du  revenu  agricole,  au  contraire,  comme  tout  impôt 
du  revenu,  frappe  la  richesse  avant  qu'elle  ne  soit  créée.  Le  premier 


460  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

ne  se  propose  pas  seulement,  lorsqu'il  est  saj^ement  établi,  de  ne  point 
détruire  les  capitaux;  il  prend  [i^arde  aussi  de  ne  pas  les  empêcher  de 
se  former.  Tout  en  évitant  une  odieuse  inquisition,  il  laisse  libre  l'ac- 
tivité humaine.  Il  n'entrave  pas  l'industrie  dans  ses  efforts  pour  aug- 
menter la  richesse  sociale;  il  ne  détruit  pa^  l'esprit  d'entreprise.  Or, 
s'il  est  une  vérité  économique  à  l'abri  d'objection,  c'est  que  rien  n'im- 
porte autant  aux  États  que  de  voir  se  former  et  s'accroître  leurs  capi- 
taux. De  même  que  le  capital  est  un  élément  de  richesse,  c'en  est  un  de 
développement  intellectuel  et  moral,  comme  d'ordre  politique.  Le  ca- 
pital, c'est  la  propriété. 

La  taxe  du  revenu  possède  au  plus  haut  deg^ré  le  fâcheux  caractère, 
sinon  d'empêcher,  d'entraver  au  moins  la  formation  du  capital,  l'é- 
pargne et  le  travail.  Que  de  fois,  avant  de  commencer  une  entreprise, 
on  calculerait  les  exi^^ences  du  fisc  en  cas  de  succès,  et  l'on  abandon- 
nerait son  projet  !  Qu'on  se  souvienne  de  ce  qui  se  passait  au  temps  des 
dixièmes  et  des  vingtièmes  ;  car  l'impôt  du  revenu  est  depuis  long- 
temps la  ressource  des  gouvernements  à  bout  d'expédients  ou  sans 
scrupule. 

De  la  différence  dans  l'assiette  de  l'impôt  du  capital  et  du  revenu, 
il  résulte  aussi  cette  conséquence  d'une  si  grande  considération,  que 
le  temps  peut  tout  pour  corriger  les  vices  de  l'impôt  du  capital  et  qu'il 
ne  peut  rien  pour  corriger  ceux  de  l'impôt  du  revenu.  Lorsque  le  fisc, 
en  ayant  reconnu  à  l'impôt  sur  capital,  grève  de  trop  lourdes  charges 
quelques  terres,  par  exemple,  comparées  à  d'autres,  ou  la  propriété 
foncière  comparée  à  la  propriété  mobilière,  il  en  provient  sans  doute 
des  dommages.  Mais  cela  n'a  qu'une  certaine  durée,  beaucoup  plus 
courte  même  qu'on  ne  l'imagine.  Le  cours  naturel  des  choses  ne  tarde 
pas  à  faire  disparaître  les  défauts  de  la  loi.  Dans  les  achats,  dans  les 
partages,  dans  les  échanges,  dans  toutes  les  transactions  qui  ont  lieu, 
comment  ne  prendrait-on  pas  en  considération  Tinégalité  des  charges 
auxquelles  on  se  soumet?  Gomment  n'achèterait-on  pas  à  moindre 
prix  les  terres  les  plus  grevées?  Par  suite,  un  juste  équilii-re  s'établit 
pour  tout  le  monde;  les  positions  les  plus  diversement  traitées  rede- 
viennent semblables. 

Il  en  est  tout  autrement  avec  l'impôt  du  revenu,  qui  se  renouvelle 
chaque  année;  et  le  législateur  qui  néglige  le  recours  du  temps  pour 
corriger  ses  erreurs  est  ou  singulièrement  présomptueux,  ou  singuliè- 
rement imprévoyant.  En  tout  cas,  les  observations  présentées  jusqu'ici 
prouvent  qu'il  existe  entre  l'impôt  du  capital  et  l'impôt  du  revenu  des 
différences  absolues,  radicales,  à  les  considérer  dans  son  essence 
même.; 

Il  en  est  de  même  dans  sa  mise  en  action,  et,  sous  ce  rapport,  l'impôt 
du  revenu  est  encore  très-inférieur  à  Timpôt  du  capital.  M.  Baudrillart 


SUCltlTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  461 

vante  l'appel  fait  à  la  sincérité,  à  la  di(;nité  des  citoyens  par  l'impôt  du 
revenu.  On  ne  pent  en  effet  le  percevoir  (pie  sur  la  déclaration  des 
citoyens;  mais  que  vaudra  partant  cette  déclaration?  Le  peuple  qui 
respecte  le  plus  les  lois  et  la  parole  donnée,  c'est  le  peuple  an^jlais; 
grâce  à  sa  Ion[|ue  pratique  de  la  liberté;  cependant  Mac  Gulloch  dixlare 
que  Vincome-tax  entraîne  dix  fois  plus  d'irritation  et  de  fraude  que 
V excise  sous  ses  formes  les  plus  variées.  C'est  une  opinion  [générale, 
en  An(jleterre,  que  les  revenus  manufacturiers  et  commerciaux  qui  de- 
vaient jusqu'à  l'an  dernier  7  deniers  par  livre  sterling-  au  fisc,  ne  lui 
en  rapportent  que  4.  Ces  faits,  tant  de  fois  rappelés  au  Parlement,  n'y 
ont  point  été  contredits.  Or,  s'il  en  est  ainsi  chez  la  nation  anjjlaise, 
qu'espererait-on  chez  les  autres,  parmi  nous  notamment?  Qu'on  se  sou- 
vienne de  ce  qui  se  passa  pour  nos  taxes  des  droits  réunis,  qui  ne  frap- 
paient cependant  qu'une  classe  assez  restreinte  de  personnes;  et  est-il 
sage  d'intéresser  jamais  au  mensonge,  au  dol,  à  la  fraude?  Les  dé- 
clarations, les  recherches,  les  vérifications  auxquelles  soumettrait,  en 
France,  l'impôt  du  revenu,  nous  répugneraient  tellement,  que  je  dé- 
fierais volontiers  tout  gouvernement  de  le  percevoir;  le  passé  autorise 
un  tel  défi.  Le  gouvernement  provisoire  de  1848  a  décrété,  tout  aussi 
arbitrairement  que  l'impôt  des  45  centimes,  un  impôt  sur  les  créances 
hypothécaires,  d'après  la  déclaration  des  emprunteurs.  Je  ne  crois 
pas  qu'une  seule  déclaration  ait  eu  lieu;  en  tout  cas,  pas  une  percep- 
tion n'a  eu  lieu. 

L'impôt  du  revenu  est  un  moyen  fiscal  très-arriéré;  on  le  trouve 
à  peu  près  partout  succédant  à  la  dîme;  il  est  très-fâcheux  et  tou- 
jours très-impopulaire. 

M.  ViLLiÀUMÉ  dit  que,  depuis  vingt  ans,  on  ferait  plus  de  vingt  gros 
volumes  des  discussions  échangées  en  France  entre  les  partisans  de 
l'impôt  sur  le  revenu  et  ceux  de  l'impôt  sur  le  capital;  et  que  la  discus- 
sion durera  sans  qu'ils  puissent  s'entendre,  tant  qu'ils  ne  feront  pas  une 
distinction  qui  est  très-logique,  et  que  la  plupart  des  matières  écono- 
miques exigent.  Le  premier  principe,  en  matière  d'impôt,  c'est  l'équité 
ou  l'égalité  ?  ce  que  certains  économistes  ont  peu  élégamment  nommé  la 
proportionnalité.  Aujourd'hui,  Pierre,  qui  a  quatre  fois  plus  de  fortune 
que  Paul,  paye  quatre  fois  moins  d'impôts.  Il  est  donc  seize  fois  plus 
accablé ,  et  cette  inégalité  est  révoltante.  On  peut  la  faire  cesser  en 
abolissant  tous  les  impôts  indirects,  excepté  sur  le  tabac  et  sur  les 
alcools,  pour  y  substituer  un  impôt  sur  le  revenu  effectif,  c'est-à-dire 
appréciable  en  argent,  et  un  impôt  sur  le  capital  non  productif  de 
revenus  effectifs.  Par  exemple,  vous  avez  vingt  mille  francs  de  rentes, 
provenant  de  placements  hypothécaires,  d'obligations  de  chemins  de  fer, 
de  rentes  sur  rÉtat  (car  c'est  par  suite  d'un  (aux  calcul  qu'on  a  di:-pensé 


^562  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

celles-ci  d'impôts);  eh  bien,  vous  payerez,  je  suppose,  un  vinfjtième, 
soit  mille  francs  pour  ces  revenus.  Mais  le  revenu  laborieux  ne  payera 
que  moitié,  puisqu'il  faut  bien  que  celui  qui  l'obtient  fasse  des  éparj^nes. 
Vous  avez  en  outre  des  meubles  meublants  et  un  parc  valant  cent  mille 
francs,  et  ne  produisant  que  de  l'agrément;  vous  payerez  donc  en  outre 
un  demi  pour  cent  sur  ces  objets,  mais  de  façon  qu'il  n'y  ait  jamais 
double  emploi.  — DVaprès  tous  mes  calculs,  dit  M.  Villiaumé,  ce  nouveau 
système  d'impôts  frapperait  exactement  chaque  habitant  selon  ses  fa- 
cultés; il  permettrait  d'abolir  presque  tous  les  autres  impôts  et  ne  serait 
nullement  vexatoire.  Tout  le  capital  (qui  ne  consiste  point  en  espèces), 
soit  mobilier,  soit  foncier,  serait  aisé  à  reconnaître.  Quant  aux  capitaux 
incorporels,  la  facilité  serait  aussi  g^rande  au  moyen  des  registres  des 
hypothèques  et  de  ceux  des  grandes  compagnies.  Les  créances  chirogra- 
phaires  pourraient   seules  être  dissimulées;  mais  leur  dissimulation 
aurait  l'effet  salutaire  de  tendre  à  la  baisse  de  Fintérêtde  l'argent.  Enfin, 
par  l'impôt  unique  sur  le  revenu,  l'avare  riche  serait  exiraordinaire- 
ment  épargné;  car  il  y  a  de  ces  gens  qui  ont  un  capital  d'un  million  et 
qui  ne  dépensent  pas  cinq  mille  francs  par  an.  Ils  ne  montreraient 
qu'un  revenu  dix  fois  inférieur  à  celui  qu'ils  possèdent,  et  frauderaient 
ainsi  le  fisc  aux  dépens  de  la  masse  des  contribuables,  puisque  l'État  ne 
veut  point  diminuer  ses  dépenses. 

M.  HippoLYTE  Passy,  président,  est  entièrement  de  l'avis  de  M.  Bau- 
drillart,  et,  comme  lui,  il  pense  qu'il  y  a  bien  plus  d'analogies  que  de 
différences  entre  l'impôt  sur  le  revenu  et  l'impôt  sur  le  capital. 

S'il  ne  tenait  à  maintenir  la  question  sur  le  terrain  delà  spéculation 
pure,  il  ferait  remarquer  qu'il  n'y  a  pas  un  impôt,  sous  quelque  déno- 
mination qu'il  existe,  qui  ne  soit  un  impôt  sur  le  revenu,  un  impôt 
acquitté  par  le  contribuable  au  moyen  du  revenu,  qu'il  tire  soit  des 
biens  de  sa  profession,  soit  de  l'usage  de  ses  forces  et  de  ses  facultés 
personnelles.  Ici,  il  se  bornera  à  dire  que  tout  impôt  sur  le  revenu 
atteint  naturellement  le  capital  et  que  tout  impôt  sur  le  capital  atteint 
infailliblement  le  revenu.  Les  terres,  les  maisons,  les  usines  soumises 
à  la  taxation  gardent  d'autant  moins  de  valeur  vénale  qu'on  leur  de- 
mande davantage,  et  toutes  les  fois  que  le  fisc  ajoute  à  la  portion  du 
revenu  net  dont  il  se  saisit  une  quotité  nouvelle,   les  propriétaires 
fonciers  ne  perdent  pas  seulement  une  partie  de  leur  ancien  revenu, 
ils  perdent  en  même  temps  la  partie  du  capital  dont  le  produit  cesse 
de  leur  appartenir.  De  même,  si  l'on  demandait  au  capital  de  subvenir 
aux  besoins  de  l'État,  c'est  une  portion  du  produit  du  capital  qui  ac- 
quitterait l'impôt,  en  d'autres  termes,  le  revenu  diminuerait  dans  la 
proportion  du  prélèvement  opéré  sur  le  capital.   On  le  voit,  dans  les 
deux  cas,  l'incidence  définitive  se  trouve  la  même,  et  de  là  entre  les 
deux  formes  de  l'impôt  une  analogie  à  peu  près  complète. 


SOCIÉTÉ  D'ÊCONOMIK  POLITIQUE.  463 

Aussi,  pour  décider  entre  TiiiipAt  sur  le  revenu  el  l'impAt  sur  le 
capital  n'y  a-t-il  qu'à  examiner  rpiel  est  celui  des  deux  impôts  qui 
laisse  le  moindre  accès  à  la  fraude  et  offre  à  la  [)ercepLion  la  base 
la  plus  stable  et  la  plus  facile  à  constater.  Or,  nul  doute  que  c'est 
l'impôt  sur  le  revenu. 

L'impôt  sur  le  revenu  a  de  {graves  inconvénients,  et  c'est  avec  raison 
que  l'on  redoute  les  recherches  du  fisc  en  ce  qui  le  concerne.  M.  Passy 
croit  (jue  le  revenu  a  néanmoins  des  siçnes  auxquels  on  peut  s'a- 
dresser, et  que  le  montant  des  loyers  par  exemple  suffirait  pour  ser- 
vir de  base  à  une  répartition  de  l'impôt  assez  équitable.  Mais,  quoi 
qu'il  en  puisse  être,  le  capital  est  plus  difficile  encore  à  constater  que 
le  revenu,  et  la  base  (|u'il  offrirait  à  l'impôt  serait  d'une  mobilité 
sans  pareille.  Déjà  M.  Baudrillart  a  montré  que  l'impôt  sur  le  capital 
n'atteindrait  pas  les  hommes  à  qui  l'exercice  des  professions  libérales 
assure  souvent  des  revenus  considérables  :  médecins,  avocats,  (jens  de 
lettres,  artistes,  etc.  M.  Passy  ajoute  qu'il  est  des  richesses  qu'il  n'at- 
teindrait pas,  à  moins  que  ceux  qui  en  seraient  détenteurs  ne  consentis- 
sent bénévolement  à  en  déclarer  le  montant.  Telles  sont  non  pas  seu- 
lement les  actions  et  les  obligations  sur  valeurs  mobilières  étrang^ères, 
mais  les  valeurs  au  porteur  qui  déjà  figurent  en  grand  nombre  dans 
notre  pays. 

Maintenant  rien  de  moins  fixe,  de  plus  variable  que  la  valeur  vénale, 
c'est-à-dire  le  capital  des  choses  donnant  un  revenu.  Nous  avons  vu  les 
rentes  3  0/0  à  87  fr.  50  c.  en  1829;  nous  les  avons  vues  au-dessous 
de  40  en  1848;  elles  sont  aujourd'hui  à  65.  L'impôt  hausserait  et 
baisserait-il  avec  les  cours  de  la  Bourse ,  bien  que  le  produit  des  va- 
leurs, le  revenu  qu'elles  donnent,  demeure  le  même  ?  L'État  n'aurait-il 
perçu  en  1848  et  1849  que  moitié  moins  de  ce  qui  lui  eût  été  payé  en 
4829,  et  cela  au  moment  même  où  la  détresse  publique  entraînant  la 
réduction  générale  des  prix,  aurait  mis  les  titulaires  de  rente  à  même 
d'accroître  leurs  dépenses  ou  leurs  épargnes?  De  même,  faudrait-il,  en 
temps  de  guerre,  quand  les  cours  descendent,  réduire  les  recettes  de 
l'État,  et  cela  encore  au  moment  même  où  les  besoins  d'argent  se  fe- 
raient le  plus  vivement  sentir? 

Pas  plus  de  fixité  pour  la  valeur,  pour  le  capital  des  terres.  M.  Passy  a 
vu  des  temps  où  la  terre  se  vendait  sur  le  pied  de  2  1/2  0/0,  et  aujour- 
d'hui, dans  les  mêmes  régions,  on  a  peine  à  trouver  des  gens  qui  achè- 
tent sur  le  pied  de  3  1/2.  Et  ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est  que  le 
revenu  des  terres,  le  prix  de  loyer  et  de  fermage  n'a  cessé  de  croître, 
ce  qui,  avec  l'impôt  sur  le  capital,  a  donné  ce  singulier  résultat  que 
des  propriétaires,  plus  riches  aujourd'hui  qu'ils  ne  l'étaient  il  y  a  vingt 
ans,  contribuaient  moins  aux  dépenses  publiques.  Ce  qui  a  opéré  ce 
résultat  c'est  le  désir,  chez  bon  nombre  de  propriétaires,  d'accroître 


464  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

leurs  revenus  en  vendant  leurs  terres,  afin  d'acquérir  au  moyen  du  ca- 
pital réalisé  des  valeurs  mobilières,  annuellement  plus  productives. 

Ces  considérations,  auxquelles  il  serait  facile  d'en  ajouter  bon  nombre 
d'autres,  montrent  à  quel  point  se  méprennent  les  personnes  qui  sup- 
posent que  l'impôt  sur  le  capital  serait  plus  facile  à  asseoir,  plus  réfju- 
lièrement  productif,  mieux  proportionné  aux  facultés  des  contribuables, 
plus  conforme  aux  prescriptions  de  l'équité  que  l'impôt  sur  le  revenu. 
C'est  le  contraire  qui  est  vrai. 

M.  Dupurr,  inspecteur  g^énéral  des  ponts  et  chaussées,  fait  remarquer 
que  non-seulement  il  y  a  analogie  entre  Timpôt  sur  le  capital  et  l'impôt 
sur  le  revenu,  mais  encore  avec  l'impôt  sur  la  consommation.  Frapper 
le  capital  d'un  impôt,  imposer  le  revenu  ou  le  prix  des  objets  de  con- 
sommation, c'est  toujours  prendre  une  partie  du  revenu. 

Les  partisans  de  l'impôt  sur  le  capital  ne  font  pas  attention  que  son 
effet  est  de  diminuer  la  valeur  vénale  du  capital ,  car  elle  se  calcule  sur 
le  revenu  ;  et  le  nouvel  acquéreur  du  capital ,  le  payant  moins  cher, 
échappe  à  l'impôt.  Ainsi ,  si  on  imposait  la  rente  d'un  dixième  de  son 
revenu,  quand  elle  est  à  70  francs,  on  la  ferait  tomber  à  63  francs,  et 
celui  qui  l'achèterait  à  ce  taux  ne  payerait  plus  d'impôt.  Imposer  les 
capitaux ,  c'est  pour  ainsi  dire  exproprier  la  partie  correspondant  à 
l'impôt.  Dans  ce  système,  il  est  d'ailleurs  tout  à  fait  injuste  d'exempter 
les  capitaux  immatériels  dont  les  possesseurs  tirent  de  gros  revenus.  Or, 
ces  possesseurs  profitent  comme  les  autres  des  dépenses  de  l'État,  il  est 
donc  juste  qu'ils  en  payent  leur  part. 

Quant  à  l'impôt  sur  le  revenu,  il  ne  tient  pas  compte  des  chances 
aléatoires  attachées  à  la  nature  de  ce  revenu,  le  propriétaire  foncier,  le 
propriétaire  de  valeurs  de  bourse,  l'avocat  et  le  médecin,  qui  ont  le 
même  revenu,  ne  peuvent  être  assujettis  évidemment  au  même  impôt. 
Ces  deux  systèmes  d'impôt,  qui  entraînent  d'ailleurs  avec  eux  des  re- 
cherches inquisitoriales  qui  seraient  odieuses  pour  les  contribuables,  ne 
sont  donc  pas  plus  justes  que  le  système  des  impôts  de  consommation. 

M.  Dupuit  fait  observer  que  M.  du  Puynode  n'est  pas  parvenu  à  justifier 
l'exemption  des  capitaux  immatériels.  Deux  enfants  héritent  chacun  de 
vingt  mille  francs;  l'un  achète  un  moulin  et  se  fait  meunier,  l'autre 
dépense  son  héritage  en  frais  d'étude,  devient  médecin,  et  plus  tard  se  fait 
cent  mille  francs  de  revenus  de  sa  clientèle.  En  vérité  y  a-t-il  jusîice  à 
ce  que  le  meunier  paye  seul  l'impôt  ?  M.  du  Puynode  dit  :  tôt  ou  tard  le 
médecin  achètera  des  capitaux  avec  ses  revenus ,  et  alors  il  payera. 
Ainsi,  il  payera  s'il  est  économe,  et  il  ne  payera  pas  s'il  est  prodigue.  A 
ce  propos,  il  convient  de  remarquer  que  le  reproche  qu'on  a  fait  aux 
avares  d'échapper  à  l'impôt  en  ne  dépensant  pas  leurs  revenus,  n'est  pas 
fondé.  Ce  que  l'avare  ne  dqjcnse  pas,  il  le  convertit  en  capital  productif, 


SOCIÉTÉ  DÉOUNOMIK  FOLITIOUK.  465 

et  la  société  profite  bi(;n  autrement  de  son  épari^ne  (iiTelNi  ne  l'eût  fait 
de  l'impôl  qu'elle  aurait  perçu  .'^ur  sa  consonunation  stérile.  C'est  là  pré- 
cisément rimmense  avantage  de  l'impôt  de  consommation;  c'est  qu'au 
contraire  des  autres  systèmes,  il  est  un  stimulant  de  Téparf^ne.  Il  est 
d'ailleurs  seul  applicable  dans  urie  foule  de  circonstances.  Un  homme  se 
met  dans  le  commerce  avec  cent  mille  francs,  il  perd  tous  les  ans  dix 
mille  francs  et  finit  par  faire  faillite.  On  ne  peut  pas  dire  que  ce  négo- 
ciant ait  eu  un  revenu,  puis({u'il  a  perdu  tous  les  ans;  dans  ce  cas, 
rimpôt  sur  le  capital  et  sur  le  revenu  manquent  de  base;  au  contraire, 
l'impôt  de  consommation  se  perçoit  aussi  justement  que  possible  sur  la 
part  de  capital  qu'il  a  plu  à  ce  négociant  de  transformer  en  revenu. 

C'est  une  erreur  de  chercher  la  justice  avant  tout  dans  l'assiette  de 
l'impôt,  lajustice  n'est  qu'un  mirage  qui  s'évanouit  quand  on  s'en  appro- 
che; ce  qu'il  faut  chercher  dans  l'assiette  de  l'impôt,  comme  dans  la 
répartition  de  la  richesse,  c'est  l'utilité  publique.  Les  meilleurs  impôts 
sont  ceux  qui  sont  le  moins  nuisibles  à  la  richesse  de  la  fsociété.  Quoi 
de  plus  injuste  que  l'impôt  du  tabac?  cependant  il  n'y  en  a  pas  de 
meilleur. 

Il  y  a  d'ailleurs  une  considération  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue 
dans  ces  sortes  de  question,  c'est  qu'on  a  presque  toujours  tort  de 
changer  les  impôts,  parce  que,  quand  ils  sont  anciens,  ils  sont  tellement 
passés  dans  les  usages  et  dans  les  transactions  que  toute  modification 
amène  un  changement  dans  la  distribution  de  la  richesse  qui  a  des  in- 
convénients plus  graves  que  le  changement  d'assiette  de  l'impôt  ne 
saurait  avoir  d'avantages. 

M.  Henri  Baudrillart  fait  observer  qu'à  mesure  que  la  discussion  a 
marché,  une  certaine  divergence  s'est  manifestée  sur  les  principes 
mêmes  qui  constitueraient  la  justice  en  matière  d'impôt,  même  en 
adoptant  la  proportionnalité  comme  base  et  comme  mesure.  Il  y  a 
là  comme  trois  points  de  vue  qui  peuvent  se  traduire  ainsi  :  selon 
M.  du  Puynode,  la  proportionnalité  devrait  exister  relativement  à  l'avoir 
réalisé.  Suivant  M.  Passy  et  M.  Baudrillart,  la  justice  serait  que  l'impôt 
fût  proportionnel  au  revenu.  Enfin,  d'après  M.  Dupuit,  l'impôt  devrait 
se  mesurer  aux  dépenses  et  aux  jouissances  de  l'individu  qui  le  paye. 
Eh  bien  !  ce  dernier  point  de  vue  paraît  incomplet  à  M.  Baudrillart  : 
il  ne  croit  pas  qu'en  fait,  cela  existe,  et  qu'en  théorie ,  une  telle  con- 
ception épuise  l'idée  qu'il  faut  se  faire  de  l'impôt.  En  fait,  nous  payons 
souvent  sans  proportion  avec  la  jouissance,  ainsi  pour  telle  route,  dont 
les  uns  profitent  plus,  les  autres  moins.  En  théorie,  M.  Baudrillart  croit 
qu'on  ne  peut  séparer  la  notion  de  l'impôt  d'une  certaine  idée  de  la 
solidarité  ;  cela  ne  saurait  avoir  de  sérieux  dangers  et  mener  au  commu- 
nisme, ni  à  rien  d'approchant,  quand  on  part  avant  tout  de  ce  principe . 
'i*  SÉRIE.  T.  xLvi.  —  io  juin  1865  30 


466  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

qu'il  ne  faut  abandonner  à  l'aclion  publique  que  ce  que  les  individus  ou 
les  libres  associations  ne  peuvent  faire. 

Au  reste,  M.  Baudriliart  reconnaît  que  ces  discussions,  aujourd'hui 
entièrement  théoriques  sur  l'impôt  du  capital  et  du  revenu,  que  ces 
efforts  vers  un  idéal  de  taxe  plus  simple,  plus  économique,  plus  com- 
plètement conforme  à  l'équité  ri(youreuse,  ne  pourront  acquérir  un 
caractère  larfi^ement  pratique  que  si  la  politique  des  grands  armements 
et  des  attributions  étendues  de  l'État  se  modifie.  Avec  les  {jros  budgets, 
il  faut  diversifier  les  impôts,  et  on  se  trouve  amené  à  employer  comme 
un  des  ressorts  de  l'art  fiscal  Tiliusion  icnême  que  le  contribuable  se  fait 
sur  l'étendue  de  la  chargée.  L'économie  politique  ne  doit  pas  moins  dire 
ce  qu'elle  considère  comme  le  mieux  en  soi,  comme  le  juste  et  le  vrai. 
De  ce  qu'il  est  quelquefois  nécessaire  de  subir  le  joug  de  certaines 
nécessités  supérieures ,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne  pas  indiquer  le 
but  auquel  il  faut  tendre. 

M.  DU  PuYNODE  pense,  comme  M.  Baudriliart,  que  la  réforme  des  budgets 
est  avant  tout  une  question  politique,  une  question  d'attributions  de 
l'État;  il  est  d'accord  avec  M.  Baudriliart  pour  condamner  Timpôt 
indirect,  qui  ne  renferme  aucun  des  éléments  de  justice  de  l'impôt  direct, 
et  qui  reste  forcément  proportionnel,  non  aux  ressources  des  contri- 
buables, mais  à  leurs  besoins. 

Quant  à  la  question  même  de  l'impôt  du  capital  et  de  Fimpôt  du 
revenu,  M.  du  Puynode  rappelle  les  différences  qu'il  a  précédemment 
signalées  et  qui  lui  paraissent  décisives;  il  rappelle  également  les  avan- 
tages de  l'impôt  du  capital  sur  l'impôt  du  revenu  qu'il  a  indiqués;  il  ne 
saurait  admettre  qu'il  fût  plus  facile  de  découvrir  et  de  taxer  le  revenu 
que  le  capital,  malgré  ce  qu'a  dii  M.  Passy ,  tant  les  faits  lui  paraissent 
contredire  cette  assertion.  M.  Villiaumé  a  très-justement  remarqué,  en 
reproduisant  une  observation  de  Mac  Culloch  et  de  Mill,  qu'il  faudrait, 
pour  la  moindre  justice,  distinguer  entre  les  divers  revenus,  puisque 
quelques-uns  sont  contraints,  tandis  que  d'autres  sont  viagers  ou  dépen- 
dent de  la  santé,  de  la  position,  de  l'emploi  des  contribuables.  Comment 
estimer  ces  différences  ;  et  si  l'on  n'en  tient  pas  compte,  que  fait-on  ? 


Réuiiiou  du  6  juin  tS65 

Communications  :  La  qi?atrième  session  du  congrès  de  l'Association  internationale  pour 
le  projjrès  des  sciences  sociales  à  Berne.  —  La  réforme  des  octrois  en  Belgique.  — 
Les  ressources  financières  de  l'Italie,  par  M.  le  comte  Arrivabene. 

OuvrjVgf.s  ruÉsENTÉs  :  Etude  sur  Hichard  Cobden,  par  M.  Levasseur.  —  Adresse  de  la 

J^ree  trade  association.  —  yJnnalesde  l'association  pour  le  progrés  des  sciences  so- 

iales.  —  Fade-niecum  des  membres  de  cette  association,  pnr  M.  Edouard  Sève.—  De 

la  loi  quia  aboli  l'octroi  en  Belgique,  par  M.  Arrivabene.  —  Abolition  des  octrois. 


SOGIIÎTÉ  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  Î07 

par  M.  GnillPl.  —  Hanqnes  populaires,  \yM'  M.  Vip,nno.  -  [.a  vraie  mine  d'or  de  l' ou- 
?'/vVt,  par  II'  mc^inc.  —  Extrait  (]c  V Enquête  de  i^\\)  gur  les  banques  d'émission  en  An- 
gleterre. —  Practical  considérations  on  banks,  par  M.  James  Stirlinp.  —  Mémoire 
(sur  rcnqiiAlo  df'  la  monnair  fifliiciairr),  par  ;M.  Routarel.  —  Théorie  de  la  monnaie,  par 
M.  Marql'oy.  —  Mécanique  de  l'échange,  pai*  Al.  Henri  Ceriiusclii. 

Discussion  : 

M.  Michel  Chevalier,  membre  de  Tlnstitiit,  sénateur,  et  M.  Fcllat, 
membre  de  l'IiisliLiit,  doyen  de  l'École  de  droit,  ont  présidé  celte  réu- 
nion, à  laquelle  avaient  été  invilés  M.  le  comte  Jean  Arrivabene,  séna- 
teur du  royaume  d'Italie,  président  des  sociétés  d'économie  politique  de 
Bruxelles  et  de  Turin,  et  M.  K.  Ag^athon,  directeur  fjénéral  des  télé^jra- 
phes  ottomans,  délé(îué  à  la  conférence  télég-raphique  internationale, 
qui  a  récemment  eu  lieu  à  Paris. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  annonce  que  l'association  internationale 
pour  le  pro,(îrès  des  sciences  sociales  tiendra  son  quatrième  con(;rès  k 
Berne;  et  que  la  première  séance  a  été  fixée  au  28  août  prochain.  Un 
comité  local  s'est  or^janisé  pour  s'occuper  «des  transports,  lo^jements, 
locaux  pour  les  séances,  des  réceptions  et  fêtes,  de  la  presse  et  de  la 
publicité;  »  il  a  pour  président  M.  Challet-Venel,  conseiller  fédéral,  et 
pour  secrétaires  :  M.  Alph.  Rivier,  professeur  de  droit,  et  M.  Max.  Wirth, 
directeur  du  bureau  fédéral  de  statistique. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  annonce  en  même  temps  que  les  deux  pre- 
mières livraisons  des  annales  ou  comptes  rendus  du  congrès  d'Amster- 
dam sont  publiés,  et  que  les  trois  autres  ne  tarderont  pas  à  paraître  (1). 
Il  présente  à  la  réunion  deux  petits  volumes  publiés  par  M.  Edouard 
Sève,  secrétaire  de  Tassociation  pour  la  section  d'économie  politique, 
et  un  de  ses  plus  zélés  promoteurs,  sous  le  titre  de  Vade  mecum  des 
membres  de  V association  (2),  etc.,  et  dans  lesquels  se  trouvent  réunis 
divers  documents  constitutifs  de  l'association,  des  détails  sur  les  trois 
congrès  qui  ont  eu  lieu  successivement  à  Bruxelles,  à  Gand,  à  Amster- 
dam, ainsi  que  les  résumés  des  diverses  discussions  qui  sont  reproduiies 
in  extenso  dans  les  annales^  plus  divers  rensei|]^nements  sur  la  Hollande. 

M.  le  secrétaire  perpétuel  fait  encore  les  présentations  suivantes  : 

Une  intéressante  étude  sur  la  vie  et  les  travaux  de  Richard  Gobden, 
publiée  dans  la  Revue  contemporaine  (numéro  de  mai),  par  M.  Em.  Le- 
vasseur,  membre  de  la  société.  «  Si  ra,qfitateur  de  la  Ligue,  dit  M.  Le- 
vasseur,  a  bien  mérité  de  sa  patrie,  le  négociateur  du  traité  de  commerce 
a  rendu  à  la  France  un  service  non  moins  signalé  qu'à  l'Angleterre,  et 


(l)  Livraison  grand  in-8.,  Guillaumin  et  Lacroix.  3  fr.  chaque. 

(2;  2  vol.  in-12.,  1864-65,  Guillaumin,  Lacroix,  etc.  2  fr.  50  chaque. 


468  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

l'humanité,  lût-elle  quelque  peu  incrédule  par  expérience,  ne  peut  que 
se  montrer  reconnaissante  envers  le  prédicateur  de  la  paix.  » 

Une  remarquable  proclamation  (adress)  (1)  d'une  nouvelle  association 
de  libre  échange  {free  trade  association),  qui  se  crée  en  Angleterre  et  se 
propose  de  réclamer  :  !«  la  suppression  des  droits  de  douane  sur  les 
substances  alimentaires  :  le  tlié,  le  café,  le  sucre  et  autres  articles  moins 
importants;  S''  une  parfaite  liberté  de  commerce  en  substituant  autant 
que  possible  l'impôt  direct  h  l'impôt  indirect;  3°  une  meilleure  répar- 
tition de  rimpôt  sur  les  revenus;  4°  une  réduction  dans  les  dépenses 
publiques.  La  nouvelle  association  a  aussi  pour  objet  de  se  mettre  en 
rapport  avec  les /r^e  traders  de  tous  les  pays.  — M.  le  président  croit  être 
l'interprète  des  membres  de  la  réunion  en  faisant  des  vœux  pour  les  pro- 
grès de  cette  association. 

Deux  brochures  sur  la  question  des  octrois  ; 

Une  intitulée  :  De  la  loi  qui  a  aboli  en  Belgique  les  taxes  communales 
sur  la  consommation  dites  octroi  et  de  ses  effets  (2)  (en  italien),  par  M.  le 
comte  Arrivabene,  sénateur  du  royaume.  —  L'honorable  économiste, 
qui  avait  retrouvé  et  qui  a  conservé  une  seconde  patrie  en  Belgique, 
constate  le  succès  de  cette  réforme  et  la  conseille  aux  autres  pays. 

Une  seconde  brochure,  ayant  pour  titre  :  Abolition  des  octrois  ou  né- 
cessité d'établir  le  libre  échange  entre  les  villes  et  les  campagnes  (3),  par 
M.  le  docteur  Jules  Guillet.  —  Cette  abolition  paraît  à  l'auteur  être  dans 
la  logique  des  principes  et  des  actes  du  gouvernement  de  l'empereur 
Napoléon  III,  et  il  faudrait  qu'un  homme  d'état  eût  la  main  bien  mal- 
heureuse pour  trouver  quelque  chose  de  pire  que  l'octroi  ;  je  ne  puis 
même  supposer,  ajoute-t-il,  que  cela  soit  possible. 

Banques  populaires  (4),  par  M.  François  Vigano.  —  Édition  en  fran- 
çais, très-augmentée  d'une  savante  et  complète  monographie  déjà  pu- 
bliée en  Italie  par  le  vice-président  de  la  société  d'économie  politique  de 
Milan,  chaleureux  promoteur  du  progrès  et  de  l'émancipation  des  classes 
laborieuses  de  tous  les  pays.  D:ins  ces  deux  volumes  qui  contiennent  de 
nombreux  documents,  il  est  traité  des  banques  en  général,  des  raont-de- 

(1)  In-8  de  4  pages. 

(2)  Delta  legge  che  a  aholito  il  dazio  communale  di  commune  dette  octroi, 
—  Extrait  de  La  rivlsta  dei  communi  italiani,  Torino,  octob.  1804,  in-8  de 
26  pages,  contenant  la  loi  belge  de  1860  et  des  tableaux  indiquant  l'ori- 
gine et  la  répartition  du  fonds  communal. 

(3)  Extrait  de  VÉconomiste  français^  in-8.  de  40  pages,  Guillaumin,  1865. 
Prix  1  fr.  50. 

(4)  2  vol.  grand  in-8.,  Guillaumin,  1865.  Prix: 


SOCII^.TI':  DtCONO^lIK  POLITIOUK.  469 

piété,  d's  caisses  d^'parciK!,  des  l);iii(|ii('s  d'Kcosse  vX  sociétés  de  prôl  au 
travail  aii<;iais(!S  et  Craiir aises,  des  baïKpies  d'avance  de  Prusse,  des 
sociétés  coopératives  en  AiijyleteiTC,  etbanques  deTavenir  pour  les  classes 
nécessiteuses,  pour  les  classes  moyennes,  pour  les  ouvriers,  les  hommes 
de  lettres  et  les  artistes  :  —  M.  Vif|ano  vient  de  publier  également  en 
français  In  Vraie  mine  d'or  de  l'ouvrier  ou  la  coopération^  traduit  de 
W.  Cliambers  et  annoté  (1)  par  lui,  brochure  qui  contient  le  discours  de 
l'auteur  aux  ouvriers  de  Côme,  les  statuts  des  probes  pionniers  de 
Rochedale  et  de  la  société  coopérative  des  ouvriers  de  Côme. 

Une  série  de  brochures  sur  la  question  du  crédit  et  des  banques. —  D'a- 
bord une  nouvelle  livraison  de  la  série  d'extraits  des  enquêtes  angolaises  pu. 
bliées  par  la  Banque  de  France  et  par  le  ssoins  de  MM.  Coullet  et  Juglar, 
contenant  des  dépositions  relatives  à  Tenquête  de  1840  sur  les  banques 
d'émission;  —  ensuite,  une  brochure  de  M.  James  Stirlin[}  dont  les  idées 
se  rapprochent  de  celles  que  défend  M.  Wolowski  (3);  —  la  déposition 
à  Fenquête  de  M.  Boutarel,  manufacturier,  nouvellement  admis  comme 
membre  de  la  société,  dont  la  principale  conclusion  est  qu'il  faudrait 
ramener  la  Banque  de  France  à  être  uniquement  une  banque  d'escompte; 

—  une  brochure  de  M.  Gust.  Marqfoy  (4)  qui  a  déjà  produit  deux  écrits 
sur  l'abaissement  des  tarifs  des  télégraphes  et  des  chemins  de  fer  et  une 
autre  sur  la  Banque  de  France,  et  qui  expose  sur  la  monnaie  des  vues  qui 
lui  sont  propres,  résumant,  dit-il,  dans  une  courte  brochure  plusieurs 
volumes  de  développement;  —  et  enfin  une  brochure  plus  étendue, 
dans  laquelle  M.  Henri  Cernuschi,  publiciste  lombard,  analyse  sous  le 
titre  de  mécanique  de  réchange  (6)  les  notions  d'échange,  de  valeur,  de 
monnaie,  de  signes  représentatifs,  de  change,  d'intérêt,  de  crédit  et  de 
banques  avec  une  vigueur  et  une  originalité  qui  ne  sont  point  ordinaires. 

—  M.  Villiaumé,  tout  en  n'approuvant  pas  la  conclusion  de  ce  travail, 
l'abandon  des  billets  de  banque,  se  joint,  pour  en  faire  l'éloge  et  en 
conseiller  la  lecture,  à  M.  le  secrétaire  perpétuel,  qui  n'a  encore  pris 
connaissance  que  d'une  partie  de  l'ouvrage. 

Après  ces  présentations,  M.  le  président,  se  félicitant  d'avoir  à  ses 

(1)  Broch.  grand  in-8.,  Guillaumin,  1865.  Prix  :  2  francs. 

(2)  Furne,  Guillaumin,  1865,  in-8  de  312  pages.  Prix  :  2  francs. 

(31  Practical  considération  on  Banks  and  Bank  management^  Glasgow, 
Maclehocse,  in-8  de  64  pages,  avec  des  tableaux  sur  les  crises  de 
1836-37,  1839,  1847,  1857,  1863-64. 

(4)  Enquête  sur  la  monnaie  fiduciaire.  —  Mémoire,  etc.,  2^  édit.,  Guil- 
laumin, 1865,  in-8  de  32  pages. 

(5)  Théorie  de  la  monnaie,  Guillaumin,  1865,  in-8  de  28  pages.  —  La 
Banque  de  France,  etc.,  1862,  in-8. 

(6)  Paris,  A.  Lacroix,  1865,  in-8.  de  244  pages.  Prix  3  fr.  50. 


470  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

côtés  un  illustre  vétéran  de  riiidépendance  italienne  et  un  des  plus  fer- 
vents défenseurs  des  libertés  économiques,  M.  le  comte  Arrivabene,  le 
prie  de  préciser  à  la  réunion  les  résultats  de  la  réforme  des  octrois  en 
Belgique,  qui  est  l'objet  de  la  brochure  dont  il  fait  honima[je  à  la 
réunion. 

M.  le  comte  Arrivabene,  se  rendante  cette  invitation,  dit  qu'en  Bel- 
gique, l'octroi,  impôt  entièrement  communal,  était  établi  dans  78  villes 
et  bourg^s.  En  1859,  il  avait  produit  13,000,000  de  francs;  la  perception 
avait  coiité  1,500,000  francs;  restaient  net,  au  profit  de  ces  villes  et 
bourg-s,  11,500,000  francs. 

La  loi  qui  supprimait  à  jamais  l'octroi  en  Belgique  fut  publiée  en 
juillet  1860.  L'État  s'est  engagé  à  fournir  aux  communes  la  somme  sus- 
mentionnée, et  cela  au  moyen  d'un  fonds  formé  en  partie  par  des  impôts 
existants,  et  en  partie  par  de  nouveaux  impôts.  La  somme,  au  lieu  d'être 
limitée  à  11 ,500,000  fr.,  a  été  fixée  au  minimum  de  15,000,000  de  fr.  ; 
les  3,500,000  fr.  excédant  étant  destinés  à  fournir  plus  de  ressources, 
non-seulement  aux  communes  (jui  possédaient  l'octroi,  mais  aussi  à 
toutes  les  communes  du  royaume;  en  faisant  droit,  de  cette  manière, 
soit  à  la  crainte  que  les  premières  avaient  de  manquer  à  l'avenir  d'un 
surcroît  de  ressources  réclamé  par  de  nouveaux  besoins,  soit  pour  apai- 
ser les  plaintes  fondées  des  communes  qui  n'avaient  pas  d'octroi  et  qui 
soutenaient  que  la  loi  favorisait  les  villes  et  les  bourgs  à  octroi  au  dé- 
triment des  campagnes.  En  1860,  les  impôts  destinés  à  former  le  fond 
de  15,000,000,  sont  restés  tant  soit  peu  au-dessous  de  cette  somme. 
Mais  en  1861,  ils  l'ont  dépassée  de  quelques  centaines  de  mille  francs; 
en  1862,  ils  ont  rendu  au  delà  de  16,000,000;  plus  de  17  en  1863;  et  il 
est  à  croire  qu'il  y  aura  eu  une  plus  grande  augmentation  en  1864,  car  la 
Belgique  est  en  voie  de  prospérité,  et  ses  impôts  rapportent  plus  d'an- 
née en  année.  M.  Arrivabene  croit  que  les  mesures  prises  pour  rempla- 
cer l'octroi  ne  sont  pas  absolument  orthodoxes,  économiquement  parlant  ; 
mais  il  était  difficile  d'en  trouver  d'autres,  et  c'est  politiquement  que  la 
suppression  de  l'octroi  doit  être  considérée.  Après  tout,  c'est  une  ré- 
glementation de  plus  qui  est  tombée,  une  nouvelle  liberté  qui  a  été  ac- 
quise. Quand  on  a  supprimé  les  barrières  qui  frappent  les  provinces, 
maintenir  celles  qui  séparent  les  villes  des  campagnes,  c'est  tout  au 
moins  une  absurdité. 

La  Hollande  a  suivi,  dans  cette  mesure  libérale,  la  Belgique. 

La  ville  de  Turin,  pour  attirer,  par  la  vie  à  bon  marché,  une  popula- 
tion qui  remplace  celle  queJe  transfert  de  la  capitale  lui  a  enlevée,  en 
fera  peut-être  autant.  .  et  la  France?  M.  Arrivabene  espère  qu'un  jour 
viendra  qu'elle  ne  voudra  plus,  elle  aussi,  qu'il  soit  maintenu  une  diffé- 
rence d'intérêt  entre  ses  habitants.  M.  Arrivabene  ajoute  qu'en  Belgique 


SOCIKTI':  D'fiCONOMIE  POLITIQUE.  171 

le  nouveau  syslcine  est  déjù  si  enraciné  dans  les  liahiludcs, qu'on  s'en 
Irouve  si  bien,  (pie  ([iii  proposerait  d'en  revenir  serait  considéré  comme 
un  mauvais  citoyen. 

M.  Arrivabenc,  invité  é};alement  [)ar  M.  le  président  à  vouloir  bien 
donnera  la  réimioii  quebpies  rcnsei};nements  sur  l'état  des  finances  du 
royaume  d'Italie,  se  borne  à  ciler  des  faits  qui,  selon  lui,  parlent  hau- 
tement en  faveur  du  patriotisme  et  de  la  probité  des  Italiens,  et  qui 
témoi[}nent,  en  même  temps,  de  la  confiance  qu'ils  ont  dans  les  desti- 
nées du  pays,  et  combien  sont  {jrandes  les  ressources  financières  qu'il 
possède. 

M.  Sella  est,  en  septembre  186i,  char{i?é  du  portefeuille  du  ministère 
des  finances  :  il  trouve  le  trésor  presque  à  sec.  On  répand  dans  le  pays 
le  bruit  qu'il  va  faire  tomber  sur  lui  une  bombe  formidable.  La 
bombe  éclate  :  M.  Sella  ne  demande  rien  moins  que  le  payement  immé- 
diat de  l'impôt  foncier  de  1865,  c'est-à-dire  125,000,000.  Grande 
frayeur:  les  préfets  absents  courent  à  leur  poste;  ils  craignent  l'agita- 
tion, hs  émeutes.  Eh  bien  !  vaines  frayeurs.  Le  conseil  provincial  de  la 
province  de  Brescia,  ville  et  province  patriotiques  par  excellence,  dé- 
clare qu'il  se  chargera  d'avancer  l'impôt  pour  les  contribuables  qui  ne 
seraient  pas  en  état  de  le  payer.  L'exemple  est  suivi  immédiatement  par 
toutes  les  provinces  et  par  les  communes  du  royaume;  les  riches  proprié- 
taires déclarent  qu'ils  avanceront  les  cotes  des  pauvres,  et,  avant  la  fin 
de  l'année  1864,  la  presque  totalité  de  125,000,000  est  entrée  dans 
les  caisses  de  l'État,  et  le  trésor  regorge  momentanément  de  numéraire. 

Voilà  pour  le  patriotisme. 

Quanta  la  probité,  elle  s'est  montrée  d'une  manière  éclatante  dans 
l'établissement  de  l'impôt  mobilier.  C'est  un  income-tax  levé  sur  la 
seule  richesse  mobilière;  le  reven.u  foncier  en  est  exempté.  Cet  impôt 
est  basé  sur  les  déclarations  des  contribuables. 

Une  commission  avait  été  nommée  par  le  gouvernement  avec  la  mis- 
sion de  préparer  un  projet  de  loi  sur  la  matière.  La  commission  était 
présidée  par  M.  le  comte  de  Revel,  sénateur  du  royaume,  l'un  des 
hommes  d'État  qui,  par  le  savoir,  l'expérience  et  la  sincérité  de  ses 
convictions,  honorent  le  plus  le  pays.  Mais  le  comte  de  Revel  n'avait 
pas  confiance  dans  les  déclarations,  et  aussitôt  que  la  majorité  de  la 
commission  les  eut  admises  comme  base  de  l'impôt,  M.  de  Revel  se  re- 
tira. Le  gouvernement  le  remplaça  par  un  personnage  bien  moins  im- 
portant, M.  Arrivabene,  mais  qui  avait  confiance  dans  les  déclarations. 
La  confiance  fut  justifiée  par  le  fait. 

Les  déclarations  ont  dépassé  un  milliard  et  cent  millions. 

L'impôt  pour  la  dernière  moitié  de  1864  a  été  fixée  à  15,000,000; 
pour  1865,   le  montant  sera  de  66,000,000.  Ce  sera  à  peu  prés  5 


172  JOURNAL  DES  ECONOMISTES. 

pour  100  du  revenu  déclaré,  proportion  qui  csl  de  beaucoup  inférieure 
au  taux  de  Timpot  foncier. 

Quant  à  la  confiance  (jue  le  pays  a  en  lui-même  et  en  ses  réformes 
financières,  elle  est  mise  en  évidence  par  la  souscription  au  nouvel 
emprunt.  Le  pays  était  invité  à  souscrire  pour  un  quart  de  la  rente  pour 
8,000,000,  et  il  a  souscrit  pour  près  de  90,000,000! 

M.  Arrivabene  a  voulu  s'arrêter  à  ce  bref  exposé,  avec  l'espoir  d'avoir 
fait  sur  les  honorables  membres  de  la  réunion  une  impression  tant  soit 
peu  favorable  touchant  l'état  financier  et  moral  de  son  pays. 

Après  celte  communication,  qui  a  été  écoutée  avec  le  plus  vif  intérêt, 
M.  le  président  consulte  la  réunion  sur  les  questions  du  prog^ramme  pro- 
posées par  divers  membres  comme  sujets  de  discussion  générale.  La 
majorité  se  fixe  sur  une  question  formulée  par  M.  J.  Dupuit,  inspecteur 
divisionnaire  des  ponts  et  chaussées,  en  ces  termes  :  «  Y  a-t-il  une 
science  financière  ?  » 

Il  sera  rendu  compte  de  cet  entretien  dans  une  prochaine  livraison. 


BULLETIN   FINANCIER 

(frange  —  étranger) 


Sommaire.  —  Emprunts  en  Italie  et  en  Espagne.  —  En  France,  le  budget  et  la  grande 
société  algérienne.—  Amélioration  politique  aux  États-Unis  relativement  au  Mexique. 
—  Situation  monétaire.  —  Assemblées  générales  d'institutions  françaises  de  crédit.— 
Taux  d'escompte  sur  les  principales  places  de  l'Europe.  —  Tableau  des  Bourses  de 
Paris,  Lyon  et  Marseille.  —  Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de  ses  succursales. 

Deux  emprunts  publics  viennent  d'être  contractés  au  delà  des  monts 
par  les  gouvernements  d'Italie  et  d'Espagne.  Le  premier  est  de  425  mil- 
lions; mais  il  n'a  été  réservé  au  public  que  i60  millions,  le  reste  étant 
adjugé  par  contrat  passé  avec  des  maisons  de  banque.  Ces  160  mil- 
lions (capital  nominal),  forment  une  rente  de  8  millions  constituée 
en  5  0/0  et  émise  à  66  francs,  ce  qui  réduit  l'emprunt  au  capital  réel 
de  105,600,000  francs.  Le  public  italien,  pour  les  8  millions  de  rentes 
offerts,  a  demandé  86  millions.  Malgré  toutes  nos  sympathies  pour  le 
gouvernement  libéral  et  éclairé  de  la  Péninsule,  nous  ne  pouvons  pren- 
dre ce  dernier  chiffre  au  sérieux  ;  évidemment  chacun  en  souscrivant 
comptait  avoir,  qui  sait,  un  dixième  seulement  peut-être  de  sa  de- 
mande et  souscrivait  un  chiffre  en  conséquence.  Néanmoins,  il  reste 
un  résultat  acquis.  Les  nationaux  ont  souscrit  eux-mêmes  l'emprunt; 
c'est  là  un  point  satisfaisant.  De  même  en  France,  sous  la  Restauration, 
les  premiers  emprunts  furent  soumissionnés  par  des  étrangers  ;  ce  n'est 
qu'à  partir  de  mai  4818  que   le  public   français  rechercha  sa  propre 


RULLKTIN  FINANCIER.  473 

rente,  et  y   mit   la    mùine    ardeur   qu'aujourd'hui    le   |»ul)iic     italien. 

En  Espai!;no,  le  rc'sullat,  sans  (Mre  aussi  brillant,  a  ét(!  néanmoins  satis- 
faisant. La  sonuuo  à  énioltre  ('tait  (100  millions  de  rc'^aux  (capital  ciïcctif), 
de  3  0/0  ;\  '<!  1/2.  Les  souscriptions  ont  atteint  l,82"2  millions  de  réaux, 
dont  500  j)ar  des  maisons  françaises  et  1,3^22  par  des  Espai,'nols. 
Nous  rej^retlons  que  le  gouvernement  es|)a2;nol  persiste  dans  sa  li{^ne 
de  conduite  vis-;\-vis  des  rëclamations  qui  lui  sont  faites  par  des  crëan- 
ciers  étrangers.  La  justice  est  faite  pour  tout  le  monde,  môme  pour  les 
gouvernements  (Louis  XII  disait  surtout  pour  les  rois);  et  l'Espagne 
pourrait,  sans  déroger,  prendre  des  arbitres  si  elle  croit  avoir  raison; 
ne  pas  le  faire,  c'est  laisser  supposer  qu'elle  n'est  pas  bien  sûre  de  son 
bon  droit,  et  en  ce  cas  prendre  conseil  de  la  mauvaise  foi.  Ce  n'est  pas 
là  le  moyen  de  faire  de  bonnes  finances. 

En  France,  la  discussion  du  budget  est  brillante,  mais  stérile  ;  cepen- 
dant la  commission  du  budget  elle-même  a  reconnu  la  nécessité  de  pra- 
tiquer la  politique  du  désarmement  et  de  faire  des  économies  impor- 
tantes dans  les  budgets  de  la  guerre  et  de  la  marine.  Puissent  les  con- 
seils du  gouvernement  recueillir  et  faire  fructifier  ces  critiques  modérées, 
sorties  du  parti  conservateur  ! 

Le  voyage  de  l'Empereur  en  Algérie  a  fait  éclore  un  projet  qu'un  traité 
avec  des  notabilités  fiilancières  ne  va  pas  tarder  à  mettre  à  exécution. 
Il  s'agit  d'une  grande  compagnie  au  capital-ac>tions  de  200  millions, 
devant  favoriser  en  Algérie  le  commerce,  l'agriculture  et  l'industrie. 
Cette  société  émettra  des  obligations  et  prêtera  au  gouvernement 
100  millions  à  5  1/4  0/0  (amortissement  compris),  destiné  à  des  travaux 
publics  en  Algérie.  Le  gouvernement  a  la  faculté  de  réduire  ce  prêt  à 
72  millions.  L'État  promet  de  vendre  à  la  compagnie  100,000  hectares, 
moyennant  une  rente  de  1  franc  par  hectare  durant  cinquante  ans  et  de 
lui  concéder  les  mines,  dont  elle  découvrirait  les  gisements  dans  un 
délai  de  dix  années.  Il  y  aurait  certes  à  critiquer  bien  des  choses  dans 
ce  plan  financier,  et  même  des  choses  fondamentales  ;  cependant  nous 
le  préférons  à  la  non-exécution  des  projets  auxquels  il  répond  ou 
même  à  leur  exécution  par  l'État. 

Au  Mexique,  il  y  a  de  l'amélioration,  en  ce  sens  que  le  gouvernement 
des  États-Unis,  bien  conseillé,  a  la  résolution  de  mettre  en  pratique  la 
politique  de  non-intervention.  Puisse  cette  sagesse  du  nouveau  président 
nous  permettre  de  quitter  au  plus  tôt  ce  sol  inquiétant  pour  la  paix  du 
monde! 

Du  côté  monétaire  il  y  a,  non  du  mieux,  mais  surabondance  de  capi- 
taux inactifs  ;  on  sent  que  cet  embonpoint  est  d'aussi  mauvais  augure 
que  l'étisie  de  l'année  dernière  ;  car  il  n'amène  pas  la  hausse,  au 
moins  sur  certaines  valeurs  affectées  d'une  dépréciation  continue.  C'est 
une  vraie  liquidation  des  fautes  des  années  antérieures.  Puisse  cet  en- 
seignement nous  servir  à  ne  pas  retomber  plus  tard  dans  les  mêmes 
errements! 

L'intérêt  des  bons  du  Trésor  a  été  abaissé  le  29  mai  de  1/2  0/0  ;  2  0/0 
pour  les  bons  de  3  ;\  5  mois,  2  1/2  0/0  pour  ceux  de  6  à  11  mois,  et  3  0/0 


^74  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

pour  ceux  à  un  an.  Les  taux  d'escompte  aux  banques  de  France  et  d'An- 
gleterre ont  été  modifiés  comme  suit  ; 

FRANCE.  ANGLETERRE. 

Effets.  Avances.  Effets. 

9  mars.  .  .        3  1/2  0/0        4  0/0     30  mars 4  0/0 

i"  juin.  .  .        3  0/0  4  0/0       4  mai 4  1/2  0/0 

25  mai 4  0/0 

l^'"juin 3  1/2  0/0 

Passons  en  revue  les  résultats  obtenus  pour  l'exercice  1864  par  quel- 
ques-unes des  sociétés  de  crédit  de  la  France. 

Le  Crédit  foncier  de  France^  malgré  l'importance  de  ses  opérations  en 
1863,  les  a  encore  vues  s'augmenter  en  1864,  quoique  dans  une  propor- 
tion moins  forte  ;  en  voici  le  détail  pour  les  trois  dernières  années  : 

1862  186»  1864 

Prêts  hypothécaires  à  longterme.  85,982,200  107,910,000  74,015,800 

Prêts  pour  travaux  de  drainage.          178,600  83,500  188,000 

Prêts  hypothécaires  en  Algérie.         627,900  533,900  861,700 

Prêts  communaux 33,646,501.  39,301,590  37,084,754 

Avancessurobligationsfoncières.      9,229,672  19,839,607  3,591,356 

—  obligat.  communales.      5,327,385  2,431,503  1,201,081 

—  Valeurs  diverses.  .  .  27,612,074  12,615,361  4,212,115 
Effets  du  Sous-compt.  jHypoth.  65,835,321  96,948,218  164,958,138 

des  entrepreneurs.  .jNantiss.    17,331,169      14,156,855      10,932,280 

245,570,822    293,820,534    297,045,224 

L'augmentation  provient  en  forte  partie  du  Sous-comptoir  des  entre- 
preneurs, les  opérations  propres  au  Crédit  foncier  ayant  plutôt  diminué 
certaines  môme,  les  prêts  hypothécaires  à  long  terme,  par  exemple,  d'une 
manière  assez  notable.  Cette  diminution  porte  principalement  sur  des 
prêts  d'une  importance  supérieure  à  un  million,  d'une  durée  de  50  ans 
et  afférents  à  des  immeubles  situés  dans  le  département  de  la  Seine.  Cela 
nous  consolerait  de  cette  décroissance  si  nous  ne  craignions  de  voir  re- 
venir par  le  Sous-comptoir  des  entrepreneurs  ce  que  le  Crédit  foncier 
perd  de  son  propre  chef. 

En  efifet,  le  Sous-comptoir  nous  fournit  les  chiffres  suivants  qui  ont  le 
tort  de  ne  pouvoir  concorder  comme  forme  et  époque  avec  ceux  du  Gré- 
dit  foncier,  mais  qui,  au  moins,  traduiront  l'accroissement  des  opérations 
du  Sous-comptoir  et  leur  nature. 

Voici  la  situation  en  fin  d'exercice  : 

Exercices  finissant  le  31  octobre.  Crédits  sur  hypothèques.  Total  des  crédits  ouverts 

1860  11,096,799  11,791,532 

1861  19,323,000  20,442,250 

1862  28,152,632  34,147,672 

1863  45,788,588  48,296,767 

1864  53,263,624  54,776,993 


BULLETIN  FINANGIRR.  47r> 

On  voit  donc  clairomont  que  la  presque  unanimité  dos  crédits  ouverts 
par  le  Sous-coinploir  sont  garantis  p;ir  des  liypotliè(ines;  ce  sont,  fi  vrai 
(lire,  dos  priMs  liypotliëcaires.  Si  donc  la  masse  dos  pnHs  hypothécaires 
propres  au  Crédit  foncier  ot  consentis  en  1864  a  diminué  de  Vt  millions, 
il  y  aauf^montationpour  le  Sous-comptoir  de  68  millions  ;  c'est  une  trans- 
formation avec  agG;ravation.  Ce  n'est  [)as  que  nous  regrettions  de  voirie 
Crédit  roncier  faire  les  allaires  ([ui  relèvent  de  son  titre,  mais  nous  vou- 
drions le  voir  moins  engagé  dans  les  grandes  villes  et  plus  sollicité  dans 
les  campagnes.  Nous  voudrions  surtout  lui  voir  liquider  ses  comptes 
courants,  opération  d'autant  i)lus  déplacée  chez  lui,  (}u'il  verse  la  moitié 
de  leur  produit  dans  les  caisses  du  trésor. 

Le  Crédit  foncier  a  distribué,  pour  1864,  à  chaque  action  libérée  de 
250  fr.,  la  somme  de  fr.  47  50  contre  45  fr.  pour  1863,  et  40  pour  1862. 
On  voit  qu'il  y  a  augmentation;  mais  est-ce  sans  risques,  et  surtout 
cette  institution  répond-elle  bien  à  tous  les  besoins  qui  ressortent  de 
son  objet? 

Le  Sous-comptoir  des  entrepreneurs  a  vu  également  le  produit  de  ses 
actions  (actions  de  100  fr.)  progresser  chaque  année;  pour  1859-60, 
4  fr.  30;  pour  1860-61,  6  fr.  ;  pour  1861-62,  9  fr.  ;  pour  1862-63,  12  fr,  50  ; 
enfin,  pour  1863-64,  16  francs. 

Le  Crédit  agricole  est  une  autre  satellite  du  Crédit  foncier.  Il  vient  de 
doubler  son  capital,  actuellement  porté  à  40  millions,  dont  deux  cin- 
quièmes, 16  millions,  seront  versés  sous  peu.  L'année  dernière,  il  opé- 
rait avec  20  millions  de  capital  émis,  et  4  millions  de  capital  versé.  On 
voit  que,  de  ce  côté,  il  grandit  rapidement  ;  tant  mieux  s'il  répond  à 
son  titre.  La  forme  employée  par  le  Crédit  agricole  est  l'escompte, 
au  moins  en  majeure  partie.  Voici  les  résultats  de  cette  nature  d'af- 
faires pour  les  quatre  exercices  actuellement  écoulés  depuis  sa  fonda- 
tion : 

Somme  d'effets. 

59,713,903 

110,245,209 

184,593,581 

261,736,305 

Si  la  qualité  répond  h.  la  quantité,  nous  ne  pouvons  que  féliciter  le 
Crédit  agricole  de  l'activité  qu'il  déploie  ;  ses  répartitions  aux  actions 
ont  été  de  17  pour  100  pour  1864,  contre  13  pour  100  pour  1863, 
10  pour  100  pour  1862  et  9.  33  pour  100  pour  1861. 

Le  Comptoir  de  Vagriculture,  quatrième  satellite  du  Crédit  foncier, 
a  vu  ses  opérations  commencer  en  août  1863  seulement,  son  capital  est 
de  6  millions,  dont  2,400,000  fr.  versés.  Comme  pour  la  société  précé- 
dente, l'escompte  est  sa  principale  opération.  Il  est  entré  dans  son  por- 
tefeuille, durant  les  dix-sept  mois  écoulés,  d'août  1863  à  fin  1864,  des 
effets  pour  une  somme  de  15,241,848  fr.,  dont  1,399,828  fr.  d'effets  di- 
vers, 4,250,247  fr.  de  warrants  et  9,551,773  fr.  d'effets  résultant  de  cré- 
dits. Le  Comptoir  de  l'agriculture  a  distribué  à  ses  actionnaires,  pour 
1863-64,  17  fr.,  soit  7  0/0  par  an  des  versements  effectués. 


Exercices. 

Nombre  d'effets. 

1861 

13,259 

1862 

27,678 

1863 

47,602 

1864 

115,750 

Augmentation. 

Moyenne  par  effet 

» 

4,500 

84  0/0 

3,900 

67  0/0 

3,700 

42  0/0 

2,250 

476  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

La  Socicté  générale  de  crédit  mobilier  n'a  pas  vu  se  réaliser,  pour  1864 
les  espérances  qu'elle  concevait  en  1863.  Elle  n'a  pu  donner  à  chaque 
action  que  50  francs,  et  encore  en  prenant  plus  de  4  millions  sur  sa 
réserve  extraordinaire  ,  qui  ne  monte  plus  qu'à  1,334,874  fr.  Il  est 
vrai  que  l'année  a  été  besogneuse,  et  que  10  0/0  est  encore  pour  l'ac- 
tionnaire primitif  un  beau  revenu.  Pour  1864  et  1863  il  avait  réparti 
125  fr.  par  action  et  par  année. 

La  Société  générale  de  crédit  industriel  et  commercial  a  distribué,  pour 
1864,  à  chaque  action  de  500  fr.  au  versement  de  125  fr.,  25  fr.  50 
contre  19  fr.  pour  1863,  et  10  fr.  80  pour  1862.  Décidément  elle  a  vu 
juste  en  favorisant  la  création  de  la  Société  de  dépôts  et  de  comptes 
courants;  la  concurrence,  loin  de  lui  être  défavorable,  a  augmenté  ses 
forces  ;  avis  à  ceux  qui  la  craignent.  Cependant  n'oublions  pas  que  la 
hausse  du  taux  de  prestation  de  capitaux,  en  1864,  a  dû  contribuer  à 
amplifier  le  revenu  de  cet  exercice. 

Nous  avons  parlé  de  la  Société  de  dépôts  et  de  comptes  courants  ;  cette 
institution,  au  31  décembre  1863,  n'était  âgée,  à  six  jours  près,  que  de 
dix-huit  mois.  La  comparaison  avec  elle-même  est  difficile.  Elle  avait 
distribué  4  fr.  à  chaque  action  de  500  fr.  libéré  de  125  fr.  pour  1863  ; 
pour  1864  (année  entière),  elle  a  réparti  9  fr.  ;  la  progression  est  peu 
sensible,  mais  il  y  a  amélioration  ;  après  tout,  laissons  lui  le  temps  de 
se  développer. 

La  Société  générale  pour  favoriser  le  développement  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie en  France  n'a  fonctionné  que  pendant  six  ou  sept  mois  de  1864  ; 
on  ne  peut  donc  rien  induire  des  résultats  de  cet  exercice  tronqué. 
Disons  seulement  que  les  bénéfices  de  1864  lui  ont  permis  de  répartir 
par  action  de  500  francs,  au  versement  de  125  fr.,  6  fr.,soit  8  à  9  0/0. 

Le  Sous-comptoir  du  commerce  et  de  l'industrie ^  satellite  du  Crédit 
industriel  et  commercial,  a  réparti  pour  1864,  à  chaque  action  de  500  fr. 
au  versement  de  125  fr.,  7  fr.  50  au  lieu  de  9  f.  50  pour  1863.  Des  pertes 
assez  importantes,  mais  sur  lesquelles  il  pourrait  y  avoir  des  rentrées  à 
espérer,  sont  cause  de  cet  affaiblissement  du  produit  des  actions. 

Le  Crédit  foncier  colonial  a  tout  lieu  d'être  satisfait  des  résultats  de 
l'exercice  1864.  Ses  opérations  aux  colonies,  suspendues  en  1863  pour 
cause  de  modifications  profondes  dans  sa  manière  d'opérer,  et  dans  le 
chiffre  de  son  capital,  porté  nominalement  de  3  à  12  millions,  et  comme 
versements  effectués  de  750,000  fr.  à  3  millions,  ont  atteint  les  chiffres 
suivants  pour  1864  :  demandes  de  prêts  23,116,330  fr.  ;  prêts  provisoire- 
ment consentis  par  les  commissions  coloniales,  16,699,176  fr.  ;  prêts  ra- 
tifiés par  le  conseil  d'administration,  9,046,576  fr.,  dont  4,550,500  fr. 
réalisés  au  31  décembre  1864,  et  4,496,076  fr.  à  réaliser  à  la  même 
date.  Remarquons  que  de  l'origine  de  la  société  (oct.  1860)  à  la  clôture 
de  l'exercice  1863  les  prêts  consentis  montaient  à  7,334,150  fr.  ;  l'année 
1864  a  donc,  à  elle  seule,  dépassé  les  trois  années  précédentes  réunies, 
de  1,712,426  fr.  On  voit  que  cette  institution  ne  pèche  pas  du  côté  de 
l'activité;  elle  ne  pèche  pas  non  plus  par  l'intelligence,  puisqu'elle  a  pu 
donner  à  chaque   action  pour  l'année   entière  1864  13  fr.   25  c,  soit 


BULLETIN  FINANCIER.  477 

10,60  0/0,  chiiquc  action  do  500  fr.  n'ayanl  versé  que  125  fr.  Elle  a,  en 
outre  de  son  capital  de  1*2  millions,  émis  pour  25  h  26  millions  d'obli- 
gations, dont  le  service  annuel  est  inférieur  de  beaucoup  au  taux  au- 
quel elle  peut  prôtor  aux  colonies. 

Ancionncnicnt  l'annuité  à  servir  au  Crédit  foncier  colonial  par  ses 
emprunteurs  montait  à  10  0/0  ;  aujourd'hui  elle  est  de  i0,04  0/0  ;  comme 
on  voit  l'aggravation  est  bien  faible;  cependant  l'intérêt  de  6,38  0/0  a  été 
porté  ;\  8  0/0,  et  les  frais  d'administration  (bénéfices  du  Crédit  foncier 
colonial)  de  l  à  1,20  0/0  ;  le  secret  consiste  en  ce  que  l'amortissement 
se  faisant  actuellemenl  sur  30  ans,  au  lieu  de  20,  peut  n'employer 
que  0,84  0/0,  au  lieu  de  2,60  0/0. 

Le  Sous-cojuptuir  des  cheviins  de  /'<'?*,  ({ui,  comme  on  sait,  n'a  pour  ac- 
tionnaires que  des  compagnies  de  chemins  de  fer  français,  a  pu  donner 
6  0^0  pour  1864,  contre  3  1/4  0^0  pour  1863,  ou  3  1/2  0/0  pour  1862.  II  y  a 
là  une  amélioration  sérieuse.  Mais  n'oublions  pas  que  le  but  des  com- 
manditaires n'est  pas  tant  de  recevoir  de  gros  revenus,  que  de  faciliter 
l'écoulement  de  leurs  titres  et  le  classement  d'actions  et  d'obligations  de 
chemins  de  fer  français. 

L'Omnium-Lyonnais,  crédit  mobilier  sous  forme  de  société  civile,  a 
réparti  à  ses  actionnaires  pour  1864-65,30  fr.  ;  contre,  40  fr.  pour 
1863-64;  45  fr.  pour  1862-63,  et  37  fr.  pour  1861-62.  Le  Comptoir  d'es- 
compte de  Lyon  (A.  F.  Collet  et  Ce)  voit,  au  contraire,  s'élever  le  produit 
de  ses  actions  :  50  fr.  exercice  1864,  46  fr.  50  ex.  1863,  44  fr.  ex.  1862. 
Le  crédit  lyonnais  (société  à  responsabilité  limitée)  qui  n'avait  pu  pro- 
duire, on  se  le  rappelle,  que  4  0/0  pour  1863,  a  pu  répartir  à  ses  action- 
naires 26  fr.  25,  soit  7  0/0  pour  1864,  malgré  une  perte  importante  éva- 
luée sur  les  actions  d'une  société  industrielle,  la  Fuchsine,  patronnée 
par  cette  compagnie.  Le  crédit  lyonnais  a  assez  intelligemment  combiné 
ses  comptes  courants  de  dépôts  pourvoir,  grâce  à  leur  utilité,  le  chiffre 
de  leur  montant  s'accroître  de  6  à  10  millions,  et  un  moment  (avril 
1864)  à  15.  Nous  avions  raison,  il  y  a  un  an,  de  ne  pas  juger  cette 
affaire  sur  des  débuts  difficiles. 

Les  taux  d'escompte  des  effets  de  commerce  aux  banques  publiques 
des  principales  villes  de  l'Europe  sont  les  suivants  :  Paris,  Amsterdam 
et  Bruxelles,  3  0/0  ;  Londres  et  Francfort-sur-le-Mein,  3 1/2  0/0  ;  Berlin, 
4  0/0;  Vienne  et  Turin,  5  0/0;  Saint-Pétersbourg,  51/2  0/0;  Lisbonne, 
6  0/0  ;  enfin  Madrid,  8  0/0.  A  Hambourg,  où  il  n'y  a  pas  de  banque  de 
circulation,  le  taux  d'escompte  des  effets  de  commerce  sur  le  marché 
est  à  2  1/2  O/'O. 

Alph.  Courtois  fils. 


^i78 


JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


PAIR 


100 
-1000 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
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500 
500 
500 
500 
500 
500 
500 
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500 
500 
500 


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250 

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375 


200 


250 
250 


200 


PARIS-LYON-MARSEILLE.  MAI  1865. 

RENTES. -BANQUES. -CIIKMINS      DE    VER. 


3  0/0t18(;2),  jouiss;mce  l*^""  avril  ]  H {>:>... . 
Banque  de  France,  jouissance  janvier  'I8(i5. . . 

Ciédit  foncier,  jouiss.  janvier  18C5 

Crédit  mobilier,  jouissance  janvier  -ISOo.... 

Société  générale,  jouissance  avril  18(>5 

Crédit   moiiilier  espagnol,  j.  janvier  4  805, . , . 

Paris  à  Orléans,  jouissance  avril  ^  805 

^o^d,  jouissance  janvier  1805 

l!:st  (Paris  à  Strasbourf;),  jouiss.  mai  1805. , 
l>aris-Lyon-Médilerranée,  jouiss.  mai  1805. . . 

'^Hdi,  jouissance  janvier  1805 

Ouest,  jouissance  avril  -1 805 

Bessègcs-Alais,  jouissance  janvier  1805 

Libourne- Bergerac,  jouissance  sept,  1864  .,., 
Lyon  à  laCroix-UousGe,jouissancejanv,  1804. 

Lyon  à  Sathonay,  jouissance  juillet  18C3 

Charentes,  j.  février  1 805 

Médoc,  jouissance  janvier  1 805 

Sainl-Ouen  [Cb.  de  fer  et  docks)  j.  janv,  1865 
Guillaume-Luxembourg,  j.  juillet  1802,.,. 
Ch.  de  fer  Vict. -Emmanuel,  j.janv.  1805..., 
Ch.  de  fer  Sud-Autric.-Lomb.,  j.  mai  1865,.. 
Chemins  de  fer  autrichiens,  j.  janv.  1805..,. 
Chemins  de  fer  romains,  jouissance  avril  1865., 
Chemin  de  fer  ligne  d'Italie,  j.  janvier  1804,, 
Chemin  de  fer  de  l'Italie  mérid,  j.  janv.  t805. 

Chemin  de  fer  ouest  suisse,  j.  mai  1800 

MadridàSaragosseet  Alicante,j.  jaiiv,  1805,., 

Séville-Xérès-Cadix,  j.  janv.  1 865 

Nord  de  l'Espagne,  jouissance  janvier  1805.,. 

Sarragosse  à  Pampelune,  j.  janvier  1805 

Sarragosse  à  Barcelone,  j,  avril  1863 

Chemins  portugais,  j,  janv,  1805 


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303  75 
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323  » 
140  » 
232  30 
140  » 
157  30 
217  50 


PAIR 


FONDS  DIVERS 

Banques  et  Caisses, 


100  4  1/2  0/0,j  .  22  mars  05 
500  Obi.  trent.,  j.20janv,  65 
100  Angleterre  3  0/0,  consol, 
500  Tunis  7  0/0  j.  mai  1805. 
100  port.  3  0/0  j.janv,  1805. 
100  Mexiq.  0  0/0  j.  av.  1805. 

500  —  Obi,   1865 

100  Italie, 5  0/0,  j.janv.  1805 
100  —  3  0/0  j.avr,  1805,,. 
100  Rome,  5  0/0,  j.janv.  05 
100  Autr.,  5  0,0,  Ang.janv.65 
fl300  —lotsde  1800 j.janv.  65 
100  Esp.  3  O/Oext.,41  j.  j.  05 
100  —  30/0cxt.18o0_,j.j.05 
100  —  3  0/Oint.,  j.janv.  1805 
100  —  Dette  diff.,  j.janv.  05 

100  —  Dette  passive 

500  Turq,.Emp,  00,  j.janv. 05 
300  —  Emp.  03 j.janv.  1805. 
^00  Belg.  4  1/2  0/0  j.  mai  65. 
lOOO  Haïti,  jouiss.  janv.  1863., 
1 00  Russie,  5  O/O  j.  mai  65 . . 

500  Crédit  agricole 

500  Crédit  foncier  colonial., , , 
500  Compt.  d'escom,  de  Paris, 
100  S.-compt.  desEntrepren., 
500  Crédit  Indust.  et  comm . , . 
500  S.  C.  ducomm.et  de  l'ind. 
500  Soc,  de  dép*  et  Ctes cour,. 

500  Caisse  Bechet  et  C^ 

500  L'approvisionnement .  . . . 
500  Compt.  de  l'agriculture. . 

500  Banque  (ic  l'Algérie 

1 00  Id.  E.  Naud  et  C*  Bonnard. 

500  Crédit  Lyonnais 

333  Omnium  lyonnais 

5(»0  Comp.  {;cn.  de  cr.  en  Esp, 
500  Crédit  foncier  autrichien, 

500  Banque  oltoinane 

2(M)  Banque dcdé]». (les Pnys-Bas 

500  Crédit  niob,  italici 

540  Crédit  mob.  néerlandais, . 
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haut 

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5000 

420  » 

5000 

350  ^ 

5000 

SOCIÉTÉS    DIV'" 

par  actions. 

Omnibus  de  Paris 

G®  imp.  d,  voit.  dePari.s. 
Canal  maritime  de  Suez. 
Mess.  Impér.  serv.  mar. 

Navigation  mixte 

Marc  Fraissinet  et  G*. , . 
Comp.  transatlantique  ,. 
Loire  (charbonnag.)  .  .  , 
Montrambert  (charb.).  . 
Saint-Étienne  (charb).  . 
Rive-de-Gier  \Charb.).  . 
Grand'Gombe  (charb.)  , 

Carmaux 

Vieille-montagne  (zinc),. 

Silésie  (zinc^ 

Terre-Noire  (forges)  . .  . 
Marine  et  chemin  de  fer, 
Méditerranée  (forges)  •  , 

Océan  (forges'^ 

Greusot  (forges) 

Fourchambault  (forges). 

Horme  i  forges^ 

Firm'ny  i^aciér'es) 

Chàtillon  et  Commentry. 
J.-F.Cail  et  C^  (us'nes). 
Magas,  génér.  de  Paris. 
Docks  de  Marseille  anc. 
Rue  impériale  (Lyon\  . 
C*  immobilière  (Rivoli). 

Deux-Cirques 

C^  générale  des  eaux.  , 
Gaz  de  Paris 

de  Lyon 

. —  de  Marseille 

(le  Bruxelles 

Union  des  gaz 

Lin  Mabcrly 

Lia  Cohiii 

phénix  Incendie 

Nationale  Incendie 

lirbaine  lucend,e 

Union  \ie 


Plus 

haut. 

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Plus 

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308  73 
402  50 
173  73 
144  » 
175  » 
101  23 
985     » 

» 
240     » 
105     » 
341   25 
770     » 

1300  » 
473  » 
393  » 
420  » 
812  50 
243 
233  » 
900  » 
580  » 
518  73 
405  » 
533  » 
227  50 
355     » 

1040     » 

2060  » 
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182  50 
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480  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 


BULLETIN 


FINANCES   DE    LA    TURQUIE 

CRÉATION   d'un    GRAND-LIVRE   DE    LA    DETTE    PUBLIQUE    ET    CONVERSION 
DE  LA  DETTE  INTÉRIEURE.  —  RAPPORT  DU  MINISTRE  DES  FINANCES  AU  SULTAN. 

Deux  lois,  promulguées  les  17-29,  18-30  et  19-31  mars  1865,  ont 
pour  objet  la  création  d'un  grand-livre  de  la  dette  publique  et  la  coD' 
version  de  la  dette  intérieure.  Nous  reproduisons  le  rapport  de  M.  Mo- 
hammed-Kiani,  ministre  des  finances. 

Les  importantes  et  heureuses  réformes  financières,  successivement 
réalisées  depuis  l'avènement  de  Sa  Majesté  Impériale,  témoignent  d'une 
manière  éclatante  de  la  sollicitude  du  Gouvernement  impérial  pour  l'ad- 
ministration des  finances  de  l'Empire.  Mais  parmi  les  questions  qui  fai- 
saient l'objet  de  ses  plus  graves  préoccupations,  se  plaçait  au  premier 
rang  celle  de  la  réorganisation  et  de  l'unification  de  la  dette  publique 
intérieure.  Les  imperfections  du  régime  actuel  n'avaient  point  échappé 
à  la  sagacité  de  Votre  Altesse  et  des  ministres  de  Sa  Majesté  Impériale. 
Depuis  longtemps  déjà,  l'absence  d'uniformité  entre  les  diverses  catégo- 
ries de  titres  qui  composent  la  dette  publique,  avait  été  signalée  comme 
une  cause  permanente  de  défaveur  et  comme  un  obstacle  à  l'introduction 
des  mesures  d'ordre  et  de  régularité  que  réclame  la  bonne  administra- 
tion des  deniers  publics. 

En  effet  l'Etat  compte  trois  espèces  de  dettes  publiques  intérieures, 
représentées  par  des  obligations  qui  diffèrent  entre  elles,  non-seulement 
par  les  conditions  fondamentales,  mais  encore  par  la  nature  et  par  la 
forme;  ce  qui  complique,  sans  profit  pour  le  public,  les  rouages  de  l'ad- 
ministration financière  et  crée  des  anomalies  regrettables.  Ainsi  les 
Eshami-Djédidés  de  la  quatrième  émission,  qui  ont  eu  le  bénéfice  d'une 
active  circulation,  sont  en  grande  partie  passés  à  l'étranger  où  ils  font 
l'objet  de  transactions  nombreuses,  tandis  que  les  autres  titres  se  sont 
en  quelque  sorte  immobilisés  dans  le  pays.  Les  Eshami-Djédidés  eux- 
mêmes,  bien  que  jouissant,  comme  on  vient  de  le  dire,  d'une  faveur 
marquée,  sont  loin  d'avoir,  soit  à  Constantinople,  soit  à  l'étranger,  tout 
le  crédit  qui  leur  serait  certainement  acquis,  si  les  conditions,  la  forme 
et  le  mode  de  paiement  n'en  entravaient  la  circulation.  Enfin  on  doit 
constater  que  ces  titres,  à  quelque  catégorie  qu'ils  appartiennent,  sont 
à  peine  connus  hors  de  Constantinople,  de  sorte  que  dans  l'intérieur  de 
l'Empire,  les  capitaux  sont  souvent  improductifs,  faute  d'emploi,  alors 
que  les  valeurs  publiques  de  l'Etat  restent  invariablement  cantonnées 
dans  la  Capitale,  au  grand  dommage  des  intérêts  commerciaux  et  indus- 
triels et  aussi  de  la  fortune  immobilière. 


FINANCKS  l)K  LA  TUHOUIK.  18 1 

Les  conséquoiices  funestes  de  ce  système  a\ aient  fra])jjé  tuus  le» 
esprits;  mais  malheureusement  le  Gouvernement  Impérial  avait  dû 
ajourner  les  i)rojets  de  réforme  que  cet  ëtat  de  choses  lui  suggérait  ;  car 
pour  opérer  la  transformation  et  l'unification  de  sa  Dette  intérieure,  sa 
seule  initiative  <'tait  insuflisante  :  il  lui  fallait  la  coopération  de  grands 
capitalistes,  qui  puss(Mit  se  charger  de  toutes  les  opérations  financières 
que  comporte  une  pareille  réforme  et  qui  sont  en  dehors  de  l'action  du 
Gouvernement. 

Dans  cette  situation,  des  capitalistes  étrangers,  aussi  recommandables 
par  leur  caractère  et  leur  réputation  que  par  la  haute  position  qu'ils 
occupent  dans  le  monde  financier,  ont  fait  à  Votre  Altesse  des  proposi- 
tions qui  répondaient  exactement  aux  vœux  du  Gouvernement  Impérial 
et  qui  tondaient  à  aplanir  les  obstacles  qui  seuls  s'étaient  opposés  jus- 
qu'ici à  la  réalisation  de  ses  projets. 

Ces  propositions  ayant  été  agréées  en  principe,  Votre  Altesse  a  daigné 
confier  h  une  Commission  spéciale  le  soin  d'étudier  les  questions  qui  se 
rattachent  à  la  conversion  de  la  Dette  publique  ;  de  préparer  les  lois 
qui  seraient  destinées  à  réaliser  cette  imj)ortante  réforme,  et,  s'il  y  avait 
lieu,  de  déterminer  les  conditions  du  concours  offert  au  Gouvernement 
Impérial  par  les  capitalistes,  promoteurs  de  ce  projet. 

La  Commission  ainsi  instituée  sous  ma  présidence  a  accompli  sa  tâche, 
en  rédigeant,  après  une  étude  consciencieuse  et  une  discussion  appro- 
fondie, trois  projets  de  lois  que  j'ai  l'honneur  de  soumettre  à  la  haute 
appréciation  de  Votre  Altesse. 

La  première  de  ces  trois  lois  est  relative  à  l'institution  du  Grand-Livre 
de  la  Dette  publique  de  l'Empire  Ottoman. 

La  Commission  a  pensé,  suivant  en  cela  les  inspirations  de  Votre 
Altesse,  qu'il  était  indispensable  d'asseoir  la  Dette  intérieure  sur  une 
base  normale  et  de  déterminer  les  conditions  générales  et  invariables 
qui  régiraient  dans  l'avenir  les  obligations  de  la  Dette  publique.  Le 
Gouvernement  Impérial  s'est  proposé,  en  effet,  en  adoptant  ce  nouveau 
système,  d'écarter  la  nécessité  de  conclure  des  emprunts  d'État  avec 
affectation  privilégiée  de  ses  revenus,  et  de  se  mettre  en  mesure  d'ac- 
complir les  travaux  publics  projetés,  sans  subir  des  conditions  onéreu- 
ses, et,  dès  lors,  la  Commission  a  dû  rechercher  quels  devaient  être  les 
éléments  de  ce  nouveau  régime.  Il  fallait  enfin  que  les  charges  du  Trésor 
fussent  allégées  sans  dommages  pour  les  intérêts  du  public  et  pour  le 
crédit  de  l'État. 

La  Commission  a  cru  trouver  la  solution  de  ces  divers  problème» 
dans'la  création  du  Grand-Livre  de  la  Dette  publique. 

La  Dette  publique  inscrite  au  Grand-Livre  sous  la  dénomination  de 
Dette  générale  de  l'Empire  Ottoman,  comprendra  le  montant  des  dettes 
dont  l'inscription  au  Grand-Livre  aura  été  ordonnée  suivant  la  loi. 

La  dette  générale  sera  représentée  par  des  obligations  libellées  en 
trois  langues,  portant  un  intérêt  fixe  et  uniforme,  dont  les  coupons 
seront  payés,  tant  à  Constantinople  que  dans  les  principales  villes  de 
l'Empire  et  de  l'étranger  où  il  y  aura  convenance,  dans  le  but  d'en  faci- 

1         ;  —  Vi\  juin  iSfir».  —  Svpplpvient.  31 


482  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

liter  la  négociation    et  la  circulation  sur  tous  les  marchés  financiers  de 
la  Turquie  et  de  l'Europe. 

L'amortissement  par  voie  de  rachat  permettra  au  Gouvernement  de 
former  un  fonds  de  réserve  constituant  la  garantie  de  la  Dette  générale 
et  pouvant,  tout  en  conservant  son  caractère  d'inaliénabilité,  venir  lar- 
gement en  aide  à  toutes  les  entreprises  d'utilité  publique. 

Enfin  le  service  de  la  Dette  générale  sera  assuré  et  garanti,  indépen- 
damment des  sécurités  résultant  de  la  création  du  fonds  de  réserve,  tant 
par  le  revenu  général  actuellement  libre  de  l'Empire  Ottoman,  que  par 
les  revenus  engagés  antérieurement  et  qui  deviendront  disponibles  au 
fur  et  à  mesure  de  l'amortissement  des  dettes  extérieures  dont  ces  re- 
venus constituent  la  garantie. 

Votre  Altesse  appréciera  d'ailleurs  avec  plus  de  certitude  les  avan- 
tages de  cette  combinaison  par  l'application  qui  en  sera  faite  à  la  con- 
version de  la  Dette  publique  intérieure. 

La  deuxième  Loi  ordonne  l'inscription  au  Grand-Livre  de  la  Dette 
générale  de  l'Empire  Ottoman,  d'une  somme  de  40  millions  de  medjidiés 
d'or,  dont  29  millions  consacrés  aux  opérations  de  la  conversion,  4  mil- 
lions au  service  de  la  Trésorerie  et  7  millions  à  émettre  ultérieurement, 
aux  époques  et  dans  les  conditions  déterminées  par  la  loi.  Votre  Altesse 
voudra  bien  remarquer  que  les  charges  du  Trésor  ne  sont  point  aggra- 
vées par  l'inscription  de  cette  Dette  et  que  la  somme  de  4  millions  en 
obligations  dont  dispose  le  Ministère  des  finances  représente  exactement 
le  capital  des  intérêts  que  le  Gouvernement  Impérial  aura  épargnés  par 
l'effet  de  la  conversion. 

La  troisième  Loi  est  entièrement  consacrée  à  la  conversion  de  la  Dette 
publique  intérieure  de  l'Empire,  c'est-à-dire,  à  la  transformation  en 
obligations  de  la  Dette  générale  des  Eshami-djédidés,  des  Tahvilati- 
mumtazès  et  des  Serghis  de  dix  ans. 

Je  vais  exposer  brièvement  la  marche  suivie  par  la  Commission  pour 
trouver  les  bases  équitables  de  la  conversion  de  chacune  de  ces  trois 
catégories  de  titres. 

Si  l'on  rapproche  ces  titres  à  convertir  des  obligations  de  la  Dette 
générale,  on  constate  les  deux  différences  fondamentales  qui  le  distin- 
guent : 

1**  Le  taux  de  l'intérêt  qui  est  de  6  pour  100  Tan  sur  les  titres  à  convertir 
est  de  5  pour  100  seulement  sur  les  obligations  de  la  Dette  générale  ; 

2**  L'amortissement  par  voie  de  tirage  et  de  remboursement  au  pair, 
qui  est  remplacé,  dans  le  système  du  Grand-Livre,  par  un  amortissement 
par  voie  de  rachat  et  par  la  constitution  du  fonds  de  réserve. 

En  ce  qui  touche  le  premier  point,  et  après  un  examen  consciencieux 
de  la  question  posée  et  des  précédents  financiers,  la  Commission  a  re- 
connu la  nécessité  d'indemniser  les  porteurs  des  titres  à  convertir,  de 
la  réduction  du  taux  de  l'intérêt,  au  moyen  d'une  augmentation  propor- 
tionnelle du  capital. 

Faisant  l'application  de  ce  principe  aux  trois  catégories  de  titres  à 
convertir,  elle  a  proposé  de  donner  121  medjidiés  d'or  de  la  Dette  gêné- 


FINANCES  DE  LA  TURQUIE.  483 

raie  en  échange  do  100  mcdjidiés  d'or  on  Eslmmi-djc^didës,  ot  143  medji- 
diés  d'or  do  Ifi  Dello  gcndriik'  en  cchango  do  100  rnodjidids  d'or  de 
Tahviliiti-mumtaz^s.  Ces  deniior»  titres  dovaic^nt  recevoir  un  dédomma- 
gement double  do  celui  qui  est  ofTort  aux  Eshami-djédidds,  puisqu'ils 
jouissaient  d'un  amorlissoniont  annuel  do  T)  |)0ur  100  ot  qu'en  raison  de 
cet  avaulage,  lo  cours  do  ces  valeurs  excédait  d'environ  10  pour  100  ef- 
fectifs les  cours  des  Eshami-djddi(l('iS. 

Quant  ti  la  conversion  des  Sergliis  de  dix  ans,  la  Commission  n'a  pu 
suivre  le  môme  procédé,  qui  eût  conduit  à  des  résultats  illogiques  et 
inacceptables  pour  le  Trésor  public.  En  effet  ces  Serghis,  délivrés 
dans  des  circonstances  particulières  ne  présentent,  ni  quant  à  la  forme, 
ni  quant  au  fond,  les  éléments  constitutifs  des  obligations  de  la  Dette 
publique  consolidée.  Aucune  assimilation  n'était  dojic  possible  entre 
des  titres  d'un  caractère  aussi  différent,  et  il  devenait  évident  que  si  le 
Gouvernement  Impérial  avait  régulièrement  servi  dans  le  passé  les  in- 
térêts attachés  aux  Serghis  de  dix  ans,  ils  n'auraient  jamais  atteint  le 
cours  des  Eshami-djédidés.  Celte  infériorité  relative  était  loin  d'être 
compensée  aux  yeux  de  la  Commission  par  la  stipulation  d'un  amortis- 
sement que  l'on  savait  ne  devoir  point  fonctionner,  et  que  le  Gouver- 
nement Impérial  avait  le  droit  et  le  devoir  de  supprimer  ou  de  trans- 
former. 

Ayant  mûrement  pesé  ces  considérations,  la  Commission  a  pensé  qu'il 
serait  équitable  de  convertir  les  Serghis  de  dix  ans  sur  le  pied  du  pair, 
c'est-à-dire  de  donner  100  medjidiés  d'or  de  la  Dette  générale  contre 
10,000  piastres  nominales  ou  Serghis  de  dix  ans. 

Il  devait  être  pourvu  en  outre  et  en  dehors  de  la  conversion  au  paye- 
ment des  intérêts  à  6  pour  100  l'an  échu  et  à  échoir  jusqu'au  lcr-13  juin 
prochain,  et  la  Commission,  tenant  compte  de  l'importance  de  la  somme 
et  de  la  nécessité  de  respecter  l'équilibre  établi  entre  les  ressources  et 
les  charges  du  Trésor  impérial,  s'inspirant  enfin  des  principes  posés  au 
sujet  du  payement  de  ces  intérêts  dans  le  premier  Rapport  financier  de 
A''otre  Altesse  à  Sa  Majesté  Impériale,  a  proposé  de  répartir  cette  charge 
sur  les  trois  premières  échéances  semestrielles  du,  coupon  de  la  Dette 
générale,  savoir:  un  tiers  le  ler-13  juillet  prochain  ;  un  tiers  le  l^'-lS 
janvier  et  un  tiers  le  l^r-jS  juillet  1866. 

Telles  sont  les  bases  de  conversion  proposées  par  la  Commission  pour 
chaque  catégorie  de  titres. 

Aucune  indemnité  spéciale  n'a  été  stipulée  en  ce  qui  touche  le  second 
point  relatif  à  la  substitution  d'un  amortissement  par  voie  de  rachat,  à 
l'amortissement  par  voie  de  remboursement  au  pair.  La  Commission  a 
été  amenée  à  reconnaître  que  ce  changement  de  forme,  d'une  importance 
secondaire,  était  plus  que  compensé  par  la  création  du  fonds  de  réserve 
et  les  autres  avantages  attachés  aux  obligations  du  Grand-Livre  de  la 
Dette  générale. 

Parmi  ces  avantages,  on  doit  placer  en  première  ligne  les  bienfaits 
d'une  circulation  active,  favorisée  parla  contexture  des  titres,  libellés 
en  trois  langues,  turque,  anglaise  et  française,  dont  le  capital  est  inscrit 


484  JOUHNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

et  les  intérêts  payables  en  trois  monnaies  distinctes,  en  medjidiés  d'or, 
en  livres  sterling  et  en  francs,  suivant  le  pays  où  les  obligations  sont 
présentées;  donc  les  coupons  enfin  sont  acquittés  non-seulement  à 
Constantinople  et  dans  les  grands  centres  commerciaux  de  TEmpire, 
mais  encore  dans  les  quatre  grands  marchés  financiers  de  l'Europe.  La 
combinaison  à  laquelle  la  Commission  s'est  arrêtée  a  donc  le  double 
mérite  de  supprimer  les  causes  de  défaveur  qui  s'attachent  à  ces  valeurs 
publiques  et  de  leur  ouvrir  en  même  temps  de  nouveaux  et  importants 
débouchés  qui  écarteront  le  danger  de  fluctuations  trop  rapides  et  des 
dépréciations  nées  le  plus  souvent  de  l'encombrement  des  marchés. 

Enfin,  les  conditions  générales  de  la  conversion  offrent  au  public  de 
telles  sécurités  et  de  tels  avantages  que,  bien  que  cette  mesure  ne  revête 
aucun  caractère  de  contrainte,  le  succès  complet  de  cette  grande  ré- 
forme ne  saurait  être  mis  en  doute  et  toute  hypothèse  d'abstention 
partielle  doit  être  écartée. 

La  Commission  ayant  accompli  cette  première  partie  de  sa  tâche,  a 
communiqué  les  trois  projets  de  loi  à  Sir  Henry  WolfiF  et  à  M.  Louis 
Merton,  tant  pour  leur  compte  personnel  que  comme  représentants  de 
M.  Laing  et  du  General  Crédit  and  Finance  Company  of  London,  qui 
avaient  offert  au  Gouvernement  Impérial  leur  concours  financier  pour 
la  réalisation  de  l'unification  de  la  Dette  intérieure.  La  Commission  leur 
a  demandé  si  ces  projets  de  loi  leur  paraissaient  concorder  avec  les  pro- 
positions qu'ils  avaient  faites  et  avec  les  vues  qu'ils  avaient  exposées  au 
Gouvernement  Impérial,  relativement  à  la  conversion. 

Leur  réponse  ayant  été  affirmative,  la  Commission  a  immédiatement 
procédé,  de  concert  avec  eux,  à  la  rédaction  du  projet  de  convention, 
qui  renferme  les  conditions  auxquelles  MM.  Laing,  Wolfî  et  Merton,  en 
leurs  susdites  qualités,  offrent  de  se  charger  des  opérations  financièr,es 
de  la  conversion. 

Je  soumets  en  conséquence  à  Votre  Altesse  ce  projet  de  convention 
arrêté  d'un  commun  accord  entre  la  Commission  et  MM.  les  contractants, 
qui  se  déclarent  prêts,  en  vertu  des  pouvoirs  dont  ils  sont  munis,  d'y 
apposer  leur  signature  dès  que  les  lois  qui  servent  de  fondement  à  cette 
convention  auront  été  sanctionnées  par  Sa  Majesté  Impériale. 

Le  Ministre  des  Finances^  Mohammed  Kiani. 

(Courrier  d'Orient.) 


Statistique  du  royaume  d'Italie. 

L'Italie  compte  actuellement  59  provinces  avec  7,720  communes.  Les 
villes  les  plus  peuplées  sont  : 

Naples,  447,065  habitants  ;  Turin,  204,715;  Milan,  196,100;  Palerme, 
137,986;  Gênes.  137,986;  Florence,  114,363;  Bologne,  109,395;  Mes- 
sine,  103,324;  Livourne,  96,471. 

Les  forces  militaires  du  royaume  se  répartissyient,  en  1864,  de  la  ma- 
nière suivante  : 


BIBL10r;RAPniK.  485 

Armt^t»  :  80  réiiiinents  «rinfanleric,  lô^ioii  auxiliairo  (H  dépôts  de  Ca- 
gliari  et  do  Sassari,  -231,970  hommes  ;  fi  régiments  de  bersagliers, 
127,330  hommes;  cavalerie,  ii)  réi^'iments,  ^i0,33o  hommes  ;  artillerie, 
10  régiments  (3  de  place,  .S  de  cam|)agne,  1  d'ouvriers,  i  de  ponton- 
niers), 31,347  hommes  ;  génie  militaire,  2  régiments,  0,862  liommes; 
3  régiments  du  train,  7,9o7  hommes.  Corps  divers  (administration,  chas- 
seurs francs,  mous(juelaires),  9,094  hommes.  Carabiniers  royaux,  i4  lé- 
gions, i9,224  hommes.  Officiers,  14,000.  Le  total  des  hommes  composant 
l'armée  régulière  s'élève  <\  374,134. 

Garde  nationale  :  en  activité,  1,230,988;  réserve,  766,5.'>2;  garde  na- 
tionale mobilisable,  720,210  hommes. 

La  marine  de  guerre  du  royaume  d'Italie  se  compose  de  8  vaisseaux 
ordinaires  et  de  14  bâtiments  cuirassés  portant  1,322  canons  ;  les  ma- 
chines ont  une  force  nominale  de  20,065  chevaux.  Équipages  en  activité 
de  service,  19,028  hommes;  en  non-activité,  4,134. 


BIBLIOGRAPHIE 


Essai    historique  et  statistique  sur  la  métallurgie,  par  MM.  E.  Petitgand  et 
A.  RoNNA,  ingénieurs.  In-8  de  256  p.  1864.  Paris,  Noblet  et  Baudry. 

Ce  travail  est  l'introduction  à  la  traduction  faite  par  les  deux  ingé- 
nieurs que  nous  venons  de  nommer  de  l'important  ouvrage  du  Dr  John 
Percy,  professeur  de  l'École  des  mines  du  gouvernement  à  Londres, 
sous  le  titre  de  Traité  complet  de  métallurgie^  lequel  contient  l'art  d'ex- 
traire les  métaux  de  leurs  minerais  et  de  les  adapter  aux  divers  moyens 
de  l'industrie. 

Nous  n'avons  point  à  parler  des  qualités  de  l'ouvrage  de  l'ingénieur 
anglais  qui  jouit  d'une  grande  réputation  dans  l'industrie  métallique, 
qui  est  au  courant  des  progrès  signalés  dans  les  recueils  périodiques  de 
l'Allemagne,  de  la  Suède,  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  et  qui  a  sur- 
tout, au  point  de  vue  de  ce  dernier  pays,  un  caractère  de  nouveauté, 
attendu  que  les  procédés  pratiques  dans  les  vastes  usines  d'outre- 
Manche  ont  été  jusqu'à  ce  jour  fort  imparfaitement  décrits  ou  tenus  à 
dessein  dans  l'ombre.  Nous  voulons  seulement  signaler  aux  lecteurs  de 
cette  Revue  l'introduction  historique  et  statistique,  œuvre  personnelle 
des  deux  traducteurs  dont  l'un,  M.  Ronna,  ex-professeur  de  chimie  en 
Angleterre,  a  été  choisi  par  l'auteur  du  Traité  de  métallurgie  pour  ses 
études  spéciales  et  sa  connaissance  approfondie  de  la  langue  anglaise, 
et  l'autre,  IVI.  Emile  Petitgand,  a  fait  de  nombreux  voyages  métallurgi- 
ques en  Belgique,  en  Italie,  en  Espagne,  et  a  participé  à  diverses  exploi- 
tations métallurgiques.—  On  va  voir  que  l'ouvrage  du  savant  ingénieur 
anglais  ne  pouvait  avoir  de  meilleurs  interprètes. 


486  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Cette  élude  historique  et  statistique  remonte  aux  temps  les  plus  re- 
cules, et  nous  montre  ensuite  les  développements  dos  arts  métallurgiques 
à  Rome,  leur  décadence  avec  l'invasion  des  Barbares;  leur  reprise  au 
moyen  âge  dans  le  Nord,  on  Saxe,  en  Hongrie,  dans  le  Ilastz  ;  leurs  pro- 
grès du  xv"  au  xviii*  siècle,  avec  la  découverte  des  procédés  nouveaux; 
enfin, leur  situation  au  xix*  siècle  avec  les  lumières  de  la  chimie,  les  appa- 
reils de  sondage,  l'application  de  la  houille  à  la  préparation  et  à  la  fonte 
des  métaux,  l'emploi  dos  machines  h  vapeur,  tant  pour  le  travail  d'ex- 
ploitation que  pour  celui  de  transport  Ils  passent  successivement  en 
revue  les  métaux  usuels  de  premier  ordre  :  le  fer,  l'acier,  le  cuivre, 
l'étain,  le  plomb,  le  zinc,  le  nickel  ;  puis  divers  métaux  d'ordre,  relative- 
ment plus  secondaires  au  point  de  vue  industriel  (le  mercure, le  bismuth, 
l'arsenic,  l'aluminium,  le  manganèse,  le  platine,  etc.)  ;  et  enfin  l'or  et 
l'argent,  qui  ont  la  double  importance  sociale  de  produits  propres  à 
divers  usages  industriels  ou  de  luxe,  et  do  produits  servant  d'intermé- 
diaires dans  les  échanges. 

Ces  recherches  d'érudition  spéciale,  cette  marche  historique  à  travers 
les  siècles  dans  les  divers  pays,  présentent  un  véritable  intérêt  pour 
l'historien,  l'économiste  et  l'industriel. 

MM.  Petitgand  et  Ronna  ont  voulu  se  rendre  compte  de  l'importance 
de  la  production  des  métaux  et  des  substances  minérales  sur  le  globe, 
pour  cela  ils  ont  recueilli  un  assez  grand  nombre  de  chiffres  qu'ils  ont 
groupés  dans  un  tableau  général  dont  nous  donnons  ici  les  plus  gros 
résultats. 

D'après  ce  tableau,  la  valeur  totale  de  la  production  annuelle  des 
métaux  bruts  usuels  (fer,  cuivre,  étain,  plomb,  zinc,  mercure)  et  des 
métaux  précieux  (or  et  argent)  serait  en  Europe  de  i  milliard  et  35  mil- 
lions de  francs,  dont  plus  de  la  moitié,  ou  536  millions  pour  le  fer,  —  un 
dixième,  ou  dû5  millions  pour  le  cuivre,  —  46  millions  pour  l'étain,  — 
'l!25  pour  le  plomb,  —  62  pour  le  zinc,  —  7  pour  le  mercure,  —  60  pour 
l'argent  et  94  pour  l'or  ;  un  dixième  et  demi  de  la  production  totale  pour 
les  deux  métaux  précieux. 

Nous  renvoyons  les  statisticiens  aux  notes  des  auteurs  pour  l'indication 
des  bases  de  ces  calculs,  et  pour  la  répartition  de  ces  totaux  entre  les 
divers  pays. 

Ces  messieurs  ont  également  fait  des  relevés  pour  établir  la  produc- 
tion des  combustibles  minéraux;  ils  arrivent  à  un  total  de  12^2  millions 
de  tonnes,  ou  860  millions  de  francs,  total  auquel  la  Grande-Bretagne 
participe  pour  plus  de  deux  tiers  ou  68  0/0  de  la  production  en  Europe, 
la  Prusse  pour  II  1/2  0/0,  la  Belgique  pour  8  0/0,  la  France  pour  6  0/0, 
l'Autriche  pour  près  de  3  0/0,  la  Saxe  pour  1  et  2/3  0/0,  etc. 

MM.  Petitgand  et  Ronna  terminent  leur  intéressante  étude  par  des 
ordres  do  considérations  :  les  unes  économiques,  les  autres  chimico- 
métallurgiques. 

Dans  ces  dernières,  ils  supputent  l'avenir  de  la  métallurgie,  ses  rap- 


CHRONIQUE  r.COlNOMIQUE.  487 

ports  axcc  la  rliimio  et  co  qu'elle  doit  en  attendre.  C'est  ici,  d'une  part, 
la  querelle  de  la  théorie  du  laboratoire  et  de  la  pratique  de  l'exploitation 
guidée  par  l'observation  ;  et  d'autre  part,  les  prétentions  des  deux  ordres 
de  proi^rès  que  nous  n'avons  point  h  examiner  et  que  nous  confondons 
dans  notre  estime  d'économiste.  Quant  aux  auteurs,  ils  ont  nalurclle- 
ment  un  faible  pour  la  métallurgie,  et  ils  citent  avec  complaisance  ces 
paroles  de  M.  Jean  Reynaud  :  «  La  chimie  n'a  pas  moins  de  leçons  h  re- 
cevoir do  la  métallurgie,  (]ue  de  leçons  à  lui  donner.  C'est  un  principe 
que  les  chimistes,  dans  l'orgueil  des  récents  progrès  do  leurs  théories, 
ont  longtemps  voulu  nier,  prétendant  au  contraire  régenter  du  fond  de 
leur  laboratoire  ce  qu'on  ne  craignait  pas  de  nommer  avec  dédain  les 
opérations  de  la  routine.» 

Au  sujet  des  considérations  économiques,  étant  donnés  des  métallur- 
gistes tenant  la  plume,  et  citant  M.  Jean  Reynaud  (qui,  à  son  heure  de 
pouvoir,  fit  décréter  la  suppression  du  cours  d'économie  politique  au 
Collège  de  France!)  le  lecteur  pourrait  croire  que  nous  avons  affaire 
à  des  esprits  protectionnistes  et  réglementaires.  Eh  bien  !  non  !  Après 
avoir  indiqué  le  régime  de  la  métallurgie  dans  les  divers  États  de  l'Eu- 
rope et  aux  États-Unis,  MM.  Petitgand  et  Ronna  disent  résolument  que  : 
«  La  métallurgie  ne  peut  fleurir  que  dégagée  de  la  tyrannie  des  régle- 
mentations et  des  privilèges.  »  (P.  248.) 

Une  pareille  conclusion  nous  dispense  de  tout  commentaire  et  de 
toute  réflexion.  Dès  que  les  hommes  d'industrie  et  de  métier  s'expriment 
avec  cette  netteté ,  nous  n'avons  rien  à  ajouter  ;  nous  devons  nous 
borner  à  être  leur  écho  et  à  faire  des  vœux  pour  que  leur  sentiment  se 
répande  par  le  succès  de  leur  œuvre. 

Tels  sont  l'ensemble  et  l'esprit  de  cette  intéressante  étude  dont  les  au- 
teurs donnent  la  preuve  d'une  remarquable  érudition  pour  le  passé  et  le 
présent  de  l'industrie  qu'ils  affectionnent  et  d'une  égale  habilité  à  ma- 
nier le  marteau  du  métallurgiste  et  la  plume  de  l'écrivain. 

Joseph  Garnier. 


CHRONIQUE    ÉCONOMIQUE 


SoMMAiHE.  —  La  discussion  générale  du  budget.  —  Le  discours  de  M.  Ganuer-Paçès. 
—  L'amortissement. — Rejet  par  la  Chambre  du  crédit  pour  un  nouvel  hôtel  des 
postes.  —  La  nouvelle  compagnie  financière  pour  l'Algérie.  —  Vote  du  nouvel  ensei- 
gnement secondaire  spécial.  —  Le  prochain  Congrès  scientifique  à  Rouen. 

La  discussion  générale  sur  le  budget,  quelque  brillante  qu'elle  ait  été 
de  la  part  des  orateurs  de  l'opposition  et  de  ceux  du  gouvernement, 


488  JOURNAL   I)£s   KCllNOMISTFS. 

nous  a,  nous  devons  l'avouer,  peu  salisfails.  Mous  n'avons  vu  poindre 
nulle  part  un  système  sérieux  d'éconoinie.  Al.  ïhiers,  qui  s'est  montre 
comme  toujours  habile  et  luciflc  dans  la  critique  des  errements  finan- 
ciers suivis  par  le  gouvernement,  nous  semble  en  vérité  lui  avoir  fait 
trop  beau  jeu.  Non  pas  que  ce  ne  soit  rendre  un  service  qui  a  aujour- 
d'hui son  opportunité  que  de  vouloir  le  contrôle  attentif,  fait  en  con- 
naissance de  cause,  de  toutes  les  parties  du  budf^et;  tout  ce  qu'a  dit  en 
ce  sens  l'illustre  orateur  a  sa  force  et  mérite  d'exercer  sur  les  disposi- 
tions de  la  chambre  et  du  gouvernement  une  influence  sérieuse.  Mais 
l'important,  lorsqu'on  veut  l'équilibre  budgétaire,  n'est-ce  pas  de  moins 
dépenser?  N'est-ce  pas  d'éviter  surtout  les  dépenses  qui  ne  sont  point 
productives,  ou  qui  ne  le  sont  qu'imparfaitement  et  trop  tardivement? 
Or,  n'est-ce  pas  jouer  de  malheur?  Ce  sont  les  dépenses  positivement 
improductives  et  sans  compensation  aucune,  les  plus  lourdes  par  le 
chiffre  entre  toutes  celles  qui  grèvent  notre  budget,  que  M.  Thiers 
regarde  comme  les  plus  indispensables.  La  réduction  de  l'armée  ne  lui 
paraît  pas  moins  qu'au  gouvernement  une  idée  chimérique.   Il  est 
partisan  à  outrance  de  la  paix  armée  de  pied  en  cape.  Où  donc  alors 
prendre  les  200  millions  selon  lui  nécessaires  pour  équilibrer  le  bud- 
get? Sera-ce  en  s'abstenant  des  expéditions  lointaines?  Soit;  mais  sans 
ce  pied  de  guerre  qui  est  une  perpétuelle  tentation ,  ces  expéditions 
lointaines  seraient-elles  aussi  faciles  à  décider?  Ne  se  donnerait-on 
pas  davantage  le  temps  de  la  réflexion,  si  on  n'avait  pas  sous  la  main 
ces  excédants  de  force  toujours  disponibles,  souple  instrument  tou- 
jours prêt  à  obéir  à  la  première  velléité,  bien  plus,  toujours  prompt 
à  la  faire  naître?  Nous  ne  pouvons  mieux  faire  au  reste  que  de  ren- 
voyer là-dessus  aux  réflexions  que  présentait  dans   le  dernier  nu- 
méro notre  collaborateur,  M.  Frédéric  Passy.  M.  Thiers  a  parlé  avec 
sa  verve  accoutumée  contre  l'excès  des  travaux  publics,  surtout  des 
travaux  de  luxe  et  d'embellissement  qui  ont  gagné  presque  tous  les 
préfets  et  se  sont  répandus  de  proche  en  proche  dans  les  moindres 
localités.  Mais  combien  il  s'en  faut  que  ces  excès  que  dès  longtemps 
nous  avons  critiqués  représentent  une  dépense  égale  à  celles  que  coljtent 
les  excès  d'armement  ! 

Si  blâmable  que  soit  l'abus  des  travaux  publics,  on  ne  peut  soutenir 
en  thèse  générale  qu'ils  ne  sont  d'aucune  utilité,  du  moins  pour  l'ave-, 
nir  et  le  plus  souvent  d'un  avenir  prochain.  On  ne  saurait  refuser  ce 
caractère  d'utilité  générale  à  une  foule  des  travaux  projetés,  auxquels 
la  somme  deSOO  millions  doit  être  consacrée.  L'amélioration  des  routes, 
des  canaux,  des  ports,  et  d'autres  dépenses  d'utilité  générale,  sont 
destinées  à  contribuer  pour  une  part  incontestable  à  la  prospérité  agri- 
cole et  industrielle.  Le  reproche  légitime  qu'on  adresse  à  ces  mesures, 
c'est  de  vouloir  trop  faire  à  la  fois,  c'est  de  jeter  dans  la  nécessité  de 


CHRONIQUK  I^GONOMIQUE.  AH<j 

recourir  au  <  rédil  public  déjà  iji(Mi  surmené;  c'est  d'avoir  [)oiir  ('iTcl 
des  mesures  (jui  troublent  et  alarment  le  pays  à  tort  ou  à  raison,  comme 
dans  les  aliénations  de  forêtr..  iNous  ne  dirons  qu'un  mot  de  cette  ((ues- 
tion  si  vivement  controversée.   INous  ne  professons  pas  le  culte  su- 
perslitieux  de  rinl.é};rité  immuable  des  forêts  domaniales.  Mais  on  se 
demande,  à  propos  de  cette  derniènt  mesure,  si  elle  était  op[»ortune,  si 
elle  n'offre  pas  de  réels  inconvénients,  si  le  reboisement  dont  on  parle 
tant  ne  sera  pas  beaucoup  moins  rapide  ({ue  le  déboisement  projeté; 
si,  parmi  les  forêts  qu'il  s'agit  d'aliéner,  il  n'en  est  pas  qui  offrent  des 
conditions  excellentes  de  revenu  et  d'une  nécessité  indispensable  à 
l'hyg^iène  des  populations,  bien  qu'elles  soient  situées  en  plaine.  C'est 
sur  une  appréciation  spéciale  des  circonstances  plus  que  par  des  rai- 
sonnements généraux  pour  ou  contre  l'étendue  normale  du  domaine 
forestier  que  l'État  doit  ou  devra  posséder  à  l'avenir,  que  la  ques- 
tion doit  être  jugée  selon  nous.  La  discussion  qui   s'engagera  ces 
jours-ci  à  la  Chambre  ajoutera  sans  doute  à  la  somme  des  lumières 
que  les  débats  de  la  presse  ont  produite  sur  la  question  forestière. 

C'est  en  effet  uniquement  sur  les  généralités  de  la  question  budgé- 
taire que  la  discussion  du  Corps  législatif  a  porté  jusqu'à  ce  moment. 
Les  divers  chapitres  restent  à  examiner  et  à  voter  dans  un  espace  de 
quinze  jours.  Parmi  ces  discussions  générales  qui  rachètent,  en  partie, 
le  tort  de  prendre  beaucoup  de  temps  par  l'avantage  de  permettre 
l'expression  plus  complète  des  idées  et  des  tendances  qui  se  font  jour, 
signalons  le  discours  de  M.  Garnier-Pagès.  Nous  pourrions  bien  n'être 
pas  de  l'avis  de  M.  Garnier-Pagès  sur  tous  les  points.  Mais  son  dis- 
cours, marqué  au  coin  incontestable  de  l'honnêteté  et  de  l'élévation 
des  sentiments,  nous  a  paru,  plus  que  la  plupart  des  discours  de  l'oppo- 
sition, empreint  de  l'esprit  de  progrès. 

M.  Garnier-Pagès  ne  croit  pas  à  l'excellence  el  à  Timmutabilité  de 
notre  système  d'impôts,  et  il  a  osé  le  dire,  au  milieu  des  protesta- 
tions de  M.  Thiers  et  de  la  majorité;  il  a  osé  dire  que  non  pas  inten- 
tionnellement sans  doute,  mais  en  fait,  ce  système  se  trouvait  être  défa- 
vorable aux  pauvres  par  plusieurs  côtés.  Il  a  émis  le  vœu,  conforme  à 
l'opinion  de  la  plupart  des  économistes,  qui  en  général  ne  voient  là 
qu'une  question  de  temps,  de  la  suppression  des  octrois.  Eh  !  mon  Dieu, 
les  réponses  ne  manquent  pas.  On  dira  à  M.  Garnier-Pagès  que,  les 
villes  se  livrant  à  des  dépenses  croissantes,  il  est  difficile  de  remplacer, 
surtout  pour  quelques-unes  comme  Paris  et  Lyon,  une  pareille  source 
de  revenus.  Soit.  Mais  cette  réponse  tirée  d'une  difficulté  de  fait  ne 
prouve  pas  que  l'octroi  soit  une  bonne  nature  d'impôt.  M.  Garnier- 
Pagès  a  soulevé  les  mêmes  protestations  en  parlant  avec  éloge  de  l'im- 
pôt sur  le  revenu.  Nous  savons  ici  encore  tout  ce  que  l'on  peut  lui 
opposer  en  alléguant  les  difficultés  réelles  d'appliquer  une  pareille  taxe, 


490  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

qui  n'en  est  pas  inoins  en  elle-même,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  le  plus 
simple,  le  plus  équitable  et  le  plus  économique  des  impôts.  (Voir  la  dis- 
cussion de  la  Société  d'économie  politique  que  contient  ce  numéro  sur 
l'impôt  du  revenu  et  l'impôt  sur  le  capital.)  Reste  à  savoir  si  cet  impôt, 
appliqué  après  tout  ré[]?ulièrement  dans  une  foule  d'États,  ne  présen- 
terait pas  moins  d'inconvénients  et  ne  pèserait  pas  moins,  prudem- 
ment et  intellipj'emment  manié,  sur  le  consommateur,  que  telle  taxe 
aujourd'hui  exclusivement  en  ùveur  auprès  du  fisc.  Quoi  qu'il  en  soit, 
nous  savons  f^ré  à  M.  Garnier-Pa^ès  d'avoir  remué  ces  idées  qui  ont 
besoin  de  faire  de  temps  en  temps  acte  de  présence.  La  prudence 
dans  les  réformes  ne  saurait  justifier  les  défaillances  et  les  erreurs  de 
h  théorie.  Les  assemblées  délibérantes  ont  quelquefois  le  tort  de  l'ou- 
blier. Leur  pente  est  de  considérer  comme  des  vérités  immuables  et 
éternelles  des  combinaisons  transitoires  et  modifiables.  Même  lors- 
qu'on n'y  porte  la  main  qu'avec  réserve,  encore  faudrait-il  savoir 
que  ces  combinaisons,  nées  de  telle  ou  telle  convenance  fiscale,  ne 
sont  point  des  dogmes,  et  ne  pas  s'exposer  à  prendre  des  mesures  de 
circonstance  pour  des  institutions  fondamentales,  inhérentes  à  l'org^ani- 
sation  même  des  sociétés. 

Nous  avons  parlé  avec  quelque  étendue  du  discours  de  M.  Garnier- 
Pagès.  Indépendamment  de  l'intérêt  qui  s'y  attache,  une  sorte  de  re- 
connaissance nous  en  faisait  un  devoir  ;  car  il  s'est  exprimé  sur  le  compte 
de  réconomie  politique  avec  une  sympathie  rare  à  la  Chambre,  bien  que 
la  liberté  commerciale  ait  diminué  las  répugnances  autrefois  si  vives. 
En  citant  quelques-uns  de  nos  amis  vivants,  il  a  aussi  parlé  en  des 
termes  bien  justement  flatteurs  d'un  homme  de  bien,  d'un  ami  que  nous 
regrettons  tous.  «Voici,  a-t-il  dit,  ce  que  je  lis  dans  le  Dictionnaire  du 
commerce,  édité  par  un  homme  que  la  France  économique  regrette 
vivement,  M.  Guillaumin,  qui  a  rendu  tant  de  services,  et  je  crois  que 
le  gouvernement  s'associera  h  moi  pour  lui  rendre  cet  hommage,  d  La 
mémoire  de  M.  Guillaumin  a  été  l'objet  de  bien  des  hommages;  aucun 
sans  doute  ne  pouvait  être  plus  honorable  pour  elle  que  ce  souvenir 
ainsi  rappelé  en  pleine  chambre  par  M.  Garnier-Pagès  d'une  vie  consa- 
crée tout  entière  à  l'économie  politique. 

L'amortissement  a  tenu  beaucoup  de  place  dans  la  même  discussion. 
Aux  yeux  de  M.  Thiers  comme  aux  yeux  du  gouvernement,  du  moins 
en  principe,  ce  serait  le  principal  palladium  de  bonnes  finances,  la 
digue  aux  entraînements,  le  remède  et  le  correctif  indispensables. 
C'est  sans  doute  mieux  que  rien  quand  il  fonctionne.  Mais  c'est  un  pal- 
ladium bien  faible,  et  la  preuve  est  que  le  gouvernement  le  met  de  côté 
lorsqu'il  s'en  trouve  ^,èné.  La  promesse  de  le  rétablir  n'a  de  v  ileur  qu'au- 


4 


CHRONIQUE  ÉCONOMIQUE.  491 

tant  qu't;lle  coïncidera  avec  de  réelles  économies  et  un  temps  d'arrêt 
dans  raccroissement  de  la  dette.  Les  illusions  sur  la  portée  de  l'amor- 
tissement ne  sont  f^^nère  plus  de  mise  aujourd'hui. 

C'est  surtout  comme  si{;ne  d'une  pensée  de  retour  aux  idées  d'éco- 
nomie et  comme  symptôme  d'une  certaine  fermeté  qu'on  a  élé  assez 
vivement  impressionné  du  refus  du  Corps  léf^islatif  d'accorder  le  crédit 
de  6  millions  demandé  pour  la  construction  d'un  nouvel  hôlel  des  postes 
tout  près  de  la  rue  Casli|;iione.  M.  Seçris  a  fait  la  critique  de  ce  projet 
en  exposant  que  l'hôtel  actuel  des  postes  pourrait  encore  suffire  à 
toutes  les  exigences  du  service;  que  tel  était  l'avis  de  la  commission 
qui  avait  été  char(]^ée  de  le  visiter;  que  les  établissements  publics,  étant 
destinés  à  satisfaire  des  besoins  publics,  devaient  être  placés  dans  les 
conditions  les  plus  favorables  à  leur  spécialité,  et  que  l'hôtel  des  postes 
était  si  bien  à  sa  place  actuelle  pour  répondre  aux  exi[;ences  du  com- 
merce, que  bien  loin  de  le  porter  ailleurs,  c'est  là  même  qu'il  faudrait 
le  construire  s'il  n'y  était  déjà. 

Le  voyage  de  l'Empereur  en  Algérie,  qui  a  mis  le  chef  de  l'État  en 
situation  d'apprécier  les  besoins  et  les  vœux  des  populations  indigènes 
et  françaises,  a  déjà  eu  pour  effet  l'annonce  d'une  grande  Compagnie 
financière.  Une  convention  a  été  passée  entre  le  ministre  de  la  guerre 
et  cette  compagnie,  représentée  par  M.  Frémy,  gouverneur  du  Crédit 
foncier,  et  M.  Paulin  Talabot,  directeur  de  la  Compagnie  des  chemins 
de  fer  de  Paris  à  la  Méditerranée. 

Aux  termes  de  la  dite  convention,  cette  Société  avance  à  l'État,  en 
six  annuités,  une  somme  de  100  raillions  réductible,  à  la  volonté  du 
gouvernement,  à  72  millions,  et  destinée  à  de  grands  travaux  publics 
en  Algérie.  L'État  promet  de  vendre  à  la  compagnie  100,000  hectares 
de  terres  prises  parmi  celles  qui  seraient  disponibles  dans  son  domaine 
en  Algérie,  moyennant  le  payement,  pendant  cinquante  années,  d'une 
rente  de  1  fr.  par  hectare,  de  lui  concéder  les  mines  dont  elle  décou- 
vrirait les  gisements,  pendant  un  délai  de  dix  années.  La  Société  se 
constituera  sous  la  forme  anonyme.  Son  capital  de  100  millions  sera 
formé  par  l'émission  de  200,000  actions,  négociables  après  versement 
du  quart.  Quant  aux  travaux  et  aux  services  rendus  par  ces  avances,  il 
est  facile  d'en  prévoir  la  nature.  Crédit  aux  colons,  voies  de  commu- 
nications, barrages  sur  les  fleuves  et  emmagasinement  des  eaux  en  vue 
des  irrigations  favorables,  principalement  aux  cultures  industrielles, 
voilà  leur  destination,  qui  doit  concourir  avec  l'exécution  du  réseau  des 
chemins  de  fer  algériens.  Le  gouvernement,  après  tant  d'essais  infruc- 
tueux, espère  ainsi  assurer  la  prospérité  de  la  colonie,  attirer  de  nou- 
veaux colons,  et  former  au  nord  une  barrière  infranchissable  aux  ten- 
tatives barbares  de  nouvelles  insurrections.  Un  avenir  prochain,  sans 


492  JOURNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

(loutP,  nous  fera  connaître  les  vues  et  projets  que  rEmpereiir  a  rapporté^; 
(le  cette  visite  laite  à  l'Al^îérie. 

Le  projet  de  loi  relatif  à  l'enseifçnement  secondaire  spécial  a  été  dis- 
cuté et  voté.  On  sait  quel  est  le  but  de  cet  enseignement.  C'est  d'or^ya- 
niser  un  enseif^nement  «jui  soit  une  préparation  aux  carrières  indus- 
trielles, a[ifricoIes  ou  commerciales.  Fort  bien;  mais  est-ce  à  TUniversité 
qu'il  appartient  de  distribuer  un  pareil  ensei[]fnement?  Nous  ne  le  pen- 
sons pas,  et  nous  en  avons  dit  plusieurs  fois  les  raisons.  Le  personnel 
de  professeurs  universitaires  très-savant  n'est  point  approprié  à  un  en- 
enseig^nement  pratique.  De  telles  écoles,  une  telle  nature  d'instruction, 
veulent  être  or(}anisées  séparément.  Nous  l'avons  dit  avec  insistance 
sous  le  ministère  de  M.  Rouland,  et  nous  le  répétons  avec  la  même 
sincérité  aujourd'hui.  Sans  doute  le  ministre  ne  se  dissimule  aucune  des 
imperfections  et  des  difficultés  d'une  loi  qui  transforme  les  colléijes 
communaux,  comme  on  l'a  dit,  en  autant  de  collègues  Chaptal.  Nous 
rendons  pleine  justice  aux  intentions  qui  ont  dicté  cette  loi;  nous 
croyons  qu'elle  fera  un  certain  bien.  Force  nous  est  de  nous  en  conten- 
ter, puisque  l'éternelle  réponse  :  les  fonds  manquent,  ne  permet  pas 
d'organiser  à  part  tout  un  enseignement  nouveau  ,  qu'il  vaudrait 
d'ailleurs  mieux,  selon  nous,  confier  exclusivement  aux  individus, 
aux  associations  et  aux  villes.  Ainsi  la  création  à  Paris  de  4  autres 
établissements,  sur  le  modèle  de  l'école  Turgot  qui  a  si  bien  réussi, 
nous  paraît  entièrement  approuvable.  Quant  au  nouvel  enseignement 
spécial  annexé  aux  lycées,  c'est  un  essai  dont  il  peut  sortir,  nous  le  ré- 
pétons, des  avantages  et  pas  un  mal  bien  grand.  C'est  à  peu  près  ainsi 
que  l'a  apprécié  dans  son  excellent  discours  notre  confrère  M.  Jules  Si- 
mon, qui  paraît  pourtant  en  redouter  un  peu  d'abaissement  pour  les 
études  classiques.  En  général,  les  critiques  de  M.  Jules  Simon  nous  ont 
paru  très-fondées,  bien  qu'il  admette  et  demande  ici  un  peu  plus  d'in- 
tervention de  l'État  que  cela  ne  nous  semblerait  nécessaire. 

—  Le  congrès  scientifique  de  France  tiendra  le  31  juillet,  cà  Rouen,  sa 
32**  session  qui  durera  six  jours.  Le  programme  des  questions  qui  y 
seront  traitées  nous  en  montre  plusieurs  d'une  nature  tout  économique, 
d'un  intérêt  réel  pour  l'industrie  et  le  commerce.  Ceux  de  nos  amis  qui 
pourront  s'y  rendre  feront  bien  :  l'économie  politique  n'a  pas  toujours 
été  en  odeur  de  sainteté  dans  cette  grande  cité  rouennaise. 

Henri  BAUDRILLARÏ. 
Paris,  15  juin  1865. 


Le  Gérant  provisoire^  Paul  BOITEAU. 


TABLli 

DES  MATII^KKS   DU  TOME  (JU AlUxNTE-SIXIÈME 


DEUXIÈME     SÉRIE 


N°  13H.  —  Avril  186?>. 

Pages. 

Uni-:  nouvelle  campagne  de  la  PHOTiic/rioN,  pjir  M.  Louis  Reybaud, 
mombre  do  l'Institut î) 

Idées  relatives  a  la  mesure  économique.  Contradictions  et  consé- 
quences, par  M.  Th.  Mannequin 17 

Les  sociétés  a  responsabilité  limitée  et  les  jeux  de  bourse,  par 
M.  Courcelle-Seneuil 35 

Des  compagnies  formées  en  france  sous  l'ancien  régime  pour  le 
commerce  lointain,  par  M.  F.  Malapert 52 

Les  circulations  en  banque  ou  l'impasse  du  monopole,  par  M.  Paul 
Coq.  Compte  rendu  par  M.  R.  de  Fontenay 67 

De  l'enseignement  professionnel  [Sciences  administratives  et  politi- 
ques) et  du  mode  de  recrutement  des  fonctionnaires  publics.  État 
actuel  de  la  question  à  l'étranger  (suite),  par  M.  Lamé  Fleury.  . .       84 

NÉCROLOGIE.  —  Richard  Cobden.  Hommages  rendus  à  sa  mémoire, 
par  M.  Joseph  Garnier 98 

Bulletin.  —  L  Analyse  du  rapport  du  conseil  de  la  Banque  sur  les 
opérations  pendant  l'année  1864.—  Situation  des  travaux  publics 
en  France 106 

Correspondance.  —  Finances  de  la  Turquie.  Lettre  au  directeur  du 
Journal  des  Économistes,  par  M.  Jérôme 120 

Bulletin  financier  (France,  Étranger). —  Sommaire  :  Stagnation 
des  affaires,  faiblesse  des  cours  causées  par  le  défaut  de  con- 
fiance. —  Disparition  de  la  Banque  de  Savoie. —  Recettes  brutes 
des  chemins  de  fer  français.  —  Taux  d'escompte  sur  les  diverses 
places  de  l'Europe.  —  Finances  italiennes.  —  Du  mieux  en  Es- 
pagne et  en  Autriche.  —  Les  pays  à  papier-monnaie.  —  Le  nou- 
vel emprunt  mexicain.  —  Tableau  des  cours  aux  Bourses  de 
Paris,  Lyon  et  Marseille.  —  Bilans  de  la  Banque  de  France  et  de 
ses  succursales,  par  M.  Alph.  Courtois  fils 124 

Société  d'économie  politique. —  Réunion  du  6  février  1865  (suite). 
—  Discussion:  De  la  suppression  des  droits  de  navigation  sur  les 
canaux  et  de  l'amélioration  des  voies  navigables.  —  Réunion  du 
6  mars.  —  Ouvrages  présentés.  —  Réunion  du  5  avril.  —  Commu- 
nications :  Communications  de  MM.  Hippolyte  Passy,  Michel  Che- 
valier, Joseph  Garnier,  Foucher  de  Careil,  sur  la  mort  de  M.  Ri- 
chard Cobden.  —  Nomination  :  Élection  d'un  nouveau  questeur.     131 

Bibliographie.  —  L'anenir  et  les  Bonaparte,  par  M.  Charles  Duvey- 


494  JOUHNAL  DES  ÉCONOMISTES. 

Pages, 
rier.  Compte  rendu  par  M.  Henry  Doniol,  —  U Individu  et  l'État, 
par  M.  Dupont-White.  Compte  rendu  par  M.  A.  Ott.  —  Diction-- 
naire  général  de   la  politique,  par  M.  Maurice  Block,    Compte 

rendu  par  M.  Jules  Simon 447 

Chronique  économique.  —  Sommaire:  Mort  de  Richard  Cobden. — 
Les  discussions  économiques  et  administratives  au  Corps  légis- 
latif :  —  La  décentralisation,  —  l'enseignement  gratuit  et  obli- 
gatoire, —  la  liberté  de  tester,  —  le  courtage.  —  Les  Finances 
de.  la  ville  de  Paris,  par  M.  Henri  Baudrillart,  membre  de  l'In- 
stitut      lo6 

N°  137.  —  Mai  1865. 

La  contrainte  par  corps.  Extrait  d'une  leçon  inédite  de  P.  Rossi.     161 

Des  dépenses  productives  de  l'État  et  des  emprunts  de  la  paix, 
par  M.  Léon  Say 172 

Études  sur  les  divers  systèmes  d'économie  politique  et  sur  les 
principaux  économistes.  Adam  Smith  (suite),  par  M.  Gustave  du 
Puynode 187 

Les  colonies  françaises  sous  Louis  XIV,  d'après  les  documents  of- 
ficiels, par  M.  Pierre  Clément,  de  l'Institut 204 

La  paix  armée,  par  M.  Frédéric  Passy 52 1 

Quel  sera  le  sort  du  système  protecteur  aux  États-Unis,  par 
M.  P.  Paillottet 230 

Les  hauts  et  les  bas  de  l'escompte.  Un  épisode  de  l'enquête  des 
banques  considérée  au  point  de  vue  international,  par  M.  Paul 
Coq 239 

Revue  scientifique.  Académie  des  sciences  :  Les  peines  et  les  récom- 
penses. —  L'Académie  française  et  les  prix  de  vertu.  —  Rôle  de 
l'Académie  des  sciences.  —  Le  grand  prix  d'électricité.  — 
M.  Ruhmkorff. —  La  machine  d'induction  et  ses  applications. — 
M.  Froment.  —  Distribution  des  prix  à  l'Académie  des  sciences, 
par  M.  Arthur  Mangin 246 

Correspondance.  Lettre  de  M.  Du  Mesnil-Marigny  à  M.  Th.  Manne- 
quin      254 

Bulletin. —  I.  Exposé  de  la  situation  financière  de  la  Grande-Bre- 
tagne, par  M.  Gladstone.  —  II.  Les  chemins  de  fer  italiens.  — 
III.  Situation  des  travaux  publics  en  France  (suite) 256 

Bulletin  financier  (France,  étranger).  —  Sommaire  :  Encore  un 
mois  nul  pour  les  affaires.—  Fin  prochaine  de  la  guerre  en  Amé- 
rique. —  Dette  des  États-Unis.  —  Le  budget  en  Angleterre.  — 
Tableau  des  cours  aux  Bourses  de  Paris,  Lyon  et  Marseille.  — 
Bilan  de  la  Banque  de  France  et  de  ses  succursales,  par  M.  Alph. 
Courtois  fils 273 

Société  d'économie  politique. —  Réunion  du  5  mai  1865.  —  Commu- 
nications :  Mort  de  M.  le  duc  d'Harcourt. —  Mort  de  M.  Auguste 
de  Laveleye.  —  Cours  d'économie  politique  de  la  Chambre  de 


TABLE  DES  MATIÈRES.  495 


commerce  de  Lyon. —  Vœu  do  cette  Chambre  relatif  à  Tëlection 
do  ses  membres. —  Une  caisse  d'épari^'îie  et  d'escompte  h  Catane. 
—  Exposition  ouvrière  anG;Io-françaiso. —  Discussion  :  J)(\s  en- 
traves qui  pèsent  sur  ragiicuituro  et  empêchent  lo  crédit  agri- 
cole. —  Détails  sur  la  crise  agricole,  sur  le  crédit  agricole  aux 
colonies  et  sur  le  prix  de  revient 280 

Bibliographie.  —  Notes  et  petits  traités  contenant  Eléments  de 
statistique  et  Opuscules  divers^  Taisant  suite  aux  Traités  d'économie 
politique  et  de  finances,  par  M.  Joseph  Garnier.  Compte  rendu 
par  M.  Paul  Boiteau.  —  Des  rapports  du  droit  et  de  la  législation 
avec  Véconomie  politique,  par  M.  Fr.  Rivet.  Compte  rendu  par 
M.  Lamé  Fleury.  —  La  morale  de  la  richesse,  par  M.  Rondelet. 
Compte  rendu  par  M.  Jules  Pautet.  —  Étude  critique  sur  le  bud- 
get, parL.  de  Bouille.  Compte  rendu  par  M.  R.  de  Fontenay.  — 
La  Morale  en  action,  par  Jean  Macé.  Compte  rendu  par  M.  Charles 
Thierry-Mieg.  —  Histoire  diplomatique  des  conclaves,  par  F.  Pe- 
trucelli  Délia  Gattina.  Compte  rendu  par  M.  Saint-Germain 
Leduc 299 

Chronique  économique.  —  Sommaire  :  La  mort  de  M.  Lincoln  et 
l'esclavage.  —  Les  récentes  discussions  économiques  au  Corps 
législatif.  —  La  réduction  de  l'armée.  —  Traité  de  commerce 
entre  la  France  et  la  Prusse. —  Exposé  de  la  situation  financière 
de  la  Grande-Bretagne,  par  M.  Henri  Baudrillart,  membre  de 
l'Institut 316 

N*'   138.  —  Juin  1865. 

Du  droit  de  tester  et  de  ses  limites,  par  M.  Courcelle-Seneuil.     321 

Deux  mots  a  propos  de  l'enquête  sur  les  institutions  de  crédit, 
par  M.  R.  de  Fontenay 346 

Fertilisation  des  landes,  par  M.  Paul  Boiteau 349 

Résultats  généraux  des  dénombrements  récents  dans  les  divers 
pays,  par  M.  A.  Legoyt 360 

De  l'enseignement  secondaire  pour  les  femmes  {Législation,  con- 
currence impossible  du  pensionnat  conventuel,  inspection),  par  31"* 
Julie- Victoire  Daubié 382 

Des  chemins  de  fer  vicinaux,  par  M.  A.  Grun 402 

Revue  de  l'académie  des  sciences  morales  et  politiques  (fin  de 
1864,  ier  trimestre  de  1865),  par  M.  Jules  Duval 410 

Revue  des  principales  publications  économiques  de  l'étranger, 
par  M.  Maurice  Blogk 424 

De  l'enseignement  professionnel  [Sciences  administratives  et  poli- 
tiques) et  du  mode  de  recrutement  des  fonctionnaires  publics 
(suite),  par  M.  E.  Lamé  Fleury 433 

Correspondance.  Un  Congrès  des  banques  populaires  en  Italie.  Lettre  * 
à  M.  le  rédacteur  en  chef  du  Journal  des  Économistes,  par  M.  Pas- 
cal Duprat -  450 


496  JOURNAL  DES  ÉCUNOMISTES. 

Pages. 

Société  d  économie  politique.  —  Réunion  du  5  avril  i865.  —  Ou- 
vrages présentés. —  Discussion.  —  De  l'analogie  de  l'impôt  sur  le 
capital,  de  l'impôt  sur  le  revenu  et  de  l'impôt  sur  la  consomma- 
tion. —  Réunion  du  6  juin  1865. —  Communications.  —  La  qua- 
trième session  du  congrès  de  l'association  internationale  pour 
le  progrès  des  sciences  sociales  à  Berne.  —  La  réforme  des  oc- 
trois en  Belgique.  —  Les  ressources  financières  de  l'Italie,  par 
M.  le  comte  Arrivabene.  —  Ouvrages  présentés. 453 

Bulletin  financier  (France,  étranger).  —  Sommaire  :  Emprunts 
en  Italie  et  en  Espagne.  —  En  France,  le  budget  et  la  grande 
Société  algérienne.  —  Amélioration  politique  aux  États-Unis, 
relativement  au  Mexique.  —  Situation  monétaire.  — Assemblées 
générales  d'institutions  françaises  de  crédit.  —  Taux  d'escompte 
sur  les  principales  places  de  l'Europe.  —  Tableau  des  Bourses 
de  Paris,  Lyon  et  Marseille.  —  Bilans  de  la  Banque  de  France  et 
de  ses  succursales.  Par  M.  Alph.  Courtois  fils 47!2 

Bulletin.  —  Finances  de  la  Turquie  ;  création  d'un  grand-livre  de 
la  dette  publique  ;  rapport  du  ministr.e  des  finances  au  sultan. — 
Statistique  du  royaume  d'Italie 480 

Bibliographie.  —  Essai  historique  et  statistique  sur  la  métallurgie, 
par  MM.  E.  Petitgand  et  A.  Ronna,  ingénieurs.  Compte  rendu 
par  M.  Joseph  Garnier  .   .  .  .  ' 485 

Chronique  économique.  —  Sommaire  :  La  discussion  générale  du 
budget.  —  Le  discours  de  M.  Garnier-Pagès.  — L'amortissement. 

—  Rejet  par  la  Chambre  du  crédit  pour  un  nouvel  hôtel  des  postes. 

—  La  nouvelle  compagnie  financière  pour  l'Algérie.  —  Vote  du 
nouvel  enseignement  secondaire  spécial.  —  Le  prochain  congrès 
scientifique  à  Rouen.  Par  M.  Henri  Baudrillart 487 


fin   de  la  table  des  matières  du  tome  quarante-sixième. 


TARIS.  —  nirniMEr.iK  he  x.  parent,  kue  monsieiir-u:-prim'E,  31. 

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