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i.
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
REVUE
DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE
ET DE LA STATISTIQUE
Z^ SÉRIE. — tt^ AMMÉE
TOME QUARANTE-CINQUIÈME
24® ANNÉE DE LA FONDATION. — DE JANVIER A MARS 1865
'0^9*
PARIS
LIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET C'\ ÉDITEURS
De la Collection des principaux Économistes, des Économistes et Publicistes contemporains
de la Bibliothèque des sciences morales et politiques, du Dictionnaire
de l'Économie politique, du Dictionnaire universel du Commorce et de la I\avi{>ation, etc.
RUE RICHELIEU, 14
186S
m
3
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
INTRODUCTIOr»
A LA VINGT-QUATRIEME ANNÉE
Dans la simple et rapide énumération que nous voulons faire ici
des principaux événements qui ont intéressé l'économie politique
durant l'année d864, notre premier et triste devoir est de rappe-
ler d'abord l'accident funeste qui en a signalé la fin. La mort si
soudaine de notre ami, M. Guillaumin, fondateur et directeur de ce
journal, est une date qui marque dans l'histoire économique de
cette année et qu'on n'oubliera pas de longtemps. Les hommages
rendus plus loin (1) à la mémoire de M. Guillaumin montreront la
grandeur des services qu'il a rendus à l'économie politique et
toute l'étendue de la perte que nous avons faite. Nous devons
nous borner ici, en inaugurant une nouvelle année, à donner
l'assurance que l'œuvre dont le succès s'était sans cesse affermi
entre ses mains ne recevra par sa mort ni interruption ni dimi-
nution. M. Guillaumin nous l'a laissée assez forte, assez prospère,
pour qu'elle n'ait plus qu'à s'accroître , au milieu de circonstances
beaucoup plus favorables que celles qui avaient marqué ses débuts.
(1) Voir une Notice nécrologique sur M. Guillaumin.
2* SÉRIE. T. XLV. — 45 janvier 186n. 4
û
A
3
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
INTRODUCTIOri
A LA VINGT-QUATRIEME ANNÉE
Dans la simple et rapide énumération que nous voulons faire ici
des principaux événements qui ont intéressé l'économie politique
durant l'année 1864, notre premier et triste devoir est de rappe-
ler d'abord l'accident iuneste qui en a signalé la fin. La mort si
soudaine de notre ami, M. Guillaumin, fondateur et directeur de ce
journal, est une date qui marque dans l'histoire économique de
cette année et qu'on n'oubliera pas de longtemps. Les hommages
rendus plus loin (1) à la mémoire de M. Guillaumin montreront la
grandeur des services qu'il a rendus à l'économie politique et
toute l'étendue de la perte que nous avons faite. Nous devons
nous borner ici, en inaugurant une nouvelle année, à donner
l'assurance que l'œuvre dont le succès s'était sans cesse affermi
entre ses mains ne recevra par sa mort ni interruption ni dimi-
nution. M. Guillaumin nous l'a laissée assez forte, assez prospère,
pour qu'elle n'ait plus qu'à s'accroître, au milieu de circonstances
beaucoup plus favorables que celles qui avaient marqué ses débuts.
(1) Voir une Notice nécrologique sur M. Guillaumin.
2' SÉRIE. T. XLV. — 15 janvier 1865. i
6 JOURNAL DES ECONOMISTES.
L'année 1864 a vu se répandre d'une façon notable l'enseigne-
ment de la science économi({ue reléguée jusqu'à présent dans
les livres et dans ce recueil. L'enseignement libre ou officiel, ce
puissant véhicule, presque indispensable au succès d'une science,
est désormais assuré à l'économie politique, au grand avantage de
notre pays. Ce sera là une des conquêtes les plus caractéristiques
de l'année qui vient de s'écouler, et pour nous une des garanties
d'avenir les mieux assurées.
Les succès dans la pratique ne peuvent qu'aider aussi aux progrès
de la théorie. Les traités de commerce en vigueur ont réussi au delà
de toutes les prévisions. De nouveaux traités, sans parler des con-
ventions postales, sont venus faciliter les échanges et les commu-
nications de peuple à peuple. Ce sont autant de pas faits vers le
moment où la liberté du commerce sera de droit commun et où un
petit nombre d'articles seulement resteront grevés par des impôts
qui n'auront plus rien de protecteur. Il ne faut rien négliger pour
hâter ce moment.
Les réformes, et surtout les projets de réforme dans le sens libéral
qu'indique l'économie politique, ne laissent pas défigurer en nombre
assez considérable au bilan de l'année 1864. La loi qui autorise les
coalitions d'ouvriers est une satisfaction donnée à la liberté et à la
justice que nous avions réclamée plus d'une fois. Nous n'avons pas
cessé d'ailleurs d'émettre et de motiver le vœu que les ouvriers qui
depuis quelque temps se laissent aller trop facilement à former des
coalitions usent avec beaucoup de sagesse et le plus rarement
possible de cette faculté périlleuse. Gomment ne pas mettre aussi
au compte des espérances du progrès les nouvelles associations
ouvrières, animées en général d'un esprit vraiment libéral et qui se
distinguent par là de beaucoup de celles qui s'étaient fondées en
1848? Elles ne demandent plus à l'État que la liberté nécessaire
pour se former et pour exister. Une révision de la législation qui
régit les sociétés commerciales dans un sens qui permettrait aux
petits capitaux de s'associer est le vœu que nous formons pour ces
associations dont l'existence est liée à d'importantes questions de
notre temps.
L'année a été très-féconde en enquêtes. Toutes, nous l'espérons
bien, porteront leurs fruits. 11 y a eu l'enquête de l'enseignement
professionnel. Elle prouve de quelle nécessité est un enseignement
s'adressant aux classes industrielles; elle n'a pas encore résolu les
INTRODUCTION A LA VINGT-QUATRIÈMK ANNÉE. 7
problèmes très-délicats qui s'y rattaclient. C'est une question qui ne
saurait être résolue en effet en un jour, mais dont on devra s'occu-
per avec zèle, car nulle n'est plus urgente. Il faut avant tout tâcher
de la bien poser. D'autres questions peuvent en revanche recevoir
une solution immédiate et complète. Qui ne met au premier rang
de celles-là la (juestion du taux de Fintérêt qui a donné lieu à
une enquête devant le conseil d'Etat? Elle se présente, disons-le,
avec une maturité qui supprime toute incertitude. Ce que la théorie
avait si bien compris depuis près d'un siècle a reçu de la pratique
et du témoignage môme des hommes d'affaires une confirmatioi.
éclatante. Écartés des classes commerçantes et des populations
éclairées, les préjugés en faveur du taux légal contre ce qu'on
nomme l'usure se sont réfugiés au fond de quelques campagnes ,
dernier et ordinaire retranchement des idées arriérées de toute
nature. On aurait tort, selon nous, de s'y arrêter, de même qu'on
aurait eu tort d'en tenir compte lorsqu'il s'est agi de supprimer
l'échelle mobile, laquelle avait aussi dans la population rurale
ses croyants , convaincus que la facilité laissée au blé de sortir,
c'était immanquablement la disette. Autant en dirons-nous de l'en-
quête sur le courtage privilégié. Là aussi la question se présente
avec toutes les conditions de maturité désirables.
On a béni la réforme qui a modifié profondément l'institution si
justement impopulaire de l'inscription maritime. Tous les gens de
sens que n'aveugle aucun parti pris applaudiront de même à la ré-
forme libéraledu régime auquel, sous pré texte de protection, est restée
soumise la marine marchande. Ce sera là une des plus difficiles,
mais non une des moins fécondes conquêtes de la liberté du com-
merce; pour notre compte, nous sommes heureux qu'elle soit due
à une résolution émanée du conseil supérieur du commerce. L'assi-
milation des pavillons adoptée en principe, l'entrée des construc-
tions étrangères permise, les droits différentiels disparaissant, ce
sont là des perspectives prochaines, nous le croyons, qui forment
le nécessaire complément des autres réformes commerciales.
Il est une autre liberté économique à laquelle nous espérions
que cette année apporterait ce qui lui manque encore, c'est la
liberté de la boulangerie. Nous avo.^is éprouvé quelque peine à la
voir elle-même contestée de nouveau dans un document récent par
M. le Préfet de la Seine. Heureusement ces récriminations ne Tem-
pêcheront point de s'établir et de se compléter. Au lieu de révo-
8 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
quer en doute refficacité de la liberté du commerce pour subvenir
aux larges approvisionnements, il eût mieux valu aussi se souvenir
que l'abolition de l'échelle mobile nous avait épargné une crise re-
doutable de subsistances. Le gouvernement est trop engagé au-
jourd'hui pour reculer devant de fantastiques appréhensions mille
fois évoquées, mille fois démenties.
Aucune année n'a plus entendu parler, sous forme de livres, de
brochures, de discussions aux chambres et dans les académies,
enfin d'articles de revues et de journaux, des questions relatives
au crédit et aux banques que l'année qui vient de finir. La part
que le Journal des Economistes a faite à ces controverses est une
preuve que nous les croyons utiles et opportunes. Il est bon que
l'éducation du pays se fasse sur ces matières naguère si étran-
gères au public. Il est bon qu'elle se fasse dans toutes les classes
et à tous les points de vue, par la théorie comme par l'expé-
rience. L'enquête officielle sur la question des banques, demandée
par un certain nombre de commerçants, réclamée par la Banque
de France elle-même mise en demeure de s'expliquer, consentie
enfin par le Gouvernement, atteste toute l'opportunité de la ques-
tion qui a tenu une des principales places cette année 1864 dans
notre recueil.
En ne sortant pas du point de vue économique, l'année qui com-
mence reçoit donc de celle qui se termine tout un héritage de ques-
tions à résoudre. Nous serons fidèles à notre habitude de tenir nos
lecteurs au courant de ce mouvement qui s'opère chaque année,
chaque mois, chaque semaine, dans les esprits et dans les faits, en
proportionnant l'étendue comme le nombre des études sur chacune
des questions à leur importance actuelle. Le Journal des Économistes
est sans doute et il restera un recueil scientifique d'un caractère gé-
■ néral et pour ainsi dire cosmopolite. Rien de ce qui touche les pro-
blèmes les plus élevés de la théorie ne peut lui demeurer étranger.
Mais notre temps qui va vite aux applications lui im^pose le devoir
de traiter les questions vivantes. Il fera à la pratique, d'autant plus
que celle-ci tend à se rapprocher de la théorie, c'est-à-dire de la
vérité, une part qui ne peut que grandir. En agissant ainsi, il reste
conforme à sa ligne et ne peut qu'accroître encore le nombre des
suffrages qui lui sont acquis dans le grand public ainsi que dans
le inonde savant.
Henri BAUDRILLART.
L'tGONOMIE POLITIQUE ET L'HISTOIRE.
f
DE LA
NÉCESSITÉ DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE
POUR L'HISTOIRE (i)
Messieurs,
La science que cet enseignement a pour but de propager offre
deux sortes de rapports , les uns avec la société sur laquelle elle
agit, les autres avec les diverses sciences qui ont également l'hu-
manité pour objet. Les rapports de l'économie politique avec les né-
cessités de notre époque n'ont plus besoin d'être démontrés. A nulle
autre, les questions de travail n'ont joué un si grand rôle. Jamais les
problèmes que soulève la condition des classes ouvrières n'ont été
autant discutées. Jamais les mots de crédit, de banques, n'ont été
prononcés si souvent. Il s'y rattache toute une littérature d'une
extraordinaire fécondité. Se passionner pour ces questions comme
on »e passionnait au xvii® siècle pour les questions théologiques , et
auxviii^ pour les controverses philosophiques et littéraires, tel est
le caractère de notre temps. Ses chimères elles-mêmes , car tout
siècle en a, ont pris cette couleur. Les utopies socialistes sont le
roman d'un siècle positif. C'est le rêve de la parfaite égalité et de
l'absolu bonheur. Heureusement que tout n'est pas là rêve et chi-
mère. Le perfectionnement de la société est un but aussi solide
qu'élevé auquel s'applique une méthode moins vaine. La méthode
expérimentale dont l'apparence est si modeste et dont les résultats
sont si merveilleux, n'est pas toute contenue dans la poursuite des
vérités de l'ordre physique. Elle embrasse aussi dans ses recherches
le monde de l'humanité. Elle y fait de véritables découvertes, et ces
découvertes se traduisent en améliorations et en réformes profitables
(l) Discours d'ouverture au Collège de France, le 15 décembre 1864.
10 • JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
à la masse des hommes. C'est par là, messieurs, que l'économie
politique se recommande à ceux qui ont assez de générosité d'âme
pour ne pas oi)éir à la seule loi de l'égoïsme et pour porter quelque-
intérêt à la condition de leurs semblables. Aussi je ne dirai pas seu-
lement auxjeunes gens qui commenceraient à suivre ce cours : «Vou-
lez-vous être administrateurs ou financiers , l'étude de l'économie
politique vous est indispensable. Elle seule vous préservera de bien
des idés fausses et vous épargnera plus d'une école. Sans elle vous ris-
querez de n'avoir sur le crédit, sur l'impôt, sur tout l'ensemble de
l'administration, et de la finance que les préjugés delà routine, pré-
jugés souvent trompeurs, quelque orgueil qu'ils mettent à s'intituler
la pratique et à traiter la théorie du haut d'un superbe dédain. » Je ne
dirai pas seulement à ces jeunes gens : «Élevez-vous plus haut votre
ambition? Voulez-vous devenir législateurs ? Comment, sans l'étude
préalable de l'économie politique, pourrez-vous mettre la main à
des lois qui se rapportent à l'industrie, au commerce, à l'associa-
tion des capitaux, aux relations des patrons et des ouvriers, à une
foule d'autres sujets essentiellement économiques?» Non, je ne me
bornerai pas à leur tenir ce langage dont la vérité éclate davantage
de jour en jour et finira par s'imposer aux plus retardataires; je leur
dirai : «Voulez-vous être des hommes de votre temps? Voulez-vous
comprendre quelque chose aux grands mouvements de la société?
Étudiez l'économie politique. Si vous êtes désireux d'aller au delà
de la simple intelligence, si vous sympathisez avec cette élévation
lente et imparfaite sans doute , mais réelle et continue des masses
sortant de plus en plus de l'abrutissement et de la misère, si vous
vous êtes promis de combattre par les moyens dont vous disposez
la part beaucoup trop grande de mal et d'ignorance qui subsiste, si
vous avez à cœur d'être un auxiliaire utile de cette grande époque
qui s'est donné pour tâche de faire de la justice et de la charité
sociale des réalités vivantes, demandez vos inspirations à l'éco-
nomie politique; sa lumière n'éclaire pas seulement, elle échauffe;
au fond de ses calculs il y a de l'âme; ses procédés sont scientifi-
ques, son but est Immain. Elle est le guide de la vraie démocratie,
de cette démocratie qui élève tout le monde sans abaisser per-
sonne. » Voilà, messieurs, ce que je dirai à cette jeunesse, bien sûr
d'être compris d'elle encore mieux que si je ne faisais appel, pour
l'engager à étudier une science devenue nécessaire, qu'à des cal-
culs d'intérêt personnel.
L'ÊCONOMIK POLITIQUE KT L'HISTOIRE. 11
Si les rapports (Je l'(5ConoiTiic poIlLuiue avec la société laborieuse
du XIX® siècle peuvent se passer d'une démonstration nouvelle , il
n'en est pas de même des relations qu'elle présente avec les autres
sciences qui ont aussi pour but l'étude de la société , et dont la na-
ture humaine est pour ainsi dire le tronc commun. Ces rapports
encore trop méconnus veulent être sans cesse mis en lumière. C'est
ainsi que je me suis bien des fois appliqué à montrer à cet auditoire
quels rapports unissent l'économie politique et la morale, le juste
et l'utile, et ([ue j'ai pris soin de rattacher dans une série spéciale
de leçons les principales idées fondamentales de Téconomie poli-
tique, travail, propriété, capital , crédit, à des principes ou à des
vertus qui théoriquement et pratiquement font dériver ces idées
et les faits qui s'y rapportent, d'une source éminemment morale.
Ainsi se trouve réfutée et convaincue d'erreur radicale l'accusation
banale de matérialisme intentée à l'économie politique. Ainsi la ri-
chesse reprend sa vraie place et son vrai rang, non pas comme une
grossière idole que la cupidité adore à genoux, mais comme une créa-
tion du travail humain digne de nos respects. C'est grâce à cette
richesse produite que se répand ce degré d'aisance inséparable
d'une certaine dignité et d'une certaine moralité, et si nécessaire
pour donner à la société la somme de loisir sans laquelle il ne
saurait y avoir de civilisation. Ce que j'ai essayé de faire pour la
morale avec détail et développement, je voudrais le tenter au-
jourd'hui d'une manière très-rapide pour une autre branche des
sciences qui étudient l'humanité. Peut-être un autre jour nous
demanderons-nous de quelle utilité est l'histoire pour l'économie
politique. Aujourd'hui, nous rechercherons de quelle utilité, de
quelle nécessité même est l'économie politique pour l'intelligence
de l'histoire. Je voudrais que cette leçon d'ouverture consacrée,
selon l'usage, à un point présentant une grande généralité scienti-
lique, servît à établir que, sans une juste part faite à l'élément
économique , l'histoire demeure incomplète et mutilée, et que
l'erreur des appréciations historiques relativement aux phénomè-
nes et aux événements de cet ordre joint à l'inconvénient déjà
bien grave de fausser le jugement sur le passé le danger plus grand
encore de mettre le présent dans une voie funeste. Ainsi Féco-
nomie politique agrandit la sphère de l'histoire , élargit ses hori-
zons, rectifie ses vues, et achève , en l'égalant à l'étendue même
de l'expérience, d'en faire la véritable école du genre humain.
12 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Ce qu'une telle recherche présente d'intérêt général et durable ne
saurait manquer de vous frapper. Ce qu'elle peut avoir d'opportu-
nité vous apparaîtra mieux, sans doute, tout à l'heure.
J'ignore ce que notre siècle pense sur les grands problèmes de la
métaphysique; est-il spiritualiste ou ne l'est-il pas? Le sait-il bien
lui-même? Mais quelle que soit l'opinion qu'il professe sur l'ori-
gine des choses et sur la distinction des substances, un fait est cer-
tain, c'est qu'il y a dans les sociétés comme dans les individus une
partie matérielle et une partie morale réagissant l'une sur l'autre ,
et qu'un historien qui omettrait la partie matérielle serait tout
aussi peu dans son droit qu'un philosophe qui omettrait entière-
ment le corps. Il y a des faits que l'on peut considérer comme for-
mant la base, la charpente solide, les conditions vitales de la société.
Tel est le travail^ sans lequel la société ne subsisterait pas. Tel est
l'échange que font entre eux les hommes des produits de leur acti-
vité. Tels sont en un mot les intérêts qui obéissent à des lois perma-
nentes, qui sont soumis à un ordre naturel comme le monde physi-
que lui-même, mais qui reçoivent des temps et des lieux des formes
particulières. L'économiste qui se charge de faire en quelque
sorte l'anatomie et la physiologie des sociétés, a sans cesse les
yeux fixés sur ces faits, l'homme d'État leur accorde une grande
place,et l'historien ne nous dirait rien ou à peu près rien de l'or-
ganisation de la propriété, de la constitution du travail, de l'in-
dustrie, du commerce, du système monétaire, des colonies, des
secours publics , des finances , et du rapport de toutes ces choses
avec la politique générale ! Rencontrant un fait comme l'esclavage
antique aussi intimement mêlé à la société tout entière, il ne s'a-
percevra pas qu'il est en présence d'une de ces causes fondamen-
tales auxquelles tient la destinée des empires ! Luttes acharnées des
patriciens et des plébéiens, atroces jacqueries du xvi^ siècle, jour-
nées sanglantes de juin 1848 à Paris , guerres sociales qui avez de
tout temps déchiré le sein des nations, vous racontera-t-il sans tenir
compte des causes économiques qui ont armé le bras des combat-
tants? Les lois qui statuent sur la famille, sur l'héritage, sur la po-
pulation , sur le luxe, sur 1 émigration , ne trouveront-elles en lui
qu'un rapporteur inattentif et jamais un juge? Se condamnera-t-il
à l'aridité fastidieuse, disons-le à l'obscurité , quelque clairs que
puissent être en eux-mêmes les termes qu'il emploie, d'un témoin
LÉCONOMIK POLITIQUE KT L'HISTUIRK. 13
qui ne peut pas ne pas parler de certains faits parce (ju il les a sous
les yeux , et qui ne peut pas en bien parler, parce qu'il est inca-
pable de les apprécier avec compétence ? Se bornera-t-il enfin ,
ayant à nous faire coivnaître à ce point de vue le rôle et l'œuvre
d'un prince, à nous dire, avec une laconique j^ravité, de l'un, qu'il
donna une vive imjmhiou aux travaux publics, de l'autre, qu'il en-
Gouragea les manufactures, de celui-ci, qu'il fil fleurir l'agriculture
ou le commerce, toutes expressions d'un sens équivoque, que
l'histoire peut prodiguer sans qu'il lui en coûte de grands efforts de
sagacité , et dont le vague est tel que le lecteur ne sait jamais bien
ce qu'elles veulent dire, pai* la trop décisive raison que l'historien
lui-même ne le sait pas?
L'histoire chez les anciens à pu se permettre cette dédaigneuse
hauteur et cette inattention superficielle à l'égard des faits écono-
miques. L'antiquité méprisait le travail, elle méprisait la richesse,
née trop souvent de la conquête ou d'inégalités injustes, et employée
à d'indignes usages par ses possesseurs corrompus. L'antiquité était
convaincue que tout dans le monde économique se fait à coup de
décrets et de lois/ Dans les relations des citoyens elle ne reconnais-
sait qu'une cause motrice et qu'un maître, l'État; qu'une science
souveraine, la politique. D'ailleurs la vie privée s'effaçait devant la
vie politique, le foyer domestique devant le forum, l'homme devant
le citoyen. On ne saurait demander à ses historiens de juger la so-
ciété autrement qu'elle ne se jugeait elle-même. Anecdotique, mili-
taire, oratoire, morale, politique, voilà l'histoire telle que l'écrivent
tour à tour Hérodote, Xénophon, Thucydide, Tite-Live, Tacite. Pour
eux l'histoire n'est qu'un drame. Les grands événements intérieurs
et extérieurs, les grands hommes, les grandes actions, et pour ce
qui regarde les peuples quelques grands traits de mœurs, telle est
à leurs yeux la trame historique tout entière. Nos poètes n'auront
qu'à les traduire en beaux vers pour en tirer des tragédies souvent
admirables, moins belles pourtant dans leur art savant que les pa-
thétiques récits auxquelles elles sont empruntées. Incomparables
peintres de caractères, moralistes politiques qui ont connu l'homme
et les hommes, mais qui ne songent même pas, si ce n'est fort
accessoirement, à jeter un regard sur les ressorts qui t'ont mouvoir
la société, voilà les historiens de l'antiquité. De là l'absence de tout
détail sur l'administration, sur les sources du revenu public et du
14 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
revenu privé, ou du moins des détails clair-semés., et cela d'autant
plus que l'historien auquel nous nous adressons tient un rang plus
élevé par la profondeur morale et par l'éloquence.
Les conditions de l'histoire se sont compliquées pour les mo-
dernes, comme s'est compliquée leur existence elle-même. Nous
demandons à l'historien de nous rendre le tableau complet de
tout ce qui entre dans la société. Nous lui imposons pour idéal
moins peut-être la perfection que l'universalité, qui rend la per-
fection si difficile ! Moins sont nombreux en effet les éléments que
l'artiste doit mettre en jeu, plus l'art, inséparable d'une certaine
unité, devient possible. C'est une des raisons les plus fortes qui font
que nos historiens, en regard des historiens de l'antiquité, sont plus
savants, plus généralisateurs, plus philosophes et moins artistes.
Ils ont moins de souffle et moins d'aisance, non sans doute parce
qu'ils ont moins de génie, mais parce que le poids qu'ils traînent est
plus lourd. Ils semblent perdre en émotion, en grandeur, trop
souvent en moralité, ce qu'ils gagnent en impartialité, en étendue,
en puissance et en hauteur d'abstraction. C'est une insoutenable
prétention que d'affirmer que notre siècle a en quelque sorte créé
l'histoire, parce qu'il prend un soin tout particulier de remonter
aux sources et de tout discuter au lieu de tout admettre. Ce qu'il a
non pas créé, mais perfectionné, c'est la critique historique. Cette
critique historique qui fait sa gloire lui impose elle-même la loi
d'introduire les phénomènes, les événements, les institutions éco-
nomiques, partie intégrante de l'histoire qui en explique souvent
les mouvements et le jeu.
Il y a à cela une autre raison Mécisive. Qu'on attribue ce grand
résultat à l'influence exercée par l'invasion des Barbares qui appor-
tèrent un nouvel élément à la vieille civilisation ou à l'action exercée
par le christianisme, ou aux autres causes qui ont modifié lentement
la société, la valeur attribuée à l'individu est un fait moderne. Nos
lois consacrent au profit de tous le respect de la personne humaine.
Aux droits sociaux sont venus de nos jours se joindre les droits poli-
tiques. Ce sentiment de la valeur individuelle, n'essayez pas de le
nier. C'est lui qui a gagné nos dernières batailles. Il anime jusqu'aux
derniers de nos soldats. Yoilà pourquoi il n'est plus permis de se
servir de cette expression de vile multitude. Une telle qualification
serait une injure pour la société tout entière. S'il y a une lie plus
à plaindre (|u'à mépriser, s'il y a des bas-fonds aujourd'hui réservés
L'ÉCONOMIE roLITlQUK ET L'HISTOIRE. 15
à la barbarie dans lesquels nous devons nous elïbrcer de l'aire péné-
trer la lumière, ce n'est pas là ({u'il faut chercher le portrait lidèle
de cette masse de laquelle il ne s'est jamais dégagé une plus grande
quantité d'efforts et de travail, dans les villes comme dans les cam-
pagnes, de cette masse arrivée à la propriété chez un peuple qui
compte vingt milliers de paysans propriétaires et ({ui s'en ouvre
chaque jour l'accès par l'épargne. Or je dis, messieurs, que cette
intervention de la masse, que cette élévation de son niveau, que
cette préoccupation qu'elle a d'elle-même est encore un motif et
des plus puissants pour que la condition économique des so-
ciétés trouve sa place dans ce vaste tableau de l'histoire mo-
derne. Quel rôle joue la masse dans les historiens de l'antiquité? A
peu près le même que le chœur dans les tragédies d'Eschyle et de
Sophocle. C'est un personnage accessoire dont la présence se révèle
par quelques gémissements, tout au plus par quelques mots d'éloge
et surtout de blâme, quand les principaux personnages se conduisent
trop mal. Chez les historiens anciens la masse fait aussi quelques
apparitions sur la scène. Elle s'agite dans les séditions. Elle menace
et quelquefois ébranle la stabilité de l'État. Elle fait même de temps
à autre une révolution, puis elle rentre dans ses foyers. L'historien
cesse de l'y suivre, de telle sorte qu'on dirait qu'elle n'a que de
grandes aventures et pas d'histoire, quelques grands jours suivis
d'une multitude de petits jours qui ne comptent pas. Aujourd'hui,
messieurs, il n'en va plus ainsi. Le chœur se mêle à l'action. La
masse fait partie essentielle de la pièce. Elle entend que ce soit à la
fois pour elle que la pièce se joue et elle qui la joue. Ce change-
ment aurait dû frapper davantage nos historiens. A leur défaut,
bénissons Vauban, Boisguillebert, ces courageux statisticiens, ces
précurseurs des économistes, qui nous ont décrit, comme le voya-
geur Arthur Young devait le faire plus tard, la situation misérable
des classes rurales et des catégories de Français qui vivaient ou
plutôt, hélas f qui ne pouvaient vivre de leur travail. Sans eux,
nous n'aurions guère sur le xyh^ siècle que des apologies sans ré-
serve et que des pamphlets sans autorité. La gloire immense des
lettres et des armes envelopperait comme un linceuil brillant les
misères de la France silencieuse, et la moralité de l'histoire se per-
drait dans son éclat t
Je résume ces réflexions. Après la fondamentale différence que le
christianisme a mise entre le monde antique et le monde moderne,
i6 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
c'est par l'économie politique qu'ils diffèrent le plus. Le génie in-
définiment progressif de l'industrie moderne établit entre elles un
abîme, de même que le travail libre devenu la base de la société au
lieu de l'esclavage. Le citoyen antique est un soldat. L'homme mo-
derne est un travailleur : grande armée libre dont nous faisons tous
partie, philosophes, artistes, industriels, commerçants. Qui donc
trouve que le salariat est une honte? Nous vivons tous de salaires,
et c'est là notre dignité et notre honneur î Nous vivons de salaires,
parce que nous ne tendons plus la main à l'aumône de l'État ou de
riches particuliers, comme les démocraties mendiantes de l'anti-
quité. L'historien est donc placé en présence de faits nouveaux et
d'une suprême importance. Quelle est cette puissance du capital
qui, formé par de successifs accroissements, est avec la force maté-
rielle, si connue des anciens, et avec la puissance moderne de l'opi-
nion, pour ainsi dire un des trois grands pouvoirs auxquels le
monde obéit? Quelle est cette grande invention du crédit? Autrefois
confiné dans quelques opérations restreintes par leur portée comme
parleur nombre, il change les déserts en villes par la puissance de
l'association; il creuse les canaux, il construit les chemins de fer,
il sert de trait-d'union entre le capital et le travail, il s'alimente des
fruits de l'épargne, comme un fleuve qui se grossit des plus faibles
ruisseaux, et il donne à la richesse morcelée d'une société démocra-
tique une puissance d'action que n'eut jamais la richesse concentrée
entre quelques mains privilégiées dans les époques antérieures. On
célèbre tous les jours les découvertes de l'industrie, qui transforme
le monde physique soumis à l'empire de l'esprit humain : l'eau, le
feu, l'électricité, devenus les esclaves obéissants de la volonté de
l'homme, se faisant un trône de cette planète. Ah ! sans doute, c'est
là un merveilleux tableau, c'est une scène qui s'agrandit sans cesse,
c'est une succession d'inventions bien faites pour nous éblouir, s'il
n'y avait encore au-dessus d'elles les beautés du monde moral. A la
voix du travail libre et des sciences, le génie industriel enfante
chaque jour de nouveaux prodiges, et, bien que nous ne fassions
plus des dieux de nos inventeurs; sauf comme les anciens à immo-
biliser l'invention reléguée dans l'Olympe, on dirait qu'un souffle
divin anime nos inventions. Mais cette transformation du monde
physique est-elle donc tout? Est-ce que la vapeur n'a pas plus trans-
formé encore la société que le monde extérieur? Est-ce que la consti-
tution même du travail n en a pas été profondément modifiée?
L'ÉCONOMIE POLITIQUE ET L'HISTOIRE. 17
Que (lire au point de vue de la sociabilité générale du commerce ma-
ritime secondé par la voile et par la boussole, avant de l'être par la
vapeur? Que dire aussi du commerce de terre, servi par d'innombra-
bles voies de communication et par des moyens de transport d'une
puissance et d'une célérité que l'imagination elle-même n'eût jamais
osé prévoir ? Eh quoi ! l'histoire noterait les modifications appor-
tées dans les lois par tel ou tel décret du pouvoir souverain, et elle
ne noterait pas les modifications apportées dans les mœurs, dans les
intérêts, dans la situation récipro(|ue des classes, par les dévelop-
pements de la richesse et les transformations du travail 1 Au temps
de la Ligue hanséatique, de cette immense association commerciale, .
plus puissante que des royaumes, et dont les temps modernes pou-
vaient seuls concevoir l'idée et assurer la réalisation, la femme
d'un puissant monarque, de Philippe le Bel , faisait son entrée à
Bruges, une des villes que les nouvelles fabriques dues à l'influence
de la fameuse Ligue avaient le plus enrichies, et elle s'écriait,
frappée d'étonnement à la vue de la magnificence des vêtements
qui paraient les femmes de cette naissante aristocratie : « Je pensais
« être seule reine, et j'en trouve ici par centaines! » N'était-ce pas,
messieurs, l'importance sociale et historique de l'industrie pro-
clamée par une bouche royale dès le xiy^ siècle?
Outre l'importance directe de l'élément économique de l'his-
toire, de cette puissance de l'industrie et du commerce qui, après
avoir fait les beaux jours de Gênes et de Venise, a élevé succes-
sivement au premier rang l'Espagne, la Hollande, l'Angleterre,
comment ne remarquerai -je pas, messieurs, l'influence de ces faits
sur quelques-uns des plus grands événements de l'époque moderne
et leur mélange souvent inaperçu avec ces mêmes événements ? On
est étonné de reconnaître que tel de ces événements, sans aucune re-
lation apparente avec l'économie politique, en a une au contraire
tellement essentielle, que la méconnaître c'est encore d'une autre
façon mutiler l'histoire et ôter à la vertu de ses enseignements. Par
exemple, les quatre-vingt mille hommes qui suivaient à la pre-
mière croisade un chef marchant en sandales et ceint d'une corde,
se préoccupaient peu, je n'en doute pas, des intérêts de l'industrie
et des avantages du commerce. Pour les uns, un saint zèle, pour les
autres, le pillage, voilà quels mobiles les entraînaient à travers
villes et villages, à travers les déserts et les mers, à la conquête de
la Terre-Sainte. Pourtant on ne conteste plus la grande influence
:2c SÉRIE. T. XLV. — [^janvier 1865. 2
18 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
économique exercée par les croisades, ces j^rands évérjements, qui
mirent en contact l'Orient et l'Occident.^ dotèrent l'Europe de cul-
tures nouvelles, ouvrirent à son commerce de précieux débouchés,
firent créer d'admirables ports de mer, amenèrent la répression de
la piraterie en commun, suscitèrent, par suite de l'accroissement
des transactions, la création de grandes banques, et forcèrent une
partie delà noblesse française, endettée par la ^^uerre, à laisser
aux mains des bourgeois ses terres, qu'elle avait engagées pour
obtenir de l'argent. Tant tout semble prédestiné à servir à l'élé-
vation du Tiers-État! Tant tout tournait en sa faveur, même ce
qui paraissait devoir être pour lui une cause de ruine !
En revanche, le côté économique de l'afiranchissement des com-
munes n'est-il pas visible ? Vous n'avez pas besoin que je m'y appesan-
tisse? N'est-il pas curieux que lesconteniporains eux-mêmes en aient
eu plus clairement conscience que tels écrivains rapprochés de nous?
Cet événement qui déjà presque semble porter en ses flancs quel-
ques-unes des libérales pensées que la Révolution française devait
élever à leur plus haut degré de généralité et de puissance, cause
de l'humeur à quelques témoins intéressés dans la question;
un chroniqueur du xii« siècle, l'abbé Guibert, trouve môme
la chose de tout point mauvaise. Ses paroles sont précieuses
à recueillir au point de vue qui nous occupe; en voici la tra-
duction : « Voici, dit-il, ce qu'on entend aujourd'hui par ce mot
nouveau et détestable de communes; les gens taillables ne paient
plus qu'une fois l'an la rente à leurs seigneurs; s'ils commet-
tent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légale-
ment fixée, et quant aux levées d'argent qu'on a coutume d'in-
fliger aux serfs , ils en sont exempts. » C'est-à-dire qu'il y avait
déjà des vestiges de liberté, de droit, un peu de légalité à la
place du pur arbitraire, et, chose abominable, que des gens
qui ne devaient pas l'impôt, étaient exempts de le payer. Ne nous
hâtons pas de taxer de sottise le vieil auteur. Son coup d'œil est
plus pénétrant qu'il n'en a l'air; les franchises économiques qu'il
déplore en amèneront d'autres; car toutes les libertés s'appellent,
pour la consolation d'un monde où toutes les servitudes s'enchaî-
nent ! On a dit magnifiquement : «Le genre humain avait perdu ses
titres ; Montesquieu les lui a rendus. » Non , Montesquieu , si grand
qu'il soit, ne peut mériter un éloge qui n'appartient à aucun
homme. Ce n'est pas Montesquieu qui a rendu ses titres au genre hu-
L'ÉCONOMIE POLITIQUK KT L'HISTOIRE. 19
main, c'est le travail. Voilà le vrai berceau de la liberté moderne !
Nos historiens ne pouvaient méconnaître entièrement la portée
économique de la découverte de l'Amériffue. Combien de lacunes
pourtant, et aussi que d'erreurs dans leurs appréciations! Quel
manque d'exactitude et de précision à si^^ialer la masse des métaux
précieux jetés dans la circulation par la découverte des mines, et ce
qui est plus grave au pointde vue de l'histoire générale, combien ils
tiennent peu de compte des conséquences si profondes qui en résul-
tèrent pour la société ! Quand les voyez-vous se demander pourquoi
les prix s'élevèrent alors si sensiblement , et pourquoi néanmoins
ils ne s'élevèrent pas proportionnellement à la quantité du immé-
raire importé? Où expliquent-ils que les progrès de l'industrie et du
commerce servant de débouchés aux métaux qui affluaient com-
pensèrent, du moins jusqu'à un certain point, l'augmentation de
l'offre par l'accroissement de la demande? Pourtant l'élévation
des prix dans l'espace d'un siècle fut énorme. Je demande que les
historiens nous fassent connaître l'effet exercé sur les différentes
classes par suite de cette élévation, s'il est vrai, comme on n'en
peut douter, qu'il ait été très-considérable. Nous en avons la preuve
écrite dans des témoignages qui datent de l'époque même. Les pro-
priétaires fonciers qui appartenaient à la classe nobiliaire y perdi-
rent tout le montant de la dépréciation monétaire effectuée pendant
la durée des longs baux, et les fermiers gagnèrent en proportion.
L'industrie gagna beaucoup de son côté à cette facilité de circula-
tion qui venait avec un à-propos providentiel combler les vides du
numéraire; car l'argent et l'or manquaient au monde; ils étaient
insuffisants pour les transactions qui se faisaient; qu'aurait-ce donc
été pour la masse de celles qui allaient se développer dans le monde
entier? Le commerce eut la ressource d'élever ses prix de vente en
raison de la dépréciation, peut-être un peu au-dessus. Les hommes
qui spéculent sur les valeurs monétaires trouvèrent là l'occasion
de bénéfices considérables. Les ouvriers, dont les salaires ne sui-
vaient qu'à pas lents l'augmentation des prix , eurent beaucoup à
pâtir. Ce fut aussi le sort des rentiers. Les grands et les petits furent
donc les plus éprouvés. Les couches élevées du Tiers-État montèrent
encore. Tout cela, je vous prie, n'a-t-il pas une réelle portée histo-
rique? Qu'on n'exagère pas notre pensée. Nos ne demandons point
qu'on efface devant les considérations économiques le côté drama-
tique et moral de l'histoire. Mais puisqu'on prétend aujourd'hui ,
20 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
et cette prétention a été sur bien des points glorieusement justiliée,
nous donner l'histoire civile des nations, leur histoire intérieure ,
qu'on nous la donne donc exacte et qu'on nous la rende tout
entière f
Je ne veux pas vous fatiguer par une éniunération trop complète
des événements de l'histoire moderne auxquels l'économie politique
paraît étrangère et ne l'est pas en réalité. Comment ne pas citer
pourtant encore un ou deux exemples ? Qu'y a-t-il au premier
abord dans ce grand événement non-seulement religieux, mais poli-
tique, la réforme protestante au xvi'' siècle, qu'y a-t-il là qui semble
même offrir quelque rapport éloigné avec les considérations éco-
nomiques ? Comment ne pas reconnaître pourtant que cet événe-
ment politique et religieux a eu aussi son contre-coup , non pas
faible et petit, mais très-puissant au contraire, sur la production et
sur la répartition des richesses dans les pays où il s'est manifesté ? Il
faut reconnaître, à quelque point de vue théologique que l'on se
place, que l'esprit de travail et d'industrie y trouva son compte.
Aujourd'hui encore n'est-ce pas un fait que la supériorité économique
appartient aux états protestants? A ne prendre cet événement que par
ses aspects saisissants, matériels, sans rechercher l'influence exer-
cée ultérieurement par l'esprit môme du protestantisme sur les
populations, on peut dire que l'élément économique s'y mêle
presque dès le début. Lorsque les princes allemands sécularisèrent
les biens du clergé et firent vendre les biens des communautés,
n'en résulta-t-il pas la suppression du régime funeste de la main-
morte? En Angleterre, où le clergé possédait les sept dixièmes de la
propriété foncière, les mêmes effets ne devaient-ils pas se produire?
La suppression de beaucoup de jours fériés, l'intérêt de l'argent que
proscrivait encore l'Église, autorisé, (remarque qui passe inaperçue
des historiens , et dont néanmoins la portée est grande) , furent de
puissants encouragements , dans les pays où la Réforme pénétra ,
pour le travail , pour le capital , pour le commerce. Par contre , la
suppression soudaine des couvents , en licenciant l'innombrable
armée de la misère qui vivait d'aumônes à leurs portes, fit prendre
au paupérisme disséminé dans toutes les parties du pays, une face
plus hideuse et plus redoutable. N'apercevez-vous pas enfin , sans
qu'il soit besoin d'y insister, le côté économique de cette terrible
guerre des paysans qui commença par de légitimes griefs contre
la constitution vicieuse et oppressive de la propriété territoriale, et
L'I'XONOMIR POLITIQUE ET L'HISTOIRE. 21
qui se termina, comme il arrive trop souvent, par l'utopie et les
massacres?
C'est à peine enfin si j'ose indiquer la révocation derédit de Nantes,
tant ici l'aspect économi(iue de cette déplorable mesure est mani-
feste! Qui donc conteste aujourd'hui que ce fut là un double
crime contre la liberté de conscience et contre les intérêts écono-
miques les plus précieux de la France ? Ce fut l'exil du capital con-
centré aux mains des riches protestants , et allant enrichir de nos
dépouilles l'Angleterre, la Flandre, la Suisse, la Prusse. Ah! c'est là
une blessure qui saigne encore ! Combien Colbert avait raison d'en
gémir !
En voilà assez, messieurs, pour faire ressortir et toucher du doigt
l'intérêt qui s'attache à l'élément économique de l'histoire moderne,
et pourtant combien de faits importants , à ce point de vue , ai-je
passés sous silence I Que de lumières jetées sur les transmigrations
des peuples par des études sur la population , comme celles qu'on
trouve dans le célèbre ouvrage de Malthus ! Quel intérêt s'attache
à la partie économique si considérable des vœux contenus dans les
cahiers des États-généraux, à tant de plaintes motivées dès le
xiv* siècle sur les monopoles, sur les privilèges abusifs des corpo-
rations , sur les corvées ! Combien n'est pas instructive aussi,
non-seulement en vue d'un ordre spécial de faits, mais pour l'his-
toire générale encore, l'histoire de l'impôt, dont l'inégale répar-
tition mesure l'excès même des inégalités sociales dans l'ancien
régime, dont le poids accablant en proportion de la misère arrache
de vrais cris de douleur aux gens des campagnes, et dont le libre
consentement par la nation est le vœu traditionnel qui se maintient
à travers toutes les oppressions ! Ne savez-vous qu'il s'exprime par
l'organe même de nos vieux écrivains les plus dévoués à la royauté,
tel que Philippe de Commines? Combien il y aurait à dire enfin du
côté économique de la Révolution française, depuis les plans de ré-
forme de Turgot jusqu'aux plans de finances de Necker, depuis les
assignats jusqu'au maximum ! Que serait-ce de l'histoire contempo-
raine ? Combien y paraît puissante l'influence de l'économie poli-
tique! Robert Peel fait proclamer la liberté du commerce. Les lois
qui protégeaient les céréales indigènes sont abolies. C'est en grande
partie la perte de ses privilèges pour l'aristocratie britannique. Les
cadres des vieux partis politiques sont brisés. La démocratie pénè-
■22 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tre dans le gouvernement de l'Angleterre ! Ne sont-ce pas là autant
de preuves éclatantes de Timpossibilité de sacrifier et d'exclure, ou
môme de trop subordonner l'élément économique de l'histoire?
Il me reste maintenant à remplir, avec une brièveté rendue facile
par ce que je viens de dire, la partie la plus délicate de ma tâche.
J'ai dit que l'histoire, quand elle ne tient pas suffisamment compte
des enseignements de l'économie politique , n'est pas seulement
incomplète et mutilée , mais qu'elle risque d'égarer la politique
elle-même. 11 me faut citer quelques noms propres, de très-grands
noms. Je ne leur reprocherai point d'avoir été de leur temps. Même
quand ils auraient pu s'inspirer de vérités déjà acquises, la critique
franche sur un point n'exclut pas, veuillez vous en souvenir, l'ad-
miration sur tous les autres.
A Dieu ne plaise que je fasse par exemple un crime à Bossuet de n'a-
voir pas deviné Adam Smith et Turgot ! Mais lorsque l'auteur de Y His-
toire universelle fait l'éloge de l'hérédité professionnelle des métiers
chez les Égyptiens, lorsqu'il déclare que c'est le moyen de porter les
arts à leur perfection, lorsqu'il méconnaît avec la liberté du tra-
vail le principe fondamental de l'économie politique, la source de
tous les progrès en même temps que le premier des droits indivi-
duels, lorsqu'il ne fait pas un doute que le souverain puisse déci-
der à son gré de la constitution de la propriété, n'avons-nous pas le
droit d'avertir la jeunesse des erreurs d'un beau génie? Que sera-ce
donc si elle lit en même temps dans des historiens plus modernes,
l'éloge tout au long des règlements les plus oppressifs de Colbert-
Sans doute on ne risque guère, de nos jours, de rétrograder jusqu'à
Louis XIV et jusquà la théocratie égyptienne. Mais n'est-on pas ex-
posé à se faire des idées peu justes sur le travail et sur l'Etat , et à
charger de les réaliser des républicjues égalitaires qui n'ont leur
modèle que dans les régions idéales de l'utopie ?
Et l'imitateur plein de charme et de bonhomie des anciens, V abeille
de Vhistoire, l'excellent Rollin, ce modèle dans l'art de bien vivre, de
bien enseigner et de bien écrire, allons-nous donc le traiter comme
un fauteur de révolutions sociales? C'est par amour delà conservation
qu'il a le culte du passé, même républicain, et que sa douce imagi-
nation fait une place presque égale aux héros du paganisme et aux
saints, comme dans un paisible panthéon. Le communisme lui
paraît pourtant un assez l)eau régime. 11 en fait l'éloiie. C'est à
L'RGOJNOMIK POLITIQUE KT L'HISTOIRE. 23
Sparte, dira-t-on, qu'il le loue. Soil; mais l'admiration ne peut-
elle mènera l'imitation? Demandez-le à Robespierre, demandez-le
surtout à Saint-Just. Que d'idyles d'après ranti(iuité ! Où donc les
avaient-ils prises? Condjien de rêves innocents sur le papier servant
de prétexte à de sanglants apostolats I Vous trouverez dans un autre
écrivain moins aimable et plus profond que Rollin , dans Mably,
le même éloge, beaucoup moins na'if, du communisme grec. Mably
en donne la théorie. C'est pour lui le beau idéal. Il a lu les écono-
mistes, mais pour les réfuter. Donnez à Mably les instincts d'un
conspirateur, vous aurez Babeuf.
Quedirai-je de ce génie perçant et supérieur, moins encore historien
que philosophe et politique à propos de l'histoire, de Montesquieu?
Combien d'excellentes vues, môme économiques, dans V Esprit des
lois! Quel sentiment vif, éloquent de la civilisation ! Quelle ironie et
quelle émotion dans sa condamnation de l'esclavage! Quelle éner-
gique , quelle incisive réclamation en faveur de réformes civiles du
plus grand intérêt pour l'humanité ! Mais que d'erreurs aussi ! Quel
mélange des idées antiques et des idées modernes ! Que d'appré-
ciations fausses au sujet de la propriété, du commerce, du travail,
de l'industrie ! Ne va-t-il pas jusqu'à condamner les machines et
même l'emploi des moulins à eau comme portant atteinte aux inté-
•rêts du travail?
Voici le plus brillant de tous , le plus judicieux et le plus sensé
quand la passion ne l'aveugle pas, l'apôtre septique et sincère de
l'humanité, qui se pique d'apporter dans l'histoire une critique nou-
velle, exempte à la fois des lacunes et des préjugés des anciens,
critique dont V Essai sur les mœurs ^ malgré ses défauts , est en effet
un très-imposant monument, voici Voltaire. Lui aussi a des pages
bien charmantes et bien judicieuses sur l'économie politique. Ce qui
a été écrit de plus vif et de plus étin celant en faveur du libre com-
merce des grains dans l'intérieur de la France, l'a été par lui. Et
lorsque Turgot est au pouvoir, comiue il le soutient de son approba-
tion passionnée! N'est-ce pas à l'économie politique elle-même que
s'applique le vers par lequel il peint ce ministre réformateur :
Il ne cherche le vrai que pour faire le bien.
Pourquoi faut-il que cet esprit si lumineux, si enclin à toutes les
améliorations commandées par la justice et par l'humanité, n'ait
pas été plus tôt en rapport avec ce Tur^^ol (ju'il aimait tant? Mais
24 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Voltaire n'avait connu l'économie politique que par les élucubra-
tions profondes sans doute , créatrices même , mais mêlées d'er-
reur, et ce qu'il ne pardonnait pas, alambiquées et obscures, des
physiocrates. Mis de mauvaise humeur il se moqua , selon sa cou-
tume , et il écrivit VHomme aux quarante écus , ce spirituel chef-
d'œuvre dans lequel il se donne pendant une cinquantaine de
pages , le plaisir de réfuter des opinions dont plus de la moitié ne
fut jamais celle des adversaires qu'il combat. Combien de fois nous
verrons Voltaire , dans le Siècle de Louis XIV et ailleurs , se rendre
l'écho de ces idées superficielles et surannées qui empruntent trop
souvent le masque du bon sens avec lequel on les confond ? Est-ce
qu'il ne loue pas à tout propos les dépenses bonnes ou mauvaises ,
soit des particuliers soit des gouvernements, sous ce prétexte qu'elles
font aller le commerce, comme s'il n'y avait pas de distinction à
faire , au point de vue de l'industrie et du bien-être des peuples ,
entre les emplois féconds du capital et la 'consommation stérile,
comme si c'était la même chose de ménager et de bien employer les
ressources privées ou publiques , que d'absorber en travaux fas-
tueux ou de dévorer en quelques heures de plaisir l'épargne lente-
ment et péniblement accumulée des nations ! Quelle est la maxime
économique appliquée par Voltaire dans ses appréciations d'histo-
rien comme de publiciste? Celle-ci , à savoir qu'il n'y a pas , et
même qu'il ne saurait y avoir de perte, dès lors que V argent ne sort
pas du royaume. Maxime commode en vérité ! Elle met les gouver-
nements bien à Taise du côté des travaux publics exagérés ! Elle
autorise les plus fortes guerres, pourvu que le pays ait la consola-
tion de ne s'adresser qu'à des fournisseurs nationaux î Voltaire ,
dans ses histoires , croit à la balance du commerce en argent , et
professe partout cette théorie qu'un peuple ne peut prospérer
commercialement qu'en écrasant ses voisins : Vieilles idées qui
comptent encore aujourd'hui des survivants, sans qu'elles puissent
se prévaloir de l'esprit de Voltaire qui lui-même ne les excuse pas !
Faut-il jeter un coup d'œil sur les historiens contemporains? En
reconnaissant que les hommes qui marchent aujourd'hui à la tête
de l'histoire et qui ont poussé si loin et si haut l'histoire politique
se sont montrés plus riches d'observations pleines de sagacité que
leurs prédécesseurs sur l'état de la propriété aux différentes épo-
ques, sur les changements économiques qui ont marqué particu-
L'ÉCONOMIE POLITIQUE ET L'HISTOIRE. 25
lièreniciit la transformation de l'esclavage en servage et du servage
en travail libre, sur les linances publiques, en reconnaissant de
même tout ce qu'ont l'ait et ce (|ue font chaque jour sous nos
yeux de nouveaux arrivants dans cette voie nouvelle, nepuis-je, en
proclamant tous les progrès comme en jouissant de tous les talents,
poser cette simple question : « En est-il beaucoup qui ne tombent
souvent encore dans le vague ou dans l'erreur quand les faits éco-
nomiques sont en jeu, qui n'en soient encore à adopter comme
critérium des relations internationales cette théorie si battue en
brèche de la balance du commerce qui considère comme se rui-
nant tout peuple importateur et qui voit un avantage dans un con-
stant excédant en numéraire? En est-il beaucoup qui sachent appré-
cier, en les ramenant à leur véritable source, les effets funestes
causés par les altérations de monnaie, et qui parlant des institutions
de crédit, si tant est qu'ils en parlent, montrent qu'ils connaissent
la nature même de ce puissant et délicat instrument, qu'ils savent
quelle en est la portée et quelles en sont les limites ; enlin qui se
montrent seulement clairs en exposant le fameux système de Law ?
Sont-ils nombreux ceux qui, en présence des décrets qui encoura-
gent la population par des primes données aux pères de famille, à
peu près comme cela se passe pour la multiplication du bétail, n'ap-
plaudissent à ces mesures; ceux qui n'approuvent pas les ap-
provisionnements, les règlements pour empêcher le blé de sortir
et qui n'ajoutent même quelque foi aux accapareurs, croyance
qui vaut pourtant dans Tordre économique ce que valent dans
un autre ordre les revenants et les sorcières? Combien de môme
en trouverez-vous qui ne commettent de graves erreurs à propos
du régime de colonies et qui n'en soient encore à commenter en
termes louangeurs le pacte colonial sur lequel les économistes
ont dit il y a un siècle la vérité, aujourd'hui rendue évidente par
l'expérience? Combien y en a-t-il qui sachent apprécier ces taxes
des pauvres, ces systèmes de charité légale qui augmentent la misère
qu'ils prétendent soulager? Combien y en a-t-il qui ne s'inspirent
pas dans leurs approbation et dans leurs blâmes des errements du
système prohibitif accepté par eux comme une sorte de religion
économique , sans qu'ils recherchent même ce que la furie des
passions patriotiques a mis du sien dans cette conception faite pour
souffler l'esprit de guerre dont elle est en grande partie née? Le
blocus continental n'a-t-il pas trouvé lui-même des apologistes
26 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
parmi nos historiens qui prétendaient se placer au point de vue de
l'intérêt économique de la France?
Tel a été trop souvent, Messieurs, l'esprit de l'histoire. Opposons-
lui l'esprit de l'économie politique, afin qu'il s'en pénètre et qu'il y
trouve son correctif et son complément nécessaire ! L'esprit de
Thistoire est volontiers militaire. L'esprit de l'économie politique
est un esprit de travail et de paix. Il exclut la fausse gloire et le
goût de la domination. Il met l'industrie bien au-dessus de la
guerre, et les conquêtes intérieures sur la misère, sur le vice et sur
l'ignorance, valent mieux à ses yeux que tous les agrandissements
de territoire. L'esprit de l'histoire donne volontiers la préférence à
tout ce qui brille , fût-ce même d'un éclat sinistre. Sans exclure le
culte des grands hommes et celui des beaux-arts, en voyant même
dans les grandes productions du génie une sorte de capital intellec-
tuel qui ne contribue guère moins à l'enrichissement des nations
qu'à leur gloire et à leur éclat, l'économie politique ne veut pas
d'une grandeur à laquelle les souffrances des masses feraient pié-
destal, pas plus quelle ne veut d'un faste qui coûterait trop à l'ai-
sance de ces modestes auxiliaires dont le lot quotidien est le labeur
matériel. L'esprit de l'histoire est porté vers les accroissements du
pouvoir central, et trop souvent il incline à faire de l'État une idole
devant laquelle tout s'abaisse. L'esprit de l'économie politique cor-
rige ce penchant excessif pour l'action prépondérante de l'autorité
par la revendication du droit individuel. C'est à l'individu libre et
responsable qu'elle ramène tout. C'est par là quelle *ait appel à
l'épargne, source d'affranchissement. C'est par là qu'elle réfute ces
théories qui investissent l'État du droit d'organiser le travail et de
répartir la richesse. Enlin l'esprit de l'histoire s'exagère volontiers
l'hostilité naturelle des nations. Il est entraîné à voir plus ce qui les
divise que ce qui les rapproche. L'esprit de l'économie politique est
de tout point opposé. En montrant dans le travail, perfectible comme
l'homme lui-même, la source indéfinie des biens que multiplie
l'industrie agricole et manufacturière, elle appelle les nations à dé-
velopper en commun des ressources destinées à s'accroître sans
cesse. Elle leur apprend à voir les unes dans les autres autant de
magasins où chacune s'approvisionne, autant de marchés où cha-
cune trouve à écouler ses produits! Elle rend enliii son vrai sens à
la iliversité providentielle des climats et des races, des sols et de^
L'ÉGONOMIK POLITIOUR ET L'HISTOIRE. 27
aptitudes. Sans vaine utopie, sans sacrilitM* rien d'aucun légitime
intérêt national, la IVatornité peut passer des théories des philo-
sophes et des prescriptions du Christian isine dans les applications
de la prati(iue : fraternité intéressée, si Ton veut, où dans l'avantage
d'autrui chacun cherche le sien propre. Qu'iniporle si la sympathie
(jui en résulte rem})Iace des anlipaLliies sécuhiires, et si moins de
sang versé inonde le sol arrosé des sueurs Iccondes du travail ?
Il y a un mot, Messieurs, par le(|uel nos contemporains expri-
ment leur pensée et leur loi sur la marche générale du monde et
leurs désirs énergiques sur l'avenii' meilleur des sociétés, c'est le
mot de civilisation , mot puissant, mol magiijuef II agit fortement
sur les imaginations contemporaines; <|uelquefois même il les fas-
cine, il les enivre. Il embrasse une vaste étendue. Il comprend le bien-
être comme les lumières. Il renferme les droits du travail connue les
hauteurs de la pensée. Il s'étend ii toutes les classes connue à tous
les peuples. Nous sonnnes tous les soUhits de cette grande cause.
N'est-ce donc pas, selon la mesure de nos forces, travailler dans
te sens de cette civilisation ii hKjuelle nous nous devons, faibles et
forts, riches et pauvres, savants et ignorants, ((ue de recommander
le rapprochement et l'alliance de ces deux choses si utiles, si na-
turellement faites pour s'entendre, et dont le divorce serait à la fois
une aberration de res|)i'it humain et une calamité publi(|ue, —
l'économie politique et l'histoire?
Henri HAUDIULLAUÏ.
28 , JOURNAL DES ECONOMISTES.
LES ÉCOLES
E T
L'INSTRUCTION POPULAIRES
— Suite et fin (1^
Convertir en obligation un devoir étroit mais facultatif, con-
traindre les familles , sous des peines spécifiées , à instruire ou à
faire instruire leurs enfants, voilà ce qu'on nous conseille de divers
côtés et ce qui court le monde sous le nom d'instruction obliga-
toire. A ce prix, nous dit-on, mais à ce prix seulement, nous au-
rons un peuple vraiment éclairé et placé en bon rang dans
l'échelle des civilisations. Si forcé qu'il paraisse, ce baptême est le
seul qui puisse effacer les dernières souillures de Tignorance. La
perspective est engageante , et volontiers avec les hommes de cœur
qui nous y convient , on souscrirait à un essai si la réflexion ne
tempérait ce premier mouvement. A faire cette violence aux habi-
tudes, encore faut-il savoir à quoi l'on s'engage , à quels sacrifices
on se résigne. Il faut s'assurer également si ces sacrifices sont vrai-
ment nécessaires, et si par un traitement moins héroïque , on n'ar-
riverait pas au même but. Enfin, et c'est le point essentiel, il reste à
voir ce que deviendraient à l'épreuve les moyens de contrainte et
s'ils ne tromperaient pas la main chargée de les rendre exécu-
toires.
Rappelons d'abord que l'économie politique a peu de goût pour
de semblables expédients. La marche qu'on voudrait suivre est Top-
posé de ce qu'elle enseigne. Son principe le plus élémentaire est
d'abandonner les choses à leur cours naturel, sans forcer ni les vo-
lontés ni les actes. Ce n'est qu'à son corps défendant et pour des
exceptions bien vérifiées qu'elle consent à des déplacements de res-
ponsabilité et à une main-mise sur la liberté des déterminations
(1) Voir le numéro de décembre 1864.
LES ÉGULES ET L'INSTKIJCTIOIN POPULAIRES. 20
individuelles. Moins qu'une autre science elle est accessible à des
considérations de pur sentiment. Elle sait ce (ju'il en a coûté aux
populations, depuis l'origine du monde, de placer ailleurs qu'en
elles-mêmes le soin de leur avancement et de compter sur d'autres
efforts que les leurs. Là-dessus elle est à bon droit défiante. Tant
de fois les meilleures intentions ont tourné à mal et des bienfaits
apparents se sont convertis en préjudices réels ! Le mérite des prin-
cipes est d'être à l'abri de ces déceptions, et c'est un motif pour s'y
tenir avec fermeté. Avec eux on sait toujours où l'on va; on ne le
sait jamais quand on y déroge. Aussi ne saurait-on y regarder de trop
près quand il s'agit d'y porter atteinte; s'engager contre eux ce serait
se préparer des regrets.
Au fond de quoi s'agit-il ici ? D'un arrêt d'incapacité à prononcer
contre l'individu, d'une déchéance morale à lui infliger. Ce qu'il ne
fait pas volontairement, on voudrait qu'il le fît par voie de con-
trainte. C'est déjà une injure pour ceux qui, de leur plein gré et avec
un goût manifeste, remplissent leurs devoirs vis-à-vis de leurs en-
fants; pour les autres c'est une accusation que chaque jour les faits
tendent à circonscrire et à infirmer. Le procédé n'est pas d'ailleurs
nouveau; il est à l'usage de toutes les usurpations; on dénigre les
gens pour les dépouiller ensuite, rien de plus commun. Que nous
disait-on naguères à propos des libertés de la tribune et delà presse?
On nous disait que nous étions incapables d'en user avec discerne-
ment. C'est à peu près le même langage qu'il faudrait tenir aux fa-
milles pour avoir un prétexte de les dessaisir. Il faudrait leur dé-
clarer indistinctement qu'elles sont incapables de sentir et de
remplir comme il convient un devoir qui relève plutôt de la nature
que de la loi , et après cet arrêt sommaire les exécuter. Rien de plus
abusif que cette manière de procéder; à l'étendre, aucune liberté,
aucun droit ne resteraient intacts. En portant le môme esprit de
contrôle et de dénigrement dans tous les actes individuels , il serait
facile de trouver dans chaque fonction des obligations qui sont en
souffrance, des devoirs qui sont éludés et auxquels on pourrait
appliquer, au même titre et au même droit qu'à l'instruction , une
mise en demeure sous menace de pénalités. La porte une fois ou-
verte. Dieu sait ce qui y passerait. Ce serait pour l'individu une suite
indéterminée de déchéances et pour l'État qui s'y substituerait un
encouragement irrésistible à tous les empiétements.
Ce qui est pire encore, c'est que dans cette voie les retours sont
30 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
presque impossibles. Pour les lenteurs (ju' apportent encore quel-
ques parents à envoyer leurs entants aux écoles, il n'y a qu'à
attendre le bénéfice du temps; ce bénéfice est évident; trop de té-
moignages le démontrent pour qu'il puisse être contesté. Sur cinq
millions d'enfants en voici déjà, d'après les documents officiels,
quatre millions quatre cent mille d'enrégimentés dans les classes
publiques ou privées; il n'en reste plus que six cent mille en dehors
des cadres soit par leur propre faute, soit par la négligence de leurs
familles. C'est beaucoup sans doute, mais peu à peu, par la force des
choses, par l'influence de l'exemple, le nombre de ces réfractaires
diminue. Ne sont-ce pas là des gages, et les plus sûrs de tous, en faveur
de ce mouvement naturel qui se produit sous l'empire d'un libre
consentement? Ce mouvement prouve deux choses que par d'autres
moyens nous n'obtiendrons jamais : la première, c'est que les ré-
sistances désarment; la seconde, c'est que le besoin est de plus en
plus senti. Dans tout ce qui cède, la volonté est acquise et le goût
est venu. L'effort ne se déplace pas; il se maintient où il doit être
et donne le degré exact de la civilisation d'un peuple. Les résultats
s'y conforment et aucun principe n'est entamé. Pourquoi ne pas s'en
tenir là, et où nous conduiraient des impatiences irréfléchies? Ce
qui effraye, ce sont les délais et involontairement on les exagère. Ces
délais seront plus courts que le calcul ne l'établit en appliquant aux
acquisitions futures le temps qu'il a fallu pour obtenir les acqui-
sitions passées. Il est démontré en mathématiques que les vitesses
s'accélèrent en raison des masses. Cette loi est aussi vraie, aussi
constante dans les sciences d'observation que dans les sciences
exactes. Il ne s'agira donc ni de quarante, ni de trente ans pour que
l'enfance passe tout entière dans les écoles; avant peu et sans qu'il
soit nécessaire d'intervenir, les vides se combleront, les rangs se
serreront. Il y aura toujours des manquants et avec la contrainte il
y en aurait aussi et de la pire espèce, mais on serait sûr du moins
que ceux qui fréquenteraient les écoles le feraient de leur plein gré,
avec le désir d'apprendre. Il n'y aurait pas de fictions par déférence
pour la loi; la quantité dût-elle être moindre, la qualité serait
meilleure, ce qui est encore à considérer.
Maintenant, dans le cas contraire, qu'arriverait-il? L'instruction
devient obligatoire; les familles n'y consentent plus, elles s'y sou-
mettent. La loi est formelle, on sévit contre celles qui résistent. Les
écoles seraient remplies, qui en doute? Voyons seulement à quel
LES ÉCOLES ET L'INSTRUCTION POPULAIRES. 31
])i'i\. (ycst im l'Oi^ime eiiticreinciit nouveau et (jui se tonde sur une
injustice; il eliange la rè^ie pour atteindre lexception; il menace
de cliàtiments éventuels aussi bien ceux (|ui se sont ralliés librement
<iue ceux qu'il s'ai»it de ramener par voie de contrainte. Qui oserait
se promettre (fu'une modification si profonde n'aiïectera pas les
dispositions des adhérents volontaires de VvAiole? Ce devoir rempli,
dont ils avaient le mérite et la conscience, ne leur donnera plus les
mêmes satisi'actions, ne leur offrira plus le même attrait, ils devien-
nent suspects au même titre que les négligents ou les indifférents
contre lesquels il a fallu s'armer de rigueur. La loi ne distingue pas
entre les intentions, elle \ie voit et ne juge que le fait. C'est une
sorte de mécanisme qui se substitue à un acte de la volonté, un
sentiment qui s'efface dès le jour où la règle prévaut. L'enfant
est conduit vers l'école comme vers le régiment, qu'il en ait la voca-
tion ou non, que les pères en éprouvent le désir ou ne l'éprouvent
pas. Pour se faire illusion sur les effets de ce mode de recrutement
il faudrait méconnaître ce que la faculté de choisir ajoute de prix
aux décisions que l'on prend. Dans ce qui se fait par ordre, plus les
consignes sont impéralives, plus le goût décroît. Ce qui est plus
fâcheux encore, c'est qu'une fois engagée dans cette étreinte disci-
plinaire, l'école n'en sortirait plus ou n'en sortirait qu'à son grand
dommage. Le règne de la contrainte, quelque part qu'il s'établisse,
sur quelque objet qu'il porte, lâche difiicilement sa proie. Pour
n'avoir pas su ni voulu supporter les lenteurs d'une initiation
naturelle, on aurait un jour à extirper un à un tous les mauvais
germes qui se seraient établis dans les habitudes, les idées et les
sentiments. Il faudrait au prix de grands efforts ramener à la puis-
sance paternelle ce qui en aurait été distrait pour l'attribuer à la
puissance publique, i établir ce qu'on se serait évertué à détruire :
la notion juste du devoir, la nature véritable de l'obligation. De tels
retours n'ont jamais lieu qu'accompagnés de grandes crises et il est
à croire qu'au lieu de s'y exposer on aimerait mieux conduire jus-
qu'au bout un système de conscription forcée, blessant pour les
individus, énervant pour la communauté.
Heureusement la réforme n'est encore qu'en projet, et renferme
dans sa mise en œuvre assez d'obstacles pour qu'on puisse envi-
sager de sang-froid ce qu'elle deviendra. Toute résistance n'est pas
vaincue quand on a sacrifié les principes et relégué parmi les
rêveurs ceux qui les mettent au-dessus des faits si séduisants qu'ils
32 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
paraissent. D'autres embarras commencent quand les principes
ont vidé le terrain ou n'y restent que comme des témoins désinté-
ressés. Il ne s'agit plus que des faits abandonnés à leur pleine indé-
pendance. Comment l'instruction obligatoire se tirera- t-elle de
cette épreuve linale? Elle a,. il est vrai, des modèles dans le monde,
et M. Jules Simon nous a donné là-dessus un chapitre trés-instruc-
tif. Ces modèles portent aussi bien sur des pays libres que sur des
pays qui ne le sont pas ou ne le sont qu'à moitié. L'essentiel avant
tout est de ne pas les confondre, et de n'en pas tirer des rappro-
chements qui porteraient à faux. Il y a, dans l'obligation d'instruire
les enfants, suivant les pays, les régimes politiques, le tempéra-
ment des peuples, des variétés telles et souvent de tels con-
trastes , qu'on ne saurait indifféremment employer le même mot
pour des applications si distinctes. Ici c'est l'action privée qui
s'exerce, ou quand c'est l'action publique, elle ne le fait que par
voie de conseil ou de remontrance. Là les peines se réduisent à la
privation de l'exercice de quelques droits; ailleurs ce sont des
associations libres qui s'imposent par leur influence et par leur
argent. Comment, par exemple, s'imaginer qu'aux États-Unis, où
le respect de la liberté individuelle est poussé si loin, on ait lié les
mains aux pères de famille en dehors de leur plein consentement ?
Ils ont pu s'imposer à eux- mômes une loi, ils ne l'ont point subie.
C'est un pays ouvert à toutes les originalités, comme le prouve ce
petit état du Nord qui, volontairement, s'est mis au régime de la
tempérance et s'est interdit l'usage des boissons spiritueuses. A citer
les États-Unis, il ne faut jamais oublier ce que leurs institutions
locales empruntent de vertu aux grandes institutions dont elles
s'inspirent et qui les dominent. Un désistement volontaire de libertés
de détail est sans importance et sans danger là où les libertés géné-
rales abondent jusqu'à l'imprévoyance et sont placées sous des
garanties hors d'atteinte. Les exceptions sont permises quand la
règle a une pareille ampleur; ces exceptions sont d'ailleurs très-
limitées et n'ont rien de concluant ni surtout d'applicable à nos
vieilles civilisations européennes. Ce sont des hors-d'œuvre, des
caprices d'organisation qui n'engagent que ceux qui veulent bien
s'engager; rien de plus. Il en est à peu près de même de la Suisse
dont le régime simple et libre s'accommode de quelques tempéra-
ments dont ses franchises fondamentales ne sauraient être affectées.
L'instruction y est obligatoire dans dix-huit cantons sur vingt-deux
I
LES ÉCOLES ET L'INSTRUCTION POPULAIRES. 33
cantons. C'est une imitation allemande et qui ne vaut que par les
formes paternelles qu'on y met. L'honnêteté des mœurs, la disci-
pline des consciences y ont plus aidé que les injonctions et les châ-
timents. Avec un tel peuple l'instruction se fût répandue, quelque
moyen qu'on employât. La preuve en est faite dans le canton de
Genève qui, sans obligation, sans contrainte, en est arrivé à ne
plus compter un seul illettré. C'est là le vrai problème et non pas
où l'ont placé les autres cantons.
Pour l'instruction obligatoire, telle qu'on peut l'introduire en
France, aucun des modèles que nous venons de citer n'est suscep-
tible d'imitation. Il ne faut comparer que ce qui est comparable.
Nous n'avons point à prendre en exemple ce qui appartient à l'ori-
ginalité des pays libres, diversifiant leurs modes, mêlant quelques
servitudes volontaires à de grands courants de franchises. Ce sont
des cas particuliers et ce n'est point le nôtre ; il n'y a chez nous ni
identité de surface, ni identité de position ; les liens dont ailleurs on
se joue seraient pour nous de lourdes chaînes; on n'en fait jamais
d'autres quand on les fabrique en grand et quand on aposte pour
les river un personnel nombreux, très-expert dans cet art. Mettons
donc à part ce qui ne saurait être à notre usage et cherchons d'au-
tres types sur lesquels, le cas échéant, nous pourrions nous con-
former. Ceux-là seuls nous donneront la mesure de ce qui nous
attend si nous cédons à nos fantaisies pédagogiques. Parmi ces types
il en est un qui se détache à part, c'est la Prusse Elle a été le ber-
ceau de l'instruction obligatoire et en a répandu la semence dans la
plus grande partie de l'Allemagne. L'idée en remonte au siècle der-
nier , sous Frédéric le Grand. C'était un de ces rudes manieurs
d'hommes que, pour ma part, je ne n'ai jamais pu me^décider à ad-
mirer. Comme il avait formé de bons soldats, il voulut former de bons
écoliers. Il s'y prit à sa manière, militairement; il créa des cadres,
institua une discipline, s'arrangea de façon à n'avoir point de récal-
citrants, couvrit son royaume de petites casernes d'éducation où
tout enfant devait se rendre sous peine d'être pris au collet et passer
des mains de l'agent de police dans celles de l'instituteur. Voilà du
moins une analogie qui peut nous toucher par quelques points. Un
état de premier ordre, une puissance militaire, un peuple qui aime
les alignements réguliers, qui préfère à un libre élan des consignes
strictement obéies, qui va à la manœuvre de l'instruction comme il
irait à toute autre manœuvre, c'est un tout complet, bien en équi-
"2° SÉRIE. T. XLV. — [^janvier ISGo. 3
34 JOURNAL DES EGUiNUMlSTES.
libre, bien lié dans ses parties. C est en niênie temps un système
dont le mérite est d'avoir réussi. Point d'échec à attendre si on le
copie de point en point; il est aussi sûr qu'impératif. Voyons ce
qu'il est pour juger jusqu'à quel point il nous est compatible.
Le premier document qui se rattache aux écoles de la Prusse est
l'œuvre de Frédéric le Grand; il le rédigea de sa main, le promulgua
en 1763 et veilla de près à son exécution. C'est un règlement en
([uelques articles dont voici Ja substance. Sous la responsabilité des
parents, des tuteurs et des maîtres, les enfants iront désormais aux
écoles depuis leur cinquième jusqu'à leur treizième année; ils ne
pourront quitter l'école avant de savoir bien lire et écrire, comme
aussi de connaître les principes essentiels du christianisme. Inter-
rogés à leur sortie, ils devront répondre aux questions qui leur se-
ront adressées d'après les livres d'enseignement approuvés par les
consistoires. — Mêmes obligations pour les maîtres qui emploient
les enfants, lesquels ne seront reçus dans les ateliers que munis
de certificats du pasteur ou maître d'école. — Au-dessus de 13 ou
44 ans, la sortie de l'école ne sera pas de plein droit; il faudra, pour
qu'elle soit permise, qu'à l'attestation du pasteur ou du maître d'é-
cole Fenfant ajoute un certificat du surintendant ou de l'inspec-
teur et qu'il assiste en outre à la leçon récapitulative qui se fera le
dimanche ou à l'école ou à l'égUse. — Pour les enfants chargés de
la gar de des troupeaux, il sera établi des relais à moins qu'un gar-
dien spécial n'y pourvoie aux frais de la commune. — Dans le cours
de l'hiver, il y aura deux classes par jour; Tété une seule classe
qui sera tenue le matin ou le soir suivant les convenances locales.
Rien qui ne soit à louer dans ces diverses clauses, si ce n'est
l'excès de sollicitude. L'État qui a disposé des enfants ne veut les
livrer aux familles que lorsqu'il les sent suffisamment exercés du
côté de rintelligen(;e; c'est un souci naturel et une façon de justi-
fier le patronage direct dont il s'est emparé. Mais jusqu'ici ce n'est
que la main du tuteur officiel qui se montre, voici maintenant celle
du maître. Aux plus beaux plans il faut une sanction : cette sanction
a été recueil de toutes les combinaisons analogues. Elle n'était pas
de nature à embarrasser un homme comme Frédéric. Il avait in-
venté l'école d'État, il n'en voulait pas avoir le démenti. Des pa-
rents pourraient se refuser à envoyer leurs enfants aux classes,
d'autres ne les y envoyer ((ue négligemment; des manquements,
des absences étaient à craindre; l'institution eût périclité et n'eût
LES ËCOLES ET L'INSTKllCTlUN POPULAIRES: 35
j)asrein[)li son objet, si Ion n'eut [)ourvii à tout cela. De là des ar-
ticles comminatoires où les cas étaient prévus et des peines frap-
pées. Les parents ou tuteurs qui seraient en faute n'en payeraient
pas moins les droits d'école, et à la récidive ils seraient traduits de-
vant les autorités locales. Les inspecteurs en cours de tournée con-
stateraient les contraventions et de leur chef y ajouteraient des
amendes. Tel était le règlement sorti de la main du roi, et il n'était
pas d'humeur à le laisser tomber en désuétude, fl eut, après l'avoir
rendu, vingt-trois ans de vie pour en assurer l'effet et ne s'y
épargna pas. Les écoles de la Prusse marchèrent comme ses régi-
ments, se recrutèrent, s'inspectèrent et obéirent comme eux, par
les mêmes méthodes et avec la même discipline. Quand il mourut,
son œuvre était si solidement établie qu'elle pouvait défier le temps;
elle a aujourd'hui un siècle de durée.
Les successeurs de Frédéric n'y ont apporté qu'un adoucissement,
c'est dans l'âge d'envoi des enfants aux écoles porté à sept ans au
lieu de cinq. Tous les autres changements sont des aggravations.
Dans les mesures de contrainte il en est toujours ainsi; les freins
s'usent et il faut les serrer. A quel degré de surveillance et de
rigueur on en est arrivé, c'est à peine croyable, il suftit de lire la loi
de 1819 et le règlement de 1844 qui sont aujourd'hui la charte con-
stitutive des écoles pour se demander comment on a pu, sans lasser
la patience des populations, mêler tant de police à des actes qui
ordinairement en exigent si peu. Non-seulement l'enfant appartient
plus à l'État qu'à sa famille, mais le père et le tuteur eux-mêmes,
par contre-coup, ne s'appartiennent pas. A tout instant^ sous prétexte
de ce que devient l'enfant, on peut faire des descentes chez eux,
leur demander des véritications sur les motifs qui l'empêchent ou
l'ont empêché d'aller à l'école. On n'a rien exagéré en disant que la
loi des suspects revit dans ce code scolaire; on va en juger. De sept
à quatorze ans lenfant est attaché aux classes de l'école sans pou
voir en être distrait; il n'y a d'exception que pour les intelligence,
précoces et après examen. Pour s'assurer qu'aucun n'y échappe, les
comités et les autorités municipales ont à faire tous les ans, après
Pâques et après Saint-Michel, une enquête sur toutes les familles
deleur circonscription qui n'auraient pas pourvu à l'éducation par
ticulière qu'ils doivent à leurs enfants à défaut d'éducation publique
Un recensement a lieu à cet effet qui comprend tous les enfants en
âge d'aller aux écoles; les registres baptistaiies et les actes de 1 étal
36 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
civil eu Iburnissent les éléments ([ne complètent des visites à domi-
cile. La police est re(iuise de prêter à l'accomplissement de ce tra-
vail tous les moyens dont elle dispose. Après dépouillement., dé-
couvre-t-on une certaine quantité d'enfants dont les noms ne sont
pas inscrits sur les listes des écoles publiques , les parents doivent
compte aux comités et autorités municipales des moyens qu'ils em-
ploient pour les élever et les instruire. D'un autre côté , les maîtres
ont à tenir des feuilles de présence qui, tous les quinze jours , sont
soumises au comité de surveillance. Grâce à ces enquêtes et contre-
enquêtes, on a dans les mains le nombre et le détail par catégories
des enfants et des familles assujettis aux prescriptions de la loi.
C'est sur ces états nominatifs que la chasse aux délinquants com-
mence. Cette chasse est vivement et rudement menée. Un père, un
tuteur, négligent-ils d'envoyer un enfant à l'école, un intermédiaire
ofïicieux est détaché vers eux : c'est un ecclésiastique qui se con-
tente d'administrer un sermon ou d'apprécier la légitimité des ex-
cuses. Y a-t-il récidive , le comité de surveillance est saisi , et au
sermon succède une remontrance sévère. Il n'y a d'excusable que
les cas de maladie, d'absence des parents et des enfants, le manque
de vêtements décents pour les familles indigentes. Dans tous les au-
tres cas la peine suit son cours. Alors aux sermons et aux remon-
trances succèdent les moyens de rigueur. Le premier serait dans
nos mœurs le plus grave de tous. L'enfant peut être conduit à
l'école par un agent de police; c'est une expiation publique qui,
pendant le trajet, prête aux équivoques et déroge à cette révérence
pour le jeune âge si recommandée par les anciens. Les parents ne
sont pas moins châtiés. Les peines s'élèvent en raison des man-
quements : c'est d'abord l'amende, et, s'il y a impuissance à l'ac-
quitter, la prison ou un travail forcé au profit de la commune. Ces
peines, ajoute la loi, pourront être augmentées jusqu'au maximum
des peines correctionnelles, ce qui laisse une marge bien ample à la
sévérité des tribunaux. Vient ensuite le chapitre des déchéances :
interdiction de toute fonction d'église ou d'école, exclusion de toute
assistance publiqu^e, enfin , pour les incorrigibles , privation de la
tutelle des enfants ou des pupilles auxquels on donne un tuteur ou
un curateur spéciaux. Ainsi l'amende n'est que la forme superfi-
cielle de la contrainte; elle frappe des malheureux qui sont hors
d'état de la payer; au fond, la prison, les corvées et les interdic-
tions sont presque toujours en perspective. 11 s'agit de dessaisir les
LES ÉCOLES ET L'INSTRUCTION POPULAIRES. 37
tamilles d entants dont le travail est nécessaire à l'existence com-
mune. C'est l'esprit (le la loi et c'en est l'application la plus ordinaire.
Voilà l'instruction obli^^^atoire, telle (jue la Prusse l'entend et la
maintient depuis plus de cent ans. On ne saurait lui refuser le mé-
rite d'être une arme bien trempée qui rend des services en vue des-
quels on l'a mise dans les mains du pouvoir exécutif. Elle est aussi
simple qu'absolue, ne comporte de ménagements ni pour les per-
sonnes, ni pour les situations. Elle ne frappe pas seulement la
mauvaise volonté et la désobéissance; elle punit encore l'impuis-
sance d'obéir chez ceux qui en auraient la volonté. Il n'en pouvait
pas être autrement; la règle, une fois admise, ne souffrait point
d'exceptions. Pour de telles œuvres, il faut un code de fer qui ne
se laisse pénétrer par aucune tissure. Celui-ci du moins était sin-
cère et en outre il venait à propos. Au temps où il fut promulgué,
les peuples n'avaient pas encore ces airs raisonneurs que depuis on
leur a vu prendre. Plies à tous les jougs, il ne leur répugnait pas
d'en porter un de plus. On ne manqua pas de dire, comme on le
redit, que ce qu'on en faisait était pour leur bien, et que ce qu'on
leur enlevait en liberté de mouvements, on le leur rendrait et
au delà en connaissances et en lumières. Plus éclairés ils devien-
draient plus aptes à jouir de droits étendus; par l'instruction ils
marcheraient à la conquête de leur affranchissement politique.
Devant ces promesses, comment la bonhomie allemande n'eût-elle
pas désarmé ? Elle désarma en effet et de plein gré. La Prusse eut
désormais une éducation d'État, tempérée par des servitudes de
police; elle l'a encore, elle la gardera longtemps; on assure qu'elle
en est fière, et on le serait à moins. De tous les côtés, on cite la
Prusse, on la prône comme ayant fourni la meilleure solution du
problème de l'éducation populaire. La meilleure, en effet, si on ne
tient compte ni de la volonté ni de la dignité des familles, la meil-
leure à la condition que l'individu, dans la tutelle des enfants et
l'économie des études, s'efface complètement derrière l'État, la
meilleure parce qu'elle est la plus dure et la plus impérieuse. On
lui doit plus d'écriture, plus de lecture, plus de calcul, soit ; mais
est-ce là tout ? La méthode a fourni des écoliers ; en est-il sorti
des hommes ? On se l'était promis ou plutôt on l'avait promis. Où
sont les libertés qu'a produites ce genre de culture ? Qu'on nous
montre les populations viriles qui devaient s'y former et prendre
appui dans un surcroît d'instruction pour mieux disposer d'elles-
38 JOURNAL DES ECONOMISTES.
mômes I En admettant, ce qui pourrait être contesté, que les intel-
ligences en aient tiré un profit sérieux, y a-t-il eu dans les caractères
un profit équivalent? Le goût et la notion de la liberté s'en sont-ils
plus répandus? En un mot, ce peuple vaut-il mieux, est-il plus
maître de ses destinées depuis qu'il est plus instruit? Il suffit de
poser ces questions pour que les consciences y répondent. Cette
éducation disciplinaire n'a abouti qu'à l'engourdissement politique,
'est de toute évidence. Combiné avec le régime de l'armée, il a fait
de la Prusse un pays demi-universitaire, demi-militaire, qui n'é-
chappe à l'étreinte des écoles que pour tomber sous Tétreinte du
recrutement. Son existence n'est qu'une succession d'obéissances
qui commencent au premier âge et finissent à l'âge mûr. Se sent-il
quelque humeur de révolte, il y a des recettes connues pour en
conjurer l'effet. On l'a vu récemment. Quand les esprits paraissent
le plus montés, une courte campagne, un peu de poudre brûlée,
suffisent pour les ramener et les amortir. Les soldats rentrent avec
le laurier au shako, on les applaudit au nom de la patrie allemande
et l'agitation politique s'éteint. La révolution est ajournée à peu de
frais et, après une courte alerte, tout recommence sur l'ancien plan.
Si c'est là le ressort que l'instruction obligatoire donne aux ca-
ractères, l'encouragement serait médiocre à l'introduire chez les
peuples qui n'en jouissent pas. Et pour en arriver à ce degré d'éner-
vement, pai' combien de moyens de police, de voies de contrainte, de
règlements minutieux il a fallu passer î Nous n'avons pas à tirer
d'horoscope, c'est un métier chanceux par le temps qui court. Nous
ignorons ce que veulent nos populations de France qui nous ont,
depuis plus d'un siècle , ménagé tant de surprises et tant de fois
ont trompé par de brusques mouvements ceux qui croyaint le mieux
les tenir. Mais, si nous ignorons ce que veulent nos populations.
nous croyons mieux savoir ce à quoi elles ne se résigneront pas. On
peut là-dessus, sans crainte de démenti, se porter fort pour elles.
Elles ne se résigneront pas à ces enquêtes préalables qui accom-
pagnent en Prusse la formation de la liste des écoles et constituent
les pères de famille eii état de suspicion permanente. Elles ne se
résigneront pas à ces interrogatoires, où les parents, mis sur la
sellette, auraient à se justifier des empêchements survenus dans
la fréquentation régulière des écoles, seraient pris à partie, rendus
responsables d'une absence, d'un retard, d'un accident. Tous ces
détails peuvent toucher les hommes qui ont les manie'; de la pro-
LES KCOLES KT L'INSTRUCTION POPULAIRES. 39
tëssion, maîtres, inspecteurs, surintoiidants; les faiiiilles croiraient
les payer trop cher au prix de leur repos et de descentes dans leur
domicile. Encore moins nos populations sup])orteraient-el les qu'un
apent de })olice mît la main sur leurs enfants et leur servît d'escorte
jusqu'à l'école. Cette violence ne serait pas tolérée. Il y a dans les
mœurs une puissance qui vient à bout de tout ce qui les contrarie
trop ouvertement. Les nôtres sont intraitables pour ce qui touche
à la dignité des personnes ; elles n'admettraient rien de ce qui
prendrait les allures dune inquisition familière. Faut-il insister et
dire que nous ne nous accommoderions pas davantage des sermons
et des remontrances qui semblent appropriés' au tempérament de
l'Allemagne et que des peines comme la prison et la corvée nous
révolteraient. Dans cet appareil, il n'y a rien qui puisse être à notre
usage; d'avance on peut en prendre son parti. Il nous est arrivé,
dans des jours de défaillance, d'abandonner des droits acquis et
d'étonner le monde par de tristes et inexplicables retours. Ce sont
là des pages qui appartiennent à notre vie publique. Mais ici, quon
le remarque bien, c'est de notre vie privée qu'il s'agit, de ce qu'elle
a de plus intime et de plus muré. Sur ce point, aucune défaillance
n'est possible; y compter, c'est se nourrir d'illusions. Autre chose
est d'en passer par ce qu'amène une convulsion politique, autre
chose est de souscrire à des servitudes qui touchent Tindividu, sa
maison et ce qu'elle abrite. Non, nous ne ferons pas à rinstructiou
obligatoire un sacrifice pareil; nous n'ouvrirons pas nos portes ù
des surveillances abusives. Parents et enfants compris, c'est huit
millions de têtes à exercer, à recenser, à censurer, à mettre sous le
coup de la loi, le cinquième de la population française. L'enjeu est
trop fort, et les promesses de tolérance ne nous rassurent guère.
Que la Prusse se plaise dans ces arrangements, quoiqu'ils lui profi-
tent si mal pour la revendication de ses libertés; nous ne l'envions
pas et ne l'imiterons pas.
Mais, nous dit-on, c'est outrer îos choses; ni ces abus, ni ces
excès n'auraient lieu. Ils y seraient en germe et cela suffit. Une
loi est une loi ; personne ne peut se porter garant de la manière
dont elle sera exécutée. Nous sommes payés pour le savoir. Une loi
ne procède pas par catégories; elle ne consacre point d'immunité,
elle ne saurait avoir en vue de n'atteindre que des exceptions. Dès
qu'il serait question des enfants et des pères de famille, aucun
enfant, aucun père de famille ne pourrait rester en dehors de ses
40 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
prescriptions. Ordonnerait-elle un recensement, ce recensement
serait général. Imposerait-elle une justification, cette justification
devrait être faite par tous les parents indistinctement. On ne saurait
ouvrir une porte sans les ouvrir toutes, ni inscrire une formalité,
sans qu'elle devînt commune à tous ceux qui en relèveraient. Un
enfant manquerait-il à l'école qu'il faudrait, n'importe la condition
de ses parents, savoir où il est, comment on l'élève. Se proposer
autre chose, ce serait rendre la loi odieuse et faire en même temps
le plus déplorable des aveux. Ce serait dire qu'en réalité les classes
aisées n'en ont pas besoin et qu'au fond il ne peut s'agir que d'une
chasse contre les malheureux. Mais les classes aisées n'y échappe-
raient pas autant que les apparences le leur promettent. A l'appui
de toute loi il y a un personnel créé; ce serait ici un personnel
d'inspecteurs. On peut s'en remettre à eux du soin de faire rendre
à un texte ce qu'il peut rendre et d'atteindre tout ce qui peut être
atteint. Il y aurait le chapitre des justifications qui serait un beau
champ de tracasseries, et Dieu sait avec quel art ils l'exploiteraient !
Comme ils sauraient distinguer entre les personnes et se rendre
désagréables à propos ! C'est une grâce d'état qui a trop d'occasions
de se montrer pour qu'on lui en fournisse de nouvelles et dans de
si grandes proportions.
11 y a une dernière objection à laquelle il faut répondre. L'obliga-
tion n'est pas une nouveauté, dit-on, elle existe ; elle est inscrite
dans la loi du travail des enfants des manufactures. Cette loi de
1841 est des plus formelles. Non-seulement elle met des conditions
à l'emploi des enfants, quant à la durée du travail, mais elle exige
un certificat d'école. Elle fait plus, elle édicté des peines contre les
fabricants qui en violeraient les dispositions, d'abord une amende
de simple police, puis en récidive une amende plus forte en police
correctionnelle. Voilà, ajoute-t-on, l'obligation naturalisée; il n'y a
^ plus qu'à lui donner un caractère général et à l'étendre du fabri-
cant au père de famille. Sans doute il en serait ainsi dans le cas où
la loi eût été sérieusement exécutée; mais elle ne l'a pas été; au-
cune inspection spéciale n'a été créée à l'appui et on peut dire
qu'elle est restée une lettre morte. Tout au j)lus a-t-elle eu quelques
applications isolées au sujet d'abus criants, dénoncés par la noto-
riété publique. Ajoutons que la conscience des fabricants y a
suppléé ; d'eux-mêmes et sans contrôle ils ont obéi à la loi et sont
allés bien au delà. Ils ont fait largement la police de leur industrie.
LES KCOLES ET L'INSTRUCTION POPULAIRES. A\
De là deux conclusions à tirer non pour l'ohlii^ation , mais contre
l'oblii^ation. La ])rcmicre, c'est qu'en matière de loi l'obligatoire
nest pas toujours rexccutoire, et qu'une loi s'arrôte à la limite où
les mœurs y répugnent. La seconde , c'est qu'en pareil cas il y a
plus à attendre des iiulividus (jue de l'Etat. Supposez en effet que
cette loi sur le travail des enfants eût été moins débonnaire, qu'on
l'eût mise en vigueur à la lettre , (lu'un corps d'inspecteurs eût été
institué pour en assurer le respect. Ce service est à l'œuvre; il fait
du zèle comme on en fait toujours, procède vis-à-vis du fabricant
par voie d'embûches et de surprises, devient un surveillant incom-
mode, taquine, verbalise, tient l'industrie pour suspecte et n'a
qu'un souci, c'est de la prendre en défaut. Qu'en serait-il arrivé?
Les fabricants y auraient déféré , qui en doute? Mais ils l'eussent
fait avec un sentiment d'aigreur et sous l'influence de leur dignité
blessée; ils s'en fussent tenus, la loi à la main, aux termes stricts de
l'obligation, ils n'en eussent pas excédé les termes. Savez-vous bien
ce que vous y auriez perdu? Une suite d'efforts vigilants et d'insti-
tutions généreuses qu'aucune loi ne peut imposer et que le cœur
seul inspire. Des écoles libres d'apprentissage, des cités ouvrières ,
des encouragements à l'épargne, des hospices pour les vieillards,
des pensions de retraite, des bibliothèques, des boulangeries, des
lavoirs, tout ce qu'un dévouement ingénieux a pu imaginer de plus
propre à relever la condition , fortifier l'intelligence , soulager le
besoin. Comparez maintenant entre les deux natures de devoirs et
les deux manières de le remplir : du côté de l'État des interdictions
stériles et un contrôle gênant, du côté de l'individu une action fé-
conde servie par la connaissance des faits. Ne croyez pas que les
deux choses puissent se concilier; elles sont incompatibles. Là où
l'État est saisi, l'individu se dessaisit, cède à ce qui est exigé et ne
va pas plus loin. Toute obligation est de soi limitative, toute con-
trainte gâte ce qu'elle touche. Au lieu de cette chaleur que commu-
nique aux actes l'inspiration volontaire, on n'a plus alors qu'une
force d'inertie, la seule dont l'État dispose et qui ne se porte ja-
mais au delà de ce qu'il s'est proposé.
C'est là le grand écueil d'une théorie dont on a beaucoup abusé
depuis quelque temps, celle qui consiste, en matière d'attributions,
à enrichir la communauté des dépouilles de ses membres. En face
des droits et des devoirs individuels, très-aisés à définir, on a établi
comme machine de guerre, on ne saurait dire quelle nomenclature
42 JOURNAL DES ÉCONOMISTES,
de droits et de devoirs sociaux qui , par les chemins couverts de la
métaphysique, pourrait iiidcliniment s'étendre à toutes les formes
que revêt l'activité humaine. A pénétrer au fond des choses et en y
mettant un peu de subtilité, les motifs spécieux ne manqueraient pas
pour réduire l'homme à l'état d'automate mû par un mécanisme
social. Il ne fait rien en perfection, et l'intérêt de la communauté
est qu'il soit parfait. Que de prétextes d'entreprendre contre lui !
Tantôt ce sera pour s'assurer d'un avantage, tantôt pour se défendre
d'un danger. L'instruction obligatoire est recommandée sous ces
deux chefs : elle est une conquête et un préservatif. Nous devrions
être revenus de ces grands mots qui rarement ont abouti à de
grandes choses: ils ont servi à justifier plus d'empiétements qu'ils
n'ont amené de biens sérieux. La liste serait longue de toutes les
énormités qu'au nom de cette idole insatiable on nous a fait com-
mettre depuis le comité de salut public jusqu'à l'organisation du
travail. A en faire la recherche, on y trouverait l'origine et la cause
de la plupart des déceptions que nous avons essuyées , des égare-
ments dont nous avons gémi. Qu'ici et en ce qui touche la réforme
des écoles, les intentions soient droites, la foi vive, l'amour du
peuple sincère, mieux que personne je le sais et rends justice aux
hommes de cœur qui se sont dévoués à une tâche ingrate. Mais la
donnée est fausse., et les peuples vraiment réfléchis ne s'y sont pas
trompés. Aucun d'eux n'a ouvert à TÉtat une telle action contre les
individus, ne lui a livré l'accès du domicile , le droit de morigéner
ou de violenter la famille dans l'exercice de ses premiers devoirs.
Us ont rigoureusement tracé la limite et maintenu la distinction
entre ce qui est d'attribution générale et ce qui est d'attribution
particulière , s'appliquant à ne pas les confondre et versant plutôt
dans le dernier sens. La donnée juste en pareil cas, c'est de laisser
l'homme, autant que possible, l'instrument de son propre bien. 11
y mettra du temps s'il le faut, agira comme il sent; mais il n'y a de
bon, de sain et de durable que ce qui se fait ainsi. Youlez-vous que
l'homme s'améliore, s'amende, arrive à la plénitude de ses facultés,
laissez-le responsable, ne diminuez pas sa responsabilité. La liberté
et la responsabilité, voilà les seuls leviers d'une civilisation , il n'y
en a point d'autres; quand un peuple les possède, le reste lui est
donné par surcroît.
î.ons TÎEYPAUT), (1? rinstilut.
I/ABBÉ MOREIJ.RT. U
L'ABBÉ MORELLET
Parmi les écrivains du xviii'' siècle qui ont contribué à propager les
idées économiques, il en est un qui, par la lon^o^ue durée de sa vie, a
servi de lien entre les temps anciens et les temps nouveaux; c'est l'abbé
Morellet. Son nom était encore très-connu il y a trente ou quarante ans;
mais comme il n'a laissé aucuns œuvre capitale, les générations contem-
poraines commencent à l'oublier. Cette indifférence ne nous paraît pas
juste, non que nous prétendions voir en lui un homme de ,f]énie méconnu,
mais parce qu'il a été un champion utile et courag^eux de la vérité. Sa vie
est bonne à rappeler par plus d'un motif; d'abord, elle offre un rare exem-
ple de fidélité à sa cause, au milieu des épreuves les plus diverses; en-
suite, elle montre ce qu'était réellement cette école économique et poli-
tique dont la Révolution s'est prétendue l'héritière. Il a défendu des
premiers les grands principes qui font l'honneur de la civilisation mo-
derne, liberté de conscience, liberté politique, liberté du travail, égalité
civile, modération des peines, respect des personnes et des propriétés,
et, après avoir lutté trente ans contre les abus de l'ancien ré-
gime, il a combattu au péril de sa vie les fureurs et les folies de la
Révolution. Pour dissiper la malheureuse confusion qui s'est faite dans
beaucoup d'esprits entre deux ordres d'idées différents et même oppo-
sés, il est bon d'eff^icer de temps en temps la rouille qui s'étend sur
ces souvenirs.
André Morellet était né à Lyon le 7 mars 1727, Taîné de quatorze
enfants. Son père, marchand papetier, n'avait pas les moyens de donner
à ses fiis une éducation coûteuse. Le jeune André fit gratuitement ses
études au collège des Jésuites. Quand il eut achevé sa rhétorique, on
l'envoya à Paris, à un séminaire hospitalier. Il parvint ainsi au grade
de bachelier en théologie, mais pour courir la licence, comme on disait
alors, il fallait des secours que sa famille ne pouvait lui fournir. Il eut
recours à un cousin riche qui lui prêta 1,000 fr.; à Faide de cette
somme, il eut le temps de travailler assez pour se faire agréger à ce
qu'on appelait la Société de Sorbonne, et qu'il ne faut pas confondre
avec la fameuse Faculté de théologie qui portait le même nom. « Les
avantages de cet établissement, dit Morellet lui-même, n'étaient pas à
mépriser pour les membres de l'association. Une église, un jardin, des
domestiques communs, une salle à manger et un salon chauffés aux
44 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
frais de la maison, deux cuisiniers, tous les ustensiles du service payés
et fournis, une riche bibliothèque, etc. A ces dépenses communes four-
nissaient environ cinquante mille livres de rentes ou maisons à Paris.
Cette société, fondée sous le roi saint Louis par Robert Sorbon, son con-
fesseur, relevée et dotée par le cardinal de Richelieu, paraît avoir servi
de modèle à divers établissements anglais, nommés Fellowships, à
Oxford et à Gambrid[ye. On n'y faisait point de vœux. La messe et les
vêpres, les fêtes et dimanches, étaient les seuls exercices religieux. »
La société de Sorbonne fut supprimée par l'Assemblée constituante en
même temps que les ordres monastiques, et Morellet se plaint amère-
ment dans ses Mémoires de cette suppression qu'il regarde avec rai-
son comme une violation du droit de propriété.
Parmi les jeunes bacheliers qui se rencontraient avec lui dans cette
maison, il en cite trois qui méritent en effet une mention particulière;
l'un était Turgot, qu'il suffit de nommer; le second, l'abbé de Brienne,
qui devint plus tard premier ministre, et le troisième, l'abbé de Bois-
gelin, qui devint à son tour archevêque et cardinal. Ces quatre jeunes
gens se lièrent d'une étroite amitié en poursuivant leurs études;
celui dont Morellet parle avec le plus d'estime et d'affection est
naturellement Turgot. «Cet homme, dit-il, qui s'élève si fort au-dessus de
la classe commune, qui a laissé un nom cher à tous les amis de l'huma-
nité et un souvenir doux à tous ceux qui l'ont particulièrement connu,
annonçait dès lors tout ce qu'il déploierait un jour de sagacité, de péné-
tration, de profondeur. Il était en même temps d'une simplicité d'enfant,
qui se conciliait avec une sorte de dignité, respectée de ses camarades
et même de ses confrères les plus âgés. Sa modestie et sa réserve eus-
sent fait honneur à une jeune fille. Il était impossible de hasarder la
moindre équivoque sur certain sujet sans le faire rougir jusqu'aux yeux
et sans le mettre dans un extrême embarras. Ce qui ne l'empêchait pas
de rire aux éclats d'une plaisanterie, d'une pointe, d'une folie. Il avait
une mémoire prodigieuse, et je l'ai vu retenir des pièces de cent quatre-
vingts vers après les avoir entendues deux ou même une seule fois. Il
savait par cœur la plupart des pièces fugitives de Voltaire, et beaucoup
de morceaux de ses poëmes et de ses tragédies. » On voit par ce portrait
qu'on vivait assez gaiement à la Sorbonne, et que l'étude de la théologie
n'y absorbait pas tous les instants.
Quant à l'abbé de Brienne, il montrait déjà cette ambition qui devait
être si fatale à la France, au roi et à lui-même. Descendant des Loménie,
secrétaires d'État sous Henri III, Henri IV. Louis XIII et Louis XIV, il
pensait à devenir ministre comme eux; il lisait avec avidité les mémoires
du cardinal de Retz pour se préparer à être homme d'État.
« Je passai en Sorbonne, raconte Morellet, environ cinq années, tou-
jours lisant, toujours disputant, toujours très-pauvre et toujours con-
L'ABBÉ MUKELLET. 45
teuL On ne iirappclait que le bon Mordlet. j'étais, coininc je n'ai jamais
cessé (le Fêtre, violent clans la dispute, mais sans que mon anta|>oniste
eût à me reproclier les moindres injures; du reste, prenant tout bien,
ne jugeant point en mai, supposant toujours les hommes justes et bons,
et fermement convaincu que cette terre deviendrait incessamment, par
le pro[yrès des lumières et de la vertu, un séjour de paix et de félicité
parfaites; principes dont j'ai été depuis forcé de rabattre beaucoup,
j'en conviens. J'étais logé sous le comble, avec une tapisserie de Ber-
game et des chaises de paille. Je vivais dans la bibliothèque qui était
belle et bien fournie. Je n'en sortais que pour aller aux thèses et à la
salle à manger commune. Je n'allais point au spectacle faute d'argent,
et pour ne point violer les lois ou plutôt les coutumes et les mœurs de
la maison. Je dévorais les livres. Locke, Bayle, Leclerc, Voltaire, Buffon,
Massillon, me délassaient de Marsham,de Glarke, de Leibnitz,de Spinosa.
En 1750 et 1751, je fis ma licence avec quelque distinction. Je me sou-
viens qu'alors plusieurs d'entre nous partant pour aller à leurs diverses
destinations dans la carrière ecclésiastique, nous dînâmes ensemble
chez l'abbé de Brienne, et nous nous donnâmes rendez-vous en Sorbonne,
en l'année 1800, pour jouer une partie de balle derrière l'église, comme
nous faisions souvent après le dîner. » On sait que Turgot avait refusé
de prendre les ordres; il était sorti de la Sorbonne en 1750.
Voilà notre jeune licencié forcé de quitter l'asile qui l'avait abrité,
pour faire place à d'autres, et cherchant de nouveaux moyens de se
créer une existence. Il n'avait aucun goût pour être prêtre de paroisse
et rêvait la vie d'homme de lettres; mais il manquait absolument de
ressources. Le supérieur de son ancien séminaire, lui offrit de se charger
de l'éducation de Tabbé de La Galaisière, fils du chancelier de Lorraine,
et il accepta avec joie; il alla donc s'installer au collège du Plessis avec
son élève, ayant 1,000 livres d'honoraires, logé, nourri, à l'abri du
besoin. Il trouva dans ce collège plusieurs autres jeunes gens destinés à
être plus tard de grands personnages, et entre autres le prince Louis de
Rohan, devenu depuis cardinal et évêque de Strasbourg, le triste héros
delà scandaleuse affaire du collier, et son frère Ferdinand, depuis arche-
vêque de Cambrai; l'abbé de Gicé, depuis archevêque de Bordeaux et
garde des sceaux; l'abbé de Marbœuf, depuis archevêque de Lyon et
ministre de la feuille, etc. « L'abbé de Rohan, dit-il, était dès lors ce
qu'il s'est montré depuis, haut, inconsidéré, déraisonnable, dissipateur,
indécent, de très-peu d'esprit, inconstant dans ses goûts et dans ses
liaisons. Quant à l'abbé de Cicé, c'était celui des camarades de mon
élève pour qui j'avais le plus d'inclination; homme d'esprit, actif, de
bonnes intentions, et dans des temps moins difficiles, très-capable de
remplir une grande place. »
Tout en donnant ses soins à son élève, il conservait assez de temps
4« JOURNAL DKS ÉCONOMISTES.
pour coriliiiuer ses études favorites ; il étudiait rariglais et l'italien, et
s'accoutumait à écrire. Il élait resté étroitement lié avec Tur[;ot, alors
conseiller au Parlement. Il fit, vers la même époque, la connaissance de
Gournay, intendant du commerce, un des principaux fondateurs de
réconomie politique en France et l'auteur de la fameuse formule :
Laissez faire, laissez 'passer ;dimû que du célèbre Trudaine, directeur
des ponts et chaussées, et de son fils, Trudaine de Monti^jny, intendant
général ;]es finances. A ces illustres amiiiés, il joignit bientôt celle des
fondateurs de V Encyclopédie^ Diderot et d'Alembert. Ce qu'il dit de sa
liaisDn avec Diderot fait bien connaître la société tolérante du temps; il
l'avait connu chez Tabbé de Prades, alors fort attaqué pour une thèse qu'il
avait soutenue en Sorbonne et qui avait paru entachée d'hérésie. «En allant
voir l'hérétique abbé, je trouvai chez lui le philosophe qui était bien
pis qu'hérétique. Je continuai à aller voir Diderot, mais en cachette.
J'employais à cette bonne œuvre les matinées du dimanche, oii mon
élève était en récréation ou suivait les exercices religieux du collège.
La conversation de Diderot, homme extraordinaire, dont le talent ne
peut pas être plus contesté que les torts, avait une grande puis-
sance et un grand charme. On s"y laissait aller des heures entières. J'ai
éprouvé peu de plaisirs de l'esprit égal à celui-là, et je m'en souvien-
drai toujours. »
Ses rapports avec les encyclopédistes devinrent bientôt publics. Il
ne parait pas d'ailleurs (ju'il ait sacrifié à cet entraînement aucun
des devoirs de son état, tels du moins qu'il les comprenait. Il avait ren-
contré chez Diderot un certain abbé d'Argenteuil qui avait entrepris la
conversion du philosophe. « Il n'y a jamais eu, dit-il, d'homme plus
facile à vivre, plus indulgent que Diderot; il prêtait et donnait même
de Tesprit aux autres. Il avait le désir de faire des prosélytes, non pas
précisément cà l'athéisme, mais à la philosophie et à la raison. Il est
vrai que, si la religion et Dieu lui-même se trouvaient sur son chemin,
il ne savait ni s'arrêter ni se détourner; mais je n'ai jamais aperçu
qu'il mît aucune chaleur à inspirer ses opinions en ce genre; il les dé-
fendait sans aucune humeur et sans voir de mauvais œil ceux qui ne les
partageaient pas. Ma jeunesse était flattée de ce commerce avec des
hommes de lettres qui commençaient à marquer dans le monde. Je
discutais leurs opinions, et ils ne dédaignaient pas les miennes. Je
n'avais avec eux aucune conversation que je n'en rapportasse un nouveau
désir de savoir. »
En 1756, il publia son premier f'actiim^ et ce fut dans uu intérêt de
tolérance religieuse. Le ministre protestant Rabaut, père de ce Rabaul.
de Saint-Etienne, qui prit plus tard sa revanche à l'Assemblée consti-
tuante en persécutant les catholiques, était poursuivi comme excitant
des troubles en Languedoc. L'abbé i\lorellet le défendit à la manière de
L'ABBÉ MOKKLLKT. 17
Swift, dans uiu; Iji'ocliiire iroiiitiiie intitulée : Petit rcrit mr une matière
intéressante. « Diderot et d'Alenii)ert furent ravis de voir un prêtre se mo-
quer des inlolérants, persuadés qu'ils étaient qii'on ne pouvait être tolé-
rant sans abandonner les principes reli[;ieux; en quoi je leur soutenais
toujours qu'ils se trompaient el, (|ue la tolérance était dans l'Ëvanf^ile.
M. deGournay, M. Turjjot, M. de Maleslierbes, lurent aussi très-conlents
de moi. »
Après un pareil début, il était décidément enrôlé. On lui demanda de
travailler pour l'Encyclopédie; il y inséra plusieurs articles sur des
questions théolo{;i(iues, tels que : figures, fils de Dieu, foi., fondamentaux,
(fomaristes. fatalité, etc. La théologie y étuit traitée Iiistori(}U- ment et
non do[}maUquement. L'abbé Tamponnet, censeur de l'Encyclopédie, les
laissa passer. Il ne fit difficulté que pour l'article gomaristes, où Fauteur,
après avoir exposé l'histoire du p;omarîsrae et de l'arminianisme en
Hollande, se pronoiicait pour la tolérance civile, essentiellement dis-
tincte selon lui de l'indiiTérence relip^ieuse. On y vit une allusion aux
querelles du jansénisme etdumolinisme qui occupaient alors tout Paris,
et l'article ne parut qu'après avoir subi des suppressions.
Vers le commencement de 1758, s'agita au conseil du commerce la
(|uestion de la fabrication des toiles peintes; cette fabrication était inter-
dite en France depuis plus de trente ans, en même temps que les prohi-
bitions les plus sévères défendaient l'introduction des toiles etran[]ères.
On inquiétait les citoyens par des visites domiciliaires, on dépouillait les
femmes à l'entrée des villes, on envoyait des hommes aux (}alères pour
une pièce de toile; toutes les tyrannies étaient en jeu pour empê-
cher le peuple français de se vêtir et de se meubler à bon marché.
Les fabricants des autres étoffes se prétendaient dans l'impossibilité de
soutenir la concurrence des toiles peintes, soit étrangères, soit natio-
nales. A l'instigation de Trudaine, Morellet écrivit contre ces préten-
tions un mémoire intitulé : Réflexions sur les avantages de la libre
fabrication et de l'usage des toiles peintes en France. Un arrêt du conseil,
qui établit cette liberté sans qu'elle ait été jamais retirée, fut en
grande partie le fruit de ce travail. Ce premier succès de la liberté du
commerce précéda de près de vingt ans les grandes mesures de Turgot.
Les économistes français du win*" siècle se divisaient en deux branches,
l'école de Gournay et l'école de Quesnay, qu'on peut appeler aussi l'école
commerciale et l'école agricole. Au fond, c'était la même doctrine, qui
changeait de caractère en passant par des esprits différents. L'abbé
Morellet appartenait à la première ; il n'a jamais voulu se ranger parmi
les disciples de Quesnay, qui prenaient plus ^ipécialement le nom d'éco-
nomistes. Cette distinction tenait surtout à la forme. Esprit clair, pra-
tique et modère, il n'avait pu s'accommoder du ton absolu et du style
d'oracle qu'affectaient les adeptes. Attaché avant tout à l'opinion philo-
48 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sopliique, il avait la même répu{}naiice que Voltaire pour ce qu'on
appelait la secte. Il n'a jamais donné clans les exaspérations du produit net,
et les obscurités du tableau économique l'ont peu séduit. Il n'avait pris
dans la nouvelle doctrine qu'un seul principe, la liberté du commerce,
mais c'était un des meilleurs et des plus sûrs. Il pouvait d'ailleurs ré-
clamer la priorité sur la plupart des physiocrates ; les articles grains et
fermiers de l'Encyclopédie, qui furent les premiers et presque les seuls
écrits de Quesnay, parurent en 1756, c'est-à-dire deux ans seulement
avant le mémoire sur la libi^e fabrication des toiles peintes; VAmi des
hommes, du marquis de Mirabeau, avait paru vers le même temps ; mais
les autres disciples du maître, Dupont de Nemours, Lemercier de la
Rivière, l'abbé Roubaud, l'abbé Beaudeau, n'écrivirent que plus tard.
Ces travaux ne l'empêchaient pas de continuer l'éducation du jeune abbé
de la Galaisière ; et la mort du pape Benoît XIV allant donner ouverture
à un conclave, il persuada aux parents de son élève de l'y faire assister.
Il trouva ainsi le moyen de passer près d'une année en Italie ; à Rome
d'abord, où il vit l'exaltation du nouveau pape Clément XIII, qui devait
commencer contre l'Ordre des Jésuites ce qu'acheva Clément XIV; puis
h Naples, à Florence, à Venise, à Milan, à Pise, à Livourne, et fit con-
naissance en chemin avec tous les hommes distingués que renfermait
alors l'Italie. En fouillant les bibliothèques de Rome, il y découvrit un
Birectorium inquisitorum de Nicolas Eymeric, grand inquisiteur du
xiv" siècle. La lecture de cet ouvrage, où était exposée avec une naïveté
barbare la procédure suivie par les inquisiteurs de ce temps, le frappa
d'horreur ; il imagina d'en extraire, sous le titre de Mayiuel des inqui-
siteurs, ce qu'il y trouva de plus révoltant, et le publia à son retour,
avec la permission de Malesherbes, directeur de l'imprimerie. Ce sombre
résumé fit un effet terrible ; Voltaire se hâta d'en écrire à d'Alembert :
«J'ai lu la belle jurisprudence de l'inquisition, et elle a fait sur moi la
même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains.
Mon cher frère, embrassez pour moi le digne frère qui a fait cet excellent
ouvrage. » Il fit plus tard, sur le nom de Morellet, un assez mauvais
calembour ; il l'appelait l'abbé Mords-les, par allusion cà ses démêlés avec
les intolérants et les fanatiques.
L'éducation de l'abbé de la Galaisière étant finie (1), le chancelier de
Lorraine paya d'une pension viagère de 1,000 fr. les dix ans de soins
donnés à son fils. Devenu plus libre, Morellet se livra tout entier à ses
goûts littéraires. Il fut un des familiers les plus assidus de ce fameux
salon de M"'^ Geoffrin, où se réunissaient tous les gens de lettres et tous
(i) Cet abbé de La Galaisière, devenu évéque de Saint-Dié, présida,
en 1787, l'assemblée provinciale de Nancy.
L'ABBÉ MORELLET. 49
les artistes. Une guerre de plume venait de s'enf^a^er entre les philo-
sophes et leurs détracteurs ; il y prit une part active. II se moqua d'abord
de Le Franc de Ponipi[]^nan, qui, ayant eu le malheur d'attaquer Voltaire
dans son discours de réception à l'Académie française, était devenu le
point de mire d'un feu roulant de plaisanteries qui le forcèrent à retour-
ner dans sa province ; et quand Palissot donna sa grossière comédie des
Philosophes, il lui répondit par un écrit satirique à l'excès : la Vision de
Palissot. Si Palissot avait passé les bornes de la critique permise, à leur
tour ses adversaires ne le ménageaient pas; Morellet lui-même a reconnu
plus tard qu'il avait été trop loin.
Ce pamphlet contenait une allusion transparente à la princesse de
Robecq, fille de M. de Luxembourg, qui, insultée par Diderot dans la
préface du Fils naturel, avait pris parti contre les philosophes et proté-
geait ouvertement leur ennemi Palissot. Le trait était d'autant plus dé-
placé, s'adressant à une femme, que M"'*" de Robecq se mourait de la
poitrine. Elle se plaignit au duc de Choiseul, qui fit mettre l'abbé Morel-
let à la Bastille (1). La description qu'il fait de sa captivité ne donne pas
une idée fort. effrayante de la vie qu'on menait dans cette prison d'État.
«Le lendemain de mon interrogatoire par M. de Sartines, M. de Males-
herbes m'envoya des livres. Une bibliothèque de romans, qu'on tenait à
la Bastille pour V amusement des prisonniers, i\xi à ma disposition, et on
me donna de l'encre et du papier. Je me levais avec le soleil et je me
couchais avec la nuit; et hors le temps de mes repas, je lisais ou j'écri-
vais sans autre distraction que l'envie de danser ou de chanter tout seul,
qui me prenait à plusieurs reprises chaque jour. On me donnait par jour
une bouteille d'assez bon vin et un pain d'une livre fort bon ; à dîner,
une soupe, du bœuf, une entrée et du dessert ; le soir, du rôti et de la
salade. J'étais merveilleusement soutenu par une pensée qui me rendait
ma petite vertu plus facile. Je voyais quelque gloire littéraire éclairer
les murs de ma prison ; persécuté, j'allais être plus connu. Les gens de
lettres que j'avais vengés et les philosophes dont j'étais le martyr com-
menceraient ma réputation. Les gens du monde, qui aiment la satire,
(l) Voltaire, qui avait plus de tact et de sang-froid que le reste du
parti, écrivait à d'Alembert le 23 juin 1760 : « Je voudrais avoir perdu
toutes mes vaches, et qu'on n'eût pas mêlé Mme de Robecq dans la Vi-
sion. Tous les amis de cette dame lui cachaient son état; cette cruauté
de lui avoir appris qu'elle se meurt est ce qui a ulcéré M. de Choiseul ;
je le sais parce qu'il me l'a écrit. » D'Alembert répondit en appelant
Mme de Robecq une vipère. « Tout Paris crie, dit-il, tout Paris s'intéresse
à l'abbé Morellet. Il y a apparence que sa captivité ne sera ni longue ni
fâcheuse, et il aura la gloire d'avoir vengé la philosophie de tous les
Palissot mâles et femelles. »
2^ SÉRIE. T. XLV. — 15 janvier i865. 4
50 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
allaient m'accueillir plus que jamais. Ces six mois de Bastille seraient
une excellente recommandation et feraient infailliblement ma fortune.
Telles étaient les espérances dont je me berçais, et, s'il faut le dire, elles
n'ont pas été trompées. »
Il s'attendait à six mois de prison, il en fut quitte pour deux. M*"^ de
Robecq était morte ({uinze jours après son arrestation et laissait le champ
libre aux démarches de ses amis. Il dut sa liberté à M. de Malesherbes,
au maréchal de Noailles, et surtout à la maréchale de Luxembourg^, que
Rousseau et d'Alembert avaient mise dans ses intérêts. Ainsi qu'il l'avait
prévu, sa rentrée dans le monde fut un triomphe. Il trouva mi redou-
blement d'amitié chez tous ses amis, et beaucoup de maisons en renom ,
celles du baron d'Holbach, d'Helvétius, de M"'*' de Boufflers, de M''*
Necker, etc., s'ouvrirent pour lui. Parmi les esquisses qu'il donne de ces
divers, salons, ce qu'il dit du baron d'Holbach mérite d'être remarqué.
«Ses amis l'appelaient baron parce qu'il était allemand d'ori^ofine et quMl
avait possédé en Westphalie une petite terre ; il avait environ soixante
mille livres de rente, fortune que jamais personne n'a employée plus
noblement que lui, ni surtout plus utilement pour le bien des sciences
et des lettres. Lui-même était un des hommes de son temps les plus
instruits, sachant plusieurs des langues de l'Europe, et même un peu des
langues anciennes, ayant une excellente et nombreuse bibliothèque, une
riche collection des dessins des meilleurs maîtres, d'excellents tableaux
dont il était bon juge, un cabinet d'histoire naturelle, etc. A ces avan-
tages, il joignait une grande politesse, une égale simplicité, un com-
merce facile, une bonté visible au premier abord. Il avait régulièrement
deux dîners par semaine, le dimanche et le jeudi. Arrivés à deux heures,
comme c'était l'usage en ce temps-là, nous y étions encore presque tous
à sept et huit heures du soir. C'est là qu'il fallait entendre la conversa-
tion la plus libre, la plus instructive et la plus animée qui fût jamais ;
quand je dis libre, j'entends en matière de philosophie, de religion, de
gouvernement, car les plaisanteries libres dans un autre genre en étaient
bannies. C'est là aussi, puisqu'il faut le dire, que Diderot, le docteur
Roux et le bon baron lui-même établissaient dogmatiquement l'athéisme
absolu, avec une persuasion, une bonne foi, une probité édifiante, même
pour ceux qui, comme moi, ne croyaient pas à leur enseignement; car
il ne faut pas croire que, dans cette société, toute philosophique qu'elle
était, ces opinions libres outre mesure fussent celles de tous. Nous
étions là bon nombre de théistes, et point honteux, qui nous défendions
vigoureusement, mais en aimant toujours des athées de si bonne com-
pagnie. »
On commençait à s'occuper de la suppression des douanes intériemr§s.
Cette opération était un des projets favoris de Trudaine de Montigny;
on avait fait sous ses yeux de longs travaux pour la préparation d'un
LABBf: MOHELLKT. 51
tarif iiiii(iiic. L'abbé Morellct publia, à sou insli|;ati()ii, une brochure où
il abordait le sujet par son côté le plus délicat et le plus difficile. Il
s'apjissait des provinces frontières, la Lorraine et l'Alsace, qui, n'ayant
de lignes de douanes que du côté de la France et communiquant libre-
ment avec rétranp,er, crai{;naient de se laisser enfermer dans l'enceinte
des tarifs français. Morellet essaya en vain de leur prouver qu'elles de-
vaient y i^a^fT^ner; elles persistèrent dans leur résistance, et le projet de
recideTiient de barrières, comme on disait alors, dut être ajourné. En
1787, quand les assemblées provinciales de Lorraine et d'Alsace furent
appelées à examiner la même question, elles firent la même réponse; la
Révolution seule a pu vaincre cette opposition fondée sur de véritables
intérêts et soumettre ces provinces à un régime plus national, mais moins
libéral qu'avant 1789.
En 1763, il publia des Réflexions sur les 'préjugés qui s'opposent à
l'établissement de V inoculation, et contribua ainsi à vaincre les résistances
de l'opinion qui étaient alors dans toute leur force.
En 1764, M. de Laverdy, contrôleur général, ayant fait rendre un
arrêt du conseil qui défendait de rien imprimer sur les matières d'admi-
nistration, le courageux abbé ne put se contenir. Il avait commencé à
écrire à la Bastille un Traité de la liberté de la presse', il en détacha un
fragment qu'il intitula : De la liberté d'écrire et d'imprimer sur les matières
d'administration. Son fidèle protecteur Trudaine essaya en vain d'obtenir
pour lui l'autorisation de l'imprimer; il fut obligé de le garder en por-
tefeuille et ne le publia que dix ans après, sous le ministère de Turgot,
avec cette épigraphe, tirée de Tacite : Rarâ temporum felicitate , ubi
sentirequœ velis et quœ sentias dicere licet.
En 1766, il fit et publia, sur l'invicationde Malesherbes, la traduction
du livre de Beccaria, des délits et des peines. Il y eut en six mois sept
éditions de cette traduction qui popularisa le nom et les idées de Bec-
caria; ce n'est pas un des moindres services que l'infatigable traducteur
ait .rendus à l'humanité. Peu de livres ont eu une aussi grande influence
que le Traité des délits et des peines. Au moment où il parut, l'Europe
entière était encore dans la barbarie en matière de procédure crimi-
nelle et de répression pénale. L'abolition de la question préparatoire fut
en France un des premiers effets de cette publication. L'abbé Morellet
ne s'était pas borné à traduire l'ouvrage original, il l'avait reftiit en
quelque sorte, en changeant l'ordre des chapitres et en remaniant les
parties défectueuses. Beccaria lui-même reconnut la valeur de ces chan-
gements; il écrivit au traducteur pour le remercier et lui dit qu'il
suivrait à l'avenir l'ordre nouveau dans les éditions italiennes, ce qu'il
fit en effet. En même temps, il rendait hommage à l'école philosophique
française, en déclarant ({u'i/ devait tout aux livres français, et il vint à
Paris avec Verri pour voir Morellet et ses amis.
52 JOURNAL DES ÉGONUMJSTES.
A la fin de 1768, M. d'Invaux fut nommé contnMeur général des finan-
ces. Beau-frère de Trudaine de Montig-ny, ce ministre avait comme lui
du penchant pour les idées des économistes; il donnait à dîner toutes
les semaines à l'abbé Morellet, à Dupont de Nemours et à Abeille, pour
causer avec eux. Frappé du désordre qui régnait dans les affaires de la
Compagnie des Indes, il chargea Morellet de faire un mémoire sur ce
sujet et lui en fournit tous les éléments. Celui-ci commença par prouver
que la Compagnie était désormais hors d'état de continuer le commerce
par ses propres forces, le roi ne pouvant plus lui fournir les secours
qu'il lui avait donnés pendant quarante ans pour la défendre contre les
vices de son administration; il soutint ensuite en thèse générale qu'une
compagnie privilégiée n'était nullement nécessaire pour faire le com-
merce de l'Inde. Necker, qui commençait à faire parler de lui, répondit
dans l'intérêt de la compagnie; Morellet répliqua, et avec succès, car
un arrêt du conseil, rendu après une procédure solennelle, supprima le
privilège de la compagnie h la fin de 1769. Turgot, alors intendant
à Limoges, écrivit plusieurs fois à son ami pour Tencourager dans cette
lutte. Grimm, qui n'aimait pas Morellet, l'accuse, dans sa correspon-
dance, d'avoir pris en cette occasion la livrée du ministère ; mais, en
combattant un monopole, il était fidèle à ses principes, et Grimm n'au-
rait pas dû l'oublier. Voilà la seconde fois en dix ans qu'un écrit du
vaillant abbé servait de prélude à une mesure du gouvernement. Les idées
économiques avaient pénétré dans les régions administratives, et c'est
par de hauts fonctionnaires, comme Gournay, Trudaine, Turgot, Ma-
lesherbes, qu'elles ont commencé à se répandre, La principale résistance
venait du public.
Il ne faut pas juger la Compagnie française des Indes, au point oii elle
en était en 1769, d'après son heureuse rivale, la compagnie anglaise.
Quelle que soit l'excellence de la libre concurrence, il y aurait eu de la
folie à supprimer brusquement une société florissante, et si Morellet
avait contribué en quoi que ce soit à détruire notre puissance dans
rinde, on devrait le blâmer et non l'approuver. Mais la compagnie n'était
plus alors que l'ombre d'elle-même; le rappel de Dupleix datait de quinze
ans (1754), et le malheureux Lally lui-même, dernière victime de nos
désastres, avait porté sa tête sur l'échafaud en 1766. De cette grande
institution, fondée par Colbert, qui avait eu un moment la domination
de l'Inde entière, il ne restait qu'une société en faillite, qui gênait le
commerce par son monopole sans l'enrichir par ses opérations. Elle
avait déjà cédé au roi une partie de ses possessions, les îles de France
et de Bourbon et les comptoirs sur la côte d'Afrique, à condition qu'on
la dégagerait d'une partie de ses dettes. Cette cession n'avait pas suffi ;
elle succombait sous le poids de ses embarras. Necker l'aurait-il re-
levée? c'est plus que douteux. Là oh le monopole avait échoué, la libre
I/ABni': .MOHFJ.LKT. 53
concurrence ponvail seule avoir encore quelque féconclilé. Les détrac-
teurs (les économistes n'en ont pas moins fait un crime à Morellet et à
ses amis de la ruine de la compa(ynie, comme s'ils en avaient été les au-
teurs; les dates correspondent à cette accusation. C'est à ceux qui ont
abandonné Dupleix et fait périr Lally qu'il faut s'en prendre, et non à
ceux qui, au milieu d'une société encombrée de privilégies, ont soutenu
le seul principe qui pouvait réparer les erreurs et [guérir les plaies du
passé. La compagnie anglaise elle-même n'a pas pu se soutenir, malgré
ses victoires, et la liberté commerciale règne aujourd'hui dans l'Inde.
Se voyant ou se croyant si bien appuyé auprès du pouvoir, Mo-
rellet conçut le projet d'un grand travail qui devait occuper le
reste de sa vie. c'était un dictionnaire du commerce, analogue à celui de
Savary, mais sur un plan beaucoup plus vaste et plus difficile à exécuter;
il en publia le prospectus en un fort volume in-8o; cette simple esquisse
était déjà un travail important. Le nouveau dictionnaire devait se compo-
ser de trois parties : l'une, sous le nom de géographie commerciale, devait
contenir le nom de tous les États, de leurs provinces, de leurs villes, avec
des détails étendus sur leur commerce; la seconde devait faire connaître
toutes les substances qui sont la matière d'un commerce quelconque et
toutes les industries qui les mettent en œuvre; la troisième enfin devait
donner la définition de tous les termes économiques, comme argent,
banque, circulation, valeur, intérêt, etc. Pour mener à bien cette im-
mense entreprise, il visait à la place de secrétaire du bureau de com-
merce, mais M. d'invaux la donna à Abeille et se contenta de lui allouer
une indemnité annuelle de 4,000 livres pour i'aider dans ses recherches.
Il prit des collaborateurs, dont plusieurs sont devenus des hommes con-
sidérables, comme Desmeuniers depuis sénateur , Bertrand, secrétaire
du conseil de commerce sous le ministère de Chaptal, le statisticien
Peuchet, et il commença intrépidement à réunir ses matériaux. La Ré-
volution l'y fit renoncer, après vingt ans de travail. Son idée n'a été
réalisée que de nos jours par le Dictionnaire du commerce et des mar-
chandises qu'a publié M. Guillaumin, le plus étonnant répertoire de faits
et de chiffres qui existe peut-être.
Turgot, qui avait fort approuvé le projet, voulut contribuer à l'exé-
cution. Il écrivit pour le futur dictionnaire l'article valeurs et monnaies,
qui a été conservé et qui fait partie de ses œuvres.
Morellet se félicite dans ses mémoires d'avoir contribué vers la
même époque à l'érection d'une statue à Voltaire par les gens de
lettres ses contemporains. Ce projet fut combattu par les ennemis de la
philosophie. Ce qui décida le succès, ce fut la part qu'y prirent le roi
de Danemark, l'impératrice de Russie, le grand Frédéric et plusieurs
princes d'Allemagne. L'exécution fut confiée à Pigale. La statue passa
d'abord à M. d'Ornoy, président au Parlement et neveu de Voltaire;
64 JOURNAL DES ECONOMISTES.
elle a été donnée par lui, en 1806, à Tlnstitut, et placée dans la Biblio-
thèque. Pi(jale, pour montrer son savoir en anatomie, a foit un vieillard
nu et décharné, un squelette; «C'est à Diderot qu'il faut s'en prendre
de cette bévue, car c'en est une. C'est lui qui avait inspiré à Pif^ale
l'idée de faire une statue antique. En vain plusieurs d'entre nous se ré-
crièrent, lorsque Pi{jale apporta le modèle; nous ne pûmes détourner
de cette mauvaise route ni le philosophe ni l'artiste échauffé par la
philosophie. » Il n'en est pas moins remarquable que, sous le règne
même de Louis XV, les philosophes aient pu élever une statue à leur
chef, avec l'aide de plusieurs monarques étraUjO^ers, et qu'un abbé ait
pu, sans rompre avec son ordre, y coopérer publiquement. Morellet ne
s'en tint pas là, il fit quelques années après un voyap,e à Ferney, pour
voir Voltaire, et il en fut accueilli comme un de ses meilleurs disciples.
(f Je ne connais personne, écrivait le vieux patriarche, qui soit plus ca-
pable de rendre service à la raison. »
On sait quel immense succès eurent, dans ce temps, les Dialogues de
l'abbé Galiani sur le commerce des blés. La liberté du commerce des
grains y était attaquée par des plaisanteries que Voltaire, si bon juge en
pareille matière, déclarait excellentes. Morellet ne craignit pas de les
réfuter. Sa brochure était imprimée et prête à paraître quand l'abbé
Terray, qui venait de remplacer M. d'Invaux au ministère des finances,
en fit interdire la publication. La chance avait tourné. Les idées écono-
miques n'étaient plus en faveur. Le pauvre auteur en fut pour ses peines
et pour ses frais. Cette redoutable question des céréales, à peine résolue
aujourd'hui, a toujours été une des plus grandes difficultés des écono-
mistes; elle devait renverser ïurgot lui-même, et servir de champ-clos,
pendant tout un siècle, aux luttes les plus violentes. Le premier mi-
nistre Choiseul inclinait vers les idées nouvelles , mais il céda aii
torrent et révoqua la liberté d'exportation après l'avoir donnée, car
c'était de la liberté d'exportation qu'il s'agissait alors; on voulait à
tout prix le pain à bon marché, et on n'obtenait que des disettes pério-
diques. **
L'abbé Morellet saisit ce moment pour faire un voyage en Angleterre.
Lord Shelburne, depuis marquis de Laiisdowne, descendant du père des
économistes anglais, sir William Petty, l'avait connu chez Trudaine et pris
en affection. Il passa la plus grande partie de son temps dans cette belle
résidence de Bowood, en Wilishire, oi^i le dernier marquis de Lansdowne
exerçait si noblement l'hospitalité traditionnelle de sa famille; il s'y lia
avec plusieurs hommes éminents et en particulier avec Garrick et Fran-
klin, et ne revint en France qu'après avoir visité toute l'Angleterre. Il
en rapporta des échantillons d'étoffes, différents mémoires sur des objets
de commerce et d'industrie, des modèles, des dessins, des poids et me-
sures, dont il fit don au gouvernement, en échange des cinqiinnie hiuis
LABBf: MORELLRT. • 65
que Trudaine lui avait fait donuer pour son voyage sur là Caisse du
commerce.
Peu après son retour, le ^rand événement que tout le monde attendait
arriva : Louis XV mourut. Les dernières années de ce triste rèf^ne avaient
été les plus funestes à la monarchie. L'exil des parlements, Tauginenta-
lion continue des impôts, la banqueroute partielle de l'abbé Terray, et
surtout la honteuse domination de madame Dubarry, avaient irrité les
esprits. L'abbé Morellet fonda, connue tout le monde^ les plus grandes
espérances sur le nouveau règne; l'avéncment de Turfjot au ministère
combla ses vœux, et, tant (|ue son ami fut ministre, il l'aida de son mieux
de ses conseils et de son travail. Cette époque fut la plus brillante et la
plus heureuse de sa vie. Après avoir longtemps souffert de la gêne, il
venait d'arranger ses affaires personnelles. Aux 1,000 livres de pension
qu'il tenait de M. de la Galaisière, aux 4,000 que lui avait accordés
M. d'Invaux pour la confection du Dictionnaire du commerce, un arrêt
du conseil, rendu peu après la nomination de Turgot, ajouta une grati-
fication perpétuelle de 2,000 livres, en récompense de ses différents ou-
vrages publiés sur des matières d'administration. Il voulut alors se donner
les joies de la famille; il fit venir de Lyon une de ses sœurs, restée veuve
avec une fille, et les établit l'une et l'autre chez lui. L'année suivante,
il maria sa nièce à Marmontel, et voulut que le nouveau couple fît avec
lui ménagée commun, jusqu'au moment où le nombre des enfants les con-
traignit à se séparer. Il fit venir alors deux autres nièces qui vécurent
avec lui jusqu'à sa mort.
Comme la plupart de ses contemporains, il avait un g'oût prononcé
pour la musique. Il fut, avec Marmontel, un des premiers amis de Piccini
et un des plus ardents défenseurs de la musique italienne. Il avait même
écrit un petit Traité de VExpression en musique et de V Imitation dans les
arts, inséré dans le Mercure de 1771. Vers la fin de sa vie, il réunissait
chez lui les principaux artistes du temps, entre autres Viotti, pour faire
de la musique avec une de ses nièces, qui avait un véritable talent sur
le clavecin.
Il publia, sous le ministère de Turgot, deux nouveaux écrits ; l'un, la
Théorie du paradoxe, contre Lingual , qui avait attaqué les actes du
ministre et les principes des économistes; l'autre, contre le livre de
Necker, Be la Législation et du Commerce des grains, la plus grande er-
reur de son auteur. Turgot venait de décréter, par un édit célèbre, la
liberté du commerce des grains, et une ardente controverse s'établissait
plus que jamais sur ce sujet.
On a souvent reproché à l'abbé Morellet son goût pour la polémique,
et ce n'est pas sans motif. De même qu'il avait mis en cause, hors de
propos, madame de Robecq, douze ans auparavant, il prit assez mal son
temps pour se déchaîner contre Linguet. Celui-ci était assurément im
A6 • JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
esprit bizarre et faux, une imagination inquiète et malade, mais en
heurtant de front l'école philosophique et économique, alors au comble
de la puissance, il s'était attiré beaucoup d'ennemis, et au moment où
parut le pamphlet diriijé contre lui, il venait d'être rayé du tableau des
avocats à Paris, par une décision du conseil de l'ordre, ratifiée par le
parlement, pour son arrogance et ses singularités dans ses rapports avec
ses confrères. Il etàt été plus généreux de le ménager. Morellet avoue,
dans ses Mémoires, qu'il eut à lutter contre plusieurs de ses amis, et
notamment contre Malesherbes, qui le détournait de rien publier. Mais
il avait un faible pour sa Théorie du paradoxe; il ne voulut pas la perdre.
L'œuvre, en elle-même, ne méritait pas cette prédilection; c'est une
longue personnalité, une ironie froide et uniforme. Linguet répondit par
la Théorie du libelle, et il n'avait pas tout à fait tort.
La querelle avec Necker fut plus digne d'un ami de Turgot. Necker,
dans son livre, avait imprudemment attaqué la propriété; par entraî-
nement de déclamation, il présentait les propriétaires comme dévorant
la substance du pauvre peuple. Il l'a certainement regretté plus tard,
mais on ne voyait pas encore le danger de pareils écarts, on n'en voyait
que la popularité. Morellet prit vigoureusement la défense des proprié-
taires; il prouva que le droit de vendre librement son blé, soit à l'inté-
rieur, soit à l'extérieur, était une conséquence du droit de propriété.
Cette réponse, qui aurait été péremptoire dans un temps calme, ne fit
qu'exciter Necker et le jeter de plus en plus dans l'opposition.
Cette rupture de Necker et de Turgot est, sans aucun doute, le plus
malheureux incident du règne de Louis XVI. Si ces deux hommes, que
rapprochaient tant d'idées communes, avaient su marcher d'accord, on
aurait évité bien des difficultés. Mais l'expérience n'avait pas encore
appris aux hommes publics ce qu'elle aura toujours peine à leur ap-
prendre en France, qu'il faut savoir se supporter et se céder mutuelle-
ment quand on a au fond le même but. Necker avait tort pour le fond,
Turgot se donna tort pour la forme. Voici ce que raconte Morellet lui-
même : « M. Necker avait offert à M. Turgot de lire son ouvrage ma-
nuscrit et de juger si l'on pouvait en permettre l'impression. M. Turgot
répondit un peu sèchement à l'auteur, parlant à sa personne, qu'il pouvait
imprimer ce qu'il voulait, qu'on ne craignait rien, que le public jugerait,
refusant, d'ailleurs, la communication de l'ouvrage; le tout avec cette
hauteur dédaigneuse qu'il avait, trop souvent, en combattant les idées
contraires aux siennes. Ce que je rapporte là, je ne le tiens pas d'un
autre, car je l'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles; j'étais alors
chez M. Turgot : M. Necker y vint avec son cahier; j'entendis les ré-
ponses que l'on fit à ses offres, et je le vis s'en allant avec l'air d'un
homme blessé sans être abattu. »
Le livre de Necker, si mauvais qu'il fût, répondait à des préjugés an-
L'ABBf: MORELLKT. 57
ciens el enracinés. Il eut un succès énorme, que la réfutation de Morellet
ne put arrêter; on eu fit, en peu de temps, vin^^^t éditions. En même
temps, le peuple se soulevait. On sait quelles furent les conséquences de
la guerre des farines. Tur^jot se défendit avec une roideur inflexible; il
fit pendre quelques-uns des insur[]^és et brisa dans un lit de justice la
résistance du parlement. On n'était plus au temps où ces moyens violents
pouvaient réussir; ils échouèrent devant l'irritation générale, et Turgot
sortit du ministère.
Désolé de n'avoir pu défendre plus efficacement son ami, Morellet alla
s'enfermer, pendant l'automne de 1776, au château de Brienneen Cham-
pagne, chez son autre condisciple l'abbé de Brienne qui, marchant rapi-
dement dans la carrière de l'ambition, était déjà archevêque de Toulouse
et membre de l'Académie française. Lcà, il passa son temps, pour se dis-
traire, à traduire, d'un bout à l'autre, le grand ouvrage d'Adam Smith
sur la Richesse des nations, qui venait de paraître en Angleterre. Si rapide
que fût son travail, il fut gagné de vitesse par un autre traducteur, et sa
traduction n'a jamais été imprimée. Il eut, cette même année, le chagrin
de perdre madame Geoffrin, qui lui laissa, en mourant, une rente viagère
de 1,175 livres ainsi qu'à Thomas et à d'Alembert. Ces trois légataires,
qu'elle avait distingués parmi ses nombreux amis, voulurent acquitter
la dette de la reconnaissance; chacun d'eux écrivit, à part, un portrait
de cette femme célèbre.
La terre de Brienne ne valait pas, primitivement, plus de 15,000 livres
de rentes, mais le comte de Brienne, frère de l'abbé, ayant épousé la
fille d'un riche financier, avait arrondi le domaine paternel par l'achat
de beaucoup de bois et de terres. Il ne restait de l'ancien château qu'un
vieux pavillon ouvert à tous les vents; on l'avait jeté par terre, et sur
ses ruines s'élevait un bâtiment magnifique, qui avait coûté deux mil-
lions. Là se réunissait une brillante compagnie; l'abbé Morellet y passa,
pendant dix ans, une partie de Tannée au milieu des fêtes, payant son
écot par des chansons assez médiocres, mais qu'il chantait avec beau-
coup de verve et de gaieté. Il continuait toujours ses recherches pour le
Dictionnaire du commerce^ qu'il n'avait pas encore abandonné; mais, en
réalité, ces dix ans ont peu ajouté à son bagage littéraire. Il jouissait de
ses combats passés, de sa nouvelle aisance, de ses amitiés, de ses succès,
et son ancienne ardeur polémique ne trouvait plus à s'exercer pendant
ces belles années du règne de Louis XVI, qîii réalisaient, peu à peu,
toutes ses idées.
L'année 1781 fut marquée par une perte douloureuse qui vint troubler
son repos et son bonheur; Turgot mourut. « Je me suis souvent
demandé, dit-il, en rappelant cette mort prématurée, quelles eussent
été dans nos désastres les idées et la conduite de cet homme inca.
pable de faiblesse et de dissimulation, et dont les intentions étaient ton-
58 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
jours droites, les vues profondes et pures. Eût-il exercé quelque influence
sur l'état des affaires et sur les conseils du roi? n'eùt-il pas été empri-
sonné, ég^or(]?é, connme M. de Maleslierbes, son ami ? Dieu, en le retirait
sitôt de là vie, a voulu peut-être récompenser ses vertus. »
La paix entre la France et l'Angleterre, qui mit fin à la guerre d'Amé-
rique, fut conclue en 1783. Lord Shelburne, alors premier ministre, y
eut la plus g^rande part; il s'était toujours opposé à la (juerre et avait plus
que personne le droit de la teriiiiner. Quand les signatures furent don-
nées, il écrivit à M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères,
que^ s'il avait eu dans le cours de la négociation le bonheur d'être
agréable au roi, il le suppliait de lui témoigner sa satisftvction en
accordant une abbaye à l'abbé Morellet ; les principes qu'il avait suivis^
il les devait, disait-il, à cet ancien ami, qui avait libéralisé ses idées. Le
roi s'empressa de donner au ministre anglais cette marque de son estime,
et une abbaye n'étant pas vacante pour le moment, l'abbé reçut le
brevet d'une pension de 4,000 livres sur les économats. Tout fier de cette
récompense et du procédé tout exceptionnel qui la lui avait obtenue, il
passa de nouveau le détroit et alla trouver lord Shelburne, à Bowood,
pour le remercier.
Le plus grand des honneurs littéraires l'attendait à son retour;
au mois de juin 1785> il fut reçu à l'Académie française. Quoiqu'il
n'eût écrit que des brochures, il passait avec raison pour un des bons
écrivains de son temps; son style ne visait pas à l'éloquence, mais il
était clair, vif, piquant, il avait quelques-unes des qualités de Voltaire
et de Swift qu'il avait pris l'un et l'autre pour modèles. Il succédait à
l'abbé Millot, auteur de nombreux ouvrages historiques et précepteur de
duc d'Enghien. On affirme assez souvent que la composition de l'Aca-
démie française était entièrement aristocratique avant la Révolution.
C'est une erreur à ajouter à beaucoup d'autres. H y avait en effet à
l'Académie des grands seigneurs comme le duc de Nivernais, le prince
de Beauvau, le maréchal de Duras, le cardinal de Bernis, Malesherbes-,
mais les deux tiers des membres étaient des hommes de lettres nés dans
la condition la plus obscure et vivant du produit de leur plume. MaN
montel, fils d'un paysan limousin, était secrétaire perpétuel et avait suc-
cédé dans ces fonctions à un enfant naturel, d'Alembert. Parmi les mem-
bres se trouvaient Gaillard, Beauzée, l'abbé Delille, Suard, Laharpe,
Ducis, Lemière, Chamfort, Bailly, l'abbé Maury, Target, Sédaine, etc.
Morellet était fils d'un papetier, Maury d'un cordonnier, Laharpe avait
été élevé par charité, Chamfort et Delille étaient des enfants naturels
comme d'Alembert, Sédaine avait fait le métier de tailleur de pierres
avant d'écrire pour le théâtre.
Pour mettre le comble à ses prospérités, Morellet eut une dernière au-
baine, ïl avait depuis vingt ans un induit que lui avait donné Turgot : on
L'ABBK MOHKLLKT. 39
appelait ainsi un droit éventuel à un bénéfice. Cet induit était rCvSté impro-
ductif entre ses mains, quant il apprit tout à coup, au mois de juin 1788,
qu'il était désormais possesseur du prieuré de Thimer, dans le pays
chartrain, à vin{|t-quatre lieues de Paris. « Je trouvai là, dit-il, une
maison ancienne, mais solidement bâtie et fort bien distribuée, un jardin
de sept à buit arpents et un revenu de quinze à seize mille livres, partie
en domaines affermés, partie en dîmes. Voilà le bien qui m'arriva en
dormant, à l'âge de soixante-deux ans. J'acbetai pour deux mille éeus
de meubles à l'inventaire de mon prédécesseur, et j'établis cbez moi les
maçons, les menuisiers, les charpentiers; je mis à l'œuvre un tapissier
de Dreux ({ui acheva de me meubler en entier, sauf quelques parties de
meubles que j'envoyai de Paris. Je commençai aussi rarranjjement de
mon jardin, et des plantations nouvelles, et des travaux pour l'écou-
lement des eaux. Je réparai tout, rien ne fut oublié. » En réunissant
tous ses revenus,il se croyait sûr d'avoir désormais 30,000 livres de rentes;
jamais pareille fortune n'était échue à un philosophe. Pendant qu'il se
livrait à ces rêves dorés, la catastrophe qui devait tout lui enlever
avançait à (jrands pas.
Il avait repris la plume sous le ministère de Galonné, pour attaquer de
nouveau le monopole de la Compagnie des Indes que ce ministre avait
étourdiment établi ; les députés des principales villes commerciales du
royaume, lésées dans leurs intérêts par la résurrection du privilège,
s'étaient adressés à lui et l'avaient trouvé toujours prêt à combattre pour
la liberté. Sous le ministère de son ami M. de Brienne, il reprit un mo-
ment le rôle qu'il avait sous Turgot; il donna des conseils qui furent
généralement peu suivis et entre autres celui de faire élire l'assemblée
nationale, suivant l'ancien plan de Turgot, par les assemblées pro-
vinciales , ce qui aurait évité la grande secousse des élections de
1789.
L'orage qui grondait de plus en plus eut bientôt emporté M. de Brienne.
Les États-généraux étaient convoqués, mais on ignorait encore sous
quelle forme. Necker, rentré au ministère, réunit la seconde assemblée
des notables pour lui soumettre les questions qu'agitait de tous côtés la
polémique la plus ardente et la plus libre. Un seul des six bureaux des
notables, celui que présidait le comte de Provence, depuis Louis XVIÏI,
se prononça pour la double représentation du Tiers. L'abbé Morellet
appuya cette opinion dans une des innombrables brochures du temps :
Observations sur la forme des États de 1614. Quand cinq des princes du
sang adressèrent au roi le fameux mémoire oii ils condamnaient les
prétentions du Tiers-État comme inconciliables avec l'antique consti-
tution de la monarchie, il publia encore une Réponse au mémoire des
Princes. On le trouvait comme toujours au premier rang parmi ceux qui
défendaient les idées de justice et de liberté, mais sans aucune mau-
60 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
vaise pensée contre l'ordre social, et n'abandonnant aucun des principes
qui font la sécurité des nations et des individus.
En rendant compte de ce temps dans ses Mémoires^ il exprime l'opi-
nion que la grande faute du gouvernement fut de n'exiger, pour être
électeur et éligible, que des conditions insignifiantes de propriété. « C'est
cet oubli de la propriété dans la formation des États généraux, qui a été,
dit-il, la principale cause de nos malheurs. Il n'est pas douteux que le
droit de constituer et de réformer un gouvernement n'appartienne aux
propriétaires; ce sont là les principes établis par la plupart des philo-
sophes appelés économistes, tels que MM. Dupont, Letrône, Saint-Péravy,
Turg'ot, et ces principes ont toujours été les miens. » Cette théorie des
droits politiques attachés à la propriété aurait en effet permis de sup-
primer sans violence les ancieng ordres, ainsi que l'avait proposé Turgot
dans son Mémoire au roi sur les municipalités ; adoptée en 1815 et con-
tinuée en 1830, elle a donné à la France les trente-deux années de la
monarchie parlementaire; mais elle a eu toujours contre elle une opi-
nion puissante qui la qualifie de matérialiste, et il est au moins dou-
teux qu'elle eût pu être admise en 1789, puisque Theureuse expérience
qu*on en a faite n'a pu la maintenir.
Quand éclatèrent les événements de Bretagne, il prit parti contre la
noblesse et le haut clergé qui refusaient de prendre part aux élections,
tant qu'elles ne se feraient pas suivant les lois constitutionnelles de la
province. (Quatre lettres à la noblesse de Bretagne^ février 1789). Il se
rendit aux élections du bailliage où était situé son bénéfice et qui s'ap-
pelait du nom même du prieuré Châteauneuf en Thimerais, dans l'espé-
rance d'y être élu par le clergé, mais on lui préféra un prêtre obscur,
ce qui commença à lui ouvrir les yeux sur la véritable nature du mou-
vement. Il revint à Paris avec sa courte honte, et se présenta à l'assemblée
primaire des ecclésiastiques de sa section, qui se tenait dans la maison du
curé de Saint-Roch. Il ne fut pas plus heureux. A ces échecs personnels
succédèrent bientôt les premiers troubles de la Révolution, et dès le
14 juillet, il s'effraya sérieusement. « Je connus alors, dil-il, que le peu-
ple allait être le tyran de tous ceux qui avaient quelque chose à perdre,
de toute autorité, de toute magistrature, des troupes, de l'assemblée, du
roi, et que nous pouvions nous attendre à toutes les horreurs qui ont ac-
compagné de tout temps une semblable domination. »
Dès les premiers mois de 1789, il publia dans le Mercure une Lettre
à M. le maréchal de Beauvau sur le gouvernement d'Angleterre. C'est un
de ses meilleurs écrits, un de ceux qui peuvent être lus avec fruit encore
aujourd'hui. D'ardents révolutionnaires avaient traduit en français
un examen critique du gouvernement anglais par un Américain, en y
ajoutant des notes oii l'on affirmait qu'il n'y avait en Angleterre ni
liberté personnelle, ni liberté de commerce, ni tolérance religieuse, ni
I/ABBH MOKELLEÏ. 61
libelle (le la presse, el (jiie la iiaLiou obéissail aux vuloulés arbitraires
(Fiiii iiarlcnient oligarchique el corrompu. Morellct répondail avec un
admirable bon sens à ces imputations; tout en reconnaissant que la
constitution an[}laise contenait encore des lacunes, il montrait combien
la réalité des Aiits valait mieux que les apparences, et comment, avec des
lois quelquefois défectueuses, les Anjjlais jouissaient de tous les genres de
liberté beaucoup plus qu'aucun autre peuple en Europe. Avertissement
Tort clair donné à l'Assemblée nationale, mais qui ne fut pas écouté. Le
maréchal de Beauvau, à qui la lettre était adressée, fut un des membres
de ce ministère qui essaya vainement d'introduire en France l'équivalent
des institutions anglaises. Le temps s'est chargé de lui donner raison, en
montrant ces institutions se corrigeant peu à peu par leur propre force
et portant enfin l'Angleterre au point de puissance et de liberté où nous
la voyons.
Vers la fin de 1789, il écrivit deux brochures pour relever la précipi-
tation et les vices des décisions prises sur les biens ecclésiastiques.
Dans la première, Réflexions du lendemain^ il accordait que les
biens ecclésiastiques n'étaient pas des propriétés comme les autres ,
mais en établissant que, comme propriétés usufruitières, ils avaient le
même caractère sacré. Dans la seconde, Moyen de disposer utilement des
biens ecclésiastiques, il proposait d'exiger de chaque bénéficier le tiers de
son revenu, désormais affecté à l'extinction successive de la dette natio-
nale. Ces termes moyens qui auraient ménagé la transition entre l'ancien
et le nouveau régime n'eurent aucun succès, et bientôt fut décrétée la
vente des bénéfices et l'expulsion des titulaires.
« En juin 1790, je me rendis à Tliimer pour la dernière fois. Là je
vis vendre à l'enchère la maison que j'avais réparée, meublée, ornée à
grands frais, le jardin que j'avais commencé à planter, une habitation
oia j'avais déjà vécu heureux, oii je pouvais me flatter d'achever le reste
de ma vie. Le concierge et sa femme, tous deux d'un âge avancé et les
plus honnêtes gens du monde, leurs trois enfants, deux garçons qui
étaient mes jardiniers, une jolie fille de seize ans qui avait soin de ma
laiterie, un homme de basse-cour intelligent et sûr, que j'avais gardé
de mon prédécesseur et que je traitais beaucoup mieux que lui, se déso-
laient et fondaient en larmes. Le curé et le vicaire, qui m'étaient aussi
très-attachés, partageaient notre douleur. Je ne parle là que de l'habi-
tation et du domaine qu'on m'enlevait, et non des rentes en dîmes;
c'est qu'en me recherchant bien, je sens que c'est en effet l'habitation et
le petit domaine que je regrette , et non les revenus. » Cette naïve
expression de regret peut prêter au ridicule, mais le malheureux dépos-
sédé avait soixante-trois ans, il perdait en un jour le fruit de toute
une vie de travail, et il voyait s'évanouir à la fois tous ses rêves de
62 JOUKINAL DES ÉCONOMISTES.
bonheur public et de bonheur privé. On peut bien pardonner à ces dé-
ceptions un peu d'épanchement.
Madame Helvétius avait acheté, après la mort de son mari, une maison
à Auteuil où elle passait toute l'année; elle y avait donné à Tabbé
Morellet un petit logement , où il venait deux ou trois jours de
la semaine, depuis la mort de madame Geoffrin. Autour de madame
Helvétius, qu'on appelait Notre-Dame d' Auteuil, se réunissait une
société de gens d'esprit qui plaisait fort à Tabbé; c'est là surtout qu'il
avait vu de près Franklin, qui était devenu amoureux, malgré son âge,
de madame Helvétius, et qui avait voulu l'épouser. Lors des violences
populnires de 1790, son indignation lui fit écrire un mémoire pour
dénoncer publiquement les assassinats et les incendies du bas Limousin.
Soit peur, soit exaltation révolutionnaire, les autres commensaux de
madame Helvétius lui en firent un reproche, et la maîtresse de la
maison ayant elle-même paru mécontente, il se crut obligé de démé-
nager.
On comprend sans peine ce que dut être un pareil événement dans la
vie d'un homme si attaché à ses amis et à ses habitudes. Il ne se laissa pas
décourager et continua bravement sa guerre contre la révolution et les
réyolutionuaires. L'irascible et ingrat Chamfort, qui poursuivait de sa
hçiine toutes les institutions existantes, ayant publié en 1791 une dia-
tribe contre rAcadémie française, il lui répondit avec vigueur. Son âme
droite n'avait jamais pu sympathiser avec l'esprit dénigrant de Cham-
fort qu'il voyait souvent chez madame Helvétius ; il ne put supporter
qu'un homme comblé de places et de pensions, et eptré par faveur à
l'Académie, demandât brutalement, pour complaire au parti niveleur,
la suppression de ce corps illustre. La réponse avait un caractère per-
sonnel que justifiait cette fois la violence de l'attaque. Entre autres traits
acérés se trouvait celui-ci : « L'Académie ne donne à ses membres ni
rang dans les armées, ni places dans l'administration, ni fonctions dans
l'église, toutes choses en horreur à M. de Chamfort; elle fait seulement
qu'à la question qu'on peut faire dans la société : qui est M. de Cham-
fort ? quelle est sa famille ? on répond : il est de l'Académie française, et
le questionneur est content. »
Cette querelle fournit à l'abbé Morellet l'occasion de faire une profes-
sion de foi politique qui mérite d'être rapportée. Chamfort ayant ac-
cusé tous les membres de l'Académie française d'être des ennemis de
la Révolution, il lui répondit par le credo suivant :
« Je crois à la souveraineté de la nation, souveraineté qui emporte avec
elle le droit de former et de réformer son gouvernement. Je crois que
la nation française, composée de ^5 millions d'âmes et occupant un terri-
toire de 200 lieues de diamètre, ne peut exercer sa souveraineté qu'en
la déléguant. Je crois que les délégués naturels et nécessaires d'une na-
L'ABBÉ MOHELLKT. ^53
tioii a{|i'icolo sont les propriétaires de ses terres qui réunissent en eux
tous les p,enres crintérét<|u'un citoyen peut avoir à un bon p^ouvernement.
Je crois que le pouvoir iép,islatif nepeutpas être exercé utilement et sûre-
ment pour la société par une assemblée unique. Je crois que, confiées à
deux assemblées dont le concours doit être réciproquement nécessaire,
les opérations du pouvoir législatif doivent encore être sanctionnées par
le pouvoir ((tii doit les mettre à exécution. Je crois que les lois doivent
dériver toutes du droit naturel des hommes considérés antérieurement
à leur réunion en société politi(jue. Je crois que ces droits, source de
toutes les lois utiles et justes, sont la sûreté individuelle, la liberté in-
dividuelle dans sa plus ,fjrande étendue, la propriété la plus sûre et li-
mitée uniijuement par un droit égal de propriété dans chaque autre
individu, la liberté entière du culte religieux, la liberté du discours et
celle de la presse, sauf la responsabilité envers les individus et envers
la société, dans les cas prévus et déterminés par la loi, l'égalité de tous
les citoyens aux yeux de la loi, l'égalité proportionnelle de Timpôt, la
limitation de l'impôt à ce qui est nécessaire au maintien de la société.
Quant au pouvoir exécutif, c'est-à-dire à la force du gouvernement, tant
pour le maintien de l'ordre au dedans que pour la défense contre les en-
nemis du dehors, deux parties inséparables du même tout, je crois que,
dans un pays tel que la France, il ne peut être remis que dans les mains
d'un monarque, et qu'il doit lui être confié entier, libre, indépendant,
sous peine de vivre dans l'anarchie, et sous la seule clause de la responsa-
bilité des agents de ce pouvoir. Je crois que la monarchie doit être hé-
réditaire et le monarque inviolable. »
Ce symbole, excellent résumé des idées de 1789, était, au moment oij
il l'écrivait, la critique la plus amère des actes de l'Assemblée consti-
tuante, qui en avait successivement transgressé toutes les parties, en éta-
blissant une seule chambre pour la confection des lois, en réduisant le roi
à un rôle nul et misérable, en violant la liberté des cultes par la constitu-
tion civile du clergé, en confisquant les biens ecclésiastiques, en tolérant
les violences contre les personnes et les propriétés. Aussi nous apprend-il
que son écrit ne se répandit qu'à un petit nombre d'exemplaires vendus
sous le manteau, et que son imprimeur finit par le mettre au pilon dans
la craipte des visites domiciliaires, exemple frappant de la liberté dont
on jouissait alors.
Il réfuta dans le même temps une adresse de Naigeon à l'Assemblée
nationale, dont le but avoué était la suppression de toute espèce de culte,
et retrouva pour cet écrit courageux toutes ses convictions de chrétien
et de prêtre. Il attaqua dans le Journal de Paris la doctrine de Brissot
sur la propriété, contenue dans un écrit intitulé : la propriété et le vol^
et y mit bien en lumière que le véritable caractère de la Révolution était
la guerre à l;i propriété. Apre:; le ^Ojiiiii 179*2, il fut réduit à se
64 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
taire. Marmoiitel, qu'il aimait comme un fils, quitta Paris et alla se
réfu[}ier avec sa femme et ses enfants dans une chaumière en Normandie.
Lui-même se tira d'affaire comme il put. Au milieu du désastre général,
un des coups qui lui furent le plus sensibles fut la suppression de l'Aca-
démie française au mois d'août 1793; il avait alors le titre de directeur,
et comme tel, il parvint à sauver les registres de l'Académie et à les dé-
poser en lieu sûr. Ses Mémoires expriment dans les termes les plus éner-
giques l'horreur que lui inspiraient les tragédies dont il était témoin et
dont il pouvait à tout moment devenir victime. Il usait son temps à écrire
secrètement contre les terroristes des pages vengeresses où il déchargeait
son âme ; de ce nombre était une épouvantable ironie renouvelée de
Swift, Le préjugé vaincu ou nouveau moyen de subsistance -pour la nation,
OÙ il proposait l'établissement d'une boucherie nationale pour remédier à
la disette en débitant la chair des victimes qui montaient tous les jours sur
l'échafaud. II avait été dénoncé au Comité révolutionnaire de sa section et
n'aurait pas tardé à être arrêté quand arriva le 9 thermidor.
C'est ici surtout qu'il faut admirer la force de son caractère et de son
esprit. Ruiné de fond en comble, ayant vu mourir presque tous ses amis,
échappé lui-même par miracle à la prison et à la mort, il eut encore le
courage de publier, dès le mois de décembre 1794, un écrit plein d'une
éloquente indignation pour réclamer la restitution des biens des con-
damnés, victimes des tribunaux révolutionnaires, à leurs enfants et à
leurs héritiers. C'est le plus bel acte de sa vie. Le même homme qui
n'avait pas reculé, trente ans auparavant, devant les vengeances de
l'inquisition, ne reculait pas devant les vengeances de la Révolution
toute-puissante. Il avait soixante-sept ans, le froid était horrible ; il lo-
geait sous les toits, et, après avoir mis sur lui tous ses vêtements et
toutes ses couvertures, il était souvent obligé d'interrompre son travail,
l'encre se glaçant sous ses doigts. Il avait intitulé sa brochure : Le cri
des familles. Ce cri souleva l'opinion contre la loi inique qui pro-
nonçait la confiscation des biens des condamnés. Lanjuinais soutint cette
cause avec beaucoup de chaleur à la Convention, et au bout de six mois
de discussion, le décret du 18 prairial (6 juin 1795) ordonna la restitu-
tion réclamée. C'était un grand succès pour la justice et une condamna-
tion implicite des jugements prononcés par des assassins habillés en juges.
Les familles qui rentraient dans leurs biens songèrent un moment à ré-
compenser leur intrépide défenseur en lui achetant une petite terre, mais
ce projet n'eut aucune suite.
Pendant qu'il prenait en mains les intérêts des héritiers, il entrepre-
nait de défendre une autre cause du même genre, celle des pères et mères
d'émigrés. Suivant un projet soumis à la Convention, la nation devait se
mettre en possession à l'instant même, non-seulement des biens appar-
tenant aux émigrés, mais de ceux dont ils devaient hériter un jour, ou-
L'ABBK MORiaLKT. 65
vrant ainsi d'avance la succession des ascendants encore vivants. C'est
contre cette proposition monstrueuse qu'il écrivit en mai 1795 la
Cause des pères, nouv(îlle brochure qui ne fit pas moins de sensation que
la première. 11 ne put empéclicr la Convention de convertir ce projet en
loi, mais il continua ses atlaciiies avec tant de persévérance qu'il amena
encore un soulèvement d'opinion, et un décret suspendit l'exécution de
la loi. Cette nouvelle victoire ne devait pas être de longue durée, car le
parti terroriste ayant repris son ascendant après la journée du 1"^ ven-
démiaire, la suspension fut levée. Dans l'intervalle, Morellet avait lutté
de tout son pouvoir, comme électeur, contre l'exécution du décret tyran-
nique qui maintenait les deux tiers de la Convention dans le corps lé-
gislatif élu en vertu de la constitution de l'an III ; vaincu avec les sec-
tions de Paris, qui réclamaient comme lui le renouvellement intégral, il
fut obligé de se cacher pendant huit ou dix jours, ce qui ne l'empêcha
pas de se rendre aux élections. Il y fut élu député, par une dernière
protestation contre la convention victorieuse, mais il refusa d'accepter,
«ne voulantpas, dit-il, partager les fonctions de législateur avec les deux
tiers d'une assemblée souillée de tant de crimes. »
A ces actes énergiques , il faut joindre un dernier effort en fa-
veur de la liberté de la presse. Chénier, député à la Convention,
s'étant avisé de déclamer violemment à la tribune contre cette liberté,
il lui répondit par un écrit de quelques pages intitulé : Pensées libres
sur la liberté de la presse. Il y rappelait que, prisonnier à la Bastille,
il avait été fort bien traité. « J'ai vu depuis qu'aux Madelonnettes, à
Saint-Lazare, à la Force, h la Bourbe, au Plessis, et dans ce nombre
prodigieux de bastilles substituées à la mienne, ces douceurs ne se trou-
vaient pas au même degré, et que la paille, le cachot, la gamelle, le se-
cret, etc., y gâtaient un peu les prisons de la liberté; mais on ne peut
pas tout avoir. » Chénier avait proposé tout simplement de condamner à
la déportation les écrivains qui provoqueraient à r avilissement de la Con-
vention nationale ; il ne craignait pas de lui jeter à la ftice cette allusion
sanglante à la mort d'André Chénier : «Sultan Chénier, né à Constanti-
nople, en auriez-vous rapporté la manie des Ottomans, qui croient ne
pouvoir régner qu'en étranglant leurs frères? »
En 1796, il écrivit une Apologie de la philosophie contre ceux qui r ac-
cusent des maux de la révolution. Il avait à cœur de distinguer les doc-
trines de toute sa vie de l'impur mélange qui les avait défigurées. Il fut
éloquent et passionné dans cette revendication.
Pendant toute la période du Directoire, il gagna noblem.ent sa vie à
faire des traductions pour les libraires. Le goût public, faussé en litté-
rature comme en politique, exigeait des émotions fortes; lui disciple de
Voltaire, il dut se résigner à traduire de l'anglais le Confessionnal des
Pénitents noirs et d'autres romans ftmtastiques que recherchaient les es-
"1" SÉRIE. T. XLv. — '[^janvier 1865. 5
66 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
prits troublés. Il y joignit plusieurs voluuies d'histoire et des voyages.
Le refus qu'il avait fait de la députation lui valut de n'être point /rwcfi-
dorisé, comme la plupart de ses amis. En 1799, quand fut portée la loi
dite des otages, il rentra dans l'arène. «Cette loi, dit-il, était un nouvel
accès de la lièvre révolutionnaire, une mesure digne de Robespierre et
des siens. Il pouvait être dangereux de la combattre. Je l'attaquai avec
des ménagements que je ne pouvais me reprocher, puisqu'ils étaient né-
cessaires pour répandre mon ouvrage. Ces ménagements ne consistaient
qu'à ne pas dire ouvertement aux promoteurs et inventeurs de cette
horrible loi, qu'ils étaient des monstres et des tyrans; car j'ai peint hi
loi elle-même de ses véritables couleurs. Je puis croire que cet ouvrage
n'a pas été inutile, et qu'il a contribué à rendre plus général le senti-
ment d'horreur et d'indignation qu'elle devait exciter. «
Il commença dans le même temps à écrire ses Mémoires, qui n'ont été
publiés qu'après sa mort. Il y a peu de livres d'une lecture aussi atta-
chante; le monde spirituel et lettré du xviii^ siècle y revit tout entier,
et c'est sans contredit son meilleur titre littéraire. On y sent presque à
chaque mot la généreuse colère dont il était pénétré par le souvenir récent
de la Terreur et que ravivait le détestable gouvernement du Directoire.
Le 18 brumaire le délivra de ce cauchemar, mais il ne fut point
parmi les adorateurs du régime nouveau. Il garda son indépendance
et sa pauvreté. Le premier consul voulut le voir, et eut avec lui une
de ces conversations saccadées qui lui servaient à déconcerter ses
interlocuteurs. «Vous êtes économiste, n'est-ce pas? vous voulez l'im-
pôt unique? vous voulez la liberté du commerce des grains? vous \\à
voulez pas de droits de douanes ?» Morellet soutint bravement l'assaut, et
répondit à ces questions brusques en mainienanl et en expliquant ses
principes. Bonaparte, ayant manqué son effet, lui appliqua la terrible
épithète d'idéologue^ ce qui voulait dire qu'il n'était bon à rien. L'éco-
nomiste éconduit se retourna vers la littérature, et en 1801, il publia
des Observations critiques sur le roman à'Atala qui venait de paraître.
Entre le génie du xviii® siècle personnifié dans ie critique et l'imagina-
tion aventureuse de l'auteur, il y avait loin; les observations ne portaient
pas toujours juste, mais les imperfections de détail étaient signalées avec
goût, et Chateaubriand en profita pour se corriger lui-même plus qu'il
n'a voulu en convenir.
Cette polémique littéraire fit quelque bruit, d'autant plus qu'elle se
renouvela à propos du Génie du christianisme et des Martyrs. L'abbé
Morellet n'avait relevé dans Atala que les bizarreries de style; il s'atta-
qua ensuite à l'idée principale de Chateaubriand. L'auteur du Génie du
christianisme avait certainement raison de soutenir que la religion chré-
tienne, en élevant l'âme humaine, avait exercé la plus heureuse influence
sur le développement des lettres et des arts comme sur l'ensemble des
L'ABBK MURKLLKT. 67
sociétés modernes; mais il allait trop loin en essayant de prouver par
son propre exemple la possibilité d'un merveilleux chrétien, supérieur
pour l'elTet poétique à la mytliolojîie païenne. C'est surtout là ce que
contestait so!i adversaire. La mytholo(ïie clirétienne des i)/ar%rs est au-
jourd'iuii ju(îée, ce qui ne nuit en rien au sens général du livre. «Après
avoir entendu M. de Chateaubriand, dit Tabbé Morellet, nous donner
comme ennemis de la poésie descriptive les éléj^ants fantômes dont Ho-
mère et Vir^îile peuplent la terre, la mer et les cieux, on est bien étonné
de voir que l'auteur des Martyrs repeuple le monde d'an^jes et de dé-
mons, qui certes ne sont pas plus a^jréables en poésie que les dieux de
l'Olympe, et les faunes, et les dryades, et les nymphes, et les divinités
du Tartare. 11 ne veut point de Neptune, et il met en scène un ange des
mers avec des ailes bleues. Éole lui déplaît, et il nous fait un ange des
tempêtes. Il proscrit Vénus et les Amours, et il fait promener dans les
bois de l'Arcadie le démon de la volupté, et nous peint l'ange des saintes
amours défendant Eudore des traits d'Astarté. »
Les dernières années de l'abbé Morellet furent paisibles. Après plu-
sieurs tentatives inutiles pour obtenir du gouvernement consulaire le
rétablissement de l'Académie française, il eut la satisfaction de la voir
rétablie de fait en janvier 1803, sous le nom de seconde classe de l'In-
stitut, ou classe de la langue et de la littérature françaises. Il s'y re-
trouva avec quelques-uns de ses anciens confrères qui avaient survécu
à la tempête: Ducis, Delille, Laharpe, Suard, Boufflers, Choiseul —
Gouffier. Deux ans après, en répondanl au discours de réception de
Lacretelle , il restitua publiquement à l'Académie les titres et registres
qu'il avait sauvés. Un autre jour, il prononça dans la même assemblée
l'éloge de Marmontel. Ce fut à vrai dire son dernier écrit, car nommé
secrétaire de l-i commission du Dictionnaire, il s'attacha désormais à des
études sur la langue. Il s'était toujours plu aux travaux de ce genre;
c'était aussi un des amusements de son ami Turgot. En 1808, il fut
nommé par un sénatus-consiilte membre du Corps législatif; il avait
quatre-vingts ans. La vie active était finie pour lui, et ce poste ne de-
vait être qu'une honorable retraite.
Il sortit de son silence au mois d'octobre 1814, pour livrer un der-
nier combat en faveur de la liberté commerciale. 11 s'agissait d'inter-
dire l'importation des fers étrangers. Le vétéran éleva la voix : « Ce que
vous demandent les maîtres de forges, dit-il à la Chambre, c'est le mo-
nopole des fers ; et puisque tout monopole est une atteinte à la liberté et
à la propriété de ceux qui n'en jouissent pas, protecteurs que vous êtes
de ces droits sacrés, vous les défendrez sans nn\ doute.» Abordant les
détails de la question, il démontra ce que le haut prix du fer coûterait
à toutes les industries et particulièrement à l'agriculture. Ces arguments
étaient exactement les mêmes qui , reproduits sans succès pendant
68 JOURNAL DES ÉCONU^UISTES.
ciîKjuanle ans, ont fini p^ir triompher. Un accident survenu peu après
le priva de mouvement et de force. Les chevaux de sa voiture s'empor-
tèrent et allèrent ki briser contre une borne. Il eut la cuisse cassée
dans cette chute; son excellente constitution résista cependant. Il eut
encore le temps de voir les premières années de la monarchie con-
stitutionnelle, dont il avait salué le retour avec bonheur, et ne mou-
rut qu'au mois de janvier 1819, à quatre-vingt-douze ans. Il serait sans
doute devenu, sans cet accident, centenaire comme Fontenelle.
Né en 1727, mort en 1819, il y a tout un monde entre ces deu?i dates.
En 1727, douze ans seulement s'étaient écoulés depuis la mort de
Louis XIV; la rég^ence venait de finir, et la France se reposait de ses
longues épreuves sous Tadministration paisible du cardinal de Fleury.
L'abbé Morellet avait vingt ans quand parut V Esprit des lois, il en avait
trente quand Voltaire publia son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations.
Il a vu débuter Buffon et Jean-Jacques Rousseau, il a vu naître VEncy-
clopédie et il y a travaillé; contemporain de Turgot et d'Adam Smith, il
a connu tous les hommes importants du xviu'' siècle, soit en France, soit
à l'étranger, et le dernier tiers de sa vie a été témoin de la Révolution,
de l'Empire et de la Restauration. Dans cette longue carrière il a beau-
coup écrit, et chacun de ses ouvrages a eu pour but de redresser une
iniquité ou de détruire une erreur. Il a combattu l'intolérance avec Vol-
taire, il a travaillé avec Beccaria à la réforme du droit criminel, il a
propagé l'inoculation, il a lutté avec Turgot pour la liberté du commerce,
il a vanté la liberté de la presse sous les verroux de la Bastille, il a com-
battu en 1789 pour la prépondérance politique du Tiers-État; puis,
quand sont venus les jours d'épreuves, on l'a vu défendre contre la spo-
liation les droits sacrés de la propriété, venger la religion persécutée,
braver la tyrannie révolutionnaire et contribuer à la renverser. Aucun
de ses écrits n'a survécu au moment qui les a fait naître, mais il avait
d'avance accepté ce rôle; comme son ami Suard, il n'a été et n'a voulu
être qu'un journaliste, mais un journaliste toujours debout. Il a regagné
par la variété de ses connaissances et la sûreté de ses opinions ce qui
lui a manqué pour la profondeur et l'originalité.
Honoré et aimé de tous, il avait conservé une gaieté inaltérable, le
plus si'ir témoignage d'une bonne conscience. Ce qu'il a le plus aimé
et recherché de tout temps, c'est le plaisir de la conversation; il s'en
était enivré dans sa jeunesse, et tout en racontant avec délices ses
souvenirs des salons d'autrefois, il ne dédaignait pas ceux qui lui res-
taient. Plus assidu à l'Académie qu'au Corps législatif, il se retrouvait
avec bonheur dans ce monde de l'esprit, où il avait passé sa vie. Il
accueillait avec bonté les jeunes gens et ne cessait de leur recomman-
der le travail. Tous les ans, à l'anniversaire de sa naissance, ses amis
se réunissaient autour de lui, et il leur chantait des chansons qu'il
LE TAUX DE L'INTl^RKT. 69
avait composées pour la circonstance. On en a conservé qnelqiies-unes,
elles respirent la douce philosophie du saf^e qui attend sans inquiétude
le ternie inévitable.
Li':oNCE DE Lavergne.
RÉPONSE A QUELQUES QUESTIONS
POSÉES PAR LA COMMISSION d'eNQUÊTE
SUR LE TAUX DE L'INTÉRÊT '
La loi qui limite le taux de l'intérêt du prêt d'argent est, comme toute
réglementation des prix sur un marché quelconque, une atteinte au droit
de propriété, en vertu duquel chacun doit pouvoir disposer comme il
l'entend de son bien, céder définitivement ou temporairement ses ser-
vices pour le prix qui lui en est librement offert, et se procurer pareil-
lement les services des autres pour le prix qu'il lui convient d'y
mettre.
Si on laisse de côté la question de droit pour s'attacher aux considé-
rations d'utilité pratique, il est aisé de voir que cette loi va directement
contre le but qu'elle paraît se proposer, et que, sous prétexte de rendre
le crédit moins onéreux à la classe la plus nombreuse et la plus pauvre
des emprunteurs, elle le leur rend ou impossible ou ruineux.
Il n'y a pas de fait, en économie politique, mieux constaté et plus
universellement reconnu, que l'inanité et le contre-sens des lois qui
prétendent imposer à un marché un maximum ou un minimum de prix.
Le maximum légal, en effet, éloig^nant l'offre, amène la rareté et par
conséquent la cherté de la marchandise : le minimum arrête la demande
et tend ainsi à provoquer Favilissement des prix. La maladresse
de l'arbitraire est ici flagrante.
Sur le marché de l'argent ou, pour parler plus exactement, des capi-
taux, il n'en est pas autrement. Tout le monde sait que le prix de
l'argent est soumis à une foule de causes générales de variation ; il
dépend de l'abondance des épargnes disponibles, de la vivacité des
besoins de l'industrie, de la sécurité des placements, etc. Il y a, en
(l) Note remise à la commission d'enquéto. Novembre 18G4.
70 JOUHNAL DES l^CONOMISTES.
un mot, à chaque instant, pourTargent, un certain prix ou taux normal
qui correspond à l'état g^énéral des esprits et des choses, qui ne s'établit
par consé({uent et ne peut s'établir que par le concours et la libre ma-
nifestation de toutes les offres et de toutes les dc^nandes. Ce chiffre
normal, en outre, dans chaque transaction particulière, se modifie et
s'accroît en raison du plus ou moins de solvabilité qu'offre l'emprun-
teur, d'une prime variable, au moyen de laquelle le prêteur s'assure
lui-même contre la chance de non-remboursement. Quand, au milieu de
tous ces éléments si essentiellement variables, rétractiles et impression-
nables, la loi vient jeter un chiffre inflexible et brutal, elle produit
l'effet d'une barre de fer qu'on introduirait à travers les rouages d'un
mécanisme extrêmement délicat ; elle arrête le mouvement et entrave
les transactions.
Or, dans la question du prêt (qui est le procédé général par lequel les
capitaux expectants et improductifs passent à l'état d'activité et de pro-
duction), le nombre des transactions est un élément bien autrement
important à considérer que le chiffre du taux. L'intérêt, plus ou moins
élevé, ne constitue, au point de vue social, qu'un simple virement de
valeurs entre l'emprunteur et le prêteur; le transfert même du .capital,
au contraire, implique et présume, en thèse générale, une double créa-
tion de richesses, un double bénéfice pour la communauté : — bénéfice
pour le prêteur, qui ne livre ses fonds que parce qu'on lui en donne un
intérêt supérieur au profit qu'il pourrait en retirer s'il les faisait
valoir lui-même; — bénéfice pour l'emprunteur, parce qu'à moins de
cas de détresse exceptionnelle, il ne consent à payer un certain intérêt
que parce qu'il doit retirer de la somme qu'il emprunte un profit plus
élevé.
Le rétrécissement et l'éiouffement quelquefois du marché des capi-
taux, voilà le premier et le plus fâcheux résultat de la législation res-
trictive. L'usure ne vient qu'en seconde ligne.
La loi a beau p;êner les conditions du prêt, elle ne supprime pas pour
cela les besoins d'emprunt; ces besoins s'évertuent à tournei' l'obstacle.
Partout où le marché à ciel ouvert est légalement entravé, il se crée un
marché illégal et clandestin. La douano et la prohih.ition aux frontières
font naître la contrebande. L'usure est la contrebande du prêt. Plus la
loi devient vigilante et sévère en fait de répression, plus le nombre de
ceux qui font métier de l'éluder tend à se restreindre et plus s'accrois-
sent les risques qu'ils encourent en la fraudant. C'est une double raison
pour que les conditions de l'emprunt extra-légal deviennent plus oné-
reuses : d'une part, parce que les capitaux interlopes se font naturelle-
ment d'autant plus payer qu'ils sont plus rares; de l'autre, parce que la
prime d'assurance contre les risques de poursuites que court le prêteur
vient retomber sur l'emprunteur en- aggravation de l'intérêt. En pour-
LE TAUX DE L'INTÉRÊT. 71
suivant l'usure, la loi ne fait donc que la rendre plus âpre et plus rui-
neuse pour le malheureux.
La liberté absolue de l'intérêt n'entraîne, du reste, ni la suppression
d'un taux léguai, ni le désarmement de la loi contre l'usure.
On peut et on doit, à mon sens, conserver un taux légal, ou (pour ôter
toute idée d'obli[}ationet de contrainte) coutumier , qni s'appliquerait de
plein droit à Tévaluation des intérêts des remboursements différés, des
sommes en dépôt ou consifjnation, à la capitalisation des rentes de
diverse nature, etc., qui aurait enfin pour but de suppléer à l'absence
de stipulations expresses dans les contrats, mais qui ne pourrait jamais,
bien entendu, prévaloir contre les dispositions résultant de la teneur
même des actes.
Quant au délit d'usure ou plutôt ^ahus en matière de prêt, on devra
le maintenir en le définissant mieux, pour le cas où « le prêteur aurait
abusé de l'ignorance, des passions ou des faiblesses de l'emprun-
teur » (1).
La preuve d'abus et d'exploitation coupable devra résulter de l'en-
semble des circonstances caractéristiques du prêt; mais il est tout à fait
anti-économique de la faire reposer uniquement sur le chiffre plus ou
moins élevé du taux. Qu'un capitaliste qui se décide à commanditer une
entreprise chanceuse, comme une invention, une expédition loin-
taine, etc., laquelle peut, en cas de réussite, rendre 15, 20 ou 30 p. 100,
réclame 10, 15 et 20 d'intérêt, il n'y a rien, dans cette transaction, qui
ne soit normal et légitime. Ce n'est pas là l'usure, c'est simplement la
prime et l'escompte de l'aléatoire. En cas d'insuccès, le capitaliste aura
seul à supporter toutes les pertes ; en cas de réussite, l'emprunteur
n'aura abandonné au bailleur de fonds qu'une portion de ses propres
bénéfices. Au contraire, qu'un escompteur fournisse de l'argent aux
dissipations d'un fils de famille, il y a dans ce fait usure ou abus. Quel que
soit le taux de V intérêt, quand, au lieu d'être de 10 ou 15, il serait de 5,
de 3, de 2 pour 100, ce serait moralement et commercialement une
mauvaise action. C'est, en un mot, dans la nature et l'objet de la trans-
action, dans les rapports de position matérielle et morale du prêteur et
de l'emprunteur qu'il faut chercher le caractère de délit et d'abus.
Une fois la définition et la pénalité du délit à'ahus établies, il n'y a
plus à s'occuper des détails interminables auxquels se heurte le système
de la réglementation. S'il y a des distinctions à faire entre l'intérêt civil
et l'intérêt commercial, entre le prêt et l'escompte, le crédit à court
(1) Supplément au Questionnaire de la commission d'enquête sur le
taux.
72 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
terme ou à lonf^ue échéance, c'est le libre jeu des transactions qui sera
chargée de les établir. Toutes les atténuations incomplètes du système
actuel, tous les compromis qui persisteraient à vouloir régler, par ordre,
le taux sur le cours de la Banque ou de la Bourse, etc., sont à rejeter
absolument. Un seul et même ar^jument suffit à les condamner en masse :
Toute espèce de taux rég'ulateur fixé par la loi est ou inutile ou nuisible;
c'est une lettre morte, s'il est plus haut que le taux qui résulterait natu-
rellement du marché libre ; c'est un obstacle aux transactions, s'il est
plus bas.
La loi du 9 juin 1857 démontre d'une manière frappante l'impossibi-
lité de toucher à la loi de 1807 autrement que par une abrogation radi-
cale et absolue. La situation faite aux commerçants et aux banquiers,
par la combinaison de ces deux lois, est des plus singulières. Le prêt et
l'escompte au-dessus de 6 p. 100 leur sont interdits, pendant que le
grand établissement régulateur, qui leur distribue le crédit, les escompte
eux-mêmes à 8 et à 10. C'est comme si l'on défendait aux détaillants de
vendre à plus de 6 ce que le marchand en gros leur vend à 8 et à 10.
Cette inégalité à rebours -des positions est d'autant plus bizarre ici, que
le banquier et l'escompteur prêtent en réalité leurs propres capitaux ou
tout au moins des capitaux pour lesquels ils payent un intérêt ; tandis
que la Banque de France, qui a tout son capital placé en dehors de ses
opérations d'escompte, prélève 8, 9 et 10 p. 100 sur un fonds de rou-
lement d'un milliard qui ne lui coûte rien, — à savoir, 7 ou 800 millions
de papier, et 2 ou 300 millions de numéraire qu'on lui apporte et pour
lesquels elle ne paye pas un sou d'intérêt.
Toute notre législation, au surplus, est sur ce point illogique et con-
tradictoire. Comment expliquer que, dans un pays où chacun peut de-
mander le prix qu'il veut pour la location ou le prêt de son champ, de
sa maison, de son usine, il soit défendu de demander plus de 5 pour la
location du capital-argent qui peut payer à l'instant même et acquérir,
avec tous leurs reveniis, ce champ, cette usine ou cette maison ? Serait-
ce, d'aventure, parce que dans le prêt du capital en argent, le gage
matériel est immédiatement dénaturé et disparaît; tandis que dans le
prêt du champ, de la maison, du capital en nature, le gage demeure et
couvre le prêteur contre le risque de non-restitution? Comment se fait-
il que le gouvernement, violant sa propre loi, paye, quand il a besoin
d'argent, 5 1/2, 6 ou 7 pour 100 francs qu'on lui prête, tandis qu'un
particulier ne peut pas emprunter à plus de 5? Est-ce parce que le
gouvernement est un emprunteur éminemment sûr et solvable, et que
la plupart du temps le particulier (fui cherche à emprunter l'est fort
peu ?
LK TAUX DK L'INTÉRÊT. 73
Quelles seront les conséquences du rappel de la loi limitative du taux?
— Les défenseurs de la loi de 1807 répondent que c'est le dévclojrpement
de Tusure dans les canipa[|nes. Comment cela? Est-ce qu'il y aura plus
d'usuriers ou plus d'emprunteurs ? Cela vaut la peine qu'on le dise. Je ne
vois pas trop comment la suppression du taux lé^jal créerait des besoins
d'emprunts nouveaux : je vois parfaitement, au contraire, qu'elle amè-
nera des offres de prêt nouvelles, (ju'elle créera une seconde couche
(ïumriers^ si l'on tient au mot. Tant mieux ; car plus il y aura
de prêteurs, plus , évidemment, les conditions du prêt s'adouci-
ront pour l'emprunteur. C'est élémentaire : plus d'usuriers, cela veut
dire moins d'usure.— On prétend que les paysans vont tous se mettre à
emprunter à f,TOS intérêts, pour acheter de la terre. Il est possible qu'il
y ait, de ce côté, au premier moment, une certaine poussée dans la de-
mande du crédit; mais il est aisé de voir que ce petit mouvement trouvera
amplement sa contre-partie dans un accroissement de l'offre; et cela
sans sortir des campagnes elles-mêmes. Pourquoi, en effet, les paysans
achètent-ils de la terre? parce que, ne connaissant rien aux valeurs in-
dustrielles, et se défiant, non sans raison peut-être, des écritures et des
intermédiaires qu'elles exigent, ils n'ont, en vérité, actuellement que la
terre pour placement de leurs éparp^nes. Mais on me permettra de croire
que lorsqu'ils pourront, légalement et sans risques, placer leurs éco-
nomies à 6 ou 8 p. 100, sous leurs yeux, sur des voisins qu'ils connais-
sent et surveillent, beaucoup d'entre eux aimeront mieux cela que
d'acheter des morceaux de champs qui ne leur rapportent que 4 ou 5, avec
beaucoup de peines. Et voihà comment, dans ces emprunteurs forcenés
des campagnes, vous allez trouver toute une classe de prêteurs sur la-
quelle on ne semble pas compter.
Les économistes disent, en général, que la suppression du taux légal
abaissera le cours moyen de l'intérêt. Si c'est une façon sommaire d'ex-
primer que les conditions moyennes du prêt seront meilleures, les éco-
nomistes ont raison. Ces conditions sont meilleures à coup sûr; d'abord,
parce que les usuriers, qui exploitent actuellement la campagne, n'ayant
plus à frauder ni à redouter la loi, pourront, sans rien sacrifier de leurs
bénéfices, diminuer leurs exigences de toute la prime des risques qu'ils
prélèvent aujourd'hui ; ensuite et surtout, parce que beaucoup de prê-
teurs viendront leur faire concurrence, du moment que le prêt au-dessus
de 5 p. 100 sera reconnu parfaitement lici:e et pourra se faire sous la
garantie de la loi.
Les conditions seront donc meilleures à la fois pour les prêteurs et
pour les emprunteurs. (Il y a toujours ainsi bénéfice double au profit de
chacun des intérêts en rivalité, partout où le régime de la liberté se
substitue à la réglementation.) Mais cela ne veut pas dire du tout que le
cours moyen de l'intérêt, tel que la statistique le relèverait sur la totalité
74 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
des emprunts, s'abaissera au-dessous du taux actuel. J'incline à
croire qu'il s'élèvera; et c'est justement pour qu'il puisse prendre son
niveau plus haut qu'il est opportun de lever la limite lép,ale de ô p. 100.
Gomment les choses, en effet, se passent-elles aujourd'hui dans les cam-
pagnes? On prête à Ô, mais à qui? à un nombre extrêmement restreint
d'emprunteurs qui, par leur position de fortune, donnent aux capitalistes .
toute la sécurité qu'on peut désirer. Mais, derrière cette petite élite de
riches emprunteurs, vous trouvez une foule énorme de propriétaires ou
de cultivateurs qui, n'offrant pas les mêmes garanties, ne pourraient
obtenir le crédit dont ils ont besoin, qu'à la condition de compenser,
pour le prêteur, le risque de non -remboursement par une prime qui
s'ajouterait à l'intérêt légal. Or, aujourd'hui, la loi leur défend d'offrir
ouvertement cette prime à des capitalistes sérieux et honnêtes. D'un
autre côté, il y a beaucoup de danger à s'adresser aux usuriers : non-
seulement il faut subir de leur part des conditions d'intérêt très-lourdes,
mais il faut encore s'engager vis-à-vis d'eux dans des actes clandestins
dont on ne connaît pas la dangereuse portée. Qu'arrive-t-il de tout cela?
C'est que si quelques-uns des plus gênés se jettent entre les griffes de
l'usure, la plupart s'abstiennent tout simplement, renoncent à entre-
prendre ou à améliorer et végètent dans la routine et la pauvreté — au
grand détriment de leurs intérêts et de ia ibrtune publique. En donnant
la liberté de prêter et d'emprunter au-dessus de 5, vous ouvrez le crédit
à des couches nombreuses d'excellents travailleurs, à qui le crédit seul
manque pour produire beaucoup. Avec le taux à 6 vous aviez dix con-
trats d'emprunt dans un canton : avec le taux à 7 ou à 8, vous en aurez
cent ou mille.
La multiplication des transactions qui font arriver le capital aux mains
qui savent le mieux l'employer, l'accession plus large des classes moyennes^
de la campagne au crédit, c'est-à-dire au progrès et à la richesse, c'est là,
nous ne devons pas craindre de le répéter, le côté important à envisager
ici. Le taux plus ou moins élevé de l'intérêt, sur lequel l'attention des
économistes se porte trop exclusivement, n'a qu'une portée relativement
insignifiante, à mon avis. L'intérêt sera ce qu'il voudra ou ce qu'il devra
être. Une hausse modérée du taux ne serait mauvaise, ni comme résultat,
ni comme symptôme. D'une part, elle ramènerait les capitaux vers l'agri-
culture; de l'autre, elle indiquerait, dans les campagnes, un réveil de
l'esprit d'entreprise et un mouvement vers les améliorations. Il ne faut
pas s'y tromper, c'est dans les pays qui progressent le plus rapidement
— comme l'Amérique du Nord — que l'on constate, dans le taux de l'in-
térêt, une tenue habituellement assez élevée.
C'est une erreur de s'imaginer qu'en agriculture les profits ordinaires
ne permettent pas de payer des intérêts à 6, à 8 et au-dessus. Il serait
fort difficile, sans doute, de servir des intérêts aussi élevés si l'on em-
LR TAUX DE L'INTÉRÊT. 75
pninlait pour acquérir le fonds même; mais rien n'est plus aisé quand
on emprunte sur une échelle plus restreinte et pour améliorer ce qu'on
possède. Ainsi, des instruments perfectionnés, du bétail acheté à propos,
des enfyrais, des semences de choix, etc., sont des dépenses qui peuvent
facilement rapporter 10, 15 et 20 p. 100 de ce qu'elles ont coûté, et pour
lesquelles, par conséquent, l'ag^riculteur peut avantag-cusement emprunter
à un assez fort intérêt. Tâchons d'abord d'av;)ir le crédit rural abondant;
le crédit rural à bon marché viendra ensuite. Mais il ne faut pas Fat-
tendre à un certain point des capitaux isolés ; les capitaux collectifs
groupés en banques libres, comme en Ecosse, peuvent seuls le donner.
La liberté des banques est, à plus d'un point de vue, le complément
obli[>:é de la liberté du prêt et le dernier mot de la suppression de l'usure
parmi les classes rurales.
La commission d'enquête semble préoccupée de savoir quel est le sen-
timent public relativement au rappel de la loi de 1807. — On peut ré-
pondre hardiment que, pour tous ceux qui ont quelques notions écono-
miques, cette réforme se présente avec un caractère indiscutable de
simplicité et d'opportunité. La même opinion règne généralement dans la
classe commerçante, chez qui les idées se sont formées à la forte école
de la pratique. Mais il ne faut pas se dissimuler que cette manière de voir
rencontre une opposition marquée dans certaines doctrines religieuses,
certaines traditions juridiques, et que les hommes qui tiennent aux an-
ciennes idées, comme il s'en rencontre particulièrement parmi les grands
propriétaires ruraux, voient dans la liberté de l'intérêt une sorte de re-
connaissance officielle de l'usure, qu'ils regardent comme immorale et
impolitique. Les classes agricoles inclinent, assez généralement, vers
des préjugés du même genre; elles ne sont pas éloignées de croire que
le gouvernement, en rappelant la loi de 1807, va manquer à la protection
qu'il leur doit et les livre à une exploitation judaïque effrénée. De sorte
que si l'on s'avisait de soumettre la question au verdict du suffrage
universel, on verrait, probablement, les centres éclairés et populeux
voter pour la liberté, tandis que les campagnes se prononceraient plutôt
pour le maintien du régime actuel. Ce partage s'est déjà présenté à
propos d'autres questions. Ici, du moins, on croit pouvoir dire, sans
témérité, que ce serait le cas de peser les votes plutôt que de les compter.
R. DE FONTENAY.
76
JOURNAL DES ÉGONOxMISTES.
LE DIXIEME DÉNOMBREMENT
DE LA POPULATION DE LA FRANCE
1861
I.
RESULTALS GENERAUX DES RECENSEMENTS ANTERIEURS.
Le 10' recensement fjénéral de la population du pays a été opéré dans
les premiers mois de 1861, par les soins réunis du ministre de l'intérieur
et de son collègue de Fagriculture et du commerce, représentant, le
premier, l'intérêt administratif, le second l'intérêt statistique, qui s'atta-
chent à cette vaste opération. Le tableau ci-après résume, pour les 86 an-
ciens départements, les résultats des dix dénombrements opérés depuis
le commencement de ce siècle.
Accroissement
Années.
ISUi.
1806.
18-21.
1831.
1836.
1841.
1846.
1831.
1836.
1861,
(
Population.
27,349,003
absolu.
»
annuel
p. 100 hab
))
29.107,423
1,738.422
1.28
30.461.873
1.334.430
0.31
32.369.223
2,107,330
0.69
33.340.910
971.683
0.60
34,230.178
689.268
0.41
33.400.486
1,170.308
0.68
33.783.170
382.684
0.22
36.139,364
336.194
0.20
36.7] 7.-234
37,386,313 (1)
577,890
669,039
0.32
0.37
De 1831 à 1861, l'accroissement absolu total des 86 départements
est de 9,308,251 ou de 34.25 p. 100 habitants pour la période entière,
et de 0.57 par an.
De^iuis 1836, date du premier dénombrement opéré avec les précau-
tions nécessaires pour obtenir des résultats dip,nes de foi, jusqu'en
1861, l'accroissement annuel p. 0/0 est de 0.35. Si cette proportion,
qui a été presque atteinte dans la dernière période quinquennale, devait
se maintenir, la population de la France doublerait en 198 ans.
(1) Avec les annexions. L'accroissement de population résultant de
ces annexions ?e répartit ainsi qu'il suit : comté de Nice. 126.324; Sa-
voie, 273,039; Haute-Savoie, 267.49ii.
Périodes.
a diminué.
Total des pertes
1836-41. . . .
13
31,753
1841-46. . . .
5
5,273
1846-51. . . .
22
84,425
1851-56. . . .
54
446,839
1856-61. . . .
29
168,053
DIXIÈME DÉIS'OBiBKK^^JENT DE LA POPULATlUiN DE LA FRANCE. 77
En ctiKliant, depuis 1835, lu répartition des accroissements et des di-
minutions entre les divers départements (moins les annexions), on con-
state, suivant les périodes, des faits assez remarquables que met en
lumière le tableau ci-après:
Nombre des départements dont la population
s'est accrue. Total des accroiss.
73 721,021
81 1,175,581
64 382,684
32 703,033
58 586,440
En résumé, on constate qu'en 1861, 21 départements étaient moins
peuplés qu'en 1836. En voici la liste avec le taux annuel p. 0/0 de la
diminution de leur population: Gantai, 0,33; Alpes (Basses-), 0,32;
Saône (Hante-), 0,30; Eure 0,25; Jura, 0,22; Alpes (Hautes-), 0,18;
Gers, 0,18; Orne, 0,18; Calvados, 0,17; Lot-et-Garonne, 0,17; Tarn-
et-Garonne, 0,16; Meuse 0,15; Arié^e, 0,13; Lozère, 0,12; Creuse,
0,09 ; Puy-de-Dôme, 0,09 ; (Pyrénées Basses-), 0,09 ; Pyrénées (Hautes-),
0,06; Côte-d'Or, 0,02; Manche, 0,02; Sarthe; 0,01. — Tous ces dépar-
tements, à l'exception de la Côte-d'Or et de la Haute-Saône, dont les
pertes n'ont été qu'accidentelles, semblent obéir à un mouvement de
décroissance régulier. Pour ceux qui appartiennent k la région des
Alpes, des Pyrénées et autres chaînes de moindre importance, l'émigra-
tion est la principale cause de leurs pertes, llls présentent en effet,
le plus souvent, un excédant de naissances sur les décès. Il n'en est pas
de même pour le groupe normand (Orne, Calvados, Manche) et pour
quelques départements du midi (Lot-et-Garonne, Tarne-et-Garonne,
Gers) oii l'on constate depuis plusieurs années, un excédnat de décès, non
comme conséquence d'un accroissement de mortalité, mais par le fait de
la diminution des naissances. Pour cette catégorie, la perte de population
est réelle; pour l'autre, elle ne constitue qu'un déplacement.
Le nombre des départements qui ont progressé sans relâche de 1836
à 1861 est de 23. En voici l'énumération, avec le taux annuel de leur
accroissement: Seine, 3,06; Bonches-du-Rhône, 1,60; Rhône, 1,50;
Loire, 1,02; Nord, 0,98; Loire-inférieure, 0,93; Corse, 0,86; Gironde,
0,80; Var, 0,74; Vendée, 0,64; Allier, 0,61; Gard, 0,61; Rhin (Haut-),
0,61 ; Hérault, 0,58; Loiret, 0,46; Loir-et-Cher, 0,41; Maine-et-Loire,
0,41 ; Seine-Inférieure, 0,39; Saône-et-Loire, 0,32; Deux-Sèvres, 0,32;
Charente-Inférieure, 0,28 ; ile-et- Vilaine, 0,28 ; Indre-et-Loire. 0,25.
— On voit qu'au premier rang de cette série figurent les départements
qui ont les plus grandes villes ou les plus industrielles de l'empire :
Paris, Marseille. Lyon, Saint-Étienne, Rouen, Mulhouse, etc.
78 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
II. — Accroissement des villes de 1836 à 18GI.
Si l'on additionne lu population des 170 villes qui, en 1836, avaient
une population totale de 5,000 habitants et au-dessus, en leur ajoutant
un certain nombre d'autres d'une population moindre, mais qui se sont
accrues exceptionnellement depuis, on arrive aux résultats ci-après :
Taux annuel
Taux annuel
Taux annuel
Population
d'accroissement
dans les autres
pour la France
îpoqiies.
tot.ile.
p. 100 hab.
communes.
entière.
1836. .
4,186,962
»
»
»
1841. .
4,545,742
1.71
0.22
1846. .
5,032,748
2.14
0.46
0.68
1851. .
5,231,854
0.63
0.12
0.22
1856. .
5,865,976
2.42 —
0.18
0.20
1861. .
6,408,124 .
1.85
0.02
0.32
De 1836 à 1861, Faccroissement total est de 2,221,162, soit, par
année et pour 100 habitants, de '2,12. Pour les autres communes, ce taux
n'est que de 0,13 et pour la France entière, de 0,35. — Ainsi le taux
d'accroissement des villes qui nous occupent, après avoir foibli de 1846
à 1851, pai' suite très-probablement des perturbations produites par la
révolution de 1848, prend subitement, de 1851 à 1856, un essor extra-
ordinaire, mais qui se ralentit dans la période suivante. La population
des localités moins importantes (comprenant l'ensemble des communes
rurales) après avoir eu, comme celle des villes, un mouvement ascendant
dans les dix premières années, s'arrête bientôt pour diminuer notable-
ment dans la période même où les villes ont grandi le plus rapidement.
Les dénombrements ont affirmé an fait généralement soupçonné, c'est
que les banlieues des grandes villes s'accroissent plus rapidement que
les villes. En voici la preuve pour Paris, Lyon, le Havre et Lille, qui ont
plus ou moins récemment annexé les communes suburbaines. Tandis que,
dans les mêmes périodes, l'accroissement moyen annuel de Paris n'était
(lue de 1,46 0/0, il s'élevait, pour sa banlieue, à 19,34. Ces proportions
étaient respectivement: pour Lyon, de !,06; pour sa banlieue, de 5,11 ;
— pour le Havre, de 0,87 ; pour sa banlieue, de 9,01 ; — pour Lille,
de 0,45, pour sa banlieue, de 8,16.
Les villes s'accroissent-elles en raison directe de leur importance? Et,
dans chaque ville, quelle est, selon cette importance, la proportion d'ac-
croissement de : V la population totale; 2"* la population flottante; 3^ la
population sédentaire; 4^ la population agglomérée; 5° la pquilation
éparse ?
Les renseignements recueillis à ce sujet en 1861 , et que leur
étendue ne permet pas de reproduire ici, permettent de répondre ainsi
DIXIÈME DÉNOMBKEMEiNT DK LA POPULATION DK LA FKANCK. 79
qu'il suit à eus (iucslioiis : 1" en {;éiiéral, la proporlion fraccroissemeriL
des villes est d'aiilauL jjIus fi;raiKle ([lie ces villes sont plus peij[)lées.
Celte observation };énérale rencontre cependant des exceptions moti-
vées par ce lait (jue ceriaines villes industrielles d'une importance
moyenne, s'accroissent avec une rapidité exceptionnelle; 2" les popula-
tions flottantes (les seules, en France, qui soient recensées à jour fixe et
comprennent Tarmée, les détenus à tous les litres, le [lersonnel des éta-
blissements charitables, reli,<',ieiix, d'instruction publique, etc., etc.),
ont un moindre acrroisscment que les populations fixes ou sédentaires;
3'' celles-ci marchent d'un pas i)lus rapide que les popu-lations totales,
flottantes et afy{;loméré.îs ; 4° enfin, ce sont les populations éparses qui
sepro(}Tessent le plus; 5" ces faits se produisent, «jucl que soit ledej^ré
(rimportance des villes.
Appli(juées aux villes de 10,000 âmes cl au-dessus, les recherches,
dont nous venons d'cnoncer les résultais, conduisent à constater, selon
la nature de la population, les proportions d'accroissement annuel p. 0/0,
ci-après, de 1846 à 1861 :
Population
totale.
1.72
fiollaale.
1.56
sédentaire.
1.74
agglomérée.
1.71
éparse.
2.03
III. — Population spécifique (habit, par kil. carré).
Elle a éprouvé les variations ci-après, de 1836 à 1861 : Pen France;
2"" dans le département de la Seine, pris comme terme de comparaison :
France.
Seine.
Rapport
Rapport
Habitants
à la population
Habitants
à la population
Années.
sur
spécifique
sur
spécifique
kilom. carré.
initiale.
kilom. carré.
initiale.
1836. .
63,562
1,000
2,328
1,000
1841. .
64,868
1,821
2,512
1,079
1846. .
67,088
1,055
2,871
1,233
1851. .
67,461
1,061
2,991
1,285
1856. .
67,963
1,069
3,632
1,560
1861. .
68,386
1,076
4,113
1,767
Ainsi, en 25 ans, la France a à peine acquis 5 habitants de plus par
kilomètre carré, ou 1 par période de cinq ans. Dans le même intervalle, la
Seine a (]fagné 1,785 habitants et s'est accrue, par conséquent, de 77 p. 0/0,
ou plus de 10 fois plus que l'ensemble du pays.
80 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
IV. — Répartition de la population entre les villes et les campagnes.
Si l'on considère comme urbaine la population totale des communes
comptant plus de 2,000 habitants agglomérés, et comme rurale celle des
autres localités, on constate les proportions d'accroissement ci-après
des deux populations, de 1846 à 1861 :
Populations
urbaine.
Accroissement
rurale.
Accroissement
p. too.
p. 100.
1846. .
8,646,743
»
26,753,743
»
1851. .
9,135,459
5.65
26,647,711
0.40
1856. .
9,844,828
7.76
26,194.536
1.70
1861. . 10,789,766 9.60 26,596,547 1.53
Ainsi, de 1846 à 1861, la population urbaine s'est accrue de 2,143,023
habitants, ou de 24,78 p. O/q, tandis que la population rurale a diminué
de 157,196, ou de 0,59. Voici, au surplus, quelle a été la marche pro-
portionnelle des deux populations dans la même période :
1846. 1851. 1856. 1861.
Population urbaine. . . . 24.42 25.52 27.31 28.86
— rurale 75.58 74.48 72.69 71.14
Il est remarquable que, sur 86 départements, l'élément urbain s'est
accru dans 83. L'exception a porté sur l'Indre, la Nièvre et l'Yonne. Les
cinq départements où rau[]^mentation aété le plus sensible sont : le Rhône,
la Loire, le Var, le Nord et le Haut-Rhin.
V. — RÉPARTITION DE LA POPULATION PAR CIRCONSCRIPTIONS ADMINISTRATIVES.
La population de l'Empire se répartit, depuis l'annexion, entre 89 dé-
partements, 373 arrondissements, 2,938 cantons et 37,510 communes.
Dans ces divisions administratives, la Savoie et le comté de Nice sont
compris pour 3 départements, 10 arrondissements, 73 cantons et 721
communes. On sait, d'ailleurs, que l'arrondissement de Grasse, qui a
été distrait du Var, pour former, avec le comté de Nice, le département
des Alpes-Maritimes, renferme 8 cantons et 59 communes.
De 1816 à 1860, seul le nombre des cantons et des communes a varié
en France. Celui des communes a oscillé ainsi qu'il suit de 1836 à 1861 :
37,140 en 1836;— 37,040 en 1841;— 36,819 en 1846;— 36,835 en 1851;
—36,826 en 1856;— 36,789 en 1861; et 37,510 en tenant compte des
annexions. Si l'on considère que 28,304 communes sur 37,510, c'est-à-
dire les trois quarts, ont une population moins de 1,000 habitants
et ne peuvent, par conséquent, que réunir difficilement les ressources
nécessaires à une bonne orjjanisation municipale, il est impossible de ne
DIXIÈME DÉNOMBUEMKNT DK LA POPULATION DE LA FRANGE. 81
pas rej^îTotter un pareil niorctîlleineiit adininislralif du soL Les chifî'rcs
qui prércdciit montrent heureiisemenl que radiiiinislratioii s'efforce,
depuis di\ années, d'en arrêter le mouvement.
Quand on étudie la répartition des communes d'après la quotité de
leur population, de 183() à 18G1, on constate que, dans cette période
de 25 ans, les communes de moins de 5,000 âmes ont diminué de
1,18; celles de 5 à 10,000 âmes se sont accrues de 8,76; celles de
10,000 à 20.000 de ^2,10, enfin, celles de plus de 20,000 dans la pro-
portion de 60,-46 p. 0/0, c'est une preuve frappante de Textension con-
sidérable des (jurandes communes aux dépens des petites. La même étude
conduit à constater que plus du tiers des Français habitenl des communes
de moins de 1,000 habitants, et près des trois quarts des localités dont
la population agg-lomérée n'atteint pas 2,000 habitants.
VI. — Maisons et Ménages.
Le nombre des maisons recensées, de 7,384,789 en 1851, et 7,431,1 87
en 1856, s'est élevé, en 1861, à 7,507,047 pour les 86 départem.ents.
Pour la France entière (annexion comprise), il est de 7,632,938. Ce do-
cument recueilli, comme tous les autres faits relatifs au dénombrement
de 1861, par les soins des maires, paraît être au-dessous de la vérité.
D'après un relevé de même nature, opéré par les a[ifents du ministère des
finances, il aurait existé en France, en 1861, 7,925,102 maisons et
châteaux. La différence entre les deux résultats serait d'un peu plus de
3 p. 0/0; elle est, au fond, plus considérable, les états dressés par les
agents financiers ne comprenant pas les maisons non imposables par
suite de leur faible valeur.
Sur les 7,632,938 maisons accusées par les maires, 7,294,764 étaient
entièrement habitées (95,57 0/0); 154,030 (2,02) n'étaient habitées
qu'en partie et 184,144 ne l'étaient pas du tout (2,41). — On avait
compté, en 1856, 38,341 maisons en construction; elles s'élevaient à
41,081 en 1861. Leur proportion aux maisons existantes était res-
pectivement de 0,52 et 0,54 0/0.
Si l'on rapporte les maisons au territoire, on trouve qu'il y avait en
France, en 1861, 14,06 maisons par kil. carré; mais ce rapport varie
sensiblement selon les localités. On constate notamment que 32 dépar-
tements se trouvent, à ce point de vue, au-dessus du département moyen;
or, ces départements sont précisément ceux dont la population spécifique
dépasse celle de la France entière. Réciproquement, ce sont les dépar-
tements qui ont le moins de maisons oia l'on trouve en même temps le
moindre nombre d'habitants pour une superficie donnée. — Le nombre
des habitants par maison est, pour la France entière, de 4,90; ce rapport
varie, suivant les déJDartements, entre 23,96 (Seine) et 3,35 (Eure), '.[lù
ii"" SÉRIE. T. XLV. — 15 janvier 1865 0
82 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
représentent ses deux termes extrêmes. Les départements qui, après la
Seine, ont le plus d'habitants par maison, sont : le Rhône (8,33) , la
Corse (7,65), le Haut-Rhin (7,02), la Loire (6,32), les Bouches-du-
Rhône (6,29), le Bas-Rhin (6,24), le Doubs (6,14) et le Finistèi'e(6,01).
Pour tous les autres, ce rapport varie dans d'assez faibles limites. —
Au point de vue du mode de couverture, considéré comme si{}ne de leur
valeur, et comme indice de bien-être de leurs habitants, les maisons se
classent ainsi qu'il suit: 1,484,486 ou 19,45 0/0 sont couvertes de
chaume ou de bardeau, et 6,148,452 ou 80,55 0/0 de tuiles, ardoise
et zinc. En 1856, la proportion des maisons de la première catégorie
était de 20,18. C'est une diminution sensible et qui semble témoigner
de Taccroissement de la richesse publique. Il est vrai que les arrêtés
préfectoraux interdisent de plus en plus, dans un intérêt de sécurité
publique, un mode de couverture qui favorise au plus haut degré la
propagation des incendies. Il a d'ailleurs disparu à peu près entièrement
dans 25 départements.
Les maisons recensées en 1861 (moins celles du département de la
Seine) se répartissent ainsi qu'il suit d'après leur hauteur :
N'ayant
1 rez-
1 rez-
1 rez-
1 rcz- Plus
qu'un rez-
de-chaussée
de-chaussée
de chaussée
de-chaussée de
Total.
de-chauss.
et 1 étase.
et 2 étages.
et 3 étages.
et 4 étages. 4 étages.
4,561,882
2,273,253
548,080
129,740
26,634 11,809
7.551,398
60.41
30.10
7.26
1.72
0.35 0.16
100
La répartition est très-différente dans le département de la Seine. On
remarque en effet que, s'il s'y trouve presque autant de maisons à 1
étage que dans le reste de la France (31,90 0/0), on y compte 4 fois
moins de maisons à simple rez-de-chaussée, 2 fois plus à deux étages,
6 fois plus à trois étages, 4 fois plus à quatre étages, et enfin 110 fois
plus à 5 étages.
Dans le sens des instructions ministérielles, le mot ménage comprend,
non pas la famille, mais l'individu, marié ou non, avec ou sans enfants,
habitant un local distinct. Ainsi une personne vivant seule a été consi-
dérée comme formant un ménage aussi bien qu'une famille composée
des parents, des enfants, des domestiques, habitant ensemble le même
appartement.
Malgré cette différence entre le ménage et la famille, il existe, entre
les faits représentés par les deux dénominations, une analogie telle, que
le nombre d'individus par ménage s'identifie à peu près partout avec le
terme qui exprime la fécondité des mariages.
Relativement au nombre des personnes qu'ils comprennent, les mé-
nages se subdivisent ainsi qu'il suit (distraction faite de la Seine) :
DIXlkME DÉNOMBREMKiNT DK LA POPULATION DK LA FRANCK. 83
Méniifios comprenant
HjasDBBiaaBaavn*
1 pers. 2 pcrs. 3 pcrs. î pcrs. 5 pers. G jkts. Au delà. Total.
972,339 1,7îi,iW> l,«-^>,'-^C1 I,r)2î,()17 1.180,9.S3 7()1,()37 912,921 9,0:31,000
10.40 18.61 19.94 18.19 13.20 8.94 10.70 100.00
Happrocliés de ceux qui ont été recueillis en 1856, ces nombres accu-
sent un accroisseni(;nt des inéna}]^es de une, deux et trois personnes et
une diiuinulion correspondante des autres. Les ména[yes de deux et trois
personnes sont toujours les plus nombreux.
En moyenne, on compte pour la France entière 3,84 personnes par
ménagée. Cette proportion descend à 2,82 dans le département de la
Seine et varie de 3,16 (Eure) minimum des 88 autres départements, à
5,42 (Finistère) maximum. Le nombre des ména^jes par maison suit un
ordre inverse : il est pour la France entière de 1,28, pour la Seine de
8,50; il varie ensuite de 2,20 (Rhône) à 1,04 (Orne). En comparant, à
ce point de vue, les deux derniers recensements, on trouve que le nom-
bre des individus par ménagée n'a pas varié, mais qu'il y a eu une légère
augmentation dans le nombre des ménages par maison (1,26 et 1,28).
La dimension des maisons paraît donc s'être accrue. En général, si le
nombre des habitants par maison est en raison de l'agglommération,
celui des personnes par ménage suit l'ordre opposé. Ce résultat s'expli-
que par la multitude de célibataires qui habitent les grandes villes.
C'est en effet à Paris et dans les autres centres qu'on trouve le plus
d'ouvriers non domiciliés, non mariés, d'étudiants, d'employés sans
famille, etc. etc. Il faut tenir compte aussi , pour expliquer le petit
nombre d'individus par ménage dans les populations agglomérées, de
l'absence des enfants mis en nourrice au dehors.
VII. — Population d'après l'origine et la nationalité.
Sur 36,879,932 Français en 1861, 32,981,094 étaient nés dans le
département où ils ont été récensés, 3,883,579 étaient originaires d'un
autre département, et 15,259 étaient naturalisés Français.
497,091 étrangers ont été récensés ; la nationalité de 9,290 personnes
n'a pu être constatée. C'est 1 étranger établi en France pour 76 habitants
et pour 74 Français. En 1851, on n'avait compté que 378,561 étrangers
ou 1 pour 95 habitants et 93 Français. Si ces deux dénombrements
spéciaux avaient été opérés avec la même exactitude, les étrangers se
seraient accrus en France (distraction faite des i ndividus dont la natio-
nalité est restée inconnue) de 24 0/0.— Les Belges (204,739), les Al-
lemands (84,958), les Italiens (76,539), les Espagnols (35,028), les
Suisses (34,749) et les Anglais (25,711) dominent parmi les étrangers
domiciliés en France. Viennent ensuite les Hollandais (13,143), les
84 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Polonais (7,357), les Américains (5,020), les Russes (1,934), les
Scandinaves (789), les Grecs (55*2), les Turcs (438 j, les Moldo-Valaques
(348) elles nationalités diverses (5,786).
Les étrang-ers si^ rép:ir Lissent très-inéf^alenient sur notre territoire.
Les Belfjes se rencontrent en plus g-rand nombre dans les départements
du Nord (126,440 sur 204,739), de la Seine (25,651), des Ardennes
(18,688), de l'Aisne, de l'Oise, du Pas-de-Calais, de la Marne, de Seine-
e(-Oise, de la Moselle, de Seine-et-Marne, de la Meuse, de la Somme et
de la Seine-Inférieure. 97 0/0 résident dans ces 13 départements. — Les
Allemands sont en majorité dans la Seine (29,025 sur 84,958), dans la
Moselle (11,506), dans le Bas-Rhin (11,274), dans le Haut-Rhin (10,883),
dans la Seine-Inférieure, dans la Marne, dans la Meuse, le Rhône, Seine-
et-Oise, le Doubs et les Ardennes. 85 0/0 sont établis dans ces 11 dé-
partements. — Les 98 centièmes de rémi[ï:ration italienne sont domici-
liés dans les 8 départements ci-après : Bouches-du-Rliône (25,238 sur
76,539), Var (13,247), Corse (7,807), Seine (6,973), Alpes-Maritimes
(5,612), Rhône, Savoie et Hautes-Alpes. — Distraction faite de 1,938
individus domiciliés dans la Seine, les Espagnols vivent surtout dans les
départements les plus rapprochés de leur pays et notamment dans les
Bouches-du-Rhône (8,235 sur 35,028), Basses-Pyrénées (7,429), Pyré-
nées-Orientales (3,707), Lot-et-Garonne, Hautes-Pyrénées, Garonne,
Haute-Garonne et Gironde. C'est 81 0/0 dans les 9 départements. —
Les Suisses se répartissent sur un plus g^rand nombre de points de notre
territoire ; ils se rendent toutefois en majorité (69 0/0) dans les suivants :
Seine (9,270 sur 34,749). Doubs (5,134), Haut-Rhin (4,905), Rhône
(2,585), Bouches-du-Rhône et Haute-Savoie. — Quant aux An^q^lais, on
les trouve dans tous nos départements maritimes, et en outre dans ceux
oi!i ils sont particulièrement attirés par la beauté des sites, la douceur
du climat et le bon marché de la vie, comme les Alpes-Maritimes (Nice),
Indre-et-Loire (Tours) et les Basses-Pyrénées (Pau). Toutefois ils ne
dépassent 1,000 que dans les cinq départements : de la Seine (7,708),
Pas-de-Calais (5,460), Nord (1,675), Gôtes-du-Nord (1,629), Ssine-Infé-
rieure (1496); en tout 17,968 sur 25,755 ou 70 0/0.
La majorité des étrangers appartenant aux nationalités russe, polo-
naise, Scandinave, moldo-valaque ou autres non spécialement désignées,
habite le département de la Seine. Ce département se partage, avec les
Bouches-du-Rhône, la plus grande partie de ceux qui sont originaires de
ia Grèce, de la Turquie et des Échelles du Levant. Mais, en général, les
étrangers se fixent de préférence dans les départements contigus à leurs
frontières.
Nous avons vu que, par rapport à la population totale, on comptait, en
France, 1 étranger sur 76 habitants en 1861. Cette proportion, qui équi-
vaut à 1,33 p. O'o, n'est dépassée ou égalée que dans 15 départements
D1XIJI\1E DlINOAiBRERIFNT DE LA POPULATION DE LA FRANCE. 85
ci-aprcs : Nord, 9,98; Bouches-du-Rhôno, 7,22; Ardeiines, 6,55; Seine,
4,81; Var, 4,56; Moselle, 4,13; AIpos-Marilimes, 3,42; Corse, 3,22;
Haiit-Uhiii, 3,15; Doubs, 2,31; Ras-Uliin, 2,16; Pyrénées-Orientales,
2,14; Hautes-Pyrénées, 1,99; Marne, 1,73; Oise, 1,41. Ajoutons que,
sur les 89 déparlements, 58 comptent moins de 1 étran^jer par 100 ha-
bitants, et 17 moins de 1 sur 1,000.
La majorité des étranf^^ers recensés en 1861 appartenait au sexe
masculin (135,43 hommes pour 100 femmes). Par une exception unique,
on comptait plus d'An{]laises que d'Anglais (100 femmes pour 79
hommes).
Relativement à leur orig^ine, les Français ont été divisés, comme nous
l'avons dit, en trois catégories : les étrangers nationalisés (15,259, ou
4 pour 10,000 habitants); les Français résidant dans les départements
où ils sont nés (88 p. O/q); enfin, les Français résidant hors du départe-
ment natal, qui forment le dixième de la population générale. Ce dernier
rapport varie très -sensiblement suivant les départements. C'est ainsi
que, dans la Seine, près des 3/5^' de la population sont originaires de la
province ou de l'étranger. Parmi les 23 autres, qui dépassent la moyenne,
on rencontre, au premier rang, le Rhône, les Bouches-du-Rhône, le Var,
la Seine-Inférieure, la Loire-Inférieure, l'Hérault, Seine-et-Oise, Oise et
Seine-et-Marne. Le fait de l'émigration des départements montagneux
dans les plaines qui forment leurs versants parait général; ils figurent,
en outre, au nombre de ceux qui attirent le moins d'éléments extérieurs.
On peut en dire autant de tous nos départem.ents du centre et de la plu-
part de nos départements frontières. Ces derniers, toutefois, exercent
sur l'émigration étrangère une force d'attraction particulière.
Au point de vue des sexes, les trois catégories de Français qui nous occu-
pent présentent des différences très-marquées. Pour ceux de la première
(recensés au département natal), les femmes l'emportent dans la propor-
tion de 100 à 96,44; pour ceux de la deuxième (originaires d'un autre dé-
partement), les hommes ont la supériorité numérique (124,25 pour 100
femmes). Enfin, on ne compte pas moins de 232 hommes pour 100 femmes
parmi les naturalisés. Pour la population totale, le rapport sexuel est de
99.07 hommes pour 100 femmes.
VIII. — Population selon les cultes.
C'est pour la seconde fois que les cultes ont été recensés en France, et
on est heureux de pouvoir dire que les difficultés assez graves que ce
dénombrement spécial avait rencontrées en 1851, ne se sont pas repro-
duites en 1861. Toutefois, les résultats receuillis dans cette dernière
année ne sauraient encore élre acceptés, surtout en ce qui concerne les
cultes non catholiques, comme Texpression fidèle de la vérité. En fait.
^ô JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sur 37,386,313 liabitanls, 36,490,891 se sont déclarés ou ont été inscrits
comme catholiques; 802,339 comme protestants de toute secte; 79,964
comme israélites; 1,295 comme appartenant à d'autres cultes non chré-
tiens; le culte de 11,824 individus n'a pu être constaté. D'après ces do-
cuments, il y avait, en France, pour 1,000 habitants, 976 catholiques,
et 24 dissidents, dont 22 environ formés par les divers cultes protestants
et 2 par le culte israélite.
Pour le département moyen (France entière), on compte 2,15 protes-
tants pour 100 habitants. Cette moyenne est dépassée dans les départe-
ments ci-après : Bas-Rhin, 31,37; Gard, 29,49; Lozère, 15,83; Ardèche,
11,82; Deux-Sèvres, 11,54; Drôme, 11,23; Doubs, 10,91; Haut-Rhin,
9,96; Tarn, 4,62; Tarn-et-Garonne, 4,34; Charente-:Inférieure, 3,46;
Hérault, 3,31; Lot-et-Garonne, 3,18; Haute-Saône, 3,00; Arié^e, 2,68;
Haute-Loire, 2,59; Gironde, 2,43.
Le culte protestant, dit de la Confession cV Augshour g , domine dans le
Bas-Rhin, le Haut-Rhin et le Doubs, et dans un certain nombre d'autres
départements de l'est. Partout ailleurs c'est ÏÉglise réformée qui domine.
Quant aux autres sectes protestantes elles sont en petit nombre et beau-
coup plus disséminées. Toutefois, le nombre de leurs adhérents dépasse
1,000 dans les départements ci-après : Gironde, 8,715; Seine, 5,142;
Haut Rhin, 1,604; Meurthe, 1,109; Tarn, 1,094; Deux-Sèvres, 1,036;
Rhône, 1,029. On remarque que, dans la Gironde, les protestants libres
sont plus nombreux que les luthériens et les calvinistes réunis.
Le culte israélite ne compte, en France, que pour 0,21 p. 0/0. Ce rap-
port est dépassé dans les départements ci-après : Bas-Rhin, 3,63; Haut-
Rhin, 2,73; Moselle, 1,62; Meurthe, 1,19; Seine, 0,78; Bouches-du^
Rhône, 0,50; Vosges, 0,34; Gironde, 0,34; Doubs, 0,29; Vaucluse, 0,25.
On voit que le nombre des israélites n'a quelque importance que dans
l'Alsace et la Lorraine. On en trouve é[îalement un assez (jrand nombre
dans les centres commerciaux, comme Paris, Bordeaux et Marseille. En
revanche, il est 5 départements où il n'en a pas été recensé un seul, et
27 où leur rapport à la population n'atteint pas 1 sur 10,000 habitants.
Les autres cultes non chrétiens ne comptent que 1,295 adhérents. Ils
n'ont été trouvés en nombre appréciable que dans le Var, la Seine et la
Loire. 250 individus recensés dans ce dernier département appartiennent
à une secte toute spéciale, qui a établi son siège dans la commune de
Saint-Jean-Bonnefonds. Fondée en 1793, par un certain Drevet, cette
secte a été rétablie, en 1846, par un maçon du nom de Dig^onnet, mort
récemment dans une complète obscurité. Sa doctrine, sorte de com-
promis grossier entre le Nouveau et l'Ancien Testament, paraît se rap-
Drocher beaucoup du mormonisme.
DlXlÈiME DÉNOMBREMEINT DE LA POPULATION DE LA FRANCE. 87
\X. — Maladii::^ r;r Ini'Irmitks apparentes.
Aliènes, idiots et crétins. En 18()1 , comme en 1856, les individus
atteints de maKidies mentales ont été divisés en deux catéjifories dis-
tinctes : 1" les aliénés proprement dits, ou atteints d'une altération plus
ou moins sensible des facullés intellectuelles; 2" les idiots, caractiTisés
par l'absence conp,énitale de ces facultés, et les crétins, dont l'afiection
consiste principalement dans l'inactivité de rintelli(}ence. — Les aliénés?
idiots et crétins vivant dans leurs familles, ont été recensés par les soins
des maires. A la même date, l'administration s'est fait adresser le relevé
de tous ceux de ces malades ou infirmes, qui se trouvaient dans les asiles
publics ou privés, en les attribuant an département de leur dernier do-
micile. Voici le résultat de cette double opération. On a trouvé à domi-
cile 15,264 aliénés, dont 7,220 hommes et 8,044 femmes, et dans les
asiles 27,425, dont 13,152 du sexe masculin et 14,273 de l'autre sexe;
en tout, 42,689 (20,372 hommes et 22,317 femmes). Quant aux crétins,
37,896 (21,636 hommes et 16,260 femmes) vivaient dans leurs familles,
et 3,629(1,771 hommes et 1,858 femmes) étaient soignés dans les asiles.
Ainsi, 84,214 individus, dont 43,779 hommes et 40,435 femmes étaient
atteints d'une maladie ou d'une infirmité mentale, ou 0,22 p. 0/0 habi-
tants (225 pour 100,000).
La première observation que su(}gèrent ces documents, c'est que la
plus grande partie des aliénés (les 2/3 environ) sont traités dans les
asiles, et que la presque totalité des idiots et crétins reste au sein de la
famille. Le rapport des sexes varie selon qu'on l'étudié dans l'aliénation
mentale ou dans l'idiotie. Pour les aliénés, on compte 91 hommes pour
100 femmes. Pour les idiots et crétins, le sexe masculin l'emporte dans
la proportion de 129 à 100. Le rapport des aliénés à la population est
de 114 pour 100,000 habitants; celui des idiots et crétins de 111; celui
des malades et infirmes, des deux catégories, de 225, ou de 1 sur 444
habitants.
Les causes de l'aliénation mentale sont si nombreuses et d'un carac-
tère si complexe, qu'il est très-difficile, quand on Tétudie par départe-
ment, de découvrir s'il existe une loi de distribution géographique.
C'est ainsi qu'on voit figurer, parmi les localités qui ont le plus
d'aliéijés, des départements riches et industrieux comme la Seine, le
Rhône, les Bouches du-Rhône, à côté de départements pauvres et pure-
ment agricoles comme le Cantal , la Lozère , la Haute et Basse-
Savoie, etc., etc. La même anomalie se fait remarquer en ce qui con-
cerne les départements qui en ont le moins. Rappelons, toutefois, que,
dans le document officiel, les aliénés ont été classés, non d'après le dé-
partement d'origine, qu'il n'eût pas été facile de conucàUre, mais d'après
8S JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
celui (In dernier domicile. Or, il a pu arriver que ces deux départements
ne fussent pas toujours les mêmes.
Si, sous le bénéfice de cette dernièreobservation, le climat et la position
[^éo^yraphique des départements ne paraissent pas avoir une influence sen-
sible sur le développement de l'aliénation mentale, on ne peut en dire
autant en ce qui concerne l'idiotie et le crétinisme. Constatons d'abord
que cette triste infirmité est très- rare dans la Seine, le Nord, les Bouches-
du-Rhône, et la Vendée. Elle est très-commune, au contraire, dans les
30 départements ci-après: Savoie (1,121 pour 100,000 habitants); Hautes-
Alpes, 396; Côtes-du-Nord, 260; Arié^^e, 215; Hautes-Pyrénées, 199;
Haute-Savoie, 180; Basses-Alpes, 160; Bas-Rhin, 157; Côte-d'Or, 156;
Alpes-Maritimes, 153; Puy-de-Dôme, 145; Meurthe, 144; Nièvre, 143;
Yonne, 142; Maine-et-Loire, 141; Aisne, 136; Sarthe, 136; Meuse, 133;
Calvados, 130; Indre, 129; Marne. 128; Pyrénées-Orientales, 128;
Loire, 127; Haut-Rhin, 127; Ardennes, 126; Indre-et-Loire, 126;
Isère, 125; Haute-Saône, 123; Oise, 121; Pas-de-Calais, 121. — La
Savoie est en tête de cette liste et h une grande distance des autres dé-
partements. L'idiotie et le crétinisme s'y rencontrent, en effet, dans la
proportion exceptionnelle de 1 pour 100 habitants. Elle est encore très-
considérable dans les départements montagneux où domine le goitre,
comme la Haute-Savoie, les Alpes (Hautes, Basses et Maritimes), les
Pyrénées (Hautes et Orientales), le Puy-de-Dôme et l'Isère, et, dans la
vallée des Vosges, le Bas-Rhin, la Meurthe, le Haut-Rhin et la Meuse. Si
l'on est surpris de le rencontrer également dans des départements dont
les conditions climatériques sont entièrement différentes, cette anomalie
peut provenir et provient, très-probablement en effet, de l'idiotie pro-
prement dite. II est certain que, dans plusieurs de ces départements, le
goitre est peu commun, et le crétinisme coïncidant partout avec l'exis-
tence du goitre, il est probable que c'est à l'idiotie qu'est dû le rang
qu'ils occupent dans la liste ci-dessus. On n'aurait pu, il est vrai, en
acquérir la certitude que si crétins et idiots eussent été recensés séparé-
ment; mais une distinction de cette nature, difficile même pour l'homme
de l'art, ne pouvait être imposée aux maires, agents légaux du recense-
ment en France.
Go/^r^M.r. En 1851, on avait compté 42,382 de ces infirmes, soit 118 sur
100,000 habitants. En 1861, il en a été trouvé 43,878 (14,866 hommes
et 29,02 femmes), soit 117 pour la même population. En éliminant le
contingent des trois nouveaux départements qui est de 7,635, on con-
state que les 86 anciens départements ne comprenaient, en 1861, que
36,243 goitreux, ce qui réduit le rapport à 99. Si les deux recensements
s'étaient faits dans les mêmes conditions d'exactitude, le nombre de ces
infirmes aurait diminué de 19 par 100,000 habitants, ce qui est diffi-
cile à croire.— Les 20 départements ci-après ont le plus grand nombre
DIXIÈMI': DIÎNOMBRKMIÎNT DI- LA POPULATION DK LA FRANCK. 80
de {yoîlrcnx pour 100,000 liabitanls : Savoie, 2,188; Ilaules-Aliies, 860:
Haules-Pyrénées, 509; Ilaulr.-Savoie, 504; Vo.sp,es, 440; Rasses-AIpcs,
433; Cantal, 383; Ilante-Loire, 373; Anlèclie, 338; Puy-de-Dôine, 334;
Aveyroii, 323; Lot, 313; Jura, 309; Aisne, 288; Meurtlic, 276; Isère,
275; Pyrénées-Orientales, 256; Lozère, 244; Loire, 222; Alpes-Mari-
times, 207. — Si le (yoître doit être attribué à l'absence ou à Tinsuffisance
de riiKle dans les eaux vives, on comprend (firii prédomine dans les
départements monta[jneux. Or, ils fip,urent presque tous, en effet, dans
la liste qui précède. On est frappé surtout de la proportion énorme qui
affecte la Savoie. Ce département renferme, à lui seul, le septième environ
de tous les (yoîtreux de l'Empire. — On a constaté, en 1861, que le sexe
féminin est près de deux fois plus atteint par cette infirmité que le sexe
masculin (195 femmes pour 100 liomm;:s).
Aveugles. II en a été recensé 30,275, dont 4,386 de naissance (14,49
p. 0/0), -4,839 devenus tels postérieurement à la naissance (82,04), et
1,050, sur lesquels cette distinction n'a pu être établie (3,47). En 1856,
les rapports eussent été très-probablement les mêmes, si le nombre des
aveugles de la troisième caté(jorie n'avait été plus considérable qu'en
1861. Les deux dénombrements n'en conduisent pas moins à ce résultat
que les aveugles de naissance sont, et de beaucoup, moins nombreux que
les autres. En 1861, le nombre des aveugles du sexe masculin était de
17,371 et ceux du sexe féminin de 13,409; c'est un rapport de 130 à 100.
Quant au nombre absolu des aveugles, de 38,413 en 1856, il est des-
cendu à 30,780 malgré les annexions. Le rapport à la population est
ainsi tombé de 107 à 81 pour 100,000 habitants. Cette diminution est-
elle réelle? Faut-il l'attribuera des exagérations en 1856 ou à des omis-
sions en 1861? les recensements ultérieurs décideront. Quelques savants
avaient été amenés, par des recherches particulières, à exprimer l'opi-
nion qu'il y a plus d'aveugles dans les pays chauds ou froids que dans
les zones tempérées. Ce fait trouve sa confirmation dans le recensement de
1861. Il en résulte que le rapport des aveugles à la population (100,000)
est, dans le centre de la France, de 74; dans le Nord, de 86; dans le
Midi, de 101. Les résultats sont plus significatifs encore, lorsqu'on com-
pare les départements de l'ouest de la région du centre aux départements
du sud-est. Dans les premiers, on ne compte, en effet, que 65 aveugles
pour 100,000 habitants, tandis que, dans ces derniers, cette proportion
va jusqu'à 108. La même observation avait, d'ailleurs, été faite en 1851
et 1856.
Sourds-muets.— Le recensement de 1861 en porte le nombre à 21,956,
dont 12,447 du sexe masculin et 9,509 de l'autre sexe (131 hommes pour
100 femmes) ; sur ce nombre, 15,919 ou 72,5 p. 0/0 étaient sourds-muets
de naissance; 5,229 (23,8) l'étaient devenus depuis; cette distinction
n'avait pu être établie pour 308 (0,37).
90 JOURNAL DES ÉCONO^IISTES.
Ainsi, contrairement à ce qu'on observe pour les aveu[jles, les sourds-
muets de naissance sont trois fois plus nombreux que ceux qui le sont
devenus postérieurement. La surdi-mutité est d'ailleurs, comme la
cécité, beaucoup plus commune dans le sexe masculin, surtout à la
naissance. Les sourds-muets sont en nombre exceptionnel dans les dix
départements ci-après : Savoie (312 pour 100,000 habitants); Hautes-
Alpes, 276; Hautes-Pyrénées, 163; Corse, 144; Haute-Savoie, 136;
Alpes-Maritimes, 106; Bas-Rhin, 105; Meurthe, 103; Puy-de-Dôme,
103; Haut-Rhin, 101. Le plus ^rand nombre de ces départements appar-
tient aux ré{}ions montag^neuses de la France. Il est remarquable que
les départements en plaine figurent tous, au contraire, au nombre de
ceux qui ont le moins de sourds-muets. Au point de vue géographi<iue,
on constate que l'est compte beaucoup plus de sourds-muets que Touest.
La plus ijrande différence se produit entre les départements de l'ouest
proprement dit, placés dans la plaine, et ceux du sud-est, dont la majo-
rité appartient à la rég'ion des montagnes.
X. — Population par sexe et par état civil.
Les 37,386,313 habitants de la France se répartissaient par état civil,
en 1861, comme il suit:
Sexe
Masculin. Féminin. Total. p. 100
Enfants 6,106,321 5,009,120 11,115,441
59 68
Célibataires. . . . 4,099,166 4,479,850 8,579,016)
Mariés 7,508,766 7,461,941 14,970,707 40.04
Veufs 931,023 1,790,126 2,721,149 7.28
Totaux .... 18,645,276 18,741,037 37,286,313 100.00
Ces rapports indiquent que le nombre relatif des enfants et des mariés
est plus élevé dans le sexe masculin, tandis que celui des adultes non
mariés et des veufs est plus élevé dans l'autre. La différence est surtout
marquée pour les veufs, qui sont à peu près deux fois plus nombreux
dans le sexe féminin. Quant aux deux sexes, ils sont dans le rapport de
100 femmes pour 99,49 hommes, ou de 50,13 pour 49,87. En 1806, ce
dernier rapport était de 50,83 pour 49,17. La priorité numérique des
femmes a donc sensiblement diminué depuis le commencement du
siècle.
L'étude du rapport sexuel par zone g^éog~raphique conduit aux obser-
vations ci-après. Dans la région du nord, on compte 94,49 hommes pour
100 femmes ; dans la région du centre, 97,82 ; dans la région du sud,
97,92; dans la France entière, 99,07. On constate, en outre, que la
prédominance du sexe féminin se rencontre surtout dans la population
DIXIÈMI-: DÉNOMBREMENT DE LA POPULATION DE LA FRANCK. 91
sédentaire; le rapport est en effet, pour celte poi)ulali()ii, de 100 fem-
mes pour 96,-14 hommes, au lieu de 100 pour 99,07 dans la population
totale.
XI. — Population tar aces.
La population totale, réduite à 100,000, se répartissait en 1861 ainsi
qu'il suit par périodes d'âge :
Adolescence et * Vieillesse.
Enfance. jeunesse. Age mrtr. de 60 ans et Total,
de Oi 15 ;ins. de 15 à 30. de 30 à GO. au-dessus.
57,112 24,79r> 37,240 10,853 100,000
La môme année, Tâge moyen de la population était de 30 ans 11 mois
pour le sexe masculin, de 31 ans 6 mois pour l'autre sexe, de 31 ans
3 mois pour les deux sexes. En 1856, ce dernier nombre n'était que de
31 ans.
Le tableau détaillé des âges (trop étendu pour être reproduit ici)
fournit des enseignements dignes d'intérêt , notamment en ce qui
concerne la prédominance de l'un ou l'autre sexe à chaque âge. Il
indique notamment que , jusqu'à 20 ans, le sexe masculin conserve
la supériorité numérique que lui donne l'excédant des garçons sur
les filles à la naissance. Par suite d'une plus grande mortalité ,
qu'expliquent les décès militaires, plus nombreux en temps de paix,
à population ég^ale du même âge, que les décès civils, et les dan-
gers de toute nature auxquels l'homme est plus spécialement exposé,
soit par l'ardeur de ses passions, soit par les professions qu'il exerce,
il la perd dans la période de 20 à 25 ans. Au delà de cet âge commence
à se faire sentir l'effet de l'immigration, dans laquelle, comme on sait,
les hommes ont la plus grande part. La prédominance numérique leur
revient en effet à 30 ans, sans toutefois être bien sensible, et ils la con-
servent jusqu'à 50 ans. Elle leur échappe à partir de quelques années
au delà de cet âge, pour appartenir, jusqu'aux limites de la vie, au sexe
féminin, et cela dans des proportions croissantes, signe évident des vides
que les guerres de la Pvévolution et du premier Empire ont faits dans les
générations masculines parvenues aujourd'hui aux âges les plus avancés.
XII. — Population par professions.
La statistique des professions, ou plus exactement la répartition de la
population entre les diverses professions, s'établit comme il suit :
Agriculture. Industrie. Com- Prcfcss. Profess. Clerj^é Profess.
nierce. diverses, libérales, régulier non
et séculier, constatés,
g (masculin. 9,918,838 b,i)25,8so 745,219 ^oG, 300 9r.o,(;oi 79, o8'. ^,2a9,7r./,
( ftminin. . 9,9o4,(;:i5 îi,47l>,U7 792,f.a7 ^ 05,137 5S9,3C8 ^24,893 -I,f.39,i:i0
■ t •■' ■ ■ ' ' '
Total. . . 19,873, '.93 11,000,027 1/.;37,87G 321,527 ),:; '.9,999 204,477 2,898, 9J4
92 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Bien qu'en raison des difficultés considérables que présente une sta-
tistique exacte des professions, surtout dans un pays où la division du
travail est très -grande, Tadministration ne puisse évidemment g-arantir
l'exactitude absolue de cette statistique, il est permis de croire cependant
qu'elle est l'expression assez approximative de la vérité. Le petit nombre
de personnes vivant des bénéfices du commerce, c'est-à-dire de la vente
d'objets fabriqués par d'autres, peut s'expliquer par ce fait que beau-
coup de commerçants sont en même temps ftibricants, et que, dans le
cas oij la fabrication a paru constituer leur principal moyen d'existence,
ils ont dû, au terme des instructions, être classés parmi les industriels.
Il importe, en outre, de savoir que, conformément à la rig^ueur des dé-
finitions, on a considéré comme industriels non-seulement les personnes
qui fabriquent un produit en totalité, mais encore celles qui font subir
à un produit, ou naturel ou en tout ou partie fabriqué, une modification
une altération, un chang^ement quelconques. Il est d'ailleurs à rejjretter
que la caté^j^orie des individus sans profession, ou dont la profession n'a
pu être constatée, présente un chiffre aussi considérable. On doit le con-
sidérer, en effet, au moins pour une forte part, comme un témoignage
de la négligence des agents du recensement.
XIII. — Populations flottantes.
Rappelons que ces populations, aux termes des instructions ministé-
rielles, comprennent l'armée, la marine, les détenus de toute catégorie,
les élèves et étudiants de tous les établissements d'instruction publique,
et les communautés religieuses. Voici le détail des personnes apparte-
nant, en 1861, à ces diverses catégories :
a) Armée. Elle comprenait, au 30 juin, les effectifs ci-après :
Étals-maj. Gend. Maison Garde Troupes Corps Corps,
de l'Emp. imp. de ligne, étrangers, indigèu.
Officiers 2,654 649 13 1,360 17,614 179 525
S.-offi. et soldats. 1,841 19,376 199 34,481 375,623 6,112 10,751
Le total est de 471,368, non compris 5,310 enfants de troupe.
b) Marine. L'effectif moyen des hommes embarqués s'est élevé, en
186 1 , à 42,840 hommes et celui des équipages de terre à 8, 1 î 3 ; c'est un
total de 50,953 hommes. Au 1*''' mai, le personnel embarqué était de
39,705 hommes. Quant au personnel de terre, il s'élevait, à la même
date, à 15,574; soit en tout 55,279 hommes.
c) Établissements pénitentiaires. Le personnel moyen des détenus dans
ces établissements en 1861 est résumé dans le tableau ci-après:
DIXIÈME DÉNOMBREMENT DE LA POPULATION DE LA FRANGE. 9
o
Ba^ïne A Cayennc. Maisons Établ.d'éd. Prisons l'iisoiis Total,
de TouloQ. cerilralcs. correct, de la Seine, déparicrn.
Hommes. 3,057 5,545 lG,(iG() 6,339 3,G78 13,880 49,171
Femmes. » » 4,3'2^i l,(j83 1,485 3,272 10,7()l
Total. . 3,057 5,545 20,988 8,022 5,163 47,158 59,933
d) Cultes. On comptait, en 18G1, au moins 43,557 prêtres catholiques,
825 pasteurs et 123 rabbins.
e) Instruction publique. 1"Ensei{|nement supérieur; 7 facultés de tliéo-
loiîie ayant reçu, en moyenne, 160 élèves ; — 9 facultés de droit, 3,404
élèves; — 3 facultés de médecine, 1,604; — 16 facultés des sciences,
110; — 16 facultés des lettres, 3,326; — 22 écoles ])réparatoires de mé-
decine et de pharmacie, 1,001 ; — 4 écoles préparatoires àl'ensei^jnement
supérieur des sciences, 56; — 2*^ Enseignement secondaire. Il est donné
par l'État dans 72 lycées impériaux, dont 5 à Paris. 22 départements
n'en possèdent point encore ; mais il y est suppléé par des collég'es com-
munaux. Le nombre des élèves des lycées s'est élevé, en 1861, à 28,855,
dont 15,622 internes et 13,233 externes. 237 col!é[}es communaux ont
reçu, la même année, 30,104 élèves. — 74,095 élèves ont fréquenté, en
1861, les Écoles libres avec pensionnat. Dans ce nombre fig-urent 29,833
élèves appartenant aux établissemenls d'instruction secondaire dirigées
par des ecclésiastiques et 911 aux établissements protestants. Le nom-
bre des élèves des petits séminaires a été de 24,411. Nous manquons de
renseig^nements sur ceux des ^ç^rands séminaires. — 3^ Enseignement
primaire. Il existait en France, en 1861, 82,135 établissements d'in-
struction primaire proprement dite, ayant reçu 4,731,946 élèves.
f) Communautés religieuses. Ces communautés ont été, pour la pre-
mière fois en 1861, l'objet d'un recensement spécial, dont voici les
résultats sommaires :
Les communautés d'hommes comprenaient 58 maisons-mères, 37 mai-
sons indépendantes et l,93l succursales. Leur personnel s'élevait à
17,776 religieux se répartissant ainsi qu'il suit au point de vue des
destinations :
Voués à l'enseignement 12,845 72.26
— aux devoirs hospitaliers 389 2.19
Dirigeant des maisons de refuge ou
des institutions agricoles 496 2.79
Voués à des devoirs religieux 4,046 22.76
Totaux 47,776 400.00
Les communautés de /«?m?«^5 comptaient 361 maisons-mères; 595
indépendantes et 11,050 succursales. Leurs membres, au nombre de
90,343, avaient les destinations suivantes :
94 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Enseignantes 58,883 65.18
Hospitalières 20,292 22.46
Dirigeant des maisons de refuge et des
instituts agricoles 3,073 3.40
Contemplatives 8,095 8.96
Totaux 90,343 100.00
Ainsi, le nombre des relig^ieiix des deux sexes était, en 1861, au moins
de 108,119; c'est 1 relig^ieux pour 346 habitants, ou 2,892 pour 1 mil-
lion d'habitants. — Sur 100 reli^jieux des deux sexes, 69 étaient voués à
renseignement, 19 desservaient des établissements de bienfaisance, 3 di-
rigeaient des maisons de refuge et autres; 11 accomplissaient des de-
voirs purement religieux.
XIV. — Population des colonies françaises et de l'Algérie.
Colonies françaises. — Leur population, en 1861, fait l'objet du tableau
ci-après :
Martin. Goadel. Guyan. Réun. Sénég. Établiss. Mayolte St-Pierre
et dép. de l'Inde, et dép. et Miquel.
sédentaire. ^ 19^959 ^24,739 I7,103 ^GG.IGO ^ 10,850 220,382 22,'i70 2,38o
'^^^ ^ '^" i flottante. . 1C.032 43,310 G,004 47,331 2,:j58 9G 2,931 689
Total . . 43o,994 438,069 23,107 483,491 413^398 220,478 25,504 3,074
Habif. par kil. carré .. . 438 84 » 73 » 450 » »
On remarque combien la population est agglomérée à la Martinique et
surtout dans nos établissements de l'Inde. D'après d'autres documents,
que leur étendue ne permet pas de reproduire ici, le sexe féminin a,
comme en Europe, une prépondérance marquée à la Martinique et à la
Guadeloupe. A la Réunion et dans l'Inde française, c'est le sexe masculin
qui l'emporte; mais ce résultat est dû, en ce qui concerne la Réunion,
à l'immigration des colons, presque tous du sexe masculin. Dans cette
dernière colonie et par suite du même fait, d'une part, la proportion des
adultes est exceptionnelle, de l'autre, le nombre des adultes mâles est
double de celui des adultes de l'autre sexe. A la Martinique, contraire-
ment au fait généralement observé en Europe, le sexe féminin domine
dans l'enfance; le phénomène contraire se produit à la Guadeloupe et à
la Réunion. Dans nos établissements de l'Inde, le sexe masculin domine,
non-seulement dans l'enfance, mais encore à tous les autres âges.
Le taux annuel d'accroissement, de 1852 à 1861, a été pour la Mar-
tinique, de 1,12; pour la Guadeloupe, de 1,17; pour la Réunion, de 8,06.
Algérie.— En 1861, l'Agérie comptait, distraction faite de l'armée et
de la population flottante (recensée en bloc), 192,746 européens, et
2,760,948 indigènes; en tout 2,953,694 habitants; en ajoutant à ce
nombre l'armée (63,000 liommes), la population flottante et les familles
DIXIKME DÉNOMBREMENT DE LA POPULATION DE LA FRANCE. 95
indijyciios ri ni nacres au pays {Berranis), soit 118,430, on trouve
3,062,124 habilanls, ou 8 par kilouictre carré. De 18.56 à 1861, la po-
pulation européenne s'est accrue de 31,948, ou de près de 4 p. 0/0. La
nationalité de cette population n'a été constatée qu'en 1856; ce recen-
sement spécial se résume ainsi :
Français. Esjiagnols. Ualicns. An[îIoMalt. Allein. Suisses- Divers. Total.
9^2,750 4"2,!218 9,47t2 0,918 5,440 1,866 2,134 160,798
La même année, sur 160,798 Européens, 100,954, ou 63 p. 0/0 habi-
taient les villes, et 59,844, ou 37 p. 0/0 les fermes isolées et les vil-
lag^es.
XV. — Population française a l'étranger.
L'état ci-après, dont les éléments ont été réunis par les soins de nos
agents consulaires, est incomplet dans une assez for^e proportion, un
grand nombre de Français négligeant ou évitant de se faire inscrire aux
registres d'immatriculation et restant ainsi inconnus des consulats.
Europe. Les documents officiels portent à 127,688 seulement le
nombre des Français établis en Europe. Ils se répartissent entre les
divers États dans les proportions ci-après: Royaume-Uni, 15,959;
Belgique, 35,000 (évaluation); Hollande, 1,546; Danemark et duchés,
116; Suède et Norwcge, 54; Russie (Riga, Moscou et Odessa), 2,479;
Autriche, 3,066; Allemagne, 1,429; Prusse, 5,000 (évaluation); Suisse,
45,000 (Id); Italie, 4,718; Espagne, 10,642; Portugal, 1,817; Grèce
et les Iles, 268: Turquie d'Europe, 594.
Afrique. Egypte, 14,207; Tripoli, 76; Maroc, 105; Le Gap, 81;
Pointe de Galles, 19. Total, 14,488.
Asie. Provinces russes du Caucase, 173; Turquie, 1,725; Perse, 51 ;
Indes Orientales, 925; Siam, 15; Chine, 148; Japon, 43. En tout,
3,080.
Amérique (du Nord) : Canada, 3,173; États-Unis, 109,870; total,
113,043; (Sud, Centre et Antilles), Haïti, 442; Cuba, 850; Saint-
Thomas, 125; Philippines, 34; Nouvelle-Grenade, 441; Costa-Rica,
Guatemala, San Salvador, 604; Uraguay, 23,000; Buenos- Ay res ,
29,196; Paraguay, 106; Venezuela, 1,495; Brésil (Bohia et Fernam-
bouc), 592; Chili, 1,650; total, 58,535. Total général des Français
établis à l'étranger, 316,834.
Ici s'arrêtent les documents recueillis par l'administration à l'occa-
sion du dixième recensement général. Dans un second article, nous les
comparerons avec les faits analogues recueillis, à peu près à la même
date, dans le plus grand nombre des États étrangers.
A. Lecoyt.
96 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
REVUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES
MORALES ET POLITIQUES
( OCTOBRE, NOVEMBRE ET DÉCEMBRE 1864 )
SoMAïAM^E. — Séance générale annuelle pour la distribution des prix. — Discours de
M. Dumon. — Notice de M. Mignet sur Sai'/'gnj. — Concours pour V Enseignement
administraiif, rapport de M- de Parieu; prix partagé. — Concours pour les Progrès
des classes oiwrières ; rapport de M. Reybaud ; lauréat, M. Levasseur. — Concours
sur \t?> Actions financières; rapport de M. Renouard ; prorogation — Concours sur
\d. Philosophie de saint Augustin; lauréat, M. Kourrisson. — Concours sur le />e
Officlls de Cicéron ; lauréat, M. Arthur Desjardins. — Programme des concours ouverts
pour 1865, IStiB et 1867. — Fragment de M. Jules Simon sur Y Éducation des filles.
— Rapport du même sur le Dictionnaire de politique de M. Maurice Block. — Notice
de M. de Lavergne sur le marquis de Cliastellux, membre de l'Académie française,
auteur de la Félicité publique. — Travaux réservés. — Fauteuils vacants. — Candi-
datures. — Renouvellement du bureau : MM. Dumon, Wolowski, de Lavergne.
L'Académie avait reculé jusqti'au mois de décembre sa séance publi-
que annuelle, consacrée à la distribution des prix, d'année en année plus
disputés, qu'elle décerne. L'impatience des lauréats souffrait un peu de
ce retard inusité, mais l'éclat de la solennité les a dédommagés, et d'ail-
leurs une pu])licité, émanée de l'Académie, avait déjà signalé les travaux
et les récompenses.
Dans le discours consacré, suivant l'usage, par le président de l'Aca-
démie, à résumer brièvement les mérites des concurrents, M. Dumon s'est
montré digne de ses prédécesseurs, avec les qualités particulières qu'il
porte si haut : un heureux mélange d'élévation dans les idées et de sens
pratique dans les jugements, d'élégante clarté dans le style et de grâce
onctueuse et pénétrante dans la diction, qui doit le rendre singulière-
irïent propre à toutes les présidences où le pouvoir découle plutôt de
l'autorité acceptée de la personne, que de la supériorité imposante de
la fonction. M. Dumon a nettement signalé le double caractère des
concours ouverts par l'Académie, les uns se rapportant k la satisfaction
immédiate ou prochaine des intérêts sociaux, les autres aux spéctilations
abstraites de l'esprit.
Le secrétaire perpétuel, M. Mignet, à qui revient périodiquement la tâche
plus haute d'écrire une notice biographique sur quelques-uns des mem-
bres décédés qui ont appartenu à l'Académie, résout tous les ans le dif-
ficile problème de varier les sujets avec un égal bonheur. Cette année,
RKVUfc: DE L'yVCADÉMiE DKS SCIENCES MOKALES. 97
son |)C!i\soniia}|e était rillustrc jariscoiisullc allcniand, de Savi(;ny, asso-
cié étranger de l'Académie, mort à Berlin le 26 octobre 18GI, dont les
immenses travaux ont rép,énérc Tliistoire du droit romain, et avec elle
tout un côté important de l'histoire moderne, celle de la tradition ro-
maine se prolongeant jusqu'au cœur des sociétés chrétiennes par le lien
puissant des lois civiles. Trois grands ouvrages ont consacré sa re-
nommée, fondé sa doctrine, constitué son école : le Traité de la posses-
sion, qui, dès l'âge de 24 ans, signala en lui le jurisconsulte de génie;
V Histoire dit droit romain au moyeu âge ; le Système du droit romain en
usage chez les peuples modernes. Dans le résumé que donne M. Mignet
de l'idée-mère du Traité de la possession, il nous fait entrevoir une théorie
de la propriété irréprochable, en ce qu'elle fait une juste part à initia-
tive individuelle et à la sanction sociale.
<.< La possession se transforme , dans certaines conditions que déter-
mine Savig?ny, en propriété par Vusucapion, qui, selon sa signiflcation,
lui permet de se fonder à l'aide de l'usage ; elle se maintient par les
interdits possessoires qui lui offrent l'assistance de la justice contre toute
tentative violente destinée à la troubler ou à la détruire. L'usucapion
l'institue, les interdits la consacrent ou la rétablissent; Tun lui donne
l'appui fécond du temps , les autres lui procurent les sauvegardes pro-
tectrices du juge; par l'usucapion on acquiert en possédant avec durée;
par les mterdits on retient ou on recouvre en revendiquant avec bonne
foi. »
La doctrine la plus correcte n'a guère à désirer dans cette apprécia-
tion que l'indication un peu plus précise du concours social (et proba-
blement elle se trouve dans Savigny) à la naissance de la propriété, par
le consentement public à l'appropriation privé du fonds commun, quand
il y a communauté préalable dans la vie de famille et de tribu. Le por-
trait de Savigny prendra place dans la brillante galerie des législateurs
et jurisconsultes, de M. Mignet.
Mais, revenons aux concours, que nous diviserons en deux groupes,
suivant qu'ils sont fermés ou bien ouverts.
Prix décernés :
Exposer, d'après les meilleurs documents qui ont pti être recueillis, les
changements survenus en France, depuis la réoolution de 1789, dans la
condition matérielle, ainsi que dans V instruction des classes ouvrières, et
rechercher quelle influence ces changements ont exercé sur l'état de leurs
habitudes morales.
Le prix, de la valeur de quinze cents francs, est décerné, dii M.
Dumon, à M. E. Levasseur, docteur ès-lettres, professeur au Lycée Na-
poléon, auteur du mémoire inscrit sous le numéro 3, et portant pour
épigraphe :
Incedo per iqnem.
ti- séril:. t. xlv. — io janvier 1865. 7
§8 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Une mention honorable est accordée à M. le docteur Gabriel le Borg^ne,
auteur du mémoire inscrit sous le numéro 1, et portant pour épig^raphe:
« Il n'est rien de ce qui contribue au bien-être physique, aux pro-
grès de l'intelligence, qui ne tende aussi à ennoblir le caractère des
masses. » (H. Passy.)
Sur cette double récompense le discours du président contient le com-
mentaire suivant :
(( Quelque fût l'intérêt de cette question, proposée en 1855, la réponse
s'est fait attendre, et ce n'est qu'après trois ajournements successifs
que l'Académie a pu décerner le prix. Deux mémoires seulement ont été
présentés, mais le mérite des concurrents vous a dédommagés de leur
petit nombre. L'un et l'autre retracent avec soin les modifications in-
troduites dans le régime de travail depuis saint Louis jusqu'à nos jours;
Tun et l'autre font ressortir les inconvénients passagers et les bienfaits
durables de l'affranchissement de l'industrie et du perfectionnement des
procédés de fabrication ; l'un et l'autre font leur part, avec une louable
impartialité, aux mesures de gouvernement qui ont eu les classes popu-
laires pour objet, et rendent un égal hommage à cette loi mémorable
sur l'instruction primaire qui n'a laissé aux successeurs de ceux qui l'ont
faite que le soin de l'exécuter etThonneur de la développer; Tun et l'autre
enfin sont entrés dans les vues de l'Académie en montrant que, malgré
de déplorables exceptions, le respect de soi-même, l'habitude de l'épar-
gne et les soucis de la prévoyance, ont suivi l'amélioration des salaires.
Tel est le mérite commun des deux concurrents ; mais l'abondance et la
variété des recherches, le soin scrupuleux de remonter aux sources, la
justesse et la finesse des vues, l'art de mêler l'histoire des classes ouvrières
à l'histoire politique et de les éclairer l'une et l'autre par le rapproche-
ment ingénieux, les ressources d'un style ample et ferme qui se contient
ou s'élève, suivant les convenances du sujet, tous ces mérites réunis
placent le mémoire n^ 2 bien au-dessus du mémoire n^ l, et assurent le
prix à M. E. Levasseur, docteur ès-lettres, professeur d'histoire au lycée
iN'apoléon. »
Un autre concours était relatif aux Connaissances utiles aux adminis-
trations qui peuvent être comprises dans V enseigne^nent public^ idée déve-
loppée dans un long programme.
« Les résultats du concours, dit M. Dumon, n'ont pas répondu com-
plètement à l'attente de l'Académie. Six mémoires ont été produits et
diverses solutions ont été proposées. "Vous avez dû écarter celles qui,
mettant tous les choix au concours dans toutes les branches du service
public, sortaient manifestement de votre programme. Presque tous les
concurrents se sont bornés à proposer les développements de Tinstruc-
tion théorique, soit dans des facultés spéciales, soit dans de nouveaux
REVUE DE L'ACADÉiMfE DES SCIENCES MORALES. 99
cours créés dans les facultés de droit. L'Académie a remarqué dans le
mémoire n" 3 Texposé des institutions d'ensei>]^nement administratif et
politique en France et en Allemap,ne; le mémoire n^ 1 est un travail
élé(jant et sa(;e, et les questions du pro[îramme y sont convenablement
traitées; mais des détails surabondants, des dif^ressions étran^^ères au
sujet, et des solutions hasardées sur des questions qui n'éta-ent pas
posées déparent les deux mémoires, et ne leur permettent pas de pré-
tendre au prix. L'auteur du mémoire n*' 5 s'est plus approché du but, et
il l'aurait même atleint, s'il eût joint à l'étendue d'érudition et de vues
qui distinguent SDU travail, plus d'élégance dans le style, plus de sévérité
dans la méthode, plus de précision dans les détails, et un plus vif sen-
timent de l'expérience administrative, qui était indispensable en pareil
sujet.
c( L'Académie, ne pouvant décerner le prix de 2,500 fr. fondé par
M. Bordin, en a partagé la valeur à titre de récompense, proportion-
nellement au mérite des mémoires qu'elle a distingués. Elle accorde à
M. Raymoncl Bordeaux, docteur en droit, avocat à Evreux, auteur du
mémoire n"" 5, une médaille de 1,200 fr.; à M. Sévin, conseiller à la
Cour de cassation, auteur du mémoire n** i, une médaille de 800 fr.;
à M. Emile Lenoël, docteur en droit, avocat à la Cour impériale de Paris,
une médaille de 500 francs. »
Pour les autres prix, plus étrangers au cadre du Journal des Écono-
mistes, un simple résumé nous suffira :
3*^ Examen du Traité des devoirs, de Giceron.
Le prix, de la valeur de 1,500 fr., a été décerné à M. Arthur Desjar-
dins, docteur en droit, docteur ès-lettres, substitut du procureur général
à Aix, auteur du mémoire inscrit sous le n*^ 5, avec cette épigraphe :
Tout le monde n'est pas capable d'être philosophe.
(M. Cousin.)
Lne mention honorable a été accordée à M. Félix Cadet, professeur de
philosophie au lycée de Reims, auteur du mémoire inscrit sous le
n^ 4, et portant pour épigraphe :
« Sur cette matière, le livre éminemment classique est toujours celui
de Cicéron. )>
4" Là philosophie de saint Augustin, ses sources, son caractère, ses
mérites et ses défauts ; son influence et particulièrement au XVIP siècle.
Le prix, de la valeur de 2,500 fr., est décerné à M. Nourrisson, pro-
fesseur de philosophie au lycée Napoléon, auteur du mémoire inscrit
sous le n^ 4, et portant pour épigraphe :
Vnde ardel. iiulc luv.el. (Abbu de Saim-CïI'.aa'.)
100 J(JURNAL DES KCUNOiMÏSTES.
Une mention lrès-honorab!e est aceordée à l'auteur du mémoire in-
scrit sous le n° 5, et portant pour épip^raphe :
SI sapientio, et veritas non totis viribus coticupiscatur, inveniri nullo modo
potest. (Saint Augustin.)
50 Un prix triennal a été fondé par feu M. A.-E. Halphen, soit pour
l'auteur de V ouvrage littéraire qui aura le plus contribué au progrès de
l" instruction primaire^ soit pour la personne qui, d'une manière pratique,
par ses efforts ou son enseignement personnel, aura le plus contribué à la
propagation de V instruction primaire.
Ce prix, de la valeur de 1,500 fr., a été décerné à M. Barrau, dont
la plupart des ouvragées, déjà récompensés isolément par l'Académie
française et par l'Académie des sciences morales et politiques, consti-
tuent, dans leur ensemble, un véritable service rendu à l'instruction
primaire, et dont la vie a, d'ailleurs, été consacrée tout entière à
l'enseignement. »
CONCOURS OUVERTS.
Nous les classons, de préférence à leur objet et à la section qui les a
proposés, par ordre d'échéances, ce qui est le renseignement le plus
immédiatement utile aux concurrents. Nous n'avons pas à parler des
concours dont les manuscrits ont dû être remis le 31 décembre i864, et
qui concernaient : i^ la circulation fiduciaire ; 2" l'administration de
Philippe /F, dit le Bel ; 3" le contrôle des finances. Nous commençons
par 1865.
Terme : 31 janvier 1865.
Examen de la philosophie de Malebranche :
Valeur de 1,500 francs. (Section de philosophie.)
Terme : 31 mars 1865.
De l'universalité des principes de morale.
Prix Bordin : Valeur de 2,500 francs. (Section de morale.)
Terme : l®"" octobre 1865.
Origine et développement de la division des valeurs financières et indus-
trielles en actions transmissibles.
Valeur de 1,500 francs. (Section de législation, droit public et juris-
prudence.)
Terme: 3l décembre 1865.
Du sénatus-consulte Velléien^ relatif aux engagements des femmes.
Valeur de 1,500 francs. (Même section.)
Décrire et comparer l organisation et les attributions de l administration
locale dans les départements et les communes en France, et dans les
comtés^ cités ^ bourgs et paroisses de V Angleterre.
Valeur de 1,500 fr, (Section de politique, administration et finances.)
RKVUK DK L'ACADftMlK ORS SCIKNCKS MOHALKS. 101
Rn'jiosr </('s faits tjui oui mnoné la rt'ftn'iiu' judwuiirr. roiLsnrnr ptn- l'nr-
diuimnicc d'août 1539, eu ce qui coiiœriut la procédure crimim'llc, et
twaniincr le si/stèmc de rdtr reforme et son applieation pendant le eonrs
du X VJ^ siècle.
Vn\ \k)V(]\n : Valinir de 2,500 francs. (SiiCiiou (h iHpjislation, droit
public et jurisprudence.)
Retracer la vie et apprécier les travaux de Pierre le l^'sant de Hoisf/uil-
lehert.
Prix Léon Faucher : Valeur de 3,000 francs.
Quel était, au commencement du XVIP siècle, Vétat matériel et moral
des populations rurales en France et en Angleterre?
Prix baron de Stassart : Valeur 3,000 francs.
Terme : 3l mars 1866.
Étudier les doctrines morales en France, au A' F/* siècle, notamment
dans Montaigne, Charron, La Boétie, Bodin, etc.
Valeur de i,/)00 francs. (Section de morale.)
Terme : 31 décembre 1866.
Des droits de légitime et de réserve, dans V ancien droit français, écrit
et coutumier :
Valeur de 1,500 francs (section de législalion, de droit public et de
jurisprudence).
Examen de la théorie des Idées de Platon :
Prix extraordinaire Bordin. Valeur de 5,000 francs (section de phi-
losophie).
De V influence exercée sur le taux des salaires par Vétat moral et intel-
lectuel des populations ouvrières.
Prix Bordin : Valeur de 2,500 francs (section d'économie politique et
de statistique).
Prix Halphen sur l'instruction primaire, à décerner en 1867. — Va-
leur 1,500 francs.
Bu mariage considéré au point de vue moral et religieux, légal et social.
Prix Bieunaiche de la Corbière. Valeur de 1,000 francs et médaille
d'or de même valeur.
Terme: V^ mars 1867.
Influence de V éducation sur la moralité et le bien-être des classes labo-
rieuses.
Prix quinquennal Félix de Beaujonr : Valeur de 5,000 francs.
102 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Terme: V décemi3re i867.
De linfluence exercée par les climats sur le développement économique
des sociétés humaines.
Prix extraordinaire Bordin. Valeur de 5,000 Crânes (section d'écono-
mie politique el de statistique).
Terme: 31 df^cembre 1867.
Prix quinquennal baron de Moroj^ues : Au meilleur ouvrage sur Vétat
du paupérisme en France et les moyens d'y remMier.
Valeur de 2,000 francs.
Complétons ces rensei^^nements en disant que le Bulletin de l'Acadé-
mie contient, dans les livraisons de septembre, octobre et novembre,
les rapports sur les concours, dont la lecture se l'ait en comité secret.
Le rapport sur le concours relatif à V enseignement administratif et poli-
tique., est rédigé par M. de Parieu ; celui sur Vétat des classes ouvrières
depuis 1789, par M. L. Reybaud; celui sur les valeurs divisées en actions
transmissibles, par M. Pvenouard ; celui sur la philosophie de Saint-Au-
gustin, par M. Barthélémy Saint-Hilaire ; celui de l'examen du Traité
des devoirs de Gicéron, par M. Janet. Conformément aux traditions de
FAcadémie, ces rapports, amplement développés, sont eux-mêmes des
mémoires importants qui présentent, mêlés aux élo[]^es et aux critiques
de l'œuvre des concurrents, des appréciations élevées et solides, expres-
sion de la science la plus avancée, sur le sujet lui-même. On dirait que
la rédaction de ces arrêts motivés donne lieu, entre les académiciens
eux-mêmes, à une sorte de concours oii la confraternité s'aig^uise d'ému-
lation. Mais bien embarrassé et bien osé serait quiconque tenterait d'as-
signer des rangs dans le succès à ces juges concurrents !
Dans le Bulletin de novembre se trouve un autre travail qui devait
être lu dans la séance générale des cinq Académies du mois d"août, ce
qui n'a pu avoir lieu faute de temps; c'est un fragment sur ï Éduca-
tion des filles, par M. Jules Simon, fragment, suivant toute apparence,
de son livre sur ÏÉcole, récemment paru et déjà célèbre. Après de bril-
lanls et ingénieux aperçu, sur le rcMe des femmes, au point de vue (]^
la mor le, (h la politique, de la vie sociale, M. Jules Simon, abordant
le problème économi(|ue, pose cette question : « Si les femmes doivent
gagner un salaire, s'il y a un moyen de les en dispenser, ou du moins
si l'on peut, par une éducation intelligente, changer la nature de leur
travail, et le rendre plus conforme à leurs facultés et à leur destination. »
A quoi M. Jules Simon répond : « Non, il n'est pas possible d'exonérer
les femmes d'ouvriers du travail mercenaire, mais on peut et on doit
essayer de modifier la nature de ce travail. » Cette consolante idée, il
la développe dans des pages charmantes, d'où le cœur rayonne en vives
KKVUK DE L'ACADfiUlE DES SCIENGKS MORALES. 103
étincelles, et que la raison éclaire de ses plus sûres lumières. A jurande
peine on se décide à en extraire, par une froide analyse, la subsiance et
les conclusions, qui peuvent se résumer à peu près ainsi : Au nom de
la justice, au nom de l'intérêt public, au nom des mœurs, il faut amé-
liorer et multif)lier les écoles de filles i)our éclairer, pour fortifier les
fiMumes, et non pour les exempter de tout travail malériel. En soi le
travail féminin n'est pas mauvais, même dans Patelieret la manufacture;
mais Ih. il ne reste sain et moral qu'à la condition, pour les patrons, de
tenir compte des lois de l'hyi^iène et des conseils de la morale, comme
dans les manufactures américaines de Lowell, si souvent citées, trop
rarement décrites avec détail, plus rarement encore imitées en Europe.
Hâlons-nous d'ajouter, pour traduire fidèlement la pensée de M. Jules
Simon, que la vie industrielle, hors de la maison, ne convient qu'aux
filles, et nullement aux femmes mariées. Celles-ci doivent rester dans
leur ménajje, pour la fonction qu'il appelle, d'un mot heureux, Vindus-
trie des mères de famille^ c'est-à-dire le soin du logement, de la nourri-
ture, des vêtements, complété par l'éducation des enfants. Dans ces mo-
destes et laborieux emplois, l'activité de la mère et de l'épouse n'est pas
moins profitable que si elle servait à (jagner au dehors un salaire payé
en arguent.
Ces vues sont assurément irréprochables; mais ne sont-elles pas
quelque peu utopiques, et ne demandent-elles pas aux écoles plus que
l'école ne peut donner? Si l'école se borne à l'instruction primaire, elle
lie redressera pas les mœurs domestiques ni industrielles; elle ne réfor-
mera pas une vicieuse organisation des ateliers, ni des manufactures;
elle sera un instrument rais au service du mal comme du bien. Si l'école
s'élève, ce qui est à souhaiter, jusqu'à renseignement professionnel,
une sorte d'apprentissage intellectuel autant que manuel, la jeune fille
perdra le plus souvent le fruit de son éducation technique, si elle re-
nonce à son art ou à son métier en se mariant, car elle pourra bien
rarement les exercer au sein de la famille, au milieu des occupations et
des distractions domestiques. L'exemple de Lowell et de l'Amérique
n'est p^s concluant. En un pays d'immigration et de colonisation, où
les salaires sont très-elevés, faute de concurrence entre les travailleurs,
toute jeune fille, en se mariant, peut sans dommage abandonner sa ca-
rière industrielle, parce que le mari gagne assez pour toute la famille ;
mais dans nos sociétés, où la concurrence avilit si souvent les salaires
des hommes, les femmes mariées peuvent-elles renoncer de même aux
profits que leur rapporte leur apprentissage d'un art ou d'un métier,
incompatible avec la vie domestique ? A en juger d'après Texpérience,
cet espoir n'a aucune chance de se réaliser, et il y a plulôt à prévoir que
l'attraction de l'atelier finira, par l'appât d'un gain régulier, quoique
modéré, à enlever aux familles ce qui leur reste de ménagères. Les éco-
104 JOURNAL Î)KS RCONOMISTES.
nomistes eux-mêmes ne tendent-ils pas les mains nnx Aibricinls pour
pousser les épouses et les mères dans les ateliers, quand ils prennent
parti, non sans de g-raves raisons, pour la liberté du travail des femmes
à prix réduit, en dépit des protestations des ouvriers ?
Tout en luttant pied à pied, d'une main ferme et d'un cœur résolu,
à l'exemple de M. Jules Simon, contre les abus et les vices de l'état
présent, la science doit reconnaître sincèrement que ce n'est pas là une
simple affaire d'instruction primaire ou professionnelle; c'est une affaire
d'organisation du travail agricole et industriel, du travail économique
dans son ensemble. Les données du problème sont multiples et en
apparence contradictoires. Le travail est légitime, est utile, est néces-
saire pour le sexe féminin comme pour le se^ce masculin ; mais il est
divers suivant les forces et les aptitudes, et souvent incompatible avec
le ménag-e. Dans l'atelier et dans la manufacture, il y a place pour la
femme, à côté de l'homme, sans distinction et sans séparation néces-
saires, comme on le voit en agriculture, oii les deux sexes, et les enfants
eux-mêmes, garçons et filles, sont honnêtement associés dans les labours
et les sarclages, dans les fauchaisons, dans les moissons, dans le bat-
tage, dans les vendanges, dans les travaux d'intérieur durant les ma-
tinées du printemps ou les veillées de l'hiver. Puisqu'en soi l'industrie
n'est pas plus immorale que l'agriculture, que M. Jules Simon recher-
che avec son ardeur d'homme de bien et avec sa science de professeur,
pour le dire ensuite avec son talent d'orateur et d'écrivain, par quelles
réformes l'ordre industriel pourrait, comme l'ordre agricole, associer,
dans une harmonieuse union, le travail, la vie de famille, la moralité,
la santé. Pour être social, et non simplement pédagogique, le problème
n'en est que plus digne de ses recherches.
Pour en finir avec la part de M. Jules Simon dans les travaux acadé-
miques du trimestre, nous mentionnerons le rapport extrêmement favo-
rable qu'il a fait du Dictionnaire de politique^ publié par notre ami et
collaborateur, M. Maurice Block, avec le concours d'un grand nombre
d'écrivains de tous les pays. M. Jules Simon a très-bien expliqué l'objet,
le caractère, les mérites de ce Dictionnaire, auquel ont pris part presque
tous les rédacteurs du Journal des Économistes. C'est un recueil de faits,
d'idées, de renseignements et de doctrines, k l'usage de tous les partis,
parce qu'il n'arbore le drapeau d'aucun parti. Seulement un souffle
libéral circule à travers ces deux beaux volumes, en anime tous les
articles, et c'est là son principe d'unité, qui fond les variétés en un
accord général, oia l'on discernerait difficilement quelques rares disso-
nances. Les noms les plus illustres de l'Académie s'y trouvent entre-
mêlés à d'autres, dont le talent consciencieux est jusqu'à présent le
principal titre; entre les talents inégaux et divers, la vigilante révision
de M. Maurice Block a rapproché les mérites comme les distances. Son
HKVUK m F/ACAnfiMlK DKS SCIKNCIvS MOHALES. lO.'ï
Ditilonuain' de polUiqae prendra j)lar(^ dans loulc.s les bibliolhèques
scritMises à côlé du Dictionnaire d'économie politi(jne, au(|uel se ratta-
clicra toujours le nom si honoré et si re^îrelté de M. Guillauniin.
Ne pouvant aujourd'lnii, sans dépasser notre cadre habituel, rappeler,
avecqneUiues détails, toutes les lectures du trimestre, mentionnons, au
moins, celle que M. Léonce de Laver^jne a consacrée au marquis de
Chastellux, un nom du xvni'' siècle, à peu près oublié du xix*, et qu'il a
remis en lumière avec un éclat, une {^race et une nouveauté de rensei-
}»nements et d'aperçus qui ont enlevé tous les suffrai^es. M. de Chas-
lellux dut sa célébrité à un livre qu'il publia sous le titre : De la Félicité
publique ou Considérations sur le sort des hommes dans les différentes
époques de V histoire, en deux volumes. L'ouvrage, qui valut à son auteur
d'être appelé, plus tard, à l'Académie française, parut en 1772, deux ans
avant la mort de Louis XV, quatre années avant le grand Traité d'Adam
Smith. Outre le fond des idées, dit M. de Lavergne, les deux Traités se
rapprochent par leur titre, car le mot de félicité publique^ adopté par
fauteur français, présente à peu près le même sens que celui de Wealth
of nations, ({u'on traduit ordinairement par Richesse des nations^ et qui a
la signification plus générale de bien-être. Le monument élevé par Adam
Smith a couvert de son ombre l'imparfait essai de son devancier, et ce
n'est, au fond, que justice; mais on comprend que les contemporains
en aient jugé autrement. Les écrits des premiers économistes français,
et en particulier ceux du marquis de Mirabeau, avaient déjà paru, mais
les idées qu'ils professaient avaient encore toute leur nouveauté. C'était
la première fois qu'on voyait exposé et affirmé si nettement cette doc-
trine de la perfectibilité humaine, qui forme le fond de toutes les opi-
nions du xviu'^ siècle. L'auteur y ajoutait cette autre théorie, que l'unique
but du gouvernement devait être le plus grand bonheur du plus grand
nombre dliommes possible. Voilà donc cette formule, qui fait encore au-
jourd'hui le meilleur résumé des sciences morales et politiques, trouvée
et développée depuis plus de cent ans.
Sur cette dernière phrase, M. Hippolyte Passy a réclamé contre toute
formule qui borne fambition de la politique et de l'économie politique
à une catégorie quelconque d'hommes, si nombreuse qu'elle soit. C'est
au nom d'une telle division que les partis ont opprimé leurs adversaires,
que des sectes ont imaginé des utopies impraticables ou dangereuses. Il
faut maintenir, dit le savant académicien, comme seule formule vraie,
les richesses, le bien-être, le bonheur de tous. M. de Lavergne promet
de tenir compte de ce sentiment qu'il partage, et nous remarquons, en-
effet, dans le texte de son Mémoire, publié dans le Correspondant, une
légère variante : « Cette formule qui fait encore aujourd'hiîi un des
meilleurs résumés des sciences morales et politiques.)^
106 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. de Laverp;np- a entremêlé l'exposé dee dooirines du marquis de
Chastellux de la citation de quelques notes très-piquantes, écrites par
Volta're sur la marge de son exemplaire, et reproduites dans l'édition
de la Félicité publique, publiée chez Renouard en 1822, par les soins de
son petit-neveu. Attentif à cette lecture, j'avais vivement ref^retté la briè-
veté oblif^ée de ces curieuses citations, lorsqu'au sortir de la séance aca-
démique j'entrai dans la Bibliothèque du collège Cîiaptal. Par une sin-
gulière rencontre, le premier livre qu'atteignit ma main, étendue au
hasard sur les rayons, fut la Félicité publique du marquis de Chastellux,
dont j'avais jusqu'alors ignoré même l'existence; je pus, pendant une
heure, me délecter à parcourir ces annotations marginales de Voltaire,
dont M. de Lavergne a pu dire jusleraentaque, si courtes qu'elles soient,
on y trouve la verve, le bon sens, la finesse, toutes les qualités de l'esprit
de Voltaire.» #
Le livre même du marquis est fort remarquable et, de nos jours, la
science économique et politique ne peut que souscrire à cette profession
de foi qui fait le point de départ de l'ouvrage et en inspire toutes les
vues. c( Dire que l'homme est né pour la liberté, que son premier soin
est de la confesser lorsqu'il en jouit et de la recouvrer lorsqu'il Ta
perdue, c'est lui attribuer un sentiment qu'il partage avec tous les ani-
maux et qu on ne peut révoquer en doute. Si l'on ajoute que cette liberté
est indéfinie par sa nature, et qu'elle ne peut être limitée dans chaque
individu que par celle d'un autre individu, c'est encore exposer une
vérité qui trouvera peu de contradicteurs dans ce siècle éclairé. Qui-
conque envisagera la société, sous son véritable point de vue, n'y verra
donc que des efforts et des résistances, et quiconque voudra se former
une idée juste du gouvernement, le considérera comme Féquilibre qui
doit résulter de ces efiorls et de ces résistances, de sorte que, si l'on pou-
vait rendre plus sensible un système solide et réel en le comparant à un
système imaginaire, on dirait que le monde moral ressemble au monde
physique de Descartes, où chaque tourbillon, composé d'une matière qui
tend toujours à s'échapper en ligne droite, est pourtant retenu dans un
mouvement circulaire par la pression des tourbillons environnants. De
ces principes découlent des vérités très -importantes que les anciens ont
peu connues,que les modernes n'ont pas assez développées, et qui doivent
avoir pourtant la plus grande influence sur la félicité des peuples. La
plus intéressante de ces vérités, c'est que le gouvernement et la législa-
tion ne sont que des objets secondaires et subordonnés, et ne doivent être
considérés que comme des moyens pour que les hommes en société con-
servent la plus grande portion possible de la liberté naturelle. Gouverner
sa famille, disposer des produits de son champ, c'est ce que chacun doit
prétendre; c'est là, pour ainsi dire, le premier élément de bonheur qui
renferme propriété et liberté. Toute association, toute législation ne
RKVUR M \:\CkJ)VMlK DKS SCÏKNCKS MORALES. 107
peut être bonne (juaulanl qu'elle confirme, <{u'elle assure ces premiers
privilégies de Tespèce humaine. »
Ne nous étonnons pas qu'un livre rempli de ces sentiments ait obtenu
de Blanqni (1) rélo[;e suivant : « L'auteur appartient à Técole philoso-
pbicjue du xviii'' siècle. Il est un des premiers écrivains qui aient osé
secouer le jou(; des traditions classiques, et porter un regard sévère sur
les institutions sociales de rant!(juité. Son livre ne contient que des vues
Pjfmérales (M. de Laverj^ne y signale, en outre, une érudition très-
étendue), mais si hautes, si g^énéreuses, si hardies, qu'il est impossibhî
de ne les point admirer, même quand on ne les parta[i^e point. »
Pour ne pas nous laisser entraîner trop loin de l'économie politique et
sociale, nous ne suivrons pas M. de Lavergne dans le reste de son étude
biog^raphique. Son héros partagée, en Amérique, comme major-g^énéral
de l'armée de Rochambeau, sous les yeux de Washing^ton, les aventures,
l'enthousiasme, les espérances de Lafayette, de INoailles et des autres
jeunes et brillants g^entilhommes français, accourus au secours des co-
lonies angolaises en révolte contre la mère-patrie. Son récit curieux,
instructif et attachant sera lu par tout le monde, comme un modèle de
ces œuvres délicates et finement ciselées de reconstruction qui. de nos
jours, ont eu tant de vogue dans l'art et la littérature, et dont l'heure
viendra aussi pour les sciences, si les maîtres s'y adonnent avec l'esprit
de justice rétrospective dont M. de Lavergne leur donne l'exemple.
Arrêtons-nous aujourd'hui sur cette agréable impression. Prochaine-
ment nous reprendrons ce que nous laissons en arrière sans l'oublier: —
Un Mémoire de M. Barthélémy Saint-Hilaire sur l'État actuel du Japon;
le rapport (non terminé encore) de M. Wolowski, sur l'ouvrage de
M. Fishel, rehilî k là Constitution anglaise, traduit par M. Vogel; — la
suite de l'enquête de M. Louis Re^baud, sur la Condition des ouvriers en
laine; un Mémoire de M. Lucas sur le Système pénitentiaire; un autre
de M. Janet, sur les Moralistes romains sous l'empire, par M. Martha:
un autre de M. Passy, sur un Mémoire de M. Gimel, relatif à la pro-
priété foncière; de M. Wolowski, sur un écrit de M. Ivan Golovine;
un Mémoire de M. Doniol sur la Féodalité et les Droits seigneuriaux
en 1789. — Enfin, une lecture de M. Audiganne sur V Enseignement pro-
fessionnel^ qui a clos les séances du mois de décembre.
Au moment où se ferme l'année 1864, trois fauteuils restent vacants ;
celui de M. Adolphe Garnier, dans la section de morale; de M. Sai.^set,
dans la section de philosophie; de M. Lefebvre, dans la section d'admi-
nistration et finances. — Les prétendants, inscrits pour le premier, sont :
(t) Dictionnaire d'i'conomip politique, v" Chastellux.
108 JOURNAL DES ÉGON^OMISTES.
MM. Béchard, Léon Vidal, Cochin, Aiidifjanne; — pour le second, MM. Va-
cherot, Caro, Charles Lévèque, Waddin^ton, Albert Lemoine; — pour le
troisième, M. Ségur Dupeyron, qui a offert, à l'appui de sa candidature,
une Histoire des négociations commerciales et maritimes sous Louis XIV.
La nomination dans la section de philosophie a été ajournée à la fin du
mois de mars; pour les deux autres l'époque est encore incertaine.
Dès la première séance de janvier, M. Dumon a cédé le fauteuil de
la présidence à M. Wolowski, vice-président de la précédente année,
et M. de Laver^yne a été nommé vice -président. Suivant l'usag-e,
MM. Dumon et Wolowski ont échangé de courtoises politesses dans de
brillantes et cordiales allocutions. On a remarqué l'aimable attention de
M. Dumon, recommandant aux deux collègues appelés au bureau de ne
pas en profiter pour se taire, comme font les présidents et vice-prési-
dents des assemblées parlementaires. L'Académie y perdrait trop, a-t-il
dit, et elle regretterait ses suffrages. L'économie politique, ajouterons-
nous, élevée au pinacle des honneurs académiques, ne déplorerait pas
moins le silence de ses deux éminents représentants. Mais il ne faut pas
trop prévoir des malheurs invraisemblables.
•lUT.ES DUVAL.
NECROLOGIE
GUILLAUMIN
SES FUNÉRAILLES, — SA VIE ET SON OEUVRE.
La santé de Guillaumin, le fondateur de ce recueil et de la librai-
rie d'économie politique, inquiétait sa famille et ses amis depuis quel-
que temps; toutefois nous étions loin de redouter une fin prochaine,
lorsque le jeudi, i5 décembre, il a subitement cessé de vivre, en ren-
trant chez lui et à quelques pas de sa demeure !
Convoqués à la hâte, aussitôt que l'ont permis les formalités néces-
sitées par les circonstances de cette mort, les membres de la Société
d'économie politique présents à Paris, plusieurs membres du Cercle de
la librairie, et les amis particuliers de la famille sont accourus, le 17
décembre, à dix heures du matin s'informant, avec un douloureux
étonnement, des particularités de ce« cruel événement. Le convoi ayant
en tête les membres du bureau de la Société d'économie politique s'est
dirigé à l'église Saint-Roch et de là au Père-Lachaise.
M^CRULOGIi:.. -— GUILLAUMIN. 109
Au nionieiJl où la terre coininençaiL à recouvrir le cercueil, M. Hippo-
lyte Passy s'est avancé sur le bord de la tombe et, s'adressant à l'assis-
tance, au nom de la Société d'économie politique, dont il est le premier
])résident, et dont M. Guillaumin était le questeur, il a dit avec une
éloquente simplicité les paroles suivantes :
« Messieurs, je ne voudrais pas quitter cette tombe sans avoir
rendu un dernier et bien douloureux hommage à l'homme excel-
lent dont nous venons d'y accompa^^^ner la dépouille mortelle. Tous,
vous étiez les amis, les collaborateurs de M. Guillaumin, et, autant que
moi, vous savez quels étaient ses titres à notre affection, et avec quel
dévouement il a rempli la lâche laborieuse et difficile que le désir de
se ren'dre utile l'avait décidé à s'imposer. A l'époque où il vint s'établir
à Paris, l'économie politique n'était pas en faveur. Vainement, de
grands et beaux travaux, parmi lesquels figurent au plus haut rang ceux
d'un de nos compatriotes, M. J.-B. Say, la recommandaient-ils à l'atten-
tion, on continuait, dans les régions du pouvoir, à en tenir les préceptes
pour dangereux; les hommes de lettres eux-mêmes ne lui témoignaient
qu'indifférence ou dédain, et, certes, il fallait une foi bien vive et bien
sincère dans les vérités qu'elle proclame pour oser attendre de l'avenir
la rémunération des sacrifices et des labeurs que demandait la publica-
tion des œuvres destinées à en propager le goût et la connaissance.
C'est là cependant la mission que se donne M. Guillaumin. Certes, doué
comme il l'était, M. Guillaumin aurait trouvé plus ample récompense
de ses efforts s'il leur eût imprimé une autre direction, et il avait trop
la conscience de ses forces pour ne pas le savoir ; mais il ne douta pas
un moment qu'une science qui enseigne aux hommes qu'il n'y a d'autre
source féconde et durable de prospérité sociale que la réalisation des
plus hautes prescriptions de la justice et de la liberté, dans les relations
que la production et Femploi des richesses établissent entre eux, finirait
par l'emporter sur le mauvais vouloir dont elle demeurait l'objet, et que
ce serait rendre grand service à la France que d'aider le temps à en
assurer le triomphe dans son sein. Cette pensée, M. Guillaumin lui a été
fidèle. Elle l'a suivi, éclairé, animé, dans la carrière qu'il a parcourue
d'un cœur si ferme, et avec un succès dont il avait droit de s'enor-
gueillir.
« Ce que M. Guillaumin a fait pour la science est considérable, et je
ne pourrais en rappeler ici qu'une bien petite partie. C'est à lui, eu
très-grande partie, qu'a été due la fondation de la Société des Écono-
mistes, de cette société qui longtemps eut peine à grossir ses rangs ;
mais qui maintenant, nombreuse et forte des lauriers de ses membres,
remplit si utilement la mission qu'elle a acceptée. C'est à lui aussi qu'a
été due la fondation du Journal des Économistes^ recueil dont il serait
110 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
inutile de faire Télo^^e, car le iTombre croissant de ses abonnés atteste
suffisamment quelle estime il a su conquérir parmi les hommes éclairés
de noire époque.
« M. Guillaumin n'était pas écrivain, et cependant il a largement con-
tribué aux prog^rès de la science. Il est deux publications d'une haute
importance, véritables monuments de l'état présent des connaissances
économiques dont seul il a conçu Fidée, et dont le mérite lui appartient
presque tout entier : je veux parler du Dictionnaire d'économie politique
et du Dictionnaire du commerce et de la navigation, M. Guillaumin ne
se chargea pas seulement de réunir, de trier, de classer les matériaux
dans l'ordre le mieux entendu, il eut a obtenir la collaboration des
hommes les plus aptes à seconder ses efforts. II fallait assignera chacun
sa tache, et, cela, sans blesser les susceptibilités, sans heurter les amours-
propres dans ce qu'ils auraient pu avoir d'irritable : grâce au tact fm et
délicat qu'il devait aux meilleures qualités du cœur et de l'esprit,
M. Guillaumin en vint à bout, et jamais le concours zélé dont il avait
besoin ne lui fit défaut.
« D'autres pays ont vu s'achever des œuvres de même nature et pres-
que de même étendue. Nulle part ces œuvres n'égalent en valeur scien-
tifique celles dont M. Guillaumin a conçu et dirigé si habilement la dif-
ficile exécution.
« Et pourtant, lorsque M. Guillaumin, déployant la plus ingénieuse
activité, semblait uniquement préoccupé des intérêts de la science, de
vives et douloureuses anxiétés assiégeaient fréquemment son esprit. Il
avait perdu la compagne chérie et dévouée de son existence. Seul, il
avait à soigner, à élever deux jeunes filles tendrement aimées, mais
dont l'avenir était pour lui un sujet de constantes alarmes. Que devien-
draient-elles s'il n'était plus là pour leur servir de soutien ? Que de fois,
lorsque des souffrances venaient lui annoncer le déclin de sa santé, je
l'ai vu tourmenté, obsédé par des appréhensions qu'il n'était pas maître
d'écarter! Elle est venue cette mort qu'il redoutait non pour lui, mais
pour les siens; elle est venue; mais seulement quand, grâce à la haute
et forte éducation qu'il avait su leur donner, ses filles étaient devenues
capables de se mesurer avec les difficultés de la vie et d'en triompher à
force d'intelligence, de raison et de courage, quand, enfin, de nouvelles
dispositions, insérées dans l'acte constitutif de la Société formée sous
son nom, avaient donné à leur avenir la sécurité qui longtemps lui
avait manqué.
« Messieurs, inclinons-nous devant cette tombe. Elle ne s'est pas fer-
mée sur un de ces hommes que la fortune se soit plu à combler de ses
faveurs, et qui aient eu en partage les dignités, les honneurs, les ri-
chesses dont l'éclat éblouit la foule. Elle s'est fermée sur un homme
dont la situation demeura modeste, qui n'acquit un [leu d'aisance (ju'au
JNKOHOLOGIK. («UILLAUMIN. 11 1
prix (le luii};s cA souvent pénibles labeurs; mais (|ui lou jours lui bon,
affectueux, serviable; qui ne recula devant raccomplissement d'aucun
devoir, et qui, {^uidé par Tamour du bien, a su rendre son passage sur
cette terre utile à de nombreux amis, utile à la science qu'il servit avec
le plus noble et le plus inlati};able dévouement. De tels hommes, Mes-
sieurs, sont bien rares, et c'est à leur mémoire que sont dus les hom-
mages le plus justement mérités.
«Adieu, Guillaumin ; repose en paix dans ta demeure dernière; nous
ne t'oublierons pas; les regrets que ta perte nous laisse sont de ceux
dont il n'est pas doiiné au temps d'épuiser ramertume! »
Après M. Hippolyte Passy, M. Henri Baudrillart, membre de rinslitut, a
rendu hommage en ces termes à la laborieuse et utile carrière du défunt
au nom dds collaboraleurs et des lecteurs du Journal des Économistes :
« Messieurs, avant-hier, M. Guillaumin quittait le Collège de France où
il était venu, par sa présence à l'ouverture du cours, payer son tribut de
zèle accoutumé à la science qu'il aimait tant, et donner à celui qui l'en-
seigne une marque précieuse de sa sympathie. Je lui serrais la main
affectueusement et nous nous disions : Au revoir!... Une demi-heure
après, la mort l'avait foudroyé. Il ne rentrait pas vivant dans ses
foyers !
«Ce coup terrible a retenti douloureusement dans nos cœurs. Ce n'est
pas seulement l'éditeur si capable et si zélé que nous regrettons, c'est
un auxiliaire précieux, c'est un ami cher, dont la perte nous est aussi
sensible qu'elle est irréparable.
« M. Guillaumin était devenu, depuis bien des années, le centre el le
lien de notre école. Il avait dans l'excellence et dans les destinées de
l'économie politique cette foi ardente qui triomphe des obstacles et qui
mène à faire de grandes choses. Lorsqu'il fondait sa librairie d'économie
politique, cette science en était à ses jours d'épreuve, et quelle épreuve
plus grande que l'indifférence du public? C'est en face de cette inat-
tention de la foule et de cette défiance du gouvernement que M. Guil-
laumin entreprit de la propager : entreprise qui honore sa vie et suffit,
à elle seule, à le faire apprécier à sa valeur ! Ceux qui savent avec quel
enthousiasme et quelle réflexion il avait adopté les principes de l'éco-
nomie politique, y verront encore plus d'attrait naturel et de zèle pas-
sionné pour la science que le calcul commercial. Il ne me serait pas dif-
ficile de citer des preuves qui attestent que, sans abdiquer le soin légi-
time de ses intérêts, il ne leur sacrifiait pas ses convictions. J'ai dit
qu'une telle foi, à la condition d'être servie par une intelligence d'une
vivacité et d'une rectitude reraarqtiâble et par une volonté résolue ,
comme chez M. Guillaumm, conduisait à faire de grandes choses. Est-ce
112 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
donc ici une de ces exagérations complaisantes que la mort inspire aux
reg^rets de ceux qui survivent? Non, Messieurs. C'est à de Vi^ritables mo-
numents que M. Guillaumin a attaché son nom, et c'est bien lui, vous
êtes là tous pour en témoigner, qui en a été l'inspirateur.
« C'est lui qui a fondé, avec un économiste dont la mémoire nous sera
toujours chère et vénérée, et qui portait dignement un nom illustre, avec
M. Horace Say, le Journal des Économistes, dont l'influence scientifique
a été si grande depuis vingt-cinq ans, et cette Société d'économie poli-
tique, qui donne le rare spectacle de savants unis par la confraternité et
par l'amitié, discutant toutes les questions, les plus brûlantes même,
sans animosité et sans aigreur. C'est lui qui présidait à la vaste Collection
des principaux économistes du xviii® siècle. C'est lui qui avait l'idée et
qui concourait activement à l'exécution de ce Dictionnaire de VÉco-
nomie 'politique, l'œuvre collective la plus considérable et la plus com-
plète, l'une des plus mûrement méditées et des plus achevées que la
science ait produites. Enfin, Messieurs, quelle part directe et person-
nelle, prise au plus immense de ces travaux, à ce Dictionnaire du Com-
merce, revu tout entier par lui, corrigé de sa main, et quelquefois refait
au prix des plus pénibles recherches ! Que de nuits passées au travail !
Quel scrupule d'exactitude qui ne lui laissait pas de repos ! Quel souci
pour la forme comme pour le fond, souci qui allait jusqu'au tourment?
Est-ce simple coïncidence? Je ne sais; mais c'est à partir de ce moment
que nous entendîmes M. Guillaumin se plaindre, pour la première fois,
d'un excès de fatigue, et en montrer sur son visage les premiers signes
alarmants. Mais gardons-nous d'accuser le trayait. Il nous sauve et nous
préserve plus encore qu'il ne nous use ; et qui de nous est libre d'en
régler les exigences et d'en modérer l'ardeur à son gré ? Travailler est
notre destinée. Je le dis en face de ce cercueil : accomplissons-la, quoi
qu'il arrive!
c( Notre ami est mort debout. Messieurs, dans la plénitude et dans la
force de ses facultés, après une dernière conversation où il exprimait
tout son bon espoir dans l'avenir de la science à laquelle il avait dévoué
sa vie. C'était la mort qui convenait à un esprit aussi actif, à un carac-
tère aussi ardent, qui se serait consumé dans le repos, à une âme faite
pour garder toute sa chaleur jusqu'à la fin. Ses impressions restèrent
jeunes jusqu'au dernier moment, comme ses convictions généreuses
étaient demeurées vivantes et entières. Tel je le vis encore, il y a deux
mois à peine, à Amsterdam, où un congrès scientifique nous avait réunis.
Il se plaignait d'être fort souffrant, et pourtant, malgré ses craintes, il
avait peine à se décider à partir : «ce que j'enlends ici, et surtout ce que
j'y vois, m'attache trop, me disait-il, et me retient malgré moi. )>
« Il ne m'appartient pas de retracer ce qu'était l'homme privé, le père
excellent, tendre, passionné, qui, après avoir eu le malheur de perdre,
INKGKOLOGIE. - rmiLLAIJMIN. 113
(1(! hoiiiic lioiirc, mm femme d'un mérite dislin^iiH' el du plus r.u'e dé-
vouement, avait trouvé dans des filles, dijynes d'elle et di^^nes de lui,
toute sa consolation et tonte sa joie. Mais quinze armées d'intimes rela-
tions me permettent de dire ce qu'a été le collaborateur animé du feu
sacré et le directeur d'un jufîement si ferme et si sûr. Depuis dix ans
surtout, nos rapports étaient devenus plus fréquents et, pour ainsi dire,
quotidiens. Le temps qui, trop souvent, amène le refroidissement parmi
les hommes que rapprochent les affaires ou les idées, avait resserré nos
tiens et chan^yé notre sympathie en une véritable amitié. C'est sous ces
traits que votre ima^;e me restera éternellement gravée, mon cher Guil-
laumin. Et nous tous, Messieurs, le vide que celui que nous avons perdu
laissera parmi nous suffirait seul à empêcher son souvenir de s'éteindre.
Ce souvenir vivra autant que nous-mêmes, aussi sûrement que son nom
ne se séparera pas du mouvement économique de ces trente dernières
années.
(' Adieu pour moi, adieu pour nous tous, adieu, mon cher Guil-
laumin ! »
Ces deux discours répondaient parfaitement aux sentiments de toute
l'assistance qui s'est retirée profondément émue.
Gilberl-Urbain Guillaumin était né au villag^e de Couleuvre, près de
Moulins, dans le département de l'Allier, le 14 août 1801. Orphelin de
père et de mère dès l'âgée de cinq ans, il fut élevé, ainsi qu'un frère mort
à l'âge de trente ans, par un frère de son père. Cet oncle n'était guère
tendre, à ce qu'il paraît ; et le futur éditeur passa son enfance et son
adolescence, en faisant un rude apprentissage de la vie, auprès de
l'oncle marchand de bois, dont il se rappelait la sévérité avec un sen-
timent pénible mêlé toutefois de respect pour l'énergie laborieuse de
son parent. Il sortit, aussitôt qu'il le put^ d'une condition si peu at-
trayante et vint chercher fortune à Paris dans le commerce (1819). D'abord
employé d;,ns une maison de quincaillerie, puis dans une maison de
commission, il eut occasion de faire connaissance avec le jeune libraire
Brissot-Thivars (gendre de son patron et neveu du célèbre conventionnel
Brissot-Warville), qui a pris une certaine part aux luttes de la Restaura-
tion et qui est mort, il y a dix ans, préfet du Finistère. Attiré par l'amour
des livres, Guillaumin se lit libraire, et ensuite éditeur. Vivement sym-
pathique au progrès du parti de la Révolution, dont il a été un ardent
partisan toute sa vie, il fut initié au carbonarisme, il acclama avec l'en-
thousiasme de la jeunesse la Révolution de 1830, et se lia avec plu-
sieurs personnages marquants qui ont figuré dans les mouvements po-
litiques et principalement avec les hommes de 1848. Il avait notamment
un culte pour Béranger qu'il avait connu de bonne heure et dont il au-
H^ SÉRIE. T, XLV. — 15 jcnivter 18135. 8
114 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
rait été l'éditeur avec M. Perrotin (1), sans une circonstance qui décida
autrement de sa carrière.
A cette époque, il cherchait sa voie dans cette délicate profession
de producteur de livres. Sous l'influence de ses idées et de ses jeunes
amis, il fit quelques publications politiques (2). Ce genre de librairie ne
lui produisit que des déboires et ne satisfaisait pas complètement son
esprit et sa raison. C'est alors qu'il conçut l'idée d'éditer en français
\e Dictionnaire du Commerce que Mac-Gulloch venait de publier avec succès
en Angleterre. Combinant ses forces avec celles d'un associé, dont il se
trouva bientôt séparé, il forma, à l'aide de quelques amis, une société
commerciale pour la publication de cet important ouvrage, dont il ne
tarda pas à remarquer les lacunes et qu'il voulut refaire à nouveau, en
groupant une série de coopérateurs capables de le seconder. C'est à
cette occasion qu'il demanda la collaboration d'Adolphe Blanqui,
directeur de l'école spéciale de commerce, dont il devait peu d'années
après éditer V Histoire de l'économie politique. Celui-ci lui présenta un
apprenti économiste, qui devint un de ses plus constants collaborateurs
dans ses diverses publications, et à qui devait échoir, trente ans après,
la douloureuse tâche d'écrire sa Notice nécrologique !
A partir de ce moment Guillaumin avait trouvé sa voie, et il s'affermit
dans la résolution de la suivre et de s'y adonner spécialement en assis-
tant aux premières leçons du cours d'économie politique que M. Blanqui
fit au Conservatoire des Arts et Métiers (1833-34) lorsqu'il fut appelé
à remplacer l'illustre Jean-Bapiiste Say, mort en 1832.
Guillaumin pressentit le rôle que l'avenir réservait à cette science et il
mit à son service une librairie spéciale qui ne tarda pas à devenir, grâce
aux heureuses qualités de son fondateur, le point de réunion des écono-
mistes. « Célèbres ou inconnus, dit M. de Molinari, dans l'Économiste
belge, il les accueillait avec une égale affabilité, et l'éditeur se doublait
pour eux d'un conseiller plein de tact et d'un ami au cœur chaud. »
Le Dictionnaire du commerce et des marcliandises, publié de 1835 à 1839,
fonda la Librairie d'économie politique et de commerce. Bientôt Guillau-
min entreprit la publication de l'Histoire de l'économie politique de
Blanqui, puis celle et du Traité du Cours de J.-B. Say, dont le fils M. Ho-
race Say élait devenu un des notables collaborateurs du dictionnaire. Il
avait d'abord songé à publier un recueil périodique qui serait la continua-
i
(1) Une édition avec gravures a été publiée, en 1829, par Perrotin et
Guillaumin. 5 vol. in-18.
(2) De ce nombre : Paris révolutionnaire^ série de notices historiques
et politiques, par G. Cavaignac, Eug. Brifïault, Saint-Germain-Leduc,
Raspail, Marrast, Trélat, Fortoul, Go .menin, etc., — 4 vol. in-8, 1834.
— Fastes de la Réoolutiou française, par A. .Marrast et Dupont, 1 vol. in-8.
lNÉCROLOGIE. — GUILLAUMIN. 115
lion de son diclionnairr ; ni.iis ce projet se modifia, et il résolut de tenter
à son tour la publicalion d'une Revue mensuelle d'économie polilique.
A cet effet, comme la maison de la librairie n'avait rien à distraire (h son
modeste capital, Guillaumin forma une petite société spéciale pour le nou-
veau journal, et (jràce au concours de quelques amis de la science et de
quelques amis particuliers (i) il s'enp,ap,ea hardiment, avec A. lilanqui
pour rédacteur en chef, dans l'entreprise qui souriait à ses plus jeunes
amis, malgré les témoignages de découragement qui lui venaient de di-
vers côtés. Nous nous sommes souven t rappelés que Théodore Fix qui avait
dû suspendre la publication de sa Revue, peu d'années auparavant (2),
le dissuadait fortement en lui disant qu'il n'obtiendrait pas, au bout de
tous ses efforts, le concours de deux cents abonnés; et dix ans après,
lorsque nous visitions ensemble M. Mac Gulloch à Londres, celui-ci s'é-
tonnait à la fois du courage de Téditeur et du succès d'une entreprise,
exclusivement consacrée à la propagation de la science économique.
Le premier numéro du Journal des Économistes parut le 15 décembre
1841, et dès la première année, il reçut plus de quatre cents abonne-
ments, le double de la prédiction de Fix, qui fut du reste des premiers à
applaudir et à concourir à la prospérité de la nouvelle Revue. C'était rela-
tivement un très-grand succès de librairie, pour l'époque surtout; car,
ainsi que l'a dit M. Passy dans l'allocution que i^ous venons de rappor-
ter, l'économie politique n'était alors en faveur ni au sein des pouvoirs
publics, ni dans l'opinion. — C'était aussi un très-grand succès scienti-
fique, un heureux lien entre les économistes du monde entier, et une
œuvre dont l'importance nous fut révélée à tous deux, en 1847, lorsque
nous assistâmes au Congrès des économistes convoqué à Bruxelles, et
que nous pûmes constater de quelle estime le recueil que nous publiions
jouissait partout dans l'esprit des hommes les plus compétents. Sous ce
rapport, Guillaumin a eu la pleine satisfaction, souvent refusée aux fon-
dateurs, de voir réussir sa création : le jour même qu'il a rendu le der-
nier soupir paraissait le 12^ numéro de la vingt-troisième année !
En même temps qu'il créait le Journal des Économistes , Guillaumin
commençait la Collection des principaux économistes, c'est-à-dire des pré-
curseurs et des fondateurs de la science : Quesnay et les Physiocrates,
Turgot, Adam Smith, Malthus, J.-B. Say, Ricardo. Cette série de belles
publications en quinze volumes grand in-8, qui se sont succède de
1840 à 1847, attira l'attention des amis de la science et des amateurs
de beaux livres, tant par les soins donnés à la confection matérielle
(1) M. Horace Say, fils de l'illustre J.-B. Say, Casimir Cheuvreux etLe-
gentil ses parents ; M. Victor de Tracy, fils de l'illustre philosophe éco-
nomiste; MM. D'Eslerno, Edouard Thayer, Brissot-Thivars, Barjaud.
(2) Reoue mensuelle cl' économie, politique^ 5 vol. in-8, 1833-1836,
no JOUKNAL DKS KCOiNOMlSTES.
des Yohinies, que par le choix et la disposition des œuvres, h^s iiolices
et les notes dont l'intelli^^^ent éditeur voulut faire accompa^^ner ciiaquc
ouvrage. Secondé par Eu(;ène Daire, dont il avait su reconnaître le
consciencieux talent, il remit en lumière des écrits pleins d'intérêt pour
la science économique et pour Fliistoire : la Dime de Vauban; le Fac-
ium et le Détail de la France de Hoisp^uillobert, les écrits de la brillanle
pléiade des Physiocrates, et ceux non moins curieux à d'autres titres
des économistes financiers du dernier siècle.
C'est aussi à la même époque (1842; qu'il contribuait à la fondation j
de la Société d'économie politique, au maintien et à l'accroissement de
laquelle il a plus contribué que qui que ce soit par son zèle pour la
science, son entente des réunions et les qualités de son esprit. Il rem-
plissait avec une exactitude exemplaire et un tact parfait les fonctions
de questeur.
L'an d'après, il créait V Annuaire de V économie politique et de la sta-
tistique, qui a mis à la portée de tous les amis de la science les docu-
ments jusqu'alors perdus dans les in-folio administratifs ou dans les
recueils étrangers tout à fait ignorés ou impossibles à obtenir, et dont
la 22® année est sous presse (1).
Mais à cette époque la vie laborieuse de Guillaumin fut traversée par
un grand malheur : il perdit une gracieuse femme douée d'excellentes
qualités, d'une aimable douceur de caractère, et qui lui prodiguait les
soins que réclamait déjà sa santé chancelante, souvent ébranlée' par
le souci des affaires. La douleur que lui causa cette perte fut des plus
vives ; mais comme il s'était marié de bonne heure, sa fille aînée put
élever sa jeune sœur. Il veillait lui-même sur .'•es deux enfants comme
la plus tendre des mères, et il fut chéri et soigné par elles avec un
dévouement exemplaire.
Peu de temps avant cet événement, il avait transporté la maison de
librairie du passage des Panoramas dans le local qu'elle occupe actuelle-
ment, et il avait donné phis d'extension à ses affaires qui nécessitèrent
un accroissement de son petit capital circulant. Il atteignit ce but en
fusionnant à Taide des personnes qui l'avaient aidé à fonder la Revue,
et de quelques autres qui se groupèrent autour d'elles, son entreprise de
librairie avec celle du journal, et en faisant une société qui a duré dix-
hidt ans et qui, en vertu de l'acte qui a été renouvelé il y a quelques
mois, continue sous la inèiiie raison sociale, et dans la voie que lui a
imprimée son créateur.
Lors(iue se produisit (en 1846) la lutte du Libre échange, après le
triomphe de la Ligue en Angleterre, le Journal des Économistes fut avant
(l) De 1844 à 18,')5, par M. Joseph Ganiier et Giiilhiumin; — depiii^ï
1856, par M. Maurice Block et Guillaumin.
NfiCROUir,!!-. — (ilJIÏJ.AUMlN. 117
dans la mêlée el l<i librairie, siM'oïKJa U\ iiioiiNeinciil. par (Jiverses piibli-
calions. De même, après l'él)rani(;ment de 18^8, quand il Calliil l'aire
sinmltanémeiiL tête au Socialisme, à la Réaction et au Réf^lementarisme,
sous toutes les formes. La table du journal et le catalop,ue de la librairie
lémoijinent du concours (jue TœuNre de Guillaumin a apporté au succès
des idées (pi'il servait avec dévouement. 11 fut le premier à accueillir, à
encoiîraf'cr, à produire cet auxiliaire inattendu que la phalange écono-
mique vit sur{;ir un beau matin du dé[iarteinent des Landes et (jui avait
nom Bnstiat.
Vers 1850, il commença à s'occuper activement de la publication du
Dictionnaire de V économie politique^ dont nous nous étions souvent en-
tretenus, véritable encyclopédie de l'école économique (1), alors vive-
ment battue en brèche par des adversaires de toutes nuances, et qui
s'est certainement (grandie aux yeux de tous par cette œuvre maf];istrale.
Il serait vraiment impossible de rappeler ici toutes les publications de
Guillaumin ; d'année en année son catalogue grossissait et les connais-
seurs en bibliographie n'ont pas été sans remarquer que ce catalogue
était lui-même un répertoire méthodique, très-soigné et digne de figurer
dans une bibliothèque d'amateur. 11 suffit de dire (jue c'est à la librairie
de Guillaumin que depuis trente ans la plupart des ouvrages et collec-
tioiii. d'économie politique ont été publiés. Toutefois, nous ne pouvons
ne pas mentionner encore : d'une part, la Collection des Economistes et
publicisies contemporains^ et la Bibliothèque des scienres morales et po-
litique (elles ont déjà 80 volumes) faisant suite, avec des formats diffé-
rents, à la Collection des principaux économistes ou des fondateurs de la
science, par laquelle l'infatigabie éditeur inaugurait, il y a vingt-quatre
ans, la remarquable et innombrable série de ses publications; — et,
d'autre part, le nouveau Dictionnaire universel du commerce et de la
navigation^ dont il commença à s'occuper en 1855 (2), qui est un des
meilleurs répertoires de notre temps, et dont Guillaumin a été à la fois
l'éditeur scrupuleux et le rédacteur en chef intelligent, œuvre qui, à
elle seule, aurait suffi pour faire la réputation d'un homme, mais qui
nous aura certainement coûté plusieurs années d'une vie qui pouvait
être encore utile k sa famille et à la science.
La librairie Guillaumin, nous pouvons donc le dire, est arrivée par
l'initiative énergique de son fondateur, par le soin apporté à ses publi-
cations de choix, et par la régularité de ses opérations, à être une des
premières dans la librairie française, jouissant d'autant de crédit et de
(1) Contenant la Bibliographie générale de l'Économie politique avec
notices bio2;raphi(jues ; sous la direclion de Gli. Coquelin et Giiillniiniin ;
-2 forts vol. grand in-8, 1852-1853.
(2) 2 gros volumes grand in-8, publiés de IS57 à !8(î3.
118 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
considération que d'aulres qui ont eu à leur disposition des capitaux
plus considérables ou qui ont exploité des branches plus fructueuses. En
fait, le nom de son chef est certainement un des plus connus et des plus
estimés, de l'aveu de tous ses confrères.
Quelques-uns des membres les plus hauts placés de la Société
d'économie politique avaient sollicité pour le chef de cette mai-
son la marque distinciive de la croix de la Légion d'honneur, qu'on a
donnée à quelques-uns des hommes les plus importants de la librairie
et de l'imprimerie, et à laquelle Guillaumin avait en outre des droits
particuliers ponr avoir éminemment contribué à la propagande des idées
économiques. Cette demande était aussi flatteuse pour notre ami que la
chose elle-même, qui n'eût certainement rien ajouté à l'estime et à la
considération dont il jouissait, mais qui eût été une constatation de ses
services et un acte de justice accompli, à propos duquel nous avons en-
tendu exprimer plus d'un regret avant et depuis sa mort.
Le métier d'éditeur, de producteur de livres, est un des plus délicats
qui se puisse entreprendre : il faut savoir apprécier les qualités intrin-
sèques des manuscrits et des ouvrages proposés, les frais de fabrication
et de publicité, les chances de vente, c'est-à-dire la nature et l'étendue
du débouché. Il faut savoir demander et obtenir certaines modifications
des auteurs, tant h cause de l'étendue des œuvres que de leur disposition ;
il faut savoir choisir les meilleures combinaisons typographiques, etc. S'il
s'agit d'ouvrages à commander aux autres, de dictionnaires, de collec-
tions, il faut savoir s'adjoindre un directeur spécial, le guider, l'aider, le
surveiller dans son travail, ou bien savoir diriger soi-même les collabora-
teurs, demander à chacun ce qu'il sait faire, provoquer le travail des uns,
repousser celui des autres : besogne délicate et difficile quand on a affaire
à des hommes dont l'âge, la position, le caractère, ou les prétentions,
plus ou moins fondées, exigent des précautions et des ménagements. Il
faut enfin, une fois que l'œuvre est produite, savoir la vendre, c'est-tà-
dire faire concourir les intermédiaires à son écoulement et provoquer
l'attention du public. Pour cela, il faut mettre à la loterie des annonces,
choisir les meilleurs miodes et les meilleures places pour la publicité,
faire les dépenses nécessaires et n'en pas faire au-delcà de ce que com-
porte l'ouvrage.
Guillaumin, qui aimait sa profession, avait à un haut degré, ses livres
en témoignent, les (/ualités nécessaires pour le choix des ouvrages et
pour leur fabrication. Il avait une connaissance exacte des qualités des
écrivains dont il savait se faire des amis, et un tact tout particulier pour
connaître l'avis des uns et des autres, faire accepter des conseils, obtenir
des modifications; et s'il s'agissait d'une œuvre collective, il savait y
faire participer chacun de la manière la plus fructueuse. C'est ainsi qu'il
a concouru au Journal des Économistes^ à l'Annuaire, à ses Collections,
NECROLOGIE. — GUILLAUMIN. 119
et surlout à ses trois grands Dictionnaires, non-seulement en qualité
d'éditeur expérimenté, mais comme directeur entendu de la collabora-
tion. C'est ainsi qu'il a provoqué plus d'une œuvre qui, sans son insi-
stance et son concours, n'aurait pas vu le jour.
La vie de Guillaumin est un exemple de ce que peuvent rinLelliçence
et le travail d'un homme; car il était entièrement fils de ses œuvres.
A force de volonté, il sut acquérir, dans le cours de sa carrière, l'in-
struction qui lui manquait au début. Ses plus anciens amis se rap-
pellent encore le temps où ils le voyaient lire, avec une sorte de
passion, les moindres papiers qui lui tombaient sous la main et passer
encore dans les cabinets de lecture toutes ses heures de liberté.
Sans être écrivain et sans avoir la moindre prétention , il formu-
lait parfaitement sa pensée, et ses lettres étaient des modèles de clarté
et de précision, quelques-unes même remarquables par les tours
d'un style piquant et incisif. Personne ne savait mieux que lui l'histoire
contemporaine et celle des mouvements politiques, dans le monde entier,
depuis la révolution de 1789. Peu de publicistes avaient autant que lui
des connaissances en géOjO^raphie politique et commerciale. Il était très-
versé dans la bibliographie en général, et bien certainement de tous les
économistes le plus versé dans la bibliographie économique.
La santé de Guillaumin, nous l'avons dit, avait toujours été très-
délicate; mais depuis quatre ou cinq ans, il éprouvait de pénibles suffo-
cations attribuées tantôt à l'état du cœur, tantôt à l'état des poumons.
A la dernière réunion du Bureau de la Société d'économie politique
(cinq jours avant sa mort), oii, par parenthèse, il avait été vif et animé,
comme on s'informait de sa santé, il répondait : «Sauf mon asthme, je
vais assez bien; une fois l'escalier monté, après quelques minutes
de repos, je reprends possession de moi-même. » Mais, trois heures
après, en parlant à M. de Lavergne, il se sentit subitement pris d'un
malaise et d'un tremblement nerveux qu'il n'avait jamais ressenti, et
qui toutefois disparut complètement dans la soirée.
La veille de sa mort, le mercredi, il présida sa petite soirée d'amis
avec plus de gaieté et d'entrain qu'à l'ordinaire, et à minuit, l'au-
teur de ces lignes était obligé d'interposer son amicale autorité pour
lui faire cesser une discussion sur les affoires d'Amérique, sujet qu'il ne
traitait jamais de sang-froid; car il avait en horreur l'esclavage, et il
défendait le INord quand même, avec cette intolérante ardeur qui est le
caractère des esprits convaincus et des cœurs souffrants.
Le lendemain, jeudi, 15 décembre, après avoir présidé aux travaux de
sa maison, donné des ordres pour le départ du journal, il alla entendre
la leçon d'ouverture du cours d'économie politique du Collège de France,
dont il applaudit plusieurs passages, tout à fait conformes à ses vues. Au
120 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sortir du cours il se troiivii assez bien disposé pour revenir à pied. Arrivé
au Palais-Royal, sur la nouvelle place du Tliéâlre-Français, il tombait
comme foudroyé. Deux personnes le portèrent immédiatement à la phar-
macie qui est voisine de la librairie. Pendant que des soins lui étaient
prodig^ués, il rendit son dernier soupir. Ayant été reconnu, la terrible
nouvelle fut annoncée à sa fille aînée par le médecin qui avait été mandé
immédiatement. Celle-ci venait de le quitter, plein de vie, quelques
instants auparavant, sur la place du Théâtre-Français, et maintenant les
employés de la librairie lui rapportaient un cadavre! —Averti de cette ca-
tastrophe, nous accourions, une heure après, sur cette scène de déso-
lation, dans ce même appartement oij nous avions vu, quelques heures
auparavant, la gaieté du père, la joie des enfants, l'animation d'une
réunion sympathique!
La mort de Guillaumin a été mentionnée dans toutes les feuilles
publiques avec des appréciations qui témoignent de la sympathie
qu'avait inspirée sa personne et son caractère, et de l'estime dont
jouissent ses publications, la librairie qu'il a fondée, et les services
qu'il a rendus à la science économique. Ses filles ont reçu en outre, de
nombreuses et bien flatteuses marques de sympathie. Notre ami com-
mun, M. de Molinari, nous écrit de Bruxelles : « Dites-leur que la plu-
part des correspondances de Paris ont mentionné la mort de leur père
en des termes qui attestent toute la considération dont il jouissait... »
L'œuvre de Guillaumin continuera à porter ses fruits, et son nom in-
scrit sur tant d'œuvres utiles auxquelles il a pris lui-même une bonne
part, vivra longtemps encore, lorsque notre génération aura entièrement
disparu ; il sera cité avec éloges par les historiens de la science pen-
dant la période tourmentée et caractéristique comprise dans la seconde
moitié du xix^ siècle.
Dans une lettre qu'il nous adresse, l'illustre M. Richard Cobden nous
dit : « — mais cette mort est plus qu'une perte privée; elle est une
grande perte pour tous les amis de la science économique dans le monde
entier, et tout particulièrement pour cette partie d'élite de l'opinion en
France.... dont notre ami était le centre de ralliement. »
II y a plusieurs années (1845) , un des hommes les plus ardents de ce
groupe désigné dans ce passage, A. Fonteyraud, enlevé à la fleur de
l'âge, recevait de Frédéric Bastiat une lettre que je retrouvai dans
ses papiers et dans laquelle on lisait : « J'avais de vos nouvelles par
le journal la Ligue, par M. Guillaumin et par M. Cobden, qui me parle
de vous en termes que je ne veux pas vous répéter, pour ne pas blesser
votre modestie... Cependant je me ravise: M. Cobden sera justement
assez célèbre un jour, pour que vous soyez bien aise de savoir le juge-
ment qu'il a porté sur vous, etc. »
MKSSAGK DU PRl'lSIDENT LINCOLN. 121
La l'acil<'. prédiction de F. Bastial, s'est accomplie en peu d'années :
M. Gobden jouit depuis dix-huit ans d'une célébrité incontestable et in-
contestée, et son appréciation des efforts de Guiiiaumin est, ainsi que
celle qui en a été faite sur sa tombe, un glorieux titre dont peuvent
s'enor{|ueillir celles qui portent son nom, ses amis particuliers, et aussi,
nous pouvons le dire, les amis de la science économique.
Joseph Garnier.
BULLETIN
I. — MESSAGE LU PAR LE PRESIDENT LINCOLN
I AU CONGRÈS AMÉRICAIN, LE 6 DÉGEMRRE 1864.
Concitoyens du sénat et de la chambre des représentants,
Encore une fois, les bienfaits d'une saison favorable et d'une abon-
dante récolte nous font un devoir d'être profondément reconnaissants
vis-à-vis de Dieu tout-puissant.
AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
La situation est satisfaisante. Le Mexique continue d'être le théâtre
de la guerre civile, tandis que nos relations politiques avec ce pays
n'ont subi aucun changement. Nous avons en même temps observé la
neutralité entre les belligérants. A la demande des États de Costa Rica
et Nicaragua, un ingénieur habile a été autorisé à lever des plans de la
rivière San Juan et du port San Juan. Il est très-satisfaisant que les dif-
ficultés qui avaient un instant excité des appréhensions politiques et
amené la clôture de la route de transit interocéanique aient été arran-
gées à l'amiable, et il y a lieu d'espérer que la route sera bientôt rouverte
avec plus de facilité qu'auparavant. Nous ne saurions exagérer l'impor-
tance commerciale ou politique de cotte grande amélioration.
- Des correspondances officielles ont été librement ouvertes avec Libé-
ria, et elles nous permettent d'apprécier avec plaisir le progrès social et
politique de cette république. Elle peut s'attendre à tirer une nouvelle
vigueur de l'influence américaine, améliorée par la rapide disparition
de l'esclavage aux États-Unis. Je demande votre autorisation pour four-
nir à cette république une canonnière à un prix modique. Ce prix sera
remboursé aux États-Unis en divers payements. Ce navire est nécessaire
pour la sûreté de cet État contre les races indigènes africaines; entre
les mains des Libériens, il pourra plus pour arrêter la traite des noirs
que ne fera une escadre dans nos mains. La possession de la moindre
force navale organisée stimulerait une «[énéreuse ambition dans cette
122 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
république, et la confiance dont nous ferions preuve en la fournissant,
concilierait à la colonie l'indulgence et la faveur de toutes les nations
civilisées.
Le projet de télégraphie entre l'Amérique et l'Europe, par le détroit
de Behring et la Russie d'Asie, appuyé par le congrès dans sa dernière
session, a débuté dans des circonstances très-favorables par une asso-
ciation de citoyens américains, avec le bon vouloir et l'appui cordial de
notre gouvernement et de ceux d'Angleterre et de Russie. On a reçu de ^
la plupart des gouvernements de l'Amérique du Sud l'expression de leur I
haute appréciation de ce projet, et de leur empressement à coopérer à
la construction de lignes tributaires de cette voie de communication si
utile au monde entier. J'apprends avec plaisir que le projet d'une com-
munication télégraphique entre le côté oriental d'Amérique et l'Angle-
terre a été renouvelé avec entière espérance de le voir se réaliser. Ainsi
il est à espérer qu'avec le retour de la paix intérieure nous pourrons
reprendre avec énergie notre ancienne carrière de commerce et de civi-
lisation.
Je ne doute pas de la force et du droit du pouvoir exécutif, sous l'em-
pire du droit des gens, d'exclure les ennemis de la race humaine d'un
asile dans les États-Unis. Si le congrès croit que des actes semblables
affaiblissent l'autorité de la loi ou doivent être ultérieurement réglés par
elle, je recommande qu'il soit adopté des mesures pour empêcher des
traficants d'esclaves d'acquérir domicile et des facilités pour cette cri-
minelle occupation dans notre pays.
Il est possible que, si la question était discutée, les puissances mari-
times, avec la lumière dentelles jouissent, n'accordent pas les privilèges
de belligérants maritimes aux insurgés des États-Unis, dépourvus comme
ils le sont et l'ont toujours été aussi bien de navires de guerre que de
ports et de rades.
Considérant le peu de sécurité pour la vie et la propriété dans la ré-
gion qui touche à la frontière canadienne, à raison d'attaques de bri-
gands qui y sont établis, on a cru devoir donner avis qu'à l'expiration
de six mois, période constitutionnellement stipulée dans les arrange-
ments existants avec l'Angleterre, les États-Unis devront se réputer
libres d'accroître leur armement naval sur les lacs s'ils le jugent à pro-
pos, et la condition de la frontière sera nécessairement examinée, con-
jointement avec la question de canalisation ou de la modification des
droits de transit du Canada par les États-Unis, ainsi que de celle du
règlement des importations temporairement établi par le traité de réci-
procité du 5 juin 1854. Je désire toutefois qu'il soit bien compris, quand
je fais cette déclaration, que les autorités coloniales du Canada ne doi-
vent pas être réputées internationalement injustes ni peu amicales en-
vers les États-Unis, mais au contraire il y a tout lieu de penser qu'avec
l'approbation du gouvernement royal, elles adopteront les mesures né-
cessaires pour prévenir de nouvelles incursions à travers la frontière.
MESSAGE DU PRESIDENT LINCOLN. 123
IMMIGRATION.
L'acte adopté dans la dernière session pour l'encouragement de l'émi-
gration a été mis à exécution autant que possible. Cet acte semble avoir
besoin d'un amendement qui permette aux officiers du gouvernement
d'empêcher les fraudes mises en pratique contre les émigrants, soit
pendant leur voyage, soit à leur arrivée dans les ports, et de leur assu-
rer un libre choix d'occupations et de lieu d'établissement. La plupart
des États européens ont manifesté une disposition libérale pour cette
grande politique nationale, et c'est un devoir pour nous d'y répondre
en accordant aux émigrants une protection effective. Je regarde les émi-
grants qui nous arrivent comme l'une des principales sources que la Pro-
vidence a destinées à réparer les ravages de la guerre intérieure et les
dommages qu'elle cause à la force et à la santé nationales. Ce qui est
nécessaire, c'est d'assurer l'écoulement de cette source en lui conservant
sa présente abondance, et, dans ce but, le gouvernement doit prouver
de toutes les manières possibles qu'il n'a ni le dessein ni le besoin d'im-
poser le service militaire à ceux qui viennent des autres pays pour plan-
ter leur tente dans notre pays.
FINANCES.
Pendant cette année, les recettes de toute provenance sur la base des
mandats signés par le secrétaire du Trésor, y compris les emprunts de
la balance restant au Trésor à la date du 1er juillet 1863, étaient de
1,394,796,007 dollars 02 cents, et les déboursés sur la même base se
sont élevés à 1,298,056,101 dollars 89 cents, laissant dans le Trésor une
balance de 96,739,905 dollars 73 cents, ainsi que le constatent les man-
dats; étant déduits de ces taux, celui du principal de la dette publique
rachetée et le montant d'émissions en substitution, les opérations ac-
tuellement au comptant du Trésor ont été : recettes, 884,076,646 dollars
77 cents; déboursements, 865,236,087 dollars 86 cents ; ce qui laisse une
balance dans le Trésor, en numéraire, de 18,842,558 dollars 71 cents.
Dans les recettes, 102,316,152 dollars 99 cents ont été produits par
les douanes; 588,533 dollars 29 cents par les terres ; 475,648 dollars
96 cents parles impôts directs; 109,741,154 dollars 10 cents par le re-
venu intérieur; 47,511,448 dollars 10 cents par différentes sources, et
623,443,929 dollars 13 cents par les emprunts employés à couvrir les
dépenses actuelles, y compris la première balance. Il a été déboursé
pour le service civil 27,505,599 dollars 46 cents ; pour les pensions et
les Indiens, 7,517,930 dollars 97 cents ; pour le département de la guerre,
60,791,841 dollars 97 cents ; pour la marine, 85,733,292 dollars 77 cents;
pour l'intérêt de la dette publique, 53,685,421 dollars 69 cents ; ce qui
forme un total de 865,234,087 dollars 86 cents, et laisse une balance
dans le Trésor de 18,842,558 dollars 71 cents, ainsi qu'il a déjà été éta-
bli. Quant aux recettes actuelles et aux dépenses pour le premier quar-
tier et pour ce qui regarde les recettes et les déboursés des trois autres
trimestres de l'année fiscale courante, ainsi que pour le détail des opé-
124 JOURNAL DES ÉGONOmSTES.
rations générales du Trésor, je vous renvoie au rapport du secrétaire du
Trésor.
Je suis complètement d'avis avec lui que la proportion des fonds né-
cessaires pour faire face aux dépenses de la guerre, et venant des im-
pôts, doit être encore augmentée, et j'appelle toute votre attention sur
ce sujet, afin qu'on puisse adopter telle loi additionnelle que de besoin,
pour répondre aux justes demandes du secrétaire. Au 1"" juillet dernier,
ainsi qu'il appert du registre du Trésor, la dette publique montait à
4,740,690,489 dollars 49 cents. Si la guerre devait durer une autre an-
née, ce chiffre s'accroîtrait probablement de bien près de 500 millions.
Acceptée pour la plus grande partie par notre propre peuple comme une
branche substantielle de propriété nationale quoique privée, plus cette
propriété sera distribuée avec égalité parmi tout le peuple, et mieux
cela vaudra. Afin d'aider à une telle distribution générale, on pourrait
peut-être offrir avec succès, quoique sans danger, de plus grands avan-
tages aux citoyens n'ayant qu'une fortune médiocre, ])0ur les décider à
prendre également une partie de cette propriété.
Je demanderai donc s'il ne serait pas bon et en même temps de la
compétence du congrès de décider qu'une somme limitée d'une émission
quelconque à venir d'obligations publiques pourra être possédée par
tout acheteur de bonne foi, avec le privilège d'être exempté d'impôt el
à l'abri de toute saisie pour dettes, avec telles restrictions toutefois
qui pourraient être nécessaires pour prévenir l'abus d'un privilège de
cette importance.
Une telle mesure permettrait à toute personne prudente de mettre an-
nuellement de côté quelque petite rente sans avoir à craindre qu'elle
vienne à lui manquer. Des privilèges comme celui que je suggère ren-
draient la possession de ces obligations, jusqu'à certaine somme limitée,
excessivement désirable pour tout individu ne disposant que d'un petit
capital, et pouvant cependant économiser assez pour entrer dans cette
combinaison. Le grand avantage d'avoir les citoyens comme créanciers,
aussi bien que comme débiteurs, pour ce qui touche la dette publique,
est évident. On comprendra facilement qu'une dette qu'on se doit à soi-
même ne peut devenir un poids bien lourd. Quoique, au i"" juillet der-
nier, la dette publique excédât de quelque peu le chiffre probable que le
secrétaire du Trésor avait présenté au congrès, ce chiffre n'atteint pas
l'estimation que ce fonctionnaire a fait connaître, dans le mois de dé-
cembre précédent, comme devant être le montant probable des dé-
penses au commencement de cette année. Il y a une différence de
399,509,731 dollars. Ce fait prouve d'une manière concluante que les
opérations du Trésor ont été bien conduites, et que sa condition esl
bonne.
NATIONALISATION DES BANQUES.
Le système de banque nationale promet d'être acceptable pour les ca-
pitalistes comme pour le peuple. Le 5 novembre dernier, 584 banques
nationales ont été organisées, et, parmi ces banques, un nombre consi-
dérable l'a été par suite de conversions de banques d'État. Le change-
i^lKSSA^iK DU PHi;SII>KNT LIMCOLN. 125
nuMit de co syslômc do harKjiics do VKUil cii J)un(|uos iiationalos s'odoo-
liio raj)id(Miionl., et il est à désiror ([n'il n'y ait hicntôt plus dans les
États-Unis de banques d'ëmission non autorisées par le congrès, et pas
une banknole en circulation qui ne soit garantie par le gouvernement.
Que le gouNcrnemont et le peuple retirent un immense avantage de cette
ré\olutioii dans le systonic do l)<iiiquo de notre pays, c'est une chose
dont on no peut douter. Le systèin(> nalioiial ci'éora une influence solide
ot permanente qui viendra en aide au crédit national et en môme tem|)s
protégera le peuple contre toute perte dans l'usage du papier-monnaie.
Qu'une nouvelle législation soit désirable ou non pour la suppression
des banques d'émission d'État, c'est là une (juestion que le congrès de-
vra décider. Il est parfaitement clair que le Trésor ne peut être gouverné
d'une manière satisfaisante, à moins que le gouvernement ne puisse
exercer un contrôle de restriction sur la circulation des banknotes dans
le pays.
MARINE.
Le rapport du secrétaire de la marine présente un tableau clair et
satisfaisant des affaires de ce département et du service maritime. C'est
véritablement un motif d'orgueil et de satisfaction bien grande pour nos
concitoyens que d'avoir organisé une marine dans de si vastes propor-
tions en un temps aussi court, et de l'avoir amenée au degré de per-
fection et de puissance qu'elle a atteint. Le tableau général de notre
flotte, en y comprenant les vaisseaux en chantier au 1er décembre 1864,
montre un total de 671 vaisseaux portant 4610 canons et jaugeant en-
semble 510,396 tonnes, ce qui donne une augmentation pour cette an-
née, en sus de toutes pertes faites par suite de naufrages ou en guerre,
de 88 vaisseaux, 167 canons et 42,427 tonnes. Le nombre total des
hommes actuellement employés au service effectif de la marine, y compris
les officiers, est environ de 51,000. 324 bâtiments ont été pris par la
flotte pendant l'année, et le chiffre des prises faites depuis le commen-
cement des hostilités est de 1,374, parmi lesquels 267 steamers. L'énorme
produit obtenu par la vente des vaisseaux pris et condamnés à être ven-
dus monte à 14,396,250 dollars 51 cents. Il reste encore en ce moment
une quantité considérable de propriétés saisies, dont l'adjudication va
se faire, et dont par conséquent le produit n'a pu être compté.
Le total des dépenses de tout genre pour le département de la marine,
y compris celles nécessitées par l'immense flotte créée, du 4 mars au
1er novembre 1864, monte à 238,647,262 dollars 35 cents. Votre attention
est respectueusement appelée sur les diverses recommandations du se-
crétaire de la marine, surtout pour ce qui regarde l'établissement d'un
arsenal maritime et de chantiers convenables pour la construction et
les réparations des vaisseaux en fer, des machines et armures de nos
bâtiments, sujets dont j'avais déjà parlé d'ailleurs dans mon dernier
message annuel.
SERVICES PUBLICS.
^otre attention est aussi appelée sur le rapport du directeur général
126 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
des postes donnant un compte détaillé des opérations et de la condition
financière du département des postes. Les revenus ])Our l'année finissant
au 30 juin 1864 se sont élevés à 42,438,253 dollars 78 cents, et les dé-
penses à 12,644,786 dollars 42 cents. Les suggestions du directeur géné-
ral des postes au sujet de concessions spéciales faites par le gouverne-
ment pour aider à l'établisse-ment d'une nouvelle ligne de steamers
transatlantiques, et les recommandations qu'il fait pour le développe-
ment des relations commerciales avec les contrées voisines, méritent
d'être examinées avec le plus grand soin par le congrès.. Il est un fait
digne de remarque, c'est que l'augmentation incessante de la population,
les progrès du pays, les institutions gouvernementales sur les parties
nouvelles inoccupées des États-Unis ont été à peine arrêtés, empêchés
ou détruits par notre grande guerre civile, qui semblerait, au premier
abord, avoir dû absorber l'énergie entière de la nation. L'organisation
et l'admission de l'État de Nevada ont été accomplies conformémentà la
loi, et ainsi votre excellent système est fermement établi dans ces mon-
tagnes qui, autrefois, s'étendaient comme un désert nu et inhospitalier
entre les États atlantiques et ceux qui ont grandi sur la côte de l'océan
Pacifique.
Les territoires de l'Union sont généralement dans une condition de
prospérité et de rapide croissance. Idaho et Montana, à raison de leur
grande distance et de l'interruption des communications, par suite des
hostilités des Indiens, n'ont été organisés que partiellement. Mais ces
difficultés vont disparaître, ce qui permettra à leurs gouvernements,
comme à ceux des autres, de procéder régulièrement.
Comme se rattachant à l'agrandissement matériel du pays, j'appelle-
rai l'attention du congrès sur les précieux renseignements et les impor-
tantes recommandations touchant les terrains publics, les affaires des
Indes, le chemin de fer du Pacifique et les découvertes de mines dont
parle le rapport du secrétaire d'État de l'intérieur.
La question de terrains publics, dont il a été disposé pendant les cinq
trimestres qui ont fini le 30 septembre dernier, a été de 4,221,342 acres.
La somme tirée des ventes et locations a été de 1,019,446 dollars.
La grande entreprise qui doit rattacher l'Atlantique aux États du Pa-
cifique par des lignes de chemins de fer et de télégraphie, a été pour-
suivie avec une vigueur qui donne l'assurance du succès, nonobstant les
embarras qui proviennent des prix élevés des matières et du travail. La
route de la principale ligne a été définitivement établie à 100 milles à
l'ouest du.pointde départ de la ville Omaha, Nebraska, et un tracé pré-
liminaire du chemin de fer du Pacifique, de la Californie, a été fait à
partir de Sacramento à l'est, à la rivière Turquee dans la Nevada.
De nombreuses découvertes de mines d'or, d'argent et de cinabre ont
été ajoutées aux précédentes, et le pays occupé par la Sierra Nevada, les
montagnes Rocheuses et les terrains inférieurs, est maintenant exploité
par un travail richement payé. On croit que le produit des mines de
métaux précieux dans cette région s'est élevé pendant l'année à 100 mil-
lions, si même il n'a pas dépassé ce chiffre.
MESSAGE DU PRESIDENT LINCOLN. 127
Les mesures libérales adoplées par le coni^rès pour payer les pensions
aux soldats et aux marins invalides de la République, ainsi qu'aux
veuves, orphelins et mères de ceux qui ont péri sur le champ de bataille
ou sont morts de maladies contractées ou de blessures reçues au service
de leur pays, ont été soi;^Mieusemoiit exécutées. Aux rôles des pensions
pendant l'année finissant au 30® jour de juin dernier, ont été ajoutés les
noms de 16,770 soldats hors d'état de servir et de 271 marins ne pouvant
plus faire le service, ce qui porte à 22,707 le nombre des pensionnaires
invalides de l'armée, et à 712 celui des pensionnaires invalides de la
marine.
Sur les rôles des pensions de l'armée ont été inscrites 22,198 veuves,
orphelins et mères, et 248 sur ceux de la marine. Le nombre actuel des
pensions de cette catégorie est de 25,435 et celui des pensions de la ma-
rine de 793. Au commencement de l'année, le nombre des pensionnaires
révolutionnaires était de 4,480. Douze seulement étaient soldats, et de-
puis il en est mort sept. Le reste se compose de ceux qui, en conformité
de la loi, reçoivent des pensions à cause de leur parenté avec les
soldats révolutionnaires. Durant l'année finissant au 30 juin 1864, il a
été payé aux pensionnaires de toutes les classes 4,504,616 dollars et
92 cents.
SITUATION POLITIQUE DU PAYS.
La guerre continue. Depuis le dernier message annuel, toutes les
lignes et positions importantes qu'occupaient alors nos forces ont été
maintenues, et nos armées ont constamment avancé, affranchissant
ainsi les pays laissés derrière elles, de telle sorte que le Missouri, le
Kentucky, le Tennessee et certaines parties des autres États ont de
nouveau produit des récoltes passablement bonnes. Le trait le plus sail-
lant des opérations militaires de l'année, c'est la tentative qu'a faite le
général Sherman en s'avançant directement à 300 milles dans le pays
insurgé. Cette marche nous fait voir un grand accroissement de notre
force relative, puisque notre général en chef se sent en état d'opposer à
l'ennemi pour l'attaquer et tenir en échec toutes ses forces actives, tout
en détachant une armée considérable, bien équipée, pour agir dans une
pareille expédition. Gomme le résultat n'est point encore connu, on ne
se livre point ici là-dessus à des conjectures. D'importants mouvements
ont eu lieu aussi durant l'année pour amener la fusion durable de
l'Union. Bien que cela n'ait pas réussi complètement, c'est déjà beau-
coup que douze mille citoyens, dans chacun des États d'Arkansas et de
la Louisiane, aient organisé de loyaux gouvernements d'État avec des
constitutions libres, et qu'ils s'efforcent sérieusement de les maintenir.
On ne manquera pas de remarquer le mouvement qui se fait dans la
même direction au 3Iissouri, au Kentucky et dans le Tennessee ; il est
plus étendu, quoique moins prononcé. Mais le Maryland offre l'exemple
d'un succès complet. Le Maryland est désormais assuré à la liberté et à
l'Union. Le génie de la rébellion ne réclamera plus le Maryland.
Comme un autre esprit diabolique, il peut, étant chassé, chercher à
l'arracher ; mais il cessera de le solliciter et de le séduire.
J28 JOUKNAL DES ÉCUNUMISTES.
A la dernière session du congrès, un amendement qu'on proposait de
faire à la Constitution et qui abolissait l'esclavage dans tous les États-
Unis, a été adopté dans le sénat; mais il a échoué parce que les deux
tiers du vote requis dans la chambre des représentants n'avaient pas
été obtenus. Quoique ce soit encore le même congrès et presque les
mêmes membres, et sans mettre en doute la sagesse ou le patriotisme
de ceux qui étaient dans l'opposition, j'ose recommander que dans la
présente session l'on reprenne la mesure en considération. Il va sans
dire que la question en elle-même n'est pas cha'ngée ; mais une élection
qui est intervenue montre avec une presque certitude que le prochain
congrès adoptera la mesure. Ce ne sera plus qu'une question de temps
que celle de savoir quand l'amendement proposé ira aux États pour
qu'ils le mettent en vigueur, et comme cela ne peut qu'arriver, ne pou-
vons-nous pas dire que le plus tôt sera le meilleur? On ne prétend pas
que l'élection a imposé aux membres le devoir de changer d'opinions ou
de voter; ils n'ont qu'à examiner un nouvel élément de la question.
Leur jugement peut en être affecté. C'est la voix du peuple qui, aujour-
d'hui pour la première fois, se fait entendre sur cette question. Dans
une grande crise nationale comme celle-ci, l'unanimité d'action parmi
ceux qui cherchent le but commun, est très-désirable et presque indis-
pensable, et cependant on n'obtiendra point cette unanimité si l'on n'a
pas quelque déférence pour la volonté de la majorité, et cela simplement
parce que c'est la volonté de la majorité.
Oui, le maintien de l'Union, voilà le but commun, et parmi les moyens
de se l'assurer, cette volonté, par l'organe de l'élection, se prononce
très-clairement en faveur de cet amendement constitutionnel. L'indice
le plus manifeste du vœu public en ce pays se trouve dans les élections
populaires. A en juger par les récentes discussions électorales, le vœu
du peuple dans les États loyaux pour que l'Union soit maintenue dans
son intégrité, n'a jamais été plus énergique ni presque plus unanime
qu'à présent. Le calme extraordinaire et l'ordre parfait avec lesquels
des millions de votants se sont rendus ensemble au scrutin en ont donné
l'incontestable assurance. Non-seulement, ceux qui veulent ce qu'on
appelle l'Union-Ticket, mais encore une grande majorité du parti de
l'opposition peuvent prétendre avec raison qu'ils poursuivent le même
but.
C'est un argument invincible qui prouve que nul candidat à un poste
ou emploi quelconque, humble ou élevé, n'a osé chercher des votes en
déclarant qu'il renonçait à l'Union.
Il y a eu beaucoup de débats relativement aux meilleurs moyens les
plus favorables à la cause de l'Union. Mais dans le débat, à savoir s'il y
aura Union ou non-Union, les hommes politiques ont fait voir qu'ils
savaient au fond qu'il n'y a nulle diversité d'opinions parmi le peuple.
En donnant au peuple l'occasion de montrer au monde cette fermeté,
cette unanimité de volonté, l'élection a été d'une immense importance
pour la cause nationale. L'élection a manifesté un autre fait qu'il n'est
pas moins important de connaître : c'est que nous sommes loin de
MESSAGE DU PRÉSIDEINT LINCOLN. 129
répuisement dans la |)lus précieuse branche des ressources nationales,
celle des hommes qui sont vivants.
POPULATION.
S'il est triste de songer que la guerre a rempli tant de tombes, a causé
tant de deuil dans les familles, on éprouve ({uelque consolation quand
on apprend qu'en comparaison des survivants, ceux qui ont péri sont en
si petit nombre. Si des corps, des divisions, des brigades et des régi-
ments ont dis[)aru après tant de combats, une grande majorité des
hommes qui les composaient sont encore vivants. Il en est de même de
la marine. Les votes électoraux en sont la preuve. On ne pouvait autre-
ment trouver tant de votants.
Les États faisant régulièrement des élections aujourd'hui et il y a
quatre ans, c'est-à-dire la Californie, le Gonnecticut, le Delaware, l'Illi-
nois, rindiana, le lowa, le Kentucky, le Maine, le Maryland, le Massa-
chusetts, le Michigan, New Hampshire, New Jersey, New York, Ohio,
rOrégon, la Pensyh anie, Rhode Island, Vermont, Ouest Virginia et le
Wisconsin,ont donné 3,98*2,017 votes aujourd'hui contre 3,982,011, chiffre
auquel il faut ajouter 83,762 votes émis dans les nouveaux États de
Kansas et de Nevada, lesquels n'ont pas voté en 1860, ce qui fait ainsi
un total général de 4, 013, 773 : augmentation nette durant les trois an-
nées et demie de la guerre, 145,751 votes.
A ce total il faut ajouter le nombre de tous les soldats faisant campagne
de Massachusetts, Rhode Island, New Jersey, Delaware, Indiana, Illinois
et Californie qui, aux termes des lois de ces États, ne peuvent pas voter
loin de leurs foyers; leur nombre ne peut pas être au-dessous de 100,000.
Ce n'est pas tout : le nombre des territoires organisés est triple actuel-
lement de ce qu'il était il y a quatre ans.
Peu importe, du reste, de constater ce qui a amené l'augmentation ou
de démontrer qu'elle aurait pu être plus forte sans la guerre, ce qui est
probablement vrai. Le fait important qui est avéré, c'est que nous avons
essentiellement plus d'hommes que nous n'en avions au début de la
guerre; que nous ne sommes nullement épuisés ni en voie d'épuisement;
que nous gagnons en force et que nous pourrons, s'il le faut, continuer
la lutte indéfiniment.
Voilà pour les hommes. Les ressources matérielles sont plus complètes
et plus abondantes que jamais ; les ressources nationales ne sont donc
pas épuisées; il y a plus, elles sont inépuisables. La volonté publique
de rétablir et maintenir l'autorité nationale n'a pas changé, et, nous le
croyons, elle ne saurait changer. Reste à choisir le mode de continua-
tion des efforts.
COiNDlïlONS POUR LA PAIX.
En examinant soigneusement toutes les preuves patentes, je trouve
qu'aucune tentative de négociations avec le chef insurgé n'aboutirait à
aucun bien. Il n'accepterait pas autre chose que le démembrement de
l'Union, c'est-à-dire précisément ce que nous ne pouvons pas et que
nous ne voulons pas accorder. Ses déclarations dans ce sens sont claires
et souvent répétées. Il n'essaye pas de nous donner le change, il ne nous
2*= sÉuiE. T. XLV. — [^janvier 1865. 9
130 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
fournit pas d'excuse pour nous tromjjer nous-mêmes. Il ne peut pas
volontairement réaccepter l'Union; nous ne pouvons j)as, quanta nous,
concéder ce point.
Entre lui et nous, la distinction est simple, inexorable: c'est une
question qui ne peut être résolue que par la guerre, et décidée que par
la victoire. Si nous cédons, nous sommes battus; si le peuple du Sud lui
fait faute, il succombe.
D'une et d'autre part, ce seront la victoire et la défaite à la suite de
la guerre. Toutefois, ce qui est vrai de celui qui dirige la cause rebelle
n'est pas nécessairement vrai de ses partisans ; encore bien fju'il ne
puisse pas réaccepter l'Union, eux le peuvent. Nous savons que certains
d'entre eux désirent la paix et la réunion. Leur nombre peut encore
être grand. Ils peuvent, dans un moment donné, avoir la paix tout sim-
plement en mettant bas les armes et en se soumettant à l'autorité natio-
nale consacrée par la constitution.
Après tout, le gouvernement ne pourrait pas, quand il le voudrait,
continuer la guerre malgré eux. La population fidèle ne le soutiendrait
ni ne le permettrait pas. Si des questions restaient à résoudre, nous les
arrangerions à l'aide de la législation, et par les voies pacifiques de
conférences, des tribunaux, du suffrage des votes, et en faisant appel à
tous les procédés constitutionnels et légaux. Il est certaine question et
il pourrait en surgir d'autres qu'il ne serait pas donné au pouvoir exé-
cutif de régler, par exemple, l'admission de membres dans le congrès,
et la question d'emploi d'argent. Le pouvoir exécutif serait considéra-
blement amoindri par la cessation de la guerre actuelle. Toutefois, des
amnisties et des pardons seraient encore de son ressort. Le passé peut
donner une juste idée de l'esprit et du mode dans lequel ce pouvoir
serait exercé.
Il y a un an, amnistie générale dans des conditions particulières fut
offerte à tous, sauf certaines classes spécifiées. On faisait savoir en même
temps que les classes exceptées pourraient encore se réclamer de la clé-
mence spéciale. Pendant l'année, bien des gens ont profité de cette dis-
position générale. Bien d'autres encore l'eussent fait, si des marques de
mauvaise foi dans quelques cas n'avaient mené à l'adoption de mesures
de précautions, de nature à rendre le succès de l'intrigue moins facile
et moins certain.
Pendant la môme période, des pardons spéciaux ont été accordés à
des individus des classes exceptées et aucune demande volontaire n'a été
repoussée. Ainsi, pendant une année, la porte a été ouverte à tous, si ce
n'est à ceux qui n'étaient pas en état de faire un choix libre, c'est-à-dire
aux individus arrêtés. Elle est encore ouverte à tous; mais le temps
pourra venir, et il viendra probablement, où le devoir public exigera
qu'elle soit close, et plus rigoureusement que par le passé.
En présentant la remise des armes à l'autorité nationale, de la part des
rebelles, comme étant l'unique condition indispensable pour la cessa-
tion de la guerre de la part du gouvernement, je ne rétracte rien de ce
que j'ai dit précédemment. Quant à rcbcluvage, je répcle la déclaration
DERNIKRS TBAYAUX DU CONSEIL SUPl'^RIEUK DU COMMERCE. 131
lailo Tan dernier : taiil (pie j'occuperai ma position actuelle, jo n'es-
sayerai pas de rétracter ni de modifier la i)roclainati()n d'émancipation,
et je ne rendrai à l'esclavage aucun individu qui sera libre en vertu de
cette proclamation ou de toute autre du congrès. Si le peuple, par un
moyen quelconque, venait i\ faire au pouvoir exécutif un devoir de rendre
ces individus ;\ l'esclavage, un autre, et non pas moi, prendrait alors
l'initiative d'une telle proposition.
En énonçant une seule condition de la paix, je veux simplement dire
que la guerre cessera do la part du gouvernement alors qu'elle aura
cessé de la part de ceux qui l'ont commencée.
Abraham Lincoln.
IL — DERNIERS TRAVAUX DU CONSEIL SUPERIEUR DU
COMMERCE.
Le conseil supérieur du commerce a tenu, à la fin de l'année 1864,
une session qui a été courte, mais qui n'en a pas moins été bonne. Les
questions sur lesquelles le conseil était appelé à émettre un avis étaient
toutes relatives à la marine marchande, à l'industrie de l'armateur. Il
s'agissait de savoir jusqu'à quel point cette industrie serait soumise à
la concurrence étrangère, dont elle a été affranchie, sous prétexte de
protection, par une série de mesures restrictives dont le produit net a
été de la réduire à la dernière extrémité. Une enquête fort instructive
avait eu lieu antérieurement par-devant le conseil supérieur, et elle avait
démontré d'une manière trop décisive que cotte branchii importante
d'industrie, dont le maintien est réclamé par les besoins de la défense
nationale, succombait sous le fardeau de la protection prétendue, d'où
la conséquence qu'au lieu du régime des restrictions, il fallait lui ap-
pliquer le régime de la liberté.
Le ministre de la marine avait déjà, dans la mesure de ses attribu-
tions, agi avec une décision digne de grands éloges, pour substituer
l'influence vivifiante de la liberté à l'atonie et au dépérissement que le
système ultra-réglementaire traîne après lui. Parmi les actes multipliés
dus à son initiative, il faut signaler surtout ceux qui ont trait à l'inscrip-
tion maritime. L'un de ces actes consiste dans la loi qui affranchit com-
plètement de l'inscription maritime tous les ouvriers des ports que,
par une anomalie choquante dans un pays libre, on pouvait enlever de
leurs chantiers pour les envoyer dans les arsenaux de la marine gagner
des salaires de moitié de ceux qu'ils trouvaient chez eux. Un autre acte
de plus de portée encore est celui qui, en laissant subsister le nom de
l'inscription maritime pour les matelots et les gens de mer, amoindrit
l'institution au point de n'en plus laisser subsister qu'une ombre desti-
née elle-même à s'effacer sous peu. Avant ce décret, qui a modifié si
heureusement l'inscription maritime, les matelots et les gens de mer
étaient soumis, depuis l'âge de 18 ans jusqu'à celui de oO, à un servage
véritable. Us ne s'appartenaient [)as, ils étaient les si'rfs de l'Etat. On
s'étonne qu'un pareil mode d'existence pour une classe nombreuse et
132 JOURNAL DES ÊGONOiMlSTES.
éminemment estimable ait pu sui-vivre si longtemps à la rë\olntion de
1789. dont les principes le réprouvaient. Un préjugé fort enraciné dans
les esprits se perpétuait au mépris des principes, il a fallu de la réso-
lution pour surmonter le préjugé, qui se présentait affublé de l'autorité de
la tradition, et qui se prévalait, à tort il est vrai, du grand nom de Golbert.
Mais après les coups portés à l'inscription maritime et après divers
autres changements d'un libéralisme non moins intelligent qui étaient
du ressort du ministre de la marine, il restait grandement à faire. Il y
avait à examiner la partie de la législation maritime qui a un caractère
fiscal, et dépend des ministères des finances et du commerce. Il y avait
à savoir ce qu'on ferait de l'échafaudage des droits prétendus i)rotec-
teurs du pavillon français, ou de ceux qui avaient pour objet de proté-
ger la construction des navires en France. Tel a été le principal sujet des
dernières délibérations du conseil supérieur.
D'après les bruits qui circulent et que toul poi'te à croire fondés, le
conseil supérieur a donné une solution franchement libérale à toutes
ces questions, non pourtant sans d'assez vifs débats, dit-on.
Le conseil a commencé pai- un vote qui semblait engager la solution
de toutes les autres questions. Il s'agissait de savoir si la construction
des navires continuerait d'être sous le régime dit protecteur. Le conseil
s'est prononcé pour la négative. Les navires étrangers seront francisés
sans payer de droits. Par contre, les armateurs auront la faculté d'intro-
duire en franchise de droits toutes les matières em])loyées dans la con-
struction des navires, en attendant le jour qu'il faut hâter où ces matières
seront affranchies de droits de douane, au profit de tous les producteurs
et consommateurs français.
Une fois ce point établi et les armateurs nationaux mis ainsi autant
que possible sur le pied des armateurs étrangers, il y avait à décider si
ces derniers continueraient à être soumis à un droit de tonnage qui les
grève seuls. Il a été prouvé dans l'enquête (|ue ce droit de tonnage en-
traînait de nombreux inconvénients pour l'industrie française et pour le
consommateur français: Le conseil a émis l'avis qu'il y a^ ait lieu de le
supprimer, sans distinction entre la Méditerrannée et l'Océan. Ce droit
rend 3 millions environ. Ainsi cest une l'éforme qui ne grèvera guère le
budget. Ace sujet, une question a été soulevée, celle du privilège qui
fut accordé en I8l() ou 1817 à la ville de Marseille, d'être exempte du
droit de tonnage perçu dans tous les autres ports français. Ce privilège,
(jui confère un avantage imi)ortanl sur les autres ports de l'empire à une
ville à laquelle sa situation, la grandeur de ses capitaux et les établisse-
ments ([ui s'y sont multii)liés en confèrent déjà un si grand nombre,
avait donné lieu à beaucouj) de réclamations. Le conseil supérieur a re-
connu qu'il ne pouvait être maintenu ; mais il pro[)Ose de le faire dispa-
raître par un procédé qui n'enlè\e rien à Marseille. L'égalité se ferait
par l'abolition générale du droit.
Le droit de tonnage était ancien dans noire législation. Il avait été in-
troduit par Colberl, et ce fut le point de départ des mesures adoptées
contre la Hollande, mesures qui dêlerminèrcnt successivement des
DERNIKRS TRAVAUX DU CONSKIL SUPKRllîUR DU CO^IMF.RCF:. 133
i^iKMTOs liMiil>l(>s (>L (iîialoiiHMil riinosU's. Au contraire, les droits (Jiiïé-
rontiels sur le [)a\illoii, (jui, selon la (li\ersil(' des mareliaiKlis(>s, vien-
nent i^rossir plus ou moins les di'oils do douane, sont d'invcMition mo-
derne. On les imagina à cette épo({U(^ très-peu leculée où la France était
lancée h [)lcines voiles dans le système de la i)rolcction à outi'ance. Les
l)rolnl)ilionisles s'en étaient donné à coMir-joie. On avait entassé diffé-
rence sur dillérence comme Pélion sui- Ossa, et chaque didérence com-
portait un régime particulier. Il y avait la navigation réservée, où le })a-
villon français était seul admis; il y avait la navigation directe de
l'étranger qui nous apportait ses propres produits; il y avait le pavillon
tierce, (jui se chargeait dans les lieux mêmes d'origine ; il y avait ensuite
la navigation qui puisait la marchandise étrangère dans les entrepôts.
11 y avait aussi la navigation d'en deçà des caps et la navigation d'au
delù ; puis il y avait la navigation à i)artir des îles de la Sonde et après
les îles de la Sonde. C'était distinction sur distinction, règlement sur
règlement. Les prohibitionistes trouvaient cela très-savant, les gens de
bon sens pensaient au contraire que c'était une complication déraison-
nable et barbare. Le conseil supérieur, en présence de cet échafaudage
immense, a été d'avis que le mieux était de le jeter par terre tout entiei-
sans en rien conserver. Il a cru seulement que, pour ménager les ima-
ginations qui s'alarment des changements trop rapides, il convenait
d'échelonner les diverses parties de l'entreprise. Les surtaxes de pavil-
lon proprement dites disparaîtraient dans trois ans, les surtaxes d'en-
trepôt dans six. Il a su ainsi associer un salutaire esprit de décision avec
l'esprit de prudence. C'est heureusement opérer la transition.
Le conseil supérieur a eu à se prononcer en outre sur des questions
accessoires qui, dans la pratique, ont b'en leur prix. Notre législation
sur les intérêts maritimes offre des dispositions vieillies. Elle est héris-
sée de restrictions au moins inutiles. Il y avait sur divers points à la
rajeunir et à la faire profiter des indications de l'expérience. Ainsi un
navire peut-il être hypothéqué de manière à servir de gage et de base au
crédit? En cas de saisie, la procédure continuera-t-elle de se faire de-
vant les tribunaux civils, et ne vaut-il pas mieux la déférer aux tribu-
naux de commerce? L'assurance du fret est licite en Angleterre. En
France, où du reste nous sommes fort arriérés sur les assurances en gé-
néral, elle est interdite : n'y aurait-il pas lieu d'imiter en cela les An-
glais ? Sur chacun de ces sujets et sur quelques autres qui lui étaient
soumis, le conseil supérieur a émis un avis conforme aux idées progres-
sives qui sont l'honneur de notre temps.
Cette session du conseil supérieur aura donc été remarquablement
féconde. Le gouvernement se confermera-t-il à ses avis? Tout porte à
le croire. La plupart des ministres, sinon tous, font de droit partie du
conseil supérieur, et plusieurs cette fois ont pris une part active à ses
travaux de manière à s'en rendre solidaires. Le ministre du commerce,
qui en est de fondation le président, a présidé toutes les séances. On as-
sure que le ministre des lînances a fait exprimer au conseil supérieur
son adhésion entière en principe aux réductions et suppressions des
134 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
droits qui dtaient on question. On ajoute que le ministre d'État, non-
seulement a suivi ces délibérations, mais y a fréquemment pris la pa- jfl
rôle avec l'autorité qui lui appartient. Si les bruits qui ont couru sont '
exacts, la présence de M. llouher, sa dialectique serrée et sa parfaite
connaissance des faits n'auraient pas médiocrement contribué au carac-
tère libéral et progressif qui a distingué les votes du conseil.
Ainsi la liberté du commerce fait son chemin pour ainsi dire d'elle-
même sous tous les aspects. Quelle différence de l'époque actuelle à celle
où fut conclu le traité de commerce! Alors le principe de la liberté
commerciale était plus que suspect dans les rangs de notre industrie.
C'était la huitième plaie d'Egypte. Deux chambres de commerce à peine,
celles de Lyon et de Montpellier, y étaient ralliées. Aujourd'hui la plu-
part s'y montrent converties. Il paraît que les membres du conseil supé-
rieur qui ont été pris dans les chambres de commerce n'ont pas été les
moins résolus cette fois en faveur des mesures libérales. Des villes en-
tières, qui étaient hostiles au drapeau de la liberté commerciale, y sont
passées avec une sorte d'enthousiasme. Gomme toutes les libertés sont
sœurs, le sentiment de la liberté politique elle-même a puisé une nou-
velle force dans les conquêtes de la liberté du commerce. N'est-ce pas
une raison pour que les bons citoyens, les amis du progrès politique
soient favorables à celle-ci, et pour qu'ils hâtent de leurs vœux et de
leurs efforts le moment où le pays en jouira dans sa plénitude?
[Journal des Débats.)
III. — RÉSUMÉ DU RAPPORT DU MINISTRE DES FINANCES
DE TURQUIE SUR LES FINANCES DE l'eMPIRE.
La dette flottante, qui s'élevait encore à 800,000 bourses à l'époque
de la publication du dernier budget, est réduite aujourd'hui à
5200,000 bourses, savoir :
Ministère des finances 40,000
— de la guerre. ...... 50,000
— de la liste civile 10,000
— de la marine 60,000
Département de l'artillerie 15,000
Divers 25,000
200,000
Le remboursement de ce reliquat est pleinement assuré par les ren-
trées des revenus actuels.
Les économies réalisées par le ministère delà guerre étaient, pour l'an-
née 1279, de 130,000 bourses. Elles sont pour l'année 1280 de 31,000 bour-
ses, soit en totalité 161,000 bourses. Cette somme suffit pour couvrir
les intérêts et l'amortissement des 200,000 bourses affectées au retrait
du caïmé.
Le budget actuel est grevé de 250,000 bourses provenant des annuités :
lo De l'emprunt de 5,000,000 de livres sterling;
RAPPORT DU MINISTRE DES FINANCES DE TURQUIE. 135
2» Des consolidés do la V émission ;
3° Dos bons de Syrio; tandis (iiie, d'un autre côté, les recettes sont
restées au-dessous des prévisions.
Les économies opérées encore cette année n'ayant pas sulO à couvrir
le déficil, on a dil recourir à la création de nouvelles ressources :
1" Imposition d'un droit uniforme de 22 piastres par ocque sur le ta-
bac, à partir du 1/13 mars 1813 mars 1864 ;
2" Au2;mentation du droit sur les sels.— On espère que la mise à exé-
cution de ces mesures aura pour efïet de doubler les recettes sur les
deux articles en question.
En résumé, il y a un excédant de recettes.
Toutefois, la lenteur avec laquelle s'opère la rentrée desreve nus établit
un découvert. Car si l'on prend sur les recettes effectuées dans le cou-
rant de l'année la somme de 1 million de bourses qu'exige le service de
la dette publique intérieure et extérieure, le solde ne pourrait faire face
qu'aux deux tiers des autres dépenses. Pour combler ce déficit tempo-
raire, deux voies s'ouvraient, soit l'usage de fonds spéciaux, soit une
émission de bons du Trésor.
Le capital de réserve créé l'année dernière n'a pas donné les résultats
qu'on attendait. Cela s'explique par l'exiguïté de son chiffre. D'autre
part, la diminution de 30,000 bourses sur le Verghi sera couverte par
les réformes opérées cette année sur l'assiette de cet impôt.
Il y a une augmentation de 50,000 bourses sur les dîmes de l'Anatolie ;
celles de la Roumélie ayant été données à ferme aux contribuables eux-
mêmes, il ne peut pas y avoir d'augmentation.
La taxe sur les moutons a produit cette année un excédant sur celle
de l'année dernière de 46,000 bourses. Elle est attribuée à l'augmenta-
tion de l'impôt parles moutons de l'Anatolie, qui étaient jusqu'ici moins
imposés que ceux de Roumélie.
Les douanes présentent une diminution de 74,000 bourses, due à la
réduction de 1 0/0 du droit de sortie. Elle sera cependant atténuée par
les réformes introduites par l'administration.
L'augmentation de 115,000 bourses sur les tabacs a été basée sur la
quantité de ce produit qui a payé le droit pendant l'année dernière, et
qui représente actuellement, à raison de 12 piastres l'ocque, la somme
de 250,000 bourses, de laquelle on a 20,000 bourses pour les frais.
A cause du perfectionnement aux règlements sur les spiritueux, on
prévoit pour l'année courante une augmentation de 11,000 bourses. Elle
sera aussi de 95,000 bourses sur les sels, dont les prix sont élevés à une
piastre l'ocque. Cet excédant de revenu est basé sur la quantité qui a
payé les droits pendant l'année dernière.
Le service de la dette extérieure a été augmenté de 106,000 bourses
pour l'emprunt de 1863, et de celle intérieure de 50,000 bourses pour
l'émission des consolidés de la 4^ émission. Par contre, il y a diminution
de 19,000 bourses sur les Eschams provenant des vacances constatées
par enquête.
L'augmentation de 50,000 bourses sur les traitements constitue un
t3fi JOURNAL DES fiCONOMlSTKS.
simple transfert du ininistùro do la guerre à radministration ijénérale de
l'artillerie. On doit attribuer à la même cause l'aui^^menlation de
75,000 bourses sur le budget de l'artillerie.
Pour le ministère de la guerre, il y a une diminution de 170,000 bourses,
dont 139,000 provenant du transfert mentionné plus haut: 31,000 bourses
d'économies réalisées.
Les économies sur le budget du ministère de la marine ont été de
6,000 bourses pendant l'exercice courant.
L'établissement des nouvelles lignes télégraphiques, l'augmentation
des zaptiés des provinces, l'allocation de quelques employés, ont occa-
sionné un surcroît de frais sur les budgets du ministère de l'intérieur,
lesquels sont évalués à 15,000 bourses.
il est constant que les événements de Syrie ont coûté au gouverne-
ment impérial 300,000 bourses au moins, dont une portion très-minime
a été payée au moyen des impôts prélevés sur le pays et le reste par le
Trésor, qui a dû émettre pour 200,000 bourses d'obligations formant le
solde des indemnités accordées aux victimes.
La moitié de l'impôt reçu des contribuables, à titre d'avance, devait
être remboursée par quart. Les besoins extraordinaires du Trésor n'ont
pas permis que le dernier quart fût retenu par eux cette année. Cepen-
dant un huitième leur a été décompté ; l'autre huitième le sera l'année
prochaine. La diminution sur le chiffre provient de l'abandon fait par
lescon tribuables en faveur du gouvernement, de la part qui leur revenait.
L'accroissement de l'émigration circassienne a également accru de
de 95,000 bourses les dépenses provoquées par leur transport, leur in-
stallation et pour les secours à leur accorder. La Turquie s'est acquitté-e,
en cette circonstance, d'une dette d'humanité.
En résumé, le chiffre total des dépenses présente une augmentation
de 238,000 bourses. Mais, si l'on tient compte des 215,000 bourses pour
la dette extérieure, la dette intérieure et les bons de Syrie, de
35,000 bourses pour intérêt des emprunts, des -45,000 bourses pour se-
cours aux Circassiens, les dépenses présentent au contraire une dimi-
nution de 38,000 bourses, résultant des économies réalisées et des amé-
liorations introduites dans les diverses administrations.
Le budget se balance enfin par un excédant de 36,000 bourses desti-
nées à combler le décroissement éventuel des recettes. Mais en admet-
tant qu'il se produise un déficit à la fin de l'exercice, il y aura pour y
suppléer l'impôt sur les propriétés qui sera établi à Gonstantinople à
partir du mois de mars prochain, qui produira au moins 20,000 bourses,
l'octroi qui entrera eii vigueur à la môme époque, et qui rapportera
100,000 bourses environ. D'un autre côté, les départements ministériels
dont les dépenses ont été cette année au-dessus de celles de l'année der-
nière, continueront à opérer des réformes. Les bons de Syrie seront
remboursés à l'expiration des trois années. Les frais occasionnés par
l'émigration circassienne ne seront pas permanents ; ce qui ne laisse
plus de doute sur les résultats satisfaisants qu'il sera possible d'obtenir
dans un avenir peu éloigné, Tl ne reste plus qu'à rechercher un moyen
BULLKTIN FINANCIER. 137
offiraco ol avantai^oiix i)()iii' l'aire race au découvoil t(Mui)oraire provonant
(le la IiMiteiir avpc la(iii('ll(' ont li(Mi los roiiti'('^os des nM'oltos.
BULLETIN FINANCIER
(frange — ètraisgkr)
Sommaire. — Amélioration sensible du marché monétaire. — Conséquences pour la
Bourse. — Finances de la France et enquête sur les institutions de crédit. — Trisîe
spectacle offert par l'Amérique du Nord comme complément aux déplorables errements
financiers de l'Europe continentale. — Exception en faveur de la Turquie. — Budffets
turcs pour les années 1862-63, 1863-64 et I86Î-6.5 (1278, 1279 et 1280). — Taux
de l'escompte sur les diverses places de l'Europe. — Tableau des cours aux
bourses de Paris, Lyon et Marseille. —Bilans de la Banque de France et de ses
succursales.
Il y a un mois, nous qualifiions d'anormal le mouvement qui se pro-
duisait depuis quelques semaines dans le domaine monétaire; nous fai-
sions remarquer que, pour les six années précédentes, pour ne pas parler
des autres, les résultats à cette époque de l'année étaient complètement
opposés à ceux de 1864, et c'est en raison de cette modification grave
aux habitudes monétaires du pays que nous nous servions de l'épithète
employée plus haut.
La tendance, depuis, a continué à s'accuser avec plus de netteté encore,
et pour le moment nous semblons, pour quelque temps, soulagés de tout
embarras monétaire. Une réaction, en janvier, dans cette voie d'amé-
lioration est présumable ; tous les ans, elle se produit plus ou moins;
mais, comme elle opère cette fois sur des chiffres sensiblement meilleurs,
sur un encaisse notablement reconstitué, les conséquences ne seront plus
celles que, tout le premier, nous redoutions. Aussi peut-on regarder
comme à peu près acquis l'abaissement du taux de l'escompte sur les
diverses places de rEuro])e (1).
Ce revirement important dans l'état monétaire de l'Europe ne peut
être, quel qu'en soit la cause, qu'avantageux à la Bourse et aux cours
des effets publics, surtout à l'époque de l'année à laquelle nous nous
trouvons. A ce moment, les besoins de fin d'année satisfaits, il y a, en
raison du paiement des coupons, un mouvement de fonds qui est géné-
ralement favorable au classement des titres jouissant d'un revenu sérieux,
et ce mouvement se traduit, sur la cote, par une fermeté et même une
reprise à peu près générale de tous les prix. Il y a donc tout lieu de
présumer que cette année, si des événements politiques ne viennent pas
(1) Il ne sera pas sans intérêt de compléter le tableau que nous avons donné il y a deux
138 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
contrecarrer cette tendance, il en sera ainsi et que le commerce aura de
ce côté un encourai^ement dont il a, d'ailleurs, bien besoin.
Le rapport que le ministre dos finances adresse iinnuellement à l'Em-
pereur au sujet de la situation financière et du budget a paru au Moni-
teur. Il est rédigé dans les mêmes errements que les précédents. L'équi-
libre budgétaire est obtenu ; il y a même des excédants, mais l'abus des
mots est ici trop singulier pour ne pas le relever. Est-ce un équilibre que
celui qui s'obtient avec des ressources extraordinaires, tels qu'un em-
prunt, tels que la suspension de l'amortissement des rentes (obligation
imposée au débiteur par le créancier et non remplie par le premier), tels
que le remboursement de dettes ayant donné lieu à d'autres époques à
des constitutions de rentes maintenues à la charge des contribuables?
Nous ne connaissons d'équilibre que celui obtenu uniquement avec les
fonds des contribuables, ou les revenus, soit des immeubles appartenant
à l'Etat, soit des industries exploitées par lui. Alors on pourra vanter le
succès auquel on sera arrivé et, avec justice, se flatter d'avoir atteint
l'équilibre budgétaire. Tout ne sera pas dit, tant s'en faut, mais au moins
sera-t-on dans les bornes de l'exacte vérité.
A la suite du rapport arrive l'octroi par le gouvernement de l'enquête
demandée d'une part par des négociants, d'accord sur ce point avec
M. Isaac Péreire, et d'autre part par la Banque de France sur les prin-
cipes et les faits généraux qui agissent sur la circulation monétaire de la
France. Le conseil supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'in-
dustrie, sous la présidence du ministre d'Etat, M. Rouher, est chargé du
sorn de cette enquête qui peut être féconde en résultats heureux, si elle
est étendue convenablement, coordonnée et dirigée avec soin. Nous
espérons, nous croyons même que les administrateurs de l'enquête sau-
ront l'élever à la hauteur des principes dont la recherche leur est confiée,
et se dégager des mesquines questions qui trop souvent l'ont embarrassée
depuis quelque temps.
Si nous jetons un regard rapide sur le restant de l'Europe et même
au delà, jusque dans l'Amérique du Nord, nous ne voyons partout qu'em-
prunts sur emprunts, budgets non équilibrés et trop souvent destruction
directe de capitaux par la main des hommes. Où va-t-on avec ce
mois (page 283) des différents taux d'escompte en 1864 aux deux Banques de France et
Angleterre.
Effets.
10 novembre, 8 0/0
24 — 7 0/0
15 décembre, 6 0/0
12 janvier, 5 1/-2 0/0
Il résulte de tous ces chiffres que le taux moyen de l'escompte, sur les effets de com-
merce en 1864, a été 6.-50 0/0 en France, et 7.35 0/0 en Angleterre ; c'est la première fois
depuis le commencement de ce siècle que la moyenne annuelle a été si élevée; en 1857,
où les taux d'escomote avaient cependant atteint 10 0/0 sur les deux places, la moyenne
annuelle ne fut que de 6.16 0/0 à Pans et 6.66 0/0 à Londres.
d'Angleterre :
France.
Effets.
Avances.
3 novembre.
7 0/0
8 0/0
24 -
eo/0
7 0/0
8 décembre,
5 0/0
6 0/0
22 —
41/2 0/0
51/2(
BULLKTIN FINANCIER. 139
systômn? car hi persistance du mal nous porU^ à croire qu'on en est venu
à en faire un systc^me, et, qu'avec, Dulresne-Saint-Léon et Pinto, les
gouvernants croient crder delà richesse quand ils ont émis un titre de
rente dont le capital se trouve promptement absorbé improductivcment.
1/Hspaii;ne eni]>runte pour réj;ularis(M' sa position financière, l'Italie em-
prunte en attendant des temps meilleurs, la Suède emprunte, la Rus-
sie emppunte, l'EgypIe emprunte, etc. etc.
Les Etats-Unis nous offreni toujours l'affligeant spectacle d'une des-
truction d'hommes et de capitaux; en atlendant, on continue au Nord ;
d'emprunter pour combler un déficit, qui est de 000 millions de dollars
pour une seule année (1863-04).
Pour reposer nos yeux de ce triste panorama, c'est vers un Etat à
moitié musulman au point de. vue religieux, à moitié asiati([ue sous le rap-
port géographique, que nous devons les reporter. La Turquie, dans la-
quelle l'élément occidental et chrétien semble se développer plus que l'on
ne pense chez nous, emprunte, mais au moins ce n'est pas pour combler
un déficit budgétaire, c'est pour retirer de la circulation, qu'elle en-
combre, les monnaies de papier ou de métal, la première sans valeur, la
seconde dans de déplorables conditions d'exécution ; retour à la monnaie
métallique, et à une monnaie frappée dans des conditions de sécurité suf-
fisantes pour le public; tel est le but que semble près d'atteindre cette puis-
sance en voie de transformation. Quant aux budgets, ils présentent un
léger excédant de recettes, ce qui est bon à noter par le temps qui court.
Voici; pour les trois dernières années (y compris l'année courante), les
chiffres produits par l'administration du trésor en Turquie.
Recettes (1).
Contributions directes,
^278 4279 4280
(1862-4863). (4863-4804). (4804-4865).
B. P. B. P B. P.
Impôt personnel (verghi). 633,305 140 610,207 32 606,409 247
Rachat du service milit. 120,794 331 121,171 320 122,166 105
Contributions indirectes.
Dîmes 868,581 403 825,142 71 876,615 418
Taxes sur les moutons. . 170,336 8 176,567 70 223,478 447
— sur les porcs. . . . 4,729 366 2,981 14 3,643 124
Douanes 565,998 68 500,000 » 426,000 »
Tabacs 185,000 » 120,000 » 235,000 »
Droits de pèche 14,717 89 11,438 74 12,482 10b
Contrats 8,404 471 3,141 302 3,428 5
Papier timbré 44,993 82 30,000 » 36,000 »
Spiritueux 29,767 458 25,000 » » «
Tapou (capitation) .... 42,167 282 25,000 » 25,000 »
Droits divers. ...... 266,823 282 245,000 » 245,000 «
(1) La Bourse (B) turque vaut 5 livres medjidiés ou 500 piastres (P), soit environ
612 fr. 50 c.
140 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Postps is,ir')r) 20,^ 20,ir)2 90 20,irj2 90
Imprimerie impériale . , 2,221 209 2,189 2oI 2,500 »
Propriétés immol^ilières
appartenant à l'État. . 6,985 448 3,846 9 3,357 2M
Pêcheries 4,145 119 4,580 314 4,580 314
Forêts 0,664 351 3,180 269 3,500 »
Fermes impériales. . . . 16,424 84 17,398 10 16,618 458
Salines 149,091 59 125,000 » 220,000 »
Mines 23,661 161 18^580 124 15,844 202
Produit de la venle de
propriétés immobiliè-
resappartenantà l'État. 146 70 11,266 225 » «
Droit additionnel sur les
propriétés vakoufs. . . 30,000 » » )> » »
Tribut d'Egypte 80,000 » 80,000 » 80,000 »
— de la Valachie. . . 5,000 » 5,000 » 5,000 »
— de la Moldavie . . 3,000 » 3,000 » 3,000 »
— de la Servie . . . 4,600 » 4,600 » 4,600 »
— deSamos 800 » 800 » 800 »
— de Mont-Athos . . 174 » 174 « 144 400
Recettes spéciales du mi-
nistère de la marine. . 12,279 131 12,069 244 12,876 278
— du commerce . . . 3,073 330 3,116 416 927 315
— des trav. publics. . » » « » 3.064 203
Total 3,322,042 147 3,010,529 335 3,242,190 459
Dépenses.
Di'penses ordinaires.
Dette extérieure (intérêts
et amortissement) .. . 245,970 299 351.570 299 458.048 50
Dette intérieure (intérêts
et amortissement) .. . 311,66; 498 454,556 113 493,906 286
Pensions et retraites. . . 217,478 656 161,885 377 210,146 252
Liste civile du sultan . . 246,799 190 , 240,982 160 241,199 395
Ministère de la guerre. . 959,455 484 ' 827,813 144 657,049 487
Direct, gén. de l'artiller. 43,277 » 38,000 » 133,346 197
Minist. de la marine. . . 245,892 276 210,357 175 204,205 317
— de la justice .. . 21,306 » 20,894 368 20,945 89
— des vakoufs. . . . 4o,240 375 40,2^0 375 39,455 287
— de l'intérieur. . . 359,540 9; .357.239 257 .368,235 215
— des aff. étrang. . 26,665 157 26,228 234 26,375 354
— du commerce. . . 5,775 147 3,990 229 4,785 243
— de l'instr. et des
trav. pub. . . . 10.771 487 9,430 36 12,598 42
— de la police . . . 29,668 484 32,949 390 32,512 113
— des finances . . . 153,832 301 130,434 144 136.360 61
Total du service ord. . . 2,918,541 48 2.906,573 405 3,039,160 391
BULLKTIN FINANCIKR. 1-îl
Dépenses e.il raurdinoires.
Complos cotifiinls dv l;i
banque ol des sarrafs
(baïKiniers) ....... >. » » » 1)5,236 »
Jnl. et aniort. des seri;l»is
de Syrie » w » » 58,560 »
Remboursement de l'a-
vance du veriîhi .... ()!2,Hi5 » 62,43i 87 22,715 294
Frais causés par les Cir-
cassiens » » >» » 50,000 »
Total gën. des dépenses. 2,981,380 -48 2,909,004 492 3,205,672 185
Excédants de recettes . . 340,656 99 41,524 343 36,518 274
Total égal aux recettes. . 3,322,042 147 3,010,529 335 3,242,190 459
Nous renvoyons pour les appréciations que ces chiffres comportent
aux réflexions si justes et si sensées de notre savant collègue, M. J.-E. Horn,
dans le numéro de novembre 4863 (p. 314), faisant seulement remarquer
que ces réflexions s'appliquaient au budget de 4279 (4863-64) et que le
budget de 4280 (4864-65) nous signale une réduction dans les dépenses
de la guerre ou de la marine qui , collectivement, figurent pour
4,248,624 bourses dans le budget de 4278, pour 4,076,470 dans celui de
4279, et pour 994,600 seulement dans celui de 4280. Il y a aussi amélio-
ration assez sensible dans certains chapitres des recettes. Il y a certes
encore beaucoup à faire et bien des progrès à accomplir, mais conserver
l'équilibre budgétaire est une leçon dont les puissances occidentales
devraient bien un peu profiter, quoique donnée par le Musulman.
Le taux de l'escompte aux banques publiques sur les principales places
de l'Europe est de 9 0/0 à Madrid, 7 0/0 à Lisbonne et Turin, 6 0/0 à
Berlin, 5 4/2 0/0 à Londres, 5 0/0 à Amsterdam, Bruxelles, Vienne
et Francfort-sur-le-Mein , 4 4/2 0/0 à Paris, 6 4/2 0/0 à Saint-Pé-
tersbourg pour les effets à trois mois, et 7 0/0 pour ceux à six mois.
A Hambourg, où il n'y a pas de banque publique d'escompte et de cir-
culation, le taux de l'escompte sur le marché est de 4 4/2 0/0.
N. B. Depuis que ces lignes sont écrites, a paru au Moniteur la si-
tuation de la Banque de France au 42 janvier 4865. Elle accuse un en-
caisse de 345 millions, un portefeuille de 678 millions, dont 344 millions
pour Paris et 334 pour les départements, et une circulation en billets au
porteur de 806,325,000 fr. Le compte courant du Trésor est de 91 mil-
lions 4/2 et ceux des particuliers de 434 millions à Paris, et 22 millions 4/2
dans les succursales. On sait que la Banque de Savoie a été mise sous
séquestre en vue de faciliter l'exécution du traité intervenu entre cette
Banque et la Banque de France. Nous trouvons ce mode de liquidation
un peu brutal, s'il n'est pas motivé par des actes relevant de la justice,
ce que l'avenir nous apprendra. En tout cas, nous regrettons de voir les
nouveaux départemcnls français perdre ainsi une institution qui leur
apportait des facilités que les statuts de la Banque de France ne per-
mellront certainement i)as à celle dernière de leur accorder.
Ali'h. Courtois fils.
142
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
PAIR
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500
500
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500
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500
500
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à verser
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375
250
250
250
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PARIS-LYON-MARSEILLE. DCC. 1864
RENTKS. - BANQUES. - CHEMINS DE 1ER
3 0/0(.^Sr.2), jouissiince l*^' janvier ISC.;;.,
B:ini|ue «le France, jouissance janvier -I8G5. . .
Crédit foncier, jouiss. juillet ISfi-i
Crédit mobilier, jouissance juillet -ISCl
Sociéié générale pour fav. le dév. du romm.
Crédit mobilier espagnol, j. juillet iHl'tA
Paris à Orléans, jouissance octobre •I8C4
Nord, jouissance juillet I8f)-i
Est (Paris à Strasbourg), jouiss. nov. -ISfi/^. .
Paris-Lyon-Méditerranée, jouiss. nov. -ISG-î. .
Midi, jouissance juillet -ISdi
Ouest, jouissance oclol)re \iH'>'i
15essùges-Alais, jouissance juillet J 8(14
Libourne- Bergerac, jouissance sept. 1864 ....
Lyon à la Croix-Rousse, jouissance janv, 18(14,
Lyon à Sathonay, jouissance juillet 1863
Charentes, j. août 1 8(14
Médoc, jouissance juillet 18G4
Saint-Ouen (^Ch. de fer et docks) j. juillet 1864.
Guillaume-Luxembourg, j. juillet 1802....
Ch. de fer Vict. -Emmanuel, j. juillet 1864...
Ch. de fer Sud-Autric.-Lomb., j. nov. 18C4.
Chemins de fer autrichiens, j. juillet 1804... .
Cheminsdefer romains, jouissance oct. 1864..
Chemin de fer ligne d'Italie, j. janvier 1804,
Chemin de fer de l'Italie mérid. j. juill. 1804
Chemin de fer ouest suisse, j. mai 1800
MadridàSaragosseet Alicante,j. juillet. 1804..
Séville-Xérès-Cadix, j. juillet 1 804 ,
Nord de l'Espagne, jouissance juillet 1804..,
Sarragosse à Pampelune, j. janvier 1804
Sarragosse à Barcelone, j. janvier 1802
Chemins portugais, j. juillet 18G4
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Banques et Caisses.
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Obi. trent., j. 20 juill. 04
Angleterre 3 O/O, consol.
Tunis? 0/0 j. nov. 1864
Haïti-Annuités
Mexiq. 0 O/O j.oct. 1804.
Italie,5 0/0, j. juill. 1804.
— 3 0/0 j.oct. 1804...
Rome, 5 0/0, j. juill. 64
Autr., 5 0/0, Ang. juill. 64
— lots de 1800J. juill. 64
—5 0/Omet. j.nov.ISO;.
Esp. 3 ()/0ext,,4i j. j. 04
— 30/0ext.1856_,j.j. 04
— 3 0/0 int.,j. juin. 180;
— Dettediff.,j. juill. 64
— Dette passive
Turq.-Emp. 60, j. juill. 64
— Emp. (i3j.juiU. 04.,.
Belg. 4 1/2 0/Oj. nov. 0 5.
Russie, 5 O/o j. nov. 04..
5 1/2 0/Oj. jud. 1864.
Crédit agricole
Crédit foncier colonial,. . ,
Conipt, d'escom. de Paris,
S.-compt. des Entrepren,,
Crédit Indust. et comm. . ,
S. C. du comm. et de l'ind.
Soc. de dép^ et Ctes cour..
Comptoir de l'agriculture.
Banque de l'Algérie
Id. E. Naud et C* Bonnard.
Crédit Lyonnais
Omnium lyonnais
Conipt. desc, de Lyon. . . .
Crédit foncier autrichien.
Crédit en Espagne
Banijuc ottomane
Banque de dép.des Pays-Bas
Crédit mob. italien
Crédit mob. néerlandais. .
Banque de crédit italien..
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SOCIÉTÉS DIV'"
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— de Londres.
C* l.des v.dePari.s
Canal mar.de Suez.
Mess. Imp. serv. m.
Navigation mixte. .
M. Fraissinet et C*.
Comp, transatlant..
Loire (charbonnag.)
Montrambert (ch,).
Saint-Étienne (ch).
Rive-de-Gier (ch.).
Grand'Combe (ch^
Approuague
Vieille-mont, (zinc^
Silésie (zinc)
Terre-Noire (forges)
Marine etch. de fer
Méditerrance(forg )
Océan (forges^ . , .
Creusot (forges),. .
Fourchainhault(f.\
Horme forges). , .
Firminy
Châtill.-Commentry
J.-F. G3iletC*(us.)
Mag. gén. de Paris.
Docks de Marseille.
Rue Impér. (Lyon\
C^immob. (Rivoli \
Deux-Cirques . , . ,
C^ gén. des eaux..
Gaz de Paris
— de Lyon
— de ^larscille. . .
— de la Guillolière
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BULLETIN FINANGIKH,
143
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I^'i JOUKNAL DKS ÉCONOMISTES.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIOUE
Réu^nSoBi du 5 jaEisricr t^G5
Communications : Mort de M. Guillaumin. — Mort de M. Roy-Bry, député de la Cha-
rente-Inféripure. — Cours libres d'économie politique à Lyon, à Kice, à Clermont, à
Toulouse, à Paris. — Réimpression des œuvres de Ch. Dunoyer. — Projet d'un con-
grès spécial d'économistes en Belgique.
OuviiAGES PRÉSENTÉS : Ouverture d'un cours libre d' économie politique à la Faculté de
droit de Nancy, par M. de Metz-Noblat.— Ze^ Banques d'émission et d'escompte, par
M. Maurice Aubry, — L'Ouvrier, par M. Tomasicchio. — lyoïes et petits traités, par
M. Joseph Garnipr. — L' Économiste français, l'Économiste belge, V Avenir commer-
cial. — La Revue judiciaire du Midi, par M. Garboulcau.
Discussion : S'il y a lieu de changer le titre du franc.
M. Michel Gmevalier a présidé cette réunion à laijuelle assistaient, en
qualité de mem])res récemment admis par le Bureau à faire partie de la
Société : M. Louis Halphen, administrateur du chemin de fer du i^ord,
M. Olry de Labry, ing^énieur des ponts et chaussées; et à la(iuelle man-
quait M. Guillaumin, que les membres de la Société étaient habitués
à y rencontrer des premiers, servant de lien entre les anciens et les
nouveaux venus, entre les membres résidant à Paris et les économistes
étranjjers dont la maison était le centre de ralliement. Cette absence qui
doit être, hélas ! éternelle, a été l'objet des premières paroles échanijées
entre les divers membres de la réunion.
Au moment de rendre la conversation (générale, M. le Président
s'est rendu l'interprète des sentiments des membres de la réunion.
« Messieurs, a-t-il dit, depuis la dernière réunion, nous avons fait une
grande perte, à laquelle rien ne nous avait préparés : notre ami Guil-
laumin, qui avait tant contribué à fonder la Société d'Économie poli-
tique, et qui, par son activité infatigable et son zèle de tous les instants,
en était, pour ainsi dire, l'ame, nous a été ravi par une mort instantanée.
Lors de notre dernière réunion, il éîait parmi nous bien portant, il faisait
des projets d'avenir ! A l'heure qu'il est, il n'est plus.
«Guillaumin s'était consacré à l'Économie politique, non à la suite
d'éttides approfondies, mais par l'effet d'une passion soudaine, du genre
de celles qui enflaminent subitement les cœurs. Il était jeune; après
quehiues essais indifférents, il s'était mis dans la librairie, il y cherchait
sa voie, lorsque l'édition du premier Dictionnaire (ht Commerce, et les
leçons de Blanqui, au Conservatoire des Arts et Métiers, lui donnèrent
l'idée de se consacrer aux publications économi(]ues. Bliinqui, enlevé à
la science, il y a dix ans, était un des plus s])irjluels causeurs de notre
S()Glf:TÉ I)'l^:COiN()i>llK POLITIQUE. 115
tp.iii[)s, sa V(;rvc intarissable doiiiiaiL un cliaiMiie cxLrciric à ses leeons
d'Kcoiioinie (»()liLi(iiie.
(( Giiillaiiiiiiii sorLiL dv, la leeoii dt; Hlaiiqui enchanté, séduit, con-
vaincu; il avait trouvé sa voie, il était décidé à ouvrir une librairie
spéciale d'Économie politiqiie. Il s'en occupa aussitôt, il trouva un
concours empressé dans les capitaux de diverses personnes qui avaient
du {]onl pour la science économique, et particulièrement d'un collé^yue
que nous avons eu aussi le malheur dt; perdre, Horace Say, fils d'un des
maîtres les plus respectés de la science et père de notre affectionné
collèfïue ici présent, M. Léon Say. La librairie Guillaumin a marché
depuis lors; elle a réussi; elle a fait de grandes publications qui se sont
beaucoup répandues; on lui doit un recueil qui jouit d'une renommée
bien méritée, le Journal d'Économie politique. Mais, comme toutes les
entreprises d'un [jenre nouveau, la librairie Guillaumin a eu pendant
un certain nombre d'années une marche laborieuse ; dans d'autres mains
que celles de notre collègfue si regretté elle eût échouée peut-être. Il y a
peu d'années en effet que le public a commencé à prendre goût à
TÉconomie politique, et il n'y a pas bien longtemps qu'un éloquent
orateur la qualifiait sans façon de « Littérature peu divertissante. » Mais
Guillaumin consacrait à la librairie d'Économie politique une opiniâtreté
invincible, une ardeur toujours jeune. Son mobile n'était pas le désir
d'en tirer du profit, quoique rien ne soit plus légitime dans une entre-
prise commerciale; c'était la pensée de contribuer au bien public en
propageant une science dont il sentait la grande portée et qui répandait
plus directement que beaucoup d'autres branches des connaissances
humaines à des sentiments très-vifs chez lui : l'amour de la liberté,
l'amour de l'égalité, la volonté de coopérer de toutes ses facultés au
progrès social. Guillaumin était ainsi avant tout un homme de dé-
vouement. Son éducation première avait été, je le crois, assez négligée;
il y avait suppléé par un travail incessant, et il s'était ainsi rendu fami-
lier avec tous les détails de la science économique; mais le cœur chez
lui était la force motrice et en somme ce n'est point une manière d'être
qu'il faille regretter : les grandes pensées et les meilleures, ainsi que l'a
dit un philosophe, viennent du cœur.
« Guillaumin nous fera grandement faute, messieurs et chers collè-
gues; les hommes de cette trempe sont rares et difficiles à remplacer.
Il a mérité que son souvenir restât perpétuellement parmi nous. Ce
n'est pas seulement la société d'économie politique, c'est la science
même qui lui doit beaucoup. C'était en outre un homme de bien, pen-
sant toujours à la chose publique et toujours prêt à la servir. Il ne lais-
sera pas un riche héritage; mais il laissera, ce qui est d'un grand prix,
un excellent exem[)lc qu'on pourra citer à ceux dont le zè'e pour la
science et la foi en son succès viendraient à faillir. »
-2*î si-RiE. T. XLV. — lo jancier icSGo. 10
M6 JOUKJNAL DES ÉCONOMISTES.
M. Benard, après s'être associé aux regrets exprimés par M. Michel
Chevalier, et partagés par tous les membres de la réunion, entretient
quelques instants la Société d'une autre mort intéressant la Société,
de celle de M. Roy-Bry, maire de Roehefort et député de la Charente-
Inférieure.
M. Roy-Bry ne faisait pas partie de la Société, c'était néanmoins un
fervent adepte de ses principes et il ne négligeait aucune occasion de
contribuer à leur triomphe. M. Roy-Bry, qui était aussi président de la
Chambre de commerce de Rocheiort, avait réussi à organiser dans le
collège de Roehefort un cours élémentaire d'économie politique: sous sa
présidence la Chambre de commerce a invariablement défendu les prin-
cipes de la liberté du commerce. I! était un des partisans les plus con-
vaincus de la liberté du crédit.
«
M. le secrétaire perpétuel prend la parole pour occuper la réunion
de sujets moins tristes. 11 annonçait en novembre dernier l'ouverture
d'un cours d'économie politique à Lyon, par M. Dameth et sous les
auspices de la Chambre de commerce de cette ville; aujourd'hui, il peut
faire une liste de quelques autres cours. M. Frédéric Passy a repris à
Nice ses conférences de l'an dernier, après avoir fait une conférence à
Montpellier, où il avait passé deux hivers et professé un cours qui a été
recueilli. M. Rondelet, professeur à la Faculté des lettres de Clermont,
et qui a publié des écrits relatifs aux questions de morale et d'économie
politique, a ouvert un cours libre d'économie politique dans cette même
Faculté. M. de Metz-Noblat, avocat à Nancy, qui a publié, entre autres
écrits, une bonne analyse des phénomènes économiques et une excellente
brochure sur la question de population, a aussi ouvert un cours d'éco-
nomie politique également non officiel dans la Faculté de cette ville.
Outre ces autorisations, M. le ministre de l'instruction publique en a
donné une à M. Francolin, pour un cours d'économie politique à Paris;
une autre à M. Léon Walras, membre de la Société, pour traiter de la
question des associations ouvrières; une autre, à M. Gourcelle-Seneuil,
membre de la Société, pour un cours à Paris.
M. le secrétaire perpétuel ne peut donner aucune indicaticm sur k
cours de M. Francolin.
M. Léon Walras se propose de consacrer trois conférences à l'exposi-
tion de la question des Associations populaires de Consommation, de
Production et de Crédit (1). H parlera du principe économique de ces
Associations, de leur organisation financière, de leur constitution légale
et des Associations en France et à Paris.
(l) Ces leçons auront lieu, à quinze jours d'intervalle, les 'i'îl janvier,
5 et 19 février 1865, au Cercle des sociétés savantes, quai Malaquais, 3,
à 2 heures.
SOCIIÎTÊ D'I'XONOMIK POLITIQUE. 117
M. Courcelle-Seneuil (1) s(î propose, de faire un cours rnéllioflique,
siirlont à Tusa^ye des jeunes |;ens des écoles qui voudront étudier sérieuse-
ment la science économique. II s'attachera surtout à exposer les principes
de la science pure.
IM. de Lavcr^^ne annonce qu'il faut ajouter à la liste des cours d'éco-
nomie politique que M. le secrétaire perpétuel vient d'énumérer, un
cours libre que va faire à la Faculté de droit de Toulouse M. Rozi,
membre de cette Faculté. Il rappelle, ainsi que le faisait dernièrement
i\l. Garnier, que M. Rodière, professeur à la même Faculté, avait donné
le bon exemple, il y a quelques années.
Au sujet de ces cours, M. le secrétaire perpétuel donne connaissance
d'un passaf^e d'une lettre de M. A. Dunoyer, fils de l'illustre auteur de
la Liberté du travail, récemment nommé professeur d'économie poli-
tique à l'Université de Berne, qui se félicite des fonctions qu'il a à rem-
plir, et annonce que l'écrit politique laissé inédit par son père vient de
paraître à Londres chez Tafery, qu'il poursuit sa besog^ne d'éditeur, et
qu'il espère que cette année ne s'écoulera pas sans que trois ou quatre
volumes des autres œuvres réimprimées aient paru.
M. Joseph Garnier donne ensuite communication d'un projet de con-
vocation d'un Congrès spécial d'économistes^ que M. de Molinari et ses
amis se proposeraient de convoquer cette année, probablement à Bruges,
pour y approfondir des questions économiques, entre économistes seu-
lement, plus tranquillement et plus sérieusement qu'aux réunions de
l'Association pour le progrès des sciences sociales.
M. le secrétaire perpétuel entre dans quelques détails sur l'organi-
sation de ce Congrès, sur lequel il rappellera ultérieurement l'attention
de la Société, si le projet se poursuit.
Après ces diverses communications, M. le secrétaire perpétuel pré-
sente les ouvrages suivants :
Discours d'ouverture du cours d'économie politique fait à la Faculté de
droit de Nancy, par M. A. de Metz-Noblat, de l'Académie de Stanislas (2).
— L'auteur, membre de la Société, donne en fort bons termes, dans
une intéressante allocution, une première et juste idée de la science
économique.
Les Banques d'émission d'escompte, par M. Maurice Aubry (3).
(1) Au même local, les mardis et vendredis, à 3 heures.
(2) In-8 de 36 pages ; Nancy, Vagner.
(3) Suivi d'un tableau graphique de la marche comparée des taux
de l'escompte en Europe pendant les dix dernières années, et d'un
tableau synoptique des sept banques publiques françaises. Grand in-8
de 200 pages; Paris, Guillaumin, novembre 1864. Prix. 5 francs.
1 48 JOURNAL DES KCUNOMISTES.
L'auleur, aiicicii niciiibre de l'Assemblée léj^islalhe, esl du piilil nombre
de ceux qui écrivirent sur ces matières avec le secours simuUané de la
théorie et delà prati(iue. Il résume son opinion dans un projet de loi, et
prropose des banques divisées en deux départements : celui de rémission
et celui de l'escompte, ayant chacun un capital, et le di^rnier ayant un
capital ostensible selon l'imporUmce des opérations.
Mi.sèn' et éducation. Sm' V ouvrier, dans le passé, le présent et C avenir ;
études par le professeur Tomasicchio, de Naples (en italien) (1). —
L'auteur traite successivement de l'ouvrier dans l'histoire, des préoccu-
pations de notre siècle relativement à la classe ouvrière, de l'ouvrier et
du socialisme, de l'ouvrier et de l'économie politique, et des vraies
réformes k faire. C'est un économiste de la bonne école. S'il parvient à
se faire lire du public pour lequel il a écrit, il aura rendu un notable
service à la classe la plus nombreuse de ses compatriotes.
T^otes et petits traités contenant Éléments de Statistique et opuscules
divers, par M. Joseph Garnier, 2^ édition, — faisant suite aux Traités
d'économie politique et de finances, par le même, et contenant : une
notice sur l'économie politique, son but, ses limites, ses rapports avec
les autres sciences morales et politiques, etc., — un jjrand nombre de
notices et notes relatives à la Valeur et à la Monnaie, — à la Liberté du
travail, — aux différentes branches de l'Industrie commerciale, aux
Crises commerciales, — à la Liberté du commerce, — à l'Association, —
au Socialisme, — à la théorie de la production immatérielle, — à la
Rente foncière, aux Expositions des produits de l'industrie (2), etc.
La 3" année de VÉconomlste français, organe politique des intérêts mé-
tropolitains et coloniaux, par M. Jules Duval (3). Ce recueil, devenu
hebdomadaire, est principalement l'œuvre de son laborieux directeur, qui
s'acquitte toutes les semaines de sa tache avec beaucoup de talent. M. le
secrétaire perpétuel veut faire un autre compliment à M. Jules Duval,
qui avait commencé par lever l'étendard de la révolte contre la vieille
école, et qui s'en rapproche tous les jours davantage, dans l'intérêt de
son journal comme dans celui de la science.
A cette occasion, M. le secrétaire perpétuel rappelle que V Economiste
belge (4), rédi|jé par M. de Molinari, a commencé sa onzième année, et
(l) Mlseria ed educazione. Overo Vaperajo, etc. Napoli, Gioja, 1864.
In- 18 de 'idi pages. Prix, 3 livres ou francs.
("2) Fort in-18 de 574 pages; Paris, Guillauinin. Garnier frùre^^, 1865.
Prix, 4 fr. 50.
(3) Année 1861. Un voluiue in-8 de 412 pages. — 18 fi'ancs par an.
(4) 1864; in-4 de 316 i)ages. — 12 franco par an nour la Belgique;
18 francs pour la France.
SOCllVn': D'RCONO^lIK politique. 140
que, l'Ari'tnrrnmiui'iriiilyl)^ di. ;;;*'! p ;r M. T.-\. lii'ii.ird , ;icli('vr' sa
sixième année.
(ics deux recueils Irailciil de. diviîrses (jneslioiis ; inais ils si; carach':-
ristMit plus spécialement, le premier par ;ine jpKirre vive eL orij;inale à
la réiylemenlalion e(. à l'intervenlionisine; le second par une remarqua-
ble enlente des questions commerciales, maritim(!S et de crédit.
De pareilles œuvres (et nous parlons des trois feuilles qui viennent
(Télre mentionnées) sont d'autant j)!us méritoires et doiveiit d'aulaid
})liis attirer l'attention des amis de la science et du pro[jTès, (pi'elles
nécessitent des efforts et des sacrifices incessants.
La Revue judiciaire du Midi, V numéro (2), sous la direction de
M. Paul Garbouleau, docteur en droit. — La seconde partie de ce recueil
sera consacrée aux articles de doctrine et de critique. Le directeur,
membre de la Société, qui est à la fois jurisconsulte et économiste, ré-
serve une pla*'e à l'économie politique, c'est-à-dire aux acticles traitant
de qiicstions de lé[»islation expliquées par l'économie politique; et les
colonnes de la Revue sont, dès à présent, ouvertes aux membres de la
Société. Ce recueil ne s'adresse donc pas aux jurisconsulles seulement,
mais encore aux économistes et aux publicistes.
Après ces présentations, M. le président consulte [a réunion sur di-
verses questions à l'ordre du jour. L'entretien se fixe sur la question
de sa\oir s'il y a lieu de frapper le franc an-dessous du titre de 900,
qui est actuellement celui de l'unité de la valeur monétaire. — ïNous
parlerons de cette discussion dans mi prochain numéro.
ERRATA.
Numéro d'octobre, page 118, Discussion des lois sur la chasse, dans
l'opinion de M. Garbouleau, au lieu de « le propriétaire aujourd'hui n'a
pas le droit de tuer les animaux nuisibles...», lisez : « le propriétaire tia
que le droit de tuer les animaux nuisibles. »
Numéro de décembre, dans l'opinion de .^F. Hippolyte Passy sur le
Crédit, rectifiez comme suit :
Page 434. Ligne 29^, au lieu du mot « aussi », lisez « ceux » ; — ligne
?»^1^, au lieu de « créé, » lisez « et crée directement. »
. Page 433. Ligne 16*^, au lieu de « en recouvrant, » lisez « en outre ; »
ligne 19e, au lieu de « si on n'attestait, » lisez « là où n'existait ; »
ligne 33c, au lieu de « tenu, » lisez « prêté. »
Page 436. Ligne 6^*, au lieu de « concerter, » lisez « convertir. »
(1) 1864-65 ; grand in-folio des journaux quotidiens, paraissant toutes
les semaines. "20 francs par an.
(-2) Livraisons mensuelles de 3 feuilles, 48 pages; grand in-8. Mont-
pellier, Gros ; Paris, Havas. — "20 francs par an.
l";" JOURNAL nKS ECONOMISTES.
BIBLIOGRAPHIE
Les Banques d'émission et d'esgovipte, par M. Maurice Aubry. Brochure in-8.
Paris, Guillaumin etC*, éditeurs.
Il y a deux parties bien distinctes dans la brocliure de M. Aubry, les
considérations générales et les conclusions. Les premières nous ont
semblé vagues et obscures à ce point que nous ne sommes pas sûrs de
les avoir toujours comprises; en tous cas, arbitraires et faiblement
appuyées par le raisonnement. Les conclusions, au contraire, sont très-
nettes, très-claires , très-pratiques , et, ce monopole de la banque de
France étant accepté, très-sages, propres à rendre ce monopole aussi
tolérable que possible pour la place de Paris.
Mais le monopole nous semble très-mauvais, et M. Aubry le croit
excellent. Pourquoi ? Il serait difficile de le dire. Sur ce point, en effet,
M. Aubry procède comme ses nombreux devanciers, par des affirma-
tions sans preuve. Il en est encore à dire, qu'un billet de banque est
monnaie et que le droit de battre monnaie appartenant au gouvernement,
celui-ci doit le déléguer et le délègue à la Banque de France. Cependant,
il n'est pas vrai que le billet de banque soit une monnaie : c'est tout
simplement un billet à ordre, comme son nom même l'indique. Il n'est
pas vrai non plus que la faculté de battre monnaie fasse partie des
attributions nécessaires du gouvernement. On peut trouver convenable
que le gouvernement détermine le titre et le poids des monnaies,
comme les poids et mesures en général : on peut même trouver avantage
à ce qu'il batte monnaie ou du moins à ce qu'il monopolise cette indus-
trie et contrôle, comme aujourd'hui, les personnes qui jouissent de ce
monopole ; mais on peut parfaitement concevoir et préférer un régime
différent.
Du reste, le billet de banque n'étant pas une monnaie ; son émission
et son retrait de la circulation étant déterminés par des circonstanc(^s
très-différentes de celles qui déterminent l'émission et la circulation
des monnaies, pourquoi on faire l'objet d'un monopole? — Parce que
la liberté causerait d'affreux désordres. — Lesquels? — Elle causerait
des ruines sans nombre! — Comment? — Mais cela est clair, puisque
tout le monde l'affirme et le croit.
Yoilà ce que nous entendons dire depuis longtemps et maintenant par
M. Aubry. On considère l'opinion qui réclame la liberté la plus grande
possible des banques et la liberté absolue, si on peut l'obtenir, comme
trop peu importante pour être discutée. Il est vrai que cette opinion
est peu répandue ; mais cela ne prouve rien contre elle. La liberté en
toutes choses est toujours la dernière solution à laquelle on pense et
RIRLIOCRAPIIIK. ir>i
surloul la (l(MMiiôr(MiiroM iiC('C|)lo. Mais il (isl cerLairi que, quant aux
banques, cotto opinion fait des proi^rès. Il y a vingt-cinq ans, jY»tais
prosque soûl ;\ la proposor, sans que porsonne à peu près y prît garde :
aujourd'hui , gr.ice h l'onsoignement de l'expf^rienee et ;\ (jiie](|ues
progrès de la science, cette opinion comi)te un nombre déjà respectable
de partisans. Loin (luelle soit en décadence, comme le dit M. Aubry,
elle est en progrès et gagnera du terrain, puisqu'on ne la combat que
par des affirmations démenties par l'expérience et le raisonnement.
M. Aubry est plus fort quand il critique l'usage que la Banijue de
France a fait de son monopole , le double langage qu'elle tient, selon
qu'elle s'adresse au gouvernement ou au |)ublic, l'âpreté avec laquelle
elle tire parti, pour grossir ses dividendes, des circonstances qui affli-
gent le commerce. M. Aubry n'a pas moins raison de se plaindre de la
longue durée accordée au privilège « pour un plat de lentilles ». comme
il dit. Les inconvénients et abus qu'il signale sont très-réels et palpables
en quelque sorte : le commerce parisien les a cruellement sentis.
Le remède que M, Aubry propose à ces élévations soudaines et sans
mesure du taux de l'escompte est simple et pratique. Il voudrait que la
Banque, ayant toujours en rentes une forte réserve, vendît ces rentes
au moment des crises et pour y faire face ; qu'elle appelât, au besoin,
des suppléments de capital. Alors, en effet, la baisse de prix qu'on
obtient aujourd'hui par la hausse soudaine de l'escompte, dont la Banque
profite et dont le commerce fait tous les frais, serait supportée en partie
par les propriétaires de la Banque et obtenue plus doucement et plus
directement par la vente des valeurs publiques et les appels de fonds.
Mais qui a indiqué ce moyen à M. Aubry? La pratique des seules
banques absolument libres qui aient existé au monde, la pratique des
banques d'Ecosse. Il paraît que décidément la liberté n'est pas chose si
mauvaise , puisque ses adversaires eux-mêmes lui empruntent des
procédés pour les transformer en règlements à l'usage du monopole.
M. Aubry propose en somme de porter le capital de la Banque à
300 millions, dont 250 placés en rentes et les 250 autres en emplois de
banque. Il ajoute : « Le montant cumulé des billets de banque en cir-
culation et des comptes courants créditeurs ne pourra jamais excéder
dix fois le montant de l'encaisse métallique ni quatre fois le capital social
réalisé. Lorsque le montant cumulé des billets de banque en circulation
et des comptes courants créditeurs excédera cinq fois le montant de
l'encaisse métallique, ou lorsque les billets de banque en circulation
excéderont trois fois le capital réalisé, la Banque sera autorisée à élever
le taux de l'escompte. Lorsque le taux de l'escompte s'élèvera au-dessus
de 3 p. 100, la Banque sera obligée d'appeler immédiatement un capital
effectif proportionné à l'élévation du taux, sur la base de 100 millions
de capital, ou ses fractions, par chaque unité pour cent, ou ses fractions,
au-dessus de 3 p. 100. Lorsque le taux de l'escompte s'abaissera, la
Banque sera tenue de rembourser à ses actionnaires, dans le même
délai, la portion du capital correspondant à la réduction du taux de
l'escompte. »
152 JOURNAL DES l'iCONOMlSTRS.
Laissons aux admiraUMirs forvonts do la BiirKjiip de Franco le soin
de critiquer les détails do ce j)rojel. Ajjplauflissons à l'idée théorique
sur laquelle il rej)OSo, de cliorclier dans la force du capital propre la
garantie du public, en rappelant toutefois que la liberté, même impar-
faite, a donné sous ce rapi)ort des garanties très-supérieures à celles
qu'exige M. Aubry.
Ajoutons enfin que le remède, si remède il y a, n'empêche pas l'agri-
culture, cette industrie mère, d'être privée du bénéfice immense qu'elle
pourrait retirer de la liberté des banques d'émission. C'est pour les
campagnes, bien plus que pour Paris, assez riche pour pouvoir s'en
passer, que nous réclamons la liberté. La réforme de M. Aubry ne
saurait jamais parer qu'à un petit inconvénient, le moindre peut-être
et le mieux aperçu du régime de monopole, sous l'empire duquel la
production française se trouve placée. Ce serait tout simplement une
amélioration introduite dans un régime vicieux. Mais nous doutons
beaucoup que cette réforme soit acceptée, grâce à la vieille habitude que
nous avons de ne rien réformer jusqu'à complet renversement.
Courcelle-Seneuil.
Der LaNDWirthschaftliche Crédit in Oesterreich {Le Crédit agricole en Autriche),
par M. Fr. Neumann. Br. in- 8. Vienne, Gerold fils. - Oesterreich Handelspolitik
{La Politique commerciale de l'Autriche), par M. Fr. Neumânn. Br. in-8. Vienne,
Gerold fils. 1864.
Nous avons le plaisir d'introduire auprès du lecteur deux des pre-
mières publications d'un jeune économiste autrichien très-distingué,
aussi instruit que laborieux, et qui paraît destiné à enrichir la littérture
économique déplus d'une œuvre de mérite.
La première des deux brochures ci-dessus est un tirage à part de la
Oesterreichischen Revue ; elle examine les institutions de crédit foncier et
de crédit agricole existant en Autriche, indique leurs qualités et leurs
défauts, ainsi que les réformes à faire. C'est un travail qui a exigé beau-
coup de recherches, qui semble devoir exercer une certaine influence
dans la patrie de l'auteur, mais qui est peut-être un peu trop concis
pour le lecteur français. Si l'article avait été destiné à une revue fran-
çaise, l'auteur aurait sans doute ajouté les développements nécessaires.
La deuxième brochure de M. Fr. Neumann a surtout un intérêt d'ac-
tualité. On y trouve un historique de la crise du Zollverein qui préoc-
cupe beaucoup, comme on sait, nos voisins d'outre-Rhin. Nous n'a-
vons pas besoin de dire que l'auteur est pour les solutions libérales,
du moins autant que les circonstances paraissent le permettre. Si, en
principe, les idées de M. Neumann sont toujours conformes aux saines
doctrines économiques, elles savent aussi se plier aux exigences de la
pratique. Peut-être se sont-elles un peu trop pliées cette ,fois , mais le
progrès ne vient pas d'un coup , mais peu à peu : il germe, il croît, et
arrive enfin à la maturité. Nous ne doutons pas que M. Neumann sera
un de ceux qui travailleront le plus activement à le débarrasser de ce
qui pourrait nuire à sa croissance.
Maurice Blook.
f:iiRONioni'; ficoNOMioui;. ir,?.
CIlUONIOUli I^ICONOMIOUE
SoMMAïUF.. — La liberté de la boiilangerie attaquée de nouveau. — []n maire excen-
iriquc. — Encore des enquêtes. — Les cités ouvrii^res à Lille. — Rapport sur les so-
ciétés de secours mutuels. — Le messafje de M. Lincoln et Us impôts projetés par le
conférés. — Ce que produisent les gîles aurifères de la Russie. — Une exposition agri-
cole en Norvège. — Les nouveaux cours d'économie politique et les nouvelles |)ubli-
cations.
La place faite à quelques-uns des documents pr/'senlanl ce mois-ci un
intérêt particulier, les articles se rapportant à des questions du jour, nos
propres réflexions, qui servent d'introduction à la vingt-quatrième année
de ce recueil, semblent fort simplifier notre tâche parfois si surcharf^ée
de chroniqueur. Nous n'avons plus à revenir, après tant d'hommaf^es,
sur le triste événement qui est assurément à notre point de vue le plus
digne d'appeler l'intérêt durant ce mois, la mort de notre ami, M. Guil-
laumin. Il ne nous reste qu'à glaner en quelque sorte en France et à
rétranger. Les rapports sur les finances et les travaux de la ville de Paris
ont fait presque autant de bruit que l'encyclique, qui heureusement
n'est pas du ressort de notre appréciation. Les finances de la ville
donneront lieu à un travail spécial. Nous en avons d'ailleurs dit un
mot le mois précédent. Nous n'avons pas été les seuls à nous émouvoir
de la partie du rapport de M. le préfet de la Seine, qui est relative à la
liberté de la boulangerie. Elle n'a paru k beaucoup de personnes qu'une
récrimination sous l'apparence d'un compte rendu. On a été surtout
péniblement affecté par quelques pensées et expressions du genre de
celle-ci, que les boulangers réalisent des béiiéfices énormes. Qu'est-ce,
a-t-on dit, que cette ingérence administrative dans les bénéfices et dans
les prix? S'il est vrai que dans cet état transitoire, qui date d'hier, les
boulangers gagnent exceptionnellement, la concurrence ne fera-t-elle
pas baisser les prix ? Et si ce qu'on appelle bénéfice énorme n'est que
le taux normal des pi^ofits indûments réduits par une taxe qui n'assurait
un certain bénéfice restreint qu'en maintenant cette industrie dans un
état précaire, de quel droit se plaint-on ? Ce qu'il y a de fâcheux, c'est
que de telles hérésies économiques trotivent des journaux pour les sou-
tenir, même en dehors de ceux qui approuvent les prétentions contenues
dans l'encyclique papale, quoique ceux-là en général ne veulent même
pas de la liberté... de la boulangerie. Nous jjourrions (aire observer
154 JOURNAL DKS ËCONOMISTKS.
pourtant à ces joiiriiaïKv que c'était là aussi une liberté d'ancien régime
comme les libertés (]^allicanes. Seul le pain de luxe, qui était en bien plus
petite quantité, était réglemenLé et taxé. Le pain de ménage se fabri-
quait et se vendait librement. Aussi y en avait-il (k toutes les variétés
et de tous les (jrix, et élait-il sinon aussi blanc à Tœil, du moins supérieur
pour les qualités hygiéniques et nutritives, à prix inférieur. Ne pourrons-
nous donc obtenir sur ce point de rétrograder jusqu'avant 1789, et n'est-
ce que les servitudes de l'ancien régime qu'il faut restaurer? Le régime
inauguré sous le Consulat n'est-il p;is jugé ? Paris déclaré incapable de
prendre part à sa propre administration, sera-t-il aussi réputé indigne
d'une liberté qui règne à Berlin comme à Londres? Heureusement que
ce ne sont là que de vains mots. On ne reviendra pas sur la liberté de
la boulangerie. C'est à la compléter que l'on doit songer.
En attendant il paraît que ces façons de parler et d'agir de l'autorité
municipale à Paris mettent en goût les maires de nos départements,
jaloux d'égaler les préfets en réglementation et en restriction écono-
mique. On nous assure que M. le maire de Libourne a résolu à tout
prix d'assurer la bonne qualité de la viande à ses administrés. Il a divisé
par arrêté les bouchers et non plus seulement les mor( eaux en caté-
gories. Il y en a de la première et il y en a de la seconde. Les premiers
ne peuvent vendre que de, la première qualité. Mais ce n'est qu'un des
aspects de la sollicitude de ce maire peu économiste. 11 ne lui suffit pas
de limiter la liberté du commerce, il s'en prend aussi à la liberté indi-
viduelle. Il déclare « qu'aucun boucher ne pourra quitter son commerce
ou changer de classe qu'un an après en avoir fait déclaration à la
mairie. » Ainsi voilà un honnête maire qui entend disposer à son gré de
la liberté économique et de la liberté civile. C'est son bien, c'est sa
chose, cela ne regarde que son omnipotence. L'État est tout et l'État
c'est lui.
Heureusement tous les hommes appelés à résoudre les questions éco-
nomiques ne sont pas faits sur ce modèle. La marine marchande elle-
même vase libéraliser.
Une autre question est soumise aux délibérations du Conseil siipérieur
du commerce. C'est l'enquête sur les Banques. La Banque de la France
relève le gant en termes fiers et même quelque peu hautains. L'enquête
que 300 négociants avaient demandée sur cette Banque, elle-même la
demande sur toutes les institutions de crédit. Nous croyons l'enquête
désirable; nous l'avons même demandée. Si la Banque s'y prête,
c'est à merveille. On s'occupe aussi des questions ouvrières rede-
venues à l'ordre du jour , si tant est qu'elles aient jamais cessé
d'y être. Plusieurs journaux parlent d'une mission qui serait donnée
à M. Langlais, conseiller d'État, pour étudier en Allemagne la situation
des classes ouvrières, et surtoui l'organisation des banques et associa-
CHROMOUK l':f;ON0^1IOUK. 15r,
lions populaires, (|iii oui pris un si i;ran(l (lévcîloppomonl (U\ l'autre
d)[é (lu Rhin.
Nous ne, savons ce ipTil y a (i(^ rnidé dans h\ voyage de M. L'in;;la!S ;
mais il paraît certain (preii effet l'honorable conseiller d'Élat a été
chargé, conjointement avec son collè[îue, M. Duverj^ier, d'étudier et de
préparer les bases d'un projet de loi relatif aux associations ouvrières,
«'t notamment aux sociétés coopératives.
La ville de Lille, après s'être occupée de faire disparaître les sombres
caves où l'ouvrier s'étiolait en même temps qu'il se démoralisait, vient
de prendre une résolution dont les résultats devront compléter l'œuvre
que poursuit l'administration municipale. A l'exemple de Mulhouse,
elle va créer dans les nouveaux quartiers de la ville a^jrandie des cités
ouvrières, composées d'un grand nombre de pavillons détachés, dont
les prix d'achat seront à la portée des travailleurs laborieux qui voudront
en devenir propriétaires.
En même temps que ces grands travaux s'élaboraient, M. Vallon, préfet
du Nord, adressait un appel chaleureux aux ouvriers pour les supplier de
renoncer aux excès et aux désordres énervants des cabarets, (jui nn leur
doimeront jamais les joies de la vie de famille et le bonheur du foyer
domestique.
Cette circulaire a produit, dit-on, une profonde impression dans ce
grand centre industriel de la métropole flamande.
D'après un rapport publié par M. Boudet, ministre de l'intérieur, sur
la situation des Sociétés de secours mutuels, au 31 décembre 1863, on
comptait 4,7:21 Sociétés de secours mutuels, tant approuvées qu'aulo-
risées. Ces Sociétés comprenaient 676,522 membres, dont 78,544 hono-
raires et 597,978 participants, parmi lesquels 506,376 hommes et
91,602 femmes. L'augmentation sur l'année 1862 a été de 139 Sociétés,
de 37,478 membres, dont 4,663 honoraires et 32,815 participanis. Ces
derniers se composent de 27,521 hommes et de 5,294 femmes. L'avoir
total des Sociétés, y compris le fonds de retraite, représentait une somme
de 34 millions 270,772 fr. 48 c.
a Les recettes de l'année se sont élevées à.... 11,019,519 fr. 1 c.
(( Les dépenses ont été de 8,830,433 45
« Les recettes, par conséquent, excèdent les
dépenses de 2,189,085 Ir. 56 c.
M. Boudet termine ainsi sou intéressant rapport :
« Les Sociétés de secours mutiiels sont toujours, pour les populations
ouvrières, cet ami préféré sur lequel on compte pour le jour de l'épreuve
et de la tristesse, et les précieux services qu'elles rendent, les bonnes
156 JDUKNAL DKS ÉOONOftlISTES.
habitudes qu'elles inspireiil, la loyauté avec laquelle elles se main-
tieuneut en dehors de tous les entraînements ({iii pourraient les faire
dévier de leur route, ne ccsscut de justifier le concours de tous les
hommes de bien, la haute protection de S. M. et le puissant appui dont
le [gouvernement leur a déjà donné tant de témoi[',i]a{;es. »
Enfin, nous avons le rapport de M. Fould sur le bud[i;^et, qui paraît
au moment où nous mettons sous presse, et que nous apprécierons.
A l'étranf^er, le messa^je du président Lincoln (que nous reproduisons
au Bulletin) est, après sa réélection, l'événement dont le public a été le
plus frappé. Si le Sud est couraj^eux, ce que nul ne lui conteste, le Nord
est d'une invincible persévérance, qui lui assure le succès définitif, d'au-
tant qu'il n'a rien perdu de ce qu'il a repris, ni la Nouvelle-Orléans, ni
le cours du Mississipi, ni ses autres conquêtes, et qu'il a des ressources
sans comparaison avec celles du Sud. Nous sommes loin de croire toutes
les difficultés résolues une fois le Nord vainqueur. Peut-être y a-t-il, de
la part de beaucoup de ceux qui s'y intéressent ainsi que nous, un peu
d'enthousiasme et d'illusion sur ce qui suivra. Mais, sans nous livrer à
d'inutiles prévisions, la défaite du Sud entraînera, aux yeux des amis de
l'humanité et de la justice, un résultat auquel la civilisation applaudira
avec transport dans la chute de l'esclavage. On peut dire que, dans son
genre, le message de M. Lincoln n'est pas moins ferme et moins net que
rencycli(jue. Seulement d'un C(Mé est un passé écroulé sans retour et
qu'on chercherait en vain à galvaniser, de l'autre est l'avenir.
C'est, d'ailleurs, avec peine que nous voyons le Congrès américain,
pressé parles nécessités de la guerre, se disposer, dit -on, à établir des
impôts sur des matières que les besoins de l'industrie moderne et le mou-
vement de la civilisation tendent à affranchir de tout droit.
Le commissaire du revenu intérieur, près le département des finances,
a soumis à M. Fessenden un rapport motivé, dans lequel les amendements
suivants sont proposés :
l'' Établissement d'une taxe de 1/2 p. 0/0 sur les divers produits et
marchandises dont la consommation est évaluée à 11 milliards. Cette
taxe devrait rapporter ô5 millions de revenu.
2" Modification de l'impôt sur les cigarres et établissement de la taxe
ad valorem.
30 Modification de l'impôt sur les tabacs et établissement de la (axe
d'après la valeur de la feuille.
4" Abrogation du traité de réciprocité avec le Canada, établissement
de droits d'entrée sur les charbons canadiens et répression énergique de
1.) contrebande sur la frontière du nord.
5" Impôt sur les huiles de pétrole crues de 2 à 3 cents par gallon et
diminution de la taxe sur les huiles de pétrole raffinées.
GHHOiNlUUI'; IXUiNOMlOUK. 157
()" Au[;iiu:iilaLi()ii (l(; l'impôL sur les Icrs (;L parliculièrciiicuL sur les
rails de, cliiMiiiii de fer, qui devrouL payer une taxe de 1 dollar eL demi
par lonuc.
7" Modilication de Tiinpôl sur les biens fonciers, eu rétahlissaul d'après
le revenu de ces biens et non d'après leur valeur.
La proposition de l'abandon de Saint-Doniinjjue, faite par le ministère
JNarvaëz, est un événement de haute portée, qui touclie aux principes
écouomi(pies et aux intérêts bien entendus des peuples. Nous ne savons
quel accueil sera fait par la Chambre à la renonciation, par l'Espa{;ne,
d'une possession qui lui coûte d'énormes sacrifices en hommes et en ar-
^yent, mais qui parle aux vieux préjugés d'un aveuijle patriotisme.
Le vice-roi d'Ég^ypte ne son^e qu'à Tamélioration intérieure du pays.
Il vient de créer un ministère des travaux publics et de rajjriculture:
telle est, en aussi peu de mois que possible, la nouvelle qui s'est répan-
due ici il y a quelques jours. On en sent fimportance. Les diverses
branches que comprend le nouveau divan, telles (fue chemins de fer et
voie3 de communications de toutes sortes, canaux, digues, barrages faits
ou à faire, bassins, quais, docks, etc., se rattachent aux intérêts les plus
vitaux, les plus intimes de l'Egypte.
Aussi la colonie européenne d'Alexandrie, si prompte d'ordinaire à la
critique, a-t-elle accueilli, dit-on, la mesure avec une grande faveur.
Des documents récemment publiés donnent à connaître, avec une in-
structive précision, les exploitations aurifères de la Russie, il en résulte
que les gîtes aurifères de la Russie sont exploités de quatre manières
différentes : 1® par l'État; T par le cabinet impérial; 3° par les par-
ticuliers sur des terres dont ils sont propriétaires; 4"" par les particu-
liers sur des terres appartenant à l'État.
L'exploitation régulière par l'État, qui date de 1814, n'a donné, jus-
qu'en 1829, que des résultats insignifiants. Les travaux du cabinet
impérial ont commencé en 1831, et n'ont pas donné de brillants pro-
duits.
L'exploitation entreprise par des particuliers sur leurs propriétés,
remontant à 1819, n'a pris un certain développement que vers Tannée
1844. Ce n'est que dans la quatrième catégorie d'exploitation, qui date
de 1836, que l'on voit la production de l'or prendre un essor rapide qui
doit être attribué à la richesse des gisements de la Sibérie orientale.
De 1849 à 1854, cet essor s'est ralenti sous l'influence des événements
qui se sont passés en Europe; mais ce ralenlissemenl a été suivi d'une
réaction ûivorable (jui s'est maintenue jusqu'à nos jours.
La production totale de l'or en Russie, de 1814 à notre époque, c'est-
à-dire pendant une période de cinquante ans, s'est élevée à 600,000
158 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
kilojjr. La valeur de cet or, ainsi recueilli, représente une somme fie
plus de 40 mil. 746.170 rouh., c'est-à-dire environ 2 milliards de fr.
Le Moniteur, ces jours derniers, signalait comme digne de men-
tion le concours agricole qui a eu lieu il y a peu de mois à Chris-
tiania, en Norwége, avec un éclat exceptionnel et (jui n'est pas sans ensei-
gnement pour nos lecteurs. On peut y voir mieux qu'ailleurs la puissance
du travail, victorieuse de presfjiie tous les obstacles. L'exposition qui
renfermait des produits de l'agriculture et d'h )rticult!ire norwégiennes
a démontré en efl'etque laNorwége fait des pro;-rès, dans l'art agricole,
nonobstant la pauvreté de son sol et la rigueur d'un climat sous lequel la
végétation n'a guère que trois mois pour se développer. Quelquesproduils,
comme le maïs, le chanvre, le tabac, le houblon, les noix, dont un échan-
tillon figurait à cette exposition, témoignaient même d'une difficulté
vaincue plutôt que d'un sérieux résultat obtenu; mais d'autres prou-
vaient, au contraire, que les efforts n'avaient pas été sans sucés et que
le cercle étroit des moyens de subsistances offerts à la Norwége s'est
déjà notablement élargi, pour répondre aux besoins croissants de la
consommation. Elle a plus que doublé, à Christiania, dans l'espace de
quatorze ans, si l'on doit s'en rapporter aux calculs établis. En effet, il
aurait été importé en 1847 : environ 990,000 choux, 64,000 kilogram-
mes d'oignons, 200 tonnes de racines comestibles; tandis qu'en 1861
les mêmes importations se seraient élevées à 190,000 choux, 82,000
kilogrammes d'oignons et 1,000 tonnes de racines comestibles. Ce fait
n'est pas sans importance si on le considère au point de vue de la santé
chez un peuple dont la nourriture se compose en général de poissons,
le plus souvent salés et fumés, et autres aliments d'une nature échauf-
fante, ce qui contribue peut-être à entretenir la maladie hideuse de la
lèpre, implantée en ce pays, surtout dans les environs de Bergen.
Dans ces deux dernières années l'importation des légumes a diminué,
il est vrai; mais n'est-ce pas la conséquence d'une plus grande produc-
tion de ces mêmes produits en Norwége?
Au nombre des produits les plus remarquables qui ont figuré à l'ex-
position de Christiania, on cite une grande variété de pommes de terre
qui sont généralement d'excellente qualité en Norwége, et dont quel-
ques-unes avaient atteint une grosseur démesurée; des choux verts, de
différentes formes, parmi lesquels il s'en trouvait qui pesaient jusqu'à
8 kilogrammes ; d'énormes turneps, des céleris, des choux-fleurs de la
plus belle venue, des racines de plusieurs sortes; plusieurs espèces de
beaux iromenis, de l'orge aux grains bien nourris, de Tavoine du
Canada, des pois et des haricots; enfin des plantes fourragères, et,
comme curiosité, jusqu'au lichen dont se nourrit le renne sauvage, et
qu'il va cherchant sur les vastes plateaux du nord de la Norwége.
Les fruits surtout attiraient l'attciition du public; car ils ont un très-
riHROlNIOUE l'XONOMlOUIi. \.vj
g-nmd prix cl soiiL iiii siijcL (rorPjiieil pour ce peuple (pii a hien de la
peine à les amener à inaLurilé chez lui. Aussi adinirait-on Ijeaiicoup une
colIecLioii conLenanl 101 variétés de pommes et de poires ayant \u\v,
fort belle apparence, ainsi (jue des abricois et des prunes qui ne leur
cédaient en ri;'n. O'iant aux pêches dont quelques échantillons avaient
été admis à prendre place à celte exposition, elles prouvai(;nt bien pliis
un louable désir chez le cultivateur qui leur avait donné ses soins,
qu'ell(\s ne justiliaieiit ses prétentions. 11 en était de même des raisins,
dont une {grappe pourtant était réellciiient ma(;nifiqLic; mais personne,
je crois, n'oserait affirmer (jue sa croissance n'ait pas été protép,ée ar-
tiliciellement. Les fleurs étaient rares et pauvres; elles n'ont pas aussi
bien réussi cette année (|ue les précédentes. On Tattribiieà la sécheresse
d'un été qui, d'autre part, n'a apporté ((ue de très-courtes chaleurs.
Une salle tout entière était consacrée au laitap,e, froma{;es et beurres,
dont on voyait un grand nombre d'échantillons, les uns venus de très-
loin et les autres envoyés par la ferme modèle d'Aas. L'exposition offrait
encore à la curiosité publique les divers éléments constitutifs du lait,
séparés et traités par la chimie; ainsi du sacre et de l'acide butyri-
que, etc. On y voyait encore plusieurs spécimens des bois norvvégiens,
tels que le chêne, le hêtre, le platane, le pin, le sapin, et, en particulier,
le bouleau, qui sert en Norwég^e à réijénisterie, et dont on fait avec la
nicine des meubles assez élé{|ants. 11 y avait de même quelques usîen-
siles de ferme, comme barattes, d'un mécanisme ing^énieux; des instru-
ments ag-ricoles, tels que charrues, semoirs, herses, etc., qui cependant
n'avaient rien de nouveau et de particulier.
Enfin, ce mois a apporté son contingent à la propagation de l'éco-
nomie politique. Plusieurs cours d'économie politique se sont inau-
gurés, d'autres s'annoncent. Sur des points différents, dans divers
locaux, des leçons se font ou vont se faire, qui initieront des parties dif-
férentes de la population aux principes de la science économique.
M. Courcelle-Seneuil, autorisé par M. le ministre de l'instruction publi-
que, a commencé ses leçons avec un véritable succès au cercle des
Sociétés savantes, où on l'entend tous les mardis et tous les samedis à
3 heures. C'est particulièrement aux élèves en droit et en médecine que
ces leçons sont destinées. La présence de ?yIM. Wolowski, de Lavergne,
J. Garnier, Ott, Paul Boiteau, Mannequin, Horn et de quelques autres
notabilités était venue prouver au professeur toute la sympathie qu'il in-
spire. Bientôt M. Walras entretiendra un autre public des associations. Des
engagés volontaires, comme M. Francolin, doivent aussi fournir leur
tribut de zèle et de lumière à la même œuvre. Dans les départements
nous avons à constater le cours lait à la Faculté de droit de Toulouse par
un des professeurs les plus distingués, M. Bozy, qui trouve déjà la tra-
1«0 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
(litiori établie. A Nancy, M. Demetz-NoblaL, beaucoup plus connu clans
la science économifjue par ses excellents travaux que sa modestie ne le
donne ta supposer dans le début de son excellent discours, tiendra le
même drapeau d'une main ferme et expérimentée. M. Frédéric Passy
continue de son côté avec une persévérance que nous admirons, tout en
l'expliquant par l'éclat de ses succès, une œuvre à laquelle il s'est dé-
voué de la manière la plus généreuse depuis plusieurs années.
Nous apprenons enfin que M. le Ministre de l'instruction publique
a accordé à quelques personnes, dont le nom porte avec lui-même sa
signification, l'autorisation de foire des conférences littéraires et scien-
tifiques, dont quelques-unes seraient consacrées à l'économie politique,
dans la salle de la Société d'encouragement, rue Bonaparte. Nous citerons
MM. Léonce de Lavergne, Albert de Brogiie, Louis Reybaud, Coste,
A. Cochin, Guillaume Guizot, Albert Gigot, Jules Duval. C'est M. de
Lavergne qui commencera. Il parlera sur Adam Smitli. Il promet trois
conférences le mardi soir, à huit heures et demie, à partir du 24 janvier.
Ces séances ne seront pas gratuites; on paiera 1 ir. d'entrée : c'est un
principe que nous aimons à voir consacrer à côté de la gratuité de l'en-
seignement de l'État.
Les livres qui sont de nature à seconder cet heureux mouvement
continuent à obtenir un succès encourageant. Le livre si substantiel de
M. Emile Laurent, sur le paupérisme et les associations, en est à sa
deuxième édition. Il a reçu des accroissements instructifs, et cette part
de rectification que le temps exige si vite de nos jours. Il y a aussi une
seconde édition qu'il nous sera permis de signaler avec toute la réserve
qui nous convient, comme ayant subi d'utiles remaniements et des ad-
ditions importantes, celle de notre Manuel d'économie politique, qui s'est
promptement répandu à plusieurs milliers d'exemplaires. C'est le résumé
succinct de la partie la plus faite pour s'adresser à tout le monde d'un
enseignement au Collège de France qui compte maintenant tout près de
treize années. Combien, au point de vue de l'économie politique, poul-
ies théories comme pour les faits, de la part de l'opinion comme du
gouvernement, les temps étaient loin de valoir alors ce qu'ils sont deve-
nus aujourd'hui !
Henri BAUDRILLART.
Paris, 15 janvier 1865.
Le Gérant provisoire^ Paui. BOITEAU.
l'ARtS. — - IMPRIMEUIli UL A. PARENT, RUE WONSIEUR-LE-I'RINCE, 31.
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
OBJET, CARACTÈRE ET UTILITÉ
DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE "
L'objet de cette réunion et de celles qui, je l'espère, la suivront
bientôt est de vous entretenir des principes de l'économie politique.
Avant de nous y engager, il convient peut-être de répondre à
quelques questions qui se sont probablement présentées à l'esprit
de plusieurs d'entre vous : Qu'est-ce que l'économie politique?
Est-ce une science? Quel est son objet? A quoi sert-elle?
Oui, l'économie politique est une science. Quelques beaux esprits,
qui ont malheureusement occupé en ce pays les positions les plus
élevées, ont nié son existence et fait à ce sujet d'assez tristes plai-
santeries. Tl ne convient d'y répondre ici que par la définition'' et
l'exposition même de l'économie politique.
Toute science doit avoir un objet distinct, nécessaire, permanent,
universel, auquel elle applique ses recherches. La richesse, qui est
l'objet de l'économie politique, a-t-elle tous ces caractères ? Oui,
évidemment. Il n'y a ni groupe d'hommes ni individu qui puisse
exister sans disposer d'une richesse plus ou moins grande, sans
(1) Cet article contient la substance de la leçon d'ouverture du Cours
libre et gratuit commencé le 7 janvier au Cercle des sociétés savantes,
quai Malaquais. Le texte même de la leçon n'a pas été écrit.
2^ sÉrxiE. T. XLV. — 15 [écrier 1865. 11
162 JOURNAL DES KCONOMISTES.
posséder une puissance plus ou moins étendue sur le monde exté-
rieur. Cela est vrai dans tous les temps et sous toutes les latitudes.
En quelque état que l'on considère l'homme, on le trouve assiégé
de besoins qu'il doit satisfaire à peine de mort, et qu'il ne peut
satisfaire qu'au moyen d'objets matériels dont la possession con-
stitue sa richesse. La nature de cette richesse, les causes et condi-
tions de son accroissement et de sa diminution, forment l'objet
des études de l'économie politique.
Cette science, quoi qu'on en ait dit, est une science morale. Lors-
qu'elle étudie les relations de l'homme avec le monde extérieur, elle
ne s'occupe pas du détail de ces relations : elle laisse ce soin à la
technologie, comme elle abandonne à la statistique le relevé des
inventaires. L'économie politique recherche avant tout ou plutôt
exclusivement quels sont les mobiles, quelles sont les considérations
qui dirigent l'activité de l'homme lorsqu'il produit et approprie des
richesses. Dans cet état de richesse auquel elle applique ses recher-
ches et qui lui présente un sujet, qui est l'homme, et des objets, qui
sont les richesses, c'est le premier qui l'intéresse, qu'elle étudie,
qu'elle sonde jusque dans les profondeurs de sa pensée et de sa
volonté. S'agit-il d'examiner la richesse qui résulte de certains
travaux, de ceux d'une forge par exemple, l'économie politique ne
s'informe ni des procédés par lesquels on fait le fer, ni des quan-
tités de fer produites : elle recherche comment les hommes en
sont venus à imaginer de faire du fer, comment ils s'y sont pris
pour appliquer dans ce but des procédés qui exigent du temps et
des capitaux, pour combiner leurs volontés de manière à les faire
concourir à un but commun, comment ils peuvent produire plus ou
moins avec plus ou moins de peine, et comment ils règlent entre
eux le partage des produits. Ces considérations toutes morales sur
les conditions dans lesquelles s'exerce le travail intellectuel et ma-
tériel sont l'objet propre des études de l'économie politique.
Quelques personnes prétendent qu'il n'y a point à proprement
parler de science morale, parce que, la volonté de l'homme étant
libre, ses déterminations ne peuvent être prévues. Cette asser-
tion tend simplement à nier la raison humaine qui, justement,
imprime à nos actes l'uniformité de tendance qui permet de les
soumettre aux investigations scientifiques, de prendre pour base et
point de départ des axiomes aussi incontestables que ceux dont les
mathématiques ont tiré un si grand parti. N'en citons qu'un seul,
f
OBJET, CARACTÈHK ET UTILlTIi DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 163
celui sur lequel repose l'économie politique et dont elle n'est en
quclijue sorte que le développement. « Tout liomme sain d'esprit
cherche à satisfaire ses besoins au prix du moindre travail pos-
sible. » Nous ne croyons pas que cet axiome soulîre exception,
qu'il existe un homme sain d'esprit qui, voulant satisfaire un
besoin par un travail, cherche cette satisfaction par un travail plus
grand lorsqu'il sait qu'il peut lobtenir par un travail moindre. Peu
importe l'erreur à laquelle nous sommes exposés, soit dans notre
notion du besoin, soit dans celle des divers moyens d'y satisfaire;
il n'en est pas moins vrai que, par une tendance aussi constante
que la pesanteur, nous cherchons à satisfaire nos besoins le plus
possible et au moyen du moindre travail possible.
L'économie politique a donc un objet propre à fournir la matière
d'une science; elle est une science morale fondée sur l'observation
des procédés généraux et constants de la raison humaine.
Elle a encore un autre caractère propre à toutes les sciences, une
tradition. Elle s'est élevée et s'élève par une série de travaux coor-
donnés dans le même but depuis un siècle et auxquels ont concouru
des penseurs de premier ordre et de toute nation. Ces travajix. dans
lesquels il est facile d'indiquer un progrès constant, s'encnaînent
les uns aux autres, se rectifient, s'augmentent, exactement comme
dans les autres sciences.
Des écrivains superficiels ont quelquefois critiqué vivement les
dissidences des économistes. Ces dissidences, si l'on regarde sim-
plement aux mots et à la nomenclature, sont encore considérables;
mais si on élève sa pensée plus haut,jusqu'aux tendances générales
et supérieures de tous les économistes, on trouve un accord impo-
sant et singulièrement remarquable dans la théorie, et des vues
passablement uniformes dans l'application.
Cet accord eût été plus grand, ce nous semble, si l'on avait établi
et maintenu dès l'origine une distinction que nous nous proposons
de respecter, celle de la science et de l'art.
Il existe, en effet, sous le nom commun d'économie politique, une
science et un art. La science s'occupe, nous l'avons dit, de ce qui
est permanent et universel ; l'art, de ce qui existe actuellement et
des moyens de l'améliorer. La science recherche quelles sont les
causes et conditions générales par lesquelles la richesse augmente
ou diminue ; l'art s'occupe des meilleurs moyens d'augmenter la
richesse des sociétés modernes. Il n'y a dans la science que des
164 JOURNAL DES ECONOMISTES.
observations générales et des raisonnements, sans appréciation de
fait : il y a au contraire dans toute ([uestion d'art ou d'application
une appréciation de fait toujours un peu arbitraire. De là des dissi-
dences ou plutôt des solutions individuelles, comme on en trouve
dans les arts d'application les plus matériels, comme la mécanique
industrielle ou l'architecture, par exemple.
C'est pourquoi, lorsque je me suis occupé ailleurs d'exposer les
principes de l'économie politique, j'ai distingué la science de la
richesse ou ploutologie de l'art d'arranger le travail ou ergonomie^ la
science pure de ses applications. Bien que cette distinction ait sem-
blé un peu étrange à quelques personnes, nous la conserverons, et
la science pure fera seule l'objet de nos entretiens.
Il est une autre cause d'obscurité que nous essayerons d'écarter,
c'est celle qui résulte de la confusion des faits relatifs à l'appropria-
tion ou distribution des richesses avec les faits de formation. Cette
confusion a fait croire trop souvent que les lois nécessaires révélées
par l'étude de la formation des richesses tenaient à telle ou telle
forme d'appropriation et pouvaient être écartées si l'on changeait
cette forme. Ainsi, on a cru que la loi de la population pouvait être
éludée ou effacée par la diminution ou la destruction de la propriété
individuelle impliquée dans les divers systèmes connus sous le nom
commun de « socialisme. » On n'aurait pas commis cette erreur si
l'on avait séparé l'étude des lois relatives à la formation des ri-
chesses de celle des lois relatives à leur appropriation, parce qu'on
aurait reconnu que la loi de la population existait indépendamment
de tout système de distribution et sous l'empire de tous les sys-
tèmes imaginables.
La richesse est l'objet des études de la science économique ; mais,
bien que ce mot de richesse présente à l'esprit une idée assez nette,
il désigne un fait très-complexe dont il est utile de définir dès à
présent les éléments : besoins, travail, richesses, utilité, production,
consommation, capital.
Les besoins sont des désirs qui ont pour but la possession et la
jouissance d'objets matériels. La propriété qu'ont certains objets de
satisfaire nos besoins se nomme utilité. On appelle richesses les
objets utiles, matériels et appropriés.
Produire, c'est donner de l'utilité à une chose qui n'en avait
pas ou augmenter celle quelle avait auparavant. Consommer, c'est
diminui-r ou détruire l'utilité d une chose. La production a lieu
OBJr.T, riARACTKRF, KT TJTlLiTh DE L'ÉCONOMIE TOLITIOUE. 105
par \v. IracaU. Le travail c(:oiioiui([uc ou iiiduslriel esl l'cJïorL (jue
riiornme api)li(iueaux objels matériels pour les rendre propres à la
satisfaction de ses besoins. La i)ranclie de l'activité humaine ({ui
est employée à la production des richesses se nomme industrie.
Les actes qui ont pour but de satisfaire des désirs humains, quels
(lu'ils soient, sont des services. Il y en a ([ui sont industriels, ce sont
ceux qui s'incorporent à des objets matériels auxquels ils donnent
l'utilité. Tels sont ceux du mineur, du laboureur, du berger, du
tisserand, du forgeron, du marchand; en un mot, de tous ceux c|ui
sont compris sous le nom commun d'industrie. Il y a d'autres ser-
vices, ceux du médecin par exemple, qui s'approprient à une per-
sonne déterminée. 11 y en a d'autres qui ne s'incorporent à aucun
objet matériel et ne s'approprient à aucune personne déterminée,
comme, par exemple, ceux de gouvernement.
Les services industriels incorporés à des objels matériels que
nous appelons richesses, sont seuls transmissibles et susceptibles
d'être énumérés dans un inventaire.
Les hommes produisent constamment, pour alimenter une con-
sommation incessante. L'ensemble des richesses produites et non
encore consommées constitue un capital.
Maintenant, si nous considérons la richesse en elle-même, nous
trouvons un idéal placé en dehors des conditions d'existence de
l'humanité. L'état de richesse parfait serait celui où, sans aucun
travail, l'homme aurait à sa disposition tous les objets matériels
nécessaires à la satisfaction de ses désirs. La richesse la plus grande
consiste à s'approcher le plus possible de cet idéal, ce qui a heu
indifféremment par l'accroissement des richesses produites ou par
la diminution du travail nécessaire pour les obtenir. En d'autres
termes, la richesse augmente également par l'accroissement du pro-
duit ou par la diminution du travail dépensé pour l'acquérir.
Les définitions, qui sont le commencement de toute exposition,
sont en réalité la fin et le couronnement de la science; elles for-
ment un territoire contesté. Je ne vous fatiguerai point par la con-
troverse relative aux critiques dont celles que nous venons d'énon-
cer peuvent être l'objet. Veuillez provisoirement les accepter
comme déhnitions libres ou déhnitions de mots, sauf à les étudier
de plus près et à les discuter dans nos ultérieurs entretiens. Permet-
tez-moi de les compléter par quelques observations.
Lorsque les économistes parlent de besoins et d'utilité, ils ne
IfiC JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
considèrent que le désir et les moyens de le satisfaire, sans s'occuper
de savoir si ce désir est sensé, si cette utilité est digne de ce nom
au jugement de l'opinion publique. Aleursyeux, quiconque désire,
que ce soit à tort ou à raison, un objet matériel, en a besoin, et cet
objet est utile. La notion économique de besoin et d'utilité n'admet
aucune comparaison.
Il en est de même de l'idée de richesse. On n'admet de richesse,
d'après le langage courant , que par l'accumulation d'un grand
nombre d'objets propres à la satisfaction de nos besoins. On dit
riche et pauvre, comme on dit long et court, grand et petit, par com-
paraison. Mais l'objet long ou court, grand ou petit est étendu et on
peut l'étudier sous cet aspect abstrait. L'économiste, qui n'a pas à
sa disposition de mot abstrait analogue à celui qui indique l'éten-
due, est réduit à donner au mot richesse un sens général et
absolu.
Il est bien entendu que, devant l'économie politique, la richesse
ne saurait jamais résulter de la limitation des besoins. Il peut être
sage et même en certains cas particuliers, convenable de négliger
les richesses et de combattre les désirs qui nous emportent vers
elles; mais on ne peut appeler richesse l'état qui résulte de la
iîiodération des besoins, sans abuser étrangement des mots. Celui
qui limite volontairement des désirs peut ne pas éprouver lui-
même de besoins pressants ; mais il est clair qu'il n'a pas à sa dis-
position les moyens de satisfaire autant de besoins humains, pro-
pres ou éprouvés par autrui, que celui qui dispose d'une somme
plus considérable de richesses.
Vous aurez remarqué, sans doute, que, si le besoin écono-
mique est un désir, l'homme en éprouve d'autres qui ont pour but
ses semblables ou Dieu. De même, il y a une autre utilité que l'uti-
lité économique et il y a d'autres travaux que les travaux indus-
triels. Cette simple observation nous montre que l'économie poli-
tique n'est qu'une branche d'une science plus haute et plus éten-
due qui doit embrasser dans son ensemble l'activité humaine tout
entière, de la science sociale. Si cette science est à peine ébauchée
et n'existe pas encore à proprement parler, il convient cependant
de constater sa possibilité et de ne pas la perdre de vue, si l'on
tient à bien comprendre la place qu'occupe l'économie politique
dans l'ensemble des connaissances humaines.
Est-ce à dire, comme on l'a prétendu, que l'économie politique
OBJET. CAIUGTKRE Rï UTILITE OK l/l^GONOMIK POLITIQUE. 167
soit une science subalterne? Pas le moins du monde. A dire vrai,
je ne comprends pas bien comment il pourrait y avoir des sciences
supérieures et des sciences subalternes. Est-ce que toute science
n'a pas pour but la connaissance de ce qui est, de la vérité? Lors^
(lue nos rechercbes ont constaté l'existence d'un fait ou d'une loi,
dans quelque ordre que ce soit, cette existence admet- elle du plus
et du moins? Non, sans doute, elle est ou elle n'est pas. Si elle est,
la science qui l'a découverte est égale à toute autre science; si elle
n'est pas, U n'y a pas de science. Qui s'imaginera par exemple de
dire que l'anatomie est une science inférieure à la physiologie, ou
que l'optique est supérieure ou inférieure à la statique? Chacune
dans son domaine est absolue et n'admet ni supériorité ni subor-
dination. L'idée de sciences supérieures et de sciences subordon-
nées est une négation de l'idée même que nous nous faisons de la
science.
Il en est de même de cette autre idée, trop souvent exprimée,
que l'économie politique admet des tempéraments et des excep-
tions. Là où il y a des tempéraments et des exceptions il n'y a pas
de science. Allez dire à un physiologiste que la circulation du sang
admet des exceptions, qu'il y a des hommes dont le sang ne circule
pas I Parlez d'exceptions, je ne dis pas au géomètre seulement,
mais au physicien et au chimiste ! Ils vous répondront que la
science est incomplète et insuffisante ou plutôt qu'elle n'existe pas
quant à la loi démentie par l'exception. Peut-être aussi vous ré-
pondront-ils que vous ne connaissez pas la science, comme si, par
exemple, en voyant un aérostat s'élever, vous prétendiez avoir
trouvé une exception à la loi de la pesanteur ; que d'exceptions
du même genre proclamées par les personnes qui ignorent les prin-
cipes de l'économie politique !
Ces erreurs ont souvent pour cause l'ignorance pure et souvent
aussi la confusion de la science et d'un art dont les limites ne sont
pas faciles à déterminer. On dit, par exemple : « Si, dans un cas
donné, les préceptes de l'économie politique ne sont pas conformes
à ceux du droit ou de la morale, ce sont ces derniers qui doivent
être suivis; en ce sens, l'économie politique est subalterne et souffre
des exceptions. »
Il est évident que, lorsqu'on tient ce langage, on oublie que l'éco-
nomie politique est une science et que nulle science ne donne de
préceptes. Lorsque la physique nous fait connaître la pesanteur de
168 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
l'air et la mesure, elle ne nous donne pas le précepte de faire des
pompes elle; nous indi^juc seulement comment les pompes peuvent
être faites. De même, lorsque l'économie politique nous dit : « En
dirigeant votre activité dans telle direction, vous obtiendrez la ri-
chesse; si vous la portez dans telle autre direction, vous vous en
éloignerez , » elle ne nous prescrit nullement la direction que nous
devons prendre. C'est un soin qu'elle nous laisse ou qu'elle aban-
donne à l'art supérieur, à l'art de la direction des actions humaines,
qui est la morale, laquelle se fonde sur la connaissance plus ou
moins raisonnée du bien et du mal.
Il suffit d'observer que l'économie politique s'applique seulement
à une partie de notre activité volontaire pour comprendre qu'elle
ne peut avoir la prétention de diriger souverainement cette activité ;
elle ne peut même la conseiller que quant aux faits de l'ordre de
ceux qu'elle étudie. Ainsi, même comme art, l'économie politique
ne peut qu'indiquer les moyens par lesquels on peut le mieux s'en-
richir ou s'appauvrir, sans prétendre donner des préceptes. Cet art
devrait disparaître, si l'art général, la morale, était plus avancé et
tenait compte dans ses préceptes des connaissances que révèle la
science économique.
Tel est l'objet, tel est le caractère, telles sont les limites de l'éco-
nomie politique : cest une science et une science morale, une
partie de la science morale proprement dite. Et ne croyez pas,
comme quelques personnes, que ce soit une science difficile à com-
prendre, dont l'acquisition exige beaucoup de temps et de travail.
Il est vrai que, pour embrasser dans des formules générales un très-
grand nombre d'actions humaines et des désirs très-variés, elle est
obligée de s'élever et d'abstraire ; mais elle atteint par ces procédés
même une grande simplicité, à ce point, qu'on a pu l'introduire avec
succès dans Pinstruction primaire en Angleterre et aux États-Unis.
L'archevêque Whateley comptait, en 1848, dans le Royaume-Uni,
4,000 écoles primaires dans lesquelles l'économie politique était
enseignée. A cette époque, la France comptait trois chaires publi-
ques d'économie politique; aujourd'hui, grâce au progrès récent
que nous avons fait en dix-sept ans, la Fi ance en compte quatre.
L'économie politique est simple et facile à enseigner, parce qu'elle
ne comprend qu'un petit nombre de principes et de lois générales
d'une extrême simplicité. Mais, à cause même de leur simplicité
et de leur généralité, ces principes sont susceptibles d'applications
OBJKT, CARACTKRK ET UTlLlTi- DE L'ÉCONOMIE POLITIOUK. ICO
tivs-iioiuhrouscs, (\u\ se pnîseiilciit sous une iuliiiilr (U^ lurnics.
Il eu résulle que, pour apprendre à tond récononiie politi(iue,
il faut rélléchir beaucoup, assez longtemps, en vue de la prali(|ue
dc:^ alVaires. II faut s'habituer surtout, si l'on veut appli([uer les
principes avec quel([ue distinction, à considérer avec soin sous
leurs dilférents aspects les questions qui se présentent, et ne pas se
laisser emporter par une opinion légèrement conçue après examen
d'un seul aspect.
L'enseignement et une première étude ne peuvent donner, par
conséquent, ([ue la connaissance des principes généraux et l'habi-
tude d'employer une méthode. L'enseignement donne-t-il beaucoup
plus dans les autres sciences? Nous en doutons d'autant plus que
nous ne lui voyons produire des résultats notables que lorsqu'il a
été appuyé ou renforcé par des études propres postérieures.
Vous entretiendrai-je de l'utilité de l'enseignement économique ?
Votre présence dans cette enceinte prouve que vous la comprenez.
Mais peut-être plusieurs d'entre vous croient-ils, comme un grand
nombre de nos compatriotes, que cette utilité consiste surtout à
éclairer les législateurs et les administrateurs publics. Sans doute
l'économie politique sert à cet usage; mais elle ne mériterait guère
notre attention si elle n'avait une utilité plus haute; car, si tous les
hommes doivent suivre et contrôler les actes des législateurs et des
administrateurs, un bien petit nombre seulement sont appelés à
exercer ces fonctions.
L'utilité de l'économie politique est plus générale. Tous tant que
nous sommes, nous vivons au milieu des phénomènes économi-
ques, nous nous occupons de nos besoins et des moyens de les
satisfaire. A peine la grande majorité des hommes, celle qui vit au
jour le jour de son travail, a-t-elle le temps de s'occuper d'autre
chose, et en somme l'activité industrielle est toujours et dans toutes
les sociétés la part la plus grande de l'activité humaine. Nous ne
pouvons nous empêcher d'avoir sur l'activité industrielle des idées
bonnes ou mauvaises : elles peuvent être tirées de la tradition et
de la routine ou de la science. Lequel des deux vaut le mieux ?
Certes, il est intéressant de connaître les secrets que nous révè-
lent les mathématiques, l'astronomie, la physique, la chimie, l'his-
toire naturelle. Mais nous sommes bien autrement intéressés à con-
naître les lois qui nous dominent dans la vie sociale et décident de
notre sort, de notre rang, de notre vie. Quelque peu curieux que
170 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
l'on puisse être, il me semble qu'on doit s'intéresser à savoir com-
ment on satisfait ses besoins dans telle limite, ni plus ni moins,
pourquoi telle personne nous rend tel service, telle autre un autre,
et pourquoi nous rendons nous-mêmes des services sous telle ou
telle condition, moyennant tel ou tel prix, ni plus, ni moins. Notre
curiosité est-elle plus ambitieuse; veut-elle s'appliquer à des faits
plus généraux? Voici une grande ville, Paris ou Londres, dont tous
les habitants sont pourvus chaque jour d'aliments, de vêtements,
d'instruments de travail ou d'objets d'amusement dans la mesure
de leurs besoins, sans que rien manque, sans que rien se perde,
non pas pendant un jour ou une semaine, mais pendant des
années, sans qu'aucune autorité s'occupe des quantités à produire
ou de régler soit la production, soit la distribution de tant d'objets.
Croyez-vous qu'un fait aussi considérable puisse se manifester,
non-seulement en un lieu et pour peu de temps, mais sur toute la
surface de la terre et pendant un temps indéfini, avec la même ré-
gularité qu'on observe dans la succession des jours et des nuits,
par un pur effet du hasard ? N'est-il pas évident qu'il y a là une
loi naturelle et permanente qu'il nous importe au plus haut degré
de connaître?
Celui qui ignore la physique, la chimie, l'histoire naturelle est
exposé à se laisser dominer par de vieilles traditions populaires
dont on trouve encore la trace dans les campagnes ; de même celui
qui ignore les lois de l'hygiène; de même celui qui ignore les prin-
cipes de l'économie politique. Ce dernier, par exemple, croira
qu'un peuple ou un individu ne peuvent s'enrichir qu'aux dépens
d'un autre peuple ou d'un autre individu, que le bien de l'un naît
du mal de l'autre; il croira que, tant que l'argent ne sort pas du
pays, le pays ne peut s'appauvrir; que les dépenses de luxe font
aller le commerce; qu'on n'a besoin d'aucune intelligence pour
être commerçant ou industriel; qu'il est plus noble de porter les
armes ou de faire des tragédies que de fabriquer ou vendre du
calicot. Il professera une multitude d'opinions nées de l'organisa-
tion des sociétés antiques, et il ignorera, lors même qu'il aura étudié
le droit positif, les principes sur lesquels reposent les sociétés
modernes. Si le malheur de son pays l'élève au gouvernement, cet
homme y agira avec le même discernement qu'un chirurgien qui,
ignorant l'anatomie, ferait des opérations au hasard, au risque de
blesser les organes les plus nécessaires à la vie.
OBJKT, GAKACTÈHK F/I' UTILITE: DK I/KCONOMIE POLITIQUE. 171
L'utilité principale de réconomie politique consiste à nous ap-
prendre, i\ tous tant que nous sommes, comment sont constituées
les sociétés humaines, comment et pourquoi nous y occupons telle
ou (elle place. De là des notions précieuses sur la connaissance
positive de nos droits et de nos devoirs, sur l'appréciation des
services que nous rendons ou recevons. De là une connaissance plus
intime et plus profonde des lois constitutives de la propriété qui
jette sur l'enseignement juridique un idéal et une lumière dont il
manquerait s'il ne comprenait ces connaissances.
Enlin l'économie politique nous sert à mieux connaître et à
mieux apprécier les faits historiques, à dissiper les mirages dange-
reux que nous présente l'enseignement traditionnel de l'histoire, à
nous enseigner comment et par quels moyens et dans quelle
direction s'opère le progrès. Elle nous ouvre sur l'existence de l'hu-
manité de nouvelles perspectives qui nous font mieux comprendre
la pratique de la vie, ses nécessités, ses luttes et sa grandeur. Mais
à quoi bon insister auprès de vous sur l'utilité de la science? Mieux
vaut, au moyen d'une exposition que je m'efforcerai de rendre aussi
claire que possible, tâcher de vous la faire sentir.
Courcelle-Seneuil.
172 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
DE LA MAINMORTE EN ITALIE
ET DE SA SUPPRESSION
Satmiiia tellus.
ViRG.
L'Italie protestait depuis plus d'un siècle, par la voix de ses publicistes,
contre cette déplorable institution qui a frappé si longtemps d'immo-
bilité l'un des instruments les plus féconds du travail et arrêté ainsi, dans
sa marche, la production nationale. Mais toutes ces protestations étaient
inutiles; elles échouaient contre l'ignorance, les préjugés, les intérêts
de corps ou de caste et surtout contre la mollesse et l'incurie des gou-
vernements. La mainmorte , l'immortelle mainmorte , comme l'appelait
Beccaria, continuait de peser sur l'Italie qu'elle enlaçait da toutes paris.
Secouée un instant par la Révolution française et par les idées qu'elle
promenait à sa suite, avec le double ascendant de la force et du droit, elle
s'était remise bientôt sur pied et sa fatale domination semblait plus as-
surée que jamais. Il a fallu que l'iialie s'agitât tout entière des Alpes
jusqu'en Sicile, pour pouvoir s'en débarrasser. Déjà la loi lui a porté de
rudes coups; elle est à la veille de lui en porter de plus rudes encore,
et le moment n'est pas éloigné, si nous ne nous trompons, où il ne res-
tera plus d'elle que quelques débris qui n'auront plus la puissance de
nuire.
C'est une loi de l'histoire, qui agit ici comme ailleurs. Les grands chan-
gements qui déplacent, à certaines époques, l'assiette politique des États
entraînent toujours avec eux des changements analogues dans les intérels
et surtout dans la constitution de la propriété, qui occupe la première
place dans la vie économique des peuples. Le droit divin des princes et
des ruis a été détruit en Italie par les événements merveilleux dont, nous
avons été les témoins, il y a quatre ans. C'était aussi une mainmorte, la
mainmorte du pouvoir; sa chute doit entraîner la mainmorte du sol,
qui n'est pas moins désastreuse, et il n'y a pas de force qui puisse Fem-
pêcher.
Pour bien se rendre compte de ce changement, qui c immence déjà à
s'accomplir, il importe, avant tout, de jeter un coup d'œil sur la nature
et rétendue des biens que la mainmorte avait envahis et qu'elle gardait
comme une sorte de proie. C'est ce que nous allons faire.
DK LA MAINMORTE UN ITALIK ET DE SA SUPI'IîESSlON. 173
INous (îxaiiiiiicroiis ensuite les mesures (jui oui éié prises et eelles qui
restent h prendre pour ralïrancliisscment de ces terres, si lon|;tenips en-
levées à la circulation.
Enfin, nous indiquerons rapidement les résultats que l'Italie peut et
doit altendre, au point de vue politique, économique et moral, d'une
rcforFue aussi nécessaire et aussi utile.
I
La mninmortc a commencé en Italie comme dans le reste de l'Europe.
La conquête, la violence, la prodig^alité des princes, qui ont toujours
trouvé le moyen de donner sans s'appauvrir, les captalions religieuses, les
fondations dictées par un sentiment plus généreux qu'éclairé, parfois
aussi les besoins des services publics, dépourvus de tout autre aliment,
voilà quelle a été son origine. Elle s'est maintenue en partie par les
mêmes causes, en changeant plus ou moins d'apparence ou de physio-
nomie, suivant la marche du temps, mais en conservant toujours son
caractère essentiellement anti-économique.
Il existait en Italie avant les derniers événements et il y existe encore
plusieurs espèces de mainmorte.
Citons d'abord les biens domaniaux ou biens de l'État, qui avaient plu-
sieurs maîtres quand il y avait plusieurs centres politiques, mais qui n'en
ont plus qu'un seul depuis que l'unité de l'Italie est faite, en laissant tou-
tefois de côté le double territoire de Rome et de Venise, ces deux membres
encore détachés du corps national.
Après les biens de l'État, viennent ceux des communes qui ont immo-
bilisé aussi une partie considérable du sol au grand détriment de l'agri-
culture et, par suite, de la richesse publique.
Puis, ce sont les biens du clergé, régulier et séculier, qui ont été
encore plus avides, ceux des corporations religieuses et ceux des in-
stitutions charitables de toute nature, désignées sous le titre générique
d' Opère pie.
Nous avons déjà donné ailleurs une statistique de ces différentes es-
pèces de biens et cherché à en apprécier la valeur (1). Mais nous n'avions
alors que des renseignements incomplets, ce qui s'explique assez par
l'état antérieur de l'Italie, qui rendait de pareilles études extrêmement
difficiles, sinon impossibles. Depuis cette époque, les documents qui peu-
vent seuls servir de guides dans cette matière se sont multipliés. Le
gouvernement qui était intéressé, plus que personne, à connaître l'im-
(i) V. notre Annuarlo di economia sociale e di statistica pel regno
d''Italia, [). 73 et suiv.
I
174 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
portance et la valeur des biens de mainmorte, dans lesquels il comptait
trouver des ressources, n'a rien néglifjé, comme on le pense, pour s'en
enquérir. Queliiues travaux particuliers sont venus s'ajouter à cette en-
quête publique, et c'est grâce à toutes ces investigations, dont les résul-
tais ont passé sous nos yeux, que nous pouvons aujourd'hui tracer un
tableau plus complet de toutes ces richesses que la mammorte, sous ses
formes multiples, a dérobées si longtemps à l'appropriation individuelle,
mais qu'elle sera bientôt, il faut l'espérer, condamnée à lui rendre.
Parlons d'abord des biens de l'État. Ces biens ne sont pas les plus
considérables : ils occupent cependant une grande étendue et ils se trou-
vent répandus sur tous les points de l'Italie, dans le centre et dans le
sud principalement, de même qu'en Sardaigne.
Les biens de l'État se composent de propriétés urbaines et rurales
de toute nature, qui sont différemment administrées suivant les pro-
vinces.
Au nombre de ces propriétés figure le Tavoliere de la Fouille ou de
l'ancienne Apulie, qui est donné depuis le commencement de ce siècle à
bail emphythéotique et qui se trouve divisé entre quinze cents tenan-
ciers (1). Une loi, qui suivit de près la rentrée des Bourbons à Naples,
après la chute de Murât, ne permet d'en livrer à la culture que la cin-
quième partie. Le reste doit être religieusement conservé pour le pâ-
turage. Ce vaste territoire embrasse une étendue de 350,000 hec-
tares.
Parmi ces propriétés figurait aussi naguère une partie des ademprivi
ou adimplivi en Sardaigne (*2). Ils occupent, d'après le cadastre, une
étendue de 500,000 hectares environ. Ce sont d'anciens biens féodaux
qui ont passé au Domaine sous le règne de Charles-Albert, à l'époque de
l'affranchissement des fiefs. Ils ont donné lieu à de longs débats entre
l'État et les communes, qui ont conservé des droits d'usage qu'elles
possédaient sur ces terres et qui en revendiquaient la propriété. On verra,
plus loin, comment lÉtat s'est dépouillé de ses droits en faveur de la
Compagnie des chemins de fer de l'île. Le sol des adimplivi n'est pas
(1) II existe sur le Tavoliere de Pouille un certain nombre d'écrits, dont
quelques-uns remontent au commencement de ce siècle. Le plus instruc-
tif et le plus complet est dû à un économiste napolitain, aujourd'hui
membre du Parlement, M. de Cesare. Il est intitulé : Délie condizioni eco-
nomiche e morali délie classi agricole nelle tre provincie di Puglia ; Naples,
i859.
(2) On peut lire un travail intéressant sur ces biens dans un ouvrage
publié par un avocat sarde, M. Marsilj, sous le titre suivant : Studi sui
demani comunali délie provincie Napolitane e Siciliane e sugliadem privi
di Sardegna,
DE LA MAINMORTE KN ITALIE ET DE SA SUPrUl-SSlON. 175
sans anaIo|;ic avec celui du Tavollarc eL Ton peut dire (ju'il est (;ncorc
plus iu'!<}li(;i;.
iNous un saurions dire, d'une manière exacte, quelle est l'étendue de
tous ces hiîMis. Il est assez probable que le gouvernement lui-nnême
rip,nore. Quant au revenu que l'Élat en retire, il figurai l, au dernier
hud{[er, pour la somme de 12/i40,000 francs. Les frais d'administration
malheureusement absorbent le tiers de cette somme, sinon davan-
tajje.
Passons maintenant aux biens des communes, en comprenant aussi,
sous ce titre, ceux des arrondissements et des provinces. La plus grande
partie se trouve dans Tancien royaume des Deux-Siciles, où leur produit
fij^ure pour le quart dans les budfjels communaux, quoiqu'il en ait été
aliéné un assez {;Tand nombre, au moins dans les provinces napolitaines,
en vertu d'une loi de 1816, qui en ordonnait le partage entre les habi-
tants, moyennant une redevance annuelle.
Les propriétés communale-s, prises dans leur ensemble, donnent
un revenu de 13,615,076 francs. C'est un chiffre un peu plus élevé
que celui des terres domaniales. On peut en conclure que les biens
des communes couvrent encore une plus vaste étendue que ceux de
l'État.
C'est le clergé, c'est TÉglise qui, sous divers noms et à divers titres,
s'est donné la part du lion dans ces conquêtes désastreuses de la main-
morte. Les évêcliés et les archevêchés, par exemple, retirent, des biens
qu'ils possèdent, un revenu de 5,490,550 francs. Les prébendes parois-
siales, les chapellenies et les bénéfices sont encore mieux partagés; ils
ont, du même chef, un revenu annuel de 23,141,145 francs. Les fa-
briques et les administrations d'Église puisent annuellement à la même
source la somme de 7,118,709 francs: ce qui fait un total de 36,750,404,
provenant de la mainmorte, sans parler d'une foule de revenus qui
ont une autre origine et qui, d'après des statistiques dont on ne
saurait contester l'exactitude, s'élèvent à un chiffre encore plus consi-
dérable.
La part des couvents et des maisons religieuses est moins opulente.
Toutefois, en y comprenant les revenus de la Caisse ecclésiastique, qui
administre la f irtune des corporations supprimées et dont nous aurons
à parler plus bas, leurs propriétés immobilières leur rapportent annuel-
lement la somme de 17,084,850 francs.
Il y a aussi des confréries qui possèdent des bâtiments et des terres;
elles en tirent un revenu de 2,075,977 francs.
Celui des séminaires, lycées et inslituls de diverses natures est de
8,441,639.
Enfin, les établissements de charité et de bienfaisance, proprement
dits, doivent à la mainmorte un revenu annuel de 22,906,773.
17G JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
La somme de tous ces revenus, provenant de l'accaparement et de
l'immobilisation du sol par les corps moraux, y compris l'État, s'élève
an chiffre de 113,154,719.
Maintenant quelle est la valeur réelle des biens de toute nature dont
ce chiffre nous donne le produit ?
Il ne faut pas croire qu'il suffise, pour pouvoir l'apprécier d'une ma-
nière assez exacte, de capitaliser cette somme, comme on le fait d'ordi-
naire, sur le pied de 5 ou de 6 0/0. Ce qui est vrai de la propriété in-
dividuelle, à laquelle le travail demande en g^énéral tout ce qu'elle peut
produire, ne Test pas des propriétés collectives qui sont toujours mal
administrées et qui ne donnent jamais aux corps moraux, qui les possè-
dent, qu'une partie des revenus qu'on serait en droit d'en attendre.
Ajoutons qu'une portion considérable de ces terres, livrées à la main-
morte, reste à l'état inculte et que celles qui sont cultivées ne le sont r{u'à
demi. Disons aussi que là où il y a des baux et des contrats emphythéoti-
ques, ce qui est assez fréquent, ces baux et ces contrats, soit à cause de
leur date déjà ancienne, soit par l'effet de quelque connivence, soit par
tout autre motif, ne représentent pas exactement le chiffre de la rente,
c'est-à-dire cette portion de produits qui, dans la marche des faits et
des lois économiques, doit revenir naturellement au propriétaire du sol.
Un revenu de ce genre ne saurait servir de base à une appréciation exacte
du capital et ce serait vouloir se tromper que de le prendre pour règle
de ses calculs.
En estimant, d'après cette donnée, la valeur des biens de mainmorte
qui existent en Italie, on arriverait déjà à un capital d'environ 2 mil-
liards; mais ce chiffre peut être doublé sans crainte : ce sont donc 4
milliards de biens enlevés à la circulation, sans parler du terriîoire de
Rome, oîj la mainmorte s'est montrée encore plus envahissante!
Doit-on s'étonner maintenant si l'Italie, étrangère en quelque sorte
sur son propre sol, n'a pas profité des avantages que lui offre la nature,
si elle n'a pas, comme les peuples qui l'entourent, accru sa production
et si elle est restée pauvre au milieu de ses richesses?
Il y a des institutions qui ressemblent à ces arbres dont parle le poëie :
elles suspendent le mouvement et la vie au sein des populations sur les-
quelles se projette leur ombre fatale :
Tristis cimctantibus umbra.
II
C'est au Piémont qu'appartient l'honneur d'avoir reconnu, avant le
reste de l'Italie, la nécessité d'en finir avec la mainmorte et avec ses
abus. La presse, la tribune, l'esprit généreux de quelques hommes d'État,
l'avaient préparé depuis quelque temps à entrer dans cette voie. Le
DE LA ftiAINWORTE EN ITALIE ET DE SA SUPPRESSION. 177
gouveriieinciit piémoiitais avait compris ({iit;, pour attirera lui la Pénin-
sule et lui rendre son indépendance, il ne lui suffisait pas de se faire
une armée capable de donner des déplaisirs à rAutriclie, (ju'il lui fallait
avant tout rajeunir ses institutions et les impré{;ner de cet esprit mo-
derne qui peut seul, en les transformant, leur conmujni(iuer une vie nou-
velle. De là toute une série de réformes poursuivies avec persévérance,
sans bruit et sans éclat, et (jui ont eu pour effet, avant même les derniers
événements, de [ilacer moralement le Piémont à la tête de l'Italie. C'est
sous l'empire de cette politi.iue et par une de ces nécessités fiscales qui
tiennent souvent lieu de philosophie, qu'il résolut de vendre ses biens
domaniaux. Mais ce n'était là qu'une sorte d'essai; il ne concernait
d'ailleurs que l'Italie du Nord, c'est-à-dire une petite partie du terri-
toire.
La constitution de l'Italie en un seul État, après les révolutions du
Centre et du Sud, a permis, il y a quatre ans, d'étendre cette mesure et
d'ouvrir ainsi la voie à une suppression complète de la mainmorte, en
y comprenant tous les corps moraux , sous quelque nom et à quelque
titre qu'ils existent.
Le premier ministre des fmances du nouveau royaume, M. Bastoggi,
ne fut pas plutôt installé au pouvoir, que, pour faire face aux besoins
du Trésor devenus plus pressants, il song^ea à tirer parti des biens que
le Domaine possédait sur les divers points du territoire. L'étendue, l'im-
portance et la nature de ces biens n'étaient pas suffisamment connues;
il fallait avant tout s'en rendre compte ; il fallait surtout savoir ceux
qu'il convenait d'aliéner, dans le double intérêt du Trésor et du travail
national, et ceux qui, par leur destination, devaient être réservés pour
les services publics. Des enquêtes furent prescrites; mais l'administration
était mal servie, ce qui est inévitable au lendemain d'une révolution; il
y avait aussi à vaincre ces résistances qui ne manquent jamais, quand il
s'agit de toucher à de vieilles habitudes. Les investigations ordonnées
par le ministre traînèrent en longueur, et M. Bastoggi n'eut que le temps
de préparer la loi qui devait rendre tous ces biens à la circulation.
Ce fut son successeur, M. Sella, qui la présenta au Parlement. La
commission, qui fut chargée de l'examiner, y introduisit des modifications
importantes.
Le ministre avait demandé que le prix des terres fût soldé en titres
de rentes qui auraient été enlevés au marché et qui, par ce retrait, au-
raient provoqué une hausse dans les fonds publics. La commission décida
qu'il serait payé en espèces.
D'après le projet ministériel, il ne devait y avoir pour la vente qu'une
enchère publique. Il fut réglé par la commission que, si la première
enchère ne donnait point de résultat, il y en aurait une seconde.
Enfin , le gouvernement demandait que les conditions de la vente et
ii*' sËRiK. T. XLV. — 15 l'écrier 18()o. lj>
178 JOURNAL r)i:S i':C(>ÎS'OMlSTt:S.
<iii pavciucul iusseiil rési^rvées au niiiiislrc, cl la cuiumisbioii jiHi^^ ^
propos de les infroduire dans la loi, en ouvrant une large carrière à la
concurrence et en appelant le plus grand nombre possible d'ache-
teurs.
Toutes cî's uiodifications, qu'il doit nous suffire de signaler, furent
sanctionnées par le Parlement et la loi fut votée dans le courant du mois
d\-ioûl 1862.
Voici en peu de mots les principales dispositions qu'elle comprend :
Le gouvernement est autorisé à vendre les biens, tant urbains que
ruraux, qui appartiennent au Domaine, à moins qu'ils ne soient affectés
à quelque service public.
Cette vente doit se faire aux enchères. 11 y aura au besoin deux
mises en adjudication. Dans le cas oii elles ne donneraient aucun résultat,
le gouvernement pourra traiter de gré à gré avec les acquéreurs.
Nul ne pourra être admis à concourir, s'il n'a préalablement fait un
dépôt ou donné une garantie qui corresponde au dixième du prix servant
de base à l'adjudication.
Les biens seront divisés en petits lots autant que possible; mais il
sera tenu compte, dans ce partage, de l'intérêt économique, des condi-
tions agraires et des circonstances locales.
Le payement se fera en argent. Le cinquième du prix sera compté
au moment de la vente, s'il s'agit d'une somme supérieure à 10,000 fr.,
et le dixième, s'il s'agit d\m chifïre inférieur à cette somme.
Les bois de haute futaie ne pourront être exploités par l'adjudica-
taire, s'il n'a soldé la totalité du prix au moment de Tachât ou s'il n'a
donné des garanties suftisantes.
Il sera fait une remise de ôO/O à tout acquéreur qui payera comptant.
Le gouvernement est autorisé, pendant la durée des ventes, à se
procurer les sommes dont il pourra avoir besoin, jusqu'à concurrence
de 200 millions. 11 pourra émettre à cet effet des obligations portant
un intérêt de 5 0/0. Ces obligations seront reçues en payement ou rem-
boursées avec le prix des biens qui auraient été vendus.
Le ministre et le Parlement, on peut le dire, avaient également com-
pris l'importance de cette mesure; on n'a, pour s'en convaincre, qu'à
relire l'exposé des molils de M. Sslla et le rapport de M. Martinelli. Il
s'agissait sans doute, pour la Chambre comme pour le gouvernement,
de venir en aide au Trésor, plus ou moins épuisé par les besoins d'une
situation entièrement nouvelle pour l'Italie; mais il s'agissait aussi
d'ouvrir des sources plus larges et plus fécondes à la production en
livrant à l'industrie privée des terres dont la sève se perdait, pour ainsi
dire, entre les mains de TÉtat. Un autre avantage qui devait résulter de
ia loi et que le législateur avait également en vue, c'était de répandre
sur ce sol, à moitié riépcuplé par h mainmorte, toute une léfçîon de
Dli l.A^MAINMOliTK EN ITALIF. ET OE SA SUPPRESSION. 179
propriétaires, qui seraient allaclics au rc})ime nouveau par ce lien si
solifh; (U; la propriéîé. C'étail là le lann^a^-e non-seulement du minisire
el du rapporteur, mais encore de tous les députés qui prirent part à la
discussion. INous avons suivi ses débats avec une attention soutenue
et nous n'avons qu'à consulter nos souvenirs pour être en droit de l'af-
firmer.
En présence de pareilles dispositions, il est permis de s'étonner que
cette loi, (pii date déjà, comme on l'a vu, de plus de deux ans, n'ait pas
encore été appliquée et soit restée, comme un instrument inutile, entre
les mains du ministre.
Pour se rendre compte de ce phénomène, qui a droit de surprendre,
il est bon de remarquer avant tout que les études et les expertises, qui
devaient mettre le g^ouvernement en mesure de procéder à la vente, «
étaient loin d'être achevées, quand la loi a été votée par le Parlement,
et nous ne croyons pas calomnier l'administration en disant que le (gou-
vernement possède à peine aujourd'hui toutes les pièces nécessaires
pour apprécier l'état et la valeur des terres domaniales.
D'un autre côté, pourquoi ne pas le dire? on n'est jamais bien pressé
en Italie, quand il s'agit de passer du domaine des idées dans celui des
faits : l'administration, comme les individus, y professe dévotement le
culte du lendemain. Le lendemain est le Dieu moderne de l'Italie et il
lui sera peut-être plus difficile de s'en débarrasser que de celui du ca-
tholicisme, qui a été attaqué si souvent par ses publicistes et ses philo-
sophes, comme la cause principale de sa décadence.
On risquerait cependant de se tromper, si Ton ne cherchait pas aussi
ailleurs le motif d'un ajournement qui doit être regretté, parce qu'il a
nui à tous les intérêts et qu'il a paru arrêter la marche de l'État dans
la voie des réformes les plus nécessaires à l'avenir de l'Italie.
Il y avait, par suite des circonstances plus encore que par la faute
du législateur, un vice radical dans la loi; or, ce vice pouvait bien cau-
ser l'avortement de la mesure.
L'État avait besoin de 200 millions pour combler le vide du Trésor
et il les cherchait dans la vente de ses biens. Mais, comme il voulait
vendre par petits lots et appeler aux enchères les petits capitalistes, les
cultivateurs, les paysans, tous ces héros de l'épargne, si Ton peut
rapprocher ces deux mots, afin de conserver à la loi son caractère vrai-
ment social , il avait dû donner certains délais pour le payement des
terres. Ces délais, qui le mettaient lui-même dans l'embarras, ris-
quaient d'être insuffisants pour cette foule de petits acheteurs que la loi
voulait attirer. Il y avait là un écueil et peut-être n'avait-on pas songé,
comme on aurait dû le faire, aux moyens de le tourner et de le franchir.
Nous avions prévu, pour notre compte, une pareille difficulté et nous
la signalions, après Ife vote, dans un journal où nous a^ons suivi pendant
1
180 JUUKiNAL DES ÉCONUMISThS.
deux ans le iiiuu\ciiient écoooniique dont la Péninsule est aujourd'hui
le théâtre (1).
II serait toutefois injuste de dire que le ministre ne l'avait pas soup-
çonné. Seulement, comme il résulte de l'exposé même des motifs pré-
sentés par lui au Parlement, ainsi que des débats, il avait cru la résou-
dre par l'institution du crédit foncier, (]ui devait être prochainement
établi. On sait qu'une société, constituée sous le patrona['e du crédit
foncier de France et fondée sur les mêmes bases, demandait alors à
s'implanter en Italie. Le projet de loi, qui devait lui donner ses lettres
de naturalisation, était même déjà soumis au Parlement; mais les pré-
tentions de cette société et les bruits d'a^iota^e, qui semblaient se ratta-
cher à son origine, l'avaient rendue tellement impopulaire, qu'il lallait
être aveugle pour ne pas voir (jue l'Italie la repousserait, comme une
sorte de calamité publique.
L'échec du crédit foncier laissait le gouvernement avec une loi frappée
d'impuissance. M. Sella, dans l'intervalle, avait quitté le pouvoir et
fait place à M. Minghetti, qui commença, comme lui, par compter sur
le concours du crédit foncier, dont il fit l'une des bases de son système,
mais qui dut, au bout de quelques mois, renoncer à cette espérance.
Diverses combinaisons s'offrirent pour combler cette lacune. L'une
des plus heureuses, la plus neuve sans contredit, consistait dans l'insti-
tution d'une caisse des biens domaniaux, qui devait faire à l'État les
avances dont il avait besoin, en émettant des obligations ou lettres de
gage, qui auraient été lancées dans le public et retirées successivement, à
mesure que les terres se seraient vendues. Ce projet avait été soumis à
M. Minghetti, qui l'a laissé dormir près d'un an, pour rester fidèle au-
tant que possible, à cette religion italienne du lendemain, dont nous par-
lions plus haut, et c'est de là que M. Sella, qui s'est donné le malin
plaisir de succéder à son successeur, a tiré un jour la loi qui a été votée
naguère par le Parlement (:2).
(1) Y. l'Italie nouoelle, t^e année, p. 30 et siiiv. Nous y avons consacré
trois ou quatre articles à cette question importante.
('i) C'est un Français de nos amis et presque notre homonyme,
M. Prat, qui est l'auteur de ce projet. Il l'avait fait présenter au ministre
par M. Boccardo qui avait compris immédiatement le parti qu'on en
pouvait tirer. Quand il a été copié tant bien que mal par le gouverne-
ment, plusieurs individus n'ont pas hésité à s'en faire honneur. Ces
paternités menteuses, qui guettent le succès pour le voler, en lui don-
nant leur nom, sont de tous les temps et de tous les pays. Il n'est pas
étonnant qu'elles montrent le nez en Italie entre Arlequin et Polichinel.
Ce que nous devons regretter ici. c'est que la combinaison indiquée
par 31. Prat liait pas été plus fidèlement suivie. L'Étal, qui n'est pas
m \.\ MAINMOHÏK KN ITALIH KT DE S\ SUl'PKRSSION. 181
[| iTsiillc, coinnin on sail, de celle loi nouvelle, «jue la vente des biens
domaniaux est confiée à une société anonyme (jui avance au p,ouverne-
ment la somme de ciuffuante millions, laquelle devra être triplée, si
l'opération se continue. La société émettra des obligations à elle jusqu'A
concurrence d'une pareille somme et elle recevra dans la même pro-
portion des oblij^ations du p,ouvernemenl, qui devront rester entre ses
mains. Elle diri}>era elle-même la vente des biens pour le compte de
l'État. A mesure que la vente s'efreclnera, le lyouvernement déf^a^jera
ses oblif^ations et la société sera tenue de retirer ses propres titres de la
circulation publique. Elle a droit, pour le concours qu'elle prête à l'Etat,
au cinquième de la plus-value résultant des enchères.
Nous n'avons pas à examiner ici les conditions d'un pareil contrat,
dont l'appréciation ne rentre pas dans notre sujet. Contentons-nous de
dire que c'est le plus léonin qui ait été inflif^é depuis quatre ans aux
finances italiennes assez maltraitées, on peut le dire, par les banquiers
nationaux ou étrang^ers. Ce que nous devons remarquer ici, c'est que
cette combinaison, avec tous ses défeuts, permet enfin de faire entrer
dans les faits la loi du mois d'août 1862, c'est-à-dire d'aliéner les biens
domaniaux et de les livrer à l'industrie privée.
C'est toujours cette loi dont les dispositions doivent servir de règle à
la vente. Seulement le ministre, en traitant avec la société ou avec ses
représentants, y a introduit deux modifications qui méritent d'être si-
jO^nalées.
La première n'est pas heureuse : elle supprime la seconde enchère en
cas d'insuccès.
La seconde doit être mieux accueillie; elle autorise la société à
étendre les facilités accordées à l'acheteur pour se libérer, à condition
toutefois que la dernière échéance ne dépasse pas le terme de quinze ans.
Ainsi, en supposant que tout marche au gré du législateur et que
Topération, comme on peut le croire, se poursuive jusqu'au bout, l'in-
dustrie privée aura mis la main avant peu sur les biens domaniaux et
l'Italie verra s'accomplir le premier acte de la révolution économique
qui doit mettre frein au servage traditionnel de son territoire.
11 y a deux grandes fractions du Domaine, qui ne sont pas comprises
dans la loi qu'il s'agit d'appliquer. L'une est en Sardaigne : ce sont ces
terres dont nous avons parlé sous le nom LVAdemprivi. L'autre, c'est le
Tavoliere de la Fouille, que nous avons décrit aussi plus haut.
trop riche, y aurait trouvé son compte cl c'était une bonne occasion
pour lancer dans le public un titre représentatif du sol, qui aurait pu
servir de type au crédit foncier, dont Tltalie attend toujours Tinstitu-
tion avec une impatience bien légitime. Telle était, nous le savons, l'idée
principale de l'auteur.
182 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Deux mesures spéciales, inspirées parle même esprit, ont été adoptées
à 1 éçard de ces deux propriétés domaniales.
D'abord, l'État a cédé a titre de subvention à la Compag-nie des che-
mins de fer de Sardaif^ne sa part des Ademprivi. L'intérêt de la Compa-
gnie est de les mettre en vente en les divisant et de les jeter ainsi le plus
tôt possible dans la circulation. On peut croire qu'elle n'y manquera
pas.
Puis, un projet de loi a été présenté an Parlement, il y a déjà plusieurs
mois, pour Faifrancbissement du Tavoliere. Ce projet n'est pas encore
discuté; mais il ne tardera pas à l'être et nous pouvons dire que le vote
de l'Assemblée lui est acquis (1).
Mais ce n'est là, il faut le reconnaître, que le commencement de cette
f>Tande réforme. Après les biens de l'État ou du Domaine, qui vont être
arrachés à leur immobilité, il y a les biens des communes, du clergé,
des corporations religieuses ou laïques et des établissements charitables.
Le législateur n'a encore rien dit sur les biens des communes, si on
laisse de côté quelques lois spéciales, qui autorisent le rachat des cens ou
redevances quelconques, et dont l'action s'est étendue aux communes
ainsi qu'aux particuliers.
Il en est de même pour les biens des Opère pie ou institutions cha-
ritables.
Mais quelques mesures ont été déjà proposées pour les biens des com-
munautés religieuses et pour ceux du clergé, qui ne tarderont pas sans
doute à subir le sort des biens de l'État.
On peut dire que la législation piémontaise avait déjà préparé la voie
à ces mesures. Une loi, qui remonte à une dizaine d'années, avait sup-
primé, comme on sait, dans l'ancien royaume subalpin une partie des
communautés religieuses. Les biens de ces communautés n'avaient pas
été vendus ni même réunis au Domaine; mais l'administration en avait
été transportée à l'État qui les gérait au moyen d'une institution spéciale
qui s'appelait la caisse ecclésiastique et qui subsiste encore aujourd'hui
sous ce nom. La loi dont nous'venons de parler fut introduite au moment
des annexions, c'est-à-dire en 1860, dans l'Emilie, dans TOmbrie, dans
les Marches, en un mot dans toute l'Italie centrale, sauf ce qui reste de
l'État pontifical. Elle pénétra aussi, il y a quatre ans, dans les provinces
napolitaines que Garibaldi venait d'afiranchir et qui s'unissaient aux
autres parties de la Péninsule. Le domaine de la Caisse ecclésiastique
s'accrut d'autant, mais l'institution resta ce qu'elle avait été dès l'ori-
gine; elle ne changea nullement de caractère, c'est-à-dire qu'elle con-
(I) La loi il élé votée, comme nous l'avions prévu, depuis que ces ligne»
ont été écrites.
I
I)K I.A \IA1N:\10RTE en ITAIJK IM l»l-; SA SIJI'PHESSION. 18.^.
liiiii.i à administrer sous les \eii\ de l'État les biens des conimunautés
reliiyieusjs, réceinnient supprimées, en pourvoyant aux cliarf;esqui les
Irappaient. Cette situation a duré jusqu'au mois d'août 1862. Il a été
décidé h cette épocjue que les biens de la Caisse ecclésiastique seraient
réunis au Domaine.
Au mois ih janvier dernier, le ministre de la justice et des cultes,
M. Pisanelli, présentait au Parlement un projet de loi d'une portée plus
radicale. Ce projet avait pour but la suppression de toutes les corpora-
tions relijf^ieuses sans exception, ainsi que la mise en vente de leurs
biens. Seulement, le produit de ces biens restait exclusivement affecté
aux besoins de la rel:[vion et de ses ministres, et il n'en entrait rien dans
les caisses de l'État.
L'auteur de ce projet, M. Pisanelli, est tombé avec le dernier cabinet,
a la suite des événements de septembre. Il a été remplacé par M. Vacca,
qui est: Napolitain, comme lui, et qui, de concert avec M. Sella, naturel-
lement préoccupé des nécessités du Trésor, a présenté à la Chambre, il y
a quelques semaines, un projet beaucoup plus hardi en ce qu'il attribue
à l'État une partie des sommes provenant de la vente des biens qui ap-
partiennent aux communautés religieuses et au cler[yé.
Que fera le Parlement ? Il ne s'est pas encore prononcé. Le projet
n'est pas sorti des bureaux et il ne sera discuté que dans quelques
semaines. Une partie de la chambre paraît vouloir refuser de suivre
M. Vacca, pour s'arrêter aux idées de M. Pisanelli. Ce qui n'est pas dou-
teux, même avec ces dispositions, c'est que les communautés relifjieuses
vont disparaître et que cette masse de biens immobilisés, comme on
l'a vu, par ces corps et par le clergé, va rentrer prochainement dans la
circulation publique.
II ne s'agira plus d'enlever à la mainmorte que les biens des com-
munes, des arrondissements et des provinces, avec ceux des établisse-
ments charitables. Que le législateur n'hésite pas, quelles que soient les
résistances qu'il rencontre : il manquerait à son devoir s'il s'arrêtait
en chemin. La route est tracée: elle est ouverte devant lui ; il faut qu'il
aille jusqu'au bout.
Nous n'avons pas à tenir compte ici des problèmes juridiques, philo-
sophiques et moraux , qui se rattachent à l'existence des corporations.
Qu'on les conserve ou qu'on les supprime, là n'est pas pour nous la
question , du moins pour le moment. Ce qui importe à la nation ita-
lienne, libre enfin et reconstituée, c'est qu'elles se retirent pour toujours
de ces terres qu'elles ont envahies et que h propriété privée, qu'elles
en ont chassée, puisse les ressaisir, pour en augmenter le produit au
profit de tous.
L'Italie, qui devient ambitieuse, depuis qu'elle se sent revivre, ne
songe pas sans regret aux colonies qu'elle ymssédait autrefois sur la
184 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
rive orientale de la Méditerranée et jusque dans la liier Noire. Nous
croyons mêine qu'il y a des hommes d'État qui rêvent parfois aux
moyens de Ten dédomma^yer. Vieilles idées, vieilles erreurs. A quoi
bon rechercher des possessions lointaines? Les colonies qu'il faut à
l'Italie, rentrée en possession d'elle-même, sont déjà toutes trouvées ;
elle les a là sous la main : ce sont ces terres que la mainmorte lui a
ravies et dont elle a fait un si triste usage. Qu'elle ait le bon sens et le
courage de les reprendre. Voilà maintenant ses vraies colonies !
111
Nous n'avons pas besoin d'attendre que la propriété individuelle, cette
maîtresse de la production, ait rais la main sur ces terres, stérilisées
jusqu'ici par des corporations paresseuses, pour pouvoir indiquer les effets
o'énéraux qui doivent en résulter. Ce n'est pas là un spectacle nouveau
dans l'histoire. Mais il ne s'agit pas, pour l'apprécier, de remonter à
des souvenirs d'une époque plus ou moins lointaine; il suffirait au
besoin de voir ce qui se passe depuis quelques années en Espagne, sous
l'empire d'une pareille transformation (1).
Examinons d'abord cette grande mesure sous le rapport politique,
qui mérite, avant tout autre, de fixer nos regards en présence d'un régime
nouveau, dont l'avenir peut être menacé.
La mainmorte abolie, c'est toute une légion de propriétaires, qui sort
du sol comme par enchantement. Ces propriétaires , ces cultivateurs,
qui ont placé là leurs épargnes, c'est-à-dire le produit de leur travail et
de leurs sueurs, s'attachent à la terre comme à une partie d'eux-mêmes.
Ils contractent avec elle une espèce d'union, cette sorte de mariage,
dont parle si poétiquement M. Michelet dans ses belles pages sur les
paysans. Ils en sont jaloux, comme des amants de leurs maîtresses.
Toufce qui leur rappelle l'ancienne possession, l'ancien droit, la société
dont il était sorti, leur est mortellement odieux. Ce sont, à ce point de
vue, d'implacables révolutionnaires, et ils n'hésiteraient pas à dresser
tous les échafauds du monde pour se débarrasser au besoin de tous ces
vieux détenteurs du sol, dont ils ont pris la place. Ils sont aussi par là
même conservateurs et conservateurs résolus ; ils veulent avant tout
soutenir le régime qui les a conviés à cette appropriation de la terre, et
ils sont disposés à le défendre contre tous ses ennemis. Que devien-
draient-ils, s'il disparaissait, s'il était emporté par une de ces réac-
(1) Voyez à ce sujet une lettre intéressante de M. Marliani, membre du
Sénat italien, à M. Minghetti, ministre des finances. On peut consulter
aussi l'ouvrage do F. Garrido sur l'Espagne.
DK Iw\ MAINiMOHTE EN ITAMK ET DE SA SUPPKESSION. 18.^
Lions |i()lili<jii('s trop coinniiiiins dans l'iiisloirc ? JNo s(M'aii;iil. - ils pas
all(îiiit,s «ui\-iiièmcs jiisqiio dans leurs enîraillns? Il faut donc qu'il vive,
qu'il se maintienne, qu'il puisse résister h toutes les attaques, pour
([u'il les proté^ye eux-mêmes et les [garantisse contre toutes les revendi-
cations du passé. Il pourra laisser tomber, une par une, les conquêtes
morales qui ont précédé ou suivi son avènement; il pourra même les
fouler aux pieds, si, comme il arrive (juelquefois, il en a la fantaisie. Tout
cela n'est que de la métaphysique, c'est-à-dire de la viande creuse, comme
disait Bossuet de la p,Ioire, pour ces âmes positives qui vivent en
contact avec le sol, dont ils semblent faire partie. Mais, comme sa chute
pourrait entraîner leur propre chute et les chasser de leur nid, il faut
à tout prix qu'il reste debout. C'est une armée de volontaires, qui monte
sans cesse la [^arde autour du pouvoir établi. 11 n'y en a pas de meilleure
ni de plus dévouée. Si elle se détache quelque jour ou paraît se détacher
de ce gouvernement qu'elle couvre de ses milliers de bras, c'est que
la révolution lui semble achevée et qu'elle n'a plus rien ta craindre d'un
passé descendu pour toujours dans la tombe.
Voilà donc une force immense, acquise au nouveau régime. Cette
force est d'autant plus précieuse pour lui qu'elle est répandue sur tout
le territoire et qu'il n'a pas besoin, pour l'entretenir, de puiser à pleines
mains dans le trésor public. Il en a été ainsi à peu près partout : il en
sera de même en Italie. C'est une des conséquences naturelles et néces-
saires de l'abolition de la mainmorte : voilà ce qu'elle doit produire au
point de vue politique.
Ses effets, sous le rapport économique, seront encore plus avantageux.
Nous touchons ici à l'intérêt le plus vital de la question et, pour ainsi
dire, à sa moelle elle-même. Il vaut la peine de s'y arrêter.
Nous n'examinerons pas les profits que l'État doit retirer avant tout
de cette mobilisation de la mainmorte, d'abord par l'encaissement d'une
somme importante que lui donnera la vente de ses propres biens, puis
par la part qui lui est Mte dans le prix des autres terres que la sup-
pression des corps moraux va jeter dans la circulation et enfin, dans
un temps qui n'est pas éloigné, par l'augmentation progressive du pro-
duit de l'impôt foncier et de quelques autres impôts. Ce point de vue
n'est pas, assurément, à dédaigner dans l'état actuel des finances ita-
liennes et le gouvernement a eu raison de s'en préoccuper ; mais ce
n'est là pour nous que le petit côté de la question.
Ce qui doit nous frapper ici, c'est l'augmentation immédiate et instan-
tanée du capital national. Tel doit être en effet le résultat de la mesure
qui livrera cette masse de biens à la spéculation. On a pu observer en
Espagne que le prix des terres qui ont été vendues dans ces derniers
temps, en vertu de la loi de desamortisacion, a été doublé ou à peu près
18(5 JOURNAL DES l-r;0N0MlSTKS.
par les enchères publiques. Ce fait se reproduira en Italie où les cir-
constances sont peut-être plus favorables. La mise à prix va se faire en
capitalisant la moyenne du revenu des dix dernières années. On peut
en conclure hardiment que, dans la plupart des cas, il y aura une plus-
valeur de 100 0/0 et même davantaf^e. C'est autant de {î^a^né non-seu-
lement pour l'État et pour les corps moraux ou pour ceux qui les repré-
sentent, mais encore pour la nation elle-même qui va se trouver en
possession d'un capital accru par une sorte de miracle ou, pour parler un
]an[}ap;e moins mystique et plus exact, par l'action propre et infaillible
des lois économiques.
Le même phénomène doit se produire à Téf^ard du revenu et il faut
bien qu'il en soit ainsi, car autrement cette auj^mentation merveilleuse de
capital ne tarderait pas à passer au nin^ des chimères. Mais ici l'accrois-
sement est encore plus sensible et plus considérable. A peine la pro-
priété privée a-t-elle mis la main sur ces terres, arrachées à leur vieille
immobilité, qu'elle les secoue et les remue dans tous les sens; elle ne
leur laisse ni trêve ni repos; elle ne se contente pas, comme le fait trop
souvent la mainmorte, des produits spontanés de leur fécondité natu-
relle; elle plongée le bras et le fer dans leurs entrailles pour en faire
jaillir tout ce qu'elles renferment de force, de sève et de vie. Qui ne
connaît son ardeur et sa ténacité? Vir(]^ile a chanté depuis des siècles,
dans un poëme immortel, cette lutte coura^î'euse et obstinée du laboureur
avec la terre qui le nourrit. Que d'efforts! que de fatigues ! mais surtout
quelle persévérance! C'est le travail poussé jusqu'à l'héroïsme. La pro-
priété privée, qui seule complète l'homme, a seule le secret d'une pareille
énergie. Elle a su plus d'une fois faire sortir des moissons du sein des
déserts, avec un peu d'eau et de sable. Que ne doit-on pas en attendre dans
ces bielles contrées de l'Italie oi!i tout la seconde et la favorise ! Une par-
tie de ces terres abandonnées à la mainmorte ne donnait jusqu'ici à
l'État ou aux corporations de toute nature que quelques francs de revenu
par hectare. On a pu s'en convaincre par ce que nous avons dit plus
haut de la Fouille et de la Sardaigne. Le temps n'est pas éloigné où,
grâce à l'appropriation individuelle et aux merveilles qu'elle produit,
ce revenu sera décuplé. C'est donc une source abondante de richesse
qui va s'ouvrir pour ces populations.
Après ces résultats, il nous reste à en signaler un autre, qui n'est pas
sans doute le moins important. Nous voulons parler de l'influence que
doit nécessairement exercer une pareille révolution sur les habitudes et
les mœurs d'une portion considérable de la famille italienne. La diffu-
sion de la propriété, l'accroissement du travail et le bien-être, qui en
est la suite, ne sont pas seulement pour les peuples des conquêtes maté-
rielles ; on peut aussi les considérer à bien des titres comme des con-
quêtes morales. Si la misère et l'oisiveté, ce qui n'est guère contestable,
DE LA WAlNftiORTK KN ITALIE ET DE SA SUPPRESSION. 187
(lépraveiil les populations cl les poussent liitalement au désordre, on
peut dire que le travail et l'aisance les moralisent et les disciplinent.
Elles n\v ])uiscnl pas, si Ton \eu!, cette conscience relifyieuse ou philo-
sophicjue, qui fait seule l'homme de bien dans sa (yrandour et sa difjnité,
mais elles leur empruntent, a leur insu, une sorte de conscience civile,
qui les plie à la rèp,le et les fixe dans le droit, cette sauvep,arde des so-
ciétés humaines. Il y a dans Genovcsi un chaj)itre dont le titre seul vaut
tout un livre; il est intitulé: Ladroni, mendici e frati. Genovesi, qui
parlait et écrivait à Naples, indiquait ainsi en trois mots le lien fatal qui
rattache le vice à la paresse et à la misère. Il affirmait par là même cette
autre loi qui fait du travail et de Faisance, ou du moins de la possibilité
de vivre, la condition nécessaire de Tordre au sein des États.
On a beaucoup écrit depuis quatre ans sur ce bri(îanda[;8, dont les
provinces napolitaines sont le foyer. Nous avons bien lu à ce sujet
une cinquantaine de brochures ou de livres, sans compter quelques cen-
taines d'artic es qui ont fifjuré dans les journaux etd)nt la liste ne
paraît pas épuisée. La plupart de ces écrits ne disent rien ou presque
rien des caus s véritables du fléau. Il y est question presque partout des
Bourbons, de Pie IX, de François II, de la réaction napolitaine et même
européenne, qui en veut à l'unité de Tltalio, comme s'il s'agissait d'une
g^uerre allumée et entretenue par les passions religieuses ou politiques.
Notre ami, M. Alexandre Dumas, qui est quelquefois dans le vrai, à
force d'être un grand romancier, est Tun des rares écrivains qui ont su,
dès l'origine, apercevoir la source du mal et il Ta vivement signalée,
suivant son habitude, dans ce journal plein de verve, qu'il rédigeait
encore naguère dans l'ancienne capitale des Deux-Siciles. Elle a été
indiquée depuis avec plus d'autorité par la commission parlementaire
qui est allée sur les lieiix mêmes étudier cette espèce d'épidémie morale,
'fui ne manque jamais de se produire à la suite de toutes les crises
politiques, c'est-à-dire chaque fois que l'ordre public éprouve la
moindre secousse (1). II ne s'agit pas là, comme on l'a trop répété.
(i) Nous avons traduit dans Vltalie nouvelle la partie la plus intéres-
sante du rapport de cette commission, présenté par M. Massari. (Y. la
deuxième année, p. 25 et 26.) On y trouve les lignes suivantes qui mé-
ritent d'être rapportées :
« La première cause du brigandage, c'est la condition sociale, Télat
économique du paysan qui, dans les provinces où le brigandage a
atteint les plus grandes proportions, est forcé d'être malheureux. Cette
plaie de la société moderne, le prolétariat, apparaît là plus profonde
qu'ailleurs. Le paysan n'a aucun lien qui l'attache à la terre ; sa con-
dition est véritablement celle de l'homme qui ne possède rien, et quand
même le salaire de son travail ne serait pas si exigeant, son état éconç-
188 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
d'une ,<yueiTe civile ou relip^ieuse. La relif^fion et la politique peuvent
bien y promener quelques drapeaux sans ver{]^op,ne, nnais on ne s'y bat
pas pour elles : c'est une véritable guerre sociale: c'est la misère qui
s'en prend à la richesse ; c'est le paysan en révolte contre la f^rande
propriété qui a tout envahi et qui ne lui permet plus de vivre.
Nous avons eu nous-méme un jour l'occasion de saisir en courant,
pour ainsi dire, les passions et les besoins qui sont les causes princi-
pales de tous ces désordres. C'était au mois de novembre de l'année
dernière. Nous assistions à l'inau^^uration des chemins de fer de l'Italie
méridionale. Le convoi partait d'Ancône et se rendait à Fo(}(îia, en
côtoyant l'Adriatique. Il fit halte au milieu de ces vastes plaines de
la Fouille, qui pourraient nourrir tout un peuple, et dont la main-
miqiie ne saurait s'améliorer. Tant de misère et tant de désolation sont
une préparation naturelle au bri2;andage. La vie du brigand est pleine
d'attrait pour le paysan qui, la comparant avec la vie misérable qu'il
est condamné à mener, n'en tire pas des conséquences favorables à
l'ordre social. Le contraste est terrible, et l'on ne doit pas s'étonner si
dans la plupart des cas la fascination du mal est irrésistible. »
Le rapporteur démontre la vérité de ces considérations par la chro-
nique môme du brigandage ou par l'étude des faits contemporains;
puis il ajoute :
« Le système féodal, éteint par les progrès de la civilisation et par les
prescriptions des lois, a laissé un héritage qui n'est pas entièrement
détruit. Ce sont des restes d'injustices séculaires qui sont encore à dé-
raciner. Les barons féodaux n'existent plus , mais la tradition de leurs
abus et de leurs violences n'est pas encore effacée, et dans plusieurs
des localités que nous avons mentionnées, le propriétaire actuel ne
cesse de représenter aux yeux du paysan l'ancien seigneur féodal. Le
paysan sait que ses fatigues ne lui apportent ni bien-être ni propriété ;
il sait que le produit de la terre, arrosée de ses sueurs, ne lui appar-
tiendra jamais; il se voit et se sent condamné à une misère éternelle.
Aussi l'instinct de la vengeance surgit-il spontanément dans son âme.
L'occasion se présente-t-elle, il ne la laisse pas échapper; il se fait bri-
gand, c'est-à-dire qu'il demande à la force ce bien-être, cette prospé-
rité que la force l'empêche d'acquérir, et aux sueurs honnêtes mais
stériles du travail, il préfère les fatigues productives et la vie du bri-
gand ; de cette façon, le brigandage devient la protestation sauvage et
brutale de la misère contre des injustices séculaires. «
Ce langage est d'autant plus remarquable que l'auteur du rapport,
M. Massari, qui fait partie de la majorité du Parlement, n'est pas préci-
sément un révolutionnaire. Il a bien été dans le mouvement, comme la
plupart de ses collègues, mais c'est aujourd'hui un modéré et même un
de ces modérés fanatiques, qu'on retrouve toujours au lendemain des
révolutions.
UK l.A MAlNiyi(»KTE EN ITALIE ET DE SA SUPPRESSION. \SM
Jiiurlc n'a lait ((u'iiiici soliliidc. Liis paysans accourus des inoiila};iics
voisines se niclaicnl des deux côlés de la voie aux ouvriers du chemin
de ier, aux jyardes nationaux et aux soldats échelonnés le lon^; de la
li[|iie. Nous descendîmes de voiture avec quelques autres voyageurs pour
écouler ce qui se disait dans les groupes. On s'applaudissait, d'un côté,
des salaires que le chemin de fer était venu apporter aux travailleurs;
de l'autre, on se plaignait de la niisère et de Tahandon où ces contrées,
si riches par elles-mêmes , étaient restées depuis des siècles. Nous
écoutâmes là pendant quelques instants une sorte d'orateur populaire,
qui reprochait en termes fort durs au gouvernement de laisser toutes
ces terres incultes et qui attaquait encore avec plus d'aigreur les
grands propriétaires du pays, dont les vastes domaines, livrés au pâtu-
rage, créaient autour d'eux un peuple de prolétaires, sans abri et sans
pain. Il y avait quelque chose de sinistre et de menaçant dans la
parole âpre et inculte de ce Gracchus rustique. Un député de nos
amis, Mauro Macchi, qui assistait à ce spectacle, en fut frappé comme
nous.
La destruction de la mainmorte, en créant partout de petits proprié-
taires et en augmentant la somme de travail, permettra de satisfaire à
ce qu'il y a de légitime dans de pareilles réclamations ; elle multipliera
les salaires en multipliant les profits; le niveau moral des masses s'élè-
vera à mesure qu'elles échapperont à la misère. Le goût de la rapine,
la fureur des déprédations disparaîtront avec le bien-être, qui naîtra
partout de l'activité, et l'ordre social n'aura plus à craindre ces violences
sauvages qui ne manquent jamais d'éclater, quand le premier et le
plus nécessaire des droits, celui de vivre en travaillant, est brutalement
violé par les institutions.
Que l'Italie se hâte donc d'en fmir avec cette fatale mainmorte, dont
la chute est réclamée par tant d'intérêts! Assez d'investigations, de dis-
cours et de livres. Le moment d'agir est venu. C'est l'heure de la vraie
révolution, de cette révolution sociale, qui doit achever, en la conso-
lidant, la révolution politique. Il était bon de chasser d'abord et de re-
jeter de l'autre côté de la frontière toute cette cohorte de ducs et de
princes qui infestaient le sol de la patrie. Maintenant, il s'agit de frapper
ce vampire de la mainmorte, qui s'est attaché aux flancs de la nation dont
il suce la substance ; qu'elle soit débarrassée au plus tôt de ses odieuses
étreintes; elle ne doit retrouver qu'à ce prix la force de ses beaux
jours.
Voilà quatre ans bientôt que nous habitons l'Italie. Nous n'avons ja-
mais parcouru ses campagnes , surtout dans le Midi, sans songer à la
douleur de ce Romain qui ne rencontrait dans ces terres, autrefois si
peuplées, que quelques groupes d'escla\es perdus dans des solitudes.
i90 JOUKNAL DES ÉCONOMISTES.
Ces (ieserls exlsiêiil toujours, jjracti à la mainmorte, et, si les esclaves ont
disparu, il n'y a que trop d;^ serfs en proie au paupérisme. Le mot m>.-
lancolique de Pline sur ces vastes domaines, qui avaient envahi et ruiné
ritalie, est vrai aujourd'hui comme autrefois. Les noms ont pu chanp,er,
mais la plaie est h même et elle engendre fatalement les mêmes effets.
Les corporations modernes ont remplacé les antiques envahisseurs du
sol et la population, toujours privée de son meilleur instrument dé
travail, languit dans la misère.
Plus d'accaparement, plus d'immobilisation, plus de mainmorte, sous
quelque nom qu'elle s'abrite*, civile ou religieuse, laïque ou cléricale,
profane ou sacrée ! Que la terre italienne soit enfin dégagée de tous ces
liens; qu'elle redevienne libre, comme aux jours de sa prospérité, et
qu'on ia rende au travail, son immortel époux.
Ruinée depuis si longtemps par ses gouvernameiils et ses institutions,
l'Italie a pu croire qu'elle n'était plus cette terre de Saturne, tant vantée
par les poètes; elle a pu craindre que tous ces dieux, qui accouraient
autrefois vers elle, attirés et charmés par la beauté de ses rivages, ne
l'aient abandonnée pour toujours. Qu'elle se rassure : ces hôtes divins ne
l'ont pas quittée; ils se sont cachés, il est vrai, mais ils ne tarderont pas
à reparaître, quand elle aura su retrouver, avec la possession du sol, le
trésor non moins précieux de son énergie et de son activité. C'est le tra-
vail qui crée les dieux, en répandant autour de l'homme le bonheur et
la joie. D'ailleurs, qu'a-t-elle besoin de Cérès, de Pomone ou de Bacchus?
N'a-t-elle pas toujours avec elle la grande déesse, la vraie mère des
hommes et des dieux, celle que chantât Lucrèce, voluptueusement pen-
chée sur son sein, l'éternelle et inépuisable iNature, qui sourit toujours à
ses peuples au sein même des ruines et qui, demain encore, s'ils le lui
demandent, leur versera à longs flots, comme dans le passé, le lait eni-
vrant de ses mamelles ?
Pascal Duprat.
Turin, le 15 décembre 1864'.
li/V BAiNQtfK 1)K l'HANCK KT i;<»M<,AMSA'!'lll\ i)L ■,ni:f)iT. V.i\
LA BAISOUI^ D8{ FIUJNCE
\<]T L'OlUiANlSATION 1)11 CKKDIT K^s m\?\Œ
Far M. Isaai- I'kiuhiu-:
1
Le priviléf;e de la Banque de France est attaqué depuis quelque temps
de tous les côlés avec une vivacité extrême. Voilà M. ïsaac Pereire qui
descend dans l'arène à son tour, et la visière levée cette fois. Il réclame
une enquête. Nous appuyons de (]^rand cœur cette demande; mais il
nous semble que Tenquête est déjà plus qu'à moitié faite, et que le mou-
vement de l'opinion est arrivé à ce point où les réformes ne sont plus
qu'une question de temps.
La brochure de M. ïsaac Pereire se divise naturellement en deux par-
ties : celle où il montre les vices du système actuel, et celle où il en
indique les correctifs. La partie critique est d'une remarquable vigueur.
Ce n'est pas qu'on y remarque des aperçus bien nouveaux: la chose était
difficile après tout ce qu'ont écrit sur cette question les économistes, et
notamment nos amis, Paul Coq et Gourcelle-Seneuil, — Tun avec son
initiative hardte, — l'autre avec cette fermeté calme de l'homme qui pos-
sède é[jalement à fond le côté théorique et le côté pratique de son sujet.
Mais U nom et l'autorité de l'écrivain sont ici de nature à donner un
ji^rand retentissement aux g^riefs déjà formulés et à conquérir des adhé-
sions nombreuses aux changements de système qu'on a plus d'une fois
proposés. La forme d'ailleurs, ferme et nette, a une vivacité d'allure
entraînante; les accusations sont appuyées de chiffres précis qui ont leur
genre d'éloquence ; les inexactitudes des apolog'Stes officiels ou officieux
de la Banque sont vertement relevées; bref, la brochure laisse dans
l'esprit du lecteur une impression très-marquée de désenchantement
relativement aux mérites de notre principal établissement financier.
La Banque de France est une maison qui, moyennant un cautionne-
ment dont on lui sert la rente, opère sans capital propre, et fait payer
fort cher au public le crédit que le public lui fait, à elle, gratuitement.
Le privilège exclusif qu'a (de droit ou de fait) cet établissement d'émettre
7 à 800 millions de billets à vue et au porteur, qui ne lui coûtent rien
et qui lui rapportent leur intérêt, équivauf à une subvention annuelle
de 30 à 40 millions payée par le public, — soil, à un petit cadeau de
192 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
l.'iOO milliuiis pour les trente ans de proloii^jation que le gouvernement
lui a gracieusement octroyés en 1857. 11 n'y a pas à songer une minute
à lutter contre un monopole soutenu par des avantages aussi colossaux;
les publicistes cfui nous racontent que l'industrie banquière est libre et
que la concurrence existe en matière d'escompte, se moquent simple-
ment du public et d'eux-mêmes.
Ce qu'il y a de plus raisonnable à dire sur ceci, c'est qu'on a voulu
l'aire de la Banque ie régulateur suprême de l'escompte, et qu'en retour
de la riche dotation qu'on lui accordait, on lui a imposé l'obligation de
maintenir les variations du taux de l'intérêt commercial au-dessous d'une
limite déterminée. C'est en effet ce que la Banque a fait pendant près de
quarante ans. Jusqu'en 1848, elle n'a jamais porté l'escompte au-dessus
de 4 p. 100(1). A partir de cette époque, d'autres errements ont prévalu et
d'autres prétentions se sont donné carrière. La Banque a considérable-
ment élevé létaux moyen des esescomptes. En 1857, une latitude illimitée
lui a été accordée sur ce point, tandis que, par une contradiction inconce-
vable, la restriction légale de l'intérêt au-dessous de 6 p. 100, était
maintenue pour toute l'industrie banquière libre (encore une inégalité
de condition, que les ingénieux économistes, qui nous parlent de la con-
currence en matière d'escompte , regardent probablement comme in-
signifiante). «Le monopole, comme le dit M. Pereire, a su s'emparer habi-
lement des doctrines libérales des économistes sur l'intérêt et les exploi-
ter à son profit exclusif... Il était le seul qui ne dût pas être exempt des
lois sur l'usure, et il est précisément le seul à jouir de cette exemption. »
Or, sait-on ce que produit de bénéfice à la Banque l'élévation de 1 p. 100
sur le taux de l'escompte ?7 à 8 millions de francs tout uniment. De sorte
que la hausse qui est une ruine pour le commerce, est une excellente
spéculation pour la Banque,et que ses actionnaires gagnent précisément
en raison de ce que nous perdons. Pour un établissement d'utUité pu-
blique, la position est bizarre : ceux qui ont dernièrement reconstitué le
monopole de la Banque nous paraissent avoir été mal inspirés, en pla-
çant cette grande puissance financière entre son intérêt et ses devoirs,
comme Hercule entre le vice et la vertu.
Hercule, depuis quelque temps, semble avoir un peu trop habituelle-
ment penché du côté des gros dividendes : on a fini par crier. La
Banque a répondu qu'elle subissait, bien malgré elle, l'empire des
circonstances; qu'étant tenue, pour assurer le remboursement de ses
billets, de conserver une certaine proportion entre son encaisse et son
émission, elle était obligée, lorsque cet encaisse est entamé par les
(i) Sauf une très -pasbagcrc exception ; en 18-i7, le taux s éleva un
moment à 5 0/0.
LA BANQUK DK FHAINCK ET L'ORGANISATION BU CRI^^DIT. 193
demandes de rescoinplcî, de le déCendre en surélevant ses e\ij;ei)C('s.
C'esl ce (jn'elle appelhî donner au commerce des avertissements salutaires
et des leçons de prudence.
Pour apprécier la valeur de cette justification, il faut savoir d'abord
coniment est constitué et de quoi se compose cet encaisse si nécessaire
au jeu de la machine. Or, quand on procède à cet examen, on s'aperçoit,
non sans quelque étonnement, que cel encaisse est tout entier d'em-
prunt. Le capiial de la Banque (très-insuffisant, car il n'est pas moitié
de celui de la Banque d'An^^leterre, qui a pourtant une circulation et
siirtout un rôle bien moindres), ce capital est placé pour les 3/4 en
rentes, pour le reste en immeubles, en prêts à l'État, etc., en un mot,
en[ya[yé en dehors denses opérations courantes. L'encaisse se compose,
ordinairement, des dépôts qu'on lui laisse en comptes courants; dans les
momeiUs de [jêne, on le soutient en se procurant des métaux au moyen
d'une émission de billets : ressource précaire et coiileuse, dont la Banque
connaît mieux que personne l'inanité, car elle sait que « ceux qui lui
ont vendu aujourd'hui de l'or à prime, viendront demain le reprendre
au pair avec les billets mêmes qu'ils ont reçus la veille. »
Cette situation est commode pour la Banque; parce que, son capital
placé au dehors et lui rapportant 4 p. 100 au moins, ses fonds de caisse
se composant de dépôts pour lesquels elle ne paie pas d'intérêt, elle
perçoit en produit net la totalité des intérêts d'une circulation qui
approche d'un milliard. Mais, pour l'appeler de son vrai nom, c'est
un découvert habituel et systématique. Quelle résistance peut opposer
aux crises monétaires' une réserve métallique, qui n'est formée que de
dettes immédiatement exigibles ? Gomment le navire de la Banque
tiendrait-il contre le gros temps, quand le gros temps lui enlève son
lest? Au moindre nuage qu'on voit poindre à l'horizon, l'encaisse est
nécessairement attaqué par les billets qui se présentent au rembourse-
ment, par les bordereaux d'escompte qui se multiplient, enfin et surtout
par les hautes puissances financières, qui se hâtent de retirer leurs
fonds, — soit pour profiter de la hausse du taux, qui doit être la consé-
quence<le ce retrait même, soit pour revendre à la Banque avec prime le
numéraire qu'elles viennent de lui reprendre au pair.
Et la Banque qui ne peut manifestement pas garder ce qui ne lui
appartient pas, va serrer alors au commerce l'écrou de l'escompte; et,
parce qu'elle a tiré sur le public sms provision, lui f\\ire porter la peine
de l'imprudence qu'elle a volontairement commise! Laprétentionestun
peu exorbitante. Si un encaisse vous est nécessaire, commencez par vous
faire un encaisse à vous; vendez vos rentes, ou plutôt, à coté de votre
capital de garantie en rentes, ayez un capital de roulement comme fonds
d'encaisse. Faites ce que font tous les négociants du monde, qui ont
leurs capitaux dans leur industrie. Crier que l'argenl disparaît de votre
2^ SÉRIE. T. XLV. — [n féorier 1865. Vu
194 JOURNAL DES ÉCOiNOMISTES.
caisse, quand vous n'y avoz nrs encore (jue l'ai'[;'cni des autres, ceia
ressemble à une mauvaise plaisanterie. Veuillez d'abord avoir la bonlé
d'y apporter vos petits millions ; nous verrons si les choses n'en vont
pas un peu mieux.
Voila à peu près ce qui dit M. [. Pereire. Et il cite à l'appui la crise
de 1847, (jui se dissipa aussitôt que la Banque de France eut vendu
ôO millions de son capital de rentis à l'empereur de Russie. INous rer-
grettonsiiue l'auteur n'ait pas mentionné un moyen de soutenir l'encaisse
qui nous paraît au moins aussi efficace et qui est largement pratiqué
par les banques libres; c'est l'intérêt offert aux dépôts, l'emprunt au
moyen de bons à 3, 6 ou 9 mois. On évite ainsi le double inconvénient
de vendre dans les bas cours et d'écraser le marché de la rente. On arrive
au même résultat d'avoir un fond disponible pendant le temps oii on
croit en avoir besoin ; et on l'obtient à un prix bien moins cher. Ceci
n'est pas contestable.
La Banque allègue encore, pour justifier la nécessité des élévations du
taux, — d'une part, comme raison théorique, les principes admis sur ce
point par la Banque d'Angleterre, — et, d'autre part, comme raison de
fait, la pression qu'exerce sur elle la solidarité des marchés monétaires
anglais et français. A la raison de fait, M. I. Pereire oppose la pratique
plus que trentenaire de la Banque de France elle-même qui, avant 1848,
a toujours maintenu l'escompte au-dessous de 4 0/0, quel que fût le taux
à Londres. Un fait n'est pas un argument indiscutable; mais on ne peut
contester que celui-là n'ait, dans l'espèce, une certaine valeur.
Quant à la pratique de la Banque d'Angleterre, en matière de taux et
à l'autorité de son exemple, M. Pereire oppose d'une manière péremp-
toire à cet argument les dissemblances fondamentales que présente la
constitution des deux établissements. La Banque de France peut émettre
autant de billets qu'elle a de papier de commerce à escompter : — la
Banque d'Angleierre ne peut escompter qu'autant (ju'elle a de billets à
émettre (or, on sait qu'au-dessus de 364 millions, l'émission se règle
. identiquement sur l'encaisse métallique). En Angleterre, c'est le billet
qui manque : — en France, c'est l'encaisse, etc. (1).
Mais ce qui éiablit la grande diiférence entre la pisition des deux éta-
blissements français et an^jlais, c'est le degré d'importance relative
qu'ils occupent dans chacun des deux pays. La Banque de France, par
son monopole et ses 54 succursales, enveloppe et domine toute la situa-
(1) En dehors de son émission normale de 14 millions 1/2 liv. st., ga-
rantie par l'Étal, la Banque d'Angleterre n'est réellement qu'une banque
de dépôts, qui donne aux négociants des récépissés contre leur numé-
méraîre. La Banque de France est un instrument d'une bien autre élas-
ticité.... si elle voulait.
LA RANOUli Di; FRANCIi ET L'ORHANISATION DU GRi'.T)lT. tOî
lion coinnierciale du pays. L'aclion de la Banque d'Anp,l(;terre ne s'élend
(îuère au (kUi d'un pelit cercle autour de Londres. Les Joint-Stoc/c'
Banks, dont quel(|ues-uues Tout (iresque autauL d'alTaires que la Bantiue
d'Aii{;Ieîerre, ne se rè[jlenl sur elle que d'assez loin, el attirent par
des conditions plus douces les clients que la Banque d'État écarte par
la hausse du taux. Il arrive ainsi que le commerce anf^lais obtient
souvent l'escomple au-dessous du taux de la Banque d'Anjilelerre,
tandis qu'en F.-ance, lorsque la Banque escf)mple à 7 et 8 le papier
de choix, on peut être sûr que le commerce est obligé de subir des es-
comptes de 9, 10, et au-d;'ssus. La Banque de France, qui est un mono-
pole a )Solu, a des devoirs et une responsabilité morale bien autrement
étendus que la Banque d'An^yleterre, qui n'est qu'un privilège localisé.
Elle a des obligations plus étroites, parce qu'elle- a infiniment plus de
pouvoirs. S'il reste douteux, malgré tout, qu'elle puisse invariablement
maintenir le taux de l'escompte au-djssous de 4, il est certain que, pour
être dans l'esprit de son institution, elle devrait toujours rester en
contre-bas du taux général des escompteurs ordinaires. Elle a pour agir
dans ce sens un moyen extrêmement puissant : c'est cette faculté très-
précieuse de pouvoir porter son émission au triple de son encaisse. 11 en
résulte qu'elle pourrait offrir aux dépôts monétaires dont snn encaisse a
besoin, l'in érét au taux même de 4 où elle escompte, el ben^^fi^ier en-
core du double, soit de 8 0/0. Bien plus, elle pourrait, avec bénéfice,
escompter à 4, pendant qu'elle emprunterait à ô ou 6 (1).
Il ne faut prendre ceci que comme une simple indication. Nous savons
les objections sur les emprunts de numéraire, (|ui res.ent bien comme
emprunt, mais pas toujours comme numéraire. Nous savons aussi les
répli(|ues : l'effet des émissions de petites coupures (que la Banque
n'aime pas), l'effet de la vulgarisation du billet dans la province (dont
la Banque ne s'occupe pas plus que du Congo, et qui est pourtant
gorgée d.i numéraire), etc., etc. Ce n'esl pas la peine de discater là-
dessus. Notre opinion sur la fixité du taux d'oscompte n'est pas, à beau-
(l) Ainsi, supposons que la Ban ;ue ramasse 300 millions de numéraire,
par le moyen de bons à 6 0/0 analogues aux bons du Trésor, et qu'elle
porte son émission à 900 millions, sans élever Tescompte au-dessus
de 4 0/0.
L'intérêt de 90Q millions escomptés à 4 0/0 est 36 millions.
Les rentes du capital de la Banque environ 8 -—
Total 44 —
D'où il faut déduire l'intérêt à 6 0/0 de 300 millions ou 48 millions.
Reste 26 millions de produit net, ou, sur un capital de 182 millions,
plus de 14 0 0 de bénéfice.
196 JOURNAL DKS KGONOMISTES.
coup près, aussi arrélée que paraît l'être celle de M. I. Pereire. Nous
croyons que les moyens indiqués plus haut suifiraicnt à le maintenir au-
dessous de 4, dans les petites crises comme celles ({ue nous venons de
traverser, c'est-à-dire 5 fois sur 6; ce serait déjà quelque chose. Mais
la confiance en ces moyens de trésorerie intérieure nous manque tout à
fait quand il s'a(]?it de ces vastes secousses qui ébranlent périodiquement
et solidairement les peuples de []^rande industrie et de {;rand commerce.
Devant ces phénomènes (généraux et grandioses, il nous semble que les
établissements de crédit de chaque nation, même érigés en puissants
monopoles, se réduisent aux proportions exiguës de simples maisons de
banque, et qu'alors les inflexibles lois d'équilibre qui font la hausse ou
la baisse du prix des capitaux, reprennent vis-à-vis d'eux leur empire.
Kous ne pouvons donc pas accepter, en thèse absolue, les idées de
M. L Pereire sur la possibilité de maintenir, par un mécanisme financier
local, quel qu'il soit, la fixité de l'escompte dans un pays, en dépit des
mouvements violents de hausse qui se produiraient dans les pays envi-
ronnants. La Banque de France a pu exagérer beaucoup sa dépendance
vis-à-vis de la Banque d'Angleterre, parce qu'il lui est plus rominode et
plus profitable à la fois de céder que de résister à l'exemple et à Tinipul-
sion qu'elle en reçoit. Mais, en prétendant l'isoler et l'affranchir abso-
lument de cette influence, M. L Pereire nous paraît dépasser à son tour
la mesure. On ne peut pas plus nier la solidarité monétaire que la soli-
darité commerciale des marchés anglais et français. Il est impossible de
ne pas reconnaître qu'avec la proximité et les facilités de communication
des deux pays, une légère différence dans les changes suffit pour pro-
voquer de sérieux mourements de numéraire de l'un à l'autre. Et, quant
à soutenir, comme l'auteur, que les exportations de numéraire n'in-
fluent en rien sur le taux de l'escompte, que la raréfaction de l'instrument
de circulation ne tend pas à en élever le loyer, cette assertion aventurée
autant que nouvelle revient à prétendre que si, à Paris, l'on supprimait
la moitié des voitures de remise, les loueurs n'augmenteraient pas leurs
prix.
On répond que, d'ailleurs, la France n'a jamais pu manquer de moyens
de circulation, parce que nous avons annuellement importé un peu plus
qu'exporté des métaux précieux. — Bien; mais la balance annuelle ne
dit rien du tout. 400 millions importés en décembre ne compensent pas
plus 300 millions exportés en juin, (]ue les pluies de l'hiver ne remédient
aux sécheresses de l'été. On ajoute que PAngieterre, qui est le grand
marché des métaux, n'a pas besoin de notre or.— Mais c'est précisément
parce que les Anglais sont de gros marchands et de hardis spéculateurs
en métaux, qu'ils les exportent, par moments, sur une vaste échelle, et
qu'il se produit alors, sur leur marché, des baisses de niveau dans la
C'.rc'ilation métallique , qui y attirent irrésistiblement les espèces du
LA BANQUE OH FRANCE Eï L'ORGANISATION DU CRÉDIT. 197
conliiKMil. Oiiand M. P(îix;ir(; assimila celle préoccupalioii du niveau
normal du slock iiionélaire au vimix syslèmc de la balance du commerce,
il abuse éiran{|ement des mots. L'ancienne Lliéorie de la balanc*', du
commerce visait à accroître sans cesse la quantité des réserves métal-
li(jues bien au delà'des besoins des échanges : on ne sonj^e ici qu'à la
maintenir à ce minimum nécessaire que réclame la circulation du pays.
La balance du couunerce considérait comme unicjue mesure des bénéfices
du commerce extérieur et de l'accroissement de capital du pays la diffé-
rence de valeur entre l'exportation et l'importation. Nous ne disons pas
du tout qu'un pays qui vient d'exporter 400 millions de son numéraire
pour solder 20 millions d'hectolitres de blé, ait diminué sa richesse et son
capital total (ce blé peut parfaitement valoir autant et plus que son or);
nous disons simplement qu'il a appauvri, au profit d'un mode de ri-
chesse, indisponible actuellement, cette portion spéciale de son capital
disponible qui servait de moyen de circulation et d'intermédiaire à tous
ses échan[;es; qu'il en résulte une gêne momentanée, mais notable de
son commerce intérieur, laquelle, s'il n'a pas le moral solidement trempé
en matière de crédit, peut aller jusqu'à déterminer une crise monétaire;
nous disons enfin que cette rareté relative de l'espèce et du comptant
amène la hausse de l'escompte comme résultat forcé d'abord, et comme
remède aussi dans une certaine mesure. Qu'on appelle cette théorie
comme on voudra, elle n'est pas contestable.
Du reste, il est fort douteux pour nous qu'il y ait le moindre intérêt
pratique à discuter cette question de la fixité du taux. On ne fait pas
comme on veut des lois au monopole, ou on ne lui fait que des lois qu'il
élude. Voilà pourquoi nous tenons si résolument pour la liberté en
matière de banque. Je suppose qu'on obligée la Banque de France à
escompter au-dessous de 4 ; on ne peut, évidemment, pas exiger d'elle
qu'elle escompte tout venant, sans discernement et sans choix. Qu'ar-
rivera-t-il alors? c'est que dans les moments où ces conditions lui
paraîtront onéreuses, elle réduira le chiffre des escomptes ou rappro-
chera les échéances , ce qui serait peut-être plus dommageable au com-
merce que l'escompte à un taux quelconque. Au moins, aujourd'hui,
elle escompte largement : — on peut le croire aisément, puisqu'il
paraît que l'escompte, sur le pied du dernier semestre, lui rapporte à
peu près 30 0/0 ! !
Ceci nous conduit à un chapitre assez gai, où M. I. Pereire, repre-
nant l'évaluation, plus que modeste, des bénéfices de la Banque faite par
M. de Germiny, calcule que depuis 1848 (où les actions étaient tombées
un peu au-dessous du pair), la somme des dividendes forme aujourd'hui
un total de 328 millions; à quoi la plus-value des actions, tant ancien-
nes que nouvelles, ajoute un bénéfice réalisai)le de 429 millions :
757 millions en tout. Nous ne trouvons aucunement mauvais que la
198 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Baii'iue fasse de bonnes aff lires. Le b m juier peut bien vivre et vivre
bien de l'escompte, comme le prêtre de TauteL Mais Li Bin jue devrait
parler un fieu moins de ses sacrifices et de son dévouement à la chose
publique. Quand, avec un capital de 182 millions, on a réalisé en seize
aus un honnête bénéfice de 7/S7 millions , on peut se dispenser de con-
courir pour les prix Montyon.
Il
Venons aux remèdes que Ton proposa. Le mot de liberté est fort à
la mode aujourd'hui, un peu plus que la chose malheureusement. L'au-
teur lui donne un coup de chapeau en passant (il est toujours bon d'être
poli avec les j^ens qu'on voit rarement); mais il s'empresse à l'instant
de déclarer qu'il n'admet pas « les excès de la liberté » ni « la liberté
sans limites, comjne elle existe en Anpjeterre et aux États-Unis. » .Nous
connaissons bien un pays oii le régime de la liberté en matière de ban-
ques esi pratiqué et a donné même de ma^nifiiiues résultats. Ce n'est
pas l'Union américaine et moins encore l'Angleterre : c'est l'Ecosse.
Mais il paraît convenu, dans toute cette polémique, qu'on ne doit pas
parler de l'Ecosse. C'est bon pour des utopistes comme nous de tenir
compte d'une expérience qui a duré lôO ans, sans une reculade ni un
embarras, et de crier à tue-tête : Voyez donc les banques d'Ecosse et
copiez-les tout simplement ! — INon, les hommes pratiques aiment mieux
inventer. Amen !
L'invention de l'auteur, c'est un établissement plus colossal encore
que la Banque de France, une centralisation plus complète du crédit,
une absorption perfectionnée de la circulation et du capital à la fois.
Quand M. Pereire attaque le monopole, il est bien entendu qu'il s'agit
du monopole qui ne sait pas manier son levier ni élargir sa position, du
monopole routinier, inintelligent et improgressif, en un mot (et il y a
peut-être plus d'éloge que de malice dans ce mot) du monopole où il n'a
pas la main. Donc, cet énorme établissement, appuyé sur un capital de 4 à
500 millions, se consacrerait principalement à faire des avances sur
rentes, actions et obligations des grandes compagnies; il aurait aussi à
encourager la formation de nouvelles institutions de crédit en France,
particulièrement celle des sociétés de crédit mutuel qui sont les banques
du peuple. Indépendamment des billets ordinaires à vue et au porteur,
il émettrait un autre genre de papier, les billets à intérêt dont il a été
déjà si souvent question. Si on repoussait l'idée d'une émission di-
recte, il faudrait alors que la Banque de France fournît au grand éta-
blissement de crédit ou à ses succursales ses propres billets « au prix
auquel elle les obtient elle-même. » La Banque de France se trouverait
ainsi réduite à peu près au rôle que joue, en Angleterre, le départemeût
LA BANQUE DK FRANCK KT I/OKGANISATION DU CKKDIT. 199
de rémission ; elle n'aurait |)Ins, pour ainsi dire, de rapports directs avec
le [|ros du public, puisque, pendant qu'elle n^iaintiendrait Tescouipte à
4 ou 5 p')ur le commerce, elle livnTait aux {»rands établissements de
crédit son papier à un prix insi{^,nifiant, qui ne représenterait qu'une
eSj)èce de droit de monnofjage.
Dans les annexes de la brochure, on développe un plan d'ensemble
])Our « l'orf^anisation hiérarchique » de banques populaires de crédit
mutuel, dont les fonds viendraient se centraliser dans la caisse du p,rand
élab'issement.
Nous aimons à supposer que les fortes têtes ([ui conçoivent ces
|]fi[îinlesques machines financières saisissent d'un coup d'œil la corres-
ponrlance et rhomo^yénéiié de toutes leurs parties. Mais pour les intel-'
lijiences plus terre-à-terre, il faut convenir que ce mélange de l'es-
compte et du prêt à lon^^ terme, du billet de banque et du billet à
intérêt, du service de la circulation et du placement des capitaux, de la
mutualité ou rière et de la haute spéculation, présente un ensemble
passablement confus, que peut seule éclairer l'étude séparée des diffé-
rents services auxquels on prétend pourvoir et des procédés spéciaux
qu'on y applique.
Commençons par mettre hors de cause les associations populaires
de crédit mutuel. Le plan qu'on leur trace , avec ses complications
de patronage, de membres honoraires, de tarifs différentiels d'inté-
rêts , etc. , est par trop inférieur à celui des banques allemandes.
L'idée de leur faire porter leurs fonds à un Crédit mobilier ne
nous paraît pas plus heureuse. D'abord, pour ce qui regarde les ca-
pitaux de roulement des sociétés de crédit mutuel, il n'y a pas lieu de
leur chercher un emploi au dehors, leur destination expresse étant de
commanditer ou les petits entrepreneurs isolés ou les associations co-
opératives ouvrières ; et, quant à leurs fonds de réserve et de prévoyance,
il est impossible qu'on songe sérieusement à les associer de près ou de
loin à l'existence aventureuse et tourmentée d'un établissement dont
l'essence est la spéculation.
Tenons-nous donc simplement à la banque nouvelle de crédit, et
tâchons de savoir d'une manière précise quel est son but et sa nature.
Est-ce une banque de circulation et d'escompte? — Est-ce un établis-
sement de prêt? Est-ce cette grande caisse qu'on rêve depuis si long-
temps, et qui doit fournir leur capital de création aux chemins de fer
et aux travaux publics? Ce sont là des fonctions tellement différentes,
qu'il n'est pas permis de laisser subsister la moindre équivoque à ce
sujet.
S'agit-il d'une banque d'escompte et d'émission, destinée à faire plus
et mieux que la Banque de France, sur le terrain même qu'elle exploite?
Le préambule critique du projet semble l'indiqu-'r, puisqu'on y parie
200 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
des souffrances du commerce, de réiévation de l'escompte, des crises
dans la circulation mfmétaire et fiduciaire, des temps d'arrêt dans le
mouvement des échan(îes, etc. Dans ce cas, l'idée d'émettre des billets
à intérêt comme papier de circulation, est mauvaise. « Le billet à inté-
rêt, comme le dit fort bien M. l\ey (l), n'est pas une valeur de
caisse, mais une valeur de portefeuille. Il peut circuler à tilre d'obliga-
tion mais non d'espèces. » JNon-seulement sa valeur nominale chanije
d'un jour à l'autre par la pro^jression de l'intérêt qu'il porte, — en
sorte, par exemple, que deux billets de 100 francs ne sont pas échan-
geables l'un contre l'autre, s'ils ne sont pas du môme jour, — mais sa
valeur commerciale elle-même subit toutes les fluctuations aléatoires du
marché des capitaux. C'est une valeur de bourse, un titre de même
nature que la rente ou les obligations à revenu fixe, qui, comme ces
valeurs, aurait nécessairement sa cote journalière plus haute et plus
basse, indépendamment de la progression de son coupon. Piégler un
compte quelconque avec un pareil papier serait une difficulté énorme;
tenir k jour les mouvements d'une caisse qui l'accepterait concurrem-
ment avec le billet de banque et le numéraire serait une impossibilité
absolue.
L'idée de vouloir faire du billet à rente un papier de circulation est en
contradiction manifeste avec les principes les plus élémentaires en ma-
tière de circulation. Le seul objet qu'ait et que puisse avoir un papier de
circulation, quel qu'il soit, c'est de suppléer et d'économis€r le numé-
raire métallique. Le billet de banque est une monnaie qui est séparée de
sa contrevaleur de garantie, comme la monnaie est un billet de banque
qui porte sa contrevaleur de garantie avec lui. Le numéraire a deux
fonctions : il sert, à la fois, de mesure et de moyen de transfert pour les
valeurs. Il est indispensable, pour satisfaire à cette double fonction,
qu'il ait une valeur fixe. S'il portait en lui-même un élément variable et
progressif de valeur, il ne pourrait plus servir de mesure d'abord, et
ensuite il servirait fort mal de moyen de transmission ; car il y aurait
alors bénéfice à le garder, au lieu de se le renvoyer rapidement de main
en main ; or, pour que la circulation se fasse économiquement, il faut,
de toute évidence, que le moyen de circulation reste le moins possible
sous la remise. Il y a donc incompatibilité fondamentale entre les idées
de numéraire et d'intérêt. Le numéraire métallique ne porte pas intérêt,
c'est une valeur morte : le numéraire de papier'doit être une valeur morte
aussi. Sait-on ce qu'il arriverait du billet à 3,65 p. 0/0 d'intérêt et à vue ?
On le prendrait, quand le capital est abondant et l'intérêt bas, — non
(1) Les débats sur la Banque de France, par .T. -A. Rey ; Guillaumin
et C«.
LA BANOUK DR FRANCK ET L'ORGANISATION DU CMmT. 201
pas cniiinie nioyiîii di; circiilalioii (il osl plus propn; à ciniiroiiilîcr qu'à
faciliUM* les éclian{;('s), mais commo placeinent plus avanla[;(;ux cpie du
3 ou du 3 1/2 0/0. Il irait s'entasser dans les portefeuilles ou les petites
tirelires; puis, quand Tintérêt viendrait à s'élever à 6, 7 ou 8, c'est-à-
dire précisément quand les encaisses s'appauvrissent et que les crises
monétair(îs menacent, cette masse accmnulée diî papier reviendrait tout
d'un coup réclamer sa conversion en nuinéraire. Superfélation en temps
calme, dan(jer [irave en temps de crise, voilà ce que c'est que le billet à
intérêt et à vue, remboursable en espèces.
Maintenant, si le ^rand établissement de crédit qu'on propose n'est
pas une banque d'escompte et de circulation, mais une caisse destinée
à « faire des avances au crédit pnblic et à l'industrie », c'est-à-dire à
fournir aux {^^r.mdes Compa(}nies et aux emprunts d'États des capitaux à
immobiliser, ceci chang-e la question. Le billet à intérêt peut avoir ici une
fonction;' ce seril comme la monnaie des obligations ordinaires; il ira cher-
cher les petites épargnes du menu peuple (à supposer toutefois que cette
rafle systématique de l'épargne populaire paraisse une chose bonne au
point de vue économique et moral). Seulement, il faut bien comprendre
que cette espèce de titre est, par sa nature même, destinée à être con-
vertie définitivement en actions ou obligations de plus fortes coupures,
mais nullement en numéraire. La Caisse, il est vrai, pourrait en émettre,
à titre de dette flottante et pour attendre ses rentrées régulières, une
certaine quantité remboursable en argent, à peu près comme le Trésor
émet ses bons (1). Mais cette quantité serait toujours assez restreinte, et
il est absolument impossible d'admettre à la convertibilité en espèces
une émission un peu importanie de papier à intérêts.
C'est là que se présente la différence radicale, comme constitution et
comme ressource, des banques de circulation et des banques de crédit
industriel. Une banque de circulation et d'escompte, en effet, opère sur
le fonds de roulement du pays, c'est-à-dire sur cette partie de la richesse
collective qui ne fait que passer de main en main, et qui se renouvelle
sans cesse dans son intégralité. Chaque billet qu'elle escompte corres-
pond à un achat de marchandises destinées à recevoir une façon nou-
velle, à être revendues avec bénéfice dans l'intervalle des échéances, par
conséquent susceptibles de rembourser toute l'avance première et au
delà. De sorte qu'en escomptant pour 100 millions de billets de ce genre,
une banque de circulation est moralement sûre d'une rentrée équiva-
lente, à réchéance convenue, et n'a matériellement besoin de son capital
(1) Le seul rôle du billet à intérêt, en banque, c'est d'alimenter les dé-
pôts et encaisses. Mais alors il convient qu'il soit à terme (comme les bons
du Trésor), et on peut le débarrasser de ce tableau des intérêts qu'on lui
annexe.
202 ' JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
propre que comme appoint pour boucher les vides que peuvent laisser
quelques retardataires.
Mais une caisse de crédit industriel fournit, elle, le véritable capital,
le capital à immobiliser, les dépenses d'installation des entreprises. Or,
ce g-enre d'avances ne peut reconsliîuer sa valeur inJé{]^rale qu'au bout
d'un nombre d'anné.s assez considérable : ce mode d'emploi de la ri-
chesse ne reproduit qu'un revenu, c'est-à-dire une partie aliquote très-
minime de la mise première. Quand une caisse de ce genre aura émis
100 millions de billets à intérêt, pour repasser les capitaux ainsi ob-
tenus à la {grande indus rie, c'est-à-dire quand elle aura dépensé et
réellement consommé ces 100 millious à foire un rail-way ou un canal,
à installer des usines ou à balir des maisons, qu'est-ce qu'elle aura comme
rentrées de fonds? — Les revenus que produisent son chemin de fer,
son canal, ses maisons ou ses usines : pas autre chose. Or, en moyenne
générale, ces revenus peuvent varier de ôà 8 p. 0/0; c'est-à-dire que,
pour 100 millions de titres émis, elle a, ou peut avoir, une rentrée an-
nuelle de 5 à 8 millions. Il y a là de quoi payer les intérêts à 3.65 p. 0/0
des billets à rente, et amortir graduellement l'émission, dans un laps de
temps qui peut varier de vingtà quarante ans, selon l'importance des béné-
fices. Mais, quant au remboursement en espè es de la totalité du capital
des billets, à une échéance rapprochée de 3, 6 ou 12 mois, c'est pu-
rement impossible, et i! faudrait le plus inconcevable aveuglement pour
se faire l'ombre d'une illusion à cet égard.
Il était à propos de couler à fond cette question du billet à intérêt,
parce qu'on a lait autour de cette idée beaucoup plus de bruit qu'elle
ne méritait, .à notre avis. N us ne nous proposons pas, du reste, de dis-
cuter dans son ensemble le projet de M. 1. Pereire. L'examen des attri-
butions et des moyens de ces établissements nouveaux, qu'on appelle
Crédits mobiliers, demande une étude à part que nous essayeron^ peut-
être quand Toccasion s'en représentera. H y a là un mécanisme dont la
puissance d'initiati\e et l'effet d'entraînement n'est pas contestable;
nous désirerions seulement qu'on vouliit bien n'y pas mêler l'idée de
monopole et la prétention à centraliser, c'est-à-dire à absorber l'in-
dustrie, idée malencontreuse, et prétention complètement inadmis-
sible selon nous.
En finissant la brochure de M. I. Pereire, il est une réflexion qui se
présentera naturellement à l'esprit du lecteur. Puisqu'en dernière ana-
lyse le grand établissement, dont on nous esquisse le plan, a pour objet
principal de commanditer la haute industrie et les travaux publics, l'at-
taque contre la Banque de Fr mce (ijui, elle, ne fait et ne veut faire que
l'escompte), devient une espèce dehors-d'œu\re; et on n'aperçoit aucun
but vraiment pratique , qui motive c^tte excursion violente sur un ter-
LA BANQUE DE FRANGE ET L'ORGANISATION DU CKÉDIT. 203
raiii qu'on ne prétend pas occuper. Le prêt <\ lon[y t^rmc à la [grande
industrie, piil)li(|U(; on privée, est tout à lait en dehors du cercle
d'opéralions (|n'einl)rasse le privilégie de la lîanque; jamais elle n'a
en Pamhilion de Télendre de ce côté; c'est à son corps défenrlarit et
d'assez mauvaise [;rAce qu'elle avance quel |U(;s millions sur titres de
rente ou d'obi galions. —On lui fait un reproche de cette parcimonie,
nous lui en ferions volontiers un mérite. Quoi qu'on en pense, il est tou-
jours certain que, ne cherchant pas même à (glaner sur ce champ-là,
elle ne p,êne ni ne [jênera en rien ceux ([ni veulent l'exploiter à fond.
L'auteur le constate lui-même : « Ce terra-n est vacant, cette fonction
est libre, «dit-il, p. 117. Pourquoi alors venir chanter pouille à cette
pauvre Banque de France, et la troubler malicieusement dans son petit
commerce? Puisqu'il y a là deux beaux domaines bien distincts, où
deux monopoles peuvent s'étendre à plaisir sans se coudoyer ni se
surmarcher, ne s^^rait-il pas plus sage à eux de vivre en bons voisins,
chacun chez soi? Pourquoi se montrer le poing, lorsqu'il est si facile de
se donner la main?....
Quant à nous, spectateurs désintéressés, après avoir donné aux deux
puissances belligérantes ces conseils de paix, pour l'acquit de notre
conscience, nous avouons franchement que cette petite guerre ne nous
chagrine pas à un certain point. Nous sommes bien aises de voir com-
ment les grands virtuoses d'une autre école chantent, à l'occasion, notre
air de la liberté. Il y a longtemps que nous savons sur le bout du doigt
quel genre de services rend la Banque et quel prix elle en retire; mais
il nous semble bon, pour l'édification de l'opinion publique, que d'autres
que nous le disent. Reste à voir maintenant si cette verte attaque n'a-
mènera pas une riposte. Nous attendons.
R. DE FONTENAY.
204 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
DES PROGRÈS
DE UÉCONOMIE POLÏTIOUE
PENDANT CES DERNIÈRES ANNÉES (i)
Mesdames, Messieurs,
Rien, dit-on, n'est plus difficile à trouver qu'un exorde; et peu
d'orateurs, à moins qu'ils ne récitent, seraient de l'avis de Petit-
Jean :
Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement.
Je n'ai pas, cependant, cherché longtemps les premières paroles que
j'aurais à vous adresser en vous retrouvant ici ce soir; et ces premières
paroles, j'ai hâte de le dire, ce sont tout simplement les dernières que je
vous adressais en vous quittant il y a bientôt quatre ans.
Que vous disais-je alors? quelques-uns peut-être ne l'ont pas oublié.
Que « vous veniez de fonder en France l'enseignement de la science
économique; » que cette première chaire, élevée par vous au milieu du
silence universel, n'était que le début et le signal d'une ère nouvelle;
que par votre initiative, par votre persisliyice, par votre énergique et
fidèle sympathie, vous aviez donné à l'étude si nécessaire et si négligée
des problèmes sociaux « une impulsion qui désormais ne s'arrêterait
(1) Notre collaborateur, M. Frédéric Passy, en se rendant à Nice où le
redemandaient la chambre du commerce et la municipalité de cette
ville, s'est arrêté, à la fin de novembre dernier, à Montpellier, où le
rappelaient les souvenirs de son cours d'il y a quatre ans, et s'y est fait
entendre, à deux reprises, dans la salle de la Falculté des lettres. Le
sujet de ses conférences, beaucoup trop étendues pour être reproduites
ici, était la question des subsistances. Mais M. F. Passy ne pouvait, en
reparaissant pour quelques instants devant ceux qui l'avaient appelé
naguère à inaugurer l'enseignement libre de l'économie politique, ne
pas, songer avant tout aux progrès dont cette intelligente et généreuse
initiative a été le point de départ; et il a cru devoir, avant d'aborder
l'objet spécial de ses nouvelles leçons, donner à ses auditeurs un rapide
aperçu de ces progrès. C'est cette revue, recueillie par les mêmes
mains qui nous ont si fidèlement conservé toutes les leçons de 1860-61,
que nous mettons, à cause de l'intérêt qu'elle présente à tous les amis
de la science, sous les yeux de nos lecteurs.
(Note de la rédaction.}
DKS PROGRÈS DE L'I^IGOINUMIK POLITIQUE. ' 205
plus; « ot (\\u% lyrAce à vous, pour tout dire, « comnienrait à s'éveiller
enfin sérictiseinent dans les esprils le (joûL de ces deux choses, par les-
quelles seules les sociétés heureuses peuvent durer et (grandir, par les-
quelles seules les sociétés malades peuvent guérir et se relever : la jus-
lice et la lumière » (1). Telles étaient les paroles que je vous adressais
hier; et telles sont celles que je vous répète aujourd'hui.
Seulement je vous disais hier : « Voilà ce qui sera. » Et je vous dis
aujourd'hui : « Voilà ce qui est. » Voilà, non pas sans doute ce qui est
achevé; car dans la carrière du proférés rien n'est jamais achevé, et
chaque effort heureux n'est qu'une préparation à de nouveaux et plus
grands efforts. Mais voilà pourtant, il faut le dire, ce qui, dans cet
espnce de moins de quatre ans, s'est réalisé dans une large et remar-
quable mesure : au delà, très-probablement, de ce que la plupart d'entre
vous eussent osé se promettre naguère; au delà, l'avouerai-je, de ce
que j'osais espérer moi-même, quoique je m'honore d'être de ceux
qui espèrent toujours et qu'en effet j'espérasse beaucoup. Jetez, si vous
le voulez bien, avec moi un rapide coup d'œil sur quelques-unes seule-
ment des choses qui se sont accomplies dans ce court intervalle, et vous
verrez si j'en dis trop.
I
J^e prends, pour commencer, la question dont je me propose de vous
entretenir plus particulièrement tout à l'heure : la question des Subsis-
tances et du Commerce des Grains, avec ses annexes de la Boulangerie et
des Approvisionnements et Réserves. A coup sûr Téconomie politique,
depuis qu'elle existe, n'a jamais varié sur ceite question; et il y a bientôt
un siècle que Tune des plus imposantes autorités dont elle se prévale,
l'un des plus grands ministres dont s'honore notre histoire, l'illustre
Turgot, adressait au contrôleur général Terray, sur la liberté du Com-
merce des Grains précisément, des Lettres auxquelles il n'y a aujourd'hui
encore rien à ajouter et rien à changer. C'était la liberté, en effet, la
liberté la plus entière et la plus constante, que réclamait alors le grand
administrateur et le philosophe éminent; et il la réclamait au nom de
la raison d'État, aussi bien qu'au nom de la justice qui domine tout. Le
père de la science économique, Adam Smith, ajoutait, presque au même
moment, à cette irréfutable démonstration les conclusions non moins
décisives de son immortel ouvrage. D'autres sont venus, avant nous et
de nos jours, continuant l'œuvre de ces grands esprits, renouvelant et
rajeunissant leurs arguments par les enseignements malheureusement
trop clairs de l'expérience quotidienne, et maintenant intacte la pure et
(1) Leçons d'économie politique, faites à Montpellier, toine II, p. dernière.
(Chez (Tiiillaumin et Ce à Paris ; chez Gras à Montpellier.)
206 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
g"énéreuse tradition de !a libère';. Où en élail, mal[}Té tant de travaux, où
en était, il y a moins de quatre ans, la question des subsistances? Il faut
bien le dire, elle en était au régime des expédients : elle semblait même
y ê:re de plus en plus; et de récentes mesures, qu'on ne discutait pas
alors sans quelque péril (1), semblaient ajourner plus loin que jamais
ravènement des principes. Bien est-il vrai que quelques esprits clair-
voyants, se rappelant ce qui s'était passé nag^uère pour une question
vo'sine, celle de la Boucherie^ n'auguraie it pas absolument mal de ce
redoublement de réglemen ations et de restrictions. Us y voyaient, si je
puis ainsi parler, b^s derniers efforts de l'empirisme mis au pied du
mur, une sorle de preuve par l'absurde de la radicale impuissance de
toutes les mesures d'intervention et de pondéra ion artificielle; et il leur
semblait entrevoir, par-delcà cette dernière et coûteuse expérience, Tau-
rore prochaine et définitive enfin du plein jour de la liberté. i\lais c'était
le petit nombre, le très-petit nombre. Et si, g^race à d'incessantes publi-
cations et à une connaissance moins superficielle des faits, la plupart des
hommes un peu éclairés commençaient à apprécier moins mal les effets
comparatifs de la liberté et ceux de la réglementation, bien peu, il faut
le dire, bien peu, même parmi les plus éclairés et les plus convaincus,
eussent osé penser que l'état des préjugés vulgaires permît, de long-
temps encore, d'assurer le présent à cette liberté à laquelle était promis
l'avenir.
La liberté est venue; elle est venue sans restrictions et elle est venue
sans retour. Elle est venue pour le commerce extérieur comme pour le
commerce inférieur, pour la boulangerie comme pour les approvision-
nements. Elle a été décrétée à la suite de solennelles et minutieuses en-
quêtes; elle l'a été à la veille des circonstances les plus difficiles et les
plus menaçantes; et elle a fonctionné sans qu'un seul fait, depuis sa
proclamation, soit venu sur un seul point lui donner tort. Le langage
de Turgot, mettant si énergiquement en regard la fatale impuissance de
l'admmistration la plus forte et l'invincible puissance du commerce ;
celui de Roland, déclarant courageusement à la Convention naâonale que
« la seule chose peut-être qu'elle pût se permettre, était de prononcer
quelle ne devait rien faire, » est devenu, en présence du plus énorme
déficit que la France eût subi dans ce s ècle, le langage oificiel du gou-
vernement : et le gouvernement, dès l'année suivante, dans rexjwsé so-
lennel de la situation pour 1862, s'applaudissait sans réserve devant le
monde de cette grande décision; grâce à elle, pour emprunter le langage
(i) Un article sur la Caisse de la Boulangerie, qu'on trouverait assuré-
ment fort doux aujourd'hui, a valu à l'un des hommes les plus compé-
tents et les plus modérés, au regrettable M. Pommier, un double aver-
tissement, dans VEcho agricole et dans le Journal des Économistes.
DKS; PROGRÉS DK L l-XO.NOMIl-: l'ULITlOUK. iO"
(riiii ('toiKMiiisli' (jui lie sacrilic jaiiKrs à la pompe des paroles (M. Cli. Le
Hardy de lleaulieii), « la France avait été presque miraculeusemîiJit sau-
vée » (1).
Je prends une autre question, non moins p,ravc (quoique d'un intérêt
en a{)pareuce moins (général), car elle intéresse directement la liberté
personnelle (Kuiie i)oriion considérable de n is concitoyens : l'Insckippign
MARITIME. Ici non plus la science n'avait f<dlli à sa tâche, et ce n'est pas
d'hier qu'elh', a réclamé en faveur des marins. Dès 184^, et dans un livre
qui n'est certes pas su pect de complaisance pour 1 !S passions du mo-
ment, da 15 ses Lettres sur V organisation du travail, M. Michel Chevalier
appelait nettement le régime de l'inscription « un servage ))(2). Il n'y a
pas long^temps, cependant, vous le savez, que ce régime étaii encore,
aux yeux de la plupart des sommités de l'admin stration maritime, une
arche sainte, le palladium de la défense nationale et celui de la prospé-
rité du commerce. Toucher, même dans la moindre mesure, à ce qu'on
se plaisait à appeler, - bien à tort, il faut le dire, car le temps l'avait
bien changée, — « Vœuvre de Colbert, » semblait un crime irrémissible
contre ces intérêts sacres; et nous nous rappel >ns encore quelle émo-
tion (à propos d'une affaire de harengs, si j'ai bonne mémoire), quelques
doutes bien modestement émis soulevèrent tout à coup dans l'enceinte
habituellement calme du Sénat. Est-ce cette émoti n qui a gagné le
pays, et l'exagération même de l'éloge a-t-elle eu pour effet d'enhardir
la critique? Peut-être bien. Toujours est-il que la question fut dès lors
posée, et qu'elle ne cessa plus d'occuper l'attention.
Aux économistes, qui réclamaient au nom de la concurrence et du
droit commun ; aux armateurs, qui se plaignaient du renchérissement
de la construction et du fret et des gênes sans nombre dont les grevait,
en pure perte, l'onéreuse prévoyance des règlements, vinrent se joindre
des officiers de marine (à) émus, k leur tour, des maux dont ils avaient
été les impuissants témoins, inquiets de l'avenir d'une profession dont
(1) Causeries agricoles, par Ch. Le Hardy de Beaulieu, p. 84. Voici les
paroles de V Exposé de la situation de l'Empire :
«La législation nouvelle a continué à produire les résultats les plus
heureux. Du ter août 1861 au 31 juillet 1862, l'importation du froment
en France s'est élevée à plus de 16 millions et demi d'hectolitres. C&
vaste mouvement commercial a maintenu le prix des grains à un niveau
constamment modéré. Il n'est donc pas téméraire d'affirmer que sous
l'ancienne législation, et dans des circonstances analogues, les cours des
céréales auraient éprouvé une hausse excessive et profondément dou-
loureuse pour les populations. »
(2) Page 373.
(3; M. de Criscnoy notaminenJ.
208 JOUKNAL DES ÉCONOMISTES.
les exijjences semblaient calculées pour éc-irter saiis merci tout ce qui
n'était pas fatalenieut voué à ses rudes labeurs, et comparant, de plus en
plus, aux diCficultés et aux duretés inévitables du système des classes, le
recrutement volontaire et facile d'autres nations qui, elles aussi, ont
connu la contrainte et y ont renoncé. Un écrivain surtout, M. N. Bénard,
dans son livre sur le Servage des gens de mer (1), aborda le problème
sous toutes ses fiices, et partout il fit toucher au doij^ift, avec une évi-
dence qui défiait toute contradiction, les vices, les abus et les danjjers
sans npmbre de iiette mise hors la loi de la population maritime. A la
suite de ces débais la question a fait un pas, un pas immense, et qui
peut-être ne sera pas le dernier. Désormais les ouvriers de la marine
sont des ouvriers comme d'autres; maîtres de leur personne, de leur
travail et de leur temps; qui n'ont plus à craindre de se voir employés
contre leur ^ré et à prix non débattu par l'État; et que la construction
marchande n'a plus à craindre de voir arracher k tout instant à ses chan-
tiers au mépris de ses enga[i^ements et des leurs. Et quant aux marins
proprement di(s, ils donnent encore, il est vrai, au service public une
portion considérable de leur existence, mais c'est du moins une portion
limitée, précise, déterminée d'avance, comme celle que doivent à l'armée
de terre le reste de leurs concitoyens. Ils ne verront plus, comme autre
fois, pour le seul fait d'avoir mis un jour le pied dans une barque et
aidé étourdiment un pêcheur à jeter ou à retirer ses filets, leur vie presque
entière, le temps de la jeunesse et celui de la force, trente-deux années,
de dix-huit à cinquante, expropriées sous prétexte d'utilité publique,
expropriées sans préalable et suffisante indemnité, et livrées sans retour
à tous les hasards des armements et des appels. Ils ne vivront plus, jus-
qu'au seuil de la vieillesse, sous le coup sans cesse imminent d'un dé-
part souvent ruineux et presque toujours cruel. Ils pourront, leur temps
fait et leur dette payée, disposer d'eux-mêmes librement pour le com-
merce, dormir en paix dans leur cîlbane ou préparer sans trouble leurs
travaux pour le lendemain. Ils étaient exclus du droit commun; on les
y fait rentrer.
Voici une troisième question, délicate, brillante, presque terrible :
c'est une question que nous avons jadis traitée ensemble, la question
du taux des salaires, des coalitions, pour l'appeler par son nom le plus
(1) D'abord publié par lettres dans VAvenir cormnercial , dont il est le
rédacteur en chef. Ce même journal, dans son numéro du 3 décembre,
et d'autres depuis, ont annoncé de nouvelles mesures, toutes dans le
sens de la liberté, qui auraient été récemment recommandées par le
Conseil supérieur du Commerce. Il s'agirait cette fois do l'abolition gra-
duelle des droits et surtaxes de diverse nature.
LKS PHOGRKS DK I/KCONOMIK POLITIQUR. 200
ordinaire. Cette (lucstion, vous vous le rappelez, je Tai examinée ici avec
étendue, et j'oserai dire avec Cermetc. Fort de l'autorité unanime des
maîtres de la science, je n'ai pas reculé devant la nécessité de critiquer
gravement parfois les lois alors en vijjueur dans la plupart des pays et
dans le luVre; et je ne crois pas avoir affaibli, en vous les présentant,
les réclamations de la liberté. Et cependant, je puis bien le confesser
aujourd'hui, ce n'est pas sans quelque hésitation, sans (pielque appré-
hension même, que je nVétais résolu à aborder devant vous ce sujet;
tant les conclusions de la science étaient alors p,énérahement mal com-
prises, tant il semblait à craindre et que ceux de qui devait venir la
liberté, et que ceux cà qui elle devait venir, n'en méconnussent ég^alement
et les obli(ïations et les avantages. Eh bien, cette question aussi a fait
un pas (un pas seulement à mon avis, je ne le cache pas), mais un pas
considérable pourtant, je m'empresse de le reconnaître, parce que c'est
le premier d'abord, et parce que ce n'est rien moins que la reconnais-
sance du principe. Ce principe, vous le savez, c'est celui du libre débat
des intérêts, de l'incompétence de l'État, en d'autres termes ; et voici,
si vous me permettez ce souvenir, comment dans des paroles que je
cherchais à rendre aussi nettes et aussi catégoriques que possible, je le
formulais naguère devant vous, en terminant ma 16*^ leçon : « Le but
peut être difficile à atteindre, disais-je; mais il faut qu'il soit atteint;
car la paix dans le travail ne sera assurée qu'à ce prix. L'illusion,
l'utopie, l'irritation, l'envie, ne seront réellement bannies des esprits
que le jour où l'on saura bien, où l'on saura partout, en bas comme en
haut, mais en haut comme en bas, qu'il n'appartient à 'personne^ ni à
l'ouvrier, ni au maître, ni au magistrat, ni à une autorité quelconque,
de réglementer ni le travail ni le salaire ; qu'une loi plus haute et plus
puissante, contre laquelle il ny a ni droit royal ni droit populaire^ la
loi de l'offre et de la demande, en règle le rapport; et qu'à part cette
loi souveraine, qu'ils doivent subir également, mais subir en con-
naissance de cause, le travail et le salaire sont libres, libres par essence,
comme tout ce qui émane de la personnalité humaine, et sacrés comme
elle « (1).
Or écoutez maintenant comment, le mois dernier, à propos d'une
pétition tendant à obtenir une augmentation de salaires, et adressée par
des menuisiers de Paris à M. le préfet de la Seine, « seul eompétent, »
disaient certains journaux, « pour arrêter les tarifs des travaux de
bâtiment ; » écoutez comment, dans des communiqués émanés du minis-
tère de l'intérieur, est exprimée la doctrine désormais officielle :
« La seule énonciation d'un tarif des salaires arrêté par l'autorité est
[■[) Leçons faites à Montpellier, tome 1^, page ooT. ,
-1' SLRic. T. XLV. — 15 février 1865. 14
210 JOUHNAL DKS l'XONOMlSTIiS.
tellement incompatible avec le principe de la liberté de Vindustrie, qu'on
s'iroNNE d'une telle assertion.
« // ny a aucun tarif de salaires, et le préfet de la Seine ni aucune
AUTORITÉ NE SERAIENT COMPÉTENTS POUR EN FIXER UN. » Le prix de la joumée
est librement débattu entre le patron et V ouvrier ; et rien ne peut con-
traindre Vun ou Vautre à payer ou à recevoir un prix qui ne lui
convient pas. »
Je n'en cite pas davantage; TidenLité, non-seulement des idées, mais
des termes, est flagrante.
Nous avons longuement parlé, dans notre 18^ leçon, de la liberté du
TAUX DE l'intérêt, sujet épineux aussi, il y a peu de temps encore; et
nous avons, à propos du crédit^ touché en passant à la liberté des
BANQUES. Personne n'ignore quelle discussion approfondie et féconde, en
même temps qu'ardente, s'est récemment engagée sur ces deux points
importants. Pour ne parler que du premier, et du plus avancé des deux
-— la liberté du taux de l'intérêt — cette liberté, à laquelle tant d'honnêtes
gens, hier encore, ne pouvaient concevoir qu'on osât songer sans folie
ou sans ignominie, est actuellement soumise à l'une de ces enquêtes
d'oia nous sommes habitués à voir sortir des solutions qui sont autant
d'hommages à la science. Ces enquêtes, d'ailleurs, empruntées aux
habitudes d'un pays de discussion et de publicité, ces enquêtes, ai-je
besoin de le faire remarquer? sont elles-mêmes un grand et important
progrès : et faire ainsi, de la façon la pins large, appel aux méditations
des hommes d'étude et à l'expérience des hommes d'affaires; former, de
leurs dépositions et de leurs dires, pour le tenir ensuite à la disposition
du pays entier (1), le dossier spécial et complet de chaque question d'in-
térêt général, c'est évidemment un mode de procéder parfaitement
conforme aux recommandations de la science économique et dont elle
peut revendiquer en grande partie l'honneur aussi bien que le profit.
Vous parlerai-je après cela de la liberté du Courtage, question qui pro-
gresse aussi ; de celle des haras, de laquelle on s'est si sensiblement rappro-
ché; ou de celle des théâtres; de l'institution nouvelle parmi nous des
sociétés a responsabilité limitée; de la loi qui a rendu la commandite plus
facile en la rendant plus sûre; de cette lettre sur la décentralisation
(1) Qu'il nous soit permis cependant, après avoir rendu justice à ces
enquêtes, d'exprimer le regret que les volumes dans lesquels elles sont
recueillies n'entrent pas plus largement encore dans la publicité com-
mune. Les hommes spéciaux môme ont souvent de la peine à se les pro-
curer; et nous avons vu d'importnntos municipalités privées rie tous
documents relatifs à la Boulangerie,
LES PROGKKS I)K L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 211
si éiierf;iqncment commentée par le ministre d'État, et dont le fyranJ
corps qui en est saisi ne fera pas sans doute une lettre morte; et de tant
(reniravcs peu <'i peu desserrées, de tant de facilités r\!ndues ou pro-
mises au libre essor de Tesprit d'initiative et au libre je des intérêts et
des besoins?
Rappellerai-je les discussions et les études qui se continuent autour
d'une };rosse et populaire réforme, celle des Octrois; et metlrai-je sous
vos yeux les paroles ori^q^inales et significatives par lesquelles, après
avoir reconnu la difficulté actuelle de cette réforme, Thomme éminent
que je citais tout à Theure, M. Michel Chevalier, la rappelait najjuère
encore à nos méditations et à nos espérances ? « C'est, disait-il, une
pensée qui reste suspendue dans les airs à une certaine dislance de la
terre; mais qu'un jour à venir le courant des événements pourra et
devra placer à la portée d'un gouvernement jaloux de laisser de son
passage une trace lumineuse. Les bénédictions du peuple accueilleraient
cette réforme » (1).
Mentionnerai-je enfin les progrès si rapides et si consolants de I'asso-
ciATioN : de cette force si mal comprise il y a quinze ans et de ceux qui
en réclamaient et de ceux qui en repoussaient l'emploi; prônée par
les uns comme une panacée qu'il fallait imposer à tout prix à tous,
honnie par les autres comme une duperie et un mensong^e contre les-
quels tous les moyens étaient bons; et qui, réduite enfin à ce qu'elle
est et doit être, — une des combinaisons et une des formes du libre
emploi des facultés et de la libre assistance des intérêts, ~ est en
train de gagner peu à peu à elle, par la persuasion et par l'exemple,
jusqu'aux plus ardents de ses adversaires d'autrefois ? L'expérience est
à peine commencée sans doute : elle est déjà décisive pourtant; et
elle suffit à montrer que si « l'association, » comme nous le disions il y
a quatre ans (2), « ne peut pas tout, elle peut quelque chose : » elle
peut beaucoup, faut-il dire, à une condition toutefois, c'est qu'elle
reste volontaire, et qu'elle ne cherche le succès que dans les efforts et
les sacrifices de ceux qui se confient à elle.
C'est ainsi que sont nées et qu'ont grandi en France quelques-unes
de ces associations coopératives dont je vous faisais jadis l'instructive et
souvent touchante histoire; c'est ainsi que se sont développées en
Angleterre ces sociétés de consommation dont les pionniers de Rochdale
sont le plus éclatant exemple ; c'est ainsi surtout qu'ont surgi et que se
multiplient de toute part en Allemagne ces associations de crédit
(1) Introduction aux rapports sur l'exposition de 1861.
(2) V. Leçons cVéconomie politique, 1er vol. p. 438 et 439.
212 JOURNAL DES ECONOMISTES.
rnutuel, de crédit populaire (1) comme on les appelle de ce côlé du
Rhin, si merveilleusement dirigiîes et maintenues dans la voie de la
liberté individuelle et de l'effort personnel par un homme que l'avenir,
s'il est juste, ran[]^era un jour, à côté des Gobden et des Peel, au nombre
des plus ijrands bienfaiteurs de leur patrie et de l'humanité, M. Schultze
Delitsch. Oui, « les banques cVavances^ » entendues comme les entend
M. Schultze Delitsch et comme on commence à les entendre ailleurs
qu'en Allemagne, sont l'une des ^jrandes œuvres matérielles et morales
de notre siècle; car elles améliorent la condition des hommes en amélio-
rant les hommes. « Elles apprennent au travailleur, » comme l'a si bien
dit M. Horn, de la manière la plus efficace, par le succès, que l'amé-
lioration de son sort est entre ses mains et non ailleurs; qu'il doit la
chercher dans son assiduité au travail, dans son esprit de prévoyance,
dans les progrès de sa moralité et de son intelligence, dans la considé-
ration qu'il sait ainsi acquérir et conserver. Elles enseignent à lui d'a-
bord, et aux autres ensuite, que les qualités et les vertus sont un capital, le
premier, le plus sûr et le plus respectable comme le plus productif, de
tous. Elles enseignent aussi que la bienveillance en est un, quand elle
est réciproque et méritée: et en mettant sous nos yeux ces familles
d'artisans, sans avances et sans sécurité hier parce qu'ils étaient isolés
et sans autre répondant pour chacun que sa propre personne, tranquilles
et riches de crédit demain parce qu'ils ont mis leur faiblesse en commun
et ont su, selon le mot de l'Apôtre, porter résolument « les fardeaux les
uns des autres, » elles nous donnent le meilleur exemple et le meilleur
commentaire de la solidarité vraie et de la solidarité féconde, la soli-
darité volontaire, celle qui naît spontanément de la liberté et qui
l'étend.
Mais, en vérité, je n'en finirais pas si je voulais énumérer complète-
ment tous les progrès dont la science économique peut se féliciter et
s'applaudir dans cette courte période, et je ne dois pas oublier que j'ai
un autre sujet à traiter. Je ne puis cependant m'abstenir de rappeler
au moins toutes ces réunions chaque jour plus nombreuses et plus im-
posantes dans lesquelles, par un mouvement désormais unanime, les
hommes de tous les pays s'accoutument à étudier et à discuter périodi-
quement ensemble leurs intérêts de toute nature, politiques, écono-
miques ou religieux. C'est Londres, c'est Bruxelles, c'est Gand, c'est Ma-
lines, c'est Amsterdam, c'est Berlin, c'est Francfort, ce sont vingt autres
villes, dont les noms m'échappent, qui tour à tour voient affluer dans
leurs murs nationaux et étrangers, attirés d'au delà des frontières et des
mers souvent par la grande aiïïiire du Congrès : — Congrès de statis-
: i) V. 1g livre de 31. Batbie sous ce lilre.
LKS PHOfiHKS DK L'I'XONOMIE POLITIQUE. 213
tiffUP, conjurés dp hicnrais.'iiicp, coiii^rcVs (;c()n()Mii(|ii(', C()ii[;r('*s doiiaiiifu*,
C()ii[;rrs c.'illioliijuc, conjures de savaiils, cuiifirès d'ouvriers cl congrès de
jiirisconsulles.
Quel spectacle, pour ne parler que de ce dernier, que cette rencontre
à bras ouverts des deux barreaux de deux pays si lonp,temps étran{',ers
et ennemis! ces éloquences rivales se confondant dans un maf^nifique
apptîl à la liberté et à l'union : et ces deux vieilles et puissantes têtes, le
modèle e( la gloire de deux ou trois };énérations d'orateurs et d'avocats,
se donnant à la face du monde, au nom des deux plus {grandes nations
de l'Europe, le baiser de paix et d'amour ! Ah ! c'est bien là la signifi-
cation .commune de toutes ces réunions, et c'est par là surtout qu'elles
préparent à l'avenir de meilleures destinées, méritées par plus de sagesse et
d'équité. De toutes parts les hommes sont entraînés vers les hommes; et les
hommes ne peuvent se rencontrer sans que, de tous les cœurs, jaillissent
aussitôt un soupir et un cri communs vers la paix, vers la liberté, vers
la justice, vers le rapprochement des intérêts et des idées. Les cabinets,
imbus des vieilles traditions de la politique de division et d'antagonisme,
n'ont pas voulu faire le Congrès de la Paix; visiblement les peuples sont
en train de le faire. Que dis-je? Ils en ont arrêté déjà les premiers ar-
ticles, et déjà ils ont amené les souverains à donner à ces articles leur
adhésion et leur signature.
Cette année même, le 8 du mois d'août, sur la seule initiative d'un
homme de cœur et de persévérance, M. H. Dunant, l'auteur de ce récit
émouvant entre tous — aun Souvenir de Solferiîw, » — des représentants de
douze des puissances de l'Europe (1) étaient réunis à Genève : un traité,
dont j'ai là le texte entre les mains, le a Traité de Genève », qui tiendra
un jour une plus grande place dans l'histoire que les traités d'Utrecht,
de Westphalie ou de Ryswick, était conclu par eux d'un accord unanime ;
et ce traité, quel en était l'objet? « D'adoucir les maux inséparables de
la guerre » en neutralisant, avec les hôpitaux et les ambulances, tout le
personnel sanitaire et hospitalier de tous les camps; de rendre sacrées à
(1) Ces douze puissances sont : le Grand-Duc de Bade, le roi des Belges,
le roi de Danemark, la reine d'Espagne, l'Empereur des Français, le
Grand-Duc de Hesse-Darmstadt, le roi d'Italie, le roi des Pays-Bas, le
roi de Portugal, le roi de Prusse, la Confédération Suisse et le roi de
Wurtemberg. — «Le protocole est d'ailleurs resté ouvert à Berne, et il
paraît presque certain que toutes les puissances civilisées viendront
successivement donner leur adhésion au Traité de Genève qui demeurera
dans les siècles futurs comme un monument des idées d'humanité qui
honorent notre époque. « Ces lignes sont empruntées à la brochure Le
Congrès et le Traité de Genève. II a été, en effet, annoncé depuis peu par
la plupart des journaux, que de nouvelles adhésions, notamment celle
de la Grande-Bretagne, avaient été obtenues.
214 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
la fois la souffrance et l'assistance, en faisant des blessés et des malades
une sauvegarde pour le toit qui les recueille et pour les mains qui les
soi{]^nent; de provoquer, en un mot, par rorp,anisation, en tous pays, de
corps libres et spéciaux de secours et d'infirmiers volontaires, la grande
Franc-Maçonnerie internationale du dévouement et de la charité. Évi-
demment, cette grande œuvre n'en restera pas là. C'est beaucoup de se
respecter les uns les autres après la lutte et d'abjurer, en présence de la
douleur et de la mort, tout ressentiment et toute haine. Mais ce sera plus
encore de contenir et de réprimer ces sentiments avant qu'ils n'éclatent,
et d'éviter le mal pour n'avoir pas à le réparer ou à l'atténuer. Ces
hommes et ces femmes, venus d'un même mouvement des extrémités de
l'horizon pour « adoucir les maux inséparables de la guerre, » ne pour-
ront, après avoir vu ce que sont ces maux, manquer de se dire que le
plus sûr et le moins onéreux de tous les adoucissements serait d'adoucir
la guerre elle-même, en la rendant plus rare et plus difficile. Et quand
ils auront, au prix de mille dangers et de mille fatigues, imparfaitement
séché en commun les larmes et étanché le sang sur les champs de ba-
taille et dans les hôpitaux, ils reviendront, soyez-en sûrs, dans leurs
villes et dans leurs villages continuer plus paisiblement et plus efficace-
ment leur œuvre, en travaillant en commun encore à prévenir les larmes
et à arrêter le sang. Ils auront contemplé la guerre à l'œuvre : ils sauront
ce que vaut la paix; et ils sauront le faire comprendre enfin à ceux qui
l'ignorent.
II
Mais peut-être. Messieurs, tout en applaudissant à tant d'heureux ré-
sultats, en saluant du fond du cœur tant de nobles et douces espérances,
êtes-vous tentés de vous demander ce qu'a à faire en tout ceci la science
économique, et si je n'enfle pas à plaisir son actif, en portant à son
compte une bonne part de ces améliorations accomplies ou commencées.
Molière avait bien raison, murmurez-vous à demi voix : M. Josse sera
toujours orfèvre. Eh bien, regardez autour de vous et voyez, à l'égard
de la science elle-même, quelle transformation s'est accomplie.
Il fallait, il y a quatre ou cinq ans encore, et malgré de célèbres pa-
roles, de l'initiative, de l'énergie, de la persévérance, presque du cou-
rage, pour oser dire tout haut que l'économie politique était utile à
connaître, et pour réclamer en sa faveur le droit de se faire librement
entendre du haut d'une chaire publique. Vous en savez quelque chose,
vous qui m'écoutez; et plus d'un, lorsque enfin s'est dressée parmi vous,
pour la première fois, cette téméraire nouveauté, a dû appliquer en sou-
riant à ce laborieux enfantement le vers de Virgile :
« Tantœ molis eratf.... »
LES PROGHKS DK L'iUiilNO^IlK i'OMTIOUE. 215
Dtipiiis, dans coiiihicii de, villes cl sons combien de Ibruies ceLLc éco-
nomie ijolilicjue, alors regardée avec tant d'appréliensiori cl de défiance,
n'a-l-elle pas élé accueillie ou appelée? Avec quelle distinction et (pjelle
bienveillance ne s'est-elle pas vue traitée? Quel empressement pour en-
tendre ses leçons, (juelle ardeur h les commenter, (juel zèle à les répéter
et à les mulîiplier! C'est Pau, où l'on veut bien se souvenir encore de
mes premiers débuts, et où, d'ailleurs, ma voix n'a pas été la seule en-
tendue (1). — C'est Bordeaux, c'est Nancy, c'est Nice où je retourne. —
C'est Reims, la première émule de Montpellier, où pendant deux années
s'est fait applaudir et aimer la parole chaleureuse et pressante de M. Mo-
deste.— C'est Lyon, (jui vient d'appeler de Genève un professeur dési(jné
par lesuccès,M.Dameth. — C'est Paris, enfin, où dès l'hiver dernier, M. du
Puynode donnait vaillamment l'exemple au [jrand amphithéâtre de l'École
de Médecine; où moi-même cet été, dans la même enceinte, devant un
auditoire considérable et composé pour une bonne partie d'ouvriers,
j'ai pu traiter en toute liberté le grave problème des machines; et où
l'un des professeurs les plus distingués de l'École de Droit, M. Batbie,
ouvre après demain, pour cette studieuse jeunesse venue de tous les
coins de la France, un cours qui n'est que l'annonce et le point de
départ d'une mesure plus générale (2).
Hier, et dès avant l'enseignement supérieur, l'enseignement secon-
daire avait vu l'économie politique pénétrer dans ses programmes, à la
voix d'un ministre à qui le passé a appris à se défier des entraînements
de « Vhistoire bataille^ » à qui le présent enseigne que « nos sociétés
laborieuses ont d'autres affaires que la guerre et les intrigues de cour, »
et qui pense qu'une éducation vraiment libérale ne saurait exclure ces
connaissances de tous les jours que Fénelon mettait si sagement au pre-
mier rang. Elle pénètre aujourd'hui dans l'enseignement professionnel,
où l'étude des « ressorts délicats de la mécanique sociale » a sa place
marquée à côté de l'étude de la nature physique et des lois techniques de
l'industrie et du commerce. Demain, elle descendra dans l'enseignement
(1) M. Walras, connu par plusieurs travaux fort distingués, et qui dès
1831 avait professé l'économie politique à Evreux, a fait des conférences
à Pau en 1863.
(2) Déjà, en effet, plusieurs cours sont ouverts dans les Facultés de
droit. Nous citerons, entre autres, celui qui est fait à la Faculté de Tou-
louse par un des professeurs de cette Faculté ; et le cours libre fait à
celle de Nancy par M. A. de Metz-Noblat, dont la première leçon est un
modèle d'exposition élégante et précise, tel qu'on pouvait l'attendre de
l'auteur de V Analyse des phénomènes économiques.
Mentionnons aussi le rétablissement de la chaire du Conservatoire
des Arts et Métiers, occupée cet hiver par M. Wolowski,
216 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
primaire, pour lequel déjà d'heureux essais oui, été (entés parmi vous et
ailleurs; dans lequel, en ce moment même, en Alsace, des industriels
éminents, guides et instituteurs volontaires de la population laborieuse
qui les entoure, s'efforcent de l'introduire après mille autres bien-
faits (1); et qui en effet n'a pas moins besoin que les autres de ce com-
plément; car il n'est pas un homme à qui il n'importe de savoir avec
exactitude, sinon avec développement, quelles sont les lois [génératrices
de la richesse privée et di; la prospérité publique; et il n'en est pas un
à qui il ne nous importe de ne pas le laisser ig'uorer. 11 n'est pas un
homme qui puisse, sans dan^i^er, ni sans faute être laissé indiffé-
remment à l'état brut; pas un qui, comme ce minerai (grossier qui
recèle l'argent, comme cette pierre noire dans laquelle la chaleur
éveille la chaleur et la flamme, ne renferme en lui les veines bril-
lantes du métal précieux, la puissante expansion de la force ou les
merveilleuses splendeurs de la lumière. L'humanité, toute l'humanité,
jusque dans ses dernières couches, a besoin d'être élevée dans tous les
sens de cet admirable terme; et « le devoir social, » l'intérêt social aussi,
ff consiste » désormais « à donner « à tous, et jusqu'aux « moindres de
ces petits, la lumière et le pain, la dignité humaine et la liberté. La
masse entière, bonne ou mauvaise, commence à être pénétrée d'une
certaine lumière générale, » et elle commence à tressaillir chaque jour
plus fort dans l'attente d'une lumière plus universelle et plus vive,
« comme l'Orient lorsque s'approche « le jour (2). »
Ainsi parle, Messieurs, ainsi parlait naguère, dans un livre d'une
rare élévation de pensée et d'une rare beauté de langage, le commentaire
sur saint Mathieu^ un des plus illustres théologiens de ce temps, procla-
mant, à propos de l'Évangile même, ses sympathies pour « la plus nouvelle
et la plus importante des sciences, ï» pour « cette grande et noble science »
qu'il appelle « la science du pain (3). » Dieu soit loué ! Il n'y a pas que
le P. Gratry qui pense et qui parle ainsi. Et s'il n'est que trop vrai, mal-
heureusement, que pendant longtemps l'économie politique a été pour
le moins suspecte aux hommes d'étude et aux hommes de foi, il s'en faut
qu'ils aient persisté à son égard dans cette attitude de réserve et parfois
d'hostilité. Ils l'accusaient, hier encore, de semer la discorde parmi les
hommes en les entretenant de réformes et d'améliorations prématurées
ou excessives; et les voilà qui vont, selon le mot admirable de Bastiat,
(4) M. J.-J. Bourcart, à Guebwiller, et M. Steinheil à Rothaii, notam-
ment.
(2) Le R. Père Gratry, commentaire sur l'Évangile, selon St-Mathieu,
page 248.
(3) M. ici page 75 et 338,
LES PROGHÈS DE L'I^XONOMIE POLITIQUE. 217
doniaiider à si!s ciiS(ii};iieineiUs iiiiiuix compris 1(!S n,(M'iii(is de, « la conci-
îudioii scieiUijiqae » dos iiiLércls par la jiisLicc! ils lui re[)r()chalciil de
rabaisser vers la terre les times uni({ii(îmcnt occupées des réalités Tup/i-
tivcs de ce monde; et ils viennent, en présence du matérialisme qui
descend sur nous des froides hauteurs de l'abstraction philosophique,
demander à ses démonstrations et à ses aspirations la constatation expé-
rimentale de la souveraine puissance du ressort moral, et des motifs nou-
veaux et tang-iblcs de confiance dans cette « justice du royaume de Dieu
qui donne tout par surcroît. » Il y a quelque vinjjt années, au temps de
la célèbre ligue contre les lois absurdes qui affamaient l'Anf^lcterre,
700 ministres des diverses communions de ce pays se rencontrèrent un
jour à Mancliester, dit M. Fonteyraud, divisés sur bien des points sans
doute, mais « réunis au sommet du Christianisme, sur le terrain neutre
de la charité et de la justice; » et d'un mouvement unanime ils décla-
rèrent que la lé[jislation attaquée était « contraire à la loi divine comme
interceptant entre les hommes la libre transmission des dons du
Créateur. »
J'ai vu, moi aussi (et comment ne pas rappeler avec quelque or[]?ueil
une telle bonne fortune.^) ; j'ai vu, dans une de nos plus [grandes villes,
avec les chefs de l'administration, de la magistrature et de Tarmée, avec
l'élite du g:rand commerce et avec celle des ouvriers laborieux et avides
de savoir, un prélat revêtu de la pourpre romaine, un grand rabbin du
culte Israélite et les ministres de diverses communions protestantes,
assis dans la même salle autour d'une chaire d'économie politique et
l'honorant d'une commune bienveillance. Aucun ne semblait se douter
que ce fût là un enseignement pervers et que le progrès dont il cherche
à indiquer les voies fût maudit. Aucun ne disait que la richesse et !e
bien-être, lorsqu'ils sont le résultat naturel de l'intelligence et de
l'effort, fussent des fruits empoisonnés dont la morale et la religion
interdisent l'usage.
Tous paraissent convaincus, au contraire, que ce n'est jamais impu-
nément qu'on détourne l'homme des choses auxquelles sa na'ure même
lui fait une nécessité de songer et de pourvoir. Ils savaient qns la ma-
tière, c'est-à-dire la vie et la substance de la vie, ne nous a pas été
donnée pour en médire et pour la renier, mais pour l'élever en mus en
servant selon nos forces. Ils connaissaient cette grande parole qui ne
permet pas seulement, qui conseille et qui commande l'usage des biens
d'ici-bas en même temps qu'elle en détermine et en consacre l'emploi :
« Sic transeamus per temporalia ut non amittamus œterna ; sachons user
des biens passagers du présent de façon à nous préparer la jouissance
des biens éternels de l'avenir. » Et ils connaissaient aussi ce mot sans
réplique d'un des plus grands et plus puissants génies de notre France,
de ce Pascal si rigide pour lui-même : « L'homme n'est ni ange ni bête;
218 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
et le malheur veut que qui veut faire ran{;e fait la bête. » L'économie
politique, vous le savez, ne dit pas autre chose.
J'arrête ici, Messieurs, cette revue. Quelque rapide et insuffisante qu'elle
ait été, elle m'a entraîné bien loin. Mais je ne m'en excuserai pas. IN'était-
elle pas pour ainsi dire commandée ici? Ne vous devais-je pas, en vous
retrouvant, compte du « talent » que j'ai reçu de vous pour le faire
fructifier.^ Vous avez semé le grain de sénevé. Il n'était que juste de
vous faire voir comment ce g^rain a germé, comment il a verdi, com-
ment il a projeté dans toutes les directions ses rameaux et ses racines.
Ne nous faisons pas d'illusions; l'arbre, malgré ces brillantes appa-
rences, ne fait que commencer à grandir et à s'étendre, et de longtemps
encore nous n'aurons le droit de nous coucher à son ombre en nous
disant que notre tâche est accomplie. Mais tel qu'il est pourtant,
comme ces fleuves dont le voyageur admire les flots couverts de barques
après les avoir contemplés dans l'humilité de leurs sources, il est assez
puissant déjà pour rassurer et réjouir ceux qui l'ont vu si petit, et
désormais, nous pouvons le dire, il ne sera plus renversé.
Frédéric Passy.
L'ENQUÊTE
SUR L'INTÉRÊT DE L'ARGENT
DÉPOSITION DE M. WOLOWSKI
Membre de l'Institut, professeur d'économie politique et de législation industrielle
au Conservatoire des Arts-et-Métiers.
L'enquête sur l'intérêt de l'argent, présidée par M. de Parieu, vice-
président du Conseil d'État, est en voie de publication; elle forme
deux volumes considérables : le premier renferme les résultats de
l'enquête orale, et le second ceux de l'enquête écrite. Un résumé, qui
émane d'une plume autorisée, fait ainsi connaître l'ensemble des idées
émises.
Six opinions partagent les 150 témoins qui ont émis leur avis dans
cette enquête.
La première de ces opinions tendrait à conserver intacte la législation
sur l'intérêt de l'argent en matière civile et en matière commerciale, et
à laisser subsister intactes toutes les sanctions civiles et pénales pro-
noncées par les lois de 1807 et de 1850 en cette matière.
L'KNOUÈTE SUK L'INTÉKKT DK I/ARGENT. 219
llno sncondi; ojunioii Iciidrail, à éhiver k: iiiaximiiin (rinlércl aiilnrisô
par la loi de 1807, et à ik; considérer coimiie iilé};aies (jne les sli|)ula-
tions d'inlérêt qui excéderaient, par exemple, 6 p. 0/0 en matière civile,
(M 7 p. 0/0 en matière commerciale.
Une troisième, opinion considérant qu'une loi de 1857 a autorisé la
Hanque de France à dépasser pour le taux de ses escomptes, et d'une
manière indéfinie, la limite d'intérêt, consacrée par la loi de 1807, a
proposé de donner aux particuliers la liberté d'imiter les stipulations de
la Banque dans les époques exceptionnelles où cet établissement de
crédit exi(}e pour ses escomptes un intérêt supérieur à celui qui est
permis par la loi de 1807.
Ces trois opinions, et les deux premières surtout, n'ont réuni qu'un
très-petit nombre de partisans.
Trois autres opinions ont paru se présenter dans les résultats de
l'enquête avec des chances plus considérables de fixer l'approbation des
pouvoirs publics.
L'une d'elles, qui est surtout recommandée, par divers magistrats et
par la majorité des chambres de notaires, consisterait à conserver intacte
la législation actuelle relative aux stipulations d'intérêt en matière
civile, et à affranchir au contraire de toute limite d'intérêt les stipula-
tions en matière commerciale.
Une autre opinion, qui a son principal point d'appui dans Tavis de la
majorité des chambres de commerce, et dans celui de plusieurs écono-
mistes, voudrait voir disparaître toute limite de l'intérêt conventionnel
en toute matière, suivant ce qui a été établi dans les dix dernières
années et à des époques successives dans la Grande-Bretagne, l'Espagne,
les Pays-Bas et le Piémont.
Enfin, une dernière opinion, partagée par quelques publicistes et par
quelques magistrats, ainsi que par un vote rendu il y a quelques années
par la chambre des représentants belges, reconnaîtrait l'impossibilité
de définir l'usure par le simple excès d'un maximum d'intérêt rigoureu-
sement déterminé , et proposerait le maintien de certaines répressions
dans des cas où, à des stipulations excédant le taux de l'intérêt légal, se
joindraient des circonstances établissant que le prêteur a abusé de
l'ignorance, des passions ou de la détresse de l'emprunteur, avec telle
ou telle variété dans les derniers mois de cette formule.
Notre collaborateur, M. Wolowski, s'est prononcé dans ce sens ; l'im
portance du problème, envisagé de cette maaière, nous engage à publier
sa déposition, telle qu'elle a été recueillie par la slénographie.
220 JOURNAL DES ÉGONOMISTliS.
M. LE PiiKsiDENT. V^ous connaissez, Monsieur, le questionnaire. Nous
sommes prêts h vous entendre sur celles des questions qu'il contient,
que vous croirez devoir traiter.
M. WoLOwsKi. Je ne voudrais pas, Messieurs, comme l'enquête est
déjà avancée, revenir trop sur les questions qui, probablement, ont été
;\ plusieurs reprises discutées devant vous; je prierais M. le Président
de m'interrompre si j'abordais des points suffisamment éclaircis. Je me
bornerai à émettre quelques idées que j'ai essayé de mûrir sur cette
grave matière.
Comme économiste, je n'aime guère les formules radicales, abstraites,
alors qu'il s'agit d'une application directe du droit aux intérêts multi-
ples de la société. La formule peut être commode; elle n'est pas tou-
jours efficace, elle ne tient pas suffisammentcompte du milieu dans lequel
les lois sont appelées à opérer. On aboutit ainsi aux doctrines exclu-
sives, avec leur intolérance.
Je n'ai jamais été grand partisan d'une économie politique idéale, qui
s'arracherait en quelque sorte du milieu des sociétés dans lesquelles
nous vivons et qui ne tiendrait compte ni des mœurs, ni de l'espace, ni
du temps, et surtout je n'ai jamais compris que l'économie politique se
séparât des idées morales. Je la regarde, au contraire, dans les doc-
trines diverses qu'elle essaye de mettre en lumière, comme une des
branches essentielles de la morale, et, pour ma part, je ne voudrais
jamais ni enseigner, ni essayer de faire appliquer une doctrine qui n'eût
pas pour elle la sanction de la loi morale.
Ces observations préliminaires ne vous paraîtront sans doute pas su-
perflues dans une matière où trop souvent on se borne à émettre des
principes absolus, sur lesquels je reviendrai tout à l'heure, et dont je ne
serais le partisan qu'avec de grandes restrictions, ou du moins après
une explication plus complète.
Souvent, en effet, pour résoudre cette grave question de la limitation
de l'intérêt et des lois qui y sont relatives, on se borne à dire : « L'ar-
gent est une marchandise, la morale n'a rien à y voir; ces questions
doivent être traitées comme les questions ordinaires du commerce et de
la marchandise. »
Sur les deux points, je ne saurais être d'accord avec les personnes
qui s'expriment ainsi. A mes yeux, si l'argent est une marchandise, c'est
une marchandise tellement différente, tellement distincte de toutes les
autres, une marchandise ayant un caractère tellement particulier, que
je ne serai point tenté de me borner à des assertions générales. Il im-
porte de scruter d'une manière plus approfondie la nature de l'argent,
la nature de la monnaie, la nature du contrat qui s'opère alors qu'un
prêt à intérêt est consenti.
D'un autre côté, ici comme partout, je ne saurais faire abstraction de
l'idée morale. Aussi, de prime abord, je dirai que toute espèce de vio-
lence, couverte ou patente, toute espèce d'extorsion, d'abus des pas-
L'IvMjUKTK SUR L'INTl'ini-T l)K L'AlUiKNT. 221
sions, (lo (loi, (le IriuKh^ j)lus oti moins avouéo, vX ce |)rofil, (lu'iin liommc
ayant un caijilal à sa (iis|)osilioii veut liror à tout pri\, per [as et nefas^
(le coliii (|ui est dans lo hosoin, m'arrôtc, m'inquiète; jo suis prôt ;\ ré-
jx'tor, avec Léon FaucluM- : « Lo capitaliste qui spécuNi sur la détresse
temporaire de INMnpi'unteur est un misi'rahle. » — Si h^s lois relatives à
I inU'rèl, l(»lies (pi'elles existent aujourd'hui, étaient ûv nature à me sa-
lislaii-e sous ce rapport, si elles imposaient une limitation elTicace à une
exploitation indigne, j'hésiterais fort i\ y porter la main. Je ne les crois
pas bonnes, parce ({u'eiles sont entièrement impuissantes au point de
vue moral, auquel je me rattache avant tout; je les crois mal construi-
tes, — permettez-moi d'employer cette expression banale, — elles s'atta-
chent à un signe extérieur qui ne signifie rien quant à la moralité de
l'acte. En effet, la fixation d'un chiiïre précis du taux d'intérêt qui doit
être perçu en matière civile et en matière commerciale n'est nullement
une chose adéquate à l'espèce de violence faite à la volonté de l'em-
prunteur ; elle ne fournit nullement les signes véritables du délit d'u-
sure, dont je suis loin de révoquer en doute l'existence et le danger,
mais qu'il faudrait essayer d'atteindre par d'autres moyens, par des
moyens mieux appropriés que ne l'est une fixation arbitraire du taux
de l'intérêt.
La variété et la mobilité des transactions humaines sont si grandes
que, quelle que soit la limite, quel que soit le chiffre que l'on inscrive
dans la loi, l'arbitraire y domine. Cet emploi du pouvoir de l'autorité,
ce mode d'intervention du législateur et du gouvernement entraînent des
conséquences extrêmement graves, et qui semblent devoir être évitées.
Je n'examine pas si le taux de 5 ou 6 p. 100 posé par la loi de 1807
convient aux circonstances actuelles ; je pourrai plus tard rechercher
quelle fut la pensée du législateur à cette époque, et montrer qu'il ne
l'avait pas regardé non plus comme un taux invariable ; au contraire,
ce taux devrait être successivement modifié ; il devrait y avoir des
études dirigées dans ce sens, afin de faire cadrer la limite de la loi avec
le taux moyen des affaires. Mais ce taux moyen, ces moyennes, dange-
reuses partout, me paraissent extrêmement périlleuses, quand il s'agit
de la fixation de l'intérêt, et que celle-ci doit servir à déterminer une
appréciation morale et à spécifier la qualité de délit imprimée à la
perception d'un profit du capital. Ceci ne me paraît pas admissible. Je
n'admets pas les moyennes en matière pénale : on ne saurait ramener
à des moyennes des questions de cet ordre.
Le sentiment avec lequel j'aborde l'examen de ces difficultés n'a rien
d'absolu ; je comprends à merveille les embarras que la solution a ren-
contrés ; je respecte les scrupules des hommes qui ont eu à y regarder
de près, alors qu'il s'est agi de modifier une loi d'une portée considé-
rable et complexe.
Je n'oublie pas, comme économiste, que celui que je regarderai tou-
jours comme le maître de la science, Adam Smith, a lui-même hésité ;
il a fait plus que d'hésiter, il admis certaines déterminations du taux
de l'intérêt. Il l'a fait pour des motifs que, malgré le respect profond
■222 JUUKJNAL DES ÈCUINOMISTES.
que je porte à sa mémoire, je ne saurais admettre comme suffisants.
Il a surtout eu en vue les prodigues, les hommes à projets. Peut-être
la touche profonde avec laquelle il a gravé les principes de la science
dans d'autres directions, ne distingue-t-eUe pas le peu de lignes qu'il
a consacrées à l'examen de cette grave question. Ce n'est pas la loi sur
le taux de l'intérêt qui empêchera les prodigues de dissiper leur fortune ;
ils trouveront toujours le moyen de la dépenser d'une manière folle. Les
hommes à projets, je ne les condamne pas aussi hardiment que Smith
le faisait; en présence des merveilles que notre siècle a vues s'accom-
plir, nous devons être un peu plus indulgents pour les hommes à projets.
Nous devons nous rappeler, par exemple, que Stephenson passait pour
un homme à projets, et pour un extravagant, lorsque, dans une de ces
enquêtes que le parlement d'Angleterre a l'habitude d'ouvrir sur toutes
les grandes questions, il se faisait fort, — je crois que c'était en 1825, —
de faire marcher une locomotive avec une vitesse de quatre lieues à
l'heure ; on regardait alors cela comme une extravagance.
Fulton aussi fut un homme à projets, aux yeux de beaucoup de sa-
vants : le premier bateau de Fulton a été nommé la Folie-Fulton. Cela
n'empêche point les navires à vapeur de franchir aujourd'hui l'Océan.
Nous devons être plus indulgents pour les hommes audacieux qui ont
accompli d'aussi grandes choses, et qui peuvent en accomplir d'autres
non moins fécondes. Les sommes dépensées de cette manière peuvent
être bien souvent dépensées à tort ; la prime d'assurance qui entre dans
toute espèce de loyer du capital devra être extrêmement élevée, et c'est
un des motifs par lesquels elle se justifie aux yeux de la morale et de l'in-
érêt général. La fixation arbitraire d'un maximum, pour toute entre-
prise qui, plus ou moins, fait courir des chances aléatoires, est une mau-
vaise chose, un chose à rejeter.
Sans nul doute, des abus fâcheux, odieux, peuvent se produire ; la cu-
pidité peut exploiter et pressurer le besoin, en dépassant les limites que
pose la conscience. Je suis tellement loin de croire que la morale, dont
je parlerai tout à l'heure, n'a rien à faire dans cette question, qu'avec
un ferme désir de parvenir à écarter d'aussi tristes conséquences, je suis
arrivé à la conviction que la morale seule peut jouer ici un grand rôle ;
en inspirant aux hommes un sens plus délicat, les mœurs agiront d'une
manière plus efficace que des règles restrictives arbitrairement posées.
Elles pourront aussi trouver un appui dans une disposition de la loi pé-
nale, entièrement en dehors d'une fixation quelconque du taux de l'inté-
rêt ; on réussira mieux de cette manière à atteindre le but légitime pour-
suivi par les dispositions édictées dans la loi de 1807, qu'il s'agit de
réformer.
QUESTIONS GÉNÉRALES.
1''*' Question. — La première question est tellement vaste, que ma
pensée pourra sembler un peu vagabonde en essayant d'en saisir les
divers aspects.
La première branche de cette question est ainsi conçue :
I/KINUUKTK SUH L'INTKRKT OK l/AHfiKNT. 223
« Quo f;uil-il ponsor de la limite do l'intc^rôt du prôt d'ari^ent, suivant
les prinei|)es du droit et de l'économie politi([ue? »
II y aurait des volumes ;\ (U'.rire pour y n^pondre ; j'essayerai cepen-
dant de préciser, sous les deux points de vue du droit et de l'ëconomie
politicpie, les principales observations que cette (question me paraît
devoir sui^.uérer.
Au point do vue du droit, il me semble que le i)rincipe fondamental
écrit dans l'article 1134 du Code civil, portant que « les conventions
tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, » doit être respecté avant
tout, à la condition, — et ceci rentre dans les dispositions générales de
notre droit, — qu'il y ait une volonté libre de la part de celui qui s'en-
gage, qu'il n'y ait ni dol, ni fraude, ni violence. La distinction est déli-
cate à préciser ; elle pourrait seule cependant servir de base à une dis-
position de loi j)énale. Si elle s'attachait h ce qui constitue la véritable
usure, c'est-à-dire la spoliation, cette disposition serait, non pas con-
traire aux dispositions générales de notre Code, mais conforme à son
esprit et à sa pensée, tandis que la législation de 1807 est en opposition
directe avec les prévisions de l'article 1134.
Les conventions tiennent lieu de loi aux parties, pourquoi ? Parce
que l'homme est libre ; parce qu'il est émancipé de l'ancienne tutelle ;
parce que, dans un pays surtout qui est placé sous l'empire du suffrage
universel, dans un pays où chacun des citoyens majeurs est appelé à
prononcer sur les destinées de la patrie, il semble singulier qu'on le
traite comme un mineur, qu'on lui refuse la capacité nécessaire, alors
qu'il s'agit de contracter un emprunt.
D'ailleurs, pourquoi cette exception pour un seul contrat, alors que
toute liberté est laissée quant aux autres transactions civiles, si nom-
breuses, pour lesquelles le citoyen est parfaitement apte à conclure
un marché ? Pourquoi cette exception pour le prêt? Est-ce qu'il ne faut
pas se reporter à tout un ensemble d'idées, de préjugés, de précédents
se rattachant à cette question, et qui peuvent, sinon justifier, du moins
expliquer la situation singulière que l'on crée à l'individu majeur, au
citoyen libre de ses droits, lorsqu'il s'agit de contracter un emprunt?
Il ne faut pas avoir beaucoup étudié l'histoire du droit pour savoir
que des précédents nombreux expliquent cette dérogation au droit
commun, ou du moins font comprendre qu'elle se soit présentée à l'es-
prit du législateur moderne.
Ici deux considérations graves ont dû exercer leur influence : une
considération religieuse, une considération économique. Quant k la
considération économique, j'aurai à la reprendre tout à l'heure et à
la serrer de plus près, lorsque j'essayerai de répondre à la seconde
branche de la question. Je parle d'abord de la considération reli-
gieuse.
Personne n'ignore les préceptes invoqués pour imposer l'absence de
tout intérêt, l'absence de toute rémunération attribuée à celui qui avan-
rail le capital, comme une règle de foi, une obligation stricte, un devoir
religieux; ces ju'écédents ont dû laisser des traces profondes dans les
221 JOUl^NAL DES ÉCONOMISTES.
esprits, dans les senlimcnts, et avoir aussi leur contre-coup dans les
dispositions législatives.
Un texte mal interprète a servi de point de départ aux idées rigou-
- reuses, répandues à cet égard. L'évangéliste saint Luc, rappelant les
paroles du Christ, dit : Mutuum date^ nihil inde sperantes.
Du véritable sens de ces paroles ne dérive nullement une interdiction
légale; elles se bornent purement à donner un conseil de charité. Pour
peu qu'on lise l'ensemble de cet évangile, on acquiert bien vite la con-
viction que la parole divine cherche à inspirer la commisération pour
les pauvres et k indiquer la meilleure voie qui conduit au salut ; il y a
là simplement un conseil religieux, ce n'est en aucune manière une
interdiction du prêt à intérêt. Une étude approfondie, qui émane des auto-
rités ecclésiastiques les plus respectables, a démontré la vanité de la
prétention qui s'attachait à faire dériver de ces paroles l'interdiction
absolue du prêta intérêt; tous les éléments sur lesquels on a voulu
s'appuyer pour en faire ressortir cette interdiction prouvent précisé-
ment l'opposé de ce qu'on a essayé de leur faire dire.
Je ne voudrais point introduire de plaisanterie dans un sujet aussi
grave, où il s'agit des plus sérieuses questions ; je cède cependant à la
tentation de citer quelques mots qui me reviennent à la mémoire ; ils
me donneront l'occasion de rappeler l'opinion d'un savant illustre, d'un
économiste éminent, qui voulait bien m'honorer de son amitié, et
dont l'avis, dans cette circonstance, peut être d'un certain poids. —
Rossi me disait un jour, avec la finesse qui distinguait ses pensées :
« Mon Dieu ! dans cette malheureuse affaire du taux de l'intérêt sur
laquelle tout le monde devrait être d'accord, il y a un obstacle dans un
texte sacré que je respecte fort, mais qu'on interprète d'une façon tout à
fait inexacte ; mutuum date, nihil inde sperantes, cela veut dire tout sim-
plement : quand vous prêtez votre argent, vous n'êtes jamais sûr qu'on
vous le rendra. »
Je ne crois pas commettre d'indiscrétion en rapportant ces paroles,
car on serait mal avisé si on prétendait y trouver une plaisanterie équi-
voque. Le casuiste le plus rigoureux ne saurait s'offenser de la tournure
piquante, donnée à l'expression d'une vérité qui joue un grand rôle
dans le débat sur l'usure. Cette observation s'applique k un point essen-
tiel ; nous le rencontrerons lorsque nous examinerons le côté économique
de la question ; car le danger de ne pas retrouver le capital entre
pour beaucoup dans la solution que vous essayez de donner au pro-
blème posé devant vous.
Ce qui est certain, c'est qu'on s'est mépris sur le sens de la loi reli-
gieuse, et que les catholiques qui croient pouvoir, à ce point de vue,
rejeter toute espèce de liberté dans le placement des capitaux, commet-
tent une erreur.
Des protestants très-ardents Font commise également. Je n'ai pas
besoin de vous rappeler les invectives violentes de Luther, — je crois
que pour citer un protestant, je ne saurais mieux choisir que ce nom, —
L'ENQUÊTE SUR L'INTÉRÊT DE L'ARGENT. 225
les invectivos violentes de Lutlior, dis-je, contre toute esjjèce de percep-
tion d'inU^riU, ; c'c^tait lu, en ollet, ce qui constituait l'usure.
L'usure, ce n'était ])as de savoir si on percevait 3, 4, Ty ou 0 0/0 ; l'usure
existait du uionuMit où l'on percevait quoi (jue ce fût, où l'on ajoutait lo
moindre accroissement au capital prcMé, capital qui devait (Hre restitué
l>urement et sim|>lement, sans aui^^mentation d'aucune nature. Voilà
(pielle était l'ancienne idée, l'ancienne sii^nification du mot usure.
Cette idée a régné en souveraine, elle s'était transformée en formule;
et si j'ai dit que JQ n'aimais pas les formules absolues à l'aide desquelles
on se dispense de raisonnement et d'étude, c'est que je me rappelais le
règne presque universel de cette formule, puisée dans une fausse inter-
prétation des textes sacrés.
Cette formule a mis un obstacle au développement du placement des
capitaux ; elle a condamné les prêteurs et les emprunteurs à des dé-
tours, à des simulations, à des capitulations de conscience, à des inter-
prétations hasardées qui voilaient l'essence véritable d'un contrat néces-
saire ; elle a longtemps empêché d'entrer dans la voie, reconnue aujour-
d'hui juste et raisonnable, non-seulement par tous les législateurs, par
tous ceux qui se sont occupés des affaires, mais aussi par les ecclésias-
tiques les plus distingués et par l'autorité suprême de l'Église catho-
lique.
Vous connaissez sans doute. Messieurs, l'ouvrage qu'a fait paraître,
en 18:22, M. l'abbé Baronnat, sous le titre de VUsure dévoilée. Au point
de vue religieux, ecclésiastique, la question y est examinée sous toutes
ses faces, et la démonstration de la légitimité de l'intérêt y est faite
d'une manière complète et satisfaisante. La proscription de l'intérêt,
condamné comme usure, est une vieille erreur, je ne dirai pas catho-
lique ni chrétienne, c'est une vieille erreur d'Aristote auquel on s'est
toujours reporté, alors qu'il s'agissait d'invoquer une méprise philoso-
phique à l'appui de l'interdiction d'une perception quelconque au delà
du capital.
Je crois du reste, Messieurs, que cette question aura été traitée
devant vous ; je me borne à la mentionner.
Si elle ne l'avait pas été, M. le président voudrait bien me le dire.
Je suis prêt à entrer dans des développements à cet égard, et à montrer
comment Aristote place, du reste en bonne compagnie, l'interdiction de
l'usure, confondue avec la perception de l'intérêt, comment, dis-je,
Aristote Ta mise au même rang que les produits immatériels, tels que
les honoraires des médecins, des savants, et les profits de commerce,
qui sont également i/i/iafwre/s à ses yeux, pour me servir de l'expression
qu'il emploie.
Je vois, d'après un signe de M. le président, que cette question a déjà
été abordée; je m'arrête.
Pourquoi l'intérêt est-il légitime? C'est là le point de départ; il faut
savoir d'abord si l'intérêt est légitime, nous verrons ensuite s'il est légi-
time d'en fixer la quotité.
L'inté4'ct est légitime parce que le capital procure un avantage à celui
-1^ SÉRIE. T. XLV. — lo [écrier 1865. lo
226 JOUhNAL DKS ÉCONOMISTES.
à qui il est confié, parce i[ue le capital facilite le travail de la produc-
tion, parce que le capital contribue avec le travail à la création de la
richesse. On avait beau dire jadis que l'on ne pouvait point vendre le
temps : le génie pratique des Anglais les a mieux servis quand ils ont
reconnu que le temps était de l'argent : Time is money. Nous devons
nous ra})peler le passé pour nous expliquer ce qui nous semble, avec
les idées actuelles, presque inconcevable dans l'interdiction absolue
du taux de l'intérêt; nous devons nous rappeler que l'ancienne société
ne connaissait pas le travail dans l'acception moderne du mot. Dans
l'ancienne société on ne connaissait guère que le prêt de nécessité
absolue, propter vitàm ; il s'agissait de secourir l'homme tombé au
dernier degré de la misère. On comprend parfaitement qu'on invoquât
alors une règle de bienfaisance. La position est toute différente lors-
qu'au lieu d'un secours, il s'agit d'une entreprise, et lorsque celui qui
emprunte tire un profit du capital loué. Il a fallu cependant l'approche
d'une révolution pour faire reconnaître en France cette vérité élémen-
taire.
Le législateur de 1789 est venu après beaucoup d'autres, car il ne faut
pas croire que ce soit en France que, poui^ la première fois, on se soit
prononcé pour la légitimité de l'intérêt; au contraire, ce pays a été des
derniers à accepter ce principe. En Angleterre, il avait été adopté
depuis Henri VIII ; le maximum de l'intérêt avait été fixé par ce monar-
que à 10 Q/0.
Dans certaines provinces de l'Allemagne, la consécration légale de
l'intérêt remonte au xiv^ siècle, et, pour la généralité de l'empire d'Alle-
magne, c'est un rescrit impérial de 1654, si ma mémoire est fidèle, qui a
proclamé la légitimité de l'intérêt et l'a fixé à 5 0/0. La France n'a pas
été prompte à s'engager dans cette voie, elle est venue après beaucoup
d'autres.
Pourquoi cette légitimité a-t-elle été reconnue ? L'expérience avait
appris l'impossibilité d'interdire le prêt; l'expérience avait appris
que les peines de la loi ne pouvaient que rendre la situation plus
dure, plus terrible que si les interdictions absolues n'avaient pas
existé.
Montesquieu démolissait les erreurs de son temps, en parlant des
institutions d'autres pays que le sien ; il a consacré un chapitre remar-
quable à l'interdiction du prêt à intérêt dans les États musulmans, et
c'était la loi française qu'il frappait sur le dos de Mahomet, alors qu'il
disait : « Que tous les moyens honnêtes de prêter et d'emprunter soient
abolis, et une usure affreuse s'établira. Les lois extrêmes dans le bien
font naître le mal extrême. Il faudra payer pour le prêt d'argent
et pour le danger des peines de la loi. » Oui, Montesquieu avait raison :
le prêteur s'indemnise de la contravention, et les lois qui défendent de
prêter, ou de prêter au delà d'un certain taux, retombent sur l'em-
prunteur.
L'intérêt, au lieu de disparaître devant les injonctions légales, ne fai-
sait que grandir, à mesure que les injonctions devenaient plus terri-
LENQUKTK SUR L'iNTÉKKT DE L'AIifiENT. 227
blos. On comuril. l'injuslico do puroillos injonclions, du moment où la
lorro appanil comme un uuUior au soleil, dont le capital est le moteur.
11 y aurait une spoliation vérilahle, de la [)art de rcm|)runteur, à refuser
une rémunéralion à celui (jui l'a mis en état d'obtenir une [)ro(luction
[)lus lari^e. un bénëfico plus considdrablc.
(-ependant en ceci, comme en beaucoup d'autres graves questions,
on ne va jamais d'un extrême à l'autre; il faut une émancipation suc-
cessive. L'autorisation do percevoir un taux d'intérêt, fixé par la loi,
a éic un statue accompli par les dispositions relatives au prêt. On com-
prend qu'en présence des anciennes erreurs, on ait voulu d'abord
fixer un certain terme au delà duquel la perception cesserait d'être
légitime.
Les idées nouvelles ont fait leur chemin; la nature du capital a été
mieux connue, on a mieux su ce que c'était que l'instrument dont on
se passait de main en main la possession, et l'on a dû arriver à la solu-
tion qui, aujourd'hui, est admise par tous les économistes, par ceux qui
reconnaissent l'existence d'un délit d'usure, comme par ceux qui ne la
reconnaissent pas, car l'usure véritable est, comme je l'ai dit en com-
mençant, indépendante des fixations quelconques de taux de l'intérêt.
Tous ceux qui se sont occupés de cette matière sont unanimes pour
reconnaître que ces limitations ont un mauvais côté et qu'il faudrait
essayer d'arriver à une autre solution.
Quel est ce mauvais côté? Ici, le droit et l'économie politique se
donnent la main; je crois que l'économie politique et le droit se rencon-
treront très-souvent désormais et que ces deux provinces se pénétre-
ront de plus en plus, dans le vaste empire des sciences morales. L'éco-
nomie politique et le droit s'accordent pour proclamer que le principe
de l'intervention du pouvoir, le principe de la volonté et du caprice de
l'autorité, s'exerçant ici, peut conduire à des conséquences extrêmement
graves.
On dit : Il faut que l'État intervienne, il faut qu'il y ait une fixa-
tion du taux, de la quotité de l'intérêt qu'il sera permis de percevoir,
parce qu'il est nécessaire de protéger l'ignorance et la faiblesse.
Ces motifs sont plus sérieux que ceux donnés par Adam Smith par-
lant des prodigues et des hommes à projets. L'ignorance et la faiblesse
doivent être protégées ; mais ne risque-t-on pas d'aller bien loin une
fois qu'on aura adopté ce point de départ? On parle du défaut de liberté
de l'emprunteur ; ne s'expose-t-on pas à voir poser la question de sa-
voir si l'ouvrier est toujours libre , alors qu'il débat le salaire avec le
maître? Est-ce qu'il n'y a pas aussi, de son côté, de l'ignorance et de
la faiblesse ? Faudra-t-il donc que la protection du gouvernement
s'exerce au moyen de la fixation du taux de salaire, comme au moyen
de la fixation du taux de l'intérêt ?
Pour ma part, je vous l'avoue, c'est là une pente qui me paraît très-
glissante , extrêmement périlleuse, et les assimilations logiques dans
lesquelles on s'est quelquefois complu alors que l'on a voulu mettre sur
une sorte de piédestal la loi relative à la fixation du taux de l'intérêt,
228 JOURNAL DES ÉGONUi\liSTES.
ces assimilations pourraient conduire le législateur beaucoup plus loin
qu'il ne le voudrait, beaucoup plus loin que les intérêts sainement en-
tendus de la société ne le permettent.
Les motifs d'ignorance et de faiblesse ne me paraissent pas suffisants,
pour que l'on introduise une dérogation pareille à la loi commune. Le re-
mède qu'on veutapporter ici à l'ignorance et à la faiblesse est mauvais ; il
serait de nature à perpétuer cette ignorance et cette faiblesse dont on
parle. S'il y a ignorance et faiblesse , c'est par d'autres voies qu'il faut
chercher à les guérir ; c'est par l'enseignement, c'est par la concurrence
plus complète, c'est au moyen d'institutions de crédit à la fois larges et
prudentes , que l'on peut arriver à un résultat favorable, et non par les
dispositions restrictives, limitatives du taux de l'intérêt.
Il est un point qui m'a arrêté longtemps , sur lequel j'ai eu besoin de
beaucoup réfléchir pour me décider : ce point, c'est celui de la concur-
rence en matière de prêts, que je viens de mentionner.
Je le reconnais , cette concurrence ne s'exerce pas toujours , lorsqu'il
s'agit de prêts , d'une manière aussi complète que pour les autres inté-
rêts économiques, pour les autres transactions du marché. Alors qu'il
s'agit d'un prêt contracté dans des circonstances difficiles , au lieu de
rechercher le grand jour, d'aborder le marché des capitaux, souvent
l'emprunteur se cache ; d'autres fois il ne peut s'adresser au prêteur que
dans le voisinage, dans un rayon restreint, et la solvabilité qu'il pré-
sente est douteuse , le recouvrement apparaît hypothétique et difficile ;
le contrat est passé alors à des conditions qui semblent excessives. Ce
contrat n'entre pas dans le cercle général des transactions, sur lesquelles
la concurrence la plus complète exerce son empire en limitant les prix,
et en arrivant à déterminer avec une grande précison l'évaluation des
objet. Cela m'a fait hésiter.
Mais je me suis demandé si, dans l'intérêt même des progrès de cette
concurrence , de cette compétition si désirable de la part des prêteurs,
la loi ne devait pas être modifiée. Je me suis demandé si l'effet direct
de la loi , telle qu'elle existe aujourd'hui , avec ses fixations absolues et
aveugles , en ce qui coucerne la limitation du taux de l'intérêt pour
toutes les transactions, si l'effet direct de cette loi n'était pas justement
d'écai'ter la concurrence au lieu de la provoquer, et de livrer en quel-
que sorte à la merci du créancier avide, dépouillé de tout scrupule,
celui qui a besoin de contracter un emprunt.
La question des risques doit jouer un très-grand rôle dans l'apprécia-
tion des éléments du prêt ; la question de responsabilité individuelle et
ra])préciation que le créancier peut faire de la personne, de la moralité,
de l'exactitude de son futur débiteur, doivent exercer une très-grande
influence sur la fixation du taux de l'intérêt , sans que la morale y entre
pour rien, sans qu'elle soit le moins du monde offensée. Si l'on jette sur
des opérations parfaitement légitimes un mauvais reflet, si l'on fait hé-
siter la conscience , les hommes honnêtes se diront : « Du moment où
c'est une chose (}uc la loi interdit , à aucun prix nous ne voulons nous
mèlcM' (le pièbi qui ne peuvent être laits qu'en dehors de la limitation de
I/KNOUftTK SUR I/INTKRKT DE I/ARr;KNT, 229
la loi, » D'aulrcs scroiil moins scrupuleux , cl c'est ;\ c(mi\ -là qu'on li-
vrera les empruïileurs. Le remède vdritable au mal dont on se plaint
consiste dans une concurrence plus active , dans une compétition plus
éveillée de la part de ceux (pii ont des capitaux disponibles, et ce remède
(lisj)araît coniplélement par rotret de la loi elle-même , qui va contre le
but (pi'elle poursuit, et qui, loin de diminuer le mal, l'aggrave.
Voilà , sur ce j)oint essentiel de la concurrence, la conclusion à la-
quelle on se trouve nécessairement amené.
Il ne faut pas confondre le vœu de la loi avec la possibilité légale. La
loi a désiré prévenir des abus réels; il ne lui a pas été possible de les
atteindre ; c'est même souvent la loi qui devient, pour des esprits que
Je ne crois pas prévenus, complice de la diminution de l'offre ou de la
disparition des capitaux; c'est elle qui, dans de nombreuses circon-
stances, est la cause première des embarras où se trouve l'emprunteur.
Ce point de vue me tient fort à cœur ; mais, si M. le président trouvait
que je suis trop long dans les explications que je donne, je le prierais de
me le dire.
M. LE Président. Pas du tout , Monsieur! nous vous écoutons avec
beaucoup d'intérêt.
M. WoLowsKi. Ce point de vue , dis-je , me tient fort à cœur. Je me
suis demandé si réellement il pouvait y avoir dans les dispositions res-
trictives de la loi quelque chose qui aidât l'emprunteur, et j'ai précisé-
ment trouvé le contraire.
Quant à la question de moralité , dont , je le répète , je me préoccupe
très-fort, je me suis demandé si , en envisageant les choses d'un autre
côté, la loi ne favorisait pas une immoralité véritable delà part de l'em-
prunteur ; c'est-à-dire si, dans ses dispositions rigides, mathématiques,
qui ne tiennent point compte des intentions, qui frappent mécaniquement
l'homme qui prête au delà d'un certain taux d'intérêt, comme s'il com-
mettait une contravention , il n'y avait pas une singulière manière de
favoriser la mauvaise foi de l'emprunteur. Celui-ci n'est pas toujours à
l'abri de tout reproche. L'emprunteur est homme tout aussi bien que le
prêteur, et il peut tout aussi bien commettre un délit que le prêteur lui-
même. Est-ce qu'il y aurait quelque chose de bien moral à ce qu'un
homme, poussé par une nécessité pressante ou par un intérêt puissant,
ayant devant lui une entreprise dans laquelle il espère recueillir de
grands résultats , se présentât chez un capitaliste , obtînt de celui-ci la
faveur d'un prêt, à un intérêt qui dépasserait le taux légal, en raison
des dangers réels de la situation qui apparaîtraient au prêteur et qui
seraient reconnus par l'emprunteur lui-même, est-ce qu'il y aurait, dis-
je, quelque chose de bien moral à ce que cet homme, après avoir profité
du prêt, vînt ensuite actionner, en le dénonçant devant les tribunaux,
celui qui lui aurait tendu la main, celui qui , cédant à ses sollicitations,
lui aurait rendu service?
Je n'ai pas eu une longue expérience, une longue pratique du palais;
après m'être livré à l'étude des lois, j'ai été fort peu de temps avocat ; ce
230 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
n'est donc qu'avec une extrême hésitation que je rappelle ici mes
souvenirs personnels. Cependant il m'est arrivé plus d'une fois de voir
des affaires analogues h celles dont je vous entretiens en ce moment sous
forme d'hypothèse. Un de mes anciens confrères et amis, dont le nom
vous est certainement connu, M. Bertin, rédacteur en chef du Droit
et l'un des plus honorables avocats du barreau de Paris, a raconté un fait
dont il avait une connaissance directe , un fait qui m'a laissé une pro-
fonde impression dans l'esprit.
Il a connu un individu tombé deux fois en faillite ; c'était un esprit
entreprenant, audacieux, un de ces hommes à projets contre lesquels
Adam Smith a épuisé ses rigueurs. Cet individu se présenta chez une
personne qui avait des capitaux disponibles , il demanda à emprunter
une certaine somme en offrant de payer 50 0/0. Ne le perdez pas de vue.
Messieurs, l'emprunteur dont il est ici question avait déjà fait deux fois
faillite : il ne trouvait de crédit nulle part, le prêt qu'on pouvait lui con-
sentir ne devait être fait qu'à la grosse et à la très-grosse aventure. Du
reste, il sollicitait ce prêt comme un bienfait, en disant : «Je ne vous
prends pas en traître , il est possible que votre capital soit perdu ; je
veux courir une chance , voulez-vous la partager avec moi , en me prê-
tant votre argent à 50 0/0 ? » Le prêt fut consenti et la somme livrée dans
ces conditions.
Le commerçant, au lieu de faire une troisième faillite, remit tellement
ses affaires, qu'il acquit, au moyen de la somme qui lui avait été prêtée,
une fortune de deux millions , en peu de temps. Le capitaliste qui lui
avait prêté cette somme mourut en laissant sa famille dans la détresse ;
et les enfants de cet horrible usurier, sur lequel on épuiserait tout le
vocabulaire des malédictions , les enfants de ce misérable qui prêtait à
50 0/0, ont reçu, de la part de celui qui avait emprunté à leur père à de
si gros intérêts, une pension de 2,000 francs qu'il leur a servie avec re-
connaissance, et qui a été pour eux une véritable planche de salut.
Des faits analogues, surtout dans une société comme celle au milieu
de laquelle nous vivons , ne sont pas , croyez-le bien , de rares excep-
tions. Certes , ils ne se présentent pas fréquemment dans la mesure
énorme que j'ai signalée , et qui , je le reconnais , est allée jusqu'à l'ex-
trême ; mais ils se rencontrent dans une mesure assez considérable et
en assez grand nombre. C'est cependant contre de tels faits, que la loi
de 1807 dirige ses prévisions dans l'intention de les frapper, sinon de les
rendre impossibles.
C'est peut-être osé, de ma part, alors qu'il s'agit d'une loi existante et
qui doit avoir nos respects tant qu'elle subsiste, que d'en penser ce que
je vais dire ; j'ai la conviction entière que ce qu'il y aurait de plus à
redouter, c'est que la loi de 1807 fût exactement observée ; j'ai la con-
viction que si l'on s'en tenait scrupuleusement aux errements qu'elle
prescrit, que si l'on ne prêtait jamais au delà de 5 0/0 en matière civile
et de 6 0/0 en matière commerciale, le danger serait énorme ; j'ai la con-
viction que les accrocs faits à cette loi n'ont pas toujours été sans utilité.
Il faut bien que le législateur ait eu la même conviction, puisque , tout
l/RNOUfcTK SUR L'IINTI^:i{f;T DK I/AP.GKNr. 231
(Ml laiss.'iMl sul)sist(>r lit loi de. ISOT, il a admis hîs (jisposilioiis purticu-
litNrc^s (|ui cliaiim'Ml coinijU'ItMucuil rappiication (1(^ colliî loi dans des cir-
conslaiicos trôs-i^'ravcs.
lin oflVl, (Ml adoptant la loi {[iii réiçit uctiiollomcnt lu Jiianquc do France,
1(> ltij;islatcur u roconnu qu'il y avait nécessité absolue de déroger à la
rigidité de la règle posée par la législation de 4807. Une fois cette déro-
gation admise on faveur de la Baïuiue de France, on l'a étendue, par
une sorlo d'équité j)rétorienne , à toutes les o[)érations commerciales ;
de sorte que, aujourd'hui , si l'on voulait maintenir la loi de 4807, on
n'aurait plus qu'à on préserver un lambeau , en ce qui concerne pure-
mont la matière civile.
Messieurs, j'abuse de^otre attention, sans doute, mais cette question
est si large....
M. LE Président. Parlez , Monsieur , ce que vous dites est fort inté-
ressant.
M. WoLowsKi. Des arrêts ont été rendus pour déclarer que l'escompte
n'est pas l'intérêt. Je crois qu'on a voilé le caractère naturel de Tés-
compte pour arriver précisément au moyen de faire cadrer les néces-
sités du commerce avec les dispositions rigoureuses de la loi; on a
porté ainsi atteinte aux principes, et je ne suis pas de ceux qui pensent
que c'est une petite affaire que de porter atteinte aux principes. Il faut
modifier une loi qu'on ne peut laisser subsister qu'en ayant recours à
une interprétation hardie.
L'honorable M. Dupin, dans un débat que vous connaissez tous, a sou-
tenu qu'il fallait maintenir les lois relatives à l'usure , alors que l'on
fixait le prix du pain chez le boulanger.
Cet argument a disparu depuis la liberté de la boulangerie, et, si je
voulais tirer une conséquence de ce précédent, je dirais que personne
n'a remarqué qu'il se soit manifesté des dangers bien grands alors que
la liberté de la boulangerie a remplacé les anciens règlements ; nous
devons espérer aussi que le péril ne sera pas bien considérable non
plus, alors que toute fixation de maximum d'intérêt aura disparu de notre
législation.
Messieurs , votre honorable Président et moi nous venons de quitter
une séance de l'Académie des sciences morales et politiques, à laquelle
assistait un de nos illustres confrères étrangers , un homme qui est une
des gloires de ce temps, et l'ami intime de M. Dupin. Je veux parler de
lord Brougham , qui porte si vertement ses quatre-vingt-huit ans. Son
opinion est complètement différente de celle de M. Dupin sur la ques-
tion qui nous occupe, ce qui prouve, au moins, que les jurisconsultes
les plus éminents peuvent n'être pas d'accord en cette matière.
Je ne citerai qu'une phrase prononcée par lord Brougham , à ce
sujet, dans une discussion du Parlement anglais : « Soit au point de vue
commercial, a-t-il dit, soit au point de vue moral, je ne connais rien de
plus mauvais que la législation actuelle sur la limitation du taux de
Fintérêt. »
232 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
On peut donc (Hro un jurisconsulte d'une certaine valeur sans par-
tager, sur ce point, l'opinion ni les scrupules de notre savant pro-
cureur général à la Cour de cassation.
Pourquoi , d'un côté , le législateur de 1807 u-t-il voulu mettre dans
une catégorie distincte tous les prêts d'argent? Pourquoi, d'autre part,
une école , que ni vous ni moi n'avons l'habitude de suivre , pourquoi
l'école socialiste s'est-elle attachée à cette question avec une grande
ténacité, en demandant hardiment le crédit gratuit ^ car elle a voulu dé-
corer d'un titre pompeux une erreur radicale? C'est parce que, de part
et d'autre, on a pensé que l'argent échappait aux lois ordinaires de l'é-
conomie politique; que l'argent devait être soumis à des règles dis-
tinctes; que l'argent n'était point une marchandise; que, par consé-
quent, on ne pouvait lui appliquer les lois qui régissent les transactions,
en ce qui concerne les marchandises, et que le Gouvernement devait
avoir une main mise sur cet instrument général de crédit et de circu-
lation.
Quand je vous aurai répété ce que je crois vous avoir dit en commen-
çant, que je ne regarde pas, moi-même, l'argent comme une marchan-
dise ordinaire , il vous semblera sans doute que je me trouve désarmé
vis-à-vis de ceux qui soutiennent une opinion contraire à la mienne, en
s'appuyant précisément sur cette idée que l'argent n'est pas une mar-
chandise , et que je prête ainsi les mains au maintien de la législation
que je voudrais voir reviser; eh bien, il n'en est rien. En effet, si l'ar-
gent, prix de toutes choses, n'est pas à mes yeux une marchandise
comme une autre ; s'il a des caractères qui le distinguent essentiellement
des autres objets de commerce; s'il a surtout un pouvoir qui lui imprime
une virtualité toute particulière, je veux dire le pouvoir de la libération
obligatoire, qu'aucune marchandise ne possède; s'il doit être tenu pour
un instrument sui generis, cela ne suffit pas pour qu'on prétende que
l'arbitraire du législateur et l'action du gouvernement peuvent jouer ici
un rôle que les intérêts de la société repoussent.
Oui, l'argent est un instrument de la circulation et du crédit. Comme
c'est lui qui résume en quelque sorte tout le mouvement de la produc-
tion et des échanges , on s'est souvent attaqué à lui en le rendant res-
ponsable de beaucoup de méfaits et de maux dont il est innocent. Oui,
c'est un instrument sui g eneris ; mais cet instrument peut être l'objet
d'un contrat de louage, comme tout autre objet. Son caractère distinct
ne le soustrait pas à l'empire de la possession individuelle, ne l'empê-
che pas d'être susceptible de passer de main en main avec toute sa vir-
tualité; au contraire, c'est parce qu'il a cette facilité de se transporter
de main en main et de remplir toujours le même rôle, indépendamment
de la qualité de la personne qui le possède, qu'il est recherché par tout
le monde.
Lorsqu'on emprunte une somme d'argent, ce ne sont pas les disques
d'un métal précieux, frappés d'une effigie qui en certifie la valeur intrin-
sèque, qu'on désire se procurer pour avoir le plaisir de les contempler
ou de les mettre dans sa caisse. Non ; ce qu'on emprunte, c'est l'exprès-
L'ENOUÈTK SUR L'INTKRftT DK L'ARGENT. 233
sioii (1(^ la |)uiss;iiicc inluM-eiilo au cupiLal. El c'est ici (|u('- je ik» saurais
assoz lu'ôtonncr do la mdprise qu'onl commise ceux (jui, loul en recon-
naissant comme parfaitement léi^itime la perception d'une rétribution
conscMitie par un contrat, alors (ju'il s'agit du louai^c do toute sorte de
])roduits, viennent à nier l'empire de la volonté des [)arties, alors qu'il
s'ai2;it do l'argent qui n'est autre chose que la représentation de tous les
pioduils, do l'argent (|ui a l'avantage, |)()ur l'emprunteur, de laissera
celui-ci le choix de tous les objets (ju'il aurait pu emprunter, et qui lui
donne, grilce au pr(Heur, la faculté d'obtenir tout ce qu'il veut dans le
bazar universel dont la société humaine ouvre l'accès.
L'argent est l'instrument à l'aide duquel la puissance d'acquérir se
transmet d'une main dans une autre main, d'un lieu dans un autre lieu,
d'un temps dans un autre temps; c'est cette puissance au moyen de la-
quelle le gage que vous vous êtes procuré se transforme en divers objets
dont vous pourrez tirer parti, que vous accommoderez aux nécessités de
vos affaires, de vos entreprises, que vous choisirez à votre gré.
Et c'est parce que le prêt de toutes choses se fait sous la forme la
plus commode, la plus avantageuse à l'emprunteur, c'est-à-dire sous la
forme du prêt d'une somme d'argent, que l'on viendrait placer ce prêt
dans une position exceptionnelle et inférieure , relativement à tous les
autres !....
Pourquoi donc serait-il regardé comme lésé celui qui a tous les avan-
tages de son côté, celui qui, au lieu de ne recevoir du prêteur qu'un pro-
duit déterminé , se trouve mis en position de choisir tous les produits
qu'il voudra, ou tous les moyens de production dont il pourra avoir be-
soin dans des entreprises qui doubleront peut-être , grâce à ce ferment
fécond, les bénéfices qu'il désire se procurer?
L'argent n'est pas autre chose ; c'est l'instrument de la puissance
d'acquisition qu'il fait passer en d'autres mains quand le prêt le met à
la disposition de l'emprunteur.
L'argent n'est pas une marchandise comme une autre, ai-je dit, et je
le maintiens. L'argent, introduit dans les relations humaines, a effectué
une des plus grandes révolutions économiques : il a transformé le troc,
l'échange en contrat de vente, et en déterminant le ]jWa; des choses, il a
permis d'estimer à leur juste valeur tous les produits échangés et tous
les services rendus.
Avant que l'argent eût été admis comme mesure commune [comnmnis
rerummensura)^ avant qu'il eût fourni un point de repère pour tous les
produits, en permettant de les estimer, de les comparer entre eux, les
rapports entre les hommes manquaient d'une langue commune, qui
servît à les préciser. Nous n'avons pas besoin de plonger les regards
bien loin dans le passé pour nous rendre compte de cette situation ; si
nous étudions ce qui se passe au milieu de civilisations peu avancées,
nous voyons qu'elle existait hier encore en Europe ; les sociétés étaient
livrées à ce que les économistes allemands, notamment l'un d'entre eux
que j'estime fort, M. Roscher, ont appelé l'économie naturelle, c'est-à-
dire à un simple échange de services rendus contre un certain abandon
234 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de fruits, sans que celui qui abandonnait les fruits ou celui qui les rece-
vait pût savoir s'il était convenablement et justement rémunéré. Ainsi,
avant l'émancipation des serfs en Russie, on ne savait qui était sacrifié
du propriétaire ou du paysan. Certains travaux étaient récompensés par
l'abandon de portions do terrains ; mais il était difficile de déterminer
si le travail accompli avait plus ou moins de valeur que le terrain cédé
en rémunération.
Tant que la monnaie n'a pas mesuré le service rendu et l'objet donné
en échange, l'incertitude règne dans tous les esprits. C'est en estimant
instantanément tous les produits, tous les services, que la monnaie est
devenue la machine la plus puissante et la plus féconde des sociétés mo-
dernes : c'est grâce à elle que le travail a pu réaliser les magnifiques
résultats qui nous étonnent, et qu'il a été possible, en comparant la va-
leur de ces résultats aux efforts qu'ils avaient coûtés aux travailleurs di-
vers qui y avaient concouru, d'assurer à ceux-ci une récompense adé-
quate. C'est la monnaie qui seule peut atteindre ce résultat. Elle mesure
la valeur; elle fournit en môme temps le gage de la tradition future des
choses qu'elle représente , non pas comme un signe arbitraire , mais
comme possédant elle-même une valeur intrinsèque , sans laquelle elle
serait impuissante pour remplir cet office. Car si le poids ne peut être
mesuré que par le poids , la imleur ne peut être mesurée que par une
valeur.
Il n'y a dans la monnaie rien de fictif, ni de chimérique; celui qui la
prête livre, sous cette forme universelle, non pas seulement tel produit,
telle denrée, tel instrument, telle machine, mais tous les produits, tou-
tes les denrées, tous les instruments, toutes les machines, offerts en
échange. La facilité qu'elle procure de transmettre et de conserver la
libre disposition de toute chose qu'elle représente, communique un
avantage hors ligne, rend un service éminent, qui méritent récompense.
Il faut donc que celui qui abandonne temporairement une somme
d'argent pour en faire profiter autrui, soit justement rémunéré; il le
sera, quel que soit le taux d'intérêt qu'il prélève, pourvu, bien entendu,
que le contrat ne soit entaché ni de violence, ni de fraude, ni d'extorsion,
circonstances qui sont toutes en dehors de la limitation du taux de
l'intérêt.
Lorsque j'étudie une question, j'ai l'habitude de lire, avant tout, ce
qui a été écrit dans un sens contraire à l'opinion vers laquelle je penche.
La plupart des hommes qui ont approfondi cette naatière, sans partager
les vues émises par les économistes, reconnaissent qu'il est mauvais de
déterminer d'une manière fixe, mécanique, et pour ainsi dire aveugle,
le taux de l'intérêt. L'usure véritable se reconnaît à d'autres signes qu'au
prélèvement d'un intérêt au-dessus du taux légal ; l'usure est un délit
moral qui ne peut être matérialisé par le législateur dans le chiffre in-
variable de la perception des intérêts de la part de celui qui abandonne
pour un temps l'usage de son capital.
Je me pernaettrai de recommander à votre attention le meilleur ou-
vrage en ce sens, l'ouvrage le plus complet, celui dans lequel les rai-
L'ENOUÉTE SUR L'INTKRKT DE L'ARGENT. 235
sons contro la siipprossion (Jos lois sur l'usure ont ôLo (îmisos îivec lo
plus do lalont et d'éneri^io : je veux parler d'un livre dû h la plume d'un
magistrat autrichien, M. Rizy, de Vienne, et qui porte pour titre:
Ueber Zinstaxen und Wuchergcsetze.
M. Rizy est d'avis que l'usure existe, que ce n'est point un délit chi-
mérique et (ju'il faut la réprimer; mais il n'approuve pas les réglemen-
tations actuelles concernant la limitation législative du taux des intérêts.
Ainsi donc, pour me résumer sur ce point, l'argent est l'instrument
de la tradition do la puissance d'acquérir ; il donne à celui qui l'obtient
par voie d'emprunt la faculté de choisir les produits ou les instruments
de production dont il a besoin ; il le place ainsi dans la meilleure des
positions, et ce n'est pas là un titre pour qu'on veuille affranchir l'em-
prunteur d'une redevance d'intérêt librement consentie, ou pour exiger
qu'il obtienne cette puissance sans se soumettre h de justes conditions
de rémunération envers le préteur, conditions variables, suivant les
circonstances très-diverses que le législateur ne peut pas connaître, et
qu'il peut encore moins prévoir d'une manière fixe.
J'ai dit que l'argent n'était pas une marchandise comme une autre;
aussi n'est-ce pas pour le mettre purement et simplement dans la
catégorie des autres marchandises que je réclame la modification de la
loi de 1807 ; c'est parce qu'à mes yeux il est, comme tout autre pro-
duit ou instrument, susceptible d'un louage librement débattu.
Quand la loi a admis la légitimité du prêt à intérêt, elle a peut-être
commis une erreur en ne plaçant pas les dispositions nouvelles sous le
titre du a louage,» au lieu de ranger un contrat à titre onéreux, à côté
du mutuum^ du prêt de bienfaisance dont la gratuité forme le caractère
essentiel.
Le deuxième membre de la première question porte : «L'argent doit-il
être considéré comme une marchandise ordinaire ? »
J'ai déjà dit que l'argent, entendu dans le sens d'une somme de mon-
naie^ objet du prêt, ne paraissait pas être une marchandise ordinaire,
car il l'emporte sur toute autre marchandise, alors qu'il n'est pas seu-
lement contrôlé par l'autorité, qui le marque d'une empreinte, après avoir
vérifié la composition intrinsèque de chaque disque de métal, mais en-
core qu'il obtient seul le pouvoir de libérer de tout engagement, de ré-
soudre toute convention, Il possède à la fois les deux qualités : celle de
valeur^ par le métal précieux dont il garantit la tradition en quotité dé-
terminée, et celle d'instrument légal de libération. Cette supériorité na-
turelle de l'argent en rend la possession plus précieuse, et imprime par
conséquent au louage de cet instrument une plus grande utilité.
Oui, en dehors du pays où la monnaie a été frappée, l'argent perd ce
caractère de libération obligatoire, ce caractère d'instrument de toutes
les transactions ; il n'apparaît plus que sous la forme de lingot divisé
en découpures diverses, mais n'ayant plus que le caractère ordinaire
d'une marchandise. Le terme argent présente un double sens qui peut
çiiviser quelque embarras de langage
236 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. Lacaze. Money^ comme disent les Anglais.
M. WoLowsKi. Oui. Les mdtaux précieux sont des marchandises ordi-
naires, l'or et l'argent monnayés ne le sont pas, du moins d'une façon
identique. Il n'y a plus de confusion possible en présence de cette dis-
tinction bien comprise. De là vient la différence établie par le Code civil
quant aux dispositions qui régissent le prêt d'argent (art. 1895 du Code
civil) et le prêt fait en lingots (art. 489G et 1897).
Les conditions de la valeur, dépouillée du privilège spécial de la puis-
sance libératoire, reprennent tout leur empire dans le commerce interna-
tional ; aussi le change ne tient-il compte que du métal fin contenu dans
la monnaie. En dehors de la frontière du pays auquel celle-ci appar-
tient, elle reprend le caractère pur et simple d'une marchandise. Mais,
en ce qui concerne la question du prêt à intérêt, il est difficile de com-
prendre pourquoi le louage de ce qui est à la fois gage de la valeur et in-
strument légal de libération (la somme de monnaie) serait placé dans une
condition plus restreinte que le louage de ce qui n'est que le gage (une
quotité de métal précieux) ; pourquoi on imposerait une loi plus étroite
à la jouissance, temporairement transmise, du produit universel, qu'à
cette même jouissance d'un produit spécial.
Le prêteur, en avançant une somme de monnaie, livre sous cette forme
le capital; avec le signe du pouvoir d'acquérir, il livre l'instrument de
ce pouvoir. Les étranges attaques dirigées contre la prétendue tyrannie
du capital, et contre la royauté usurpée de l'or et de l'argent, ne tiennent
qu'à des idées fausses et incomplètes sur la nature du capital et sur la
nature de la monnaie. Ce dont on se plaint en réalité, c'est de ce que le
capital ne se rencontre point en plus grande abondance ; car on ne veut
point le détruire, mais en user à volonté. On ne demande pas la mort
du pécheur, on désire, au contraire, arriver à le posséder sans peine.
L'argent, qui est la traduction tangible et l'expression commune du ca-
pital, partage le même sort et dans la même mesure. On oublie la fonc-
tion à laquelle il est appelé, et l'on voudrait lui faire violence, parce
qu'il se refuse. Toutes les exceptions imaginées pour amortir l'application
du droit commun aux conventions librement formées entre les parties,
tiennent à la même erreur fondamentale : crédit gratuit, papier-monnaie,
haine du capital, limitation du taux de Vintèrêt, no sont que les divers
symptômes de la même maladie, dont les saines notions d'économie po-
litique, plus généralement répandues, parviendront à avoir raison.
2* Question. La deuxième question est celle-ci :
« Quelle a été, dans les pays étrangers connus des témoins consultés,
l'influence des lois qui ont affranchi les prêts de toute limitation d'in-
térêt ? »
Je puis vous dire tout d'abord que je ne connais aucun pays où la
suppression de la limitation du taux de l'intérêt ait produit de mauvais
résultats.
Il ne faut pas confondre ce qui s'est passé au commencement de ce
siècle avec ce qui se passe aujourd'hui, alors que les circonstances éco-
L'ENUUKTK S(JK L'INTÉKKT DE L'AlUiKJNT. 237
nomi(|iics ont coinplétemonl cluingc). On a mis sur le compte de la sup-
pression (lo la limitation du taux d'intérôt beaucoup d'abus qui tenaient
à riiicertitude ii;énérale des affaires, soit en France, soit en d'autres
pays. Le mal est venu surtout de ce (pie les métaux précieux avaient
cessé d'être la base solide de la circulation. Les assignats, le papier-
monnaie sous toutes les formes, avaient envahi le marché en amenant
la brusque fluctuation des prix. L'or et l'argent démonétisés furent dé-
clarés une marrliandise, non pas dans le sens de l'autorisation de les
l)rètcr moyennant intérêt, — la loi de 1789 avait déjà détruit sur ce
point l'ancienne interdiction, — mais dans le sens du prix débattu, pour
l'échange, et de la. puissance libératoire^ enlevée au numéraire métallique.
En réalité, l'émission des assignats et toute la législation révolutionnaire
n'ont jamais influé ni porté sur le taux de l'intérêt, et M. Troplong a
parfaitement raison quand il dit qu'aucune loi n'avait supprimé sous la
Révolution les dispositions limitatives du taux de l'intérêt.
3Iais je neveux pas entrer dans l'étude de cette question, qui deman-
derait un examen assez étendu.
Pour en revenir à la question posée, je répète que, dans les divers
pays où la limitation du taux de l'intérêt a été rayée des Godes, il ne
s'est pas produit de mauvais résultats.
Je ne prétends point, parce que je veux rester dans les limites strictes
de la vérité la plus entière, telle qu'elle m'apparaît, je ne prétends pas
que, partout^ la suppression de la limitation de l'intérêt ait changé la
situation économique de la société d'une manière merveilleuse ; que
cette mesure soit une baguette magique, à l'aide de laquelle la richesse
vienne se répandre sur tous; mais elle a levé des obstacles sérieux, elle
a fait revenir à une appréciation plus équitable des conventions, elle a
eff'acé une sujétion, tout au moins inutile, quand elle n'est pas périlleuse,
imposée à l'action libre de l'homme. Divers pays en ont profité dans
une mesure plus ou moins grande. Si, dans quelques-uns, elle n'a eu
que peu d'influence en bien, je n'en connais pas où elle ait exercé une
influence en mal.
Je crois que c'est ici le lieu, car il n'y a pas de question spéciale
posée à cet égard, d'indiquer les pays où la suppression de la limitation
du taux de l'intérêt a été prononcée, et les résultats recueillis dans ces
mêmes pays.
Le premier pays qui se présente à nos regards, c'est l'Angleterre.
L'Angleterre est l'État le plus considérable par ses richesses et par
l'activité de la production, celui dans lequel la question relative au taux
de l'intérêt a pu jouer, quant à la solution qui lui a été donnée, le rôle le
plus important. On y a procédé pas à pas, avec mesure ; on n'a pas fait
de révolution; quant au taux de l'intérêt, on a voulu essayer, et c'est
justement en s'appuyant sur les résultats que les essais partiels avaient
donné, et qui ont été reconnus avantageux, qu'on est arrivé à la liberté
absolue.
Dans la question cotée 7 au § 2 du Ouestionnaire que j'ai devant les
yeux, il s'est glissé une légère inexactitude typographique par suite
238 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de l'omission des mots : avant 1854. Cette question est ainsi formulée :
« i^ aurait-il lieu de distinguer^ comme là législation anglaise sous ce rap-
port, » c'esl-à-dire sous le rapport de l'élévation du taux de l'intérêt
àiitoi'isé, ou de la suppression de tout maximum d'intérêt, « lé prêt hypo-
thécaire et le prêt non hypothécaire ?
En efîet, la loi sur l'abolition du taux de l'intérêt, en Angleterrrè, est
absolue depuis le iO août 1854 ; la faible limitation qui avait subsisté
jusque-là, quant aux prêts inférieurs à 10 livres sterling (2B0 fi'ancs) et
quant au prêt hyl)Othécaire, a été effacée par Vact^ voté il y a dix ans.
M. DuvERGiER. Il y a encore une limitation pour ce qui concerne les
paivn-hrokers.
M. WoLOwsKi. Ce sont là des dispositions particulières, des disposi-
tions de police relatives au prêt sur gage, qui se distingue du prêt
civil et du prêt commercial ; ces derniers sont entièrement libres ert
Angleterre depuis dii ans.
La législation anglaise a été remaniée à diverses reprises depuis trente
ans, toujours dans un sens progressif vers la liberté. C'est d'abord dans
une loi relative à la Banque, qu'on a autorisé un taux supérieur au
taux légal, pour les billets d'une échéance de trois mois sèuletnent.
Cette première loi date de 1833.
En 1837, on a étendu cette faculté aux billets à douze mois.
En 1839, — car la législation 8^nglaise ne procède point d'ensemble,
elle est sur une sorte de métier continu, elle ne se fait pas tout d'une pièce
comme chez nous, elle se modifie à intervalles rapprochés ; — en 1839,
la loi a étendu la suppression du taux maximum de l'intérêt à toutes les
négociations, excepté aux prêts hypothécaires et aux prêts inférieurs
à 10 livres sterling. Enfin cette suppression est devenue absolue à partir
de 1854.
Il y a eu des opposants à ces mesures successives ; il y a eu des
hommes très-consciencieux qui, dans les enquêtes ouvertes par le Parle-
ment, manifestaient des craintes au sujet des innovations que l'on pro-
posait ; personne ne regrette aujourd'hui la réforme accomplie, pas plus
en matière commerciale qu'en matière civile.
Du reste, c'est ainsi que les choses se sont passées, en Angleterre,
pour le Free trade : beaucoup d'hommes qui combattaient, il y a peu
d'années encore, la liberté commerciale, sont aujourd'hui parfaitement
convertis aux lois qui ont opéré la grande révolution économique ac-
complie en cette matière.
Pour passer de l'infiniment grand à l'infiniment petit, je rencontre
dans un pays placé sur la lisière de la France le monument le plus récent
de la législation étrangère : le canton de Bàle-Ville a supprimé toutes
les lois relatives à l'usure au mois de mai 1864.
La loi nouvelle de Bàle-Yille est très-brève, elle est conçue en trois
lignes que voici :
« Le grand conseil décide la suppression de toutes les lois en matière
I/KNOLIsTl!) SUR L'INTÉRKT M L'ARGENT. 2^^
(l'usuro, conuiu' conlijiin^s i\ l'opinion uctuello et iiux iritërôts VëHtablos
du coininiMcc. »
Voilà loiii (0 ({uc (lil. ccUp loi ([iii constitue le monument le plus
rôconi (le la h'i^islation europdonne en cette matière.
Une xillc do commerce des plus importantes^ Francfort-sUr-lR-Mttih,
a ciiahMnoiil aholi les lois limitai ives du taux de l'intt^rct, depuis le
'iféNrior I8lii. La même supi)rossion a ëlé prononcée dans le duché
(rOldenbourg par la loi du 18 juin 1858, et dans le duché de Baxe-
(^obourg par la loi du 10 février 1800, sauf la défense de prendre les
intérêts des intérêts, ainsi (jue de les su[)puter au delà d'une somme
égale au capital.
La ville de Brème est entrée dans la môme voie par une loi du 27 dé-
cembre 1858 ; mais, en cas d'ordre ouvert, la coUocation des créanciers
n'a lieu que pour les intérêts légaux.
Antérieurement, des lois nombreuses avaient été rendues dans le
même sens, c'est-à-dire des lois qui avaient prononcé la suppression
pliis ou moins absolue de la limitation du taux de l'intérêt, sans
accompagner cette suppression d'une modification de la législation
pénale.
J'insisterai tout à l'heure sur ce point, car un de messieurs les con-
seillers m'a paru penser que ce serait la partie de mes explications qui
serait la plus intéressante pour la Commission.
M. LàcAze. La partie là plus intéressante, bar tout ce que vous dites
mérite l'intérêt de la Commission.
M. WoLowsKi. Je demande pardon à la Commission de la longueur
de ma déposition
M. LE Président. Elle est très-intéressahte dàris toutes ses parties,
et nous vous prions de la continuer.
M. WoLOWSKi. Ce n'est pas seulement en Angleterre et à Bàle- Ville,
et dans d'autres pays européens , dont je vais parler tout à l'heure^
c'est aussi en Amérique, au Pérou et au Chili, qu'on éprouve d'excel-
lents résultats de la suppression de la limitation du taux de l'intérêt.
Au Pérou, — j'ai lu ce renseignement, ce matin même, dans la cin-
quième édition de l'ouvrage de M. Roscher, qui tient ses lecteurs au
courant de tous les faits législatifs des deux hémisphères, — au Pérou,
l'intérêt de l'argent s'élevait jusqu'à 50 0/0 avant la suppression des
lois sur l'usure ; la liberté a fait tomber ce taux à 24 0/0, et aujourd'hui
il n'est plus que de 12 0/0.
M. Lagaze. Comment l l'intérêt légal était de 50 0/0 au Pérou ?
M. WoLovvsKi. Non, Monsieur. C'était précisément la limitation légale
qui faisait quelquefois monter l'intérêt jusqu'à 50 0/0. Suivant l'expres-
sion de Montesquieu, on payait, au Pérou, les peines de la loi.
M. Lacazk. Quel était le taux légal au Pérou ?
240 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. WoLowsKi. II était, je crois, de 8 ou 10 0/0. Mais le taux de l'intérêt
avait été, de fait, porté jusqu'à 50 0/0 à cause des menaces de la loi
contre ce qu'elle appelait des intérêts usuraires.
Au Chili, sous l'empire d'une législation qui limitait le taux de l'in-
térêt à 6 0/0, ce taux était monté à 2 et à 3 0/0 par mois. Après l'abro-
gation de la loi limitative, le taux de l'intérêt est tombé à 1 1/2 et
1 1/4 0/0 par mois. Aujourd'hui, le taux courant moyen est de 8 0/0
par an.
Revenons aux pays d'Europe, et mentionnons quelques résultats plus
ou moins favorables, obtenus à la suite de la suppression de la limitation
du taux d'intérêt.
En Espagne, l'abrogation de la limitation du taux d'intérêt n'a pas
produit de mauvais résultats.
Dans plusieurs États d'Allemagne, cette suppression a été prononcée ;
ce sont de petits États, mais leur exemple gagne.
Il y a deux groupes dans lesquels on peut ranger les différents pays
de la Confédération germanique.
Dans le premier, se trouvent les États qui ont abrogé la loi relative
à la limitation du taux de l'intérêt en matière commerciale, en la main-
tenant fixée à 6 0/0 en matière civile, avec une disposition qui serait
assez difficilement acceptée chez nous, et qui témoigne des mœurs un
peu patriarcales de ces pays : c'est qu'en dehors des cas où l'on peut
emprunter au-dessus de 6 0/0, il faut avoir la permission spéciale de
l'autorité.
Dans le second, se trouvent les États où la limitation est supprimée
d'une manière absolue en matière civile et commerciale et dans lesquels,
à l'aide des dispositions de la loi pénale, fortifiées des peines qu'elle
édicté contre le dol, la fraude et l'extorsion, on a essayé de frapper au
cœur ce qui est l'usure véritable, indépendamment du taux de l'intérêt,
c'est-à-dire l'abus des relations entre l'homme qui possède un certain
capital et le malheureux qui est à sa merci et dont il essaye de tirer
un bénéfice énorme, sans se laisser arrêter par aucune considération
de pitié.
C'est là le but que les législateurs allemands ont poursuivi. Ce but
est-il atteint dans la pratique? Je n'oserais l'affirmer. Il faut laisser
faire le temps ; il y aurait quelque témérité à se prononcer d'avance sur
les résultats.
Pour mon compte, c'est dans cette direction que je préférerais voir le
législateur français s'engager. Je ne me dissimule pas les difficultés de
l'entreprise, ni ce qu'elle a de délicat, mais enfin, s'il y a un essai à
tenter pour réprimer l'usure véritable, c'est de ce côté ; on ne pourra
qu'échouer si l'on persiste, par suite d'une confiance mal fondée, dans
des règles dont l'inefficacité et les mauvaises conséquences nous ont
été démontrées par l'expérience accomplie sous nos yeux.
M. LE Président. Voulez-vous nous indiquer les États allemands aux-
quels vous faites allusion, et citer les textes de leurs législations?
f
L'ENQUÊTE SUR L'INTÉRÊT DE L'ARGENT. 241
M. WoLOWSKi. Dos États nombreux ont, suivant l'expression employée
par I\I. Kizy, séj)arë la notion de Vusure imnismhle de la fixation d'une
taxe (le l'inlérèt « en répondant aux seules tendances admises par la
science moderne.» Telles sont les dispositions des lois pénales du duché
de Bade (() mars 1845) , du grand-duché de Saxe-Weimar-Eisenach
(!20 mars 1850) , de la principauté de Schwarzbourg-Sondershausen
(15 mars 1850), de la principauté de Schwarzbourg-Rudolstadt (!26 avril
1850), du duché d'Anthalt-Dessau (28 mai 1850) , du duché d'Anthalt-
Koethen (môme date), du duché de Saxe Meiningen (25 juin 1850) , du
duché (le Saxe-Cobourg-Gotha (29 novembre 1850), de la principauté de
Reuss (14 avril 1852) , du royaume de Prusse (14 avril 1851) , du duché
d'Anthalt-Bernbourg (22 janvier 1852), de la principauté de Waldeck et
Pyrmont(15mai 1855).
Le caractère de ces lois se trouve le mieux mis en saillie dans le Code
de Saxe-Weimar-Eisenach : celui qui exploite un état notoire de dé-
tresse ou de légèreté d'esprit (Leichtsinn) de l'emprunteur, pour se
faire consentir, par suite d'un prêt ou de toute autre convention , un
intérêt supérieur au taux légal , ou d'autres avantages qui dépassent
cette mesure, doit être puni d'une amende qui ne saurait être inférieure
au double, ni supérieure au décuple de l'avantage ainsi stipulé. — La
somme prêtée ne saurait être confisquée. — Le taux légal est de 6 0/0
par an (art. 286). — L'article 287 poursuit l'application du même prin-
cipe, au cas où ces stipulations s'appliquent au retard apporté dans le
remboursement, et l'article 288 frappe de la même peine tout mode dé-
tourné, employé pour voiler cette perception. Si le débiteur a été trompé,
de manière à ne pas connaître le montant véritable de l'intérêt exigé,
ou les autres conditions imposées pour voiler la portée réelle du con-
trat, les peines ordinaires en matière de fraude se trouvent toujours ap-
plicables.
La nouvelle législation allemande, en fait d'usure, est conçue d'après
l'idée générale suivante :
lo L'action en justice est refusée pour tous intérêts qui excèdent le
taux légal ;
2o La pénalité n'atteint pas que les entreprises cupides à l'égard des-
quelles il est possible de constater une extorsion coupable, exercée vis-
à-vis du débiteur.
Déjà des lois pénales antérieures avaient nettement accusé la môme
tendance : Bavière , 16 mai 1813 ; Holstein-Oldenbourg , 10 septembre
1814; Wurtemberg, 1" mars 1839 ; Brunswick, 10 juillet 1840 ; princi-
pauté Lippe-Detmold, 18 juillet 1843; Hanovre, 8 août 1840; Saxe-Al-
tenbourg, 9 mai 1841 ; Hesse, 17 septembre 1841. — Tous ces codes vi-
sent à affranchir de l'idée de criminalité la simple perception d'un in-
térêt supérieur au taux légal, en limitant le délit, Vusuraria pravitas, a
une culpabilité morale , indépendante de la transgression de la taxe.
Nous citerons ici les dispositions admises dans le Wurtemberg : la per-
ception d'un intérêt supérieur au taux légal n'entraîne que les suites
{)révues par le droit civil ou les lois de police , excepté quand le prê-
2e SÉRIE. T. XLV. — 15 février 1805. 16
242 JOURNAL DES ÉCONO.^llSTES.
leur, dans le but do tromper l'emprunteur, a déguisé le taux véritable-
ment stipulé. Dans ce cas s'appliquent les peines portées contre la
fraude. — Les prescriptions relatives au taux légal no s'appliquent point
aux prêts contractés par les personnes qui ont le droit de souscrire des
lettres de change (Wechselfahigkeit), aux prêts des communes, aux prêts
autorisés par l'autorité locale, aux emprunts publics, à ceux contractés
par une association soumise à la surveillance de l'État et aux prêts des
monts-de-piété.
La législation belge, qui a été, je crois, communiquée à la Commis-
sion , s'engage dans la même direction que la législation moderne de
l'Allemagne.
En général, le mouvement des esprits est porté vers l'abolition des
taxes limitatives , môme chez les hommes qui reconnaissent le délit
d'usure ; ils croient qu'il y a là un acte punissable que le législateur
doit atteindre , mais ils ne rattachent pas ce délit à la limitation d'une
taxe, ni à la violation de cette limitation.
Les dispositions du Code général de commerce pour les États alle-
mands ont porté une atteinte décisive aux lois limitatives du taux de
l'intérêt. En première ligne vient la faculté d'émettre des lettres de
change, ouverte à tous les citoyens capables de contracter. Comme, en
général-, le prêt, en matière de lettre de change, n'est point assujetti à
la limitation d'intérêt, on échappe par ce moyen au reste des restric-
tions conservées.
Pour en finir avec ce qui concerne l'Allemagne, je rappellerai ici, sur-
tout à titre de curiosité historique , que Josei)h II , avant les lois fran-
çaises de 1789, avait rendu applicable la liberté du taux de l'intérêt en
Autriche. Les circonstances qui marquèrent ces temps difficiles non-
seulement pour la France, mais encore pour le continent européen tout
entier, ont fait revenir sur cette mesure en 1803, comme on l'a écartéeen
France en 1807. Ce n'est donc pas la France qui a pris les devants ni
pour proclamer le principe nouveau, ni pour revenir en arrière.
J'oubliais, je crois, de citer la loi de 1857 qui , sur la proposition du
comte de Cavour, a supprimé les dispositions relatives au taux de l'in-
térêt en Sardaigne, et de rappeler que l'Algérie et les colonies françaises
en sont affranchies. Faudrait-il donc , en maintenant la loi de 1807,
dire : «Vérité au delà de la Méditerranée ou de l'Océan, erreur en deçà?»
3* Question. — Je répondrai qu'il y a des différences entre les mœurs
et la situation économique et politique de la France et celles des autres
pays où la limitation du taux de l'intérêt a été supprimée ; mais ces dif-
férences sont toutes à l'avantage de la France. Les institutions plus li-
bres, l'émancipation plus complète de l'individu , du citoyen , sont de
nature à fournir un argument a fortiori pour la solution de la question
qui nous occupe. Excepté l'Ani^leterre, vis-a-vis de laquelle il y aurait
quelque présomption à vouloir invoquer ces idées de prééminence, exa-
minez les États du continent, et je crois que vous penserez comme moi
qu'il n'y a pas trop d'orgueil à dire que le peuple français se trouve au
L'KNQUKTE SUR L'IiNTÉRKT DE L'ABGENT. 243
moins aussi avancé que les autres ; j)ar conséquent les mesures relatives
à ral)()lilion de la limitation du taux de l'intérêt peuvent se naturaliser
(Ml iM-ance avec [)lus do chances de succès que dans les pays dont je
viens do parler.
4" Question. — .(o crois ({u'il y aurait utilité à fixer un taux léi!;al de
l'intérêt, dans le cas de suppression du maximum. Ce besoin n'est pas
douteux, en cas d'intérêts du retard , ou en l'absence d'une stipulation
précise.
5*^ Question. — Quant à la différence entre le taux légal de l'intérêt
commercial et le taux légal civil, je suis d'avis que le mouvement général
des affaires tend à effacer cette distinction.
Je me bornerai à répondre très-brièvement aux questions spéciales,
et d'abord à celles qui sont relatives à l'intérêt en matière commerciale.
§ Ici". DE l'IiNTÉRÊT en MATIÈRE COMMERCIALE.
Ire Question. — La loi de 1807 n'est pas exécutée en matière commer-
ciale; elle ne peut pas l'être. Les dispositions relatives à la Banque de
France ne permettent pas aujourd'hui de l'appliquer.
11 y aurait ici à faire valoir des considérations très-importantes dans
lesquelles je n'entrerai point. Je signalerai seulement les raisons très-
graves qui militent en faveur de la suppression absolue de la loi de 1807,
au point de vue des nouveaux principes de liberté commerciale qui nous
régissent. Il y a là tout un ordre d'idées dans lesquelles l'heure avancée
ne me permet pas d'entrer et qui probablement ont été développées déjà
devant la Commission.
Je me bornerai à dire que les reproches adressés aux lois relatives à
la Banque de France me semblent tout à fait injustes; ils tiennent à
l'idée erronée qu'on se fait du capital, auquel il faut une liberté entière,
et qu'aucune disposition législative ne parviendra jamais à réglementer.
Il y a longtemps qu'un auteur italien a dit: a le capital est un oiseau ,
on essayera vainement de l'enfermer dans une cage , il saura toujours
l'ouvrir et s'envoler, il ne peut être retenu ou rappelé que par l'appât du
profit.» Vouloir diminuer le profit et vouloir en même temps doter le
pays de ce nerf de la guerre et du commerce , qui est le capital , c'est
une contradiction. Le capital est une force essentielle des États mo-
dernes, le législateur ne doit rien faire qui puisse la diminuer. C'est le
motif qui me faisait dire tout à l'heure qu'il n'y aurait rien de plus fâ-
cheux que l'application exacte delà loi de 1807, parce que le capital s'en
irait ailleurs ; on ne parviendrait pas à le retenir et le pays souffrirait
considérablement.
L'abaissement forcé du taux de l'intérêt est une chimère; ce taux est
réglé par la loi du profit. Vouloir le réduire en exerçant une pression
quelconque, c'est aller contre le but qu'on prétend atteindre. On arri-
vera ainsi à avoir moins de prêteurs, moins d'épargnes , moins de capi-
taux, et à expulser, au profit des étrangers , une partie des forces vives
du pays. Que dire des lois qui risquent de faire le plus de mal, alors
qu'elles sont strictement obéies ?
244 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
2e Question. — A mes yeux, il ne saurait y avoir de distinction entre
le prêt et l'escompte.
3e Question. — L'influence des mesures par lesquelles la Banque élève
son escom])te au-dessus de 6 0/0 ne peut que faire tomber de plus en
plus en désuétude la loi de 1807, En ce qui touche la Banque , la loi de
1857 est favorable, et la sagesse des tribunaux écarte les embarras qui
pourraient se produire dans les autres relations qui ne se trouvent pas
touchées par les lois relatives à la Banque de France.
4^ Question. — Naturellement je me prononcerai pour l'affimative ; il
y a utilité à affranchir de toute limite les prêts et les escomptes en ma-
tière commerciale.
5e Question. — Je repousserais, au contraire, énergiquement la pensée
qui attacherait au taux de l'intérêt de la Banque de France le pouvoir
exorbitant de fixer, en quelque sorte, le caractère délictueux des actions :
cela me paraîtrait monstrueux ; c'est un pouvoir qui ne pourrait pas
être délégué à un conseil d'administration de la Banque, quelque hono-
rable qu'il soit.
Je passe aux questions relatives à l'intérêt en matière civile.
§ 2. DE l'intérêt en matière civile.
Ire Question. — C'est ici que les objections se multiplient, mais je
crois que les limitations ne servent absolument à rien.
J'ai apporté ici un document qui date déjà de près de vingt ans, mais
qui a conservé le même intérêt, car la situation n'est guère changée en
France ; c'est une enquête qui a été faite auprès des conseils généraux,
en 1845, sur les questions relatives au crédit agricole et au crédit
foncier. Le gouvernement a demandé alors aux conseils généraux:
quelle était la situation des choses, si la loi de 1807 était appliquée, et
quel était le taux de l'intérêt dans les diverses transactions passées
dans nos campagnes.
Les réponses sont désolantes. Vous trouverez dans ce document com-
muniqué aux conseils généraux de l'agriculture, des manufactures et
du commerce, dans la session de 1845 et 1846, un passage comme
celui-ci : « 57 départements font connaître que les emprunts n'y peu-
vent être contractés par l'agriculture qu'à un taux toujours supérieur
au taux légal, soit par des conventions usuraires, soit par suite de frais
indispensables. »
Il y a un département, celui de la Creuse, pour lequel la réponse est
ainsi conçue :
«Le taux réel pour les petits emprunts s'élève quelquefois jusqu'à
100 p. 100. ))
J'ap])elle, Messieurs, votre attention sur ce document; il me semble
prouver que le but poursuivi par le législateur de 1807 a été manqué.
2c Question. — L'influence des placements effectués sur les fonds pu-
blics et sur lus valeur» tic bourse acte de rendre la position bien plus
l'knoijkth: sur l'inti-hi-t ni-: i/AHfiKNT. 245
difficile pour io crétlil cixil ; raiiKMil est devenu j)ius rare; pour les pnM.s
civils, |)riU'isém(Mil parce (pi'il u pu se. porter sui- des placements nom-
breux, solides et |)rocuranl des revenus considérables, qui rayonnent ù
présent sur tout le territoire. Les rapports sont devenus faciles, les che-
mins de fer ont mis en contact toutes les populations, et les emplois (m
rentes, en actions et en oblii!;ations françaises et étrangères, sont un
motif pour rendre la révision de la loi actuelle singulièrement urgente.
> Question. — Vous me |)ermettrez de ne répondre qu'à la dernière
partie de cette question; il y aurait peut-être un côté par lequel on
pourrait envisager, comme inspirée par une préoccupation personnelle,
la ré|)onse favorable (pie je ferais sur le premier paragraphe (1). Je suis
convaincu que l'influence exercée par l'établissement du Crédit foncier
a été considérable ; elle ne se traduit pas seulement par les sommes im-
portantes que cet établissement a déjà prêtées, et qui approchent de
700 millions de francs, mais encore par les facilités qu'il a imprimées à
d'autres transactions et par la diminution des exigences pour les prêts
consentis par les voies ordinaires.
Le taux auquel prête le Crédit foncier ne dépasse pas le chiffre
de 6 fr. 05 cent, par an, en y comprenant les frais d'administration et
l'amortissement.
40 Question. — La loi de J.807 est mal exécutée en matière civile. Elle
ne l'est qu'au détriment de l'emprunteur, elle contribue à empirer sa
position.
Se et 6e Questions. — J'ai déjà répondu par avance à ces deux ques-
tions.
7e Question. — En supprimant dans cette question, par le motif pré-
cédemment indiqué, les mots « comme dans la législation anglaise » je
répondrai que je ne crois pas qu'il y ait lieu de distinguer entre le prêt
hypothécaire et le prêt non hypothécaire.
8e Question. — En ce qui concerne la distinction à faire entre le prêt
à court terme et le prêt à long terme, il serait utile d'admettre, comme
on l'a fait en Sardaigne, une disposition que je regarde comme très-
efficace contre l'exagération du taux de l'intérêt, c'est celle qui consacre
la faculté, pour l'emprunteur, de se libérer par anticipation, et de rem-
bourser avant l'échéance, nonobstant toute stipulation contraire, quand
le taux est supérieur à l'intérêt légal. Je crois que c'est la meilleure me-
sure que l'on puisse prendre.
Dans plusieurs États de l'Allemagne, quand le taux stipulé dépasse
(1) Il se rapportait aux résultats obtenus par l'introduction du crédit foncier en
France. On sait que M. Wolowski y a consacré ses efforts depuis 1834 ; auteur de propo-
sitions soumises à l'Assemblée constituante et à l'Assomblée législative, il a été le fonda-
teur du grand établissement qui fonctionne avec un succès de plus en plus considé-
rable.
216 JOURNAL DES ÉCONO)]ISTES.
rinténU légal, le dëbiteur ])(3uL dciioncor lo contrai dw mois en mois,
tandis que le prêteur n'est libre de demander son argent qu'après six
mois révolus,
M. LE Président. Cette mesure, vous en êtes sûr, existe au delà des
Alpes?
M. WoLowsKi. Je le crois, Monsieur le Président : c'est M. de Cavour,
si mes souvenirs sont fidèles, qui l'a fait établir. Du reste, c'est le prin-
cipe appliqué à nos anciennes rentes foncières.
9® Question. — Je n'ai pas besoin do m'expliquer sur cette question.
Le document dont je viens de vous parler y répond d'une manière beau-
coup plus complète que je ne saurais le faire.
M. LE Président. Les notaires que nous avons entendus ne confirment
pas cette appréciation, ou du moins la persistance de l'état de choses
signalé par le document dont nous avons parlé.
M. WoLowsKi. Je crois qu'il y a un élément dont les notaires ne
tiennent pas compte.
M. Lacaze. Les frais?
M. WoLOwsKi. Oui, il y a les frais d'abord ; ensuite il y a les actes
qui restent inconnus, dont on ne se plaint pas, dont ceux qui y sont
intervenus ont intérêt à ne pas se plaindre. Il se passe en cette matière
les faits les plus étranges. D'un côté , les emprunteurs reconnaissent
l'avantage dont les fait profiter le prêt consenti à un taux qui dépasse le
taux légal; d'autre part, l'usure se déguise de mille manières, difficile-
ment saisissables, et s'aggrave par le défaut de concurrence des pré-
teurs, et par le danger des peines de la loi, dont le malheureux débi-
teur doit tenir compte à beaux deniers ou par des sacrifices accessoires.
Je me rappelle, à ce sujet, le discours d'un député de l'Alsace, M. Cas-
sai, mon ancien collègue à l'Assemblée législative, lorsque cette question
y a été discutée en 1850 ; il a donné les renseignements les plus curieux
sur les diverses ruses auxquelles les usuriers, et notamment les juifs al-
saciens, ont recours pour arracher aux malheureux paysans des sacri-
fices qui finissent par les réduire à une situation déplorable ; tel est le
fait d'emmener une vache pour consentir un renouvellement. Cela
n'entre pas dans le taux de l'intérêt; mais cela n'en ruine pas moins le
paysan. Le discours de M. Cassai est rempli d'exemples de ce genre :
il prouve l'inefficacité de la loi actuelle.
10e Question. — J'ai déjà répondu à cette question.
Ile Question. — Je crois qu'en effet il peut y avoir quelque mal à re-
douter durant l'époque de transition ; je ne serai pas assez hardi dans
mes affirmations pour prétendre qu'il n'y aura pas d'abus.
Toutes les choses humaines sont sujettes à des abus ; il faut mesurer
les inconvénients et les avantages. La législation actuelle pèse plus
I/KNOUfiTK SUM i/INTKHlVr DE L'A1U;K,\T. 217
onroro sur los coincnlions coiisifh'Mwhles (nic siii" l(;s pcliU's roiivoii-
lioiis, sur les petits prrls (jiii so l'ont dans nos campai^nes. l'ouï- cnux-là
l'usuro oxisto el existera toujours on ddpit des dispositions d(; la loi.
Pcut-ùtre que des dispositions pénales, distinctes de celles qui sont re-
latives nu (aux de TintércM, pourraient atteindre les véritables usuriers et
en diminuer le nomhre ; mais il ne faut i)as croire qu'ils dis[)araîtront
du jour au lendemain. Je crois qu'il faudra se réjouir si le mal se trouve
amoindri; c'est le seul résultat auquel on doive prétendre.
120 Question. — Le centre qui m'est le mieux connu, c'est Paris, et
je pense qu'à Paris l'opinion s'est prononcée , d'une manière presque
unanime, pour la révision de la loi de 1807. C'est le sentiment des per-
sonnes avec lesquelles je me trouve en contact par suite des occupations
auxquelles je me livre. Comme professeur au Conservatoire des Ans et
Métiers, j'ai des rapports assez nombreux avec les commerçants ; je n'en
ai pas encore rencontré qui protestent contre la révision de la loi de
1807 , tous au contraire sont unanimes pour demander cette révision.
M. LE Président. N'avez-vous rien à nous dire sur les deux points qui
sont indiqués dans le supplément au Questionnaire?
M. WoLowsKi. J'aurai quelques observations à présenter.
QUESTIONS SUPPLÉMENTAIRES.
Ire Question. — Cette question est extrêmement délicate; elle a été
agitée tout dernièrement. Peut-être y aurait-il quelque chose à faire à
cet égard ; peut-être, sous une forme ou sous une autre, les principes
admis en matière de vente et qui permettent la rescision dans certaines
circonstances, pourraient-ils être déclarés applicables? Le louage d'ar-
gent ne saurait échapper aux dispositions du droit commun ; il importe
au contraire de l'y ramener, de ne pas le laisser à l'état de contrat ex-
ceptionnel. Un économiste célèbre de l'Allemagne, M. Rau , croit qu'il
serait utile de conserver une taxe de l'intérêt-, en la portant au double
de l'intérêt courant, et de tenir en suspicion, — non pas de frapper d'une
peine, mais seulement de tenir en suspicion, — les transactions qui au-
raient pour base un intérêt supérieur.
J'hésite à croire qu'il y eût un avantage à cette fixation de l'intérêt
licite à un taux aussi élevé. Aussi , en dehors des considérations que
j'ai eu l'honneur de développer devant la Commission , je ne suis pas
pour une modification des limites actuelles ; je suis pour leur suppres-
sion.
Il y a quelque danger à élever trop haut la limite, parce que c'est un
point de mire sur lequel les transactions pourraient avoir une tendance
à se régler. On risquerait d'aggraver la situation, au lieu d'arriver à un
certain abaissement dans le taux de l'intérêt, ce qu'on ne peut obtenir,
je le reconnais, par des moyens factices, puisque c'est toujours la masse
des capitaux qui en détermine le loyer. L'influence qui pourrait être
248 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
exercée par la législation serait une influence dans le sens de la hausse
par la perspective d'un intérêt très-élevé.
Mais, lorsqu'il y aura des stipulations d'intérêt ([ui dépasseront d'une
manière énorme le taux fixé comme intérêt légal, — nous avons admis
qu'il doit toujours y avoir un intérêt légal au cas du silence des conven-
tions, — lorsque, par exemple, l'intérêt sera porté au double, qu'il y ait
là un motif de suspicion, je ne serais pas éloigné de l'admettre : il est
possible que ce soit là un élément de solution de la question posée par
le Conseil. Je ne l'affirme pas; mais j'aurais quelque tendance à le
croire.
2* Quefition. — Il y a deux branches dans la question , et je pense que
la tendance que j'ai signalée, la tendance des législations allemande et
belge est de nature à être approuvée. La solution sera difficile à for-
muler, mais je crois qu'il faudrait entreprendre cette recherche; c'est de
ce côté, en dehors de toute fixation d'un taux absolu d'intérêt , qu'il y
aurait quelque chose à faire. Il faudrait arriver à donner satisfaction au
sentiment moral, en séparant la question du délit d'usure de celle de la
limitation du taux de l'intérêt; il faudrait concentrer le délit dans les
manœuvres frauduleuses , dans l'exploitation coupable des passions ou
de la détresse d'autrui, au moyen d'un bénéfice exorbitant. Toute limite
mécanique, uniforme, absolue, substitue l'arbitraire au droit. Quant
aux limitations d'intérêt, je les crois mauvaises ; je les crois aussi mau-
vaises, au temps où nous vivons, que l'interdiction absolue de percevoir
aucun intérêt l'était dans le temps passé. Le résultat est le même , et
Montesquieu a eu parfaitement raison, je ne saurais trop le répéter, de
dire que cela ne servait qu'à faire payer les peines de la loi et qu'à aggraver
la situation de l'emprunteur.
Je vous demande pardon , Messieurs , de vous avoir entretenus aussi
longtemps. A la fatigue que j'éprouve, je juge de la vôtre; mais cette
question est de celles qui intéressent au plus haut degré ceux qui les
examinent : on se laisse aller en les traitant à des développements,
qu'on aurait dû éviter dans l'intérêt de ceux qui vous écoutent.
M. LE Président. La Commission ne trouve pas du tout que vous ayez
été trop long ; elle n'a qu'à vous remercier de votre déposition si instruc-
tive à tous les points de vue.
DK L'ENSEIGNEMENT l'KOFESSlONNEL. 249
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL
( Sciences administratives et politiques )
ET
DU MODE DE RECRUTEMENT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS
II. — État actuel de la question a l'étranger (1).
De même que chaque homme a son caractère et son tempérament,
chaque peuple a ses mœurs et son g^énie, ce qui rend toujours exces-
sivement dangereuse, au point de vue de l'exactitude, toute compa-
raison entre deux nations quelconques. C'est pourquoi, en faisant
précéder l'historique de ce qui a été successivement introduit en France,
sous le rapport de l'instruction et du recrutement des fonctionnaires,
d'un examen des institutions pédagogiques et réglementaires qui peu-
vent exister à cet égard à l'étranger, je me garderai bien d'entrer dans
des détails circonstanciés. D'ailleurs, pour tenter utilement la délicate
entreprise d'exposer, par exemple, les relations plus ou moins étroites
des garanties de capacité exigées des candidats aux fonctions publiques,
chez les quelques peuples où cette indispensable formalité est requise,
et des occupations auxquelles ces candidats auront à se livrer, il me
faudrait nécessairement commencer par des appréciations de droit ad-
ministratif comparé, qui me jetteraient tout à fait en dehors d'un sujet
que j'ai déjà, je l'avoue, quelque peine à circonscrire. Je me propose
donc de rester, autant que possible, dans les hauteurs et les généralités,
en ne perdant pas de vue les analogies incontestables dont le simple
raisonnement autorise à supposer l'existence.
S'il est admis en théorie, par tous les gouvernements, que la base de
leur souveraineté est cette notion élémentaire de la justice qu'ils sont
tenus de respecter, il n'en est pas moins vrai que, dans la pratique, ils
ne se préoccupent, en général, pas suffisamment de l'appliquer au choix
de leurs agents. Ce n'est qu'un bien infime détail ! dira-t-on. Je ne suis
pas de cet avis. Estimant, au contraire, avec M. Laboulaye, que, « de
tous les crimes que peut commettre la classe qui gouverne, le plus im-
pardonnable, le seul qu'on ne pardonne jamais, c'est d'exploiter à son
(1) Voir V Introduction dans la livraison de décembre 1864.
250
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
profit le {|onvernement, » je mets au premiiir ran;;' de ces crimes la faute
(le n'ouvrir les carrières puljli(|U(!S qu'aux proté[jés, directs ou indirects,
des représentants de Tadministration supérieure, par les motifs que j'ai
indiqués dans V Introduction : ceci est le point de vue politique. Quant
au point de vue purement administratif, l'auteur des Idées napoléoniennes ,
— dont le suffrage ne saurait être négli[jé en pareille occurrence, puis-
que aujourd'hui il n'aurait qu'à vouloir, pour faire passer dans le do-
maine des faits l'utopie à laquelle la rêveuse Allema[}ne a seule, jus-
qu'à présent, su donner un corps, — l'Empereur, enfin, a émis cette
judicieuse appréciation : « Lorsque, dans un pays, il y a des écoles pour
l'art du jurisconsulte, pour l'art de guérir, pour l'arl de la guerre, pour
la théologie, etc., n'est-il pas choqiiant qu'il n'y en ait pas pour l'art
de gouverner, qui est certainement le plus difficile de tous, car il em-
brasse toutes les sciences exactes, politiques et morales (1)? » Oui, le
fait est choquant, mais bien facilement explicable! Toutefois, l'illustre
penseur voyait, dans l'institution de Tauditorat au Conseil d'État par
Napoléon I*''', le moyen de combler cette lacune; je ne saurais, — ainsi
que j'aurai occasion de le dire plus tard, — partager cette opinion sans
réserve. Ce n'est pas l'art de gouverner, c'est l'art d'administrer, qui
peut être rapproché des arts ci-dessus énumérés : la distinction est
essentielle.
Allemagne. — «Qui ne sait aujourd'hui que, dans aucune partie du savoir
humain, on ne peut être au niveau de son siècle si l'on ignore l'Alle-
magne,» écrivait naguère M. C. de Rémusat, à propos de la théologie.
Quiconque s'est, si peu que ce soit, occupé de l'objet de cette étude,
n'ignore pas combien celle assertion de l'érudit. philosophe y trouve
une justification éclatante ; depuis un siècle, au moins, le recrutement
des fonctionnaires publics est savamment installé de l'auire côté du
Rhin, au point de vue capital de leur éducation professionnelle. Les do-
cuments relatifs à cet enseignemeflt des sciences politiques et adminis-
tratives sont précisément assez abondants pour permettre de répondre,
à peu près aussi complètement que possible, à une partie importante du
programme que j'ai cru devoir me tracer.
En 1840, M. Laboulaye, patronné par le ministre de l'instruction pu-
blique (M. Cousin), s'était rendu dans les diverses parties de TAllemagne
où cet enseignement est le plus excellemment organisé; trois ans après,
dans le travail que j'ai si souvent occasion de citer, le savant juriscon-
sulte prenait les faits qu'il avait recueillis, durant son voyage, pour bases
d'un mémoire complet sur la question.
En 1845, notre collaborateur, M. Ch. Vergé, recevait du grand-maître
(1) Œuvres de Napoléon III, tome P"", page 108.
Dt; L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 251
d»; l'IJiiivorsilé (M. df^ Salvandy). un;! mission s(Mnblal)l(;. 1! en consijyiinit
les résnllals ir^s-circonslanciés dans un rapport officiel, qui fui pu-
blié l'anure suivante (1).
Enfin, en 18(;0, le ministre de l'Instruction publique (M. Rouland) a
chargé M. Hatbie, alors professeur de droit administratif à la Faculté de
droit de Paris, d'étudier encore le mécanisme si complet de nos voisins
d'outre-Rhin. M. Itatbie a présenté les résultats d^ ses observations
dans un excellent rapport, dont il m'a très-[;racieusement permis de
prendre connnunication et auquel j'emprunterai, par conséquent, tous
les profyrammes de cours que j'aurai occasion de citer, afin de donner des
rensei[]^nements aussi récents que possible.
Deux célèbres professeurs allemands, MM. Rau (2) et Robert de
Mohl (3), charfîés l'un du cours d'économie politique à Heidelberfi^
(Bade), l'autre de celui de droit public à Tubingue (Wurtember^y), ont,
en outre, publié d'intéressantes études, recueillies par des Revues fran-
çaises et où l'on trouve de précieux renseij^nements.
M. Robert de Mohl a retracé rapidement l'état du personnel de l'admi-
nistration allemande, au moment où y fut introduite une salutaire ré-
forme, retardée tant par l'incomplète séparation des pouvoirs administratif
et judiciaire que par les lents progrès des sciences politiques. Ce per-
sonnel se composait (on croit vraiment écrire un chapitre de notre his-
toire nationale et contemporaine) de légistes formés dans les universités
et parfaitement étrangers à toute autre matière que celle du droit, puis
de praticiens se constituant, peu à peu, une instruction professionnelle
par le seul maniement des affaires. A des dates différentes, par lesquelles
je classerai alors les divers pays que j'ai plus particulièrement à consi-
dérer, cet ordre de choses a été successivement modifié, de telle sorte
que maintenant, en Allemagne, tous les États ont un système d'instruc-
tion professionnelle pour tous leurs fonctionnaires, qui subissent des
épreuves publiques auxquelles est subordonnée leur admission. Cette
instruction est donnée dans les universités, c'est-à-dire dans des
groupes de Facultés, où figurent toujours le droit et la philosophie,
— beaucoup de sciences étrangères à celle que nous appelons en
(1) Rapport adressé à M. le ministre de Vinstruction publique sur Vorga-
nisation de renseignement du droit et des sciences politiques et administra-
tive dans quelques parties de l'Allemagne, et particulièrement en Frusse et
en Wurtemberg.
(2) De r Étude des sciences d'économie politique en Allemagne (Revue Fœlix,
t. II, 1835, p. 222 et 6G7).
(3) De la Création d'un enseignement et d'un noviciat administratifs en
France (Revue Wolowski, t. XXI, 1844, p. 158.)— M. Robert de Mohl
est maintenant aussi professeur à Heidelberg.
252 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
France du nom de philosophie y étant rattachées. Il en est notamment
ainsi des sciences administratives et politiques, quand elles ne consti-
tuent pas une Faculté distincte (comme en Bavière et dans le Wurtemberg),
pour celles qui ne relèvent point de la Faculté de droit. Ce seul point de
divergence est à noter, quant à la conclusion qui devra être tirée de l'exa-
men du régime allemand.
Prusse. — Cet état, oij l'administration est particidièrement bien
organisée, occupe le premier rang par ordre d'ancienneté, au point de
vue de l'éducation professionnelle des fonctionnaires publics, — bien que
cette éducation n'y soit cependant point aussi parfaite qu'ailleurs. Loin
de regarder comme contraire à mon système cette discordance apparente
entre la nature et les résultats d'un mode de recrutement, je la regarde
comme très-favorable, ayant toujours été convaincu que, sous ce rap-
port, la loyauté des épreuves importait principalement. Elles classeraient
convenablement les candidats, dans une certaine limite, suivant leur
ordre de mérite, de manière à procurer le personnel le plus capable.
Les examens d'admission à l'École d'administration de 1848 viennent
particulièrement à l'appui de cette assertion.
a On sentit, dès les vingt-cinq premières années du siècle passé, dit
M. Rau, le besoin d'un enseignement scientifique dirigé immédiatement
sur les différentes branches de l'administration publique, afin de ménager
aux employés une connaissance plus approfondie des objets dont ils avaient
à s'occuper, ainsi que des principes d'après lesquels ils étaient appelés
à agir. Frédéric Guillaume 1*"", roi de Prusse, père de Frédéric le Grand,
créa, en 1727, dans les universités de Halle et de Francfort-sur-l'Oder
(celle-ci a été transférée à Breslau), des chaires d'enseignement des con-
naissances préparatoires nécessaires aux fonctionnaires de l'ordre ad-
ministratif. Pour désigner l'ensemble de ces différentes sciences, on
employa la dénomination de sciences camérales. » Le savant professeur
de Heidelberg explique alors l'étymologie de ce mot : Kammem (cham-
bre) était autrefois et est encore aujourd'hui, dans quelques parties de
l'Allemagne, le nom collectif des autorités supérieures chargées de la
gestion des affaires de finances et de police (ce mot n'étant, bien entendu,
pas pris dans l'acception restreinte qu'il reçoit vulgairement en France).
Caméra, dit M. Laboulaye, signifie dans le latin du moyen âge, «la
chambre oii l'on renferme le trésor du prince. » On appelle, du reste,
Caméralistes les étudiants qui se destinent aux administrations spéciales,
financières surtout, par opposition aux Régiminalistes (de Regierung^
régence), étudiants qui désirent occuper des emplois dans l'administra-
tion générale, celle qui, en France, dépend du ministère de l'intérieur.
Ces dénominations s'appliquent à toute la Confédération germanique, et
il est évident qu'elles correspondent à de grandes divisions, fondées sur
DE L'ENSEIGNKMKINT PROFESSIONNEL. 253
la iiaLiiiv iiiôinc. des choses, (ju'il faudra toujours rcsiiecter, en les coni-
plélanl au besoin par des sous-divisions.
En lYiisse, l'enseiiinement des sciences administratives et politiques
proprement dites serait, je le répète, un peu né[;li(îé; elles seraient
même simplement prises en considération, dans les épreuves publiques
que subissent les candidats aux emplois de [gouvernement, à côté des
études juridiques.
Voici rénumération des divers cours professés, en 1860, tant dans la
Faculté de droit que dans celle de philosophie de la célèbre université
de Berlin.
a. Droit public de l'Allemagno. — Droit des gens. — Constitution de
l'empire Romano-Germanique. — Introduction à l'étude du droit mo-
derne de rAllema£2;ne. — Droit ecclésiastique. — Histoire du droit public
de l'Allemagne. — Constitution de la Confédération germanique.
6. Sciences politiques et camérales : Économie nationale et finances.
— Science financière. — Histoire politico-ecclésiastique. — Constitu-
tions des principaux États de l'Europe.
M. Batbie ajoute que, de temps à autre, M. Gneist, auteur d'un impor-
tant ouvrage en cours de publication intitulé : Droit constitutionnel et
administratif de VAiigleterre^ fait à l'Université de Berlin un cours sur
cet objet intéressant.
Bien qu'il s'agisse d'un des programmes les moins chargés (1), il suffit
déjà à montrer combien nous sommes devancés, en cette matière féconde
et variée, par nos voisins d'outre-Rhin.
A Bonn, on ne professe que le droit public allemand, le droit des
gens, l'histoire de la législation des raines, la législation des mines en
Allemagne et surtout en Prusse, — l'économie politique et les finances,
les systèmes de politique et d'économie politique, l'encyclopédie des
sciences camérales et agronomiques.
Aux termes de la loi organique du royaume de Prusse, « personne ne
peut être appelé à une f jnction publique, sans s'être rendu apte à la
remplir et avoir donné des preuves de cette aptitude; » et, malgré la
sévérité des examens de capacité, l'affluence des candidats aux fonctions
publiques va toujours en croissant, — fait de nature, soit dit en pas-
sant, à rassurer ceux qui craindraient sérieusement que l'introduction
d'un régime analogue en France nuisît au recruiemenl administratif!
(1) En Bavière, eu égard à la singulière multiplicité des branches de
l'enseignement juridique, le gouvernement remet a aux étudiants en
droit une instruction spéciale sur l'ordre le plus convenable à suivre
dans leurs études, » instruction qu'a analysée M. Laboulaye. Elle est
recommandée aux caméralistcs , qui doivent ajouter à des connais-
sances juridiques des connaissances spéciales.
254 JOURINAL DES ÉGOxNOMlSTES.
Deux observations, extraites des rapports auxquels j'emprunte ces
détails, compléteront ce que je dois dire de la Prusse.
« Il est fréquent, dit M. Vergé, de voir des jeunes gens riches, qui
n'ont pas le projet de toujours suivre la carrière administrative, la par-
courir cependaiit jus({u'au grade de référendaire (1), dans le but de se
préparer â la gestion de leurs biens personnels ou de se mettre en mesure
d'obtenir les titres nécessaires pour être les représentants d'un cercle ou
d'une province. » Je conclus de Là que l'introduction d'un système d'en-
seignement des sciences politiques et administratives, en France, même
au seul point de vue de l'éducation professionnelle des Ibnciionnaires pu-
blics, aurait pour conséiiucnce forcée la diffusion générale de ces sciences
utiles, servirait ainsi puissamment à l'instrud'on des membres de nos
corps électifs et faciliterait beaucoup la solution du difficile problème de
la décentralisation administrative.
« Il est dans le vœu de la loi, remarque judicieusement M. Batbie,
ainsi que dans les usages des commissions d'examens, qu'à tous les de-
grés et dans toutes les branches, les juges doivent s'assurer non-seulement
des connaissances pratiques, mais encore de l'instruction scientifique du
candidat. Aussi la Prusse a-t-elle une magistrature et une administration
distinguées parmi les plus éclairées. » Il est permis de supposer que ce
succès ne manquerait pas non plus à la France, si jamais les idées que
j'essaye de faire prévaloir venaient à y triompher.
Wurtemberg. — Le système du concours est plus nettement pratiqua
dans ce pays qu'en Prusse, — où d'ailleurs l'esprit juridique prédo-
mine trop sur l'esprit administratif, en ce sens que le fonctionnaire
fait d'abord ses études de droit, c'est-à-dire apprend plus ou moins
beaucoup de choses relativement inutiles, et ensuite s'occupe d'études
administratives, qui n'ont point été suffisamment définies. Dans le Wur-
temberg, qui est, généralement et ajuste titre, regardé comme le meil-
leur type à prendre de l'organisation normale de l'enseignement des
sciences administratives et politiques, ainsi que du concours, l'étudiant
suit des cours spéciaux, dans uns faculié distincte, dont voici le pro-
gramme le plus récent :
Histoire politique de l'Europe de 1763 à 1815.— Statistique du Zollve-
rein. — Production agricole. — Encyclopédie de la science forestière. —
Technologie. — Commerce. — Économie nationale. — Administration.
(i) Dans ce pays aux rouages compliqués de hiérarchie administra-
tive, l'épreuve à subir par un candidat comprend toujours trois exa-
mens, auxquels correspondent les trois grades d'auditeur {aiiscidtator),
de référendaire et d'assesseur, ce dernier grade correspondant seul à un
salaire.
DE L'ENSEIGINEMKNT PHOFESSIONNKL. '255
— Impôts. — Systèmo financior du Wurtomborg. — Droit conninunal
NMirleiiihorgoois. — Iiilrodtiction gënôralo à la comptabilitë ; — soit
(lou/.e cours, doul plusieurs mo somblent tout à fait inutiles, jo dois le
dire innuédiateuicut, mùmo en excluant les considérations locales.
Jiisfiu'aii 29 dccoiuhrc 1817, épo'iiii; de la création de la faculté spé-
ciale des sciences administratives et politi({ues de Tubin(îuc, bien qu'on
se fût occupé, une première fois, de l'instruction des fonctionnaires (1),
ils ne se recrutaient que fort irré[}uli 'reuKînt dans le royaume de Wur-
tembcr};. Le candidat n'avait [yuèr.i d'au ire moyen d'accès aux: [onctions
publiques, que de se faire employer dans le bureau de quelque chef de
service, qui disposait de lui comme bon lui semblait. La faveur faisait le
reste. Au moment où fut adopté le principe constitutionnel de la sépa-
ration des pouvoirs, on comprit l'évidente insuffisance des connaissances
juridiques, que les fonctionnaires désireux de s'instruire allaient puiser
spontanément à la Faculté de droit. Le (gouvernement imita ce qui existait
déjà en Prusse, mais en le perfectionnant, et créa, cà l'université de
Tubin[jue, la faculté distincte dont je parle, en attribuant d'abord un
simple droit de préférence aux candidats qui en auraient suivi les leçons.
L'affluence des étudiants, considérable dans les premiers temps, ne tarda
pas à diminuer extraordinairement, lorsqu'on vit que, si le principe de
la préférence des candidats universitaires avait été posé, ceux-ci ne jouis-
saient, en réalité, absolument d'aucun privilège et se voyaient sacrifiés
à des praticiens ou même à des favoris par les fonctionnaires supérieurs.
Ce n'est pas pour le plaisir d'exhumer l'histoire rétrospective de l'admi-
nistration d'un petit royaume germanique que j'entre dans ces détails.
J'ai pour but de faire ressortir cette conclusion, actuelle et française,
que l'institution d'une faculté des sciences administratives et politiques,
sans la consécration de la nécessité des grades pour l'admission à une
fonction publique, ne pourrait avoir qu'un médiocre succès. Cette con-
sécration serait, en outre, insuffisante pour la réalisation du progrès
moral qu'il serait permis d'attendre de la mesure, si celle-ci n'était pas
complétée par l'institution du concours. Le plus léger doute n'est pas
(1) En 1780, le duc Charles avait fondé à Stuttgard une Faculté d'ad-
ministration, qui disparut au bout d'une quinzaine d'années, par suite
de la mort de son créateur et des guerres de la révolution. On y ensei-
gnait les sciences naturelles, l'agriculture, l'économie forestière, la
chasse, la science des mines, l'architecture, la technologie, Tadministra-
tion civile et financière, l'administration domaniale, la comptabilité et
la procédure administrative. L'Académie du duc Charles méritait une
mention dans un travail français, car elle eut la bonne fortune de rece-
voir dans son sein l'illustre Cuvier, qui s'en souvint, comme on le verra
plus tard.
256 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
même permis à cet é[]àr(\ pour quiconque a la prétention de connaître
un peu l'humanité, en tous temps et en tous pays. Dans le même ordre
d'idées, n'est-il point excessivement rej^rettable que le cours d'éco-
nomie politique récemment créé à l'École de droit de Paris soit facul-
tatif?
L'ordonnance royale du 10 (1) février 1837, qui a mis fin, pour le
ministère de l'intérieur de Wurtemberg^, à ce vicieux état de choses, en
posant formellement le principe du concours et réglementant les examens,
contient une distinction capitale (sur laquelle j'appelle particulièrement
l'attention) entre les emplois supérieurs et les emplois inférieurs; il n'est
nullement question des expéditionnaires, qui ne subissent aucune
épreuve. L'examen supérieur comprend deux épreuves, l'une théorique,
l'autre pratique, séparées par un stage d'une année, passée par le réfé-
rendaire de seconde classe dans les bureaux d'une administration dépar-
tementale et du ministère. La première épreuve est subie devant une
commission universitaire, la seconde devant une commission adminis-
trative à Stuttgard. L'examen inférieur se passe en présence d'une
commission locale et purement administrative. Il ne donne accès qu'aux
fonctions de directeurs ou d'économes des écoles, prisons, asiles, etc.;
pour toutes les autres, l'examen supérieur est obligatoire.
J'insiste sur cette sage précaution de ne point exiger d'employés sub-
alternes, destinés, toute leur vie, à tourner dans le même cercle, des
connaissances du même ordre que celles réclamées des hommes qui doi-
vent, en avançant en âge, légitimement prétendre à des positions de
plus en plus élevées. Il n'est pas jusqu'à cette mise à part des copistes
que je ne trouve digne d'attention. Je vois, dans tout cela, se dégager
la solution pratique du problème, de manière à ne plus soulever que les
objections de ceux qui ont en vue des considérations parfaitement
étrangères à une salutaire réforme.
Bavière. — L'université de Munich possède aussi, depuis 1826, une
faculté spéciale des sciences administratives et politiques, où l'on pro-
fesse les cours suivants : *
Économie nationale et police industrielle. — Science financière. —
Géognosie dans ses rapports avec l'industrie minérale ou métallurgique.
— Mines et salines, — Chimie générale avec manipulations. — Techno-
logie.— Agriculture. — Chimie agricole, avec expériences au microscope.
— Histoire de la culture au moyen âge. — Statistique agricole et dénom-
brement de la population en Bavière. — Encyclopédie de la science
forestière. — Économie forestière appliquée aux bois de l'État. — Ana-
lyse mécanique. — Arithmétique politique.
^l) Suivant M. Vergé ; M. Laboulaye dit 2*2 ; c'est peu important.
DE L'ENSEIGNKMENT PROFESSIONNEL. 257
On a dû remarquer qu'aucun cours de droit ne fif^urail dans cette si
lonjyiie énuinération. En effet, à l'université dn Munich, rétiidiant réf;i-
minaliste ou caniéralisle est ol)lij<|é d'aII(M* puiser ses connaissances ju-
ridiques h la faculté de droit, (blette combinaison, qui ne suljsiste, sans
doute, (lue par de reg^rettables motifs d'économie, est universellement
blâmée par tous les hommes qui se rendent un compte exact de la silua-
ti MU (les dusses : je suis heureux de me rencontrer, dans cette recon-
naissance d'un principe fondamental, avec MM. Laboulaye, de Mohl,
Verpjé, etc., qui se [gardent bien de croire que l'ensei^^^nement juridique
doive être fait de la même manière aux administrateurs et aux juristes.
Je m dois pas oublier de dire non plus que, par une inconséquence
tout à fait incompréhensible, le principe du concours n'est point encore
admis en regard de cette exubérance abusive d'études universitaires. Je
suppose dès lors que plus d'un candidat préfère suivre la route ordinai-
rement prati(iuée en semblable occurrence, beaucoup plus simple et
plus directe sans contredit.
Grand-duché de Bade. — A la célèbre université de Heidelberjj, il
n'existe point de faculté des sciences administratives et politiques;
celles-ci forment simplement une section de la faculté de philosophie,
comprenant les cours suivants :
Économie nationale. — Économie rurale. — Science de la police. —
Sylviculture générale et appliquée aux bois de l'État. — Exploitation
des mines. — Technologie chimique et physique. — Machines à vapeur.
Indépendamment de ces sciences dites camérales, l'étudiant qui se
destine aux fonctions financières (la justice et l'administration, étant
encore confondues dans cette partie de l'Allemag-ne, ont un examen
d'admission commun et simplement juridique) est, en outre, tenu de
suivre certains cours de l'école de droit.
Je crois inutile de pousser plus loin cette sèche et monotone analyse,
et je passe sous silence les universités de Leipsijj (Saxe), de Goettingue
(Hanovre), sur lesquelles je n'aurais eu à donner que des renseig^nements
analog-ues aux précédents. *
Autriche. — Je ne puis néanmoins me dispenser de parler de cet état,
qui est assujetti à un ré(jime un peu différent, finalement inférieur quant
aux résultats. Une seule faculté, dite des sciences juridiques et poli-
tiques (1), où l'enseignement dure quatre ans, comprend actuellement,
(l) C'est ainsi que s'expriment MM. Vergé et Batbie. Toutefois, je dois
dire que, dans une brochure publiée par ordre du ministre du commerce
et de l'économie nationale [L'Autriche à F Exposition nationale en 1862),
il est parlé de facultés de droit et science diplomatique.
"2* SÉRIE. T. XLV. — 15 février 'I86î>. 17
258 JUUilNAL DES ÉCONOMISTES.
en ce qui concerne les sciences caniérales, les sciences qae voici :
A Vienne, science générale des finances, dans ses rapports avec le
système financier de l'Autriche. — Économie nationale. — Politique
industrielle. — Théorie do la statistique et statistique de l'empire d'Au-
triche. — Droit des gens. — Statistique des cultures. — Droit de la Con-
fédération germanique. — Histoire diplomatique du congrès de Vienne.
— Histoire de la législation allemande sur les mines. — Législation sur
la comptabilité publique.
A Pragues, science financière. — Système d'économie nationale. —
Statistique de l'Autriche. — Administration de l'Autriche. — Législation
agricole et industrielle. — Économie rurale. — Comptabilité.
n convient aussi de mentionner rAcadémie des Nobles qui reçoit des
fils de fonctionnaires' et nii se font des cours de droit et de sciences po-
litiques, telles que le droit des ^ens et l'histoire diplomatique (professés
en français), l'économie nationaie et la sylviculture. — Les jeunes Hon-
grois y entendent, en outre, des leçons sur la jurisprudence hongroise
et le droit gjnéral des mines.
On trouve enfin à l'Institut polytechnique des chaires de législation
financière et douanière; dans les universités, des chaires de comptabilité
publique, d'économie politique; à la direction des finances, des cours
sur les douanes et les impôts, etc. Il est parfaitement certain que nous
sommes même inférieurs à l'Autriche, sous le rapport de l'enseignement
des sciences administratives et poliîiques, sans que nous nous en dou-
tions le moins du monde.
Eu égard à l'éducation professionnelle, les étudiauis qui se destinent
aux fonctions publiques sont obligés de suivre le cours dans un ordre
prescrit et de passer trois examens théoriques, à moins qu'ils n'aient le
grade de docteur en droit et en science diplomatique (dit la brochure offi-
cielle mentionnée dans la note précédente). Ainsi l'élude du droit habi-
lite, en Autriche, non-seulement au barreau et à la magistrature, mais
encore à l'administration proprement dite.
On y distingue, du reste, quatre catégories de fonctions et de condi-
tions d'aptitude correspondantes : V Rédaction; de cette classe sortent
à peu près tous les employés supérieurs, et c'est à elle que s'appliquent
les examens théoriques dont je viens de parler; — 2° Service des caisses;
3" Comptabilité ; 4" Travaux de bureau; dans ces trois classes, les agents
n'occupent jamais que des postes subalternes; ils sont soumis également
à des examens théoriques, mais de peu d'importance. Partout il y a une
épreuve pratique, c'est-à-dire un stage de six semaines dans l'adminis-
tration à laiiuelle le candidat se destine. Four I)eaucoup de services, il y
a des rè[jlements spéciaux. Le concours public existe, en règle générale,
pour les emplois secondaires, avec avis insérés dans les journaux.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 250
Ainsi l'onseif^noinent des scioncos politiqu 'S et arliTiinisiralives dans
les iiniversili's allemandes n'est poini, donné d'après un système entiè-
rement uniforme. Les cours divers sont réj)ai'tis, en Prusse (Berlin),
en Saxe (Leipsi|;), à Goettinp,ue (Hanovre) et dans le (ïrand-dnclié de
Bade (lleidelher^y), entre plusieurs facultés, en tête desquelles se trouve
celle de philosophie; il en est ainsi pour la majeure partie de l'Allema^jne.
En Bavière (à îMiinich et Wursbourj; seulement, mais non à Erlan[;en)
et dans le Wurtembiîrj; (Tubingue) seulement, ces cours sont, au con-
traire, réimis et dépendants d'une faculté spéciale. En tout cas, l'or(ja-
nisation des épreuves à subir par les candidats aux emplois de l'État est
toujours basée sur une publicité qui est ref^ardée, en Al[ema[][ne, comme
inévitable : s'il est vrai, comme l'écrivait M. R. de Mohl en 1844, que
a les places ne s'y acquièrent pas davanta(}:3 pir prescription que par
faveur, » c'est un bien sin^yalier pays, d'autant plus qu'elles, y sont fort
courues. Voici comment s'exprimait à ce sujet, en 1838, M. Perthes (cité
par M. Laboulaye) :
« Le service de l'État est recherché avec une ardeur inouïe par toutes
les classes de la nation ; la noblesse, qui ne possède pas assez de biens
pour vivre sur ses terres et qui croirait déroger en se livrant au com-
merce ou à l'industrie, le considère comme un honorable moyen d'exis-
tence ; les bourgeois et les paysans voient, dans les fonctions publiques,
le moyen de s'élever au niveau des premières familles de l'État. De tous
côtés et pour toutes les directions, il y a une telle affluence qu'on voit
souvent dix et vingt candidats pour une même place; pour plusieurs
branches de l'administration, il y a quelquefois un tel encombrement
que le gouvernement est obligé d'annoncer qu'il n'y aura point de places
pour l'année suivante. »
Il me semble qu'à ce passage d'un écrivain allemand s'appliquant à
l'Allemagne, bien peu de choses serait h changer pour le faire consi-
dérer comme écrit par un auteur français et relatif à la France ! Cette
observation est malheureusement susceptible d'un^ grande généralisa-
tion et s'applique notamment, comme on le verra dans le prochain arti-
cle, à la Grande-Bretagne elle-même.
Il y a une grande divergence d'opinions, parmi les hommes compé-
tents, au sujet de la question de savoir siForganisation de l'enseignement
professionnel des fonctionnaires publics doit être basée ou non sur
l'existence d'une faculté spéciale. Les uns croient qu'à Tubingue, Mu-
nich et Wursbourg, l'enseignement, mieux déterminé, est supérieur.
Les autres veulent, au contraire, que la combinaison des études juridi-
ques et des études camérales soit très-favorable à l'éducation intellec-
tuelle des élèves. D'autres enfin voudraient une sorte de bifurcation, au
bout d'un certain temps passé à la faculté de droit, ainsi que cela se
pratiquerait même déjà à Goettingue, selon M. Baîbie. Opposé à toute
260 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
inutile introduclion de cours de droit dans l'enseignement des sciences
administratives et politiques, convaincu que ceux qui doivent y être
annexés ne peuvent être convenablement faits qu'à un point de vue tout
différent de celui qui est réclamé par les juristes, je n'hésite point à me
prononcer pour la faculté distincte des sciences camérales. J'ajouterai
seulement que, si je ne critique pas le mélan^ye (pour nous si bizarre)
des sciences techniques et des sciences sociales, c'est que ces facultés
répondent à des besoins qui ne sont pas les nôtres. Il est facile de voir,
par exemple, qu'elles remplacent nos écoles des mines, des eaux et
forêts, etc:, et qu'elles tiennent lieu de certaines autres écoles qui ne
me semblent point nous faire défaut.
E. Lamé Fleury.
REVUE DES PRliNCIPALES
PUBLICATIONS ÉCONOMIQUES DE LTTRANGER
Sommaire. -^Journal of the statlstical Society de Londres. — Le Merchant' s Maga-
zine de New-York. — Journal de (la Société de) statistique suisse. — Deutsche Vier-
teljahrs-Schrift (Revue trimestrielle allemande) de Stuttgard. — Autres publications
allemandes, — Revista gênerai de Estadistica de Madrid. — Annuario statistico
italiano de Turin.
Diverses circonstances nous ont mis un peu en retard envers les pu-
blications économiques dont nous avons l'habitude de rendre compte,
ce que nous regrettons d'autant plus, que plusieurs d'entre elles ren-
ferment des travaux d'un (]?rand mérite; mais il vaut mieux tard que
jamais.
Nous avons devant nous deux livraisons du Journal of the statistical
Society de Londres. Dans la livraison du trimestre qui finit au mois de
juin 1864, M"" W.-L. Sar^^ant présente « certains résultats » et signale
incertains défauts)^ des célèbres rapports du Registrar gênerai. L'auteur
fait passer sous les yeux du lecteur une série de tableaux et de considé-
rations, dont nous allons reproduire les conclusions.
l'' En comparant la période décennale 1851-1860 avec la précédente
(1841-1 850), on trouve que le taux de la mortalité s'est bien peu amé-
lioré et que les progrès n'ont nullement répondu aux espérances des
auteurs de la réforme sanitaire. L'excédant de la mortalité dans les
villes, comparée à celle des districts ruraux, a des causes trop profondes
REVUK DKS PUBLICATIONS l<G()Nn\lIOUi:S DK L'KTRANT.ER. 2Cl
pour (ju'oii piiissi! \c. fain; disparailn^, en rlablissaiU (les ép,()iits et cMi
ameiiaiU di's eaux polables.
2° On a exap,éré le taux de la mortalité des enfants : l'erreur provient
en partie d'un mauvais mode de calcul.
3" Le taux de la mortalité des très-jeunes eni^mts est bas ; celui des
enfants un peu plus â{;és sin[}ulièrement élevé. (Il paraîtrait que les
enfants sont moins privés de soins que d'air, d'espace, de mouvement.)
4** Le taux des salaires, dans les divers comtés, n'a aucun rapport
apparent avec le taux de la mortalité qui y rèfync.
5" Dans les contrées insalubres, les enfants ne paraissent pas souffrir
plus que les adultes.
6° Généralement le taux de la mortalité de la population mâle est
le meilleur pour servir de point de comparaison.
7*^ En comparant le taux de la mortalité de diverses localités, on doit
tenir compte de Tâ^e des habitants : il y aura plus de décès dans un
hospice d'enfants trouvés, quelque sain qu'il soit, que dans une caserne
malsaine.
8" On doit aussi tenir compte de la classe à laquelle appartient la
population : on ne saurait comparer un quartier pauvre avec un quartier
aristocratique.
9° Pour les villes, il faut prendre la population agglomérée et non la
population municipale, parce que cette dernière comprend souvent les
habitants de la banlieue.
Nous avons traduit un peu librement, afin de rendre plus claire pour
les lecteurs continentaux certaines conclusions que l'auteur a données
dans une forme trop locale. Les défauts signalés par M. Sargant dans
les rapports du Registrar gênerai sont d'une nature secondaire et dis-
paraissent, comme le dit le critique lui-même, devant les qualités hors
ligne de ce remarquable document. M. Sargant désire que chaque vo-
lume ait une préface, avec des instructions sur la manière de se servir des
chiffres; des exemples indiquant la manière de calculer le taux de l'intérêt ;
la reproduction des dernières tables mortuaires. On devrait donner à part
la mortalité de chaque borough (mot qu'il faut traduire ici par ville);
on devrait accompagner d'explications divers tableaux, faire des résu-
més décennaux plus complets et indiquant le tant pour cent pour chaque
district, sous-district et bourg.
M. Jenla, membre du Lloyd, a fourni un travail intéressant sur les
chances que courent les navires en mer {shipping casualities) , travail
basé sur les registres du Lloyd {Lloyd's list) et s'appliquant aux années
1856-1861. Pendant ces six ans la perte mensuelle moyenne, ou plutôt
le dommage s'est appliqué :
2^2 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
En janvier à 108.67 navires, soit 13.05 0/0.
En février à 160.83 — 12.44
En mars à 118.67 — 9.18
En avril à 85.17 — 6.59
En mai à 65.05 — 5.07
En juin à 38.67 — 2.99
En juillet à 42.33 — 3.28
En août à 59.67 navires, soit 4.62
En septembre. ... à 87.00 — 6.73
En octobre à d61.83 — 12.52
En novembre. ... à 171.17 — 13.24
En décembre .... à 133.00 — 10.29
L'hiver est donc bien plus dangereux que l'été. Autre point de vue.
Sur l'ensemble des sinistres d'une année, 24 0/0 des navires ont fait
naufrage, 10,440/0 ont coulé, 7,1 0/0 ont été abandonnés, 1,14 ont dis-
paru sans qu'on ait des nouvelles, 54,46 0/0 ont fait côte, 2,41 ont été
condamnés comme impropres à la navigation, 0,29 ont légèrement
touché fond sans éprouver un grand dommage.
Parmi les nombreux détails donnés sur les navires qui ont subi des
accidents, nous citerons ceux relatifs à l'âge des bâtiments, calculés en
tant pour 100. Au tableau qui suit, les navires ont été classés par caté-
gories, et Ton a mis en tête celles qui ont présenté le plus de sinistres,
en continuant d'après une échelle descendante.
Age inconnu .... 16.98 0/0 de 41 à 50 3.09
De 15 à 20 ans . . 15.77 de 51 à 60 2.14
De 21 à 30 ans . . 14.51 de 61 à 70 0.95
De 3 à 7 ans . . 13.01 de 71 à 80 0.51
De 11 à 14 ans . . 9.54 de 81 à 90 0.15
De moins de 3 ans . 8.41 de 91 à 100 0.08
De 8 à 10 ans. . . . 7.24 de lOOetau-dessus 0.05
De 31 à 40 ans. . . 6.67
Dans les six années que nous examinons, 62,14 0/0 des sinistres ont eu
pour résultat une perte partielle du navire et de la cargaison, et
37,86 0/0 la perte totale.
Pour les dix années de la période 1852-1861, le dommage par voyage
a été en moyenne :
Pour les navires anglais de . . . 0.49 ou de 1 sur 204
— — étrangers, de. . 0.43 — 1—233
~ les deux réunis, de ... . 0.48 — 1 — 208
Quant à la valeur du dommage, il a été estimé, pour la partie qui a
été constatée sur les côtes britanniques :
REVUE \)\'S PUBl ICATIONS I':CONO\1IOIJKS f)K I/r.TRANOER. 2fi3
A
r)iy,:i()i i
liv. st(;r
1. en 1847
A
43ri,7()ri
—
on 1858
A
7r)0,i'21
—
en 1859
A
005,005
—
on 1860
A
1,000,957
—
en 1861
A
941,040
—
on 1862
Un travail analojjiic, bien qu'établi sur d'autres bases et remontant
loin en amère, a été présenté par M. W. Harivuk Hodge sur la marine
royale.
On sera peut-être curieux de savoir ce qu'ont coûté les trois derniers
recensemenls du Royaume-Uni; nous en trouvons les chiffres dans les
«Mélaufies.» Les frais se sont élevés en 1841 à 86,727 livres sterling,
en 1851 à93,153 1. sterl., en 1861 à95,719 1. sterl, L'Angleterre paraît
être le pays qui consacre les plus fortes sommes à la statistique, mais
les États-Unis et l'Espagne la suivent de très-près.
Passons à la livraison du trimestre finissant en septembre 1864.
Le premier article, dû à M. W.-G. Lumley, est un examen des chiffres
présentés, en 1863, à Malines, par le cardinal Wiseman, pour prouver
l'extension que prendrait le culte catholique en An[}leterre. M. Lumley
tend à démontrer, au moyen de nombreux tableaux, qu'il ne s'agit que
d'un déplacement. L'accroissement des catholiques en Angleterre coïn-
cide avec la diminution de leur nombre en Irlande.
M. Tite a fait une étude sur la mortalité des Eurasians (métis) ou des
habitants de l'Inde, provenant de mariages entre des Portugais et des
Hindoues et de leurs descendants. Cette étude est basée sur les registres
d'une Société d'assurance sur la vie à Calcutta.
Une très-intéressante monographie de la ville d'Aberdeen a été offerte
par M. Valentin, mais h Statistique des crimes m Russie, présentée par
M. Michell, ne s'applique qu'à quatre mois de l'année 1863, et n'a, par
conséquent, aucun intérêt, d'autant plus que cette statistique est incom-
plète. Quel enseignement peut-on en tirer? M. Tite, M. P., a résumé les
dépenses qu'ont occasionnées les démolitions et les reconstructions dont
Paris a été le théâtre, mais il n'a tenu compte que des dépenses pu-
bliques. Il resterait à ajouter quelques milliards pour la construction des
maisons particulières.
Le Journal reproduit un Mémoire lu par M. Purdy devant la Social
science Society, réunie à Newcastle upon Tyne, et dans lequel il démontre
que la population des comtés a d'autant moins augmenté que l'agricul-
ture y domine davantage. Ainsi, il réunit les comtés en trois groupes :
dans le premier, il classe ceux oii la population agricole dépasse 20 p. 0/0
de l'ensemble des habitants; dans le second, ceux où la proportion est de
10 à 20; et dans le troisième, ceux où cette proportion est inférieure à
-^C4 JOURNAL DES fiCONOMISTES.
10; il forme ensuite un tableau dont nous reproduisons les colonnes
essentielles :
Nombre dfs comtés Rapport delà population Population Population
par groupe». agricole. en 1831. en 1861.
24 comtés ... 20 et au-dessus 4,999,565 6,092,749
i6 — ... 10 à 20 4,211,234 5,862,477
5 — ... au-dessous de 10 4,686,000 8,111,028
La population s*est donc accrue, depuis trente ans,
Dans le groupe très-agricole. . de 1,093,156 individus ou 21.9 0/0
— ■— assez agricole . de 1,651,243 — 39.2
— — peu agricole . . de 3,425,028 — 73.1
L'auteur montre ensuite que la diminution de la population a(jricoIe a
été, depuis 1851, de 45,000 individus adultes, mais sans en conclure
que la production ag^ricole ait décru; loin de là, il fait voir, au contraire,
que si un certain nombre d'ouvriers af^ricoles ont cherché d'autres occu-
pations, leur travail a été plus que compensé par Textension de l'emploi
des machines. L'espace ne nous permet pas de reproduire les dévelop-
pements dans lesquels l'auteur entre à ce sujet, ni les faits qu'il cite à
l'appui de son raisonnement, mais les faits nous paraissent concluants.
Le Merchant magazine, de W.-B. Dana (New-York), suit toujours, de
très-près, les finances de la grande République américaine. Le numéro
du mois de septembre dernier renferme, sur cette matière, un article
remarquable (a voice from the tvreck), mais peut-être un peu pessimiste,
dans lequel on démontre, avec beaucoup d'énerg^ie, la faute qu'on a
commise en multipliant le papier-monnaie. Le numéro d'octobre reprend
la discussion et compare « la dette publique et les ressources de la na-
tion. » Il s'efforce surtout de détruire cette erreur, qu'on retrouve des
deux côtés de l'Atlantique, que les ressources nationales sont inépui-
sables. En vrai Américain, il « calcule, » et le résultat de son arithmétique
c'est qu'en supposant que la dette ne serait plus accrue jusqu'à la paix,
le budget normal de l'Union pacifiée devrait imposer, à chaque habitant,
72 fr. de contributions annuelles (soit 360 par famille en moyenne) pour
couvrir les dépenses courantes du Trésor et pour l'intérêt de la dette, et
l'auteur doute qu'un pareil fardeau permette à la nation de faire la part
de l'épargne. Nous ne voyons guère comment on réfutera les raisonne-
ments de M. Dana, et il nous semble que la guerre devra cesser dans
un avenir peu éloigné, moins faute d'hommes ou de patriotisme, que
^aute d'argent. Voici, du reste, la situation de la dette à la fin de sep-
tembre dernier :
Capital nominal.
Dette dont les intérêts sont payés en argent ou or. . 963,085,941 1. st.
— — papier 564,585,874
Papier-monnaie (dette ne payant pas d'intérêts) . . 499,277,277
Total 2,026,949,0921. st.
REVUK DKS PUBLICATIONS l'.GONOMIOUES DE L'ÉTRANGER. 205
Nous sip,iiaIons ent'ore, dans ces (leriiiers numéros du Magazine, les
articles sur les prop,rès et les ressources des colonies anp,iaises de l'Amé-
rique du Nord, sur les productions des îles Sandwich, sur la législation
commerciale et les nombreux renseijynements commerciaux.
Revenons en Europe et faisons, avant tout, bon accueil au nouveau
Journal de Statistique suisse, dont nous avons le numéro-spécimen sous
les yeux. C'est la Société de Statistique suisse qui publiera cette feuille
avec le concours du bureau fédéral de Satistique, dont le savant et la-
borieux chef provisoire, M. Stœssel, quoique jeune encore, a déjà
donné la mesure de ses forces. Le Journal contiendra :
1° Des travaux orifjinaux de statistique et d'économie politique;
2^ Le compte rendu des travaux de la Société, de ses sections et de ses
membres;
3" Des communications émanant du bureau fédéral de Statistique;
4" Des extraits, des publications officielles, tant fédérales que canto-
nales, présentés, autant que possible, dans une forme propre à faciliter
les études comparatives.
5** Un bulletin sommaire des principales publications statistiques
suisses et étrangères.
Il est inutile de dire que nous souhaitons la meilleure chance, le plus
grand succès possible à notre jeune confrère. Il y a encore bien du ter-
rain en friche dans le domaine de la statistique, et le nouveau colla-
borateur paraît plein d'ardeur et de foi; nous pouvons donc espérer que
la Suisse, qui était relativement arriérée, ne tardera pas à se mettre au
niveau des autres pays.
La Deutsche Vierteljahvs-Schrifs (Revue trimestrielle allemande),
n" 107, renferme, à côté de plusieurs articles sur des sujets politiques
et artistiques, des travaux économiques dont nous allons dire quelques
mots. Le premier pose la question : Que faut-il à l'Autriche au point de
vue économique? Après une introduction dans laquelle on fait ressortir
les bienfaits du gouvernement constitutionnel, on insiste surtout sur la
nécessité de suivre une politique commerciale libérale ou antiprotection-
niste, et si Ton reconnaît qu'on doit ménager dans une certaine mesure
les transitions, on demande que les termes soit marqués d'avance et
qu'on les rapproche le plus possible. Ensuite, on voudrait voir hâter le
progrès de Finstrucdon, tant primaire et secondaire que professionnelle,
introduire des réformes dans la procédure, surtout en ce qui concerne
les matières commerciales, supprimer les lois sur l'usure, développer la
liberté de l'industrie. Les desiderata s'étendent aussi au bon marché des
capitaux, et l'auteur a le mérite de ne pas indiquer, pour les multiplier,
des arcanes ou des panacées économiques; il se borne à parler des
moyens que tout économiste connaît, et demande au gouvernement de
se contenter d'un minimum de réglementation et d'intervention, de l'in-
266 JOUHNAL DES RCONOMISTES.
dispensable. Nous n'avons pas besoin de dire ^(ii'on iïientio:jne aussi les
voies de communication, mais de nos jours c'est presque se complaire
dans des banalités, que d'insister sur ce point. Le papier-monnaie n'a
pas été oublié; le mal est trop profond, pour qu'il ne se rende pas sen-
sible à tout le monde. Puis viennent, — ce n'est pas notre faute si la
liste est long^ue, — la réforme des impôts, la simplification de la machine
administrative, l'introduction du selfgovernment. Nous abrégeons.
Un autre article expose le mécanisme des chèques et des clearin^jhouses,
en s'appuyant souvent sur le livre de M. Macleod, Theory andj)ractice of
hanking. Nous ne citerons qu'un chiffre que l'auteur de l'article a em-
prunté lui-même cà une publication spéciale. Dans le Clearin(|house de
New- York, le mouvement des fonds représentés par des chèques a atteint
en 1863 le montant de 16,984,952,255 dollars, soit environ 85,000 mil-
lions de francs.
L'article très-étendu sur les accises et les douanes en Prusse est pure-
ment historique, mais il fait passer sous les yeux du lecteur le mouve-
ment financier de plus de trois siècles.
Nous renvoyons à un numéro ultérieur l'analyse de plusieurs autres
publications périodiques allemandes, pour réserver quelque espace pour
la Revista générale de Estadistica. Cette revue participe pour sa part au
mouvement progressif qui règne en Espagne : les articles sont plus
nombreux et plus nourris. On fait de m.oins en moins des emprunts à
l'étranger, et bien que nous soyons très-loin de blâmer ces emprunts
qui doivent intéresser les lecteurs espagnols, nous autres étrangers, nous
aimons mieux trouver des données qui nous font connaître l'Espagne.
Les livraisons de juin, juillet et août, que nous avons sous les yeux, sont
très-riches en données de cette nature. Nous signalons notamment ceux
de MM. J. Yimeno Agius, F. Casalduero, F. Javier de Bona. Voici quel-
ques extraits d'un travail de M. J. J. Agius sur l'agriculture, l'industrie
et le commerce en Espagne.
La superficie de l'Espagne se subdivise ainsi qu'il suit :
SUPERFICIE EN HECTARES
Proportion
Arrosée. Non arrosée. Total. p. mille.
Terre arable 886,072 15,938,441 16,804,513 331.1
Vignes 5-2,067 1,440,858 1,492,925 29.4
Olivettes 83,763 773,705 857,468 16.9
Prés et pâturages 157,091 8,091,027 8,248,118 162.6
Forêts » 10,186,045 10,186,045 200.8
Rochers et montagnes. ... » 3,733,296 3,733,296 74.3
Carrières, mines, lacs. ... » 35,573 35,573 0.8
Terres vaines et vagues. . . » 1,075,672 1,075,672 21.1
Superficies diverses « 8,269,810 8,269,810 163.0
Totaux 1,158,993 49,544,427 50,703,420 1,000
REVUE DES PUBLICATIONS ÉCONOMIQUES DE L'ÉTRANGER. 20 7
En 1859 011 acompte 1,8()9,14S hèLcs à cornes, 382, OOî) clKtvaux,
665,472 miilols, 750,007 ânes, 17,592,538 moutons, 3,145,100 chèvres,
1,008,203 porcs, 1,801 chameaux.
La pnxhiclion ajyricolc on la production infliistriellc est aussi difficile
à connaître en Espap,ne (prailleiirs; mais, si raccroisscinent de l'exporta-
tion des produits du sol témoigne en faveur des pro^yrès de la culture,
raii{;mcntation des entrées de matière première prouve que l'industrie
ne reste pas en arrière. Ainsi, en 1819 on n'importait encore que
764,745 (juintaux inétri((ues de houille; depuis lors l'accroissement a
été constant et a atteint 2,861,728 quintaux en 1862. Malfifré la crise,
l'importation du coton a continué de croître, et de 11,907,560 kil.
en 1849, il est arrivé à 40,640,678 kil. en 1862. Les proijrès matériels
du pays ressortent bien mieux encore de la valeur totale des marchan-
dises importées et exportées. Nous avons sous les yeux les chiffres affé-
rents à une série de 14 années, mais nous nous bornons à reproduire
les deux premiers et les deux derniers (en millions de réaux de 0/27) :
Année. Import. Exporl. Total.
1849 587 478 1,065
1850 672 489 1,161
1861 2,020 1,270 3,290
1862 1,679 1,110 2,790
Gela est déjà très-beau, mais M. Agius n'en est pas encore satisfait, et
en voyant tant d'autres contrées jouir d'une supériorité commerciale
bien plus grande, il en fait un argument contre le système protectionniste
en vigueur dans son pays; les pages 410 et 411 des numéros de juillet
de la Revista renferment ce qu'on peut dire de plus concluant sur la
liberté des échanges.
Nous ne saurions clore cette revue succincte sans mentionner VAn-
nuario statistieo italiano dont la deuxième année (1864) vient de paraître
en 2^ édition. C'est un honneur rare pour un annuaire; il est dû au mérite
des auteurs MM. Gesare Gorrenti, conseiller d'État et député, et Pietro
Maestri, chef de la statistique italienne, ainsi qu'à l'ardeur avec laquelle
tous les hommes instruits de l'Italie étudient le beau pays qui a cessé
d'être une simple expression géographique pour devenir un État bien
réel, et donc on peut dire, comme du soleil, est aveugle qui ne le
voit pas.
Maurice Block.
2C8 JOUUNAL DES riGONOMISTHS.
BULLETIN
Ce Bulletin contient trois documenls : lo la circulaire du ministre des
travaux publics, de rag^riculture et du commerce, relative aux effets at-
tribués à la suppression de l'échelle mobile sur l'état actuel du commerce
des blés; 2« le rapport à l'Empereur des ministres des finances et des
travaux publics et du commerce sur l'utilité d'une enquête où sera
étudiée la question des banques; 3*^ le questionnaire de cette enquête.
I
EFFETS DE LA SUPPRESSION DE L ECHELLE MOBILE SUR LE
COMMERCE DES GRAINS.
Le ministre de l'agriculture , du commerce et des travaux publics
vient d'adresser aux préfets la circulaire suivante :
« Monsieur le préfet, pendant la dernière moitié de l'année 1863 et
pendant tout le cours de l'année 1864, le prix des grains est resté à un
taux peu élevé, et depuis quelques mois principalement il a éprouvé un
mouvement de baisse qui a fait naître quelques préoccupations au point
de vue des intérêts agricoles.
«Mais, au lieu d'attribuer à la diminution du cours des céréales son
véritable motif, qui n'est autre que l'existence d'approvisionnements
considérables résultant de l'abondance des produits récoltés depuis deux
ans, on a voulu, sur quelques points, en trouver la cause dans la légis-
lation qui régit aujourd'hui l'importation et l'exportation des grains et
qui a remplacé le système connu sous le nom d'échelle mobile.
« On a prétendu que la loi du 15 juin 1861 , en laissant l'importation
libre d'une manière permanente, moyennant le payement d'un droit
d'entrée très-modique, avait pour effet de permettre l'apport des céréales
étrangères en quantités importantes sur nos marchés intérieurs, où leur
présence exercerait sur les cours un influence préjudiciable à notre
agriculture. Les uns ont produit cette allégation avec une entière bonne
foi, mais en se laissant aller à des impressions peu réfléchies ou à des
idées préconçues ; d'autres peut-être l'ont mise en avant par esprit de
parti, pour faire peser sur le gouvernement de l'Empereur la responsa-
bilité d'une situation dont quelques intérêts se sont montrés alarmés.
« Il importe donc à tous les points de vue de redresser une erreur aussi
manifeste. Lorsque l'occasion s'en est présentée, je me suis déjà attaché
à le faire dans des instructions spéciales adressées à quelques préfets.
Je crois devoir, en outre, par la présente circulaire , vous transmettre,
EFFETS DE LA SUPPUESSION DE L'ÉCHELLE MUBiLE. 269
ainsi quh tous vos collègues, quelques considérations dont vous pourriez
tirer parti, s'il venait ;\ se produire dans votre département, à l'occasion
du bas prix des céréales, des plaintes sur le régime auquel est actuolle-
menl soumis notre conimorcodos grains avec l'étranger.
«La récolte de l'année 18G3 avait été, vous le savez, monsieur le préfet,
d'une abondance exceptionnelle. Le cliifFrc de ses produits est le plus
élevé qui ait été constaté jusqu'ici, et, pour l'ensemble de la France, U
production moyenne par hectare de terre ensemencée en froment était
supérieure de plus de 23 0/0 à la moyenne établie sur la période des dix
années précédentes. Les renseignements que j'ai recueillis sur la ré-
colte de 1864 établissent, d'un autre côté , que la récolte en froment se-
rait approximativement supérieure au produit moyen d'environ 5 àO 0/0.
« Il est vrai de dire que, pour la récolte dernière, ce résultat favorable
est une moyenne établie d'après les informations fournies pour chacun
des départements de l'Empire, et que certains points du territoire ont
été moins bien partagés que d'autres. Mais pour l'examen des questions
de cette nature, le gouvernement ne peut évidemment se guider que
d'après des appréciations générales sur l'état du pays pris dans son en-
semble , et il est impossible qu'il tienne compte de toutes les circon-
stances locales ou particulières.
« Un fait incontestable, en définitive, c'est que l'agriculture française
a tiré du sol pendant une année extrêmement abondante suivie immé-
diatement d'une année plus que moyenne une masse considérable de pro-
duits en céréales. Ce fait suffit pour expliquer la baisse qui s'est pro-
duite dans les cours des grains, si l'on considère surtout que ces cours
sont loin d'être descendus à un niveau aussi bas qu'ils l'avaient fait
dans d'autres circonstances, à la suite de récoltes bien moins produc-
tives. On a vu en effet , en 1857 et en 1858, en 1850 et en 1851, les prix
du blé descendre sur certains points de la France à 13 francs et même à
12 francs l'hectolitre , bien que la production des récoltes correspon-
dantes à ces diverses années ait été inférieure à celle de l'année 1863,
tandis que, malgré l'abondance extraordinaire des approvisionnements,
les prix les plus faibles de ces derniers temps ont varié entre 14 fr. 50 et
15 francs.
« La comparaison que l'on peut faire entre les prix actuels et ceux des
années 1850 et 1851 est surtout concluante contre ceux qui prétendent
imputer le bon marché des grains à notre législation sur les céréales et
à la suppression de l'échelle mobile dont les tarifs venaient, en cas d'a-
bondance, mettre obstacle à l'importation des grains étrangers ; car l'é-
chelle mobile recevait son application pleine et entière en 1850 et 1851,
et cependant elle ne pouvait pas empêcher les cours de s'abaisser dans
des proportions beaucoup plus fâcheuses pour l'agriculture qu'ils ne le
sont aujourd'hui.
«D'ailleurs il est un fait qui démontre clairement encore l'erreur des
accusations dirigées contre la législation actuelle sur l'importation et
l'exportation des céréales, c'est que l'apport de grains étrangers surnotre
marché intérieur n'a eu, depuis la récolte de 1863 , qu'une très-minime
270 JOUKNAL DES ÉCONOMISTES.
importance. Pendant les dix premiers mois de l'année 1864, les impor-
tations de froment et de farine de froment réunies n'ont été en moyenne
par mois que de 53,000 quintaux environ , et , dans ce nombre, près de
31,000 quintaux par mois ont été importés de l'Algérie , ce qui réduit à
22,000 quintaux environ la quantité de froment envoyée par les pays
étrangers. Un pareil chiffre peut être considéré comme insignifiant, si on
le compare à celui de la consommation mensuelle du froment en France,
consommation qui est d'environ 6 millions de quintaux métriques.
«La quantité importée réellement de l'étranger ne représente guère
que 1/3 0/0 de la quantité consommée , et d'ailleurs , pendant la même
période de temps, l'exportation du froment indigène s'est élevée, grains
et farines compris, à près de 156,000 quintaux métriques par mois, en
sorte que la quantité de blé de notre agriculture envoyée au dehors a
été trois fois plus forte que celle que nous avons reçue. En présence de
pareils faits, il est absolument impossible d'attribuer aux mouvements
de notre commerce de grains avec l'étranger la baisse qui s'est mani-.
festée dans le cours des céréales.
c( La pensée qui a fait adopter le régime nouveau établi par la loi du
15 juin 1861 a été qu'il était surtout essentiel d'affranchir le commerce
des grains de l'incertitude et des entraves que faisait peser sur lui le
système compliqué et variable de l'échelle mobile, qu'une liberté com-
plète d'exportation et des facilités permanentes d'importation , moyen-
nant le payement d'un droit d'entrée très-modique , ne pouvaient que
faciliter l'approvisionnement du pays en temps de pénurie, sans pré-
senter d'inconvénients dans les années d'abondance, et ce qui s'est
passé depuis que la nouvelle législation est en vigueur n'a fait que con-
firmer la justesse de cette opinion.
« On a vu , à la suite de la mauvaise récolte de 1861 , qu'on avait eu
raison de compter sur l'initiative et sur l'activité d'un commerce livré
complètement à sa liberté d'action pour combler le déficit des années
les moins productives, et, comme le prouvent bien les faits actuels , il
n'est pas à craindre de voir, dans les années de bas prix , arriver dans
des proportions de quelque importance sur nos marchés intérieurs les
céréales étrangères, qui, grevées de frais de transport considérables, ne
pourraient pas y trouver un placement avantageux.
«La législation actuelle, qui peut contribuer très-utilement à la mo-
dération des prix dans les moments où l'insuffisance de nos récoltes nous
force à recourir aux produits étrangers , ne peut donc exercer aucune
influence sur les cours, lorsque la surabondance de nos ressources écarte
nécessairement les arrivages du dehors. Si l'agriculture ne trouve pas
en ce moment à se défaire, aussi avantageusement qu'elle peut le dé-
sirer, des quantités considérables de grains qu'elle a récoltées depuis
deux ans . il faut l'attribuer uniquement à des causes naturelles contre
lesquelles toute action humaine est évidemment impuissante.
«Il ne faut pas perdre de vue, d'ailleurs, que, si la situation actuelle
impose à nos cultivateurs quelques souffrances qui ne sont pas, du reste,
absolument sans compensation, elle est pour le pays tout entier et pour
ENOUKTE HELATIVE A LA QUESTION DES HANQUKS. 271
les classes pauvres jiarficulièromciit un i,'ran(l hicnfait di) la Provi-
denco.
u UiH'ovoz, M. 1(> lo préfol, l'assiiranco do ma considération la [)liis
disLinL'uéo
>->'
« Le ministre de l'agriculture^ du commerce
et des travaux publics. Armand Biciiin. »
11
RAPPORT A l'empereur
Adressé par les ministres des finances et des travaux publics et du commerce
sur Vutilité d'une enquête relative à la question des banques.
Votre Majesté a reçu diverses pétitions à l'occasion de l'élévation du
taux de l'intérêt, qui s'est produite en France en môme temps que dans
le reste de l'Europe, et qui s'est maintenue pendant près de quinze mois.
Une de ces pétitions, signée par trois cents commerçants de Paris, s'ex-
prime en ces termes :
« il Sa Majesté V Empereur., les fabricants et négociants en tissus de Paris,
<-( Sire, émus du retour périodique de crises auxquelles nous sommes
étrangers, lésés par l'élévation du taux de l'escompte de la Banque de
France, nous venons respectueusement solliciter l'attention de Votre
Majesté sur les conséquences désastreuses d'un état de choses qui para-
lyse les affaires et porte une atteinte profonde au travail national.
«Nous avons confiance dans la haute sagesse de Votre Majesté, et,
dans ces graves circonstances, nous ne pouvons que la supplier d'in-
stituer une commission d'enquête qui recherche les moyens de remédier
à un mal dont souffre le commerce tout entier. »
Une pétition analogue a été signée à Lyon.
Votre Majesté a reçu également du Conseil de régence de la Banque
de France une supplique ainsi conçue :
a Sire, depuis la lutte engagée à l'occasion de la Banque de Savoie, et
dans laquelle nous avons dû résister à des calculs d'intérêt privé, en
invoquant la garantie des lois et le respect des contrats, la Banque de
France est l'objet des plus vives attaques.
« On l'accuse de routine, d'impéritie et de cupidité. On la dénonce
comme la cause de toutes les crises commerciales, et l'ennemie obstinée
des développements du crédit. On lui reproche de repousser le moyen,
si facile, dit-on, d'escompter toujours à bon marché, quel que soit le
prix des capitaux, quelle que soit la situation des affaires. Enfin, on
demande au pays de prononcer la peine de la déchéance contre cette
institution caduque et égoïste, ou au moins de lui faire expier ses fautes
en créant à côté d'elle un établissement rival une seconde Banque
d'émission.
272 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
« Sire, nous nous abstenons, devant Votre Majesté, de répondre à des
accusations dont l'injustice égale la violence, et nous attendrons l'heure
prochaine de la discussion et de la vérité.
« Mais plusieurs commerçants ont jugé convenable d'intervenir au
débat et d'adresser une pétition à Votre Majesté, sollicitant une enquête,
afin de rechercher les moyens de remédier au mal dont souffre le com-
merce entier, et ce mal est, à leurs yeux, le mauvais régime pratiqué
par la Banque de France.
V Cette demande d'enquête, ainsi motivée, ainsi restreinte, a le tort
de trop ressembler à un incident provoqué pour les besoins de la lutte
actuelle. Elle implique que la Banque de France est incontestablement
coupable des souffrances du commerce, et que l'on doit détourner sur
elle toutes les responsabilités. Elle tend à égarer l'opinion en s'efforçant
de concentrer tous les regards sur une institution poursuivie à outrance,
quand ils devraient se porter ailleurs. Elle limite, à dessein, le champ
des investigations, et trahit son insuffisance en face des graves et nom-
breuses questions qu'elle néglige et qu'il importe de résoudre.
« Nous venons donc à notre tour. Sire, exposer respectueusement à
Votre Majesté nos vues sur la proposition d'une enquête.
« Nous désirons cette enquête et nous la demandons instamment, mais
sincère, complète, digne de la France et de ses immenses intérêts ma-
tériels, digne d'un Souverain qui veut connaître toute la vérité sur la
cause si multiple des perturbations du crédit et des crises du commerce
et de l'industrie.
« Permettez-nous, Sire, de persister dans des croyances économiques
consacrées par le bon sens et l'expérience, appuyées sur l'autorité des
hommes les plus considérables et les plus respectés, et adoptées par
toutes les nations soigneuses de la conservation de leur crédit et du
progrès de leurs richesses.
« La théorie de l'immobilité du taux de l'escompte, quelles que soient
les circonstances, quel que soit le prix du numéraire, et à côté de l'obli-
gation incessante d'assurer le remboursement métallique des billets
payables au porteur et à vue, aboutirait tôt ou tard au cours forcé, à
moins de recourir à des mesures restrictives bien autrement onéreuses
pour le commerce que l'élévation de l'intérêt. Il n'y a pas de combinai-
son praticable, de sacrifices utiles qui puissent empêcher ce résultat
fatal, et tous les expédients qu'on affirme retomberont dans le stérile
domaine des utopies. Quand la Banque hausse ou baisse le taux de l'es-
compte, elle ne crée rien, elle n'invente rien, mais elle reflète exactement
les conséquences de l'offre ou de la demande des métaux précieux; elle
obéit aux diverses nécessités du moment, et subit l'impulsion de faits
irrésistibles.
«Nous sommes donc bien loin de nos adversaires qui prétendent domi-
ner ce qui n'est point dans la puissance des combinaisons humaines.
« Qu'il nous soit aussi permis, Sire, de repousser avec énergie l'injuste
responsabilité qu'on veut imposer à la Banque de France. On proclame
hautement que, poussés par la soif du lucre, nous sommes la cause vo-
ENOUKTE RELATIVE A LA QUESTION DES BANQUES. 273
lonluiro, hi ciiusc unique dos crises commerciales et monétaires, et que,
dans tous les cas, nous ne voulons ni les prévenir ni les atténuer.
«Ce serait I;i, nous en convenons, un moyen commode et habile d'irriter
le pays conli-e une inslilution (jui est la plus solide base de son crédit et
ijui l'a sauvé de plus d'une catastrophe. Mais il y a, pour explicjiier les
crises commerciales et monétaires, autre chose à faire qu'à présenter la
Banque de France sous un jour odieux ; il y a deux ordres de faits es-
sentiels, certains, qu'il faut nécessaireuuMit étudier.
((L'un écha])|)e ;\ la volonté et à l'action de l'homme. Il n'appartient à
personne, en effet, de régler l'abondance ou la disette des produits du
sol, des denrées alimentaires et de presque toutes les matières premières
indispensables à l'industrie. Il n'appartient à personne de maîtriser les
événements. Il est impossible aussi de décliner la solidarité qui s'établit
de plus en plus entre toutes les nations, à mesure que leurs échanges
augmentent, grcàce aux nouveaux systèmes douaniers, au développement
et à la rapidité de tous les moyens de communication. N'est-il pas évi-
dent que cet ordre de faits et de considérations, attentivement examiné,
révélerait une cause notable des troubles devenus plus fréquents dans
les transactions et dans le mouvement des métaux précieux ?
«L'autre ordre de faits dépend entièrement des hommes et de nos in-
stitutions de crédit. Sans doute, ces institutions, puissamment organisées,
la plupart sous la forme de sociétés anonymes, peuvent rendre de grands
services, mais le mal se glisse à côté du bien. Ainsi, n'est-il pas vrai que,
par des opérations trop vastes et trop répétées, à l'intérieur comme à
l'étranger, on altère souvent le rapport nécessaire entre le capital dis-
ponible et la demande ? N'y a-t-il pas abus du crédit par des appels
trop multipliés, ce qui occasionne l'écrasement du marché sous une
masse de titres flottants dont la nature et la surabondance produisent
forcément la dépréciation? N'y a-t-il pas parfois, pour des emprunts et
des travaux entrepris au dehors, des immobilisations momentanément
excessives ? Enfin la spéculation, légitime dans son principe, ne peut-
elle pas s'égarer dans ses excès, et, en substituant le goût du jeu à
l'amour du travail, précipiter nos épargnes dans une voie pleine de pé-
rils ? Or, tous ces faits aussi qui s'accomplissent sous nos yeux exercent
une énorme influence sur les capitaux et réagissent profondément sur
l'état général du commerce et de l'industrie. Nous aurions donc le droit
de nous étonner du silence gardé par nos adversaires à propos de ces
éléments si importants de l'enquête.
«La Banque de France, Sire, agit loyalement en suppliant Votre Majesté
d'ordonner, non pas une enquête insuffisante pour combattre les préju-
gés, mais une enquête large et féconde qui embrasse tous les faits éco-
nomiques et toutes les institutions financières qu'il convient d'étudier.
Ce sera un véritable bienfait que de mettre promptement un terme aux
illusions et aux doutes qui s'emparent des esprits, même les plus sin-
cères , et sèment l'agitation dans le monde des affaires. Nous sera-t-il
permis d'ajouter que la Banque de France doit et veut garder intacte la
haute estime qu'elle a inspirée au pays, et que les hommes appelés à
'i*^ sÉiiiK. T. XLV. — ['ii [écrier 1865. 18
274 JOURNAL DKS ÉCONOMISTES.
diriger son administration ne sauraient (Hrc (dia([ue jour attaiiués dans
leur probité et leur désintéressement ?
« Sire, votre puissante et ferme intelligence voudra aller au fond des
systèmes qu'on préconise si ardemment, et savoir si, au lieu d'être la
réorganisation du crédit public, ils n'en seraient pas la désorganisation
la plus complète Pour nous, Sire, nous sommes prêts ; car, depuis
soixante ans, nos constitutions, nos principes, nos actes, notre existence
tout entière, sont placés au grand jour de la publicité; nous sommes
prêts à comparaître à la barre do l'opinion, cherchant toute la vérité. »
Nous proposons à Votre Majesté d'accueillir ces demandes. L'expé-
rience nous enseigne qu'une enquête approfondie, en répandant la lu-
mière sur des questions obscures et complexes, en constatant les faits
authentiques, en faisant sortir la vérité du choc des opinions et des doc-
trines, ne peut manquer de ramener le calme dans les esprits en les
éclairant.
Le Conseil supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie
nous a paru remplir toutes les conditions désirables pour conduire avec
autorité et avec impartialité l'enquête qui est sollicitée de Votre Majesté.
C'est à lui que nous proposons de la confier. Nous sommes certains que
tous les témoins qu'il voudra entendre répondront à son appel, et que
tous les renseignements qu'il désirera lui seront fournis avec empres-
sement.
L'enquête devra embrasser l'ensemble des principes et des faits géné-
raux qui agissent sur la circulation monétaire de la France. Le conseil
supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie saura féconder
ce programme et fera jaillir des discussions qu'il provoquera d'utiles
enseignements pour le pays.
D'un commun accord, nous prions Votre Majesté de vouloir bien dé-
signer M. le ministre d'État pour diriger celte importante enquête.
III
QUESTIONNAIRE DE l'eNQUETE SUR LES BANQUES.
Le conseil supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie,
constitué en commission d'enquête par décision impériale du 9 janvier
dernier, a tenu sa première séance le 7 février, sous la présidence de
M. le ministre d'État.
Le conseil a adopté comme base de l'enquête le questionnaire suivant,
sans préjudice du droit cjui ai)parlient à ses membres d'adresser aux
témoins toutes les questions qu'ils jugeraient utiles ou qui leur seraient
suggérées par les dépositions mêmes. Les témoins pourront restreindre
leurs dépositions aux points qui leur paraîtraient rentrer plus spéciale-
ment dans le cercle de leur expérience ou de leurs études.
QUESTIONNAIRE I)K L'KNOUKTK SUR- LES BANQUES. 276
ENQUÈTK SUn LKS l'il I NC.l l'HS KT LES FAITS (iiÎNÉKAUX QUI UKUISSENT LA
CIRCULATION MONÉTAIRE ET FIDUCfAIME.
i^ !<"■. — Des crises monétaires.
I . Quellos ont été los causes do l;i crise monétaire de 1803-1804 ?
"1. Quelles anaIoii;ies et quelles diflérences cette cVise a-t-elle présen-
tées avec les crises antérieures ?
3. Les crises monétaires tendent-elles à devenir plus fréquentes?
Tendent-ellos à devenir plus générales?
4. Quelles sont, dans un pays, les causes régulatrices du taux de l'in-
térêt ?
5. Quelles sont les causes qui ont agi depuis dix ans sur le cours des
métaux précieux ?
6. Quelles sont les causes qui ont pu récemment réduire la disponi-
bilité des capitaux ?
7. Y a-t-il eu ralentissement dans la formation des épargnes ou mau-
vaise direction donnée à ces épargnes ?
8. Y a-t-il eu insuffisance de capitaux ou excès d'entreprises ?
9. La constitution de plusieurs sociétés de crédit, sous forme de
sociétés anonymes, a-t-elle exercé de l'influence sur les embarras mo-
nétaires?
10. L'existence et l'organisation de ces sociétés sont-elles de nature
à éloigner ou à rapprocher les causes de crise?
IL Quelle influence a exercé sur le marché intérieur la participation
des capitaux français aux entreprises étrangères ?
12. Quels avantages ou quels inconvénients présente la cote à la
Bourse de Paris, des valeurs étrrngères et des emprunts étrangers?
13. Quel a été, depuis dix ans, le mouvement d'entrée et de sortie des
métaux précieux ?
Y a-t-il des indications qui permettent de compléter les renseigne-
ments recueillis par l'adm-nistration des douanes ?
14. Le déplacement du numéraire a-t-il lieu dans de fortes propor-
tions ?
15. Quelles opérations donnent lieu à ce déplacement? Exerce-t-il
une influence sensible sur les transactions et sur le loyer de l'argent?
Existe-t-il des moyens de détruire ou de limiter cette action ?
§ 2. — De la monnaie fiduciaire.
46. Quelle est l'utilité de la monnaie fiduciaire ?
n. Le rôle de cette monnaie tend-il à devenir plus important?
18. Est-ce par les émissions de billets au porteur et à vue, ou à l'aide
des compensations par virements, comptes courants, chèques, etc., que
le crédit tend à se développer?
19. L'emploi de la monnaie fiduciaire peut-il prendre un développe-
ment indéfini ? Si non, dans quelles limites doit-il être renfermé ?
276 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
^ 3. _ Des conditions d'une bonne monnaie fiduciaire.
20. A quelles conditions l'emploi de la monnaie fiduciaire est-il sans
inconvénients ?
21. La convertibilité constante des billets est-elle indispensable?
22. L'unité du billet de banque en favorise-t-elle la circulation ?
23. Ouels sont les inconvénients et les avantages de la pluralité des
banques, soit générales, soit à circonscription limitée ?
§ 4. — Des établissements qui émettent des monnaies fiduciaires.
24. La Banque de France satisfait-elle à toutes les conditions à exiger
d'une banque d'émission? Sinon, quelles modifications seraient dési-
rables dans son organisation?
25. Quels avantages ou quelle infériorité présente l'organisation de la
Banque de France, relativement à l'organisation et au régime des ban-
ques, soit d'émission, soit de dépôt, des autres pays, notamment des
Banques d'Angleterre, des États-Unis, de Hambourg et de Hollande ?
26^ Y a-t-il intérêt ou inconvénient à séparer le département de
l'émission et celui de l'escompte ?
27. Le cours légal, tel qu'il existe en Angleterre, s'il était attribué aux
billets de la Banque de France, aurait-il pour effet d'en mieux assurer ^
la circulation ? .^
28. Quel nombre de signatures une banque doit-elle exiger pour sa
sécurité ?
29. L'émission des billets doit-elle être limitée ? Convient-il de pro-
portionner l'émission à l'encaisse ou au capital.
§ 5. — Du fonctionnement de la Banque.
30. A quel niveau doit être maintenu l'encaisse de la banque pour
assurer la convertibilité des billets ?
31. Quelles sont les causes qui tendent à diminuer ou à augmenter
l'encaisse et les moyens à employer pour en maintenir le niveau ?
32. Quel est le rôle et quelle est la destination du capital de la ban-
que ? Le capital doit-il être accru ? Quels seraient les effets de cet ac-
croissement ?
33. La banque devrait-elle aliéner, en totalité ou en partie, les rentes
qu'elle possède ? Quels seraient les effets de cette aliénation ?
34. Le capital des banques d'émission doit-il, en général, être un ca-
pital de garantie, ou peut-il être employé utilement dans les affaires de
la banque ?
3o. Quels sont, pour les banques d'émission et spécialement pour la
Banque de France, les avantages et les inconvénients des avances sur
dépôt?
36. L'élé\ ation de l'escompte est-elle le seul moyen efficace de main-
tenir ou de reconstituer l'encaisse ?
37. Est-il possible de prévenir les variations de l'escompte ou de les
renfermer dans de certaines limites?
BULLETIN FINANGIEK. 277
38. Es(-il |)ossil)l(> (liniposcM- à iiiic l);in(|iH' |)rivil(;giée un laux (ixe
(l'escom[)((' ou iiuhiie un maximum ?
'M). Quols sont les avantages et les inconvénients des petites coupures,
notanuneni au point de vue de la conservation de l'encaisse?
iO. Quel est celui des moyens suivants do défendre l'encaisse qui pré-
sente le moins d'inconvénients pour le commerce : élever le taux de l'es-
compte, refuser un certain nombre de bordereaux, graduer le taux de
l'escompte d'après les échéances?
41. Le dévelo[)pement actuel des relations internationales entraîne-
t-il une certaine solidarité entre les encaisses de toutes les banques
d'émission ?
42 Quelles sont les conséquences de cette solidarité? Est-il possible
de la faire cesser ou de la restreindre ?
BULLETIN FINANCIER
(FRANCE ^étranger)
Sommaire. — Amélioration du marché monétaire. — Hausse à la Bourse de Paris. —
Les fonds américains et la République américaine. — L'Espagne et ses difficultés
financières. — L'Italie et ses déficits permanents. — L'enquête sur les banques en
^ France et l'abolition du monopole des agents de change en Belgique. — La Banque
fédérale à Berne. — Revue financière de 1864. — Tableau des cours aux bourses de
Paris, Lyon et. Marseille. — Bilans de la Banque de France et de ses succursales. —
Tableaux des cours plus hauts et plus bas en 1864.
La situation monétaire continue à se détendre ; les banques reviennent
sur les rigueurs que la nécessité leur avait suggérées, et toutes les places
voient successivement le taux d'escompte s'abaisser. Ainsi, à Paris,
Bruxelles et Francfort-sur-Ie-Mein, l'escompte des effets de commerce
aux banques publiques est à 4 0/0; à Amsterdam il est à 4 1/2 0/0 ; à Lon-
dres, Berlin et Vienne, à 5 0/0; à Turin, 6 0/0; à Saint-Pétersbourg,
6 1/2 0/0 (à 3 mois) et 7 0/0 (à 6 mois) ; à Lisbonne, 7 0/0, et à Madrid,
9 0/0. Si on rapproche ces chiffres des précédents, on pourra juget de
l'amélioration sérieuse des diverses places de l'Europe. L'encaisse de la
Banque de France a néanmoins subi en janvier une certaine dépression,
ce qui tient aux besoins ordinaires de ce mois. Tous les ans, en général,
à pareille époque, semblable mouvement se produit; il n'y a donc pas
à s'étonner, ni même à s'effrayer d'un mouvement normal. Nous tendons
d'ailleurs maintenant vers l'excès opposé, et le résultat du mouvement
commercial sera un reflux d'espèces vers notre établissement de crédit
qui poussera peut-être à des taux d'escompte plus bas encore que celui
que nous avons actuellement. Sous ce rapport déjà, l'annéeiSGo s'annonce
autrement que ne le faisait 1864 à pareille époque. Il y a un an, l'es-
278 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
compte était à 7 0/0, et tomba à 6 0/0 un mois plus tard (le 24 mars;, soit
au minimum de toute l'année ; aujourd'hui il est à 4 0/0. Il faudrait de
graves modifications, comme la paix en Amérique, pour changer cet
ordre de choses et renverser les prévisions du public.
On comprend que cette situation améliorée ait agi sur l'esprit du pu-
blic et contribué à une reprise dans les cours. L'inspection de notre ta-
bleau habituel, rapproché du tableau similaire contenu dans le dernier
numéro, fera ressortir les faits que nous signalons.
Les fonds mexicains ont repris d'une manière assez marquée; ils étaient
au-dessous de 50, ils sont actuellement au-dessus de 55. Cela tient un
peu à des spéculations imprudentes à la baisse, beaucoup à la situation
des choses dans ce pays. Sans faire trop de concessions, on peut admet-
tre, sur la lecture des nouvelles qui nous parviennent de ce pays, que sa
situation est meilleure que sous l'administration antérieure, et nul doute
que, le temps aidant, un ordre relatif pourra s'implanter dans cette vaste
contrée ; cela suffira polir consolider l'ordre de choses actuel et donner
confiance aux porteurs de titres. La seule difficulté, la plus grave, et le
public en a conscience, c'est le voisinage de la grande république amé-
ricaine, qui, répudiant les sages préceptes de Washington, a tendu, de-
puis nombre d'années déjà, à se faire conquérante. Mais la guerre civile
qui désole cette partie du nouveau continent est une garantie certaine
contre ce péril, s'il doit se produire, et on voit que les espérances de
paix, un instant accréditées, ont été très-nettement démenties par les
deux parties belligérantes,
L'Espagne et l'Italie ont toujours de graves obstacles à surmonter, sur-
tout au point de vue financier. La première est dans une situation cri-
tique sous tous les rapports. Ne pouvant, pour le moment, revenir au
crédit, elle a décidé de faire aux contribuables un emprunt forcé de
150 millions de francs. Mais ce n'est là qu'une mesure insuffisante ; il
lui faudra contracter un emprunt pour balancer ses comptes, dont les
termes sont en grand désaccord. Malheureusement pour elle, sa bonne foi
financière a reçu, au sujet de la dette passive, une rude atteinte : vou-
lant être juge dans sa propre cause, au lieu de prendre un arbitre désin-
téressé, elle s'est mis à dos toutes les bourses de l'Europe, et ce n'est
pas chez elle qu'elle pourra trouver les fonds de l'emprunt qu'elle aura
à contracter. Il lui faudra donc faire plus d'une réforme avant d'aborder
le côté financier, qui presse cependant, surtout si on envisage l'état mo-
nétaire et commercial du pays, qui est déplorable. Décidément les admi-
nistrations qui se sont succédé dans ce malheureux pays sont d'une
incapacité ou d'une immoralité notoires ; espérons qu'il rencontrera enfin
parmi ses gouvernants des chefs comprenant ce qu'il faut à cette riche
contrée si favorisée de la nature, et ayant la force et la conscience de
l'exécuter.
Quant à l'Italie, elle en est encore, elle en est toujours aux déficits
périodiques. Le budget proposé pour 1865 se solde par un déficit de
171 millions que l'on espère réduire à 120 millions; même en admettant cette
réduction, c'est encore 120 millions de trop relativement à la situation
RIJLLKTIN FINANCIRR. 279
du pays, qui ne peut (pie très-chèreinout l'ccourir au rrc^dit. On en v oi
la preuve dans les condilions du contrat i-elatif aux biens domaniaux,
dans les concessions de chemins do for, dans les expédients de la tréso-
rerie. (]o beau pays ne saurait Irop tôt introduire dans ses dépenses gou-
vernementales la plus stricte économie. A cotte condition seule nous
concédons durée et prospérité à son gouvernement.
Pendant (pie nous étudions, nos voisins agissent. Nous faisons une
enqutUe sur les banques. La Belgique abolit le privilège des agents de
change; il est vrai que nous nous occui)ons sérieusement des cour-
tiers de commerce. Pour en revenir à nos voisins du Nord, mentionnons
une inconséquence: ils décident que la profession d'ageht de change sera
libre, sauf certaines dispositions préventives, et ils continuent de refu-
ser le droit commun aux opérations à terme ne se liquidant que par une
différence. C'est un non-sens duquel il faut espérer qu'ils feront bientôt
justice.
En Suisse, la Banque fédérale à Berne, dont nous avons eu déjà occa-
sion de parler dans ce recueil (numéro de mars 1864, t. XLI, page 498),
s'implante petit à j)etit dans les habitudes du pays ; ses chèques sont
goûtés, ses billets circulent, et tout fait espérer qu'elle pourra remplir
le rôle pour lequel elle a été créée et que nous relations ici même il y a
un an. La première année de son existence lui a procuré des bénéfices
suffisants pour ])ayer à ses actionnaires les intérêts à 6.18 0/0 des fonds
versés, après avoir éteint les frais de premier établissement et porté
35,00iJfr. à la réserve. Son succès sera un exemple heureux en faveur de
la liberté des banques.
Comme les années précédentes nous donnons, pour l'année entière
1864, les tableaux des premier, plus haut, plus bas et dernier cours
des principales valeurs négociées et cotées aux Bourses de Paris, Lyon
et Marseille. On peut de la sorte se rendre compte du mouvement des
cours des valeurs mobilières et de la faveur plus ou moins grande
qu'elles ont rencontrée dans le public.
Pour faciliter cet examen, nous dirons quelques mots touchant les
causes générales de ces variations en les rapprochant des mouvements
éprouvés les années précédentes.
Il y a un ah, le travail analogue pour 1863 se trouvait précédé des
lignes suivantes : (( La première réflexion que nous suggère ce relevé,
est la différence caract(3ristique qui existe sous ce rapport entre 1863
et 1862. On se rappelle que Tannée 1861 avait été toute particulièrement
hostile aux valeurs de bourse et que la baisse avait été à peu près
générale, soit sur les titres sur lesquels s'exerce la spéculation à terme,
soit sur ceux sur lesquels on n'opère qu'au comptant. Il en fut tout au-
trement en 1862 ; la hausse fut, durant cette période, aussi générale que
la baisse l'avait été en 1861, et ce ne furent pas seulement les valeurs
à revenu fixe qui montèrent, les valeurs à revenu variable reprirent
également faveur; sur certaines actions il y eut même un engouement
difficile à expliquer, au moins quant à sa rapidité. — L'année 1863 nous
2S0
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ramène en partie aux cours de 18GI , et do plus, ce qui est plus regret-
table, laisse dans les esprits un découragement, une lassitude (jui indi-
queraient à elles seules, si le fait que nous avons maintes fois relevé ne
le témoignait que trop, qu'il y a eu fièvre. » Pour com[)léter ce tableau,
quant h ce qui concerne i8C4, nous n'avons que peu de mots à ajouter;
cette période annuelle a été pire que 1863 et même 1861. Mais entrons
dans quelques détails que nous ferons précéder des différences en
plus ou en moins subies par la majeure partie des valeurs dont nous
nous occupons.
HAUSSE DE : sur les valeurs suivantes :
fr. c.
30 » Oblig. ville de Paris (1852).
6 25 — — (1855-60).
1 25 — du départ, de la Seine.
5 » — ville de Marseille (1854).
1 25 —ville de Lille (1859).
2 1/2 50/0anglo-autrichien(1852).
31 25 Lots d'Autriche (1860).
5/8 4 1/2 0/0 belge.
2 1/2 4 1/2 p/0 russe.
18 75 Obi. 6 0/0 ottom. 1860.
43 75 _ _ _ 1863.
170 » Banque de France.
40 » C'Béchet, Dethomas et Ce.
205 )) Compt. d'escomp. de Paris.
40 » Crédit foncier de France.
12 50 Sous-compt. des entrepren.
40 » Crédit indust. et comm.
132 50 Crédit agricole.
18 75 Sous-compt. comm. et ind.
20 » Soc. de dép. et comp. cour.
50 » Banque de l'Algérie.
7 50 Crédit mobil. Esp. anc.
75 » — nouveau.
36 25 Chemins de fer Nord.
25 » — Est.
15 » — Ouest.
42 50 — Autrichien.
107 50 Omnibus de Paris.
13 75 Omnibus de Londres.
25 » Comp. transatlantique.
26 25 Mess.imp.serv. mar.
8 75 Navigation mixte.
68 75 Marc-Fraissinet et Ce.
125 » Grand'Combe (charb.).
2 50 Saint-Etienne (charb.).
BAISSE DE : sur les valeurs suivantes :
fr. c.
1 )) 4 1/2 0/0 français.
4 80 4 0/0. —
2 50 Obi. du Trésor (trenten.).
0 15 3 0/0 français.
8 75 Obi. V. de Marseille (1859).
11 25 — — (1861).
27 50 — Ville de Lyon (1854-57).
16 » — (1859).
1 25 — V.de Tourcoing-Roubaix.
10 » — Ville de Bordeaux.
1 3/4 3 0/0 Cons. angl. (à Londr.)
6 1/4 3 0/OEsp. ext. 1841.
7 1/2 3 0/0 Esp. int. 1841.
6 3/4 Différ. espag. 1852.
2 3/4 Passiv. — 1852.
6 1/8 3 0/OEsp. ext. 1852-56.
5 20 5 0/0 italien.
3 » 3 0/0 —
9 5/8 6 0/0 mexicain.
2 1/2 2 1/2 0/0 Pays-Bas.
4 1/4 3 0/0 portugais.
1 7/8 5 0/0 romain.
3 » 5 0/0 russe.
106 25 Obi. 7 0/0 Tunis.
87 50 Crédit mobilier français.
11 25 Comptoir Bonnard.
100 y> Crédit foncier colonial.
55 )) Omnium lyonnais.
20 » Compt.d'escompt. deLyon.
20 » Crédit lyonnais.
105 w Crédit en Espagne.
81 25 Crédit mobilier italien.
27 50 Banq. de crédit italien.
42 50 Banq. de dép. des Pays-Bas.
155 » Crédit mobil. néerlandais.
BULLETIN FlNANGltR.
281
HAUSSK DK : sur /<'.< valeura mirantea :
fr. c.
10 )) Vioillo-Montagne (zinc).
70 » Mc^dilernini'o (forgosl.
40 )) Fou iThaml)îuilt (forges).
45 » CIkui tiers de la Huire.
;{8 75 Marché du Temple.
25 » Deux-Cirques.
23 75 Comp. immobilière.
23 75 Abattoirs de Lyon.
18 75 Union des gaz.
95 » Gaz de Paris.
45 )) — de Marseille.
75 » — de Venise.
35 » Verr. Loire-et-Rhône.
65 » Salines de l'Est.
mr les valeurs suivantes :
HAISSK DK
fr. c.
23 75 Banq. imp. ottomane.
105 » Chem. de fer. Orléans anc.
nouv.
jouis.
17 50 — —
20 » — —
92 50 — Midi.
40 » — Lyon.
80 » — Bessôges.
202 50 — Croix-Rousse.
125 )) — Sathonay.
65 » — Charentes.
25 )) — Bergerac.
95 ,) __ Saint-Ouen (et Docks).
30 » _ Guillaume-Luxembourg.
5 » — Lombards.
10 » — Ouest-Suisse.
20 » — Ligne d'Italie.
73 75 _ Victor-Emmanuel.
407 50 — Romains anc.
18 75 — — trent.
167 50 — Saragosse.
188 75 — Xérès.
446 25 — Nord-Espagne.
100 » — Barcelone.
160 » — Pampelune.
,) _ Portugais.
242 50 Touage Conflans-mer.
43 75 Canal de Suez.
5 » C'^ imp. des voit, de Paris.
16 25 Omnibus de Lyon.
130 » Cabotage intern. (Marseille).
18 75 Loire (charb.).
2 50 Montrambert (charb.).
133 75 Rive-de-Gier (charb.).
20 » Approuague (or).
2 50-Silésie(zinc).
20 » Chàtil.-Commentry (forges).
75 » Firminy (aciéries).
65 » Horme (forges).
40 » Creuset (forges).
5 )) Mar. et ch. de fer (forges).
118 75 Terre-Noire (forges).
105 )) Usines-Cail.
20 » Chantiers Falguière.
55 » Chantiers de l'Océan.
240 » Moteurs-Lenoir.
282 JOUKNAL DES ÊCOiNOMISTES.
HAUSSE DE : sur les valeurs suivantes : haïsse de : sur 1rs râleurs suivantes :
i'i\ c. fr. c.
i47 50 Docks de Marseille (anc).
60 » — — (nouv.)-
il 25 Ruo impf^r. do Lyon.
75 » Comp. immob. de Belgique.
90 » Soc. des boulev. du Temple.
27 50 Gaz de Florence.
42 50— de la Guillotière,etc.
280 » — de Lyon.
1 25 — de Bruxelles.
32 50 Lin Maberly.
15 » Lin Cohin.
1G5 » La Fuchsine (Lyon).
-12 50 Raffinerie Massot (Mars.).
326 25 — Rostand (Mars,).
165 » — Emsens (Mars.).
15 » Compagnie gén. des eaux.
15 Prod. chim. (Marseille).
A quelques obligations municipales près, tous les fonds publics fran-
çais ont fléchi plus ou moins. Les fonds étrangers ont obéi à la même
tendance, à l'exception des fonds autrichiens, belges et ottomans, et du
4 1/2 0/0 russe qui ont progressé. Les fonds espagnols, qui, en 1863,
avaient suivi une voie différente de la plupart des fonds des autres
pays, ont cette année baissé, ce qui tient à la crise multiple à laquelle
est en proie ce malheureux pays, et dont l'intensité commence à effrayer
les détenteurs de valeurs de cette contrée.
Les autres valeurs à revenu fixe ont fort peu oscillé. Cependant les
obligations de quelques compagnies étrangères ont notablement baissé,
par suite de craintes qui sont loin d'être dissipées, mais dans le détail
desquelles nous n'entrerons pas.
Les variations des actions d'institutions de crédit, banques et caisses,
françaises et étrangères, ont été très-diverses. Cependant remarquons,
qu'à part le crédit mobilier espagnol qui a monté, les banques étran-
gères ont baissé. La hausse des actions de la Banque de France est
il ne conséquence dos taux élevés d'escompte auxquels nous avons
assisté; la prospérité des opérations du comptoir d'escompte de Paris,
soit ici, soit au delà des mers, est le motif de la hause de ses actions. Le
crédit agricole a monté par suite d'émission de nouvelles actions, basées
sur l'extension des opérations de la compagnie. La crise a sévi sur les
actions du Crédit mobilier français et du Crédit foncier colonial. Nous
ne nous arrêterons pas sur les causes de l'affaissement des prix de cer-
taines banques étrangères, en ayant parlé dans le courant de l'année.
A part le Nord et l'Autrichien, toutes les actions de chemins de fer
français et étrangers ont, sans exception, rétrogradé. Les tableaux des
recettes, mieux que tous les raisonnements possibles, indiqueront les
BULLKTIN FlNy\NClKR. 283
caiisos (i(i (-(Mlc imaniinilcî. (lcj)eii(laiiL sur (luelciues chemins de fer
élrangors, les dispenses j)i(h'ues ou pliilôl imprc^viies du complet d'éta-
blissomcMil sont un des ëlëments sérieux de la baisse.
Nous no dirons rien de la baisse des actions du canal de Suez. Cette
entreprise est loin d'cUre achevée, et nul ne connaît ce que le temps lui
r(»serve d'ici à ce (jue les travaux soient terminus.
Les actions dos omnibus de Paris ont monté en raison du développe-
ment du trafic et des prix relativement bas des fourrages. Nous avons
également ;\ signaler de la hausse dans les différentes entreprises de
navigation maritime, hausse due à l'augmentation générale des sources
de produit.
Les actions de charbonnages suivent les variations des dividendes
distribués ou présumés. De même pour les hauts-fourneaux et forges.
Cependant sur ces dernières valeurs, il y a généralement de la baisse et
quelquefois une forte baisse. La crise métallurgique, à laquelle est due
la suspension de payement de l'une des premières compagnies de forges
de France (compagnie des houillères et fonderies de l'Aveyron à Deca-
zeville\ a considérablement ralenti en 1864 les affaires de cette branche
d'industrie. Longtemps protégée aux dépens des autres industries, elles
payent cher aujourd'hui ces temps anormaux ; c'est un résultat naturel
que l'on pouvait prévoir et duquel il ne faut pas trop s'étonner. La liberté
vaut des sacrifices, surtout quand il s'agit d'un mal temporaire à échan-
ger contre un bien permanent.
A part les docks de Marseille qui ont vivement rétrogradé en raison
des excès en hausse des années précédentes, les sociétés immobilières
ont varié les unes en hausse, les autres en baisse, mais d'une manière
peu importante.
Les résultats des recettes ont motivé sur les actions de gaz des varia-
tions opposées.
Nous ne dirons rien des autres valeurs qui, à l'exception des raffine-
ries de sucre à Marseille, ont peu varié. Ces dernières, malgré les dé-
vastes de la Société franco-belge, avaient donné lieu, en 1863, à une
hausse qui tenait plus de la fièvre que de la raison. Nous avons assisté,
en 1864, à une réaction qui n'est peut-être pas arrêtée.
Hausse sur les actions des salines de l'Est, — conséquence de l'aug-
mentation du produit des actions.
Alph. Courtois fils.
284
JOURNAL DES ÉC0N03!1STES.
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»
500
»
500
m
500
»
PARIS-LYON-MARSEILLE. JANV. 1865
RENTES.- BANQUES. -CHI;MINS DE FEH.
3 0/()t^S(i2), jouissance l*"" janvier ^805..
banque de France, jouissance janvier •tSGS. . .
Crédit foncier, jouiss. janvier ^8C5
Crédit mobilier, jouissance janvier -1805....
Société générale pour fav. le dév. du comm
Crédit mobilier espagnol, j. janvier 1805. . . .
Paris à Orléans, jouissance octobre -1804
iNord, jouissance janvier 1805
fot (Paris à Strasbourg), jouiss. nov. 1804.,
Pans-Lyon-Méditerranée, jouiss. nov, -1804..
Midi, jouissance janvier 1 805
Ouest, jouissance octobre -1 804
Bessèges-Alais. jouissance janvier -1805
Libourne- Bergerac, jouissance sept. 1864 ,. .
Lyon à laCroix-Kousse, jouissance janv. 1804.
Lyon à Sathonay, jouissance juillet 1803. . . .
Charentes, j. août 1 804 ,
Médoc, jouissance janvier 1 865
Saint-Ouen (Ch. de fer et docks) j. juillet 1864
Guillaume-Luxembourg, j. juillet 1802...
Gh. de fer Vict.-Emmanuel, j. juillet 1804...
Ch. de fer Sud-Autric.-Lorab., j. nov. 1804
Chemins de fer autrichiens, j. juillet 1804....
Cheminsdcfer romains, jouissance oct. 1864..
Chemin de fer ligne d'Italie, j. janvier 1804..
Chemin de fer de l'Italie mérid. j. juill. 1804.
Chemin de fer ouest suisse, j. mai 1 800
iVIadr:dàSaragosscet Alicante,j. juillet. 1804...
Séville-Xércs-Cadix, j. juillet 1 804
Nord de l'Espagne, jouissance juillet 1804...
Sarragosse a Pampelune, j. janvier 1804. . , .
Sarragosse à Barcelone, j. janvier 1802
Chemins portugais, j. juillet 1864
cours.
50
n.haut
cours.
60 30
3450 »
1267
!)65
580
5;)0
875
1007
505 »
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590 »
520 »
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» »
182 50
80 »
375 »
4 50
330 >,
130 »
320 »
515 »
442 50
273 75
73 75
»
40 »
450 »
292 50
375 »
235 »
200 »
291 25
67
15560
1292
1000
6 1 6
(WIO
925
1016
513
9'<5
007
542
825
»
205
80
395
457
375
130
320
547
452
285
75
»
40
450
292
382
240
200
291
50
50
PI. bas
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00 3(t
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1260 ..
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980 y>
505 »
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570 »
520 »
182 50
70 »
375 »
425 »
315 »
125 »
300 »
515 »
432 50
202 50
co
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»
37
50
390
»
250
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325
»
210
»
172
50
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Dern.
cours.
67 20
3550 »
1275 »
972 50
600 25
582 50
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1 005 »
512 50
943 75
582 50
537 50
825 »
»
205 »
70 »
395 »
450 »
375 »
125 »
305 »
543 75
447 50
270 25
65 »
j>
38 75
405 »
252 50
340
232 50
177 50
257 50
PAIR
FONDS DIVERS
Banques et Caisses.
Plus
haut.
100 4 1/2 0/0, j . 22 sept. 04
500 01)1. trent., j.20janv. 65
1(10 Angleterre 3 O/O, consol.
500 Tunis 7 0/0 j. nov. 1864
1000 Haïti-Annuités
100 Mexiq. 6 0/0 j. oct. 1804.
100 Italie,5 0/0, j. janv. 18(i5
100 — 3 0/0 j.oct. 1804...
100 Rome, 5 0/0, j. janv. 65
100 Autr., 5 0,0, Ang. janv. 65
fl500 —lots de ,S0Oj. janv. 65
100 — 5 0/Omet. j.nov. 18()4.
HOO Esp. 3 0/0ext.,i1 j. j. 65
100 — 3 0/0ext.1856J.j.(i5
100 —;3t0/0int.,j. janv. 1805
100 — Dette diff., j.janv. 65
100 — Dette passive
:jOO Turq.-Emp. 60, j.janv. 65
500 — Emp. 63j.juill. 64.,.
^00 Belg. .i 1/2 0/Oj. nov. 64.
\m Uussie, 5 0/(t j. nov. 64..
100 —4 1/2 0/0j.ianv.1865.
500 Crédit ac.ricole
500 Crédit foncier colonial.. . .
500 Compt. d'escom. de Paris.
100 S.-compt. des Entrepren..
500 Crédit Indust. et comm. . .
500 S. C. du comm. et de l'ind.
500 Soc. de dép'' et Ctes cour..
500 Comptoir de l'agriculture.
500 L'approvisionnement ....
500 Banque de l'Algérie
500 Id. E. Naud et C* Bonnard.
100 Crédit Lyonnais
333 Omnium lyonnais
500 Compt. d'esc. de Lyon. . ..
500 Crédit foncier autrichien.
500 Crédit en Espagne
500 Banque ottomane
540 Banque de dép.des Pays-Bas
500 Crédit mob. italien
540 Crédit mob. néerlandais..
Plus
bas.
PAIR
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450 »
901/4
380 »
695 »
56 »
67 20
41 »
741/2
82 »
1080 »
58 »
46 »
46 »
43 3/4
41 y,
321/2
300 »
352 50
100 »
921/2
881/2
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891/2
350 »
695 »
501/8
64 40
40 60
721/2
80 »
1025 »
58 »
441/4
43 »
41 »
40 »
31 »
350 »
338 75
1 00 »
85 »
871/2
740 »
605 »
963 75
230 »
737 50
522 50
555 »
485 »
536 25
915 »
37 50
505 »
505 »
622 50
055 »
73 75
660 »
5 53 75
431 25
383 75
500
100
125
500
500
»
500
500
100
80
375
500
500
250
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500
500
500
250
500
200
500
500
250
600
»
500
250
50(t
500
500
a 000
SOCtÉTÉS DIV""*
par actions.
Omnibus de Paris
— de Lyon
C" imp. d. voit, de Paris.
Canal maritime de Suez.
Mess. Impér. serv. mar.
Navigation mixte
M. Fraissinet et C*. . . .
Comp. transatlantique ..
Loire (charbonnag.) . . .
Montrambert (cbarb.). .
Saint-Étienne (charb.). .
Rive-dc-Gier (charb.). .
Grand'Combe (charb.) .
Approuague
Vieille-montagne.(zinc\.
Silésie (zinc^
Terre-Noire (forges"! . . .
Marine et chemin de fer.
Méditerranée (forges) • .
Océan rforges^l
Creusot (forges)
Fourchambault (forges).
Hormc (forges)
Firminy (aciéreries\. . .
Chàtillon etCommentry.
J.-F.Cail et C* (us'nesl
Magas génér. de Paris.
Docks de Marseille. . . .
Rue impériale (Lyon\ .
C* immobilière (Rivoli'.
Deux-Cirques
C générale des eaux. .
Gaz de Paris
— de Lyon
— de Marseille
— de la Guillotiére. . .
— (le Bruxelles
Union des gaz
Lin Maberly
Lin Cohin
Satines de l'Est
Llovd français ass. mar
Plus
haut.
1195 •
65 »
92 50
440 »
830 »
630 »
610 s
552 50
187 50
140 25
180 »
122 50
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90 »
285 »
110 »
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50
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432
790
220
280
885
005
610
410
540
2 50
365
1770
2030
545
1790
500
185
545
490 »
720 »
12 0/iîb
Plus
bas.
1097 50
65 »
88 75
420 »
795 »
600 »
580 y
525 »
178 75
143 75
100 25
98 75
932 50
80 »
275 »
105 »
401 25
727 50
1330 »
490 »
000 »
425 »
790 »
220 »
280 .
875 »
588 75
530 »
400 »
497 50
230 »
337 50
1738 75
2402 50
500 »
\ 735 »
495 »
148 75
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708 75
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BULLETIN FINANCIER.
285
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©'co":o ©'"©'"©'©"i-r©'"?? ©"cTsc
©-.-= c;cioc©ot,©© — oc —
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00 ;o co T- 'î'<
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286
JOUHNAL DES ÉCONOMISTES.
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1250
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50
100
DENOMINATION DFS VALF.UAS. l^''COUrS
Fond» publics français.
11/2 0/0 1825
10/0 1830
Emprunt 3 0/0 18^)1
Obligations trentenaires 4 0/0... .
3 0/0 1802 ,,,/,[
Quatre canaux, actions de capit. 4 0/0.!
— actions de jouissance..
Can. de Bourgogne, act. de cap. 5 0/0.
— act. indemnitaires
Oblig ville de Paris, 1852 5 0/0
— 1855-60 3 0/0..!.!.
Oblig. départ, de la Seine, 1857 4 0/0
Cbl. V. Marseille, 4 1/2 0/0 1839-44-64
— 5 0/01817 Béchet...
— 5 0/0 1851
— 5 1/10/0 18J4-57...
— 5 0/0 1859
— 5 0/0 18 il Erlanger.
~ 5 0/0 1863
— ch. de comm ancien.
Obi.
nouv ,
de Lyon, 4 0/0 1851-57,
- 4 0/0 1859
Obi. V. demie, 3 0/0 1859
— 3 0/0 1863
Obi. V. de Tourcoing et Roubaix 1860.
Obi. V. de Bordeaux 1803
Obi. V. de Libourne 1864
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500
Foiid.«i publics étraiigcrs.
Angleterre, 3 0/0 consol. (à Londres . .
Autriche, 5 0/0 f anglo) 1852
— 5 0/0 (Métall.-aorins 1852. .
— lots de 1860 '
— — cinquièmes :
Belgique, 4 1/2 0/0 1844
— 2 1/2 0/0 1814
— obL v.deBrux.3 0/0 1853
— - 3 0/0 1856.
— - 3 0/0 ;862.
Espagne, 3 0/0 extérieur 1841
— 3 0/0 intérieur 184!
— dette dilTérée 1852 ,
— dette passive 1852 ,
3 0/0 extérieur 1852-56. , .
Haïti, annuités 3 0/0 1825. . . .
Italie, 5 0/0 1861
- 3 0/0 i861
Mexique 6 0/0 1864,
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Pays-Bas (Hollande), 21/2 0/0 1834.
Portugal, 3 0/0 1852
Rome (Etats ponlilicaux), 5 0/0 1831
Russie, 4 1/20/0 18^9
— 5 0/0 1862
Sardes (États), obi. 4 0/0 1831.
— obi. 4 0/0 1849
— obi. 4 0/0 1850
Tunis, 7 0/0 1863
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IHNOMINATION UliS VAMUKS.
IHiquif, (; 0/0 1860
- 6 0/0 18:i;î
OliliK. (le Sociétés «liv^rNOM.
(Irnlit foncier, prom. (J'(il)lii;;il..
— dciiii-obliU'il'*^"'^
— (li\. d'obligat.
3 0/0.
4 0/0
3 0/0.
4 0/0.
.3 0/0.
4 0/0
3 0/0.
3 0/0.
— obli[}a lions 1863
— obi. coinniunales
— — cinq.
Créiiil foncier colonial, 5 0/0..
OiiinibiKs de Paris, 5 0/0 '.
['orts de Marseille, 6 û/0 '......
Messageries iinp. servie, inarit. 6 0/0
Mines de la Loire anciennes, 4 0/0. , .
nouvelles, 4 0/0
1*' cours
|)l. haut
Mines dp la GrandT.ombe 1811 4 0/0.
— 1850; 4 0/0.
Vieille-Montagne (zinc) 1853,5 0/0. . .
Chatill.el Cominenlry ; 1857)4. 8 0/0. . .
Horrae (forges) anc. 5 0/0
— nou\ elles 5 0/0
Fourcliambault (Forges), 5 0/0
Firminy i^ aciéries '.
Terre-Noire (Forges), o Ô/O.
J.-F Cail et Comp. (Usines) 4.44 0/0. .
Hue Impériale de Lyon 4 0/0 anciennes,
— 4 0/0 nouvelles
Docks-Entrepôts de Marseille 3 0/0. . .
!iocks-Entr"pôts du Havre 3 0/0
Comp. immob. de Paris vRivoli; 3 0/0,
Gaz U!^ la Guiliolière ". ..... . . . .
Gaz de Lyon 6 0/O.V. '
Gaz de Paris 5 0/0
Union des gaz 6 0/0
Gaz de Marseille
Gaz de Naples
Comp. générale des eaux 3 0/0
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500
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500
Oblig. de chetuius de fer.
Paris-Saint-Germain 1812-49 4 0/0..
Paris-Orléans 1842 4 0/0
Paris-Versailles ri^e dr. 1813 4 0/0..
Strasbourg-Bàle 1843 4 0/0
Paris-Rouen 1815 3. 2 0/0..
Rouen-Havre 1815-47 4 0/0
Paris-Rouen 181,5-49-54 4 0/0. .....
Paris-Orléans 1848 4 0/0....
Rouen-Havre 1818 4.8 0/0
Avignon-Marseille 1850 4 0/0
i\ordl851-6î 3 0/0
Paris-Lyon 1852 4 0/0
Strasbourg-Bûle 1852 4 0/0
Ouest 1852-54 4 0/0
Est 1852 3. 8 0/0
P.-Versail. r. g. anc. act.) 1^52 3.80/0
Paris-Orléans i852-61 3 0/0
[Lyon-Méditerranée 1852 4 0/0
- 1852 3 0/0....
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JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
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500
500
500
500
500
500
500
500
DÉNOMINATION DKS VALEURS.
Paris-Sceau\-Orsay 1S53 4 0/0
Rhône- Loire 1853 3 0/0
- - 4 0/0
Dieppe-Fécamp (anc. act.) 1855 40/0
Lyon-Genève 1855 3 0/0
Paris-Lyon 1855 3 0/0
Grand-Central 1855 3 0/0
Ouest 1855-64 3 0/0
Bourbonnais 1856 3 0/0
Midi 1856-64 3 0/0
Ouest 1855 4 0/0
Est 1856-64 3 0/0 '.'.'.',...
Bességes-Alais 1857 3 0/0
Lyon -Genève 1857 3 0/0
Ardennes 1857-63 3 0/0
Dauphiné 1858-63 3 0/0
P.-L.-Méditerr. (fusion) 1858-6430/0.
Lyon-Croix-Rousse 1862 3 0/0
Est (Dieuze) 1862 3 0/0
Liboume-Bergerac 1864 3 0/0
Ch . Autricliiens 1855 3 0/0
— ligne d'Italie (Rh.-SimpL) 1860 30/0
— lombards-vénitiens 18Ô7-64 3 0/0. .
— romains 1858-61 3 0/0
— Victor-Emmanuel 1862 3 0/0
— Madrid-Saragosse 1858-64 3 0/0 .
— Séville-Xérès-Cadix 1859 3 0/0. . . .
— Cordoue-Séville 18 59 3 0/0
— Pampelune-Saragosse 1860 3 0/0..
— Nord-Espagne 1860-64 3 0/0
— Montblanch-Reus 3 0/0
— Séville-Xérès-Cadix 1862 30/0.-..
— portugais 1861-64 3 0/0
— Victor-Emmanuel 1864 3 0/0
l*''cours pi. haut
Banques et Caisses. —Actions.
1000
500
500
500
500
100
100
500
500
500
500
500
500
500
500
500
500
333
500
500
500
500
500
500
Banque de France
Caisse comm . Béchet, Dethomas et C^.
Comptoir d'escompte de Paris
Crédit foncier de France
Crédit mobilier (Soc. gén. de)
Sous-Comptoir des entrepreneurs
Comptoir central E. ISaud et C^
Caisse gén. des ch. de krJ. Mirés et C*^.
Crédit industriel et commercial
— Actions nouvelles
Crédit foncier colonial
Crédit agricole
Sous comp. du comm. et de l'industrie,
Soc. de dépôts et de comptes courants.
L'approvisionnem. (halles et marchés).
Comptoir de l'agriculture
Société générale (commerc. et indust.
Omnium lyonnais
Comptoir ^.-F. Collet et C7»(Lyon).
Crédit lyonnais
Banque de l'Algérie
Crédit l'oncii'r autrichien
Crédit mobilier espagnol ancien
- — nouveau . . .
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295 »
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605
BULLETIN FINANCIEK.
289
l'AlK.
DKNOMINATION DKS VALKURS.
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l*'''cours pL haut.
Compai'.nie ffénér. de créd. en Espagne. IJ^O
CitMiil mobilier ilali-n 525 ■
IJaiHiiie (le crnlil italien '''^'•'^ "
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Crédit mobilier néeilan(lais 517 50
Banque ottomane 703 75
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Océan '. . .
Réunion
Comptoir
Générale
l*liénix
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Union
France
Urbaine
Providence . . .
Confiance ....
Générale
Union
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Chemins de fer. — actions.
Orléans ancien, estampillé ,
— nouveau ,
— act, de jouiss. estampillées
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1410/ob
1200/Ob
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1930/ob
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420/Ob
— actions de jouissance
Ou"st
Midi
Bességes-Alais
Paris-Lyon-Méditerranée anc. non est
— — estamp
— nouveau
Lyon-Croix-Rousse
Lyon (Croix-Rousse) Sathonay
Cliarentes
Libourne-Bergerac
Médoc.
Chemin de fer et Docks de St-Ouen. . .
— Guillaume-Luxembourg
— autrichiens ,
— Lombards-Vénitiens . . .
Chemins de fer méridionaux (Italie). .
— Ouest-suisse
— Ligne d'Italie fRhône-Simplon
— Victor-Emmanuel (Italie) . . .
— romains
— — actions trentenaires
— Saragosse-Madrid-Alicante.
— Séville-Xérès-Cadix
— Nord-Espagne
— Saragosse-Barcelone
— Pampeliine Saragosse
— Monlblanch-Reus
— portugnis
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JOURNAL DES liCONUMlSTES.
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Dl':N0MINAtlON DES VALEURS.
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500
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Canaux. - actions.
Sambre à l'Oise
Toiinge (le ( onllans à la mer
Canal de Suez (Ejîypte)
Canalisation de l'Ebre (Espagne).
Canal Cavour (Italie)
Trisusportfti par terre. — actions,
Omnibus de Paris
C irap. des voit. dei^srhJJucoujc et C
Omnibus de Londres (titres franeais).
100 Omnibus de Lyon, Delahante et C
500
500
500
500
500
500
500
500
500
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1/54000
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500
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TsaBiMi)or(!« par eau.
Bazin, Gay et C\ actions anciennes
— — nouvelles.
Comp. générale transatlantique...
Mcssag. imp. serv. niar,, act. anc
— — act. nouv
iNavigation mixte _.
Marc Frais sinet et C% actions anc
. — — nouv.
Cabot, internat., Jîojjj-, MagUone et C
Comp. phocéenne Altaras, Caune et C
€harB»ouna&cs —
ACTIONS.
Grand'Combe
Loire .'. ..
Montramb?rt et'la* Bèràiidièrè '.
Saint-Etienne
Hive-de-Gier
Carmaux
Roclie-la-Molière et FiVmi'ny.'!
Ban Lafaverge ,
Lnieux ei Fraisse.. '.*..*.!. '.'.!i
Grandes-Flachis. .. .
leiiucs Diiétallifèrei^. — a
CTIONS.
Gar-Rouban et Mazis. R.Deruleu et C\
Mouzaïa (cuivre). A. Patron et C
Approuague (Guyane française)
Vieille- Montagne (zinc). .'.
Silésie (zinc)
E:tabli!«.sem<?uts nic-ialiur-
$;i(liaes4. — ACTIONS.
CiiAtillon et Commentry (forges;
Firminy aciéries;. F. F. Verdie et C^.
Méditerranée forges et chantiers)
^0\lYC[\i\mhd.w\iBoigues,[{amboiirgetC^
Horme ( forges)
Creusol (forgos) Schneider et C^. ....
Marine et chde f.( f ,) Petin, Gaudetet C^
Terre-Noire, La Voulte et Bcsséges...
J.-F. Cail et C^ (usines)
Taillerie impérialt^ de diamants
l*^'cours pi. haut pi. bas. d^r cours
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Cliaiilitîis cl alclicrs de rOc<';an
Moleurs Lciioir , Cautiev et C
Chantiers de la Buire, Brassard et C^ .
.•ioi'iélcMiminobllli^re».— ACTIONS.
Entrepôts et mag. généraux de Paris..
Docks-Enlrepôts de Marseille, act. anc.
— — act. nouv,
Marché du Temple, Ferrère et C^
Deux-Cirques, Dejean et C^
Compagnie immobilière (Vulgo, R voli)
Abat, de Lyon, Petrus, Passant et C^ .
Hue Impériale de Lyon
Compagnie immobilière de Belgique..
Soc. du boul. du Temple, Amlel et C^.
Château des fleurs (Marseille)
l*^''cours
310
Eclairage au gaz. — actions.
500
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500
500
500
500
500
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1000
500
500
500
500
500
500
500
500
250
»
500
100
100
Corap. centrale, Lebon et C^
Union des gaz, F. Toché et C^
Gaz de Paris, actions anciennes
— actions nouvelles
Gaz général de Paris, Hugon et C . . .
Angers
Dijon
Limoges
Mulhouse
Reims
Rennes
Florence
La Guillotière , Vaise et Lyon
Lyon
Marseille, Toulon et Nîmes (3 v. du Midi
Marseille (houillères de Fortes, etc.)..,
Naples
Venise
Bruxelles
Filatures. — ACTIONS.
Amiens (Maherlj-)
Comptoir de l'ind. linière, Cohin et C^.
La Fuchsine
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410 .:
408 75
»
'iOO
Sociétés diverses. — actions.
Raffinerie P. Massotetfils, à Marseille
— C. Rostand et C^, à Marseille
— Emsens et C, à Marseille. . .
— Maurin et C^, à Marseille. . .
Compagnie générale des Eaux
Jardin zoologique de MarseUle
Verreries Loire et Rhône, CA. RaabeetC^
Cristalleries de Lyon
Conserves alimentaires, Ch.ollet et C^.
i'roduits cbim.de Marseille, Prat.etC^.
Salines de l'Est
510
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»
690
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75
-292 JUIKNAL DES ÉCUNO.UISTES.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIOUE
lléii:ifiSoii flu 5 janVif'r 1865.
— SUITE —
DU TITRE DU FRANC ET DE SES MULTIPLES EN ARGENT.
La question était formulée au programme en ces termes par M. Joseph
Garnier : «Faut-il continuer à frapper les pièces de 1 franc, 2 francs et
5 francs au titre de 900 ? »
L'auteur de la proposition rappelle que, par suite d'une loi récemment
votée, les monnaies divisionnaires du franc, c'est-à-dire les pièces de
50 centimes et 20 ceniimes en ai'p,ei]t, ne sont plus au titre de 900,
mais seulement au titre de 835, comme en Italie. \ a-t-il ou n'y a-t-il
pas lieu de continuer le même système pour le franc et les pièces de
2 et 5 francs, pour empêcher l'exportation de la m.onnaie division-
naire? La question s'adresse surtout aux membres de la réunion les plus
compétents en cette matière, et particulièrement MM. de Parieu et Michel
Chevalier.
M. DE Parieu, un des vice-présidents du conseil d'État, pense que la
loi de 1864 ayant autorisé la création d'un billon d'arg^ent pour les
pièces de 50 centimes, il n'y aurait pas, selon lui, un obstacle absolu à
fabriquer aussi un billon d'arij^ent des pièces de l et de 2 francs.
Les Américains ont des pièces d'un demi-dollar en argent au-dessous
du titre légal; les Allemands et les Hollandais ont fait de même pour les
divisions du florin; de telle sorte qu'il y a des demi-florins fabriqués
en billon.
De ce que la France a une unité monétaire moins élevée de valeur que
le dollar, le florin et le thaler, en résiiltera-t-il qu'elle ne pourra avoir
que du billon de très-petite valeur?
M. de Parieu ne le pense pas. L'unité monétaire au titre pur pourrait
subsister dans la pièce de 5 francs.
Les Portugais ont une unité monétaire si ténue qu'elle n'existe pas
isolée : c'est le rets, qui vaut beaucoup moins que le centime. Les Suisses
se sont interdit de frapper les pièces de 5 francs d'argent au-dessous
dii poids légal constitué d'après la législation française; mais ils ont,
ainsi que les Italiens, fabriqué des nionuaies décimales de 2 et 1 francs
sor;ii':Ti': d'^conomir politique. 293
PII billon. Pour(|iioi la iM-ancr', si besoin élail, no ferait-ollo pas de
même? La (jiiestiuii du double élalon semil ainsi réservée.
M. de Parieu p(;nse que cette dernière question elle-même serait très-
di[;ne d'être abordée de nouveau par la Société des économistes, car il
y a encore dans la science des diverjjences sur ce point important.
Selon M. Michel Chevalier, membre de l'Institut, sénateur, la ques-
tion cache, sous une apparence modeste, une proposition bien ^rave.
La né{;ative ne va en effet à rien moins qu à chanjyer l'étalon des mon-
naies, et, de plus, à faire subir un échec au système métrique.
L'or(|anisation des monnaies françaises repose sur ce fait que l'unité
monétaire appelée le franc pèse 5 [i;-rammes et est au titre de 900 mil-
lièmes. On propose de modifier cet état de choses : on abaisserait le titre
de toutes les monnaies d'arg^ent, y compris la pièce de 5 francs, dans la
pensée de réduire les pièces d'ar^^^ent au r(Me de billon ou monnaie d'ap-
point. Les pièces d'or, au contraire, resteraient immuables, et désor-
mais le franc normal, le franc qui serait la base des transactions, serait
une petite quantité d'or au titre de 900 millièmes et d'un poids égal au
vingtième du napoléon, c'est-à-dire de 32 centigrammes et une fraction.
Dès lors, dans les monnaies françaises, c'est l'or qui serait le métal éta-
lon; l'argent serait un métal subordonné; en d'autres termes, l'état
actuel des choses serait renversé; le rôle des deux métaux serait inter-
verti.
Quelques personnes, il est vrai, soutiennent que, d'après la législa-
tion française, les deux métaux précieux jouissent également de la
qualité d'étalons; d'où on pourrait conclure que, puisqu'il est juste et
raisonnable de n'avoir qu'un seul étalon, l'on peut aussi bien donner
cette fonction à l'or qu'à l'argent. Mais, si l'on prend la peine de lire
attentivement la loi fondamentale des monnaies françaises du 7 germinal
an XI, et si l'on parcourt rapidement les documents qui ont servi à
élaborer cette loi, on constate qu'une pareille opinion est sans fonde-
ment. La loi du 7 germinal an XI porte en effet, dans un article à
part qualifié de disposition générale, que — « 5 grammes d'argent au
titre de neuf dixièmes de fin constituent l'unité monétaire, qui conserve
le nom de franc. » — Dans la suite des articles il est bien dit qu'on
frappera des pièces d'or; mais c'est exprimé dans des termes tout dif-
férents qui ne comportent pas l'idée qu'il y ait une unité monétaire en
or. — En effet, la loi dit en propres termes: « Il sera fabriqué des
pièces d'or de vingt et de quarante francs; » suit l'indication du titre
et du poids. Ceci forme un ensemble assez clair.
Si l'on veut plus de clarté encore, on n'a qu'à consulter les documents
ou pièces qui ont servi à l'élaboration de la loi de l'an XI, et l'exposé
même des motifs. II est bon surtout de se rendre compte de l'opinion
294 JOURNAL DES ÉCONOUÏSTKS.
du ministre des fiiianccs, G.iudin, qui fut le principal auteur de la loi.
Elle est ex^.rimfîe (h la manière la plus précise dans ses rapports (1).
M. Chevalier dit qu'il pourrait entrer dans plus de détails, mais que
ceux qu'il vient de donner suffisent pour montrer que c'est le change-
ment d'étalon qu'on propose forcément, sous l'apparence d'un détail de
monnayage.
Il n'est pas permis, il serait très-regrettable de changer l'étalon, de
manière à adopter pour étalon nouveau un métal qui est sous le coup
d'un abaissement de valeur, ainsi que cela se présente pour l'or aujour-
d'hui.
Le Corps législatif a donc donné un exemple de zèle éclairé pour les
principes en amendant considérablement le projet de loi qu'on lui avait
présenté à l'effet de frapper des pièces d'argent à bas titre. Considérant
justement l'argent comme l'étalon de la monnaie française, il n'a con-
senti à la fabrication de pièces d'appoint d'un titre abaissé qu'autant
que la mesure serait restreinte aux pièces de 20 et 50 centimes; il l'a
interdit pour les pièces de 1 et 2 francs. 11 a rempli un devoir public.
M. Olry de Labry, ingénieur des ponts et chaussées, trouve que la
solution de M. de Parieu est une solution politique, tandis que celle de
M. Michel Chevalier est d'ordre scientifique. Les convenances gouverne-
mentales, la force des circonstances peuvent faire prévaloir la première
et déterminer l'administration au billonnage de l'argent et à l'altération
du franc et de ses multiples; mais la Société d'économie politique ayant
ie caractère scientifique, ne saurait voir sans regret la justice , les
leçons de l'histoire, l'esprit de la loi, qui sont les bases de la science,
sacrifiés avec notre unité de monnaie.
(i) On lit dans son principal rapport aux consuls : « On ne sera pas
exposé à voir effectuer et rembourser avec des valeurs moindres que
celles qui auront été prêtées. Leur dénomination équivaudra à celle de
leur poids. Celui qui prêtera 200 francs ne pourra dans aucun temps
être remboursé avec moins de 1 kilogramme d'argent, qui vaudra tou-
jours 200 francs, et ne vaudra jamais ni plus ni moins. L'abondance de
l'argent ou sa rareté influera sur les objets de commerce et sur les pro-
priétés ; leur prix se réglera de lui-même dans la proportion du numé-
raire; mais l'argent restera au même prix. Ainsi on trouvera dans ce
système la stabilité et la justice. »
Ce n'est pas tout ; pour qu'il ne restât pas de doute sur ce point
que l'or devait représenter dans la monnaie française l'élément mobile,
tandis que l'argent serait l'élément fixe, Gaudin ajoutait : «L'or sera avec
l'argent dans une proportion comme i est à 4S 1/2. S'il survient, avec le
temps, des événeuients qui forceront à changer cette proportion, l'or
seul devra être refondu. » {Note de M. Michel Chevalier.)
SOCIÉTIÎ D'KGONOMli: PilLlTlOU!'. 2^)'];
M. liiiNARi), riklacleiir en chof dii l'Avanir commercial , cj-oii (jiie l'on
s'est beaucoup exafjéré rim[;orlanc(i (h l\;x[):)rtaLi()n de nos iriorinaies
divisionnaires en ar{;eriL Les frais de collection doivent devenir de plus
en plus considérables à mesure que la valeur de la pièce décroît : ainsi,
il est i)lus coûteux de recueillir cent pièces de 50 centimes que cent
pièces de 5 francs.
Le bénéfice fait par les exportateurs est proportionnel à la quantité
d'ar^^ent exportée : si Ton exporte de petites pièces, on encourt des frais
de collection énorme et on n'obtient qu'un maigre résultat.
Mais on aurait pu empêcher, en (]^rande partie, la sortie de nos petites
pièces; elles ne peuvent avoir cours que dans les pays qui ont adopté
le système métrique, c'est-à-dire la Helj^ique, la Suisse et l'Italie. Il eût
suffit de faire un traité de quadruple alliance, aux termes duquel on au-
rait maintenu le titre et le poids actuels, ou bien qui aurait stipulé une
modification identique pour les parties intervenantes.
Au lieu de cela, on a laissé faire des pièces au litre de 800 millièmes
de fin par la Suisse, des pièces au titre de 835 millièmes par
l'Italie, et on a été forcé un beau jour de frapper en France des monnaies
semblables à celles de l'Italie. La Bel[}ique propose de néf^ocier :
M. Bénard pense que ce serait la meilleure solution à donner à cette
affaire; on pourrait alors revenir au titre de 900 millièmes.
D'après M. Renard, il importe peu que les monnaies sortent du pays :
quand elles sont exportées en grandes quantités, leur prix s'élève à
cause de leur rareté, et elles rentrent presque aussitôt.
Qu'importe, ajoute-t-il, que la monnaie d'ar^jent disparaisse presque
en entier? Elle ne peut pas disparaître entièrement : parce que, au be-
soin, elle vaudra plus en France que partout ailleurs.
Mais, si elle disparaissait en entier, le franc, la monnaie type, la mon-
naie étalon, resterait à l'état idéal, si l'on veut, mais resterait ce qu'il a
été, ce qu'il est, 5 [grammes d'argent au titre de 900 millièmes de fin.
On ne vérifierait pas plus le franc d'argent qu'on ne vérifie la lon-
gueur du mètre; on saurait seulement qu'il représente un poids et un
titre invariables. Ce serait ce que sont les marcs banco à Hambourg, une
monnaie de compte qui suffirait parfaitement.
Mais, avec ce système, oa aurait Favantage de ne pas porter le trouble
et la confusion dans les contrats; de ne pas faire que ceux qui ont
acheté, emprunté, souscrit des rentes il y a dix, vingt, trente, cinquante
ans, pourraient se libérer d'une manière ruineuse pour leurs vendeurs
ou leurs emprunteurs.
M, Bénard fait en outre remarquer qu'en décidant le faihlage de la
monnaie d'argent, on préjugerait une question restée jusqu'cà présent
indécise : on déciderait que ce sont les métaux précieux qui ont baissé
de valeur, et non les produits contre lesquels on les échange qui ont
296 . JOURNAL DES ÊGONO.MISTES.
haussé (le prix, ou vice versa. M. Bénard mi voit aucun péril en la de-
meure, et il conclut au maintien dn poids et du titre actuels, en deman-
dant que le gouvernement fasse tous ses efforts pour faire adopter le
même système par les [gouvernements des autres pays.
M. ViLLiAUMK pense aussi qu'il y a toujours du dan^jer, sans aucun profit
national, à diminuer le titre consacré. Depuis le rè^jne de Louis Xill, ou
plutôt du (}rand Richelieu, aucun gouvernement français n'a osé le faire.
Si aujourd'hui l'on diminue le titre de 5 0/0, bientôt on le diminuera de
20 et de 30 0/0. La monnaie française sera décriée à l'étranjjer et le
trouble sera jeté dans toutes les transactions intérieures. M. Villiaumé
rappelle sommairement le sort des assi(jnats d'abord émis et acceptés au
pair en 1790. Au commencement de 1796, une livre de pain coûtait
cent livres en assignats, et une paire de souliers 2,ô00 livres. Ils ne
sont ainsi tombés que parce qu'on en a fabriqué pour 45 milliards, au
lieu de deux milliards; or, la diminution du titre de la monnaie n'est
qu'une planche à assignats.
Selon M. Maurice Block, l'étalon est l'unité monétaire transformée en
mesure de la valeur par l'habitude de s'en servir. L'habitude joue dans
la comparaison des valeurs un rôle dont on n'a pas tenu assez compte.
Le point de départ de nos évaluations est, il est vrai, cinq grammes
d'argent aux 9/10 de fin, mais au bout d'un certain temps, l'objet ma-
tériel qu'on appelle un franc^ disparaît, ou plutôt entre dans l'ombre,
et nous opérons avec l'unité de valeur dont cette pièce nous a donné
ridée ou l'habitude. M. Block cite, à l'appui de son opinion, l'influence
de l'habitude, les marcs de banque de Hambourg, les reïs de Portugal,
la livre sterling (qu'on a réalisée en créant le souverain), etd'aulres
monnaies de compte. Il fait ensuite remarquer que le franc, pour
rester complètement dans la logique du système décimal, aurait dû être
de 10 grammes; et si l'on a préféré la pièce de 5 grammes, c'est qu'elle
avait une valeur très-peu différente de la livre^ unité alors en usage, et
de laquelle on tenait à se rapprocher le plus possible. L'influence de
notre habitude est si grande que, lorsque nous allons dans un pays
-étranger, nous sommes obligés de traduire mentalement les monnaies
et les poids et mesures du pays en monnaies et mesures de notre patrie,
pour avoir une idée des valeurs dont il s'agit. L'esprit s'habitue infini-
ment plus vite aux formes du langage qu'aux mesures de l'étranger.
Maintenant, si l'on réduisait les monnaies d'argent au rôle de billon ou
d'appoint, c'est-à-dire si la pièce de 100 centimes ne valait plus «n
franc^ la nation française ne perdrait pas pour cela la notion de cette
unité de valeur (]ui n'est implantée, enracinée dans son esprit ; elle se
bornerait seulement à payer en or les sommes un peu considérables.
SOGlfiTl': D'ÉGONO^IIE POLITIQUK. 297
L'ai'f^ent n'slerail, en llirorio l'élalon monélairc, mais dans I;i praliffiic
k miilliple (l(î col élaloii serait exprimé jiar de l'or.
M. LE PRKsiDENT fait remarqiicr à M. Block que sa théorie conduit di-
rectement à la fausse monnaie.
M. DuruiT, inspecteur général des ponts et chaussées, croit que, la
destination de la monnaie étant de faciliter les échan^jes, elle ne rem-
plirait pas bien son rôle, si on s'astreignait à lui donner toujours une
valeur intrinsèque égale à la valeur nominale, et si on ne se servait que
d'un seul métal. S'il n'y avait dans la société que des banquiers et des
agents de change, à la rigueur Tor pourrait suffire. Mais dans les trans-
actions ordinaires, on a à solder des sommes d'importances diverses :
pour les grosses sommes il faut des billets de banque; pour les sommes
moindres de l'or, pour les sommes de moyenne importance de l'argent;
enfin pour les sommes de minime importance et pour les appoints qui
s'ajoutent à toutes les sommes un métal de peu de valeur auquel on
donne le nom de billon. Or, si on donnait à cette monnaie un poids en
rapport avec sa valeur nominale, elle serait tellement lourde qu'Userait
impossible de s'en servir. On a donc réduit son poids dans une énorme
proportion, et l'État en ayant garanti la valeur comme la Banque garan-
tit celle de ses billets, elle est admise dans la circulation avec sa valeur
nominale. C'est là un expédient dont l'utilité et le succès sont incontes-
tables.
L'abaissement continu de la valeur de l'or ayant amené l'exportation
de la monnaie d'argent, et par cela même beaucoup de gêne dans les
transactions oii ce métal est nécessaire, l'État, pour remédier à cet in-
convénient, a eu recours au même expédient; il a fait du billon d'argent,
c'est-à-dire une monnaie d'une valeur intrinsèque moindre que sa va-
leur nominale, et à laquelle il a donné sa garantie. Il est certain que la
nouvelle pièce de cinquante centimes est acceptée dans la circulation
sans aucune défaveur, il est certain aussi qu'elle ne sera pas exportée,
parce que sa valeur intrinsèque n'indemniserait pas celui qui voudrait
se livrer à ce commerce. Nous conserverons donc cet instrument
d'échange si commode dans la plupart des transactions. En résumé,
M. Dupuit croit que l'opération faite par l'État est aussi utile au com-
merce qu'irréprochable au point de vue de la science.
M. Ellissen, banquier, trouve, au contraire, qu'il est dangereux de
loucher au titre de l'unité monétaire; car une fois la confiance populaire
ébranlée, il est difficile de la rétablir. Il cite l'exemple du petit gouver-
nement de Gotha, qui a fait battre, il y a quelques années, des pièces de
6 kreutzers n'en valant que 5. Le public allemand n'a pas tardé à refuser
298 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ces pièces piiir 6 kreiUzers et à ne les considérer comme valant seu-
lement 5 kreutzers valeur réelle. C'était une dépréciation de 20 0/0,
qui a été suivie d'un retrait complet de la confiance publique. Cette
confiance n'est revenue qu'avec l'entente des divers gouvernements pour
une pièce à valeur réelle.
M. Paul Coq voit dans le billonna[i^e, auquel on soumet une partie de
la monnaie d'argent, l'altération flagrante, regrettable, de notre unité
monétaire, le franc. La question de limite est ici complètement indiffé-
rente et doit être écartée, suivant qu'il sera facile de le prouver. Vaine-
ment on se flatte, d'ailleurs, de pouvoir rester sur le terrain du billon-
nage restreint à la pièce de 50 centimes. Ce n'est là qu'une première
étape qui doit fatalement, forcément mener plus loin. Si c'est véritable-
ment pour conjurer la sortie des espèces d'argent qu'on opère ainsi, on
fait à la fois trop et trop peu. Tout montre, en effet, qu'on ne saurait
s'arrêter dans cette voie. Plus le mal auquel on entend remédier est
accentué, plus il faut s'attendre à gravir incessamment tous les degrés
du billonnage.
On sera dès lors en présence de deux unités à l'endroit m. franc, cette
monade monétaire à laquelle on ne peut toucher sans ruiner l'édifice
entier de la monnaie. Qu'on le veuille ou non, ce sera ainsi. Dans les
affaires, on doit fatalement se heurter un jour ou l'autre à des défiances
publiques qui s'opposeront à ce qu'on échange couramment le multiple
altéré du franc contre le franc lui-même ou contre la pièce d'or qui
comprend dix de ces demi-francs. Ou n"a qu'à se souvenir combien était
fait rigoureusement en cours d'affaires le départ de la perte des anciens
écus de 6 livres. Il en sera de même ici.
La limitation dans les payements n'a ici qu'un rôle secondaire. Ce
n'est pas ce dont s'occupe l'ouvrier ou le marchand de comestibles lors-
qu'on le paye; ce qui l'occupe, c'est de savoir si, avec ces deux demi-
francs, il pourra partout sans peine rentrer en possession du franc droit
de titre. Notez que le marchand peut réunir ici des masses d'argent bas
de titre, et dont par suite il est embarrassé. Qu'il éprouve quelque dé-
fiance à cet égard, et voilà le billon frappé au cœur. On n'a qu'à voir de
quel œil furent accueillies les pièces suisses ou celles d'Angleterre, tout
irréprochables qu'elles fussent d'ailleurs. Mais le danger le plus grand
n'est pas là, il est surtout dans l'emploi d'un moyen qui doit activer le
mal qu'on voulut ici combattre. Nul n'ignore, en effet, «^ue le véhicule
le plus actif de l'exportation ou expulsion métallique, c'est le système
qui consiste, dans un pays, à mettre de pair la monnaie droite de titre
avec celle qui ne l'est pas. Le nouveau demi-franc semble donc destiné
à armer la spéculation d'un moyen nouveau de drainage à peu près in-
fçiillible. P'oia la nécessité d'accroître, comme dans toute émission de
SOGlfiTI^: n'RCONOailIi POLITIQUIÎ. 299
monnaie (|ni laisse à (Irsircr, la masse de la fa'jricaiion. Mais si l'on ac-
croîl celle niasse, il laudra donc reporter pins loin la limite lésyale des
paiements? Ainsi l'on (^st condamné, dans ce système, à serrer le franc,
Tunité monétaire, de si près, qu'il se réduit bientôt à un pur idéal.
M. Paul Cofj pense qu'en de tels cas, la seule chose pratique et qui ne
présentait que peu ou point d'inconvénient, c'eût été, au lieu d'entrer
par la petite porte du billonna[|e dans les questions que soulève notre
conslilulion monétaire, d'aborder de face le problème qu'a posé depuis
di\ ans chez nous l'invasion de l'or.
M. DuPuiT croit devoir faire observer que, quand l'Australie et
la Californie ont versé d'Immenses quantités d'or sur l'ancien monde,
quelques économistes ont cru à une révolution dans le rapport de la va-
leur de l'or à l'arguent : ils voyaient tous les créan iers ruinés par l'ac-
quittement en or de dettes contractées en arguent, ils se figuraient que
l'or allait baisser beaucoup de valeur, ce qui était vrai, et que l'argent
allait conserver sa valeur, ce qui était faux; car l'or et l'argent ont
baissé de valeur parallèlement, et le rapport de leur valeur n'a subi que
des oscillations tellement faibles qu'elles ne sont pas de nature à nuire
aux intérêts privés. Des plaintes analogues se sont produites quand on
a refondu la monnaie de billon et qu'on en a réduit le poids de moitié :
quelques économistes s'effrayaient aussi de cette tentative et en prédi-
saient l'insuccès. L'événement a dissipé leurs craintes, le nouveau bil-
lon a, dans les transactions, la valeur de l'ancien. On se ferait une idée
plus exacte du rôle des monnaies, si l'État, au lieu de s'attacher à en
faire des œuvres d'art, en faisait des œuvres de vérité et de bon sens.
S'il inscrivait sur les unes la quantité de métal fin qu'elles contiennent
et sur le billon Bon pour cinq ou dix centimss, on ne confondrait pas ces
deux espèces de monnaie et la discussion d'aujourd'hui n'aurait pas lieu.
Ainsi on a parlé de fausse monnaie, à propos des nouvelles pièces de
cinquante ceiitim.es dont le titre est inférieur à celui des anciennes; ce
reproche ne peut s'adresser à la monnaie qu'autant qu'elle ne contient
p;is la quantité de métal fin qu'elle devrait contenir d'après son titre;
mais ce reproche est injuste quand il s'adresse à un jeton qui n'est
donne que comme un bon acceptable dans les caisses de l'Eiaî, garantie
suffisante pour le faire admettre dans la irculation.
il est incontestable que, si on pouvait frapper des pièces d'or et d'ar-
gent du poids de quelques centigrammes, on pourrait se passer de billon
et avoir un système de monnaie parfait. Mais d'une part cette monnaie
imperceptible, dont la valeur ne pourrait être reconnue qu'à l'aide d'une
loupe, serait d'un usage évidemment impraticable; d'autre part, l'or et
l'argent étant simultanément nécessaires dans la fabrication de la mon-
naie, le législateur est obligé d'admettre un rapport entre leur valeur
300 JOURNAL DKS flCONOMlSTES.
et il en résulte que, i/uand ce rapport chan^je, une des monnaies dis-
paraît, au [yrand préjudice de la facilité des échanfyes. Les puritains de
récononiie politique critiquent le parti qu'on a pris de frapper du billon
d'ar(]^ent, mais ils ne disent pas ce qu'il aurait fiUlu faire. Continuer
d'émettre de la monnaie d'argent au titre léf^al n'était pas admissible,
car celte monnaie disparaissait immédiatement, puisque avec un kilo-
j^ramme d'or on avait en France 15 kilogrammes et demi d'argent, et
qu'avec cette quantité d'argent ou avait à l'étranger plus d'un kilo-
gramme d'or, d'oii un bénéfice qui permettait de recommencer indéfini-
ment l'opération.
Ceux qui donnent le nom de fausse monnaie à la nouvelle pièce de
cinquante centimes devraient bien dire s'ils considèrent aussi comme de
la fausse monnaie les pièces de cuivre de cinq et dix centimes et si la
science fournit un moyen de s'en passer ou de les remplacer. Dès qu'on
admet les unes, on ne saurait repousser les autres; il n'y a pas de prin-
cipe scientifique qui dise que le billon n'est bon que jusqu'à dix centimes
et qu'au delà il y a erreur et danger. Pour remédier à un inconvénient
dont tout le monde se plaignait, on a fait un essai de billon à cinquante
centimes. Si cet essai réussit, si, d'un autre côté, les pièces de un franc
et de deux francs continuent à disparaître et que leur absence soit une
difficulté pour les échanges, on pourra pousser l'essai plus loin, c'est
une affaire de mesure et de tâtonnement. Il va sans dire que cette émis-
sion de billon doit être accompagnée des précautions ordinaires, c'est-
à-dire que son émission doit être limitée par la loi, et que le créancier
ne doit être obligé de la recevoir que dans des proportions restreintes
et déterminées; c'est ce qu'a fort bien remarqué M. de Parieu. Quand le
législateur émet trop de billon, il est déprécié et ne peut être échangé
contre la monnaie-valeur qu'avec perte; quand il n'en émet pas assez,
le billon fait prime. L'entrepreneur qui a des ouvri{^rs à payer, et au-
quel le billon est indispensable, est obligé de donner plus de mille francs
d'or pour avoir la même valeur eu billon. L'État est donc toujours pré-
venu de l'opportunité d'une émission ou d'un retrait du billon, et il a
rempli son devoir quand les deuK monnaies sont au pair. Les critiques
qu'on lui a adressées viennent de ce qu'on a confondu les deux espèces
de monnaie qui sont dans la circulation, la monnaie-valeur, dont
l'émission est illimitée, et la monnaie-crédit, qui n'est qu'un signe repré-
sentatif de la pr.Miiière et dont l'émission doit être limitée aux besoins
de la circulation.
A propos de cette question, quelques auteurs ont traité panllèlsment
de l'or et de l'argent, considérés comme étalons à la monnaie. Nous écar-
tons cette partie de la discussion, le sujet devant faire l'objet d'un enîrr.'-
tien spécial dans une autre séance.
SOCIÉTÉ D'kCUJNUMlK PULITIUUK. 301
liciBiiioii €lu O fcvricr i80â
Cgmmumgations : Morl de ÎM. Froudhon. — Conférences d'économie politique autorisées
à Lille, à Grenoble, à Saint-Pétershour^j <'t à Moscou.
Ouvi\AGF,s Plvi':si.NTi';s : TixiUés élémentaires d'économie politique^ par MM. Kundi (;t
Gola, — 2* édition du Manuel de M. Haudrillart; — les Principes de 1781) en Amé-
rique^ par M. Torrès-I'aiccdo; — Lsllres sur la condition des domestiques et des sér-
iantes, par MM. ]Maj;ni( r et Dcbcaumont; — le Paupérisme et les Associations de
prévoyance ^ par M. Emile Laurent ; — des Sociétés de coopération et de leur constitu-
tion-, — Leçon d' ouverture du c\mrs d'économie politique professée à la Faculté de
Toulouse, par M. Rozy,
Discussion :
M. Michel Chevalier, membre de rinstitut, sénateur, a présidé cette
réunion,à laquelle assistaient M. Bagehlot, rédacteur en chef du The Eco-
nomist; M. Bortier, ex- président de la Société d'agriculture belge,
M. Mayer-Hastorgs, ex-vice-président de l'association belge pour la
réforme douanière, invités par le Bureau; — M. Cerfberr, Forqueret,
Coullet, Donnât, invités par des membres; — et M. le prince IN. Trou-
betskoy, récemment admis par le Bureau à faire partie de la Société.
En prenant la parole pour faire diverses communications, M. Joseph
Garnier dit que la mort de M, Proudhon, dont la presse s'est beaucoup
occupée, est un événement qui ne peut point passer sans une mention
spéciale au sein de la Société d'économie politique ; car les nombreux
ouvrages de M. Proudhon contiennent tous des discussions économiques
doctrinales ou spéciales; quelques-uns (1) même sont entièrement con-
sacrés à des sujets économiques.
Au début de sa carrière, M. Proudhon, après avoir lancé ses premiers
pamphlets, étudiait sérieusement l'économie politique ; il professait un
g-rand respect pour les maîtres, et il fut très-flatté un jour d'être
invité à une réunion de la Société. Il préparait à cette époque cette étude
sur la misère, publiée par Guillaumin, et qui annonçait devoir être
l'œuvre d'un économiste. Ce fut ce recueil de thèses et d'antithèses qui
témoignaient d'un grand talent au service d'un esprit batailleur et se
faisant successivement le défenseur des idées économiques et le prôneur
des idées socialistes et protectionnistes, le tout en langage philosophique
d'outre-Rhin î
M. Garnier ne peut point rappeler et apprécier les autres ouvrages
de M. Proudhon et les évolutions de ce singulier esprit ; il cherche seu-
(l) Les trois pamphlets sur la propriété : les Contradictions économiques
ou Philosophie de la misère, le volume sur les chemins de fer, celui sur
l'impôt, etc.
302 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
lement à résumer son sentiment sur les travaux de cet écrivain re-
nommé, et au seul point de vue économique, en disant que M. Proudhon
a eu deux actions sur les proj^rès de l'économie politique : une action
indirecte en attaquant les économistes avec une incomparable vigueur
et en li;s forçant à mieux défendre leurs principes que par le passé; une
action directe, en se faisant leur auxiliaire, souvent compromettant,
mais toujours vi[;oureux, contre les théories du communisme, du ré(}le-
menlarisme et del'inLerventionisme de l'État. Atout prendre, M.Garnier
estime que M. Proudhon a rendu, sous le rapport économique, plus
de services qu'il n'a occasionné de nuisances, comme aurait dit M. Du-
noyer.
Les opinions de ce publiciste ont pu paraître énifi^matiques et con-
testables, blâmables même à bien des é[prds; mais il est un point sur
lequel tout le monde est d'accord, c'est que, par la cW^^niié de sa conduite
comme homme privé, au sein de la pauvreté, qu'il aurait pu, comme
tant d'autres, éviter par des dextérités de plume, il a honoré la carrière
des lettres. M. Joseph Garnier, qui l'a connu depuis vin,q?t ans, estime
que Ton n'a rien dit de trop dans la presse, en lui rendant cet hom-
mag^e.
M. ViLLAUMÉ est heureux d'avoir entendu les bonnes paroles que vient
de prononcer en finissant M. le secrétaire perpétuel. Il ajoute que, lui
aussi, a connu particulièrement F, -J. Proudhon pendant les seize der-
nières années de sa vie, et, qu'ayant été lié avec la plupart des autres
écrivains célèbres, il n'a rencontré chez aucun plus de modestie et
d'amour du bien public. 11 peut attester que nul n'a été plus pur et plus
désintéressé. « Je l'ai vu, dit-il, souvent aux prises avec l'adversité,
sans que sa dignité fît la moindre concession. Aussi il est mort pauvre,
comme il avait vécu. Il ne laisse absolument rien à sa veuve ni à ses
deux intéressantes jeunes filles. Qu'il me soit donc permis d'annoncer
qu'une souscription privée est ouverte en leur faveur (1).
M. WoLowsKi, membre de l'Institut, dit qu'il n'a rien à reprendre à
l'éloge de l'homme privé ; les luttes qu'il a dû soutenir contre Proudhon
le porteraient plutôt à s'y associer. Mais, quant aux services que ce pen-
seur aurait rendus à l'économie politique, ils lui semblent consister sur-
tout en ce que Proudhon a le mieux montré comment, avec une intelli-
gence remarquable et une dialectique vigoureuse, on tombe dans les
plus étranges aberrations, lorsque l'on s'éloigne des principes vérita-
bles, en se laissant égarer par les fausses lueurs du paradoxe.
'1) Les fonds sont reçus chez MM. Garnier frères, qui ont édité plu-
sieurs ouvrages de M. Proudhon,
siiGiiVrt nixoMOiMii: pulitioue. 30a
Après c(;s coimnimicatioiis, M. le sccrélaire perpéUu;! présoiUe les
oiivraj'.cs suivants :
D'abord, imis petits Traités d'éconoiiiicî politique : l°un parM. lîimdi,
de Miiaii (l), et un [)ar i\I. b'errero Gola, de Ke}yi;io (2;, tous deux por-
tant (Texcellentes (li)niiées et exjxjsant de saines notions dans des cadres
différents; — 2" Une nouvelle édition du Manuel de M. Haudrillart (3),
dont la première a. été favorablement accueillie, et dont la deuxième
arrive à point pour continuer le mouvement de propafçaqde auquel nous
assistons et auquel Fauteur contribue si bien par la parole et par la
plume.
Les 'principes de 1789 en Amérique {A)^ par M. Tornès Caïcedo, ancien
chargé d'affaires de Venezuela. — L'auteur, membre de la Société, passe
en revue les [grandes questions qui ont agité nos pèrts et qui nous
a[;itent encore, en nous citant des faits et des opinions relatifs au Nou-
veau-Monde.
Les Circulations en banque ou F impasse du monopole (5), par M. Paul
Coq. — L'auteur, qui a publié antérieurement divers autres ouvrages
(le Sol et la haute banque^ — la Monnaie de banque) sur ces questions
qui lui sont familières, a remis son sujet favori à Fétude pour l'examiner
aux divers points de vue de la discussion actuelle. 11 montre le moyen
de sortir de l'impasse où on est en France, soit en rendant le monopole
plus ralionnel par l'emploi des moyens qu'offre le change et par l'appel
mieux entendu des capitaux, soit en reconstituant la pluralité des ban-
ques.—H combat, chemin faisant, lesarguments de ses adversaires avec
verve, causticité et nnthumour dans la forme, qui n'exclut pas le sérieux
dans le fond.
Lettre à MM. les cultivateurs du département de la Sommée sur la con-
dition des domestiques et des servantes de la campagne (6). Sous ce titre
(1) La Economia esposta né suai principi razionali et dedotti, manuale pro-
jjosta alla gioventu italiana, daGiuseppe Bundi ; in-18. Milan; Maisner, 1864.
(2) Corso theorico-pratico d'economia politica dell avocato-professore
Andréa Ferrero Gola; in-18. Reggio ; Galderini, 1864.
(3) Manuel d'économie politique., par M. H. Baudrillart, professeur au
Collège de France, 2^ édition, revue et augmentée; in-18. Guillaumin
etC% 1865.
(4) In-18. Paris, Dentu, 1865.
(5) Les Circulations en banque ou r impasse du monopote; émission et
change, dépôts en compte, chèques, billet à intérêt, etc.; un vol. in-8,
1865. Guillaumin et C\
(6} Paris. Pion, 1865, in-8 de 64 pages.
304 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
modeste, deux cultivateurs^ MM. Magnier et Debeaumont, traitent des
causes <iui font éinigrer les populations des campagnes. Ils pensent
qu'on ne peut les retenir que par rintérêt, et ils proposent la formation
d'une société pour améliorer le sort des domestiques et servantes atta-
chés à ra[îriculture.
Le Paupérisme et les associations de prévoyance, nouvelles études sur les
sociétés de secours mutuels (1), par M. Emile Laurent. — C'est la seconde
édition en 2 volumes d'un premier ouvrage en 1 volume couronné par
l'Académie des sciences morales et politiques, dans lequel le sujet est
traité sous tous les aspects, sous le rapport historique comme au point
de vue de l'organisation de ces institutions et des faits qui s'y sont ac-
complis. Cet intéressant ouvrage se termine par une étude sur les socié-
tés coopératives de Consommation, de Crédit et de Production.
Des Sociétés de coopération et de leur constitution légale (2). — Instruc-
tion publiée par un comité de quatorze personnes notables, venues de
points différents, et unies pour faciliter 1 1 formation de ces sociétés.
Nous y trouvons les noms de quatre membres de la Société : MM. Batbie,
Horn, Léon Say, Jules Simon, à côté de ceux d'un duc et d'un prince, et
de plusieurs comtes ou vicomtes. — Ce comité conclut en demandant la
modification de la législation sur les associations. L'instruction est suivie
de Vacte du 7 août 1862, relatif aux sociétés industrielles et de prévoyance,
en Angleterre, d'un modèle de règlement d'après cet acte et des statuts
de la société d'avances de Delitzch.
Après ces propositions de M. le secrétaire perpétuel, M. de Lavergne,
membre de l'Institut, dit qu'il est chargé par M.Rozy, professeur agrégé
de la Faculté de droit de Toulouse, de faire hommage à la Société de la
leçon d'ouverture du cours libre d'économie politique qu'il professe dans
cette ville. Cette leçon est une défense très-bien faite de l'économie po-
litique contre les accusations dont elle est l'objet.
Le même membre annonce à la Société qu'un cours volontaire d'éco-
nomie politique vient d'être ouvert à Bourg, chef-lieu du département
de l'Ain, par un ancien élève de l'Institut national agronomique, au-
jourd'hui ingénieur agricole, M. Dubost. Ce cours a lieu une fois par
semaine; il attire un grand concours d'auditeurs.
M. de Lavergne aurait voulu lui-même augmenter à Paris le nombre
des cours autorisés d'économie politique ; il a demandé à M. le ministre
(l) Deux forts volumes in-8, 1865, Guillaumin et G»-', 15 fr.
('2) ln-8 de 5 pages, Guilaumin et Ce, 50 c.
BIBLlUGRAPHiK. 305
de riiislriirlioii [)iiljli(|nc raulorisalioii de lairo trois coiirérciices sur
Adam Smiih : celle auLorisalioii lui a été accordée le 7 janvier, mais
elle lui a été retirée le 20, sans (ju'il ait eu le temps de faire sa première
leçon.
M. Joseph Ganiier ajoute à la liste des cours d'économie politique
(|u'il a douîiéc dans la dernière séance et que vient (rau[;nienter AI. de La-
vergne : — un cours autorisé, à Lille, à la Faculté des sciences politi-
ques, par M. Tellier, juge au tribunal ; — un autre à Grenoble, à la Faculté
de droit, par M. Caraud, professeur de droit administratifs la même
Faculté.
Il annonce, de plus, que M. de Molinari vient de quitter Bruxelles,
se rendant en Russie pour faire des conférences économiques autorisées,
à Saint-Pétersbourg et à Moscou, où on ne peut se procurer que par con-
trebande les piquantes Lettres sur la Russie, qui ont été le résultat d'un
premier voyage et de premières conférences par le spirituel économiste,
dans plusieurs villes de l'empire.
A[très ces diverses communications, la Société met en discussion une
question posée par M. Peut, en ces termes : «Nécessité et possibilité d'une
grande réduction des prix de transport. »
Il sera rendu compte, dans une autre livraison, de cette conversation,
qui a été plus d'une fois troublée par les bravos d'un banquet d'hippo-
phages, ou amateurs et propagateurs delà viande de cheval, qui occupait
la grande salle du Grand-Hôtel, voisine de celle on s'assemble la Société
d'économie politique, et dont l'auditoire était des plus enthousiastes et
des plus surexcités. C'est un fait économique à constater en passant.
BIBLIOGRAPHIE
Du COMMERCE ET DES PROGRES DE LA PUISSANGE COMMERCIALE DE l'ANGLETERRE ET DE
LA France au point de vue de l'histoire, de la législation et de la statistique, d'après
les sources et les données officielles, d.ytç, une Introduction comprenant un Aperçu de
l'histoire générale du commerce jusqu'à nos jours, par M. Charles Vogel. Tome r"".
1 vol. gr. in-8. Chez Berger-LevrauU, Paris et Strasbourg, 1864.
Ici le parallèle s'explique , car enfin si nous sommes rassasiés des
leçons des docteurs qui, tout en jouissant des plaisirs de la situation,
nous prêchent l'imitation des vertus politiques anglaises et nous conseil-
lent, pour mériter d'être libres, de transformer notre nature, d'ôter le
sang de nos veines, de n'avoir plus de passé, plus de souvenirs, et sans
2^ SÉRIE. T. XLV. — 15 féorier 186o. 20
306 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
doute, en sermonnant ainsi, se raillent des niais qui les écoutent, il est
un point, un point précis, sur lequel on peut et l'on doit nous dire de
ne pas négliger de nous instruire. L'Angleterre a trouvé dans son iso-
lement protégé par la mer de quoi devenir nécessairement le premier
peuple navigateur de l'ancien monde, et, en naviguant vers tous les ri-
vages, elle a dû devenir ainsi le premier peuple commerçant. Son île,
aussi, lui fournissait le combustible qui, une fois la machine à vapeur
découverte, allait être la source première de toute activité, et elle le lui
fournissait comme à discrétion : l'Angleterre a donc, dans l'industrie
comme dans le commerce et la navigation, pris l'avance sur toutes les
nations, et quand il s'agit de navigation, de commerce, d'industrie, on
est bien venu à nous recommander, puisque nous aussi nous voulons
marcher en avant des peuples, de profiter des enseignements que ces
exemples nous donnent, non pour l'admirer et la copier sans raison,
mais pour arriver le plus tôt possible au môme point qu'elle, en évitant
lés erreurs qu'elle a pu commettre, et en passant tout de suite par les
chemins qui, à la fin, ont abrégé sa route.
On s'était fait chez nous des chimères de sa puissance. Elle est grande,
elle est solidcinent assise sur des richesses accumulées depuis près d'un
siècle ; mais, depuis que les traités de commerce nous ont forcés de se-
couer la langueur qui justifiait et nourrissait nos craintes^ on a pu voir
qu'il n'y a rien d'impossible à espérer pour notre pays le même déploie-
ment de l'activité industrielle et commerciale. Nous conserverons nos
mœurs et notre caractère, plaise à Dieu, et nous ne réussirons sans
doute ni absolument de la môme manière, ni absolument dans le même
champ d'énergie, mais nous ajouterons à ce que nous valons la plus
grande partie de ce que valent les Anglais ; et, s'ils le veulent à leur
tour, ils s'efl'orceront de ne point nous laisser l'emporter sur eux par des
mérites diflerents des leurs. Cette îutte civilisatrice est commencée, et
déjà ce n'est pas la seule Angleterre et la seule France qui ont demandé
d'y jouer un rôle. En peu d'années l'humanité, toute saignante de tant de
guerres, saura si ces combats paisibles ne la mènent pas plus près du
bonheur qu'elle a rêvé. Mais cela, mille voix l'ont mille fois répété. Il ne
s'agit plus de demander qu'on en vienhe à l'expérience ; il n'y a qu'à la
faire complète et définitive ; et, puisqu'on effet c'est à l'Angleterre et à
la France d'être les premiers acteurs de la joute, on a raison de montrer
aux deux émules comment leurs forces sont diverses, et comment elles
peuvent se balancer et croître encore en s'égalisant.
Le livre de M. Vogel arrive à son heure, et nous sommes heureux de
le voir paraître de sa main. Personne n'était préparé mieux que lui pour
le concevoir et l'exécuter. Traducteur de la belle œuvre de Fischel sur
la Constitution d'Angleterre-, il n'a pas seulement effleuré l'étude des ques-
tions d'histoire et de politique qu'il faut connaître pour bien juger du
génie d'un peuple ; il n'ignore donc rien dé la vie intime de la nation
dont il voulait décrire les ressources ; et, placé comme il l'est à la source
de tous les renseignements exacts qu'il est possible de recueillir en
France sur le commerce et l'industrie de la France et du monde entier,
BIBLlOGRAPIIll*:. 307
charp;!^, môino do puhlior nai^Mièro dos Uihloaux do comparaison, qui ont
inlérossé vivement les esprits attcntirs, Tidéc devait lui venir naturelle-
ment d'user de tant d'avantages, et do ne laisser à personne le soin de
composer l'ouvrage dont il nous donne aujourd'hui le premier volume,
et dont il aclièxera bientôt la publication.
Ce premier volume est précédé d'une introduction qui comprend un
aperçu do l'histoire générale du commerce. On sait que, pour tracer aussi
cette esquisse, il avait des facilités particulières, car c'est à lui et au
regrettable M. llichelot que nous devons la traduction française de l'his-
toire du commerce do Schéror. A la suite do cette introduction vient le
tableau descriptif et comparatif de tous les éléments de l'économie natio-
nale de la France et de l'Angleterre, l'exposé historique et critique du
régime que la législation douanière des deux pays et les traités y ont
successivement introduit, celui des bases de leur contrôle statistique et
l'histoire des progrès de leur commerce, envisagé dans son ensemble
comme dans sa répartition entre tous les pays du globe.
Le second volume doit contenir l'étude des particularités les plus im-
portantes que l'on ait cà examiner dans les relations du commerce exté-
rieur de la France et de l'Angleterre avec chaque nation, le tableau
détaillé du commerce des différentes marchandises et des opérations
d'entrepôt et de transit, l'analyse historique et critique du régime et du
mouvement générai des progrès de la marine marchande, de la naviga-
tion et de la grande pèche, et enfin l'examen des résultats financiers du
commerce. Des notices particulières sur les colonies de France et d'An-
gleterre compléteront le second volume.
Restreinte à la comparaison des deux peuples principaux de l'Europe,
l'étude de M. Vogel se distingue par une abondance de détails précis et
exacts qu'il est rare de rencontrer, et que sa critique éclaire d'une juste
lumière. On n'attend pas que nous fassions l'analyse de ces analyses.
Rien n'y est oublié. Nous aurions donc à choisir, et c'est aussi ce que
nous ferons dans un article particulier où, nous servant de cet ouvrage
si utile, comme de la traduction de Fischel et de quelques autres publi-
cations récentes, nous essayerons de tracer à notre tour, d'un dessin
resserré, les lignes principales du portrait que chacun cherche à faire
des deux peuples qui, en ce siècle et depuis longtemps déjà, depuis
longtemps surtout pour la France, remorquent, comme de puissantes
machines, la civilisation si fréquemment laissée en dérive par d'autres.
Paul Boiteau.
Jurisprudence électorale parlementaire. — Recueil de décisions du Corps législatif
(de 1852 à 18u4) en matière de vérifications de pouvoirs, par M. Alphonse Grun, avo-
cat, ancien rédacteur en chef du Moniteur universel, chef de la section législative et
judiciaire aux archives de l'empire, etc. 1 vol. in-32. Paris, Durand.
M. Alphonse Griin, dont le lioni est bien connu de toutes les personnes
qui se sont mêlées depuis vingt-cinq ans aUx travaux de la presse, s'est
donné l'utile mission d'enregistrer et de discuter tous les documents
se rattachant à la vérification des pouvoirs des membres de nos Assem-
308 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
blées législatives. Dans un premier ouvrage intitulé : Jurisprudence par-
lementaire, prenant pour point de départ la loi du 19 avril 1831, il a
recueilli les décisions des Assemblées législatives du gouvernement de
1830 sur les élections de leurs membres. En 1850, dans une seconde
publication qui a pour titre : Jurisprudence électorale parlementaire^
recueil des décisions de l'Assemblée nationale (constituante et législa-
tive), M. Griin a fait un travail analogue pour tous les faits qui se sontpro
duits sous le régime républicain ; je dis analogue à raison du changement
radical introduit alors dans les lois électorales par la mise en vigueur
du suffrage universel. Sans briser la chaîne des traditions parlemen-
taires, les décrets du 2 février 1852 ont ouvert une période nouvelle
pour les faits électoraux et les débats législatifs qui en découlent relati-
vement aux vérifications de pouvoirs. Ce sont ces faits nouveaux, ces
décisions nouvelles survenus principalement à la suite de chacune des
élections générales accomplies dans la période de 1862 à 1864 que
M. Griin a étudiées dans nos annales parlementaires, c'est-à-dire dans
le solennel et impartial Moniteur, et qu'il a classées méthodiquement
comme on le voit en parcourant la table des matières placées par
M. Griin h la fin de son petit volume.
L'ouvrage de M. Griin est intitulé : Jurisprudence électorale parlemen-
taire. Ce titre n'est peut-être pas parfaitement exact quand il s'agit d'un
recueil de décisions rendues par un corps essentiellement politique et
par une majorité qui, malgré toutes ses aspirations vers l'impartialité,
en dépit de ses bonnes intentions, ne se défend pas toujours contre des
considérations qui ne sont pas précisément l'interprétation stricte, litté-
rale et juridique de la loi. Dans l'ordre des lois civiles ou criminelles, la
jurisprudence n'est autre chose que la similitude constante des déci-
sions, perpetuo similiter judicatœ ; je serais loin d'affirmer ce caractère
dans la variété des espèces que nous fait connaître M. Grùn. Quoi qu'il
en soit, et sans demander aux hommes qu'entraînent les agitations poli-
tiques cette vertu surhumaine dont est doué le juste d'Horace, on ne lira
pas sans intérêt l'infinie variété des décisions que provoque le suffrage
populaire mis à la merci des ambitions humaines, et il n'est peut-être
pas téméraire d'espérer qu'au sein même du parlement français, les
précédents fondés sur la saine et juste appréciation de la loi ne seront
pas sans quelque autorité quand des faits semblables se produiront à
nouveau et viendront solliciter son verdict.
Ch. Vergé.
ÉTUDES SUR LES ANIMAUX DOMESTIQUES, par le COmtC GUY DE CbaRNACÉ.
1 vol. rn-18. Victor Masson et fils, éditeurs.
Il existe de nos jours une certaine classe de gens, qui se regardent
comme les seuls vrais représentants du génie moderne. Ils font profes-
sion déconsidérer exclusivement en toute chose le coté positif, le résul-
tat palpable et sonnant, et de demeurer étrangers à toute spéculation
théorique, à tout système philosophique. Leur Bible, c'est le grand livre
du doit et de l'avoir; et parmi les autres livres, ils ne font cas que de
RIRLIOGRAPHÏK. 309
ceux où ils pouvont trouver des recettes et des procèdes pour réaliser
plus si^remonl, dans l'exercice de leur industrie, de plus amples bdné-
fices. Ces gons-l;\ ont un nom de création récente, qu'ils portent avec
orgueil : ils s'appellent des hommes pratiques. Les hommes pratiques
sont aussi presque tous des hommes spéciaux; ils exercent une indus-
trio, ils la connaissent, ou du moins ils croient la connaître à fond. S'ils
entendent quelqu'un en parler, ils sourient et se disent : Il parle de
ce qu'il ignore, il croit avoir appris quelque chose parce qu'il a lu : le
présomptueux ! — Et si l'occasion s'en présente, ils l'accableront de
leur supériorité d'hommes pratiques ; ils lui prouveront qu'il n'est qu'un
ignorant, — si savant qu'il soit.
Les hommes pratiques sont l'antipode des idéologues. — Napoléon V
était un homme pratique. Renchérissant sur l'adage Res, non verba^ ils
s'écrieraient volontiers : Des faits , des actes et non des idées ! Ils ne
songent point que la pratique n'existerait pas sans la théorie, et que les
grands résultats dont ils se font honneur bénévolement : allégement du
travail, perfectionnement des produits, accroissement des richesses, gé-
néralisation du bien-être, sont en réalité l'œuvre de ces idéologues, de
ces théoriciens, de ces savants de cabinet, qu'ils traitent avec tant de
dédain.
Je parlais un jour à un homme pratique^ habile et riche cultivateur, de
quelques-unes des questions de philosophie naturelle qui occupent au-
jourd'hui les savants, et notamment de celle de Vorigine des espèces, si
hardiment traitée parle célèbre naturaliste anglais Darwin, dont le livre
venait d'être traduit par M"^ G.-A. Royer. Après m'avoir écouté d'un air
distrait : — « Tout cela , me dit-il , ne vaut pas une bonne récolte de
froment. »
Je n'insistai pas. J'aurais pu lui répondre que le froment est précisé-
ment un exemple des transformations que la culture peut faire subir
aux espèces naturelles. Et à cet exemple j'aurais pu en ajouter bien d'au-
tres, plus récents et plus significatifs , qui montrent ce que peut l'art
humain, éclairé par les sciences, pour approprier à ses besoins les ani-
maux et les plantes qui l'entourent. Heureusement, à côté des hommes
exclusivement pratiques, — j'allais dire routiniers, — comme celui dont
je viens de parler, il en est qui, tout en recherchant de préférence les
applications utiles de la science, ne négligent point les hauts et féconds
enseignements d'où découlent ces applications. De ce nombre est M. le
comte Guy de Gharnacé, auteur d'un excellent livre intitulé : Études sur
les animaux domestiques, où il se montre à la fois naturaliste profond,
agronome expérimenté, économiste judicieux. La zootechnie, qui forme
le sujet de ce livre, est à la fois un art et une science, ou plutôt c'est,
comme la médecine, comme l'hygiène, comme l'agriculture bien en-
tendue, un art scientifique. M. de Gharnacé ne l'embrasse pas ici dans
son ensemble; il ne passe pas en revue, comme le titre de son livre le
ferait croire, toutes les espèces domestiques ou susceptibles de domes-
tication. Il a préféré étudier à fond un petit nombre de points généraux
d'une importance singulière. Ces points touchent à l'élevage et à l'a-
310 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
mélioration du bétail et dos chevaux. Pour co qui est du bétail, M. de
Charnacé a surtout en vue la j)roduction do la viande en abondance et à
bon marché. Voili\, certes, un but essentiellement pratique. Mais M. de
Charnacé pense avec raison que la science peut seule y conduire. Il in-
dique dans ses premiers chapitres les moyens les plus propres à donner
aux animaux les qualités désirables. Ces moyens peuvent se résumer en
deux méthodes fondamentales : la. sélection , c'est-à-dire le choix bien
entendu des couples reproducteurs, et le croisement., c'est-à-dire la mo-
dification des espèces inférieures par leur accouplement avec des indi-
vidus d'espèces supérieures.
L'auteur examine à ce propos deux questions physiologiques très-eon-
troversées. La première, relative au croisement, est de savoir quelle part
revient à chacun des deux sexes dans la génération. Il n'hésite pas à
déclarer que la supériorité est du côté du mâle, en d'autres termes, que
c'est le père qui communique au produit ses caractères les plus essen-
tiels. La seconde question est celle des unions consanguines, cause ab-
solue de dégénérescence, selon les uns, tandis que les autres la consi-
dèrent comme exaltant seulement le principe de l'hérédité, et pouvant,
en conséquence, amener des effets bons ou mauvais, suivant que les
parents ont été bien ou mal choisis. M. de Charnacé se prononce pour
cette dernière opinion.
On sait que le cheval est l'objet d'une sollicitude particulière de la
part des zootechniciens. Il est de bon ton, dans le grand monde, de se
connaître en chevaux, de s'en occuper et de prendre part aux tournois
hippiques institués en vue de l'amélioration des races. Le premier em-
pire a créé, dans ce même but, un établissement qui subsiste encore, et
qui nous coûte assez cher : ce sont les Haras impériaux. Quels services
ces haras ont-ils rendus ? Quels services peuvent-ils rendre encore ? C'est
là une question grave, qui se rattache au grand dilemme de l'interven-
tion gouvernementale et de l'initiative privée. M. de Charnacé la discute et
la résout dans le sens le plus radicalement libéral. Il a cent fois raison,
selon moi. Il démontre fort bien que si les Haras impériaux ont pu avoir
leur raison d'être au commencement de ce siècle, loin de contribuer au-
jourd'hui au progrès, ils l'entravent en paralysant, par une concur-
rence ruineuse, l'industrie privée. M. deCharnacé conclut donc à leur sup-
pression. Il est juste d'ajouter que cette même conclusion a été naguère
posée en plein Sénat par M. Rouher, ministre d'État ; que la suppression
des Haras est décrétée en principe, et que leur disparition effective
n'est plus qu'une affaire de temps et de transition.
En résumé, je trouve dans le livre de M. de Charnacé beaucoup de
science, des idées élevées, des vues larges, un sens économique très-
droit. Ce livre est dédié par l'auteur à ses honorables collègues du
comice agricole de Chàteau-Gontier. Il s'adresse en réalité à tous les
zootechniciens, à tous les économistes ; et soit que l'on partage ou non
les idées de M. de Charnacé sur certaines questions encore douteuses,
on ne saurait du moins refuser à son travail une attention sérieuse et
sympathique. Arthur Mangin.
KIBLIOGRAPHIK. 311
EnsayOS nior.I\AFICOS y nn CRITICV LITIîRARIA sohre tos prinn'palex poetas y llteratos
latlno-americanos, par M. TorrÈs-Caicedo. Librairie Guillaumin et C**, é(]it(;urs
2 vol. in-8.
Je ne puis m'e^tondro aussi lonî^uement que je le voudrais sur l'ou-
vrage do M. Torres-Caicodo ; le caractère purement économique du
journal nome le permet pas; cependant j'en donnerai une idée suffi-
sante, et le lecteur à qui la langue espagnole n'est pas inconnue me
saura gré de lui avoir indiqué une source, peut-être unique dans son
genre, du moins en ce qui concerne l'Amérique espagnole, de lectures
à la fois intéressantes et instructives. Un mot d'abord sur l'auteur.
Tout jeune encore, M. Torres-Caicedo a déjà produit autant à lui seul
que plusieurs écrivains plus âgés, et la variété de ses travaux est aussi
grande que leur masse, car il a écrit sur le droit, la philosophie, la po-
litique, l'histoire, l'économie politique et la littérature ; avec tout cela il
a encore une vocation marquée pour la poésie, qu'il cultive avec succès.
Je n'ai pas à le juger à des points de vue si divers, mais je dirai qu'il
avait besoin de toutes ses aptitudes pour entreprendre la tâche dont je
vais rendre compte, puisque les écrivains dont il fait les biographies
ont abordé également tous les genres de littérature. Américain espa-
gnol comme eux, il a la précocité et l'abondance des hommes de sa race;
il a de plus que la plupart des hommes de sa race une grande et per-
sévérante application au travail. Il avait à peine 17 ans quand il a
débuté comme journaliste, en Nouvelle-Grenade, où il est né. Depuis
lors il n'a cessé d'étudier et de produire, et je l'ai vu mener de front la
rédaction d'un grand journal espagnol, dont il a presque tout le fardeau,
la fonction de chargé d'affaires de la république de Venezuela et la pro-
duction de plusieurs livres, qui ont paru successivement depuis quelques
années.
Le caractère de ce jeune écrivain se retrouve chez beaucoup de ceux
dont il fait les portraits, avec une nuance de plus chez la plupart de ces
derniers, qui ont manié les armes en même temps que la plume; je veux
dire qu'ils sont tous généralement précoces, et qu'ils ont écrit sur toutes
matières. Ainsi José Maria Heredia avait composé une pièce de vers
pleine de sentiment et de philosophie, dit son biographe, à l'âge de
43 ans, Julio Arboleda écrivait dans le Méchantes Magazine à 14 ans, et
tous deux se sont occupés de politique.
Je n'essayerai pas d'expliquer la précocité des écrivains hispano-amé-
ricains ; d'ailleurs M. Terres Caicedo garde le silence à cet égard ; je di-
rai seulement qu'elle est incontestable. A mon passage à Lima, il y a
quatre ans, j'entendis parler d'un jeune Péruvien, dont le nom m'échappe,
qui mourut à 17 ans, et qui avait déjà produit des articles très-remar-
quables dans la presse périodique de son pays. 11 avait embrassé un
parti politique auquel son père n'appartenait pas, et celui-ci, pour le
punir, l'exila en quelque sorte dans une de ses propriétés de l'intérieur
où le chagrin le tua en quelques jours. Chose véritablement surprenante,
ce malheureux enfant avait beaucoup de sobriété et de précision dans
312 JOUllNAL DES I^XONOMISTES.
les idées, en m(>me temps qu'il avait l'espi-it d'un pliilosophe et l'ardeur
d'un apôtre. Je n'en dirais pas autant de tous les écrivains hisjiano-
américains. Malgré cet exemple, je ne suis pas un admirateur de la pré-
cocité chez ces écrivains ; elle nuit généralement à leur sagacité. Rien ne
remplace l'expérience. Quant h la variété de leurs aptitudes ou plutôt de
leurs occupations, elle s'explique par l'impossibilité de diviser le travail
intellectuel là où il n'y a pas d'emploi pour les spécialités. Dès qu'un
jeune homme de l'Amérique espagnole sent ou croit sentir l'inspiration
du prosateur ou du poëte, il s'adresse aux journaux qui l'accueillent vo-
lontiers, et, s'il a réellement quelque talent, il en devient facilement ré-
dacteur, à la condition de parler de tout, comme font communément les
journalistes, même en Europe, et voilà un homme universel. Je ne dis
pas cela pour les écrivains dont M. Torres Caicedô s'est fait le biographe,
bien moins encore pour lui ; si j'en parle à leur occasion, c'est pour
montrer un danger que les écrivains de leur mérite ont eu pour la plu-
part à surmonter.
J'ai connu quelques-uns des écrivains choisis par M. Torres Caicedo,
et je pourrais pour ceux-là ajouter mon témoignage au sien. Je citerai
particulièrement M. Andres Bello, que j'appellerais volontiers le Nestor
de la littérature hispano-américaine. M. Andres Bello sera bientôt nona-
génaire, et il continue à travailler comme dans sa jeunesse. Un historien
éminent, M. Diego Barros Arana, que je regrette de ne pas voir figurer
dans la première série des biographies de M. Torres Caicedo, me con-
duisit chez lui, il y a quatre ans, à Santiago du Chili. Le savant vieillard
était à son bureau, où il passe régulièrement huit ou dix heures tous les
jours; c'est le poste où il veut mourir. Je n'ai jamais vu de plus belle
tête ni de physionomie plus douce et plus bienveillante. Contrairement
à l'habitude des hommes âgés, il parle peu, et il aime qu'on lui parle.
Il y a toujours à apprendre, dit-il, dans le commerce de ses semblables.
Rare et charmante modestie qui n'a encore fait école nulle part! M. An-
dres Bello serait excusable cependant d'avoir de la vanité, car il a écrit
des ouvrages estimés sur le droit international, le droit civil, la gram-
maire et la philosophie, sans compter de nombreuses et belles poésies
qui seules auraient suffi à lui faire un nom ; ajoutons qu'il est entré en
possession de sa renommée scientifique et littéraire dès le commence-
ment de sa carrière.
Une des plus attrayantes biographies du livre de M. Torres Caicedo
est celle de son compatriote Julio Arboleda, qui fut soldat, orateur, poëte
et martyr. Je ne sais ce que pourraient dire de cet homme éminent ceux
qui furent ses adversaires politiques, mais ce qu'en dit son biographe en
fait un véritable héros, et un héros dont l'histoire a tous les charmes du
roman. Son désintéressement, son amour pour la justice, son courage
inébranlable, son habileté à la guerre, sa constance dans les épreuves,
son dévouement à la patrie, et le sacrifice incessant qu'il lui fait de son
repos, de son immense fortune, du bonheur de sa famille, de la plus
chère de ses occupations, !a poésie, qu'il cultivait jusque sous la tente,
jusque dans les cachots; de sa vie enfin, de sa vie que des ennemis in-
RlBLlOfiRAPHIE. 313
ca[);iblosflo le corrompre et de le vaincre lui ont ;irraché(î trailrensoment
en soudoyant (les assassins ; tout cela en fait une figure incomparable
dans l'histoire do son pays. Je dis incomparable, parce que, s'il est des
hommes à qui son pays doive plus sous certains rapports, il n'en est
î^uère que je sache à qui il doive un exemple aussi complet des qualités
du citoyen. Pourtant ce héros avait un défaut, un (Jéfaut capital pour un
homme politique : la vertu prenait chez lui le caractère d'une protesta-
tion contre les vices dont il était témoin, et, dans ses rapports avec ses
semblables, elle se traduisait trop souvent par le dédain et l'ironie. Ses
eniïemis craignaient plus encore ses sarcasmes que son courage. Avec
un esprit plus conciliant, il aurait vraisemblablement exercé une in-
fluence plus efficace sur les hommes et les choses de son pays. Ce défaut
s'effacera dans la mémoire de ses concitoyens avec la génération de son
temps, et l'histoire ne verra plus en lui qu'un modèle de vertus civiques.
Quant à ses qualités comme poëte, elles sont d'autant plus admirables
qu'il les a toujours mises au service de la noble cause pour laquelle il
est mort, la cause de la liberté et de la justice.
M. Terres Caicedo s'est montré, dans cette biographie notamment, un
écrivain plein de ressource et un cœur généreux.
Je dois encore signaler parmi ses biographies celle d'un écrivain qui
a brillamment servi la science économique, José Eusebio Garo, de la
Nouvelle-Grenade. C'est à Caro que la Nouvelle-Grenade doit l'ordre qui
règne dans la comptabilité de ses finances. Je dis la comptabilité, je ne
dis pas les finances ; mais il n'a pas dépendu de Caro que les finances
de son pays fussent en meilleur état. Son pays lui doit encore des ré-
formes précieuses économiques et autres.
Si je ne savais pas que M. Terres Caicedo prépare une autre série de
biographies, je me permettrais de lui reprocher quelques omissions, no-
tamment au point de vue économique ; mais je me garderai bien de
blâmer même ainsi un écrivain qui mérite tant d'éloges, et je me borne
à lui souhaiter pour sa seconde série le légitime succès qu'il a déjà ob-
tenu pour la première.
Th. Mannequin.
Grindriss der Volkswirthschaftlehre {Éléments d'économie politique), par
M. H. DE Mangoldt. Stuttgart, J. Engelborn. 1 vol. in-8. 1863.
' Une des conditions les plus nécessaires pour faire un bon livre, c'est
d'avoir bien présent à l'esprit le public auquel on le destine. C'est là
une condition que les auteurs ne remplissent pas toujours, et il arrive
ainsi que parmi les lecteurs les uns trouvent le livre au-dessous- et les
autres au-dessus d'eux.
M. de Mangoldt (professeur d'économie politique à l'université de Fri-
bourg en Brisgau) a su éviter ce défaut. Il a écrit son ouvrage pour les
professeurs, ou pour les élèves qui suivent un cours oral et désirent étu-
dier un résumé concis et systématique pour obtenir plus facilement une
vue d'ensemble. Ayant ainsi circonscrit son cadre, l'auteur, qui est l'une
314 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
des étoiles les plus brillantes de la pléiade des jeunes économistes alle-
mands, s'est trouvé dans son élément. Les matières se sont, pour ainsi
dire, classées d'elles-mêmes dans son esprit pénétrant et méthodique,
et elles se déroulent sous les yeux des lecteurs avec une grande clarté,
quoique peut-être dans une forme un peu trop abstraite, du moins à en
juger au point de vue français.
Cette forme abstraite a cependant du bon. Elle peut devenir, il est
vrai, un mirage où les mots remplacent les idées, où les idées ne con-
cordent pas avec les faits ; mais elle est aussi très-souvent la pierre de
touche qui permet de reconnaître la valeur et, si l'on peut dire ainsi, la
fécondité scientifique d'une proposition.
M. de Mantgoldt, du reste, n'a pas abusé de l'abstraction, ni même de
la forme algébrique, bien qu'il en ait fait un assez grand usage. Nous
croyons que les formules algébriques ne vont pas à tous les genres d'es-
prits, et dans tous les cas, il faut en restreindre l'emploi à la science
pure; la pratique ne supporte pas des procédés aussi rigoureux. Em-
pressons-nous de dire que M. de Mangoldt prévient le lecteur qu'il ne se
propose pas de donner des applications. Les applications varient selon
les temps et les lieux, c'est au professeur à les ajouter.
Pour exprimer notre opinion en deux mots sur le livre de M. de Man-
goldt, nous dirons que ce n'est pas là un de ces manuels comme presque
chaque foire de Leipzig en voit éclore , mais un livre profondément mé-
dité, et qui , en dépit de sa concision, contribuera à élucider plus d'une
partie de la science.
Maurice Block.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Nous avons à mentionner ici un certain nombre d'écrits qui intéressent
la science économique.
Un pxcellept Annuario statistico-italiano se publie à Turin depuis
l'année 1863. Il est dû aux soins de MM. César Correnti et Pietro Maestri.
Nous avons sous les yeux la seconde année de ce recueil, et nous atten-
dons la troisième. Il forme un joli volume de plus de 700 pages, toutes
pleines non-seulement de renseignements, mais de dissertations courtes
et nettes qui donnent aux chiffres de la vie. On le trouve à Paris chez le
libraire Pedone-Lauriel (1). Nous énumérerons. dans un bulletin pro-
chain, les principales des publications que les savants italiens ont, dans
ces derniers temps, adressées au Journal des Économistes. L'Italie se con-
solait jadis par l'étude des questions sociales et philosophiques des mal-
heurs qui l'accablaient et l'empêchaient d'être une nation. La science
(1) M. Block en parle justement dans ce numéro (paffe 267),
BULLETIN RIBLIOr.RAPIlIOUE. 315
ac(|uiso lui scmI aujourd'hui à ini(Mi\ conslruiro l'ëdifico qu'elle achève
sur uno haso solido.
Nous voudrions voir l'I^spai^iK^ imiLer rcxom[)lo de l'Ilalie. Kilo aussi
peut s'aider avec ])rorit des travaux de l'économio i)oliti(pie, et, si sa
Iftche est moindre, puisqu'elle n'a plus son existence nationale à con-
quérir, elle y trouverait de quoi ranimer son commerce, aii;randir son
industrie et réi;ler ses finances. Le mouvement de réi^énération qui lui
est imprimé depiiis quelcpies années lui vient plutôt de la France que
d'elle-même. Ce sont des étrangers qui, par exemple, lui construisent
ses chemins de fer. Elle ne peut compter longtemps sur leur aide si elle
ne l'ait rien pour donner toute leur utilité à ces entre[)rises et si elle
s'opiniàtre h laisser du désordre dans ses dettes. C'est d'ailleurs aux peu-
ples h se régénérer eux-mêmes. Il y a tant de ressources naturelles en
Espagne, et le génie espagnol est si avide de gloire, que nous ne dou-
tons pas qu'enfin le moment soit venu où le progrès européen va donner
une seconde vie à toute la péninsule. Mais il dépend des personnages
qui ont le gouvernement dans les mains de hâter cette résurrection.
Nous avons vu avec quel zèle M. Pastor, un des économistes les plus
autorisés de l'Espagne, a essayé, ces jours derniers, de dire à l'Espagne
des vérités utiles. Son discours a été recueilli par la Gazette économique
de 3Iadrid, et c'est là que nous l'avons lu. Un député, M. Polo, a fait aux
certes un bon discours sur la situation financière de FEspagne^ et ce dis-
cours a été traduit en français et publié à Paris. On peut joindre cette
traduction aux diverses brochures relatives à la dette espagnole qui ont
paru en France depuis quelque temps.
Ce n'est pas sortir du sujet que de reprocher à l'auteur de l'écrit inti-
tulé : le Chemin du nord de l'Espagne^ par un comptable, d'avoir un peu
trop durement fait le compte de cette belle voie de communication qui,
si l'Espagne ou du moins si le gouvernement espagnol le veut, est assu-
rée d'un heureux avenir et ne doit pas longtemps l'attendre.
Mais la place est mesurée à ce bulletin trop bref, et il nous en reste à
peine assez pour citer deux publications toutes récentes : un travail de
M. Pautet, qui a été lu à l'Académie des sciences morales, et dont les
deux parties sont intitulées : les Maîtres des requêtes et les États de Bour-
gogne, et une brochure dont le titre est : Marseille, les 'portefaix et les
docks. On sait quelle question de privilège et de liberté du travail y
est traitée. Elle l'est de manière à satisfaire les intérêts engagés dans
le débat, sans rien coûter aux exigences de la raison.
Nous mentionnerons encore deux écrits de finances : l'un de M. Cal-
mon, le Rapport de M. Fould et les crédits et V amortissement, substantielle
étude qui a pour but d'inquiéter, s'il se peut, l'obstination de nos opti-
mistes ; l'autre, de M. L. de Lavergne, sur les banques départementales
ou régionales qu'il est d'avis d'établir et sur l'ancienne Gais§e d'es-
compte. Il suffit de les signaler.
31 fi JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE
Sommaire. — Un projet de loi sur les associations ouvrières. — Les nouvelles enquêtes;
la liberté de la boulangerie; les banques. — Nouvelles mesures sur la fabrication des
chaudières à vapeur. — La taxe de la viande et les maires.
On annonce que la discussion des chambres aura cette année un ca-
ractère plus particulièrement économique que les années précédentes.
Aussi tiendrons-nous nos lecteurs au courant des débats qui auront lieu.
Nous apprenons dès à présent que le Conseil d'État s'occupe d'une loi sur
les associations ouvrières. Cette loi serait destinée à faire disparaître
la plupart des entraves qui empêchent aujourd'hui ces sociétés de se
former ou ne le leur permettent que d'une manière incomplète, à travers
des difficultés extrêmes. D'après les renseignements qui nous sont don-
nés, les obsctacles qui naissent du chiffre minimum exigé pour le capital
et du mode de versement de ce capital dans les sociétés actuelles dis-
paraîtraient. Les embarras et les frais qui ont lieu, quand une société se
forme, seraient supprimés de même. On reconnaîtrait plusieurs types
de CCS sociétés ouvrières, pouvant se mouvoir chacun dans le cercle de
ses opérations. Un autre projet leur accorderait même la faculté de faire
toutes les opérations qu'elles jugeraient convenables, comme celles des
banques. Peut-être une allusion sera-t-elle faite par le discours impérial,
encore inconnu au moment oii nous écrivons ces lignes, à ce nouveau
progrès de la liberté économique en faveur des classes ouvrières. Quoi
qu'il en soit, le gouvernement s'en préoccupe sérieusement et fait preuve
ainsi d'une sage prévogance. Le mouvement d'association se caractérise
et s'étend en France. Il vient de s'accentuer plus encore qu'auparavant
en Angleterre par la publication du programme de l'Association inter-
nationale des travailleurs^ récemment fondée à Londres. Il y est proclamé,
dans un appel adressé un peu emphatiquement h l'Europe entière (plus
de simplicité nous plairait mieux avec plus de modestie), que « l'éman-
cipation doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes; que les efforts
des travailleurs, pour conquérir leur émancipation, ne doivent pas
tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous
les mêmes droits et les mêmes devoirs. » On ne saurait qu'applaudir
à cette maxime qui honore la raison et les sentiments des ouvriers.
Mais c'est avec moins de satisfaction que nous voyons proclamer tout
après « que l'assujetlissement du travail au capital est la source de
toute servitude politique, morale, matérielle.» C'est Là une énorme
CHHONIQUK fiCUINOMlQUE. 317
exap/cration quand co n'est pas une erreur radicale. Ne peut-on consti-
tuer des loruies de coopération ajipelant directement les ouvriers au
partajye des fruils du travail, sans se livrer à ces déclamations vaincs et
daii[yereuses contre le capital et le salariat? Ne pourraiL-oii aussi parler
lui peu plus aux ouvriers de leurs défauts, au lien de les entretenir sans
cesse de leurs vertus ? Est-ce le capital (jui crée l'assujettissement moral
de l'ijinorance, de l'ivrof^uerie, du cliômafîe du lundi, etc. ?
— Les enquêtes prennent chez nous un développement analo^jueà celui
que dès lonjj'lemps elles ont cliez nos voisins. Voici la question des
banques soumise à l'examen du conseil supérieur du commerce.
On a pu lire le vaste questionnaire assez peu mélliodique, mais assez
complet, qui s'y rapporte. Nous suivrons cette enquête avec soin,
et nous n'avons pas besoin d'ajouter avec indépendance. La liberté
de la boulan(îerie vient d'être, en attendant, Fobjet d'une nouvelle
enquête devant une sous-commission du conseil d'État. On nous assure
(jue, sur 100 déposants, 79 se sont déclarés dans le sens de la complète
liberté. Bien que faible, la proportion des amis de la réglementation
nous paraît moins correspondre à leur nombre réel dans le public qu'au
désir qu'on a eu de faire appel à toutes les opinions. C'est ce qui fait
(lu'on s'est adressé à des partisans notoires de la réglementation, aujour-
d'hui si battue en brèche, et dont les boulangers ne veulent plus enten-
dre parler, non plus que le public.
— Nous ne pouvons laisser passer sans commentaire le rapport de M. le
ministre du commerce sur l'établissement et la fabrication des machines
à vapeur. C'est un pas nouveau fait dans la voie libérale par l'adminis-
tration. La vapeur est aujourd'hui l'agent le plus puissant et le plus ré-
pandu de l'industrie. En 1863, le nombre des machines à vapeur existant
en France s'élevait à 22,516, représentant une force de 617,890 che-
vaux-vapeur, ce qui équivaut à la force motrice que pourraient donner
12 raillions 975,690 d'hommes de peine (chiffre très-supérieur au chiffre
des hommes capables de travailler en France). A-t-il fallu beaucoup de
temps pour que l'emploi de la vapeur comme force motrice prît un si
grand développement? Quand parut le décret du 15 octobre 1810 qui,
partageant en trois classes les établissements dangereux, incommodes
ou insalubres, faisait rentrer les pompes à feu dans la seconde, il n'exis-
tait guère en France qu'une douzaine de machines à vapeur. Dès 1818,
ces machines commencèrent à se multiplier. En 1823, on en comptait
déjtà 228, dont plus de moitié à haute pression. En 1829, on en comptait
554. Lorsque parut l'ordonnance du 22 mai 1843, qui jusqu'à ce jour a
réglementé la matière, le nombre des machines à vapeur s'élevait à
3,369. Vmgt ans après, en 1863, nous arrivons au chiffre cité plus haut
de 22,516.
318 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Pour que l'usaf^e de la vapeur se soit répandu dans de si vastes propor-
tions, il faut que rulililé et la supériorité de ce moteur aient été incon-
testables et universellement reconnues; car Dieu sait de quelles entraves
l'administration, trop prévoyante et trop protectrice, a entouré la fabri-
cation et l'établissement des machines mues par la vapeur d'eau!
Depuis 1810, les ordonnances et les instructions relatives à cette ma-
tière se sont multipliées et compliquées d'une manière effrayante. L'or-
donnance de 1843 mit un peu d'ordre dans ce désordre; mais elle main-
tint une rég^lementation excessive et nuisible aux intérêts de l'industrie.
Ainsi que le fait remarquer M. Béhic, toutes les pièces d'une machine à
vapeur étaient réglementées. « Non-seulement les chaudières et les tubes
dans lesquels la vapeur se produit sont soumis à des épreuves pour con-
stater la résistance du métal dont ils se composent, mais encore toutes
les pièces qui sont destinées seulement à contenir la vapeur produite, les
cylindres en fonte des machines, les enveloppes même de ces cylindres
doivent subir ces épreuves... Ce n'est pas tout: le constructeur, quel
que soit le métal qu'il doive employer, que ce soit du fer de qualité ordi-
naire ou de l'acier le plus solide, est assujetti à des conditions d'épais-
seur dans lesquelles il doit obligatoirement se renfermer; en un mot, il
n'a, pour ainsi dire, aucune liberté dans le choix des matériaux qu'il
emploie, dans l'agencement des pièces qui doivent composer la ma-
chine. »
Voilà beaucoup de difficultés pour construire la plus humble des ma-
chines à vapeur. Mais, lorsqu'il s'agit de l'utiliser, que de formalités à
remplir, que de nouveaux obstacles à surmonter! Propriétaire d'une
machine bien et dûment vérifiée, éprouvée et poinçonnée dans toutes ses
parties, pourvue en outre des appareils de sûreté exigés par les règle-
ments, il vous faut, avant de l'établir et de la faire fonctionner, obtenir
une autorisation du préfet ; car, ne foublions pas, les machines à vapeur
ont été rangées dans la deuxième classe des établissements dangereux
et incommodes. Nous passons sur les innombrables énonciations que doit
contenir la demande adressée au préfet; l'autorisation ne peut être
accordée qu'après une enquête de commodo et incommodo. Cela nécessite
d'interminables délais. Enfin les tiers peuvent attaquer l'arrêté du préfet
par voie contentieuse devant le conseil de préfecture, avec faculté d'en
appeler au Conseil d'État, si farrêt du conseil de préfecture ne les satisfait
pas. On reconnaît là l'application des anciennes théories de l'adminis-
tration française, théories éminemment contraires au développement de
l'initiative individuelle.
En ce qui touche la construction des machines, le décret du 25 jan-
vier réduit les épreuves et en simplifie la réglementation. Le construc-
teur aura plus de liberté, sous sa responsabilité, bien entendu, quoique
l'administration conserve toujours un droit de surveillance et de contrôle.
CHRONIQUE fXONOMlQUK. 3f0
En ce (|in concerne reinj)l()i des macliines, le décreL supprime lafor-
nialile de raiilorisalion [)realal)le; l'établissement des usines n'est donc
])lus subordonné à une enquête de commodo et incomrnodo. En un mot,
les macliines à vaiienr ne sont plus classées parmi les établissements
dan{;erenx et incommodes, et elles rentrent jusqu'à un certain point
dans le droit commun.
— Nous sijjnalions, dans notre dernière livraison, Timmixtion assez
bizarre de maires dans le commerce de la boucherie. Nous sommes lieu-
reux que M. le ministre du commerce ait fait bonne justice de cette
prétention, dans une remarquable circulaire aux préfets, remplie des
idées économiques les plus saines.
M. Béhic indique tout ce qui rend la taxation de la viande, telle que
l'établit Tautorité municipale, d'une exactitude plus qu'équivoque. Nous
reproduisons, en partie du moins^ les termes de cette argumentation.
Pour les villes où il existe un marché régulier, destiné à la vente du bé-
tail, la constatation du prix exact des animaux est souvent rendue fort
difficile par le peu d'empressement et de bonne foi que mettent les
vendeurs et les acheteurs à faire connaître les conditions auxquelles ils
ont traité ensemble.
Il faut ensuite établir quel est le rendement en viande nette des ani-
maux de chaque espèce, et on se trouve encore là aux prises avec de
graves embarras. On est obligé, si l'on veut arriver à un résultat qui se
rapproche autant que possible de la vérité, de vérifier, au moyen d'ex-
périences faites avec beaucoup de soin, quelle est la quantité d'os,
d'issues et d'abats de toute nature que fournit en moyenne un animal
de chaque espèce, quel est le poids du cuir ou de la peau, quel est le
déchet à l'abattage, quelle est enfin la valeur vénale de tous les produits
accessoires qui sont susceptibles d'être utilisés. Ce n'est qu'après s'être
livré à toutes ces appréciations délicates et difficiles que l'on peut arri-
ver à déterminer, d'après le prix du bétail sur pied, le prix de revient
de la quantité de viande nette qui peut être, en définitive, livrée à la
consommation par le commerce de la boucherie.
Une difficulté plus grave encore se présente alors : c'est l'établisse-
ment des prix de vente à l'étal du boucher. En effet, la viande provenant
d'un même animal se compose de morceaux essentiellement différents
par leur qualité et leur valeur alimentaire.
Fixer un. seul prix moyen sans tenir compte de ces différences, c'est
surélever d'une manière fâcheuse le prix des morceaux de qualité infé-
rieure, c'est rendre la consommation de la viande plus difficilement
accessible, c'est favoriser enfin le consommateur riche au détriment des
petits consommateurs, puisque ces derniers, en admettant même qu'ils
puissent exceptionnellement acheter de la viande au prix moyen fixé par
320 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
la laxe, ne pourraient pas obtenir des bouchers les morceaux de qualité
supérieure que ceux-ci réserveront pour la clientèle riche qui leur
achète habituellement d'importantes quantités de viande.
Entreprendre, au contraire, d'établir des distinctions entre les divers
morceaux et de fixer des prix différents suivant leur qualité, c'est se
créer des embarras à peu près insurmontables, tout en laissant une
large place à l'erreur et à la fraude.
La fixation de prix de vente entraîne encore l'obligation de déterminer
l'allocation qui doit être accordée au boucher pour les frais de toute
nature qu'il a à supporter et pour le bénéfice qu'il est juste de lui attri-
buer. Il faut, pour obtenir ce résultat, apprécier et calculer toutes les
dépenses occasionnées par les déplacements indispensables pour l'achat
des animaux sur pied, par le transport et la conduite des bestiaux, par
leur abattage, par le loyer des étaux et de tous les locaux nécessaires,
par le salaire des ouvriers, tenir compte enfin des intérêts des capitaux
engagés et de tous les frais accessoires afférents à l'exploitation d'une
boucherie.
Enfin, les administrations municipales qui veulent appliquer la taxe
de la viande se trouvent aussi dans la nécessité de déterminer la quantité
d'os que les bouchers devront comprendre dans leurs pesées, de rendre
la vente au poids absolument obligatoire, d'imposer enfin à la boucherie
des dispositions réglementaires incompatibles avec le libre exercice de
ce commerce.
La suppression complète d'une mesure qui ne peut recevoir son
exécution que dans des conditions aussi défavorables paraîtrait donc
éminemment désirable à tous les points de vue. Les administrations
municipales qui l'ont conservée jusqu'ici s'épargneraient ainsi de sérieux
embarras et mettraient à couvert leur responsabilité, qui est engagée
d'une manière fâcheuse.
Henri BAUDRILLART.
Paris, 15 février 1865.
Le Gérant provisoire, Paul BOITEAU.
PARIS. - lUritliUtRIK VE A. TARENT, RLE MONSIELR-LE-rRI>CE, 31.
JOURNAL
ï
DES
ÉCONOMISTES
LOI DU PROGRÈS ÉCONOMIQUE
Je ne me propose pas de démontrer ici la réalité du progrès éco-
nomique, mais d'en rechercher la formule scientifique. Ce n-'est
pas du fait qu'il s'agit, mais de la loi. Pourtant, avant d'essayer
cette recherche, il n'est pas inutile de dire un mot de la question
du progrès prise d'une manière plus générale, et de voir comment
le progrès économique s'y rattache. *
Cette question, qu'on peut nommer la question de notre temps,
n'était soupçonnée par les derniers siècles que dans quelques-uns
de ses aspects; elle ne s'était même pas posée aux anciens; ils la
résolvaient ou plutôt la tranchaient négativement sans la voir.
Tous semblaient répéter les paroles du vieux Nestor sur la supé-
riorité du temps passé. Quand Horace prédit à ses contemporains,
très-disposés à le croire, qu'une génération allait naître, qui vau-
drait moins encore que la génération présente, pire elle-même que
ses devancières, la voix de la poésie se confond ici comme souvent
avec la voix du peuple ; elle sert d'écho à la tradition qui plaçait
l'âge d'or en arrière. Ressembler aux hommes d'autrefois, tel était
« pour les individus Tidéal moral suprême. Quant aux constitutions,
qui ne sait qu'elles visaient à l'éternité? Elles prétendaient si bien
atteindre du premier coup l'immuable perfection, que Lycurgue
allait jusqu'à se donner la mort pour assurer à ses lois une durée
immortelle. La fatalité passait pour dominer les dieux mêmes et
pour gouverner le monde. Chaque nation, suivant l'ordre des des-
2*^ SÉRIE. T. XLV. — 15 mars 1865. 21
322 JOIJKNAL DlS KCONOMISTKS.
tins, brillait à son tour pour taire place à d'autres. Mais y avait- il
un dépôt de connaissances, d'idées, de peri'ectionnements utiles, qui
se transmît de main en main sans se perdre jamais et en jjfrossissant
toujours? La condition des pauvres s'améliorait-elle avec le temps?
Qui donc, même parmi les sages et les esprits les plus hardis, eût
songé à se poser uue telle question ? Avouons qu'en recueillant ses
souvenirs, riiumanité se fut trouvée bien jeune pour la résoudre.
Chez nous, ce qu'on appelle le progrès suppose deux idées, dont
l'histoire reste à écrire : l'idée de la fraternité des peuples, l'idée de
l'égalité naturelle des hommes à titre de personnes morales, libres
et responsables, ayant des droits et des devoirs : conceptions qui se
ramènent au fond, l'une et l'autre, à l'idée fondamentale de l'iden-
tité de la nature humaine, quelles que soient la race, la couleur,
l'organisation physique, la supériorité, même intellectuelle, et la
situation sociale. Combien les anciens étaient loin de pareilles idées
avec leur distinction sacramentelle des nations en Grecs et en Ro-
mains, d'une part, et en barbares, de l'autre, et des sociétés en
hommes libres et en esclaves I Cette dernière distinction n'avait rien
de transitoire à leurs yeux ; c'était éternel comme ce qui est néces-
saire, Aussi est-ce sous ces traits d'une nécessité naturelle que
le seul philosophe qui ait soumis l'institution de l'esclavage à
un examen régulier entendait bien la dépeindre. On pourrait
s'étonner davantage que les anciens ne se soient pas du moins
élevés à l'idée d'un progrès plus matériel , celui des inventions
utiles, qui viennent en quelque sorte se mettre au bout les unes
des autres, ce qui réduit en ce cas la conception du progrès
à une opération presque aussi simple qu'une addition. Mais
non : ici encore on vivait sur le passé et la tradition. Il y aurait
eu presque de l'impiété à vouloir renouveler les miracles des demi-
dieux de l'invention. Tout ce que les hommes divinisent tend à
s'immobiliser. L'apothéose a fait plus de tort que l'ingratitude au
génie de la découverte. Relégué dans l'Olympe, il n'en descendit
plus. Cérès et Vulcain eurent des autels et des hymnes, mais les
procédés de l'agriculture et des arts métallurgiques restèrent près- ■
que statioiniaires. Une cause plus humaine, agissant avec toute la
force de l'habitude, l'esclavage, devait d'ailleurs tout stériliser en
tenant lieu de machines et en ôtant tout intérêt à inventer. Je n'en
trouve pas moins digne de remarque que le grand poëte romain
qui avait célébré en beaux vers les premières découvertes et qui
LOI DU PHOGRKS ÉCONOlMIQUK. 323
pmlit dans sa juystt'irieuso (!i célèbre ('«^loguc h Pollioji de si hautes
(lestiiioes aux .siècles l'uturs, que Virgile n'ait pas juanilesté le
moiiulre soupçon relativement à cet accroissement de la puissance
industrielle de l'humanité. I^oin de là : avec Virgile nous sommes
si loin de l'idée du progrès moderne poussé par un besoin inquiet
de perfectionnements incessants, que nous nous trouvons replacés
en t'ace du rêve d'un nouvel âge d'or. La perspective d'un état de
repos et de tranquillité voluptueuse, exempte de travail aussi bien
que de guerre, voilà tout ce que la poésie la plus prophétique
savait offrir au vieux monde fatigué.
La conception du progrès économique, et plus généralement du
progrès social, est venue après celle du progrès scientifique et in-
dustriel. Bacon ne tarit pas sur l'augmentation de puissance que
riionmie doit emprunter aux sciences, sans qu'on le voie pourtant
élever beaucoup ses regards au-dessus de la constitution des sociétés
de son temps. Pascal a écrit une page incomparable sur l'humanité
assimilée dans sa succession à un seul homme qui apprend conti-
nuellement. Il va jusqu'à dire que c'est nous qui sommes les an-
ciens, et que ceux qu'on appelle ainsi n'étaient que des enfants.
Quel homme pourtant répugnait plus à l'idée d'un accroissement
de bien-être sur la terre que ce disciple sublime et chagrin du
jansénisme qui voit dans la vie une Thébaïde et qui ht de la sienne
un martyre? Fontenelle, Perrault, Voltaire lui-môme, n'admettent
guère cette double formule du progrès moderne : développement
de l'idée pacihque fondée sur une pensée d'humanité , accroisse-
ment du bien-être et des lumières au profit de tous. L'honneur
principal en revient à Turgot. Condorcet va même plus loin, et
toutes les additions qu'il fait à l'idée principale ne sont pas des
progrès sur cette idée. Il y introduit l'esprit de chimère qui de-
vait si bien fructifier. Aujourd'hui on admet généralement que
tous les peuples marchent vers un état de liberté, d'égalité civile, de
bien-être croissant; que, de plus, ce progrès sera continu, c'est-
à-dire que l'on ne reperdra pas le terrain gagné et qu'on ne rétro-
gradera pas des lois sages et humaines du présent aux pénalités
atroces du passé, qu'on ne reviendra pas des chemins de fer aux
anciens modes de transport. L'imprimerie, la vapeur, en un mot
l'ensemble merveilleux des découvertes modernes, tout cela est
aussi bien acquis que l'écriture elle-même à la civilisation et au
genre humain. La durée est inséparable de toutes les nouvelles ac-
324 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
quisitions; elle leur est assurée par l'ubiquité qu'elles reçoivent
aussitôt aujourd'hui sur le globe et par la perpétuité de- la science
elle-même, conservée dans les livres, empreinte dans des milliers
d'applications, et se transmettant dans les têtes des savants.
Mais tout cela ne répond pas à cette question : Comment le progrès
s'opère-t-il ? Elle reste livrée aux investigations de la science, ou
pour mieux dire de plusieurs sciences. Ainsi, la philosophie de
l'histoire, cette science encore très-jeune malgré les écrits de Vico,
de Herder, de Turgot et de quelques autres, peut s'enquérir avec
succès de la loi du progrès. On peut la chercher en jurisconsulte,
en moraliste, en artiste; on peut aussi la chercher en économiste.
Il ne suffit pas alors de se demander si les hommes sont mieux
nourris, mieux logés, mieux vêtus qu'autrefois, et, ce qui est un
point de vue plus élevé, si l'atelier social est mieux organisé. Pour
donner complète satisfaction à l'esprit scientifique, il faut, par delà
la statistique, par delà les comparaisons tout expérimentales entre
ce qui a été et ce qui est, s'interroger sur ce qui forme le trait com-
mun de tous les progrès, c'est à savoir sur leur loi môme. Plu-
sieurs économistes s'en sont préoccupés. Bastiat me paraît mieux
que tout autre bien marquer cette loi, en indiquant avec insistance,
dans plusieurs de ses meilleurs chapitres, comment il s'agit pour
l'homme de diminuer le rapport des efforts aux résultats. Je crois bon
de reprendre cette idée, de la développer, d'y insister, de l'élever plus
sensiblement encore à l'état de formule générale de l'économie poli-
tique. Plus on étendra ses regards à un grand nombre de cas, plus
ou se convaincra que le progrès économique s'opère par une série de
simplifications, ayant pour résultat un accroissement général de
puissance et de bien-être. Travail simplifié, économie de temps,
réduction des frais, moindre dépense d'efforts et de capitaux en vue
d'une quantité produite égale ou supérieure, telle est la formule
qui s'applique non-seulement à la production, mais, comme on ne
l'a peut-être pas assez établi, à la circulation même et à la réparti-
tion de la richesse sociale. Une démonstration régulière de cette
vérité ne saurait être superflue. C'est comme une méthode qui
s'oiïre à l'esprit pour résoudre une foule de questions difficiles et
compliquées, insolubles peut-être si on les aborde une à une, au
hasard, sans lien qui les rassemble, sans lumière commune qui les
éclaire. Si cette formule nest que l'expérience généralisée, il est
naturel et juste que le présent et l'avenir en fassent leur profit, et
LOI DU PROGHÈS ECONOMIQUE. 325
qu'ils éprouvent ù cette i)ierre (Ici touche les divers moyens qu'on
propose (luotidiennement pour faire le bonheur des sociétés hu-
maines. Klle serait d'une utihté ibrt grande (juand elle n'aurait
d'autre résultat (|ue d'achever la ruine de ce i)réjugé encore si
vivace, entretenu par la fausse science et propagé trop souvent
par la prati(|ue des gouvernements, ([u'il faut nmltiplier le travail
pour lui-même, ce ([ui est confondre le moyen avec le but, aux
yeux des économistes. Je veux bien que travailler soit jusqu'à un
certain point un but qui se suffise à lui-même au jugement du mo-
raliste et de riiomme religieux; encore ni l'homme religieux éclairé
ni le moraliste véritablement philosophe ne négligent de se deman-
der quel effet le travail exerce sur l'homme. Épreuve ou expiation,
le travail n'a-t-d pas une vertu de moralisation qui lui est propre?
N'est-il pas pour l'âme et pour l'esprit ce que l'exercice est pour le
corps, une condition de santé ? Ne figure-t-il pas au nombre des
vertus les plus nécessaires, et ne peut-on à bon droit retourner à
son profit l'adage qui fait de l'oisiveté la mère des vices? Mais, de-
vant l'économiste, cela ne saurait suffire. Pour lui, le travail est
une peine, et ce n'est pas sans doute à augmenter les peines que
tend le mouvement de la civilisation, c'est à en diminuer l'intensité
et la somme. Combien il est puéril d'espérer ou de craindre que ces
peines puissent disparaître jamais entièrement, et que l'homme,
placé en face de moissons qui croîtraient d'elles-mêmes et de ma-
chines qui se fabriqueraient, se répareraient et fonctionneraient
seules, devienne le roi fainéant de la création ! Travailler, souf-
frir, mourir, tel est, tel sera son lot éternel. Mais qui donc aussi,
si ce n'est quelques rigoristes mystiques, peu soucieux de mettre
leur pratique d'accord avec leur théorie, en concluerait qu'il ne
faut pas chercher à adoucir ce travail, à rendre cette souffrance
plus rare et plus supportable, à éloigner, s'il se peut, ce terme tou-
jours bien rapproché assigné à notre durée, et à faire tenir plus de
choses dans le même nombre d'instants, ce qui est encore une
façon d'augmenter sa vie ? Il est donc nécessaire que tout converge
à ce grand but de multiplier, à l'aide d'efforts humains moins péni-
bles, moins nombreux, mieux rémunérés, en un mot plus féconds, la
somme des utilités de tout genre sur lesquelles vit le genre humain,
somme aujourd'hui trop faible pour que, partagée entre tous, elle
donnât à chacun une satisfaction qui fut de nature à contenter les
moins exigeants. A ce prix est le succès de la triple lutte qui se
32G JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
poursuit contre l'ignorance, le vice et la misère. Cette lutte dure
depuis des siècles; mais n'est-il pas vrai de dire que notre temps la
conduit et la soutient avec une conscience des moyens et du but qui
lui fait un honneur auquel certes l'avenir rendra hommage? Com-
prenons donc tout ce qu'il y a de vertu efficace et féconde dans ce
mot : simplifier. Comme dernier terme de la simplification, nous
arriverons à cette conclusion, que l'élément le plus simple et en
quelque sorte moléculaire de la société — l'individu — est précisé-
ment l'objet sur lequel doivent porter nos principaux efforts pour
résoudre les problèmes les plus compliqués, et que le développe-
ment individuel est en économie sociale le point d'appui que de-
mandait Archimède pour remuer le monde, le fondement évident
qu'en métaphysique Descartes pensait avoir découvert pour asseoir
solidement la vérité.
I
Dire que tout s'est simplifié et tend à se simplifier dans la pro-
duction paraît au premier abord une contre-vérité. Tout paraît s'y
être compliqué, au contraire, par suite de rechange. Quelles indus-
tries sont plus simples que celles de la chasse et de la pêche aux-
quelles est à peu près réduite la vie des peuplades sauvages ? Chez
ces peuplades, on compte à peine quatre ou cinq fonctions distinctes,
le plus souvent accomplies par les mômes travailleurs. Qui ne sait
comment les choses se passaient sous la tente du patriarche? Com-
bien, dans cet état, qui correspond à la vie pastorale, a-t-il fallu de
mains pour confectionner un vêtement? Un bien petit nombre. Les
opérations successives qu'exige un pareil travail ont été faites par
deux ou trois individus peut-être, à partir de l'élève du bétail jus-
qu'au moment où la laine préparée, tissée, lîlée, est devenue propre
à couvrir le corps et à le préserver contre les intempéries. Ce qu'on
appelle la division du travail paraît donc être beaucoup moins
simple que la concentration des opérations et des travaux par la-
quelle débutent les sociétés. Mais qui ne voit que cette complica-
tion détaches si nombreuses résulte elle-même de ce que le travail
s'est spécialisé, simplifié dès lors ? C'est à cette simplification qu'est
dû le progrès. Je n'ai pas besoin de dire pourquoi. Il n'y a pas de
traité d'économie politique qui ne l'enseigne. A défaut de la science,
le bon sens proclame qu'il est plus facile d'accomplir une seule
LOI DU PROGRKS I^CONOMIQUE. 327
chose en iJeiiecLion (jue d'en l'aire dix ou (juiiize, et (jifil nerail de
toute impossibilité ([ue le même liouime fît à lui seul les cent deux
opérations d'iiorlo^erie qu'exi^^e la confection d'une montre? On
se rendra mieux compte encore de ce caractère de simplilication
([ui appartient au travail divisé, si l'on veut bien songer qu'on
n'apprend pas à bien travailler le fer, la laine, le coton, autrement
qu'on apprend à lire ou à jouer d'un instrument de musique. C'est
par l'analyse, en d'autres tcrmes,c'esten simpliliant qu'on y parvient.
Pour lire, on connnence par épeler. On réunit ensuite les lettres en
syllabes, celles-ci en mots; on va donc du simple au composé.
lie travail du musicien ne suit pas une marche différente. Ce que
chacun fait pour sa tâche particulière, avec une rapidité qui nous
ôte la conscience de ces petites opérations successives, la division
du travail l'accomplit pour l'ensemble des tâches distribuées entre
les membres de la société et, dans chaque industrie, pour les
diverses catégories de travailleurs. De là vient cette étonnante
fécondité du travail divisé dont nul cas particulier ne réussira
jamais à donner une idée; celui des épingles cité par A. Smith,
et dont on demeure fort stupéfait , nous frappe toujours par son
insuffisance; il ne porte que sur un fait isolé, tandis qu'il faut,
pour apprécier quelque peu l'incommensurable puissance de cette
grande loi, embrasser toutes les manifestations de l'activité, tout
l'ensemble harmonieux de la société, et par exemple s'élever jus-
qu'à cette idée que, pour produire un seul graiii de blé^ il a fallu
la collaboration du savant, du soldat, du juge, de toutes les auto-
rités qui protègent la sécurité des propriétés, plus celle de tous les
agents qui doivent changer le blé en pain, car sans eux le blé ne
serait pas produit, en y joignant encore la collaboration indirecte
et indispensable de tous les hommes qui, faisant autre chose, achè-
teront ce blé en échange de leurs produits et de leurs services.
Combien de collaborateurs à ajouter au mineur qui extrait le fer de
la charrue, au charron qui la confectionne, au laboureur qui remue
et ensemence le champ, et à tous ceux qui se livrent aux travaux
de clôture, d'assainissement, de drainage, d'irrigation, sans parler
du marin, du constructeur de navire, du voiturage dans l'intérieur
des terres, en un mot de tout ce que le commerce y met du sien !
Qu'est-ce, sous toutes ces formes, qu'est-ce que la division du
travail, avec cette coopération, dans laquelle M. .Tohn Stuart Mill voit
avec raison le complément ou plutôt la traduction [plus exacte
328 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de ce grand t'ait; qu'est-ce, disons-nous, que cet arrangement si
ingénieux, si compliqué, si naturel pourtant, sinon un appareil
économique admirable? C'est un appareil destiné à produire plus
et mieux avec moins d'efforts. C'est une simplification qui épargne
du temps et des frais dans des proportions telles que, sans la division
de travail, la civilisation s'arrête elle-même et périt.
Si une vérité aussi claire d'elle-même exigeait des confirmations
plus nombreuses, on en trouverait une dans les objections mêmes
qu'ont faites à la division du travail diverses écoles depuis Sismondi
jusqu'à Proudhon. Ce qu'on lui reproche, en effet, c'est d'être à ce
point une simplification qu'elle réduit l'ouvrier lui-même à l'état
de rouage. Ce procès fait à la spécialité remonterait bien haut et
s'étendrait bien loin. Nul de nous n'y échappera, s'il est vrai que
nul ne soit fort qu'à la condition d'être très-incomplet. Le monde
a toujours un peu de dédain pour les pures spécialités, en raison
de ce qu'il a lui-même de superficiel. Dans le langage vulgaire un
mathématicien signifie souvent un homme qui n'entend rien aux
délicatesses de la poésie et de l'art; un poëte est un homme qui,
relativement à la pratique des affaires, mérite ou peu s'en faut d'être
mis en curatelle; un philosophe est un homme abstrait qui ne voit
rien ni personne dans la rue, et qui est hors d'état de parler sur tout
ce qui n'est pas maccessible. Voilà dans sa sévérité outrée sans
doute le jugement de la foule. Franchement, êtes-vous bien sûrs,
vous qui peignez les effets désastreux de la division du travail sur
l'intelligence de l'ouvrier industriel, qu'un bureaucrate ait, je ne
dis pas souvent, mais toujours et nécessairement, plus d'intel-
ligence et d'esprit qu'un ouvrier et surtout qu'un ouvrier de
Paris? Passer sa vie à enregistrer des naissances, des mariages
et des décès, est-ce donc une gymnastique bien fortifiante pour
nos facultés pensantes î Que de pétrifications opérées par la spé-
cialité chez les individus voués aux carrières dites libérales!
Pour les ouvriers , le mal n'est pas dans la division , mais
dans l'excès du travail spécial qui occupe tous les instants.
11 faut éviter, et c'est une question que le progrès a pour but
de résoudre, que l'homme soit trop exclusivement absorbé par
sa tâche professionnelle. Il faut simplifier le travail, mais non
pas le travailleur. Il faut cultiver celui-ci au contraire en sens
divers, d'abord comme homme ; la multiplicité de nos facultés ne
se laisse pas réduire à une œuvre mécanique ; ensuite par là le
LOI DU PROGRKS ÉCONOMIQUK. 329
producteur aura, coinine on dit vul^^airement, [)lus d'une corde à
son arc. Au reste, ceux (jui conserveraient le moindre doute sur
les ellets féconds et bieutaisants du travail divise pour la niasse des
travailleurs n'ont ([u'à faire une supposition. Que le travail soit
demain divisé seulement dans la proportion de moitié ou des deux
tiers; c'est alors (ju'on verra se développer dans d'incalculables
proportions la pénurie et l'avilissement de cette masse qu'on dit
par là misérable et abrutie.
Nous n'aurons pas de peine à ramener la liberté du travail, qui
n'importe pas moins que sa division, à la formule qui fait aussi d'elle
une simplification. Ce n'eiii point par ce caractère qu'elle frappe au
premier abord; il n'est pas pourtant contestable; pour le montrer,
nous n'avons que l'embarras de choisir entre les preuves qui se
présentent. La liberté du travail dit à chacun : « Fais ce que tu veux,
comme tu le veux, sauf le respect d'autrui. » Montrez-nous un seul
système qui ait cette simplicité-là! Mais est-ce une simplification
qui soit véritablement économique et féconde ? Si vous en doutez,
voyez ce que coûte tout système réglementaire, quels frais de per-
sonnel et de matériel qu'élimine la liberté du travail; voyez que
de charges inutiles supprimées par elle, que d'éléments parasites
écartés sans pitié. Voilà pour l'économie. Quant à la puissance et
la fécondité, on connaît cette pensée : Le même jour qui met un homme
libre aux fers, lui ravit la moitié de sa vertu première. Donc le système
simple est aussi le système fécond, puisqu'il rend aux mouvements
leur liberté naturelle et qu'il intéresse chacun à produire bien et
beaucoup, en lui garantissant le fruit de son travail. Autre remarque :
tout système d'organisation factice est obligé d'opérer un classe-
ment arbitraire des travailleurs; et, par suite, que de chances
d'erreur ! que de forces perdues ou employées à faire autre chose que
ce qu'elles feraient le mieux f Pour qu'il en soit autrement, quelle
infaillibilité de génie ne devrait pas avoir le gouvernement, pour
qui le discernement est déjà bien difficile, tout le prouve, dans la
sphère restreinte de ses fonctions 1 Voyez, au contraire, comment
agit cette simplification extrême qu'on nomme le laisser faire. Par
le libre choix des carrières, elle fait place à chaque vocation; par
leur libre exercice, elle ouvre la voie à tous les développements; par
la libre concurrence, elle stimule tous les perfectionnements et elle
élimine les non-valeurs avec une brutalité bienfaisante, quand on
330 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
embrasse la masse au lieu de ne voir que l'individu. Pour tout dire
d'un mot, elle assigne aux hommes leur juste place comme aux
choses leur juste i)rix.
Je ne crois pas (ju'il y ait la moindre subtilité à ramener h. la for-
mule de la simplihcation économique la moralité elle-même des
travailleurs. Il est impossible de ne pas le reconnaître, tout ce que
^'agne la moralité des producteurs se résout en une simplification
de rouages, eu une économie, qui peut être très-considérable, de
surveillance et de police. Le coût énorme de la sécurité se trouve
diminué d'autant. Tout un personnel productif sans doute, étant
donnée l'immoralité, mais qui devient très-parasite dès que la mo-
ralité est en progrès, est éliminé par le fait même de l'amélioration
des habitudes et des mœurs publiques.
Le capital vérifie la même loi plus sensiblement encore. On est
d'accord sur ce point que les machines, qui en composent une partie
si importante, sont une simplification qui se ramène avec une facilité
extrême à la loi générale. Quelques explications pourtant ne me
paraissent pas inutiles. 11 y a deux sortes de machines, les machines
vivantes et les machines inanimées. Eh bien ! il y a progrès de sim-
pliiication des unes aux autres, et. avec cette simplification, il y a
aussi accroissement de fécondité. Les animaux sont des machines
vivantes. Or, qui dit vie, dit organisation, complication, et dit
aussi résistance. C'est d'autant plus sensible qu'on s'élève plus
haut. Ainsi, l'homme a été employé et l'est encore comme machine.
C'est une force bien plus rebelle, bien plus inégale à elle-même que
le bœuf ou le cheval. Elle ne varie pas seulement d'individu à in-
dividu, elle varie extrêmement dans le même individu, dont les
états sont mobiles et capricieux, au gré des changements qui s'opè-
rent dans son âme ou dans son corps. Mais des animaux aux forces
inanimées la transition est bien plus complète. Les agents physi-
ques sont des forces bien plus simples que les animaux. Ici encore
pourtant il y a des degrés. Assurément, c'est une opération plus
simple de faire travailler le vent dans une voile que l'on manœuvre
que de remuer des milliers de bras occupés à lutter contre les flots.
En même temps que c'est plus simple, c'est aussi beaucoup plus
efficace. Il y a toutefois une force plus simple, ou du moins moins
variable, et dépendait plus exclusivement que le vent de l'intelli-
gence et de la volonté humaine; qui ne le sait? c'est la vapeur,
r.oi nii rROORh'.s finoNOMiouK. 331
t'oiTo 1)111(0. avou^lc. (|uo riioinine maîtrise plus comph'toiuont et
(lonl il l'ail sa prisonnière et son esclave. Avec et par elle, voila en-
core une partie notable de l'outilla-j^e que nécessitait la voile radi-
calement supprimée. Os prop:rcs successifs s'expriment par une
élimination successive de main-d'œuvre, que remplace un ai)pareil
dont l'elVet est d'économiser du temps et des Irais. Lorsque l'on dit
(|ue l'introduction des machines dans la filature a permis, depuis
environ soixante dix ans, de produire 360 fois davantage, c'est
connue si l'on disait que le travail s'est simplifié dans la proportion
de 360 à 1, puisqu'il ne faut plus qu'un ouvrier pour faire ce qui en
exigeait 360, avec le travail réduit à lui-même, ou du moins à l'em-
ploi d'engins moins perfectionnés.
Cette considération suffirait à elle seule pour résoudre les diffi-
cultés que l'on a élevées au nom de la classe ouvrière et pour dis-
siper ses préventions hostiles dans ce qu'on nomme encore, tant à
quelques égards le progrès s'opère lentement, la question des ma-
chines. Comment douter que simplifier le travail ne soit un bien,
puisque le résultat de cette simplification est justement de trans-
porter à la charge de l'agent mécanique la partie matérielle du
travail imposée à l'agent vivant qui est ici l'agent humain? Donc
l'effet est de rendre, contrairement à la prévention établie, l'ouvrier
lui-même moins machine. J'appellerai ouvrier machine l'homme qui
opère des transports sur son dos ; je ne saurais plus donner ce nom
à celui qui conduit le chameau, l'éléphant, le cheval, et je ne sais
surtout comment on pourrait l'attribuer au mécanicien qui règle
le mouvement auquel obéit sur un chemin de fer tout un convoi
de voyageurs. J'appellerai machine l'homme ou la femme dont
l'occupation est de moudre le grain à la main pendant douze
heures de suite; mais l'ouvrier du moulin ne mérite plus cette
qualification. J'appellerai machines ceux qui, ramant sans cesse,
faisaient ainsi autrefois, sans avoir encouru aucune condamnation,
le métier de galérien; les'mousses et les matelots travaillant sur les
mâts et dans les voiles, ne peuvent guère être appelés de ce nom,
inapplicable tout à fait sur un bâtiment à vapeur, où je ne vois
presque que des auxiliaires intelligents travaillant bien moins du
corps et bien plus de l'esprit. Il semble que simplifier soit ici spi-
ritualiser, tant il est clair que supprimer ou adoucir le travail des
bras, c'est dégager d'autant la liberté de l'esprit, qu'en un mot
c'est affranchir !
332 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Les grandes applications du capital, soit à l'industrie, soit à la
culture, la puissance de l'association rendent également témoi-
gnage à la même loi de simplification économique. C'est toujours
un excédant de travail et de capital mis en disponibilité par un pro-
cédé plus puissant à moins de frais. La même remarque s'applique
à tous les procédés perfectionnés, vraies simplifications qui se
rapportent à la même formule que les machines, et qui ont égale-
ment pour conséquence de multiplier les biens sur lesquels vit'
l'humanité, en exigeant d'elle un travail direct et matériel moins
intense et moins écrasant. Les moyens chimiques appliqués au
sol tout aussi bien qu'à la galvanoplastie ou à tout autre emploi
industriel , ne peuvent pas être ici classés à part des moyens
dynamiques. Nous ajouterons que les sciences ne sont pas excep-
tées de cette loi, non plus que les méthodes qui leur sont em-
pruntées et qu'on applique en vue de l'utile. Ces sciences si fécondes
en applications obéissent elles-mêmes au 'mouvement de simplifica-
tion en allant de la synthèse confuse à l'analyse qui distingue, éclair-
cit, simplifie et féconde. Ce grand instrument si vigoureux et si souple
de l'analyse, admirable instrument de précision qui a créé tous les
autres, expliquerait à lui tout seul la supériorité de notre monde sur
le monde oriental. On cherche, dit-on, en ce moment à accoutumer
les Chinois à notre alphabet. Si on y réussit, j'affirme, sans être
prophète, que c'en sera fait de leur vieille civilisation. Cette sim-
plification des procédés de l'écriture et de la lecture amènera toutes
les autres. Il suffira d'une telle brèche pour y faire passer toute notre
civilisation. Qui de nous, hommes modernes, ne bénirait ce pro-
cédé merveilleux de l'analyse, honneur et force de l'esprit humain,
émancipateur et civilisateur par excellence? On s'en plaint quel-
quefois, parce qu'il arrive que le doute est le fruit amer de la re-
cherche, et non pas toujours la science. Il faudrait en effet s'en
plaindre si l'homme était né pour une calme béatitude. Mais peut-
on l'ignorer encore? Les institutions et les idées qui ne passent
point par l'analyse se dissolvent par leur propre corruption. Le
vrai poison, le seul qui tue, ce n'est pas l'analyse, c'est l'erreur.
L'analyse qui décompose aide à reconstruire. Elle mène au mieux
par la critique du faux et par la constatation du vrai soigneusement
dégagé et trié. L'histoire des idées et des faits l'atteste également;
point de tyrannie un peu durable qui ne s'abrite derrière quelque
synthèse vaste et oppressive, satisfaisant par un côté le besoin que
LOI DU PROGRÈS fiCONOMIQUK. 333
riiomme a de croyances formant un système, mais en abusant aussi
pour le tromper. On peut dire que l'analyse est la Iil)ertc même.
Elle délie (àvaXjm) et elle délivre; elle est la rédemption de l'esprit,
la lumière même et le progrès.
Ces considérations ne s'éloignent pas de ce qui est relatif au pro-
grès économi(iue, l'analyse, en tant qu'elle représente l'expérience
et l'examen, étant à la fois la mère des meilleurs arrangements
de Tatelier industriel et des meilleurs procédés matériels de pro-
duction, comme elle est le type même de la loi de simplilication.
Ce serait ici le lieu de montrer les résultats positifs de ces sim-
plifications fécondes et de prouver que tous ces progrès ne se sont
pas réduits en fumée pour l'amélioration réelle du sort du genre
humain. Il y aurait place aussi pour rattacher le progrès matériel
au progrès moral. Mais cette double tâche a été remplie avec
d'abondants détails. J'ai tâché de m'en acquitter pour mon compte
en parlant du progrès économique (1) dans ce journal même, il y
a quelques années. Quoique les lacunes du bien-être pour la masse
laborieuse dans les campagnes et dans les villes, au sein des peu-
ples les plus civilisés de notre vieille Europe, me frappent pour le
moins autant que les conquêtes réalisées au point de vue de ce
bien-être, il est certainement vrai qu'il y a moins de misère. Sous
l'empire de ces principes que nous venons d'analyser, et aussi d'une
législation plus équitable, plus humaine, et d'une sécurité plus
grande, il n'est pas douteux que les objets d'utilité commune se
soient multipliés, qu'on souffre moins des intempéries et de la
faim ; que les salaires se soient élevés, que le travail soit moins dur,
que chaque jour le régime manufacturier s'améliore, qu'enfin le
paupérisme se soit plutôt concentré qu'aggravé, et qu'il tende à di-
minuer dans les centres où il s'est établi à demeure. Plus d'hom-
mes font partie des classes moyennes. La somme des consomma-
tions alimentaires s'est considérablement accrue : les chiffres ici
ont une précision qui ♦ne trompe pas. Enfin l'accroissement de la
vie moyenne est un signe décisif de ces progrès de l'hygiène
publique et du bien-être privé. On ne saurait contester , sans
nier l'évidence, les progrès de la richesse, de l'aisance et, ajoutons-
(1) Du Progrès économique^ ses conditions^ son état j)résent {Journal des
Économistes), décembre 1858, et chapitre final de mon livre paraissant
en ce moment : La Liberté du travail, r Association et la Démocratie.
334 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
le, de la eivilisation ^'•énérale. Ceux-là même qui soutiennent
qu'elle a perdu en élcv ation ne sauraient prétendre qu'elle n'a pas
gagné en étendue, et que si elle brille quelquefois d'un moins vif
éclat sur certaines hauteurs, ses rayons ne pénétrent plus avant
dans la plaine, où ils éclairent et réchauffent des millions d'âmes
et de corps autrefois plongés dans les ténèbres.
Il
Nous rappellerons, sans en épuiser les preuves, que l'échange, la
monnaie, le crédit, semblables par là à la division et à la liberté du
travail, ainsi qu'aux machines et autres procédés de production
expéditifs et perfectionnés, sont aussi de véritables simplifications,
des appareils destinés et réussissant à produire plus avec moins
d'efforts et de capital, économisant en un mot de la force coûteuse.
Quelle simplification plus notoire que celle-ci : obtenir à peu près
tout ce qui est utile ou agréable à la vie en . livrant en échange
quoi ? un seul objet, un seul service, toujours le même. Autant il en
faut dire des diverses contrées du monde. Elles reçoivent, en retour
d'une chose produite plus économiquement, grâce au don gratuit
de la nature ou à sa collaboration dans une forte mesure, d'autres
choses que chacune de ces contrées n'aurait produites que chère-
ment et de qualité médiocre. Tout le commerce international est
fondé sur ce principe. Sauf un certain nombre d'assimilations in-
dustrielles heureuses, comparables à l'acclimatation des plantes et
des animaux, les peuples s'attachent à ce que la nature de leur sol
et la vocation de leur génie leur conseillent de produire. Il semble
qu'ils se soient dit : « Au lieu de compliquer et de surcharger notre
production par des moyens artificiels en beaucoup de cas insuffi-
sants ou impuissants, réduisons-nous à produire certains articles
en quantité telle que nous puissions les exporter et importer en re-
tour d'autres articles : simplifions t » Si les peuples n'eussent point
tenu ce raisonnement , les hypothèses de la fameuse pétition des
fabricants de chandelle se seraient à chaque instant réalisées. Au
lieu du produit naturel obtenu par l'échange, il aurait fallu obte-
nir le produit factice avec un appareil immense et ruineux.
Cette manière de procéder par voie indirecte, c'est-à-dire par
l'échange, au lieu de procéder par voie directe, cest-à-dire par la
production immédiate, s'imposait au surplus tellement aux peuples
LOI DU I>IU)GRi:S ÉCONOMIOUK. 335
(lue l'un n a jainuis vu (len;giiiio i)n)lulùtil' absolu. iNulle nation n'a
proscrit réchan^o avec l'étranger d'une manière complète. L'esprit
d'exclusion, sur (juehjue motil' ((u'il .se Fondât, a eu ses exceptions et
s'est tracé certaines liuûtes. Il laut avouer pourtant que le régime
protecteur est allé aussi loin ([ue possible dans la voie des com-
plications, qui seules peuvent bien montrer à (jucl point l'échange
libre, facile, est un procédé siniplilicateur. Tarifs différentiels,
drawbaçks, échelle mobile, .jeu de compensation, combinaisons
de droits pour maintenir un certain é({uilibre entre la protection
qu'on veut donner à l'industrie et celle qu'on entend bien ne pas
refuser à l'agriculture, ne sont-ce pas là, qu'on me passe le mot,
autant de casse-téte économiques ? Nos docteurs ès-douanes vous
en diront quelque chose. Les peuples, qui ne sont pas tenus à être
si savants, payaient pour la complication. C'était et c'est encore
trop, malgré nos récents progrès, comme un fdet qui gardait une
bonne partie du poisson. On n'a pas gratis l'armée des douaniers.
Mais on serait loin de compte si on ne calculait que le coût direct
de la protection avec son appareil de contrôle et de surveillance.
Il faudrait calculer les nuisances morales et leurs effets sur la ri-
chesse publique. Il faudrait calculer avissi ce que la protection
empêche de produire. Cette partie reste nécessairement inconnue.
Qui peut dire qu'elle est la moins lourde? La formule est pour-
tant bien simple : laissez passer t II semble qu'il eiit fallu commen-
cer par là. Mais qui ne sait que les idées simples sont les dernières
dont les nations s'avisent? Ne faut-il pas avoir épuisé le cercle des
fourberies et des violences pour reconnaître que la probité est le
meilleur des calculs? Et encore combien de gens rebelles à cette
expérience et de gouvernements aussi ! Il faut de même avoir re-
connu expérimentalement les inconvénients des entraves et des
arrangements arbitraires pour en revenir à la liberté naturelle.
Que la monnaie soit un procédé éminemment simplificateur,
c'est ce que constatent tous les économistes. Rien n'était plus com-
pliqué que le troc en nature, qui semble si simple au premier
abord. Quel admirable trait de lumière ce fut que de sinipldier l'é-
change par la monétisation des métaux précieux f Con^ment (avec
le troc) faire la plupart des échanges? Je possède une ballp, de
laine, et je voudrais avoir du blé. Je porte ma lourde richesse (diez
un cultivateur; il a du blé, mais c'est du vin qu'il demande. Je
336 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
cherche à m'en procurer pour le lui donner ensuite. Le vigneron n'a
pas besoin de ma laine, et le fabricant, qui la recevrait volontiers,
ne possède ni vin ni blé qu'il puisse me céder. Combien de difficultés
et de courses, d'embarras et de fatigues 1 Je parviens à découvrir
quelqu'un qui peut faire un échange avec moi. Autre difficulté!
Comment apprécier la valeur des deux marchandises? Comment
déterminer quelle quantité de blé on doit donner contre telle
quantité de laine ? Nous nous accordons enfin, et l'on divise une
des deux marchandises ou toutes deux. Mais si l'on ne peut les
diviser? s'il s'agit d'échanger un animal contre un meuble? Quel
hasard me fera rencontrer une personne qui non-seulement possède
l'objet que je désire, mais qui le possède précisément d'une valeur
égale à celle de l'objet que je veux échanger? On y a pourvu à
l'aide d'une marchandise intermédiaire qui se recommande par des
qualités souvent décrites et qui simplifie ces échanges si difficiles à
conclure. La monnaie les simplifie par une épargne considérable
de temps et de déplacements, la matière dont elle est faite étant
de nature à se faire accepter de tous, et elle-même se chargeant
pour ainsi dire de faire tous les voyages que nous aurions faits à
sa place. C'est elle qui circule, ce n'est plus nous. Je n'ai plus à
m'enquérir du placement de mon surcroit de blé, de laine, des
moyens de convertir un service en produits matériels destinés à
mon corps ; avec la certitude de recevoir bon accueil et sa divisi-
bilité qui la proportionne aux besoins variables de l'échange, la
monnaie d'or et d'argent s'en charge. Que d'avaries elle épargne
ainsi ! Quelle perte elle empêche de matières qui se seraient altérées
ou tout à fait corrompues î Servant de commun dénominateur à des
quantités très-diverses, elle ramène la variété à l'unité. Est-ce tout ?
N'est-elle pas aussi un moyen qui simplifie beaucoup l'épargne,
cette condition de la formation du capital, sans laquelle nul pro-
grès ? Évidemment oui. Gardez donc chez vous une quantité de
blé qui représente 100,000 francs ! faites des amas de laine ou de
toile ayant même une valeur fort au-dessous de celle-ci! L'épargne
rendue facile sous une forme incorruptible, quelques grammes
d'or incarnant pour ainsi dire pendant des siècles une masse d'ef-
forts, de privations, de moyens nouveaux de production, quelle
merveille et quel progrès î Combien les moralistes à la Sénèque
ont eu ici la vue courte f Qu'est-ce donc si Ton songe que ce véhi-
cule de l'échange franchit montagnes et mers et qu'il agit partout
LOI DU PKOGKES hXUJNUMlQUii. 337
comme i! <v/\i dans l'intcrieur de la nation, joiyiiaiiL comme je le
disais tont à l'heure, à propos d'autres ac([uisitions précieuses, le
don de l'ubiijuité à celui de la durée.
J)e même (jue la vapeur est venue simplifier la voile (jui simpli-
liait elle-même la rame, on ne s'est pas arrêté à la monnaie comme
moyen simplilicateur de l'échanij^e. Les papiers de crédit en sont
une simplilication des plus ingénieuses (jui économise le montant
de la valeur des métaux d'une ac([uisition coûteuse, et qui achève
d'accélérer le mouvement de la circulation. On peut dire qu'elle se
traînait avec le troc en nature. Avec la monnaie elle marche ou
court; avec le crédit elle a pris des ailes. La lettre de change re-
présente éminemment cette économie de temps, de déplacements
et de frais relativement à la monnaie. Le billet de banque a fait un
pas de plus. Il simplifie les billets eux-mêmes. Ces billets de com-
merce s'arrêtaient le plus souvent après deux ou trois mutations
dans le portefeuille du banquier ou du capitaliste qui demeurait
chargé de faire, pour tout le temps restant à courir jusqu'au jour
des échanges, l'avance entière de leur valeur. Que font les banques
publiques ? Elles remplacent par des billets revêtus de leur signa-
ture les effets de commerce déposés dans leur portefeuille. Ainsi
disparaît l'obligation d'une série d'endossements individuels, diffi-
ciles et souvent impraticables. Circulant libre de formalités gê-
nantes et de responsabilités successives, il n'est au fond que la
généralisation d'autres billets ramenés à une unité supérieure, géné-
ralisation plus commode, mieux garantie, ayant ce caractère d'être
.payable à vue et au porteur, qui semble le dernier terme de la
simplification. Eh bien non ! Les dearing-house attestent d'une ma-
nière éclatante toute la simplicité féconde des moyens employés par
le crédit. Le grand établissement de ce genre qui existe à Londres
fait, on le sait, pour une valeur d'affaires qui dépasse d'environ
quinze fois non-seulement la monnaie, mais sa représentation même
en papier. Selon M. Fullarton, plus des neuf dixièmes des transac-
tions sont réglées en Angleterre, sans qu'il y soit besoin ni d'un
écu, ni d'un billet, si ce n'est pour de faibles appoints. Ce qu'on
appelle, en langage de banque, compensations, virements de par-
ties, arrive à ce but avec une puissance qui n'a pas atteint encore
ses dernières limites. L'emploi du chèque tendra de plus en plus
à ce même résultat. Ainsi, sous la réserve de certaines garanties
monétaires indestructibles, le crédit, fidèle en ceci à la pensée pri-
2® SÉRIE. T. XLV. — 15 mar;i 1865. i22
338 JUUIiNAL f)!-3 î'CONO^ilSTES.
jiiitive ([111 riiispira, je veux ((ire à la conliancc (jui .siiiipiitie toutes
les transactions, est plus sensiblement encore peut-être que les
autres appareils économiques une simplification puissante. Le cré-
dit moral., personnel, en est en ce sens le dernier mot, puisqu'il
substitue au vieil adage, plus cautionis m re quaiu in personâ, le
i^age tout immatériel de la loyauté présumée.
Une remarque qui s'applique à tout ce qui précède, c'est que le
seul instrument de production auquel le progrès s'applique est le
capital. Ni le travail, ni ce qu'on appelle la terre, qui se confond
pour nous avec les agents naturels de quelque espèce qu'ils soient,
ne sont par eux-mêmes perfectibles. Cette qualité leur est conférée
exclusivement par le capital. Si le capital cessait de s'appliquer à
la terre, elle ne tarderait pas à revenir à lantique état d'insalubrité
et de stérilité. Telle partie de l'Italie et une notable portion de
l'Asie attestent que même il peut y avoir ici dégradation
causée par l'homme. Notre petite Sologne , qu'on ignore gé-
néralement avoir été très-fertile et dont l'absentéisme a fait ce
que nous voyons par une demi -culture déplorable, est un exemple
des dévastations humaines. En jetant les yeux sur ces vastes espaces
que l'homme a modifiés d'une manière funeste, on se prendrait à
se demander parfois avec tristesse si le progrès n'est pas comme le
soleil qui ne se montre à certaines contrées qu'en se cachant à
d'autres. Cette dernière réflexion appliquée non plus seulement
à la terre, mais à de grands centres de richesse et de civilisation
frappera ceux qui liront dans un récent livre, qui fait en ce
moment beaucoup de bruit, la description très-curieuse de ce
qu'était, au temps de Jules César, le bassin de la Méditerranée.
Quel développement alors de prospérité et de richesse, et aujour-
d'hui quelle décadence! Si la civilisation a ajouté à sa couronne
cette Angleterre que les contemporains de César jugeaient devoir
être à jamais barbare, quels brillants joyaux elle a perdus! Mais
non : les conquêtes opérées sur l'insalubrité et sur la stérilité dé-
passent de beaucoup les pertes faites depuis lors, et le futur ac-
(îroissement de la production agricole du globe terrestre ne saurait
être douteux en présence de tant de développements admirables,
(juoique récents, de la puissance du capital.
Quant au travail, il est en soi stationnaire. N'oubliez pas que tout
talent acquis est un capital. Le travail brut ne varie guère. S'il y a
LUI DU PROGRES ÉGOINOMIOUE. 33?
(les ouvriers qui sont réduits à un minimum de rétribution très-
insulîisant, c'est que dans leur salaire l'élcmeiit acquis du capital
entre pour peu. L'ouvrier periectionné, c'est-à-dire ayant capitalisé
une certaine éducation, est seul rémunéré d'une manière conve-
nable. C'est ce capital d'habileté qui augmente chez l'ouvrier. La
force nuisculaire aurait peut-être plutôt perdu. Je n'en accuse pas
la civilisation. Les calculs de savants voyageurs établissent que
l'Européen civilisé a plus de force musculaire que le sauvage ,
malgré le préjugé contraire partagé et propagé par Rousseau. Cette
expérience a été faite avec le dynamomètre par le voyageur Perron,
dans son voyage aux terres australes, pour les reins et pour les
mains. Partout le sauvage a le dessous sur le civilisé (1). Mais est-il
aussi vrai que nous soyons physiquement aussi robustes que nos
ancêtres, même indépendamment des exercices militaires auxquels
ils donnaient tant de place? Le nombre des jeunes gens impropres
au service pour défaut de force est attesté par les conseils de révi-
sion.
Cette proposition, que le capital seul est perfectible, (jui ouvre au
progrès des perspectives illimitées à (juelques égards, indique en
même temps que le progrès a des bornes, en ce sens qu'il ne sau-
rait être absolu. Le dernier mot du progrès économique serait la
disparition de l'utilité acquise à titre onéreux devant l'utilité gra-
tuite et devenue commune à tous les hommes. |Mais la nature
même du capital s'y oppose, car tout capital coûte à former, à
acquérir. Il exige des efforts, une épargne; il introduit dans
l'échange la notion de valeur, qui suppose toujours une certaine
rareté, et même seul il permet l'échange; car, si tout était ri-
chesse gratuite et infinie, à quoi bon échanger? Vouloir, au nom
du progrès, que le capital cesse de porter intérêt, c'est donc mécon-
naître sa nature même tout aussi bien que si l'on voulait suppri-
mer le prix. Le placement gratuit à longue échéance n'est pas
moins absurde que le placement gratuit immédiat. L'intérêt est
(1) Les résultats qu'il constate sont les suivants : la force des mains
est, pour les habitants de Van-Diémen, comme 50,6 ; — pour ceux de
la Nouvelle-Hollande comme 21,8 ; — pour les insulaires de Timor, 48 ;
— pour les Français, 69,2; — pour les Anglais, 71,4. — La force des
reins est, pour les habitants de la Nouvelle-Hollande, 14,8; — pour les
insulaires de Timor, 16,2; — pour les Franruis, 23,1; — pour les An-
glais, 23.
340 JOURNAL DES ÉCOiNOMlSTES.
aussi inséparable du capital que le fruit l'est de l'arbre. Il est sa rai-
son d'être. Point d'intérêt, point de capital. Aussi n'est-ce point
dans l'abolition de l'intérêt, qui serait la destruction du capital lui-
même, qu'il faut chercher la réalisation du progrès, lequel s'arrête-
rait ce jour-là; c'est dans une baisse jusqu'à un certain point con-
tinue, combattue toutefois par une demande plus vive des capitaux
productifs par le travail intelligent. Toutes ces considérations mè-
nent au même résultat, à savoir que le capital est perfectible, qu'il
l'est seul, et que cette qualité implique si peu la possibilité d'at-
teindre à un état définitif de perfection, qu'elle l'exclut au contraire
par son essence même.
III
On demandera quel est ce procédé de simplification féconde qui
s'est introduit dans la distribution de la richesse. Je répondrai :
c'est la justice, vraie méthode de répartition très-supérieure en
tous points aux procédés de la violence et de Farbitraire, et qui,
pour être d'une nature morale, ne se révèle pas moins par les mêmes
effets économiques que les machines les plus heureusement inven-
tées, auxquelles elle est supérieure de toute la supériorité de l'es-
prit sur la matière.
Le spectacle qu'offre la société est celui de l'inégalité des forces
de tout genre. Cette inégalité féconde qui permet les deux condi-
tions de toute société régulière et progressive, la diversité des apti-
tudes et la hiérarchie des capacités, a été et devait être une source
d'abus. Au lieu de se consacrer au service de la communauté en ne
prélevant sur elle que le prix légitime de ses services, toute supériorité
physique ou intellectuelle devait, sous l'impulsion des passions et
des appétits déréglés qui caractérisent particulièrement les sociétés
barbares ou à demi civilisées, se traduire par l'exploitation de la
faiblesse. L'esclavage, la conquête, la subordination des races vain-
cues, la distinction des castes, la séparation en patriciens et en
plébéiens, attestent ce triomphe et ces excès de la force. Mais ce qu'il
importe de remarquer ici, c'est que cette œuvre fut loin d'être le
simple fruit des instincts violents dans leur irréflexion sauvage.
Elle devint une œuvre savante et calculée. Tout devait se compli-
quer à l'excès dans des relations fondées sur des faits si factices
et si arbitraires. Les lois mêmes, dont nulle société ne se passe, de-
LOI nu l'RdGHKS l'XONOMIQUE. 341
valent (Mrc un cliaos. Elles devaient avoir autant de mesures qu'il
existait de situations consacrées, sans compter les diversités locales.
Le moyen ûj^^eet la France même du wiii" siècle avant la Révolu-
tion témoij]!:nent de cette complication, qui s'attestait par l'existence
des trois ordres, j)ai' les barrières des provinces, par le défaut
d'unité dans les lois, par les iniquités du régime réglementaire
dans l'industrie, en un mot par tout un système compliqué de pri-
vilèges. Toutes ces conq)lications, odieuses en elles-mêmes, consti-
tuaient du point de vue (jui m'occupe un mécanisme fort cher et
beaucoup trop peu productif. On s'avisa de l'égalité des droits
qui subsiste au milieu des inégalités naturelles ou acquises. Éco-
nomistes et philosophes soutinrent qu'entre tous ces individus
d'un même peuple, d'une même humanité, il y avait un droit com-
mun, la liberté, un devoir commun à tous, le respect de la li-
berté des autres, à savoir la justice, condition de l'ordre, dès lors,
qui se réduit à la notion de liberté collective. Tout tendit, en
conséquence, à se simplifier, et l'on vit, même au bout de peu
d'années, qu'une société qui a inscrit avec la justice l'unité de
loi dans ses codes, et pris pour devise la liberté individuelle, sous
la réserve du droit d'autrui, déploie bien plus de puissance qu'une
société soumise à l'oppression de la licence ou de la tyrannie. En
laissant les salaires, les prolits et les rentes prendre leur niveau
d'eux-mêmes, sous l'empire de cette répartition équitable que la
libre entente des parties intéressées engendre, on eut plus d'ordre
véritable en même temps que plus d'ardeur productive et de progrès
réalisés.
Cette simplification, qui introduit l'égalité dans l'inégalité même,
est-elle la seule? N'y en a-t-il pas une autre qui reste en partie à rem-
plir? Oui sans doute. Si la centralisation bien entendue est une
simplification d'une fécondité admirable, tout au contraire la cen-
tralisation exagérée et hors de sa place complique et affaiblit tout.
Pour être une machine parfaite, ayant toute son énergie et tout son
jeu, l'État a besoin de se simplifier en rejetant les attributions
superflues qui entraînent une déperdition et un mauvais emploi de
force. L'appareil coûteux et stérilisant de la centralisation adminis-
trative a fait son expérience, comme le système protecteur a fait la
sienne. Enfin il est une autre machine fort compliquée qui s'est
simplifiée aussi et qui se simplifiera encore; nous voulons parler
de l'impôt. Certes, nous sommes loin de l'épouvantable enchevê-
342 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
trement des impôts d'avant 1789, dont la seule énumération rempli-
rait plusieurs pa^es. C'étaient les mille formes de l'oppression et de
la spoliation. Le reproche de faucher plus que l herbe, adressée à la
dîme par Turgot, retombait sur presque tous les autres impôts. C'é-
tait sur le travail que portait de tout son poids cet énorme fardeau
dans une progression relative au besoin et à la misère, non au ca-
pital et aux jouissances. Le jour où l'impôt a proclamé pour règle
la proportionnalité, il a tout d'un coup pris une simplicité relative
qui a fait le plus frappant et le plus heureux contraste avec le
système aussi compliqué qu'oppressif des impôts de l'ancien ré-
gime. La perception, si ruineuse avant 1789 et qui absorbait une
notable portion de l'impôt lui-même, est devenue aussi beaucoup
plus économique. Mais qui ne voit que l'impôt est encore beaucoup
trop compliqué, et que c'est à se simplifier qu'il doit tendre?
Quant aux autres simplifications économiques que le progrès peut
exiger, c'est affaire à l'avenir de les révéler successivement.
Henri BAUDRILLART.
1-TUni'S SUR LKS SYSitMKS D'fiCONOMIK POLITIQUE. :\^?>
KTLJDIvS 81JU IJvS DIVERS
SYSTllMi:S irï^CONOMIE POLTTIQUIî
ET SllK LES PUINCIPAUX ÉCONOMISTES
ADAM SMITH.
Aux yeux d'un observateur superliciel , l'aspect des gouverne-
ments de la France et de l'Angleterre, de même que les opinions
et les mœurs de ces deux peuples, pendant la première moitié du
xviii^ siècle, présenterait plus de similitudes que de différences.
Ici et là, le respect du pouvoir a disparu, et le pouvoir mérite
peu de le faire renaître; la religion, qui compte à peine pour l'Église,
ne préoccupe plus la population; les sentiments et les coutumes
des classes aristocratiques ne sont pas moins corrompus que ne
sont grossiers les usages et les pensées de la bourgeoisie et du
peuple. Il n'est pas jusqu'à l'agiotage, résultat de tant d'autres
vices, qui n'envahisse, à ce moment, avec une semblable énergie et
de pareils abus, Threadneedle Street (1) et la rueQuincampoix. Mais,
tandis que ces maux proviennent surtout, en Angleterre, de qua-
rante années de révolution, également mêlées, si contraires qu'elles
soient les unes aux autres, des violences et de la duplicité, des
apostasies et des emportements propres à toute vaste commotion
politique, ils résultent, en France, des abaissements ignominieux et
des criminelles exigences d'un long despotisme. De bien rares sa-
gesses ou de bien extraordinaires honneurs résistent à de telles
épreuves. Comment lire, par exemple, les Notes de Montesquieu sur
l'Angleterre, sans se croire le plus souvent en présence du gouver-
nement de Louis XV et au milieu de ses sujets? En parlant toutefois
de la nation qu'il visitait, durant le ministère de Walpole, dans des
termes presque semblables à ceux dont se servait d'Argenson, à sa
(1) L'agiotage s'exerçant surtout, à Londres, surlos actions de la com-
pagnie de la mer du Sud.
344 JOURNAL DES KGONOMISTES.
sortie des affaires, pour dépeindre la nôtre, Montesquieu lui-même
discernait, avec une remar({ual)le perspicacité, les rassurants mé-
rites des institutions de la Grande-Bretagne. Bien mieux encore que
Voltaire, vers le même temps, il indiquait les garanties que procure
l'incessant contrôle de l'autorité, la dignité de conduite qu'impose
la lutte publique des partis, et les heureux rapprochements qu'opè-
rent de libres lois entre les différentes classes, même où « les rangs
sont le plus séparés. »
Et la dernière moitié du xviii^ siècle donne pleine raison à Mon-
tesquieu. Presque toute ressemblance cesse alors entre notre pays
et l'Angleterre. Le 25 octobre 1760, Georges II apporte sur le trône
^une probité publique et privée qui depuis longtemps y était incon-
nue, et bientôt après le premier Pitt gouverne, sans avoir recours
aux honteux moyens accoutumés, par l'éloquence et le patriotisme,
par la gloire et l'honnêteté, en même temps que Wesley, cédant à
son zèle chrétien, ravive la foi et régénère les mœurs (1). Quoique
l'un des plus grands ministres de l'Angleterre et de son siècle, Wal-
pole avait, depuis plus de vingt ans, été chassé du Parlement et em-
prisonné à la Tour, lorsque Maupeou, bien que l'un des esprits les
plus médiocres de son époque et de son pays, devenait, après Dubois
et Fleury, ministre de Louis XV. Si Montesquieu avait pu de nouveau
parcourir la Grande-Bretagne, de 1785 à 1789, il en aurait tracé
une peinture toute différente de celle qu'il a laissée, et Arthur
Young a, dans l'intervalle qui sépare ces deux années, exactement
décrit la France, en reproduisant encore le portrait qu'en avait fait
d'Argenson.
Mais Arthur Young montre à chaque page, ce que soupçonnait
peu l'ancien ministre, les prochains dangers qu'allaient, par leurs
fautes réciproques, courir la monarchie et la société. Dangers d'au-
tant plus grands et d'autant plus imminents que l'opinion avait
reçu un profond ébranlement, une commotion extraordinaire, d'une
littérature et d'une philosophie dont l'audace infinie se dissimulait
le plus souvent sous un charme extrême. Sur un ciel calme et ra-
dieux, qu'on se plaisait seul à considérer, se formaient de toutes
parts, parmi nous, les nuages gros des plus sombres orages.
Immensum mugire putes nemus, aiit mare magnum.
(1) M. Gornélis de Witt a très-bien exprimé ces différences dans son
dernier travail sur les sociétés française et anglaise au xviii* siècle.
l':TUnES SUR les systèmes r)'f:GONOMIE POIJTIOUE. ?,\5
En Angleterre, au contraire, on suit aisément, comme au sein
d'une brillante aurore, les réguliers développements des franchises
(pii, depuis loni^temps, avaient déjà succédé au\ lois du despotisme.
Malgré bien des violences ou des intrigues ({ue nous oublions trop,
les laits de chaque jour y révélaient la consolidation délinitive
de l'ordre de choses désiré en 1G48 et fondé en 1688. Les aspira-
tions les plus vives, on le vit bien aux élections de 1784, n'y allaient
point au delà. On .pourrait assez justement peindre la fin du
XYiii'' siècle en Angleterre et en France sous les traits d'Erskine
pour le premier de ces pays, et sous celui de Mirabeau pour le se-
cond. Dans Mirabeau se retrouve l'orateur passionné des républiques
anciennes, pour rappeler quelques expressions d'un illustre écri-
vain (1), capable sans doute d'une indignation vertueuse et d'un
salutaire dévouement, mais le plus souvent dominé par la colère,
l'ambition ou la rivalité. Dans Erskine, on voit Thomme de bien,
([ui se sert d'une parole plus calme, quoique non moins résolue,
pour réclamer toutes les garanties de la loi, toutes les sauvegardes
de la plus scrupuleuse équité. Honnête citoyen, pénétré d'un pro-
fond attachement à la libre constitution de son pays, et inaccessible
à la faveur ou à la crainte, il ne conçoit pour les autres et pour lui-
même rien au-dessus de ce dépôt sacré. L'un représente l'élo-
quence avec toutes ses beautés, tous ses entraînements et tous ses
périls; l'autre donne l'image de la raison, dans toute sa noblesse
et avec tous ses bien faits.
Si nul des écrivains ou des artistes anglais n'égale les nôtres dans
le siècle dont je parle, qui pourrions-nous, de notre côté, opposer
aux premiers savants ou aux premiers industriels, aux plus grands
orateurs, à part celui que je nommais à l'instant, ou aux plus il-
lustres hommes d'État de l'Angleterre à cette époque? Si impartial
cependant, lord Macaulay n'en tient pas moins Burke pour la plus
belle intelligence et le plus vaste esprit de son temps, et, quand il
parle de la naissance de Pitt : «L'enfant héritait d'un nom, dit-il,
" qui, à ce moment, était le plus célèbre dans le monde civilisé, d'un
nom que tous les Anglais prononçaient avec orgueil, et tous les
ennemis de l'Angleterre avec un mélange d'admiration et d'ef-
(1) VoirM. Villemain, Choix d'études sur la littérature contemporaine,
p. 397.
340 JOUKNAL DES ÉCONOMISTES.
t'roi (1). » De (|ucl respect on se sent pris pour la liberté, quand on
passe des misères du gouvernement et de la société de Louis XV et
de Louis XVÏ au gouvernement et à la société des deux derniers
Georges! Voilà bien, dés son origine, ce mélange de franchises et
d'autorité qu'avait autrefois désiré Tacite, sans le croire réalisable,
tant il l'admirait, et dont Voltaire disait qu'en sa comparaison la
république de Platon n'était qu'un rêve. Pour moi, je l'avoue,
quelque honneur qui me semble revenii' à notre xviii*^ siècle, je ne
sache pas de nom plus grand , aussi grand même, que celui de
Pitt durant ce temps.
Malgré les dissemblances et les oppositions que je viens de signa-
ler, une môme révolution s'accomplit alors néanmoins chez les
nations anglaise et française, grâce à l'importance qu'y acquièrent
les classes moyennes, à la suite de l'industrie et du négoce.
Les développements, déjà considérables, de la fortune mobilière,
cette part si profondément démocratique de la richesse, y réa-
lisent ce qu'ils ont partout produit depuis, en ne cessant de s'ac-
croître. On y sent que l'ancienne constitution des sociétés a fait son
temps, qu'un nouveau courant d'usages, d'idées, d'influences va
bientôt dominer. Il en est une curieuse preuve dans la Grande-
Bretagne, où personne n'aurait cependant écrit le pamphlet de
Sieyès. Lorsque le premier Pitt, le grand bourgeois, comme on l'ap-
pelait, qui ne se pouvait montrer en public sans que de longues et
bruyantes acclamations ne le saluassent, et que la nation avait à
deux reprises imposé comme ministre au roi, devint lord Chatliam,
en rentrant une troisième fois aux affaires, il perdit à l'instant sa
popularité et son importance.
Il est remarquable tout ensemble que l'économie politique soit
née, dans l'un et l'autre pays, à l'époque où la bourgeoisie y pre-
nait, soit bruyamment, soit paisiblement, un rang définitif dans
l'organisation sociale et politique. Mais , expliquant surtout les
principes et les résultats du travail, comment en aurait-elle devancé
le large développement, ou y serait-elle longtemps restée étran-
gère? L'école mercantile elle-même n'est-elle pas apparue, au sein
des républiques italiennes, lors de leur opulence et de leur gran-
deur? Adam Smith a de beaucoup dépassé Quesnay et turgot ,
(1) Voir lord Macaulay, Esanis historiques et biograpJnques. cliap, sur
lord Chatham et William Pitt,
i
RïUDKS SUK LKS SYSTÈMES D'I-GONOMIE HlLITIOUK. 317
00 iTost pas douteux; niais il leur doit l)eau(;oujj, et persoiino ne
l'a plus liauloiueiit reconnu que lui-même.
I
Adam Smith est né le Ti juin 1723, quelques mois après la mort
de son pore, contrôleur de la douane dans le village de Kirkcaldy,
du comte de Fifo, en Ecosse. Il puisa les premiers éléments de son
instruction à l'école de ce village, baigné par les flots du beau golfe
que domine Edimbourg, et s'y fit prompteinent distinguer par son
amour du travail et sa rare mémoire. De trop faible constitution
pour se mêler aux jeux de son âge, il vivait à l'écart, comme il l'a
fait presque toute sa vie, pensif, distrait, parlant souvent seul et
haut. A quatorze ans, il quitta l'école de Kirkcaldy pour aller à
l'université de Glascow, où il suivit surtout les leçons de philo-
sophie moi'ale d'Hutcheson, le célèbre chef de l'école philosophique
écossaise, dont il n'a jamais parlé qu'avec une vive reconnaissance
et une profonde admiration. Trois ans plus tard, en 1740, il devint
élève du collège de Ballion, à Oxford. Après s'y être adonné tout
entier à l'étude des mathématiques et de ces connaissances physi-
ques que les Anglais désignent sous le nom de philosophie natu-
relle (1), on l'y voit se livrer avec la môme ardeur à celle des sciences
morales et politiques qui devaient, à partir de ce moment, remplir
son existence et assurer sa gloire. Il unissait à ces graves travaux la
lecture, dans leur propre langue, des poètes latins et grecs, fran-
çais et italiens; ce que feraient toutefois difficilement soupçonner
ses écrits.
Sa famille paraît, comme celle de Turgot, avoir souhaité pour lui
la carrière ecclésiastique; mais, comme Turgot aussi, il dut à la
philosophie la perte de ses premières croyances, et à sa sincérité
l'aveu public de cette perte. En sortant d'Oxford, après un séjour
de sept années, sa libre pensée n'était même plus satisfaite des doc-
trines d'Hutcheson. Il se lie alors avec Hume, en attendant qu'il
entre en relation avec nos encyclopédistes. Dans sa médiocre ai-
sance, il ne pouvait cependant commencer la vie par d'abstraites
méditations, non plus que par de faciles loisirs. Mais, pour s'as-
surer les ressources qui lui étaient nécessaires, il n'eut pas non
■ (i) Ce sont les sciences physiques.
348 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
plus à surmonter les difficultés qu'impose, partout où il existe, l'ar-
bitraire aux travaux de l'intelligence. D'Oxford, il revint près de
sa mère, et, l'annce suivante, il ouvrit sans nulle entrave un cours
de rhétorique et de l)clles-lettres à Edimbourg, où il sut attirer un
grand nombre d'auditeurs. Comme Savigny, comme Schelling et tant
d'autres privât docent d'Allemagne, il est entré par le professorat,
on le voit, dans la carrière des sciences. Ses succès d'Edimbourg
le firent même bientôt appeler à Glascow, pour une chaire de lo-
gique, qu'un an plus tard il échangeait pour celle de philoso-
phie morale, tant illustrée par Hutcheson, et que venait de ren-
dre vacante la mort de son successeur, Thomas Craigie. Ses
élèves, recrutés dans toute FÉcosse et l'Angleterre, n'ont cessé
d'être plus nombreux encore à Glascow qu'à Edimbourg, du-
rant les treize années qu'il y est demeuré. Ce n'est pas qu'd ait
jamais acquis une parole éloquente ni d'attrayantes manières;
mais son abondance et sa clarté, sa profonde érudition et sa rare
sagacité appelaient près de sa chaire la jeunesse studieuse, qui
ne se doutait pas, en l'écoutant, qu'un trait caractéristique du
vrai philosophe, c'est de ne pas professer la philosophie, comme
l'écrit quelque part Feuerbach. « Sa façon dépourvue de grâce, dit
l'un de ses auditeurs, dont Dugald-Steward a recueilli les paroles (1),
était claire et exempte d'affectation, et, comme on le voyait s'inté-
resser à son sujet, il ne manquait jamais d'intéresser ses élèves...
L'instruction était secondée par le plaisir qu'on prenait à suivre le
môme objet à travers une multitude de jours et d'aspects variés
sous lesquels il savait le présenter, et enfin à remonter, en suivant
avec lui toujours le même fil, jusqu'à la proposition primitive, ou à
la vérité générale, dont il était parti et dont il avait su tirer tant
d'intéressantes conséquences. » A l'exemple d'Hutcheson, dont le
Manuel de philosophie morale contient un curieux chapitre sur la va-
leur, l'échange et la monnaie , Smith avait réservé une partie de
son cours à l'examen de l'ordre économique des sociétés, à l'étude
d'une partie des lois du commerce et des finances, ainsi qu'à la
discussion des établissements ecclésiastiques et militaires. Tout en
professant la Théorie des sentiments moraux, il se préparait à compo-
ser ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.
Sa doctrine philosophique, qu'on a parfois nommée la doctrine
(1) YoirDugalfl-StPward, Eioinis phiJonophiques, 1"" part., p. 10.
ÉTUDKS SUR LKS SYSTKMKS D'ÉCUNUMIl-: l'ULlTKjlJK. 349
du sentiiHoiit, iic iiu'ritc ce nom ({u'en l'associant à celle d'Ilutclie-
son, fondée sur la bienveillance, comme la sienne l'est sur la sym-
pathie (fellow-t'eelin^). Elle apparaît toutetbis, dans l'histoire des
systèmes, à l'opposé de la théorie de l'intérêt, dont le maître le
plus illustre, lientham, tient, par la vigueur de ses croyances, au-
tant ([ue par l'élévation de ses pensées, une si grande place dans le
respect même de ses adversaires. « Quelque degré d'amour de soi,
dit Adam Smith, qu'on puisse supposer à l'homme, il y a évidem-
ment dans sa nature un principe d'intérêt pour ce qui arrive aux
autres qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en
retire (|ue le plaisir d'en être témoin. » Ne dirait-on pas le com-
mencement d'un docte commentaire du vers de Corneille :
Il est des nœuds secrets, de douces sympatliies.
Mais Smith déclare surtout se séparer des écrivains qui, « regar-
dant l 'amour-propre et ses raffinements comme la cause univer-
selle de tous nos sentiments, cherchent à expliquer la sympathie
par l'amour-propre. » Pensait- il à la Rochefoucault en écrivant ces
lignes? Je ne sais, et il n'était pas encore lié, comme il le fut
plus tard, avec le petit-fils de l'auteur des Maximes, qui devait com-
mencer, pour bientôt l'abandonner, une traduction de la Théorie
des sentiments moraux et des Recherches sur la richesse des nations. La
considération d'autrui est telle chez Smith qu'il assure, en contre-
disant la philosophie presque entière, que, dans la formation de
nos idées morales, nous allons toujours de nos semblables à nous-
mêmes, jamais de nous-mêmes à nos semblables. Comment cepen-
dant cette théorie s'accorderait-elle mieux avec les faits, qui la dé-
mentent si complètement, qu'avec la notion du devoir, cette base
sacrée des enseignements de l'école philosophique intuitive, pour
me servir du nom fort juste que lui donne Mill, ou qu'avec la no-
tion de l'intérêt, le fondement assuré de la doctrine inductive, dont
je nommais à l'instant le maître le plus autorisé, bien qu'elle re-
monte à Aristote?
Smith lui-même, pour ne pas laisser nos actes au contrôle
d'une opinion sans cesse variable, si ce n'est de la mode la plus
éphémère, imagine, du reste, un spectateur impartial, qui décide de
toutes choses, sans être sujet à l'erreur, en personnifiant de façon
supérieure les divers témoins sympathiques ou antipathiques qui
nous suivent, et en vue desquels seulement nous agissons. Étrange
350 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
conclusion, singulière hypothèse, qui rappelle plus d'une explica-
tion de M. de Lamennais sur le sens commun, et qui paraît surtout
bizarre chez l'auteur de la îliçhesse des nations^ qui s'en tient si
constamment à étudier et à expliquer, de la manière la plus simple,
la plus positive, les faits économiques qui se passent sous ses yeux.
Je renvoie ceux qui voudraient approfondir la doctrine philoso-
phique d'Adam Smith aux beaux travaux ({u'elle a inspirés à
MM. Cousin et Jouffroy. M. Baudrillart remarque fort bien de son
côté que chacun des systèmes moraux fondés exclusivement sur le
sentiment repose sur le paralogisme qui consiste à mettre la sym-
pathie avant le jugement qui la détermine. Il n'est pas douteux que,
si Smith n'avait publié que la Théorie des sentiments moraux^ il serait
autant oublié que les autres disciples d'Hutcheson et mériterait au-
tant de l'être.
Cet ouvrage a cependant obtenu un grand succès en Angleterre,
comme on le peut voir dans une spirituelle lettre de Hume, dont
les Essais philosophiques renferment, eux aussi, neuf discours sur
l'économie politique, notamment sur les erreurs mercantiles ou
douanières, sur le proht des capitaux ou sur la solidarité des inté-
rêts. C'est après avoir lu la Théorie des sentiments moraux que Charles
Townsend voulut remettre aux soins de son auteur l'éducation du
duc de Buccleugh (i). Vers la fm de 1763, Smith donne, en effet,
sa démission des fonctions qu'il remplissait à l'université de
Glascow, quelques regrets qu'elle en ressentît et qu'elle ait exprimés
sur ses registres, pour accompagner ce jeune homme en France.
Dans ce premier voyage il ne lit que traverser Paris, en allant à
Toulouse, où venait d'être exécuté Calas, et où il est demeuré plus
d'une année. De là, le maître et l'élève gagnèrent Genève et retour-
nèrent en Angleterre. Mais, en 1765, Smith est revenu seul dans
notre pays et a séjourné à Paris où, grâce surtout aux recomman-
dations de Hume, il entretint des relations suivies avec les ency-
clopédistes, notamment javec d'Alembert, Helvétius et Marmontel,
comme avec les économistes, principalement avec Quesnay et Tur-
got, dont il se plaisait à reconnaître plus tard « le grand savoir et
(1) A peine ai-je besoin de dire que Smith a t'ait un travail sur l'ori-
gine des langues. C'était une œuvre imposée à tout pliilosophe. Son
travail ne vaut pas mieux que les autres ; à peine la [)liilologie per-
mettrait-elle aujourd'hui de traiter cette question.
KTUDKS sur LKS SYSTlM^liS D'ÉGONO.^ilK l'OLlTIOUK. 3M
le tiiK'iiL (li.^liiif^ué (l). » Pcut-cLro csl-cc prè;? de ces deux iKjnnnes
reinar(iua!)Ies et excellents (jue s'est déclarée sa véritable vocatiou
scientifhiiie ; (ju'il aperçut l(;s premiers et vastes horizons de la
terre promise à son j^cnie. Il a (h'claré ([u'il aurait (lé(li(î la liirhe.sse
(((•!< iKidoiis à Ouesnay, si ce dernier n'était mort avant que la pu-
blication en lut termiiuîc. Noble souvenir, (|ui reste, sans nul doute,
le plus bel homma^^e ([u'ait reçu l'auteur du Tableau économique.
A son retour en Angleterre, Smith, tout entier à ses études, vé-
cut dix années dans son village natal de Kirkcaldy, près de sa
mère et dans l'unique société de ([uelques compagnons d'enfance.
Les plaintes de ses amis et de ses lecteurs ne lui manquaient cepen-
dant pas plus que leurs sarcasmes. L'illustre bibliothécaire alors de
la Faculté des avocats d'Edimbourg (2) lui écrivait (en 1772) du
ton le plus dévoué : « Je n'accepterai point l'excuse de votre santé,
que je n'envisage que comme un subterfuge inventé par l'indolence
et l'amour de la solitude. En vérité, si vqus continuez d'écouter
tous ces petits maux, vous finirez par rompre entièrement avec la
société, au grand détriment des deux partis intéressés. » Smith
recevait sans amertume ni vanité ces critiques ou ces regrets, et
continuait ses travaux. Quelle chose après tout vaut les heures de
recherches et de réflexion que suivent de nouvelles lumières? S'il
est dans la vie des sentiments plus entraînants, des émotions plus
enivrantes que celles que procurent les sciences, en est-il de plus
élevées, de plus dignes, de plus complètes ? Rien ne se compare
dans l'univers à l'esprit de l'homme, et à nul autre moment il n'at-
teint aux hauteurs qu'il occupe, lorsque, mûri par de profonds
labeurs, il ouvre une carrière inconnue jusqu'à lui aux études ou
aux jouissances de ses semblables. A ce prix, il n'est aucune fatigue
qui ne s'oublie; et celui qui peut alors répéter le vers de Lucrèce :
Conquisita diu dulcique reperta labore,
est entre tous digne d'envie : il n'est point de palmes à comparer à
celles dont Dieu couvre son front.
L'Angleterre salua d'admiration les Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, commencées à rédiger en 1771 et pu-
bliées au mois de mars 1776. « Courage, courage, mon cher
(1) Voir Richesse des nations^ édil. Guillaumin e*. Ce, 1. il, {). 301).
("ij Hume.
352 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. Smith, lui écrit à ce moment son plus lidèle, son plus sur ami,
Hume; votre ouvrage m'a fait le plus grand plaisir, et en le lisant
je suis sorti d'un état d'anxiété pénible. Cet ouvrage tenait si fort
en suspens et vous-même, et nos amis, et le public, que je trem-
blais de le voir paraître; mais enfin je suis soulagé. Ce n'est pas
qu'en songeant combien cette lecture exige d'attention et combien
peu le public est disposé à en accorder, je ne doive encore douter
quelque temps du premier souffle de la faveur populaire. Mais on y
trouve de la profondeur, de la solidité, des vues fines et ingé-
nieuses, une multitude de faits curieux; de tels mérites doivent tôt
ou tard fixer l'attention. » Cependant Hume finissait sa lettre en
prévenant Smith qu'il ne partageait pas toutes ses opinions. « Si
vous étiez là, au coin de mon feu, je vous contesterais quelques-uns
de vos principes. Mais tout cela et cent autres points ne peuvent
être discutés qu'en conversation. J'espère que ce sera dans peu, car
l'état de ma santé est fort mauvais et ne saurait vous accorder un
long délai. » Quatre mois après, en effet, Hume n'existait plus, et
l'on peut lire dans quelques pages de Smith , rapportées par Mac
Culloch (1), quelle peine il ressentit de la mort de son célèbre ami
et quel cas il en faisait. En France, où chacun alors acceptait sans
examen les théories physiocratiques, on fit à peine attention à la
Richesse des nations, malgré la traduction qu'en a publiée l'abbé
Morellet. Mais, sans Voltaire, aurions-nous même à ce moment
connu le nom de Shakespeare?
Pour en terminer avec la vie d'Adam Smith, si laborieuse et si
digne, mais si modeste et si uniforme, deux ans après avoir publié
la Richesse des nations il devint, grâce à la recommandation du duc
de Buccleugh, — quand une recommandation n'a-t-elle mieux valu
qu'un chef-d'œuvre? — commissaire des douanes en Ecosse, fonction
d'ailleurs singulière pour ce maître de l'éconoaiie politique. H ve-
nait de passer deux années à Londres, en commerce assidu avec
Gibbon, Burke et Pulteney; sa nouvelle fonction le rappela à Edim-
bourg, et il la remplit trop assidûment pour se livrer à d'autres
travaux scientifiques qu'à la correction des éditions successives de
ses deux grands ouvrages. H a cependant eu, paraît-il, à cette épo-
que, la pensée d'écrire un examen critique de l'Esprit des lois, au-
quel le rendait peu propre assurément la nature de son intelligence.
(I) Lettre à Straham, citée par Mac Culloch, dans sa Vie d\idam Smith.
ÉTUDES SUR LES SYSTÈMES D'ÉCONOMIE POLITIQUE. 353
Et c'est dans son commissariat de douanes qu'il reçut le diplôme
de recteur de l'université de Glascow ; honneur qui lui fut une joie
extrême. 11 nommait souvent ses années d'université comme les
plus heureuses de sa vie; c'est peut-être même le seul titre, Tuniciue
récompense qu'il ait amhitionnée et dont il se soit cru digne; car il
était loin de reconnaître et de s'avouer sa valeur. A ses derniers
moments, il alla jusqu'à charger ses amis de brûler ses manuscrits,
qui malheureusement comprenaient les leçons faites dans sa chaire
de philosophie morale sur des questions économiques. « J'avais
dessein de faire davantage, leur disait-il d'une voix déjà affaiblie,
il y a dans mes papiers des matériaux dont j'aurais pu tirer parti;
mais il n'est plus question de cela. » Dix-sept années auparavant,
il avait exprimé le même désir dans une lettre à Hume, en excep-
tant seulement une Histoire des sif sternes astronomiques jusqu'au temps
de Descartes, qu'il ne voulut plus conserver en 1790.
Il a montré toute sa vie, du reste, un caractère affectueux et en-
joué, quoique peu expansif, plein de générosité et de chaleur, quoi-
que d'apparence très -froide. Il ne s'exaltait que lorsqu'il s'agissait des
intérêts généraux de l'humanité; mais, même en ces moments de
pur et noble enthousiasme, sa parole était embarrassée, et, comme
il arrive toujours avec cet embarras, revêtait des formes trop so-
lennelles.
Comment l'Angleterre, dont les grands hommes d'État s'honorent,
depuis bientôt un siècle, de se dire les disciples de Smith, et qui ne
sait pas seulement, comme d'autres nations, respecter les services
militaires, n'a-t elle pas gravé son nom dans l'abbaye de West-
minster, ce panthéon de ses gloires, entre ceux de William Pitt et
de Robert Peel ? J.-B. Say raconte qu'en visitant Glascow, il se fit
conduire dans l'étroite et longue salle, pratiquée dans les combles
oii enseignait Smith, et, comme pour excuser la trop légitime
émotion qu'il ressentit en s'asseyant dans le fauteuil de cuir noir
de son illustre maître : « J'ai l'intime conviction, écrit-il, que les
saines idées d'économie politique changeront la face du monde.
Or, peut-on contempler de sang-froid la première source d'un
grand fleuve?» On ne saurait mieux dire, et c'est en vérité le monde
entier qui devrait élever une statue à Adam Smith , comme à l'au-
teur le plus vrai du nouveau et heureux courant de sa civilisation
présente.
!2^ SÉRIE. T. XLV. — 15 mars 1865. 23
35^ JOUMAL DES ÉCONOMISTES.
II
Dans le système de Smith, la terre ne procure plus seule la ri-
chesse, comme dans celui des physiocrates. Ses premières paroles
sont : « Le travail annuel d'une nation est le fonds primitif qui
fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et
commodes à la vie; et ces choses sont toujours ou le produit im-
médiat de ce travail, ou les marchandises des autres nations ache-
tées avec ce produit. » Il y a dans cette pensée toute une révolution
scientifique; le travail, en assurant la richesse, recouvre son im-
portance; entrepreneurs et ouvriers reprennent pour l'observateur,
dans le champ de la production, leur entière valeur ; ils redevien-
nent les souverains de leurs destinées. Actif ou négligent, l'homme
paraît désormais, quelque sol qu'il habite et sous quelques cieux
qu'il se trouve, l'artisan de sa condition, heureuse ou misérable,
noble ou indigne. « L'abondance ou la disette de la provision an-
nuelle d'une nation, dit Smith, dépendra nécessairement de la
proportion entre le nombre des individus employés à un travail
utile, et le nombre de ceux qui ne le sont pas. » Aussi la première
partie de la Richesse des nations est-elle consacrée à l'étude du tra-
vail.
Smith expose d'abord, en l'une des plus belles analyses de la
science, ce qu'est et ce que peut réaliser la division des occupations.
Quel soin il met à se rendre compte, en cela, de chacun des faits qu'il
aperçoit, et quelle attehtion il apporte à les expliquer ! On dirait
qu'il se souvient de ce conseil de Perse aux philosophes : Soyez
comme les médecins, qui ne sauraient prescrire de loin ce qui con-
vient aux malades; ils doivent leur tâter le pouls. Dans les sphères
économiques, il n'attend même jamais que les faits soient connus
pour délaisser les systèmes, ainsi que le demandait Aristote; quand
il ne peut suffisamment apprécier et contrôler les faits, il s'arrête.
Je l'ai déjà dit, il considère, examine, scrute, étudie ce qui est ou
Ce qu'il voit s'accomplir, et se tient pour satisfait s'il parvient à
le faire comprendre. 11 accepte dans toute sa rigueur la sûre mé-
thode des sciences naturelles, en brisant avec celle qu'il avait suivie
jusqu'ici; il s'en remet à l'observation, en abandonnant l'induction.
Ses explications sur la division du ti'avail, répétées par tous ses
disciples, ont cependant été reprochées à l'économie politique^
KTUDES SUK LES SYSTÈMES D'I^X^ONUMIE POLITIQUE. 355
comme s'il lui eût été doiuic de créer ce (judle constate, d'enp^en-
drer ce (|u'clie approuve. A quel état social (aut-il remonter d'ail-
leurs pour ne pas l'cncontrer un partajï^e plus ou moins complet des
occupations industrielles? La hutte du sauvap^e elle-même les voit
prati(|uécs. Mais ()lus, il est vrai, les Iranchises industrielles, que ne
cessent de réclamer les économistes, se généralisent et s'étendent
plus les labeurs se divisent, en assurant à la production de plus
grandes i'acilités, comme à la consommation de plus nombreuses
jouissances. Il sulïit ([ue la concurrence oblige aux procédés de fa-
brication les plus perfectionnés, pour faire que l'ouvrier répète
sans cesse la même opération, en l'accomplissant plus prompte-
ment et mieux, en l'exécutant avec de moindres fatigues et une
moindre application. Smith suit en détail, à ce sujet, la fabrication
des épingles, partagée entre dix-huit ouvriers, « qui en faisaient
plus de quarante-huit mille en un jour, » tandis que chacun d'eux,
isolé des autres, « n'en aurait pas fait vingt et peut-être pas une
seule. »
Mais qu'est-ce qu'un homme qui ne sait faire que des têtes ou
des pointes d'épingle ou d'aiguille? s'écriait l'un des derniers édi-
teurs de la Richesse des nations, savant économiste pourtant, mais
de convictions singulièrement mobiles (1). A cela, M. Michel Che-
valier répond avec sa haute raison : « S'il est peu de n'être que
pour la dix-huitième partie dans la confection d'une aiguille, il se-
rait bien plus fâcheux que chaque ouvrier fît l'aiguille tout entière
et que la division des opérations n'existât point, car alors la même
somme de travail donnerait des produits cent fois, mille fois moin-
dres; une misère universelle serait le lot de l'humanité. Il est dou-
teux qu'en une telle situation Tesprit de l'homme prît un brillant
essor. » Babbage n'a-t-il pas calculé que, si l'ouvrier le plus habile
voulait faire des aiguilles entières, il se devrait contenter du qua-
rantième de son salaire actuel, à supposer invariable le prix des
aiguilles? C'est une bien vieille discussion d'ailleurs. Un siècle
avant Smith, La Bruyère écrivait ce que beaucoup de critiques
devraient relire ; « Il y a des créatures de Dieu qu'on appelle des
hommes, qui ont une âme qui est esprit, dont toute la vie est oc-
cupée et toute l'attention est réunie à scier du marbre: cela est
bien simple, c'est bien peu de chose. Il y en a d'autres qui sen
(I) Voir les notes de M. Blanqui sur Adam Sinith.
356 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, et qui passent
les jours à ne rien faire ; c'est encore moins que de scier du
marbre (1). »
Comment ne voit-on pas, d'autre part, envisageant la réparti-
tion des richesses autant que leur production, que l'isolement des
travaux industriels les met à la portée de tout le monde, et permet
de distribuer, presque entre chaque main, des salaires qui ne revien-
draient autrement qu'à de rares privilégiés, ou très-robustes, ou
très-adroits? Voudrait-on revenir à cette loi de Sparte, en vertu de
laquelle les enfants débiles, arrachés au sein maternel, étaient
jetés sans pitié dans les précipices du mont Taygète(2)? Bien plus,
la division du travail établit entre toutes les classes ouvrières une
gradation de rémunération, comme une hiérarchie de fonctions,
qui correspond admirablement à la diversité des aptitudes natu-
relles. C'est de la sorte que l'industrie devient une immense chaîne
où toute la société se relie, et dont chaque anneau, si bien disposé
cependant, n'a de force et de valeur qu'en raison de l'assistance
qu'il reçoit des autres et qu'il leur procure (3). L'un des plus grands
naturalistes de notre temps (4) mesure la perfection des animaux
à ce qu'il nomme aussi la division du travail, c'est-à-dire à la divi-
sion de leurs organes et de leurs fonctions.
Nier que la division du travail vaille à l'industrie beaucoup de
précision, de rapidité, de régularité, ce serait nier l'évidence. On le
tente peu; mais, oubliant encore les sages observations que je rap-
pelais à l'instant, on aime à répéter, avec le plus spirituel adver-
saire du régime manufacturier moderne, que tel homme est des-
tiné à ne représenter toute sa vie qu'un levier, tel autre une
cheville ou une manivelle , qu'on voit bien que la nature humaine
est de trop dans un pareil instrument. Cependant, la mécanique ne
se charge-t-elle pas maintenant de dispenser l'ouvrier de l'office de
tout levier ou de toute cheville? En quel temps les travailleurs ont-ils
donc eu plus d'instruction, plus d'élévation dans l'esprit, plus de
dignité dans les mœurs qu'à notre époque? Est-ce sous l'esclavage
ou durant les corporations? Une légion de poètes aoparaissait ré-
(i) La Bruyère, Caractères^ ch. 12.
(2) Voir Plutarque, in Lyc.
(B) Voir mes Lois du travail et de la population, liv. II, ch. 1er.
(4) Milne Edwards.
ÉTUDKS SUR LES SYSTÈMKS D'I-GONOMIK POLITIQUK. 357
cemmoiit au sein des filatures de Maneliester; le Laneasliire, ce
centre industriel sans rival dans le monde, est le comté d'Anj,de-
terre ({ui acliète le plus de livres. Parmi nous, quelle inlelli^^en(*e,
quelle instruction révèlent aussi le canut de Lyon, le tisseur de
Mulhouse, le sculpteur de meubles ou le peintre en bâtiments de
Paris, le forf?eron ou le rubanier de Saint-Etienne? Il est peu de
provinces d'Europe où Ton s'étonnerait aujourd'hui, comme le fai-
sait Montesquieu en débarquant en Angleterre, de voir un couvreur
un écrit à la main; et en quelle ville recevrait-on la réponse
qu'on faisait, à Besançon, à Moulins, à Clermont-Ferrand, à Arthur
Young, lorsqu'il demandait un journal : Il n'y en a pas, c'est trop
cher ; réponse qui lui faisait écrire sur son précieux carnet : L'igno-
rance et la stupidité de ces gens-là est incroyable. Aux États-Unis,
Carrey range même les journaux parmi les consommations ordi-
naires des classes laborieuses, de pair avec la drèche, le savon et le
tabac ? Où l'histoire montrerait-elle des ouvriers semblables à ceux
de Lowell, cette heureuse Salente du travail et de la liberté ? Pour
moi, j'ai vu des hommes dont l'ouvrage consistait à présenter des
bouchons de verre à une meule mue par la vapeur, pour en polir
les diverses faces, ainsi que des jeunes filles occupées à placer, entre
une enclume fixe et un pilon mobile, des rondelles de cuivre, des-
tinées à former des boutons. C'était certainement aussi peu que de
scier du marbre ; mais, tand is que les premiers conversaient du
meeting où se devaient le soir traiter les principes de la circulation
monétaire, — c'était à Birmingham, où se trouve, on le sait, une
école à doctrine si bizarre sur la monnaie, — les secondes chan-
taient à voix basse quelques joyeux couplets. C'est que l'ouvrage
répété sans cesse ne réclame presque nul effort, non plus que nulle
application; le corps même s'y adapte merveilleusement. La raison
et la main font l'homme, dit Buffon; la main du forgeron ressemble-
t-elle à celle de l'horloger, le corps du filateur à celui du terrassier?
On se trompe étrangement en plaçant, comme l'aurait fait un an-
cien, et comme le faisait encore Bacon, l'industrie aux époques de la
décadence et de l'abaissement des États. Ce sont au contraire ses
progrès qui marquent le mieux les différentes étapes de leur éléva-
tion et de leur grandeur, et sans le partage des labeurs, quels pro-
grès industriels seraient possibles?
La division du travail ne présente qu'un désavantage, beaucoup
plus apparent que réel toutefois, c'est d'ôter à peu près à l'ouvrier la
358 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tacultéde se suffire [)eji(laiit les crises. Mais, d'une part, si l'on devait
se conduire en prévision de sembables désastres, il siéraitavant
tout de renoncer à l'industrie; et les crises, d'autre part, deviennent
sans cesse plus rares et moins fâcheuses à mesure que s'étend la
production et que se développent les éclian£»es, à quoi contribue
tant cette divison. Quoique le tisserand à la main ou l'horlof^er en
chambre, par exemple, se livre à des occupations très-diverses,
souffre-t-il moins des chômages que les ouvriers de fabrique? S'il
peut encore produire, il ne peut plus vendre, et, à l'opposé de ces
derniers, il ne voit près de lui aucune personne munie de capitaux
considérables, dont l'intérêt se perd dès qu'ils ne s'emploient plus;
pourvue d'une immense clientèle, qui se porte ailleurs dès qu'on ne
s'applique pas à la conserver; forcée enfin de lutter par tous
moyens contre l'avilissement des prix ou l'abstention des acheteurs
pour maintenir sa position entre ses concurrents.
Smith indique très-ingénieusement plusieurs des avantages que
les populations laborieuses retirent, en outre, du partage des tra-
vaux et des échanges pour leurs propres acquisitions. Considérez
dans un pays civilisé et florissant, en effet, ce qu'est le mobilier du
simple journalier ou du dernier manœuvre, et vous verrez que le
nombre des gens dont l'industrie a concouru pour une part quel-
conque à lui fournir ce mobilier, est au delà de tout calcul pos-
sible. « Que de commerce et de navigation mis en mouvement ! Que
de constructeurs de vaisseaux, de matelots, d'ouvriers en voiles et
en cordages, mis en œuvre pour opérer le transport des différentts
drogues du teinturier,rapportées souvent des extrémités du monde ! »
Quelle variété aussi pour produire les outils du moindre de ces
travailleurs !
Smith montre bien encore que la division des labeurs se règle,
pour chaque industrie, sur l'étendue du marché qu'elle est appelée
à pourvoir. Les contradictions qu'oppose à ces remarques Mac-
Culloch se comprennent difficilement et sont fort erronées. Il y a
mieux, cette division, amenant chaque homme « à produire de quoi
satisfaire une très-petite partie de ses besoins » et à troquer « le sur-
plus de ce produit qui excède sa consommation contre un pareil
surplus du travail des autres, » explique l'origine et l'emploi de la
monnaie.
Le chapitre que Smith consacre à l'exposition de cette dernière
pensée est plein d'intérêt; mais on n'y trouverait rien que la science
I^TUDKS SUR LES SYSTKMKS D'I'CONOMIE POLITIQUE. 359
n'eût (Irs loi s découvert. Les écrits de Law et de Turbot lui sont
inrine tr^'s-suj^M'iours.
Une ohseivalioii |>liis neuve, c'est que la division des labeurs a
inlroduil dans les raln'i(|ues la plupart des niacliines c[ui s'y rencon-
trent. « Quand Tattention d'un homme est toute dirigée vers un
objet, dit Smith, il est bien plus propre à découvrir les méthodes
les plus promptes et |es plus aisées à l'atteindre , que lorsque
cette attention embrasse une grande variété de choses... Il n'y a
personne, accoutumé à visiter les manufactures, à qui l'on n'ait
fait voir une machine ingénieuse imaginée par quelque pauvre ou-
vrier pour abréger et faciliter sa besogne. » Il faut ajouter que ce
([ue peut et fait l'ouvrier, l'artiste et le savant le peuvent et le font
également.
Smith ne prévoyait pas quelles attaques étaient également réser-
vées, sous ce rapport, à la division du travail. Aurait-il imaginé
que les ouvriers de Lyon briseraient un jour les métiers dus à Jac-
quart. que nous verrions dévaster les imprimeries, et que des écri-
vains influents accuseraient les progrès mécaniques des misères
populaires? Comme Franklin, il n'aurait pas cru rabaisser l'homme,
en le définissant l'animal qui sait se donner des outils.
Grâce aux machines, timides et misérables jouets autrefois des
forces extérieures, nous les commandons aujourd'hui et partageons
des jouissances que nous n'aurions pu même concevoir il y a peu de
siècles. Le travail d'un seul jour procure en ce moment, dit Carey,
une Bible , un Milton , un Shakespeare , mieux imprimés que
celui qu'on aurait obtenu du travail d'une semaine, il y a cin-
quante ans (1), et quelle distance sépare les plus vieilles imprime-
ries de l'atelier où Atticus employait cinquante esclaves comme
copistes! Si l'antiquité reportait aux dieux l'invention delà charrue
ou des vaisseaux, comment n'aurions-nous que de l'ingratitude
pour Guttenberg ou Volta, Ampère ou Stephenson ? — Que faites-
vous de nouveau, monsieur Watt? demandait George ÏII à l'illustre
inventeur. — Sire, je fais quelque chose de fort agréable aux rois :
de la puissance, répondait Watt avec autant de vérité que d'esprit.
Et que serait, il est vrai, devenue l'Angleterre, durant ses longues
et terribles guerres de la fm du dernier siècle et du commencement
(1) Voy. Carey, Principes de la science sociale, t. I, eh. 6.
360 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de celui-ci, sans les richesses que lui versait chaque jour son indus-
trie, merveilleusement aidée par la mécanique? Que deviendrait
l'Europe, le monde entier sans les bienfaisants secours que lui va-
lent les machines ?
Les machines n'accroissent pas seulement nos forces, elles les
règlent encore, en les contraignant à s'utiliser avec une extrême
régularité. Aussi a-t-on pu calculer que leur assistance développe
la puissance productive de chaque ouvrier des filatures, par exem-
ple, dans le rapport de 1 à 250. En quelle erreur est-on enfin
lorsqu'on accuse les machines de chasser les travailleurs des ate-
liers ou d'abaisser les salaires f Quand Arkwright a découvert
la machine à filer, il y avait en Angleterre 5,200 fileurs au petit
rouet et 2,700 tisseurs occupés par la fabrication des cotonnades,
dont les salaires réunis ne dépassaient pas 4 millions de francs. Dès
4833, il s'y trouvait 2 millions de personnes soutenues par cette
fabrication, et les salaires distribués seulement aux 800,000 ouvriers
des manufactures qu'elle employait, s'élevaient à 455 millions. Le
bel ouvrage de Baines (i) ne laisse aucun doute sur ces chiffres. Une
statistique aussi curieuse a dernièrement été faite dans notre pays.
L'administration a procédé à un recensement général du mouve-
ment auquel donnent lieu les routes impériales, pour se rendre
compte de l'influence qu'a exercée sur ces voies de communication
rétablissement des chemins de fer, et elle a constaté, malgré cette
concurrence, une augmentation de 47.10 0/0 sur l'ensemble de la
circulation de ces routes.
Gustave Du Puynode.
— La fin prochainement. —
;1) Sur la production des cotonnades.
ORGANISATION FINANCIÈRE DES ASSOCIATIONS POPULAIRES. 3fit
DE L'ORGANISATION FINANCIÈRE
ET DE LA CONSTITUTION LEGALE
DES ASSOCIATIONS POPULAIRES
Modes et degrés divers de la responsabilité collective. — Principes de
la responmbilité solidaire et de la responsabilité limitée. — Principe de
la responsabilité proportionnelle. — Exposé des motifs d'un projet de
loi sur les Sociétés de coopération considérées comme Sociétés à res-
ponsabilité proportionnelle.
Toute opération de commerce, d'industrie, de banque ou autre, offre
à celui qui la tente Talternative d'une réussite ou d'un échec. La nature
même de l'opération, les études qui l'ont précédée, l'expérience, le soin
et l'habileté avec lesquels elle s'exécute contribuent à amener la réali-
sation de la première ou de la seconde éventualité ; mais, d'une manière
ou d'une autre, toute opération de ce genre met finalement celui qui l'a
entreprise en état soit de gain, soit de perte, et de même qu'un commer-
çant, un industriel, un banquier, doit être assuré de jouir de son gain,
s'il y a gain, de même il doit être contraint de supporter sa perte, en
cas de perte.
Ce qui est vrai d'un individu est vrai d'une association. Toutefois, on
aperçoit immédiatement quelle nécessité nouvelle résulte de ce fait que
l'opération, au lieu d'être effectuée par un seul individu, l'aura été par
plusieurs associés. En pareil cas, il est encore évident que l'association
doit également, et selon l'occurrence, profiter seule de son gain ou souf-
frir seule de sa perte ; mais il ne l'est pas moins qu'en outre, pour cha-
cun des associés, les chances respectives de perte et de gain doivent
être exactement proportionnelles les unes aux autres, c'est-à-dire, en
d'autres termes, que deux associés qui auraient réalisé, en cas de succès,
un bénéfice égal, doivent aussi subir, en cas d'insuccès, un détriment
égal.
Attribution certaine de ses pertes comme de ses gains à l'association,
et répartition proportionnelle des gains ou des pertes entre tous les
associés, tel est donc le double principe qui domine toute la question de
l'organisation financière des sociétés de commerce, d'industrie et de
banque et dont la seconde condition n'est ni moins évidente, ni moins
essentielle que la première. Toute société pouvant être amenée à con-
362 JOURNAL DES ECONOMISTES.
trader des délies à rép,ard de liers, il importe que ces tiers puissent
compter sur le remboursement de leurs créances, et cela non pas seule-
ment si la société prospère et peut s'acquitter au moyen des rentrées
qu'elle effectue, mais alors même, alors surtout que les affaires de la
société deviendraient mauvaises et qu'une liquidation ne pourrait se faire
que pjTace à une contribution prélevée sur les associés. Mais s'il importe
que cette contribution soit prélevée pour que les tiers créanciers n'é-
prouvent aucun domma{je, il n'importe pas moins, on en conviendra,
qu'elle le soit de telle façon que certains d'entre les associés ne payent
pas pour tous les autres. On voit par là combien cette question de l'or-
[janisation financière des sociétés est une question complexe et délicate,
puisqu'il ne s'a(}it de rien moins que d'y donner à la fois satisfaction aux
droits des tiers vis-à-vis de la société et aux droits des associés vis-à-vis
les uns des autres.
Trois types de sociétés commerciales sont reconnus et réglementés
par le Gode de commerce (Livre l'"'. Titre III, Section T^), les deux pre-
miers reposant chacun sur un principe distinct de responsabilité col-
lective, et le troisième sur une combinaison de ces deux principes. Ce
sont :
1° La société en nom collectifs basée sur le principe de la responsabilité
solidaire.
La dénomination de cette société indique suffisamment que tous les
associés, en y entrant, exposent, avec leur nom, leur fortune, et, on peut
le dire, sous l'empire des lois sur la conîrainte par corps, leur personne.
Ce qui est engagée dans l'entreprise et offert en garantie, c'est non point
un fonds social déterminé et fixe, mais bien l'avoir des sociétaires dans
le présent et dans l'avenir. Chacun d'eux, en effet, répond pour tous de
la pleine et entière exécution des engagements sociaux; chacun d'eux
peut être actionné séparément par les tiers et contraint d'acquitter toutes
les dettes de la société;
2° La société anonyme basée sur le principe de la responsabilité
limitée.
L'appellation même de société anonyme fait assez connaître qu'ici,
aucun associé ne donnant son nom, aucun n'expose ni sa fortune ni sa
personne. Il n'y a d'annoncé et de risqué qu'une certaine somme de
capitaux formant le fonds social. Chaque sociétaire ne participe, en aucun
cas, à l'exécution des engagements sociaux que jusqu'à concurrence de
sa quote-part dans le fonds social, et, cette quote-part absorbée, de-
meure affranchi de toute obligation ultérieure;
3° La société en commandite basée à la fois sur les deux principes (le
la responsabilité solidaire et de la responsabilité limitée.
Dans cette combinaison, un ou plusieurs associés sont des associés en
nom collectif, solidairement responsables; les autres sont des associés
ORGANISATION FINANCIÈRE DES ASSOCIATIONS POPULAIRES. ?,C>:\
coniniandilairrs, rosponsahics dans les siîiilcs liiniles du moulaiil de liMir
commandilo.
D'après ces définitions, une chose, ce me semble, est assez facile à
voir, c'est que, des deux principes de la responsabilité solidaire et de la
responsabilité limilée, Tun satisfait particulièrement, pour ne pas dire
exclusivement, à la ))remière, comme l'autre <à la seconde des deux con-
ditions que nous avons posées comme les deux conditions fondamentales
de ror{;anisation financière d'une société. Le principe de la responsa-
bilité solidaire assure avant tout l'attribution de ses pertes à l'associa-
tion, au risque, il est vrai, de faire cette attribution à certains d'entre
les associés plus qu'à d'autres. Le principe de la responsabilité limitée,
en revanche, établit surtout une répartition proportionnelle des pertes
entre tous les associés, mais avec la chance, il faut le dire, que cette
répartition soit insuffisante pour couvrir tout le passif social. On pour-
rait énoncer autrement en toute ri[]^ueur que, des deux principes en
présence, l'un sacrifie en quelque sorte les droits des sociétaires vis-à-
vis les uns des autres à ceux des tiers créanciers vis-à-vis de la société,
tandis que l'autre, au contraire, sacrifie jusqu'à un certain point les
droits des tiers créanciers à ceux des sociétaires.
Le fait est incontestable; ce serait toutefois jufjer les choses superfi-
ciellement que de partir de là pour considérer tout de suite les deux
principes de la responsabilité solidaire et de la responsabilité limitée
comme deux principes également imparfaits. Un examen plus attentif
fait reconnaître que tous deux sont, au contraire, excellents; que seule-
ment l'un et l'autre sont plus spécialement appropriés à un [jenre déter-
miné d'entreprises : le principe de la responsabilité solidaire aux en-
treprises commerciales, et le principe de la responsabilité limitée aux
entreprises industrielles, le commerce se définissant économiquement
comme un changement de place apporté à la richesse sociale, et l'in-
dustrie comme un changement de forme imposé à cette richesse.
En quoi consiste une entreprise commerciale quelconque, telle que
l'établissement d'un mngasin de nouveautés ou d'épicerie? Elle consiste
purement et simplement à acheter d'une part pour revendre de l'autre. On
achète ordinairement à crédit et l' on revend au comptant, ou, si l'on re-
vend à crédit, on accorde alors au consommateur un crédit un peu moindre
que celui qu'on obtient du producteur, et l'on fait souvent, dans de telles
conditions, un chiffre d'affaires très-élevé. Deux faits ici sont évidents :
l'un, que ces opérations n'exigent point la mise en œuvre d'une très-
grande masse de capitaux, et l'autre, qu'elles aboutissent à une situation
qui s'établit par la balance à faire entre un passif et un actif, tous deux
considérables, le passif certain, l'actif plus ou moins douteux. D'où il
suit, en supposant que ces opérations soient entreprises en société, qu'il
ne faut point surtout à cette société un fonds social, et qu'il n'y a pas à
364 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
se préoccuper de proportionner les chances de perte et de gain de cha-
cun à sa quote-part dans le fonds social, mais qu'il y a à se préoccuper
avant tout d'assurer le payement des dettes de la société, et qu'il faut à
cette société des noms, et, avec ces noms, la fortune et la personne des
associés. D'où il suit enfin que le principe de la responsabilité solidaire
est tout à fait indiqué par les circonstances.
Qu'est-ce au contraire qu'une entreprise industrielle comme l'établis-
sement d'une usine ou d'un chemin de fer? C'est la création d'un capi-
tal d'exploitation. On se procure des matériaux presque toujours d'es-
pèces très-nombreuses en très-grande quantité, et l'on y applique ime
main-d'œuvre le plus souvent fort compliquée et coûteuse, le tout se
payant au fur et à mesure. Or, ce qui apparaît très-nettement, c'est
qu'en industrie, au rebours de ce qui se passe dans le commerce, on
n'a pas lieu de contracter avec des tiers des dettes de quelque impor-
tance, et qu'on se trouve enfin dans une position qui n'est autre que l'ex-
ploitation d'un capital industriel, e^^ploitation plus ou moins fructueuse
selon que l'usaf^e du capital est plus ou moins généralement recherché,
son service payé plus ou moins cher. D'où il résulte qu'il n'y a pas ici
à s'inquiéter tout d'abord d'assurer le payement des dettes de la société
et qu'il n'est besoin ni du nom, ni de la fortune et de la personne des
associés; mais qu'il est besoin, en premier lieu, d'un fonds social, et qu'il
y a à s'inquiéter de proportionner les chances de perte et de gain de
chacun à sa quote-part dans le fonds social. D'où il résulte, en défini-
tive, que le principe de la responsabilité limitée est éminemment appro-
prié à la situation.
Les deux principes de la responsabilité solidaire et de la responsabi-
lité limitée étant ainsi définis, comparés et appréciés, il reste à nous
demander lequel s'adapte le mieux aux opérations des associations popu-
laires. Or c'est ici que la question devient jusqu'à un certain point dif-
ficile et embarrassante; car il se trouve que ces associations, suivant
qu'on les envisage dans la première ou dans la seconde partie de leur
mécanisme, sont assimilables aux entreprises industrielles ou aux en-
treprises commerciales, du moins en ce qui touche aux droits des tiers
créanciers vis-à-vis de la société et aux droits des sociétaires vis-à-vis
les uns des autres.
Étant, en effet, donnée une association populaire d'espèce quelconque,
ne considérons d'abord que la première partie de son mécanisme, celle
qui consiste à réunir un fonds social par le moyen de cotisations pério-
diques, et à employer ce fonds social soit à acheter et revendre au comp-
tant des denrées consommables, soit à exercer une industrie commune,
soit à faire des prêts et avances à intérêt, nous trouvons que cette pre-
mière partie a sans contredit le caractère d'une opération industrielle ;
car elle exige la réunion d'une certaine somme de capitaux et elle abou-
ORGANISATION FINANCIKKE DKS ASSOCIATIONS POPULAIKKS. 365
lit à rexi)loilalion (riiii fonds établi. Peu importe d'ailleurs que les capi-
taux soient Iranformés en objets consommables ou en matière première
et travail avant d'élrc exploités, comme dans les associations de consom-
mation et de production, ou qu'ils soient exploités sans transformation,
comme dans les associations de crédit; ce n'est là qu'une différence de
forme sans nulle différence de fond. Il n'y a pas \k de dettes contractées
vis-à-vis de tiers ; il n'y a que risque de perte sur le capital, si les den-
rées consommables ou les produits industriels restent pour solde, ou si
les prêts et avances ne sont pas remboursés avec chance de bénéfice sur
le revenu, si les denrées et les produits trouvent un écoulement avanta-
geux, ou si les prêts et avances sont remboursés avec l'intérêt dû.
Mais considérons maintenant la seconde partie du mécanisme de cette
association populaire, celle qui consiste à faire appel aux capitaux étran-
gers et à les employer de la même manière que le fonds social lui-même,
nous trouvons que cette seconde partie est de tout point analogue à une
opération commerciale; car il y a lieu de contracter immédiatement des
dettes avec des tiers et Ton se trouve finalement sous le coup d'un passif
sûrement exigible, balancé par un actif plus ou moins incertainement
recouvrable. Peu importe, ici encore, que les capitaux appelés soient
transformés en objets de commerce ou d'industrie avant d'être recédés,
comme dans les sociétés de consommation et de production, ou qu'ils
soient recédés sans transformation, comme dans les sociétés de crédit;
ce n'est encore là qu'une pure différence de forme, non de fond. Il n'y
a là aucune mise en œuvre de capitaux ; il n'y a que risque de passif
excédant l'actif, si les denrées et les produits ne s'écoulent point promp-
tement et facilement à des prix convenables, ou si les prêts et avances
ne sont pas restitués, avec chance d'actif excédant le passif dans le cas
contraire.
L'analyse une fois poussée à ce point, les conclusions s'en présentent
en quelque sorte d'elles-mêmes. Aussi les tirerai-je très-rapidement en
quelques mots.
En ce qui concerne d'abord les associations de consommation, celles-
là peuvent le plus souvent, si même elles ne doivent presque toujours,
se réduire à la première partie de leur mécanisme. Comment et pour-
quoi ces associations achèteraient-elles ou vendraient-elles à crédit, si
l'achat et la vente au comptant sont un des éléments essentiels de leur
fonctionnement? Ainsi les associations de consommation, qui ont l'aspect
commercial, en ce sens que leurs opérations consistent à acheter pour
revendre, sont en réalité des entreprises industrielles, en ce qu'elles
achètent et revendent au comptant et non à crédit. Disons donc, sans
plus tarder, qu'ici le principe industriel de la responsabilité limitée ré-
pond à toutes les exigences.
11 n'en est pas, à beaucoup près, de même des associations de pro-
3G0 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
diiclion et de crédit. Pourquoi ces associations se dispenseraient-elles
d'emprunter, quand le crédit est leur objet principal et supérieur? Mais
si les associations de production et de crédit ne doivent pas être privées
de la seconde partie de leur mécanisme, (]ui en est le couronnement, elles
ne peuvent pas davantag^e se passer de la première partie de ce même
mécanisme, qui en est la base. Gomment ces associations donneraient-
elles à leurs membres la propriété du capital sans la formation et l'ac-
croissement d'un fonds social? Ainsi les associations de production et
de crédit tiennent à la fois, sous le rapport qui nous occupe, de la
nature des entreprises commerciales et de celle des entreprises indus-
trielles. D'où l'on peut conclure immédiatement que des deux principes
de la responsabilité solidaire et de la responsabilité limitée, ni l'un, qui est
exclusivement commercial, ni' l'autre, qui est exclusivement industriel,
ne pourra leur convenir. Cette conclusion est effectivement rigou-
reuse.
Encore l'un des deux principes en présence, celui de la responsabilité
solidaire, pourrait-il, jusqu'à un certain point, être adopté par les asso-
ciations de production, où les capitaux étrangers sont sollicités dans
l'intérêt commun de tous les associés considérés comme producteurs.
Mais pour les associations de crédit, oii les capitaux étrangers sont
appelés dans l'intérêt particulier de quelques-uns seulement d'entre les
associés, considérés comme emprunteurs, les deux principes dont il
s'agit, et surtout celui de la responsabilité solidaire, sont radicalement
inacceptables. C'est ce que le raisonnement suivant va mettre en toute
évidence.
Un certain nombre de personnes. A, B, C , L, M, N , ont formé
entre elles une association de crédit. Elles sont arrivées à former un
fonds social de 100,000 fr. par des cotisations hebdomadaires ou men-
suelles, et elles ont fait, en outre, appel à 100,000 fr. de capitaux étran-
gers. De ces personnes, les unes A, B, C , sont prêteurs, et les autres,
L, M, N , sont emprunteurs dans l'association, ce qui revient à dire
que les 100,000 fr. de fonds social et les 100,000 fr. de capitaux étran-
gers ont été mis, sous forme de prêts et avances, à la disposition de ces
dernières. Cela dit, supposons successivement que la société ait été éta-
blie sur la base de la responsabilité limitée et sur celle de la responsa-
bilité solidaire, et voyons quelle sera, dans chacune de ces hypothèses,
la situation des tiers créanciers vis-à-vis de la société et celle des socié-
taires vis-à-vis les uns des autres.
Dans le premier cas, chaque membre de l'association n'est engagé que
jusqu'à concurrence de la somme de ses cotisations ou de sa quote-part
dans les 100,000 fr. de fonds social. Quant aux créanciers, ils ont entre
les mains pour 100,000 fr. d'effets souscrits par L, M, N et endossés
par l'association, ce qui leur donne la garantie du fonds social. Mais
ORGANISATIUN FINANCIRHK DKS ASSOCIATKINS IM)1>ULAIKKS. 3C7
(|U(;lle est la loriiio aUcctée par ce fonds social i^ C'est celle d'un porte-
feuille contenant pour 100,000 l'r. de papier L, M, N Que si L, M,
IN..... font lionuein* à leurs ('nj;ai;(Mnents, tout ira bien; mais ((ue si, par
incapacité, iui[)rol)ité ou falalilé, ils sont hors d'état de jiarer à leurs
échéances, ils le seront à l'é|;ard de Passociation avant même de l'êlre à
l'éf^ard des tiers. Il ne fuit pas s'appesantir lonjjtemps sur ces faits pour
en tirer cette conclusion que la [garantie offerte en pareil cas par l'asso-
ciation aux tiers créanciers est excellente dans le cas oîi L, M, N
sont solvables, c'est-à-dire alors qu'elle est inutile; mais que cette même
garantie ne vaut rien si L. M, i>i sont insolvables, c'est-à-dire préci-
sément quand elle est nécessaire. Cette [garantie est donc illusoire.
Dans le second cas, tous les membres de l'association répondant soli-
dairement les uns pour les autres, que L, M, N soient insolvables,
les tiers créanciers s'adresseront à A, B, G , qui sont solvables, et se
feront rembourser par eux. Ainsi les créanciers ne perdront rien, mais
A, B, C auront perdu d'abord leur quote-part dans les 100,000 fr.
de fonds socied, et ensuite les 100,000 fr. empruntés puis restitués par
eux an dehors. Et le plus clair résultat de cette association entre
A, B, C , L, M, N , sera d'avoir fait passer de 100,000 à 200,000 fr.
de la poche de A, B, C dans celle de L, M, N Ce résultat serait
inique.
11 est donc certain que ni l'un ni l'autre des deux principes de la res-
ponsabilité limitée et de la responsabilité solidaire ne sont à aucun prix
acceptables par les associations de crédit. Et ici, remarquons-le bien,
il s'agit non pas seulement d'une imperfection théorique dans l'organi-
sation de ces associations, mais encore et surtout d'une difficulté pra-
tique pour leur fonctionnement. Fondée sur le principe de la responsabi-
lité solidaire, et sacrifian t ainsi les droits des sociétaires vis-à-vis les uns des
autres, l'association ne se constituerait que très-péniblement,personne n'en
voulant faire partie. Fondée sur le principe de la responsabilité limitée,
et faisant ainsi bon marché des droits des tiers créanciers vis-à-vis de la
société, elle ne pourrait, une fois constituée, recevoir aucun développe-
ment, personne ne lui voulant accorder aucune confiance.
Ni le principe de la société en nom collectif, ni celui de la société
anonyme ne sauraient donc, on le voit, nous satisfaire pleinement
du premier coup à l'endroit de l'organisation financière des associations
populaires. Le premier, il est vrai, pourrait jusqu'à un certain point suf-
fire aux associations de production, comme le second aux associations
de consommation; ni l'un ni l'autre, en tout cas, ne peuvent convenir
aux associations de crédit. Mais nous avons pris, il faut le dire, ces deux
principes exactement tels que nous les ont fournis et le Code de com-
merce et la pratique la plus habituelle des entreprises commerciales ou
industrielles. INe nous décourageons donc pas encore; étudions de plus
368 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
près Ja responsabilité solidaire et la responsabilité limitée, et recher-
chons jusqu'à quel point il y aurait lieu de modifier ou de développer
l'un ou Tautre de ces deux principes en vue de les adapter complètement
aux sociétés nouvelles. Nous demanderions alors qu'on fît au Code de
commerce l'addition nécessaire à l'organisation financière des associa-
tions populaires.
Pour ce qui est d'abord de la responsabilité solidaire, j'avouerai-
franchement ne pas entrevoir ce qu'il y aurait à faire pour en tirer un
parti nouveau et avantag^eux. Cette responsabilité est ou n'est pas, et,
quand elle est, ne saurait être de deux manières; il faut en rejeter le
principe ou le prendre tel qu'il est, et, le principe admis, l'application
s'en impose d'une façon unique et rigoureuse. J'ai expliqué suffi-
samment pour quelles raisons je ne le recommande pas aux associations
populaires; mais je ne le proscris pas non plus d'une manière absolue :
de même qu'il n'est pas absolument interdit de jouer agréablement d'un
instrument médiocre, de même, il n'est pas absolument impossible de
faire réussir une société de coopération, et notamment une société de
production, fondée sur le principe de la responsabilité solidaire. Voyons
seulement si, en cherchant bien, nous ne p(»urrons trouver mieux.
Je passe donc à présent à la responsabilité limitée, et je déclare que
cette forme me fait, à première vue, l'effet d'être beaucoup plus souple
et plus perfectible. Comment, en effet, cette responsabilité nous est-elle
apparue jusqu'ici? Elle nous est apparue comme proportionnelle pour
chaque associé à sa quote-part d'un fonds social, lequel fonds social
était susceptible de se trouver non pas seulement supérieur ou égal, mais
aussi inférieur au passif éventuel de la société; et c'est proprement en ce
dernier sens que la limitation de cette responsabilité nous a paru offrir
des inconvénients. Ainsi, le principe de la société anonyme, tel que nous
l'ont offert et le Code et la pratique, possède en réalité le double carac-
tère d'une responsabilité proportionnelle et d'une responsabilité trop
limitée. C'est en tant qu'il possédait le caractère de responsabilité pro-
portionnelle qu'il nous a plu, comme donnant une satisfaction complète
aux droits des sociétaires vis-à-vis les uns des autres; et c'est en tant
qu'il possédait celui de responsabilité trop limitée qu'il nous a déplu,
comme ne donnant qu'une satisfaction incomplète aux droits des tiers
créanciers vis-à-vis de la société. Cela étant, comment le modifier pour
qu'il réponde à la .fois à ces deux conditions financières? Tout simple-
ment en lui enlevant son caractère de trop grande limitation sans lui ôter
son caractère de proportionnalité. Que si donc on nous demande à pré-
sent quel est le genre de responsabilité collective qui s'approprie entiè-
rement aux sociétés de coopération, nous répondrons que c'est la res-
ponsabilité proportionnelle pour chaque associé à sa quote-part d'un fonds
social susceptible de se trouver soit supérieur , soit égal^ mais jamais
ORGANISATION FINANCIERE DES ASSOCIATIONS POPULAIRES. 369
inférieur au jiassif éventuel de la société. Et le nom de responsabilité
proportionnelle limitée restant ac((uis an [)rinci[»e do la société anonyme,
nous do.inerons, si l'on veut, au principe des sociétés nouvelles le
nom de responsabilité proportionnelle intégrale.
Je lui donnerais volontiers ce nom, quant à moi, si ce n'était que
déjà il est connu sous un autre. Et, en effet, ce |)rincipe de respon-
sabilité collective auquel nous sommes arrivés par une série de déduc-
tions théoriques, nous le trouvons installé et fonctionnant à côté de nous
dans la pratique de certaines sociétés anonymes; car il n'est autre que
celui dit de la garantie mutuelle, d'après lequel sont organisées les
Compagnies d'assurance contre l'incendie, la [yréle, sur la vie, etc., non
pas celles d'assurance à prime fixe, mais celles d'assurance mutuelle^ et
sur lequel aussi reposent d'autres sociétés, d'invention plus récente,
celles connues sous le nom d'Unions de crédit mutuel, et qui existent en
Belgique.
Les Compagnies d'assurance mutuelle se composent d'un certain nombre
de personnes dont chacune se fait assjrer jusqu'à concurrence d'une
certaine somme déterminée contre telle ou telle espèce di sinistres. A la
fin de l'exercice, le montant total des sinistres qui sont survenus pen-
dant le cours de cet exercice est relevé, et ce montant est réparti sur
tous les associés en primes proportionnelles pour chacun d'eux au chiffre
de son a'surance. Su iposons maintenant que, pendant une année qu'on
pourrait appeler à bon droit désastreuse, les assurés aient été tous in-
cendiés, tous (grêlés, tout autant qu'ils pouvaient l'être. Eh! bien, dans
ce cas, il se trouverait que la prime proportionnelle à payer par chacun
d'eux serait en réalité une prime égale au chiffre de son assurance.
Chacun, en réalité, supporterait son propre sinistre; mnis toujours est-il
que le montant intégral des sinistres survenus serait acquitté. Nous
devons donc le reconnaître : il est incontestable que le principe des com-
pagnies d'assurance mutuelle est bien celui d'une respons ibilité propor-
tionnelle et limitée, mais limitée seulement pour ctiicun à s:i quote-part
d'un actif social, lequel peut être soit supérieur, soit égal, mais non
inférieur au passif éventuel de la société.
Dans les Unions de crédit mutuel telles que celles de Bruxelles, de
Liège, d'Anvers, de Gand, un certain nombre de commerçan;s, d'indus-
triels, de banquiers, s'associent et souscrivent tous ensemble, chacun
pour la part qui lui convient, un certain capital déterminé, 1 million
si l'on veut. En même temps, ils versent une fraction égalen-ent déter-
minée du capital par eux souscrit. Supposons que cette fraction soit de
1/10, le capital versé sera de 100,000 fr. Ces 100,000 fr. constituent un
fonds de roulement avec lequel la société escompte, pour le réescompter
ensuite, le papier créé ou endossé par les sociétaires. Dans ces condi-
tions, le chiffre des affaires engagées à un moment donné pourrait, en
3« SÉRIE. T. XLV. — 45 rwar.n86o. "2^
370 JOUHNAL DES ÉCONi).H!ST?iS.
principe, être indéfini; mais il ne Test point. Le maximum du crédit
ouvert à chaque sociétaire est fixé à 10 fois son capital versé, de telle
sorte que leuDntmt (ks escomptes et réescomptes est fixé lui-même à
1 million tout au plus, c'est-à-dire borné au cliiiîre mê:ne du capital
souscrit. Lorsque des effets ne sont point piyés à réchéance par les so-
ciéta'res auxquels ils ont été pris, la société, qui les a acceptés, les
acquitta, et le montant en est réparti sur tous les soc'étaires en propor-
tion pour chacun du c'iiftVe de sa souscription qui est aussi celui de
son crédit. Supposons donc qu'à un moment donné, et par une crise qui
serait aussi fâcheuse pour les unions de crédit mutuel que celle dont
nous pa lions tout à l'heure le serait pour les compagnies d'assurance
mutuelle, les membres de Tunion, après avoir tous épu se leur crédit,
manqueraient tous à leurs engagements. Eh b'en, ici encore, il se trou-
verait que la répirtition proporJonnelle à effectuer sur chacun d'eux
serait en réalité un; répartition égale; au chiffre de leur. souscription et
de leur crédit. Chacun, en réalité, aurait dissipé lui-même son propre
capital. Miis le montant total des effets escompLés par la société n'en
serait pas moins couvert. H est donc encore incontestable que le principe
des unions de créd t matuel n'est autre que celui de la responsabilité
proportionnelle intégrale.
Il est, je crois, assez curieux, et aussi rassurant, que, cherchant un
principe de respons\bilité collective applicable aux associations popu-
laires, lesquelles, envisagées dans la seconde partie de leiu' mécan'sme,
ont pour unique objet de créer le crédit personnel en assumant sur elles-
mêmes tous les risques de ce genre de crédit, nous soyons arrivés au
principe de la garantie mutuelle qui est celui des sociéiés d'assurance
mu uelle proprement dites, et celui des unions de crélit mutuel qui ne
sont elles-mêmes (jue des sociétés d'assurance mutuelle contre les ris-
ques du crédit. Il y a là, si je ne me trompe, une concordance qui tend
à confirmer pleinement notre soluiion du problème de l'organisation fi-
nancière des associations populaires.
Je ne ferai plus ici que deux petites remarques. La première, c'est
que, daub les sociétés d'assurance mutuelle proprement dites, la société
ne s'en[]age, sur le pied delà responsabilité proportionnelle, qu'avec ses
propres membres, tandis que, dans les unions de crédit mutuel, et aussi
dans les associations populaires, la société contracte, sur le pied du même
principe, avec des tiers. La secon le, c'est que, dans les compagnies d'as-
surance mutuelle, et dans k;s unions de crédit mutuel, le cap:lai est ex-
plicitenie.U souscrit par les sociétaires, et le chifire du passif éventuel
de la société déterminé en conséquence, tandis que, dans les associations
populaires, ce dernier chiffre est indéterminé, et le capital égal eou^c.rit
implicitement par les sociétaires. La première reaiaripie différencie les
assocrsiiuns populaires des compagnies d'assurance mutuelle, la secoad<i
ORGANISATION F1NANCIEKI-: DES ASSOCIATIONS POPULAIRES. 37 1
les (liffércncies des unions (le crédil, iiiutnel. Mais, pour loin rcsirner
en uin\ proj)osilj:)n dont on appréciera loiil à l'IuMire rimj)orIance, je
conclus que les coinpa[|nies d'assurance muluelle, les unions de crédit
mutuel cl les sociclés di; coojiéralion sont purement et simplem(;nt trois
espèces distincles du p,enre commun des sociétés à (jaranlie muiuelle,
les(juelles sont des sociétés anonymes (|ni doivent être or|;ansées finan-
cièremeitsur le princi|)e d'une responsabilité proportionni;lle, limitée,
pour chaijue associé, à sa quoie-part d'un capital qui ne peut jamais
être inférieur au passif social éventuel.
En même temps que le Code de commerce impose aux diverses so-
ciétés commerciales en nom collectif, anonyme ou en coinm indite,
certains principes de responsabilité collective, il leur impose aussi
certaines formalités de publicité dont l'objet est précisément d'assurer
l'exacte application du principe, il est assez évident qu'il n'en saurait
êîre autrement et qu'à telles ou telles conditions d'or^i^anisation financière
correspondent nécessairement telles ou telles conditions di constitution
lé(}ale.
Je n3 fati^^uerai point inutilement l'attention des lecteurs en énumérant
ici la série de ces dispositions que la plu;)art d'entre eux conna-ssent au
surplus aussi bien, sinon mieux, que je ne les connais moi-même. Rappe-
loiis-nous seulement deux choses : d'abord que toutes ces dispositions
tendent à porter à la connaissance des tiers ou du public : 1" les noms,
prénoms, qualitésetdemeuresdes ass;)ciésen nom collectif solidairement
responsables, et ^'^ le montant des valeurs fournies ou à fournir par les
actionnaires ou commanditaires non solidairement responsables. Piappe-
lons-nous ensuite, et c'est là le point qui nous intéresse à présent, que
ces mêmes dispositions supposent toutes que T le nombre des associés
en nom collée if, et 2" le ch ffre du capital social peuvent être d ;termi-
nés au moment oh les sociétés se constituent, et ne doivent pi .s v.irier à
partir de celte époqu.\ El mainenmi, co isiatons que cette dernière cir-
cons ance est un obstacle invincible à la consliîution légale des sociétés
à garantie mutuelle.
Je dis des sociétés â garantie mutuelle, et non des sociétés de coopéra-
tion, car je liens essentiellement à conserver à la question qui nous
occupe toute la largeur que je lui ai donnée en rassemblant en un
même groupe les compagnies d'assurance mutuelle , les unions de
crédit mutuel et les associations populaires. On va comprendre im-
médiatement pourquoi, j'en suis bien convaincu. Si, en effet, les
sociétés de coopération ne sont , en réalité , comme j'ai lâclij de
l'établir , qu'une espèce distincte dans le genre commun des socié-
tés à garantie mutuelle, la question de la réforme de la législaîion
doit être traitée par rapport aux sociétés à garantie mutuelle et non par
372 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
rapport aux sociétés de coopération, c'est-à dire par rapport au genre
et non par rapport à l'es. èce. N'est-il pas vrai qu'on est, à ce point de
vue, bien plus autorisé pour la soulever et pour la résoudre? Je dis,
quanta moi, que cette uiéthode seule est rationnelle, et que toute autre
est empirique. Je persiste, en conséquence, à réunir en une même fa-
mille toutes les sociétés qui ont pour objet essentiel ou pour objet acces-
soire de leurs opérations l'assurance mutuelle contre certains risques,
et je disque toutes ces sociétés, en même temps qu'elles doivent être
organisées financièrement sur le principe de la responsabilité propor-
tionnelle intégrale ou de la garantie mutuelle, doivent être constituées
légalement dans des conditions d'indétermination et de variabilité et du
nombre des associés et du chilfre du capital social.
Quel est, généralement, !e but de l'assurance mutuelle? C'est de sub-
stituer la certitude du payement d'un certain nombre de primes aussi
régulières, et, par cela même, aussi faibles que possible, à l'évenlualité
du dommage que l'on appréhende de subir à l'improviste dans des pro-
portions ruineuses. Dès lors, est-il besoin d'insister sur ce faUque, plus
le nombre des personnes mutu^^.llement assurées est grani, plus les
calculs de la prévoyance l'emportent ainsi sur les caprices du hasard?
Il est assez clair qu'on ne peut s'assurer mutuellement à soi tout seul,
qu'on n'est que bien faiblement assuré si l'on n'est que deux, qu'on l'est,
à trois, un peu davantage, qu'on commence à l'être véritablement quand
on est cent ou mille. Les sociétés qui ont l'assurance mutuelle pour but,
soit principal, soit secondaire, doivent donc avoir toute latitude pour
que le nombre de leurs membres s'accroisse indéfiniment.
Mais chaque associé nouveau qui se présente occasionne à la fois, dans
la société, l'ouverture d'un crédit et l'inscription dun débit égcd. C'est
la somme des débits inscrits qui constitue le capital social explicitement
ou implicitement souscrit. Ainsi, et par cela seul qu'il est de l'essence
des sociétés d'assurance mutuelle que le nombre de leurs membres
augmente indéfiniment, il l'est aussi que le chiffre de leur capital aug-
mente en même temps de la même manière. Il en est, à cet égard, des
associations populaires comme des compagnies d'assurance mutuelle
et comme des unions de crédit mutuel, avec celte différence toutefois
qua, dans ces associations, le capital social augmente non-seulement en
• raison de l'entrée de siciélaires nouveaux, mais encore au fur et à me-
sure du versement de cotisations périodiques parles sociétaires anciens.
Il est d'ailleurs inutile, je pensî% d'ajouter que le nombre des associés
et le chiiïre du capital, dans les sociétés dont nous parlons, doivent
aussi bien pouvoir diminuer que s'accroître.
De toutes ces observations, il résulte, en fin de compte, que si le Gode
de commerc3 n'offre pas aux sociétés à garantie mutuelle, et particu-
lièrement aux associations populaires de consommation, de production
ORGANISATION FlNANGIÊRi. DES ASSOCIATIONS l'OPULAUlKS. 373
et de crédit, la base qu'il leur f.i'.idi'ait pour s'orjinrii.ser fin;incièrcment
d'une nian ère convenable, il leur olïre n)oins encore, s'il est possible,
les facilités dont elles auraient besoin pour se constituer léjyalement
d'iuie manière (luelconque; car, eu su]»posant qu'elles accepteraient le
principe delà responsabililé solidaire, elles devraient renoncer, par cela
seul, à l'indétermination du nombre de Inirs associés, et, en supposant
qu'elles se contenteraient du principe de la responsabilité limitée, elles
devraient renoncer, p:ir cela même, à la variabiliié de leur capital so-
cial, et notamment à la formation de ce capital par cotisations pério-
diquos. '
Dans cette conjoncture, une réforme de la léf^islation est doublement
motivée et indispensable. Non-seulement nous la demanderons, mais
encore nous nous permettrons d'en préciser les points principaux. En
thèse générale, c'est à la fois un droit et un devoir pour Téconomie po-
litique de proposer ses indications au léf^islateur dans les circonstances
de cette nature. En fait, il est certain que n )s observations seraient oi-
seuses si elles n'avaient eu pour but d'arriver à des conclusions posi-
tives; et il ne l'est pas moins que, si elles sont justes, elles doivent
conduire à des conclusions précieuses. Toutefois, on comprendra que
nous sommes tenus ici, tout en restant au point de vue des économistes,
de nous placer aussi, dans certaines limites, à celui des jurisc insultes.
C'est, en effet, une considération dont je suis, pour ma part, très-péné-
tré, que toute réforme du Code doit être faite, autant que possible, confor-
mément à l'esprit du Code en même temps que conformément aux exigen-
ces de l'économie politique; car autrement elle serait non une réforme,
mais une révolution, et si rien n'est plus illusoire que d'accorder une ré-
forme quand il faut une révolution, rien n'est plus sot que de faire une
révolution quand il suffît d'une réforme. Sans doute il est vrai que nos
Codes, et en particulier notre Code de commerce, ont été rédifi^és à une
époque où la science économique naissait à peine, et sous l'inspiration
de préjugés plus ou moins anti-économiques. Peut-être, en conséquence,
y aura-t-il lieu tôt ou tard de les rédiger à nouveau pour y faire péné-
trer les principes de la science au lieu et place de bien des traditions
plus ou moins erronées, empruntées aux époques antique ou féodale.
Mais je ne vois pas qu'il soit nécessaire de rien demander ni de rien
tenter de pareil à propos des sociétés de coopération.
En ce qui concerne spécialement le commerce, l'industrie, le crédit,
la spéculation, l'association et généralement la production économique
de la richesse sociale, le Code actuel se prête à certaines opérations ou
à certaines entreprises, et non à d'autres, comme un bâtiment ancien
qui aurait été disposé pour recevoir un certain nombre de personnes,
et non davantage. De temps en temps, il se présente des groupes inat-
tendus qui sont sur le pavé et qui demandent à être logés. Alors les
374
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
économistes, qui sont (Kis ar,;[iiLecle.s lnrdis, et qui ont en poche des
plans plus ou moins mûris et satisfa-sints, p.irlent volontiers (hi jeter
bas le bâtiment et d'en construire un autre. Cependant les juriscon-
sultes, comme des propriétaires ou des (gérants enclins à considérer
leur bâtiment connnî un chef-d'œuvre, soutiennent le plus souvent
que les nouveaux vimijs sont d'-s ^ens sans aveu et de nnuva's sujets
qui ap[)orieront avec eux la confusion et le désordre, et qu'on fera
bien de laisser à la porte. Sans se prononcer plus vite qu'il ne faut
en faveur des uns contre les autres, il est sao^.% en pareil cas, si on le
peut, d'ajouter provisoirement au bâtimept, d'jà pourvu de bien des
annexes et dépendances, une petite bâtisse provisoire aussi logeable
que possible. Wous bornerons là, si l'on m'en croit, notre ambition pour
les associations populaires.
Cela étant, notre chemin nous est en quelque sorte tracé rigoureuse-
ment. Nous voulons pourvoir au sort non pas seulement des sociétés
de coopération, m lis de toutes les sociétés à girantie mutuelle. Or les
sociétés à garantie mutuelle, fondées sur le principe de la resp^insabilité
proportionnelle intégrale, peuvent être considérées comme une dériva-
tion pure et simple des sociétés anonymes fondées sur le principe de la
responsabilité proportionnelle limitée. Prenons donc à la section 1'" du
titre III du livre P" du Code de commerce tous les articles relatifs aux
sociétés anonymes; retenons tous ceux de ces articles qui ne sont con-
trair.^s ni au princ'pe de la respons.ibili.é proportionnelle, ni à l'indéter-
mination et à la variabilité du nombre des associés et du chiffre du capi-
tal; et, quant aux autres, faisons-y seulement les modifications indis-
pensables pour assurer aux sociétés nouvelles ce principe d'organisation
financ'ère et ces facilités de constitution K^gale. Cette ligne générale est
f^icile à suivre; nous avons en ouire un guide pour nous conduire : c'est
la loi du 5 m.ii 1863 qui a déjà établi certiines déro.^ations au droit
commun djs sociétés anonymes proprement dites en faveur d^.s sociétés
dites à î^esponsabilité limitée.
Ainsi se déduit en quelque sorte de lui-même le projet de loi suivant :
PROJET DE LOI.
Article l'^ — Il peut être formé , sans raiitorisation exigée par
l'article 37 du Code de commerce, des sociétés commerciales dans les-
quelles aucun des associés ne répond solidairement des engagements de
la société.
Ces sociétés prennent le titre de Sociétés à responsabilité proportion-
nelle.
Elles sont soumises aux dispositions des articles 29, 30, 31, 32 et 40 du
Code de commerce.
Art. 2. — To is les associés répondent du payement intégral du vassif
social ou de l'entière exécution des engagements pris par la société à
OKGANlSATiOIN FINANCIERE DES ASSUCiATIO^S IMIPILAIHES. ?>ir»
l'ëi^Mrd, soil (k's Liiitres associés, soit des tiers, proportiormellenicnt au
montant de leur (juotc-part dans l'actif social ou des engagements pris
par la so(i('t«^ i\ leur propre ('gard.
L'article 33 du Code de commerce porte que, dans la société anonyme
« les associés m^ sont paisibles que de la perte du montant de leur intérêt
dans la société. » Cet aride consacrant ainsi le principe de la respon-
sabilité proportionnelle /iwito, tel que nous l'avons défini et analysé,
il élait indispensable de lui en substituer un autre consacrant le principe
flifférent dii la responsabilité proportionnelle intégrale, ou delà []^arantie
mutuelle. C'est à quoi tend précisément l'article 2 de noire projet de loi
que je viens d'énoncer.
Quant à l'article 1% il a principalement pour objet, en même temps
qn'i! impose aux sociétés nouvc-lle^ le principe de la responsabilité pro-
portionnelle, de les affranchir de la nécessité de l'autorisation préalable
du fyouvernement. Les deux effets sont corrélatifs et se compensent,
selon moi, l'un par l'autre. Toute satisfaction devant être donnée, par
le principe de la g^aranliemuludlle, aussi bieii aux droits des tiers créan-
ciers vis-à-vii de la socété qu"à ceux des sociétaires vis-à-vis les uns des
«autres, l'inlervenlion du (gouvernement ne saurait avoir, je ne dirai pas
nul motif, mais nul prétexte.
Les articles 29, 30, 31, 32 et 40 du Coie de commerce sont ceux qui
n'ont Sj»écijlement rien de contraire ni de défavorable, soit à la jj^araniie
proportionnelle inté(îrale, soit à l'indétermination et à la variabilité du
nombre des associés et du chiffre du capital social dans les sociétés
fondées sur ce principe. Ils sont ainsi conçus :
«Art. 29. La société anonyme n'existe point sous un nom social, elle
« n'est désignée par le nom d'aucjn des associés.
« Art. 30. Elle est qualifiée par la dési|jnation de l'objet de son
(( entreprise.
« Art. 31. Elle est administrée par des mandataires à temps, révoca-
« cables, associés ou non associés, salariés ou gratuits.
«Art. 32. Les administrateurs ne sont responsables que de l'exécution
« du mandat qu'ils ont reçu.
« Ils ne contracient, à raison de leur gestion, aucune obligition per-
« sonnelle ni solidaire relativement aux engagements de la société.
« Art. 40. Les sociétés anonymes ne peuvent être fQrmé.-s que par des
« actes publics. »
Art. 3. — Le nombre des assuciés pourra augmenter par adjonction
de sociétaires nouveauJE ou diminuer par retrait d'anciens.
Art. 4. — Les associés qui auront cessé de faire partie de la société
376 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
demeure''ont responsables pour tous les engagements pris avant le mo-'
ment de leur sortie.
Les statuts pourront énoncer que les nouveaux associés ne seront res-
ponsables que pour les engagements pris à partir du moment de leur
entrée. Mais, k défaut de cette énonciation, les associés seront respon-
sables pour tous les engagements qui seront à exécuter à partir du
moment de leur entrée, quand même ils auraient été pris auparavant.
De ces deux articles, l'un a pour but de permettre l'indétermination et
la variabilité du nombre des associés dans les sociétés du nouveau type;
l'autre a pour but d'assurer, dans ces conditions, Fenlière application
du principe de la responsabilité proportionnelle intégrale. Comme nous
l'avons dit, il est de l'essence même des sociétés à garantie mutuelle
que le nombre des associés puisse augmenter par adjonction de sociétaires
nouveaux et diminuer par retrait d'anciens. Il y a donc à se préoccuper
de la responsabilité des associés entrants et surtout de la responsabilité
des associés sortants.
En ce qui concerce ces derniers, il est évident qu'ils ne sauraient être
aflranchis de toute responsabilité par le seul fait de leur retrait de la
société. En effet, un ou plusieurs associés pourraient alors, en donnant
leur démission, se décharger du poids de leur part de responsabilité sur
les autres associés et changer ainsi les conditions de la responsabilité ■
collective de la société, vis-à-vis des tiers. A la rigueur même, tous les
associés pourraient donner leur démission et faire ainsi évanouir totale-
ment la garantie sociale. Le premier paragraphe de l'article 4 a pour
résultat de faire que les conditions de la responsabilité collective ne puis-
sent être ainsi changées, ni la garantie sociale diminuée, entre l'instant
où une affaire est entamée et celui oii elle est liquidée.
Mais s'il y a inconvénient à ce que la garantie sociale puisse être di-
minuée par le retrait d'anciens sociétaires, il n'y en a pas à ce qu'elle
reste égale à elle-même malgré l'adjonction de sociétaires nouveaux,
et il y a certainement avantage à ce qu'elle se trouve augmentée par le
fait de cette adjonction. C'est pourquoi, par le second paragraphe de
Tarticle 4, n)us laissons aux sociétés à responsabiliié proportionne le la
faculté d'énoncer, dans letirs statuts, que les sociétaires entrants ne se-
ront responsables que pour les eng-igements sociaux, relatifs aux affaires
entamées après leur entrée, et })ourquoi nous énonçons aussi qu'en cas
de silence des statuts sur ce point, ils seront également responsables
pour les engagements relatifs aux affaires liquidées après leur entrée,
alors même qu'elles auraient été entamées auparavant.
Art. 5. — Le capital des sociétés à responsabilité proportionnelle
pourra être d'un chiffre indéterminé et variable.
Il pourra être formé par versements successifs.
ORGANISATION FINANCIÈRE DES ASSOCIATIONS POPULAIRES. ?ai
Art. G. — Co capital sera constitué en parts nominatives, et ne pourra
être divise en actions négociables.
Les arlicles 31, 35 et 36 du Gode de commerce sont ainsi conçus :
« Art. 31 Le capital de la société anonyme se divise eu actions et
« même en coupons d'aclions d'une v<deup éJvaI(^
« Art. 35. L'action [teut élre établie sous la forme d'un litre au
« porteur; dans ce cas, la cession s'opère par la tradition du titre.
« Art. 36. La propriété des actions peut êtn; établie par une inscrip-
« tion sur les re{jistres de la société. Dans ce cas, la cession s'opère par
« une déclaration de transfert inscrite sur les registres elsifynée de celui
« qui fiiit le transfert, ou d'un fondé de pouvoirs. »
Les articles 5 et 6 de notre projet de loi se substituent en quelque sorte
d'eux-mêmes à ces articles 34, 35 et 36 du Code de commerce. Il est,
nous le répétons encore, de l'essence même des sociétés à {garantie mu-
tuelle que le nombre de leurs associés et, par suite, le chiffre de leur
capital social soient indéterminés et variables. Il est, en outre, de l'es-
sence même des sociétés de coopération que leur capital social se forme
peu à peu et pro(jressivement par le moyen de cotisations périodiques.
Il suit de là que ce capital doit se diviser, non en actions égales, mais
en parts inégales.
Quant à l'incessibilité des quote-parts du capital social, elle intéresse
à la fois les sociétaires eux-mêmes et les tiers créanciers , car il importe
à la fois aux uns et aux autres que certaines personnes ne se substituent
point à certaines autres dans la garantie proportionnelle. Gela intéresse
surtout les sociétaires, en ce sens qu'il leur importe de ne pas donner leur
garantie aux tiers en faveur de telle ou telle personne, au lieu de tefle
ou telle autre. Cela intéresse surtout les tiers en ce sens qu'il leur im-
porte de ne pas recevoir, en faveur d'une personne, la garantie de tels
ou tels sociétaires, au lieu de tels ou tels autres. En tant qu'elle n'inté-
resserait que les sociétaires eux-mêmes, l'incessibilité des quote-parts
du capital social pourrait, sans inconvénient, être abandonnée, quant à
son énonciation, aux soins des rédacteurs des statuts; mais en tant
qu'elle intéresse les tiers créanciers, elle doit être énoncée par la loi.
Les statuts pourront seulement régler le mode de constitution du capital
en parts nominatives par inscription sur des registres ou livrets.
Art. 7.— Dans la quinzaine de la constitution de la société, les admi-
nistrateurs sont tenus de déposer au greffe du Tribunal de commerce une
expédition de l'acte de société.
Toute personne a le droit de prendre communication de la pièce sus-
mentionnée, et même de s'en faire délivrer une copie à ses frais.
Le même document doit être affiché d'une manière apparente dans les
bureaux de la société.
378 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Art. 8. — Dans le m'èine délai de quinzaine, un extrait de l'acte
énoncé dans l'article précédent est transcrit, publié et affiché suivant
le mode prescrit par l'art. 42 du Gode de conamerce.
L'extrait doit contenir les noms, prénoms, qualités et demeures des
administrateurs, la désignation de la société, de son objet et du siège
social, la mention qu'elle est à responsabilité proportionnelle, l'époque
où la société commence et celle où elle doit finir, et la date du dépôt
au greffe du Tribunal de commerce prescrit par l'article 7.
L'extrait est signé par les administrateurs de la société.
L'nrticle 45 du Gode de commerce, relatif à la publicité des actes des
sociétés anonymes, porte que « racle du Gouverniiment qui autorise les
sociétés anonymes devra être affiché avec l'acte d'association et pendant
le même temps. » Cette disposition est la conséquence de celle de l'article
37, ainsi conçu : «La société anonyme ne peut exister qu'avec l'auto-
risation de l'Empereur et avec son approbation pour l'acte qui la
constitue. Cette approbation doit être donnée dans la forme prescrite
pour les rè,q;ieraen:s d'administration publique. » L'article 37 se
trouvant aboli par l'article 1" de notre projet de loi , à l'égard
des sociétés à responsabilité proportionnelle, l'article 45 devait ég-ale-
ment disparaître.
Or la loi du 5-23 mai 1863 qui a affranchi de la nécessité de l'autori-
sation préalable du [^^ouvernemenî, certaines sociétés anonymes dites « à
responsabilité limitée, » et qui a dû régler les condiiions de constilution
légale de ces sociétés, leur a imposé, par ses articles 8 et 9, les forma-
lités de publicité que nous imposons, par nos articles 7 et 8, aux sociétés
à respo isabilité proportionnelle La loi du 23 mai 1863 semble avoir
ainsi voulu, en enlevant les sociétés à responsabilité limitée au droit
commun des sociétés anonymes, les faire rentrer dans le droit commun
des sociétés en nom collectif ou en commandite. INous avons diii suivre
ce précédent à l'égard des sociétés à responsabilité proporlioiinelle.
Il est impossible toutefois de se dissimuler que la nécjssiié de se for-
mer par des actes publics, Ccîlle de déposer au greffe du Tribunal de
commerce une expédition de l'acte de société, celle enfin de transcrire,
publier et afficher un extrait du même acte suivant le mode prescrit par
l'article 42 du Code de commerce pour les sociélés en nom collectif et
celles en commandite, constituent autant de nécessités plus ou moins
gênantes, et, en tout cas, très onéreuses, en raison surtout des droits
de timbre et d'enregistrement qui s'augmentent sous nos yeux d'année
en année dans des proportions véritablement exorbitanles. Ces frais ne
seront pas s.ins doute un oîjstacle impossible à franchir pour les com-
pagnies d'assurance mutuelle et pour les unions de crédit mutuel, non
plus qu'elles n'en sont un pour les sociétés à responsabilité limitée; mais
elles opposeront très-certainement des entraves sérieuses aux asKociations
ORGANISATION FrNANGIfiRK DKS ASSOCIATIONS POPULAIRES. 379
populaires. G'o.sl là nii;: vùrilé incoiilestablc. \l[ cepen'laiil, il ikî saurai!,
entrer, je l'avoue, dans mes idées de solliciler pour les associations
po[)ulaires des franchises exceplionnelles. Je les soumets donc au droit
commun, en profilant seulement de l'occasion p')ur exprimer le vœu
qu'on se préoccupe de soustraire enfin lonles les sociétés, cpjelles
qu'elles soieut, aux chariyes si lourdes que leur impose, dès leur
début, la rapacité fiscale.
Art. 9. — Il sera tenu, par les soins des administrateurs des sociétés
à responsabilité proportionnelle, un registre indiquant:
lo Les noms, prénoms, qualités et demeures de tous les associés ;
2o La quote-part de chacun d'eux dans le capital social.
Ce registre sera communiqué à tout requérant.
Art. 10. — Il sera, en outre, dressé chaque mois, par les soins des
mêmes administrateurs, un état indicatif des "entrées et des sorties d'as-
sociés, des versements effectués, et du mouvement résultant de ces en-
trées et sorties et de ces versements dans le nombre des associés et
dans le chiffre du capital social.
Cet état mensuel sera affiché dans les bureaux de la société.
L'exirait dont la remise, la transcription, l'affichn^ye et Tinserûon dans
les journaux d'annonces légales sont imposés aux sociétés en nom c 'llec-
lif, en comma.idile et k responsabilité limité i par les articles 42 et 43 du
Gode de commerce etparTarticL 9 de la loi du 23 mai 1863 d )it contenir,
entre autres indications, «les noms, prénoms, qualités et demeures des
associés autres que les act'onnaires ou commanditaires, » et «le montant
des valeurs fournies ou cà fournir par actions ou en commandite, » pour
les sociétés en nom collectif ou en commandite simple ou par actions; le
même extrait doit contenir «renonciation du montant du capital social,
tant en numéraire qu'en autres objets, » pour les sociétés à responsabi-
lité limitée. Mais ces indications ne peuvent être demandées aux sociétés
à responsabilité proportionnelle eu égard h l'indétermination et à la
variabilité du nombre de leurs associes et du montant de leur capital
social. Gela, toutefois, n'est pas une raison pour que les noms des as-
sociés proportionnellement responsables du payement du passif social
et pour que le montant de l'actif social ne soient pas portés à la con-
naissance des tiers et du public. Il me semble qu'ils le seraient, en vertu
des deux articles 9 et 10 ci-dessus, à peu de frais, d'une manière satis-
faisante.
Art. 11. — Tous actes et délibérations ayant pour objet la modifica-
tion des statuts, la continuation de la société au delà du terme fixé
pour sa durée, la dissolution avant ce terme et le mode de liquida-
tion, sont soumis aux formalités prescrites par les articles 7 et 8 ci-
dessus.
Art. 12. — "Dans tous les acte??, factures, annonces, publications et
380 JOURNAL DES fiCONOMISTES.
autres documents émanés dos sociétés ;\ responsabilité proportionnelle,
la dénomination sociale doit toujours être précédée ou suivie immédia-
tement de ces mots écrits lisiblement en toutes lettres : Société à respon-
sabilité proportionnelle.
Ces deux arlicles sont empruntés à la loi du 23 mai 1863 sur les so-
ciétés à responsabilité limitée. Le premier est un complément obligée des
articles? et 8; Pauireest un complément, ég"alement obligé, non de tel
ou tel article en particulier, mais de l'ensemble de la loi même.
Tel est le projet de loi que je recommande à toute l'indulfi^ence des
hommes compétents. Je ne dirai point que je n'ai demeuré qu'un quart
d'heure à le faire, car il m'a pris beaucoup plus de temps et d'efforts;
mais je dirai, ce qui est vrai, que c'est la première fois que je m'es-
saye aussi hardiment à ce g^enre de composition qui est un genre très-
difficile. Je promets donc d'accueillir avec déférence toutes les critiques
qui seront faites de mon œuvre, toutes, dis-je, sauf toutefois une seule
que j'accepterais, je l'avoue, malaisément.
Ce seul reproche dont je veuille me défendre, ce serait celui d'avoir
fait mon projet trop simple et trop largue, de n'y avoir pas fixé, par
exemple, un minimum au-dessous duquel le nombre des associés ne
pourra pas descendre, un maximum an-dessus duquel le montant du
capital social ou celui des versements successifs ne pourra pas s'élever,
de n'y avoir pas, en un mot, introduit assez de dispositions restric-
tives. Je le déclare sincèrement : mon esprit se refuse à saisir la
valeur de ces chiffres tombés on ne sait d'où dans la loi avec le ca-
ractère mystérieux d'une limite en deçà de laquelle un principe est sain,
et au delà de laquelle il deviendrait tout à coup pernicieux et funeste.
La preuve de l'excellence d'un principe, à mes yeux, c'est que l'appli-
cation en soit féconde dans la mesure la plus étendue. Et quant à ces
restrictions arbitraires, toutes les fois que je les ai rencontrées dans la
loi et que je leur ai demandé leur raison d'être, j'ai trouvé, si elles
étaient nécef-saires, que les principes étaient douteux, ou, si les prin- •
cipes étaient sûrs, qu'elles étaient inutiles. Et la question de réforme
L'g^islative que soulève l'apparition des associations populaires dans le
monde commercial, industriel et financier offre précisément à cet ég^ard
un exemple que je crois bien dig^ne d'être médité.
Supposez que s'arrêtant à la surface de cette question , au lieu
d'en pénétrer le fond, on la réduise à celle de l'abolition des formalités
qui s'opposent à la constitution lép,ale des associations populaires, alors
sans poser pour les sociétés de coopération aucun principe distinct de
responsabilité collective, on se bornerait à la suppression des articles du
Code de commerce qui supposent le nombre des asK)ciés et le chiffre du
capital social déterminés et fixes dans une société quelconque en nom
ORGANISATION FINANCIERK DES ASSOCIATIONS POPULAIRES. 381
collectif, anonyme ou en commandite. Il est certain que, dès lors, en
effet, le Code de commerce se trouverait lui-mêiue abrogé si l'on n'y
pourvoyait par des disjiositions restrictives ; car il est certain que toutes
les S')ciétés commerciales et industrielles pourraient pisser par la porte
qu'on aurait ouverte aux associations populaires si ce. te issue n'était
sévèrement surveillée. Mais supposez, au contra re, qu'agrandissant la
question, au lieu de l'amoindrir, on y joi(}ne celle de la définition du
principe qui convient à rorganisatioii finauc ère des associations popu-
laires, toutes ces préc;iutions deviennent superflues. Avant de permettre
aux sociétés de coopération l'indétermination et la variabilité dans le nom-
bre de leurs associés et dans le chiffre de leur capital social, on pose, en
ce cas, pour ces sociétés, le principe de la responsabilité proportionnelle,
entre celui de la responsabilité s;:)lidaire qui convient aux sociétés dont
les opérations sont plus spécialement commerciales, et celui de la res-
ponsabilité limitée qui convient aux sociétés formées pour des entre-
prises tout particulièrement industrielles. Or, pourquoi des sociétés
dont l'objet est exclusivement commercial ou exclusivement industriel
renonceraient-elles à des principes de responsabil lé collective qui leur
sont imposés par leur nature même pour en adopter un autre qui serait
pour elles soit insuffisant, soit excessif? Et si, au lieu d'entre bâiller
une porte, nous avons ouvert une voie nouvelle dans une direction bien
choisie, qu'avons-nous affaire d'y poser des barrières ?
De telles entraves se justifieraient alors non plus par la nécessité
d'arrêter l'envahissement de toutes les sociétés commerciales ou indus-
trielles, mais par celle d'intervenir pour contenir et modérer la marche
des associations populaires. Je pense, quant à moi, que la loi n'a pas à
intervernir de cette manière. La loi définit la nature des eng^a|}ements
que Ton peut prendre, et règle le mode suivant lequel on doit les prendre.
La justice veille à ce que les engagements, une fois pris, et régulière-
ment pris, soient tenus. Quant à ce qui est de savoir si nous voulons
ou non nous engager, et dans quelle mesure, cela ne regarde que nous
seuls. Cette préoccupation de nous protéger, ainsi qu'on le dit, contre
nous-mêmes, qui a été celle des législateurs d'autrefois, ne doit pas
être celle des législateurs d'aujourd'hui. En tout cas, elle n'est pas celle
des économistes; et quand se révèle la véritable économie politique, on
la reconnaît à ce double signe, qu'elle fournit des principes sûrs, parce
qu elle les tire de la nature même des choses, et qu'elle en permet une
application libérale, parce qu'elle la confie à la raison de l'homme.
LÉOiN Walras.
382 JOUliNAL DES ÉGUNOMISTES,
LES FINANCES DE PARIS
Volîaii'e écrivail en 1749 : « Nous possédons d uns Paris de quoi
acheter des royaumes ; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre
ville, et nous nous contentons de murmurer. On peut, en moins de dix
ans, faire de Paris la merveille du monde. Une pareille entreprise ferait
la gloire de la nation, un honneur immortel au corps de ville, encoura-
gerait tous les arts, attirerait les étrangers des bouts de l'Europe, enri-
chirait TÉiat, bien loin de l'appauvrir. 11 est temps que ceux qui sont à
la tête de la plus opulente capitale de TEurope la rendent la plus com-
mode et la plus magnifique. Fasse le ciel qu'il se trouve quelque homme
assez zélé pour embrasser de tels projets, d'une âme assez ferme pour
les suivre, d'un esprit assez éclairé pour les rédiger, et qu'il soit assez
accrédité pour les faire réussir ! »
La citation est vra-ment à point pour servir de devise aux Mémoires
de M. le préfet de la Seine, s'il trouve le temps d'en écrire jamais, et
en attendant qu'il s'en serve pour décorer leur première page, les
employés de ses bureaux l'ont recueillie. Elle est imprimée en lettres
italiques dans le dernier compte moral de la Caisse des Travaux de Paris.
Nous comprenons sa'is peine qu'on ait été aise à l'hôtel de ville de
trouver dans les œuvres de Voltaire l'expression d'un tel vœu et qu'on
s'applaudisse du plaisir qu'il doit y avoir à le réaliser; mais on nous
permettra, tout en accordant qu'en effet l'entreprise était belle à tenter
et qu'on ne l'a pas attaquée d'une main sans vigueur, de descendre un
moment des nuages vermeil' d ; Tapolbéose et de regarder sur les registres
municipaux pour y faire terre à (erre le compte des finances de Paris.
Les l'éeries sont une admirable chose, à la condition que personne ne
souffre du délassement qu'elles procurent à ceux qui les aiment et h la
condition encore que ce soient vraiment des féeries, toutes faites de bien-
être et de bonhiur, et pétries dans on ne sait quelle pâte de prodige qui
ne coûte pas un écu; mais si c'est à force d'argent et en consinnant
d'avance ou en engageant les ressources de l'avenir que Ton fait des
miracles, il n'y a pas tant à s'étonner de merveilles dont tous les pro-
diguess avent se donner satisfaction.
Nous allons donc examiner s'il n'y a pas un effet de la prodigalité
dans le faste des entreprises qui réclament notre applaudissement.
Prenons, pour coramencer, les choses et les chiffres par le côté le
plus simple. La ville de Paris est, comme toutes les communes de la
LES FINANCES DE PARIS 383
France, un élre moral, un parLiciilier, si l'on veut, (jui possède un
domaiue à lui, mus u.i doiiuiuc iiisuilisant pour que son revenu lui
permette de vivre sans travailler, ({ui travaille donc, qui emploie ses
salaires ou ses bén'îfices, avec sou revenu, pour snbsistfîr, améliorer et
ag'raiiilir son ilomain;;, conlracte (juehjuefois des eniprunls et s'en(ja{îe
dans d3s opérations dont ensuite il lui faut supporler !a cliarj^e. Mais la
ville de Paris n'est pas uiîe commune ordinaire, qui n'a qu'un petit
budg^et et dont les affaires n'iniéressent l'Éiat que de bien loin. C'est
presque un empire dans TEmpirc, tant est (grande 1 1 richesse dont elle
dispose. La Bel{;'i(fne reç )it et dépense un peu pins de 150 millions ; la
Hollande, près de 200 ; la ville de Paris, en 1863, a eu plus de 200 mil-
lions à dépenser.
Le domaine de la ville, si je ne me trompe, était évalué, l'année der-
n'ère, au l*'" jinvier, à la somme d'environ 410 m liions (1). Si ce
domaine produisait un revenu réj^ulier, Paris posséderait là quelque
20 millions de rente qui permettraient déjà de fournir aux plus urjjenls
des services que les habitants attendent de leur municipalité, mais le
domaine des communes, et surtout celui de Par's, se compose principa-
lement d'édifices et d'ouvrages qui ne donnent pas de revenu par eux-
mêmes ou qui n'en produisent qu'indirectement. Toutes les communes,
pour faire face à leurs dépenses nécessaires, sont autorisées à ajouter
aux contributions directes perçues pour le compte de l'Éiat, des cen-
times additionnels qui forment les ressources principales d^ la plu-
part. La ville de Paris ne serait pas à son aise, s'il n'entrait pas d'autre
arp,entdins sa caisse. Les cfnt'mes communaux n'ont produit que
2,901,928, fr. 5? en 1863, dernière année pour laquelle on puisse
donner des résultats exacts.
Lorsque les revenus des commîmes sont insuffisants, elles peuven
demander à s'imposer des droits d'octroi sur les denrées et matières
que consomment leurs habitants. L'octroi est le revenu le plus impor-
tant de Paris, qui en a tiré en 1863 82,618,175 fr. 45. C'est là
l'une des recettes que nous appelions tout à l'heure les salaires des com-
munes, salaires qu'elles se font payer à leurs portes pour le travail utile
de la municipalité dont les adminisirés recueillent les avantages à
l'intérieur de la ci(é. H y a vingt ans, l'octroi ne rapportait que 32 mil-
li'jRs, mais la popul ition était moindre de moitii. Proportionnellement,
il devrait aujourd'hui d )nn3r 64 mi lions de recette. S'il donne 18 mil-
lio us Ai plus, c'est év damnent purce qu^ bs consommations des indi-
vidus oit augmen^é; car le t;irif des taxes à parer n'a pas beaucoup
varié et on y a lait autant de retranchemen.s que d'additions. Réparti par
(1) Domaine immoDHier permanent, 384, 979, 348 fr. 90; domaine
de là voirie, 52,005,052 fr. 45 ; domaine mobilier, 6,460,000 fr.
384
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tête, sans autre cnlcul, l'octroi coûte (1) environ 50 fr. à chaque Pari-
sien, et de 200 à 250 fr. à chaque ména(îe ordinaire; mais en ce moment
nous n'en sommes pas k la critique de 1 iniquité des octrois.
On peut joindre au produit de l'oclroi 83,901 fr. 43 de la rétribu-
tion pour escorte de marchandises en transit, 140,730 fr. 84 des
amendes, saisies et consignations en matière d'octroi, et 1,723,561 fr. 04
de la redevance de 2 cent mes par mètre cube de gaz consommé, rétri-
bution payée au lieu d'octroi par les compagnies d'éclairage.
Les centimes communaux, l'octroi et ses annexes, produisent ainsi à la
ville une recette de 87 millions et demi.
Elle tire ensuite un gros revenu de 7 millions et demi (7,503,893 fr. 06)
des remises sur les ventes en gros dans les halles d'approvisionnement et
des droits de location des places dans les marchés. Le poids public et
le mesarag^ des pierres y ajoutent une somin?. de 1,070,232 fr. 73 (2).
Les droits de grande et petite voirie donnent 514,324 fr. 18 ; le pro-
duit des établissements hydrauliques est de 4,913,392 fr. 54 ; celui des
abattoirs, de 2,262,447 fr. 16; celui des entrepots de liquides, de
432,298 k. 92. Voilà encore tout près de 16 millions.
La ville loue un assez grand nombre d'emplacements sur la voie
publique et loue même jusqu'au sous-sol pour les conduites de gaz. Ces
locations produsent 2,837,567 fr. 08., et les locations des propriétés
communales, 1,060,470 fr. 13 (3).
(1) Détail de la recette de 1863: boissons, 33,193,730 fr. 96; —Li-
quides autres que les boissons, 7,206,742 fr. 38 ; — Droit fixe par tête
sur les bestiaux, 465 fr.; — Comestibles, 14,887,356 fr. 68; — Combus-
tibles, 9,468,947 50; — Matériaux, 6,956,109 46 ; — Bois de construction,
',512,320 fr. 02; — Fourrages, 3,970,732 fr. 42; — Objets divers,
2,318,588, fr. 77; — Forts centimes provenant du petit comptant,
3,536 fr. 76; — Complément de droits dus pour les objets existants
dans le commerce du territoire annexé le l^"" janvier 1860, 7,653 fr. 30;
— Droits aux tarifs des anciennes communes sur les combustibles et
matières transformées dans les usines, 83,160 fr. 74.
(2} En 1862, le mesurage des pierres rappportait 597,096 fr. 43 c; il
a rapporté 917,258 fr. 61 en 1863, le droit ayant été porté de 0 fr. 75
à 1 fr.
(3) Ce chapitre se compose : de la partie de l'Hôtel de Ville, occupée
par le service des bureaux du département (50,000 fr.); — Des théâtres
municipaux, qui sont loués : 210,000 fr. celui du Chàtelet; 130,000 fr.
le Théâtre-Lyrique; 110,000 fr. le théâtre de la Gaîté; — des cirques,
théâtres, jeux, concerts et emplacements divers des Champs-Elysées
64,822 fr. 19 ; — des établissements du bois de Boulogne, y compris les
glacières , 68,060 fr. 19 ; des établissements du bois de Vincennes ,
45,384 fr. 63; de divers immeubles et diverses parties d'immeubles,
62,475 fr. 70 ; de propriétés louées moins de mille francs, 10,941 fr, 36 : de
LES FINANCES DE PARIS. 385
Joi[ynons à ces articles 141,828 fr. 80 des expéditions d'actes;
636,758 fr. 72 de taxes funéraires; 1,418,190 fr. des concessions per-
pétuelles, conditionnelles et temporaires de terrains dans les cimetières;
613,439 fr. Vy'2 de l'exploitation des voiries ; 10,185,738 fr. 69 de con-
tributions, le{|s et donations pour travaux et services divers (1), et
2,511,201 fr. 41 de recettes diverses annuelles (2) et nous arrivons à
un total de 123,598,080 fr. 67 pour le montant des ressources ordi-
naires réalisées ou devant Têtre par la ville de Paris pour l'exercice
de 1863. En 1847 les ressources ordinaires de Paris ne dépassaient pas
43 millions (3).
De 43 à 123 millions la différence est [grande, d'environ 40 millions
plus forte que la proportion qui correspondrait au doublement réel de la
prix de tolérances et d'autorisations temporaires concédées sur des im-
meubles communaux, 15,657 fr. 25; de redevances payées par les pro-
priétaires d'immeubles frappés de réserves domaniales, 1,339 fr. 57 et
de locations éventuelles, 291,789 fr. 24. — Les locations éventuelles
affectent les maisons et terrains que la ville a acquis par expropriation,
et qu'elle doit démolir ou revendre, une fois ses travaux d'utilité pu-
blique exécutés.
(1 ) Parmi ces contributions figure , en premier lieu , celle de
3,899,649 fr. 59 que doit l'État à la Ville pour sa moitié des dépenses
d'entretien des rues, quais, ponts, boulevards et places de la voie pu-
blique de Paris, payable aux termes du décret du 12 avril 1856. Les
rues de Paris sont toutes considérées comme des routes impériales à
cause de l'importance de la circulation qui y afflue de tous les points
du pays et du rôle exceptionnel que joue la première cité d'un empire,
et jusqu'en 1826 l'État seul en payait la dépense. Une allocation tout
aussi considérable (3,847,000 fr.) est payée jjar l'État à la Ville pour la
part qu'il doit prendre dans les dépenses de la police municipale.
(2j Les recettes annuelles comprennent : les intérêts des fonds de la
Ville placés au Trésor (1,109,181 fr. 66 pour 1863); le produit des
amendes de police municipale, des amendes de police correctionnelle,
des amendes en matière de grande voirie et des amendes en matière
de délits de chasse ; les bénéfices du collège Rollin et du collège Chap-
tal, qui appartiennent à la Ville; la rétribution mensuelle des élèves de
l'école Turgot, le produit de la pension des élèves de l'École primaire
supérieure de jeunes filles, le produit de sous-location de propriétés
particulières louées à bail par la Ville ; le produit de la diverses ventes
d'objets mobiliers, le produit de la taxe municipale sur les chiens
(417,215 fr.) et des remboursements d'ordre pour des avances.
(3 En 1852, première année de l'Empire ou du régime qui le préparait,
les recettes ordinaires ont produit 52,576,631 fr. 02; en 1859, dernière
année de l'existence du Paris ceint de murs sous Louis XVI, elles ont
produit 80,835,870 fr. 52. t
2e SÉRIE. T. XLV. — 15 mars 1865. 25
386 JUUUINAL DES ÉCONOMISTES.
population. Nous verrons tout à Theure si cet accroissement doit être
considéré comme durable, et si même il n'est pas possible qu'il ne se
maintienne point. Il faut d'abord énumérer les dépenses ordinaires que
ces recettes ordinaires ont à couvrir.
Au premier rang se placent les intérêts et l'amortissement de la dette
municipale, formée d'emprunts remboursables en un certain nombre
d'années et de sommes à payer à des époques fixes.
L'emprunt de 1852 était de 50 millions. Au l*"" janvier 1863 il res-
tait à amortir 37,733 obligations de 1,000 fr., qui devaient coûter en
intérêts 9,045,625 fr., et en primes 4,857,475 fr. La Ville a amorti en
1863 3,663 obligations, et payé 336,575 de primes avec 1,841,425 fr.
d'intérêts. La comptabilité municipale ne regarde pas l'amortissement
comme une dépense ordinaire et n'inscrit comme telle que la somme
payée ou à payer (2,178,000 fr. en 1863) pour les primes et les
intérêts.
L'emprunt de 1855 était de 60 millions. Au 1" janvier 1863, il res-
tait à amortir 139,418 obligations de 500 fr. qui devaient coûter en
intérêts 43,363,477 fr. 50 c, et en primes 10,500,000 fr. La Ville a
amorti en 1863 2,296 obligations, et payé 300,000 fr. de primes avec
2 082,720'fr. d'intérêts (2,382,720 fr., non compris l'amortissement,
rejeté aux dépenses extraordinaires).
L'emprunt de 1860 était de 143,809,000 fr. Au V janvier 1863, il
restait à amortir 278,836 obligations de 500 fr., qui devaient coûter en
intérêts 86,726,955 fr., et en primes 21 millions. La Ville a amorti
en 1863 4,592 obligations, et payé 600,000 fr. de primes avec
4 165,440 fr. d'inlérêts (4,765,440 fr. , non compris l'amortisse-
ment ).
La Ville paye en outre aux hospices 616,526 fr. 45 c. pour les intérêts
d'un capital de 12,330,528 fr. 90 c. qui provient de la vente de mai-
sons urbaines efiectuée en vertu d'une ordonnance du 3 septembre 1843,
et qui n'est remboursable qu'en 1874. Elle paye encore 630 francs pour
les intérêts d'une somme de 14,000 fr. qui reste due sur un emprunt
contracté par l'ancienne coinmime de la Chapelle. Le service des
intérêts et de l'amortissement de ces divers emprunts lui coûte
167,997 fr. 51 c.
Ce n'est pas tout. Depuis que Paris est encombré de travaux publics,
il a éîé créé à rHôiel-de-Ville une caisse spécialement destinée à la
liquidation de ces travaux et à l'alimentation du crédit dont on a besoin
pour les exécuter. La Ville paye les dépenses d'entretien et de trésorerie
de cette caisse; ils ont monté en 1863 à 5,970.165 fr. 38 c. Cette
somme est port;';e au compte des dépenses ordinaires. Il ne serait pas
déraisonnable de la placer parmi les dépenses extraordinaires, car la
LES PllSAlNCES DE PARIS. 387
Caisse des Travaux publics ne doit sans doute pas survivre aux opérations
(lui Pont lait uaîlre.
Enfin la Ville a payé, en 1863, 240,596 fr. 69 c. rrintérêts sur le prix
d'acquisition d'innneul)les qu'elle doit rembourser à des termes fixes.
L'ensemble de ces dépenses monte à 16,328,076 l'r. 03 c.
Passons aux dépenses absolument permanentes, c'est-à-dire aux vraies
dépenses ordinaires de la ville, car les remboiirscments et le service
des in'erèts des dettes n'existeraient pas si l'on n'entreprenait rien que
sur l'excédant des recettes, une lois les dépenses ordinaires payées.
Les charf^es de la ville envers l'État montent à 2,185,359 fr. 04 c,
savoir : 180,000 fr. pour la contribution (bncière de ses propriétés
productives; 70,000 fr. pour la taxe annuelle représentative des droits
de mutation sur les biens dits «de mainmorte, » parce qu'ils ne sortent pas
de la main qui les possède, taxe établie en 1849 et cotée à 0 fr. 62,5 par
franc du principal de la contribution foncière; 1,739,359 fr. 04 c. pour
la portion de la contribution personnelle et mobilière des habitants que
la ville paye pour eux sur les produits de l'octroi, et 190,000 fr. pour
l'indemnité de l'exemption des frais de casernements et de logements
militaires dont jouissent les Parisiens. JNous n'avons pas besoin d'entrer
dans le détail des dépenses administratives. La préfecture ou mairie
centrale coûte 1,918,375 fr.; l'octroi et les divers services de percep-
tion, 7,493,036 fr. 88 c, dont 4,407,539 fr. pour l'octroi seul; les
mairies des vingt arrondissements, 1,062,884 fr. 95 c; le recrutement,
la portion des dépenses de la garde de Paris que l'État ne prend pas à
sa charge (1,927,514 fr.), la garde natio:;aIe, diverses parties du ser-
vice des sapeurs-pompiers, les postes de siireté et les corps de garde,
2,913,230 fr.; les cultes, pour loyers d'édifices et indemnités de loge-
ment ou suppléments de traitement, 148,936 fr.; le service des inhuma-
tions, 732,649 fr.; les subventions et allocations aux établissements de
bienfaisance, 10,246,399 fr.; les lycées, collèges et institutions spéciales,
144,120 fr.; l'instruction primaire, 3,018,268 fr. 35 c. (1); l'eniretien
des édifices et établissements communaux, 1,694,493 fr. 80 c; la voirie,
1,505,878 fr.; la voie publique et les carrières, 15,293,696 fr. 09 c. (2);
(1) Ce sont là les chiffres de 1863, les premiers que nous donnions,
parce qu'ils sont pris dans le dernier compte arrêté; mais nous devons
dire dès à présent que quelques-unes de ces dépenses, comme quel-
ques-unes des recettes, ne figureront pas sans modifications impor-
tantes au compte de 1865, qui sera clos en 1866. L'instruction primaire,
par exemple, a été dotée de 4,473,101 fr., c'est-à-dire de 1,455,000 fr.
de plus.
(2) Ce service est le plus important de ceux que comprend la dé-
pense ordinaire. On en peut juger par le détail : traitement et frais
388 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
les eaux et égouts, 1,596,000 fr.; les promenades et plantations,
2,587,460 fr.; les pensions et secours, 164,727 fr.; les fêtes et cérémo-
nies publiques, 748,440 fr., et les dépenses diverses, 1,081,735 fr.
L'addition donne, pour toutes les dépenses dites ordinaires, un total
de 71,575,364 fr. 14 c; mais nous avons pris, en les énumérant, les
chiffres des crédits ouverts, et, pour opposer des dépenses réellement
faites à des recettes réellement effectuées, nous devons déduire de ce
total 766,557 fr. 11 c. de crédits annulés sur l'exercice 1863, et
98,987 fr. 50 c. de crédits à renouveler. Les dépenses ne montent, par
conséquent, qu'à la somme de 70,709,819 fr. 53 c.
Mais il y a une autre dépense ordinaire qui ne figure pas dans celles
dont nous venons de dresser la liste, c'est celle de la préfecture de
police. Le préfet de police est chargé de services et d'attributions qui
étendent son autorité au delà des limites de Paris, et même du départe-
ment de la Seine; il est, en quelque sorte, l'héritier des anciens minis-
tres de la police et de la sûreté générale. L'État subvient aux charges
qui résultent de cette situation; mais le préfet de police est aussi le
maire et l'administrateur de la Ville pour toutes les matières de police,
et la Ville doit en conséquence lui fournir, comme au préfet de la Seine,
maire administratif, les moyens de ne laisser en souffrance aucun des
intérêts sur lesquels il a mission de veiller. La préfecture de police a
reçu, en 1863, des fonds de la Ville, pour son budget particulier, une
somme de 12,066,070 fr. 57 c. Le montant des dépenses ordinaires de
la ville de Paris s'est élevé ainsi à la somme totale de 82,775,890 fr. 10 c.
couverte par une recette constatée de 123,598,080 fr. 67 c. En 1847,
on ne dépensait, pour le service ordinaire, que 32 millions sur une re-
cette de 43. L'excédant était de 1 1 millions; il a été, en 1863, de près
de 41 millions.
fixes des ingénieurs des ponts et chaussées et des agents attachés au ser-
vice de la voie publique, 603,200 fr.; surveillance du nettoiement, ba-
layage et arrosement de la voie publique, 236,500 fr.; surveillance de
l'éclairage, 301,200 fr.; traitements et suppléments des frais fixes aux
ingénieurs des mines chargés de l'inspection des carrières et traite-
ments des agents payés d'autre part sur les fonds départementaux,
23,700 fr.; entretien du pavé de Paris, 6,698,500 fr.; entretien et relevé
à neuf des trottoirs et des aires bitumées, 485,000 fr.; ébouage des
chaussées empierrées, 748,000 fr.; nettoiement des chaussées pavées,
des trottoirs et contre-allées, et arrosement général de la voie publique,
3,020,500 fr.; éclairage de la voie publique (matériel), 3,036,000 fr.;
ponts et passerelles à péage rachetés par la Ville, et dont la dépense est
à sa charge, 18,096 fr. 09 ; travaux de consolidation dans les carrières
sous la voie publique de Paris, 121,000 fr.; frais de gravure de l'atlas gé-
néral des carrières, 2,000 fr.
LKS FINANGKS DK PARIS. 389
Ce sont là, nous le répétons, les derniers chilïres recueillis exacte-
ment. L'estimation provisoire des résultats de rexercice 1864 porterait
la dépense ordinaire à 82 millions, et la recette à 129 millions et demi,
ce qui dép,a{;e pour cette année un excédant de 47 millions et demi. Pour
186.5, le l)ndî;et voté pu* le constùl municipal, le 19 décembre dernier,
porte la recette à 1.30,197,863 ('. 13 c, et la déi)ense à 84,646,124 f. iOc.
L'excédant est de 4.5,. 5.51, 7 38 Ir. 82 c. Arrêtons -nous ici. Certes,
la situation financière d'une ville est excellente si, après avoir pourvu à
tous les besoins de la vie municipale, elle se voit maîtresse de disposer
de 45 millions et demi une année, de 47 millions et demi une autre
année, de 41 millions une année précédente. On pourrait même demander
pourquoi, avec de tels fonds libres, elle se trouve jamais dans la néces-
sité d'emprunter; car, en une vingtaine d'années, elle pourrait dépenser
tout près d*un milliard sans demander un centime à personne. Mais
l'excédant qui se dégage des comptes de la Ville n'est pas aussi net et
aussi libre qu'on le dit.
Cet excédant n'est pas net, car tous les besoins de la vie municipale
ne sont pas satisfaits par les dépenses dites ordinaires. C'est ce que nous
montrerons tout k l'heure en indiquant quelles sont les dépenses dites
extraordinaires qui doivent être faites en tout temps. Il n'est pas libre
en entier, car ce n'est pas tout, quand on a des dettes amortissables, d'en
imputer les intérêts sur les recettes ordinaires; il faut aussi leur faire
payer l'amortissement continu de ces dettes. Nous nous demanderons
enfin si ce que l'on a compté comme recettes ordinaires n'est pas exposé
à quelques chances de diminution.
L'amortissement des dettes de la Ville a été inscrit au budget de 1863
pour une somme de 9,907,558 fr. 40 c. (1). Il figure au budget de 1865
(1) Somme qui se décompose ainsi : Emprunt de 1852 (loi du
4 août 1851), 3,663,000 fr.; emprunt de 1855 (loi du 2 mai 1855),
1,148,000 fr.; emprunt de 1860 (loi du 1er août 1830), 2,296,000 fr.; em-
prunts des communes de la banlieue annexée (loi du 16 juin 1859), pour
solde, 14,000 fr.; annuité pour le rachat du péage des ponts d'Auster-
litz, de la Cité et des Arts, 268,345 fr.; du pont du Carrousel, 99,910 fr.;
des ponts de l'Archevêché, d'Arcole et des Champs-Elysées, 101,320 fr.;
du pont Louis-Philippe, 50,000 fr.; contributions pour le payement des
dettes des communes, dont une portion seulement a été annexée à Paris
(4e annuité), 69,276 fr. 09 ; rachat du canal Saint-Martin (2e annuité),
180,000 fr.; annuité à payer à la Compagnie générale des eaux,
1,160,000 fr.; acquisitions d'immeubles payables à termes fixes,
8.57,707 fr. 31.
Le 1er janvier 1864 la Ville avait encore à payer pour le rachat des
ponts d'Austerlitz, de la Cité et des Arts, 9,083,652 fr. 50 ; pour le ra-
390 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
pour 10,314,892 fr. 71 c, dont 7,699,500 Çi\ pour les emprunts, et
535,450 fr. 82 c. pour les immeubles payables à termes fixes. Le reste
s'applique aux annuilés du payement des dettes des communes dont une
partie seulement a été annexée, du rachat des ponts d'Austerlitz, de la
Cité, des Arts, de l'Archevêché, d'Arcole, des Champs-Elysées et Louis-
Philippe, du rachat du canal Saint-Martin, du rachat des droits de la
Compa[]?nie des eaux et du rachat qui commence seulement à s'opérer, de
l'abattoir des Batignolles et des eaux et usines de Saint-Maur.
L'excédant libre pour 1865 n'est donc que de 35,236,846 fr. lie.
Maintenant, est-il évident qu'on puisse dég-ager cette somme des
recettes ordinaires prévues ou, en d'autres termes, que toutes les dé-
penses devant recevoir la qualification d'ordinaires soient imputées sur
les 130 millions de recettes prévues? Nous ne le pensons pas.
Chaque année, la ville de Paris, après avoir inscrit parmi ses dépenses
ordinaires les subventions et allocations qu'elle accorde aux hôpitaux,
aux hospices et aux divers établissements de bienfaisance, y ajoute, en
les inscrivant parmi ses dépenses extraordinaires , plus d'un million
d'autres subventions pour des achats de linge, de meubles, et pour des
travaux de construction, d'appropriation, de réparation, d'amélioration.
En 1861, elle leur a donné 1,772,093 fr. 89 c. ; en 1863, 1,275,650 fr.,
et en î865, elle leur donnera 1,105,000 fr. On voit bien ce qui, à la
rigueur, explique la distinction de ces dépenses, mais il n'est pas pro-
bable qu'on les ftisse si elles ne sont pas indispensables, et si elles sont
indispensables, si elles se reproduisent chaque année, il serait logique
de n'en faire qu'un article du chapitre de la dépense ordinaire des sub-
ventions et allocations des établissements de l'assistance publique. Nous
trouvons exactement les mêmes raisons pour ne pas considérer comme
extraordinaire, mais comme toujours indispensable, et par conséquent
comme ordinaire, la plus grande partie de la dépense de 19 millions et
demi qui est inscrite au budget de 1865 pour les travaux d'architecture
et les beaux-arts (4,752,000 fr.), pour les travaux des ponts et chaus-
sées (5,755,000 fr.), et pour l:i grande voirie (9 millions).
Si la ville de Paris n'avait pas entrepris des travaux encore plus ex-
traordinaires que ceux-là, nous comprendrions qu'en suivant le cours
régulier des choses, elle divisât en effet son budget de dépenses et plaçât
parmi les dépenses qui ne sont pas ordinaires celles dont le chiffre peut
varier à son g^ré, parce qu'elles peuvent être différées et n'être faites
chat du pont du Carrousel, 417,871 fr.; pour le rachat des ponts de l'Ar-
chevêché , d'Arcole et des Champs-Elysées, 4,278,160 fr,; pour le
rachat du pont Louis-Philippe, 1 million ; pour le rachat du canal Saint-
Martin, 10,019,834 fr. 50; et pour le rachat des droits de la Compagnie
des eaux, 47 annuités de 1,160,000 fr., ou 54,520.000 fr.
LES FINANCES DR PARIS. 391
qu'aulaiil qu'un oxcédanl tout à fuit libre demeure à sa disposition ; mais
il n'est i)as possible qu'une municipalité croie s'être acquittée de ce
(ju'elle doit à ses administrés (piaiid elle n'a lait «lue doter et entretenir
les services et les élablissemenls qui existaient. Son revenu ne croît que
pour qu'elle aiuéliore, répare, reconstruise, construise même à nouveau,
et elle manciueraità son devoir si elle ne re,<îardait pas comme une tache
annuelle et permanente celle dont la ville de Paris place les charf^es
parmi ses dépenses extraordinaires.
En prenant un à un les articles compris dans les 19 millions et demi
que nous venons d'indiquer en masse, on trouve qu'il y a 800,000 fr.
pour les travaux de g^rosses réparations, de reconstruction ou d'af^ran-
dissement des édifices religieux; 2,000,000 pour l'achat ou la construc-
tion de nouveaux édifices religieux; 1,500,000 fr. pour les édifices
municipaux divers et établissements scolaires; 200,000 fr. pour la pein-
ture et la sculpture; 25,000 fr. pour la (gravure en médailles et en taille
douce; 120,000 fr. pour la restauration et mise en élat déS lycées;
77,000 fr. pour le renouvellement du mobilier des fêtes et banquets;
30,000 fr. pour la décoration de la salle des séances du conseil munici-
pal; 1,000,000 de subvention pour construction ou reconstruction de
ponts, quais et autres travaux se rattachant au service de la navigation
dans Paris ; 230,000 fr. pour le pavage d'emplacements livrés à la voie
publique; 360,000 fr. pour construction de trottoirs et])rimes aux par-
ticuliers; 50,0010 fr. pour l'établissement d'appareils nouveaux d'éclai-
rage au gaz sur d'anciennes voies publiques; 600,000 fr. pour grosses
réparations et construction d'égouts; 1,000,000 pour construction d'é-
gouts collecteurs; 1,000,000 pour construction de branchements d'é-
gouts particuliers; 1,000,000 pour continuation de la distribution géné-
rale des eaux; 15,000 fr. pour acquisitions relatives aux canaux de
rOurcq et de Saint-Denis; 500,000 fr. pour amélioration des planta-
tions existantes, plantations nouvelles, dallage et bituraage des parties
plantées de la voie publique et établissement de bancs; et enfin 9 mil- "
lions d'acquisitions et de travaux pour l'amélioration de la voie publique.
N'est-il pas bien difficile de séparer la plupart de ces dépenses de celles
qui sont faites pour les mêmes objets sous le nom de dépenses ordi-
naires ?
On pourrait nous répondre qu'il y a une loi fort connue, celle de
1837, sur l'organisation municipale, que cette loi a fixé la manière dont
doivent se composer les budgets des communes, et que ces dépenses,
n'étant pas classées par elle au nombre de celles que les communes
doivent nécessairement faire, sont distinguées comme extraordinaires
pour obéir à la loi elle-même. Mais nous ferons remarquer que la loi de
1837 n'emploie pas les termes d'ordinaires et d'extrç\Qr-(linaires povir les
dépenses, et qu'elle n'emploie que les qualifications d'obligatoires et de
392 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
facultatives. Le législateur a voulu non pas tant donner des rèjjles pour
la formation du bud^yet des g^randes villes et surtout d'une ville comme
Paris, que contraindre les pauvres petites communes, qui sont avares et
ig^norantes, à remplir certains devoirs. Si la ville divisait son budget en
dépenses obligatoires et en dépenses facultatives, nous n'aurions peut-
être rien à dire, parce que ce serait là du style administratif; mais elle
ne s'occupe que d'un arrangement financier et ne vise qu'à montrer en
ce moment quelles ressources lui restent dans les mains, après avoir
pourvu à ses dépenses ordinaires. Nous pouvons donc reprendre ses
comptes et y toucher du doigt les endroits oi!i le raisonnement qui les
inspire n'est pas juste.
Ajoutons que, même en adoptant le classement des dépenses en dé-
penses obligatoires et en dépenses facultatives, la distinction que fait la
ville des dépenses ordinaires et des recettes extraordinaires ne s'y ap-
plique pas. Au nombre des dépenses obligatoires, la loi met l'acquit-
tement des dettes exigibles et les grosses réparations des édifices com-
munaux. Nous venons de voir que la ville met l'amortissement de sa
dette et une partie des frais des grosses réparations dans son budget
extraordinaire. Elle met au contraire dans son budget ordinaire des dé-
penses qui ne sont que facultatives, aux termes de la loi et des instruc-
tions ministérielles qui l'ont expliquée, comme l'entretien du pavé, des
promenades publiques, des pompes à incendie, les frais de l'éclairage,
le salaire des cantonniers, les fonds accordés aux hospices et aux bureaux
de charité, le traitement et l'indemnité du logement des instituteurs et
des institutrices, et la célébration des fêtes publiques. Ainsi nous sommes
en droit de demander qu'avant de déclarer qu'il y a un excédant de
recettes de 35 millions et, encore mieux, de 45, l'organisateur du
budget municipal n'oublie, parmi les dépenses ordinaires, aucune de
celles qui se renouvellent annuellement et qui se renouvellent, parce qu'en
effet elles sont nécessaires dans une ville riche et exigeante comme
Paris l'est et doit l'être.
Nous réduirions ainsi de plus de 20 millions l'excédant de 1865. Il
reste alors 24 millions et demi (1) de fonds disponibles.
En effet cette somme forme actuellement l'excédant net et libre des
recettes ordinaires sur les dépenses. Nous voulons même bien l'augmen-
ter de 3 ou 4 millions, puisque le service de la Caisse des Travaux publics
coûtera 3,733,100 fr. en 1865, et que nous ne considérons pas cette
dépense comme l'une des dépenses permanentes du budget. Mettons
ainsi 28 millions pour Texcédant; mais regardons encore une fois, et
d'un peu plus près, de quelles recettes on le tire.
(1) Exactement 24,624,846 fr. H c.
LES FINANCES DE PARIS. 393
Les ceiitiinos comiminaiix sont comptés pour 3,084,000 fr., ce qui fait
près (le 200,000 fr., ou un (juiuzième de plus qu'il y a deux ans. La po-
pulation a-t-elle crû, en e(fet,dans la proportion de 15 à 16, ou seulement
est-ce(iu'il y a plusde personnes payant la contribution personniilliî et
mobilière, et plus de petits ouvriers devenus patentables? Pour la
contribution personnelle et mobilière, M. le Préfet dit dans son discours
au Conseil municipal, qu'en 1865, on a dé^yrevé absolument 2,610 et
partiellement 5,758 personnes de plus qu'en 1864. Il en était de même
Tannée dernière. Comment donc le produit de cette contribution et celui
des centimes qui s'y ajoutent augmente-t-il? Pour les patentes, on a
entendu dire dans la dernière discussion du bud(j^t qu'en remaniant
quelque chose à leur ré[]fime, de façon à lui faire produire un peu plus,
on déchargerait de l'impôt toute une catégorie de contribuables pauvres.
Les huit centimes communaux de cet impôt n'en fournisseat pas moins
de 75 ou 80,000 fr. de plus en 1865 qu'en 1863. Les dix centimes de
l'impôt des chevaux et des voitures sont inscrits pour 40,000.
Ceux-ci doivent être effacés déjà du revenu permanent de la ville,
car, en 1866, les chevaux et les voitures ne lui payeront plus rien. La
moindre crise commerciale, le moindre ralentissement dans les affaires
ferait diminuer le nombre de patentes. On perdra donc 40,000 fr.
l'année prochaine, et on perdrait bien vite 60,000 fr. sur les patentes.
Mais ne nous arrêtons pas à de si chétives remarques sur un si gros
budget.
L'octroi, qui a rapporté 82 millions et demi en 1863, doit rapporter
88,283,000 fr. en 1865. A 50 fr. par tête, il faudrait croire que la popu-
lation compte 120,000 individus de plus, ou que les individus qui en
moyenne payaient 50 fr., payent 63 ou 64 fr. C'est un accroissement
bien rapide de la population ou de la consommation. Soit cependant, mais
cela durera-t-il.^ La question est osée et a un air de trouble-fête. Mais,
comme nous le disions ici même, il y a deux ans, en nous occupant
d'une autre façon du même sujet (1), il faut, en matière de finances,
tout prévoir, le mal comme le bien, et ce n'est pas un très-bon calcul
que l'incomparable optimisme qui règne dans les discours officiels et
notamment à l'Hôtel-de-Ville. Il peut arriver on ne sait quoi, dans la
vie d'un peuple, et plus particulièrement dans la vie d'une cité, qui
change profondément, ne fût-ce que d'une manière transitoire, les con-
ditions de son existence.
Les sources de l'activité bâtissante peuvent se tarir à Paris ; la popu-
lation flottante peut disparaître; une partie de la population, qui d(3puis
quelques années est stable, ne trouvant plus ici l'appât du gain, peut
retourner dans les villes de province et dans les campagnes. Les revenus
(1) Livraison de février 1863.
394 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
(le l'octroi seront en un instant bien affaiblis, tant par le départ d'un
fçvaiud nombre de consommateurs que par la moindre consommation de
tous. Supposez seulement 10 ou 15 millions de perte. Ce n'est pas un
chiffre impossible à pr.îvoir, puisqu'il a été possible, en très-peu
d'années, de le voir se produire en plus-value. Mais, quand l'octroi baisse,
quelle est la recette qui se soutient? Est-ce le revenu des halles et
marchés? le poids public? le mesurage des pierres? sont-ce les loca-
tions? les ventes? les taxes des actes? Non, tout s'affaisse à la fois.
Il n'est pas d'un pessimisme insensé de croire qu'à un moment donné le
mouvement de la forUme publique puisse s'arrêter, et que, dans une
certaine mesure, pour quebjue cause que ce soit, nous perdions tous.
État, villes et particuliers, quelque chose de ce que nous avons acquis si
rapidement et peut-être pas assez solidement.
On ne dit pas que c'est aujourd'hui ni demain ; on ne dit pas que ce
puisse être au temps où des contrats obli^j^ent la ville de continuer les
grandes entreprises dans lesquelles elle s'est lancée, mais ce peut être
en un moment où elle sera en^^a^^ée dans de nouvelles dépenses et aura
contracté de nouvelles char^^es. Quelle déception si les revenus dimi-
nuaient sans que les causes de dépense disparaissent, ou même pendant
qu'elles deviendraient plus nombreuses et plus exif^^eantes! Cet excédant
de 25, mettons 30 millions, dont nous voyons que la Ville est si fière
et qu'elle compte pour 45, même pour 55 et 56 millions, quand elle
oublie d'en déduire tout le service de la dette, quelques mois de mau-
vaise fortune l'anéantiraient.
D'où vient en réalité que l'octroi donne 88 millions en 1865, lorsqu'il
donnait 32 millions il y a vin{}t ans, et il y a dix ans la moitié juste du
produit d'aujourd'hui? L'annexion de l'ancienne banlieue et le dévelop-
pement de la population en sont les deux causes. Mais, si l'annexion de
la banlieue est un fait dont les effets ne peuvent disparaître, il n'en est
pas de même du développement de la population. On croit que la multi-
plication des chemins de fer amoncellera toujours de plus en plus
d'habitants dans les grandes villes, et l'on attend les mêmes résultats
dans tous les pays civilisés; mais, ce qui est particulier à laville de Paris,
c'est qu'une partie de la population n'y est appelée que par une demande
de bras que la municipalité ne peut continuer d'employer qu'à la
condition d'entreprendre toujours de nouveaux travaux et d'en entre-
prendre pour des sommes bien supérieures à l'excédant réel de ses
recettes. Ce sont ces travailleurs, qui eux-mêmes accroissent ses recettes
et lui font croire que l'accroissement en est durable. Qu'elle renonce à
ses énormes opérations, et, les ouvriers sans ouvrage retournant aux
travaux des champs, ou se réduisant à une existence de stricte économie,
l'octroi baissera du dixième, du cinquième, peut-être du quart d^ ce
qu'il produit. Il y a là quelque chose de factice qui ne doit tromper
LES FINANCES DE PARIS. 395
personne, ol qui doit au coiUraire (aire désirer à tout le mondi; que les
finances de la ville de Paris, au lieu d'étonner et d'éblouir [»ar l'éclat
(le leurs inélamorphoses rai)ides, soient peu à peu assises siir une hase
solide. El enliii, l'octroi liu-uicine est une source de revenu troublée de
trop d'injustices pour que l'opinion ne se prononce pas bientôt avec
plus d'éner[îie pour le condamner. Nous ne sommes pas encore \h
aujourd'hui, mais personne ne sait ce qui doit arriver demain.
Au lieu de faire des réflexions de ce [yenre, la municipalité de Paris
qui n'a reçu aucun mandat de la population, et qui semble ne vouloir
prendre que pour une malveillance systématique les observations qui lui
sont faites, se complaît à nombrer d'avance les sommes que, dans une
période donnée de temps, la série des excédants de recettes lui procurera.
Elle estime celui de l'année 1863 à 35 millions et demi : en dix ans, elle a
sur ce pied donc 355 millions à dépenser comme elle voudra, et même
410 millions, car elle compte que les recettes ordinaires, déduction faite
du développement des chargées, croîtront chaque année d'un million.
Effectivement l'arithmétique la plus simple nous prouve que 1 et 1
font 2; que 2 et 1 font 3; 3 et 1 : 4; 4 et 1 : 5; 5 et t : 6 ; 6 et 1 : 7 ;
7etl: 8; 8 etl: 9; 9etl: 10; et que 1, 2,3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10
additionnés ensemble font 55. Ce sont là les jeux financiers du conseil
municipal, et ces 55 millions l'enchantent du haut des nua(jes sur les-
quels il les aperçoit. M. Devinck, qui n'en est pas moins une tête fort
capable, remarque même que, depuis dix ans, la plus value des recettes
sur les évaluations a toujours été de 3 millions. Or, sur la base de
3 millions, le calcul de fantaisie s'élève trois fois plus haut, et Ton jouit
en perspective d'une fortune de 155 millions qui ne coûte pas davantage.
Mais, avant de nousoccuperde ce que la Ville veut faire d'ici à dix ans
de tant d'argant, redescendons encore un instant vers la terre.
A notre compte, le véritable excédant des recettes de la ville de Paris
sur ses dépenses, n'est que de 24 millions et demi et au plus, que de 28.
Mais il y a d'autres recettes à estimer que celles que nous connaissons
déjà et qui portent le nom de recettes ordinaires. Seulement il faut se
garder de les prendre pour autre chose que ce qu'elles sont et ce qu'elles
valent. Ces recettes sont les recettes supplémentaires,* les recettes extra-
ordinaires et les recettes spéciales applicables à des dépenses spéciales.
Les recettes supplémentaires se composent, pour 1865, de 2 millions
du reliquat de cai. se de l'exercice de 1864, qui sera clos le 31 mars
1865, de 2 raillions et demi de restes à recevoir du même exercice et de
500,000 de recettes non prévues au budg-et des recettes ordinaires. Ces
recettes trouvent un équivalent dans une somme de 5 millions de dé-
penses supplémentaires, comprenant 2 millions de restes à payer de
l'exercice 1864,1 million de restes à payer antérieurs, et 2 millions pour
396 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
l'imprévu. A la recette, comme à la dépense, ce n'est là qu'une attribu-
tion d'ordre de fonds, qui lie les exercices les uns aux autres, et permet
de ré^^yulariser la comptabilité.
Les recettes extraordinaires montent à 10,553,000 fr., décomposés en
cinq articles : le produit de la vente d'immeubles, provenant d'expro-
priations faites pour l'amélioration de la voie publique, 600,000 fr.; le
produit de la vente d'immeubles divers, 1 million; des contributions
particulières pour travaux et acquisitions diverses, 33,000 fr.; la septième
annuité due par l'État en exécution du traité du 3 mai 1858 : 8,800,000 fr.,
et la cinquième annuité de l'Etat pour la restauration et la mise en état
des lycées, 120,000 fr. Nous n'avons pas besoin de dire que le caractère
de ces recettes est entièrement accidentel.
Les recettes spéciales ne sont pas autre chose que des recettes extra-
ordinaires, qui ne peuvent être diverties d'une application déterminée.
En 1861, elles s'élevaient à plus de 53 millions, parce qu'il y avait eu
cette année là 48,825,212 fr. 50 c. à recevoir des souscripteurs de
l'emprunt de 1860. En 1863, elles dépassaient le chiffre de 57 millions
et demi, parce que l'emprunt de 1860 avait procuré une ressource de
34,956,670 fr., et que la Ville s'était attribué 18,657,754 fr. 91 c. de
la dotation de la Caisse de la boulang^erie, fondée sous ses auspices et à
sa charge, et qui avait cessé d'exister (1;. C'est grâce à des recettes spé-
ciales si considérables que la Ville a, en 1861, eu 202,554,092 fr.25 c.
à dépenser, et 217,600,326 fr. 49 c. en 1853. Cette année-ci, il y a
plus de fonds d'emprunt à recueillir, et les recettes dites spéciales ne
procurent que 9,839,177 fr. 20 c. de ressources, dont un million du
produit de la revente des terrains restés en dehors des alignements,
298,177 fr. 20 c. de la location des propriétés invendues, 1,000 fr. de
produits divers, 8,500,000 fr. d'un reliquat de caisse de l'exercice pré-
cédent, et 40,000 fr. de restes à recouvrer du même exercice.
La récapitulation générale de toutes les recettes en fixe le chiffre total
à 155,590,040 fr. 51 c, dont nous connaissons bien maintenant la com-
position : 130,197,863 fr. 31 c. de recettes ordinaires, 5,000,000 de
recettes supplémentaires, 10,553,000 fr. de recettes extraordinaires,
et 9,839, 177 fr. 20 c. de recettes spéciales.
Nous avons discuté la valeur de l'excédant des recettes ordinaires sur
les dépenses qui reçoivent la même qualification au budget municipal,
et nous avons fait remarquer qu'une somme de 30,926,892 fr. 71 c. de
dépenses dites extraordinaires, appliquée à l'amortissement des dettes,
à une subvention supplémentaire aux établissements de bienfaisance et
(1) Le surplus de la somme de 20 millions dont la Caisse avait été do-
tée une première fois, appartient aux arrondissements de Saint-Denis
et de Sceaux,
LES FINANCES DE PARIS. 397
à divers travaux d'architecture, de ponts et chaussées et de grande voi-
rie, pouvait être en partie inscrite parmi les dépenses ordinaires. Le
bud{;et de 18G5ne limite pas à celte somme les dépenses extraordinaires
de la Ville; il y ajoute "25,177,846 fr. 11 c. de fonds de réserve qui
doivent être employés, concurremment avec les produits des emprunts
(lesquels, par parenthèse, ne se retrouvent plus que dans les reliquats
de caisse des exercices antérieurs), tant à l'achèvement des grandes opé-
rations qui ont fait Tobjet des lois des 4 août 1851, 2 mai 1855, 19 juin
1857 et 28 mai 1858, qu'aux dépenses de toute nature nécessitées par
l'extension des limites de Paris. Cela porte à 56,104,738 fr. 82 c. le
total des dépenses extraordinaires, chiffre auquel nous joindrons les
9,839,177 fr. 20 c. des dépenses spéciales à imputer sur les recettes du
même nom, parce qu'elles sont faites exactement pour les mêmes opéra-
tions. Quant aux dépenses supplémentaires, il a été noté qu'elles ne sont
qu'une sorte de remploi d'une recette d'ordre.
Si nous suivons le raisonnement qui nous a fait réduire à 28 millions
environ l'excédant des recettes ordinaires sur les dépenses que nous con-
sidérons comme nécessaires, nous aurions à y ajouter une vingtaine de
millions de recettes extraordinaires ou spéciales, pour trouver les. res-
sources dont la ville peut disposer cette année pour poursuivre l'exécu-
tion des œuvres qui doivent illustrer, dit-on, et qui ont encore plus
troublé qu'étonné l'époque présente. C'est déjà beaucoup moins que ce
qu'elle a dépensé dans les années précédentes, car enfin voilà l'actif de
son budget réduit à 155 millions, après avoir atteint 203 et 217 mil-
lions.
Il nous est maintenant plus facile de nous rendre compte de la situa-
tion financière de la ville de Paris. Nous savons ce qu'elle reçoit, nous
savons ce qu'elle a à dépenser dans des temps réguliers ; nous savons
enfin ce qui lui reste de fonds disponibles pour les entreprises tout à fait
extraordinaires. Il nous reste à voir quelles sont ces entreprises, et,
pour mieux juger de l'ensemble des ressources qu'il lui est permis d'es-
pérer pour y satisfaire, à supputer d'abord quelles sont les charges qui
pèsent sur son avenir, indépendamment de toute entreprise.
Sur l'emprunt de 1852 il restait à payer, le 1" janvier 1864,
34,070,000 fr. de capital, 7,203,000 fr. d'intérêts, et 4,520,000 fr.
de primes.
Sur l'emprunt de 1855, 68,561,000 fr. de capital, 41,280,757 fr. 50 c.
d'intérêts, et 10,200,000 fr. déprimes.
Sur l'emprunt de 1860, 137,12->,000 fr. de capital, 82,561,515 fr.
d'intérêts, et 20,400,000 fr. de primes.
Il était dû aux hospices un capital de 12,330,528 fr. 90 c. exigible en
1874, et, en attendant le remboursement, 10 annuités de 616,526 fr. 45 c.
398 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
La Ville a payé ou du payer, en 1864, 9,652,601 fr. 45 c. d'intérêts
et de primes à déduire et elle a remboursé 7,396,500 fr. sur le capital
des emprunts. ïl lui restait donc, de ce chef, le 1" janvier 1865,
424,414,064 fr. 90 c. à payer.
A la même date elle devait, non compris les intérêts à servir jusqu'au
remboursement, pour achat d'immeubles, un capital de 4,089,780 fr.
18 c.
Pour les annuités du rachat des ponts, elle devait 11,260,108 fr. 50 c.;
pour le rachat des droits de la c^mpa^^^nie des eaux, 53,360,000 fr. en
46 annuités; pour le rachat du canal Saint-Martin, 10,439,854 fr. 50 c.
Elle devait, en outre, pour contributions à fournir au payement des
dettes des communes qui n'ont été annexées qu'en partie; pour le ra-
chat de l'abattoir des Batig^nolles; pour le rachat des eaux et usines de
Saint-Maur ; pour le rachat des établissements de Bercy, diverses som-
mes dont nous n'avons pas le chiffre exact.
De plus, pour immeubles payables à époques fixes, à la fin de 1863,
5,068,418 fr. 139. c. Additionnez, vous trouverez les cinq cents millions.
Telle est la somme des dettes que la Ville doit payer, quoi qu'il arrive.
Elle a, il est vrai, plus de dix ans et même de vingt ans pour s'ac-
quitter.
Les fonds nécessaires pour le payement de ces dettes ayant été déduits
de l'excédant des recettes, nous n'en diminuerons pas la masse de capi-
taux que la Ville prétend posséder dans l'avenir et qu'elle suppute ainsi
pour dix ans : bonis des exercices antérieurs à 1865, 10,501,985 fr.
67 c; subventions à recevoir de l'État, 24,016,666 fr., sans y com-
prendre les subventions à recevoir après compte ; prix de vente de ter-
rains à recevoir, 14,365,401 fr. 18 c ; terrains et immeubles à vendre,
92,132,200 fr. ; excédants libres des recettes ordinaires sur les dépenses
ordinaires, amortissement acquitté, 355,000,000; plus-value progres-
sive, à raison seulement d'un million par année, 55,000,000; en tout,
551,016,252 fr. 85 c.
Il n'y a de certain dans cette fortune que les 49 millions des trois
premiers articles, puisque les bonis reposent dans les caisses, que les
subventions de TÉtat sont une affaire réglée et que les prix des terrains
à recevoir forment une créance positive. Les 92 millions que l'on aura
des terrains à vendre, on ne les a pas et il pourrait arriver qu'on ne les
eût jamais. La hausse presque insensée du prix du mètre superficiel ne
doit-elle pas arriver quelque jour à son terme ? Elle a fait le désespoir
des locataires et cela n'esl que trop facile à comprendre, puisque 100 fr.
d'augmentation nécessitent, à 6 p. 0/0, 6 fr. d'augmentation sur le prix
du loyer du mèire, ou 1 fr. par étage dans les maisons à cinq. étages au-
dessus du rez-de-chaussée. Or, les terrains qui n'ont coûté que 500 fr.
plus cher que ce qu'ils valent sont assez rares, et sur ce sol touché de la
LKS FINANCES DK PARIS. 399
ba[;ii(;ttc priîCtîclor.de, lo localairo a (încon;, pour 100 mètres carrés, ce
(jui ii'esl j)as un {jrand l()j;ciiicnt, 500 fr. do surcliarjje à payer. Cette
hausse qui a désolé d'abord les locataires, en s'arrélanl, puis en décrois-
sanl, désolera les propriétaires à leur tour, ralentira les ventes et en-
lèvera à la Ville le (juart, le tiers, que sait-on? des millions surles(|uels
elle a com[)tt;. Au moins les terrains sont-ils là (|ui représentent tou-
jours (juehiue chose, ne fiit-ce que la moitié de ce qu'on les estime; mais
les 355 millions d'excédants accumulés et les 55 millions de plus-values
pro{|ressives, si en effet l'avenir peut les donner, l'avenir peut les sup-
primer tout d'un coup et il ne nous paraît pas bien nécessaire de répé-
ter ipiels sont nos motifs pour demander qu'on n'y voie pas de l'arf^^ent
comptant. Il y a dans Pascal une petite phrase bizarre et éloquente sur
le (jrain de sable de l'urètre de Cromwell qui clianf;ea la face du monde
peut-être. Ces grains de sable terribles sont de toutes les époques, et les
financiers de la ville de Paris feraient preuve de prudence en les redou-
tant davantage ou du moins en se rappelant qu'on les a connus.
Leur arithmétique les ayant pourvus pour dix ans de 551 millions,
ils en trouvent l'emploi beaucoup plus aisément qu'ils n'en feront la re-
cette. Ils ont d'abord 223 millions d'engagements à exécuter, dont 73
dans les opérations entreprises avec la participation de l'État. Il y a
58 millions et demi affectés à d'autres grands travaux, et 120 millions
à dépenser pour les ouvrages que l'annexion a rendus nécessaires, et
qu'on doit en effet à la population qui, depuis 1860, donne à la Ville une
si grande part de ses capitaux. Le reste (149 millions et demi) est
compté comme réserve pour travaux divers. Ces 149 millions et une
partie des 120 répondent aux dépenses que nous nous obstinons à consi-
dérer comme des dépenses qu'une ville comme Paris ne saurait distin-
guer de ses dépenses ordinaires, et diminueraient d'autant les 410 mil-
lions d'excédants et de plus-values du budget des recettes idéales de la
période de dix ans qui commence cette année-ci. La Ville n'est pas, du
reste, aussi persuadée de la surabondance de ses richesses qu'elle vou-
drait qu'on le crût, et les derniers rapports de M. le préfet de la Seine,
du comité des finances, du conseil municipal, après l'étalage des excé-
dants et des ressources que promet l'avenir, aboutissent tout simple-
ment à la proposition d'un emprunt.
Emprunter encore, lorsqu'on dix ans on a emprunté 244 millions et
que le dernier emprunt n'a réussi qu'à grand'peine! Voyons, quelle
nécessité nous y pousse? Un seul besoin, la passion sourde et aveugle
d'avoir fait dater d'un seul règne ce qu'on appelle la transformation de
Paris. Eh quoi! la génération qui nous succédera n'aura donc, ne pourra
donc avoir rien à faire? Nous aurons tout exécuté, tout supporté, tout
payé pour elle ! Ou bien elle suivra l'exemple, pour que ses admiiiis-
trateurs n'aient pas l'air de méchants personnages, et alors le gouffre
400 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
s'ouvre et se creuse à l'infini pour enj^loutir les nfiillions que le bon air
est d\y précipiter en constructions et en bâtiments où la réflexion, le
choix, l'art n'ont rien à voir! J'ima[ifine que les cités classiques des
Grecs et des Romains s'y sont prises différemment pour léjjuer à l'admi-
ration inépuisée de vingt siècles les frises divines d'un Parthénon et les
fières arcades d'un Cotisée.
Les travaux extraordinaires de la Ville ont commencé il y a quinze ans.
Nous allons rappeler dans quel ordre. Des lois du 4 octobre 1849, du
4 août 1851 et du 2 mai 1855 dépendent des opérations qui ne sont pas
toutes achevées : la construction des Halles centrales et de leurs abords,
qui coûtait, au commencement de 1864, 46,643,088 fr. 78 c. ; l'établis-
sement de la rue de Rivoli et le nivellement de la place du Carrousel,
83,438,698 fr. 37 c; le dégagement de la colonnade du Louvre,
7,786,101 fr. 56 c. ; le dégagement des abords du Théâtre-Français,
7,362,526 fr. 65 c; le dégagement des abords de l'Hôtel-de-Ville et de
la caserne Napoléon, 16,831,623 fr. 83 c. ; le boulevard de Sébastopol
(rive droite), 16,831,623 fr. 83 c; le projet d'un hôtel des Postes,
3,939,153 fr. 92c.; l'abaissement du pont Notre-Dame, 1,439,886 fr. 58 c.
Ces premières opérations ont ensemble coûté 252,428,106 fr. 93 c.
La loi du 19 juin 1857 a fait exécuter le boulevard Saint-Michel (an-
cien boulevard de Sébastopol, r. gauche), qui a coûté 20,488,752 fr. 61 c;
le boulevard Saint Germain, 18,150,912 fr. 32 c. ; la rue des Écoles et
ses abords, 8,309,722 fr. 07 c; le prolongement de la rue des Mathu-
rins-Saint-Jacques, 1,547,915 fr. 44 c; l'élargissement de la rue de la
Sorbonne, 1,847,865 fr. 84 c; l'élargissement de la rue Saint-Jacques,
633,618 fr. 22 c. ; le prolongement de la rue du Cimetière-Saint-Renoît
et la suppression de la rue Saint-Hilaire, 1,134 fr. 55 c. Total, pour ces
opérations, faites sur la rive gauche de la Seine, 50,999,921 fr. 35 c.
Les travaux exécutés en vertu de la loi du 28 mai 1858 sont plus con-
sidérables. Le boulevard du Prince-Eugène a coûté 52,057,433 fr. 16 c;
le boulevard Magenta et ses abords, 14,805,944 fr. 74 c.; la rue de
Turbigo, 3,410,565 fr. 74 c; l'avenue de Vincennes, 4,646,012 fr. 47 c;
la rue de Rouen et le nouvel Opéra, 43,140,460 fr. 83 c. ; la rue de
Rome, 412,522 fr. 50 c; le boulevard Malesherbes et ses abords,
32,279,283 fr. 46 c. ; le boulevard Reaujon, 10,345,461 fr. 02 c; les
abords de la place de l'Étoile, 2,174,285 fr. 51 c; l'avenue du Roi-de-
Rome, 5,495,566 fr. 98 c. ; le boulevard de TAlma, sur la rive droite,
5,446,188 fr. 62 c; l'avenue de l'Empereur, 5,793,170 fr. 67 c; le
boulevard de l'Aima, sur la rive gauche, 3,584,673 fr. 17 c. ; l'avenue
du Champ-de-Mars, 2,901,679 ir. 35 c. ; le prolongement de la rue de
La Tour-Maubourg, 1,593,354 fr. 71 c; le boulevard Saint-Marcel,
2,828,213f.84c.;l'élargissementdelarueMouffetard,l,724,070f.73c.;
LES FINANGKS DE PAKIS. >iOl
le boulevard de la barrière d'Enfer à la rue MouITetard, 513,084 (V. 28 c. ;
la rue ii()u\cil(; entre la plaee Mauberl el le carrefour des ruos Moufle-
lard el du Fer-à-Moulin, 8()r),057 fr. 26 c.; la rue nouvelle entre l'ex-
tréinité de la rue Soufflot et le carrefour des rues MouITetard et du l'er-
à-Mouliu, 2,328,858 fr. 48 c. ; le boulevard de Sébastopol, dans la
traversée d(! la (-ité, 8,(H(l,29i ir. 73 fr. ; le boulevard Saint-Michel, de
la place St-Micliel ancienne à la place de l'Observatoire, 9,204,438 f. 42c.;
la rue de Médicis, pour risolement du Luxembourg, 1,789,541 fr. 46 c.
Ces travaux ont coûté déjà 215,388,172 fr. 19 c.
D'autres opérations ont encore été entreprises à la suite de l'extension
des limites de Paris, et en vertu des lois du 16 juin 1859 et du
1"'' août 1860. Elles ont coûté, pour la voie publique, les barrières, les
marchés, les casernes, les jardins publics, y compris les bois de Vincen-
nes, les eaux et les égouts, y compris les dérivations commencées des
eaux de la Dhuys et de la Vanne, 91,247,350 fr. 06 c.
Indépendamment des travaux entrepris par des contrats approuvés
législativement, Paris, dans la même période de temps, a dépensé
235,925,301 fr. 35 c, dont 113,188,889 fr. 92 c. en améliorations de
la voie publique; 62,036,794 fr. 24 c. pour les édifices publics;
17,442,657 fr. 45 c. pour les jardins publics et les promenades;
29,083,557 fr. 92 c. en travaux neufs du service des eaux et égouts ;
14,173,421 fr. 82 c. pour des opérations communes avec l'État, le dé-
partement, les hospices, les fabriques.
Quoique nous pensions que la majeure partie de ces derniers 236 mil-
lions puisse être comptée comme dépense ordinaire, faisons comme la
Ville, et ne les distinguons pas d'un total général qui s'élève à
845,988,851 fr. 88 c. Assurément Paris n'a jamais tant dépensé. Cet
immense amas d'entreprises a été payé pour 68,633,333 fr. 33 c. par
l'État; pour 266,622,688 fr. 02 c. par la Ville sur ses fonds généraux,
et pour 259,195,738 fr. 69 c. par la Ville encore sur ses fonds d'em-
prunt. Elle a tiré en outre 145,472,864 fr. 02 c. des ventes de maté-
riaux et de terrains. Le reste, 102,064,227 fr. 82 c, a été couvert par
les opérations de la Caisse dite des Travaux publics.
Tous ces chiffres sont arrêtés k la date du l^"" janvier 1864.
En poussant l'examen jusque sur l'exercice 1864, dont les résultats ne
sont pas constatés avec la même exactitude que ceux des exercices anté-
rieurs, on trouve que, depuis 1854, les grands travaux ont absorbé
900,666,697 fr. (y compris, 12,800,405 fr. 91 de subventions extraor-
dinaires à l'administration de l'Assistance publique), savoir : en grands
travaux d'architecture, pour les édifices religieux, 32,385,000 fr. 46,';
pourlesédifices municipaux et les établissements scolaires, 64, 271,516 fr.
88; pour les Halles centrales, 11,992,317 fr. 56; —en grands travaux
de ponts et chaussées, 49,884,800 fr. 14 ; — en grands travaux de voirie :
"2* SÉRIE. T. XLv. — lo mars 1865. 26
402 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
pour les opérations faites avec le concours de l'Élat, en vertu des lois
de 1847, 1851, 1855 : 191,987,671 fr. 57; en vertu de la loi de 1857,
42,187,728 fr. 59; en vertu de la loi de 1858, 243,367,925 fr. 62; et
pour les opérations faites sans le concours de TÉtat, 112,955,577 fr.
79; soit, en fj^rands travaux de voirie, 590,498,903 fr. 57 .
L'extension des limites de Paris a fait dépenser, pour les édifices re-
ligieux, 5,618,011 fr. 68; pour les édifices municipaux et les établisse-
ments scolaires, 54,894,105 fr. 33 ; pour la voirie, les ponts et chaussées,
les percements, le pava[]^e, l'éclairag^e, les eaux, les égouts, les prome-
nades, les plantations, 69,328,018 fr. 61.
Une somme de 9,033,616 fr. dépensée pour le service de tr/sorerie
complète les 900,666,697 fr.
La Ville a contribué dans ces dépenses pour 650,852,060 fr. 12, dont
276,900,839 fr. 19 de fonds généraux libres ; 260,177,025 fr. de pro-
duits d'emprunts, et 113,775,096 fr. 93 d'avances de la Caisse des tra-
vaux. L'État a fourni 76,900,000 fr. et des établissements publics ou
des particuliers, 397,402 fr. 87. Les opérations ont elles-mêmes procuré
172,516,333 fr. 01 de ressources, dont 44,809,437, 16 par la revente
des matériaux et terrains.
L'injustice me pèse. Je me hâte donc de dire, et je le redirai, que la
hardiesse de tant de mesures, conçues, décrétées, exécutées ensemble, ne
manque pas d'une vraie grandeur, et que, parmi le pêle-mêle de ces im-
provisations, il est des traits qui sont faits pour durer plus longtemps
que nos satires, et pour porter, en effet, à la postérité le souvenir de ceux
dont ils sentent la main ; mais qu'cà leur tour ils ne se plaignent pas d'un
temps qui a été pour eux si plein de facilité et de clémence. Ils auront
fait leur gloire à bon marché, puis(|ue aucune résistance réelle n'a entravé
le jeu de leurs volontés, ni même de leurs caprices. Bien d'autres, avec
le même génie d'entreprise, et un génie tempéré de plus de sagesse,
n'ont rien pu laisser pour attester leur passage dans le monde adminis-
tratif, parce qu'ils n'y étaient pas venus à une époque aussi favorable à
la sacrosainte théorie de l'obéissance absolue et de l'autorité indiscutable.
Qu'est-ce (|ue la piqûre de quelques critiques quand on n'a pas même un
coup de talon à donner pour empêcher l'insecte de nuire ?
La puissance du préfet de la Seine n'a point d'égale (1). Les budgets de
(1) On sent néanmoins dans tous ses discours et dans tous ses écrits
je ne sais quelle crainte d'une résistance. C'est ce qui naguère l'a rendu
si dur en niant les droits de la population parisienne à intervenir dans
ses affaires. Il était facile do dire la même chose avec moins de rigueur :
c< Est-ce bien, à proprement parler . une commune que cette im-
mense capitale ; quel lien municipal réunit les 2 millions d'habitants
LES FINANCES DE PARIS. 403
l'ElaL soiil (lisc.iités [)iil)li(|uein(;iil; le sien ne l'csL pas. Les bu(lp,els de
l'Ëlal. nv soiii pas toujours volés sans modificaUoiis; le sien n'en reçoit
ancuni'. 1! arrèle le eliiffiv, des recetLes, eomiiie c ;lui des dépenses de la
ville dv. Paris, pour 18()/), à la sonnncî de 155,590,0^0 fr. 51; le conseil
municipal n'ajouli;, ne nMranclie pas un cenlinie.
Il n\n retranchera pas un non plus des 550 millions qu'on lui persuade
qui s'y pressent? Peut-on obsci-ver des allinités d'origine? Non ; la plu-
part appartiennent à d'autres départements, beaucoup à des pays étran-
gers, où ils ont conservé leur parenté, leurs plus chers intérêts et sou-
\ent la meilleure part de leur fortune. Paris est pour eux un grand
marché de consommation, un immense chantier de travail, une arène
d'ambition ou seulement un rendez-vous de plaisir : ce n'est pas leur
pays.
« Au milieu de cet océan aux Ilots toujours agités et renouvelés, il y
a une minorité considérable sans doute de Parisiens véritables qui for-
meraient, si l'on pouvait les discerner et les saisir, l'élément constitutif
d'une commune ; mais, isolés les uns des autres, changeant avec une
extrême facilité de logements et de quartiers, ayant leur famille disper-
sée sur tous les points de Paris, ils ne s'attachent guère à la mairie
d'un arrondissement déterminé, au clocher d'une paroisse particulière.
Quel moyen auraient-ils d'ailleurs de se reconnaître et de s'entendre
sur les vrais intérêts communaux?
«Et alors même que les Parisiens proprement dits seraient, par quel-
que privilège renouvelé des temps du moyen âge, mis en mesure de se
retrouver dans la ville, de se grouper pour choisir des mandataires
chargés de leurs intérêts communaux, sauraient-ils toujours se tenir
en dehors du vaste courant qui entraine fatalement ici le suffrage uni-
versel vers le côté politique des questions? Non certes; par la compo-
sition de sa population, Paris ne peut être considéré comme une com-
mune. C'est tout autre chose : c'est une capitale.» — Soit; mais un conseil
municipal, élu par les habitants, ne retranchera rien au rôle que l'État
doit garder dans les affaires de Paris, et on trouverait sans peine- le
moyen de former un corps électoral de véritables Parisiens avec des
conditions d'origine, ou, du moins, de domicile.
Une autre fois ce n'est pas pour nier le droit des Parisiens à s'occuper
des affaires dont on charge leur avenir, que M. le préfet use de la parole ;
il prend le Sénat lui-môme à témoin des peines de sa carrière, et vrai-
ment, c'est trop d'ironie que de se plaindre quand on a eu toute la force
pour faire sa volonté, et qu'on est sûr que l'histoire, oublieuse des con-
ditions morales dans lesquelles les actes s'accomplissent, et ne se sou-
venant, hélas! encore que des résultats, enregistrera son nom parmi
ceux qu'à tort ou à raison elle impose au respect de la foule.
« Chose étrange! S'il est une œuvre devant la({uellc toutes les pas-
sions politiques devraient faire silence, vers laquelle une pensée patrio-
tique devrait diriger tous les bons vouloirs, c'est assurément l'entre-
404 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de compter, d'ici à dix ans, comme des recettes surabondantes, ni des
ôôO millions de dépenses qu'on lui propose de poursuivre, pour faire un
emploi de ces fonds.
L'intérêt de l'État est lié, dit-on, à la continuation du système. En
1862, M. Mag'ne expliquait au Sénat que Paris donne, depuis sa trans-
formation en cité césarienne, plus de 45 millions de revenus annuels au
Trésor. M. Devinck a prouvé que c'est 54; et, cette année encore, il
montre que dans le dernier exercice dont les comptes soient apurés, la
recette de l'État a crû de 14 millions.
L'État doit donc encoura^jer la Ville à agrandir sans cesse un si beau
domaine, et le Corps législatif ne pas tant marchander si on lui parle
de tracer et de subventionner un nouveau réseau de boulevards et de
rues qui sont des routes, de par la loi, et par conséquent des travaux à
payer, en partie, par l'État. Le Corps législatif n'est pas bien vu à
l'Hôtel-de-ville. On lui reproche de ne pas comprendre toutes ces
vérités grandioses et notamment d'avoir rendu la vie bien dure aux or-
donnateurs des dépenses municipales en réduisant le chiffre des bons
prise immense qui fera de Paris une capitale digne de la France, j'ai
presque dit du monde civilisé. En effet, cette ville aimée des lettres,
des sciences et des arts, qui sait en concilier le culte avec les intérêts
industriels et commerciaux de notre époque, ce centre politique auquel
l'Empereur a rendu son prestige et sa prépondérance, n'est-ce pas, en
toute vérité, la Rome des temps modernes? Le tribut d'admiration et
d'hommages que, de tous les points du globe, l'étranger vient lui payer
avec un empressement qui s'accroît tous les jours sous l'empire d'une
attraction de plus en plus irrésistible, n'est-ce pas le signe de la con-
quête du monde par une force plus puissante et plus durable que celle
des armes, par l'influence pacifique des idées, des mœurs, des senti-
ments de notre pays? Ah ! si nos descendants, qui béniront l'Empereur
d'avoir conçu et réalisé cette grande pensée, songent jamais aux ob-
stacles qu'avait à vaincre l'Administration municipale chargée des dé-
tails de l'exécution, ils supposeront certainement que ses efforts ont été
accueillis partout avec une égale faveur, aidés par une jurisprudence
bienveillante, encouragés par les conseils et par l'appui d'une presse
comprenant l'impossibilité de traverser toujours heureusement un dé-
dale de difficultés, et plus désireuse d'excuser, de couvrir les erreurs,
les fautes mêmes, que de s'en prévaloir et de s'en faire des armes d'hos-
tilité ; enfin, vus avec sympathie et reconnaissance par toutes les classes
de la société, même par celle que ses habitudes d'aisance rendent la
plus impatiente de toute gêne et de tout dérangement! Vous savez, Mes-
sieurs, ce qu'il en est au juste, et je désire, pour l'honneur de notre
siècle, que nos neveux n'approfondissent pas trop leurs recherches trop
curieuses à cet égard. »
LES FINANCES DE PARIS. 405
de la Caisse des Iravaiix, qui procure à bon marché un maniement de
fonds considérables, qui a tous ses en{ya{};'menls éclielonnés avec pru-
dence, et dont les dettes sont toutes garanties, non-seulement par le
crédit de la Ville, mais par des valeurs absolument sûres.
Elle avait, le 1" janvier, pour 95 millions de bons en circulation,
(juantité qui doit être réduite à 80 millions dans le cours de l'année.
Or il en échéait pour 53 millions et demi en 1865. Pour obéir à la loi,
la Ville ne peut en renouveler pour plus de 38.
La Caisse des travaux de Paris a été instituée le 14 novembre 1858.
On prétend que son institution était devenue indispensable, et par con-
séquent que ce n'est pas un établissement passafjer. Autorisée en 1862
à émettre pour 125 millions de bons, jusqu'à ce que l'emprunt de 1860
eût été réalisé, elle a dû en réduire le montant à moins de 100 millions
à la fin de Texercice 1863. Il paraît que sa clientèle est nombreuse et
se compose de plus de 14,000 prêteurs qui ne demanderaient pas mieux
que de lui confier jusqu'à 150 et 160 millions.
A en croire la Ville, il n'y a aucune comparaison à faire entre les bons
du Trésor public et les bons de la Caisse. Ceux-ci ne forment pas une
dette flottante. Ce sont de vraies lettres de ,^age dont la valeur est re-
présentée : 1" par l'excédant des revenus ordinaires sur les dépenses
ordinaires de la Ville; 2^ par un fonds de 20 millions en valeurs mobi-
lières incessamment réalisables, dont la Caisse est dotée par la Ville ;
3^ par les subventions que l'État doit à la Ville; 4" par le produit des
ventes de matériaux, de terrains disponibles et par d'autres produits
des opérations en vue desquelles la Caisse a été établie, ressources qui
généralement équivalent aux engagements contractés. La Caisse des
travaux est d'ailleurs soumise à la surveillance d'un comité supérieur
et au contrôle de la cour des comptes.
La première garantie de son papier dont, du reste, nous sommes loin
de nier la bonté et dont nous ne voulons que réduire la quantité, pour
enlever à l'administration municipale l'instrument d'entreprise dont elle
a tant usé, c'est, on le voit, l'excédant des recettes ordinaires sur les
dépenses ordinaires.
Quand nous disons que les financiers de la Ville composent pour dix
ans avec ces excédants annuels de 35 millions et 55 millions de plus-
values, un capital futur de 410 millions, nous ne faisons pas même
le vrai compte de M. le préfet. Il n'y a pas pour lui d'excédants qu'il
ne faille porter à 50 millions, car il n'en déduit pas tout de suite l'amor-
tissement de la dette. Cela fait déjà 500 millions. Il y ajoute 112 mil-
lions et demi de plus-values progressives, à 2 millions et demi par
année. C'est le grand jeu de la spéculation, et M. Devinck, dans son
rapport au nom du comité des finances, ne connaît que le petit.
M. Haussmann ne vise d'ailleurs qu'à faire miroiter un instant de si
406
JOURNAL DES ÉGONOWISTES.
gros chiffres. Une fois qud rébloiiissemerit est produit, il redescend les
degrés, défalque 10 iiiiliioiis pour rauiorîisseiiient, 1 million pour la
subvention extraordinaire des hospices, 14 millions pour les travaux
que nous avons refusé de classer parmi les travaux extraordinaires,
c'est-tà-dire 25 millions. îl ne reste plus que 25 millions d'excédant, et
28 en y joignant, comme nous l'avons fait et comme il le fait à son tour,
la somme allouée pour les dépenses de la Caisse des travaux. Sans les
hypothétiques plus-values de 112 millions, cela fait 280 millions pour
dix ans, et, avec elles, 390. Mais il n'y a guère moins à dépenser pour
achever les grandes opérations entreprises et mener à terme l'assimi-
lation à Paris de l'ancienne zone suburbaine. C'est-à-dire enfin qu'en
admettant que toutes les prévisions de l'Hôtel-de-Ville se réaliseront, elle
aura juste de quoi suffire à sa tâche. Mais dix ans! Qui peut répondre
de dix ans d'une fortune ascendante, surtout quand on a tant joui déjà
des faveurs du hasard? (1)
On ressent vaguement ces craintes à l'Hôtekle-Ville. Aussi désire-t-on
se hâter, sous le prétexte de satisfaire l'impatience publique.
Les situations changent l'opiique des hommes. M. Haussmann, quand
il n'est plus maire ou plutôt roi absolu, dictateur financier de Paris,
quand il administre simplement la fortune départementale, voit les
(1) Et alors sur quel fonds repose cette singulière doctrine économi-
que, professée par M. Haussmann dans son dernier rapport :
« Contrairement à l'opinion la plus commune, les dépenses extraor-
dinaires ne sont pas toujours les ennemies des budgets. Elles les enri-
chissent, au contraire , lorsqu'elles sont faites avec intelligence, parce
qu'elles produisent l'accroissement graduel du revenu et qu'elles de-
viennent ainsi le moyen indirect, mais sûr, de couvrir les dépenses an-
nuelles, dont l'économie la plus sévère ne peut jamais réussir complè-
tement à contenir l'expansion. Si je croyais pouvoir dire, d'une manière
générale, sans aucune réserve, que le procédé le meilleur pour équili-
brer un budget en déficit, à défaut d'une réduction de dépenses qu'on
ne peut pas toujours obtenir, à défaut d'une création de ressources nou-
velles par l'impôt, devant laquelle on recule souvent, est d'élever encore
les dépenses, je mériterais d'être taxé de paradoxe; mais si j'ajoutais
un seul mot, si je disais que ce procédé est d'élever, au lieu de les ré-
duire, les dépenses « productives», sur lesquelles tombent d'ordinaire
les rigueurs de l'économie, parce qu'elles sont moins rebelles aux re-
tranchements que les autres, je n'énoncerais rien de paradoxal ; je pro-
clamerais une vérité ; oui, j'ose le dire, une vérité qui se fera jour avec
ou sans moi. » Ces discours sont excellents à tenir dans les temps de
prospérité et flattent agréablement l'imagination, mais les vieilles maxi-
mes qui conseillent de ne dépenser en satisfactions de luxe que les éco-
nomies faites sur le passé et de ne pas engager imprudemment les
ressources de l'avenir, sont d'une bien autre sagesse.
LES FiINÂNGBS DE PARIS. 407
choses sans illusion, el, coiiiine les [)lus désintéressés observateurs, il
iii(li(|ue les lactiiies et les défauts des lois. Bien des membres du conseil
municipal en sont là. M. Devinck ne résiste pas, dans les conseils de la
Ville, à la contagion d'un opiimisme dan^ifereux. Député de la Seine, il
était l'un des meilleurs analomisles, et, dans un temps oii cette envie
était rare, il u^mIL i)as demandé mieux que d'être l'un des plus utiles
juédecins du budj^^et de l'État. Conseiller municipal, il rabat bien quel-
que chose des chimères financières du lieu, mais, en définitive, pas
grand' chose.
L'Empereur, au nom duquel M. le préfet aime à parler, a dit un jour
au Conseil municipal de Paris: «Je vous recommande surfont, dans
l'examen du budfyei;, de réduire, autant que les finances le permettront,
les droits qui pèsent sur les matières de première nécessité.» Sans doute,
c'est qu'il ne pense pas que l'octroi puisse être maintenu toujours avec
les tarifs dont on l'a composé. En tout cas, cette recommandation n'in-
quiète pas la Commission des finances delà Ville. Son rapporteur,M. De-
vinck, trouve même moyen de la citer : « Ces paroles de l'Empereur,
dit-il, sont toujours présentes à la pensée du Conseil. Pour assurer la
réalisation des vues de Sa Majesté, la seule mirche à suivre était d'ac-
croître d'abord les ressources de la Ville, sans a[î(jravation de l'impôt,
et par le seul fait du développement de la matière imposable. Ce but si
désirable a été poursuivi avec une persévérante et énergique activité.
Pour l'atteindre, il faut continuer avec sagesse la même marche. Les
excédants actuels restant assurés, avant tout, aux opérations en cours,
dont rachèvementest obligé, l'accomplissement de ces engagements, et
des autres améliorations qui restent à faire, en procurera non-seule-
ment le maintien, mais en garantira encore l'accroissement dans les
budgets futurs. Alors la Ville trouvera dans ces excédants, ainsi sauve-
gardés et accrus, les seuls moyens certains de diminuer efficacement les
charges des contribuables, sans tarir les sources du travail et de la pros-
périté publique.» En bon français, cela veut dire qu'il n'y faut pas
compter.
Et, en effet, comment la Ville songerait-elle à un dégrèvement quel-
conque des impôts de la commune, lorsque sa préoccupation est de
disposer les plans des entreprises qui suivront celles qui absorbent
toutes ses ressources et de faire accepter, dès à présent, la proposition
d'un emprunt destiné à les achever plus vite. M. le préfet n'est pas,
d'ailleurs, d'avis qu'il faille donner, même une illusion, aux rêveurs
qui s'imaginent que l'on peut réformer l'octroi. C'est bien assez, pour
lui, que de faire remarquer que les droits d'octroi n'ont pas été relevés
depuis que la Ville est si dépensière. Peu importe, du reste, à la muni-
cipalité les dissertations sur les impôts. L'octroi est son levier pour la
transibrmation de Paris; elle s'en servira, quoi qu'on en dise, et n'a
408 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
qu'un souci , celui de terminer au plus vite ses principales opéra-
tions de voirie, comme le boulevard de l'Empereur, l'avenue de
l'Aima (n" 1), le boulevard Haussmann (2" section), la rue de
Rouen (une partie), le boulevard Magenta, la rue Gay-Lussac, l'ave-
nue Latour-Maubourg : travaux entrepris en participation avec l'État,
et l'avenue Joséphine, le boulevard d'Iéna, la place du roi de Rome, la
rue François pr, le boulevard Haussmann (3^ section), les rues Neuve-
des-Mathurins et de la Madeleine prolongée, l'élargissement de la rue de
la Pépinière, la rue Lafayette, dont la ville est chargée seule.
Abattre tant de maisons, dont la plupart, il y a vingt ans, paraissaient
si belles et bâties pour un siècle, cela fera-t-il baisser le prix des ter-
rains et des loyers? Sans doute, diront les démolisseurs. Un des
arguments favoris de la préfecture de la Seine , pour qu'on ne
l'accuse pas d'être cause de la hausse si pénible des loyers que nous
supportons depuis dix ans, c'est que chaque année il se bâtit beaucoup
plus de maisons qu'il ne s'en démolit, et que les maisons nouvelles con-
tiennent plus de logements que les anciennes. En 1864 encore, il y au-
rait eu 3,098 maisons bâties ou agrandies contre 1,383 démolies, en
entier ou en partie, et 21,789 logements créés contre 6,113 suppri-
més. L'augmentation est de 15,676 logements. Par conséquent, si on
paye cher pour se loger, la faute n'en est pas à la Ville, et son remue-
menage de démolitions et de bâtisses a, au contraire, pour effet de nous
donner des milliers d'appartements nouveaux chaque année. En ce mo-
ment-ci, nous en aurions à notre disposition 629,421. Soit, mais on
oublie qu'on appelle incessamment dans Paris de nouveaux locataires,
destinés à devenir, tout à la fois, les ouvriers des grands travaux et les
contribuables du budget municipal, et que, si la Ville s'en trouve bien,
puisque son octroi y gagne des recettes toujours nouvelles, la popu-
lation y perd tout le profit dont on la suppose nantie par l'ouverture de
tous les logements dénombrés par la statistique officielle. A quoi sert de
lui montrer qu'elle aurait de quoi se loger, quand elle ne sait que trop
bien qu'à mesure qu'il se bâtit une maison, il arrive un flot de ba-
layeurs, de maçons, d'architectes de la province et de l'étranger, pour
l'envahir du grenier aux caves? M. le préfet dit que les loyers vont
baisser, qu'ils baissent déjà. Dieu soit loué! Mais, que la Ville s'y at-
tende, cette baisse des loyers, si impatiemment attendue des particu-
liers, ce sera le signal d'une réaction des prix, des salaires, des recettes,
dont sa caisse sentira le contre-coup. Nous en serons bien fâchés, mais
nous ne pourrons que nous réjouir de l'être, car nous y gagnerons
d'être moins taillés à merci, non par les propriétaires, mais par les
nécessités de la propriété, et si la Ville arrête un peu sa géométrie et
son architecture, il ne nous déplaira pas non plus de ne plus respirer
tant de poussière monumentale. On en a fait bien assez, et une halte
LES FINANCES DE PARIS. 409
dans cette fiévreuse activité serait plus profit;i!)Ii'. que la persistance.
A (juel ami dirioiis-noiis : «Vous vous êtes embarqué sur un courant
traffaires qui vous eutraîne; ne faites aucun effort pour couper le flot
et vous fliri{T^er vers la rive; doublez de voiles, au contraire; courez,
volez plus vite : c'est le seul moyen de ne pas échouer.» Passe encore
si la barque n'était montée que pir ceux qui ont le plaisir et l'honneur
de la con luire; m;iis il y a des passafyers avec l'éijuipa^îe, et qui n'ont
pas demandé de faire un voyage si long.
Mais, nous l'avons vu, la nouvelle théorie, c'est que plus on a de
charges, plus il faut dépenser, et que si l'argent disponible manque, il
en faut emprunter de toute manière. Les vieux instruments k battre
monnaie ne suffisent plus. La Ville contracte des engagements avec des
compagnies qui, couvertes par son crédit, émettent des valeurs et élar-
gissent, quoi qu'on fasse pour l'empêcher, le cercle de l'écroulement de
l'ancien Paris.
N'insistons pas sur le caractère de ces traités qui ont été remarqués et
où des esprits, habitués à juger les affaires, ont cru découvrir une façon
d'étendre son crédit au delta des limites que la loi a fixées à la Caisse
des travaux de Paris et que chaque année le Corps législatif rétrécit
encore. Il ne nous paraît pas étonnant que la Ville, serrée d'un peu trop
près, cherche à trouver des facilités qui lui manquent, et nous ne la
blâmons même pas de le faire, mais nous n'en sommes que plus sur-
pris de voir qu'en même temps elle a tant de prétentions cà une opu-
lence supérieure à tous les obstacles et à laquelle toute audace est
permise.
' Pourquoi tant de pompe dans des combinaisons de calculs, qui abou-
tissent à déclarer qu'un nouvel emprunt est nécessaire?
M. le préfet fait entendre quelque part dans son mémoire qu'il est
question dans les conseils oii le sort de Paris se décide, de faire succéder
à la série des travaux qui s'exécutent et qui sont loin d'être achevés,
une série d'œuvres de la même importance, et, après avoir fait bien
sentir au Corps législatif, car c'est à lui évidemment qu'il s'adresse, que
les fonds qu'il vote pour la part de l'État dans tous ces travaux ne sont
pas le dixième de ce que la Ville dépense, il menace de ne plus rien en-
treprendre si ce secours lui est refusé. La contradiction est évidente.
Si la Ville est si riche, de quel appui a-t-elle besoin? Et si elle ne l'est
pas, pourquoi ne pas ralentir cette fureur de rénovation qui la met dans
la gêne, puisqu'elle pense à emprunter, et qui peut la mettre un jour
dans de plus sérieux embarras?
Paul Boiteau.
410 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
LA RÉFORME SOCIALE EN FRANCE:
FAR M. E. LE PLAY (^)
Pour imprimer en lête d'un livre ce titre : Réforme sociale, sans re-
douter aucune qualification déplaisante, il a fallu à M. Le Play non-
seulement la confiance qu'inspire la droiture des intentions, mais celle
que donnent une haute positioii sociale et scientifique, des services
éminents, la confiance des g-ouvernements. Malgré les nombreuses et
graves réserves que noijs aurons à faire sur ses solutions, nous le félici-
tons de ce titre et du courage qu'il suppose. Il esi; bon que des hommes
en possession d'une grande autorité morale, et dont on ne peut accuser
ni les passions subversives ni les intérêts égoïstes, rappellent sans cesse
aux sociétés humaines, trop contentes d'elles-mêmes, combien elles sont
faibles et vicieuses. Ce n'est pas que la religion, Tœil fixé sur la perfec-
tion chrétienne, manque de proclamer cette vérité dans les chaires et
dans les livres, comme c'est son devoir; mais sa critique tombe trop
souvent dans la déclamation et dépasse le but, ou bien elle perd de son
crédit, comme usant et abusant d'un thème tout fait. La science, m.oins
ambitieuse de l'idéal, se montre plus complaisante à Tadmiration :
éblouie de quelques progrès réels, elle admet volontiers un progrès
général et continu; elle y a trop de part pour être tout à fait clair-
voyante et sincère. EL cependant quels désordres, quel chaos, quelle
fragilité il est facile de découvrir dans les sociétés les plus renommées,
pour peu que le sens moral et la luinière intellectuelle guident les re-
cherches! Pour ces tristes découvertes il suffit de la bonne foi dans
l'âme et de qaôi-|ue vigueur dans Tesprit; tandis que, pour les proclamer
devant un monde enchanté de ses mérites et prompt à jeter la pierre à
tout réformateur, il faut, nous le répétons, du courage.
Sans s'arrêter aux scrupules et aux objections, M. Le Play a passé
outre, et il a bien fait. Les deux vices principaux qui corrompent la
société française jusque dans la moelle des os sont, à ses yeux, l'anta-
gonisme entre les citoyens, l'instabilité dans les gouvernements, d'où
dérive, comme triste conséquence, le défaut d'harmonie sociale, laquelle
est la condition normale et le but suprême de toute société. Il est diificile
de nier ces prémisses. L'antagonisme éclate là où devrait exister l'ac-
cord : entre les patrons et les ouvriers, entre les riches et les pauvres,
(i) 2 vol. in-8. Chez Henri Pion.
LA RfiFORMK SOCIALK M FRANCE. 411
rnliv les adiniiiistn'îs oL l s jioiivei'nanls, onlix lo.s villes cL Ws cainpa-
i;ii('s; il esl iiK'mi' an sein des laniillos, eiilre mari et feiiiine, enln; pa-
rents et enCants, entre frères. Quant à riiistal)ilité de nos institutions
dej)uis (juatre-vinfyts ans, elle est trop bien établie par l'histoire pour
avoir besoin de preuves, et l'avenir n'offre que de douteuses garanties
rontre le retour de pareilles vicissitudes.
Pour constater et corrip,er tant de vices, pour contenir tant de mobi-
lité, M. Le Play a eu recours à une méthode qu'il a inventée, ou du
moins perfectionnée à un tel point qu'il n'y a point d'injustice envers
personne à lui en rapporter l'honneur : c'est la méthode des monogra-
phies, ou description approfondie de l'état économique et moral de
familles, choisies avec tact pour représenter la condition moyenne des
familles pareilles. Comme instrument d'observation locale ou person-
nelle, la inonographie nous paraît d'une puissance incomparablement
supérieure aux vagues généralités qui remplissent trop de livres. Armée
d'un tel instrument, l'analyse pénèlre dans la profondeur de l'organisme
familial et social, avec une sûreté de main et d'œil dont n'approche
aucun autre procédé. Je ne connais guère, je l'avoue, d'étude plus
attachante que celle des quatre-vingts monographies qui remplissent les
deux ouvrages publiés par M. Le Play et ses collaborateurs : les Ouvriers
européens (t) et les Ouvriers des Deux-Mondes (2); c'est la vie humaine
prise sur le fait, dans son intimité la plus secrète. J'y retrouve l'im-
pression saisissante de réalité que me donne la vue d'un fragment végétal
ou auimal observé au microscope. La monographie des familles c'est,
en effet, le microscope appliqué cà l'économie sociale; une vive concen-
tration de lumière qui dissipe toute obscurité, associée à un grossisse-
ment qui exagère les dimensions. Mais, infaillible dans ce qu'il montre,
le précieux inslrumenl induit en erreur celui qui s'y fie pour les propor-
tions et les relations des objets. On n'étend avec sûreté les révélations
du microscope au champ entier de la science qu'cà l'aide de tous les au-
tres procédés : la loupe et l'œil nu, le raisonnement et le cnlcul.
Je crains que M. Le Play n'ait pas fait usage, avec une égale impar-
tialité, de ces divers instruments; sa prédilection pour les monogra-
phies est posée dans l'avertissement comme dans la conclusion; elle
s'étale à chaque page, à chaque paragraphe; elle inspire l'ouvrage d'un
bout à l'autre; non-seulement Fexcellence, mais l'absolue supériorité de
cette méthode et presque son exclusive légitimité est proclamée. Il devait
arriver à M. Le Play, pensant, observant et écrivant sous l'empire de
cette préoccupation excessive, ce qui arriverait à tout naturaliste vou-
lant écrire l'histoire nalurelle à l'aide du seul microscope : ou bien il se
(4) 1 volume in-folio.
(2) 4 vol. in-8.
412 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
cantonnerait dans un cercle étroit d'études, ou bien ses généralisations
seraient hisardées et souvent fautives.
Aussi l'insuffisance de la méthode se trahit-elle avec une évidence
non équivoque, soit dans les livres de M. Le Play et de ses collaborateurs,
soit dans les discussions publiques qui s'y rattachent. Dans les livres,
chaque monographie est suivie de Notes qui en sont d'ordinaire la
partie la plus instructive, et cependant elles ont été recueillies par voie
d'observation générale, suivant le procédé ordinaire. Dans les séances
de la Société d'économie sociale, instituée pour l'application des vues de
M. Le Play, quiconque y a asssisté a remarqué qu'après le rapport fait
sur la monographie, objet primitif de la discussion, le débat réel s'en-
gageait toujours, non plus sur la famille ainsi analysée, mais sur telles
questions que l'on pouvait y rattacher. La monographie disparaissant,
l'éloquence des orateurs se donnait pleine carrière à côté et en dehors :
à la fin des séances, personne ne pensait plus à la famille qui en avait
été le prétexte.
Ce défaut de lien logique entre l'étude spéciale et l'étude générale est
devenu si manifeste que, dans sa présente session (1864-1865), la Société
d'économie sociale ne s'est plus assujettie à prendre une monographie
quelconque pour base des discussions; réformant son règlement, elle a
admis que l'on pourrait désormais aborder d'emblée tout sujet accepté
par le bureau, ce qui est le retour aux usages de toutes les sociétés
savantes, et en particulier de celle d'économie politique. Sans être mé-
connue ni répudiée, la monographie est ramenée à son rôle propre,
l'exacte et minutieuse perquisition de certains faits circonscrits dans un
cadre étroit de temps, de lieux et de personnes. Elle ne sortira, avec
autorité, de celte limite que lorsque l'accumulation de centaines et de
milliers de descriptions permettra, par le rapprochement ou l'opposi-
tion des caractères, de constituer ce que les naturalistes appellent des
monographies d'espèces, de genres, de familles, de tribus. Jusqu'à pré-
sent elle en est encore aux monographies d'individus sociaux.
On pressent déjà comment la nature même de la méthode aura servi
et desservi M. Le Play. S'agit-il de faits actuels observés par lui ou ses
amis? ils sont parfaitement examinés, décrits avec une précision supé-
rieure. S'agit-il de conséquences pratiques à en déduire, de faits analo-
gues à déterminer à distance, de jugements à porter sur un pays ou une
époque? la méthode fait défaut ou elle est témérairement appliquée : les
appréciations, les conclusions manquent de solidité, et trop souvent
elles s'égarent à côté de la vérité. Où il fallait tenir ses yeux tout grands
ouverts pour bien voir le paysage, M. E. Le Play en a soumis quelques
coins au microscope! Il s'est exposé à mal juger de l'ensemble.
Dans les cas, nombreux du reste, oii il rentre dans le système com-
mun des études scientifiques par l'observation générale des institutions
LA RÉFORME SOCIALE EN FRANGE. 413
et des mœurs, M. Le Play, fidèle aux mêmes propensions (pour employer
son mot favori), invoque exclusivement Thistoire et repousse la philo-
sophie, la lojiiqiie, la Ihéorie politique ou morale; aux idées préconçues,
il enlend opposer ih^ faits : méthode exchisive que nous juji^eons inad-
missible dans la science sociale, et à peine tolérable dans les sciences
naturelles, où les hypothèses provisoires servent presque toujours de
point de départ pour les découvertes.
Que l'économie polili(pie ou sociale ne puisse se contenter de l'his-
toire pour boussole, est-il nécessaire de le démontrer amplement? L'his-
toire n'a jamais été qu'une réalisation très-imparfaite du vrai, du bien,
du beau, du juste; les vices que nous découvrons dans les sociétés con-
temporaines ont leurs racines profondes dans les sociétés passées. Le
xix" siècle lui-même, qui occupe le sommet de la civilisation, n'est que le
XL* dans les annales certaines de Thumanité. Pour le xxv* siècle, nous serons
le moyen âge, pour le xxx* siècle nous serons l'antiquité, et, sans aller
aussi loin, nous pourrions bien passer pour des barbares aux yeux de
notre postérité du xx* siècle : ce n'est pas la conduite de la Russie en
Polog^ne ou celle des États-Unis qui déîournenient de notre temps cet
arrêt sévère ! Et Ton penserait à enfermer nos recherches d'améliora-
tions sociales, nos progrès d'avenir, nos espérances de perfectionne-
ment, dans la courte mesure du passé ! Autant vaudrait prendre l'en-
fance pour mesure de la virilité.
En admettant l'observation et l'histoire pour ses seuls guides, au lieu
de les mettre au service d'une philosophie, elle-même d'ailleurs fondée
sur les faits, M. Le Play se prive de tout critérium qui l'aide à séparer
l'ivraie du bon grain; il s'expose à reconnaître une valeur durable à
des institutions dont le rôle dut être éphémère; une autorité à des hom-
mes et des opinions qui n'en ont pas. Homme du xix*^ siècle, il participe
cependant aux lumières de son temps, et découvre des abus qu'a sapés
la raison publique; mais, contemporain de la monarchie absolue, de la
féodalité, du servage, de l'esclavage, de l'oppression de la femme, il
eût manqué d'arguments pour attaquer ces iniquités, car elles étaient
toutes fondées sur la tradition historique; elles n'ont été emportées que
par une réaction de liberté et d'équité novatrices contre la routine, par
le triomphe de Vidée sur le fait. M. Le Play doit augurer a priori que
d'autres legs survivent encore des sottises, des préjugés, des erreurs du
passé, et, pour les découvrir comme pour les démolir, l'esprit doit se
fixer sur la contemplation d'une société idéale et parfaite, non sur le
souvenir des informes ébauches de société qui jalonnent la route du
genre humain. Par son esprit, qui embrasse le temps et l'espace, en avant
et en arrière, tout homme est uu Janus à deux faces, l'une tournée vers
le passé, l'autre vers Taxenir ! M. Le Play répudie ce lumineux symbole
de la science, et répète, après Salomon, que rien n'est nouveau sous le
a 4 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
soleil; il se déclare «conduit à penser que l'esprit d'innovation qui a^jite
aujourd'hui l'Europe sera parfois moins utile à la réforme sociale que
ne le serait le retour pur et simple au passé.» Il est d'avis que, en tout
ce qui se rattache aux ioudements de l'ordre social , Tesprit humain a
épuisé la plupart des combinaisons utiles, et ne saurait {juère innover
-avec fruit. Et ces fondements sont, à ses yeux, outre la famille et la
propriété, la reli^jion, le gouvernement, le travail.
La science sociale ne peut s'accommoder de ces méfiances envers Ta-
venir et le progrès. Sans remonter bien haut, depuis moins de quatre
siècles, riiumanité a inventé, en fait de relig'ion, la réforme protestante ;
en fait de gouvernements, les constitutions parlementaires; en fait de
famille, l'égalité de droit entre les enfants; en fait de propriété, le sys-
tème actionnaire; elle est en voie d'inventer, en fait de travail et de
capital, une association d'intérêt : tout autant de belles et bonnes choses
dont Salomon et ses successeurs n'entendirent jamais parler. Et combien
d'autres nouveautés viendront, peut-être plus inconnues encore !
La science sociale, que M. Le Play définit très-bien « la connaissance
des faits et des principes qui se rattachent à l'existence des sociétés hu-
maines, » ne peut donc être réduite à des études rétrospectives. Elle doit
se compléter par des études dogmatiques et philosophiques, dont le
double objet peut ainsi se formuler :
1^ «Etant donné l'homme avec ses besoins corporels, ses sentiments
moraux, ses facultés intellectuelles, déterminer les conditions de l'ordre
social les plus propres à donner satisfaction à ces besoins, à ces senti-
ments, à ces facultés, en les faisant concourir à l'amélioration générale
de l'humanité autant qu'au bonheur des individus.
2o «Etant donnée une nation avec le caractère que lui assignent sa po-
sition géographique, sa tradition historique, ses aspirations collectives,
déterminer les conditions les plus propres à utiliser ses dons naturels,
développer sa tradition, satisfaire ses aspirations, accomplir en un mot
sa destinée, au profit de tous comme au sien propre. »
C'est dire que la science sociale doit s'appuyer sur une philosophie
psychologique et politique, pour passer au crible l'immense et confuse
multitude des faits sociaux, soit vivants, soit disparus, en vue de garder
les uns et rejeter les autres. En vain l'on argue de l'Incertitude et l'in-
stabilité des doctrines morales, politiques et philosophiques ; les doc-
trines qui ont la prétention d'être plus scientifiques ne sont pas moins
variables. La religion du Décalogue, la philosophie de Socrate, de Platon
et d'Aristote, la morale de l'Évangile et même celle de Sénèque et de
Marc-Aurèle, le droit de JusLinien, survivent aujourd'hui à travers toute
la distance de vingt siècles, en proportions bien plus considérables que
la physique, la chimie, l'astronomie, l'hisloirc naturelle de ces mêmes
âges; et même depuis Bacon, qui a réformé la méthode, ces sciences
LA RÉFORME SOCIALE EN FRANCE. 115
ont inoins chanj'/^ que celles prétendues plus exactes. C'est (jue la rai-
son qui affirme le bien, le vrai et le juste, est un instrument de certitude
moins faillible encore (jue l'observation (jui s'attacbe à des phénomènes
contiujients, et les iiiter|)rète d'après sa courte science d'aujourd'hui ou
d'hier.
En face d'un problème social, la première question que doit se poser
le sap,e, est donc celle-ci : Que veulent la justice et la raison? M. Le Play
au contraire s'est constamment demandé : Qu'en pensent les hommes
les plus compétents ? qu'ont fait les peuples les plus libres et les plus
prospères? qu'en dit l'opinion publique de l'Europe ? qu'enseigne l'ex-
périence du fienre humain ? — Il n'est certes pas superflu de se livrer
à ces recherches érudites, mais en se réservant le contrôle supérieur de
la justice et de la raison. Qui peut, en effet, se flatter de connaître les
hommes les plus compétents ? Y en a-t-il même en fait de science so-
ciale ? qui peut se croire l'interprète de l'opinion et de l'expérience,
parlant par des millions de voix et de faits contradictoires ? Quel peuple
présente un degré suffisant de liberté et de prospérité pour faire auto-
rité? Est il d'ailleurs toujours possible d'importer en un pays les insti-
tutions d'un autre pays ? IN'y a-t-il pas des variétés de lois sociales
suivant les temps, les races, les lieux, les origines, comme il y a des
variétés d'animaux et de végétaux ?
En toutes ces délicates et difficiles recherches, la raison est, on le
voit, l'auxiliaire indispensable de l'observation; la clairvoyance de Tune
dirige les tâtonnements de l'autre. M. Le Play, nous le regrettons pour
la solidité de son œuvre, qui a l'aspect et les proportions d'un vrai mo-
nument, a trop sacrifié les idées aux faits, la raison à l'observation, la
science générale à l'expérience de très-petite étendue, la justice durable
à une utilité transitoire. Que peuvent enseigner 80 monographies rela-
tivement à l'immensité du globe et à sa population d'un milliard d'habi-
tants qui s'y succède, à un certain degré de civilisation, depuis 4,000
ans ? Les préceptes, tels que ceux-ci : Aimez votre prochain, soyez juste
envers autrui , honorez vos parents, respectez la femme et la jeune fille,
ne volez pas, ne tuez pas, ne trompez pas, ne mentez pas, ont mille fois
plus d'autorité morale que la pratique contraire, invariablement suivie
depuis l'origine du genre humain. Le fait n'est souvent qu'un méfait.
II
M. Le Play a divise son vaste travail en huit grands chapitres intitulés :
Introduction, la Religion, la Propriété, la Famille, le Travail, l'Asso-
ciation, les Rapports privés, le Gouvernement, dans lesquels il passe en
revue à peu près toutes les questions qui relèvent de la science sociale.
En prenant chacun d'eux dans son esprit général, et sans entrer dans
41 « JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
une analyse de détail qui serait impossible, nous y découvrons ce mé-
lange de vérité et d'erreur que nous avons signalé dans la méthode
même: vérité dans les faits directement observés, erreur ou tout au
moins incertitude dans un grand nombre de déductions et d'applications.
L'Introduction a pour objet d'opposer aux idées préconçues les faits.
L'auteur établit dans une série de propositions : que l'urgence de la
réforme est signalée en France par l'antagonisme et l'instabilité qui
agitent le corps social ; — que le mal actuel est surtout dans les désordres
moraux qui sévissent malgré le progrès matériel ; — que la réforme
des mœurs n'est point subordonnée à l'invention de nouvelles doctrines,
l'esprit d'invention étant aussi stérile dans l'ordre moral qu'il est fécond
dans l'ordre physique; — que les nations ne sont fatalement vouées ni
au progrès ni à la décadence ; — que les vices de la race peuvent être ré-
formés par les institutions et les mœurs. M. Le Play accuse ensuite les
théories d'histoire de nous donner le change sur les conditions de la
réforme, et il leur oppose l'observation des faits sociaux et surtout la
vérification des principes indiqués par V observation auprès des patrons
ayant l'affection de leurs ouvriers.
Toutes ces thèses contiennent assurément leur part de vérité; mais sous
chacune on sent comme une légère dissonance avec le ton juste, si bien
qu'on pourrait, sans trop froisser les lecteurs, établir à côté de chacune
une variante encore plus exacte. L'antagonisme, l'instabilité, les désor-
dres moraux n'ont que trop de réalité ; mais c'était bien pire encore
dans le passé : aujourd'hui 38 millions d'hommes vivent en paix et avec
un bien-être passable sur le sol de la France, autrefois la moitié de ce
nombre y trouvait difficilement place et était divisé par les douanes in-
térieures, par la guerre civile, par les guerres religieuses, par la diffé-
rence des classes , par les barrières des lois industrielles et commer-
ciales, civiles et politiques. N'est-ce pas opposer des idées préconçues aux
faits les plus avérés^ que d'insinuer qu'il y avait dans l'ancienne France,
du xi'' au XVI® siècle, plus d'unité, d'homogénéité, de paix intérieure, de
prospérité économique, que de nos jours ? Pour adhérer à la thèse de
M. Le Play, il faudrait admettre que chaque commune était, pour la
population, pour le travail, pour la science, supérieure à ce qu'elle est
aujourd'hui; thèse à peine soutenable pour la moralité. M. Le Play
ajourne cette démonstration, et en attendant il assimile l'ancien régime
européen, avec l'intention d'en faire l'éloge, à celui qui survit encore
en Russie, en Pologne, en Turquie, en Hongrie, dans les principautés du
Danube, dans les provinces slaves contiguës aux États allemands. Quelle
plus sévère condamnation pourrions-nous prononcer contre le passé ?
Quelle meilleure justification des réformes même révolutionnaires ? Est-il
un citoyen de l'Occident, qui, après avoir balancé les avantages et les in-
LA RKFORME SOCIALE EN FRANCE. 4 17
convénienls, déserterait la France ou TAni^leterre pour devenir sujet du
czar ou du sultan, membre de la société russe ou turque ? Ce que M. Le
Play découvre en Orient de solidarité entre les classes extrêmes de la
société mas(|ue la servitude, Toppression, ri[;noranceet la misère. L'har-
monie sociale doit naître du libre essor des individualités : elle n'est pas
le silence; sinon à ce compte les pays d'esclava{}e seraient les pays mo-
dèles ; nulle part il n'y a plus de calme, plus de rési,'j;nation, plus d'accord
apparent entre la propriété et le travail. En un jour le Nord des États-Unis
assiste à plus d'anta^jonisme entre ses libres citoyens que le Sud en un
an. Les républiques espa^ynoles sont bien plus agitées que les îles de Cuba
et Porto-Rico, plus que le Brésil, où rè(jne encore resclavap,e. Mais, à la
vue de ces contrastes, tout homme de notre époque redira avec Tacite :
Malo periculosam lihertatem quam quietam servitutem. Le remède aux
stériles et périlleuses agitations ne peut être demandé qu'à une civilisa-
tion supérieure qui est dans l'avenir. Récemment encore le Père Hya-
cinthe proclamait avec éloquence cette vérité dans la chaire de Notre-
Dame.
... Il est à espérer que.... l'humanité, réconciliée avec Dieu et avec
elle-même, entrera dans l'ère des grandes applications... Oui, l'ère des
grandes applications, cette ère qui est dans l'avenir et qui n'est pas dans
le passé! Dans le passé, la fixation des lois immortelles de la raison hu-
maine, des lois immortelles de la révélation chrétienne ; dans le passé,
le code des grandes lois immuables de la société chrétienne, et l'Église
ne cessera pas de les invoquer. Mais dans l'avenir, comme aussi dans le
présent, l'application toujours neuve, toujours jeune, toujours progres-
sive de ces lois immuables... on ne revoit pas deux fois le même siècle.
Donc, notre ère glorieuse, elle est en avant, je le répète, elle n'est pas
en arrière. L'instinct des grands peuples l'annonce d'un monde à l'au-
tre... Nous devons nous tenir prêts à une grande rénovation religieuse et
sociale qui doit changer le monde, comme il n'a pas été changé une
seule fois, si ce n'est par le christianisme.
Quant à l'autorité des « hommes compétents, » c'est-à-dire des pro-
priétaires, négociants, manufacturiers, que M. Le Play élève au-dessus
de tous les autres membres de la société, a-t-il bien tenu compte des
préventions de l'intérêt privé? Quiconque profite d'un certain droit social
le juge avec faveur. Au xn'' siècle, les seigneurs eussent rendu à M. Le
Play très-bon témoignage de la féodalité; à Rome, les cardinaux trou-
vent admirable le gouvernement du Pape ; le clergé anglican est enchanté
de l'union du temporel et du spirituel; dans les colonies à esclaves,
les maîtres se tiennent pour contents de ce qui est; le sultan bénit la
polygamie. Pour apprécier une société, la plainte de ceux qui souffrent
et l'opinion de ceux qui pensent l'emportent sur le suffrage des heureux
du siècle. Les pauvres, les malheureux parlent tout autrement. Irrités
:2* SÉRIE. T. XLV. — 15 mars J865 ?T
418 JOURNAL DES ÉCOiNOMISTES.
du seul souvenir du passé, froissés du présent, ils aspirent ardemment à
un avenir meilleur, et M. Le Play, en les consolant par la perspective
d'un retour vers le moyen kfçe, ne peut que raviver leurs colères. Pas
plus que les ouvriers, la science n'admet que les patrons soient des au-
torités en économie sociale. D'autorités, il n'y en a pas, en dehors de
l'adhésion générale donnée à une doctrine par les hommes d'étude et de
théorie.
Avec le chapitre de la Religion, M. Le Play entre sur le seuil de son
sujet. Il établit, comme un fait, et en laissant de côté tout débat dogma-
tique, que la religion a toujours été le premier fondement des sociétés ;
— que le scepticisme moderne n'est justifié ni par l'histoire, ni par la
pratique actuelle des peuples libres et prospères. Ces peuples libres et
prospères, il les passe en revue : c'est la Russie, où manque pourtant de
son aveu la liberté religieuse; c'est l'Angleterre, ce sont les États-Unis et
le Canada. La France est inférieure à ces peuples sous le rapport reli-
gieux; le scepticisme y a été une réaction de l'esprit public contre la
corruption, l'intolérance et l'action politique du clergé. La restauration
des croyances, commencée par la réforme morale du clergé, sera com-
plétée par l'abstention de l'État et par la pratique de la tolérance.
Quoique j'aie bu, comme la plupart de mes contemporains, à la coupe,
sinon du scepticisme, du moins de la philosophie, je me sens disposé à
souscrire des deux mains à l'excellence des principes de M. Le Play en
faveur de la religion, en ajoutant toutefois que je ne connais pas d'argu-
ment plus propre à m'en détourner que l'exemple invoqué de la Russie.
La religion devenue un instrument de despotisme, la religion employée à
maintenir depuis des siècles toutes les populations slaves dans la servi-
tude et la superstition, la religion entretenant la corruption et la vénalité
du sacerdoce, quel triste enseignement! et combien le vers de Lucrèce
est justifié :
Tantum Religio potuit madère malorum !
Pour reconnaître le peu de valeur du témoignage historique en ces
matières, M. Le Play n'a :|u'à regarder les peuples musulmans, bien plus
forts dans leur foi, bien plus fidèles à leurs pratiques que les peuples
chrétiens, et en même temps plus ignorants et plus barbares. Et les peu-
ples catholiques eux-mêmes, leur exemple est-il un bien éloquent plai-
doyer en faveur du catholicisme! M. Le Play, dont il m'est permis de
dire qu'il est un zélé catholique d'après la lecture seule de son ouvrage,
a reculé ici devant l'application de sa méthode. La logique la moins
exigeante l'invitait à rechercher laquelle des cinq ou six grandes reli-
gions de l'humanité dans l'Occident (judaïsme, catholicisme, protestan-
tisme, orthodoxie grecque, islamisme), était la plus ûivorable au déve-
LA RÉFORMK SOCIALE KM FRANCE. 419
loppcnieiit moral, iiitelkictiiel et matériel des peuples; il s'en est abstenu.
Mais son silence a par lui-même un sens. L'Espa[yne et l'Italie, où vèQwe
sans par(a[;e le catholicisme, no fip,urentpas au nombre des peuples rpi'il
déclare prospères et libres, |;rAce à la religion; il n'y comprend que des
peuples hérélitpies et schismali(|ues, le Canada excepté, et encore le
catholicisme se déploie-t-il ici dans un milieu protestant ! — Ne serait-ce
pas l'indication de réformes considérables à accomplir au sein même du
catholicisme? M. Le Play n'y répui^ne pas tout à fait, et il dénonce avec
la plus louable franchise la corruption et Tintolérancc, qui ont perverti
trop souvent Tesprit reli^yieux; mais il restait à rechercher la cause de
cette corruption et de cette intolérance, plus prononcée dans certaines
relifjions que dans d'autres. Le dog^me lui-même se trouvait ainsi mis en
cause; et, quoi qu'en pense M. Le Play, nous ne supposons pas que la foi
religfieuse puisse de nouveau ressaisir les âmes sans se retremper aux
sources d'une science plus éclairée, d'un sens moral plus élevé. Le sce )-
ticisme ne se dissipe que par la croyance, et l'âme humaine ne croit pas
ce qu'elle veut, mais ce qu'elle peut ! Or, à toute époque, on ne peut
croire les mêmes choses. La science sociale de M. Le Play ne jprde le
silence à cet égard qu'au prix de quelque inconséquence. L'admiration
qu'elle professe pour l'Angleterre est un aveu implicite que la Piéforme
a contribué au progrès et à la liberté des peuples; s'il eût vécu au
XVI* siècle, M. Le Play aurait dû en reconnaître la légitimité. N'est-il pas
infiniment probable qu'au temps oh nous sommes la religion appelle
une rénovation analogue dans ks croyances, les mœurs, la discipline, le
culte même, pour redevenir ce qu'elle a cessé d'être depuis bien long-
temps, une source de liberté et de prospérité ? L'Encyclique du Pape
vient à propos révéler la nécessité de se dégager du passé. Prise à la
lettre, elle serait un divorce définitif avec la civilisation moderne; mais
à l'interpréter, pour en amortir la portée, suivant de mémorables exem-
ples, on fait acte d'indépendance peu orthodoxe; on s'émancipe, on
marche en avant.
Sur tous ces points, il est permis de regretter les réticences de M. Le
Play; en revanche, ses conclusions en faveur de la libre concurrence
des cultes, de la séparation de l'Église et de l'État, méritent une entière
approbation. Étant d'accord avec lui, nous n'insisions .pas.
III
Le chapitre sur la Propriété nous initie à l'essence même de la doc-
trine de M. Le Play, révélée d'avance par une épigraphe latine : c Uti.
legasset {paterfamilias) super pecunia tutelave suœ rei^ ita jus esto. » Le'
loi des Douze tables (qui donnait au père droit de vie et de mort sur les
enfants , est proposée à notre raison comme le type de Tordre en ma-
420
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tière de propriété ou plutôt de succession. Avec tout le monde à peu
près, M. Le Play ensei(}ne que la propriété n'a pas de forme plus féconde
que la possession libre et individuelle ; par ce caractère elle est le
second fondement de la civilisation moderne. Il ajoute, avec plus de
précision et un surcroît de preuves qui n'avait pas été atteint, que
les réfjimes de succession donnent à la propriété, mieux que tout autre
attribut, son vrai caractère. Chacun de ces régimes, M. Le Play les a
scrutés dans toutes les monog^raphies qu'il a écrites et dans toutes celles
qu'il a inspirées, avec une abondance de recherches, avec un scrupule
de détails qui semblent ne laisser rien à désirer, et cependant, résultat
bien inattendu, ce chapitre, qui est le résumé de ses méditations depuis
trente ans, manque de netteté. La faute en est à un classement trop arti-
ficiel des régimes de succession. Pour les déterminer et les juger à
grands traits bien saillants, il n'en admet que trois qu'il qualifie : Con-
servation forcée^ Partage forcé et Liberté testamentaire^ et qu'il complète
par les successions ah intestat. Il eût fallu une série de sept à huit termes
au moins pour grouper méthodiquement et logiquement les principaux
systèmes de succession. Les trois types qu'il propose réunissent des traits
disparates qui défient l'unité de ses appréciations, et, flottant de l'un à
l'autre, sa propre pensée reste obscure, malgré la célébrité véritable
dont elle jouit, malgré l'étendue des développements qu'elle a reçus dans
cet ouvrage et dans les Ouvriers européens.
S'agit-il de la conservation forcée, c'est-à-dire du régime où, la loi,
dominant la volonté du père de famille, réserve l'héritage entier à l'un
des fils. Ce régime qui a reçu, à raison du trait qui d'ordinaire le carac-
térise, cette qualification peu populaire de droit d'aînesse, M. Le Play
le répudie résolument; il veut affranchir le père de famille de la loi
elle-même et nullement l'asservir à ce joug. A cet égard, il semble se
séparer nettement et du régime ancien de la France qui avait créé, pour
les familles nobles, des privilèges qui leur ont été funestes, et du régime
impérial, en ce qu'il assurait la transmission forcée des majorais à l'aîné
des enfants. A lire sa critique de ce régime, on le croirait rallié aux
idées modernes dont le code civil est l'expression; l'illusion ne dure
pas longtemps; au paragraphe des successions ai intestat, dont il établit
très-bien l'influence, même sur les tendances et les dispositions des chefs
de famille qui font un testament, ce régime reparaît, aggravé plutôt
qu'atténué. A son avis, en vue de conserver les familles souches, qui sont
le pivot unique de toute société bien constituée (tout à l'heure nous nous
expliquerons à cet égard), la loi doit assurer la transmission intégrale
des biens qui se trouvent intimement liés à l'activité du père de famille,
le domaine rural, la manufaclure, la clientèle commerciale, les capitaux
et les biens mobiliers qui s'y rattachent. Cet héritage en bloc, au lieu
d'être attribué à l'aîné, serait assuré à celui des enflmts que le père
LA RfiFORMK SOCIALE EN FRANCK. 421
aurait de son vivant associé à sa fjcslion, on le mariant dans la maison,
à l'exclusion des antres enfants établis au dehors. Évidemment le droit
d'aînesse sera reconstitué dans la plupart des cas, par cette part énorme
assurée à un seul enfant au préjudice des autres. La famille ne sera pas
nominalement divisée entre un aîné et un cadet, mais entre un héritier
associé et des enfants déshérités, ce qui ne satisferait (}uère mieux la
justice. Mais qu'est-il question de justice? Dans toute cette [grande
affaire des successions et même dans tout son livre, c'est une notion que
M. Le Play bannit complètement, il n'y fait pas même allusion, tant elle
lui semble étran^jère au sujet ! Là est le côté vulnérable de tout son
système. Pour son noble but, qui est l'harmonie sociale, il ne se de-
mande pas si une loi qui donnerait tout à un enfant et rien aux autres
ne sèmerait pas, au sein de toutes les familles, Fantajifonisme et la haine,
et dans la société elle-même des ferments de révolution ! Des iniquités
de ce g'enre peuvent subsister, en vertu de la tradition, là oh l'esprit
public ne les a pas encore discutées et ébranlées; mais, quand le respect
de ces abus a fait place à un examen viril, surtout quand ils ont été sup-
primés, on use, à vouloir les faire revivre, et la science, et le talent, et
toute l'autorité conquise par les plus sérieux travaux. La notion de jus-
tice ne recule jamais; au contraire, de siècle en siècle elle se perfec-
tionne.
La même incertitude de vues, et elle va parfois jusqu'à la contradic-
tion, se trahit à propos des deux autres régimes que M. Le Play qualifie
de partage forcé et de liberté testamentaire. D'après ses définitions, le
partage forcé comprendrait tous les régimes dans lesquels la liberté de
testament ne s'étendrait pas à la moitié au moins de tous les biens pour
un propriétaire ayant six héritiers immédiats. La liberté testamentaire
doit s'entendre de tous les régimes où le père peut disposer de la moitié
de ses biens, même quand il a six enfants. Comme ce nombre dépasse
sensiblement la moyenne, on peut dire que la libre disposition de la
moitié des biens forme, pour M. Le Play, la limite des deux régimes; en
deçà, partage forcé; au delà, liberté. Nous croyons, pour notre part,
que la loi française eût fait sagement d'assurer en tous les cas au père
de famille cette quotité disponible de la moitié qui ne lui est attribuée
aujourd'hui que lorsqu'il laisse un seul enfant, et qui se réduit au tiers,
s'il en a deux; au quart, s'il en a trois ou davantage (1). Plus d'autorité
en ses mains, plus de facilités pour les arrangements économiques, n'en
seraient pas les seuls avantages : nous trouverions dans ce régime une
plus juste répartition entre l'héritage traditionnel de la famille qui doit
revenir aux enfants, parce que les aïeux ont travaillé en vue de leur
(l) Le projet de bi présenté au Parlement italien réserve au père la
moitié des biens, comme quotité disponible dans tous les cas.
422 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
poslérité lointaine, et Fœuvre propre du père de ia famille qui a con-
sacré sa vie à conserver, à {grossir, et quelquefois à créer une i>ropriété
oii une indusUie. La balance serait ainsi mieux établie entre le passé et
l'avenir, entre l'individu et la loi, entre le pouvoir et le devoir, entre les
parents et les enfants; et si M. Le Play s'était borné à appuyer cette
thèse de toute la force des considérations qu'il expose et des documents
qu'il a rassemblés, il eût trouvé appui, croyons-nous, chez la majorité
des économistes, des pères de famille et des hommes d'État.
On pourrait croire que telle est sa pensée, en le voyant, d'un bout à
l'autre de son ouvrage, revendiquer la liberté testamentaire qui, d'a-
près sa définition, existe lors même que « la réserve des enfants s'étend
à la moitié de l'héritage»; mais dans le détailtout autre se révèle son
système, sans qu'il soit possible de le bien saisir. Tantôt il semble n'at-
tribuer aux eniants que des aliments; ailleurs il paraît vouloir assurer
leur éducation et leur établissement convenable en dehors de la fa-
mille ; d'au ires fois, il semble admettre le partage égal même, le par-
tage forcé, des immeubles aussi bien que des rxieubles, quand le père
ne s'est pas associé un héritier de son vivant et n'a pas fait de testa-
ment. A travers ces différences d'opinion, un mot perce, domine et
donne le ton à tout l'ouvrage, celui de transmission intégrale^ dont il
fait habituellement le synoyme de liberté testainentaire . L'invocation
permanenle de la transmission intégrale autorise à croire que dans son
esprit la liberté testamentaire n'aurait d'autre but que le retour au
droit d'aînesse tel qu'il se pratique en Angleterre, aggravé même
plutôt que tempéré.
Nous abuserions de la place qui nous est accordée si nous discu-
tions incidemment un système qui a été, dans ce journal même, l'oc-
casion de nombreuses études; contentons-nous de le désavouer en
maintenant la justice et la nécessilé d'une réserve de moaié au profit
des enfants, et en ajoutant que le Gode civil n'est pas aussi opposé à la
conservation des patrimoines que M. Le Play et ses amis l'en acciis?.nt.
Le morcellement qui a éié poussé, nous le croyons avec eux, à des
limites excessives eût été prévenu, malgré le Code civil lui-même, si
l'esprit public, si les mœurs ne l'eussent pris en faveur, comme une
réaction d'égalité et de justice au profit des cadets contre les aînés, des
filles contre les garçons, et comme une excitation plus énergique donnée
à la culture du sol que le droit d'aînesse avait trop laissé en friche.
Le jour où prévaudra un sentiment politique et économique contraire au
morcellement, nos lois le serviront aisément, comme elles le font en
quelques endi'oirs de la France même et aux colonies. Le Code auto-
rise en effet les pères de famille à faire un partage entre les enfonts
par donation ou par testament : disposés à user de ce droit ils divi-
seront leur fortune en valeurs mobilières qu'ils répartiront entre les
LA RhllFORME SOCIALE LN FRANCK. 423
uns, (M (Ml iiiimuljilières qu'ils atlribueroiU à un seul ou ;i [»liisi(;urs, sui-
vant le nonibn* et rimjiortani-e rie ces immeubles. — Éclairés [nw Tcx-
périeiice, les enfants se montreront moins Apres à demander le parla{;e,
el déjà aujourd'hui Je constate partout un retour au bon sens sur ce
|)()!nl. Les (ribnnanx ([ui sont ju};es souverains de la commodité du
parlai'/e (arîicl.'s 827 el 83^ du Code), le ju|;ero]it plus rrétjuemment in-
commode et nuisible, (ît refuseront de l'autoriser.
Dans une étude sur la colonie de la Réunion (1), j'ai si[]?nalé un
curieux exemple de celte différence d'esprit public. Tandis que chez
nous on impute au Code civil tous les maux du morcellement, dans cette
Ile on l'accuse d'amener une concentration excessive. Par son action
proIonp,ée depuis un demi-siècle, toutes les propriétés rurales se sont
en effet successivement a^^^^j'lomérées et se trouvent aujourd'hui aux
mains de 120 familles environ. Le paupérisme envahit l'île par la des-
truction de la moyenne et de la petite propriété opérée au nom du
Code civil. Ce phénomène tient simplement à un sentiment public et à
une interprétation du Code autres qu'en France. Les familles, ju^^eant
le partaf^e nuisible, n'en font pas. Ou bien elles vendent en bloc le
patrimoine et s'en repartissent le prix; ou bien elles l'afferment ou Tex-
ploilent en se divisant les revenus; ou l'un des héritiers garde l'ha-
bitation paternelle, en payant ses frères et sœurs suivant tels arran-
gements qui leur conviennent; et enfin quand il faut recourir aux
tribunaux, ceux-ci n'admettent jamais que l'immeuble puisse être
commodément partagé, vu qu'il serait déprécié. Aucune de ces pra-
tiques n'est contraire au Code civil, dont la seule prescription vraiment
blâmable est celle qui recommande « de faire entrer dans chaque lot,
s'il se peut, la même quantité de meubles, d'immeubles, de droits ou
de créances de même nature en valeur (art. 832). » En ceci le sens éco-
nomique fait entièrement défaut; refaite de nos jours, la loi ménagerait
certainement une meilleure composition des lots, d'après laquelle les
fermes ne seraient pas morcelées inutilement, quand on peut, au moyen
de valeurs mobilières, reconnaître le droit de chacun. Mais cette pres-
cription, quoique imprévoyante, n'a rien de fatal; on la tourne au-
jourd'hui même, quand les mœurs locales et le sentiment des familles
y invitent. M. Le Play en cite des exemples dans le pays basque, au
sein des Pyrénées, au centre et au midi de la France. Lequel de nos
lecteurs ne connaît pas, comme nous-mênie, des familles où le manoir,
le domaine, l'industrie se transmettent intacts aux mains d'un héritier,
les autres étant payés, dans la proportion légale, par les frais d'une
éducation exceptionnelle ou une dot, ou des avances en argent, ou
(1) Voir mon livre sur les CoJonies et la Politique coloniale de la France.
page 286.
421 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
un établissement séparé, à l'aide des ressources de la famille? Cesse
la vof]^ue acquise au principe du morcellement, et les lois se plieront
aisément à concilier la justice, qui réclame une part sérieuse d'héri-
ta[}e au profit de tous les enfants, avec l'intérêt social et économique qui
réclame la conservation et la transmission en bloc des héritaj^es, quand ils
forment une véritable unité industrielle, telle qu'une ferme, une usine,
un commerce, une maison. Il conviendra, il est vrai, que les lois finan-
cières ne s'opposent pas, par de lourds impôts de mutation, même
entre terrains limitrophes, à la reconstitution des héritages morcelés;
mais à cet égard l'opinion publique réagit énergiquement en ce sens, et
l'on peut espérer que, dès que nos finances seront moins engagées, elle
obtiendra cette juste concession, qui sera le véritable correctif de la dé-
composition opérée par les lois civiles, simple retour à une excellente
loi de 1824.
IV
Malgré son importance fondamentale, la propriété n'est pour M. Le
Play, comme pour tout le monde, que le piédestal de la Famille, et c'est
dans sa conception de la famille que réside l'originalité la plus saillante
de loute son œuvre. Il en distingue trois types principaux, la
famille patriarcale, qui est celle de l'Orient, des peuples nomades, des
sociétés primitives ; la famille instable, celle de notre civilisation occi-
dentale, en France surtout; entre les deux se place la famille-souche, qui
est à ses yeux famille normale. Le mot est heureux, car il exprime très-
bien, par analogie du règne végétal, l'idée d'un tronc principal se per-
pétuant d'âge en âge, et émettant des rejetons, ou portant des fruits qui
s'en détachent, pour devenir à leur tour tiges principales et semence.
Ce mode de croissance et de multiplication, qui fait rentrer l'humanité
dans les lois générales de la nature, dont elle est en effet une partie
vivante, a tout le caractère d'une véritable loi sociale, que M. Play a
éclairée d'une vive lumière. Pour tout ce qui en dérive spontanément,
sans intervention violente de la loi, il n'y a guère rien de grave, croyons-
nous, à redresser dans l'ouvrage que nous analysons. Sa critique de la
famille instable de nos jours, se composant et se décomposant par le
jeu incessant, confus, contradictoire, de convenances et de nécessités
temporaires, se détachant de plus en plus du sol, de la tradition, du
respect de la vieillesse et du passé , sans aspiration soutenue vers un
avenir plus solide, tout cela est bien observé, bien décrit, et constitue
un chapitre très-instructif de critique sociale. La société actuelle,
comment le nier, considérée dans ses familles, semble plutôt une aire
livrée au sable qu'un champ couvert de plantes enracinées.
Si M. Le Play s'en fût tenu à cette juste description de la réalité, par-
faitement établie par la plupart des monographies, il n'aurait eu contre
LA RfiFORÎ\lK SOCIALE RN FRANGE. 42.'î
lui {\\n\ ropiniou, (h peu d'autorité, du radicalisme révolutionnaire et
déiuocratique, à <|ui toute-i)uissancc intermédiaire entre l'état et les
individus est importune; il eût rallié les esprits, infiniment plus nom-
breux et j)lus accrédités, qui acceptent, entre ces deux extrêmes, la
hiérarchie, distribuée. (Ml assises superposées, des familles riches, médio-
cres, hund)les, suivant leur destinée, fixées par des attaches solides, sinon
imnuiables et indissolubles, au commerce, au sol, à Findustrie, ou aux
arts; mais il a tourné contre lui à peu près tout le monde, en associant
à celte saf^e conception de la composition et du rôle de la famille, des
vues sur la vieillesse, sur l'éducation, sur la femme, sur le célibat, sur
la domesticité, sur l'héritage surtout, radicalement incompatibles avec les
conquêtes désormais définitives de la raison publique.
Nous les indiquons sans les discuter. Le [gouvernement de ce monde
appartient aux vieillards seuls qui personnifient, en outre de l'expé-
rience, toutes les vertus privées et publiques; l'enfance et l'adolescence,
corrompues par le péché ou le vice ori^^^inel (qui joue dans la Réforme
sociale un très-(;rand rôle), sont des â^jes de barbarie, le mot revient à
plusieurs reprises, qu'il faut sevrer avec vigilance de toute intervention
trop directe dans les affaires humaines. La gérontocratie, l'idée y est,
sinon le mot, est le gouvernement modèle. — La femme n'est pas seule-
ment différente de l'homme, au moral comme au physique ; elle lui est
de sa nature inférieure, et ne peut prétendre qu'à un rôle effacé, au
point que dans l'héritage aucune part ne doit lui être attribuée. Le chapel
de roses de certaines coutumes de l'ancien régime, un trousseau pour
s'établir, c'est assez pour les filles. ~ Leur éducation doit toute
se faire dans la famille ; tout pensionnat, toute école extérieure, tout
atelier ne sont que de regrettables concessions à la nécessité. — Allégées
de toute dot,elles seront choisies pour épouses en raison de leurs seuls mé-
rites ; et, quant à celles qui ne voudront pas des maris qui se présentent
ou qui n'en trouveront pas, elles auront la consolation de remplir dans
les familles le rôle de tantes, à côté de leurs frères, qui, faute de légitime,
ne se plairont pas moins à l'auguste fonction d'oncles célibataires :
vestales et vestels, comme disait Fourier, du foyer domestique. Aux fa-
milles pauvres, la domesticité continuera d'ouvrir ses rangs hospitaliers ;
et, au lieu de se borner à être un apprentissage du ménage, une con-
dition passagère qui prépare à un établissement pour son propre
compte, suivant la coutume qui tend à prédominer de plus en plus, les
domestiques redeviendront, comme par le passé, des membres infé-
rieurs et permanents, des annexes de la famille-souche. Telles sont les
idées de M. Le Play.
11 serait plus facile, je crois, de rétablir la dynastie des Mérovingiens,
que de restaurer, au sein de la société française, des institutions ferme-
ment réprouvées par l'opinion, parce qu'elles sont contraires à la
426 [JOURNAL DKS ÉCONOMISTES.
nature et à Injustice. Dans ce chapitre, dont les idées se reflètent dans
touL son livre, M. Le Play a expié, par de (graves erreurs, son dédain
de toute philosophie, et Tinsuffisancede sa méthode monograpliique.
La philosophie monde lui eût dit que l'objet de toute soriété ne
saurait être la conversation à tout prix d'une forme quelconque de famille
ou de propriété; au-dessus des formes variables, elle lui eût montré le
but suprême, seul essentiel , l'essor et le perfectionnement de toute
personnalité humaine, sans exception ; elle l'eût averti dans quel écart
il tombait en subordonnant la jeunesse à la vieillesse, la femme à
l'homme, la plupart des enfants à un seul, les domestiques aux maîtres,
dans des proportions tellement outrées qu'elles constituent une véritable
servitude des jeunes envers les vieux, des femmes envers les hommes,
des sœurs envers les frères, des oncles et des tantes envers le chef de
maison, des pauvres envers les riches. Le petit nombre d'élus n'est
élevé en honneur, en richesse et en puissance qu'aux dépens du grand
nombre des exclus: résultat contraire à toute saine notion du bien et
du juste, et même à l'intérêt public, qui veut le développement et non
l'étouffement de toute personne.
Quant ta l'insuffisance des mono[i^raphies, elle est trahie par le vice des
conclusions excessives qu'elles sug^g^èrent. Sur un certain nombre d'obser-
vations, M. Le Play sipale la décomposition et Tinstabilité des familles
de l'Occident, de la France surtout, et en oppose les fâcheuses conséquences
aux bienfaits de leur stabilité traditionnelle en d'autres temps et d'autres
pays. Si exacte que soit la description, elle ne révèle qu'une face de la.
vérité. L'autre face eût été dévoilée par l'histoire, par la statistique, par
l'économie politique, par la politique môme; elle eûi consisté dans
l'examen comparé de la puissance productive des deux régiines. Pour la
France, par exemple, il eût convenu de rechercher si, toutes choses
bien compensées, le travail et la richesse par tête d'homme et par fa-
mille, par commune et par hectare, ont baissé ou ont au(jmenté depuis
que la Révolution française a élevé, dans l'hérita^ye, les cadets au niveau
des aînés, les filles au niveau des garçons. S'il y a eu, comme il semble
impossible de le nier, accroissement de production, l'innovation révo-
lutionnaire est singulièrement réhabilitée. En vain la monographie nous
montrera les familles décomposées et les fermes morcelées, d'autres
méthodes d'étude découvriront sous cette décomposition et ce morcelle-
ment une surexcitation d'activité qui élève le nouveau régime au-dessus
du précédent. Si celui-ci pèche à son tour par l'excès même de son principe,
le remède devra être demandé, non sur les traces de M. Le Play, à un
passé qui a été réformé et vaincu parce qu'il ne donnait pas satisfaction
à toutes les ^propensions légitimes de l'âme hinuaine, mais à un avenir
qui concilie ce que la tradition avait de favorable à la conservation et à
la fécondité de la famille-souche avec la plénitude d'existence de tous ses
LA RÉFORMFi; SOGIALK EN FRANCE. 427
membres, qui rsi 1 1 loi nouvelle;, ^e dites pas : nulle paiM, sur la lerre
nous n'avons api^rçii aucune Icnlative qui ait réussi dans cette voie de
rénovation; aulant on en disait avant la vapeur, avant le chemin de fer,
avant réleclricité. ClKîrcliez, et vous trouverez, vous réaliserez. Que ce
soit aujourd'hui ou demain, en France ou en Anf^leterre, la date et le
lieu importent peu. L'essentiel est de chercher sur la voie de l'avenir et
non sur celle du passé. Or, est-ce au passé ou bien à l'avenir qu'appar-
tiennent la prépondérance de la \ieillessc, l'effacement des femmes,
l'éducation dans la famille, l'extrême iné^yalité des enfants, le célibat
perpétuel de plusieurs d'entre eux, la domesticité prolonfjée des servi-
teurs? Reliques respectables, mais mortes, du moyen âge, sommes-
nous, en conscience, oblijjés de répondre.
Nous ne suivrons pas, avec le même développement, l'auteur de la
RÉFORME SOCIALE daus Ics autres chapitres de son ouvrage. Le cœur du
livre est dans sa conception de la propriété et de la famille ; tout le reste
est subordonné à la famille-souche et à la transmission intégrale, comme
des membres au tronc.
Le chapitre du Travail contient une revue des diverses professions
sociales, remplie d'observations d'une grande portée et en partie origi-
nales. La distinction entre le travail, qui toujours améliore, et la richesse,
qui souvent corrompt, est solide. L'estime à faire des arts usuels ou pro-
fessions directement productrices, trop sacrifiés par l'opinion aux arts
libéraux, qui sont peu productifs u même quelques-uns entièrement
improductifs, est un témoignage dont la réputation scientifique de
M. Le Play accroît le prix. L'influence funeste de la grande industrie
manufacturière sur le paupérisme est bien appréciée, ainsi que la valeur
politique et sociale des colonies, quoique à leur égard une partie de la
vérité soit méconnue. Si la Normandie ne fournit plus les essaims d'émi-
grants qui jadis peuplèrent le Canada, la Louisiane et les Antilles, la
faute n'en est que pour la moindre part à la loi d'égalité des partages,
qui diminue la fécondité des mariages; elle est principalement à la
perte du Canada, de la Louisiane et de Saint-Domingue, qui ont cessé
d'être d.'S colonies françaises. Le débouché supprimé, la production se
ralentit; c'est la loi de toute industrie. Ailleurs M. Le Play, déplorant le
déclin du génie colonisateur des Français, confond le gouvernement
avec les citoyens. Accablés d'affaires en Europe depuis la Révolution,
nos gouvernements ont cessé de vouloir coloniser; mais, en dépit d'eux,
les Français se montrent, partout où il leur est permis de s'installer,
d'admirables colons; témoins ceux de l'Algérie, qui, en un tiers de ce
428 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
siècle, ont élevé le commerce extérieur de ce pays de zéro à 230 mil-
lions de francs, et ont placé cette ré(;ence barbaresque, ma][*Té sa faible
population de moins de 3 millions d'âmes, dans la hiérarchie commer-
ciale de la France, au premier rang après les six ou sept puissances li-
mitrophes.
Le chapitre de V Association est tout entier déparé par une confusion
permanente entre l'association et la communauté : l'œil tourné vers le
passé, M. Le Play n'admet que deux formes d'association : la commu-
nauté et la corporation, dont il fait une critique que la science écono-
mique raiifie pleinement. Mais, après tant d'écrits accumulés sur l'associa-
tion, tant d'œuvres empreintes d3 son cachet, est-il permis de la confondre
avec la communauté ? Faut-il répéter qu'elles sont l'antithèse et l'antipode
l'une de l'autre? Dans la communauté, la propriété individuelle disparaît
dans la propriété commune, témoins les communautés reli(jieuses, les
biens communaux, et toutes choses communes, le mot le dit. L'associa-
tion, au contraire, respecte entièrement et souvent même précise avec
plus d'énergie la propriété individuelle, au moyen de titres individuels
transmissibles. Dans les compagnies financières, dans les sociétés ci-
viles, en commandite ou en noms collectifs, que la propriété individuelle
se nomme action, part ou autrement, elle est aussi distinctivement con-
stituée que dans les entreprises qui n'ont qu'un chef et un capital isolés,
au lieu de chefs et de capitaux associés. Dans les trois formes nouvelles
de sociétés qui se constituent de nos jours, avec la faveur de l'opinion et
même avec le concours des économistes, les sociétés de consomma-
tion, les sociétés de production et les sociétés de crédit, l'individualité
des coopérateurs est mise en relief et exaltée, le rôle de chacun est vi-
vement dessiné, sa part de propriété nettement reconnue, toute com-
munauté énergiquement réprouvée en parole et en action ; la concur-
rence même est maintenue avec d'autant plus d'énergie qu'elle est
exercée par des groupes puissants.
M. Le Play nous permettra de lui dire que c'est là un chapitre à re-
fondre tout entier, à la lumière de cette distinction si nette : tel qu'il
est, sa lecture produit sur quiconque ne confond pas les deux notions
de communauté et d'association le même effet que produirait sur lui la
lecture d'un mémoire de métallurgie où la fonte et l'acier seraient dé-
crits pêle-mêle comme une m.ême substance. Il devra alors aussi se
préoccuper d'une lacune grave, que le sujet amenait naturellement sous
sa plume, l'association dans l'agriculture. Il n'y a pas que les utopistes
qui aient prévu l'avènement de cette forme d'industrie agricole; Rossi
l'a approuvée, et la mécanique agricole en rapproche l'heure. Quand la
charrue à vapeur, et les rails agricoles, et toute la légion militante des
machines à semer, à faucher, à moissonner, à battre, alliés aux réseaux
LA KKFORME SOCIALE EN FRANCE. i29
(le (lraina};(î cL (rirrijyalion, auront pris possession des campagnes;
quand les {yrandes industries rurales se seront {jrel'fées sur i"a{;ricul-
ture, est-ce (ju'il sera possible aux lopins de terre, et aux petites fermes
et aux petites ramilles-souches de lutter contre ces nouvelles puis-
sances? L'un après Tautre 1;îs lots morcelés seront enfjlobés dans les
j'irands domaines par voie d'achat volontaire ou forcé, comme on le
voit à la Uéuuion. Vaudra-t-il mieux que Tassociation rejette les petites
et moyennes familles dans le prolétariat ou qu'elle conserve à leur
apport le caractère d'un titre de copropriété? Suivant les inclinations
de chacun, la thèse peut se résoudre différemment; mais elle ne peut
pas être éludée. A mon humble avis, l'association qui maintient les droits
individuels est préférable à une féodalité, à la fois rurale et financière,
(jui rejetterait dans le paupérisme les populations a^^ricoles; mais qui-
conque n'adhère pas à cette opinion doit expliquer comment il
entend concilier la petite culture isolée avec l'emploi, désormais inévi-
table, des instruments perfectionnés dont la locomobile conduit l'im-
posant convoi. La belle ferme modèle de Grignon montre au surplus
des capitaux associés appliqués avec succès à une entreprise afjricole.
Il se pourrait bien, ce que M. Le Play n'a pas soupçonné, que la propriété
actionnaire fût, non pas le seul assurément, mais un des pivots de la ré-
forme sociale. Nous la voyons déjà à l'œuvre à Paris même, sous la forme
de compag^nie immobilière, et dans toute la France, sous la forme de
compag^nies industrielles; il est peu probable qu'elle n'envahisse pas
un jour le sol même qu'elle a abordé par les mines; et il faudra
bien alors que toute famille et toute ferme comptent avec elle. Sur quel
pied, comme associées, comme vassales ou comme serves? That is the
question. Le patronage, où notre savant écrivain voit le salut de l'avenir,
ne sera-t-il pas alors une servitude déguisée, comme on l'entrevoit dès
aujourd'hui dans certaines usines, qui, sous des apparences, et même,
nous le voulons bien, avec des intentions philanthropiques, et sous les
noms de subventions, de fondations, d'avances, enchaînent à perpétuité
l'ouvrier au maître, au lieu de l'affranchir, comme il conviendrait, par
un juste salaire ou l'association ?
La théorie du patronage est amplement développée dans un chapitre
sur les rapports privés. Gomme conseils opportuns dans le moment pré-
sent, les vues qui s'y trouvent nous paraissent, en général, irréprocha-
bles; et une sorte de discrédit qui les frappe, aussi bien dans le monde
des économistes que dans celui des ouvriers,est injuste. A vivre sur le pied
de maître et d'ouvrier, la durée des engagements et la réciprocité des
bons rapports sont certes préférables à l'instabilité et à l'hostilité; mais,
l'esprit moderne, y compris surtout celai des ouvriers, a porté plus loin
ses regards; il refuse de s'arrêter au salaire et au patronage pour s'éle-
ver jusi^u'à la copropriété ; c'est à cet horizon nouveau qu'il fout désor-
430 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
mais monter avec lui pour faire la part de l'ambition légitime et la part
de l'illusion.
Le dernier chapitre de la Réforme sociale, et de beaucoup le plus
étendu, car il forme presque en entier le second volume, est consacré à
toutes les questions de gouvernement. Une étude approfondie sur la con-
stitution anglaise invite la France à l'adoption, en proportion notable,
des institutions communales, provinciales et politiques de la Grande-
Bretagne. Étude plus curieuse et plus instructive comme histoire, que
profitable comme enseignement. Depuis leur origine, les deux nations
sont constituées sur des principes, des instincts, des aspirations, des tra-
ditions ethnographiques, des convenances géographiques, qui ne per-
mettent pas à Tune de copier l'autre. Dans le plan général de l'humanité,
si l'Angleterre représente l'esprit de liberté et de personnalité, la France
représente l'esprit d'unité et de sociabilité, deux types qui doivent cher-
cher chacun sa perfection dans sa voie, sans que la liberté implique
la négation de l'unité, ni l'unité la négation de la liberté. A chercher
des modèles quelque part en dehors d'elle pour l'essor de sa vie muni-
cipale, provinciale et politique, si tristement comprimée en ce moment,
la France les trouverait plutôt en Belgique que dans le Royaume-Uni.
Un chapitre sur les institutions belges eût été un complément fort op-
portun des recherches, précieuses d'ailleurs, de M. Le Play, sur les in-
stitutions britanniques. Lui, qui était en quête de peuples prospères
et libres, a trop négligé ce petit peuple, l'un Hes plus prospères et des
plus libres qui existent sur la terre, et d'un type organique bien plus
rapproché du nôtre.
Tel est, dans ses traits caractéristiques, le livre de la Réforme sociale,
le plus considérable à notre avis qui se soit encore produit dans l'ordre
d'idées dont il est l'expression. Cet ordre, c'est le présent ramené au
passé ; tandis que le nôtre est le présent dirigé sur l'avenir. Entre ces deux
ordresd'idéesetde faits le contraste, sinon la contradiction, est trop mar-
qué pour qu'il y ait accord habituel sur les solutions; aussi avons-nous dû
nous séparer de M. le Play sur presque tous les points. Mais la divergence,
nous devons le reconnaître, est moindre sur la critique que sur les ap-
plications. Avec lui, nous croyons la civilisation moderne sujette à de lé-
gitimes reproches; dans la société présente, en France et k l'étranger,
nous découvrons des iniquités et des abus qui peuvent être sapés par la
réforme morale et sociale; l'état des âmes et l'agencement des intérêts
ne satisfont point notre raison. Les familles sont minées par l'antagonisme
des idées et des sentim.ents; l'éducation du monde défait l'éducation des
instituteurs ; les parasites sociaux vivent aux dépens des producteurs ap-
LA RÉFORME SOGIALK KN FRANCK. 131
pauvris (l). L;i cupidité, la vénalité, la fraude, riinmoralilé, le charla-
tanisme atleijjncntdes proportions inonïes. Devant le prcsti[;edn pouvoir
et de la richesse les caractères s'affaissent. L'aristocratie de Tarj^ent suc-
cède, pour l'insolence et le faste, à l'aristocratie de naissance, sans la
remplacer pour la libéralité du cœur. De trop fréquentes révolutions
ébranlent de la base au sommet une société (|ui semble construite de
grains de poussière, sans autre ciment qu'une peur affreuse de l'anar-
chie, ce qui assure aux ajyents de compression le premier rôle. Enfin,
pour borner une énumération qu'il serait aisé d'allonger, la guerre, avec
ses horribles conséquences, menace sans cesse, la sécurité des per-
sonnnes, des familles et des capitaux, et trop souvent le fléau sévit.
Toutes ces misères matérielles et morales, M. Le Play les a vues, les
a sondées, avec un sentiment d'honnêteté profonde et une très-vive
estime de la liberté et de la personnalité; sur la concurrence son lan-
gage est d'une fermeté qui satisferait l'économiste le plus exigeant.
Sa foi religieuse est d'une tolérance qui fait de lui, en dépit de ses
tendances, un fils du xix® siècle, et même un fils très-avancé, car
il est pour l'enlière liberté des cultes et la séparation de l'Église et de
l'État. Tout son livre respire la bonne foi, la justice envers les dissi-
dents, le respect des droits d'autrui; son amour de la concurrence,
même dans la recherche de la vérité politique et religieuse, le distingue
profondément des adeptes vulgaires de la tradition et du passé. Personne
ne hait plus sincèrement et ne condamne plus résolument la violence
faite aux idées et aux hommes. Enfin ces précieuses qualités pénètrent
de leur doux parfum une des plus profondes et vastes enquêtes qui aient
jamais été faites par un homme, sur toutes les branches de l'état social.
Aussi le livre tout entier respire-t-il une sérénité paisible de conviction
et de propagande persuasive, qui repose agréablement l'âme agitée par
les passions turbulentes du jour. Le lecteur se sent attiré vers l'auteur,
comme vers un sage et un homme de bien, par une respectueuse et
sympathique estime.
D'où vient qu'avec de si rares mérites, rehaussés d'un grand savoir,
M. Le Play n'a accompli qu'une œuvre qui sera désavouée, prévoyons-
nous, par la science maderne ? Parce que la nature, qui répartit ses
dons comme il lui plaît, au lieu de faire de lui un philosophe, un amant
passionné de l'idéal dans la vérité et la justice, a mieux aimé en faire
un habile et sagace observateur, ce qui est déjà un beau lot. En vain
imbu, comme il l'est, de l'esprit évangélique, a-t-il inscrit en tête
(1) M. Le Play a mis, en appendice, une note de ses frais qu'entraîne
la liquidation d'une petite succession, échue à des mineurs ; on ne
saurait imaginer de plus criante dilapidation d'un héritage par la lé-
galité.
432 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
d'un de ses chapitres ces belles paroles du Christ : Cherchez le royaume
de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît ; ce
royaume de Dieu, cet âg^e d'or qui réside invisible dans les profondeurs
de la pensée et dans les mystères de l'avenir, il l'a demandé au passé
qui n'en a connu jamais que de grossières ébauches. La vocation a
écarté la raison.
De là les erreurs fondamentales de M. Le Play : emploi exclusif d'une
méthode insuffisante, foi dans la tradition, méfiance de l'innovation.
Animé d'un sentiment plus complet de la vérité idéale, plus éclairé sur
les imperfections de la vérité historique, il eût intitulé son livre, au
lieu de la Réforme sociale, le Progrès social; et au nom de la science et
de la conscience, il eût opposé au passé l'avenir.
Jules Duval.
LES
DÉCOUVERTES RÉCENTES DE L'AFRIQUE
SOIRÉES LITTÉRAIRES ET SCIENTIFIQUES DE LA SORBONNE
Mesdames, Messieurs^
Je vais vous parler de géographie. La géographie est ici une nou-
velle venue; elle n'a pas encore fait son entrée dans les soirées de la
Sorbonne, et en présence d'un auditoire moins bien disposé, elle
aurait fort à redouter la détestable réputation qu'on lui fait quelquefois
d'être une longue et ennuyeuse nomenclature de noms propres. C'est
une calomnie, vous le savez, répandue peut-être par de mauvais éco-
liers qui n'avaient pas pu l'apprendre, et qui ont pris le vocabulaire
d'une langue pour sa littérature. La géographie est la sœur de l'his-
toire; elle a droit aux mêmes égards : si l'une nous fait connaître les
développements successifs de l'humanité dans le temps, l'autre nous
montre le développement simultané des diverses nations qui composent
la grande famille humaine. L'une nous présente le passé, l'autre le pré-
sent. La géographie, c'est une mine inépuisable pour le moraliste qui
peut y voir d'un même coup d'œil, en embrassant les divers points du
globe, des civilisations à leur naissance, à leur apogée, à leur déclin. La
géographie, c'est une mine inépuisable pour le politique qu'elle éclaire
en lui faisant connaître les rapports naturels des nations entre elles,
leurs alliances et leurs antipathies. La géographie, c'est l'alliée du com-
i
LES, DÉCOUVERTES KÉGENTES DE L'AFRIQUE. 46A
merce : elU', le suit dans les roules qu'il s'est (rayées à travers les deux
hcniisphèrcs, et souvent, autrefois comme aujourd'hui, elle Ta p,uidé et
le jyuidc dans des routes qui n'étaient pas encore tracées; elle lui l'ail,
connaître les points du jylobe où il peut se diri^yer, les besoins qu'il doit
aller satisfaire. La }[éo{;rapliie est un complément nécessaire de réco-
nomie politique, à laquelle elle est liée par des liens non moins étroits
qu'à l'histoire.
L'Afrique, dont je me propose de vous entretenir en est une preuve.
C'est un inlerét commercial qui, au xiv* siècle, poussait les Portugais de
rivag^es en rivages; ils s'avancèrent ainsi négociant et découvrant le
long des côtes d'Afrique jusqu'au cap de Bonne-Espérance; et, quand
Vasco de Gama eut doublé ce cap pour se rendre aux Indes, alors ce
ne fut pas seulement la face du commerce qui fut changée, ce fut l'éco-
nomie politique qui prit naissance dans l'Europe moderne.
Pendant trois siècles à peu près, l'Europe se contenta de porter ses
vaisseaux sur les côtes, et effleura ce continent sans percer jusqu'au
centre. Elle eut ses comptoirs avec les Portugais, avec les Hollandais,
plus tard avec les Anglais, mais dans l'intérieur elle ignorait cà peu près
tout, et, il lui arrivait souvent comme aux gens qui ignorent tout, de
croire tout savoir. Les géographes du xvii* et du xviu^ siècle qui avaient
de vagues notions recueillies par quelques missionnaires ou quelques
commerçants jaloux de garder le secret d'un pays que seuls ils connais-
saient, les géagraphes s'amusèrent à peupler cette Afrique de fleuves et
de nations imaginaires, oii bien d'autres, en des temps plus récents,
agissant avec plus de franchise, mirent de vastes déserts à la place des
contrées qu'ils ne connaissaient pas. Eh bien ! ni l'un ni l'autre n'est
vrai : l'Afrique n'est ni ce pays fantastique que les géographes du xvn^
siècle traçaient, ni une longue série de déserts inhabités.
Quand est venu le xix* siècle, ce siècle avide de ne laisser inex-
ploré aucun des points que son commerce pouvait atteindre, l'Europe
a parcouru les mers, et les mers aujourd'hui n'ont plus de secrets pour
nous, sinon aux deux extrémités du monde, dans ces régions glacées
où peut-être notre curiosité pénétrera un jour, nos intérêts jamais.
Sur nos cartes il n'y avait plus que deux contrées qui fissent tache :
l'Australie, monde nouveau, et l'Afrique, continent ancien, mais qui
n'était pas mieux connu au commencement de ce siècle que dans l'an-
tiquité. L'Australie est aujourd'hui un pays, sinon acquis tout à fait à
la vie européenne, du moins cerné par elle de toutes parts. La race an-
glaise s'y est établie sur les côtes, et, avant un siècle, l'Australie comp-
tera parmi les continents de la civilisation.
En Australie, on peut créer une société nouvelle, c'est une terre pour
ainsi dire viei'ge, où les habitants rares et disséminés n'opposent qu'une
faible résistance à l'occupation des colons. Il n'en est pas de même en
:2e SÉRIE. T. XLV. — 15 mars 1865. 28
434 JOURNAL DES ÉCONOMISTES-
Afrique où nous avons contre nous un climat meurtrier et de nombreuses
populations farouches ou jalouses. Ne pouvant pas l'occuper par des
colonies, l'Europe voulut au moins la sonder par ses voyageurs. C'est
l'œuvre du xix* siècle; c'est celle que j'essaie d'esquisser.
Mungo-Park est le premier qui ait tenté cette œuvre. Il semble aujour-
d'hui que son nom,tantdefois rappel ;î, appartienne h Tliistoire ancienne,
et cependant il vivait en ce siècle même. C'est au moment où l'Angleterre
entreprenait contre la France une guerre qui ne devait se terminer qu'avec
la chute de l'empire, que l'Angleterre, chassée du continent, cher-
cha des débouchés pour son commerce dans les pays lointains. Elle
envoya Mungo-Park qui, pénétrant le long des rives du Niger, s'avança
profondément dans l'intérieur des terres; au moment où il allait revenir
de sa seconde exploration et révéler les mystères du Soudan, il mourut
assassiné. Bien d'autres allaient suivre, et plus d'un devait payer de sa
vie, comme lui, son dévouement à la science. C'est encore l'Angleterre
qui guida la seconde expédition. Denham et Clapperîon partirent du
nord, traversèrent le désert de Tripoli à Kano, et pénétrèrent jusqu'au
point où avant eux avait pénétré Mungo-Park. Puis Glapperton, l'année
suivante, reprenant par le côté opposé ce voyage encore incomplet, sui-
vit les traces de Mungo-Park, et alla par le sud relier sa route à la
route parcourue l'année précédente. L'Afrique pour la première fois
était traversée par un Européen.
Glapperton périt aussi sur la terre d'Afrique, et après lui ce fut son
ancien domestique qui, devenu voyageur par imitation et savant par
nécessité, continua les travaux de son maître; c'est aux deux frères
Lander qu'appartient la connaissance plus intime du bas Niger qui a
plusieurs noms.
On sut avec certitude que ce fleuve était le même que le Djoliba, dont
la source était voisine du Sénégal, le même que le Ghir des anciens ;
qu'il avait son embouchure, non dans le lac Tchad, mais dans le golfe
de Guinée, et que, sous ces différentes dénominations dues à des idiomes
divers, les habitants de l'Afrique l'appellent tous le grand fleuve.
Pendant que les deux frères Lander exploraient le Niger, un homme
dont je ne dois pas taire le nom, moins parce qu'il est français, que
parce qu'il accomplit le premier le plus difficile voyage qui eût été
tenté jusque là, René Caillié, qui avait longtemps vécu à Saint-Louis où
il s'était formé lui-même et où il avait appris avec une persévérance infa-
tigable la langue du pays, René Caillié partit sans secours, sans aide,
sans appui, remonta à travers le Sénégal encore inexploré jusqu'au
Niger, et parvint enfin jusqu'à cette ville qui passait alors pour la reine
mystérieuse du désert, jusqu'à Toinbouctou, d'où, traversant tout le
désert du sud au nord, il rentrait en France par le Maroc.
Le voyage de René Caillié était si nouveau, que beaucoup de personnes
LES DÉCOUVERTES RÉCENTES DE L'AFRIQUE. 435
en France reliistiront d'y ajonler toi. Mais, à mesure que le temps s'est
écoulé, que d'antres voyajyeiirs ont exploré les mêmes contrées, sa véra-
cité a cessé d'èti-e mise en di)Ut;î. Ce voyajje reste un des plus intéres-
sants (jui aient été fails dans cette région.
Nous connaissions donc le Soudan et le Nifjer, mais très-impartaite-
ment, et le reste du continent était ignoré.
La connaissance scientifique, qui a définitivement acquis, à la science
économique comme au commerce, ce monde nouveau, date de quinze
ans à peine. Aujourd'hui nous la possédons, non pas dans tous ses dé-
tails, mais dans toutes ses g-randes lignes, et la société africai!ie n'a
pour ainsi dire plus de mystères importants à nous révéler.
Celte découverte est due surtout à trois hommes, dont les noms
seront désormais, comme celui de Mungo-Park et de René Caillié, éter-
nellement associés à Ihistoire de l'Afrique : Livingstone, Barth et
Speke, deux Anglais et un Allemand, voyageant tous trois sous les
auspices de l'Angleterre.
Le plus ancien en date est Livinsgtone, docteur écossais et min'stre
protestant. Depuis plusieurs années, Livingstone était établi dans le
sud de l'Afrique. Il était parti du Cap, colonie anglaise qui s'étend
Jusqu'aux limites mêmes du désert. 11 avait établi une mission, il
essayait de réunir autour de lui les petits enfants et de. leur prê-
cher l'Évangile. Si un homme pouvait réussir dans cette œuvre, as-
surément c'était lui. 11 était aimé, et il profita du respect qu'il inspi-
rait pour pousser verd le nord ses découvertes. Il s'avança ainsi, en
1849, jusqu'au lac Ngami. Ce fut pour lui, comme pour tout décou-
vreur, une grande joie de voir cette immense étendue d'eau qui se déve-
loppait devant lui, et que nul œil européen n'avait vue avant lui. Une
découverte en amène une autre. Au lac Ngami, il apprit que, vers le
nord, il y avait d'autres populations vivant dans les .régions centrales
de l'Afrique et désireuses de lier des relations avec les Earopéens.
Malheureusement, entre ces populations et les côtes se trouvaient d'au-
tres peuplades qui, des bords de la mer, portaient les marchandises eu-
ropéennes vers le centre, et portaient directement ou indirectement jus-
qu'aux bords de la mer les marchandises du centre, jalouses de leur
monopole et résolues, là comme partout, à s'opposer à tout ce qui pou-
vait le mettre eii péril. Livinsgtone brava ces difficultés, et deux ans
après, en 1851, il aborda, (je puis me servir de ce terme, car il s'avan-
çait à travers des marécages), il aborda dans la capitale d'un royaume
tout à fait inconnu jusque-là, le royaume des Makololos II avait trouvé
non-seulement ce pays qu'il révélait à l'Europe, mais un grand fljuve
qu'on ne connaissait guère que vers ses emboucliures, le Zambèze.
Dans une série de voyages, il en explora le cours, vivant p irmi les
sauvages, où il s'était fait comme une seconde patrie; il reconnut, au
436 JUURNAL DES ÉCONOMISTES.
lac Dilolo, le point de parla[je des eaux qui coulent d'un côté vers la
mer des Indes et de l'autre vers l'Atlantique, et porta ses pas jusqu'à
Saint-Paul de Loanda, sur la côte portug^aise d'Angola. Puis, retournant
par le même chemin vers ses fidèles sauva[jes, il vécut encore un an
avec eux, et, en 1856, complétant cette longue traversée qui nous a
relevé l'Afrique australe dans toute sa largeur, il descendit le Zambèze,
vil la chute magnifique par laquelle cette large nappe s'abîme tout à coup
dans un gouffre étroit, et parvint, sur l'autre côte portugaise, à Quili-
mane, aux bouches du Zambèze.
Depuis ce temps, Livingstone a poursuivi ses explorations dans ces
parages; il y a peu de mois encore, il parcourait les pays arrosés par un
des principaux affluents du Zambèze, remontait jusqu'au lac Nyassi et
s'efforçait de former entre ces contrées sauvages et sa patrie quelques
liens de commerce et de religion.
Vers l'époque où Livingstone découvrait le lac Ngami, la Société de
géographie de Londres organisait une expédition scientifique pour ex-
plorer le Soudan. Richardson en était le chef; deux allemands, Barth et
Overweg lui furent associés. Dans ce rude voyage où tant d'autres sont
restés, deux des trois voyageurs qui l'avaient entrepris moururent avant
le terme; l'un, Richardson, périt misérablement séparé des siens; l'au-
tre, Overweg, succomba près du lac Tchad, dont il avait le premier
parcouru les eaux et les îles. Barlh est revenu seul, et seul il a pu écrire
rhistoire de ce voyage et en recueillir la gloire. Les trois voyageurs
prirent un chemin différent de celui de Denham et Glapperton. Ils par-
tirent de Tripoli, sur la côte barbaresque, passèrent à Mourzouk, et,
traversant le désert de Rhat à Katsena par l'oasis d'Air, ils atteignirent
le Soudan. Barth resta pendant cinq ans au milieu de ce pays, qui est
dans le centre de l'Afrique le plus civilisé, je devrais dire le moins bar-
bare que nous connaissions, vit Sakatou, Kano, la plus grande des villes
de rAfrique intérieure, Koukaoua, le Tchad et les royaumes riverains,
et le premier après René Gaillié entra à Tombouctou. Plus heureux que
son devancier, il y séjourna plus longtemps que lui, plus longtemps
même qu'il ne l'aurait voulu; mais, grâce à lui, Tombouctou est au-
jourd'hui une ville dont nous avons le plan et qui nous est connue
iiussi bien, mieux peut-être que Paris, parce que l'on y fait moins de
changements.
Le troisième voyageur, dont je veux vous parler, est Speke. Il est le
plus récent, et c'est lui peut-être qui laissera la trace la plus profonde,
parce qu'il a presque définitivement donné la solution d'un problème
géographique qui occupait le monde depuis vingt-cinq siècles, depuis
Hérodote, il a trouvé, pour ma part, j'en suis convaincu, les sources du
INil, ou du moins marqué le point duquel elles ne peuvent pas être fort
éloignées. Speke était, il y a six ans, en 1857, parti une première fois
LES DÉCOUVERTES RPXKNTES DE L'AFRIQUE. 437
pour visiter rAfriquo uriciilale en compaiinic (l(; iîiirLoii, clicC (I(^ Texpé-
dilioii. Tousde.iix se rendireiUdoZanzibar jus'|irà uniac, le Tanfyanyika,
que Ton soiipçonnail, (\\n\ les cartes inar(|uaient, mais d'une manière
très-vague et très-irrégulière, le confondant le plus souvent avec le
lac Nyassi, situé plus au sud. Ce lac fut une révélation pour Burton et
Speke, comme le ^{yAuù l'avait été pour Livingstone. Ikirlon étant
tombé malade, Speke j)oursuivit seul les explorations, arriva non loin
(lu Tanj;anyika à l'extrémité d'une grande masse d'eau, le Nyanza, dont
on ne sonpçoimait pas même l'existence. D'après les informations qu'il
prit, il crut et il prétendit avoir trouvé les sources du Nil. Le lac, di-
saient les habitants, s'étendait fort loin au nord, et les mesures qu'ils
donnaient firent conjecturera Speke que la masse s'étendait jusque vers
le quatrième degré de latitude nord. Il revint plein de joie. Mais les plus
beaux dévouements ont leur égoïsme, et il n'y a personne, si l'on en
excepte peut-être quelques érudits, de plus susceptible en matière de
découverte que les voyageurs. Burton fut très-mécontent de la préten-
tion de Speke, et la repoussa comme une grossière erreur.
Comment! prétendre qu'un lac s'étend jusqu'au 4Megré ! Est-ce
qu'on n'est pas remonté des bouches du Nil jusqu'au 4^ degré ! En effet,
un despote très-éclairé, Méhémet-Ali avait fait, en 1840, une expédition,
fort utile pour la science, à la recherche des sources du Nil ; il ne les
avait pas trouvées, mais il avait été en remontant jusqu'au 4® degré,
plus loin que l'on ne s'était jamais avancé, et il n'avait eu à signaler la
présence ni le voisinage d'aucun lac. C'est pourquoi Burton disait qu'il
était impossible qu'un lac existât au 4'' degré. Le désir de terminer
glorieusement le débat ramena, en 1859, Speke, non pas avec Burton,
mais avec un jeune officier anglais Grant. Il reprit à peu près la même
route, rejoignit le lac Nyanza, auquel il donna, en l'honneur de la reine,
le nom de Victoria Nyanza, en côtoya la rive occidentale, poussa jus-
qu'au nord, et vit par ses yeux la preuve de la vérité de ses assertions
en même temps que la cause de l'erreur qui avait produit son différend
avec Burton. Nyanza est, dans la langue du pays, un mot qui signifie
eau, et quand les indigènes disaient que le Nyanza s'étendait fort loin, ils
entendaient non pas le lac, mais l'eau. Le lac, en effet, s'arrête au pre-
mier degré, presque sous l'équateur, puis se rétrécit tout à coup en
forme de canal, et là donne naissance à un cours d'eau que Speke put
admirer avec l'enthousiasme naturel à une si belle découverte. Il con-
templa le « courant magnifique de 6 à 700 mètres de largeur, semé çà
et là de récifs et d'îlots; ceux-ci occupés par des huttes de pêcheurs,
ceux-là par des hirondelles de mer et des crocodiles se chauffant au
soleil. Il glisse entre de hautes berges recouvertes d'un gazon épais,
et derrière lesquelles, parmi de beaux arbres, nous pouvions voir errer
de nombreux troupeaux d'antilopes, tandis que les hippopotames re-
438 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
nâclaient dans Teau, et que sous nos pierls, à chaque instant, floricans et
pintades prenaient leur vol. »
En reconnaissance de la médaille que lui avait envoyée la Société
géo(îraphique de Paris, il donna à ce canal le nom de Napoléon. La
Société de Londres n'avait p:is été moins généreuse, et il donna à la chute,
qui au débouché de ce canal commence le courant du Nil, le nom de
Ripon, président de la Société de Londres.
Puis il continiiu. Malheureusement le voya[îaur ne va pas comme il
veut dans ces contrées, et Speke fut forcé d'abandonner le cours de ce
fleuve, dont il tenait Forigine, pour le rejoindre à 50 ou 60 milles plus
loin. C'était le même fleuve qu'il retrouvait sans aucun doute. Il était à
Gondokoro, d'oia il fjap,nait Khartoum et l'É^^ypte, et le peu d'impor-
tance des affluents qu'il vit verser leurs eaux dans le Nil, le confirma
pleinement dans l'idée que le grand fleuve ne pouvait naître que de la
masse dis eaux sorties du Nyanza.
Cependant la preuve expérimentale n'était pas complète, et Speke
rencontra, en rentrant en Angleterre, l'opposition de certains savants
qui lui ont reproché avec beaucoup de rigueur de n'avoir pas suivi jus-
qu'à Gondokoro le cours da fleuve qu'il avait découvert. Speke allait ré-
pondre par d^ nouvelles explorations quand il est mort à la chasse.
D'autres auront le mérite de compléter ce qu'il a indiqué, mais l'avenir
prouvera qu'il ne s'était point trompé.
Je vous ai dit que les hardis explorateurs de ces contrées rencontraient
sur leur route des difficultés qui excusent bien quel ]ues défaillances
ou quelques omissions. On ne voyage pas là comme en France. On a
d'abord à compter avec la rude opposition des indigènes, qui ne veulent
pas laisser passer TEuropéen, parce qu'ils craignent de voir supprimer
leur commerce d'intermédiaires. Il faut de pius compter avec la basse
cupidité des sauva;';es qui, croupissant dans une misère profonde, cher-
chent à profiter de toutes les occasions pour obtenir ou arracher un
présent. Speke était à peine parti, avec une centaine de nègres pour
escorte et des lettres de recommandation du sultan de Zanzibar, que le
chef d un village vassal du sultan lui envoie par politesse du pombé,
espèce de boisson fermenîée faite avec du mil, et quelques mesures de
grains. Speke remercie, et envoie de son coteau chef quelques mèires de
cotonnades, constituant pour le pays un assez beau présent. Le sauvage
exige davantage. «Ce n'est pas pour lui, dit-il, mais il a à répondre à
sa famille des présents qu'il recevra; l'on ne croirait jamais qu'il ait
reçu si peu d'un noble Européen, et on l'accuserait d'avoir fait quelque
détournement à son profit. » Longue négociation. Speke consent à ajon-
ter quelques mètres. Nouveau refus; on menace de prendre les armes,
et notre voyageur est obligé de passer par les conditions qu'on lui im-
pose.
r
LES Dr.œUVKRTES RI-CENTKS DE L'AFIUQUE. 4S9
Si je raconte celte anecdole, c'est (jU!' pareille aventure se reproduit
presque à clia'fue villa{;e, à chaque élape, dans quel'jue partie de
l'Afrique cenirale qu'on voya'^^e. Traverse-t-on le désert, on rencontre
un parli de Touai'ciy aposiés au puits où l'on doit s'arrêter. Ils demandent
le présenl (c'est l'aumùne du hrijyand); il faut le faire, et le faire \i\r^,(i.
Au! rement l'on s'expose à trouver ou le puits suivant comblé de pierres,
ou quelque emijuscade au coin d'un défilé. C'est ainsi que Barth, sui-
vant pourtant une route fréquentée, se trouva rançonné, volé, dépossédé
de tout. Après être parti avec de nombreux présents, il arriva dans la
capilalc du Soudan sans un sou vaillant. Il y resta trois mois, obli[}é de
vivre d'emprimîs, et dans quelle situation! «Parqué dans un logis
sombre, triste et des plus incommodes, que je ne pouvais quitter que
pour aller rendre visite au g^ouverneur, visite que, d'un autre côté, je
cherchais à retarder le plus possible; privé de ressources, obsédé
chaque jour par une foule de créanciers, raillé de ma misère par un
valet effronté, je me trouvais dans une situation dont le lecteur pourra
se faire une idée, placé que j'étais dans la métropole du commerce de
l'Afrique.»
Si ces difficultés existent, s'il a fallu tant de temps, de peine et d'hé-
roïsme pour pénétrer dans ce monde inconnu, c'est que l'Afrique ne res-
semble à aucune des autres parties de notre globe. On n'y rencontre ni
les déserts de TAustralie, ni les pays civilisés de l'Europe ou même de
l'Asie, ni les populations à demi européennes de l'Amérique. C'est au
milieu d'un immense continent, comme un océan d'hommes, qui, depuis
la création, s'agitent dans une immobilité perpétuelle : révolutions inces-
santes, guerres sans fin de tribus qui s'écrasent les unes les autres, do-
mination de peuples qui s'élèvent un instant, puis s'abîment et dispa-
raissent. De notre siècle, nous avons vu dans le Soudan naître l'empire
des Fellatahs, qui menaçaient d'englober le pays jusqu'au Tchad, puis,
cet empire s'affaisser, un autre s'élever à la voix du fanatique El-fladj-
Omar, qui nous menaçait à son tour jusque dans nos possessions du Sé-
négal ; puis l'empire d'Omar se dissoudre à sa mort, et tous les peuples
soumis à sa domination retourner à leurs déserts et à leurs discordes.
J'en dirai autant du Sahara, oh des révolutions incessantes remuent les
populations sans avoir jamais rien fondé; j'en dirais autant des régions
du haut Nil, où Speke a retrouvé les traces d'invasions anciennes et ré-
centes et de royaumes tombés.
Eh bien ! cette stérile agitation, cette infériorité sociale, est-ce la na-
ture qui en est cause? On l'a dit et l'on s'est trompé. L'Afrique n'est pas
partout un désert, et le désert lui-même n'est pas absolument inhabitable
dans toutes ses parties. On a comparé assez justement l'Afrique à une as-
siette renversée, d'une forme peu régulière, sans doute, mais dont les
bords sont plats et dont le milieu fait une saillie enveloppée d'un cercle.
440 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
A mesure qu'on avance des côtes dans l'inférieur des terres, on monte et
l'on trouve, à une vin{|t'une de lieues du riva^^e, comme une chaîne de
monta(}nfis qui forment une vaste ceinture aulour du continent central,
et enferment un immense plateau int;^rieur dont Faltitude varie de 300 à
lôOO mètres. Ce haut plateau est diversement disposé : ici ce sont des
parties élevées, battues par les vents, et en {jénéral arides, mais plus
saines peut-être que les autres ; là, au contraire, ce sont des dépressions
où s'accumulent les eaux, parties fertiles mais malsaines, comme au lac
]\g?ami et au lac Tchad. Sur certains points, ces eaux, débordant par
leur masse, percent la barrière des monta^jnes, et viennent, de cataracte
en cataracte, tomber dans la mer, comme le Ni{]?er, le Nil et le Zambèze.
Dans cette confi[juration g"éa[]?raphiqug, il y a place pour des rég-ions
fertiles où la vé^^étation est aussi riche qu'en aucun autre lieu du
monde. Le Soudan produit des grains en abondance et possède des forêts
luxuriantes; les bords du Zambèze, ceux du haut Nil, nourrissent non-
seulement des antilopes, mais des troupes nombreuses d'éléphants, et de
pareils animaux ne vivent pas de peu.
Ce n'est donc pas la nature qui est la plus coupable ; c'est en Afrique,
comme presque partout, l'homme qui est la cause première du mal, et la
responsabilité doit en retomber sur lui. C'est l'homme qui jusqu'ici est
resté dans ces contrées sous le poids de la plus profonde ignorance et de
la plus profonde barbarie. Dans ces pays, aucune instruction, aucune
idée élevée. A peine si, dans la partie septentrionale, une grossière
image de l'islamisme a pu pénétrer, moins par la prédication que par
les armes, et cette conversion semble avoir modifié les formes religieuses
plus que le fond des esprits. Le fétichisme est toujours sous l'écorce.
Descendez plus au sud, vous ne trouvez plus alors que le fétichisme le
plus grossier, l'ignorance la plus complète, pas la moindre notion de la
divinité.
Speke vécut quelque tempsauprès d'un sauvage très-intelligent relati-
vement aux autres habitants de la contrée, le souverain du Karagoué,
Roumanyka. Cet homme ne croyait ni à Dieu ni à la vie future. Speke
lui demanda pourquoi, dans ce cas, il immolait tous les ans une vache.
«Je ne sais, répondit le sauvage, mais il me semble qu'en agissant ainsi,
j'aurai de meilleures récoltes. C'est aussi pour cela que je place devant
une des grosses pierres de ce mont une certaine quantité de grain et
de pombé, bien que je la sache incapable de manger et de boire... Pas
un Africain ne révoque en doute le pouvoir des talismans et de la magie.
Lorsque je conduis mes troupes au combat, si j'entendais l'aboiement
d'un nmard, je battrais en retraite...» C'était toute sa théologie. Speke
lui fit observer qu'un ennemi bien avisé pourrait abuser d'une telle
superstition, et que les Anglais l'avaient fait à l'égard des Indiens. Rou-
manyka fut obligé d'avouer qu'en cette matière les Européens lui étaient
LES Br.OOUVERTES RÉCENTES DE L'AFRIQUE. 441
supérieurs. «Ce n'esl, pas étonnant, dit-il, puisque c'est de votre pays
rfue viiMincnt le calicot et les verroteries. >>
Quand on pénètre dans ces parties barbares, ce (jui frappa d'abord,
c'est le brutal despotisme qui pèse sur les populations. Là le souverain,
s'il est permis de donner ce nom au sauvafye qui domine ses sr;mblables,
le souverain est absolu, mais d'iui absolutisme dont il est impossible,
parmi nous, de se faire une juste idée. Spcke, et c'est lui que j'invoque
souvent, parce que c'est lui (|ui a donné les plus récents détails sur les
mœurs de ces pays, Speke se trouvait à la cour du plus sinjifulier des
rois. Ce roi, qui réji^nait sur rOup,anda, s'appelait Mtésa, jeune homme de
24 ans, rempli des fantaisies les i)lus burlesques, vraies fantaisies de
sing-e, ne connaissant aucun obstacle, capricieux et mobile, mais re-
gardant la satisfaction de chacun de ses caprices, au moment oi!i il le
concevait, comme une sorte de droit divin. Nul ne paraissait devant lui
que prosterné dans la poussière. Ce cârémonid, dont la honte est, jus-
qu'à un certain point, couverte en Orient par les pompes et les magni-
ficences du luxe, n'inspire plus qu'un dé^^oût profond devant des cahutes
de paille, au milieu de sauvages nus et qui, lorsqu'ils se proternent, pour
peu qu'il pleuve, se prosternent littéralement dans la boue.
Speke avait donné une carabine à ce grand enfant : c'est un des plus
beaux cadeaux qu'on puisse faire à un roi d'Afrique. Le roi, pour exer-
cer son talent, tira à quelques pas sur une vache, puis sur un héron,
qu'il manqua plusieurs fois, mais qu'il finit par toucher. Cette dernière
preuve d'adresse fut célébrée comme un miracle Dar toute la cour émer-
veillée, et le roi, à l'occasion de ce beau fait d'armes, créa de nombreux
dignitaires, donna un grand bal, et fit des distributions de vivres à ses
sujets. II avait tué un héron !
S'il s'était contenti de pareils exploits! Au moment ou Speke avait
donné ce fusil, dans une de ses premières visites, Mtésa l'avait pris,
examiné attentivement, puis le tendant à un page : « Va dans la cour^
tuer quelqu'un 1 » — Un instant après, le page rentra. « Eh bien, lui dit
le roi, as-tu fait ce que je t'ai commandé? — «Oui, répondit le page. —
«A merveille. » Et personne ne sourcilla. Que ce fût un homme qu'on eût
tué ou une vache, qu'importait?
Un autre jour, Speke venait de donner (car il fallait sans cesse don-
ner) une de ces carabines perfectionnées qui servent surtout aux chas-
seurs d'éléphants. Le sauvage y mit double charge et ajusta une vache.
La vache fut transpercée, et la balle, passant à travers le corps d'une
des femmes du roi qui se trouvait là par hasard, alla se ficher dans la
palissade de la cour. Le roi ne se sentit pas de joie; on courut chercher
la balle et on admira la puissance de l'arme. Pendant plusieurs jours, il
ne fut bruit à la cour d'Ouganda que de la bonne carabine. De la femme
morte, pas un mot.
442 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Ce despotisme brûlai qui ne tient aucun compte de la vie des hommes
n'est pas la seule cause de la barbarie de ces peuples, mais il en est le
principe, comme il en est la conséquence; et, comme corollaire, on trouve
à côté de lui ce qui existC dans riiisloire primitive de la plupart des
peuples non civilisés, d'éternelles {guerres privées, bien pires que celles
que nous connaissons au moyen âp,e, quand les ,o^uerres privées étaient le
droit social. Sans cesse, de tribu à tribu, des hostilités, des ravages, des
razzias, et, si la paix règ^ne pour un temps, au moindre caprice du
prince elle est rompue. Les guerriers reviennent-ils d'une expédition, il
faut les occuper, et on les envoie dans une autre. La guerre offensive n'y
est pas seulement un instrument de vengeance ou de domination, c'est
un métier; on y va comme à la moisson, pour vivre ou s'enrichr, on
va à la recherche de ce triste butin qui est le butin le plus ordinaire de
ce pays, on va faire la chasse à Thomme. En Afrique, vous le savez, la
plaie la plus hideuse, c'est l'esclavage. En vain nous avons croisé sur
les côtes, nous n'avons pas pu pénétrer dans Tintérieur des terres, et
empêcher que la traite ne fût l'élément principal du commerce. Quand
un roi veut des marchandises, il envoie prendre les femmes et les hom-
mes sur les terres du voisin. Quand il a besoin de serviteurs pour lui ou
pour les siens, quand il veut faire quelque présent, il agit encore de
même. La matière humaine est là : on y puise. Aussi y a-t-il en général
dans ces contrées plus d'esclaves que de maîtres.
L'esclavage n'y est pas aussi dur, sans doute, qu'en Amérique,
parce qu'il n'y a pas entre le maître et l'esclave celte distinction irré-
médiable de la couleur : esclaves et maîtres sont tous noirs. L'esclave
est un peu de la famille, il n'est pas tellement maltraité qu'il soit tou-
jours prêta secouer la chaîne. Dans la profonde misère où il vit, il voit
chez son maître une misère presque égale et un degré moral qui n'est
pas plus élevé que le sien. Jugez par ce seul trait, choisi- entre mille, du
peu de prix qu'ont la liberté et la patrie dans une pareille société. Oh
avait volé à Speke deux mulets. Immédiatement, ne pouvant se les faire
rendre, il fit prisonniers cinq ou six nègres, et déclara qu'il les em-
mènerait jusqu'à ce qu'on lui eût rendu les mulets. On ne les lui rendit
pas. Après avoir attendu quelques jours, il se trouva fort embarrassé de
ce supplément qui diminuait ses provisions, et il se décida à renvoyer les
prisonniers sans avoir les mulets; mais ceux-ci ne voulurent pas s'en
aller ; ils aimaient mieux, disaient-ils, rester prisonniers et esclaves dans
la caravane que de retourner manger « le pain de singe, » c'est à dire le
fruit du calebassier qui est la nourriture ordinaire du nègre.
Après l'esclavage, ce qu'il y a de plus triste, c'est la situation dégra-
dante faite à la femme. Gomme l'esclave, et plus encoreque l'esclave, la
femme est traitée comme un bétail, comme une marchandise. C'est
même une marchandise qui a quelque valeur dans certains pays;
LES DÉCOUVKRTKS RIÎCENTES 1)1-: L'AFRIQUE. 443
da'is une famille de noirs uii;i filh; n'est jamais, comme il iirrivi^ quelque-
fois dans cerlains jia s civilisés, un souci pour Tavenir; non, c'est un
profit : à l^ans oii la vendra. C'est un bétail de plus, et il y a des con-
trées entières où les mariages ne se font pas autrement, si Ton peut ap-
peler cela d;*s mariages. Speke nous r.iconle (|ue plusieurs de ses hommes,
partant pour leur Ion,»; voyai^e, prir(;nt femme, mais par un sin^yulier
conlrat, un vérilable contrat d<î loua^ye; ils payaientau père dix colliers,
se réservant la faculté soit de restituer la fille après le voyag^e, soit, si elle
leur plaisait, de la {garder moyennant un supplément de dix colliers. Quand
on ne veut pas acheter de femme on en enlève; les princes s'en procurent
d'ordinaire de celte façon. Comme la femme est une marchandise et une
richesse, elle pimt devenir l'objet d'un luxe. Un sei(jneur nè[îre a beau-
coup de femmes comme dans d'autres pays un homme qui est riche et
qui veut le paraître a beaucoup de chevaux dans son écurie. Mtésa en
avait plusieurs centaines, et en donnait à la fois cent à ses favoris. c Qu'en
faites-vous? «demandait Speke à l'un d'eux. «Rien, répondit naïve-
ment celui-ci; mais il ne nous serait pas possible de refuser. Il est vrai
que nous sommes libres d'en faire des épouses ou des domestiques. » —
Dans toute l'Afrique intérieure, l'abaissement est à peu près le même.
C'est la femme qui d'ordinaire cultive, fabrique le pombé, porte les
fardeaux, fait les g^r s ouvrages; chez les Boschiman, c'est elle qui
bêche à la houe pendant que le mari tisse tranquillement. Chez les
Maures, il est d'usage que la jeune fille, avant de se marier, paye de son
corps à son père les frais de son éducation. Quelle moralité peut germer
dans un tel bourbier?
Jugez par le trait suivant de l'estime qu'on fait de la femme. Le des-
pote Mtésa était h la promenade et jouait. Une de ses femmes trouve un
beau fruit, le cueille et le lui offre. Aussitôt Mlésa d'entrer en fureur.
« Une femme n'a jamais rien osé m'offrir, » s'éida-t-il, et il ordonne de
la mettre à morL.
Toutes ces hontes que je viens de dérouler, Messieurs (et je pourrais
ajouter des traits sans nombre à ce lugubre tableau), peuvent se résumer,
pour ainsi dire, dans une seule idée : le mépris de l'homme. L'huma-
nité dans ce pays, est une sorte de vile matière, une marchandise dont
on ne fait pas plus de cas que de tout autre objet mobilier. Que voulez-
vous, dans un pareil pays, sous le joug perpétuel de la force, sous le
poids de cei abaissement qui opprime l'homme comme la femme, sous ce
despolisme brutal qu'on retrouve à tous les degrés de la société , partoutoii
le plus fort est en présence dj plus faible, que voulez-vous que iasse l'in-
dividu isolé? Rien, il ne peui rien, parce qu'il lui manque le principal
ressort qui meut l'hoinme : le seniimenl de sa dgnité. C'esi quand on
est vraiment possesseur de sa personne, respecté par ses semblables, et
respectable à soi-même que l'on peut quelque chose.
444 JOURNAL DES ECONOMISTES.
Comme conséquence naturelle de cet abaissement de l'humanité, on voit
s'étaler deux p'aies hideuses qui ronflent cette société, plaies non pas in-
curables, mais à une g-uérison bien difficile et bien lente. La première est
une immense paresse. Le sauva[;e qui n'a rien et à qui, s'il avait
quelque chose, un plus puissant prendrait peut être tout, n'aime pas k
travailler ; s'il travaille, c'est simplement sous l'empire de la nécessité.
Pourvu qu'il ait « du pain de sin[]?e »il ne cultive [i^uère. Les terrains les
plus fertiles sont à peine é{îratij^nés, non pas par la charrue, mais par
la houe. La majeure partie du pays reste inculte, parce que l'homme ne
sait pas et surtout ne veut pas le cultiver. Il arrive même là ce qui arrive
trop souvent dans les pays les plus civilisés : on y tourne ses vices à
honneur, et la paresse dont les causes, au milieu de cette société sans
sécurité, ne sont pas moins tristes que les effets en sont pernicieux,
devient une sorte de marque de noblesse et une manière d'être du bon
ton : on a honte du travail.
Un jeune officier français, envoyé en mission dans le Douaich, parlait
en ces termes de l'impression pénible que lui avaient faite de pareilles
mœure : « Un Maure se croirait humilié de dresser sa tente (ce soin est
réservé aux femmes), mais il mendiera au premier venu la moindre
bag-atelle. Ajoutez à cela le vol, tellement passé dans les mœurs, que
larcins et pillag^es exercés envers le faible semblent chez eux chose natu-
relle, et on n'aura qu'un faible tableau de ce caractère méprisable. Du
reste une nation où la famille n'existe que de nom, oii le fils bat sa mère,
oh l'on répudie la femme sous le moindre prétexte, où l'on engraisse les
filles pour les vendre comme des porcs au marché et au plus offrant, ne
saurait offrir qu'un spectacle révoltant à l'Européen, qui, élevé dans le
respect de la femme et de la famille, se trouve dans cet enfer moral
qu'on appelle un camp maure. »
La paresse. Messieurs, trouve toujours sa juste récompense. A côté
d'elle, ce qui domine dans l'Afrique centrale, c'est une immense misère.
Depuis les Touareg- du nord jusqu'aux Boschiman du midi, tous ces peu-
ples n'ont aucune des satisfactions que donne un travail énerg^ique. L'in-
dustrie est à peu près nulle; on y pile encore le maïs dans des
mortiers de bois semblables à ceux que représentent les anciennes sculp-
tures des monuments égyptiens, instruments plus grossiers que les
meules à la mam dont on se servait au temps des héros d"Homère;
on tisse la toile, comme on la tissait dans l'antique Egypte, comme on
fabrique aujourd'hui nos tapisseries de haute lisse, et les pièces ainsi
obtenues par le travail de deux tisseuses n'ont guère que deux mètres
de longueur, sans que le montage de la chaîne exig-e moins de peine que
que pour nos longues pièces de calicot; on emploie le fer, mais en fort
petite quantité; car le procédé tout à fait primitif par lequel on l'ob-
tient n'en permettrait pas un usage étendu, et on emmanche les instru-
LES I)l^:GOUVERTt:S Rl'iCENTES DE L'AFHIQUE. 445
nieiUs de fer roiiiuic les raciîs contemporaines des dernières révolu-
tions {;éolo};i(iues eninianciiaient leurs haches de pierre. La terre est
peu et mal culli\ée; on \il de. ce que la nature veut bien donner, et
quand clic ikî veut rien donner, on meurt. C'est ce qui, au moment que
je vous parle, a lien au Sr'ii(';j;al, où une terribli; famine s'est étendue
sur toul le haut pays. Ces fléaux qui déciment l'Afrique, rappellent ceux
qui ont sévi au moyen â}ye dans l'Europe du x^ et du xi'' siècle.
Que nous sommes loin nous-mêmes de ces temps, et pourtant combien
ces temps étaient encore moins tristes que le spectacle de la société ac-
tuelle de l'Afrique ! Quelques misèri^s que renferment nos sociétés civili-
sées, apprenons donc à les estimer à leur juste valeur en les comparant
avec les sociétés barbares; cherchons à en corriger les abus, à en amé-
liorer les formes; mais attachons-nous fermement aux principes sur
lesquels elles reposent : le sentiment de la difjnité humaine, le respect
de la liberté et l'amour du travail. C'est sur ce triple fondement que sont
assises la justice, la propriété, et que s'est élevé le map,nifique édifice de
la richesse moderne.
Qu'allons-nous donc faire dans des pays de misère et de barbarie et qui
nous pousse à les explorer ? Je répondrai d'abord, c'est le désir de savoir,
et ce désir serait un motif suffisant que des esprit éclairés conçoivent
sans peine. Mais il y en a un autre, je ne dirai pas plus sérieux, mais
plus capable d'agir sur le grand nombre : ce sont nos intérêts commer-
ciaux. Nous ne sommes pas les premiers arrivés dans ces parages ; les
Anglais nous y ont devancés, et pour une bonne raison, c'est que leur
commerce de ce côté est plus actif que le nôtre. Voyez, à peine
avec les frères Lander avaient-ils exploré les bouches du INiger, qu'ils
accroissent leurs (iomploirs en Guinée, et aujourd'hui ils ont pris solide-
ment pied dans le royaume de Lagos. A peine Méhémet-Ali avait-il
poussé sa reconnaissance sur le INil jusqu'au 4^ degré, qu'ils s'établis-
saient à Khartaum, au point oii le INil bleu et le Nil jaune réunissent
leurs eaux. Ailleurs encore, à Malte, ils ont un entrepôt par lequel ils
versent des flots de marchandises sur Tripoli; à Gibraltar, autre entre-
pôt, d'où leurs calicots traversent le Maroc et entrent par les caravanes
du désert dans le Soudan. Eh bien, nous aussi, nous avons pris pied dans
ce monde africain par une suite d'événements que vous connaissez. Nous
tenons l'Algérie, et depuis quinze ans nous avons poussé nos conquêtes
au delà de l'Atlas, dans des régions qui ne sont pas encore le désert,
mais qui ravoisinent,et nous touchons aux premières stations du Sahara.
Nous avons sur la côte occidentale le Sénégal ; depuis près de quinze ans
nous l'avons étendu de Saint-Louis vers les rives du haut Niger, et nous
sommes près d'étendre la main jusqu'au Niger lui-même, et jusqu'à
Tombouctou. Nous tenons l'Afrique occidentale entre les deux serres
446 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
du Sénégal et de TAlp^érie : celle situation nous crée des intérêts parti-
culiers et nous dicte noire pol'tique.
Cet e politique a éîé admirablement comprise par un homme qui,
parli il y a environ dix ans comme chef de bataillon, pour gouverner le
Séné(}ai, vient d'y renlrer avec le titre de général. Il a vu le rôle que
devait jouer la France : s'établir solidement aux deux extrémités de la
route, chercher non pas à l'occuper tout entière, mais à marquer par
des colonies les premières étapes et cà pousser des reconnaissances et
des relations jusqu'au centre. H a envoyé dans toutes les directions de
hardis éclaireurs; déjeunes lieutenants qui rayonnant de Saint-Louis,
centre d>j leurs excursions, se sont dirigés, les uns vers le désert, les au-
tres vers ces régions où le iNiger et le Sénégal prennent leur source.
Deux ont été envoyés pour tenter la périlleuse traversée du désert, et
rattacher par le Maroc ou par Tripoli les deux bouts à la chaîne. L'un
d'eux est arrivé h son but, et de Bakel il est parvenu jusqu'au Maroc par
Tombouctou : c'était un marabout maure. L'autre, quoique enfant du
pays, a échoué, et vous pouvez juger par son histoire des obstacles que
rencontre de ce côté l'influence française.
Ce voyageur était un indigène, sous-lieutenant dans l'escadron des
spahis du Sénégal ; à peine était-il parti que, sous couleur d'une hos-
pitalité qui ressemblait fort à une détention, le chef des Douatich le
retint pendant plusieurs mois sous une étroite surveillance. 11 parvint
cependant, pendant une expédition militaire, à s'échapper, et il at-
teignit non pas encore Tripoli, terme projeté de son expédition,
mais Oualata, grande station du désert, et entrepôt très- impor-
tant du commerce entre le Maroc, le Sénégal, Segou et Tombouc-
tou. Il apprit là qu'on ne pouvait pas arriver jusqu'à Tombouctou.
Les Touareg de Tombouctou étaient justement en guerre avec l'oasis
d'Oualata. Il dut tourner la difficulté , aller vers le nord , à Ara-
rouan, petite place dans le désert; là, ne sachant pas comment aborder
Tombouctou, il visita la tribu des Brabich, gardeurs des troupeaux des
Touareg d'Ararouan et, comme les Brabich n'avaient aucune connais-
sance des liens qui l'attachaient à la France, il put assister à une conver-
sation qui l'instruisit et l'émut singulièrement. Des gens du Touat, qui
venaient d'arriver avec la dernière caravane, racontaient que le grand
chef d'Alger (c'était alors le maréchal Pélissier) avait envoyé aux cheicks
du Touat de riches présents pour décider les Touatiens à laisser passer
les caravanes de l'Algérie ou tout au moins à accueillir les marchandises
venues d'Alger: car le Touat est la route naturelle qui de notre colonie
conduit à Tombouctou. Ceux-ci avaient consulté le Maroc dont ils sont
les tributaires sans être les sujets, el le Maroc avait fait repousser les
offres. Le chef des Brabich approuvait fort ce refus. «0:i a eu bien tort,
dit un Touareg-Hoggar présent à l'entretien, j'aurais voulu qu'on laissât
LES DÉCOUVERTES RÉGENTES DE L'AFRIQUE. 447
passer ces rlonnciirs di» pn-sniils, nous les :iiirions joliinoiit assassinés. »
Et lo ch.îf fl'ai)])iv)iivor de |)Iiis belle. Noire voy.ijyeur se [yarda bien de
dire qu'il élai^ Français; m;iis il s'empressa de cliercher une aube route
pour pénélreràToinbouctou. 11 revint vers Baeikounou, tournant autour
de Toinbouclou d.ins l'espérance d'y entrer quelque jour, quand par
hasard il fil rencontre d'une c;iravane, dont un des hommes le reconnut.
« Voilà, dit-il, un officier de Siint-Louis. » On le saisit; bien que le
pauvre homme déclarât qu'il n'avait plus aucun rapport avec la France,
on le (jarrotla, et sans la bienveillance de quel({ues chefs, il eûl infailli-
blement été tué. On se contenta de l'emmener sur un chameau, les
mains liées et les yeux bandés. Il fit ainsi je île sais quel chemin,
jusqu'au jour où il parvint à échapper el put, après des fatigues inouïes,
rentrer au Sénégal, sans avoir vu Tombouctou. Voilà les difficultés que
l'on rencontre lorsqu'on veut tenter cette route, et vous jugez ce qu'il
faudra, contre de pareils obstacles, déployer d'énergie et de persé-
vérance.
J'aurais à vous citer bien des noms français. Messieurs; mais le
temps me presse et je dois les omettre pour ne pas vous donner une
simple liste. Il en est pourtant un dernier que je veux vous faire
connaître, et daiis lequel je résumerai tous les efforts tentés pour
pénétrer au Soudan par l'Algérie, comme j'ai personnifié dans le gé-
néral Foidherbe tous les efforts faits pour y pénétrer par le Sénégal.
Un jeune officier de vingt ans à peine, M. Duveyrier, a exploré dans
divers sens les routes du Sahara algérien ; il a poussé d'un côté jusqu'à
El Golea qui lui a fermé ses portes et qui a depuis payé d3 son indépen-
dance ce refus d'hospitalité; de l'autre il a traversé la région des Dunes
et le pays des Touaregs jusqu'à Ghadamès et jusqu'à Rhat, pour revenir,
sur les traces de Barth, par Mourzouk et Tripoli. Il a étudié de près les
Touaregs du Nord et a publié le plus curieux travail qui existe sur les
nomades du désert. Il a reconnu les routes, mais il a vu, lui aussi,
quelles grandes difficultés la France rencontrerait dans ces parages. On
est jaloux de notre puissance, on craint notre conquête, et on nous
déteste de toute la force des haines religieuses. Rhat et Ghadamès redou-
tent les Français et se croiraient perdus si ceux-ci pénétraient jusqu'à
eux; plutôt que de nous voir commercer sur leurs marchés, ils appel-
leront dans leurs murs des garnisons turques qui les opprimeront.
Sous la protection des chefs Touareg, M. Duveyrier put pénétrer jus-
qu'à Rhat, et il campa quinze jours sous les murs de li ville, mais à y
pénétrer il ne se risqua pas, malgré son vif désir de le faire, car toute
l'amitié des Touaregs n'aurait pu le garantir contre l'animosité des
habitants. Et il revint sans avoir vu Rliat.
Ne désespérons pas néanmoins. Nous avons ou nous aurons peut-i^tre
quelque jour des alliés et des protecteurs dans le désert; nous les trou-
448
JOUl^NAL DES ÉCONOMISTES.
verons dans la diversité des intérêts. Pendant que le Maure ne cherche
qu'à nous écarter, d'autres peuvent nous accueillir et rejjrettent peut-être
le temps où les marchandises qui ont été chercher des routes plus loin-
taines , se rendaient directement par le désert à Ouargla d'oiJ elles
parvenaient à Al^^er. Les Touare^js, c'est-à-dire les hommes du désert,
détestent les Arabes, parce qu'ils voient toujours en eux les ennemis de
leurs pères, ceux qui les ont chassés de leur première patrie; aussi
sont-ils assez disposés à nous recevoir. N'étaient leurs dissensions per-
pétuelles, nous trouverions près d'eux un appui qui ne serait certaine-
ment pas inutile.
Vous le savez, en 1862, nous avons pu tirer quelques-uns de ces
hommes, les plus considérables dans leurs tribus, du fond de leurs
déserts pour les amener jusqu'à Paris. Ils ont va notre civilisation et
l'ont admirée; ils sont retournés dans leur pays, animés des meilleures
dispositions, et si récemment encore M. Duveyrier a pu s'avancer jus-
qu'à Rhat, c'est [ifràce aux chefs qui vivent dans le voisinag^e de ces
routes; autrefois ouvertes, elles faisaient la prospérité de leur nation;
fermées, elles font aujourd'hui leur misère, et nous voudrions les rou-
vrir dans un intérêt commun.
De tout ceci. Messieurs, je voudrais tirer une conclusion, la plus
rapide possible pour ne pas abuser de votre bienveillance. Que résultera-
t-il de tout ces efforts de l'Europe.? Je laisse de côté les fruits que
l'Europe retirera pour elle-même, et je m'attache à un seul avantagée, au
prOjO^rès de l'Afrique, je veux dire au véritable progrès, à celui qui se
fait par les mœurs, par l'élévation du niveau moral. Ce progrès, il y a
trois siècles qu'on l'essaie par la conversion : des missionnaires, catho-
liques et protestants ont rivalisé de zèle et n'ont obtenu que de minces
résultats. Tout récemment encore, dans une ville située sur le haut Nil,
à Gondokoro, sur les pas de Méhémet-Ali, une mission autrichienne
s'établissait. Elle était composée de vingt personnes. De ces vingt per-
sonnes, l'an dernier, treize étaient mortes de la fièvre, deux de la dys-
senterie, deux s'étaient retirées fort malades et les autres n'étaient pas
beaucoup mieux. Les missionnaires avaient attiré les petits enfants en
causant avec eux, en cherchant à les instruire, et surtout en leur mon-
trant des images saintes. Mais, vers l'âge de dix ans, ces enfants les
quittaient pour aller se livrer au chétif travail qui sustente ces popu-
lations. Il fallait vivre, et ces misérables gens n'ont pas le loisir de
s'instruire, même pour devenir chrétiens. Bientôt derrière les mission-
naires est venu le commerce des Arabes; ceux-ci se sont montrés
cupides, durs, tranchants avec les sauvages, et les sauvages ont fait
retomber sur ces missionnaires la responsabilité des maux qu'amenait
pour eux l'arrivée des civilisés. Aujourd'hui la mission est abandonnée.
Livingstone vient de quitter également l'Afrique australe; après vingt
BULLETIN. — EXTRAIT DU DISCOURS DE L'EMPEREUR. 449
ans passés dans ce pays, il a roçii de son évêqiic l'ordre de l'abandonner.
L'expérience prouve que la conversion a été à peu près impuissante, eL
quelques succès partiels el récents ne sont rien en comparaison d'une
stérilité de plusieurs siècles. Le conunerce pourra-t-il davantage? Peut-
être. Ce ne serait pas la première fois ({u'il deviendrait un instrument de
I)r()p,rès. Jl se j)eut (pie l'introduction du commerce européen stimule la
production, niodilie les procédés de l'échange et le rapport des mar-
chandises, que peu à peu le désir du bien-être se fasse sentir, et déve-
loppe l'amour du travail en multipliant les jouissances qu'il procure; de
làcà une plus grande estime de la personne humaine il n'y a qu'un pas.
Livingstone nous fournit un exemple qui laisse entrevoir ces horizons
lointains et encore vagues. Sur les bords du Shiri, l'homme est une
marchandise si commune et a partout si peu de valeur vénale que les
marchands de l'intérieur, obligés de nourrir leurs esclaves jusqu'à ce
qu'ils les revendent sur la côte, seraient en perte s'ils ne les employaient
à rassembler et à porter l'ivoire. Que fit Livingstone? Il accapara
l'ivoire; et la traite, devenue onéreuse, faute d'emploi pour les bras ser-
viies, cessa momentanément sur quelques marchés. Elle a sans aucun
doute recommencé après son départ. Quoiqu'il en soit, il y a là quelque
espérance pour l'avenir, et l'Afrique ne peut être fatalement condamnée
à une éternelle barbarie.
E. Levasseur.
BULLETIN
EXTRAIT DU DISCOURS DE L EMPEREUR
prononcé le 15 février 1865 à l'ouverture de la session législative.
Nous reproduisons la seconde partie de ce document qui traite des
diverses questions économiques.
« ...Je m'efforce tous les ans de diminuer les entraves qui s'opposent
depuis si longtemps en France à la libre expansion de l'initiative indi-
viduelle.
Par la loi sur les coalitions votée l'année dernière, ceux qui travaillent,
comme ceux qui font travailler, ont appris à vider entre eux leurs diffé-
rends, sans compter toujours sur l'intervention du gouvernement, im-
puissant à régler les rapports si variables entre l'offre et la demande.
Aujourd'hui, de nouveaux projets auront pour but de laisser une liberté
plus grande aux associations commerciales et de dégager la responsa-
2* SÉRIE. T. XLV. — 15 mars 1865, :29
450 JOURNAL DES ÉGONUWISTES.
bilité toujours illusoire de l'administration. J'ai tenu à détruire tous les
obstacles qui s'opposaient h la création des sociétés destinées h amélio-
rer la condition des classes ouvrières. En permettant l'établissement
de ces sociétés, sans abandonner les garanties de la sécurité publique,
nous faciliterons une utile expérience.
Le Conseil d'État a étudié avec soin une loi qui tend à donner aux
conseils municipaux et généraux de plus grandes attributions. Les com-
munes et les départements seront appelés ainsi à traiter eux-mêmes
leurs affaires, qui, décidées sur place, seront plus promptement réso-
lues. Cette réforme complétera l'ensemble des dispositions prises pour
simplifier ou supprimer des règlements minutieux qui compliquaient
inutilement les rouages de l'administration.
La liberté commerciale, inaugurée par le traité avec l'Angleterre, s'est
étendue à nos relations avec l'Allemagne, la Suisse et les royaumes-
unis de Suède et de Norwége. Les mêmes principes devaient naturelle-
ment s'appliquer à l'industrie des transports maritimes. Une loi s'étudie
pour établir sur mer la concurrence, qui seule excite le progrès.
Enfin l'achèvement rapide de hos chemins de fer, de nos canaux, de
nos routes, est le complément obligé de? améliorations commencées.
Nous accomplirons cette année une partie de notre tâche, en provoquant
les entreprises particulières, ou en affectant aux travaux publics les
ressources de l'État sans compromettre la bonne économie de nos finan-
ces et sans avoir recours au crédit.
La facilité des communications , à l'intérieur comme à l'extérieur,
active les échanges, stimule l'industrie et prévient la trop grande rareté
ou la trop grande abondance des produits, dont les effets sont nuisibles
tour à tour, soit au consommateur, soit au producteur.
Plus notre marine marchande prendra d'extension, plus les transports
seront faciles, moins on aura à se plaindre de ces brusques changements
dans le prix des denrées de première nécessité. C'est ainsi que nous
pourrons conjurer le malaise partiel qui atteint aujourd'hui l'agriculture.
Quelques-uns attribuent cette souffrance momentanée à la suppression
de l'échelle mobile; ils oublient qu'en 1851, lorsqu'elle existait, l'avi-
lissement du prix des céréales était bien plus considérable, et que, cette
année même, les exportations de blé dépassent de beaucoup les impor-
tations.
C'est, au contraire, grâce à une législation libérale, grâce à l'impul-
sion donnée à tous les éléments de la richesse nationale, que notre
commerce extérieur qui, en 1851, était de 2 milliards 614 millions de
francs, monte aujourd'hui au chiffre prodigieux de plus de 7 milliards.
Dans un autre ordre d'idées, de nouvelles lois vous seront proposées
qui auront pour objet d'augmenter les garanties de la liberté indivi-
duelle : la première autorise la mise en liberté provisoire avec ou sans
caution, môme en matière criminelle ; elle diminuera les rigueurs de la
détention préventive ; la seconde supprime la contrainte par corps en
matière civile et en matière commerciale, innovation qui n'est cepen-
dant que la réapparition d'un bien ancien principe. Dès les premiers
LA SITUATION FINANCIERE. 151
siècles (lo Koino, on ;ivait décide quo la l'ortuno et non io corps du dd-
bitenr répondrait de la dette.
Continuons donc h suivre la marche tracée : à l'extérieur, vivons en
paix avec les dilTérenles |)uissances, et ne faisons entendre la voix de la
France (juo pour lo droit et la justice ; à l'intérieur, protégons les idées
religieuses, sans rien céder des droits du pouvoir civil ; ré|)andons
l'instruction dans toutes les classes de la société, simplifions, sans le
détruire, notre admirable système administratif; donnons à la com-
mune et au déparlement une vie plus indépendante ; suscitons l'initia-
tive individuelle et l'esprit d'association; enfin élevons l'àme et forti-
fions le corps de la nation. »
LA SITUATION FINANCIÈRE.
Rapport annuel du ministre des finances.
« Sire, en adressant aujourd'hui mon rapport annuel à Votre Majesté,
je puis placer sous ses yeux un exposé à peu près complet des princi-
paux éléments de notre situation financière.
Exercice 1863. — L'année 1863 donnera un résultat meilleur que je
ne l'avais prévu dans mon dernier rapport. Au lieu d'un déficit de 43
millions, cet exercice n'ajoutera que 28 millions à nos anciens décou-
verts.
L'ensemble de ces découverts que j'avais indiqué l'année dernière
comme étant de 972 millions, ne s'est trouvé, en définitive, que de 960.
Au moyen de l'emprunt de 300 millions, aujourd'hui presque entière-
ment soldé, c6 chiffre sera réduit à 660 millions.
Exercice 1864. — Il n'est pas encore possible de prévoir avec exacti-
tude quelle sera la balance de 4864.
La nouvelle législation sur les sucres , en permettant l'entrée des
sucres bruts en franchise temporaire, a substitué à l'ancien mode de
perception, des soumissions cautionnées libérables à l'expiration de
quatre mois. La diminution dans les droits encaissés qui résultera de
ce changement ne s'élèvera pas à moins de rïO millions à la fin de Tannée
courante, mais il est permis d'espérer que la plus grande partie de cette
somme, qui appartient à l'exercice 1864, sera recouvrée pendant la pre-
mière moitié de l'année 1865.
Sauf l'éventualité que je viens d'indiquer, les prévisions du budget de
1864 seront atteintes dans leur ensemble. En effet, si les douanes pré-
sentent une diminution, les contributions directes (i), l'impôt du timbre,
celui des boissons, les tabacs et les postes, offrent une amélioration au
moins équivalente. Il est donc certain que s'il y a un découvert en 1864,
(1) Le recouvrement de l'impôt direct s'est opéré encore plus facilement en 1864 que
dans les années précédentes.
452 JOURNAL- DES ÉCONOMISTES.
il se bornera à la diminution qui pourra se présenter dans les recettes
provenant de la consommation des sucres, et cependant le Trésor aura
supporté une perte de 6 millions et demi, par suite de la suppression
pendant le deuxième semestre de la moitié du second décime sur l'en-
registrement.
On ne saurait considérer conme un déficit la non-réalisation des titres
de l'emprunt mexicain que nous avons reçus en remboursement de nos
avances, conformément au traité de Miramar. Ces titres, calculés au
cours de 60 francs, représentent une somme de 54 millions, sur lesquels
40 millions 100,000 francs sont attribués au budget 1864, et 13 millions
900,000 francs au budget 1865.
La situation du Trésor permet d'attendre, pour la négociation de ces
valeurs, des circonstances plus favorables qui, tout porte à le croire, ne
tarderont pas à se produire. En attendant, l'exercice 1864 profitera des
intérêts du capital nominal au taux de 6 0/0, soit d'une somme de 5 mil-
lions 400,000 francs.
Quant aux 12 millions 500,000 francs qui devaient être acquittés par
le gouvernement mexicain sur ses propres ressources pendant le
deuxième semestre de 1864, et qui figurent au budget de la inème
année, ils ont été régulièrement soldés.
Quoique l'année quo nous venons de traverser ait été favorisée par
une récolte abondante, les affaires ont eu à souffrir de la continuation
de la guerre d'Amérique et des embarras monétaires qui ont pesé sur
les transactions. La France a pourtant été moins éprouvée que les autres
pays. Si le taux de l'escompte s'est élevé momentanément à 8 0/0 , en
Angleterre il a été porté plusieurs fois à 9 0/0, et a été constamment
supérieur à celui de la Banque de France.
Malgré la gène que cette cherté des capitaux a occasionnée, la pru-
dence de nos négociants a été telle que le nombre des faillites et leur
importance ne se sont que faiblement accrus.
On s'est beaucoup occupé de rechercher les causes qui ont amené de-
puis quelques années, à de fréquentes reprises et à des époques presque
périodiques, la hausse du taux de l'intérêt, et, dans ces derniers temps,
des pétitions ont été adressées à Votre Majesté pour demander que cette
question fût l'objet d'une enquête. La Banque de France a vu son orga-
nisation attaquée, et bien qu'elle soit convaincue que, dans le mal
signalé, aucun blâme ne puisse lui être imputé, elle a manifesté elle-
même le désir que cette enquête eût lieu et s'étendît sur tous les faits
qui amènent le renchérissement des capitaux. Si Votre Majesté daigne
l'autoriser, je crois qu'il résultera de l'examen impartial et complet de
cette importante question une manifestation utile pour rassurer les in-
térêts et éclairer l'opinion publique.
Je ne terminerai pas cette analyse des résultats de l'année 1864 sans
constater que nous avons pu rentrer dans la stricte. exécution des
|)rescriptions du sénatus-consulte du 31 décembre 1861.
Quoique nous ayons eu à réprimer une insurrection en Algérie et à
y envoyer des renforts considérables, nous avons l'espoir que nous ne
LA SITUATION FINANCIKKE. 453
(leman(l(M-()iis au (-orps l('i;islatif aiicini siipplémoDl de crédil, el qii(! si
cotlo ('•vcMilualitV' so |)rés('nlait, co (jui ne poutùiro oncoro complf^teriiont
upprocié, (die sérail rcnfermëc dans des limites très-restreintes.
BuncKT HKCTiKicATiF DK 18{)5. — Los Crédits à ouvrir au hudi^ot rec-
tifieatif de I8()-; séiévenl, à 82 millions environ ; mais ce chillre ne peut
man(iuer d'cMre réduit. Kn elï'et, i,'rAce ;\ la sévérité qui préside à l'or-
donnancement des dépenses, l'ensemble des crédits prévus au budget
de 1865 se trouvera atténué, en fin d'exercice, d'une somme évaluée à
:^(l millions au moins (1), ce qui donnera lieu .\ des annulations corres-
pondantes. L'augmentation ([ue nécessitera ce budget ne sera donc en
réalité que de 46 millions.
D'un autre côté, les ressources prévues pour le budget rectificatif s'é-
lèvent à 64 millions. Il en résultera un disponible de 18 millions qu'il
sera possible de reporter au budget extraordinaire de 1866.
Les principaux articles de dépenses qui figurent au budget rectificatif
de 1865 sont :
1" Pour le ministère de la guerre.
Effectif complémentaire entretenu au Mexique , en
Algérie et à Rome 36,000,000(2;
2o Pour le ministère de la marine et des colonies
(armements extraordinaires et administration de la Co-
chinchine) 29,000,000(3)
3" Ministère des travaux publics 4,500,000(4)
4" Ministère des finances :
Nouvel hôtel des postes 6,000,000 » \
Refonte des monnaies d'argent; tra- I q OOO 000
vaux de forêts, gazonnement des mon- l ' '
tagnes, etc 3,000,000 » )
5» Quelques autres dépenses pour les ministères de
l'intérieur, de l'instruction publique, de la Maison de
l'Empereur et des Beaux-Arts, et pour l'Algérie : en-
semble 2,600,000 »
Les ressources du budget rectifié de 1865 proviennent principale-
ment :
(1) Le chiffre des annulations précédentes s'est élevé :
En 1859 à 52,439,932 .
En 1860 à 48,544,882 »
En 1861 à 39,097,435 »
En 1862 à 71,427,144 »
En 1863, ce chiffre sera de 46 millions.
v'2) La somme demandée l'année dernière pour ce service dans le budget rectifié était
de 57 ,000,000.
(3) Lannée dernière, le crédit demandé pour le ministère de la marine et des colonies
était de 52,000,000.
(4) Le ministère des travaux publics n'avait été compris que pour une somme de
1,800,000 dans le budget rectifié de 1864.
454 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
lo Des impôts directs et indirects, qui ont été calculés
avec une grande modération dans le budget voté il y a
dix-huit mois. Cette plus-value dépassera 31,000,000 »
2° Da l'annuité due par le Mexique 25,000,000 »
3" D'une somme à recevoir des compagnies d'Orléans
et de Lyon 3,000,000 »
4o Du solde d'un crédit réservé pour les inondations. . 4,000,000 »
5° De quelques autres produits s'élevant ensemble à . 3,300,000 »
Budget ordinaire de 1866. — Le budget ordinaire de 1866 ne con-
tient aucune charge nouvelle pour les contribuables, et nous avons
même cessé d'y faire figurer l'impôt sur les voitures et les chevaux de
luxe. Par ordre de Votre Majesté, une loi sera présentée pour proposer
d'affecter à l'avenir cet impôt aux budgets départementaux.
Malgré cet abandon, le budget ordinaire de 1866 se solde en ce mo-
ment par un excédant de plus d'un million, et cependant nous avons pu
augmenter la dotation du ministère de la marine de 2,500,000 fr., et
celle du ministère des travaux publics de 1,500,000 fr.
Budget extraordinaire de 1866. — Le budget extraordinaire de 1866
s'élève en recettes à près de 145 millions, et en dépenses à 144 millions
et demi, laissant ainsi un disponible d'environ 500,000 francs.
Les ressources de ce budget se composent :
l"De la somme de 18,000,000 »
dont j'ai déjà parlé, et qui forme l'excédant de recettes
du budget rectificatif de 1865 :
2° de 90,000,000 »
provenant des fonds de l'amortissement.
3° d'environ 29,000,000 »
montant des indemnités à recevoir du Mexique, de la
Chine et de la Cochinchine.
4o de 7,500,000 :o
provenant de sources diverses qui seront détaillées dans
le projet de budget.
Les principales dépenses sont :
Pour le ministère des travaux publics :
Subvention et annuités aux compagnies
de chemins de fer 22,200,000
Garantie d'intérêt aux compagnies. . . . 31,000,000
m j u ] r ' I. ' ) 97,400,000 ))
Travaux de chemins de fer exécutes par [ '
l'État 5,400,000
Travaux des ponts et chaussées 38,800,000
Pour le ministère de la marine 12,500,000 »
destinés à la continuation des travaux de transformation
de la flotte.
Tous les autres ministères et le gouvernement de l'Al-
gérie obtiennent des crédits au moins égaux à ceux qui
LA SITUATION FUNANCIÊRK. 45,1
leur avai(Mil (Ué accordas l'aiUMM'î (liMuirrc ; (m^s crëdits
s'ëlèvonl (Misemhle à envi ion H4, 000, 000 »
Din'TR FF.OTTANTE. — ïl vc\o Tosto h Wwo connaîiro h Votre MajosU^ la
situation do la dollo lloltanlo.
Ainsi fjiio jo l'ai dit on commençant, lo total do nos découverts h la
fin do Texorrico 1803 s'élevait <\ 600 millions. La dette flottante sera mo-
monlanémont «supérieure ;\ cette somme.
La diirérence provient :
1» du solde de 15,000,000 »
que nous avons à recevoir sur l'emprunt.
•20 Du retard dans les recouvrements des droits des
sucres pour une somme de 50,000,000 »
3° De la non-réalisation des rentes mexicaines pour. . 54,000,000 »
4" Des avances faites parle Trésor en vertu de diverses
lois pour l'emprunt grec, les prêts à l'industrie, les Com-
pagnies des paquebots, etc.; ces avances dépassent le
fonds disponible des cautionnements d'une somme d'en-
viron 30,000,000 »
Il faut ajouter à ces causes de l'augmentation de la dette flottante la
nécessité où nous sommes d'entretenir des encaisses sur beaucoup de
points, au Mexique, en Cochinchine, aux colonies, en Algérie et à Rome.
Le montant de la dette flottante au 1er janvier 1864 était de 936 mil-
lions ; au l^"" janvier de cette année, il n'était que de 808 millions, dont
721 portant intérêt.
L'encaisse du Trésor, qui était de 39 millions au commencement de
l'année dernière, s'élève à 107 millions au 1er janvier 1865.
Les bons du Trésor atteignaient au 1er janvier 1864 le chiffre de
307 millions; ils se trouvaient réduits, cette année, à 208 millions.
La loi du 8 juin 1864 a limité, à partir du 1er décembre dernier,
l'émission de ces bons à 200 millions, non compris les 40 millions auto-
risés pour prêts à l'industrie. Dès la fin d'octobre, le Trésor était rentré
dans cette limite.
Malgré l'élévation exceptionnelle du taux de l'intérêt, il a été possi-
ble de maintenir, depuis le mois d'avril dernier, le taux des bons à 4 0/0
pour les échéances de 3 à 5 mois, et à 4 1/2 0/0 pour celles de 6 mois
à un an.
Je ne rends pas compte ici à Votre Majesté de quelques mesures ad-
ministratives qui ont été prises pendant le cours de cette année dans
divers services financiers. Ces détails trouveront leur place dans l'ex-
posé de la situation de l'Empire. Je me bornerai à rappeler à l'Empereur
qu'il a bien voulu m'autoriser à présenter un projet de loi relatif à l'an-
nulation des rentes appartenant à la Caisse d'amortissement. Cette me-
sure, justifiée par plusieurs précédents, dégrèvera le budget d'une
somme de plus de 67 millions qui, portée à la fois comme recette et
comme dépense, en grossit fictivement le chiff^re.
Cet exposé se résume ainsi ;
456 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
L'année 1863 laissera un découvert inférieur de 45 millions à celui
qui avait été prévu ; l'année 1864 se soldera très-probablement en équi-
libre; en 1865 nos dépenses militaires seront réduites, pour la guerre
de 21 millions, pour la marine de 23: ensemble 44 millions ; et enfin
nous re|)orterons au budget de 1866 une somme de 18 millions provenant
de l'excédant des ressources de 1865. Cette somme pourra s'augmenter
notablement dans un prochain avenir, si, comme il est permis de l'es-
pérer, les dépenses extraordinaires de la guerre et de la marine, qui
figurent encore dans le budget rectificatif de 1865 pour 65 millions,
diminuent successivement et finissent par disparaître. 11 y aura là des
ressources considérables dont l'emploi sera ultérieurement déter-
miné.
L'ensemble de la situation se présente donc sous un aspect favorable.
Les embarras monétaires ont disparu, une reprise des affaires paraît
prochaine, et nos revenus ne pourront manquer de s'accroître avec
l'activité du commerce et de l'industrie.
Ces heureux résultats sont dus à la confiance qu'inspire le gouverne-
ment de l'Empereur et aux sentiments pacifiques dont l'Europe sait que
Votre Majesté est animée.»
BULLETIN FINANCIER
(frange — étranger)
Sommaire. — La hausse entravée par les craintes résultant des événements d'outre-
mer. — Amélioration sensible du marché monétaire. — Le discours de l'empereur
à l'ouverture de la session législative de 1885. — Compte-rendu des opérations de la
Banque de France en 1864. — Taux, d'escompte sur les diverses places de l'Europe
en 1864 (en note) et actuellement. — Finances étrangères : Italie, Autriche, Russie,
Belgique, Espagne, Angleterre et Turquie. — Tableau des cours aux bourses de Paris,
Lyon et Marseille . — Bilans de la Banque de France et de ses succursales.
La hausse des cours des fonds publics se trouve comprimée, nonob-
stant l'amélioration sensible et générale du marché monétaire, par les
incertitudes nées de la guerre du Mexique. Tant qu'il y aura sur cette
terre lointaine un soldat français, il pourra surgir une éventualité mal-
heureuse capable d'allumer une guerre dont on ne pourrait prévoir la
fin , et devant les conséquences de laquelle l'esprit recule effrayé.
Cette possibilité a, dès à présent, des effets des plus regrettables ; le
commerce ne va pas, chacun se tenant prudemment sur la réserve et ne
voulant s'engager que pour les nécessités courantes. De là abondance de
capitaux disponibles qui, pour deux raisons: leur disponibilité tempo-
raire seulement et la crainte, ne veulent cependant pas entrer dans l';s
valeurs et ne consentent qu'à se louer à temps. Joignez à cela que la
spéculation, escomptant les événements possibles, mais qui, il faut l'es-
pérer, n'arriveront pas , crée un découvert assez considérable pour
amener sur certaines valeurs un report très-faible, sur d'autres même,
BULLETIN FINANCIER. 4ô7
un déport, ol vous aurez l'onsemblc dos inobilos (pii afjisscnt acliicllc-
UKMit sur la iJourso do Paris.
Lo marcljô nionôtairo s'améliore ; en elFet, l'augmontation des encaisses
inëtalli(iues iiornicl aii\ Haïuiucs de France et d'AngleteiTO d'abaisser
consëculiveiuent le prix de leurs services. Voici, depuis les taux uiaxiuia
do l'annécî dernièro, les abaissements successifs des deux banques :
FRANGE.
an(;lktkrrk.
Effets.
Avances.
Effets.
13 octobre 1864
8 0/0
8 0/0
8 sei)t. 18H4 9 0/0
3 nov. —
7 0/0
8 0/0
iO nov. — 8 0/0
24 — —
G 0/0
7 0/0
24 — — 7 0/0
8 déc. —
5 0/0
6 0/0
15 déc. — 6 0/0
i2 — -
4 1/2 0/0
5 1/2 0/0
12 janv. 1865 5 1/2 0/0
9 février 1865
4 0/0
5 0/0
26 — — 5 0/0
9 mars —
3 1/2 0/0
4 0/0
2 mars — 4 1/2 0/0
D'autre part, l'intérêt des bons du Trésor atteste par son abaissement
successif l'affluence des capitaux. Voici depuis un an les taux auxquels
il est progressivement descendu :
Bons.
de 3 à 5 mois.
de 6 à 11 mois.
à un an.
17 avril 1864
4 0/0
4 1/2 0/0
4 1/2 0/0
13 fév. 1865
3 1/2 0/0
4 0/0
4 1/2 0/0
16 - —
3 0/0
3 1/2 0/0
4 0/0
6 mars —
3 0/0
3 1/2 0/0
3 1/2 0/0
En outre, le gouvernement impérial semble rechercher avec soin les
sujets de réformes économiques à introduire dans notre législation ; nous
ne les énumérerons pas, le discours de l'empereur aux grands corps de
l'État les détaillant avec des commentaires qui en relèvent d'autant plus
le mérite qu'ils sont dans la bouche du souverain lui-même. Nous ne
pouvons cependant nous priver du plaisir de répéter une phrase qui
résume, avec un remarquable bonheur, les vœux que nous avons si sou-
vent formulés ici même. « Ces nouveaux projets auront pour but de
laisser une liberté plus grande aux associations commerciales, et de
dégager la responsabilité, toujours illusoire, de l'administration. » D'ail-
leurs, l'économie politique a une large part dans ce document important,
où la partie financière est la plus faible.
La Banque de France a tenu son assemblée générale annuelle le 26 jan-
vier dernier. Le rapport qui y a été présenté est dans la forme ordi-
naire, c'est-à-dire fort réservé sur certains détails utiles à connaître
pour l'histoire des faits monétaires. Cependant tel qu'il est, et sans con-
sacrer à son examen plus de place que celle dont nous pouvons disposer,
il nous fournit matière à quelques observations. Les actionnaires ont
touché, en y comprenant la répartition extraordinaire résultant du re-
couvrement des créances des banquiers grecs, 235 fr., soit 23 1/2 0/0 du
458 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
capital primitif, tout en consacrant 4,600,000 fr. aux remaniements im-
mobiliers de l'hôtel do la Banque. En outre, l'actif de la société s'est aug-
menté de plus de 4 millions provenant de la capitalisation des bénéfices
résultant de la portion de l'escompte supérieure à 0 0/0, aux termes de
la loi de 1857. Enfin, les pertes de la Banque pour effets impayés ont été
nulles en 1864. Cependant le public a payé en moyenne (1) 6.51 0/0 la
faculté de se faire escompter sa signature par la Banque ; or sait-on quelle
est l'importance des sacrifices faits par la Banque pour, au moyen d'a-
chats de numéraire, éviter de recourir à cette mesure de l'augmentation
du taux de l'escompte, dure à son cœur paternel, nous n'en doutons pas,
mais si avantageuse à ses actionnaires : 693,794 fr. 73 c, somme consa-
crée en 1864 au payement d'achats d'or.
Il est vrai, comme le gouverneur de cette grande institution le fait habile-
ment remarquer, les rejets portant uniquement sur les effets de commerce s'élè-
vent à peine à 1 0/0. Mais il oublie de rappeler que la Banque de France
n'escompte que les effets payables à Paris et dans ses cinquante-trois villes
succursales, et que tout effet sur un autre point du territoire continental
de l'empire français serait rejeté d'office, sans figurer dans le chiffre ci-
dessus, si, par erreur, un compte courant admis à l'escompte le présen-
tait à la Banque. Il est curieux de remarquer à ce sujet que c'est la Ban-
que elle-même qui a limité son action à cinquante-quatre villes, banlieue
non comprise, et qu'en dehors de ces cités elle renonce, par son absten-
tion, à l'exercice de son privilège.
Mais ce qui nous a étonné dans ce document, c'est la dernière phrase
du rapport du gouverneur au sujet de l'enquête : «Nous serons prêts à
y comparaître pour exposer sincèrement au pays nos principes et nos
actes, car il ne peut y être question 7ii d'attaquer ni de défendre le contrat
public et inviolable qui a constitué les droits, les devoirs et les privilèges de la
Banque de France. >, Nous avions cru que la Banque de France, s'élevant
à la hauteur d'une institution, avait, en demandant à son tour l'enquête,
fait table rase, au moins mentalement, des privilèges existants, et ne
prétendrait pas limiter le champ des recherches utiles de la commission
d'enquête; nous serions-nous trompé, et entendrait-elle réserver la
question du monopole? Alors à quoi bon une enquête si chaque potentat
financier vient mettre son veto sur la partie qui peut le concerner. Nous
comprendrions qu'elle eût dit : Si l'abolition de notre privilège est utile
au pays, nous sommes prêts à y renoncer moyennant indemnité fixée
par des arbitres. Mais prétendre le maintenir envers et contre tous, même
contre les conclusions du rapport de la commission d'enquête, nous
semble exorbitant. La peur seule, peur bien naturelle chez un privi-
légié face à face avec ceux qui recherchent la vérité, a pu dicter à l'émi-
(1)11 ne sera pas sans intérêt de rappeler que le taux moyen de l'escompte aux
banques publiques en 1804 a été de 7 1/3 0/0 a Londres, 6 1/2 0/0 à Paris, 5 2/3 0/0 à
Bruxelles, 5 1/3 0/0 à Amsterdam, 5 5/16 0/0 à Berlin, 5 1/G 0/0 a Brème, 4 1/2 0/0 à
Hambourg, et 4 1/4 0/0 à Francfort-sur-le-Mein.
BULLETIN FINANCIER. 459
nent porsoiina,L!;o mis h la t(Mo de l'administration do la Maïuiiio los paro-
les qui ont échai)p{^ à sa plume.
Les taux d'escompte des eHots do commerce aux banques publi(|ues des
l)rincipales villes de riîurope sont les suivants : l*aris et Francfort-sur-
le-Mein, :"{ l/'l 0/0; Bruxelles, Amsterdam et Berlin, 4 0/0; Londres,
4 -1/-2 0/0; Vienne, ri 0/0; Turin, r> 'I/-2 0/0; Saint-Pëtersbourii;, 6 0/0;
Lisbonne, 7 0/0, ot Madrid 9 0/0. A lIambour£,^ où il n'y a i)as de ban-
que do circulation, le taux d'escompte des eflcts de commerce est sur le
marche à 2 1/2 0/0.
Jetons maintenant un coup d'œil sur l'étranger.
En Italie, où les allaires financières sont toujours très-empêchées par
les incertitudes de l'avenir, le budget de 1805 a été remanié; il se totalise,
actuellement, par les sommes suivantes :
Recettes. Dépenses. Excédant des dépenses.
Budget ordinaire. . . . 635,605,607 806,656,144 471,050,537
Budget extraordinaire. 33,832,956 79,983,158 46,150,202
Totaux 669,438,563' 886,639,302 217,200,739
Au déficit de 217 millions, auquel il faut ajouter 125 millions pris par
anticipation par 1864 sur 1865 au moyen de l'impôt foncier, il faudra
pourvoir par des opérations extraordinaires : vente de chemins de fer,
vente de biens domaniaux, emprunts, etc., à tout cela nous eussions
préféré un moyen radical, il est vrai, mais coupant court à toute dif-
ficulté, à savoir, l'élévation des impôts et revenus à la hauteur des
dépenses, ou plutôt la réduction de ces dernières au chiffre de voies et
moyens. Voici comment se répartissent, par ministères, les dépenses
ordinaires et extraordinaires :
Dépenses
Départemenls. ordinaires. extraordinaires. Totales.
Finance 397,612,641 10,130,510 407,743,151
Guerre 175,066,832 18,423,270 193,490,102
Travaux publics 97,987,127 28,393,650 126,380,777
Intérieur. 49,440,263 7,023,906 56,464,169
Extérieur. 3,610,114 115,972 3,726,086
Marine 36,160,840 12,851,774 49,012,614
Grâce et justice 29,193,778 877,000 30,070,778
Agriculture et commerce. 3,180,446 1,738,622 4,919,068
Instruiîtion publique. . . . 14,404,083 433,454 14,837,537
Totaux 806,656,144 79,983,158 886,639,302
La guerre et la marine réunies font 242 millions dont 31 de dépenses
extraordinaires; en désarmant, le gouvernement italien ferait prouve
d'intentions pacifiques, rassurerait le commerce, redonnerait du ton aux
affaires, féconderait l'impôt, diminuerait les dépenses et sans emprunt.
460 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sans aliénation arrivera à l'équilibre budgétairo; les aliénations utiles,
réservées pour le retrait de titres de dette publique, serviraient à sou-
lager le chapitre du ministère des finances, et ainsi ce beau pays, par
l'attrait d'un gouvernement libéral et à bon marché, attirerait à lui ce
qu'il ne peut conquérir sans danger ou de perdre ce qu'il a acquis, ou de
compromettre la paix européenne. Cette politique, il l'a courageusement
pratiquée relativement à Rome ; il lui reste à la mettre en application
vis-à-vis de Venise.
L'Autriche lui donne d'ailleurs l'exemple ; elle rectifie ses bases budgé-
taires dans le sens d'une diminution de dépenses de 40,100,000 florins,
opérée par un désarmement de 100,000 hommes. Cette détermination si
conforme à l'intérêt des populations relevant de la couronne impériale,
applanirait, assure-t-on, les difficultés soulevées entre le Reichsrath et
le ministère de ce gouvernement qui marche de plus en plus dans les
voies constitutionnelles.
En Russie l'insurrection polonaise avait occasionné en 1864 un déficit
important. En 1865, l'excédant des dépenses sur les recettes est moitié
moins considérable, quoique le double encore du déficit de 1863. Somme
toute on voit que ce sont toujours des déficits que l'on comble en aug-
mentant d'autant (nous devrions dire de plus, en raison des frais de né-
gociation) la dette publique. Voici les chiffres sommaires de ces trois
exercices :
Exercices.
Recettes.
Dépenses.
Déficits.
1863
318,831,000
330,539,000
11,708,000
1864
346,241,000
392,727,000
46,486,000
1865
349,945,000
372,343,000
22,398,000
Nous signalions en Belgique, dans notre dernier bulletin, l'abolition
prochaine du privilège des agents de change ; aujourd'hui c'est la loi
qui assigne des limites légales au taux de l'intérêt de l'argent qui se
trouve rapportée. Encore une réforme dans laquelle nos intelligents
voisins nous précèdent. Décidément les petits États ont leur bon côté,
si les grands États ont la gloire en partage. Voici les pays qui actuelle-
ment sont délivrés de lois limitatives du taux de prestation des capi-
taux : l'Angleterre, la Hollande, la Suède, l'Italie, la Prusse, les villes
libres allemandes et les États-Unis. La Prusse elle-même qui nous
précède dans la voie du progrès économique!
En Espagne la crise financière n'a pas cessé, faute de plan pratique
et radical. La reine a bien abandonné à l'État sur sa fortune personnelle
600 millions de réaux ; 150 millions de francs, c'est quelque chose! Ce-
pendant ce n'est pas seulementpar des abandons de cette nature (abandons
qui, après tout, ne pourraient se répéter souvent) que l'on peut équili-
brer le budget et faire sortir le pays de la crise terrible qui sévit contre
lui. Il faut des réformes, et le ministre des finances qui est actuellement
à la tête du Trésor espagnol ne s'appelle ni Turgot, ni même Necker.
Mettons en note, néanmoins, comme des faits heureux, la cessation de
la guerre avec le Pérou et l'abandon de Saint-Domingue. Le traité de
BULLETIN FINANCIER. 461
paix avec la première de ces deux contrées assure à l'Espagne une in-
demnité do 100 millions de réaux.
L'Angleterre qui nous donne un exom|)lo que nous nous pressons trop
de ne pas suivre, a le double mérite, cpii nous uKUKiue, d'avoir des ex-
cédants n'ris de receltes et de diminuer sa dette. Pour l'exercice finan-
cier clos le :U décembre 1804, les recettes ont atteint 70,125,374 1. st.,
tandis que les dispenses gi'nérales ordinaires montent à 67,103/1-04 1. st,
non compris 7-20,000 1. st. pour fortifications, ce qui formerait
07,883,4041. st. Il y a donc un excédant de 2,241,909 l.st. ou 50,049,250 fr.,
que probablement le chancelier de l'échiquier appliquera suivant l'u-
sage des autres années, ;\ diminuer la dette publique. Avec le Danemark,
nous ne connaissons ([ue nos voisins d'outre-Manche qui aient la sa-
gesse de décharger l'avenir.
Puisque nous parlons des finances des iles britanniques, rendons à
l'Angleterre une justice que les préjugés français lui refusent. L'opinion
publique chez nous s'accorde à regarder l'Irlande comme opprimée par
l'Angleterre. Nous ne dirons rien du côté politique, bien que nous ayons
la conscience qu'il y aurait à rectifier bien des erreurs de ce côté ; mais,
pour ce qui regarde les finances, nous citerons, d'après VEconomist, la
répartition de l'impôt par tête dans les trois royaumes à difi'érentes
époques :
Années. Grande-Bretagne. Irlande.
L. $. d. L. s. d.
1800 3 6 11 0 14 1
1817 4 14 » 0 17 8
1822 3 19 9 0 14 10
1842 2 11 9 0 10 »
1802 2 13 1 13 4
1803 2 12 7 12 0
On voit que, aujourd'hui encore, l'Irlandais a moins de moitié de la
charge de l'Anglais dans la répartition par tète de l'impôt annuel. Il est
vrai que la proportion était plus forte jadis, et que les deux taux de taxa-
tion tendent à se rapprocher. Cela nous rassure, loin de nous inquiéter;
nous y voyons un progrès de richesse particulier en Irlande, gage de
l'amélioration des populations de cette contrée.
En Turquie, il y a de grands projets relativement à la dette publique;
on la remanierait tant relativement au taux de constitution, qu'aux épo-
ques d'amortissement. Nous attendrons, pour en parler, que les faits
soient plus mûrs et les renseignements plus certains.
Alph. Courtois fils.
462
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
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r.FSTK
à verser
PARIS-LYON-MARSEILLE. FÉVR. 1865.
RKNTKS. - Jî\N()lllO.S. - CilCilIINS DK I ER,
3 0/0 ^^8(i2), ,jouiss;ince 1*'' janvier ISfib..
li:iii(|U(! (le Fr;inc<i, jouissance janvier HSCib. , .
(]n'{iit foncier, jouiss. janvier 1805
Crédil mobilier, jouissance janvier ^8()b....
Sociéié générale pour fav. le dév. du comm.
Crédit moliilier espagnol, j. janvier 4 805.
Paris à Orléans, jouissance octobre 4 80-4
Nord, jouissance janvier I 805. . . . ,
lîsl (Paris à Strasbourg), jouiss. nov. ^80^. .
Paris-Lyon-VIéditerranée, jouiss. nov, 480.)..
Midi, jouissance janvier \ 80.)
Ouist, jouiss:irice octoljre \ 8(H
i5ességes-Alais. jouissance janvier 4 805
Lii)ourne- Bergerac, jouissance sept, 1864
Lyon à la Croix-Kousse, jouissance janv. 4 80-4 .
Lyon à Sathonay, jouissance juillet 4 863. . . .
Cliarentes, j. février 4 805
Médoc. jouissance janvier 4 805
Saint-Ouen i^Ch. de fer et docks) j.janv. 1865.
Guillaume-Luxemliourg, j. juillet 4 802....
Ch. de fer Vict.-Emmanuel, j.janv. 4805...,
Cil. de fer Sud-Autric.-Lomb., j. nov. 4 804.
Chemins de fer autrichiens, j. janv. 4805... .
Cheminsdcfer romains, jouissance cet. 1864..
Chemin de fer ligne d'Italie, j. janvier 1804.,
Cliemin de fer de l'Italie mérid. j. janv. 4 805,
Chemin de fer ouest suisse, j. mai 4 860
MadridàSaragosseet Alicante,j. jaav, 4 805...
Séville-Xérès-Cadix, j. janv. 4 805.
Nord de l'Espagne, jouissance janvier 4 805...
Sarragosse à Pampelune, j. janvier 4 805. . . .
Sarragosse à Barcelone, j. janvier 4 802
Chemins portugais, j. janv. 4865
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PI. bas
cours.
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Banques et Caisses.
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SOCïÉTÉS DIV'
par -actions.
Omnibus de Paris
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Canal maritime de Suez.
Mess. Impér. serv. mar.
Navigation mixte. ......
M. Fraissinet et C*. . . .
Comp. transatlarîticfue ..
Loire (charlionnag.) . . .
.Montrambert (charb.). .
Saint-Étienne (charb.^. .
Rive-de-Gier ^charb.). .
Grand'Combe fcharb.) .
Roche-la-Molière
Vieille-montagne (zinc ..
Silésie (zinc ■
l'erre-Noire (forges) . . .
Marine et chemin de fer.
Méditerranée (forges) • .
Océan (forges'l
Creusot ^forges)
Fourchambault (forges).
Bonne forges^
Firminy i^aciéries''
Cliàtillon et Commentry.
J.-F. Cail et C* (usines).
Magas génér. de Paris.
Docks de :\larseilie. . . .
Rue impériale (Lyon\ .
C* immobilière ^Rivoli.
Deux-Cirques
C générale des eaux. .
Gaz de Paris
de Lyon
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Union des gaz
Lin Mabcrly
Lin Cohiii
Salines de l'Est
verreries Loire-Rhône.
Union assurances vie. . .
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164 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE
Réunion du 6 marj^ 1^05.
Discussion : L'enseignement gratuit et l'enseignement obligatoire.
M. Hippolyte Passy, membre de l'Institut, a présidé cette séance à la-
quelle assistaient, en qualité d'invités : M. Emile Laurent, auteur d'un
ouvraf^e sur les sociétés de prévoyance, invité par le Bureau, et M. Da-
rimon, rédacteur de la Presse, député de la Seine au Corps lég^islatil",
invité par un membre; — et, en qualité de membres récemment admis
par le Bureau à faire partie de la Société : MM. Lepelletier Saint-Rémy,
directeur de ra[]^ence centrale des Banques coloniales; — Emile Worms,
docteur en droit, lauréat de l'Académie des sciences morales et poli-
tiques; — Caillaux, ingénieur des chemins de fer de l'Ouest, au Mans : —
M. T. Cerfberr, directeur d'une exploitation rurale dans laMeurthe; —
M. Eugène Forqueray, ingénieur de la canalisation du Gaz, à Paris; —
M. GouUet, administrateur des messageries impériales.
Après la présentation de divers ouvrages par M. le secrétaire perpé-
tuel, la réunion, consultée, se prononce, à la presque unanimité, pour
la discussion simultanée des questions du programme relatives à l'en-
seignement obligatoire et à renseignement gratuit.
DISCUSSION SUR l'enseignement OBLIGATOIRE ET l'eNSEIGNEMENT GRATUIT.
Les questions étaient ainsi formulées :
«L'enseignement dit gratuit et défrayé par l'État est-il conforme aux
doctrines de l'économie politique?» (M. Quijano.)
« Le principe de l'enseignement obligatoire est-il conforme à l'éco-
nomie politique?» (M. Joseph Garnier.)
M. Quijano, k qui sa santé ne permet pas d'entrer dans de longs déve-
loppements, formule sa pensée en peu de mots.
L'instruction donnée gratuitement par l'État est autant gratuite pour
les uns qu'onéreuse pour les autres; c'est une spoliation subie par ceux
qui en font les frais au profit de ceux qui en reçoivent les services sans
les rétribuer; c'est aussi une instiiution plus conforme aux principes
proclamés par les communistes en 1848, d'après lesquels la distribution |,
de la richesse devait se faire, non en proportion des efforts du produc- f
SUGIKTH; D'EGONOMIIî; politique. 4t;5
tcur, mais selon les besoins du consommateur, (ju'à la doctrine écono-
miqne, qui établit que tout service doit être rétribué \)i\\' un service
équivalent, et qu'en conséquence rÉlat ne peut imposer aux citoyens
autres charges que celles nécessaires pour défrayer les services qu'il
leur rend.
Elle a encore rincouNénient de distraire les capitaux de leur destina-
tion naturelle, et partant la plus productive, pour les appliquer à des
essais dont le résultat est fort douteux. Il est, en effet, plus que pro-
bable que des pères de famille si pauvres, (ju'au lieu de pouvoir payer
la faible rétribution d'une école de campaj^ne, ils sont forcés d'utiliser les •
services de leurs enfants pour les nourrir miserai. lemeiit, seraient obli-
};és de renoncer aux bienfaits de l'instruction (gratuite, à moins que
l'État ne se chargeât aussi de fournir le pain et le vêtement à ces pauvres
élèves. 11 reste, c'est vrai, la ressource de la contrainte, de l'instruction
obligatoire, dont M. Quijano laisse à d'autres le soin de démontrer la
moralité.
M. E. Laboulaye, membre de l'Institut, dit que la définition services
pour services est bonne en économie politique, mais ne peut s'appliquer
à la question d'éducation du peuple, parce que cette question déborde la
sphère de l'économie politique. L'éducation du peuple est une question
d'intérêt public; et, dans une démocratie comme la nôtre, c'est une
impérieuse nécessité.
M. Laboulaye ne parlera pas de l'obligation; il croit qu'en France il
n'y a chez le peuple aucune répugnance à faire instruire ses enfants;
s'il y a 900,000 enfants qui ne vont pas à l'école, la faute en est à la
distance de l'école ou à la misère des parents.
Il parlera de la gratuité, moins pour exposer des idées particulières
que pour dire ce qui se fait aux États-Unis, dans un pays qui, suivant
lui, a mieux compris et mieux résolu le problème que la Prusse ou les
États les plus renommés du continent.
Aux États-Unis, l'instruction, donnée par la commune, est gratuite,
entièrement gratuite. La commune fournit jusqu'au papier, plumes et
encre; on ne demande au père que son enfant. L'école est ouverte à
l'enfant depuis six ans jusqu'à seize, et l'enseignement est aussi complet
qu'on peut le souhaiter : lecture, écriture, arithmétique, géométrie,
géographie, dessin, etc. Non-seulement les familles les plus aisées y en-
voient leurs fils, mais elles y envoient aussi leurs filles. Les éducations
domestiques sont l'exception.
Quelles raisons ont décidé les Américains à faire d'aussi grands efforts
pour l'éducation populaire? C'est d'abord une raison de nécessité. Dans
une république, on veut enraciner dans l'ànie du citoyen l'amour de
l'ordre et le respect de la loi. i< C'est pour dormir avec des portes sans ver-
2* sÉRit. T. XLv. — 15 mars l86o. 30
466 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
rous, disait Webster, que nous avons nos écoles. »Gette nécessité est d'au-
tant plus grande, que chaque année les États-Unis reçoivent 200,000 à
300,000 Irlandais et Allemands, les premiers presque toujours d'une
ignorance absolue, les seconds fort peu instruits. Les écoles sont le
moyen d'américaniser ces étrangers et d'en faire des citoyens. A la
seconde génération, le succès est complet.
C'est ensuite une raison d'intérêt. L'expérience prouve que l'ouvrier
instruit fait plus de besogne et la fait mieux que l'ouvrier ignorant. En
éclairant et moralisant l'individu, on double la production, et on favorise
l'accroissement du capital par l'économie.
Voilà quelques-uns des motifs qui ont décidé les Américains. C'est de
cette façon que, dans un pays où tout le monde travaille, ils sont arrivés
à une prospérité sans exemple; c'est ainsi qu'au milieu des déchire-
ments de la guerre civile, ils ont donné cet exemple, inoui dans l'his-
toire, d'une république qui traverse quatre années de guerre civile sans
se réfugier sous une dictature et sans sacrifier la liberté.
M. DE Lavergne, membre de l'Institut, partage complètement l'opinion
de M. Laboulaye sur la nécessité de répandre le plus possible l'instruc-
tion primaire. Ce qu'il vient de dire n'est pas seulement vrai en Amé-
rique; l'instruction primaire est partout le plus grand intérêt social. Le
seul point qui lui paraît à contester, c'est la gratuité absolue, telle que
l'entendent les Américains. La gratuité absolue n'est pas nécessaire; et
elle est contraire aux principes de l'économie politique. Ce n'est pas que
M. de Lavergne partage les idées non moins excessives qu'a exprimées
M. Quijano. Il y a heureusement un terme moyen entre ces deux ex-
trêmes. Ce terme moyen a été réalisé par la loi de 1833, qui est encore
aujourd'hui la base de notre législation. D'après cette loi, l'instruction
primaire doit être mise à la portée de tous les citoyens, elle est donnée
moyennant une rétribution à tous ceux qui peuvent la payer, et cette
rétribution est fixée à un taux assez bas pour qu'elle soit accessible au
plus grand nombre ; quant à ceux qui, par leur indigence constatée, ne
peuvent pas la payer, elle leur est donnée gratuitement. Cette législation
satisfait à tous les besoins et respecte tous les principes; il n'est pas
juste que l'instruction primaire soit gratuite pour ceux qui peuvent en
faire les frais, et, au point de vue des idées de fraternité sociale qui font
aussi partie de l'économie politique, il n'est pas juste que les indigents
en soient privés par le seul foit de leur indigence.
Quant à l'autre portée de la question, l'enseignement obligatoire,
M. de Lavergne reconnaît que cette docirine a un côté spécieux, mais il
y voit plus d'inconvénients que d'avantages. Il est à remarquer, comme
vient de le djre M. Laboulaye, que les Américains eux-mêmes, si jaloux
de ce qui peut répandre l'instruction primaire, s'en sont généralement
SOCiP.Tf: D'ECONOMIE POLITIQUE. 467
abslcmis. L'oiisciiyno.mcnl obli^yaloirc, soulève une foule d'objections,
dont qiicl(jues-nnes sonl très-(;raves. D'abord, il a le tort de placer le
remède h cAié du mal. Dans l'état actuel des choses, la plupart des en-
fants (jui ne fréquentent pas les écoles appartiennent à la population des
campafjnes. Or, la cause première de leur absence est beaucoup moins
dans le mauvais vouloir des parents (iu(; dans l'éloi^^nement de l'école et
la difliculté des couununications. A la ville, chacun a l'école à sa porte ;
à la campajine, c'est tout différent : il n'y a {;uère d'école qu'au chef-lieu
de la commune, et, pour peu que la commune soit étendue, les distances
à parcourir deviennent trop [jrandes. L'embarras s'accroît par cette
considération que les enfants n'ont (juère le temps d'aller à l'école qu'en
hiver; en été, ils sont la plupart du temps nécessaires à leurs parents
pour les travaux de la campag^ne, et la rareté actuelle des bras fait que
cette nécessité devient de plus en plus impérieuse. M. de Lavergne habite
à la campa(;ne une commune dont les extrémités sont à huit kilomètres
du chef-lieu, et par des chemins impraticables; c'est un pays de mon-
tagnes où l'hiver dure six mois. Peut-on raisonnablement exiger des
parents qu'ils envoient leurs enfants à l'école dans de pareilles con-
ditions?
Le remède à cette situation n'est pas dans l'enseignement obligatoire,
mais dans la création de nouvelles écoles, plus rapprochées des familles.
Qu'on recherche les moyens de multiplier les écoles, voilà ce qu'il faut
avant tout. C'est moins f^icile que de mettre dans la loi ce grand mot
d'enseignement obligatoire, mais c'est plus sûr et plus équitable. Avant
d'accuser les intentions, assurez-vous que tout le monde a l'instruction
primaire à sa portée. La distance, les mauvais chemins, la neige, la
glace, la pluie, voilà les véritables ennemis de l'instruction primaire
dans les campagnes; l'enseignement obligatoire n'en fera rien.
A cette difficulté matérielle viennent s'ajouter des objections d'un
ordre plus élevé. S'il s'agissait purement et simplement de proclamer
que les parents doivent donner l'instruction à leurs enfants, quand ils
le peuvent, personne n'y contredirait ; mais, quand on pose le principe
légal de l'enseignement obligatoire, on va plus loin. Ce n'est pas seu-
lement de l'enseignement en général qu'il s'agit, mais d'un certain en-
seignement donné dans une école déterminée. La nature de cet ensei-
gnement, les circonstances qui l'accompagnent, peuvent le rendre plus
dangereux qu'utile aux yeux du père de famille. Supposons que, d'après
la conscience des parents, tel instituteur donne aux enfants de mauvais
exemples, qu'il est irreligieux, débauché, brutal, qu'il corrompt ses
élèves ou qu'il les bat : est-ce que dans ce cas vous aurez le courage
d'imposer Técole de cet instituteur? Nous vivons dans un pays agité de
révolutions continuelles, la politique ftut à tout moment éruption dans
les écoles. Pendant la république, on enseignera aux enfants les idées
468 JUURJNAL DES ÉCUNUiVIISTES.
révolutioiiuaires; sous l'empire, on lui enseijjnera le catéchisme de
Napoléon 1", qui plaçait Tobéissance à l'empereur sur la même ligne
que l'obéissance à Dieu. Voulez-vous que les parents qui ne partagent
pas ces idées soient obligés de les subir ? Nous ne sommes pas moins
divisés en religion qu'en politique. Voulez-vous imposer aux catholi-
ques un enseignement incrédule ou protestant ? Voulez-vous imposer
aux incrédules ou aux protestants un enseignement catholique?
Nous avons eu, il n'y a pas longtemps, sous les yeux un exemple
d'enseignement obligatoire, qui devrait nous faire réfléchir : c'est l'en-
lèvement de l'enfant juif Mortara. On a blâmé avec raison cette viola-
tion des droits de la famille. Voulez-vous l'ériger en principe et l'appli-
quer à tous ?
Savez-vous quel est le vrai, l'unique moyen de développer indéfiniment
l'instruction primaire sans porter atteinte à l'autorité paternelle ? Ce
n'est pas l'obligation légale qui peut se faire détester par les abus et
par conséquent conduire à un résultat opposé, c'est un ordre d'idées
tout à fait contraire, la liberté de renseignement poussée à ses dernières
limites. On peut dire que cette liberté existe de droit, elle n'existe pas
de fait. Dans l'état actuel des choses, contrairement au texte et à l'esprit
de la loi de 1833, tout ce qui touche à l'instruction primaire est con-
centré entre les mains des préfets. Nous avons l'honneur et le bonheur
d'avoir parmi nous un des rapporteurs de cette belle loi de 1833,
M. Renouard ; il peut, mieux que personne, en faire connaître l'intention
et le mécanisme. Elle posait d'abord en principe le développement des
écoles libres et privées. Les écoles publiques ne venaient qu'après, et
même dans la création et l'administration des écoles publiques, l'inter-
vention de l'État n'arrivait qu'en dernier lieu. On s'adressait d'abord
à des comités locaux, on cherchait à exciter des donations particulières,
on s'adressait ensuite aux communes, puis aux départements, puis enfin
à l'État. L'enseignement obligatoire renverse cet ordre; c'est l'État qui
devient le maître unique, le maître absolu. Il ne l'est déjà que trop
depuis quelque temps, et si l'on veut réellement la diffusion de l'in-
struction primaire, ce n'est pas dans ce sens qu'il faut marcher.
M. de Lavergne a fondé, il y a dix ans, dans sa commune une école
de filles. Cette école, dont il fait en grande partie les frais, écliappe
absolument à son influence. Il n'a aucune action sur le choix de l'insti-
tutrice, qui est désignée par l'autorité. Si lui ou tout autre voulait fon-
der une école de garçons pour desservir les pariies de la commune les
plus éloignées du centre, ce serait bien une autre difficulté. Il ne cite
cet exemple que pour montrer les obstacles que rencontre aujourd'hui
renscignemen! libre. Il n'y a pourtant qu'un grand essor donné aux
fondations [U'ivées qui puisse varier et multiplier assez les écoles pour
satisfaire à l 'Us les besoins. Il faut au moins (juc ceux ({ui \iennent au
5()(;ih:tk inU;()NO)iiK I'olitiouk. 469
secours (les cmlrs cominmiali's pir des rlonarJoris volonlain-s ne soienl
pas rrarlt's de loiilr iiilliience, cdîhivic ils le sont aujonrd'liui. Il laii!
enfin que les conseils mnnici[)anx aient une action plus libre, qui les
pouss(î ù faire de plus j;rands sacrifices. Tout cela était dans la loi de
1833. Le premier pas à faire est de se rapprocher de cette loi. Si on
trouve (ju'il y a des niodilications à y ap[)orter, qu'on le fasse, mais
dans un sens plus libéral, non dans un sens plus ré[;lementaire; la
première de ces deux voies est féconde, l'autre est plus nuisible qu'utile.
Après tout, la loi de 1833, tant ({u'elle a été exécutée, c'est-à-dire
jusqu'en 1848, a fait faire à l'instruction primaire d'immenses proférés.
Tout le monde le reconnaît et lui rend hommafie. Si quelques pro[;rès
nouveaux ont été obtenus depuis 1848, on le doit à quelques disposi-
tions libérales introduites dans la loi de 1850. Depuis qu'un souffle de
liberté n'anime plus l'instruction primaire, tout projjrès sérieux s'est
arrêté. Rendez-nous le système de la loi de 1833, en étendant, en dé-
veloppant les libertés qu'elle contient, et vous verrez les lacunes que
présente encore notre ensei|]^nement populaire se remplir rapidement.
L'enseignement obli[yatoire n'est qu'un mot, il ne suffit pas; qu'entend-
on d'ailleurs par ce mot ? Quelle est la sanction pénale qu'on veut lui
donner ? On a parlé de l'amende et de la prison ; est-ce bien là ce qu'on
veut .^ Est-ce par des moyens de police, par des vexations, par tout
l'attirail d'une répression plus ou moins arbitraire, qu'on veut con-
traindre les citoyens à remplir de leurs enfants les écoles de l'État.^
On n'obtiendra par là, qu'on le sache bien, qu'un soulèvement de la
conscience publique, qui saura bien démêler sous le bienfait apparent
la tyrannie réelle.
M. Henri Baudrillart, membre de l'Institut, sans contester le lien qui
unit habituellement la question de l'oblig^ation et celle de la o^ratuité, les
croit néanmoins séparables. A parler à la rig^ueur, la question de l'obli-
gation n'est pas purement économique. Elle est plutôt de la sphère de la
politique, de la morale et du droit public. Ces sciences s'appuient, tout
aussi bien que l'économie politique, sur le principe de liberté, qui leur
sert à toutes de commun fondement. Quant à savoir quelles doivent être
sur ce point de l'éducation les relations de l'État et du. père de famille,
une telle détermination n'offre avec l'économie politique, à moins qu'on
n'en fasse la science sociale universelle, qu'un rapport bien indirect.
La question de la gratuité touche, au contraire, très-directement à la
richesse, à l'impôt. M. Baudrillart ne pense pas que. l'obligation même
fiiî-ellc^ posée en principe, ce qui est sujet à de très-grandes difficultés,
l'instruction primaire dût être pour cela gratuite pour tous. Elle revêti-
rait dans ce cas le caractère d'un impôt auquel nul de ceux qui reçoi-
vent le service de l'instruction ne saurait se soustraire, à l'exception des
470 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
indigents. L'État dirait aux pères de fanfiilie : « Je vous oblige de payer
cet impôt-là, parce que je ju^ye que l'instruction est de devoir strict, et
que rien n'autorise le manquement à cette obligation étroite. C'est une
dette, acquittez-la donc! »
Au fond, la gratuité est un mot. Tout service coûte à remplir. L'in-
struction primaireuniversellement gratuite, aussi bien pour ceux qui peu-
vent payer que pour ceux qui ne le peuvent pas, ne paraît pas conforme
aux règles de la justice. C'est l'instruction des enfants appartenant aux
classes aisées payée par les familles pauvres. C'est à celles-ci qu'on vient
en effet demander leur part de contributions destinées à faire les frais de
toutes les charges publiques. Est-il juste que le fils du riche fermier ait
son instruction payée de la sorte par la majorité moins aisée ayant à
supporter cette surtaxe? Est-il convenable et digne, même pour les ci-
toyens peu riches, pourvu qu'ils ne soient pas positivement indigents,
qu'ils soient exempts de faire les frais de l'instruction de leurs enfants ?
Si vous en faites un impôt, eh bien ! que chacun le paye eu ce qui le
concerne! L'impôt est dû même par les citoyens peu aisés, cela est de
principe. Constituer toute une classe de gens ne payant pas l'impôt,
c'est constituer une classe d'étrangers au milieu de la société, de vrais
parias. Si l'État m'oblige à donner l'instruction à mon enfant, pourquoi
donc, encore une fois, serais-je plus exempté de payer cet impôt là que
l'impôt personnel et mobilier?
Quant à l'exemple de l'Amérique, cité par M. Laboulaye, M. Baudril-
lart pense <iu'il serait plus conforme aux principes du self government
américain de laisser l'instruction à la charge individuelle, cela surtout
dans un pays où l'aisance est générale, et qui offre la conciliation rare
de salaires du travail et de profits du capital également élevés.
M. Baudrillart ajoute que ce n'est pas à un publiciste aussi éminent et
aussi libéral que M. Laboulaye qu'il a la prétention de l'apprendre : il ne
suffit pas de déclarer que l'instruction contribue à faire de bons pro-
ducteurs pour la constituer à titre de service gratuit et collectif. On se
permet trop d'empiétements sur la sphère privée, si on sépare le prin-
cipe de l'utilité générale de la liberté et de la responsabilité personnelle.
On pourrait partir de là pour imposer aussi les plans d'instruction jugés
es plus favorables pour faire d'excellents producteurs. Ce régime à la
Spartiate n'est du goût ni de M. Laboulaye ni d'aucun des membres de
a Société.
M. Laboulaye dit qu'il professe les mêmes principes que M. Baudril-
art. Il ne veut pas non plus que les pauvres payent pour les riches, ni
qu'au nom de l'utilité, l'État se substitue aux citoyens, et fasse de l'édu-
cation populaire un service public ; mais il ne croit pas ces deux prin-
cipes engagés dans la question présente.
SUClhlTÉ D'f'CONOMlE POLITIQUE. 471
Aux Él.Us-lJiiis, c'est la coiiimniM' ({iii vole Fiinpôl, scolaire, el la coin-
iiiiiiie, ce soiil Ions les citoyens, réunis cliaquc année, et votant à la
levée des mains l'inipAt le pins volonlairement payé en Amériqne, le
seni qu'on voit anj;nienler avec plaisir. Cet impôt, il snffirait de le con-
stitner avec des centimes additionn(îIs pour qne ce fnt le riche qni payAt
l)onr le pauvre, on, ce (pii est plus exact, jionr que chacun le payât en
proporiion de sa fortune. 11 n'y a donc pas ici de pauvres sacrifiés. Mais
c'est de cette façon qu'aux Ëtals-Unis on en est venu à voter pouf les
écoles un impôt de cinq francs environ par tête d'habitant, ce qui serait
en France un impôt de deux cents millions; nous n'arrivons pas à
soixante. Ces deux chiffres sont éloquents.
Quant à l'Ëtat, il n'a rien à fa're avec les écoles d'Amérique. C'est la
commune qui vote l'impôt, c'est un comité nommé par elle qui admi-
nistre les écoles. Peut-on maintenant, dans ces familles agrandies, faire
abstraction de l'idée d'utilité? IN'est-il pas naturel que les effets soient
d'autant plus grands ({ue chacun est plus à même d'en estimer la récom-
pense prochaine? Non, c'est un sentiment fort juste et qu'il serait
fâcheux d'étouffer.
M. ViLLiAUMÉ distingue trois degrés dans rinstruction : l'instruction
primaire, mais plus étendue qu'aujourd'hui, qui doit être absolument
g^ratuite, même en ce qui touche les instruments de cette instruction ;
*2* l'instruction secondaire qui ne sera gratuite qu'au cas d'impuissance
des parents, mais pour laquelle il suffira que hs jeunes gens aient fait
preuve d'aptitude et de vocation ; alors tous les pauvres qui seront dans
ces conditions y seront admis gratuitement, même pour leur entretien.
Il en sera de même pour le 3^ degré, c'est-à-dire pour l'instruction
supérieure. Avec ce système tous les droits seront respectés. La père
de famille sera libre; mais l'enfant pauvre pourra acquérir le profit et
la gloire quand la nature l'y aura destiné. Si notre immortel statuaire
Rude n'avait rencontré un citoyen bienfaisant qui le mit à même de faire
ses premières études, il serait peut-être mort ouvrier poêlier...
L'honorable M. Baudrillart commet une confusion en prétendant que
l'instruction ne doit pas être gratuite, parce que tout citoyen doit
payer son impôt. Il respecte (sans doute sans le vouloir) la constitution
de 93, dont un article porte que nul citoyen n'est dispensé de l'hono-
rable obligation de contribuer aux charges de la République; mais il a
oublié un article de la déclaration des droits, base de cette constitution,
qui porte que la société doit mettre l'instruction à la portée de tous les
citoyens. En outre, il ne réfléchit point que tout citoyen doit payer
son impôt suivant ses facultés. Or, comme celui qui ne paie que
3 francs ne pourrait payer rinstruct'.on (h ses enfants, il faut bien que
la société s'en charge; c'est-à-dire que le riche qui paie 3,000 francs
472 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
contribue davantage que le pauvre. M. Baudrillart ;i donc tiré une
mauvaise conséquence d'un bon principe.
Sur la question de rinslriiction obli[;atoire, M. Villiaumi se prononce
nettement pour la négative, parce que, dit-il, les droits du père de fa-
mille sont supérieurs à ceux de TÉtat lui-même. Avec toute autre doc-
trine on tombe fatalement dans le communisme. A la convention, Lepel-
letier de Saint-Fargeau y était tombé en demandant Tinstruction obliga-
toire; Robespierre, en faisant un rapport conforme à son [ilan, y tomba
aussi sans s'en apercevoir; car il protestait en toute occasion contre le
communisme. Mais Danton retraça les vrais principes, et la Convention
d;*créta l'instruction gratuite, mais non obligatoire.. Si elle et lit obli-
gatoire, il faudrait bien une sanction, c'est-à-dire une peine pour ne pas
être ridicule. Or, une peine ne tendrait qu'à affaiblir le respect que les
enfants doivent à leurs parents. Ils n'en ont pas trop an temps oii nous
sommes.
Si, en ce moment, M. Jules Simon, membre de l'Institut, n'était pas
en proie à de douloureuses préoccupations de famille, il aurait profité de
la bienveillance de la Société, il en aurait même abusé, dit-il, pour dé-
fendre le principe de l'instruction obligatoire, auquel il est passionné-
ment attaché, qu'il a défendu comme rapporteur de la loi organique
à l'Assemblée constituante, et, depuis, aux congrès de Gand et de Bruxel-
les, dans de nombreux articles, dans la plupart de ses livres, et dans
l'École qui vient de paraître. Il veut au moins répondre à deux asser-
tions de M. Léonce de Lavergne, dont la première est une erreur de fail
sur la gratuité, et la seconde une erreur de raisonnement sur l'obli-
gation.
M. de Lavergne, se rapportant à la loi de 1833, ou même aux arti-
cles 14 et 45 de la loi de 1850, affirme que la gratuité existe pour tous
ceux qui en ont besoin. Il oublie, comme presque tout le monde, l'ar-
ticle 13 du règlement du 31 décembre 1853, ainsi conçu : «A la fin de
chaque année scolaire, le préfet fixe, sur la proposition des délégués
cantonaux et l'avis de l'inspecteur de l'instruction primaire, le nombre
des euûmts qui pourront être admis gratuitement La liste des
élèves gratuits, dressée par le maire et le ministre des différents cultes,
ne doit pas dépasser le nombre ainsi fixé. » Cette restriction, empruntée
aux traditions du premier empire, modifie profondément le système de
la loi de 1833, puisqu'une fois la limite atteinte, les autorités locales
restent absolument impuissantes, même devant la misère la moins équi-
voque. En fait, en résulte-t-il des exclusions regrettables? On peut
hardiment l'affirmer. Il y a en France un grand nombre d'enfants qui
devraient aller à l'école, qui demandent à y aller sans payer, et qui,
n'obtenant pas d'être portés sur la liste, sont obligés de renoncer à
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE. 473
loulc insiruclioli. Il est notoire que les préfets sont parfois dans la né-
cessité d;' reslrcindrc l(*s admissions [gratuites pour niî pas ruiner l'in-
slilnteur; il esl même arrivé dans plusieurs localités (iiic les délé{[ués
cantonaux ont d»'mandé et obtenu une auj;uieiitation de la rétribution
scolaire, sacriliant ainsi les intérèls de l'instruction à ceux (ht l'insti-
tuteur, ou plutôt à ceux du budiyct. Il n'est donc |)as vrai de dire que
la };ratuité existe pour tous ceux qui en ont besoin. (/(;st nier le mal
pour refuser le remède.
Quant à Toblifiation, (ju'on déclare impossif)le et qui est prati(pK*e
dans j>lus de la moitié de l'Europe, — ({u'ou déclare inutile etcpii supprime
complélement l'ifynorance en Prusse, — qu'on accuse de cruauté etde du-
reté, quoique la véritable cruauté et la véritable inhumanité soit d'aban-
donner près de 900,000 enfants à toutes les horreurs de la misère intel-
lectuelle,— M, Jules Simon ne veut pas, en ce moment, la défendre. Il se
bornera h repousser cette imputation banale (jui consiste à présenter la
loi sur l'instruction obligatoire comme attentatoire à la liberté du père
de famille. En quoi blesse-t-elle la liberté? C'est, dit-on, qu'il importe à
la liberté des citoyens de ne pas être g^ênés dans l'exercice de l'autorité
paternelle. Mais le père se sent-il ^êné dans l'exercice de son autorité
parce que la loi, prévoyant un cas heureusement très-rare, l'oblige à
nourrir son enfant? Non certes, car obliger un père à nourrir son en-
fant, c'est l'obliger à remplir un devoir plus strict que celui de respecter
le bien d'autrui; et la défense de voler n'est comptée par personne pour
une regrettable restriction de la liberté. C'est tout au plus une restric-
tion de la liberté des voleurs, comme l'obligation de nourrir son euftint
est une restriction de la liberté des pères dénaturés. Ce n'est pas sur un
terrain pareil que peuvent se placer des libéraux dignes de ce nom pour
réclamer avec dignité le maintien ou l'extension des libertés publiques.
Si la loi peut, sans violer la liberté, imposer au père le devoir de nourrir
son fils, comment violera-t-elle la liberté en lui imposant le devoir de
l'instruire? Le père qui, pouvant donner de l'éducation à son fils, ne
lui en donne pas, est-il coupable, oui ou non? Mais, dit-on, c'est que la
loi est subordonnée à la morale sans lui être identique : mal élever son
enfant est une faute purement morale, que la conscieiice seule peut
punir. Mauvaise objection, car il s'agit ici d'un tort fait à un tiers, ce
qui rend l'intervention de la loi non-seulement légitime, mais indispen-
sable. Ajoutons encore que ce tiers est un enfant, un mineur, inca-
pable de se protéger lui-même, et surtout de se protéger contre son
propre père. Tout commande l'action de la loi. Si une fois on admet que
l'instruction obligatoire est une atteinte à la liberté, tout le Code pénal
y })assera. Il y a plus; la faute du père, et, disons-le sur-le-champ, la
faute de tous ces pères qui, en 1864, laissent près de 900,000 enfants
dépourvus d'éducation, est à la fois une faute contre les victimes et une
474 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
faute coiilre la société entière. La société est clone armée pour les punir
(In droit qu'elle a de protéf^in- les tiers, de celui qu'elle a de protéger les
mineurs et les impuissants, et enfin de celui qu'elle a de se protéger
elle-même. Est-ce que par hasard le droit de commettre un délit contre
son enfant ou contre la société fait partie de la liberté? Comment se
fait-il que ce délit, qui est un des plus odieux et des plus pernicieux,
trouve tant d'honnêtes défenseurs, et que les marâtres, les adultères, les
voleurs, les ûmssaires n'en trouvent point? La liberté, dites-vous?
Mais chaque fois qu'on instruit un citoyen on travaille pour la liberté;
chaque fois qu'on empêche l'instruction de se répandre, on travaille
contre la liberté ! Voilà le vrai ; hors de là, il n'y a que sophismes.
On viendra nous dire que c'est par scrupule de conscience que des
pères de famille refusent de faire apprendre à lire à leurs enfants. Le
chanoine Desgaret nous a appris la force de cette objection en 1847,
quand il a démontré que tout le corps enseignant, depuis les profes-
seurs de la Sorbonne jusqu'au dernier instituteur du village, étaient
occupés uniquement à dépraver les enfants confiés à leurs soins. Tout à
l'heure encore on nous apportait ici l'exemple du petit Mortara, enlevé
de force à sa famille, et converti au christianisme à l'aide des gendar-
mes pontificaux. On n'oublie qu'une chose; c'est que nous n'avons
jamais songé à rendre l'école obligatoire. Les écoles de TÉtat et des
communes sont des écoles de pestilence, nous voulons bien en convenir;
mais, à côté de ces écoles, entretenues par l'État pour démoraliser et
corrompre la jeunesse, on peut librement en fonder d'autres en dehors
de toute surveillance, ou du moins de toute direction de l'autorité pu-
blique. La loi est très-large à cet égard, surtout depuis 1850. Si nous
avons peu de liberté en France, nous avons du moins celle de l'mstruc-
tion primaire sans aucune limite, puisque, pour fonder une école, il
suffit de le vouloir. Nous n'imposons donc pas de maîtres, nous n'im-
posons pas de méthodes, nous n'imposons pas de doctrines. Nous de-
mandons que, dans un pays oij tout le monde est un citoyen, tout le
monde puisse être un homme.
Nos contradicteurs ne sont pas polis envers nous. Quand nous faisons
des livres, ils ne les lisent pas; quand nous prononçons des discours, ils
ne les écoutent pas. Ils se font un partisan imaginaire du principe de
l'obligation, et lui prêtent toutes sortes de doctrines que personne ne
soutient, pour se donner ensuite le facile plaisir de le confondre. On
vous parlait tout à l'heure de communisme et du petit Mortara. Pour peu
que la discussion se prolonge, on vous parlera de la prison; car il est
convenu que nous voulons faire neuf cent mille procès-verbaux, mettre
en branle toutes les brigades de la gendarmerie et bourrer les prisons
de pères de familles. La vérité est qu'aucune de ces horreurs ne se
trouve ni dans le projet de loi de M. Carnot en 1848, ni dans le rapport
SOCIÉTÉ DtXONOMIK POLITIQUE. ^ 75
de M. Barlliélemy SaiiiL-IIiIair« sur rinslnictioii primaire, ni dans mon
pro[)ri' ra[)porL sur la loi orjyanicpic, ni dans les rapports de M. (Cou-
sin , ni dans les nondjrenses leeons de M. Wolowski , ni dans nos
livres, ni dans nos i)ar()l(îs, ni dans nos intentions, ni dans nos eœnrs.
INons sonnnes d'Iionnèles j)alrioles qui rouj'jissons pour noire pays
d'être devancés dans la carrière de rinstruclion par la plupart des peu-
pies civilisés, des démocrates qui ne voulons pas sépai'er les progrès de
la démocratie de ceux de l'instruction, des libéraux qui ne consentons
pas t^ jouer la libi rté au liasard. Mous demandons qu'on punisse d'une
amende, même légère, etiiu'on prive, pour un temps, de ses droits po-
liliijues, un père de famille qui, pouvant donner de l'insiruction à son
fils, s'obstine à ne pas le faire. C'est ainsi que nous mettons la société
en péril, et que nous renouvelons les théories de Babeuf.
M. Paul Coq croit devoir se borner à une simple observation, vu les
développements dans lesquels est entré, à cet égn.rd, M. Jules Simon. I
n'est pas exact de présenter, ce semble, ainsi que l'a fait M. Baudrillart,
rinstruclion donnée gratuitement à ceux qui ne peuvent se la procurer
d'une autre façon, comme un bienfait de l'ordre privé imposé à cer-
taines classes à la décharge de certains individus. L'instruction est par-
dessus tout un intérêt social; c'est ainsi qu'à la faveur de plus de lumiè-
res, la généralité se met à couvert d'une foule d'infractions qui violent
journellement les droits de la personne et de la propriété. La société est
donc la première intéressée à ce que les lumières se répandent, se géné-
ralisent le plus possible; et rien, dès lors, de plus naturel que de pren-
dre des mesures pour acquitter ici à défaut d'autres ressources la prime
de l'ignorance. C'est à ce point de vue qu'il faut se placer lorsqu'on
parle d'instruction gratuite. Ce n'est pas tant un service rendre à l'indi-
vidu qu'un intérêt vital dont tous s'occupent et doivent prendre soin.
A cette question que lui adresse M. Baudrillart, s'il entend compren-
dre dans le droit à l'instruction gratuite l'enseignement en général,
M. Paul Coq répond qu'il a surtout en vue ces notions élémentaires et
indispensables qui exigent que le conscrit, appelé sous ses drapeaux,
connaisse ou puisse au moins connaître par lui-même la loi à laquelle il
obéit, loi que chacun est censé ne pas ignorer.
M. Jules Duval, directeur de V Economiste français, est d'avis que ia
question de l'enseignement gratuit et obligatoire ne peut être résolue
d'une manière générale et abstraite, sans considération des pays o£i
l'application s'en fait. Suivant que la vie municipale est développée ou
étouffée, la solution peut être différente. Comme l'éducation est une
affaire de famille, — et l'instruction primaire une affaire de commune;
là où les familles et les municipalités jouissent de la plénitude de leurs
^76 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
attributions, ii n'y a jjiière à s'inquiéter de Jeur intervention dan
l'école : on est assuré que l(;ur action sera toujours ramenée à l'intérêt
public, qui se personnifie dans les magistrats municipaux et les électeurs
qui les nomment. La souffrance ne peut tarder à corriger l'abus s'il y
en avait. Ainsi, continue M. Jules Duval, je serais citoyen de Genève,
ou de quelque autre canton suisse, ou de quelque ville libre allemande
ou américaine, que la gratuité ne me répugnerait pas. C'est qu'à vrai
dire, il n'y a pas de gratuité dans le paiement par tous du service de
l'instruction : c'est un vain mot quand l'impôt de chacun, grossi de la
part des indigents, est versé d'abord dans la commune, au lieu d'être
directement payé à l'instituteur. J'irais même peut-être jusqu'à l'obli-
gation, quoiqu'elle me soit antipathique, si les pères de famille le ju-
geaient nécessaire, pour le bien public, cette pression légale et morale
exercée les uns sur les autres : je serais d'avance rassuré contre tout
grave danger, en sachant que la réforme serait à côté du mal, aux mains
des citoyens et des magistrats, le jour où ils sentiraient leur liberté
opprimée par une loi trop dure.
Mais ces sentiments confiants s'évanouissent, continue M. Jules Duval,
dans un pays où la vie municipale est mutilée, où la centralisation
étouffe les forces locales; alors l'instruction gratuite et obligatoire
confère à TÉtat le plus redoutable accroissement de puissance, aggravée
par une effrayante complication de police et de justice. Les partisans
de ce système autocratique se rendent-ils bien compte de ce qu'il en-
gendrerait de travail et de dépenses, rien que pour la poursuite des
contraventions ? Supposer que, dans chacune des 38,000 communes de
France, un enfant seulement manque tous les jours à l'école, c'est bien
peu; et voilà, pour ce simple minimum, 38,000 procès-verbaux par
jour; multipliés par 300 jours de l'année, c'est plus de 10 millions de
contraventions et de procès-verbaux en doubles exemplaires au moins
(un pour le maire ou le commandant de gendarmerie, un pour le pro-
cureur impérial) ! Après viendraient les citations, les réquisitoires, les
plaidoieries, les jugements, les recouvrements des frais, l'exécution de
la peine. — Mais le meilleur du fonds social se dépenserait dans cette
immense procédure. Et que serait-ce si, au lieu d'un enfant absent, il
s'en trouvait 8 ou 10; ce serait 100 millions de contraventions, de
procès-verbaux et de jugements; un déluge d'écritures !
Se figure-t-on, d'ailleurs, quelles vexations ressentiraient les parents
en voyant les gendarmes et les agents de police pénétrer tous les jours
dans les écoles, les familles, les fermes, pour s'assurer de la présence
ou de l'absence des enû\nts; et toute l'intimité de la vie domestique,
toute la dignité de l'autorité paternelle livrées ainsi à la discrétion
d'agents subalternes de la police judiciaire !
M. Jules Simon disait tout à l'heure que, dès qu'un père justifierait
SOGIRTI^: D^KCUINUMIK l'OLlTIOUK. 477
d'une distance trop [jTandc ou de toiil autre excuse, il ne serait pas
inquiété. Au nom de son expérience personnelle des parquets, M. Jules
Duval estime que cette conduite sentimentale serait impossible. A la
suite d'un jtrocès-verbal réfjulier, le père de famille serait mandé ou
cité; sans doute il pourrait invo((U(!r des excuses, alléguer des circon-
stances atténuantes ; m. lis ne comprend-on pas que la simple compa-
rution, toujours imminente, devant le magistrat du parquet ou du tri-
bunal, serait, par elle-même, une amère et coûteuse perturbation du
repos des l'amilles placées dans des conditions exceptionnelles? Elles se
sentiraient toutes livrées à la surveillance permanente et directe de la
police, source redoutable d'impopularité pour le gouvernement qui as-
sumerait un tel fardeau.
M. Jules Duval n'a voulu mettre en lumière que ce côté pratique de
la question ; il s'en réfère pour les principes aux orateurs qui ont com-
battu la gratuité et l'obligation ; non qu'il se refuse à toute concession
dans ce sens, mais il voudrait la subordonner à une émancipation pa-
rallèle des municipalités. Et il invite les partisans de la loi absolue de
contrainte et de gratuité à peser dans la balance, d'un côté Tinquiétant
accroissement de pouvoir qu'ils confèrent à la centralisation, à FÉtat,
aux fonctionnaires de tout ordre ; et de l'autre, les avantages que la loi
assurerait à l'enfance, et qui se peuvent obtenir par les mœurs, le bon
vouloir et les encouragements. Ils reconnaîtront, je crois, qu'ils achètent
un peu d'instruction au prix de beaucoup de servitude.
M. Renouard, membre de l'Institut, pense que la discussion, qui s'est
élevée à une grande hauteur théorique, peut aussi être utilement portée,
ainsi que vient de le faire M. Jules Duval, sur l'observation des faits. Il
aurait volontiers, à l'exemple de M. Lavergne, pris la loi de 1833 pour
point de départ; mais il n'ose plus s'étendre sur cette loi; on vient
coname de le lui interdire. Il remontera donc un peu plus haut dans les
souvenirs rétrospectifs, et indiquera l'une des origines du mouvement
d'opinion d'oii la loi de 1833 est sortie.
La Société d'éducation élémentaire s'est fondée en 1815 sous les aus-
pices du ministre Garnot. Gomme notre société, elle a eu des commence-
ments modestes, et n'a d'abord vécu que par la persévérance et le zèle
de ses membres alors peu nombreux. Elle a pris vivement en main la
propagation de l'enseignement mutuel, sans exclure jamais de ses en-
couragements les méthodes rivales. On ne saurait pas aujourd'hui se
faire une idée de l'affligeant abandon où l'enseignement primaire était
tombé en France à la fin de l'empire. La Société d'éducation élémentaire
s'est imposé la tâche de constater ce déplorable état, et elle a employé
tousses efforts à éN^'iliei la s illicitude publicpie sur la nécessité d'en
sortir. Sans abdiquer jamais s<»n caractère purement [U'ivé. qu'ellf^ a
478 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
constamment tenu à conserver, elle a été aidée par tout ce que la Res-
tauration a eu de ministres libéraux, et a, de son côté, secondé de son
mieux les louables tentatives du ^gouvernement. Un ministre, homme de
bien, au cœur ardent et ,^énéreux, M. Laine, obtint, au prix de [grands
efforts, que Ton portât au bud^^et, pour l'encourafyement de l'instruc-
tion primaire, une somme de 50,000 francs l Ce fut, à cette époque, un
véritable succès.
Le nombre des écoles s'auj^menta ; les préju[i;-és s'affaiblirent; l'in-
fluence de la société s'étendit. On était loin alors du point oh nous
sommes maintenant arrivés. Le dogme, que nous acceptons tous, de
l'universalité d'éducation était rélég^ué parmi les chimères; et des uto-
pistes obstinés pouvaient seuls se hasarder à le proclamer. L'opinion
cependant était avertie et excitée ; son prog:rès était sensible; on en vint
au point que la charte de 1830, et c'est là un de ses plus beaux titres
d'honneur, osa mettre au rang: de nos droits la liberté de l'enseigne-
ment.
C'est du mouvement ainsi imprimé à l'ojnnion qu'est née la loi de
1833. Son esprit se révèle tout entier dans le soin qu'elle a pris d'assi-
gner aux écoles privées la première place. Pour accorder le premier
rang aux écoles publiques , et décréter la distribution de l'éducation
par l'État ou par l'impôt, ce qui conduit logiquement h la distribuer
ainsi à tous, il aurait fallu se placer dans le système oii les enfants
appartiennent principalement et d'abord à la communauté sociale; comme
dans la république de Sparte, comme dans la harangue de Lepelletier
Saint-Farg^eau lue à la tribune et préconisée par Robespierre, et dont on
vous parlait tout à l'heure; comme dans les écrits de Rousseau. Quand
on accepte ce principe, on comprend l'utilité, la nécessité de la gra-
tuité universelle et de l'injonction obligatoire. L'État, puisqu'il est le
maître de tous les enfants, se chargera d'eux tous; il les dirigera; il
dictera l'enseignement et rédigera les programmes officiels.
Dans le système, au contraire, oi!i les hommes s'appartiennent à eux-
mêmes, où l'enfant appartient à la fLimille, l'éducation est un devoir
privé, imposé individuellement aux êtres doués de raison. Ce serait la
dette de l'enfant s'il pouvait lui-même l'acquitter; et, comme sa volonté
imparfaite est incapable de lui rendre ce service, cette dette passe h ceux
qui ont reçu de la nature la tâche de diriger l'enfant et de le conduire;
elle pèse sur la ftimille chargée de l'élever et de l'aimer, de le repré-
senter, de lui apprendre à vouloir. On ne s'en tiendra pas à cette rigueur
du droit; on ne refusera pas à la famille l'assistance des secours exté-
rieurs; mais si on les appelle, ce ne sera pas en vertu d'une obligation
stricte et directe, ce sera pour obéir à la grande loi de fraternité,
disons-mieux, de charité et d'amour, qui vivifie et complète l'accom-
plissement des devoirs que la liberté et l'égalité ne suffiraient pas à
»
SOCIÉTÉ D'ÉCONOWIE POLITIQUK. 479
remplir. Les associations privées, cfiarilables et volontaires, viendront
en aide à riin[niissance et à la misère des familles, ou à leur mauvais
vouloir. Ce sera seulement dans Tinsuffisance de ces ressources privées
que Ton s\ulress(u*a aux personnes [)iil)li(iues charjyées de la défense et
du maintien des intérêts {jéni'raux ; à la commune d'abord, puis au dé-
partement, puis enfin, et en dernier lieu, à l'État.
Il est nécessaire, tout le monde est d'accord sur ce point essentiel,
(jue Ton tende vers l'universalité d'éducation. Mais la (luestion consiste
à savoir par quelle voie on approchera de ce but, le plus près, le plus
sûrement, le plus vite ; si ce sera par la contrainte ou par la persuasion.
M. Laver[yne a eu grandement raison de le dire : ce sera par la liberté
d'enseignement, c'esl-à-dire par T influence des mœurs et la conversion
des volontés. Voulez-vous multiplier les écoles ; abaissez les barrières,
supprimez les obstacles, et laissez ensuite la raison publique accomplir
son progrès. La liberté est son agent le plus énergique, son propaga-
teur le plus puissant.
On s'exagère l'efficacité des injonctions obligatoires qui ne sont rien
si une sanction pénale n'y est pas attachée. On comprend aussi quels
sont, en cette matière, les inconvénients d'une peine ; on consent donc
à la rapetisser et à la réduire, sinon à rien, du moins à presque rien,
tant et si bien que son efficacité disparaît. M. Jules Duval vous a pré-
senté un tableau qui n'a rien d'exagéré : si chétive que devienne la
sanction pénale, toujours faudra-t-il, tout au moins, pour chaque in-
fraction, un procès-verbal de contravention et un jugement de condam-
nation. C'est peu, mais c'est trop. C'est beaucoup trop aussi que de
montrer à l'enfant son père puni pour ne l'avoir pas envoyé à l'école ;
étrange leçon de famille !
Ce n'est pas à dire que l'État sera désarmé, qu'il sera dépouillé de son
rôle de surveillance, que son assistance sera repoussée, qu'il restera
sans action contre les délits atteignant les enfants, contre les abus de la
tutelle. Mais ce rôle, que notre législation lui donne, ne doit pas aller
jusqu'à faire de lui l'instituteur obligé et universel. Il y a plus, à côté
de ces peines illusoires et impossibles de l'amende et de la prison, il est
des peines d'un autre ordre, légitimes dans leur principe, faciles dans
leur application, et qui naissent naturellement de la situation même
créée par l'abandon où la culture intellectuelle des enfants a été laissée.
L'instruction a ses droits, car -elle seule permet l'accomplissement de
certains devoirs. Rien ne serait plus équitable que d'interdire l'exercice
de certains droits civils et civiques aux individus impuissants à les
exercer sciemment. Prenons pour exemple le droit de suffrage. De ce
qu'il est universel, on tire la conséquence qu'il faut instruire tous les
citoyens; c'est renverser la proposition vraie : l'instruction est le prin-
cipe et non la conséquence du suffrage; le suffrage est la conséquence
480 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
et non le principe de l'instruction. Dites donc hardiment que nul n'exer-
cera le droit de suffrage, s'il n'a pas été mis en état de s'en servir en
apprenant à lire et à écrire. Combinez, s'il y a lieu, cette interdiction
avec celle de plusieurs autres droits civiques ou civils. Vous resterez
ainsi dans le vrai; vous défendrez la société contre les aggressions de
l'ig^norance ; vous fortifierez, par le stimulant de l'honneur, les moyens
de persuasion et d'influence propres à éclairer l'opinion.
Persistons à voir dans l'éducation un devoir des individus et des fa-
milles, et confions-nous à la liberté pour procurer à l'accomplissement
de ce devoir ses premiers et ses plus sûrs moyens d'extension. Laissons
aussi plénitude de liberté au zèle de la charité privée, comme aux cal-
culs des spéculations intéressées. Vienne ensuite l'État avec ses devoirs
de surveillance, avec la générosité de ses secours. Augmentez, tant que
vous le pourrez, ses forces, ses largesses pécuniaires, les allocations de
ses budgets ; mais ne faites pa? de lui le dispensateur et le maître des
pouvoirs d'éducation que la nature a conférés aux familles.
M. WoLovvsKi, membre de l'Institut, se prononce pour le principe dt;
l'enseignement obligatoire. On a beaucoup parlé des difficultés d'exé-
cution; elles disparaîtront du moment où le principe sera nettement
proclamé. Il suffit de consulter l'expérience, depuis longtemps accom-
plie de l'autre côté du Rhin, pour cesser de redouter ces embarras se-
condaires : en Allemagne, chaque habitant est schulp/lichtig, comme il
est dienstpflichtig : il doit prouver son aptitude à la vie sociale, comme
il doit servir la patrie sous les armes. Le nom de M. Guizot a été invo-
qué dans le débat; personne n'est plus disposé que M. Wolowski à ren-
dre un légitime hommage à l'auteur de la loi de 1833; mais il ne faut
pas oublier qu'un autre homme illustre dans l'enseignement, M. Cousin,
a toujours été le partisan de l'obligation imposée au père de faire ap-
prendre à lire, à écrire, à compter à ses enfants. — C'est vainement
(|u'on veut évoquer un épouvantai! en parlant des légions de gendarmes
et de juges, occupés sans cesse à constater et à réprimer les contraven-
tions : les choses ne se passent pas ainsi en Allemagne, l'étude de ce qui
est dissipe et détruit de chimériques hypothèses. Sans doute rien n'est
plus sacré que le droit du père de famille et la liberté avec laquelle il
doit l'exercer ; cela n'empêche pas la loi de frapper ce père qui exerce
des sévices ou qui ne fournit pas à l'enfant les aliments nécessaires. La
nourriture de l'esprit, du moins en ce qui concerne les notions élémen-
taires qui permettent aux hommes de communiquer entre eux, n'est pas
moins essentielle que la nourriture du corps. Jadis, quand l'homme était
destiné à rester attaché au sol qui Tavait vu naître, quand ses relations
étaient bornées comme ses besoins, il lui suffisait de pouvoir se faire
entendre de ceux <fui se trouvaient parqués comme lui dans l'isolement;
I
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE. 481
aujourd'hui, les hommes sont appelés à communiquer entre eux, non-
seulement par la parole, mais aussi par la transmission de la pensée; la
vie de lous se prolon{|e dans l'espace et dans le temps; les intérêts se
mêlent à dislanee : |)our que la liherfé du travail et la liberté du roni-
merce soient féondes, m^ faut-il pas connaître les prix du marché loin-
tain? Ces rapports nouveaux, pour ne parler que des intérêts écono-
miques, ont pour instruments la lecture, l'écriture, le calcul; celui qui
les i^ynore est condamné à une irréparable infériorité.
Quand la loi civile obli}|(; le père à élever ses enfants, on ne saurait
restreindre ce dernier à la simple alimentation, et aucune atteinte ne
sera portée à la liberté véritable, si le père est nbli(;é de faire apprendre
à lire, à écrire, à compter. Personne n'entend le forcer à envoyer l'en-
fant à l'école publique : qu'il lui fuisse enseigner ces premiers éléments
des connaissances humaines où il veut, comme il veut, c'est son droit,
il doit demeurer pleinement libre du choix; la seule liberté qu'on ne
saurait lui concéder, c'est celle de laisser son enfant dans ri(}norance
absolue. S'il ne rencontre pas d'autre moyen d'enseig-nement, l'Étal
ouvre [généreusement l'école, car l'État est le corps de réserve de la so-
ciété : il intervient alors que l'initiative individuelle fait défaut; il doit
laisser ùùre, mais c'est à condition que l'on fasse, et si cette condition
n'est point remplie, il agit.
La question de l'enseignement, réduite k ces termes, est, au plus haut
degré, une question d'ordre public : loin de contrarier en rien les prin-
cipes de l'économie politique, la pratique obligatoire de l'instruction pri-
maire fortifie le premier et le plus puissant élément de la production,
l'homme. Lui donner les premières connaissances nécessaires à l'homme
civilisé, voilà ce que désirent ceux qui croient que l'ignorance est le
plus grand danger social, qu'elle peuple sans cesse la grande fabrique
de mendiants, de vagabonds et de criminels. La liberté du père de fa-
mille ne doit pas consister à détruire la liberté de l'enfant, appelé à de-
venir homme à son tour, et qui ne saurait être privé des notions sans
lesquelles il ne saurait ni remplir ses devoirs, ni se livrer à un travail
intelligent.
M. DE Lavergne dit qu'il a combattu la thèse de renseignement
obligatoire, telle qu'elle est généralement présentée. Dans les expli-
cations qu'il vient de donner , M. Jules Simon Ta fort atténuée.
M. de Lavergne est heureux d'avoir provoqué ces explications. Il
est complètement d'accord avec MM. Jules Simon et Wolowski sur
le plus grand nombre de points. D'abord et avant tout la nécessité
de développer jusqu'aux dernières limites du possible l'instruction
populaire; ensuite le jugement à porter de la loi de 1833, cet im-
périssable monument d'un autre temps. L'extension de la liberté d'en-
•2^ SÉRIE. T. XLV. — V6 mars 1865. —Supplément. 31
482 JOURNAL DES ÉCONUMISTES.
sei{}nement, le respect de la liberté de conscience, rhoinmage à l'autorité
paternelle, voilà encore. Dieu merci, des principes communs. Il en est
un autre qui ne Test pas moins ; c'est que le père de famille n'a pas
rempli tous ses devoirs envers son fils quand il lui a donné la nourri-
ture; une oblij'jation morale, et des plus strictes, lui ordonne en outre
d'y ajouter, quand il le peut, l'instruction élémentaire. Cette obliofation
est jusqu'à un certain point exprimée dans les lois existantes, puisqu'elles
imposent au père en termes g^énéraux l'obli^^^ation (V élever ses enlants.
Mais faut-il maintenant aller plus loin? Faut-il en venir à une
obli{jation lé^^jale plus rigoureuse et revêtue d'une sanction pénale?
M. de Laverf^ne persiste à ne pas le penser. M. Jules Simon ne veut
pas de la prison, c'est un grand pas; mais que mettre à la place?
Voilà cependant le point précis de la difficulté. De deux choses
Tune : ou la sanction pénale sera grave, et alors elle devient vio-
lente, démesurée, impraticable; ou elle sera faible, et alors elle sera
inefficace. On dit, il est vrai, que l'enseignement obligatoire existe dans
d'autres pays, mais il faudrait prouver que ces pays sont dans les mêmes
conditions que la France, et que l'instruction primaire ne s'y développe
pas par d'autres causes. Qu'importe que l'obligation soit décrétée par la
loi, si la loi n'est pas exécutée? Ou l'obligation légale est inutile, ou elle
est une source de vexations.
M. Jules Simon a fait remarquer que, d'après des mesures récentes,
la gratuité de l'enseignement pour les indigents, qui est un des principes
de la loi de 1833, a reçu des restrictions. C'est un tort et un malheur.
Il ne faut pourtant pas s'en exagérer la portée. Il se peut que, dans des
communes connues de M. Jules Simon, l'enseignement gratuit soit réel-
lement refusé à des indigents ; nous devons le croire, puisqu'il l'affirme.
M. deLavergne peut affirmer à son tour que, dans les communes qui lui
sont connues, il n'en est rien. On esi: au contraire plutôt disposé à porter
sur la liste des indigents des familles qui pourraient payer la rétribu-
tion.Cet abus est plus excusable que l'autre, et, dans le doute, il vaut
mieux pencher pour la gratuité. Mais il ne faut pas oublier non plus que
la rétribution des élèves est une des principales ressources qui doivent
alimenter l'instruction primaire, et qu'il faut de toute nécessité deman-
der à l'impôt ce que les familles ne donnent pas. On a ajouté que la
gratuité de l'enseignement aux indigents doit entraîner la gratuité
des livres, de» papiers et des autres instruments de travail; il a rai-
son, mais toujours dans la mesure exacte de la nécessité. Il y a là un
point précis que le bon sens indi({ue, et qu'il ne lauL dépasser ni dans
un sens ni dans l'autre.
On parle toujours de la somme consacrée à rinstrui'tion primaire dans
le budget de TÉtat, et on trouve cette somma insuffisante en proportion
es besoins. 1! est pjssibie en eîTelqu'clh \.t sali, et, dans C-î cis, il faut
SOCIÉTh': D'fiCONOMIK POLITIQUK. 183
rauj;nicnter ; mais il ne faut pas oublier eu même temps (jue la subven-
tion (le l'État n'est et ne doit être qu'une faible partie des ressources af-
lectécsà rinstrnction primaire. Avant tout, dans le système de la loi de
1833, la rétribution des élèves; ensuite, les dons, lejjs et fondations des
|)arli(uliers; ou Iroisièiue lieu, les centimes communaux, (ju'ils soient
votés spontanément ou imposés d'office; quatrièmement, les centimes
départementaux, et enfin TÉtal. Il iw, suffit pas de faire l'éloge de la loi
de 1833, il faut encore se pénétrer de son esprit. Au lieu de commencer
par la subvention de l'Élat, mieux vaut faire appel d'abord aux autres
ressources, et n'avoir recours à rÉlal qu'en fin de compte. L'idéal serait
(ju'onpût se passer tout à fait du concours de l'État, et que la totalité
des frais de l'instruction largement donnée à la population tout entière
fût supportée par les communes et les particuliers. C'est par là surtout
(jue la question prend un caractère économique, et se rattache aux
études spéciales de la Société d'économie politique.
M. Jules Simon proteste contre toute pensée d'absorption de l'instruc-
tion primaire par l'État, au moyen de l'enseignement obligatoire. Cette
déclaration est digne de lui, elle prouve son sincère amour de la liberté.
iMais il y a, dans certains principes, quand une fois ils sont posés par la
loi, une force propre qui entraîne totalement toutes leurs conséquences,
surtout en France. Vous avez beau réduire le plus possible l'application
de votre principe; vous avez beau nous parler d'une obligation qui n'est
pas une obligation, et d'une sanction qui n'est pas une sanction. L'ensei-
gnement obligatoire porterait ses fruits,- malgré votre généreuse incon-
séquence. L'effraction de la famille une fois commencée, rien ne l'arrê-
tera. La source des sacrifices volontaires sera tarie. Les particuliers ne
feront plus aucun effort; les communes, pas davantage. Tout tombera à
la charge de l'État. Vous aurez ce que vous demandez, un énorme budget
de riuslruction primaire à inscrire aux dépenses de l'État, mais toute
vie locale, toute liberté, toute spontanéité, aura disparu. Quoi que vous
fassiez, l'enseignement obligatoire découle de cet ordre d'idées que les
enfants appartiennent à l'État qui doit les façonner à son gré. Ce n'est
pas la première fois qu'il ferait son apparition dans nos lois; il y a déjà
été inscrit en 1793, dans ce temps d'horrible tyrannie, et il n"a pas porté
bonheur à l'instruction primaire, car le peuple n'a jamais reçu moins
d'instruction qu'alors.
Vous ne pouvez pas empêcher les défiances, les résistances, que ré-
veillent de pareils souvenirs. IN'avons-nous pas vu ce qui s'est passé en
1848? Alors aussi, on a parlé d'enseignement obligatoire, et le résultat
a été de produire une réaction dont l'instruclion primaire a beaucoup
souffert. La liberté soulève moins d'opposition, et elle sera bien plus
efficace. Ne croyez pas que les familles pauvres soient rebelles à Tin-
struction: elles comprennent généralement aujourd'hui les tristes con-
484 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
séquences de l'ignorance. Si un quart des enfants du peuple ne reçoit
pas le bienfait que nous réclamons tous pour eux, c'est que les écoles ne
sont pas assez nombreuses, mal,o?ré d'incontestables progrès. Si quelques
malheureux attardés méconnaissent encore leurs devoirs envers leurs
enfants, fiez-vous à l'exemple et à la persuasion pour les ramener.
La véritable puissance est ici dans les mœurs. Que le père de famille
qui néglige d'envoyer ses enfants à l'école, quand il le peut, soit voué
au mépris de ses voisins, voilà la véritable sanction. Pour en venir là, il
faut que l'enseignement soit vivifié par la liberté, qu'il soit présent à la
fois partout, qu'il jaillisse en quelque sorte du sol. Voyez ce qu'une lé-
gislation libérale a déjà fait sans coercition, et demandez-vous ce qu'elle
pourra faire quand elle sera plus libérale encore.
M. Garbé, ancien préfet, repousse complètement l'enseignement obli-
gatoire; il le regarde comme inutile, vexatoire et anti libéral. En ce
qui forme le premier de ces reproches, il s'attache à démontrer qu'il
n'existe en France, à notre époque, aucune catégorie de père de fa-
mille qui refuse volontairement les bienfaits de l'instruction. Si le culte
de l'ignorance conserve quelques sectateurs, ce ne peut être qu'en bien
petit nombre. On a constaté le chiffre, toujours décroissant d'ailleurs,
de ceux qui ne fréquentent pas encore les écoles; mais, en remontant
de l'effet à la cause, on reconnaîtra rarement dans celle-ci un mauvais
vouloir intentionnel; presque toujours, au contraire, elle proviendra
d'impossibilités ou tout au moins de graves difficultés. Telles sont no-
tamment les restrictions troi» grandes apportées à la gratuité de l'ensei-
gnement, les distances à franchir dans les campagnes, et l'indigence
des familles. Les moyens coercitif sont impuissants contre ces obsta-
cles. Avant d'exiger l'instruction, il faut la rendre possible. Ce qui est
vrai, c'est que, bien loin de la fuir, on la recherche. La plupart des
pères n'ont d'autre rêve que de la donner assez complète à leurs en-
fants, pour ouvrir à ceux-ci des carrières ardemment ambitionnées,
telle que celle des emplois dans les services de l'État ou des compagnies.
Quand ils ne le font pas, c'est que les moyens leur en manquent. Qu'on
fasse une enquête et l'on reconnaîtra cette vérité; l'ignorance systéma-
tisée n'est qu'un fantôme dont il ne faut pas s'effrayer au point d'ac-
corder les armes dangereuses qu'on demande, sous prétexte de le com-
battre.
Ce que les mesures proposées auraient de contraire à nos mœurs, à nos
sentiments les plus légitimes, ce qu'ils entraînent de complications dans
la pratique, on Ta 'déjà signalé dans cetle disciissioii. M. Jules Duval
vient d'en Taira un tableau frappant; M. Garbé croit donc inutile d'y
insister. Il veut seulement faire remarquer combien l'instruction obli-
gatoire est difficile à concilier avec la liberté de l'enseignement qu'on
SOClKTf: D'P.nONOMIK POLITIOUK. 48^*
proint'l (le respcciiT. l) uuvu)[n)W. simplifie toiil; s'il riii laul. (|iie savoir ^
quels sont les eiifaiits (pii ne vont pas à l'école coninnmale, c'est une '
simple constatation maléri(;lle à hupielle sullira le {jarde-cliampetre.
Snr le vu de son procès-verbal, le jup,e pourra condamner en- toute
sûreté de conscience; mais admettez le délinquant à prétendre <juMl
lait instruire son fils jtar un instituteur privé, ou (ju'il l'instruit lui-
même, on se demande quel j^enre d'expertise la justice ordonnera, pour
s'assurer que cette instruction est bien réelle et bien confornne à la
jauge prescrite par les réj^lements. Car du moment que l'enseif^nement
devient un tyrand service public, cbacun de ceux qui se mêlent de le ré-
pandre, fût-ce dans le sein de sa famille, devient comptable envers
l'État de la manière dont il s'en acquitte. Il n'y a donc pas d'illusion à
se faire; devant les mesures proposées, la liberté d'enseignement ne
tardera pas à succomber.
Cette liberté est, au contraire, dans l'opinion de M. Garbé, le véri-
table remède au mal signalé, la manière la plus sûre pour écraser l'igno-
gnorance sous le concours de toutes les forces individuelles, bien plus
tort que la puissance même de l'État. On dit bien qu'elle existe aujour-
d'hui; c^la n'est vrai que théoriquement et dans de certaines limites,
car en fait l'application en est fort restreinte. L'obligation du diplôme,
la crainte de contrevenir à des règlements qu'on ignore, le peu de Vi-
veur qu'on rencontre auprès des administrations locales, arrêtent tou-
jours beaucoup de gens. Que le diplôme ne soit plus nécessaire; qu'il
soit déclaré hautement que chacun est libre de répandre autour de lui,
sans aucune espèce de formalités, les connaissances qu'il croit posséder,
et l'on sera surpris du nombre de personnes qu'on verra se vouer à
cette tâche généreuse, les unes par le seul amour du bien, les autres en
vue de la modique rémunération qu'elles pourront en retirer. Ce résul-
tat se produira sur bien des points du territoire trop isolés pour com-
porter des à présent les frais d'une école complète, et, là où cîlle-ci
peut exister, il sera permis au père de famille de faire le choix le plus
conforme à ses préférences, à ses convictions, ce qui rendra le goût de
l'instruction plus populaire.
Que peut-on craindre? Qu'elle ne soit pas aussi forte, aussi complète?
Partout où il n'y aura pas de choix, on pourra bien, en effet, n'avoir
qu'une demi-instruction, ce qui vaudra toujours mieux que rien et com-
mencera déjà à ouvrir l'intelligence; dès que la concurrence s'établira,
on peut être certain que la préférence des parents ne s'égarera pas
longtemps au profit des moins dignes.
Sous cette condition de la liberté entière, qui porte en elle le véritable
remède au mal, la gratuité de l'enseignement public peut et doit être
étendue de la manière la plus large. Mais toute mesure coercitive doit
être absolument repoussée.
486 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. Bk.vard se voit dins rohlif];'ation de faire iiistniire ses enfants an
devoir analogue à celui du service militaire, d uis un intérêt de conser-
vation et de sécurité sociale.
M. Glavé pense qu'il y aurait un moyen de sanction bien simple de Ten-
seif]^nement obli^i^atoire dans la privation des droits politiques et volon-
taires de suffra^q^e pour tous ceux qui ne sauraient pas écrire leur nom.
Cette privation à laquelle on n'est peut-être pas très-sensible quand il
s'agit de l'élection de député, devient plus humiliante et plus vive quand
il s'ajOfit des élections communales. En peu de temps, chacun voudrait
savoir lire et écrire pour voter avec tout le monde.
M. Henri Baudrillart repousse Tassimilation de l'instruction au ser-
vice militaire. La défense publique est de toute nécessité une des attri-
butions de l'État; il faut qu'il y pourvoie. Il s'a(}it d'un intérêt national
et collectif. Ce n'est que dans le cas où se présente cet intérêt colleclif
que TÉtat peut, soit user de contrainte comme pour le payement de l'im-
pôt, soit déclarer un service public et le prendre à son compte. L'utilité
générale ne se confond pas avec l'utilité collective, intéressant solidaire-
ment la communauté. Il est d'utilité générale que les citoyens soient
éclairés, moraux, etc. Cela autorise-t-il l'État à l'emploi de la force ?
D'autre part cela l'autorise-t-il à en faire un service public excluant la
concurrence comme les services véritablement publics ? Si vous faites
de l'instruction une chose collective, comme de la sécurité publique,
vous voilà sur la pente du plus strict et du plus complet monopole. Elle
passe de la sphère d ' la liberté dans celle de l'autorité avec toutes les
conséquences qui s'ensuivent. Une grande utilité générale peut autoriser
suffisamment l'État ou la commune à consacrer certains fonds à l'in-
struction, à fonder certains établissements. Mais il y a loin de là à Tas-
similation de l'instruction dont le service se fera toujours en majeure
partie par les individus et les associations avec l'armée et là police,
constituant une attribution du gouvernement, incompatible avec la con-
currence, le gouvernement étant par son essence même un monopole.
N. B. La question de l'enseignement primaire obligatoire a été dis-
cutée une première fois au sein de la société en 1858.
Voir dans le numéro de juin 1858 la discussion qui s'établit dans la
séance du 5 mai 1858 entre MM. Frédéric Passy, de Molinari, de Laver-
gne, Dupuit, Dunoyer, Pellat, Buffet, Jules Pautet, Joseph Garnier,
Quijano et Baudrillart.
CHnONlôUK I-GONOMIOUK. 48;
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE
Sommaire. — La partie économique du discours de l'Erapereur. — La contrainte par
corps, — Les lois sur la presse et réconoraif sociale. — Le rapport de M. Duruy sur
l'instruction primaire. — État de la criminalité. — Le projet de loi sur la décentrali-
sation. — Mort de M. deMorny.
L;i partie économique du discours de l'Empereur à la rentrée des
Chambres a répondu aux espérances que nous manifestions. Ainsi que
nous l'avions prévu, une législation plus favorable à la formation libre
des associations ouvrières y est annoncée. Une autre mesure dont le Con-
seil d'Etat s'était occupé, nous voulons parler de l'abolition de la con-
trainte par corps y est ép;alement promise. On a remarqué dtins le projet
d'adresse du Sénat la froideur du paragraphe qui concerne cette mesure.
Aux yeux de beaucoup de personnes, la contrainte par corps passe encore
pour le palladium du crédit privé. L'éminent jurisconsulte qui pré-
side le Sénat n'est pas entièrement étran^^er à cette opinion qu'il a
défendue avec sa vi(jueur habituelle dans l'une des préfaces dont il fait
précéder ses différents traités. Nous croyons quant à nous , avec
iM. le duc de Broglie, attaquant la contrainte par corps sous la Restaura-
tion, avec M. Conti la pratiquant dans un savant rapport qui vient de
voir le jour, avec M. Bayle-Mouillard, un autre jurisconsulte qui a écrit
un livre sur ce sujet controversé et avec plusieurs léguistes et économistes
d'un {jrand sens, que la contrainte par corps est une loi arriérée, ineffi-
cace, éludée, n'exerçant ses rigueurs que sur de malheureux pères de
famille privés de leur industrie, ou sur quelques jeunes dissipateurs
auxquels, sans elle, les usuriers ne prêteraient pas. La destinée pro-
chaine de la contrainte par corps est d'aller rejoindre les lois sur l'u-
sure dont elle est la digne compagne.
Bien loin de renoncer au libéralisme économique dont il a pris Fini-
tiative, le gouvernement paraît vouloir y faire de nouveaux pas. Ce
n'est pas nous qui nous montrerons ingrats pour ces tendances aussi
honorables qu'intelligentes. Mais il est un complément que nous atten-
dons, c'est la mesure qui rendrait à la presse la faculté de parler
de matières d'économie sociale sans être assujettie aux conditions
actuelles de cautionnement et de timbre. La Revue Française^ pour
avoir publié quelques considérations de philosophie morale et sociale
de M. Gindre de Nancy, analogues à celles que cet honorable profes-
488 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
seur de pliilosophie au lycée de Rouen présente à ses élèves, conformé-
men.t au pro[|rainme universitaire, vient d'encourir une condamnation
ces jours-ci; ou pourrait citer l'exemple tout récent de journauv de
départements subissant pour le même motif les rigueurs administrati-
ves. Pourquoi nous serait-il interdit de livrer cà la publicité, puisque
l'occasion s'en présente, un fait qui nous est propre? Nous avons l'hon-
neur d'enseigner l'économie politique au Collège de France. Eh bien !
depuis plusieurs années qu'elle existe, la Revue des cours publics, qui .
possède aujourd'hui une grande publicité, n'ose publier aucune de nos
leçons, comme elle publie celles de législation comparée el de droit
des gens. L'étiquette d'économie sociale s'y oppose. Vainement objecte-
t-on que la diffusion d'un enseignement*autorisé par le gouvernement
ne saurait lui déplaire, et que ce qui est utile et empreint d'un carac-
tère de conservation sociale comme parole ne devient pas séditieux et
dangereux comme imprimé : la jurisprudence est positive. On crée des
chaires publiques d'économie politique, et on a raison, mais on refuse
en même temps aux leçons des professeurs des milliers de lecteurs qui
pourraient s'instruire, sans qu'il en coûtât un centime à l'Etat. Comment
l'attention du gouvernement et de la presse ne se fixerait-elle pas sur
cette anomalie, ainsi que sur l'impossibilité oii nous met à chaque ins-
tant l'obligation du timbre de publier d'utiles brochures sur des questions
d'économie politique à Tordre du jour? Des mesures de précaution,
qui empêchent la diffusion de la vérité autant et plus que celle de l'er-
roiu', ne doivent-elles pas être mises de côté comme faisant plus de
mal que de bien, indépendamment de l'atteinte toujours fâcheuse portée
à ces principes de liberté que l'on proclame ailleurs?
Le rapport de M. le ministre de l'instruction publique sur l'instruction
primaire obligatoire et gratuite imprimé dans le Moniteur, et désavoué
par une note le lendemain a été l'incident de ces derniers jours. Nous ne
sommes pas nous-mêmes, la discussion engagée au sein de la Société d'é-
conomie politique en fait foi, sans graves objections contre ces deux
principes. Gela ne nous empêchera pas de rendre hommage au patrioti-
que langage de M. Duruy et à l'élévation de ses sentiments en matière
d'instruction. Les fiiits mis eu relief par son rapport et la passion géné-
reuse quip'anime auront servi à imprimer une impulsion plus vive à
l'instruction populaire. Le nouveau projet qui tend à élargir le cercle de
la gratuité sans en faire un principe et sans en accorder le privilège à
ceux qui peuvent payer, qui de plus améliore sensiblement la condition
des instituteurs et surtout des institutrices, est un pas fait dans cette voie.
A nos yeux la gratuité absolue qui aurait le grave inconvénient de dé-
truire la concurrence et les libres efforts, peut-être d'entraîner l'Etat à
imposer aux familles des plans d'éducation, la gratuité n'est pas un
sûr moyen de répandre l'instruction. Actuellement ce sont les enfants
CHKONIQUE fiCONOMIOUK. 480
auxiiuels elle est accordétî (jui fréquentent le inoins les écoles. Comment
onhiier aussi (jue la j;ratuilé tient (lès l\ présent une place considérable
dans notre instruction primaire? Environ 42 pour 100 des enfants qui
fréquentent les éc )les |)ubli(iues profitent de cette faveur. Mais entrer
dans le fond et dans le vif de la discussion n'est point l'objet de cette
clironi(iue qui se n;nferme dans la làcbe modeste de rapporter les faits
les plus saillants. La place nous fait défaut pour extraire tous ceux qui
ont une réelle importance dans le document publié par M. Duruy. INous
nous bornerons à indi(iuer le chiffre de la population illettrée et celui
qui constate le rapport de la criminalité avec rif;norance. En 1832, la
France comptait dans les écoles primaires 59 élèves sur 1,000 habitants;
en 1847, 998; en 1863, 116. La progression a été moins rapide pen-
dant ces seize dernières années que dans la période précédente, bien
qu'elle ait été, en moyenne, de 50,000 élèves par an.
Le chiffre des illettrés est bien plus élevé qu'on ne le pensait. Il ne
s'a^ïit ni du chiffre connu de 600,000 enfants, ni même de celui de
692,678 indiqué par Tinspection universitaire : le dernier recensement
donne, pour les enfants de 7 ta 13 ans, le chiftYe énorme de 884,887 il-
lettrés. Un fjrand nombre de ces illettrés a dlî cependant recevoir quel-
que instruction, soit dans la famille, soit même dans les écoles, et, sans
pouvoir préciser un chiffre, le rapport n'évalue pas à plus de 200,000 le
nombre des enfants qui n'ont reçu aucune instruction. Comment donc
expliquer cette multitude d'ignorants, ces conscrits dont le tiers ne sa-
vent pas lire, ces conjoints dont 36 sur 100 sont incapables de signer?
évidemment, par l'insuffisance du temps que consacrent à l'école ceux
même qui la fréquentent. Pour remédier au mal, il faut donc non-seule-
ment que les enfants aillent à l'école, mais encore qu'ils n'en sortent pas
avant d'avoir reçu une instruction assez solide pour ne plus l'oublier.
Déjà M. Duruy avait posé en fait, qu'ouvrir une école, cest fermer une
frison. Nous nous contenterons de relever deux faits :
« En 1847, on comptait 115 jeunes gens de moins de 16 ans, traduits
en cour d'assises. En 1862, il n'y en eut que 44.
« Sur 100 criminels, il y en a, en France, 81 qui n'ont réellement pas
reçu le bienfait de la première instruction. »
— Ceci nous mène à citer aussi quelques chiffres importants extraits
du rapport de M. le ministre de la justice sur la justice criminelle pour
l'année 1863. I\ous nous bornons à ce qui concerne les cours d'assises et
les tribunaux correctionnels. Le nombre total des accusations soumises
au jury ne s'est élevé, en 1863, qu'à 3,614, offrant une diminution de
228 affaires sur l'année 1861, et de 292 sur Tannée 1862. Ces 3,614 af-
faires se répartissent en 1,673 attentats contre les personnes et 1,941
contre les propriétés. On peut signaler ce dernier chiffre comme un
490 JOURNAL DES KCONOMISTES.
heur(^ux symptôme; car, en I8f)l, les crimes contre les propriétés
s'étaient élevés au nombre de 2,146, et, en 1862, au nombre presque
ég^al de 2,144. Les crimes contre les personnes ont aussi diminué : de
1,761 dans l'année 1862, ils sont descendus à 1,673 dans Tannée 1863.
Le nombre des accusés compris dans ces 3,614 affaires criminelles n'a
été que de 4,543, au lieu de 4,990 dans l'année précédente. Cette dimi-
nution a été surtout sensible dans le département des Basses-Alpes, où
elle a été de 74 pour 100, et dans ceux des Pyrénées-Orientales ^60 pour
100), du Pas-de-Calais (54 pour 100), de la Corse (52 pour îOO), de
l'Ain (44 pour 100), de l'Isère (43 pour 100), et des Landes (41 pour
100). Le département de la Seine a malheureusement présenté le phéno-
mène contraire. Le nombre des accusés s'y est élevé de 539 à 560, et
chose triste à dire, cette auf^-mentation a porté presque exclusivement
sur les crimes contre les personnes.
En répartissant les 4,543 accusés ju(i^és en 1863 par les Cours d'as-
sises selon leur sexe, on trouve 3,840 hommes et 703 femmes. Depuis
dix ans, le nombre de ces dernières a diminué de moitié; il s'élevait à
1398 en 1854, et dans les trois dernières années dont on ait les résul-
tats, 1861-1863, la proportion des femmes sur 1,000 accusés a été suc-
cessivement de 174, 163, 155, tandis que celle des hommes croissait
nécessairement en sens inverse : 826, 837 et 845 sur 1,000. Au point de
vue de l'instruction, sur le même nombre de 1,000 accusés, 386 étaient
complètement illettrés; 432 ne savaient qu'imparfaitement lire et écrire,
c'est-à-dire que plus des huit dixièmes du nombre total manquaient, en
tout ou en partie, des plus simples éléments de l'instruction primaire.
Sur le nombre de 4,543 accusés, on a compté 1,114 acquittements et
3,375 condamnations dont 20 à mort (au lieu de 39 en 1862 et 26 en
1861). 145 aux travaux forcés à perpétuité, 745 aux travaux forcés à
temps, 746 à la réclusion, les autres seulement à des peines correction-
nelles. Sur les 20 condamnés à mort, qui tous, comme les 39 condam-
nés k la même peine l'année précédente, s'étaient pourvus en cassation,
un seul a vu son arrêt cassé par la Cour suprême, et la seconde Cour
d'assises a prononcé la même peine. 8 ont obtenu par la g^râce du souve-
rain une commutation de peine, 1 s'est échappé, les 11 autres ont été exé-
cutés. M. le ministre ajoute heureusement après ces détails qu'eu 1864
le nombre des condamnations à mort est descendu à 9 et celui des exé-
cutions à 5.
La diminution dans le nombre des affaires correctionnelles n'a pas
été moins sensible que celle que nous venons de constater dans le nombre
des affaires criminelles. Les délits et contraventions ne se sont élevés en
1863 qu'à 135,817, au lieu d.^, 145,246 en 1862. C'est une différence de
9,429 affaires, et elle a porté principalement sur les délits qui intéres-
sent le plus l'ordre public, tels que la tromperie sur la qualité ou la
I
niROlNIQUE l'iGONOMIQUR. 491
((iiaiiliU; (le la chose vendue ((limiiiiiliou, 21 pour 100), r(\s(;roijuerii' et
le va|;al)oii(l;i};e ;1 1 [)i)iir 100), le vol et Tabiis de confiance (0 pour 100),
la mendicité ((> pour 100). La réduction la plus forte (30 [)our lOOj a
porté sur l'usa^ye des timbres- poste oblitérés; en deux ans, ces infrac-
tions ont diniiiiiié de près d(i moitié. « Ces résultats, dit le rai)port, sont
de nature à satisfaire les esprits les |)lus exi{»,eants, surtout si on le com-
pare, à ceux (jue révèle la statistique officielle en Angleterre. Ainsi les
vols de toute espèce, crimes ou délits, ju[jés par nos cours ou par nos
tribunaux, ne dépassent pas 30,375, tandis qu'en Angleterre ces mêmes
faits, soumis aux juridictions ordinaires, attei(;nent le chiffre de
39,025. » Encore ne faut-il pas comprendre dans ce dernier chiffre les
vols- jugés par la voie excepLiounelle de la summary conviction^ et l'on
sait d'ailleurs que la population de l'Angleterre n'atteint environ que les
trois quarts de celle de la France.
— Nous aurons l'occasion d'examiner plus à loisir les différentes
questions que soulève la loi dite de décentralisation. On a fait observer
(lu'en augmentant les prérogatives des conseils généraux, la loi nouvelle
diminue sur certains points l'autorité du Corps législatif; qu'elle intro-
duit des innovations fort importantes dans le maniement des affaires des
cinq premières villes de France, Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux,
Rouen; qu'elle touche, et d'une façon grave, au mode de renouvellement
des corps municipaux, et qu'entre le système actuellement en vigueur,
qui, en soumettant à la réélection tous les cinq ans les conseillers mu-
nicipaux, est suspci t de briser tout esprit de suite dans l'administration
des villes, et le système proposé, qui laisse les conseillers municipaux
en possession pendant neuf ans, en ne les renouvelant que par tiers tous
les trois ans, peut offrir à son tour l'inconvénient de prolonger dans
une ville un genre d'administration devenu contraire aux vœux des ha-
bitants de cette ville, il restait plus d'un milieu possible. On a fait ob-
server que c'est au moment oi^i l'on concède aux conseils municipaux la
f^iculté d'augmenter les dépenses de la commune sans l'autorisation du
Corps législatif, qu'on enlève aux électeurs la faculté de remplacer inté-
gralement, au bout de cinq ans, un conseil municipal jugé trop prodi-
gue, par un conseil municipal plus économe. Il faut considérer tout cela
avant de se prononcer définitivement sur une loi qui intéresse non-
seulement les prérogatives de l'administration et de la Couronne, mais
encore le pouvoir du Corps législatif et la souveraineté des électeurs. Au
reste, le rapport de M. Thullier contient des parties excellentes et des
vérités que nous aimons à retrouver sous les plumes gouvernementales,
après les avoir si longtemps exprimées et défendues sans succès. i\ous
applaudissons notamment à cette phrase : «La liberté de l'administration
départementale doit contribuer puissamment au développement de l'es-
492 JOURNAL DKS ÉCONOMISTES.
prit public... La (i^estion des affaires locales, qui est la véritable école d'un
pays libre, éclaire les ciloyens sur les coiidilions et les nécessités du
pouvoir, donne à chacun le sentiment des intérêts g-énéraux, exerce les
esprits, les met aux prises avec la réalité, les tient en [jarde contre les
fausses doctrines et les initie aux devoirs de l'administration en les
associant à sa responsabilité. »
— II n'est pas nécessaire de faire ressortir l'importance du vote delà
Chambre de Washington relatif à l'abolition de resclavao^e. On n'a pas
oublié que cet amendement à la Constitution, adopté au mois d'avril
dernier par le Sénat des États-Unis, n'avait pas obtenu à la Chambre des
Représentants une majorité suffisante. Cette majorité, en pareil cas, doit
être des deux tiers. L'amendement qui abolit Tesclavag^e vient enfin
d'être admis pai' les représentants, comme il Pavait été, il y aura bientôt
un an, par les sénateurs. Maintenant les léj^islatures locales sont en train de
compléter l'œuvre du Congrès. La question est portée devant les Cham-
bres de chaque État, et le succès de l'amendement sera assuré lorsque
les trois quarts des législatures se seront prononcées en sa faveur. Les
corri"spondances d'Amérique permettent de compter sur ce résultat.
L'institution de l'esclavage dans la grande république américaine est
frappée à mort; le principe de l'abolition triomphe moralement, et il
ne peut tarder à s'établir dans la Constitution d'une manière défi-
nitive.
— La mort de M. de Morny ne peut être passée par nous sous silence,
quelque étranger que soit ce recueil à la politique proprement dite.
Apprécier la carrière politique de ce célèbre homme d'État n'est point
de notre compétence. C'est à l'histoire qu'il appartient de la juger.
Mais il est d'une stricte impartialité de reconnaître que M. de Morny
s'était montré généralement favorable à la plupart des idées que nous
soutenons, notamment en ce qui concerne l'extension du crédit et du
commerce. Son projet de conversion des rentes à la fin du règne de
Louis -Philippe devait être mis plus tard à profit par le projet qui a pré-
valu. Il était un des premiers à réclamer les petites coupures du billet de
banque. Il faisait, le printemps dernier, un discours remarqué sur les
chèques. Il avait négocié le traité de commerce avec la Russie. Enfin
il appartenait à la partie du gouvernement portée vers les mesures de
décentralisation. Le gouvernement perd en lui un de ses appuis les plus
éclairés, aussi bien que les plus dévoués.
Henri BAUDRILLART.
Paris, 15 mars 1865.
Le Gérant provisoire, Paul BOITEAU.
TABLE
DES MATIÈRES DU TOME QUARANTE-CINQUIÈME
DEUXIÈME SÉRIE
N<» 133. - Janvier 1865.
Pages.
Introduction a la vingt-quatrième année, par M. Henri Bau-
DRiLLART, membre de l'Institut o
De la nécessité de l'éconOxMie politique pour l'histoire, par
M. Henri Baudrillart 9
Les Écoles et l'Instruction populaires, par M. Louis Reybaud,
membre de l'Institut (suite et fin) 28
L'abbé Morellet, par M. Léonce de Lavergne, membre de l'In-
stitut 43
RÉPONSE A QUELQUES QUESTIONS POSÉES PAR LA COMMISSION d'eNQUÊTE
SUR LE TAUX DE l'inrérêt, par M. R. DE Fontenay 69
Le dixième DÉNOMBREMENT DE LA POPULATION DE LA FRANCE (i86i),
par M. A. Legoyt 76
Revue de l'Académie des sciences morales et politiques (octobre,
novembre et décembre 1861), par M. Jules Duval 96
NÉCROLOGIE. Guillauvim, ses funérailles^ sa vie et son œuvre, par
M. Joseph Garnier 108
Bulletin. — I. Message lu par le président Lincoln au congrès
américain, le 6 novembre 1864. — II. Derniers travaux du con-
seil supérieur du commerce. — III. Résumé du rapport du mi-
nistre des finances de Turquie sur les finances de l'empire 121
Bulletin financier. — (France, Étranger.) Sommaire : Amélio-
ration sensible du marché monétaire. — Conséquences pour la
Bourse. — Finances de la France et enquêtes sur les institutions
de crédit. — Triste spectacle offert par l'Amérique du Nord
comme complément aux déplorables errements financiers de
l'Europe continentale. — Exception en faveur de la Turquie. —
Budgets turcs pour les années 1862-63, 1863-64 et 1861-65 (1278,
1279 et 1280). -- Taux de l'escompte sur les diverses places de
l'Europe. — Tableaux des cours aux bourses de Paris, Lyon et
Marseille. — Bilans de la Banque de France et de ses succur-
sales, par M. Alph. Courtois fils 137
Société d'économie politique. — Réunion du 5 janvier 1864. —
— Communications : mort de M. Guillaumin. — Mort de M. Roy-
494 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Pages.
Bry, député de la Charente-Inférieure. — Cours libres d'économie
politique à Lyon, à Nice, à Clermont, à Toulouse et à Paris. —
Réimpression des œuvres de Ch. Dunoyer. — Projet d'un con-
grès spécial d'économistes en Belgique. — Ouvrages présentés. —
Discussion : S'il y a lieu de changer le titre du franc 144
Bibliographie. — Les Banques d'émission et d'escompte, par M. Mau-
rice Block. Compte rendu par M. Courcelle-Seneuil. — Le Cré-
dit agricole en Autriche, par M. Fr. Neumann. Compte rendu
par M. Maurice Block 149
Chronique économique. — Sommaire : La liberté de la boulangerie
attaquée de nouveau. — Un maire excentrique. — Encore des
enquêtes. — Les cités ouvrières à Lille. — Le message de
M. Lincoln et les impôts projetés par le congrès. — Ce que pro-
duisent les gîtes aurifères de la Russie. — Une exposition agri-
cole en Norwége. — Les nouveaux cours d'économie politique et
les nouvelles publications, par M. Henri Bauduillart 153
N" 134. — Février 186S.
Objet, caractère et utilité de l'économie politique, par M. Cour-
gelle-Seneuil 161
De la, mainmorte en Italie et de sa suppression, par M. Pascal
Duprat, ancien représentant 172
La Banque de France et l'organisation du crédit en Frange, par
M. IsAAG Pereire. Compte rendu par M. R. de Fontenay 191
Des progrés de l'économie politique pendant ces dernières
années, par M. Frédéric Passy 204
L'enquête sur l'intérêt de l'argent. — Déposition de M. Wo-
LOWSKi, membre de l'Institut, professeur d'économie politique et
de législation industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers. 218
De l'enseignement professionnel [Sciences administratives et poli-
tiques) et du mode de recrutement des fonctionnaires publics. État
actuel de la question à l'étranger (suite), par M. Lamé Fleury.. 249
Revue des principales publications économiques de l'étranger. —
Sommaire : Journal of the statistical Society de Londres. — Le Mer-
chant' s Magazine de New- York. — Journal de (la Société de) statis-
tique suisse. — Deutsche Vierteljahrs-Schrift (Revue trimestrielle
allemande) de Stuttgard. — Autres publications allemandes. —
Revista gênerai de Estadistica de Madrid. Annuario statistico ita-
iiano de Turin, par M. Maurice Block 260
Bulletin. — I. Effets de la suppression de l'échelle mobile sur le
commerce de grains. — II. Rapport à l'Empereur, adressé par
les ministres des finances et des travaux publics et du commerce
sur l'utilité d'une Enquête relative à la question des banques. —
III. Questionnaire de l'enquête sur" les banques 268
TABLE DKS MATIKKES. 495
rages.
BuLLKTiN FINANCIER (France, Étranger). —Sommaire: Amélioration
(lu marclié monétaire. — Hausse à la Bourse de Paris. — Les
fonds américains et la République américaine. — L'Espagne
et ses difficultés financières. — L'Italie et ses déficits perma-
nents. — L'enquiMe sur les l)an(|ues en France et l'abolition du
monopole des agents de change en Belgiciue. — La Banque fédé-
rale ;\ Berne. — Revue financière de 1864. — Tableau des cours
aux bourses do Paris, Lyon et Marseille. — Bilans de la Banque
de France et de ses succursales. — Tableaux des cours plus hauts
et plus bas en i864, par M. Alph. Courtois fils , 277
Société d'économie politique. — Réunion du 5 janvier 186H
(suite). — Du titre du franc et de ses multiples en argent. — Réu-
nion du 6 février 1865. — Communications : Mort de M. Proudhon.
— Conférences d'économie politique autorisées à Lille, à Greno-
ble, à Saint-Pétersbourg et à Moscou. — Ouvrages présentés. —
Discussion 292
Bibliographie. — Du Commerce et des progrès de la puissance commer-
ciale de r Angleterre et de la France au point de vue de l'histoire., de
lalégislation et de la statistique^ par M. Ch. Vogel. Compte rendu par
M. Paul Boiteau. — Jurisprudence électorale parlementaire. — Re-
cueil de décisions du Corps législatif (de 18S2 à 1864) en matière
de vérifications de pouvoirs, par M. Alphonse Grun. Compte
rendu par M. Ch. Vergé. — Études sur les animaux domestiques^
par M. le comte Guy de Charnacé. Compte rendu par M. Arthur
Mangin. — Ensayos biograjicos y de critica literaria sobre los prin-
cipales poetas y literatos latino-americanos ., par M. Torres-Caïcedo.
Compte rendu par M. Th. Mannequin.— Gmndriw der Volksivirth-
schaftlehre (Éléments d'économie politique), par M. H. de Man-
GOLOT. Compte rendu par M. Maurice Blogk. Ouvrages divers.
Compte rendu par M. Paul Boiteau 305
Chroniqueéconomique.— Sommaire: Un projet de loi sur les asso-
ciations ouvrières. — Les nouvelles enquêtes ; la liberté de la
boulangerie ; les banques. — Nouvelles mesures sur la fabrica-
tion des chaudières à vapeur. — La taxe de la viande et les
maires, par M. Henri Baudrillart, membre de l'Institut . . . 316
N° 135. — Mars 1865.
Loi du progrès économique, par M. Henri Baudrillart 321
Études sur les divers systèmes d'économie politique et sur les
PRINCIPAUX Économistes (Adam Smith), par M. Gustave du Puy-
node 343
De l'organisation financière et de la Constitution légale des
associations populaires, par M. Léon Walras 361
Les finances de Paris, par M. Paul Boiteau 382
496 JOUKNAL DES ÉCONOMISTES.
Pages.
La réforme sociale en France, par M. E. Le Play. Compte rendu
par M. Jules Duval 410
Les découvertes récentes de l'Afrique. — Soirées littéraires et
scientifiques de la Sorbonne, par M. E. Levasseur 432
Bulletin. — L Extrait du discours de l'Empereur prononcé le
15 février 1865 à l'ouverture de la session législative. — IL La
situation financière. Rapport annuel au ministre des finances... 449
Bulletin financier (France, Étranger). — Sommaire : — La
hausse entravée par les craintes résultant des événements
d'outre-mer. — Amélioration sensible du marché monétaire.
— Le discours de l'Empereur à l'ouverture de la session légis-
lative de 1865. — Compte rendu des opérations de la Banque de
France en 1864. — Taux d'escompte sur les diverses places de
l'Europe en 1864 (note) et actuellement. — Finances étrangères :
Italie, Autriche, Russie, Belgique, Espagne, Angleterre et Tur-
quie. — Tableau des cours aux Bourses de Paris, Lyon et Mar-
seille.— Bilans de la Banque de France et de ses succursales, par
M. Alph. Courtois fils 456
Société d'économie politique. — Réunion du 6 mars 1865. — Dis-
cussion: L'enseignement gratuit et l'enseignement obligatoire. . . 464
Chronique économique. — Sommaire : La partie économique du
discours de l'Empereur. — La contrainte par corps. — Les lois
sur la presse et l'économie sociale. — Le rapport de M. Duruy
sur l'instruction primaire. — État de la criminalité. — Le projet
de loi sur la décentralisation. — Mort de M. de Morny, par
M. Henri Baudrillart, membre de l'Institut 487
fin de là table des matières du tome quarante-cinquiemi
PARIS. -IMPRiMtKIB DE A. TARENT, RUE MONSIEtiR-LË-PRnCE . 31.
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
REVUE
DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE
ET DE LA STATISTIQUE
»^ SÉRIE. — l«e ilMMÉE
TOME QUARANTE-SIXIÈME
24® ANNÉE DE LA FONDATION. — d' AVRIL A JUIN 1865
■■rnai* ffi^ran*
PARIS
LIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET G% ÉDITEURS
De la Collection des principaux Économistes, des Économistes et Publicistes contemporains ,
de la Bibliothèque des sciences morales et politiques, du Dictionnaire
de l'Économie politique et du Dictionnaire du Commerce et de la Navigation, etc.
RUE RICHELIEU, 14
1865
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
UNE NOUVELLE
CAMPAGNE DE LA PROTECTION
Il se passe un fait caractéristique et sur lequel l'attention du
public a besoin d'être éveillée. Après vingt-cinq ans d'expérience
en Angleterre et de cinq ans en France, il était permis de croire
que nous n'aurions plus, ni de l'un ni de l'autre côté de la Manche,
le spectacle d'intérêts spéciaux plaidant contre l'intérêt général, et
ranimant de vieilles querelles épuisées jusqu'à la lassitude. La cause
de la liberté économique paraissait gagnée en principe, fortifiée
qu'elle était par des témoignages dont la grandeur avait dépassé
l'attente de ses défenseurs et désarmé en partie les préventions de
ses adversaires. La trêve prenait toutes les apparences d'une paix
définitive. Les uns avaient le bon goût de ne pas abuser de leur
triomphe, les autres semblaient se résigner. A peine subsistait-il,
pour la forme, quelques protestations désespérées. Cette période
d'apaisement est au moment de finir; il y a dans l'air des bruisse-
ments et les armes rouillées sont fourbies pour une nouvelle cam-
pagne. Le plan serait de reprendre par le détail les positions per-
dues, en s'emparant des approches et en marchant par des chemins
couverts. La protection prouverait ainsi qu'elle n'est pas morte,
comme on l'imagine, et qu'elle ne s'est un moment recueillie que
pour se préparer de plus sûres revanches.
Les premiers signes de ce réveil nous sont venus d'où on ne les
attendait pas, de l'Angleterre. Un membre de la Chambre des com-
munes a récemment introduit une motion à l'occasion de l'état de
!2e SÉRIE. T. XLvi. — 15 awil 1865. 1
6 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
souffrance des ouvriers de Goventry. L'industrie locale est la fabri-
cation des rubans de soie qui est frappée de langueur. Les ouvriers
chôment, la misère est profonde. L'orateur a trouvé expédient de
s'en prendre aux traités de commerce, qui, sur ce point, n'auraient
pas ménagé entre les deux États contractants une égalité de trai-
tement et une réciprocité suffisantes. Il a comparé les tarifs et a
cherché à établir en quoi Goventry est fondé à se plaindre de la des-
tinée précaire que le pacte d'échanges lui impose et que malgré
tous ses efforts il ne peut conjurer. Un débat sommaire a eu lieu à
ce sujet. Il a été répondu d'abord, avec beaucoup d'esprit et d'à-
propos, que si Goventry est à la gêne, Saint-Étienne n'est guère plus
à l'aise, et que des deux côtés la plainte a la même énergie. Le véri-
table motif de la crise qui sévit est le délaissement de l'article ; le
seul remède serait que les dames de Paris, qui, par un privilège où
la loi n'a rien à voir, règlent l'empire de la mode dans les pays
civilisés, daignassent prendre le ruban sous leur protection et lui
rendissent dans la toilette une faveur qu'il a perdue. Get argument
eût suffi; M. Mllner Gibson a cru devoir en ajouter un autre qui est
moins heureux et aurait des suites qu'il n'a point assez prévues.
Il a dit que le bureau du commerce était en négociations avec la
France pour obtenir que le droit à l'entrée sur les rubans anglais se
rapprochât de celui que les rubans français payent en Angleterre.
Ce langage a le premier tort de ne pas être conforme à une suite
de déclarations qu'on pourrait, en les recherchant, opposer au
scrupule tardif d'une égalité rigoureuse. Dans le cours des négo-
ciations, il a été plus d'une fois reconnu par l'Angleterre comme
principe dirigeant qu'il n'entrait dans sa pensée, à aucun point de vue,
de vérifier ce que chaque production particulière aurait à éprouver
du régime qu'il s'agissait d'introduire; qu'elle entendait ouvrir
de larges et libres issues à la concurrence étrangère, dussent ses
regnicoles en souffrir; qu'avant tout elle songeait au bénéfice que
la consommation générale du Royaume-Uni devait en recueillir, et
que le reste à ses yeux n'était que secondaire. G'est dans cette
pensée que les tarifs se discutèrent, dans ce sentiment que le traité
fut signé. En tous cas, quelles que fussent les dispositions qu'on y
eût apportées, les clauses en étaient synallagmatiques; c'était à
chacune des parties, avant de s'engager, de bien s'assurer des con-
séquences favorables ou défavorables de son engagement. Toute
pensée de retour était interdite, et il est aisé d'en saisir les incon-
UNK NOUVELLE CAMPAGNE DE LA PROTECTION. 7
vénients. Pour une ouverture que l'on donnerait, d'un côté, à une
industrie en sout't'rance, il s'en pri'senterait vin^4, de l'autre, qui
prétendraient être dans le même cas et demanderaient au même
titre que les néj^ociations fussent rouvertes. Où l'on croirait s'en tirer
avec une petite brcVlie, ce serait le corps de la place que l'on au-
rait livre. M. Milner (îibson a donc été mal inspiré dans sa réponse;
c'eût été là, au contraire, une bonne occasion pour confirmer les
vues supérieures (jui ont valu au traité l'appui désintéressé des
hommes réfléchis, pour demeurer fidèle à l'esprit que Cobden y
apportait et que ses auxiliaires de Manchester n'auraient pas dû
oublier. Dans la bouche d'un membre du cabinet, ce rappel aux
principes eût mieux valu que des promesses d'appui qui seront un
encouragement pour d'autres réclamations et ouvrent une porte
qui devrait rester fermée. Sur des questions où les susceptibilités
sont si vives, un mot imprudent peut conduire loin et servir de
prétexte à des représailles. Nous les voyons déjà s'essayer à bas
bruit et sous des formes qu'il est bon de signaler.
C'est dans le sein de l'agriculture que parmi nous le mouvement
s'est le plus ouvertement prononcé. Les intérêts agricoles ont de
telles proportions, que tout ébranlement qu'ils éprouvent se com-
munique au pays entier. Jusqu'à ces derniers temps, ces intérêts
s'étaient accommodés du nouveau régime auquel ils sont assujettis.
Avant 1863, des récoltes médiocres avaient entretenu pour le blé
des prix de 24 à 25 francs l'hectolitre, qui sont des prix de disette.
Peu importait alors que nos entrepôts s'approvisionnassent de
grains étrangers pour combler les vides de notre production et
tempérer nos mercuriales. Il restait à notre agriculture des béné-
fices assez larges pour qu'elle ne regardât pas de trop près aux
8 ou 10 millions d'hectolitres qui nous arrivaient par la voie de
mer comme un supplément nécessaire. La plainte eût été mal
reçue; aussi se taisait-on. On rompt aujourd'hui le silence parce
que l'occasion semble meilleure. Deux récoltes abondantes se sont
succédé et cette abondance a amené la dégradation des prix jusqu'à
15 et 16 francs l'hectolitre. En même temps, et par suite du défaut
de convenance, l'importation des grains étrangers s'est réduite à
quelques centaines de mille hectolitres, qui ont été réexportés, soit
en nature, soit en farines, après avoir laissé en France un bénéfice
de main-d'œuvre. Le croirait-on? c'est à cette importation disparue
que l'on s'en prend du préjudice essuyé, au lieu d'en voir la cause
« JOURNAL DES ECONOMISTES.
où elle est, dans le surcroît de quantités fourni par notre sol. La
tactique se déjoue sur le plus simple exposé; au fond, elle n'est pas
honnête, mais l'intéi'ét n'a pas de ces scrupules et s'empare indis-
tinctement de tout ce qui lui sei t. Le mot d'ordre est donné et cir-
cule dans les campagnes; les comices agricoles le répètent à l'envi;
il va de ferme en ferme et de chaumière en chaumière. Tout le
mal vient, dit-on, de la suppression de l'échelle mobile et de ces
terribles grains étranji^ers. On n'en voit pas un boisseau sur les
marchés, peu importe; les dépôts sont nuls, personne n'en tient
compte. La baisse est là. et il est si commode de l'expliquer dans
le sens favori, de rouvrir cette issue à de vieilles rancunes! Cette
agitation souterraine a dû avoir quelque gravité; la preuve en est
dans une excellente circulaire du ministre du commerce, dont le
discours de la Couronne a reproduit la substance.
Il serait bien temps de reconnaître que le règne de ces petites
manœuvres est passé. Nous n en sommes plus, pour les céréales, au
régime des expédients; nous vivons sous l'empire d'un principe.
La ch'constance a voulu que les débuts de ce principe aient été très-
heureux; il nous a sauvés d'une crise alimentaire et a prouvé sa
vertu dès son établissement. Il repose sur cette donnée juste et long-
temps méconnue que, lorsqu'un gouvernement a assuié aux indus-
tries la liberté et la sécurité, il n'a plus à compter avec elles, à
s'enquérir de ce qu'elles gagnent ou perdent. C'est leur affaire, ce
n'est pas la sienne; il ne leur doit point de fortunes; il n'a point à
entrer dans des calculs de convention qui ne trompent personne, il
n'est ni l'arbitre ni le garant des intérêts particuliers; il lui suffit
d'avoir donné satisfaction à l'intérêt général en laissant le champ
libre à tous les modes d'activité qui ont le choix de leurs moyens.
S'il avait, ce qui ne lui appartient même plus, à prendre parti,
ce serait pour le plus grand nombre et non pour un nombre moin-
dre, pour ceux qui consomment le grain plutôt que pour ceux qui
le produisent. La plus stricte justice le voudrait ainsi. Il n'est pas et
ne saurait être démontré en effet que les bénéfices ou les dommages
dune exploitation rurale puissent être, dans la variété des situa-
tions, hxés au vrai et ramenés à un résultat uniforme. Entre la
culture intelligente et la culture routinière il } a des écarts consi-
dérables, il y en a aussi entre une petite ferme ou une grande, entre
les rendements, entre les qualités du sol arable, contrastes qui vont
à rintini et qui font que les uns s'enrichissent là où d'autres se rui-
UNK NOUVBLLK CAMPAGNE DE LA PROTECTION. 9
lient. De bonne loi, un gouvernement est-il tenu, est-il apte à ces
vérilications de comptabilité V S'il se règle sur les types les ])lus
parfaits, ce (|ui reste en dessous est fondé à réclamer; s'il s'attache
aux types médiocres ou inférieurs, il alfaiblit ou détruit rinllueiir^
des levons de la nécessité (jui est la meilleure école de i)eiiccti()nne-
ment, il agit en outre (Mnpiri(|uemcnt sur la bonne distribution des
cultures dont l'objet est de reprendre ou (juitter une nature d'ex-
ploitation suivant qu'elle est avantageuse ou devient ingrate. Tout
cela a été dit et prouvé par M. Hippolyte Passy dans son Système de
cultures publié il y a vingt ans; par M. Léonce de Lavergne, dans
des études plus récentes. Ni le temps ni les faits n'ont infirmé des
opinions qui ont pour elles l'autorité des noms et des principes.
Ces retours offensifs c^eront probablement en pure perte et se
borneront à quelques sorties de tribune à l'adresse des électeurs
des campagnes. Nous ne croyons pas ((ue les choses puissent aller,
comme un moment on l'a craint, jusqu'à l'établissement d'un droit,
si minime qu'il soit, sur une denrée qui depuis quelques années a
joui d'une franchise à peu près complète. Le gouvernement s'est
prononcé, et il n'est pas à croire qu'à peu de mois de distance il se
donnera un démenti. Mais ce qui est plus grave, c'est cet état per-
sistant de l'opinion et cette lenteur du pays à voir juste dans ce qui
touche ses intérêts. L'agriculture éprouve-t-elle quelque mécompte,
et quelle industrie n'en a pas, c'est à l'État qu'elle s'en prend, point
à elle-même. Elle ne cherche pas seulement à étudier si le mal dont
elle souffre n'est pas dans sa propre constitution ou bien la consé-
quence forcée d'une de ces alternatives auxquelles, dans tous ses
modes, l'activité humaine est soumise. Personne en ce monde,
quoiqu'il fasse, n'agit à coup sûr; il y a de bonnes et de mauvaises
veines, et ici précisément c'est l'excès de veine dont on se plaint.
L'abondance déprécie un produit comme sa rareté le renchérit,
c'est une loi connue contre laquelle il n'y a pas à s'armer en guerre;
tous les traits s'y émousseraient. Que cette abondance soit nuisible
au producteur, c'est un cas à vérifier pour savoir si l'excédant des
quantités ne compense pas la différence du prix vénal ; mais de
toutes les manières cette abondance est tout bénéfice pour le con-
sommateur, c'est-à-dire pour la communauté. Pour le blé surtout,
aucun soulagement n'est mieux senti, plus général, plus manifeste.
Est-ce à dire que, par une sorte d'incompatibilité, l'agriculture ne
puisse prospérer qu'à raison des privations ou des charges quelle
10 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
inflige à la nation qu'elle alimente? N'y a-t-il, à ses mécomptes, si
réellement elle en éprouve, d'autres palliatifs que les plaintes qu'elle
exhale et cet éternel recours à une protection qui n'a plus d'objet?
Ces palliatifs existent, ils agissent malgré elle, à son insu, et décou-
lent de lois aussi constantes que les fluctuations de l'offre et de la
demande contre lesquelles vainement elle se roidit. Il y a d'abord
l'accroissement du débouché que le bon marché amène, il y a en-
suite les perfectionnements et les plus-values qui sont inséparables
des leçons de ce rude moniteur que l'on nomme la nécessité. Les
professeurs peuvent donner de bons conseils techniques, indiquer
ceci et cela, des drainages, des fumures, des assolements, l'emploi
des machines, la fécondation artificielle, aucun de ces conseils ne
vaut l'obligation de s'amender, de se surveiller, de chercher à
mieux faire* sous peine de périr. La nécessité est la trame de la vie
et en même temps une des sources du génie humain. L'exercice
d'un art, quel qu'il soit, a besoin de cet aiguillon pour arriver à
toute sa puissance; les plus commodes, les plus abrités ne sont pas
ceux qui fournissent les meilleurs services. A tous les périodes
d'épreuve sont nécessaires; ils s'y retrempent; l'agriculture anglaise
en est le témoignage; menacée par la liberté du commerce, elle a
vaillamment et fructueusement lutté. Au lieu de fatiguer l'opinion,
notre agriculture ferait mieux de suivre cet exemple.
Voici maintenant une autre industrie qui, engagée dans les
mêmes voies, y fait une figure plus triste encore, à la surprise de
ceux qui naguère s'étaient, à d'autres titres, constitués ses défen-
seurs. Il est arrivé aux économistes, dans les laborieuses cam-
pagnes qu'ils ont eu à soutenir, de chercher et d'accueillir avec
reconnaissance les rares auxiliaires que des intérêts particuliers ou
des affinités de principes leur envoyaient. Dans le nombre, les ports
de mer s'étaient montrés les plus ardents et le souvenir est resté
de l'agitation dont l'un d'eux fut le siège. Une fraternité d'armes
s'ensuivit , et il n'était pas à prévoir alors que le berceau de la
liberté du commerce deviendrait un jour le dernier asile de la
protection. Les ports de mer sentaient très-vivement et disaient
bien haut que les restrictions, les entraves, les privilèges, ne sont,
en aucun point, sous aucun prétexte, un bon véhicule pour le
mouvement des transactions ; que tout ce qui s'ajoute de charges
et de gêne aux affaires est autant d'enlevé à leur activité, et qu'il y
a injustice à exercer sur *ous des prélèvements qui ne profitent
UNE NOUVELLE CAMPAGNE DE LA PROTECTION. 11
qu'à (|ueI(iuos-uns. Sur ces divers chefs, ils condanniaicnt les in-
dustries intérieures comme vivant en parasites sur le tonds com-
mun et s'étant dressé, à l'abri des tarifs, une tente commode pour
le sommeil. A peu d'années de distance le langage a changé du
tout au tout, et nous avons une fois de plus le spectacle de ces
conversions subites qui ne sont pas de nature à édifier. Ces
haines vigoureuses que les ports de mer montraient contre le
privilège, quand les industries intérieures en profitaient, se sont
converties en sympathies non moins vigoureuses pour le privilège
particulier dont ils jouissent, celui des surtaxes de pavillon. C'est
toujours la môme vivacité, seulement elle a changé d'objet. Des
arguments tout faits existaient dans le dossier des industries, les
ports de l'Ouest, pour s'épargner le souci de l'invention, se les sont
appropriés, de telle sorte que nous assistons au défilé des mêmes
thèmes, des mêmes chiffres, des mêmes comparaisons, des mêmes
déclarations d'impuissance. Il n'y a d'original que les bouches par
lesquelles ce langage passe, et, pour abréger l'instance, peut-être
suffirait-il de renvoyer les plaignants à leurs anciennes réfutations.
C'est le Corps législatif qui en décidera prochainement ; il est saisi
d'un projet de loi qui abolit les surtaxes de pavillon et d'entrepôt.
Ces surtaxes consistent en une aggravation des droits à l'entrée
sur les marchandises qui arrivent par pavillon étranger en pro-
venance directe et d'autres droits gradués sur les marchandises qui
sont importées des entrepôts d'Europe. Les arguments à l'usage
des ports de l'Ouest sont aussi simples que connus. Ils déclarent que
dans l'état d'infériorité où est réduite notre navigation marchande,
toute concurrence de pavillon, à traitement égal, serait, pour notre
marine, le signal d'un désarmement complet, qu'aucune parité
n'existe, entre les pays étrangers et le nôtre, ni pour les frais d'éta-
blissement et d'armement, ni pour les constructions, ni pour la
composition des équipages ; que les matières sont plus coûteuses,
les salaires plus élevés, les formalités des rôles plus onéreuses, la
vie à bord plus chère. Ils ajoutent que la prépondérance, en fait de
navigation marchande, tient à une faveur de la nature, que la
France n'a pas et ne saurait suppléer, l'existence d'articles d'en-
combrement, provenant du sol et de l'industrie regnicole. Ainsi
l'Angleterre a ses houilles, l'Amérique ses cotons, ses tabacs, ses
blés, ses huiles de pétrole; la Suède, ses bois et ses fers; la Russie,
ses céréales et ses chanvres; la France n'a rien de tout cela. Quand
12 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
on a cité ses vins, on a épuisé la liste de ses grands articles de fret.
Puis les débouchés directs sont à considérer; ils ne sont assurés
que dans les colonies dont on est maître. Or, que reste-t-il à la
France? Les Antilles, la Guyane, le Sénégal, Bourbon : Pondi-
chéry et Ghandernagor sont des stations insignifiantes; la Gocliin-
chine et la Nouvelle-Galédonie ne peuvent figurer (]ue pour mé-
moire, l'Algérie n'offre d'aliment qu'au cabotage. Voyez en regard
l'Angleterre avec un empire dans les Indes, la Jamaïque, le Ga-
nada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, vastes débouchés distribués
sur la carte du globe. Pour la Hollande, Java est un royaume qui
tient plus de place que celui qu'elle a conquis sur ses dunes. Gom-
ment, avec une telle faiblesse de moyens, soutenir le choc de ces
puissances? Leur marine s'est mise au niveau des besoins qu'elle
a à desservir, c'est-à-dire ceux des populations qui sont devenues ses
tributaires; ces deux termes se correspondent toujours; l'essor de
notre pavillon s'y est conformé ; il a fait ce qu'il pouvait faire. Gourir
le risque d'un nouvel amoindrissement serait insensé, et la politique
conseille de défendre pied à pied ce qui nous reste. Il ne s'agit
pas seulement dun intérêt commercial, mais du recrutement de
notre flotte, de notre grandeur et de notre défense navales, dont
la navigation marchande est le principal instrument.
Telle est en substance la plaidoirie des ports de l'Ouest : en quoi
ce langage diffère-t-il de celui que tenaient les industries inté-
rieures ? G'est toujours un humble aveu d'impuissance, le renon-
cement à la lutte vis-à-vis de la concurrence extérieure et des
perspectives de ruine si on n'en conjure pas l'effet, le haut prix de
l'instrument du travail et des matières à mettre en œuvre, la pau-
vreté du débouché, la cherté des gages, la moindre valeur des
hommes, en un mot le refrain devenu monotone de la déprécia-
tion de soi-même et de l'apologie de ceux dont on redoute la riva-
lité. Ge qui est ancien dans cette énumération est usé, ce qui est
nouveau pèche par plusieurs côtés.
Il n'est d'abord pas exact de dire que le trafic des mers n'appar-
tient, à l'exclusion des autres, qu'aux seules nations qui possèdent
à la fois des articles d'encombrement et des colonies considérables.
Bien des faits sont là pour répondre à ce déclinatoire plus ingé-
nieux que fondé. Si la Hollande a un bel établisssement colonial,
elle n'a point d'articles d'encombrement; sa marine marchande
n'en est point empêchée pour cela dans sa marche. Hambourg,
UNE NOUVELLE flAMPAGINE DE LA PROTECTION. 13
Brome, Dant7,ik, Luhoc.k, (îcs <|uatv(î villes libres, n'ont ni articles
d'encombrement ni territoire; leur pavillon t'ait pourtant lif^iiresur
les mers et ne mampie pas d'aliments, fl en est ainsi de l'Autriche
qui sans beaucoup (réUîments de Iret et avec quelques ports sur
rAdriati(|ue, s'est nn'na^^ée, dans les échelles de la Méditerranée et
de la mer Noire, un mouvement de transpoits qui éf^ale au moins
le nôtre et un service de paquebots à l'eu ([ui a précédé celui que
nous ont valu des mains intelliii^entes. Enfin la Grèce, dont le ter-
ritoire est si petit et l'exportation si pauvre, a une marine vigou-
reuse, active qui survit à ses révolutions, ne demande rien à son
^gouvernement et prospère en se contentant de peu. Ces exemples
détruisent surabondamment la thèse que l'existence d'une marine
marchande relève d'autres conditions que son énergie et son intel-
ligence. Aucune faveur ne supplée ces qualités et ne trompe moins
ceux qui s'y contient; l'avantage demeure, en hn de compte, aux
peuples qui les ont à un plus haut degré. Le trafic sur les mers
n'est en effet qu'une industrie où comme toujours l'abondance du
travail se mesure sur la bonté, la célérité et l'économie des services.
Les rendre onéreux c'est forcément les réduire; en rétrécir le
champ, c'est se condamner à glaner là ou d'autres moissonnent.
Faire mieux et à plus bas prix que les autres, voilà le seul privi-
lège de pavillon que le bon sens et la science puissent avouer.
Il y a lieu de s'étonner que du sein même des ports qui récla-
ment, il ne se soit pas élevé plus de voix pour protester et marquer
une rupture. Eût-ce été à raison d'anciens engagements? Non.
Pour rester lidèles à des principes ? Encore moins. Quand on est
dans la mêlée des affaires, ces motifs n'ont rien de déterminant :
c'est l'intérêt qui règle la conduite; on est à ce qu'on fait, point
ailleurs, et peut-être a-t-on raison. Or l'intérêt des ports est-il en-
gagé tout entier dans les résistances qui y éclatent? L'analyse la
plus superficielle autorise à en douter ; elle conduirait à ceci : que
la minorité seule se plaint et que si l'on cède à cette plainte, la
majorité aura plus à en souffrir qu'à s'en féliciter. Distinguons les
positions. A qui profitent les surtaxes de pavillon ? Aux construc-
teurs de navires et aux armateurs, rien de plus évident, du moins
le présument-ils ainsi. Mais en dehors de ces deux catégories et des
auxiliaires qui en dépendent, y a-t-il pour le reste de la popula-
tion un intérêt aussi réel qu'on le donne à croire? Examinons. Le
privilège du pavillon, si on le maintient, aura des effets sérieux
14 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ou insignifiants. S'ils sont insignifiants, ils troublent hors de
propos la marche naturelle des choses; s'ils sont sérieux, ils
ne peuvent aboutir qu'à la diminution des arrivages et au
ralentissement du travail. Est-ce là ce que peut désirer l'en-
semble des commerçants , des banquiers , des intermédiaires ,
des détaillants, des gens de peine dont se compose une popu-
lation maritime? Que tout ce qui conduit à une rareté plus
grande des opérations, à moins de surprises dans le mouvement
des entrepôts, soit du gré de ceux qui engagent au loin leur fortune,
que dans ces conditions ils agissent davantage à coup sûr et en
recueillent des bénéfices plus considérables et moins éventuels,
c'est élémentaire et le calcul est bon. Est-il également bon pour
ceux dont le souci principal doit être l'activité indistincte du mar-
ché, le mouvement des transactions, l'abondance des arrivages,
de quelque provenance qu'ils soient et quelque pavillon qui les
couvre? Nullement. L'esprit de nationalité n'a rien à voir en pareil
cas et il y a quelque chose de suspect à ce qu'on s'en prévale.
L'intérêt réel, général d'un port de mer, est que ses bassins s'a-
niment, que ses quais s'encombrent, que ses entrepôts se garnissent.
La marine locale prendra de ce travail ce qu'elle pourra, les arma-
teurs en tireront le profit que les circonstances permettront; ces
lots seront proportionnés aux efforts et aux chances. Si quelques
armateurs timorés se retirent, de plus hardis les remplaceront; au-
cun ne ferait plus obstacle au plein essor qu'une place maritime doit
avoir en vue et qu'elle ne peut atteindre qu'en renonçant à des
chicanes de tarifs. Voilà le fort et le faible de ces réclamations ;
il est à croire que, mieux comprises, elles auraient eu moins d'adhé-
rents ou de complices silencieux.
Au fond, ces primes allouées à notre marine marchande n'ont
en aucun temps et sous aucune forme empêché la longue et triste
décadence à laquelle depuis plus d'un demi-siècle nous assistons.
Ce genre d'encouragement ne lui a jamais manqué, et le trésor pu-
blic en sait bien quelque chose. Nous avons eu notre navigation
réservée, comme on la nommait, dont la conséquence désormais
reconnue était de ruiner nos colonies en énervant notre pavillon.
Nous avons nos primes de pêche qui, d'excès en excès, avaient été
poussées si loin qu'elles couvraient les frais de Tarinement, et qu'il
y aurait eu bénéfice pour l'État à les mettre en régie. La protection
des surtaxes a exercé les rigueurs sur le tiers pavillon, faute de
UNE NOUVELLE CAMPAGNE DE LA PROTECTION. 15
pouvoir atteindre les pavillons dciendus par des traites. Si notre
marine a constamment dépéri, on ne peut donc pas dire cjue ce soit
parce (ju'elle n'a })as été assez proté^^ée. Elle l'a été à outrance et de
telle sorte (|ue le soin de sa défense nous a infligé plus d'une lois
d'onéreuses représailles. La mer, après %ut, est un domaine libre
où il s'agit de compter avec tout le monde, et oii, pour obtenir jus-
tice et repos, il faut de gré ou de force traiter autrui comme nous
désirons être traités. Ni les artifices, ni les déguisements de charges
ne réussiront auprès de gens qui savent calculer comme nous et
pas plus que nous ne consentent à être dupes. Nous n'usurperons
rien sur eux qu'ils ne nous le rendent amplement. C'est à en prendre
son parti ou à rompre, à exclure tout pavillon qni ne serait pas le
nôtre. Les mécontents verraient alors ce qu'il en coûte à s'isoler et
reviendraient probablement de cette chimère qui consiste à vouloir
tenir une porte ouverte et fermée. Surtaxes, primes, navigation ré-
servée ne sont plus de notre temps. On peut stipuler des délais,
graduer des retours, débattre des termes d'échéance ; pourvu que
les principes soient admis, des ménagements de formes ne seront
repoussés par aucun esprit sensé. Le point essentiel est de jeter au
rebut de vieilles armes qui nous ont mal servi; c'est là le moyen de
salut. Sous peine de voir le peu de marine marchande qui nous
reste s'en aller de langueur, l'heure est arrivée des résolutions vi-
riles. Pour cela, il y a à chasser des esprits et proscrire du langage
ce doute de nous-mêmes qui est la plus dangereuse de nos infirmi-
tés ; il y a aussi à changer d'idole et, en renonçant au privilège
qui nous a tant déçus, à se convertir à la liberté qui ne trompe pas
ceux qui la servent de bonne foi.
Pour une partie ainsi liée, de nouveaux instruments nous seront
nécessaires. L'égalité des chances est la condition d'un bon combat;
les bras doivent être préparés comme les cœurs. On a souvent indi-
qué ce qu'il conviendrait de faire pour cela ; la faculté de se pour-
voir d'un matériel naval là où la convenance existe, le retrait des
lois qui gênent les mouvements et imposent des charges : contrôle
des cadres, destinations obligatoires, rapatriements, brevets inu-
tiles, surveillances onéreuses ; enfin et surtout l'abandon définitif
de cette servitude que l'on nomme l'inscription maritime, coura-
geusement et victorieusement combattue par M. Bénard. Mais ces
forces d'emprunt ne seraient rien si elles n'étaient accompagnées
d'une volonté sincère. Notre marine marchande s'est trop accou-
16 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tumée à se croire intérieure à ses rivales, à le dire et presque à s'en
prévaloir. Quand elles ga^maient du terrain, elle ne savait et ne sait
encore que gémir; c'est là une mauvaise disposition. Au lieu de se
résigner à des empiétements, il est temps qu'elle empiète à son,
tour. Les obstacles dont on l'effraye ne sont rien auprès de ceux
qu'elle rencontre en elle-même, dans sa constitution, dans son ré-
gime, dans ses habitudes. Elle aura sans doute à serrer son jeu, à
se surveiller, à emprunter à d'autres le secret de leur puissance, à
essuyer des échecs avant de réussir. Dans l'armement, dans l'équi-
pement, dans les itinéraires, elle aura plus d'une innovation à ten-
ter ; elle aura besoin d'y introduire plus d'activité, plus d'économie,
alin de mettre ses services à la portée de plus de clients, de s'essayer
également dans la navigation mixte, à feu et à voiles, déjà fami-
lière ailleurs et à l'état d'ébauche parmi nous. Ces résultats, ces
hardiesses, cette éducation des facultés, l'exercice de la liberté les
amène, ils en sont le fruit naturel. Tout ce qu'il y a dans l'homme
de fécond et de vigoureux vient de là; avec elle, l'individu se sent
plus responsable, par conséquent plus engagé; il apprend à ne re-
garder comme bien acquis que ce qu'il doit à ses propres eiforts, à
ne compter que sur lui-même dans ce qu'il entreprend. De tous les
régimes par lesquels a passé la marine, c'est le seul qui n'ait point
encore été essayé. S'effacer, toujours s'effacer, voilà où on Ta con-
duite : point de fiers instincts, ni de vastes projets. A l'école de la
faveur, elle a perdu jusqu'à la conscience de ce qu'elle vaut; cette
conscience, elle ne la retrouvera qu'à l'école sévère de la nécessité.
Ces problèmes, où la destinée de notre flotte commerciale est en
jeu, seront prochainement l'objet d'un débat législatif; il se peut
aussi que quelques prétentions ou du moins quelques doléances
s'élèvent au nom de l'agriculture. Ce mouvement des opinions n'est
pas à négliger. Il n'est point indifférent aux économistes que l'ap-
plication de leurs principes, qui, à l'origine, ressemblait à un octroi,
reçoive sa sanction des assemblées délibérantes dans les détails qui
en relèvent. L'occasion est bonne pour les adversaires de l'émanci-
pation des échanges, et, suivant toutes les apparences, ils ne sont
pas d'humeur à la laisser échapper. Nous suivrons ce débat avec
l'intérêt qu'il mérite et entrerons plus avant dans les faits ; il suffit
aujourd'hui d'avoir rappelé quelques principes constants dans la
doctrine et affermis par l'expérience.
Louis Reybaud, de i'institut.
(DKBS RELATIVES A LA MESURE ÉCONOMIQUE. <r
FDÉES RELATIVES
A LA MESURE ÉCONOMIQUE
CONTRADICTIONS ET CONSEQUENCES.
Ce travail est le premier chapitre d'un ouvrage qui va paraître à la li-
brairie Guillaumin et G% ayant pour titre : Les lois naturelles de la pros-
périté et de la justice déduites de l économie politique. Comme Touvra^je dont
il fait partie, c'est une étude ; l'auteur n'a pas la prétention de faire autre
chose que des études, surtout sur des matières ardues et compliquées
comme celles qu'il aborde : c'est l'étude critique qui doit nécessairement
précéder l'analyse des phénomènes dont il s'agit de dégager les lois an-
noncées. Ces phénomènes n'ayant pas toujours été analysés avec toute
la rigueur possible,, il en est résulté, suivant l'auteur de ce travail, des
idées gravement erronées dont il faut démontrer l'erreur avant de pro-
céder à de nouvelles analyses. De là cette étude critique dans laquelle
le lecteur ne verra certainement qu'un désir ardent et sincère de servir
la science économique et toutes les sciences morales et politiques dont
elle est réellement inséparable.
De toutes les analyses du grand phénomène de la distribution on voit
se dégager une idée de mesure (1) qui paraît indispensable à l'échange
et à toutes les opérations analogues d'où sortent les salaires, les profils
et l'intérêt du capital; mais cette idée est restée obscure, quoi qu'on ait
fait jusqu'à présent pour l'éclaircir. A quoi cela tient-il? C'est ce que
nous nous proposons d'examiner dans ce chapitre.
Toute idée de mesure implique au moins quatre termes, solidaires
nécessairement, et dont il est toujours facile de préciser la nature quand
l'opération qui les suppose est bien connue. Ces quatre termes sont :
1* Le motif rationnel qui fait que l'on mesure ;
2° La chose que l'on mesure ;
3® L'instrument qui sert à opérer la mesure ;
(I) Par ce mot nous entendons ici l'opération de mesurer, non l'in-
strument qui sert à mesurer, et nous continuerons généralement de
l'employer dans ce sens.
2* SÉRIE. T. XL VI, — \^ avril 186o. 2
18
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Et 4° Le rapport numérique qui est l'expression de la mesure.
S'a[jit-il, par exemple, de mesurer du blé ? On saura pourquoi on le
mesure. Si c'est pour le livrer après un échanije, il faudra en propor-
tionner la quantité au prix; si c'est pour le transporter, pour le semer,
pour le consommer d'une manière quelconque, il faudra également en
proportionner la quantité aux moyens de transport, à la surface du sol
ou au besoin qu'on en a, et ce sera là le motif rationnel de la mesure
qu'on en fait; ce sera le premier de nos quatre termes. Le second, nous
le trouverons dans le volume ou dans le poids du blé ; le troisième, dans
le litre, le décalitre ou l'hectolitre, ou dans le kilogramme ; enfin, le
quatrième, dans le nombre des litres, décalitres, hectolitres ou kilo-
grammes. Il n'est guère de mesure dont on ne puisse ainsi préciser tous
les termes. Celle qui nous occupe, que nous appellerons désormais me-
sure économique^ n'est pas dans ce cas, et, non-seulement on n'en a
jamais précisé les termes d'une manière satisfaisante, mais tout ce qu'on
a tenté de faire pour cela jusqu'à présent soulève de telles contradictions
qu'on peut se demander si l'idée qu'on a de cette mesure n'est pas une
illusion. Nous voulons signaler les principales de toutes ces contradic-
tions ; en même temps, nous en montrerons les conséquences dans la
science et hors de la science. Nous procéderons dans ce but suivant
l'ordre des termes que l'idée de mesure implique, en les prenant un par
un et successivement.
I
On ne s'est pour ainsi dire pas occupé du premier des quatre termes
que suppose la mesure économique, le motif rationnel qui fait que l'on
mesure. Cette négligence est d'autant plus fâcheuse qu'elle a laissé dans
l'ombre le magnifique problème de la justice distributive. En la com-
mettant, nous ne craignons pas de le dire, l'économie politique a failli à
sa plus belle mission. D'un autre côté, cette négligence a privé les éco-
nomistes d'un excellent contrôle pour les idées qu'ils se font de la me-
sure économique, dont les trois derniers termes doivent tendre vers le
premier qui est le but de cette mesure. Notre tâche de critique se borne
ici à constater une absence plutôt qu'une contradiction d'idées ; mais
elle va changer de caractère avec les autres termes.
Notre examen du second terme nous met en présence d'une opinion
dont nous n'hésitons pas à affirmer l'erreur d'ores et déjà, bien que, sans
une seule exception peut-être, tous les économistes l'aient adoptée. Nous
voulons parler de cette opinion qui suppose que la chose mesurée en
économie politique est la valeur. Où sont les observations qui justifient
une pareille affirmation ? Nulle part que nous sachions. Les premiers
économistes l'ont faite sans s'inquiéter des contradictions qu'elle pouvait
IDÉES RELATIVES A LA MESURE ÉCONOMIQUE. 19
soulever; leurs successeurs l'ont adoptée, et aujourd'hui elle paraît si
bien incorporée aux habitudes de penser des savants qu'on ne son^je en
aucune manière à la contester, et qu'on nous accusera peut-êlre de
folie ou d'impertinence pour l'audace que nous montrons en la con-
testant.
L'opinion que la valeur se mesure entraîne cette autre opinion que la
valeur est une espèce de qualité ou propriété des choses qui en sont
pourvues, car il n'y a qu'une espèce de qualité ou propriété que l'on
puisse mesurer dans ces choses; elle entraîne ensuite l'obligation de
préciser la nature de cette qualité ou propriété. Or, il arrive, d'une
part, que la majorité des économistes nient que la valeur soit une qua-
lité, et, d'autre part, que ceux qui persistent à la considérer comme telle
ne peuvent absolument pas en préciser la nature.
En français, nous n'avons pas d'adjectif correspondant à la valeur
économique, et nous voyons dans ce fait un témoignage digne de la plus
sérieuse attention contre l'hypothèse que la valeur est une qualité. Nous
en avons cependant pour ce même mot quand il est pris dans le sens
réel de qualité, c'est-à-dire quand il n'est pas pris dans le sens écono-
mique; ce sont les adjectifs valeureux, vai'lant, valable. 11 est vrai que,
dans d'autres langues le même mot, pris dans le sens économique, a un
adjectif; nous croyons même qu'il y a une certaine tendance à lui en
donner un en français; mais notre langue éminemment logique s'y
refuse, et nous voyons là, disons-nous, un témoignage sérieux contre
l'hypothèse que nous combattons.
Suivant nous, l'idée de valeur économique est étrangère à toute idée
de qualité. Et ce n'est pas seulement en économie politique qu'il en est
ainsi, il en est ainsi également dans d'autres sciences. En mathématiques,
par exemple, il est évident que la valeur inconnue d'un X ou d'un Y n'est
pas une qualité. On peut en dire autant des équivalents chimiques, qui
sont des quantités pondérables pouvant se remplacer mutuellement dans
une combinaison avec un même corps. Mais voici où les hypothèses que
la valeur est une qualité et qu'elle se mesure soulèvent de plus graves
contradictions.
Pourquoi, dans quel but, mesure-t-on la valeur ? N'est-ce pas pour
distribuer la richesse ? Eh quoi ! c'est la richesse qu'il s'agit de distri-
buer, et c'est la valeur qu'il faudra mesurer ! Communément, c'est la
même chose que l'on mesure et que l'on distribue. Pourtant il arrive
quelquefois que l'on mesure une chose pour en connaître une autre ;
mais c'est quand les deux choses ont même mesure. Cela arrive en as-
tronomie pour le temps et la longitude ; en navigation pour la longitude
ou la latitude ou toutes les deux ensemble et la distance; en physique
pour la pression atmosphérique et la hauteur au-dessus du niveau de la
mer, etc., etc. En serait-il de même pour la valeur et la richesse ? S'il
20 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
en est de même pour ces deux choses, il faut le dire. Or, on ne le dit
pas, et même on le nie.
Maintenant, comment concilier cette affirmation que la valeur est une
qualité qui se mesure avec celle-ci, qu'elle est un rapport de quantités,
c'est-à-dire l'expression numérique d'une mesure, comme 10 hectolitres
de blé, 20 mètres de drap, 100 kilo,o?rammes de fer, etc. ? C'est vraiment
pousser la tolérance scientifique trop loin que devoir dans ces expres-
sions, 10 hectolitres de blé, 20 mètres de drap, 100 kilo^jrammes de
fer, etc., des qualités que Ton mesure ! On mesure donc des expressions
de mesure? Et comment les mesure-t-on? l'une par l'autre, dit-on;
c'est-à-dire que l'on mesure 20 mètres de drap par 100 kilogrammes de
fer et réciproquement. Nous avouons humblement notre impuissance à
comprendre de semblables mesures.
La même affirmation ne se concilie pas mieux avec cette autre à laquelle
paraissent se rallier aujourd'hui presque tous les économistes, à savoir,
que la valeur n'apparaît qu'avec réchan^je et qu'elle en résulte. Si la
valeur n'apparaît qu'avec l'échangée et qu'elle en résulte, elle ne peut
pas être une qualité dans les choses échangées; et, à moins d'être une
qualité de l'échange lui-même, ce qui n'est pas admissible, elle ne peut
être la qualité de quoi que ce soit. Quant à cette autre affirmation encore,
qu'elle est une force, une puissance, la puissance d'échange des choses
qui en sont pourvues, elle ne diffère en rien de celle que nous venons de
combattre. Qualité ou force, c'est tout un pour la valeur. Nous admet-
tons parfaitement que les choses pourvues de valeur impliquent une
qualité qui se mesure; mais nous nions que cette qualité soit la
valeur.
L'examen du troisième terme, l'instrument qui sert à opérer la mesure
économique, ne soulève pas moins de contradictions. Tous les écono-
mistes s'accordent à voir cet instrument dans la monnaie ; mais en même
temps ils ne croient pas que la monnaie soit indispensable à l'échange.
Si la monnaie, une monnaie quelconque, n'est pas indispensable à
réchange, il s'ensuit ou que l'échange ne suppose pas nécessairement
une mesure, ou que la mesure qu'il suppose peut se faire au moyen
d'un autre instrument que la monnaie. L'échange peut-il s'accomplir
sans aucune mesure, du moins sans cette mesure mal définie que nous
appelons la mesure économique ? Nous ne le croyons pas ; personne,
d'ailleurs, ne Ta prétendu. Et s'il ne peut pas s'accomplir sans cette
mesure, quel autre instrument que la monnaie pourrait servir à la
mesure qu'il suppose ? Tant qu'on n'aura pas répondu catégoriquement
à ces questions, les problèmes de la distribution et de la valeur resteront
insolubles.
Cette opinion que la monnaie n'est pas indispensable à l'échange
infiES RELATIVES A LA MESURE ECONOMIQUE. 21
peut venir de fort loin; elle est contenue implicitement dans la Chré-
m^tistique d'Aristole; nous croyons cependant qu'elle s'est imposée
aux économistes pour d'autres motifs que ceux du philosophe de Sta-
gyre. Quand les économistes du xvm® siècle parurent, le système mer-
cantile, qui faisait consister toute la richesse dans la monnaie, était en
pleine faveur, et ce dut être un puissant besoin pour eux de réa^jir
contre lui. Dans l'hypothèse très-vraisemblable d'un pareil besoin, on
comprend qu'Usaient cherché à montrer comment la richesse est com-
préhensible, indépendamment de toute monnaie, et rien ne leur aura
semblé plus approprié à ce besoin, que des analyses d'échanfjes où l'on
peut faire abstraction de toute monnaie. Le fait est qu'ils ont imaginé,
sous le nom de trocs, des échang^es sans monnaie d'aucune sorte. Mal-
heureusement, ils n'ont pas réfléchi que de pareils échangées, s'ils pou-
vaient se faire, n'auraient pas de caractère économique, c'est-à-dire
qu'ils ressembleraient à ceux que font les enfants et les amoureux, ce
qui n'est pas admissible d'une manière générale. Nous verrons plus
loin, en effet, que l'échange véritablement économique suppose autre
chose qu'un désir plus ou moins impérieux de posséder l'objet demandé
par l'un des échangeurs, et que cette autre chose qu'il suppose rend
une mesure et, par conséquent, un instrument de mesure absolument
indispensable. Quoi qu'il en soit, la méthode des économistes du
iviu* siècle a été suivie, et, chose vraiment surprenante, nous ne
voyons guère dans tous les traités d'économie politique connus jusqu'à
présent, que des analyses d'échanges où, comme dans ceux qu'ils nous
ont laissés, figurent des aliments et des vêtemeyits, du gibier et des four-
rures, des daims et des castors, de la toile et du drap, du vin et
du blé, etc., etc., mais d'où la monnaie courante est toujours systéma-
tiquement bannie. Sans doute on peut, même de notre temps, échanger
du drap pour de la toile et du vin pour du blé; mais c'est à la condition
que chacune de ces marchandises sera préalablement appréciée en
monnaie courante; c'est à la condition qu'elles auront, les unes et les
autres, un dénominateur commun, et qu'on prendra une marchandise
comme elles, une monnaie, ayant même dénominateur pour servir
de terme de comparaison ou d'instrument à la mesure que leur échange
suppose. II n'en peut pas être autrement pour les échanges primitifs
qu'on appelle trocs, et si la monnaie ne figure pas toujours apparem-
ment dans ces échanges, c'est qu'elle s'y confond avec l'un des objets
échangés, c'est que la division du travail, qui naît de la multiplicité
des échanges n'en a pas fait encore un instrument ad hoc et uni-
versel.
Le moindre inconvénient de pareilles analyses est de porter sur des
faits imaginaires, d'une analogie éloignée avec ceux qui s'accomplissent
sous nos yeux, sur des faits qui ne peuvent, d'ailleurs, rien apprendre
22 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de plus que la réalité, et qui, certainement, en(jendrent des illusions;
mais elles en ont d'autres plus graves, en ce sens qu'elles déconcertent
l'idée de la mesure économique, et décourageant la pensée désireuse
d'en pénétrer le mystère.
L'examen du quatrième terme, l'expression numérique de la mesure
économique, va nous donner des résultats plus étonnants encore.
La monnaie étant considérée généralement comme l'instrument de
la mesure économique, le prix doit être considéré comme l'expression
de cette mesure, puisqu'il exprime un rapport de quantité avec l'unité
monétaire, puisqu'il exprime une quantité déterminée de cette même
unité. Beaucoup d'économistes, en effet, le considèrent comme l'ex-
pression de la mesure économique; seulement ils prétendent qu'il ex-
prime la mesure de la valeur. Cette opinion est logique, du moment
que la valeur est considérée comme la chose que l'on mesure en éco-
nomie politique. Cependant d'autres économistes, en plus grand
nombre, le considèrent comme une valeur lui-même, une valeur en
monnaie^ ce qui n'est pas moins logique, du moment que la monnaie
est une marchandise et que, par hypothèse, toute quantité de marchan-
dise est une valeur; mais comment concilier ces deux affirmations que
le prix est une valeur et qu'il exprime la mesure de la valeur? Le prix
serait donc en même temps la chose que l'on mesure et l'expression
numérique de sa propre mesure ? Pareille confusion n'aurait d'analogie
nulle part. Serait-il aussi une espèce de qualité, comme la valeur?
Les économistes paraissent avoir reculé devant cette conséquence
quant au prix, mais ils l'ont admise quant à la valeur. Plusieurs d'entre
eux, en effet, ont déclaré explicitement que la valeur était à la fois
une qualité que l'on mesure et l'expression numérique d'une mesure.
Nous devons sans doute à cette confusion des termes de la mesure éco-
nomique la distinction qu'on a faite de nos jours entre le prix et la
valeur; elle aura paru nécessaire pour concilier des affirmations con-
tradictoires; toutefois, elle ne concilie rien; elle complique au con-
traire le problème déjà si compliqué de la mesure économique.
Nous disons que la distinction du prix et de la valeur a été faite
de nos jours, parce que de nos jours elle n'a pas le sens que lui don-
naient les physiocrates, pour qui un prix était une quantité échangée
de n'importe quelle marchandise, comme du vin, du blé, du drap ou
de a monnaie; de nos jours elle réserve le nom de 'prix à cette dernière
quantité, le nom de valeur étant réservé par elle à toutes les autres,
ce qui ne l'empêche pas cependant de donner le nom de valeur égale-
ment au prix, ainsi que nous venons de le voir. Cette transformation
historique de la distinction qui nous occupe n'est pas sans intérêt;
elle en a bien plus encore quand on réfléchit qu'elle a été oubliée fort
IDÉES RELATIVES A LA MESURE ÉCONOMIQUE. 18
longtemps, el par des économistes à qui pourtant rien d'essentiel
n'échappait, comme Adam Smitli, Malthus, J.-Ii. Say, Kicardo, Rossi,
Mac Gulloch, Rastiat, et i)eaucoup d'autres. Quoi qu'il en soit, exami-
nons-ià en elle-même et voyons où elle conduit.
DistinpjUer le prix et la valeur, c'est admettre qu'on peut les con-
fondre; c'est admettre, par conséquent, qu'ils ont des aspects com-
muns. Ils ont, en effet, pour ceux qui les distin^yuent, comme pour
tout le monde, ce double aspect commun qu'ils sont l'un et l'autre des
quantités échangées et des expressions numériques de mesure. Ajou-
tons qu'ils résultent en même temps d'un même échange. Tout à
l'heure, en parlant de l'opinion qui suppose que la monnaie n'est pas
indispensable à l'échange, nous avons pu demander si une mesure éco-
nomique quelconque était nécessaire à l'échange; nous voilà mainte-
nant, grâce à la distinction du prix et de la valeur, en présence d'une
opinion qui suppose deux mesures économiques nécessaires à l'échange.
Cette conséquence paraîtrait toute naturelle s'il s'agissait de ces me-
sures au mètre, au litre, au gramme ou autrement, que tous les
échanges supposent généralement , puisque ce sont généralement des
marchandises d'espèces différentes qui s'échangent les unes pour les
autres ; mais il ne s'agit pas de ces sortes de mesures ; ces sortes de me-
sures, on les fait avant etaprèscommependant l'échange; on les fait sans
échanger; on les fait pour consommer, pour travailler; on les fait pour
entreposer des marchandises et dans mille autres cas; en un mot, elles
ne répondent pas au besoin que la mesure économique doit satisfaire.
Quant à cette mesure, elle ne peut pas être double dans l'échange,
même aux yeux des partisans de la distinction qui nous occupe, car
eux aussi, à propos de l'échange, parlent d'un dénominateur com-
mun, d'une commune mesure des produits échangés, qui ne peut être
que la mesure économique; or une commune mesure est une mesure
qui ne suppose qu'une opération, une seule chose à mesurer dans les
deux marchandises échangées, un seul instrument pour la mesurer et
une seule expression de sa mesure.
La distinction du prix et de la valeur, qui supposerait deux mesures
économiques pour chaque échange, qui supposerait par conséquent deux
instruments de mesure que personne ne con;iaît, est donc sans fonde-
ment. On a voulu la justifier en disant que sans elle toutes les variations
de la valeur paraissent venir des marchandises, bien que souvent elles
viennent de la monnaie; mais il n'y a pas de mesure k laquelle ne s'at-
tache un semblable inconvénient; voilà justement ce qui rend si difficile
partout la réforme des poids et mesures; cependant il n'est venu à la
pensée de personne de supposer que chaque mesure au mètre, au litre
ou au gramme donne naissance à deux expressions numériques diffé-
rentes. Il est certain que pour se rendre compte des variations de valeur
24 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de la monnaie dans l'histoire, on a recours quelquefois à une marchan-
dise que l'on suppose avoir moins varié que la monnaie ; mais cela ne
veut pas dire que la mesure économique soit double, ni qu'elle ait plu-
sieurs instruments ; cela veut dire qu'on éprouve quelquefois le besoin
de vérifier l'instrument qu'elle suppose, comme cela se fait pour d'au-
tres instruments. Gela d'ailleurs n'est utile que pour comparer des ex-
pressions de mesure économique d'époques différentes, car, au moment
où une pareille mesure s'opère, l'instrument qu'elle suppose est toujours
exact, à moins que la loi ou la fraude ne l'altère.
Nous voulons sig^naler une dernière incompatibilité de la distinction
du prix et de la valeur avec les faits et même avec le lan^q^ag^e de
ceux qui l'admettent. Dans l'hypothèse de cette distinction, le prix équi-
vaut à la valeur; en d'autres termes, les quantités de marchandise et de
monnaie échangées l'une pour l'autre sont équivalentes. Mais comment
le savoir, et de quel droit l'affirmer, si elles diffèrent en espèce et en
nombre, comme 100 litres de vin, par exemple, diffèrent de 200 francs
de monnaie? On ne peut évidemment pas comparer 1 litre avec 1 franc,
et, d'autre part, les deux nombres 100 et 200 sont inég^aux. Dira-t-on
que l'usage autorise à affirmer que 100 litres de vin et 200 francs de
monnaie sont équivalents quand ils s'échangent les uns pour les autres?
Mais un pareil raisonnement prouverait qu'on ne sait pas pourquoi
l'usage autorise cette affirmation, et nous serions fondé à dire qu'il n'est
pas ^scientifique. L'usage a des motifs pour autoriser cette affirmation ;
nous les ferons connaître plus loin; en attendant, nous en avons nous-
même pour soupçonner d'erreur l'opinion qui ne peut s'appuyer de
l'usage qu'en en couvrant les motifs d'un voile impénétrable.
II
Si on cherche la cause de toutes ces contradictions, on la trouve dans
la confusion qu'on a toujours faite de la valeur et de la richesse. Cela ne
comportera aucun doute pour personne si on veut bien admettre avec
nous, provisoirement, que dans le phénomène économique de la distri-
bution, c'est la richesse, non la valeur, que l'on mesure; qu'on la me-
sure au moyen de la monnaie, et que la valeur n'est pas autre chose que
l'expression numérique et en monnaie de sa mesure. Cette hypothèse
paraîtra d'autant plus vraisemblable qu'elle dissipe toutes les contradic-
tions que nous venons de signaler. Par son moyen, en effet, la richesse
devient une qualité commensurable, ce qui s'accorde parfaitement avec
l'opinion universellement acceptée qu'on la distribue. Quant à la valeur,
elle reste un rapport de quantités, comme l'affirment presque tous les
économistes, et elle ne diffère pas du prix, ce qui s'accorde également
avec l'opinion qui fait du prix une espèce de valeur et de la valeur une
IDÉES RELATIVES A LA MESURE ÊCOTNOMIOUE. 25
expression niiiiKîriqne facile ù confondre avec le prix; ce qui s'accorde
en cuire avec le silence sif^nificalif de Smith, Mallhus, J.-H. Say, Ri-
cardo, Rossi, MacGulloch, Bastiat et autres,. relativement à la prétendue
nécessité de distinjyuer le prix de la valeur.
Si, comme nous espérons le démontrer, c'est la richesse que Ton me-
sure, pour la distribuer, il est clair que tous les économistes qui pré-
tendent que la valeur se mesure prennent la valeur pour la richesse.
Cependant il n'en résulterait pas qu'ils confondent l'une et Tautre. Il est
certain que s'ils restaient conséquents avec cette affirmation que la
valeur se mesure, il n'en résulterait que ceci : la valeur prendrait exclu-
sivement dans leur esprit la place que la richesse occupe exclusivement
dans le nôtre, et, entre eux et nous, il n'y aurait qu'une question de
nomenclature que nous nous [garderions bien de soulever; mais ils ne
restent pas conséquents avec cette affirmation ; tour à tour la valeur
prend dans leur esprit la place qu'elle occupe dans le nôtre et celle que
la richesse seule occupe dans le nôtre; de là cette autre affirmation de
leur part, cette affirmation inconséquente relativement à la première,
que la valeur est une expression numérique de mesure, comme 10 hec-
tolitres de blé, 20 mètres de drap, etc., et c'est cela qui constitue la
confusion que nous leur reprochons.
Mais la confusion de deux idées en amène toujours d'autres. C'est là
un phénomène de psychologie que nous n'avons pas la prétention d'ex-
pliquer ici. Il semblerait, qu'on nous pardonne la grossièreté de l'image,
que les idées ont chacune leur place habituelle dans l'esprit, étiquetée
en quelque sorte comme les cases d'objets quelconques dans une collec-
tion, et qu'elles ne peuvent pas se déplacer sans amener toutes les confu-
sions qu'un déplacement d'objets collectionnés entraîne pour le collec-
tionneur inattentif qui ne s'en rend pas compte et qui continue de penser
à leur égard comme s'ils avaient conservé leurs places. Un premier objet
déplacé en déplace un autre, lequel en déplace un troisième, et ainsi de
suite. Toutefois un pareil déplacement n'est possible qu'autant qu'entre
les objets déplacés il existe des analogies assez grandes pour en permettre
la confusion. Voilà grossièrement figuré, disons-nous, le phénomène qui
paraît s'accomplir dans l'esprit d'un grand nombre d'économistes relati-
vement aux idées de valeur, de richesse, de produits, d'utilité, de travail
et même de rareté. L'idée de valeur prenant la place de l'idée de richesse,
celle-ci prend la place de la première ou la place d'une autre, comme l'idée
de produit ou d'utilité. Mais l'idée de valeur ne prend pas seulement la
place de l'idée de richesse dans l'esprit, elle a également des analogies
avec les idées d'utilité, de travail ou même de rareté, et elle en prend
souvent les places. De là des confusions fréquentes dont nous croyons
utile de signaler les conséquences. Nous n'examinerons que les plus im-
portantes.
26 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
La confusion de la richesse, qualité, suivant nous, avec le produit ou
la chose qu'elle qualifie, comme une maison, un meuble, un vêtement,
du blé, etc., a en,o?endré l'opinion que la richesse est matérielle. On
connaît les interminables discussions soulevées par cette opinion, qui
conserve encore des partisans aujourd'hui. Si la richesse est maté-
rielle, il faut dire qu'elle aug^mente avec la quantité de matières riches
et dans la même proportion : il faut dire qu'on n'ajoute rien à la ri-
chesse en développant l'intelligence et en multipliant les satisfactions
très-réelles qu'un pareil développement procure; il faut dire qu'un pa-
reil développement, pour les producteurs, dont il augmente bien cer-
tainement les moyens de produire, n'a pas les caractères d'une puis-
sance productive, comme tous ces instruments plus ou moins matériels
qu'on appelle des capitaux, à moins pourtant qu'il ne se produise chez
un esclave et au profit de son maître, puisqu'un esclave, comme un
chien ou un cheval, vaut d'autant plus qu'il peut donner plus de satis-
factions à qui le possède.
Cette opinion nous vient des physiocrates. Elle a sa source dans leur
fameuse distinction des industries productives et des industries impro-
ductives. Il pourrait se faire cependant qu'elle fût elle-même, au con-
traire, la source de cette distinction; mais qu'elle soit cause ou effet
cela ne nous intéresse pas pour le moment; ce qui nous intéresse ici
c'est l'intime relation qui existe évidemment entre elle et la distinction
des physiocrates. Or, cette relation, on ne peut pas la contester. Par
produire, tout le monde entend produire de la richesse, et par richesse
les physiocrates entendaient exclusivement les produits agricoles, la
matière que l'industrie pouvait bien modifier, que le commerce pouvait
bien transporter, mais que ni l'un ni l'autre ne pouvaient produire;
aussi pour Quesnay et ses disciples, l'industrie agricole, la seule qui
produise de la matière, du moins en apparence, était-elle seule pro-
ductive. Si nous nous demandons maintenant ce qu'est devenue la dis-
tinction des physiocrates, nous reconnaîtrons qu'elle a été abandonnée
pièce à pièce, pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus trace
dans la pensée de beaucoup d'économistes de nos jours à qui il répugne
de supposer qu'une industrie quelconque,— nous ne parlons pas de l'in-
dustrie des voleurs et des parasites, — puisse enrichir celui qui l'exerce
en ne produisant pas de richesse. Eh bien , l'opinion qui s'y rattache a
eu le même sort, ce qui prouve encore l'intime relation qui les unissait
dès l'origine et qui n'a cessé de les unir jusqu'à présent. Mais cette
dernière affirmation a besoin d'être justifiée.
Avec Adam Smith l'agriculture n'est pas seule productive de richesse;
l'industrie manufacturière et le commerce en produisent également.
Voilà donc que des modifications, et même de simples déplacements de
la matière riche suffisent à produire de la richesse, ce qui est un ache-
\MFS relatives a la mesure économique. 27
niinement vers l'idée de richesse immatérielle. Cependant ridée de
richesse ne se sépare pas encore des produits matériels. Avec J.-B. Say
cette séparation s'accomplit. En effet, pour cet économiste, si juste-
ment renommé, les médecins, les avocats, les artistes, les savants, les
fonctionnaires publics, même les militaires sont des producteurs, et,
chose plus sijinificative, il existe pour lui sinon une richesse immaté-
rielle du moins des produits immatériels. Charles Dunoyer va plus loin
encore. Suivant lui, quiconque travaille, efficacement bien entendu,
produit, et on ne produit pas moins en modifiant l'esprit qu'en modi-
fiant la matière, en formant de bonnes habitudes morales qu'en produi-
sant du blé ou des machines. Jusqu'ici toutefois, la richesse se confond
avec la chose produite, quelle que soit la nature de cette chose; elle est
matérielle si cette chose est matérielle, immatérielle dans le cas con-
traire; mais elle est cette chose elle-même; elle est substance. Avec
Bastiat il n'en est plus ainsi. Pour ce dernier la richesse n'est plus
qu'une qualité des choses produites, un rapport de ces choses avec
l'homme producteur et consommateur. Malheureusement, mort trop tôt
pour faire dans ses idées l'harmonie qu'il voyait dans les lois naturelles
du monde moral, l'auteur des Harmonies économiques n'a pas pu discer-
ner l'espèce de qualité, l'espèce de rapport qui caractérise la richesse,
et il l'a confondue avec l'utilité.
Quoi qu'il en soit, l'idée de richesse matérielle, c'est-à-dire la confu-
sion de la richesse avec la matière riche est un obstacle à la solution
du problème fondamental de la mesure économique. Si, fatigué des con-
tradictions soulevées par l'hypothèse que la valeur se mesure, l'esprit
se porte de lui-même vers une autre hypothèse, celle que la richesse
est l'objet de la mesure économique, par exemple, il ne s'y arrêtera
pas, parce que la confusion de la richesse avec la matière riche le por-
tant à mesurer cette matière, il arrivera à des résultats contredits par
Texpérience des variations de la valeur.
La confusion de la richesse avec l'utilité n'est pas moins féconde en
contradictions. L'opinion implicitement admise par tout le monde et
formellement exprimée par J.-B. Say, que la richesse est proportionnelle
à la valeur, ne peut absolument pas se concilier avec les idées qui en
découlent, et de cette incompatibilité sont sorties toutes sortes de mé-
comptes touchant la fortune relative des peuples qui ne sont pas tous
également favorisés par la nature. C'est à la confusion de la richesse
et de l'utilité que Bastiat a dû de croire que la mesure économique était
double, ainsi qu'il tente de le démonlrer dans son chapitre de la
valeur. Il semble, à cette occasion, admettre la distinction du prix et de
la valeur, qu'il n'admet cependant pas au fond. Turgot Tavait déjà pré-
cédé dans cette voie.
28 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Un écrivain qui prend à la lettre et comme article de foi la con-
fusion de Bastiat , M. Dumesnil-Mari^fyny, a fondé sur elle tout un
système au moyen duquel il prétend concilier le libre-échange et la
protection. Son système est bien simple, il consiste à prendre deux af-
firmations contradictoires pour deux vérités. En effet, M. Dumesnil-Ma-
rigny admet deux mesures économiques, une relative à la richesse d'u-
sage ou Futilité, et une autre relative à la richesse de valeur ou la valeur,
ou encore le prix, et, suivant l'emploi qu'il fait de ces d^ux mesures, on
voit triompher d;ms son livre le principe d3 la liberté ou celui de la
protection. Les économistes se refusent à prendre cet écrivain pour un
des leurs; il est certain qu'il sert mieux la protection que la liberté;
cependant il n'en est pas moins leur disciple ; seulement à la manière de
beaucoup de socialistes, il ne prend chez eux que ce qui s'accorde avec
son système. A nos yeux, c'est un lo[jicien qui ne s'inquiète pas assez
de la vérité de ses prémisses; et il nous paraît d'autant plus curieux à
lire qu'il réduit à l'absurde les contradictions qu'il a prises pour des
vérités et par cela même qu'il fait des efforts pour les concilier ou en
développer les conséquences.
La confusion de la richesse avec l'utilité a le même inconvénient que
la précédente, relativementàla mesure économique. Si, renonçant à me-
surer la valeur, on essaye de mesurer la richesse confondue avec l'utilité,
on se trouve en présence de l'utilité, qui n'est pas commensurable, du
moins au point de vue de la distribution, et on arrive également à des
résultats contredits par l'expérience des variations de la valeur. Il est
certain que l'utilité peut augmenter ou diminuer en même temps que la
valeur diminue ou augmente.
La confusion de la valeur avec l'utilité soulève à peu près les mêmes
contradictions que celle de la richesse avec l'utilité. Elle aurait dû, pour
cela même, mettre en garde contre l'hypothèse que la valeur se mesure;
mais nous voyons que, dans le conflit d'opinions provoqué par le pro-
blème de la mesure économique, l'esprit flottant d'une contradiction à
une autre , ne fait un choix entre elles que parce que sans cela il ne
pourrait continuer sa marche, toute science reposant nécessairement
sur des affirmations. La science économique ne dépend pas, heureuse-
ment, de la solution plus ou moins correcte que l'on donne en son nom
de ce fameux problème; science d'observation avant tout, elle a mille
voies ouvertes qu'aucune contradiction n'obstrue, du moins qu'aucune
contradiction n'obstrue absolument. Reconnaissons même qu'elle doit la
majeure partie de ses contradictions à sa qualité de science d'observa-
tion ; si elle était purement spéculative, comme la métaphysique, elle
aurait plus de souci de ses contradictions, mais aussi elle tomberait
plus facilement dans le système, ce qui n'est pas possible en présence
des faits qui la dominent.
IDÉES RELATIVES A LA MESURE ÉCONOMIQUE. 29
La confusion de la valeur avec le travail ou l'etTorta eu des conséquences
extrêmement fAcheuses. C'est elle qui a voilé aux yeux de Bastiat la nature
de la rente, en mêiruî tiMn|»s qu'elle lui rendait impossible toute explication
péremptoire toucliant la lé};itimité de Vintérêtdu capital. Si le travail ou
l'effort est la source uniijue de la valeur; si c'est la valeur môme, et que
la valeur se mesure, c'est dans le travail ou Teffort qu'on devra la me-
surer, et déjà on se heurte à une contradiction radicale, car le travail
ou l'effort n'est pas proportionnel à la valeur. Mais voici bien autre
chose : la rente n'étant pas le salaire d'un travail, et l'intérêt du capital
ne l'étant pas davantajje, quoi qu'on en dise, tous deux seront des dé-
tournements de la valeur au préjudice des travailleurs, ou ils n'existe-
ront pas. M. Proudhon admet sans hésiter ce dilemme, et il en déduit
sinon que la rente et l'intérêt du capital sont des vols, du moins qu'ils
sont perçus aux dépens des travailleurs, qu'ils sont deux grandes causes
de misère, et qu'on pourrait se dispenser de les payer. Bastiat ne l'ad-
met qu'en partie et pour la rente seulement; et comme il n'admet pas
que la propriété soit un vol, ni même le résultat d'une erreur écono-
mique de tout le monde et de tous les temps, il nie la rente. Quant k
l'intérêt du capital, il en fait, avec raison, la rémunération d'un service;
mais pour rester conséquent avec son hypothèse que le travail seul est
le fondement de la valeur, sinon la valeur même, il identifie tous les ser-
vices sans exception, y compris celui que rendent les capitalistes à leurs
emprunteurs, avec le travail, ce en quoi il a tort, car tous les services
ne sont pas des travaux.
On peut dire jusqu'à un certain point que Ricardo a confondu égale-
menl la valeur avec le travail ; mais moins asservi que Bastiat et M. Prou-
dhon à la logique que cette confusion lui imposait, il s'en est écarté sou-
vent sans s'inquiéter des contradictions oii cela le conduisait. Ainsi,
après avoir affirmé que la valeur tend constamment à se confondre avec
les frais de production, ce qui veut dire qu'elle est à peu près propor-
tionnelle au travail, il affirme que la rente est un revenu payé au pro-
priétaire du sol pour le droit d'en exploiter les facultés productives impé-
rissables, et quelle grandit incessamment avec la p-rospérité, au préjudice
des salaires, ce qui veut dire le contraire.
On peut encore porter au compte de cette confusion l'opinion qui
prétend faire de l'intérêt du capital le salaire d'un travail, le salaire du
travail de l'épargne. Toutes les subtilités imaginables ne parviendront
jamais à identifier les deux idées de travail et d'épargne. Sans doute, il
arrive souvent que, pour conserver le capital, il faut travailler ; mais il
arrive plus souvent encore que le soin de le conserver incombe entière-
ment à l'emprunteur, et, en pareil cas, on ne peut pas dire que l'intérêt
qu'il rapporte soit le salaire d'un tel soin. D'ailleurs, conserver et épar-
gner sont deux faits distincts, bien qu'ils s'associent souvent. Quant au
30 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
fait de l'épargne, qui peut remonter à cinq ou dix générations et même
plus, on ne peut pas dire qu'on le salarie dans la personne de tous les
descendants ou héritiers de celui qui en est l'auteur. La science ne peut
que perdre à de pareilles subtilités, et l'esprit public n'y gagne pas la
tranquillité que des controverses passionnées lui ont fait perdre quel-
quefois.
La confusion de la valeur avec la rareté prouve un complet désarroi
de la raison au sujet de la valeur et de la richesse; elle prouve que, ne
sachant oii est la vérité ni même la vraisemblance à ce sujet, on peut
croire tout vrai ou vraisemblable. Il faut bien qu'il en soit ainsi pour
en arriver à voir dans la rareté, qui est une absence relative de la ri-
chesse, une véritable richesse, sous le nom de valeur. Ceux qui font cette
confusion prennent un phénomène de déplacement de richesse au profit
des uns et au préjudice des autres pour une création de richesse. A ce
compte le vol crée de la richesse, car il en procure au voleur. C'est
l'erreur de beaucoup de protectionnistes; c'est l'erreur de M. Dumes-
nil-Marigny. Elle fait croire qu'en raréfiant certains produits on enri-
chit la société. On enrichit quelquefois les producteurs ou les détenteurs
de la marchandise raréfiée, mais au préjudice toujours des autres membres
de la société, qui perdent non-seulement toute la différence de valeur
occasionnée par la rareté, mais beaucoup plus encore, comme nous le
verrons ailleurs.
III
Toutes ces confusions, ainsi que nous l'avons vu, ont pour effet com-
mun d'obscurcir l'idée de la mesure économique , quand elles ne la
fourvoient pas; et, comme elles ont pénétré plus ou moins dans tous les
travaux des économistes, il en est résulté que jusqu'à présent on n'a pas
encore pu définir d'une matière satisfaisante ni la nature, ni les termes,
ni les résultats de cette mesure; il est résulté conséquemment que la
monnaie, l'instrument de cette même mesure, est restée enveloppée
d'une certaine obscurité pour tout le monde, bien qu'elle soit d'un usage
universel et continu, et que tout le monde croie parfaitement la con-
naître. Il n'est pas sans intérêt de voir et de discuter à son tour cette
dernière conséquencs qui a une portée considérable dans la science et
hors de la science.
Nous avons déjà vu que l'obscurité du troisième terme de la mesure
économique, l'instrument qui sert à l'opérer, avait porté à croire que la
monnaie n'était pas indispensable à l'échange; de là à la recherche ab-
surde des moyens de s'en passer, il n'y avait qu'un pas, et ce pas était
logique. En effet, la monnaie coûte; elle coûte cher, et il y aurait tout
avantage à s'en passer. Law, Ricardo et Rossi ont eux-mêmes et très-expli-
citement indiqué cette conséquence. Bonne fortune pour l'utopie que de
IDÉES RELATIVES A LA MESURE ÉCONOMIQUE. 31
pareilles autorités ! Aussi avons-nous vu pleuvoir des systèmes destinés
à nous affranchir (k la inonniiie, de ce moyen d'échanjye coûteux, encom-
brani, ruineux; de ce moyen barbare au siècle de la vapeur et de rélec-
tricité '... Si encore nous n'avions eu (pie des systèmes écrits! Mais nous
en avons eu de moins innocents pour la fortune publique et pour la for-
tune privée des hommes de bonne foi qui s'en faisaient les promoteurs
ou les soutiens (1) !
Autrefois, — on était naïf alors, — on se contentait d'amenuiser la
monnaie d'une manière quelconque, sans en contester la nécessité, et
quand ce procédé régalien soulevait quelques scrupules, des sophistes
se char^yeaient de les apaiser en proclamant qu'à la seule effigie du
prince la monnaie devait sa valeur. Jacques Bon/iomme cependant ne s'y
trompait génère ; bien fin qui l'aurait persuadé que le bon plaisir du
prince chang^eait les petits écus en pièces de six francs; mais les plaintes
avaient leur dan[î"er et il se résignait; seulement il s'empressait de dou-
bler le prix de ses services et de ses produits, ce qui ramenait la mon-
naie altérée à sa valeur réelle, et le prince faux monnayeur ne tardait
pas à reconnaître à son tour que dans le trésor royal comme dans Tes-
carcelle de Jacques Bonhomme, un édit ne peut doubler la valeur des
petits écus.
Aujourd'hui on est plus honnête, mais moins modeste; on vise à s'af-
franchir à la fois de l'effigie du prince et du métal qu'elle désigne à la
confiance publique; c'est plus dix-neuvième siècle. Cette prétention, tou-
tefois, n'a encore donné que des résultats négatifs ; cependant on espère
toujours. En attendant, la monnaie est considérée comme un usurpateur
dont on supporte le joug avec impatience, et on lui cherche toutes sortes
de querelles. On lui reproche notamment d'engendrer l'intérêt du capi-
tal, elle qui ne produit rien pourtant, d'après le langage de ceux-là
même qui l'accusent. On lui reproche encore de provoquer les crises
commerciales. Dans le même ordre d'idées, on applaudit au monopole
des banques d'émission et au cours forcé de leurs billets. Les banques
d'État, voilà l'embryon du crédit qui nous sauvera de la tyrannie des
métaux précieux! Si elles voulaient déjà, ces banques, elles nous prête-
raient à un taux si bas, si bas, que l'intérêt ne serait plus pour rien dans
le tribut payé par l'emprunteur. Inutile d'insister sur les inconvénients,
disons mieux, les dangers de pareilles utopies.
A la même obscurité concernant la monnaie, on doit l'illusion qui fait
croire à des variations de sa valeur complètement indépendantes des lois
(1) M. Proudhon a remboursé longtemps sur le produit de son travail
les pertes de sa Banque du peuple^ qui avait pour objet de supprimer ia
monnaie.
32 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
gfénérales de la valeur pour les autres marchandises. On prétend, par
exemple, que si, toutes choses ég^ales d'ailleurs, on double, triple ou
décuple la quantité de monnaie circulant dans un pays, on en fait tom-
ber la valeur à la moitié, au tiers ou au dixième; et qu'on produit un
effet contraire en réduisant cette même quantité à la moitié, au tiers ou
au dixième. Il est indubitable que le prix des marchandises autres que
la monnaie augmente ou diminue exactement comme la monnaie di-
minue ou aug^mente, ce qui prouve que la monnaie a bien, à Tégarddes
autres marchandises, tous les caractères d'un véritable instrument de
mesure ; mais il n'est pas vrai que la monnaie vaille en proportion in-
verse de la quantité qui en circule ; rien n'autorise une pareille affir-
mation, qui est à la fois contraire aux faits et au principe de la valeur.
Voici encore une erreur relative à la monnaie qui a vraisemblable-
ment la même source que les précédentes ; nous voulons parler de ce
qu'on appelle improprement le double étalon d'or et d'argent. Si la
monnaie est un instrument de mesure, elle ne peut pas plus avoir deux
étalons que le mètre, le gramme ou le litre; elle n'en a pas deux non
plus, quoi qu'on en dise, car toutes les fois que l'un de ses deux pré-
tendus étalons a cessé de l'être en réalité, fût-ce même celui que la
loi désigne spécialement comme tel, il sort de la circulation, en dépit
des efforts qu'on peut faire pour le retenir, et sans respect pour la loi
qui n'en continue pas moins à lui conserver son titre, comme un mo-
narque détrôné continue à porter le sien aux yeux de ses partisans (1).
L'usage de trois métaux différents et de valeurs inégales pour rem-
plir la fonction monétaire a sa raison d'être dans les exigences de la
pratique. Un seul métal monnayé aurait trop de valeur sous un petit
volume ou trop peu sous un grand, et il ne pourrait pas satisfaire à
tous les besoins de la circulation. Mais cela ne devait pas faire oublier
que la monnaie est un instrument de mesure, et qu'à ce titre elle est
soumise à des conditions auxquelles on ne peut pas la soustraire sans
l'altérer. Sous ùe rapport, soit hasard, soit nécessité, le cuivre, dont on
a fait un billon, n'a jamais altéré le principe de la monnaie. Comme
billon, en effet, le cuivre a une valeur légale qui est supérieure à sa va-
leur marchande^ et, grâce à cette fiction autorisée et légitimée par la
confiance publique, il représente exactement toujours les divisions de
l'étalon qu'il exprime. Il n'en est plus de même de l'argent et de l'or là
oii ces deux métaux circulent concurremment comme monnaies véri-
tables. Du moment que l'un de ces deux métaux n'est pas un billon, il
(1) Voilà ce qui arrive en France pour la monnaie d'argent et ce qui
arrivera infailliblement pour la pièce de i franc, si, par un respect
étrange de la loi française, on prétend lui conserver le titre de 900/1000
en baissant celui des autres pièces d'argent.
ID.'ES RELATIVES A LA MESURE ECONOMIQUE. 33
faut, pour qu'il repn'îscntft toujours les divisions de Taiilrc, que sa va-
leur jïiarcliainh; soit roiistainiiuînt é};ale à sa valeur lé};ale; mais ou
sait que cela est iuipossible; aussi le voit-ou toujours sortir de la cir-
culation quand sa valeur uiarcliande vient à excéder sa valeur légale.
Ce phénomène, qu'on a pu observer partout dans le passé, et qu'on
peut encore observer partout aujourd'hui, excepté en Anfjieterre où il
a définitivement cessé depuis qu'on y a fait de l'arfyent une monnaie de
l)ilIon, depuis, par conséquent, qu'on n'y admet plus qu'un seul étalon
monétaire; ce phénomène a eu partout de désastreux effets ; il en a eu
surtout dans l'Américpie espa[înole, d'où il a fait sortir incessamment,
depuis quarante ou cinquante ans, toute la monnaie d'ar^i^ent, la plus
nécessaire toujours au commerce intérieur de chaque pays, la plus né-
cessaire particulièrement aux pays hispano-américains, qui n'avaient
pas de monnaie de cuivre jusqu'à ces derniers temps, et il a poussé ces
pays aux expédients funestes de la fausse monnaie et du papier-mon-
naie, comme il est arrivé, pour la fausse monnaie, à la Bolivie, au
Pérou, a la Colombie et aux provinces argentine du Nord, comme il est
arrivé, pour le pap' or-monnaie, à la Bande orientale et à Buénos-Ayres.
Gomme beaucoup d'autres erreurs économiques, celle-ci n'a frappé
les esprits que par les maux qui en résultaient; mais, comme toutes les
erreurs en général, elle a trouvé des défenseurs aussitôt qu'elle fut dé-
noncée à l'opinion publique. L'argument principal de ses défenseurs
réside dans une comparaison ingénieuse, peut-être, mais inexacte assu-
rément, au moyen de laquelle on croit voir dans le prétendu double
étalon monétaire une sorte de mécanisme à compensation, semblable à
certains balanciers de montre, qui atténuerait, qui compenserait dans
une certaine mesure les écarts de valeur de la monnaie et donnerait
ainsi une stabilité relative à l'instrument de la mesure économique.
Certes, un pareil résultat serait précieux; mais en présence des atta-
ques sérieuses et légitimes dont le système du double étalon a été l'objet,
on ne devrait pas se contenter de l'affirmer purement ei simplement, ou
il faudrait fonder son affirmation sur d'autres raisons que l'image du
balancier Bréguet. Comparer n'est pas juger. Nous ferons contre ce
système ce qu'on ne prend pas la peine de faire pour, nous essayerons
d'en prouver l'erreur autrement que par l'exemple des désastres qu'il
a engendrés.
Si le rapport des valeurs marchandes de l'or et de l'argent ne chan-
geait jamais, ce système n'aurait aucun inconvénient; mais il n'aurait
non plus aucun avantage, puisqu'il ne pourrait rien compenser. S'il
compense quelque chose ce sera évidemment parce (|ue ce rapport
change. Voyons donc comment il agit alors que ce rapport change.
Nous avons déjà ftiit observer que quand ce rapport change, celui des
deux métaux dont la valeur marchande devient supérieure à la valeur
2' SÉRIE. T. XLVi. — 15 avril 1865. 3
34
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
légale sort de la circulation ; Texpérience a montré qu'il en était tou-
jours ainsi; conséquemment ce changement de rapport a toujours pour
effet, là où on ne remplace pas, comme dans TAmérique espagnole, lé
métal sortant par de la fausse monnaie ou du papier-monnaie, de faire
affluer dans la circulation à double étalon celui des deux étalons dont
la valeur baisse en apparence ou en réalité. Cet effet, disons-nous,
se produit toujours invariablement. Voyons donc maintenant s'il
opère la compensation que Ton suppose. Si la monnaie qui sort a
haussé réellement, l'introduction dans la circulation de celle qui la
remplace aura pour résultat effectivement de ne pas faire varier la me-
sure économique ou de la faire varier moins qu'elle ne varierait en con-
servant la monnaie qui sort; mais s'il n'en est pas ainsi, si, au con-
traire, la monnaie qui entre a baissé, son introduction aura pour résul-
tat de faire varier la mesure économique plus qu'elle n'aurait varié eh
conservant la monnaie qui sort. Voilà déjà qui prouve que le système
du double étalon n'est pas un mécanisme à compensation pour tous
les cas, et que, dans certains cas, il aggrave la variation de la mesure
économique au lieu de l'atténuer. Mais, si nous considércftis que, depuis
plusieurs siècles, For et l'argent baissent constamment, et que la hausse
apparente de l'un des deux, du moins dans un temps donné assez long,
n'a jamais été que l'effet d'une baisse plus rapide de l'autre, nous res-
terons convaincus que le double étalon n'a jamais rien compensé, que
toujours, au contraire, il a aggravé les inconvénients attachés à la varia-
tion de valeur des monnaies.
Un dernier argument des partisans du double étalon, c'est que les
changements de circulation dont il est la cause sont avantageux au
pays où ils s'accomplissent. Voilà un résultat qui serait d'autant plus
admirable qu'on ne fait rien pour l'obtenir, et qu'on l'obtient même en
faisant des efforts pour l'empêcher ! Mais, est-il vrai qu'on l'obtienne ?
Voyons donc. Si nous prenons l'exemple de la France, où un pareil
changement s'accomplit sous nos yeux, nous voyons que l'avantage
qu'on en tire va tout entier à la spéculation, et qu'il est partagé entre
des spéculateurs français et des spéculateurs étrangers. Soit, dira-t-on,
il y a avantage pour la France et pour l'étranger, comme il arrive à
l'occasion de tout commerce extérieur, quel qu'il soit. J\ous nions cette
analogie, du moins avec la portée universelle qu'on pourrait lui donner.
Le changement en question ne produit aucune richesse, il ne fait qu'en
déplacer, et en en déplaçant, il ne peut pas favoriser à la fois les
différents pays qui s'y prêtent. Quoi qu'il en soit, on comprend aisé-,
ment que la France ne puisse pas y gagner, car elle vend sa monnaie
d'argent au prix légal qu'elle lui donne elle-même, c'est-à-dire à un
prix inférieur au prix marchand de l'argent en France et à l'étranger,
LKS SOGIÉTIÏS A RESPONSARILfTfi LIMITEE. 35
tandis qu'elle achète Vov, destiné à remplacer cette monnaie, au prix
marchand (|u'il a à l'éiranjyer où il ne vaut pas moins qu'en France;
elle perd donc la prime que lait la monnaie d'arg^ent chez elle; en un
mot elle perd tout ce qui fait le bénéfice des exporteurs français ou
étranjjers de cette monnaie. 11 est certain d'ailleurs, que, sans une
parei'le perte de sa part, sa monnaie n'aurait aucun motif spécial de
sortir.
On doit s'étonner de voir des économistes, attribuer à la loi française
le pouvoir de favoriser l'étalon monétaire en France, quand l'éco-
nomie politique a toujours combattu l'intervention de la loi dans les
faits concernant la valeur. Si la loi française avait cette puissance, rela-
tivement à la monnaie, il ne faudrait plus blâmer les lois de maxi-
mum aussi absolument qu'on le fait. Nous qui n'avons rien à retrancher
du blâme porté contre ces lois, nous entendons l'appliquer à la loi
française du double étalon comme aux lois de maximum en [général, et
sans aucune réserve. L'expérience prouve que la valeur d'une marchan-
dise est d'autant plus stable que cette marchandise, toutes choses égales
d'ailleurs, vaut d'avantagée, est plus abondante, a plUs de consomma-
teurs, un marché plus étendu et Une circulation plus libre. La monnaie
ne fait pas exception à cette règle. Par conséquent, le système du
double étalon, qui partage la consommation de la monnaie entré l'or
et l'argent alternativement, est contraire, dans une certaine mesure,
à la stabilité de la valeur de la monnaie, et cela, indépendamment des
effets fâcheux qu'il occasionne d'autre part.
Th. Mannequin.
LES
SOCIÉTÉS A RESPONSABILITÉ LIMITÉE
ET LES JEUX DE BOURSE
Aucune histoire ne saurait être plus intéressante que celle des divers
arrangements de l'atelier industriel qui se sont succédé dans le mondé.
Malheureusement cette histoire, qui sei'àit, à vrai dire, celle de là
civilisation, n'est pas faite encore et on ne pourra l'entreprendre qu'a-
près de nombreux travaux préparatoires. En attendant que la patience
et les veilles d'économistes érudits nous révèlent le passé ou le fasse en-
trevoir, il est bon de jeter un coup d'oeil sur le présent, d'y examiner
les traits généraux de l'arrangement industriel , de les apprécier
36 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
brièvement, et de laisser, s'il se peut, aux historiens futurs, quelques
documents qu'ils puissent consulter utilement.
Il y a bien des siècles que la société tend à fonder tous ses arrang^e-
ments industriels sur le principe de la liberté du travail et des échanges,
à étendre le domaine dans lequel les intérêts particuliers peuvent
être régulés par les contrats. Un {i^rand nombre de restrictions sont
tombées; d'autres, condamnées par la science et à peu près aban-
données par l'opinion, menacent ruine; mais il en est qui conservent
encore toute leur force et au sujet desquelles il règne une grande in-
certitude dans l'opinion des hommes éclairés. Cependant l'activité indi-
viduelle, profitant des libertés qui lui sont acquises et quelquefois aussi
des restrictions qui restent encore debout, crée incessamment des
arrangements nouveaux qui viennent modifier ceux que l'on connaissait
et introduire dans Fatelier industriel des combinaisons qui n'ont pas
été étudiées théoriquement.
D'après notre idéal actuel, qui est en quelque sorte le droit commun,
l'atelier industriel consiste en un certain nombre de familles libres,
jusqu'à un certain point, de travailler comme elles l'entendent et à ce
qu'elles veulent, d'acquérir, de consommer ou d'aliéner, et responsables
de leur propre conservation. Ces familles se groupent habituellement,
sous la direction d'un chef librement accepté, en entreprises, qui for-
ment en quelque sorte les unités, les personnes industrielles. Dans
l'intérieur de l'entreprise, les positions et la rémunération de chacun
de ceux qui y concourent sont déterminées par un contrat qui dé-
finit les conditions d'autorité que chacun reconnaît et auxquelles il se
soumet. Ces contrats confient le plus habituellement la direction géné-
rale et souveraine de l'entreprise à une ou à quelques personnes pro-
priétaires du capital sur lequel on travaille et seules responsables des
résultats bons ou mauvais ; les autres collaborateurs reçoivent en géné-
ral un salaire fixe, quels que soient les résultats généraux de l'entre-
prise, pour prix de leur travail.
Tel est l'arrangement le plus ordinaire, celui en vue duquel on a
presque toujours discuté ou écrit, afin d'obtenir pour tous ceux qui y
prennent part, la liberté la plus grande. Mais, à côté de cet arrange-
ment, l'association peut en établir d'autres, analogues, mais différents,
constituant des entreprises plus ou moins conformes au droit commun,
mais régies dans leur organisation intime par des principes différents
et mues par d'autres mobiles que la plupart des entreprises existantes.
C'est ce qui arrive aujourd'hui sous nos yeux, grâce au développement
des sociétés à responsabilité limitée et à l'introduction des sociétés
ouvrières.
Nous avons, dans un autre temps, examiné le principe des sociétés
LES SOCIÉTÉS A RESPONSABILITli LIMITÉE. 37
ouvrières (1), et nous n'avons pas l'intention de revenir sur ce sujet.
Nous ne nous occuperons, dans le travail qui suit, que des sociétés à
responsabilité limitée.
I
Les sociétés à responsabilité limitée ne sont pas certainement nouvel-
les en principe : ce qui est nouveau, c'est leur immense développement,
c'est leur importance, c'est leur intervention dans presque toutes les
branches de l'industrie. On a maudit et déploré ce développement,
comme on a l'habitude de maudire toutes les nouveautés : on l'a, d'au-
tre part, vanté et glorifié dans les termes les plus lyriques comme une
panacée sociale. Reste à l'étudier froidement dans son principe et dans
ses applications.
Il nous semble tout d'abord difficile de contester que le développe-
ment des sociétés à responsabilité limitée soit, par lui-même, un grand
progrès. En effet, c'est à ce développement qu'on doit l'exécution des
immenses travaux publics faits de notre temps et notamment les che-
mins de fer. Si la combinaison de la responsabilité limitée n'avait pas
permis d'appeler et de grouper une multitude de petites épargnes, il
est douteux tout au moins que ces travaux eussent pu être exécutés;
il est certain, en tout cas, que le nombre des concurrents pour leur
exécution aurait été infiniment moindre et que, par conséquent, ces
travaux auraient coûté beaucoup plus cher au public.
Aussi, loin d'être détracteurs systématiques des sociétés à responsa-
bilité limitée, quelle que soit leur forme, nous les considérons comme
des témoins imposants et des agents puissants de la civilisation mo-
derne. Ce sont des témoins imposants, car leurs développements at-
testent une sécurité de la propriété et un degré de confiance inconnus
aux siècles passés. Ce sont des agents puissants, puisqu'elles permet-
tent d'exécuter des entreprises devant lesquelles l'imagination même
de nos pères aurait reculé. Ajoutons qu'en facilitant les petites épar-
gnes, en appelant ceux qui les font à s'intéresser à la grande industrie,
ces sociétés sont des instruments d'épargne, d'instruction et de civili-
sation.
Donc, en principe, nul doute : les sociétés à responsabilité limitée
sont utiles, et très-utiles, dignes d'être approuvées et encouragées par
l'opinion. Est-ce à dire qu'elles soient parfaites? C'est, ce nous semble,
une question digne d'étude que celle de savoir s'il n'y a pas dans
leur constitution quelques éléments perturbateurs. Nous ne sommes
pas de ceux qui répondent à tout par la liberté : nous croyons qu'il
convient de savoir le pourquoi de la liberté elle-même, de savoir sur-
(l) Voir le Journal des Économistes de septembre 1856.
38 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tout jusqu'où la liberté s'étend et si tout ce qui porte son nom est
bien elle.
II
Il y a, dans les sociétés à responsabilité limitée, deux points de vue
sous lesquels elles doivent être successivement étudiées, savoir : la for-
mation et l'action. Bien que la formation vienne la première dans
l'ordre clironolog-ique, nous préférons considérer d'abord l'action des
sociétés à responsabilité limitée. Nous étudierons ensuite les lois et la
pratique de leur formation.
Les sociétés à responsabilité limitée réunissent habituellement des
capitaux considérables et s'attachent aux grandes entreprises. Il n'y a
qu'une exception : c'est celle de l'ancienne commandite commerciale
qui ne diffère pas sensiblement, dans ses opérations, de la société en
nom collectif. Mais les sociétés anonymes, les sociétés à responsabilité
limitée proprement dites et même les commandites par actions tendent
aux grandes entreprises. C'est en quelque sorte leur but et leur fin,
puisqu'elles veulent, par le groupement des petits capitaux, fa're ce
que l'industrie et les ressources d'un particulier seraient impuissantes
à faire.
Il résulte de là tout d'abord que toute branche d'industrie ne convient
pas aux sociétés à responsabilité limitée : elles ne s'appliquent utile-
ment qu'aux industries qui comportent de grandes entreprises. Ces
industries, on le sait, sont celles qui font des opérations importantes,
mais très-simples, ou susceptibles d'être confiées à des entrepreneurs
particuliers groupés par l'entreprise centrale, comme les chemins de
fer, les entreprises de vapeurs et même, jusqu'à un certain point, de
messageries. Dans ces entreprises, en effet, le service à rendre est
simple, puisqu'il s'agit d'un transport. Toutes les relations avec le
public consistent à recevoir et livrer des colis et des voyageurs à des
conditions réglées à l'avance par les tarifs. Quant aux moyens, tels
que construction, réparation, entretien du matériel, fourniture des ma-
tières à consommer et même direction du personnel actif, ils peu-
vent faire l'objet d'entreprises particulières reliées par des contrats à
l'entreprise principale. Chaque fois qu'une industrie se trouve dans
des conditions analogues, comme les assurances et, en certains cas, les
banques, la société à responsabilité limitée peut y réussir.
Il n'en est pas de même des industries où il y a beaucoup de détails,
ni de celles dans lesquelles le jugement et l'invention jouent un grand
rôle. Nous ne croyons pas, par exemple, que l'industrie de l'armement
puisse réussir beaucoup sous le régime de la responsabilité limitée,
non plus que celle des voitures de transport, au moins tant qu'il existera
une sérieuse concurrence. Ceux qui ont rêvé de donner à l'industrie
LES SOCIfiTIÎS A RESPONSABILITÉ LIMITÉE. 39
tout entière la forme qui avait réussi clans les chemins de fer, d'établir
partout la société à responsabilité limitée sur 1(!S ruines des entrepre-
neurs ordinaires, avaient très-peu réfléchi sur les conditions générales
d'exislence el de i)r()spérité des entreprises indiislrielles.
En elïei, Taclion de la société à responsabilité limitée n'est pas bor-
née seulement par la nature de Tindustrie à exercer, comme une entre-
prise particulière : elle est contenue par des bornes infiniment plus
étroites, parce qu'elle ap,it sous une direction dont l'activité, la vigi-
lance, l'esprit de ressource et d'invention, et en tout cas le pouvoir
sont inférieurs à ce que possède l'entrepreneur ordinaire.
C'est un fait qui semble fort étrange au premier abord, surtout pour
ceux qui prennent à la lettre les éloges imprimés des directeurs de
grandes compagnies. Mais c'est un fait patent qui se comprend sans
peine lorsque l'on songe que dans une grande compagnie, tous, même
ceux qui commandent, agissent sous l'empire d'une autorité et non en
vertu d'un intérêt direct. En général ils sont fidèles à leurs devoirs :
ils y sont attachés par conscience, par amour-propre, par un gros
traitement à conserver, et cependant l'action n'a pas la même énergie
que celle de l'entrepreneur particulier ; elle s'use d'ailleurs dans les
conférences, dans les conseils, dans les réunions d'actionnaires. Peut-
être aussi l'administration générale des sociétés coûte-t-elle plus cher
que celle d'une entreprise particulière.
Aussi est-il remarquable, mais nullement étonnant, que dans les en-
treprises où les sociétés à responsabilité limitée et les particuliers se
trouvent en concurrence, ces derniers, en général, réussissent mieux et
l'emportent. C'est ce sentiment de leur infériorité qui rend les sociétés
à responsabilité limitée très-amoureuses de monopoles, très-disposées à
se protéger, chaque fois que l'autorité publique y consent, par des
prohibitions et des restrictions imposées à leurs concurrents. Cette ten-
dance est très-remarquable, en France particulièrement.
Le monopole cause souvent au public, dans les pays ignorants, d'é-
tranges illusions. Une grande compagnie monopolise un service quel-
conque, soit la fabrication des chaussures : elle établit de grands bu-
reaux, de vastes ateliers, un aménagement important de matières pre-
mières, d'outils et de marchandises. L'attention publique est frappée
par ce déploiement de puissance, par les comptes-rendus, où les admi-
nistrateurs déclarent qu'ils ont débité tant de cuirs et livré au public
tel nombre de chaussures ; où ils font d'eux-mêmes et de leur prévision
et de leurs collaborateurs un éloge pompeux. On est saisi d'admiration
à la vue des grandes choses qu'ils exécutent, de Tordre qui règne dans
les ateliers et magasins, et, si quelque esprit chagrin propose la liberté,
on s'écrie :«Quoil vous voudriez détruire cette institution vraiment na-
tionale, que l'Europe nous envie! (Il est convenu que l'Europe nous
40 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
envie bien des choses qu'elle se [^arde d'imiter.) 3Iais qii'allons-nous
devenir? Qui nous chaussera si bien et à si bon marché ? Sommes-nous
même bien sûrs d'être chaussf'S à des conditions quelconques?»
On répond bien à ces effrayés ; mais ils ne veulent pas entendre. Les
monopoleurs font ressortir l'économie de frais généraux qui résulte de
la concentration administrative, l'éparpillement et la perte de forces que
cause une concurrence anarchique, et on les applaudit souvent. Pour-
quoi cependant, s'ils rendent mieux et à meilleur marché le service dont
ils sont char,o^és, réclament-ils le monopole? Est-ce que la liberté ou,
comme on dit, la concurrence ne leur assurerait pas une existence aussi
brillante.? JN'assure-t-elle pas toujours la supériorité aux plus capables?
Que les faibles, les paresseux, les pauvres d'esprit ou de cœur la re-
doutent; cela se conçoit. Mais des (jens qui se proclament les plus éclai-
rés, les plus forts et qui sont les plus riches!...
Est-ce que lorsque des entrepreneurs particuliers réussissent, au
moyen de l'économie des frais généraux, k rendre des services à meil-
leur marché, les petites entreprises peuvent leur résister? Non sans
doute : on en a la preuve dans la transformation qu'a subie depuis cin-
quante ans le commerce au détail de Paris, dans la transformation de la
raffinerie et d'une multitude d'industries. Pourquoi donc ceux qui se
prétendent supérieurs réclament-ils le monopole? Tout simplement
pour compenser une infériorité positive en faisant payer leurs services
plus cher.
Et comment? En produisant un peu moins que ne produirait la
liberté. Le procédé est élémentaire, et nous en voyons chaq' ■■ ' -ur l'ap-
plication dans le service des transports. On a, par exemple, moins de
voitures qu'il n'en faut pour le service du public, moins que la liberté
n'en établirait. Il résulte de là que les voitures sont toujours encombrées
et font recette pleine. Qu'importe que, dès que les besoins augmentent,
le public souffre? On a évité les non-valeurs que supporterait une in-
dustrie libre en temps ordinaire, et on peut, malgré le gaspillage, réa-
liser des bénéfices.
Telle est la tendance des grandes compagnies. La limitation de res-
ponsabilité leur en donne une autre et les rend très-hardies ôvas cer-
taines spéculations, beaucoup plus hardies que ne le seraient souvent,
comme particuliers, les hommes qui les dirigent. C'est là un défaut peu
dangereux pour le public et la production en général, si ce n'est même
une qualité, surtout dans les pays remarquables, comme la France, par
la poltronnerie des hommes d'affaires.
III
Les pays d'Europe dans lesquels les sociétés à responsabilité limitée
ont pris les plus larges développements soni l'Angleterre, la Belgique et
LES SOClÊTfiS A RESPONSABlLITf: LIMITEE. Il
la France; mais elles iroccupent pas, h beaucoup près, la même place
dans ces trois pays.
En Anjilelerre, les f;randes sociétés, quel qu'ait été leur éclat, n'ont
pas pris dans l'induslrie une position dominante. Dans les chemins de
fer, on les a laissé se constituer à volonté dans des conditions lép,aies
égales pour tous, sans préférence, sans prétendre limiter leur concur-
rence en aucune façon. Il en est résulté que rAn[;leterre a eu prompte-
nient tous les chemins de fer dont elle avait besoin et peut-être au delà,
ce qui a causé, il est vrai, un certain };aspillaf|e de capitaux, mais pro-
curé promptement un service important. Dans toutes les autres bran-
ches d'industrie, les sociétés se sont trouvées en concurrence avec des
maisons particulières puissantes et ont pu subsister à côté d'elles, non
les vaincre et les remplacer.
II est vrai que, d'une part, les g^randes maisons particulières anglaises
sont beaucoup mieux constituées que celles des autres pays, et, d'autre
part, les compagnies ont été moins bien dirigées et administrées que
celles des autres pays.
On connaît la constitution de la grande maison anglaise : elle repose,
en général, sur une combinaison judicieuse et fort simple de services à
rendre et sur une grande confiance réciproque des divers collabora-
teurs. La simplicité des services permet l'emploi de grands capitaux
dans les opérations ; la confiance réciproque des collaborateurs permet
d'étendre ces opérations sur un vaste espace.
Mais sur quoi est fondée cette confiance? Sur l'intelligence et le bon
sens des chefs, et aussi sur l'esprit général de la population commer-
ciale. Il y a dans cette population un profond sentiment de la hiérar-
chie : on n'est pas plus humilié en Angleterre d'être commis qu'en
France d'être soldat; le commis anglais, comme le soldat français, sait
que, sans naissance et sans fortune, par son travail, son intelligence et
sa conduite, il peut s'élever au premier rang dans les cadres même où
il se trouve placé. Le chef de la maison ne l'ignore pas non plus : comme
son œuvre n'est fondée ni pour quelques jours ni pour quelques années,
il se choisit des associés parmi ses commis, les intéresse fortement, les
traite bien dès qu'ils se distinguent, et en fait le plus habituellement ses
successeurs.
Cet esprit public commercial permet aux particuliers d'aborder avec
un plein succès les grandes opérations et les grandes entreprises.
Gomme les capitaux gagnés dans le commerce y restent ordinairement
engagés, les grandes entreprises n'ont nul besoin de s'en procurer au
moyen des combinaisons de la responsabilité limitée, et elles sont tou-
jours servies par un personnel expérimenté, choisi, qui se recrute de la
manière la plus intelligente et la plus régulière.
En présence de tels concurrents, les sociétés à responsabilité limitée
42 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
se sont trouvées jusqu'à un certain point dans une condition d'infério-
rité : elles naissaient en un jour, abordaient d'emblée les grandes affai-
res, avec un personnel formé et recruté par des considérations tout
autres que des considérations commerciales et généralement inférieur.
En effet, les grandes supériorités se classent facilement et naturellement
dans les maisons particulières à des conditions plus avantageuses que
celles que peuvent leur offrir les grandes compagnies, avec leur hiérar-
chie rigide et réglementaire. Il est résulté de là que, sauf quelques ex-
ceptions, les hommes les plus remarquables par leur aptitude commer-
ciale et leur probité sont restés dans les maisons particulières. Les
compagnies ont été administrées souvent par des hommes déclassés, par
des gens qui spéculaient plutôt sur la formation de la compagnie que
sur son travail. Aussi la presse anglaise a-t-elle signalé des abus énor-
mes, des malversations scandaleuses, et appelé pendant un moment le
législateur au secours de la morale outragée.
Les sociétés à responsabilité limitée ont joué en Belgique un rôle
relativement plus important et plus utile. Elles ont été, en général, bien
conçues et sagement administrées ; elles se sont appliquées principale-
ment à la grande industrie, aux charbonnages, aux exploitations d'usi-
nes métallurgiques, et elles ont réussi avec d'autant plus d'éclat qu'elles
ne rencontraient que par exception la concurrence de l'industrie privée.
Peut-être, si cette industrie avait été plus forte, auraient-elles moins
brillé; peut-être aussi, si elles avaient pu se former par elles-mêmes,
sans le patronage d'une société-mère, investie d'une sorte de monopole,
auraient-elles été plus nombreuses et plus pressées par la concurrence.
Toutefois on ne peut hasarder cette conjecture qu'avec une très-grande
circonspection, puisque ces sociétés se sont appliquées à des produits
d'exportation qui soutiennent bien la concurrence des produits similai-
res étrangers. Aussi croyons-nous plus juste de penser que les sociétés
belges ont été mieux conçues et mieux administrées en général que celles
d'autres pays. A cela il y a une cause très-apparente, c'est l'état de su-
périorité et de grandeur où elles se sont trouvées dès l'origine en regard
de maisons particulières moins importantes, circonstance qui a dû ac-
quérir aux sociétés les premières capacités du pays.
Mais, à cause de cela même, les sociétés à responsabilité limitée ont
jeté en quelque sorte une ombre fâcheuse sur les entreprises particuliè-
res, qui se sont trouvées dans une condition inférieure. Aussi remarque-
t-on que, dans l'arrangement belge, les établissements auxiliaires, tels
que les banques, ont travaillé en vue de la grande industrie au point de
rendre nécessaire la création d'entreprises spéciales aux petites entre-
prises, comme on a créé ailleurs des banques pour les ouvriers.
En France, les sociétés à responsabilité limitée n'ont acquis jusqu'à ce
jour ni le même développement qu'en Angleterre ni la même importance
LES S0C1|::TIÎS a responsabilité LL>lITf:R. 43
qu'en Bel^o^ique. Apj)liqiit'îes d'abord aux canaux, aux chemins de fer,
aux assurances, aux houillères et à quelques [grandes usines, plus tard à
quelques banques, elles ont entrepris de franchir leurs limites naturelles
en entreprenant (les constructions d'édifices, des voitures, des affaires
d'armement. Si elles ont déployé, comme ailleurs, un |;rand luxe
d'états-majors, elles ont montré à un très-haut de^jré Thabileté dans les
combinaisons administratives d'autorité. Si elles n'ont été ni supérieure-
ment conçues ni supérieurement dirigées, elles ont été presque toutes
administrées avec une {grande régularité, et, dans les détails, avec une
probité remarquable. On n'y a pas vu au même de{yré qu'en Angleterre
s'étaler les abus qui ont soulevé les réclamations de la presse.
Telle est du moins notre opinion; mais nous ne l'émettons qu'avec
une certaine réserve et même avec crainte, lorsque nous song^eons,
d'une part, que la liberté de la presse est tellement restreinte en France
que des abus immenses peuvent exister sans être si^f^nalés; d'autre
part, que la plupart des sociétés à responsabilité limitées ont, soit un
monopole de droit, soit un monopole de fait qui leur permet de faire
payer au public les erreurs que leur administration peut commettre.
Ces observations faites, il nous semble que nos grandes sociétés,
aussi bien ou mieux administrées dans le détail que les belges et très-
supérieures aux anglaises sous ce rapport, sont moins bien conçues et
moins bien dirigées que les premières et même peut-êlre que les se-
condes. Leur place dans l'arrangement général de l'industrie est entre
les unes et les autres; elles sont plus importantes qu'en Angleterre et
moins qu'en Belgique, parce que chez nous les grandes entreprises
particulières sont plus nombreuses qu'en Belgique, mais beaucoup
moins qu'en Angleterre.
D'ailleurs, sous ce rapport même, il y a d'énormes différences entre
la France et l'Angleterre. La grande fabrication a des ateliers à peu
près identiques dans les deux pays; mais leur arrangement intérieur
diffère beaucoup. En Angleterre on recherche avec grand soin des
hommes de confiance pour les postes d'oificiers inférieurs, on les inté-
resse, on les attache le plus qu'on peut et on s'abandonne à eux.
En France, on tient moins compte de Fhonneur et de la valeur person-
nelle : on cherche à y suppléer par des combinaisons administratives
qui remplacent, mais insuffisamment, l'initiative et le jugement des in-
dividus. L'esprit militaire fomenté depuis trois siècles dans la nation
y règne à tel point qu'il se retrouve même dans les arrangements de
l'atelier industriel.
Mais toutes les combinaisons administratives qui prétendent sup-
pléer à l'intelligence humaine ne peuvent être appliquées que sur place
ou à de très-petites distances, sous l'œil du maître ou du chef : elles
deviennent impossibles à de grandes distances et pour des opérations qui
44 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
exifî-ent surtout du jugement. C'est là une des causes de la supé-
riorité des An[|Iais dans le commerce r!xtérieur, qui leur permet d'a-
voir dans le monde entier des maisons de premier ordre; tandis que,
sauf quelques exceptions très-rares, nous n'avons que des pacotilleurs,
qui restent tels, même après fortune faite et lorsqu'ils opèrent sur des
millions. En compensation, nous pouvons nous vanter d'avoir pu don-
ner aux maisons de détail une extension inconnue ailleurs et de possé-
der les plus grands magasins de ce genre qu'il y ait au monde. C'est
Icà que nous triomphons : nous laissons à d'autres les grandes affaires;
mais ces grandes affaires, nous doutons qu'elles puissent être faites
d'ici à longtemps par les sociétés à responsabilité limitée, qui, même en
France, sont inférieures, à conditions égales, aux entrepreneurs parti-
culiers : elles n'ont sur ceux-ci qu'un avantage qui n'existe pas en An-
gleterre, une durée plus longue. Cet avantage n'est dû qu'à la chétive
constitution morale et à la courte durée de nos entreprises particulières.
Il faut étudier la formation des sociétés à responsabilité limitée, pour
se rendre un compte exact des causes qui les rendent inférieures aux
entreprises particulières. Après l'avoir examinée attentivement, on doit
être étonné, non de l'infériorité de ces sociétés , mais de ce que cette
infériorité n'est pas infiniment plus grande.
IV
Les sociétés à responsabilité limitée sont quelquefois conçues par des
personnes étrangères aux affaires ou un peu déclassées, qui sou-
mettent leurs plans à des financiers, et quelquefois, quand une série
d'entreprises est ouverte et bien connue, par les financiers eux-mêmes.
On ne se donne généralement guère la peine d'étudier l'entreprise fu-
ture de près et dans ses détails, parce que nul de ses fondateurs ne se
soucie beaucoup des résultats définitifs. Le financier est satisfait pourvu
que l'entreprise ne soit pas manifestement extravagante et puisse réus-
sir; mais son but est tout autre que celui de l'entreprise elle-même :
ce qui lui importe surtout, c'est la vente des actions; il ne s'intéresse
qu'accessoirement et afin de conserver son crédit auprès des capitalistes
pour des opérations ultérieures, à ce que l'entreprise soit dirigée décem-
ment.
Afin d'atteindre ce résultat, on s'arrange pour avoir des conseils de
surveillance, d'administration, de censure, etc., composés de person-
nes dont les noms soient connus du public par une grande situation.
Gomme ces personnes sont en petit nombre et que ce sont juste-
ment celles qui marquent sur le marché des titres et le dominent,
il se forme deux ou trois coteries dont les noms réunis forment des
polynômes , selon l'expression spirituelle d'un ingénieur, inévitables
pour toutes les affaires en formation. Il résulte de cette circonstance.
LES SOClP.Tf.S A RESPONSABILITÉ LIMITÉE. 45
que CCS personnes disposent des ein])lois dans l'entreprise à former et
exercent sur la formation du personnel un patronaj^e analofifue à celui
des principaux employés du j;ouveruemeiil sur les jilaces «pii dépendent
d'eux. Le personnel des sociélés à r(^s[»oiisaljilité limitée est donc géné-
ralement constitué par voie d'autorité, sous des influences diverses et
dans des intérêts qui ne sont pas ceux de l'entreprise, surtout lorsqu'il
faut compter avec les fonctionnaires publics dont l'assentiment est né-
cessaire pour l'autorisation d'une société anonyme.
La société est formée : les actions, prises par les membres du poly-
nôme directeur et par les personnes qui ont avec lui des relations di-
rectes, sont vendues avec prime à la Bourse; achetées de première
main par un personnel de spéculateurs qui comptent çagner à la re-
vente; puis peu à peu classées, c'est-à-dire achetées par des capita-
listes qui veulent les conserver en vue du revenu qu'ils en espèrent,
par de véritables actionnaires.
Ces véritables actionnaires connaissent-ils l'entreprise à laquelle ils
s'associent, ses statuts, son personnel? Pas le moins du monde. Ils
savent seulement que le titre se vend et s'achète à tel prix, plus
ou moins. Quand ils se trouveront convoqués en assemblée {générale,
ils ignoireront leurs droits et, absolument étrangers les uns aux autres,
seront toujours dominés par les coteries qu'auront formées les pre-
miers directeurs, sans pouvoir exercer aucun contrôle effectif sur la
directio:i de l'affaire. On peut même dire qu'en France et jusqu'à ce jour
les asemblées g^énérales d'actionnaires ne sont pas prises au sérieux. Ce
qui le prouve, c'est que, dans le même séance, elles statuent sur les con-
clusions du rapport annuel ou semestriel et approuvent des comptes
dont il est matériellement impossible qu'elles aient pris connaissance. On
va jusqu'à dire que si les directeurs n'introduisaient pas dans l'assem-
blée des actionnaires postiches, on ne pourrait jamais réunir un nombre
suffisant pour délibérer.
Lorsque l'on considère l'ensemble de ces conditions, on est surpris
que les sociétés à responsabilité limitée aient donné les résultats très-
tolérables en somme que l'on connaît. On ne s'étonne pas de voir que
ces sociétés ne s'appliquent guère à des industries nouvelles, qu'edes
soient routinières et que lorsqu'on y veut innover on commette par-
fois des énormités. On ne peut non plus être étonné de la médio-
crité administrative d'un certain nombre d'employés supérieurs de ces
sociétés, ni de quelques scandales étouffés avec plus ou moins de soin.
Mais aussi, lorsque l'on réfléchit à tout cela, on est peu disposé
à voir dans la société à responsabilité limitée, même libre d'autorisa-
tion administrative, le type unique et dominant d'un arrangement in-
dustriel normal. On ne croit pas facilement qu'il soit bon et désirable
de voir cet arrangement se substituer à ceux de l'initiative individuelle,
46
JOURNAL DES ÉCONOMIStES.
ni surtout qu'il convienne de favoriser cette substitution par des consti-
tutions de monopoles toujours un peu plus que suspectes. On est plutôt
disposé à rechercher s'il n'y aurait nul moyen d'améliorer les condi-
ditions actuelles de formation des sociétés à responsabilité limitée, s'il
ne serait pas possible d'y donner plus de place à l'initiative indivi-
duelle et au contrôle des vrais intéressés; si enfin il ne conviendrait
pas de ramener plutôt les capitaux vers les entreprises individuelles que
de les détourner violemment vers les sociétés à responsabilité limitée.
Tout le mécanisme de formation des sociétés à responsabilité limitée
est fondé sur les conditions actuelles du marché des titres ou, comme
on dit, de la Bourse. Il convient donc d'examiner avant tout si l'ori-
gine des abus signalés n'est pas la constitution même de ce marché,
et s'il n'y aurait pas moyen de l'améliorer.. Quant à chercher un
remède aux abus dans une réforme de la législation des sociétés com-
merciales et surtout dans des restrictions nouvelles, cela nous semble
le pire parti que l'on puisse prendre; au contraire, il vaudrait mieux
évidemment supprimer les restrictions qui gênent la formation des so-
ciétés de ce genre et qui imposent, (Jans la commandite par actions,
l'autocratie du gérant, et, dans la société anonyme, la tutelle capri-
cieuse et inintelligente de la bureaucratie. Il est clair que la meilleure
législation en cette matière serait celle qui, appliquant les principes
du droit commun, laisserait les gens libres de s'associer à telles condi-
tions qu'ils voudraient, en les obligeant seulement à faire connaître ces
conditions au public.
Venons à la constitution du marché des titres. Nous remarquons
d'abord que ce marché n'est pas libre. Il y a des règlements qui défen-
dent l'achat et la vente des titres ailleurs qu'en tel lieu, dans un autre
temps qu'à telle heure déterminée. Il y a d'autres règlements qui con-
stituent un monopole au profit d'un très-petit nombre de courtiers qui,
à leur tour, ont pu faire des règlements sur les formes d'achat et de
vente. JNous sommes donc fort loin des conditions de la liberté.
La tendance de tous les règlements de bourse, dont nous épargnons
le détail au lecteur, est de concentrer le marché de telle sorte qu'un
petit nombre de personnes puissent jusqu'à un certain point le do-
miner; de fomenter artificiellement la création et l'existence d'une
classe nombreuse de spéculateurs sur titres et d'obtenir, par ce moyen,
pour les titres quelconques, un placement plus facile et plus avantageux
que ceux qui pourraient résulter de la liberté. C'est au moyen de ce mé-
canisme qu'on amène les gens à devenir actionnaires d'entreprises sur
lesquelles ils n'ont aucune notion précise et sans qu'ils sachent préci-
sément eux-mêmes pourquoi ils sont devenus actionnaires.
LES SOClFlTftS A KKSPONSABILITP- MMITPlE. 4t
II est clair (|uit rtîxislencc de ces rè}ïleinents joinlc à rautorisatiori
qui doniu; ime sorte d'attaclie oCficiclle et de monopole effectif aux so-
ciétés anonymes, et les monopoles réels conférés à un certain nombre
d'enire elles ont favorise la (Téation de quel pies sociétés ([ui auraient
é(éimpossil»less:uis cette réunion de circonstances, et dont on n'aurait
pas le moins du monde à déplorer la non-existenCe. Il n'est pas pro-
bable surtout que, sans la réunion de toutes ces circonstances, on fût
parvenu à concentrer dans un assez petit nombre de personnes là fa-
culté de créer de [grandes sociétés commerciales.
L'abolition de tous les monopoles de droit qui existent autour du
marché des titres et sur ce marché même serait certainement une ré-
forme excellente et que nous appelons de tous nos vœux. Elle n'a pas
besoin d'être discutée, car son utilité est évidente pour tout écono-
miste et elle n'aurait absolument aucun inconvénient. On ne voit pas
du tout, par exemple, les raisons du monopole des aijents de change,
qui coûte au moins 25 millions par an au public, sans que le public y
gag:ne autre chose que d'être moins bien servi et d'avoir des tuteurs
qui admettent ou n'admettent pas sur la cote officielle, au gré de
leurs capriceS) les titres de telle ou telle société.
Mais la réforme de tous les monopoles ne suffirait pas et nous dou-
tons même qu'elle fût aussi utile qu'une restriction possible et facile,
V interdiction absolue des marchés à terme. Ici nous touchons à une
question très-grave et nous proposons une solution qui peut sembler
scandaleuse à un grand nombre de personnes. Il est donc nécessaire
d'entrer dans quelques développements et de remonter aux premiers
principes, à ceux qui régissent la liberté des contrats.
En droit commun et en principe, les contrats sont libres. Le législa-
teur a pensé avec beaucoup de raison que personne ne pouvait faire
des règlements favorables au développement des intérêts privés avec
autant de lumières que les intéressés eux-mêmes. Il a délégué, on peut
le dire, toute cette partie de son autorité, par une considération d'u-
tilité publique ; mais au fond et en principe , l'autorité lui appartient
tellement, que l'exécution des contrats est confiée, comme celle des
lois, à la vigilance du pouvoir coactif. Aussi, tout en admettant la li-
berlé des contrats, le législateur a-t-il excepté ceux qui sont contraires
à l'ordre public, aux bonnes mœurs, etc. En un mot et en principe, les
contrats doivent être libres chaque fois que des considérations d'utilité
publique n'appellent pas de restrictions. Pour savoir si celle que nous
proposons doit être adoptée ou non, il n'y a qu'une chose à examiner,
savoir : quelle est la solution la plus conforme à l'utilité publique?
Si cette question était posée pour tous les contrats ordinaires, il se-
rait facile de déterminer pourquoi et comment chacun d'eux est utile
à la production et favorise, sauf quelques abus insignifiants, le déve-
48 JOURNAL DES ECONOMISTES.
ioppement de la richesse et de l'activité (îénérales. Chacun peut faire
cette revue en quelques minutes et reconnaître l'utilité de l'achat-vente
et des divers contrats de crédit les plus usités, tels que prêt, loyer,
mandat, etc.
Entre ces contrats fij^jure la vente de marchandises à terme, par la-
quelle le vendeur confie à l'acheteur un capital, au moyen duquel
celui-ci rend à la société des services positifs, soit en manufacturant des
matières premières, en se servant des outils, ou en offrant au consom-
mateurs et mettant à sa portée les marchandises achetées. La vente à
terme favorise, dans ce cas, des opérations utiles; elle facilite des
services positifs et doit, par conséquent, être admise et protégée par
le lé(i^islateur.
Il en est autrement de Tachât à terme, ou, comme on dit ordinaire-
ment, du marché à livrer. Le marché à livrer ne favorise aucune opé-
ration utile à la masse du public. Il est quelquefois un prêt déguisé et
presque toujours un pari pur et simple, un jeu analogue au lansquenet
et à la roulette.
C'est un prêt déguisé dans le cas de la vente anticipée des récoltes,
qui est depuis longtemps défendue par la loi, sans cesser d'être pratiquée,
parce que, dans ce cas même, le vendeur reçoit un service actuel très-
positif, le prix de sa récolte, une somme, obtenue à des conditions très-
onéreuses peut-être, mais dont il n'est pas impossible qu'il fasse un
usage utile à la production, et dont il est certain qu'il fera un usage
utile pour lui-même. C'est là le cas le plus inoffensif de l'achat à terme,
et c'est justement celui que le législateur a frappé.
Mais dans le plus grand nombre des cas l'achat à livrer n'est qu'un
pari. Si j'achète 100,000 hectolitres de 3/6 à trois mois, ce n'est pas
pour satisfaire un besoin prévu, comme dans la spéculation au comp-
tant, ni pour prendre livraison; c'est parce que j'espère que, le prix de
cette marchandise s'élevant, je pourrai réaliser un bénéfice à la revente,
et mon vendeur croit au contraire que les prix baisseront : il ne pour-
rait, le plus souvent, livrer la marchandise; il ne la possède pas. A quoi
donc sert notre opération à la production en général? Permet -elle
soit au vendeur, soit à l'acheteur, de rendre un service qu'il ne pou-
vait pas rendre sans elle ? Cette opération est-elle elle-même un ser-
vice ? Nullement. Tout ce qu'elle donne de gain à l'un sera perdu pour
l'autre, exactement comme aux cartes ou aux dés, sans qu'il ait été
rendu un service, ni produit un atome de richesses.
Non-seulement le marché à livrer n'est pas un service; non-seulement
il ne met pas ceux qui le contractent en état de mieux rendre les ser-
vices de leur profession; mais il les en détourne. Tout le temps, toutes
les pensées, toute l'activité qui se perdent dans les marchés à livrer
sont donc perdus pour la production. C'est pourquoi nous croyons que
LES SOCIÉTÉS A RESPONSABILITÉ LIMITÉE. 49
le marché A livrer devrait être absolument proscrit par le lé};islal.eiir et
sévèrement traité par l'opinion.
Toutefois, (piand il s'ajyit (h denrées, et surtout de maiières prcFiiiè-
res, on peut faire valoir, en faveur du marché à livrer, quehiucs consi-
déralions que nous n'admettons {^uère pour notre part, mais qui sont
s})écieuses. On peut, à force d'imap,ination et d'hypothèses , trouver
(pielques cas où le marché à livrer rendrait quelques-uns des services
qu'on obtient de la spéculation au comptant. Mais quand il s'ag^it de
titres, ces prétextes mêmes disparaissent.
Qu'est-ce, en effet, qu'un titre? Ce n'est pas une marchandise dont le
public ait jamais besoin pour la consommation. On n'en a besoin que
pour les placements de capitaux , et précisément lorsqu'on a ces capi-
taux ea son pouvoir, jamais auparavant. Il n'y a donc nul motif de
service public pour que cette marchandise soit achetée avant livraison.
On pourra ima[^iner toutes les hypothèses possibles pour établir que le
vendeur ou l'acheteur ont un intérêt à faire 1' pération ; mais on trou-
vera toujours que l'un a perdu exactement tout autant que l'autre a
gagné , sans différence d'aucune sorte et sans avantage pour la pro-
duction. C'est toujours l'histoire du baccarat et de la roulette.
Il ne suffit donc pas de prétendre établir, comme quand il s'agit de
denrées et de matières premières, une distinction impossible entre le
marché à livrer et le jeu, ainsi qu'on l'a fait jusqu'à présent : il faut,
au moins quand il s'agit de titres, reconnaître que tout marché à terme
est un jeu et doit être traité comme la roulette ou le trente et quarante.
Telle est du moins notre opinion. Nous ignorons si elle sera partagée
et nous savons déjà que l'opinion contraire a été défendue dans ce jour-
nal même avec beaucoup d'esprit et de talent par M. Alph. Courtois.
M. Courtois, placé à un point de vue théorique très-différent du nôtre,
argumente de la liberté et du droit naturel de l'individu de faire des con-
trats. Nous ne voyons ni dans le droit individuel, ni dans la liberté, la
règle et la fin dernière : il nous semble que l'utilité publique est cette
règle et cette fin, que c'est pour elle qu'existent les droits individuels et la
liberté elle-même. Voilà le point de doctrine par lequel nous différons
de M. Courtois. Nous disons tout simplement : « les marchés de titres à
livrer ne rendent aucun service à la production et ils lui nuisent; donc
il est utile qu'ils soient défendus et cessent d'être pratiqués sur les
marchés publics. » Ailleurs on les tolère, comme on tolère les jeux de
hasard, lorsque leur surveillance et leur répression seraient plus dom-
mageables que le jeu lui-même.
On remarquera sans doute que la suppression des marchés à terme,
éloignant de la Bourse un très-grand nombre de joueurs et tous les
capitaux employés dans le jeu, causerait une baisse et rendrait le pla-
cement des titres un peu plus difficile qu'aujourd'hui. Nous ne le con-
i* SÉRIE. T. XLvi. — 15 avril d865 4
50 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
testons pas. Mais il est évident que, toutes les opérations ayant lieu au
comptant, le mouvement de transmission serait plus lent et les acheteurs
examineraient davantafje quel est le caractère et quelle est la valeur du
titre qu'ils achètent, ce qui serait un (yrand prog^rès.
Peut-être aussi les capitaux seraient-ils moins enclins qu'aujourd'hui
aux spéculations de bourse et aux placements anonymes. Peut-être re-
chercheraient-ils plutôt l'industrie privée, l'entrepreneur estimé et
connu, que les grandes compagnies. Cette rectification du mouvement
des capitaux serait bien plus sensible encore, si la liberté des banques
d'émission venait la favoriser en la facilitant.
VI
Lorsque nous examinons dans leur ensemble les tendances de la légis-
lation actuelle, nous voyons qu'elle favorise les placements anonymes,
faits à tâtons, aux dépens des crédits accordés en connaissance de cause
à des personnes déterminées. Cette tendance résulte, d'une part, de la
constitution du marché des capitaux et de l'impunité ou plutôt de l'hon-
neur dont le jeu y jouit, et, d'autre part, des restrictions imposées à la
liberté des banques. Les petits capitalistes, dont la réunion forme les
grands capitaux, n'ont que par exception à côté d'eux un banquier dont ils
connaissent les affaires et chez lequel ils puissent en toute confiance dé-
poser leurs épargnes, parce que les banquiers sont en petit nombre et
toujours un peu suspects d'aller chercher à la bourse des bénéfices qui,
dans les affaires régulières, leur coûtent un grand travail à acquérir.
Aussi les capitalistes préfèrent-ils généralement le placement de bourse
au dépôt en banque.
Le banquier, de son côté, assez peu gêné par la concurrence et man-
quant souvent des lumières qu'elle seule sait donner, néglige de recher-
cher, chez les entrepreneurs auxquels il a affaire, les qualités persoq-
nelles; il lui suffit, pour constituer sa clientèle, d'un certain nombre
d'entrepreneurs riches. Ainsi la capacité des entrepreneurs pauvres
reste souvent en non-valeur, perdue pour eux-mêmes et pour la pro-
duction en général; ce qui est un grand dommage, à peine compensé,
s'il est compensé réellement, par les services des sociétés à responsa-
bilité limitée.
D'autre part, il s'établit à la Bourse, sur des sommes énormes, un jeu
dans lequel les chances ne sont pas du tout égales, parce que, dans les
temps ordinaires, un petit nombre de maisons puissantes font la hausse
ou la baisse à volonté. Les capitaux amassés péniblement dans l'indus-
trie légitime par le travail et l'épargne passent trop souvent par le jeu
aux mains des habiles, de leurs courtiers et de leu^s amis. C'est ainsi
qu'on voit en un moment des fortunes acquises honorablement sous-
traites à leurs imprudents propriétaires pour aller gonfler des fortunes
LES SOCIÉTÉS A RESPONSABILITÉ LIMITÉE. 51
improvisées par un jeu à coiulilioiis iiiéjjales. Qu'on ima^yine rénoniiité
des rava[jes (pii ont été faits, lorsqu'une seule maison a pu acijuérir
flans une seule année '22 millions de différences. Ces 22 millions n'ont
pas été pro(Iui(s; ils on! été pris h un certain nombre de familles dont
le palrimoine a disparu. Peut-on dire qu'ils ont éié gagnés, et n'est-on
pas trop indnliyent lorsqu'on assimile les (;ains de ce [yenre à ceux qui
naissent d'un jeu de liasarl loyal ? Il est bien certain du moins qu'on ne
peut pas du tout les assimiler aux bénéfices ordinaires du commerce et
de l'industrie, toujours fondés sur des services rendus.
Il résulte de ce déplacement de richesses, causé par le mécanisme
des marchés à terme, des exemples dont l'influence morale est pire
encore que le dommag'e matériel. Ces exemples enseig^nent qu'on peut
s'enrichir plus sûrement et surtout plus vite par certains moyens
plus ou moins honnêtes que par le travail; que les négociations par
lesquelles on s'enrichit ainsi sans travail sont les grandes affaires, et
que l'industrie effective, celle qui produit, ne fait que les petites affai-
res, celles des petites gens. Il est difficile d'imaginer un enseignement
plus contraire aux vrais intérêts de la civilisation et surtout au respect
de la propriété. Nul sacrifice, ce nous semble, ne devrait couler pour le
faire disparaître, et il serait facile d'y parvenir sans sacrifice sérieux
d'aucune sorte, par une simple prohibition des marchés à livrer.
Cette prohibition ne laisserait debout que la spéculation au comptant,
la seule qui puisse rendre de véritables services. Alors le placement
des titres de sociétés à responsabilité limitée serait sans doute plus dif-
ficile et surtout plus lent qu'aujourd'hui; mais cette lenteur relative ne
serait pas un mal ; elle forcerait les gens à réfléchir un peu plus sur le
fond des affaires dans lesquelles ils s'engagent , ce qui n'empêcherait
l'établissement d'aucune société de quelque valeur.
Au surplus, nous ne voyons nul motif pour entourer la formation des
sociétés à responsabilité limitée de laveurs exceptionnelles. Ces sociétés
rendent, il est vrai, des services dans les cas où les particuliers ne peu-
vent pas exécuter certains travaux, ou lorsque le nombre de ceux qui le
peuvent est tellement restreint qu'on ne doit attendre d'eux aucune
concurrence sérieuse. Dans tous les cas ou des particuliers, seuls ou
associés en nom collectif, sont en état de fonder et de diriger une en-
treprise dans des conditions normales, nous croyons qu'il vaut mieux
que les affaires soient faites par eux que par les grandes sociétés et les
combinaisons d'autorité. Nous préférons l'arrangement qui, outre les
services ou objets utiles offerts au public, produit un plus grand effort
intellectuel et moral des hommes employés, en les plaçant sous le coup
d'une responsabilité directe, en même temps qu'il garantit mieux la
société contre ies combinaisons de monopole, contre les tentatives vio-
lentes de retour au régime d'autorité.
Courcelle-Seneuil.
52 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
DES
COMPAGNIES FORMÉES EN FRANCE
sous L'ANCIEN RÉGIME
POUR LE COMMERCE LOINTAIN (1)
Le mot compagnie est un de ceux dont les acceptions sont tellement
diverses , qu'il faut, avant de l'employer, dire dans quel sens on veut
l'entendre.
On s'est servi de ce mot, aux xvu® et xviii* siècles, pour désigner des
sociétés commerciales ou même des sociétés civiles autorisées par le
gouvernement ; c'est de ces sociétés, êtres moraux, personnes civiles
reconnues par l'État, que je veux parler. Ce chapitre sera consacré à
celles qui avaient pour but le commerce extérieur.
Mais, avant d'en venir là, on me pardonnera de rappeler qu'au début
de ce livre j'avais rangé, parmi les sociétés que régissaient les principes
généraux du droit en cette matière, l'association des Argonautes pour
la conquête de la Toison d'or. En effet, cette société ressemblait beau-
coup aux compagnies que formaient au moyen âge les aventuriers voya-
geurs chercheurs de gloire et surtout de richesses. Guillaume le Con-
quérant avait formé une compagnie pour la conquête de l'Angleterre,
c'est ainsi que s'expriment les historiens de son temps. Le livre du par-
tage des terres atteste la répartition des bénéfices.
Les barons et chevaliers qui partirent pour la conquête de la Sicile,
de la Morée ou de la Terre-Sainte, formaient de même des compagnies,
parmi lesquelles nous citerons celles des Normands qui s'établirent dans
la Fouille ou à Palerme, celles des Villehardouin et des Brienne qui con-
quirent le Péloponèse et se firent ducs et seigneurs dans Athènes et les
pays d'alentour, histoire trop inconnue et pourtant bien curieuse. Les
Almogavares, qui vinrent d'Aragon pour chasser les Champenois, établis
en Morée, étaient aussi une compagnie commandée par Ramon Munta-
ner, son chef et son historien. Le nom de compagnie fut donné aussi
aux bandes qui vendaient leurs armes et leur sang pour venger les que-
(1) Extrait d'une Histoire du contrat de société, par M. F. Malapert,
avocat, docteur en droit; sous presse.
COMPAGNIES FORMÉES EN FRANCE SOUS L'ANCIEN RÉGIMn. 53
relies d'aiitrui. Sous Charles V on désif^na ces troupes sous le nom de
grandes compagnies. Les Italiens ont inventé le nom de condottieri,
qui est aujourd'hui [généralement appliqué à tous les soldats merce-
naires.
C'était une compa[ynie que commandait Jean de Béthencourt, lors-
qu'il alla, en li02, découvrir les îles Canaries. La société que François
Pizarre forma pour la conquête du Pérou avec Alma[jro et Fernand de
Lucques, comme chefs, et un certain nombre de simples associés ou
compn^ynons, était une société comme celles dont je viens de parler. De
môme quand les flibustiers et boucaniers de l'île de la Tortue proje-
taient une expédition, ils commençaient par se réunir en compagnie et
convenaient de la manière dont les combats seraient engagés, et surtout
ils fixaient dans quelles proportions le butin serait partagé. Telles ont
été dans nos dernières guerres maritimes les sociétés formées par les
corsaires. De sorte que depuis l'antiquité jusqu'à notre époque on suit à
travers les temps cette sorte d'association, dont je n'ai parlé ici qu'à
cause du nom qu'on lui donna dans notre pays à diverses époques.
Cependant, à côté de ces compagnies où chacun devait payer autant
de sa personne que de ses biens, l'Europe occidentale ne perdit jamais
l'usage de faire des sociétés, dans lesquelles certains associés ne figuraient
que pour l'apport de leur argent, tandis que d'autres s'exposaient aux
hasards des courses lointaines et aux périls des batailles.
Si nous remontions la nuit des temps, pour chercher, par exemple, à
quelle époque on fit le premier armement d'un vaisseau pour le donner à
conduire à un marin expérimenté, associé avec les armateurs pour les bé-
néfices et les pertes, nous arriverions certainement aux premiers âges
historiques. Athènes avait cet usage, qu'elle tenait peut-être des Phéni-
ciens ; les Rhodiens, dont les lois maritimes sont tant vantées, ont dû le
connaître ; enfin Rome nous en donnerait des exemples.
Le moyen âge, M. Pardessus l'atteste en cent endroits de sa préface
sur les lois maritimes, a connu cette société, qui bientôt se fondit avec
les grandes associations autorisées par l'État et auxquelles on a donné
les noms de Compagnies des Indes, etc.
Mais, pour ne pas rompre la suite de nos observations, nous remar-
querons que l'Italie avait de ces corporations puissantes , et que c'est
avec leur secours que les républiques des bords de la Méditerranée
étaient parvenues à tant de grandeur. Ainsi, au xi* siècle, la société des
Umili de Pise pouvait armer des troupes et devenir assez puissante pour
fournir des secours aux princes d'Antioche menacés par les Sarrazins.
Maintenant que nous connaissons ces éléments, il faut nous rappeler
qu'en 1492 Christophe Colomb, par son audace, sa persévérance, son
génie, ouvrit la route vers un monde nouveau. La découverte de l'Amé-
rique, celle de la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance, donne-
54 JOURNA!. DES ÉCONOMISTES.
rent un nouvel essor à l'esprit humain qui s'affranchissait avec l'impri-
merie, plus encore que par l'emploi d ; la poudre à canon.
Lorsque Christophe Colomi) revint en Espaf;ne, le monde retentit
d'acclamations à la louange de ce navip^ateur. L'Europe entière se mit
à rêver d'or et de pierres précieuses. Il semblait qu'il suffisait de vou-
loir, pour s'enrichir. L'émi[yration commença. Elle fut considérable
durant les p,uerres de religion ; mais c'est après la Ligue et sous le règne
de Henri IV que les armateurs des navires prirent l'habitude de rester
en France, tandis que des aventuriers intéressés dans l'entreprise allaient
conquérir des richesses communes pour tous les associés.
En ce temps-là, il se forma partout en Europe des compagnies de
capitalistes, ayant pour but la conquête des Indes occidentales ou orien-
tales. Ces expressions désignaient alors toute la terre moins l'Europe.
En effet, une bulle d'Alexandre VI, en date du mois de juin 1493, avait
divisé notre globe en deux paris distinctes. La ligne de séparation
élait le méridien qui passe à 270 lieues k l'ouest des Açores. Tous les
pays situés à l'ouest de ce méridien devaient appartenir aux Espagnols,
c'étaient les Indes occidentales. Tous les pays situés à l'est étaient attri-
bués aux Portugais, c'étaient les Indes orientales. On sait que cet orgueil-
leux partage ne fut pas accepté sans protestations par les autres nations
de l'Europe. Malgré la bulle du pape, les Français, les Anglais, les peu-
ples du Nord continuèrent à faire des découvertes.
L'éclat de la conquête et de la dévastation du Mexique et du Pérou ont
tant attiré les regards, que l'on ne s'est guère occupé que des progrès
de l'Espagne en Amérique. Les voyages des navigateurs français ont
cependant été d'une importance considérable. Nos marins ont découvert
Fernambouc, la Louisiane, le Canada : le Canada et la Nouvelle-Orléans,
ces deux morceaux du cœur et de l'âme de la France que l'Algérie com-
pense peut-être, mais ne fait pas oublier.
Je n'ai pas trouvé les acles du gouvernement (Jui ont autorisé les
compagnies formées par les aventuriers qui firent ces découvertes; mais
en comparant ce qui se faisait dans l'ancienne Rome avec les exigences
de notre législation plus récente, il est évident qu'il a toujours été né-
cessaire d'avoir une autorisation quand on a voulu former une compa-
gnie. Ajoutons qu'en dehors de ces entreprises le gouvernement essaya
lui-même d'en dirig^er quelques-unes.
Des édits de 1537 à 1543 prescrivirent d'équiper des vaisseaux de
guerre pour aller aux Indes orientales et occidentales. Le résultat fut
la découverte du Canada par Jacques Cartier, le Canada où nous retrou-
verions la langue et les mœurs de nos pères, si nous étions assez mal-
heureux pour les oublier.
L'amiral Coligny, agissant dans le cercle de ses fonctions, essaya plus
tard de fonder des colonies de protestants en Amérique. La première
COWPAGI^IES FORMËKS KN FRANCR SOUS I/ANCIKN RÉGIME. 55
tentative est de 1557. Il y fut aidé par Calvin. «Celui-ci, dit Voltaire,
envoya lus de prédicants que de cultivateurs; ces ministres qui vou-
laient dominer, eurent avec les commandants de violentes querelles;
ils excilèrenl une sédilion. La colonie fut divisée: les Portup,ais la dé-
truisirenl. » Celte expédition avait été dirij^ee sur le Brésil que la France
n'a jamais repris.
Vers l'an 1564, Colif^ny envoya des colons dans la Floride. La haine
des Espagnols et leur jalousie arrêtèrent les proférés de cette nouvelle
colonie. On se rappelle que nos compatriotes ayant été défaits, les Es-
pa^ynols pendirent leurs prisonniers avec cet écriteau : Pendus non
comme Français, mais comme hérétiques. A quoi les nôtres répondirent
en usant du même procédé à l'égard de leurs prisonniers : «Pendus non
comme Espagnols, mais comme assassins. » Cependant les projets de
Coligny échouèrent, parce que les guerres étrangères et surtout les dis-
cordes civiles empêchèrent l'envoi des secours que la métropole devait
envoyer aux colonies.
Mais nous touchons aux véritables compagnies. En 1601, des négo-
ciants de Saint-Malo , Laval et Vitré , s'associèrent pour équiper deux
vaisseaux le Croissant et le Corbin, et les envoyer sonder le gué et cher-
cher la route des Indes pour aller puiser à la source. Le récit de cette
expédition nous a été donné par Pyrard, qui a fait écrire, sous sa dictée,
la meilleure de toutes les relations sur les Moluques.
En 1604, une compagnie obtint du roi Henri IV le privilège exclusif
du commerce dans l'Inde. Elle ne fit rien, mais obtint en 1611, le re-
nouvellement de son privilège pour douze ans.
Des négociants de Rouen, ayant remarqué que la Compagnie des
Indes ne faisait aucun usage de son privilège, se formèrent en compa-
gnie pour le même commerce. De nombreuses contestations surgirent
de cette rivalité. Mais la société ancienne et la nouvelle fusionnèrent et
terminèrent ainsi leurs débats. Des lettres-patentes du 22 juillet 1615
constatèrent cette fusion et renouvelèrent le privilège qui avait été pri-
mitivement accordé.
Vers 1616 ou 1617, trois négociants conçurent le projet d'une nou-
velle Compagnie des Indes. Ils firent partir de Dieppe trois bâtiments
commandés par le capitaine Lelièvre , de Honfleur. Malgré la réussite
du voyage, cette entreprise qui avait résisté aux machinations des Hol-
landais n'eut pas de suites.
En 1619, trois gros navires partirent encore de Dieppe pour tenter
les mêmes aventures. L'un d'eux, le Montmorency, revint avec une
cargaison de poivre; cependant il n'eut pas d'imitateurs.
En 1626, Louis Xlil autorisa la Compagnie de Saint-Christophe.
L'honueur de cette affaire est reporté au cardinal de Richelieu , grand
56 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
amiral de France, qui s'inscrivit au nombre des membres de la com-
pagnie.
En 1628, le même cardinal fit donner une déclaration datée du mois
de mai et du camp devant La Rochelle, pour la formation de colonies
aux Indes occidentales. La Compagnie à laquelle ce privilège fut ac-
cordé se composait de quelques personnes nommées dans la déclara-
tion et de cent associés; cet édit est curieux à plus d'un titre. C'est
d'abord, à peu de chose près, le type sur lequel ont été dressés tous
ceux qui sont intervenus sur la matière.
Il s'agissait , disaient les envahisseurs européens , des intérêts de la
foi. C'est, en apparence, leur principale préoccupation. En second lieu,
le roi leur accordait un terrain conquis ou à conquérir. Les futures
conquêtes sont tout d'abord concédées aux associés. C'est pourquoi la
plupart des édits leur ont donné le droit d'envoyer des ambassadeurs au
nom du roi de France et de faire des traités. Ils pouvaient même dé-
clarer Ja guerre et faire tous autres actes à propos pour l'avantage du
commerce.
Pour en revenir à l'édit de 1628, nous remarquerons que si l'on
n'avait pas été sous le régime du bon plaisir, les droits réservés par
le roi auraient été bien peu de chose : une suprématie nominale, une
souveraineté sans effet, une couronne d'or pour impôt, souvenir de Vau-
rum coronarium offert par les provinces aux Empereurs romains lors
de leur avènement.
Si maintenant je pouvais entrer dans les détails de l'histoire de ces
colonies, je montrerais à quels dangers un gouvernement s'expose en
confiant à des particuliers une partie de la puissance publique. Ainsi
la Compagnie de Saint-Christophe ayant fait des conquêtes , les vendit
successivement, en 1649, 1650 et 1651, pour se couvrir de ses dé-
penses. Elle disposa de cette manière des principales Antilles en faveur
des chevaliers de Malte, qui, plus tard, les cédèrent à leur tour au roi
de France. D'autres Antilles emportantes furent aliénées au profit de
particuliers.
Cela étant dit pour montrer le mécanisme et le fonctionnement de
ces sociétés, je continuerai. En 1635, Régimento, de Dieppe, fit, avec
plusieurs marchands, une compagnie pour le commerce d!'s Indes
orientales, vers lesquelles il avait déjà navigué. Il partit donc de nou-
veau et revint en 1637 avec une riche cargaison. Sur son rapport, une
compagnie fut formée avec vingt-quatre négociants, pour faire le com-
merce aux côtes orientales de l'Afrique et dans l'île de Madagascar.
Le 24 juin 1642, le cardinal de Richelieu donna la commission d'au-
torisation à Ricaud, chef de la compagnie, et lui concéda le privilège de
faire le commerce dans tous les lieux que je viens de nommer. Des
lettres-patentes du roi Louis XIII, en date du 20 septembre 1643, confir-
COMPAGNIES FORMEES EN FRANCE SOUS L'ANCIEN RÉGIME. 57
mèront cotte commission. En cette même année 1643, la compajynie fit
partir un vaisseau pour Madajîascar. Quatre autres y furent envoyés
en \CAi et 1648. Vers 1650, tous les envois cessèrent, ce qui n'empê-
cha pas la compaj^nie d'obtenir, en 1652, pour quinze ans, le renouvel-
lement (le son privilège.
La Gompap;nie de Saint-Christophe se désunit en 1651. En cette
même année il se formait à Paris une compafjiiie sous le nom de France
équinoxiale, pour l'île de Gayenne. En 1653, il n'en restait plus rien.
Quant à la Compagnie des Indes-orientales, elle obtint, le 4 dé-
cembre 1652, le renouvellement de son privilé(}e pour quinze années.
La prospérité future de cette compa^ynie enflamma la cupidité des cré-
dules, et suscita des envieux. Chose incroyable, un maréchal de France
osa, en 1654, faire la [juerre à cette société dont il convoitait les ri-
chesses. La compag^nie ayant commencé ses opérations avait nommé Pro-
nis, gouverneur de Madag^ascar. Il fut renvoyé et vint trouver le ma-
réchal de la Meilleraie qu'il engagea à s'emparer de la colonie. Le ma-
réchal arma des vaisseaux qui se rendirent, à force ouverte, maîtres des
forts établis par les colons. Le maréchal et son fils, le duc de Mazarin,
se crurent possesseurs légitimes de cette proie volée les armes à la
main. Les réclamations de la société furent impuissantes contre de si
grands seigneurs. Enfin, en 1664, lors de la réorganisation ?des com-
pagnies par Colbert, le duc de Mazarin et tous les intéressés anciens
ou nouveaux vendirent leurs droits, à la nouvelle compagnie des Indes-
orientales.
« On ne peut rien voir de plus beau et de plus grand que le projet de
cette compagnie , qui fut dressé en quarante articles, le 26 mai 1664,
dans l'assemblée tenue à Paris par les principaux marchands de cette
ville , où assistèrent aussi quantité de personnes de considération de
diverses qualités et professions.
« Le 29 du même mois, ces statuts ayant été présentés au roi à Fontai-
nebleau, par les députés de l'assemblée qui s'y étaient rendus, ils furent
examinés et arrêtés en conseil deux jours après. Au mois d'août le roi
donna les lettres-patentes en forme d'édit, expédiées h Vincennes, pour
son établissement, qui furent vérifiées au Parlement, le premier sep-
tembre suivant. » {Encyclopédie méthodique, Dictionnaire du commerce,
v** Compagnie.)
En même temps, c'est-à-dire le 11 juillet 1664, fut établie la Com-
pagnie des Indes-occidentales. Les îles françaises vendues par la Compa-
gnie de Saint-Christophe furent rachetées au nom de la nouvelle com-
pagnie, l'ordre de Malte et les autres propriétaires furent remboursés.
Même on traita avec ce qui restait d'associés de la Compagnie de la nou-
velle France de 1628. Toutes les concessions furent révoquées et des
lettres-patentes expédiées le 11 juillet 1664, comme nous l'avons dit.
58 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Le roi accordait à la nouvelle compaj^^nie eti toute propriété, justice
et seifjneurie, le Canada, les Antilles, TAcadie^ les îles de Terre-Neuve,
nie de Cayenne» et les pays de terre-ferme de l'Amérique, depuis la
rivière des Amazones jusqu'à rOrénoque. Il lui donna en même temps
la faculté d'y faire seule le commerce pendant quarante ans, aussi bien
qu'au Sénéfjal sur les côtes de Guinée et sur les autres parties de l'A-
frique. Ces avanta(}es n'étaient pas les seuls^ en effet la compajjnie
obtenait remise de la moitié des droits sur toutes les choses venant des
lieux où elle exerçait son privilège; elle avait le pouvoir de nommer
les gouverneurs et tous les officiers de guerre et de justice, même les
prêtres et les curés. Elle avait enfin le droit de déclarer la guerre et de
faire la paix, le roi ne se réservait que la foi et hommage lige, et une
couronne d'or de trente marcs à chaque changement de règne. Les ar-
moiries de cette compagnie furent un écusson en champ d'azur, semé de
fleurs de lys d'or sans nombre, deux sauvages pour support et une cou-
ronne tréflée.
Le roi fournit le dixième du capital dont le reste fut bientôt formé.
En moins de six mois, plus de quarante-cinq vaisseaux furent équipés
et la compagnie prit possession de toutes les terres comprises dans sa
concession. Louis XIV cependant arrêta cet essor. Par un abus de
pouvoir que le seul bon plaisir peut expliquer, il lui retira les privilè-
ges qu'il lui avait concédés neuf ans après les avoir offerts. En 1674, il
racheta et réunit à la couronne toutes les possessions de la compagnie.
Ajoutons à la décharge de l'auteur de ce coup d'État, que toutes les ac-
tions furent remboursées. On a remarqué que l'intervention royale
n'était pas nécessaire pour rétablir les affaires de la compagnie qui
n'était pas insolvable. Sans doute elle avait beaucoup souffert dans la
guerre contre les Anglais. Elle avait été contrainte d'emprunter plus
d'un million et d'aliéner son droit exclusif au commerce des côtes
d'Afrique ; mais il lui restait encore de grandes ressources et pouvait
conserver une individualité puissante.
Malheusement le véritable but de sou organisation n'était pas d'en faire
une société commerciale. On avait eu l'intention, en la créant, d'établir
une machine politique contre les Hollandais. Le but parut atteint en 1674,
et le gouvernement absolu de cette époque ne se crut pas obligé de te-
nir ses engagements.
Nous avons vu le sort de la compagnie des Indes-occidentales ; et c'est à
cause de son peu de durée que nous n'avons pas voulu l'abandonner après
avoir parlé de sa création. La^ compaguie des Indes-orientales eut une
plus longue existence. Elle avait été aussi, nous l'avons dit, entreprise
avec enthousiasme, et les nobles, en y prenant part, ne dérogeaient pas.
Les étrangers étaient conviés à y entrer, et ceux qui y mettraient
20,000 livres devaient être réputés régnicoles, et en cette qualité jouir
COMPAGNIES FORMRES EN FRANCE SOUS L'ANCIEN RÉGIME. 59
(le tous les privilèges des sujets français. Il élail établi une iliambre de
direction {jéncrale, composée d»; vinp,tet un directeurs, douze de Paris,
les neuf autres des provinces. La coinpa{;nie pouvait encore établir des
chambres particulières, jjartout où elle le ju|;erait à [jropos.
S;)n priviléj;e était de pouvoir seule naviguer, à Texclusion de tous au-
tres sujets du roi, dans toutes les mers des Indes d'orient et du sud, du-
rant trente ans. Elle recevait à ))erpétuité la possession de l\ladaf;ascar
et de toutes les autres terres, places et îles qu'elle pourrait conquérir sur
les ennemis, ou dont elle pourrait s'emparer sur les barbares, pour en
jouir en toute propriété, seif^neurie et justice, sans y réserver que là
seule loi et liommajye-li^ye, avec la redevance d'une couronne, et d'un
sceptre du poids de cent marcs à chaque mutation de roi. Elle avait aussi
le pouvoir de nommer et d'établir tous officiers de justice et de guerre,
et de nommer tous les ambassadeurs vers les rois et princes des Indes, et
de fciire des traités avec eux. Le roi se chargea d'avancer le cinquième de
la dépense des trois premières années, s'en^^af^eant à ne pas répéter cette
avance dans le cas où la compagnie perdrait son capital. Elle obtint le
droit d'exporter les espèces d'or et d'argent dans tous les lieux de son
commerce. Les marchandises, venues des Indes en France, ne devraient
payer que moitié du prix fixé par les tarifs. Celles qui étaient destinées
aux pays étrangers ou aux provinces, soit par terre, soit par mer, ne
devraient payer aucun droit, soit d'entrée, soit de sortie. Les bois,
et autres choses nécessaires pour la construction et l'armement des vais-
seaux de la compagnie, étaient exempts des mêmes droits. La compagnie
devait avoir une prime de 50 livres par tonneau de marchandises expor-
tées dans les pays de sa concession, de 76 livres pour celles qui en étaient
rapportées en France.
Elle avait pour armoirie un globe d'azur, chargé d'une fleur de lys
d'or, avec cette devise : Florebo quocumque ferar. Les supports étaient
deux figures représentant, l'une la paix, et l'autre l'abondance.
L'édit de création portait que les parts ne pourraient être moindres
de 1,000 livres, les augmentations de 500 livres.
L'histoire de cette compagnie, qui dura jusqu'en 1719, serait celle de
nos succès et de nos revers maritimes pendant son existence. Il faudrait
y ajouter aussi les désordres qui naissaient des vices d'une administration
lointaine, dont les surveillants n'avaient aucun moyen de contrôle.
Elle avait, nous l'avons vu, obtenu la concession à perpétuité de l'île
de Madagascar, où devaient être les plus importants de ses compioirs.
Le mauvais choix des emplacements, le peu de fidélité des employés, les
guerres que la France et les colonies eurent à souffrir empêchèrent le
développement de cette compagnie, qui en fut cruellement atteinte. Elle
fut d'abord obligée de quitter Madagascar pour s'établir à Pondichéry.
En 1694, les Hollandais prirent cette ville, et la compagnie sembla tout
60 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
près de s'éteindre. La {guerre de 1 700 la ruina à ce point, qu'en 1719 elle
avait plus de 10,000,000 de dettes. Nous trouvons qu'à différentes épo-
ques il y eut des assemblées des intéressés et des remaniements des sta-
tuts. Nous citerons les dates de 1669, 1675, 1684, 1702, 1704. En 1687
et 1689 il y eut des répartitions de bénéfices qui s'élevèrent à 30 0/0.
Nous remarquerons que ces compag^nies avides de monopoles et de pri-
vilèges ne les conservaient pas ; nous avons montré que la Compagnie de
Saint-Christophe avait vendu ses concessions en détail; celle des Indes-
orientales trafiqua de la même manière de ses droits. Elle renonça, en
1686, à Madagascar, qui fut réunie à la couronne le 4 janvier de la même
année. Elle vendit le commerce de la Chine à une compagnie nouvelle,
qui prit le titre de compagnie de la Chine. En 1708 elle fit un traité avec
Grozat et ses compagnies pour leur permettre d'envoyer des vaisseaux
dans les Indes.
Avant de parler de Lawetde son système, nous devons mentionner les
autres compagnies qu'il engloba dans la sienne. Citons la compagnie de
la baie d'Hudson, qui se forma à Québec, dans les premières années du
xviii^ siècle, et finit à la paix d'Utrecht.
La compagnie du Mississipi dut sa fondation à Robert Cavalier de la
Sale qui reconnut, dès 1669, le grand fleuve appelé Meschassipi ou Mis-
sissipi. Il entreprit de former une compagnie pour en cultiver les rivières.
En 1712, Crozat obtint pour elle de nouveaux privilèges, puis il la fon-
dit bientôt dans la compagnie d'Occident.
La compagnie d'Acadie, fondée en 1683, prit fin quand le traité d'U-
trecht nous enleva cette colonie. La compagnie de Saint-Domingue est
de 1698. En 1720, elle renonça à ses privilèges et fusionna avec la com-
pagnie des Indes.
Le commerce du Sénégal fut exploité d'abord par les marchands de
Dieppe. Us avaient placé le siège de leurs opérations dans une petite île
du Sénégal à laquelle ils avaient donné le nom d'ilote Saint-Louis. Des
marchands de Rouen achetèrent cette habitation. Us la vendirent en 1664
àlacompagniedes Indes-Occidentales. La compagnie du Sénégal fut formée
vers 1673. Elle racheta le 8 novembre de cette année 1673 les habitations
que possédait la compagnie des Indes-occidentales sur les côtes d'Afrique.
La compagnie du Sénégal semble avoir eu pour but principal de faire la
traite des nègres. C'est ainsi qu'elle passa en 1675 et 1679 des marchés
avec le roi de France pour la fourniture des nègres en Amérique. Le se-
cond marché l'obligeait à transporter chaque année deux mille noirs. Le
roi, pour récompenser la compagnie de sa fidélité cà remplir ses engage-
ments antérieurs, lui accordait la confirmation de son privilège. De plus,
il lui donnait le droit exclusif de vendre de gré à gré des nègres aux ha-
bitants des îles d'Amérique, sans que le prix fût déterminé par les auto-
rités.
COMPAGNIES FORMÉES EN FRANGE SOUS L'ANCIEN RÉGIME. Cl
En 1679, ranuce même de cette convention, Golbert, pensant que la
compa(|nie, composée de trois personnes seulement, n'avait pas assez de
ressources pour soutenir les dépenses nécessaires à son commerce, en
forma une seconde à laquelle la première céda ses droits.
Cette nouvelle compajyuie ne se sentit pas de force à soutenir ses en-
};a{îemcnts et A faire seule le commerce sur toute la côte occidentale de
rAfri(jue. Elle céda une partie de son privilège à une nouvelle compa-
jînie qui prit le nom de compap,nie de Guinée. Un arrêt du conseil, du
12 septembre 1684, révoqua le privilé(je de la compagnie du Sénégal,
qui n'en cessa pas moins d'exister; en effet, en 1694, elle vendit tous
ses droits à un sieur d'Apougny, qui essaya de nouvelles combinaisons.
Ce fut d'abord en 1696 , une seconde fois au commencement du
xvui® siècle. Enfin en 1718 la compagnie du Sénégal fusionna avec la
compagnie des Indes.
Quant à celle dite de Guinée, elle obtint, sur la fin de janvier 1685,
des lettres patentes confirmatives du traité fait entre elle et la compagnie
du Sénégal. Son droit avait été d'abord reconnu par un arrêt du 6 jan-
vier de la même année, lequel avait partagé entre elle et ses cédants le
privilège du commerce des côtes de l'Afrique, et fixé les limites des droits
des deux parties. Le commerce était le même, et toutes deux subirent les
mêmes vicissitudes. Reut-être la compagnie de Guinée fut-elle la plus
malheureuse. Ainsi, en 1701, de nouveaux intéressés furent substitués
aux anciens. En 1705, elle changea de nom, et prit celui de TAssiente
ou compagnie de la mer du Sud. C'est sous ce double nom qu'elle opé-
rait et fournissait des nègres aux îles espagnoles. Enfin elle périt en
1713, quand un article secret du traité d'Utrecht céda aux Anglais le
commerce des nègres.
Venons dans la Méditerrannée. La France regarde le nord de l'Afri-
que. Les deux rivages semblent s'attirer et semblent destinés à des
échanges continuels. Les croisades augmentèrent les rapports des Afri-
cains et des Provençaux. Ceux-ci firent un commerce suivi avec les côtes
de Barbarie. Les deux pays s'accordèrent l'un à l'autre des privilèges
importants. M. Pardessus a constaté ces relations continuelles, bien que
la différence de religion les ait souvent entravées. Nos rois ont été ce-
pendant les plus fidèles alliés des Turcs, ce qui permit aux négociants
de notre pays de faire avec les Mahométans des affaires sérieuses. Ainsi,
en 1560, deux Provençaux appelés l'un Tinchès, l'autre Didier, entre-
prirent de faire la pêche du corail entre Bône et l'île de Tabarque. Us
firent dans ces parages un établissement auquel ils donnèrent le nom du
bastion de France. Cet établissement ruiné, en 1568, par les corsaires
turcs, reconstruit en 1597 par des Français, fut bientôt reperdu. M. de
Brèves, ambassadeur de Henri IV, fit cependant confirmer la permission
accordée aux Français de pêcher le corail dans les mers d'Alger. En
62 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
1637, Louis XIII fit rebâtir le bastion de France. Bientôt le commerce
fut porté à la Cale d'oii les Anglais venaient d'être chassés. La (juerre
contre Alger et l'expédition entreprise par Louis XIV contre l'Algérie
arrêtèrent les relations commerciales.
La paix fut signée en 1668; en 1670, une compagnie fut formée sous
le nom de compagnie du Levant. Son but était le commerce de la Médi-
terranée, côtes et pays de la domination du grand Seigneur, côtes de
Barbarie et d'Afrique. Le privilège expira et ne fut pas renouvelé.
En 1694, le nommé Héli, au nom de neuf intéressés, trois de Paris,
trois de Bayonne, trois de Marseille, signa avec le Dey, le divan et la
milice d'Alger une convention pour le privilège exclusif et à perpétuité
de la pêche du corail, la traite des laines, de la cire, des cuirs, du suif
et autres marchandises. Bien que cette compagnie se réunit en 1719 à
la grande compagnie des Indes, elle n'en conserva pas moins son indivi-
dualité et même son nom. C'est ainsi qu'elle fut rétrocédée au gouverne-
ment qui accepta cette rétrocession par un arrêt du conseil du 19 no-
vembre 1730.
Nous terminerons son histoire en rappelant que, deux jours après cette
cession , un autre arrêt du conseil constitua une nouvelle compagnie
d'Afrique avec un privilège de dix ans. En février 1741, un édit enre-
gistré en mars suivant, créa une dernière compagnie d'Afrique. Les
établissements fondés par elle furent ravagés en 1744 par les corsaires
algériens; malgré cela la compagnie semble être arrivée à une grande
prospérité et avoir vécu jusqu'à l'époque de notre Révolution, où tous les
privilèges furent abolis.
Il reste à parler du commerce de la France avec les régions septen-
trionales de l'Europe, qui n'échappa pas à la manie des réglementations.
Des lettres patentes de juin 1669, enregistrées le 9 juillet suivant, créè-
rent la compagnie du Nord. Son privilège devait durer vingt années et
les divers recueils sont muets sur ce qui en advint.
Nous avons montré comment les différentes compagnies formées pour
le commerce extérieur ont pris fin. Celles qui existaient au moment où
Law créa son système vinrent se fusionner avec la compagnie des Indes
dont il nous reste k parler. Cette société ne fut pas créée d'une pièce et
ne sortit pas du cerveau de son père armée et prête à marcher en guerre
comme la Minerve antique. Law commença par fonder la compagnie
d'Occident, dont les bases furent celles qu'avait eues autrefois la compa-
gnie des Indes-occidentales. Celle qui était dite d'Occident fut autorisée
par un édit d'août 1717, enregistré le 6 du mois suivant. Cet édit plus
complet que les précédents prévoyait plus de cas et réglait mieux les
droits et les devoirs des intéressés. Il était divisé en 56 articles. Par le
premier la société était établie comme l'avait été la compagnie des Indes-
occidentales. Il était dit encore que les nobles ne dérogeaient pas en
COMPAGNIES FOH^IKKS EN FRANCE SOUS L'ANCIEN RfiGlME. 63
s'intércssant à la nouvelle compajynie. Son priviléjye était, par Tarti-
cle 6, fixé à \in}|t-cinf( années. L'art. 5 lui donnait li Louisiane en
toute propriétr, seip,noune et justice. Le roi ne se réservait que la seule
foi et lioiumaj'.e avec une couronne d'or du poids de trente marcs à cha-
que nouvel avènement.
Par les 50 et 51" articles, la compaf^nie recevait en don les forts, ma-
gasins, maisons, canons, armes, poudres, brigantines, bateaux, piro-
gues et autres ustensiles qui étaient à la Louisiane et qui appartenaient à
la France.
Le 52*, dans le cas où le privilégie de la compagnie ne serait pas con-
tinué, lui assurait la propriété de toutes les îles et terres qu'elle avait
habitées.
Il était traité du 32' au 40® article de tout ce qui regardait les actions.
Chacune était de cinq cents livres ; les titres étaient d'une ou de dix. On
les déclarait marchandises, pour être vendues, achetées, négociées,
comme bon semblait aux propriétaires, qui pouvaient même être des
étrangers.
Tout actionnaire ayant cinquante actions avait voix délibérative
dans les assemblées. Il avait autant de voix qu'il avait de fois cinquante
actions.
Aux termes du 4* article de l'édit, les premiers directeurs furent nom-
més par le roi; après deux ans la compagnie devait en nommer trois
nouveaux, ou confirmer les anciens. Le 54" réglait quelles seraient les
armes de la compagnie. C'était : un écusson de Sinople à la pointe ondée
d'argent, sur laquelle était couché un fleuve au naturel, appuyé sur une
corne d'abondance d'or, au chef d'azur, semé de fleurs de lys d^or, sou-
tenu d'une face en devise aussi d'or ayant deux sauvages pour support
et une couronne tréflée.
Le 65* donnait à la compagnie le droit de faire des règlements et
statuts pour la gestion de ses affaires. Elle avait donc un territoire à
conquérir et à policer par ses mœurs et ses lois.
Cette compagnie eut un succès inouï. Son capital, porté à cent mil-
lions par un édit de décembre 1717, fut souscrit en entier au mois de
juillet suivant. En présence de ce succès, les anciennes compagnies
s'empressèrent de venir fusionner avec la nouvelle. La compagnie des
Indes-orientales vint, comme les autres, se réunir à celle des Indes-occi-
dentales, et de leur jonction constatée par un édit de mai 1719 naquit la
compagnie des Indes. Le premier article de cet édit supprima les pri-
vilèges accordés jusque-là aux compagnies des Indes et de la Chine. Le
4* transférait tous ces privilèges à la compagnie des Indes. La liberté
du commerce n'y gagnait rien.
Cette fusion servit de prétexte à l'augmentation du nombre des ac-
tions. On en créa pour 25 millions de nouvelles, émises, vu la hausse
64 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
des précédentes, au chiffre de 550 francs. La souscription fut instan-
tanément couverte, tant était vive l'ardeur du public. Tout le monde
désirait, voulait, exi[îeait des actions. Les plus g^rands seigneurs, les
dames les plus titrées rivalisaient de bassesses pour en obtenir. C'est
au point que, malg?ré les témoignantes des contemporains , notre siècle
ne veut plus croire à ce qui se passa dans ce temps. Les femmes offraient
leurs faveurs aux moindres commis ; les maris et les frères étaient prêts
à vendre leurs bras, leur honneur, leur corps et leur âme à qui leur
donnerait un de ces papiers. Il semble que le scandale fut alors pro-
portionné aux titres et aux dignités. Les plus illustres se faisaient les
plus ignobles.
Le régent fut, par ce débordement général, entraîné à augmenter le
capital de la compagnie, que quatre arrêts portèrent successivement à
300 millions. Après quoi, un nouvel arrêt du conseil, du 12 novembre
1719, confirmé par un autre du 10 décembre suivant, déclara qu'il ne
serait plus émis de nouvelles actions. Les 25 millions émis après les
125 premiers, le furent au taux de 1000 livres l'action. Les 150 derniers
millions furent émis à 5000 livres l'action, taux du cours de la place
pour les actions anciennes.
La compagnie des Indes se chargea au mois d'août 1719 du bail gé-
néral des fermes. Elle en donna 3 millions 500,000 livres par an de
plus que le dernier adjudicataire. Elle fit au roi un prêt de 1,200 mil-
lions, suivi bientôt après d'un autre de 300 millions. En échange de ces
prêts, il lui fut constitué 45 millions de rente à 3 0/0. Elle remboursa
100 millions que les anciens fermiers des tabacs avaient prêtés à FÉtat,
pour quoi elle reçut encore 3 millions de rente.
Le 22 février 1720, il y eut une assemblée générale des actionnaires,
sous la présidence du régent, qui offrit la régie de la banque royale à la
compagnie des Indes. Elle accepta. Ceci nous amène à parler de cette
banque, dont les désastres sont célèbres dans les fastes de l'agiotage.
Lorsque le banquier écossais Law vint en France, il se trouva dans un
pays privé d'établissements de crédit. Il y avait bien eu une banque,
appelée la banque d'emprunt, formée par les fermiers généraux ; mais
elle avait mal fonctionné. Law entreprit de se servir de cette ancienne
institution, dont les billets avaient été bien accueillis par le public. Le
2 mai 1716, des lettres-patentes autorisèrent l'érection d'une banque
générale, avec privilège de vingt années. Cette banque obtint de faire
des billets en écus d'espèces, sous le nom d'écus de banque. Des lettres-
patentes du 20 du même mois, enregistrées au parlement le 23, fixèrent
le capital à 1200 actions, de 1000 écus de banque chacune. Tous les
billets devaient être payables à vue, jamais à terme. Il était défendu à
la banque de contracter des emprunts.
Le 10 avril 1717, un arrêt du conseil autorisa les caisses publiques à
COMPAGNlIiS FORMÉES EN FRANCE SOUS L'ANCIEN RÉGIME. 65
recevoir les billets de la banque comme argent comptant. Cette mesure
leur donna une faveur extraordinaire. Les billets furent préférés à la
monnaie métallique, et ils (jaiynaient beaucoup au change. Ils valaient
donc en or ou argent plus que leur chiffre nominal. Au mois de décem-
bre 1718, le gouvernement s'empara de la ban({ue, afin de battre mon-
naie à Taide d'une valeur dont on pouvait trop facilement augmenter les
émissions suivant les besoins du trésor public.
II arriva, ce qui était inévitable avec l'absolutisme : le gouvernement
fabriqua des billets avec profusion et considéra son papier comme une
valeur réelle, tandis qu'il n'était qu'un titre de créance.
Au mois de juillet 1719, le total des billets formait une somme de
400 millions. Leur valeur ne s'était pas amoindrie, parce que les com-
pagnies d'Occident et des Indes les avaient acceptés en payement de leurs
actions. Mais, en septembre, il en fut émis pour 120 autres millions, en
décembre pour 360. Comme toujours, le dernier de ces arrêts porta
qu'il n'en serait plus créé, si ce n'est pour remplacer les billets endossés
et biffés; ce fut comme exécution de cette disposition qu'il fut émis
pour 200 millions de billets en février 1720.
Nous sommes au moment où la Banque fut donnée en régie à la com-
pagnie des Indes. L'opération pouvait se continuer, quand tout à coup,
uu arrêt du 21 mai 1720 décida que les billets perdraient progressive-
ment jusqu'au mois de décembre la moitié de leur valeur, afin de des-
cendre au taux de la monnaie métallique. Cette dépréciation causa une
panique générale. Elle montre à quels dangers on était exposé en pla-
çant sa fortune dans des valeurs que le gouvernement pouvait dépré-
cier et avilir d'un moment à l'autre. La chute fut rapide. Personne ne
voulait plus de billets , à ce point qu'il fallut un arrêt du 10 octo-
bre 1720 pour que, par une sorte défaveur, ils fussent acceptés à
perte pour certains payements. Le passé fut bientôt seul intéressant et
les derniers arrêts sur la matière n'eurent pour objet que son règle-
ment. La banque et le système de Law avaient vécu.
Cet épisode terminé, nous revenons à la compagnie des Indes. Elle
fut sérieusement atteinte par les désastres de la Banque, mais n'en con-
tinua pas moins ses opérations. Elle eut des guerres considérables à
soutenir contre l'étranger, en même temps que des dissensions intes-
tines. Les noms des Dupleix, des Bussy, des Lally-Toliendal sont fameux
dans l'histoire de notre pays. Ces généraux commandaient au nom de
la Compagnie des Indes. Le marquis de Montcalm a été moins vanté,
bien qu'il ait déployé pour la défense des possessions de la compagnie,
en Amériqne, toutes les qualités d'un général et d'un administrateur.
Plusieurs des annexes de la compagnie, comme la compagnie d'A-
frique, par exemple, reprirent leur individualité après la chute de
Law. Il serait superflu de parler de tous les détails des débats que la
2e SÉRIE. T. XLVi. — 15 avril 1865. 5
66 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
débâcle du système put soulever. Nous terminerons donc en disant que
la Compag^nie vécut jusqu'à la Révolution et que sa liquidation n'est
pas encore terminée.
Cet exposé rapide de l'histoire des tentavives des Français pour colo-
niser les contrées lointaines était nécessaire. Il prouve que les cher-
cheurs d'aventures ne sont pas seulement de notre siècle. Certains
hommes ont toujours tout risqué pour faire une fortune éclatante et
rapide. D'un autre part, il était utile de montrer en action ces compa-
gnies privilégfiés , qui propageaient, avec la foi chrélienne, la gloire
des armes françaises autant que le commerce. En retour elles étaient
sous le bon plaisir du prince. Elles furent donc impuissantes à créer
d'importantes relations commerciales, parce qu'elles ne pouvaient in-
spirer au public une confiance qu'elles n'avaient pas en elles-mêmes.
Louis XIV, nous l'avons vu, essaya vainement, par ses faveurs, ses
honneurs , ses dons de faciliter les entreprises. Son but était de
tenter des moyens nouveaux, d'étendre sa renommée. La paix d'Utrecht
prouva le néant de ses conceptions, puisqu'il consentit alors à faire pas-
ser les plus riches de nos possessions sous le joug de l'Angleterre.
M. Troplong se trouvant en face des différentes lettres patentes
de 1664 a enseigné que ces édits révélaient une idée grande et
neuve, en ce que, suivant cet éminent écrivain, la colonisation n'était
plus une entreprise militaire conduite par Tépée et soutenue par des
légions. Il y voit une œuvre toute pacifique dont le commerce était le
but. Il n'est pas possible d'être plus loin de la vérité. M. Troplong
le reconnaît implicitement, car, dans la même page oii il a vanté ces
compagnies, il reconnaît que leurs privilèges établissaient des espèces
de grands fiefs pour le commerce, et permettaient à ces corporations
de faire le trafic des îles et des royaumes.
Les sociétés commerciales, faites pour le commerce, n'ont aucun
point de comparaison avec nos grands feudataires, qui entendaient avoir
le droit de faire la paix et la guerre et jouir de tous les attributs de la
souveraineté. On n'a pas besoin de tant de puissance pour produire,
acheter, vendre du coton et des épices ; puis il faut se rappeler sans
cesse que ces entreprises lointaines ont toutes mai fini, parce qu'elles
ont toutes mal commencé ; cet enseignement est plus salutaire que ne
le sont des louanges dithyrambiques.
La création de ces compagnies n'avait pas pour but la réunion dft
forces éparses, en vue d'un résultat commun. Elles avaient pour base
les idées que l'on se faisait alors de l'importance des privilèges. On ne
savait pas encore que la concurrence enrichit le commerçant qui lutte
contre S3s rivaux, tandis qu'elle ruine celui dont l'industrie est proté-
gée par un monopole. Ajoutons que ces compagnies, corps politiques,
voyaient leur sort dépendre de la faveur du prince ou de l'issue d'une
LKS CIKCULATIONS KN BANOUK. 67
bataille. Los cai>ilaux ne. sont pas disposés à courir do pareils hasards.
On disaitaii public vul[;aire quo k but do ces entreprises était do co-
loniser les pays lointains. Et après ces beaux semblants, on recrutait le
personnel des colons par des moyens cruels et honteux. On embarquait
de force les voleurs et les filles publiffues, prenant ainsi ce qu'il y avait
déplus fyanfyroné parmi les hommes et les femmes. Ce n'est pas tout :
quand les sujets manquèrent, le recrutement des colons se fit au moyen
d'enlèvements déjeunes hommes et de jeunes femmes que Ton ramas-
sait au hasard et sans savoir s'ils étaient ou n'étaient pas mariés. On en
vint à voler en plein jour des enfants en bas â{je, que l'on envoyait
mourir dans les possessions françaises de l'Inde ou de l'Amérique.
Ces mœurs ne nous ont jamais paru enviables ; nous no ref][rettons
pas des institutions qui ont eu des résultats si odieux.
Aujourd'hui le commerce se fait par des particuliers. Le gouverne-
ment ne leur donne plus la permission de mêler la politique à leurs
transactions. Ces particuliers peuvent s'associer comme ils l'entendent;
cette liberté leur profite, et ce qui rend surtout leurs efforts fructueux,
c'est que la concurrence, en les tenant en haleine, les oblif]?e à bien
faire, sous peine d'être vaincus dans la lice commerciale.
F. Malapert,
Avocat, docteur en droit.
LES CIRCULATIONS EN BANQUE
OU L'IMPASSE DU MONOPOLE
PAR M. PAUL COQ W
Le nouvel ouvrage de M. Paul Coq est une manière de post-scriptum
de La Monnaie de la Banque du même auteur. Seulement ce post-scrip-
tum résume huit ans de réflexions, de travail incessant et de prog^rès.
On est assez embarrassé d'abord pour donner un nom h ce livre.
Est-ce un traité, une brochure de circonstance, un pamphlet? OEuvre
de polémique et d'actualité, incontestablement ( car il fait main basse
sur les aphorismes de mauvais aloi et les expédients manques dont on
nous fati{jue aujourd'hui les oreilles, avec une vi.;ueur de raison et une
verve d'ironie remarquables), au fond c'est une chose solide et posée qui
(1) Les Circulations en Banque ou V Impasse du Monopole, Émission et
Change, Depot en compte, Check, Billet à intérêt, i vol. in-8 ; Guiliaumin et
C% 1865. 5 francs.
68 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tient parfaitement et qui restera. L'ouvrage manque évidemment de plan
arrêté ; il a le laisser-aller et parfois les redites d'une improvisation. Mais
il ne fout pas s'y tromper, les improvisations de ce genre supposentcomme
préparation antérieure, de longues et profondes études. Ce décousu
apparent, qui n'a ni incertitudes ni disparates, dénote l'ordonnance in-
time et l'unité synthétique de la conception : à la façon dont ces pièces
dispersées au hasard se correspondent, s'engrènent et se soutiennent Tune
l'autre, on reconnaît aisément qu'elles font partie d'un ensemble très-
complet; et la lecture de ce travail fiévreux et fragmenté laisse, en défi-
nitive, dans l'esprit une remarquable impression de certitude et de repos.
M. Paul Coq procède, dans ces délicates questions de crédit, avec
une aisance d'allure, une sûreté de main, une rectitude d'orientation
qui indique une connaissance parfaite du terrain. Non-seulement l'his-
toire et le mécanisme des divers types de banques que présente notre
époque lui sont familiers ; mais il paraît en avoir suivi habituellement
les procédés, la situation, les bilans; il connaît les manœuvres diverses
dont elles sont le foyer ou le but, ce qu'on pourrait appeler le dessous
des cartes et la chronique scandaleuse de la partie, comme s'il était du
métier. C'est une sorte de praticien amateur et désintéressé, doublé
d'un analyste très-pénétrant. Cette aptitude à interpréter les faits mé-
rite d'être notée, parce qu'elle est assez rare parmi les collectionneurs
de documents, chez qui l'érudition congestionne parfois la fibre judi-
ciaire et émousse la finesse du coup d'œil. M. Paul Coq, d'une part,
sait donc mieux les choses par le détail que ceux qui théorisent sur
des renseignements de seconde main; et, d'autre part, il voit plus large-
ment en théorie que ceux qui, pratiquant par profession, traînent
au pied la chaîne d'une routine ou d'un intérêt de boutique. Tout cela
donne à son argumentation quelque chose d'original, de vivant et en
même temps de très-ferme. Au lieu de ramasser des opinions et des
textes (ce qui nous ramène purement aux procédés de la scholastique et
aux arguments de la théologie), il apporte à pleines mains des faits et
des chiffres; et c'est là-dessus que sa dialectique pose le pied pour
franchir lestement les fondrières où d'autres s'embourbent.
La forme est capricieuse et sans façon : le plus ordinairement une
espèce de causerie familière d'un entrain tout méridional, colorée de
vives images et fortement épicée parfois de persiflage. Les mauvaises
raisons des avocats du monopole n'ont pas plus beau jeu avec
M. Paul Coq que les mauvaises pratiques de leurs patrons ; et il a la
main aussi leste pour déshabiller de son appareil doctoral la science de
pacotille, que pour retourner les gobelets des grands escamoteurs du
change. C'est encore un de ces économistes outlaws qui n'ont pas la
bosse du respect et à qui on fait difficilement prendre un nom propre
pour une raison. Beaucoup de gens trouveront qu'un ton plus grave
i
LES CIRCULATIONS KN BANQUE. «9
n'eût rien fait perdre à la vi};neiir du raisonnement ; et je conviens qu'il
y a parfois dans ces éclats de rire queltiue chose de forcé et de violent,
qui peut blesser le };oût des délicats; mais j\y trouve une franchise d'i-
ronie, une liaiFie du tortillafye, un dédain des phraseurs et des endor-
nieurs, une amertume (riionnéteté (Mifin que j'estime infiniment. Dans la
science comme au théâtre, les premiers sujets de la scène comptent par
trop quelquefois sur les claqueurs : il est bon qu'il se trouve au parterre
de ces hardis justiciers qui les rappellent un peu vivement au respect
du vrai public, du public (jui sait et qui comprend.
J'ai déjà dit que le nouvel ouvrage de M. Paul Coq reproduit, pour
le fond des idées, les critiques qu'il adressait, dans La Monnaie de
Banque, aux errements de la Banque de France ; mais c'est avec une
nuance plus accentuée qui leur donne un caractère sensiblement
différent. Dans le premier ouvragée, l'auteur ne dissimulait pas sa
préférence pour les banques libres; mais il n'avait pas encore désespéré
du monopole, et le trouvant solidement établi, il s'efforçait, par ses re-
montrances répétées, de la ramener dans une voie plus large et plus in-
telligente. Aujourd'hui le temps a marché : ceux qui donnaient des con-
seils ont pu se convaincre qu'ils perdaient leur peine, et qu'il y a,
dans le monopole même, un vice originel et organique qui repousse
toute amélioration. En signalant plus énergiquement des erreurs qui
n'ont fait que s'aggraver, il semble maintenant que M. Paul Coq songe
à dresser un acte d'accusation ou à motiver un arrêt de déchéance. II
disait autrefois : vous devriez et vous pourriez faire ainsi . Aujourd'hui
il dit : ce que vous n'avez pas voulu ou pas pu faire, parce que vous êtes
le monopole, on le fera par la liberté. Ce n'est plus le médecin inquiet
et irrité qui s'efforçait, par des prescriptions énergiques, de sauver un
malade rebelle aux remèdes ; c'est plutôt le professeur qui, sur un sujet
vivant encore, mais condamné, fait, pour l'instruction des internes, un
exposé de l'état pathologique et une sorte d'autopsie anticipée.
Il y a même à remarquer que, la plupart du temps, M. Paul Coq
n'accuse pas directement la Banque elle-même ; il a pour elle une cer-
taine indulgence, je dirais presque une sorte de pitié (dont je ne suppose
pas qu'elle lui sache précisément gré). Il la considère moins comme
coupable que comme victime de son organisation d'abord, et ensuite
des manœuvres de certaines hautes puissances financières, qui ayant un
pied chez elle et l'autre en dehors, agissent par elle, sur elle et parfois
contre elle pour exagérer les mouvements, dans l'intérêt de leurs pro-
pres affaires, et se font ainsi de la Banque «un instrument de règne.»
Cette dépendance du grand régulateur de notre crédit, signalée déjà
dans une autre brochure de M. Paul Coq (1), est accusée ici de la façon
(i) Le Sol et la haute Banque.
70 JOURNAL DES RCONOMISTES.
la plus éner|}ique : elle est de nature à provoquer de sérieuses ré-
flexions.
II
Il est fort difficile de donner une analyse de ce livre. Si sa forme
coupée et capricieuse ne tenait qu'à l'insouciance de la méthode ou la
précipitation de la pensée, on pourrait y mettre aisément de Tordre.
Mais on reconnaît bien vite que cette marche par bonds et par crochets
lient essentiellement au procédé dialectique de l'auteur. Son raisonne-
ment ne va pas en ïiQne droite, comme font les esprits simples et en-
tiers qui n'ont, pour ainsi dire, qu'un tour dans leur bissac. Il évolue
autour des choses, il les prend sous toutes les faces, recoupant sans
cesse et rattachant ses lignes, comme un {géomètre qui de chaque station
rayonne sur toutes les autres. Gela forme un entrecroisement d'aperçus
ingénieux, de raisonnements solides, de critiques hardies et de vues
élevées, étayé de faits et de chiffres ojj l'histoire complète des banques
modernes paraît mise à contribution ; une sorte de tissu compliqué et
de feutrage d'idées, où il est impossible de suivre une trame quelconque,
parce qu'il y a partout dix brins de fil et dix raisons qui se tiennent par
tous les côtés : tellement que celle que vous détachez réclame les neuf
qui la flanquaient, et que ce qu'on laisse Ae côté vous semble toujours
valoir autant que ce qu'on a choisi, il faut lire l'ouvrage, et on le lira
avec grand profit et grand plaisir à la fois. Je me bornerai à indiquer
sommairement la manière de voir de l'auteur sur un petit nombre des
principaux points contestés, tels que le taux de l'escompte, les dépôts en
compte courant, le capital et son emploi, le change, etc. Tous ces détails
sont traités avec une vigueur remarquable de dialectique et, à mon sens,
dans des vues d'une grande justesse. Je ne puis faire mieux que de me
servir, la plupart du temps, des expressions de l'auteur.
1** Létaux de l'escompte. On ne peut pas exiger d'une banque d'émission
l'invariabilité absolue du taux; mais on peut lui demander de le main-
tenir en contrebas du cours général de la place. L'émission lui donne,
en effet, cet énorme avantage, qu'avec 5 fr. de monnaie elle peut faire
15 fr. de papier accepté partout sur le pied du numéraire; elle réalise
donc ainsi un bénéfice de 8 à 9, en escomptant à 3 0/0. La Banque de
France a escompté, comme chacun sait, au-dessous de 4 pendant plus
de 30 ans. Et ceux qui disent qu'elle restreignait alors beaucoup ses
opérations et qu'elle faisait infiniment moins d'affaires qu'aujourd'hui,
font preuve ici de mauvaise mémoire : car Tannée 1847, par exemple,
présente un chiffre d'affaires sur Paris (à cette époque les banques de
province n'étaient pas encore englobées dans le monopole), qui n'est
inférieur que de 100 millions au chiffre correspondant de 1860. Des
LES CIRCULATIONS EN BANQUE. 71
exemples tout récents prouvent, d'ailleurs, que la pression exercée sur
le marché intérieur, par la hausse de l'escompte à l'étranfyer, n'est pas
une difficulté aussi grande qu'on le prétend.
Ainsi, la Banque nationale belfie a toujours maintenu, au temps de
crise, son taux à 2 0/0 au-dessous des Banques de France et d'Anjjle-
terre : résistance très-remarquable chez un établissement de 25 millions
de capital seulement, qui se trouvait pris dans l'enj^renag^e des deux
Jurandes banques dominatrices du marché européen. Il faut dire qu'à
l'exemple des banques de Francfort, Berlin, Zurich, Genève, etc., la
banque bel[ye s'est préoccupée de se ménager «une réserve supplémen-
taire,» en pratiquant le chani^e. C'est grâce à cela, qu'en 1857, quand
les banques de France et d'Angleterre portaient leur escompte à 10, elle
s'est tenue à 4 0/0 d'écart en dessous. Avant la fusion, les banques de
Nantes et de Lyon escomptent à 1 0/0 au-dessous de Paris; mais aussi
elles servaient un intérêt aux dépôts : pour faire bien, il faut toujours
ainsi s'ingénier et se donner un peu de mouvement. Quant aux banques
libres, comme celles d'Ecosse et de Suisse, on sait qu'un de leurs carac-
tères est la stabilité relative du taux d'escompte.
2" Les dépôts en compte courant. Les dépôts sont l'approvisionnement de
l'encaisse et la base la plus réelle des opérations de banque. Il faut donc
les attirer et les fixer par l'intérêt : intérêt variable bien entendu, et qui
doit se régler sur les exigences de l'encaisse. Les banques sont de grands
entrepôts du comptant : pour pouvoir donner il faut songer à recueillir;
Vaction implique la provision, A l'aide de l'intérêt variable, les dépôts
(soit en compte courant, soit sous forme de bons de caisse à échéances
fixes) deviennent un supplément temporaire de capital. Ce sont de véri-
tables appels de fonds, adressés, avec une insistance proportionnée aux
besoins, à des actionnaires d'occasion. Les comptes courants sans intérêt
affaiblissent les banques ; «ils font partie du passif exigible slussi bien
que les billets en émission (1).» Passif non-seulement exigible, mais par
sa nature même, infailliblement exigé dans les moments où la banque
aurait le plus besoin de ses ressources. Le retrait ou le retour à la banque
des dépôts en compte est la cause prédominante des variations de la
réserve métallique. Or, cette réserve règle l'émission, et par l'émission
l'escompte. Il est donc d'une importance capitale en banque de retenir
par l'intérêt les dépôts.
On sait parfaitement combien le commerce proprement dit a peu de
part aujourd'hui à l'épuisement de la réserve métallique. Le compte
courant sans intérêts sert à peu près uniquement aux grandes maisons
de banque qui, ainsi posées, attirent à elles, au moyen de l'intérêt ea
(1) Compte rendu de 1850,
72 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
compte, les épargnes du commerce : si bien qu'elles peuvent er>compter
en contrebas de la Banque. Il met la Banque dans leur dépendance, et à
la merci de brusques retraites de fonds qu'elles peuvent opérer de con-
cert. Les petits comptes courants ne présenteraient pas ce danger; car
outre qu'on les retiendrait par l'intérêt plus élevé dans les moments de
crise, les déposants n'oseraient pas les retirer alors, de peur que la Ban-
que ne refusât plus tard d'opérer à nouveau leur crédit et leur débit. Ce
petit public ferait contrepoids par sa masse aux grosses maisons, chez
qui au contraire il se porte aujourd'hui, et qui ne prêtent ces fonds de
seconde main à la banque que pour les manœuvrer à l'occasion contre
elle. Enfin, on aurait ainsi l'inappréciable avantage d'être en communi-
cation directe avec le marché et de lui tâter le pouls à chaque instant.
Les comptes créditeurs indiquent l'offre, le portefeuille la demande,
l'émission se conclut comme appoint variable. Au lieu que maintenant
isolée des capitaux, la Banque n'est plus un indicateur véridique.
Sur ce point, la Banque a l'exemple de tous les autres grands établis-
sements de crédit : Crédit mobilier, Crédit foncier, Comptoir d'es-
compte, etc. En 1855, le Crédit mobilier donna 2 1/2 0/0 d'intérêt aux
comptes courants : sa dette flottante s'éleva immédiatement de 65 mil-
lions cà 103. En 1856, son mouvement de comptes courants atteignait le
chiffre de 2,739 millions. Un établissement comme la Banque de France
trouverait dans les comptes courants à intérêt des ressources d'une
extensibilité presque indéfinie. Resterait à les manœuvrer utilement en
dehors de l'escompte, qui en temps ordinaire n'en absorberait qu'une
faible partie. C'est au commerce et à l'affinage des métaux précieux,
c'est au change qu'elle aurait à les employer.
3^* Le change. Il en est du change comme de l'intérêt en compte
courant : ce qu'on n'utilise pas, on le laisse faire à d'autres. La Banque
déclare que le taux de l'escompte lui est imposé par le chiffre de son
encaisse, d'une part, et, de l'autre, par l'état des changes étrangers. Et,
vis-à-vis des causes qui peuvent épuiser son encaisse et rendre le change
défavorable, elle reste purement passive ! Et elle ne songe ni à attirer
les dépôts de numéraire par l'intérêt en compte, ni à prendre pied sur
le terrain du trafic cambiste î Qu'arrive-t-il de là ? C'est que d'autres,
plus habiles, s'emparent de ce qu'elle abandonne si insoucieusement.
Pendant qu'elle se laisse aller à la dérive, sans vouloir se servir de la
voile ni de la vapeur, des compagnons avisés (qui font partie de l'équi-
page) chauffent la machine et orientent les voiles pour jeter justement
le navire un peu plus en dehors de sa route. Avec le commerce des mé-
taux et le papier sur l'étranger, dont la Banque ne s'occupe pas, comme
avec la masse des petits capitaux qu'ils attirent à eux par l'intérêt et
qu'ils versent ou reprennent à la Banque en leur propre nom et à leur
LES CIRCULATIONS EN BANQUE. 73
convenance, ils manœuvrent contre son encaisse, sur place et de l'étran-
ger, avec une double et irrésistible puissance. Qui ne connaît les iribu-
Lations de <. la moderne Danaïde, » achetant à prime aujourd'hui de l'or
que ses vendeurs viendront lui reprendre demain au pair avec ses pro-
pres billets? Et n'a-t-on pas vu, il y a quelques mois à peine, la Banque
d'Aiif^leterre obligée d'élever son escompte à 9 0/0, parce que trois des
membres de son comité venaient de lui soutirer d'un seul coup 50 à
60 millions de numéraire pour les envoyer en Espagne ?
Au lieu de subir ainsi la loi, la Banque, avec la force que lui donne
l'émission et l'appui de tout le commerce qu'elle a derrière elle, peut la
donner quand elle le voudra. Est-il donc si difficile de faire sur une
plus grande échelle ce que fait la banque nationale de Belgique, les
banques de Francfort, Berlin, Zurich, Lausanne, Genève, etc.? Est-ce
que, pour se tenir en mesure vis-à-vis des mouvements du marché an-
glais, la Banque ne pourrait pas s'approvisionner, en temps opportun,
de papier sur Londres, de bons de l'Échiquier, de titres de bonnes va-
leurs anglaises, qui feraient l'office de remises et empêcheraient ces
drainages de numéraire dont on nous fait un épouvantail ?
Ce n'est pas de la mansuétude que de rester systématiquement désarmé
vis-à-vis d'un genre de spéculation qui vous a mis vingt fois le pied
sur la gorge. A voir cette volontaire et publique abdication, on dirait
que certains établissements, créés en vue de l'utilité générale, ont fait
avec les intérêts d'un certain ordre un pacte qui consiste à ne jamais
chasser sur leurs terres. La Banque a deux sortes de clients, ceux qui la
font vivre et ceux qui vivent sur elle : n'est-il pas singulier que ce
soient les seconds qui mènent la maison?
Au reste, il en est ainsi partout à peu près ; — et c'est ce qui ex-
plique bien ce que nous voyons depuis quelque temps. L'émission
du papier étant généralement partout érigée en monopole, — à Lon-
dres, Paris, Turin, Vienne, etc., — c'est-à-dire partout confiée
à quelques grands marchands de lettres de change et de métaux pré-
cieux, ces gens font naturellement tourner à leur avantage le moyen de
concurrence originairement créé pour mettre l'argent à la raison. Maî-
tres de ce puissant mécanisme qu'on nomme l'émission, ils le manœu-
vrent, non dans le sens du commerce, de l'industrie et des affaires, mais
dans le sens de ces vastes spéculations de change, de bourse, de
finance, qui ont fait surgir, en moins d'un siècle, sur ces grands mar-
chés d'Europe, d*es fortunes princières. Lorsqu'ils vous disent d'une voix
unanime, le pied sur le balancier de Vémission : « L'argent est cher, »
c'est comme s'ils disaient : «Voici le moment de bien placer son papier. »
Là-dessus on donne un tour de clef à l'escompte sur les marchés domi-
nateurs, comme Londres ou Paris; la manœuvre se répète instantané-
ment sur d'autres places fort bien gardées. Dès que la crise a fait mine
74 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de se lever quelque part, chacun s'est armé do sa raquette : A toi,
— à moi, — à vous, — à lui ; — prends ceci encore^ tu me le rendras
demain, quitte à te le redonner de nouveau Fort joli jeu que celui-là,
et qui vaut bien celui dont nous a dotés récemment le jockey-club !
C'est ainsi que nous voyons fleurir la crise , sept années sur dix : si
bien qu'il ne s'a,q?it plus de crises périodiques, mais, ce qui est plus
grave, d'une seule et même crise qui aurait seulement ses intervalles de
repos. C'est ainsi que raména(jement, l'exploitation, bien mieux, le trai-
tement des crises constitue aujourd'hui une ^q^rande industrie qui a ses
directeurs en titre, ses entrepôts et ses comptoirs, son organisation
enfin, tout comme l'industrie de la soie ou le commerce des céréales.
Il est plus que temps que la Banque secoue le joug? de ces g^rands spé-
culateurs qui par elle tiennent le commerce tout entier dans leur dépen-
dance. Ou ne faites rien avec les maîtres du chan^^^e, élevez entre eux et
vous une épaisse muraille, de manière à les livrer à leurs propres forces;
— ou bien, à l'exemple de quelques banques étrangères qui sont loin
d'avoir votre importance, prenez position sur ce terrain du change pour
leur disputer pied à pied les avanlages d'un tel trafic.
III
Malg^ré les coupures et les interpolations que nous leur avons fait subir,
ces passages peuvent donner encore quelque idée des tendances de M. Paul
Coq et de ses procédés d'argumentation les plus habituels. Tou^e cette cri-
tique des errements du monopole est certainement très-forte. Et pourtant
je lui trouve encore un petit défaut : c'est de s'embarrasser trop dans
l'hypothèse qu'on peut corriger le monopole; c'est de rester enfermée
dans la préoccupation de ce qui existe, — le défaut capital, selon moi,
du Questionnaire de l'Enquête. Si M. Paul Coq, sur chaque point de
détail qui fait l'objet de son étude, eût posé franchement en parallèle
ou en opposition, les deux systèmes : Monopole et Liberté, j'ose dire
que la netteté de ce point de départ lui eût épargné les trois quarts
de la besogne. A chaque pas, la comparaison seule emporte la preuve de
l'impuissance du monopole et de la fécondité du système contraire.
Ainsi prenons le taux de l'escompte, par exemple. Avec la pluralité des
banques et la liberté de l'émission, il n'y a même pas à s'en occuper. Le
taux sera à chaque instant ce qu'il doit être ; car chaque banque a intérêt,
d'une part, à le maintenir à un chiffre qui soit rémunérateur, et, d'autre
part, à le mettre aussi bas que possible pour s'attirer la clientèle. Avec
une banque de monopole, il faut fixer d'avance au taux de l'escompte
des limites (lesquelles? personne n'en sait le premier mot). Quelles
qu'elles soient, il en résulte un défaut d'élasticité extrêmement grave
dans le jeu de la machine. Si la limite est un peu étroite, la Banque,
quand elle se sentira gênée, éludera le règlement relatif au taux, eu
LES CIRCULATIONS EN BANOUE. 75
réduisanl les bordereaux ou en écourlaiU les échéances. Si la limite est
trop lar[je, la Hanque, assurée par ses privilé{jes que la matière escomp-
table ne peut jamais lui manquer, sera portée toujours à soutenir le taux
à Téchelon supérieur, pour se faire des bénéfices.
Les dépôts en compte courant. Sous le régime de la concurrence, une
Banque, ne pouvant accroître le chiffre de ses opérations et le nombre
de ses clients qu'en proportion de ses dé{)ôts en compte, cherchera à les
attirer par un intérêt suflisant. C'est ce qu'ont fait toutes les banques
libres, et il n'est pas besoin de les chapitrer sur ce point : elles n'y
manqueront pas. — Mais une banque privilégiée, qui est le refuge
unique et obligé des réserves métalliques de tout un pays, pourquoi
voulez-vous qu'elle cherche à les attirer ? En temps ordinaire, elle en
aura toujours, de seconde main si ce n'est de première, ce qui suffira
amplement au niveau normal de son encaisse ; en temps de crise, elle
trouvera bien plus commode de défendre sa réserve métallique par l'élé-
vation du taux, et de se faire payer des intérêts par le bon public, plu-
tôt que de lui en servir. C'est tout simple.
Le capital. M. Paul Coq ne voit dans le capital, au delà d'une cer-
taine limite (très-incertaine), qu'un poids mort, et il critique l'idée de
ceux qui veulent que le capital croisse en raison du mouvement des
affaires. A merveille... tant qu'il ne s'agira que d'une banque unique et
privilégiée. A la rigueur, un pareil établissement n'a même besoin ni
de fonds de garantie, ni de capital de roulement; le public fait les
avances du fonds de roulement, et l'État empoche pour son compte le
fonds de garantie. La banque de monopole opère à découvert^ et peut
opérer ainsi. Pourquoi .^ parce qu'elle est unique, et que son existence
est tellement indispensable, que, si elle était menacée de quelque ébran-
lement, l'État viendrait à son secours en décrétant le cours forcé de
ses billets, ou le commerce en acceptant leur inconvertibilité. — Mais
M. Paul Coq sait parfaitement qu'avec la pluralité des banques tout
change ici de face. Il faut à une banque libre un capital de garantie et un
capital de roulement : il les faut proportionnés à la figure qu'elle veut
faire. A mérite égal de gestion, une banque au capital de 100 millions
attirera bien autrement la confiance, qu'une banque au capital de 2 mil-
lions : elle aura une autre respectabilité, un autre rang, une autre force
d'épaules. Les enseignements de la pratique nous montrent cette diffé-
rence d'importance du capital, dans les conditions de monopole et de li-
berté. Dans les banques libres d'Ecosse et d'Amérique, le chiffre du capital
est de beaucoup supérieur au chiffre total de l'émission. A la Banque de
France, avant 1857, le chiffre de la circulation était, au contraire, 6 à
7 fois plus fort que celui du capital.
76 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Je ne veux pas poursuivre ces indications sur les diverses opérations
que pratiquent ou peuvent pratiquer les banques vis-à-vis du marché
intérieur ou du marché étranj^er. Partout on constaterait ainsi une dif-
férence absolue de position et d'intérêts entre les banques libres et les
banques à monopole. — Une banque libre a nécessairement un intérêt
direct et personnel à faire tout ce qui peut asseoir, régulariser, élargir
sa situation, et par là même lui permettre d'offrir au public de bonnes
conditions qui l'attirent à elle plutôt qu'à ses rivales. Une banque libre
est donc en harmonie d'intérêts avec le commerce. — Une banque privi-
légiée pourrait certainement, comme le veut M. Paul Coq, se donner
de la peine aussi et travailler dans le même sens : seulement, ce serait
par dévouement pour le public, par sentiment d'honneur, par pur amour
de Vart; par intérêt, non. Que lui reviendrait-il en effet de tous les
efforts et de tous les frais qu'elle s'imposerait pour maintenir la régu-
larité dans sa situation et l'abondance dans sa caisse ? Qu'elle n'aurait
plus de motif pour crier misère, ni de prétexte pour hausser l'escompte.
Grand merci, vraiment ! il vaut bien mieux pour elle que les circon-
stances (prévues ou imprévues) la forcent à ces moyens de rigueur, qui
lui saignent le cœur sans doute, mais qui lui remplissent les poches. Quoi
qu'elle fasse, ou laisse faire, elle est banque unique ; la clientèle ne peut
pas lui manquer ; elle n'a que la peine de tondre son troupeau plus ou
moins court. Une banque de monopole est donc habituellement en oppo-
sition d'intérêts avec le commerce.
Je me figure qu'un petit travail fait dans cette simple donnée d'un
parallèle ou d'un compte à établir, sur deux colonnes en regard, entre
les banques libres et les banques à monopole, avec les chiffres et les
faits à l'appui, pourrait conclure avec une certaine force d'évidence à
la liberté et à la pluralité des banques. C'est bien, du reste, aussi là
qu'aboutit M. Paul Coq : La pluralité, dit-il, à défaut de concurrence,
l'exemple; mais l'exemple à portée de l'œil et de la main (car nous
voyons, dès que l'exemple n'est plus chez nous, le cas qu'en font les
docteurs). Ce qu'une banque aura essayé avec succès, d'autres l'imite-
ront. C'est ainsi que partout s'est fait le progrès dans le monde.
« L'homme, a dit M. de Girardin, n'invente pas, il observe. »
Mais il est bien entendu qu'on ne s'avisera plus de cantonner chaque
banque dans un cercle géographique infranchissable, de l'isoler de ses
voisines, de la mettre, comme disait M. d'Esterno, au régime cellulaire
du pénitencier. Que la Banque de France ait pu tenir les malheureuses
banques provinciales dans cet état de séquestration étiolante qui prépa-
rait de loin leur absorption, c'est une de ces roueries que l'opinion pu-
blique ne permettra plus, il faut l'espérer. Nous voulons des banques
acceptant réciproquement leur papier, virant et compensant ensemble
chaque semaine, comme les banques d'Ecosse ou celles du système
LES CIRCULATIONS EN BANQUE. 7 7
Suffolk clans le Massacliussets. Cette solidarité, qui offre à la fois les
avantaijes de l'unité et ceux de la liberté, établit une mutuelle p,arantie
et en même temps un contrôle récipro(iue qui est la meilleure sauve-
garde du public contre la mauvaise {;eslion de quelques établissements.
Il laisse se produire tous les progrès (pie peut faire éclore la concur-
rence; il oppose la surveillance éclairée et intéressée des établissements
rivaux aux hâbleries des charlatans et aux tripotages des aventureux.
Maintenant, comme couronnement suprême de cette fédération des
banques à l'intérieur, M. Paul Coq propose hardiment l'extension du
système à l'extérieur : ce qu'il appelle la monnaie de banque cosmopolite,
c'est-à-dire les banques des divers grands États commerçants acceptant
réciproquement leurs billets, virant et compensant entre elles, comme
font les banques d'Ecosse. Théoriquement je ne vois pas d'objection
à cette idée. Le papier de la Banque d'Angleterre vaut celui de la
Banque de France, l'or français vaut l'or anglais ; le billet de banque
constitue évidemment la meilleure lettre de change qu'on puisse de-
mander- Pratiquement, il s'est fait déjà des tentatives dans cette voie.
Il y a eu un projet de ce genre à Francfort, en 1857, pour toute l'Alle-
magne; en Angleterre, VEuropean Bank s'est fondée dernièrement,
au capital de 100 millions, avec succursales à Amsterdam, Rotterdam
et Marseille, etc. De même que la réunion des banques provinciales a
supprimé le change entre les départements et Paris, l'entente entre
les banques de pays différents pour l'acceptation réciproque de leurs
billets supprimerait le change à l'étranger, ou tout au moins y intro-
duirait une simplicité et une régularité de mouvements qui serait le
coup de mort pour la grande spéculation cambiste. Il y a donc à pré-
voir, de ce côté là, de puissantes résistances à la mise en pratique
de ce projet. Aussi M. Paul Coq ajourne l'exécution à 100 ans. L'idée
n'en mérite pas moins une très-sérieuse attention.
IV
J'ai essayé de donner une idée de l'ensemble du livre. Il est coupé de
vives et lumineuses discussions sur les thèses, les expédients, les inven-
tions bonnes ou mauvaises qui occupent le tapis de l'actualité : cours
forcé, banques de virements, checks, billets à rente, etc. Nous glisserons
sur tout cela; mais nous devons une mention particulière aux chapitres
dans lesquels M. Paul Coq réfute pied à pied les arguments de M. Wo-
lowski en faveur du monopole. Il a déployé là des qualités remarquables
de dialecticien et de polémiste. Il faut dire qu'il avait la partie belle. On
peut, à la rigueur, prendre fait et cause pour le monopole, quoique ce
soit là une thèse scabreuse pour un économiste; mais vouloir établir
l'unité de banque et de papier de crédit comme un principe et un dogme
absolu, en face des banques modèles de l'Ecosse et de la Nouvelle-Angle-
7« JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
terre, c'était faire absolument fausse route. Une théorie n'a pas de
valeur contre une expérience et toutes les affirmations ou les citations
du monde n'auront jamais raison d'un Oiit.
Quoi qu'il en soit, c'est à la théorie même ([wo M. Paul Coq s'attaque.
Il montre parfaitement que l'assimilation du billet au numéraire métal-
lique n'a aucune base scientifique; que l'unité et la fixité de titre de la mon-
naie ne sont altérées en rien par la dépréciation possible du billet, pas
plus qu'elles ne sont atteintes par la baisse ou la hausse d'une action au
porteur.— D'autre part, tout le monde sait que si, par raison ou préjuj^é,
on tenait à l'unité du papier de banque , on pourrait l'avoir avec plu-
sieurs banijues d'émission, — tout comme on a l'unité de numéraire
avec plusieurs hôtels des monnaies. Puis, revenant sur l'éternel refrain
du droit régalien et de la monnaie affaire d'État, l'auteur fait voir que
c'est bien le commerce et pas du tout l'État qui bat monnaie; que c'est lui
qui apporte le métal et lui assipe une valeur; que le rôle de l'État se
borne à certifier la composition et le poids, par un simple poinçonnage,
tout pareil h celui dont il marque les mètres ou les boisseaux (dont la
fabrication ou la vente n'ont jamais passé pour affaires d'État); — que
même, à bien regarder les choses, ce sont véritablement les particuliers
qui ont retenu le droit d'affirmer souverainement le titre commercial,
c'est-à-dire la valeur du numéraire, par la libre acceptation (1\ l'État
n'affirmant que les conditions matérielles de poids et d'affinage.
Mais si l'État opère à coup sûr et sur un terrain qui est de sa compé-
tence, quand il certifie le titre et le poids d'une pièce d'or ou d'argent,
son pouvoir s'arrête là; et, vis-à-vis des éléments complexes qui consti-
tuent la valeur et le titre du papier de banque, il est tout à fait incom-
pétent. Le monnayage des crédits (si l'on peut employer sans abus ces
métaphores dangereuses), lui échappe absolument, et partant il ne peut
le déléguer à personne. C'est le public seul que ceci regarde; et il y a
longtemps que le commerce, appelé à surveiller, au moyen de la con-
version, toutes les phases de l'émission, a su élever ici, comme toujours,
la garantie au niveau des exigences du crédit. L'État reconnaît si bien
son inaptitude et son impuissance à cet égard, que jamais il n'a eu la
pensée de cautionner le payement des billets de la Banque de France : le
conseil d'État (30 frimaire an xiv), s'est formellement prononcé sur ce
point. Ainsi, même sous le régime du monopole, cette prétendue garantie
de la monnaie fiduciaire par l'État est une chimère pure. C'est donc le
public seul qui contrôle ici; et, quand on dit qu'il en est incapable, on
se trompe. Outre que le public le plus illettré, le paysan, par exemple.
(1) Ceci est très-juste ; et ce droit, les particuliers en usent, notam-
ment quand ils priment l'argent par rapport à l'or ou l'or par rapport à
l'argent.
LES CIRCULATIONS EN BANQUE. 7«
quand il ne s'a{;it pas de jeu, d'alea et de coups de Cortune à risquer,
mais bien d'arf^^eiiL comptant, sait à merveille se défendre contre ceux
qui voudraient lui bourrer les pocbes de cliKTons de pa[)ier au lieu de
monnaie sonnante, il sera ici aidé et éclairé par les banques elles-mètnes,
qui sont directrinent intéressées, [)ar Tacceptation réciproque de leur
papier, h se surveiller muluellement, et qui repousseraient bien vite par
le refus de payement toute émission exa^yérée d'un établissement parti-
culier.
Il s'est produit depuis quelque temps une théorie assez étranp^e (théorie
comme il s'en fait de ce colé-là, par simple affirmation), qui prétend
rabaisser l'importance du billet et présenter l'émission — qu'on réserve
au monopole — comme un détail, un accessoire occasionnel, un petit
côté dans le rôle des banques; tandis qu'on affecte d'élever le check —
qu'on abandonne au public — k la hauteur d'un profères transcendant.
M. Paul Coq s'élève contre cette mutilation de l'org^anisme banquier, avec
une vivacité que je comprends chez l'historien de Patterson. L'escompte
et le virement sans l'émission, dit-il, c'est tout simplement la locomotive
sans le tender, le railvvay sans la vapeur, le couteau sans le manche. A
d'autres! On ne nous fera pas lâcher ainsi la proie pour l'ombre. Quand
M. Wolowski réduit l'effet de l'émission à la proportion de 6 ou 700 mil-
lions contre 3 milliards 1/2 de numéraire, il commet une erreur énorme
de calcul. Ce n'est pas à la capacité du véhicule, c'est à sa mobilité et sa
vitesse qu'il faut mesurer l'étendue de ses services. A chiffre de valeur
égal, l'argent opère 100 fois plus de transactions que le cuivre, l'or que
l'argent et le billet que l'or. Il y a d'ailleurs là une base d'évaluation
positive. On a constaté, à la Banque, d'après M. de Vuitry, que sur une
échéance de 100 millions, il y en a 30 compensés par virements, 10 sol-
dés en numéraire et 60 par billets de banque. Sur 5 milliards d'es-
comptes, cela porte le service actif du papier à 3 milliards pendant que
celui de la monnaie se réduit à 500 millions. Que serait-ce si l'usage du
billet de banque était plus répandu en dehors du rayon de Paris?
Ce qui fait la supériorité du billet sur le check, dit M. Paul Coq, c'est
que, si le billet est simple promesse de payement de la Banque au public,
pour celui qui le donne et vis-à-vis de celui qui le reçoit, il opère à
l'instant libération complète, comme l'argent comptant; tandis que le
check, comme le billet à ordre, comme la lettre de change, ne libère que
sauf encaissement. Le billet est un numéraire qui ne coûte rien; et c'est
à raison de cette économie de matériel que l'émission seule fournit le
moyen d'abaisser notablement le taux de l'escompte.
Mais, parmi ses divers mérites, le billet en a un qui doit toucher par-
ticulièrement les fanatiques du check : c'est d'être le précurseur néces-
saire du check et l'initiateur qui doit habituer le public a son usage.
Rendons-nous compte, en effet, de ce que c'est que le check. Donner
80 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
un check à un vendeur qui va prendre l'argent chez un banquier, au
lieu de le recevoir directement de vous, c'est une opération parfaite-
ment nulle comme économie de numéraire. Pour que l'économie en res-
sorte, il faut que votre vendeur soit lui-même en compte et fasse passer
le solde de votre crédit au sien. En d'autres termes, le check, mo^jen
indéfini de virement en banque, est excellent ; mais il suppose (généralisée
l'habitude du compte en banque. Or, cette habitude n'existe pas chez nous :
là est l'obstacle , la falaise colossale contre laquelle le check vient
s'arrêter net. Quand on parle des excellents effets du check et du vire-
ment en Angleterre, on oublie que là l'habitude d'installer sa caisse chez
son banquier est séculaire et que le commerce anglais n'a pas de secret
pour son caissier. Allez donc chercher cela en France ! et sans cela,
essayez donc de manœuvrer le check !
Il y a, dans tout ordre de progrès, une sorte de filière obligée. L'or,
on l'a remarqué il y a longtemps, sert d'introducteur au billet, le billet
au compte courant et au virement (1). Cette loi est d'une exactitude in-
croyable. Cherchez, dans les comptes rendus de la Banque de France,
les chiffres qui marquent les mouvements des succursales , et vous ver-
rez que partout l'usage du billet marche exactement avec l'usage du
compte courant. Or, on sait (hélas, non ! on ne sait pas assez) où en est,
dans la province, l'usage du billet de banque, que M. Wolowski s'ima-
gine circuler partout si admirablement : une trentaine de millions de
billets, pour tout ce qui est en dehors du cercle de Paris ! 37 départe-
ments où la Banque n'a pas daigné jeter un comptoir ! voilà les chiffres
misérables, honteux, accusateurs de cette fameuse circulation. Par le
peu de chemin qu'a fait l'aîné, le billet, jugez du sort qui attend le
cadet, s'il s'aventurait tout seul à travers ces steppes arides du crédit.
Il faudra pourtant bien y venir, au compte en banque. Mais comment?
Comme on y est arrivé en Ecosse, en Angleterre et partout, par la mul-
tiplicité des banques locales. En France, particulièrement, personne ne
confiera ses fonds, qu'en passant et en tremblant, à un simple banquier,
et pour cause sans doute. Cette défiance ne désarmera que vis-à-vis
d'établissements de tout repos, de grandes banques basées sur la com-
mandite locale et contrôlées par la publication périodique de leurs
bilans. Or, sans la faculté d'émission, je vous défie de monter et de
faire vivre une banque de province. Qu'on en finisse donc avec cette
insipide plaisanterie qui oppose le check au billet, comme le versoir au
soc de la charrue. Le check et le compte courant c'est tout un. Pas de
compte courant sans banques locales. Pas de banques locales sans rémis-
sion. Donc pas de check sans le billet de banque. Est-ce clair?
(1) Le billet n'est, en effet, que le feuillet détaché d'un crédit en
banque, un compte courant limité et occasionnel, un check au porteur.
LES CIRCULATIONS EN BANQUE. 81
M. Paul Coq s'est contente de marquer à {grands traits l'esprit et le
sens des réformes qu'il réclame dans notre orp,anisation banquière : il
n'a pas formulé de plan d'application positif. Ce n'est pas moi qui le
blâmerai de cette réserve. Avant de mettre la main à la pâte de la pra-
tique, il est prudent, quand on ne veut être ni dupe ni complice des
reculades, d'examiner d'avance les dispositions de ceux avec qui et pour
qui on travaille et de voir ce que comporte l'état i;énéral du milieu am-
biant. A quoi bon conseiller ou encourag^er des demi-mesures qui
n'aboutiraient probablement qu'à nous faire retomber bientôt au plus
profond de l'ornière ancienne ? Et, d'autre part, mettre en avant une
solution franchement libérale, quand il y a tant d'influences puissantes,
de préventions, de raisons ou de nécessités gouvernementales pour con-
trecarrer et fausser tout cela, n'est-ce pas endosser la responsabilité d'un
avortement certain ? Que chacun s'en tienne à son métier. Nous avons
signalé Técueil et la passe ; à d'autres maintenant de manœuvrer le na-
vire en conséquence. Nous ne sommes pas de l'équipage.
II y a, parmi les économistes, des hommes courageux et convaincus qui,
sans se préoccuper de la forme ni de l'esprit de nos institutions politiques,
prétendent faire prévaloir dans notre régime économique le principe de
la liberté. Tout en rendant pleine justice à ce que ces efforts ont de mé-
ritoire, il en est d'autres qui pensent qu'un pays oii l'initiative privée
se trouve enlacée si fortement dans les mailles d'une administration sa-
vamment centralisée, où l'esprit de réglementation laisse si peu de jeu
à la manifestation comme au groupement des opinions et des intérêts,
ne présente pas des conditions favorables au succès d'une semblable
tentative. Rien par conséquent ne sollicite ces économistes à s'aventurer
sur le terrain de l'application.
Il ne m'appartient pas de préjuger quelles sont, sur ce point, les
idées de M. Paul Coq. Mais, pour ma part, je ne comprends pas qu'on
puisse séparer les libertés économiques des libertés politiques. Celles-
ci me paraissent le point de départ nécessaire, l'élément constitutif,
la substance assimilable, l'atmosphère vitale, et l'enveloppe protec-
trice de celle-là. Pour que cette balance naturelle, ce contrôle équi-
table, cette limitation réciproque des intérêts, qu'on appelle la liberté
économique, s'établisse dans toute sa sincérité ; pour que les petits ne
soient pas, dans la mêlée, étouffés par les gros ; pour que cent indivi-
dualités infimes et disséminées puissent faire équilibre à une person-
nalité puissante, ce n'est pas trop de la pratique de l'association sous
toutes formes, de la prédominance du principe électif à tous les degrés,
de la vigilance publique armée largement du droit de parler, — je dirai
même du droit de crier à tort et à travers (car l'injustice et la force
2® SÉRIE. T. XLVi. — 15 avril 1865. 6
82 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sont essentiellement silencieuses, et la seule défense des faibles, c'est
d'appeler au secours avant même qu'on les touche).
Du moment que le milieu général présente d'autres conditions, les insti-
tutions économiques doivent tendre nécessairement à revêtir un caractère
tout différent. Le principe autoritaire et centralisateur qui fait partir
rinitiative politique d'en haut et met la main de l'État partout, entraîne
comme corollaire obligé, dans l'organisation industrielle, une certaine
distribution hiérarchique des fonctions en monopoles savamment étages.
Il y a entre l'idéal politique et l'idéal économique d'un pays, des lois
de correspondance et d'analogie qui s'imposent aux intentions de ceux
mêmes qui gouvernent. Ainsi, on aura pu essayer tour à tour et avec la
même sincérité, dans les choses de Tordre économique, du système de
la liberté et du système des monopoles. Mais les réformes tentées dans
le sens de la liberté, se trouvant en opposition secrète avec les prin-
cipes fondamentaux de l'État et l'esprit de l'administration, ont dû né-
cessairement rester à l'état précaire d'expériences isolées et suspectes;
pendant que les combinaisons nouvelles, qui, par leur caractère de cen-
tralisation et d'unité, réproduisaient en quelque façon le type gou-
vernemental, sont entrées de plain-pied dans l'ordre des faits acceptés
et prépondérants. Voilà comment, en dépit de beaucoup de programmes
et d'encouragements à l'émancipation industrielle, nous assistons, de-
puis quinze ans, à un mouvement continu de concentration, qui tend
à mettre toutes nos industries vitales dans les mains d'un petit nombre
de hautes puissances financières.
Il n'y a pas d'illusion à se faire là-dessus.
Partout où le gouvernement éloignera systématiquement et désin-
téressera des questions importantes l'opinion publique (qui est le dé-
fenseur-né des intérêts et des droits de tous, c'est-à-dire de la liberté
et de la justice), on peut prédire à coup sûr que ces questions seront
résolues dans un sens exclusif et au profit de certains intérêts privi-
légiés, malgré le gouvernement lui-même. Voyez ce qui s'est passé en
1857, lorsqu'il s'est agi de réviser les statuts de la Banque de France,
Certes, après tout ce qu'avaient écrit, sur les banques, Garey, Goquelin,
de Puynode, Courcelle-Seneuil, Paul Coq, etc., les inconvénients du
monopole étaient parfaitement constatés, dès cette époque, et l'on aurait
trouvé une douzaine d'économistes pour les signaler, si on avait eu
l'idée de les consulter. On savait d'ailleurs, que sous le régime parle-
mentaire, le système unitaire avait déjà commencé à perdre du ter-
rain et s'était laissé entamer par la formation des banques provinciales.
On ne pouvait guère considérer que comme un expédient révolution-
naire et une conséquence inévitable du cours forcé, la brusque suppres-
sion de ces établissements en 1848 ; dans tous les cas, cette aggravation
du monopole était assurément un des legs les moins respectables d'une
LES CIRCULATIONS KN BANOUK. 83
époque forl peu respcxléo à ce moment, el son rai)pel eût donné sa-
tisf.icLion à beaucoup d'inLérêLs provinciaux. Avec une discussion plus
approfondie, la Cliamhr.i eût sans douLe compris qu'il y avait une con-
tradiction sinj'ulière à [lermettre à réiabiissemenl privilégié (jui dis-
triliue le crédit en };ros un taux d'escompte qu'on interdisait à ceux
qui le détaillent, et une sorte d'immoralité de La part du pouvoir léjjis-
latif, à maintenir tout le commerce français sous le coup de la loi de
1807, en même temps (ju'on le forçait sciemment à la violer. Enfin le
gouvernement, si [)ressé d'appliquer aux découverts du budfjct le nouveau
capital de la banque, aurait vraisemblablement prêté l'oreille à la com-
binaison très-simple, (jui, en créant une douzaine de banques provin-
ciales, avec un capital de 30 à 40 millions pour chacune, lui don-
nait le moyen de consolider 400 millions de dette flottante au lieu
de 100.
Comment donc s'est-il fait que, malgré tant de raisons qui militaient
contre le statu quo^ on ait accordé sans contestation à la Banque la con-
firmation de son monopole, en y ajoutant, par un excès de munificence,
le concession énorme et gratuite du taux facultatif? Ah! c'est qu'on
savait parfaitement que, dans les hautes régions du pouvoir, on n'aime
pas que les questions traînent sur la voie publique et que l'opinion
se mêle impertineiiiment des affaires de l'État; qu'on est contre l'ini-
tiative des journaux ou des Chambres, le partage et le bruit en général.
Or, quand un gouvernement a très-catégoriquement signifié que les
conseils et les observations lui déplaisent, vous pouvez êlre certains
qu'il se trouvera toujours, dans les questions de ce genre, des gens bien
plus intéressés que lui à ce que tout se passe discrètement, et qui sau-
ront enlever une loi au pas de course et à la sourdine, avant que l'opi-
nion ait eu le temps de se reconnaître et d'avertir le pouvoir.
Les dispositions de nos gouvernants vis-à-vis de l'opinion se sont-elles
modifiées depuis lors? A-t-on commencé k comprendre qu'il valait
mieux, en somme, laisser causer avant que crier après les choses faites?
Nous verrons bien. Voilà celle question de la Banque qui revient au-
jourd'hui, — mon Dieu, comme les noyés de quinze jours reviennent sur
l'eau, — pour se faire enterrer peut-être. On parle beaucoup en ce m.o-
ment : c'est-à-dire que, la partie gagnée, la galerie a la permission de
raisonner sur le coup. Je n'accepte pas, comme une satisfaction suffi-
sante à l'opinion publique, ce droit de conseil qui vient se heurter contre
le fait accompli. La liberté de parler hors de propos, trop tôt ou trop
tard, est, à mon sens, dérisoire : c'est simplement un os à ronger jeté
au bavardage. Ce qu'il faut, c'est le droit de parler au moment juste oii
l'acte doit suivre la parole, et est obligé, par la force des choses, de s'y
conformer. Après cela, il y a peut-être quelque exagération à prendre
tout ceci pour une protestation spontanée de l'opinion. Ce petit tapage
84 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
est venu, comme on le sait, d'une querelle entre deux {grandes puissances
financières : c'est grâce à cette intervention étrang-ère que quelques-uns
des timides sujets de la Banque se sont enhardis jusqu'à élever la voix
contre leur suzeraine. Si les deux adversaires venaient à se réconcilier,
il esta parier que chacun rentrerait bien vite dans son trou.
Quant à espérer qu'il sortira de l'enquête quelque résultat pratique,
ce serait illusion pure. Le gouvernement n'a aucune idée de ce côté ; le
commerce parisien se tient dans des récriminations de détail qui ne peu-
vent aboutir à rien : la province, qui aurait tant à dire si elle savait, ne
se doute pas de ce dont il s'agit. L'enquête ne servira qu'à poser véri-
tablement la question et la mettre à l'étude pour une autre fois. Encore
faudrait-il pour cela qu'on voulût bien y faire comparaître quelques-uns
des économistes qui ont fait une étude particulière de l'organisme ban-
quier. Or, si M. Gourcelle-Seneuil y est appelé, M. Paul Coq ne Test pas,
que je sache. Est-ce un oubli?
R. DE FONTENAY.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL
(^Sciences administratives et politiques)
ET
DU MODE DE RECRUTEMENT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS
II ifin). — État actuel de la question a l'étranger (1).
Grande-Bretagne. — Je n'ai évidemment pas l'intention d'entrer, à
l'égard des diverses nations européennes, dans des développements ana-
logues à ceux que j'ai donnés pour quelques-uns des États de la Confé-
dération germanique : d'ailleurs, la matière manquerait. Mais je me crois
obligé de considérer de très-près l'Angleterre, au moins en ce qui con-
cerne la question de principe, attendu qu'elle est, en ce moment même,
tout à fait à l'ordre du jour chez nos voisins d'outre-Manche. Il n'y a pas,
il ne peut pas y avoir, d'après l'organisation intérieure de cette nation,
de cours de droit administratif, mais l'économie politique y est professée
sous une multitude de formes. La législation générale y brille, on le sait,
par une absence systématique et complète de codification dont je suis
(1) Voir V Introduction dans la livraison de décembre 1864, et le com-
mencement du présent chapitre dans l'avant- dernière livraison.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 85
loin d'être radmirateur. Bref, je croiti pouvoir dire (|iie i'enseijjnement
des sciences adniiiiislralives et politiques n'existe point en Ani^leterre.
Cependant on s'y préoccupe vivement du niodede recrutement des fonc-
tionnaires publics , principalement de celui des a^^ents subalternes ,
et les nombreuses pui)lications qu'ont en {cendrées les discussions
auxquelles ce mode donne lieu permettent de se rendre compte de l'état
actuel des choses. Est-il besoin de dire qu'il est moralement tout à fait le
même que chez nous? Je demande la permission, afin d'éviter des cita-
tions qui devraient être fort lon[ifues et qui n'ajouteraient absolument
rien à ce que nous savons déjà, de renvoyer purement et simplement à
ces publications quiconque douterait de l'identité que j'annonce.
Grâce à de fort curieux travaux de MM. Bannister (1) et Ghadvvick (2)
surtout, qui s'occupe du problème depuis un quart de siècle au moins,
il est permis de serrer de près la question et même d'y faire au besoin
de l'archéologie. Tous deux ont cité le passa^je d'un statut de Richard II,
de 1389 : «Nul ne doit être nommé à une fonction publique, par faveur
ou à cause de sa fortune; les emplois publics doivent être confiés au plus
capable, et quiconque sollicitera une place sera déclaré à jamais inca-
pable de la remplir, par cela même qu'il l'aura sollicitée. » Non abrogé
par une loi, cet acte est encore en vigueur; je n'ai pas besoin de dire
qu'il n'existe que sur le papier. «Il mérite d'être imprimé en lettres d'or,
(1) De quelques usages de V Angleterre^ relativement à la nomination aux
emplois publics, par M. Bannister, ancien magistrat à la Nouvelle-Galles
(Revue Fœlix, t. Jor, 1834, page 674).
(2) Voir notamment le Journal of the statistical Society ofLondon :
T. XXI (1858), — On the economical, social, educational and political
influence sof compétitive examinations, as tests of qualifications for admission
to the junior appointments in the public service.
T. XXII (1859). — On the progress of the principle of compétitive exami-
nation for admission into public service, with statistics of actual results and
an investigation of some of the objections raised.
T. XXIV (1861). — Effects of compétitive appointments in the civil service
of India.
T. XXVI (1863). — On the subject matters and methods of compétitive exa-
minations for the public service.
Le second et le quatrième de ces remarquables articles ont été offerts
en brochures, par l'auteur, à l'Académie des sciences morales et poli-
tiques, dans sa séance du 14 mai dernier. S'il a également assisté à
la séance suivante, où a été lu un Rapport (de M. de Parieu) sur le con-
cours relatif à V eiiseignement politique et administratif pour le prix Bordin,
dont j'aurai occasion de parler ultérieurement, M. Chadwick a pu se
convaincre que le système qu'il préconise, à si juste titre, selon moi,
rencontre autant d'adversaires en France qu'en Angleterre.
Sn JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
a (litiin jiirisconsiilinarifylais, sir Edouard Coke, mais il serait infiniment
pins convenable de le niettre à exécution.» En cette matière, comme en
beaucoup d'autres, l'abus est progressivement devenu tel, que le g^ou-
vernement britannique a eu la main forcée, incomplètement encore pour
l'instant; mais le branle est certainement donné.
Finalement, le 21 mai 1855, un ordre de la reine, rendu en conseil, a
ré^îlementé l'admission du personnel des services civils de la couronne,
«attendu qu'il convient de prescrire une constatation, suivant des rè^jles
fixes, de la capacité des jeunes gens qui peuvent être appelés aux postes
inférieurs {to the junior situations) dans tout établissement civil de la
reine.» Des commissaires sont nommés pour diri[i^er les examens au
moyen desquels s'opère cette constatation, ou tout au moins pour les
liiire passer par des délégués, dont la désignation est soumise k l'appro-
bation des commissaires du trésor de Sa Majesté. Les candidats doivent
être examinés notamment sur «les connaissances et la capacité requises
pour le convenable accomplissement des fonctions officielles auxquelles
ils se destinent. » Il importe de remarquer qu'il n'y a point concours ;
il y a seulement, toutes proportions gardées, quelque inutile produc-
tion de diplôme, comme dans !e recrutement de notre magistrature. Il
est, au contraire, spécifié bien nettement que ceux qui ont le droit de
faire des nominations d'employés sont uniquement astreints à faire leur
choix parmi les candidats munis du certificat de capacité qui est la
conséquence naturelle d'un examen convenablement subi.
On lit, en outre, dans cet acte du 21 mai 1855, — qui théoriquement
fl'a pas une grande portée et dont la mise en pratique est à peine, comme
nous Talions voir, digne d'être comprise dans cette étude, — que, dans
le cas où le chef d'un département regarderait comme utile la désigna-
tion d'une personne d'un âge mur, ayant acquis autre part des titres
spéciaux à un emploi pour lequel, d'ailleurs, n'existe aucune limite
d'âge réglementaire, cette personne sera exceptionnellement dispensée
d'obtenir le certificat de capacité que délivrent les commissions d'exa-
men, mais que sa nomination sera enregistrée avec la formelle mention
du motif spécial qui l'a déterminée. L'élasticité de cette dernière dispo-
sition n'échappera sans doute à personne.
Un petit manuel (1), que j'ai sous les yeux, fait connaître les divers
sujets d'examen correspondant à chaque branche de service. Il suffit
d'en parcourir la liste pour voir que, définitivement, il s'agit simple-
ment de cette partie du personnel de l'administration que nous appelons
en France les agents subalternes, et qu'il n'est pas beaucoup question des
fonctionnaires publics proprement dits. Dès lors il ne peut s'agir ici des
[i) A complète guide to government appointments and to the civil service
examinations. London, 1856.
DE L'ENSEir.NRMENT PROFESSIONNEL. 87
sciences polili((ii(:s et adininislratives, mais bien (Purie instruction aca-
démique (le second ordre. En elïel, la lecture, l'écriture, l'ortlioryraphe
et la composition anj;laise, les lan{;!ies française, allemande, espaj^nole,
italienne, latine et {grecque, la }yéo{;raplne, l'histoire, l'arithmétique,
ral};èbre, la };éométrie, la tenue des livres, la correspondance, la lyram-
maire, la préiiaration d'un extrait de papiers officiels, constituent l'en-
semble des connaissances exi[]^ées, avec plus ou moins d'étendue et en
plus ou moins ^;rand nombre, des candidats aux diverses branches des
services publics de la Grande-Hreta[;ne. Je dois même faire observer
que de simples notions élémentaires des diverses sciences que comprend
cette énumération, très-complète, correspondent le plus souvent l\ l'indi-
cation de ces sciences; que les lan[;ues étranj^ères ne sont exigées que
dans quelques cas et que tout ce qui tient à la rédaction est exception-
nellement demandé. Voici, du reste, les parties du service administratif
auxquelles se rapporte cette liste de sujets d'examen :
Amirauté, commission des services civils, offices des comptes, des
colonies et de rémiii;ration, des affaires étrangères, de la police métro-
politaine, de la dette nationale, du payeur général, des postes, du con-
seil privé, du papier, de l'enrôlement maritime, des bois, des travaux,
de l'enregistrement des actes , des inspecteurs des asiles d'aliénés
(Irlande), des directeurs de prison (Irlande), comités de l'éducation, des
prisons, de la guerre, douanes, échiquier, départements des inspecteurs
des manufactures, revenu intérieur, bureaux de la loi des pauvres," du
commerce, des pêcheries (Ecosse), etc., etc.
Quant aux connaissances juridiques, nous les voyons rarement fig?urer
dans les programmes. La loi criminelle est inscrite dans celui des cours
de police métropolitaine. Le droit commercial de l'Angleterre est exigé
des candidats au service consulaire. Le droit international l'est des atta-
chés payés à\iForeign office, qui sont également tenus de faire des rapports
sur la constitution et la condition des contrées où ils ont résidé. Les élé-
ments du droit constitutionnel et international sont au nombre des con-
naissances requises du Colonial office, ainsi que les éléments de l'éco-
nomie politique, — qui sont à juste titre classés aussi parmi les sujets
d'examen du département des inspecteurs des manufactures.
Sans m'étendre plus longuement sur cette question des connaissances
exigées des fonctionnaires ou agents des services publics en Angle-
terre (1), je crois pouvoir conclure qu'elle reçoit en ce moment une
(1) Voir encore les Reports of her majesti/s civil service commissionners,
publication officielle et annuelle, où se rencontre cotte abondance de
renseignements positifs qui caractérise tout ouvrage anglais relatif à un
objet d'économie sociale.
88 JOURNAL DES ECONOMISTES.
solution quelconque au point de vue de l'éducation préliminaire, mais
qu'elle n'est point encore portée sur le véritable terrain où nous retient
l'objet de cette étude, sur celui des sciences administratives et politi-
ques. Ce qui me conduit à formuler ce ju(}ement, nécessairement un peu
succinct et que dès lors je dois au moins motiver en quelques mots, c'est
la lecture, dans le manuel dont je viens de parler, de l'indication de
connaissances non exig^ées et volontairement présentées par des candidats
qui veulent se créer des titres spéciaux au jugement favorable de leurs
examinateurs : on n'y trouve absolument que les matières que j'ai énu-
mérées comme étant exigées. En d'autres termes, le fond de l'instruction
des candidats aux emplois publics est invariablement le même, tandis que,
suivant la nature de ces emplois, une portion seulement des notions
généralement élémentaires qu'ils possèdent est demandée comme sujet
d'interrogation; quand l'aspirant, d'aventure, possède bien la totalité
de ce fond, il essaye de se créer, avec la portion réglementairement inu-
tile, un titre de préférence. Tandis que les candidats évincés se plaignent
naïvement de la difficulté des questions, M. Chadwick leur déclare bru-
talement, pièces en main, que ces questions sont d'une telle simplicité
qu'un écolier un peu avancé d'une école de charité les aurait résolues
avec le plus grand succès. Le même auteur envie avec ardeur, — tout
n'étant que relatif en ce bas monde, — les institutions françaises ! Il est
vrai que, pour lui, elles se résument dans notre école Polytechnique
et dans les écoles professionnelles qui lui sont annexées. Cet hommage
est bien précieux de la part d'un étranger, dont je veux encore me pro-
curer l'appui dans une circonstance oi^ une attaque vigoureuse est di-
pjcrée, par un écrivain qui invoque témérairement l'exemple de l'Angle-
terre, contre le principe même que je défends.
« Le gouvernement britannique, pour chacune des fonctions à rem-
plir, n'appelle pas à son de trompe vingt concurrents pour renvoyer
dix-neuf mécontents, et, du premier coup, il choisit un titulaire.
Louis XIV disait qu'à chaque faveur qu'il accordait, il faisait un ingrat
et dix mécontents ; de nos jours, le gouvernement français pourrait
presque en dire autant. Les concours et les examens sont une belle
chose et ont leurs avantages, mais ils ont aussi un grand inconvénient:
c'est de former, dans la jeunesse, une classe nombreuse et assez redou-
table, qu'on pourrait appeler la classe des refusés. Certes, parmi les
candidats malheureux aux examens, beaucoup savent se créer d'hon-
nêtes moyens d'existence et se rendre utiles au pays ; mais enfin un cer-
tain nombre des désappointés de chaque année devient une proie facile,
dont s'empare l'esprit de bouleversement. Lorsque vient à souffler le
vent périodique de la révolution, les chefs de l'armée du désordre sont
tout trouvés et l'on s'étonne à tort de leur funeste capacité; car, entre
les hommes qui forment la masse des fonctionnaires, désignés par les
concours pour administrer et protéger la société, et la tête de l'armée
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 89
des factieux, qui peuvent la désorganiser, ii n'y a j)as une grande diffé-
rence; ils sortent des mômes écoles, cl la distance des talents n'est pas
grande entre le numéro six, investi par un succès d'examen de la mis-
sion de défondre la société, et le numéro sept, qui l'attaque. »
C'est M. le duc d'Ayen (iiii a incidemment lancé celte flèche, du liant
d'une curieuse élude (1) où respire, d'un bout à l'autre, le refyret aristo-
cratique de ne point voir s'acclimater en France le régime social de la
Grande-Bretaj-ne. 11 y a, dans cette manière un peu brève de trancher
une question pour le moins controversable, plusieurs inexactitudes que
je demande la permission de relever. Est-il bien vrai, d'après ce que
nous avons établi plus haut, au moyen de documents parfaitement au-
thentiques, que le gouvernement britannique fasse aussi peu de cas des
examens pour la nomination de ses employés? La comparaison entre les
faveurs accordées par le grand roi et le système qui préside aujourd'hui
au choix des fonctionnaires impériaux esl-elle parfaitement exacte?
S'agit-il, en un mot, de favoris du même ordre? Les courtisans de
Louis XIV sont-ils bien à mettre en parallèle avec les modestes aspirants
aux emplois publics de toutes catégories? Le système de concours et
d'examens est-il donc si général aujourd'hui en France? La classe des
refusés est-elle réellement bien dangereuse? Je ne sache pas que les
procès politiques de ces dernières années aient montré, parmi les enne-
mis de Tordre, beaucoup de candidats refusés aux écoles Polytechnique,
Militaire, Navale et Forestière, beaucoup d'aspirants malheureux au
surnumérariat de quelqu'une de nos administrations centrales. Quant ta
la différence de talents entre le numéro six reçu et le numéro sept refusé,
je suis le premier à reconnaître qu'elle n'est pas grande et n'est même
point en relation avecla distance énorme qu'elle peut créer pour l'avenir ;
mais qu'y faire? N'est-ce pas, comme ledit quelque part Royer-Gollard,
« la misérable perfection des institutions humaines que de présenter en
somme moins d'inconvénients que d'avantages. » A en croire l'écrivain
que je citais tout à l'heure et aussi M. J. Shaw Lefèvre (2), qui a préci-
sément été membre de la commission des services civils pendant assez
longtemps, l'opinion publique, réclamant impérieusement la suppres-
sion totale du patronage system, — auquel il faudrait attribuer les plus
(1) De la constitution anglaise et des conditions du gouvernement repré-
sentatif. — Revue des Deux Mondes. Livraison du 1er juin 1862, p. 586,
note 1.
(2) Transactions of the national association for the promotion of social
science, 1861. —L'honorable président de la section de l'éducation a
pris, en quelque sorte, le sujet qui nous occupe pour son address. Il l'a
traité dans un langage élevé et avec une indépendance d'idées qui ren-
dent ce travail extrêmement intéressant pour nous.
90 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
fyranfls maux, particulièrement raj^i^ravation désastreuse de la révolte de
rinde, — appelle de tous ses vœux l'institution du concours public, ce
puissant élément de moralisation, cet excellent critérium de la capacité
des individus, et demande notamment que la plus lar(je publicité soit
donnée aux avis des vacances d'emplois. Il se plaint que, dans le trop
petit nombre de cas où, durant ces dernières années, le concours a été
substitué aux examens d'aptitude, les circonstances n'aient point permis
que les concurrents se présentassent en plus [^rand nombre, afin de
contribuer à un meilleur choix. Les An,f]flais ne redoutent nullement,
comme on voit, les candidats évmcés, et ne mettent en avant, parmi des
objections que nous avons déjà trouvées sur notre route ou que nous y
trouverons, auxquelles dès lors je ne m'arrête pas, que la crainte de faire
une concurrence reg-rettabie aux carrières de l'industrie et du commerce.
Il est une considération singulière, se rattachant directement k la
lèpre du favoritisme, que j'aurais peut-être passée sous silence, si je ne
l'avais retrouvée dans un document an{i?lais, oii elle est en relation assez
étroite avec la question de l'enseignement. Combien de fois n'entend-
on pas, en France, des parents vous dire naïvement : puis-je faire de
mon fils, avec sa chétive santé, autre chose qu'un fonctionnaire public?
Il paraît que la famille a les mêmes préjugés dans la nation individua-
liste que dans la nation centraliste î En Angleterre, suivant sir Charles
Trevelyan, « sous le patronage system, la légèreté comparative des tra-
vaux et la certitude d'une pension en cas de retraite, motivée sur une
incapacité corporelle, décideaient habituellement beaucoup de parents et
d'amis de jeunes gens maladifs à tenter d'obtenir pour eux l'entrée au
service du gouvernement. L'étendue des charges que le public supporte
de ce chef, — d'abord par les salaires des fonctionnaires qui sont obligés
de déserter leurs postes, à raison de leur mauvaise santé, puis par les
pensions qui dérivent de la même source, — serait à peine crue par
ceux (jui n'ont point eu occasion d'observer ce système. » Le discours
prononcé par le très-révérend Dean Graves (1), auquel j'emprunte cette
instructive citation, a une portée encore plus pratique. Il y traite la
question de savoir « si le système des concours donne un injuste avan-
tage aux individus disgraciés sous le rapport du développement phy-
sique »; mais je regrette de ne pouvoir suivre l'orateur dans les piquantes
considérations auxquelles il se livre à ce sujet.
Russie. — A l'heure qu'il est, si l'on en croit toutes les publications
plus ou moins récentes dont ce pays a été l'objet, l'administration y est
vraiment la partie faible du gouvernement. Dès lors, si, malgré mes
teniaiives, je n'ai pu obtenir que de très-vagues renseignements sur
(1) Transactions^ etc.
DK L'ENSKIGNRMENT PROFESSIONNEL. 91
l'inslruclion professioniiollc <|ii(î peuvent recevoir les ronclioniiaires ci-
vils, je ne crois pas trop ni'avanceren aiïirinant qu'elle y existe à peine,
qu'elle ne s'y combine point, en tout cas, avec le concours pour le choix
des individus, (ju'il n'y a pas d'école {générale d'administration. En effet,
la préparation aux carriènîs administratives a lieu, dans les facultés
(dites (le jurisprudence) qui font partie des universités russes et à une
école de droit, ouverte à Saint-Pétersbour|}; h peu près comme en
France, la préparation aux fonctions de la magistrature se fait dans les
facultés juridiiiues. Le droit de nomination appartient, suivant le
de^yré hiérarchique des fonctions, à l'empereur, aux nninistres et aux
autorités locales; on trouve, en outre, de nombreux fonctionnaires élus
par la noblesse; enfin ces deux systèmes se combinent pour certaines
catéf^ories de tribunaux, où fip,urent parmi les ju^jes des représentants
de la noblesse et de la bour^^eoisie, qui se renouvellent tous les trois ans
par la voie de l'élection.
Toutefois, j'ai à mentionner la fondation, à Saint-Pétersbourg-, par un
ukase impérial du 29 mai 1835 (1), d'un lycée spécialement destiné à la
préparation aux fonctions judiciaires de jeunes gens justifiant d'une no-
blesse héréditaire. Il me paraît difficile de donner à cet établissement un
autre nom que celui de lycée, car les élèves sont seulement âgés de douze
à dix-sept ans, et y apprennent, indépendamment du droit et de beau-
coup d'autres choses plus ou moins utiles, la calligraphie, le dessin, la
gymnastique, la danse et le chant !
Il existe, en Russie, sept universités, comprenant chacune quatre fa-
cultés, dont une de droit; elles sont situées à Moscou, Pétersbourg-,
Kazan, Kharkof et Kiev, Dorpat (province de la Baltique), et Stelsing^fors
(Finlande). La plus ancienne est celle de Moscou, qui a plus d'un siècle
d'existence, et la plus moderne est celle de Kiev, qui a remplacé celle de
Vilna. L'école supérieure d'Odessa va prochainement être transformée
en université. Celle de Varsovie serait ég^alement rétablie pour les pro-
vinces polonaises. Les g^rades universitaires de candidat, maître es arts,
docteur es sciences, correspondent à des degrés d'aptitude à diverses
fonctions publiques, mais il n'y a jamais concours. L'économie politique
n'a eu qu'un enseignement momentané et libre. Depuis une douzaine
d'années, la connaissance du droit international est exigée des fonction-
naires et agents du ministère des affaires étrangères.
Hollande. —Ainsi que cela se passe en France, les professeurs chargés
de l'enseignement juridique constatent, au moyen d'examens, le degré
d'instruction et partant d'aptitude h certaines fonctions publiques ,
relevant à peu près exclusivement de l'ordre judiciaire. En effet, M. Bion-
(1) Revue Fœlix, t. II (1835), p. 716. Chronique.
92 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
deau, dans un travail spécial (1), — où il s'esl cependant occupé égale-
ment de la France, — ne cite guère que deux arrêtés royaux de 1823,
dont l'un (du 4 novembre), relatif à l'organisation des départements
ministériels, attribue simplement une préférence aux gradués en droit
pour certains emplois, et dont l'autre (du 15 novembre), contenant de
réelles prescriptions , ne s'applique en somme qu'aux commis d'État,
fonctionnaires que nous pourrions peut-être comparer à nos jeunes au-
diteurs au Conseil d'État, si ceux-ci constituaient la pépinière d'où se
tirent normalement les maîtres des requêtes et surtout les conseillers.
Tout en regrettant qu'aucune garantie d'instruction juridique ne soit
exigée des agents consulaires et diplomatiques , des députés aux États
provinciaux (conseillers de préfecture), des receveurs de l'enregistrement
et des conservateurs des hypothèques (une certaine préférence serait
accordée, de fait, dans ces deux dernières administrations, aux aspirants
gradués), M. Blondeau ne se dissimule pas l'insuffisance de la condition
d'une simple obtention de grades. « Autre chose, dit-il, — à propos de
la fréquentation avec succès des cours, qui parfois tiendrait lieu d'épreu-
ves!— est d'obtenir d'un professeur, dont on a suivi exactement le
cours, un témoignage de satisfaction ; autre chose d'obtenir le suffrage
d'un jury d'examen.» Autre chose, ajouterai-je à mon tour, serait d'être
classé parmi les premiers des concurrents qui viennent lutter pour ob-
tenir un titre! En l'absence de cette formalité importante, je crois
inutile de m'arrêter à l'étude du système, luxueusement et inutilement
compliqué, des garanties juridiques qu'exigent les lois hollandaises rela-
tives à l'organisation judiciaire.
Je ferai remarquer qu'aux termes de l'article 63 d'une ordonnance
royale du 2 août 1815, déterminant les cours annuels des diverses fa-
cultés de chacune des trois universités de Leyde, Utrecht et Groningue,
des cours d'histoire politique de l'Europe, de statistique et de diplomatie,
ont été institués à la faculté de droit de la première de ces universités.
L'article S7 de la même ordonnance organique rangeant l'économie po-
litique parmi les sujets de l'examen qu'ont à subir les aspirants au doc-
torat en droit, on doit en conclure l'existence d'un cours de cette science
dans l'une au moins des trois universités de la Hollande. Dès 1824,
l'économie politique , la statistique et l'histoire politique et diplomati-
que de l'Europe ont été professées à l'Athénée d'Amsterdam. Depuis 1831,
ces deux dernières sciences ont des cours à l'Université d'Utrecht. L'en-
seignement des sciences administratives et politiques en Hollande, —
où les docteurs en droit doivent, indépendamment des matières ordi-
(1) Mémoire sur V organisation de renseignement du droit en Hollande et
sur les garanties d'Instruction juridique exigées, dans ce pays, des aspirants
à certaines fonctions ou professions. Paris, 1846.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFE'SSIONNEL. 93
naires, répondre sur le droit public, réconomicpoliticpic et la statistique,
l'histoire de l'Europe, Tliistoire et la littérature nationales, voire même
la médecine lé[|ale, — peut être re^jardé comme satisfaisant.
Belgique (1). — La faculté de droit de chacune des quatre universités
de Bruxelles et de Louvain (libres, comme on sait), de Gand et de
Lié(|e, offrent des cours de droit public, de droit administratif et d'é-
conomie politique. Le ,<;rade de docteur es sciences politiques et adminis-
tratives existe en Bel(jiquc, mais il ne serait (juère recherché que par
quehjues jeunes gens de familles riches, désireux d'avoir facilement un
titre universitaire, notamment à Louvain, qui fournit plus de ces gra-
dués que Bruxelles, Gand et Liège ensemble.
Le motif de cette sorte d'ostracisme se rattache de trop près à l'objet de
cette étude, pour que je ne le fasse pas ressortir. L'administration, dans ses
nominations aux fonctions publiques, ne tient absolument aucun compte
aux candidats du grade en question, qui, par une conséquence natu-
relle, se trouve tout à fait déprécié. Nous avions déjà vu quelque chose
de semblable en Allemagne, et on peut être parfaitement sûr que le
même phénomène se reproduirait en France dans les mêmes circon-
stances. Les docteurs en droit ordinaire doivent apporter un certificat
constatant qu'ils ont suivi les cours que je viens de mentionner, mais ne
sont point obligés de répondre sur les matières y relatives ; cette
mesure est vraiment dérisoire.
Italie (2). —Notre revue, bien que rapide, des éléments de l'enseigne-
met administratif chez les principales nations de l'Europe, va cependant
demeurer incomplète par l'absence de documents sur ce sujet, à l'égard
de la terre natale de la politique et de la diplomatie. Pouvais-je penser
que la patrie de Machiavel, de Giannone, de Filangieri, de Beccaria et
de Rossi enfin, cette terre classique des fameuses universités de Padoue
et de Bologne, fût la seule où la science de l'administration restât dans
le huis-clos de la spéculation et de l'abstraction philosophiques? N'était-ce
pas, au contraire, en Italie que devraient être cherchés les germes de
l'art d'administrer les nations, mis en pratique au moyen âge dans ces
célèbres républiques qui rêvaient déjà l'unification de la patrie com-
mune ? Je n'ai pu me procurer aucun document étranger à tout autre
enseignement que celui de l'économie politique.
Espagne. — Je n'aurais absolument rien à dire de l'Espagne, si elle ne
(1) Voir, dans la livraison de décembre 1863 (p. 50^2), la lettre de
M. Hérold à M. J. Garnier.
(2) Voir la lettre citée dans la note précédente.
dl JOURNAL DES ECONOMISTES.
présentait un système do nominations bien bizarre, qui du moins, par
sa franchise brutale, accuse fort nettement l'influence que la honteuse
question des i)laces à recueillir peut avoir, dans un [gouvernement par-
lementaire, sur les chan^iemenls ministériels. Quand M. R. de Mohl ne
crai[ïnait pas d'affirmer que, sans la curée des emplois, les neuf dixièmes
de ces crises de politique intérieure n'auraient pas lieu, il ajoutait avec
un léjîitimeorfjueil :« Jamais, dans les États constitutionnels d'Allema(jne,
on n'a pensé qu'il fallût remplir tous les postes supérieurs de l'admini-
stration par des amis du ministère! » Qu'aurait-il dit du régime espagnol,
où il est normalement passé en usage que les titulaires de tous les pos-
tes, même inférieurs, autres que ceux relevant des administrations
techniques, doivent se retirer avec le ministère qui les a nommés -
N'y aurait-il pas là une explication accessoire de cette énigmatique
agitation à laquelle est perpétuellement en proie la péninsule ibérique?
C'est donc une bien grande et louable hardiesse à M. Colmeiro, pro-
fesseur distingué de l'université de Madrid, membre correspondant de
notre Académie des sciences morales et politiques, d'avoir, dans son
Traité de droit administratif espagnol, hautement formulé ses vœux en
faveur de la création d'une faculté des sciences administratives et politi-
ques et d'un mode normal de recrutement des fonctionnaires publics.
M. Batbie, dans son excellent rapport, a cité incidemment le passage
où M. Colmeiro réclame avec force la satisfaction d'un besoin qu'il
déclare à la fois social et politique ; rien n'y serait hétérodoxe pour le
critique le plus sévère, si l'auteur ne semblait conclure « qu'à mesure
que la civilisation avance, la sphère du gouvernement s'agrandit, » je
crois que c'est précisément le contraire, et je ne suis point fâché d'avoir
l'occasion de le rappeler en passant, dans une étude dont l'esprit et
les conclusions pourraient me faire regarder fort injustement comme un
partisan exagéré de l'action de l'état.
Serbie. — Il faut que chez nous, — disait le prince Michel, en 1861,
dans son discours d'ouverture de la première assemblée nationale, — les
fonctions publiques cessent d'être considérées seulement comme un
facile moyen d'existence, ainsi que cela a lieu jusqu'à présent. J'ai entre
les mains les preuves les plus claires de la manière dont beaucoup de
gens envisagent les fonctions publiques ; l'un sollicite un emploi, parce
que sa mauvaise santé ne lui permet pas de faire autre chose ; un autre,
parce qu'il est embarrassé sur le choix d'un état; un troisième, parce
qu'il a fait de mauvaises affaires dans son commerce; et ainsi de suite.
Il faut absolument que cette funeste maladie des emplois publics dispa-
raisse de chez nous; car, outre l'inconvénient d'augmenter les charges
du Trésor, celui de pousser les gens à négliger leurs affaires ou leurs
travaux, pour courir après des emplois auxquels ils ne sont pas aptes,
il y aurait à redouter un des plus grands maux d'un État, celui d'être
DE L'ENSEIGNKMKNT PROFESSIONNEL. 95
mal servi. (]oux-là soni dans uno L!;rave erreur qui pensent qu'on n'a bien
mérité do son pays quo lorsqu'on l'a servi comme fonctionnaire. »
On sait inaintenaiU que, i)()iir que cet liuiniliaiit tableau soit exact, il
n'est pas nécessaire (ju'ij soit tracé à l'une «les extrémités mcridionahîs
du conliiienl européen.
Moldavie et Valacime. — Le prince Gouza, sans tenir un lanj^aj^e aussi
éncrjjifjue, mettait, à la fin de 1859, les administrateurs parmi les hom-
mes dont les principautés-unies ont le plus besoin; et il estimait que
peut-être une faculté des sciences économiques et administratives est
plus nécessaire que toute autre !
Turquie. — Dans ce pays, qui a pour politique une « rénovation d'ap-
parence, » suivant l'expression de M. Saint-Marc Girardin, il ne faut pas
prendre la peine de chercher s'il existe quelque décret à l'européenne sur
les conditions de capacité à exiger d'administrateurs dont la corruption
est aussi proverbiale que celle des fonctionnaires russes. Non ! chacun
sait que, là plus que partout ailleurs, tous les décrets ne s'exécutent pas.
L'exploration des actes officiels de l'empire ottoman serait donc inutile.
Grèce. — La charte arrachée, en 1843, au roi Othon, par une conspi-
ration militaire analogue à celle qui l'a renversé du trône, imposait au
gouvernement l'obligation de pourvoir, par de bonnes lois, à l'éducation
des fonctionnaires administratifs; mais rien ne paraît avoir été fait à cet
égard. En songeant aux conditions dans lesquelles a été rédigée la con-
stitution hellénique, sorte de résumé des nécessités qui ne doivent point
être perdues de vue dans un acte moderne de ce genre, il est du moins
permis d'observer qu'il y a vingt ans, l'objet de cet essai semblait déjà
sérieusement préoccuper les gouvernements européens.
États-Unis. — Dans cette partie de l'Amérique du Nord, les fonction-
naires publics sont nommés soit par le peuple (ce qui est le cas le plus
général), soit par le pouvoir exécutif; jamais ils ne sont soumis à aucune
condition de capacité administrative. Quant au premier système, s'il
écarte théoriquement toute idée d'épreuves préalables, je n'hésite pas à
déclarer qu'autant il est bon pour certaines fonctions politiques, autant
il est exécrable, à tous les points de vue, en ce qui concerne les emplois
de l'administration proprement dite. Comprend-on, par exemple, qu'à
dater du jour de son installation, le fonctionnaire élu par le peuple
abandonne au parti dont il relève une fraction plus ou moins considérable
de ses appointements? C'est seulement dans un accès de fièvre révolution-
naire qii'une assemblée a pu, chez nous, proclamer le droit du peuple à
« choisir les juges indistinctement parmi tous les citoyens! » (Loi du
96 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
27 octobre 1792). L'exemple des États-Unis n'est susceptible d'aucune
imitation et je n'ai point à m'y arrêter, si ce n'est pour dire que nous
retrouvons là, comme en Espagne, de déplorables mutations en masse :
à l'avènement d'un nouveau président, il y a un renouvellement complet
de tous les employés de la douane et des postes !
Gfiine et Japon. — Je devais évidemment, pour ne pas me les laisser
opposer par de spirituels adversaires, donner une place à ces deux pays,
où fleurit, dans une exubérante splendeur, le système dont j'ose proposer
la réalisation. On sait, en effet, qu'un ensemble compliqué d'examens
d'aptitude classe, à toutes sortes de points de vue, les sujets de ces deux
g^rands empires de l'Asie; mais je ne vois pas pourquoi Fexag^ération,
qui Q'dle les meilleures choses, pourrait constituer, en pareille matière,
un ar^jument décisif contre l'emploi modéré d'une méthode qui offre
nécessairement de grands avantages. Autant vaudrait essayer de ridicu-
liser le puissant stimulant des récompenses honorifiques, en les consi-
dérant, dans leur abusive multiplicité, sur la poitrine de quelques di-
plomates de toutes nations (1)! Je devais aussi parler de la Chine et du
Japon, parce qu'ils ont été l'occasion d'une attaque, insérée dans le
grave Moniteur lui-même, contre ce mode de recrutement des fonction-
naires publics que je voudrais voir généralisé en France.
« Faire du gouvernement des hommes le prix d'un concours ou d'un
examen est une singulière idée. Ceux qui la trouvent si belle auraient
au moins dû se demander si ces examens et ces concours avaient pour
but de constater la possession de connaissances réelles et sérieuses. Ils
auraient pu aussi se demander si l'aptitude à gouverner les hommes
pouvait se constater ainsi ; c'est-à-dire si la science du gouvernement
pouvait être acquise dans un livre ou mesurée dans un concours, ou
plutôt si ce n'était pas un art conjectural, comme la médecine ou la
guerre. »
Ainsi s'exprime, dans un rapport officiel du 4 janvier 1861, M. d'Es-
cayrac de Lauture, chargé d'une mission scientifique à la Chine et au
Japon, après y avoir vu sans doute fonctionner, dans sa ridicule exagé-
ration, le classement par voie de concours. Ce n'est, en somme, que la
reproduction, sous une autre forme, d'objections que j'ai déjà rencon-
trées sur ma route et auxquelles je crois avoir suffisamment répondu
pour n'être point obligé de le faire derechef. Je vois toujours la même
confusion déplorable entre le gouvernement et V administration^ ainsi que
(i) Voir, au sujet des décorations étrangères, la très-judicieuse et
spirituelle boutade de M. de Bois^sy, à la séance du Sénat du 10 mars
dernier.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 07
la même prétention irritante de trouver plus de {garanties dans le hasard
que dans Li constatation, loyale et régulière, de la capacité. Quant à la
singalarité de l'idée, je laisserai à M. Laboulaye le soin de répondre :
« On a pu plaisamment, dit-il, comparer rAilemaii;ne à cet empire du
Milieu, où le lucres do roman est non pas un olTicier, un grand seigneur,
un poëte, mais un mandarin sorti vainqueur de toutes les épreuves
scientifiques, et définir rAllemagne comme la Chine, un État où une
moitié de la nation est perpétuellement occu[)ée à examiner l'autre moi-
tié (1). — Quelque spirituelles que soient ces railleries, il n'en est pas
moins vrai que le plus habile gouvernement de l'Allemagne, la Prusse, a
pris dans la Confédération le premier rang, que ne lui donnait ni sa
population, ni sa richesse, ni son passé, et que, si l'on cherche le secret
de sa puissance, on voit que ses deux suprêmes ressorts sont les Univer-
sités, d'une part, et l'administration, de l'autre. »
On ne saurait mieux dire et je crois avoir, par cette appréciation sa-
gace d'un brillant auxiliaire, victorieusement opposé une saine manière
de présenter les choses aux préjugés qui ont cours en cette occurrence.
Quel fruit devons-nous tirer, au résumé, de cette longue et pourtant
rapide excursion en Europe, en Amérique et même en Asie ? Une con-
statation générale et authentique, qui n'est consolante qu'à un point de
vue patriotique. Nous ne valons ni plus ni moins que les Anglais, qui,
eux-mêmes, ressemblent beaucoup aux Allemands, lesquels sont cer-
tainement atteints de la même infirmité sociale que les Espagnols, les
Turcs, les Américains, etc., etc. Je ne sais plus qui a dit, je ne me rap-
pelle ni où ni quand, que la meilleure constitution politique pour notre
pays devrait être ainsi conçue en ces termes : Tous les Français sont
fonctionnaires. Le reproche ainsi plaisamment formulé n'est, à coup
sûr, point sans fondement, mais la spirituelle raillerie avait beau jeu de
se produire ailleurs qu'en France. Le projet de constitution en question
n'a décidément ni âge ni patrie, et il conviendrait peut-être à tous les
peuples civilisés de l'univers : que les économistes ne le perdent point
de vue, quelle que soit leur nationalité ! Il y a certainement quelque
chose à faire, comme on dit en politique.
Ë. Lamé Fleury.
— La suite au prochain numéro. —
(1 ) « Nous tomberions ainsi dans le mandarinisme chinois. . . (Très-bien !
très-bien ! ) » — Ce petit extrait officiel des observations opposées par
M. du Mirai, dans la discussion de l'adresse au Cori)s législatif [séance
du 8 courant), à un amendement de M. Garnot concernant le sujet de
cette étude , résume l'accueil dédaigneux fait au concours par l'assem-
blée élective ; on n'y distingue point encore la nécessité de l'abus.
2* SÉRIE. T. XLVi. — 15 a\)ril 1865, T
U JOURNAL DES ECONOMISTES.
NECROLOGIE
RICHARD COBDEN
HOMMAGES RENDUS A SA MÉMOIRE
"Nous ne pouvons donner actuellement une notice telle qu'il convient
au Journal des Économistes d'en publier une sur ce grand et glorieux
apôtre de Téconomie politique appliquée. Bornés par le temps et l'es-
pace, nous voulons seulement recueillir ici les éclatants hommages
rendus à sa mémoire, bien doux pour le cœur des amis qui le pleurent.
La santé de M. Richard Cobden avait déjà été gravement compromise,
il y a vingt ans ; et certainement, il serait mort à la peine, si le triomphe
de la Ligue contre les lois céréales n'était venu à temps pour permet-
tre un peu de repos à son esprit et à son corps. A la fin de 1845, quatre-
vingt-dix meetings avaient été tenus en trois semaines tant en Angle-
terre qu'en Ecosse : M. Georges Wilson les avait présidés; MM. Cobden
et Bright avaient paru à presque tous et porté la parole dans seize grandes
assemblées î
L'illustre orateur nous parut en possession d'une bonne santé lors-
qu'il revint à Paris assister au congrès de la paix (1849), et lorsque
nous le revîmes successivement aux congrès de la paix tenu à Francfort
et à Londres (1850 et 1851). Mais quelque temps après il fut atteint
d'une maladie de larynx et de gorge pour laquelle il alla passer succes-
sivement l'hiver à Cannes, en Egypte, à Alger. Pendant l'hiver de 1859-
1860 qu'il passa à Paris occupé de la négociation du traité de commerce,
il était souvent souffrant et avait la voix altérée. Depuis, ses amis avaient
remarqué qu'à travers ces alternatives en bien et en mal sa physionomie
s'altérait plus que ne le comportait son âge.
En novembre dernier, ayant pris la parole durant un meeting de ses
électeurs à Rochedale, il abusa de ses forces, et, dans la lettre qu'il nous
écrivait en date du 23 décembre, à propos de la mort de Guillaumin,
(pour lequel il avait beaucoup d'affection et qu'il a, hélas! suivi de bien
près), il nous disait : « J'ai été très-mal portant à la suite d'un rhume
que j'ai pris au grand meeting de mes constituants tenu le mois
dernier. — Je trouve qu'à soixante ans je ne suis plus capable de faire
Vouvragê que je faisais aisément à quarante. »
Mais il croyait s'être remis de cette grave indisposition. Dans une
Nr.nR()LOr;iK. -- RIGHAKD COBDKN. 99
lettre pleine dv vie, de bonne Imnieur et de haute raison, qu'il adressait
le 2 mars à M. Arles Dnfour, il disait en parlant de lui : a Ma santé, je
suis heureux de le dire, est beaucoup meilleure; et j'attends seide-
meiit que la saison s'améliore pour aller remplir mes devoirs à la
Chambre »
Il parlait ainsi, juste un mois avant sa fin; et même quelques jours
a\aut ce cruel événement, il écrivait à M. Michel Chevalier sans paraître
avoir la moindre inquiétude.
Etant venu à Londres pour prendre [)art à la discussion relative au
Canada et aux États-Unis et combattre des projets d'armements et de
défenses qui lui paraissaient chimériques, il a été atteint d'une rechute
qui l'a enlevé en quelques jours , au moment où ses amis éloifjnés
le croyaient rétabli.
En arrivant à Loiulres, le 22 mars, par un temps excessivement froid,
la bronchite qu'il avait rapportée de Rochedale se déclara de nouveau e
il dut se mettre au lit. Le jeudi, 30, son état était trés-fi^rave ; le samedi
il paraissait aller mieux; mais ce mieux fut de courte durée, et le diman-
che, 2 avril, l'illustre malade rendait le dernier soupir à onze heures
un quart.
Cobden était né en 1804, à Dunford, près de Midhurst, comté de Sus-
sex, et il n'était que dans sa soixante et unième année.
Nous lisons les détails suivants dans une lettre de Londres publiée par
r Indépendance belge sur ses funérailles :
« Hier (7 avril) ont eu lieu les obsèques de Cobden et Fenterrement
de ses restes mortels sur le penchant d'une colline, dans le Sussex, con-
formément au désir qu'il avait exprimé. 11 était des hommes auxquels la
nation s'empresse de témoigner par des funérailles publiques la gratitude
universelle. Mais, ses amis intimes savaient que son cœur était depuis
longtemps enseveli dans la tombe d'un fils unique, jeune homme de la
plus grande espérance, mort en Allemagne, âgé de quinze ans. Cette
perte était pour lui un sujet de deuil sans fin. C'est donc à Midhurst, loin
de Saint-Paul et de l'abbaye de Westminster, qu'il a voulu que sa tombe
fût érigée.
« La famille n'avait adressé d'invitations qu'aux proches parents et
aux amis intimes. On remarquait dans le nombre des assistants venus de
Londres par le chemia de fer, trois ministres à portefeuille, deux autres
membres du gouvernement, le ministre des Ét;its-Unis, un douzième à
peu près (54) des membres de la Chambre des communes, et des repré-
sentants des principales villes de commerce du royaume (1).
(1) Des représentants de diverses associations, plusieurs membres no-
tables de la Ligue, etc.
100 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
« La douleur des assistants a été le seul décor de cette triste céré-
monie. Celle de M. Bri|j-ht (1) n'avait pas d'é{»"ale, même parmi les mem-
bres de la famille. Il n'a pu en modérer l'expression, il éclatait en san-
glots et s'est trouvé mal. Ou regrettait qu'il eût eu le courage d'affronter
une si rude épreuve.
« La tombe du célèbre économiste ne porte que cette simple et laco-
nique inscription :
« Richard Cobden, esquire, membre du Parlement, mort le 2 avril
« 1865, à soixante ans. »
II
Cette poignante nouvelle, immédiatement répandue par le télégraphe
électrique, a donné partout lieu à l'expression des plus vifs regrets, qu
parleur généralité ont tout le caractère d'une tristesse publique. En An-
gleterre, en France, en Europe, au delà des mers, chacun a de suite com-
pris que la cause de l'humanité venait de faire une immense perte dans la
personne du promoteur de la liberté commerciale, des réformes écono-
miques, de la politique de désarmement et de la paix internationale. Un
grand nombre d'amis particuliers que lui avaient acquis sa nature d'élite,
encore plus cruellement frappés, ont mêlé leurs larmes et leur douleur à
celle de sa noble compagne et de ses cinq jeunes filles.
Le lendemain de cet événement, aussi cruel qu'inattendu, un hommage
éclatant était rendu aux services et au caractère de M. Richard Cobden,
au sein de la Chambre des communes à Londres et au sein du Corps
législatif à Paris. Voici comment les journaux anglais racontent la scène
à la fois simple, noble et touchante, qui s'est passée en présence de la
Chambre émue, et à laquelle ont pris part deux des plus éminents ad-
versaires de l'illustre défunt et son éloquent compagnon et ami M. John
Bright.
CHAMBRE DES COMMUNES. — Séauce du 3 awll.
Lord Palmerston, au milieu de vifs applaudissements et visiblement
très-ému, dit qu'il est impossible que la Chambre aborde son ordre du
jour sans donner une marque d'attention à la grandeur de la perte qu'elle
vient de faire et que le pays subit avec elle. (Approbation.) M. Cobden
occupait une position éminente comme membre de la Chambre des
communes et comme membre de la nation britannique. (Approba-
tion.)
Je n'ai pas l'intention, poursuit le ministre, de dissimuler que sur
beaucoup de matières M. Cobden différait d'opinion avec le pays. Mais
ceux qui n'admettaient pas toutes ses idées, et je suis du nombre, n'ont
(1) Il a aussi perdu un tils tout récemment.
NKCROLOGIE. - RICHARD GORDEN. 101
jamais songé à metlre on doute l'honnAteté de sos aspirations ol la sin-
cérité de ses convictions. 'Approbation.)
On sentait que son idéal était toujours le bien de son pays, alors môme
qu'on n'était pas d'accord avec lui sur les moyens de réalisation et sur
les questions de détail. (Api)robation.) Mais, en quoi nous nous accorde-
rons tous, c'est ;\ mettre en oubli nos causes de divergence et à ne voir
désormais que les grands et importants services qu'il a rendus à notre
commune patrie. (Applaudissements.)
Le ministre rappelle l'origine du mouvement d'idées qui a servi de
base au développement de la richesse des nations, à la liberté de l'in-
dustrie, au libre échange des produits industriels, mouvement dont les
initiateurs ont été Adam Smith, Dugald Stewart, M. Huskisson, et qui
sest longtemps arrêté devant d'honnêtes et consciencieux préjugés. Il
était réservé, dit-il, j\ M. Cobden, à son infatigable activité, à son élo-
quence, à son indomptable énergie, et aussi à l'appui qu'il a trouvé dans
une phalange de dignes associés, notamment dans le président du bureau
de la loi des pauvres et dans sir Robert Peel, il lui était, dis-je, réservé
de réduire en pratique les principes abstraits, si enracinés dans son
esprit, qui ont à la fin conquis l'adhésion de tout ce que le pays compte
d'hommes raisonnables. (Approbation.) C'est grâce à de tels efforts qu'il
a réussi à doter sa patrie d'un bienfait estimable et éternel.
Mais, quelque éminents qu'aient été les talents, le savoir-faire et les
succès de M. Cobden, son désintéressement les surpassait de beaucoup.
(Applaudissements.) Son ambition était grande, mais c'était l'ambition
d'être utile à son pays ; elle a été largement satisfaite. A l'époque de la
formation du cabinet actuel, je fus autorisé par la Reine à offrir un por-
tefeuille à M. Cobden. Il n'accepta pas et me déclara franchement qu'il
croyait être en désaccord avec moi sur beaucoup de principes importants
de la politique active, et qu'il ne pouvait par conséquent entrer conve-
nablement, pour lui ou pour moi, dans une administration dont j'étais
le chef. Mon opinion est qu'il se trompait. Toujours est-il certain que,
tout en différant avec lui sur les principes généraux de la politique ou
sur l'application de ces principes, quiconque était entré en contact avec
lui ne pouvait lui refuser son estime. (Approbation.)
Les deux grands actes de la vie de Cobden ont été l'abrogation des lois
restrictives qui gênaient le commerce et l'importation des céréales et le
traité de commerce qu'il a négocié avec la France et qui a donné le plus
grand développement aux relations commerciales des deux pays. (Appro-
bation.) Après ce dernier succès, j'eus la bonne fortune d'offrir à Cobden,
non pas une fonction administrative — je savais qu'il ne l'accepterait
pas — mais les marques d'honneur dont la Couronne dispose, le titre de
baronnet et le rang de membre du conseil privé, distinctions honorables
que la Reine eût été heureuse d'attacher à de si grands services rendus
au pays et qu'il eût pu, selon moi, accepter sans déroger à ses principes.
Mais, le désintéressement dont il faisait preuve dans toute sa conduite
privée ou publique le porta à les refuser. (Approbation).
Tout ce que je puis dire de plus, c'est que nous avons perdu un homme
102 JOURNAL DES l^:CONO\iISTF,S.
(4ui laissera un vide au milieu do nous tous, un homme en qui se résu-
mait tout l'esprit de la constitution sous laquelle nous vivons. Le nom
de Cobden restera gravé éternellement dans les pages de l'histoire na-
tionale, et je suis persuadé qu'il n'est personne ici qui ne sente profon-
dément que la patrie vient de se voir enlever un de ses enfants les plus
dévoués et les plus utiles. (Vifs applaudissements).
M. DISRAELI. Je faisais partie de cette chambre lorsque l'homme émi-
nent qui vient d'être enlevé dans la vigueur de l'âge et de l'intelligence
est venu y siéger la première fois. Quoique ce fût le lot de M. Cobden
d'entrer dans la vie publique à une époque où les passions étaient vive-
ment agitées, il a toujours montré cette modération et ce calme de la
pensée qui sont le propre des hautes intelligences. Bien que formé au
milieu du tumulte des opinions populaires dont il a pris la défense, ses
discours n'ont jamais été empreints d'aucune violence ; tout le monde ici
se rappelle son attitude digne dans les discussions. Gomme argumenta-
teur il avait peu d'égaux, comme logicien sa parole était serrée, com-
plète, incisive, parfois subtile, jamais oublieuse des sympathies qu'il
portait à ses collègues et toujours pratique et persuasive. Son entente
des affaires lui a valu le respect des deux plus grandes nations du monde.
(Écoutez! écoutez!)
Il y a quelque chose de douloureux dans l'histoire de ce Parlement
quand nous reportons notre pensée sur la mémoire des éminents collè-
gues que nous avons perdus; mais il nous reste cette consolation que
tous ces grands hommes ne sont pas tout à fait perdus pour nous ni pour
le pays. Leurs opinions dominent toujours nos discussions, et leurs pro-
pres paroles retentiront encore dans nos débats. Il y a des hommes dont
l'autorité résiste aux caprices des élections et aux effets du temps.
M. Cobden était de ce nombre. Je crois que lorsque l'histoire se pronon-
cera sur ses actes et sur sa vie, elle dira de lui qu'il était certainement
le plus grand caractère politique qu'aient produit les classes moyennes
du pays, un ornement de la Chambre des communes et un honneur
pour l'Angleterre. (Nombreux applaudissements.)
M. BRiGHT. La Chambre comprendra l'émotion que j'éprouve en ce mo-
ment. Toutes les paroles de sympathie que je ^iens d'entendre me sont
allées au cœur, mais le temps qui s'est écoulé depuis le moment où l'es-
prit le plus digne et le plus noble qui fût jamais a quitté cette terre est
trop court pour que j'essaye même de donner carrière aux sentiments
qui me dominent.
Je m'acquitterai de ce devoir une autre fois, lorsque j"auj-ai l'occasion
de rappeler à mes concitoyens ce que mon ami a fait pour son pays. Je
ne puis que dire maintenant qu'après vingt années d'une amitié des plus
intimes et des plus fraternelles, je n'ai compris combien je l'aimais que
le jour où je l'ai perdu.
L'honorable membre se rassied en étouffant ses sanglots.
{U Indépendance belge,)
NfiGROLOGlE. - RICHARD COBDKN. 103
Nos lecteurs n'ont i)as besoin {\nm Wmv rappelle que (lej)ui.s douze
à treize ans, M. CoIxIimi s'esl, c()ura|;eusemenl et loyalement mis en tra-
vers (le l'entraînement de l'opinion pour combattre les velléités belli-
queuses d'une partie de ses com[>atriot<;s, surexcitées par la politique
de lord Palmerston s'orienlant à un autre point de vue. Ils se souvien-
nent aussi (jue M. d'israëli a été le plus élocpient défenseur de la pro-
tection, et que John Rrij;hl, le non moins éloquent auxiliaire de
M. Cobden dans la li|}ue contre les lois céréales, est devenu un de ces
«hommes de Manchester)) comme on dit en An{jleterre, qui s'efforcent de
diri^yer l'opinion des classes moyennes et populaires vers une politique
de paix, de non-intervention dans les affaires des autres nations, et de
réformes intérieures.
Nous sommes de ceux qui partag?ent la douleur fraternelle de M. Bright.
Les paroles à la fois sin>ples et belles de lord Palmerston et de M. d'Is-
raëli nous ont aussi vivement touchés, et en leur en adressant l'expres-
sion de notre reconnaissance, nous croyons être les interprètes de tous
ceux qui parta^^ent les idées économiques au service desquelles M. Ri-
chard Cobden a consacré sa vie.
III
Dans la séance du Corps législatif du 3 avril, M. de Forcade La Ro-
quette, vice-président du Conseil d'État, — parlant à propos de la discus-
sion de l'adresse, de la nouvelle politique commerciale dans laquelle le
[gouvernement est entré, par les nouveaux traités de commerce , à la
suite du traité de 1860 avec l'Angleterre, — a voulu rendre hommage à
la mémoire de M. Richard Cobden.
Voici la fin de son discours et les adhésions dont il a été l'objet :
M. DE Forcade La Roquette. Tout à l'heure, Messieurs, j'entendais
l'honorable M. d'Andelarre faire allusion aux grandes réformes qui, en
Angleterre, ont marqué le ministère de sir Robert Peel; mais on ne doit
pas oublier que ce grand homme d'État fut inspiré dans ces réformes
par un homme devenu illustre, auquel Robert Peel a rendu une écla-
tante justice, M. Richard Cobden.
Ce matin, le courrier d'Angleterre a apporté la douloureuse nouvelle
de la mort de Richard Cobden. (Sensation.)
Il m'a paru que, dans une discussion qui s'élève à propos de la ques-
tion des céréales, dans une discussion où nous avons à examiner les
effets du traité de commerce avec l'Angleterre, ses conséquences, ses
avantages, il était naturel aussi de rendre à la mémoire d'un étranger
illustre un éclatant hommage. (Vive adhésion.)
M. Garnier-Pagès. Très-bien ! très-bien !
M. Auguste Chevalirk. Tout le monde sassocie à votre pensée. (Oui ,
c'est vrai 1
104 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. deForcade La Roquette. Depuis Fox, aucun homme d'État, aucun
grand orateur de l'Angleterre, n'a porté à la France une affection aussi
sincère, aussi cordiale. (Nouveau mouvement.) Aucun n'a contribué
d'avantage à faire disparaître les vieux ressentiments qui autrefois ont
divisé les deux pays; (Très-bien!) aucun n'a contribué d'avantage à
resserrer leur alliance, si féconde en grands résultats, si nécessaire aux
progrès de la civilisation dans le monde. (Vive approbation.)
M. Garnier-Pagès. Oui, c'est vrai, très-bien!
M. DE FoRCADE La Roquette. Aussi la mort de Richard Gobden, et je
suis convaincu que la Chambre s'associe à ce sentiment, n'est pas un
malheur seulement pour l'Angleterre ; c'est une cause de deuil pour la
France et pour l'humanité. (De toutes parts : Oui! oui! Très-bien! très-
bien !)
M. Glais-Bizoin. Oui ! Que l'Angleterre sache que nos regrets sont
unanimes ! (Nombreuses marques d'adhésion.)
M. le vice-président du conseil d'État. Je suis heureux de constater,
dans une Chambre française, l'unanimité de nos regrets. (Nouvelles et
nombreuses marques d'approbation et d'assentiment.)
M. de Forcade La Roquette a été bien inspiré en rendant cet hommage
public à M. Richard Gobden; nous lui sommes, pour notre part, très-
iV^connaissant de cette bonne pensée; mais, comme il est depuis long-
temps partisan des idées de liberté commerciale, ses paroles ont satis-
fait notre cœur sans nous surprendre, ainsi que la vive adhésion de
M. Auguste Chevalier, tout dévoué à la même cause, ainsi que celle de
M. Garnier-Pagès, lié d'amitié avec M. Gobden, qu'il avait connu
et pu apprécier lors de son séjour à Cannes. Ce qui est vraiment carac-
téristique dans cette manifestation, c'est le sentiment très-général
et très-prononcé de l'assemblée, qui n'est pas encore, bien s'en faut,
ralliée aux idées de liberté commerciale, mais qui est fort convaincue de
la nécessité de maintenir la bonne harmonie entre les deux nations.
L'adhésion qu'elle a donnée aux paroles accentuées de \L Glais-Bizoin
est une marque du profond sentiment qui l'anime à cet égard. Nos lec-
teurs savent que M. Glais-Bizoin était Tan dernier au nombre des 50 qui
ont formulé un vote protectionniste dans la discussion de l'adresse (1).
IV
A la dernière réunion de la société d'économie politique (qui lui por-
tait un toast dans la séance du 5 janvier 1860 , qui lui Rivait offert
en 1846 un banquet pour fêter en lui le héros vainqueur de la ligue, qui
lui avait écrit une adresse de félicitation au moment où la lutte était la
(1) Voir le numéro de février 1864, p. *208.
NECROLOGIE — RICHARD COBDEN. 105
plus animée, et dont il était un des plus anciens membres associés à
rétran[|er), — M. le président et quatre autres membres ont pris la pa-
role pour (glorifier l'œuvre économique et sociale de M. Cobden. Le
compte rendu de cette séance est publié plus loin dans ce numéro et
nous y renvoyons le lecleur.
D'autres hommages ont été rendus à la mémoire de M. Richard
Cobden.
L'empereur a décidé que son buste serait placé au musée de Versailles.
Ce décret a reçu le meilleur accueil de l'opinion en France et en Angle-
terre.
Le ^gouvernement de la Serbie a commandé un service religieux et
prescrit un deuil public en reconnaissance des services rendus à ce pays
par M. Richard Cobden.
Au Conservatoire des arts et métiers, l'éloge de M. Cobden par
M. Wolowski a trouvé un public d'ouvriers et d'industriels enthou-
siastes. A l'École des ponts et chaussées, le professeur a aussi parlé de
rétendue de cette perte devant son auditoire d'élite. fgg^
Les divers organes de la presse se sont occupés de la mort de M. Cob-
den comme d'un grand événement.
Le Times, qui l'a tant de fois combattu, lui consacre un long article
dont nous ne citerons qu'une phrase du commencement et de la fin :
« Ses compatriotes gémiront, dit l'écrivain, de la perte d'un homme
qui s'était voué au bien de son pays , sous l'inspiration des motifs
les plus purs, et avec une patience infatigable. » — « Un pareil ci-
toyen ne peut être remplacé de si tôt, et bien des membres de la Cham-
bre tourneront les yeux vers sa place, songeant qu'elle est vide d'un
grand homme. »
Le lendemain de sa mort tous les journaux dans les rues populeuses
avaient été achetés dès la première heure. Le Morning Star^ qui avait
paru encadré de noir et d'autres journaux ont dû faire un tirage extraor-
dinaire. — Il y avait à la maison mortuaire une affluence considérable
des représentants de toutes les opinions politiques.
Le numéro de la Presse du 4 avril annonçant cette mort et contenant
un chaleureux article de M. de Girardin, a paru encadré de noir.
Une longue correspondance de Londres, consacrée entièrement à M. Ri-
chard Cobden, que publie un journal français, le Temps^ qui émane d'une
plume éloquente et jadis fort dédaigneuse pour les libertés économiques,
commence ainsi : « L'Angleterre éprouve à cette heure, comme le sen-
timent d'un grand vide... tous sentent que la patrie vient de perdre en
lui quelque chose de son âme. «(Suit un éloquent hommage à une grande
mémoire, comme dit le rédacteur en chef du Temps), et en la finissant :
(( ...Mais quel grand homme a jamais été complet.^ Il suffit à la gloire
106 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de celui qui vient de mourir qu'il ait été un des meilleurs de son es-
pèce. Car en lui le (yénie se mariait à la bonté. Toutes les vertus de
rhomme privé lui étaient échues en partage, et il avait tous les genres
de désintéressement, comme tous les fjenres de courag^e. Semblable en
cela à son puissant émule, M. Bri^^ht, jamais il n'hésita, quand sa con-
science l'ordonnait, à braver en face, à gourmander, à flétrir l'opinion
publifjue, dans un pays où l'opinion publique est si impérieuse et si
prompte à s'irriter. Honneur à sa mémoire !
« La France, qui lui doit le traité de commerce, portera son deuil,
elle aussi. Mais que dis- je ? la mort de Richard Cobden est une perte
pour tous les peuples. Quand un tel homme meurt, c'est un flambeau
qui s'éteint. Or, les flambeaux sont aujourd'hui aussi nécessaires que
rares; car elle est bien profonde encore, la nuit qui couvre le monde,
et nul ne peut prévoir le moment où il fera enfin grand jour parmi les
hommes. »
Tous les organes de la presse, répondant au besoin de l'opinion pu-
blique, ont en tous pays donné beaucoup de détails sur la vie, les tra-
vaux et l'opinion de l'illustre défunt. Tous ces détails ne sont pas
exacts, toutes ces appréciations ne sont pas justes; mais ils témoignent
à la fois de la popularité de l'homme d'État, du respect qu'inspirent son
caractère et sa mémoire, et aussi du progrès des idées pour lesquelles il
a lutté, pour lesquelles il est mort, on peut le dire, et qui se résument
ainsi : suppression du monopole de l'aristocratie terrienne en Angle-
terre, liberté internationale du commerce, réduction des armées per-
manentes, suppression du recours aux armes pour les différents entre
les nations. Joseph Garnier.
BULLETIN
ANALYSE DU RAPPORT DU CONSEIL DE LA BANQUE
sur les opérations pendant l'année 1864.
Les actionnaires de la Banque de France ont été convoqués le 26 jan-
vier pour entendre le compte-rendu annuel du conseil général et
le rapport des censeurs. Cette assemblée est la première depuis que
M. Rouland a remplacé M. Vuitry dans les fonctions de gouverneur de
la Banque. Nous allons signaler les faits principaux qui sont relatés
dans le compte-rendu présenté par M. Rouland, en suivant l'ordre de
leur importance, c'est-à-dire en commençant par ceux qui intéressent
le public en général, pour passer ensuite à ceux qui concernent la
ANALYSK DU RAPPORT DU CONSf.IL DK LA BANOUK. 107
clientèle! de la Haïuiue, et eiilin à ("eux qui regardent plus j)arti('ulière-
ment les actionnaires do cet dtablissement.
1° Cirrulation des billets de banque et réserves métalliques. — Les l)illets
de la Banque do France jouant le rôle de monnaie, et étant aux mains
de tout le monde, mùmo du public non commerçant, de plus, la Banque
s'ëtant engagée vis-à-vis de ce public i\ les rembourser au porteur, à
vue et en espèces, le cliidVe di!> leur circulation et le rapport de ce chiffre
à l'encaisse sont d'intérêt national. Los renseignements les plus re-
marquables que nous donne sur ce sujet le compte-rendu du gouver-
neur étaient à pou près connus par les bilans mensuels ou hebdoma-
daires, nous voulons parler do la diminution do la réserve métallique
au commencement do l'année 1864, diminution en présence de laquelle
le chiffre de la circulation était évidemment exagéré. Le minimum de
l'encaisse a été atteint le 18 janvier 1864, il était alors de 151 millions
de francs. A peu près vers la même époque, c'est-à-dire au 30 janvier
1864, la circulation atteignait son maximum, soit 839 millions de
francs (1). Des mesures ont été prises depuis pour modifier cette situa-
tion inquiétante, et, le 26 janvier 1864, la réserve métallique s'était re-
levée à 222 millions et la circulation était tombée à 808 millions.
Cette circulation était ainsi composée : 50,000,000 fr. en billets de
5,000 fr., 437 millions en billets de 1,000 fr., 92 millions on billets de
500 fr., 44 millions en billets de 200 fr., 204 millions en billets de
100 fr., et 27 millions en billets de 50 fr. Ce sont donc les billets de ce
dernier type que le public paraît accueillir le moins volontiers. Pour
maintenir le niveau de son encaisse, conformément aux engagements
pris par elle à l'égard du public, la Banque a opéré dos achats de mé-
taux qui lui ont occasionné le léger sacrifice de 693,000 fr. Le rapport
des censeurs contient quelques détails curieux sur le chiffre des billets
émis et retirés do la circulation et sur le nombre et le type des billets
créés depuis la fondation de la Banque.
2o Affaires d'escompte et de compte-courant; avances et dépôts. — La
clientèle do la Banque lui a apporté des effets de portefeuille représen-
tant à Paris une somme do 2 milliards 982 millions 713,689 fr., et dans
les succursales une somme do 3 milliards 568 millions 21,700 fr. ; total.
6 milliards 550 millions 735,400 fr. C'est une augmentation de 862 mil-
lions sur l'année précédente. Dans ce total, les effets de commerce
comptent à Paris pour 2 milliards 881 millions. Il y a eu rejet de
34,495 effets représentant 43 millions de francs. La proportion des
rejets aux acceptations est à peine de 1 0/0 ; toutefois, dans le mois de
décembre, les rejets ont été, à Paris, de 1,10 0/0.
Le maximum des portefeuilles de Paris et dos succursales a été atteint
(1) Ces chiffres sont ceux de la Banque centrale et des succursales réunies, la Banque
ne distinffuant plus entre Paris et les succursales quand il s'agit de l'encaisse et de la
circulation.
108 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
le 28 janvier 4864 (791 millions 6or),000 fr.). Au 26 janvier, lo portefeuille
était de 642 millions.
La Banque a escompté les effets de ses clients à des taux très-varia-
bles. Le maximum (8 O/O) a été atteint le ^} mai et le 13 octobre. A partir
de cette date, le taux de l'escompte n'a cessé de décliner jusqu'au
22 décembre, où il est descendu à 41/2. En somme, la moyenne n'a pas
dépassé 6,51 0/0. Le paragraphe relatif à l'escompte se termine par l'ob-
servation suivante : ,
« Dans ces variations du taux de l'escompte, nous n'avons fait que
subir la loi de l'état du marché financier et monétaire ; toutefois nous
avons été assez heureux pour demeurer généralement au-dessous du
taux des principales places de l'Europe, et spécialement pour maintenir
une différence sensible avec la Banque d'Angleterre. »
Le nombre des effets au comptant a été de 1 million 266,312 fr. ; c'est
une diminution de 35,730 fr. sur 1863. Le somme représentée par ces
billets est de 1 milliard 701 millions 317,100 fr., soit 50 millions
945,000 fr. de moins qu'en 1863. Le compte-rendu fait observer avec
raison que ce service est à la fois considérable et purement gratuit.
Le service des recettes en ville, effets au comptant compris, accuse
une augmentation de 209,354 effets, pour une somme de 391 millions
268,080 fr. Le plus fort encaissement a été celui du 30-31 janvier 1864,
qui a atteint la somme de 106 millions 875,667 fr. en 95,597 effets.
C'est la recette la plus élevée depuis la fondation de la Banque. La plus
chargée en nombre d'effets a été celle du 30 avril ; elle a été de 104,536
effets, représentant 102 millions de francs.
Les effets en souffrance, se montant à 598,696 fr., ont été entièrement
recouvrés en 1864. De plus, la Banque a réparti 35 fr. par action sur les
sommes réservées, en 1861 et en 1862, en prévision des pertes que lais-
saient appréhender certaines affaires grecques.
En 1864, le maximum des comptes-courants s'est élevé à 181 millions
(4 février); le minimum a été de 110 millions (22 septembre).
Pour les comptes-courants de Paris, le maximum a été de 168 millions
(25 janvier), et le minimum de 86 millions (25 septembre). C'est une
diminution moyenne de 20 millions sur l'année précédente. Le compte-
rendu ne donne aucun détail spécial sur le compte-courant du Trésor,
Les avances sur effets publics, actions et obligations de chemin de fer
et du Crédit foncier, lingots et monnaies, ont été de 423 millions
278,000 fr. ; c'est une diminution de 576 millions, soit de plus de la
moitié, sur 1863. Cette diminution s'explique par l'élévation de l'intérêt
des avances qui a été maintenu, depuis le 25 mars, à 1 0/0 au-dessus
du taux de l'escompte, à l'avantage des effets de commerce.
Le service des dépôts de titres a éprouvé pour 1864 une augmentation
en valeur de 40 millions 209,000 fr. et en nombre de 162,881 titres. La
Caisse de dépôts contenait 2 millions 245,075 titres de 783 espèces diffé-
rentes, représentant une somme de 1 milliard 116 millions 886.000 fr.
et appartenant à 22,302 déposants. Les arrérages encaissés par la Ban-
ANALYSE DU RAPPORT DU CUNSKIL DE LA BANQUE. lO'J
quo tant pour valeurs déposées (juo [)Our valeurs cngai,'écs comme ga-
rantie (l'avances, se sont élevés à 70 millions de francs.
Ce service a éii^alement augmenté dans les succursales. Leurs caisses
renfermaient au 7 décembre 470,000 titres représentant 227 millions ;
c'est 10 millions de plus que l'année précédente.
3" Dépenses et dividendes. — Les dépenses de la Banque et des succur-
sales ont été de 7 millions 404,422 fr., y compris 366,509 pour frais de
transport.
Le dividende de 18()4 a été de 200 fr. par action. Au cours actuel de
la Bourse, ce dividende représente h peu près 6 0/0 du prix d'achat, taux
d'intérêt supérieur à celui que fournissent beaucoup d'affaires, mais in-
férieur à celui que fournissent un certain nombre d'entreprises (jui
annoncent jusqu'à 10 ou 12 0/0 de dividende.
Cette répartition n'est pas le produit de l'élévation extraordinaire du
taux de l'escompte, la loi de 1857 ne permettant pas à la Banque de
distribuer aux actionnaires l'excédant du produit de l'escompte sur le
taux de 6 0/0. Au 24 décembre, la somme ainsi réservée pour escompte
dépassant 6 0/0 et ajoutée au fonds social, était de 6 millions 900,000 fr.
Des 182,500 actions de la Banque, 73,469 appartiennent à des mineurs,
à des interdits, à des femmes mariées et à des établissements publics.
Il reste à extraire du compte-rendu quelques renseignements géné-
raux sur les mouvements et les opérations de la Banque pendant l'année
1864. Les opérations de la Banque centrale donnent une augmentation
de 134 millions ; celles des succursales, une augmentation de 233 mil-
lions sur l'année précédente. Les bénéfices de la Banque centrale ont
été de 19 millions 625,000 fr. ; ceux des succursales, de 17 millions
673,000 fr. Dans le produit net total, les succursales représentent 47 0/0.
53 succursales ont fonctionné en 1864. Les plus importantes sont celles
de Marseille, de Lille, du Havre, de Lyon et de Bordeaux. Une seule,
celle de Fiers, a donné une perte de 12,000 fr.
Les billets à ordre et virements de la Banque sur les succursales, et
vice versa, y compris les versements des receveurs généraux, représen-
tent une somme de 822 millions, soit 34 millions d'augmentation sur
1863.
Le compte-rendu se termine par les observations suivantes :
«C'est un grand bonheur pour nous que de pouvoir adresser de
sincères et publics remercîments aux membres du conseil d'escompte
de Paris, aux administrateurs et censeurs de nos succursales. Leur ac-
tive et intelligente coopération contribue puissamment à la bonne ges-
tion des immenses intérêts régis par la Banque de France. Us sont les
témoins éclairés et impartiaux de l'esprit de sagesse et de bienveillance
qui la dirige, et en expliquant les choses qu'ils voient, les principes que
nous pratiquons ensemble, en dissipant les erreurs et les préjugés qu'ils
rencontrent au dehors, ils consolident heureusement les relations de
mutuelle confiance qui doivent exister entre la Banque de France, le
UO JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
commerce et l'industrie, et qu'on ne pourrait altérer qu'aux dépens du
bien public.
« Avant de terminer ce compte-rendu, nous croyons devoir vous en-
tretenir de l'agrandissement du périmètre de la Banque, de l'état des
négociations avec la Banque de Savoie et de l'enquête tout récemment
ordonnée par S. M. l'Empereur, sur les causes des crises commerciales
et monétaires.
« Quant à la Banque de Savoie, elle a signé, le 49 novembre dernier,
un traité par lequel elle renonce à son privilège d'émission moyennant
une somme de 4 millions et l'établissement de deux succursales, l'une à
Annecy, l'autre à Ghambéry. Le traité ne sera exécutoire qu'à Tépoque
où la Banque de Savoie aura obtenu la résiliation des conventions qu^elle
avait antérieurement passées avec MM. Pereire.
« Le tribunal civil de la Seine a prononcé cette résiliation par un ju-
gement du 14 décembre dernier, qui peut encore être frappé d'appel.
Enfin le gouvernement, déterminé par les plus graves motifs, a placé
l'administration de la Banque de Savoie entre les mains d'un séquestre.
« Messieurs, il y a peu de jours encore, on demandait très-vivement
une enquête contre la Banque de France ; nous avons cru devoir, de
notre côté, réclamer aussi une enquête, mais plus générale, plus équi-
table et plus utile; nous l'avons considérée comme un moyen d'instruc-
tion pour tous, comme la recherche sérieuse et complète des faits qui
peuvent expliquer la plus grande fréquence des crises commerciales et
monétaires.
« Vous approuverez sans nul doute cette conduite ferme et honnête,
et vous vous joindrez à nous pour remercier respectueusement l'Empe-
reur d'avoir ordonné l'enquête telle que nous la sollicitions de sa justice.
« Nous serons prêts à y comparaître pour exposer sincèrement au
pays nos principes et nos actes, car il ne peut y être question ni d'atta-
quer ni de défendre le contrat public et inviolable qui a constitué les
devoirs et les privilèges de la Banque de France. »
En somme, la masse des opérations a été, pour 1864, de 7 milliards
909 millions 327,600 fr. C'est une augmentation de 367 millions sur 1863.
A. LÉO. [Journal des Débats.)
SITUATION DES TRAVAUX PUBLICS EN FRANCE (^).
Routes impériales. — Le développement progressif du réseau des che-
mins de fer semblerait devoir enlever, chaque année, aux routes impé-
riales, une nouvelle part de leur importance dans le système général des
communications intérieures de Tempire. Cependant les faits continuent
à contredire cette prévision et à démontrer que les chemins de fer, tout
en détournant des routes qui leur sont parallèles les transports à grande
distance, ont développé, tout au moins sur les voies transversales, de
nouveaux éléments de trafic qui maintiennent l'ensemble de la circula-
(1) Extrait de VExposé de la situation de l'Empire.
SITUATION DKS TRAVAUX PUBLICS EN FRANCK. 111
tion h, un niveau à pou près constant. Ainsi, le dernier exposé do lu situa-
tion do l'empire rappelait (pie la circulation moyenne dos roules irnpé-
rialos constat(''o on \>>l\l était un pou suijoriourcs à celle de 185!2, encore
bien (pio la lonj^Mieur des chemins dv fer exploites se fût élevée, dans
cette période de temps, de 3,8.^)9 à l/i^M kilomètres. Aujourd'hui le der-
nier comptai^e ofToctué on 18(14, et dont on achève on ce moment les re-
levés, donne dos résultats ;\ peino inf'ériours ;\ ceux de 1837. Alors que la
longueur dos lignes de fer ex})loitées u atteint, dans le cours dç l'année
dernière, le chiffre de 13,057 kilomètres, la circulation moyenne diurne
ne s'est abaissée que de ^46 à 237 colliers environ.
Et, en effet, il suffit de jeter les yeux sur une carte comprenant à la
fois le tracé des routes im[)ériales et celui des chemins de fer en exploi-
tation, pour reconnaître que ces derniers, malgré leurs progrès con-
stants, laissent encore, en dehors de leur action directe, de vastes éten-
dues de territoire ; que presque toutes les directions transversales ne
sont encore desservies que par les routes ordinaires ; enfin, que des con-
trées tout entières situées, soit près de nos frontières, soit dans U partie
centrale de la France, ne peuvent, de longtemps encore, être abordées
par des voies ferrées, Ces contrées, parmi lesquelles figurent, en pre-
mière ligne, les départements annexés, attendent avec impatience,
comme un bienfait d'un grand prix, l'achèvement de leurs routes impé-
riales, qui présentent encore de regrettables lacunes.
La construction de ces lacunes est un des premiers devoirs de l'admi-
nistration des travaux publics. Un crédit de 2,840,000 francs a été affecté,
en 1861, à ce genre d'entreprises qui sont réparties entre treize départe-
ments.
L'achèvement de 280 kilomètres, que comprennent les travaux en
cours d'exécution, exige encore, à partir du 1er janvier 1865, une dépense
de 1^ millions de francs.
11 restera en outre à entreprendre la construction de 480 kilomètres,
évaluée à 23 millions de francs.
La rectification des pentes rapides et dangereuses que l'on rencontre
encore sur nos anciennes routes impériales constitue une amélioration
toujours utile, et souvent nécessaire dans l'intérêt de la sécurité des
communications. Un crédit de 2,860,000 francs a été affecté, en 1864, à
ces travaux qui comprennent 258 kilomètres de routes, répartis entre
trente-trois départements» Un crédit de 6,112,000 francs devra être ap-
pliqué, à partir de 1865, à l'achèvement de ces entreprises. Il restera en
outre à pourvoir à l'exécution des rectifications déclarées d'utilité publi-
que, et non encore commencées, lesquelles comprennent une longueur
de 572 kilomètres, et exigent une dépense de 17,490,000 francs.
La Corse, privée, par la configuration même de son territoire, de toute
voie navigable, comme de toute ligne de fer, ne peut attendre le progrès
de son agriculture et de son industrie que du développement des routes
de terre. Aussi des mesures spéciales ont-elles été prises, à diverses
époques, pour assurer la viabilité de la Corse. Deux lois de 1836 et de
1839, et trois décrets intervenus successivement en 1854, 1856 et 1862,
112 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ont porté à 1,080 kilomètres la longueur totale des routes impériales de
ce département.
D'un autre côté, un décret du 28 mars 18t^2, complété par un décret
postérieur du lei avril 1854, est venu ajouter au réseau des routes impé-
riales un système de routes forestières d'une longueur totale de 560 kilo-
mètres, destinées à mettre en valeur de vastes forêts domaniales inac-
cessibles jusqu'à ce jour.
il a été affecté, en 1864, un crédit de 900,000 francs aux routes impé-
riales, et un crédit de 300,000 francs aux routes forestières de la Corse.
Les premières sont terminées sur une longueur'de 860 kilomètres, et exi-
gent, à partir de 1865, une dépense de 5,300,000 francs pour l'achève-
ment de 220 kilomètres non encore exécutés.
~ Quant aux routes forestières, elles sont exécutées sur 494 kilomètres,
et donneront lieu, à partir de 1865, à une dépense de 2,824,000 francs,
tant pour la construction des 66 kilomètres qui restent à terminer, que
pour les frais de l'entretien, pendant cinq années, de l'ensemble de
ce résau. •
Les grands ponts dont la construction se rattache au service des routes
impériales, ont reçu, en 1864, une allocation de 5 millions 200,000 fr. Ce
crédit a été réparti entre quinze entreprises. La plus importante est le
grand pont en fonte juxtaposé au viaduc du chemin de fer de Toulon à
Nice, et destiné à remplacer, pour la traversée du Var, l'ancien pont en
charpente, qui menaçait ruine ; cet ouvrage est à peu près achevé et sera
livré à la circulation dans le courant de la présente campagne. Nous
citerons en outre le nouveau pont de Charenton, sur la Marne, aujour-
d'hui terminé ; celui de Bercy, établi sur la Seine, en remplacement d'un
pont suspendu dont l'état inspirait de graves inquiétudes ; le nouveau
pont d'Albi, sur le Tarn, destiné à remplacer un ancien pont dont la
construction remontait au xii® siècle ; celui de Grenoble , sur l'Isère,
construit en remplacement d'un pont suspendu; enfin, le pont de la
Ferté-sous-Jouarre, sur la Marne, substitué à un ancien pont en char-
pente qui tombait en ruines. Tous ces travaux sont en pleine voie d'exé-
cution.
On doit mentionner en outre, comme se rattachant au budget des
routes impériales, en vertu de la loi du 28 mai 1858, les subventions à
payer par l'État à la Ville de Paris pour l'ouverture de nouvelles voies de
communication. Le crédit affecté à cette dépense s'est élevé, en 1864,
comme dans les années précédentes, à 8,800,000 francs; une somme
égale devra être payée à la Ville pendant quatre exercices, à partir de
1865, pour compléter le solde de ces subventions, sous réserve, toute-
fois, du règlement de compte qui sera définitivement arrêté, conformé-
ment aux dispositions de la loi de 1858.
Tel est l'ensemble des dépenses extraordinaires aflerentes au service
des routes et ponts. Elles se sont élevées, en 1864, à la somme totale de
16,900,000 fr., y compris les grands travaux de Paris. Ces ressources
ont permis, sinon de donner aux travaux une impulsion proportionnée
à l'importance des intérêts à desservir, de continuer du moins avec une
SITUATION DES TRAVAUX PUBLICS EN FRANCE. 113
activité siiffisuntc los entreprises en cours d'exécution ot d'entreprendre
quelques nouveaux ouvrages dont l'urgence a paru démontrée.
Si los travaux d'achèvement et d'améiioralion des roules impériales
offrent une inconteslable utilité, il est un genre de travail plus modeste,
plus obscur, mais qui est de nature à exercer sur la prospérité iréiiérale,
une influence non moins grande : c'est l'entretien journalic^r de ers
routes. Il est évident, en effet, que le poids des cliargcsmcnls, et, par
suite, le prix des transports, dépend essentiellement de l'état plus ou
moins parfait de la route à parcourir. Or, si l'on considère que la circu-
lation totale sur les routes impériales ne représente i)as moins de
,1,200,000,000 de colliers, ou d'environ 1,800,000,000 de tonnes utiles
transportées à 1 kilon\ctre, on reconnaîtra que la léduction d'un seul
centime par tonne, obtenue par suite du bon état de la viabilité, corres-
pond, pour l'agriculture et le commerce, à une économie annuelle de
18 millions.
Nous pourrions ajouter que les améliorations considérables réalisées,
sous ce rapport, dans les trente dernières années, ont fait descendre le
prix moyen de transport, sur les routes impériales, de 30 à 20 centimes,
et ont ainsi assuré au pays un bénéfice annuel bien supérieur aux dé-
penses d'entretien de ces routes.
Pénétrée de ces pensées, l'administration des travaux publics n'a
cessé de donner une attention toute particulière à la recherche des meil-
leurs procédés d'entretien des routes, et a toujours attaché le plus grand
prix à l'exact accomplissement de cette partie du service des ingénieurs.
La viabilité a été maintenue en bon état pendant l'année 4864, comme
pendant les années antérieures, et les chaussées ont conservé une sur-
face unie et résistante. Mais nous ne pouvons nous abstenir de
rappeler un fait qui a été signalé plusieurs fois déjà, et notamment dans
le rapport de la commission du Corps législatif, chargée d'examiner, en
4861, une demande de crédit extraordinaire applicable au service des
routes ; nous voulons parler de la diminution progressive de l'épaisseur
des chaussées, par suite de l'insuffisance des rechargements annuels. Il
est vrai que, depuis un certain nombre d'années, le fonds d'entretien
est resté le même, et qu'on rencontre plus rarement sur les routes ces
lourds attelages qui les surchargeaient. Mais, d'un autre côté, la liberté
du roulage, sanctionnée par la loi du 30 mai 1851, a créé, par l'emploi
presque général des jantes étroites, de nouveaux éléments de destruc-
tion. Et d'ailleurs, une autre cause bien autrement grave est venue con-
tribuer à l'appauvrissement progressif de nos chaussées. Cette cause est
l'augmentation du prix de la main-d'œuvre et des matériaux, augmen-
tation qui, dans un période de quinze ans, a atteint la proportion de
plus de 25 0/0. Il est évident que ce renchérissement a produit des ré-
. sultats semblables à ceux d'une réduction équivalente dans le fonds
annuel d'entretien, puisque le tonnage général restait seusiblemeni le
même, et que la longueur des routes à entretenir subissait en même
temps une notable augmentation. Si le mal n'est pas plus grand, et si
cette situation ne doit pas être considérée comme inquiétante, ce résul-
2* SÉRIE. T. XLVi. — 15 avril 1865 8
114 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tat est dû aux efforts constants des ingénieurs pour améliorer les méthodes
d'entretien. Néanmoins l'état actuel des choses demande une attention
soutenue et exigera probablement, dans un avenir plus ou moins éloi-
gné, l'allocation de ressources extraordinaires qui permettent d'apporter
au mal un remède efficace.
Une dernière question, concernant les routes impériales, a, dans ces
derniers temps, fixé l'attention publique. Une opinion presque unanime
s'est prononcée contre la largeur excessive de ces routes ; on a demandé
que les terrains inutiles à la circulation fussent rendus «^ l'agriculture
et vendus au profit du Trésor, qui trouverait dans cette aliénation d'im-
portantes ressources.
Il importe de ramener à leur juste valeur les espérances qu'on a fon-
dées sur l'application de ces idées. Ce serait en effet se tromper grave-
ment que d'apprécier la largeur habituelle des routes d'après les exem-
ples que nous offrent les abords des grandes villes, et notamment les
environs de Paris. L'administration, qui, depuis plusieurs années, étudie
cette question avec une attention soutenue et avec le désir sincère d'ar-
river à une solution satisfaisante, a constaté que, sur les 38,000 kilomè-
tres de routes impériales, 10,940 kilomètres seulement offraient une lar-
geur supérieure à il mètres, qui sont reconnus nécessaires pour ces
routes. La surface des zones latérales excédant cette largeur est de 4,300
hectares; sur cette superficie, 730 hectares doivent être exceptionnelle-
ment conservés pour les parties de routes où la circulation exige une
plus grande largeur, notamment dans le département de la Seine, et
1,480 hectares sont occupés par des plantations appartenant à l'État.
Il resterait donc 2,090 hectares, qui seuls pourraient être aliénés. Les
frais nécessaires pour supprimer les limites actuelles de la route et en
établir de nouvelles, pour raccorder le niveau des zones latérales avec
celui des champs voisins, enfin, pour mettre en culture un terrain depuis
longtemps livré à la circulation ; tous ces frais, qui doivent nécessaire-
ment être déduits du prix de vente, ne laisseraient sans doute à l'État
qu'un bénéfice sans importance. Mais on n'en aura pas moins obtenu un
résultat utile, en rendant à la production agricole des terrains qui, par
le fait, sont aujourd'hui à l'état de non-valeur.
C'est en se plaçant à ce point de vue que l'administration, après s'être
entourée de tous les éléments d'appréciation que comportait la question,
vient de prescrire, à titre d'essai, l'aliénation d'excédants de largeur des
routes impériales, dans plusieurs départements, où cette mesure paraît
pouvoir s'appliquer dans de bonnes conditions. Il sera rendu compte
ultérieurement des résultats et opérations.
Navigation intérieure. — Le gouvernement poursuit avec persévérance
le développement et le perfectionnement de nos voies navigables. La
navigation intérieure, en effet, est plus nécessaire en France que dans
les pays voisins, parce que les matières premières employées par l'in-
dustrie y ont des distances plus longues à parcourir. L'expérience dé-
montre d'ailleurs que les voies d'eau peuvent seules procurer, pour le
SITUATION [)KS TKAVAUX PUBLICS EN FRANCE. 115
transport îles iiiai(li;iii(lisc's cncoinljiniilos cL (h; jxni do valeur, le bon
marché, qui est la incinièro condiliuri du succès dans la lutlo ouverte
avec l'industrie (Mrani,'ôro. Sans doiilf' les cluMuins d(5 Icr rcnd(;nt, sous
ce rajjport, do tiès-i^rands sor\ic(\s, mais, si sur certaines lignes et pour
certaines niarcliandises, ils oflVent au commerce des prix extrêmement
réduits et eomparables à ceux de la voie d'eau, on peut affirmer que ce
résultat est dû ^ la coueurrence des lignes navigables, de telle sorte que
ces dernières |)rocurent au commerce un double avantage, et par les
bas prix qu'elles lui oflrent et pai- ceux (lu'elles lui assurent indirecte-
ment sur les chemins de fer concurrents.
Le gou\ernem(Mit a toujours pensé et proclamé (jue les voies d'eau,
comme les voies de l'er, étaient indispensables à la prospérité du pays
que la concurrence de ces deux modes de communication était la véri-
table solution de la question des transports à bon marché, c'est-à-dire
de la question vitale du commerce et de l'industrie. Tous ses actes ont
été conformes à cette pensée. Ainsi, bien loin de réserver toutes ses
sympathies, toutes ses faveurs, pour l'industrie des chemins de fer, il
n'a jamais montré plus de sollicitude, déployé plus d'efforts pour l'amé-
lioration des voies navigables, que depuis l'époque où les chemins de
fer ont commencé à prendre une place importante dans le système des
communications intérieures.
C'est en 1846, après l'ouverture des chemins de fer de Paris à Orléans,
à Tours, à Rouen, à Lille, à Valenciennes, que sont autorisés les travaux
de perfectionnement de nos principales rivières, la Seine, l'Yonne, le
Rhône.
En 1849, aussitôt après l'expiration de la concession du canal de Saint-
Quentin, et alors que le chemin de fer du Nord était ouvert depuis plu-
sieurs années, l'administration entreprend résolument et mène promp-
tement à leur fin des travaux nécessaires pour assurer à la batellerie un
tirant d'eau de 2 mètres sur toute la ligne navigable de Mons à Paris.
Cette amélioration a été, pour le commerce de Paris avec le Nord de la
France et la Belgique, un bienfait immense et lui a procuré une économie
annuelle qui se compte par millions.
Le canal de la Marne au Rhin est livré à la navigation en 1853, alors
que le chemin de fer de Paris à Strasbourg avait été ouvert l'année pré-
cédente. On terminait, en 1855, le canal latéral de la Garonne, de Tou-
louse à Castets, et en 1859 le canal de l'Aisne à la Marne, qui ouvre le
bassin métallurgique de la haute Marne aux houilles du Nord et de la
Belgique,
Sans mentionner ici les nombreux travaux d'amélioration exécutés,
soit sur les anciens canaux, soit sur les rivières navigables, et pour ne
citer que les faits les plus saillants, nous rappellerons que le gouverne-
ment a entrepris, en 1860, à l'aide des ressources restées disponibles
sur l'emprunt de la guerre de Crimée, les ouvrages qui doivent exercer
l'influence la plus décisive sur le développement de la navigation inté-
rieure et ouvrir de nouvelles voies au transit, si intimement lié à la
prospérité de notre marine. Nous voulons parler de la canalisation de
116 JOUKNAL DES ECONOMISTES.
la haute Seine entre Paris et Alontereau, de l'Yonne, entre Montereau et
Laroche, et de la Marne entre Paris et Dizy. Les deux premières de ces
rivières, dotées d'un tirant d'eau constant, s'unissent par le canal de
Bourgogne avec la Saône et le Rhône, et forment ainsi une ligne de na-
vigation continue entre la Méditerranée, Lyon et Paris, ligne qui se con-
tinue par la basse Seine et l'Oise jusqu'aux ports de la Manche et de la
mer du Nord. La Marne se relie à Dizy avec le canal latéral à la Marne
jusqu'à Vitry-Ie-F'rançais, puis au canal de la Marne au Rhin, et forme
ainsi une voie de navigation régulière entre le Havre, Paris et Strasbourg.
Ces travaux ont été continués, en 4864, avec toute l'activité que com-
portaient les crédits disponibles. La canalisation de la haute Seine peut
être considérée comme terminée ; mais cette amélioration ne produira
de résultat définitif qu'après l'achèvement des travaux de ])erfection-
nement de l'Yonne, lesquels ne pourront être terminés qu'après deux
nouvelles campagnes. La canalisation de la Marne, bien que poussée
avec activité, ne pourra non plus être achevée avant la fin de l'an-
née 1866.
Parmi les rivières qui, en 1864, ont été plus particulièrement l'objet
de la sollicitude du gouvernement, nous devons encore citer la basse
Seine entre Paris et Rouen, sur laquelle on a exécuté un nouveau bar-
rage écluse qui améliore l'un des passages les plus difficiles du fleuve;
la Seine maritime, où l'on a continué les travaux d'endiguement entre
La Roque et Berville ; le Rhône, où les passages les plus redoutés de la
batellerie disparaissent successivement au moyen d'un système heu-
reusement combiné de digues submersibles ; la Garonne maritime, où
les travaux d'amélioration entrepris par l'administration, après avoir
soulevé de vives objections, ont, en définitive, conquis tous les suffrages
par un succès complet ; enfin le Rhône maritime, ou plutôt le canal
Saint-Louis, qui doit substituer un chenal toujours accessible et d'un
parcours facile aux emboucliures souvent dangereuses du fleuve.
Parmi les nouveaux canaux actuellement en voie de construction, le
plus important est celui de la Sarre, exécuté de concert avec le gouver-
nementprussien, pour ouvrir un nouveau débouché aux houilles de Sar-
rebruck, et les transporter à bas prix, par l'intermédiaire des canaux de
la Marne au Rhin et du Rhône au Rhin, jusqu'aux établissements in-
dustriels de l'Alsace. Un embranchement qui rattache Golmar à ce dernier
canal a été récemment ouvert à la navigation.
Quant au canal même des houillères, il a été poursuivi avec activité
en 1864, à l'aide des avances faites par les industriels de l'Alsace, et tout
fait espérer qu'il pourra être terminé dans le cours de l'année 1866.
Un autre canal entrepris dans un but analogue, entre Yitry et Saint-
Dizier, doit mettre le bassin delà haute Marne en communication, d'une
part, avec les houillères de la Sarre; de l'autre, avec les houillères du
Nord et de la Belgique. L'administration apprécie toute l'importance de
ce travail, qu'elle poursuit activement, et, de son côté, l'industrie mé-
tallurgique de la Haute-Marne a prouvé l'intérêt qu'elle y attache, en
ofïVant d'en liâlcr l'achèvcmenl ()ar une a^ance de fonds.
SITUATION DKS TKAVAUX PUBIjriS KIN KHANCK. 117
DoscHMlits ont, (Ml oiil.n\ ('!(' alloclés, dans la (icu-niôro campai^ne, à la
continuation des canaux do la Uocludlo ;\ Marans, do Kouhaix, do la haute
Soine, entre Troyes et les Maisons Blanches, ainsi qu'à l'amélioration dos
anciens canaux ot notamment de ceux du Centre, du Rhône au Rhin, dos
Ardonnos, do Nanlos à lîrost, du HIavet.
Le porroctionnomont dos rivières ot dos caniiux constitue incontosta-
bloment l'encouragement lo plus efiicace (pio lo gouvernement puisse
ofVrir à la navigation intérieure. Cependant il est un autre avantage au-
([uol lo conimorco attache un grand prix, bien qu'il ne puisse exercer
sur les frais do transport une induonco aussi marquée que la régularité
de la navigation et l'augmentation du tirant d'eau des voies navigables.
Cet avantage est la réduction des droits de péage perçus au profit de
rÉtat.
Bien que les intérêts du Trésor fussent engagés dans la question, le
gouvernement n'a pas reculé devant un nouveau sacrifice, et, depuis plu-
sieurs années, tous ses actes tendent à l'abaissement progressif des tarifs
de navigation.
Depuis 1849, des réductions successives et considérables ont été réa-
lisées par les décrets des 4 septembre 1849, 2 août et 15 septembre 1838,
et enfin par le décret du 22 août 1860, qui a suivi la promulgation de la
loi autorisant le rachat de la plupart des canaux concédés.
En vertu de ce dernier décret, qui forme aujourd'hui la loi sur la ma-
tière, le droit sur les rivières est de deux millimes par tonne et par kilo-
mètre pour les marchandises de première classe, et de 1 millime pour
les marchandises de seconde classe ; les canaux de Bretagne ont été
assimilés aux rivières. Dans les bassins de l'Escaut et de l'Aa, la taxe a
été fixée à b et 2 millimes pour la première et la deuxième classe. Sur
tous les autres canaux, la tarification comprend quatre classes, dont les
droits ont été fixés à 2, 1, 1/2 et 1/4 de centime. Il y a plus, l'article 6 du
décret donnait au ministre des finances la faculté de faire descendre les
marchandises d'une classe dans l'autre. Après plusieurs applications
partielles de cette faculté, une décision générale, intervenue en 1862, a
fait descendre toutes les marchandises de la première classe à la se-
conde et a supprimé par le fait la taxe de 0 fr. 2 c.
Ainsi les droits, tels qu'ils existent aujourd'hui, sont d'une trop mi-
nime importance pour qu'ils puissent exercer une influence appréciable
sur les prix et la quantité des transports par eau.
Leur application à l'ensemble des transports imposés, en 1863, fait res-
sortir la moyenne du tarif perçu à moins de 3 millimes par tonne et par
kilomètre.
Cette moyenne dépassait 5 millimes en 1839, et 6 millimes en 1856.
Sous l'action de ces tarifs réduits, la concurrence de la batellerie et
des chemins de fer s'est maintenue. On en trouve la preuve dans l'ac-
croissomentdu tonnage des voies navigables. Cet accroissement était, en
1830, de 6 0/0 sur 1839, et s'est élevé en 1863, comparativement à la même
année 1839, à plus de 13 0/0. Il y a tout lieu de penser que l'année 1864,
dont les résultats ne sont pas encore constatés, ne sont pas inférieurs à
celle qui l'a précédée.
118 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
La concurrence des voies de fer et des \oies d'eau n'a donc pas faibli;
sans doute la batellerie a de nouveaux efforts à faire pour maintenir la
situation; elle a des perfectionnements nombreux à introduire dans ses
moyens d'action ; elle a surtout à étudier les modes économiques de re-
morquage.
Les facilités et les encouragements ne lui feront pas défaut; mais elle
peut seule, par ses efforts soutenus, conserver le rôle important qu'elle a
à remplir dans le développement de la richesse industrielle du pays.
Ports maritimes. — Le littoraK français se divise en trois régions : la
première s'étend de la frontière de Belgique à la pointe du Finistère; la
seconde, de la pointe du Finistère à la frontière d'Espagne, dans le golfe
de Gascogne ; hi troisième, de la frontière d'Espagne, sur la ]\réditerra-
née, h la frontière d'Italie.
Il existe le long de ce littoral, ainsi que dans les parties maritimes des
fleuves, un grand nombre de ports, c'est-à-dire de localités où les bâti-
ments peuvent aborder, soit pour y déposer, soit pour y prendre des
marchandises. Le nombre des ports classés d'après cette définition est
de 400. Mais tous n'ont pas un intérêt commercial. Un grand nombre ne
sont que de simples stations de pêcheurs. Les ports dans lesquels le
mouvement de la navigation est constaté par l'administration des finan-
ces sont au nombre de 230, sur lesquels 197 ont pris part, en 4864, à la
répartition du crédit d'entretien, savoir : 68 dans la région de la Manche,
93 dans la région de l'Océan, 36 dans celle de la Méditerranée.
Le gouvernement, sous tous les régimes, a cherché à développer l'in-
térêt maritime. Sans remonter au delà de 4830, nous rappellerons que,
dans la période comprise entre cette époque et 4848, des allocations ex-
traordinaires, montant ensemble à 422,500,000 francs, ont été consacrées
à l'amélioration des ports et de l'éclairage des côtes.
Ces allocations s'appliquaient à 64 ports, dont 23 étaient situés sur le
littoral de la Manche, 27 dans la région de l'Océan, et 14 dans celle de la
Méditerranée.
De 1848 à 4864, 46 i)orts ont été l'objet de nouvelles allocations, et les
crédits qui y ont été affectés se sont élevés à 460 millions, y compris
6 millions environ consacrés au service du balisage.
Au l^i* janvier 4865, il restait à dépenser une somme de'87 millions
pour terminer les entreprises actuellement décrétées.
Les plus importantes de ces entreprises ont déjà été signalées dans le
dernier exposé de la situation de l'empire ; elles concernent les ports de
Marseille, de Bordeaux, Dunkerque, Boulogne, Saint-Malo, Saint-Nazaire,
Brest, le Havre.
A Marseille, on poursuit la construction du bassin établi au nord du
bassin Napoléon, ainsi que la création des formes de radoub concédées
à la Compagnie des docks.
A Bordeaux, on construit de nouveaux quais verticaux et de grandes
cales de débarquement devant les quais de Bacalan et des Chartrons.
A Dunkerque, l'exécution des grands travaux d'amélioration et du
nouveau bassin à flot, "autorisée par le décret du 15 juillet 1861, est sub-
SITUATION DES TRAVAUX PUBLICS EN FRANCE. \\9
ordonnée au dëplacenienl préalable des fortifications. Cotte dernière
opération s'elVocluo en ce momonl |)ar les soins du génie militaire, et
les nouveaux ouvra^'es du porl pourront recevoir prochainennenf une
plus vive impulsion.
A Boulogne, à Saint-Nazaire, à Saint-IMalo, les travaux des bassins à
flot en cours de construction se poursuivent régulièrement avec une ac-
tivité réglée sur les chiffres des crédits disponibles. Dans le dernier de
ces ports, au mois d'octobre inb-i, une brèche a été ouverte [)ar la mer
dans la digue intérieure destinée à former Tenceinte du bassin i'i flot.
Cette avarie, (jui, au premier abord, avait inspiré quelques inquiétudes,
sera facilement réparée, et ne peut d'ailleurs exercer d'influence fâcheuse
sur la marche de l'entreprise.
A Brest, la loi du i8 mai 1864, en autorisant la ville à faire à l'État
l'avance d'une somme de 4,000,000 de francs applicables aux travaux du
port de Porstrein, a permis d'imprimer à ces travaux une grande activité.
Déjà une partie du nouveau port est accessible aux navires, et dès l'ou-
\erture du chemin de fer de Rennes à Brest, c'est-à-dire dans le courant
de la présente campagne, les transatlantiques pourront y être reçus.
Enfin, au port du Havre, la loi du 4 juin 1864 a mis l'administration à
même de réaliser une amélioration depuis longtemps désirée, et qui con-
siste à transformer en nouveau bassin les terrains actuellement occupés
par la citadelle. La même loi a autorisé la chambre de commerce à faire
à l'État l'avance d'une somme de 8 millions, laquelle sera remboursée en
partie par la vente de la portion des terrains de la citadelle qui restera
disponible, et en partie au moyen de la prorogation de la taxe spéciale de
de tonnage établie par la loi du 22 juin 1854, en vertu des dispositions
générales de la loi du 24 mars 1825.
Ce dernier mode de création de voies et moyens, qui vient de recevoir,
à deux reprises diff'érentes, son application au port du Havre, paraît très-
digne d'encouragement, et peut s'appliquer utilement à l'amélioration
des ports de commerce. Dans ce cas, en effet, l'intérêt des villes mari-
times et du commerce lui-même se confond avec l'intérêt de l'État. Si les
taxes spéciales de tonnage viennent dégrever le Trésor public d'une
partie de ses charges, d'un autre côté le produit, de ces taxes capitalisé
par l'emprunt, transformé en travaux d'amélioration, procure aux villes
maritimes, aussi bien qu'à la navigation, des avantages qui compensent
largement les sacrifices qu'elles se sont imposés. Le gouvernement pourra
trouver dans une application prudente de ce système des ressources pro-
pres à faciliter et à hâter l'accomplissement de la tâche que lui impose
l'état d'imperfection de nos ports.
Il faut bien le reconnaître, en effet, malgré l'activité déployée dans ces
trente dernières années et l'importance des travaux exécutés dans l'in-
térêt de nos grands ports, leur situation est loin de répondre aux exi-
gences actuelles du commerce maritime.
La largeur et le tirant d'eau des chenaux ne sont plus en rapport avec
les dimensions des navires, dont l'échantillon suit une progression con-
stamment croissante.
120 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
La surface d'eau abritée, le développement des quais sont insuffisants
pour les opérations de chargement et de déchargement; presque partout
les moyens de visite et de radoub de navires font défaut. Le mode de ma-
nutention des marchandises est dos plus imparfaits. Deux ports seule-
ments, le Havre et Marseille, jouissent des avantages d'un véritable dock
maritime, et ces créations sont de date toute récente.
II importe au plus haut degré, dans l'intérêt du développement de nos
relations internationales, que l'aménagement de nos ports soit mis à la
hauteur des besoins du commerce et de la navigation, et rien n'est plus
désirable que de voir les villes maritimes associer leurs efforts à ceux du
gouvernement pour obtenir cet utile résultat.
Au reste, l'exemple donné par la chambre de commerce du Havre a
déjà porté ses fruits, et l'administration a reçu récemment les offres
d'avances faites par plusieurs villes maritimes, soit pour hâter l'achè-
vement d'ouvrages déjà décrétés, soit pour permettre l'exécution de
nouveaux travaux d'agrandissement ou d'amélioration. Les avances se-
raient remboursées, comme au Havre, au moyen de la perception d'une
taxe spéciale de tonnage. L'administration s'est empressée de mettre à
l'étude des propositions qui rentrent complètement dans ses vues.
Nous ne terminerons pas ces observations sur les ports maritimes
sans signaler les progrès constants du service de l'éclairage et du ba-
lisage de nos côtes. Le balisage, notamment, qui a été longtemps
ajourné, a reçu, dans ces dernières années, une rapide extension, et
est arrivé promptement à une situation qui permet d'attendre l'achève-
ment successif des travaux complémentaires qui sont actuellement en
voie d'instruction.
CORRESPONDANCE
FINANCES DE LA TURQUIE.
A Monsieur le Directeur du Journal des Économistes.
Constantinople, le 29 mars 1865.
Le rédacteur du Bulletin financier du Journal des Économistes dit
(numéro du 15 mars) qu'en Turquie il y a de grands projets relativement
à la dette publique. « Nous attendons, pour en parler, ajoute-t-il, que
les faits soient plus mûrs et les renseignements plus certains. »
Les faits sont assez mûrs, ce me semble, puisque la Sublime Porte a
délégué un haut fonctionnaire avec pleins pouvoirs de signer la con-
vention à intervenir entre elle et les banquiers auteurs ou promoteurs
de ce projet de conversion et de réduction. S. Ex. Abro Effendi, accom-
pagné de l'avocat Tarin Bey, quitte aujourd'hui le Bosphore pour se
rendre à Paris et à Londres.
Il est certain que les faits sont mûrs, et que le temps presse.
I
FINANCES DK LA TURQUIK. 121
Autant l<*s faits sont mûrs, autant les renseignements ci-après sont
certains :
Le projet qui a été soumis et discuté à la Porte est entièrement relatif
à la dette intérieure. Voici tout d'abord l'état actuel de cette dette; je
ne parle en ce moment, avec les conversionnistes, que de la dette inté-
rieure consolidée ; je m'arrùterai plus tard à la dette flottante nouvelle-
ment amassée.
ÉTAT DE LA DETTE INTÉRIEURE CONSOLIDÉE AU 31 MARS I860.
Liv. St. Liv. 8t.
MouratazèsTahoilatis.chif. d'émis, 2,500,000 réd. par Tamort. an. de r> 0/0 à <, 9:12, 000
Consolidés, ("émission — 2,500,000 — — 2 0/0 A 2,149,000
— 2» — — 4.875.000 — _ _ à 1,707,000
— 3* — — 625,000 — _ _ à «4», 000
■- -4' ~ — -12 500,000 — _ _ à 12,2^.9,000
Serghisdeioan», — 3,810,250 réd. d'après le dernier budget à ;i.7o;j,325
Total de l'émission 23,816,250 réduits à 22,343,325
SERVICE DES INTÉRÊTS ET DE L'AMORTISSEMENT DE CETTE DETTE.
Liv. st. Liv. st.
Intérêts des Moumtazès à 6 O/O du chiffre d'émission 2,500,000 150,000 »
Amortiss. — à 5 0/0 — 2,500,000 125,000 •
Intérêts des consolidés à 6 0/0 du chiffre des 4 émissions sueccessives, for-
mant un total de 17,500,000. 1, 050,000 »
Amortiss. des consolidés à 2 0/0 du chiffre des 4 émissions successives, for-
mant un total de 350,000 »
Intér. des Serghis de 1 0 ans à 6 0/0 du chiffre des titres subsistants. 3,703,325. . 222,1 99 60
Amortiss. — à 2 0/0 (décidé en principe depuis quelques mois), . 74,066 50
Total des dépenses annuelles pour le service de la dette intérieure,
Serghis y compris 1,971,26« »
PROJET DE CONVERSION DE CETTE DETTE INTÉRIEURE EN DETTE EXTÉRIEURE.
Réduction du 6 0/0 à 5 0/0 ; capitalisation de la différence d'intérêt,
et dénomiDation par livres sterlings, donc 110 liv. st. pour 100 liv. st.
Abolition de l'amortissement annuel au pair ; remplacé par voie de
rachat à 1 0/0 par an du capital nominal, combiné avec 1 0/0 du capi-
tal titre : la différence entre le 1 0/0 du capital nominal et le 1 0/0 du
prix de rachat devra former un fonds de réserve.
Les Moumtazès seuls sont capitalisés à raison de 130 piastres la livre
anglaise, et cela, par égard pour la proximité de l'échéance finale de ces
valeurs ; donc
Le solde des Moumtazès à 130 piastres fera liv. ster. 2,537,600
— — consolidés de l^e émission à 110 p. — 2,363,900
— — — 2e — — — 1,877,700
— - — 3e _ _ _ 641,300
— — — 4e — _ _ 13,473,900
— des Serghis de 10 ans assez heureux pour
être convertis au pair, donc à 91 p. la 1. st. (en nomb. rond). 3,366,600
Total de l'émission projetée 24,261,000
^22 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Intérêts uniformes à 5 0/0 1,213.050 1. st.
Amortissements uniformes comme ci-dessus 242,640
Le budget sera donc grevé pour le service de la dette
convertie de 1,455,660
Donc cette opération amenée à bonne fin constituera pour le Trésor
une économie sur les prévisions budgétaires de 1. st. 370,040, dont il faut
défalquer les 2 0/0 de commission que toucheront les manipulateurs et la
perte d'au moins 2 0/0 que subira le Trésor à chaque semestre pour le
transport du numéraire en Europe.
Voilà, monsieur le directeur, mes renseignements sur la conversion;
ils sont puisés à bonne source, et ils ne me tentent nullement. Je n'y
vois pour le moment qu'une chose, de gros bénéfices immédiats pour les
convertisseurs, des bénéfices futurs pour les riches banquiers de Galata ;
je vois convertisseurs, et banquiers bénéficier de l'amortissement vio-
lemment arraché aux créanciers de l'État, qui n'avaient peut-être placé
leurs économies sur ces valeurs que tentés par l'appât de doubler leur
capital par l'amortissement dans un délai moyen de dix ans et au maxi-
mum après vingt ou vingt-deux ans.
N ai-je pas raison d'appeler violence ce procédé d'un gouvernement
qui modifie les conditions de sa dette sans offrir à ses créanciers l'option
d'un remboursement immédiat au pair? Parmi les économistes, on ap-
pelle cela, je crois, faire banqueroute. Si je fais erreur, corrigez-moi ; je
ne communique ces renseignements au Journal des Économistes que pour
apprendre de lui une opinion raisonnée sur l'opération entreprise si té-
mérairement par le gouvernement de la Sublime Porte.
Je viens encore de prononcer un mot que je me vois forcé d'expliquer
suivant ma manière de voir, pour ne pas encourir tout d'abord votre ré-
probation. J'accuse le grand-vizir de témérité, je ne me cache pas la valeur
du terme, et je crois devoir le conserver. Je conçois l'audace, la témérité
même, en vue d'un grand et utile but à atteindre. Mais exposer sa vie
pour attraper une souris que le chat mangera sans même vous en savoir
gré, il me semble qu'on doit y regarder à deux fois avant de le faire. La
conversion projetée, ordonnée par un iradé du sultan, peut n'être pas du
goût de ceux qu'on convertit; et alors, adieu crédit! crédit est mort.
Les convertisseurs auront empoché leur million de commission, et tour-
neront le dos au grand-vizir quand il aura de nouveau besoin d'argent.
Que fera-t-il alors? Il n'aura plus de public; celui-ci, timoré, aura jeté
ses titres ottomans sur le marché pour prévenir la crise, la nouvelle con-
version ; les fonds s'offriront en masse sur toutes les Bourses de l'Europe,
et personne n'en voudra, parce que personne ne sera plus là pour acha-
lander les badauds au moyen d'une hausse artificielle.
Si le résultat probable de la conversion est tel, je n'ai pas tort de
détester une entreprise qui ruine le crédit du pays.
Maintenant, je vous dirai encore quelque chose qui devra vous prouver
que je n'ai pas tort d'être si inquiet. Le gouvernement pense sans doute
FINANCES OE LA TUKOHIK. 123
coiiHiip inoi (iiril no v;iul. {^nère l;i peino de Uni lupa}2;cr pour accoucher
d'une souris : n^pandro rinijuidlude dans les capitaux, jeter l'alarme
jusque dans les rani^s des créanciers de la dette ext(5rieure, dans l'uni-
(jue et faible espoir de trouver dans les espérances déçues des porteurs
de consolidés de (juoi faire un nouvel ern|)runt qui ne i,'rève i)as le hud-
i;et et (jui, au cours actuel, ne produirait pas trois millions de livres,
dût-on consacrer au ser\ice des intérêts toutes les 370 mille livres éco-
nomisées par la réduction projetée, tout cela n'est pas de notre temps.
La Turquie, depuis trois ans, a fait des progrès, car elle a plus que
décuplé sa dette pour se mettre h la hauteur. A quoi serviraient trois
millions de livres pour un État (jui a pu, depuis 3 ans et à l'abri des
budgets les plus flatteurs, entasser plus que cela de nouvelles dettes
flottantes? pour un État dont le monarque dispose du trésor public
comme de son bien propre et le distribue en bakchich parmi ses favoris
qui n'ont garde de refuser, quoique ce cadeau leur arrive en un moment
où les troupes et les fonctionnaires attendent leur solde arriérée de six
mois ? pour un État dont le souverain construit palais à coté de palais
depuis le fond de la Gorne-d'Or jusqu'aux extrémités de l'une et l'autre
rive du Bosphore? Non, ce n'est pas trois millions qu'il nous faut : à la
faveur de la conversion, nous émettrons un plus grand nombre de titres
nouveaux, un nombre infini ; l'Europe les prendra, et le sultan continuera
à croire à la prospérité de l'empire du moment où nous pourrons mettre
à sa disposition quatre millions de livres sterling qu'il lui faut pour
rebcàtir le palais de feu sultan Mahmoud et pour élever une mosquée qui
fasse le pendant de Sainte-Sophie. Voilà ce que je crains, monsieur le
directeur, et ma crainte est fondée ; les convertisseurs qui entourent
S. A. Fuad-Pacha lui font croire qu'il n'est rien de plus aisé ; ils songent
à leur commission, et moi je songe à la suite. II me paraît impossible
qu'on joue impunément avec la confiance publique : cette confiance fera
donc défaut au moment le moins attendu, et nous avons une Turquie en
suspension de payement, en attendant mieux. Or, ce moment est tout
près de nous ; depuis six ans, le gouvernement ne pouvait faire face à
aucune échéance sans recourir au crédit; à l'heure qu'il est, il doit à
tous les préteurs connus et inconnus de Galata et de Stamboul ; les
recettes du budget ne rentrent que fort mal, le rapport financier de
S. A. le grand-vizir l'atteste ; elles sont insuffisantes pour les diverses
dettes consolidées, qu'arrivera-t-il si les convertisseurs réussissent à
entraîner et le public de la Bourse et les membres du Divan, et font
négocier un nouvel emprunt colossal ?
Je profite de cette première occasion pour vous annoncer une prochaine
lettre et pour vous présenter, monsieur le directeur, etc., etc.
Votre fidèle lecteur et serviteur,
Jërômk.
124 JOURNAL DES ECONOMISTES.
BULLETIN FINANCIER
(frange — étranger)
Sommaire. — Stagnation des affaires, faiblesse des cours causées par le défaut de
confiance.— Disparition de la Banque de Savoie. — Recettes brutes des chemins de fer
français. — Taux d'escompte sur les diverses places de l'Europe. — Finances ita-
liennes. — Du mieux en Espagne et en Autriche. — Les pays à papier-monnaie. —
Le nouvel emprunt mexicain. — Tableau des cours aux bourses de Paris, Lyon et
Marseille. — Bilans de la Banque de France et de ses succursales.
Le mois de mars aura vu cette double anomalie : abondance de capi-
taux disponibles signalée par l'augmentation générale des encaisses
métalliques des banques publiques et attestée par l'abaissement sur tou-
tes les places du taux de l'escompte des effets de commerce, et baisse
ou au moins faiblesse des cours des valeurs, surtout des valeurs à re-
venu variable; saison généralement favorable aux affaires, et prédispo-
sition du public à s'abstenir de transactions. Pourquoi cet effet? quelle
en est la cause? Le manque de confiance, répond-on généralement, el
on a raison.
L'avenir inquiète. La politique intérieure ne préoccupe peut-être pas ;
mais on se demande quand finira l'intervention mexicaine et on redoute
les éventualités que sa prolongation pourrait faire surgir. En outre, le
côté financier est toujours là qui laisse peu de répit aux esprits qui ne
»e contentent pas des apparences ; l'immobilisation par trop grande des
capitaux de l'avenir pèse sur toutes les places ; on a entrepris, en un
mot, plus que l'épargne ne comporte ; chacun le sent, chacun le dit, et
cette connaissance du mal restreint le nerf des affaires, comme la con-
naissance de besoins trop vifs restreint le crédit. Chacun s'arrête, pen-
sant avoir mieux en attendant davantage, et alors gare aux imprévoyants
qui ont des engagements à court terme sans contre-partie certaine et
solide ; on leur fait payer cher, quand on ne leur refuse pas tout con-
cours. En tout cas, on leur demande des comptes, on discute de clerc à
maître et on se montre sévère, injuste même parfois ; on oublie les ser-
vices mutuels, les affaires entreprises ensemble ; on se montre trop mé-
fiant, de trop confiant que l'on fut jadis. Tout cela explique, s'il ne les
justifie pas, l'état actuel des esprits, la situation présente des marchés
mobiliers.
La Banque de Savoie est définitivement rayée du cadre des institu-
tions de crédit. Des décrets impériaux du 8 avril ratifient la cession à la
Banque de France du privilège d'émission de la Banque de Savoie, ainsi
que la création à Annecy et Chambéry de succursales de la Banque de
France.Gette dernière se trouve ainsi à la tète des 55 succursales situées,
y compris l'établissement central, dans 52 départements; c'est bien peu,
surtout si on considère que le rayon de la succursale étant limité à la
ville où elle est établie, sur les 37 à 38 millions d'habitants que comprend
la France continentale, 4 millions et demi seulement (un huitième) ha-
BULLKTliN FlNANCltK. 125
bitentdcs localités laNorisoes d'un com[)toir de l'unique l)anque d'émis-
sion do la Franco.
Les rocoMos bnitos dos chomins (\o for l'ranrais. rapportées au kilo-
inètro. ont sul)i dopuis (piohiuos aiuuM^s une certaine dépression. (Répon-
dant elles se inainlionnent au-dessus des chiiïres de !8G0, bien que s'étanl
éloii^néosdeceux de 18()1. Nous ne parlons ici que du résultat général, car
chacjuo compagnie, j)our chacun de ses deux réseaux, ancien ou nouveau,
est arrivée à dos chiUres (pii ont suivi des marches variées comme direction
ou comme intensité. Ainsi, pour lancien réseau, le Nord, l'Ouest, le che-
min do Ceinture, le Béziers, et, j)our le nouveau réseau, l'Orléans et le
Midi, ont obtenu en 1804 le chiffre le plus élevé des cin(i dernières an-
nées ; il s'en faut de |)eu (pi'il en soit ainsi de l'Est (A. R.), du Midi
(A. R.), du Victor-Emmanuel, du Bessèges-AIais, du Nord (N. R.) et de
l'Ouest (N. R.). Ont, au contraire, diminué en 18G4 sur presque toutes les
autres années de la période quinquennale que nous embrassons, l'Or-
léans (A. R.), le Lyon (A. R.), l'Anzin-Somain, le Carmaux, le Sathonay,
l'Est (N. R.) et le Lyon (N. R.). Voici d'ailleurs les chiffres mômes des
recettes brutes kilométriques des cinq années (1860 à i864) des chemins
de fer français :
ANCIEW RÉSEAU.
1800 ^8G^ «86-2 I8G3 ISO 5
Nord 03,803 66,911 65,^253 63,^276 67,591
Est 47,910 51,512 48.808 48,-220 51,278
Ouest 51,967 56,374 52,527 55,325 58,534
Orléans 45,750 47,504 43,961 43,054 43,034
Lyon 63,819(1) 78079(1) 80,081 74,210 71,962
Midi 29,552 36,521 39,473 38,075 38,766
Victor-Emmanuel 13,743 13,748 14,565 15,738 15,724
Ceinture 100,914 127,578 125,657 124,726 129,780
Béziers 5,997 10,947 13,603 15,659 16,633
Bessèges-Alais. . . 34,154 43,405 49,870 60,303 57,832
Anzin-Somain. . . 20,436 24,754 30,817 33,270 26,371
Carmaux-Albi. . . 12,604 18,213 19,828 15,038 12,232
Lyon-Sathonay. . « » » 24,546 22,532
Moyennes 50,930 57,126 56,106 54,856 55,788
NOUVEAU RÉSEAU.
Nord 6,601 8,276 19,932 24.288 20,878
Est 24,328(2) 26,879(2) 24,974 23,494 24,370
Ouest 13,571 14,375 14,340 13,505 13,599
Orléans 11,775 12,402 13.815 15,002 16,124
Lvon 35,282(3) 35,971(3) 33,810 33,479 30,449
Midi 7,573 8,229 8,878 8,681 9,203
Moyennes 22,921 23,901 22,917 21,611 20,868
RÉCAPITULATION.
Ancien réseau. . . 50,930 57,126 56,106 54,856 55,788
Nouveau réseau. . 22,921 23,901 22,917 21,611 20,868
Ensemble 43,954 48,038 45,319 43,190 42,380
(1) Y compris le Genève. — (2) Y compris les Ardennes. — (3) Y compris le Dauphiné,
126 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Nous ne dirons rien j)Our le moment des dépenses d'exploitation de
1864, toutes les com})agnies françaises n'ayant pas encore fourni à leurs
actionnaires les chiffres concernant cet exercice. Nous sommes néan-
moins j)ortë à croire (|ue les proportions s'écartent peu pour 1804 de ce
qu'elles étaient pour 1863.
Depuis notre dernier bulletin, le taux d'escompte a été abaissé, à Lon-
dres, le 30 mars, de 4 i/2 à 4 0/0. Le taux d'intérêt des bons du Trésor, à
Paris, que nous avions laissé le 6 mars à 3 et 3 1/2 selon les échéances,
a été fixé, le 20 mars, à 2 1/2 0/0 pour les bons de 3 à 5 mois, à 3 pour
ceux de 6 à 11 mois, et à 3 1/2 0/0 pour ceux à un an.
Le taux d'escompte des effets de commerce aux banques publiques des
principales villes de l'Europe sont les suivants : Paris, Bruxelles, Franc-
fort-sur-le-Mein et Amsterdam, 3 1/2 0/0; Londres et Berlin, 4 0/0;
Vienne et Turin, 5 0/0; Saint-Pétersbourg, 6 0/0; Lisbonne, 7 0/0, et
Madrid, 9 0/0. A Hambourg, où il n'y a pas de banque de circulation, le
taux d'escompte des effets de commerce est, sur le marché, à 2 O/O.
L'organisation des finances italiennes continue à être l'objet de plus
vives préoccupations des bourses de l'Europe. Non que l'on doute de ce
jeune et beau pays, mais parce que la situation est difficile et qu'il est
urgent d'y appliquer des remèdes énergiques. « Faites-moi de la bonne
politique, je vous ferai de bonnes finances. » Le gouvernement italien,
pénétré de cette maxime, a montré les dispositions les plus pacifiques.
Maintenant qu'il a rassuré de ce côté le monde d'affaires, il lui soumet
sa situation, ses besoins, ses embarras, lui offrant l'avenir pour gage
des avances qu'il lui demande. Nous aurions peut-être mieux aimé que,
plus radical, il eût, dès ce jour, équilibré son budget sans emprunt,
sans ressource extraordinaire, ne demandent au crédit que de combler
le passé; cependant ne soyons pas trop difficile. L'administration ita-
lienne a sur les bras assez de difficultés pour qu'on lui permette de ne
faire les réformes que petit à petit, de ne mettre que peu à peu en pra-
tique les principes de bons sens confirmés par la science économique, la
diminution des dépenses, l'amortissement de la dette après cessation des
emprunts directs ou indirects, enfin le soulagement des populations par
la diminution des impôts, en un mot le gouvernement à bon marché.
On doit être d'autant plus indulgent que le ministère actuel de Victor-
Emmanuel a déjà commencé à entrer dans cette voie où la France ne
l'a certainement pas précédé.
Le 14 mars, M. Sella a fait, à la tribune du Sénat italien l'exposé de
la situation financière et des moyens qu'il croit propres à régulariser cette
situation dans le présent et dans l'avenir. Les déficits des exercices écou-
lés montent à 317 millions, savoir : 261 pour 1862, 22 pour 1863, et 34
pour 1864. Le ministre évalue à 207 millions celui de 1865 et 100 celui de
1866 ; en tout 624 millions. Pour faire face à cette situation, M. Sella de-
mande 200 millions à l'aliénation des chemins de fer de l'Etat et 425 à
l'emprunt. Cette dernière opération aurait lieu en une seule fois, mais le
recouvrement se répartirait sur 18 mois. Pour arriver à l'équilibre budgé-
taire, il demande, en outre : 1° la faculté d'étendre à toutes les provinces
l'impôt sur les bâtiments, qui existe déjà en Piémont et en Lombardie ;
BUM.KTIN FINANCIKR. l-i7
2o celle (l'éleNer à liO millions, au lieu de 31) liinpôl sur la ricliosse mobi-
lière ; 3" l'abolition dos porls IVancs ; 4*^ certaines modifications à la loi
sur leliiubic^ et ronre};istremont, destinées à en augmenter le |)roduit et
en faeililer la |)ereei)lion. Nous n'avons rien k dire, (ui particulier, sur ces
r(^formes nouvelles qui ont les unes pour obj(ît d'universaliser des im-
pôts déji\ installes dans dos localités spéciales, les autres pour but d'aug-
menter la productivité d'impôts généralement perçus. Nous no savons si
M. Sella a, dans son projet de budget, coupé hardiment dans les dé-
penses et, par exemple, s'il a obtenu de son collègue de la guerre une
réduction sérieuse et progressive dans le nombre des soldats sous les
drapeaux, un désarmement important et capable de soulager doublement
le pays en diminuant les charges du budget et ramenant à des travaux,
certainement plus productifs, des hommes jeunes et valides ; en tout cas,
c'est là la réforme la plus urgente, la plus efficace.
Le gouvernement italien a, jusqu'à ce jour, emprunté en rentes 700 mil-
lions (somme ronde), émis en trois fois :
[0 rentes 35,716,000 fr. produit 493,2S0,4O7 fr.
20 — 15,000,000 - 197,539,128
3o — 715,000 — 9,137,700
Totaux. . . 31,431,000 — 699,947,235
Le capital de ces rentes, au prix d'émission, représente 725 millions ;
mais il faut en déduire les frais de négociation; c'est ce qui nous donne
le chiffre ci -dessus de 699,947,235, qui, rapproché des arrérages
annuels 31,431,000, fournit le taux de 7.35 0/0.
Au moment où nous écrivons ces lignes, le contrôle législatif n'a pas
encore sanctionné le plan de M. Sella. La discussion en est resté à la loi
concernant l'aliénation des chemins de fer de l'État. Cette loi comprend
trois parties ; l'une parle de la vente des chemins de l'État à la compa-
gnie des chemins de fer lombards et sud-autrichiens; la seconde réor-
ganise le réseau de la compagnie des chemins de fer romains, et traite
de sa fusion avec diverses autres compagnies (central-toscan, Livour-
nais, Marennes) ; enfin, la troisième révise le traité constitutif de la
compagnie des chemins de fer méridionaux (napolitains). C'est la pre-
mière partie qui suscite le plus de difficultés : or le fait est, qu'après avoir
été remise d'année en année, la discussion vient d'être de nouveau sus-
pendue pour des raisons qui, quoique de détails, ne laissent pas d'être
très-sérieuses.
L'Espagne éprouve un peu de mieux en ce moment dans sa situation
financière. Au lieu d'un emprunt forcé de 600 millions de réaux. le
ministre a présenté et fait adopter une loi pour un emprunt volontaire
de 300 millions. De plus, le budget projeté de 1863-66, tel qu'il ressort
des chiffres officiels, ])résente en recettes 346 millions de francs, et en
dépenses 333, soit 11 millions d'excédant ; enfin, des projets de loi con-
cernant la Compagnie de la canalisation de l'Ebre, les compagnies de
chemins de fer et les compagnies de travaux publics semblent affirmer
plus d'activité dans le présent, plus d'espérance dans l'avenir.
128 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Le projet de loi sur les compugnies de chemins de fer a une impor-
tance toute particulière, en ce qu'il autorise ces compagnies, ainsi d'ail-
leurs que celles ayant [)our objet des canaux ou autres travaux publics,
à émettre des obligations pour une somme double dans certains cas, tri-
ple ou quadruple dans d'autres, du capital actions, augmenté des sub-
ventions rcrues. Les anciennes lois ne permettaient pas de dépasser
ce dernier chiffre. C'est le taux de constitution des obligations qui limi-
tera le chiffre des obligations à émettre : à 6 0/0, le double du capital
actions et subventions; à 3 0/0 ou au-dessous, le quadruple; entre les
deux taux du double ou quadruple en raison inverse du taux de l'intérêt.
Nous ne croyons pas mauvais de voir l'État se relâcher dans la fixation
d'une limite qui doit varier selon les circonstances; nous eussions même
préféré lui voir supprimer toute limite et laisser le public seul appré-
ciateur dans sa propre cause; après tout la loi ancienne, malgré sa ri-
gueur, n'aura pas empêché certaines compagnies de suspendre le ser-
vice de leurs obligations. Néanmoins ce qui corrige le défaut de cette
réglementation, c'est sa généralité; au lieu d'une loi spéciale à telle ou
telle compagnie, comme en France, c'est une loi pour tous ; c'est mieux
sous ce rapport.
L'Autriche voit également sa position s'améliorer de jour en jour; on
laisse même espérer que bientôt la Banque nationale sera en état de re-
prendre ses payements en espèces. A la bonne heure ! voilà un grand pas
de fait, pourvu que l'on y persévère. Il ne restera plus en Europe que la
Russie et un peu la Prusse qui soient au régime du papier-monnaie, la
Turquie ayant retiré le sien depuis quelques années. La Russie, un gou-
vernement despotique tempéré par un monarque libéral ; la Prusse, un
état constitutionnel ayant pour chef un despote partisan du droit divin
et de toutes ses conséquences! On ne peut mieux prouver la relation
qu'il y a entre la liberté politique et la circulation métallique qu'en si-
gnalant ces rapprochements. Mais l'Amérique! nous dira-t-on. Les États-
Unis sont hors de question pour le moment; la guerre et la démocratie
sont incompatibles, et nous espérons, pour la conservation de la forme
du gouvernement dont le siège est à Washington, que la guerre cessera
bientôt.
Le Mexique vient de contracter un nouvel emprunt de 170 millions de
francs ; on assure que les titres représentant cette opération consisteront
en 500,000 obligations de 500 francs, rapportant 30 francs par an, émises
à 340 fr. et remboursables à 500 fr., avec droit à des lots dans la forme
des obligations municipales ou du Crédit foncier. Le bruit de la pro-
chaine émission de ces titres a redonné du courage à la spéculation sur
le 6 0/0 mexicain de 1863 et ce dernier a monté depuis quelques jours
d'une manière assez notable. N'oublions pas que le trésor français en a
une certaine quantité en portefeuille.
Alph. Courtois fils.
BULLETIN FINANCIKR.
129
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U.mque lie France, jouissanco janvier ISdb. . .
Ctt'dit foncier, jouiss. janvier IXdli
Crédit mobilier, jouissance janvier I8()l>....
Soriéié (jéneralc pour fav. le liév. du coinni.
Crédit mobilier espagnol, j. janvier \ HCùi, , . .
Paris à Orléans, jouissance octobre 18((/é
iNord, jouissance janvier 1 8(ib
\\s\. (Pans à Sira.sbouri;), jouiss. nov. 1S(')'(,.
Paris-Lyon-Médilerranée, jouiss. nov. 18(>^«. .
Midi, jouissance janvier \Hl>'i
Ouest, jouiss;ince octobre \M^t
Iîessè);es-Alais, jouissance janvier 18(i,')
Libourne- Bergerac, jouissance, sipt. 1864 .. ,,
Lyon à la Croix-UousiiC, jouissance janv. 4 8G4.
Lyon à Sathonay, jouissance juillet ^803. . . .
Ch:irentes, j. février 4 8(15
Médoc, jouissance janvier i SCb
Saint-Ouen (^Ch. de fer et docks) j. janv. 1865
Guillaume-Luxembourg, j. juillet 4802....
Cil. de fer Vict. -Emmanuel, j. janv. .4805...
Cil. de fer Sud-Autric.-Lomb., j. nov. 4804.
Chemins de fer autrichiens, j. janv. 4 8Gb... .
Chemins de fer romains, jouissance oct. 1864..
Chemin de fer ligne d'Italie, j. janvier 4 804.
Chemin de fer de l'Italie mèrid. j. janv. 4 8C5
Chemin de fer ouest suisse, j. mai 4860
Madr^dàSaragosseet Alicante,j. jaHV. 4 865...
Séville-Xérès-Cadix, j. janv. 4 8Gb ,
Nord de l'Espagne, jouissance janvier 4 80"»..,
Sarragosse à Pampelune, j. janvier 4 805. . .
Sarragosse à Barcelone, j. janvier 4 802. ...
Chemins portugais, j. janv. 4 865
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Angleterre 3 0/0, consol.
Tunis? 0/0 j. nov. 4 864
Haïti-Annuités
Mexiq. G 0/0 j. oct. 4 864.
Ualie,b O/O, j. janv. 4 86b
— 3 0/0 j.oct. 4864...
Rome, b 0/0, j. janv. 6b
Autr., bO,0, Ang.janv. 6b
— lots de i 800 j. janv. 65
Esp. 3 O/Oext.,44 j. j. 6b
— 3 0/0ext.4 8b6J.j.6b
— 3.0/0 int.,j. janv. 4 86b
— Dette diff., j. janv. 6b
— Dette passive
Turq.-Emp. 60, j. janv. 6b
Emp. 03 j. janv. 4 805.
Belg. 4 4/2 0/0 j. nov. 64.
--2 4/2 0/0 j. janv. 4 80b.
Russie, 5 0/0 j. nov. 64..
HolL 2 4/2 0/0 j.janv.4 86b
Crédit agricole
Crédit foncier colonial.. . .
Compt. d'escom. de Paris.
S.-compt. desEntrepren..
Crédit Indust. et comm. . .
S. C. du comm. et de l'ind.
Soc. de dép"* et Ctes cour. .
Caisse Bechet et C*
L'approvisionnement ....
Banque de l'Algérie
Id. E. Naud et C* Bonnard.
Cré<lit Lyonnais
Omnium lyonnais
Compt. d'esc. de Lyon. . .
Crédit foncier autrichien.
Crédit en Espagne
Banque ottomane
Banque dedép.des Pays-Bas
Crédit mob. italien
Crédit mob. néerlandais..
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Canal maritime de Suez.
Mess. Impér. serv. mar.
Navigation mixte
Marc Fraissinet et C*. . .
Comp. transatlantique ..
Loire (charbonnag.) . . .
Montrambert (charb.). •
Saint-Étienne (charb ). .
Rive-de-Gier (.charb.). .
Grand'Combe (charb.) .
Carmaux
Vieille-montagne (zinc\.
Silésie (ziric^
Terre-Noire (forges) . . .
Marine et chemin de fer.
Méditerranée (forges) • .
Océan (forges")
Greusot (forges)
Fourchambautt (for/jes).
Horme (forges)
Firminy (aciéries^
Ghàtillon etCommentry.
J.-F.Cail et C* (usines).
Magas. génér. de Paris.
Docks de Marseille. . . .
Rue impériale (Lyon). .
C^ immobilière (UivoU),
Deux-Cirques
C* générale des eaux. .
Gaz (le Paris
— do Lyon
— de Marseille
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Salines de l'Est
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National-Incendie... .
Comptoir maritime. . .
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2« SÉRIE. T. XLVi. — 15 avril 1865.
130
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
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SliriÈTË D'RCONOMIE POLITIQUE. 131
SOClinr: IVKCONOMIK POLITIOUE
RérNioN ni) G FÉvnirn. Oisnission.
RÉUNION nii fi MAi\s. Ouvra(î(s présentés.
RÉUNION DU 6 AvuiL. (lomraunications sur la mort de M. Richard Cobden, etc.
Réunion du O février 1865
— SUITE (1) —
DE LA SUPPRESSION DES DROITS DE NAVIGATION SUR LES CANAUX
ET DE l'amélioration DES VOIES NAVIGABLES.
La question était posée au pro^î^rainme eu ces termes par M. Hippo-
lyte Peut : « ^Nécessité et possibilité d'une grande réduction du prix du
transport. »
L'auteur de la proposition commence par insister sur rimportance
des frais de transport, qui sont un des principaux éléments du prix des
choses. Il cile, entre autres exemples, le diamant, pour lequel il sem-
blerait au premier abord que le transport est chosa insignifiante, et dans
la valeur duquel entrent néanmoins pour une portion notable les frais de
transport de toutes les choses qui ont servi à sa production : aliments des
ouvriers, outils, maiériaux, vêtements, habitations. M. Peut estime que,
pour un grand nombre de choses, les frais du transport constituent les
trois quarts, pour beaucoup d'autres même les neuf dixièmes de leur
prix de revient.
Le perl^ectionnement des voies de communication est donc un des
plus grands besoins sociaux à satisfaire. Pour atteindre ce but, on a
encouragé, trop encouragé, dans bien des circonstances, les chemins de
fer, auxquels on a donné les subventions par milliards et auxquels on a
illogiquement sacrifié les voies navigables. Il serait temps d'agir d'une
manière plus rationnelle et de faire pour les voies d'eau une partie des
efforts qu'on a faits pour les autres.
M. Peut pense qu'on pourrait obtenir de grands résultats de la sup-
pression des droits d3 navigation, et de quelques centaines de millions
utilement dépensés pour faire sur les voies navigables d'importantes
améliorations. Les droits de navigation ne produisent au Trésor qu'une
(1) Voir le compte rendu du commencement de la séance dans le nu-
méro de févrior, tome XLV, p. 301.
132 JOURNAL DES ÉGONUAIISfES.
somnie insignifiarile, quatre à cinq millions, et ils arrêtent le développe-
ment des transports par eau, qui devraient pouvoir être faits gratuite-
ment, comme les transports sur les routes de terre. M. Peut estime,
d'autre part, qu'avec une dépense de trois cents millions la France pour-
rait avoir un admirable réseau de navi^i^ation, à l'aide duquel l'agricul-
ture, rindustrie et le commerce recevraient une impulsion semblable à
celle que toutes les industries ont reçue, en Angleterre, des réformes
financières de sir Robert Peel; car la diminution des frais de transport
par la navigation intérieure am.ènerait une diminution notable du prix
de revient, d'où une grande supériorité de nos manufactures sur les divers
marchés extérieurs, un accroissement notable de nos exportations.
M. DupuiT, inspecteur général des ponts et chaussées, dit qu'il ne faut
pas confondre les prix de transport payés par les commerçants avec les
frais réels de transport qui retombent forcément à la charge du con-
sommateur, de quelque manière qu'on s'y prenne. L'État a créé des voies
navigables et il les entretient à l'aide de grandes dépenses; il se rem-
bourse des intérêts des capitaux dépensés et des frais d'entretien en
imposant des droits de navigation. Certes, si ces droits étaient tels que
leur produit dépassât sensiblement ces intérêts et ces frais d'entretien, il
y aurait lieu d'examiner si des réductions ne seraient pas utiles et oppor-
tunes. Mais il est bien loin d'en être ainsi : les quatre ou cinq millions
que reçoit l'État comme droits de navigation sont bien inférieurs aux
sommes dépensées par lui pour créer ou améliorer la navigation. Qui
donc a le droit de se plaindre de cet impôt ? Ceux qui le payent ne sont-
ils pas ceux qui en profitent le plus ? Ne serait-il pas juste au contraire
que l'impôt fijt assez élevé pour que les voies de navigation fussent
exclusivement à la charge de ceux qui s'en servent?
On cite comme exemple la gratuité de la circulation des routes, sans
faire attention que l'État ne fait payer directement les services qu'il
rend que quand cela peut se faire avec justice et économie. En principe,
un impôt de circulation sur les routes serait juste; mais, pour le perce-
voir, il faudrait établir sur les routes des barrières et des instruments
de pesage nombreux, entretenir un personnel coûteux, gêner la circu-
lation rapide, et en résumé demander au contribuable le double de
l'impôt qui entrerait dans les caisses du Trésor, à cause des frais de
perception qui seraient énormes. Le contribuable qui devrait fournir de
ce chef vingt-cinq millions , et auquel on en demanderait cinquante au
moyen des barrières à péage, préfère n'en donner que vingt-six ou vingt-
sept par l'augmentation des autres impôts. Il n'en est pas de même pour
les droits de navigation ; ils sont faciles et peu coûteux à percevoir et ne
gênent pas la circulation. 11 n'y a donc aucun prétexte pour demander
la gratuité de la navigation. Cette gratuité n'est d'ailleurs qu'apparente.
SOClP/ri^: Dt,GONOiMIK FOLITKJUK. 133
Lorsiiu'on per(eclionii(' une voir do coinuiunicaiioii cl (|ii(* (kiix clio\aux
siilfisent pour tirer le fardeau qui en exifyeait quatre auparavant, la
société i|aj;ne évidemment la dépense des deux clievaux supprimés. 11 y
a réduction réelle des frais de transport; mais la réforme que demande
M. Peut ne produit ri(!n de pareil. Les quatre ou cin(| millions de recette
enlevés à l'Étal, il faudra Iji{;n les lui rendre sous nue autre forme, de
sorte que la marchandise dont on aura de^jrevé le transport se trouvera
g^revée par le fisc d'une autre manière, et le consommateur ne la payera
pas moins cher. Cette supériorité que la gratuité de la navigation doit
nous donner sur les nations étrangères est aussi une illusion complète;
et si ce n'était pas une illusion, il serait bien facile d'y arriver pour toute
espèce de marchandise. Il est évident que, si l'État achetait de la laine et
la donnait gratuitement aux filateurs, les fabricants de draps français
pourraient obtenir le monopole de la fourniture de drap dans le monde
entier, et réaliser ces beaux bénéfices que M. Peut fait briller à nos yeux.
Mais, en fin de compte, pour que l'État pût donner la laine, il faudrait
qu'il Tachetât et qu'il en fît payer le prix aux contribuables; le con-
sommateur français payerait ainsi son drap moins cher au fabricant,
mais il lui faudrait payer à l'État l'équivalent de son économie, et de
plus la laine consommée par l'étranger. La suppression que réclame
M. Peut va même contre son but. Il demande que l'État fasse pour trois
cents millions de canaux. Comment pourra-t-il se procurer cette somme,
si d'avance on lui refuse les moyens justes et naturels d'en payer l'inté-
rêt? Et ces canaux, une fois faits, qui en payera l'entretien.?
Les droits de navigation sont un de ces rares impôts qui sont le prix
d'un service rendu, et dont la justice et la légitimité sont parfaitement
comprises par ceux qui les payent; M. Dupuit les verrait donc suppri-
mer avec regret.
M. WoLowsKi, membre de l'Institut, regrette que M. Peut soit tombé
dans des exagérations évidentes. Le prix des transports entre pour une
portion notable dans le coût de beaucoup de produits ; mais dire d'une
manière générale qu'il en constitue les neuf dixièmes, c'est commettre
une grave erreur et mal servir la cause que M. Peut veut défendre. Les
évaluations les plus réservées ne font pas monter à moins de seize mil-
liards le total actuel de la production de la France ; or, personne n'ima-
ginera que le prix des transports dépasse quatorze milliards ! S'il en
était ainsi, l'économie de quatre millions 800,000 fr., qui résulterait de
la suppression des droits de navigation, ferait bien maigre figure en
présence de ce total colossal , et n'exercerait aucune influence percep-
tible. Ces droits montaient, il y a peu d'années, à onze millions; ils ont
été réduits de plus de moitié ; ce qui reste est destiné à balancer les frais
d'entretien.
l'^î JOURNAL DES ÉC0N()\11STES.
Les accusations diri^jcies contre les chemins de fer pèchent par beau-
coup d'injustice. Ces voies perfectionnées ont rendu aux transports un
service immense. Elles ont provoqué Tauf^mentation de la production
en ouvrant de nouveaux débouchés, et la réduction des frais compte par
centaines de millions. Sur le demi-milliard de produit brut des chemins
de fer, environ les deux tiers représentent le prix du transport des mar-
chandises dont les voies perfectionnées de communication ont diminué
le coût de moitié. En présence de ce beau résultat, Téconomie réclamée
par M. Peut n'a pas une [grande portée.
Suivant M. Lamé Fleury, ing^énieur des mines, la multiplicité et la
complexité des questions soulevées par M. H. Peut sont telles, qu'il re-
nonce à user de son tour de parole, d'autant plus que les difficultés fon-
damentales ont été, selon lui, nettement abordées par M. Dupuit. Il se
borne, en conséquence, à soumettre à la réunion une observation de
fait qui lui semble intéressante.
L'expérience prouve que les récentes diminutions apportées dans les
tarifs de chemin de fer pour le transport de la houille, sur les réseaux
du Nord, de l'Est et de Lyon, n'ont point amené l'abaissement du prix
de cette matière première. Il y a eu simple déplacement de receltes
entre la Compagnie de chemins de fer et la batellerie ou le concession-
naire houiller, le consommateur restant forcément spectateur désinté-
ressé de ce mouvement. Cela se conçoit aisément, eu égard à l'indépen-
dance qui existe au fond entre le prix de vente et le prix de revient.
Quand le fait se produit naturellement, il n'y a évidemment rien à dire.
Mais il faut y regarder de près, quand il s'agit de déterminer artificiel-
lement un phénomène économique dans l'intérêt prétendu du consom-
mateur, — qui pourrait très-bien ne pas même s'en apercevoir.
^L DE Labry, ingénieur des ponts et chaussées, pense que la demande
de la suppression des droits perçus par TÉtat sur la navigation inté-
rieure que fait M. Peut est digne d'une très-sérieuse attention. En effet,
les droits perçus par l'État sur la batellerie et le flottage sont l'entrave
dont se plaignent le plus vivement les industriels directement intéressés
à notre navigation intérieure. Si l'État ne faisait à cet égard que des re-
cettes, l'argument de M. Dupuit, suivant lequel ceux qui profitent des
travaux publics doivent payer pour ces travaux les dépenses d'entretien
et l'intérêt du capital dépensé, — cet argument s'appliquerait ici. Mais
l'État f iit maintenant chaque année pour l'enlretien el les réparations
courantes des voies navigaijles pour environ 12 millions de travaux; en
outre, il dépense pour les grandes améliorations ou la construction de
ces mômes voies environ 10 millions, ce qui porte la dépense totale faite
par année pour notre navigation intérieure à 22 millions. Les droits que
<;(ICII^,TÉ Dt.r.ONOMli: POLITlOUIi. 13o
perçoit TÉlal, sur celle iiavi};alioii ne s'élèvenl en moyenne ((n'a A mil-
lions el demi. L'Élal nliliserail-il mieux les ressources nationales en re-
nonçant il cette recette de 4 millions et demi, el en retranchant une
somme éiyalc sur les millions (ju'il dépense pour nos voies navi^jables.
Si l'on consulte les mariniers, les entrepreneurs de batellerie, les com-
morçanls (pii se servent liahitiiellemenl de la naviîyation intérieure, tous
rcpoiidenl anirmativement. 11 s'ajjit donc ici, non d'ôter à la niasse des
coulribuables une portion de leur revenu au profit d'une classe spéciale,
mais de chercher une proportion meilleure entre une recette et une dé-
pense concernant toutes deux le même objet. Ceux qui sont particuliè-
rement inléressés dans la question proclament qu'il faut ùter un même
poids aux deux plateaux de la balance. Il est possible qu'en se ranijeant
à leur opinion rÉtat rende plus de services au public. Ce serait peut-être
une réforme à laquelle ceux qui pratiquent la navififation intérieure ga-
gneraient, sans que les contribuables en général y perdissent. Et même
l'État épargnerait à la société des faux frais de recette et des faux frais
de dépenses; il ferait donc une opération bonne pour tout le monde.
Ainsi la question n'est pas de celles dont on doive dédaigneusement
éviter l'examen, en posant une question préalable de principes. Elle est
de celles pour lesquelles une bonne solution ne peut résulter que d'une
étude approfondie.
Voici quel devrait être le sens dans lequel serait dirigée cette étude.
La suppression des droits de navigation n'est peut-être pas indispensa-
ble sur les voies où la batellerie est très-prospère; car cette prospérité
même prouve que l'industrie des transports supporte aisément sur ces
voies les charges qui lui sont imposées. Mais celte réforme serait d'une
utilité très-grande sur les voies d'eau où la navigation est en souffrance.
C'est sur ces voies qu'elle serait le moins onéreuse au budget, car les
droits perçus par le Trésor y rapportent peu.— Sur l'Yonne, par exem-
ple, on exécute pour faciliter la navigation un ensemble de grands tra-
vaux évalué 12 millions, et sur lequel 8 millions environ ont déjà été
dépensés; en outre, on consacre à l'entretien une centaine de mille francs
par an; si Ton joint à ces 100,000 francs l'intérêt des 8 millions dépen-
sés, on obtient un sacrifice de 500,000 francs fait chaque année par le
Trésor public. Les droits de navigation ne rapportent guère à l'État,
pour toute la longueur de cette rivière, que 50,000 francs par an. La
batellerie et les flotteurs de l'Yonne préféreraient de beaucoup la sup-
pression de ces droits à une grande partie des ouvrages qui restent à
construire, et même de ceux qui sont exécutés. M. de Labry a été chargé
d'un service d'ingénieur sur l'Yonne; quand il inspectait les travaux,
plus d'un patron de bateau lui a dit : a Au lieu de nous faire des bâtisses
sur la rivière, vous agiriez bien mieux en demandaiit la suppression des
droils du Trésor; vos constructions ne diminuent guère ou plutôt ne
136 JOURNAL DES ECONOMISTES.
diminuent pas du tout nos frais; la suppression des droits payés par
nous à l'État diminuerait ces frais à coup sûr. » Sur la Moselle, les
sommes dépensées par l'État pour l'entretien des travaux de navigation
s'élèvent par an à environ 50,000 francs, et les droits de navig^ation
n'atteignent pas 2,000 francs. Ces deux exemples montrent que, sur les
voies d'eau peu prospères, le sacrifice que l'État ferait de ses droits de
navigation ne serait pas bien lourd pour le Trésor, et la vivacité avec
laquelle la batellerie locale le demande rend probable qu'il serait très-
utile à l'industrie.
Du reste, une grande expérience récemment faite prouve contre les
droits de navigation. Ils ont été abaissés par un décret rendu à la fin de
i860. Par suite de ce décret, le produit des droits qui était, en 1860, de
six millions et demi, est descendu, en 1861, à quatre millions; mais il
a constamment remonté depuis, et il a atteint, en 1863, presque cinq
millions : en outre, ce qui est plus important, depuis 1860, le tonnage
sur nos voies d'eau a augmenté chaque année d'environ un dixième, de
sorte qu'une réduction des droits a fait accroître d'un tiers, en trois ans,
l'importance de notre navigation intérieure : résultat qu'étaient loin
d'atteindre, avant l'abaissement des droits, les millions assez nombreux
dépensés chaque année par l'État en travaux sur les voies navigables !
Cette expérience est donc favorable à l'atténuation ou à la suppression
des droits.
Ainsi, la première proposition de M. Peut est digne, au moins en
partie, d'être appuyée. M. Peut a encore raison en désirant que la France
soit dotée d'un excellent système de navigation intérieure. Mais, s'il
pense que cela soit facile et peu coûteux, il s'abuse. Les travaux en
cours d'exécution pour notre navigation intérieure sont évalués trois
cents millions, sur lesquels il reste aujourd'hui à dépenser une centaine
de millions. Ces travaux seront loin de constituer à notre pays un réseau
de navigation qui soit, pour employer l'expression de M. Peut, admirable.
Si l'on voulait amener la France, sous ce rapport, au niveau de pays
plus favorisés, tels que l'Angleterre ou la Belgique, il faudrait une nou-
velle dépense d'au moins trois ou quatre cents millions. On ne devrait
pas compter beaucoup sur nos rivières. En effet, il y a trois moyens
d'établir une ligne de navigation intérieure; ce sont : un canal à point
de partage, un canal de dérivation, des ouvrages rendant navigable une
rivière qui ne l'est pas, ou qu'il l'est difficilement. Les travaux de cette
dernière nature entrepris dans notre pays ont réussi médiocrement, et,
dans l'avenir, ils ne donneraient pas de meilleurs résultats. Ils nous
mettent en face de grands imprévus : les actions de l'eau courante, la
difficulté d'apprécier complètement à l'avance les fonds des cours d'eau,
les mécomptes sur l'effet définitif des ouvrages. Un canal que l'on creuse
en plein champ, que l'on crée de toutes pièces, où l'on manœuvre Peau
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE. 137
ù son p,ré, est (riin résultat plus sûr; mais il est fort coûteux. Les trois
ou quatre cents nouveaux millions que l'on dépenserait ainsi produiraient
beaucoup de bien, mais ils ne donneraient pas encore les effets merveil-
leux que semble se promettre M. Peut : pour obtenir un transport par
eau à peu près gratuit entre deux points quelconques du territoire, ils
ne suffiraient certes pas.
La mise en parfait état de notre navijyation intérieure rentre dans une
(grande question générale : l'innocuité et Tutilisation de toutes les eaux.
Ce vaste pro[jrès consisterait à retenir, surtout pendant les crues et
pendant l'hiver, non-seulement tout filet d'eau qui pourrait nuire, mais
encore tout filet d'eau qui ne serait pas utile, à emmafjasiner tous ces
filets, et à leur rendre l'écoulement à l'instant le plus favorable pour la
navi(çation, l'agriculture, l'industrie. Ce beau problème sera-t-il jamais
résolu en pratique? Ne faisons pas de réponse absolue! Mais, à mesure
que la civilisation matérielle avance, on peut marcher vers la solution.
Les résultats que donne l'utilisation des eaux sont d'autant plus précieux
que le pays devient plus riche, et la population plus dense. Les dépenses
réelles de cette grande œuvre deviendront d'autant plus faibles que les
voies de communication, en se multipliant et en s'améliorant, permet-
tront de concentrer plus facilement les matériaux et la main d'œuvre
sur les points où peuvent s'exécuter les retenues d'eau ; — que le per-
fectionnement et le plus grand nombre des machines abaisseront le prix
réel de la construction. En des temps bien reculés, l'Egypte avait déjà fait
de grandes choses pour l'utilisation des eaux; c'est que la fertilisation
par le Nil était pour elle une question de vie ou de mort, que les empla-
cements des réservoirs ne coûtaient probablement rien, que la main
d'œuvre, exigée par la force des peuplades vaincues, coûtait peu de
chose. Ce bon marché du travail dû à la barbarie, c'est la civilisation
extrême qui, par des voies tout opposées peut, en réalité, le ramener
chez nous. La création d'un magnifique réseau navigable n'est pas une
question d'un jour : nous devons y travailler sans cesse, activement ;
mais, pour l'exécuter, il faut faire la part des années.
Ln résumé, il serait utile de réduire ou de supprimer les droits
perçus par l'État sur la navigation intérieure, surtout pour les voies
d'eau où l'industrie des transports est en souffrance. Quant à notre ré-
seau navigable, on doit y travailler courageusement, mais raisonnable-
ment et sans illusions.
M. Bertrand, ancien officier de marine, fait remarquer que beaucoup
d'améliorations sont nécessités sur les lignes fluviales par les établisse-
ments des riverains; que d'autres profiteraient surtout à ces mêmes
riverains, et que, s'il y a des sacrifices à faire, c'est à ces propriétaires
qu'elles incombent naturellement, et non à l'État.
138 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. Mayer-Hastorg, ex-vice-p résident de la société de la réforme
douanière bel|je, fait remarquer d'un autre côté que les voies naviga-
bles semblent devoir être progressivement supplantées par les voies
ferrées. En ce moment en Belgique on se propose de faire un chemin
de fer de Charleroi à Bruxelles pour le transport des houilles, bien qu'il
y ait un canal qui met en communication le centre du charbonnage avec
la capitale.
M. ViLLiAUMÉ trouve qu'au fond, la proposition de M. Peut frise le
communisme, parce qu'elle tendrait à faire de l'État un voiturier gra-
tuit, tandis que les vrais principes exigent que chaque citoyen paie les
services matériels qu'on lui rend. Si par exemple le paysan qui ne reçoit
jamais de lettres payait pour la poste autant d'impôts que le négociant
qui en reçoit vingt mille par an , ne pourrait-il pas exiger en échange
qu'on laboure gratuitement son champ, quoique le négociant n'ait jamais
besoin de charrues ? La raison serait la même.
RéuiiSon du G mars 1865 (1).
Ouvrages présentés : Première séance annuelle des Bibliothèques communales. —
La propriété et le morcellement du sol, le régime hypothécaire, le crédit foncier
et l'absentéisme^ par M. Usquilî. — The social science reuiew, journal of political
tconomy and statistics à New -York. — Adress on railway reform, par M. Chadwick.
— L'usure et la loi de 1807, par M. Ch. Périn. — Traité des brevets d'invention,
par M. Renouard.
M. le secrétaire perpétuel a présenté les ouvrages suivants (*2) :
De la part de M. Ch. Thierry-Mieg, membre de la Société : Première
séance annuelle de la Société des bibiiotlièques communales (3), heureuse
idée dont MM. Macé, J. Dollfus, Ch. Thierry-Mieg, Jules Simon, etc.,
sont les zélés propagateurs.
La Banque de France et les banques départementales, par M. L. de La-
vergne (4).
La première partie de cette brochure est la réimpression de la notice
(1) Voir le reste du compte-rendu dans le numéro de mars, p. 464.
(2) M. Jules Simon nous écrit, à propos de la brochure sur les asso-
ciations, présentée à la dernière séance, qu'il fait bien partie du comité
qui a publié cette brochure ; mais qu'il réserve son opinion sur le fond
du projet.
D'autres membres ont fait les mêmes réserves, MM. Horn et Lan-
juinais, si nous ne nous trompons.
(3) .3 novembre 1864. Golmar, Decker. In-8 de 42 pages.
(4) Paris, Guillaumin et C'. ïn-8 de 40 pages. 2 fr.
SOCll-.TÉ D'I^;C0N0>11K POLITIOUK. 139
liislorique, daiib la'iuclic M. de Lavergne a combaUu le monopole uni-
taire, en faisant ressortir les avantages de la pluralité des Banques.— La
seconde partie est un autre coup d'œil rétrospectif plein d'intérêt sur
la caisse d'escompte dont l'orijanisation et les expéri(;nces méritaient
d'être rappelées dans le débat soulevé au sujet des institutions de crédit.
La propriété et le morcellement du sol, le régime hypothécaire, le crédit
foncier et Vabsentisme, par M. E. Usquin (1). C'est une étude historique
qui remonte aux temps les plus reculés des peuples de l'Orient. L'idéal
de l'auteur consiste cà faciliter la division du sol, en évitant le morcel-
lement exa(yéré.
Le premier numéro de The social science review quarterhj journal of
political economij and statistics, publié à New-York (2), par M. Alexandre
Delmar et Simon Stern. Envoyons nos vœux ds propriété et de great cir-
culation, à nos confrères de l'autre côté de l'Océan. — Cette première
livraison contient la reproduction d'une récente discussion sur le spiri-
tualisme et le matérialisme en économie politique, au sein de la Société
d'économie politique.
Adress on Railway reform (3), par M. Edwin Chadwick. L'auteur,
président de la section d'économie et de commerce de l'association pour
le pro[ifrès de la science sociale, traite, dans une lecture récemment
faite à une réunion de cette section, des améliorations qu'il y avait à
faire à la législation et à l'administration des transports sur les chemins
de fer en Ang^leterre.
L'usure et la loi de 1807 (4), par M. Charles Périn, professeur de
droit public et d'économie politique à l'université de Louvain. Cette
étude est, à divers égards, instructive et intéressante, tant à cause du
talent de l'auteur que du point de vue où il se place et qui l'amène à
défendre beaucoup trop la thèse de saint Thomas et pas assez celle de
Turgot et de Bentham.
M. WoLowsKi trouve que ce n'est pas là une interprétation exacte de
la pensée de M. Périn. Celui-ci a parfaitement démontré la légitimité de
l'intérêt : il s'est simplement attaciié à rechercher comment il sérail
possible d'empêcher l'abus des passions, de l'ignorance, de la faiblesse
et du besoin extrême; c'est à cet abus qu'il applique la qualification
(1) In-8 de 207 pages, i86o. Paris, Guillaumin et C^. Terminé par des
tableaux d'amortissement et d'emprunts remboursables par annuités.
(-2) Broadway, 161. ln-8 de 8 feuilles.
(3) In-8 de 49 pages. Londres, i865, Adam Street,
(4) ln-8 de 412 pages ; Paris, Lecoffre.
140 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
d'usure, et. s'il est possible de l'atteindre, personne ne songera à pren-
dre la défense d'un délit de cette nature.
Mais, réplique M. Joseph Garnier, voici la conclusion de Tauteur :
« 11 y a des lois (|ui importent autant à Phonneur des peuples quà leur
bien-être, et les lois qui répriment l'usure sont de ce nombre. » Or,
Turgot et Bentham ont démontré, il y a bientôt un siècle que les lois sur
l'usure ont été inspirées par Terreur et le préjugé et qu'elles agissent
en sens inverse du but qu'on se propose.
M. Renouard. conseiller à la cour de cassation, membre de l'Institut,
fait hommage à la Société de la troisième édition du Traité des brevets
d'invention (1\ ouvrage qu'il a publié pour la première fois il y a quarante
ans. Depuis ce temps, le nombre des brevets s'est singulièrement accru,
ainsi qu'on le voit par le tableau de leur statistique annuelle. Jusqu'à 1816,
ils n'avaient jamais atteint le nombre de 100. Pendant les cinquante-trois
ans écoulés depuis les lois de 1791 jusqu'à la loi de 1844, il en a été déli-
vré 17,290. Le nombre a été de 81.208 pendant les vingt années de 1844
à 1764, et de 17,690, pendant les trois années 1861, 62 et 63. Cet énorme
accroissement est à la fois un bien et un mal : un bien, parce qu'il
atteste les développements du travail industriel; un mal, parce qu'il ac-
cuse la trop grande facilité à s'armer de brevets insignifiants et sans va-
leur, sortis de lettres de marque prises pour courir sus à la concurrence.
Il est à regretter que la loi de 1844, à côté d'excellentes innovations,
ait introduit les délivrances de brevets, moyennant des annuités de
100 francs : la législation de 1791 était plus sage, lorsqu'elle exigeait
une assez forte taxe payable d'avance. La multiplication des brevets
sans valeur a amené en Angleterre, en Allemagne, en France, une réac-
tion dont notre collègue, M. Michel Chevalier, s'est fait l'organe, et qui
remet en question le principe même de l'octroi des brevets. Le réta-
blissement de l'ancienne taxe parerait à beaucoup d'inconvénients et
serait fort préférable à de prétendues réformes proposées, en sens di-
vers, dans ces derniers temps. Un grand intérêt pratique s'attache aux
problèmes de cet ordre, dont la Société voudra peut-être quelque jour
faire l'objet d'une de ses conversations.
Réonion du 5 aTril tS65
CoMMUMCATioNs. Communications de MM. Hippolyte Passy, Michel Chevalier, Joseph
Garnier, Foucher de Careil, sur la mort de M. Richard Cobden.
Nomination. Élection d'un nouveau questeur.
M. Hippolyte Passy, membre de l'Institut, ancien ministre des Fi-
nances, un des présidents de la société, a présidé cette réunion à laquelle
(l;"In-8 de 540 pages. Paris. Guillaumin et Ci. Prix, 7 fr. 50 c.
SOCIÉTÉ D'ÉGONOiUlR POLITIQUE. 141
assislaiciil : M. Ch. Duveyrier, piihlicisLe el directeur avec M. Michel-
Chevalier de V Encyclopédie^ et M. Arlès-Dufour, invités par le Bureau
de la société; — M. Paul Fould, auditeur au Conseil d'État, et M. Le-
peuple, attaché à l'administration des tabacs, invités par des membres;
— iM. Boutarel, manufacturier à Paris; — M. Joseph Lair, avocat à
S;iint-Jean d'An^îély; — M. Paul Laboulaye, publiciste, tous trois ré-
cemment admis par le Bureau à faire partie de la société ; — M. Félix
Belly , auteur d'un projet de communication interocéanique pour Tisthme
de Téhuaentépec, absent de Paris depuis quelques années.
Le nom et l'éloge de l'illustre Richard Cobden, dont la mort est
connue depuis Pavant-veille, est sur toutes les bouches.
Avant de rendre la conversation g^énérale M. Hippolyte Passy, prési-
dent, se lève, et se faisant l'interprète [général des sentiments de la
réunion à propos de cette grande perte, il s'exprime en ces termes :
« Messieurs, Richard Cobden est mort. Je n'ai pas à rappeler ici de
quels services la science et l'humanité lui sont redevables. Tous, vous
savez ce qu'ont été ces services, et vous savez aussi qu'il n'y a pas en
Angleterre un hameau, une chaumière où le nom de Cobden ne soit
béni et où le coup qui l'a atteint ne soit venu porter le deuil et semer
de profonds et durables regrets.
«C'est que, fécondes en bienfaits pour tous, les œuvres qu'il a été
donné à Cobden de pouvoir accomplir l'ont été surtout pour les masses
laborieuses, pour ceux qui n'obtiennent le pain qui les nourrit qu'à la
sueur de leur front. Elles étaient difficiles ces œuvres. Il y a trente
ans, régnaient en Angleterre , en matière d'agriculture et de pro-
duction rurale des idées bien différentes de celles qui ont cours aujour-
d'hui. Des préjugés d'une incroyable ténacité, des intérêts dont Té-
goïsme égalait la puissance, ce sentiment d'orgueil qui entraîne les
actions victorieuses, celles à qui tout à réussi, à supposer que tout est
pour le mieux chez elles et qu'il y a manque d'intelligence ou de pa-
triotisme à contester la sagesse d'un passé glorieux; tout s'unissait pour
partager et défendre la législation qui régissait les céréales. La nation
qui tenait son agriculture pour la plus avancée que le monde eût vue
encore, croyait en même temps que cette agriculture dont elle vantait la
supériorité ne pourrait soutenir la concurrence de celles du dehors. La
suppression des barrières qui fermaient l'accès du sol britannique aux
grains, au bétail, aux produits alimentaires de l'étranger, devait infailli-
blement, aux yeux de presque tous, semer la ruine dans les campagnes,
enlever aux propriétaires la meilleure part de leurs revenus, détruirexen
partie les capitaux'et le travail des fermiers, condamner une multitude de
journaliers à manquer d'ouvrage et à aller grossir le nombre des indi-
gents, réduits à réclamer les secours de la charité publique.
M2 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
«Creles, il fallait, pour oser atlaquer des lois défendues par un amas
de préjuf^és et d'intérêts, que tout annonçait devoir être invincible,
une rare intrépidité; mais Cobden, [jrâceaux meilleurs dons du cœur et
de l'esprit, était à la hauteur de la tâche. 11 n'avait pas seulement les
convictions réfléchies que donne l'étude approfondie des questions
économiques, il avait la haine profonde de l'injustice, et l'injustice,
il l'apercevait flagrante dans un régime qui aboutissait à renchérir la
vie du pauvre dans l'unique mais vain espoir de grossir la fortune du
riche; c'est là surtout ce qui le décida à continuer, de concert avec des
amis dignes de lui, la lutte qui, dans ces sept années, ne lui laissa pas
un moment de repos. Ce n'est faire tort à personne qu'affirmer que le
succès fut dû surtout à ses efforts personnels. D'autres ont peut-être
déployé autant d'énergie et d'éloquence; mais la parole de Cobden était
si simple et si persuasive; il y avait tant d'honnêteté, tant de droiture,
une absence si complète de vanité et d'orgueil dans ses actes et dans son
langage, que ses adversaires les plus ardents se sentaient désarmés
et n'osaient mettre en doute la sincérité et le désintéressement de celui
qui ne cessait d'élargir peu à peu le vide qu'il f^iisait dans leurs rangs.
Enfin, vint le jour à jamais célèbre, oia un grand ministre, M. Peel, se
leva dans la Chambre des communes pour déclarer que de mûres ré-
flexions l'avaient conduit à se ranger à l'avis de M. Cobden et à lui
prêter l'appui du gouvernement.
«Ainsi se termina cette longue lutte. Sa victoire laissa M. Cobden ce
qu'il avait été avant et pendant le combat : dévoué aux intérêts de l'hu-
manité, ardent à les servir, ami des institutions qui laissent à chacun
des membres du corps social le droit d'intervenir dans les affaires de
son pays, et celui de disposer à son gré de ses facultés et des fruits
qu'en produit l'usage; convaincu que les nations sont destinées à trou-
ver dans le libre échange des produits de leur sol et de leur industrie,
des liens d'intérêt, les affections sympathiques dont elles ont besoin
pour vivre en paix entre elles et réaliser de concert les progrès bien-
faisants auxquels la guerre, ces chocs sanglants, et les sacrifices qu'elle
entraîne ont jusqu'ici fait obstacle.
«Ces convictions et ces sentiments, Co:;den les a apportés dans notre
pays. En France, comme en Angleterre, l'effet en a été décisif, et son
nom restera attaché à ce traité de commerce qui nous a ouvert une vie
nouvelle et dont les avantages déjà saillants ne cesseront de grandir et
de se développer au bénéfice croissant des temps à venir.
« Messieurs, c'est le 2 de ce mois que Cobden a cessé de vivre, et ce
jour-là même les deux hommes auxquels appartient à la Chambre des
communes la direction des [)artis en lutte, se lèvent tour à tour pour
payer à sa mémoire le tribut d'éloges qui lui était dû. Nul homme ne
surpassa Cobden en désintéressement, en amour du bien public, a dit
SOCIÉTÉ IVÉGdNOMIK POIJTIQUE. 143
lord l^ilmorsloii; Cohdoii a été le plus çraiid caracLèrc (jue les classes
moyennes {\v. noire pays aient produit, a dit M. Disraeli, et C(;s paroles
furent à l'instant couvertes de tels applaudissements, (pi'elles ne lais-
sèriMit à M. iîri,<;ht, ému jus(fu'au\ laniuîs, que la force de remercier
ses collè}|ues de la sympathie (pi'ils Vt;naieiit (!e témoi{;ner à son illustre
ami.
w Et chez nous, (piand un membre que je rejjrette bien vivement de
ne pas voir aujourd'hui assister h la séance de la société des écono-
mistes, (junnd M. Forcade de la Roquette, que j'aurais voulu pouvoir
ici même en remercier en votre nom et au mien, a prononcé devant le
Corps législatif, au sujet de la mort de Cobden, de nobles paroles dont
l'histoire gardera le souvenir, de tous les rangs se sont élevées des
voix pour proclamer que le monde venait de perdre un des hommes (|ui
avaient le mieux servi la cause de la civilisation.
« Ces hommages, messieurs, étaient bien dus à celui à qui ils étaient
adressés. La vie de Cobden a été un grand et tutélaire enseignement; elle
a montré tout ce que peuvent l'énergie du caractère, la rectitude de
l'esprit, la hauteur du sens moral dans les temps oij nous vivons. Cob-
den a fait pour Tapaisement des haines internationales, pour Textinction
des rivalités jalouses qui tant de fois ont armé les peuples les uns con-
tre les autres, pour les intérêîs fondamentaux de l'humanité, plus que
n'a fait aucun des hommes d'État auxquels a appartenu jusqu'ici le
gouvernement des nations. Cobden n'est plus, mais ses œuvres sub-
sistent et l'avenir les respectera : car de jour en jour en apparaissent
plus distinctement la sagesse et l'utilité. »
M. Michel Chevalier, un des vice-présidents de la Société, prend la
parole après M. Passy. Il s'associe vivement à l'hommage rendu à
M. Cobden, dont il a été l'ami et le collaborateur dans la négociation
du traité de commerce.
Il entretient ensuite la réunion des nombreuses qualités de cet excel-
letit homme, et il signale notamment la grande sympathie qu'il avait
pour la France, ainsi que les divers traits du caractère français qu'il
avait en lui, ce qui ne l'empêchait pas d'être un bon Anglais tout dé-
voué à son pays.
M. Chevalier entre aussi dans plusieurs considérations relatives au traité
de commerce, aux difficultés que les négociateurs ont eu à vaincre, et
aux avantages qui sont résultés et résulteront encore de la politique
commerciale libérale que le gouvernement français aura eu l'honneur
d'inaugurer par le traité de 18(30.
Trois autres membres, M. Joseph Garnier, M. le comte Foucher de
Careil et M. Benard, prennent aussi la parole.
144
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. JosEFH Garnier dit : « MM. Passy et Michel Chevalier viennent
d'insister particulièrement sur les efforts de M. Cobden pour amener le
triomphe de la liberté commerciale, à la tête de cette mémorable as-
sociation de Manchester, et tout récemment dans la négociation du
traité de commerce. Permettez-moi d'arrêter votre attention sur une
autre catégorie d'efforîs de cet homme illustre, sur sa participation aux
congrès de In paix et sa propag^ande contre le militarisme.
« En poursuivant le f^rand œuvre du Free Trade, les lijj^ueurs, Cobden
en tête, ont obtenu une féconde réforme qui non-seulement — a sup-
primé un monopole inique et dan,^ereux, — a procuré du pain et du
travail aux classes ouvrières, — a fait prospérer le commerce, l'indus-
trie, l'agriculture, la navigation, — a permis de combler le déficit, —
mais qui a encore grandement contribué jusqu'ici au maintien de
la paix internationale, et doit y contribuer de plus en plus dans l'avenir.
« C'est pour continuer à travailler à atteindre le même but, que Ri-
chard Cobden s'est mêlé au mouvement commencé par l'énergique f^imille
des quakers; qu'il a pris une brillante part à ces congrès de la paix, tenus
en 1849 à Paris, en 1850 à Francfort, en 1851 à Londres; qu'il y a
soutenu la doctrine du désarmement, de l'arbitrage remplaçant le re-
cours aux armes, et de la non-intervention. Bien des personnes ont dit
qu'en cela Cobden avait fait de l'utopie. Je n'examinerai pas ici la
question de savoir s'il ne prêchait pas, au contraire, une politique très-
pratique, et je me bornerai à rappeler qu'en 1856, sept ans après le
congrès de la paix de 1849, le congrès des diplomates réuni à Paris en
«congrès de la paix » a introduit dans les desiderata qu'il a formulés
cette même proposition d'arbitrage rappelée dans un mémoire qu'avaient
apporté les deux présidents de la Société de la paix de Londres, Joseph
Sturge, Charles Hindley (partis aussi de ce monde depuis), et leur élo-
quent collaborateur, le Rév. Henry Richard, secrétaire de la Société de
la paix, que nous avons tous trois reçus à cette table. Je rappellerai
encore qu'en 1864 le chef de l'État a fait la proposition d'un congrès
pour régler les difficultés internationales. Quelque idée qu on se fasse
de cette manière de voir de Cobden, au point de vue pratique, on ne
peut nier qu'il n'ait contribué à faire une excellente propagande contre
es préjugés nationaux.
«Quand commencèrent, en 1852, cette panique et cette surexci-
tation belliqueuse qui continuent, Cobden se mit en travers de l'opi-
nion et sacrifia sa grande popularité pour dire ce qu'il croyait être la
vérité à ses compatriotes; pour signaler le militarisme et le faux patrio-
tisme exploitant la panique; pour combattre la guerre et les expé-
ditions lointaines; pour rappeler, dans une courageuse et savante bro-
chure, les torts de l'aristocratie et du gouvernement anglais, lors des
complications entre la France et l'Angleterre en 1792 et pendant la
SOGlfiTfi O'KCOINOMU^ POLITIQUE. 145
Révolution française. (Vcsl pour parier dans ce sens sur la (jueslion des
frontières du Canada, qu'il est venu mourir à Londres.
C'est en vue des pro|}rès de la liberté commerciale, de la paix inter-
nationale et du bonheur des nations qui en résulte, qu'il a été un des
premiers promoteurs de ce p,rand fait de l'exposition universellf;, .!oiit
il a voulu laisser Tlionneur au prince Albert, pour ne point effrayer les
adversaires du Frre Trade. C'est le même mobile qui le guidait il y a
trois ans, lorsqu'il luttait pour faire sanctionner Tinviolabilité de la
propriété privée sur mer; c'est ainsi qu'il était entré en campa{jne avec
MM. Gladstone, Bright et autres, pour demander l'extension du suf-
fra^o^e, c'est-à-dire pour accroître le nombre des adversaires de la vieille
politique des Whig^s et des Tories, et le nombre des adhérents à la poli-
tique pacifique du Free Trade. »
M. FoucHER DE Careil. «Je suis bien peu autorisé à mêler ma faible
voix à celles de nos maîtres que vous venez d'entendre, mais il me
semble, messieurs, qu'il manquerait quelque chose à ces éloges, si, au
nom de la jeunesse française, nous n'adressions d'ici un dernier adieu
à Richard Cobden.
«Trois mots me suffiront pour définir ce grand homme : d'abord c'était
l'homme d'une seule idée, ensuite c'était un grand caractère, et enfin
Tun des plus grands citoyens de cette libre Angleterre qui en a tant
produits.
«Un ancien a dit : timeo virum unius lihri. Mais il y a quelque chose
de plus redoutable encore, c'est l'homme qui n'a qu'une idée, qui la
poursuit à travers tous les obstacles, qui la fait triompher, non-seule-
ment des hommes, mais des choses, et qui consacre sa vie à en déve-
lopper les conséquences les plus fécondes. C'était là, messieurs, la force
de Richard Cobden, celle par laquelle il a le plus agi sur son pays et
sur son temps, que dis-je? sur tous les pays et tous les temps : et c'est
parce qu'ils reconnaissaient en lui cette force indomptable de l'idée qui
en a fait le mtes de l'économie politique que les Anglais se plaisaient à
lui reconnaître une sorte de génie.
«Mais pour accomplir jusqu'au bout une telle œuvre, il lui fallait une
autre force, celle d'une volonté énergique et d'un grand caractère : et
dans un temps où il y en a tant d'affaiblis, il n'est pas hors de propos
de faire ressortir ce second trait qui distingue Richard Cobden entre
tous et qui en fait l'un des types, sinon les plus élevés, du moins les plus
complets de cette race anglo-saxonne qui semble produire naturellement
\t justum et tenacem propositi virum du poêle ancien.
«Et c'est ainsi, messieurs, que Richard Cobden est devenu l'un des plus
grands démocrates des temps modernes. Que ce mot, messieurs, ne vous
étonne pas, car s'il s'applique à un Anglais, c'est à la France qu'il le
2* SÉRIE. T. XLVi. — 15 avril 1865. 10
H6 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
doit. Sa dernière campagne, entreprise peu de temps avant sa mort, à
cette heure oii l'homme se recueille et se résume pour ainsi dire, fut
une dernière lutte qui lui fut inspirée par ces principes de 1789 qu'il
avait appris à connaître et à aimer en France.
«Aussi, messieurs, l'influence de Richard Cobden sur son pays fut im-
mense et elle sera durable. Il avait trouvé une aristocratie, et il y a
laissé une république , mais une république fondée sUr les véritables
principes de l'économie politique et non sur hi négation de ses lois.
C'est là ce qui le rend cher à la France, ce qui en fait l'un des hommes
de progrès, l'un de ceux qui ont le mieux montré ie but de l'avenir,
résumé dans ces deux mots : Paix et liberté, w
M. Blnard^ rédacteur en chef de V Avertir commercial : «Je n'ajouterai
qu'un mot à tout ce qui vient d'être dit : Turgot nous a initiés à la liberté
du travail ; Franklin nous a montré comment on établissait la liberté
civile et religieuse; Cobden a conquis la liberté des échanges ; —faisons
des vœux pour qu'un nouveau réformateur nous conduise à la liberté
du crédit.»
M. Joseph Garnier fait distribuer aux divers membres de la réunion
un exemplaire d'un petit volume publié, il y bientôt vingt ans, à l'oc-
casion du triomphe de la Ligue (1) ; il reproduisait uii passage d'une
brochure (2) dans laquelle le jeune manufacturier de Manchester
proposait, il y a trente ans , la fondation d'une « société smithsienné
pour la vulgarisation des vérités bienfaisantes contenues dans ^richesse
des nations.)) — «De pareilles institutions, disait-il, en se mettant
en rapport avec des sociétés analogues qui se fonderaient probable-
ment au dehors (car c'est notre exemple que les étrangers suivent en
matière de commerce), contribueraient à répandre des vues saines et libé-
rales dans les sciences sociales, à modifier la politique restrictive des
gouvernements étrangers et à exercer une légitime influence sur les
peuples. »
La séance est suspendue pendant quelques instants, après lesquels
M. le président rappelle à la réunion qu'elle a à nommer un questeur
(1) Richard Cobden, les Ligueurs et la Ligue, précis de l'histoire de la
dernière révolution économique et financière eh Angleterre, par Jo-
seph Garnier, 1846; Guillaumin, in-32 de 96 pages. — Voir aussi une
notice de Fonteyraud, dans ses Mélanges, publiés par le même. — Voir
les Discours de M. Ricard Cobden, dans Cobden et la Ligue, formant
le 3e volume des Œuvres de Bastiat. — (Note du rédacteur.)
(2) England Irelandand America, by a Manchester manufacturer, iu-8 de
160 pages.
HinM(lf;RAPHlK. 1Î7
en rciii|>laciMiR:nl de M. (îiiillaiiiiiiii, (\\i'\ exerçait ces fondions depuis
rorifyine de la Sociéli^. et dont le souvenir restera lyravé dans le cœur
des membres qui l'ont connu. — Comme il n*y a qu'un seul candidat,
M. Courtois, rédaclenr du lîulletin financi(;r du Journal des Économistes,
(>résenté par le Hurean à rnnanimité, la réunion décide qu'il ne sera
pas procédé à l'élection par un scrutin. La nomination de M. Couri.ois,
mise aux voix, est ado[)!ée à runanimiié.
La conversation se fixe ensuile sur les analo{]ies et les différences que
présentent rimpôî sur le Revenu et l'Impôt sur le Capital.
11 sera rendu compte de cette discussion dans un prochain numéro.
BIBLIOGRAPHIE
L'Avenir et les Bonaparte, par M. Charles Duveyrier. In-8.
Paris, Michel Lévy, éditeur. 186<5.
L'intérêt économique est loin de manquer à ce livre, malgré lappa-
rôïice toute politique de son titre. Il développe un programme entier
de gouvernement qui a le progrès de l'homme et de la société pour
objet. Qui plus est, il présente cet objet comme une fin supérieure, dans
la recherche de laquelle le pouvoir public, en France, trouvera la seule
garantie réelle de sa durée et de sa transmission. Son but déclaré, mi-
nutieusement })oursiiivi, est de tourner vers cette fin, d'une manière
décisive, la politique impériale et la dynastie napoléonienne.
La France est depuis longtemps dans cette condition, que la stabilité
dynastique a perdu dans les esprits son importance d'autrefois. On a
détruit en un demi-siècle plusieurs gouvernements ; ils espèrent tous se
refaire: amis et ennemis sont prêts d'avance aux changements de scène,
sans regarder beaucoup aux conséquences. Il faut bien reconnaître que
c'est le signe d'une certaine force. Gomme à tout prendre le pou\ oir n'a
guère fait défaut, comme il n'a point été sans éclat dans chaque main,
cette indifférence n'est pas sans attester la conscience qu'a le pays de se
faire servir, ainsi qu'il le veut, quelque éventualité qui arrive. Elle
prouve également qu'il a fait plus de chemin qu'on ne le croit vers cet
idéal politique moderne, où le pouvoir ne serait qu'une magistrature
renouvelée à des époques prévues. En fait toutefois, eu égard à notre
éducation, c'est encore une cause dé faiblesse. Les réactions qui en dé-
rivent, les efforts et le temps qu'on perd en calculs d'ambition ou de
rancune, en de pures passions privées, sont autant d'activité stérile.
Reportée ailleurs, cette ardeur sans issue eût avancé le développement
de la personne humaine et l'amélioration de l'état social. C'est pourquoi,
lorsqu'on voit les choses d'un peu haut, il est naturel d'attacher un prix
148 JOURNAL DES ÉGUNUMISTKS.
considérable à la perpétuation du pouvoir. Le livre qui m'occupe est
construit sur cette idée, et il me semble que ce n'est pas seulement un
fait nouveau pour nous ; j'y trouve, chez l'auteur, la marque d'une notion
de la politique supérieure à celle qui est actuellement répandue.
M. Duveyrier envisage donc la perpétuation héréditaire du pouvoir,
comme le moyen et la garantie de la permanence du progrès commun
et de la i)rospérité des individus. Il s'en faut qu'en cela l'histoire soit
sans preuves et il les lui emprunte avec talent. Il montre dans les dynas-
ties les représentants des principes des peuples à chacune de leurs évo-
lutions, les artisans de leurs besoins et de leurs désirs. Après quoi, dé-
terminant les principes et les besoins de la France d'aujourd'hui, il
convie la famille Bonaparte à les prendre pour aliment de règne et
pour idéal de maison, comme les Hanovre le firent en Angleterre il y a
bientôt deux cents ans. A ses yeux ce serait la source sûre de leur
grandeur et celle d'une longue souveraineté ; ce serait pour notre pays
le moyen infaillible de remplir, entre les nations du monde, le vrai rôle
qui lui appartient et de prendre, dans son existence intérieure, le vaste
mouvement qui est dans sa destinée.
On comprend que cette question des progrès à faire est seule ici de
ma compétence. Les côtés les plus actuels du livre doivent me rester
fermés. Cependant il ne peut être indiscret de dire que l'auteur les a
traités avec une liberté de vue et une netteté de parole auxquelles on
n'est pas habitué. L'ouvrage abonde de cette hardiesse qui fait toucher
les choses, sortir du convenu, regarder ce qu'on ne voulait pas voir.
Ces livres là ont toujours leur effet.
Sur le terrain où M. Duveyrier, en définitive, veut attirer l'action du
pouvoir public, il me semble difficile que les économistes ne soient pas
heureux de le suivre. En politique pure, c'est la liberté et la paix; en
matière d'œuvres sociales, c'est l'instruction universelle, le crédit rendu
facile à toutes les conditions, le pays tout entier, jusqu'en ses moindres
parties, doué rapidement de tous les avantages de la civilisation : en un
mot, c'est l'accroissement du capital humain, moral et matériel, dans
toutes ses branches à la fois, rendu continu, systématique, érigé en in-
stitution si l'on peut dire.
L'œuvre qu'il poursuit ainsi, M. Duveyrier l'appelle, dans son ensem-
ble, « l'organisation de la démocratie. » Le nom, sans doute, ne plaira
pas à tous les économistes ; mais il est certain que tous travaillent à la
chose. Ceux à qui cela répugnerait devront prendre leurs principes au
rebours. Qu'on le veuille ou qu'on s'y refuse, en effet, ces principes et le
cheminement qu'ils ont fait depuis un siècle ne mènent pas ailleurs
qu'au progressif épanouissement de l'égalité civile, industrielle et poli-
tique, lequel n'est pas autre chose que le monstre appelé démocratie.
« L'organisation de la démocratie est aujourd'hui aussi indispensable à
l'ordre public ([ue l'organisation de la féodalité et l'organisation du
Tiers État ont pu l'être dans les temps qui ont servi de transition entre
la société antique et la société moderne, » Ces lignes du livre résument
la pensée qui Tinspire.
BIBLIOGRAPHIE. 149
Cette organisation cii' la démocratie, c'est-à-dire l'impulsion la plus
franche, la plus larj^'o, la plus rapide possible donnée au progrès so-
cial, voilà j)our l'aulour l'élénicnt do vie du j)Ouvoir moderno, ce qui
doit constituer son idéal ; il souhaite que cela devienne le but hérédi-
taire de la maison souveraine, comme cela est dans l'instinct de la na-
lion et dans ses désirs suivis, malgré les défaillances ou les écarts
contraires. C'est h ce point de vue que l'auteur fait avec supériorité, et il
nous a semblé avec profit pour sa thèse, le parallèle entre le pou-
voir français aujourd'hui, en présence de ce but, et la maison de Ha-
novre en Angleterre, vis-à-vis des privilèges de l'aristocratie qu'elle
devait consacrer en même temps ([ue d(>s légitimes ambitions qu'elle
eut à soutenir chez la bourgeoisie pour asseoir la grande autorité mo-
rale, le respect universel, l'affection qu'elle s'est acquis.
L'auteur n'emploie pas sans motifs ce terme d'organisation ; la clef
de son idée s'y trouve. Depuis plus d'un siècle les principes du progrès
social sont répandus. Depuis plus de soixante années les lois et les
gouvernements ont été conformés à ces principes, afin que les résultats
en devinssent quotidiens en étant dans le domaine de chacun. Toute-
fois, non-seulement ces résultats ont une marche lente ; ils sont frag-
mentés, individuels. Le petit nombre seul y arrive, et ce n'est pas sans
avoir fait beaucoup de part aux instincts regrettables, à l'égoïsme, à
l'envie, à l'inimitié des conditions, sans avoir agi au mépris de la jus-
tice ou par violence, pris les vices qu'il aurait fallu éteindre. Il est
donc urgent de sortir de cette œuvre au jour le jour, opérée sans
vue d'ensemble et sans force commune. Évidemment, la France nou-
velle devait constituer son unité, son territoire, son droit civil, son
gouvernement politique avant toute autre entreprise; mais, maintenant
que ces travaux sont accomplis, l'heure a sonné de pourvoir à l'amé-
lioration sociale en grand et comme but d'État. Nos révolutions suc-
cessives ont affranchi les masses, les ont élevées à la puissance poli-
tique ; il faut aujourd'hui que nos institutions les fassent jouir de la
civilisation acquise. Quand on regarde dans nos campagnes, par com-
paraison avec ce que font voir les grandes villes comme développe-
ment intellectuel de l'individu, comme avantages publics, comme
jouissance des travaux d'édilité, on ne découvre qu'ignorance, sus-
perstition de tout, inculture professionnelle, communications à peine
ouvertes, moyens de crédit presque nuls, la vie matérielle réduite
à ses premiers rudiments. Il s'agit de modifier tout cela en quinze,
vingt années, en une génération. Il s'agit d'en demander les moyens
aux mêmes combinaisons d'emprunt, d'affaires, avec lesquelles des
ingénieurs et des financiers éminents ont pu, sous nos yeux, doubler
notre capital sans s'arrêter aux impossibilités du premier jour, ont pu
exécuter le vaste réseau de nos voies ferrées et ouvrir tant de grandes
industries de navigation, de fabrication, de banque, dans un pays qui
trouvait pourtant à jeter encore, à détruire près de deux milliards dans
la guerre. Serait-ce une tentative présomptueuse que de proposer d'or-
ganiser ainsi financièrement le progrès populaire et l'ordre social? En
150
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tout cas ne serait-ce pas la sûre manière do produire la conciliation
dernière, de rattacher enfin tous les int(^rèts au pouvoir capable de
mei'tre au service de cette initiative les i,'randes ressources créées ?
Si j'ai compris M. Duveyrier, voilà le résumé de son ouvrage. En
tout cela, il y a un mélange attrayant d'utopie et de réalité; mais il
nous semble que Tutopie n'y a î)as (ant de place qu'on ne serait
enclin à le croire. Il y a surtout, relativement h ce que c'est que la
Hévolution française en tant que source de progrès pour la personne
humaine au sein de la société, un sentiment jjrofond, à vraiment parler
religieux, qui imprime au livre un caractère d'élévation très-remarqua-
ble. Sur les voies et moyens, toutefois, il est bref, et de même en ce ({ui
regarde la nature particulière des choses à entreprendre. Instruction et
crédit professionnel^ réduction des taxes, retraite pour les travailleurs des
campagyies, on a plutôt écrit ces mots, auxquels M. Duveyrier rattache
ses desiderata, qu'indiqué netteuKMit ce que l'on voit sous eux. Nous
sommes le peuple de Timagination par-dessus tout, en fait de questions
do cet ordre ; nous croyons tout de suite discerner le sens exact et le
détail, dans l'idée qui nous vient, tandis ({u'elle reste au contraire vague
et hors de pratique. Je ne fais donc qu'à moitié reproche à l'auteur de
ressembler un peu par là à plus d'un autre. Son ouvrage plaît |)eut-ôtre
d'autant plus qu'il échappe dav^lntage à l'argumentation spéciale. On y
rencontre du moins, à un haut degré, une notion que nos pères possé-
daient très-vive, grâce à la philosoi)hie du xviii* siècle, notion que l'on
avait retrouvée avec fruit de 18^25 à 1831 et qui s'est trop éloignée depuis
un temps : celle des forces laissées inertes au sein des masses, celle de
l'immense puissance latente de civilisation que recèle le peuple des
campagnes, et qui s'en dégagerait soudain si Ton cessait de le tenir
non éclairé, sans instruction, on pourrait presque dire stérilement ad-
ministré pour lui-même.
Il est possible qu'on accuse M. Duveyrier d'attribuer plus de rôle aux
plans préconçus, aux réglementations, aux œuvres de gouvernement
dans le sens littéral du mot, qu'il ne convient à cette heure, où le mou-
vement des choses est si ostensiblement prononcé vers l'action indivi-
duelle, vers l'initiative des particuliers. Je ferais même quelques réserves,
pour ma part, si les vues du livre n'étaient marquées d'assez d'indéci-
sion i)Our permettre de croire que l'auteur et moi nous serions d'accord.
A la vérité, je ne hais pas précisément l'action gouvernementale, et
n'admets guère que d'être à cet é2;iiYd doctrinaire ou saint-simonien soit
le cas pendable que quelques-uns pensent. En tout cas, voici l'atténua-
tion. M. Duveyrier donne une importance à part à un procédé d'infor-
mation qui atteste son peu de confiance dans les rouages administratifs.
Une des parties très-intéressantes de son livre est celle où il demande
qu'une grande commission, formée des financiers, des industriels, des
agriculteurs, des publicisles que leurs opérations ou leurs travaux ont
mis à même d'exercer une influence notable sur les faits, soit appelée à
déterminer les choses à entreprendre et les moyens de les réaliser. Il y a
un précédent pareil, oublié en général, dont il s'autorise et dont il re-
BIBLIOGRAPHIE. 151
trace bien à piopos l'hisloin» ; jo |»;ii1(mI(> la (lomnoission ('\lia-j)ai'leiT)cn-
lairo (lo ISKI, r(Mini(» cl coinposc^o do coAlo. inaniôrn, |<ri\c(^ au ministre
tics fiiKUifOS (lorvoMo, ot h laquelle le pays dut le retour du crédit public
et le moyen de se racheter de l'invasion. Ce cpio cette (Commission trouva,
ce qu'elle eut d'ed'et, on ne l'eut obtenu ni des administrations exis-
tantes, ni (le leurs j)ersonnes les plus aptes.
Les corps, les administrations, les rouaîiîes montés, sont de bons
instruments de rè.2;le, de contrôle, d'exécution, mais aussi les adver-
saires nés des moyens nouveaux. Il n'y en a pas un qu'au boqt
de quelque tem|)s ses traditions, ses habitudes n'infatuent ou n'a-
busent, ne rendent stérile pour ce qui est d'invention, Le mouve-
ment, la vie, la pratique opportune, c'est hors d'eux qu'il faut les cher-
cher. Le régime des enquêtes^ qui tend à se généraliser depuis dix ans, est
un grand pas dans cette voie, et l'auteur de V Avenir et les Bonaparte, en
remettant en mémoire la grande Commission de 1816, a rendu le service
de donner à ce régime son titre en quelque sorte, l'autorité d'un de ses
plus beaux exemples. Cependant, disons-le de toutes nos forces : une
condition est nécessaire, indispensable pour l'utilité sérieuse de ce ré-
gime, comme, d'ailleurs, pour tout ce qui est source des progrès de
l'ordre social appelés par M. Duveyrier et par bien d'autres ; c'est la
lil)erté. Il l'a compris, lui, mieux que personne. La première moitié de son
livre, où il démontre cette nécessité de la liberté avec une grande force,
avec un rare bonheur d'arguments élevés, vraiment politiques, est in-
contestablement la meilleure.
Il n'est pas d'esprit, regardant aux choses publiques, qui ne prédise,
depuis quelques années, le règne prochain de cet attribut précieux. A
tout prendre, et malgré les apparences, je crois qu'il vient, qu'il vient
plus vite qu'on ne le voit. Tous les jours le temps se fait plus propice
pour lui. Son utilité se marque en plus de choses, en des choses de
plus de valeur et auxquelles plus de monde en accorde; tous les jours on
reconnaît davantage que la liberté est le grand moyen de tout. Plus d'un
même, qui l'avait demandée pour détruire, a appris qu'il la lui fallait
pour défendre et pour édifier. On peut donc penser que le moment est
proche où les gouvernements s'y attacheront aussi. Eux qui la craignent
plus que personne, ils sont près de juger qu'elle les sauverait de bien
des responsabilités gênantes, et quelquefois d'eux-mêmes.
Le gouvernement auquel M. Duveyrier s'est particulièrement adressé
dans son livre, gouvernement actif, entreprenant, déblayeur et aimant
la marche plus qu'aucun depuis 1815, doit sentir surtoutplusque d'autres
que la liberté seule donne la solidité des ci éalions et la puissance réelle
des réformes. Il est étrange comme dans notre pays les idées, les insti-
tutions, les établissements nouveaux pénètrent difficilement les esprits.
Otî les demande, on les désire avec ardeur, jusqu'à tout renverser pour
les avoir ; |)uis une génération n'a qu'à passer, et il se trouve qu'on ne sait
plus pourquoi ils vinrent,quels principes les faisaient rechercher;on doute
s'ils sont utiles. H n'y a guère de modifications à nos lois où l'on ne
constate ces retours. Pour n'en prendre ici que d'étrangères aux ques-
152 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
lions de partis, voyez ce qu'on pense du jury et du Code criminel de
1832 ; non dans la masse, qui no lit guère et qui ne raisonne pas, mais
parmi les personnes instruites, dans la magistrature elle-même. Et quand
on veut détruire des tarifs, affranchir le commerce, accroître l'instruc-
tion, toucher à ce qui est pour y substituer ce que la saine raison com-
mande, accomplir en un mot le moindre de ces changements qui sont le
faitmêmede gouverner, voyez que de peine l'on a pour convaincre, comme
l'usage suivi, l'état accoutumé résistent, se refont jour de soi, trouvent
des timides pour les regretter à côté des intéressés qui les soutiennent!
La raison de cette force des choses, c'est le peu de surface que le défaut
de liberté laisse prendre, dans les intelligences, à ces changements que
tout cependant démontre heureux. On n'aura pas créé le sûr agent du
progrès social, tant que ne sera point donné l'unique terrain fécond où
il puisse fructifier, tant que la liberté ne régnera pas tout entière, avec
son expansion naturelle. C'est certainement le premier mérite du livre
de M. Duveyrier, que la manière dont il le dit, et les efforts qu'il met à
le faire voir ont été rarement égalés.
Henry Doniol.
L'Indivjdo et l'État, par M. Dupont-White. 3^ édition, revue et augmentée.
Paris, 1865 ; Guillaumin et C^
Nous n'avons pas besoin de faire connaître aux lecteurs du Journal
des Économistes M. Dupont-White et ses doctrines. Ils savent que mal-
gré les circonstances politiques et le courant contraire de l'opinion pu-
blique, M. Dupont-White s'est attaché à démontrer l'importance et
l'utilité du rôle du gouvernement dans la société et à combattre les
théories qui prétendent tout ramener à l'action de l'individu. Nous an-
nonçons la troisième édition du livre dans lequel il a exposé ces idées.
On aurait tort d'attribuer ce succès au seul talent littéraire de l'auteur,
quelque remarquable qu'il soit ; il est dû en grande partie aussi au ca-
ractère solide et profondément raisonnable des opinions exprimées.
M. Dupont-White s'est placé en effet sur le bon terrain, sur celui du
progrès. A voir la manière dont certaines personnes comprennent la
question, on croirait que l'État et l'individu sont deux puissances né-
cessairement opposées, dont l'une ne peut se conserver et grandir qu'aux
dépens de l'autre ; c'est de même qu'en économie politique on a consi-
déré longtemps comme deux ennemis le vendeur et l'acheteur. Mais ce
point de vue est complètement faux. L'individu et l'État sont des forces
différentes, mais non pas opposées ; ils concourent ou du moins doivent
concourir, chacun dans sa sphère, à la réalisation d'un même but : au
progrès général de la société. Il est vrai qu'ils n'ont pas toujours com-
pris leur rôle coopératif. L'État surtout, ou pour mieux dire ceux qui
disposaient de la puissance de l'État, ont trop souvent profité de leur
pouvoir pour opprimer les individus et faire tourner à leur propre
avantage la force dont ils avaient été investis en vue du bien général.
Mais cela ne prouve pas plus contre le rôle du gouvernement, que les
abus que les individus aussi peuvent commettre ne prouvent contre
BIBLIOGRAPHIE. 153
leur droit. La nëcessité du gouvernement est incontestable et toute la
question consiste à délimiter convenablement la sphère de l'action de
l'État et colle do l'action individuelle.
Or, pour résoudre cette question, il existe un premier principe général
qui est évident par lui-même : c'est que l'État doit accomplir toutes les
œuvres progressives qui dépassent les forces de l'individu ou d'une
simple association d'individus. Ces œuvres sont plus nombreuses et
plus diverses qu'on ne le pense ordinairement; en effet, toutes celles
qui exigent un acte législatif quelconque rentrent dans cette catégorie.
On s'imagine quelquefois, en économie politique, qu'il suffirait de pro-
clamer la liberté absolue de l'industrie, du commerce, du crédit pour
que l'action de l'État disparût complètement de l'ordre économique.
Mais resterait toujours, sans parler des impôts, la législation sur la pro-
priété, les successions, les conventions, les sociétés, les contrats de
mariage, les hypothèques, etc., qui ne peut et ne pourra jamais être
modifiée que par l'État, et qui exercera toujours une influence immense
sur la production et la distribution de la richesse. En 1848, des partisans
exagérés de la liberté ont proposé, il est vrai, d'abolir toutes les lois
civiles et commerciales et de s'en référer uniquement à la volonté et aux
conventions des individus. Mais les auteurs de cette proposition ne se
sont pas rappelé que ce système .avait été expérimenté et qu'il s'était
établi tout naturellement pendant la période d'anarchie qui avait suivi
la dissolution de l'empire carlovingien. Or, ce qui en était sorti était le
droit coutumier, si fertile en chicanes, et dont tous les peuples ont eu
tant de hâte de se débarrasser à la première lueur d'unité et de liberté.
La Révolution de 1789 aurait-elle fait erreur dans la principale des œu-
vres qui nous restent d'elle et faudrait-il revenir au morcellement infini
des lois civiles, politiques et administratives ?
D'autres considérations encore servent à déterminer la fonction sociale
du gouvernement. L'État doit intervenir par exemple en vue de la réa-
lisation d'œuvres réellement utiles que les individus pourraient accom-
plir, il est vrai, mais dont ils s'abstiennent par ignorance ou par inertie ;
de même son action devient indispensable quand de l'action individuelle
pourrait résulter un monopole nuisible à l'ensemble de la société. Nous
n'avons pas l'intention ici d'indiquer ces cas particuliers ; nous ne pou-
vons que renvoyer à cet égard au livre de M. Dupont-White, où toutes
ces questions générales et spéciales sont discutées en détail. En théorie
il est assez facile de déterminer les pouvoirs qui doivent être confiés au
gouvernement, pour qu'il puisse coopérer au progrès général. La diffi-
culté est d'établir les garanties pratiques qui l'empêchent d'outrepasser
ces pouvoirs, de s'en servir pour le mal et de porter atteinte au droit
des individus.
On peut reprocher à M. Dupont-White de s'être laissé entraîner trop
loin dans sa défense de l'utilité du pouvoir et de ne pas avoir assez songé
à ces garanties. C'est là, en effet, la partie faible de son livre. Mais ce
défaut n'empêche pas ce livre de mettre en lumière beaucoup de vérités
utiles, et d'être un des ouvrages les plus consciencieux et les mieux faits
1.^4 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
qui aient été publiés fie notre temps sur l:i politi({ue. M. Dupont-White
il pensé probablement tpie, dans la situation actuelle des esj)rits, il y
aurait assez fie |)ublicistos cjui se placeraient au seul |)oint de vue des
garanties. Et en effet, le rôle fies théories opposées est de se rectifier
et d' se compléter récipro(|uemenl.
_______ ^' ^^^•
DiCTiONNAmE GÉNÉUAL DE LA POLITIQUE, par M. Maurice Block. 2 vol. gr. in-8.
Paris, 0. Lorentz, 1864. (Rapport vr^rbal fait à l'Acaciémie des sciences morales et
politiques.)
J'ai présenté à l'Académie, l'année dernière, de la part de M. Block,
le premier volume de son Dictionnaire de la politique; il me charge au-
jourd'hui d'avoir l'honneur d'offrir en son nom le second volume. L'ou-
vrage est maintenant terminé. La seconde partie a été conçue, dirigée
et exécutée dans le même esprit que la première.
Je n'ai sans doute pas besoin de dire à l'Académie que nous ne lui
présenterions pas cet ouvrage, si l'on y traitait de la politique courante
et de« questions qui divisent les partis. Il suffit de jeter les yeux sur ces
deux volumes, qui contiennent chacun 1,200 pages à deux colonnes très-
serrées, pour se convaincre qu'une publication si coûteuse, qui a de-
mandé tant de travail et occupé un si grand nombre de collaborateurs,
est destinée à durer, et ne s'attache par conséquent qu'aux principes
philosophiques, aux règles du droit et aux grands faits de l'histoire. On
ne fait pas un Dictionnaire pour plaider une thèse, mais pour fournir à
tous ceux qui veulent étudier les indications et les documents qu'ils ne
pourraient puiser à d'autres sources, sans se livrer à de longues et dif-
ficiles recherches. M. Block, accoutumé lui-même à composer d'impor-
tants répertoires de faits et de dates avec une critique à la fois fine et
scrupuleuse, était particulièrement propre à donner à cette nouvelle
œuvre ce mérite d'utilité pratique, de science précise et d'informations
abondantes qui la recommandent à la bienveillance de l'Académie.
Il y a dans notre pays beaucoup de passion politique et très-peu de
science politique. On fait de gros livres qui, par leur prix et leur con-
tenu, ne sont à l'usage que des lettrés, et de petits livres, destinés pour
la plupart à surexciter encore les passions, sans répandre dans la masse
(les lecteurs des connaissances que les autours eux-mêmes ne possèdent
pas. Peut-être la politique ne mérite-t-elle pas le nom de science ; mais,
à coup sûr, elle doit, pour être sérieuse, s'appuyer sur un grand nombre
de notions scientifiques. Il faut connaître à fond l'histoire du pays et
des institutions diverses qui se sont succédé et d'où sont sorties les in-
stitutions actuelles ; comprendre la nature et les conditions d'un gouver-
nement absolu, ou d'un gouvernement constitutionnel ; d'un gouverne-
ment simplement représentatif, ou d'un gouvernement parlementaire;
distinguer les droits, les attributions et les rapports des trois pouvoirs ;
se rendre compte du rôle de la presse en bien et en mal ; savoir lire un
budget, comparer les recettes avec les dépenses, apprécier pour les re-
cettes rétendue des sacrifices et la quotité des ressources, et pour les
BIBLUmiUI'lIiK. 1545
dépenses lu iiécessiliï cL la récuiidilé des services publics ; mesurci-, poui-
ainsi dire, l'espace à la liberté : h la liberté sans laquelle la société ne
peut vivre, e( (|iii ne pciil vi\n^ à son lour ((ik; dans une société réu;u-
lièrcMiient et forlcnuMil orijanisée. (^(^st loul iia vaste ensemble de con-
naissances liistori(|ues, linancières, économiques cl b'gales, qu'on doit
commencer par accjuérir, sous peine de ne pas savoir ce que l'on veut
et ce (|ue l'on fait dans \o monde politique. D'autres peuples, très-diffé-
rents de la France par leur liistoire et leur orij;anisalion sociale, ont une
classe d'hommes spécialement élevés pour cet ordre d'études ; il n'en
est pas de même chez; nous, où il n'j a plus d'aristocratie ni de classes,
où l'on arrive à la vie politique moins par vocation que par accident,
où d'ailleurs le sufl'rage univei'sel appelle tout le monde à participer
dans une certaine mesure à la direction des affaires communes.
Pour une société ainsi constituée, et qui n'avait guère jusqu'ici que
des bibliothèques inaccessibles ou des pamphlets insignifiants, il était
très-utile de suppléer par un bon et solide répertoire à des études que
personne ne fait, et que le plus grand nombre ne pourrait pas faire.
C'est là le service que M. Block a voulu rendre en publiant, moins un
dictionnaire de politique, qu'un dictionnaire des connaissances néces-'
saires à ceux qui veulent s'occuper de politique.
L'Académie comprendra du reste qu'un ouvrage de ce genre, quelque
impartial que ses auteurs l'aient voulu rendre, doit toujours porter
l'empreinte d'une doctrine. Il n'y a nulle part d'abstraction complète,
et il y en a moins en politique que partout ailleurs. Le Dictionnaire
appartient à la grande et noble école qui aspire à la liberté lors même
qu'elle se croit obligée de la restreindre, et qui, loin de résister au
progrès, s'efforce de le hâter, ou tout au moins de le suivre. Cette école
renferme dans son sein des partis très-animés les uns contre les autres,
et qui pourtant s'accordent sur les principes, et ne diffèrent q^je par
l'appréciation des faits contemporains et quelquefois seulement par la
mesure de leur patience. Tous ces partis ont chacun leurs journaux,
et ils auront en commun le Dictionnaire de M. Block.
Il est certain que la mobilité de la société rend nécessaire une certaine
mobilité de la politique. Mais si la politique se transforme, elle est
dominée, comme la liberté humaine, par une science que le monde n*a
pas faite, et qu'il n'a ni le droit ni le pouvoir de modifier, c'est-à-dire
par la morale. Le soin constant de mettre en lumière cette domination
de l'éternelle morale sur la politique honore le directeur du Diction-
naire et les savants qui l'ont aidé de leur collaboration. J'en pourrais
fournir de grandes et éclatantes preuves par des citations, si je ne
craignais, en les soumettant à l'Académie, de les lire devant leurs au-
teurs. On me permettra seulement de mentionner, parmi beaucoup de
noms illustres, ceux de MM. Guizot, Passy et de Rémusat. Un tel patro-
nage vaut mieux assurément, pour l'œuvre de M. Block, que tous les
éloges que j'en pourrais faire.
Jules Simon.
156 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE
Sommaire. — Mort de Richard Cobden. — Les discussions économiques et administratives
au Corps législatif. — La décentralisation, l'enseijjnement gratuit et obligatoire, la
liberté de tester, le courtage. — Les finances de la ville de Paris.
Toute nouvelle le cède ce mois-ci en importance, comme, hélas ! en tris-
tesse et en imprévu, à la mort prématurée de M. Cobden, ce çrand vul-
garisateur des idées économiques, ce tribun du bim sens, ce révolution-
naire pacifique qui, par le triomphe des vérités publiées par d'illustres
théoriciens, a changée la face de son pays. Un di[jne hommag^e a été rendu
par deux de nos plus illustres collaborateurs à la mémoire de Cobden
au sein de la Société d'économie politique. Nous apprenons que plusieurs
des g^rands centres manufacturiers de TAn^i^leterre ont présenté un spec-
tacle de deuil, et d'intéressants détails nous ont été transmis sur le cor-
tège populaire qui faisait escorte aux dépouilles mortelles de ce démo-
crate anglais qui ne cessa d'être en communication intime avec les
masses. Bien avant que le nom de Cobden se liât au grand acte du traité
de commerce avec l'Angleterre, le Journal des Écoîiomistes avait payé à
ce puissant et utile agitateur un tribut d'éloges et applaudi à son œtivre
avec enthousiasme. Ce que nous n'avons cessé de soutenir et de louer
dans Cobden, ce n'était pas seulement le patriote intelligent qui compre-
nait que la grandeur de l'Angleterre devait désormais reposer sur des
bases commerciales toutes différentes. Nous aurions pu laisser cette tâche
aux Anglais eux-mêmes; c'était l'esprit cosmopolite, ami de la vérité et
de la justice, ami de la France, en tant qu'elle concourt à leur triomphe,
cherchant à écarter les ombrages, les injustes défiances, et faisant de la
paix le symbole de la nouvelle politique. Tout est nouveau, tout est mo-
derne dans ce personnage qui se détache avec une originalité si vive sur
le vieux fonds aristocratique de l'ancienne Angleterre. C'est un initiateur.
Cobden était personnellemciit connu et aimé de la plupart des économistes
français. On peut dire à notre honneur comme au sien qu'il était un des
nôtres. Son influence se faisait sentir ici comme en Angleterre. Ce sera
pour sa mémoire un grand honneur que mort il ait reçu les éloges de
lord Palmerslon le louant au nom du patriotisme et ceux du gouverne-
ment français le louant par l'organe de M. de Forcade de la Roquette
au nom de l'hummité. Que dire de plus! La détermination prise par
l'Empereur de placer le buste de Richard Cobden au musée de Versailles,
CHHOINIQUK KGOINOMIQUE. 157
lioriiieiir (ju'a rc.ni un seul (Hranjjer, M. de HuinboldL, cosmopolite par
la sci(Mir(', relève de la même peiuée et atteste d'une manière plus écla-
tante encore ce (ju^il y avait d'universel dans la pensée de ce {;rand
lionune d'action de l'économie politique.
Si Ton excepte le para[;rat»lie 10 de l'adresse relatif à l'industrie des
transports maritimes, voté après une courte discussion à laquelle ont
l)ris part MM. Ancel et Pinart, <|ui se sont opposés à l'application du
régime r,énéral de la concurrence appliquée à l'industrie maritime, la
partie purement économi(jue des nombreuses questions qui doivent se
débattre devant le Corps lé{;islatir n'a [juère été encore abordée; pour-
tant un côté économique important se dé^jag-e du sein de plusieurs des
discussions qui ont eu lieu. Sijpalons un débat, moitié juridique moitié
économique, sur le courtag^e privilégié dont un paragraplie additionnel
demandait la suppression. M. Jules Favre a posé la question avec beau-
coup de netteté. Condamnant en principe le privilège du courtage, il ne
pense pas qu'aucune difficulté pratique puisse s'opposer à sa suppres-
sion. Il s'agirait seulement d'après lui d'appliquer aux titulaires des
charges la loi d'expropriation comme on l'applique aux possesseurs
d'immeubles. Un jury devant lequel les intéressés devraient comparaître
écouterait leurs observations et fixerait l'indemnité à laquelle chacun
pourrait avoir droit.
On a discuté aussi la décentralisation, et nous avons à signaler un
excellent discours de M. Jules Simon. Le gouvernement semble trop
croire que décentraliser c'est accroître dans une certaine mesure les pré-
rogatives de certains fonctionnaires et les rendre indépendants en cer-
tains cas de l'autorité supérieure; c'est là en effet une décentralisation
administrative qui peut avoir de bons résultats dans le sens d'une plus
prompte expédition des affaires; mais on demande, très-justement selon
nous, une autre décentralisation, qui consiste dans l'abandon par le
pouvoir central de certaines attributions au profit de l'initiative indivi-
duelle et des corps électifs. Une des questions les plus importantes qui
s'y rattachent est la nomination des maires, que le gouvernement peut
choisir aujourd'hui, par un retour au régime légal de 1806, en dehors
des conseils municipaux. Ce système a le grave inconvénient de mécon-
naître le double caractère de la magistrature municipale, qui doit être
de représenter à la fois l'administration par l'investiture que lui donne
ïV, le pouvoir central et la commune par l'élection libre des citoyens. Or il
'■ est de toute évidence qu'un maire qui n'est pas pris dans le conseil mu-
nicipal, et qui n'existe que par décret, ne tient à la commune par aucune
• attache élective, chose peu logique en tout temps, et surtout sous le
K ilii régime du suffrage universel.
"^'fj La commission de l'adresse a donné une sorte de satisfaction à une
•^:
i58 JOURNAL DES ÉCONO^IISTES.
piirtie de ces idées en émeUanL le vœu que les maires fussent autant
que possible dans les conseils municipaux.
Est venu le tour de Fenseifj^nement mutuel et obligatoire dont l'échec,
il faut le dire, a été plus complet encore que nous ne l'aurions supposé
à l'avance. Tout ce qui peut élre ai!é<}ué en faveur de ce double principe
a été soutenu avec beaucoup de force par MM. Garnot, Havin et Jules
Simon. Nous sommes très-loin de nous associer à Fopinion qui verrait
dans le vote presque unanime contre l'obligation un acte d'hostilité et de
défiance roiiire l'instruction elle-même. Il se peut qu'il y ait au Corps
législatif, comme ailleurs, plus d'un esprit qui n'en apprécie pas suffi-
samment les bienfaits- mais telle n'est pas, fort heureusement, la ten-
dance générale. Dans notre pensée, cette discussion n'aura pas été sté-
rile, et tous les moyens indirects ou directs, sans coercition, pour pro-
pager l'instruction primaire, trouveront un assentiment et un concours
plus faciles dans le Corps législatif qu'avant le rapport de M. Duruy.
Nous l'avons déclaré, quant à nous, maintes fois, avec une insistance qui
prouve l'énergie de nos convictions : tout ce qui peut venir en aide à
rinstruciion primaire, à cette instruction dans la<|uelleAdam Smith lui-
même appelait une certaine action de l'État, nous trouvera sympa-
thiques.
L'amendement de M. de Veauce, en faveur de la liberté de tes:er,
signée par quelques députés, a été rejetée par une immense m;ijorité.
On a même remarqué qu'il 'avait moins de voix que de signataires,
M. de Veauce a fait de son mieux pour défendre sa proposition qui se
bornait à demander i\m la question fût mise à l'étude. La Chambre a
pensé que })ar un tel vote elle mettrait immédiatement en suspicion la
loi actuelle qui régit les successions. Elle a montré par son attitude le
peu de popularité de la proposition. Ce n'est pas dans un journal qui
compte des partisans de la liberté absolue de tester que nous manque-
rons de l'impartialité et du sang-froid nécessaires pour apprécier une
question à laquelle s'attachent volontiers les passions politiques. Nous
avons plus d'une fois émis l'idée que nous verrions une sorte de satisfac-
tion donnée à l'autorité du père de famille et à l'équité dans une cer-
taine augmentation de la part dont le père dispose librement. Mais nous
croyons parler au nom de la grande majorité de nos collaborateurs,
comme nous parlons en notre propre et privé nom, en soutenant que la
liberté absolue de tester n'est ni fondée en droit ni rcclamée par l'utilité
générale à laijuelle nous la croyons manifestement contraire. La liberté
absolue de tester a pour conséquence les substitutions poussées à ce
degré où elles sont une véritable confiscation du droit des pères de fa-
mille qui viennent après le premier testateur, elle aboutit par là à un
amoindrissement à la fois de la propriété et de la famille. M. Marie et
niRONlOlIE K(;()N()>nOUfi. 159
M. de Pai'icMHioiis piii'iiitistînl avoir pirrailelneiit éubli «iiir, ncri no jus-
tifie, que riiîti iraulorisr. celte liberté. Ils se sont attachés à montrer
l'esprit (le famille iiiléressé lui-même à rép,alité des pai-l.a}',es bien loin
qu'il soit ébranle par cette loi si conforme aux mœurs et aux tendances
naturelles du cu'ur humain dont la loi ne prévient le plus souvent que
les altérations et les déviations coupables. Tout en étant de cet avis,
nous estimons que la part déjà faite à la liberté du père qui dispose
d'une partie de ses biens pourrait, par une certaine au {lamentation, don-
ner };ain de cause à cet ar[;ument d'équité qui veut que le père de fa-
mille aitép,ard aux diversités de conduite et aux inéfyalités de position
entre ses enfants. Faut-il croire, d'ailleurs, avec M. Guéroult, que le droit
d'aînesse et les substitutions tiendraient une très-grande place dans les
successions le jour où la liberté de tester serait proclamée? Nous avons
plus de foi dans les mœurs démocratiques de la France moderne, dans
les vieilles traditions du tiers état dès long^temps attaché à l'é^yalité des
partages. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il n'y a pas lieu d'admettre
légalement un droit absolu qui n'existe pas, puisqu'il ne saurait être
reconnu sans nier le droit de l'enfant et l'équité dans la famillCi
Au point de vue économique, M. de Veauce et ses adhérents ont paru
de même tomber dans de singulières exagérations en accusant la loi
de succession d'amener et d'entretenir le morcellement dont elle est tout
au plus une cause très-corrigible par d'autres moyens également indi-
(|ués dans la discussion, comme l'allégement des droits de mutation et
de succession. Ainsi, quand les partisans de la proposition parviendraient
à prouver qu'il est juste qu'un père prive dd toute part dans sa succes-
sion trois enfants sur quatre pour laisser à un seul d'entre eux un plus
beau domaine, quand même on arriverait à concilier cela avec l'équité,
l'humanité et l'espril de famille, il resterait encore à démontrer que la
cause principale et puissamment active des imperfections de la propriété
et de l'agriculture en France tient à la loi actuelle. Or, c'est ce qui
n'est pas démontré. Ce qui l'est, au contraire , c'est qu'on ne fera ja-
mais de la France en général un pays de grande culture et de grande
propriété.
Pour nous résumer, nous croyons qu'il peut être bon, expédient, équi-
table, d'étendre dans une certaine mesure la latitude donnée au père de
famille, mais que la liberté absolue de tester et par conséquent d'exhéré-
dation, invoquée au nom de la propriété et de la famille, leur est con-
traire, antipathique et nuisible. L'histoire ne la connaît guère jusqu'ici
fjue par le mal qu'elle a fait au monde.
Pre:que tous les gouvernements d'Europe, sur riiiitialive d'un ingé-
nieur français, M. de Labry, viennent de supprimer, pour les forteresses
situées dans l'intérieur des terres^ la fermeture des portes pendant la
160 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
nuit. Par suite d'un accord entre l'Angleterre et l'Espagne, une mesure
analogue a récemment été mise en vigueur, du côté de la mer, pour les
places de guerre maritimes appartenant à ces deux pays sur le territoire
espagnol. La reine d'Espagne rend le nouveau régime exécutoire par un
décret en date de ce mois, dans lequel, « prenant en considération la
disparition des causes qui avaient motivé certaines précautions établies
dans les places de guerre..., et considérant enfin que lesdites places, dans
des circonstances normales, se trouvent protégées par la bonne foi des
nations contre des surprises et attentats réprouvés par le droit des gens, «
elle déclare supprimées les formalités auxquelles étaient assujettis les
navires aux abords des forteresses maritimes.
— Deux brochures analogues par le titre et par le sujet comme par le
point de vue, quoique différentes par la manière, ont paru à la fois à la
librairie Guillaumin. L'une, en partie connue des lecteurs du Journal
des Économistes, est intitulée : Les Finances de la ville de Paris. Son au-
teur, M. Paul Boiteau, a donné plus d'étendue à un travail qui avait été
justement remarqué. De même, dans ses Observations sur le système finan-
cier de M. le Préfet de la Seine, M. Léon Say a réuni un certain nombre
d'articles publiés dans le Journal des Débats, et dans lesquels s'était ré-
vélée, unie aux connaissances de l'administrateur, la plume nette et
vive du journaliste. On lira ces deux morceaux curieux et instructifs
d'histoire municipale et financière.
Henri BAUDRILLART.
Paris, 15 avril 1865.
Le Gérant provisoire, Paul BOITEAU.
PARIS, — TYPOGRAPHIE DE À, PARENT, RUE MONSIEUR -LE-PRINGE 9 31
JOURNAL
DES
ÉCONOMISTES
LA CONTRAINTE PAR CORPS
EXTRAIT d'une LEÇON INEDITE DE P. ROSSI (^^
La contrainte par corps I ces mots expriment un fait grave un
fait d'une haute importance et dont les conséquences peuvent être
des plus funestes pour ceux dont la liberté individuelle peut être pa-
ralysée par cette contrainte. Mais qu'est-ce au fond que la contrainte
par corps? On pourrait être tenté de croire que c'est là une idée
bien simple, on pourrait être tenté de le croire surtout, quand on
voit que dans une foule de livres on parle de ce moyen à peu près
comme on parlerait de la saisie des fruits pendants par racines ou
de tout autre moyen d'exécution sur un objet matériel quelconque
Cependant le sujet de ce moyen d'exécution c'est l'homme, la propre
personne de l'homme, c'est l'homme qu'on prive de sa liberté c'est
l'homme qu'on renferme dans une prison et dont on paralyse la
vie civile et l'activité personnelle. Et cela pourquoi? pour que cet
homme paye une dette.
Payer ses dettes, quand on le peut, quand on en a les moyens, et
même quand cela devrait vous laisser à un état de pauvreté véri-
(1) Extrait du Cours de droit constitutionnel professé à l'École de droit
de Paris, recueilli et rédigé par M. Porée ; en préparation à la librairie
Guillaumin et G®.
Nous avons pensé que nos lecteurs liraient avec intérêt l'opinion
professée il y a vingt ans par l'illustre publiciste, au moment où le Corps
législatif va avoir à sanctionner le projet de loi élaboré par le Conseil
d'État et annoncé dans le discours de l'Empereur lors de l'ouverture de
la session. ÇKote de la rédaction.)
2e SÉRIE. T. xLvr, — \^ mai iSGJi. Il
162 ' JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
table, vous exposer à des besoins pénibles, payer ses dettes est une
obligation à la fois morale et légale. Mais tout en accordant, en re-
connaissant ce principe, qu'est-ce que vous représente celui qu'on
saisit parce qu'il n'a pas payé une dette, qu'on saisit sur son corps
et qu'on renferme dans une chambre? Il faut le dire, Messieurs, la
pensée primitive, originaire de ce fait est une pensée sauvage. Le
sauvage ne connaît guère que la force, il se livre à l'emportement
de ses passions, surtout de la colère. Or, il s'emporte même contre
l'impuissance à satisfaire ses volontés, c'est l'emploi de la force,
c'est la violence, c'est la torture. Avez-vous jamais observé un en-
fant? Les enfants sont les sauvages des sociétés civilisés. Quand ils
se livrent à leurs petites passions, ils agissent exactement de la même
manière. Trouvent-ils une résistance à leurs désirs, fût-ce par im-
puissance, ils s'emportent et usent de violence contre l'impuissant
lui-même, et si les éducateurs n'étaient pas là pour réprimer ces
funestes passions, leurs tendances naturelles les porteraient à em-
, ployer la torture pour accomplir leurs volontés.
Cette pensée sauvage et primitive a passé dans les lois. La torture
proprement dite a déshonoré un grand nombre de législations, et
il est triste d'ajouter qu'aujourd'hui encore elle en déshonore quel-
ques-uns. Et la torture aussi avait sa logique, logique horrible,
mais logique rigoureuse cependant. On se plaçait dans une suppo-
sition, comme cela arrive trop souvent à ceux qui ne sont que logi-
ciens, on se plaçait dans une supposition et on en tirait des consé-
quences assez légitimes. Voilà un homme soupçonné d'un crime;
l'a-t-il commis ou ne i'a-t-il pas commis? Nous l'ignorons, nous
devons donc examiner, chercher la vérité. C'est ainsi qu'on rai-
sonne aujourd'hui. Mais alors on partait d'un autre principe. On
se plaçait dans la supposition que le prévenu connaissait la vérité,
mais ne voulait pas la dire. Cette hypothèse une fois posée, on ne
songeait plus qu'à vaincre la résistance du prévenu. Or, la torture
est un moyen comme un autre pour vaincre la volonté d'un homme.
Une fois le principe admis, la conséquence était rigoureuse.
Ne pourrait-on pas, à part l'atrocité du moyen, établir une com-
paraison entre ce que je viens dire et la contrainte par corps?
Quand on se place dans cette supposition que le débiteur, ou ses
parents, ou ses amis, peuvent payer et ne le veulent pas, on en con-
clut naturellement qu'il faut user de contrainte sur la personne de
ce débiteur. On le prive de sa liberté parce qu'on dit : « Il pourrait
LA GOlNTRAmTE PAH CORPS. 163
payer et ne le veut pas. Eh bien, contraignons-le par corps. La
perte de sa liberté le forcera à payer lui-même, ou bien ses parents
ou ses amis se détermineront à payer pour lui. »
Je ais que c'est une pensée primitive et sauvage. Ceux d'entre
vous qui ont étudié l'ancien droit de Home connaissent les plus
anciennes dispositions des lois romaines sur cette matière. Que fai-
sait-on alors du débiteur qui ne payait pas ses dettes? On commen-
çait par s'emparer de sa personne, et ce n'était pas l'autorité pu-
blique, mais le créancier lui-même. Et puis, on le traînait dans sa
maison, on le mettait au cachot avec une ration fixée. Au bout d'un
certain temps, on proclamait dans le marché qu'il était là et on de-
mandait s'il y avait quelqu'un qui voulût payer pour lui. Personne
ne se présentant pour payer, le débiteur était adjugé au créancier.
Et alors quels droits avait le créancier? Le corps, la personne du
débiteur était son bien, il pouvait le garder pour lui ou le vendre ;
c'est-à-dire que .c'était un esclave, une chose. S'il y avait plusieurs
•créanciers, ils avaient le droit de se partager le corps du débiteur.
Les commentateurs, ou du moins un grand nombre d'entre eux,
vous disent qu'il y a là un langage métaphorique, que ce n'est pas
une disposition qu'il faille prendre à la lettre, que c'est le patrimoine
et non la personne du débiteur qu'on pouvait se partager ainsi.
Mais que disent les anciens auteurs qui probablement connaissaient
ces institutions mieux que les hommes du xvi*^, du xvii^ ou du
xviii® siècle? Que dit entre autres Quintilien : « Sunt quœdam non
« laudabilia natura, sed jure concessa : ut in duodecim tabulis de-
« bitoris corpus creditori dividi licuit ; quam legem mos publicus
« repudiavit. » Sans doute la loi ne s'exécutait pas au temps de Quin-
tilien, mais s'il s'était agi du partage du patrimoine seulement, Quin-
tilien ne dirait pas que les mœurs publiques avaient repoussé la loi.
Et quedit Aulu Gelle?«Tertiis autem nundinis capite pœnas dabant,
a aut trans Tiberim peregre venum ibant. Sed eam capitis pœnam
« sanciendae, sicut dixi, fidei gratia, horrifîcam atrocitatis ostentu
« novisque terroribus metuendam reddiderunt. Nam si plures fo-
« rent quibus reus esset judicatus, secare si vellent, atque partiri
« corpus addicti sibi hominispermiserunt Nihil profecto immi-
« tins, nihil immanius : nisi, ut reipsa apparct, eo consilio tanta
« immanitas pœnœ denuntiata est ne ad eam unquam pervenire-
« tur. » Je ne dis pas qu'il soit jamais arrivé que des créanciers
aient dépecé pour sef le partager le corps de leur débiteur, mais tous
1G4 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
les auteurs anciens entendent parfaitement que tel était le texte lit-
téral de la loi. Et c'était une vieille maladie à Rome que cette vio-
lence, que cette cruauté contre les débiteurs. Vous avez tous lu dans
Tite-Live l'histoire de ce vétéran qu'un créancier impitoyable avait
emmené en esclavage et qui, s'échappant du cachot domestique,
parut tout à coup sur le Forum, pâle, effrayant de maigreur et mon-
trant son corps déchiré de coups. Et vous savez que la vue de cet
infortuné, qui à côté des marques sanglantes de la cruauté de son
créancier, montrait les cicatrices honorables reçues autrefois en
combattant pour Rome,vous savez que cette vue horrible provoqua
une révolution.
Ce n'est pas seulement à Rome que- vous trouvez cette traduction
du fameux adage : « Qui non habet de œre luat de corpore. » Dans
le célèbre drame de Shakespeare, où un créancier veut enlever sur
le corps de son débiteur un poids de chair égal au poids de l'argent
qu'il a prêté, croyez-vous qu'il y ait une pure invention du poète?
Non, Messieurs, il y a là une idée qui se trouvait dans les chants
populaires, dans les novelles de plus d'un peuple et de peuples qui
n'avaient aucune communication entre eux. Vous la trouverez dans
le novelliste le plus ancien d'Italie, dans le Pecorone. Il y avait donc
là une tradition populaire au xiii® siècle, puisqu'elle se trouve
dans les novelles de cette époque qui furent recueillies plus tard.
C'est la même qu'on retrouve en Angleterre à une époque où l'Ita-
lien et l'Anglais n'avaient aucune espèce de communication.
Le principe qu'on trouve dans le drame de Shakespeare n'est pas
inscrit dans la loi, mais la contrainte par corps est un usage géné-
ral, elle s'applique à toute espèce de dettes, et elle dérive si bien de
la pensée, que le corps du débiteur appartient au créancier, qu'on
peut l'exécuter même sur les morts, môme sur les cadavres. Vous sa-
vez ce qui arriva à la mort de Sheridan, de cet homme illustre dont
le nom a brillé d'un si vif éclat dans les fastes de l'éloquence par-
lementaire comme dans Ihistoire de la littérature anglaise; vous
savez que, sans une collecte faite par ses amis, un créancier aurait
mis la main sur le corps de ce grand homme, se serait saisi de ce
corps comme de sa propriété et lui aurait ravi les honneurs de la
sépulture.
Mais voyons où en est aujourd'hui cette idée dans les pays les pjus
civilisés, dans les législations les plus humaines. Nous pouvons
sans flatterie citer ici la législation française. Dans la législation
LA CONTRAINTE PAR CORPS. 105
française elle-inûme, la plus libérale, la plus huinaiiic de toutes
sous ce rapport, voyons où en est aujourd'hui la contrainte par
corps. L'article 200 du Gode civil dit : « Hors les cas déterminés
par les articles précédents (nous verrons plus tard ces articles), ou
qui pourraient l'être à l'avenir par une loi formelle, il est détendu
à tousjugesde prononcer la contrainte par corps; à tous notaires et
greffiers de recevoir des actes dans lesquels elle serait stipulée, et à
tous Français de consentir pareils actes, encore qu'ils eussent été
passés en pays étranger, le tout à peine de nullité, dépens, dom-
mages-intérêts. »
Nous avions donc raison de dire que la contrainte par corps, tout
en étant imposée dans l'intérêt particulier, tenait par des affinités très-
étroites à l'ordre public; et c'est le législateur lui-même qui nous
le dit, car la pensée qui domine dans l'article que je viens de lire
est celle-ci : Que la liberté individuelle n'appartient à personne, pas
même à son possesseur. Le législateur lui défend de l'aliéner. Il
défend aux officiers publics de recevoir aucun acte dans lequel cette
aliénation serait stipulée, c'est donc une matière d'ordre public. La
liberté individuelle n'est à la disposition de personne, pas même du
possesseur. Voilà sans doute un principe vrai et honorable écrit
textuellement dans la loi elle-même. Je ne puis pas, même par
rintervention d'un officier public, d'un notaire, d'un greffier, d'un
homme investi de la confiance publique, je ne puis pas me sou-
mettre à la contrainte par corps. Cependant cet officier public, ce
notaire, ce greffier, si j'étais sur le point de commettre une impru-
dence, pourrait m'avertir, me mettre sur mes gardes, me faire sen-
tir la gravité de l'acte auquel je vais me livrer. Cependant le légis-
lateur ne veut pas que la contrainte par corps puisse être stipulée
môme avec de pareilles garanties.
Voyons maintenant les articles qui précèdent celui que nous ve-
nons de lire. Voyons dans quels cas la contrainte par corps est ad-
mise dans la loi française. « La contrainte a lieu en matière civile
pour le stellionat » (art. 2059). Vous connaissez tous ce qu'on en-
tend par stellionat, je n'ai donc pas besoin délire la fin de l'article,
t La contrainte par corps, dit l'article suivant, a lieu pareillement :
1" pour dépôt nécessaire ; 2° en cas de réintégrande pour le délais-
sement, ordonné par justice, d'un fonds dont le propriétaire a été
dépouillé par voies de fait; pour la restitution des fruits qui en ont
été perçus pendant l'indue possession et pour le payement des dom-
tee JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
mages et intérêts adjugés au propriétaire; 3" pour répétition de de-
niers consignés entre les mains de personnes publiques établies à
cet effet; 4"* pour la représentation des choses disposées aux séques-
tres, commissayi'es et autres gardiens; 5° contre les cautions judi-
ciaires et contre les cautions des contraignables par corps, lors-
qu'elles se sont soumises à cette contrainte; 6** contre tous officiers
publics, pour la représentation de leurs minutes, quand elle est or-
donnée; T" contre les notaires, les avoués, les huissiers, pour la
restitution des titres à eux confiés, et des deniers par eux reçus
pour leurs clients^ par suite de leurs fonctions. »
Si vous parcourez les cas énumérés dans le titre 16, vous trouve-
rez que, excepté le no 5 de l'article 2060, qui dit : « Contre les cau-
tions judiciaires et contre les cautions des contraignables par corps
lorsqu'elles se sont soumises à cette contrainte, » excepté ce cas-là
et excepté le cas de l'article 2062, au commencement, qui permet
aux femmes de s'y soumettre, excepté ces deux cas, tous les autres
sont des faits où il y a fraude, dol explicite ou implicite, ou violence,
ou voies de fait.
Maintenant ouvrez la loi du 15 germinal an VI, combinez-la avec
le Code de commerce et la loi du 17 avril 1832, quelle conséquence
en tirez-vous ? C'est que hors les cas prévus par le Code civil, la
contrainte par corps sera prononcée pour dettes commerciales. Par
la dernière loi, il est vrai, la somme pour laquelle la contrainte par
corps pourra être prononcée doit être au moins de deux cents
francs en principal (art. l^r). Puis vous trouverez que la contrainte
par corps s'appliquera à tous les signataires de lettres de change.
Puis, voulez-vous chercher l'article 126 du Code de procédure ci-
vile, vous y trouverez : « La contrainte par corps ne sera prononcée
que dans les cas prévus par la loi. Il est néanmoins laissé à la pru-
dence des juges de la prononcer. V Pour dommages et intérêts en
matière civile, au-dessus de la somme de trois cents francs; 2° pour
reliquats de compte de tutelle, curatelle, d'administration de corps
et communauté, établissements publies ou de toute autre admi-
nistration confiée par justice, et pour toutes restitutions à faire par
suite desdits comptes. » Il est laissé à la prudence du juge de la pro-
noncer. Ainsi, le juge l'appliquera quand lés circonstances lui auront
démontré qu'il y a mauvaise foi de la part du défendeur condamné.
« Pour reliquats de comptes de tutelle, curatelle, etc. » ce sont éga-
lement des cas où le dol est naturellement présumé. De même, si
LA CONTliAlNTE PAR CORP?!. 1C7
vous consultez les articles 191, 213, G9() (1), 830 cl autres du mumc
Code, vous verrez encore que ce sont des cas où la mauvaise foi est
patente, ou bien des cas où il y a résistance à un ordre de la justice.
Des lors n'est-il pas évident que lorsqu'on parle de la contrainte par
corps comme d'une idée simple qui s'applique tantôt dans un cas et
tantôt dans un autre, on abuse des mots? N'est-il pas évident qu'il
y a là une idée complexe, qu'il y a là deux idées parfaitement dis-
tinctes et même tout à fait incompatibles, tout à fait inconciliables
entre elles ? Qu'est-ce que la contrainte par corps en cas de stellionat,
de dépôt nécessaire, en cas de dommages-intérêts pour des actes
paraissant aux juges commis par une méchanceté inexplicable, en
cas de voies de fait, en cas de résistance aux ordres de la justice? Ici
il y a délit ou tentative de délit (je prends le mot — délit — dans un
sens général et non dans le sens restreint du Code). En d'autres
termes, il y a les deux éléments qui constituent le fait punissable
en lui-même, damnum etdolus. Préjudice d'autrui et intention cou-
pable. Toutes les fois qu'il y a ces deux éléments, il y a délit en soi,
or ces; deux éléments se rencontrent dans les cas dont je viens de
parler.
Je reviens à ce que je disais il y a un instant des méthodes arti-
ficielles. Ce n'est pas dans ces méthodes qu'il faut voir la vérité,
mais dans les choses elles-mêmes, ainsi la contrainte par corps qui
se trouve dans le Code civil est véritablement une disposition pé-
nale pour tous les cas que nous venons d'énumérer. Serait-elle
mieux placée dans le Code pénal ? C'est une question qu'il nous im-
porte peu de résoudre; mais je le répète, la contrainte par corps
est une véritable peine dans tous les cas dont nous avons parlé.
Dans tous ces cas nous trouvons les deux éléments qui constituent
le délit, préjudice d'autrui et intention coupable, préjudice d'au-
trui et dol, ou au moins négligence extrême. Sans doute on peut se
demander s'il y a là une juste distribution, si, tandis que le véri-
table voleur, l'escroc, l'homme qui abuse d'une signature en blanc
peut n'être condamné qu'à un mois de prison, et peut-être à un em-
prisonnement moins long encore, il est juste d'imposer à l'homme
qui ne paye point sa dette, deux ans, trois ans, quatre ans, et même
cinq ans de détention ; mais, je le répète, ce sont là des questions
de détail sur lesquels nous ne pouvons pas nous arrêter.
(1) Aujourd'hui 683.
1^8 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
J'insiste sur l'idée que, clans tous les cas dont nous avons parlé, la
contrainte par corps est une peine. Mais, Messieurs, hors de ces
cas-là, qu'est-ce que la contrainte par corps? Qu'est-ce que la con-
trainte par corps imposée à l'homme que la légèreté, ou une mau-
vaise passion, ou peUt-étre même les séductions de quelques spé-
culateurs d'argent ont entraîné à signer une lettre de change, et
qui ensuite, ou par simple imprévoyance, ou par des malheurs
inattendus se trouve hors d'état de payer? Je me place dans l'hypo-
thèse d'un homme qui a contracté une dette entraînant la con-
trainte par corps et qui par malheur est hors d'état de la payer. Et
je demande ce que c'est que la contrainte par corps dans l'espèce.
Est-elle une peine? Non, car il n'y a de peine que là où les deux
éléments dont j'ai parlé se trouvent réunis. Là où ils ne se trouvent
pas réunis, il n'y a pas de peine, car il n'y a de peine que là où il y a
délit. La contrainte par corps dans l'espèce n'est donc pas une peine.
Aussi ne lui en donne-t-on pas le nom.^.
Mais si elle n'est pas justifiable à titre de peine, à quel titre sera-
t-elle justifiable? Sera-ce un gage? reviendra-t-on à l'idée que le
créancier, ne pouvant avoir la fortune de son débiteur, doit avoir
son corps? Mais quand j'ai un gage, je puis me payer de ce gage,
soit en le gardant, soit en le vendant, selon les divers systèmes de
législation. Et le corps de mon débiteur, à quoi me sera-t-il utile?
Ne serait-ce pas le cas de dire en parodiant une phrase célèbre de
Rousseau : Que veux-tu faire de ce corps, bête féroce, veux-tu le
manger? Le vendre? Tu ne le peux pas, l'esclavage ne peut exister
chez nous; le faire travailler pour ton compte? tu ne le peux pas
encore, car ce serait là une espèce d'esclavage...
Quelle est donc l'idée qu'on attache à cette contrainte par corps ?
Serait-ce l'idée d'empêcher de travailler le débiteur t Le créancier
ne ressemblerait pas mal alors au chien de la fable. Il ne peut faire
travailler le débiteur pour lui-même et il l'empêche de travailler
pour personne. Ce malheureux ne pourra plus être utile ni à son
créancier, ni à lui-même. Il perdra le seul capital qui lui restait :
son intelligence et son activité.
La contrainte par corps n'a donc le caractère ni d'une peine, ni
d'un gage. Qu'est-elle donc ? Sans doute elle n'a pas l'atrocité de la
torture ; il y a la quantité de moins. C'est un moyen indirect
d'arriver à se faire payer. On suppose que le débiteur ou quelqu'un
de ses parents pourrait payer et ne le veut pas, et on le met en pri-
LA CONTRAINTE PAR ('A)MS. U»i)
son pour triompcr de cette mauvaise volonté. Le plus logiciue se-
rait d'exercer sur son corps des violences telles que la patience lui
échappât au bout de que^jucs jours.
On justifie donc la contrainte par corps au nom de l'utile. Quant
à moi, je ne crois pas que l'utile puisse jamais justifier une con-
trainte qui ne peut se justifier ni comme peine, ni comme moyen
direct. Mais cette justification elle-même existe-t-elle? Dans l'utilité
de qui la contrainte est-elle exercée? Du créancier? Mais pourquoi la
loi lui rendrait-elle un pareil service? Pourquoi n'a-t-il pas examiné
la position de son débiteur avant de lui prêter? Dira-t-on que cette
utilité est pour le débiteur parce que sans la contrainte par corps
il n'aurait trouvé personne qui voulut lui prêter? Dans ce cas, ce
n'est pas une utilité pour lui, c'est un piège, c'est le plus funeste
• des pièges qu'on pouvait lui tendre. Il ne trouverait pas d'argent
sans donner sa liberté individuelle en gage, et il en trouve par ce
moyen. 11 eût été fort heureux pour lui, le plus souvent, qu'il ne
trouvât pas de crédit. On ne peut donc pas dire que la contrainte
par corps soit utile pour lui, car elle n'a fait que lui faciliter les
moyens de se perdre.
A qui profite-t-elle donc? On discutait il y a quelques années
cette question dans les Chambres; et comme document on fit un
relevé des hommes à qui la contrainte par corps était appliquée.
On fit le relevé de la population de Sainte-Pélagie. Eh bien, cette
contrainte par corps qui ne doit servir qu'au commerce et contre les
commerçants, cette contrainte par corps, dans un pays où existe
l'article 2063, avec l'article qui défend expressément la contrainte
par corps en matière civile, voulez-vous connaître comment elle
s'applique? En 1822, il y avait à Sainte-Pélagie : non commerçants,
9o; commerçants, 8; industriels, 64; or, savez-vous ce qu'on appelle
ici des industriels? Ce sont des porteurs d'eau, des charbonniers,
des journaliers, des domestiques, des chiffonniers, des cuisiniers,
des cuiseurs d'oignons, des cloutiers, etc. Voilà ce qu'on appelle des
industriels. En 1825, il y avait lOo non commerçants, 12 commer-
çants, 95 industriels. En 1827, 98 non-commerçants, 11 commer-
çants, 117 industriels. En 1828, 103 non-commerçants, 17 commer-
çaxits, 129 industriels.
Ainsi, en quatre ans, il s'est trouvé à Sainte-Pélagie 401 non-
commerçants, 48 commerçants, dans un pays où, dit-on , la con-
trainte par corps est pour le commerce, et 405 de ces malheureux
dont j'ai donné l'énuméraiion. Mais pourquoi ces derniers sont-ils à
KO JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
part, ne sont-ils pas commerçants? C'est là une cruelle ironie. Ils
sont bien commerçants d'après le Gode, mais, vous le savez, les
commerçants sont tenus à beaucoup de choses, ils doivent tenir un
premier livre, un deuxième livre, un troisième livre. S'ils viennent
à faire mal leurs affaires, il arrive de deux choses l'une : où leurs
livres sont bien tenus, et alors il y a, vous le savez, agence, syndi-
cat provisoire, puis concordat ou contrat d'union entre les créan-
ciers. Voilà ce qui arrive pour une faillite. Le failli va bien quelque-
fois en prison pour quelques jours ; mais bientôt il obtient un
sauf-conduit et sa liberté définitive. C'est ce qui arrive, je le répète,
dans toutes les faillites, dans les faillites simples bien entendu.
Nous ne parlons pas ici des banqueroutes.
Mais les malheureux dont je parle ne sont jamais dans la position
d'un failli. Ils n'ont pas de livres, car la plupart du temps ils ne sa-
vent ni lire ni écrire. Et si le ministère public n'était pas plus rai-
sonnable que la loi, il les traduirait tous comme banqueroutiers
simples, pour ce fait qu'ils ne tiennent pas de livres. Mais il ferme
les yeux et fait bien. On ne peut donc pas leur appliquer les procé-
dés élégants qu'on a pour les faillis. Ils ne sont ni faillis ni banque-
routiers, mais ils restent exposés à la mauvaise humeur de leurs
créanciers et demeurent enfermés dans la prison pour dettes pour
deux ou trois cents francs qu'ils ne peuvent payer.
Maintenant, de quoi se composait la population non commerçante
détenue à Sainte-Pélagie dans les quatre années que nous venons
d'indiquer. Il y avait 92 propriétaires, 148 officiers, 80 employés ou
commis, 10 avocats, 15 étudiants en droit, médecine ou pharma-
cie, le reste se composait de personnes exerçant diverses profes-
sions. Comment se fait-il que ces personnes fussent en prison pour
dettes? Cela ne vient-il pas de ce funeste moyen de crédit qu'on
leur a offert? Ce qu'ils n'auraient pas pu faire devant un officier
public, malgré toutes les garanties que leur présentait ce moyen,
ils ont pu le faire avec un spéculateur escroc. Un jeune homme
ayant besoin d'argent pour faire quelque folie, par exemple, a trouvé
un de ces hommes qui spéculent sur les passions de la jeunesse.
Pour avoir 10 il s'est obligé à rendre 30 ou 40 peut-être, et parce
que l'obligation qu'il a souscrite s'appelait lettre de change, parce
qu'elle était censée tirée de Versailles sur Paris ou de Paris sur
Versailles, il sera contraignable par corps, et s'il ne peut payer, il
ira en prison peut-être pour cinq ans.
On doit reconnaître que la loi de 1832 a un peu améliore la ma-
LA G0NTRA1NTI-: PAR CORPS. 171
tici'c. Ainsi on ne peut être mis en prison pour une somme au-des-
sous de (Kiux cents francs. Le temps de la détention n'est de cinq ans
que pour les sommes de cinq mille iVancs et au-dessus. Mais pour-
tant l'homme qui ne peut pas réellement payer est traite souvent plus
mal qu'un voleur. Il restera qucl(jues années en prison, tandis que
le voleur n'y restera souvent ([ue quelques mois. Il y a plus, voilà un
honnnc qui doit plus de chui mille francs et qui, comme il lui est
impossible de les payer, restera en prison cinq ans. En voici un
autre qui a pris à son prochain cinq, dix ou quinze millions, il res-
tera en prison comme le premier cinq ans; mais, tandis (juc le pre-
mier y vivra comme un pauvre misérable, regrettant d'être mis
hors d'état de gagner sa vie, l'autre pourra passer son temps à cal-
culer tout ce que lui rapporte sa captivité. Il pourra chiffrer tout ce
qu'il gagne chaque jour à payer ses dettes par le moyen légal et il
pourra d'ailleurs se procurer une foule de distractions qui adouci-
ront les ennuis de la retraite.
L'application de la loi est donc irrationnelle et barbare, parce
qu'il n'y a d'application rationnelle que là où il peut y avoir appré-
ciation des circonstances comme dans la justice pénale. Or, il n'y a
rien ici de semblable. Cependant, rendons encore une fois justice à
la loi du 17 avril 1832. Elle a beaucoup amélioré la matière, soit en
restreignant le temps de l'emprisonnement, soit en ne permettant
pas cet emprisonnement au-dessous d'une certaine somme. C'est
toujours cela de gagné. Mais en la regardant comme une améliora-
tion, espérons qu'elle n'a été qu'un pas vers une amélioration plus
grande encore. Espérons que bientôt, si la contrainte par corps
n'est pas complètement supprimée, puisque le monde commer-
çant croirait périr avec elle, elle sera du moins réduite aux dettes
véritablement commerciales et ne s'appliquera plu5 à celles qui
ne sont commerciales que par une fiction. Au reste, cette ques-
tion marche avec la civilisation. La France est le pays qui lui a fait
faire les premiers pas, l'Angleterre commence à s'en occuper sé-
rieusement. Des voix éloquentes se sont élevées dans ce pays pour
demander la suppression complète de ce moyen d'exécution sur la
personne et la liberté de l'homme. J'ignore quel sera le résultat de
cette tentative, mais, je le répète, la question marche, et nous pou-
vons espérer dans l'avenir.
P. Rossi.
172 * JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
DES
DÉPENSES PRODUCTIVES DE L'ÉTAT
ET DES EMPRUNTS DE LA PAIX
S'il est une question sur laquelle les économistes soient d'accord,
c'est sur la nécessité du développement de l'initiative individuelle;
s'il est des ennemis communs que les économistes s'accordent à
combattre, ce sont les doctrinaires du gouvernement à outrance,
grands défenseurs, en paroles, de la propriété, qui sous le voile de
la démocratie font disparaître l'homme, pour la plus grande gloire
de la société humaine. Et cependant, on voit trop souvent encore
des hommes d'un esprit très-cultivé se laisser prendre à des for-
mules et à des théories dont le vide n'est caché que sous l'abus
des mots, et donner par leurs concours, un appui qu'ils pourraient
regretter, à des opinions subversives de toute administration régu-
lière. Aussi voulons-nous étudier quelques-unes de ces théories, et
combattre les erreurs qui leur ont donné naissance. Celle des dé-
penses productives de l'État est une des plus dangereuses; elle
a été depuis quelque temps mise en circulation avec une certaine
persistance; elle fait le fonds de bien des discours, et se prête
merveilleusement aux développements oratoires de lieux com-
muns faciles à faire applaudir. Ceux qui la mettent en avant ne
craignent pas de nous faire entendre à demi mot qu'ils comptent
des économistes et des philosophes parmi leurs patrons, et se font
ainsi passer pour tout autres qu'ils ne sont en réalité. La vérité est
qu'ils sont séparés par des abîmes de ceux qu'ils veulent aujour-
d'hui nous désigner comme étant leurs maîtres, et que leur doc-
trine est le renversement de toutes les idées économiques.
M. de Rémusat a dit , il y a trente ans, que l'impôt était un
bon placement, et nous avons entendu nous-même ce spirituel et
savant causeur que Téconomie politique a perdu dernièrement,
M. Senior, développer la même thèse avec sa verve accoutumée, et
chercher à nous persuader que l'argent dont le bourgeois de Paris
faisait le meilleur emploi, était celui dont il se dépouillait au profit
DES DEPENSES PRODUCTIVES DE L'IÎTAT. 173
(lu peirepteur des contributions. Ces deux hommes, penseurs pro-
fonds tous deux, seraient pourtant bien étonnés qu'on leur donnât
pour disciples les administrateurs de la nouvelle école, qui, modi-
fiant par un habile elFort la célèbre formule que nous avons citée
plus haut, font de la capitalisation des impôts la base de leur éco-
nomie financière, et de l'emprunt répété leur ressource ordinaire.
M. de Rémusat est un des hommes les plus considérables de notre
temps; il est une des j.;loires du parti libéral; ses principes sont
aussi fermes que raisonnes; sa parole a une autorité aussi incon-
testable qu'elle est incontestée. Aussi est-ce une tactique qui ne
manque pas d'habileté que de prendre quelques mots dans un dis-
cours prononcé par lui le 20 janvier 1832, de les isoler de ce qui
les accompagne, de leur donner un relief différent de celui qui était
dans l'idée de l'auteur, et d'en tirer des conséquences qui sont la
condamnation de ses principes.
L'erreur qui se répand aujourd'hui, et dont on prétend trouver
le germe dans le discours de 1832, provient d'une confusion, mal-
heureusement très-difficile à éviter, entre le point de vue politique
et le point de vue économique auxquels le législateur est tenu de
se placer suivant les circonstances. Nous sommes bien loin de re-
fuser à une science à laquelle nous devons personnellement tout
l'éclat du nom que nous avons l'honneur de porter, le rang qui
lui appartient dans les études humaines, mais nous ne saurions
dénier à la politique le droit de faire plier les lois économiques
devant certains intérêts sociaux. L'économie politique est une
science; elle est par conséquent absolue; la politique est un art qui
repousse les solutions définitives et qui s'efforce de faire vivre dans
un accord habile les intérêts et les passions contraires. La révolu-
tion de Juillet était une tentative de conciliation entre l'esprit gou-
vernemental et l'esprit révolutionnaire, entre la tradition et le
progrès; et ce sera un grand honneur pour ceux qui ont fondé le
gouvernement de Juillet d'avoir réussi à opérer cette conciliation,
sinon dans les faits, puisque leur œuvre est tombée, du moins dans
ses idées, puisqu'on peut aujourd'hui, sans contradiction, être libé-
ral et conservateur, libéral en politique et conservateur en finances,
ami de la tradition et du progrès, ami de la tradition en s'appuyant
sur les principes éternels de la société, ami non moins ardent du
progrès, en favorisant les aspirations libérales de la démocratie,
puisqu'on peut avouer son amour pour la liberté, sans rien désa-
174 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
vouer de son amour pour l'(5galité, puisque notre temps est celui
d'Alexis de Tocqueville et de M. Laboulaye, les deux maîtres de la
jeunesse libérale.
Au lendemain de la révolution de Juillet, quand il fallait orga-
niser le nouveau gouvernement, créer un esprit public, faire, en un
mot, un faisceau de toutes les forces de la nation, on pouvait, on
devait peut-être même, comme on Ta dit plus tard en parlant du
discours de M. de Rémusat, que nous nous proposons d'analyser et
d'examiner tout à l'heure, « pousser jusqu'au paradoxe l'expression
de ses idées gouvernementales (1), «mais ce qui justifie au point de
vue politique ce remarquable discours, c'est que, prononcé aujour-
d'hui devant le parlement italien, et mis dans la bouche de minis-
tres italiens, il serait, comme on va le voir, l'expression la plus
juste de la situation politique et financière de l'Italie et la meil-
leure défense de ce budget écrasant que la force des choses impose
nécessairement au gouvernement de l'Italie nouvelle. .
M. de Rémusat commence par établir la différence fondamentale
qui existe entre la notion ancienne et la notion moderne de l'État.
L'État était naguère un individu, un monarque, un roi ayant des
droits sui" ses semblables, vivant d'une rente servie par ses sujets,
et l'employant à satisfaire ses désirs ou ses passions. Aujourd'hui
l'État, c'est tout le monde; c'est la nation; c'est le peuple en face
de lui-même sans autre intérêt et sans autres passions que les inté-
rêts et les passions générales. Les dépenses gouvernementales sont
devenues, dans le vrai sens du mot, des dépenses publiques; mais
citons plutôt le passage du discours dans lequel l'orateur a déve-
loppé son opinion avec une grande précision dans le langage et dans
les idées :
« Au temps passé le pouvoir absolu se voyait quelquefois forcé de
demander des subsides soit aux États généraux, soit à des corpo-
rations, tantôt à titre de redevance, tantôt à titre de don gratuit;
c'était pour lui et non pour le public qu'il voulait de l'argent et
qu'il le dépensait. C'était en vertu de son autorité, non de l'intérêt
général, qu'il l'exigeait. L'impôt était même, à quelques égards, un
signe de servitude. Rien de plus simple alors que de le refuser, s'il
était possible, que d'en alléger à tout prix le fardeau. De l'argent
levé sur le peuple, il ne revenait presque rien au peuple. Le pouvoir
(1) Journal des Débats du i6 mars 1840.
DES DISPENSES PRODUCTIVES DE L'i<TAT. 175
et le pul)lic n'avaient rien de commun; les dépenses royales n'é-
taient vraiment pas des dépenses publi(iues. De là cette habitude
de considérer le pouvoir, l'administration, le lise comme un en-
nemi, l'impôt comme une rançon qu'il faut éviter ou atténuer à tout
prix, l'argent qu'on paye à l'Etat comme de l'ari^'ent perdu. Vieilles
erreurs, messieurs, pures préoccupations du passé. » Et plus loin :
« Louis XIV disait, l'Etat c'est moi. Messieurs, l'Etat c'est nous,
car l'Etat c'est le roi et les deux chambres, et comme le gouver-
nement est représcntatii", c'est, à vrai dire, la nation ({ui dépense
par nos mains, et le fruit de la dépense lui retourne; le produit
lui en appartient; les dépenses publiques méritent leurs noms;
elles sont faites au nom et dans l'intérêt public.
« Remarquez-le bien, un gouvernement national n'est pas un
gouvernement à bon marché, si pour mériter ce nom, il faut peu
dépenser. Un gouvernement national est économe, il n'est pas
économique. Comme il a la conscience de sa force, de son droit, de
son origine, il fait hardiment les sacrifices nécessaires; il songe
avant tout aux intérêts généraux. On a vu souvent le pouvoir ab-
solu coûter peu en argent, aux peuples. S'il n'a pas la manie des
conquêtes, il est difficile que ses fantaisies ruinent une nation. Pour
se maintenir, il réduit les impôts et néglige les intérêts publics. »
Ce sont là les expressions d'une doctrine éminemment politique
et qui, au point de vue politique, est rigoureusement vraie. Ce sont
des paroles qu'on aurait pu considérer comme prophétiques, si on
les avait appliquées à l'Italie, à l'Italie qui paye des impôts plus
élevés pour subvenir aux dépenses de son gouvernement national,
qu'elle n'en payait pour entretenir les gouvernements étrangers
dont elle subissait l'autorité avec impatience. Mais cette doctrine
n'est vraie qu'à la condition qu'il s'agisse de dépenses nécessaires,
et c'est ce que M. de Rémusat n'a pas manqué d'ajouter quelques
instants après. C'est la nécessité de la dépense qui peut seule en
être la justification, et cette nécessité se déduit des intérêts de
tout ordre que peu,t avoir une grande nation. L'unification des lois,
des monnaies, des usages, par exemple, est d'un intérêt supé-
rieur pour l'Italie reconstituée. La refonte des monnaies, l'établis-
sement des chemins de fer sont donc des opérations nécessaires
dont la dépense est justifiée par un intérêt politique évident. Cette
dépense, qui, dans d'autres pays, dans d'autres conditions politi-
ques, pourrait être considérée comme contraire aux principes d'une
170 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sage économie, est, en réalité, malgré la situation difficile des fi-
nances italiennes, conforme aux véritables intérêts du pays. Elle
est justifiée au nom de principes supérieurs à ceux de l'économie
politique.
Néanmoins, comme il ne faut pas dépasser certaines limi-
tes , on a pu abuser , et on a effectivement abusé, de la con-
fusion des deux idées de gouvernement et de nation. S'il est
vrai que dans les Etats libres il n'y ait pas d'opposition entre les
intérêts du gouvernement et ceux du pays, il n'en est pas moins
vrai que l'administration de la fortune publique est placée entre
les mains de délégués, de mandataires qui, tout en n'ayant pas
d'intérêts contraires, pourraient abuser de leur mandat, si ce man-
dat n'était pas limité. C'est une erreur qui se trouve malheureuse-
ment très-répandue aujourd'hui qu'un mandataire est tenu à moins
de justice quand il agit pour le compte de son mandant, que quand
il agit pour son compte particulier, et qu'il est justifié dans ses actes,
à la seule condition d'user de son mandat conformément aux inté-
rêts qu'il est chargé de défendre. On pourrait transiger', prendre
en considération la situation malheureuse d'un débiteur si on était
le créancier principal, mais comme on représente un tiers, une per-
sonne incapable de se défendre, un absent, on ne doit consentir à
user d'aucun tempérament. La rigueur devient obligatoire, le sum-
mum jus cesse d'être \esu7nma injuria^et tel acte qu'on n'oserait pas
accomplir dans son intérêt propre, on n'hésite pas à le consommer
dans l'intérêt de celui qu'on représente. Il y a des gens qui, par ce
sophisme, justifient les actes les plus dignes de mépris, qui font du
désintéressement la vertu par excellence, qui trouvent par exemple
des circonstances atténuantes aux bassesses faites par un père dans
l'intérêt de ses enfants, à des vols commis par un criminel pour
enrichir ceux qu'il aime. C'est là, nous ne craignons pas de le dire,
une dépravation du sens moral, car tout mandat est limité par la
justice.
Aussi est-ce un des problèmes les plus difficiles à résoudre parmi
ceux que la démocratie nouvelle a posés, que la protection des mi-
norités, contre la toute-puissance des majorités; et ce serait donner
à ce problème une solution bien peu compatible avec la liberté, que
de n'offrir aux minorités d'autre garantie que la moindre chance
d'erreurs dans le plus grand nombre. Les garanties effectives sont
d'une réalisation très-difficile, sinon impossible, et les systèmes
DES DEPENSES PRODUCTIVES DE I;i<:TAT. 177
électoraux coini)li([ut's, mis en avant par M. Stuart Mill ou par
d'autres publicistes cniincnts (1) ne paraissent pas devoir de long-
temps entrer dans la pratique des peuples. La seule j^^arantie que,
nous puissions obtenir, consisterait dans une notion plus exacte
des droits et des devoirs de l'Etat. Cette notion est aujourd'hui
faussée dans beaucoup d'esprits, mais l'intérêt que le public a
pris ù de certaines publications sur cette matière, prouve néan-
moins (jue la vérité fait des progrès réels quoique très-lents. Le
gouvernement, quelle que soit la largeur de la base sur la-
quelle il repose , a des fonctions déterminées , non pas qu'il
soit facile de définir ces fonctions, mais enfin des fonctions
dont il ne peut sortir sans blesser le droit et la justice. Une
majorité ne peut pas faire tout ce qui lui plaît, il faut encore que
ce qui lui plaît soit juste. Nous irons même plus loin, et nous di-
rons qu'une majorité ne peut même pas faire tout ce qui est utile ;
car le mandat qu'elle a reçu est un mandat étroit. Personne ne
conseillerait aujourd'hui à l'Etat, de faire sur les cotons une spécu-
lation sous prétexte que, mieux informé que qui ce soit, il pourrait
opérer à coup sûr, et en raison de l'utilité qu'il y aurait à faire rentrer
quelques millions dans le Trésor public. Il ne faut pas oublier que
l'intérêt général doit s'inchner devant le droit de l'individu, et que le
droit de l'individu ne s'incline à son tour que devant les nécessités
sociales. C'est en se plaçant à ce point de vue qu'il faut lire le dis-
cours de M. de Rémusat. Nous reconnaissons avec lui qu'il n'y a
plus en présence deux personnes se combattant et cherchant à pro-
fiter de ce qu'elles peuvent réciproquement se dérober ; mais il y a
toujours deux personnes, en ce sens qu'il y a un mandataire en
face de son mandant.
('Un gouvernement national, ajoutait M. de Rémusat, songe avant
tout aux intérêts généraux; ilnelaisselanguiraucun desservices pu-
blics qui sont les siens; il sait que ce qu'il dépense lui profite, et que
des dépenses publiques bien faites sont de l'argent placé à un haut
intérêt, même pour les particuliers. Oui, Messieurs, L'IMPOT EST UN
BON PLACEMENT, car au prix de l'impôt, on achète des biens in-
exprimables, la sécurité, la liberté, la grandeur du pays; » et plus
bas : « Les dépenses publiques bien faites, car c'est là une condition
(1) Voir, entre autres, un remarquable articlô sur ce sujet publié dans
la Revue des Deux-Mondes du i^r juin iSCrl. par M. le duc d'Ayen.
2* SKRiE. T. XLVi. — 1"» mni \i<(u\, jo
178 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
indispensable , sont avantageuses à l'État et aux particuliers. »
Mettons-nous au point de vue dont nous parlions tout à l'heure
et que ne renierait pas sans doute M. de Rémusat lui-même, et le
sens de la célèbre formule est clair ': Tout ce qu'on paye pour les né-
cessités publiques est un bon placement, tout ce qu'on paye au delà
est de l'argent très-mal placé. On se tromperait étrangement, si Ton
voulait voir dans le discours de M. de Rémusat autre chose que
ceci : à savoir, qu'une nation doit faire certains sacrifices à sa sécu-
rité, à sa liberté, à sa dignité. C'est une apologie des dépenses justi-
fiées; ce n'est pas celle des dépenses immodérées. L'impôt, aux
yeux de M. de Rémusat, est pour le contribuable, un placement,
comme le serait pour un particulier une charité bien entendue, ou
un sacrifice d'argent nécessaire à la conservation de sa liberté , ou
de son honneur.
Le mot placement est pris au figuré, ou plutôt dans un sens po-
litique, et non point avec sa signification réelle et dans un sens éco-
nomique; et cette distinction admise, nous ne ferons aucune diffi-
culté de reconnaître, comme le disait M. Senior, qu'on dépense
avec plus de prolit les sommes versées entre les mains du percep-
teur des contributions, que celles qu'on remet à la plupart des autres
parties prenantes de son budgei particulier. Mais, si l'on néglige de
faire cette distinction fondamentale, on ouvre la porte aux doctrines
les plus dangereuses. Ces doctrines s'engendrent les unes les autres
avec une extrême facilité, et les erreurs en découlent comme natu-
rellement. Après avoir dit que l'impôt est le meilleur des place-
ments, on dit que l'impôt est le meilleur emploi de l'épargne et cela
est inexact. On en conclut ensuite que les dépenses publiques sont
un moyen de rendre productives les épargnes du pays, erreur plus
grande. On bâtit enfin sur toutes ces erreurs la théorie des em-
prunts de la j5aix et on met en circulation les sophismes contre les-
quels nous avons tant de peine à défendre la fortune publique.
Si en disant que l'impôt est un bon placement, on dit, comme
M. de Rémusat, que c'est une dépense bien faite, c'est une dépense
qui, comme toutes les autres dépenses, doit être prise sur notre re-
venu. Ce n'est pas sur les fonds de l'épargne qu'il faut la faire; c'est
sur le fonds même qui nous fait vivre. On n'emploie pas ses épargnes
à se procurer les nécessités de la vie, on y emploie ses ressources
ordinaires, et quand on est forcé de faire le contraire, c'est qu'on se
ruine, ou qu'on est dans la misère. C'est une singulière façon de par-
DKS DÉPENSKS PRODUCTIVES DE L'I'TAT. 170
1er que de dire : telle dépense pu])]i([uc constitue un emploi des
épargnes du pays : le pays a employé ses épargnes à s'assurer les
bienfaits d'un bon gouvernement ; parler ainsi, c'est prendre les mots
au rebours de ce qu'ils signifient. Si c'est une dépense, ce n'est pas
une épargne, puisque l'épargne consiste, au contraire, dans la sup-
pression de la dépense.
L'épargne est, pour un particulier, la difTérence des recettes aux
dépenses; elle est prélevée sur le superflu et ne doit pas Télre sur
le nécessaire; car si le prodigue est à blâmer, l'avare n'est pas plus
digne d'estime. J.-B. Say a dit : <^ Les prodigues ont grand tort de
se glorifier de leurs dissipations ; elles ne sont pas moins indignes
de la noblesse de notre nature que les lésineries de l'avare... L'éco-
nomie s'éloigne autant de l'avarice que de la prodigalité. L'avarice
entasse, non pour consommer, non pour reproduire, mais pour en-
tasser; c'est un instinct, un besoin machinal et honteux. L'avarice
est une passion vile, par la raison qu'elle se considère exclusive-
ment et sacrifie tout à elle. » L'impôt, qui est une dépense nécessaire,
n'est pas prélevé sur nos épargnes, il est pris sur le produit de notre
travail et sur le revenu de nos capitaux. S'il ne représente que les
dépenses nécessaires, ce serait être avare que de le réduire; s'il repré-
sente toutes les dépenses nécessaires, ce serait être prodigue que de
l'accroître. C'est un signe bien malheureux du temps où nous
vivons, que la facilité avec laquelle on détourne dans la comptabi-
lité publique les mots de leur signification ordinaire. Nous avons vu
ce qu'on appelle un placement, une épargne; et nous entendons
parler bien souvent d'excédants sans qu'il existe de fonds libres.
On retranche du compte réel pour faire un compte idéal, certains
articles de dépenses; on ne met pas en ligne des engagements pris,
et l'on ajoute aux ressources, des rentrées à réaliser plus tard. On fait
ainsi un total de ressources arrangé avec art et on le compare avec
un total de dépenses arrangé avec non moins d'art. On soustrait l'un
de l'autre et on obtient pour différence un excédant. La dépense
non classée a été décorée du nom de placement; les fonds qui ont
pourvu à cette dépense, paraissant libres par le déclassement de
la dépense, sont appelés des excédants; et comme on a eu soin de
dire que c'est sur le montant de ses épargnes que le contribuable
a pris les ressources avec lesquelles il a acquitté l'impôt, on peut
conclure, pourvu qu'on soit logique, et on conclut en effet ; quon
a comtiluê au moyen des éparf/nes du pru/s vn e.rcédant avantafjen-
180 • JOURNAL DES ftCONOMISTKS.
semeni placé. Mais on ne t'ait pas attention que cette manière d'en-
visager les choses, conduit tout naturellement à refaire cette opposi-
tion entre la personne de l'État et celle des citoyens qui n'est en
réalité, comme l'a fait remarquer M. de Ucmusat, qu'un préjugé de
l'ancien régime. On fait de l'État une sorte de banquier qui s'enri-
chit dans des opérations laites avec l'argent de ses clients, les con-
tribuables; et si les contribuables ont l'audace de se plaindre,
qu'est-ce que cela vous fait d'être pauvres, leur dit-on, puisque
l'État qui est vous-même, est riche ?
Il y a deux manières de comprendre l'administration de la fortune
publique, de la fortune d'une grande ville comme Paris, par exemple.
On peut la comparer à une vaste société anonyme administrée par
un directeur tout-puissant. La société a pour but d'ouvrir de grands
bazars à l'usage du public. Il s'agit d'attirer une riche clientèle, et
de faire beaucoup d'affaires. On place les magasins dans des jardins
magnifiques; on fait des parterres, des allées splendides; on les illu-
mine à grand éclat; on éblouit les yeux delà lumière du gaz, et l'on
cache dans un coin plus obscur par où l'on entre, les compteurs
et les tourniquets où passe le public en payant. Les bénéfices sont
énormes; ils excèdent les dépenses et sont mis en réserve. On
les emploie en améliorations utiles, on ouvre même, et c'est très-
bien fait, comme dans les usines d'Alsace, une école pour les en-
fants de ceux qui font la fortune de l'entreprise. On satisfait à leurs
besoins moraux, comme à leurs plaisirs. Les bénéfices s'accroissent
encore; ils se perpétuent; c'est une rente. Quoi déplus naturel alors
que d'augmenter le mouvement des affaires. D'une rente au capital
qu'elle représente, la différence est peu sensible. On réalise donc le
capital et on le dépense en créations nouvelles. Voici de nouveaux
parcs, de nouvelles allées, et, ce qui justifie la dépense, de nouveaux
clients. Il vient des étrangers de tous les coins du globe; ces étran-
gers on les loge dans des palais; la société anonyme jouit d'une
prospérité sans bornes, et le directeur est un homme de génie.
Mais il est une autre manière de comprendre cette même adminis-
tration. On peut la comparer à une régie conduite par un honnête
intendant. Le maître vit sur sa propriété ; il veut en jouir et demande
à son intendant de satisfaire à ses plaisirs, sans s'écarter des limites
d'une sage modération. Comme le maître est un grand industriel et
comme son capital peut être productivement employé dans de fruc-
tueuses opérations commerciales, il n'abandonne à son intendant,
DKS DKFENSKS PKODUCTIVES DK L'KTAT. 181
pour l'entretien de sa propriété, qu'une part de ses revenus nets. Il
se garderait bien d'immobiliser des capitaux qui lui sont ailleurs si
utiles; et s'il a.des fantaisies, ce sont celles d'un homme riche, mais
non pas d'un prodigue. Voltaire a dit dans le Mondain : « le superflu
chose très-nécessaire, » et nous ne voudrions pas, par un rigorisme
mal placé, si nous étions l'intendant de ce riche, lui refuser ce su-
perflu (jui peut contribuer à son bonheur. Nous ferions une hon-
nête dépense, et nous rendrions à la fin de l'année nos comptes
en grand détail ; si nous avions en main, après avoir tout soldé,
quelque excédant en fonds libres, nous serions heureux de le re-
porter à la caisse d'où il provient, heureux de rendre à Tindustrie
du maître des ressources qu'il emploie avec tant de profit.
Si l'on a suivi notre comparaison double, on a vu que dans le
premier cas le public joue un rôle passif, et que dans le second cas
il joue un rôle actif. Dans le premier cas il a trouvé un maître, et
dans le second cas un serviteur. Or, la doctrine du maître est celle
d'un régime passé. On entend bien de temps en temps. quelque ora-
teur politique parler de nations qui changent de maître, mais c'est
de l'archaïsme dans le discours. Le public aujourd'hui n'appartient
pas à son gouvernement, c'est le gouvernement qui appartient au
public. On dit à cela que la personne de l'État est posée en face du
public non plus comme un maître, mais comme un directeur; elle
ne commande plus, mais elle dirige; ce qui est à peu près la même
chose. Le pouvoir souverain avait son origine dans l'autorité du
père de famille, il puisera maintenant son droit dans l'autorité du
précepteur. Il sait mieux que nous-mêmes quels sont nos besoins ;
il prévoit ce que nous ne pouvons pas voir; il nous rend le service
de capitaliser nos épargnes pour la postérité.
Tout cela nous inquiète et nous humilie. .Quand nous voyons af-
ficher ces grandes prétentions , nous ne pouvons nous empêcher
de sentir notre dignité blessée, et nous sommes tentés d'être durs
avec notre serviteur. Nous nous épuisons à fournir aux percep-
teurs des contributions tout ce qu'ils nous demandent, nous payons
tous les objets de notre consommation plus chers qu'ils ne valent,
afin que lEtat puisse y trouver sa part, et ces sommes, prélevées sur
nos privations, seraient employées reproductivcment à la façon
d'un capital, non pas pour nous faire vivre, mais pour doter nos
enfants. On fait quelquefois une rente à un parent, à un ami, à un
serviteur malheureux pour le faire vivre et l'arracher à la misère.
182 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
On se prive soi-même pom- satisiaire aux besoins de cet infortuné,
et on supporte avec joie les privations qu'on s'impose pour le sauver.
Mais un jour on apprend que ce serviteur a trouvé le moyen de vivre
avec la moitié de sa rente, et qu'en- mettant avec persévérance de
côté l'autre moitié, il a pu devenir propriétaire de sa petite maison.
On a le droit de se plaindre alors de celui qu'on obligeait. Si nous
devions nous priver, pour former un capital de nos privations,
encore aurait-il fallu que ce capital fût constitué à notre profit. Nous
aurions pu faire une charité nouvelle avec nos privations accu-
mulées, et si nous n'en avions pas conservé le profit, l'honneur
du moins nous en serait revenu. C'est le même sentiment qu'on
doit justement éprouver quand on voit l'État entreprendre des tra-
vaux qui, tout utiles qu'ils soient, ne sont pas nécessaires; non pas
que nous proscrivions les dépenses simplement utiles, mais nous
croyons qu'il faut s'en excuser toujours et ne s'en glorifier jamais.
C'est une nuance si l'on veut, mais dont l'importance n'est pas mé-
diocre , car elle proscrirait absolument ce qu'on appelle aujourd'hui
les emprunts de la paix.
Les emprunts de la paix ne peuvent guère avoir d'autres emplois
que les grands travaux publics. Par les grands travaux publics on
crée des forces nouvelles au profit de l'industrie nationale, et Ton
fait profiter la nation tout entière du sacrifice momentané qu'elle a
fait de ses capitaux. C'est là du moins le fond de tous les raisonne-
ments employés en pareil cas. C'est une théorie qui se rapproche
beaucoup de celle de la protection, et quand on veut justifier les
tarifs protecteurs, on ne dit pas autre chose. Une industrie nou-
velle est comme une force créée, et, quels que soient les sacrifices
que le pays supporte pour l'implanter dans son sol, il en est large-
ment rémunéré par le fonctionnement d'un instrument nouveau,
d'un moteur qui, une fois mis en mouvement, tournera jusqu'à la
fin des siècles. La sucrerie indigène est un exemple qu'on se garde
bien de ne pas citer. Mais nous ne sommes pas plus à court de
réponse dans la question des grands travaux publics que dans coll-'-
de la protection, puisque dans l'un et l'autre cas nous oppobons la
liberté à l'organisation, l'initiative iiulividuelio à l'intervention de
l'État.
Un port creusé à nouveau, un chemin de fer à travers des pays
neufs, valent, de même qu'une industrie nouvelle, en proportion du
capital qu'on a dépensé pour les établir. C'est un grand bien sans
.DES DKPENSKS PKUOUCTIVES DE -l/KTAT. 183
cuijUedit pour une nation que d'avoir des ports, des chemiiis de fer
et des industries nouvelles, mais c'est un j^rand mal que de n'avoir
plus le cai)ital qui les a lait sortir de terre. Il est toujours entendu
que Tintôrêt politiijue est mis à part; si l'intérct politique com-
mande, il faut obéir, mais au moins faut-il dire que c'est un sacri-
fice et non pas un placement. L'État est impuissant à créer un
capital nouveau, si ce n'est par la destruction d'un capital corres-
pondant; et c'est bien à lui qu'on peut appliquer la maxime do
l'école : ex nikilo nihiL S'il fait un emprunt, il détourne les capitaux
qu'on lui CvOnfie, de l'emploi qu'on leur aurait donné. Toutes les
ibis que l'État entreprend de grands travaux au moyen d'un em-
prunt, il détermine simplement les épargnes du pays à suivre une
direction plutôt qu'une autre; là se borne son action; sa puis-
sance ne va pas plus loin. Il n'est pas douteux que les grands tra-
vaux, nous les supposons, bien entendu, utilement entrepris et
sagement combinés, ne soient pour le pays une source de prospé-
rité, mais on peut se demander si les mêmes épargnes, constituées
en capitaux et portées vers d'autres usages, n'auraient pas été une
source équivalente de prospérité. L'initiative de l'État tue l'initia-
tive individuelle, et ce n'est pas à une époque où l'initiative indi-
viduelle perd une partie de son ressort, qu'il faut entrer dans cette
voie.
On parle beaucoup de l'avantage qu'il y a de réunir de petites
fractions d'épargnes pour constituer un gros capital. Ce aéraient
des molécules perdues, si on ne les agrégeait les unes aux autres.
, Un léger impôt mis sur chaque tête, une légère souscription de-
mandée à chacun, produit une grosse somme dans une môme
main, et donne la facilité de faire de grandes choses. 11 est évident
que le procédé est bon pour réunir un capital, en tant que procédé,
mais que cela ne fait rien au fond même de la question. Une loterie
est un excellent procédé pour réunir également de petites sous-
criptions et pour constituer dans une seule main un gros capital.
Ce qui importe, c'est beaucoup moins le procédé qu'on emploie
pour réunir le capital, que l'usage q4.i'on fait du capital quand il
est réuni. Le procédé de l'État est aujourd'hui, on peut le dire,
dans le domaine public. Les souscriptions abondent; il n'est pas
d'entreprise qui ne puisse prétendre à en faire réussir. Le système
coopératif accélère encore ce mouvement. Ces jours derniers, par
exemple, les ouvriers chapeliers en j^rève se sont réunis; ils se
tSi JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sont cotisés à deux cents et ont souscrit cliacun 10 francs. Ces pre-
miers deux mille francs ont servi de base à une opération qui leur
a procuré un capital de 20,000 francs. Ils s'établissent, ils travail-
lent avec la passion de l'épargne pour arriver à être propriétaires
du restant de leur capital. Voilà aussi une force créée, productive,
dont les effets se feront sentir longtemps sans doute sur ceux qui
l'ont mise en œuvre. Voilà une souscription qui aura des consé-
quences à la fois matérielles et morales et d'une importance bien
autrement considérable que la réunion de <îcs mêmes économies
des deux cents chapeliers placées entre les mains de l'État pour
construire des canaux, des ports ou des chemins de fer. Voilà les
forces que nous aimons à voir surgir; elles sont enfantées par
l'initiative individuelle. L'initiative individuelle, il faut la ménager;
elle subit en ce moment même trop d'atteintes pour qu'on ne la
respecte pas avec un soin jaloux. La démocratie fait des pas de
géants; elle nivèle toutes les inégalités et s'attaque même à celles qui
sont le plus naturel, et qui ont pour bases le travail et la propriété.
Tant qu'elle a attaqué de front la propriété et les principes sur les-
quels repose la société, elle pouvait ébranler la confiance, mais elle
ne pouvait pas réussir. Aujourd'hui elle sent, c'est à son hon-
neur, qu'il faut respecter la propriété, et c'est le propriétaire qu'elle
tend à faire disparaître. Les individus font place à des associations.
La possession de la terre elle-même, les constructions immobilières,
sont l'objet de sociétés. On a une action d'une terre ; les sociétés
civiles se multiplient; on a une action d'une maison : les sociétés
immobilières se développent. C'est un changement très- curieux
qui s'accomplit sous nos yeux, non-seulement ici, en France, pays
de démocratie, mais en Angleterre même, pays jusqu'à ce jour ré-
puté aristocratique. On a vu depuis deux ans les associations an-
glaises entreprendre des affaires qui jusqu'alors semblaient devoir
être le monopole des individus. Il n'y a pas encore longtemps
qu'un banquier célèbre, en voyant s'élever autour de lui de grandes
sociétés anonymes, disait avec un sentiment d'orgueil qui ne man-
quait pas de grandeur : je suis une société anonyme à moi tout
seul. Mais ces grandes situations deviennent de rares exceptions,
et on a vu à Londres les plus grands noms de la cité transformer
leurs maisons de banque en sociétés. La vieijle maison de Jones
Loyd est devenue une banque par action, et il en a été de même
do bien d'autres. La Revue d- Edinihoiirg a publié dernièrement.
[)|':S Dl^.PENSKS PRODUCTIVES I)K l/KTAT. ISô
sous le titre de l'Argent à sept pour cent, un article très-reiiiuniuablc
sur ce sujet, article attribué à M. Goscheii, le jeune et déjà fameux
représentant de la cité, et l'un des promoteurs les plus habiles du
mouvement des sociétés nouvelles. C'est une défense très-bien faite
de l'anonymat. On est étonné, dit M. Goschen, des bénéfices im-
portants réalisés par les sociétés en actions pendant ces dernières
années, mais ils n'ont rien d'exagéré, si on les compare aux for-
tunes que les individus ont faites dans la banque ou dans l'indus-
trie. Ces mêmes liomnies qui ont fait la fortune de leurs maisons
particulières, sont bien capables de faire la fortune de leurs sociétés.
Il est certain que ce sont les mêmes affaires et les mêmes liommes,
seulement, ce qui peut porter à la réflexion, c'est que le ressort
est tout différent. Ici, en France, nous sommes emportés dans
la même voie, et la loi nouvellement présentée au Corps législatif,
en généralisant l'anonymat, porte un coup terrible à la puissance
individuelle et à l'initiative particulière. Mais il faut bien subir
cette atteinte ; il faut même chercher à en tirer tout le parti possi-
ble. Il serait d'ailleurs insensé de se mettre à la traverse : c'est un
fait vainqueur, c'est un courant qui entraîne tout. Nous assistons à
une évolution de l'humanité. La responsabilité individuelle était
une grande force et nous sommes habitués à ne pas la séparer de
l'initiative individuelle. Il y a peut- être dans cette association d'idée
quelque chose de préconçu, et l'alliance des deux faits n'est peut-
être pas aussi complète qu'on le suppose. L'esprit de corps, par
exemple, a été de tout temps une force, et il domine dans les asso-
ciations nouvelles. Les ouvriers parlent beaucoup de corporations;
quelques-uns même demandent des règlements d'apprentissage,
mais ils sont très-disposés à comprendre qu'il n'y a pas à revenir
aux abus irrévocablement détruits en 1789. Ce qui reste des cor-
porations, ce qui se développe même, c'est l'esprit de corps. Le
sentiment de la responsabilité peut donc subsister en dehors de
l'intérêt particulier, et l'initiative individuelle, quoique vivement
attaquée, peut, nous l'espérons du moins, produire encore ses heu-
reux effets. Mais si nous sommes obligés de céder d'un côté à un
mouvement qui en affaibht l'action, c'est une raison de plus pour
la fortifier de tous les autres côtés. Il ne faut pas que l'État lui ôte
ses ressources par une intervention inutile, en détournant les ca-
pitaux de leur emploi naturel.
Le principe qui doit, suivan' nous, dominer tout noîre >ystèinc
186 JOURNAL DES ÉGOiNOMlSTKS.
iinancier, c'est de faire toutes les dépenses nécessaires, largement,
sans fausse économie; de donner satisfaction aux intérêts légitimes
du pays; de ne pas reculer devant des sacrifices justifiés, mais de
considérer toujours comme des sacrifices les dépenses publiques.
L'impôt et l'emprunt sont deux maux, deux maux nécessaires si
l'on veut, qu'il faut subir avec résignation, mais avec le désir con-
stant de les rendre moins lourds. L'État n'est plus un maître; il est
devenu un serviteur. Il n'a pas d'intérêts contraires aux nôtres, mais
il a des fonctions déterminées. Il fait bien ce qui rentre dans ses
fonctions; il fait très-mal ce qui n'y rentre pas. L'Etat n'a pas de
fortune à lui; il nous doit toujours tout ce qu'il ne dépense pas, et
s'il est vrai de dire que la fortune des particuliers fait la fortune de
l'Etat, la réciproque n'est pas vraie : la fortune de l'Etat ne fait pas
celle des particuliers. Non-seulement l'État n'est pas notre maître,
mais il n'est pas notre directeur; il ne doit pas intervenir dans nos
affaires privées. 11 n'est pas notre banquier pour nous proposer des
affaires, et son rôle doit se borner, au point de vue économique, à
ne pas troubler la formation des capitaux. L'expression de dépenses
productives n'a pas le sens qu'on lui donne en général, et les em-
prunts de la paix ne seront jamais que des spéculations particu-
lières habilement déguisées.
Nous sommes arrivés au bout de la taciie-que nous nous étions
proposée. Si nous nous sommes étendu sur ces matières; si nous
avons analysé le discours de M. de Rémusat, c'est que nous avons
voulu montrer que le langage de la politique n'est pas le même que
celui de l'économie politique. Il n'a pas besoin d iiser des mots
avec cette précision que la science exige. Ainsi M. de Rémusat a pu
dire que l'impôt était un bon placement et défendre un budget vi-
vement attaqué, par des raisons politiques qui n'ont \ iCn de con-
tradictoire avec les principes de la science économi(}ue. Mais nouy
espérons avoir prouvé, que du jour où l'on a essayé de parler éco-
nomie politique avec le langage de la politique, on est tombé dans
des erreurs grossières, on a tendu des pièges au bon sens public,
on a faussé les idées du juste et on nous a mis dans la nécessité do
défendre avec énergie les principes sur lesquels repose la sociét^:^
économique.
Léon Sat.
ÉTUDZS SUR LES SYSTËiUES D'ÉGUINUMIH POLITIQUE. 187
ÉTUDES SUR LES DIVERS
SYSTÈMES D^ÉCONOMIE POLITIQUE
ET SUR LES PRLNCIPAUX ÉCONOMISTES
ADÀ3I SMITH (0
— Suite —
S'il est vrai que loin de l'aisance on espérerait vainement
quelque élévation intellectuelle, quelque dignité morale un peu
p^énérales, on ne saurait nier que la charrue et le marteau, la loco-
motive et le fuseau, n'aient autant fait pour les généreux senti-
ments, les nobles pensées, que les œuvres des plus illustres savants
ou des plus grands artistes. Voltaire ne disait pas seulement une
plaisanterie lorsqu'il écrivait, en outrant toutefois sa pensée : « Celui
qui trouverait le moyen de faire produire quatre épis au lieu d'un
à une tige de blé rendrait plus de services que jetons les littéra-
teurs et tous les philosophes ensemble. »
Les machines n'accomplissent, au surplus, que les travaux qui
réclament de la force physique. Nos ouvriers ne broyent plus le
grain, comme les femmes que dépeint Homère; ils ne traînent plus
de lourds chariots, comme les Indiens dont parle Las Casas. Ils
ont repris dans la production leur rôle d'êtres intelligents, laissant
la meule, les chevaux ou la vapeur effectuer, sous leurs yeux,
le travail qu'ils s'en tiennent maintenant à diriger. On accuse les
machines de diminuer les salaires î et que d'ateliers florissants se-
raient à naître sans les découvertes d'Akwright ou de Crompton î
Quelles souifrances, quelles misères régneraient encore parmi les
classes laborieuses sans l'invention de Watt !
Aux bienfaits que les machines engendrent dans la production
s'en joignent d'autres, non moins considérables, dans la distribu-
tion de la richesse. En mettant les différentes marchandises à la
portée (le toutes les bourses, elles ont amélioré dans une propor-
tion incaleulabU: la condition des peuples. Ce que Fox, on le
sait, admirait le plus à noire expositioi^ industrielle de 1802. c'é-
taient les couteaux à bon marché de Thiers ei les montres d'argenl
(1) Voir la livraison de mars 1863.
1«S8 JOUIU^AL DES ECONOMISTES.
de Besançon. D'après un calcul assez exact, les machines à vapeur
fournissaient sur notre globe, en 1833, un travail égal à celui de
400 millions d'ouvriers : nouvelle population, semblable à celle de
l'Europe entière, qui toute est occupée à nous servir ou à nous
plaire, moyennant une faible rétribution et sans jamais avoir besoin
de réparer ses forces par le repos. Est-il vraiment un nom qui pût,
au point de vue de l'aisance publique, dépasser ceux de Watt, de
Crompton, de Guttemberg, de Jacquart, d'Arkwright, de Fulton?
Certes, le Santa-Maria, qui portait Christophe Colomb en Amérique,
était aussi loin des bâtiments qui, plus aisément et plus prompte-
ment construits, sillonnent aujourd'hui les océans, qu'il l'était des
vaisseaux que les bas-reliefs d'Egypte ou le récit des guerres pu-
niques nous représentent. Mais quels territoires il a gagnés à l'in-
dustrie des peuples, quels champs il a ouverts aux pensées, aux
désirs, aux connaissances, aux jouissances de l'humanité!
Après avoir terminé son analyse de la division du travail, Adam
Smith' traite de la valeur ou du prix des produits. On ne pourrait
trouver dans ces chapitres le dernier mot de la science; J.-B. Say,
Mac Culoch, Ricardo, Buchanan y ont relevé plus d'une erreur.
Mais, dans l'obscurité qui régnait sur ce sujet, que de brillants
éclairs encore 1 Que de précieuses éclaircies en cet épais nuage I II
était réservé à Rossi de faire disparaître les derniers doutes écono-
miques sur la valeur échangeable et la valeur réelle, sur le prix
naturel et le prix courant, en montrant l'extrême importance de ces
distinctions. L'assertion toutefois la plus regrettable de Smith, à cet
égard, c'est celle qui représente le travail comme « la seule mesure
universelle, aussi bien que la seule exacte des valeurs, comme le
seul étalon qui puisse nous servir à comparer les valeurs de diffé-
rentes marchandises à toutes les époques et dans tous les lieux. »
Une telle mesure n'a jamais exisié ni jamais n'existera. C'est le
rapport entre l'offre et la demande, cette unique résultante des
approvisionnements et des besoins, des désirs à satisfaire et des
produits à vendre, qui règle> chaque transaction, qui seule décide
tout marché. Le travail ne peut être un meilleur étalon des valeurs,
pierre philosophale encore à découvrir, que le blé, choisi pour cela
par J.-B. Say (l).
(1) Dans le travail dont-je parle ici, Smith commet aussi de graves
erreurs sur le numéraire.
iVrUORS SUR LKS SYSTfi^lKS D'I'CONOMIK PiiMTlOUR. Î80
Smith est mieux inspiré dans les recherches aux(iuelles il se livre
sur la rente, le profit et le salaire. On s'en convainc surtout quand
on sait à quelle confusion d'idées et d'enseignement donnaient au-
paravant lieu les divers revenus sociaux. C'est bien en de tels écrits
que, grâce à sa rare pénétration et à son admirable justesse d'es-
prit, il apparaît comme le vrai fondateur de la science. Or, s'il est
beau de poursuivre, comme ces mineurs de la Cornouailles qui
travaillent jus([uo sous l'Océan , les derniers liions d'une mine
abondante, combien est-il plus beau de les indiquer et d'ouvrir
les puits qui les atteignent !
A propos des salaires, Smith revient fort heureusement, en un
passage au moins, à la loi de l'offre et de la demande. Ils se déter-
minent, dit-il, par la convention qui se fait entre les ouvriers et
les entrepreneurs. « Les ouvriers désirent gagner le plus possible, les
maîtres donner le moins qu'ils peuvent ; les premiers sont disposés
à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abais-
ser. » C'est fort juste; mais il laisse ignorer ce qu'est réellement le
salaire, cette part afférente au travail dans la valeur des produits,
que la nature, la force des choses, malgré de fâcheuses apparences,
règle toujours avec tant d'équité. Peut-être aurait-il prévenu quel-
ques-unes des folles déclamations qu'il nous a été donné d'entendre
sur l'opposition du travail et du capital, s'il avait suffisamment
développé cette vérité. Il montre bien du moins que les coalitions,
surtout celles des ouvriers, grâce à leur nombre, comme à leur
défaut de ressources et d'instruction, échouent sans cesse, et laisse
entendre qu'il sied de hautement condamner les lois oppressives
qui les régissent trop souvent encore et qui les régissaient partout
de son vivant.
Pour juger ces lois, rien ne vaut, du reste, même après la discus-
sion de nos Chambres de l'an dernier , ces paroles de Bucha-
nan , le meilleur commentateur de Smith , et l'un assurément
de ses plus remarquables disciples : « Les rapports d'ouvriers
à maîtres forment un contrat, et si la loi intervient pour forcer
une des parties à se soumettre à l'autre , la nature même du
contrat est changée : le consentement mutuel , base de toute
transaction , est détruit , et un individu se trouve dépouillé
au profit d'un autre. D'ailleurs, le législateur n'a aucun intérêt
positif à intervenir violemment dans les transactions des particu-
liers. Les ouvriers s'unissent pour provoquer, aux dépens de leurs
190 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
maîtres, une hausse dans les salaires! Ehf pourquoi pas? Qu'im-
porte au public que, en délinitive, le gain revienne aux ouvriers
ou aux chefs. Si la société accorde un bon prix à un objet, il ne
manquera pas d'abonder sur le marché, et il n'est d'aucune impor-
tance, en tout ce qui peut la concerner, que ce prix soit divisé en
telle ou telle proportion entre les salaires et le profit. La marchan-
dise acquiert son prix sur le marché, et les deux parties intéres-
sées se contestent le partage du butin; mais qu'a le public à faire
à tout cela? et pourquoi favoriserait-on une des parties au détri-
ment de l'autre? La vérité, c'est que les coalitions de chefs et d'ou-
vriers sont amenées par la rareté du travail ou de Vouvrarje. Ce
sont les effets naturels d'une cause plus générale; et, jusqu'à ce
que la loi ait atteint cette cause générale, jusqu'à ce qu'elle ait
créé un supplément de travail ou d'ouvrage^ elle ne servira qu'à
l'oppression des particuliers. »
Voilà la vérité dans toute sa rigueur, et ces paroles sont le plus
bel éloge que puissent recevoir les nouvelles législations de l'An-
gleterre, de la Suisse, des États-Unis et de la France. Quant aux
autres, elles sont iniques et odieuses, comme elles sont inutiles.
Car, lorsque les maîtres tentent d'abaisser les salaires, sans que
leurs entreprises diminuent ou que de plus nombreux ouvriers se
présentent aux ateliers, ils tentent une chose aussi impossible que
lorsque les ouvriers veulent accroître leurs gains sans devenir plus
rares, ou sans que les entreprises se multiplient.
Supposez qu'il en soit autrement, admettez que des conventions
particulières réalisent, soit la baisse, soit la hausse des salaires;
qu'arrivera-t-il encore? Les produits s'offrant à moindre prix dans
le premier cas et à plus haut prix dans le second, la consomma-
tion aussitôt augmentera ou diminuera. Les fabricants seront donc
obhgés d'élever leurs offres pour conserver leurs ouvriers, ou les
ouvriers seront contraints d'abaisser leurs prétentions pour rester
occupés. Le châtiment des uns ou des autres sera inévitable encore
et presque instantané (1); il n'est point de coalition qui ait im-
posé ses conditions.
Comme tout explorateur de contrées inconnues, Smith a laissé
sur le salaire bien des obscurités, et répété bien des erreurs.
Quelle vérité est subitement apparue dans toute sa plénitude?
(1) Voir mes Lois du travail et de la jwpnlation, liv. II. ch. 4.
I-TUDRS SUR LKS SYSTftMKS D'I^XONOMIK POLITIQUK. 101
Ainsi , après s'en <*tro remis à l'incontestable loi des prix pour
la paye du travail , il tient qu'il doit suffire à la subsistance
des ouvriers et à l'éducation de leurs eni'ants. Il n'en est rien,
hélas ! Le salaire s'abaisse forcément durant les disettes , de
même qu'il s'élève toujours aux temps d'abondance; l'olFre et la
demande n'écoutent ni pleurs ni supplications. C'est à la pré-
voyance de combattre les angoisses qu'elles suscitent; dans le libre
champ des labeurs, nous ne perdons jamais notre qualité d'êtres
responsables. Entraîné par son humanité, par ses sentiments chari-
tables, Smith écrit pareillement ailleurs : « Ceux qui nourrissent,
habillent et logent tout le corps de la nation, doivent avoir, dans
le produit de leur propre travail, une part assez large pour être
suffisamment nourris, logés et vêtus (1) ». Certainement jl faudrait
souhaiter qu'il en fût de k sorte ; mais des travailleurs seuls encore
il convient de l'espérer. Hommes, ils sont libres de leurs actes et
responsables de leur condition; on les trompe ou l'on se trompe
quand on leur parle différemment. Il n'est que le mendiant et
l'esclave qui ne décident pas de leur sort.
Mais n'est-il pas digne d'attention de voir, dans l'aristocratique
Angleterre du xviii*' siècle, parler ainsi des classes populaires,
bien qu'on eût tort d'y croire alors isolée la voix de Smith? Grâce
à la longue pratique en effet d'un gouvernement de discussion et
de publicité, les intérêts des classes les plus nombreuses préoccu-
paient beaucoup déjà les hommes éclairés de la Grande-Bretagne.
<■(■ Il faut défendre notre constitution, et par-dessus tout rendre la si-
tuation des classes inférieures chez nous aussi bonne qu'il est pos-
sible, » écrivait, en J792, lord Gr.enville, presque au nom du gou-
vernement dont il était ministre. Et qui douterait aujourd'hui que
ce conseil ne fut aussi politique qu'il était digne, aussi habile qu'il
était honorable? Mais si c'est une gloire pour l'Angleterre de s'être
de bonne heure préoccupée des masses populaires, c'en est une
pour Smith de compter parmi ceux qui, les premiers et le plus sou-
vent, ont eu ces nobles préoccupations.
Ce qui suit dans Smith sur la population est loin de pouvoir
satisfaire ceux qui ont lu Malthus. Il reste là sous l'empire des
fausses opinions de son temps, et, sans tenir compte des fâcheux ef-
fets ÛQS poor-laws, dont il s'occupe cependant, de même qu'en ou-
l'I) Voir \ix Richesse des nations^ liv. I, cli, 8.
102 JOURNAL DES ECONOMISTES.
])liant rirlande, dès lors si peuplée et si misérable, il écrit que la
marque la plus décisive de la prospérité d'un pays est l'augmenta-
tion du nombre de ses habitants. Ce n'en est pas moins en cette
dissertation, à peine scientifique, qu'on trouve des observations
telles que celle-ci, que les faits ont depuis si complètement justi-
fiées : « Je crois que, en quelque métier que ce soit, on trouvera
que celui qui travaille avec assez de modération pour être en état
de travailler constamment, non-seulement conserve le plus long-
temps sa santé, mais encore est celui qui, dans le cours d'une
année, fournit la plus grande quantité d'ouvrage ; » ou que
cette autre : « L'expérience de tous les temps et de tous les pays
s'accorde, je crois, pour démontrer que l'ouvrage fait par des
mains libres revient définitivement à meilleur compte que celui
qui est fait par des esclaves. C'est ce qui se voit même à Boston, à
New-York et à Philadelphie, ou les salaires du travail le plus
simple sont si élevés. »
Smith revient au salaire après avoir traité du profit, en marquant
les similitudes ou les différences de ces deux sortes de revenu. Il
expose avec grand soin, en cette comparaison, les causes particu-
lières qui l'affectent : l'instruction que réclame les travaux qu'il
solde ou l'ignorance dont ils s'accommodent, l'incertitude ou la sé-
curité qu'ils présentent, les chances heureuses ou regrettables qu'ils
imposent, la dignité ou le dédain qui les entourent. Quelle dis-
tance, en effet, sépare la paye du simple journalier de celle de l'a-
vocat ou de l'acteur! Mais encore ici, comment ne pas le remar-
quer? apparaît, et apparaît uniquement la loi générale des prix :
le rapport de l'offre à la demande. Moins un travail exige de sa-
voir ou d'adresse, moins il impose de dangers et présente d'obs-
tacles, plus le nombre des personnes qui s'y livrent est considérable,
et par suite moins elles sont rétribuées. On pourrait se convaincre
de cette vérité à la lecture môme de Smith, lorsqu'il montre, comme
une remarquable singularité, que les salaires des matelots, grâce à
l'attrait qu'ils trouvent à leur état, ne se proportionnent pas aux
maux qui les attendent. Cette vie pleine d'aventures et de périls,
loin de décourager les jeunes gens .élevés au spectacle des flots,
les attire au contraire. Malgré les souvenirs qui les entourent, ils
se hâtent de quitter les plages et de courir aux écaeils. Mais il n'en
est pas de même des risques ou le courage et l'adresse ne peuvent
rien: « dans les métiers qui nous sont connus pour être très-mal
ETUDES SUR LES SYSTÈMES D'ÉC01N0I\11E POLITIQUE. 193
sains, les salaires du travail sont trcs-élcvés. » Dans le premier cas,
beaucoup de personnes s'olFrent; dans le second, il y a peu de
conçu rnMits.
Pour les prolits, comme pour les salaires, Smith n'a pas as-
sez considéré la loi générale qui les régit. Il se contente de
dire que la hausse et la baisse qui les affectent dépendent des
mêmes causes que toute autre hausse et toute autre baisse, c'est-à-
dire de l'état croissant ou décroissant de la richesse nationale. Mais
aussitôt que de remarques importantes et justes! Qu'il importerait
aux adversaires du capital de lire ce chapitre, s'ils lisaient quelque
chose! Ils font un crime k la concurrence de favoriser l'accumu-
lation des capitaux, comme si les capitaux n'étalent pas de nou-
velles ressources offertes à l'industrie, comme s'ils n'ouvraient pas
toujours de nouvelles voies à la production, en réalisant et la hausse
des salaires et la baisse des profits, puisqu'ils accroissent la de-
mande des ouvriers et multiplient l'offre des entrepreneurs. Ne
proviennent-ils pas tout ensemble des plus louables sentiments,
des coutumes les plus respectables : la prévoyance, l'épargne, le
sacrifice du présent à l'avenir? Les peuples seraient-ils réellement
plus heureux, si chacun dépensait plus qu'il ne gagne, ou si tout
était disposé pour que la distance qui sépare les diverses classes
ne dût jamais se restreindre? Dire d'un régime industriel qu'il
protège l'accumulation des capitaux, c'est dire qu'il ne cesse, et
par la production, et par la distribution de la richesse, d'aider les
masses ouvrières à monter, dignes et respectées, les successifs de-
grés de l'échelle sociale. Le capital, c'est le legs du passé au
présent, pour la grandeur de l'avenir; son accumulation, c'est
l'image la plus vraie du progrès dans les sphères matérielles.
Puisque nul territoire ne saurait offrir une propriété à ses divers
habitants, qu'il est heureux, le dois-je répéter? et la question
vaut bien que je m'y arrête, que la richesse mobilière, progressive
comme nos connaissances, infinie comme nos succès, en puisse à
tous faire espérer une ! Comment se lamenter de ce que l'Angleterre
a engagé 8 milliards et demi, l'Amérique 4 milliards, la France
3 milliards, dans la seule industrie des chemins de fer, grâce à
leur activité et à leur économie ? Ce qu'il sied de vanter, serait-ce
donc l'Espagne du xvi^ siècle pour ses dissipations, ou la Turquie
de nos jours pour son oisiveté? Dès ses premières pages au reste
Smith mettait en relief l'importance des capitaux. Le nombre des
2® SÉRIE. T. xLvi. — IH mai 1865. j3
194 JOURNAL DES fiGONOMISTES.
travailleurs utiles et productifs, dit-il, dans son Introduction, est
partout, comme on le verra par la suite, en proportion de la quan-
tité du capital employé à les mettre en œuvre, et de la manière
particulière dont ce capital est employé.
Quand, au sujet des capitaux, on a combattu la concurrence, on
n'a pas non plus remarqué que la petite industrie, qu'on semble re-
gretter, subsfste très-nombreuse, se multiplie même sans cesse au-
près des vastes usines, bien que ces dernières sachent économiser
plus de frais d'administration, employer plus de machines et pous-
ser plus loin la division du travail. On aurait aussi dû se rendre
compte que pour les grandes manufactures, comme pour les grands
comptoirs, il se trouve une infinité de surveillants, de contre-
maîtres, d'entrepositaires, de commis, de correspondants. Consi-
dérez les artisans des campagnes, examinez les ménages employés,
aux environs ou dans les faubourgs des villes, aux travaux des
fabriques, et vous vous convaincrez bientôt encore que les mo-
destes entrepreneurs, ou que le travail en famille, pour s'être déplacé
quelquefois, n'a, pas disparu. Il est rare que les soieries de Lyon se
tissent dans de vastes ateliers, et lorsqu'on parcourt les rues de
Birmingham, on voit partout écrits ces mots : A room with power to
let, « chambre à louer avec une partie de force. » La récente décou-
verte de la puissance motrice du gaz sera certainement très-favorable
à la petite industrie. D'immenses manufactures se sont créées, c'est
vrai; mais il ne l'est pas que les petits ateliers aient été détruits ou
que les classes moyennes n'existent plus. Quelle est aussi bien
l'origine de la plupart des riches fabricants, des commerçants opu-
lents ou des plus importants propriétaires eux-mêmes, qu'on ne
cesse de citer en semblant reprocher au travail d'engendrer la
richesse, si ce n'est une origine très-plébéienne, très-voisine sou-
vent du besoin ?
Les vastes entreprises, qui ne succèdent aux petites, au sein du
libre débat de l'offre et de la demande, que parce qu'elles servent
mieux les intérêts de la production et de la consommation, ne résul-
tent-elles pas surtout d'ailleurs de l'association des fortunes les plus
différentes et souvent aussi les plus restreintes? Ces grandes compa-
gnies de chemin de fer, de navigation, de banque, que nous voyons
se former de toutes parts, n'unissent-elles pas à l'industrie d'innom-
brables personnes de médiocre aisance, qui, sans elles, y seraient
demeurées étrangères? Avec la liberté, tout s'ordonne et s'accomplit
ÉTUDKS SUR LES SYSTÈMES D'I-GONOMIE POLITIQUE. 195
pour lo commun avantage de la société. Les petits, les moyens, les
grands ateliers subsistent, naissent, se ferment selon que leurs pro-
duits sont nécessaires ou inutiles, et la petite industrie disparût-
elle, (jue les petits industriels se multiplieraient encore, en puisant
dans l'association des vues plus hautes, des désirs plus nobles, des
garanties mieux assurées. Ce qu'il faut blâmer, ce sont les privilè-
ges et les monopoles, comme ceux des anciennes compagnies de
commerce, ou comme ceux des banques présentes, auxriuelles on a,
d'une main si imprévoyante, livré le sort du crédit (1). Mais la con-
currence n'a rien à voira cela; elle en est l'absolue condamna-
tion. Dans sa constante équité et sa pleine fécondité, elle reconnaît
tous les droits, satisfait tous les intérêts, sollicite tous les perfection-
nements, récompense tous les mérites.
Quant au mot de féodalité industrielle, prononcé par des hommes
justement célèbres cependant, par quelques économistes môme, au
sujet de l'accumulation des capitaux, il est vide de sens. Aucune des
conditions nécessaires à l'établissement d'une féodalité, ni les immu-
nités législatives, ni les opinions aristocratiques, ni l'immobilité
des positions, ne se rencontrent chez un peuple largement adonné
au travail. Les besoins de l'industrie y forcent chaque jour, au con-
traire, à briser les entraves qui gênent les mouvements des per-
sonnes et de la richesse, à laquelle revient, dès qu'elle prend de
vastes proportions, toute véritable considération, toute réelle im-
portance. Comment retrouver alors quelque vestige du moyen âge,
quelque reste de servage, si ce n'est à l'état de ruine ? Lorsqu'en
attaquant la présente constitution de l'industrie, Chateaubriand et
Tocqueville la blâmaient comme une oppression féodale, comme la
dernière injustice de la richesse, ils ignoraient ce que vaut la concur-
rence, non moins que ce que peut maintenant l'ouvrier et ce qu'est
le salair.e. Ils auraient en outre dû savoir qu'il n'est pas une dé-
mocratie qui n'ait pour origine le travail manufacturier ou com-
mercial.
Adam Smith est loin d'avoir autorisé uue pareille méprise. Placé
(l) En constituant nos grandes compagnies de clieniins de fer, on
aurait aussi dû se souvenir qu'avant la fusion des chemins de Londres
à Birmingham, du Grand-junction et de Liverpool à Manchester, cha-
cune de ces compagnies donnait 10 0/0 à ses actionnaires, et que la
grande compagnie qui possède le réseau entier donne à peine 5 0/0.
n)6 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
au milieu des corps de métiers et des règlements de fabrication, il
s'explique môme très-nettement sur les bienfaits des franchises in- "
dustrielles, ainsi que sur cette détestable organisation du travail,
quoique dès lors les habiles commentaires du décret d'Elisabeth sur
les apprentis, en eussent détruit, dans son pays, les plus fâcheuses
rigueurs. Mais en cela non plus, on ne lui saurait reconnaître le
mérite d'une découverte; il suit dignement la route déjà par-
courue par les physiocrates ; il ne l'ouvre ni ne la prolonge.
Dans ce travail d'examen attentif, de soigneuse critique, où
trouver aussi quelque large aperçu historique sur le mouvement
industriel et populaire des xiii'^, xiv'^ et xv^ siècles, qui, dans
toute l'Europe, a créé les communes, et qui reste le plus grand
fait des croisades à la renaissance et à la réforme? Où lire quel-
que passage qui rappelle même la grandeur et la beauté du préam-
bule de l'édit de ïurgot, qui, pour la première fois, affirmait en
France les droits sacrés du libre travail ? Smith n'invoque néan-
moins dans aucune autre partie de son ouvrage, comme il le fait ici,
les principes de la pleine équité, de l'éternelle justice, qui ne dépend
ni de l'opinion ni de la loi, mais qu'impose la nature, pour parler
ainsi que Cicéron. Il vaut la peine de s'arrêter à cette page, qui mal-
heureusement étonne presque dans la Richesse des nations, et qui se
devrait encore souvent citer, en présence des coupables et funestes
oppressions souffertes par l'industrie. « La plus sacrée et la plus
inviolable de toutes les propriétés est celle de son propre travail,
puisqu'elle est la source originaire de toutes les autres propriétés.
Le patrimoine du pauvre est dans sa force et dans l'adresse de ses
mains; et l'empêcher d'employer cette force et cette adresse de la
manière qu'il juge la plus convenable, tant qu'il ne porte de dom-
mage à personne, est une violation manifeste de cette propriété
primitive. C'est une usurpation criante sur la liberté légitime, tant
de l'ouvrier que de celui qui serait disposé à lui donner du travail :
c'est empêcher à la fois, l'un de travailler à ce qu'il juge à propos,
et l'autre d'employer qui bon lui semble. On peut bien en toute
sûreté s'en fier à la prudence de celui qui occupe un ouvrier, pour
juger si cet ouvrier mérite de l'emploi, puisqu'il y va assez de son
propre intérêt. Cette sollicitude qu'affecte le législateur, pour pré-
venir qu'on emploie des personnes incapables, est évidemment aussi
absurde qu'oppressive. » Ces paroles sont surtout remarquables, pla-
cées entre les lois des corps de métiers, partout alors existantes, et
liTUDES SUR LES SYSTÈMES D'ÊGO.NUMIE POLITIOUE. 197
les doctrines communistes qui, succédant à celles des rétbrmateuis
monarchiques de l'école de Fénelon, allaient prendre un si violent
essor sous les réformateurs populaires, à la suite de Rousseau et de
Mably. Que Smith d'ailleurs est loin ici des enseignements de la
sympathie t
On s'étonne, après un tel passage, qu'en voulant montrer les
avantages des villes sur les campagnes, il ait écrit : « Ce n'est pas
seulement aux corporations et à leurs règlements (ju'il faut attri-
buer la supériorité que l'industrie des villes a usurpée dans toute
l'Europe sur celle des campagnes, il y a encore d'autres règle-
ments qui la maintiennent: les droits élevés dont sont chargés
tous les produits de maimfacture étrangère et toutes les marchan-
dises importées par des marchands étrangers, tendent tous au
même but. Les lois des corporations mettent les habitants des villes
à même de hausser leurs prix, sans craindre d'être supplantés par
la libre concurrence de leurs concitoyens ; les autres règlements
les garantissent de celle de l'étranger. » Dieu merci, l'arbitraire
n'a pas de tels avantages sur la liberté. Les douanes nuisent
surtout à ceux qui les établissent, et, dès le siècle dernier, les
merveilleux progrès de l'industrie des villes non incorporées, en
Angleterre, comme en France, la prospérité du faubourg Saint-
Antoine ou des galeries du Louvre, dès qu'ils furent affranchis,
révélaient suffisamment les dommages des corps de métiers, enserrés
dans leurs règlements surannés, dans leurs odieux privilèges. Si les
campagnes étaient plus pauvres que les villes, c'est qu'elles étaient
plus opprimées encore, et qu'il s'y rencontrait moins de sécurité.
Relisez Vauban et Boisguilbert, étudiez les anciennes taxes, sou-
venez-vous des anciennes perceptions, et vous apercevrez aisément
les véritables causes de la misère des populations rurales. Sïnith
remarque, au reste, que la supériorité des villes s'était de son vivant
beaucoup affaiblie dans sa patrie. Nulle autre part, en effet, on
aurait alors trouvé, sous des garanties générales aussi larges, d'aussi
précieuses faveurs pour les campagnes. La grande Charte ne stipu-
lait-elle pas déjà des droits considérables à leur proht? Et si d'au-
tres lois, comme Venclosure-act de Henri III, par exemple (1), sont
loin de paraître publiées en des vues populaires, dans quelle autre
(1) Il distribuait les communaux aux personnes qui les feraient en-
clore et Gulliver.
198 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
contrée cepeiidaiit en trouverait -on de semblables à la même
époque ?
Jamais aussi bien le goût des champs n'a disparu de l'Angleterre.
Dryden, dès avant Smith, avait écrit sa touchante élégie sur le
cimetière de village, que Fox, retiré dans son domaine chéri de
Saint-An's-hill, devait quelques années après lui se faire reUre à
son lit de mort. Quel trait heureux et digne du caractère britan-
nique que celui qui, dès ce temps aussi, faisait que Warrenhastings,
au milieu de toutes les magnificences de l'Orient et au faîte de la
puissance, ne cessait de penser à racheter la terre de ses ancêtres,
comme lord Ghatam, au sein des triomphes enivrants du parle-
ment, ou dans la sombre chambre de l'auberge de Mariborough,
songeait à recouvrer son héritage de Hayes ! Quelle autre littéra-
ture, sincère expression toujours des sentiments publics, présente-
rait une réunion d'écrits semblables à ceux de V École des lacs ?
Après avoir étudié le salaire et le profit, Adam Smith s'occupe de
la rente, ce sujet qu'ont tant de fois traité les physiocrates, et qui
lui fournit l'un de ses plus remarquables chapitres . Ses conclu-
sions, beaucoup plus exactes que celles de Quesnay, le sont aussi
beaucoup plus que celles deRicardo. Il émet une doctrine toute nou-
velle, et la discute avec une richesse d'aperçus, une abondance de
renseignements, une justesse et une hnesse d'observations qu'on ne
se lasse pas d'admirer. Sur ces flots où tant d'autres avaient sombré,
et qui devaient encore causer tant de naufrages, il vogue comme
s'ils ne recouvraient nul écueil, en gagnant heureusement la plage
qui les termine. C'est bien à la lecture de ce beau travail qu'on peut
redire le vers du poëte :
Edida doctrina sapientium templa serena. '
La rente est pour Smith le revenu non-seulement de la terre, mais
de chaque élément naturel approprié à la production, approprié
du moins à la production agricole (1). Tout sol cultivé en rapporte
une, à sort avis, jusqu'à la falaise où necroîtquelevarrech, jusqu'au
rocher « où ne se récolte que le kelp; « car ils ne se céderaient point
sans fermage. « Le possesseur d'un domaine borné par un rivage où
naît cette espèce de salicorne en exige une rente, tout aussi bien que
(1) Je reviendrai sur la doctrine de Smith dans mon travail sur
Ricardo.
ÉTUDKS SUK LES SYSTÈiVlliS D'ÉCUNOMIE POLITIQUE. 199
(le ses terres ii blé. » Je n'ai pas besoin d'iiidiqucr ce (ju'il y a là
de contraire à la doctrine de Uicardo, comme aux erreurs où sont
tombés, depuis lui, Carrey etBastiat, en refusant d'admettre qu'au-
cune part de nos revenus provienne des éléments ([ue la création
met à notre disposition et que nous utilisons en vue de nos besoins.
Car ces derniers écrivains semblent avoir pour cette sorte de prolit
riiorreur que ressentaient autrefois les canonistes pour l'intérêt de
l'argent, quand ils n'excommuniaient pas les débiteurs en retard,
comme ce célèbre Guillaume de Roussillon, sire d'Alaman, sous le
duc Amédée YIll, ou lorsque Rome ne mettait pas en interdit
toute la ville de Sienne, parce qu'une de ses compagnies de
finances ne lui payait pas les 80,000 florins qu'elle lui devait (1).
Smith a même mille fois raison, oublieux des passages où il tient
que les richesses résultent seulement du travail, de remarquer que
le fermage de la terre, toujours bornée, tandis que les populations
ne cessent de se développer, constitue un prix de monopole.
Cette question porte vraiment bonheur à Smith. Malgré ce qu'il
écrivait aussi précédemment, il y devance Maltlms. « Les hommes
comme toutes les autres espèces danimaux, dit-il, se multipliant
naturellement en proportion des aliments, les denrées alimentaires
sont toujours plus ou moins demandées. » Il se livre tout à la fois
dans ce chapitre, à ses souvenirs classiques, qui ouvrent de char-
mantes éclaircies dans cette docte discussion, et qu'on regrette de
voir si rarement exprimés. S'il convient en effet de prouver avec
exactitude ses opinions, pourquoi ne pas convier à les partager le plus
de personnes possible, par l'attrait qu'on leur sait donner ? Le plus
grave écrivain ne perd rien à s'interrompre, comme fait ici Smith,
pour citer quelques passages de Cicéron, ou pour rappeler que
Caton recommandait le soin des prairies, et que Columelle trouvait
si chers les murs des jardins qu'il engageait à n'en pas construire.
Je signalerai à peine la discussion de Smith, qu'il nomme lui-
môme une digression, sur les variations subies par la valeur du
numéraire pendant les quatre derniers siècles. Les ouvrages de
Jacob et de lord Liverpool en Angleterre, de Humboldt en Alle-
magne, de M. Michel Chevalier en France, ont laissé loin derrière
eux ce travail, intéressant néanmoins à consulter. Une erreur scien-
tifique doit toutefois y être relevée. Appuyé sur les écrits de Fleet-
ii] Voy. Cibrario, Économie jjolitique du moyeu âge. liv. lil ch, j.
1^00 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
wood et de Dupré de Saint-Maur, Smith constate fort justement la
régularité du cours du blé, mais il l'y prend à tort, ou semble à tort,
du moins, l'y prendre pour un étalon, une mesure de valeur^ ainsi
que le devait faire J.-B. Say. Buclianan dit bien dans la note qu'il
joint à ce passage : le prix du blé ne règle pas le prix en argent de
tous les autres produits bruts de la terre; il ne règle ni le prix des
métaux, ni celui de beaucoup d'autres matières premières; et
comme il ne règle pas le prix du travail , il ne règle pas non plus
celui des objets manufacturés.
On ne trouverait du reste dans aucune page de la Richesse des
nations^ le dois-je observer ? que la fortune des États dépend des
métaux précieux qu'ils détiennent. L'erreur mercantile n'était plus
à réfuter depuis les physiocrates ; ces métaux ne conservent même
pas dans Smith toute l'importance qui leur revient. « L'argent,
assure-t-il, cette grande roue de la circulation, ce grand instru-
ment du commerce, tel que tous les autres instruments de l'in-
dustrie, quoiqu'il compose une partie, et une partie très-précieuse
du capital de la société à laquelle il appartient, n'entre pour rien
absolument dans son revenu. » C'est une profonde erreur. Dès que
le numéraire prend le caractère de capital, il devient l'un des in-
struments de la production et contribue au revenu social, ainsi que
chaque autre instrument, chaque autre agent de l'industrie. Com-
ment donc le capital circulant, de quelque élément qu'il se com-
pose, ne créerait-il pas des profits de même sorte que le capital fixe?
Les métaux précieux tenus, par crainte on par excès, en dehors des
courants de la circulation, inutilement enfouis dans des coffres ou
soigneusement cachés dans la terre, sont les seuls stériles.
Smith serait resté plus vrai, s'il s'était contenté de remarquer
que « l'Espagne et le Portugal, qui possèdent les mines, sont peut-
être, après la Pologne, les deux plus pauvres pays d'Europe, » ou
s'il avait seulement rappelé, comme simple opposition toutefois, le
mot de Charles-Quint : « Tout abonde en France et tout manque en
Espagne. » Car la France était alors singulièrement pauvre elle-
même; Smith n'avait que trop raison de l'écrire ailleurs, en notant
notre dénùment : « Excepté dans les contrées les plus florissantes,
et dans lesquelles le travail est le plus libéralement récompensé, la
viande de boucherie n'est qu'une bien faible partie de la subsis-
tance de l'ouvrier; la volaille en est encore une bien moindre, et
le gibier n'y entre pour rien. En France, et même en Ecosse, où le-
I':TUDKS sur les SYSTKMIlS D'IlCoNOMIK iMjI.lTIOL'K. 21)1
travail est un peu mieux n'tribué ((u'en France, Touvrier pauvre
ne manche ij^uère de viande que les jours de t'êtes et dans quelques
circonstances extraordinaires (1). » Que nous étions loin, on le voit,
des 1.500,000 bœuls ou vaches, des 2,700,000 veaux, des 6 mil-
lions de moutons et des 4 millions de porcs, auxquels on estime
aujourd'hui notre consommation annuelle!
Aux yeux de Smith, la plaie véritable de l'Espagne c'était son
gouvernement, et ni l'oisiveté luxueuse (jue lui valurent les mines
d'Amérique, ni la coupable expulsion des Maures, sa plus active
population, n'ont autant, en ell'et, contribué à son dénûment que
ses lois politiques et civiles, et son administration. C'est ce qu'ont
bien remarqué, depuis Smith, Rossi et Mill, Roscher et M. Michel
Chevalier. Si le système féodal a été aboli en Espagne et en Por-
tugal, lit-on dans la Richesse des nations, il y a été remplacé par
un système qui ne vaut guère mieux. Il valait même infiniment
moins; car, au sein du désordre féodal, l'homme pouvait encore
croire à sa noblesse, développer son esprit, se confier jusqu'à cer-
tain point à ses forces, et que pouvait-il en face du dur despotisme
de Charles-Quint ou de ses successeurs, et des abominables cruau-
tés de l'inquisition ecclésiastique ? Il n'est aucune exagération à le
dire, ce despotisme et ces cruautés sonnaient pour l'Espagne le
glas de toute grandeur et de toute espérance. Dans la carrière
industrielle aussi, l'homme apparaît en première ligne; n'est-ce pas
le capital par excellence, l'agent incomparable des labeurs et des
épargnes, du travail et de la prévoyance? Quand l'ignorance et
l'oppression lui retirent sa valeur, n'attendez plus partout que la
misère ; elle est inévitable : Le dieu de l'industrie que César re-
trouvait en Gaule appelait près de ses autels l'intelligence et l'hon-
neur (2). Mais, si je m'arrête à cette pensée de Smith, c'est surtout
pour montrer ses sentiments libéraux , qu'il exprime rarement ,
quoiqu'il ne les trahisse jamais. Quant à ses opinions populaires, il
les manifeste souvent, au contraire. Lorsqu'il parle de bien-être, de
richesse, de progrès, d'instruction, c'est toujours aux masses des
populations qu'il pense, restant en cela fidèle aux traditions de
Quesnay et de Turgot. Et, chose remarquable, lorsque quelques-uns
(-1) Voir la Richesse des nations, liv. 1er, ch. 11.
(2) César ne dit pas le nom du dieu gaulois de l'industrie, du com-
merce et des chemins donl il parle ; il l'assimile à Mercure.
202 JOUKNAL DES ÉCONOMISTES.
de ses disciples le contredisent sur certains points, il est rare qu'ils
n'invoquent eux-mêmes l'intérêt commun de la production et de
la société, qu'ils ne demeurent, jusqu'en servant parfois les intérêts
des patriciens, les avocats dévoués du peuple. Qu'on lise Mac Cul-
loch, par exemple, l'économiste anglais qui partage le plus peut-être
les préjugés aristocratiques de ses compatriotes, et l'on s'en con-
vaincra facilement. C'est que T'économie politique est une science
toute plébéienne, elle ne saurait ne pas l'être; quelques injures que
lui adressent les tribuns ou les flatteurs des masses populaires, elles
lui doivent et lui devront toujours leur plus entière reconnaissance.
Qu'il est surtout digne d'attention qu'au milieu du xviii* siècle,
Adam Smith ait autant loué la division des propriétés et l'égalité
des partages, ces premiers principes, ces bases assurées des socié-
tés démocratiques. Il arrive rarement, dit-il (1) en critiquant les
lois de primogéniture et de substitution de sa patrie, qu'un grand
propriétaire soit un grand faiseur d'améliorations. Et ailleurs : un
petit propriétaire qui connaît tous les recoins de son petit terri-
toire, qui les surveille tous avec cette attention soigneuse qu'inspire
la propriété, et surtout une petite propriété, et qui, pour cette
raison, se plaît non-seulement à la cultiver, mais à l'embellir, est
en général, de tous ceux qui font valoir, celui qui apporte le plus
d'industrie et le plus d'intelligence, et aussi celui qui y réussit le
mieux (2). Smith se rappelait sans doute nos petits héritages de la
Flandre ou des rives de la Garonne qu'd avait traversés, et qui
forçaient Arthur Young lui-même à Tadmiration. Qu'il se rend
bien compte tout ensemble, malgré le spirituel mot de Johnston :
le droit d'aînesse ne fait qu'un sot par famille, que « rien ne peut
être plus contraire aux vrais intérêts d'une nombreuse famille qu'un
droit qui, pour enrichir un des enfants, réduit tous les autres à la
misère. » Ce qu'il souhaite, en ce temps où ne rien faire était entre
toutes la chose estimée, c'est une société où l'homme désœuvré
devienne aussi ridicale qu'un bourgeois dans un camp ou dans
une garnison (3).
Il se livre, dans une autre partie de son ouvrage, emporté par le
même courant d'idées, à une fort curieuse dissertation sur la féoda-
(1) Voir la Richesse des nations, iiv. III, ch. 11*
(2) Idem., Iiv. III, ch. 4; Iiv. Y, ch. 11, et plusieurs autres passages.
(3) Yoir la Richesse des nations, hv. \^^, ch. 9.
li
É'IUDES SUR LES SYSTÈMES D'ÉCONOMIE POLITIQUE. 203
lité, que plus d'un publiciste ferait bien de relire. Eu rabaissant de
façon singulière les classes patriciennes d'Angleterre, il condamne
sans pitié cette monstrueuse organisation de misère et d'arbitraire,
d'extrême abaissement et d'excessive domination. « Je ne puis
m'empi'cher de faire une observation qui est peut-être hors de mon
sujet, ('crit-il avec une singulière justesse de pensée, c'esl qu'il est
très-rare de trouver, dans les pays commerçants, de très-anciennes
familles (jui aient possédé de père en fils, pendant un grand nom-
bre de générations, un domaine considérable. Il n'y a, au contraire,
rien de plus commun dans les pays qui ont peu de commerce, tel
que le pays de Galles ou les montagnes d'Ecosse (1). » Pour qu'une
aristocratie subsiste, il lui semble presque nécessaire qu'elle ne
rencontre autour d'elle que le dénûment et l'oisiveté. Et cette ob-
servation, si préférable à toutes les déclamations de Rousseau ou
de Mably, d'Hobbes ou de Godwin, ne se peut lire en ce moment,
sans rappeler un curieux passage de l'enquête sur l'industrie de la
soie de M. Louis Reybaud, qui restera l'un des chefs-d'œuvre de la
littérature scientifique de ce temps-ci. M. Reybaud rapporte, on
s'en souvient, que, toutes les fois qu'd demandait, dans la cam-
pagne de Manchester, le nom des propriétaires des somptueuses
demeures qu'il apercevait, on lui nommait quelque enrichi da la
veille, en ajoutant souvent le nom aristocratique de leurs premiers
possesseurs.
Après avoir analysé les divers revenus de la société, le salaire,
le profit et la rente, Smith les envisage ensemble et montre avec
une rare profondeur et une grande élévation d'esprit leur entière
solidarité, cette belle loi économique qu'indiquait déjà Young, et
dont l'exposition devait faire la gloire de Bastiat. L'union de tous
les intérêts et de toutes les classes, au milieu de nos ignorances et
de nos discordes, était certainement la pensée pouvant le mieux
terminer la première partie de la Richesse des nations, qui seule
aurait suffi pour donner à la science ses bases véritables.
Gustave Du Puynode.
— La fin à un prochain numéro. —
(l)Idm., liv. m, ch. 4.
204 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
LES COLONIES FRANÇAISES
sous LOUIS XIV
D'APRÈS LES DOCUMENTS OFFICIELS
Les efforts patriotiques du cardinal de Richelieu pour donner à la
France une marine et des colonies dignes d'elle sont maintenant bien
connus (1). Absorbé par les turbulences de la Fronde et par les grandes
négociations diplomatiques qui ont illustré son nom, le cardinal Maza-
rin eut le tort de n'accorder qu'une attention distraite au commerce
intérieur et extérieur. Sous ce dernier rapport, cependant, Fouquet
avait eu quelques idées grandioses dont ses amis l'ont beaucoup loué ;
mais elles restèrent en germe, et ses dilapidations financières n'au-
raient pas permis d'y donner suite. Il faut arriver au moment où
Louis XIV prit la direction des affaires, sous l'inspiration habilement
voilée de Golbert, pour rencontrer les vrais commencements de l'établis-
sement colonial de la France et du système qui a présidé à ses dévelop-
pements. A l'époque où l'ancien intendant de Mazarin fut nommé mi-
nistre, une seule compagnie, celle de la Terre ferme d'Amérique, exis-
tait encore, mais de nom seulement. Un édit du 28 mai 1664 la réorga-
nisa sous le titre de Compagnies des Indes occidentales, avec faculté
exclusive de faire le commerce à Cayenne et sur toute la Terre ferme,
depuis la rivière des Amazones jusqu'à l'Orénoque, au Canada, dans
l'Acadie, à Terre-JNeuve et autres îles et terres fermes, depuis le nord
du Canada jusqu'cà la Virginie et la Floride, sans compter toute la côte
d'Afrique, du cap Vert au cap de Bonne-Espérance. La nouvelle com-
pagnie continuant une société déjà ancienne qui comptait de nombreux
intéressés et possédait un certain nombre de navires, Colbert se flattait
que, grâce à l'étendue des pays sur lesquels s'étendait son monopole,
elle serait bientôt en mesure de faire une concurrence heureuse aux
établissements anglais et hollandais.
(1) Voir à ce sujet Vadministration en France sous le ministère du car-
dinal de Riclielieii, par M. Gaillet; 2e édition, t. II, p. 87 et suiv. — Voir en
outre, dans notre précédent numéro, le début de l'étude de M. Malapert,
sur les Compagnies formées en France sous r ancien régime pour le commerce
lointain.
LES COLONIES FRANÇ/USES SOUS LOUIS XIV. 20.1
La Conipa};iiie des Indes orientales clait plus difficile à or[yaniser, car
déjà (rois essais avaient maminé. On procéda d'autorité. Des listes de
souscription, où le roi s'inscrivit pour ÎJ millions et le chancelier Sé{juier
pour 50,000 livres, furent ouvertes et présentées aux nienibres des par-
lements, aux p,rands fonctionnaires de Paris et des provinces, aux éclic-
vins et syndics des villes im[)ortantes. Le fonds social, fixé d'abord à
() millions, ayant éié trouvé insuffisant, fut élevé à 15 millions et divisé
en actions de 1,000 livres, payables par tiers. Les 3 millions du roi de-
vaient, le cas échéant, supporter les pertes pendant les dix premières
années. La Compagnie était autorisée à naviguer et négocier seule, pen-
dant cin(iuanteans,du cap de Bonne-Espérance aux Indes et mers orientales,
et dans toutes les mers du Sud. L'édit de concession lui donnait à perpé-
tuité, avec les droits de propriété, justice, seigneurie et souveraineté
absolue, toutes les terres qu'elle pourrait découvrir ou conquérir. Entre
autres avantages, l'État s'engageait à lui payer 50 livres par tonneau
pour les marchandises expédiées de France et moitié pour celles en re-
tour. Pour toutes charges, elle devait établir des églises à Madagascar et
dans tous les lieux de sa domination, y attacher à ses frais un nombre
suffisant d'ecclésiastiques, et y instituer des tribunaux où la justice serait
rendue gratuitement au nom du roi, en se conformant aux lois du
royaume et à la Coutume de Paris. Mais tant de faveurs, de monopoles
et de privilèges nuisirent au succès. Admirateur passionné de Richelieu,
Colbert l'avait copié jusque dans ses ftmtes. On conçoit que des compa-
gnies fortement soutenues fussent nécessaires pour contre-balancer la
puissance des compagnies rivales; était -il indispensable d'organiser
les colonies sur le plan de la métropole, d'y tarifer les salaires, par-
fois même les marchandises, d'en interdire le commerce aux particuliers
non autorisés et d'en défendre le séjour aux hérétiques? Des règlements
particuliers firent bien plus. On prohiba le mariage avec les indigènes
non converties; le blasphémateur en récidive fut puni de six heures de
carcan, et le duelliste, mort ou vif, fut pendu, ses biens confisqués au
profit de la compagnie.
On se figure le résultat de ces prescriptions. Les mécomptes ne se
firent pas attendre; on les attribua d'abord aux difficultés naturelles des
commencements. La compagnie des Indes orientales étant celle qui avai^
nécessité le plus de sacrifices et devant lutter contre la plus prospère
des compagnies hollandaises, c'est de ce côté que Colbert dirigea les
principaux efforts. Ses instructions portaient qu'il fallait, avant toutes
choses, respecter les propriétés et les femmes des naturels^ les traiter
eux-mêmes avec douceur en se gardant bien de les réduire à l'état d'es-
claves, quelques griefs que l'on eût contre eux; et, si Ton était obligé
de leur faire la guerre, ne pas les attaquer isolément, ni sans la permis-
sion du gouverneur. Malheureusement celui-ci, sur lequel on s'était
200 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
fait compIétemenL illusion, n'avait aucune des qualités nécessaires pour
foncier si loin de la France une société nouvelle avec les éléments mis à
sa disposition. Cinq ans après l'édit de concession, le 8 mars 1669, Col-
bert énumérait les fautes qui avaient compromis la colonisation. « Ces
fautes, disait-il, sont ,n^randes, considérables, et vont à la ruine entière
de laCompa(ifnie; mais, ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que l'on a
peine à démêler les coupables d'avec les innocents. » Suivant lui, la lon-
jyueur de la traversée, le {}aspilla[}e des vivres, et, par suite, l'arrivée à
Madag^ascar de 1,800 hommes m.alades et manquant de tout, avaient été
funestes; mais d'autres circonstances, purement volontaires, avaient
aggravé le mal : telles étaient les augmentations arbitraires des gages
des officiers, les expéditions contre les naturels avec partage du butin
entre les coureurs des bois, le gouverneur et la Compagnie. La conclu-
sion était que le marquis de Mondevergue avait exercé son autorité d'une
manière tyrannique en réduisant les directeurs au silence, et commis,
par avarice, des violences inexcusables. Quelles ne devaient pas être,
avec de tels instruments et à de semblables distances qui s'accroissaient
de la rareté des expéditions, les difficultés de l'administration coloniale.^
Pour les atténuer, Colbert recommandait surtout aux gouverneurs, chefs
d'escadre, intendants, directeurs, la tolérance, l'union, la concorde. « II
faut, disait-il, pour conduire une entreprise d'un si grand poids, beau-
coup de sagesse, de modération et de patience; et pour faire en sorte que
ces bonnes qualités passent dans les esprits de tous ceux qui sont et se-
ront à l'avenir dans les Indes, il est nécessaire de les établir fortement
dans l'esprit de tous les directeurs de Paris, et même de souffrir beau-
coup de fautes et de mauvaise conduite dans ces commencement^...
Outre ces bonnes qualités, il faut employer tous les moyens possibles
pour maintenir l'union et la véritable subordination dans tous les sujets
qui serviront à ce grand commerce, d'autant que, sans ces deux points,
toutes les autres bonnes qualités sont inutiles. » Une autre fois (le 6 sep-
tembre 1673), il écrivait h un des directeurs : « Le plus sage est celui
qui préfère la satisfaction du roi et le succès de l'affaire à tout ce qui
peut être de ses intérêts ou ressentiments particuliers... Et quoique je
ne doute pas que votre expérience et le souvenir de tout ce que nous
avons dit sur ce sujet ne vous ait fait prendre la résolution de compatir
aux défauts des autres pour vous remettre tous dans une parfaite union,
je ne laisse pas de vous conjurer encore de le faire si vous ne l'avez pas
fait, ou d'augmenter votre douceur, votre honnêteté et votre patience
pour faire cesser une fois pour toutes ces divisions, qui ne font autre
chose que de priver le roi et le public, dont vous avez en main la satis-
faction et les avantages, de la force de vos esprits pour en employer la
plus grande partie à ces petites dissensions. »
De nombreuses lettres, des instructions multipliées et importnnîes
LES COLONIES FRANÇAISES SOUS LOUIS XIV. 207
écrites de la m;u'n diiniinislre altestciU l'intérêt qu'il portait aux proférés
des colonies. La Coiiipan,n!e des Indes orientales lui tenait surtout à
cœur. C'était, écrivait-il nh plus grande et difficile entreprise que le
roi eût formée depuis qu'il avait commencé à [gouverner lui-même,
et celle dont le succès serait le plus glorieux et le plus avantageux à
son royaume.» La correspondance qui s'y rattache est parliculière-
ment active de \CC)\ à 1672. A partir de ce moment, les lettres de-
viennent moins fréquentes, d'un moindre intérêt, et Ton y voit souvent
exprimé le regret de ne pouvoir envoyer l'argent, les vaisseaux et les
hommes (|ue la situation réclamerait; mais la guerre et les dépenses
qu'elle entraîne s'y opposent. Une instruction du 4 décembre 1669 con-
state la division des chefs, les querelles, les jalousies privées, cause
incessante de désordres, et recommande à un nouveau gouverneur
d'agir de concert avec les directeurs, alors même qu'ils seraient dans
Terreur. Veut-on avoir une idée des misères que les premiers colons
avaient endurées? «Si les François, disait Colbert, ne peuvent se ga-
rantir de la faim que par la guerre, il ûiut la faire, étant préférable de
mourir les armes à la main, que de faim et de misère. » Il fallait aussi
s'agrandir de Sumatra, dont la situation, préférable k celle de Batavia,
faciliterait à la Compagnie le commerce des épiceries, celui de l'Inde,
de la Chine et du Japon. Enfin, le ministre prêchait de nouveau la con-
corde, la modération, la patience, l'oubli des ressentiments person-
nels; il sig^nalait l'importance exceptionnelle de l'île Sainte-Hélène et
d'une station quelconque le plus près possible du cap de Bonne-Espé-
rance, indiquait les points où il fallait chercher à s'étendre, et traçait
la conduite à suivre avec les gens du pays.
Si jamais compagnie se trouva placée dans des conditions oij tout
semblait présager le succès, c'est assurément celle des Indes occi-
den'ales, telle que l'avait reconstituée Colbert. Monopolisant le com-
merce dans la plus grande partie des Antilles et dans les établissements
d'Afrique, propriétaire absolue et souveraine de tout le pays oh s'exer-
çait son privi'ége, graîifiée de primes considérables pour tout ce qu'elle
exportait ou importait, on devait croire qu'elle dépasserait les espé-
rances de ses fondateurs. C'est le contraire qui eut lieu, et de nouveaux
déboires ne lardèrent pas à s'ajouter aux anciens. Une cause générale,
la prétention de plier les colonies aux lois et règ^lements de la métro-
pole, contribua, sans doute, comme cela était arrivé pour la Compagnie
des Indes orientales, à l'insuccès des opérations. Il faut en ajouter un
autre, l'interdiction formelle, absolue, de commercer avec les étran-
gers, interdiction commune aux deux compag^nies, mais qui, si l'on en
juge par le nombre et l'importance des prescriptions, dut jouer un plus
[yrand rôle aux îles d'Amérique.
Qu'une pareille défense fût de nature à favoriser les intérêts de la com-
208 JOURNAL DES ÉCONOMISTES. ,
pafîiiie concessionuairc, c'est ce qui n'était pas même révoqué en doute.
Aussi le gouvernement qui, dès 1070, à la suite de réclamations qui s'é-
taient produites, avait accordé à quelques particuliers la permission de
commercer avec les îles, maintint expressément l'interdiction à l'égard
des étrangers, et elle a été, pendant près de deux siècles, la pierre fon-
damentale du système colonial. Seul, le gouverneur des îles d'Amérique,
dont il estimait pourtant les services, contraria sur ce point ses idées. Su-
bordonnant l'intérêt des compagnies à celui des colonies, il pensa et osa
dire que la prospérité de celles-ci était attachée à la liberté que revendi-
quaient les étrangers. Rien ne s'éloignait plus des vues du secrétaire
d'État de lamarine quelaparticipation de ces derniers au commerce des
îles. Aussi écrivit-il «que M. de Baasconnivoit trop avec lesétrangers, et
qu'il leur pardonnoit trop facilement.» Il persévéra donc dans son
système, qui était d'ailleurs celui de toutes les grandes puissances, et
trouvant sans doute que les gouverneurs n'exécutaient pas ses ordres
assez sévèrement, il leur enjoignit cent fois dans les termes les plus
forts d'empêcher, à tout prix, les étrangers d'aborder aux îles, avec
ordre de s'emparer de leurs navires, de les faire condamner, et, s'il
s'en trouvait qui cherchassent h débarquer des marchandises de force
ou par ruse, de les détruire impitoyablement; injonctions malheureuses
qui ne sauvèrent même pas la Compagnie occidentale, dont les actions
allaient sans cesse en déclinant.
Engagé dans cette voie, et croyant n'avoir jamais fait assez, on ne
s'arrêta plus. Sur l'ordre de la métropole, l'administration locale fixa
le prix des objets de consommation. Au mois de septembre 1668, Col-
bert ordonna au gouverneur de tarifer marchandises et vivres indi-
stinctement, ceux de France comme ceux des îles, et de maintenir
l'échange primitif, denrées contre denrées, «sans souffrir que le trafic
des habitants se fît avec de l'argent.» A la vérité, il se ravisa bientôt,
et «considérant, disait-il, combien cet usage étoit contraire au com-
merce,» il permit les ventes de gré à gré. Un autre problème, celui de
la circulation des monnaies, se présenta; il prétendit le résoudre en dé-
fendant que le numéraire envoyé dans les îles en sortît. La compagnie
avait imaginé de mettre en régie la perception de l'impôt et des droits
de souveraineté qui lui étaient attribués; ill'en dissuada par le motif
qu'elle n'y trouverait pas son compte, et que, dans la métropole, les
régies étaient préjudiciables au roi. Suivant lui, les principaux habi-
tants des îles devaient affermer les droits de capitation et de pesage,
afin que les bénéfices restassent dans le pays. D'autres prescriptions,
qu'il faut noter, contrastent heureusement avec les précédentes. Tantôt
il recommande aux gouverneurs de tolérer les juifs, de ne pas se mon-
trer trop rigoureux dans l'application des peines, de faciliter le com-
merce par tous les moyens, d'engager les négociants à se contenter
LKS COLOiNlES FRANÇAISES SOUS LOUIS XIV. 200
d'im i;.uii modcsie et à vendre leurs marchandises à Tencun et prompte-
nienl, afin de les renonvcdcr plus sousen'; tantôt il leur repmciie de
trop intervenir dans les affaires, lenr enjoint de retirer les conces-
sions de terres non défrichées, montre que le peuplement des îles
ne dépend pas du roi, mais du puhlic, et invite avant toutes choses
les colons à fuir la procédure et les [^ens de robe, peste et fléau des
affaires.
Cependant, on n'était encore qu'en 1072, et déjà la Compagnie des
Indes occidentales était ruinée. Au moment de la liquidation, le roi lui-
même donna encore 1,300,000 livres, moyennant quoi il rentra en pos-
session des droits de souveraineté aliénés, et devint propriétaire de tous
les établissements fondés. Voilà où l'avaient menée l'interdiction du
commerce aux étrang^ers, la fixation des prix, le troc des denrées et la
défense de laisser sortir de la colonie l'arg'ent monnayé. Quant à celle
des Indes orientales, Colbert écrivait le 23 octobre 1671 , « qu'il étoit très-
fàché d'apprendre que la vente de ses marchandises ne se fît pas bien,
qu'il falloit avoir beaucoup de force pour résister au malheur de cette
compagnie; mais qu'on devoit néanmoins s'armer de fermeté et de
constance pour la soutenir jusqu'cà ce que son Commerce devînt plus
avantageux. » Or, ce commerce ne donna quelques bénéfices qu'environ
un siècle après, et sa prospérité, achetée par tant de sacrifices, fut, on
le sait, de bien courte durée.
Il
On a vu que la Nouvelle-France et l'ACvadie fi[îuraient dans l'édit de
concession des Indes occidentales; mais la compa^^^nie, à laquelle les
Antilles offraient un vaste champ d'opérations, ne fit jamais d'effort
sérieux pour s'étendre dans l'Amérique septentrionale. Grâce à cette
circonstance, la colonisation, c'est-à-dire l'objet le plus important, y
réussit mieux que partout ailleurs. D'après une lettre de Colbert à l'in-^
tendant du Canada, ce qui en avait le plus contrarié le développement,
c'était l'étendue excessive des lots, et, par suite, l'isolement des colons,
incapables de s'entre-secourir. Pour remédier à cet état de choses, le
roi avait rendu un édit portant qu'on ne pourrait plus défricher que de
proche en proche, avec défense de laisser, entre deux exploitations, des
terres inoccupées; mais l'édit était éludé, et Colbert en rappelait sou-
vent les dispositions. Ses instructions aux gouverneurs et aux intendants
du Canada embrassent tous les sujets. Dans un moment où l'esprit de
réfîlementation envahissait tout, on ju[]^e si les recommandations de-
vaient abonder. Il y en a sur les mariages, à l'occasion des filles expé-
diées avec ordre de les établir en quinze jours, sur les industries locales
qu'il faut développer, telles que mines de fer et de charbon, fonderies
de canons, fabriques de goudron et de potasse, sur l'éducation des petits
2* SKRTE. T. XI. Vf. — la mai 18G.H, 14
210 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Iroquois, les défrichemenls, les routes à ouvrir entre le Canada et l'Aca
die, les avantagées de la liberté du commerce à l'intérieur, etc. Le mou-
vement des affaires amenait parfois des explications intéressantes. Le
comte de Frontenac, (gouverneur et lieutenant-p,énéral, avait cru devoir,
à son arrivée au Canada, diviser les habitants en trois ordres pour leur
faire prêter serment de fidélité. Son projet n'eut pas l'approbation de
Colbert, qui lui fit, sous la date du 13 juin 1673, la curieuse confidence
qu'on va lire : « Il est bon que vous observiez que, comme vous devez
toujours suivre dans le (gouvernement et la conduite de ce pays-là, les
formes qui se pratiquent ici, et que nos rois ont estimé du bien de leur
service depuis lon(îtemps de ne point assembler les états (généraux de
leur royaume, pour peut-être anéantir insensiblement cette forme an-
cienne, vous ne devez aussi donner que très-rarement, et, pour mieux
dire, jamais, cette forme au corps des habitants dudit pays. Il faudra
même, avec un peu de temps, et lorsque la colonie sera plus forte qu'elle
ne l'est, supprimer insensiblement le syndic qui présente des requêtes
au nom de tous les habitants, étant bon que chacun parle pour soi et
personne pour tous. »
L'introduction de la Coutume de Paris dans les colonies ne pouvait
qu'amener de (graves embarras. Ils ne manquèrent pas de se faire sentir,
car, en 1675, le ministre recommandait à un nouvel intendant du Ca-
nada de rechercher «s'il n'étoit pas nécessaire d'y apporter quelque
chan(îement, eu é(!fard aux mœurs, m^^e et bien des habitants. » C'était
en effet la vraie direction ; mais que de temps pour la trouver, que de
difficultés pour la faire accepter ! Une des tendances des (gouverneurs
et des intendants était de trancher la plupart des liti(jes par voie admi-
nistrative et d'autorité ; Colbert leur enjoi(înait au contraire d'intervenir
le moins possible dans les questions contentieuses et de laisser ftiire les
ju(jes. Fallait-il, mal(îré les réclamations de Tévêque de- Pétrée, des
jésuites et des récollels, permettre la vente des spiritueux? Les mar-
chands, on le conçoit, étaient pour Taffirmative, et Colbert parta(yeait
leur avis. Cependant, la question, après avoir été lon(jtemps débattue
au Canada et à Paris, fut résolue dans le sens de l'interdiction par un
arrêt du Conseil, très-moral sans doute, mais qui avait l'inconvénient
de déplacer ce commerce au profit des An(îlais et des Hollandais, et qui
ne fut d'ailleurs jamais exécuté. D'accord sur la vente de l'eau-de-vie,
l'évêque, les jésuites, les récollets étaient sans cesse en lutte d'influence,
et Colbert avait fort à faire, soit pour maintenir la balance entre eux,
soit pour les empêcher de faire la loi aux intendants. « Sur le sujet de la
trop (grande autorité que l'évoque de Pétrée et les jésuites, ou pour
mieux dire ces derniers, sous le nom du premier, se donnent, ccnvait-
11 le lo mai 1669 au (i^ouverneur, lorsque le pays augmentera en habi-
tants, assurément l'autorité royale surmontera l'ecclésiastique et re-
LES COLONIES FRANÇAISES SOUS LOUIS XIV. 211
prendra la vt'rilahhî iHonduo qu'ollo doit avoir. En atlondanl, vous
pouvez toiijoars (Miipôchcr adroitiîmcnt, sans qu'il paraisse ni rupture
eulro vous, ni partialité de votre part, les trop [grandes cntrc])riscs
qu'ils pourraient faire. » S'opposer aux empiétements de la puissance
ecclésiastique, maintenir les jésuites par les récollets, telles sont les
recommandations qiii reviennent le plus souvent dans la correspondance
de Coihert. Les extraits suivants d'un projet de mémoire pour l'inten-
dant du Canada précisent ses idéas sur ce point important.
« A regard du spirituel, les avis de ce pays-là porlant que l'evéque
de Pétrt^o et les jésuites y établissent tro[) fortement leur autorité par la
crainte des excommunications, et par une trop grande sévérité de vie
qu'ils veulent maintenir. — Faire en sorte qu'ils adoucissent un peu
leur sévérité. Les considérer comme gens d'une piété exemplaire, et que
jamais ils ne s'aperçoivent qu'on blâme leur conduite, car l'intendant
deviendroit dans ce cas presque inutile au service du roi.
« Les jésuites préfèrent tenir les sauvages éloignés des François, et
ne point donner d'éducation à leurs enfans, sous prétexte de maintenir
plus purement parmi eux la religion.— C'est une maxime fausse et qu'il
faut s'attacher à combattre en attirant les sauvages par commerce,
mariages et éducation de leurs enfants.
« Les jésuites prétendent que les boissons vendues aux sauvages les
rendent paresseux à la chasse, en les enivrant. — Les commerçans
(lisent qu'au contraire, le désir d'en avoir les rend plus vigilans à se
procurer par la chasse les moyens d'en acheter.
« Empêcher, autant qu'il se pourra, la trop grande quantité de prê-
tres, religieux et religieuses; il suffit qu'il y en ait le nombre nécessaire
pour le besoin des âmes et l'administration des sacrements... »
En résumé, le succès de la colonisation du Canada paraissait à Colbert
attaché anx quatre points suivants :
Exécuter soig^neusement les arrêts relatifs aux terres non défrichées ,
afin d'en pouvoir distribuer aux nouveaux arrivants, le plus près possi-
ble des forts ou des centres d'afifçlomération ;
Établir une bonne police ;
Veiller à ce que la justice confiée à des juges locaux fût éclairée, im-
partiale et prompte ;
Multiplier les mariao^es; et, sous ce rapport, il est juste de dire que
la plupart de ses lettres annonçaient le départ de filles expédiées de la
métropole.
Ces instructions finirent par porter leurs fruits, mais lentement et
dans une mesure fort modeste. Des paysans bretons et normands avaient
émigré au Canada, dès les débuis de la colonisation, avec leurs familles.
Depuis, notamment en 1665 et 1669, on y avait fait passer des régiments
dont les officiers et les soldats devaient s'y fixer. Enfin, si quelques
:> 1 i
JOURNAL DES EGONOMISTKS.
c )ions parlaient (h revenir en France , le [gouverneur avait ordre d.; s'y
opposer, même par force, à la dernière exU\;mité. En 1G71, Colbert se
félicitaitaveci'intendaatTalondeceque la colonie se soutenait et fournis-
sait même en partie à la consommation des Antilles. Trois ans après,
la population européenne s'élevait à 6,705 hommes, femmes ou enfants ;
elle dépassait dix mille en 1681. Quel.jue inférieurs qu'ils soient aux
prodi[îieux accroissements des [grandes colonies modernes, ces chiffres,
si disproportionnés avec les efforts et les dépenses , ne paraissaient pas
alors décourageants, et rien ne ralentissait le zèle du ministre. Malheu-
reusement, ses inspirations partaient souvent d'une idée fausse; enclin,
par caractère, à porter la réglementation jusqu'à l'abus, il était encore
poussé dans cette voie, tantôt par les [gouverneurs et les intendants,
tantôt par l'autorité ecclésiastique. Pour empêcher l'excès de la produc-
tion, il avait voulu restreindre la culture de la vigne en France; au
Canada, il interdit celle du tabac , par le motif qu'elle convenait mieux
aux Antilles, et que la pêche, le commerce et les manufactures en
souffriraient. Une autre fois, tant les principes étaient vacillants, incer-
tains, il invoque la liberté de l'industrie dans une circonstance où on lui
aurait volontiers pardonné d'en tenir moins compte. 11 s'agit des cabarets
que l'évêque de Québec rendait responsables de l'ivrognerie et de la
débauche, et dont il aurait voulu subordonner l'ouverture à la permission
de l'intendant. Or, Colbert s'y refusa, « parce qu'il doit être, dit-il,
libre à un chacun de prendre tel métier qu'il lui plaît. »
Tolérant avec les flibustiers et les boucaniers , dont les exploits ont,
pendant si longtemps, troublé le commerce du Nouveau Monde, sachant
même au besoin les utiliser, il considérait les coureurs des bois comme
la plaie de la Nouvelle-France. Au nombre de sept à huit cents, rebelles à
louie discipline, vivant du produit de leur chasse, au milieu des forêls
primitives, s'aventurantchez les sauvages pour leur acheter les pelleteries
à meilleur marché, ces étranges colons causaient le désespoir des
gouverneurs. Le 22 avril 1675, Louis XIV donnait l'ordre de les faire
chercher, arrêter et punir sévèrement ; il voulait en même temps qu'on
établît des lieux et des jours de marchés publics, où les Indiens apporte-
raient leurs marchandises. Le désordre continuant et s'aggravant ,
Colbert imagina de permettre, tous les ans, à vingt-cinq Français d'aller
commercer chez eux; il sentait d'ailleurs qu'on ne parviendrait jamais
à les attirer dans les marchés tant que les gouverneurs continueraient
d'en exiger des présents et ne les protégeraient pas efficacement contre
les injustices et vexations dont ils avaient été victimes jusqu'alors.
La Martinique et la Guadeloupe, Giyenne et la Guyane, donnaient lieu
également à quelques communications instructives. Longtemps mal
administrée, la Martinique languissait; Colbert estimait pourtant (1662),
que sa situation, sa fertilité et la coniinodité de ses rades, devaient en faire
LKS COLOiNItS tKANi-AISKS M)LS LULIS XiV. 2i.3
roiiln'pol. naliiiv.l (;l la i)Ia(:c d'armos ik (oiiLes les coloiiii's françaises.
Trois années après, nnc revolie , occasionnée par les exip^eiices de l.i
coin|)ap,iii(; qni taxait avec une exa}',éraLion ridicule les oîjjets qu'elle
avait seule le droit d'apporter de France , éclata dans l'île; Tordr;',
fut rétabli, et la colonie attci(]nit un dejyré de iirospérilé relative. Par
malheur, à chaque instant, les défauts et les vices des colons remettaient
tout en question. Que de foisColbert déiilorc, mais en vain, leur inquié-
tude et leur lé^yèreté naturelle ! Le [gouverneur de la Martinique était
.entouré d'hommes violents et débauchés; il le lui reproche vivement,
en ajoutant ([ue « non-seulement la discipline militaire n'y est plus
observée, ni la justice administrative, mais que le commerce y est en-
lièrement abattu. » Les officiers de marine s'attiraient, de leur côté, de
sévères réprimandes en s'obstinant, mal^yré les défenses formelles qui leur
étaient faites, ainsi qu'aux fonctionnaires de tout ordre, à traO<juer pour
leur compte. Quant aux gouverneurs, aux intendants et aux directeurs de's
compagnies privilégiées, des observations multipliées témoignent de leurs
défauts : les uns n'avaient ni probité, ni moralité ; d'autres ne connais-
saient pas leur métier et ne prenaieut pas la peine de l'apprendre. Ceux-
ci, sur lesquels le roi et le ministre avaient pourtant fondé de grandes
espérances, étaient devenus des voleurs , et il avait fallu les rappeler et
les arrêter. L'un d'eux, le marquis de Mondevergue, gouverneur de
l'île Dauphine, mourut en prison, peu après avo'r touch-^Je sol français.
IJn autre, celui de la Guadeloupe, était en proie h une jalousie incurable,
voyant des ennemis dans tout le monde, et fatiguant Colbert, qui le
déclarait impropre au gouvernement de la colonie. En 1674, celui du
Canada excédait ses pouvoirs et tranchait du souverain en instituant des
juges de sa propre autorité ; les directeui's nommés par le roi s'expo-
saient aussi cà des blâmes fréquents. Plusieurs fois même, à leur égard,
le fait suit la menace, et Colbert suspend le payement de leurs appointe-
ments, soit pour cause de négligence, soit parce qu'ils ont dépassé les
cré/dits mis à leur disposition.
Parmi les maximes qui le dirigeaient, quelques-unes sont formulées
par lui avec une précision singulière dont on a déjà pu juger; nous
groupons ici les plus importantes pour résumer en quelque sorte la
théorie du système colonial, au moment de sa fondation. On aime h
entendre les hommes d'État, les ministres célèbres, ex])Oser leur opinion
sur ce qui i'ut la préoccupation constante de leur esprit; c'est ce qui
donne un si grand intérêt aux OEcommies royales de Sully et au Testa-
ment poîilifjue du cardinal de Richelieu. Colbert, par malheur, n'a pas eu
le temps d'écrire le sien ; mais sa correspondance et ses nombreux
mémoires en tiennent lieu sur bien des points.
214 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
— «La maxime d'exclure les étrangers veutciue toutvaisseau étranger
ou françois, chargé de marchandises prises en pays étranger, mémo
dans les îles voisines, abordant ou naviguant aux environs des îles, soit
confisqué, et la confiscation partagée suivant l'ordonnance du roi; et,
on cas que les différentes circonstances donnent lieu à quelque doute,
il faut toujours les expliquer contre les étrangers et ne pas balancer ù
tout confisquer, sauf aux maîtres ou propriétaires de vaisseaux à se
venir plaindre au roi.
— ((La maxime de la liberté aux François veut que tout vaisseau fran-
çois, porteur d'une permission du roi, soit reçu dans toutes les îles et
y ait une entière liberté de trafiquer, vendre et débiter ses marchan-
dises à tel prix que bon lui semblera. Comme aussi la môme liberté doit
être donnée aux habitants des îles de vendre leurs sucres; et, tous les
doutes qui viendront sur ce point, il faut les expliquer en faveur de
cette môme liberté, pourvu qu'ils ne puissent être accusés d'être
chargés de marchandises prises dans les pays étrangers ou d'en venir.
— « Il faut éviter le trop de procédure que les gens de robe emploient
souvent pour rendre la justice, et empêcher aussi que les gouverneurs
s'en mêlent beaucoup, d'autant qu'il est bien difficile, voire même im-
possible que, lorsqu'ils sont les maîtres de la justice, elle ne dégénère
en exaction ; et c'est à quoi il importe beaucoup de remédier en tenant
le milieu entre ces deux extrémités.
— « Il faut que les Directeurs prennent garde à ne se point laisser aller
à l'envie que la nature donne trop facilement de blâmer ce que les autres
ont fait, pour relever d'autant plus ce que l'on peut ensuite faire de
mieux ; il faut que la nouveauté et la difficulté de ces établissements
servent d'excuse pour tout ce qui peut avoir été mal fait, et il n'y a
que l'infidélité et une volonté fixe de mal faire pour profiter indûment
qui ne doivent point être excusées.
— «Dans tous les commandemens, il est nécessaire de souffrir quelque-
fois les défauts des hommes, de les dissimuler, de prendre garde qu'ils
ne nuisent pas au service que l'on veut tirer d'eux, et se servir avanta-
geusement de ce qu'ils peuvent avoir de bon pour le succès des actions
dans lesquelles ils doivent agir. Les rois mêmes ne pourroient pas- se
faire obéir par tous leurs sujets par force et avec contrainte, beaucoup
moins ceux qui commandent sous leurs ordres. Ainsi, leur maxime est
de connoître les défauts des hommes, de les souffrir en les dissimulant
et relever seulement les fautes un peu considérables.
— (( Le commerce étant un effet de la pure volonté des hommes, aussitôt
que l'on mettroit quelque restriction au débit des pelleteries, les mar-
chands seroient dégoûtés de le continuer ; en un mot, il importe de
laisser h un chacun la liberté entière de vendre ou acheter à tel prix
qu'il estimera à propos.
— «La nécessité, dans les îles, produira infailliblement des effets con-
traires, vu que les marchands françois qui en auront avis y porteront
les vivres, denrées et marchandises dont les habitants auront besoin,
et que, comme la nécessité fera qu'ils auront la liberté de choisir les
LES COLONIES FRANÇAISES SOUS LOUIS XIV. 215
inoilloiirs sucres, ceux dos li;il)iL;iiils dos îles ([iii juironl les meilleurs
les débileronl mieux ol plus facilemcnl. Cela excitera tous les autres à
mieux travailler (ju'ils n'ont fait jusqu'à présent, et c'est là le seul
moyen de rendre les îles plus abondantes qu'elles n'ont été. A l'égard
de l'argent qui a été porté en espèces aux îles, il seroit h souhaiter,
pour la facilité du commerce, qu'il y demeurât, afin que les habitans
s'en pussent servir dans leurs besoins; mais Sa Majelé connoissant par
une longue expérience que la liberté est Tàme du commerce, veut que
les marchands l'aient tout entière de faire ce ((u'ils voudronl, afin
qu'elle les convie à y porter toutes les denrées et marchandises dont
ils croiront avoir un débit plus prompt et plus assuré.
— « Ceux qui ont le commandement des armées et des peuples, écrivait
enfin Colbert au gouverneur du Canada, se laissent facilement flatter et
persuader qu'ils doivent prendre soin de toutes choses et entreprendre
d'avoir connoissance de tout ce qui concerne la justice, la police, les
finances. Sa Majesté m'ordonne de vous dire que, sur ces trois points,
vous ne devez faire autre chose qu'aider et appuyer l'intendant de votre
autorité. »
III
A quoi avaient abouti tant de soins et tant d'efforts ? D'abord, aucune
des compajpiies n'avait réussi. Après quelques années d'expériences et
d'essais infructueux, les premières avaient fait place à d'autres, fondées
comme elles sur le privilégie, et que le privilège ne sauva pas. Quant à
la colonisation, plus vivace au Canada et à la Martinique que dans les
autres possessions, elle ne prospérait nulle part. Unré[}ime moins exclu-
sif eût produit assurément des résultats meilleurs, mais ni l'Espaj^^ne,
ni la Hollande, ni l'Angleterre, dont les établissements étaient bien
plus solides, ne donnaient l'exemple, et il ne pouvait venir à l'idée de
Louis XIV et de ses ministres que là était le remède à la situation qu'ils
déploraient. Nous- n'avons pas à raconter les prodiges qu'opéraient
alors quelques hommes poussés par le génie des découvertes et cher-
chant, au prix des plus grands périls, à développer l'influence française
dans le Nouveau Monde ; notre objet est de constater les principes
d'après lesquels se dirigeait le gouvernement, et les causes générales
qui ruinaient les projets en apparence les mieux combinés. Comment
ne pas nommer cependant le plus illustre de ces pionniers, Cavelier
de La Sale, qui, de 1678 à 1683, dans les dernières années du ministère
de Colbert, avait parcouru la Nouvelle-France dans tous les sens, des-
cendu le Mississipi jusqu'au golfe du Mexique, pris possession, au nom
du roi, de l'immense baj^sin qu'arrose ce fleuve, et donné à la France
un véritable royaume au delà des mer^, la Louisiane.^ Il n'en fallait
pas tant pour exciter la rivalité anglaise; elle se donna largement car-
rière., et, comme on avait eu le- tort de perscculer les Iroquois, elle
n'eut qu à exploiter leur ressenthnent pour s'en faire des alliés contre
2i6 JOrjHNAL DKS KCONOiMiSTES.
nous. En résumé, si nos colonies étaient nombreuses, étendues, il n'y
avait là, en quelque sorte, que des éléments, et il restait bien à faire
pour que de si grands sacrifices d'hommes et d'argent n'eussent pas été
effectués en pure perte. Ajoutons qu'après avoir tant travaillé pour
donner une base durable à la nouvelle compagnie des Indes orientales,
(Jolbert avait eu le crève-cœur de voir abandonner les établissements
fondés à Madagascar, et ceux de Ceylan et de Saint-Thomé, dont les
débris avaient, il est vrai, servi à fonder le comptoir de Pondichéry,
bientôt accru de Chandernagor. Quoi qu'il en soit, le Canada et la Loui-
siane, les îles Sainte-Croix, Saint-Martin , Saint-Barthélémy, Saint-
Christophe, dont les Anglais possédaient la moitié, la Guadeloupe, la
Dominique, la Martinique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Tabago, une
partie de Saint-Domingue, sans [)arler de Cayenne, de la Guyane et de
l'Afrique occidentale, composaient un faisceau qui faisait de la France,
au' moment où mourut Colbert, la mieux dotée des grandes puissances
coloniales.
Naturellement, l'insuccès des compagnies privilégiées avait bien
refroidi les esprits pour ces tentatives lointaines, et, par l'effet d'une
réaction inévitable, les rêves d'or des premières années avaient fait
place à un découragement excessif. Tout entier aux événements qui se
passaient dans la Méditerranée et sur les côtes d'Angleterre, le marquis
de Seignelay donnait une moindre attention à ceux qui se produisaient
dans des contrées où la distance et la rareté des nouvelles rendaient son
action secondaire. Il suivit cependant, mais sans ardeur, les errements
de son père. Les Iroquois, continuant d'inquiéter nos établissements de
la Nouvelle-France, il y expédia plusieurs vaisseaux. D'autre part, des
postes que les Anglais nous avaient enlevés dans la baie d'Hudson leur
furent repris (1685). Vers la même époque, une lutte s'étant élevée à
Saint-Domingue entre les Espagnols et les Français, Seignelay, dans
l'impossibilité d'envoyer du renfort au gouverneur, lui permit de faire
appel aux flibustiers, sauf à leur courir sus après le danger. La Chine,
la Cochinchine, le Japon, sont aujourd'hui les points de mire de l'activité
européenne. Sous Louis XIV, le royaume de Siam exerçait la même
attraction, et l'on songeait à une expédition nouvelle quand on apprit
qu'à la suite de la mort du roi, une révolution venait d'y éclater et
remuait tout le pays. Poursuivant leur but, les Anglais avaient voulu
détruire notre trafic de pelleteries, resserrer nos limites dans l'Acadie,
s'emparer de Saint-Domingue. De leur côté, les Hollandais cherchaient
à reprendre l'île de Tabago cédée à la France par le traité de Nimègue.
Des observations adressées à ce sujet aux gouvernements d'Angleterre
et de Hollande furent, pour le moment du moins, écoutées. Parmi les
compagnies que Colbert avait fondées, celle du Sénégal, principale-
ment adonnée au commerce des nègres, était considérée connue la
LKS COLONIKS FHAIN(;AISKS SolJS LOUIS \1V. 217
plus utile, cl h; {;()uv(îrnouiont accordait uno primo pour cliaquo esclave
importé flans nos colonies. Si;i[;nelay envoya un vaisseau pour proté[;er
(les opérations (praujourd'liui nos croisières onl, {yrace à Dieu, pour
mission d'empèclier. Il essaya aussi de coloniser Cayenne i)ar l'élémenl.
militaire, en [;ratiliant les soldats (}ui s'y établissaient d'une année de
solde et de vivres. Il tenta enfin de cultiver en Américiue les vers à soie
et les abeilles. Efforts louables, inteHiji^ents et capables de donner la vie
aux colonies, mais cple neutralisait le monopole des compa[»"nies et
l'exclusion systématlipie, absolue, des étran[;ers!
Le ministère de Pontchartrain (1690-1700) n'apporta aucun chan(je-
meiii notable à la situation. La guerre était devenue européenne et le
contrôleur {général ne pouvait suffire aux dépenses I-es plus urj^entes.
Ln projet [grandiose fpt cependant mis en avant; il s'a[ifissait d'acheter
aux Espagnols leur part de Saint-Domingue. Les plus beaux ports du
monde, des mines d'or et d'argent, une position exceptionnelle, un sol
apte à tout produire, devaient tenter l'ambition. Cette île, que la nature
a fait admirablement belle et oi\ les hommes s'acharnent à s'entre-
détruire, n'avait rien encore d'une société régulière. « Ce nom de
jiibtice, dont l'emblème est divin, écrivait le gouverneur Du Casse
en 1692, est un monstre par la pratique en ce pays oia les peuples sont
dévorés par les plus petites affaires. » Le gouverneur se plaignait aussi
qu'il n'y eût ni hôpital, ni prison ; il regrettait la rareté des nègres, des
engagés, et il demandait, puisque la compagnie ne remplissait pas les
conditions de son marché, qu'il fût permis à tous d'en importer. L'état
des finances empêcha qu'il fût donné suite au projet sur Saint-Domingue.
Ajoutons, à l'honneur de Pontchartrain, que, le premier, il fit décider
qu'un esclave abordant le sol français serait libre de droit.
Un homme, le plus grand de son siècle (on a nommé Vauban) étu-
diait, à cette époque même, la situation des colonies. Dans un mémoire
écrit en 1699, il indiquait les améliorations qui lui semblaient prati-
cables. Partisan déclaré de la colonisation militaire, il s'étendait sur
l'inlérôt qu'il y aurait à envoyer au Canada cinq ou six bataillons com-
plets, qu'on eût renouvelés tous les cinq ans pendant trente années, en
donnant aux hommes qui se seraient fixés dans le pays les plus grandes
facilités pour leur installation. Vauban calculait qu'en deux siècles le
Canada, qui, à raison de son climat, de ses cultures et de ses belles
forêts, de son grand fleuve, réunissait tous les éléments de succès, serait
aussi peuplé que la France. Il voulait en outre qu'on remplaçât les
moines rentes par de bons ecclésiastiques débarrassés de toute gestion
de biens temporels, et il proscrivait formellement le monopole. « Ces
'' sociétésde marchands à titre de compagnies privilégiées, ajoutait-il, qui
survendent les marchandises qu'ils portent aux colonies, les empêchent,
par l'extension de leurs privilèges, de commercer avec d'autres, et de
*21S JOURNAL DES ÊGOiNOMlSTES.
se procurer, par le moyen de leur industrie, plus coiniiiodémenl le né-
cessaire, ce qui les ruine et les dé[i^oûte. Rien n'étant plus contraire
aux établissements des colonies, on ne saurait mieux faire que de les
supprimer tout à fait et de laisser le commerce libre... »
Le fils de Pontcliartrain, qui lui succéda à la marine (1700-1 715) a
laissé un nom obscur, et sa personnalité disparaît dans celle de son
père. La plupart de ses actes relatifs aux colonies ne justifient que trop
l'impression des contemporains. La compagnie des Indes désirait pos-
séder la ville de dm, située à l'entrée du golfe de Gambier et apparte-
nant aux Portugais. Pontcharlrain leur en fit offrir cent mille écus, ou
Fîle de Bourbon, que, fort heureusement, ils n'acceptèrent pas. Au Ca-
nada, des établissements importants furent abandonnés comme trop
onéreux. Le ministre aurait pourtant voulu donner à la France l'île
Maurice; il négocia en outre avec l'Espagne l'acquisition du fort de
Pensacola, position excellente pour repousser les attaques des Anglais
de la Caroline; mais aucun de ces projets n'aboutit. Sa meilleure inspi-
ration fut d'ordonner qu'à l'avenir on n'enverrait plus dans les colonies
le rebut de la métropole. On comprenait enfin que rien de so'ide et de
durable ne pouvait être fondé avec des matériaux pourris.
Malgré leur insuccès et leurs modifications fréquentes, sept compa-
gnies privilégiées existaient encore au commencement du xvii^ siècle :
c'étaient celles des Indes orientales, de la Chine, de la Guinée, du Séné-
gal et des côtes d'Afrique, du Canada, des fournitures de la marine et du
tabac. On est trop porté à croire que l'économie sociale n'a eu d'organes
en France que depuis le docteur Quesnay et ses adeptes ; il n'en est
rien pourtant, et les idées libérales ont trouvé plus d'une fois, avant
eux, des défenseurs zélés (1). Une assemblée de commerce, à laquelle le
gouvernement avait convié les principales villes du royaume, eut lieu à
Paris en 1701. 11 faut voir avec quelle vigueur les compagnies privilé-
giées y furent attaquées par le délégué de Nantes. Suivant lui, le mono-
pole qui leur avait été accordé et sans lequel elles auraient été impos-
sibles dans l'origine, était devenu nuisible. Composées principalement
de Parisiens, elles étaient fort ignorantes sur le fait du commerce
lointain; la suppression de leur privilège enrichirait beaucoup d'autres
villes, et, par suite, l'industrie et la navigation s'accroîtraient sensible-
ment. « Tout le monde, ajoutait le député de Nantes, se jetterait dans le
(1) J'ai reproduit dans mon Histoire du système protecteur, à l'appen-
dice, des objections très-fortes soulevées dans l'assemblée du commerce
de 1701 contre le système protectioniste. On dirait une enquête faite de
nos jours. On trouvera également, dans les Mémoires de Vabbé de CJioisy,
livre II, et dans les Soupirs de la France esclave du protestant Jurieu, les
critiques des contemporains contre le système do Colbert.
I
LKS COLOiMES FKANGAISES SOUS LOUIS XiV. 219
comiucra;; on m verroit plus de niendians ni de va{»abonds... Les colo-
nies beuuilliplieroient... En un mol, toule la France respire celle iiberlé.
Elle relèveroil le conraj^e des né(}ocians, et les revenus du roi au[jmen-
teroient à un p )iiil tproii en seroit surpris, d'aulant plus que Sa
Majesté reprendroit les droits dont elles jouissent par leurs priviléf^es. »
Si ces raisons ne prévalaient pas, le délci^ué de Nantes demandait qu'on
accordât aux c()mpap,nies une indemnité, afin que les particuliers pussent
commercer concurremment avec elles dans les pays de leur concession.
Ce que ni les conseils de Vauban, ni les plaintes du clélé[yué de
Nantes ne purent obtenir, arriva par la force des choses, et la plupart
de ces compa^^nies, qu'on croyait si florissantes, croulèrent bientôt.
Grâce à la liberté relative qui en résulta, l'avenir de la Ci3lonisation fut
dès lors assuré. Persislant dans son erreur, la métropole continuait
cependant de tenir les pays d'outre-mer en tutelle. En 171â, les colons
du Cap s'étaient donné une chambre de commerce. Soupçonnée de vues
indépendantes, elle fut cassée en conseil. Mais, par intervalles, quelques
réclamations lég^ilimes finissaient par être admises. C'est ainsi que l'in-
lerdiclion de fabriquer des étoffes de soie dans les colonies fut levée.
La défense d'y raffiner du sucre eut un autre sort. Sur ce point, le ^gou-
vernement s'obstina et prétendit remédier, par des révisions continuelles
du tarif, au malaise dont se plaipaient les planteurs. Il est constant
que, du vivant même de Louis XiV, les intérêts des colonies, telles
qu'elles venaient d'être constituées, et ceux de la métropole, étaient
souvent en opposition directe. Dans ce cas, et quand les embarras
étaient devenus insurmontables, le ministre cédait, mais à regret et
après des délais ruineux. Les choses en étaient venues à ce point en 1716
qu'un remaniement [général des tarifs fut reconnu indispensable. Il
améliora la condition des colonies et donna une grande activité à la
marine marchande. Du même coup, le commerce de Guinée vit tomber
quelques-unes des entraves qui le p;iralysaient, des entrepôts furent
créés, plusieurs droits diminués; les particuliers purent faire le com-
merce des Indes occidentales sans autorisation, la pêche côtière et la
grande pêche furent encouragées par la suppression du droit d'entrée
sur les huiles de baleine et autres. « C'est proprement l'époque des colo-
nies, disait Forbonnais il y a un siècle, en constatant ces réformes. Que
cette date est récente, et cependant quel progrès ! Jamais la liberté n'a
trahi les espérances du gouvernement dans aucune branche de com-
merce. ))
C'était la première brèche faite au régime colonial inauguré en
France par Richelieu, revivifié par Colbert, aggravé, suivant l'usage,
par leurs successeurs. La persévérance avec Liquelle il a été suivi pen-
dant près de deux siècles, prouve combien l'illusion était générale.
Sous ce régime, d'ailleurs, nos possessions d'outrc-mer avaient connu
220 JOUiUNAL DliS ÉGUNOMISTBS.
fltîs jours prospèivs, et le coiniiicrce maritime s'était dévelappé. Un *,
liberté plus [»ran(le, plus de latitude donnée aux transactions, auraienî,
certes, été plus avantaj^i^euses. Les intéressés seuls réclamaient, et ils
n'étaient pas écoutés. L'Assemblée constituante, qui avait fait justice du
système prohibitif de Colbert, respecta son système colonial. Les temps
de l'émancipation commerciale des Deux Mondes n'étaient pas venus. Il
y a quelques années à peine, la France traitait ses colonies à peu près
comme Louis XIV; c'est quand leur détresse est devenue manifeste
pour tous, qu'une loi réparatrice, mais restreinte à la Martinique, à la
Guadeloupe, à la Réunion, celle du 3 juillet 1861, les a enfin admises au
droit commun.
Soyons juste pourtant : le système colonial ne fut ni une invention
de la France, ni particulier à la France. Si la Grèce avait laissé ses
nombreux essaims peupler librement l'Archipel et les côtes, les Romains
de la grande époque avaient suivi une marche opposée ; et quand le
cardinal de Richelieu adopta leur système, Espagnols et Porlu{]ais,
Anglais et Hollandais le pratiquaient à l'envi. Seulement l'Espagne et
l'Angleterre y apportèrent beaucoup plus tôt les tempéraments néces-
saires. Nous citions tout à l'heure Forbonnais; c'est lui encore (|ui
disait, vers 1750, en parlant de la France : « Cette nation, taxée d'in-
constance, est la plus opiniâtre h conserver les fausses mesures qu'elle
a une fois adoptées. » On comprendra, au surplus, que l'annexion et
la complète assimilation au royaume de ces magnifiques colonies qui en
décuplaient l'étendue, était bien f^iite pour éblouir Louis XIV et ses
ministres. « Y a-t-il, disait Vauban dans le mémoire dont nous avons
parlé, quelque chose dans le monde de plus utile, de plus glorieux et de
plus digne d'un grand roi que de donner commencement à de grandes
monarchies, de les enfanter, pour ainsi dire, et les mettre en état de
s'accroître et s'agrandir en fort peu de temps, de leur propre cru, jus-
qu'au point d'égaler, voire de surpasser un jour le vieux royaume? Qui
peut entreprendre quelque chose de plus grand, de plus noble, de plus
utile? N'est-ce pas par ce moyen, plus que par tous autres, qu'on peut,
avec toute la justice possible, s'agrandir et s'accroître ? »
Cette appréciation du rôle politique des colonies vers la fin du xvii^
siècle explique les excès et les .égarements du système à ses débuts.
Mais l'erreur n'est pas éternelle et l'expérience finit par porter ses
fruits. La vapeur, les chemins de fer, l'électricité, le développement de
la richesse et de la consommation, les relations établies avec les popu-
lations innombrables de l'extrême Orient, ont produit, dans le monde
économique, une révolution profonde. Là aussi, l'ancien régime des
privilèges, des exclusions et des prohibitions a fait son temps. Consultée
sur le projet de loi qui devait émanciper les colonies, la ville de Mar-
seille a formulé la règle du commerce moderne avec une concision heu-
LA PAIX AiniKK. 221
r;Mis(^ : u Li' inonde onlirr, n-t-elle n'^pondn, csl h; nieillcnr champ
d'éiliani^e et de fret; il vaut mieux que n'importe quel coin déterre,
quelque productif (ju'il puisse être. »
An\ résullals (pfa déjà donnés l'application de c(;tte loi éminemment
sociale et civilisatrice, on peut .jiij;er de cenx (prelli; aura dans raveiii'-,
(piand toutes les parties du };lobe pourront éclian[;er leurs productions
naturelles ou manufacturées avec la plus complète liberté.
Pierre Clément, de l'Institut.
LA PATX ARMLE
Si vis pacem, para... pacem.
Guerre ou paix, armement ou désarmement, incertitude ou sécurité ;
ce sont là sans doute des mots qui en disent assez par eux-mêmes. Il
n'est donc pas nécessaire d'expliquer pourquoi je leur consacre quelques
lignes; et je ne crois pas davanta^^e avoir à dire en quoi ces lig-nes me
paraissent à leur place dans un recueil spécialement économique. Pro-
duire et détruire, créer de la richesse et en anéantir, ne sont-ce pas les
deux œuvres propres de la guerre et de la paix, les deux termes extrêmes
qui caractérisent les tendances opposées de la lutte contre les hommes
et de la lutte contre la nature : et la science économique est-elle autre
chose que Tétude des moyens d'atteindre la richesse et d'éviter l'appau-
vrissement, Fart de produire davantage et de moins détruire? Tout ce
qui se rapporte à ce double but est au premier chef de sa compétence.
Et puisqu'il est vrai, malheureusement, que notre siècle, tout en faisant
aux travaux féconds de la paix une part rapidement croissante, persiste
à en faire une bien grande encore aux œuvres destructrices de la guerre,
n'est-ce pas non-seulement le droit, mais le devoir évident des écono-
mistes, de rechercher les causes de cette regrettable persistance, de les
signaler, et, s'il se peut, de les faire comprendre? Ajoutons qu'ils ne
l'ont jamais oublié, et que le souci de la paix est depuis longtemps l'un
de leurs plus constants soucis.
Lorsqu'on pose, en termes généraux et absolus, la question entre
la paix et la guerre, le débat, Dieu merci ! n'est plus bien long désor-
mais. Tout le monde , ou peu s'en faut , professe de nos jours que
la paix est le régime normal de l'humanité, la guerre un état de crise
violent et passager : ou , si renivrement persistant des victoires j)as-
sées , l'amer et tenace ressentiment des anciennes défaites, dominent
encore par moments jusqu'aux plus sages, ce ne sont plus du moins
222 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
que des eiUraîncmciiis en quelque sorte involontaires, des retours du
vieil homme qu'on subit plutôt qu'on ne les partage, et contre lesquels
on se sent chaque jour mieux défendu. A force de payer, on apprend à
compter; et les conclusions des budg^ets, d'accord avec les réclamations
de la pitié et les deuils de l'affection, ne permettent plus à personne
d'i[]'norer que la médaille de la [gloire militaire a un revers. Quelque
éclatante que soit parfois la ûice, elle n'a plus, d'ailleurs, le don de
charmer seule les regards. La guerre est une grande école, assurément,
parce qu'elle est une grande épreuve; et d'héroïques vertus se sont dé-
veloppées souvent au milieu des terribles rivalités des nations. Mais ce
n'est ni par de vulgaires spectacles, ni par de minces déploiements
d'intelligence, que la paix a conquis peu à peu les plus génér'eux esprits
et les plus nobles cœurs. La vie laborieuse de l'atelier et du comptoir a
ses difficultés, elle aussi, non moins dures et non moins imprévues par-
fois que les brusques péripéties de la marche ou de la bataille. Et si,
comme le rappellent volontiers les partisans de la rude existence des
camps, il faut bien reconnaître que l'âme et le corps humain ne se
passent pas aisément de secousses et d'émotions violentes; s'il y a, dans
le fond même de notre nature, je ne sais quelle inextinguible et secrète
soif d'imprévu, d'abnégation et môme de souffrance parfois... la paix,
à tous ces points de vue, a des œuvres qui ne le cèdent en rien aux
œuvres les plus saisissantes de la guerre. C'est l'exploration à peine en-
tamée des trois quarts du globe; c'est le défrichement des terres incultes
et l'assainissement dds terres empoisonnées; c'est le comblement des
mers et le percement des montagnes et des isthmes ; c'est la lutte contre
les animaux malfaisants et dangereux, sans parler de la lutte plus re-
doutable contre la misère, l'ignorance et le vice; et il y a \h de quoi
suffire longtemps aux plus ardents enthousiasmes comme aux plus
hautes convoitises. A ne regarder môme que le personnel qu'elles met-
tent sur pied, le temps qu'elles exigent et les dépenses qu'elles entraî-
nent, les entreprises de la paix peuvent soutenir la comparaison avec les
plus grandioses entreprises de la guerre : est-il surprenant qu'elles
passionnent à leur tour; et ne semblerait-t-il pas qu'elles dussent
seules passionner désormais?
Mais le diable est fin; et, quand on l'a chassé par la porte, il revient
par la fenêtre. Il avait, pendant de longs siècles, réussi à persuader aux
hommes que le plus bel emploi de la vie consiste à se l'ôter mutuelle-
ment, et que le plus sûr moyen d'accroître la richesse est de la détruire.
Le règne de ce merveilleux paradoxe est passé; l'humanité, à force
d'entasser ruines sur ruines et cadavres sur cadavres, a senti se soulever
enfin sa raison et ses entrailles; et la guerre pour la guerre n'a plus dé-
cidérnent aucune chance d'enflammer les esprits.
Que fait le diable? Il retourne sa devise. Il se fait ermite, c'est-à-dire
LA PAIX ARMÉE. 223
membre du coiij;rès do la paix; et il nous prêche la guerre pour la paix.
«La paix! Et qui donc l'aime plus (jue lui? Qui rappelle avec des vœux
plus ardents? Qui sait, mieux (piidles bénédictions sont promises aux
nations assez sa[jes pour Tobtcnir et pour la conserver? Mais qui veut
la fin veut les moyens. Les (grands biens ne se marchandent pas; et,
quand on ne peut les avoir {Tjratis, il (aiit bien se rési[]^ner à les acheter.
La paix, malheureusement, est encore de ceux qui se payent. On a des
ennemis : est-ce qu'on est libre de ne pas en avoir? Il y a des oppres-
seurs dans le monde : est-ce que toute oppression n'est pas une menace
et un dan(jer ? De {grandes spoliations s'accomplissent ou se perpétuent :
est-ce que la tranquillité est possible en dehors de la justice? Commen-
çons, si nous voulons la paix, par rétablir la justice et par assurer son
rè[yne contre de nouvelles atteintes. Montrons notre force, afin qu'on
n'ait pas la tentation d'abuser de notre faiblesse; « mieux vaut faire
envie que pitié, » dit un vieux proverbe bour^i^eois que personne ne con-
teste; et ce n'est pas sans raison apparemment que les hommes d'État
ont traduit ce précepte en latin à l'usa^ye des peuples : « Si vis pacem,
para hélium : si tu veux qu'on te respecte, fais-toi craindre. » Ce n'est
pas assez : mettons enfin résolument la force au service du droit; allons
à la source du mal, et faisons disparaître une fois pour toutes tous ces
périls publics dont nous sommes entourés. Liquidons le compte du passé;
c'est la première préparation de l'avenir. La violence, hélas! ne céda
qu'à la violence; ce n'est donc pas sans violence que ce grand redres-
sement peut être accompli. Mais une telle violence n'est-elle pas per-
mise, commandée même; et n'est-ce pas là cette violence salutaire et
sainte qu'avoue la miséricorde elle-même, violenti rapiunt illud? Une
bonne []^uerre, une [guerre décisive, la croisade sacrée de la liberté et de
Ja justice contre l'iniquité et l'oppression, voilà le seul moyen de clore
bientôt sans retour l'ère des déchirements et des haines, la douloureuse
mais inévitable initiation de la véritable paix. »
Ainsi parle le diable; et je sais d'honnêtes gens qui trouvent qu'il
parle comme un ange. J'en sais tant, et de si distingués par l'esprit en
même temps que par le cœur, que ce n'est pas sans un véritable effort
que je me détermine à les scandaliser, ainsi que très-probablement je
vais le iiiire. Il faut bien que je le dise, pourtant; car la vérité passe
avant l'amitié : cette paix de demain^ dont on nous montre ainsi toujours
la riante perspective au bout de la guerre d'aujourd'hui, me fait songer
malgré moi à ce barbier plus spirituel qu'honnête qui avait écrit sur sa
boutique : « Demain on rasera gratis. » On n'est jamais à demain, on
est toujours à aujourd'hui; et, quand on parle de se corriger p/?(5 tard,
on risque fort de mourir dans l'impénitence finale. Les sociétés, en cela,
ne dînèrent pas des membres qui les composent, et pour elles aussi
l'enfer est pavé de bonnes inienlions.
•iJî JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Dieu m?, préserve, en vf-rité, frémeUrc' sur la sincérité de ces bannes
intentions le moindre doule! Mais il nie permettra bien de trouver,
au moins, que c'est un assez singulier moyen de nous exciter à la
modération et à la mansuétude que de faire, comme nous le faisons
tous à l'envi, aux dépenses et aux habitudes militaires la première
place dans nos préoccupations et dans nos bud[»els. A se sentir ou à
se croire ainsi toujours sous la main '.< la raison du plus fort, » j'ai
grand peur qu'on ne se laisse trop aisément aller à croire que cette
raison-là «est toujours la meilleure,» et qu'elle dispense des autres.
Et lorsque chaque jour ces nuages redoutables, qu'on appelle des ar-
mées, se trouvent poussés les uns vers les autres par les mille couranîs
de l'ambition des princes ou de la passion des peuples, il me paraît
difficile que, de temps à autre, la foudre ne sorte de leur choc pour
embraser la terre. Si quelque chose m'étonne, en vérité, c'est que les
explosions ne soient pas plus fréquentes.
Il faut se faire respecter, dit-on : autant en disaient nos ancêtres,
pour justifier leur usage de marcher armés jusque dans les salons. On
sait si leur arme, toujours h portée de leur main, n'était qu'une inof-
fensive défense; et si la vie humaine, à toute heure jouée dans des ren-
contres aussi futiles qu'odieuses, se trouvait bien d'être ainsi protégée.
Ces criminelles sottises ont disparu graduellement avec le port habituel
de l'épée (sauf à reparaître quelque peu, par moments, aux jours où l'épée
reprend trop faveur); et en déposant son porte-respect, on a cessé de
manquer à tout propos de respect aux autres et de s'en faire manquer.
Il en est ou il en sera de même des peuples; et le jour où ils se senti-
ront soulagés de ces lourdes armures, sous le poids desquelles ils se
croient obligés de se redresser à l'envi pour faire croire qu'ils s'y trou-
vent k Taise, ils songeront beaucoup moins à se regarder de travers,'
et cesseront de se défier en même temps que de se craindre. Si vis
pacem, para pacem.
Que les faibles hésitent cependant, on le comprend encore, quoiqu'on
puisse se demander à quoi bon une petite armée en présence de tant de
grandes. Mais les forts! quelle considération les arrête, et qui peut les
porter à sacrifier chaque année, en précautions imprudentes et dangereu-
ses, plus que n'exigea jamais peut-être la défense de leur territoire me-
nacé? Craignent-ils pour leur indépendance? Redoutent-ils d'exciter,
par la différence trop apparente des ressources militaires, l'humeur
agressive de voisins moins sages? C'est vraiment trop de modestie de
leur part, et c'est aussi trop d'oubli de l'histoire et de l'expérience.
Contre l'envahissement du sol natal, si pareille extrémité devait se re-
présenter jamais, ce n'est pas l'armée, c'est la nation qui se soulève et
doit se soulever, d'autant plus attachée à ce sol, et d'autant plus en état
de le défendre, qu'elle y vit plus heureuse et y développe plus rapide-
LA PAIX ARMÉlî. VIS
ment ses ressources. L;i richesse, après le patriotisme, est le nerf de la
guerre ; et ce n'est plus avec du fer et du plomb, c'est avec de l'arfyent
et de Tor quiî se cliar|;ent les fusils et les canons. Faire fleurir dans la
paix rajyriciilture et l'industrie, c'est donc assurer à son pays la plus
décisive coniuie la plus bienlaisante (I(;s prépondérances; et à ce point
de vue encore, le vieux brocart du chauvinisme n'est qu'un inepte so-
phisme. Je comprendrais plutôt qu'on le retournAt. Et, si la suprématie
et la domination par les armes étaient de ces choses que la conscience et
la raison permettent à un peuple de se proposer ouvertement pour but
de ses efforts, le peuple animé de cette ambition malsaine ne pourrait
mieux faire, assurément, que d'en préparer le succès par l'accumulation
patiente de ses ressources dans les travaux féconds de la paix. Le plus
sûr moyen de se trouver fort au jour de la lutte, c'est de ne pas épuiser
ses forces avant la lutte. Toujours la paix, donc, même en vue de la
guerre : Si vis hélium, parapacem.
Soit, dira-t-on peut-être : mais les grandes injustices ! Mais ces vols
de provinces et ces partages de nations dont l'Europe a vu, dont elle
voit encore trop d'exemples! Faut-il donc contempler d'un œil tran-
quille ces honteux exploits du brigandage public? Et n'est-il pas de
l'intérêt de tous, aussi bien que du devoir de tous, de mettre enfin un
terme à ces éclatantes infamies ?
Oui, il faut que ces désordres disparaissent, et disparaissent pour
toujours. Il faut que l'oppression soit refoulée et que la justice prévale.
Il faut qu'elle prévale dans les relations internationales comme dans
les relations privées, et que les peuples aujourd'hui courbés sous le
joug ou dépecés par le glaive soient rendus à leur naturelle indépen-
dance et à leur primitive unité. Il faut que ceux , plus malheureux
encore, dont l'honneur et les forces s'épuisent à ravager des territoires
et à asservir des hommes, rejettent loin d'eux cet héritage écrasant
d'iniquité et grandissent enfin par le bon emploi de tant de ressources
si déplorablement perdues à s'affaiblir et à se rapetisser aux dépens
d'aulrui. Il faut que les nations, que toutes les nations, soient pro-
spères, pour l'avantage des autres non moins que pour le leur; c'est-à-
dire qu'il faut qu'elles gardent leur liberté et qu'elles reconnaissent la
liberté des autres. Il faut tout cela, parce que c'est le droit d'abord, et
il le faut, encore, parce que le globe est le patrimoine commun, et que
la servitude stérilise tout ce qu'elle touche.
Et c'est pour cela, précisément, qu'au lieu de faire, comme on s'y
obs'iinc malgré tant de mécomptes, appel à de paissants armements et à
de gigantesques bouleversements, il faut faire appel tout simplement à la
patience, à la tranquillité et au désarmement; car ce sont les seules voies
assurées en même temps que les seules légitimes, et c'est par elles, par
9* si^.BTR, T. xi.Vî. — lo mai 1865. 15
22G JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
elles uniquement, quoiqu'il en semble, que la justice et la liberté pré-
vaudront.
Eh ! vraiment, s'il suffisait de (grandes armées et de grandes guerres
pour en finir avec l'oppression et émanciper tous les asservis, qu'au-
rait-il donc manqué à notre siècle P Quel autre a vu verser plus de sang,
déployer plus de courage et d'enthousiasme, et secouer plus profondé-
ment jusqu'aux derniers fondements des empires ? On ne voit pas que
ces terribles orages aient achevé de purifier Tair; et avec tant de
millions d'hommes prêts à se mouvoir au premier appel pour écraser
l'injustice désignée à leurs coups, les vieilles iniquités sont restées
triomphantes, et de nouvelles spoliations ont pu s'accomplir hier encore.
G^est que ces formidables déploiements de force ne sont pas un ob-
stacle, mais bien une provocation et un encouragement aux injustices
et aux violences , et qu'ici encore on a confondu le mal avec le remède.
C'est parce que de grands peuples avaient de grandes armées à occuper
et à employer, que la pensée a pu leur venir de dépouiller et de sou-
mettre de moindres nations ; et c'est parce qu'ils voyaient dans les ter-
ritoires envahis une garnison pour une portion de leurs troupes et une
occasion commode de les tenir en haleine, qu'ils ont pu et qu'ils ont
voulu garder à tout prix ces coûteuses dépendances. C'était, comme on
l'a dit spirituellement, « une pierre à aiguiser leurs armes; » et, quand
on tient avant tout à avoir des armes toujours aiguisées de frais, on ne
regarde pas au prix de la pierre. Changez ce seul point, et du même
coup vous changez toute l'histoire. Donnez à ces peuples une force pu-
blique honnête et modérée, telle que la comporte et l'exige le légitime
souci de la sécurité habituelle et de l'ordre intérieur, rien de* moins,
mais rien de plus : — laissez à leurs métiers et à leurs champs ces sol-
dats que le sort des armes entraîne au loin, dépaysés d'esprit aussi bien
que de corjis ; — rendez aux occupations diverses des carrières civiles
l'intelligence et l'énergie de ces officiers réduits à dédaigner ce qui leur
est interdit; — attachez au foyer, en un mot, par leurs intérêts comme
par leurs goûts, ces hommes dont le cœur est doux et tendre, mais
dont la carrière est impitoyable; et enracinez-les dans les longues pré-
voyances du travail et de la famille; — et dites si jamais, en présence
de tels éléments et dans de telles conditions, la passion des agrandisse-
ments territoriaux aurait pu germer dans la tête des souverains, si
jamais du moins elle aurait pu se donner carrière.
On ne change pas le passé, je le sais; et les plus beaux regrets du
monde n'ont jamais eu d'effet rétroactif. Mais on change le présent, et
surtout on change l'avenir en profitant de l'expérience du passé.
Prenez donc, si vous le voulez, les choses telles qu'elles sont, avec
toutes les difficultés, toutes les illusions et toutes les rancunes nées
d'une longue succession de luttes et de haines; et supposez qu'au milieu
LA PAIX ARMÉE. 227
de toutes ces complicniions, une des puissances les plus accoutumées à
franchir ses frontières s'arrête tout à coup devant l'abÎMie béant de la
banqueroute ; (prelle se replie sur elle-même pour concentrer ses forces
épuisées par la dispersion; et que, renonçant, comme le proclamait en
lSr)(J l'empereur Alexandre, à toute pensée nouvelle d'afyrandissement
extérieur et «d'extension {yéo[}raphi(pje, » elle ne veuille chercher désor-
mais sa {grandeur que dans l'exploitation féconde de ses ressources
intérieures sous un rép,ime de liberté ré<;ulière et croissante... Je le
demande; est-ce qu'il faudrait p,rand temps à cette puissance pour
s'apercevoir de ce que coûte à ses finances (sans parler de sa conscience)
la douloureuse et illusoire exploitation de ses victimes? La nécessité,
plus puissante que toutes les prédications, ne lui enseig^nerait-elle pas
bien vite à liquider à tout prix les charfyes de son amer passé ? Et ne la
verrait-on pas, par calcul sinon par humanité ou par remords, effacer
de son mieux les tracestrop visibles de ses violences, alléger des chaînes
qui ne sont guère moins lourdes aux mains qui les imposent qu'aux
mains qui les reçoivent, et offrir enfin à ses infortunés sujets ou l'indé-
pendance et l'autonomie de leurs futures destinées, ou le partage sincère
des bienfaits d'une loi égale et juste ?
Eh bien ! il y a un moyen de provoquer ce grand et désirable chan-
gement. Il y a un moyen, un moyen unique, mais un moyen assuré, un
moyen infaillible, de contraindre les grands dominateurs à réduire leurs
armées et à diminuer leurs dépenses : c'est de leur en donner l'exemple.
L'émulation des armements a fait le tour de l'Europe; et elle a entraîné
successivement aux plus grandes folies jusqu'aux peuples les plus sages.
L'émulation du désarmement ne serait pas moins contagieuse, et les
plus fous n'y résisteraient pas longtemps. Le jour où une grande na-
tion, une de ces nations qui dans leur repos sont assez imposantes pour
qu'il ne puisse venir à aucune autre la sotte pensée de porter atteinte à
leur indépendance ou à leur dignité, une de ces nations qui, en d'autres
temps, ont soutenu sans faiblir les efforts de l'Europe réunie, et qui les
soutiendraient encore, la France ou l'Angleterre, par exemple; — le
jour où une de ces nations, répudiant ouvertement et sans retour les
vains entraînements de la vanité ou les affectations non moins vaines
de la panique, dira résolument au monde étonné :
« Je ne redoute personne, mais je neveux être redoutée de personne;
et, en conséquence, je ne vois pas la nécessité de livrer plus longtemps
en pâture au démon de la guerre le plus pur de mon sang et de mon
or. Je réduis mes armées, je réduis mes dépenses, je réduis mes impôts.
Je rends au commerce, à l'agriculture et à l'industrie, et je leur rendrai
de plus en plus, avec les milliards que leur enlèvent les insatiables exi-
gences de la paix armée, les milliers et les millions de bras qui con-
somment ces milliards, et qui désormais vont les multiplier. Je rem-
228 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
place par l'activité féconde et par la sécurité bienfaisante de la paix
les épuisantes perspectives et les préoccupations douloureuses de la
{guerre. Me blâme qui voudra, m'imite qui pourra! Je fais mes affaires
comme je l'entends et laisse aux autres le soin des leurs. » Le jour,
dis-je,où une grande nation, sûre d'elle-même et confiante dans sa force
comme dans le prestij^^e et l'ascendant de la justice, viendra à tenir à la
face du monde ce noble et hardi lan^jage et à y conformer sa conduite;
ce jour-là la face du monde sera changée. En dix ans, en cinq ans peut-
être et moins encore, la richesse et la puissance de cette nation auront
fait de tels prog^rès qu'il faudra, ou suivre son exemple pour ,fyrandir
comme elle, ou se résigner à tomber publiquement au rang des pauvres
et des infirmes; et l'entraînement du désarmement sera aussi vif, aussi
pressant, aussi irrésistible, que l'a été et que l'est, pour les plus récal-
citrants et les plus arriérés, la nécessité de couvrir leur sol de chemins
de fer et d'ouvrir leurs frontières et leurs ports aux produits étrangers.
Or, pour se rendre .ainsi la disposition de ses mouvements, il faudra com-
mencer par apaiser autour de soi les colères et éteindre les rancunes; et
la liberté des opprimés sera le prix auquel les oppresseurs achèteront la
leur. Tout rentrera ainsi dans Tordre en rentrant dans la justice, gra-
duellement il est vrai, lentement si l'on veut, mais sûrement au moins;
et une fois de plus se réalisera le conseil de l'immortel bonhomme :
« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.
« Une maille, » une seule, aura suffi à « emporter tout l'ouvrage. »
Que cela paraisse trop simple aux impatients, c'est dans l'ordre; et
je m'attends bien à ce qu'ils trouvent ridicule cette façon de dénouer les
nœuds qui laisserait sans emploi leurs grands sabres. Mais couper et
dénouer sont deux, quoi qu'on en paraisse penser trop souvent ; et le
sabre crée plus de difficultés qu'il n'en tranche. Les vrais progrès sont
ceux qui durent, non ceux qui éblouissent; et, comme le dit énergique-
raent le langage populaire : « Courir et tomber n'est pas une avance. »
Espérons donc que les hommes de justice et de paix cesseront enfin
de prêter l'oreille aux suggestions perfides des esprits de rapine et de
f^uerre, et qu'ils renonceront à la pensée chimérique et funeste d'accor-
der les contraires et d'étouffer l'incendie par le feu. Ce n'est pas le
bon emploi de la violence, c'est la déconsidération et l'abandon de la
violence, qui doit être désormais leur devise et leur cri de ralliement.
Ce n'est pas la guerre qui doit imposer la justice comme une tyrannie;
c'est la paix qui doit la faire accepter et bénir comme une délivrance.
La force brutale peut détruire; mais elle ne fonde pas, et c'est la force
morale seule, en fin de compte, qui domine le monde. Que la force mo-
rale rougisse seulement d'être complice de la force brutale; qu'elle
répudie l'injustice et la haine; qu'elle veuille la paix et la justice;
qu'elle iP.s \m\\\c mn rplricbf» Pt ftan<i treVf^i et la paiv oi h jus-
LA PAIX AKMi.K. 229
lice se fcronl. Saclions où nous voulons aller; cl u\\\ lois (raccord
sur le but, allons-y rranclieinent, persévéraunnenlf résolument, sans
inipalience, mais sans délours et sans vains suljterfujjes. Gardons-nous
surtout de la lantasmajyorie des phrases à elïel, et de ce (jue Montai^^ne
appelait si bien la « i)iperic des mots. » 11 semble en vérité qu'en ce
moment nous y soyons plus exposés que jamais, et que le paradoxe,
toujours si cher aux oreilles françaises, leur soit devenu plus cher en-
core. Bientôt il suffira de ce que les lo!',iciens appellent la contradiction
dans les termes |)our assurer le succès d'une proposition. Il y a quel-
ques années, nous entendions proclamer, par la bouche d'un des
hommes auxquels tout le monde s'accorde à reconnaître le plus d'es-
prit (1), cette formule pour le moins orif^inale : la liberté pour but, la pro-
tection comme moyen; et la formule était reçue avec un véritable en-
jïouement. Hier, et dans un livre (2) qui en quelques semaines a fait le
lourde l'Europe, qui demain peut-être sera porté sous forme de projet
de loi devant le Corps législatif de France, un publicisîe célèbre, grand
partisan de l'instruction et chaud défenseur de l'initiative individuelle,
nous proposait à son tour une recette qui peut se résumer ainsi : « L'é-
mancipation jwur but, la tutelle comme moyen. » Et la recette, grâce aux
pages touchantes dans lesquelles elle est enveloppée et à la chaleur
communicative de l'écrivain, devenait aussitôt le mot d'ordre de notre
libéralisme avide de règlements. Voici maintement un troisième axiome
qui se dessine; et demain, sous peine d'être tenu pour un barbare et
pour un ami de toutes les oppressions, il faudra battre des mains à ce
nouveau cri de ralliement des chevaliers errants qui se chargent de
Tentreprise générale dn redressement des torts et de la liquidation des
injustices : « La paix pour but, la guerre comme moyen. » C'en est trop;
on pensera de moi ce qu'on voudra; mais je tiens à déclarer que je ne
souscrirai jamais ni à l'un ni à l'autre de ces merveilleux aphorismes.
Et, dussé-je être convaincu de ne rien entendre à la tactique du succès,
et de n'avoir' pas même la première notion de la sublime théorie de la
conciliation des contraires, je resterai fidèle à cette routine délaissée
qui, pour marcher à l'Orient, tourne tout simplement le dos à l'Occi-
dent; et je persisterai à crier tant que je le pourrai, en regrettant seu-
lement de ne pas pouvoir crier plus fort :
La liberté pour but, la liberté comme moyen ;
L^ émancipation pout but, l'émancipation comme moyen;
La paix pour but, la paix comme moyen. Frédéric Passy.
(1) Lorsque ces lignes ont été écrites, rien ne faisait prévoir qu'elles
ne dussent bientôt plus rappeler que le souvenir d'un mort.
(2) L École, de M. Jules Simon. Je renvoie, pour le développement de
mon opinion à ce sujet, à ma discussion avec M. G. de Molinari. Voir De
l'Enseignement obligatoire, chez Guillaumin et C^.
230 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
QUEL SERA
LE SORT DU SYSTÈME PROTECTEUR
AUX ÉTATS-UNIS
Je pose une question sur la solution de laquelle il n'y a pas d'incer-
titude: le système protecteur, qui s'écroule en Europe, disparaîtra tôt ou
tard des institutions américaines ; il ne peut résister nulle part à la dif-
fusion des lumières.
Mais quand succombera-t-il de l'autre côté de l'Atlantique? Ici com-
mence l'indécision, je l'avoue avec tristesse; car la g^rande nation de
l'Amérique du Nord ne sera délivrée des dissensions intestines que lors-
qu'elle aura extirpé de son sein deux fléaux très-inégaux sans doute,
mais deux fléaux de même nature : Vesclavage et la protection.
Quant à l'esclavage, sa fin doit résulter de cette lutte de géants à la-
quelle se livrent l'un contre l'autre le Nord et le Sud des États-Unis. Le
Nord est le plus fort, le Sud, après une résistance désespérée se sou-
mettra à la force. Mais qu'est-ce que la soumission à la force? Est-elle
une garantie de paix et l'équivalent d'un lien social volontairement ac-
cepté? Fera-t-elle rentrer le calme dans les cœurs en même temps que
les États du Sud dans le groupe dont-ils se sont séparés? Non, — la vic-
toire du Nord par les armes ne sera pour lui qu'un triomphe éphémère
s'il ne réussit pas à calmer le Sud, en le traitant, non en ennemi vaincu,
mais en frère, et en lui donnant satisfaction sur tous ses griefs lé-
gitimes.
Par politique aussi bien que par esprit de justice, le Nord devrait dire
au Sud :
«L'esclavage, que j'ai eu le tort de tolérer chez toi, et dont, par là,
je me suis rendu complice, est une institution qui n^. doit plus désho-
norer notre pays. Qu'il soit aboli! je l'exige au nom du droit, au nom
de la civilisation, et aussi à raison des désastres qu'il vient de nous
infliger. Mais si je veux une abolition, qui met à ta charge un immense
sacrifice, — tu as des millions d'esclaves et je n'en ai pas, — et va
tarir la source oi^i tu puises la richesse, je consens à supporter une
bonne part du sacrifice et promets de t' aider de tous mes efforts à faire
jaillir sur ton sol une autre source de richesses plus abondante et plus
pure. Ce que je promets en outre, c'est d'agir toujours. avec toi dans un
esprit d'équité et de ne jamais empiéter sur tes droits. Puisque désor-
Lli SORT DU SYSTiiMli: PUOTECTEUR AUX r:TATS-UNIS. 231
mais je n'ai plus do. concessions à Le faire (jiiauL à rcsclavaiîc, je n'en
cxi|',erai de toi ancnne quant à la protection. Je suis prêt à voter,
sinon la liberté iunnédiate, au moins ralTrancliissenient {graduel du
commerce. »
Pour comprendre (ju'un tel langai^e s'impose au Nord comme moyen
nécessaire de pacification, il faut se rappeler qu'au Sud la {grande ma-
jorité aspire à la liberté des échan^ycs, tandis qu'au Nord, oii les manu-
facturiers sont nombreux et influents, cette liberté-là est vue de mau-
vais œil. Dans le Sud, la théorie libre-échangiste est très-répandue, et
Ton y sait à merveille qu'obli^yer un citoyen à acheter à l'intérieur, par
un jour de travail, ce qu'il pourrait se procurer au dehors moyennant
les trois quarts ou toute autre fraction de la même quantité de travail,
c'est violer le droit de cet homme et attenter à sa liberté; c'est vouer
à la servitude une portion de sa vie. — «Des scrupules tout nouveaux,
peut dire le Sud au Nord, ne te permettent plus de tolérer chez moi l'es-
clavage des noirs, d'où vient qu'ils te laissent maintenir et développer
l'espèce d'esclavage des blancs qui consiste, par l'opération des tarifs
de douane, à dépouiller les uns au profit des autres? N'est-ce point
assez que je me passe d'esclaves , et faut-il encore me résigner à
rester moi-même, dans une certaine mesure, l'esclave de tes manu-
facturiers?»
Et le Sud, en ce cas, aura le droit pour lui. L'approbation des publi-
cistes, les sympathies du monde civilisé, acquises au Nord affranchis-
sant les esclaves, passeront au Sud réclamant la liberté du commerce.
Elles l'encourageront, le fortifieront dans la revendication de son droit,
et il n'y aura de conciliation vraie, de paix durable aux États-Unis qu'a-
vec une abolition correspondante à celle de l'esclavage, l'abolition du
système protecteur.
Mais, sur ce dernier point, quelles sont les dispositions du Nord?
J'ai Icà-dessus un renseignement qui m'inquiète, et je le donne ici
principalement en vue de provoquer des communications plus rassu-
rantes.
Ce renseignement me vient de l'unique correspondant que j'aie
aux États-Unis, mon respectable ami M. Carey de Philadelphie. M. Ga-
rey, nous le savons tous, est dans son pays le coryphée de la pro-
tection. Il vient d'avoir la bonté de m'envoyer divers numéros d'un
journal protectionniste dans lequel il écrit, The Trou Arje, de New-
York. Les articles de M. Carey devaient exciter vivement ma curiosité:
Is venaient de lui, et j'allais apprendre si la guerre civile et le désir
qu'il a de la voir cesser auraient mitigé son ardeur protectionniste.
Hélas ! non, cette ardeur est aussi vive que jamais; et entre les idées
de M. Carey et celles que je viens d'émettre, la distance est incom-
mensurable.
232 JOURNAL DES ECONOMISTES.
Dans le premier des arlicles ((ue j'ai lus, dont la date remonte au
22 septembre dernier, les lecteurs sont invités à réfléchir sur un fait
bien frappant : c'est qu'il n'est pas une des facilités dont ils jouissent
pour satisfaire leurs besoins et leurs goûts, qui n'ait été achetée par des
sacrifices faits dans le passé, précisément dans le but d'en éviter à l'a-
venir de plus (grands.
«En se plaçant à ce point de vue (dit M. Garey), que le lecteur veuille
bien étudier le développement graduel des diverses parties de notre
pays, ainsi que les efforts constants de nos concitoyens dans les éta-
blissements nouveaux qui se forment, — et il sera bien vite convaincu
que les hommes accomplissent partout volontiers des sacrifices de cette
nature, et que, lorsque le g-ouvernement leur accorde des mesures de
protection, il ne fait autre chose que ce qui est nécessaire pour les
mettre à. même d'exécuter en grand ce qu'ils font d'eux-mêmes chaque
jour en petit.»
A la suite de ce passage, M. Carey présente une série d'exemples bien
propres à démontrer que l'homme est doué d'intelligence et de pré-
voyance, et qu'il va de lui-même au-devant des sacrifices qui lui en
épargnent de plus grands.
C'est la première fois que je vois affirmer l'intelligence et la pré-
voyance de l'homme dans un raisonnement dont la conclusion est le
protectionnisme. La vérité si bien exposée par M. Carey, elle est à nous,
non pas à lui; elle soutient notre thèse et renverse la sienne; elle
constitue les prémisses d'oii nous concluons logiquement à la liberté
des échanges et à bien d'autres libertés.
L'homme est intelligent, disons-nous, il est apte à choisir entre un
sacrifice immédiat et un sacrifice futur, apte à prendra le parti le plus
avantageux; et, de là, nous tirons cette conséquence qu'il faut laisser
aux hommes la gestion de leurs intérêts commerciaux et autres. Com-
ment M. Carey, qui accepte notre point de départ, marclie-t-il en nous
tournant le dos ?
On s'en rend compte aisément quand on examine la dernière partie
de sa phrase précitée; le caractère de l'intervention gouvernementale
et le caractère des hommes qui la demandent y sont travestis.
Pour mettre à même d'exécuter en grand ce qu'ils font en 'petit, les
citoyens disposés à faire des sacrifices volontairement et par pré-
voyance, l'intervention du gouvernement, du législateur est superflue.
Ces citoyens n'ont pas besoin que la loi leur ordonne d'agir selon leur
intention. Mais il en est d'autres qui, sans une loi ad hoc, ne peuvent
atteindre leur but : ce sont ceux qui veulent que chacun, en matière d'é-
changes, agisse non à sa guise, mais à la leur. Et quand leur influence
prévaut dans la législature, l'effet de la loi qu'ils obtiennent est de
leur procurer à eux des avantages immédiats et d'assujettir leurs con-
LI-: SORT DU SYSTÈME PRUTKCTKUI5 AUX KTATS-U.MS. L>;]3
citoyens à des sacrilicos ('.reculés ciu/rand, j'en conviens, mais coiilraiiils
et forcés, pas du tout volontaires, et que jamais personne n'exécute
spontanément, en j^rand ni en petit.
Ainsi, en I)ien peu de li{ynes, M. Garey a confondu l'avidité sans scru-
pules avec la prévoyance légitime, puis les actes imposés par la con-
trainte avec ceux accomplis sous rimjmlsion de la liberté. Rien d'éton-
nant alors à ce que la communauté du point de départ n'empêche pas
un désaccord complet entre lui et nous.
En cette occasion, il y a deux syllo[;ismes à mettre en re[jard pour
résumer la pensée de M. Garey et la nôtre.
1*' SYLLOGISME. — Lcs liommcs sont des êtres intellifyents et pré-
voyants :
Or, la prévoyance leur conseille divers sacrifices actuels, et entre
autres celui d'acheter plus cher dans leur pays des produits qu'ils au-
raient à meilleur marché au dehors ;
Donc il faut les contraindre de par la loi à suivre les conseils de la
prévoyance.
T SYLLOGISME. — Lcs hommcs sont des êtres intelli^jenls et pré-
voyants :
Or, nous nions la mineure de M. Garey de toutes nos forces, et, l'eus-
sions-nous admise, que nous dirions encore;
Donc il faut les laisser libres d'acheter où bon leur semble.
Mais, entraîné par la nouveauté de l'argument de M. Garey, je me
laisse aller à le discuter, ce qui n'est pas indispensable au but que je
me propose.
The Iron Age est le Moniteur industriel des États-Unis, c'est-à-dire le
journal des protectionnistes, et en le lisant on apprend que ceux-ci ont
cherché et su trouver des compensations aux malheurs de la guerre
civile. Dans le même numéro du 22 septembre, je vois que « la rébel-
lion du Sud a mis à même les citoyens du Nord de régler leurs affaires à
leur gré, et de prendre pour eux la protection qui leur était si néces-
saire. »
Gela veut dire que les libres-échangistes du Sud n'étant plus au Gon-
grès, les protectionnistes du Nord n'ont plus eu à compter avec eux, et
qu'ils ont sans scrupule appliqué le proverbe : « Les absents ont tort. »
Ils ont donc élevé les droits de douane tout à leur aise, et provoqué en
grand ces sacrifices conformes non à la volonté de ceux qui les fonî,
mais à la volonté de ceux qui les imposent législativement. Par cette
conduite, ils ont mérité les bénédictions de Tlie Iron Age; je doute qu'ils
obliennent celles de la postérité, et je vois que plusieurs de leurs com-
patriotes refusent déjà de faire chorus avec The Iron Age.
Oui, même dans les États du Nord, on commence à se plaindre de ia
234 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
clierlé (la beaucoup de clioscs; on suppute les préjudices, les obstacles
que cause au commerce, à Tindustric, à tout le monde, la cherté de la
houille et du fer; on crie contre les monopoles, et un journal de Boston,
Commercial bulletin, va jusqu'à dire : « Il semble impossible, dans ce
siècle éclairé, qu'un monopole dure dès qu'il est connu. »
Impossible, non; les injustices que la force appuie peuvent durer
lon(}temps, bien lonfjtemps; mais dans un pays comme les États-Unis,
ce n'est que l'erreur de la majorité qui peut mettre la loi, la force pu-
blique au service de l'injustice; et tous ceux que l'injustice blesse, qui
la réputent volontiers impossible, finissent par unir leurs efforts pour
dissiper l'erreur, seul moyen d'abattre l'injustice.
Plus que la cherté du fer et de la houille, il en est une qui suscite aux
protectionnistes du Nord de redoutables adversaires : c'est la cherté du
papier d'impression. Les éditeurs de livres, les propriétaires de jour-
naux et leurs co-intéressés se sont mis en campa^^^ne, depuis deux ans,
contre les droits de douane sur le papier de cette sorte. Leur {i^rand ar|]fu-
ment est que les moyens d'instruction et d'information ne sauraient être
mis trop à la portée du peuple. A cette levée de boucliers, qui a déjà
obtenu un succès partiel, ont pris part jusqu'à des journaux défenseurs
habituels de la protection. Qu'on enchérisse lé{}islativement tout ce
qu'on voudra, sauf le papier; telle paraît être la devise de ceux-ci.
Mais il est aisé de comprendre que si les citoyens ont besoin d'avoir à
bon marché les m.oyens d'information, ils n'ont certes pas moins d'inté-
rêt au bon marché des vêtements, du linge, des meubles, des outils, etc.
La réclamation des journaux admise, il faut donc s'attendre à voir
bientôt leur arg^ument battre en brèche tous les droits protectionnistes
du tarif. Parmi les journalistes, il en est beaucoup qui, tout en ne s'oc-
cupant que d'une question à la fois, celle qui intéresse directement leur
profession, la discutent en invoquant le principe libre-échang^isîe. Les
citoyens ne doivent l'impôt qu'à l'État; ils ne doivent, sous aucune
forme, payer des taxes à d'autres citoyens. The Evening Post dit formel-
lement : « Un droit de douane qui ne produit pas de revenus au Trésor
est une absurdité , il n'a d'autre effet que d'extraire de l'argent de
nos poches pour le faire passer dans celles de riches manufacturiers. «
Voilà un lang^a^ye bien fait pour alarmer les protectionnistes.
M. Garey s'en est préoccupé, et s'est donné la tâche de faire entendre
raison aux journalistes et éditeurs. The Iron Age, dans ses numéros du
29 décembre 1864 et 5 janvier 1865, publie deux lettres de M. Garey,
faisant partie d'une série de lettres adressées en apparence à l'hono-
rabli Schuyler Colfax, président de la chambre des représentants, mais
en réalité destinées aux afi^italeurs de la presse et de la librairie. Ces
deux lettres sont bien différentes de ton : la première empreinte de
bienveillance exhorte les journalistes et éditeurs à changer d'avis dans
Lli SORT DU SYSTÈftIK PROTliCrKUIl AUX iVl'ATS-UNIS. 235
leur propre iiilérèl, (lu'ils oui jusqu'ici niéconiiu; l;i seconde, an cou-
Iraire, est a|;r('ssive, prestine dure, connni; si Tanlenr ne complait pas
(lu louL sur relTcL de la précédenle. J'essayerai de faire connaîlre les
passades les plus saillants de ces lettres, curieux spécimen du prolec-
lionnisnie dans le Nouveau Monde.
PiiEMiKRE LETTRK. — M. Carcy débute en disant que depuis deux ans ses
concitoyens, les journalistes et les éditeurs, se sont en[;a^;és dans une
voie (]ui les conduit à leur perte. Ils désirent, et c'est bien nature), que
le papier soit à bon marché, que leur industrie soit active et prospère.
Tout cela M. Carey le désire aussi pour eux; mais il voudrait les voir
prendre une route opposée à celle qu'ils suivent et demander le bon
marché à la protection, qui seule peut, avec l'aide du temps, amener ce
résultat et le rendre durable.
Voici les variations que le droit sur le papier a subies depuis 1840. Il
était, dans le tarif « libre-échangiste » de cette année-là, de 30 0/0 ad
valorem; il fut réduit à 24 0/0 par le tarif « ultra-libre échangiste »
de 1857; ramené au taux insuffisant de 30 0/0 en 1861; puis élevé à
35 0/0 en juillet 1862.
Cette élévation aurait eu les plus heureuses conséquences si elle eût
été maintenue; mais, dès le mois de mars de la session suivante, ^m-
malheureiisement pour ceux qui réclamèrent cette mesure, le droit fut
réduit à 20 0/0, c'est-à-dire à un sixième de moins qu'il n'était sous le
tarifa ultra-libre-échangiste de 1857. » Tel est le taux actuel, dont les
éditeurs et les journalistes ne sont pas encore satisfaits. Malgré l'abais-
sement excessif du droit, quelques nouvelles fabriques de papier furent
construites en 1863, on en rouvrit quelques-unes qui avaient été fer-
mées, et si les grands consommateurs de papier eussent renoncé à l'agi-
tation, M. Carey tient pour certain que le nombre des fabriques se fût
assez développé pour assurer au marché intérieur un approvisionne-
ment complet. Alors, il y aurait eu plus de concurrence pour la vente
que pour l'achat du papier, et la tendance des prix eût été de baisser.
Mais ces hommes obstinés et aveugles se sont agités plus que jamais, et
ils demandent, les imprudents ! l'abolition complète du droit. Or qu'ar-
rivera-t-il, s'ils réussissent? que peu à peu les fabriques américaines se
fermeront, qu'il faudra tirer d'Europe tout le papier dont les État-Unis
ont besoin, puisque les prix hausseront en Europe d'une manière per-
manente, et qu'il faudra bien que les éditeurs et journalistes subissent
cette hausse quelque exagérée qu'elle puisse être. Ils gémiront amère-
ment sur leur conduite actuelle, mais il sera trop tard.
Ainsi parle à peu près M. Carey dans sa première lettre; et si quelque
lecteur du Journal des Économistes se scandalise d'entendre qualifier de
libre-échangiste un droit de 30 0/0, et de voir ériger en maxime qu'il
2;3C JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
faut aller à i'encliérissement pour arriver au bon marché, je le [.Tie de
considérer que nos proieclionnislcs n'avaient pas, pour les droits chvés,
l'appétit moins ouvert que ne l'ont les protectionnistes de Tautrc cùic
de l'Atlantique; et que cette maxime, — le bon marché pour but et
renchérissement pour moyen. — est la traduction exacte de celle-ci, (jui
a vu le jour chez nous : la protection pour moyen, la liberté du com-
merce pour but.
Quant à discuter l'une ou l'autre variante de cette maxime, je m'en
g-arderai bien. Je n'ai pas la prétention de convertir mon respectable
ami, je sais que sa conviction est sincère et s'appuie sur de lon[îues
études, jamais je ne lui reprocherai de croire qu'il faut marcher à
l'ouest pour arriver à l'est; mais ce que je me permets de lui reprocher
c'est d'appeler la loi, la force publique, à foire prévaloir son opinion.
Qu'il prêche les journalistes, ses compatriotes, qu'il les convertisse par
la persuasion à acheter plus cher du papier américain que du papier
d'Europe, qu'il leur prouve qu'en se soumettant à la cherté artificielle
aujourd'hui ils obtiendront le bon marché naturel demain ; je reconnais
qu'il est dans son droit. Le droit que je ne puis lui reconnaître, c'est de
demander, quel que soit l'effet de son allocution aux journalistes, que
ceux-ci soient tenus de par la loi d'a[ifir de la même manière s'il ne les
a pas persuadés du tout que s'il les a convaincus.
Seconde lettre. « On ne vaincra jamais les Romains que dans Rome. »
Il semble que M. Carey fait une application de ce vers aux journa-
listes. Ah ! Messieurs, vous vous plai[]?nez des droits élevés, vous les
dites prohibitifs^ mais examinons un peu l'industrie que vous exercez
et voyons si vous ne jouissez pas de privilégies appuyés sur quelque
chose qui ressemble fort à cette prohibition, contre laquelle vous dé-
clamez.
« il y a cinq ans, deux branches d'industrie étaient protégées chez
nous par une prohibition absolue contre la concurrence étrangère,
à savoir : la production ou l'élève des esclaves nègres et la production
des journaux. Le planteur de la Virginie, si désireux de la liberté des
échanges quant au ïev^ pouvait transformer son blé en bétail humain et
le vendre, sous cette forme nouvelle, huit et dix fois plus cher qu'au
temps de la traite. D'où venait au planteur cet avantage ? De ce que le
Congrès, en prohibant l'importation des esclaves, l'avait implicitement
rendu maître du prix sur le marché. Mais l'industrie des éleveurs d'es-
claves étant maintenant abolie, il ne nous en reste plus qu'une qui pro-
fite de la prohibition, et c'est le journalisme.
« En effet, nos journaux the Post. the Tribune, the Ledger, the North
/Utierican, the Transcript, the Daily AdvcTtiser, ne peuvent pas êîre
fiits ailleurs que chez nous. Advienne que pourra, — paix ou guerre,
prospérité ou ruine, libre-échange ou protection, — c'est toujours à
LE SORT DU SYSTKiVlE PROTECTEUR AUX ÉTATS-UNIS. 237
New-York, h Philadiîlpliie vX à Boston qu'ils seront pnblii's. Ainsi la domi-
nation (lu marché national est assurée au producteur national, rlaus le
cas dont il s\i[;il, par nue loi indestructible; et c'est pour cda que nos
lecteurs de journaux reroivent des informations à moins de frais quen
aucun autre jxif/s. »
Respirons un peu après avoir reproduit ce passa{;e. — Je suis obIi[îé
de convenir que la hardiesse de mon respectable ami y surpasse celle
di's protectionnistes les plus hardis de l'ancien monde. A ma connais-
sance jamais ceux-ci n'ont placé sur la même li^jne la sagesse divine et
la perversité des hommes ; il était réservé à M. Carey de le faire.
Nous le savons, il n'a pas plu à Dieu de douer les hommes de l'ubi-
quité, et pour eux la distance est un obstacle. A raison de leur organi-
sation, on les voit toujours, pour la satisfaction de leurs désirs, aller au
plus près, quand ils n'aperçoivent pas un grand avantage à faire autre-
ment. C'est pour cela que les habitants de New-York, ayant des infor-
mations à recevoir de leurs voisins ou à leur transmettre, préfèrent, à
cet effet, s'adresser aux journaux de New-York plutôt qu'à ceux de
Londres ou de Paris. Une telle préférence est spontanée, elle ne résulte
d'aucune injonction du Congrès, d'aucun empiétement législatif; non,
elle résulte uniquement du plan que Dieu s'est fait quand il a créé le
monde.
En est-il ainsi de l'esclavage ? Y a-t-il des hommes qui naturelle-
ment se soumettent à la volonté d'un autre homme et deviennent sa
chose ? Restent-il volontairement dans cette condition, d'après leur na-
ture, et devons-nous voir dans l'esclavage un résultat de la volonté de
Dieu ? Ce serait outrager Dieu et la vérité que de répondre par l'affir-
mative. — L'esclave ne subit la domination d'un maître, dans le Sud,
que parce que la législation des États-Unis, pour la honte et le malheur
de cette noble contrée, contient des dispositions qui mettent la force
publique au service de l'injustice, et que l'esclave fugitif est ramené
sous le fouet au nom de la loi écrite, loi faite par les hommes au mépris
de la loi de Dieu.
Donc nulle parité, et au contraire opposition complète entre les jour-
nalistes et les oppresseurs, entre les abonnés aux journaux et les es-
claves.
N'est-il pas vrai, cependant, que la nature des choses limite la con-
currence relativement à certains services ? Certes oui, cela est vrai, et
la seule conséquence à tirer de là, c'est qu'il ne faut pas que les hommes
essayent de corriger l'œuvre de Dieu à coups de décrets, soit en excitant
la concurrence là où elle n'est pas prêle à naître, soit en la prohibant
là où elle se produit d'elle-même. Et d'ailleurs, cela n'est pas seule-
ment vrai, comme le dit par méprise M. Carey, à l'égard des services
spécianv qu.^ |f»s journalistes se fiont voné^ à rendre: cela est vrai à
238
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ré[ïard de milliers d'autres services. Il n'est pas d'homme, si l'on vent
donner le nom de privilé[]^e, de monopole, à quelque avantage naturel
de situation, d'orfjanisation, etc., il n'est pas d'homme, dis-je, qui,
placé devant son miroir, n'y voie la û^me d'un monopoleur. N'abusons
pas des mots prohibition, privilég'e, monopole; n'effaçons pas la répro-
bation qu'excitent les choses qu'ils si^mifient, si nous ne voulons pas
fausser en nous le sentiment du juste et la rectitude du jugement.
Maintenant il est clair que les journalistes des États-Unis ne seront
pas terrassés par les ar(îuments qu'on leur oppose et qu'ils ne cesse-
ront pas de réclamer l'abolition des droits de douane sur le papier.
Réussiront-ils et feront-ils ainsi une brèche énorme au système pro-
tecteur ? C'est ce que bientôt l'avenir nous apprendra. Je crains qu'ils
n'échouent devant la lé[]^islature, parce que les protectionnistes y sont
en force. M. Carey le rappelle à la fin de sa seconde lettre, la conven-
tion de Chicago demande l'affranchissement des esclaves blancs du Nord
par une protection efficace.
Nous connaissons ces esclaves de la façon des protectionnistes : ce sont
les ouvriers des manufactures du Nord, ouvriers jouissant de tous les
droits civils et politiques. Il est vrai que la liberté ne nous donne pas
le gîte, le vêtement et la table, et qu'on peut être fort à plaindre sans
avoir d'avanie ni d'injustice à subir de la part de personne. Mais, dans
la pensée des protectionnistes, pour n'être pas esclave blanc, il faut
obtenir, outre sa part naturelle de liberté, le sacrifice d'une portion de
la liberté d'autrui. Et comme une telle prétention nettement émise sou-
lèverait l'indignation, ils la déguisent sous un masque philanthropique.
Au lieu de dire au législateur : donnez-nous, conservez-nous le droit
au profit et nous ferons vivre nos ouvriers, tant bien que mal, — ils
demandent une protection efficace, c'est-à-dire un enchérissement de ce
qu'ils vendent suffisant pour leur procurer des profits, et par ces mots
emphatiques (ï affranchissement des esclaves blancs^ ils indiquent vague-
ment, sans s'engager à rien, qu'une partie de leurs profits pourra servir
à améliorer le sort de quelques ouvriers. — Voilà les esclaves blancs
bien affranchis !
Heureusement pour eux, ils ne sont esclaves que dans les phrases
dont se sert le prolectionnisme pour donner l'apparence d'un zèle chari-
table à son injuste avidité. Affligé de rencontrer, dans la patrie de
Washington et de Franklin, des sophismes malfaisants, qui ne font
plus guère de dupes en Europe, je fais des vœux pour que le peuple des
États-Unis, mûri par l'affreuse crise qu'il traverse, sache refuser sa
confiance aux sophistes. P. Paillottet.
P. S. Ce qui précède est écrit depuis deux mois, et pendant ce laps
de temps bien des événements se sont accomplis de l'autre côté de TAt-
LES HAUTS KT LES BAS DE L'ESGOMPTK. 230
lanliqiie : l;i prise di; lUcIimoïKl, la capiliilalion de Loe à la lêt(; de son
armée, rexécrable assassinat du président Lincoln, cet honnête el {yrand
citoyen, dont le niondi^ civilisé tout entier doit porter le deuil.
AiMMUi de ces évéïiemenls si divers n'affaiblissant les considi-raLions
que j'ai présenlé.'s, je \u) m'y arrête [)oint. Mais je puis et dois dire ce
(pi'il est advenu de la pétition pour Tabolition des droits sur le papier.
Elle n'a obtenu qu'un demi-succès à la Chambre des représentants, suc-
cès réduit ensuite de moitié devant le Sénat. En définitive, le droit
s'abaisse de 20 0/0 à 45 0/0. — Cette faible réduction est presque un
Iriomphe pour les protectionnistes. Espérons cependant que, dans un
pays de libre discussion, ces triomphateurs n'auront pas lon^ytemps
Tappui de l'opinion publique. P. P.
LES
HAUTS ET LES BAS DE L'ESCOMPTE
UN ÉPISODE DE L'ENQUÊTE DES BANQUES
COXSIDKRÉE AU POINT DE VUE INTERNATIONAL [i]
Le retour périodique de ce qu'on est convenu d'appeler une crise corn-
rnùrciale a fait de la solennelle épreuve qui subit, à cette heure, un temps
d'arrêt, une de ces nécessités qui s'imposent. Mise à l'ordre du jour en
suite de plaintes de plus en plus vives, cette question est de celles qui y
restent jusqu'à ce que mort s'ensuive, je veux dire jusqu'cà parfaite solu-
tion. Piemarquons, d'ailleurs, que les ajournements profitent, loin qu'ils
puissent nuire à l'enquête. Outre que chaque jour apporte de nouvel-
les lumières, les esprits revenant à plus de calme clans l'attaque comme
dans la défense, renoncent d'eux-m.êmes à tout parti pris pour examiner
sérieusement, sans prévention, par où l'instrument pèche. Tel qui s'ef-
frayait à l'idée d'un contriMe lors des suprêmes tensions du crédit et de
l'escompte, est réconcilié avec la mesure décrétée en voyant l'atonie,
sinon même l'absence d'affaires succéder à la plus générale expansion.
Le brusque chan(]^ement qui s'est ici produit en quelques semaines, ne
laisse pas que de surprendre, après les avalanches de papier et d'avances
(1) L'abondance des matières n'a pas permis de comprendre ce travail
dans la livraison du mois dernier. Les questions que l'auteur aborde
n'ayant pas cessé d'être à l'ordre du jour, nous pensons que ce qu'on va
lire présenle le même intérêt qu'auparavant. [Note de Vèditeur.)
210 JOURNAL DES fiCONOMISTES.
sous lesquelles il semble crabord que les banques de Londres et de Paris
voiiL disparaître. On eût dit (|ue le commerce s'étendait bien au delà
des besoins du moment, et voilà ({u'aujourd'hui , l'activité opère
un si {général retrait qu'en présence de la matière escomptable tombée
de près de 700 millions à 500 millions, le taux de l'escompte a dû être
abaissé de plus de moitié. Il se tenait, non sans peine, chez nous, à
80/0; or, le taux de 3 1/2 paraît, à celte heure même, trop élevé, si
bien qu'on s'attend à voir apparaître celui de 3 0/0. Cela s'explique par
l'état du portefeuille de notre premier établissement de crédit, si prodi-
(jieusement enflé, au moment oi^i commençait la campagne d'hiver. L'on
semblait alors à court d'espèces, et maintenant la Banque regorge de nu-
méraire (1). Est-ce de Chine, de l'Egypte ou de l'Inde que seraient reve-
nus, en quelques semaines, du 13 octobre au 8 décembre, les tré-
sors un moment disparus qui permirent d'abaisser si promptement le
taux de l'escompte de 8 à 5 ? Cela n'est pas supposable. Si la télégra-
phie, en armant les spéculateurs d'un certain ordre de plus puissants
moyens, leur a permis de connaître sur l'heure, ici et là, l'état du dispo-
nible, et dé prendre, en conséquence, leurs mesures, ce genre de trafic
relève, comme tous les autres, de la loi des distances, et les métaux pré-
cieux ne s'entassent pas, ne se rendent pas en quelques jours là où ils
manquent lorsque de lointaines contrées les réclamaient et doivent, pour
un temps, les retenir.
Les espèces, durant cette crise intense, étaient donc quelque part beau-
coup plus à portée des banques d'émission qu'on ne le croit générale-
ment. Mal aménagées sur des marchés qui se touchent, elles ne remplis-
saient, sans doute, qu'un fort stérile office, alors qu'il eût été facile aux
banques de France et d'Angleterre de les concentrer en grand sous leur
main et dans leur caisse. D'où suit que l'émission moins chiche de son
aide, et pouvant s'avancer davantage, l'on eût escompté à bien meilleur
marché que 8 ou 9 0/0 tout le bon papier au gré de la demande.
Il est bien vrai que Voff're d'un tel secours se produit maintenant à
des conditions d'escompte fort modérées, à Londres de même qu'à Paris,
soit une réduction de plus de moitié dans le taux de l'intérêt; mais le
jour où Voffre abonde ainsi , voilà que la demande a disparu ;
l'une s'en va quand l'autre arrive. En d'autres termes, le remède est ad-
ministré juste au moment où le malade n'en a plus besoin, ayant été
(1) Le ^23 mars, le taux de l'escompte étant à 3 i/-2 0/0, le portefeuille
se trouve réduit ù 509 millions au lieu do 690 millions, chiffre du 5 jan-
vier, après les 619 millions du mois d'octobre. Les encaisses remontent,
de cette dernière date au 23 mars, de 250 à 445 millions. Or, au mois
de mars 1864, ce môme portefeuille dépassait 642 millions ; soit, d'une
année à l'autre, 133 millions en moins.
LFS HAUTS ET LES BAS DE L'ESCOMPTE. 24 1
foi'i mal soi<|né et laissé h ses propres Ibrces. — Ainsi, le secours de l'é-
mission mon()j)olisée n'est jamais plus libéralement octroyé, il n'est ja-
mais moins cher que lorsqu'il n'est plus possible de l'utiliser, et qu'on
ne sait qu'en faire.
Pour quiconque observe et réfléchit, entre temps l'enquête, ce bon
marché subit de l'escompte oblijyé de courir intilement ainsi après la
matière escomptable assez malmenée tout d'abord, ne laisse pas que
d'avoir son éloquence. C'est un de ces contrastes qui méritent de fixer
l'attention. Où vit-on, en effet, dans les prix courants, pareil écart en si
peu de temps, à propos de ventes ou seulement de louajyePQuel est donc
le produit qui varie instantanément ainsi du simple au double, en dehors
de tout fait puissant, anormal? Les g^rands financiers de France et d'An-
gleterre auxquels cela semble naturel, YEconomist en tête, devraient du
moins en donner quelque exemple. Allons, messieurs, ne vous (]^ênez
pas; dites quelle est la marchandise, farines ou huiles, indi{]^o ou coche-
nille, chevaux ou bétail, loyers ou terres qui, en quelques semaines, ou
même quelques mois, est soumise à ces soudaines variations de prix? (1).
Vous déclarez unanimement, avec les maîtres en économie, et rien
n'est plus exact, que l'argent est marchandise ; qu'a ce titre, il se vend
ou mieux se loue ce qu'il vaut dans le juste rapport de l'Offre à la De-
mande. Cela posé, où voit-on, je le répète, dans les autres produits éva-
luables, ces brusques et notables fluctuations ? Qui ne sait, au contraire,
(ij La fréquence de ces changements a frappé, dans ces derniers temps,
une foule de bons esprits. Ce spectacle n'est rien moins que naturel là
où le Monopole dispose de ressources qui ont précisément pour but et
qui eurent pour résultat constant, pendant une longue période, de rame-
ner le taux de l'escompte à plus de fixité. Ou l'émission monopolisée ré-
pond à ce besoin, ou elle ne veut rien dire. Dans l'esquisse d'une étude
que M. Michel Chevalier avait en vue, et où ce maître autorisé comptait
approfondir avec un soin particulier le sujet des crises et des banques
on distingue parmi plusieurs têtes de chapitres celle-ci :
« XL Système de la variabilité indéfinie du taux de l'escompte suivant
la diminution de l'encaisse des banques
« A quels motifs peut-on attribuer la variation plus grande et plus fré-
quente, qui a eu lieu depuis vingt ans, en Angleterre d'abord, en France
ensuite. «
Il est à regretter que ce point si intéressant de l'état du crédit à cer-
taines époques n'ait pu être élucidé en temps utile ainsi que beaucoup
d'autres par le savant auteur de la Monnaie dans l'esquisse qu'il a tra-
cée et que nous avons sous les yeux (*). p. q
(*) Questions à examiner relativement aux banques et à l'organisation du crédit.
Paris, 1865; imprimerie de Paul Dupont.
-le SÉRIE. T. xLvr. — 15 mai 180;'). 16
242 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
avec quelle constante uniformité le loua^je de l'argent procède dans le
prêt ordinaire. Est-ce que là le taux de l'intérêt monte en quelques heures
de 5 à 10? IN'est-il pas constant que durant des périodes quasi séculaires,
l'intérêt, en matière civile comme en matière de commerce, a gardé le
même constant niveau ? N'est-ce pas là ce qui a lieu depuis soixante ans
en France pour tout emprunteur offrant de suffisantes garanties réelles
ou personnelles ? Mais il y a mieux.
Le fonctionnement du prêt foncier est tel à cette heure qu'il fournit
un témoignage éclatant du contraire. Non-seulement, dans ce système,
la condition de l'emprunteur n'a pas empiré, mais elle est devenue
meilleure qu'auparavant. C'est ainsi que des établissements comme le
Crédit foncier de France débitent, sous nos yeux, ce numéraire ailleurs
hors de prix, au-dessous de 6 0/0, amortissement du capital compris,
c'est-à-dire capital et intérêts simultanément éteints. Il est vrai qu'en
vertu du mécanisme de l'obligation et de l'annuité savamment combinées,
l'on se fit ici prêteur et emprunteur, ce que le Monopole de l'émission
devrait faire par l'intérêt servi en compte, et ce qu'il refuse obstinément
de pratiquer. Dé là des hausses d'escompte sans fin comme sans nom.
Et c'est lorsque l'argent-marchandise fait preuve dans ses prix cou-
rants de cette modération et consistance, qu'on le montre procédant, à
quelques pas de là, par de tels soubresauts ! II se trouve des hommes
soi-disant pratiques pour certifier ce fait, tandis que quelques habitués
du moderne Portique s'attachent à le faire admettre par la foule qui en
souffre et qui n'a pas le temps d'y regarder de près. Mais, artificieux
praticiens auxquels vient en aide ce marchand à faux poids qui s'ap-
pelle un sophiste, rien que les riches dividendes qu'on recueille en ban-
que à ce compte, font voir que la balance des prix est ici faussée. Tel
est l'effet du vice qui semble porter en ses flancs le monopole.
Où voit-on, sinon dans ces sphères du privilège, que l'extrême cherté
d'un article constitue en splendides bénéfices le commerce, la fabrique,
le détail, enfin? N'est-ce pas, au contraire, quand les prix sont modérés
qu'il se fait le plus d'affaires, d'où des profits beaucoup plus nombreux
quoique minimes, considérés un à un. Écoutez là-dessus le moindre
marchand d'étoffes et de comestibles ; il vous dira que plus les prix sont
doux, — c'est son langage, — plus il vend, c'est-à-dire plus il gagne en
multipliant les gains avec les ventes. Or, si une banque en cours d'es-
compte est la cherté même, durant des crises attestant une réelle détresse,
elle devra gagner d'autant moins V qu'elle aura affaire à moins de
monde, de clients ; 2° qu'elle aura elle-même payé cher ce qu'elle est
appelée à débiter. Et voilà qu'on étale des bénéfices qui affirment,
proclament la loi économique inverse ! Donc la cherté dont on fit si
grand bruit n'est que pur artifice, et l'énorme profit qu'on réalise est la
marque certaine de quelque grand abus.
LES HAUTS ET LES BAS DE L'ESCOMPTE. 243
Appelez à la rescousse, ici encore, Ions les financiers de France et de
Navarre, doublés (le ceux du pays de Galles; remontez, si bon vous
semble, de Robert Pecl jusqu'au riche arj^entier de Charles VII, vous ne
sauriez avoir raison de cette loi économique partout visible, partout
constante. Ainsi, d'une part, il faut reconnaître (juc la hausse ou la
baisse des prix, au lieu de procéder brusquement, par un sensible écart,
opère par de^yrés, à moins qu'il ne se produise quelque fait anormal,
comme une disette ou un immense désastre. L'argent vérifie, comme
toute autre marchandise ou utilité, cette loi en cours de loua[[e. D'autre
part, il est non moins avéré que l'extrême cherté, hors le cas d'un mono-
pole qui s'impose, est exclusive de (;ros bénéfices, je veux dire de riches
dividendes. Cela est vrai en cours d'émission de même qu'ailleurs. Gain
énorme a la faveur des crises? — Pénurie factice et dont se couvre
simplement, partout oi^i fonctionne le Monopole, l'abus qui s'impose.
Ce point est capital au temps où nous sommes et à la veille d'une sé-
rieuse enquête. On ne saurait trop le mettre en saillie, car il défie tous
les raisonnements en sens contraire (1).
On le voit, et c'est le cas d'en faire de nouveau la remarque, les jours
qui s'écoulent ne sont pas, tant s'en faut, du temps perdu. L'escompte
fixé aux environs de 3 0/0, faute de preneurs, après avoir fait craindre
au commerce le taux de 10 0/0 renouvelé de 1857 est un texte fertile
en commentaires. A ce point de vue, la notable dépression du portefeuille
succédant à un vigoureux essor bientôt comprimé, découragé par cer-
taines exigences, plaide non moins éloquemment la cause de l'enquête,
un moment suspendue, que le pourrait ftiire la crise la plus intense. Le
procès s'instruit ainsi à fond comme de lui-même, et ce n'est pas seule-
ment au dedans qu'il éveille l'attention, mais chez l'étranger devenu en
quelque sorte partie au débat.
S'il est vrai, en effet, plus qu'à aucune époque, que le crédit appe-
lant à lui le numéraire, soit cette chose cosmopolite qui ne connaît ni
mers ni frontières et qui se joue, avec le railway, de la diversité des
langues, il faut bien reconnaître que pour les questions qu'il soulève in-
cessamment partout, grâce à un organisme défectueux, la France, pas
plus que l'Angleterre, n'est ni l'unique théâtre, ni une scène assez vaste.
Comme tous se renvoient le mal dont ils souffrent dans le même temps;
que par les traités de commerce et les communications devenues plus
(1) L'auteur de ces lignes s'est particulièrement appesanti sur ce der-
nier fait dans le courant de 1863, lors de l'édition nouvelle de la Mon-
naie DE Banque. — Voir les pages mises en tcte sur le gouvernement de
la Banque de France à partir de 1857, ainsi que le livre récemment pu-
blié sur les Circulations en banque.
211 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
rapides les prix se répondent, d'où les divers marcliés solidaires des
mêmes fiuites et par suite des mêmes embarras, la question qui se pose à
Paris se pose égfalement pour Londres, pour Turin, pour Francfort, Ams-
terdam,Hambour^y ou Vienne, et celadans les mêmes termes outre que c'est
à la même heure. De là vient Fattention, ou mieux l'attente universelle;
ainsi s'explique l'appel fait aux délé^^ués du trafic extérieur par une en-
quête plus ijénérale que locale (1). Le monde européen, relativement au
commerce et au crédit qui lui sert de levier, n'est [^uère plus, à vrai
dire, qu'un seul peuple, pour parler le lanijap^e de l'Anglais lord Dudiey
North au xvii^ siècle; quoi d'étonnant que les attestations en tout genre,
de même que les lumières, se concentrent au foyer le plus en vue? Il
semble que certaines contrées aient, comme la France, en vertu d'une
rare cohésion et d'une langue qui pénètre partout, le privilège d'agir sur
ce qui entre dans leur sphère d'activité. Puisque le débat est, de sa na-
ture, INTERNATIONAL, SOU slégc scra ici plutôt que là, le jour où il se
produit et s'accentue; c'est comme une inévitable pente. Il n'est pas
jusqu'au mot de congrès qui ne nous arrive des bords de la Sprée, de
même que lorsqu'on dut un jour s'entendre sur les suites de la chute de
Sébastopol. Mais cette fois, l'entente toute volontaire n'aura rien coûté à
celui qui la recherche, car il n'y a là ni vainqueur ni vaincu. Voici
comment une correspondance de Berlin s'exprimait naguère à cet égard.
L'auteur se montre surtout frappé de la tendance vers l'unité qui em-
porte l'Allemagne, et à laquelle ces États, dénués entre eux de lien suffi-
sant, c'est-à-dire de force, obéissent chaque jour davantage.
« Depuis nombre d'années, l'Allemagne pratique Vunité des intérêts
commerciaux en tenant presque chaque année un congrès de ville en
ville, s'occupant des intérêts du commerce allemand et provoquant au-
près des différents gouvernements des mesures propres à délivrer le
commerce des entraves et des liens dont une époque antérieure avait
cru pouvoir le gratifier
« Il appartiendrait au gouvernement français de profiter de l'occasion
d'une enquête française pour généraliser et amplifier cette résolution en
assemblant à Paris le premier congrès européen du commerce et des
banques, et en lui soumettant les questions générales contenues dans le
questionnaire actuel (2). »
Il n'entre pas dans le plan de ce simple aperçu d'apprécier le mérite
de semblables visées. Il suffit d'en signaler les tendances à titre de
grande caractéristique. Il est sensible, à ce compte, que l'arène s'élargit
pour donner au débat plus d'ampleur. Son siège est sans doute à Paris;
(1) C'est ainsi que la Chambre de commerce de Francfort vient de
faire choix comme délégué de M. Charles de Rothschild.
(2) Voir la Presse du 16 mars.
LES HAUTS KT LES BAS DE L'ESCOMPTE. 245
mais, par la force même des choses, il y a désormais matière à un rè-
(ylemeni intcreiiro[)écn.
Gela lieiil à ce que l'émission en banque qui, par son importance, par
les ressources dont elle dispose, par le nMe, enfin, qu'elle ;est et qu'elle
fut on[;inairemenl destinée à jouer, balance l'agent métallique qu'on
supplée ainsi sans peine, est mal {gouvernée et n'a pas le jeu suffisamment
libre. Comme c'est là, qu'on le veuille ou non, un appareil de grande
importance, et que cet appareil est à peu près partout constitué à l'état de
monopole, le jeu est faussé également tartout; — les maux que cela en-
traîne ressentis partout à la même heure, l'intérêt, le besoin d'une bonne
solution, rARTOuT enfin également compris le jour où la solution est
proche.
Voilà comment le fait de l'enquête appelle et éveille la pensée d'un
congrès sur la question des banques dont tous se préoccupent (1).
Non-; pour l'Angleterre, pas plus que pour la France, des écarts d'es-
compte variant après quelques semaines du simple au double, en dehors
de tout fait puissant et anormal, ne sont dans la règle économique ;
c'est la marque de quelque grand abus ayant son point d'attache dans
le Monopole qui excelle à fausser la balance des prix.
Pour l'Angleterre, pas plus que pour la France, le Piémont, la Bel-
gique, de grands profits ne sont possibles qu'à la faveur du bon marché.
Le crédit et le numéraire sont soumis, comme tout le reste, à cette loi.
— La cherté extrême n'enfante que gêne et misère, chez le vendeur
comme chez l'acheteur, vu qu'il n'y a lieu qu'à de maigres profits. Si le
gain augmente, c'est qu'en vertu de quelque artifice on eut l'habileté de
vendre cher ce qui coûtait au fond peu de chose.
Pour l'Angleterre, enfin, comme pour tout le monde en Europe, cela
a besoin d'être éclairci, et par suite redressé plus qu'en aucun temps;
car le crédit et le numéraire, de même que les banques à monopole qui
concentrent la force, sous son double aspect, sont plus que jamais
(l) Pour montrer quelle iction exerce, au loin comme auprès, le mo-
nopole de l'émission, cet inévitable et puissant barrage lorsqu'il n'est pas
un dangereux stimulant, qu'on voie ce qu'en dit un journal dans ces lignes
relatives à la gestion du Crédit au travail durant le dernier exercice :
« La Société a reçu comme tout le commerce le CONTRE-COUP de la
crise que nous venons de traverser. Elle n'a pu réescompter que 95,241 fr.
Elle a été forcée de faire elle-même l'encaissement de 217,037 francs. »
(La Presse du 27 janvier 1865.)
Qu'en pensent ceux qui ont la prétention de régénérer le crédit en
laissant de côté le monopole de l'émission ?... Singuliers machinistes qui
pensent, de la meilleure foi du monde, à multiplier les rouages sans re-
garder aux dimensions de l'arbre i\Q couche et aux nombres de touis
(jii'il peut faire fians le môme leinit.s !
246 JOUKNAL DES ÉCONOMISTES.
choses cosmopolites. De là un dôbat qui ne s'arrête pas à la frontière
d'un État, si vaste qu'on le fasse, dès que tous se touchent et souffrent,
à la fois, du même mal.
On sait qu'au moyen âge les Assises de Jérusalem s'occupèrent de la
monnaie. Elles tiennent une certaine place dans l'histoire. L'enquête ac-
tuelle, c'est quelque chose comme les grandes assises du Crédit moderne.
Si nulle question ne fut plus haute par les intérêts auxquels elle touche,
aucune autre peut-être ne fut destinée à jeter de l'éclat sur le pays qui
s'apprête à la résoudre (i). Paul Coq.
REVUE SCIENTIFIQUE
I. Académie des sciences : Les peines et les récompenses. — L'Académie française et
les prix de vertu. — Rôle de l'Académie des sciences. — Le grand prix d'électricité
— M. Ruhmkorff. — La machine d'induction et ses applications. — M. Froment. —
Distribution des prix à l'Académie des sciences. — Prix de statistique. M. Guérin :
Statistique du canton de Benfeld ; M. Collin : Et^aporation de l'eau à l'air libre;
M. Champion : Les inondations en France depuis le yi" siècle ; M. Demay : Forces
de la i'ertu en France. — Prix Trémont. M. Poitevin: Applications de la photographie.
— Prix de médecine et d'hygiène. M. Grimaud (de Caux) : Travaux d'hydrologie ;
Les eaux de la Durancs à Marseille. — IL Publications : L'Année scientifique, par
L. Figuier (2). — Petites chroniques de la science, par S. -H. Berthoud (3). — Cau-
series scientifiques , par H. de Parville (4). — La science populaire^ par J. Ram-
bosson (5). — La science et les saluants en 1884, par Viclor Meunier (6). — Le Mou-
(tentent scientifique, par A; Boillot et E. Menault (7). ~ Annuaire scientifique, par
P. P. Dehérain (8). — La science sans préjugés, par André Sanson (9).
I. Les hommes sont toute leur vie des enfants, qu'il faut détourner du
mal par la crainte des châtiments et stimuler au bien par l'espoir des
récompenses. Ainsi les ont jugés du moins les législateurs de tous les
(1) Ce travail était imprimé lorsqu'à paru le programme des délégués
du commerce de Paris auprès de Tenquête. Deux points nous ont paru
mériter une attention particulière. D'une part, l'on signale combien il
importe de combler au plus tôt la lacune que présentent, faute de suc-
cursales, les départements mis au ban de l'émission et de l'escompte.
De plus, on demande que la composition du Conseil de Régence, où la
haute banque tient tant de place, soit modifiée par l'admission d'un
nombre de négociants égal à celui des banquiers. Ce point est de haute
conséquence, et s'il prévalait, il pourrait donner lieu à de sérieuses ré-
formes. P. C.
(2) 8 vol. in-lS ; Hachette, édit. — (3) 3 vol.; chez Garnier frères. —
(4) 4 vol. ; chez F. Savy. — (5) 3 vol. ; chez E. Lacroix. — (6) 1 vol. ; chez
G. Baillière. — (7) 2 vol.; chez Didier. — (8) 4 vol. ; chez Charpentier.
— (9)1 vol. ; chez îî. Pion.
RKVUE SCIENTIFIQUE. 217
t(MTii)s cL (lo tous les pays; ainsi les ont jup,és c<;alemcnl ceux qui font
profession spéciale de les aimer, et qui, pour ce motif, sont appelés
philantliropes. Mais tandis que les léf^islaleurs n'ont {}uèrc sonj^é qu'à
prévenir par une surveillance active, et à réprimer par des peines gra-
duées et variées les effets de nos mauvais penchants, les philanthropes
se sont efforcés uniquement d'éveiller en nous les nobles passions et de
nous encoura{jer aux travaux utiles et (glorieux.
En France notamment, un çrand nombre de personnes ont affecté,
soit de leur vivant même, soit par disposition testamentaire, une partie
de leur fortune à la [glorification des actes louables, à la rémunération
des services rendus à la société, à la réparation de la trop fréquente
injustice du sort envers le mérite modeste. La plupart de ces promo-
teurs du progrès moral et intellectuel ont, par une sorte d'accord tacite,
confié à l'Institut la tache honorable et délicate 'de rechercher et de
couronner les plus dignes. Chacune des cinq Académies consacre donc
annuellement une séance, dite publique et solennelle (1), à la distribution
des prix dont elle est instituée dispensataire. Je me trompe : une de ces
séances, environnée d'une solennité particulière, réunit les cinq classes
de l'Institut, bien que l'Académie française en fasse presque seule les
honneurs. C'est que, par un privilège singulier, la mission de récom-
penser le mérite par excellence, la vertu, a été dévolue à cette illustre
compagnie. On est tenté de s'étonner, au premier abord, que les poètes,
les romanciers et les orateurs qui la composent aient paru plus compé-
tents en matière de désintéressement, d'abnégation, de charité, que ne
seraient, par exemple, les historiens, les hommes d'État,, les écono-
mistes, les philosophes qui composent l'Académie des sciences morales et
politiques. Mais il ne faut pas oublier que cette dernière Académie est de
création récente; elle est fille de la Révolution. A l'origine des fonda-
tions philanthropiques qui nous occupent, l'Académie française était
considérée, et avec quelque raison, comme réunissant dans son sein
rélite des intelligences, les plus grands esprits et aussi les meilleurs.
La confiance que mettaient en elle les bienfaiteurs de la vertu était
donc légitime. Depuis, leur volonté a dû continuer d'être respectée, et
c'eût été d'ailleurs infliger à la nouvelle Académie française un affront
injuste et arbitraire, que de la déposséder, au profit d'une autre com-
pagnie savante ou lettrée, d'un r(Me qu'elle a toujours rempli d'une
manière digne d'elle-même et de ceux qu'elle représente. On aurait tort
de croire, au surplus, que ce rôle soit en réalité supérieur à celui des
sœurs cadettes de l'Académie française. Des objections, qui ne sont pas
sans valeur, ont été élevées contre l'efficacité, la convenance, et même
(1) Solennelle, assurément ; mais publique, c'est une pure fiction :
les personnes munies de cartes sont seules admises à ces séances.
248 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
contre la moralité des prix de vertu. On n'a point contesté, que je sache,
ce qu'il y a de juste et d'utile à récompenser, par des distinctions hono-
rifiques et par des {^ratifications pécuniaires, les hommes dont les tra-
vaux contribuent à l'accroissement de la prospérité publique, à la gran-
deur du pays, au progrès des lumières et de la civilisation. Il y a plus :
à notre époque oii les études scientifiques tiennent une si large place
dans le mouvement intellectuel, et fournissent chaque jour à l'industrie
tant d'éléments et d'auxiliaires précieux, c'est à l'Académie des sciences
que semble revenir la plus belle part de la mission rémunératrice
dévolue à Tlnslitut national.
Il y a quelques mois à peine, une commission choisie dans le sein de
l'Académie des sciences était chargée de désigner le lauréat du grand
prix de 50,000 francs, fondé par le décret du 23 février 1852, et des-
tiné à l'auteur de la découverte la plus importante concernant les appli-
cations de l'électricité, et en particulier de la pile de Volta. On sait
que, conformément aux conclusions du rapport de la commission, ce
prix a été donné à M. Ruhmkorff, pour son célèbre appareil d'in-
duction.
Cet appareil réunit, dans un même générateur, les deux formes de
l'électricilé, séparées autrefois comme par un abîme : l'électricité sta-
tique^ caractérisée par une forte tension et par la faculté de produire
des étincelles, mais que les anciennes machines à frottement (je parle
des plus puissantes) ne développent jamais qu'en petite quantité, — et
l'électricité voltaïque, à tension très-fliible, incapable de fournir de vé-
ritables étincelles, mais que la pile de Volta donnait déjà, d'une manière
continue, en quantités considérables. «La machine d'induction de Ruhm-
korff, disait le rapport de la commission académique, transforme l'une
en l'autre ces deux électricités de la façon la plus pratique. Elle permet
d'obtenir, avec la pile de Volta, les plus puissants effets de fulguration
des machines à frottement. Mais, gardant quelque chose de son origine,
si l'électricité des appareils de Ruhmkorff se rapproche de celle des
machines à frottement par sa tension, elle reste, par sa quantité, en
relation avec l'électricité voltaïque dont elle dérive.»
MM. Foucault, Fizeau et Poggendorf ont coopéré, à divers titres,
aux perfectionnements de la machine, de Ruhmkorff, et par conséquent
aux admirables et nombreux résultats dont elle a facilité ou même
rendu possible la réalisation. Au moyen de cette machine, M. Perrot a
décomposé l'eau à l'état de vapeur; MM. Fremy et Ed. Becquerel ont
combiné, bien plus rapidement que ne l'avait fait Cavendish au siècle
dernier, les deux éléments de l'air, et constitué directement l'acide
azotique. La production de la lumière a reçu, grâce à l'emploi de la
machine de M. Ruhmkorff, des perfectionnements importants. L'étin-
celle d'induction, en parcourant des tubes de verre qui contiennent des
RKVUE SClIiNTIFlOUK. 21')
[j-az ou des vapeurs (rès-raré(iés, (16[;a[;c une luuiièrc diversement colo-
rée siiivaiU la nature du milieu. Éclairés de la sorte, ces tubes répan-
dent une lumière assez vive pour qu'on ait pu les employer dans les
mines où Ton a des explosions à redouter ; sous l'eau, pour éclairer les
plonjieurs; en cliirur(;ie, pour porter dans l'arrière-bouche et dans les
or[)anes profonds une clarté (pii ne s'acconipajjnc d'aucune sensation
de chaleur.
Ce même appareil, qui fournit, comme on vient de le voir, un sûr
moyen d'éviter, dans les mines de houille, les funestes effets du feu
{jrisou, est en même temps le boute-feu le plus rapide et le plus infail-
lible dont on puisse se servir pour enflammer les fortes charges de
poudre dans l'exploilation des carrières, dans le creusement des grands
bassins et dans le percement des tunnels, « La sûrelé de son jeu et les
grandes distances auxquelles elle porte l'étincelle, permettent d'effec-
tuer sans péril l'explosion de mines qui remuent des masses importantes,
ou qui brisent des obstacles inaccessibles. »
En proposant M. Ruhmkorff pour le prix de 50,000 fr., la Commis-
sion ne pouvait refuser une mention honorable aux autres physiciens
qui ont enrichi la science de découvertes moins importantes, moins
profitables peut-être que celle du savant ingénieur, mais très-dignes
encore d'admiration et de reconnaissance. Elle recommanda tout spé-
cialement à la bienveillance du chef de l'État un autre ingénieur non
moins distingué que M. Ruhmkorff lui-même, mais dont les travaux
lui parurent présenter un caractère moins évident d'utilité pratique. Je
veux parler du regrettable Froment, l'émule des Morse et des Wheatstone,
l'habile constructeur de tant d'ingénieux appareils où l'électricité agit
comme force motrice. Froment fut nommé chevalier de la Légion
d'honneur et dut espérer que dans cinq ans nul concurrent ne pourrait
lui disputer le prix obtenu cette fois par M. Ruhmkorff. Mais la mort
ne lui a laissé le temps ni de jouir de son demi-triomphe, ni d'at-
tendre un triomphe plus complet. Il est mort dans le courant du mois
de février dernier.
C'est le 6 de ce même mois que l'Académie des sciences a tenu sa
séance sollennelle de distribution des prix. Je n'ai point dessein, on le
pense bien, de donner ici la liste de tous les prix décernés et l'analyse
des travaux qui les ont mérités. Je me bornerai à indiquer, parmi ces
travaux, ceux qui me paraissent de nature à intéresser les lecteurs du
Journal des Économistes. De ce nombre sont, au premier chef, les Mé-
moires présentés au concours pour le prix de statistique. Le prix de
1864 a été donné à M. Guérin, pour une Statistique agricole du canton
de Benfeld (Has-Rliin). Il ressort de ce travail que, dans le canton
de Benleld, qui compte 17,605 habitants, et dont l'étendue est de
15,012 hectares, le produit agricole brut s'élève à 9 millions de francs
250 JOURNAL DES ÉGOINOMISTES.
environ. Il est à noter que 3,595 hectares de bois n'entrent dans ce
total que pour la faible somme de 129,000 fr., tandis que 552 hectares
seulement, plantés en tabac, produisent un revenu annuel de 640,000 fr.
L'auteur donne sur la situation (générale et la topographie de ce canton
des rensei^jnemcnls très-curieux : « On peut y remarquer, dit le rap-
porteur de la commission, M. Bienaymé, les petits tableaux qui portent
à 390 fr. les (ja^jes annuels d'im journalier vivant seul, et à 825 fr.
ceux d'une famille composée du père, de h mère et de trois enfants.
Naturellement les dépenses absorbent ces sommes, si faibles encore.
On voit par là néanmoins que le paysan actuel est bien loin de l'homme
aux quarante écus. Aussi M. Guérin dit-il que la population se nourrit
{généralement bien et que le paupérisme est inconnu dans son sein.
Mais il existe malheureusement des crétins et des (goitreux dans les ha-
bitations voisines du Rhin. »
Un mémoire sur un sujet tout différent, puisqu'il contient des recher-
ches sur Vdvaporation de Veau à Vair libre, a valu à M. Collin le prix
de 1863, resté disponible. La commission n'a pu donner qu'une mention
honorable à M. Champion, pour les six volumes aujourd'hui achevés de
son ouvrage sur Les inondations en France depuis le vi* siècle, parce que,
dit le rapporteur, les recherches de Fauteur sont plutôt archéolog^iques
que statistiques. Les deux derniers volumes renferment cependant des
tables où sont consignés des résultats d'un grand intérêt. Ainsi, sur
135 inondations de la Seine, dont M. Champion a pu retrouver les dates,
104, ou 77 sur 100, ont eu lieu dans les mois de décembre, janvier,
février et mars. Pour la Loire, 81 inondations sur 126, soit 64 sur 100
sont survenues d'octobre à février inclusivement. Pour le Rhône, les
seuls mois d'octobre et de novembre ont vu 40 inondations sur 97, ce
qui donne une proportion de 41 sur 100.
Enfin une mention honorable a été aussi accordée à M. Demay, pour
son ouvrage intitulé Forces de la vertu en France, ou Statistique des prix
Monttjon décernés par V Académie française, de 1820 à 1862. Le rappor-
teur a qualifié ce travail : une première ébauche des comparaisons de
statistique morale que peut-être il deviendra possible de baser sur
les dossiers nombreux des prix de vertu.
Le baron de Trémont, par son testament en date du 5 mai 1847, a
légué à l'Académie des sciences une somme annuelle de 1,100 francs,
« pour aider dans ses travaux tout savant, ingénieur, artiste ou méca-
nicien, auquel une assistance sera nécessaire pour atteindre un but
utile et glorieux pour la France. » Ce prix a été décerné à M. Poitevin,
pour ses heureuses recherches concernant les applications de la photo-
graphie. On doit à M. Poitevin un procédé de gravure photographique
qui lui valut en 1848 une médaille d'argent de la Société d'encourage-
ment; un autre procédé appelé hélioplastie, employé en Angleterre, en
KEVUIi SGlKNTll'lQUE. 2ôl
Allemajjne el eu l'raiice; enfin un procède de liilio-piiolojyraphic, quia
parliculièrenienl alliré rallcnlion de la Commission. M. i'oiLcvin, par-
tant de la réaction remarquable qu'éprouve, sous l'influence de la lu-
mière, un mélanj'e de bichromate de potasse et d'une matière orjjauique,
a trouvé que le mélange peut, en vertu de cette réaction, devenir inso-
luble et apte alors à retenir les substances pulvérisées qu'on étend sur
la plaiiuc photo[]rapliique, et même l'encre (jrasse dont on la recouvre.
Utilisant cette propriété, il est parvenu à fixer l'encre d'impression sur
les parties influencées par la lumière; dès lors la solution du problème
de la litho-photoi^raphie a pu être considérée comme acquise aux arts
et à rindustrie. Le même principe a conduit M. Poitevin à fixer sur le
verre, le papier, la porcelaine, etc., à l'aide de substances rendues
hy^yrométriques par Tinsolation, diverses poudres impalpables, notam-
ment le charbon et les oxydes métalliques, et d'obtenir ainsi les épreu-
ves inaltérables dites au charbon, et des émaux photo[jraphiques d'une
(}Tande beauté.
Parmi les concurrents pour le prix de médecine et de chirur^^ie, fondé
par M. de Montyon, la commission en a distingué une dixaine. Je citerai
seulement M. Grimaud (de Caux); non que la Commission Tait placé en
première li[jne : elle ne lui a accordé qu'une mention honorable avec
la somme de 1,500 fr. ; mais les travaux de ce savant ont un caractère
d'utilité (générale qui les recommande aux lecteurs de cette revue.
M. Grimaud (de Caux) est un hygiéniste distingué; il s'est voué depuis
longues années à l'étude de l'hydrologie; il a étudié cette science en
théoricien et en « homme pratique. »
Des travaux importants d'aménagement et de distribution des eaux ont
été exécutés sous sa direction à Vienne (Autriche), à Venise et à Trieste.
On a de lui un volume (1) qui me paraît être un des meilleurs qu'on ait
écrits sur la matière. ïl a présenté, dans le courant de 1864, à l'Académie
des sciences, plusieurs notes relatives aux eaux de Marseille. On sait que
la troisième ville de France a été longtemps condamnée à une pénurie
d'eau qui n'a pas médiocrement contribué au mal-être général de ses
habitants et aux désastres dont elle a été si souvent affligée par l'invasion
des maladies épidémiques. Récemment enfin on y a fait arriver les eaux
de la Durance, et Marseille est aujourd'hui largement pourvue du pré-
cieux liquide. Mais les eaux de la Durance sont chargées d'un hmon
très-divisé qui ne se dépose que très-difficilement et qui les rend peu
propres à la consommation, aux usages industriels et même à l'arrosage
des champs et des jardins. Les moyens mis en œuvre pour clarifier ces
eaux ont été mal entendus ou mal appliqués. M. Grimaud (de Caux) s'est
(l) Les Eaux jmhUcfrtes. In-S, 1853. Paris, Dezobry. ïandou et Ce, édi*
leurs, rue des Écoles, 78.
1^52 JOURNAL DKS ÉCONOMISTES.
rendu à Marseille; il a étudié avec attention les travaux exécutés, et il a
indiqué très-judicieusement les chang^cments qu'il serait nécessaire d'y
apporter pour débarrasser les eaux de la Durance des substances étran-
gères qu'elles tiennent en suspension. Il aura rendu ainsi un véritable
service à la ville de Marseille, pourvu toutefois que l'administration ait
la volonté et le pouvoir de tenir compte de ses indications.
II. Les publications scientifiques surgissent en nombre toujours crois-
sant et s'imposent en quelque sorte à l'attention de quiconque ne veut
point demeurer étranger aux choses, et surtout aux idées de son temps.
Parmi ces publications, il en est plusieurs qui ont spécialement pour
objet d'enregistrer et d'apprécier les découvertes et les inventions nou-
velles, les débats des sociétés savantes, les questions théoriques et philo-
sophiques que soulève l'observation des phénomènes. Il n'est guère
d'écrivain rédigeant la revue scientifique d'un grand journal, qui ne se
fasse un devoir de réunir chaque année ses articles en un volume qu'il
offre au public, — et que le public accueille avec plus ou moins d'em-
pressement. On ne compte pas aujourd'hui moins de huit recueils de ce
genre. Le plus ancien est r Année scientifique, de M. L. Figuier : réper-
toire assez nourri de faits, mais assez pauvre d'idées; viennent ensuite
les Petites chroniques de la science^ œuvre d'un conteur aimable, qui est
en même temps un homme instruit, sinon un savant : M. Sam-Berthoud;
puis les Causeries scientifiques signées « de Parville, » et qui témoignent
plus de la confiance de l'auteur en lui-même que de la rectitude de son
jugement. On trouve dans ces causeries des thèses paradoxales soutenues
avec un luxe de formules et d'expressions scientifiques, qui ne laisse
pas de rappeler un peu les fameuses tirades latines du Médecin malgré
lui.
Mais revenons à des ouvrages plus sérieux. Je n'ai point de mal à dire
de la Science populaire^ de M. J. Rombasson; j'aurais bien quelques cri-
tiques à adresser à La Science et les Savants, de M. Victor Meunier; mais
le talent, l'esprit et la vigueur de cet écrivain doivent rendre d'autant
plus indulgent pour ses défauts, qu'aux yeux de bien des gens les défauts
de M. Meunier sont encore des qualités. MM. E. Menaiilt et Boillot, ré-
dacteurs scientifiques du Moniteur, ont commencé, l'année dernière, la
publication de leur recueil semestriel le Mouvement scientifique, qui se
recommande par une excellente méthode, par une rédaction soignée et
par une sage réserve dans la discussion des théories scientifiques et phi-
losophiques. Parmi les articles les plus intéressants au point de vue
pratique, je citerai ceux qui traitent de la saponification et de la panifi-
cation, de la composition des eaux, de la conservation des métaux, du
nouvel Hôtel-Dieu, etc.
L'Annuaire scientifique, dont le quatrième volume a paru cette année,
HKVUR SCIENTIFIOUK. 25.'?
csL uni; œnvn; colloclivo à laipiclh; concoiirciil, avec M. 1\ I*. Dehéraiii,
plusieurs écrivains d'un taleiiL et d'un savoir éprouvés, et dont chacun
traite, selon ses aptitudes s])éciales, telle ou telle branche de la science :
M. Aui. Guillemin, l'astronomie; M. Menu de Saint-Mesmin, la nnéca-
ni(jue; M. Saint-Ednie, la physicpie [générale, et parfois la chimie;
M. Reitop, la physi([iie du [^lohe et la }yéolo{',ie; M. A. Duméril, Tliistoire
naturelle et la biolojyie; M. Deliérain lui-même la chimie pure et appli-
quée, certaines questions de physiolo(îie [générale et aussi la zootechnie.
Le premier volume de ce recueil renfermait une étude de notre collabo-
rateur M. Horn, sur le mouvement commercial, industriel, afi^ricole et
financier pendant Tannée 1861. Je me permettrai d'exprimer le re(jret
que M. Deliérain ait cru devoir supprimer, dans les volumes suivants,
cette partie économique, qui n'était ni la moins bien traitée ni la moins
intéressante, et qui donnait à son annuaire une supériorité de plus sur
la plupart de ses concurrents.
M. André Sanson, rédacteur de la Presse, vient d'entrer en lice cette
année avec un excellent volume, qui s'intitule La science sans préjugés,
et qui justifie pleinement son titre. M. Sanson est, pour me servir de la
spirituelle expression d'un écrivain politique (1), «un de ces esprits mal
faits qui se refusent à affirmer ce qu'ils ne savent pas. » Il sait beaucoup
de choses, mais il n'a point la prétention de posséder la science infuse ;
il ne se croit pas aple à décider de tout, et en présence des questions qui
lui paraissent douteuses et obscures, il n'hésite pas à réserver ses con-
clusions ou même à s'avouer incompétent. C'est à la fois une preuve de
modestie et de bon sens qui donne à ses jugements d'autant plus d'au-
torité. Ecartant avec soin toute idée préconçue, tout esprit de parti, tout
préjugé, en un mot, il se renferme dans le domaine de l'observation et
du raisonnement, et ne veut d'autre guide que la méthode scientifique.
«Celle-ci, dit-il, pour conduire à la vérité, n'a qu'une voie tracée. Elle
constate d'abord les faits ; s'ils sont complexes, elle les analyse, classe
les phénomènes dont ils se composent, en procédant du particulier au
général, et remontant ainsi jusqu'au phénomène le plus simple, qui tient
tous les autres sous sa dépendance elle fait découvrir la loi de leur en-
chaînement. Là s'arrête la science, qui est la connaissance exacte des
rapports établis entre les faits. »
M. A. Sanson accorde dans son livre une large place à la Sociologie,
c'est-à-dire à l'économie politique. Les économistes liront avec intérêt
ses études sur la question du pain, sur la question de la viande, sur la
question des sucres, sur la question du coton, sur l'éducation positive,
sur la folie et la responsabilité, etc. En parlant des réformes récemment
introduites dans le régime de la boulangerie et de la boucherie,M. Sanson
(1) M. P. Lanfrey.
25« JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
démontra fort bien que si ces rcfornaes n'ont produit jusqu'ici que des
résultats peu satisfaisants, c'est qu'au lieu d'inau[jurer franchement le
principe fécond de l'initiative individuelle, elles n'ont fait que substituer
à l'ancienne rég-lcmentation une réglementation nouvelle. En toutes
choses, M. Sanson repousse éner^i^iquement, comme impuissante et sté-
rile, l'intervention gouvernementale, et je suis heureux de saluer en lui
un intelligent adepte de la science économique et un vigoureux champion
de la liberté. Arthur Mangin.
CORRESPONDANCE
27 avril 1865.
A Monsieur Th, Mannequin.
Monsieur,
Dans votre article sur ^^5 idées relatives à la mesure économique (1), où
vous me mettez en cause, sans doute, vous ne rehaussez pas la science
économique par des théories nouvelles, où la vérité se montre dans tout
son éclat, mais vous apportez une consciencieuse sollicitude à l'examen
de celles qui, dans l'état présent, demanderaient le plus à être éluci-
dées. — Ne semblait-il pas, il y a quelques années, que l'économie po-
litique était appelée à marcher dans sa force, dans sa virilité, et que,
pour disposer en sa faveur les esprits les plus prévenus, elle n'avait qu'à
produire ses œuvres? A cette heure, ses interprètes, ses défenseurs les
plus autorisés (2), sont forcés de convenir que son allure est hésitante,
indécise, chancelante, en dépit de l'assistance que lui ont donnée des
auxiliaires^placés près du trône, et môme un auguste personnage qui a
été son ange gardien.
• Tant que l'économie politique ne fut qu'une sorte de jeu d'esprit,
qu'une lutte de systèmes divers entre les publicistes seuls, des hypo-
thèses, qui n'étaient que spécieuses, ont pu être admises comme vérita-
bles, et cela grâce au vif désir qui porte tous les savants à généraliser
leurs doctrines au moyen de lois simples, grâce aussi à la séduction
inévitable que le mot de liberté ne manque jamais d'entraîner à sa suite.
— Actuellement que l'expérience n'a point réalisé les espérances aux-
quelles on s'était abandonné, il faut absolument reconnaître que l'éco-
nomie politique, telle que les maîtres nous l'enseignent, présente encore
quelques points obscurs sur lesquels il est nécessaire d'appeler la lu-
mière. — Aussi, c'est avec raison, Monsieur, que vous avez fixé l'atten-
tion des économistes sur ce qui doit constituer réellement la richesse
(1) Journal des Economistes, avril 186-5.
(2) Une nouvelle campagne de la protection, par Louis Reybaud, Journal des Écono-
misies, avril 1865.
CORRESPONDANCE. 2.G5
d'un |)eu[)lo, et sur la mesure virtuelle dont celte richesse est suscep-
tible. Selon nous, c'est la solution de ce double problème qui donnera
le critérium économique, et nous fera apprc^cier en dernière analyse
l'excellence des ddcisions]quo nous sollicitons de cette science.
Comme tant d'autres, j'ai essaye de le rdsoudro, et cela avec des con-
victions qui n'ont pas eu la fortune de vous toucher, puisque vous con-
damnez mes conclusions sur ce que l'on doit appeler la richesse d'un
peuple. — Toutefois votre jugement, môme défavorable, me fait encore
une part assez belle. — Ne dites-vous pas, en effet, que je prends à la
lettre^ et comme article de foi^ la confusion de Bastiat? Mais si j'ajoute que
les errements de Bastiat^ relativement à la richesse publique, sont ceux
d'Adam Smith, do Rossi, de Roscher, etc., qui les tenaient d'Aristote lui-
môme, vous conviendrez qu'il est agréable, en passant h la barre de
votre tribunal, d'être condamné en aussi bonne compagnie, surtout
avec des considérants si faiblement motivés.
En ce qui concerne la mesure de la richesse, vous prétendez que, jus-
qu'à présent, on n'a pu encore définir d'une manière satisfaisante ni la na-
ture, ni les termes, ni les résultats de cette mesure. — Cela est-il bien exact?
Ce problème, cependant, ne me paraît pas présenter toutes les difficul-
tés dont vous le hérissez, et certes, si, après une mûre réflexion, vous
reveniez sur la sentence un peu légère que vous avez prononcée, et dont
nous venons de parler, vous reconnaîtriez que nous l'avons résolu. —
N'admettez-vous pas la logique de nos raisonnements, en ne contestant
que la vérité des prémices dont nous sommes partis?
Un moyen de mesure, à l'aide duquel on pourrait juger de la bonté
des doctrines économiques, serait d'autant plus essentiel à connaître,
que la plupart du temps leur application, en favorisant les uns et en
froissant les autres, ne manque jamais de donner lieu à un concert dis-
cordant d'éloges et de récriminations qui laisse l'observateur dans la
plus grande indécision. — 11 ne serait pas même nécessaire que le moyen
de mesure fut très-rigoureux. L'économie politique ferait déjà un grand
pas si, par exemple, en France, on pouvait constater les variations dans
la richesse publique, qui seraient au-dessus de 2 ou 3 milliards.
Du reste, tous les moyens de mesure dont nous disposons pour les
choses matérielles et immatérielles sont défectueux ; mais dans leur état
d'imperfection, quelquefois très-notable, ils ont rendu et rendent encore
de très-grands services. — On sait que dans les temps primitifs l'année
ne comptait que 360 jours. Cette division, quelque vicieuse qu'elle fût
au point de vue du cours régulier des astres, n'en était pas moins pré-
cieuse à l'agriculture, à qui il importe tant de connaître les révolutions
solaires. — Les marins, pour mesurer la vitesse de leurs bâtiments,
jettent le lock, et cet instrument, bien que grossier, leur est d'une uti-
lité incontestable.— On peut, jusqu'à un certain point, et c'est ce qu'on
fait communément, apprécier la bonne politique d'un peuple par les
alliances qu'il se ménage et par l'étendue des territoires qu'il s'annexe.
Ce mode d'appréciation, assez vague de sa nature, laisse beaucoup à
désirer, et néanmoins, en le prenant au pied de la lettre, et se dirigeant
2'jC,
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
d'après ses indications, nombre de pays ont grandi en puissance et se
sont illustrés.
Craignant d'abuser de la bienveillante hospitalité de ce journal, nous
ne relèveront plus qu'une de vos attaques. — Vous m'accusez de con-
fondre la rareté avec la valeur? D'après vous, la rareté n'occasionne
qu'un déplacement de richesses, et pour ne laisser aucun doute sur le
sens de votre pensée, vous ajoutez : A ce compte, le vol crée de la richesse,
car il en procure au voleur. — Eh bien! Monsieur, vous soutenez là un
paradoxe; vous le reconnaîtrez aisément. — La rareté peut produire de
la valeur, et les exemples se pressent en foule pour le prouver. Nous
n'en citerons qu'un au hasard. — Un pays n'a d'autres ressources que la
culture de ses vignes; il ne se fournit d'aliments, de vêtements, de meu-
bles, etc. qu'au moyen des excédants de sa récolte ; de plus, il n'a pour
ses produits qu'un débouché restreint en rapport avec ses excédants
habituels. Qu'il lui survienne une année d'abondance exceptionnelle?
Les frais de cueillette, d'envaisselage et autres vont s'accroître prodi-
gieusement, tandis que le prix des vins s'avilira d'une manière déme-
surée ; et, en définitive, l'excès de la récolte sera pour ce pays la cause
fatale d'une vraie diminution de ses capitaux. — Dans vos raisonne-
ments, Monsieur, vous embrassez peut-être l'univers tout entier, mais
nous croyons que l'économie politique est une science dont chaque con-
trée est appelée à recueillir les enseignements. — Veuillez remarquer
ensuite que, dans l'exemple rapporté ci-dessus, il n'est pas du tout cer-
tain que la perte du pays vignoble, dans sa crise d'abondance, soit com-
pensée par le gain des autres contrées.— Si l'on s'en rapporte à J.-B. Say,
les nations sont toutes solidaires, et le malheur des unes rejaillit sur les
autres.
Agréez, Monsieur, etc. Du Mesnil-Marigny.
BULLETIN
EXPOSE DE LA SITUATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-
BRETAGNE, PAR M. GLADSTONE.
Augmentation des recettes et diminution des dépenses pendant l'exercice 1864-65.
— Diminution de la dette et montant de cette dette. — Prospérité du commerce
extérieur en Angleterre. — Comparaison avec le développement du commerce extérieur
en France. — Réductions sur le houblon et la drèche combattues. — Réductions de
droits proposées sur le thé, les droits sur les assurances, l'incorae-tax.
Dans la séance de la chambre des communes du 27 avril, M. Gladstone,
chancelier de l'Échiquier, a déposé son exposé financier et a donné de
vive voix une série d'explications très-intéressantes.
Il a annoncé à la Chambre un excédant de plus de 3 millions sterling?
SITUATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 2
0/
ou près (l(î 80 millions de francs, produit par uno au{;iu(;iitalion de re-
cctles. Il a pu aiiuoiicor de plus un fait assez extraordinaire en matière
de budfyet, et même tout à fait fantastique dans Ih plupart du pays, à
savoir: (jue les dépenses effectuées sont restées de 611,000 livres, ou
près de 14 millions de francs au-dessous des dépenses votées.
Le chancelier de l'Éclùipiier propose d'appliquer ces économies à des
réductions sur le tarif du thé, sur linipôt du revenu, et sur les droits
sur les assurances contre l'incendie.
Cette réduction de charijes pourra atteindre la somme de 9 millions
sterlinj^ï", 125 ou 130 millions en 1866-67.
En même temps la dette publique a été diminuée; car on a pu rem-
bourser dans l'année courante près de 3 millions sterling;. Mais cette
diminution ne satisfait pas le ministre réformateur, et il déclare cette
moyenne des remboursements annuels insuffisante en proportion du
chiffre de la dette.
Voici l'analyse de l'exposé oral de M. Gladstone.
Le chancelier de l'Échiquier commence par faire observer que depuis
l'année dernière la situation s'est modifiée.
Les nuages qui pesaient sur le continent européen sont ailes à l'ouest,
et l'orage a éclaté avec la plus grande violence de l'autre côté de l'Atlan-
tique. Une dernière scène pénible, dont la nouvelle vient d'arriver, a
fait frémir l'Europe d'horreur. (Applaudissements.)
L'Angleterre a été épargnée. Les dépenses ont été considérables, mais
les recettes aussi ont été plus grandes que jamais. Les budgets se sont
élevés rapidement, môme en tenant compte de la modification de la va-
leur de la monnaie. De grandes réformes ont été opérées par un Parle-
ment qui a atteint tranquillement le terme de son existence naturelle,
ce qui est encore un fait exceptionnel.
M. Gladstone présente ensuite le compte rendu de l'année écoulée.
La dépense de 1864-1865 était évaluée à 66 millions 890,000 liv. st. La
Chambre a voté 67 millions 73,000 liv. st., et en réalité les dépenses ont
été moindres de 611,000 1. st. ; elles ont été de 66 millions 462,000 1. st.
L'orateur compare cette année avec les années précédentes, pour ob-
tenir le chiffre des réductions effectuées.
En tenant compte des modifications financières et des annuités échues,
il dit que sur 1859-60 la diminution des dépenses est de 1 million
514,000 1. st. ; sur 1860-61, la réduction est de 6 millions 547,800 1. st.
Mais, en comparaison de 1858-1859, le résultat est différent : l'aug-
mentation des dépenses est de 3 millions 442,000 I. st.; et si l'on re-
monte aux années qui ont précédé la guerre de Crimée, l'augmentation
est de 12 millions de livres sterling.
Pour avoir le véritable excédant de l'année, il faut en déduire
600,000 1. st. pour les fortifications, et c'est ainsi que Ton arrive au
chiffre de 3 millions 231,000 liv. st.
2® SÉRIE. T. xi.vi. — {"ymai 1865. 17
258 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Passant au revenu, M. Gladstone dit que le revenu, estimé à 07 mil-
lions 128,000 1. st., a atteint 70 millions 313,000 1. st. (Applaudissements.)
L'augmentation du revenu porte pour 752,000 1. st. sur les douanes,
pour 1 million 538,000 liv. st. {)0ur l'accise. La perte sur le sucre n'a
été que do 906,000 liv. st., au lieu de 1 million 330,000 liv. st., chiffre
de l'évaluation.
Le chiffre de l'accise est si élevé, à cause de la loi qui a abrégé les
délais des crédits sur la drèche et qui a fait rentrer par avance des
droits qui appartiennent à l'exercice suivant. Les spiritueux ont aug-
menté de 741,000 liv. st. En somme, au lieu d'une perte de 3 millions
80,000 liv. st. sur le revenu, il y a eu un gain de 105,000 liv. st.
L'orateur cherche quelle est la progression du revenu, et, en tenant
compte des modifications financières et des taxes abolies, il trouve que
de 1840 à 1852 le revenu a monté de 1 million 30,000 1. st. par an. De
1853 à 1859, il s'est élevé de 1 million 240,000 liv. st. ; de 1859 à 1865,
il s'est élevé de 1 million 780,000 liv. st.
Ayant exposé l'état des balances à la Trésorerie. M. Gladstone passe
à la dette publique. On a payé dans l'année 300,000 liv. st. de bons de
l'Échiquier, 2 millions 100,000 liv. st. de billets de l'Échiquier, et
939,000 liv. st. de rentes, ce qui fait un total de 3 millions 338.0001. st.
Les annuités éteintes sont au capital de 2 millions 6,000 1. st., ce qui
fait un total de 5 millions 340,009 liv. st. En déduisant les dépenses
pour fortifications, la dette a été réduite de 4 millions 614,000 livres st.
(Applaudissements.)
Voici, au 31 mars, l'état de la dette publique de l'Angleterre, en y
comprenant les annuités, qui grossissent quelque peu le chiffre de la
dette. Le 31 mars 1857, la dette était de 825 millions 934,000 liv. st. ; le
31 mars 1865, elle était de 808 millions 288,000 liv, st., ce qui fait une
diminution de 17 millions 646,000 liv. st., soit, en moyenne, 3 millions
de liv. sterling par an. (Applaudissements.) Cette réduction de 18 mil-
lions a bonne apparence, et cependant c'est peu de chose que 3 millions
de réduction sur la dette pour tant d'efforts.
M. Gladstone passe ensuite à l'examen de l'état du commerce anglais.
Il dit que le commerce du papier n'est pas aussi malade qu'on le prétend.
En 1859, le commerce avec la France était de 26 millions 431,000 l.st.
par an; en 1834, il était de 49 millions 797,000 liv. st., ce qui fait une
augmentation de 90 (!/0.
A ce propos, l'orateur dit que beaucoup de membres se consolent du
budget élevé de l'Angleterre, en songeant que le budget de la France est
plus élevé encore. Cola n'est pas tout à fait exact, parce que le budget
impérial contient on même temps le budget local. Le budget français,
qui est un modèle de précision scientifique, ne se règle finalement que
longtemps après avoir été voté, ce qui fait qu'on n'a aujourd'hui que le
budget de 1862. En 1862-1863, le budget français, déduction faite des
dépenses locales, était de 70 millions 352,000 liv. st., soit 9 millions 1/2
I
SITUATION FINANCIKRF DK LA GRANDK-RRKTAGNE. 259
au-dessous du nôtre. Aujourd'hui les dépenses françaises so sont pro-
biibloinonl accruos et so rapprochont des nôtres, car les Français n'ont
pas le bonheur de rcWluire leurs dépenses.
Le cornnKMce total, tant en importations qu'en exportations, s'est
conslanimonl accru, et, au lU décembre prdcddent, il présentait l'énorme
chinVe de 487 millions de livres sterlini;, dont 274 millions représen-
taient les importations, et 213 millions les exportations. C'est une aug-
mentation do 219 millions depuis 4854.
En félicitant le pays de cet heureux état de choses, M. Gladstone dit
qu'il ne peut oublier l'homme qui a si largement contribué à produire
tous ces résultats. L'honneur en est dû en grande partie à M. Cobden,
dont la mémoire sera toujours chère h son pays et vivra dans le cœur
denses concitoyens, qui voyaient en lui un des plus nobles fils de l'An-
gleterre, un de ceux qui l'ont servie le plus utilement.
On a fait remarquer que la proportion de l'augmentation du commerce
de la France dans les dernières années a été plus considérable que
l'augmentation du commerce anglais, en sorte que les parlements an-
glais, qui pendant les dernières vingt-cinq années ont attaché tant
d'importance à faire disparaître les entraves du commerce et de l'in-
dustrie, se seraient trompés.
L'orateur attribue l'expansion du commerce de la France au fait
qu'après de grandes guerres la moitié de la puissance productive du
pays est détruite ; en sorte qu'il n'est pas étonnant qu'au bout de trente
ou quarante ans l'augmentation relative soit plus grande. Elle est de
81 0/0 en France et de 70 0/0 en Angleterre ; mais en établissant la com-
paraison avec d'autres pays, on trouve que le développement commer-
cial de l'Angleterre est considérable. En Belgique, par exemple, qui
est un État des plus prospères, cette augmentation est de 43 0/0; en
Hollande, de 25 0/0. En Autriche, il est encore moindre. Espérons que
les négociations commerciales qui se poursuivent en ce moment à Vienne
seront couronnées de succès.
M. Gladstone présente ensuite l'évaluation du budget de 1865-1866.
La dépense évaluée pour l'année 1865-1866 est de 66 millions 139,000
liv. st., ou 1 million 110,000 liv. st. de moins que celle de 1804-1865.
Elle se compose ainsi : Dette consolidée et non consolidée, 26 millions
350,000 liv. st.; payements sur le fonds consolidé, 1 million 900,000 1. st.;
armée, "14 millions 348,000 liv. st.; marine, 10 millions 392,000 liv. st.;
perception du revenu, 4 millions 637,000 liv. st.; service des paquebots,
842,000 liv. st.; divers et les services civils, 7 millions 650,000. liv. st.
Total, 65 millions 139,000 liv. st.
Le revenu évalué pour l'année est de 70 millions 170,000 liv. st. Il se
décompose de la manière suivante : Douanes, 22 millions 775,000 liv. st.;
accise, 19 millions 30,000 liv. st.; timbre, 9 millions 550,000 liv. st.;
taxes, 2 millions 250,000 liv. st.; income-tax, 7 millions 800,000 liv. st.;
post-office, 4 millions 250,000 liv. si.; divers. 2 millions 650.000 liv. st.;
•2(yO JOURNAL Ï)RS ECONOMISTES.
indemnité de Chine, 4^^0,000 liv. st. Total, 70 millions 170,000 liv. st.;
excédant présumé, 4 millions 31,000 liv. st.
La question se présente de savoir quel emploi devra être donné à cet
excédant. Le chancelier de l'Échiquier énumère diverses petites réformes
(ju'il propose à la Chambre de voter.
Maintenant, dit- il, Paw/o majora canamit.9. Un grand parti dans cette
Chambre réjclame l'abolition des droits sur la drèche. L'orateur ne peut
promettre d'accorder l'abolition de ces droits. Si l'on abolit cette taxe,
ce sera le coup de grâce donné aux taxes indirectes; il ne sera plus pos-
sible de les maintenir.
Il ne peut donc s'agir que de réduction, et l'opposition demande cette
réduction puisqu'on a réduit les droits sur les vins; mais il résultéfcde
calculs authentiques que la taxe que supporte la bière n'est que de
\^ 1/2 0/0. En comptant toutes les petites taxes additionnelles et en met-
tant 20 0/0, ce sera compter largement. Eh bien! quelle réduction
peut-on opérer pour que le public en profite? D'après les calculs, si on
réduisait l'impôt d'un farthing par quartier, il en résulterait pour le
Trésor une perte de 2 millions 480,000 liv. st. dans la première année,
et de 3 millions 360,000 liv. st. dans la secoade.
Mais, dit-on, il y aura un gain venant de l'augmentation de consom-
mation. Non, cela n'est pas exact pour le cas actuel. Les honorables
gentlemen paraissent surpris. Mais voici ce qui arrivera. La consomma-
tion de la bière réduira la consommation des spiritueux. (Très-bien !
c'est cela ! sur les bancs de l'opposition.) L'opposition paraît satisfaite.
Je suis tout prêt, dit M. Gladstone, à accomplir sa mission de philanthro-
pie ; mais je demande qu'elle me trouve l'argent. (Rires.)
Le gouvernement propose à la Chambre de réduire de 6 pence par
livre l'impôt sur le thé. On estime la consommation de thé pour l'année
1865-66 à 92 millions de livres en poids. La réduction de 6 pence par
livre produirait une réduction de 2 millions 300,000 liv. st. Calculs faits,
cela donnera pour le Trésor une perte de 1 million 868 liv. st. dans
l'annéaactuelle.
Le gouvernement propose en outre de réduire Vincome-tax d'un tiers,
c'est-à-dire de 6 d. à 4 d. par livre. (Applaudissements.) Vincome-tax
ne produira plus que 5 millions 200,000 liv. On peut se demander si,
réduit à ce point, il ne doit pas être permanent. (Gris de : Non !) En tout
cas, cessera au prochain Parlement à décider la question. L'impôt est
maintenant assez bas pour qu'on puisse l'abolir si on le veut. La réduc-
tion actuelle causerait pour le Trésor une perte de 2 millions 600,000 1. st.,
dont 1 million 650,000 liv. st. pèseront sur l'année courante.
L'impôt sur les assurances contre l'incendie sera réduit suivant les
vœux de la Chambre. La perte pour le Trésor, par suite de cette réduc-
tion, est estimée à 260,000 liv. st.
En résumé, l'allégement total pour le public, par ces modifications et
changements, sera de 5 millions 420,000 liv. st., savoir : Thé, 2 millions
300,000 liv. st.; impôt sur le revenu, 2 millions 600,000 liv. st.; assu-
LES CHEi^llNS M FEK ITALIENS. '2(y\
rancos conlro l'iiuMMidio, r)'20,()00 liv. st. Total, Ti millions 'r20,()0() liv. st.
Mais totilo la pcMle ne poiUM-a pas sur raniK'O (-ouraiilc. dont plusieurs
mois sont (iôj;\ («coulôs. Pour cotio anndo, la réduction sera, pour lo thé,
I million KliS, ()()() liv. st ; pour Vinromp-tnr^ 1 million 0^0,00 liv. st.;
l)our los assurancos rontro l'incondio, 2r)0,00() liv. st. Total, 3 millions
778,000 liv. st. Déduisant cclto |)orto do l'oxcddant, ostimô à 4 millions
3L00() liv. st., il resterait une balance de ^i;;;',,000 liv. st. M. Gladstone
espère (pio la Chambre aidera le i,'ouvernement à protéger ce modeste
émari^ement contre les demandes envahissantes.
Le très-honorable gentleman termine so;i discours en disant (ju'il a fait
de son mieux pour répartir équitablement ces remises de droits.
LES CHEMINS DE FER ITALIENS.
Quatre grandes Compagnies nouvelles se partagent la totalité du ter-
ritoire italien :
1. — Société de V Italie supérieufe.
2,937 kilomètres, dont 1,713 en pleine activité et 4,224 en construction.
Lignes principales : de Suse à Turin, Milan, Bergame, aboutissant à
la frontière autrichienne du Mincio ; de Turin à Gènes ; de Turin à Plai-
sance, Parme, Modène, Bologne et Pistoie.
Cette Société, qui n'est autre que l'ancienne Société des chemins de
fer lombards, partagée en deux administrations depuis que l'Autriche a
perdu la Lombardie, est la seule vraiment puissante et prospère en
Italie. « Elle est connue, dit le rapport de la commission, par l'exacti-
tude du service, par la solidité des constructions, par la régularité de
l'administration du capital social. »
Cette Société achète, moyennant 200 millions, les chemins de fer ap-
partenant à l'État, 700 kilomètres environ.
Le réseau apparj,enant à l'État donnait chaque année un chiffre de
recettes d'environ 13,259,000 francs ; il en, résulte que le prix de vente,
fixé h 200 millions, se trouve parfaitement en rapport avec le taux actuel
de la rente italienne. ^
La Compagnie de l'Italie supérieure, à qui, par suite du transport de
la capitale à Florence, on a garanti simplement un chiffre de recettes
égal à celles constatées sur les chemins de l'État en 1862, s'est obligée
à contribuer pour une somme de 10 millions au percement des Alpes
helvétiques.
II. — Société des chemins de fer romains.
1,481 kilomètres, dont 932 en activité et 549 en construction.
Lignes principales : de l'Adriaticpie à la Méditerranée par Ancôno,
Pérouse, Rome et Civita-Vecchia ; de la frontière de Nice à Naples, en
suivant tout le littoral de la Méditerranée, touchant Savone, Gènes, la
Spezia, Livourne, Civita-Vecchia, Home, Ceprano, Capoue et Caserle ;
tout le réseau toscan de Florence à Livourne, Sienne, Pistoie, etc.
Cette Société des chemins de fer romains, dont l'histoire est bien con-
262 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
nue dans le monde financier, a donné on Italie des preuves non équivo-
ques d'activité et de bonne volonté; malheureusom'^nt elle se trouve à
l'heure qu'il est dans l'impossibilité de faire face à ses engagements, si
l'État ne vient pas largement à son secours.
Cette Compagnie, qui a nécessairement participé à toutes les vicissi-
tudes du crédit italien, n'a placé en moyenne ses obligations de 500 fr.
qu'à 230 fr. ! Il en est résulté qu'un capital nominal de 330 millions n'a
donné, en réalité, qu'un chiffre de 158 millions. Il manque à la Société
un capital de 46 millions pour achever ses constructions; de plus, elle
devra trouver chaque année 17 millions pour servir les intérêts des obli-
gations émises et de celles à émettre.
L'État, intéressé à soutenir la Société des chemins de fer romains,
qui possède toutes les lignes de l'État pontifical, lui accorde de larges
subsides.
1° 38 millions de travaux exécutés aux frais du gouvernement sur les
lignes de la Ligurie et de San Séverine à Avellino ;
2"* 46 millions de travaux, aussi exécutés aux frais du gouvernement,
sur les lignes de Ceprano à Naples, de Grossetta, etc., etc. ;
3° Une subvention de 13,500 francs par kilomètre sur la totalité du
réseau qui compose la nouvelle concession.
En somme, la Compagnie reçoit 85 millions de travaux et un surcroît
de subvention annuelle d'environ 4 millions.
Le chiffre total de la garantie d'intérêts ou garantie kilométrique ac-
cordée à la nouvelle Société dépasse 30 millions par année.
La Société des Romains absorbe celle des Livournais, des Maremmes,
du Central toscan, etc.
III. — Société des chemins de fer méridionaux.
1,805 kilomètres, dont 678 en activité et 1,127 en construction.
Lignes principales: du littoral adriatique, depuis Bologne jusqu'à
Otrante, passant par Forli, Ravenne, Rimini, Ancôiie, Bari, Brindisi et
Tarente.
Ligne de l'Adriatique à la Méditerranée, passant par Termoli, Campo-
basso, lenevent, Caserte et Naples.
Chacun sait que les chemins méridionaux avaient été concédés à
une société dont M. de Rothschild était le chef. Une Compagnie natio-
nale, représentée par 31. Bastogi, composée en grande partie de députés,
se substitua à la Société concessionnaire. Les embarras financiers de
la Société Bastogi n'ont pas besoin d'être révélés. Ses actions de 500 fr.
cotées il y a quelques jours à 330, font*en ce moment 360 fr., grâce aux
avantages qui vont résulter de la loi actuelle; ses obligations, au capi-
tal de 250 fr., se placent difficilement à 180 fr.
A l'heure qu'il est, la société devrait avoir percé l'Apennin pour met-
tre Naples en communication avec l'Italie supérieure; mais rien n'a été
fait sur cette ligne importante. La Compagnie a construit, il est vrai,
une longue ligne sur les bords de l'Adriatique, depuis Ancône jusqu'à
Brindisi, c'est-à-dire au bord de la mer, sur le sable, n'ayant ni terrains
LES CIIOIIINS DE FEK ITALIENS. 203
;\ a('([nôrir, ni (im'ivit d'art ;\ exécuter. La soulo li.i^no importante, celle
qui doit ahoulir à Naplos, est encore à l'état de |)n)j(ïl.
L'Étal vient au secours de M. »asto;j;i et de ses asso(;i(!S. La t^'arantie
de 20,000 IV. par kilomètre, i)roduit brut, se transforme en une i!;aranlie
fixe de ^i-2, 000 francs (jui sera i)ayé à la Société jusqu'au 31 décembre
I8(>8, iiuel ipie soil le produit brut des lignes méridionales. A partir du
Ur janvier 18(10, la garantie sera de 20,000 francs, juscju'à ce (pie le
jiroduit brut de toutes les lignes, en moyenne, ait atteint 7,000 francs.
Ce produit atteint, l'excédant des recettes sera partagé par moitié entre
la Société et l'État, jusqu'à ce que le produit brut des lignes ait atteint
2i ,000 francs.
Les avantages qui résultent de ce nouveau système de garantie sont
considérables ; la Société saura-t-elle en profiter ? Beaucoup craignent
qu'il ne faille avant une année venir à son secours.
La traversée des Apennins par Couza (ligne de Foggia à Naples) pré-
sentant des difficultés exceptionnelles, la ligne de Foggia à Naples pas-
sera par Bénévent.
Le malheur de cette rectification est l'abandon de 100 kilomètres de
chemin de fer déjà construits, déjà en activité!
L'État supporte naturellement cette perte et crée en faveur de la
Compagnie une subvention annuelle et perpétuelle de 500 fr. par kilo-
mètre sur l'ensemble du réseau, soit 1,800 kilomètres, ce qui impose à
l'État une charge de 900,000 fr. par an.
Il est peut-être sans exemple dans l'histoire des chemins de fer qu'on
ait abandonné une ligne de 100 kilomètres déjà construite. La commis-
sion, pour diminuer le mauvais effet de cette rectification et pour cal-
mer les populations dépossédées, propose de donner une subvention de
75,000 francs aux communes, afin de les aider à exploiter, à leurs ris-
ques et périls, le tronçon abandonné. Enfin, si cet expédient ne réussit
pas, elle désire que ces 100 kilomètres de chemin de fer deviennent une
route ordinaire ou route provinciale.
L'abandon de la" ligne de Couza a soulevé une grave opposition, mais
le ministre a fait de l'adoption générale du système une question de
cabinet.
IV. — Chemins de fer Calabro-Siciliens.
1,847 kilomètres, dont 32 en activité et 1,815 en construction.
Lignes principales :*de Potenza à Tarente, à Cosenza et Reggio, en
Calabre.
De Palerme à Messine, Girgenti, Catane, Trapani, etc.
Cette société (l'ancienne société du Victor-Emmanuel) n'a demandé
aucune modification à son contrat qui du reste date d'hier.
Dans trois années, le réseau italien se composera de 8,000 kilomètres
de chemins de fer, dont 3,500 seulement sont en activité. A.
{Presse.)
205 JOURNAL DKS ÉCOJNUMISTKS.
SITUATION DES TRAVAUX PUBLICS EN FRANCE.
— Suite —
Service hydraulique. — Les affaires qui ressortissent au service hydrau-
li({uc exigent le plus souvent, de la part de l'Administration, moins une
action directe qu'une tutelle bienveillante et une intervention régula-
trice, pour assurer l'exécution dos lois et concilier, soit l'intérêt public
avec les intérêts privés, soit les intérêts privés entre eux. Mais, par
cela même, la tâche de l'Administration en ces matières est incessante
et s'étend sur tous les points du territoire.
Les projets d'assainissement ou de dessèchement auxquels les ingé-
nieurs ont été appelés à concourir en 1864, se rapportent à une super-
ficie de plus de 100,000 hectares; et les projets du môme genre dont ils
ont dirigé ou contrôlé l'exécution comprennent une superficie de
263,000 hectares. Ces derniers travaux sont exécutés jusqu'à concur-
rence des quatre cinquièmes, et seront terminés en 1863.
En ce qui touche les curages destinés à assurer le libre cours des eaux
et à prévenir l'inondation des tcrres,riveraines, on s'est occupé, dans
55 départements, de 1,980 cours d'eau, dont la mise en état est évaluée
à 7,600,000 francs environ. Cette dépense intéresse près de 350,000 hec-
tares. Le quart des travaux a été exécuté pendant la campagne de 1864.
Outre les entreprises en cours d'exécution, des éludes se poursuivent
dans 58 départements, pour l'amélioration de 736 cours d'eau ; l'ensem-
ble des travaux projetés doit coûter près de 5 millions de francs.
Des études relatives à l'irrigation ont été poursuivies, en 1864, dans
26 départements du centre et du Midi de la France. Ces études s'appli-
quent à 101 canaux d'irrigation, destinés à arroser 222,000 hectares. Les
projets ainsi rédigés par les soins de l'administration servent de base à
des concessions qui peuvent être faites soit à des compagnies particu-
lières, soit à des villes ou des départements, soit à des associations syn-
dicales formées des propriétaires intéressés. Quatorze décrets de ce
genre, s'appliquant à une superficie de 18,350 hectares, ont été rendus
en 1864. Les principales concessions sont celles des canaux de Beau-
caire (Gard) et d'Aubagne (Bouches-du-Bhône) ; on a préparé en outre
la concession, désormais prochaine, du canal de Saint-Martory, à Tou-
ouse.
La dépense de construction de l'ensemble des canaux dont nous ve-
nons de parler est évaluée à 90 millions de francs environ, mais elle de-
vrait procurer au territoire arrosé une augmentation de valeur d'au
moins 340 millions de francs, c'est-à-dire une plus-value presque qua-
druple de la somme dépensée.
La réglementation des usines mues par les cours d'eau, ainsi que des
prises d'eau d'irrigation d'intérêt privé, est attribuée aux préfets par le
décret de décentralisation du 25 mars 1852, en ce qui concerne les cours
d'eau non navigables, et reste dans les attributions du pouvoir souverain
pour les rivières navigables. Pendant l'exercice 1864, les arrêtés profec-
SITUATION DES TRAVAUX l'UBMCS KN FHANCi:. 2(5ô
toriiux cl les (lôcrols intorvonus on cctto malièro, sur le rapport des in-
génieurs, ont |)ourvu au règlement de 1,0:5") usines, savoir : 646 ancien-
nes cl'M) noiivc^lles, ainsi quo do 686 prises d'eau d'irrigation, savoir :
917 anciennes et Vi9 nouvelles; ces irrigations privées intéressent une
superlicie d'environ .'{, ;')()() hectares. Sur les règlements antérieurs,
1,167 procès-verbaux de récoloment ont été dressés, et l'instruction so
poursuit pour'2,l''21 allaires intéressant li^oO usines et 871 prises d'eau
d'irrigation.
Travaux agricoles.— Routes, curatjes, drainage, dessèchements, mise en valeur
des terres incultes.
L'amélioration de la Sologne comprend trois sortes de travaux : l'éta-
blissement de routes agricoles, l'aclièvement du canal de la Sauldre.
entre le Coudray et le chemin de fer du centre, et le curage des cours
d'eau.
Les efforts de l'administration se sont concentrés en 1864, sur les
roules agricoles. Les sections exécutées et livrées à la circulation à la
fin de cette année présentent un développement de 273 kilomètres, soit
plus de moitié du réseau ; les sections en cours d'exécution s'étendent
sur 122 kilomètres; il ne reste à entreprendre que 100 kilomètres
environ.
A l'égard du canal de la Sauldre, on a accompli les formalités néces-
saires pour entreprendre les travaux en 1865. On a d'ailleurs complété
la première section, de Blancaford au Coudray, par l'établissement, au
Coudray, d'une nouvelle gare destinée au service des marnes, qui tend à
se développer sur le parcours du canal.
En ce qui touche les curages, on a étudié des projets destinés à com-
pléter les travaux entrepris* depuis douze ans, et qui ont assaini une su-
perficie de plus de 9,000 hectares. Il était impossible de laisser une
pareille œuvre inachevée ; le projet des travaux les plus onéreux, ceux
de Beuvron, est en ce moment soumis au Conseil d'État.
Dans la Brenne, comme dans la Sologne, les crédits ont été plus par-
ticulièrement affectés aux routes agricoles. Leur développement total
est de 223 kilomètres; elles sont terminées sur 97, et en construction
sur 46; il reste à les commencer sur 80 kilomètres. Les autres mesures
d'amélioration de la contrée, le curage et l'entretien des cours d'eau
secondaires, n'ont pas été perdus de vue, et les études en sont active-
ment poursuivies.
Dans la Dombes, le réseau des routes agricoles, d'un développement
de 242 kilomètres, est terminé sur 169, en construction sur 56, et il ne
reste à entreprendre les travaux que sur 17 kilomètres. Quant aux me-
sures destinées à assurer le dessèchement des étangs, elles commence-
ront en 1803 à recevoir leur application ; le budget de cet exercice com-
prend une allocation applicable aux subventions dues pour cet objet, à
la compagnie du chemin de fer de Sathonay à Bourg.
En Corse, on a presque achevé la construction des fontaines publi-
ques de Bastia et commencé les travaux de dérivation de la Gravona
266 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
pour l'irrigation des plaines voisines d'Ajaccio et l'alimentation des fon-
taines publiques de cette ville. L'impulsion donnée à ces travaux a dû
se renfermer dans la limite des crédits dont l'administration dispose.
Malheureusement ces crédits sont grevés de dépenses d'entretien consi-
dérables relativement à divers ouvrages d'assainissement, de dessèche-
ment et d'irrigation antérieurement exécutés aux frais de l'État, et dont
la conservation ne peut être assurée par les localités ou les particuliers
intéressés, faute do ressources suffisantes.
L'administration s'efforce de remédier à cette situation.
L'ouverture de routes agricoles aux frais de l'État offre l'un des
moyens les plus efficaces de provoquer la mise en valeur et l'assainisse-
ment de landes stériles et incultes. L'expérience a justifié'ccs prévisions
partout où ce système d'amélioration agricole a reçu son application.
Dans les landes de Lot-et-Garonne, les routes agricoles projetées sur
un développement de S'*- kilomètres environ sont à peu près terminées
sur 5 kilomètres et en construction sur 23 kilomètres; six seulement res-
tent à commencer.
Les routes de la Double (Dordogne), d'un développement total de
86 kilomètres, ont été commencées sur 12 kilomètres.
Quant aux routes agricoles de la Gironde et des Landes, entreprises
en exécution de la loi du 19 juin 1857, sur un développement de 458 kilo-
mètres, il ne reste plus à exécuter que 417 mètres. Le surplus est entiè-
rement livré au public, et la circulation y est tellement active, que les
frais d'entretien, pendant la période où ils restent à la charge de l'État,
dépassent de beaucoup les prévisions.
La superficie des landes communales de Gascogne, incultes au mo-
ment de la promulgation de la loi du 19 juin 1857, dépassait 283,500 hec-
tares. Il ne reste aujourd'hui que 9,500 hectares, sur lesquels les travaux
d'assainissement et de mise en valeur ne soient pas commencés. Les
travaux sont complètement terminés sur 46,000 hectares et très-avancés
sur 227,000. Sur l'évaluation générale montant à 4,331,000 fr., il avait été
déjà dépensé, au 31 décembre dernier, 2,500,000 francs. environ, dont
483,000 francs dans la seule année 1864. Les communes s'empressent à
l'envi d'abréger les délais qui leur ont été accordés pour l'exécution des
travaux. L'utilité des mesures d'amélioration, prescrites par la loi du
19 juin 1857, a été si complètement appréciée, qu'en aucun cas l'admi-
nistration n'a eu besoin de recourir aux moyens do coercition autorisés
par cette loi.
Le drainage continue à faire des progrès sans que la loi du 28 mai
1858, qui offre aux agriculteurs des prêts à intérêt réduit, reçoive une
plus large application.
Les prêts autorisés en vertu de cette loi, antérieurement à 1864,
étaient au nombre de quarante-quatre, s'élevant à la somme totale de
832,750 francs, et s'appliquant au drainage de 3,793 hectares.
Les prêts autorisés en 1864 ont été au nombre de six seulement pour
une somme de 63,600 francs applicable à 345 hectares.
Si ce mode d'encouragement a {>pu d'efficacité, il n'en est pas de
SITUATION DES TRAVAUX PUBLICS EN FRANCK. 267
incMiio (1(^ celui (lui consisU; duiis le eoiicuurs icruLuiL des ijii^énieiirs,
pour lu rculaction des projets el la surveillancG des travaux. En 1804, il
a élé demandé aux ingénieurs des projets do drainage \n)uv une su|)cr-
ficie de T)S)0() hectares, et les j)rojets exécutés sous leur surveillance se
sont appliqués ii une superlicie qui dépasse 5,600 hectares.
Au l^"' janvier 1804, la superficie totale des terrains drainés dépassait
101,000 heelares.
Le prix moyeu des travaux était estimé, par hectare, à 265 fr., et la
plus-value à 780 fr. en capital, ou 67 fr. en revenu, ce qui représente,
pour toute la surface drainée, une dépense totale de 43 millions, et une
plus-value en capital de 128 millions, et en revenu de 11 millions.
La loi du 28 juillet 1860, sur la mise en valeur des communaux, a
donné, en 1864, les résultats suivants : la reconnaissance générale des
terrains communaux est terminée dans 30,000 communes, dont 5,784 seu-
lement possèdent des terrains à mettre en valeur. La superficie de ces
terrains est évaluée à 300,000 hectares; la dépense s'élèverait au delà
de 52 millions, et la plus-value dépasserait 139 millions. Toutefois, après
plus ample examen, il a été reconnu qu'une partie assez considérable
des communaux dont il s'agit devrait rester, pendant un temps plus ou
moins long, à l'état de jouissance commune. C'est ainsi que, sur 1,343
projets intéressant 34,770 hectares, sur lesquels il a été statué, les préfets
en ont ajourné ou écarté 428, intéressant 12,892 hectares. Néanmoins il
restera encore beaucoup à faire, et ce sont les communes elles-mêmes,
on peut l'espérer, qui se chargeront de l'accomplissement de cette
tâche. Ainsi, à la fin de 1864, 357 communes avaient mis en valeur
8,362 hectares, et, pour une dépense de 687,500 francs, obtenu une plus-
value de 3,398,000 francs, tandis que, à la fin de 1863, le nombre des
projets exécutés n'était que de 122 , s'appliquant à 3,000 hectares à
peine. Ainsi la seule année 1864 a porté les résultats acquis au triple à
peu près du chiffre qu'ils avaient atteint pendant les trois années précé-
dentes réunies. De même les projets en cours d'exécution, qui, à la fin
de 1863, n'intéressaient que 326 communes, et 7,517 hectares, s'appli-
quent, à la fin de 186i, à 583 communes et à une superficie de 13.516
hectares. La dépense en est évaluée à 917,000 francs, et la plus-value à
réaliser à plus de 6 millions de francs.
L'État n'a usé qu'avec beaucoup de réserve, vis-à-vis des communes,
des pouvoirs que lui confère la loi du 28 juillet 1860. Les décrets qui ont
autorisé le gouvernement à mettre d'office des communaux en valeur
étaient, au 1er janvier 1864, au nombre de 7, applicables à une super-
ficie de 238 hectares ; les décrets intervenus en 1864 sont au nombre
de 5 et s'appliquent à 95 hectares.
Ainsi les opérations de mise en valeur d'office n'entrent que pour une
proportion insignifiante dans le chiffre des projets exécutés ou en cours
d'exécution à la fin de 1864.
Chemins de fer (Lignes concédées, — dépenses, — comparaison avec
divers États, — lignes économiques), — améliorations à introduire, —
268 JOURNAL DES ÉCONOiMlSTKS.
sécurité, — résultats de l'exploitation, — produit kilométrique). — Le
réseau des chemins de fer de l'empire, tel qu'il est aujourd'hui constitué
par les derniers actes du gouvernement, présente une longueur totale
de 20,881 kilomètres.
Sur cette longueur, 19,384 kilomètres, comprenant 891 kilomètres de
concessions éventuelles, sont partagés entre les six grandes compagnies
du Nord, de l'Est, de l'Ouest, d'Orléans, de Lyon-Méditerranée, du Midi;
1,48S kilomètres se divisent entre vingt-deux compagnies diverses, et
enfin le chemin de ceinture do Paris, rive gauche, d'une longueur de
12 kilomètres, exécuté par l'État dans les conditions de la loi de 1842,
n'est encore l'objet d'aucune concession.
Au nombre des lignes concédées à des compagnies diverses, figurent
les chemins d'Orléans à Ghâlons-sur-Marne, Valenciennes à Lille,
Epinacà Vélars, Enghien à Montmorency, Arras à Étaples, dont la con-
cession a été faite dans le cours de l'exercice 1864, sans subvention ni
garantie d'intérêt. Le développement total de ces lignes est de 487 kilo-
mètres.
En ce qui touche la situation des chemins de fer livrés à l'exploitation,
la campagne de 1864 est l'une de celles qui ont donné les résultats les
plus satisfaisants. La longueur des lignes ouvertes dans le cours de cette
année est en effet de 1,043 kilomètres.
Parmi ces lignes figurent notamment : celle de Bayonne à Irun, qui a
fait disparaître la dernière lacune entre le réseau des chemins de fer
français et le chemin du nord de l'Espagne; la ligne de Quimper cà
Chàteaulin, qui complète la communication entre Nantes et la rade de
Brest ; celles de Rennes à Saint-Malo, de Montmélian à Grenoble, de
Lunéville à Saint-Dié, d'Epinal à Remiremont, et enfin les chemins
d'intérêt local, construits dans les conditions de la loi de 1842 par les
départements du Haut et du Bas-Rhin, et concédés à la compagnie de
l'Est en vertu des conventions de 1863.
La longueur totale des lignes exploitées, au 31 décembre 1864, se
trouve ainsi portée à 13,057 kilomètres.
Les dépenses, à la môme époque, s'élèvent, pour l'État, à 970 millions,
déduction faite des remboursements effectués par les compagnies, et,
pour ces dernières, à 5 milliards 530 millions.
Le capital restant à dépenser par les compagnies au 1er janvier 1865
monte à 2 milliards 130 millions environ, y compris l'évaluation des
chemins concédés en 1864.
Quant aux dépenses qui restent cà imputer sur les fonds du Trésor,
elles se décomposent de la manière suivante :
Les chemins de fer à exécuter par l'État dans les conditions de la loi
de 1842, y compris les trois lignes de Toulouse à Auch, de Montréjeau à
Luchon et de Lourdes à Pierrefitte, concédées éventuellement à la com-
pagnie du Midi, ainsi que le chemin de ceinture de Paris, exigent, à
partir de 1865, une dépense de 40 millions.
Los subventions attribuées aux Compagnies des Charentes, de la
SITUATION DES TRAVAUX PUBLICS KN FKA?^r:E. 209
\(Mi(l(M\ (lo la Dombos et do Por|)ii;iiiin à IM-adcs, ol i)ayul)los on capital,
ro|)résentont uno sommo do ;U)/i()(),()()0 francs.
Hnfin, les suhvcMilions stipuldos |)ar les concessions du 11 juin 18G3,
et payables on \)i amiuilés, s'c'dèvont, y compris les concessions éven-
tuelles, à 'MV,\ millions r)00,0()0 francs, lescpiels reprosenUint, pour inlé-
rét et amortissement, uno annuité de I8,l'i(),000 francs.
Ces chilVres ne comprennent pas les sommes que l'État s'est engagé à
avancer aux compai^Miies, h titre de garantie d'intérêt, et à charge de
remboursem':^nt ultérieur. L'appréciation du montant de ces garanties
(h^pend d'éléments divers essentiellement variables et incertains. Les
prévisions de l'administration en portent le chiffre à 31 millions pour
l'exercice 1866.
La situation des chemins de fer de l'empire, telle que nous venons de
la résumer, fournit des éléments d'appréciations comparatives, en ce
qui concerne la situation des chemins de fer dans les divers Étals de
l'Europe, et permet de rectifier des erreurs qui se sont récemment pro-
duites, h cet égard, dans des publications étrangères.
Si l'on s'arrêtait à la longueur absolue des réseaux, on trouverait que,
sauf la Grande-Bretagne, où la longueur des chemins concédés est de
21,000 kilom. environ, et la longueur exploitée de près de 20,000, la
France dépasse tous les autres États de l'Europe, parmi lesquels, le
plus riche en chemins de fer, l'Autriche ne possédait, au 31 décembre
1863, que 8,568 kilom. concédés et 6,000 kilom. exploités.
Mais la comparaison entre les divers États ne peut s'établir qu'en
ayant égard à deux éléments essentiels, la superficie du territoire et la
population ; or, si l'on cherche, en premier lieu, le rapport entre la
longueur des chemins concédés et l'étendue du territoire, on trouve
q\¥t la France est dépassée par la Grande-Bretagne, la Belgique, la Saxe
royale, les Pays-Bas et la Suisse.
La proportion entre la longueur du réseau concédé et le chiffre de la
population est plus favorable à la France ; car elle n'est primée, sous ce
rapport, que par la Grande-Bretagne, la Belgique et la Suisse.
Ainsi, le réseau français concédé occupe le sixième rang en Europe,
eu égard à la surface du territoire, et le quatrième, relativement au
chiffre de la population.
Si l'on prend pour terme de comparaison, non plus les lignes concé-
dées, mais les chemins livrés à l'exploitation, la France n'occupe plus,
dans le premier cas, que la septième place, et, dans le second, que la
huitième. Mais cette infériorité n'est que momentanée et ne tardera pas
à disparaître par l'achèvement successif des lignes concédées.
Sans doute, de nouvelles lignes devront s'ajouter au réseau actuel de
nos chemins de fer pour assurer à la France, au point de vue du déve-
loppement des voies perfectionnées de communication, le rang que lui
assigne l'importance de son commerce et de son industrie.
Mais une grande partie de la tâche qui reste à accomplir semble dé-
sormais devoir incomber aux populations intéressées. Si, en effet, il
appartenait au gouvernement d'assurer l'exécution des grandes lignes
270 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
qui formonl los artères do nos communications intérieures; s'il était
utile, nécessaire môme, d'encourager par des subventions et des garan-
ties d'intérêt une œuvre h laquelle était attaché l'avenir commercial et
industriel de la France, les mômes considérations d'utilité générale ne
sauraient s'appliquer h des lignes secondaires, qui, sauf quelques ex-
ceptions, ne répondent qu'à des intérêts locaux. Aussi le gouvernement
ne pouvait-il voir qu'avec satisfaction le mouvement d'initiative qui s'est
déjà produit dans plusieurs conseils généraux de département, mouve-
ment qui se généralisera bientôt sans doute, et qui a pour objet d'assu-
rer par le concours des départements, dos communes et môme des pro-
priétaires intéressés, l'exécution des chemins de fer d'intérêt départe-
mental.
L'expérience a déjà démontré que ces chemins peuvent être établis et
exploités avec une grande économie, mais à la condition qu'ils seront
uniquement destinés à relier les localités secondaires entre elles ou aux
lignes principales ; que, pour atteindre ce but, ils suivront soit une
vallée, soit un plateau, et ne traverseront ni faîtes de montagnes, ni
grandes vallées ; que, de plus, ils seront établis à une seule voie, aussi
bien pour les terrassements et les ouvrages d'art que pour les terrains
acquis, et qu'une grande latitude sera laissée pour l'inclinaison des
pentes et des rayons des courbes. Le gouvernement est disposé à donner
aux départements toute facilité pour entreprendre et exécuter, dans ces
conditions, les embranchements qui doivent former le complément de
notre grand réseau ; mais il a dû reconnaître que la législation départe-
mentale ou communale n'offrait pas des moyens d'action réguliers pour
un système de travaux qu'elle n'avait pas prévu ; que, notamment l'ap-
plication de la loi du 21 mai 4836, qui avait obtenu, avec l'adhésion dos
populations, un plein succès en Alsace, pouvait, en se généralisant,
soulever de graves objections.
Il a donc paru nécessaire de régler le mode d'exécution de ces tra-
vaux de manière à le mettre à l'abri de toute contestation. Il convenait,
d'ailleurs, en laissant aux départements toute latitude pour la gestion
de leurs propres intérêts, de garantir les intérêts généraux du pays, et
de faire en sorte que les chemins de fer, établis comme lignes d'intérêt
local, ne pussent venir troubler les combinaisons adoptées par l'État
pour les grandes artères de l'empire.
Toutes ces questions exigeaient un examen attentif; elles ont été déjà
soumises à une commission composée d'hommes spéciaux qui ont fourni
à cet égard de très-utiles documents. Aujourd'hui l'étude se poursuit
de concert entre le département des travaux publics etceluide l'intérieur,
et il y a tout lieu de penser qu'un projet de loi sur cette matière impor-
tante pourra être prochainement envoyé au Conseil d'État.
Le perfectionnement progressif de l'exploitation dos chemins de fer
continue à fixer d'une manière toute spéciale l'attention de l'administra-
tion. Celte question intéresse à la fois la sécurité publique et les intérêts
commerciaux du pays ; c'est donc à ce double point de vue qu'elle doit
être envisagée.
SITUATION DRS TRAVAUX PUBLICS KN FRANCE. 271
Lo (lornior oxjiosc^ do lii situation do l'Fmpirft faisail ronnaîiro f|ii(' la
commission d'on'iiiôtn rliariî(^o d'cxaininor les .anu'diorations à intro-
duiro, sous l'un cl l'aulro rapporl, dans roxploitalion des ciiomins do
for, avail tormind ses dôlih(^rations et déposé son rai)port. Ses conclu-
sions embrassaient à la fois des questions dont la solution appartient
au ijouvernenient et des propositions (jui no pouvaient se réaliser Jiue
par la modificalion du rallier des charges ou mc^mc do la loi du 15 juillet
18U). Il a paru dès lors nécessaire de provocpier les observations des
compaîjnies, avant de s'arrêter à un parti définitif, et tel a été l'objet
d'une circulaire datée du ici' février i8()4.
Les réponses faites à cette communication ont été, à leur tour, sou-
mises à une sous-commission dont le rapport sera très-prochainement
renvoyé à l'examen de la commission supérieure. Les conclusions défi-
nitives qui auront été adoptées à la suite de cette instruction approfon-
die recevront une exécution immédiate.
Indépendamment des questions générales qui ont motivé la réunion
exceptionnelle d'une commission d'enquête, Ffltiministration est appelée
à examiner journellement une multitude d'inventions qui lui sont adres-
sées en vue de prévenir les accidents de chemins de fer. Elle a, de plus,
à statuer sur les règlements de service qui lui sont soumis par les com-
pagnies, règlements qui sont l'un des principaux éléments de la sécurité
de l'exploitation.
Bien que, parmi les inventions qui sont ainsi produites, il y en ait
peu qui reposent sur de saines idées théoriques, ou qui aient quelque
valeur pratique, l'administration a voulu qu'elles fussent toutes exami-
nées avec soin, afin de ne laisser dans l'ombre aucune idée utile,
quelque modeste qu'elle fût.
Wuu autre côté, elle a jugé convenable que les règlements d'exploita-
tion rédigés par chaque compagnie, suivant ses vues particulières, fus-
sent l'objet d'un examen d'ensemble qui permît d'en coordonner les dis-
positions. C'est dans ce double but qu'a été instituée; par arrêté minis-
tériel du 28 juin 1864, une commission permanente, composée à la fois
de fonctionnaires attachés au contrôle des chemins de fer et d'hommes
spéciaux appartenant au service des compagnies. Cette commission
fonctionne régulièrement depuis six mois, et les services qu'elle rend
chaque jour à l'administration démontrent que son institution répond à
un véritable besoin.
En ce qui touche la sécurité de l'exploitation, les résultats constatés
en 1864 ont été satisfaisants.
Si, dans les premiers jours de cette année, on a eu à déplorer le grave
accident de Pierrefitte sur le chemin de fer du Nord, il n'est survenu,
du moins, dans le reste de la campagne, aucun accident de train ayant
entraîné la mort d'un voyageur. Les collisions ou les déraillements, que
la surveillance la plus active et les règlements les mieux combinés ne
sauraient entièrement prévenir, n'ont heureusement causé que dos
blessures qui n'ont pas eu de suites mortelles.
Il est vrai que plusieurs voyageurs et un nombre trop considérable
2r2 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
d'agCMils des compagnies ont été, celte année encore, victimes de leur
imprudence ou de la violation des règlements; mais, quelque douloureux
que puisse être un tel état de choses, il ne serait pas équitable de l'im-
puter exclusivement à l'exploitation des chemins de fer. Toutes les in-
dustries, et spécialement tous les modes de locomotion, ont leurs dan-
gers et leurs accidents, plus graves souvent que ceux qui se produisent
sur les chemins de fer eux-mêmes.
Si l'on établissait entre tous ces événements malheureux une compa-
raison rigoureuse, on arriverait, nous n'en doutonspas, à cette conclu-
sion, que, de tous les moyens de transports imaginés jusqu'à ce jour, le
chemin de fer est celui qui offre, à beaucoup près, les plus grandes
chances de sécurité.
Les résultats de l'exploitation commerciale, en 18G4, ne sont pas
encore relevés, et nous ne pouvons que constater les faits principaux
relatifs à l'exercice 1863.
Pendant cette année, où la longueur moyenne des chemins exploités
a été de 11,534 kilomètres, le nombre total des voyageurs s'est élevé à
71,874,589, ayant parcouru une distance moyenne de 42 kilomètres.
Quant aux marchandises, le nombre de tonnes, expédiées à toute dis-
tance, a été de 29,793,000, et le parcours moyen de 136 kilomètres, ce
qui équivaut à 4,052,000,000 de tonnes ramenées au parcours d'un
kilomètre.
Les recettes brutes se sont élevées, pour les voyageurs, à 168,431,872 fr.,
pour les marchandises, à 268,872,586 fr., et pour les produits acces-
soires, soit de la grande, soit de la petite vitesse, à 63,946,967 fr. Ces
chiffres réunis représentent une 'recette brute totale de 501,251,425 fr.
ou de 43,460 fr. par kilomètre.
Comparés aux résultats correspondants de l'année 1862, les chifih-es
qui précèdent permettent de se rendre un compte sommaire des consé-
quences que les modifications apportées aux tarifs, dans la dernière
campagne, ont eues en définitive pour les intérêts du commerce.
Cette comparaison démontre que le prix du transport des marchan-
dises a continué de suivre, en 1863, la marche décroissante que l'on
constate depuis l'origine de l'exploitation des chemins de fer.
Ainsi, le prix moyen kilométrique, qui était descendu, en 1862, à
6 cent. 73 par tonne, s'est abaissé, en 1863, à 6 cent. 62. Cette réduction
de 0 cent. 11, appliquée à 4,052,000,000 de tonnes, transportées à 1 kilo-
mètre, représente une économie de près de 4,500,000 fr. réalisée par le
commerce. Si l'on se reportait à quelques années en arrière, à 1855, par
exemple, on trouverait que, dans cette période de huit ans, le prix kilo-
métrique s'est abaissé de plus de 1 centime, lequel, appliqué au ton-
nage de 1863, représente une réduction, sur les frais de transport, de
40 millions environ. Tels sont les résultats qui se réalisent spontané-
ment par la force des choses et par le progrès des saines idées écono-
miques : ces résultats, si avantageux pour le commerce et l'industrie, ne
le sont pas moins pour les compagnies elles-mêmes, qui, en servant les
intérêts généraux, font une juste appréciation de leurs intérêts propres.
BULLKTIN FINANGIEH. 273
Quanta l'oxoi-cico 1804, on pout juger qu'il donnera des rësullals plus
favorables encore que l'exercico prdcddent.
Bien que nous n'ayons pas ;\ signaler de changement saillant dans les
conditions de l'exploilalion pendant la dernière cami)agne, nous devons
cependant rappeler, comme un exemple ;\ oiïrir aux compagnies, l'essai
tenté par la compagnie do l'Est d'un abaissement sensible dans le prix
de transport des voyageurs.
Jusqu'ici, des réductions de ce genre ne se sont produites que très-
rarement et dans des circonstances spéciales, telles que la délivrance
de billets d'aller et retour ou l'organisation de trains do plaisir. La
compagnie de l'Est a établi d'une manière normale, sur les chemins de
fer départementaux nouvellement ouverts en Alsace, des réductions de
prix variant de 20 à 60^0/0. La même compagnie a adopté récemment
une mesure analogue, que le gouvernement ne saurait trop encourager.
Elle a créé des cartes d'abonnement par semaine en faveur des nom-
breux ouvriers de Mulhouse qui habitent la campagne et que leurs tra-
vaux appellent journellement dans les fabriques de la ville. Les réduc-
tions de prix résultant de ces abonnements s'élèvent à près de 90 0/0.
L'administration s'est empressée de porter ces faits à la connaissance
des autres compagnies, en les engageant à examiner si elles ne croi-
raient pas devoir entrer, à leur tour, dans cette voie libérale et hu-
maine.
BULLETIN FINANCIER
(FRANCE — étranger)
Sommaire. — Encore un mois nul pour les affaires. — Fin prochaine de la guerre en
Amérique. — Dette des États-Unis. — Le budget en Angleterre. — Tableau des cours
aux Bourses de Paris, Lyon, Marseille. — Bilan de la Banque de France et de ses
succursales.
Le mois d'avril reproduit, à peu de choses près, les tendances de mars,
c'est-à-dire atonie dans les affaires, abondance de capitaux disponibles
avec hésitation dans"*leur emploi, faute de confiance. La fin prochaine
de la guerre civile en Amérique contribue à augmenter cette timidité ;
on se demande quelle sera sur l'Europe l'influence de l'issue de cette
conflagration fraticide. L'odieux assassinat du grand citoyen qui était
à la tète du pouvoir exécutif, du premier magistrat de la République
américaine, ne contribue pas peu à prolonger cette indécision. Un chan-
gement de personne est grave dans les conjonctures actuelles et on com-
prend que l'on s'en préoccupe. Espérons que les errements de la poli-
tique pacifique qui était celle d'Abraham Lincoln et de M. Seward
continueront à être suivis par M. Andrew Johnson ; d'autres principes
augmenteraient les difficultés si nombreuses que l'administration amé-
ricaine rencontrera, loin d'aider à les aplanir.
4* SÉRIE. T. XLvi. — l.'S mai iSGSj 18
274 * JOURNAL DES fiCONOMISTES.
Voici en attendant, à titre de renseignement, l'dtat au 31 mars 1865
de la dette fédérale :
Dette à intérêt payable en or 1,100,361,250 dollars.
Dette à intérêt payable en papier. . . 751,055,150 —
Dette ayant cessé de porter intérêt . . 349,420 —
Dette ne portant pas intérêt 515,189,300 —
Total 2,366,955,120 —
Voici pour les trois derniers exercices des six grandes compagnies de
chemins de fer qui possèdent, à peu d'exceptions près, le réseau français
des voies ferrées, les résultats kilométriques des recettes; c'est le crité-
rium le plus assuré de la prospérité plus ou moins grande de ces entre-
prises.
On remarquera peu de différence de 1864 sur 1863, mais en tout cas
des divergences très-variables, tant sur les chiffres des recettes brutes
que sur la proportion des dépenses à la recette.
Les dividendes totaux de 1864 ont également subi des modifications
diverses comparativement à 1863 ; en voici le montant pour chacune des
sociétés qui nous occupent :
Exercices. Orléans. Nord. Est. Midi. Ouest. Lyon. Exercices.
1862 100 » 62 )) 35 » 52 » 35 » 75 » 1862
1863 100 » 62 » 33 » 45 » 37 50 75 » 1863
1864 100 » 67 )) 33 » 42 50 39 » 65 » 1864
Pendant que le Midi et surtout le Lyon fléchissent, et que l'Orléans et
l'Est ne varient pas, l'Ouest et principalement le Nord se relèvent.
Rien d'autre à conclure de toutes ces oscillations un peu capricieuses,
au moins quant à ce qui regarde l'administration de ces compagnies.
PARIS-ORLEANS, — ANCIEN RESEAU.
Réseaux
Rapport
Exercices.
moyens
^Recettes
Dépenses
Recettes
de la dépense
Exerc.
exploités.
brutes.
d'exploit.
nettes.
à la recette.
Kil.
Fr.
Fr.
Fr.
0/0.
1862. .
1,516
44,000
14,383
29,617
32.69
1862
1863. .
J,637
43,097
13,322
29,77^
30.91
1863
1864. .
1,087
43,162
13,234
29,929
30.66
1864
NOUVEAU RÉSEAU
.
1862. ,
672
13,815
8,031
5,784
58.14
1862
l863. ,
814
15,000
7,907
7,093
52.72
1863
1864. .
924
16,314
8,972
7,342
54,99
1864
NORD-
-ANCIEN RÉSEAU.
1862. .
1,010
65,014
25,806
39,208
39.70
1862
1863. .
1,053
64,048
23,977
40,071
37.40
1863
1864. .
1,053
67,960
24,333
43,627
* 35.80
1864
BULLETIN FINANCIER. • 2in
NOUVEAU RÉSEAU.
1862. .
107
27,473
21,170
6,303
77.05 •
1862
1863. ;
112
27,320
16,138
11,182
59.07
J863
1864, .
122
23,533
EST
12,139
ANCIEN RKSEA
11,394
51.59
1864
1862. .
loi;?
44,532
18,280
26,252
41.04
1862
1863. .
l,08i)
43,366
17,253
26,113
39.78
1863
1864. .
1,101
40,983
DEUXIÈME
17,993
ET TROISIÈME
28,900
RÉSEAU.
38.30
1864
1862. .
7 1)7
26,571
13,144
13,427
49.47
1862
1863. .
821
25,547
12,662
12,885
49.36
1863
1864. .
1,372
24,397
13,456
10,941
55.16
1864
MIDI.
— ANCIEN RÉSEAU.
1862. ,
798
38,501
14,681
23,820
38.13
1862
1863. .
798
36,722
13,673
23,040
37.23
1863
1864. .
798
36,662
14,590
22,072
39.79
1864
NOUVEAU RÉSEAU
.
1862. .
237
9,451
6,624
2,827
70.09
1862
1863. .
403
9,216
5,582
3,634
60.57
1863
1864. .
511
9,818
6,504
CANAUX.
3,314
66;25
1864
1862. .
495
3,965
1,5S3
2,412 '
39.18
1862
1863. .
495
3,430
2,329
1,101
67.90
1863
1864. .
495
3,800
1,591
2,209
41.85
1864
OUEST.
— ANCIEN RÉSEAU.
1862. .
900
51,655
22,425
29,230
43.41
1862
1863. .
900
55,325
22,542
32,783
40.74
1863
1864. .
900
58,658
23,819
34,839
40.61 .
1864
NOUVEAU RÉSEAU
1862. .
345
14,340
9,684
4,656
67.53
1862
1863. .
495
13,505
8,823
4,682
65.33
1863
1864. .
718
13,459
9,507
3,952
70.63
1864
PARIS-
-LYON-MÉDITERRANÉE. —
ANCIEN RÉSEAU.
1862. .
1,655
79,003
32,183
46,820
40.74
1862
1863. .
1,698
78,720
32,823
45,897
41.70
1863
1864. .
1,940
71,551
26,939
44,612
.37.65
1864
NOUVEAU RÉSEAU
,
1862. .
781
36,707
22,044
14,663
60.06
1862
1863. .
1,003
31,827
20,649
11,178
65.03
1863
1864. .
1,095
30,607
16,875
13,730
55.13
1863
RÉSEAU ALGÉRIEN.
1863. .
49
11,057
9,386
1,671
84.88
1863
1861. .
.49
12,875
10,528
2,347
81.70
1864
27G • JOURNAL DES ÉGONOMISTES.
L'Angleterre a, dans son organisation budgétaire, un grand mérite :
rapidité et simplicité ; ces deiïx qualités-, que nos possédons moins,
surtout la dernière, sont le résultat de sa prospérité financière. Chaque
année il y a un excédant, et un excédant sérieux qui, en budget défi-
nitif, ne se traduit pas par un déficit; chaque année cet excédant est
employé partie à la réduction de la dette, partie à des diminutions d'im-
pôts. Depuis six ans la dette publique a été réduite de 17,046,000 liv. st.
(441,150,000 fr.).
Cependant, à côté de ces améliorations, nous avons le regret de signa-
ler la malheureuse tendance de nos voisins à augmenter leurs dé-
penses de guerre; depuis quelques années elles ont considérablement
grossi, malgré les nombreuses interpellations des amis de la paix, de
Gobden et Bright, entre autres. Mais cela est du fait du chef du cabinet,
de lord Palmerston plus que du chancelier de l'échiquier. M. Gladstone
fait des budgets aussi bien que la politique du cabinet de Saint-James
le permet, et, en vérité, ils ne sont point mal combinés, puisque, comme
on a vu plus haut, malgré des dégrèvements sensibles dans les impôts,
la dette publique est encore en voie d'amortissement.
Yoici les chiffres du budget écoulé du l*"" avril 1864, au 31 mars 1865,
et du budjet projeté du 1er avril 1865 au 31 mars 1866 ; nous y avons
joint les différences en plus (-|-) ou en moins (— ) du dernier sur le
premier. ,
'Dépenses Ex. 1864-65. Ex. 1865-66.
Liv. st. Liv. st.
Intérêts de ia dette fondée et non
fondée 26,369,000 26,350,000 — 19,000
Charges de la dette consolidée . 1,903,000 1,900,000 — 3,000
Guerre 14,383,000 14,348,000 — 35,000
Marine 10,^98,000 10,392,000 — 506,000
Services civils divers 7,258,000 7,650,000 -j- 392,000
Frais de recouvrement 4,606,000 4,657,000 + S1,000
Service des paquebots 871,000 842,000 — 29,000
Rachat du passage du Sund. . . 174,000 » —174,000
66,462,000 66,139,000 — 323,000
Excédant 3,851,000 4,031,000 -|- 180,000
Recettes 70,313,000 70,170,000 — 143,000
Douanes 22,572,000 22,775,000 -f- 203,000
Accise 19,558,000 19,030,000 — 528,000
Timbre 9,530,000 9,550,000 + 20,000
Impôts directs 3,292,000 3,350,000 + ^8,000
Impôt snr le revenu 7,958,000 7,800,000 — 158,000
Postes 4,100,000 4,250,000 -|- 150,000
Domaines 310,000 315,000 -f ^,000
Divers 2,521,000 2,650,000 -f 129,000
Indemnité de Chine :; 472,000 450,000 — 22,000
70,313,000 70,170,000 — 143,000
BULLETIN FINANCIER. 277
On voit qiio lo Inulii^cl do I.SG'i-nG so l)alanco par un cxcddanl do
4,0;îl,00() liv. st., comme celui do IHO't-Go so soldait par un surplus de
3,851,000 liv. Cette dernière somme a servi à rembourser 2,400,000 liv,
sur la dette non consolidée, et 939,000 liv. st. sur la dette consolidée en
tout 3,3;{9,000 liv. st. Cette année M. Gladstone propose de profiter do
cette situation pour réduire les droits sur le thé, le revenu et les assu-
rances contre l'incendie, pour une somme totale de 5,420,000 liv. st. ;
seulement l'importance de cette réforme dépassant le chiffre de l'excé-
dant disponible, il no la propose que partielle pour 1805-05, et totale
pour 18GG-G7 et les années suivantes : Voici les chiffres do réduction
proposés.
Réductions à opérer en 18G5-66.
Thé 1,868,000
Revenu 1,650,000
Assurances-incendie 260,000 3,778,000
Réductions à opérer en 1866-67.
Thé 207,000 ,
Revenu 950,000
Assurances-incendie 260,000 1,417,000
Complément à obtenir par l'augmenta-
tion de la consommation du thé . . 225,000
5,420,000
Pardonnons à nos voisins leur susceptibilité nationale qui les pousse
aux grosses dépenses, puisque cela ne les empêche pas d'amortir leurs
dettes et de dégrever les contribuables. Ils pourraient certes faire
mieux, mais avons-nous bien le droit d'être sévères, nous qui faisons
le contraire, sauf en ce qui regarde les dépenses, où nous imitons notre
ancienne alliée de Crimée?
Le taux d'escompte des effets de commerce aux banques publiques
des principales villes de l'Europe sont les suivants : Paris, Francfort-
sur-le-Mein , Amsterdam , Bruxelles , 3 1/2 0/0 , Berlin 4 0/0, Lon-
dres 4 1/2 0/0, Vienne et Turin, 5 0/0, Saint-Pétersbourg 6 0/0, Lis-
bonne 7 0/0 et Madrid 9 0/0. A Hambourg, où il n'y a pas de banque de
circulation, le taux d'escompte des effets de commerce sur le marché
est à 2 0/0.
Alph. Courtois fils.
27S
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
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PARIS-LYON-MARSEILLE. AVRIL 1865.
RENTE.S. - iJ,VNf)lIE.S. - CHKIYUNS DE 1 Elî.
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cours.
3 0/0(.1S(i2), jouissance 1*^' janvier 18(;5..
Banque de France, jouissance janvier 1805, . .
Crédit foncier, jouiss. janvier 4S05
Crédit mobilier, jouissance janvier -1805
Sociélé g6n«;rale pour fav. le dév. du couim.
Crédit mobilier espagnol, j. janvier 1805. . . .
Paris à Orléans, jouissance avril -1805
iVord, jouissance janvier \ 805
Est (Paris à Strasbourg), jouiss, nov. -1804,.
Paris-Lyon-Méditerranée, jouiss. nov. -1804..
Midi, jouissance janvier -1805
Ouest, jouissance avril -1 805
Bessèges-Alais, jouissance janvier -1805
Libourne- Bergerac, jouissance sept, 1804
Lyon à la Croix-Uousse, jouissance janv. -1804,
Lyon à Satbonay, jouissance juillet -1803. , , ,
Gbarentes, j. février -1 805
Médoc, jouissance janvier -1805 , ,
Saint-Ouen (Gh. de fer et docks) j. janv, 1865.
Guillaume-Luxembourg, j. juillet -1802,..,
Gh. de fer Vict.-Emmanuel, j. janv, -1805....
Ch. de fer Sud-Autric-Lomb., j. nov. 4804,
Chemins de fer autrichiens, j. janv. -1805
Chemins de fer romains, jouissance oct, 1864..
Chemin de fer ligne d'Italie, j. janvier -1804,,
Chemin de fer de l'Italie mérid. j. janv. -ISG5.
Chemin de fer ouest suisse, j, mai -1800
Madridà Saragosse et Alicantc, j. jauv. -1 805,, ,
Séville-Xércs-Cadix, j. janv. i 805
Nord de l'Espagne, jouissance janvier -1805.,,
Sarragosse à Pampelune, j. janvier -1805. , , .
Sarragosse à Barcelone, j. avril J805
Chemins portugais, j. janv, -1805
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FONDS DIVERS
Banques et Caisses,
41/2 0/0,j, 22 mars 05
Obl.trent., j,20janv, 05
Angleterre 3 O/O, consol.
Tunis? 0/0 j. nov. 1804
port. 3 0/'^ j. janv, 1805.
Mexiq. 6 O/O j. av. 4805.
Italie,5 0/0, j. janv. 4 805
— 3 0/0 j.avr, 4805...
Rome, 5 0/0, j. janv. 05
Autr., 5 0,0, Ang.janv,C5
— lots de i 800 j. janv. 05
Esp, 3 O/Oext.,44 j, j. 05
— 30/0ext,18o0J,j,05
— 3 0/0int,,j.janv.18G5
— Dette diff., j. janv. 05
— Dette passive
Turq,-Emp. 0O,j.janv.C5
— Emp. 03 j. janv, 4805.
Belg, 4 4 /2 0/0 j. nov, 64.
-- 3 0/0j.^v..48G5....
Russie, 5 O/O j. nov. 04,.
HoU.21/2 0/0j.janv.1865
Crédit agricole
Crédit foncier colonial,. , ,
Compt, d'escom, de Paris,
S.-compt. desEntrepren.,
Crédit Indust, et comm . , ,
S. C, du comm. et de l'ind.
Soc. de dép"* et Ctes cour. ,
Caisse Bechet et C^
L'approvisionnement . , . .
Compt. de l'agricullure, .
Banque de l'Algérie
Id, E, Naud et C* Bonnard,
Crédit Lyonnais
Omnium lyonnais
Compl. d'osé, de Lyon. . ,.
Crédit foncier autrichien.
Banque ottomane
Banque de dép.des Pays-Bas
Crédit mob. italien
Crédit mob. néerlandais..
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Omnibus de Paris
C® imp. d, voit, de Paris,
Canal maritime de Suez,
Aless, Impér. serv. mar.
Navigation mixte
Marc Fraissinet et C^ , .
Comp. transatlantique ..
Loire (charbonnag.) , . .
Montrambert (charb.). .
Saint-Étienne (charb.), .
I'iive-(le-Gier ^charb.). .
Grand'Combe (charb.) .
Carmaux
Vieille-montagne (zinc).,
Silésie(zinc)
Terre-Noire (forges) . . .
Marine et chemin de fer.
Méditerranée (forges) . .
Océan (forges)
Creusot (forges)
Fourchambault (forges).
Horme (forges^
Approuague (Guyane ,,
Chàtillon et Commentry,
J.-F,Cailet C« (usines),
Alagas, gêner, de Paris.
Docks de JlarsciUe anc.
Rue impériale (Lyon\ .
C immobilière (Rivoli).
Deux-Cinjues
C*^ générale des eaux, .
Gaz de Paris
— de Lyon
— de iMarscille
de Bruxelles
Union des gaz
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France Incendie
Nationale Vie
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2iS0 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIOU
I^cusiSosi dsfl 5 Ëfiiai 1865.
Commun rcA.TioN : Mort ds M. le duc d'Harcourt. — Mort ds M. Auijustc de Lâveleye.—
Cours d'économie politique de la Chambre de commerce de Lyon. — Vœu de cette
Chambre relatif à l'élection de ses membres. — Une caisse d'épargne et d'escompte à
Catane. — Exposition ouvrière anglo-française.
'Discussion : Des entraves qui pèsent sur l'Agriculture et empêchent le Crédit agricole —
Détails sur la Crise agricole, sur le Crédit agricole aux colonies et sur le Prix de revient.
M. Ch. Renoiiard, membre de l'Institut, conseiller à la Cour de cas-
sation a présidé cette réunion à laquelle avait été invité M. Emile de
Lâveleye professeur d'Économie politique h l'Université de Lié^je.
Avant de rendre la conversation générale M. le Président prend la
parole
Beaucoup de membres de la Société, dit-il, assistaient, ce matin même
aux obsèques d'un de ses plus anciens membres, homme éminent, aime
et estimé de tous. Il laissera à M. Wolowski le soin de louer M. le duc
d'Harcourt comme il mérite de l'être ; mais il veut, lui aussi, dire quels
profonds regrets sont causés par cette perte. M. le duc d'Harcourt a été
l'avocat persévérant des bonnes causes, et il est venu à elles quand les
appuis semblaient leur manquer. Il a travaillé pour la Grèce ; il a, jus-
qu'à ses derniers moments, travaillé pour la Pologne ; il a plaidé pour
la liberté de la presse, pour la liberté d'association, pour la liberté du
commerce et des échanges, pour la liberté d'enseignement, pour la li-
berté des noirs, pour la liberté dans toutes ses manifestations et sous
toutes ses formes. Son prodigieux esprit, sa parole élégante, alerte, in-
cisive, son ardeur chevaleresque à défendre les opprimés et les faibles,
lui ont fait, au milieu des illustrations qui ont jeté tant d'éclat sur nos
ribunes législatives, une place dont le souvenir restera. Son nom sera
toujours prononcé dans la Société des Économistes comme un de ceux
dont elle s'honore le plus.
M. Rénouard est également bien sûr de se rendre le fidèle interprète'
de la Société en disant que l'unanimité de ses membres a ressenti udp
douleur profonde à la nouvelle du coup qui a frappé le président Lin-
coln. Il n'y aurait pas convenance à recommencer imparfaitement ici un
éloge dont toutes les tribunes de tous les pays ont retenti. Pour louer
Abraham Lincoln, il suffit de dire que le monde entier s'est accordé à lo
SOClÉTIi D'ÉGUNOMIli POLlTiOUK. 281
proclamer un {îraiid lioiniiic de bien. 11 a inainLcnii l'union américaine;
il a aboli rcsclava{ye; il a poursuivi avec une force calme, avec une
simplicité exemple d'arro^yance comme de faiblesse, le ferme accom-
plissement de ses devoirs; il a traversé de redoutables crises sans
violence et sans i)eur, sans concéder l'abandon d'aucun droit, sans sor-
tir jamais de la léfyaHté, sans se permettre la plus léjyère atteinte aux
institutions de son pays. Ce sera là un insig-ne honneur dans l'histoire. La
mort toutefois lui a ravi la plus belle part de sa gloire, en l'empêchant
de montrer au monde, ainsi que son noble caractère s'y préparait,
comment rien ne sied mieux au triomphe du droit que de s'allier à la
modération, à la clémence, à de généreux égards envers les vaincus.
M. WoLowsKi, membre de l'Institut, rappelle les services rendus par
M. le duc d'Harcourt au progrès des saines idées d'économie politique.
Il avait pris en main la défense de la liberté commerciale dès 1835,
comme député et plus tard comme pair de France, et il présida en
1846 Tassociation française pour la liberté des échanges. Aujourd'hui,
que cette idée triomphe et porte d'heureux fruits, on est trop disposé à
oublier les difficultés affrontées par ceux qui ont été les premiers apôtres
de la vérité nouvelle : peu nombreux, ils avaient à triompher de l'hos-
tilité d'intérêts puissants, habilement groupés pour opposer à toute
réforme une résistance invincible; ils avaient cà subir des attaques
passionnées. Une juste reconnaissance mérite d'entourer les noms des
vigoureux champions, groupés autour du duc d'Harcourt, et dont plu-
sieurs sont morts à la peine. Dunoyer, Horace Say, Bastiat, Léon Fau-
cher, Blanqui, Louis Leclerc et notre jeune et brillant ami Fauteyraud,
enlevé à la fleur de l'âge aux études qui auraient illustré son nom, etc.,
pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, n'ont' pas assez vécu pour
voir le triomphe de leur doctrine justifier leurs prévisions. Cette con-
solation n'a du moins pas manqué au duc d'Harcourt; et la maxime
inscrite par l'association pour la liberté des échanges sur son drapeau :
«On ne doit payer payer d'impôt qu'à l'État, on ne doit pas en payer
à ses concitoyens, » se trouve enfin réalisée par la chute du régime
prohibitif et du système prolecteur.
Il y a vingt ans de pareilles visées étaient regardées comme témérai-
res; il a fallu un véritable courage à un homme, placé comme l'était
le duc d'Harcourt, pour assumer la responsabilité du mouvement de ré-
forme, en acceptant la présidence de la ligue française. Mais il était de
ceux qui aiment les causes généreuses, quelque périlleuse que soit leur
défense, et qui se laissent même attirer par le danger. C'est ainsi
qu'aux deux époques extrêmes de sa noble carrière politique il défendit
avec une chaleureuse énergie la cause de la liberté du conuuerce et la
cause de la Pologne; l'ancien président de l'Association pour la liberté
282 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
des échanj^es est mort président du Comité polonais. C'est que M. le duc
d'Harcourt s'était voué au culte du droit et de la liberté; il combattait
l'oppression des intérêts lég^itimes et des peuples sacrifiés. Son noble
cœur réprouvait l'injustice, sous toutes les formes. — La Société d'éco-
nomie politique remplit un devoir en payant un juste tribut de ref^rets
à l'homme excellent.et distinj^ué, qui se plaça, dès le début, au premier
rang? de ceux qui ont combattu pour le triomphe du rapprochement des
peuples par la communication des produits ; honneur à sa mémoire !
M. Courtois demande à la Société la permission de l'entretenir d'une
autre perte récemment faite par la science.
M. Auguste de Laveleye, directeur-propriétaire et rédacteur en chef
depuis 1851 du journal hebdomadaire belge le Moniteur des intérêts
matériels, vient de mourir à Bruxelles, à l'âge de 69 ans. C'était un tra-
vailleur infatigable. Il est peu de numéros de ce recueil qui n'aient paru
avec un article de fonds dû à sa plume. Ces travaux se rapportaient
non-seulement à l'industrie des chemins de fer belges ou étrangers,
mais encore aux autres grands travaux publics, à l'industrie minérale,
aux finances publiques, aux métaux précieux, etc., etc. Il était techno-
logue, statisticien et économiste. La plus grande lucidité, un soin extrême
dans la recherche des faits, un groupement intelligent des chiffres, une
correction minutieuse des tableaux font de ses travaux une mine très-
riche et très-utile à consulter. On pouvait ne pas être toujours de son
opinion, mais tout lecteur ne tardait pas à lui accorder son estime pour
l'amour du vrai et l'esprit d'indépendance qui présidaient à sa rédac-
tion.
Permettez, dit M. Courtois en finissant, à quelqu'un qui l'a connu
depuis longues années déjà, d'ajouter que son caractère était aussi plein
d'aménité qu'empreint de dignité.
M. le secrétaire perpétuel présente, au nom de la Chambre de commerce
de Lyon, le compte rendu des travaux de cette chambre pendant l'an-
née 1864 (1), que vient de lui remettre un des membres de la Société
qui habite Lyon, M. Philippe, directeur du magasin général des soies
de cette ville.
Ce compte rendu est intéressant à plusieurs égards; il contient des
documents sur les soies et les soieries, sur la condition des soies, sur le
musée d'art et d'industrie fondé l'an dernier et l'opinion de la chambre
sur diverses questions, le taux de l'intérêt, le courage, etc. Toutefois, il
doit fixer particulièrement l'attention de la Société, par ce qu'il y est dit
du cours d'économie politique qu'elle a institué, l'an dernier, après avoir
(1, Grand in-8 de 130 pages. Lyon, Pinier, 1865.
SOGIÊTK n'I^nONOMlE POLITIOUK. 283
ciUcndu un lrcs-sym[)allii(iiie rai)[)Oi'L de son prcsidcnl, M. lîrosscl, et
(lui a été confié à M. Dainrlli, professeur à l'Acadi-mie de Genève. Ce
cours a été ouvert le 10 novembre. « Les leçons (jui ont lieu le samedi
de cliatiue semaine, à 8 heures ihi soir, ont été constamment suivies, dit
le compte rendu de la Chambre, avec une ferveur d'empressement qui a
dépasse toutes les [)révisions : i)lus de mille personnes y assistant régu-
lièrement, et ce n'est pas la moindre des satisfactions de la Chambre de
pouvoir constater (pie l'auditoire est en grande partie composé d'ou-
vriers. La parole méthodique et claire du professeur est certainement
pour beaucoup dans ce succès ; mais il serait injuste de ne pas y voir
un nouveau signe de ce besoin d'instruction dont sont éprises en ce
moment les classes populaires. »
M. BÉNARD, rédacteur en chef de V Avenir commercial, demande laper-
■ mission d'ajouter quelques mots à ce qui vient d'être dit sur le Compte
rendu des travaux (le la Chambre de commerce de Lyon.
M. Bénard n'apprendra rien à ceux qui, comme lui, suivent avec in-
térêt les travaux (ie la Chambre de commerce de Lyon; ils savent que
toutes ses délibérations sont empreintes de l'esprit le plus libéral.
Mais il est un point qui lui semble nécessaire de signaler à la Société.
En général, les assemblées délibérantes, investies d'une certaine li-
berté de discussion, ne songent guère à trouver trop restreinte la base
d'élection dont elles procèdent.
La Chambre de commerce de Lyon fait exception à cette règle ; elle
déclare, dans un travail aussi bien pensé que bien écrit, qu'elle ne pro-
cède que du privilège, et qu'il est urgent d'accroître dans une très-
forte proportion le nombre des électeurs qui ont le droit de prendre
part cà la nomination des membres des Chambres de commerce.
Depuis le 2 juillet 1832, la Chambre de commerce de Lyon demande
que tous les patentés des première et deuxième classes soient investis de
la prérogative d'élire ses membres. La liste actuelle des notables qui
concourent à l'élection ne compte que 341 noms : le nombre des paten-
tés qui supportent les frais de la Chambre est de 6,750.
La Société comprend que, si ce mode si équitable, si conforme à
l'esprit de son institution était adopté, «les corps, comme le dit la
Chambre de commerce, appelés à donner leur avis sur la révision de
la liste, ne seraient plus exposés à des récriminations, à des accusa-
tions défaveur, de partialité, de coterie.»
L'esprit de justice et de libéralisme qui a inspiré tout ce travail est
malheureusement trop rare parmi les corps privilégiés, pour que la
Société n'applaudisse pas de toutes ses forces à l'exemple désintéressé
donne par la Chambre de commerce de Lyon.
'28^1 JOURNAL l;ES ÉCOKO.ulSTES.
M. Joseph Garnier donne ensuite connaissance d'une lettre qui lui est
adressée par M. Tedeschi Amato , dans laquelle cet économiste lui
apprend qu'il a fondé à Catane une caisse d'épar[}ne et d'escompte
par actions. On y peut déposer jusqu'à concurrence de 3,000 fr., et les
remboursements s'y font à vue jusqu'à la somme de 200 francs, et à
deux jours de vue pour les sommes plus élevées. Les fonds sont em-
ployés à l'acquisition de coupons de rentes et d'actions de la Banque,
à l'escompte d'effets à deux signatures. L'intérêt servi en espèces est
de 3 0/0. En trois mois la caisse a reçu en dépôt 130,000 fr. et a
escompté pour 117,000 fr. d'effets, et son intention a contribué à
améliorer la condition des cultivateurs de coton presque ruinés par la
baisse des prix.
M. HoRN sig-nale comme un fait heureux et « symptomatique » Vexpo -
sition ouvrière anglo-française qui, dans ce moment même, se prépare
à Londres et doit ouvrir en juillet prochain au Cristal-Palacef de Sy-
denham. C'est la suite ou le développement des expositions ouvrières
qui, l'hiver dernier , ont été organisées dans différents districts de la
capitale anglaise. Les bons effets de ces tentatives localisées ont fait
naître l'idée d'abord de faire une exposition ouvrière pour toute l'An-
gleterre, ensuite d'y convier aussi les ouvriers français; la solennité
économique serait en même temps la fête commémorative pour l'anni-
versaire demi-séculaire du rétablissement de la paix (1815), entre
l'Angleterre et la France. Les délégués anglais, venus à Paris pour trans-
mettre aux travailleurs français l'appel du comité d'organisation anglais,
ont pu s'acquitter de leur mission , dans une réunion nombreuse, con-
voquée par les soins de la Société du crédit au travail. Un accueil cha-
leureux a été fait dans cette réunion à l'invitation anglaise et à «eux qui
en étaient les porteurs; tout en regrettant la brièveté du délai laissé aux
exposants , les ouvriers français ont promis de faire leur possible pour
répondre à la fraternelle invitation, en participant largement , par
l'envoi de leurs produits, à l'exposition projetée. Un comité provisoire
a été nommé, séance tenante, pour organiser la partie française de cette
œuvre internationale, et s'est aussitôt mis à l'œuvre; il est à espérer que
ses efforts aboutiront. Mais , quel que puisse être le résultat pratique
immédiat de cette première tentative improvisée, M. Horn estime que
l'idée en elle-même d'une exposition spécialement ouvrière est une idée
heureuse et féconde; que, d'autre part, la bonne entente entre les tra-
vailleurs français et anglais et l'intelligence de la solidarité de leurs in-
térêts, dont témoignera l'exposition ouvrière anglo-française constituent
des faits tout nouveaux et d'une haute portée économique et politique.
A[)rès ces communications, l'attention de la réunion est appelée par
SOCIÉTÉ: D'ÉCONOMIE POLlTIOUi:. i>8r>
M. le comte d'Esterno sur sur la silualion de ra^yricultiire en Fran^ e et
les moyens de lui venir en aide. La discussion s'en(»a(je sur ce point.
DES ENTIUVES QUI TÈSENT SUR l'aGUICULTUUF: KT GENENT LE CRÉUIT AGRICOLE.
DÉTAILS SUR LA CRISE AGRICOLE, LE CRÉDIT AGRICOLE AUX COLONIES, LE
Paix DE REVIENT DU CLÉ, ETC.
La question était ainsi formulée au programme : « L'a[yriculture ne
peut être soulagée que par la suppression des entraves qui pèsent encore
sur elle. »
M. le comte d'Esterno, membre du conseil général de Saône-et-Loire,
auteur de la proposition, dit que les plaintes de l'agriculture doivent
être prises en sérieuse considération, parce que, d'une part, elles sont
fondées sur une souffrance réelle; parce que, d'autre part, nul ne peut
assig^ner un terme à ces souffrances.
Depuis 50 ans, le prix moyen de vente pour le froment était de 20 fr.
l'hectolitre, et son prix de revient était évalué en moyenne à 18 fr.
L'agriculture avait alors 2 fr. de bénéfice net. Aujourd'hui, son prix de
vente est de 16 fr. ; d'après les calculs anciens, l'agriculture a 2 fr. de
perte.
Mais le prix de la main-d'œuvre s'étant élevé de 60 pour 100 depuis
dix ans, le prix de revient s'est élevé en même temps.
La suppression de l'échelle mobile a coïncidé avec l'élévation du prix
de la main-d'œuvre; et, aujourd'hui, un assez bon nombre d'agricul-
teurs attribuent leur souffrance à cette suppression et en demandent
simplement le rétablissement ou le remplacement par un droit fixe
plus élevé que le droit actuel.
Il n'y a pas lieu de s'en étonner. On peut être bon agriculteur sans
avoir étudié l'économie politique : une industrie souffre ; elle demande
au gouvernement de frapper sur le public un petit impôt pour la sou-
lager. C'est là une idée simple, claire et qui ne s'écarte point des usages
reçus en France, puisque, y a cinq années seulement, elle était encore
le droit commun.
Et si on laissait faire un bon nombre d'industries, il ne s'écoulerait
pas cinq autres années avant qu'elle redevînt le droit commun. Il est ur-
gent que l'économie politique montre la droite voie à l'agriculture avant
qu'elle se soit engagée dans la voie de l'erreur.L'agitation qui se mani-
feste pourrait tourner au profit des idées anciennes et aujourd'hui aban-
données par le gouvernement; faisons-la tourner au profit des idées
aines el nouvelles.
Il y a, pour une industrie en souffrance, deux manières de rétablir
ses affaires : l'une consiste à élever son prix de vente ; l'autre consiste
286
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
à abaisser son prix de revient. Rien de plus facile que d'abaisser le prix
de revient des productions ag^ricoles; ce prix de revient se compose de
deux éléments essentiellement divers. L'un représente les frais fixes et
l'autre les frais proportionnels. Les frais fixes sont les coups de cb;irruc,
de herse, de rouleau, les désherbantes, la moisson, le battage, qui coûte
autant pour une gerbe bien grainée que pour une gerbe maigre, la
nourriture du cultivateur et de sa famille, etc. Ces frais sont immuables,
quel que soit le rendement du sol. Ainsi, en France, où le froment ne
rend guère plus de 6 grains pour un, ils se répartissent entre 6 hecto-
litres, tandis qu'en Angleterre, oii le froment rend près de 12 grains
pour un, ils se répartissent entre une quantité presque double et se
trouvent par conséquent réduits de près de 50 pour 100.
C'est là qu'est le salut de l'agriculture française. L'agriculture est une
armoire d'où l'on ne retire que ce qu'on y a mis : c'est un alambic dont
on ne fait jamais sortir que l'alcool qu'on y a fait entrer sous une forme
brute. Ce n'est pas seulement sur la capacité de l'alambic que se mesure
l'abondance du produit : c'est surtout sur la richesse des matériaux qu'on
lui livre et sur la continuité de son activité.
Augmente? la masse d'engrais que vous donnez au sol et supprimez
la jachère : vous aurez aussitôt des produits plus abondants sur une
étendue égale et avec des frais généraux qui ne s'élèveront pas. Votre
prix de revient sera diminué.
Seulement, pour augmenter les avances faites au terrain, il faut des
capitaux. Si vous lui donnez des engrais commerciaux, du guano, de la
poudrette, du noir animal, de la chaux, etc., il faut les payer : si vous
lui donnez du fumier d'étable, il faut, pour le fabriquer, avoir des bes-
tiaux qui coûtent beaucoup d'argent. Ainsi tout aboutit, en dernière ana-
lyse, à une augmentation de dépense. Cette dépense rentre avec de
larges bénéfices, mais, avant tout, il faut qu'elle ait pu être faite.
Or, jusqu'ici la législation s'est étudiée à priver l'agriculture de toute
ressource et de tout crédit. Le crédit était bien mal connu lors de la pro-
mulgation du Code civil ; depuis, le Crédit commercial et industriel s'est
développé; le Crédit agricole est demeuré immobile : on ne s'est pas
contenté de le délaisser, on, a érigé en système sa non-existence. On a
dit : L'agriculteur se ruine aussitôt qu'il emprunte, puisqu'il paye 5 ou
6 0/0 d'intérêt et placeen fonds de terre à 3 ou 4. On n'a pas voulu faire
la distinction si bien établie, pourtant, entre le capital placé en achat de
biens fonds qui rend 3 1/2 et le capital roulant de l'agriculture qui rend
10 0/0, comme tous les autres fonds placés dans l'industrie. Peut-on
supposer qu'un cultivateur prendrait les soucis et accepterait les périls
de l'agriculture, s'il ne devait en obtenir que 5 0/0 ? ]N'est-il pas évi-
dent qu'il préférerait placer son argent en rentes ou en obligations et
vivr** en repos?
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIK POLITIQUE. 287
L'cinricultiirc possède tous les éléments du crédit et n'aurait rien *i
demander à autrui, si on voulait bien seulement lui permettre d'user de
ses ressources. L'ai^riculture a 5 ou (> milliards de récoltes annuelles,
plus (le '^ milliards 'âOO millions de bestiaux, et 2 milliards 800 millions
de mobilier. Eu tout, et en laissant de côté les bois sur pied, les vins en
cave, etc., il milliards !
Conmicut est-elle, sans crédit, avec de telles ressources? Le voici :
Les articles 5^0, 5^1, 52^, immobilisent les récoltes, les bestiaux, et
tout le matériel de ra{yriculture.
L'article 207G déclare que le nantissement ne peut avoir lieu que par
le déplacement du p,a(ye.
Il résulte des articles 520, S'a!, 522 que les valeurs af^ricoles ne peu-
vent être engagées qu'hypothécairement, c'est-à-dire qu'elles échappent
à tous les engagements à court terme, puisque les frais de l'hypothèque,
supportables pour un prêt à longue échéance, seraient écrasants pour
Uii prêt de peu de mois.
II résulte de l'article 2076 qu'elles doivent être déplacées ou portées
au domicile du prêteur, ou dans une maison tierce, conditions aborda-
bles pour des objets fabriqués, tels que des bijoux, des étoffes, etc.,
mais inadmissibles pour des meules de foin, des troupeaux, des bois
sur pied et autres valeurs agricoles.
Ces entraves inutiles, arbitraires et appartenant aux idées d'une autre
époque, ne peuvent être maintenues en présence des dispositions nou-
velles sur la liberté du commerce. La liberté du commerce, c'est la
liberté des transactions. Elle ne saurait êlre refusée à l'agriculture
française, maintenant qu'elle doit lutter contre les agricultures étran-
gères qui ne sont pas toutes affligées des mêmes restrictions. La science
du crédit a progressé depuis le commencement du siècle : il convient que
l'agriculture profite à son tour de ses progrès. Il convient surtout que
les économistes, qui ont préparé par de longs travaux l'avènement de la
liberté commerciale, alors qu'elle semblait si difficile à obtenir, fassent
un dernier effort pour déraciner un des débris demeurés debout du sys-
tème protecteur; débris plus opposé que les autres au bon sens et a h
logique, puisqu'il n'a plus pour objet de protéger le travailleur national
contre le travailleur étranger, mais, h ce que l'on prétend, le travail-
leur national contre lui-même et contre sa propre imprudence, comme
s'il n'était pas le meilleur juge de ce qui lui est utile 1
En appuyant ces demandes, la Société agira dans l'intérêt même de ses
principes et continuera la besogne achevée par Cobden en Angleterre,
et commencée, en France, par plusieurs de nos collègues, et notamment
par le duc d'Harcourt, dont on vient de foire un si juste éloge.
Les économistes d'aujourd'ui doivent, sous peine d'abdiquer et de
n'être plus rien, sortir des théories et aborder les questions pratiques.
288 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
C'est la route que leur ont tracée leurs devanciers; c'est celle qui rendra
la science vraiment utile et qui en maintiendra le prestige et la dignité.
L'honorable membre ayant rappelé dans son exposé les facilités de
crédit faites à l'agriculture dans les colonies françaises, M. Le Pelletier
DE Saint-Remy, administrateur de l'Agence centrale des banques colo-
niales, donne quelques explications à ce sujet. 11 est parfaitement vrai,
dit-il, que les trois colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et
de la Réunion reçoivent le crédit agricole de leurs banques, sociétés
anonymes qui y fonctionnent depuis 4853. C'est d'un véritable crédit
agricole dans toute l'acception du mot qu'il s'agit, c'est-à-dire de celui
oia la récolte pendante sert de gage principal au prêteur. L'institution
rend les plus grands services à ces pays dans les rudes épreuves qu'ils
traversent, et on peut dire qu'à certains moments la production su-
crière ne s'est maintenue que par son assistance.
L'œuvre était difficile à constituer en présence du Code Napoléon,
qui est depuis fort longtemps en vigueur dans nos colonies. Il fut
même un instant où elle faillit succomber dans la période d'élabora-
tion engagée entre l'administration et l'Assemblée législative. Mais un
homme d'État, à l'esprit ferme et conciliant, M. le comte de Chasse-
loup-Laubat, qui arriva dans ces circonstances au ministère de la ma-
rine, eut le bonheur de trouver et de faire adopter par M. Chegaray,
rapporteur, la solution qui a reçu son développement dans la loi
du 11 juillet 1851, appelée justement loi organique des banques co-
loniales.
Cette loi mérite véritablement d'être signalée à l'attention des mem-
bres de la Société d'économie politique. Son mécanisme, aussi simple
que pratique, tourne heureusement la difficulté résultant de certaines
dispositions du Code, relatives au nantissement. On sait, par exemple,
que la règle fondamentale de ce contrat, c'est que le gage soit mis et
reste à la disposition du créancier..... Or, la loi du 11 juillet est arrivée
à se maintenir dans l'esprit de cette prévision au moyen d'une fiction
devenue une énergique réalité. Aux termes de sa principale disposition,
la banque qui prête au planteur se trouve saisie de la récolte. Qu'on re-
marque ces derniers mots, car tout est là. C'est beaucoup plus qu'un
nantissement ordinaire : c'est une sorte de translation de propriété.
Cela est si vrai, que si le planteur emprunteur refusait ou négligeait
de faire en temps utile les opérations manufacturières que peut com-
porter la réalisation de la récolte, la banque aurait le droit de faire
procéder à cette réalisation. Après avoir fait vendre le produit aux en-
chères, elle se payerait en principal et accessoires, remettant le reste
au débiteur ou à ses créanciers. Son privilège à cet égard est hors
ligne et incontestable. Il faut ajouter aujourd'hui incontesté, car il :j
SOCII'ITI': D'I'X'ONOMIK POLITIOUE. 289
subi réprcuv(^. ik la Cour suprêino, infirniiinl, une décision roniraire,
rendue par la niaj;istrature do runo de nos colonies.
Le contrat, s'effectue [vav un sous-seinf} privé intervenant entre l'em-
prunleur et la l)an(fn(^ et s'enre[;istrant au droit fixe de 2 francs. L'éta-
blissement ne devant pas cesser d'élre ban(|ue d'escompte, ce contrat
ne confère le };a};e que comme couverture d'une obli[)ation ])ersonnelIe
que né{7ocio Temprunteur. L'échéance de cette obli[jation est calculée
d(î manière à ce qu'elle arrive au moment de la réalisation habituelle
de la récolte coloniale.
Telle est, en peu de mots, l'économie de cette législation, qui fait le
plus p,rand honneur à ceux qui l'ont conçue et qui a doté nos colonies
du crédit a^jricole, pendant que leur métropole en cherche encore la
formule.
M. WoLowsKi, membre de l'Institut, ne croit point à l'influence que
le libre commerce des céréales étranjjères aurait exercée pour abaisser
le prix des grains.
La dépréciation actuelle tient à l'augmentation rapide de la produc-
tion. Celle-ci était en moyenne de cinquante millions d'hectolitres, il y
a un demi-siècle, elle s'élève aujourd'hui à cent millions d'hectolitres,
chiffre dépassé en 1864. La récolte de 1863 est montée à la quantité
énorme de 116 millions d'hectolitres; comment les prix du blé pour-
raient-ils ne pas être influencés par cet excédant des récoltes ? On ne
saurait non plus admettre comme prix nécessaire celui de 20 fr. mis
en avant par M. le comte d'Esterno, ni même celui de 17 fr.
Quant aux facilités de crédit que l'agriculture trouverait dans les pays
étrangers, M. Wolowski serait charmé de les connaître. D'ailleurs aucun
obstacle ne s'oppose à ce que des établissements analogues soient fondés
chez nous, cela dépend de l'énergie de l'initiative individuelle. Les obs-
tacles qui proviennent de la législation actuelle n'exercent pas toute
l'influence qu'on leur attribue ; personne ne s'oppose d'ailleurs k ce
qu'une réforme intervienne à cet égard, pourvu qu'elle soit compatible
avec les exigences des jurisconsultes.
M. HoRN, publiciste, pense que la réunion est certes unanime dans
ses sympathies raisonnées pour l'agriculture. Toutefois, en entendant
les a souffrances » de l'agriculture exposées de la façon dont vient de le
faire l'honorable M. d'Esterno, M. Horn ne peut s'empêcher de se de-
mander si, dans ces souffrances, l'agriculture n'est toujours que victime
innocente.^ Depuis une cinquantaine d'années, toutes les grandes indus-
tries ont à tel point amélioré, perfectionné, transformé leurs procédés ,
qu'elles ont pu abaisser leurs frais de production, et partant aussi leurs
prix de vente, de 50 pour 100; dans quelques branches d'industries,
1^ SÉRIE. T. XLvi. — 1H mai 480?). 49
290 JOURNAL DES f'XO?^OMlSTES.
la baisse a été bien plus forte encore. L'ajjncullure seule n'a pas, sous ce
rapport, suivi le prog^rès général; il paraîtrait même qu'elle ait rétro-
gradé.
M. Horn croit de plus que, si le prix actuel des céréales cause réelle-
ment des souffrances à Tagriculture, elles sont dues à des causes passa-
gères que personne ne peut dominer, si ce n'est la prévoyance de
l'agriculture elle-même. La série d'années de cherté, que nous avons eu
récemment à subir, a donné une forte impulsion à la culture du blé ; les
hauts prix alléchaient. Surviennent alors de bonnes récoltes , et il se
trouve qu'on en a produit, pas précisément au delà des besoins réels
du pays, mais au delà de la consommation habituelle : l'offre dépasse la
demande, et les prix baissent. Ce sont de ces variations qu'il est difficile
d'éviter dans l'industrie agricole , si dépendante des influences atmos-
phériques. C'est à l'agriculteur à se faire une moyenne des bonnes et des
mauvaises années. Un grand nombre d'autres industries importantes
souffrent, elles aussi, dans ce moment, par suite de certaines causes acci-
dentelles (guerre d'Amérique, etc.); mais c'est le jeu naturel du mouve-
ment des affaires : on peut s'en attrister, il n'y a pas trop à s'en
émouvoir.
Gela n'empêche pas M. Horn de reconnaître qu'il y a beaucoup à faire,
et qu'on ne saurait faire trop pour hâter et seconder le développement
de l'agriculture ; qu'elle a surtout le droit de réclamer la liberté entière
de ses mouvements : c'est une question sur laquelle il ne saurait y avoir
deux opinions entre économistes. Mais le point spécial , dans lequel
M. d'Esterno renferme sa proposition — faciliter le prêt sur nantissement
de récoltes — lui paraît être du domaine plutôt de la jurisprudence que
du domaine de l'économie politique , et ce n'est pas à la Société qu'il
appartiendrait d'entreprendre une « campagne » sur cette question. Et,
fût-il même démontré qu'elle est souverainement économico-politique,
M. Horn, pour sa part, ne saurait s'enthousiasmer pour la « réforme »
que sollicite M. d'Esterno. Suivant l'orateur , le prêt sur nantissement,
surtout sur nantissement direct de marchandises proprement dites ,
appartient à un autre âge; c'est le crédit matérialisé de la façon la plus
rudimentaire , c'est le mont-de-piété sous diverses faces. La tâche de
notre époque, au contraire, est et doit être d'immatérialiser le crédit
autant que possible, de substituer le crédit personnel, qui repose sur la
loyauté, sur la bonne renommée de l'emprunteur, sur la confiance qu'il
inspire, au crédit dit réel, qui repose sur le gage matériel et où manque,
au fond, l'élément essentiel du crédit, la confiance. M. Horn estime que,
dans les campagnes aussi, c'est surtout ce crédit personnel, moral, qu'il
faudrait développer; il est convaincu que l'on pourrait y arriver en
donnant au paysan l'habitude d'ordre et de clarté dans ses affaires.
L'association notamment,en augmentant la crédiiahilité, de chacun et de
SOCIÉTI': D'f:CONOMIE POLITIQUE. 201
tous, polirrail. facililiM-aiix ciill,lv;ileurs le crédit dont ils anraionL besoin,
sans qu'il lailh; dévcloppiu* des proc{;d(;s arriérés, le nanlissemcut maté-
riel , qu'il faudrait plutôt s'appliquer à faire disparaître.
M. DupiJiT, inspccl(MU' {général des ponis et chaussées, voudraitqu'on se
prononçât une fois pour toutes sur la question de savoir si le bas prix du
blé est un bien ou un mal. Le bas i)rix du blé est une conséquence de
son abondance, et en vérilé il serait bien étran[;e que cette abondance
fût un malheur public dont l'État et la science eussent à s'occuper.
M. d'Esterno se plaint des entraves que la lé^^islalion met au crédit a{ifri-
cole ; personne n'a l'intention de s'opposer à ce qu'on réforme la lé^jis-
lation sous ce rapport. C'est là une question tout à fait étran^jère à la
souffrance actuelle de l'agriculture, et si les entraves dont on se plaint
lui sont nuisibles, on peut dire que jamais elles ne l'ont été moins que
maintenant. Car si, comme on vient de Taffirmer, l'agriculteur produit
h perte, il ne doit guère éprouver le besoin d'emprunter pour produire
davantage. Le remède n'est donc pas là, et il est facile de voir que les
prétendues souffrances de l'agriculture se guériront toutes seules, sous
l'influence des lois économiques qui régissent la société. Si le bas prix
des céréales n'est qu'un accident produit par des circonstances atmosphé-
riques exceptionnellement favorables, il est évident qu'il disparaîtra de
lui-même avec d'autres circonstances; mais, si ce bas prix doit persister
d'une manière durable, il arrivera que les fermiers, ne retirant plus la
même somme d'argent de la vente de leurs céréales, demanderont et
obtiendront la réduction de leurs baux, la rente de la terre diminuera et
par conséquent son prix. Car, sur le marché des capitaux, leur valeur se
nivèle naturellement. Une ferme qui rapporte aujourd'hui 3,000 francs,
et dont la valeur est de 100,000 francs, n'en vaudra plus que 80, quand
elle ne sera plus louée que 2,400 francs. Et alors ni propriétaires ni
fermiers n'auront plus le droit de se plaindre. Car ce n'est là qu'une
transformation semblable à celle que produit toute amélioration agricole
quand elle est générale. Il y a quelque temps, on a fait grand bruit de la
fécondation artificielle des céréales, et on promettait d'obtenir par là un
tiers en sus de ce qu'on obtient aujourd'hui. Les essais n'ont pas
réussi, à ce qu'il paraît, mais on peut se demander ce qui serait arrivé
s'ils avaient réalisé les promesses de l'inventeur. Or, il est facile de voir
qu'on aurait obtenu le même résultat que celui dont on se plaint aujour-
d'hui, c'est-à-dire un avilissement du prix des céréales qui aurait amené
une diminution de la rente et de la valeur de la terre.
Considérer l'avilissement du prix des céréales comme un mal, auquel
il faille porter remède, est par cela même condamner tout progrès ou
perfectionnement agricole, cartel est leur but et leur résultat.
M. d'EsTERNO estime qu'il lui serait difficile de répondre aux argu-
292 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ments si divers qui viennent d'être présentois. Une telle réfutation
demanderait plus de temps que la Société ne pourrait lui en accorder.
Et d'ailleurs, plusieurs lui semblent s'être écartes de la véritable
question.
Que l'on conteste ou non le prix de revient du grain, le produit des
capitaux employés dans l'af^^riculture et d'autres questions de fait ana-
logues, il n'en demeure pas moins incontestable que, pour l'agriculture
comme par les autres industries, le meilleur de tous les régimes, c'est la
liberté. La réglementation la plus éclairée ne vaut pas l'absence de toute
réglementation ; et, dans le cas présent, la réglementation légale est la
moins éclairée de toutes les réglementations.
Et ce n'est pas seulement par défaut de lumière et d'intelligence que
pèche la législation française en matière de crédit agricole, c'est encore
par défaut de moralité dans ses résultats, en ce sens que, contre le vœu
du législateur, le dol et la fraude se trouvent encouragés. Gitons-en
quelques exemples.
Le capital roulant de l'agriculture se trouve régi par une législation
exceptionnelle dont font partie les 31 articles du Gode civil (art. 1800 à
1831). Ces articles sont relatifs au cheptel, ce qui veut dire au capital,
puisque cheptel est une traduction en français barbare du mot latin
capitalum ou cheptellum qu'on avait tiré lui-même du français capital.
Voilà ce que nous enseigne M. Troplong dans ses Commentaires. Ainsi,
la législation sur le cheptel, c'est en réalité la législation sur le capital.
S'il y a, en fait de crédit, une notion élémentaire, c'est celle-ci : que les
capitaux prêtés doivent être assurés d'un intérêt fixe et d'un rembourse-
ment certain. Or, les 31 articles précités ont pour objet unique d'enle-
ver aux capitaux avancés à l'agriculture toute sécurité, soit pour le
service désintérêts, soit pour la rentrée des fonds eux-mêmes. Le capi-
taliste doit se contenter d'une part dans les profits, s'il y en a, et du
recouvrement en nature de ce qui reste du capital, si le cheptelier ne l'a
pas détruit tout entier. Toute stipulation d'un intérêt fixe est interdite,
aussi bien que toute garantie de remboursement; et si des conventions
précises et établies de bonne foi stipulent l'un ou l'autre en faveur du
prêteur, ces conventions doivent être rescindées par les tribunaux. On
a poussé la bizarrerie jusqu'à établir que, si un capital de bétail donné
en cheptel était seulement entamé, la perte serait supportée par moitié
par le bailleur et le preneur, tandis que, si le capital était entièrement
détruit, la perte serait tout entière à la charge du bailleur. De telles sti-
pulations ont porté les fruits qu'elles devaient porter. Lorsqu'un cheptel
se trouve entamé, le cheptelier croit de son devoir de le détruire en
entier, pour s'exonérer de sa part dans les pertes réalisées. C'est ainsi
que, pendant les grandes inondations de la Loire et de l'Allier, un
homme bien connu et membre, comme nous tous, de la Société des éco-
SOGIKTÈ D'ÉGUNOMIK POLITIQUE. 203
noiiiislns, irouva un cli(ii)tclior occupé l\ lancer dans le (Icuvc débordé
1p. rosle d'un troupeau de moutons dont une partie avait péri : il faisait
là une excellente spéculation, puisqu'en rendant la perte totale, il la
rejetait sur son bailleur, tandis qu'il aurait supporté la moitié d'une
perte parlielle.
Voici un autre rcsullat éfjalement immoral d'une lé^fislation inin-
tellij]enle. (iuand le cheptel consiste en vaches portières, le bailleur du
cheptel doit avoir la moitié des veaux; il ne peut, en aucun cas, avoir
aucune partie du lait. Pourquoi ? C'est ce qu'on n'a jamais pu savoir. Mais
ce dont on est certain, c'est que, quand le veau vit et prospère, son pro-
duit, qui équivaut à peu près à la valeur du lait qu'il a consommé, est
partagé entre le bailleur et le preneur, tandis que, si le veau meurt,
le lait demeure en entier au cheptelier. Il résulte de ceci que les chepte-
liers trop intelli[îents tuent le veau à la naissance, et de la sorte s'appro-
prient tout le lait qui se trouve alors être le seul produit de la vache.
Un homme, fort connu de vous tous et membre de la Société des écono-
mistes, avait créé à Paris une société de cheptel, et plaçait des vaches
chez les cultivateurs. La mode de tuer les veaux s'établit parmi les
chepteliers; on lui en tua 37 de suite, dans le même département.
Une loi qui pousse à de tels abus n'est-elle pas condamnée, soit au
point de vue de la moralité, soit au point de vue de l'intelligence.
M. d'Esterno demande à ses contradicteurs la permission de ne pas
reprendre en détail toutes leurs objections, mais de se borner à faire appel
à leurs convictions économiques. La question se réduit à ceci : La régle-
mentation est-elle préférable à la liberté? Ceux qui ont voulu la liberté
du commerce peuvent-ils vouloir l'assujettissement du crédit ? Peut-on
supposer que l'agriculteur qui n'est ni interdit, ni mineur, ni aliéné, soit
un juge incapable de ses propres intérêts et qu'il ait réellement besoin
de la tutelle de gens de professions diverses qui se ressemblent par un
seul point : l'ignorance la plus profonde de la pratique et des intérêts
de l'agriculture ? De telles questions peuvent bien paraître discutables
en d'autres lieux; mais, au sein de la Société des économistes, la cause
de la liberté ne devrait rencontrer que des adhérents et des défenseurs.
M. Léopold Javal, député au Corps législatif, appuie chaleureuse-
ment l'opinion de M. le comte d'Esterno, et exprime son regret de voir
que plusieurs membres ont quitté la séance, à la seule indication d'une
question agricole. — Cependant cette question est, à tous les points de
vue, du plus haut intérêt.
Selon l'honorable membre, on aurait tort de prendre pour base d'ap-
préciation la valeur du blé ouïe prix de vente. Le véritable point d'appui
est le prix de revient ; car il arrive souvent que celui qui vend à 18 fr.
esteri perte, quand celui qui vend a 17 fr. est en bénéfice. Or, la dimi-
294
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
nution du prix de revient ne peut s'obtenir que 'par l'aug'mentation de
la production, ou par une répartition plus favorable des frais généraux,
ou par le bon marché des capitaux, etc.; d'où il résulte que tout ce qui
peut contribuer à opérer ces résultats, contribue à diminuer le prix de
revient, produit un progrès dans l'exploitation agricole.
Parmi les difficultés principales qui entravent l'agriculture se trou-
vent donc celles qui empêchent d'obtenir les capitaux à bon marché et
avec facilité.
On a beaucoup parlé depuis quelques années de crédit agricole, d'en-
couragements et de services à l'agriculture, d'institutions favorables à
l'agriculture, etc. Mais le plus souvent on a confondu l'industrie agricole
avec la propriété terrienne, et on a pas compris que les facilités offertes
aux possesseurs de celk-ci ueservaientnullementàceuxqui cultivent le
sol, aux producteurs agricoles.
Et, d'autre part, le gouvernement en facilitant la création de nouvelles
institutions pour venir en aide à l'agriculture, a été trompé dans son
attente ; car ces établissements se sont développés et fonctionnent dans
un but tout différent. De plus, la plupart des grandes affaires ont eu
pour effet de soutirer les capitaux des campagnes, au moyen des émis-
sions de titres de toute espèce : obligations foncières, actions et obliga-
tions des chemins de fer et autres, titres de rente français et étrangers,
avec ou sans loterie, que de nombreux agents sont chargés de placer
dans les campagnes.
C'est ainsi que, privée de ressources suffisantes, l'industrie agricole
produit dans de plus mauvaises conditions, et plus chèrement qu'elle ne
pourrait le faire.
M. Javal signale la condition spéciale des cultivateurs exposés à la
fréquence des mauvaises années. A ces époques, le blé, il est vrai, se
vend cher; mais ils n'en récoltent que fort peu et pas assez pour profiter
fructueusement de la plus-value. Et dans ce cas, les plus malheureux sont
les vignerons, à qui la récolte manque totalement, quand elle vient à man-
quer. Presque tous les cultivateurs, ne pouvant attendre les moments les
plus favorables, sont obligés de vendre à des cours bas, et ce ne sont pas
eux qui profitent de l'amélioration des prix, à'oii ressort encore la néces-
sité d'aviser aux moyens de faciliter le mouvement des capitaux vers
l'agriculture, de faire cesser au moins les causes qui produisent l'effet
inverse et que M. d'Esterno voudrait avec raison voir disparaître.
L'honorable membre estime que cette question a toute l'importance
d'une question politique; car les populations agricoles pourraient finir
par comprendre qu'on se moque d'elles et par éprouver un mécontente-
ment sérieux et justifié, pour ainsi dire, par les faux effets des fausses
mesures qu'on avait cru prendre dans leur intérêt.
SOCIÉTÉ D'ÉGONOWIK FOLITIQUE. 295
M. ViLLiAUMÉ est d'avis qu'il est impossible (ravoir d'exactes statis-
tiques sur le prix de revient du blé, parce qu'aucun cultivateur ne se
borne à sa production. Tous ont des prairies naturelles ou artificielles
et des bestiaux. Tous cultivent de l'avoine et des betteraves ou des
liommes de terre, etc., et la i)lupart n'ensemencent en blé que le tiers
de leurs terres arables. Gomment donc, au milieu de tous leurs frais
{généraux, pourraient-ils savoir ce que le blé leur coûte? Le seul calcul
possible est celui de leur recette et dépense {générale au bout de l'année.
D'autre part, le cultivateur doit prendre une moyenne d'au moins dix
ans, parce (ju'il a de bonnes et mauvaises années, comme tous les pro-
ducteurs ; mais ce qui prouve qu'il ne souffre pas autant qu'on le dit,
c'est qu'il ne se ruine jamais quand il a de l'ordre. S'il ne fait pas for-
tune en cinq ans comme les industriels, s'il lui faut trente ans pour
acquérir une modeste aisance, il ne fait pas faillite.
Il faut distin{juer entre le cultivateur et le propriétaire. Quant au
premier, nous devons supposer qu'il est fermier et non pas preneur
d'un cheptel; car le cheptel tient encore de la barbarie et disparaît cha-
que année en France. Si le bailleur craint que le preneur ne torde le cou
à ses veaux et ne jette ses moutons cà l'eau, qu'il prenne ses précautions
dans le contrat ; car la loi n'est faite que pour les cas où il n'y a pas de
stipulation particulière , mais on peut y déroger tant qu'on ne viole pas
la morale. Or, la prohibition de déroger à la loi, dont parle M. d'Es-
terno, ne s'applique qu'aux contrats qui seraient léonins au profit du
bailleur. Loin d'être accablante pour le cultivateur ou preneur, elle le
protège contre la rapacité et la mauvaise foi du propriétaire. De quelle
utilité pourrait être au cultivateur l'autorisation de donner en gage ses
récoltes pendantes, puisque c'est à une époque oii précisément il n'a nul
besoin d'argent pour des améliorations ? car le salaire des moissonneurs
n'est jamais ce qui le gêne. Ce sont des capitaux qu'il faut au culti-
vateur.
Outre ces considérations, M. Villiaumé demande que la Société per-
siste dans son habitude de ne point présenter de pétitions ni faire de
démarches ; elle ne doit agir que par voie de propagande intellectuelle.
M. Villiaumé conclut en disant que, quoiqu'un grand nombre de cul-
tivateurs aient du crédit chez les banquiers de leur localité, il faudrait
étendre ce crédit et le rendre moins onéreux, et surtout à plus long
terme ; car le cultivateur ne peut rembourser en trois mois, comme font
les commerçants et les industriels.
M. Paul Coq s'associe complètement aux plaintes que viennent de
formuler, dans l'intérêt de l'agriculture, MM. d'Esterno et Léopold
Javal. Sans vouloir sortir des bornes d'une discussion qui lui paraît
toucher à sa fin, vu l'heure avancée, l'orateur s'étonne des paroles qu'a
296 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
lait eiJteiidre M. Hum, cl des reproches qu'il adresse à Findiistrie
agricole. Si les manufactures et les diverses industries étaieiU, comme
l'agriculture, invariablement livrées à leurs propres ressources, et que
le commerce fût à son tour dénué de l'assistance du crédit, il est pro-
bable que ses prix, quelque élevés qu'ils fussent, seraient loin d'être
rémunérateurs. On semble perdre de vue, toutes les fois qu'il s'agit de
produire, que les prix sont de simples formules n'exprimant rien par
elles-mêmes. C'est le coût de production, c'est le prix de revient
qui étend ou resserre la marge des profits. Or, le louage de l'argent est
un élément considérable des frais de production. Si Tagricullure
manque h. cet égard du nécessaire, ses soufrrances se répercutent, elle
les traduit en une cherté qui s'impose sans aucun profit pour elle-
même. On se trouve ainsi payer par l'exagération des prix au sein
d'une abondance plus apparente que réelle, en ce qui touche certains
produits, l'insuffisance d'outillage qui se trahit, faute de crédit, au sein
de l'atelier agricole. De là, des méthodes défectueuses, un progrès
quasi nul, une cherté enfin dont chacun souffre et qui lutte pénible-
ment contre l'importation étrangère à certaines heures.
M. Paul Coq voit dans l'infirmité du crédit, au point de vue des exi-
gences de l'agriculture, le point de départ des souffrances que l'on
signale incessamment dans ces régions du travail et de la richesse.
Aujourd'hui, comme en 1848, l'agriculture souffre de l'inégalité
choquante avec lequelle elle est traitée. Il y a quinze ans, la ques-
tion dont chacun se préoccupait et qui avait dans les assemblées déli-
bérantes, de même que dans la presse et l'opinion, la première place,
c'était l'organisation du crédit foncier. Les efforts tentés dans cette voie
sont fort loin d'avoir répondu au sentiment public, et l'on peut dire
que, pour la masse des intérêts agricoles, sa situation n'a nullement
changé. Le crédit foncier, tel qu'il existe, et en vertu d'une centrali-
sation qui nuit à son action dans les départements, est beaucoup plus
urbain que rural; aussi est-il condamné à fonctionner dans un intérêt
qui n'est rien moins qu'agricole. Les faits ont ici une éloquence qui
défie tous les arguments et toutes les exagérations en sens contraire.
C'est ainsi que le dernier exercice qui accuse, au bout de douze années,
un chiffre de prêts annuels à long terme de 75 millions, voit le dépar-
tement de la Seine, c'est-à-dire le crédit urbain par excellence, figurer
là pour près de 50 millions. Les 25 millions restants forment le lot
des 88 autres départements, y compris les grands travaux qu'on pour-
suit à Marseille ou dans le Rhône. Ainsi 85 millions, dont 75 prêtés à
long terme, tel est, après douze ans, le mouvemeiit annuel des prêts
dans un pays dont l'évolution hypothécaire se mesure par 500 millions.
Aussi peut-on dire que, faute de rayonnement, le prêt foncier est quel-
que chose d'infinitésimal. Ce n'est pas là ce que réclame un territoire
SOClfiTÉ D'KGONOiyilli POLiïKjUE. 297
morcol(^ coninm cvMi'i de la Franco, oii la ricliesse on fonds de terre est
essenliellenient divisée, parcellaire. Moins centralisé, l'élablissement
du crédit foncier, en se ramifiant à Gaen, à Nevers, à Marseille, ainsi
que cela avait été conçu à l'orij^ine et décrété, aurait rendu aux dépar-
tenienls de tout autres services. On aurait lait sans doute un moins
çrand nombre de prêts de 500,000 à 1 million ou de 100,000 fr. à
500,000 fr., se traduisant par une somme ensemble de 35 millions en
18()i, sur un chiffre d'im peu plus du double, mais on aurait vérita-
blement institué le prêt à l'industrie et à la richesse a[jricole, chose
qui est encore à venir. De là des (jriefs, des plaintes qui persistent
comme il y a quinze ans et qui, se reproduisant sans cesse avec une
nouvelle éner^^ie, maintiennent la question si importante du prêt fon-
cier cà Tordre du jour.
M. WoLowsKi repousse les attaques dirig^ées contre le Crédit foncier
et le Crédit a^jricole. Il croit avoir le droit de dire à ceux qui regardent
la question du crédit foncier comme capitale pour le pays, qu'il a con-
sacré trente années de sa vie à en faire admettre le principe en France.
L'institution, fondée il y a douze ans à peine, aura prêté avant la fin
de l'exercice courant plus de 800 millions de francs, tant aux particu-
liers qu'aux communes. Si les villes ont d'abord profité le plus des avan-
ta{]es du nouveau système, c'est qu'elles ont été les premières à en
comprendre le bénéfice; il n'y avait aucun motif pour les exclure, et le
mécanisme de l'institution fait qu'elle profite de l'augmentation des prêts
qui la fait mieux connaître et qui étend son crédit. Plus elle prête et
plus elle est en état de prêter, car elle n'emploie point à cet effet un
fonds fixe et limité, mais bien un capital qui se renouvelle et qui aug-
meate sans cesse par la négociation des obligations foncières.
Quant au Crédit agricole, au lieu d'attaquer ceux qui ont pris la tâche
difficile de le créer dans ce pays, ceux qui font entendre des phrases
sonores feraient mieux de se mettre à l'œuvre, en usant de l'initiative
privée. Le problème sera résolu le jour où chaque département fera ce
qu'a déjà réalisé le département de Seine-et-Marne, par la fondation d'un
comptoir local, mis librement en communication avec l'institution cen-
trale. Quant aux améliorarions législatives dont on parle, le Crédit agri-
cole est loin d'y porter obstacle, car il sera le premier à en profiter. Ce
qu'il y a d'étrange, c'est d'entendre des critiques passionnées dirigées
contre une institution qui seule essaye d'agir, à ses risques et périls, et
sans aucun privilège. Si on peut faire mieux, pourquoi d'autres ne l'es-
sayent-ils point?
M. LÉopoLD Javal, vu l'importance de la question et la multiplicité
des questions qui s'y rattachent, demande qu'on renvoie la discussion à
une autre séance.
298 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
M. Renouari), président, rep,rette que la conversation se soit étendue
sur trop de propositions à la fois. On s'est plaint des souffrances de Ta-
,<îriculture; on a indiqué comme un des remèdes un accroissement d'ac-
tivité et de fécondité de la prodution ; on a vu dans les secours du crédit
une condition nécessaire de ce progrès ; on a sig^nalé les entraves légales
qui, en restreignant la liberté de l'agriculteur, empêchent le crédit d'ar-
river à lui. La discussion aurait gagné à ce que ces questions fussent
distinguées, posées l'une après l'autre, et débattues séparément. L'ordre
le plus utile et le plus clair semble être celui qui commencerait par con-
stater l'existence, les effets et la portée des restrictions et des obstacles
par lesquels on reproche à la loi d'entraver la liberté des agriculteurs ; on
s'occuperait en même temps de faire connaître les mesures propres à
réparer ces infractions au droit. L'examen des autres propositions vien-
drait quand ces premiers points auraient été nettement établis. Chacun
des membres de la réunion peut, en proposant des questions précises et
spéciales, provoquer ainsi de nouveaux débats sous une forme qui parait
préférable à la continuation de la discussion générale actuelle.
M. Joseph Garnier estime que, si la discussion a suivi diverses voies,
elle ne s'est cependant pas trop détournée de la question posée. M. d'Es-
terno a mis en avant cette proposition que les souffrances de l'agricul-
ture ne peuvent être soulagées que par la suppression des entraves qui
pèsent encore sur elle. On a parlé sur ces souffrances, sur la nature de
la production agricole et sur les obstacles qui l'entravent, en entra-
vant notamment le crédit. Tout cela était dans la logique de la dis-
cussion; et, malgré les divergences dansjes détails, tous les membres
qui ont pris la parole sont d'accord sur le fond de la proposition de
M. d'Esterno qui peut se traduire ainsi : — on a supprimé la protection
douanière et on a dit aux agriculteurs Laissez passer; à son tour,
l'agriculture s'adresse justement à qui de droit pour lui dire Laissez-
moi faire, c'est-à-dire supprimez dans les lois et l'organisation admini-
strative ce qui me gêne, laissez-moi notamment emprunter comme je
l'entends, afin que je puisse combiner mes ressources et produire au
mieux de mes intérêts qui sont aussi ceux des consommateurs.
PLUSIEURS VOIX. C'est bien cela.
La séance est levée à onze heures passées, et la discussion continue
encore quelque temps au milieu des groupes qui se sont formés en
sortant de table.
BlBLlOfiRAPUlE. 291)
BIBLIOGRAPHIE
Notes i:t rnnis tiwitks contenant Éléments de statiitîquc et Opuscules divers faisant
suite aux Traités d'économie politique et de finances, par M. Joseph Garnieu, un des
vire-présidents de la Société d'économie politique, professeur à l'École impériale des
ponts et chaussées. 1 vol. in-8, 4 fr. 50. Guillaumin et G" (Bibliothèque des sciences
morales et politiques).
Je doute qu'il y ait personne qui possède mieux que M. Joseph Gar-
nier un talent de plus en plus rare, celui de faire justement ce qu'il ap-
pelle lui-même des Notes et des petits Traités. Il y recherche, il y trouve,
avec une sûreté et une netteté de méthode qui n'est qu'à lui, la quin-
tessence et la cristallisation de matières que d'autres laissent se ré-
pandre et se déformer. Son esprit aime et suit l'ordre et lij clarté,
comme certaines fleurs le soleil, et c'est ce qui fait que, s'il est un
artiste excellent dans ses petits écrits, il reste, dans des ouvrages plus
étendus, l'un des maîtres de la science du classement et de la distri-
bution des choses.
On sait quelle est la valeur de son Traité d'économie politique, non-
seulement le manuel le plus complet, le guide le plus sur qu'il y ait
à indiquer, non aux personnes qui commencent à étudier, mais le
répertoire que les savants eux-mêmes sont le plus heureux d'avoir sous
la main quand ils veulent retrouver exactement le point où la science
faite s'arrête sur les questions si variées dont ils ont à s'occuper chaque
jour ; on sait aussi qu'il a naguère donné des développements et une
forme régulière à des Éléments qui sont devenus un Traité de finances^
livre moins large et, comment dirai-je, moins touffu que le Traité
d'économie politique, mais où un peu moins d'abondance ne donne, en
un pareil sujet, que plus de lumière aux esprits ignorants et d'avance
lassés de leur étude.
Les Notes et petits Traités complètent fort utilement ces deux ouvrages
par un ensemble de dissertations, où la plupart des questions impo-
santes sont creusées avec un soin qui eût pu paraître excessif dans les
traités didactiques eux-mêmes, et ce recueil de dissertations rattaché
ainsi à deux livres qui sont dans toutes les mains, offre en lui-même
un tel choix de lectures variées, que tous les genres de lecteurs y
trouvent quelque chose pour leur plaire et pour les instruire en leur
plaisant.
Le caractère des écrits de M. Garnier est précisément, après leur
clarté et l'habileté de leur disposition, la facilité avec laquelle ils in-
struisent. On y rencontre toujours ce qu'on y cherche et on l'y rencontre
sans peine, avantage inappréciable en un temps où les auteurs, à force
de vouloir avoir tous un système et des théories de leur façon et qui
portent leur marque, troublent incessamment et fatiguent l'esprit de la
300 JOURNAL DES KCUINOMISTES.
généralité des lecteurs. Je ne dis pas que tout ce que M. Garnier écrit
soit au-dessus de la critique ni qu'il se soiten toutes choses exempté du
système, ni enfin qu'il n'y ait pas d'autres ouvrages du même genre où
le public puisse faire son éducation, mais incontestablement personne n'a
joué avec un égal succès le rôle de vulgarisateur de la science (j'entends
le mot dans son acception la plus relevée), et, quand on fait le compte
des services rendus à l'économie politique par ceux de nos maîtres que
nous avons le plaisir de voir vivre au milieu de nous, on doit estimer les
siens au prix qu'ils valent, et certes, on a récompensé par la sanction
suprême des honneurs académiques des talents qui n'avaient pas été
aussi longtemps utiles.
Voici, pour en revenir au volume qui nous occupe, les matières qui
le composent.
Éléments de statistique (3e édition^. C'est un de ces traités dont la forme
et le fond sont si bien d'accord au grand plaisir et pour la plus parfaite
instruction du lecteur. Il est formé de cinq chapitres. Le premier traite
de la définition, des limites et des divisions de la statistique (nom et
limites de la statistique, — des rapports de la statistique avec l'écono-
mie politique, — des divisions de la statistique, — qualités nécessaires
aux statisticiens). Le deuxième chapitre est consacré à l'examen des mé-
thodes de la statistique, qui sont la méthode naturelle ou d'exposition
et la méthode d'induction, l'arithmétique politique du xviiie siècle.
L'auteur y examine aussi ce que vaut et ce que peut valoir le calcul des
moyennes. Les opérations de la statistique font l'objet du troisième
chapitre, et particulièrement le cadastre, le recensement, la formation
du tableau des mouvements de la population, et des tables de morta-
lité ou de survie, et les grands travaux relatifs à l'agriculture, à l'in-
dustrie et au commerce. Dans le quatrième chapitre il est question de
la nature des chiffres et des moyens administratifs de les recueillir,
ainsi que des institutions de statistique. Le cinquième et dernier cha-
pitre montre quelle est l'utilité et quels ont été, dans ces derniers
temps, les progrès de la statistique. Tout cela ne prend guère que
80 pages, mais il est vrai qu'elles sont bien remplies. On ne saurait
rien voir de réellement mieux fait, de plus habilement disposé, de plus
instructif, et, certes, lo mot est permis, de plus agréable à lire dans ce
genre. Nous ne pouvons pas donner ainsi l'analyse des autres traités
recueillis dans l'ouvrage de M. Garnier. Examinons-les du moins. C'est
d'abord une dissertation sur le but et les limites de l'économie poli-
tique, où il est question, fort en détail, de ses définitions et de sa no-
menclature, et où, enfin, on voit bien qu elle est une science. L'érudi-
tion spéciale de l'auteur donne beaucoup de prix à cette étude qui est
aussi intéressante assurément que la première. Vient ensuite un travail
surla valeur, la monnaie, les métaux précieux et le numéraire; un autre
sur la liberté du travail, les corporations, les offres et la réglementation;
un autre sur le commerce, l'accaparement, l'approvisionnement, le change,
les opérations de bourse et l'agiotage ; un autre sur les crises commer-
ciales ; un autio \^[iv \\i libellé du commerce, les douanes, les réforme^
BIBLIOGRAPIIIK. 301
douanières, les traiU^s de commorco, le régime colonial ; un autre sur
l'association et le socialisme.
Sous le titre de ([uestions diverses, M. Garnier a placé encore dans la
nouvelle édition do son livre quatre études inédites, ou du moins qui
n'avaient pas été imprimées dans la première, et qui sont intitulées :
« Notes sur les produits immatériels, — tableaux des divers travaux pro-
ductifs, — de l'utilité de divers termes dans la langue économique, — des
discussions récentes relatives à la rente du sol, — et les expositions
nationales et universelles des produits de l'industrie, w Enfin, par uno
dernière marque de son goût pour les divisions et les subdivisions
qu'il pousse quelquefois un peu loin, l'auteur a donné le nom de notes
complémentaires à six petits articles où il s'agit de la définition de
l'Économie politique, sujet déjà étudié dans le second traité du livre,
de la production des métaux précieux et de la fabrication des monnaies
dans les grands pays, du produit de l'impôt douanier en France, des
crises commerciales qui résultent du développement du crédit, du pro-
gramme de l'association française fondée en 1846 pour la liberté des
échanges et des associations ouvrières de la France, de l'Angleterre et
de l'Allemagne.
« Les nombreux opuscules, dit l'auteur lui-même, qui composent ce
recueil, servent, ainsi que le volume sur la population (1), de dévelop-
pement aux deux traités consacrés, l'un à l'exposition de la science éco-
nomique, l'autre aux finances, et auxquels on a voulu laisser le carac-
tère d'ouvrages didactiques, en évitant les digressions. Ils sont classés,
groupés et liés dans un ordre méthodique, selon l'esprit d'ensemble
qui a présidé à la rédaction des traités, et le lecteur pourra reconnaître
que la plupart sont relatifs à des questions de haute importance. »
Paul Boiteau.
Des rapports du droit et de la. législation avec l'économie politiqde, par
M. F. Rivet, avocat à la Cour d'appel de Paris. — 1864. Guillaumin et C®.
En matière de progrès scientifique, par suite même des lois naturelles
qui président au développement de l'humanité, l'ordre historique et
l'ordre logique ne coïncident pas perpétuellement; la pratique devance
fort souvent et de très-loin la théorie, qui, pour cela, n'abdique point ses
droits et ne manque pas, à un moment donné, de regagner vivement le
temps perdu, par quelque lumineuse conception.
Il en est particulièrement ainsi de V économie politique, science de Vutile
absolu. Si, de tout temps, elle a nécessairement existé, à l'état latent
pour ainsi parler, elle n'a pris rang parmi les branches des connaissan-
ces humaines que depuis le milieu du dernier siècle. Elle ne serait même
à cette heure qu'une étude, au dire d'un savant sénateur, qu'il est par-
ticulièrement opportun de citer dans un article concernant les rapports
de l'économie politique et du droit. Il n'est pas non plus inopportun de
(1) Uu Principe de population. 1 vol. grand in- 18 : 3 fr. 50.
302
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
rappeler la véritable flèche de Parthe que ce vénérable jurisconsulte a
dernièrement lancée, avec un complet insuccès d'ailleurs, en pleine Cour
de cassation, contre les assurances sur la vie : aucun exemple n'est meil-
leur, en effet, pour montrer les rôles distincts et successifs de l'économie
politique, de la morale et du droit, dans un phénomène complexe. La
première a provoqué la combinaison ; la deuxième l'a jugée, nonsans quel-
que hésitation et de justes réserves; le troisième, d'abord mal éclairé,
l'a proscrite, pour l'accueillir ultérieurement par le biais de la jurispru-
dence (1).
La morale, science du juste absolu^ n'a, malgré les heureuses tentatives
de plusieurs philosophes payons, vu ses préceptes méthodiquement et
rationnellement coordonnés qu'à l'avènement du christianisme. Ce n'est
point aux lecteurs du Journal des Économistes qu'il faut rappeler oii en est
la question, toujours débattue dans le domaine scientifique, du principe
fondamental de la morale!
Le droit, science de Vutile et du juste relatifs, n'a d'aussi profondes
racines dans le passé, quant aux détails généralement si compliqués
dont se compose sa manifestation pratique, que parce que, toujours et
partout, il est, suivant l'admirable définition du Dante, « ce rapport de
l'homme à l'homme, en choses et en personnes, dont la conservation
maintient la société » (2). Ce rapport est plus ou moins simple, quant aux
choses surtout; mais, en somme, il existe aussi anciennement que l'hu-
manité. La législation est venue en donner l'expression littérale, dans des
textes que la doctrine et la jurisprudence ont dû interpréter; mais les
principes économiques que voilent ces réseaux de prescriptions multi-
ples, souvent fécondes, parfois inutiles ou même dangereuses, se déga-
gent avec une lenteur désespérante , qu'explique cette ignorance systé-
matique oi^i persistait jusqu'à présent à se tenir la majorité des juristes.
M. Rivet ne manque pas de constater le fait, en s'en étonnant à bon droit,
et compte avec raison sur le remède qu'apportera bientôt à ce mal réel
la création de chaires d'économie politique dans les facultés de droit.
Je ne veux pas m'occuper de la politique, cet art de gouverner les hom-
mes, mais je ne puis évidemment la passer tout à fait sous silence, ne
fût-ce qu'en me rappelant que Quesnay en faisait la quatrième division
de la science sociale. La politique spécule trop sur les passions et les
préjugés des hommes, afin d'atteindre avant tout son but de domination,
pour qu'on puisse, selon moi, concéder un caractère scientifique à ses
(1) On sait que l'article 49, S 2 (titre 101) du projet de loi sur les sociétés, actuel-
lement présente au Corps législatif, mentionne exprcssémont celles d'assurances sur la
vie, « qui restent soumises à l'autorisation et à la surveillance du gouvernement. »
L'évolution économique et légale de cette combinaison féconde va donc bientôt être
complète, nonobstant les juristes attardés.
(2) «Jus est realis et personalis hominis ad hominem proportio, quae servata servat
socielatem.» {De Monarchiâ^ lib. II.) — Combien cette définition, dont l'énergique et
concise précision me paraît intraduisible, est supérieure, pour les économistes, à toutes
ces définitions qui ne prennent pas leur point de départ dans l'ensemble des lois aux-
quelles est fatalement soumise l'humanité.
RIRUOnnAPIIIE. 30?,
proc(^(l('s, j\ SOS ajournom(;nls, ù ses transactions, h sos tempéraments,
j'allais dire ;\ sos oxp(^dionts.— « Elle se pc^nètro sans cosse de réconomio
politique, dit M. Rivot, pour en obtenir les moyens d'augmenter les for-
ces, la vie, la santd, l'expansion do la société nationale. » Elle le fait
quelquefois, j'en convicMis, notamment en ce moment mAme ; ncaniiioins
nous no sommes point encore entrés assez avant dans cotte voie nouvelle,
pour avoir eu le temps d'oublier qu'elle le fait rarement et qu'elle a le
plus souvent fait le contraire.
Historiquement jiarlant, le droit et la morale, marchant à peu près pa-
rallèlement, ont donc précédé de beaucoup l'économie politique; quant h
l'ordre qu'assigne la logique à ces trois branches do la science sociale, il
me paraît ôtro celui dans lequel je viens de les énumérer. Si je suis dans
lo vrai, si mon point de départ est solide, si mon raisonnement est
exact, l'économie politique, cette science sans entrailles, — expression
que je demande la permission de répéter, bien qu'elle m'ait été sé\'ère-
ment reprochée comme une fantaisie de langage qu'il fallait laisser à nos
adversaires (1), — résumera les lois auxquelles obéissent fatalement les
intérêts matériels ; la morale corrigera ces lois, souvent si acres, d'après
les règles à elle propres qui lui servent à juger que les instincts de
l'homme sont bons ou mauvais ; le droit formulera les prescriptions aux-
quelles doivent être, avec la sanction sociale, assujetties les actions hu-
maines, en conséquence des indications que lui fournissent l'économie
politique et la morale. Il fera concorder le juste et l'utile, pour la légi-
time satisfaction des besoins de l'homme vivant en société. Jus est ars
boni et œqui, lit-on dans la première loi du Digeste. Serait-ce traduire
trop librement cette définition tirée du droit romain, pour y puiser un
argument en faveur du classement scientifique que je propose, que de
dire : le droit est l'art de Witile et du juste combinés? Ne pourrais-je éga-
lement éfcayer ma thèse sur ce fait, rappelé par M. Rivet, d'Adam Smith
publiant sa Théorie des sentiments moraux^ puis ses Recherches sur la ri-
chesse des nations, voulant enfin « compléter sa mission intellectuelle par
un dernier travail sur la Théorie de la jurisprudence ^ traité détruit,
comme imparfait et inachevé, par l'illustre penseur, atteint d'une de ces
défiances suprêmes qui ont immolé tant d'oeuvres devant le tombeau ? »
Si j'insiste aussi longuement sur ces idées, que le livre intéressant de
M. Rivet me donne occasion d'émettre, c'est que je les rumine vague-
ment depuis longtemps, au contact d'idées toutes contraires, émises par
la plupart de ceux qui se sont occupés du sujet délicat que je tente au-
jourd'hui d'aborder à mon tour.
Par exemple, M. André Cochut termine l'article Morale du Diction-
naire de léconomie politique, en proposant de dire « qu'elle-même est la
morale dans son application au travail. » Chaque fois que j'entends
faire entre les deux sciences une pareille confusion, que je crois extrê-
mement regrettable, je me rappelle involontairement ce que Beaumar-
chais fait dire par son Figaro à Fanchette : «C'est malhonnête, mais c'est
(1) Séance de la Société d'économie politique du 6 juin 1864.
304 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
utile. » L'auteur de la Folle journée ne se livre pas seulement à un de
ces spirituels cliquetis de mots qui lui sont familiers ; il marque encore,
d'une façon vraiment saisissante, l'opposition invincible qui existe chez
l'homme entre deux de ses principales tendances.
En 1853, dans une séance de la Société d'économie politique (1), M. Mi-
chel Chevalier définissait l'économie politique, en disant que « c'est une
science qui a pour objet d'appliquer les principes du droit public, tel
qu'il existe et qu'il est reconnu, à un certain ordre de faits, etc. »
Tout en admettant que l'économie politique est distincte de la morale
et du droit, ce qui est déjà un point capital, M. Minghetti veut que la pre-
mière des trois branches de la science sociale dépende des deux autres,
non-seulement dans ses applications, mais encore dans sa formation (2),
ce que je ne comprends pas, eu égard à l'autonomie nécessaire de toute
science proprement dite, a Ce sont abus, dirais-je volontiers avec Mon-
taigne à l'éminent économiste de Bologne : ostez toutes ces subtilités
épineuses de la dialectique, de quoy nostre vie ne se peult amender. »
M. Wolowski, dans la substantielle déposition qu'il a faite devant la
commission chargée de l'enquête sur l'intérêt de Targent (3), déclare
incidemment qu'il « regarde l'économie politique, dans les doctrines
qu'elle essaye de mettre en lumière, comme une des branches essen-
tielles de la morale, » et «croit que l'économie politique et le droit se
rencontreront très-souvent désormais ; que ces deux provinces se péné-
treront de plus en plus dans le vaste empire des sciences morales. .>
Gomme le savant et honorable professeur du Conservatoire, «je ne vou-
drais jamais ni enseigner, ni essayer de faire appliquer une doctrine
qui n'eût pas pour elle la sanction de la loi morale, » mais je crois que
la propagation de la science sociale dans le public serait infiniment
plus fructueuse, si, la connexité intime et nécessaire de ses trois parties
étant soigneusement maintenue, leur indépendance complète et leur
classement inévitable, au point de vue théorique, étaient nettement mis
en lumière.
M. Rivet, — pour qui la morale n'estpoint explicite entant que science,
pour qui du moins « la justice arrive à être un des principes régulateurs
de l'économie politique, comme elle est le principe générateur du droit,»
— veut regarder l'économie politique comme cette « première moitié de
la science sociale qui est la science de l'homme et de la société, partant
de l'individu et de Tactivité personnelle, » et le droit comme la seconde
moitié, « qui représente, par excellence, l'unité et la collectivité. » De
plus, il subordonne complètement l'une à l'autre, renversant ainsi l'or-
dre qui me semble le plus rationnel : « Pour poser, dit-il dans sa pré-
(1) Voir les livraisons du Journal des Économistes de mai et février 1853.
(2) I>e l'Économie politique et de ses rapports avec la morale et le droit.— Y oiv, aU
sujet de cet ouvrage, dans la livraison de septembre 1859 (p. 321), l'article biblioo?ra-
phique de M. Courcelle-Seneull, et, dans celle de novembre 1861 (p. 195); le rapport lu
par M. H. Passy à l'Académie des sciences morales et politiques.
(3) Voir la livraison de février dernier, p. 220 et 227.
BIBLIOGRAPHIE. ?,05
faco, Tallianco dos doux scioncos ;\ la haul.onr qui lui osl, duo, il faut
proclamor cjuo ri'oouomio polilirpu* lire du droit son })iinci|)0 ii;('»n(Ma-
teur. « Il (h'Nc^loppo assez ioni^ueinonl ro, lliômo : «On no s'est j)as .aperçu
que ce notait pas en vertu dos lois do l'économie politique cpie se fai-
saient la production, la distribution et la consommation des hiinis, mais
en vertu du droit, i)ar la liberté, la propriété, les contrats (^e sont
les hommes et la société ([ui, (lirii2;és et commandés par le droit, donnent
occasion par leurs actes aux phénomènes de l'économie politicpie, dont
quelques-uns ;\ leur tour viennent réagir sur les lois. » Cependant il est
forcé do dire ailleurs : « Le droit n'est, le plus souvent, autre chose que
la consécration sociale des faits observés dans l'économie publique. —
Le droit l'interroge, avec scrupule et avec anxiété, pour lui demander si,
par les contrats, il ne distribue pas aux producteurs le prix et les reve-
nus des services et des capitaux sur d'autres bases ({ue sur celle de leur
coopération réelle. La législation enfin a besoin de la posséder, dans
ses moindres replis, pour activer, par des lois nouvelles et des institu-
tions perfectionnées, le mouvement des forces productives, là où il peut
être accéléré par la société elle-même. »
On doit finir par entrevoir la note dominante de l'ouvrage de M. Rivet,
que je ne puis évidemment aborder dans les détails ; mais elle s'accusera
bien davantage lorsqu'on saura que, « dans les réserves nombreuses que
le juriste est, selon lui, forcé de faire vis-à-vis des systèmes en faveur
auprès de la science de la production, le principal, le plus grave dissen-
timent réside dans l'appréciation du rôle de l'État; » — qu'il est obligé
c( d'exprimer ses regrets de s'être placé, dans des occasions qu'il eût voulu
voir moins fréquentes, à côté des solutions données par les maîtres de la
science économique. » Une de ces occasions est celle où il formule ainsi
sa conclusion à la dernière page du livre : « Adoucir les effets de la pri-
vation des biens par l'assistance et la charité, mises plus largement dans
la société et dans les lois. » Dans d'autres cas encore (et, pour... quel-
ques-uns, je serais assez disposé à me ranger à son opinion), M. Rivet
insiste sur la nécessité d'une intervention de l'État ; il a visiblement une
certaine tendance trop réglementaire.
« Sans vouloir, en aucune manière, déprimer un travail remarquable,
il est permis de dire, écrit M. Rivet dans sa préface, que l'œuvre de
M. Minghetti ne répond pas au titre et qu'elle est principalement un traité
d'économie politique. » Je demande, à mon tour, la permission de lui
appliquer à peu près la même observation, d'autant plus que je ne crois
pas qu'un volume entier puisse être uniquement consacré à des géné-
ralités sur les rapports de l'économie politique et du droit (il était peut-
être inutile de mentionner la législation). Pour moi, l'excellent ouvrage
de M. Rivet se compose de deux parties bien distinctes :
L'une, comprenant la préface, les cinq premiers chapitres et la con-
clusion, doit seule porter le titre qu'il a cru devoir donner à son livre.
L'autre, formée de vingt-cinq chapitres, pourrait s'appeler : des Re-
lations du Code Napoléonavec V économie politique. L'auteur ne dit-il pas lui-
même qu'il a « cru devoir suivre pas à pas Tarrangement des matières
2^ SKRiE. T. xi.vr. — IH wai 48^^). , 20
306 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
du Code civil.... repenser, en quelque sorte, toutes les vérités économiques
qu'il a paru nécessaire d'invoquer et- les reproduire, en partant de la
notion première du droit? » Il me suffira, ce semble, pour justifier mon
assertion, de transcrire les titres de ces vingt-cinq chapitres, qui sont:
les personnes, la propriété, la propriété foncière, les servitudes, la pro-
priété intellectuelle, la rente constituée, la distinction des biens, les per-
sonnes civiles, l'hérédité, la donation, les contrats, le contrat de prêt, le
taux de l'intérêt, le prêt sur obligation personnelle, le prêt hypothécaire,
le contrat de mariage, la vente, le contrat de louage, le fermage, le
louage des services , l'entreprise d'industrie , le contrat de société, le
nantissement, l'hypothèque. — Je ne veux pas dire toutefois, et cette
énumération le laisse sans doute pressentir, que M. Rivet se soit uni-
quement occupé du droit civil ; il a, chemin faisant, touché forcément
au droit pénal, au droit industriel, au droit commercial, au droit admi-
nistratif, mais il ne les a point abordés directement.
Son volume de 500 pages est réellement un brillant essai sur l'économie
politique, écrit par un juriste, qui s'est donné pour base d'opération la
conciliation entre l'individualisme économiste et la sociabilité juridique :
j'emploie les expressions dont l'auteur s'est servi.
E. Lamé Fleury.
La morale de la ricïîesse, par M. Rondelet. 1 vol. in-18. Paris, Didier.
Au moment où la science des Smith et des J.-B. Say reçoit enfin, de
la part des pouvoirs publics, l'éclatant hommage qui lui est dû, alors
qu'elle vient s'asseoir, comme nous l'avons demandé dans ce recueil
même, à plusieurs reprises, au sommet de l'enseignement pour se ré-
pandre enfin dans la société tout entière, par la propagande active,
intelligente de l'élite de la jeunesse française, à l'éternel honneur du
ministre qui vient de lui rendre enfin justice, nous sommes heureux, en
rendant compte d'un ouvrage dont l'auteur semble méconnaître le
côté essentiellement moral de l'économie politique, de le mettre de
nouveau en relief.
Nul ne rend plus de justice que nous à l'activité de M. Rondelet, lau-
réat de l'Institut, et le cas que nous faisons de son savoir nous fait
désirer plus ardemment l'honneur de détruire, dans ,son esprit, une
erreur qui semble s'y être tellement enracinée, que les réfutations et
les objections dont elle a été l'objet, ici même, paraissent pour lui
comme non avenues.
Dans Touvrage que nous annonçons, en effet, l'auteur reproduit ses
accusations avec une persistance singulière, et il se donne comme un
réformateur qui seul professe la science vraie.
La morale sociale, c'est le nom qu'il donne à sa découverte, est divisée
par l'auteur en morale économique, financière, administrative et politique.
La morale économique est appelée, selon l'auteur, à dominer l'écono-
mie politique, bien plus, à l'absorber, à la remplacer inévitablement.
Nous l'avons déjà dit, à cette place, à propos d'un autre ouvrage du
BIBLIOGRAPHIE. 307
mômoaulcur. récononiio [jolitiquc vraio tient compto do l'ûmo humaine,
(lo sa libcrlé cl de sa rosponsabiliLô ; clic s'api)uiostir le droit naturel et
sur la morale ëtcrnolle, qui no sont que l'idée primordiale du bon et du
juste inscrite dans l'àme j)ar la main do Dieu. Elle est, comme le vrai,
toujours et partout identi(]ue, elle ne varie pas; il s'ensuit qu'il ne peut
y avoir deux économies politiques, il n'y en a qu'une, et c'est celle
qui ne se sépare jamais des éternels principes de la morale.
Eh quoi ! une science qui s'occupe de tous les systèmes do bienfai-
sance et de charité, se séparerait do la morale! Une science qui peut
présenter d'admirables écrits sur l'assistance, sur le paupérisme, sur
l'amélioration intellectuelle et morale des peuples, est une science maté-
rialiste ! Une science qui a étudié à fond [les différents systèmes péni-
tentiaires pour les élucider et les ramener au sentiment de l'humanité,
est une science sans morale! Une science qui a si profondément étudié
toutes les questions relatives à l'impôt, qui repousse tout impôt immoral
et ne veut pas que l'intérêt matériel prime jamais celui de la morale, et
qui proclame qu'un impôt n'est pas bon par la seule raison qu'il se lève
facilement et sans exciter les murmures, est une science qui se sépare
de la morale ! Une science qui cherche à empêcher que le faible ne su-
bisse la loi du plus fort, est une science matérialiste ! Ah ! si les Physio-
crates se sont trompés quelquefois parce qu'ils subissaient l'influence
du milieu philosophique dans lequel ils vivaient, s'ils n'ont pas, dans
leurs nobles et utiles travaux qui ont aidé à poser les bases delà science,
assez tenu compte des produits immatériels, les Psychocrates, comme
nous les avons nommés nous-même , ont donné une place éminente
dans leurs écrits à cette sorte de produits qui, venus directement de la
pensée et de la morale, assurent la sécurité, vivifient l'industrie, élèvent
le cœur, répandent l'instruction et préparent l'harmonie sociale.
M. Antoine Rondelet nie systématiquement la grandeur morale d'une
science qui veut appliquer à la vie des nations, dans les limites de la loi
naturelle, de la justice et de la morale, toutes les lois qui peuvent con-
duire les peuples au bonheur par le bien-être; mais un bien-être loya-
lement conquis par le travail et la liberté, ce bien suprême qui laisse à
l'homme son initiative, son énergie et sa dignité.
Au reste, nous rendons volontiers plus de justice à M. Rondelet qu'il
ne nous en rend à nous-mêmes.
Avec une grande flexibilité de talent, M. Rondelet a su donner à
d'excellentes leçons d'économie politique une forme piquante et variée.
Ainsi, dans les Mémoires d'Antoine, il a voulu populariser, chez les ou-
vriers , les notions élémentaires de morale et d'économie politique ,
et il nous a introduits dans l'intérieur des familles d'artisans qu'il a
peint avec une grande vérité.
Dans les Mémoires d^iin homme du monde(i), il a écrit pour les gens de
loisir un ouvrage destiné à mettre à leur portée ce qu'il y a dans la phi-
losophie de pratique et d'accessible pour eux. Préoccupé de cette idée
(1) Un vol. in-18; Paris, Adrien Lecierc, el Dentu, Palais-Royal.
308 JOURNAL DES ÉCONOMISTKS.
que la philosophie a besoin de devenir utile, il a encadré, dans un
drame doux et modéré qui s'accomplit dans le meilleur monde, les
préceptes de la science des sciences.
Il est plus particulièrement resté dans le domaine de la morale, et
n'a point fait assez d'incursions sur le terrain de la philosophie propre-
ment dite ; il ne faut pas craindre, quand on manie la langue philoso-
phique avec l'aisance et la facilité qui distinguent l'auteur, d'aborder
ces hautes questions dans un livre destiné h un public d'élite. Un pareil
cercle possède toutes les qualités requises pour comprendre ces graves
sujets, et il n'aime pas qu'on se défie de lui au ])oint de réserver par
devers soi une philosophie que l'on semble ne vouloir enseigner qu'à des
adeptes.
« La philosophie n'est pas faite pour vivre à l'ombre de quelques cer-
cles intimes où l'on s'entend à demi-mot; le temps des oracles est passé.
Si le public n'a plus la force de monter jusqu'à elle, il faut qu'elle
s'abaisse. (Nous n'aimons pas ce mot, ce n'est point s'abaisser pour une
science que se populariser.) Il faut qu'elle redouble d'efforts, de clarté,
d'intérêt; qu'elle aille s'emparer à domicile de ses lecteurs, et qu'elle
leur parle, non pas le langage qu'elle aurait choisi, mais celui qui la
fera entendre. »
Nous voudrions plus encore de cette science souveraine sous la plume
souple et savante de 31. Rondelet, pour ramener ceux qu'il appelle
quelque part les déshérités des biens de l'esprit, réduits, malgré l'iro-
nique considération de l'argent, à une si étroite portion d'air respirable
dans le monde moral.
Cette part faite à la critique, hâtons-nous de reconnaître que les
ouvrages de l'auteur sont pleins d'excellents enseignements, où la vie
est montrée dans sa dignité, et où la jeunesse peut trouver un guide sûr
dans les sentiers difficiles de la vie.
Néanmoins, dans la Morale de la richesse^ il y a, sur l'économie poli-
tique, des notions, selon nous, inexactes, comme il y en avait déjà dans
les œuvres antérieures de l'auteur : il avait accusé la science écono-
mique de n'être pas parvenue encore à des démonstrations définitives qui
entrent dans les esprits pour n'en plus sortir. Il nous semble étrange de
soutenir que la science fondée par Adam Smith et par Jean-Baptiste Say,
adoptée par toute une école d'esprits sérieux, voués au culte de la mé-
thode expérimentale, n'ait pas de base fixe et de démonstrations solides.
La récente décision du pouvoir, provoquée par M. le ministre de l'in-
struction publique, est une réponse éloquente à cette accusation portée
contre la science, et ce n'est sans doute pas une science faite d'hypo-
thèses, qui sera enseignée désormais à la Faculté de droit par un émi-
nent professeur des plus autorisés, M. Batbie.
Dans son nouvel ouvrage, M. Antonin Rondelet veut introniser, de
de sa main, une science nouvelle qu'il appelle la Morale sociale; il la
divise en quatre sections, ainsi que nous l'avons dit : morale économi-
que, morale financière, morale administrative et morale politique. On
se demande comment un esprit aussi instruit et aussi distingué que
BIBLIOGRAPHIK. 309
M. Roiulolot s'imai^Miic ainsi créer des sciences nouvelles en créant des
nomenclatures.
L'aiilour veut absolument, prouver qu'il existe un divorce entre l'éco-
nomie politique et la morale économique. Celte exorbitante prétention,
en présence des œuvres anciennes et des œuvres modernes de l'écono-
mie politique, est aujourd'hui une errreur (jui n'a plus môme besoin
d'être réfutée. Pour ne parler que des étrangers, M. Rondelet ne devrait
pas feindre d'ignorer qu'il existe un écrivain nommé M. Minghetti.
L'auteur veut démontrer que la morale sociale est une science com-
plexe, dont le développement comporte les quatre sciences particu-
lières que nous avons désignées; il aborde successivement les faits éco-
nomiques, financiers, administratifs et politiques; il en donne les lois pra-
tiques, qu'il applique aux sociétés pour leur donner des principes et des
règles de conduite, et il fonde sa méthode sur l'accord de l'observation
et du raisonnement. Mais est-ce une nouveauté de rappeler à ces scien-
ces de l'économie, de la finance, de l'administration et de la politique
la nécessité de l'élément moral? Elles ne sont des sciences qu'à la con-
dition de ne jamais méconnaître les principes fondamentaux de la loi
naturelle.
Qui donc ignore que la morale s'applique tour à tour à l'individu et
à la société; qu'à l'individu elle assigne des règles de conduite, qu'à
la société elle donne les lois de son développement?... Établissez, ou
plutôt approfondissez ces vérités à l'aide de preuves nouvelles, d'exem-
ples nouveaux, mais ne les présentez pas comme si c'étaient des
paradoxes.
Non, il n'y a pas divorce entre l'économie politique et la morale. De
ce que les moralistes de profession sont demeurés dans l'ignorance
presque absolue des faits économiques, peut-on avec justice en conclure
que la science de l'économie politique ne se préoccupe pas de la
morale ?
L'auteur a un chapitre remarquable sur la philosophie spéculative,
qu'il accuse de se tenir trop loin des faits politiques ; les philosophes,
selon lui, craignent que le contact des passions et des intérêts humains
ne trouble la sérénité de leurs recherches et n'égare le désintéresse-
ment de leur esprit. Ils se disent qu'après tout, c'est à la lumière de la
conscience que s'éclaire le monde du dehors ; qu'il vaut mieux deman-
der la vérité à ce foyer où elle se concentre qu'aux faits matériels où
elle se disperse ; que le contact des réalités n"est point sans danger,
même pour les esprits les plus fermes ; que dans cette mêlée de la vie,
les passions, les intérêts, les préjugés, se font sentir de plus près; que-
la philosophie est exposée d'y perdre en désintéressement et en éléva-
tion plus qu'elle n'y saurait gagner en prévision et en exactitude.
M. Rondelet considère ses appréhensions comme pouvant être fon-
dées, et cependant il ne veut pas que l'on perde de vue les avantages
qu'entraîne, pour la spéculation elle-même, cette intimité avec les faits
économiques. Il pense que si, à son point de vue que nous déclarons
erroné, le divorce est flagrant entre l'économie et la morale ; que si la
310 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
morale sociale n'est pas assez pratiquée dans les temps modernes, plus
que dans les temps anciens, il faut s'en prendre beaucoup moins encore
à la résistance des économistes qu'<\ l'immobilité des philosophes.
S'il est vrai que les moralistes ont dédaigné les faits économiques, les
économistes n'ont jamais oublié, bien qu'ils ne l'aient peut-être pas
mis toujours suffisamment en lumière dans l'application de leurs prin-
cipes, l'empire des sentiments moraux. Plusieurs d'entre eux, très-nette-
ment, proclament que le fait n'est pas le fondement de l'obligation, que
Vutile n'occupe que la seconde place dans la hiérarchie des motifs hu-
mains, que, par de là la région des besoins, apparaît, dans la sérénité
de l'âme humaine, la loi austère du sacrifice, du juste et du bien. La
morale, qu'ils proclament la règle suprême de la conduite des individus,
ils l'appliquent aussi aux sociétés, et ne veulent pas que les trois grands
phénomènes de la production, de la distribution et de la consommation
de l'utile échappent jamais aux règles, aux lois de la morale.
Dans les destinées de l'humanité, la production à laquelle se livrent
les nations est une nécessité physique et une nécessité morale, et les
aspirations de l'âme sont subordonnées à la satisfaction des besoins des
individus et des nations ; l'écongmie politique n'a pas méconnu cette
grande vérité, et elle n'a pas attendu qu'on la formulât en loi écrite,
comme le fait M. Rondelet.
La plupart des lois posées par l'auteur sont acceptées depuis long-
temps par les économistes et ne sont point des nouveautés ; il s'appro-
prie des démonstrations qui sont tout au long dans les ouvrages de nos
maîtres, et ses formules pour être nouvelles par l'expression ne le sont
en aucune façon par le fond.
Au milieu des observations d'une réelle portée que contient l'œuvre nou-
velle de M. Antonin Rondelet, nous en avons remarqué une qui nous a
touché : c'est celle de ces esprits incultes que quelques philosophes con-
sidèrent comme vides, quand ils n'ont pas été remplis par l'instruction.
Le vide n'existe pas dans ces esprits, il ne faut pas le croire ; il est rem-
pli par des erreurs et des préjugés. Les passions leur tiennent lieu
d'idées, et la haine dont ils poursuivent ceux qui les dominent leur
semble le jugement qui les condamne.
A mesure que le niveau intellectuel s'élève dans la société, il s'opère,
sans qu'on y prenne garde, une destruction latente des préjugés, une
diffusion insensible de notions saines, d'idées exactes, de jugements
vrais. Les idées suivent une progression lente, mais continue.
Cette observation est de nature à calmer bien des inquiétudes sur la
destinée des sociétés; elle nous montre la puissance des efforts intellec-
tuels et celle des sentiments moraux.
Mais c'est le livre septième de l'ouvrage de M. Rondelet qui a plus
particulièrement fixé notre attention. Là il complète, et pour ainsi dire
par des aperçus frappants, les grandes théories des produits immaté-
riels de Say, de Dunoyer et de leurs nombreux disciples, en y ajoutant
les effets économiques de la production morale dans l'ordre moral et
dans Tordre physique.
BIBLIOGRAPIIII::. 311
Posant cotle loi (lUc, dans la soci(U(^, la production nioralo a son rôio
dc'onomiquo, il la dcmontrc par dos considérations irréfiitablos, à notre
sons, et il avanco qno la production morale est tenue de donner satis-
faction aux besoins les plus dlevds, les plus profonds, les plus rëels de
notre nature, et que ces besoins no sauraient être négliL,'ës impnnc'nnenl.
Passant aux eiïets économiques de la production morale dans l'ordre
physique, il prouve que la multiplication et la vulgarisation des idées
entraînent une multiplication proportionnelle du capital ; et que le per-
fectionnement moral ou la vertu détermine une épargne ou une multi-
plication correspondante du capital.
Au point de vue de l'auteur, qui est celui de tous les économistes
dignes de ce nom, le progrès moral est plus qu'une augmentation de
capital, une garantie de la production, une sécurité do l'échange ; c'est,
à vrai dire, une consolidation de la société elle-même. Les richesses
sont un eiïet dont les causes sont ailleurs. C'est dans l'âme que réside
la volonté d'où sort le travail, dans l'âme que se meut l'intelligence
dont les facultés préviennent et guident nos actions, dans l'âme enfin
que l'effort moral crée la vertu. Les vertus du cœur sont^ avec les idées,
les véritables causes de la richesse.
Cette haute vérité est développée par l'auteur avec une grande force
do logique et une remarquable abondance de preuves.
Si à mesure que les sciences multiplient leurs découvertes, perfec-
tionnent leurs méthodes et consolident leurs théories, l'industrie se
perfectionne et multiplie les produits, si les progrès de l'intelligence
accroissent les résultats du travail, il en est de môme des sentiments
moraux.
La science éclaire l'industrie et augmente la puissance du travail ; la
vertu produit l'épargne qui perpétue le capital et l'effort qui le multi-
plie. M. Rondelet établit parfaitement ces deux effets de la vertu. Il en
démontre la réalité d'une manière complète ; c'est le point culminant de
son œuvre.
Il établit que les passions, les vices, la paresse, sont autant d'at-
teintes portées à la richesse, autant de causes d'affaiblissement et de
ruine pour le capital ; qu'à mesure, au contraire, que la perfection
morale augmente dans l'homme, il a moins de besoins à satisfaire et
plus d'énergie pour le travail. La vertu comme l'intelligence est donc
un capital moraL
Mais toutes ces vérités justement admises, est-ce à dire pour cela que
l'économie politique les méconnaisse et que les lois de cette science
doivent s'en trouver le moins du monde modifiées; non assurément:
c'est une force de plus constatée seulement, c'est une de ces vérités qui
ajoutent au domaine de la certitude et qui corroborent d'autres lois
déjà mises en lumière, sans que l'économie politique ait à en souffrir le
moins du monde dans sa constitution, telle qu'elle la doit aux fondateurs
de la science.
Après avoir posé la liberté comme la première condition morale de
la production do la richesse, l'auteur signale l'association comme sa
3i2 JOURNAL DES ECONOMISTES.
deuxiômo condition et (!cvoloi)i)e avec une i^randc lucidité ces deux
propositions ; puis il parle des conditions physiques de la production de
la richesse, et termine en disant que l'économie politique ne saurait se
borner <i une spéculation abstraite et stérile ; que ses lois appliquées ou
méconnues entraînent inévitablement après elles le iirocjrès ou la déca-
dence des sociétés. Le péril de les violer atteste partout l'utilité de les
savoir.
Nous n'avons rien à ajouter à ces paroles, elles sont la glorification de
H science que nous avons montrée comme ne s'étant jamais séparée de
la morale! Eût-elle conservé sans cela la puissance qui la fait rayonner
dans tous les faits sociaux et qui la fait introniser aujourd'hui dans nos
écoles ? Jules Pautet.
ÉTUDE CRITIQUE SUR LE BUDGET, par L. DE Bouillé. Paris, E. Dcnlii, éditeur. 1865.
C'est une curiosité bien naturelle que de chercher à savoir ce que de-
vient l'argent que nous donnons à l'État. Ce désir de se rendre compte
des dépenses publiques devient un devoir, lorsqu'on voit ces dépenses
s'accroître chaque jour, et qu'un système avoué hautement fait de cette
exagération continue une conséquence nécessaire et une preuve de pro-
grès de la richesse générale.
Mais, il faut le dire, peu de gens ont la dose voulue de courage et le
degré d'aptitudes spéciales nécessaire pour compulser les colonnes im-
menses de chiffres qui hérissent nos budgets, et se reconnaître à travers
la masse de crédits supplémentaires ou complémentaires, annullations,
virements de fonds, etc., qui tient, pendant deux ou trois ans, en sus-
pens la balance définitive des comptes d'un exercice. C'est donc une
œuvre méritoire, autant que difficile, de mettre notre mécanisme finan-
cier à la portée des bonnes volontés de capacité ordinaire; et l'on doit
savoir gré à M. L. de Bouillé d'avoir su condenser dans une brochure
de trente pages, sous une forme nette et facile, l'ensemble des chiffres
et des documents qui peuvent nous mettre à même de comprendre la ges-
tion de la fortune publique.
Il a pris pour sujet d'étude le budget de 1862, en mettant en regard,
sur une double colonne, — d'une part, les écaluations de recettes propo-
sées et les résultats pour règlement clèfinitif, — de l'autre, les dépenses pré-
vues et les dépenses effectuées. Mais, comme les gros chiffres étonnent
l'imagination du lecteur et lui ôtent en quelque façon le sentiment des
rapports, M. L. de Bouillé a eu l'idée de ramener toutes ces colonnes, où
les chiffres marchent par 9 ou par 10, à des proportions plus ordinaires
et plus saisissables, en réduisant au vingt-millionième les nombres offi-
ciels. Ainsi 2,177,885,701 fr. (total de la recette de 1862) donnent au
vingt-millionième 108 fr. 89 c, et 1,197,058,800 fr. (produits des im-
pôts et revenus indirects) donnent 59 fr. 85 c. ; la relation entre 108 fr.
89 c. et 59 fr. 85 c. est bien plus commode à saisir au premier coup
d'oeil que celle existant entre les nombres non réduits.
On s'adresse donc h un contribuable ayant payé à l'État, sous diverses
BIBLlOGKAPlIlh;. 313
formes, lOU fr. environ (car dans la recette totale figurent des ressources
qui no sont pas fournies par les contribuables), et au nnoyen de tableaux
exposant, en nombres proportionnellement réduits, les recettes et les
dépenses, on le met h mùme de savoir ce que l'État a fait de son ari^ent.
Il verra, par exemple, (juc la dépense, réduite au vingt-millionième,
s'est montée à 1 10 fr. 6't c. ; et que, sur ce chiffre, il a été dépensé 28 fr.
pour intérêts do la dette publique; — 21 fr. 75 c. pour l'armée; —
2 fr. 80 c. pour les routes et j)onts ; — 0 fr. 99 c. pour les ports mari-
limes do commerce ; — 0 fr. 44 c. pour la [)art de l'État dans les grandes
voies de Paris; — 1 fr. 64 c. pour les dotations de l'Empereur, des
princes de la famille impériale][et du Sénat;— 1 fr. 75 c. pour les
43,151 curés. desservants ou, vicaires composant le clergé paroissial en
France ; — 1 fr. 39 c. pour la garde impériale ; — 1,235 fr. pour la part
de l'État dans l'instruction publique en France, etc., etc.
A cet exposé détaillé de tous les chapitres d'un budget worma/, M. L.
de Bouille, pour faire saisir la marche suivie pour les dépenses publi-
ques, a joint les chiffres totaux des budgets annuels, de 1831 à 1862, ré-
duits de même au vingt-millionième, — le tableau, en capital et rentes,
des emprunts successivement contractés de 1831 à 1847, et de 1852 à
1862, — le cours moyen de la rente de 1830 à 1862. Une courte et sub-
stantielle étude sur les doctrines et les pratiques financières du gouver-
nement actuel précède ces divers tableaux et en fait comprendre la por-
tée significative. Les réflexions de 31. de Bouille à ce sujet ont une teinte
sévère : il n'est évidemment pas partisan des gros budgets et moins
encore des accumulations d'emprunts. Étant donné le système actuel de
centralisation gouvernementale et financière, il trouvera bien des gens
de son avis. Sous un autre régime de libertés politiques et de libertés
provinciales, qui répartirait ces énormes dépenses en une foule de bud-
gets locaux, mis à la disposition des conseils électifs représentant la
commune, l'arrondissement et le département, nous serions disposé à
voir avec beaucoup plus d'indulgence l'accroissement graduel des dé-
penses d'utilité générale : — et je soupçonne que le rigorisme de M. L.
de Bouille se détendrait aussi sensiblement dans ce cas. Quoi qu'il en
soit, l'auteur a voulu surtout mettre des documents et non des opinions
sous les yeux du public, laissant à chacun la liberté de désapprouver ou
d'approuver la manière dont nos finances sont actuellement conduites.
R. DE FONTENAT.
L\ MORALE EN ACTION, par Jean Macé. 1 vol. in-18. Hetzel et C*.
Aujourd'hui que l'instruction du peuple est devenue une préoccupa-
tion universelle, l'attention se porte visiblement sur tous les essais en-
trepris dans le but de favoriser le développement intellectuel des masses.
Aussi n'a-t-on pas suivi sans intérêt la prompte extension des bibliothè-
ques populaires et des institutions qui s'y rattachent, et notamment les
succès rapides de la Société des bibliothèques communales du Haut-
Rhin. Nous pensons donc être utile au public en lui recommandant le
314
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
petit livre de M. Jean Macé, intitulé : Morale en action, ou le Mouvement
de propagande intellectuelle en Alsace.
Sous ce titre un peu énigmatique, l'auteur, qui a été lui-môme un des
plus ardents promoteurs de ce mouvement, a eu la bonne inspiration de
réunir une série d'articles publiés par lui dans différents journaux de
Paris et d'Alsace, et dont l'assemblage forme un très-bon historique de
la création et des progrès de la Société. Il y a joint quelques détails dus
à d'autres plumes que la sienne, sur les cours populaires de Guebwiller,
l'enseignement professionnel, etc.
Aussi les personnes que ces sujets intéressent trouveront-elles dans
ce volume la plupart des documents et des renseignements dont elles
auront besoin pour poursuivre elles-mêmes, dans leur sphère d'activité,
cette œuvre glorieuse d'émancipation intellectuelle du peuple.
Charles Thierry-Mieg.
Histoire diplomatique des conclaves, par F. Petrucelli della Gattina,
membre du parlement italien.
L'auteur a puisé ses matériaux, tous inédits, aux sources les plus au-
thentiques. Il a compulsé les archives d'Italie à Turin, à Parme, Florence,
Naples, Modène , les State Papers en Angleterre. Il a fait pratiquer des
recherches en Espagne, à Paris, à Venise, àMilan, àBologne, etc. Lettres
d'ambassadeurs, lettres de souverains, billets de cardinaux et de con-
clavistes, écrits du conclave même, ont passé sous ses yeux. Ce travail,
dit-il dans sa préface, est l'épisode d'un ouvrage plus considérable qu'il
prépare et qui ne peut se terminer que dans les archives du Vatican, la
Politique de la cour de Rome. Pour le moment il ne raconte que l'histoire
de l'enfantement des papes, de la papauté daiis les coulisses. Son récit est
bien autrement curieux et plus exact que les recueils manuscrits qui
racontent les conclaves de Clément V à Clément XI, recueils possédés
soit par les bibliothèques italiennes, soit par notre bibliothèque impé-
riale de Paris, et le British Muséum^ de Londres.
Dans l'ouvrage, entièrement neuf, de M. Petrucelli la série des détails
piquants et riches en couleur embrasse les xv® et xvi* siècles. Elle com-
mence au concile de Trente, qui fit maison nette en déposant trois pon-
tifes qui se partageaient les hommages du monde catholique et régla le
conclave duquel sortit l'élection de Martin V. Toutefois l'auteur, afin
de compléter son travail, lui a donné pour introduction un résumé de
l'histoire de la papauté dans les siècles précédents, et termine par celle
des libres penseurs qui ont combattu l'autorité papale tant au temporel
qu'au spirituel. De la sorte, son livre est l'histoire de la pensée italienne
sous toutes ses formes, du martyre italien sous tous les noms : c'est, à
vrai dire, une synthèse de l'histoire d'Italie.
A toutes les époques les tentatives d'unification italienne rencontrèrent
comme obstacle constant et le plus insurmontable le pouvoir temporel
de la papauté. La politique des papes consista : soit à entretenir la di-
vision entre les difierents Étals italiens de manière qu'aucun ne put
BIBLlU(jinAl'lllli. 'il 5
s'agrandir au point d'absorber les autres; soit k appeler l'étranger sur
le sol national et se placer tour ;\ tour sous la protection de l'Kspagnol,
do rAlIcinaud, du Français. Deux papes seulement conçurent la pensée
de constituer la patrie italienne, et cela, bien entendu, au profit de leur
ambition personnelle : Alexandre VI, ce Borgia qui a si fort déshonoré la
tiare, et Léon X, ce Médicis ;\ qui son amour pour les arts a valu une
auréole glorieuse, bien que, selon rexi)ression de M. Petrucelli, il ait
emboîté les pistes de la politique et des crimes du Borgia.
Laissons au moraliste la tâche de flétrir les actes monstrueux dont
tant de papes se rendirent coupables, et contenions-nous de juger l'insti-
tution au point de vue de l'économiste.
La papauté, comme pouvoir temporel, est reconnue aujourd'hui d'une
impéritie complète ; nous croyons de plus qu'elle fait fausse route comme
pouvoir spirituel.
La primitive Eglise débuta par un humble gémissement de réaction
contre l'oppression du glaive et le débordement de la sensualité hrutale.
Elle se jeta d'un seul bond dans l'elxcès contraire. Elle prêcha le mépris
absolu de toute jouissance mondaine. Une vertu aimable, la chasteté,
fut transformée par elle en la continence, un célibat farouche qui con-
duirait tout droit à la dépopulation du globe. L'ascète, le chrétien par-
fait s'appliqua à mortifier sa chair demeurée vierge. Il eut pour mobilier
une natte solitaire, pour aliments les racines sauvages. Le mariage fut
déclaré un état de mérite secondaire, un simple refuge contre les flammes
de l'enfer qui punissent les excès sensuels ; et les estomacs qui répu-
gnaient à la diète austère, durent s'attabler ensemble et mettre leurs
biens en commun. Une société qui se fondait sur de telles bases, tendait
rapidement à sa fin. Aussi les chefs du troupeau, pour le maintenir au
bercail, ne tardèrent-ils pas à se relâcher prudemment du régime apo-
stolique. Les frugales agapes de cet essai de socialisme furent aban-
données pour des repas plus solides et qui maintinrent la chair en un
embonpoint plus rassurant. Les riches eurent permission de remordre
aux délices terrestres. On se contenta de leur demander d'estimer comme
infiniment supérieure la véritable béatitude qui ne se goûte qu'au ciel.
Au sortir des siècles de barbarie, l'Église catholique avait accompli
une telle évolution, que sa tolérance se prêta à regarder safis émoi le
développement d'une civilisation égale à la civilisation romaine en pro-
digalités fantasques de trésors, produits par les victimes de l'oppression
et de la rapine, et en voluptés de mauvais aloi.
Si de nos jours la production des richesses est mieux comprise, et si
leur consommation est, jus(Jh'à un certain point, un peu moins mal ré-
glée, l'honneur en revient aux leçons de la philosophie et non à des en-
seignements partis du sanctuaire du catliolicisme.
En opposition aux principes qu'admet la conscience humaine, TÉglise
papale continue à permettre l'asservissement du nègre, ce crime absurde
qui retarde encore sur le nouveau continent les progrès de la science du
travail. Elle s'opinifitre à encourager les ordres mendiants, c'est-à-dire
la sanctification de la fainéantise. Chez les nations où un concordat n'est
310 JOURNAL DES ÉCUNOftlJSTES.
pas venu rëi^der le calendrier, elle enlève à la production le tiers du
nombre des jours de l'année, sous prétexte de fêter les saints. Elle n'a
pas même encore su déterminer le sens du mot travail et ce qu'elle en-
tend précisément par l'abstention du travail servile ou corporel le di-
manche et les jours de fête. Ses théologiens, par exemple, admettent
comme très-probable cette opinion que la peinture est un travail libéral
et permis fsauf le broiement des couleurs), tandis que la sculpture serait
un travail servile et interdit.
Les notions modernes au sujetdu rôle que le capital remplit dans l'œuvre,
n'ont point entièrement dessillé les yeux de la papauté sur le caractère
licite ou. illicite du prêt d'argent à intérêt. «Un curé, un confesseur,
disent les théologiens catholiques, étant consulté sur la question de sa-
voir si l'on peut tirer l'intérêt légal du prêt, sans avoir d'autre titre que
le Code civil, répondra prudemment, quel que soit son sentiment per-
sonnel, que d'après la règle de conduite tracée par le Saint-Siège, on
peut recevoir l'absolution en s'en tenant à la loi civile concernant le
prêt à intérêt, si on est d'ailleurs disposé à s'en rapporter pour l'avenir
à la décision définitive du souverain pontife, en cas qu'elle ait jamais lieu.y»
M. Petrucelli, et c'est une opinion qui sera partagée par tous les lec-
teurs de son livre, considère le pouvoir temporel de la papauté comme
ayant fait son temps et condamné à disparaître avant peu. Qu'advien-
dra-t-il du pouvoir spirituel lui-même, si elle ne se décide enfin à opérer
quelque évolution nouvelle, qui mette les interprétations du dogme en
harmonie avec les idées acquises depuis l'émancipation des peuples de
l'Europe et avec l'esprit et les besoins de la société moderne ?
Saint-Germain Leduc.
CHRONIQUE ÉCONOxlIIOUE
Sommaire. — La mort de M. Lincoln et l'esclavage. — Les récentes discussions écono-
miques au Corps législatif. — La réduction de l'armée. — Traité de commerce entre la
France et la Prusse, — Exposé financier de M. Gladstone.
La mort du président Lincoln, tombant sous les coups d'un fanatique
insensé, est venue surprendre et indig:ner le monde entier au milieu des
espérances de paix prochaine, qui, pour la première fois , semblaient
s'annoncer pour les États-Unis, et dont le président s'était rendu Tor-
,^ane, peu de jours avant sa mort, avec une modération et une élévation
de seniimenls admirables. On semblait toucher à un accord, du moins
telle était la pensée à laquelle l'Europe aimait à se rattacher unanime-
ment après trois ans d'une i^uerre atroce, lléau pour l'humanité et cala-
CHRONIQUE f.GONOMlQUE. 317
mitn pour los inliTèls de rindiislric; oL du commnrce. L'odioux assassinat
de M. Lincoln ne chaujyera rien, sans doute, aux résultais derniers de
la lutte; il n'a pas fortifié le Sud, épuisé par des efforts prolonfifés, misa
])oiit par ses derniers désastres; tout au contraire; naais il est à craindre
(jue ce crime ne ravive au delà de toute mesure les haines mal éteintes,
et ne rende plus terribles les n^présailles de la victoire. Espérons qu'il
n'en serai)as ainsi, bien (\n\\ ne nous soit pas aussi facile (pi'à (pielques-
uns des journaux, comme nous, amis du Nord, de nous fi|>^urer comment,
après tant de san(î et de fureur, pourra se reformer, sans d'énormes tirail-
lements, et refleurir comme autrefois Tancienne Union. Mais, comme éco-
nomistes, nous croyons pouvoir l'affirmer avec assurance, le meurtre de
M. Lincoln et la tentative é[|alement affreuse dont M. Seward a été l'objet,
sont le dernier coup porté à la cause de l'esclavafife. La solidarité entre
l'esclavage et la cause du Sud, que quelques journaux en France s'efforcent
en vain de nier, reçoit de cet assassinat une confirmation nouvelle. Il sera
impossible désormais de séparer ces deux faits, l'existence de l'esclava^je
menacée et l'assassinat du premier magistrat de la République. Toutes
les dénégations du monde n'y pourront rien. Ce n'était pas assez que
l'esclavage apparût désormais souillé du sang de la guerre civile. II y a
dans la guerre civile, mêlée à l'atrocité et à l'odieux, une certaine
grandeur de résolution et de courage qui ressemble à de l'héroïsme, et
l'intrépidité incontestée des armées sudistes n'avait rien qui pût démentir
cette apparence. Mais l'assassinat a achevé de couvrir la cause de l'es-
clavage d'une souillure et d'une tache d'infamie que rien ne pourra
effacer. Ce crime sans intelligence , commis par un esprit fanatisé on
se demande comment et pourquoi, aura le sort habituel aux assassinats
politiques, il ira contre son but, il tournera au triomphe de la cause
opposée.
Si le plus souvent l'assassinat politique a eu ce résultat, même quand
il frappait des monarques ou des dictateurs dont la mort semblait devoir
entraîner le changement de la politique dont ils étaient la personnifica-
tion , que sera-ce lorsqu'il s'agit du coup qui frappe un président élu
pour quatre ans, simple expression temporaire des idées et des mœurs
de plusieurs millions d'hommes qui lui survivent, tout prêts à trouver,
quand ils le voudront, un représentant non pas plus loyal et plus éner-
gique que M. Lincoln, mais plus violent? D'ailleurs le sénat n'assume-
t-il pas aux Etats-Unis une part de pouvoir en état de suffire aux plus
graves difficultés du moment. Enfin l'assassinat d'Abraham Lincoln,
cet honnête et grand citoyen auquel les hommes d'Etat en France et
même en Angleterre rendent hommage aujourd'hui , ne peut que
réveiller auprès d'une partie au moins de la population esclave quel-
ques-uns des sentiments qu'il a fait naître en Europe. Il est diffi-
cile qu'elle ne se demande pas à voix basse pourquoi est mort ce
318
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
oénéreiix président des Etats-Unis et quelle cause armait la main de
l'assassin.
Pendant le peu de temps qui a séparé la mort violente de M. Lincoln,
cet ennemi de Tesclavag^e, de la mort imprévue aussi, mais qui a eu lieu
dans des circonstances moins trag-iques, de M. Cobden, cet ami de la
liberté du commerce et de la paix, ce serviteur de la justice par les armes
de la persuasion, les questions économiques suivaient chez nous leur
paisible cours et tenaient leur place, à vrai dire, assez faible dans les dé-
bats de notre Corps législatif. Combien de lois préparées ! que d'exposés
des motifs! mais combien peu de débats engagés! La loi des chèques,
dont nous avons entretenu nos lecteurs, a presque seule ouvert la
brèche. la tentative d'obtenir une réduction de l'armée , faite par
quelques honorables députés, aeupeu de succès. Vainement MM. Brame
et ïïaenljens se sont-ils placés sous l'invocation des intérêts de l'agri-
culture et de l'industrie, en ce moment surtout éprouvées. Vainement
M. Lanjuinais a-t-il examiné les effets de la loi sur l'état moral et
physique des populations. Vainement M. Garnier-Pagès a-t-il fait va-
loir les principes élevés de la civilisation moderne, qui prend ses
inspirations dans le sentiment de l'humanité. Us n'ont pu obtenir une
réduction modique de l'effectif, une réduction de vingt mille bornâmes,
en pleine paix, quand la Pologne ne donne plus signe de vie, et que
toute cause prochaine de guerre paraît écartée. Pourtant nous ne pou-
vons que féliciter ces courageux défenseurs d'une idée juste, qui ne
se sont pas laissé décourager par leur petit nombre. L'adhésion de 64
suffrages est, après tout, un symptôme qui a son importance, et on a re-
marqué une coïncidence qui ajoute à sa valeur.
Le gouvernement autrichien rencontre en effet en ce moment à Vienne
autant, si ce n'est plus, dedifficulléspour faire accepter par le Reichsrath
l'effectif qu'il regarde comme nécessaire, et c'est un violent débat sur l'or-
ganisation militaire qui, depuis trois ans, interrompt en Prusse le jeu
régulier de la constitution-. Ainsi, tous les parlements d'Europe ne sont
occupés qu'à demander des réductions que lés gouvernements jugent
imprudent d'accorder, parce qu'ils attendent que l'exemple leur vienne
du voisin. Le môme jour, et presque à la même heure, le général Allard
à Paris, le général de Roon h Berlin, et le général de Degenfeld à Vienne
s'efforçaient de démontrer avec une égale énergie et une égale con-
viction, devant des assemblées également récalcitrantes, une seule
et même chose : à savoir que la sûreté de l'État, dans la situation pré-
sente de l'Europe, interdisait de loucher à l'effectif.
— A Madrid, le 1'"' mai, on faisait exactement ce qui s'est fait le 4 mai
dans le reste de l'Europe. Le député Salaverria demandait qu'on rédui-
sît le coniingentà 84,000 hommes. Le ministre de la guerre en exigeait
CIIRONIQUR l'CONOMIQUK. 319
100,000, qui lui ont été accordés. La réduction de 15,000 liommes a
donc été refusée en Kspajîuc comme partout. De la sorte, le tableau est
complet. Mais le mouvement est impriuié, il ne s'arrêtera pas.
— Le Moniteur vient enfin de publier le texte des conventions interna-
tionales si imporlantes, conclues entre la France et la Prusse au nom du
Zollverein. La principale est le traité de commerce dont la discussion a
occupés! vivement les esprits dans toute l'Allemaf^ne (1). Il entrera en
vi(îueur à partir du 1" juillet, et nous sommes sûrs d'avance de ses
heureux résultats.
— M. Gladstone aprésenté son exposé financier à la Chambre des Corh-
muncs dans la séance du 27 avril. (Nous publions ce document au bul-
letin de ce mois.) Conformément à l'iisag^c observé par nos voisins, cet
exposé contient à la fois le compte rendu définitif de l'exercice clos au
31 mars et l'évaluation de l'exercice suivant, qui s'ouvre le V^ avril.
Pour Tannée écoulée du 31 mars 1864 au 31 mars 1865, M. Gladstone a
pu annoncer à son auditoire une merveille; nous ne parlons pas de l'ex-
cédant de 3 millions 185,000 liv. st., ni de l'aup^mentation de recettes
qui a produit cet excédant, les recettes réelles ayant été de 70 millions
313,000 liv. st., tandis qu'elles avaient été évaluées à 67 millions
128,000 liv. st. Tout cela n'est rien en comparaison de la nouvelle com-
muniquée à la Chambre par M.' Gladstone : les dépenses effectuées sont
restées de 611,000 liv. sî. ou de 14 millions de francs au-dessous des
dépenses votées! En d'autres termes, la Chambre avait voté 67 millions
73,000 liv. st.; et les ministres n'ont dépensé que 66 millions 462,000
liv. st.!
Pour l'année qui va s'ouvrir, M. Gladstone estime les dépenses à
66 millions 139,000 liv. st., leur bud^jet présentant ainsi une réduc-
tion de 1 million 110,000 liv. st. sur le bud(jet de l'année précédente.
Les recettes seraient de 70 millions 170,000 liv. st., et l'excédant pré-
sumé de 4 millions de liv. st. Le chancelier de l'Echiquier, suivant le
mode britannique, propose d'appliquer cet excédant, non pas k des dé-
penses nouvelles, dites productives, mais bien à des réductions d'impôts
dont le public touche immédiatement tont le bénéfice, ce qui est de
beaucoup le plus sûr. Il repousse la diminution des droiis sur le houblon
et sur la drèche, et il consacre son excédant pour 1 million 868,000 1. st.
à la diminution des droits sur le thé, et pour 1 million 650,000 liv. st.
à la diminution de Vincome-tax. Gela fLiit 3 millions 518,000 liv. st. II
(l) Le texte de ce traité a été publié in extenso^ avec tous ses tarifs,
dans le volume des Traités de commerce, par ?vî. Paul Boiteau, publié
récemment parla librairie Guillaumin et C.
320
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
réduit les droits d'assurance pour se conformer jusqu'à un certain point
au vote de la Chambre qui lui a enjoint de procéder ainsi. En fin de
compte, il reste 253,000 liv. st., et M. Gladstone demande à la Chambre
de les laisser à la disposition du gouvernement.
Par suite de ces modifications, la remise totale d'impôts pour Fexer-
cice 1865-18G6 atteindra 3 millions 778-000 liv. st., et pour l'exercice
suivant (1866-1867) cette remise atteindra 5 millions 420,000 liv. st.
Néanmoins la dette publique n'augmente pas; elle continue même à
décroître. Il a été remboursé dans l'année courante 2 millions
400,000 liv. st. sur la dette non consolidée et 939,000 liv. st. sur la
dette consolidée. M. Gladstone estime à 3 millions de liv. st. par an la
réduction de la dette, mais il ajoute que celte moyenne lui paraît insuf-
fisante en proportion du chiffre de la dette anglaise.
Henri BAUDRILLART.
Paris, 15 mai 1865.
Le Gérant provisoire, Paul BOITEAU.
PARIS. — IMPRIMERIE A. PARENT, RUE MONSIEUR-LE-PRINCE, 31
JOURNAL
DliS
ÉCONOMISTES
DU DROIT DE TESTER
ET DE SES LIMITES
Quelle est l'origine, quel est le caractère du droit de tester? Quelles
sont ses limites rationnelles? Telles sont les questions qui, posées à
petit bruit dans quelques livres et dans les débats d'une société sa-
vante (i),ontété soumises récemment à la discussion au sein du Corps
législatif et dans la presse quotidienne. Bien qu'elles aient été traitées
sommairement et légèrement, il est probable qu'elles se présente-
ront de nouveau et resteront longtemps à l'ordre du jour. Il con-
vient d'autant plus de les étudier ici que dans toute cette discus-
sion les considérations économiques n'ont guère été invoquées, et
l'ont été quelquefois un peu hors de propos.
Dans ce débat, quelques jurisconsultes ont trouvé convenable
d'accuser d'usurpation l'économie politique, comme si les ques-
tions de législation étaient hors de son domaine. Ils n'ont pas
pris garde que la législation est un art, fondé, comme tous les
arts, sur diverses sciences et particulièrement sur l'économie poli-
tique qu ils tiennent à ignorer. Est-ce que le droit de tester ne
constitue pas un mode d'appropriation des richesses ? Est-ee qu'il
n'a pas une influence directe sur la puissance productive? Est-ce
que tout ce qui touche à son règlement n'intéresse pas au plus haut
degré l'économiste ?
Il est bien vrai que dans cette question, comme dans toutes
celles d'application , les économistes peuvent adopter des opi-
(l) Cette question a été discutée en 1857 au sein de la Société d'éco-
nomie politique.
"1" sù;ii:. T. XLVi. - 1p iuin 1865. -21
322 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
nions contraires. Tout en professant les mêmes croyances scientifi-
ques, ils peuvent apprécier différemment le point défait, l'état de
l'opinion, par exemple; ils peuvent aussi, dans une question très-
complexe, comme celle-ci, être plus ou moins touchés de certaines
considérations étrangères à l'économie politique. Nous comprenons
parfaitement la diversité des opinions en cette matière; mais il
nous semble qu'on peut la réduire par une discussion un peu large,
qui détermine le plus possible les points à débattre et écarte un
peu plus que les discussions auxquelles nous venons d'assister les
passions et l'esprit de parti.
I
ORIGINE ET NATURE DU DROIT DE TESTER. LIMITES ACCEPTÉES.
Quelque étendu et absolu que puisse être le droit de propriété, i
s'éteint naturellement avec l'existence du propriétaire. A sa mort,
les biens qu'il a acquis, à quelque titre que ce soit, se trouvent à la
disposition du législateur. Celui-ci peut en disposer bien ou mal,
c'est-à-dire d'une manière plus ou moins favorable à la conserva-
tion et à l'accroissement de la société, mais pourvu qu'il sauvegarde
les espérances légitimes que la loi ou la coutume antérieure avait
fait naître, il ne peut pas en disposer injustement. Supposez, par
exemple , que le législateur abolisse l'hérédité et le droit de
tester pour tous les hommes à naître à dater de ce jour ; il pour-
rait avoir commis une erreur très-grande, préjudiciable à un haut
degré à l'intérêt public et particulièrement à la production ; mais
il n'aurait pu léser des droits individuels, des droits acquis par des
personnes qui n'existent pas encore.
Comment la propriété individuelle, l'hérédité et le droit de tester
ont-ils été introduits dans le monde ? Chacun sait que ce n'est pas
par le bon plaisir des législateurs, mais contre leur gré. Les législateurs
préféraient les anciens arrangements d'autorité, le communisme,
les castes : ils n'y ont renoncé que par force, parce que la société
n'en voulait plus. Dans notre monde occidental, ils ont accepté et
maintenu entière autant qu'ils l'ont pu la propriété du clan ou de
la tribu, du ^évo; grec et de la gens romaine. Sous l'empire de ce
régime, une portion de terre, obtenue au sort dans un partage de
conquérants et appelée xXripo; ou sors, était destinée à soutenir
une famille à perpétuité dans une condition toujours égale. En elïet,
cette terre n'était ni aliénable, ni divisible, afin qu'elle restât tou-
DU DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 323
jours et nécessairement Juucditairo. Il y a tles traces de cet arran-
gement dans l;i hible, ainsi ([ue dans les écrits des pliilosoplies et
des historiens de l'anticiuité grecciueou latine, et il subsiste plus ou
moins encore aujourd'hui chez les Arabes d'Afrique, chez les Cosa-
ques et chez quehjues peuplades indigènes d'Amérique.
Les philosophes grecs revenaient volontiers vers cet idéal qui
leur présentait une société dont les arrangements, la richesse et la
population restaient également fixes. Il est bien entendu que sous
ce régime le testament était inconnu, et, si les désirs du père de
famille le réclamaient, Platon lui répondait par une prosopopée
fort éloquente que l'on peut lire dans son traité des lois.
Cependant il fallut accepter le droit de tester. Solon le reconnut
à Athènes, mais seulement pour ceux qui n'auraient pas d'enfants.
Les coutumes de l'ancienne Rome sur ce point sont plus obscures.
Il y a bien un fragment de la loi des Douze Tables qui proclame ce
droit sans limites ; mais ce n'est qu'un fragment, et qui sait si le
reste de la phrase n'établissait pas des restrictions (1)? Pourquoi
cette ancienne forme de testament qui exigeait le concours de l'as-
semblée du peuple? N'était-ce pas pour donner force de loi à une
proposition du père de famille ? Pourquoi le testament per œs et li-
bram, sinon pour éluder par une vente simulée la nécessité du con-
cours des comices ? Ce qui est certain, c'est que le droit de tester,
que nous tenons des Romains, n'a jamais été considéré par eux
comme un droit privé : « Il est de droit public, » dit Papinien (1),
et cette sentence est inscrite au Digeste. En effet, par le droit de
tester, le législateur délègue au père famille la faculté de disposer,
sous certaines conditions, des biens qu'il laisse à son décès.
Dans la dernière forme du droit romain que nous avons recueillie
et souvent conservée, le droit de tester appartient au père de famille :
il peut laisser ses biens à qui bon lui semble, mais sous la condi-
tion de déclarer s'il entend, oui ou non, exhéréder un ou plusieurs
(1) Cela est d'autant plus probable que le texte du fragment de la loi
des Douze Tables ne parle que des legs, qui sont, comme on sait, en
droit romain, très-distincts de l'hérédité. II est vrai que les legs peuvent
faire disparaître l'hérédité, et qu'ils la firent si souvent disparaître,
qu'une réserve fut établie en faveur de l'héritier.
(2) Testamenti factio nonprivati sed publici jtiris est. Digeste, L. XXVIIÏ,
t. 1,1.3,
324 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
de ses enfants ou tous, et cette disposition peut être attaquée comme
inofficieuse.
On voit que cette législation conserve encore l'empreinte de
l'ancienne doctrine de la propriété de la tribu. Les idées des
jurisconsultes à cet égard sont d'ailleurs explicites et très-claires.
« Pour les héritiers siens, dit Paul, il y a moins hérédité que
continuation de domaine, comme s'ils avaient déjà été maîtres,
eux, qui, du vivant môme du père, sont considérés en quel-
que sorte comme maîtres. C'est pourquoi, à la mort du père,
ils semblent moins hériter qu'acquérir la libre administration de
leurs biens. Aussi, bien qu'ils ne soient pas institués héritiers, ils
restent maîtres; cependant on peut les déshériter, comme on pou-
vait autrefois les mettre à mort (1). » Déshériter, c'est porter contre
le déshérité une sentence qui doit être exprimée et avoir une cause
légitime. Si le père de famille omet ses enfants dans la rédaction de
son testament, ce testament est nul ; s'il peut déshériter celui qui a
déjà agi contre la famille, en la déshonorant, par exemple, par une
profession infâme, ou celui qu'il croit introduit entre ses enfants
par l'adultère, son testament peut être attaqué. Si, tout en les insti-
tuant héritiers, il les surcharge de legs, les lois Furia, Voconia et
enfin la loi Falcidia lui interdisent de disposer en cette forme de
plus des trois quarts de ses biens.
Les idées exprimées par Paul, sur lesquelles est fondée la dernière
législation romaine, se sont conservées d'une manière extrêmement
remarquable jusqu'à notre temps dans les pays de droit écrit, et
ont eu une renaissance après avoir cessé d'exister dans les pays de
droit coutumier. Mais, comment ces idées n'auraient-elles pas pris
racine et ne se seraient-elles pas conservées, même en dehors des
pays de droit écrit, lorsque les jurisconsultes déclaraient unani-
mement que le droit romain de la décadence de l'empire était la
raison écrite, ni plus ni moins ?
Cependant, on le sait, grâce à l'ardeur d'imitation gréco-romaine
qui était de mode à la fin du siècle dernier, la Révolution poussa la
réaction et le retour aux anciennes idées plus loin que le droit ro-
main lui-même. Elle commença, dans sa première ferveur, par
aller jusqu'aux lois de Solon ; elle ôta au père de famille le droit de
tester; puis, l'opinion se soulevant, le législateur recula quelque
(I) Digeste, L. XXVIII, tit. /i. 1. a.
DU DROIT DK TESTER ET DE SES LIMITES. 325
peu, et le droit de tester, réduit })ur un coiiiproniis, a repris place
dans nos lois civiles dans des conditions à certains (^ards plus
étroites, et à d'autres éji^ards plus lar^^es que dans le droit romain.
Yoih\ la tradition : venons aux principes.
Qu'est-ce que l'hérédité dans les sociétés modernes? Un arran-
gement destiné à partager d'une certaine façon entre les hommes
les professions et les capitaux que laissent les morts. Cet arrange-
ment est fondé sur la notion de la propriété privée, de la liberté
du travail et des échanges, de l'admissibilité de tous les individus
et de toutes les familles au concours pour toutes les fonctions. Dans
cet idéal, le père et la mère de famille répondent de la satisfaction
des besoins de leurs enfants mineurs, et tout adulte, étant libre,
répond de la satisfaction de ses besoins propres. La liberté ne va
qu'avec la responsabilité.
Ainsi, le partage des fonctions sociales et le règlement de la po-
pulation, au lieu de dépendre d'arrangements fixes, comme dans
la cité antique, sont livrés au concours. Chaque famille peut se
conserver et croître indéfiniment sans rencontrer nul obstacle arti-
ficiel ; il lui suffit pour cela d'offrir toujours un travail assez de-
mandé pour obtenir par l'échange les moyens de conservation et
d'agrandissement. La famille, qui ne remplit pas cette condition,
meurt ou ne satisfait ses besoins que par la charité d'autrui. Tel
est l'idéal qui se dégage peu à peu des révolutions du passé.
Dans cet idéal, la famille forme une unité, mais une unité dans
laquelle tout adulte est libre et n'est attaché par aucun lien. L'hé-
rédité et ses conditions ont été réglées de la manière qu'on a jugé
la plus équitable par la loi civile. On a supposé que le meilleur
moyen de stimuler le père de famille à créer des capitaux par son
travail et de les conserver par l'épargne, était d'assurer la possession
des biens qu'il laisserait à son décès à ses descendants. Grâce à
cette institution, la prévoyance, les désirs, les projets du père de
famille peuvent s'étendre sans limites : on obtient plus de travail,
plus de développement vital en tout sens que si l'hérédité n'existait
pas.
Mais le législateur ne s'est pas borné à déterminer les règles géné-
rales de la transmission des successions ; il a pensé avec raison que
les règles générales les meilleures ne pouvaient, par cela seulement
qu'elles étaient générales, s'appliquer convenablement à tous les
cas, et il a admis le droit de tester. En établissant le droit de tester.
326 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
le législateur a dclcguc à tout propriétaire complet, jouissant du
droit d'user et d'aliéner, la faculté de disposer dans certaines con-
ditions des biens qu'il laissera à son décès. Ainsi que le dit Papi-
nien, le testateur agit en vertu du droit public, comme délégué du
législateur, comme magistrat, dans l'intérêt de la société et non,
comme on le croit trop souvent, dans son intérêt propre. En faisant
cette délégation, le législateur suppose que celui qui a formé ou
conservé les capitaux est le plus capable d'en faire un bon em-
ploi, d'en disposer de la manière la plus conforme à Tintérêt
public.
Le législateur se trompe-t-il? Non, assurément. De même que la
propriété privée a été le moyen le plus énergique de conserver et
d'accroître les capitaux, le droit de tester, qui en est le complément,
a rendu le sentiment de la propriété plus intense. Chacun a désiré
acquérir, non-seulement pour satisfaire ses besoins actuels, mais
afin de pourvoir à la conservation de sa famille en disposant
de la manière qui lui semble le plus convenable; il a pu porter
jusque dans l'avenir la faculté de satisfaire même ses fantaisies
et ses caprices. De là un stimulant puissant à produire et à con-
server.
En admettant que les citoyens, à commencer par les juriscon-
sultes, comprissent bien l'esprit des lois sous l'empire desquelles ils
vivent, on peut dire que le testateur, remplissant une fonction de
magistrat, doit disposer des capitaux qui font l'objet de son testa-
ment, de manière à ce qu'ils soient le plus utdes qu'il est possible
à la société. Il doit par conséquent les laisser aux personnes les plus
capables de les conserver et de les accroîtj'e, ou les employer de
manière à créer la plus grande force productive possible, en por-
tant ses regards d'abord sur les personnes qu'il connaît le mieux,
sur les membres de sa famille.
Considéré à ce point de vue, le droit de tester rencontre des
limites naturelles sur lesquelles nous ne pensons pas qu'il s'élève
une discussion sérieuse :
lo Ne peut tester qui ne peut aliéner, comme le mineur, l'interdit
et, si on admet le conseil judiciaire, celui qui a un conseil judiciaire,
puisqu'on le juge incapable même d'administrer.
2° Le testateur ne peut attenter au droit de propriété, qui, lui
aussi, existe en vertu d'un principe d'utilité publique. C'est ce qui
arriverait si le testateur déclarait que tel de ses biens sera inalié-
DU DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 327
nable, ù temps ou à perp(5tuit6, ou à certaiiicîs conditions seulement,
ou qu'il sera cultivé et administré de telle façon, ou transmis par
succession de telle ou telle manière, comme dans les pays de
fuléicommis et de substitutions.
Ce qui importe avant tout à l'ordre public, c'est que chaque
chose ait un propriétaire certain, jouissant du droit de propriété
dans toute son étendue, à ses périls et risques. C'est une grande
tolérance d'admettre pour une seule génération la séparation de la
nue-propriété et de l'usufruit. On ne pourrait pousser cette conces-
sion plus loin sans attenter sérieusement à la puissance productive,
et on peut ajouter, sans jeter le désordre dans les familles, sans y
susciter et alimenter les pires instincts de l'homme.
Si le législateur délègue au testateur la faculté de disposer de ses
biens, c'est parce qu'il suppose qu'il agira avec discernement. Or,
pour agir avec discernement, il faut que l'action de l'homme le
plus capable soit limitée à un temps assez court. Comment disposer
avec discernement et en législateur pour un long avenir, lorsque
nou:> voyons nos dispositions les plus méditées échouer de notre
vivant et en notre présence?
3° Le père de famille est responsable envers la société de la satis-
faction des besoins de ses enfants mineurs ou infirmes et de leur
éducation : il doit aussi des aliments à ses ascendants. Qu'il soit
tenu de laisser de quoi se décharger de ces devoirs et ne puisse dis-
poser de ce qui lui reste qu'après les avoir remplis.
4° Il conviendrait de poser une autre limite à la faculté de tester,
afin de conserver au testateur sa qualité de magistrat. Il faudrait
empêcher ces testaments arrachés par l'obsession, par l'importu-
nité, par les cajoleries et complaisances de la dernière heure à des
mourants qui, le plus souvent, ne jouissent pas de toutes leurs fa-
cultés mentales. Il est évident qu'on ne peut guère poser à ce sujet
une règle absolue, mais une règle arbitraire pourrait être justifiée
par l'observation de la majorité des cas. On pourrait déclarer nuls,
par exemple, hors les cas de mort subite ou accidentelle, tous les
testaments faits dans les quinze derniers jours, plus ou moins, de la
vie du défunt (1). Certes, une telle règle présenterait quelques
(l) L'auteur d'un remarquable discours sur cette matière à l'Assemblée
constituante, Prugnon, proposait d'établir cette limite et de la fixer à
deux mois.
328 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
inconvénients, mais ces inconvénients seraient moindres (jne ceux
de la législation actuelle. Cette règle porterait au moins les hommes
à exercer la magistrature que le législateur leur confie quand ils
jouissent de leur santé et de toutes leurs facultés. Cela seul serait
un très -grand bien qui compenserait largement quelques abus.
Ces principes posés, nous croyons que le droit de tester devrait
être absolu et illimité; mais le code civil décide autrement, et l'opi-
nion générale sur ce point est favorable au code civil. Il faut donc
aborder ce terrain disputé et entrer dans le vif de la discussion,
H
D£ LA RÉSERVE,
L'article 913 du code civil est ainsi conçu : « Les libéralités, soit
par actes entre-vifs, soit par testament, ne pourront excéder la
moitié des biens du disposant, s'il ne laisse à son décès qu'un en-
fant légitime; le tiers, s'il laisse deux enfants; le quart, s'il en laisse
trois ou un plus grand nombre. » Cette disposition est aggravée
par les articles 843 et 844, ainsi conçus : « Tout héritier, même
bénéficiaire, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéri-
tiers tout ce qu'il a reçu du défunt par donation entre-vifs, direc-
tement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons ni réclamer
les legs à lui faits par le défunt, à moins que les dons et legs ne lui
aient été faits expressément par préciput ou avec dispense de rap-
port. L'héritier venant à partage ne peut les retenir que jusqu'à
concurrence de la quotité disponible : l'excédant est sujet à rapport. »
Examinons rapidement les effets de ces deux principes de la ré-
serve et du rapport au point de vue de la doctrine. Nous étudie-
rons séparément les idées et les passions qui les défendent.
Les inconvénients du rapport sont évidents à première vue, parce
qn'il attaque la propriété dans son principe. Un bien quelconque,
une ferme, par exemple, a été donnée, soit en dot, par un père de
famille riche à l'un de ses enfants, qui en devient propriétaire et
en jouit comme tel. Au bout de vingt ans ou plus, le père de fa-
mille meurt, ruiné ou moins riche, peut-être après son fils et après
des partages faits dans la famille de celui-ci. Il faut rapporter.
N'est-il pas clair que dans ce cas un grand nombre d'espérances
légitimes et respectables sont troublées et renversées ? N'est-il pas
certain, en tout cas, que les améliorations ou détérioriations, les
DU DROIT DK TESTER ET DE SES LIMITES. 329
plus-values et les accidents de toute sorte peuvent susciter des dif-
ficultés qui otcnt à la propriété toute certitude et la font dépendre
des décisions des tribunaux?
Le principe du rapport ne peut être soutenu que par la nécessité
d'assurer l'exécution de l'article 913 du code civil, qui établit la
réserve. Ainsi, tous les inconvénients, tous les maux qui naissent
du rapport, l'incertitude des propriétés, les procès, les troubles
domestiques qui en résultent, sont imputables à la réserve. Voyons
maintenant ce qu'elle vaut par elle-même.
Les dispositions du code civil qui ont établi la réserve sont évi-
demment fondées sur l'idée très-ancienne de la propriété collective
du clan ou de la tribu, de la quasi copropriété des fils dans le droit
romain. Cette idée se rattache à un arrangement économique et
politique fixe, dans lequel une famille ne peut être déclassée sans
désordre. Est-ce l'arrangement social sous l'empire duquel nous
vivons ? Pas du tout. La société moderne est fondée sur le principe
contraire, de la liberté du travail et des échanges, principe d'après
lequel le classement des personnes et des biens est toujours mobile
et se modifie incessamment selon l'impulsion de la capacité et du
travail de chacun. L'individu a tout pouvoir d'user et d'aliéner ce
qu'il possède ; la famille n'a de fixité et de consistance que par
l'éducation morale et par la volonté libre de ceux qui la composent :
elle n'est contenue par nulle autorité; aussitôt majeurs, les enfants
deviennent libres et responsables^ le père de famille est privé de
tous les pouvoirs que les arrangements anciens conféraient au père
de famille romain ou féodal, et certes, personne ne s'en plaint.
Seulement il faudrait être conséquent. Dès que les enfants sont
libres, ils sont responsables; le père de famille a fini de remplir ses
devoirs envers eux; il ne leur doit rien, absolument rien. Voilà
la vérité; mais il n'est pas facile de la faire accepter. Pourquoi?
Parce que nous vivons encore sous l'empire d'autres idées de l'an-
tiquité, notamment sous celle-ci « que la propriété foncière est
tout; que la propriété mobilière est un accident; que l'une et
l'autre se transmettent, mais ne s'acquièrent pas par le travail. »
Certainement personne n'ose affirmer de telles propositions, et
peu de personnes s'en rendent compte. Mais les idées-mères comme
celle-ci se manifestent bien autrement que par des affirmations
positives ; elles se manifestent par les conséquences qu'on en tire,
et surtout par les actes. Eh bien ! raisonnez un peu avec les Fran-
330 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
çais, et surtout voyez-les agir. Us conviendront que la richesse naît
du travail, parce qu'il est de mode de le dire et qu'ils ne peuvent
pas établir le contraire ; mais j,^ardez-vous de penser qu'ils le
croient ; ils croient ce que croyaient les Romains et les Grecs,
parce qu'ils ne savent pas plus d'économie polique que les Romains
et les Grecs.
Mais, pour qui raisonne sérieusement, n'est-il pas clair que la
richesse s'acquiert par le travail ? L'observation ne montre-t-elle
pas un nombre très-grand et toujours croissant de fortunes faites
par ceux qui les possèdent? Pourquoi donc considérer plus long-
temps comme un accident irréparable le malheur d'être privé de
tout ou partie de la succession de ses parents? Pourquoi même
compter sur cette succession ?
N'est-il pas plus utile à la société et aux particuliers que les
jeunes gens comptent sur eux-mêmes et sur eux seuls, sans attendre
d'autrui les moyens de vivre ou de s'enrichir ? Ne vaut-il pas
mieux qu'ils travaillent que de croupir dans l'oisiveté en attendant
et espérant la mort de leurs pères ? Sur ce point, ce me semble, il
n'y a pas de discussion possible, et il est indubitable que les dispo-
sitions mauvaises, anti-sociales d'un grand nombre de fils de fa-
milles riches, naissent de la réserve et de l'ensemble d'idées aux-
quelles elle se rattache. Un des moyens les plus efficaces de dé-
truire ces préjugés d'un temps de barbarie serait l'abolition de la
réserve.
On a prononcé, dans la discussion du Corps législatif, un mot
qui a produit un très-grand effet, parce qu'il répond*ait à des sen-
timents qui ont des milliers d'années. « Vous parlez de la liberté
de tester, s'est écrié un orateur; ce que vous voulez, c'est la liberté
d'exhérédation. » En prononçant ces paroles qui ont eu tant de
succès, l'orateur affirmait tout simplement ce qui était en question;
il affirmait que nous vivions sous l'empire du même arrangement
que les sociétés antiques. En effet, exhérédation suppose héritier
sien, comme disait le droit romain, c'est-à-dire copropriétaire de
l'héritage. Mais cet héritier n'existe plus, n'a plus aucune raison
d'être dans l'arrangement de la société. L'enfant majeur n'a aucun
droit à la succession de son père, et, lors même qu'il n'en recevrait
pas un centime, il ne serait ni ne pourrait être déshérité. Ce grand
succès oratoire a été dû à une de ces affirmations sonores par les-
quelles on aime tant à conclure en France toutes les discussions;
"A
T)U DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 331
en lui-nirmc il no sifi^nilic absolument rien, puisqu'il repose sur
une idée contradictoire avec rarrangemciit actuel de la société et
sur un mot qui n'a plus de sens. Personne aujourd'hui ne peut
être déshérité, parce ({ue personne n'est copropriétaire par droit de
naissance des biens que son père a acquis et conserve.
On parle assez légèrement des droits des enfants et des devoirs
du père de famille envers eux. D'où les enfants tireraient-ils des
droits légitimes contre leur père? Ne lui doivent-ils pas l'existence,
l'éducation? Ont-ils contribué pour quelque chose à l'acquisition
et à la conservation des biens qu'il possède ? Nullement, hors le
cas exceptionnel d'une association dans laquelle les droits réci-
proques sont généralement réglés par un contrat. Le père est riche,
dit-on, il ne doit pas laisser tel de ses enfants ou tous ses enfants
pauvres. Pourquoi donc, s'd vous plaît? Est-ce que la société
souffrira quelque dommage de la pauvreté de ces enfants? Est-ce
que le père, auquel rien autre chose que son travail et sa vigilance
n'assurent le maintien de sa fortune, peut être tenu de la transmettre
à ses enfants ? N'est-il pas exposé à devenir pauvre lui-môme par
le jeu normal des institutions ? Où est la loi, où est la convenance
morale qui lui imposent de laisser à ses enfants précisément la
fonction de conservateur de capitaux qu'il remplit lui-même ? Est-
ce que la société n'est plus constituée sur la liberté du travail, sur
le concours de tous à toutes fonctions, sur une distribution toute
personnelle des rémunérations et des châtiments ? Peu importe
donc à la société que les enfants d'un homme riche remplissent les
fonctions abandonnées aux pauvres; pourvu qu'ils remplissent une
fonction quelconque, elle est satisfaite et ne demande rien de plus.
Elle voit du môme œil le millionnaire, l'artisan et le simple ma-
nœuvre qui la servent également , quoique dans des fonctions
diverses. C'est là ce que signifie, à moins qu'il n'ait aucun sens, le
principe d'égalité.
Ce qui est plaisant, c'est que ce soient précisément ceux qui se
donnent pour apôtres spéciaux de l'égalité qui réclament le plus
haut pour le maintien de la réserve. Ils trouvent (jue l'hérédité
fait aux pauvres une condition trop dure et prétendent que les
enfants des riches doivent faire caste. Quelle étrange contra-
diction f
On a attaqué, et les lois nouvelles ont détruit, les droits que les
lois anciennes donnaient au père de famille sur les enfants: on a
332 JOUî'.NAL DES FlCONOMISTES.
rompu les liens qui laisaient de la famille un faisceau tout arti-
ficiel. On a bien fait sans doute, mais il fallait aller jusqu'au bout,
si l'on était mû par autre chose que par un sentiment d'insurrection
irréfléchi; il fallait affranchir le père de famille et ne pas lui im-
poser les liens de la réserve.
Etrange situation que celle du père de famille dans une multi-
tude de circonstances ? C'est lui qui a formé sa fortune par son
travail, ou, ce qui est la même chose aux yeux de la science, c'est
lui qui l'a conservée ; il peut l'aliéner ou la dissiper, la loi le lui
permet ; elle lui permet même d'en disposer par donation dans une
certaine mesure, mais au delà, elle se méfie de lui ; elle craint qu'il
soit injuste envers les enfants qu'il a élevés avec son travail, qui lui
doivent la vie et l'éducation, et leur donne des droits contre lui.
Ainsi un fils ou une fille auront manqué de la manière la plus
grave à la loi morale et à leur père, ils sont indignes de lui succé-
der ; lui seul le sait; il ne peut légalement les priver de la réserve.
Un des fils est riche personnellement; l'autre n'a rien et il est in-
firme ; le père de famille ne pourra laisser à ce dernier la totalité
de sa petite fortune. Un des fils est prodigue, incapable de conserver
des capitaux, faible de caractère et de mœurs, égoïste ; le père de
famille qui a souffert pendant des années de ses désordres, qui a
payé vingt fois ses dettes, ne peut cependant laisser la totalité de sa
fortune à un autre fils, économe, laborieux, animé de l'esprit de
famille, qui pourrait au besoin recueillir le prodigue et venir à son
secours. Enfin, il n'est pas impossible qu'un père de famille riche
ait sur les richesses des idées raisonnables ; qu'en considérant la
dilapidation des capitaux et la corruption qui accompagnent de-
puis trois mille ans les grandes fortunes acquises par héritage, il ne
juge convenable, pour la conservation de ses enfants et de sa fa-
mille, de leur laisser seulement une petite aisance. Nos lois sur la
réserve ne le lui permettront pas.
Le droit romain, qui admettait la copropriété, autorisait pourtant
le père de famille à exhéréder. Il prévoyait même un cas spécial,
celui dans lequel le père de famille, ne voulant pas dire « mon
fils », dans son testament, déshériterait en écrivant : a le fils de
ma femme. » Le droit romain avait prévu que la fiction qui attri-
bue au mari les enfants de sa femme, introduirait dans la famille
des étrangers, en fraude des héritiers du sang, et il laissait en ce
cas au père de famille la ressource de l'exhérédation. Notre code
I
I
DU DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 333
civil la lui refuse. Après avoir imposé, iiicmc contre révidence,
au mari les enfants de Tadultère, il leur donne des droits contre
lui par la reserve. On a fait cela, dit-on, pour fomenter l'esprit de
famille. Qu'aurait-on fait si on avait voulu le détruire? Pouvait-on
rendre pire la condition du chef et lui rendre plus enviable celle
de célibataire?
Quelle discipline veut-on ([ui existe dans les familles, si les lois
donnent des droits aux enfants contre le père et limitent de toutes
parts la puissance paternelle? Non-seulement cette puissance cesse
à la majorité des enfants, mais il semble ({u'à cette époque le père
lui-môme tombe en tutelle ; toute disposition qu'il fait de ses biens
est contrôlée amèrement; on le censure, on peut même, avec une
médiocre habileté, le dépouiller en lui faisant donner un conseil
judiciaire; en tout cas on l'observe, on lui fait sentir chaque jour
l'impatience avec laquelle on attend sa mort. Les lois, à cet égard,
sont mauvaises; les mœurs sont pires, et ce qu'il y a de plus
étrange, c'est la résignation des pères de famille qui, tout en souf-
frant et gémissant, se croient tenus par des devoirs qui, en der-
nière analyse, sont purement imaginaires.
Si l'on veut comprendre la portée morale de la doctrine exposée
par Paul, d'après laquelle les enfants acquièrent par la mort de
leur père la libre 'disposition de leurs biens, il faut se rappeler le té-
moignage de l'historien qui constate que les proscrits reçurent sou-
vent asile et secours des esclaves, des afïranchis, des clients, jamais
de leurs enfants. Le langage courant fournit chez nous un témoi-
gnage analogue. Avant la réserve, la mort du père était une expec-
tative; depuis la réserve, elle est une espérance. La nuance qui
existe entre les deux mots est légère, mais significative.
Au point de vue économique, la réserve, avec le cortège que lui
font les lois et les moeurs, n'exerce pas une influence moins fâ-
cheuse. Elle éloigne le père de famille du travail , toutes les
fois que les dispositions établies par la loi sont contraires à ses
vœux personnels. A quoi bon acquérir une fortune plus grande,
si, ayant ce qu'on estime nécessaire, on ne peut faire de ses biens
l'usage que l'on voudrait? Est-on par trop opprimé par la loi? On
cherche à l'éluder par des combinaisons, telles que la rente viagère,
les ventes fictives, les emprunts simulés; on dénature ses biens;
toutes choses préjudiciables à la production, et dont la morale
souffre presque toujours.
334 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Oïl peut dire, en un mot, que les avantages économiques du
droit de tester sont diminués de tout ce qui est enlevé à ce droit par
les dispositions qui établissent la réserve.
III
OBJECTIONS CONTRE l'abOLITION DE LÀ RÉSERVlg,
Maintenant que nous avons étudié en principe et en lui-même
le droit de tester et la limitation qui lui est imposée par la ré-
serve, venons à ce qu'on appelle la discussion pratique de la ques-
tion, à l'examen des passions et des opinions régnantes sur cette
matière.
Trois objections principales s'élèvent contre la proposition d'a-
bolir la réserve, savoir :
!« La réserve fait partie de l'héritage de la Révolution et doit
être défendue contre ceux qui veulent restaurer l'ancien régime;
elle favorise le morcellement de la propriété; d'ailleurs, le code
civil est une arche sainte à laquelle il ne faut pas toucher;
2° Si la réserve était abolie, on verrait aussitôt reparaître le
droit d'aînesse et reconstituer les grandes propriétés;
3® Si la réserve était abolie, on profiterait de la liberté de tester
pour livrer des biens immenses au clergé et aux corporations re-
ligieuses.
Voilà les trois motifs que l'on invoque ou que l'on sous-en-
tend en faveur de la réserve. Il est juste d'ajouter que pres-^
que tous ceux qui en demandent l'abolition espèrent justement
ce que' craignent les partisans de la réserve. Ils se proposent de
détruire, autant qu'il est en eux, l'œuvre de la Révolution, et ne
seraient pas fâchés de faire quelques pas vers l'ancien régime.
Au fonds, par conséquent, les appréciations des partisans et des
adversaires de la réserve, sur les effets probables de son abolition,
sont les mêmes. Ils ne diffèrent qu'en cela, que ce que les uns
craignent, les autres le désirent.
Nous croyons, quant à nous, qu'il y a beaucoup d'illusions dans
ces espérances et dans ces craintes.
Il est très-vrai que la réserve, bien qu'elle existât dans plusieurs
coutumes, de temps immémorial, est un héritage de la Révolu-
tion; mais tout ce qui nous vient de la Révolution est-il sacré et
au-dessus de l'examen? Nous ne le pensons pas. Quelle que soit
DU DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 335
notre sympathie pour l'œuvre de cette épo([ue li(''roï((ue, nous de-
vons reconnaître (lue de grandes erreurs ont été commises. En ma-
tière de succession, par exemple, ce fut une erreur de prétendre,
après avoir généralisé l'égalité des partages, l'imposer en suppri-
mant le droit de tester. Ce fut une erreur plus grande encore
de vouloir , parce qu'un certain nombre de pères de famille
avaient puni par leur testament ceux de leurs enfants qui avaient
pris parti pour la Révolution, donner un effet rétroactif de quatre
ans à légalité forcée des partages. Il faut savoir faire, dans la
Révolution, la part des colères et des emportements de la lutte, et
reconnaître leurs tristes effets. Comment comprendre autrement
que la Révolution, servie avec une entière abnégation et un dé-
vouement absolu par des millions d'hommes d'une incomparable
vaillance, ait en grande partie échoué, tandis que l'ancien régime,
repoussé par les malédictions de la France entière, a été restauré
pièce à pièce et subsiste encore en quelque sorte ? Ces erreurs,
il faut tâcher de les reconnaître et de les réparer ; il faut conti-
nuer l'œuvre de nos pères en tirant les conséquences rationnelles
des principes vitaux qu'ils ont proclamés, au lieu de répéter servi-
lement ce qu'ils ont dit.
Eh bien ! le grand principe de la Révolution, c'est sans contredit
la liberté du travail et des échanges, la plénitude de la propriété
individuelle, la mise au concours, sous l'empire de ce principe,
de toutes les fonctions entre tous les hommes. Là est la réalisa-
tion pratique de la grande devise dont la liberté et l'égalité sont
les deux premiers termes. Nous croyons avoir démontré que la ré-
serve et tout le cortège des idées qui la soutiennent étaient con-
traires à ces principes.
Quant au code civil, il ne saurait nous inspirer nulle supersti-
tion. Il n'a évidemment nulle valeur doctrinale; c'est une transac-
tion faite à propos entre des partis fatigués de lutter et incapables
de s'entendre. Rien de plus. Quelle pouvait être la portée d'esprit
de ses rédacteurs, lorsqu'ils ont dit que la propriété était le droit
d'user et d'abuser, et lorsque, à propos du droit de tester, ils ont
qualifié les dispositions du testateur de libéralités ? Qu'on leur laisse
la réputation de praticiens distingués, soit ! mais qu'on se garde
d'avoir pour eux et leur mémoire des prétentions plus élevées f
Ne nous arrêtons pas davantage à une opinion plusieurs fois citée
de Napoléon, qui croyait que le code civil émietterait les fortunes
336 JOURNAL DES ECONOMISTES.
particulières au point de ne laisser debout que les fortunes obtenues
de la faveur du gouvernement. En exprimant cette opinion, il a
prouvé seulement que ses idées ne dépassaient pas l'horizon an-
tique. Une courte expérience a suffi pour montrer que l'égalité des
partages ne renversait pas les fortunes appuyées sur les qualités
morales des possesseurs, et que les majorats môme ne conservaient
pas les fortunes obtenues de la faveur, lorsqu'elles n'étaient pas
soutenues par certaines qualités morales.
Les législateurs de la Révolution avaient jugé mauvaises les idées
de leurs contemporains en faveur du droit d'aînesse et voulu em-
pêcher que ces idées prévalussent dans la plupart des testaments.
C'est dans ce but qu'ils supprimèrent le droit de tester, et c'est
dans ce but qu'il a été limité par l'établissement de la réserve.
Voyons donc un peu la valeur de ce droit d'aînesse, qui suscite en-
core tant de craintes et d'espérances.
Ce droit, dont l'origine remonte à l'époque des tribus aryennes
et se rattache aux croyances religieuses les plus anciennes, avait
reparu sous la féodalité, pour assurer le bon service du fief. Qu'était
le fief? La station d'une compagnie de soldats commandée par un
seul chef. Quel était ce chef? L'aîné des agnats du chef précédent.
La fonction ne pouvant être divisée, le revenu du fief, qui consti-
tuait les appointements du fonctionnaire, ne pouvait pas l'être. Rien
de plus logique et de plus rationnel ; seulement il ne s'agissait
pas de ce que nous appelons aujourd'hui une propriété, née du
travail et constituée dans un intérêt purement économique ; il
s'agissait d'une propriété bénéficiaire, détachée du domaine public,
liée à des fonctions et à des charges militaires. Voilà pourquoi le
droit d'aînesse était le droit commun des successions nobles.
Lors de la décadence de la société féodale, quand on en vint à
confondre la propriété des fiefs avec la propriété ordinaire, on
s'imagina que le droit d aînesse était un moyen de «soutenir l'éclat
des familles. » On cherchait, dans chaque famille, à accumuler le
plus de richesses que Ton pouvait dans les mains d'un seul de ses
membres, afin d'élever le plus haut possible dans la société la
gloire du nom commun et d'en faire porter le lustre sur tous les
membres de la famille.
Ces rêves ambitieux se réalisaient-ils ? Rarement. Grâce aux idées
étranges qui régnaient et qui régnent encore au sujet de la pro-
priété, l'aîné se croyait né pour jouir et dépenser; il sélevait,
DU DRUIT I)K TKSTER ET DK SES LIMITES. 337
vivait et agissait eu consiuiueiicc et dcpensait lo plus souvent son
patrimoine, de telle manière ([u'au lieu d'élever la ^doire de la fa-
mille, il la précipitait dans l'oubli, à moins qu'elle ne lut relevée,
comme il arrivait souvent, par les efforts et l'abnégation des cadets.
Ces résultats du droit d'aînesse étaient particulièrement sensibles
dans les iamilles roturières, là où la coutume l'avait établi. Les
familles nobles se maintenaient un peu mieux, grâce à des elforts
plus grands et à une législation compliquée qui les laissait proprié-
taires, lorsqu'ils auraient dû cesser de l'être, et qui a disparu sans
retour dans la Révolution.
Aujourd'hui, avec l'ensemble de nos lois, faire un aîné serait-d
le meilleur moyen de conserver et d'élever une famille ? Nous ne
le croyons pas. Ce serait peut-être un moyen excellent pour la dé-
truire, au moins quant à l'aîné. Mais si ce moyen était efficace,
quel intérêt la société aurait-elle à s'y opposer ?
On a dit que la faculté de faire un aîné préviendrait le morcelle-
ment des patrimoines de paysans propriétaires, et on a proposé ou
combattu à ce point de vue la liberté de tester. Mais qui ne voit
que le morcellement ou la concentration se régleront à la longue
sur la culture plutôt que sur la loi de succession ? Dans les lois rela-
tives aux successions et testaments, ce qu'il faut considérer, ce sont
les personnes et non pas les choses. Les erreurs qui amènent le
morcellement tiennent aux idées fausses que l'on se fait au sujet de
la propriété foncière et nullement à la législation.
On craint la concentration des fortunes, c'est convenu; pour- .
quoi ? On serait bien embarrassé de le dire. Qu'on la craignit chez
les anciens et au moyen âge, où qui n'avait pas de terres n'avait
rien, et n'était propre à rien, on le comprend; mais aujourd'hui
tout est changé. Le commerce, l'industrie opèrent des concentra-
tions qui auraient effrayé tous les Lycurgue de l'antiquité, et per-
sonne n'y prend garde, parce qu'elles ne présentent nul inconvé-
nient. La Bourse opère des concentrations plus énormes encore et
surtout plus fâcheuses, et c'est à peine si on s'en aperçoit. C'est
que la voie de la fortune n'est pas fermée, comme dans l'antiquité ;
elle reste ouverte et libre ; on s'y précipite et on ne prend pas
môme souci des capitaux accumulés par quelques-uns. En fait, la
concentration des fortunes n'est qu'un vain épouvantail, tant que
le travail reste libre et la terre librement aliénable.
Si les familles avaient, comme on le suppose depuis quatre-vingts
338 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ans, la manie de faire un aîné, je ne vois pas au nom de quel droit
ou même de quel intérêt social, on prétendait les empêcher de se
donner cette satisfaction. Si Texpérience était faite, on verrait bien-
tôt que faire un aîné n'est pas le moyen d'atteindre le but orgueil-
leux qu'on se propose.
En Angleterre, le droit d'aînesse a été importé avec la coutume
de Normandie, ce qui n'empêche pas de dire qu'il existe par l'in-
clination propre à la race anglo-saxonne. Quels ont été les effets
de ce droit appliqué, non, comme en France, dans une classe ou
dans quelques provinces, mais à peu près partout. Les aînés ont-ils
mieux perpétué les familles qu'en France? Nullement. Le droit
d'aînesse a présenté l'avantage signalé par Johnson, de faire « qu'il
n'y ait qu'un imbécile par famille. » Ce droit a été utile... aux ca-
dets, en leur apprenant à ne compter que sur eux-mêmes et à n'at-
tendre leur fortune que du travail, ce qui a été favorable à la pro-*
duction et avantageux à la société.
Au fond, la passion de faire un aîné n'est pas dangereuse au
point de mettre en péril l'ordre social. Mais cette passion existe-t-
elle en France ? Est-elle générale ? On pourrait en juger par l'usage
que l'on fait du peu de liberté de tester qui reste au père de famille
français. Une enquête sur ce point serait curieuse ; elle donnerait
probablement des résultats très-différents selon les localités; mais
en somme, nous croyons qu'elle montrerait une disposition géné-
rale à l'égalité de partage. Quant aux anciens pays de droit écrit,
il n'y a nul doute, on n'y fait guère de testament que pour récom-
penser de vieux serviteurs ou des services notables auxquels la
quotité disponible suffit amplement, ou bien on établit entre les
enfants des préféi'ences motivées par des causes graves, mais on ne
songe que bien rarement à faire un aîné.
Quelles que fussent, du reste, les dispositions des familles, nous
croyons que l'abolition de la réserve ne pourrait être qu'une amé-
lioration de l'état actuel. On peut se tromper en faisant un aîné ;
mais cette erreur même est l'exagération d'un noble sentiment, ce-
lui de l'ambition de famille qui porte la pensée de l'homme vers
un long avenir et lui impose des obligations sévères. Un tel sen-
timent, même lorsqu'il s'égare, est préférable à Fabjection dont
nous sommes témoins, à ces ambitions qui vont à peine à quelques
années et tendent toutes aux jouissances matérielles immédiates.
En étendant la liberté de tester, on étend les vues du testateur et
DU DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 339
on élève son âme, ce qui est toujours un bien, tandis qu^on le di-
minue et l'abaisse en restreignant cette liberté, en l'obligeant à
rétrécir la sphère de ses pensées et de ses actes. Est-on sûr que
cet effet moral de la réserve ne cause pas plus de mal que le bon
ordre auquel on prétend arriver par son moyen ne produit de bien
dans l'ordre matériel ?
II est bien évident qu'un des vices de notre société est l'alTai-
blissement de l'esprit de famille, le peu de souci que l'on a de con-
server et d'agrandir celle à laquelle on appartient. Comment ra-
viver ce sentiment, si ce n'est en écartant les passions soulevées
par la réserve, en laissant à chacun la faculté de disposer de ses
biens à l'heure où les passions se calment, où l'on pense à l'avenir,
à une époque où l'on ne peut espérer laisser de soi sur la terre
autre chose que son nom et les biens qu'on a conservés?
Passons maintenant à l'autre prévision des partisans et des ad-
versaires de la réserve, à l'excès possible des donations et testa-
ments en faveur du clergé et des corporations religieuses.
Il nous semble qu'à cet égard il n'y a pas grand'chose à craindre
ou à espérer. Observons d'abord avec la Bruyère que ceux qui
captent les testaments au nom de la religion s'attaquent rarement,
crainte de scandale, à la ligne directe, et, on le sait, la ligne
collatérale n'est pas protégée contre eux par la réserve. Qu'ont-ils
besoin d'ailleurs de la liberté de tester, lorsqu'ils savent si bien
s'emparer des personnes riches elles-mêmes et en obtenir avec
un art admirable à peu près tout ce qu'ils veulent ? Ils se ren-
dent maîtres des gens qui ont besoin d'être dominées bien avant
les dernières heures, et savent leur inspirer le mépris des biens
de la terre et des dispositions légales assez complètement pour
que les translations de propriété aient lieu en leur faveur par des
dons de la main à la main. Ce qu'ils acquièrent par testament n'est
que l'accessoire, et certes, ils ne feraient pas effort pour acquérir
aux dépens des héritiers à réserve, lorsque leurs corporations se
trouvent absolument sous la main de l'administration publique,
et ne peuvent acquérir ou même exister que par sa tolérance.
Mais supposons le pire : supposons qu'un grand nombre de pères
de famille soient assez fanatisés pour vouloir sauver leur âme au
prix de leurs biens et laisser leurs enfants sans fortune. En résul-
terait-il un grand mal pour la communauté? Je ne le crois pas.
Quant aux enfants, nous l'avons déjà remarqué, ce serait pour eux
310 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
un bienfait, peu apprécié sans doute, mais presque toujours réel,
qui leur apprendrait à ne compter que sur leur travail et leur
énergie propre et qui en ferait certainement des citoyens utiles.
Quant à la conservation des capitaux, le mal ne serait pas grand,
puisque les gens d'église conservent assez bien ce qu'ils ont une
fois acquis.
Reste donc uniquement la crainte de voir les gens d'église absor-
ber les fortunes particulières et acquérir tout le territoire national,
en même temps qu'ils réunissent des montagnes de titres au por-
teur. Cette crainte nous touche peu, parce que, lors môme que tout
ce qui est prévu se réaliserait, le pays serait médiocrement atteint
dans sa fortune et conserverait intactes ses forces productives.
Quant à l'influence politique que les richesses peuvent donner au
clergé, nous savons qu'elle inspire beaucoup d'espérances à quel-
ques-uns et beaucoup de craintes à un plus grand nombre.
Nous ne partageons ni les unes ni les autres. Si la possession de
grandes richesses donne au clergé une certaine influence, elle le
prive d'une influence bien plus grande et plus redoutable, de l'in-
fluence morale. D'ailleurs, le clergé possède déjà tout le pouvoir
que les richesses peuvent lui donner. Sans aucun doute il s'eff'orcera
d'acquérir encore et toujours, mais ces acquisitions deviennent
déjà pour lui un danger, et ce ne sont pas les acquisitions qu'il
pourrait faire aux dépens de la ligne directe qui augmenteraient la
considération dont il jouit. En dernière analyse, il est évident que
les biens des corporations religieuses n'ont aucun des caractères
qui rendent sacrée en quelque sorte la propriété privée, et que le
égislateur a le droit, comme le pouvoir, de mettre ordre à ce que
leur excroissance ne vienne pas troubler les arrangements sociaux.
Il serait temps, ce nous semble, d'en finir avec cet épouvantail
des influences cléricales que l'on oppose sans cesse à la liberté, soit
en matière de testaments, soit en matière d'instruction publique,
soit en quelques autres. La liberté, après tout, est le principe et le
droit ; si des influences illégitimes se placent entre nous et le droit,
il faut les écarter directement, au lieu de tenir les peuples dans un
état de tutelle qui ne leur permet pas de développer leurs forces
morales. Qu'on s'élève contre l'inégalité que les lois, l'opinion, les
habitudes et les mœurs établissent entre les associations cléricales
et les associations laïques, entre la presse cléricale et la presse
laïque, entre la prédication cléricale et la prédication laïque, à la
DU DROIT DK TESTKR Kï DK SES LIMITES. 311
bomio heure : on ira au but. Qu'on se plai^nic de voir les cléricaux
en possession d'une multitude de libertés (jui manquent aux laïques,
de voir les tracasseries administratives épargnées aux premiers et
prodiguées aux seconds, on aura raison. Mais s'attaquer à la li-
berté, c'est faire fausse route et tourner le dos au but même vers
lequel il s'agit de marcher ; car les restrictions imposées à la libert»^
dans le droit commun n'arrêtent pas le moins du monde les em~
piétements du clergé et les favorisent au contraire en rendant les
peuples plus apathiques, plus passifs, plus étrangers aux longues
pensées.
En ce qui touche à l'influence que les richesses et les moyens
matériels peuvent donner au clergé, nous croyons être arrivés à ce
point de ne risquer plus rien, parce que nous n'avons plus rien à
perdre. Mais nous avons à acquérir de l'énergie morale et écono-
mique, des lumières, du jugement, et tout cela ne s'acquiert pas
par des restrictions ; cela s'acquiert par le développement libre de
toutes nos facultés.
Lorsqu'on nous représente les pères de famille français comme
tout disposés à donner leur bien à des étrangers aux dépens de
leurs enfants ou à établir le droit d'aînesse, nous croyons que l'on
commet une grosse erreur d'appréciation , et que, dans le plus
grand nombre des cas, les pères de famille veulent que leurs biens
passent à leurs enfants et soient partagés entre eux par portions
égales. S'ils ont une superstition, c'est plutôt celle de l'égalité que
toute autre. Mais quoi qu'il en soit, quelles que soient sur ce point
les opinions et dispositions des pères de famille, nous croyons que
le législateur doit les respecter, afin de permettre à leurs facultés de
se développer et qu'il ne convient nullement de les mettre en tu-
telle, au nom d'une sagesse supérieure dont l'existence est très-
contestable. Je me défie d'une loi qui prétend enseigner et imposer
aux pères et mères l'amour paternel.
IV
CONCLUSION 5
Les considérations qui précèdent peuvent se résumer en peu de
mots.
En établissant le droit de tester, le législateur a délégué aux pro-
priétaires le soin de disposer après leur mort des capitaux qu'ils
342 JOURNAL^:DKS ECONOMISTES,
laisseront. Le droit de tester investit le testateur d'une véritable
magistrature qu'il doit exercer dans l'intérêt public.
Le droit de tester est favorable au bon ordre et à la production
en ce sens surtout qu'il étend et complète le droit de propriété,
intéresse davantage le propriétaire à conserver et à acquérir, en
même temps qu'il étend ses pensées vers un avenir plus long et
les élève dans une région plus haute. Le législateur a pensé en
outre que la meilleure règle générale de succession ne pouvant être
bonne dans tous les cas, il y avait avantage à laisser au père de fa-
mille le soin de la modifier, de la rectifier et de l'annuler au be-
soin. Il est naturel de supposer que celui qui fonde et soutient
une famille est le plus intéressé à travailler à sa conservation et
à son agrandissement. L'intérêt de cette conservation peut en
certains cas exiger le partage inégal, et dans d'autres, l'exclusion
totale ou presque totale des enfants de la succession du père.
En tout cas, le droit de tester est constitué pour développer les
facultés et l'énergie du père de famille et nullement pour conserver
la famille dans tel ou tel état de richesse. Encore moins est-il des-
tiné à faire que les enfants, quels que soient leur caractère et leur
conduite, aient des droits contre leurs pères. La société n'a aucun
intérêt à ce que des jeunes gens soient riches pour s'être donné la
peine de naître ; elle a plutôt un intérêt contraire, et si elle établit
et conserve l'hérédité dans les familles riches, c'est plutôt en consi-
dération des pères que des enfants, afin d'encourager les créateurs
et conservateurs de capitaux et nullement pour favoriser d'inutiles
consommateurs. Si l'on ne considérait que les enfants, on pour-
rait invoquer des arguments bien forts, même contre l'hérédité.
La société, étant fondée sur la liberté du travail, la responsabilité
^u majeur et le concours de tous à toutes fonctions, n'a nul motif
de vouloir que les fils de famille continuent la fonction de leurs
pères comme administrateurs et conservateurs de capitaux. Il lui
suffit que ces enfants soient en état de vivre sous leur responsabilité
propre, en exerçant une fonction quelconque. Elle n'a nul intérêt
à ce que les fonctions de riche soient attribuées, en dehors des con-
ditions ordinaires du concours, à Pierre plutôt qu'à Paul. Elle a
intérêt à conserver les capitaux et doit croire que celui qui les
a conservés sous l'empire de la concurrence et qui bien souvent
ne laisse après lui sur la terre d'autre souvenir que ces capitaux,
saura mieux que personne pourvoir à leur conservation.
DU DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 343
Lors nicmc (jiie les testateurs se tromperaient dans leurs prévi-
sions et eniploieraicntdes moyens peu judicieux pour conserver leurs
fortunes et leurs iamilles, la société n'en soullrirait ({u'un faible
préjudice, amplement compensé par le développement des facul-
tés et des efforts du père de famille. 11 vaut mieux que nos
projets embrassent un avenir lointain et s'y éfi^arent, que de les voir
réduits et renfermés par la loi dans un espace trop étroit.
Les dispositions législatives qui établissent la réserve sont donc
mauvaises. Elles sont fondées sur cette idée fausse, que les enfants
doivent être maintenus dans la fonction et la caste de leur père.
Elles détruisent l'autorité du père de famille et limitent son droit
de propriété de la manière la plus injurieuse; elles élèvent ses
enfants contre lui en leur montrant que la loi se délie de son affec-
tion à leur égard; elle les corrompt en leur assurant des espérances
réalisables à la mort de leur père, en les habituant à compter pour
vivre sur ces espérances et non sur le travail, en les portant à l'oi-
siveté. La réserve rend la position du père de famille pire que celle
du célibataire; celui-ci peut disposer librement de ses biens ; per-
sonne ne prétend en être copropriétaire et y avoir un droit quel-
conque, tandis que le père de famille est assujetti en quelque sorte
à ses enfants et à ceux que sa femme peut introduire du dehors et
lui imposer. La situation que la réserve fait au père de famille peut
être telle qu'il se fasse naturaliser Anglais uniquement pour con-
quérir la liberté de tester. Cela s'est vu et atteste hautement la vio-
lence qu'exerce le système de la réserve.
Il y a donc des motifs très-sérieux pour abolir la réserve, mais
on oppose à cette abolition l'état de l'opinion et les dangers d'un
retour à l'ancien régime. L'état de l'opinion importe beaucoup
quand il s'agit d'imposer des obligations et des restrictions; il im-
porte moins quand il s'agit d'ajouter à la liberté. En abolissant la
réserve, on ne forcerait personne à s'écarter de Tliérédité et du
partage égal; les pères de famille qui croiraient aux droits que
l'opinion confère à leurs enfants pourraient tout à leur aise res-
pecter ces droits ; nul ne les forcerait à tester, ni à tester de telle
manière. Seulement, s'ils croyaient avoir des motifs sérielix de
disposer de leurs biens par donation ou testament, ils en auraient
le pouvoir. Qui en souffrirait ? Quel droit légitime serait atteint ?
Quant aux craintes et aux espérances d'un retour à l'ancien ré-
gime, nous voudrions bien que ceux qui les conçoivent, sous l'em-
344 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
pire d'une antipathie ou d'une sympatliie assez peu réfléchies ,
méditassent un instant sur des considérations fort simples. L'ancien
régime existait dans toute sa force, avec un cortège de corpora-
tions, de privilèges et de substitutions que personne ne songe à
rétablir; il avait la possession, l'autorité d'une tradition dix fois
séculaire, de longues habitudes transmises de génération en géné-
ration. Cependant l'ancien régime a été renversé en peu de temps,
sur la demande de tout le monde, y compris le roi, la noblesse et
le clergé. Depuis la Révolution, tous les gouvernements qui se sont
succédé en France ont travaillé à le reconstituer avec une ténacité
incomparable; ils ont été favorisés dans cette tentative par les
écrivains, par les préjugés des classes dominantes, par l'apathie et
l'abandon de l'opinion. Eh bien ! avec le concours de tant d'élé-
ments de succès, après avoir dirigé vers ce but presque toutes les
forces volontaires de la nation, qu'a-t-on obtenu? Tout simplement
la résurrection de la machine administrative et de l'autorité exor-
bitante du pouvoir central, et ce résultat, toujours mal assuré, a
été acheté au prix de cinq changements violents de pouvoir!
Peut-on croire, lorsqu'on réfléchit à cela, qu'il soit si facile qu'on le
craint et qu'on l'espère de rétablir l'ancien régime? Croit-on qu'il
serait rétabli, lors même que tous les pères de famille feraient un
aîné ou donneraient leurs biens au clergé ? Ce serait une grande
illusion.
Il n'y a du reste qu'un moyen d'en finir avec ces mirages de l'an-
cien régime : c'est de dégager et de mettre en action les principes
de la société moderne, la liberté du travail, la plénitude de la pro-
priété individuelle, l'égale admission de tous au concours pour
toutes les fonctions. Contenir et enchaîner l'action de ces prin-
cipes, c'est, au contraire, rester autant qu'il est possible dans un
ordre d'idées qui trouble la société moderne, dans les idées de
l'ancien régime : c'est paralyser les intérêts et les sentiments qui
doivent effacer à jamais ces idées.
Certes, il n'est pas besoin d'être un grand observateur pour voir
que chez nous la constitution et l'esprit de famille laissent beau-
coup à désirer. Nous ne reconnaissons plus la constitution de la
famille de l'ancien régime, et nous répugnons à accepter celle qui
est une conséquence du régime nouveau. En attendant, nous res-
tons à mi-chemin, avec des lois et des idées contradictoires, un état
provisoire douloureux pour tout le monde et qui ne peut durer.
DU DROIT DE TESTER ET DE SES LIMITES. 345
Pourquoi vouloir y persister par une obstination routinière, contre
l'expérience et le raisonnement ?
Nous croyons la laniille moderne appelée à une haute destinée,
nous croyons qu'elle ne sera ni moins soucieuse de sa conserva-
tion, de son airrandissement et de sa gloire que la famille antique,
mais elle marchera au but par d'autres voies. La famille antique
aimait les moyens matériels et se préparait avec soin des béquilles
pour soutenir sa marche et son existence; la famille moderne,
appelée à vivre dans les luttes de la concurrence, s'attachera plu-
tôt à préparer ses membres au combat et à laction; elle comprendra
que sa prospérité et même son existence sont attachées à la con-
dition de déployer constamment, de génération en génération, sans
lacune, l'énergie morale et intellectuelle qui est le seul titre véri-
table à la grandeur et à la richesse. Elle reconnaîtra, que dans une
société qui veut l'égalité dans le concours et la plénitude de la
propriété personnelle, sans suspension du droit d'aliéner, toutes
les béquilles de l'ancien régime sont inutiles et ne servent qu'à pré-
parer des chutes. Mais la famille moderne n'aura conscience d'elle-
même, et de ses droits, et de sa force, que lorsqu'elle sera dégagée
de la réserve et des idées antiques de caste, sur lesquelles la réserve
est fondée. Car la première condition de prospérité de la famille
moderne, c'est que ses membres, en se sentant attachés les uns aux
autres par le nom, l'éducation et des intérêts moraux communs,
se sentent en même temps indépendants les uns des autres, et con-
courent au but commun librement, avec toutes les forces de Cha-
cun. Comment pourraient-ils penser et agir ainsi dans les chaînes
de solidarité qu'établit la réserve?
Il convient donc d'abolir la réserve. Les intérêts de la produc-
tion, les intérêts du bon ordre, de la conservation et de l'accrois-
sement des familles l'exigent également. L'abolition de la réserve
est aussi la condition indispensable de la propagation d'idées
rationnelles sur le rôle et la situation des individus dans la société
et sur l'usage des richesses.
Courcelle-Seneuil.
346 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
DEUX MOTS A PROPOS DE L'ENQUÊTE ■
SUR LES INSTITUTIONS DE CRÉDIT
Il ne faut pas se faire d'illusion sur ce qu'on peut attendre de
l'Enquête qui se poursuit en ce moment. L'éducation du public est
trop peu avancée chez nous, les intérêts qui se groupent autour de
la Banque de France sont trop puissants, les conséquences d'un
changement de système, au milieu des complications financières
où nous sommes engagés, sont et paraissent surtout trop graves,
pour qu'on puisse raisonnablement espérer qu'il sorte de tout ceci
aucun résultat pratique de quelque importance. L'enquête ne fera
que poser la question et la mettre sérieusement et complètement à
l'étude pour une autre fois. Mais il est deux points qu'on peut con-
sidérer dès à présent comme acquis à l'opinion et sur lesquels il
est bon peut-être d'attirer l'attention.
lo La loi de 1857, en supprimant pour la Banque de France toute
limitation du taux de l'intérêt, n'a pris aucune précaution contre
la propension naturelle qui entraîne dans le sens de ses intérêts un
monopole anonyme et irresponsable; elle n'a imaginé aucun cor-
rectif, elle n'a imposé aucun frein qui rappelle et contienne le ré-
gulateur de notre crédit dans la stricte observation de ses devoirs
envers le public. Chaque augmentation de 1 0/0, dans le taux de
l'escompte, se traduit, pour la Banque de France, par un boni de
8 à 9 millions — et probablement par un chiffre à peine inférieur
de bénéfices collatéraux, pour les hautes puissances financières,
qui, opérant en dehors de la Banque, ont en même temps un pied
chez elle. Il ne s'agit pas de savoir jusqu'à quel point la Banque a
usé ou abusé de cette étrange lacune de la loi. Ce qui est certain,
c'est que rien au monde ne Fempêche d'en abuser, et que l'intérêt
de ses actionnaires et de ses directeurs la pousse tout au moins à en
user beaucoup.
La situation de la Banque de France présente donc aujourd'hui
cette contradiction flagrante, qu'instituée pour donner l'escompte
à bas prix et modérer les variations du marché du comptant, elle
A PROPOS DE L'ENQUÊTE SUR LES INSTITUTIONS DE CRÉDIT. 317
est intéressi'e, en i'ait, ii ce que le marclic du comptant soit sur-
mené et le taux de l'escompte surélevé. L'établissement protecteur
du commerce trouve son bénéfice dans ce qui ruine son proté^^é ;
sa prospérité hausse ou baisse, en raison inverse de la facilité des
aflaires et de la prospérité générale. L'institution n'est donc plus
d'accord avec son objet ; l'instrument est faussé ; le grand ressort
de la machine agit à contre-sens; il faut absolument le changer.
2° Ceci bien entendu et établi, il reste à opter entre deux systè-
mes : ou le monopole corrigé, redressé, et fortement bridé ; ou la
pluralité et (sous certaines conditions de garantie) la liberté des
banques.
Un monopole, quel qu'il soit, et surtout un monopole de cette
importance, doit être strictement réglementé. Or, pour poser des
règles, il faut avant tout qu'il y ait des règles reconnues, une théo-
rie faite et acceptée. Où les prendrez- vous ? Nous connaissons bien
des banques qui fonctionnent depuis longtemps, à la satisfaction
complète des pays où elles sont établies : telles sont les banques
d'Ecosse, ou les banques du Massachussets solidarisées par le sys-
tème Suffolk. Mais elles reposent sur le principe de la libre con-
currence; et par conséquent leurs procédés ne peuvent en rien
servir ici de modèles. Quant aux banques à monopole, celle d'An-
gleterre est mise en suspicion par les économistes tout autant que
la Banque de France; et je né suppose pas qu'on songe à imiter
celles de Vienne ou de Saint-Pétersbourg. Sur les points les plus
importants à fixer, je délie -qui que ce soit de formuler une règle
qui ne soit justement matière à contestation. Le taux doit-il être
constant ou variable, limité ou arbitraire ? — Le capital sera-t-il
immobilisé ou employé activement aux opérations? — Sur quoi
faut-il régler l'émission? sur le capital? sur le portefeuille? sur
l'encaisse? — Dans quelles proportions avec le numéraire ou avec
le capital ? ■— Pourquoi le rapport de 3 à 1 plutôt que celui de 10
QU de 1/2 ? etc.
A toutes ces questions pas de réponse positive. « Personne,
comme le dit Carey, dans la banque ou hors de la banque, ne sau-
rait formuler la loi de mouvement de ces grands mécanismes, ni
régler ces régulateurs, chez lesquels une erreur de 1 million,
multipliée par les innombrables effets qu'elle produit comme
extension ou contraction du crédit général, amène des perturba-
tions de centaines de millions dans les transactions monétaires d'un
348 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
pays.» Non, sur tout cela personne ne sait rien, pas plus M. de
Germiny que M. Micliel Chevalier, M. Wolovvski que M. Paul Coq;
et ceux qui ont voulu dogmatiser et affirmer le plus haut ont seu-
lement prouvé qu'ils en savaient un peu moins que les autres. C'est
ce que le bon sens public commence à entrevoir, et ce que l'enquête
achèvera de lui apprendre, par la discordance et la confusion des
opinions qui vont s'y produire.
La question posée dans ces termes, je ne vois pas comment on
pourrait hésiter une minute sur le parti à prendre. Nous sommes
sur un terrain que personne ne connaît suffisamment : c'est un fait
que tout le monde sera bientôt forcé d'avouer. Quelles que soient
les idées qui prévalent, il s'agira toujours d'essais, de tâtonne-
ments, d'expériences. — Faisons-les en petit, au nom de la sainte
raison. Multiplions les points d'expérimentation pour en subdiviser
les périls et en diminuer les frais. Ne mettons pas tous nos œufs dans
le même panier. M. de Lavergne, cet excellent esprit, a dit le vrai
mot de la situation : « Avec une banque unique, tout essai prend
une telle gravité, qu'on doit y renoncer.» Donc, essayez avec le
plus de banques et avec le moins de réglementation qu'il sera pos-
sible. « Si Ton veut avancer, comme dit M. Paul Coq, il faut se
placer, non sur le terrain de Vunité, mais au contraire sur celui de
la variété... En banque, comme ailleurs, la concurrence ménage
une série d'épreuves et de succès qui épuise, sans qu'on s'en doute,
la marge des améliorations possibles... Le progrès, c'est l'individu. »
Ainsi, je n'alléguerai pas, pour établir la supériorité du système
de la pluralité en matière de banque, que c'est le seul qui puisse
invoquer en sa faveur l'expérience d'un succès complet; je ne dirai
pas que ce régime se rencontre dans les pays qui jouissent du plus
riche développement commercial et agricole, et qui attribuent hau-
tement leur prospérité à ce mode d'organisation du crédit; tandis que
le régime du monopole n'a donné que des résultats médiocres, qu'il
est de jour en jour plus contesté par les économistes les plus com-
pétents, et n'a plus guère de défenseurs que parmi ceux qui en ont
profité, en profitent ou espèrent en profiter. Non : j'accorde, si l'on
veut, que l'épreuve comparative des deux systèmes n'est pas suffi-
samment éclaircie encore, que nous n'avons, en matière de crédit,
ni le dernier mot, ni la loi, et que, dans un cas comme dans l'autre,
il s'agit d'une expérience à faire. Mais je dis qu'il est déraisonnable
d'essayer en grand quand on peut essayer en petit, et qu'il faut
FERTILISATION DES LANDES. :i19
toute Li présomption de raveuf^leinent et tout rentêteincnt de l'iu-
térôt routinier, pour jouer d'un seul eoup, sur un peut-êlre aussi
scabreux, la prospérité commerciale d'un grand pays.
Qu'on allVonte bravement l'inconnu avec tous ses dangers réunis,
quand il n'y a pas possibilité de diviser ni d'amoindrir les chances
contraires, je le comprends. Ainsi, voilà qu'on va refaire le grand
cable transatlantique. Scientiliquement, c'est une témérité pure;
prati(iuement, c'est un magnifique courage. Ici il faut tout risquer
ou ne rien faire : il n'y a pas d'autre manière d'établir la commu-
nication. Mais, s'il y avait entre TEurope et l'Amérique vingts ilôts
et vingt stations intermédiaires possibles, est-ce que personne au
monde s'aviserait aujourd'hui, par un sot engouement pour Vunité,
de jeter d'un seul tenant ce mince cordon de plusieurs centaines
de lieues d'un continent à l'autre? Qui hahet aures audiendi audiat.
R. DE FONTENAYi
FERTILISATION DES LANDES
(procédé de m. DUPONCHEL.)
Puisque nous vivons dans un temps où l'ambition des grande
entreprises a saisi les peuples, et où la France en particulier, cette
contrée si largement dotée par la nature, ne veut plus qu'un jour
se passe sans qu'elle ajoute de sa main quelque richesse nouvelle à
celles de son domaine territorial, on ne doit pas craindre de propo-
ser ou d'appuyer tous les plans conçus pour activer les forces dont
elle dispose, et pour créer les ressources qui lui manquent encore.
Quand il s'agit de ces œuvres de paix l'impatience même est légitime.
On a fait récemment des lois pour reboiser ou regazonner les mon-
tagnes du sommet desquelles se sont déchaînées dans les plaines
tant d'inondations redoutables; on a voté des fonds pour ouvrir
des routes dans les forêts et donner, par une exploitation plus aisée,
plus de prix au bois de leurs massifs ; on a décidé la mise en valeur
des terres incultes et on a commencé , toujours en vertu d'une loi ,
l'assainissement des landes de la Gascogne. De son côté, l'industrie
privée a pris sa part de la tâche publique, et personne n'ignore quels
heureux résultats ont récompensé les expériences intelligentes de
sylviculture qui ont été tentées sur plusieurs points de ces landes, et
350 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
même les travaux agricoles exécutés soit dans les landes de Gas-
cogne, soit dans la Sologne ou dans la Brenne.
Je me bornerai ici à parler d'un projet de fertilisation pour ainsi
dire instantanée et complète des landes du sud-ouest, dont le grand
caractère et dont la simplicité m'ont frappé. Je n'ignore pas qu'il y
a de l'empirisme à vouloir presque par un coup de théâtre renou-
veler la face, même d'un coin de cette terre, et que l'insuccès des
anciennes entreprises ne dispose pas tous les esprits sérieux à croire
à la fortune des nouvelles; mais au moins ne faut-il pas s*exposer,
par lassitude ou par trop de prudence, à repousser précisément
l'idée qui devait réussir.
On sait que la partie de la France qui porte spécialement le nom
de Landes s étend sur un espace de 633,594 hectares. Plus de la moi-
tié de cet espace (341,850 hectares) forme des propriétés commu-
nales (1). Menacée à l'orient par les vents et par les sables de la mer
que les plantations de Brémontier ont enfin fixés, mais qui s'avan-
çaient chaque année de plus de 20 mètres, cette triste contrée qui,
traversée en convoi de chemin de fer, paraît au voyageur moins
désolée qu'elle ne l'est, est presque tout entière privée du calcaire
et de l'argile indispensables aux terres où l'homme puisse semer
du grain, récolter des herbages , cultiver des plantes. Il n'y a que
des sables étendus en couches qui ont de 0m,70 à 0'",80 de profon-
deur, et qui reposent sur d'autres couches imperméables d'un tuf
imprégné d'une sorte de gomme formée par des essences organi-
ques. On le nomme alios.
Il est toujours chargé d'une humidité surabondante, puisque les
eaux de la pluie , si fréquente dans ces parages , traversent sans s'y
arrêter le sable superficiel, et ce sable au contraire est toujours
sec. Comme il n'y a presque point de pentes sur la surface du sol,
les eaux surabondantes s'amassent en marais et en lacs, qui con-
tribuent à l'insalubrité générale d'une région où vit depuis tant
d'années, dans la misère et l'ignorance, une population fine, intelli-
gente, sobre, mais insouciante et aussi entêtée contre la nouveauté
qu'on peut l'être en Bretagne. Une mauvaise nourriture, de l'eau
malsaine, des habitations insuffisantes, même pour supporter les
intempéries de l'air, des centres dévie commune trop éloignés, des
(i)Ges chiffres sont les derniers qu'ait recueillis la statistique officielle.
Ils ont dû varier quelque peu depuis quatre ans.
FERTILISATION DES LANDES. 351
écoles trop rares, voilà dans ([uelles conditions doit s'écouler l'exis-
tence maladive de ces pasteurs qui sont Français comme nous, et
qui tremblent la fièvre perpétuelle pendant ({ue, de colonnades en
colonnades, nous allons en troupes à nos fôtes.
J'ai eu le plaisir, il y a quelques mois, en allant visiter l'Espagne, de
voir que ce tableau,quiresteabsolumentvrai pour la plus grande par-
tie des landes, a changé de physionomie partout où a passé le che-
min de fer, et qu'à droite et à gauche, sur un rayon plus ou moins
étendu, la santé, l'aisance et presque la gaieté ont régénéré le ter-
ritoire. Le pin , le chêne, le chêne-liège, le bouleau, l'acacia, y mê-
lent leurs verdures ; un peu de maïs et même quelques légumes y
poussent dans des cantons taillés parmi la bruyère et la fougère ;
des vaches, des volailles, animent ce paysage tout plein de senteurs
aromatiques , et l'on voit , vêtus de bons vêtements , propres et le
regard satisfait, les habitants que la vapeur el le télégraphe ont
forcés à croire aux merveilles du temps et qui touchent enfin à une
sorte de richesse depuis que la récolte des résines a été perfectionnée
dans ses procédés, et que le prix des résines elles-mêmes a triplé et
quadruplé.
Ce changement , accompli en peu d'années , prouve évidemment
qu'il n'est point de sol dont la main de l'homme ne puisse tirer
parti. De bons esprits , à la vue de ces résultats, déclarent que l'on
ne peut plus douter qu'un jour les landes aient disparu; mais ils
déclarent aussi qu'il est impossible de presser le pas du temps , et
qu'il faut d'abord savoir attendre et ensuite ne pas employer d'au-
tres moyens que ceux qui ont réussi jusqu'à ce jour. Le premier soin
à prendre, c'est de dessécher le sol. Or il est facile de creuser des ca-
naux d'écoulement dans une plaine où les relèvements sensibles de
la terre n'atteignent presque jamais la hauteur d'un demi-mètre, et
au besoin, sans canaux d'écoulement, des routes bien tracées suffi-
sent à l'assainissement. Les travaux.du chemin déferle prouvent. Les
routes dessèchent et civilisent. Qu'on les multiplie donc dans tous
les sens , et puisque les landes manquent de bras et d'argent , que
l'on décide les communes à vendre une partie, le tiers de leurs im-
menses propriétés. A 80 francs l'hectare , 113,943 hectares d'une
terre stérile donneront 9,115,440 francs (1). On peut commencer
(l) J'analyse ici un plan de régénération trcs-dtudié et très-sensë, qui
a été publié en 1860 par le Moniteur et qui est de M. J. Ferrand, alors
secrétaire général de la préfecture des Bouches-du-Rliône.
352 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
avec cela, la loi de 1857 aidant. On creusera des puits d'eau sa-
lubre dans chaque village; on ouvrira des routes en employant, au
besoin , des ateliers militaires , et une fois ces routes tracées , on
sèmera le pin maritime presque partout.
Ce n'est que par la culture forestière que Ton peut transformer
le sol sur toute son étendue, sans attendre des siècles , mais en se
résignant à attendre encore bon nombre d'années. Quelques ingé-
nieux et opiniâtres capitalistes pourront bien créer çà et là de véri-
tables fermes , et avec de la marne et des calcaires (point de phos-
phate, il est inutile sur l'alios) , ils récolteront du blé; mais il en
coûte cher pour réussir dans ces expériences , et il peut en coûter
cher môme pour échouer. Avant de voir les landes transformées en
prairies et en champs de céréales, on doit les voir tout entières cou-
vertes de forets. Peut-être pourra-t-on plus tôt faire une place aux
vignes ; car le cep de Médoc pousse dans le même sol que celui des
landes; mais enfin qu'on ne se hâte point, voilà l'essentiel.
Ainsi pensent bien des gens capables, et certes ils n'ont pas tort,
s'il ne s'agit que de tentatives évidemment trop mal combinées
pour arriver au succès, ou trop coûteuses pour arriver à un succès
raisonnable.
Mais ne voyons-nous pas que, dans une région aussi stérile, aussi
désolée que les Landes, dans la Crau, une partie de l'aire pierreuse
a été si bien transformée par les dépôts de limon du canal de la
Craponne qu'il y verdoie de beaux prés, et que le mûrier et l'olivier
y prospèrent? Et ne savons-nous pas, par les observations et les
calculs de M. Hervé-Mangon (1), qu'en une année la Durance en-
(1) La Durance, dit M. Hervé-Mangon, est pour ainsi dire la seule ri-
vière de France dont les eaux soient largement utilisées pour les irri-
gations. Dix-huit canaux d'arrosage lui empruntent 69 mètres cubes
d'eau par seconde à l'étiage. Elle offre donc les enseignements pratiques
les plus variés, et doit particulièrement fixer l'attention. Or, du l^r no-
vembre 1859 au 31 octobre 1860, elle a entraîné 10,770,313 mètres cubes
de matières solides, pesant 17 millions de tonnes. Un cube de terre de
240 mètres a, par conséquent, été enlevé aux terrains supérieurs et en-
traîné dans les parties basses du cours de la rivière jusqu'à la mer. Si
ce limon se déposait entièrement sur le sol, il recouvrirait d'une couche
d'un centimètre d'épaisseur l'énorme surface de 107,703 hectares. Une
couche de 0"'30 d'épaisseur de ces limons, ou 3,000 mètres cubes par
hectare, constitue dans la Vaucluse des terres excellentes. La Durance
entraîne donc chaque année un volume de terre végétale cqui\ aient à
I
FERTILISATION DES LANDES. 353
traîne une (luantité de limon suflisanle })()ur créer 3,000 hectares
de la meilleure terre lal)oura])le? H pourrait donc se faire (jue l'on
ait un moyen de fertiliser les Landes aussi sûr et bien moins lonj,'
que celui de leur transformation en forêts de pins maritimes.
Vaincre le temps, ce n'est pas une si médiocre victoire, si l'on
donne à son pays la moisson de ()00,000 hectares de blé et si l'on
celui do 3,î)00 hectares. En cinquante années, elle transporte donc
î\ la mer l'équivalent du sol arable d'un fléj)artcment moyen. Les
I7,"23!2,50i tonnes de matières solides entraînées en un an par la Du-
rance, ;\ Mérindol, sont formées :
De 9, '263, 686 tonnes d'argile,
De 6,840,855 tonnes de carbonate de chaux,
De 13,794 tonnes d'azote,
De 95,438 tonnes de carbone.
Et enfin de 1,018,728 tonnes d'eau combinée et de matières diverses;
le tout réuni dans les conditions les meilleures pour la constitution des
terres arables les plus fertiles. Si une seule rivière entraîne par an, à
l'état de combinaison propre au développement de nos plantes cultivées,
13,794 tonnes d'azote, pourquoi l'agriculture française achète-t-elle au
dehors, au prix des plus grands sacrifices, d'autres matières azotées?
Or, cette importation, qui fournit à peine une égale quantité d'azote,
coûte chaque année, au chiffre moyen, une trentaine de millions de
francs.
La proportion de carbone contenue dans les limons naturels exige,
croyons-nous, quelques explication. Si les limons charriés en un an par
la Durance se perdent en totalité dans la profondeur des mers et qu'ils y
soient à l'abri, comme on peut le supposer, de l'action oxydante de l'air,
les 95,438 tonnes de carbone qu'ils renferment se trouvent enlevées à la
terre végétale et par suite à l'atmosphère. Cette quantité de carbone,
entraînée en une seule année et par une seule rivière et perdue dans
les profondeurs des mers , formerait l'acide carbonique d'un volume
d'air normal de 100 mètres de hauteur et de 904,242 hectares de base,
c'est-à-dire qu'elle égalerait la quantité que fixerait en un an une forêt de
47,710 hectares d'étendue. L'action continue d'effets de cette nature et
la formation des dépôts de combustibles fossiles suffisent à expliquer
l'appauvrissement en acide carbonique que notre atmosphère paraît
avoir subi depuis les anciennes périodes géologiques. Les expériences
faites sur une luzerne et sur une prairie ont démontré que les quantités
de limon retenu par le sol étaient de 16.37 et 10 tonnes par hectare, re-
présentant une couche variant de moins de 1 millimètre à plus de
2 millimètres. Dans certaines cultures plus largement arrosées, l'ex-
haussement du sol est quelquefois plus fort. La Loire et ses affluents
fournissent des résultats de même ordre. En résumé, les limons que les
fleuves transportent à la mer sont enlevés aux terres en culture, ou bien
aux surfaces dénudées du territoire. Dans le premier cas, Tagriculture,
2^ SÉRIE. T. XLVi. — [o juin 18G5. 23
354 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
arrache un siècle plus tôt 300,000 hommes à la lièvre, à l'oisiveté, à
la misère, à l'ignorance.
Or, il est venu à la pensée d'un de nos ingénieurs les plus distin-
gués du service départemental, M. Duponchel, chargé des ponts et
chaussées de l'Hérault, d'appliquer aux Landes tout entières le sys-
tème de fertilisation par le limonage et le colmatage que la nature
elle-même emploie non-seulement sur les rives de la Durance, mais
dans toutes les vallées où les eaux des torrents déposent les terres
dont elles sont chargées. Ce n'est pas seulement avec de la terre
végétale enlevée du sommet des monts que ces torrents engraissent
les plaines étroites, c'est avec les éléments d'une terre nouvelle
qu'ils déchirent sur les rochers, qu'ils mêlent, qu'ils broient et
pétrissent dans leur cours. Jusqu'à présent, ils ont toujours porté
ce trésor aux mêmes lieux; mais, dès qu'il est prouvé qu'on peut
diriger et développer cette force de création, pourquoi ne pas l'en-
treprendre? M. Duponchel s'est déjà fait connaître par le projet,
aujourd'hui en cours d'exécution et de réussite, du dessèchement et
du dessalement des terres marécageuses qui bordent la Méditerra-
née. Cessant de se borner à l'amélioration, à l'extension des terres
végétales déjà formées par un meilleur aménagement du limon des
rivières, il s'est demandé s'il ne serait pas possible de réaliser arti-
ficiellement l'œuvre de la nature, de fabriquer enfin des alluvions
en utilisant l'action mécanique des torrents si nombreux de nos
montagnes et de les conduire par des canaux d'une espèce particu-
lière sur les terres, sur toutes les terres qui attendent qu'on les
féconde.
On s'inquiétait de la lente désagrégation du sol des montagnes
rongées par les eaux des torrents, et peut-être est-ce là l'une des
plus larges sources de fertilité qui puissent être mises à notre ser-
vice.
en ne les arrêtant pas, abandonne une partie de son capital le plus pré-
cieux. Dans le second cas, elle réalise un manque à gagner; elle renonce
à une conquête que la nature met si généreusement à sa disposition.
Nous le répétons, une seule de nos rivières, la Durance, transporte,
chaque année, 10 millions de mètres cubes de limon, contenant autant
d'azote que 100,000 tonnes de guano, et autant de carbone que pour-
raient en fixer par an 47,000 hectares de forêt. Qu'est-ce donc si Ton
rélléchit à ce que nos grands fleuves, la Gironde, le Rhône et leurs
affluents pourraient fournir et jettent en pure perte à la mer de millions
de mètres cubes d'un limon aussi fécondant que le guano ?
FERTILISATION DES LANDES. 355
« Les neuves les plus riches eu limons, dit M. Duponchel, en
contiennent à peine 1 ou 2 millièmes de leur volume en temps de
crue et en sont totalement dépourvus pendant la majeure partie de
l'année. Par le fait même de la grande masse dans laquelle ils sont
disséminés, ces limons fécondants ne pourront jamais, quoi qu'on
fasse, être ([ue trcs-incomplétement utilisés; la majeure partie
continuera de se rendre à la mer, sans prolit pour personne.
« Rien n'était donc plus naturel que de se demander s'il ne serait
pas possible de réaliser, sur une bien plus petite échelle, quant à la
masse des eaux, mais avec une bien plus grande intensité d'action,
quant à la quantité des matières entraînées, le phénomène naturel
qui produit les alluvions végétales.
« Les travaux à faire doivent nécessairement comprendre quatre
opérations distinctes, autant que possible produites par l'action
mécanique des eaux courantes, qui sont : la désagrégation des
masses minérales, leur trituration et leur mélange, leur transport
au lieu d'emploi, enfin leur distribution sur tous les points que l'on
veut féconder. )>
Pour la désagrégation, on choisira dans les montagnes des par-
ties composées de matières déjà friables et que l'on pourra dislo-
quer par des éboulements convenablement dirigés. Tout le monde
sait avec quelle facilité s'éboulent d'eux-mêmes les coteaux argileux
dont on a entamé le pied par un déblai. Mais il y a une autre mé-
thode à employer, méthode toute puissante pour opérer la décom-
position mécanique des grandes masses affouillables où les argiles,
les marnes, les cailloux roulés et tous les débris diluviens se trou-
vent amoncelés, c'est l'abattage au jet d'eau, qui est devenu si usité
en Californie pour l'exploitation des roches aurifères, et qui permet
à quatre ouvriers de dissoudre et de laver en dix heures, avec un
volume d'eau qui ne dépasse pas 500 litres à la seconde, un cube de
déblais de 3,000 mètres. Les massifs attaqués par ces jets d'eau une
fois disloqués et désagrégés, c'est encore à l'action mécanique de
l'eau que l'on aura recours pour les triturer, les broyer, les amener
à l'état de division et de mélange nécessaire à la production des
bonnes terres végétales. Tous les débris minéraux, mêlés aux eaux
qui les auront entraînés, seront reçus dans un canal broyeur à forte
pente, muraille sur ses deux parois et pavé à sa base en matériaux
réduisants. Lancés à grande vitesse dans ce canal, les débris des
roches les plus dures, roulant les uns sur les autres et se heurtant
incessamment contre les aspérités du coursier, seront promptement
356 JUUimAL DES ÉCONOMISTES.
réduits en une boue semblable au limon le plus fin des rivières.
Nous verrons tout à l'heure qu'il n'est pas indispensable de con-
struire des canaux broyeurs, si l'on trouve dans les flancs des
montagnes des quantités suffisantes de matières friables et qu'en
effet il en existe des dépôts très-importants dans les Pyrénées ; mais
si l'on peut élever quelques objections contre la construction d'un
tel canal, ce ne peut être que sous le rapport de la dépense d'éta-
blissement et d'entretien, car il n'y a pas de doute à concevoir sur
l'efficacité de l'appareil, puisque les torrents naturels n'ont pas un
lit aussi vigoureusement formé pour le broyage des débris miné-
raux, et que, dans des cours d'eau qui ne sont que médiocrement
torrentueux, ou du moins qui ont cessé de l'être et qui s'écoulent
sur des marnes, il suffit d'une descente de 30 ou de 35 kilomètres
pour amener à l'état de v-ase fluide d'énormes amas de cailloux
roulés détachés de la roche jurassique la plus dure. C'est tout au
plus si quelques silex résistent un peu plus longtemps. Ils forme-
raient au besoin des sables qui combleraient des marais et seraient
mélangés artificiellement avec les limons tirés du courant boueux.
Une fois l'œuvre de broyage achevée, et elle peut l'être immédia-
tement au pied des hauteurs si l'on ne fait ébouler et si l'on n'af-
fouille que des massifs aisément désagrégeables, le canal primitif se
continuera par un canal de moindre pente, toujours muraille sur
ses flancs, pour conserver une section régulière, une vitesse con-
stante et éviter ainsi les dépôts , et qui se divisera en canaux de
second et de troisième ordre, tracés suivant les lignes de faite des
dernières saillies du sol. Le système s'achèvera par un réseau de
rigoles qui serviront à la fois au dessèchement des terres et au ré-
pandage des limons artificiels.
Tel est le plan d'une opération qui créerait des torrents artificiels
chargés de cent fois plus d'éléments limoneux que n'en porte la
Durance, pour citer l'un des cours d'eau qui fournissent le plus de
bonne terre végétale à l'agriculture, et qui dirigerait ces torrents,
transformés en canaux, sur toutes les parties stériles du terri-
toire.
M. Duponchel a été choisir sur le flanc des Pyrénées l'emplace-
ment du grand atelier de sa fabrication des terres arables. Il l'éta-
blit sur la dérivation de la Neste, rivière dont les eaux abondantes
sont alimentées par la fonte des neiges pyrénéennes et que, pour
alimenter les rivières de l'Armagnac, l'on a conduite depuis quel-
ques années déjà sur le plateau de Lannemezan , situé à une hau-
FKKTIMSATION OKS LAMDF.S. 357
lourde (îOO mt'tres. Cette durivatiuii e;U deveime inutile, du moins
en grande partie. Il y a là un canal qui fournit n'.gulièrement
7 mitres cui)es d'c^au à la seconde. Kn le prolongeant d'environ
l!2 kilomètres, juscpie sur la ligne du t'aîte principal ([ui scpare le
Boues, aflluent extrcnie de l'Adour, du Lison, afïïuent de la Baïse,
on arrive, au delà du village de Bernadets, devant un coteau argi-
leux d'une hauteur de 60 ou 80 mètres et d'une épaisseur de 7 à
800 mètres. M. Duponcliel y trouve la base du nouveau sol culti-
vable des Landes.
Avec une dépense de 500,000 francs, il propose de creusera
partir de ce pont un canal de trituration, long de 10 kilomètres,
qui aboutira près du village de Vidoux, sur la route d'Auch à
Tarbes. Il s'y changerait en un canal de conduite jusqu'au point
de bifurcation des deux faîtes princq)aux de la région des Landes,
un peu en amont de Captieux, à 132 mètres de hauteur. Divisé alors
en deux branches, il se dirigerait à droite vers Lesparre et la pointe
de Grave, premier embranchement moins urgent à établir que le
second, et, à gauche, il suivrait sur une longueur de 75 kilomètres
la ligne de faîte qui sépare la Midouze de la Leyre. De ce côté, le
point d'arrivée serait au relais de poste situé entre la Harie et Cas-
tets, sur la route de Bordeaux à Bayonne. C'est sur ces deux divi-
sions principales du canal générateur que s'embrancheraient, dans
la direction de tous les faîtes secondaires, les petits canaux à sub-
diviser ensuite en rigoles.
Nous n'attachons qu'une valeur relative aux calculs de l'exécu-
tion. M. Duponchel, il n'en faut pas moins les produire, estime
qu'il suffirait de 10 millions pour établir son système de canalisa-
tion fertilisante jusqu'aux points où commencerait la construction
des rigoles particulières creusées aux frais des localités et des indi-
vidus. Il évalue à 200 millions de mètres cubes le débit courant du
canal de colmatage et pense que, dans l'état de saturation, les eaux
transporteraient 20 millions de mètres cubes d'alluvions qui, aux
points extrêmes, pourraient être livrés à l'agriculture au prix de
0i039, moins de 4 centimes. En menant les travaux jusqu'à la
pointe de Grave, le prix de revient ne dépasserait pas 0^06, et,
comme il suffit de répandre une couche de 0"10 sur le sol pour le
rendre immédiatement cultivable, l'hectare ne coûterait que
60 fr. à transformer, c'est-à-dire, pour parler avec exactitude, à
créer.
358 JOURNAL DKS ÉCONOMISTES.
Si l'expérience prouve qu'il convient de faire entrer les calcaires
en assez forte proportion dans le limon artificiel détaché des masses
argileuses du plateau de Lannemezan, M. Duponchel, remontant le
cours de la Neste, lui emprunte, entre Arreau et La Bastide, un vo-
lume d'eau d'un mètre cube à la seconde, pour briser et triturer
d'autres roches, dont les éléments vont se joindre à l'argile fabri-
quée en aval. Le prix du mètre cube de l'alluvion composée se-
rait alors de 0^057 au centre des Landes et de 0^072 à la pointe de
Grave.
N'entrons pas plus loin dans les détails. Appliqué seulement aux
Landes, le système proposé, avec une dépense première de 11 mil-
lions et 1,100,000 francs de frais annuels d'entretien, permet
d'amener tous les ans à l'état de culture parfaite 20,000 hectares
d'une terre qui ne vaut pas toujours 100 francs l'hectare, et qui,
dès la première année, rapporterait beaucoup plus.
Et, en élargissant le cercle de l'action de ce système, ce que la
Neste ferait pour les Landes et le département du Gers, l'Adour, ou,
mieux encore, le Gave de Pau, le ferait pour les Basses-Pyrénées;
la Garonne, l'Ariége, l'Aude, pour le haut Languedoc; les torrents
du Canigou pour le Roussillon; la Durance et le Var pour toute la
Provence; l'Isère et l'Arve pour le Dauphiné; l'Aar pour la Franche-
Comté et l'Alsace; sans parler de ce qu'avec un aménagement par-
ticulier des eaux et par l'emploi de réservoirs, on pourrait obtenir
des montagnes du centre, des Cévennes et des Vosges. Nous ne je-
tons pas ici les yeux au delà des frontières de la France. Et pour-
tant que de rêves aussitôt surgissent devant l'imagination, s'il est
vrai que sur la face entière du globe, partout où le sol cultivable
manque encore, il est en notre puissance de le créer ainsi, en
chargeant les eaux des montagnes de pétrir quelque poussière
détachée de leurs flancs arides et de la répandre en limon sur les
déserts! Nous avions les irrigations et les puits artésiens. Ne
peut-on pas, ne doit-on pas tenter de se donner un instrument de
fécondation d'une vigueur bien autrement merveilleuse? Personne
ne s'étonne de voir 100 ou 150 millions consacrés à l'ouverture
d'un tunnel de 12,000 mètres sous le mont Cenis et 200 ou 300 mil-
lions à celle du canal de Suez. On ne s'étonnerait pas d'en voir dé-
penser 15 ou 20 pour fertiliser toutes les Landes en trente ans.
Nous comprenons toutes les objections des gens du métier sur
des détails du métier. On y répond que, par un moyen ou par un
FERTILISATION DES LANDES. 359
autre, la tlu'orie indiquée peut recevoir son exécution (1), et le
principal est de l'avoir trouvée. Nous admettons encore qu'il eût
mieux valu proposer de pareils plans au moment où les premières
plantations de pins n'étaient pas faites dans les Landes, et nous
croyons en elïet, même dans l'hypothèse très-probable de la dimi-
nution prochaine du prix des résines, que peu à peu toute la terre
s'y couvrira de bois; mais d'abord il faut plus de temps qu'on ne
croit pour cette plantation complète, et il n'est pas nécessaire de
s'en tenir à un moyen de régénération quand on en découvre un
meilleur, et enfin, si ce n'est pas aux Landes proprement dites,
c'est à toutes les plaines stériles qu'il s'agit de rendre la vie.^
Paul Boiteau.
(1) Voici quelques lignes extraites d'un mémoire récent de M. Du-
ponchel :
« L'observation de ce qui se passe dans les rivières naturelles dé-
montre que les matières limoneuses, les seules utiles à la fertilisation
des Landes, ne pourraient jamais se déposer dans un courant. On n'au-
rait à craindre l'obstruction des canaux que de la part des sables et
galets quartzeux, contenus en proportion plus forte que nous ne l'avions
supposé, dans le terrain diluvien à désagréger.
« Toute la difficulté devrait consister à épurer les alluvions en les
débarrassant de ces déjections quartzeuses. On y arriverait par un dé-
bourbage, au départ, et l'établissement d'une tète de canal broyeur à
forte pente, dans lequel seraient ménagées des vannes de fond, libre-
ment ouvertes et disposées pour laisser échapper, au prix d'une faible
déperdition d'eau, la totalité des déjections quartzeuses, qui seraient
amoncelées et cantonnées en grands entrepôts dans des ravins et sur des
terrains destinés à cet usage, au pied des coteaux de la ligne de faîte
longée par le canal à son sommet.
« La question du canal broyeur des calcaires, qui nous avait surtout
attiré de vives objections, peut être considérée comme n'ayant plus
aujourd'hui qu'un intérêt purement théorique. Une nouvelle explora-
tion, faite sur les indications de M. l'ingénieur en chef des mines Jac-
quot, nous a permis de constater en effet que la formation du diluvium
argileux qui s'étend sur le plateau de Lannemezan n'est que superficielle
et recouvre partout, à une profondeur plus ou moins grande, un étage
ré2;ulier de marnes tertiaires, susceptibles d'être attaquées et désagré-
gées au jet d eau. Les argiles, vrais feldspaths décomposés, contenant
d'ailleurs des silicates alcalins et des phosphates, on trouverait sur
place à la fois tous les éléments constitutifs d'une excellente terre végé-
tale, dont on pourrait faire varier à volonté les proportions relatives,
en poussant l'attaque plus ou moins haut sur les flancs des coteaux. »
3fi0 JOURNAL DF.S ÉCONOMISTES.
RÉSULTATS GÉNÉRAUX
DES DïmOMBREMENTS RÉCENTS
DANS LES DIVERS PAYS
Nous avons analysé le plus succinctement qu'il nous a été possible
les nombreux et intéressants résultats de l'enquête ouverte par l'admi-
nistration française, à Toccasion du 10® recensement général de la po-
pulation de la France en 1861 (1). La valeur de ces documents se dé-
gagera bien plus clairement, si nous les rapprochons des renseigne-
ments analogues recueillis récemment, dans les mêmes circonstances,
par les principaux gouvernements de l'Europe. Nous procéderons par
ordre alphabétique de noms de pays.
Angleterre. — On n'a guère que des évaluations sur les progrès de la
population au xviu*^ siècle de cette partie du Royaume-uni. Cependant
ces évaluations, rapprochées des census du siècle suivant, ne paraissent
pas être très-éloignées de la vérité. Nous les reproduisons ci-après
d'après M. Gulloch :
nOO SjiTb.OOO -«720 5,563,000 4740 6,004,000 4760 6,736,000 4780 7,933,000
4740 5,240.000 4730 5,796,000 4750 6,467,000 4770 7,428,000 4790 8,673,000
Le premier recensement officiel remonte, en Angleterre comme en
France, à l'année 1801 (7 avril). Six autres lui ont succédé depuis, qui
ont fait connaître les accroissements de population ci-après: 1801,
9 106,171; 1811, 10,454,529; 1821, 12,172,664; 1831, 14,051,986;
1841, 16,035,198; 1851, 18,054,171 ; 1861, 20,066,224. Ces accrois-
sements, ramenés à 100 habitants, ont été successivement de 14 (1801-
1811); 16(1811-21); 15(1821-31); 14(1831-41); 13(1841-51); 12
(1851-61). D'après ces données numériques, V la population de l'An-
gleterre a doublé en un demi-siècle ; 2'' son accroissement proportionnel
n'a pas cessé de faiblir depuis 1821. Ce double fait est dû, en partie, au
progrès de l'émigration, en partie à une diminution de la fécondité des
mariages. La période de doublement de la population anglaise, mesurée
à l'accroissement constaté de 1831 à 1841, et de 1841 à 1851, est de
65 ans; mais elle s'élève à 145 ans, si on calcule de 1851 à 18G1, et
à 76 ans de 1831 à 186 i. — Sa densité était de 93,03 habitants par
(1) Voir le numéro de janvier 1865, t. XLV, p. 76.
D1^:N0MBHKMENTS RI^XENTS dans les DIVKHS pays. 361
kilomMro carré en 1831 ; de 10(),17 on \M\ ; (h 1()î),r,3 en 1851 ; de
I3i>,8:> en 18(11.
En 18()1, on a d('nuinl)ré v.n Anp,le,terrc 1^' 3,9r)r).3()8 maisons, dont
3,7-15,463 liahilées, 18'i,345 non liabilées, el 27,580 en consLrnclion,
soil5,07 personnes par maison, et. 5,36 par maison habitée ;2'^ 4,^91,524
fannlles onména{îes, soit i/tJ personnes par famille et 1,20 famille par
maison habitée. Ce dernier chiffre indique qn'en Anijleterre un très-
{jrand nombre de familles occupe une maison entière.
Il a été recensé 84,090 étran(îers (domiciliés ou non), ou 0,42 pour
100 habitants. Parmi ces étrangers, les Français fî[juraient pour 12,989
ou 15,44 0/0. La même année, les 20 millions d'habitants se divisaient
en 9,776,259 individus du sexe masculin (48,72 0/0) et 10,289,965 du
sexe féminin (51,28). Le rapport sexuel oscille ainsi quMl suit de 1831
à 1861 : 108,15 femmes pour 100 hommes en 1831 ; 108,03 en 1841 ;
107,87 en 1851; 111,56 en 1861. Après avoir diminué de 1831 à 1851,
il s'est donc subitement et fortement élevé en 1861. Ce résultat paraît
être dû, d'une part à l'émip^ration, qui habituellement porte surtout
sur le sexe masculin, puis à l'immigration irlandaise et écossaise dans
laquelle le sexe féminin domine. La population de chaque sexe se ré-
partissait ainsi qu'il suit par état civil (nombres absolus et p. 100 ha-
bitants).
Sexe masculin. Sexe féminin.
Enfants et
Enfants et
■
célibataires.
Mariés.
Veufs.
Total.
célibataires.
Mariées.
Veuves.
Total.
5,987,861
3,428,443
3o9,9b5
9,776,209
6,044,296
3,488,9o2
736,717
10,289,965
29.84
n.09
1.79
48.72
30.t2
n.39
3.77
51.28
Si Ton divise, au point de vue des âges, la population en deux grands
groupes (de moins et de plus de 15 ans), on trouve que 7,150,024 (dont
3,587,756 garçons et 3,562,268 filles) avaient, en 1861, moins de 15 ans;
c'est 356 pour 100 habitants; — 12,916,200 (dont 6,188,503 hommes
et 6,727,697 femmes) avaient plus de i5 ans; c'est 644 pour 1,000.
L'âge moyen de la population était de 26,13 ans pour le sexe masculin,
de 26,92 pour le sexe féminin, de 26,53 pour l'ensemble de la popu-
lation.
Il a été recensé, en 1861, 19,532 aveugles ou 95; 12,236 sourds-
muets ou 61, et 24,345 aliénés (dans les asiles seulement), ou 116 pour
100,000 habitants.
Le rapport des professions à la population, réduite à 100, s'établit
ainsi qu'il suit :
Épouses, Autres industries
Professions enfants, parents, Commerce. Agriculture. Industrie, et industries Total,
libérales. domestiqueSjCtc. improductives.
2.43 57.39 3.14 iO.iS 24.17 2.74 100
362
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Remarquons que la profession de 19,915,334 habitants sur 20,006,224
a pu être constatée. C'est un résultat qui fait honneur aux aji^ents du
recensement en An^yleterre. Nous sommes moins heureux en France;
mais il importe de savoir que, chez nous, le recensement, confié exclu-
sivement aux maires, s'opère aux frais de la caisse municipale, c'est-à-
dire avec une parcimonie extrême au point de vue du nombre et de la
quotité des afyents; tandis qu'en An^^leterre il est effectué par un corps
spécial de recenseurs, salariés par TEtat et sévèrement contrôlés.
En 1861, Farmée (en g^arnison dans la métropole et les colonies) avait
un effectif de 131,944 hommes : c'est 0,66 pour 100 habitants.
Autriche. — La population recensée en 1857 (31 octobre) date du
dernier recensement dans ce pays, s'élevait à 37,754,856, dont
35,331,823 sujets autrichiens, domiciliés dans l'empire et présents au
moment du dénombrement, et 2,423,033 simplement résidents ou de
passage. Le nombre des sujecs autrichiens domiciliés, comprenant les
présents (35,331,823) et absents (2,119,060), était de 37,450,883.
C'est à ce dernier nombre que s'appliquent les faits qui vont suivre.
Mais d'abord indiquons les proportions d'accroissement de la population
de Fempire depuis 1830, date du premier dénombrement complet,
c'est-à-dire ayant compris à la fois la population civile et Farmée.
Accroissement
Période
Années.
Population.
Absolue.
P. 100 par an.
de doublement.
1830
34,082,469
1834
33,528,583
— 553,886
— 0.40
Diminution.
1837
35,411,734
1,883,151
-f- 1.87
37 ans.
1840
36,585,429
1,173,695
+ 1.10
63 ans.
1843
35,593,342
— 992,087
— 0.90
Diminution.
1846
36,950,547
1,357,205
+ 1.27
55 ans.
1851
35,750,620
— 1,199,927
— 0.65
Diminution.
1857
37,754,856
27 ans
2,004,236
+ 0.93
-f- 0.40
75 ans.
Total en
. . 3,672,387
174 ans.
On voit que le mouvement de la population autrichienne a subi
des oscillations assez sensibles. Si les chiffres qui précèdent sont le
résultat de véritables recensements, sur huit trois auraient mis eii lu-
mière une diminution plus ou moins notable. La première se produit
de 1830 à 1831 et s'explique très-probablement par les ravagées du
choléra de 1832-33. Celle, bien plus considérable, que l'on constate de
1840 à 1843, ne peut ^nhre avoir été provoquée que par des épidémies.
La troisième est dû à la mortalité extraordinaire résultant de la cherté
de 1846-47.
Revenons au census de 1857, — Il a été recensé, cette année,
DÉNOMBREMENTS RÉCENTS BANS LES DIVERS PAYS. 303
5,728,974 maisons et 8,123,308 ninna^^is; c'est 0,54 habilanls par
maison; 4,01 hal)ilanls par ménaf;n et, 1,42 ménaf;es par maison. —
La popnlalion (37,450,883) se réparLissait ainsi (|u'il suit par état civil :
Sexe
masculin. Kminin. Total.
Enfants ot célibataires. . . . ii,4l7,0r)G 40,r350,6r)0 21,967,715
Pour 100 30.49 28.17 58.60
Mari(^ 0,623,295 6,634,014 13,257,909
Pour 100. . , 17.69 17.72 35.41
Veufs 643,890 1,581,369 2,225,259
Pour 100 1.72 4.21 5.93
Total 18,684,241 18,766,642 37,450,883
49.90 50.10 100.00
La population se divisait par cultes comme il suit : On avait compté
26,704,552 catholiques romains, 3,526,954 catholiques grecs et 9,737
Arméniens du même culte; en tout 30,241,243 catholiques ou 80,760/0;
— les Grecs non unis étaient au nombre de 2,918,127 et les Arméniens
enraiement non unis, de 3,513; en tout 2,921,640 ou 7,80 0/0; — sur
3,182,743 protestants ou 8,50 0/0, 1,218,856 appartenaient au culte
luthérien et 1,963,887 à l'église réformée; — 50,874 unitairiens
(0,14 0/0) et 1,050,420 Israélites (2,80) complètent ce recensement
spécial. Le culte de 3,963 individus seulement n'avait pu être constaté.
Au point de vue des nationalités, la population indigène recensée en
1857 (non compris la partie de la Lombardie distraite en 1859) se ré-
partissait dans les proportions ci-après; 6,132,742 Tchèques, Mora-
viens et Slovaques; 2,159,648 Polonais; 2,752,482 Ruthéniens;
1,183,533 Slavéniens; 1,337,010 Croates; 1,438,201 (Slavéniens et
Dalmates compris); 24,060 Bulgares; 4,947,134 Magyiares; — la
race latine était représentée par 2,558,717 Italiens, 416,725 Frioulains,
14,498 Ladiniens et 2,642,953 Roumains orientaux. Les races diverses
comprenaient 3,175 Albanais, 2,255 Grecs (Macédo-Valaques compris)
16,131 Arméniens, 146,100 Bohémiens et 1,049,871 Juifs.
Réunies par grands groupes, les diverses nationalités dont l'énu-
mération précède occupent dans l'ensemble de la population, au point
de vue de leur importance, la place ci-après ;
Allemands. Slaves. Magyares. Race latine. Israélites. Autres races. Total.
7,88ft,02:j ^:i,037,f.4G A,0'il,]3't o,r.32,'î93 t, 0-19, 871 ^C7,7Gt 34,724,830
22.73 43.30 ^4.26 -10.22 3.03 0.4C 400,00
La prédominance pumérique des femmes dans l'ensemble des popu-
lations soumises au sceptre de l'Autriche, tend à diminuer. Leur nom-
bre pour 100 hommes est en effet successivement descendu de 103,08
en 1837, à 102,99 en 1840, à 101,77 en 1846, à 100,55 en 1851, à
."^n4 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
i00,'14 en 1857. — Lo nombre d'Iiabitanls par kil. carré (population
S])écifi(|ue) a varié avec le cliifire de la populalion. Il était de 53,78 en
1837; de 55,89 en 1810; de 56,14 en 1846; de 51,73 en 1851; de
56,59 en 1857.
Les 37,450,883 habitants de 1857 se divisaient en 12,046,350 en-
fants de 0 à 15 ans et 25,404,433 adultes. C'est 322 enfants et 678 adul-
tes pour 1000 individus. L'Af^e moyen de la population était de 26,83 ans
pour le sexe masculin, de 26,76 pour le sexe féminin, de 26,79 pour
l'ensemble des habitants.
Les adultes mâles exerçaient les fonctions ci-après :
Professions Agriculture laduslrie
libérales (propriétaires (arts et Total
(propr. urbains ruraux et métiers (moins
et rentiers ouvriers agricoles comprise Commerce. Journaliers. l'armée),
compris). compris!.
1,096,779 7,086,659 4,971,524 1,295,969 2,471,491 13,922,422
7.88 50.91 14.15 9.31 17.75 100.00
L'armée (795,144 hommes) était, à la population totale, dans le rap-
port de 2,12 0/0.
Bavière. — Sauf de 1852 à 1855, la population de ce royaume a suivi,
de 1837 ta 1861, le mouvement ascendant continu ci-après :
<837. -1840. ^843. 4 846. 4852. 48bo. -t8b8. 4864.
4,34»,4C9 4,370,977 4,440,327 4,304,874 4,b58,6o8 4,544,556 4,015,748 4,689,837
L'accroissement en 24 ans a été de 374,368 habitants, ou de 8,67 0/0
(0,36 par an). A ce taux, la période de doublement serait de 193 ans.
N'oublions pas que la Bavière est un des États allemands qui perdent le
plus de leurs habitants par l'émigration. — Le rapport sexuel (femmes
pour 100 hommes) a constamment diminué depuis 1840. De 105,04,
cette même année, il s'est successivement abaissé à 104,89 en 1843;
104,53 en 1846; 104,13 en 1852; 103,73 en 1855; 102,76 en 1858
et 102,63 en 1861. — La population spécifique a grandi comme le
nombre des habitants ; de 56,66 personnes par kil. carré, elle a monté
à 61,58 en 1861. — On a recensé 1,131,054 familles en l86l, soit
4,15 personnes par famille. — 1,301,312 habitants avaient de 0 k 14 ans
ou 278 pour 1,000 et 3,388,525 plus de 14 ans (722 pour 1,000). —
Les professions n'ont été dénombrées en 1861 que pour les chefs d'éta-
blissement et les ouvriers adultes mâles. Les arts et métiers occupaient
370,056 personnes de ces deux catégories; la grande industrie 471,517;
le commerce, 256,907.
Belgique. — Deux dénombrements seulement ont été opérés dans ce
pays depuis qu'il a été érigé en État indépendant; le premier en 1846,
le second en 1866. En 1846 on a recensé 4,337,196 habitants, dont
DENOMBKFJIENTS lU'^CKNTS DANS LES PIVKUS PAYS. 3G5
2,l(i3,rr23 du sexe masculin et 2,173,673 de l'autre sexe (102,31 femmes
pour 100 hommes); en 18r,r>, 4, .520, 560, dont 2,271,783 hommes et
2,2.)7,777 femmes (09,38 remmcs pour 100 hoinmes). d'est uu accrois-
sement absolu (le lî)2,3()1 ou (l(î 0,ii 0/0; calculée pour cet accroisse-
ment, la période de doublement est de 158. — La population belp,e est
la plus apjjylomérée de rEuro[)e ; on y comptait en effet 147,2^
habitants par kil. carré en IMG et 153,77 en 185G. — 1,181,371 ou
261 pour 1,000 habitaient les villes et 3,348,189, ou 739 pour 1,000, les
campa[[nes. — Le nom])rc toîal des niaiso is s'élevait, en 1856, à
868,589, dont 834,212 habitées et 34,377 non habitées; — celui des
ménapjCs était de 936,284; on comptait ainsi 5,21 habitants par maison,
5,43 par maison habitée et 4,84 par ména^ye; enfin chaque maison
contenait en moyenne 1,11 ménaf^es.
Des 4,529,560 habitants, 4,434,780 ou 97.92 0/0 étaient nés en
Bel^yique; 17,213 ou 0.37 0/0 dans le Limbourg? et le Luxembourg?;
22,010 ou 0.49 en Hollande; 31,400 ou 0.68 en France; 15,242 ou
0.35 en Allemag:ne; 4,092 ou 0.09 en Angleterre; 4,823 ou 0.10 dans
d'autres pays. — Sur 2,271,783 habitants du sexe masculin (50.15 0/0)
1,489,458 ou 32.88 étaient des enfants et des adultes célibataires;
692,121 ou 15.28 étaient mariés; 90,204 ou 1.99 étaient veufs. Sur les
2,257,777 individus du sexe féminin (49.85 0/0), 1,403,437 ou 30.98
étaient des enfants ou célibataires, 689,876 ou 15.23 étaient mariés, et
164,464 ou 3.64 mariés. En résumé, sur 100 habitants, 63.86 apparte-
naient à la première catég-orie; 30.51 à la seconde, 5.63 k la troisième.
— ^On comptait 1,372,678 (3.03 p. 1,000) enfants de moins de 15 ans,
et 3,156,882 (677 p. 1,000) adultes. L'âj^-e moyen était, pour les
femmes, de 28.94; pour les hommes, de 30-09; pour les deux sexes
réunis, de 29.29. — L'agriculture (sylviculture comprise) employait
1,062,145 personnes ou 45.64 0/0. L'industrie, grande et petite, 866,947
ou 37.25; le commerce, 156,803 ou 6.75; l'armée, 36,106 hommes;
les professions libérales, 117,825; les services domestiques, 86,974;
ces trois dernières professions réunies, 240,905 personnes ou 10.36 0/0.
Les individus sans profession ou de profession inconnue étaient au
nombre de 2,202,700. — Le rapport de l'armée à la population s'élevait
à 0.80 pour 100 habitants.
Danemark (duchés compris). — Les quatre census les plus récents ont
eu lieu en 1840, 1845, 1855 et 1860. De 2,131,988 en 1840, le nombre
des habitants s'était élevé à 2,605,024 en 1860. C'est un accroissement,
en 20 années, de 473,036, soit de 22.19 0/0 et de 1.11 par année.
La période de doublement ainsi calculée est de 63 ans. Le rap-
port sexuel (femmes pour 100 hommes) a faibli en Danemark comme
dans la plupart des pays que nous venons d'étudier; de 101.62 en 1840,
366 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
il csl descendu à 101.29 en 1845, à 100.90 en 1855. — Le nombre des
habitants par kilomètre carré de 36.52 en 1840, s'élevait à 44.62 ea
1861.
Ecosse. — Le tableau ci-après indique le mouvement de la population
de ce pays de 1801 à 1861. La deuxième li{}ne exprime l'accroisse-
ment 0/0.
^80^. iSW. •1821. -ISS». \Si\. 48ol. 4801.
4,608,420 1,805,864 2,091,521 2,364,386 2,620,184 2,888,742 3,062,194
» 12 16 13 11 10 5.9
Ainsi l'Ecosse présente, en commun avec l'Angleterre, cette particu-
larité qu'à partir de 1821, le mouvement progressif de sa population
diminue sensiblement. La cause de ce phénomène ne saurait être cher-
chée ailleurs que dans l'émigration soit pour les pays transatlantiques,
soit pour l'Angleterre. Il résulte, en effet, des documents officiels que
sur 1,428,036 émigrants dont on a pu constater la nationalité, de 1853
à 1860, 121,530 appartenaient à l'Ecosse, c'est environ 9 0/0 du total
et 4 0/0 habitants. Cette émigration, sujet d'assez vives préoccupations
en Angleterre, est attribuée en grande partie au progrès de l'agglomé-
ration des propriétés, ainsi qu'à l'extension des cultures fourragères et
de l'emploi des machines. — La période de doublement de la population
écossaise, calculée d'après les accroissements observés de 1831 à 1861
(655,641 en 30 ans) est de 76 ans. — Contrairement à ce que nous
avons constaté jusqu'à ce moment pour le plus grand nombre des pays,
le rapport sexuel, après avoir ftiibli de 1801 à 1851 (108.15 à 107. 82\
s'élève subitement, sous l'influence d'une forte émigration, à 111.56 en
1861. — Par suite de la nature essentiellement montueuse du sol de
l'Ecosse et des quantités considérables de terres incultes qu'il renferme,
la densité de sa population est assez faible (37.74 habitants par kilo-
mètre carré en 1861).
Les 3,062,204 Écossais recensés en 1861 formaient 678,584 familles
et habitaient 393.220 maisons; 13,220 autres maisons n'étaient point
occupées et 3,224 se construisaient à l'époque du dénombrement; c'est
7.79 personnes par maison habitée, 4.51 personnes par famille et 1.73
familles par maison habitée. Sur 666,786 familles pour lesquelles ce
renseignement a pu être recueilli, 226,723 (340 p. 1,000) occupaient un
logement éclairé par une fenêtre; 246,601 (370) un logement éclairé
par deux fenêtres; 148,307 (222) un logement avec trois à six fenêtres;
24,742 (38) un logement avec sept à dix fenêtres; enfin 20,413 (30) un
logement avec onze à trente et une fenêtres et au-dessus. Les auteurs de
la statistique officielle à laquelle nous empruntons ce document le con-
sidèrent comme indiquant le degré d'aisance des familles écossaises. —
La population masculine comprenait' 954,606 enfants et célibataires
\
DÉNOMBREMENTS RÉCENTS DANS LES DIVERS PAYS. 367
(G59 p. 1,000), ^47,814 mariés (309) et 47,428 veufs (32); la population
féminine 1,01;), 807 enfants et célibataires (630), 400,955 mariées
(•28G) et 135,081 veuves (84). Pour les deux sexes réunis, l'état civil
s'élablissait ainsi : 1,970,413 enfants et célibataires (G44 p. 1,000),
908,769 mariés (290) (;t 183,112 veufs (60). — Des 3,062,294 habi-
tants, 1,103,170 (360 p. 1,000) avaient moins de 15 ans, et 1,959,124
(640) plus que cet a^jc. L'àfye moyen était de 25 ans 4 mois pour
le sexe masculin, de 27.6 pour le sexe féminin et de 26.6 pour les
deux sexes réunis. — L'Ecosse ne compte qu'un très-petit nombre d'é-
Iranj^ers; on y a recensé, en 1861, 54,920 Anj^lais (18 p. 1,000),
204,083 Irlandais (67), 1,112 individus nés dans le pays de Galles; 628
dans les îles du détroit, 7,559 (3 p. 1,000) dans les colonies angolaises,
4,219 (1 p. 1,000) sujets an^jlais nés en mer ou à l'étrang'er, et 3,969
étrang^ers proprement dits (1 p. 1,000), dont 210 Français ou 5.29 0/0.
Espagne. — II n'a été fait, en Espag^ne, depuis le commencement de
ce siècle, que deux dénombrements effectifs, les chiffres de population
antérieurs, même officiellement publiés, n'étant que de simples éva-
luations. On y a recensé, en 1857, 15,464,340, en 1860, |15,658,Ô31
habitants. L'accroissement est de 194,191 ou de 0.41 par an; la période
de doublement de 169 ans. Le rapport sexuel, de 101.60 en 1857, s'est
élevé cl 102.00 en 1860. Si un accroissement aussi notable était réelle-
ment survenu en trois années, il indiquerait un mouvement d'émi^jration
masculine très-sensible; mais en l'absence de tout renseigfnement sur ce
point, il y a lieu de croire à un dénombrement plus exact, au point de
vue des sexes, en 1860 qu'en 1857. — En 1860, on comptait, en Es-
pag^ne, 30.88 habitants par kilomètre carré. — Les nationalités étran-
gères sont faiblement représentées en Espagne. Il ne s'y trouvait, en
1860, que 34,894 étrangers ou 0.22 0/0 habitants; et sur ce nombre
20,917 seulement étaient domiciliés, les autres n'y ayant qu'une rési-
dence momentanée. Le recensement distingue, pour la population indi-
gène, entre les habitants domiciliés (population de droit), et les habitants
de passage (population de fait) ; les premiers sont aux seconds dans le
rapport de 97.03 à 2.97. Mais cette distinction n'a pas une bien grande
importance, l'écart entre les deux populations dépendant beaucoup de
l'époque à laquelle s'effectue le receusement; on sait, en effet, que les
habitants sont beaucoup plus sédentaires en hiver qu'à toute autre époque
de l'année. — L'état civil par sexe ne présente pas de différence notable
avec les autres États de l'Europe. En ramenant la population totale à
100, dont 49.50 hommes et 50.50 femmes, on trouve, pour le sexe
masculin, 28.94 enfants et célibataires, 18.26 mariés et 2.30 veufs;
pour le sexe féminin, 27.73; 18.28 et 4.49; pour les deux sexes, 56.67;
36.54 et 6.79.
368 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Si l'on réduit la populalion pnr âfje aux deux {jrandes caté^jories des
enfants (de 0 à 15 ans) et des adultes, on constate qu'en Espagne, sur
1,000 habitants, les premiers sont aux seconds dans le rapport de 348
à 625. L'âf,e moyen est, pour le sexe masculin, de 27 ans 02; pour le
sexe féminin, de 27.40; pour les deux sexes réunis, de 27.21.
La cécité et la surdi-mutité ont été l'objet de recherches spéciales à
l'occasion du census de 1860. 17,379 aveu^jles, dont 9,503 ou 54.68 0/0
du sexe masculin et 7,876 ou 45.32 0/0 de l'autre sexe, ont été recensés;
c'est 111 pour 100,000 habitants. Sur ce nombre d'infirmes, 3,040 seu-
lement ou 17.51 0/0 l'étaient de naissance; 14,339 ou 82.49 0/0 Tétaient
devenus par accident. Les sourds-muets étaient au nombre de 9,860
(63 p. 100,000 habitants), dont 5,806 ou 58.89 0/0 du sexe masculin
et 4,054 ou 41.11 0/0 de l'autre sexe. De ces 9,860 infirmes, 7,333 ou
74.37 0/0 l'étaient de naissance et 2,527 ou 25.63 0;0 l'étaient devenus
plus tard.
L'état de l'instruction primaire a été constaté à l'occasion du dernier
recensement. Sur 100 habitants, 4.50 (4.08 hommes et 4.92 femmes)
savaient lire seulement; 19.96(31.07 hommes et 9.05 femmes) savaient
lire et écrire; 75.54 (64.85 hommes et 86.03 femmes) ne savaient ni lire
ni écrire. Ainsi, les trois quarts de la population espag^nole étaient com-
plètement illettrés en 1861.
Grèce. — Sa population paraît avoir été dénombrée quatre fois depuis
son érection en État indépendant : en 1847, 1852, 1855 et 1860. La
r\année, elle n'était que de 853,005 habitants; la 2% de 1,002,112; la
3*, de 1,043,153; la 4% de 1,096,810. L'accroissement total dans cette
période de 18 ans a été de 243,805 ou de 28.58 0/0, soit de 1.59 par an.
A ce taux, elle doublerait en 48 ans. Nous ne connaissons pas le rapport
sexuel. De 17.91 habitants par kilomètre carré, sa densité s'était élevée
à 23.04 en 1860.
Hanovre, — Les dénombrements les plus dignes de foi ne remontent,
dans ce pays, qu'à 1837. De cette année à 1861, il en a effectué huit,
qui ont tous signalé, quoique dans des proportions très-inégales, un
mouvement d'accroissement, ainsi que l'indique le tableau ci-après de la
population à chaque recensement et des accroissements 0/0 par an.
4836. 4839. 1842. 4848. 48o2. ■1855. 4858. 48C4.
4,688,28a 4,722,407 4,7bi>,b92 4,758,847 4,819,253 4,849,777 4,843,976 4,888,070
» 0.67 0.6S 0.03 0.8G 0.04 0.44 0.80
Le très-faible accroissement constaté de 1842 à 1848 et de 1852 à
1855 s'explique par une émigration considérable dans les deux périodes.
— L'accroissement total de 1836 à 1861 s'élève à 199,785; c'est une
moyenne annuelle de 0.47 0/0, d'où Ton déduit une période de double-
DÉNOMBREMENTS RÉCENTS DANS LES DIVERS PAYS. 369
ment de H8 ans. — La densiLc (Uail do 39.82 liabiLaiils par kilomètre
carre on 18G1.
D'après le ccH.swi5d 11 31 décembre de la même année, des 1,888,070 liabi-
tantsdii îLinovre, 913,581 ai)par(enaient au sexe masculin, eUM4,489 de
Taulre sexe (100.10 femmes pour 100 hommes^ Ici, comme dans le
plus p/rand nombre des autres Étals, le rapport sexuel a décru presque
sans relâche; de 101. G9 en 1836, il n'était plus, comme nous
venons de le voir, que de 100.10 en 18()1, diminution fort remar-
quable en présence du vif mouvement d'émiçration dont le Hanovre a
été le théâtre, dans le dernier quart de ce siècle, comme la plupart des
autres États allemands. — Des habitants recensés en 1861, 507,156 ou
26.86, habitaient les villes, et 1,380,914 ou 73.14 les campa(}nes ;
275,362 maisons et 395,851 familles ont été recensées; c'est 6.89 per-
sonnes par maison, 4.77 par ména(]^e et 1.44 famille par maison. —
Le sexe masculin (49.98 pour 100 habitants) comptait 531,378 enfants
et célibataires (31.32), 315,554 mariés (16.71) et 36,649 veufs (1.95);
le sexe féminin (50.02 0/0), 549,471 enfants et célibataires (29.10),
315,554 mariées (16.71) et 79,469 veuves (4.21), ou deux fois plus
que le sexe masculin. La population totale se composait, au point de
vue de l'état civil, de 1,140,849 enfants et célibataires (60.42 0/0),
631,108 mariés (33.42), et 116,113 veufs (6.16). — Le nombre réel
des enfants (de 10 à 14 ans) s'élevait à 596,347 ou à 316 pour 1,000;
celui des adultes à 1,291,723 ou 684 0/0. L'âge moyen était de
28.48 ans pour le sexe masculin, de 28.71 pour l'autre sexe, de 28.60
pour les deux sexes réunis.
Le luthérianisme, puis le catholicisme sont dominants en Hanovre.
Voici, au surplus, le tableau de la répartition des cultes pour 100 ha-
bitants :
Luthériens. Réformés. Catholiques. Autres chrétiens. Juif». Total.
82.36 5.14 11.76 0.11 0.63 100.000
Hollande. — Depuis que la Belgique a été distraite de l'ancien
royaume des Pays-Bas, trois recensements ont eu lieu en Hollande : en
1840, en 1850 et en 1860. Dans ces vingt années, la population s'est
accrue de 433,127 (de2,860,450 à 3,293,577), ou de 15.54 0/0 (0.76 0/0
par an). Si cette proportion d'accroissement se maintenait, le nombre
de ses habitants doublerait en 92 ans. La densité de la population hol-
landaise est considérable ; elle s'élève à 101 habitants par kilomètre
carré. — Ici également le rapport sexuel a constamment diminué :
104.18; 103.95, et 103.70. — 594,640 maisons, dont 542,395 habi-
tées et 52,045 (environ le 10^) non habitées, existaient en Hollande en
1860. Il faut joindre à ces maisons 6,684 bateaux habités (stationnés
dans les canaux). Les maisons habitées l'étaient par 3,263,824 per-
"i*" SÉRIE. T. xLvi. — 15 jètml86o. 24
Nés
Nés
dans la
hors de la
commune.
commune.
68.90
20.60
370 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
sonnes, et les bateaux, par 29,410; c'était 5.48 personnes par maison,
6.02 par maison habitée et 4.40 par bateau. — On comptait 668,911 fa-
milles, soit 4,92 membres par famille, 1.11 familles par maison et
1.22 par maison ou bateau habité. — La Hollande est le seul État où
les recensements fassent connaître la composition des familles : sur
1,000 habitants, vivant en famille ou formant un ména^je, 879 étaient
des parents à divers degrés ; 85, des domestiques attachés à leur ser-
vice ; 14 vivaient seuls ; la différence (22) était faite par la population
(recensée en bloc) des établissements spéciaux. — Au point de vue de
l'origine ou du lieu de naissance, les habitants, ramenés à 100, for-
maient les grands groupes suivants :
Nés Nés dans Nés Origine
hors de la les colonies en Allem., en Belg., ailleurs, inconnue,
province, holland. -- **^ — '^ — — ^^^ ~«^
8.53 0.09 1.87 0.01
L'État civil présente un élément que nous n'avons pas encore con-
staté, c'est celui des divorcés. Sur 3,293,577 habitants en 1861,
2,047,301 étaient des enfants et célibataires (62.16 0/0; 1,040,983,
— 31.63), des mariés; 690, des époux divorcés, et 204,538 (6.31), des
veufs. L'État civil de 65 personnes seulement n'a pu être constaté. Lé
nombre des veuves était, comme presque partout, double de celui des
veufs (137,805 pour 66,733). — Les enfants (de 0 à 15 ans) formaient
à peu près la moitié des adultes (1,072,828 pour 2,219,502) et le
tiers delà population totale (326 pour 674 par 1,000). L'âge moyen
des filles et femmes était de 27.25 ans; celui des hommes et garçons, de
28.40; pour les deux sexes réunis, il s'élevait à 27.83. — La cécité et
le surdi-mutisme sont les seules infirmités qui aient été recensées.
Les aveugles étaient, au 1^*" janvier 1860, au nombre de 1,992 (60 pour
100,000 habitants), dont 1,131 hommes et 861 femmes seulement.
Il existait, à la même date, 1,228 sourds-muets ( 38 pour 100,000 ha-
bitants), dont 669 hommes et 559 femmes. L'écart entre les deux
sexes est bien moins considérable, comme on voit, pour la surdi-mu-
tité que pour la cécité. — En ramenant les professions à un certain
nombre de grands groupes, et la population à 100, on trouve les rap-
ports ci-après :
Professions Professions
Agriculture. Industrie. Commerce, libérales. Armée. Domesticité, diverses. Total.
15.53 22.43 8.43 27.43 1.51 9.94 14.73 100.00
Le nombre des individus dont la profession n'a pu être constatée est
de moitié de la population totale (1,647,113 pour 3,293,577).
La Hollande renferme presque autant de sectes religieuses que les
États-Unis et par la même raison, c'est-à-dire par le fait d'une liberté
absolue en matière religieuse. Le recensement de ces sectes occupe une
DÉNOMBREMENTS RÉCENTS DANS LES DIVERS PAYS. 371
place imporlanto dans les docunienls oOiciels. En les réduisant ù un
petil. iioiiihre de ciilles principaux, on trouve les résultats ci-après :
l'iotcslautfi
Cultes
lie toute
Catholiques.
Israélites.
non cooslatéc.
Total.
ilénoiniiiatioii.
1,99(1,175
1,230,545
03,427
3,430
3,293,577
60.01
37.38
1.91
0.10
100.00
Enfin, le recensement de 18G0 a distinf^uc les habitants en agglo-
mérés et épars, renseignements que nous ne trouvons nulle part ail-
leurs. Sur 3,293,234 individus recensés à ce pointde vue, 2,051,725 for-
maient la population agglomérée (62.30; et 1,241,509 la population
éparse (37.70 0/0).
Irlande. — La population irlandaise a eu deux mouvements bien
distincts, l'un ascendant, l'autre rapidement décroissant. Le premier a
atteint son point culminant en 1841 (8,175,124); le second en 1861
(5,764,543). Si la proportion d'accroissement constatée de 1831 à 1841
(0,53 0/0 par an) se fût maintenue, le doublement aurait eu lieu en
131 ans. — De 1841 à 1851, le rapport sexuel s'est sensiblement accru
(de 103,38 à 105,51). Cet accroissement du nombre des femmes in-
dique clairement qu'à la différence de l'émigration allemande, qui se fait
par famille, et porte ainsi à peu près également sur les deux sexes, l'émi-
gration irlandaise se recrute surtout parmi les hommes et a par ce fait
un caractère plus individuel. — De 92,23 habitants par kil. carré, l'Ir-
lande a vu sa population spécifique descendre à 68,45 en 1861.
Le census de 1861 est le plus étendu, le plus intéressant qui ait
encore été opéré dans ce pays. Il y a été dénombré 1,036,264 maisons,
dont 993,233 habitées, 39,984 inhabitées et 3,047 en construction;
c'est 5,56 habitants par maison, 5,81 par maison habitée. Les maisons
habitées l'étaient par 1,129,218 familles; c'est 5,10 personnes par fa-
mille et 1,09 familles par maison habitée. -- Sur 1,000 habitants, 332
avaient de 0 à 15 ans et 668 plus de cet âge. Le sexe masculin avait en
moyenne 26,73 ans; le sexe féminin, 28,01; les deux sexes réunis, 27,68.
Il est remarquable que le Parlement, en votant en 1860, le programme
du recensement dans le Royaume-Uni, ait cru devoir en éliminer les
cultes pour l'Angleterre et l'Ecosse, et l'y maintenir pour l'Irlande. Il
avait sans doute la pensée secrète de constater que l'émigration avait
surtout porté sur la population catholique. Voici les résultats propor-
tionnels de ce dénombrement spécial.
Autres sectes
Catholiques.
Anglicans.
Presbytériens.
proteslantes.
Juifs.
Total.
4,490,583
678,061
586,503
8,414
322
5,764,543
77.87
11.77
10
0.14
0.06
100
372 JOURNAL DES ÉCONOMISTES. .
En 1834, année du premier dénombrement des cultes en Irlande, on
avait trouvé 6,436,060 catholiques et 1,518,700 protestants. De 1834
à 1861, la perte a été, pour les catholiques, de 1,945,477 personnes
(43 0/0), et pour les protestants, de 245,062, ou 19 0/0 seulement. Les
premiers n'en ont pas moins conservé une immense majorité dans le
pays.
Italie. — Le dernier recensement général du royaume d'Italie a eu
lieu le 31 octobre 1861; il attribue au nouvel État une population de
21,777,334 habitants, soit 83,98 par kil. carré. La proportion d'ac-
croissement, calculée d'après des dénombrements antérieurs, pour
chacun des anciens États dont il a été formé depuis 1859, est, pour
l'ensemble, de 0,51 par an pour lOO habitants, ce qui indique une
période de doublement de 136 ans. Mais cette période varie très-sen-
siblement, si on la détermine pour chaque ancien État séparément,
comme l'indique le tableau ci-après, qui fait éfjalement connaître la
population spécifique de chacun d'eux (2^ ligne).
Piémont Parme Modène, Romagne,
et Sardaigne. Lombard, et Reggio, Marche, Toscane. Naples. Sicile
Ligurie. Plaisance. Mossa. Ombrie.
347 108 70 533 385 578 903 122 75
103.00 24.25 142.55 82.69 96.38 83.04 82.00 79.56 81.82
Le rapport sexuel est de 99,84 femmes pour 100 hommes. C'est,
après la Belgique, le second État européen qui présente le phénomène
de la prédominance numérique du sexe féminin. — Sur 100 habitants
58,19 étaient des enfants ou des célibataires, 35,23 étaient engagés
dans les liens du mariage et 6,53 étaient veufs. — Le nombre des fa-
milles montait à 4,674,378 (4,66 membres par famille); celui des mai-
sons à 3,693,172, dont 3,313,470 habitées et 379,702 non habitées
(11,46 pour 100 maisons et 5,90 par maison habitée). — Le rapport
exceptionnel, afférent aux maisons non habitées, s'expli(jue, d'après les
documents officiels, par le grand nombre de villas appartenant à la
bourgeoisie, que l'hiver (époque du recensement) ramène dans les villes.
Les autres renseignements recueillis à l'occasion de ce dénombrement
n'ont point encore été publiés.
Nonvége. — De 1835 à 1855 la population s'y est accrue, d'après les
census, de 285,220 (de 1,194,527 à 1,479,747) ou de 23,87 0/0, soit de
1,19 par an, ce qui détermine une période de doublement de 58 ans 6 mois.
— Le rapport sexuel, de 103,68 en 1845, s'est élevé h 104,14 en 1855.
La densité, de 3,75 habitants par kil. carré en 1835, a monté à 4,71
en 1855; c'est une des plus faibles que nous connaissions; elle s'ex-
plique par une quantité considérable de terres incultes et non culti-
vables.
Dl-NOMRRFMENTS RI-GKNTS DANS LES DIVERS PAYS. 37 3
Portuf/nl. — L^'s (hMioinhrcniciils de vi\ pays sont les plus élémentaires
que. nous coiiiiaissioiis; ils se honiciil, à l'iurc coiiuaUre le iioiiihrc
des liabilaiiLs du pays, sans aucun renseijjncnicnl sur les sexes, l'état
civil, les professions, les maisons, les niéiia|yes, etc., etc. Les sept opé-
rations de cette nature, eiïectuées de 1838 à 1863, ont indiqué un ac-
croissement, dans cette période de 25 ans, de 408,888 ou de 14,54 0/0,
soit de 0,58 par an; ce qui détermine une période de doublement de
120 ans. — La densité de la population était de 40,55 en 1863.
Prusse. — De 14,098,125 habitants en 1837, la population de ce
pays a atteint 18,491,211 en 1861; l'accroissement est de 4,393,086,
soit de 31,16 0/0 ou de 1,30 par an. C'est un des progrès les plus ra-
pides que nous ayons constatés jusqu'à ce moment, puisqu'à ce taux la
Prusse doublerait en 54 ans. La proportion d'accroissement annuel la
plus considérable s'est produite de 1858 à 1861 (1,54) ; la moins élevée
de 1846 à 1849 (0,45). Le rapport sexuel a subi de fréquentes oscilla-
tions, que nous n'avons point rencontrées dans les autres États allemands
et qu'on ne peut que difficilement s'expliquer. Ainsi, il a été de 100,28
en 1837, de 100,42 en 1840, de 100,40 en 1843, pour tomber à 100,24
en 1846 et à 100,07 en 1849. Mais, à partir de cette année, il prend un
mouvement ascendant à peu près continu, dont le maximum tombe en
1858 (100,75). — La population spécifique, de 50,32 en 1837, a monté
à 66,00 en 1861. La répartition proportionnelle par état civil s'établit
ainsi qu'il suit pour le sexe masculin en 1861 : enfants et célibataires,
31,98 0/0; mariés, 16,51 divorcés, 4; veufs, 129; et pour le sexe féminin,
30,12; 16,60; 8; 3,38. Ainsi le sexe féminin a un nombre de divorcés
double que l'autre sexe, par la même raison qu'il a, en g^énéral, deux et
quelquefois trois fois plus de veufs, c'est-à-dire que, d'une part, il se re-
marie moins, et, de l'autre, que sa vie moyenne est plus longue. Si l'on
réunit les deux sexes, on a 62,10 enfants et célibataires, 33,23 mariés
et divorcés et 4,67 veufs pour 100 habitants. — Les familles étaient,
la même année, au nombre de 3,811,383, soit 4,85 personnes par fa-
mille. Celui des maisons n'est pas indiqué. — Les villes, au nombre
juste de 1,000, comptaient 5,625,852 habitants (30,42 0/0) et les cam-
pagnes 12,865,368 (69,58 0/0). —Sur 1,000 habitants, 343 avaient de
0 à 14 ans (enfants), et 657 plus de cet âge. L'âge moyen du sexe mas-
culin (moins l'armée) était de 25,64, celui de l'autre sexe de 25,92;
celui de la population tout entière (armée comprise) de 25,68. — Les
professions ci-après occupaient le plus grand nombre de personnes :
agriculture, 64 0/0 ; industrie, 23,68; commerce, 5,04; professions libé-
rales, 3,39; 3,89 n'exerçaient ou n'avaient déclaré aucune profession.
En fait, les rapports qui précèdent s'appliquent à 13,108,863 personnes
seulement, les documents officiels étant muets sur les professions de
374 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
5,382,357.— Pour 100 habitants, 61,10 appartiennent au culte évan-
gélique; 37,35 au culte catholique; 0,17 aux autres cultes chrétiens;
1,38 au culte israéiitc. — On a recensé en 1861 14,197 sourds-muets
ou n, et 10,701 aveugles ou 58 pour 100,000 habitants.
Kussie. — Les documents officiels sur la population de ce vaste em-
pire sont très-rares et d'une exactitude douteuse. D'après le census de
1856, la Russie d'Europe aurait eu, à cette date, 57,602,185 habitants,
dont 28,331,969 du sexe masculin et 29,270,216 de l'autre sexe; c'est
103.31 femmes pour 100 hommes. — Le royaume de Polo{)ne (non com-
pris dans les nombres qui précèdent) renfermait, en 1860, 4,840,466 ha-
bitants, dont 2,339,366 du sexe masculin (106.78 femmes pour 100 hom-
mes). Enfin la Finlande avait, en 1856, une population de 1,632,977,
dont 796,296 du sexe masculin (105.07 femmes).— La Russie comptait,
en 1856, 11.50 habitants par kilomètre carré ; la Polo^jne, 37.84 en 1860,
et la Finlande seulement 4.32 en 1856. En réunissant les trois dépen-
dances de l'empire, on a, pour 1856, une population totale de 63,932,081 ,
avec un rapport sexuel ds 103.66 et une densité de 11.60. D'après des
census antérieurs, mais peu dignes de confiance, et notamment d'après
celui de 1850 (53,609,851), la Russie doublerait en 56 ans! Quant à
la Pologne, par suite de grandes calamités nationales, sa population a
subi des épreuves qui ne permettent pas d'en calculer le doublement. Il
en est de même pour la Finlande, dont la population paraît avoir égale-
ment éprouvé, mais par d'autres raisons, d'assez fortes oscillations.
Saxe. — De 1837 à 1861, la population de ce petit État a été recensée
neuf fois, et s'est accrue, dans cette pério 'e de 24 ans, de 573,126 habi-
tants (de 1,652,114 en 1837 à 2,225,240 en 1861) ou de 34.69 0/0 (l .53
par an). Si cette proportion d'accroissement, une des plus considérables
que nous connaissions, se maintenait, le doublement s'opérerait en 45 ans.
Le rapport sexuel a varié assez fréquemment dans la période; mais il a
pris, dans ces dernières années, un mouvement décroissant caractérisé.
— De 110.57 en 1857, la densité a monté, en 1861, à 148.93 ; c'est une
des plus fortes de l'Europe. — A la date du dernier census (3 décembre
1861), on comptait, en Saxe, 236,416 maisons habitées et 470,199 mé-
nages; c'était 9.41 habitants par maison habitée (proportion exception-
nelle), 4.73 personnes par ménage et 1 .99 ménages par maison.— Sur 100
habitants, 59.63 étaient des enfants ou célibataires; 35.11 étaient mariés
et5.26 veufs. Uscensus saxons se font remarquer par cette particulariié
qu'ils divisent les mariés en trois catégories : ceux qui vivent ensemble,
ceux qui vivent séparément quoique non divorcés, enfin les divorcés.
2.7 0/0 mariés seulement vivaient séparément et 0.6 étaient divorcés.—
Sur 100 habitants, 36.9 habitaient les villes et 63. 1 les campagnes. - Sur
DÉNOMBREMENTS RÉCENTS DANS LES DIVERS PAYS. 375
1,000. 321 avaient de 0 à 14 ans el, (Î70 nn A[;c supiiriour. ~ 97.97 0/0
profcssaiciiL le culle proLesLant (liitlKTicns, réformes, an{;licans), I.OGle
cnke calhol'Kiu:^. (^romain, p,rec, alh^nanJ) cL 0.07 le culle israélile. —
IjfiOG avcu(;les, 1,300 sourds-muets, 4,541 idiots et crétins et l,/)59 alié-
nés ont été recensés; c'est, pour les premiers, 72, pour les seconds. Cl,
pour les troisièmes, 204, pour les derniers, 70 pour 100,000 habitants.
Suéde. — C'est le pays de l'Europe où les recensements remontent aux
époques les plus reculées. D'après ceux de la période 1835-1860 (25 ans
et 6 recensements), sa population se serait accrue, dans cette période,
de 834,289 ou 27.58 0/0 (1.10 par an) et doublerait en 63 ans. — Le
rapport sexuel est descendu, par une diminution continue, de 107.0 en
1837 à 106.30 en 1855; c'est une des populations de l'Europe où la
prédominance féminine est la plus forte. — De 6.76 en 1837, la densité
a monté à 8.62 en 1860. — Nous n'avons de rensei(jnements plus dé-
taillés que pour le recensement, déjà ancien, de 1850. En voici le ré-
sumé : Cette année, sur 100 habitants, 11.21 vivaient dans les villes et
88.79 dans les campa^f^nes. Le nombre des ména[jes était de 653,317
pour une population de 3,482,541 individus, c'est 5.33 personnes par
ménage. Dans les villes, cette proportion est de 5.42; dans les cam-
pagnes, de 5.32. Sur 100 ménages, 16.16 se composaient de moins de
2 personnes; 47.29 de 2 à 5; 33.35 de 5 à 10; 2.77 de 10 h 15; 0.43 de
plus de 15. Au point de vue du degré d'aisance, les ménages se classaient
ainsi qu'il suit : riches, 11.70; aisés, 63.73; nécessiteux, 24.57;
total, 100. — Les documents officiels font connaître, ainsi qu'il suit, la
répartition de la population (10,000), d'après les conditions sociales :
Bourgeoisie. Divers (soldat.*,
' " — ouvriers, compa-
Noblesie. Clergé. 1" classe. 2' classe. Paysans. gnons,
manants, etc.)
34 45 203 214 6,614 2,890
Le tableau ci-après indique les différences que présente l'état civil
dans les villes et les campagnes :
Enfants
(10 à 13 ans.) Célibataires.
Mariés.
Veufs.
Total
Population totale. .
32.87 28.28
32.65
6.25
100
Ville
27.51 36.72
26.67
9.10
100
Campagnes
36.00 22.27
35.51
6.22
100
La composition par âge de la population varie également selon les
lieux :
Population totale. Villes. Campagnes.
Enfants (deO à 15 ans) 32.87 25.64 33.68
Adultes 67.13 74.36 66.32
376 JOTJRINAL DES ÉCONOrrllSTES.
Suisse. — Les trois derniers recensements, et nous croyons pouvoir
ajouter les seuls complets de la population de ce pays, remontent aux
années 1836, 1850 et 1860. Dans cet intervulle de 24 ans, elle s'est ac-
crue de 322,485 habitants ou de 14.74 0/0 (0.61 par an). A ce taux, elle
doublerait en 114 ans. — Le rapport sexuel s'est successivement élevé
de 102.1 à 102.4 et 103.0.— La densité, de 52.82, à 57.77 et 60.64.—
Le nombre des maisons habitées s'élevait, au dernier census (10 dé-
cembre 1860) à 346,327; celui des ména^jes à 528,105 ; ce sont 7.25 ha-
bitants par maison, 4.75 individus par ménage et 1.53 ménafjes par
maison. — Sur 100 habitants, 31.06 (dont 29.41 époux vivant ensemble
et 1.65 séparés ou divorcés) étaient mariés; 6.19 étaient veufs et 62.75
enfants ou célibataires. — Sur 1,000, 290 avaient de 0 à 15 ans et 710
plus de 15 ans. L'âge moyen de la population était de 29 ans 14 pour le
sexe masculin, de 29.12 pour le sexe féminin. — Sur 100 habitants,
58.83 étaient protestants; 40.77 catholiques; 0.23 appartenaient à
diverses sectes protestantes et 0.17 au culte israélite. — Sur 100 ména-
ges, 69.51 parlaient allemand; 23.37 français; 5.43 italien et 1.69
d'autres langues.— Enfin, 88.40 étaient nés dans la commune ou le can-
ton; 7.28 hors du canton et 4.32 à l'étranger.
Wurtemberg. — De 1837 à 1861, la population y a été dénombrée
9 fois, et, dans cet intervalle de 24 ans, elle s'est accrue de 108,635
(de 1,612,073 en 1837 à 1,720,708 en 1861) ou de 6.74 0/0 (0.28 par
an). A une si faible proportion d'accroissement correspond une période
de doublement de 248 ans, la plus longue que nous ayons calculée.
Mais, si l'on déduit des 9 census ceux de 1852 et 1855 qui ont mis en
lumière des diminutions assez sensibles sous l'influence d'une forte émi-
gration, on trouve un taux moyen d'accroissement annuel de 0.61, ce
qui porte la période de doublement à 114 ans. — Le rapport sexuel a eu
de notables oscillations; le minimum (105.64) tombe en 1846 et 1849;
le maximum (108.40) en 1855. Or, cette année et les trois précédentes
sont celles de la plus forte émigration. — La densité n'a fait, comme la
population, que de faibles progrès : 82.93 en 1837 et 88.52 en 1861. —
En 1861, 1,720,708 habitants du Wurtemberg se répartissaient entre
375,438 ménages, soit 4.58 habitants par ménage. —Sur 100 habitants,
26.72 habitaient les villes et 73.28 les campagnes; — 63.10 étaient des
enfants et célibataires, 31.15 des mariés et 15.75 des veufs.— Sur 1,000,
288 avaient de 0 à 15 ans et 712 plus de 15 ans. — Enfin, sur 100,
68.57 étaient protestants (évangélistes) ; 30.63 catholiques; 0.14 pro-
fessaient d'autres cultes chrétiens et 0.66 étaient Israélites.
Quelques-uns des renseignements qui précèdent, c'est-à-dire ceux que
les documents officiels nous ont fournis pour le plus grand nombre de
Dr.NOMBREMENTS RÉCENTS DANS LES DIVERS PAYS.
37 7
pays, peuvent se résumer synoptiquement ainsi qu'il suit, d'après le
dénombrement le plus récent.
I. — Rapport sexuel.
Ecosse 114. 5G
Wurtemberg 107.27
Polo-ne 10G.78
Suède 10G.30
Irlande 105.51
Angleterre 105.26
Finlande 105.07
Saxe 104.35
Norwége 104.14
Hollande 103.70
Russie 103.31
Suisse 103.00
Bavière 102.63
Espagne 102.00
Danemark 100.90
Prusse 100.72
Autriche 100.55
France 100.51
Hanovre 100.10
Italie 99.84
Belgique 99.38
Sauf en Bel[]^ique (pour la première fois en 1856) et en Italie, le
nombre des femmes est supérieur, dans toute l'Europe, a celui des
hommes, et dans des proportions qui varient entre 101.10 en Ha-
novre et 111.56 en Europe. Il faut en chercher la cause, d'abord
dans les grandes guerres de la République et du premier Empire, qui
ont laissé des vides considérables dans les hommes des générations
arrivées aujourd'hui aux âges les plus avancés ; puis, dans le mouve-
ment d'émigration qui, depuis un quart de siècle surtout, peuple les
régions transatlantiques avec l'élément européen. Ce mouvement porte,
en effet, de préférence sur le sexe masculin.
Étudié pour des périodes d'une certaine étendue, le rapport sexuel a
une tendance manifeste à décroître, et si l'Europe pouvait jouir d'une
paix prolongée, on devrait voir se produire le phénomène de la supé-
riorité masculine par le simple jeu des lois de la mortalité, en vertu
desquelles, à nombre égal de naissances, il meurt plus de femmes que
d'hommes.
II. ACCROISSEMENT P. 0/0 PAR AN ET PERIODE DE DOUBLEMENT.
pays.
Grèce. . .
Saxe . . .
Angleterre
Prusse . .
Russie. . .
Norwége .
Suède. . .
Danemark
Ecosse . .
Hollande.
Accroiss.
p. 100.
1.59
1.53
1.43
1.30
1.24
1.19
1.10
1.11
0.91
0.76
Doubl.
ans.
44
45
49
54
56
58
63
63
76
92
Pays.
Wurtemberg
Suisse. . . .
Portugal.
Italie. . .
Hanovre.
Belgique.
Espagne.
Bavière .
France. .
Autriche.
Accroiss.
p. 100.
0.61
0.61
0.58
0.51
0.47
0.44
0.41
0.36
0.35
0.26
Doubl.
ans.
114
114
120
136
148
158
169
193
198
267
378 JOURNAL DES ÉCONOMISTES. ^
Bien que les valeurs (jui précèdent soient essentiellement variables
de leur nature, puisque des influences diverses peuvent ralentir ou
accélérer le mouvement prog^ressif des populations, elles offrent toute-
fois cet intérêt qu'elles ont été calculées pour des périodes, autant que
possible égales, et assez étendues pour qu'il ait été possible de tenir
compte de l'effet du plus grand nombre des causes d'accroissement ou
de diminution.
Il est assez difficile, à l'examen du tableau qui précède, de décou-
vrir, si elle existe, l'action des climats, des races, des occupations
dominantes, des cultes, du degré de civilisation et de richesse, etc.,
sur le développement des populations. On voit, en effet, figurer
au premier et au dernier rang des pays qui n'ont entre eux, h ces
divers points de vue, aucune analogie. Si on élimine la Grèce et
la Russie , dont les recensements ne présentent pas des garanties
d'exactitude complète et ne sont pas en nombre suffisant pour qu'on
puisse en déduire une moyenne d'accroissement digne de confiance, on
trouve en tête de notre liste la Saxe, l'Angleterre et la Prusse, trois
pays éminemment industriels, de même origine et protestants tous les
trois. Viennent ensuite les pays Scandinaves. La France et l'Autriche
sont au dernier rang. En réalité, chaque pays possède, en ce qui con-
cerne le mouvement de sa population, une individualité très-caracté-
ristique, sorte de résultante d'une foule de faits sociaux, moraux et
économiques, dont il est fort difficile de discerner exactement l'effet et
la portée.
Mais, quelle que soit la cause des différences considérables que nous
venons de signaler, elles n'en appellent pas moins très-vivement l'at-
tention, en ce sens que, dans un délai facile à calculer, l'ordre actuel
de grandeur et de puissance des États européens sera profondément
troublé par le simple jeu des inégalités que nous venons de signaler
dans les proportions d'accroissement de leurs populations.
On remarque toutefois, quand on étudie de longues périodes pour
chaque pays, qu'cà peu d'exceptions près, ces proportions tendent à di-
minuer, et, par conséquent, le mouvement à se ralentir. Il est donc
permis de croire qu'en général les époques de doublement déduites
des faits actuels seront sensiblement allongées.
IIÏ. DENSITÉ.
Belgique 460.64 France. . 68.85
Saxe 148.93 Irlande 68.45
Angleterre 132.85 Prusse 66.00
Hollande . ! . 101.00 Bavière 61.58
Wurtemberg. ...,.,, 88.52 Suisse 60.64
Italie 83.78 Autriche 56.59
DÉNOMBREMENTS RÉCENTS DANS LES DIVERS PAYS.
379
Dnnom.irk 44.02
PorUigal AOATy
Hanovre 39.82
Pologne 37.84
Ecosse 37.74
Espai^-no 30.88
Grèce ,
Russie. .
Suède . .
Norwdge.
Finlande.
23.04
ii.:;o
8.G2
4.97
4.49
La densité d'une population n'est pas seulement déterminée par son
accroissement, mais encore par la nature du sol sur lequel elle s'étend.
Que l'on suppose un pays où il est en (i^rande partie inculte, et en
proie à d'excessives ri(jueurs climalériques , il est évident que quelque
industrieuse, quelque féconde que puisse être la population de ce pays,
elle devra nécessairement se concentrer sur les points les plus hospi-
taliers de son territoire et rapporter à la superficie totale qu'elle est
censée occuper, elle n'aura qu'un petit nombre relatif d'habitants pour
cette superficie. Le fait contraire devra se produire dans un pays où,
comme en Beljpque, en Saxe, en Angleterre, etc., etc.,. le sol est par-
tout cultivable, partout accessible aux voies de communication, et n'ap-
porte aucun obstacle à l'acclimatement des habitants. Toutes choses
égales d'ailleurs, l'agglomération est surtout favorisée par le dévelop-
pement de la richesse publique sous toutes ses formes, mais surtout
par l'extension de l'industrie manufacturière. Dans tout pays où le
travail manque, où les moyens d'existence sont insuffisants, le mou-
vement de la population se ralentit de lui-même, soit par la diminution
de la fécondité, soit par l'émigration. Une forte agglomération est
donc, sauf dans des cas très-rares qu'expliquent des faits accidentels,
l'indice d'un état matériel prospère des populations. Aussi voyons-
nous en tête de la liste qui précède les trois pays les plus industriels
de l'Europe, et à peu de distance, ceux qui les suivent de plus près dans
la voie du développement indultriel.
IV. ÉTAT CIVIL ^proportion pour 10,000 habitants; pays classés par
ordre croissant d'enfants et célibataires).
Enfant$
Veuf». Pays. et célibat. Mariés. Veufs.
728 Hanovre. . 6,042 3,342 616
679 Suède . . . 6,115
658 Prusse. . . 6,210
Pays.
France.
Espagne
Italie. .
Autriche
Toscane
Saxe . .
Angleterre
Enfants
et célibat.
5,268
5,667
5,819
5,866
5,945
5,963
Mariés.
4,004
3,654
3,523
3,541
3,438
3,511
593
617
526
Pays.
Hanovre
Suède .
Prusse.
Hollande
Suisse .
Wurtemb.
5,996 3,448 556 Belgique.
6,216
6,275
6,310
6,386
3,265
3,323
3,163
3,106
3,115
3,051
625
467
621
619
575
563
C'est la France qui a le moins d'enfants et de célibataires ; elle est
suivie par l'Espagne et l'Italie, pays avec lesquels elle a d'étroites affi-
380
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
nités d'ori^yine, de cliinat et de cultes. On s'étonne de trouver au der-
nier ran[f Vd Bel[}i([ue, avec laquelle elle n'ena pas moins. La France
est é[jalement en tête et la Belf^ique au bas de la liste des États qui ont
le plus de mariés. Par suite, la France est celui qui a le plus et la Bel-
gique un de ceux qui ont le moins de veufs des deux [sexes. C'est la
Prusse qui, à une (grande distance des autres pays, compte le moins de
veufs. Ces inég^alités peuvent s'expliquer par des particularités de l'état
social de chaque pays et peut-être aussi par des erreurs dans les
recensements.
V. Enfants et Adultes (pour 10,000 habitants).
ORDRE DÉCROISSANT d'aDULTES.
Pays.
France
Bavière
Wurtemberg. .
Suisse
Toscane ....
Belgique. . . .
Hanovre ....
Autriche. . . ,
Enfants. Adultes.
271 729
Pays.
278
288
290
299
303
316
322
722
712
710
701
697
684
678
Saxe
Suède. . . .
Irlande. . .
Hollande . .
Prusse . . .
Espagne . .
Angleterre .
Classement par
Enfants.
AduHes
324
676
329
671
332
668
326
664
343
657
348
652
356
644
C'est une question pleine d'intérêt que celle de savoir dans quelle
mesure les enfants et les adultes concourent à la composition par âge
d'une population. Il est évident que le pays oii les derniers prédominent
aura une supériorité manifeste, au point de vue des arts de la paix et de
la guerre, sur celui où se produit le phénomène contraire. En fait, les
pays qui ont le plus d'adultes, à nombre égal d'habitants, sont ceux qui
réussissent à conduire le plus grand nombre de leurs enfants à l'âge
viril, et où par conséquent la vie moyenne est la plus longue. Il est remar-
quable que la France et l'Angleterre sont, au point de vue du nombre des
adultes, aux deux extrémités de la série; l'une avec le chiffre de 729,
l'autre de 644 adultes seulement pour 10,000 habitants. Ce grand écart
s'explique par la moindre fécondité (volontaire) de la race française et,
comme conséquence, par la facilité relative avec laquelle elle conserve
le petit nombre d'enfants qu'elle met au jour.
VI. Age moyen de la population.
Ans.
Mois.
Ans.
Mois
France.. .
31
3
Irlande. . .
27
8
Belgique. .
29
3
Espagne. . .
27
3
Suisse. . .
29
2
Autriche . .
26
9
Hanovre. .
28
7
Angleterre.
26
6
Hollande..
27
10
Prusse . . .
25
8
La France, comptant le plus grand nombre d'adultes, devait avoir
l'âge moyen le plus élevé; la Prusse, l'Espagne et l'Angleterre sont, par
DÉNOMBKEMEINTS RP.GliNTS DAINS LES DIVEKS PAYS. 381
la raison contraire, à rextrémité de la série. En se reportant aux chiffres
de détail, on a pu remanjucr que rA[;c moyen des femmes est souvent
plus élevé que celui des hommes. C'est la conséquence de ce fait qu'elles
ont une vie moyenne plus loiifyue.
VII. Rapport des étrangers a la population.
Nous n'avons de rensci(jncments sur ce point que pour les États ci-
après :
Suisse. Belgique. Hollande. France. Angleterre. Autriche. Espagne.
4.58 2.08 1.87 1.33 0.42 0.26 0.22
Le rapport exceptionnel afférent à la Suisse s'expli({ue très-probable-
ment par le grand nombre de réfugiés politiques qu'y attirent à la fois
des libertés politiques et municipales très-étendues, une certaine tolé-
rance religieuse, une situation géographique, par suite de laquelle ils
ne se trouvent qu'à une faible distance du pays d'origine (France, Italie,
Allemagne, etc.); enfin une législation favorable à la naturalisation.
C'est parce que les étrangers n'y trouvent pas ces facilités, que l'Au-
triche et l'Espagne en reçoivent si peu.
VUI. Professions.
Nous aurions voulu pouvoir comparer, au point de vue des profes-
sions ou conditions, les pays objet de cette étude; mais des diffé-
rences considérables dans les nomenclatures qui ont servi de base à ce
recensement spécial ne nous ont permis d'établir une comparaison de
quelque valeur que pour la part afférente à l'agriculture et l'industrie,
et dans six États seulement.
Angleterre.
Belgique.
Hollande.
Autriche.
Prusse.
France.
Agriculture .
10.13
45.64
15.53
50.91
64.00
52.94
Industrie. . .
24.17
37.25
22.43
14.15
23.68
27.06
Ces rapports, bien que rarement approximatifs, établissent assez clai-
rement que l'industrie et le commerce occupent un plus grand nombre
de bras que l'agriculture, en Angleterre et en Hollande ; que ces deux
branches de l'activité nationale tendent à s'équilibrer en Belgique ; enfin
que le travail agricole domine en Autriche, en Suisse et en France, mal-
gré un mouvement très-caractérisé dans le sens du développement in-
dustriel.
IX. Rapport de l'armée a la population (pour 100).
Ce rapport s'établit comme il suit dans les huit pays pour lesquels
nous avons pu en réunir les éléments.
Bavière. Autriche. Prusse. France. Espagne. Belgique. Hollande. Angleterre.
2.44 2.12 1.45 1.41 1.23 0.80 0.75 0.66
Ces chiffres portent avec eux leur commentaire.
À. Legoyt.
382 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
POUR LES FEMMES
LÉGISLATION, — CONCURRENCE IMPOSSIBLE DUPENSIONNAT SECULIER CONTRE
LE PENSIONNAT CONVENTUEL, — INSPECTION.
Dans certains pensionnats de filles, on voit renaître, dit-on, tous
les anciens abus qui procureront à la société non des mères de
famille, mais des femmes mondaines, capables peut-être de tenir
bureau d'esprit, incapables de conduire un ménage.
L'abbé Grégoire.
L'enseignement secondaire doit-il exister pour les femmes? Faut-il
instruire les jeunes filles dans la famille ou dans des établissements pu-
blics? Questions oiseuses, qui seront toujours à débattre, car l'enseigne-
ment secondaire subsistera tant qu'une villageoise quittera l'école pri-
maire de sa commune, pour chercher un complément d'éducation au
chef-lieu de canton voisin; l'instruction publique restera de même in-
dispensable, tant qu'il y aura des orphelines et des mères trop incapables,
trop occupées ou trop maladives pour diriger leurs enfants.
L'enseignement secondaire est donc pour les jeunes filles, comme
pour les jeunes gens, le complément de l'instruction primaire, mais il
est si peu défini pour nous, qu'il n'a pas encore de qualification propre ;
nommé secondaire sous l'ancienne législation, il est actuellement appelé
par les uns : primaire supérieur; par ceux-ci, de second degré; par ceux-
là, de premier ordre; le gouvernement qui, afin de le passer sous silence
au budget, le nomme primaire, en lui intimant ses ordres, s'oublie, dans
ses statistiques générales, jusqu'à l'appeler secondaire.
Que nous désignions cet enseignement comme il nous plaira, du reste,
l'Ëtat ne lui accorde aucune subvention ; les départements, les villes,
les communes ne lui ouvrent aucune école; il est, ainsi que je le démon-
trerai, aussi complètement libre que le pot de terre voyageant en com-
pagnie du pot de fer.
Une confusion semblable existe encore par rapport aux élèves qu'il
admet; on peut entrer à tout âge, dans nos pensionnats, où l'on apprend
même à lire.
Cet enseignement indéfini, prétendu libre, parce qu'il n'a pu con-
quérir encore ni fixité, ni budget, ni dénomination, a été régi cependant
par un tel nombre de lois, de circulaires et d'ordonnances , il a passé
DE L'ENSEIGNKMKNÏ SECONDAlHE POUR LES FEMMES. 383
sous tant de férules minislériclles, qu'il est Irès-flifficilc de suivre sa
trace dans le lahyriullie de la lé^'islalion.
L'cnsei|;nemenL sui)érieur pour les femmes était, au siècle dernier,
bien moins sécularisé encore que rensei[;nement primaire. Nos mères,
filles du i)cuple, apprirent à épeler sur les genoux de leurs mères, et
elles eurent le droit de vivre, sans passer devant d'autre jury que celui
de rindul[jent Molière, qui les conviait au foyer domestique, pourvu
qu'elles pussent distin^^uer un pourpoint d'un haut de chausses. Les
études sérieuses, l'éducation solide, la haute culture intellectuelle con-
centrées dans le cloître, produisaient ces religieuses, illustres en science
et en considération, pour lesquelles Bossuet prononçait ses oraisons
funèbres. La société assurait alors la subsistance des femmes dans la fa-
mille à tel point que Molière s'alarma quand la séculière commença à
s'instruire; il se crut obligé de soutenir contre la science la cause du pot
au feu.
Lorsque la Révolution vint ouvrir les couvents, et que la terreur
passa en promenant son terrible niveau sur toutes les têtes, elle dut
nécessairement poursuivre de sa haine démagogique des études identi-
fiées encore avec la plus haute aristocratie, et se personnifiant pour elle
en noblesse, clergé, prébendes, prieurés, privilèges, etc. Aussi, la réac-
tion vengeresse qui se fit contre les doctes chanoinesses, les savantes
abbesses, retomba sur le sexe tout entier; les conciliabules de la terreur,
moins généreux que ceux du moyen âge, qui avaient disputé scolasti-
quement pour nous accorder une âme, semblèrent vouloir nous la dénier
sans examen. Loin de favoriser le développement intellectuel de la
femme, les démagogues voulurent lui défendre d'apprendre à lire, de
sorte que Bonaparte, accusé de l'abandon actuel de l'enseignement des
jeunes filles, fut très-libéral à notre égard.
« Le plus amène des hommes de la révolution, dit Charles Nodier, le
berger Sylvain Maréchal proposa assez sérieusement de défendre aux
femmes d'apprendre à lire. Bonaparte arriva heureusement sur ces en-
trefoites, et c'est ce qui fait que les femmes lisent encore. Nous aurions
beaucoup à perdre si elles n'écrivaient plus. »
A la Révolution, l'enseignement des femmes sortit donc du cloître et de
la famille; de nombreux projets organisèrent à qui mieux cet enseigne-
ment avant l'anarchie démagogique, et une très-large position fut faite
en théorie à des institutrices qui, en pratique, ne reçurent jamais rien.
Des ordonnances ultérieures, promulguées au xix^ siècle, retranchè-
rent ou limitèrent le traitement alloué à ces institutrices, tout en multi-
pliant leurs entraves; on les traduisit en Sorbonne, où elles trouvèrent
des tribunaux et des juges, devant lesquels elles durent subir des
épreuves plus ou moins complexes, qui ne leur assuraient aucune posi-
tion, car les millions provenant de la vente des biens nationaux, enlevés
384 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
aux ordres reli[;ieux des deux sexes, avaient été généreusement restitués
à une Université toute masculine.
Mais il faut encore ici, je crois, amnistier Napoléon I" de cet abandon
de notre enseignement, car c'est sur sa tombe que les injustices qui
nous mirent en dehors des avantages consacrés par les lois de 1833 et
de 1850, ont immolé notre instruction primaire; les mêmes procédés
devaient laisser mourir, au milieu d'un fatras d'ordonnances, et sous
l'action incessante du cloître, notre enseignement secondaire, qui, sous
le premier empire, existait à l'état d'enseignement municipal, protégé
par les subventions des villes fondatrices de pensionnats; les femmes
occupées alors à cet enseignement ne subissaient point de concurrence,
et, honorées de la confiance méritée que leur accordaient les familles,
elles étaient trop peu nombreuses pour suffire à leur mission sociale. Si
notre enseignement etJt été au commencement du siècle ce qu'il est de-
venu dans cinquante ans; s'il avait offert, comme aujourd'hui, un long
cortège d'institutrices faméliques, il n'eût certes point échappé au regard
organisateur et clairvoyant de l'Empereur; mais, si nous remontons à
cette époque, nous voyons plus que jamais les femmes occupées au foyer
domestique, l'homme se hâtant de contracter mariage pour échapper au
recrutement militaire, et la jeunesse française qui, depuis, a appris à
broder et à coudre, alors éveillée, chaque matin, au bruit du tambour,
secouait à travers l'Europe ses pieds poudreux sur les diadèmes des rois,
de sorte que les rangs se trouvant vides, même dans les professions
masculines, les femmes manquaient à tous les emplois qui leur man-
quent aujourd'hui.
Napoléon I" devait-il créer une université féminine? Je ne vois nul-
lement où en était le besoin; avait-on alors exigé des institutrices un seul
diplôme; avait-on promulgué contre elles une seule ordonnance; avait-
on déploré, comme on le fait tous les jours, le profond malaise attesté
par la position précaire de cette foule de femmes, qui, après avoir donné
de sérieuses garanties de capacité à la société, n'en reçoivent aucune
d'elle pour la subsistance?
Mais, sous Napoléon I", l'enseignement supérieur n'avait, si je ne me
trompe, qu'une femme remarquable; l'Empereur eut la gloire de la
trouver, d'utiliser ses talents, et de placer madame Campan à la tête de
la maison d'Écouen (1).
Il crut mettre d'ailleurs notre instruction à l'abri des privilèges et des
(1) Napoléon 1er se plaignait à madame Campan des anciens systèmes
d'éducation, et lui demandait les meilleurs moyens de bien élever les
jeunes filles. « Il faut, dit madame Campan, leur créer des mères. »
L'Empereur répondit : « Créez-nous donc des mères qui, à leur tour,
nous créeront des hommes.»
DE L'ENSEIGNEMENT SEGONDAIKE POUR LES FEMMES. 385
abus qui depuis furent sa ruine, en concentrant rensei{;nement public
dans rUniversilé, et en interdisant tout établissement formé hors de ses
raii[;s, sans l'autorisation de sou chef (1). Ce décret eul, il est vrai, des
suites très-Iïiclieuses pour r(msei|;uemeiildes femmes, mais ces résultats
funestes ne se manifestèrent point sous Ut premier empire, où le couvent
n'existait pas. Cepeurlant, rabsor})tion dans l'Université de tous les éta-
blissements d'instruction secondaire, le monopole qu'elle s'arrojj^ea en-
suite, fit tomber successivement nos pensionnats communaux proté{]fés
alors, comme je l'ai fait voir, par le budget municipal.
En 1820 seulement, l'Université réglementa les pensionnats déjeunes
filles, et, pour les protéger sans doute, d'une manière plus efficace, elle
procéda ainsi qu'il suit : une circulaire ministérielle de cette date affirme
que le ministre aura rempli ses devoirs et les intentions du roi, en sou-
mettant maîtresses et sous-maîtresses de pensions à un rigoureux examen ;
en fLiisant une enquête sévère, non-seulement sur leur vie et mœurs, sur
leur conduite personnelle, mais en les rendant solidaires de la vie, des
mœurs, de la conduite, des principes de leurs maris; ces directrices,
accablées de charges, de responsabilité, doivent être moins protégées
encore que l'institutrice primaire , parce qu'elles exerceront sur les
mœurs une plus grande influence que cette dernière; ainsi fut comprise
la question dès son origine.
L'ordonnance du 21 avril 1828 voulut bien aussi, dans cinq articles
consécutifs, nous déclarer passibles des mêmes châtiments universitaires
que les professeurs, et la Cour de cassation daigna décider, en 1833,
qu'une directrice de pension, parquée à une localité spéciale, désignée
par le préfet, ne devait pas la quitter sans avoir affaire au Code pénal ;
la punition dont elle était menacée ne préjudiciait en rien aux aimables
peines disciplinaires que l'Université condescendait aussi à lui infliger
par aménité confraternelle si elle aimait par trop la locomotion ; ce fut
là, bien à peu près, toute la protection que reçut notre enseignement
secondaire sous l'ancienne législation; la question du pot au feu était
trop vulgaire pour qu'on la débattît avec la femme qui, à défaut d'en-
cens, doit vivre d'articles du Code pénal.
Tant que les pensions de jeunes filles restèrent sous la double juridic-
tion des autorités départementales et universitaires, leur législation fut
très-variable. Sous le gouvernement de Juillet, les préfets de la Seine
exigèrent que la directrice de pension eût des connaissances spéciales
très -étendues; ces magistrats firent une distinction entre l'enseignement
primaire et l'enseignement secondaire, et divisèrent les écoles de filles :
1° en écoles primaires élémentaires; 2^ écoles primaires supérieures;
3° pensions; 4° institutions.
(1) Décret du 17 mars 1808.
•2'Sr:RIR,. t. XLM. — la juin IvSZ), »'"''" fîo
386 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
En 1849, les diplômes de l'Hôtel de Ville de Paris attestaient ainsi de
hautes connaissances.
Les examens, indépendamment de la partie facultative pour les lan-
gues vivantes, comportaient des études très-avancies ; l'aspirante devait
en justifier dans trois épreuves successives, dont la dernière seule lui
conférait le titre de maîtresse d'institution.
Quelques départements ayant imité celui de la Seine, on put croire
que notre ensei[î~nement secondaire allait être g^énéralisé , mais cette
question livrée, comme toutes les autres, à l'esprit de parti et à l'arbi-
traire, devait partager le sort commun des mesures qui nous con-
cernent.
Les examens de l'Hôtel de Ville de Paris ne furent ainsi qu'une fâ-
cheuse exception, très-nuisible à l'institutrice qui- avait pris ses degrés
en province, car partout elle se vit supplantée par l'institutrice pari-
sienne; et même, pour cette domesticité précaire de leurs établissements,
nos directrices de pensions exigèrent que des sous-maîtresses à deux
cents francs de traitement annuel fussent munies des trois diplômes de
l'Hôtel de Ville.
D'un autre côté, l'intervention du préfet et du ministre étant néces-
saire pour délivrer le diplôme et pour le rendre valable, il résultait de
là que la maîtresse de pension agréée par le préfet ne pouvait s'établir
que dans le département, tandis que l'institutrice primaire avait un titre
légal pour toute la France, car la commission d'examen de l'Hôtel de
Ville délivrait les brevets spéciaux au département de la Seine, tandis
que la Sorbonne accordait les diplômes généraux d'enseignement pri-
maire.
M. Carnot, dans son trop court passage au ministère de l'instruction
publique, élabora un projet de loi très-libéral pour l'enseignement se-
condaire des femmes, et s'occupa de préparer les institutrices à instruire
les jeunes garçons dans les collèges. La loi réactionnaire de 1850, qui
asservit notre ensgignement primaire sous la domination cléricale, an-
nonça aussi l'intention de s'occuper plus tard de nos pensionnats; mais
ell3 les négligea alors à tel point qu'ils ne surent plus à quelle autorité
se rattacher, et que, pendant trois ans, ils se tâtèrent tous les jours le
pouls, pour se demander s'ils existaient réellement.
Le recteur d'Ac:)démie, M. Gayx, se plaignait chaque année du chaos
créé, depuis 18o0, dans ces pensionnats, toujours soumis à un régime
provisoire et ne sachant plus à quelle branche d'enseignement ils ap-
partenaient; sous l'ancienne législation, ils étaient, disait le recteur,
compris dans l'enseignement secondaire, et sous la nouvelle, ils sont
envahis par une foule d'institutrices primaires, qui ne dépendent d'au-
cune autorité directe ; les inspectrices de Paris, incertaines dans leurs
tri butions, exercent une surveillance indécise sur les pensionnats pri-
DE L'ENSEir^NEMENT SECONDAIRE POUR IVS FEMMES. 387
maires comme sur les institutions de demoiselles; cet état de choses ne
saurait se prolonj^er (i).
Le décret du 31 décembre 18r)3 répondit <'i ces plaintes par l'abolition
de notre onseijyuement secondaire; tout en laissant une inspection spé-
ciale au i)ensionnat, il divisa les écoles de filles, avec ou sans pensionnat, en
écoles du premier et du second ordre. Les examens supérieurs et ex-
ceptionnels de THôtel de Ville de Paris furent supprimés de fait par
le décret précité; ils durent rentrer dans la division et dans le cercle
d'études de l'instruction primaire; comme ils restèrent toujours res-
treints h l'exercice dans le département de la Seine, ils devinrent en
réalité très-inf^'rieurs aux brevets d'instruction primaire délivrés par
la Sorbonne, mais ils eurent le privilège de conserver leur ancien local,
qui est encore pour eux ce qu'est la robe pour le magistrat ignorant.
Vivant sur leur réputation première, ils conservèrent plusieurs an-
nées une puissance fort nuisible, en empêchant l'institutrice brevetée en
province de trouver de l'occupation à Paris, et y retenant forcément
celle qui, munie de ces brevets locaux, se trouvait sans titres pour
exercer dans les départements. Ils mirent en outre souvent aussi toutes
les femmes vouées à l'enseignement dans une position très-fausse; car,
si les sous-maîtresses préféraient subir leurs épreuves à la Sorbonne,
elles se procuraient difficilement de l'emploi dans les pensions pari-
siennes, et si elles optaient pour les examens de la ville de Paris, ils ne
leur conféraient, ainsi que nous venons de le voir, aucun droit d'exer-
cice hors du département de la Seine. Je ne connais pas d'autres ré-
sultats obtenus par ces examens, c'est pourquoi je liens à mentionner
le grave abus qu'ils consacraient, avec leur ancien programme et leur
supériorité réelle; je ne demande pas si ces examens étaient primaires
ou secondaires, car je pense qu'on m'accordera Fun ou l'autre, mais
alors, dirai-je, pourquoi des examens particuliers au département de
la Seine, car s'ils représentent en effet l'enseignement secondaire, ils
doivent être institués dans toute la France, et laisser partout libre
exercice aux directrices de pension; s'ils ne sont que des brevets d'in-
struction primaire, ils font un double emploi; ils ne sont rien, restant
locaux, en présence des diplômes universels délivrés par la Sorbonne.
Par ces considérations, il aurait fallu, je crois, conclure ou à l'univer-
salité des examens de l'Hôtel de Ville, ou à leur complète abolition.
Les législateurs, quoique dans l'intention de rétrograder là, comme pour
toutes les autres parties de l'enseignement féminin, hésitèrent néan-
moins à avouer au département de la Seine qu'il était privé d'enseigne-
(1) Exposés de la situation de renseignement dans le département de
la Seine, présentés par le conseil académique au ministre de l'instruc-
tion publique.
388 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ment secondaire pour les jeunes filles; l'annulation des examens de
l'Hôtel de Ville ressortait, ainsi que nous l'avons vu, des termes mêmes
du décret du 3 décembre 1853, mais le local conserve un tel presli(je
scientifique, que de nombreux murmures accueillirent la lc{;islalion
nouvelle; le gouvernement, après de longues tergiversations, qui main-
tinrent pendant plusieurs années les jurys de la ville de Paris et de la
Sorbonne dans la position inqualifiable que je viens d'indiquer, décida
qu'au lieu d'envoyer à la Sorbonne les examens secondaires de l'Hôtel
de Ville, les examens primaires de la Sorbonne seraient subis à l'Hôtel
de Ville, sans sortir des limites du programme et des droits d'exercice
fixés par la loi de 1850, qui régit l'instruction primaire des filles.
Gomme on peut s'en convaincre par l'exposé précédent, la confusion
est ainsi plus grande que jamais dans les pensions parisiennes, où
Ton trouve des directrices et des sous-maîtresses brevetées, les unes
d'après l'ancien régime, les autres d'après le nouveau; ici, la jeune
fille est repoussée parce que son brevet atteste des connaissances infé-
rieures à celles d'une institutrice plus âgée, munie de ses trois di-
plômes d'enseignement secondaire; là, une directrice d'institution,
qui a conquis laborieusement ses droits en subissant cette triple
épreuve, se trouve en concurrence d'une foule d'institutrices primaires.
La position est partout si intolérable, qu'il suffit de l'indiquer, pour
appeler l'urgence des réformes qui doivent en sortir, car si les pen-
sionnats rentrent dans l'enseignement primaire, ils doivent en avoir
l'inspection, la hiérarchie, et surtout partager la maigre subvention
que lui accordent les communes ; la distinction de ces deux ordres qui
n'existe point dans l'enseignement primaire des garçons, est aussi abu-
sive que superflue. Nous désavouons ce leurre, sous lequel on veut dé-
guiser la lacune que laisse partout l'abolition de notre enseignement
secondaire.
Pour se dispenser d'être juste à son égard, on veut bien, nous dit-on,
considérer nos pensionnats comme des établissements libres, se trou-
vant dans des conditions semblables à ceux qu'élèvent les hommes en
dehors de l'Université.
Je n'examine pas ici s'il n*est point dérisoire de parler de liberté
d'enseignement devant le monopole universitaire, et si ce mot de
liberté n'exclut pas tout privilège, mais je reprends l'objection, au
point de vue surtout de l'enseignement conventuel.
Nos pensions des établissements libres!
Libres!... Mais de quoi donc? grand Dieu! si ce n'est de mourir de
consomption, et de tendre en toute humilité le dos pour recevoir les
coups de pied et les coups de fouet que daignent si vigoureusement
leur appliquer ces législateurs éphémères qui passent en nous insul-
tant sur le char gouvernemental.
DE I;KNSKIGNKi\1KNT Si'T.ONDAIKK IM)UR LES FEMMES. d«d
Xos iii'iisiotis, </(itis (les conditions st'mhlab/vH aux établissements libres
des jeunes f/riis f
Tous, i)ri)ress{!urs Iaï(jii(^s , piuivcnl s'a^yréj^or à l'Université, à
laquelle, le clergé ,seul l'ait concurrence , et c'est précisément de
la lutte que la liiérarrliic, le mon(q)ole, le bud[yet, la protection, la
science universitaires, eurent à soutenir contre les corporations reli-
g^ieuses, que, sans aucune expérience de la question, je pourrais con-
clure à l'impossibilité d'existence de nos pensionnats, abandonnés à
eux-mêmes contre une concurrence, numériquement beaucoup plus
g^rande, qui, pesant sur la femme pauvre de tout le poids de son or, de
ses immunités lé[]^islatives, de son influence de caste priviléfjiée, est
parvenue à l'écraser en moins de quarante ans, car la restauration du
cloître riche, le seul qui se voue à l'enseig^nement secondaire, ne date
que du rè^^jne des Bourbons; depuis cette époque, il a grandi par pro-
g^ression de tout l'abaissement de l'enseignement séculier.
La Révolution avait interdit toute fonction dans l'enseignement aux
religieuses sécularisées par elle ; Napoléon P'" toléra les couvents pau-
vres, dévoués au soin des malades et à l'éducation des enfants du
peuple. C'est en 1817 seulement que la loi permit à ces couvents de
recevoir des donations et des héritages, rendus incommutables par
Charles X.
Pour donner une idée de l'accroissement numérique et de la prospé-
rité pécuniaire des couvents depuis cette époque, j'ai pris, au hasard
de la lettre alphabétique, le premier département de France : d'après
V Annuaire de l'Ain (non compris les établissements exclusivement
voués au soin des malades et à la vie contemplative), ce département
qui avait, en 1830, 64 maisons religieuses, en comptait 227 en 1850;
l'ordre seul des Sœurs de Saint-Joseph a formé 162 établissements dans
ces vingt années.
L'accroissement de revenus mobiliers et immobiliers a marché aussi
vite que l'accroissement numérique, pour la plupart des couvents voués
à l'instruction secondaire.
Pieu bénit à Bordeaux, comme à Paris et partout ailleurs, ceux qui
font vœu d'être siens; il les bénit même d'une façon si alarmante, que
c'est une vraie malédiction pour nous, si nous devons toujours rester
dans la société, comme cette victime expiatoire, chargée de toutes les
prévarications d'Israël.
La maison Notre-Dame (de Bordeaux), endettée en 1839, possédait,
en 1854, un actif excédant 200,000 francs.
Picpus, fondé en 1800, sans aucune ressource, mal administré, avait,
en 1834, 300,000 francs de dettes, dans la gestion particulière du bien
des Sœurs; par la capitalisation de leurs dots et de leur patrimoine,
390 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
cette maison possédait, en 4858, pour 5 millions d'immeubles (1).
Le procès qui, à cette époque, a dévoilé au public l'intérieur de cette
communauté, a montré son adresse à envoyer aux malades des formules
testamentaires, pouvant déjouer l'expertise des tribunaux et tromper
l'œil même de la justice; les débats ont établi qu'au lieu d'avoir des
dispensateurs des biens du pauvre, le cloître moderne a des courtiers,
des a^yents de chan^je, d^s notaires pour administrer ses propres biens.
Si, comme les avocats de cette communauté ont voulu l'insinuer
contre les affirmations de la partie adverse, elle fait un noble usage de
son opulence, ce ne sont pas les femmes, pauvres toutefois, qui man-
g^ent les miettes de sa table, car j'ai connu une jeune institutrice alle-
mande qui y fut admise sur la recommandation instante d'un père jé-
suite; outre le prix de pension fort élevé, elle payait des leçons parti-
culières, interrompues à chaque coup de cloche appelant à la chapelle;
mal[îré ses réclamations incessantes, on les lui faisait solder fort inté-
gralement; lorsque son petit pécule fut épuisé, on la laissa partir sans
lui avoir facilité la connaissance pratique de notre langue, but de son
voyage.
Oh! que le noble désintéressement des religieuses de Port-Royal,
leur générosité à l'égard d'une fausse bienfaitrice qui leur reprenait
injustement ses dons (2), paraît grand, mis en regard de l'âpreté au
gain des couvents modernes, et des scandaleux procès qu'ils ne crai-
gnent pas d'affronter pour leurs intérêts pécuniaires, aux dépens même
de leur considération morale !
Dans toutes nos villes, et souvent dans nos moindres bourgs, le pen-
sionnat conventuel se pose ainsi avec une opulence plus ou moins
grande devant la directrice séculière, mais toujours dans des conditions
à la mettre bien vite hors de lutte, si elle ne sait pas vivre de la vie
d'abnégation et de sacrifice, qui commence à sortir du cloître opulent;
en présence de cet état de choses, nous pourrions trouver une promesse
implicite de protection ou plutôt de liberté, pour notre enseignement
dans la satisfaction témoignée publiquement, il y a quelques années,
par l'Empereur de l'extension et de la prospérité des ordres religieux.
Nous savons en outre déjcà ce qu'est devenu le cloître moderne, comme
retraite de la femme pauvre, et si nous ne pouvons exiger qu'elle aille
y singer la piété, y simuler la ferveur, y contrefaire la dévotion, nous
ne pouvons non plus lui offrir une position loin du monde, lors même
qu'elle aurait la vocation religieuse la plus éprouvée; car, si elle entre
quelquefois au couvent, c'est pour en sortir avec une santé épuisée,
(1) Gazette des tribunaux, procès de M"* la marquise veuve de Guerry
contre la communauté de Picpus, en restitution de l,!200,000 francs.
(2) Racine, abrégé de VHistoire de Port-Royal,
I
I)E L'ENSKIGNEMENT SECONDAIRE POUR LES FEMMES. 391
quand ses forces Tont abandonnée avant la fin d'un trop pénible no-
viciat.
Dans notre siècle d'arf^ent, la femme riche trouve encore au cloître
une existence paisible, une retraite tranquille, où elle sera .en tout
temps accuiMllie, si elle y porte sa fortune; souvent même, on jettera
un voile charitable sur un passé équivoijue; s'il le faut, on saura élever
pour elle des autds au Dieu de la miséricorde; conservant toutes les re-
cherches d'une vie délicate et élé^jante, elle sera, sous le nom de dame
ou de pensionnaire, libre de son temps, partagé entre la prière, je
recueillement, les occupations sédentaires. Mais, si la femme pauvre,
dans son isolement, dans son abandon, se repliant sur elle-même, et
prenant en pitié ce monde qui ne lui reconnaît le droit de vivre que si
elle devient émérite dans le vice, va, elle aussi, frapper à la porte du
cloître, mille difficultés se présentent ; on a trop de sujets; on les choisit;
elle doit avoir des recommandations particulières du curé de sa pa-
roisse; on ne la recevra point si elle a dépassé la limite d'â[je fixée
pour l'ordinaire, de vingt à vingt-cinq ans, etc..
Quand elle est élue enfin, d'après une moralité attestée suffisamment,
elle entre en toute humilité, sous le nom de sœur converse, par la porte
de l'office et de la buanderie; elle fournit en humiliations, en rudes
labeurs, l'équivalent de la dot ou du patrimoine. A elle, fille du pauvre,
la lie du calice, dans cette vie d'abnégation; à elle, une nourriture gros-
sière et débilitante; à elle, les jeûnes et les veilles prolongés. Écrasée
par les travaux les plus pénibles, les plus rebutants de la domesticité,
elle tombera, victime exténuée de fatigues, à l'autel du sacrifice.
J'ai connu plusieurs de ces femmes pauvres, qui ont ainsi quitté le
couvent après y avoir épuisé leur santé ; admises dans de fort riches
couvents, vouées au soin de malades qui payaient une forte pension ,
elles étaient, sous le nom de sœurs converses, des servantes non rétri-
buées, à peine nourries, surchargées de travaux ; le trésor conventuel
se grossissait de leurs veilles, de leurs sueurs, de leurs privations inces-
santes.
Voilà ce qu'est le cloître pour la femme pauvre, isolément considérée;
nous savons de quel monopole il écrase l'institutrice séculière dans l'en-
seignement primaire; il nous reste à examiner les conditions d'existence
qu'il lui laisse dans l'enseignement supérieur ou secondaire.
Que peut, contre ces associations riches, puissantes et immortelles,
protégées à son détriment, la directrice laïque, abandonnée à elle-même
pour la direction d'un pensionnat?
En dehors de son privilège d'obédience et des ressources pécuniaires
qui lui donnent de bons professeurs externes, le cloître peut écraser la
pension séculière déjtà sous le rapport du matériel seul. Il habite des
palais ; il a des parloirs spacieux et ornés, de vastes jardins, des cours
392 jnUKNAL I)ES h":a)NO:ùlSTF.S.
et des vestibules iiia|;nin(}ues, parlant aux yeux de l'enfance, et préférés,
avec raison, par les parents qui veulent, avant tout, pour leurs filles de
l'air et de l'espace. Ses chapelles somptueuses ont quelquefois une re-
nommée européenne, et maint étranger, venant à Paris visiter les monu-
ments de l'art, a inscrit en première li[yne l'éf^lise de tel pensionnat
conventuel.
Si de là nous allons voir la mansarde du pensionnat séculier, sa direc-
trice épuisée, ses vingt ou trente élèves entassées dans une chambre
sombre, étroite, malsaine, mal aérée, nous apprécierons le degré de
concurrence possible entre le pensionnat séculier et le pensionnat con-
ventuel.
Si quelques institutions laïques prospèrent en soutenant la concur-
rence cléricale, elles ne rentrent pas dans mon sujet, dès qu'elles
avaient une mise de fonds assez considérable pour l'achat d'une clien-
tèle et l'espoir d'une lutte. L'enseignement devient alors une industrie,
une spéculation, beaucoup plus chanceuse même que toute autre, et je
n'ai pas à m'occuper ici des placements plus ou moins heureux de capi-
taux que peuvent y faire les femmes; je demande seulement qu'on m'en
montre une seule qui, avec des diplômes, de la capacité, de l'énergie
pour tout mobilier, ose soutenir la concurrence accablante d'associa-
tions puissantes déjà par l'abandon même où la société la laisse; car le
cloître, insinuant et souple, sait se faire tout à tous, selon les temps et
les lieux; de son œil clairvoyant, il aperçoit bien vite quels sont ceux
qu'il pourra écraser. Protégé en outre par le clergé séculier, et par toutes
les influences mises en jeu au nom de la religion même, subventionné
par l'ordre auquel il se rattache, il a, dans son immortalité, avec le
numéraire, la force morale et intellectuelle ; il peut ainsi, à l'aide de
savants professeurs , relever le niveau de ses études jusqu'à l'ensei-
gnement universitaire.
Il proportionne toujours largement le nombre des professeurs à celui
des élèves, et emploie quelquefois douze personnes pour le travail, qui,
dans les pensions laïques, est accompli par deux ou trois de ces souffre-
douleurs, que les ordres religieux choisissent aussi parmi les séculières,
pour les occupations les plus pénibles et la surveillance constante des
pensionnaires.
Le couvent contemple l'agonie plus ou moins longue de ces établisse-
ments, car on peut être patient quand on est éternel.
Insensée, je vivrai demain sur ta tombe, crie-t-il à la malheureuse
femme qui vient se briser près de lui.
Si l'Université, avec ses subventions et son monopole, se plaint de la
concurence cléricale et de ce qu'elle appelle les empiétements du clergé,
si la lutte qu'elle soutint contre lui, sous le dernier règne, a inspiré
des craintes assez sérieuses pour émouvoir l'opinion publique: si les
DK I/KNSKKiNI'liMKiNT SECONDAIRK TOUR LKS FKMMKS. 393
rris alarmants d'orateurs illustres et d'écrivaiiis éminents ont pu par-
ta{yer la France en deux camps rivaux, je demande encore une fois
qu'on ju<;e de la |)ossil)ililé d'une lutte pour des fiîinmes pauvres, livrées
à l'arbitraire contre des corporations priviléjyiées, cumulant toujours,
et jouissant en siicurité de leur monopole, après avoir écrasé une témé-
raire concurrente.
Quand, par exception, le pensionnat séculier semble prospérer dans
les villes de province, il doit souvent son existence, si ce n'est à ses
ressources pécuniaires, du moins à la tolérance ou au bon vouloir du
cler[;é; quelques prêtres éclairés y déplorent l'antag^onisme si re(i^ret-
table qui se développe chaque jour, de plus en plus, entre l'éducation
des deux sexes; ils comprennent que le couvent ne se trouve pas dans
les conditions les plus favorables pour élever l'épouse et la mère des
hommes de notre siècle; alors, ils ne sont point hostiles à la directrice
laïque, qu'ils recommandent même quelquefois, lorsqu'ils lui reconnais-
sent des qualités morales et intellectuelles; ces louables et trop rares
exceptions, cependant, ne peuvent prévenir l'abaissement et la dégra-
dation où tombent certains pensionnats, quand tant d'éléments de ruine
se trouvent en présence d'une femme sans appui, réduite à faire une
industrie, un métier, un trafic, d'une fonction qui devrait être un sacer-
doce, un apostolat.
Tout pensionnat, ai-je dit, repose sur une mise de fonds considé-
rable. (A Paris, la moyenne des achats est de 50 à 60,000 francs, indé-
pendammment du matériel). Dès qu'il y a clientèle achetée, spéculation
de capitaliste, comment l'Université trouve-t-elle qii'il y a lieu d'in-
specter ces maisons? Ah! laissez le créancier surveiller sa proie; il est
le véritable inspecteur de cet établissement qu'il a créé; c'est l'huissier
qui doit lui envoyer ses ukases, s'il voit arriver l'heure de la ruine (1).
Cette situation précaire des pensions de demoiselles se révéla dans
toute son intensité en 1848; ce fut l'industrie la plus en souffrance à
cette époque; elles se trouvèrent frappées d'une façon toute particulière
à Paris; après la révolution de février, les directrices, en quête de toutes
toutes sortes d'expédients pour se maintenir, abaissèrent le traitement
des sous-maîtresses, ou les réduisirent au pair; demandèrent des dimi-
nutions de traitement aux professeurs externes, remercièrent les maîtres
d'agrément, etc. (2).
La position, partout humiliante de nos pensionnats, est particulière-
ment douloureuse dans les petites localités, où l'enseignement n'a point
(1) Un changement seul de domicile dans la même localité et dans le
même arrondissement, à Paris, soumet nos directrices de pensions aux
formalités les plus vexatoires.
Ci) Revue de Vinstruction 'publique, t. IV.
394 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
encore pris ce caractère de mercantilisrxie qu'il a trop souvent dans les
grandes, et où la population n'est pas assez nombreuse pour favoriser
la concurrence.
Des femmes recommandables et dignes voient souvent la gêne, la
disette même dans leur maison ; l'argent manque, mais il faut dissi-
muler pourtant, et devant les parents des élèves, et devant le personnel
rétribué de l'établissement; il faut feindre de même, en présence des
fournisseurs, en présence des créanciers ; il faut pourvoir à tout, en
souriant h tous ; après une journée passée dans une rude tâche, ces direc-
trices préoccupées ne trouvent aucun repos, apercevant jusque dans
leurs songes, le délégué de la justice, vendant pièce à pièce les débris
de cette maison, qui tombera demain à la voix d'un créancier impa-
tient. Alors, elles se font petites ces femmes nées si grandes; elles vont
quêter des élèves et mendier la confiance qui se donne ; elles paraissent
indignes, dès qu'elles deviennent suppliantes; la déconsidération marche
à la suite de cette position précaire, et le couvent voisin, flairant depuis
longtemps déjà l'heure de cette détresse suprême, met en jeu toutes ses
influences, abaisse ses prix, accapare les élèves, en dissimulant à peine
le sourire d'une victoire qui ne saurait être disputée.
Oui, j'ai été témoin de ces positions désespérées, qui se renouvellent
tous les jours, et j'en rougis encore pour une société qui, le nom de
liberté à la bouche, écrase ces femmes sous d'aussi intolérables mono-
poles.
Dévoilerai-je aussi une des tristes ressources, un des misérables expé-
dients de ces infortunées maîtresses de pension, voyant le nombre de
leurs élèves diminuer de jour en jour ?
Dans les villes peu populeuses, le pensionnat doit, pour conserver sa
réputation et son prestige, imposer par le nombre; on compte ses re-
crues au passage, quand il se rend à l'église ou à la promenade ; chacun
constate ainsi, chaque jour, sa prospérité ou sa détresse. Lorsqu'il y a
déclin, la directrice invite souvent les sœurs, les parentes des élèves de la
ville, pour que ces figurantes grossissent le nombre ostensible des pen-
sionnaires; on les distance aussi avec art dans le trajet, afin que l'éta-
lage paraisse plus long; en trompant les autres, on cherche à se tromper
soi-même, quand on a produit l'effet que font au théâtre ces quelques
soldats qui entrent et sortent successivement par les mêmes portes,
pour simuler des bataillons entiers.
La déplorable administration d'un grand nombre de ces établisse-
ments industriels d'éducation (espèce de boutiques à enseignement), se
révèle tout entière aux distributions de prix, où il faut à la fois flatter
tous les parents, et satisfaire toutes les élèves, de telle sorte que l'enfant
la plus paresseuse et la plus indisciplinée remporte quelquefois des
couronnes à la douzaine. Malheur à la directrice d'institution qui con-
DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE POUR LES FEMMES. 395
serverait alors assez de dignité et d'indépendance pour être juste! Si
elle ne sait donner des palmes à la dissipation, couronner l'apathie et
l'insubordination de certaines pensionnaires, une femme grossière vien-
dra lui retirer sa fille, en lui disant, avec de vifs reproches ou de viles
injures, que l'institution voisine, accordant dix à onze prix à chaque
élève, est beaucoup plus di|;ne de la confiance des familles.
Il est triste aussi de voir le mercantilisme de ces pensionnats affiché
au coin de nos rues, dans des réclames au rabais, faites au milieu de
mille réclames industrielles de nos magasins à bon marché; il est déplo-
rable de rappeler les moyens indignes qui capteront une élève, en
ftworisant ses défauts, en développant ses mauvaises inclinations, en
Tentretenant dans mille goûts futiles ou dispendieux; en tolérant ses
vices par des réserves odieuses. On comprend trop cependant cette ma-
nière d'agir, car dès que les pensionnats ne peuvent être qu'une indus-
trie, il leur faut de l'étalage comme aux magasins , de la mise en scène
comme aux théâtres, du fard comme aux actrices, et des flatteries
comme aux parasites. N'est-ce pas partout que la ruse, l'intrigue, la
captation, sont les armes de celui qui ne peut vivre de l'indépendance
créée par une franche liberté d'action ?
Quoique la concurrence claustrale soit moins mortelle à la femme
dans les grandes villes que dans les petites, le pensionnat séculier y
succombe souvent encore, sous l'action du pensionnat conventuel. Il y a
quelques années, à Paris, une institutrice avait acheté, pour la somme de
60,000 francs, un pensionnat achalandé, voisin d'un couvent, qui, peu
de temps après, jugea à propos de s'agrandir en achetant la maison
louée à la directrice séculière. Cet établissement, qui recevait aussi des
externes, dut se retirer devant l'opulence cléricale, et trouva difficile-
ment un local fort élevé dans un quartier, et dans une maison dont on
regarda le voisinage comme peu convenable pour de jeunes personnes,
pxposées à des insultes, et recueillant aussi de méchants propos, près
d'un atelier. Le pensionnat, gagnant tous les jours ainsi en déconsidé-
ration, tomba au bout de cinq ans faute d'élèves.
Le renchérissement des loyers, qui fait tous les jours la vie de plus en
plus dure aux pensions parisiennes, tend à leur créer des conditions
impossibles d'existence ; on peut, du reste, se rendre compte des gains
probables d'une directrice de pension, qui, dans l'éventualité la plus
favorable a un maximum de vingt k trente pensionnaires, et se trouve
en présence d'une location annuelle, variant de 4 à 12,000 francs, selon
l'espace qu'elle se donne et le quartier qu'elle habite.
Nos ministres de l'instruction publique eux-mêmes savent-ils com-
ment ces institutions vivent et comment elles meurent; ne pouvons-
nous pas affirmer que, loin d'assurer la subsistance d'une seule femme.
306 JOURNAL DES I-CONOMISTKS.
rcnscigneiiiciit secoudairc, donnant lien à (!(; fausses Siiéculalions, ap-
pauvrit souvent celles qui avaient quelques éparf^nes.
Si du professeur nous passons à l'élève, nous voyons même abandon
de la jeune fille, soit qu'elle se destine à l'enseignement primaire ou
secondaire, soit qu'elle veuille acquérir l'instruction littéraire ou pro-
fessionnelle. Aucune école normale, aucune institution, aucune bourse
ne lui vient en aide; la jeune fille cependant n'a pas, en dehors de l'Uni-
versité, les facilités que les petits séminaires offrent aux familles pau-
vres pour l'instruction de leurs fils. Ces établissements, au nombre de
123, reçoivent près de 20,000 élèves. L'État leur alloue chaque année,
1 million, destiné à 4 ou 8,000 sujets, selon qu'il est réparti en bourses
ou en demi-bourses; des le^i^s nombreux assurent aussi des ressources
aux petits séminaires; les curés, dans toutes les paroisses, font chaque
année des collectes en faveur de ces maisons, et, dans leurs prônes,
réitèrent leurs appels instants à la bienfaisance des fidèles.
Ces revenus permettent aux petits séminaires d'accueillir à des prix
très-réduits les élèves qui vont frapper à leur porte; la plupart, sans
persévérer jusqu'à la prêtrise, ont acquis gratuitement l'instruction
nécessaire à un emploi séculier. Les petits séminaires présentent ainsi,
chaque année, 1,200 à 1,500 sujets au baccalauréat.
Je cherche aussi en vain, pour notre enseignement, de ces encoura-
gements et de ces éloges, qui ont au moins l'avantage énorme de ne pas
grever le budget; je ne trouve aucune de nos distributions de prix ho-
norée par la présence de nos ministres de l'instruction publique, qui,
admettant dans leurs salons les membres du corps enseignant, n'a-
dressent pas d'invitation aux représentantes de notre enseignement
public.
Non-seulement, les directrices d'institution ne furent point invitées
comme les directeurs à la fête pompeuse des écoles, fondée autrefois
par Msr Sibour, mais, si je suis bien informée, c'est avec une brutalité
sauvage, que suisses et bedeaux éloignaient les institutrices qui ten-
tèrent de pénétrer à Sainte-Geneviève; le temple, image de la société
moderne, se trouvait, à l'exclusion des femmes, rempli par toutes sortes
de sommités masculines, et l'on repoussa le sexe qui ne fut jamais exclu
d'aucune fête de la douleur; qui, sur les pas du Christ, absent aussi au
jour triomphal de VHosanna, reparut sur la route douloureuse du Cal-
vaire, et sut se tenir debout au pied de la croix , le sexe enfin qui con-
quit, à la rénovation de notre ordre social, le droit de monter à l'é-
chafaud.
S'il était besoin de prouver une fois de plus que les monopoles con-
ventuels et universitaires ont produit cet abaissement moral de l'édu-
cation des femmes, je montrerais les pensions appartenant à des com-
munions dissidentes; elles conservent, en général, leur ancienne
OK L'KNSEIGNKWENT SEGONIMIRK POUR LKS FEBIMES. 397
(lifïiiitc, parce (jue, subventionnées par leurs coréli};iounaires, elles re-
présenLenl renseij;ii('nienl. vrainiciil lil)re et affranclii de la concurrence
monacale. L'oppression de notre ensei|;n(îmenl, au contraire, le fitfla-
{;eller par les sarcasmes de ro])ini()n, le rendit la risée de l'Europe (1),
la honte de la France, alors même que le professorat masculin s'élevant
au ran{; de puissance sociale, recevait des ovations et des couronnes
civiques.
Je n'ai, pour le moment, ni à jufifer de la priorité de Fensei^i^nement
libre sur Tenseif^nement universitaire, ni à revendi'juer des droits
é};aux pour les contribuables et les administrés des deux sexes; il rne
sufïit d'avoir démontré, par les considérations précédentes, qu'aucun
ensei{jnemcnt libre et isolé n'est possible, en présence de corporations
religieuses, investies d'immunités préjudiciables au droit commun. De
vastes associations de capitaux pourraient seules lutter contre l'cnsci-
g-nement con[îrég'aniste , mais elles constitueraient des commandites
industrielles, sans favoriser le plein exercice de rintellip,ence, sans de-
venir accessibles encore à la femme, tant que la Française riche se fera
gloire de vivre dans l'inaction. Il est bon, toutefois, de prendre acte
des objections qu'on nous oppose en faveur de l'enseignement prétendu
libre des jeunes filles, car il est évident que, s'il peut subsister ainsi,
les fonds destinés à la dotation universitaire sont abusifs; il faut, dans
ce cas, faire jouir de notre liberté tous les fonctionnaires de l'enseigne-
ment public, et prier l'État, qui est en voie de réaliser des économies,
de supprimer leur traitement. Ce n'était pas la peine vraiment de s'in-
génier, par l'impôt sur les tabacs, à battre monnaie sur le nez de quel-
ques priseurs mécontents; il ne fallait point non plus donner un pareil
pied de nez aux fumeurs même de pipe; il n'est plus nécessaire de
projeter des impôts sur les bouts de chandelles, sur les queues de morue
et sur les allumettes chimiques, car l'enseignement libre, je le répète, suf-
fisant aux femmes, doit suffire aux hommes, ou, s'il ne peut être libre
pour chacun, il doit être protégé pour tous. Quelle que soit la conclu-
sion que l'on tire, la position actuelle est fausse; elle blesse les lois de
la justice générale et distributive; elle méconnaît les droits du faible
qu'elle écrase.
INSPECTION GÉNÉRALE DES ÉCOLES DE FILLES.
L'inspection des écoles de filles comprend l'enseignement primaire,
la salle d'asile et le pensionnat. Le remarquable projet de loi de 1831,
qui partout avait proclamé les droits égaux des deux sexes à l'instruc-
(1) Les personnes qui ne sauraient pas quelle appréciation les étran-
gers font de l'éducation reçue dans nos pensionnats, n'ont qu'à lire la
Fille de V Épicier, par Itcnri Conscience.
398 JOURNAL DES ECONOMISTES.
tion primaire, déférait la surveillance de nos écoles à des dames inspec-
trices qui devaient être désif]^nées par les comités. Aucune suite ne fut
donnée à cette décision, et les inspecteurs seuls eurent, sur nos écoles,
l'autorité plénière qui semble cependant appart;mir plus naturelle-
ment aux femmes.
Relativement à la surveillance et à la direction des écoles mixtes, l'in-
tervention de l'inspectrice est aussi indispensable que pour les écoles
spéciales de filles, ou il faut, de toute nécessité, que nos inspecteurs
apprennent à broder, à coudre, à faire la dentelle, etc., innovation, du
reste, qui n'aurait rien de ridicule dans un pays où l'on se fait recevoir
bachelier pour auner des rubans, et où les lég^ionnaires sont vendeurs
de crinolines.
Comme, dans nos communes rurales, le même inspecteur délégué
visite les écoles de garçons et celles de filles, on voit que la presque
totalité de l'inspection primaire pourrait appartenir à la femme. Dès
qu'un seul fonctionnaire suffit, l'inspectrice peut partout suppléer l'in-
specteur dans les classes de garçons et dans nos nombreuses écoles
mixtes, tandis que l'inspecteur ne peut jamais complètement suppléer
l'inspectrice pour cette partie si importante des travaux particuliers
à la femme.
L'inspecteur primaire n'aurait ainsi, selon nous, son rôle naturel que
dans les villes, où les écoles spéciales sont assez nombreuses pour
rendre ses fonctions indépendantes de l'inspection des écoles particu-
lières de filles. Ces considérations sont si pratiques, qu'on n'objecte
jamais ici que la pénurie supposée des femmes capables de remplir les
char^fjes d'inspectrices. Eh bien, s'il est vrai que les sujets manquent,
il faut en créer comme on crée des inspecteurs. La donnée de ce tra-
vail étant précisément de rechercher les moyens les plus pratiques
d'ouvrir de nouvelles carrières aux femmes, et de les protég^er au nom
de la justice contre l'usurpation masculine, je ne crois pas qu'on puisse
leur indiquer une profession qui leur appartienne mieux que celle-ci.
Malgré le manque de direction de la femme dans l'enseignement pri-
maire, je craindrais plutôt l'affluence trop grande que le nombre trop
restreint des sujets, aptes aujourd'hui à remplir les charges d'inspec-
trices.
Jamais nous n'avons eu un aussi grand nombre de jeunes filles à ar-
racher à l'indigence; jamais non plus, les femmes condamnées à la
faim n'avaient rompu leur ban par de si nobles efforts qu'à l'époque
actuelle; on les voit surgir de tous côtés pour prendre place dans celte
société qui les repousse. Le décret du 21 mars 1855 a déjà résolu, du
reste, relativement aux asiles, la question dans le sens que j'indique.
Outre les deux déléguées générales qui se rendent partout où leur pré-
sence est nécessaire, et qui sont investies de la surveillance du service
DE L'FNSEïr.NEMENT SECONDAIRE POUR LES FEMMES. 399
d'enseml)l(^, rinspoclion locale est, dans ces écoles maternelles, confiée
à 1() (lélé(;iiées spéciales, qui reçoivent 2,000, 1,800 et 1,000 francs
de traitement. Leurs frais de tournée, hors du lieu de résidence, sont
li(jui(lés à () francs par jour, et à 4 francs par myriamèlre [)ar(:ouru.
Ces indemnités, pres((ue é[;ales à celles des inspecteurs, tendent à
faire disparaîlre et à faire oublier les distinctions refjrettables que
nous trouvons trop souvent entre le salaire respectif des hommes et des
femmes occupés aux mêmes travaux (1).
Dès l'année 4820, l'inspection de nos pensionnats avait été ré[j^le-
mentée. Une circulaire du 19 juin exij^ea alors que les inspectrices s'as-
surassent de l'exécution des refoulements universitaires; ces délé^^uées
devaient aussi examiner le local, l'infirmerie, certifier que les élèves
avaient été vaccinées, s'enquérir de la qualité de la nourriture, du
g-enre de punitions, de la méthode d'éducation, etc. — Les pensionnats
cong^réf^anistes étaient soumis à la même surveillance. L'incohérence
lé(}islative qui créa ensuite le chaos dans nos pensionnats dut faire
tomber ces sages prescriptions en désuétude !
Le ministre de l'Instruction publique affirmait en 1853 (Rapport à
VEmpereur, 31 décembre), que les pensionnats de demoiselles n'avaient
jamais été soumis à l'inspection. Le décret du 31 décembre, qui suivit
ce rapport, confie, pour les pensions séculières, cette surveillance à
des inspectrices bénévoles, qui doivent être morales et circonspectes,
et à des ecclésiastiques pour les pensionnats conventuels.
Quoique je ne mette en suspicion aucune des qualités et des vertus
des dames désignées par le décret comme aptes à l'inspection des pen-
sionnats de province, je crois qu'il est extrêmement fâcheux de laisser
ces charges à des femmes du monde, qui ne peuvent en faire une pro-
fession, qui n'ont pas l'habitude des écoles, et qui sont distraites de
cette fonction, tout honorifique, par leurs occupations personnelles.
Quel que soit d'ailleurs le degré d'instruction qu'on leur suppose,
dès qu'elles sont étrangères à l'enseignement, elles n'ont aucun titre
pour justifier la confiance dont on les honore; elles n'offrent même au-
cune présomption favorable pour la gestion de ces emplois. On aura
beau connaître le discernement, la circonspection^ la moralité que le
ministre désire d'elles, s'il ne se résigne à les rétribuer, il ne pourra
pas avoir la certitude de science, de régularité dans l'inspection, qu'il
exige de tout fonctionnaire soldé. On peut être une femme recomman-
dable sous beaucoup de rapports; une excellente mère de famille, sans
savoir le premier mot des devoirs et de la charge d'inspectrice. L'État
(i) Les inspecteurs d'écoles primaires reçoivent, d'après un règlement
de l'année 1862, 7 francs par jour d'indemnité pour les voyages à 16 ki-
lomètres, et 9 francs pour les missions plus éloignées.
400 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
pense ainsi, du reste, sur ce point, car, lorsqu'il lui convient de payer,
il sait fort bien demander d'autres qualités que la circonspection.
La déléguée rétribuée des asiles doit, pour première vertu, être pour-
vue d'un certificat d'aptitude ; en général, chaque fois, qu'allouant un
traitement aux femmes, on leur offre des [garanties, on J^ur en de-
mande en toute justice. Paris, la seule ville qui ait compris la nécessité
de combler une déplorable lacune, nomme et rétribue des inspectrices
de pensionnat, dont elle exi[;e aussi des diplômes. On ne pourra obtenir
une inspection générale, régulière et sérieuse dans nos pensions, on
n'aura des rapports suivis, consciencieux, remarquables comme ceux
des inspectrices du département de la Seine, qu'après avoir demandé
partout à des inspectrices titulaires les preuves de capacité fournies par
ces inspectrices parisiennes qui, en attendant une législation nouvelle,
devraient avoir une égale autorité sur le pensionnat conventuel et sur
le pensionnat séculier. La position de ces anciennes inspectrices des
pensionnats parisiens se trouve aujourd'hui fort amoindrie; leur ac-
tion se limite au pensionnat séculier , oii elles ne sont plus que des
déléguées.
Depuis la promulgation du décret qui, en 1853, abolit notre enseigne-
ment secondaire, les inspecteurs ont en outre pénétré, à Paris, dans toutes
les institutions de demoiselles, où. ils se réservent l'inspection scientifique,
et ne laissent qu'un rôle subalterne et insignifiant à l'inspectrice. Si
nous ne demandons de quel droit les inspecteurs mettent le pied dans
des établissements d'où ils avaient toujours été exclus, le moment favo-
rable sera choisi, sans doute, pour évincer les inspectrices ou pour les
éliminer par extinction, car elles sont réduites à faire double emploi à
Paris, et on les trouve inutiles en province, en dehors d'une charge
toute nominale et honorifique.
L'uniformité d'inspection doit s'appliquer à notre enseignement dans
toutes ses parties. Si le pensionnat appartient à l'instruction primaire,
il faut lui donner un mode identique d'inspection ; s'il fait partie de
l'instruction secondaire, il doit être inspecté comme les collèges; à
côté de cette inspection scientifique et hygiénique qui est à organiser
dans l'intérêt de l'élève, il faut surtout établir en faveur de l'institutrice
séculière, de la sous-maîtresse, l'inspection maternelle qu'exerce le
couvent envers ses subordonnés, par des délégués spéciaux, entretenant
avec les religieuses des rapports de subordination, d'autorité, de pro-
tection, de censure, d'encouragement, et formant entre elles une hié-
rarchie fort supérieure à ces rapports méthodiques, froids, compassés
et insuffisants de l'inspection universitaire.
L'esprit de corporation et d'unité, qui fait la force de l'enseignement
congréganiste, manque complètement aussi à notre instruction sécu-
lière. Il est évident que nos pensionnats ne peuvent rester dans la posi-
DE L'ENSKir.NEMENT SECONDAIHE POUR LES FEM^IES. 401
tion fausse où ils se troiivont aiijoiinrimi. Dès qirils sont privés, ils
doiv(MU rester libres, être affranchis de l'inquisition de la mairie, de la
préfecture, du conseil de l'iustriiction publique, qui n'ont ni program-
mes d'études à leur imposer, ni livres à leur dési[;ner. Pounjuoi donc
cette inspection double, qui exerce un contrôle si minutieux, quebpie-
fois si vexaloire, sur nos pensions séculières, qui dénonce les actes de
nos directrices aux conseils administratifs, et laisse droit de vie et de
mort aux ministres sur ces établissements ? Cet arbitraire est devenu
intolérable, surtout devant les immunités du couvent.
Si l'instruction actuelle de la femme ne lui laisse pas encore le droit
de concurrence avec l'homme dans les jurys d'examens secondaires, je
ne vois non plus aucun motif pour l'éliminer de celui des institutrices
primaires. Autrefois nous avions des examinatrices, mais il ne nous reste
que quelques dames assistantes, auxquelles M. de Salvandy a interdit de
prendre part aux examens, et de participer aux travaux de la commis-
sion; il leur permit, comme à des enfants sages, de tenir, sans mot dire,
le registre où sont consignées les décisions de MM. les examinateurs, et
voulut bien encore les tolérer pour Finspection des travaux manuels
exigés des aspirantes (1).
Si cette civilisation impertinente et cavalière, qui, non contente de
marcher, se permet quelquefois de voler, pour nous déposséder plus
vite, nous effleure encore d'un nouveau coup d'aile, les dames assistan-
tes ne seront plus appelées à tenir ce livre de la loi, mais à le baiser
avec respect. Quand nous aurons l'audace naïve de rappeler avec une
respectueuse timidité, que les choses ne se passaient pas ainsi, il y a
vingt ans, on nous dira que nous n'entendons rien au progrès social;
on nous déclarera dignes d'aller languir dans tous les in-pace du moyen
âge, pour nos regrets intempestifs du passé, et pour notre négation im-
pudente de la marche civilisatrice des peuples.
Nous avons changé, tout cela était aussi l'unique argument du méde-
cin faisant battre le cœur à droite, contre les vieux préjugés qui s'obsti-
naient à le chercher à gauche.
M. de Salvandy a été en vérité beaucoup trop conciliant encore en
réservant des examinatrices de couture et de broderie, qu'il pouvait si
facilement remplacer par des examinateurs formés dans l'Université.
On verra combien je suis loin de dire ceci par ironie, si Ton se rappelle
que des fonctions semblables sont exclusivement (et de la manière qui
paraît la plus naturelle) réservées aux hommes pour l'expertise des tra-
vaux féminins les plus vétilleux, dans les jurys d'exposition, les tribu-
naux de commerce, les conseils de prud'hommes, etc.
(1) Règlement du 1er février. 1848.
^i-' sÉi\is. T. XLYî. — V^ juin 1805. !2G
4a2 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
On reproche souvent à l'Université de suivre les vieilles ornières et
de ne pas savoir s'accommoder à la marche du pro[jrès; ainsi je lui in-
dique, je me permets même de lui conseiller les examinateurs coutu-
rières et brodeuses comme un excellent moyen de se réconcilier avec
l'opinion publique, et de suivre le vol rapide de la civilisation moderne.
Qu'elle mette donc, elle aussi sans scrupule, le cœur franchement à
droite.
Sic itur ad astra.
Julie-Victoire Daubié.
— La fin prochainement. ■—
DES CHEMINS DE FER VICINAUX
On lit dans VExposé de la situation de F Empire, présenté au Sénat et
au Corps législatif, dès l'ouverture de leur session actuelle : «La créa-
tion des chemins de fer vicinaux est aujourd'hui un fait accompli. L'ex-
périence tentée par le département du Bas-Rhin a parfaitement réussi :
79 kilomètres ont été ouverts à la circulation en 4864, et les po-
pulations des campagnes que ces lignes sont surtout destinées à des-
servir, en apprécient chaque jour les avantages pour le transport des
voyageurs et des marchandises. La dépense au compte du service vi-
cinal ne s'est élevée qu'à 60,000 francs par kilomètre; elle a été couverte
à l'aide des ressources de la vicinalité, de sacrifices du département,
de souscriptions particulières et de quelques subventions de l'État. Ce
concours d'efforts a permis de mener à bonne fin une entreprise si utile
pour les localités, qui désormais se trouvent rattachées au grand réseau
des lignes de chemins de fer. D'autres départements se disposent à
suivre, dans la condition que comportent les dispositions locales,
l'exemple donné par le Bas-Rhin (1). »
L'achèvement, par de nouveaux moyens, d'un réseau de chemins de
fer dans un des départements les plus importants de la France, et l'an-
nonce d'expériences semblables tentées par plusieurs autres départe-
ments, sont des faits trop graves dans la science économique pour
qu'on puisse se contenter de la mention, nécessairement sommaire,
contenue dans le résumé de la situation politique de l'Empire. Déjà la
presse quotidienne, lors des fêtes d'inauguration des nouvelles lignes
vicinales, a donné quelques détails sur le système qui a si heureuse-
ment réussi. Il appartient au Journal des Économistes de compléter ces
1^ Moniteur du 19 février 4865, p. 460.
DES CHEMINS DE FER VICINAUX. 403
rensoifineinciils par des nolions plus précises, on vue surtout de provo-
quer ou dVucouraiyiT des iuiitations qui, si elles s'accomplissent dans
de bonnes condilions, ne peuvent que contribuer au développement du
bien-être des populations.
Les firandes lijynes de chemins de fer ont pour but de mettre la France
en coinnuinicafion prompte et directe avec l'étranger ou les différentes
contrées de la France en rapport entre elles. Les lijynes secondaires s'ap-
pli(|uent à (pielques portions seulement d'un même territoire. Ces der-
nières ont les autres pour base, et plus les communications entre elles
sont rapides et directes, plus la prospérité d'une contrée industrielle et
agricole s'en ressent d'une manière favorable. Ces principes, ces
axiomes ont été parfaitement compris dans le département du Bas-Rhin.
Peu de pays présentent autant de richesses territoriales, des communica-
tions aussi nombreuses, aussi commodes, aussi bien établies et bien
entretenues : cours d'eau de toute grandeur, routes de toute nature, etc.
Deux lignes principales de chemins de fer, l'une de l'ouest à l'est, se
dirigeant de Paris à Strasbourg, l'autre du midi au nord, de Bâle à Wis-
sembourg, le traversent perpendiculairement l'une à l'autre, et passent
par le chef-lieu du département et par les trois chefs-lieux d'arrondis-
sement. Un grand nombre de chefs-lieux de canton et de communes con-
sidérables restaient encore en dehors du parcours, qu'une erreur de
tracé avait dirigé au milieu de la plaine déjà sillonnée par d'innom-
brables voies de communication, où se rencontrent d'ailleurs peu de
localités importantes, tandis que les riches populations agricoles, ha-
bitant le long des montagnes et au débouché des vallées industrieuses,
se plaignaient avec raison d'une pénible infériorité. Diverses tentatives
avaient été f:ùtes pour mettre fin à cet état de choses, lorsque, en 1858,
le préfet du Bas-Rhin proposa officiellement un système nouveau, qui
fut adopté, et est aujourd'hui en pleine activité.
Ce magistrat mit à profit la circonstance du prochain achèvemefit
d'un premier réseau de chemins vicinaux de grande communica-
tion, qui avaient été promptement exécutés, et conçut la pensée d'un
second réseau de chemins de la même catégorie destinés à relier les
principaux chefs-lieux de canton avec les grandes lignes de voies fer-
rées, et exécuté dans des conditions qui permettraient de les transfor-
mer en lignes de fer secondaires. Pour une telle entreprise, il fallait con-
biner les moyens fournis par la loi de 1836 sur les chemins vicinaux
avec celle de 1842 sur les chemins de fer, et mettre à la charge du
département et des communesintéresséesla dépense que cette dernière loi
avait répartie entre l'État, pour la plus grande part, et le département
et les communes ou les compagnies intéressées, pour une faible part.
«IN'est-il pas vrai, disait M. le préfet, que si, prévoyant la révolution
qui s'est opérée dans les voies de communication, les auteurs de nos
401 JOURNAL DES KGONOMISTES.
routes les plus récentes avaient été amenés à prendre cette précaution,
le développement des chemins de fer aurait été et serait encore bien
plus facile? N'est-il pas vrai qu'utilisant les voies déjà préparées, on
économiserait des sommes énormes, et qu'on réserverait à l'a^^riculture
la superficie des routes qui font aujourd'hui double emploi avec les
chemins nouveaux? Une voie ferrée n'est, en définitive, qu'une route
perfectionnée quant à son tracé, ses pentes et ses courbes, et cette route
pourrait tout aussi bien recevoir un empierrement qu'un système de
rails. »
Ces observations n'étaient [juère susceptibles de contestation; aussi
n'en eurent-elles aucune. La question était seulement de savoir si le
système préparé était légal et possible.
La légalité du procédé ne saurait être douteuse : la loi d.i 21 mai
1836 donne compétence au préfet et au Conseil général, dans les limites
des ressources autorisées par elle, pour le classement, la direction, la
dépense des chemins vicinaux de grande communication. Le départe-
ment peut ensuite traiter légalement avec une compagnie pour la trans-
formation du réseau vicinal en voie ferrée. En effet, la loi du 11 juin
1842 pose en principe que l'exécution des grandes lignes de fer a lieu
par le concours de l'État, des départements traversés et des communes
intéressées; l'article 3 fixe aux deux tiers de la dépense le rembourse-
ment à faire à l'Éiat de l'indemnité payée par lui pour les occupations
de terrains; l'article 4 appelle le conseil général à délibérer sur la mise
à la charge des départements dans ce remboursement, et sur les res-
sources extraordinaires au moyen desquelles il sera effectué en cas d'in-
suffisance des centimes facultatifs, sur la désignation des communes
intéressées et sur la part afférente à chacune d'elles. C'est en vertu de
ces dispositions qu'un décret du 27 mars 1852 a mis une subvention de
4 millions à la charge des localités intéressées à la ligne de Poitiers à la
Rochelle, et qu'un décret du 2 mai 1855 a réparti une subvention de
8 millions entre les localités intéressées à la fusion des chemins de fer
normands. Si le concours du département et des communes a été dé-
claré obligatoire pour les voies ferrées, qui, à raison de leur étendue
et de leur importance, avaient le caractère de travaux d'intérêt général,
à plus forte raison, cette intervention est-elle légale quand il s'agit de
compléter ces travaux par des voies additionnelles renfermées dans
les limites du département. Enfin, si l'on admet que la part d'interven-
tion des départements et des communes dans les voies ferrées générales
porte principalement sur les indemnités de terrains, et celles de l'État sur
les terrassements, ouvrages d'art et stations, on doit, par analogie,
admettre que, dans la voirie vicinale, le département et les communes,
substitués à l'État, interviennent de la même manière en établissant les
chemins et en faisant les terrassements ainsi que les stations. L'iui-
DES CHE^IINS DE FRR VICINAUX. 405
tialivp (lu (IcparLcniniit dans I^ixi-culioii di's voies fcrrétîs vicinales quo
la popiilalioii réclainr. est, donc conibriiii; aux {)rincipes adininistratifs.
La consIriuMiou «riin réseau de clieraiiis vicinaux de [grande commu-
nication deslinc à se relier à une <;rande voie de chemin de fer, sa
transformalion en voie de fer secondaire, et l'exploitation de cette li[yne,
sonl-elles possibles et à (pielles conditions?
Ici tout est nécessairement variable. Il faut d'abord un personnel
expérimenté, des populations familiarisées avec les travaux des chemins
de fer, un sol sans accidents de terrain notables, et qui n'exiçe point
d'ouvrajyes d'art dispendieux; des stations rapprochées, ce qui permet
une exécution prompte et un achèvement presque simultané; des dé-
penses modérées, qui ne fassent point peser sur les contribuables des
chargées trop considérables; enfin, des populations riches et intelli-
gentes. Le département du Bas-Rhin présente tous ces avantafi^es; et
pourtant l'introduction du nouveau système ne put s'y établir qu'après
de nombreux tâtonnements. Les premières propositions de M. Mig^neret,
préfet, au conseil {ifénéral, dans la session de 1858, furent accueillies
avec empressement, et le conseil vota une imposition extraordinaire
de 5 centimes pendant dix ans pour subvenir k l'insuffisance des res-
sources communales. Le projet, qui fut immédiatement étudié, embras-
sait neuf chemins reliant les cantons, et, dès Tannée suivante, l'admi-
nistration présentait les documents établissant les conditions techniques
des projets, la désignation des communes intéressées et la fixation de
leurs contingents, l'évaluation du trafic des chemins transformés en
voies ferrées; d'après les renseignements officiels, quatre chemins seu-
lement furent considérés comme pouvant être entrepris immédiatement;
le conseil général en classa seulement trois, et vota une imposition
extraordinaire de 5 centimes pendant six années consécutives pour cou-
vrir la part de dépense h. la charge du département dans les trois che-
mins classés. Le conseil d'État, ajournant à un plus mûr examen les
questions spéciales de transformation et d'exploitation de ces chemins,
fit ressortir l'utilité du but poursuivi, et approuva l'impôt demandé en
le réduisant à la somme strictement nécessaire pour les chemins déjcà
classés. Ces idées furent adoptées par la loi du 16 juin 1859 qui auto-
risa une imposition de 16 1/2 centimes extraordinaires, dont le produit
serait affecté aux travaux de construction des chemins classés comme
lignes vicinales de grande communication, pour être ultérieurement,
s'il y a lieu, convertis en embranchements de chemins de fer.
Une fois le réseau des chemins vicinaux étudié et achevé, la mission du
département, agissant seul, est terminée; il ne peut ni opérer lui-même
la transformalion en voie ferrée, ni exploiter commercialement; cela
est acquis par les principes de la science économique et par une expé-
rience constatée. Il faut donc que l'administration traite, dans ce but,
406 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
avec l'industrie privée, qu'elle négocie, soit avec la compa[înie exploi-
tant la garantie lip,ne de chemin de fer, soit avec une compa(înie locale.
C'est ce qui est arrivé dans le Bas-Rhin. Bien qu'assuré des ressources
nécessaires à la construction, le préfet ne voulut faire exécuter qu'après
avoir acquis la certitude que les sacrifices ne seraient point inutilement
consommés. Il s'adressa à la compa[}nie des chemins de fer de l'Est;
celle-ci offrit d'exploiter les trois chemins projetés, pour le compte du
département et des communes, si les chemins lui étaient livrés avec les
voies ferrées et les stations. Des sociétés locales produisirent des sou-
missions pour deux des chemins, sous la réserve que le département,
indépendamment des achats de terrain, des terrassements et ouvra^-es
d'art, contribuerait aux frais de transformation des chemins vicinaux en
voies ferrées.
Les sociétés formées pour l'exécution des trois chemins demandèrent
l'assistance pécuniaire de l'État; la {garantie d'intérêts sollicitée par ces
sociétés ne fut accordée à aucune ; mais deux lois, rendues dans la ses-
sion de 1860, autorisèrent le gouvernement à allouer pour les deux
premiers chemins une subvention équivalente à 12,000 fr. par kilo-
mètre, et à 40,000 fr. par kilomètre pour le troisième, traversant les
deux départements du Haut et du Bas-Rhin (de Schlestadt à Sainte-Marie-
aux-Mines), pour lequel les communes n'avaient pris à leur compte
aucune partie des frais de la transformation de la voie vicinale. Un an
plus tard, le conseil (i^énéral rectifia le classement de ce troisième che-
min, et accepta la part de dépense mise à la chargée du département du
Bas-Rhin, et vota l'imposition nécessaire pour un emprunt spécial. En
juillet 1862, une loi autorisa l'emprunt et l'imposition. Le préfet con-
clut, avant de faire commencer les travaux, une convention avec une
compagnie financière pour la transformation du chemin.
En résumé, trois compagnies locales devaient faire la transformation
des trois chemins vicinaux en voies ferrées, et avaient conclu avec la
compagnie de l'Est des traités d'exploitation, lorstiu'une loi du 11 juin
1863 comprit les trois chemins dans le réseau de la compagnie de l'Est,
en décidant qu'ils seraient livrés dans les conditions des engagements
contractés par les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Une con-
vention explicative et modificative, passée entre le département et la
compagnie de l'Est, stipule que le département livrera à la compagnie
les terrains avec les emplacements des stations, les ouvrages d'art, les
terrassements et le ballast, le tout pour une seule voie sur les trois che-
mins, et que, en outre, il payera une subvention de 6,000 fr. par kilo-
mètre pour chacun des deux premiers chemins. De son côté, la compa-
gnie devait commencer l'exploitation dans le délai d'un an, k partir de
l'époque où les trois chemins lui auraient été remis. Une décision du
gouvernement, en date du 26 décembre 1863, ayant approuvé les pro-
I
DES CHEMINS DE FER VICINAUX. 107
jets (les stations ot autorisé la livraison des cliemins à la compaji^nic de
l'Est, celle-ci a pris ses mesures pour remplir la condition d'exploiter
dans le délai d'un an.
L'anivre du département et de la compaj^nie a été terminée avec une
promptitude (\u\ a dépassé les prévisions. Le chemin de Strasbourc à
liarr, Mutzi^; et Wasseloniie, commencé en avril 18G1, a été construit
comme chemin vicinal et mis en activité comme voie ferrée, dans une
période de trois ans et demi; celui de Ha(juenau à Niederbronn, dans un
délai de quatre ans, celui de Schlestadt à Sainte-Marie-aux-Mines dans
Tespace de dix-huit mois; les dépenses n'ont pas excédé les ressources
votées. Le mérite du système qui a produit des résultats aussi satisfai-
sants a été confirmé par les études faites dans d'autres départements,
dont l'un a été autorisé législativement dans une récente session législa-
tive à appliquer le même procédé à un réseau équivalent à celui du Bas-
Rhin, pour l'étendue et pour la dépense (1).
(l) Depuis la rédaction de cet article, le Moniteur universel du 1er mars
-1865 a reproduit les résultats statistiques suivants, qu'il emprunte, sans
aucune observation, au Moniteur du soir: « Un certain nombre de dé-
partements... s'occupent activement d'opérer la transformation d'une
partie de leurs chemins de grande communication en voies ferrées pour
le service de la vicinalité. Le département du Bas-Rhin a pris l'avance,
et nous sommes en mesure de rapporter dès aujourd'hui les résultats
obtenus pendant les trois premiers mois d'exploitation. Mais, pour ap-
précier ces résultats, il importe de ne pas perdre de vue qu'il ne s'agit
encore que d'une seule ligne ouverte à la grande vitesse le 25 septem-
bre dernier, et successivement par partie à la petite vitesse le 24 octobre
et le 15 décembre dernier, dans une saison rigoureuse et par conséquent
dans les conditions d'un minimum d'exploitation.
« Or les produits totaux du 27 septembre au 31 décembre 1864 sont
de 73,486 fr. 30 c. Ce qui donnerait pour les douze mois de l'année, en
n'admettant pas même les causes inévitables d'augmentation, 293,^4 fr.
pour 38 kilomètres, soit 7,998 fr. par kilomètre. Il s'ensuit, d'après les
calculs de construction, que cette exploitation donnerait environ 2,000 fr.
par kilomètre de bénéfice net du capital engagé dans la transformation.
Sous le rapport financier, le succès est donc assuré.
a Mais ce n'est là que le côté le moins important de la question. Ce
qui constitue le point intéressant pour les intérêts locaux, c'est la nature
même des recettes et le caractère des communications qu'assurent les
nouvelles lignes. Si ce sont des communications purement commerciales,
des voyages à grande distance, elles ne diffèrent en rien des voies ordi-
naires, et elles ne constitueraient pas une application féconde des res-
sources de la vicinalité.
« 3Iais si, au contraire, elles favorisent les relations de commune à
commune, de la ferme au marché prochain et des voisins entre eux,
408 JOURNAL DES FXONOMISTES.
Le ijouvernemont a loujoui's li;ni()i|;nL; sa confiance dans les résultats
de cette féconde expérience. On lit dans l'exposé des motifs du projet de
loi qui demandait une subvention de TÉlat pour deux des chemins du
Bas-Rhin : « Le système adopté par le département du Bas-Rhin paraît
appelé à constituer, dans certains cas, une modification heureuse de la
grande loi des chemins de fer, du 11 juin 1842, qui mettait à la charg^e
de l'État et des communes les acquisitions de terrains, les terrassements,
les ouvrages d'art et les stations... Le département du Bas-Rhin donne ici
un exemple remarquable du concours efficace que l'on peut attendre
de populations actives, énergiques, telles que celles qui habitent nos
provinces alsaciennes. Le législateur, en encourageant cette initiative
féconde, pourra désormais répondre aux sollicitations des villes et autres
producteurs qui réclament des voies ferrées : Aidez-vous, TÉtat vous
aidera. »
L'exposé des motifs d'un projet de loi, adressé en mai 1862 au Corps
législatif, au sujet d'un emprunt et d'une imposition pour un des che-
mins de fer vicinaux classés, disait: «L'expérience poursuivie avec
tant d'intelligence par l'administration départementale du Bas-Rhin,
peut être considérée comme ayant été couronnée d'un plein succès. »
La commission d'enquête, instituée par arrêté ministériel du 5 no-
vembre 1861 pour étudier la construction et l'exploitation à bon marché
des chemins de fer, s'exprimait ainsi dans son rapport du l" mai 1863,
à l'occasion du système suivi dans le Bas-Rhin : « Le système de l'appli-
cation des règles de la vicinalité aux voies ferrées est en harmonie avec
nos institutions et nos mœurs. Il offre ainsi pour la France de grands
avantages; c'est par là, vraisemblablement, qu'on verra s'accomplir
sur notre territoire ce que l'Ecosse a obtenu par un procédé conforme
elles ont un caractère essentiellement vicinal, et les populations rurales
voient réalisé à leur profit le progrès qui jusqu'alors avait été réservé
aux relations commerciales.
(( Sous ce rapport, l'expérience a encore répondu aux prévisions de
l'administration. Sur 38 kilomètres de parcours, la ligne de Barr compte
quinze stations, une par chaque commune; elle a été parcourue par
70,000 voyageurs, qui ont produit 60,293 fr. C'est donc une moyenne de
0,80 c. par voyageur. Ce chiffre indique suffisamment quel est le per-
sonnel voyageant et quelle courte distance chaque voyageur parcourt.
« Mais cela ressort mieux d'une autre comparaison. Le mouvement de
la gare de Strasbourg constate l'arrivée et le départ de 47,768 voyageurs
seulement : il en reste donc 22,232 pour la circulation purement rurale,
sans préjudice de tous ceux que des intérêts agricoles conduisaient des
stations intermédiaires au chef-lieu. Il est difficile, en présence de ce
résultat, de contester que la circulation vicinale est bien établie sur les
nouvelles lignes, et que c'est bien à cet intérêt qu'elles répondent. »
DK> CHEMINS DR FER VICINAUX. 409
h son {y(Miie. C'est donc de ce côlé qu'il convienL (k se (oiirner, el, la
(•oiiiiiiissi(Mi ifa |ias doiilé que l.i loi diî iKM\ ne j)ût êLre Irès-iililemeiit
mise en œuvre pour rexécuLion (1(; ces li{;nes de Ter toutes spéciales. »
L'exposé de la situation de l'Empire, présenté aux Chambres léfyisla-
lives en nov(Mid)re 1803, renferme le passade suivant : « Une expérience
que le {gouvernement suit avec un vif intérêt se pratique actuellement
dans le département du Bas-Rhin. L'administration y procède à la créa-
tion de chemins vicinaux à voies ferrées, au moyen de subventions dé-
partementales et des continjyents communaux, par application de la loi
du 24 mai 1836. Ce système, qui peut être une des solutions du pro-
blème des chemins de fer à bon marché, est mis à l'étude dans d'autres
départements. »
Enfin, le récent exposé de la situation de l'Empire, présenté en février
^865, proclame comme nn fait accompli et comme ayant exercé sur les
populations rurales la plus heureuse influence, l'établissement des che-
mins de fer vicinaux.
L'expérience est complète; il ne faudrait pas cependant en conclure
qu'elle réussirait partout aussi bien. Le succès demande des conditions
dont la réunion n'est pas facile : une administration, comme celle de
M. MijO^neret, préfet du Bas-Rhin, déployant une initiative éclairée, per-
sévérante ; des populations intelligentes, capables d'attendre le prix de
leurs sacrifices momentanés, convaincues de la nécessité de faire soi-
même ses affaires pour qu'elles soient bien faites, assez laborieuses
pour travailler activement au développement de leur bien-être, assez
riches pour placer leurs économies dans une entreprise d'avenir; un
territoire dont la confif^uration n'exi^^e pas des travaux d'art importants
et coûteux; le voisinao^e d'une ^q^rande société de chemins de fer; un pays
où les communications soient faciles et les rapports commerciaux entre
les habitants des diverses communes fréquents et fructueux; un per-
sonnel administratif expérimenté; des relations bienveillantes et un bon
vouloir toujours prêt de la part de la j^^rande compa^^^nie de chemins de
fer la plus voisine, comme le département du Bas-Rhin a eu le bonheur
de les rencontrer dans l'habile direction et dans l'activité féconde de
l'administration de la compaf]?nie de l'Est.
Ce qui importe surtout au développement des chemins de fer vicinaux,
c'est que les populations qui désirent en être dotées comptent avant
tout sur elles-mêmes, et s'adressent le moins possible à la bourse de
l'État. L'appel répété à la subvention fournie par le (gouvernement
rendrait impossible, par l'énormité des sacrifices qu'il imposerait au
budg^et, l'extension du système. On assure que l'administration est déjà
effrayée par les demandes de subvention qui lui parviennent, et qu'elle
encoura[ife, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, les tentatives
des localités pour créer elles-mêmes, sans subvention de l'État, les ré-
410 JOURNAL DES ECONOMISTES.
seaux (le chemins de fer intérieurs qui fécondent les ressources de la
contrée, sans rien coûter au Trésor. C'est un mouvement qu'on ne sau-
rait trop encourafyer. On peut citer comme exemple ce qui se passe
en ce moment dans un département de l'est, où un grand capitaliste,
propriétaire de portions considérables de forêts qu'il ne peut utiliser,
faute de commuiiicalions directes, cherche à faire avec la compa^jnie de
l'Est une société d'exploitation, au moyen d'une subvention dont il réa-
lise lui-même une partie, et dont les propriétaires intéressés se mon-
trent disposés, en formant une association locale, à fournir le surplus
à l'aide de souscriptions volontaires ; la plus-value de leurs immeubles
les indemnisera certainement de leurs avances. A. GrQn.
REVUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES
MORALES ET POLITIQUES
(fin de 1864, 1er TRIMESTRE DE 1865)
Sommaire. — Rapport de M. Wolowski sur l'ouvrafife d'Ed. Fishel, traduit par M. Vogel,
intitulé : La Constitution d'Angleterre. — Continuation de l'Enquête de M. Louis
Reybaud sur la Condition des ouvriers qui vii'ent de l'industrie de la laine, Lodève,
Bédarieux, Mazamet, Villeneuvette, Reims, Picardie, Flandres. — Rapport de M. Janet
sur les Moralistes sous l'empire romain, par M. Marlha. — Mémoire de M. Lucas sur
la Statistique des prisons en 1862. — Lecture de M. Audiganne sur V Enseignement
professionnel pour les ouvriers. — Nolice de M. de Lavergne sur la Caisse d'escompte
avant 1789. — Note du même sur \t^ Fariations des prix depuis 60 an^.— Travaux réser-
vés. — Rapport de M. Naudet sur l'écrit de M. S. d'Eichlhal, intitulé De l'usage
pratique de la langue grecque ; — de M. Franck, sur l'ouvrage du général INoizet,
intitulé Études philosophiques. — Notice biographique sur Jacques Saurin, par
M. Gaberel. — Fragment de M. Ch. Lévêque sur les Fondements psychologiques de
la théodicée. — Mémoire du D'- Bouchut sur le Sens i^<Va/— Mémoire de M. Lemoine
sur la Physionomie et la parole. — Élections de membres titulaires ; MM. Cochin,
Mortimer-Ternaux, Lévêque ; — d'associés étrangers : MM. Rauraer, Gladstone ; —
de correspondants : MM . Stanley, Reeve, Fonblanque, Arrivabene.
Ré[]^lons, d'abord, notre arriéré de 1864.
M. Ed. Fishel, jeune savant d'outre-Rhin , qui a péri si tristement en
1864, dans les rues de Paris, écrasé par un omnibus, avait publié, en
allemand et en an optais, un ouvra^je intitulé : la CoNSimiiiON d'Angleterre,
exposé historique et critique des origines, du développement successif
et de l'état actuel de la loi et des institutions anglaises. — M. Vogel,
notre collaboraleur dans ce journal, vou'', avec la plus laborieuse ar-
REVUE DE L'ACADI'MIE DES SCIENCES MORALES. 411
(leur , aux éludes sérieuses (1), ou a entrepris la IraducLion que M. Wo-
LowsKi s'est cliarfi^é d'offrir à PAcadémio d(;s sciences morales et politi-
ques. Jamais le savant académicien ne fut mieux dans son atmosphère :
nu auleur allemand et un traducteur qui l'est un peu ; un livre français
et uu sujet anjylais; dévastes recherches dliistoire aboutissant à des
ajjpHcations polili(iues; un parallèle de rAn[;leterre et de la France ffui
invile à rapprocher, dans une connnune et impartiale admiration, Fesprit
d'érudition et Fesprit de proijrès, Faristocratie et la démocratie, la li-
berté et l'autorité; ce sont là des thèmes familiers et favoris pour M. Wo-
lowski. Aussi s'est-il plu à les développer avec une ampleur inusitée
pour de simples rapports. Dans Fexposé qu'il a fait de la constitution
anglaise, il a insisté sur un point capital, qui commence à peine à être
bien compris en France, malfjré les travaux de M. Léon Faucher
(Études sur V Angleterre), de M. de Tocqueville {F Ancien régime et la
Révolution), de M. de Lavergne (Essai sur Véconomie rurale de l'Angle-
terre^ eic.)^ de M. de Franqueville (Institutions politiques, judiciaires et
administratives de l Angleterre), enfin ceux de M. Le Play (Réforme so-
ciale), les plus récents et les plus complets sur cette matière. Ce point
fondamental, c'est le caractère propre de Faristocratie anglaise, noblesse
sans caste, dignité sans privilège.
Habitués, par les institutions du continent à voir, dans toute noblesse
et toute aristocratie une classe non-seulement supérieure, mais jalouse,
arrogante, dominatrice, entourant ses titres d'un cortège d'immunités,
nous avons de la peine à comprendre Faristocratie anglaise telle que
Fhistoire Fa faite, et que la constitution Fa consacrée : elle est un rang
supérieur, ouvert sans doute à la naissance d'abord, mais accessible à
quiconque monte vers les sommets de la société par le talent, la
gloire, la richesse dignement acquise. C'est un but élevé, point de mire
permis à toutes les ambitions, et non une faveur capricieuse du sort.
Comme on a dit, en toute vérité, que tout soldat français porte dans sa
giberne le bâton de maréchal de France, on peut dire de tout Anglais
qu'il porte dans son portefeuille un titre de lord, avec un siège dans la
Chambre haute, car il peut les gagner par son travail. Devant lui s'ou-
vriront les rangs de l'aristocratie, sans que l'injure de parvenu vienne à
Fesprit de personne ; les pairs, que lui a faits la destinée, épouseront ses
filles sans aucune idée de mésalliance. Réduite à ces caractères, Faristo-
cratie anglaise ne blesse aucun sentiment juste d'égalité, car elle est le
recrutement loyal de toutes les supériorités sociales, en vue du gouver-
nement du pays.
(1) En preuve, son livre sur le Portugal, et celui sur le Commerce de
l'Arujleterre et de la France, publiés presque coup sur coup, en même
temps que la traduction de Fishel.
^t2 JOURNAL DES ÉCONOMISTES
A cntl^ si'tliiisanl'; lliéorie, la réalité des faits paraît répondre. Il n'y a
que les titres dain quart au plus des membres de la Chambre des lords
qui aient plus de cent ans d'ancienneté. Au compte de M. Wolovvski,
le xix^ siècle seul y a introduit : 4 ducs, 12 marquis, 53 comtes, 14 vi-
comtes, 138 barons, en tout 321 membres sur 456. Le rajeunissement
est, comme on voit, incessant, et contrôle ce fait historique et physiolo-
gique, aujourd'hui bien connu, delà rapide décadence des [grandes fa-
milles parla stérilité des maria[]^es et les maladies. Entre le peuple et
la noblesse existe une classe intermédiaire, la gentry, composée des
gentlemen, oh l'opinion seule, sans le secours d'aucune loi, classe ceux
qui en semblent dignes par leurs études, leur position ou leurs occupa-
tions habituelles. Le mérite peut donc monter les divers échelons de la
hiérarchie sociale.
Mal[}ré ce vernis d'éfjalité dont on couvre aujourd'hui, d'un commun
accord, l'aristocratie anglaise, sa réhabilitation n'est pas parfaite, et
M. Wolowski lui-même n'a pas manqué de montrer dans le droit d'aî-
nesse et les substitutions, les supports de l'institution discrédités en
France et déjà même discutés en Angleterre. Il y aura des concessions
à faire sur ces points à l'esprit de propriété et de liberté qui réclame la
libre disposition des biens aux mains de chaque génération, à l'esprit de
justice qui condamne une excessive inégalité entre les enfants d'une
même famille. Mais ces réformes pourront s'accomplir, pense le rap-
porteur, sans ébranler l'aristocratie «qui vit de sa propre force et non
d'un pouvoir emprunté, parce qu'elle sait être élastique dans la compo-
sition du corps, et qu'elle reste en communication constante avec les
progrès de l'esprit.
M. Cousin n'a pu entendre élever la noblesse anglaise au-dessus de la
noblesse française, pour les services rendus à la patrie, sans protester
au nom de l'histoire. Il n'a pas même admis que la noblesse française fût
une caste fermée, suivant l'opinion courante, car le choix de la royauté
et de très-nombreuses charges y donnaient accès; — ni que les
hautes positions sociales fussent interdites à la bourgeoisie, vu qu'on
trouve ses représentants, à toute époque, dans la plupart des fonctions.
Ces observations ne manquent pas de vérité , sans qu'elles détruisent
l'antithèse manifeste que le rapport de M. Wolowski, interprète du pro-
fesseur Fishel, a mise en lumière, entre l'aristocratie française et an-
glaise. Evidemment, la nôtre a eu des préjugés et des privilèges incon-
nus à l'autre : il n'est pas contestable que. dans l'ancien régime, pour
prendre rang dans certains corps, pour obtenir certains avantages, il
fallait justifier de longs quartiers de noblesse. De nos jours encore les
mœurs conservent de nombreuses traces qui vont, il est vrai, s'affaiblis-
sant,des sentiments anciens de dédain envers les parvenus, de sévérité
REVUK DK L'AGAF)KMI1': DKS SGIENCKS MORALES. 413
env(M's les mrsallianœs, surtoul en provinro, où la tradiLioii a clé moins
aUcinlc (ju'à Paris par l'esprit moderne.
Ces contrastes, ainsi bien établis et délimités, il reste un intéressant
problème à élucider. Quelle en est la cansc ? Et comment est-il advenu
qu'en An[;leterre l'aristocratie ouvrît ses rangs, d'un esprit libéral, à la
])our};eoisic, tandis qu'en France et sur tout le continent, elle les lui
fermait avec jalousie? La nature humaine étant la même des deux côtés
de la Manche, la solution doit être demandée, en partie à l'histoire, en
partie h l'économie politique. L'une des sources les plus sûres pour la
solution de ce problème est le livre de Fishel, traduit par M. Vo[jel et
résumé par M. Wolowski, lequel a larfyement puisé, pour compléter l'ou-
vrajye allemand, dans le second volume de la Ri'fornie sociale de M. Le
Play, dont nous avons récemment publié ici même l'analyse (1).
Au mois de juillet dernier nous avons laissé M. Louis Reybaud décri-
vant les mœurs, les travaux et les plaisirs des ouvriers de Sedan. Depuis
lors, notre aimable et savant voya^jeur a continué son enquête sur l'indus-
trie de la laine, au sud et au nord de la France. Au midi, il a visité les
centres industriels distribués-sur les flancs et les pentes des Cévennes;
au nord-est Reims, au nord, quelques parties de la Picardie et de la
Flandre. Dans le groupe méridional un caractère commun rapproche,
sous une grande diversité d'aspects et d'allures, les petites villes indus-
trielles de Lodève, Bédarieux, Mazamet, que M. Reybaud a étudiées de
près, et les autres, depuis Rodez jusqu'à Carcassonne. qu'il a seulement
indiquées : c'est le bon marché, la consommation populaire, la soli-
dité. « Le fond de la fobrication consiste en draps résistants, à l'usage
du peuple et de l'armée, de matière pure quoique un peu commune,
presque tous teints en laine et se recommandant plutôt pour le service
que par l'apparence : ie luxe ne figure qu'à l'état d'essai, dans des con-
ditions imparfaites, » en de rares localités, dont Mazamet tient la
tête. Les draps de troupe constituent pour plusieurs de ces villes, Lo-
dève entre autres, le fonds même du travail. La cause de cette préfé-
rence se trouve dans les circonstances politiques et économiques. La
matière première est fournie à bas prix par l'agriculture peu raffinée des
plaines du Languedoc, de la Provence et des montagnes du Rouergue et
du Gévaudan, même par les États barbaresques ; les courants d'eaux des-
cendent des montagnes, comme forces motrices; la main-d'œuvre est peu
exigeante pour le salaire, grâce à un climat plus doux et à des habitudes
simples jusqu'à la rusticité; les capitaux sont moins exigeants aussiparce
qu'ils sont moins attirés vers les téméraires spéculations dont le centre
est à Paris. Peut-être en interrogeant l'histoire, trouverait-on une part no-
^1) Voir le numéro de février.
414 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
table à faire à l'influence protestante, qui dès le xvi® siècle, rejeta vers
l'industrie les hu{juenots repoussés de la politique : dans le Midi, la ré-
forme créa ou raviva la manufacture et y introduisit les qualités des
sectes persécutées : riionnêlcté, l'économie, la prudence, le calcul, la sévé-
rité en tout. La concurrence se ressentit de la faveur religieuse, pour la
loyauté solide du travail, et les mœurs de toute la ré^^ion industrielle
en éprouvent les heureux effets, même aux lieux où les deux cultes ne
sont pas en présence. Ce n'est pas que, là comme partout, les pratiques
extérieures ne remplacent trop souvent la moralité réelle : il y a néan-
moins au fond des âmes un sentiment de religion sincère qui commu-
nique à la vie de famille comme à la vie industrielle un cachet d'éléva-
tion et de di[jnité personnelle qui manque dans les centres dé^jradés par
l'irréligion. Au sortir de Fatelier l'ouvrier s'efface et l'homme repa-
raît; aux jours d'agitation il se montre un ardent citoyen, pour le bien
comme pour le mal, suivant les inspirations du moment et Fimpulsion
des meneurs ; aux heures des devoirs solennels, le pénitent, l'affilié, le
confrère, satisfont, avec un zèle pieux, à tous les sentiments de la con-
fraternité ouvrière et chrétienne.
A Reims, malgré l'ombre protectrice des deux basiliques, Notre-Dame
et Saint-Remi, l'état moral est moins satisfaisant. M. Reybaud décrit les
tristes écarts de la fabrique avec une sévérité pour les contre-maîtres,
avec une indulgence pour les ouvriers, qui nous paraît de bon goût et
de loyale justice. Depuis les débuts du siècle, l'industrie de Reims a
changé de fond en comble. Il a fallu oublier et apprendre; ce change-
ment a été souvent une crise accompagnée de souffrances ; la condition
des ouvriers a été précaire. Ébranlées par tous ces coups, les mœurs se
sont altérées; le cabaret, avec ses funestes boissons, a dévoré les sa-
laires. Mais les chefs d'industrie et la municipalité, soutenus par des
circonstances plus stables, s'appliquent à prévenir ou corriger les
misères. Les écoles sont nombreuses et gratuites; les sociétés de pré-
voyance et de secours se multiplient; une caisse locale assure une
pension de 365 francs à tout ouvrier qui aura versé un sou par jour
depuis vingt ans jusqu'à soixante. Même une maison de retraite, dans
l'établissement de laquelle la ville, l'État et les souscriptions volontaires
se sontassociés, s'élève pour les vieillar.ds des deux sexes, qui y trouveront
un confortable supérieur à leurs habitudes, moyennant une pension de
400 francs par an. M. Reybaud me semble juger avec une bienveillance
excessive une œuvre qui mérite au plus haut degré le reproche de sépa-
rer les vieux parents des enfants, de décomposer les familles; et c'est un
tort que l'économie politique ne peut pardonner que lorsqu'une incu-
rable misère fait appel à la charité. Mais avec une pension de 400 francs,
il s'en ûmt qu'un vieillard soit à charge au foyer domestique, oh doi-
vent le retenir ses goûts et les caresses de ses petits-enfants.
REVUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES. 415
J'éprouve des scrupules pareils au sujet de la descriplion Irès-scdui-
sante assurément que nous fait l'émiiient académicien de la manufacture
du Calcau-Camhrésis, ap])arlonant i\ la famille Paturle. L'or(;aiiisation
eu est irréprocfiable si l'on accepte, comme normale, « une sorte de féo-
dalité (c'est le mot même de M. L. Reybaud) qui s'est dé^p^jée de tout
arbitraire et s'est établie à l'avantagée et du consentement de ceux qui
y sont assujettis. » On ne peut faire mieux le bonheur de son prochain,
sans lui demander d'y mettre la main. Outre un travail réj^ulier et
un salaire convenable, il y a des salles d'asile et des écoles [gratuites
])Our les garçons et les fdles, même une école supérieure pour les filles,
des pensions de retraite pour la vieillesse, l'assistance y compris les
bains en cas de maladie, l'exemption de tous frais d'inhumation, un hô-
pital de vin(ît lits pour les malades, enfin une caisse d'épar^jne payant
aux déposants 5 pour 100 d'intérêts, tout cela. aux frais des maîtres de
l'établissement. Tant de philanthropie en un siècle si ég^oïste ne peut
qu'obtenir l'estime publique; mais, féodalité pour féodalité, je préfère
a celle du Gâteau le type que M. Reybaud lui-même a observé à Ville-
neuvette, dans le Midi, et qu'il a dépeint avec tous les charmes de son
pinceau. Ici la souveraineté du fabricant va bien plus loin, car il est
propriétaire de toute l'habitation, et le règlement y est d'une sévérité mi-
litaire; mais la fabrique forme à elle seule une commune que les ouvriers
administrent eux-mêmes; ils sont maires, adjoints, conseillers munici-
paux; chaque ménage paye un abonnement de 6 francs par an à la caisse
de secours mutuels ; ils concourent à former la caisse de retraite ; pour
l'école une retenue de 60 centimes par mois est prélevée sur les salaires.
Le fabricant double tous les versements et comble tous les vides, sans
dispenser l'ouvrier d'aucun devoir moral ou social. Par cette habile mé-
thode de gouvernement, le niveau s'est élevé à une telle hauteur, qu'en
trente ans il n'y a eu, dans une population de plusieurs centaines d'ou-
vriers, qu'une seule naissance d'enfant naturel. Un seul café, un seul
cabaret fermés à neuf heures du soir, suffisent aux distractions. La police
est faite par les ouvriers eux-mêmes, chez qui aucune révolution n'a
trouvé des instruments de désordre. Par ces traits, jugez de l'ensemble
de leur condition! Au Gâteau, nous apprend M. Reybaud, malgré la tu-
telle paternelle des fabricants, les cabarets abondent, et l'on y con-
somme, en dose toujours croissante, ces alcools fortement épicés qui
altèrent la constitution et débilitent les races. Ne serait-ce pas que le
self-gouvernment y est beaucoup moins développé qu'cà Villeneuvette ?
Ce que peuvent atteindre en ce genre les classes ouvrières, M. Louis
Reybaud nous l'apprend dans un chapitre, du plus vif intérêt, consacré
au centre industriel de Fourmies, près d'Avesnes, dans le Nord. Un
pauvre village de quelques centaines de feux, perdu dans l'isolement de
la campagne, il y a peu d'années, est devenu, par l'énergique concert
416 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
des efforts et des volontés de ses habitants, un centre industriel pro-
spère et renommé. L'association de quelques ouvriers, se constituant
fabricants pour leur propre compte, avec leurs seules ressources et
leurs seuls bras, a opéré cette transformation. Il est vrai qu'au bout de
quelques années ces sociétés ouvrières se sont décomposées, et l'on est
retombé dans le système des simples commandites. C'est un point à
éclaircir, et je soupçonne l'incrédulité de M. L. Reybaud envers les as-
sociations ouvrières d'avoir quelque peu précipité les événements et
devancé l'avenir ; en général les f^iits sociaux, surtout quand ils en-
gendrent la prospérité, durent davantage (1). Mais ce qui ressort, sans
aucune incertitude, de son récit, c'est l'admirable essor d'intelligence,
de moralité, d'ardeur et de perfection dans le travail, c'est la capacité
de direction, d'administration et de comptabilité, qui se sont révélées
à Fourmies, dès le jour où les ouvriers ont résolu de suppléer seuls aux
capitaux et aux fabricants qui les délaissaient. Même après le premier
élan passé, et après la prépondérance acquise à la commandite, la tra-
dition est restée intacte pour la loyauté de la main-d'œuvre, la sollici-
tude réelle pour les ouvriers, le haut prix des façons. Ces fabricants,
hier ouvriers, payent aux bons fileurs 4 francs par jour; aux femmes,
de 1 fr. 30 à 1 fr. 50 ; aux enfants, de 80 cent, à 1 fr. Le bourg est de-
venu une petite ville de 4,000 âmes, et le nombre des broches en acti-
vité dépasse aujourd'hui 300,000. Le bien-être y est général. Dût le
pronostic de M. Louis Reybaud, fatal aux associations ouvrières dans
leur seconde période, se réaliser, son rapport établit que, pour relever
et émanciper les âmes, conquérir la bonne renommée, discipliner le
travail, moraliser les habitudes, rehausser les salaires, ces associations,
bien constituées et bien conduites, ont une vertu incomparable. Il ne
le dit pas aussi expressément que nous le voudrions, mais chacun de ses
lecteurs le dira, et désormais son témoignage sera invoqué en faveur de
l'association ouvrière. Sa loyauté aura suppléé à la foi qui lui manque.
La science du gouvernement des consciences, ce que les anciens ap-
pelaient la parénétique, et que Bacon nomme la géorgique de Vâme, avait
fait dans l'antiquité de plus grands progrès que l'on ne croit générale-
ment, au témoignage de M. Martha, auteur d'un livre intitulé les Mora-
listes dans r empire romain, sur lequel M. Paul Janet a fait un brillant
et très-favorable rapport. Dès cette époque, y voyons-nous, ces mora-
listes se mettaient en frais de philosophie et de littérature pour prêcher
(1) Ainsi à Vienne, dans l'Isère, la Société ouvrière agricole de Beau-
regard, dont la fabrication des étoffes de laine est la principale indus-
trie, a heureusement survécu jusqu'à ce jour à toutes les épreuves. Nous
regrettons qu'elle ait échappé aux regards de M. L. Reybaud.
REVUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES. 417
h leurs coiitomporains toutes les vertus privées et publiques. Rien de
plus piquant que les aperçus empruntés au livre de jM. Martha, don^
M. Janet a éiuaillé son rapport. Si'mèque était au premier ran{} de ces
préclieurs de pure morale, Séiièfjue, dont on a dit ({u'il nicommandait
le mépris des richesses en écrivant sur une taljle d'or, et bien d'autres
choses qui ne paraissent pas des calomnies. Les Romains avaient des
philosophes qui étaient des professeurs de morale, missionnaires du
bien, et même conseillers et direcleurs de conscience et presque con-
fesseurs. La prédication populaire préludait aux assemblées chrétiennes,
et M. Marfha a pu faire entre un salon stoïcien et celui de Port-Royal
un rapprochement dont la nouveauté n'est pas le seul mérite. Hélas!
tous ces beaux sermons, même les protestations traduites en actes, ne
sauvèrent pas l'empire de la décadence. Heureusement le christianisme
survint pour dompter et retremper les âmes. L'histoire du moyen â{je
et des temps modernes, sans en excepter le nôtre, constate qu'il n'y
réussit qu'à moitié. Ne serait-ce pas que les vices se lient intimement
aux passions politiques et aux intérêts économiques, qui échappent, sur
beaucoup de points, à l'action directe de la morale et de la religion, et
ne peuvent se réguler que d'après les lois naturelles de leur propre acti-
vité ?
M. Lucas a présenté un rapport sur la statistique des prisons en 1862,
d'après les documents officiels. De cette multitude de faits et de chiffres
qui échappent à l'analyse, nous détacherons seulement les suivants. Le
département de la Seine possède le cinquième de toute la population des
prisons de l'Empire (4,953 sur 22,484 détenus), et la dépense s'élève au
quart du total (1,882,994 fr. sur 7,306,332). La proportion des décès
s'y élève à 8,71 0/0, tandis qu'elle n'est que de 20/0 dans les autres
départements, proportion inférieure à celle de la population libre adulte,
qui est de 2,41 0/0. Dans cette excessive mortalité, M. Lucas voit un
avertissement « aux ouvriers ruraux qui, en désertant le travail ajjri-
cole, viennent s'exposer ainsi à des chances si considérables de chutes
et de mortalité. « La leçon ne pourrait-elle pas s'adresser à d'autres
qu'aux ouvriers ruraux ? La statistique des établissements pour toutes
ces catégories de prisons se résume en ces lignes :
Prisons départementales (y compris 2,242 dépôts
et chambres de sûreté) * . . . 2,646
Maisons centrales et pénitenciers d'adultes. ... 20
Établissements d'éducation conventionnelle et de
patronage 60
Total. .... 2,735
Dans les 2,735 maisons le total des journées de détention a été de
2" SÉRIE. T. xLVi. — 13 juin 1865. 27
418 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
19,471,619, représentant une population moyenne de 53,348 détenus,
et coûtant 14,540,442 francs, à réduire de quelque chose à raison de la
valeur du travail exécuté par les prisonniers. D'après M. Lucas, la loi
qui, à partir du l*'' janvier 1855, a mis les prisons départementales à la
charge de l'État, a produit, sous le rapport financier et pénitentiaire,
d'excellents résultats, ce qui est probable. Dans les fonctions de répres-
sion, la centralisation procure à l'État plus de force coercitive et disci-
plinaire que n'en possèdent de moindre's associations dont la supériorité
n'apparaît, comme celle des individus, que dans les fonctions produc-
tives. — Dans le résumé de M. Lucas nous constatons avec satisfaction
la part croissante faite au travail agricole : en 1862, on compte
2 pénitenciers agricoles d'adultes (Corse).
1 — — — continental.
5 colonies agricoles publiques.
24 — — privées.
32 établissements oii l'agriculture est le principal caractère, et elle
est associée à l'horticulture et à l'industrie dans plusieurs autres.
Au dernier trimestre de 1864 appartient encore un mémoire que
M. AuDiGANNE a été admis à lire sur V enseignement professionnel pour les
ouvriers. Se plaçant, dès le début, sur le terrain des faits, après une
rapide revue des institutions de l'Angleterre (classes de dessin, ragged
and industrial, schools, workhouses) , de TAllemagne {écoles réelles) et
de la Belgique {écoles de manufactures)^ de la Suisse enfin, l'auteur par-
court la France, et signale, partout oii il en découvre, des germes plus
ou moins développés d'écoles professionnelles. Il mentionne les établis-
sements appartenant à l'État (Conservatoire des arts et métiers. École
d'arts et métiers, École d'horlogerie de Cluses, École des mines de Saint-
Étienne, École des mineurs d'Alais); il insiste sur les établissements où
les municipalités et les particuliers sont intervenus, tels que l'école La
Martinière, à Lyon, les écoles professionnelles de Lille, Nancy, Tou-
louse, Montivilliers, près de Rouen, le prytanée de Ménars, l'institution
de patronage d'Arras, l'œuvre de Saint-Nicolas, à Paris, l'école de la
Société industrielle de Nantes, le Bethléem de Reims, l'asile Fénelon, à
Vaujours, les sociétés de patronage des apprentis, les écoles profession-
nelles pour femmes, de récente création, à Paris et ailleurs, les écoles
spéciales et locales de Mulhouse, Reims, Rouen, Lille; enfin les écoles
de dessin, les cours publics et les bibliothèques populaires. De cette
vaste observation des faits, M. Audiganne déduit certaines conclusions
nettes et pratiques sur l'apprentissage, les matières et les méthodes de
l'enseignement, le travail manuel, le régime intérieur, l'intervention de
l'État et des municipalités, etc Sur tous ces points, le mémoire de
M. Audiganne verse de sûres lumières, fruit d'une expérience laborieu-
RKVUE DK i; ACADEMIE DES SCIENCES MORALES. 419
sèment arijiiisc au soin de l'adininislralion cliarj^ée (k celte branche fies
services publics el dans de nombreux voya{yes, comiilémcnt de ses tra-
vaux antérieurs dans le môme ordre d'études.
Nous arrivons enfin fi l'année 18()?). ^
Comme épilogue de la (grande question des banques, qui a tant occupé
l'Académie Tau dernier, M. Léonce dk Lavfrgne a lu une notice histo-
rique sur la Caisse crescompte avant 1789 : une institution de la fin du
xviii" siècle, dont le nom modeste a voilé les services; elle l'avait adopté
pour écarter tout rapprochement avec le souvenir sinistre de la banque
de Law. Conçue par un banquier genevois, nommé Panchaud, la nou-
velle banque trouva dans Turgot, alors contrôleur (ifénéral des finances,
un appui solide et éclairé, et ces deux hommes rédigèrent ensemble les
statuts de la nouvelle compa^jnie, dont l'établissement fut autorisé par
arrêt du conseil d'État du 24 mai 1776. La constitution reflète ce con-
cours de l'action privée avec l'autorité publique. Le droit d'émettre des
billets au porteur et à vue n'y est pas considéré comme un privilège; la
baisse de Tintérét de l'argent est assigné comme but de l'entreprise, et
le maximum de 4 0/0 fixé ; la compagnie est administrée par des admi-
nistrateurs librement élus par les actionnaires; la compagnie s'interdit
toute autre opération que celle de l'escompte et du dépôt, le conseil d'État
n'intervenant que pour homologuer ses statuts. Mais la main de l'État
se trahit, avec ses exigences, dans la clause qui impose à la compagnie
le versement des deux tiers de son capital dans le trésor public, à titre
de cautionnement, sous la condition de lui rembourser cette somme par
annuités dans le délai de treize ans. Un cautionnement, qui se restitue
ainsi, n'est plus qu'un prêt. Incident singulier, le successeur de Turgot,
M. de Cligny, se montra plus libéral : sur la demande des actionnaires, il
ordonna la restitution des 2 millions déjà versés, et réduisit le fonds
social à 12 millions divisés en 4,000 actions de 3,000 livres. Ainsi
allégée, la caisse fonctionna fort bien dans les six derniers mois de
l'année 1779 ; elle escompta plus de 33 millions de lettres de change à
l'intérêt de 4 0/0 l'an; dès 1779, INecker constatait ses succès, et en
1781, dans son fameux compte rendu, il vantait ses services. Par mal-
heur, la prospérité enfanta l'imprudence. La caisse qui se dispensait de
toute réserve, elle qui engageait presque tout son capital dans ses opé-
rations, n'eut pas le courage de refuser un prêt de 6 millions à M. d'Or-
messon, alors contrôleur général des finances. On le sut, on s'inquiéta,
on se rua sur la Banque pour le remboursement des billets ; en peu de
jours la caisse fut vide, le ministre ne put s'acquitter, la suspension des
payements en espèces fut décrétée en 1783, sous le prétexte de l'expor-
tation du numéraire par suite des circonstances de guerre. C'est alors
que les marchandes de mode inventèrent pour les dames des chapeaux à
420 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
la caisse d'escompte, ainsi nommés parce qu'ils n'avaient pas de fonds.
D'Ormesson tomba sous les épigrammes, Galonné rétablit le payement
en espèces; d'habiles mesures rendirent à la caisse le crédit, et même le
portèrent à son apogée. Les bénéfices des actionnaires s'élevèrent à
18 O'O, et les actions de 3,000 fr. montèrent à 8,000 en 1785. Le
déclin ne tarda pas : une suite d'événements que M. de Lavergne raconte
avec sa précision et sa clarté habituelles, l'entraînèrent dans une voie
funeste. Galonné qui Pavait sauvée la perdit, en lui empruntant 70 mil-
lions, et Brienne, qui lui succéda, dut faire décréter une seconde fois le
cours forcé. Elle avait expié ses privilèges par la servitude. A son tour
Necker lui emprunta 6 millions par mois. Ghaque faute en entraînait une
autre. L'œil perçant de Mirabeau, ennemi de Necker, les découvrit. Sa
voix éloquente les dénonça; malgré les éloges de Dupont de Nemours,
malgré le patronage de Lavoisier, elle fut emportée par la Révolution.
En 1793, Gambon la fit supprimer, et l'année suivante Lavoisier et
d'autres administrateurs montèrent sur Féchafaud. La liquidation fut
désastreuse pour les actionnaires. Dix ans après, la Banque de France
naquit de ses cendres. La leçon a tirer du récit de M. de Lavergne, leçon
qui a de nos jours tout son à propos, c'est que la caisse d'escompte
succomba sous les exigences financières de l'État, rançon des privilèges
qu'il accordait, tandis que les succès du début, supérieurs même à ceux
de la Banque de France pour une égale période, furent dus à la dose
qu'elle contenait de liberté et de droit commun.
Le même académicien a lu une note sur les variations de prix, suite
d'une étude antérieure. Passant en revue les prix des principales den-
rées alimentaires depuis le commencement du siècle, il établit : !« que
le prix du blé a suivi les alternatives des récoltes et n'a pas haussé en
somme depuis soixante ans ; 2^ que la hausse survenue depuis dix ans
sur la viande, le vin, les pommes de terre, le beurre, les volailles, les
œufs s'explique par le rapport de l'offre et de la demande, sans qu'il
soit nécessaire d'avoir recours à la dépréciation des signes monétaires;
30 que pour le vin et les pommes de terre la baisse a déjà succédé k la
hausse. Ces conclusions reçoivent une grande autorité d'un tableau du
prix des denrées alimentaires consommées dans les établissements hos-
pitaliers de Paris depuis soixante ans, que M. Husson, directeur de l'as-
sistance publique, a fait dresser sur la prière de son collègue. — La
thèse de M. Lavergne contrarie une opinion fort accréditée, même dans
les classes éclairées : c'est que la hausse est générale sur l'ensemble des
consommations, et qu'elle est due, pour la plus large part, à l'abondante
importation des métaux précieux. Tous les prix que je viens d'indiquer,
dit en terminant M. de Lavergne, paraîtront sans doute bien faibles à
la plupart des con-oniinateurs, mais il ne faut pas oublier la part des
intermédiaires dans ia dcpensj. La chcrlé des loyers à Paris, les habi-
REVUE DE i; ACADEMIE DES SCIENCES MORALES. 421
tildes de luxe qui se {ylissiMil parloiil et irausformeiiL les plus modestes
étalaj^es, les taxes de tout p,enre, les monopoles de fait et de droit, tout
coiUrihue à l'.îver tribut sur la consommation. 11 faut y joindre, pour
un {yrand nombre de ménafjes, une nature d'impôt qui prend de plus
en plus de [grandes proportions, Vansn du panier f Qne voilà bien indi-
(piées nos principales [)laies économiques : intermédiaires superflus,
entassement des j)opulations, luxe fastueux, impots excessifs, mono-
poles abusifs, domesticité infidèle! Avant d'accuser les dons de la
nature en métaux précieux, accusons nos mœurs et nos lois, et ce qui
vaut mieux, réformons-les !
Restreints par Tespace, nous suspendons ici notre revue du V^ tri-
mestre, et ajournons l'analyse d'autres travaux qui lui appartiennent, tels
que : le rapport de M. Gh. Dupin, sur l'ouvrage de M. William Farr, re-
latif aux lois de la population en Angleterre; un mémoire de M. Pierre
Clément sur le marquis de Seignelay, fils de Golbert; un rapport de
M. H. Passy sur un livre italien deilf. Giordano Bruno; un rapport de
M. de Parieu sur une brochure de M. Ch. Perin, intitulée : l'Usure et la
loi de 1807; un rapport de M. Aug. Thierry sur VHistoire romaine de
Mommsen; un grand travail de M. Barthélémy Saint-Hilaire sur {État
actuel du Japon; un fragment de M. Henri Doniol sur V abolition de la
féodalité en 1789, que nous rapprocherons d'une lecture de M. Levas-
SEUR, sur V organisation de l'industrie à cette date.
Nous mentionnons, pour n'y plus revenir, divers travaux plus éloi-
gnés de l'économie politique : un nouveau chapitre de M. Giraud sur
Saint-Evremond ; — un rapport de M. Naudet sur un ouvrage de M. d'Ei-
chthal, intitulé '.Be VU sage pratique de la langue grecque, où l'adoption de
la langue grecque, aujourd'hui parlée par les Hellènes, est proposée
comme langue vivante, savante et unitaire, digne d'être adoptée par
toutes les nations ; idée originale, que nous aimerions à ne pas classer
parmi les beaux rêves ; — un rapport verbal de M. Franck sur un ou-
vrage de M. le général Noizet, intitulé : Études philosophiques^ qui
obtient un favorable témoignage de l'éminent philosophe, malgré de
hardies incursions dans le domaine du mesmérisme et autres utopies
plus audacieuses, paraît-il, car elles éveillent les noms de Platon et de
Thomas Morus; — une notice biographique, lue au nom de M. Gaberet,
sur le célèbre prédicateur protestant /ac</we5 Saurin; — enfin une lecture
de M. Lévèque sur les fondements psychologiques de la théodicée, où l'action
directe de Dieu sur l'homme est indiquée comme un fait de psycho-
logie accessible à l'observation; un mémoire du D*" Bouchut sur le sens
vital, un sixième sens qu'il place dans le réseau du nerf grand-sympa-
thique; — enfin un mémoire de M. Albert Lemoine sur h physionomie et
la parole.
422 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Il ne nous reste qu'à rappeler les élections : celles qui ont eu lieu dans
les quatre derniers mois, y compris la première semaine de mai, ont
rempli tous les vides, et l'Académie est au complet dans le moment;
rare bonheur !
D'abord les membres titulaires. Trois fauteuils étaient vacants : celui
de M. Adolphe Garnier, dans la section de morale; celui de M.Lefebvre,
dans la section d'administration; celui de M. Saisset, dans la section de
philosophie. En place de M. A. Garnier, la section présentait : 1" M. Ber-
sot, 2° M. Cochin, 3^ M. Audi(janne, 4» MM. Martha et Béchard.
Au premier tour, sur 33 votants, M. Cochin a obtenu 17 voix ; M. Bersot,
16; M. Cochin a été élu. — En place de M. Lefebvre, la section présen-
tait : lo ex œquo MM. Boulati(}nier et Fau[]^ère; 2" ex œquo MM. Casimir
Périer et Mortimer-Ternaux; 3» ex œquo MM. Eugène Gauchy et Joseph
Garnier. D'office, l'Académie a adjoint à la liste : MM. Béchard et de
Beauverger. Les voix se sont ainsi réparties en quatre tours de
scrutin : ^
MM. Mortimer-Ternaux.
Boulatignier . . . .
Casimir Périer. . .
Eugène Cauchy . .
Faugère
Bulletins blancs . .
Premier. Deuxième. Troisième. Quatrième.
13 17 17 18
13 15 17 17
7 4 1»
2 » » »
i » » »
» » 1 1
36 36 36 36
M. Mortimer-Ternaux a été élu au scrutin de ballota[Tfe.
Enfin, en place de M. Saisset, la section présentait : 1^ ex œquo
M. Vacherot et Lévêque; 2» ex œquo MM. Caro et Nourrisson; 3^ ex
œquo MM. Bersot, Martha et Waddington. Au premier tour de scrutin,
M. Lévêque a obtenu 15 voix; M. Vacherot, 10; MM. Caro, Bersot et
Nourrisson, chacun 3. Au second tour de scrutin, M. Lévêque a obtenu
27 voix; M. Vacherot, 5; M. Bersot, 3. M. Lévêque, professeur de phi-
losophie au Collège de France, a été nommé.
Parmi les associés étrang-ers, M. de Savig-ny a été remplacé par M. de
Raumer, déjà correspondant; — M. Mac-Culloch par M. Gladstone, chan-
celier de l'Échiquier.
Parmi les correspondants, M. Arthur Penrhyn Stanley, de Londres, a
remplacé M. Grote, nommé associé; — M. Rives, directeur de la Revue
d'Edimbourg, a remplacé M. de Raumer; — M.Fonblanque, à Londres,
a remplacé M. William Jacob; — M. le comte Arrivabene, sénateur du
royaume d'Italie, à Turin, a remplacé M. Nassau-Senior.
Ajoutons quelques notes sur les titres de chacun de ces élus, en com-
REVUK DE L'ACADl^WIK DES" SCIENCES MORALES. 423
plélaiU nos propres iiiforiiKilioiis à raidi; du Diclioniaiin; des comtcmpo-
rains.
M. Aiifyiistiii Cocliiii, ancien maire du 10* arrondissement de Paris,
est l'auteur, entre autres écrits d'économie sociale, d'un ouvrage en deux
volumes in-8°, intitulé : Abolition de l'esclavage, qui a été couronné par
l'Académie française.
M. Mortimer-Ternaux, ancien député sous la monarchie de Juillet, et
sous la République, est l'auteur d'une Histoire de la Terreur, dont quatre
volumes ont paru.
M. Lévéque, professeur de philosophie grecque et latine au Gollé{je de
France, est l'auteur d'un ouvrage intitulé : la Science du beau, étudiée
dans ses jjrincipes, ses applications et son histoire, couronné par l'Acadé-
mie des sciences morales et politiques.
M. Frédéric de Raumer est un historien allemand qui a rempli de
nombreuses et hautes fonctions et publié un nombre très-considérable
d'ouvra(jes. On cite comme ayant fait principalement sa réputation :
YHistoire des Hohenstaufen et de leur temps, et VHistoire de l'Europe
depuis la fin du xv® siècle.
M. Gladstone est le célèbre chancelier de l'Echiquier, membre du
Conseil privé de la reine d'Angleterre, dont le nom se passe de commen--
taires. Ses principaux ouvrages sont : VÉtat dans ses relations avec
V Eglise ; les Principes de V Église ; VHistoire des États-Romains.
M. Fonblanque, ancien directeur de VExaminer, chef de la statistique
au Board of trade, a publié l Angleterre sous sept ministères successifs,
cours de satire politique.
Sur M. Arthur Penrhyn Stanley, nous manquons de renseignements,
et sur M. Rives, nous connaissons seulement sa qualité d'éditeur-direc-
teur de la Revue d'Edimbourg. *
Le comte Arrivabene, nommé, après un long exil en Belgique, séna-
teur du royaume d'Italie, a publié divers écrits économiques, et entre
autres : Sur les sociétés de bienfaisance ; des Moyens les plus propres à
améliorer le sort des ouvriers ; la Situation économique de la Belgique;
plus récemment un écrit contre les Octrois.
Jules Du val.
424 JOURNAL DES PXONOMISTES.
REVUE DES PRINCIPALES
PUBLICAïIOiVS ÉCONOMIQUES DE L'ÉTRANGER
SoiftMÂiiVE. — Journal of the statîstical Socîetj- ôt Londres. — Merchant Magazine
de New- York. — Revue [trimestrielle allemande {Deutsche Flerteljahr's Schrift). —
Austria. — Journal de statistique suisse. — Preussîsches Handelsarchi\> (Archives
commerciales prussiennes). — Annales de l'agriculture prussienne. — Annali di
Agricoltura du royaume d'Italie. — Condizioni economlche, morali et poUtiche délia
profincia d'Ascoli-Ptceno.
Le dernier numéro (décembre 1864) du Journal of the Statistical
Society de Londres est très-riche en excellents travaux; quelques-uns
des mémoires ou des essais qu'il renferme sont vraiment remarquables,
et mériteraient d'être traduits plutôt qu'analysés, mais notre cadre est
tracé, nous devons nous y renfermer.
En tête du recueil, nous trouvons le discours d'ouverture de la sec-
tion d'Économie politique et de statistique du congrès pour l'avance-
ment des sciences sociales tenu à Bath en septembre 186-4. Ce discours,
prononcé par M. le D^ Farr, a pour but de donner à l'auditoire une
idée d'ensemble sur les matières que la section devra traiter, et on a dû
l'écouter avec autant d'intérêt que nous l'avons lu. C'est un tableau
esquissé à grands traits, embrassant le domaine entier de la statistique.
Ce tableau est en général ressemblant ; certains points, il est vrai, prê-
tent à la critique, mais nous aimons mieux penser à ceux qui méritent
éloge, et parmi ces derniers (on ne s'en étonnera pas) nous comptons les
idées qui, à première vue, nous ont paru empruntées à notre Puissance
comparée des États de l'Europe. Après réflexion, nous avons trouvé que
l'auteur s'est simplement rencontré avec nous, car autrement il n'au-
rait pas manqué de nous citer. Nous nous bornons donc à revendiquer
la priorité sur ce qui est relatif à l'évaluation comparative de la puis-
sance des États.
Le travail de M. William Tite, sur la mortalité comparée de Londres
et de Paris, devrait être médité par les administrateurs de ces grandes
cités, et en général par tout économiste. L'humidité proverbiale de
Londres, ses brouillards si denses, sa fumée si épaisse et si noire, son
fleuve si sale et si puant, ses pauvres si nombreux et si misérables, tout
cela ne l'empêche pas d'être plus salubre que Paris! Et remarquez-le, il
s'agit de Paris agrandi, embelli, assaini ! Voici, en effet, ce qui ré-
sulte de calculs faits avec un très-grand soin.
REVUE DES PUBLICATIONS r.CONOMlOUES DF- i;i«TRANGER. 425
T.xrx
PR
LA M(»RTALITL
A PAIUS K
T A I-ONDIUÎS.
Années.
1853 . . .
l'aiiR
(pour 100).
<2.95
Londrrs
(liour 100)
2.44
1854 . . .
3.51
2.94
1855 . . .
2.99
2.43
185() . .
2.43
2.21
1857 . .
2.73
2.24
1858 . .
2.73
2.89
1859 . . .
2.86
2.27
1860 . .
2.53
2.25
1861 . .
2.57
2.32
1861 . .
2.49
2.36
2.78
2.39
Moyenne décennale ....
Ainsi, sur 10,000 individus, il en meurt annuellement 239 à Londres
et 278 à Paris. INous considérons ces chiffres comme aussi exacts d'un
côté que de l'autre, car les critiques de M. Tite s'appliquent à des cir-
constances qui n'altèrent en aucune façon les éléments du calcul. Nous
ne sommes pas, cependant, insensibles à ces critiques. Nous voudrions
également voir publier plus tôt les documents qu'on nous donne sou-
vent si tard. Plus une statistique est récente, plus elle a de valeur
scientifique, d'utilité pratique, car plus nous sommes près d'un fait, plus
il nous est facile de remonter à ses causes, de suivre ses effets. C'est
pourquoi aussi nous voudrions voir introduire à Paris l'usage de publier
chaque semaine le chiffre des naissances et des décès; Londres s'est
bien trouvé de cet usage. Il ne s'agit, pour le puissant préfet de la
Seine, que de vouloir et cette lumière se fait, sans qu'il en coûte un
centime à la ville de Paris.
Peut-être qu'une statistique qui prend les faits pour ainsi dire en
flagrant délit, qui signale l'acte presque au moment où l'action se con-
somme, peut-être qu'une pareille statistique, disons-nous, nous per-
mettrait de découvrir les causes de la mortalité supérieure de Paris. Eu
attendant, voici quelques-unes des réflexions de M. Tite.
Il est possible, dit-il, que le taux de la mortalité soit influencé à
Paris par cette circonstance que beaucoup d'habitants des environs
vont, dans les cas graves, se faire soigner et meurent dans les hôpitaux
de Paris; mais, ajoute-t-il, la même chose a lieu à Londres, où d'ailleurs
le chiffre de la mortalité est grossi par le décès des enfants qu'on y
élève au lieu de les envoyer en nourrice, comme à Paris. Dans la capi-
tale française, il y a en revanche un plus •'grand nombre proportionnel
d'enfants illégitimes, d'enfants nés dans les hôpitaux, d'enfants exposés,
abandonnés, « assistés », et le nombre de ces pauvres êtres, pour la plu-
part voués à la misère et à la mort, compense peut-être le vide laissé
par les enfants envoyés en nourrice.
-îse JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Mais les vraies causes de la mortalité slipérieure de Paris, M. Tite les
voit surtout dans la densité de la population, ou plutôt dans le grand
nombre des- familles qui, généralement, habitent chaque maison. Avec
cela, les cgnditions d'une bonne hygiène sont assez rarement observées
dans les maisons trop peuplées, et les règlements de police s'occupent
plus de la façade des habitations que de leur aménagement intérieur.
M. Tite a soin de faire ressortir, qu'il n'entre pas dans ses vues de com-
parer la propreté qui règne dans les maisons des deux capitales, ce point
est réservé; il désire seulement qu'on sache bien qu'il attribue l'excé-
dant de la mortalité de Paris au trop grand nombre d'habitants par mai-
sons, et à la mauvaise condition de celles-ci.
C^s mauvaises conditions c'est la rareté de l'eau, surtout dans les
étages supérieurs, où il faut encore la porter à bras. Une autre condi-
tion sur laquelle l'auteur insiste, c'est la construction des fosses d'ai-
sance. Il y a encore fort à faire, nous en convenons volontiers, pour que
ce service soit convenablement organisé dans Paris, mais contrairement
à l'avis de M. Tite, nous soutenons que la difficulté est loin d'être réso-
lue à Londres; on y perd les matières fécales au grand détriment de
la santé publique. D'un autre côté, si M. Tite admet que l'élargissement
des rues, la construction de squares contribuent à l'assainissement de
Paris, ces travaux, en diminuant quelques-unes des causes de mortalité,
en ont fait naître de nouvelles; le nombre des décès causés par la fièvre
intermittente a augmenté de même que le nombre des décès dus k des
maladies des organes respiratoires. Il paraît que les rues larges, si elles
donnent l'air qui vivifie, font aussi circuler des courants (draught) qui
tuent.
On voit bien, par l'étendue relative de l'espace que nous avons con-
sacré à l'article, très-intéressant d'ailleurs, de M. Tite, que la question
nous touche de près. Seulement, le petit excès que nous venons de com-
mettre nous force à être plus sobre ailleurs , et notamment à nous
abstenir de faire des extraits de l'article de M. Edvvin Chadwick, inti-
tulé : L'administration des poor-laivs, ses principes fondamentaux et
leurs résultats en Angleterre et en Irlande, comparés h ceux de l'Ecosse.
Nous avons trouvé ce titre un peu plus large que l'article, dont nous
n'admettons, du reste, pas toutes les données.
La Statistique de la criminalité en Australie de MM. Westgarth eût
pu présenter beaucoup d'intérêt si l'auteur avait mieux rempli son
cadre. On trouve dans cet article des réflexions judicieuses, mais on n'y
apprend nullement quelle est l'influence sur la criminalité, soit du
climat, soit des autres circonstances locales.
M. Rob. Herbert recherche, dans l'article suivant, quel peut avoir été
le nombre des animaux domestiques dans le Royaume-Uni. Aucun recen-
sement n'ayant été fait, M. Herbert ne peut pas nous offrir des chiffres
REVUK DES PUBLICATIONS P.GONOMIQUES DK L'ËTBANGER. 427
certains; il se conlciilc donc de raisonner de lu manière snivanle : l.a
consoniinalion de Londres a été
En 1853 En 18fi3
BAlos h cornos ir^^GU 288,177
Mies i\ laino l,3!2r),474 1,389,142
Voaux 20,395 23,291
Porcs 34,677 53,985
Cet accroissement ne paraît ijuère répondre h celui de la population.
D'ailleurs, ne doit-on pas défalquer de ces chiffres le contingent fourni
par rétran{}er, contin^jent qui, on va le voir, est allé croissant.
ANIMAUX DE BOUCHERIE ÉTRANGERS CONSOMMÉS A LONDRES.
1853 1863
Botes à cornes 52,344 72,907
Bêtes à laine 220,429 285,296
Veaux 22,619 26,630
Porcs 8,508 17,562
En défalquant ces chiffres des précédents, il devient évident que la
production animale est restée stationnaire, ce qui veut dire qu'elle est
devenue insuffisante. En effet, en 1853 la livre de bœuf coûtait de 2 1/2
shellin(î à 5, et le mouton de 2 1/2 à 5 4/12, tandis qu'en 1863 le
bœuf s'est vendu de 3 4/12 à 5 2/12, et le mouton de 3 1/2 à 6 2/12 sh.
N'est-il pas évident ici que la demande l'emporte sur l'offre, et de beau-
coup. Cela n'empêche pas l'auteur de dire : En résumé, on ne ressent
pas encore une disette de bétail, bien que les 4,700,000 bêtes à cornes
et les 32 millions de bêtes à laine, que nous avons probablement de nos
jours, ne paraissent pas dépasser le nombre des animaux qui existait il
y a ving^t ans. — Qui n'avance pas, recule !
La statistique sanitaire de Salisbur(if, par M. Middleton, offrira de l'in-
térêt aux hommes spéciaux. Un travail de M. Leone Lévi, sur les occu-
pations des étrangers dans le Royaume-Uni (84,090 en Ang^leterre,
3.969 en Ecosse, 8,267 en Irlande), est rempli de faits curieux. Enfin,
mentionnons un essai de notre savant ami, M. Samuel Brown, sur le
taux de la mortalité et des mariages parmi les Européens qui habitent
les Indes. Nous omettons les menus renseignements divers , qu'on n'est
d'ailleurs pas fâché de trouver à la fin de chaque numéro.
Le Merchant Magazine de M. W. A. Dana (New-York) renferme, dans
son numéro de janvier 1865, un article de M. Amasa Walker sur les
finances des États-Unis {The National finances), qui en donne avec une
rare clarté l'historique depuis le commencement de la guerre, entre-
mêlé de réflexions souvent judicieuses. Les 16 pages de cet article ne
renferment pas un mot inutile, il est impossible de résumer un travail
aussi concis, nous ne pouvons donc qu'indiquer quelques-unes des
idées émises, par exemple celle-ci : 11 faut à tout prix diminuer la circu-
428 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
lation du papier, et comme le (gouvernement et les 4, .^00 banques en
émettent à Fenvi, l'intérêt général exi^je que l'une des parties émettan-
tes, — naturellement les banques, — cesse toute émission. Les -457 mil-
lions de dollars de greenback (papier-monnaie du gouvernement) suffi-
sent parfaitement, les 700 millions de banknotes sont de trop, pèsent
sur les transactions en faisant tomber le papier à 40 0/0 de sa valeur
nominale. Que le gouvernement commence par imposer une taxe à la
circulation banquière, qu'il augmente successivement la taxe et qu'il
finisse par prohiber toute émission. Cette mesure n'empêchera pas les
banques d'exister, il leur reste toutes sortes d'autres affaires; d'ailleurs,
elle sera utile aux actionnaires qui possèdent tous encore d'autres fonds
publics, la retraite des banknotes devant faire monter ces fonds d'une
manière telle qu'on trouvera ainsi une large compensation pour la
diminution des profits des banques, si diminution il y a.
Quand nous avons parlé de réflexions judicieuses, nous n'avons pas
eu en vue l'idée que nous venons d'énoncer; cette idée diffère trop de
celles auxquelles nous sommes habitués, pour que nous puissions l'ap-
prouver, mais nous nous garderons aussi de la blâmer. D'abord, il faut
de l'espace pour réfuter; puis, ce qui est juste, vrai, possible d'un côté
de l'Atlantique, ne l'est pas toujours de l'autre ; enfin, il y a la théorie
des cas exceptionnels, le « salut public » Ce qu'on demande à un
ministre des finances américain c'est ceci : étant donné une dépense
inévitable de 5 milliards par an, la couvrir avec une recette de 2 mil-
liards, — sans déficit, — ou aussi d'emprunter sans faire de dettes. On
ne demande que cela et presque explicitement.
Nous sommes cependant loin de vouloir disculper complètement les
ministres qui ont administré le trésor de l'Union : leur tarif douanier
presque prohibitif et leurs taxes de consommation si exagérées, ont mis
la pauvre poule aux œufs d'or entre deux feux ce qui n'est pas un
moyen de la faire pondre.
Dans la livraison du mois de février, nous nous bornerons à prendre
quelques renseignements parmi ceux qui paraissant avoir le plus d'ac-
tualité.
Huile de pétrole. La production journalière aux États-Unis est de
6,000 barils. Beaucoup de personnes croient que ce chiffre ne pourra
pas être dépassé, car la production n'a pas suivi l'augmentation du nom-
bre des puits. L'auteur de l'article que nous analysons n'admet pas ce
raisonnement, mais ses arguments contraires ne nous paraissent pas
concluants. Il y a, dans cette matière, encore un grand nombre d'incon-
nus, mais il semble avéré que la production reste stationnaire.
Faillites. Voici, pour huit ans, leur nombre et le montant du passif.
REVUE DES PUBLICATIONS ÈGONOMIOUES DE L'ÉTRANGER. 420
Années. Nombre. Passif . Années. Nombre. Passif.
1857. . 4,257 205,818,000 1861. . 5.1)3:') 178,0.32,170
1858. . 3,113 73,008,747 1802. . 1,072 23,049,300
1859. . 2,959 51,314,000 1803. . 495 7,890,000
1860. . 2,733 01,739,474 1804. . 510 8,579,700
Ces cliiffrcs prouvent le peu crextension du crédit aux États-Unis en
ce moment, et de ce fait, M. Amasa Walker avait tiré un ar{;ument pour
cn[;a<;er les néf;ocian(s à no plus avoir recours aux banques, tant que
durera la crise ou la maladie financière actuelle de la République.
Bauqxrs. Le nombre des Natioiinl hanks au^ymento, en partie par la
transformation des banques d'État (statc hanks). Il y a maintenant
584 banques nationales, dont 282 ont été fondées en 1864. On sait que
ces deux classes de banques se distin(juent ainsi : Les banques d'État
sont autorisées par les États et doivent réaliser leur capital en espèces,
chacune de ces banques donne à ses billets la forme qu'elle veut; les
banques nationales sont autorisées par le g'ouvernement central; leur
capital est réalisé en bons du Trésor portant intérêt, et les billets à
émettre sont fournis par le gouvernement en échange du dépôt d'une
somme quelconque en bons (il y a un minimum). Ces billets se ressem-
blent, chaque banque applique seulement ses cachets ou ses signatures.
Le capital des 584 banques nationales est de 108,964,597 dollars, dont
81,961,450 ont été versés an Trésor à titre de dépôt en échange de
billets, mais la circulation effective n'a été que de 65,864,650 dollars,
de sorte qu'une partie des billets reste sans emploi.
Dans les deux parties du numéro 109 de la Revue trimestrielle alle-
mande, nos lecteurs s'intéresseront surtout à l'essai de M. Faber sur le
Tiers-État, et à l'analyse détaillée de la conférence postale qui a eu lieu
à Paris en 1863. Le Tiers-État dont il est question ici, ce sont simple-
ment les classes moyennes, comme le dit d'ailleurs l'auteur lui-même,
il n'y a plus d'États ou d'ordres, nous sommes tous citoyens — ou sujets
— au même titre. Ces classes moyennes, l'auteur les place sur la
sellette et leur dit leur fait, du reste, en fort bons termes. Il y a beau-
coup de vrai dans ce sermon, mais comme beaucoup d'autres, on le lira
et on n"y pensera plus. C'est toujours un travail stérile que de condamner
en bloc un siècle, une nation, une classe de la société, on ne corrige
personne par des. généralités; on ne fera du bien qu'en se donnant une
tâche TRÈs-RESTREiNTE, soit d'cxtlrpcr une mauvaise herbe sociale quel-
conque, soit de cultiver une fleur sociale déterminée : Qui trop em-
brasse rien n'étreint.
Les délibérations de la conférence postale sont très-intéressantes, et
nous ne savons pas pourquoi on en a si peu parlé à Paris. Pourquoi
n'a-t-on pas publié jour par jour le procès-verbal des séances.^ Ke s'a-
gissait-il donc pas d'un grand intérêt public, et pour chaque citoyen
430
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
d'un intérêt qui le touche de près. Quel mal pouvait-il y avoir à provo-
quer l'expression des vœux, les critiques mêmes? D'un autre côté, ce
n'était pas une conférence diplomatique, dont les décisions fissent loi
pour les États représentés : il s^agissait presque uniquement de conver-
sations destinées à aplanir les voies à de futures conventions. Espérons
que la conférence ne restera pas stérile.
Rappelons en passant que nous ne mentionnons ici que les articles de
la Revue trimestrielle qui peuvent intéresser l'économiste et que nous
en passons d'autres sous silence.
VAustria « revue hebdomadaire d'économie politique et de statisti-
que », rédig^ée par un économiste très-distingué, M. L. Stein à Vienne,
renferme un tableau (année 1865, n° 3) sur les banques allemandes que
nous croyons devoir reproduire, en faisant remarquer qu'il ne comprend
pas les Banques d'Autriche et de Prusse.
Banques.
Bavière.
Brunswick.
Brème.
Darmstadt.
Rapport entre l'encaisse
et la circulation.
Le quart en espèces.
Le quart en espèces.
Le tiers en espèces.
Le tiers en espèces.
Dessau. Le quart en espèces.
Franc fort-S.-M. Le tiers en espèces.
Géra.
Gotha.
Hanovre.
Hombourg.
Leipzig.
Lubech.
Luxembourg.
Meiningen.
JVassau.
Buckebourg.
Hambourg.
Rostock.
Thuringe.
Weimar.
Lubeck.
Les 2/3 en espèces.
Le tiers, et pour la
partie de la circul.
qui dépasse le ca-
pital, la moitié en
espèces.
Le tiers en espèces.
Le quart en espèces.
Les 2/3 en espèces.
Le quart en espèces.
Le tiers en espèces.
Le tiers en espèces.
?(1)
La moitié en espèces.
La moitié en espèces.
Le tiers en espèces.
Le quart en espèces.
Le licrs en espèces.
Le tiers en espèces.
Maximum de l'émission.
4/10 du capital réalisé.
— 8 millions de flor. au plus.
Egalant le capital.
Le capilaLréalisé, non com-
pris le fonds de réserve.
Le double du capital réalisé,
et davantage, avec autori-
sation du gouvernement.
Le montant total des actions.
2 fois le capital réalisé.
Illimité.
Le montant des effets es-
comptés (illimité).
Le capital réalisé et le fonds
de réserve.
Le capital réalisé.
Indéterminé, mais sous la
responsab. des commiss.
2 fois le capital réalisé.
2 fois le capital réalisé.
Le tiers du capital réalisé.
1 million de florins.
?(!)
Le capital réalisé.
1 million de thalers.
Le capital réalisé.
Le capital réalisé.
Le capital réalisé.
Valeur nominale des billett.
Billets de 10 florins
ou 21 fr.
lOthal. C37fr.50).
?(1)
10 flor. (21 fr.).
1 thaï [3 fr. 75).
5 flor. (10 fr. 50).
1 thaï. f3 fr. 70).
10 thaï. (37 fr. 50).
20 thaï. (75 fr.).
Les notes inférieures
doivent être autori-
sées spécialement.
5 flor. JO fr. 50).
20 thaï. (75 fr.).
10 thalers.
25 flor. 5 flor. 10 th.
10 thaï. (37 fr. 50).
?(1)
5 et 10 thalers.
5 marcs et 5 flor.
?(1)
10 thaï. (37 fr. 50).
20 thaï. i75 frO.
10 thaï. (37 fr. 50).
20 Ihal. (75 fr.).
(1) Le point d'interrogation signifie que les statuts ne renferment aucuae disposition.
REVUE DES PUBLICATIONS ECONOMIQUES DE L'F.TRANGER. 431
Avant de (iiiittcr VAiistria, dont le défaut d'espace seul nous empêche
de faire de plus amples extraits, nous rappellerons que cette publication
se fait une sprcialité de la reproduction des lois ré^ylant des matières
éconoini(|iies dans tous les pays.
Du Journal de statistique suisse, nous avons sous les yeux les n"' 2
et 3 (février et mars). INous y trouvons d'abord le Cours de statistique de
M. Cherbuliez, qui, eu donnant au livre Icr le titre de Statistique des
faits naturels, pourrait bien avoir maille à partir avec plus d'un statis-
ticien. On sait que la plupart d'entre eux ne veulent s'occuper que des
« faits sociaux » auxquels d'autres ajoutent (voire même préfèrent) les
« faits politiques, d Les faits naturels de M. Cherbuliez comprennent
(cliap. 1er) le mouvement de la population; or, il serait facile de démon-
trer que la naissance (légitime et naturelle), le mariage, le décès sont des
faits éminemment sociaux. Sans aller bien loin, on prendrait un exemple
dans le travail de M. Cherbuliez, et entre plusieurs nous choisissons, pour
abréger, le suivant. Voici, selon cet auteur, le nombre moyen des
enfants par mariage dans les cantons qui suivent :
Bâle- Ville 6.0 Glaris . 3.7
Lucerne 5.9 Bâle-Gampagne 3.6
Berne 4.5 Appenzell (R. J.) 3.6
Argovie 4.4 Vaud 3.6
Thurgovie 4.1 Zug 3.5
Schaffhouse 4.1 Grisons 3.4
Neufchâtel 4.1 Zurich 3.3
Fribourg 4.0 Genève 3.0
Cherchera-t-on des causes physiques ou des causes sociales pour
expliquer ces différences? Il serait difficile de soutenir que la race
humaine de Bâle est assez différente de celle qui habite Genève, pour que,
dans la première de ces villes, chaque ménage ait deux fois autant d'en-
fants qu'à Genève. Cette critique ne nous empêche pas de trouver très-
intéressant le Cours de M. Cherbuliez, malgré le voisinage du travail si
instructif de M. Stœssel, qui traite le même sujet. Nous appelons surtout
l'attention sur un tableau de la population suisse, par âges et par état
civil, de M. Stœssel, qui nous paraît remarquable. La Revue suisse ren-
ferme encore deux articles sur l'instruction publique (cantons de Tessin
et de Genève), et une note de M. M. Wirth, qui, s'appuyant sur des chif-
fres publiés en Prusse, soutient que le morcellement ne fait pas les pro-
grès qu'on lui attribue.
Le Preussisches Handelsarchiv (Archives commerciales de Prusse),
paraît être, parmi les Annales du commerce extérieur, de tous les pays,
la publication où les documents vieillissent le moins. Nous avons fait
profiter plus d'une fois le lecteur de cette circonstance méritoire; au-
432 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
jourd'hni, la question des banques étant k l'ordre du jour, nous nous
bornerons à indiquer ici le mouvement de la Banque de Prusse pendant
l'année 1864.
Effets escomptés 288,284 d'une valeur de 218,951,629 th.
Effets encaissés 648,232 — 321,232,316
Actions et rentes achetées par
la Banque pour — 14,947,130
Circulation (billets ou bank-
notes) (moyenne) — 116,000,000
Encaisse métallique (moyenne). • — 65,470,000
Bénéfice brut pour 1864. ... — 4,996,681
— net — . . . . — 3,723,879
Nous omettons les opérations moins importantes, dont quelques-unes
d'ailleurs ne seraient pas comprises sans quelques explications.
Puisque nous sommes à Berlin, où paraissent les Archives commer-
ciales^ lisons en passant les Annales de V agriculture prussienne qui ne
renferment pas uniquement de la technologie agricole. Nous recomman^
dons notamment (no 9) un essai sur les salaires agricoles de la marche
de Brandebourg, par un descendant de Fillustre Thaer, et (n^ 12) une
noie de M. le conseiller intime Schumann sur le nouveau cadastre prus-
sien. Ce cadastre a dû être renouvelé en trois ans et demi de par la loi;
en y mettant environ 7,000 personnes, et en travaillant avec un zèle
soutenu, on y est parvenu. 85 0/0, il est vrai, du pays possédaient déjà
des cartes et plans parcellaires faits pour un autre but, mais il restait à
lever 15 0/0 du territoire, et parmi les districts les plus montagneux.
M. Schumann a raison d'appeler ce travail gigantesque, car il s'agissait
de constater les revenus de chaque propriété dans un assez grand État,
de faire passer les évaluations par tous les contrôles prescrits par la loi
ou inspirés par la nature des choses. C'est le 21 mai 1861 que le renou-
vellement du cadastre a été ordonné, et, à partir du 1" janvier 1865,
rimpôt foncier a été perçu d'après les nouvelles bases.
Bien que nous nous proposions de consacrer un travail spécial aux
documents statistiques italiens, nous mentionnerons cependant ici les
« Annali di agricoltura, industria eo commercie, etc. » que publie le
ministère de l'agriculture, de l'industrie et du commerce du royaume
d'Italie. Cette publication n'a pas une périodicité fixe, il paraît une
livraison assez forte chaque fois que l'abondance ou l'acccumulation des
matériaux en indique la nécessité. Ces Annales se composent en partie
de documents officiels, et notamment de tous ceux qui intéressent la
production et le commerce, et en outre de travaux libres souvent très-
importants. Celte publication a commencé en 1862, et il est à désirer
qu'elle continue, nous aurons alors à en iaire plus d'une fois des extraits.
Nous croyons pouvoir compter parmi les publications périodique
DK L'ËNSEIGNKMKNT PRUFESSIUNINKL. 433
le rapport du prôfet d'Ascoli-Picciio (M. le chevalier A. G. Scelsi) au
conseil [général de cette province; il est intitulé : Condizioni economiche,
morali et imlitichc délia provincia d'Ascoli-Piceno^ et [)ourrait servir de
modèle à tous les préfets du monde, français ou non. C'est la statistique
complète d'une province italienne avec des développements très-instruc-
tifs; le nombre des tableaux est de 53, renfermant souvent des rensei-
gnements qu'on n'a jamais pensé à relever chez nous. Il n'est pas pos-
sible de donner des extraits d'un pareil document, nous devons nous
borner à le signaler.
Maurice Block.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL
(Sciences administratives et politiques)
ET
DU MODE DE RECRUTEMENT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS
III. Projets officiels successivement formés en France depuis 1789 (1).
Parmi les innombrables questions qui viennent de défiler, parfois au
pas de course, devant le Corps législatif, à propos de la discussion de
l'Adresse, a figuré celle qui fait l'objet de cette étude. Introduite par
M. Carnot, à qui revient le grand honneur d'avoir le premier nettement
posé le principe d'une école d'administration, destinée au recrutement
des fonctionnaires et à la vulgarisation des sciences politiques (2), la
question a reçu, on doit s'y attendre un peu, un accueil assez dédai-
gneux. M. Carnot a eu cependant un contradicteur, M. du Mirai. M. de
Parieu a été l'orateur du gouvernement et, dans les paroles (encoura-
geantes au point de vue de l'enseignement, décourageantes au point
de vue du recrutement par la voie du concours) du vice-président
du conseil d'État, on a retrouvé les idées du rapporteur de l'Académie
des sciences morales et politiques. Puis l'amendement, mis aux voix,
n'a pas été adopté. L'idée démocratique aura meilleure chance une autre
fois!
« Il était naturel que cette pensée, — celle des séminaires administra-
(1) Voir les livraisons de décembre 1864, février et avril 1865.
(2) Le ministère de l'instruction publique et des cultes depuis le 24 février
jusqu'au 5 juillet 1848, par H. Carnot, représentant du peuple. Paris,
1848. — Voir les pages 57 à 63.
2e SÉRIE. T. XLVi. — [^ juin 1865. 28
434 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
tifs (expression de M. du Mirai, dont le sens ne peut être qu'étymolo-
gique), — entrât dans les esprits au début de la Révolution, alors que le
principe de l'admissibilité de tous lesciioyens aux fonctions publiques al-
lait remplacer les privilèges de la naissance. Aussi ne sommes-nous pas
étonné (c'est au discours de M. Garnot que j'emprunte textuellement ce
fait) de trouver, dans les cahiers de 1789, le vœu qu'il soit créé des
écoles pour former des administrateurs. »
Ainsi que je le rappelais récemment ailleurs (l), on devait enseigner,
dans les écoles centrales créées par les lois des 7 et 11 ventôse an III
(25 février et 1" mars 1795), la législation, l'économie politique et l'his-
toire philosophique des peuples. La loi du 3 brumaire an IV (25 octobre
1795), contenant organisation générale de l'instruction publique, faisait
figurer (titre m, article l^'"), comme écoles du troisième degré, des écoles
spéciales au nombre desquelles se trouvent les écoles des sciences politi-
ques. Si ce sont là, à ma connaissance, les seuls actes, postérieurs à la
Révolution de 1789 et antérieurs à l'organisation définitive de l'ensei-
gnement du droit, qui confinent à l'historique de l'enseignement admini-
stratif, je ne dois point omettre de citer les discours prononcés au Corps
législatif par Fourcroy, le 30 germinal an X (20 avril 1802), sur un
projet de loi relatif à l'instruction publique : « Une école d'économie
publique, éclairée par la géographie et l'histoire, sera ouverte, disait-
il, pour ceux qui voudront approfondir les principes des gouverne-
nements et l'art de connaître leurs intérêts respectifs. » Chargé ensuite,
comme conseiller d'État, de rédiger l'exposé des motifs de la loi con-
cernant les écoles de droit, Fourcroy s'y exprimait ainsi (16 ventôse
an XII, 7 mars 1804) :
« Les lois d'administration publique ne pouvaient être apprises nulle
part; elles étaient, on quelque sorte, ensevelies ou concentrées dans les
bureaux et dans la correspondance des administrations ; ce n'était qu'en
administrant immédiatement qu'on pouvait se former à leur connais-
sance et à leur application. Cette lacune disparaîtra dans les nouveaux
établissements. Les jeunes gens apprendront ainsi à lier les connais-
sances générales du droit avec la législation administrative, et ceux qui
se destineront à cette dernière carrière , n'y entreront pas sans les
lumières qui doivent y diriger sûrement leurs pas. »
Quelques jours auparavant, le tribun Sédillez, qui allait bientôt être
nommé inspecteur général des écoles de droit, présentant des considéra-
tions sur leur organisation, en parlait dans les termes suivants :
(( S'il est évident que, dans ces nouvelles écoles, le gouvernement veut
(1) Dans le Correspondant (livraison de décembre dernier : De VEnsei-
gnement de Vèconomie politique en France, notamment dans les facultés de
droit).
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 435
former des magistrats et des jurisconsultes, il ne l'est pas moins qu'il a
voulu former aussi des administrateurs, des hommes d'État, des législa-
teurs : fonctions importantes, auxquelles on est trop souvent parvenu
avant do les avoir apprises, et qui cependant tiennent ù des principes
certains, que ni l'expdrience ni le meilleur naturel ne peuvent sup-
pléer. — Rien n'est plus rare, en France, (]u'un bon administrateur,
parce que cet état exige beaucoup d'application et de travail. — Que sera-ce
s'il faut encore qu'un homme devine lentement et péniblement, dans
l'exercice môme de ses fonctions, quelques principes généraux, mais
féconds, qu'il aurait pu apprendre en peu do temps dans le cours de ses
études ? — Enseigner, dans les écoles de droit, les principes d'une bonne
administration, c'est donc enseigner une chose utile à tous les citoyens
et indispensable à tout homme qui remplit des fonctions publiques. »
Tout cela évidemment était nouveau pour Tépoque, il est juste de ne
pas Toublier; je n'en ferai donc pas ressortir le côté défectueux, d'au-
tant plus que, ces programmes n'ayant en définitive produit aucun ré-
sultat, nous nous trouvons simplement en face d'expressions devenues,
avec le temps, des banalités qui s'échan{]fent encore, entre les progres-
sistes et les conservateurs, comme une monnaie courante.
D'après cela, il est permis de dire que la première République a seu-
lement manifesté une tendance à l'établissement, sous forme d'une sorte
d'école d'administration, d'un système d'études appropriées aux néces-
sités sociales que la Révolution française venait de mettre brusquement à
l'ordre du jour. Il est difficile de ne point admirer la quiétude des
hommes officiels, semblant se rendre parfaitement compte de la lacune
que présente l'éducation des fonctionnaires et se figurant qu'elle peut
être comblée à aussi peu de frais : ce sont, du reste, les chefs d'une école
qui compte de nos jours un grand nombre de disciples.
En ce qui concerne le premier empire, on doit conclure, avec
M. Ch. Vergé, que, si certaines parties de la science du droit furent pu-
rement et simplement laissées en oubli, elles étaient redoutées par le
souverain comme v( contribuant à faire des idéologues ! »
Le rôle que le gouvernement de la Restauration a pu jouer, tantôt dans
un sens, tantôt dans un autre, dans l'enseignement des sciences politi-
ques et administratives, est connu des lecteurs de ce Recueil; mais je
dois noter ici un fait fort intéressant au point de vue historique. Gtivier,
— ainsi que l'a rappelé M. Pasquier, dans son éloge de l'illustre sa-
vant (1), — avait été frappé, pendant qu'il faisait ses études à l'acadé-
mie du prince Charles de Wurtemberg, dont j'ai dit déjà quelques mots,
de rutilité de la faculté qui était, à Stuttgard, spécialement consacrée à
l'enseignement des sciences administratives. A deux reprises au moins,
il avait tenté de doter la France d'une institution analogue.
(1) Chambre des pairs. Séance du 17 décembre 1832.
436 * JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
« Quand la science des lois, dont les tribunaux font l'application, est
partout, disait-il, l'objet d'études pour lesquelles tous les genres de
secours et d'encouragements sont prodigués, d'où vient qu'on dédaigne,
ou au moins qu'on néglige de fournir à la jeunesse les moyens d'ac-
quérir méthodiquement la connaissance de cette foule de dispositions,
de règlements, qui influent si puissamment sur un nombre infini d'inté-
rêts publics et privés? D'oii vient qu'on ne s'occupe pas de lui appren-
dre, de la même manière, les principes sur lesquels repose ou devrait
reposer cette législation administrative? »
Dès 1816, Guvier avait même rédigée un rapport, assez timide du reste,
puisqu'on y lit ceci :
« Le roi, qui confère tous les emplois, pourrait, par de simples ordon-
nances, se prescrire à lui-même de ne les donner qu'à certaines con-
ditions Il y aurait certainement de grands avantages à ce que des
règles analogues (à celle de l'avancement dans l'état militaire) fussent
établies dans l'ordre administratif Peut-être serait-il possible, et à
coup sûr il serait très-utile, d'établir, comme en Allemagne, un ensei-
gnement régulier de diverses branches de l'administration, et de n'ad-
mettre aux emplois que ceux qui auraient suivi cet enseignement. »
Cette mesure, qui constituerait à peine un progrès et dont j'aurai
maintes fois occasion de faire ressortir Tinj-uffisance, fut, vers 1820,
l'objet d'un projet d'ordonnance que prépara Cuvier, sans doute encou-
ragé parle gouvernement, et qui instituait à Paris une faculté d'admi-
nistration. Son but était de a fournir à ceux qui se destinent à remplir
les diverses fonctions administratives le moyen de se procurer une in-
struction solide et étendue sur les matières qu'ils peuvent être appelés à
traiter, et de permettre au roi de s'assurer que ceux d'entre eux qui sont
présentés pour lesdites fonctions s'en sont rendus dignes par leur appli-
cation, leur bonne conduite et leur progrès. » Bien que la forme pré-
sente quelque ambiguïté, je ne crois pas pouvoir conclure que Cuvier
doive être inscrit en tête des partisans du concours, comme voie d'accès
aux fonctions publiques.
Le gouvernement de Juillet fut autrement actif que celui de la Res-
tauration, et on doit même lui rendre cette justice que le temps lui
a seu4 manqué pour essayer une solution pratique du problème qui
nous occupe théoriquement. M. de Salvandy, dans un rapport au roi,
approuvé le 29 juin 1838, avait provoqué la formation d'une commis-
sion des hautes études de droit, et je dois citer, comme se rattachant
directement à l'histoire de l'enseignement des sciences administratives
et politiques, le passage suivant de l'Exposé du ministre (1) :
(l) Recueil de lois, décrets et ordonnances, etc., concernant renseignement
du droit, etc., etc. Paris,4838 (Publication officielle), p. 62 et 53.
DE L'KNSKIGNKMENT PROFESSIONNEL. 437
« Ici se placera la question dos écoles et mAme des Facultés d'adini-
nisti'alion. La pensée d'érii^'er l'étude aijprofoiidio et complète de la
science administrative au rang de faculté ne peut pas être légèrement
traitée, puis((ue l'un des hommes les plus éminents que la science admi-
nistrative, comme tant d'autres sciences, ait comptés à sa tète, Cuvier,
proposa cette opinion. Cependant, si on considère que cette science est
moins une branche propre des connaissances humaines qu'un assem-
blage et une application de diverses autres connaissances; si surtout
on remarque que cette étude comprend forcément, sans parler môme
du droit administratif, le droit civil, le droit criminel, le droit commer-
cial, le droit des gens, le droit naturel, qui sont le fond môme de l'en-
seignement des facultés de droit, on devra reconnaître que les facultés
d'administration ne pourraient être que le dédoublement des facultés
existantes. Probablement on arrivera à penser que l'obligation des
grades en droit et un stage dans un service public suffiraient au but
qu'on veut atteindre, à moins qu'on n'allât jusqu'à établir une sorte
d'école normale ou d'école polytechnique des services administratifs et
politiques, laquelle, tout en faisant suivre par ses élèves les cours de la
Faculté de droit, y ajouterait, grâce à l'internat, le complément d'in-
struction historique et paléographique, d'étude des langues vivantes,
d'éducation libérale enfin, et de connaissances pratiques nécessaires à
celui qui veut intervenir avec honneur dans les affaires de son pays,
l'administrer, le représenter au dehors et discuter avec fruit, dans les
chambres, dans les conseils, dans les congrès, ses intérêts et ses lois. 9
Comme on le voit, M. de Salvandy tombait tout de suite dans recueil
le plus dangereux que présente la question de l'enseig^nement des sciences
administratives et politiques. D'une part, Il voulait y faire figurer les
diverses branches du droit et faisait ainsi d'un administrateur un juriste
complété, ce qui ne donnerait que des hommes au cerveau fatigué et
faussé par l'abus des notions multiples qu'ils auraient reçues. D'autre
part, il ne parlait point de concours et ne semblait vouloir exiger que
la production d'un diplôme de gradué en droit. J'en ai assez dit, pour
être dispensé de montrer le côté faible de cette proposition, qui n'avait
point été mûrie et qui fut reprise, en 1845, dans des termes très-diffé-
rents, dont peut donner une idée le passage suivant d'un autre rapport
du même ministre au roi :
« Le droit administratif, germe heureux déposé au sein de nos facul-
tés par un grand esprit, n'a pas pris dans les études une place suffi-
sante, parce qu'il est isolé. Ne conviendrait-il pas de lui donner l'appui
de quelques autres branches du même ordre de connaissances et d'é-
tudes ? Et comme, dans l'ancienne Université, on distinguait les docteurs
en droit criminel, les docteurs en droit civil, ne pourrait-on pas avoir,
à côté des gradués ordinaires, des gradués particuliers dans le droit admi-
nistratif et politique? Dans ce système, les sciences administratives et
politiques, plus largement professées, feraient cependant partie des
438 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
facultés de droit agrandies. Elles seraient une annexe de la Faculté de
Paris. Ne devraient-elles pas, au contraire, former une faculté nouvelle,
la digne fille du temps où nous sommes et du gouvernement éclairé
et libre qui est le nôtre? La diplomatique et toutes ses branches, le
droit des gens, le droit international, c'est-à-dire le droit des gens
appliqué à toutes les matières d'État et de commerce, l'histoire des
traités, qui est l'histoire même de la constitution des États, le droit
public de l'Europe actuelle, le droit maritime, si essentiel aux rapports
des nations commerçantes et plein de questions ou de règles dont les
derniers temps ont révélé toute l'importance, l'étude des codes et des
juridictions militaires, celle de tout notre système de gouvernement et
d'administration, notre régime financier si vaste et si nouveau, l'éco-
nomie politique, notre ancien droit coutumier, notre nouveau droit
constitutionnel, les institutions comparées des grands gouvernements
représentatifs, le droit ecclésiastique enfin, qui a eu une si grande part
dans l'origine et la suite de toutes les institutions civiles, qui comprend,
d'ailleurs, toutes les difficultés et tous les problèmes de l'État et de
l'Église, toutes ces sciences ont été professées autrefois, avec un grand
éclat, dans les universités. Elles le sont encore, pour la plupart, dans
tout le Nord; elles le sont en Angleterre, en Allemagne, en Italie. Elles
ne le sont en France nulle part, ou n'occupent à peine que deux ou trois
chaires, sans lien entre elles, ne composant point un cours d'études, ne
contribuant en rien à former la pépinière des serviteurs civils de
l'État » (1).
La fatalité voulait que le gouvernement de Juillet, qui avait pourtant
repris sérieusement l'idée d'imiter, en l'appropriant à nos mœurs et à
notre org^anisation administrative, l'enseigfnement des sciences politi-
ques donné dans les universités allemandes, n'eut point la gloire de
réaliser son projet. En 1838, M. de Salvandy n'a eu que le temps de
poser hâtivement et superficiellement la question, ce qui était déjà d'une
extrême importance, attendu que les ajournements font rarement avan-
cer la solution des problèmes devant lesquels on hésite. En 1845, après
avoir quitté pendant plusieurs années le portefeuille de l'instruction pu-
blique, ce ministre s'empresse de reprendre son œuvre interrompue. Il
complète la haute commission des études de droit, consulte toutes les
facultés de France, envoie étudier l'organisation des universités alle-
mandes, présente enfin un projet de loi à la Chambre des pairs, et, avant
même que la discussion ait pu être commencée, la Révolution de 1848
éclate brusquement. Quelques jours après, décrétée par un gouverne-
ment républicain, surgit inopinément une école d'administration, jusqu\à
(1) Délibérations des facultés de droit sur les questions proposées à la haute
commission des études de droit par le ministre de Vinstruction publique^ etc.
Paris, 1845 (Publication officielle), pages 3 et 4.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 439
laquelle ne s'étaient pourtant point élevés les rêves monarchiques de
M. (le Salvandy !
Du reste, le système de l'école me paraît bien prclcrable à celui de la
faculté, même en laissant momentanément de côté toute critique de dé-
tails. Si les fiicultés des sciences politiques et administratives sont propres
à assurer, dans une certaine mesure, l'instruction professionnelle des
fonctionnaires publics, l'école d'administration me paraît seule devoir
satisfaire aux exif^ences morales du problème complexe dont il s'a|jit.
En outre, à ses élèves, l'école inculquerait cette .unilé de vues, ces tra-
ditions d'honneur et de probité, ce bon. côté de l'esprit de corps qu'on
se plaît à constater dans tous les services exclusivement composés d'an-
ciens élèves de l'École polytechnique. C'est que la communauté d'origine,
tout en étant éminemment favorable à une hiérarchie fortement et ra-
tionnellement or[i^anisée, établit ta jamais, entre tous les membres de ces
services, une communauté de principes moraux et intellectuels, dont
profite essentiellement le mécanisme administratif. Une sorte de confra-
ternité, qui se traduit au grand jour par d'excellentes relations entre le
supérieur et l'inférieur, y simplifie naturellement les liens nécessaires
d'une discipline qui se trouve facilitée, sans être le moins du monde
énervée. La si louable sollicitude de M. de Salvandy pour le problème
me paraît donc s'être ég^arée dans le choix de la solution et même, ajou-
terai-je avec un regret profond d'être obligé de combattre les vues de
cet homme d'État, dans l'organisation de la solution choisie. Il a trop
légèrement admis le système allemand et son effrayant cortège de
chaires, d'une part; de l'autre, il s'est trop inspiré de cette vieille
maxime que « le principal propos et étude d'un roi doit être de bien régir
et gouverner son peuple par le conseil des sages, par lesquels j'entends
principalement les juristes. » {Le songe du Verger.) (1)
Quand je lis les énumérations de l'Exposé de 4838 et du Rapport au
Roi de 4845 surtout, je ne puis m'empêcher de dire, avec la faculté de
Gaen :
« L'homme doit se nourrir de connaissances directes, indispensables
lesquelles sont l'objet d'un enseignement positif. A côté de cela sont ce
que nous appellerions presque les connaissances collatérales, qui ne
peuvent être l'objet que d'études privées et en quelque sorte volontaires.
C'est à chacun de mesurer l'espace et de compter avec son temps. L'es-
prit humain n'est pas destiné à tout embrasser; et, après l'acquisition
de l'utile, de l'indispensable, celui qui voudra du luxe d'érudition devra
se livrer à ses forces et travailler au cabinet ; il n'a pas besoin de guide.
Rejetons donc tout enseignement parasite, qui, en éparpillant le temps
et divisant l'intelligence et l'attention, s'opposerait nécessairement à
cette forte et complète application si désirable sur les objets de l'ensei-
(1) Cité par M. Laboulaye. (Revue Wolowski, tome XIII, 1841, p. 4.)
440 JOURNAL DES ÉCONOWFSTES.
gnement normal. » (Réponse h la demande d'avis adressée, le 29 mars
1845, par M. de Salvandy, à toutes les facultés de droit du royaume, au
sujet des améliorations que pouvait réclamer l'enseignement de la
science juridique en France.)
Pour ne parler que des sciences qui me semblent absolument inutiles
à tous les administrateurs, je demanderai quel intérêt ils auront à étudier
la paléographie, le droit coutumier, le droit ecclésiastique, etc. D'autres,
telles que le droit commercial, le droit des gens, la diplomatique, le
droit militaire, ne sont nécessaires qu'à une certaine catégorie de fonc-
tionnaires. D'autres enfin ne peuvent rationnellement être professées que
réduites à de faibles proportions, pour pouvoir cadrer avec l'objet es-
sentiel des connaissances spécialement indispensables aux administra-
teurs; il me semble en être ainsi, par exemple, du droit civil, du droit
criminel, du droit commercial même.
Je ne puis admettre non plus que les études complètes de droit soient
nécessaires aux administrateurs et doivent être rendues légalement obli-
gatoires, par l'exigence du grade de licencié ou de docteur, comme
semblait le proposer M. de Salvandy, en 1835. J'ai dit que, de 1838 à
1845, ce ministre avait visiblement modifié ses idées. Après avoir hésité
entre cette exigence, complétée par le stage dans un service public, et
une école d'administration casernée, il était arrivé à l'idée de la forma-
tion d'une section des sciences politiques et administratives, annexée à
la Faculté de droit de Paris agrandie, qu'il présentait en parallèle avec
celle de l'institution d'une faculté spéciale.
Sans entrer dans l'examen détaillé des questions (1) posées par M. de
Salvandy à la haute commission des études de droit, je me bornerai à
faire connaître sa conclusion, prise après de longues discussions, telle
que M. Laferrière Ta reproduite ultérieurement (2). La très-grande ma-
jorité des membres se prononça pour la création d'une école spéciale
des sciences politiques et administratives, dont les élèves devraient être
licenciés en droit et qui recevrait seulement les candidats aux « parties
élevées de l'administration, » aux « positions supérieures et difficiles, »
(1) Voir le Journal de V instruction publique (numéro du 23 mai 1846). —
M. Laferrière a d'ailleurs reproduit ces questions dans la Revue Fœlix
(t. XV, 1848, page 635), pour relever l'erreur commise par l'exposé des
motifs du projet de loi sur l'école d'administration, où on lisait que la
pensée de M. de Salvandy n'avait point eu de suite.
(2) De V Enseignement administratif dans les facultés de droit et d'une école
spéciale d'administration. {Revue Wolowski, t. XXXIV, page 104 et Revue
Fœlix, t. XVI, page 108.) — Cet article, publié en 1849, passe pour être
le procès-verbal inédit des délibérations de la haute commission des
études de droit.
DE L'ENSRlfïNEMENT PROFESSIONNEL. -îll
altendii que cette école [généralisée serait impossil)le (mais pourquoi
donc?). .If n'iiésitiî |)oinl à affirmer (ju'indépendamment de ce caractère
juridi({iie (pic comporte rinstitulion, elle ne servirait absolument à
rien, à aucun point de vue. L'im[)opularité lé{;itime qui accueillerait une
pareille création, basée sur le parta[;e des fonctionnaires en deux caté-
g^ories, dont l'une serait nécessairement inaccessible à l'autre, me dis-
pense même de le combattre spécialement ici : tout mon travail est plein
des objections qu'elle soulève. Au fond, il y avait, dans cette opinion,
une question non de personne, mais de corps (ce qui est peut-être pis);
il fallait absolument que l'administration juridique conservât la haute
main sur la nouvelle institution. Eh bien! je le prédis, toute tentative
faite avec un tel point de départ sera complètement stérile à tous ég^ards.
École d'administration de 1848.
A un point de vue historique, l'un des écrivains dont je parlerai dans
le prochain article, M. Duveyrier, s'est trompé en voulant que Napoléon
et M. Macarel eussent les premiers montré une grande sollicitude pour
la création d'une école quelconque de fonctionnaires publics.
« Non que Napoléon ait conçu l'idée d'une semblable institution, dit
M. Duveyrier (4), mais il en avait rendu l'établissement indispensable
par son décret de 1809. » Ses 160 auditeurs au conseil d'État, répartis
entre les divers ministères, y trouvaient autant d'écoles d'application.—
Cet hommage me semble amené d'un peu loin et, comme il n'est pas
absolument nécessaire à la gloire impériale, je crois plus prudent de ne
pas le rendre à celui qui a écrit : « Exiger d'un jeune homme des con-
naissances si diverses pour l'admettre dans une carrière, c'est risquer de
priver l'État des grands hommes que cette carrière pourrait produire un
jour; car, par une bizarrerie de l'esprit humain, tel est un grand
médecin ou un grand jurisconsulte, qui n'a jamais su apprendre une
division complexe. » Bornons-nous à tirer de cette citation, qui n'est
point essentiellement favorable au principe du concours, une conclusion
très-juste, qui s'applique particulièrement au mode d'instruction des
fonctionnaires publics : — c'est que les connaissances trop diverses ne
promettent pas précisément de bons résultats; or, cet axiome a été
généralement tenu en oubli par les auteurs qui se sont occupés de la
matière. Lorsque l'Empereur disait, le 3 mai 1815, ta Sismondi : a Égalité
devant la loi, nivellement des impôts, abord de tous à toutes places, j'ai
donné tout cela: » il se trompait; il avait, au contraire, comme on le
verra plus loin, voulu constituer une aristocratie de fonctionnaires. Les
(l) Dans la vingtième de ses Lettres politiques (Paris, 1843, tome II),
adressée à M. de Barante.
442 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
gouvernements qui ont succédé au (gouvernement impérial l'ayant imité,
puisque les louables velléités de la monarchie de Juillet n'ont point été
suivies d'effets, la France attend encore la réalisation de la vieille pro-
messe constitutionnelle. Très-lé(îalement, mais toutefois en violation
évidente des principes qui régissent une société moderne, nul ne peut
exercer la plupart des fonctions publiques, s'il n'est pas convenablement
protégé.
Quant à M. Macarel, — qui soumit bien, en 1829, à M. de Vatimes-
nil, ministre de l'instruction publique, l'idée de l'institution d'une
sixième faculté, et en fit, vers la fin de 1832, l'objet d'une lettre offi-
cielle, publiée (1) sous la forme de «Note sur la nécessité de créer une
faculté des sciences politiques et administratives ou du moins une école
spéciale à Paris,» — quant à M. Macarel, dis-je, il ne connaissait pas
bien l'historique de la question, lorsqu'il écrivait ceci : «Il serait hono-
rable pour la France de donner le premier exemple d'études méthodi-
ques et complètes en ce genre.» Depuis longtemps, ainsi que je l'ai
rappelé longuement, l'Allemagne avait pris les devants. De plus, il n'a-
vait point tenu à Guvier que la France, au lieu d'en être encore à solli-
citer du gouvernement une organisation aussi importante à tous égards,
ne fût, dès 1816, ou au moins dès 1820, dotée d'une sage imitation de
la vie administrative de nos voisins d'outre-Rhin.
M. Duveyrier, de son côté, n'avait pas eu occasion de lire une bro-
chure de deux savants, MM. Lamé et Clapeyron (2), auxquels il ne serait
que juste (on le verra plus loin), si jamais la création d'un système
d'écoles d'administration était décidée, de reporter toute la gloire d'avoir
les premiers proposé de généraliser l'excellent système de l'École poly-
technique et de ses dérivées. L'appliquer à d'autres branches du service
public que celles du génie civil et du génie militaire, en prenant ces
locutions dans leur sens le plus étendu, c'est, en effet, cà mon avis, le
seul côté pratique du plan séduisant des deux éminents ingénieurs, que
j'exposerai avec assez de détails pour qu'on puisse bien comprendre la
limite qui sépare le rêve du réel.
Un système a donc été ébauché au commencement de la République
de 1848, mais la tentative a duré quelques mois à peine et n'a, dès lors,
produit aucun résultat. Je le croyais appelé à un grand avenir, et je re-
grette profondément de ne l'avoir pas vu expérimenter pendant un cer-
tain temps et sur une grande échelle. L'institution avait été fondée, en
ces termes assez vagues, par un décret du gouvernement provisoire, du
(4) Voir l'appendice des Éléments de droit public. Paris, 1833. Note B.
(2) Plan d'écoles générale et spéciales pour Vagriculture^ Vindustrie ma-
nufacturière^ le commerce et l'administration. Paris, 1833.
T)E I/ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 443
8 mars 1848 : «Une École d'administration, destinée aux diverses bran-
ches d'administration déponrvnes jnsqn'à présent d'écoles préparatoires,
sera établie snr des hases anah),<;iies à ceUes de Tl'lcole polyteclmique.»
Le ministre de l'instruction puhliijne était char{;é de [irocéder à Ja créa-
tion de cet établissement, qiii, maifyré la fécondité du principe sur lequel
il semblait être étayé, ne vécut que jusqu'au 9 août 4849, date de la loi
qui le suj)prima purement et simplement (1). Que s'éLait-il donc passé
pour qu'une institution, que certains esprits rejyardaient et regardent
encore conlme excellente, vînt somhrer misérahlement au bout d'une
année? D'une part, les bases sur lesquelles elle avait été fondée n'étaient
pas solides; d'autre part^ la coopération des créateurs mêmes de Tœuvre,
dont plusieurs n'avaient peut-être au fond voulu qu'obtenir, à un mo-
ment donné, l'assentiment "public, avait complètement fait défaut, lors-
qu'était survenue Tépoque de la réalisation de leurs trop solennelles
promesses. Je trouve à ce sujet, dans la lettre que le directeur des études
de l'École d'administration (M. de Sénarmont, de l'iVcadémie des sciences)
adressait au ministre de l'instruction publique, le 27 juillet 1848, pour
donner sa démission, ce passage significatif:
« La coopération désintéressée des créateurs mêmes de l'établissement
est la seule qui lui ait manqué. Après des promesses publiques, après
des engagements formels, ils reculent de jour en jour devant l'achève-
ment de leur œuvre, sans en avoir, depuis quatre mois entiers, assuré
l'existence, sans en avoir su même préparer l'avenir. Depuis longtemps,
je réclamais ma liberté : aujourd'hui je la reprends, repoussant toute
part de responsabilité dans l'imprévoyance avec laquelle on a compro-
mis les intérêts des familles. »
Quiconque a connu, de près ou de loin, l'homme énergique, intelli-
gent et droit, duquel émane ce témoignage officiel, comprendra qu'il
ne permet à personne de conclure de l'épreuve de 1848 contre l'idée
d'une école d'administration.
(1) Point important à noter, un très-grand nombre de ces jeunes gens
sont devenus depuis des hommes fort distingués. — «Le succès des
examens a dépassé nos espérances, écrivait M. Carnot en 1848. 900 con-
currents se sont fait inscrire, 150 ont été admis et forment une promotion
que tous les rapports adressés au ministre présentent comme égale aux
plus brillantes de l'École polytechnique.» — L'École d'administration,
dit M. Carnot en 1863, « a produit deux promotions de 150 jeunes gens,
qui, après la dissolution de l'école, se sont presque tous distingués dans
des carrières diverses; plusieurs, aujourd'hui, occupent avec honneur
des postes élevés dans les services de l'État. » J'ai précisément sous les
yeux une liste des anciens élèves de l'École d'administration de 1848,
indiquant les professions qu'ils ont embrassées; elle justifie pleinement,
s'il en était besoin, l'assertion de l'honorable membre du Corps législatif.
444 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Le 7 avril 1848, le g'ouvernement provisoire avait décrété, sur le
rapport du ministre de l'instruction publique et des cultes, la réorgani-
sation du Gollé(îe de France. On lisait notamment, dans l'article l*"" du
décret :
« Afin de donner h l'enseignement politique et administratif les déve-
loppements nécessaires à la République, il sera institué au Collège de
France une série de chaires ainsi dénommées : 1° Droit politique fran-
çais et droit politique comparé. — 2° Droit international et histoire des
traités. — 3° Droit privé. — 4° Droit criminel. — 5° Économie générale
et statistique de la population. — 6" D** de l'agriculture.-- Ï^D^des mines,
usines, etc., et manufactures. — S^D^des travauxpublics.— 9* D** des finan-
ces et du commerce. — 10" Droit administratif. — 11" Histoire des in-
stitutions administratives françaises et étrangères. »
Aux termes de l'article 2, les chaires de droit de la nature et des gens,
d'économie politique (remplacée avec désavantage par cinq chaires
d'économie générale et de statistique 1) et de législation comparée étaient
supprimées.
Est-il besoin d'ajouter que ces créations et ces suppressions étaient
également intempestives; que cette multiplicité de chaires de droit et
d'économie générale était scientifiquement abusive; que le Collège de
France, qui, suivant une juste expression de M. Cousin (1), «ne prépare
à aucune carrière et n'a en vue que l'avancement de la science par l'en-
seignement de ses parties les plus élevées, » se trouvait détourné de son
véritable but; qu'il ne s'agissait pas de faire concurrence aux chaires des
facultés; qu'enfin un cours d'économie politique bien conçu comprend,
à côté des principes certains de cette science nouvelle, toutes les notions
de statistique sociale, financière, agricole, industrielle et commerciale,
en tant qu'elles rentrent dans les connaissances à propager parmi les
auditeurs de ce cours?
Le fameux décret du 7 avril 1848 stipulait encore, dans ses articles 6
et 7, que «les élèves destinés, conformément au décret du 8 mars pré-
cédent, au recrutement des diverses branches du service administratif,
seront assujettis à suivre l'instruction du Collège de France; — que le
nom d'Élèves du Collège de France leur sera spécialement affecté. » On
le voit, l'idée d'une école administrative, — tout cà fait analogue, en
principe, à l'École polytechnique, qui, elle aussi, a été improvisée pen-
dantune période révolutionnaire, mais qui, activement patronnée par ses
fondateurs, a produit des résultats excellents, tant au point de vue tech-
nique qu'an point de vue.moral, — était intimement liée à la marche
d'un établissement destiné uniquement à assurer le progrès des sciences
(1) Séance de la Chambre des pairs du 14 avril 1845.
DE L'ENSEIGNEMKINT PROFESSIONNEL. 415
théoritiiies! Tandis qu'il fallait créer, pour l'administration [générale,
une école qui remplît le but atteint pour l'administration des forêts, l'u-
ni versitc, l'armée, la marine par les écoles forestière, normale, mili-
taire, navale on ne se préoccupait qne d'une modification du haut
cnsei<;ncment, aussi malheureuse dans le fond que dans la forme. Les
membres du fyouvernement provisoire , voulant imiter les savants
fondateurs de l'École polytechnique, avaient, en effet, annoncé « un
spectacle nouveau et plus solennel encore » que celui dont cette lécole
offrit l'exemple : «Les ministres de la République devaient venir eux-
mêmes enseij",ner publiquement à la jeunesse les principes d'administra-
tion et de politique appliquée ailleurs par eux à la conduite de l'État!»
Cette bizarre attribution ayant été blâmée, à juste titre, selon moi,
M. Garnot a fait connaître que le motif principal « fut d'imposer silence
à des sollicitations, léfjitimes peut-être, mais qu'il fallait prendre au
moins le temps d'apprécier. Avant de faire des choix définitifs, il était
bon que les postes fussent occupés par des hommes dont le nom faisait
taire toute concurrence et auxquels chacun tiendrait à honneur de suc-
céder...» La brochure de M. Garnot est extrêmement curieuse dans tout
cet ordre d'idées ; je ne résiste point au plaisir de citer ce passage si*-
gnificatif du récit des tribulations d'un ministre au lendemain d'une
révolution politique : «Les prétentions personnelles exorbitantes, les
plans déraisonnables ou prématurés mirent à l'épreuve ma patience et
ma fermeté; chacun voulait tout changer, tout changer en un jour et
surtout profiter du changement. » Bien que cette citation incidente doive
me prédisposer à l'indulgence, je me vois obligé de continuer le cours
de mes critiques.
Il ne s'agissait que du principe à poser, pour l'avenir, en matière de
recrutement des services administratifs, et la question du système d'é-
tudes était, pour ainsi dire, secondaire : les éléments de l'instruction
à donner aux élèves de l'école d'administration devaient, dans le com-
mencement, céder le pas aux considérations d'utilité publique, qui mi-
litaient en faveur d'une organisation désormais inattaquable des di-
verses branches du service de l'État. Il est bien certain que la période
de transition eût été laborieuse et que les droits acquis antérieurement
ne permettaient pas le fonctionnement immédiat d'un système de re-
crutement exclusif. Mais la question ne fut même pas posée , le séjour
des élèves à l'école d'administration devant être de trois ans et leur
licenciement étant survenu à l'expiration de la première année. On vit
bientôt poindre l'idée «de faire une juste place aux mérites qui se ma-
nifestent dans un âge plus avancé que celui des écoles et par des voies
régulières,» — phrase pompeuse, toujours mise en avant et ne cachant
guère, en réalité, que l'intention de réserver un certain nombre de places
à la faveur et à l'arbitraire. En prenant des jeunes gens d'une ving-
146 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
taine d'années, c'est-à-dire d'un ii^jQ où le mérite ne peut être évalué
que par la faculté d'apprendre, on est sûr d'avoir (dans un ordre de
faits où Fidéal ne saurait jamais qu'être poursuivi, eu é[yard aux con-
ditions d'imperfection fiUalement inhérentes à l'humanité) un personnel
qui répondra aux exi(}ences les plus délicates. C'est le système qui sert
de base à l'École polytechnique et c'est le seul bon. A Dieu ne plaise
que personne puisse prétendre que les examens d'admission donnent
entrée à tous les jeunes g^ens capables de suivre les cours de cette
école, que les examens de sortie y classent les élèves dans un ordre im-
muable; mais chacun peut affirmer que la moyenne est convenable. Il
est peu probable que des examens, recommencés pour les mêmes can-
didats et par des examinateurs différents, classassent ces candidats
absolument dans le même ordre. Qu'est-ce que cela prouve? Les
chances de l'épreuve existent certainement, mais tout moyen de les
corriger procurerait un remède pire que ce mal inévitable et accessoire,
tandis qu'un concours, loyalement et soigneusement ouvert, ne donne
prise à aucune objection sérieuse.
On lit dans un article officiel, intitulé Des précédents de VÉcole d'ad-
ministration (1). «La pensée de créer, pour les services administratifs,
un système d'enseignement spécial a préoccupé, d'une manière plus ou
moins précise, les divers gouvernements qui se sont succédé. Des con-
sidérations d'une valeur secondaire, surtout la nécessité de maintenir
le principe de la libre distribution des faveurs, les ont toujours re-
tenus.» La République doit encourir absolument le même reproche,
d'autant plus grave à son égard que ce gouvernement a eu, au moment
le plus propice à une innovation de cette nature, des pouvoirs illimités,
qu'il a parlé de remonter un mauvais courant de la nation française et
qu'il a succombé misérablement à la tâche. Il n'a su donner le jour
qu'cà une institution qui ne pouvait pas vivre, à ce point qu'à l'heure de
sa mort, personne ne s'est pour ainsi dire levé afin de la défendre.
Aucun regret ne fut exprimé, aucune espérance ne fut donnée à
Toccasion de la partie morale, auprès de laquelle la partie technique,
je le répète à dessein, ne signifiait rien : le principe posé, quoi de plus
simple, avec le temps, qu'une efficace amélioration de l'enseignement?
Ici même, il m'en coûte d'avoir à le constater, l'école d'administration
avait été mal reçue :
«L'ignorance de notre administration est une plaie que nous n'avons
cessé de signaler, — écrivait l'auteur d'un article sur la Suppression de la
chaire d'économie politique au Collège de France (2), — qu'un enseignement
(1) Moniteur du 19 avril 1848, p. 861.
(2) Tome XX (1848) du Journal des Économistes, p. ^7.
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 447
supérieur mieux entendu, ([u'une École administrative eussent pu être
un remède h ce mal, nous voulons bien le croire,... mais nous ne pou-
vons pas bien auî^urerde la fondation de cours,... hors lesquels et sans
lesquels aucun citoyen français ne sera admis aux hautes fonctions pu-
bliques.
Les familles, alléchées par les garanties de travail offertes aux élèves
du Collège do France, feront en grand nombre les sacrifices nécessaires
pour que leurs enfants obtiennent les diplômes,... et le pouvoir se trou-
vera bientôt en présence d'une armée de petits administrateurs avides
et besogneux, matière première de la corruption. Qu'on y prenne garde!»
II ne s\'i(}it point des hautes fonctions. Le concours, en apparence
exclusif, est, au contraire, excessivement libéral. Qu'il y ait trop,
beaucoup trop, énormément trop de fonctionnaires en France, je l'ac-
corde volontiers; mais, quelque réduit que puisse être leur nombre,
il en faudra toujours. Or je ne vois pas bien, d'une part, pourquoi les
sujets produits par un concours seront nécessairement avides et hesoi-
gneux; — d'autre part, comment on éviterait aux familles des sacrifices,
en somme, analogues à ceux qu'exigée toute carrière libérale, sans faire
des fonctions publiques l'apana^o^e d'une aristocratie d'ar(jent. Sera-
t-elle aussi l'aristocratie de l'intelligence, «au milieu d'un peuple qui
n'en veut plus d'autre ?» (M. Duruy, à la Sorbonne, 10 août 1863).
Qu'on y prenne garde !
L'historique que je viens de retracer ne serait pas complet, au point
de vue moral que je veux toujours mettre en avant, si je n'y ajoutais une
analyse rapide de la discussion qui s'éleva, dans la région législative,
à propos de l'école d'administration républicaine, entre les partisans
du système dont elle avait été un si triste spécimen et les défenseurs
plus ou moins absolus des facultés des sciences administratives et poli-
tiques; elle est éminemment instructive, même après tout ce qui vient
d'être dit.
Dans l'exposé des motifs du premier projet de loi présenté par le
gouvernement (24 août 1818), pour faire régulariser par l'Assemblée
nationale le décret d'institution, on trouve la phrase suivante :«S'iI
faut se garder d'admettre que le mérite personnel constitue par lui-
même aucun droit positif, il n'en est pas moins vrai que la consta-
tation régulière de ce mérite est une des ressources les plus précieuses
dont on puisse faire usage pour assurer h. rectitude du choix des fonc-
tionnaires.» J'avoue que", dans la bouche d'un ministre républicain,
ces deux membres de phrase me paraissent absolument inconciliables.
Mais combien il est franchement dans le vrai, quand il ajoute : «La res-
ponsabilité mini^férielle ne saurait en recevoir aucune atteinte, puis-
qu'il s'entend que les titres de ce genre ne peuvent être appliqués qu'à
ouvrir la carrière, sans en fixer précisément les degrés supérieurs. On
448 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
est même à cet é(jard tout à fait autorisé à conclure que, les divers
services qui se recrutent à des écoles spéciales n'ayant prouvé jusqu'ici
aucun inconvénient dans leur hiérarchie, par l'effet d'un tel mode
d'admission, il en serait exactement de même des services adminis-
tratifs proprement dits. » Qu'objecter aussi à ce parallèle entre les
deux systèmes en lutte : dans une faculté^ leçons suivies avec négli-
gence et en vue seulement des examensde fin d'année, par des auditeurs
de toutes forces, examen absolu ; dans une école, études réellement obli-
gatoires et contrôlées par de fréquentes interrogations, minimum de
capacité des élèves réglant le programme du cours, examens relatifs et
concours aboutissant à un classement, «principe si puissant d'émulation
en même temps que de justice. »
Le projet de loi (amendé, du reste, par l'Assemblée nationale, dont la
majorité ne partageait pas cette saine manière de voir) fut retiré par le
gouvernement, et, quand il fut soumis de nouveau au pouvoir législatif,
il était défiguré à tel point qu'à l'école d'administration, dont la suppres-
sion était demandée, était substituée une simple extension de l'ensei-
gnement administratif dans les facultés de droit. C'est que le vent des
passions politiques avait soufflé sur le fragile édifice du gouvernement
provisoire. A la tête du département de l'instruction publique était un
ministre éminemment distingué et honorable, mais que l'esprit de réac-
tion emporta si loin que plus d'un sophisme se glissa dans le nouvel
exposé des motifs (22 janvier 1849) (1). Puis-je, en effet, donner un
autre nom à des principes tels que les suivants : « Depuis longtemps, les
fonctions administratives ne sont plus livrées au caprice ministériel: »
phrase qui, si elle est exacte, ne devrait pas se trouver à côté de cette
autre : « Quelle part demeurerait donc au libre arbitre, à la responsabi-
lité du gouvernement?» Aucune, dirai-je, répondant, au contraire, affir-
mativement à cette autre question ministérielle : « Pouvons-nous con-
sentir à dépouiller l'autorité de toute intervention dans le choix de ses
agents ? De l'aveu des esprits les plus ombrageux,'ï'identité doit rigou-
reusement exister, entre la pensée supérieure et son instrument direct,
dans les carrières administratives» (2). Certainement oui, entre un préfet
(1) Moniteur du 25, page 256.
(2) La déclaration de M. de Falloux a été répétée, en ces termes, par
M. de Parieu au Corps législatif. : « Tout le monde sait que, dans les
fonctions administratives et politiques, il faut une corrélation de senti-
ments, il faut une unité, il faut un accord entre tous les membres de
l'administration, qui ne permettent pas de mettre, même indirectement,
au concours ce genre d'emplois. » — M. de Parieu avait, dans son
Rapport sur le concours relatif à l'enseignement adminÊtratif et politique
pour le prix Bordin^ été tout à la fois plus et moins hostile aux princi-
DE L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL. 449
et le ministre de riiitérieiir ! Gcrlaineinent non, entre l'autorité adminis-
trative et s;îs a(îenls de toute classe, qui n'ont qu'à faire consciencieuse-
ment leur devoir et fi exécuter rijyoureusement les ordres hiérarchique-
ment Iransiiiis, j)our (jUf rh\ [)()tlièse d'un désaccord de [)rincipe n'ait
absolument aucune importance! — « L'École polytechniiiue, l'École de
Saint-Cyr, l'École des mines, l'École forestière, PÉcoIe d'Alfort, les Écoles
des arts et métiers ne re^yor^jent-elles pas, d'ailleurs, de sujets auxquels
les issues sont trop souvent et trop lonçlemjis fermées? » Quelle déplo-
rable ignorance du sujet suppose cette confusion entre dès écoles de
fonctionnaires, — parmi lesquelles on oublie l'École des ponts et chaus-
sées! — et les écoles industrielles des arts et métiers! Où a-t-on vu que
les écoles de fonctionnaires aient jamais été dans la position qu'on ne
craint pas de représenter comme normale. Le {gouvernement demande
sérieusement comment on fera concorder les vacances des emplois, iné-
vitablement et éiernellement mobiles, avec la date immuable de la sor-
tie des élèves de l'école d'administration, quand il n'avait qu'à s'enqué-
rir auprès des ministres qui ont dans leurs départements des corps
s'alimentant plus ou moins exclusivement à l'École polytechnique et à
ses écoles d'application; ces ministres auraient infailliblement répondu
que jamais un intérêt administratif n'avait été compromis par un obstacle
de ce genre. Le seul reproche fait au gouvernement provisoire par le
gouvernement définitif, qui m'ait paru mériter considération, c'est celui
« d'arracher ainsi annuellement aux départements les jeunes gens des-
tinés à y rentrer, et de commencer leur noviciat par l'isolement des
intérêts locaux et des mœurs avec lesquels ils auraient plus tard à
compter. » Je n'admets pas la seconde partie du reproche, mais je ne
puis me dissimuler que cette décentralisation permanente des jeunes
gens destinés à devenir fonctionnaires présente des inconvénients très-
réels; j'essaierai d'y remédier autant que possible dans les conclusions
qui termineront cette étude.
Quoi qu'il en soit à cet égard, ec en laissant de côté la reprise du pre-
mier projet, — celui d'une école spéciale d'administration, — par
M. Bourbeau, puisqu'elle n'a été suivie d'aucun résultat, je persiste à
penser que ce seul plan a quelque chance de réussite, pour peu que la
mise à exécution en soit loyale et mûrement réfléchie. Toutefois, ainsi
pes du concours et de l'école. En effet, d'un côté, il signalait « les apti-
tudes de caractère et les conditions de solidarité d'opinion politique que
réclament certaines branches de l'administration ; » de l'autre, il re-
grettait «que les succès du barreau, les missions électorales, obtenues
et accomplies le plus brillamment, pussent suppléer le passeport d'un
diplôme, rendu presque inévitable ou ne devant être remplacé que par
des examens équivalents. »
'H''' SERiK. ï. xLVi. — ri juin I860. 29
450 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
qu'on le verra, je n'admets pas que cette solution soit exclusive et ré-
ponde invariablement aux exig-ences multiples du recrutement du per-
sonnel des fonctionnaires publics, et de Tensei^jnement des sciences po-
litiques et administratives. E. Lamé Fleury.
— La suite prochainement. —
P. S. Postérieurement à la publication de l'article où j'ai parlé de
l'Italie, notre rédacteur en chef m'a communiqué une lettre à lui adres-
sée par un de ses anciens auditeurs du Collège de France, M. Louis
Bodio, aujourd'hui professeur d'économie politique à Livourne (Instituto
reale di marina mercantile.) Il résulte de cette lettre intéressante qu'en
Italie, toute faculté de droit est, aux termes d'une loi du 31 juillet 1862
(que M. Matteucci, ministre de l'instruction publique, avait présentée au
Parlement), partagée en deux sections : l'une juridique, l'autre politico-
administrative, conduisant toutes deux, au bout de quatre ans, au grade
de docteur. L'enseignement politico-administratif comprend, au moins
comme cadre, l'économie politique, la statistique, le droit administratif,
le droit constitutionnel, le droit international, la philosophie du droit,
la philosophie de l'histoire, — indépendamment des cours de Gode civil,
de droit commercial et même de droit romain, que les étudiants de la
section spéciale suivent dans la section juridique pure. Les places de
toutes les branches de l'administration sont divisées en deux catégories
et on y accède par la voie du concours, exclusivement pour la classe su-
périeure, les candidats étant indifféremment docteurs de l'une ou l'autre
des sections de la Faculté de droit (1). Si donc le mode de recrutement
des fonctionnaires publics n'est point encore parfait en Italie, il est du
moins en passe de le devenir prochainement.
CORRESPONDANCE
UN CONGRÈS DES BANQUES POPULAIRES EN ITALIE
A Monsieur le Rédacteur en chef du Journal des Économistes.
Monsieur le Rédacteur ,
J'étais, il y a huit ans, en Allemagne. Je fus convoqué à une réunion
qui se tint à Francfort. M. Schulze, qui avait déjà commencé sa campa-
gne en faveur du crédit populaire et dont les premiers efforts avaient été
couronnés de succès, expliqua, dans cette réunion, le but et la portée
du mouvement; il montra ce qu'on pouvait en attendre pour l'avenir de
la démocratie, dont l'existence politique est toujours menacée quand
(1) La Gazetia ufficiale del regno d'Italia du lO avril dernier contient,
par exemple, le programme d'un concours ouvert pour le recrutement
Q employés de la classe supérieure d'une administration financière.
CORRESPONDANCK. 451
elle n'est pas économiquement maîtresse d'ellc-mômc, ot il insista sur
la ru^cossitc» de |)r()[)ai^er partout en Allemai^ne et au dehors l'institution
des baïKjues populaires dont les bi(>nfaits n'avaient plus besoin d'être
démontrées. D'autres orateurs, MM. Wirth et Pickfordt, tinrent à j)Ou
près le môme langap;e. 11 fut convenu que chacun des membres de la
réunion se dévouerait ;\ cotte œuvro vraiment démocratique. On sait
quels ont été les résultats de cetto espèce do conjuration. Les ban(]ues
populaires se sont multipliées en Allemagne, et elles commencent à
s'introduire dans les autres parties de l'Europe.
Quelques écrivains i;énéreux ont cherché, dans ces derniers temps, à
populariser en Italie l'idée de M. Scliuizc et les institutions dont elle a
été la source. C'est ce qu'ont fait successivement MM. Boldrini, Luzzati,
Yigano et quelques autres (1). Leurs ouvrages s'adressent vraiment au
peuple; ils sont écrits dans un style simple et naturel, qui les rend
accessibles à tous les esprits; ils ont en outre l'avantage d'ofïrir les uns
et les autres la plupart des documents qui se rapportent au sujet.
Ce travail n'a pas été perdu ; il ne pouvait pas l'être. Les Italiens ont
l'esprit ouvert à toutes les idées, et le sentiment du beau, qui est si vif
chez eux, ne les empêche pas d'avoir à un très-haut degré le goût des
choses pratiques. Aussi ont-ils compris, dès le début, tous les avantages
que pouvaient leur offrir des institutions qui, en mettant le 'crédit à la
portée du peuple, doivent avoir pour résultat de préparer l'émancipa-
tion politique et économique de la classe ouvrière.
. D'un autre côté, l'Italie est familiarisée depuis quelque temps avec
les sociétés de secours mutuels, qu'elle n'a pas eu besoin d'emprunter à
l'étranger, mais qui lui sont venues du moyen âge, à qui l'antiquité
en avait donné l'exemple. Ces sociétés, sans doute, ne sont pas aussi
nombreuses dans la Péninsule qu'elles pourraient et qu'elles devraient
l'être. Mais elles y ont généralement un caractère plus large qu'ailleurs.
Elles ne se contentent pas de parer aux risques qui menacent commu-
nément les populations ouvrières ; elles ont aussi pour but de répondre
à certains besoins, matériels ou moraux, qui demandent à être sa-
tisfaits.
C'est un terrain tout préparé pour les banques populaires, qui répon-
dent à un de ces besoins ; elles existaient en germe, avant de naître,
dans les sociétés de secours mutuels, et c'est de leur sein généralement
qu'elles sont sorties.
On compte maintenant en Italie une quinzaine d'institutions de crédit
destinées exclusivement aux ouvriers. Elles ont presque toutes leur siège
dans le Nord, où la liberté a commencé plus tôt et où l'esprit d'asso-
ciation, que la liberté enfante partout, a pu se produire plus vite qu'ail-
(1) Voy. Del crédita sul lavoir, par V. Boldrini. — La diffusione del crédita e le
Banche popolari,])iiX L.lMii.d^iÛ. — Le Banche popolari, par F. Vlgano. — Sopra gU
slabiUmcnti di crédita in générale e sopra la fonda zione di società popolari e mutue
diprestito, par M. A. MartireilgO. — Del crédita popolare e délie Banche popolari di
crédita, parC. Rivel.
452 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
leurs. Milan, Turin, Alexandrie, Guneo, Lodi, Brescia, Gome et Asola ont
leurs banques populaires.
Ges banques n'ont pas toutes la même physionomie. Leurs statuts
offrent plus d'une différence; elles n'ont pas été formées sur un seul
type comme la banque allemande. Mais, quelle que soit la diversité de
leur constitution, elles ont toutes le même but, c'est de rendre le tra-
vailleur maître de lui-même, en l'élevant par le crédit et par l'épargne,
qui lui donne le crédit ou qui le lui rend possible, au rang du capi-
taliste.
Le désir et l'espoir de hâter le développement de ces institutions ont
fait naître l'idée d'un congrès. Ce congrès se réunissait le 7 de ce mois.
Il a siégé pendant deux jours, et il a tenu quatre séances.
Toutes les banques y étaient représentées. On y comptait aussi plu-
sieurs représentants des sociétés de secours mutuels, accourus des di-
verses parties de la Péninsule. Le bureau était composé de M. Giudice,
secrétaire de la Société d'économie politique , et de MM. Greco et
Mauro-Macchi, membres du Parlement.
Plusieurs questions figuraient à l'ordre du jour. Voici les plus im-
portantes :
lo Les banques populaires doivent-elles être fondées sur le principe
de la mutualité?
2° Gonvient-il d'établir un bon de caisse unique pour toutes les ban-
ques en projet?
3" Est-il possible de les relier entre elles, et sous quelle forme?
4° L'intervention du pouvoir législatif est-elle nécessaire pour leur
donner une assiette définitive ?
Ce programme était trop vaste, comme il arrive presque toujours,
pour pouvoir être mûrement discuté. Il n'y a guère que la première
question qui ait pu être abordée, comme elle devait l'être. Quelques
orateurs ont soutenu le principe de la mutualité, qui a été combattu par
d'autres, et en particulier par MM. Boldrini et Garelli. Tous ou pres-
que tous ont proclamé la nécessité de faire de l'épargne le premier ca-
pital des banques populaires. Le crédit, qui peut seul assurer la liberté
du travail, doit s'acheter comme toutes les libertés, par des efforts hé-
roïques.
MM. Boldrini, Luzzati et Mauro-Macchi, ont joué le premier rôle dans
ces débats. S'ils n'ont pas dit des choses bien nouvelles, ils ont répété
en bons termes des choses utiles. Quelques discours m'ont paru un
peu diffus : flumina orationis. Est-ce le vice de la langue? Est-ce le
défaut des orateurs? Il y a de l'un et de l'autre. La fatigue de ces lon-
gues harangues n'a pas permis peut-être de prêter toute l'attention
qu'elles méritaient aux communications de quelques délégués qui ont
montré, par des faits, comment le peuple, dans ces diverses provinces,
apprécie déjà ces institutions de crédit.
Quelques résolutions ont été prises par le congrès. La plus intéres-
sante est celle qui concerne l'institution d'indemnité permanente, dont
le rôle doit être de pousser au développement des banques populaires,
SOCIÉTÉ D'ÉGONth^IIK POLITIOUK. 453
pour rcMidio lo cit'-dil de plus on |)his ac.cossible aux classc^s laljorieqses.
A\aiil (le so séparer, l'assombléo a décidé ([u'(3llo se réunirait de
nouveau l'année prochaino. Ce second congrès se tiendra vraisem-
blabloment h Lodi.
L'impulsion est donnée; le mouvement ne s'arrêtera pas. L'Italie, on
peut le dire, est dans les conditions les i)lus favorables pour s'attacher
;\ ces institutions et en tirer tout le |)arti possible; la politi(}ue ne
l'absorbe |)as tellement qu'elle n'éprouve le besoin de résoudre,
comme on le fait ailleurs, les problèmes économiques qui intéressent
son avenir. D'un autre côté, les populations, moins agitées qu'ailleurs
par des théories plus généreuses que justes, sont plus près, pour
ainsi dire, de la vérité; elles sentent tout le prix de crédit qui leur a
manqué jusqu'à ce jour, et qu'elles peuvent obtenir désormais par une
combinaison des plus faciles; elles ne manqueront pas de marcher
dans cette voie où tout les pousse. Les banques populaires ne font
que de naître en Itaile, mais elles y grandiront; il faudrait, pour en
arrêter le développement, que le despotisme s'emparât de nouveau
de la péninsule et la rejetât dans les cercles de son enfer politique.
Pascal Duprat.
Turin, 25 mai 1865.
SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIOUE
RÉUNION DU 5 AVRIL. Ouvragcs présentés. — Discussion sur l'impôt du revenu et
du capital.
RÉUNION DU 6 JUIN. Communications. — Ouvrages présentés.
Réunion du 5 avril 1865
— SUITE (1) —
Ouvrages présentés : Histoire des classes rurales en France, parM. Doniol. — Extraîtt
des enquêtes anglaises ; 1° sur la législation des banques en 1857; 2° et sur la crise
commerciale en 18î8. Réponse au questionnaire, par M. Gosset. — Le prêt à intérêt
et la Banque nationale, par M. Brasseur. L'Association, bulletin international
des sociétés coopératives. — Bulletin des travaux de l' Académie des sciences morales
et politiques de Naples.
Discussion : De l'analogie de l'Impôt sur le Capital, de l'Impôt sur le Revenu et de
l'Impôt sur la Consommation.
M. le secrétaire perpétuel présente les ouvrages suivants :
Histoire des classes rurales en France et de leurs progrès dans V égalité
civile et la propriété, par M. Henri Doniol, correspondant de l'Institut (2).
(1) Voir le compte rendu du commencement de la séance dans le nu-
méro d'avril, p. 131.
(2) 2e édition, revue et augmentée; in-8 de 316 pages; 1863, Guillau-
min et G«; 7 fr. 50.
454 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
L'auteur de cette intéressante étude historique, membre de la Société, a
auijmenté et amélioré sa première œuvre. En écrivant la première édi-
tion et en traitant du servag^e, du vilaina^je et de la condition successive
des classes rurales aux diverses époques, il n'avait pas dépassé 1789.
Dans un nouveau travail sur les décrets du 4 août , il montre la part
d'action que les classes rurales prirent aux décrets de cette nuit mémo-
rable et les péripéties de la législation qui leur a réellement ouvert la
vie moderne, en abolissant la féodalité.
Extraits des enquêtes parlementaires anglaises sur les questions de
banque, de circulation monétaire et de crédit. — Enquête de 1857 sur la
législation des banques. — Enquête de 1848 sur la crise commerciale (1). —
Ces extraits sont traduits et publiés par ordre du (gouverneur et du
conseil de régence de la Banque de France, sous la direction de
MM. CouUet et Juglar, membres de la Société; ils sont destinés à com-
pléter l'enquête qui se poursuit en ce moment.
Enquête sur la Banque de France. — Réponse au questionnaire (2), par
M. Gosset. — Nouvelle brochure d'un ardent adversaire de la Banque,
qui propose de la reconstituer sur de nouvelles bases plus favorables à
l'agriculture.
Simple questionnaire sur le taux de Vintérêt et la liberté des banques
d'émission., par M. Edouard Vignes.
L'auteur expose brièvement, vivement et nettement les deux questions
dans ce petit catéchisme, et il met en relief cette idée fondamentale que
l'argent est une marchandise et que le billet de banque n'est pas une
monnaie.
Le prêt à intérêt et la Banquenationale, par M. H. Brasseur (3). — L'au-
teur, professeur à l'université de Gand, traite également de ces "deux
questions pendantes en Belgique, devant les chambres et l'opinion
publique ; il défend la liberlé du prêt à intérêt et celle des banques.
Les six premiers numéros de V Association, bulletin international des
sociétés coopératives (4). — Cet intéressant recueil, fondé pour une asso-
ciation de petits capitaux, est le moniteur spécial du mouvement asso-
(1) Le premier, grand in-8 de 124 pages ; le deuxième, grand in-8 de
256 pages. 48G5, Furne et Guillaumin et Ce.
(2) In-12 de 24 pages. 1865, Guillaumin et C^
(3) In-8 de 50 pages. Gand, 1865, Vanderhaeghen.
(4) De novembre 18G4 à mars 1865, livraisons mensuelles in-8 de
32 pages. Bureaux à Bruxelles, montagne de Sien, et à Paris, rue des
Grands-Augustins, 26 ; 5 francs par an. M. Beraud, gérant.
SOCIfiTr. D'ÉCONOMIE POLITIQUE. 455
cialioiiisUî que nous voyons se produire. Il coiilitîiil, des discussions
sur Torfianisalion des associations et les faits (jiie signale l'expérience.
L'élément économique, rejirésenté par MM. Ilorn, Paul lilanc, Ed. Po-
tonié, etc., semble dominer jusqu'ici dans la rédaction. Puisse-t-elle se
préserver de plus en plus de l'élément utoi)iste du socialisme qui a tant
nui, il y a quelques années, aux progrès de l'esprit d'association.
L' A nnuaire pour 1865, et le Bulletin des travaux de l' Académie des
sciences morales et politiques de Naples, pendant l'année 18G4 (1). — Cette
Académie, faisant partie de la Société royale de Naples, et dont rorifjine
remonte à 18G2, se compose de MM. Imbriani, Pisanelli, Pessina, Rocco,
Trinchera, Vera, Spaventa, Manna, de Sanctis, Tulelli, Arabia, Bada-
chini, Lomonaco, Tari, membres résidents, et de MM. Mamiani, Ferrara,
Sclopis, Arrivabene, Galtaneo, Mancini, membres habitant les autres
parties de Tltalie.
Après ces présentations, la conversation se fixe sur la question sui-
vante :
DE l'analogie de l'iMPÔT SUR LE CAPITAL, DE l'iMPÔT SUR LE REVENU
ET DE l'impôt sur LA CONSOMMATION.
La question était ainsi formulée au programme : « N'y a-t-il pas plus
d'analogies que de différences entre l'impôt sur le revenu et l'impôt sur
le capital? »
M. Henri Baudrillart, membre de l'Institut, auteur de la proposition,
explique d'abord pourquoi il a posé cette question. Il ne songerait pas
à s'excuser de son caractère purement théorique, si l'on n'avait dit quel-
quefois que la Société d'économie politique accorde trop de place à la
théorie. Si quelque chose étonne M. Baudrillart, c'est qu'on puisse s'y
occuper habituellement d'autre chose. Ce n'est pas ici qu'on peut mal
penser de la théorie, surtout après les paroles que nous venons d'en-
tendre (2). Sans Adam Smith, c'est-à-dire, sans la théorie, il n'y aurait
pas eu de Richard Cobden. Au fond de toute question d'économie poli-
tique se retrouve toujours cette question suprême : ce que veut la justice,
ce que demande la raison. Oia donc serait agitée cette question d'un si
haut intérêt scientifique et social, si ce n'est au sein d'une réunion
(1) Annuario. In-8 de 12 pages. — Rendiconto. 1 vol. in-8 de 224 pages,
paraissant par livraisons mensuelles et bimensuelles. Naples, imprime-
rie de l'Université.
(2) L'orateur fait allusion aux paroles prononcées quelques moments
auparavant par MM. H. Passy, Joseph Garnier, Foucher de Careil sur
la mort du chef de la Ligue.
456 JOURNAL DES fXONOMISTES.
savante, n'ayant (Fautre ()f)j('l que la recherciie désintéressée de la
vérité ?
Dans la pensée de rhonorable membre, le plus [jrand effort théorique
vers la justice et la raison en matière d'impôt est la conception de
l'impôt sur le capital et de l'impôt sur le revenu, non qu'il ignore ce
que cette pensée rencontre de contradictions, non qu'il ne tienne grand
compte des raisons toutes fiscales qui recommandent impérieusement
l'emploi des taxes de diverses autres natures. Il se préoccupe ici exclu-
sivement au nom de la science, de ce qui est juste et désirable. Or, entre
les partisans de l'impôt sur le capital et de l'impôt sur le revenu, il
existe une guerre intestine. Les défenseurs du premier ont plus d'une
fois attaqué le second avec une certaine dureté de critique. IN'est-ce
pas un malentendu ? S'il y a des différences très-réelles sur lesquelles
l'orateur compte s'expliquer dans un instant, n'est-on pas frappé avant
tout d'une analogie évidente qu'il serait bon de constater, afin de s'en-
tendre, au lieu de se porter des coups qui rappellent deux corps d'une
même armée tirant en quelque sorte par méprise les uns sur les autres ?
L'analogie existe dans le but et dans les intentions. Le but, c'est tou-
jours d'arriver au revenu; car, en prenant la valeur accumulée pour
base, l'impôt sur le capital se propose, non pas d'entamer le capital,
mais d'être prélevé sur le revenu. Tous deux veulent saisir directement
le revenu au lieu de recourir à des moyens détournés, tels que l'impôt
indirect et les autres taxes. Tous deux veulent la simplicité dans l'as-
siette, l'économie dans la perception rendue si coûteuse par les rouages
multipliés que mettent en jeu les impôts sur la consommation ; tous
deux veulent enfin cette justice qui évite les doubles emplois, ces réper-
cussions de l'impôt qui trompent la main du législateur et qui font
que le même individu paye plusieurs fois indûment, ou qu'une taxe mise
sur les profits retombe sur les salaires et atteint le travail, etc. Un impôt
qui sait ce qu'il fait et qui fait ce qu'il veut, quelle merveille ! Voilà
pourquoi M. Baudrillartcroità la supériorité théorique de ces deux formes
d'impôts. Comment ne pas reconnaître aussi, à l'impôt du revenu, s' adres-
sant sans détours équivoques au contribuable pour lui demander sa quote
part, et tenant compte de sa probité, un caractère séduisant de loyauté
et de grandeur, noble caractère dont on lui fait même un reproche.
C'est, dit-on, trop compter sur la nature humaine. C'est trop idéal, c'est
trop beau!... N'exagérons pas cette vertu morale de l'impôt sur le revenu
qu'on retourne contre lui pour le déclarer impossible. Après tout, il
fonctionne. Il existe notamment en Suisse, en Allemagne, en Angle-
terre. Il n'est point si utopiste. Il n'exclut pas tout signe matériel
qui permette une évaluation approximative, garantie contre les fausses
déclarations; et, lorsque le membre éminent delà société d'économie
politique qui la préside, M. Passy, proposait de prendre le loyer pour
SOCIÊT.»'': D'ÉflOMOMlE POLITIQUE. 457
signe, sauf réclamation de la part de ceux que ihs circonstances par-
ticulières de famille ou de position forcent à ne pas mettre de [jroportion
entre leur re\enn et leur loyer, ii'indiquait-il pas un de ces mijyens qui
empêchent l'impôt sur le revenu de rei)oser exclusivement sur la base
idéale de la conscience et de la bonne foi présumée?
Simplification, économie, poursuite d'une proportioimalité plus
g-rande, plus facilement, plus directement atteinte, voilà les analogies
qui frappent M. Haudrillart et qui établissent entre ces deux impôts une
sorte de consanguinité qu'il s'étonne de voir méconnue par des hommes
tel, par exemple, (jue M. Emile de Girardin, dans le livre fort répandu
où il oppose l'impôt unique et l'impôt inique, tel que notre savant^con-
frère, M. G. du Puynode, auteur d'un ouvrage remarquable sur le même
sujet.
Il est vrai que, s'il y a parité dans le but et les intentions, le procédé
diffère. L'impôt sur le capital prend pour base les valeurs accumulées,
constatées, appréciables, le capital foncier, le capital mobilier, et c'est
ici que ses partisans triomphent en opposant une base si sûre selon eux
à la base incertaine, disent-ils, du revenu. N'est-ce point là un leurre
résultant d'une simple apparence ? M. Baudrillart le pense, et il croit
que chacune des différences que l'impôt sur le capital présente avec
l'impôt sur le revenu constitue le premier un état d'infériorité marquée.
Rien de plus chimérique que de s'imaginer qu'on évitera la variabilité
du revenu parce qu'on aura évalué le capital. Or, toute la question est
là, puisque c'est au revenu qu'on vise, et qu'on serait bien fâché de faire
dévorer le fonds par l'impôt. Il faut aller plus loin : l'impôt sur le capital
tient bien moins compte de la variabilité du revenu. On ne peut guère
chaque année faire une évaluation totale du capital foncier et mobilier,
évaluation en elle-même fort difficile à établir pour le capital mobilier,
qui peut aussi se disssimuler de bien des manières. Dans l'intervalle de
chaque évaluation, il y aura des variations de revenu qui ôteront à
l'impôt toute proportionnalité véritable.
On ne s'étonne pas moins, continue M. Baudrillart, de voir les parti-
sans de l'impôt sur le capital persistant à vouloir changer deux impôts
frères en frères ennemis, reprocher vivement à l'impôt sur le revenu
d'êtreinquisitorialetvexatoire.Cereprochefortexagéré, comme l'attestent
les exemples tirés de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la Suisse, devien-
drait, si l'on invoque l'histoire, beaucoup plus plausible à l'égard de l'im-
pôt sur le capital. L'impôt sur le capital a existé dans l'anLlifuité. Il a
existé à Gorinthe, et les dissimulations du capital y étaient punies, de
quoi ? de la peine de mort ! Il a existé à Athènes, et la pénalité était la
confiscation en certains cas de plus de la moitié des biens au profit du déla-
teur. Même rigueur à Rome qui connut également cet. impôt. Mais, dira-t-
on, c'étaient des païens, des républicains durs et farouches. Voyons donc
458 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Florence, où l'impôt sur le capital a reçu au xv® siècle une si large
application. Toutes les fois qu'il est question de l'impôt sur le capital à
Florence, dit M. Baudrillart, j'ai le cerveau hanté par une image qui
m'inquiète. Je vois une certaine boîte ouverte jour et nuit aux délateurs ;
il y en avait même quatre aux portes des principales églises. Cet impôt
était durement progressif. Ce n'était pas un impôt sur les riches, mais
contre les riches.
On peut encore résumer les infériorités de l'impôt sur le capital dans
les suivantes. N'est-ce pas avec raison qu'on lui reproche d'exempter ou
de n'atteindre que d'une manière très-peu proportionnelle le revenu des
producteurs intellectuels : les médecins qui gagnent 100,000 francs
par an, les avocats, les peintres, les compositeurs de musique et autres
catégories analogues ? N'y a-t-il pas pourtant le travail riche comme
il y a le travail pauvre, et n'y a-t-il pas le capital pauvre comme il y a
le capital riche ? Ce producteur artiste qui, comme on dit, mange une
bonne partie de son revenu, le voilà donc soustrait à l'impôt qui
atteint le médiocre capital d'un petit marchand ! Manque évident de
proportionnalité, défaut d'équité, injustice, outre qu'il y aura là un
avantage peu moral pour les dissipateurs échappant à l'impôt en ces-
sant d'épargner et de capitaliser.
En outre, cet impôt frappe sur le capital dormant tout autant que sur
le capital actif. On dit : tant mieux! cela forcera le capital dormant à
devenir actif. Gomment ne pas répondre que, premièrement, cela ne
dépend pas toujours du capital qui est exposé à des crises, à des chô-
mages involontaires; en second lieu, comment ne pas se défier de cette
condamnation du capital à l'activité forcée par l'impôt? De quel droit
l'État s'arroge-t-il ce pouvoir? De quoi se mêle-t-il? On a dit qu'il
fallait, par l'action de l'impôt sur le capital, impôt qui ne s'accroît pas
avec le revenu, pousser le capital à rechercher de beaux bénéfices qui
seront pour lui tout profit, sa charge n'augmentant pas avec ses gains.
Pourquoi donc vouloir contraindre les gens qui aiment la sécurité dans
les placements, pourquoi contraindre les caractères circonspects à se
faire aventureux, à courir, par exemple, comme on le demande, les
risques des entreprises maritimes ? Quand on aime la liberté, il faut laisser
les capitaux, comme les individus, disposer d'eux à leur guise. Un salu-
taire équilibre résulte de ce mélange de circonspection et de hardiesse.
Il faut craindre de pousser démesurément à la spéculation aléatoire.
Cette pensée que le gouvernement doit imprimer, par voie d'impôt, telle
ou telle direction au capital national, relève du système protecteur;
elle ne saurait être du goût des économistes.
Ce dont enfin on se rend peu compte généralement, c'est que l'impôt
sur le, capital équivaudrait à une aggravation de l'impôt foncier. Com-
ment cela ? C'est bien simple. Comme il fait profession de ne pas avoir
SOCIt^.TÉ D'P.CONOMÏE POLITIQUE. 459
é(yar(l h riné[yalité de revenu à capital cf^al, il imposera la terre qui vaut
autant coiuiue prix do vente en rendant nnoins comme revenu en [;énéral
que l'impôt mobilier. Peut-eire cela est-il peu conséquent de la part
d'économistes qui se plai};nent déjà de la lourdeur de l'impôt foncier.
Cette pensée de peser plus fortement sur la terre est très-formellement
avouée par l'un des écrivains que j'ai cités, par M. de Girardin, que la
notoriété qui s'attache à son nom et h ses écrits permet sans doute de
discuter sans inconvenance, bien qu'il ne soit pas ici. M. de Girardin
pense que Ton éloi[ifuerait de la terre, en la surimposant ainsi, ces su-
renchères que produit le morcellement, mal dont se plaint l'agriculture.
Est-il juste de rompre ainsi l'équilibre contre l'impôt foncier? Est-ce
l'affaire du léf^islateur de s'interposer ainsi dans les mouvements spon-
tanés et libres de la fortune publique ?
En résumé, il y a des différences, on le voit, entre les deux formes
d'impôts en parallèle, et elles sont loin d'être cà l'avantage de l'impôt sur
le capital. Mais les analogies de but et d'intention paraissent l'emporter.
M. DU PuYNODE ne croit pas qu'on doive s'arrêter à l'argument de
M. de Girardin, cité par M. Baudrillart, que l'impôt du capital serait
une aggravation de la taxe foncière. Cela ne peut pas être lorsqu'il s'agit
de l'impôt atteignant les capitaux mobiliers, et quand l'impôt du re-
venu grève les immeubles, il n'aggrave pas, il crée la taxe foncière.
M. de Girardin s'est, en outre, entièrement mépris sur l'effet de l'im-
pôt en lui attribuant le pouvoir de diminuer à toujours le revenu des
propriétaires fonciers, comparativement à celui des autres détenteurs
de la richesse. La loi économique de l'égalité des profits domine toutes
les mesures législatives. Si la terre donne un moindre intérêt que la
fabrique ou les comptoirs des capitaux qu'elle représente, c'est qu'elle
garantit à ses possesseurs une sécurité et une importance politique ou
sociale infiniment plus élevée. Il est tout simple qu'on achète, sur son
revenu, cette sécurité et cette importance.
Quant à la question même du programme, M. du Puynode pense,
contrairement à M. Baudrillart, qu'il y a des différences extrêmes, des
oppositions radicales, entre l'impôt du revenu et l'impôt du capital.
Pour en mieux convaincre, il prend deux exemples, sous les formes qui
paraissent les plus semblables : l'impôt foncier de France et Vincome-
tax anglais, qui s'adresse aux revenus agricoles. C'est, on le voit, cette
partie de la taxe anglaise qui est comprise sous la cédule B de Vincome'
tax. L'impôt foncier, tel que nous le connaissons, et il en est de même
de tout impôt du capital, n'atteint la fortune que lorsqu'elle est con-
solidée, ne la grève que lorsqu'elle est définitivement et pour toujours
acquise. L'impôt du revenu agricole, au contraire, comme tout impôt
du revenu, frappe la richesse avant qu'elle ne soit créée. Le premier
460 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
ne se propose pas seulement, lorsqu'il est saj^ement établi, de ne point
détruire les capitaux; il prend [i^arde aussi de ne pas les empêcher de
se former. Tout en évitant une odieuse inquisition, il laisse libre l'ac-
tivité humaine. Il n'entrave pas l'industrie dans ses efforts pour aug-
menter la richesse sociale; il ne détruit pa^ l'esprit d'entreprise. Or,
s'il est une vérité économique à l'abri d'objection, c'est que rien n'im-
porte autant aux États que de voir se former et s'accroître leurs capi-
taux. De même que le capital est un élément de richesse, c'en est un de
développement intellectuel et moral, comme d'ordre politique. Le ca-
pital, c'est la propriété.
La taxe du revenu possède au plus haut deg^ré le fâcheux caractère,
sinon d'empêcher, d'entraver au moins la formation du capital, l'é-
pargne et le travail. Que de fois, avant de commencer une entreprise,
on calculerait les exi^^ences du fisc en cas de succès, et l'on abandon-
nerait son projet ! Qu'on se souvienne de ce qui se passait au temps des
dixièmes et des vingtièmes ; car l'impôt du revenu est depuis long-
temps la ressource des gouvernements à bout d'expédients ou sans
scrupule.
De la différence dans l'assiette de l'impôt du capital et du revenu,
il résulte aussi cette conséquence d'une si grande considération, que
le temps peut tout pour corriger les vices de l'impôt du capital et qu'il
ne peut rien pour corriger ceux de l'impôt du revenu. Lorsque le fisc,
en ayant reconnu à l'impôt sur capital, grève de trop lourdes charges
quelques terres, par exemple, comparées à d'autres, ou la propriété
foncière comparée à la propriété mobilière, il en provient sans doute
des dommages. Mais cela n'a qu'une certaine durée, beaucoup plus
courte même qu'on ne l'imagine. Le cours naturel des choses ne tarde
pas à faire disparaître les défauts de la loi. Dans les achats, dans les
partages, dans les échanges, dans toutes les transactions qui ont lieu,
comment ne prendrait-on pas en considération Tinégalité des charges
auxquelles on se soumet? Gomment n'achèterait-on pas à moindre
prix les terres les plus grevées? Par suite, un juste équilii-re s'établit
pour tout le monde; les positions les plus diversement traitées rede-
viennent semblables.
Il en est tout autrement avec l'impôt du revenu, qui se renouvelle
chaque année; et le législateur qui néglige le recours du temps pour
corriger ses erreurs est ou singulièrement présomptueux, ou singuliè-
rement imprévoyant. En tout cas, les observations présentées jusqu'ici
prouvent qu'il existe entre l'impôt du capital et l'impôt du revenu des
différences absolues, radicales, à les considérer dans son essence
même.;
Il en est de même dans sa mise en action, et, sous ce rapport, l'impôt
du revenu est encore très-inférieur à Timpôt du capital. M. Baudrillart
SUCltlTÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE. 461
vante l'appel fait à la sincérité, à la di(;nité des citoyens par l'impôt du
revenu. On ne pent en effet le percevoir (pie sur la déclaration des
citoyens; mais que vaudra partant cette déclaration? Le peuple qui
respecte le plus les lois et la parole donnée, c'est le peuple an^jlais;
grâce à sa Ion[|ue pratique de la liberté; cependant Mac Gulloch dixlare
que Vincome-tax entraîne dix fois plus d'irritation et de fraude que
V excise sous ses formes les plus variées. C'est une opinion [générale,
en An(jleterre, que les revenus manufacturiers et commerciaux qui de-
vaient jusqu'à l'an dernier 7 deniers par livre sterling- au fisc, ne lui
en rapportent que 4. Ces faits, tant de fois rappelés au Parlement, n'y
ont point été contredits. Or, s'il en est ainsi chez la nation anjjlaise,
qu'espererait-on chez les autres, parmi nous notamment? Qu'on se sou-
vienne de ce qui se passa pour nos taxes des droits réunis, qui ne frap-
paient cependant qu'une classe assez restreinte de personnes; et est-il
sage d'intéresser jamais au mensonge, au dol, à la fraude? Les dé-
clarations, les recherches, les vérifications auxquelles soumettrait, en
France, l'impôt du revenu, nous répugneraient tellement, que je dé-
fierais volontiers tout gouvernement de le percevoir; le passé autorise
un tel défi. Le gouvernement provisoire de 1848 a décrété, tout aussi
arbitrairement que l'impôt des 45 centimes, un impôt sur les créances
hypothécaires, d'après la déclaration des emprunteurs. Je ne crois
pas qu'une seule déclaration ait eu lieu; en tout cas, pas une percep-
tion n'a eu lieu.
L'impôt du revenu est un moyen fiscal très-arriéré; on le trouve
à peu près partout succédant à la dîme; il est très-fâcheux et tou-
jours très-impopulaire.
M. ViLLiÀUMÉ dit que, depuis vingt ans, on ferait plus de vingt gros
volumes des discussions échangées en France entre les partisans de
l'impôt sur le revenu et ceux de l'impôt sur le capital; et que la discus-
sion durera sans qu'ils puissent s'entendre, tant qu'ils ne feront pas une
distinction qui est très-logique, et que la plupart des matières écono-
miques exigent. Le premier principe, en matière d'impôt, c'est l'équité
ou l'égalité ? ce que certains économistes ont peu élégamment nommé la
proportionnalité. Aujourd'hui, Pierre, qui a quatre fois plus de fortune
que Paul, paye quatre fois moins d'impôts. Il est donc seize fois plus
accablé , et cette inégalité est révoltante. On peut la faire cesser en
abolissant tous les impôts indirects, excepté sur le tabac et sur les
alcools, pour y substituer un impôt sur le revenu effectif, c'est-à-dire
appréciable en argent, et un impôt sur le capital non productif de
revenus effectifs. Par exemple, vous avez vingt mille francs de rentes,
provenant de placements hypothécaires, d'obligations de chemins de fer,
de rentes sur rÉtat (car c'est par suite d'un (aux calcul qu'on a di:-pensé
^562 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
celles-ci d'impôts); eh bien, vous payerez, je suppose, un vinfjtième,
soit mille francs pour ces revenus. Mais le revenu laborieux ne payera
que moitié, puisqu'il faut bien que celui qui l'obtient fasse des éparj^nes.
Vous avez en outre des meubles meublants et un parc valant cent mille
francs, et ne produisant que de l'agrément; vous payerez donc en outre
un demi pour cent sur ces objets, mais de façon qu'il n'y ait jamais
double emploi. — DVaprès tous mes calculs, dit M. Villiaumé, ce nouveau
système d'impôts frapperait exactement chaque habitant selon ses fa-
cultés; il permettrait d'abolir presque tous les autres impôts et ne serait
nullement vexatoire. Tout le capital (qui ne consiste point en espèces),
soit mobilier, soit foncier, serait aisé à reconnaître. Quant aux capitaux
incorporels, la facilité serait aussi g^rande au moyen des registres des
hypothèques et de ceux des grandes compagnies. Les créances chirogra-
phaires pourraient seules être dissimulées; mais leur dissimulation
aurait l'effet salutaire de tendre à la baisse de Fintérêtde l'argent. Enfin,
par l'impôt unique sur le revenu, l'avare riche serait exiraordinaire-
ment épargné; car il y a de ces gens qui ont un capital d'un million et
qui ne dépensent pas cinq mille francs par an. Ils ne montreraient
qu'un revenu dix fois inférieur à celui qu'ils possèdent, et frauderaient
ainsi le fisc aux dépens de la masse des contribuables, puisque l'État ne
veut point diminuer ses dépenses.
M. HippoLYTE Passy, président, est entièrement de l'avis de M. Bau-
drillart, et, comme lui, il pense qu'il y a bien plus d'analogies que de
différences entre l'impôt sur le revenu et l'impôt sur le capital.
S'il ne tenait à maintenir la question sur le terrain delà spéculation
pure, il ferait remarquer qu'il n'y a pas un impôt, sous quelque déno-
mination qu'il existe, qui ne soit un impôt sur le revenu, un impôt
acquitté par le contribuable au moyen du revenu, qu'il tire soit des
biens de sa profession, soit de l'usage de ses forces et de ses facultés
personnelles. Ici, il se bornera à dire que tout impôt sur le revenu
atteint naturellement le capital et que tout impôt sur le capital atteint
infailliblement le revenu. Les terres, les maisons, les usines soumises
à la taxation gardent d'autant moins de valeur vénale qu'on leur de-
mande davantage, et toutes les fois que le fisc ajoute à la portion du
revenu net dont il se saisit une quotité nouvelle, les propriétaires
fonciers ne perdent pas seulement une partie de leur ancien revenu,
ils perdent en même temps la partie du capital dont le produit cesse
de leur appartenir. De même, si l'on demandait au capital de subvenir
aux besoins de l'État, c'est une portion du produit du capital qui ac-
quitterait l'impôt, en d'autres termes, le revenu diminuerait dans la
proportion du prélèvement opéré sur le capital. On le voit, dans les
deux cas, l'incidence définitive se trouve la même, et de là entre les
deux formes de l'impôt une analogie à peu près complète.
SOCIÉTÉ D'ÊCONOMIK POLITIQUE. 463
Aussi, pour décider entre TiiiipAt sur le revenu el l'impAt sur le
capital n'y a-t-il qu'à examiner rpiel est celui des deux impôts qui
laisse le moindre accès à la fraude et offre à la [)ercepLion la base
la plus stable et la plus facile à constater. Or, nul doute que c'est
l'impôt sur le revenu.
L'impôt sur le revenu a de {graves inconvénients, et c'est avec raison
que l'on redoute les recherches du fisc en ce qui le concerne. M. Passy
croit (jue le revenu a néanmoins des siçnes auxquels on peut s'a-
dresser, et que le montant des loyers par exemple suffirait pour ser-
vir de base à une répartition de l'impôt assez équitable. Mais, quoi
qu'il en puisse être, le capital est plus difficile encore à constater que
le revenu, et la base (|u'il offrirait à l'impôt serait d'une mobilité
sans pareille. Déjà M. Baudrillart a montré que l'impôt sur le capital
n'atteindrait pas les hommes à qui l'exercice des professions libérales
assure souvent des revenus considérables : médecins, avocats, (jens de
lettres, artistes, etc. M. Passy ajoute qu'il est des richesses qu'il n'at-
teindrait pas, à moins que ceux qui en seraient détenteurs ne consentis-
sent bénévolement à en déclarer le montant. Telles sont non pas seu-
lement les actions et les obligations sur valeurs mobilières étrang^ères,
mais les valeurs au porteur qui déjà figurent en grand nombre dans
notre pays.
Maintenant rien de moins fixe, de plus variable que la valeur vénale,
c'est-à-dire le capital des choses donnant un revenu. Nous avons vu les
rentes 3 0/0 à 87 fr. 50 c. en 1829; nous les avons vues au-dessous
de 40 en 1848; elles sont aujourd'hui à 65. L'impôt hausserait et
baisserait-il avec les cours de la Bourse , bien que le produit des va-
leurs, le revenu qu'elles donnent, demeure le même ? L'État n'aurait-il
perçu en 1848 et 1849 que moitié moins de ce qui lui eût été payé en
4829, et cela au moment même où la détresse publique entraînant la
réduction générale des prix, aurait mis les titulaires de rente à même
d'accroître leurs dépenses ou leurs épargnes? De même, faudrait-il, en
temps de guerre, quand les cours descendent, réduire les recettes de
l'État, et cela encore au moment même où les besoins d'argent se fe-
raient le plus vivement sentir?
Pas plus de fixité pour la valeur, pour le capital des terres. M. Passy a
vu des temps où la terre se vendait sur le pied de 2 1/2 0/0, et aujour-
d'hui, dans les mêmes régions, on a peine à trouver des gens qui achè-
tent sur le pied de 3 1/2. Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que le
revenu des terres, le prix de loyer et de fermage n'a cessé de croître,
ce qui, avec l'impôt sur le capital, a donné ce singulier résultat que
des propriétaires, plus riches aujourd'hui qu'ils ne l'étaient il y a vingt
ans, contribuaient moins aux dépenses publiques. Ce qui a opéré ce
résultat c'est le désir, chez bon nombre de propriétaires, d'accroître
464 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
leurs revenus en vendant leurs terres, afin d'acquérir au moyen du ca-
pital réalisé des valeurs mobilières, annuellement plus productives.
Ces considérations, auxquelles il serait facile d'en ajouter bon nombre
d'autres, montrent à quel point se méprennent les personnes qui sup-
posent que l'impôt sur le capital serait plus facile à asseoir, plus réfju-
lièrement productif, mieux proportionné aux facultés des contribuables,
plus conforme aux prescriptions de l'équité que l'impôt sur le revenu.
C'est le contraire qui est vrai.
M. Dupurr, inspecteur g^énéral des ponts et chaussées, fait remarquer
que non-seulement il y a analogie entre Timpôt sur le capital et l'impôt
sur le revenu, mais encore avec l'impôt sur la consommation. Frapper
le capital d'un impôt, imposer le revenu ou le prix des objets de con-
sommation, c'est toujours prendre une partie du revenu.
Les partisans de l'impôt sur le capital ne font pas attention que son
effet est de diminuer la valeur vénale du capital , car elle se calcule sur
le revenu ; et le nouvel acquéreur du capital , le payant moins cher,
échappe à l'impôt. Ainsi , si on imposait la rente d'un dixième de son
revenu, quand elle est à 70 francs, on la ferait tomber à 63 francs, et
celui qui l'achèterait à ce taux ne payerait plus d'impôt. Imposer les
capitaux , c'est pour ainsi dire exproprier la partie correspondant à
l'impôt. Dans ce système, il est d'ailleurs tout à fait injuste d'exempter
les capitaux immatériels dont les possesseurs tirent de gros revenus. Or,
ces possesseurs profitent comme les autres des dépenses de l'État, il est
donc juste qu'ils en payent leur part.
Quant à l'impôt sur le revenu, il ne tient pas compte des chances
aléatoires attachées à la nature de ce revenu, le propriétaire foncier, le
propriétaire de valeurs de bourse, l'avocat et le médecin, qui ont le
même revenu, ne peuvent être assujettis évidemment au même impôt.
Ces deux systèmes d'impôt, qui entraînent d'ailleurs avec eux des re-
cherches inquisitoriales qui seraient odieuses pour les contribuables, ne
sont donc pas plus justes que le système des impôts de consommation.
M. Dupuit fait observer que M. du Puynode n'est pas parvenu à justifier
l'exemption des capitaux immatériels. Deux enfants héritent chacun de
vingt mille francs; l'un achète un moulin et se fait meunier, l'autre
dépense son héritage en frais d'étude, devient médecin, et plus tard se fait
cent mille francs de revenus de sa clientèle. En vérité y a-t-il jusîice à
ce que le meunier paye seul l'impôt ? M. du Puynode dit : tôt ou tard le
médecin achètera des capitaux avec ses revenus , et alors il payera.
Ainsi, il payera s'il est économe, et il ne payera pas s'il est prodigue. A
ce propos, il convient de remarquer que le reproche qu'on a fait aux
avares d'échapper à l'impôt en ne dépensant pas leurs revenus, n'est pas
fondé. Ce que l'avare ne dqjcnse pas, il le convertit en capital productif,
SOCIÉTÉ DÉOUNOMIK FOLITIOUK. 465
et la société profite bi(;n autrement de son épari^ne (iiTelNi ne l'eût fait
de l'impôl qu'elle aurait perçu .'^ur sa consonunation stérile. C'est là pré-
cisément rimmense avantage de l'impôt de consommation; c'est qu'au
contraire des autres systèmes, il est un stimulant de Téparf^ne. Il est
d'ailleurs seul applicable dans urie foule de circonstances. Un homme se
met dans le commerce avec cent mille francs, il perd tous les ans dix
mille francs et finit par faire faillite. On ne peut pas dire que ce négo-
ciant ait eu un revenu, puis({u'il a perdu tous les ans; dans ce cas,
rimpôt sur le capital et sur le revenu manquent de base; au contraire,
l'impôt de consommation se perçoit aussi justement que possible sur la
part de capital qu'il a plu à ce négociant de transformer en revenu.
C'est une erreur de chercher la justice avant tout dans l'assiette de
l'impôt, lajustice n'est qu'un mirage qui s'évanouit quand on s'en appro-
che; ce qu'il faut chercher dans l'assiette de l'impôt, comme dans la
répartition de la richesse, c'est l'utilité publique. Les meilleurs impôts
sont ceux qui sont le moins nuisibles à la richesse de la fsociété. Quoi
de plus injuste que l'impôt du tabac? cependant il n'y en a pas de
meilleur.
Il y a d'ailleurs une considération qu'il ne faut pas perdre de vue
dans ces sortes de question, c'est qu'on a presque toujours tort de
changer les impôts, parce que, quand ils sont anciens, ils sont tellement
passés dans les usages et dans les transactions que toute modification
amène un changement dans la distribution de la richesse qui a des in-
convénients plus graves que le changement d'assiette de l'impôt ne
saurait avoir d'avantages.
M. Henri Baudrillart fait observer qu'à mesure que la discussion a
marché, une certaine divergence s'est manifestée sur les principes
mêmes qui constitueraient la justice en matière d'impôt, même en
adoptant la proportionnalité comme base et comme mesure. Il y a
là comme trois points de vue qui peuvent se traduire ainsi : selon
M. du Puynode, la proportionnalité devrait exister relativement à l'avoir
réalisé. Suivant M. Passy et M. Baudrillart, la justice serait que l'impôt
fût proportionnel au revenu. Enfin, d'après M. Dupuit, l'impôt devrait
se mesurer aux dépenses et aux jouissances de l'individu qui le paye.
Eh bien ! ce dernier point de vue paraît incomplet à M. Baudrillart :
il ne croit pas qu'en fait, cela existe, et qu'en théorie , une telle con-
ception épuise l'idée qu'il faut se faire de l'impôt. En fait, nous payons
souvent sans proportion avec la jouissance, ainsi pour telle route, dont
les uns profitent plus, les autres moins. En théorie, M. Baudrillart croit
qu'on ne peut séparer la notion de l'impôt d'une certaine idée de la
solidarité ; cela ne saurait avoir de sérieux dangers et mener au commu-
nisme, ni à rien d'approchant, quand on part avant tout de ce principe .
'i* SÉRIE. T. xLvi. — io juin 1865 30
466 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
qu'il ne faut abandonner à l'aclion publique que ce que les individus ou
les libres associations ne peuvent faire.
Au reste, M. Baudriliart reconnaît que ces discussions, aujourd'hui
entièrement théoriques sur l'impôt du capital et du revenu, que ces
efforts vers un idéal de taxe plus simple, plus économique, plus com-
plètement conforme à l'équité ri(youreuse, ne pourront acquérir un
caractère larfi^ement pratique que si la politique des grands armements
et des attributions étendues de l'État se modifie. Avec les {jros budgets,
il faut diversifier les impôts, et on se trouve amené à employer comme
un des ressorts de l'art fiscal Tiliusion icnême que le contribuable se fait
sur l'étendue de la chargée. L'économie politique ne doit pas moins dire
ce qu'elle considère comme le mieux en soi, comme le juste et le vrai.
De ce qu'il est quelquefois nécessaire de subir le joug de certaines
nécessités supérieures , ce n'est pas une raison pour ne pas indiquer le
but auquel il faut tendre.
M. DU PuYNODE pense, comme M. Baudriliart, que la réforme des budgets
est avant tout une question politique, une question d'attributions de
l'État; il est d'accord avec M. Baudriliart pour condamner Timpôt
indirect, qui ne renferme aucun des éléments de justice de l'impôt direct,
et qui reste forcément proportionnel, non aux ressources des contri-
buables, mais à leurs besoins.
Quant à la question même de l'impôt du capital et de Fimpôt du
revenu, M. du Puynode rappelle les différences qu'il a précédemment
signalées et qui lui paraissent décisives; il rappelle également les avan-
tages de l'impôt du capital sur l'impôt du revenu qu'il a indiqués; il ne
saurait admettre qu'il fût plus facile de découvrir et de taxer le revenu
que le capital, malgré ce qu'a dii M. Passy , tant les faits lui paraissent
contredire cette assertion. M. Villiaumé a très-justement remarqué, en
reproduisant une observation de Mac Culloch et de Mill, qu'il faudrait,
pour la moindre justice, distinguer entre les divers revenus, puisque
quelques-uns sont contraints, tandis que d'autres sont viagers ou dépen-
dent de la santé, de la position, de l'emploi des contribuables. Comment
estimer ces différences ; et si l'on n'en tient pas compte, que fait-on ?
Réuiiiou du 6 juin tS65
Communications : La qi?atrième session du congrès de l'Association internationale pour
le projjrès des sciences sociales à Berne. — La réforme des octrois en Belgique. —
Les ressources financières de l'Italie, par M. le comte Arrivabene.
OuvrjVgf.s ruÉsENTÉs : Etude sur Hichard Cobden, par M. Levasseur. — Adresse de la
J^ree trade association. — yJnnalesde l'association pour le progrés des sciences so-
iales. — Fade-niecum des membres de cette association, pnr M. Edouard Sève.— De
la loi quia aboli l'octroi en Belgique, par M. Arrivabene. — Abolition des octrois.
SOGIIÎTÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE. Î07
par M. GnillPl. — Hanqnes populaires, \yM' M. Vip,nno. - [.a vraie mine d'or de l' ou-
?'/vVt, par II' mc^inc. — Extrait (]c V Enquête de i^\\) gur les banques d'émission en An-
gleterre. — Practical considérations on banks, par M. James Stirlinp. — Mémoire
(sur rcnqiiAlo df' la monnair fifliiciairr), par ;M. Routarel. — Théorie de la monnaie, par
M. Marql'oy. — Mécanique de l'échange, pai* Al. Henri Ceriiusclii.
Discussion :
M. Michel Chevalier, membre de Tlnstitiit, sénateur, et M. Fcllat,
membre de l'IiisliLiit, doyen de l'École de droit, ont présidé celte réu-
nion, à laquelle avaient été invilés M. le comte Jean Arrivabene, séna-
teur du royaume d'Italie, président des sociétés d'économie politique de
Bruxelles et de Turin, et M. K. Ag^athon, directeur fjénéral des télé^jra-
phes ottomans, délé(îué à la conférence télég-raphique internationale,
qui a récemment eu lieu à Paris.
M. le secrétaire perpétuel annonce que l'association internationale
pour le pro,(îrès des sciences sociales tiendra son quatrième con(;rès k
Berne; et que la première séance a été fixée au 28 août prochain. Un
comité local s'est or^janisé pour s'occuper «des transports, lo^jements,
locaux pour les séances, des réceptions et fêtes, de la presse et de la
publicité; » il a pour président M. Challet-Venel, conseiller fédéral, et
pour secrétaires : M. Alph. Rivier, professeur de droit, et M. Max. Wirth,
directeur du bureau fédéral de statistique.
M. le secrétaire perpétuel annonce en même temps que les deux pre-
mières livraisons des annales ou comptes rendus du congrès d'Amster-
dam sont publiés, et que les trois autres ne tarderont pas à paraître (1).
Il présente à la réunion deux petits volumes publiés par M. Edouard
Sève, secrétaire de Tassociation pour la section d'économie politique,
et un de ses plus zélés promoteurs, sous le titre de Vade mecum des
membres de V association (2), etc., et dans lesquels se trouvent réunis
divers documents constitutifs de l'association, des détails sur les trois
congrès qui ont eu lieu successivement à Bruxelles, à Gand, à Amster-
dam, ainsi que les résumés des diverses discussions qui sont reproduiies
in extenso dans les annales^ plus divers rensei|]^nements sur la Hollande.
M. le secrétaire perpétuel fait encore les présentations suivantes :
Une intéressante étude sur la vie et les travaux de Richard Gobden,
publiée dans la Revue contemporaine (numéro de mai), par M. Em. Le-
vasseur, membre de la société. « Si ra,qfitateur de la Ligue, dit M. Le-
vasseur, a bien mérité de sa patrie, le négociateur du traité de commerce
a rendu à la France un service non moins signalé qu'à l'Angleterre, et
(l) Livraison grand in-8., Guillaumin et Lacroix. 3 fr. chaque.
(2; 2 vol. in-12., 1864-65, Guillaumin, Lacroix, etc. 2 fr. 50 chaque.
468 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
l'humanité, lût-elle quelque peu incrédule par expérience, ne peut que
se montrer reconnaissante envers le prédicateur de la paix. »
Une remarquable proclamation (adress) (1) d'une nouvelle association
de libre échange {free trade association), qui se crée en Angleterre et se
propose de réclamer : !« la suppression des droits de douane sur les
substances alimentaires : le tlié, le café, le sucre et autres articles moins
importants; S'' une parfaite liberté de commerce en substituant autant
que possible l'impôt direct h l'impôt indirect; 3° une meilleure répar-
tition de rimpôt sur les revenus; 4° une réduction dans les dépenses
publiques. La nouvelle association a aussi pour objet de se mettre en
rapport avec les /r^e traders de tous les pays. — M. le président croit être
l'interprète des membres de la réunion en faisant des vœux pour les pro-
grès de cette association.
Deux brochures sur la question des octrois ;
Une intitulée : De la loi qui a aboli en Belgique les taxes communales
sur la consommation dites octroi et de ses effets (2) (en italien), par M. le
comte Arrivabene, sénateur du royaume. — L'honorable économiste,
qui avait retrouvé et qui a conservé une seconde patrie en Belgique,
constate le succès de cette réforme et la conseille aux autres pays.
Une seconde brochure, ayant pour titre : Abolition des octrois ou né-
cessité d'établir le libre échange entre les villes et les campagnes (3), par
M. le docteur Jules Guillet. — Cette abolition paraît à l'auteur être dans
la logique des principes et des actes du gouvernement de l'empereur
Napoléon III, et il faudrait qu'un homme d'état eût la main bien mal-
heureuse pour trouver quelque chose de pire que l'octroi ; je ne puis
même supposer, ajoute-t-il, que cela soit possible.
Banques populaires (4), par M. François Vigano. — Édition en fran-
çais, très-augmentée d'une savante et complète monographie déjà pu-
bliée en Italie par le vice-président de la société d'économie politique de
Milan, chaleureux promoteur du progrès et de l'émancipation des classes
laborieuses de tous les pays. D:ins ces deux volumes qui contiennent de
nombreux documents, il est traité des banques en général, des raont-de-
(1) In-8 de 4 pages.
(2) Delta legge che a aholito il dazio communale di commune dette octroi,
— Extrait de La rivlsta dei communi italiani, Torino, octob. 1804, in-8 de
26 pages, contenant la loi belge de 1860 et des tableaux indiquant l'ori-
gine et la répartition du fonds communal.
(3) Extrait de VÉconomiste français^ in-8. de 40 pages, Guillaumin, 1865.
Prix 1 fr. 50.
(4) 2 vol. grand in-8., Guillaumin, 1865. Prix:
SOCII^.TI': DtCONO^lIK POLITIOUK. 469
piété, d's caisses d^'parciK!, des l);iii(|ii('s d'Kcosse vX sociétés de prôl au
travail aii<;iais(!S et Craiir aises, des baïKpies d'avance de Prusse, des
sociétés coopératives en AiijyleteiTC, etbanques deTavenir pour les classes
nécessiteuses, pour les classes moyennes, pour les ouvriers, les hommes
de lettres et les artistes : — M. Vif|ano vient de publier également en
français In Vraie mine d'or de l'ouvrier ou la coopération^ traduit de
W. Cliambers et annoté (1) par lui, brochure qui contient le discours de
l'auteur aux ouvriers de Côme, les statuts des probes pionniers de
Rochedale et de la société coopérative des ouvriers de Côme.
Une série de brochures sur la question du crédit et des banques. — D'a-
bord une nouvelle livraison de la série d'extraits des enquêtes angolaises pu.
bliées par la Banque de France et par le ssoins de MM. Coullet et Juglar,
contenant des dépositions relatives à Tenquête de 1840 sur les banques
d'émission; — ensuite, une brochure de M. James Stirlin[} dont les idées
se rapprochent de celles que défend M. Wolowski (3); — la déposition
à Fenquête de M. Boutarel, manufacturier, nouvellement admis comme
membre de la société, dont la principale conclusion est qu'il faudrait
ramener la Banque de France à être uniquement une banque d'escompte;
— une brochure de M. Gust. Marqfoy (4) qui a déjà produit deux écrits
sur l'abaissement des tarifs des télégraphes et des chemins de fer et une
autre sur la Banque de France, et qui expose sur la monnaie des vues qui
lui sont propres, résumant, dit-il, dans une courte brochure plusieurs
volumes de développement; — et enfin une brochure plus étendue,
dans laquelle M. Henri Cernuschi, publiciste lombard, analyse sous le
titre de mécanique de réchange (6) les notions d'échange, de valeur, de
monnaie, de signes représentatifs, de change, d'intérêt, de crédit et de
banques avec une vigueur et une originalité qui ne sont point ordinaires.
— M. Villiaumé, tout en n'approuvant pas la conclusion de ce travail,
l'abandon des billets de banque, se joint, pour en faire l'éloge et en
conseiller la lecture, à M. le secrétaire perpétuel, qui n'a encore pris
connaissance que d'une partie de l'ouvrage.
Après ces présentations, M. le président, se félicitant d'avoir à ses
(1) Broch. grand in-8., Guillaumin, 1865. Prix : 2 francs.
(2) Furne, Guillaumin, 1865, in-8 de 312 pages. Prix : 2 francs.
(31 Practical considération on Banks and Bank management^ Glasgow,
Maclehocse, in-8 de 64 pages, avec des tableaux sur les crises de
1836-37, 1839, 1847, 1857, 1863-64.
(4) Enquête sur la monnaie fiduciaire. — Mémoire, etc., 2^ édit., Guil-
laumin, 1865, in-8 de 32 pages.
(5) Théorie de la monnaie, Guillaumin, 1865, in-8 de 28 pages. — La
Banque de France, etc., 1862, in-8.
(6) Paris, A. Lacroix, 1865, in-8. de 244 pages. Prix 3 fr. 50.
470 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
côtés un illustre vétéran de riiidépendance italienne et un des plus fer-
vents défenseurs des libertés économiques, M. le comte Arrivabene, le
prie de préciser à la réunion les résultats de la réforme des octrois en
Belgique, qui est l'objet de la brochure dont il fait honima[je à la
réunion.
M. le comte Arrivabene, se rendante cette invitation, dit qu'en Bel-
gique, l'octroi, impôt entièrement communal, était établi dans 78 villes
et bourg^s. En 1859, il avait produit 13,000,000 de francs; la perception
avait coiité 1,500,000 francs; restaient net, au profit de ces villes et
bourg-s, 11,500,000 francs.
La loi qui supprimait à jamais l'octroi en Belgique fut publiée en
juillet 1860. L'État s'est engagé à fournir aux communes la somme sus-
mentionnée, et cela au moyen d'un fonds formé en partie par des impôts
existants, et en partie par de nouveaux impôts. La somme, au lieu d'être
limitée à 11 ,500,000 fr., a été fixée au minimum de 15,000,000 de fr. ;
les 3,500,000 fr. excédant étant destinés à fournir plus de ressources,
non-seulement aux communes (jui possédaient l'octroi, mais aussi à
toutes les communes du royaume; en faisant droit, de cette manière,
soit à la crainte que les premières avaient de manquer à l'avenir d'un
surcroît de ressources réclamé par de nouveaux besoins, soit pour apai-
ser les plaintes fondées des communes qui n'avaient pas d'octroi et qui
soutenaient que la loi favorisait les villes et les bourgs à octroi au dé-
triment des campagnes. En 1860, les impôts destinés à former le fond
de 15,000,000, sont restés tant soit peu au-dessous de cette somme.
Mais en 1861, ils l'ont dépassée de quelques centaines de mille francs;
en 1862, ils ont rendu au delà de 16,000,000; plus de 17 en 1863; et il
est à croire qu'il y aura eu une plus grande augmentation en 1864, car la
Belgique est en voie de prospérité, et ses impôts rapportent plus d'an-
née en année. M. Arrivabene croit que les mesures prises pour rempla-
cer l'octroi ne sont pas absolument orthodoxes, économiquement parlant ;
mais il était difficile d'en trouver d'autres, et c'est politiquement que la
suppression de l'octroi doit être considérée. Après tout, c'est une ré-
glementation de plus qui est tombée, une nouvelle liberté qui a été ac-
quise. Quand on a supprimé les barrières qui frappent les provinces,
maintenir celles qui séparent les villes des campagnes, c'est tout au
moins une absurdité.
La Hollande a suivi, dans cette mesure libérale, la Belgique.
La ville de Turin, pour attirer, par la vie à bon marché, une popula-
tion qui remplace celle queJe transfert de la capitale lui a enlevée, en
fera peut-être autant. . et la France? M. Arrivabene espère qu'un jour
viendra qu'elle ne voudra plus, elle aussi, qu'il soit maintenu une diffé-
rence d'intérêt entre ses habitants. M. Arrivabene ajoute qu'en Belgique
SOCIKTI': D'fiCONOMIE POLITIQUE. 171
le nouveau syslcine est déjù si enraciné dans les liahiludcs, qu'on s'en
Irouve si bien, (pie ([iii proposerait d'en revenir serait considéré comme
un mauvais citoyen.
M. Arrivabenc, invité é};alement [)ar M. le président à vouloir bien
donnera la réimioii quebpies rcnsei};nements sur l'état des finances du
royaume d'Italie, se borne à ciler des faits qui, selon lui, parlent hau-
tement en faveur du patriotisme et de la probité des Italiens, et qui
témoi[}nent, en même temps, de la confiance qu'ils ont dans les desti-
nées du pays, et combien sont {jrandes les ressources financières qu'il
possède.
M. Sella est, en septembre 186i, char{i?é du portefeuille du ministère
des finances : il trouve le trésor presque à sec. On répand dans le pays
le bruit qu'il va faire tomber sur lui une bombe formidable. La
bombe éclate : M. Sella ne demande rien moins que le payement immé-
diat de l'impôt foncier de 1865, c'est-à-dire 125,000,000. Grande
frayeur: les préfets absents courent à leur poste; ils craignent l'agita-
tion, hs émeutes. Eh bien ! vaines frayeurs. Le conseil provincial de la
province de Brescia, ville et province patriotiques par excellence, dé-
clare qu'il se chargera d'avancer l'impôt pour les contribuables qui ne
seraient pas en état de le payer. L'exemple est suivi immédiatement par
toutes les provinces et par les communes du royaume; les riches proprié-
taires déclarent qu'ils avanceront les cotes des pauvres, et, avant la fin
de l'année 1864, la presque totalité de 125,000,000 est entrée dans
les caisses de l'État, et le trésor regorge momentanément de numéraire.
Voilà pour le patriotisme.
Quanta la probité, elle s'est montrée d'une manière éclatante dans
l'établissement de l'impôt mobilier. C'est un income-tax levé sur la
seule richesse mobilière; le reven.u foncier en est exempté. Cet impôt
est basé sur les déclarations des contribuables.
Une commission avait été nommée par le gouvernement avec la mis-
sion de préparer un projet de loi sur la matière. La commission était
présidée par M. le comte de Revel, sénateur du royaume, l'un des
hommes d'État qui, par le savoir, l'expérience et la sincérité de ses
convictions, honorent le plus le pays. Mais le comte de Revel n'avait
pas confiance dans les déclarations, et aussitôt que la majorité de la
commission les eut admises comme base de l'impôt, M. de Revel se re-
tira. Le gouvernement le remplaça par un personnage bien moins im-
portant, M. Arrivabene, mais qui avait confiance dans les déclarations.
La confiance fut justifiée par le fait.
Les déclarations ont dépassé un milliard et cent millions.
L'impôt pour la dernière moitié de 1864 a été fixée à 15,000,000;
pour 1865, le montant sera de 66,000,000. Ce sera à peu prés 5
172 JOURNAL DES ECONOMISTES.
pour 100 du revenu déclaré, proportion qui csl de beaucoup inférieure
au taux de Timpot foncier.
Quant à la confiance (jue le pays a en lui-même et en ses réformes
financières, elle est mise en évidence par la souscription au nouvel
emprunt. Le pays était invité à souscrire pour un quart de la rente pour
8,000,000, et il a souscrit pour près de 90,000,000!
M. Arrivabene a voulu s'arrêter à ce bref exposé, avec l'espoir d'avoir
fait sur les honorables membres de la réunion une impression tant soit
peu favorable touchant l'état financier et moral de son pays.
Après celte communication, qui a été écoutée avec le plus vif intérêt,
M. le président consulte la réunion sur les questions du prog^ramme pro-
posées par divers membres comme sujets de discussion générale. La
majorité se fixe sur une question formulée par M. J. Dupuit, inspecteur
divisionnaire des ponts et chaussées, en ces termes : « Y a-t-il une
science financière ? »
Il sera rendu compte de cet entretien dans une prochaine livraison.
BULLETIN FINANCIER
(frange — étranger)
Sommaire. — Emprunts en Italie et en Espagne. — En France, le budget et la grande
société algérienne.— Amélioration politique aux États-Unis relativement au Mexique.
— Situation monétaire. — Assemblées générales d'institutions françaises de crédit.—
Taux d'escompte sur les principales places de l'Europe. — Tableau des Bourses de
Paris, Lyon et Marseille. — Bilans de la Banque de France et de ses succursales.
Deux emprunts publics viennent d'être contractés au delà des monts
par les gouvernements d'Italie et d'Espagne. Le premier est de 425 mil-
lions; mais il n'a été réservé au public que i60 millions, le reste étant
adjugé par contrat passé avec des maisons de banque. Ces 160 mil-
lions (capital nominal), forment une rente de 8 millions constituée
en 5 0/0 et émise à 66 francs, ce qui réduit l'emprunt au capital réel
de 105,600,000 francs. Le public italien, pour les 8 millions de rentes
offerts, a demandé 86 millions. Malgré toutes nos sympathies pour le
gouvernement libéral et éclairé de la Péninsule, nous ne pouvons pren-
dre ce dernier chiffre au sérieux ; évidemment chacun en souscrivant
comptait avoir, qui sait, un dixième seulement peut-être de sa de-
mande et souscrivait un chiffre en conséquence. Néanmoins, il reste
un résultat acquis. Les nationaux ont souscrit eux-mêmes l'emprunt;
c'est là un point satisfaisant. De même en France, sous la Restauration,
les premiers emprunts furent soumissionnés par des étrangers ; ce n'est
qu'à partir de mai 4818 que le public français rechercha sa propre
RULLKTIN FINANCIER. 473
rente, et y mit la mùine ardeur qu'aujourd'hui le |»ul)iic italien.
En Espai!;no, le rc'sullat, sans (Mre aussi brillant, a ét(! néanmoins satis-
faisant. La sonuuo à énioltre ('tait (100 millions de rc'^aux (capital ciïcctif),
de 3 0/0 ;\ '<! 1/2. Les souscriptions ont atteint l,82"2 millions de réaux,
dont 500 j)ar des maisons françaises et 1,3^22 par des Espai,'nols.
Nous rej^retlons que le gouvernement es|)a2;nol persiste dans sa li{^ne
de conduite vis-;\-vis des rëclamations qui lui sont faites par des crëan-
ciers étrangers. La justice est faite pour tout le monde, môme pour les
gouvernements (Louis XII disait surtout pour les rois); et l'Espagne
pourrait, sans déroger, prendre des arbitres si elle croit avoir raison;
ne pas le faire, c'est laisser supposer qu'elle n'est pas bien sûre de son
bon droit, et en ce cas prendre conseil de la mauvaise foi. Ce n'est pas
là le moyen de faire de bonnes finances.
En France, la discussion du budget est brillante, mais stérile ; cepen-
dant la commission du budget elle-même a reconnu la nécessité de pra-
tiquer la politique du désarmement et de faire des économies impor-
tantes dans les budgets de la guerre et de la marine. Puissent les con-
seils du gouvernement recueillir et faire fructifier ces critiques modérées,
sorties du parti conservateur !
Le voyage de l'Empereur en Algérie a fait éclore un projet qu'un traité
avec des notabilités fiilancières ne va pas tarder à mettre à exécution.
Il s'agit d'une grande compagnie au capital-ac>tions de 200 millions,
devant favoriser en Algérie le commerce, l'agriculture et l'industrie.
Cette société émettra des obligations et prêtera au gouvernement
100 millions à 5 1/4 0/0 (amortissement compris), destiné à des travaux
publics en Algérie. Le gouvernement a la faculté de réduire ce prêt à
72 millions. L'État promet de vendre à la compagnie 100,000 hectares,
moyennant une rente de 1 franc par hectare durant cinquante ans et de
lui concéder les mines, dont elle découvrirait les gisements dans un
délai de dix années. Il y aurait certes à critiquer bien des choses dans
ce plan financier, et même des choses fondamentales ; cependant nous
le préférons à la non-exécution des projets auxquels il répond ou
même à leur exécution par l'État.
Au Mexique, il y a de l'amélioration, en ce sens que le gouvernement
des États-Unis, bien conseillé, a la résolution de mettre en pratique la
politique de non-intervention. Puisse cette sagesse du nouveau président
nous permettre de quitter au plus tôt ce sol inquiétant pour la paix du
monde!
Du côté monétaire il y a, non du mieux, mais surabondance de capi-
taux inactifs ; on sent que cet embonpoint est d'aussi mauvais augure
que l'étisie de l'année dernière ; car il n'amène pas la hausse, au
moins sur certaines valeurs affectées d'une dépréciation continue. C'est
une vraie liquidation des fautes des années antérieures. Puisse cet en-
seignement nous servir à ne pas retomber plus tard dans les mêmes
errements!
L'intérêt des bons du Trésor a été abaissé le 29 mai de 1/2 0/0 ; 2 0/0
pour les bons de 3 ;\ 5 mois, 2 1/2 0/0 pour ceux de 6 à 11 mois, et 3 0/0
^74 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
pour ceux à un an. Les taux d'escompte aux banques de France et d'An-
gleterre ont été modifiés comme suit ;
FRANCE. ANGLETERRE.
Effets. Avances. Effets.
9 mars. . . 3 1/2 0/0 4 0/0 30 mars 4 0/0
i" juin. . . 3 0/0 4 0/0 4 mai 4 1/2 0/0
25 mai 4 0/0
l^'"juin 3 1/2 0/0
Passons en revue les résultats obtenus pour l'exercice 1864 par quel-
ques-unes des sociétés de crédit de la France.
Le Crédit foncier de France^ malgré l'importance de ses opérations en
1863, les a encore vues s'augmenter en 1864, quoique dans une propor-
tion moins forte ; en voici le détail pour les trois dernières années :
1862 186» 1864
Prêts hypothécaires à longterme. 85,982,200 107,910,000 74,015,800
Prêts pour travaux de drainage. 178,600 83,500 188,000
Prêts hypothécaires en Algérie. 627,900 533,900 861,700
Prêts communaux 33,646,501. 39,301,590 37,084,754
Avancessurobligationsfoncières. 9,229,672 19,839,607 3,591,356
— obligat. communales. 5,327,385 2,431,503 1,201,081
— Valeurs diverses. . . 27,612,074 12,615,361 4,212,115
Effets du Sous-compt. jHypoth. 65,835,321 96,948,218 164,958,138
des entrepreneurs. .jNantiss. 17,331,169 14,156,855 10,932,280
245,570,822 293,820,534 297,045,224
L'augmentation provient en forte partie du Sous-comptoir des entre-
preneurs, les opérations propres au Crédit foncier ayant plutôt diminué
certaines môme, les prêts hypothécaires à long terme, par exemple, d'une
manière assez notable. Cette diminution porte principalement sur des
prêts d'une importance supérieure à un million, d'une durée de 50 ans
et afférents à des immeubles situés dans le département de la Seine. Cela
nous consolerait de cette décroissance si nous ne craignions de voir re-
venir par le Sous-comptoir des entrepreneurs ce que le Crédit foncier
perd de son propre chef.
En efifet, le Sous-comptoir nous fournit les chiffres suivants qui ont le
tort de ne pouvoir concorder comme forme et époque avec ceux du Gré-
dit foncier, mais qui, au moins, traduiront l'accroissement des opérations
du Sous-comptoir et leur nature.
Voici la situation en fin d'exercice :
Exercices finissant le 31 octobre. Crédits sur hypothèques. Total des crédits ouverts
1860 11,096,799 11,791,532
1861 19,323,000 20,442,250
1862 28,152,632 34,147,672
1863 45,788,588 48,296,767
1864 53,263,624 54,776,993
BULLETIN FINANGIRR. 47r>
On voit donc clairomont que la presque unanimité dos crédits ouverts
par le Sous-coinploir sont garantis p;ir des liypotliè(ines; ce sont, fi vrai
(lire, dos priMs liypotliëcaires. Si donc la masse dos pnHs hypothécaires
propres au Crédit foncier ot consentis en 1864 a diminué de Vt millions,
il y aauf^montationpour le Sous-comptoir de 68 millions ; c'est une trans-
formation avec agG;ravation. Ce n'est [)as que nous regrettions de voirie
Crédit roncier faire les allaires ([ui relèvent de son titre, mais nous vou-
drions le voir moins engagé dans les grandes villes et plus sollicité dans
les campagnes. Nous voudrions surtout lui voir liquider ses comptes
courants, opération d'autant i)lus déplacée chez lui, (}u'il verse la moitié
de leur produit dans les caisses du trésor.
Le Crédit foncier a distribué, pour 1864, à chaque action libérée de
250 fr., la somme de fr. 47 50 contre 45 fr. pour 1863, et 40 pour 1862.
On voit qu'il y a augmentation; mais est-ce sans risques, et surtout
cette institution répond-elle bien à tous les besoins qui ressortent de
son objet?
Le Sous-comptoir des entrepreneurs a vu également le produit de ses
actions (actions de 100 fr.) progresser chaque année; pour 1859-60,
4 fr. 30; pour 1860-61, 6 fr. ; pour 1861-62, 9 fr. ; pour 1862-63, 12 fr, 50 ;
enfin, pour 1863-64, 16 francs.
Le Crédit agricole est une autre satellite du Crédit foncier. Il vient de
doubler son capital, actuellement porté à 40 millions, dont deux cin-
quièmes, 16 millions, seront versés sous peu. L'année dernière, il opé-
rait avec 20 millions de capital émis, et 4 millions de capital versé. On
voit que, de ce côté, il grandit rapidement ; tant mieux s'il répond à
son titre. La forme employée par le Crédit agricole est l'escompte,
au moins en majeure partie. Voici les résultats de cette nature d'af-
faires pour les quatre exercices actuellement écoulés depuis sa fonda-
tion :
Somme d'effets.
59,713,903
110,245,209
184,593,581
261,736,305
Si la qualité répond h. la quantité, nous ne pouvons que féliciter le
Crédit agricole de l'activité qu'il déploie ; ses répartitions aux actions
ont été de 17 pour 100 pour 1864, contre 13 pour 100 pour 1863,
10 pour 100 pour 1862 et 9. 33 pour 100 pour 1861.
Le Comptoir de Vagriculture, quatrième satellite du Crédit foncier,
a vu ses opérations commencer en août 1863 seulement, son capital est
de 6 millions, dont 2,400,000 fr. versés. Comme pour la société précé-
dente, l'escompte est sa principale opération. Il est entré dans son por-
tefeuille, durant les dix-sept mois écoulés, d'août 1863 à fin 1864, des
effets pour une somme de 15,241,848 fr., dont 1,399,828 fr. d'effets di-
vers, 4,250,247 fr. de warrants et 9,551,773 fr. d'effets résultant de cré-
dits. Le Comptoir de l'agriculture a distribué à ses actionnaires, pour
1863-64, 17 fr., soit 7 0/0 par an des versements effectués.
Exercices.
Nombre d'effets.
1861
13,259
1862
27,678
1863
47,602
1864
115,750
Augmentation.
Moyenne par effet
»
4,500
84 0/0
3,900
67 0/0
3,700
42 0/0
2,250
476 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
La Socicté générale de crédit mobilier n'a pas vu se réaliser, pour 1864
les espérances qu'elle concevait en 1863. Elle n'a pu donner à chaque
action que 50 francs, et encore en prenant plus de 4 millions sur sa
réserve extraordinaire , qui ne monte plus qu'à 1,334,874 fr. Il est
vrai que l'année a été besogneuse, et que 10 0/0 est encore pour l'ac-
tionnaire primitif un beau revenu. Pour 1864 et 1863 il avait réparti
125 fr. par action et par année.
La Société générale de crédit industriel et commercial a distribué, pour
1864, à chaque action de 500 fr. au versement de 125 fr., 25 fr. 50
contre 19 fr. pour 1863, et 10 fr. 80 pour 1862. Décidément elle a vu
juste en favorisant la création de la Société de dépôts et de comptes
courants; la concurrence, loin de lui être défavorable, a augmenté ses
forces ; avis à ceux qui la craignent. Cependant n'oublions pas que la
hausse du taux de prestation de capitaux, en 1864, a dû contribuer à
amplifier le revenu de cet exercice.
Nous avons parlé de la Société de dépôts et de comptes courants ; cette
institution, au 31 décembre 1863, n'était âgée, à six jours près, que de
dix-huit mois. La comparaison avec elle-même est difficile. Elle avait
distribué 4 fr. à chaque action de 500 fr. libéré de 125 fr. pour 1863 ;
pour 1864 (année entière), elle a réparti 9 fr. ; la progression est peu
sensible, mais il y a amélioration ; après tout, laissons lui le temps de
se développer.
La Société générale pour favoriser le développement du commerce et de l'in-
dustrie en France n'a fonctionné que pendant six ou sept mois de 1864 ;
on ne peut donc rien induire des résultats de cet exercice tronqué.
Disons seulement que les bénéfices de 1864 lui ont permis de répartir
par action de 500 francs, au versement de 125 fr., 6 fr.,soit 8 à 9 0/0.
Le Sous-comptoir du commerce et de l'industrie ^ satellite du Crédit
industriel et commercial, a réparti pour 1864, à chaque action de 500 fr.
au versement de 125 fr., 7 fr. 50 au lieu de 9 f. 50 pour 1863. Des pertes
assez importantes, mais sur lesquelles il pourrait y avoir des rentrées à
espérer, sont cause de cet affaiblissement du produit des actions.
Le Crédit foncier colonial a tout lieu d'être satisfait des résultats de
l'exercice 1864. Ses opérations aux colonies, suspendues en 1863 pour
cause de modifications profondes dans sa manière d'opérer, et dans le
chiffre de son capital, porté nominalement de 3 à 12 millions, et comme
versements effectués de 750,000 fr. à 3 millions, ont atteint les chiffres
suivants pour 1864 : demandes de prêts 23,116,330 fr. ; prêts provisoire-
ment consentis par les commissions coloniales, 16,699,176 fr. ; prêts ra-
tifiés par le conseil d'administration, 9,046,576 fr., dont 4,550,500 fr.
réalisés au 31 décembre 1864, et 4,496,076 fr. à réaliser à la même
date. Remarquons que de l'origine de la société (oct. 1860) à la clôture
de l'exercice 1863 les prêts consentis montaient à 7,334,150 fr. ; l'année
1864 a donc, à elle seule, dépassé les trois années précédentes réunies,
de 1,712,426 fr. On voit que cette institution ne pèche pas du côté de
l'activité; elle ne pèche pas non plus par l'intelligence, puisqu'elle a pu
donner à chaque action pour l'année entière 1864 13 fr. 25 c, soit
BULLETIN FINANCIER. 477
10,60 0/0, chiiquc action do 500 fr. n'ayanl versé que 125 fr. Elle a, en
outre de son capital de 1*2 millions, émis pour 25 h 26 millions d'obli-
gations, dont le service annuel est inférieur de beaucoup au taux au-
quel elle peut prôtor aux colonies.
Ancionncnicnt l'annuité à servir au Crédit foncier colonial par ses
emprunteurs montait à 10 0/0 ; aujourd'hui elle est de i0,04 0/0 ; comme
on voit l'aggravation est bien faible; cependant l'intérêt de 6,38 0/0 a été
porté ;\ 8 0/0, et les frais d'administration (bénéfices du Crédit foncier
colonial) de l à 1,20 0/0 ; le secret consiste en ce que l'amortissement
se faisant actuellemenl sur 30 ans, au lieu de 20, peut n'employer
que 0,84 0/0, au lieu de 2,60 0/0.
Le Sous-cojuptuir des cheviins de /'<'?*, ({ui, comme on sait, n'a pour ac-
tionnaires que des compagnies de chemins de fer français, a pu donner
6 0^0 pour 1864, contre 3 1/4 0^0 pour 1863, ou 3 1/2 0/0 pour 1862. II y a
là une amélioration sérieuse. Mais n'oublions pas que le but des com-
manditaires n'est pas tant de recevoir de gros revenus, que de faciliter
l'écoulement de leurs titres et le classement d'actions et d'obligations de
chemins de fer français.
L'Omnium-Lyonnais, crédit mobilier sous forme de société civile, a
réparti à ses actionnaires pour 1864-65,30 fr. ; contre, 40 fr. pour
1863-64; 45 fr. pour 1862-63, et 37 fr. pour 1861-62. Le Comptoir d'es-
compte de Lyon (A. F. Collet et Ce) voit, au contraire, s'élever le produit
de ses actions : 50 fr. exercice 1864, 46 fr. 50 ex. 1863, 44 fr. ex. 1862.
Le crédit lyonnais (société à responsabilité limitée) qui n'avait pu pro-
duire, on se le rappelle, que 4 0/0 pour 1863, a pu répartir à ses action-
naires 26 fr. 25, soit 7 0/0 pour 1864, malgré une perte importante éva-
luée sur les actions d'une société industrielle, la Fuchsine, patronnée
par cette compagnie. Le crédit lyonnais a assez intelligemment combiné
ses comptes courants de dépôts pourvoir, grâce à leur utilité, le chiffre
de leur montant s'accroître de 6 à 10 millions, et un moment (avril
1864) à 15. Nous avions raison, il y a un an, de ne pas juger cette
affaire sur des débuts difficiles.
Les taux d'escompte des effets de commerce aux banques publiques
des principales villes de l'Europe sont les suivants : Paris, Amsterdam
et Bruxelles, 3 0/0 ; Londres et Francfort-sur-le-Mein, 3 1/2 0/0 ; Berlin,
4 0/0; Vienne et Turin, 5 0/0; Saint-Pétersbourg, 51/2 0/0; Lisbonne,
6 0/0 ; enfin Madrid, 8 0/0. A Hambourg, où il n'y a pas de banque de
circulation, le taux d'escompte des effets de commerce sur le marché
est à 2 1/2 O/'O.
Alph. Courtois fils.
^i78
JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
PAIR
100
-1000
500
500
500
500
500
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500
500
500
500
500
500
500
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a verser
»
»
250
»
375
200
250
250
200
PARIS-LYON-MARSEILLE. MAI 1865.
RENTES. -BANQUES. -CIIKMINS DE VER.
3 0/0t18(;2), jouiss;mce l*^"" avril ] H {>:>... .
Banque de France, jouissance janvier 'I8(i5. . .
Ciédit foncier, jouiss. janvier 18C5
Crédit mobilier, jouissance janvier -ISOo....
Société générale, jouissance avril 18(>5
Crédit moiiilier espagnol, j. janvier 4 805, . , .
Paris à Orléans, jouissance avril ^ 805
^o^d, jouissance janvier 1805
l!:st (Paris à Strasbourf;), jouiss. mai 1805. ,
l>aris-Lyon-Médilerranée, jouiss. mai 1805. . .
'^Hdi, jouissance janvier 1805
Ouest, jouissance avril -1 805
Bessègcs-Alais, jouissance janvier 1805
Libourne- Bergerac, jouissance sept, 1864 .,.,
Lyon à laCroix-UousGe,jouissancejanv, 1804.
Lyon à Sathonay, jouissance juillet 18C3
Charentes, j. février 1 805
Médoc, jouissance janvier 1 805
Sainl-Ouen [Cb. de fer et docks) j. janv, 1865
Guillaume-Luxembourg, j. juillet 1802,.,.
Ch. de fer Vict. -Emmanuel, j.janv. 1805...,
Ch. de fer Sud-Autric.-Lomb., j. mai 1865,..
Chemins de fer autrichiens, j. janv. 1805..,.
Chemins de fer romains, jouissance avril 1865.,
Chemin de fer ligne d'Italie, j. janvier 1804,,
Chemin de fer de l'Italie mérid, j. janv. t805.
Chemin de fer ouest suisse, j. mai 1800
MadridàSaragosseet Alicante,j. jaiiv, 1805,.,
Séville-Xérès-Cadix, j. janv. 1 865
Nord de l'Espagne, jouissance janvier 1805.,.
Sarragosse à Pampelune, j. janvier 1805
Sarragosse à Barcelone, j, avril 1863
Chemins portugais, j, janv, 1805
r'" ri. ha
Ull
PI. bas
cours.
cour.s.
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50
1050 »
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521
15
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»
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»
250
»
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»
180
»
180 »
»
»
»
370 »
375
»
370 »
»
425
»
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347 50
300
»
300 »
125 »
130
»
113 »
303 75
307
50
301 25
538 75
530
»
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437 50
447
50
432 50
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282
50
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1 05 »
107
50
1 35 »
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1.30 »
222 50
235
»
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Dcrn.
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1280 »
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592 30
507 50
833 »
1070 »
505 «
887 50
595 »
525 «
180
423 »
317 50
120 »
303 75
493 73
433 73
200 »
323 »
140 »
232 30
140 »
157 30
217 50
PAIR
FONDS DIVERS
Banques et Caisses,
100 4 1/2 0/0,j . 22 mars 05
500 Obi. trent., j.20janv, 65
100 Angleterre 3 0/0, consol,
500 Tunis 7 0/0 j. mai 1805.
100 port. 3 0/0 j.janv, 1805.
100 Mexiq. 0 0/0 j. av. 1805.
500 — Obi, 1865
100 Italie, 5 0/0, j.janv. 1805
100 — 3 0/0 j.avr, 1805,,.
100 Rome, 5 0/0, j.janv. 05
100 Autr., 5 0,0, Ang.janv.65
fl300 —lotsde 1800 j.janv. 65
100 Esp. 3 O/Oext.,41 j. j. 05
100 — 30/0cxt.18o0_,j.j.05
100 — 3 0/Oint., j.janv. 1805
100 — Dette diff., j.janv. 05
100 — Dette passive
500 Turq,.Emp, 00, j.janv. 05
300 — Emp. 03 j.janv. 1805.
^00 Belg. 4 1/2 0/0 j. mai 65.
lOOO Haïti, jouiss. janv. 1863.,
1 00 Russie, 5 O/O j. mai 65 . .
500 Crédit agricole
500 Crédit foncier colonial., , ,
500 Compt. d'escom, de Paris,
100 S.-compt. desEntrepren.,
500 Crédit Indust. et comm . , .
500 S. C. ducomm.et de l'ind.
500 Soc, de dép* et Ctes cour,.
500 Caisse Bechet et C^
500 L'approvisionnement . . . .
500 Compt. de l'agriculture. .
500 Banque (ic l'Algérie
1 00 Id. E. Naud et C* Bonnard.
500 Crédit Lyonnais
333 Omnium lyonnais
5(»0 Comp. {;cn. de cr. en Esp,
500 Crédit foncier autrichien,
500 Banque oltoinane
2(M) Banque dcdé]». (les Pnys-Bas
500 Crédit niob, italici
540 Crédit mob. néerlandais, .
''';^i!rawaîaiiiaaaHaMaBMaaaHaiaiiaaMÎiiâ
Plus 1
haut
.
90
»
450
»
907/8
385 »
40 3/4
52 »
341
25
06
25
41
25
77
»
83
»
1080
»
41
»
45
/2
42
41
r/8
»
32
»
375
»
300
»
100
080
3/8
9H/^
800
»
045
«
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245
»
722
30
515
»
501
23
300
»
»
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»
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»
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307
50
Plus
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bas.
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88 7/8
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»
46 3/8
500
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500
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4) »
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74 1/2
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81 1/2
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1 075 »
n
41 .)
750
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»
30 »
»
307 50
»
350 25
500
99 »
500
080 »
»
901/4
»
627 50
250
027 50
»
942 50
500
228 75
500
707 50
500
512 50
250
555 »
500
490 »
200
»
500
»
500
930 »
250
46 25
000
487 50
500
»
250
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500
037 50
500
050 »
1 000
505 ..
5000
420 »
5000
350 ^
5000
SOCIÉTÉS DIV'"
par actions.
Omnibus de Paris
G® imp. d, voit. dePari.s.
Canal maritime de Suez.
Mess. Impér. serv. mar.
Navigation mixte
Marc Fraissinet et G*. , .
Comp. transatlantique ,.
Loire (charbonnag.) . . ,
Montrambert (charb.). .
Saint-Étienne (charb). .
Rive-de-Gier \Charb.). .
Grand'Gombe (charb.) ,
Carmaux
Vieille-montagne (zinc),.
Silésie (zinc^
Terre-Noire (forges) . . .
Marine et chemin de fer,
Méditerranée (forges) • ,
Océan (forges'^
Greusot (forges)
Fourchambault (forges).
Horme i forges^
Firm'ny i^aciér'es)
Chàtillon et Commentry.
J.-F.Cail et C^ (us'nes).
Magas, génér. de Paris.
Docks de Marseille anc.
Rue impériale (Lyon\ .
C* immobilière (Rivoli).
Deux-Cirques
C^ générale des eaux. ,
Gaz de Paris
de Lyon
. — de Marseille
(le Bruxelles
Union des gaz
Lin Mabcrly
Lia Cohiii
phénix Incendie
Nationale Incendie
lirbaine lucend,e
Union \ie
Plus
haut.
1117
50
87
50
4 GO
»
825
»
390
»
520
»
500
»
181
2b
147
50
180
»
103
75
993
»
»
281
25
107
50
403
75
820
»
1340
»
485
»
603
»
43(»
»
812
50
230
»
240
3)
900
»
597
30
550
»
410
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480 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
BULLETIN
FINANCES DE LA TURQUIE
CRÉATION d'un GRAND-LIVRE DE LA DETTE PUBLIQUE ET CONVERSION
DE LA DETTE INTÉRIEURE. — RAPPORT DU MINISTRE DES FINANCES AU SULTAN.
Deux lois, promulguées les 17-29, 18-30 et 19-31 mars 1865, ont
pour objet la création d'un grand-livre de la dette publique et la coD'
version de la dette intérieure. Nous reproduisons le rapport de M. Mo-
hammed-Kiani, ministre des finances.
Les importantes et heureuses réformes financières, successivement
réalisées depuis l'avènement de Sa Majesté Impériale, témoignent d'une
manière éclatante de la sollicitude du Gouvernement impérial pour l'ad-
ministration des finances de l'Empire. Mais parmi les questions qui fai-
saient l'objet de ses plus graves préoccupations, se plaçait au premier
rang celle de la réorganisation et de l'unification de la dette publique
intérieure. Les imperfections du régime actuel n'avaient point échappé
à la sagacité de Votre Altesse et des ministres de Sa Majesté Impériale.
Depuis longtemps déjà, l'absence d'uniformité entre les diverses catégo-
ries de titres qui composent la dette publique, avait été signalée comme
une cause permanente de défaveur et comme un obstacle à l'introduction
des mesures d'ordre et de régularité que réclame la bonne administra-
tion des deniers publics.
En effet l'Etat compte trois espèces de dettes publiques intérieures,
représentées par des obligations qui diffèrent entre elles, non-seulement
par les conditions fondamentales, mais encore par la nature et par la
forme; ce qui complique, sans profit pour le public, les rouages de l'ad-
ministration financière et crée des anomalies regrettables. Ainsi les
Eshami-Djédidés de la quatrième émission, qui ont eu le bénéfice d'une
active circulation, sont en grande partie passés à l'étranger où ils font
l'objet de transactions nombreuses, tandis que les autres titres se sont
en quelque sorte immobilisés dans le pays. Les Eshami-Djédidés eux-
mêmes, bien que jouissant, comme on vient de le dire, d'une faveur
marquée, sont loin d'avoir, soit à Constantinople, soit à l'étranger, tout
le crédit qui leur serait certainement acquis, si les conditions, la forme
et le mode de paiement n'en entravaient la circulation. Enfin on doit
constater que ces titres, à quelque catégorie qu'ils appartiennent, sont
à peine connus hors de Constantinople, de sorte que dans l'intérieur de
l'Empire, les capitaux sont souvent improductifs, faute d'emploi, alors
que les valeurs publiques de l'Etat restent invariablement cantonnées
dans la Capitale, au grand dommage des intérêts commerciaux et indus-
triels et aussi de la fortune immobilière.
FINANCKS l)K LA TUHOUIK. 18 1
Les conséquoiices funestes de ce système a\ aient fra])jjé tuus le»
esprits; mais malheureusement le Gouvernement Impérial avait dû
ajourner les i)rojets de réforme que cet ëtat de choses lui suggérait ; car
pour opérer la transformation et l'unification de sa Dette intérieure, sa
seule initiative <'tait insuflisante : il lui fallait la coopération de grands
capitalistes, qui puss(Mit se charger de toutes les opérations financières
que comporte une pareille réforme et qui sont en dehors de l'action du
Gouvernement.
Dans cette situation, des capitalistes étrangers, aussi recommandables
par leur caractère et leur réputation que par la haute position qu'ils
occupent dans le monde financier, ont fait à Votre Altesse des proposi-
tions qui répondaient exactement aux vœux du Gouvernement Impérial
et qui tondaient à aplanir les obstacles qui seuls s'étaient opposés jus-
qu'ici à la réalisation de ses projets.
Ces propositions ayant été agréées en principe, Votre Altesse a daigné
confier h une Commission spéciale le soin d'étudier les questions qui se
rattachent à la conversion de la Dette publique ; de préparer les lois
qui seraient destinées à réaliser cette imj)ortante réforme, et, s'il y avait
lieu, de déterminer les conditions du concours offert au Gouvernement
Impérial par les capitalistes, promoteurs de ce projet.
La Commission ainsi instituée sous ma présidence a accompli sa tâche,
en rédigeant, après une étude consciencieuse et une discussion appro-
fondie, trois projets de lois que j'ai l'honneur de soumettre à la haute
appréciation de Votre Altesse.
La première de ces trois lois est relative à l'institution du Grand-Livre
de la Dette publique de l'Empire Ottoman.
La Commission a pensé, suivant en cela les inspirations de Votre
Altesse, qu'il était indispensable d'asseoir la Dette intérieure sur une
base normale et de déterminer les conditions générales et invariables
qui régiraient dans l'avenir les obligations de la Dette publique. Le
Gouvernement Impérial s'est proposé, en effet, en adoptant ce nouveau
système, d'écarter la nécessité de conclure des emprunts d'État avec
affectation privilégiée de ses revenus, et de se mettre en mesure d'ac-
complir les travaux publics projetés, sans subir des conditions onéreu-
ses, et, dès lors, la Commission a dû rechercher quels devaient être les
éléments de ce nouveau régime. Il fallait enfin que les charges du Trésor
fussent allégées sans dommages pour les intérêts du public et pour le
crédit de l'État.
La Commission a cru trouver la solution de ces divers problème»
dans'la création du Grand-Livre de la Dette publique.
La Dette publique inscrite au Grand-Livre sous la dénomination de
Dette générale de l'Empire Ottoman, comprendra le montant des dettes
dont l'inscription au Grand-Livre aura été ordonnée suivant la loi.
La dette générale sera représentée par des obligations libellées en
trois langues, portant un intérêt fixe et uniforme, dont les coupons
seront payés, tant à Constantinople que dans les principales villes de
l'Empire et de l'étranger où il y aura convenance, dans le but d'en faci-
1 ; — Vi\ juin iSfir». — Svpplpvient. 31
482 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
liter la négociation et la circulation sur tous les marchés financiers de
la Turquie et de l'Europe.
L'amortissement par voie de rachat permettra au Gouvernement de
former un fonds de réserve constituant la garantie de la Dette générale
et pouvant, tout en conservant son caractère d'inaliénabilité, venir lar-
gement en aide à toutes les entreprises d'utilité publique.
Enfin le service de la Dette générale sera assuré et garanti, indépen-
damment des sécurités résultant de la création du fonds de réserve, tant
par le revenu général actuellement libre de l'Empire Ottoman, que par
les revenus engagés antérieurement et qui deviendront disponibles au
fur et à mesure de l'amortissement des dettes extérieures dont ces re-
venus constituent la garantie.
Votre Altesse appréciera d'ailleurs avec plus de certitude les avan-
tages de cette combinaison par l'application qui en sera faite à la con-
version de la Dette publique intérieure.
La deuxième Loi ordonne l'inscription au Grand-Livre de la Dette
générale de l'Empire Ottoman, d'une somme de 40 millions de medjidiés
d'or, dont 29 millions consacrés aux opérations de la conversion, 4 mil-
lions au service de la Trésorerie et 7 millions à émettre ultérieurement,
aux époques et dans les conditions déterminées par la loi. Votre Altesse
voudra bien remarquer que les charges du Trésor ne sont point aggra-
vées par l'inscription de cette Dette et que la somme de 4 millions en
obligations dont dispose le Ministère des finances représente exactement
le capital des intérêts que le Gouvernement Impérial aura épargnés par
l'effet de la conversion.
La troisième Loi est entièrement consacrée à la conversion de la Dette
publique intérieure de l'Empire, c'est-à-dire, à la transformation en
obligations de la Dette générale des Eshami-djédidés, des Tahvilati-
mumtazès et des Serghis de dix ans.
Je vais exposer brièvement la marche suivie par la Commission pour
trouver les bases équitables de la conversion de chacune de ces trois
catégories de titres.
Si l'on rapproche ces titres à convertir des obligations de la Dette
générale, on constate les deux différences fondamentales qui le distin-
guent :
1** Le taux de l'intérêt qui est de 6 pour 100 Tan sur les titres à convertir
est de 5 pour 100 seulement sur les obligations de la Dette générale ;
2** L'amortissement par voie de tirage et de remboursement au pair,
qui est remplacé, dans le système du Grand-Livre, par un amortissement
par voie de rachat et par la constitution du fonds de réserve.
En ce qui touche le premier point, et après un examen consciencieux
de la question posée et des précédents financiers, la Commission a re-
connu la nécessité d'indemniser les porteurs des titres à convertir, de
la réduction du taux de l'intérêt, au moyen d'une augmentation propor-
tionnelle du capital.
Faisant l'application de ce principe aux trois catégories de titres à
convertir, elle a proposé de donner 121 medjidiés d'or de la Dette gêné-
FINANCES DE LA TURQUIE. 483
raie en échange do 100 mcdjidiés d'or on Eslmmi-djc^didës, ot 143 medji-
diés d'or do Ifi Dello gcndriik' en cchango do 100 rnodjidids d'or de
Tahviliiti-mumtaz^s. Ces deniior» titres dovaic^nt recevoir un dédomma-
gement double do celui qui est ofTort aux Eshami-djédidds, puisqu'ils
jouissaient d'un amorlissoniont annuel do T) |)0ur 100 ot qu'en raison de
cet avaulage, lo cours do ces valeurs excédait d'environ 10 pour 100 ef-
fectifs les cours des Eshami-djddi(l('iS.
Quant ti la conversion des Sergliis de dix ans, la Commission n'a pu
suivre le môme procédé, qui eût conduit à des résultats illogiques et
inacceptables pour le Trésor public. En effet ces Serghis, délivrés
dans des circonstances particulières ne présentent, ni quant à la forme,
ni quant au fond, les éléments constitutifs des obligations de la Dette
publique consolidée. Aucune assimilation n'était dojic possible entre
des titres d'un caractère aussi différent, et il devenait évident que si le
Gouvernement Impérial avait régulièrement servi dans le passé les in-
térêts attachés aux Serghis de dix ans, ils n'auraient jamais atteint le
cours des Eshami-djédidés. Celte infériorité relative était loin d'être
compensée aux yeux de la Commission par la stipulation d'un amortis-
sement que l'on savait ne devoir point fonctionner, et que le Gouver-
nement Impérial avait le droit et le devoir de supprimer ou de trans-
former.
Ayant mûrement pesé ces considérations, la Commission a pensé qu'il
serait équitable de convertir les Serghis de dix ans sur le pied du pair,
c'est-à-dire de donner 100 medjidiés d'or de la Dette générale contre
10,000 piastres nominales ou Serghis de dix ans.
Il devait être pourvu en outre et en dehors de la conversion au paye-
ment des intérêts à 6 pour 100 l'an échu et à échoir jusqu'au lcr-13 juin
prochain, et la Commission, tenant compte de l'importance de la somme
et de la nécessité de respecter l'équilibre établi entre les ressources et
les charges du Trésor impérial, s'inspirant enfin des principes posés au
sujet du payement de ces intérêts dans le premier Rapport financier de
A''otre Altesse à Sa Majesté Impériale, a proposé de répartir cette charge
sur les trois premières échéances semestrielles du, coupon de la Dette
générale, savoir: un tiers le ler-13 juillet prochain ; un tiers le l^'-lS
janvier et un tiers le l^r-jS juillet 1866.
Telles sont les bases de conversion proposées par la Commission pour
chaque catégorie de titres.
Aucune indemnité spéciale n'a été stipulée en ce qui touche le second
point relatif à la substitution d'un amortissement par voie de rachat, à
l'amortissement par voie de remboursement au pair. La Commission a
été amenée à reconnaître que ce changement de forme, d'une importance
secondaire, était plus que compensé par la création du fonds de réserve
et les autres avantages attachés aux obligations du Grand-Livre de la
Dette générale.
Parmi ces avantages, on doit placer en première ligne les bienfaits
d'une circulation active, favorisée parla contexture des titres, libellés
en trois langues, turque, anglaise et française, dont le capital est inscrit
484 JOUHNAL DES ÉCONOMISTES.
et les intérêts payables en trois monnaies distinctes, en medjidiés d'or,
en livres sterling et en francs, suivant le pays où les obligations sont
présentées; donc les coupons enfin sont acquittés non-seulement à
Constantinople et dans les grands centres commerciaux de TEmpire,
mais encore dans les quatre grands marchés financiers de l'Europe. La
combinaison à laquelle la Commission s'est arrêtée a donc le double
mérite de supprimer les causes de défaveur qui s'attachent à ces valeurs
publiques et de leur ouvrir en même temps de nouveaux et importants
débouchés qui écarteront le danger de fluctuations trop rapides et des
dépréciations nées le plus souvent de l'encombrement des marchés.
Enfin, les conditions générales de la conversion offrent au public de
telles sécurités et de tels avantages que, bien que cette mesure ne revête
aucun caractère de contrainte, le succès complet de cette grande ré-
forme ne saurait être mis en doute et toute hypothèse d'abstention
partielle doit être écartée.
La Commission ayant accompli cette première partie de sa tâche, a
communiqué les trois projets de loi à Sir Henry WolfiF et à M. Louis
Merton, tant pour leur compte personnel que comme représentants de
M. Laing et du General Crédit and Finance Company of London, qui
avaient offert au Gouvernement Impérial leur concours financier pour
la réalisation de l'unification de la Dette intérieure. La Commission leur
a demandé si ces projets de loi leur paraissaient concorder avec les pro-
positions qu'ils avaient faites et avec les vues qu'ils avaient exposées au
Gouvernement Impérial, relativement à la conversion.
Leur réponse ayant été affirmative, la Commission a immédiatement
procédé, de concert avec eux, à la rédaction du projet de convention,
qui renferme les conditions auxquelles MM. Laing, Wolfî et Merton, en
leurs susdites qualités, offrent de se charger des opérations financièr,es
de la conversion.
Je soumets en conséquence à Votre Altesse ce projet de convention
arrêté d'un commun accord entre la Commission et MM. les contractants,
qui se déclarent prêts, en vertu des pouvoirs dont ils sont munis, d'y
apposer leur signature dès que les lois qui servent de fondement à cette
convention auront été sanctionnées par Sa Majesté Impériale.
Le Ministre des Finances^ Mohammed Kiani.
(Courrier d'Orient.)
Statistique du royaume d'Italie.
L'Italie compte actuellement 59 provinces avec 7,720 communes. Les
villes les plus peuplées sont :
Naples, 447,065 habitants ; Turin, 204,715; Milan, 196,100; Palerme,
137,986; Gênes. 137,986; Florence, 114,363; Bologne, 109,395; Mes-
sine, 103,324; Livourne, 96,471.
Les forces militaires du royaume se répartissyient, en 1864, de la ma-
nière suivante :
BIBL10r;RAPniK. 485
Armt^t» : 80 réiiiinents «rinfanleric, lô^ioii auxiliairo (H dépôts de Ca-
gliari et do Sassari, -231,970 hommes ; fi régiments de bersagliers,
127,330 hommes; cavalerie, ii) réi^'iments, ^i0,33o hommes ; artillerie,
10 régiments (3 de place, .S de cam|)agne, 1 d'ouvriers, i de ponton-
niers), 31,347 hommes ; génie militaire, 2 régiments, 0,862 liommes;
3 régiments du train, 7,9o7 hommes. Corps divers (administration, chas-
seurs francs, mous(juelaires), 9,094 hommes. Carabiniers royaux, i4 lé-
gions, i9,224 hommes. Officiers, 14,000. Le total des hommes composant
l'armée régulière s'élève <\ 374,134.
Garde nationale : en activité, 1,230,988; réserve, 766,5.'>2; garde na-
tionale mobilisable, 720,210 hommes.
La marine de guerre du royaume d'Italie se compose de 8 vaisseaux
ordinaires et de 14 bâtiments cuirassés portant 1,322 canons ; les ma-
chines ont une force nominale de 20,065 chevaux. Équipages en activité
de service, 19,028 hommes; en non-activité, 4,134.
BIBLIOGRAPHIE
Essai historique et statistique sur la métallurgie, par MM. E. Petitgand et
A. RoNNA, ingénieurs. In-8 de 256 p. 1864. Paris, Noblet et Baudry.
Ce travail est l'introduction à la traduction faite par les deux ingé-
nieurs que nous venons de nommer de l'important ouvrage du Dr John
Percy, professeur de l'École des mines du gouvernement à Londres,
sous le titre de Traité complet de métallurgie^ lequel contient l'art d'ex-
traire les métaux de leurs minerais et de les adapter aux divers moyens
de l'industrie.
Nous n'avons point à parler des qualités de l'ouvrage de l'ingénieur
anglais qui jouit d'une grande réputation dans l'industrie métallique,
qui est au courant des progrès signalés dans les recueils périodiques de
l'Allemagne, de la Suède, de la France et de l'Angleterre, et qui a sur-
tout, au point de vue de ce dernier pays, un caractère de nouveauté,
attendu que les procédés pratiques dans les vastes usines d'outre-
Manche ont été jusqu'à ce jour fort imparfaitement décrits ou tenus à
dessein dans l'ombre. Nous voulons seulement signaler aux lecteurs de
cette Revue l'introduction historique et statistique, œuvre personnelle
des deux traducteurs dont l'un, M. Ronna, ex-professeur de chimie en
Angleterre, a été choisi par l'auteur du Traité de métallurgie pour ses
études spéciales et sa connaissance approfondie de la langue anglaise,
et l'autre, IVI. Emile Petitgand, a fait de nombreux voyages métallurgi-
ques en Belgique, en Italie, en Espagne, et a participé à diverses exploi-
tations métallurgiques.— On va voir que l'ouvrage du savant ingénieur
anglais ne pouvait avoir de meilleurs interprètes.
486 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
Cette élude historique et statistique remonte aux temps les plus re-
cules, et nous montre ensuite les développements dos arts métallurgiques
à Rome, leur décadence avec l'invasion des Barbares; leur reprise au
moyen âge dans le Nord, on Saxe, en Hongrie, dans le Ilastz ; leurs pro-
grès du xv" au xviii* siècle, avec la découverte des procédés nouveaux;
enfin, leur situation au xix* siècle avec les lumières de la chimie, les appa-
reils de sondage, l'application de la houille à la préparation et à la fonte
des métaux, l'emploi dos machines h vapeur, tant pour le travail d'ex-
ploitation que pour celui de transport Ils passent successivement en
revue les métaux usuels de premier ordre : le fer, l'acier, le cuivre,
l'étain, le plomb, le zinc, le nickel ; puis divers métaux d'ordre, relative-
ment plus secondaires au point de vue industriel (le mercure, le bismuth,
l'arsenic, l'aluminium, le manganèse, le platine, etc.) ; et enfin l'or et
l'argent, qui ont la double importance sociale de produits propres à
divers usages industriels ou de luxe, et do produits servant d'intermé-
diaires dans les échanges.
Ces recherches d'érudition spéciale, cette marche historique à travers
les siècles dans les divers pays, présentent un véritable intérêt pour
l'historien, l'économiste et l'industriel.
MM. Petitgand et Ronna ont voulu se rendre compte de l'importance
de la production des métaux et des substances minérales sur le globe,
pour cela ils ont recueilli un assez grand nombre de chiffres qu'ils ont
groupés dans un tableau général dont nous donnons ici les plus gros
résultats.
D'après ce tableau, la valeur totale de la production annuelle des
métaux bruts usuels (fer, cuivre, étain, plomb, zinc, mercure) et des
métaux précieux (or et argent) serait en Europe de i milliard et 35 mil-
lions de francs, dont plus de la moitié, ou 536 millions pour le fer, — un
dixième, ou dû5 millions pour le cuivre, — 46 millions pour l'étain, —
'l!25 pour le plomb, — 62 pour le zinc, — 7 pour le mercure, — 60 pour
l'argent et 94 pour l'or ; un dixième et demi de la production totale pour
les deux métaux précieux.
Nous renvoyons les statisticiens aux notes des auteurs pour l'indication
des bases de ces calculs, et pour la répartition de ces totaux entre les
divers pays.
Ces messieurs ont également fait des relevés pour établir la produc-
tion des combustibles minéraux; ils arrivent à un total de 12^2 millions
de tonnes, ou 860 millions de francs, total auquel la Grande-Bretagne
participe pour plus de deux tiers ou 68 0/0 de la production en Europe,
la Prusse pour II 1/2 0/0, la Belgique pour 8 0/0, la France pour 6 0/0,
l'Autriche pour près de 3 0/0, la Saxe pour 1 et 2/3 0/0, etc.
MM. Petitgand et Ronna terminent leur intéressante étude par des
ordres do considérations : les unes économiques, les autres chimico-
métallurgiques.
Dans ces dernières, ils supputent l'avenir de la métallurgie, ses rap-
CHRONIQUE r.COlNOMIQUE. 487
ports axcc la rliimio et co qu'elle doit en attendre. C'est ici, d'une part,
la querelle de la théorie du laboratoire et de la pratique de l'exploitation
guidée par l'observation ; et d'autre part, les prétentions des deux ordres
de proi^rès que nous n'avons point h examiner et que nous confondons
dans notre estime d'économiste. Quant aux auteurs, ils ont nalurclle-
ment un faible pour la métallurgie, et ils citent avec complaisance ces
paroles de M. Jean Reynaud : « La chimie n'a pas moins de leçons h re-
cevoir do la métallurgie, (]ue de leçons à lui donner. C'est un principe
que les chimistes, dans l'orgueil des récents progrès do leurs théories,
ont longtemps voulu nier, prétendant au contraire régenter du fond de
leur laboratoire ce qu'on ne craignait pas de nommer avec dédain les
opérations de la routine.»
Au sujet des considérations économiques, étant donnés des métallur-
gistes tenant la plume, et citant M. Jean Reynaud (qui, à son heure de
pouvoir, fit décréter la suppression du cours d'économie politique au
Collège de France!) le lecteur pourrait croire que nous avons affaire
à des esprits protectionnistes et réglementaires. Eh bien ! non ! Après
avoir indiqué le régime de la métallurgie dans les divers États de l'Eu-
rope et aux États-Unis, MM. Petitgand et Ronna disent résolument que :
« La métallurgie ne peut fleurir que dégagée de la tyrannie des régle-
mentations et des privilèges. » (P. 248.)
Une pareille conclusion nous dispense de tout commentaire et de
toute réflexion. Dès que les hommes d'industrie et de métier s'expriment
avec cette netteté , nous n'avons rien à ajouter ; nous devons nous
borner à être leur écho et à faire des vœux pour que leur sentiment se
répande par le succès de leur œuvre.
Tels sont l'ensemble et l'esprit de cette intéressante étude dont les au-
teurs donnent la preuve d'une remarquable érudition pour le passé et le
présent de l'industrie qu'ils affectionnent et d'une égale habilité à ma-
nier le marteau du métallurgiste et la plume de l'écrivain.
Joseph Garnier.
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE
SoMMAiHE. — La discussion générale du budget. — Le discours de M. Ganuer-Paçès.
— L'amortissement. — Rejet par la Chambre du crédit pour un nouvel hôtel des
postes. — La nouvelle compagnie financière pour l'Algérie. — Vote du nouvel ensei-
gnement secondaire spécial. — Le prochain Congrès scientifique à Rouen.
La discussion générale sur le budget, quelque brillante qu'elle ait été
de la part des orateurs de l'opposition et de ceux du gouvernement,
488 JOURNAL I)£s KCllNOMISTFS.
nous a, nous devons l'avouer, peu salisfails. Mous n'avons vu poindre
nulle part un système sérieux d'éconoinie. Al. ïhiers, qui s'est montre
comme toujours habile et luciflc dans la critique des errements finan-
ciers suivis par le gouvernement, nous semble en vérité lui avoir fait
trop beau jeu. Non pas que ce ne soit rendre un service qui a aujour-
d'hui son opportunité que de vouloir le contrôle attentif, fait en con-
naissance de cause, de toutes les parties du budf^et; tout ce qu'a dit en
ce sens l'illustre orateur a sa force et mérite d'exercer sur les disposi-
tions de la chambre et du gouvernement une influence sérieuse. Mais
l'important, lorsqu'on veut l'équilibre budgétaire, n'est-ce pas de moins
dépenser? N'est-ce pas d'éviter surtout les dépenses qui ne sont point
productives, ou qui ne le sont qu'imparfaitement et trop tardivement?
Or, n'est-ce pas jouer de malheur? Ce sont les dépenses positivement
improductives et sans compensation aucune, les plus lourdes par le
chiffre entre toutes celles qui grèvent notre budget, que M. Thiers
regarde comme les plus indispensables. La réduction de l'armée ne lui
paraît pas moins qu'au gouvernement une idée chimérique. Il est
partisan à outrance de la paix armée de pied en cape. Où donc alors
prendre les 200 millions selon lui nécessaires pour équilibrer le bud-
get? Sera-ce en s'abstenant des expéditions lointaines? Soit; mais sans
ce pied de guerre qui est une perpétuelle tentation , ces expéditions
lointaines seraient-elles aussi faciles à décider? Ne se donnerait-on
pas davantage le temps de la réflexion, si on n'avait pas sous la main
ces excédants de force toujours disponibles, souple instrument tou-
jours prêt à obéir à la première velléité, bien plus, toujours prompt
à la faire naître? Nous ne pouvons mieux faire au reste que de ren-
voyer là-dessus aux réflexions que présentait dans le dernier nu-
méro notre collaborateur, M. Frédéric Passy. M. Thiers a parlé avec
sa verve accoutumée contre l'excès des travaux publics, surtout des
travaux de luxe et d'embellissement qui ont gagné presque tous les
préfets et se sont répandus de proche en proche dans les moindres
localités. Mais combien il s'en faut que ces excès que dès longtemps
nous avons critiqués représentent une dépense égale à celles que coljtent
les excès d'armement !
Si blâmable que soit l'abus des travaux publics, on ne peut soutenir
en thèse générale qu'ils ne sont d'aucune utilité, du moins pour l'ave-,
nir et le plus souvent d'un avenir prochain. On ne saurait refuser ce
caractère d'utilité générale à une foule des travaux projetés, auxquels
la somme deSOO millions doit être consacrée. L'amélioration des routes,
des canaux, des ports, et d'autres dépenses d'utilité générale, sont
destinées à contribuer pour une part incontestable à la prospérité agri-
cole et industrielle. Le reproche légitime qu'on adresse à ces mesures,
c'est de vouloir trop faire à la fois, c'est de jeter dans la nécessité de
CHRONIQUK I^GONOMIQUE. AH<j
recourir au < rédil public déjà iji(Mi surmené; c'est d'avoir [)oiir ('iTcl
des mesures (jui troublent et alarment le pays à tort ou à raison, comme
dans les aliénations de forêtr.. iNous ne dirons qu'un mot de cette ((ues-
tion si vivement controversée. INous ne professons pas le culte su-
perslitieux de rinl.é};rité immuable des forêts domaniales. Mais on se
demande, à propos de cette derniènt mesure, si elle était op[»ortune, si
elle n'offre pas de réels inconvénients, si le reboisement dont on parle
tant ne sera pas beaucoup moins rapide ({ue le déboisement projeté;
si, parmi les forêts qu'il s'agit d'aliéner, il n'en est pas qui offrent des
conditions excellentes de revenu et d'une nécessité indispensable à
l'hyg^iène des populations, bien qu'elles soient situées en plaine. C'est
sur une appréciation spéciale des circonstances plus que par des rai-
sonnements généraux pour ou contre l'étendue normale du domaine
forestier que l'État doit ou devra posséder à l'avenir, que la ques-
tion doit être jugée selon nous. La discussion qui s'engagera ces
jours-ci à la Chambre ajoutera sans doute à la somme des lumières
que les débats de la presse ont produite sur la question forestière.
C'est en effet uniquement sur les généralités de la question budgé-
taire que la discussion du Corps législatif a porté jusqu'à ce moment.
Les divers chapitres restent à examiner et à voter dans un espace de
quinze jours. Parmi ces discussions générales qui rachètent, en partie,
le tort de prendre beaucoup de temps par l'avantage de permettre
l'expression plus complète des idées et des tendances qui se font jour,
signalons le discours de M. Garnier-Pagès. Nous pourrions bien n'être
pas de l'avis de M. Garnier-Pagès sur tous les points. Mais son dis-
cours, marqué au coin incontestable de l'honnêteté et de l'élévation
des sentiments, nous a paru, plus que la plupart des discours de l'oppo-
sition, empreint de l'esprit de progrès.
M. Garnier-Pagès ne croit pas à l'excellence el à Timmutabilité de
notre système d'impôts, et il a osé le dire, au milieu des protesta-
tions de M. Thiers et de la majorité; il a osé dire que non pas inten-
tionnellement sans doute, mais en fait, ce système se trouvait être défa-
vorable aux pauvres par plusieurs côtés. Il a émis le vœu, conforme à
l'opinion de la plupart des économistes, qui en général ne voient là
qu'une question de temps, de la suppression des octrois. Eh ! mon Dieu,
les réponses ne manquent pas. On dira à M. Garnier-Pagès que, les
villes se livrant à des dépenses croissantes, il est difficile de remplacer,
surtout pour quelques-unes comme Paris et Lyon, une pareille source
de revenus. Soit. Mais cette réponse tirée d'une difficulté de fait ne
prouve pas que l'octroi soit une bonne nature d'impôt. M. Garnier-
Pagès a soulevé les mêmes protestations en parlant avec éloge de l'im-
pôt sur le revenu. Nous savons ici encore tout ce que l'on peut lui
opposer en alléguant les difficultés réelles d'appliquer une pareille taxe,
490 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
qui n'en est pas inoins en elle-même, quoi qu'on en ait dit, le plus
simple, le plus équitable et le plus économique des impôts. (Voir la dis-
cussion de la Société d'économie politique que contient ce numéro sur
l'impôt du revenu et l'impôt sur le capital.) Reste à savoir si cet impôt,
appliqué après tout ré[]?ulièrement dans une foule d'États, ne présen-
terait pas moins d'inconvénients et ne pèserait pas moins, prudem-
ment et intellipj'emment manié, sur le consommateur, que telle taxe
aujourd'hui exclusivement en ùveur auprès du fisc. Quoi qu'il en soit,
nous savons f^ré à M. Garnier-Pa^ès d'avoir remué ces idées qui ont
besoin de faire de temps en temps acte de présence. La prudence
dans les réformes ne saurait justifier les défaillances et les erreurs de
h théorie. Les assemblées délibérantes ont quelquefois le tort de l'ou-
blier. Leur pente est de considérer comme des vérités immuables et
éternelles des combinaisons transitoires et modifiables. Même lors-
qu'on n'y porte la main qu'avec réserve, encore faudrait-il savoir
que ces combinaisons, nées de telle ou telle convenance fiscale, ne
sont point des dogmes, et ne pas s'exposer à prendre des mesures de
circonstance pour des institutions fondamentales, inhérentes à l'org^ani-
sation même des sociétés.
Nous avons parlé avec quelque étendue du discours de M. Garnier-
Pagès. Indépendamment de l'intérêt qui s'y attache, une sorte de re-
connaissance nous en faisait un devoir ; car il s'est exprimé sur le compte
de réconomie politique avec une sympathie rare à la Chambre, bien que
la liberté commerciale ait diminué las répugnances autrefois si vives.
En citant quelques-uns de nos amis vivants, il a aussi parlé en des
termes bien justement flatteurs d'un homme de bien, d'un ami que nous
regrettons tous. «Voici, a-t-il dit, ce que je lis dans le Dictionnaire du
commerce, édité par un homme que la France économique regrette
vivement, M. Guillaumin, qui a rendu tant de services, et je crois que
le gouvernement s'associera h moi pour lui rendre cet hommage, d La
mémoire de M. Guillaumin a été l'objet de bien des hommages; aucun
sans doute ne pouvait être plus honorable pour elle que ce souvenir
ainsi rappelé en pleine chambre par M. Garnier-Pagès d'une vie consa-
crée tout entière à l'économie politique.
L'amortissement a tenu beaucoup de place dans la même discussion.
Aux yeux de M. Thiers comme aux yeux du gouvernement, du moins
en principe, ce serait le principal palladium de bonnes finances, la
digue aux entraînements, le remède et le correctif indispensables.
C'est sans doute mieux que rien quand il fonctionne. Mais c'est un pal-
ladium bien faible, et la preuve est que le gouvernement le met de côté
lorsqu'il s'en trouve ^,èné. La promesse de le rétablir n'a de v ileur qu'au-
4
CHRONIQUE ÉCONOMIQUE. 491
tant qu't;lle coïncidera avec de réelles économies et un temps d'arrêt
dans raccroissement de la dette. Les illusions sur la portée de l'amor-
tissement ne sont f^^nère plus de mise aujourd'hui.
C'est surtout comme si{;ne d'une pensée de retour aux idées d'éco-
nomie et comme symptôme d'une certaine fermeté qu'on a élé assez
vivement impressionné du refus du Corps léf^islatif d'accorder le crédit
de 6 millions demandé pour la construction d'un nouvel hôlel des postes
tout près de la rue Casli|;iione. M. Seçris a fait la critique de ce projet
en exposant que l'hôtel actuel des postes pourrait encore suffire à
toutes les exigences du service; que tel était l'avis de la commission
qui avait été char(]^ée de le visiter; que les établissements publics, étant
destinés à satisfaire des besoins publics, devaient être placés dans les
conditions les plus favorables à leur spécialité, et que l'hôtel des postes
était si bien à sa place actuelle pour répondre aux exi[;ences du com-
merce, que bien loin de le porter ailleurs, c'est là même qu'il faudrait
le construire s'il n'y était déjà.
Le voyage de l'Empereur en Algérie, qui a mis le chef de l'État en
situation d'apprécier les besoins et les vœux des populations indigènes
et françaises, a déjà eu pour effet l'annonce d'une grande Compagnie
financière. Une convention a été passée entre le ministre de la guerre
et cette compagnie, représentée par M. Frémy, gouverneur du Crédit
foncier, et M. Paulin Talabot, directeur de la Compagnie des chemins
de fer de Paris à la Méditerranée.
Aux termes de la dite convention, cette Société avance à l'État, en
six annuités, une somme de 100 raillions réductible, à la volonté du
gouvernement, à 72 millions, et destinée à de grands travaux publics
en Algérie. L'État promet de vendre à la compagnie 100,000 hectares
de terres prises parmi celles qui seraient disponibles dans son domaine
en Algérie, moyennant le payement, pendant cinquante années, d'une
rente de 1 fr. par hectare, de lui concéder les mines dont elle décou-
vrirait les gisements, pendant un délai de dix années. La Société se
constituera sous la forme anonyme. Son capital de 100 millions sera
formé par l'émission de 200,000 actions, négociables après versement
du quart. Quant aux travaux et aux services rendus par ces avances, il
est facile d'en prévoir la nature. Crédit aux colons, voies de commu-
nications, barrages sur les fleuves et emmagasinement des eaux en vue
des irrigations favorables, principalement aux cultures industrielles,
voilà leur destination, qui doit concourir avec l'exécution du réseau des
chemins de fer algériens. Le gouvernement, après tant d'essais infruc-
tueux, espère ainsi assurer la prospérité de la colonie, attirer de nou-
veaux colons, et former au nord une barrière infranchissable aux ten-
tatives barbares de nouvelles insurrections. Un avenir prochain, sans
492 JOURNAL DES ÉCONOMISTES.
(loutP, nous fera connaître les vues et projets que rEmpereiir a rapporté^;
(le cette visite laite à l'Al^îérie.
Le projet de loi relatif à l'enseifçnement secondaire spécial a été dis-
cuté et voté. On sait quel est le but de cet enseignement. C'est d'or^ya-
niser un enseif^nement «jui soit une préparation aux carrières indus-
trielles, a[ifricoIes ou commerciales. Fort bien; mais est-ce à TUniversité
qu'il appartient de distribuer un pareil ensei[]fnement? Nous ne le pen-
sons pas, et nous en avons dit plusieurs fois les raisons. Le personnel
de professeurs universitaires très-savant n'est point approprié à un en-
enseig^nement pratique. De telles écoles, une telle nature d'instruction,
veulent être or(}anisées séparément. Nous l'avons dit avec insistance
sous le ministère de M. Rouland, et nous le répétons avec la même
sincérité aujourd'hui. Sans doute le ministre ne se dissimule aucune des
imperfections et des difficultés d'une loi qui transforme les colléijes
communaux, comme on l'a dit, en autant de collègues Chaptal. Nous
rendons pleine justice aux intentions qui ont dicté cette loi; nous
croyons qu'elle fera un certain bien. Force nous est de nous en conten-
ter, puisque l'éternelle réponse : les fonds manquent, ne permet pas
d'organiser à part tout un enseignement nouveau , qu'il vaudrait
d'ailleurs mieux, selon nous, confier exclusivement aux individus,
aux associations et aux villes. Ainsi la création à Paris de 4 autres
établissements, sur le modèle de l'école Turgot qui a si bien réussi,
nous paraît entièrement approuvable. Quant au nouvel enseignement
spécial annexé aux lycées, c'est un essai dont il peut sortir, nous le ré-
pétons, des avantages et pas un mal bien grand. C'est à peu près ainsi
que l'a apprécié dans son excellent discours notre confrère M. Jules Si-
mon, qui paraît pourtant en redouter un peu d'abaissement pour les
études classiques. En général, les critiques de M. Jules Simon nous ont
paru très-fondées, bien qu'il admette et demande ici un peu plus d'in-
tervention de l'État que cela ne nous semblerait nécessaire.
— Le congrès scientifique de France tiendra le 31 juillet, cà Rouen, sa
32** session qui durera six jours. Le programme des questions qui y
seront traitées nous en montre plusieurs d'une nature tout économique,
d'un intérêt réel pour l'industrie et le commerce. Ceux de nos amis qui
pourront s'y rendre feront bien : l'économie politique n'a pas toujours
été en odeur de sainteté dans cette grande cité rouennaise.
Henri BAUDRILLARÏ.
Paris, 15 juin 1865.
Le Gérant provisoire^ Paul BOITEAU.
TABLli
DES MATII^KKS DU TOME (JU AlUxNTE-SIXIÈME
DEUXIÈME SÉRIE
N° 13H. — Avril 186?>.
Pages.
Uni-: nouvelle campagne de la PHOTiic/rioN, pjir M. Louis Reybaud,
mombre do l'Institut î)
Idées relatives a la mesure économique. Contradictions et consé-
quences, par M. Th. Mannequin 17
Les sociétés a responsabilité limitée et les jeux de bourse, par
M. Courcelle-Seneuil 35
Des compagnies formées en france sous l'ancien régime pour le
commerce lointain, par M. F. Malapert 52
Les circulations en banque ou l'impasse du monopole, par M. Paul
Coq. Compte rendu par M. R. de Fontenay 67
De l'enseignement professionnel [Sciences administratives et politi-
ques) et du mode de recrutement des fonctionnaires publics. État
actuel de la question à l'étranger (suite), par M. Lamé Fleury. . . 84
NÉCROLOGIE. — Richard Cobden. Hommages rendus à sa mémoire,
par M. Joseph Garnier 98
Bulletin. — L Analyse du rapport du conseil de la Banque sur les
opérations pendant l'année 1864.— Situation des travaux publics
en France 106
Correspondance. — Finances de la Turquie. Lettre au directeur du
Journal des Économistes, par M. Jérôme 120
Bulletin financier (France, Étranger). — Sommaire : Stagnation
des affaires, faiblesse des cours causées par le défaut de con-
fiance. — Disparition de la Banque de Savoie. — Recettes brutes
des chemins de fer français. — Taux d'escompte sur les diverses
places de l'Europe. — Finances italiennes. — Du mieux en Es-
pagne et en Autriche. — Les pays à papier-monnaie. — Le nou-
vel emprunt mexicain. — Tableau des cours aux Bourses de
Paris, Lyon et Marseille. — Bilans de la Banque de France et de
ses succursales, par M. Alph. Courtois fils 124
Société d'économie politique. — Réunion du 6 février 1865 (suite).
— Discussion: De la suppression des droits de navigation sur les
canaux et de l'amélioration des voies navigables. — Réunion du
6 mars. — Ouvrages présentés. — Réunion du 5 avril. — Commu-
nications : Communications de MM. Hippolyte Passy, Michel Che-
valier, Joseph Garnier, Foucher de Careil, sur la mort de M. Ri-
chard Cobden. — Nomination : Élection d'un nouveau questeur. 131
Bibliographie. — L'anenir et les Bonaparte, par M. Charles Duvey-
494 JOUHNAL DES ÉCONOMISTES.
Pages,
rier. Compte rendu par M. Henry Doniol, — U Individu et l'État,
par M. Dupont-White. Compte rendu par M. A. Ott. — Diction--
naire général de la politique, par M. Maurice Block, Compte
rendu par M. Jules Simon 447
Chronique économique. — Sommaire: Mort de Richard Cobden. —
Les discussions économiques et administratives au Corps légis-
latif : — La décentralisation, — l'enseignement gratuit et obli-
gatoire, — la liberté de tester, — le courtage. — Les Finances
de. la ville de Paris, par M. Henri Baudrillart, membre de l'In-
stitut lo6
N° 137. — Mai 1865.
La contrainte par corps. Extrait d'une leçon inédite de P. Rossi. 161
Des dépenses productives de l'État et des emprunts de la paix,
par M. Léon Say 172
Études sur les divers systèmes d'économie politique et sur les
principaux économistes. Adam Smith (suite), par M. Gustave du
Puynode 187
Les colonies françaises sous Louis XIV, d'après les documents of-
ficiels, par M. Pierre Clément, de l'Institut 204
La paix armée, par M. Frédéric Passy 52 1
Quel sera le sort du système protecteur aux États-Unis, par
M. P. Paillottet 230
Les hauts et les bas de l'escompte. Un épisode de l'enquête des
banques considérée au point de vue international, par M. Paul
Coq 239
Revue scientifique. Académie des sciences : Les peines et les récom-
penses. — L'Académie française et les prix de vertu. — Rôle de
l'Académie des sciences. — Le grand prix d'électricité. —
M. Ruhmkorff. — La machine d'induction et ses applications. —
M. Froment. — Distribution des prix à l'Académie des sciences,
par M. Arthur Mangin 246
Correspondance. Lettre de M. Du Mesnil-Marigny à M. Th. Manne-
quin 254
Bulletin. — I. Exposé de la situation financière de la Grande-Bre-
tagne, par M. Gladstone. — II. Les chemins de fer italiens. —
III. Situation des travaux publics en France (suite) 256
Bulletin financier (France, étranger). — Sommaire : Encore un
mois nul pour les affaires.— Fin prochaine de la guerre en Amé-
rique. — Dette des États-Unis. — Le budget en Angleterre. —
Tableau des cours aux Bourses de Paris, Lyon et Marseille. —
Bilan de la Banque de France et de ses succursales, par M. Alph.
Courtois fils 273
Société d'économie politique. — Réunion du 5 mai 1865. — Commu-
nications : Mort de M. le duc d'Harcourt. — Mort de M. Auguste
de Laveleye. — Cours d'économie politique de la Chambre de
TABLE DES MATIÈRES. 495
commerce de Lyon. — Vœu do cette Chambre relatif à Tëlection
do ses membres. — Une caisse d'épari^'îie et d'escompte h Catane.
— Exposition ouvrière anG;Io-françaiso. — Discussion : J)(\s en-
traves qui pèsent sur ragiicuituro et empêchent lo crédit agri-
cole. — Détails sur la crise agricole, sur le crédit agricole aux
colonies et sur le prix de revient 280
Bibliographie. — Notes et petits traités contenant Eléments de
statistique et Opuscules divers^ Taisant suite aux Traités d'économie
politique et de finances, par M. Joseph Garnier. Compte rendu
par M. Paul Boiteau. — Des rapports du droit et de la législation
avec Véconomie politique, par M. Fr. Rivet. Compte rendu par
M. Lamé Fleury. — La morale de la richesse, par M. Rondelet.
Compte rendu par M. Jules Pautet. — Étude critique sur le bud-
get, parL. de Bouille. Compte rendu par M. R. de Fontenay. —
La Morale en action, par Jean Macé. Compte rendu par M. Charles
Thierry-Mieg. — Histoire diplomatique des conclaves, par F. Pe-
trucelli Délia Gattina. Compte rendu par M. Saint-Germain
Leduc 299
Chronique économique. — Sommaire : La mort de M. Lincoln et
l'esclavage. — Les récentes discussions économiques au Corps
législatif. — La réduction de l'armée. — Traité de commerce
entre la France et la Prusse. — Exposé de la situation financière
de la Grande-Bretagne, par M. Henri Baudrillart, membre de
l'Institut 316
N*' 138. — Juin 1865.
Du droit de tester et de ses limites, par M. Courcelle-Seneuil. 321
Deux mots a propos de l'enquête sur les institutions de crédit,
par M. R. de Fontenay 346
Fertilisation des landes, par M. Paul Boiteau 349
Résultats généraux des dénombrements récents dans les divers
pays, par M. A. Legoyt 360
De l'enseignement secondaire pour les femmes {Législation, con-
currence impossible du pensionnat conventuel, inspection), par 31"*
Julie- Victoire Daubié 382
Des chemins de fer vicinaux, par M. A. Grun 402
Revue de l'académie des sciences morales et politiques (fin de
1864, ier trimestre de 1865), par M. Jules Duval 410
Revue des principales publications économiques de l'étranger,
par M. Maurice Blogk 424
De l'enseignement professionnel [Sciences administratives et poli-
tiques) et du mode de recrutement des fonctionnaires publics
(suite), par M. E. Lamé Fleury 433
Correspondance. Un Congrès des banques populaires en Italie. Lettre *
à M. le rédacteur en chef du Journal des Économistes, par M. Pas-
cal Duprat - 450
496 JOURNAL DES ÉCUNOMISTES.
Pages.
Société d économie politique. — Réunion du 5 avril i865. — Ou-
vrages présentés. — Discussion. — De l'analogie de l'impôt sur le
capital, de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur la consomma-
tion. — Réunion du 6 juin 1865. — Communications. — La qua-
trième session du congrès de l'association internationale pour
le progrès des sciences sociales à Berne. — La réforme des oc-
trois en Belgique. — Les ressources financières de l'Italie, par
M. le comte Arrivabene. — Ouvrages présentés. 453
Bulletin financier (France, étranger). — Sommaire : Emprunts
en Italie et en Espagne. — En France, le budget et la grande
Société algérienne. — Amélioration politique aux États-Unis,
relativement au Mexique. — Situation monétaire. — Assemblées
générales d'institutions françaises de crédit. — Taux d'escompte
sur les principales places de l'Europe. — Tableau des Bourses
de Paris, Lyon et Marseille. — Bilans de la Banque de France et
de ses succursales. Par M. Alph. Courtois fils 47!2
Bulletin. — Finances de la Turquie ; création d'un grand-livre de
la dette publique ; rapport du ministr.e des finances au sultan. —
Statistique du royaume d'Italie 480
Bibliographie. — Essai historique et statistique sur la métallurgie,
par MM. E. Petitgand et A. Ronna, ingénieurs. Compte rendu
par M. Joseph Garnier . . . . ' 485
Chronique économique. — Sommaire : La discussion générale du
budget. — Le discours de M. Garnier-Pagès. — L'amortissement.
— Rejet par la Chambre du crédit pour un nouvel hôtel des postes.
— La nouvelle compagnie financière pour l'Algérie. — Vote du
nouvel enseignement secondaire spécial. — Le prochain congrès
scientifique à Rouen. Par M. Henri Baudrillart 487
fin de la table des matières du tome quarante-sixième.
TARIS. — nirniMEr.iK he x. parent, kue monsieiir-u:-prim'E, 31.
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