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SAINT AMBROISE
ET
LA MORALE CHRÉTIENNE
AU IV^ SIÈCLE
ÉTUDE COMPARÉE DES TRAITÉS « DES DEVOIRS » DE CIGÉRON
ET DE SAINT AMBROISE
THESE POUR LE DOCTORAT
Présentée à la Faculté des Hicttres d.e F*aris
Raymond THAMIN
ANXIEX ÉLÈVE DE l'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
A>CIEX MAÎTRE DE CONFÉRENCES À LA FACULTÉ DES LETTRES DE LYON
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE AU LYCÉE CONDORCET
PARIS
G. MASSON, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE l'aCADÉMIE DE MÉDECINE
120, BOULEVARD SALNT-GERMAIN
1895
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THUCTTUTECFWEDIAEVALSIUDIE*
,0 CLMSLEY PLACE
TORONTO 6. CANA.DA.
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A LA MEMOIRE
MON PERE
«1 II n'y a pas un jour où je ne pense à mon
père, et, quand je ne suis pas trop ni(^eontent
de moi-même, il m'arrive quelquefois de lui
dire : Es-tu content, mon père ? 11 semble alors
qu'un signe de sa tiHe vénérable me réponde et
me serve de prix. »
Ducis, Lettrs du 11 octobre 1813.
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PREFACE
Un évèque, au iv" siècle, choisissant comme modèle d'une
instruction quïl adresse à ses prêtres un livre païen, tel est
le grand événement moral que nous voulons raconter. Mais
il se trouve que cet événement, vrai coup d'État intellectuel
pour qui de la culture païenne et de la culture chrétienne
pendant cette période ne connaît que leur intolérance réci-
proque, apparaît plutôt à des spectateurs mieux informés
comme un dénouement naturel. Il achève en effet un lent,
mais incessant rapprochement entre l'ancienne morale et
la nouvelle; il marque entre l'esprit romain et l'esprit chré-
tien une affinité dont nous avons d'autres témoignages, et
vient comme en fixer les résultats durables.
Cependant l'évêque, indépendant dans son imitation,
semble ne l'avoir entreprise que pour montrer où elle
s'arrêtait. Même quand il suit pas à pas son modèle, c'est
sans concession de sa part, et l'héritage moral de l'antiquité
est recueilli par lui de façon à faire croire le plus souvent
que le christianisme trouve en lui-même ce qu'il emprunte.
Puis, à côté du stoïcisme qui survit ou qui renaîtdans saint
Ambroise, d'autres philosophies concourent à former sa
pensée. Philon fut son maître comme Cicéron. Démêler ces
influences entre-croisées, et comparer l'œuvre qui résulte
UiMVEHSITK DE LyON. — VIII. 1
2 PRÉFACE.
d'elles à celle dont elle est Tinfidèle transcription, voilà
notre tCiche. — Saint Ambroise imitateur de Cicëron nous
intéresse, et d'autant plus que c'est là un fait représentatif
de toute une histoire. Mais ses infidélités nous intéressent
davantage encore, puisque, par elles, se manifeste ce qui,
dans son enseignement, contredit ou dépasse la tradition
classique. Et comme son livre va devenir un manuel de
morale chrétienne, c'est cette morale elle-même que nous
allons étudier en lui, rapprochée de quelques-uns de ses
éléments historiques et de ses antécédents humains.
SAIM AMBROISE
ET
LA MORALE CHRÉTIENNE
AU IV^ SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER
SAINT AMBROISE
Deux raisons nous invitent à commencer par dire ce que fut
saint Ambroise, tout en racontant brièvement une histoire dont
chacun connaît d'avance les principaux faits. La première est
que l'origine et le caractère de notre auteur expliquent en
partie celui de ses écrits qui nous intéresse le plus. La seconde
est que l'homme fait ici l'importance de l'œuvre. Un autre que
l'évêque de Milan eût imité le traité Z>e5 Devoirs de Cicéron que
cela n'eût pas été la même chose, eût-il apporté plus de talent
dans son imitation. Saint Ambroise, qui n'est pas un très grand
écrivain, est, dans toute la force du terme, une autorité, tant
son rôle politique et religieux donne à son enseignement
moral de relief. Avant d'étudier cet enseignement, étudions
donc ce rôle et cet homme. q r\
SAINT AMBR0I5E.
L'élection de Saint Âmbvoise. — Son éducation romaine.
L'année 374 il s'agissait de pourvoir à la vacance du siège
opiscopal de Milan. L'évêque qui venait de mourir était un
arien, Auxence. C'était donc pour les catholiques un siège à
reconquérir, et quel siège! Milan étant la résidence impériale,
l'empereur y était le sujet spirituel de l'évêque, et nous verrons
bientôt tout ce que cela peut signifier. Comme résidence impé-
riale encore, Milan avait été le théâtre de récentes luttes théo-
logiques. Et la victoire de l'orthodoxie semblait n'être pas com-
plète, tant que le champ de bataille lui était disputé. L'élection
menaçait d'être chaude. On consulta l'empereur, qui était alors
Valentinien 1". L'Église payait déjà par de tels actes de déférence
la protection dont elle jouissait. Valentinien répondit aux évoques
délégués vers lui qu'un pareil choix était mieux leur affaire
que la sienne, qu'ils n'avaient qu'à choisir un homme dont la
vie même fût un enseignement, et que, quand ils l'auraient
choisi, lui, maître de l'empire, courberait la tête devant cet
homme, recevant ses leçons comme un remède pour son âme (i .
Valentinien pressentait-il quelle autorité allait prendre sur les
empereurs le futur évoque de Milan?
Ces instructions étaient plus élevées que précises. Les évêques
se mirent donc à délibérer. Le peuple qui assistait à la séance,
séparé par un simple voile de la partie de la basilique où elle
se tenait, de façon à pouvoir faire entendre ses vœux, les fai-
sait si bien entendre que l'élection allait tourner en sédition.
Le consulaire se montra alors dans l'église pour prévenir tout
(1) TiiÉoDORET, lliii. Eccl., IV, 6.
L'ÉLECTION DE SAINT AMliHOlSi:. 5
désordre. C'était Arribroiso. Comme il haran-uait la foule, un
enfant l'interrompant cria : Ambroise évoque! Le jeune ma-^-is-
trat jouissait d'un tel crédit, et avait, par son impartialité, con-
quis des sympathies si unanimes que tous, ariens et calholi(iues,
prêts, il y a un instant, à en venir aux mains, furent mis d'ac-
cord par cet enfant qu'ils crurent inspiré, et répétèrent en
chœur : Ambroise évêque ! Valentinien, consulté de nouveau,
— car il fallait qu'il cédât à l'Église un fonctionnaire de l'État, —
se déclara fort satisfait que le suffrage du peuple ei!it ainsi
ratifié un de ses choix, et, comme voulant prouver qu'il con-
naissait bien celui qui en avait été l'objet : « C'est une ligne
droite, dit-il, une règle inflexible {!). »
Cependant Ambroise se défendait. Il était pris à l'improvistc,
et, homme à ne pas se donner à moitié, peut-être hésitait-il
devant ce don de lui-même qu'on lui demandait. Il chercha à
faire douter de sa justice, de sa vertu, pour détourner de lui
l'enthousiasme populaire. L'instinct du peuple ne se laissa pas
prendre à ses feintes. L'amour du monde et des grandeurs sécu-
lières qui lui étaient promises le retenait moins que d'hono-
rables scrupules. Il n'était pas baptisé. C'était l'usage alors de
différer le baptême. Or une loi de l'Eglise défendait de faire
d'un néophyte un évêque. Et bien plus tard son involontaire
complicité dans la violation de cette loi apparaîtra à Ambroise
comme un remords (2). Il essaya donc de fuir pour vivre dans
une pieuse solitude. 11 s'égara. On le ramena et on garda à
vue cet évêque réfractaire. Une autre fois, il réussit à aller se
cacher dans la villa d'un ami. Mais cet ami le livra. Il vit enfin
dans cette obstination du sort contre lui la marque d'un dessein
de Dieu. Puis la vocation, qu'il n'avait pas voulu se laisser
imposer, avait peu à peu gagné son cœur. Il se rendit, exigeant
seulement que celui dont il recevrait le baptême fiit un catho-
(1) Théodoret, Hist. Ec.cL, IV, 7.
(2) Saim Ambroise, ^p., LXill, Gd.
6 SAINT AMDROISE.
liqiie. Huit jours après son Laptôme, il était prêtre, puis aussitôt
évoque.
Le nouvel évoque de Milan appartenait à Tune des grandes
familles de Rome. Mais c'était une famille chrétienne, et que
la persécution n'avait pas épargnée. Elle avait sa sainte, la
vierge Solheris, décapitée sous Dioclétien, dont le souvenir
semble avoir exercé sur l'àme d'Ambroise, et sur celle de sa
sœur, un mystique attrait (1). Le père d'Ambroise était préfet
des Gaules, ce qui était une des plus grandes magistratures de
l'empire. Ce fut à Trêves, cette seconde Rome, dit Ammien
Marcellin (2), et probablement en 340, qu'Ambroise naquit.
Son pieux biographe, Paulin, raconte de lui ce qu'on raconte
de Platon : pendant qu'il dormait, enfant, dans son berceau,
des abeilles se seraient glissées dans sa bouche, puis envolées
à perte de vue. Et son père qui assistait, plus ravi qu'effrayé, à
ce prodige, y avait vu pour le petit Ambroise la promesse
d'une glorieuse destinée. Ces espérances paternelles, que ce
père ne devait pas voir se réaliser, sont tout ce que nous
savons de la première enfance d'Ambroise. Il n'avait que
quatorze ans quand mourut son père ; et sa mère revint habiter
Rome avec lui et son frère aîné Satyre. Sa sœur Marcelline, que
nous retrouverons associée à toute sa vie, les y avait précédés
pour se consacrer à Dieu. Mais elle ne devait point pour cela
se séparer des siens, avec qui elle continuera de vivre, exerçant
sans doute sur Ambroise enfant cette autorité de douce con-
seillère que plus tard encore il se plaît à lui laisser.
C'est dans cette tendre et pieuse atmosphère qu'il grandit.
Mais l'éducation chrétienne de ce temps n'avait rien d'étroit
ni d'exclusif, du moins dans les hautes classes de la société.
Le futur évêque eut une part de son esprit formée par les
mêmes lectures, peut-être par les mêmes maîtres que les fils
(1) \o\r 'Swyj-AMBROisE, De virginitatc, il, 39.
(2) A.MMIEN Marcellin, XV.
L'ÉDUCATION ROMAINE DE SAINT AMBROISE. :
des derniers grands seigneurs païens. C'est une remarque
banale que les écoles et les programmes sont ce qui résiste le
mieux aux révolutions. Quand les Romains changèrent de
religion, ils ne changèrent pas pour cela de système d'édu-
cation. La question ne s'était même pas posée pour les premiers
convertis, qui étaient des humbles. Quand elle se posa, il n'y
avait pas de choix entre plusieurs écoles; il fallait n'envoyer
ses enfants nulle part, ou les envoyer chez les rhéteurs. Or les
meilleurs chrétiens ne se résignaient pas à ne pas donner
d'éducation du tout à leurs enfants, et ils voulaient même
d'autant mieux les armer qu'ils avaient à combattre pour leur
foi. « Il faut savoir bien parler pour défendre la vérité, » dit
l'historien Socrate (1). Ce pieux argument était fait pour lever
tous les scrupules. Et le christianisme s'accommoda de cette
pédagogie païenne, faite de traditions déjà séculaires, que les
Romains introduisaient, avec leur administration, dans tous
les pays conquis, et qui survivra à l'empire lui-même. L'idée
ne vint que plus tard, aux Jérôme et aux Augustin, de goûter
la poésie de l'Ecriture et de chercher parmi les premiers défen-
seurs du christianisme des modèles de dialectique et d'éloquence.
« David, dira saint Jérôme, c'est notre Pindare à nous, notre
Alcée, notre Horace, notre Catulle, notre Sérénus (2). » Et
saint Augustin écrira son Traité de la Doctrine chrétienne^ un
essai de pédagogie nouvelle. Mais sa réforme n'aboutira pas.
C'était pour un trop grand nombre de chrétiens, sincères sans
fanatisme, une consolation de n'avoir pas eu à rompre avec de
chères habitudes d'esprit. Puis le patriotisme romain lui-
même y avait trouvé son compte : tout le passé n'était pas
renié. Aussi la concession faite au paganisme ne put-elle être
reprise. — Et voilà comment nos fils ont aujourd'hui encore
pour premier maitre Virgile au lieu de David.
(1) Socrate, III, 16.
(2) Saint Jérôme, Ep., XX\.
*» SAINT AMBROISE.
Ambroise fut donc, selon toute vraisemblance, l'élève de
quelqu'un des émules d'Ausone et de Libanius ; il fut sans doute
celui de Donat, le maître de saint Jérôme; jeune homme aux
mœurs pures mêlé à ces étudiants venus de tous les coins du
monde romain, et contre la turbulence desquels l'empereur
Valentinien I" prit de si sévères et de si minutieuses précau-
tions (!).— Mais ces contacts et ces contrastes n'ont-ils pas
servi de tout temps à éprouver et à former les caractères ? — Il
traduisit donc du grec, il fit des vers ; mais il apprit surtout cet
art romain entre tous, l'éloquence, et cette science romaine
aussi, le droit. M. Yillemain, cherchant à retrouver dans les
écrits d' Ambroise ses études, y découvre surtout l'influence
de Tite-Live et de Virgile (2). Ajoutons au moins Cicéron. Quant
à ses études juridiques, son attitude en maintes circonstances,
et nous dirions presque son caractère les dénoncent. Il fut toute
sa vie un magistrat romain.
Son éducation politique se fit ensuite dans cette société mi-
partie païenne, mi-partie chrétienne, oii deux sentiments
mettaient encore une apparence d'âme commune, l'attachement
à l'empire et la confiance dans ses destinées. Il était naturel que
l'ancien culte tînt plus solidement qu'ailleurs dans cette terre
de Rome où il avait poussé de si profondes racines, et oii le
respect de leur propre passé enchaînait à lui les plus grandes
familles. ICt, comme il arrive souvent, le voisinage de deux
religions rivales, loin d'engendrer un état d'indifférence, atta-
chait plus fermement chacun à la sienne. La lutte était vive
dans le peuple, qui procédait à coups de séditions et d'incen-
dies (3). Elle avait pris dans les classes élevées une forme
diplomatique et presque courtoise. Des liens de famille, les
fonctions publiques qu'ils partageaient, rapprochaient les chefs
H)Cod. Théod., XIV, 9,1.
(2) ViLLEMAiN, Diog. univ. de Firmin Didot.
(3) Ammien Marcellin, XXVII.
L'ÉDUCATION ROMAINE DE SAINT AMUROISE. 9
('ont les soldats s'entre-déchiraient. Et cela encore est éternel.
— C'est ainsi qu'Ambroise dut faire ses débuts dans l'adminis-
tration côte à cote avec ses futurs adversaires, et avec celui qui
fut, dans les circonstances mémorables que nous raconterons,
leur protagoniste, Symmaque. Avec celui-là même il semble
qu'il ait eu des rapports plus étroits de sang ou d'amitié, et
plus tard les Symmaque n'auront que de bons procédés pour
son frère Satyre (I). Ambroise fut lui aussi sans doute Thùtc
de leur maison, où se trouvait réuni tout ce que cette vieille
société patricienne avait d'élégances, de traditions, de riches-
ses et d'honneurs. Il connut cette vie toute en décor
qu'un de nos maîtres a récemment décrite d'une façon ini-
mitable (2), et put comparer les petites obligations mondaines
et cette ombre de rôle politique, qui suffisaient à la remplir,
avec les devoirs et les espérances que le christianisme avait
apportés.
En face de cette aristocratie païenne, qui semble n'avoir jeté
un dernier éclat que pour bientôt s'éteindre, il y avait à Rome
une aristocratie chrétienne dont la famille d'Ambroise faisait
elle-même partie, et à la tête de laquelle était le préfet du pré-
toire Probus. Ce Probus était une sorte de trait d'union vivant
entre le passé et le présent de Rome. C'était un descendant de
Marc-Aurèle, et c'était un chrétien. Chez lui se rencontrait tout
ce qui marquait dans la jeunesse chrétienne de ce temps. Le
jeune Jérôme y coudoya le jeune Ambroise. Il était l'introduc-
teur naturel de tous les chrétiens qui aspiraient aux fonctions
publiques. Il fut le patron d'Ambroise. Il le recommanda à
Valentinien qui le nomma consulaire de Ligurie et d'Emilie.
Ambroise avait trente-trois ans. Après avoir donné ses instruc-
tions à son protégé, Probus les résuma en quelques paroles pro-
(1) Saint Ambroise, De excesau Sat;/ri, 32.
(2) BoissiEii, La {in dupaganisinc,\\y. V, ch. i.
10 SAIiNT AMBROISE.
phétiques : « Va, et conduis-toi non comme im juge, mais
comme un évêque (1). »
Lorsqu'il sera devenu évoque en effet, il gardera l'empreinte
de cette éducation fortement romaine. Ce sera un Romain par
le cœur, et peut-être jusque dans son attachement pour le
siège de Rome (2), comme dans celui de beaucoup d'autres
alors, y a-t-il, sans qu'ils se l'avouent, le respect d'un passé qui
pourtant n'était pas chrétien. Rome, pour un Romain de ce
temps, ne pouvait pas n'être que la ville de Pierre. Les senti-
ments d'Ambroise éclatent dans les circonstances douloureuses
que traverse sa patrie. Son patriotisme s'alarmait, en môme
temps que sa foi, quand les Goths, accueillis et convertis
à l'arianisme par l'imprévoyant Valens, se transformèrent
en envahisseurs et donnèrent à l'empire, comme en un
frisson, le sentiment de sa fragilité (3). Dieu et l'empire
lui apparaissent comme solidaires, et, dans une prière in-
sinuante, il s'efforce de convaincre Dieu lui-même de cette
solidarité (4).
Saint Ambroise est encore Romain parles idées. Il fait sienne
l'idée d'empire, c'est-à-dire d'universelle domination, née de
l'orgueil national, mais aussi de la façon synthétique et or-
donnée dont un Romain conçoit toutes choses et le monde.
Mais il substitue l'Église à l'empire, ou plutôt les associe l'une
à l'autre, premier théoricien de cette forme politique où tant
de traditions vinrent se concilier et se fondre, le saint empire
romain. — Ilfulenfin un Romainparle caractère; nous entendons
par là qui] fut un homme tout d'une pièce, ne sachant pas
fléchir, habile diplomate pourtant, en ne cédant rien, et par le
seul fait de son désintéressement évident et de son mépris de
(1) Paulin, Vie (l'Amhroi>^e, 0. Vade, âge, non ut judex, sedut episcopus.
(2; Saint Ambroise, Ep., il, 4.
(3) Saint Ambroise, De fide, il, 140.
(4) Id., 141, 142.
SAINT AMBRÛISE HOMME D"ÉTAT. H
tout danger personnel. Il a la force de ceux qui sont les servi-
teurs exclusifs d'une idée, et dont le chemin est toujours droit.
(Ju'il s'agisse d'une concession à faire au paganisme ou à l'héré-
sie, on sait d'avance quelle sera sa réponse et on la redoute
d'autant plus. S'il n'a pas la séduction, il n'a pas non plus les
indécisions d'un Grégoire de Naziance. Il y a plusieurs types
de vertu chrétienne. Ambroise personnifie le type romain.
Mais il est temps de le voir à l'œuvre.
II
Saint Ambroise homme d'État.
Le jeune évêque avait commencé par faire connaissance avec
son église, — car tel est, pour lui, le premier devoir d'un
évéque (1), — et avec les traditions glorieuses de cette église
qui comptait presque autant de martyrs que d'évêques; puis
il avait fait connaissance avec ses nouvelles fonctions, s'ins-
truisant pour instruire les autres, et parfois, comme il le dit
lui-même avec modestie, maître avant d'avoir été disciple ^2).
Un vieil ami, celui-là même qui l'a baptisé et qui devait lui
succéder, Simplicien, semble l'avoir guidé dans ses études
pieuses. « C'était, dira de lui saint Ambroise, un excellent ser-
viteur de Jésus-Christ, et toute la grâce divine brillait dans sa
personne. Les plus instruits le considéraient comme un savant,
et, en vérité, il l'était. » Ce savant homme avait un faible pour
Platon, et il admettait que la lecture de ses œuvres pût préparer
à celle de l'Évangile. Aussi retrouve-t-on dans les écrits
d'Ambroise quelques passages visiblement inspirés du
(1) Saint Amhiioisr, Ep., XIX, 2.
(2) S.xiNT AMitiïuisi:, De off\, I. 4; Dt- samun., VI, 20. Docuimus pro caplu
noslro forsitan quod non didicinius.
12 SAINT AMBROISE.
PJicdo7i (1). De ces premières années de l'épiscopat d'Ambroise
sont ses traités sur les Sacrements, les Mystères, qu'il s'excuse
d'enseigner quand il aurait encore besoin qu'on les lui
enseignât (2). Les sermons moraux sur les patriarches, tout
pleins d'allégories, sont aussi de cette période (3).
Mais ce débutant dans l'épiscopat se fait déjà de son rôle
d'évêque l'idée la plus haute et la plus courageuse. L'empereur
Valentinien, surtout dans la dernière partie de sa vie, gouvernait
à coups d'exécutions et de supplices. Et ses subordonnés, comme
c'est l'ordinaire, renchérissaient sur ses cruautés (4). L'évêque
adressa des remontrances à celui dont hier encore il était le
fonctionnaire. Et l'empereur, d'une nature emportée cependant,
les accepta. Sa réponse est fort belle et honore celui qui la fit
comme celui à qui elle fut faite: « Je te connaissais déjà cette
indépendance. Je te la connaissais, etnon seulement je ne me suis
pas opposé à ton ordination, mais je l'ai approuvée. Eh bien!
puisque nos âmes ont péché, traite-les comme le prescrit la loi
divine (5). » C'est la première, mais ce n'est pas la dernière
fois qu'Ambroise impose au pouvoir impérial lui-même son
contrôle et sa juridiction.
Valentinien ne sut pas toujours aussi bien se contenir, et il
paya de sa vie la dernière de ses colères. Ce fut dans une entre-
vue avec les chefs des Quades. A la suite d'une scène violente,
il tomba frappé d'apoplexie. L'empire d'Occident, officiellement
partagé, resta en fait indivis entre ses deux fils. L'aîné, Gration,
avait dix-sept ans. Le plus jeune, Valentinien, n'avait que quatre
ans. Sa mère Justine, qui avait réussi à supplanter, en la faisant
\i) Saint Ambroise, De vinjinitdtc, XVII, 107; De bono 77iortis, XII;
Ep.,\\\\U, 17.
(2) Saint Amurûise, De sacrum., lac. cit.
(3) Saint Amuroise, De myst., I, 1 .
(4) AM.MIEN Marcellin, XXVII, XXVIII et XXIX.
(5) Théodoret, llist. Eccl., IV, 6.
SAINT AMBROISE HOMME D'ÉTâT. 13
répudier, la mère Je Graticn, tentera d'exercer la part de pouvoir
qui revenait à son fils, et de la mettre au service de la religion
arienne à laquelle elle appartenait. Un duel commence entre
cette femme et Ambroise.
Nous n'assistons pour le moment qu'aux premiers enga-
gements. Les ariens se crurent assez forts pour réclamer à Gratieii
une des basiliques de Milan. C'est le commencement de l'affaire
de la basilique qui reviendra dans cette histoire. Gratien, qui
dtait sur les bords du Rhin, ne voulut rien trancher à dis-
tance, et fit mettre sous séquestre la basilique en litige. Mais
d'autre part il marquait nettement ses préférences, et rétablissait
l'ordre dans la communion de Rome, en écartant le compétiteur
du pape Damase, Ursin. Justine allait à Sirmium tenir cour
contre cour, ouvrir Eglise contre Église.
D'autres soucis, d'autres dangers, où la religion d'ailleurs
était aussi engagée, allaient faire oublier un instant les querelles
religieuses. L'empire était envahi. Ceux qui l'envahissaient
étaient des Goths auxquels Valens avait naïvement ouvert les
portes, et c'étaient aussi des ariens. Ils étaient donc double-
mei^t les ennemis de l'évêque patriote. Il excite le jeune empe-
reur à marcher contre eux, et, sur sa demande, lui envoie comme-
viatique pour cette dangereuse expédition un traité sur la Foi.
Mais, avant que Gratien ait pu arriver, occupé qu'il était à vaincre
des Germains, la bataille d'Andrinople était perdue, et Valens
était mort. On crut que le dernier moment de l'empire et do
toutes choses était venu. « Nous penchons vers la fin des siècles,
s'écrie Ambroise lui-même, et c'est pourquoi nous voyons les
signes précurseurs de l'agonie du monde (1). » A la suite de l'in-
vasion étaient venues en elfet la peste, puis la famine. On se
pressait dans l'église. L'évoque seul disposait encore de conso-
lations. Et il n'en trouve que dans lexcaiple de Noé, d'où un
(1) Saint Amdroise, £.rposi7. Evang. sec. Lticain, X, 10.
14 SAINT ÂMBROISE.
nouveau genre humain est sorti, alors qu'il semblait que le genre
humain allait disparaître (1). Mieux que toutjle reste, cette compa-
raison du temps présent avec le déluge, en guise de consolation,
montre quelle était l'étendue des souffrances et des craintes.
Mais Ambroise ne se contente pas d'unir sa plainte à la plainte
universelle. Il fait mieux : il réconforte les uns TÉvangile à la
main, il secourt les autres, il rachète tous les captifs qu'il peut
avec l'argent qu'il possède, puis il fait fondre les vases précieux
de son église, pour en racheter d'autres encore. Il se trouva des
ariens pour lui reprocher cette pieuse dilapidation de son trésor.
Et ces reproches prirent assez de consistance pour qu'il crût
devoir leur faire une longue réponse qui trouva sa place dans
le Traité des Devoirs (2). Pendant ce temps Gratien, estimant
au-dessus de ses forces de réparer de tels désastres, en re-
mettait le soin au seul homme capable en effet d'y réussir, à
Théodose. Ce choix heureux était en outre une bonne action.
Car on en veut d'ordinaire aux gens du mal qu'on leur a fait,
et Gratien, mal conseillé par Valens, avait laissé condamner et
exécuter le père de Théodose, le glorieux pacificateur de l'Afri-
que. Théodose s'honora à son touren par donnant et en acceptant.
Ses premiers succès furent tels que Gratien lui abandonna géné-
reusement cet empire d'Orient qu'il avait su défendre et reprendre.
Alors commencent pour l'Occident quelques années de tran-
quillité relative dont Ambroise va profiter. L'empereur Gratien
qui, de loin, s'était déjà fait son élève, vint enfin résider à Milan,
d'où laguerre l'avait jusqu'alors éloigné. L'influence d'Ambroise
sur cet esprit droit et docile grandit de jour en jour, jusqu'à
exciter la jalousie des courtisans. Une série de mesures législa-
tives, dont les dates se suivent de près, la révèlent (3). Enfin, un
beau jour, Gratien fait enlever de la salle des séances du Sénat
(1) Saint Amdroise, De l^oe et arcâ.
(2) Saint Ambroise, De off., II, 28.
(3) Elles sont relatées par Baunard, Histoire de saint Ambroise, p. 124.
SAINT AMBROISE HOMME D'ÉTAT. 15
l'autel de la Victoire qui, depuis Auguste, présidait aux délibé-
rations, et leur imposait maintenant encore l'apparence de sa
protection. C'était la déchéance officielle de l'ancien culte. Il y
eut grand émoi parmi les sénateurs païens. Ils rédigèrent une
protestation et la portèrent à Milan. Ils ne purent môme obtenir
une audience. Nous les verrons revenir à la charge, — Vers la
même époque, Gratien enlevait aux vestales et aux prêtres païens
une partie de leurs dotations. C'était la séparation de l'Eglise
païenne et de l'Etat, par voie budgétaire cette fois. — Les héré-
tiques n^avaient pas plus à se louer du nouveau régime que les
païens. De son propre mouvement, l'empereur fit en effet re-
mettre à Ambroise les clefs de la basilique disputée autrefois
aux catholiques par les ariens, provisoirement fermée aux uns et
aux autres (1). — Voilà engagés contre les païens et contre les
ariens les deux grands conflits qui occuperont une partie de la
vied'Ambroise.
Cette association étroite de Tempereur et de l'évêque dura
trois années, première esquisse d'une forme de gouvernement
que l'histoire môme de saint Ambroise va nous faire retrouver
tout à l'heure avec plus de relief, et dont le souvenir est resté
cher à l'Église. Jamais, d'ailleurs, Tidée ne vint à Ambroise, pas
plus qu'à aucun grand chrétien de ce temps, d'useï' du pouvoir
jusqu'à violenter des consciences et arracher des conversions.
L'Église du iv* siècle qui a du goût pour l'autorité n'en a pas encore
pour la persécution. Comme s'il en prévoyait le danger toutefois,
Ambroise établit nettement sa doctrine en s'adressant à Gratien :
« C'est une action morale qu'il faut exercer ; il faut montrer
aux gens leurs vrais intérêts... Nous ne voulons pas vaincre,
mais guérir... Souvent la charité triomphe de ceux que n'eût
pu faire céder ni la force, ni la raison (2). » Cette propagande par
la charité est celle qui convient à une religion de charité. Elle
(1) Saint Ambroise, De Spiritu sancto, I, 21.
(2) Saint Ambroise, De fide, II, 89.
16 SAINT AMBROISE.
était aussi celle qui convenait à l'àme d'Ambroise, dont nous
dirons tout à l'heure que l'esprit de gouvernement s'y rencontrait
avec des qualités d'un tout autre ordre. Mais parlons encore de
cet esprit de gouvernement.
11 ne suffit pas à Ambroise de mettre de l'ordre dans les affai-
res de la religion qui dépendent immédiatement de lui. Il y
avait des conflits plus lointains dont la chrétienté souffrait. Sous
rinspiration d'Ambroise (i), Gratien convoque les évèques de
Gaule et dltalie à Aquilée. Mais le concile d'Aquilée manquait
de compétence et d'autorité pour discuter les affaires pendantes
en Orient. Ambroise eut l'idée d'un concile général. Il demande
aux empereurs de le réunir à Alexandrie, puis à Rome. IL espère
qu'il en sortira un accord universel sur les hommes et sur
les doctrines. Et il ne lui déplaît pas, quoiqu'il fasse tout pour
ménager les susceptibilités des évoques orientaux, que cet ac-
cord soit scellé à Rome même. Ceux-ci n'en déclinent pas moins
l'invitation, et il ne se tint à Rome qu'une réunion d'évêqucs à
laquelle une maladie d'Ambroise ôta une partie de son impor-
tance. Le schisme de FOrient s'annonce dans ces derniers
événements, et l'autorité de notre évêque a peine à rayonner
au delà des pays latins. Là du moins elle est telle que saint Jé-
rôme a pu écrire ces deux lignes d'une éloquente sécheresse :
« Après la mort d'Auxence, Ambroise ayant été fait évêque de
Milan, toute l'Italie se rangea à la vraie foi (2). »
Au milieu de cette prospérité une révolte éclata. Le général
Maxime, proclamé empereur par les troupes de Grande-Bretagne,
avait passé la mer. Gratien courut au-devant de l'usurpateur.
Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Paris. Mais
il n'y eut point de combat. Les troupes de Gratien prirent parti
contre lui, et le malheureux empereur s'enfuit jusqu'à Lyon, où
un traître l'assassina. En mourant il appelait Ambroise à son
(1) Gesta Conc'dii Aquil., 4, dans les Œuvres de saint Ambroise.
(2) Saim Jérôme, ex Chronic, Grat. III et Equit. coss.
SAINT A.MimOISK HOMME D'ÉTAT. H
secours (l'.Ambi'oise pleura cet empereur do bonne volonté, il le
pleura sincèrement, unissant ù sa paternelle douleur celle de
l'Église qui avait perdu le fidèle appui sur lequel elle avait déjà
pris l'habitude de compter (2). Tout en effet allait bientôt être
remis en question de ses récentes conquêtes.
Mais, pour le moment, Ambroise apparaît grandi encore au
milieu de l'effroi universel. Tous les regards se tournent vers
lui comme vers le seul pouvoir qui soit resté debout. Justine
elle-même vient à Milan lui remettre les intérêts de son fils Va-
lentinien, pour le trône duquel elle a tout lieu de trembler.
« Je t'ai recueilli tout petit, disait-il plustard à Valentinien; les
mains de ta mère te confièrent aux miennes, et je t'ai serré
contre moi (3). » Il n'était plus le protégé de l'empire, il en était
le protecteur. Nous sommes à un de ces moments de l'histoire
où quelque chose de nouveau commence. C'est la première fois
qu'un évêque joue ouvertement un rôle politique. — Fort de
son seul prestige et de sa seule autorité morale, Ambroise par-
tit en ambassade à Trêves. Il s'agissait d'arrêter Maxime au mi-
lieu de sa victoire, et d'obtenir de lui qu'il se contentât des
Gaules, laissant l'Italie à Valentinien. Maxime avait cette pré-
tention que Justine et son fils vinssent en personne implorer
une bienveillance que d'ailleurs il leur promettait. Et il avait de
son côté envoyé porter à Milan ces étranges propositions. Am-
broise eut le courage de rester à Trêves, oi!i, d'ambassadeur, il
pouvait d'un jour à l'autre devenir otage, jusqu'à ce que fût ar-
rivée la réponse de Justine. Ces délais furent le salut de ceux
qu'il voulait sauver. Lorsque Maxime apprit qu'en Italie on avait
eu le temps de se préparer à la résistance, et qu'il aurait peut-
être affaire à Théodose en même temps qu'à Valentinien, il fut
trop heureux de traiter. Plus tard il reprocha à Ambroise de
(1) Saint Ambroisk, De ohitu Valenlixunii, 70.
(2) Jd., 6.
(3) Id., 28.
Université de Lyox. — Vill. A. 2
18 SAINT AMBROISE.
lavoir joue (1). L'expression était impropre. Ambroisc n'avait
agi sur Inique par le spectacle de sa dignité et de son sang-froid.
III
La lutte contre les païens et contre les ariens.
De retour à Milan, il allait rencontrer d'autres adversaires.
On avait tâché de mettre à profit son absence. Ri-en ne prouve
mieux d'ailleurs quelle puissance il était, quand il était là. Les
païens relevaient la tète depuis la mort de Gratien. Peu s'en était
fallu qu'ils n'entrassent en coquetterie avec Maxime. Ils comp-
taient au moins sur la minorité de Yalentinien et sur l'éloigne-
ment d'Ambroise pour obtenir gain de cause dans l'affaire de
l'autel de la Victoire. Depuis quelque temps déjà cet autel avait
une destinée agitée. Il avait été enlevé par Constance, rétabli par
Julien, toléré par Yalentinien I", et de nouveau enlevé par Gratien
qui n'avait même pas voulu entendre les réclamations de la
partie païenne du Sénat. Cette fois le siège fut bien mené. Les
païens avaient gagné, par une requête habilement présentée, les
membres du consistoire, sorte de conseil privé de l'empereur,
et les avaient amenés à penser que cette concession était due au
Sénat de Rome. .Nul doute qu'un empereur de quatorze ans ne
se contentât de sanctionner les décisions de son conseil. — Am-
broise arrive à temps. Il demande communication de la pétition
du Sénat qu'on avait voulu mettre à l'abri de ses objections, en
ne la lui montrant point. Et d'avance il conclut : « Si l'empe-
reur rétablit l'autel des idoles, l'autel de Dieu ne voudra plus de
lui. Il ne trouvera pas de prêtre dans l'église, ou n'en trouvera
que pour lui en défendre l'entrée. » Un puissant moyen de gou-
(1) Saint Ambroise, Ep., XXIV, 4.
L\ LUTTE CONTRE LES PAÏENS. 19
vernement, dont Ambroise usera, est indique clans cette menace.
Avec la conscience de l'empereur, c'est l'empire entier ([ui dé-
pend de l'évoque. On fit droit à la demande d' Ambroise. 11 ret^ut
communication de ces arguments savamment agencés et qui
avaient opéré une telle séduction sur l'entourage de l'empe-
reur. Il y répondit avec autant d'art que d'emportement et
de superbe dédain. L'opinion du consistoire, décidément assez
mobile, fut retournée. Quant à l'empereur que l'éveque avait
habilement supplié de ne pas défaire ce que son frère avait fait,
il avait déjà condamné les païens et leur autel.
C'était un enfant que les hasards de l'histoire avaient appelé à
prononcer ce jugement qui marquait le divorce irrévocable de
l'empire et du paganisme. Car la lutte engagée autour de l'autel
de la Victoire avait ce sens plus élevé. Dressé en plein Sénat,
où il perpétuait une sorte de paganisme officiel, cet autel était
vraiment un anachronisme. Mais cet anachronisme entretenait
les illusions de ceux qui regrettaient le passé, et, par l'acharne-
ment de leurs protestations, ils donnèrent eux-mêmes de l'impor-
tance à leur défaite. C'est un des honneurs de la carrière si
pleine d' Ambroise d'avoir, dans ce grand débat, représenté le
christianisme. Le Sénat, de son côté, s'était fait représenter par
ce Symmaque, dont nous avons déjà parlé, esprit si mesuré
qu'une requête passant par sa bouche semblait avoir le bon
droit pour elle. On a souvent comparé l'un à l'autre leurs deux
plaidoyers. Celui de Symmaque est plus académique, plus
purement cicéronien. Mais on y sent une conviction molle, celle
que l'on met à plaider les causes perdues. L'ardeur de sa foi
rend saint Ambroise éloquent d'une éloquence bien dillérente de
celle de son adversaire. Symmaque avait réclamé, en même
temps que le rétablissement de l'autel de la Victoire, la restitu-
tion de certains biens-fonds destinés à entretenir les Vestales et
d'autres prêtres païens. Saint Ambroise part de là pour opposer
à ces prêtres mercenaires le désintéressement des prêtres chré-
20 SAINT AMBROISE.
tiens: « Notre richesse à nous, c'est notre foi ;... ce qui est à
rÉgiise est aux pauvres. » Et à ces rares Vestales dont la vir-
ginité provisoire revient si cher à l'Etat, il compare en un beau
mouvement ces innombrables vierges chrétiennes, cette milice
de la pudeur (plrbem pudoî'is), qui n'ont à attendre ni honneurs,
ni richesses, et dont les vœux sont éternels. Il lui faut plus
d'art pour démontrer à Symmaque que, malgré ses airs de
modération, et la bienveillance que son dilettantisme religieux
témoigne à tous les cultes, il réclame en réalité pour le sien un
privilège. Pourquoi le paganisme en effet serait-il la religion
officielle du Sénat où siègent tant de chrétiens? Par respect
pour le passé? Mais qu'est-ce que le passé a de si respectable,
en tant que passé? Un tel respect nous ramènerait, si nous
étions logiques, non seulement au paganisme, mais à la bar-
barie, mais au chaos. Ambroise semblait donc ne revendiquer
ici que l'égalité des cultes devant la loi, et le droit au progrès.
Ces derniers arguments furent sans doute ceux qui firent le
plus d'impression sur les politiques du consistoire impérial, qui
avaient cru d'abord faire acte d'équité et de libéralisme en
inclinant du coté du Sénat (1),
Le Sénat ne se tint pas pour définitivement battu. 11 porta
plus tard l'affaire devant Théodose, pendant son premier séjour
en Italie, puis en appela de Valentinien enfant à Yalentinien
plus âgé. Il fit une tentative près de l'usurpateur Eugène, mais
dont le succès fut éphémère comme ce règne. Il n'est pas impos-
sible enfin qu'Honorius ait eu à subir de suprêmes sollicita-
tions (2). Les espérances du Sénat ne prirent finqu'ayecl'empire
(1) Voir sur cette afTaire de l'autel de la Victoire : Villemain, L'éloquence
chrétienne au iv« siècle, Symmaque et Ambroise ; Belgnot, Histoire de la
destruction du paganisme, 1. VIII, cli. vi ; Piecii, Prudcnre, ch. m, -2; et sur-
tout BoissiER, La fin du paganisme, I. VI, ch. i.
(2) Voir sur ce problème historique la discussion de M. Plecii, Prudence
. 19G.
LA LUTTE CONTRE LES AMIENS. 21
lui-même. Clettc ténacité mallieureuse lui l'ait honneur, mais il
venait de subir une de ces défaites qui ne se réparent point. —
La requête de Symmaque avait du moins rendu ce service au.v
derniers païens de leur procurer, avec un timide credo qui les
ralliât et une occasion de manifester, quelques illusions sur
leur vitalité. Quant à la réponse d'Ambroise, elle eut un te-
retentissement que Prudence en fit le thème d'un de ses meill
leurs poèmes. Il ne faut pas croire en effet qu'elle n'avait été
qu'une formalité, et qu'Ambroise n'ait eu ici que la triste gloire
d'achever des vaincus. Ainsi sommes-nous tentés de juger les
choses à distance, quand les événements sont accomplis. Mais
c'est faire les païens vaincus avant qu'ils ne le soient réellement.
Ces vaincus avaient été sur le point de triompher, nous l'avons
dit. M. Beugnot énumère toutes les chances qu'ils avaient pour
eux, et n'attribue leur défaite qu'à l'énergique intervention
d'Ambroise. Aussi appelle-t-il cette bataille gagnée l'œuvre de
la vie d'Ambroise.
Toute sa vie ne tient pas pourtant dans cette lutte contre les
païens. Après eux, voici qu'il a affaire aux ariens. Depuis la
mort deGratien, Justine s'était installée à Milan, et elle voulait
y installer avec elle la religion arienne. Elle avait déjà oublié
par qui elle et son fils venaient d'être sauvés. Elle amena le
consistoire à attribuer aux ariens une basilique, — ils en récla-
maient une depuis longtemps, — et fit choix pour eux de la
basilique Tortienne. 11 fallait prévenir l'évêque ; il fut mandé
au palais. Pendant qu'il conteste fièrement à l'empereur le
droit auquel il prétend sur la maison de Dieu, le peuple, qui
pressent un danger pour son évêque, entoure le palais et devient
si menaçant que Justine se met encore une fois sous la protec-
tion d'Ambroise. Elle l'autorise à promettre aux catholiques
qu'aucune basilique ne leur sera enlevée. Mais, (juand cette pro-
messe eut tout fait rentrer dansl'ordre, elle s'en prit àAmbroisc
de l'émeute qu'il avait calmée, et prépara sa revanche.
22 SAINT AMimOISE.
Un mois après, on reclama à Ambroise non plus la basilique
Portionne, qui etaitsituée hors (Josmurs,maisla basilique Neuve,
beaucoup plus importante. Sa réponse fut que le prêtre ne pou-
vait livrer le temple de Dieu (1). Le lendemain, comme la résis-
tance populaire grondait déjà, le préfet de la ville fit savoir à
Ambroise que la cour se contenterait décidément de la basilique
Portienne. On transigeait. On avait demandé le plus pour avoir
le moins. Mauvais moyen d'effrayer Ambroise, s'il avait pu
être effrayé. Le lendemain encore, qui était le jour desRameaux,
lorsqu'on lui annonça que la cour prenait officiel lem,ent possession
delabasilique Portienne, il laissa le peuple y courir, et continua
impassible le sacrifice qui était commencé. Ce conflit l'effraye
cependant pourla ville qu'il aime, pour l'Italie (2). Qu'on en finisse
donc en se vengeant sur lui, sur ses biens qu'il ne disputera pas,
sur sa personne qu'il offre joyeusement à la mort (.3). — Impuis-
sante contre un tel homme, Justine voulut agir sur le peuple qui
prenait parti pour lui, en l'intimidant par des vexations et des
menaces. Elle s'y ingénia inutilement pendant trois jours. Alors
la troupe fut envoyée à la foiscontre les deux basiliques. Ambroise
qui, pour éviter de paraître conduire ou inspirer l'émeute (4),
n'officiait ni dans l'une ni dans l'autre, mais dans une chapelle
abandonnée, déclara simplement qu'il retrancherait de sa com-
munion les soldats complices de cette violence. Bientôt on enten-
dit un bruit d'armes, etoncrutàunassaut. Des soldats entraient
en effet dans l'église où était Ambroise, mais c'était pour prier
avec lui. La menace de l'évêque avait été plus forte que tous les
ordres de l'empereur. Des deux pouvoirs, c'est le pouvoir moral
qui avait vaincu. Que si on accuse ce pouvoir nouveau d'être
(1) Saint Ambroise, Ep., XX, 2, Templum Dei a sacerdotc Iradi non
posse.
(2) M., 9.
(3) Id., 8,
(4) Id., 22, Tradere basilicam non possum, sed pugnare non debeo.
L.\ LUTTE CO.NTRK LES AIUE.NS. 23
exorbitant et lyranniquc, Ambroise répond par le mot de
l'apotre : C'est lorsque je suis faible que je suis fort. « La
tyrannie du prêtre, c'est sa faiblesse (1). » Faiblesse devant
hujuelle la force dut céder. L'empereur, quoique de mauvaise
grâce, retira ses troupes de la basilique. C'était lini pour cette
fois. Mais Ambroise comprit que les hostilités n'étaient que
suspendues (2).
Elles furent reprises au bout d'un an. Contre un évoque juris-
consulte il fallait avoir la loi pour soi. On lit donc une loi. lOlle
accordait spécialement la liberté du culte à ceux qui souscrivaient
à la formule du concile de Rimini. Cette périphrase désignait
les ariens. Puis elle menaçait de mort ceux qui entraveraient
cette liberté. Cette menace visait Ambroise. En exécution de
cette loi, la basilique Portienne devait être remise aux ariens.
La situation était plus délicate pour Ambroise pris entre une loi
formelle de l'empire et ce qu'il considérait comme son devoir
d'évèque. Il n'en persiste pas moins dans son attitude : « En
répondant que je ne puis livrer l'héritage deJésus-Christ, jefais
mon devoir de prêtre; que l'empereur fasse son devoir d'empe-
reur (3). » C'est alors qu'il fut invité à quitter la ville. «Allez où
vous voudrez, » lui était-il dit. On voulait se débarrasser de lui;
on n'allait pas jusqu'à l'exiler. ^Nlais lui eût cru déserter en se
prêtant à ce compromis. Il attendit un ordre plus formel qui ne
vint pas. Ses rapports avec la cour en étaient à ce point
qu'Ambroise eut la vision du martyre, dont l'Eglise n'était pas
encore déshabituée. Il le voyait venir avec contentement, et ce
fut un regret plus tard pour lui d'en avoir été si près sans l'avoir
obtenu (4), IMais le peuple ne l'entendait pas ainsi. En vain
Ambroise supplie qu'on le laisse seul en face d'un danger qui ne
(1) Saint Ambroisk, Ep., XX, 23, Tyrannis sacenlotis iiilirniitas est.
(2) Id., 27.
(3) Saint Ambroise, Scrmo contra Auxcniium, 18.
(4) Saint Ambroise, Ep., XXXI, 4.
24 SAINT AMBROISE.
lui déplaît pas (1). l'our mieux protéger son évoque contre les
entreprises qu'il soupçonne, le peuple s'enferme dans la basi-
lique, et y passe les jours et les nuits, soutenant un vrai
siège.
Alacouronmanquaif d'audace, sinonde mauvaises intentions.
Et pour en finir sans reculer, on fit prier Ambroise de venir confé-
rer avec l'évèque arien devant l'empereur. On nommerait des
arbitres. 31 faut voir de quel ton Ambroise repousse cette pro-
position. Des laïques juges d'un évèque en matière de foi!
Puis s'en prenant à l'empereur même dont les désirs deviendront
les jugements de ces arbitres servîtes : « Quand il s'agit d'une
question de foi, c'est l'évèque qui est le juge de l'empereur
chrétien, et non l'empereur de l'évèque (2). » Enfin il monte en
chaire et y affirme de nouveau la même doctrine : « L'empereur
est dans l'Église et non au-dessus d'elle (3). » Est-il besoin de faire
remarquer quelle conception de l'État chrétien résument ces
fortes paroles ? — L'évèque et le peuple s'exaltant l'un l'autre, il
fut résolu qu'on achèverait la consécration de la basilique Neuve
où ces événements se passaient. Mais il fallait des reliques de
martyrs pour les placer sous l'autel. Ambroise indiqua oii,
selon lui, devaient reposer les restes des deux frères Gervais
et Protais mis à mort sous Dioclétien. Ses indications se trou-
vèrent justes. On cria au miracle. Les temps de persécution
sont ainsi féconds en miracles. Le ciel, qui parlait à propos,
donnait raison à Ambroise contre ses ennemis. Ceux-ci en
restèrent là.
La lutte que vient de soutenir Ambroise contre la cour de
Milan n'est pas sans analogie avec celle que Basile avait sou-
tenue à Césarée contre Valens. Même déférence envers le pou-
voir ; même résistance à ses empiétements ; même force puisée
(1) Saint Ambroise, Sermo contra Auxentium, 6.
(2) Id., 4.
(3) Id., 3G, Imperator inlra Ecclesiam, non supra Ecclesiam est.
LA LUTTE CONTRE LES ARIENS. 23
dans un égal mopris de la mort; môme inviolabilité de fait due
à l'autorité du caractère et aux sympathies de tout un peuple.
Entre tous les évèques qui avaient applaudi autrefois à réleciion
d'Ambroise, Basile s'était fait remarquer par raffection et l'élé-
vation de ses conseils. 11 fut dès lors comme le frère aîné d'Am-
broise dans l'épiscopat, son modèle, si l'on peut dire qu'un tel
homme avait besoin d'un modèle. Ambroise s'est inspiré de
quelques-uns des écrits de Basile. Peut-ôtre s'inspira-t-il aussi
de sa conduite. (Juoi qu'il on soit, ils représentent à eux
deux la dernière lutte contre l'arianisme, en même temps
que la victoire de l'Eglise sur l'État en Occident comme en
Orient.
Ce fut pendant les plus mauvais jours de cette persécution
arienne, et pour occuper les longues heures qu'Ambroise pas-
sait enfermé dans la basilique avec ses fidèles, qu'il introduisit
dans la liturgie le chant alternatif et les hymnes(l). Le chant
alternatif venait de l'Eglise d'Orient, et l'emprunt qu'en fait
Ambroise témoigne de la connaissance qu'il avait des usages
orientaux; les rites, comme les idées, s'échangeaient d'un
bout à l'autre du monde chrétien. Les hymnes imaginées
par Ambroise pour rompre la monotonie du chant des psaumes
achevèrent une lente évolution de la poésie chrétienne.
Partie de la forme hébraïque, elle en vient définitivement
à la forme grecque. Et le changement opéré par Ambroise
est assez important pour qu'on ait appelé hymnes ambro-
siennes toutes celles qui furent composées sur ce type nouveau.
Ambroise est donc le père de tout le lyrisme chrétien, et avec
(1) Nous avons comme témoins saint Ambroise lui-même, Sernw contra
Auxentium, 34. Hymnorum quoquc moorumcarminibus docoptum pnpulum
ferunt.... Certalim onmes sludenl liileni fatiri ; — le biou:iaplie trAinbioisi',
Paulin, qui avait fait paili(! de son clergé, 13 : Hoc in tcmpore priniuin
antiphonti?, liymni et vigilia-, in Ecclesia mediolanensi celebrari ea-perunl ;
— et saint Augustin, Conf., IX, 0.
26 SAINT AMBIIOISE.
le lyrisme clirélion, de tout lelyrismemodernc(l). Nos actes ont
ainsi des conséquences que nous ne prévoyons pas. Et, par lui,
le lyrisme moderne se rattache à la poésie classique. Car ses
hymnes sont, d'après un juge compétent, « le fruit le plus mûr
de l'assimilation de la culture antique par le christianisme(2). »
Nous dirons de sa morale à peu près ce que nous disons de sa
liturgie. — Il n'est pas jusqu'au fond des hymnes où nous
ne puissions retrouver quelque chose de l'esprit et de la tradition
romaine. Sans doute elles sont dos prières, sans doute les préoccu-
pations de la lutle contre les ariens s'y font sentir dans l'affir-
mation répétée des mérites du Sauveur. Mais deux d'entre elles,
les deux premières, sont plutôt morales que dogmatiques.
Moraliser en vers, cela est chrétien sans doute, mais c'est
aussi romain (3).
Dans sa lutte contre la cour arienne, Ambroise allait avoir à
subir une protection inattendue. Maxime, espérant se faire un
parti en Italie, écrivit à Yalentinien une lettre pleine de remon-
trances sur sa politique religieuse, puis le menaça d'intervenir.
Voilà Justine et Yalentinien encore une fois contraints de faire
appel à la patriotique loyauté d' Ambroise. Et Ambroise part de
nouveau pour Trêves défendre contre celui qui se mêle de le
protéger ceux qui, hier encore, le persécutaient. Dans son
entrevue avec Maxime il le prit de très haut. L'ambassadeur
disparaît môme en lui devant l'évêque quand, revenant sur le
passé, il reprocha à Maxime le meurtre de Gratien : « C'était ton
maître, c'était un innocent. Que le meurtrier songe à la péni-
tence, s'il veut obtenir grâce devant Dieu (4). » Maxime avait
voulu faire montre de zèle religieux en mettant à mort l'hérétique
(1) Voir Ebert, Histoire générale de la littérature du moyen âge en Occident,
trad. française, t. I, p. 187.
(2) LL
(3) kl., p. 198.
(4) Paulin, Vie d'Ambroise, 19.
LA LUTTE CONTUE LES MUENS. 27
Priscillien et ?cs partisans. I\[ais AniLroise, nous le savons (l(^j;i,
n'admettait pas qu'une question de foi fût portée devant le
pouvoir civil, ni que le sang fût répandu pour elle. Il n'était
])as liommc^ même dans une cour étrangère, à cacher son sen-
timent pour ne point déplaire. Il refusa de communier avec les
évoques ({ui avaient déféré l'hérésie au bras séculier. Cela
fournit à Maxime un prétexte pour renvoyer cet ambassadeur
incommode.
La conduite d'Ambroise avait été, comme dans sa première
ambassade, aussi habile qu'elle était fière. JMaxime en était
venu à douter qu'on eût peur de lui à Milan. Il voulut s'en
assurer et demanda un autre ambassadeur. Justine, trop heu-
reuse de désavouer Ambroise, tomba dans le piège. Maxime
comprit alors que l'audace d'Ambroise ne lui venait pas de ceux
qui l'avaient envoyé. Il réussit à faire accepter par Valentinien
l'envoi de troupes soi-disant auxiliaires; et, quand elles eurent
passé les Alpes, il vint se mettre à leur tète et marcha sur
Milan. — L'empereur s'enfuit, et tout le monde avec lui. Am-
broise seul resta à son poste, mais refusa d'entrer en relation?
avec l'envahisseur. Or, en face de trônes si fragiles, le pouvoir
immuable de l'évoque a tellement grandi qu'il manque quelque
chose au souverain qu'il ne reconnaît pas. — Le succès de
Maxime fut d'ailleurs de courte durée. Sommé par Théodose,
qui avait accueilli paternellement Valentinien, d'évacuer l'Italie,
il refusa. Deux mois après, à la suite d'une campagne désas-
treuse, ses propres soldats le menèrent tout garrotté aux pieds
de ses vainqueurs. A la même époque mourait Justine. Le temps
des luttes est fini pour Ambroise.
28 SAINT AMBROISE.
IV
Saint Ambroise et Théodose.
Une période nouvelle commence pour l'histoire des rapports
de l'Eglise et de TEtat. Deux noms la personnifient: Ambroise
et Théodose. Le grand évêque et le grand empereur se ren-
contrèrent pour la première fois après la défaite de Maxime.
Théodose, depuis qu'il gouvernait l'Orient, s'était surtout
occupé de le convertir. « Que le nom du Dieu unique et sou-
verain soit adoré partout, » dit une de ses lois (1). Il était fait
pour s'entendre avec Ambroise. Ces deux hommes semblent
s'être formé d'un empire chrétien, et rendant à Dieu la protection
qu'il reçoit de lui, deux conceptions à peu près identiques. Mais,
pour Ambroise, l'empereur lui-même n'est que l'un des fidèles,
« il est dans l'Eglise (2}, » et il le lui fera sentir, et Théodose
pourra dire qu'avant de connaître Ambroise, il ne savait pas ce
que c'était qu'un évêque (3). L'influence d'Ambroise s'était déjà
manifestée dans la façon dont Théodose avait usé de la vic-
toire (4). Le pieux empereur était un violent. Il avait été cette
fois miséricordieux. Mais cette entente allait dès ses débuts subir
une épreuve d'où elle sortira d'ailleurs aff'ermie.
Pendant que Théodose mettait de l'ordre dans les affaires
d'Occident, de mauvaises nouvelles lui était arrivées d'Orient.
Des chrétiens menés par des moines, peut-être même parleur
évêque, avaient brûlé une synagogue à Callinique. Théodose
.(1) Cod. Théod., XXI, 5, 6. Unius et summi Dei nonicn ubique celebretur.
(2y Voir page 24.
(3) Théodoret, llisl. EccL, V, 18. 'A|i.6po7'.ov ';ip oloa aovov 'E-'jy.o-ov
àÇfo); ■/.a).cij;j.îvov.
(4) Saint Ambroise, Ep., XL, 2u.
SAINT AMBROISE ET TIIÉODOSE. 29
les condamna à la reconslriiiro à leurs frais, s'élonnant môme
que ses magistrats aient eu besoin d'en référer à lui pour faire
exécuter ce qui était la loi. Avec nos idées modernes sur le
respect mutuel que se doivent les différents cultes, et sur l'im-
partialité que l'Ktat doit à tous, nous ne pouvons que trouver
ce jugement équitable. Mais Ambroise ne saurait admettre cette
suprématie d'une loi indifférente. Il intervient auprès de Théo-
dose pour le forcer à se rétracter. Il commence par affirmer le
droit du prêtre de dire la vérité à l'empereur. Que parlons-nous
même de droit? Lui, évêque, a la responsabilité delà conduite
de Théodose devant les autres évêques, et de son àme devant
Dieu. Son devoir est de l'avertir. Il n'y a pas de loi civile qui
vaille contre une loi religieuse. Or une loi religieuse défend
aux chrétiens de Callinique, et plus qu'à tous, à leur évoque,
d'élever un temple à l'impiété, qu'il s'agisse ou non du temple
qu'eux-mêmes ont détruit. A la loi civile de s'incliner. Et
qu'est-ce vraiment (|ue l'intérêt de l'ordre public en face de
l'intérêt de la religion? — Ainsi, par la responsabilité morale
qu'il s'attribue, l'évêque a le droit de contrôle sur tous les actes
de l'empereur, et la loi de l'Etat est subordonnée à la loi reli-
gieuse. Telles sont les prétentions d'Ambroise. Quant aux moyens
de les faire valoir, il les indique dans la brève menace qui
termine une lettre toute pleine de déférence: « Pour le moment
je supplie, ne me contraignez pas à parler dans l'église (1). »
Il y fut contraint. L'empereur n'avait pas répondu, et il était
venu selon sa coutume entendre l'évêque dans la basilique. Celui-
ci prêcha sur le devoir du sacerdoce qui est parfois de reprendre,
de corriger. Peu à peu l'allusion devint plus nette, jusqu'à ce
que le courageux évêque, supprimant tout artifice, s'adressât
directement à l'empereur. Théodosc, aussitôt qu'Ambroisc
descendit de sa chaire, voulut s'expliquer avec lui. Il s'excusait
(1) Saint AMimoisi:, Ep., XL.
30 SAINT AMBRÛISE.
d'ailleurs plutôt qu'il no se plaignait. Mais il s'était mis lui-
même dans une situation embarrassante, en provoquant ce
dialogue avec l'évèque, devant le peuple étonné qui ignorait
leur dissentiment. Ambroise en profita pour lui arracher une
promesse d'amnistie en faveur des chrétiens coupables.
Quelque temps après, une nouvelle édition de la requête de
Symmaque que Théodose, peu au courant de l'affaire, avait
écoutée avec trop de bienveillance, donna à la rude franchise
d'Ambroise une autre occasion de s'exercer (1). Mais ses rap-
ports avec l'empereur sont devenus si affectueux qu'il lui suffit
de rester plusieurs jours sans le voir pour venir à bout de sa
résistance. ( 2) — On peut se demander si c'est un laïque ou un
évêque qui gouverne, tellement toutes les lois de cette époque
ont un caractère de piété et d'austérité morale. L'autorité
d'Ambroise à laquelle tant de charme s'ajoutait, nous le dirons,
a achevé de faire de Théodose, que sa piété y prédisposait, le
prince selon le cœur de l'Eglise. Et elle n'avait pas à faire cette
fois à l'àme faible d'un Gratien. ?sature emportée pour le bien,
comme pour le mal, Théodose est l'exemple d'une àme rude
adoucie par l'Evangile (3). C'est un Espagnol, et c'est déjà un
Espagnol du moyen âge par un singulier mélange de piété et de
férocité. — D'ordinaire la piété l'emportait, mais en un seul jour
toute sa férocité éclata. Il nous reste à raconter quel fut dans ce
drame le rôle de saint Ambroise, et quelle crise nouvelle tra-
versa l'amitié de ces deux hommes.
La ville de Thessalonique, chère à Théodose par le souvenir
de son baptême et de ses premières victoires, s'était éprise d'un
cocher et s'était révoltée parce que ce cocher, qui était un
(1) Saint Ambroise, Ep., LVtl, 4. Theodosio corani inlimavi atquc in os
dicere non dubilavi.
(2) Id.
(3) Jd., Ll. Quod habeas fidei studium, non po^^sum negare; quod Dei
tiinorem, non diiliteor; sed liabes uaturic impetuni....
SAINT A.MOIIOISE ET TllÉODOSE. 31
mauvais sujet, avait été emprisonné. Le gouverneur avait été
blessé à mort, plusieurs magistrats frappés ou lapidés. Ambroise
s'attendait si bien à une explosion de colère de l'empereur qu'il
s'efforça de la prévenir, et alla le supplier de mùler quelque
pitié à sa justice. Théodose promit d'une façon évusive. i\[ais
le maître des offices, Rufin, ne tarda pas à lui faire remarquer
que cette fois l'évèquc intervenait dans une alTaire purement
civile, et que c'était le cas ou jamais de secouer son autorité
légèrement indiscrète. Un châtiment exemplaire fut donc
résolu ; et Théodose, de peur de revenir sur sa décision, quitta
Milan. EtTrayé cependant de l'ordre qu'il venait de donner, il
voulut le révoquer, mais trop tard. Le crime était con-
sommé. Le peuple de Thessalonique avait été attiré dans un
cirque comme pour une réjouissance, puis brusquement assailli
par des soldats qui, frappant à tort et à travers, avaient fait
sept mille morts.
Ce fut un frémissement de douleur dans tout l'empire et sur-
tout dans la résidence impériale de Milan. On semblait deman-
der compte à Ambroise, d'ordinaire mieux écouté, de ce qu'il
n'avait pas réussi à empêcher (1) ; et quelque chose rejaillissait
même sur l'Eglise de l'odieux qui s'attachait à cet excès de
cruauté venant du plus chrétien des empereurs. L'Eglise se
devait de dégager sa responsabilité. Au-dessus de ces considé-
rations enfin son devoir de pasteur apparaissait à Ambroise
impérieux. Soit politique, soit tendresse pour l'auguste coupa-
ble, il n'en vint pas d'abord aux grands moyens. Il s'abstint de
le voir, puis lui écrivit les raisons, qu'il n^ignorait pas, de cette
réserve. Il les lui écrivit de sa propre main, pour que personne
que l'empereur et lui n'eût connaissance de ce qui se passait
entre eux. Mais toutes ces précautions ne servaient qu'à amener
cette dure sentence : Tant que vous ne vous serez pas humilié
(1) Saint Ambroisf:, Ep., I^I, G.
32 SAINT AMBROISE.
devant Dieu, je ne pourrai pas olTrir en votre présence le sacri-
fice divin. Ambroise excommuniait Tliéodose.
Théodose voulut passer outre, et se présenta un jour, avec
toute sa suite, comme si rien ne s'était passé, à l'entrée de la
basilique. 11 trouva devant lui l'évêque revêtu de ses habits
sacerdotaux qui lui en barra l'accès. Comme il était nourri des
saints oracles, dit l'historien (1), il céda et retourna pleurer
dans son palais. Huit mois s'écoulèrent toutefois sans qu'il pût
résoudre son âme orgueilleuse à cet acte d'humilité qui devait
lui rouvrir TEglise. Mais sa piété soutTrait. Rufin, qui voyait
son maître attristé, lui demanda un jour de le laisser arranger
l'affaire avec l'évoque. « Vous ne le connaissez pas, répondit
Théodose, jamais par crainte il ne violera la loi divine. » Rufin
alla tout de même trouver Ambroise. Il fut mal reçu, d'autant
plus mal qu'Ambroise voyait en lui le mauvais génie de son
prince, le conseiller du massacre de Thessalonique. Théodose,
qui n'y tenait plus, avait suivi deprès son maître des offices, et
Ambroise l'apercevant allait le repousser à son tour, lorsqu'il
lui dit qu'il n'était pas venu pour braver, mais pour demander
sa pénitence. Alors, pour le punir par où il avait péché, et pour
prévenir le retour de pareils malheurs, l'évêque lui imposa de
rédiger une loi d'après laquelle tout arrêt entraînant la mort
ou la confiscation des biens ne serait promulgué que trente jours
après avoir été rendu. Puis l'on vit l'empereur se prosterner
dans l'église, pleurant et s'arracliant les cheveux.
Deux ordres de sentiments nous agitent quand nous assistons
à cet émouvant spectacle de l'empereur humilié. Nous n'avons
pas de peine à prévoir après coup que le pouvoir devant
lequel il a plié est d'un maniement délicat, et qu'on en peut
abuser. Et cette immixtion de l'évêque dans les affaires de la
justice séculière et du gouvernement scandalise les politiques
(1) TllÉODORET, liisl. E.cL, \, 18.
SAINT AMBROISE ET TIIÉODOSH. 33
d'aujourd'hui comme ceux de la cour de Théodose. Voih\ donc
pour la politi([ue. — Mais si nous séparons, pour la juger, la
conduite d'Ambroise de ses conséquences et de ses contrefaçons
hislori([ues, nous y trouvons, outre un caractère d'homme capa-
ble de concevoir et d'accomplir un tel devoir, et c'est tout dire,
cette pensée difficile à contester pour un moraliste, c'est qu'il
y a une même loi pour les empereurs et pour les humbles,
religieuse ou morale ; c'est aussi que leurs actes publics relèvent
de cette loi comme leurs actes privés, et que les crimes d'État
sont des crimes. Un autre grand côté de ce drame, c'est que le
dernier mot n'y reste pas à la force, ce qui est toujours d'un
bon exemple et réconfortant. En voyant comme il finit, nous
éprouvons un peu de ce sentiment de sécurité qui dut rentrer
dans les âmes des sujets de Théodose, quand ils s'aperçurent
qu'il y avait un frein même au pouvoir absolu. Ambroise per-
sonnifie à nos yeux, en cette circonstance, non pas seulement
l'Kglise catholique, mais la conscience humaine. Il fut à lui
seul ce que sont de nos jours la presse, l'opinion et tous ces
pouvoirs qui, dans l'Etat même, sont, en une certaine mesure,
indépendants de l'Etat. Sa victoire est l'une de celles dont on
peut dire que ce sont des victoires de l'humanité. C'est pour-
quoi nous lui savons gré d'avoir vaincu. — Mais il faut aussi
savoir gré à Théodose de s'être laissé vaincre, et, pour le sujet
qui nous occupera dans ce livre, il nous faut insister sur cette
lutte contre soi-même où pendant huit mois il s'est meurtri,
sur cette étroite union du sentiment moral et du sentiment
religieux, cette intensité de repentir, ce rachat de la faute par
l'humiliation consentie, toutes formes nouvelles de la vie inté-
rieure, si même on peut dire qu'avant elles il y avait une vie
intérieure.
Peu après ces événements, Théodose quitta l'Occident. Avant
son départ, poussé par Ambroise, il avait réuni un concile à
Capoue pour traiter de quelques-unes des questions qui
Univeusitk i)e Lyon. — VIII. A. 3
34 SAINT AMBROISE.
menaçaient de diviser l'Orient et lOccident. Il semble que pré-
venir ces divisions et assurer à jamais l'ordre intérieur de
l'Eglise ait été une des entreprises les plus chères à Ambroise,
mais dont le succès fut le plus douteux. — Puis Théodose avait
marqué par de nouvelles lois contre le paganisme, ou sim-
plement contre les abus et les vices de son temps, l'esprit chré-
tien qui de plus en plus s'était emparé de lui. La loi de 391 est la
condamnation définitive de l'ancien culte. Elle défend, d'une
manière absolue, de faire des sacrifices, d'entrer dans les tem-
ples, d'adorer les statues (1). Elle explique en partie l'elTort
désespéré du paganisme auquel nous allons bientôt assister.
— Et maintenant Théodose retourne dans l'autre moitié de
l'empire travailler à la morne œuvre d'unification religieuse.
qui est devenue la seule pensée de son âme repentante.
En s'en allant. Théodose avait confié à Ambroise son ancien
persécuteur, l'empereur Yalentinien, dont le trône paraissait
maintenant solide. Justine n'existait plus, et une tendresse
filiale unissait Ambroise à cet empereur de vingt ans , aux
mœurs chastes, à l'àme pieuse. Tout portait à croire que
le règne de Gratien allait recommencer. Et ces deux frères
devaient en effet se ressembler par le dénouement tragique
de leurs courtes destinées. — Un des derniers bons géné-
raux de l'empire, le comte franc Arbogast, fort des services
rendus et d'une fidélité vieille pour le temps, car elle datait
de Gratien, faisait peser sur Yalentinien une tutelle un peu
lourde. Yalentinien n'en commit pas moins l'imprudence daller
en Gaule, au milieu des troupes qui étaient toutes dans la
main d'Arbogast. C'était se livrer à lui. Comme il gouver-
nait par trop ostensiblement, le jeune empereur, las du rôle
qu'on lui faisait jouer, eut assez d'audace pour révoquer son
tout-puissant ministre en plein consistoire, mais n'eut pas
(1) Cod. Théod., XVI, 10, 11 et 12.
SAINT AMimOISE ET TIIKODOSE. 3î;
assez d'aiitorilo pour lui faire accepter cette révocation. Dès
lors, la situation fut pour lui intolérable. Il veut retourner en
Italie. Arbogast invente mille moyens pour l'en empocher. 11
écrit à ïhéodose qui ne comprend, ni ne répond. H écrit à
Ambroise, le suppliant de venir près de lui. Tel est en effet
le prestige de notre saint qu'il semble à un empereur que
sa présence soit une protection, et suffise à tout remettre en
ordre. Mais Ambroise ne comprend pas non plus ces lettres de
Yalentinien qui, pouvant être lues en route, ne disaient pas
le vrai motif de son appel. Un mot pourtant l'éclairé enfin
et il part. Mais Arbogast prévoyant qu'on viendrait tôt ou tard
au secours de celui qu'il opprimait, avait jugé plus prudent de
se débarrasser de lui. Il l'avait fait assassiner assez habilement
pour pouvoir répandre le bruit d'un suicide. Puis il s'était
donné un empereur commode dans la personne du rhéteur
Eugène.
Ambroise, rentré à Milan, s'y abandonna à sa douleur. Elle
lui servit d'attitude et excusa le silence qu'il opposa aux avances
qui lui étaient faites par le pouvoir nouveau. L'oraison funèbre
de Yalentinien lui fournit l'occasion de réticences respectueuses
pour Arbogast et sa créature, — car l'Eglise a pour César, quel
qu'il soit, les égards dus à César, — mais qui prouvaient assez
qu'il n'était pas leur dupe. Cette oraison funèbre présentait une
autre difficulté. Yalentinien n'avait pas été baptisé. Ambroise
défend alors cette thèse généreuse — nouvelle dans la doctrine
catholique, — que le désir ardent du baptême équivaut au
baptrmc lui-même. Et Yalentinien l'avait désiré; et c'était pour
le recevoir des mains d'Ambroise que, du fond de la Gaule, il
réclamait sa présence. — Notons qu'Ambroise raisonne ici
comme un stoïcien. Comme un stoïcien il demande : « Qu'est-ce
donc qui dépend de nous, si ce n'est la volonté (1)? » — Mis à
(1) Saint Ambroise, De obilu V'a/en<t?uVna', 'ôi . Dicile mihi (luid nliiid in
nobis est nisi voluntas, iiisi pelitio?
36 SAINT AMBROISE.
l'aise par ce raisonnement, il pleure les espérances de l'Eglise
encore une fois envolées, il pleure aussi son propre cœur de père
encore une fois brisé. Puis il énumère les coups répétés qui frap-
pent cette famille impériale , et cela avec une nuance d'attachement
dynastique qui, elle aussi, était une nouveauté. Ses deux chers
morts, Gratien et Valentinien, sont associés dans ses regrets
et dans la prière qui achève un beau mouvement oratoire :
« Seigneur, je vous demande que là où je serai ils soient aussi,
et que je puisse vivre avec eux éternellement, puisque je n'ai
pu vivreplus longtemps avec eux ici-bas (1) ! »
Le nouvel empereur comprit qu'il n'avait rien à espérer d'un
homme qui portait si ouvertement le deuil de son prédécesseur.
Il se retourna du côté des païens que, dès la première heure, il
avait ménagés. Le préfet du prétoire, Flavien, était un de leurs
chefs. Irrité des dernières lois portées par Théodose, et de l'exé-
cution desquelles on avait eu l'ironie de le charger, il lia partie
avec Eugène, et organisa en sa faveur un véritable mouvement de
réaction païenne. On vit renaître la question de l'autel de la
Victoire. Ambroise fut autorisé, par le tour que prenaient les évé-
nements, à sortir d'une réserve qui avait dû lui coûter. Il refusa
de se rencontrer avec l'empereur et, pour ne pas s'y exposer, il
quitta Milan. Pour répondre à cette démonstration, Arbogast
menaça de transformer les églises en écuries. Il n'y avait plus
à s'y tromper, une lutte religieuse commençait.
Théodose n'avait encore rien dit de ses intentions depuis
que Valentinien était mort. Quand il vit sa religion en danger,
il n'hésita plus. Il savait avoir affaire à un redoutable adversaire
dans Arbogast. Il partit comme un saint Louis pour une croi-
sade. Il marchait sous le signe de la croix. Sur les drapeaux
ennemis était peinte l'image d'Hercule. C'était la guerre des
deux religions. La bataille d'Aquiléey mit fm. On y vit Théodose
(1) Saint Ambroise, De obi/u Valentiniani, 80.
SAINT AMHROISE ET TIIKODOSE. 37
prier et combattre tour à tour, et dans un moment d'angoisse,
car la bataille fut longtemps indécise, — s'élancer dans lamrlée
en criant: «Où est le Dieu deïhéodose(l)? » Quand, à la fin de la
journée, on lui amena Eugène, avant de le laisser tuer, il lui
recommanda ironiquement d'invoquer Hercule. C'est qu'en effet
Hercule était, aussi bien qu'Eugène, le vaincu du jour. Cette fois
le paganisme était bien mort. Pour que cette victoire eût un
caractère plus vraiment chrétien encore, Ambroise obtint de
Théodose qu'il en usât avec miséricorde.
L'empire n'avait plus qu'un empereur, et cet empereur était
un fils soumis de l'Eglise. L'unitépolitique et religieuse du monde
romain semblait chose faite. Nous sommes au point culminant
de la carrière d'Ambroise, lorsque tout à coup Théodose meurt.
Toutétait compromis. Ambroise eut encore à prononcer l'oraison
funèbre de ce prince auquel il portait une affection différente de
celle qui l'unissait à Gratien et à Valentinien, mais qui, lui
aussi, lui était cher. Dans cette oraison funèbre, qui est un vrai
discours politique, il s'efforce de consolider le pouvoir fragile
des deux fils de Théodose, que leur père mourant avait mis
sous sa protection. Mais cet effort même marque son inquiétude.
Puis revenant à Théodose, il oublie ses vertus politiques et guer-
rières pour ne rappeler que sa charité chrétienne. 11 y a là un
pressentiment de l'éloquence religieuse de Bossuet. Mais Bossuet,
si grand qu'ait été, à lui aussi, son autorité personnelle, eût-il
osé dire, comme Ambroise de son héros : « J'ai aimé cethomme,»
sûr que des mérites même d'un empereur il ne pouvait y avoir,
pour ceux qui l'écoutaient, déplus probant témoignage?
Ambroise survécut deux ans à Théodose. Dans ses dernières
années, traversées par la souffrance physique, il fut encore le
protecteur des faibles, pauvres que l'on dépossède, accusés qu'on
veut livrer aux bêtes. Mais son rôle politique étaitfîni. Il meurt
(1) Saim Ambroise, De obitu Théodosii, 1.
38 SAINT AMBROISE.
entouré du respectet de la piété de tous. La cour lui avait demandé
de prier lui-même pour que ses jours fussent prolongés. Stilicon
craignait que la disparition 'd'un tel homme ne fût le dernier
coup pour l'Italie (I). A ces sollicitations il avait fait celte belle
réponse admirée par saint Augustin : « Je n'ai pas vécu parmi
vous de telle sorte que j'aie honte de vivre ; mais je ne crains pas
non plus de mourir parce que nous avons un bon Maître (2). »
Saint Ambroise type de l'évêque chrétien du IV' siècle.
Si nous cherchions quelle image d'Ambroise se dégage du
long récit, quoique écourté, que nous venons de faire, la netteté
de conception, l'énergie dans l'action et dans la résistance,
l'esprit de domination, qualités vraiment romaines mises au
service de l'Évangile, nous en apparaîtraient comme les traits
saillants. D'autres qualités toutefois se sont déjà laissé deviner.
Ce fort fut un doux, et sa force donna plus de charme à sa
tendresse. Il ne se borne pas à aimer des empereurs, quoiqu'il
ait bien aimé ceux qu'il a aimés. Il ne se borne pas non plus
à embrasser dans sa sollicitude d'évèque tous les pauvres et les
opprimés, ou à pleurer avec ses pénitents sur leurs fautes,
comme si lui-même les avait commises(3). 11 connaît les affections
humaines plus étroites et s'y complaît. Il avait, nous l'avons
dit, une sœur, la vierge Marcelline, et un frère, Satyre. Ils
vinrent vivre avec lui à Milan, et rien n'est touchant comme
ce que nous savons par Ambroise lui-môme de leur vie com-
mune : Marcelline, l'aînée, vénérée par ses deux frères, consultée
(i) Pailin, Vie ifAmbi'oise, 4ii.
(2) Jd.
(3)Id.,39.
SAINT A.MriROISl- TYPE UK L'ÉVÉQUE CHRÉTIEN. 39
en tout, môme par celui qui est évèque, discutant avec lui sur
des questions de foi, jus(juà ce qu'ils en appellent au jugement
de Satyre, qui avait Fart de contenter tout le monde sans
dommai^epourla vérité (i); Satyre, chaste et beau jeune homme,
nature droite et dévouée, qui paya peut-être de sa vie la hàle
avec laquelle, mal guéri des suites d'un naufrage, il voulut
accourir auprès des siens que les Goths menaçaient (2), Satyre
dont la perte arracha à son frère des sanglots si éloquents. C'était
l'homme d'aflaires de la famille, et le lien de cette pieuse
maison avec le monde. Si Ambroise construit une basilique,
c'est lui qui en vérifie les plans (3). S'il y a quelque affaire au
loin, c'est Satyre qui va la traiter. Ce fut même d'un voyage en
Afrique qu'il revint mourant. Les deux frères avaient craint de
ne pas se revoir. Ils se revirent, mais pour peu de temps. Et
Ambroise, privé de cette collaboration fraternelle, se compare
au bœuf qui cherche son compagnon ; quelque chose de lui-
même lui manque, et on l'entend gémir, parce qu'il n'a plus
à son cùté celui qui labourait sous le même joug (4).
Ambroise eut aussi des amis. C'est Priscus, ami d'enfance
qu'il retrouve plus tard avec émotion (5). C'est l'évêque Aschole.
Ambroise et lui s'aimaient sans s'être jamais vus. Lorsqu'ils se
rencontrent à Rome, ils se jettent dans les bras l'un de l'autre,
et leurs larmes coulent sur leurs vêtements, pendant qu'ils
se tiennent embrassés, s'abandonnant à la joie d'une rencontre
si longtemps désirée (6). C'est son maître Simplicien, dont
nous avons déjà parlé, auquel le grand évêque laissait encore
sur ses œuvres un droit de correction, et qui en usait (7). Ce
(1) Saint Ambroise, De excessu Satyri, il.
(2) Id., 32.
(3) M., 20.
(4) Id.,8.
(b) Saint Ambroise, Ep., XVr.Vl cl XC.VIII.
(6) W., \V, 10.
(7) M., XXWII, .{.
40 SAINT AMBROISE.
sont bien d'autres enfin. Mais c'est surtout Eusèbe de Bologne,
dans la maison duquel, pendant qu'il fuyait la présence d'Eugène,
il devait trouver riiospitalito. Il avait élevé lui-même les
petits-enfants de son ami, Faustin, Ambroise et Ambrosie, et
pour eux s'était fait grand-père. Il s'occupe des accès de toux
du petit Faustin et s'entend si bien à les soigner que l'enfant
le croit un peu médecin (1).
Sa délicate bonté se révèle dans cent autres traits. Pour un
autre tout jeune enfant, auquel il était attaché, il écrit un
livre d'instruction morale, de la même main qui avait écrit un
Traité de la Foi pour un empereur (2). Quand il travaille la nuit,
il ne prend pas de secrétaire, parce qu'il ne veut pas être pour
autrui la cause d'une fatigue et d'un ennui (3). Il réconcilie les
enfants avec les parents. Sisinius ne veut pas recevoir son fils
qui s'est marié sans son assentiment. Ambroise intervient avec
une douce bonhomie, et tient le discours qui suit à ce père irrité :
« Vous aviez le droit de choisir, mais vous pouviez mal choisir.
Si la femme de votre fils est bonne, c'est donc autant de gagné
pour vous. Mais si votre fils s'est trompé, recevez-les tout de
môme, vous les rendrez meilleurs ; en les rejetant vous les
rendriez pires (4). » La charité lui paraît dans tous les cas la
plus féconde des justices. Un juge scrupuleux, sur le point
d'appliquer la peine de mort le consulte. Il commence par
mettre sa conscience à l'aise et maintient son droit. Mais
comme il bénit ses scrupules et avec quelle chaleur d'illusion
il compte sur le pardon, suivi du baptême, pour amender tous
les coupables (5) ! Elle est de lui enfin cette exquise remarque
que pardonner est la jouissance de Dieu. C'estlorsqu'ilcommente
(1) Saint Ambroise, £p., LIV, 2.
(2) Paulin, Vie dWmhroise, 28.
(3) Saint Ambroise, Ep., XLVII, 1.
(4)7d.,LXXXIII,2.
(5) hl, XXV.
SAINT AMBROISE TYPE DE L'fiVÉQUE CHRÉTIEN. 41
l'œuvre des sept jours. Il se demande pourquoi Dieu se repose
le septième jour. C'est qu'ayant fait l'homme, répond-il, il
avait à qui pardonner (1).
A une volonté si puissante est donc associée une àme ardente.
Nous savons déjà que le regret de sa vie est d'avoir échappé au
martyre : « Dieu sans doute, dit-il plus tard, Dieu, qui est
le bon médecin, savait mieux que moi ce qui convenait h ma
faiblesse (2). » Du moins ne s'épargne-t-il ni jeûne ni morti-
fication (3). Il enseigne qu'on doit se lever au milieu de la nuit
pour prier. « La nuit est le moment de la tentation... Qu'elle
soit celui de la pénitence... (4). » Et nous savons par son bio-
graphe Paulin qu'Ambroise joignait l'exemple au précepte. Sa
prière est souvent baignée de larmes (o). Il parle delà commu-
nion en termes enflammés. Elle est pour lui « le baiser de
Jésus-Christ » (6). Le rêve, et comme la tentation de cet homme,
sur lequel tant d'intérêts reposaient, semble avoir été d'en
secouer le fardeau, et de ne plus vivre que dans un doux com-
merce avec Dieu. Dès son élection il voulut, nous nous en sou-
venons, échapper aux honneurs de l'épiscopat par la vie monas-
tique. Et il eut de tout temps pour les solitaires une tendresse
mêlée d'envie, comme pour des privilégiés de la vie religieuse.
Il fut, nous le verrons, un des apôtres àt des patrons de la
virginité au iv^ siècle. Et dans sa vie si agitée il s'efforça de
réaliser cette vie des vierges et des solitaires, tout entiers à
l'amour de Dieu. Dans ses lettres à Irénée, vraies lettres de
direction religieuse, il parle de cet amour de Dieu avec des élans,
(1) Saint Ambroisk, Hexœm., \l, cap. x, 76, ot tune iiMiuiescit, habens
cui peccata diniiUeret.
(2) Saint A.>ibroisk, Ep., XXXVI, 4.
(3) Paulin, Vie dWmbroise, 38.
(4) Saint Amuroise, In Psalmum CXVIll, serino viii, i8-i}2.
(5) Saint Ambroisk, De Penitentia, II, 07.
(6) Saint Ambroisk, Ep., XLI, 15. Osculamurergo Clirislum communionis
osculo.
42 SAINT AMBROISE.
et môme des raffinements Je dévotion, comme en parlera
l'auteur de Ylmilation (1). Ce soldat toujours sur la brèche,
cet évoque liomme d'Klat est tout près d'être un mystique.
Cet union de la vie active et contemplative est d'ailleurs le
caractère commun de tous les grands évêques, et presque la
définition de leur genre de vertu. Définition qu'Ambroisc nous
a donnée lui-même à propos d'un de ses aînés dans l'épiscopat,
Eusèbe de Yerceil, dont il nous apprend qu'il conciliait les
obligations du sacerdoce avec la règle monastique, qu'il avait
une vie publique, et une vie cachée (2). Grégoire de jNaziance
avait dit la môme chose dans les mêmes termes d'Athanase (3\
Et elle est longue la liste de ceux dont la vie répond à cette
double exigence de leurs fonctions et de leur piété. — Or Am-
broise est le type accompli de l'évêque, par une vocation de sa
nature, et par l'harmonie en lui des qualités diverses que nous
lui avons reconnues. Sa sœur se plaisait à lui rappeler que tout
enfant il jouait à l'évêque. Et, quand il le fut pour de bon, il
entra si bien dans ce rôle, qu'on lui avait imposé, qu'il mérita ce
bel éloge de Théodose (ne l'avons-nous pas déjà cité?) qu'avant
de le connaître il ne savait pas ce que c'était qu'un évêque.
Il faut ajouter que c'est un évêque du iv* siècle. A cette
époque, où l'Eglise grandit, pendant que tout déchoit autour
d'elle, dans les mains de l'évêque se réunissent peu à peu des
attributions multiples. Il baptise, il prêche, il confesse, il dirige
son clergé. Cela est de tous les temps. Mais comme la victoire
du christianisme, et surtout celle de l'orthodoxie, n'est pas
achevée, il a des luttes à soutenir, des conversions à opérer.
Héritier des apôtres, il est encore un apôtre. Puis il s'agit de
faire l'éducation de ces nouvelles recrues de la foi. Et cela est
encore l'affaire de l'évêque. Ajoutons qu'il construit des basi-
(1) Voir surtout Ep., XXIX, iO.
(2) Saint Ambroise, £p., LXlil, 71.
(3) Grkg. Naz,, (h^at., XXI, 20.
SAINT AMltllÛlSt: TVl'l- 1)1^ L'KVÈQUE CIIRÉTIEN. 43
li(iues, fonde des hôpitaux, nourrit une armée de pauvres. H
est le directeur de l'assistance publi(iue de son diocèse. 11 en est
aussi le juge de paix, en donnant à cette belle expression tout
son sens. On le consulte, sur toutes sortes d'affaires, afiaires
d'intdrôt et de famille, comme affaires de conscience. Il est en
outre le défenseur naturel des faibles contre les forts, des indi-
vidus, des villes contre l'Etat, exercjant, selon la forte expression
de M. Villemain, un vrai tribunal religieux (l). Il arriva môme
que cette intervenlion officieuse de Téveque se transforma, du
moins pour les contlits des particuliers entre eux, en une forme
nouvelle, mais régulière de la justice, et qui fut vite préfé-
rée à la justice administrative d'alors. C'est ce qu'on appela
l'audience épiscopale. Cette justice paternelle de l'évoque eut
à son tour l'inlluence salutaire d'un bon exemple sur la justice
officielle du gouverneur, et nous comprenons maintenant tout
le sens de ce mot de Probus à Ambroise : « Agis non comme
un juge, mais comme un évêque. »
Prêtre, apôtre, administrateur, tribun, magistrat, voilà donc
ce qu'est un évêque. Quand cet évêque est saint Ambroise, son
action^ même religieuse, dépasse les limites de son diocèse.
Nous l'avons vu réunir des conciles et travailler à fortifier dans
l'Eglise l'esprit d'unité et de gouvernement. Mais, en dehors de
ces occasions officielles, il est en constante relation avec ses
collègues de l'épiscopat, qui le consultent par exemple sur le
sens de tel ou tel passage de l'Ecriture (2;. La reine des
^rarcomanslui demande une sorte de catéchisme à son usage (3).
Paulin de ?sole veut être attaché à son clergé (4). Partout où
il y a un devoir difficile à remplir, on appelle Ambroise et il
accourt. Pendant la lutte contre l'arianisme, du vivant de
(1) ViM.r.MAiN, Tdhleau de l'éloquence chrétienne au i\' siècle, p. ii2ii.
(2)Voir surtoul Ep., Vlll.
(3) Paulin, Vie d'Ambroise, 3G.
(4) Paulin, ex Epist. ad Alypium qu.i' osl apnd An,i.ni-t.. xmv alias xxxv.
44 SAINT AMBROISE.
Justine, il va sacrer un évoque au foyer même de l'hérdsie, à
Sirmium. ïln pleine réaction païenne, il fait la dédicace de
basilique? à Bologne et à Florence. Puis ce même homme,
qu'occupent les affaires de la chrétienté entière, appartient
aussi bien au plus humble qui a besoin de lui. Sa porte est
ouverte. On le trouve travaillant. Et, par respect pour ces
heures d'étude si péniblement disputées à tant de soins, on
hésite parfois, et Ton se retire (I). — Ainsi du moins faisait
saint Augustin.
Le giand saint que nous venons de nommer est le plus
illustre des catéchumènes d'Ambroise. La conquête qu'il fit
de cette àme pour la foi est la dernière preuve de son ascendant,
et le dernier de ses titres de gloire que nous voulions men-
tionner. Nous sommes habitués à considérer la conversion
d'Augustin comme le dénouement d'un drame tout intérieur.
Les Confessions sont cependant pleines de la reconnaissance
d'Augustin pour Ambroise. Il bénit Dieu qui l'a conduit à
Milan, vers celui qui devait le conduire à Dieu (2). Il raconte
cette première entrevue d'un évêque et d'un professeur de
rhétorique. « L'homme de Dieu me reçut comme un père (3). »
Cette instinctive sympathie fut le commencement de tout.
Augustin allait écouter Ambroise, et peu à peu se laissait
prendre au charme (4) de sa parole, plus attentif cependant
encore à la forme qu'au fond. Ce qui nous plaît le moins
aujourd'hui dans Ambroise, l'abus de l'allégorie dans l'expli-
cation de l'Ecriture, était ce qui séduisait Augustin, comme
beaucoup d'esprits philosophiques d'alors, en leur fournissant
un biais pour croire. On a remarqué que, par une heureuse
(1) Saint Augustin, Conf., VI, 3.
(2) Id., V, 13. Ad eum ducebar a le nesciens, ut per eum ad le
ducerer.
(3) Id.
(4) Id.
SAINT AMBROISE TYPE DE L^EVÈQUE CHRÉTIEN. 45
concordance de leurs âmes, Ambroise sembla, pendant toute
une période, ne prêcher que pour Augustin (1). « La maladie te
presse, disait-il un jour devant lui, ta conscience coupable te
brûle, ton péché t'écrase, ton àmo est dans l'angoisse. Connais-
toi toi-même et demande un remède à la prière. Demande le
secours de ce médecin qui descendit du ciel pour ceux qui
étaient malades, disant : — Ce ne sont pas les gens bien portants
mais ceux qui soullrent qui ont besoin du médecin (2). » Mo-
nique suivait l'action bienfaisante exercée sur son fils par la
parole de l'évoque, et elle Faimait de toute sa reconnaissance
maternelle, elle l'aimait, comme dit Augustin, pour le salut
de son fils (3). L'enthousiasme religieux qui se propagea pen-
dant la persécution arienne gagna Augustin, quoique la chaleur
de l'Esprit Saint le laissât encore froid (4), selon ses propres
expressions. Et certes c'était bien le spectacle qu'il fallait pour
fixer cette âme hésitante que celui d'un homme sûr de sa foi,
sûr de son droit, et les maintenant si haut, sans qu'on pût
appeler son énergie rudesse, et naïveté sa certitude. Car il
avait, et Augustin l'avait éprouvé, autant de douceur que de
fermeté, et c'était par son éducation, comme par son talent,
l'évêque avec lequel un professeur de rhétorique pouvait se
trouver le plus d'idées communes et de ressemblance. Peu
après, Augustin annonça à Ambroise sa conversion, et lui
demanda des conseils pour ses lectures. Et il continua toujours
de l'appeler son père, parce que, disait-il, il l'avait engendré
àJésus-Christ. Et il ajoutait: « Tout le monde romain lui rend
hommage,... et la foi catholique n'a pas d'interprète plus
sûr (5). »
(1) Bainaru, Histoire de saint Ambroise, liv. V, ch. 4.
(2) Saint Amrroise, In Psalmum CXVIII, sermo xix, 2.
(3) Saint Aigistin, Conf., V, 2. Ambrosium propler saluteni moani maxime
diligi'bat.
(4) Id., IX, 7.
(5) Saint Augustin, Contra Pelagium, I, 3.
46 SAINT AMBROISE.
Tel est l'homme dont nous allons étudier la place et le rôle
dans l'histoire de la morale chrétienne. C'est le représentant du
christianisme dans les derni(>res luttes contre les païens, c'est,
dans l'Occident, le représentant de l'orthodoxie contre l'aria-
nisme, c'est le conseiller de Théodose, enfin c'est le maître
d'Augustin. Avons-nous tort de penser que cela donne à son
Traité des Devoirs quelque autorité? Et ce que nous avons dit
de son éducation, de son esprit, de son cœur, n'explique-t-il
pas déjà qu'il ait pu se sentir pour Cicéron quelque affinité, sans
que Cicéron d'autre part ait pu lui suffire. — Si nous nous deman-
dions, parmi les figures qui nous sont plus familières, à qui le
comparer, c'est à Bossuet que nous penserions. Nous y avons
déjà pensé. Bossuet, par les imitations qu'il a faites de saint
Ambroise, nous autorise à cette comparaison (1). 11 ne s'agit
pas de comparer leur éloquence. Ce serait faire tort à saint
Ambroise. Il ne s'agit pas de comparer le rôle politique que les
événements leur ont fait. Ce serait faire tort à Bossuet. Mais
celui-ci, sans qu'il lui fût besoin pour cela d'aucun titre offi-
ciel, fut le chef reconnu de l'Eglise de France, de la môme
manière que celui-là fut le chef de l'Eglise d'Occident. Mais
leurs idées sont coulées dans le même moule, et leurs âmes
sont de la même trempe. Ambroise eût volontiers tiré une poli-
tique de l'Écriture sainte, et sa rigide orthodoxie eût souscrit
à cette définition : « L'hérétique est celui qui a une opinion (2). »
Ne leur reprochons pas de n'être pas originaux. Car ce serait
là pour eux un signe de vérité, et mériter ce reproche eût été
leur ambition, s'il en avaient eu. Leur conduite a la même
sûreté que leur pensée. Il leur manque presque pour parler et
plaire à notre imagination quelque faiblesse par où l'humanité
(1) Voir Baunaud, Histoire de saint Ambroise, p. 466, 473 et 569. Le dernier
rapprochement nous semble contestable.
(2) Cité par Brlnetiére , Revue des deux Mondes, 1«'' août 1891,
p. 661.
SAINT AMUROISE TYPE DE L'ÉVÉQUE CHRÉTIEN. 47
se rdvèle en eux (1). Mais ces deux puissants lulleurs ont eu
lame pleine de tendresse. Ils ont aimé Dieu d'une ardeur inlinie.
L'action a pris leurs deux existences; et tous deux cependant
ont été des modèles de vie intérieure. Nous venons de le voir
pour Ambroise. De même on ne connaît pas Bossuet quand on
n'a pas lu ses Méditât ioîis et ses Elcvations. Chez l'un comme
chez l'autre enfin, idées, actions, tout procède de la foi et tend
au service de Dieu. Avec un complet oubli du moi, ils s'effor-
cent, sans que leur génie leur permette d'y réussir pleinement,
de n'être que des défenseurs impersonnels de la tradition, de la
vérité, des évêques enfin. En eux on est donc assuré d'étudier,
outre eux-mêmes, quelque chose qui les dépasse et qu'ils ont
représenté.
(1) Celte idée est très ingénieusement exprimée, à propos de Cossuet, par
M. Lanson, Bossuet, p. 52 et seq.
CHAPITRE II
LES PREMIERS MAITRES DE SAINT AMBROISE.
Nous avons dit qu'Ambroise, aussitôt ([u"il fut évèque, cher-
cha pour renseignement qu'il avait à donner des maîtres et
des modèles. Et cela est encore un ti-ait bien romain de son
caractère. Quand les Romains voulurent philosopher, ils se
demandèrent ce qu'on avait pensé en Grèce, et se contentèrent
de traduire, ou, si l'on veut, de transposer. Ils étaient nés dis-
ciples. Mais certaines doctrines, en passant par leurs mains,
prirent plus de fixité et de précision pratique. C'est ainsi que le
stoïcisme romain risque de nous faire oublier quelle est la vraie
patrie du stoïcisme. Aux Grecs d'inventer, aux Romains de
faire durer. Il en fut de la théologie comme de la philosophie.
Et ce qui n'était qu'instinct devint méthode. Nés disciples, les
Romains étaient nés orthodoxes.
Mais la tradition qui se fixe pour le dogme est encore indé-
cise en morale. Les grands moralistes latins n'ont pas encore
écrit, puisque nous en sommes aux débuts de saint Ambroise,
et que saint Ambroise est le maître de saint Augustin. De la lec-
ture des Pères apostoliques, que l'on faisait à l'église (1), ressor-
taient des règles canoniques et aussi des préceptes moraux.
Mais ces préceptes donnés sous forme impérative, sans commen-
taire, ne constituaient pas un enseignement. Ce fui donc vers
l'Orient qu'Ambroise tourna les yeux. A Alexandrie une école
(1) Voir Saint .Fkkùmi;, De virlsiltustribiis, X; Sozomem:, îlif^l. Errl., \l . l'.i
Umversité de Lyo.n. — VIII. A. 4
50 LES PREMIERS MAITRES DE SAINT AMBROISE.
de philosopliie chrétienne s'était fondée, où furent agités tous
les problèmes qui devaient préoccuper tant de siècles. Origène
en fut le plus fécond ouvrier d'idées. Cette école avait un ancêtre,
Philon le Juif. Philon et Origène devinrent les maîtres de saint
Ambroise (1). — Nous voici donc amenés à remonter au delà
du Christ môme pour trouver les sources où notre saint a puisé,
et pour étudier les influences avec lesquelles l'influence de
Cicéron s'est rencontrée. Sans vouloir étendre démesurément
notre sujet, et substituer à l'histoire de la pensée d' Ambroise
celle de la morale chrétienne elle-même, comment ne pas
ajouter cette remarque qu'il y a quelque parallélisme entre
ces deux histoires, et que nous allons retrouver une des direc-
tions que la morale chrétienne eût pu prendre, si elle n'avait eu
en elle-même les principes d'une évolution différente et si Rome,^
une fois déplus, n'avait vaincu l'Orient. Mais elle ne l'a vaincu
qu'en sassimilant le meilleur de sa pensée, de sorte que l'école
d'Alexandrie non seulement marque un moment de la morale
chrétienne, mais eut sur la constitution définitive de cette
morale, et sur l'idéal dont nous vivons, sa part réelle d'in-
fluence.
(1) Saint Ambroise a imitt', dans son De Paradisio, le traité des Allégories
des Lois, et le traité De la Création du monde de Philon ; dans son De Caïn et
Ahel, le traité Des Chérubins et de Cain du même auteur; dans son de Noe et
Ai'ca, le traité De V Agriculture ; dans son De Abraham, le livre de Philon
qui porte le même titre; dans son De Jacob et vita tieata, le traité intitulé :
Que tout homme de bien est libre. D'autres imitations de détail sont à signaler.
Voir en particulier De Tobia, 20 ; et Episl. XXVII, 2.
Saint Ambroise s'inspire toujours d'Origène dans l'interprétation des
Écritures. D'après saint Jérôme, il a imité Origène dans son Hexœmeron. 11
sufht de rapprocher les Commentaires des Psaumes XXXVI, XXXVII et XXX Vlll
des deux auteurs pour que les emprunts de saint Ambroise ressortent avec
évidence. Saint Ambroise a encore imité Origène [Homil. in Luc), dans son
Expositio Ecangelii secundum Lucam. Il est plus que probable enfin qu'il a eu
entre les mains le Commentaire du Cantique des Cantiques d'Origène, et s'en
est servi dans son De Isaac et Anima.
PIIILON.
M
Philon.
Philon a été malicieusement appelé le premier des Pères de
l'Église (i). Mais l'Eglise, ne réussissant pas à démontrer que
Philon s'est converti (2), hésite à reconnaître ce qu'elle doit à
un Juif. D'autre part les rabbins le renient. Pris entre ces deux
ingratitudes, Philon n'est plus d'aucun parti, d'aucune religion,
et sa gloire en a souffert. Il semble que les premiers chrétiens
aient eu à son endroit moins de scrupules. Nous allons dire
bientôt que Clément et Origène furent ses disciples. Et, si ce
sont là des suspects, ajoutons que Justin (3) s'est servi d(3 lui, et
aussi Cyrille. Or Justin et Cyrille sont des saints. Eusèbe vante
la richesse, la fécondité, Télévation de son style et la profondeur
de ses pensées (4). Saint Jérôme qualifie ses ouvrages de remar-
quables (o). Enfin nous ne nous occupons de lui ici que parce
que saint Ambroise n'a pas dédaigné de l'imiter. — On trouve
enlui, qu'elles soientdelui, ou qu'il faille plutôt en reculer très
loin l'origine, des idées qui sont devenues chrétiennes en méta-
physique et en morale. Il nous intéresse au moins comme le
représentant de tout un passé gros d'avenir, et l'héritier de doc-
trines que nous ne connaissons pas. Il représente aussi, en même
temps que l'union des Juifs et des Grecs dans cette Alexandrie
bâtie tout exprès pourla fusion des races et des idées, l'union de la
l'I) H.WET, le Christ iaimtne et ses origines, t. III, p. 388.
(2) Cette démonstration a été tentée parle P. B. de Montfaucon, Traduc-
tion de la vie contemplative, Paris, 1 709.
(3) Voir surtout Saim Justin, ApoL, I, 59, GO.
(4) ErsKiiK, Hist. EccL, II.
(o) Saint Jkhùme, Calai, soijit. ceci. : « opéra prœclara. »
52 LES PREMIERS MAITRES DE SAINT AMBROISE.
foi et de la philosophie. Et par là encore il est un ancêtre. La
religion juive ne fut qu'une religion. La philosophie grecque ne
fut qu'une philosophie. Chez Philon nous trouvons les deux
choses à la fois, comme nous trouvons les façons de penser de
rOrient et de l'Occident si étroitement associées et confondues
qu'on est souvent embarrassé pour faire dans ses écrits la part
des unes et des autres.
A cette harmonie de la foi et de la philosophie deux théories
viennent en aide, et qui toutes deux firent fortune, la théorie
des emprunts et celle des allégories. Si nous trouvons dans
Platon des idées conformes à celles de la Bible, c'est que
Platon avait connu la Bible. Ambroise abusera de cette expli-
cation commode. Et plus tard il faudra aussi que Sénèque ait
connu saint Paul. Il est vrai qu'avec un esprit d'équité, qui aura
moins d'imitateurs, Philon imagine, dans sa Vie de Moïse^ que
Moïse à son tour aurait bien pu connaître Platon. Car la fille du
Pharaon fit si bien les choses pour son protégé qu'elle appela des
maîtres grecs, malgré la dépense, etilnecessaitplustardd'étudier
leurs doctrines (1). Peu importent les contradictions et les ana-
chronismes. Ou plutôt il y faut voir un témoignage de plus de
l'intention de l'auteur qui ne recule pas devant l'invraisem-
blable. Ces emprunts réciproques expliquent que certains
dogmes religieux soient aussi des dogmes philosophiques. —
Quand il y a, au contraire, répugnance entre la raison et la foi,
c'est à l'allégorie qu'on a recours. Philon n'est pas l'inventeur
de cette méthode. Les kabbalistes avaient déjà comparé les
récits de la loi au vêtement de la loi, et avaient traité d'insensés
ceux qui s'en tiennent au vêtement (2). Quand les Juifs se
trouvèrent en présence de Grecs railleurs à convertir, ou tout
au moins à désarmer, ils appelèrent vêtement de la loi tout ce
(1) Philo.n, Vie de Moïse, édition ^Mangey, t. II, p. 83 et 815. Nous citerons
toujours Philon dans cette édition.
(2) ZouAH, cité par A. Imiank, la Kabbale.
PHILON. 53
qui pouvait gêner les esprits forts, et mirent sous ce vêtement
à peu près tout ce qu'ils voulurent. Pour être juste, il faut
ajouter que ces mêmes Grecs leur avaient donné l'exemple, et
cette méthode allégorique est de celle dont on ne sait en vérité
si elle vient d'Orient ou d'Occident. Quand les fables de la
mythologie commencèrent à scandaliser le bon sens et le sens
moral devenus plus regardants, on se mit à les interpréter. On
y vit l'expression de phénomènes physiques, de révolutions
cosmiques; et on put décemment rester païen. La Bible subit
donc la même opération. Et, habitués plus ou moins à penser et
à parler par images, ceux qui alors lisaient la Bible eurent moins
de scrupule que n'en auraient ceux qui la lisent aujourd'hui à
accepter cette perpétuelle violence qui lui était faite. Nous ne
devons donc pas juger, avec nos esprits plus formés à la précision
et plus respectueux des textes, des habitudes de pensée qui sont
d'un autre temps et d'un autre pays. Quoi qu'il en soit, l'ima-
gination subtile des Alexandrins se donna libre carrière, et si,
à Jérusalem, la lettre obscurcissait l'esprit, à Alexandrie l'esprit
fit s'évanouir la lettre.
Il faut citer quelques exemples de cette exégèse de Philon,
puisqu'aussi bien l'exégèse de saint Ambroise en procède.
Philon a écrit trois livres intitulés Allégories des Lois. Son
procédé y apparaît si méthodiquement outré qu'on croirait à
une gageure. Lorsqu'il est dit que Dieu planta le paradis, ne
vous figurez pas que Dieu fit un métier de jardinier. Ce serait
impiété et grossièreté d'esprit. Entendez qu'il a semé les vertus
dans le co'ur de l'homme. Le paradis fut appelé Eden parce
que Éden veut dire plaisir, et que le plaisir doit être là oi!i est la
vertu. Et ce paradis fut tourné vers l'Orient, parce que la vertu dis-
sipe, comme un soleil levant, les brouillards de l'àme (1). Quatre
neuves l'arrosaient. Ils représentent les quatre vertus (2),
(1) PlIU.ON, t. I, p. ijl et SCiI.
(2) Id., p. 50, 57.
54 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMUROISE.
L'homme, rhote de ce paradis, c'est renlendement chargé de
cultiver les vertus (1). Dieu enfin lui donne une compagne, —
la sensibilité (2). Et cela continue ainsi. Mais Philon met des
allégories ailleurs que dans ses livres des Allégories. Il en met
partout. Sara jette Abraham dans les bras d'Agar. C'est qu'on
ne peut arriver à la sagesse qu'après s'être donné à la science
qui est sa suivante (3). Comment ne pas voir enfin dans le duel
fratricide de Jacob et d'Esaii la lutte intestine de nos bons et de
nos mauvais instincts (4)? L'histoire de la tour de Babel a un sens
encore plus profond. Les méchants s'associent pour le mal, mais
trouvent dans leurs vices même le principe qui dissout leur
association. Ils ne s'entendent plus (5).
Il arrive même que Philon cherche un sens caché aux passages
dont le sens littéral est le plus clair et le plus élevé. Voici l'allé-
gorie introduite jusque dans la morale. Si ton prochain, est-il
dit, t'a donné en gage sa couverture, tu la lui rendras avant le
coucher du soleil ; car c'est son seul abri, le seul voile de sa
nudité ; comment s'envelopperait-il pour dormir ? Il criera vers
moi, et je l'écouterai ; car je suis la pitié. « Il semble, dit
justement M. Havet, que jamais texte n'a eu moins besoin de
commentaire dans sa simplicité si touchante (6). » Mais Philon
ne peut admettre que Dieu s'occupe de ce que deviendra une
couverture. Puis qui prêterait sur une couverture? Et si on
avait prêté enfin, on ferait bien de garder son gage. Philon ne
comprend pas. C'est qu'il ne veut pas comprendre, afin de se
mettre dans la nécessité de chercher un autre sens. La couver-
ture c'est la raison sur laquelle les passions ont pris de l'empire.
(1) Philon, t. I, p. 61.
(2) Id., p. 66, 67.
(3) 7d.,p. d20.
(4) Id., p. 320.
(b) /(Z.,p. 406.
(6) Havet, le Christianisme et ses origines, t. lll, p. 426.
PIllLON. 55
mais ({iril nous faut absolument délivrer avant que la nuit so
soit faite dans notre àme (1). (iOmme cela est plus beau et d'une
plus haute spiritualité !
N'allons pas croire cependant que cette interprétation des
règles morales pratiques ira jusqu'à les supprimer. Du moins
Philon s'interdit-il cette conséquence, qui pourrait aller loin,
de ses principes. Il blâme ceux qui, dans leur recherche d'un
sens fuyant et intérieur, s'affranchissent de toute observance
extérieure et ponctuelle. Les fêtes ne sont que des figures des
joies de l'àmc. Ce n'est pas une raison pour manquer aux céré-
monies du culte. La vraie circoncision est le retranchement des
voluptés, qui ne dispense pas de l'autre circoncision. Mais
toute loi est double. Elle est corps et âme. De même qu'il faut
respecter le corps qui est l'enveloppe de l'âme, on honore
l'esprit de la loi en en observant la lettre (2). M. Renan a même
fait observer que cette stricte discipline est le rachat des har-
diesses de la pensée : « La pauvre humanité n'a pas assez d'in-
telligence pour supporter deux libertés à la fois (3). » L'exégèse
est suspecte, quand elle aboutit à des immunités et fournit des
excuses. Celle de Philon est donc au-dessus de ces soupçons. On
n'en pourrait dire autant de toutes celles qui lui succédèrent. —
Mais cela nous démontre en même temps qu'en attribuant, comme
nous l'avons fait, aux besoins de la propagande la mt'lliode de
Philon, nous ne l'avons pas suffisamment expliquée. Car les
concessions sur la forme et sur les pratiques auraient été alors
les premières de toutes. Si les allégories ont aidé à attirer cer-
taines intelligences que choquait la matérialité du texte, comme
plus tard Augustin, elles n'avaient pas été imaginées que pour
cela. Elles sont l'œuvre sincère d'esprits ainsi faits qu'ils ne
peuvent voir simplement les choses, qu'il leur faut en tout du
(1) Philon, t. I, p. 634, 63:j.
(2) M., t. I,p. 4;î0.
(3) Renan, l'Église chrétienne, p. 84.
56 LES PREMIERS MAITRES DE SAINT AMBROISE.
mystère, et (|ii"un langage que l'on comprend leur semble indigne
deDieu. Aussi Philon subtilise-t-ille sens des motsjusqu'àneleur
laisser exprimer que des vérités d'ordre moral et intellectuel.
A ceux qui, dans les mots, lisent tant de choses cachées que
ne disent pas les nombres? C'est en effet en vertu du même
tour desprit que Philon célèbre les mérites du nombre 6. Dieu
fit le monde en six jours. Cela n'est dit que pour faire valoir le
nombre 6, le premier qui soit à la fois divisible par 2 et
divisible par 3 (1). Dieu s'est reposé le septième jour. Or le
nombre 7 est non moins merveilleux. Il y a sept planètes,
sept jours de la semaine, sept membres du corps humain, (en
appelant membres ce qu'il plaît d'appeler ainsi), sept trous
dans la figure humaine (deux yeux, deux oreilles, deux narines
et la bouche). Les enfants vivent à sept mois. Le septième jour
est décisif dans l'évolution d'une maladie (2). Et il est des exem-
ples que nous ne citons pas. Qui n'a pas lu ces pages ne com-
prend pas Philon. Qui les a lues ne comprend pas davantage»
mais sait au moins qu'il ne comprend pas.
Toute la philosophie de Philon est imprégnée de ce mysti-
cisme. Mais nous ne voulons parler ni de sa théorie du Verbe,
ni de lébauche de Trinité que l'on trouve chez lui. Nous nous
bornons à sa morale. Ellefaitcorpsavecsa méthode. Fondée tout
entière sur une opposition radicale de la chair et de l'esprit, elle
a de toute morale mystique la séduction et les périls. La vertu est
chose tout intérieure. Philon n'est pas un pharisien. S'il se
soumet, comme nous l'avons vu, au formalisme, il ne croit pas
que le formalisme suffise. Dieu n'est pas apaisé par de riches
hécatombes, mais par un cœur pur. Et quelquefois l'expression
de ces hautes vérités dans la bouche de Philon est toute stoï-
cienne (3). Mais voici qui est moins stoïcien. Dualiste consé-
(1) Philon, t. 1, p. 44.
(2) Jrf., p. 4;;, 46.
(3) Id., p. 324. Voir la fin de ce chapitre.
PHILON.
B7
qiicnt, Pliilonpoussolc iiK'pris du mondo Jusqu'au pessimisme (1),
et celui de la chair jusqu'à la mutilation (2). 11 a de l'uni-
versel péché une conception qui sera dépassée, mais qui
n'en eût pas moins donné le frisson à un Hellène. Le ju-
daïsme, prenant philosophiquement conscience de lui-même,
ne pouvait aboutir qu'à ce genre de doctrine (3). La chute et
la génération sont pour Philon une seule et même chose, ce
qui explique l'infinie propagation du mal. La femme est l'élément
sensible qui perd l'homme, et Philon parle d'elle comme Scho-
penhauer. La moralité consiste donc à défaire l'œuvre du péché,
c'est-à-dire à dégager l'âme du corps qui est son tombeau. C'est
la conception, on le voit, la plus ascétique qu'il soit possible
d'imaginer.
Mais cette vertu ascétique n'est que le commencement de la
vertu. C'est une vertu « d'enfants ». Il faut que l'idée de Dieu et
de son service s'ajoute à elle, et lui donne plus de prix. « Les
vertus sont bonnes en elles-mêmes ; mais elles sont meilleures
si on les pratique pour honorer Dieu. » M. Ilavet, qui cite ce pas-
sage, observe que la morale qui, pour Socrate et les siens, était
souveraine, se trouve désormais subordonnée (4). Croire devient
par suite le premier des devoirs. Le mot rJ—:; prend une force
et un sens nouveau (o). Et l'incrédulité devient un crime (6).
Si encore cette foi était la récompense de la sincérité de l'esprit,
et comme le signe et le couronnement du vrai mérite. Mais
Dieu fait pleuvoir sa grâce où il veut (7). Nous ne sommes pas
les auteurs de nos bonnes actions. « Si l'âme dit : c'est moi qui
plante, elle est sacrilège... L'âme qui enfante d'elle-même
(1) Philon, l. I, p. 198.
(2) W., p. 224.
(.3) Voir ZiKfii.KR, Gcschichte dev chrislUchen elhiU, p. 48 et seq.
(4) Havet, le Christianisme et ses origines, t. 111, p. iO'J.
(5) M., p. 403.
(6) Philon, t. 1, p. 023; l. 11, !>. lli.
(7)W., t. l,p. Îi99.
o8 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
avorte (1). » Dieu se rit de nos efforts individuels; et, quand
nous avons cru nous vaincre, il nous avertit par une chute de
notre orgueil. Lorsque nous sommes faibles au contraire, il
nous fait triompher (2). En un mot Dieu est le commencement
et la fin de tout (3). Il est le commencement : la science vient
de lui, comme la vertu. Pour elle aussi il y a une grâce. Toute
science humaine n'est que réminiscence d'une révélation
primordiale (4). Car l'homme, disons-le une fois de plus, ne
peut rien par lui-même. Mais, pour retrouver en nous cette
science qui y a été mise, il nous faut encore le secours de Dieu.
Philon nous fait la confidence de ses propres impuissances, et
des caprices divins, auxquels son esprit et son travail sont
soumis ( o). — Dieu, avons-nous dit, est aussi la fin du tout. Le
souverain bien de l'homme estde le posséder. Pour obtenir cette
possession, il faut fuir la terre, le corps, les sens, la raison, il faut
se fuir soi-même (6). Alors à Tâme brûlante de désir, jusqu'à faire
trembler de fièvre le corps qu'elle anime (7), Dieu se livre :
c'est l'extase.
Tels sont les principaux traits de la morale de Philon. Nous
n'avons emprunté aucun d'eux au traité De la vie contemplative,
dont l'authenticité est depuis quelques années contestée (8). Mais
qu'il soit ou non de Philon, ce traité appartient au même cou-
rant d'idées. Il ne laisse donc pas que d'être instructif pour
(1) M. Dems {Histoire des théories et des idées morales dans Vantiqiàlé, t. Il,
p. 306) a fortement commenté ces textes.
(2) Philon, t. l, p. 81.
(3) M., p. 343.
(4) Id., t. II, p. 409.
(5) M., t. I, p. 441.
(6) Id., p. 482.
(7) Id., p. 380.
(8) Voir Michel Nicolas, Revue de théologie de Strasbourg, 1868, p. 23-42 ;
Graetz, Histoire du judaïsme, et Vernes, Revue antique, 1874, p. 293. M. Ni-
colas voit dans l'ouvrage en litige une sorte d'amplification du traité de
Philon : Que tout homme de bien est libre. M. Renan est tout récemment
PlllLON. 59
nous. Il y est parlé d'un véritable ordre religieux. Ceux ([ui le
composent demeurent loin des villes, où il y a trop de trouble
el de bruit pour l'àme qu'aune fois attirée la sagesse, (ibacun
habite un modeste cottage, assez éloigné de celui du voisin
pour qu'il soit possible d'y mener une vie solitaire, assez rap-
proché pour que quelque lien de société subsiste. Telle est eneiïet
l'organisation de leur vie : chacun a chez lui une chambre de
piété, un oratoire où il évite toute occupation qui regarde le
corps; mais il y vit avec Dieu, priant, étudiant, s'ingéniant à
trouver aux Ecritures un sens caché. Six jours de la semaine
se passent ainsi. Mais, le septième, tous se rendent dans une
vaste salle séparée par une cloison haute de trois coudées en
deux parties, l'une pour les hommes, l'autre pour les femmes(car
c'est un ordre d'hommes et de femmes), de façon à ce que, sans se
voir, hommes et femmes entendent la même parole, celle du plus
ancien qui vient leur expliquer l'enseignement divin. Toutes les
sept semaines un banquet frugal, que l'auteur oppose aux ban-
quets du monde, réunit toute la communauté. On y mange,
comme les autres jours, du pain et du sel, et on y boit de l'eau.
Maison y chante en commun des hymnes à la gloire du Seigneur,
Puis, comme dans les récits d'Aulu-Gelle, on discute tous les pro-
blèmes qui se présentent. La fête se prolonge et la nuit se passe en
danses honnêtes. Il en est même une qui est longuement décrite, et
que nous appellerions irrévérencieusement une figure de cotillon.
Hommes et femmes, rangés sur deuxfronts de bataille, se rejoi-
gnent après quelques évolutions, pour figurer ces deux murailles
d'eau qui, après avoir laissé passer les Hébreux entre elles dans la
mer Rouge, fondirent l'une sur l'autre pour noyer les Egyptiens.
Ainsi ces moines mettent de l'allégorie jusque dans leurs danses.
A quelle date se ra[)porte cette pittoresque description?
Quels sont ces solitaires dont elle parle? Ont-ils même jamais
revenu sur ccftoquoslion, etconcUU en faveur de l'altiiltution à IMiiloii lui-
même du traité De ta vie contemplative. {Journal ilcs aavanlf, lévrier IH'J2.)
60 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
existé? Ce sont questions maintenant soulevées. Mais un traité
de Philon qui n'est pas contesté (1) nous ofTre un tableau
presque analogue de la vie des Esséniens, ces quakers de la
Judée. Pacifiques agriculteurs, ils ignorent le commerce et la
guerre. Ils n'ont point d'esclaves, mais se servent les uns les
autres. Ils mettent tout en commun. De science, ils ne veulent
connaître que la morale. Toutes les persécutions n'ont pu vaincre
leur sainteté. Enfin, ce sont des chastes (2). — Quand Philon
n'aurait pas écrit le traité De la Vie contemplative, il n'en serait
donc pas moins un des patrons du monachisme (3). Et déjà nous
vovons se dessiner dans l'Orient cet idéal d'une vie menée loin
du monde, rompant avec les conditions habituelles des sociétés
humaines, plus méditative, plus intérieure, plus occupée de
Dieu enfin, qui devait exercer sur les âmes chrétiennes une
si contagieuse séduction.
Philon est le disciple de tant de gens (4) qu'il n'est, à vrai
dire, le disciple de personne. Sa philosophie, et cela en fait
pour nous l'intérêt historique, est un rendez-vous de doctrines
et comme de races diverses. Il est supertlu de rappeler qu'il est
Oriental, qu'il est Juif. Mais il est très douteux que ce Juif ait
parlé une autre langue que la langue grecque. Si bien qu'il
est amené à chercher pour sa pensée, pour sa foi des formules
qui soient grecques. Et c'est Platon qui les lui fournit le mieux.
D'oii vient cette affinité du platonisme et de l'Orient? Toujours
est-il qu'elle existe, et que les autres philosophies grecques ont
dû se mettre à la remorque de celle-là qui leur avait comme
préparé la voie. On a signalé maints points communs à la
théologie de Philon et à celle de Platon y_o), sans qu'on puisse
(1) Que tout homme de bien est libre.
(2) Philon, t. II, p. 4o7 et seq.
(3) Saint Jérôme, Ep., XXII, 36, le cite comme tel.
(4j Voir Bois, Essais sur les origines de laphilosophie judéo-akxandrîne, 1890.
{5j Havet, loc. cit., p. 390-395, 405 ; Delaunay, Philon d^ Alexandrie, p. 37*
PIIILUN. 61
dire s'ils sont dus à des emprunts de Piiilon ou àla rencontre de
leurs deux pensées. Mais ce (jui, mieux que telle ou telle purlie
de son système où le génie de l'Orient se retrouvait, désignait
Platon à la préférence et à Timitation de Philon, c'est l'enthou-
siasme qui l'anime, c'est le sens du divin qu'il a possédé à un
tel degré, c'est cette notion de quelque chose de surnaturel
et comme d'une grâce qui se môle à l'art, à la science et jusqu'à
la vertu. Un écrivain, très délicat appréciateur des choses de
l'antiquité, nous a montré dans l'équilibre des facultés, dans la
mesure en toutes choses, dans l'autonomie de l'esprit, dans
l'achèvement de ce qu'il y a en nous de vraiment humain,
toutes qualités qui constituent le type moral d'Aristote, la
perfection selon le goût des Grecs (Ij. Si cela est, la morale
de Platon est moins grecque que celle de son successeur. Et
l'on comprend le double sens de cette phrase si souvent citée :
« Est-ce Platon qui parle comme Philon, ou Philon qui parle
comme Platon (2)? »
Puis nous avons tout lieu de croire, quoique les rensei-
gnements historiques nous fassent défaut, que des philosophes
existèrent qui poussèrent le platonisme plus loin que Platon.
De la famille philosophique de Platon, nous ne connaissons
en effet qu'une branche, celle qui, dans l'héritage du maître,
prit pour elle la dialectique. Mais il serait étrange que le Platon
de la dialectique ait été pour les générations qui le suivirent tout
Platon, et que personne n'ait songé à recueillir et à faire
fructifier les autres parties de sa pensée, d'autant que certains
indices (3j marquent, pour ces mômes générations, dans la
courbe des sentiments humains, un degré élevé de mysticité et
de religiosité. Carnéade n'est donc pas le vrai disciple de
Platon. Et d'autres, que nous ne connaissons pas, et qui lirent
(1) Oli.k-Lm'rink, la Morale d'Arislote, cli. ii.
(2) PiioTios, lUbliotk., p. 8f).
(3) Voir H.vvET, toc. cit., t. il, [k 129; I. III. ]>. 40o.
62 LES PREMIERS MAITRES DE SAINT AMBROISE.
cause commune avec l'école attardée ou renaissante de Pytha-
gore, continuèrent une tradition qui prépara l'esprit grec à sa
rencontre avec l'esprit de l'Orient. Plutarque, qui vint plus tard,
nous semble avoir été, malgré son bon sens réputé, l'un des
derniers représentants de cette tradition, lui pour qui l'âme
humaine est un instrument passif et stérile dans la main de
Dieu (1), et qui lait de la vertu une condition de la science (2).
La philosophie d'Ammonius Saccas et de Plotin a donc des
antécédents historiques lointains. Et Philon lui-même n'avait
pas eu à découvrir Platon. Du moins ce grand nom servait
depuis longtemps d'étiquette à tout un ensemble de doctrines,
ou plutôt de tendances, que le disciple de Socrate se fût peut-
être étonné de se voir attribuer, quoiqu'il y ait dans le dévelop-
pement et jusque dans la déformation des doctrines une logique
secrète.
II
De Philon à Origéne : la gnose.
Après Philon, avons-nous dit, Ambroise eut en Orient un
autre maître, Origène. Pour arriver de l'un à l'autre, nous
n'avons qu'à poursuivre cette rapide histoire du platonisme,
du moins dans ses rapports avec la religion qui vient d'éclore.
— Lorsque le christianisme ne s'adressa plus seulement aux
pauvres d'esprit, les âmes qu'il rencontra n'étaient point, tant
s'en faut, des âmes neuves et vierges de toute spéculation.
Bossuet a même remarqué (.3) que beaucoup de doctrines clas-
sées comme hérésies n'ont rien du tout de chrétien, et qu'is-
sues de doctrines antérieures, ou antérieures elle-mêmes à la
(1) Plitaruie, DePyth. orac, 21.
(2) Plitarûlk, De Id. et Osir., 2.
(3) BossLET, Histoire des vai'iations, XV.
DE l'IllLUN A OIUGENK : LA GNOSE. 65
venue du Cliiist, elles seraient mieux appelées païennes. C'est
ce milieu malsain qu'eut à traverser la religion naissante, comme
pour éprouver sa robuste constitution, et la philosophie com-
mença par être pour elle un danger. Cette philosophie était
encore le platonisme. Tertullien appelle Platon le patriarche de
de toutes les hérésies. Du moins Platon est-il comme le facteur
païen de la gnose. Mais la gnose est juive aussi, et enfin elle
est chrétienne, et quelques-uns ont classé les gnostiques selon
la prédominance de l'un ou de deux de ces trois éléments; le
christianisme, le judaïsme et le paganisme (1). Dans cette clas-
sification, faut-il ajouter, ilsne tenaient compte que de ce qu'ils
connaissaient. Car la gnose est autre chose encore, et dans les
origines des différents systèmes que ce nom résume une grande
inconnue subsisteralongtemps : la part de l'Orient. — Si multiples
cependant que soient les doctrines gnostiques, si ramifiées, si
lointaines, si perdues qu'en soientles sources, ce n'est pas sans
raison qu'un nom commun sert à les désigner. Car elles ont des
caractères communs qu'il nous faut dire au moins pour expli-
quer ce qui vient après elles, et pour mesurer le chemin par-
couru par la philosophie chrétienne depuis le règne de la fan-
taisie métaphysique, qui est le leur, jusqu'au jour où Ambroise
se mit à l'école plus sage, plus pratique de Cicéron.
Tandis que, dans la tradition orthodoxe, la morale est l'essen-
tiel, et que peu à peu le dogme se forme autour d'elle, mais en
gravitant vers elle, dans la gnose tout est rêverie savante et
idéalisme subtil. Si elle eût triomphé, le christianisme n'eût pas
été ce qu'il est avant tout : une règle des mœurs. Nous n'avons
pas à décrire ces échafaudages dans le surnaturel qui donnent
le vertige à notre épais bon sens d'Occidentaux. L'idéalisme des
gnostiques a de telles susceptibilités qu'ils ne croient jamais
pouvoir mettre assez d'intermédiaires entre la matière et le créa-
(1) Bair, la Gnose cUrétiennc, Tubinguc, 18:3:>; Fkki'I'El, Saint Irénée.
64 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMRROISË.
teurque souillerait le contact de sa créature. Puis il leur semble
que Texistence du mal n'est plus un problème quand ils ont
déplacé et morcelé les responsabilités, et ils innocentent Dieu
aux dépens des divinités inférieures. Partis de tels principes,
ils renchérissent sur les inventions les uns des autres, et multi-
plient les êtres, comme on dira au moyen âge, au delà de toute
nécessité. Jésus n'apparaît plus qu'à son tour dans la série des
émanations célestes, et il apparaît dépouillé de toute person-
nalité et de toute humanité. Pour Yalentin, il arrive trente-
troisième sur la liste des éons (1).
Comment, pour de telles aberrations, trouvait-on des disciples ?
— Les systèmes gnostiques favorisaient l'esprit de secte, ce para-
site du sentiment religieux. Le christianisme ne triomphera défi-
nitivement de la gnose que, lorsque avec les ordres monastiques,
il donnera dans son propre sein une satisfaction à ce désir si
répandu de faire partie d'un petit nombre d'élus. « Je parle
pour un sur mille, » disait un gnostique (2j. Quel orgueil si l'on
se sent être celui-là, et quelle raison d'être d'avance convaincu!
Les gnostiques exploitèrent ces sentiments, et ils avaient une
façon à eux d'éviter les objections et de répondre par un sou-
rire qui signifiait: « Vous ne serez jamais qu'un simple lidèle... ;
nous ne pouvons discuter avec vous (3). » Donc la gnose avait
ses initiés. Basilide exigeait de ses adhérents un noviciat de
cinq ans (4). Parfois on payait pour cette initiation (o), et on tient
à sa foi quand elle a coûté. Puis, et c'est le châtiment de ces
folies mystiques, comme la raison ne servait de rien pour arriver
à un Dieu trop bien caché, on y arrivait par d'autres moyens.
L'excès du spiritualisme aboutit au matérialisme religieux. On
(1) Voir ABBÉ DucHESNE, les Origines chrétiennes, cours lithographie, p. 155.
(2) Saint Irénée, I, xxiv, 6.
(3) Tertulliex, In Val., i.
(4) Voir ABBÉ Dlcuesne, loc. cit., p. 151.
(o) JcZ.,p. 158.
DE PIIILON A ORIGÈN'E : LA (JNOSE. 6d
L'voque ce qu'on ne peut concevoir. Les conjurations, les talis-
mans suppléent à l'impuissance de la pensde. Toute une liturgie
faite à la fois de mise en scène et de mystère frappait et retenait
les imaginations (1). Le mysticisme, d'abstrait, devint dévot et
tomba dans des pratiques étranges. Il y eut des mots à pouvoir
magique, comme celui d' aôraxas chez les basilidiens. On avait
commencé par toutes les hardiesses de la pensée, on finit par
la superstition.
Les conséquences morales de pareils états d'esprit ont de
tout temps été les mômes. Comme les disciples du stoïcien
Ariston, les quiétistes de toutes les religions ont été conduits à
l'indifférence morale fondée sur un insupportable orgueil. Il y a
toujours quelque danger à se mettre tellement au-dessus des
autres qu'on s'affranchit de leurs devoirs. La plus grande somme
de vertu est, comme la plus grande somme de bonheur, dans
les voies moyennes. Or les gnostiques se croientpar leur science
devenus d'une autre nature. Ils sont les spirituels et s'opposent
aux charnels. « Les hommes, c'est nous, disent-ils, les autres ne
sont que porcs et chiens (2). » Le gnostique est celui qui sait.
Cela lui sert d'universelle dispense et d'universelle absolution.
Il a pour honorer Dieu la véritable méthode qui est de le con
naître tel qu'il est. Souffrir pour lui, mourir pour lui sont des
façons vulgaires, à la portée de tous. Le martyre est une sot-
tise (3). Que signifient pourle gnostique ces misères qu'on appelle
des fautes ou des vices? Sa vertu est inamissible. « L'or peut
traîner dans la boue sans se corrompre (4). » Puis il lui plaît
d'ignorer ce que fait son corps. « A la chair ce qui est de la
chair, à l'esprit ce qui est de l'esprit (5). » Toutes les promiscuités
(i) Saint Irknée, I, xxi.
(2) Épipiiam: , XXIV, ii,
(3) Glkment, Stromates, IV, 4 ; SviXT Irknée, I, xxiv, 6 ; III, xviti, S.
(4) Saint Ihénéf., I, vi, 2.
(5) M., 3.
UNIVERSITÉ DE Lyon. — VI II. A. >*
66 LES PREMIERS MAJTRES DE SAINT AMBROISE.
ne le souillent pas, parce qu'elles ne l'atteignent pas. Gela se
passe en dehors de lui. A plus forte raison les paroles que l'on
dit, les fêtes où Ton va, les viandes que Ton mange sont-elles
choses indifférentes (1). — Tels, par exemple, furent les Yalenti-
niens, libidineux et dévots, véritables théoriciens de l'hypo-
crisie (2).
Carpocrate alla plus loin qu'eux. Il ne se contente pas
de rendre l'immoralité innocente. Pour triompher d'àmes
entêtées dans leurs préjugés, il la veut obligatoire. Elle devient
un moyen d'affranchir l'âme de la chair, et la communauté des
femmes est transformée eu institution pieuse (3). Il faut avoir
accompli tous les actes possibles pour mériter le salut. L'âme
trop lente ou trop craintive pour épuiser la liste des iniquités
dans une seule vie ne sera pas tenue quitte. Ce sera pour elle à
recommencer. Soyons donc dès maintenant consciencieusement
infâmes. La glorification du mal fut, à d'autres époques, le para-
doxe de quelques esprits raffinés. Mais cette morale à rebours
fut prise sérieusement alors pour une morale, et une femme
qui la prêcha à Rome trouva des auditeurs (4). On appela fils
de Gain, ou Gaïnites, les disciples de Garpocrate. Les Adamites
ne valaient guère mieux. Leur culte consistait à figurer Adam
et Eve. Ils appelaient leur église paradis, ils la chauffaient et
s'y tenaient nus, ce qui ne les empêchait pas de vanter leur
chasteté (.j). — Ghose à noter, tous ces rêveurs plus ou moins
malfaisants n'avaient pas oublié leur Platon, et s'autori-
saient de sa République^ dont ils prenaient à la lettre toutes les
utopies (6).
(1) Saint Irénée, l, vi ; Origène, ïn Ezcch., lit, 4
(2) Saint Irénée, id.
(3) Sur Carpocrate voir les textes cités par Renan, VÉglise chrétienne,
p. 179.
(4) Saint Irénée, 1, x.vv, 6; Clément, Stromates, II, 20 ; \l\, 17.
(5) Clément, Stromates, I, lo ; III, 4; VII, 7; Origene, De oratione, 3.
(6) Voir Renan, Marc-Aurèle, p. 12o."
DE PHILON A ORIGÈNE : LA GNOSE. 67
Le mépris de la chair conduisit d'autres gnostiques à des con-
séquences toutes contraires, mais plus honorables, tcllcmcnl
les instincts des hommes commandent à leurs déductions. Mar-
cion est le plus original de ces maîtres de l'ascétisme. Sa
morale chagrine, et fondée sur la perpétuelle opposition de deux
principes, fait prévoir le manichéisme. Sa haine de la chair va
jusqu'à la haine de la vie. Il condamne l'union des sexes non
seulement pour elle-même, mais pour ses conséquences et parce
que, en assurant la propagation de l'espèce, elle fait le jeu de
Satan. Et il rêve, comme nos modernes pessimistes, d'une fin
volontaire de l'humanité. La chasteté est pour lui une méthode.
Le règne de Dieu, pour un de ses disciples les plus fanatiques,
consistera dans la suppression des sexes, causede tout le mal(l).
Les gens mariés ne pouvaient faire partie de l'église de Marcion.
Pour eux point de baptême (2). Les autres abstinences s'ensui-
vaient. Les marcionites ne se nourrissaient pas de ce qui avait
vécu, è;j.'W'/wv x-iyoT.y'.. Ils s'interdisaient le vin jusque dans la
célébration des mystères (3). D'où le nom d'aquariens. L'usage
du vin et de la viande classait un homme parmi les impurs.
Ils avaient un fanatisme de la frugalité et un mépris de la créa-
tion que nous taxerions aujourd'hui d'orgueilleux et d'impie. De
mauvais plaisants fort judicieux leur conseillaient, pour être
tout à fait logiques, de se laisser mourir de faim (4). Ces exagé-
rations ne décourageaient pas les disciples. Justin nous apprend
que Marcion en eut partout (o). Cela ne tenait pas seulement à
Ihomme, mais à la doctrine. Quoique l'Asie Mineure restât le
centre de l'ascétisme, il rayonnait sur presque tous les points
(1) CLÉMi:?iT, Stromates. I, 2i ; III, 23.
12) Voir Id., IV, i; Tkhtullie.n, Arlr. Marc, I, 14; Eusébe, Hist. Eccl.,
VII, 12.
(3) S.vi.NT .Itnù.Mi;, In Gai. G.
(4) Voir Ren.vn, Marc-Auréle, p. 161.
(b) Justin, Apol., I, 26.
68 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
du monde chdtien (1). Et il y eut des ascètes qui n'étaient pas
des marcionites.
Il faut d onner deux raisons du succès de cette rude morale. La
première vaut pour le temps oii elle apparaît. La vie chrétienne
était une vie de lutte et de préparation au martyre. La morale
devait être un entraînement à la résistance et à la souffrance.
TertuUien, parlant de ces pratiques austères, ajoute : « Par elles
on s'endurcit à la prison, à la faim, à la soif, aux privations et
aux supplices; grâce à elles le martyr n'a pas à craindre de
surprises; toute douleur lui a été rendue familière; il a d'avance
tué sa chair, le bourreau ne peut rien contre elle (2). » Un
siècle et demi plus tard, au temps d'Ambroise, les âmes chré-
tiennes seront dans des conditions morales toutes différentes.
Les minorités trouvent dans la lutte même une attitude et un
principe de vertu, surtout si elles sont persécutées. Il faut à la
vertu des majorités d'autres principes. Mais l'ascétisme a aussi
des raisons éternelles au fond de la nature humaine. Il présente
une conception relativement simple du mérite moral et si, par
la voie du détachement, il mène le plus souvent à la bonté,
pour commencer, il demande surtout de l'endurance. Il attire
par son âpreté les âmes éprises d'effort, et qui aiment la lutte,
fût-ce contre lilles-mêmes. Et cet attrait qu'il exerce est la
preuve sans cesse rééditée de cette remarque de Kant que ce
n'est pas en rendant la vertu facile qu'on la rend populaire.
L'antiquité avait eu ses ascètes ; mais il faut croire que la mo-
rale chrétienne portait, plus que toute autre, par les horizons
même qu'elle ouvrait, au mépris des biens d'ici-bas. Car les
excès contre soi-même sont de ceux qu'elle eut de tout temps
à combattre (3). Elle les combattit doucement et ne cessa d'avoir
{l)Philosoph.,Ym,20.
(2) Tertullien, De jej., 12,
(3) Saint Paul {Ro)iï. Coloss.) rencontre déjà les exagérations de l'ascé-
tisme et les combat.
DE PIIILON A OniGÉNE : LA GNOSE. 69
un faible pour ces volontaires de la privation et du renonce-
ment auquel elle ouvrit ses couvents. Elle appela hérétiques
ceux qui voulaient imposer aux autres leurs modifications, mais
de ceux qui se contentèrent de les pratiquer pour eux-mêmes,
et sans vain orgueil, elle fit des saints. L'ascétisme ne peut être
cependant qu'une morale d'exception et comme la morale d'une
secte. A une religion il faut autre chose. Nous verrons comment,
sans rien retrancher de l'idéal rêvé par quelques-uns, la morale
chrétienne sut s'accommoder aux conditions que lui créait la
victoire même du christianisme, et devenir une morale pour
tous.
La gnose, qui avait failli noyer l'Evangile dans la métaphy-
sique (1), avait été aussi pour la morale chrétiene une crise. Et
en la ballottant de l'excès du relâchement à l'excès de l'austérité,
de l'antimorale à l'ultramorale, selon les fortes expressions de
M. Renouvier (2), elle eût pu lui faire perdre toute mesure et
toute fixité. La suite de cette étude montrera la morale chrétienne
secouant peu à peu les influences qui l'avaient compromise, en
même temps qu'elle nous dira quelles autres influences elle
préféra subir. — Mais il faut auparavant nous prémunir contre
toute injustice et dire en deux mots ce qui, dans la gnose même,
devait aider à sa défaite et préparer l'avenir. Elle popularisa
l'idée d'une religion universelle. Elle acheva de donner à cette
religion son caractère spiritualiste, et ce n'était pas chose aisée
que de désapprendre à des Juifs convertis les pratiques étroites
et les espérances grossières. Un excès servit à en combattre
. un autre, et les intempérances mystiques de la gnose ont
ainsi leur place utile dans l'histoire des idées. — La gnose
enfin rallia les esprits philosophiques à la religion, et en même
temps elle familiarisa les esprits religieux avec la philosophie .
Par là elle fraya la voie à ceux qui se serviront contre elle de
(1) Expression de M. tienan, l'Église chrétienne, p. 'M'>-2.
(2) Uchronie, p. i^:f.
70 LES PREMIERS MAITRES DE SAINT AMBROISE.
la pliilosopilie antique, aux Clément et aux Origène, et, après
eux, à ceux qui achèveront l'alliance de la culture classique et
du christianisme.
III
De Philon à Origène {suite) : Clément d'Alexandrie,
Clément d'Alexandrie et Origène sont les adversaires de la
gnose. Maison est toujours de son temps. Déplus, pour com-
battre une doctrine, il faut parler la même langue qu'elle, se
poser les mômes problèmes dont elle offre une solution, avoir
avec elle un fond d'idées communes qui rende la discussion
possible. Nous ne réfutons pas ce qui est vraiment loin de nous.
Dans tout adversaire il y a donc une moitié de disciple. C'est
ainsi que pour nous Clément et Origène sont des gnostiques.
On retrouve en eux ce qui, dans la gnose, méritait de durer et
même quelque chose de plus. Clément appelle gnostique son
parfait chrétien. Origène fut le contempteur de la matière que
l'on sait. Il a pour les questions obscures une prédilection qu'il
partage avec les penseurs contre lesquels il enseigne ; comme eux
il est un constructeur de systèmes sans point d'appui dans l'obser-
vation et la réalité. C'est par lui que les façons de penser de l'Orient
s'imposèrent encore aux Pères du iv° siècle, et en particulier à
saint Ambroise. Clément n'est pas à proprement parler, comme
Origène, un maître d'Ambroise. Ambroise le connut sans doute,
mais s'inspirade luimoins directement. Il est, dans tous les cas, le
maître de son maître Origène et, ce qui nous interdit de le passer
sous silence, il estl'auteur du traité demorale le plus complet et
le plus important dans le christianisme avant les Offices d'Am-
broise, de sorte que le simple rapprochement de ces deux écrits
fera ressortir ce que l'esprit latin et l'influence cicéronienne.
DE l'HlLON A ORIGÈ.N'E : CLÉMENT D'ALEXANDRIE. 71
agissant d'ailleurs dans le sens même de sa tradition, ont
apporté à l'éthique chrétienne.
Ce n'est môme pas d'un traité de morale de Clément qu'il faut
parler, mais de trois au moins, h' Exhortation, le Pt-dagogue et
les Stromates forment une trilogie. C'est la Somme de Clément.
Il s'agit d'abord d'arracher les âmes au paganisme. C'est ce que
fait VExho?'tatio?i. Le Pédagogue les dresse à la vertu. Les Stro-
mates les initient à la perfection chrétienne, à la gnose. Cette
subordination de la vertu à quelque chose de supérieur a déjà
de quoi nous inquiéter. Clément, pour d'autres raisons, est
suspect à l'orthodoxie. Sa conception de Dieu le Père est si
élevée qu'elle en est abstraite (l).Mais nous ne voulons étudier
dans ses œuvres que ce qui prépare les Offices d'Ambroise, ou
s'y oppose. Bornons-nous donc aux idées morales de celui qu'un
historien appelle le premier moraliste du christianisme (2).
'L'Exhortation aux Grecs développe cette thèse qui sera
reprise dans les Stromates, et qui est pour nous du plus haut
intérêt, c'est que tout n'est pas à rejeter dans la philosophie
de ces Grecs auxquels on veut démontrer toutefois que leur
philosophie ne suffit pas. Il faut seulement faire un choix. Il
faut distinguer des athées, comme les Ioniens, de ceux qui ont
admis un principe supérieur, mais plus ou moins immanent,
comme Anaxagore et la plupart des stoïciens, ceux qui ont
eul'idée d'un Dieu unique, Pythagore, Cléanthe et, au-dessus de
tous, Platon (3). Celui-là est le « Moïse des Athéniens, » et
Clément découvre chez lui les principaux dogmes moraux du
christianisme. L'allégorie aidant, il prend tout en bonne part
de Platon, même la communauté de femmes (4). Nous retrou-
verons ce platonisme intempérant dans les Stromates oii Clément,
(1) Voir ABBÉ DuciiESNE, loc. cit., p. 348.
(2) ZiEGLER, loc. cit., p. 143.
(3) Clément, Exhortation, o.
(4) Clément, Stromates, 1 et V.
72 LES PREMIERS MAITRES UE SAINT AMBROISE.
vrai disciple de Socrate, met la science si haut que la vertu
s'en trouve dépréciée par comparaison. — Si Platon a pu, sans
le secours de la révélation, posséder tant de vérité, c'est que la
raison humaine, au dire de Clément, est loin d'être impuissante.
Mais elle est un don de Dieu (1). Tout homme a participé au
soulïle de l'Esprit Saint (2). Le Verbeluitpour toutlemonde (3) ;
et une sorte d'influx divin (4) communique particulièrement à
ceux quifontde la philosophie lanotion du Dieu qu'ils cherchent.
Il y a ainsi un premier christianisme naturel (5) qui prépare les
âmes à recevoir le véritable enseignement chrétien. Et c'était
la propre histoire de son esprit que Clément semblait raconter
on ces termes, la philosophie lui ayant servi d'introduction à la
foi, comme à saint Justin, comme à Tatien, comme à Tertullien,
et comme à tant d'autres (6). Mais c'était en même temps l'his-
toire de l'humanité. Car elle est orientée toutentièreversce grand
événement, la naissance du Christ et, d'une façon ou d'une autre,
le prépare. La philosophie a été pour les Grecs ce que la loi a
été pour les Hébreux (7), et Clément prononce à propos d'elle
les noms d'Alliance et de Testament. Par de certains côtés aussi
elle est une révélation indirecte (8), œuvre de facultés qui sont
filles de Dieu. — Cette philosophie de l'histoire permet d'être juste
pour l'antiquité, et de ne point chicaner sur les ressemblances que
la morale païenne et la morale chrétienne peuvent avoir entre
elles. Elle est en même temps la plus insinuante des apologies,
puisqu'elle n'oblige à aucune rétraction, et laisse entendre à
ceux qu'elle veut attirer qu'ils ont déjà fait la moitié du chemin.
(1) Clément, Stromates, 1.4.
(2)7d., V, 13.
(3) Clémknt, Exhortation, 9.
(4) IJ., 6 (tu àTioppota ÔEÏxrî).
(5) Tertullien a parlé de même des âmes naturellement chrétiennes.
(6) Gi.ÉMENT, Stromates, VI, 17.
(7) Id., \, 3.
(8j KaT'èTîa/CoXduOrjixa.
DE PllILON A OlUGÈNE : CLÉMENT D'ALEXANDRIE. 73
Comment concilier avec cette thèse libérale la théorie des
emprunts que Clément reçoit toute faite nous savons d'où, mais
qu'il reproduit, démontre et amplifie avec toutes les ressources
d'une érudition subtile? Le môme homme qui accorde tout aux
Grecs et en fait des précurseurs, les appelle aussi des voleurs
et des larrons, car ils ont pris aux prophètes toutes les vérités
dont ils se donnent pour les inventeurs et ils n'en conviennent
point (1). Ils ont emprunté jusqu'à leurs erreurs. Si Aristote a limité
l'action de la providence à la lune, c'est qu'il avait lu dans le
Psalmiste : « Votre miséricorde, Seigneur, est haute comme le
ciel. » Si Epicure abandonne le monde au hasard, c'est pour
interpréter le « Vanité des vanités... » (2) Et ces emprunts ne
se bornent pas aux choses de la philosophie et de la morale.
Miltiade n'a pu vaincre les Perses que grâce aux leçons qu'il a
reçues des livres de Moïse (3). Ainsi deux influences contraires
se rencontrent dans Clément qu'il ne se donne môme pas la
peine de mettre d'accord.
Dans le Pcdar/ogue^ c'est la parénétique stoïcienne qui
domine. On ne dirait pas au premier abord l'œuvre d'un mys-
tique. Ce n'est qu'un traité de morale pratique, souvent môme
qu'un manuel de bienséances où la vie est réglée dans toutes
ses attitudes et dans tous ses détails. Sauf quelques traits que
nous signalerons, la théorie en est absente. Et c'est môme ce qui
distingue le Pêdarjocjne des Offices d'Ambroise. On sent que
tout n'est pas dit, et qu'il faut chercher ailleurs toute la pensée de
l'auteur. Ce qui y est dit toutefois mériterait de retenir l'attention
de l'historien et du moraliste. Il serait piquant en effet d'extraire
des défenses et des satires qui y sont faites une peinture des dangers
et des tentations que présentaient les mœurs du temps, mœurs
peu chrétiennes, à ce qu'il semble. Par un procédé analogue on
(1) Clément, Exhortation, 6; Stromate$, I, 17.
(2) Clkmknt, Stromates, V, 14.
(3) Id., 1, 24.
74 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
devinerait de quel rang social étaient les catéchumènes aux-
quels Clément adressait ses intructions. Car le Pédagogue
est un recueil d'instructions, comme sont aussi les Offices
d'Ambroise. On y verrait que le christianisme n'est déjà plus
une religion de pauvres. Car un des problèmes discutés par
Clément est celui des conditions du salut pour les riches. Enfin
c'est un mysticisme d'une espèce rare et d'un caractère peu
inquiétant que celui qui commence par ces minuties et ces scru-
pules pratiques dont le faible des mystiques est justement d'aimer
à s'affranchir. C'est ce qu'il ne faudra pas oublier lorsque nous
parlerons dugnostique de Clément.
Pour le moment il ne s'agit pas de la gnose, mais de ce que
doit être la tenue, la toilette et môme la table de l'apprenti gnos-\
tique. Il laissera pousser sa barbe, ce qui donne un air véné-
rable et en impose aux enfants ( 1) . Il ne rira pas immodérément (2) .
Il se mouchera et éternuera avec discrétion (3). Il boira sans
gloutonnerie, sans bruitet sans renverser la tête (4). Il se nourrira
de préférence d'échalottes, d'olives, de légumes, de lait, de
fromage, de tout ce qui demande peu d'apprôt. Le menu chrétien
peut comprendre parfois des viandes, mais seulement grillées
ou rôties (5). Un chapitre àwPédagogue traite de la chaussure (6),
un autre du mobilier (7). Et Clément a raison. Il n'y a pas de
choses inutiles à dire parce qu'il n'y a pas de choses indifférentes,
et il nous faut « toujours vivre comme en présence de Dieu (8). »
Mais ce qui est moins chrétien que tout le reste c'est ce qui blesse
la pudeur. Et il paraît qu'elle était souvent blessée à Alexandrie.
(1) Clément, Pédagogue, III, 11.
(2)rd.,ii,5.
(3) W., II, 7.
(4) Id., II, 2.
(5)Jd.,II, 1.
(6) M., II, 11.
(7) W., II, 3.
(8) Id., Il, 2.
DE PHILON A ORIGÈNE : CLÉMENT D'ALEXANDRIE. 75
Ce que Clément nous apprend des mœurs d'alors nous explique
son insistance sur ce sujet. Ses descriptions ont môme une
précision qui denosjours étonnerait de la part d'un prêtre. Il ne
craint pas de paraître trop informé (l). Il nous montre les
élégantes du temps dans leurs salles de bain tout étincelantes
d'argenterie, où elles reçoivent la visite de ceux qui sont empressés
près d'elles, et provoquent par leur nudité toutes les audaces.
Et il parle de femmes ayant des maris (2). D'autres traits
témoignent de mœurs évidemment fort licencieuses, et en
apprendraient aux lecteurs de notre temps, ce qui n'est pas peu
dire. Mais il faut ajouter qiie la morale nouvelle a des sévérités
auxquelles on n'était pas habitué. Clément préfère un ivrogne à
une femme trop parée (3). Les faux cheveux et les frisures condui-
sent fatalement pour lui à l'adultère et à la prostitution (4). Disons
enfin que Clément non seulement est un chrétien, mais est un
Oriental. Il n'appelle honnête femme que celle qui est voilée (5),
qui ne lie jamais conversation, qui ne s'asseoit jamais à table
avec un autre que son mari. Les grands dîners ne doivent être
que des dîners d'hommes (6). Si la morale de Clément avait
été le dernier mot de la morale chrétienne, on aurait
quelque peine à soutenir que le christianisme a émancipé la
femme.
La défiance de Clément s'étend à tout ce qui orne la vie.
Son esthétique consiste dans le dédain de la beauté. Et c'est dans
la langue de ce peuple artiste, qui donnait une forme harmonieuse
au moindre ustensile, qu'il exprime son utilitarisme austère. On
ne demande à une charrue que de servira labourer. Il suffit de
(1) Voir surtout Clément, Pédagogue, III, 2.
(2) kl., m, Vu
(3) Id., III, 2.
(4) Id.
(o) Id., Il, 7; III. 11.
(6) Id., II, 7.
76 LES PREMIERS MAJTRES DE SAINT AMBROISE.
même qu'une table, qu'une coupe soit bonne pour l'usage qu'on
veut en faire (1). Les vêtements ne doivent être faits que pour
nous couvrir (2). Les avantages physiques de Fiiomme et de
la femme sont des pièges tendus à leur vertu (3). Et Clément,
pour ruiner à jamais le prestige de la beauté, cite un texte de
l'Ecriture où il est dit que Jésus-Christ était laid (4). La propreté
elle-même lui devient suspecte. Les hommes tout au moins ne
doivent se baigner que pour raison de santé (5). Le luxe et la
richesse sont pour le salut des ennemis, et des empêchements.
a Le chrétien se contente de peu... Le pied est la mesure du
soulier : ainsi les besoins du corps sont-ils la mesure de ce que
nous devons posséder (6). » Il faut être libre et léger pour la
conquête de la vérité (7). D'autres fois Clément a pour les riches
de ces dures paroles que fera entendre saint Ambroise avec tous
les Pères latins : « Il est honteux que les uns vivent dans les
délices et que les autres meurent de faim (8). » Mais l'aumône
transforme en un moyen de salut ce qui était une cause de
perdition: «Admirable commerce, divin marché! vous achetez
l'immortalité à prix d'argent ! «Ce qui devait désunir les hommes
les réunit, et crée entre eux un échange de services et de recon-
naissance. Mais le principal obligé c'est le riche. Le pauvre peut
refuser ; lui doit offrir ; c'est donc à lui de prier et de craindre
les refus (9).
Nous empruntons à l'opuscule Sur le salut des riches ce géné-
reux paradoxe. Dans ce même opuscule Clément raconte cette
(1) Clément, Pédagogue, II, 3.
(2) Id., II, 10.
(3) Id., 111,2.
(4) M., m, 1.
(5) Id., III, 9 et 10.
(6) Id., III, 7.
(7) Id.
(8) Id., II, 12.
(9) Clément, Sur le salut des riches, 32 et seq.
DE PHILON \ ORIGÈNE : CLÉMENT D'ALEXANDRIE. 77
scène tirée des Evangiles : un bon jeune homme, et qui croi lavoir
observé tous les commandements demande au Sauveur ce qui
lui reste à faire. Et le Sauveur lui répond : « Si vous voulez être
parfait, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, il
vous sera rendu un trésor dans le ciel, puis venez et suivez-moi . »
A ces mots le jeune homme s'éloigna tout marri, car il avait de
grands biens. Et Jésus, se tournant vers ses disciples, leur dit par
deux fois : « Qu'il est donc difficile aux riches d'entrer dans le
royaume des cieuxl » La casuistique chrétienne adoucit les ri-
gueurs de cet arrêt par une distinction qui tiendra bientôt, nous le
verrons, une grande place, celle des conseils et des préceptes. La
pauvreté volontaire est, comme nous dirions aujourd'hui, un de-
voir large plutôt qu'un deVoir strict. Clément, pour qui la richesse
a dans l'économie sociale le sens que nous venons de dire, s'en est
tiré d'un autre manière, et sa méthode ordinaire d'interprétation
vient ici à son secours. 11 faut prendre la divine boutade au sens
figuré. Jésusa voulu dire: «Défaites-vousdevosbiens sansvousen
défaire, défaites-vous en enesprit, en pensée, détachez vous d'eux,
ce qui est une façon d'apprendre à s'en servir, comme on doit
s'en servir, pour autrui (1). » De même, dans le Pédagogue^ beau-
coup de défenses qui semblaient faites d'une façon absolue sont
reprises, quelques lignes plus loin, avec un nouveau sens. Servez-
vous des meubles que vous possédez, quelque luxueux qu'ils
soient (2) ; buvez dans une coupe d'albâtre, si vous en avez une (3).
L'essentiel est que votre cœur soit dégagé de ces vanités et n'y
attache point trop d'importance. Mangez ce que vous voudrez :
« ce qui entre par la bouche ne souille pas l'homme (4), » pourvu
que la volupté ne s'y mêle point. Une femme enfin peut se parer
modestement pour retenir un mari volage, si son cœur à elle
(1) Clément, Sur le salut des )-iches, 14.
(2) Clémem, Pédagogue, 11,9, i2.
(3) M., 11, 2.
(4) M., II, 1.
78 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
sait rester chaste sous cette parure (1). — C'est la morale stoï-
cienne de l'intention, et il est difficile de pousser un peu loin la
réQexion et l'analyse sans aboutir à elle. Toutefois, quand il s'agit
de pédagogie divine ou humaine, c'est-à-dire d'une discipline de
débutant qui doit faire prendre aux âmes un pli, nous préférerions
des exigences moindres, mais nettement définies. Une règle
fixe est pour une jeune bonne volonté l'appui le plus solide.
Ce qui est d'un stoïcisme plus apparent encore, c'est cette
distinction même d'une vertu moyenne et provisoire et d'une
vertu vraie que la première permet d'attendre, quand elle ne la
remplace pas tout à fait. La définition de cette vertu vraie ne
sera pas la même chez Clément et chez les stoïciens. Mais jus-
qu'ici il n'est question que de conformité à la raison (2). La vie
chrétienne, dans cette première forme, n'est qu'un composé
d'actions raisonnables (3). Clément emprunte même aux pliilo-
sophesgrecs leur psychologie, leur classification des facultés (4),
des passions (o), leur terminologie enfin, et nous parle comme
un bon stoïcien, de y.a-ipOwiJ.a et de ■/.-xHp.z^). La vertu stoïcienne
est à la vertu chrétienne ce que la philosophie de Platon est à
la foi, une introduction. Et nous en sommes à cette introduction.
Toutefois, comme il est facile déjà de voir poindre ce qui va
suivre, et comme on sent autour de soi une tout autre atmo-
sphère d'idées! Celte comparaison établie entre l'enseignemenl
des Ecritures et la direction d'un pédagogue est aussi vague que
peu stoïque. Ce qui est moins stoïcien encore, ce sont toutes les
subtilités dont Clément entoure et complique cette comparaison.
Dieu est notre Père et l'Église est notre Mère. Mais c'est Jésus-
Christ qui nous nourrit de sa parole comme dun lait approprié
(1) Clément, Pédagogue, III, II.
(2) m., I, 13.
(3) M.
(4) Jd.,III, 1.
(5) Id., I, 13.
IIE PIIILON A ORIGÈNE : CLÉMENT D'ALEXANDRIE. 79
à notre faiblesse. Le Verbe même est appelé lait. Si bien que le
pédagogue, nous dit textuellement Clément, est en même temps
une nourrice (1 ). Ce ne sont pas seulement les mots et les images
qui nous dépaysent ici, mais vraiment les idées. Rien qui res-
semble à la vertu autonome des stoïciens. 11 faut nous faire
petits enfants (2). 11 faut prier, — le Pédagogue s'achève par une
prière. — 11 faut attendre la grâce divine (3). La sollicitude de
Dieu pour nous est d'ailleurs exprimée en termes d'une infinie
tendresse (4). Mais ne va-t-elle pas jusqu'à exproprier l'homme
de sa vertu ? et les deux morales que nous avons vues se re-
joindre dans leurs applications ne s'éloignent-elles l'une de l'autre
dans leurs principes?
Les Stromates accusent cette divergence. La foi, la science et
l'amour apparaissent comme les seuls éléments delà perfection
véritable. Encore de cette foi, ainsi que tout à l'heure de la
vertu, la grâce vient-elle nous ôter tout le mérite (o). C'est l'Es-
prit Saint qui souffle en celui qui croit (6), et chacun sait que
l'Esprit souffle où il veut. A ceux même qui ont mené une vie
sans tache, et dont le libre arbitre tend de tout son eff'ort vers la
vérité, il faut encore des ailes que seule la grâce attache aux
âmes. Du moins Clément ajoute-t-il que nous collaborons par
notre consentement à cette sorte d'élection (7). N'oublions pas,
en effet, que nous avons affaire à un adversaire des gnostiques,
et qui tempère leurs exagérations. — Mais cet adversaire de la
gnose accorde à la science une valeur morale qui le rapproche
de Platon plutôt que de celui qui est venu rendre hommage aux
simples d'esprit et à la bonne volonté. L'Evangile avait dit :
(1) Clément, Pédagogue, l, 0.
(2) Id.,I,b.
(3) Id., I, 2, 6.
(4) M., I, îi, 9, 11.
(8) (Xkment, Stromates, I, 7, II, 4 : f) ttî-ïti; hï -/i^'.;.
(6) Id.,\, 13.
(7) ld.,V, i.
80 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
<( Heureux ceux qui ont cru sans voir ! » Mais, pour Clément,
il n'y a pas plus de foi sans science qu'il n'y a de science sans
foi(l) ». « S'il faut croire au Fils de Dieu, il n'est pas moins né-
cessaire de 5ayozV quel est le Fils de Dieu (2V » Au-dessus de la
foi naïve, et que nous envions nous autres au charbonnier, il y a
une foi éclairée et garantie par la science contre toute attaque,
comme par une haie et par un mur (3). Cela nous prouve du
moins que la foi alors ne se défiait point de la science et n'at-
tendait d'elle qu'aide et protection. Ajoutons que c'est par cette
ouverture que Clément accueillit dans le christianisme la science
antique ; et tout serait à louer ici, si le langage de Clément
n'avait un accent peu chrétien d'orgueil intellectuel, et ne res-
pirait je ne sais quel dédain moins chrétien encore des vertus
pratiques . Nous avons beau nous rappeler les sages conseils du Pé-
dagogue ; j ustement parce que nous nous les rappelons , nous avons
peine à admettre qu'il vienne un moment où l'on puisse se pas-
ser d'eux. Et le pût-on vraiment, ces expressions d'homme vul-
gaire, d'homme pathique appliquées à ceux dont l'humble vertu
consiste à leur obéir sonnent mal dans la bouche d'un disciple
de Jésus.
Ce qui achève la perfection chrétienne, selon Clément, c'est
l'amour, disons même, dans le sens de notre xvii^ siècle, le pur
amour. Car Clément soutient lui aussi que tout intérêt person-
nel, même celui de son salut, est étranger à l'àme éprise de Dieu.
Si, par impossible, le vice était non seulement impuni, mais ré-
compensé, ellen'en continuerait pas moins à préférer la vertu (4).
Arrivé à une telle hauteur, l'homme ne peut pas pécher (o). Il
ne désire plus rien, puisqu'il possède tout ce qu'on peut dési-
(1) Clément, Stromaies, V, i.
(2) Id.
(3) Id., I, 2, 20.
(4) M., IV, 22.
(o)Zd.,VII, 7.
DE PUILON A ORIGKNIi : CLÉMENT D'ALEXANDRIE. 81
rer(l).ll vit libre sur les ruines des passions humaines. Du corps
il ne se sert j)lus, ot lui permet seulement l'usage de ce qui est né-
cessaire pour en emprcherla dissolution. De courage iln'a plus
besoin, étant au-dessus de tous les maux. Il ferait beau voir
ï Ami de Dieu occupé dans des luttes fastidieuses et toujours à
recommencer (2). Sa vie est un long jour de fête (3). Contem-
pler est devenu sa manière d'être, sa substance (4). Ce n'est plus
ami de Dieu qu'il faut l'appeler, mais image et ressemblance de
Dieu. « L'homme de bien, dit Clément, est déiforme (5). » Des
expressions comme celle-là et comme celles d'initiés, de hiéro-
phantes, de mystagogues, d'époptes, comme celle enfin degnosti-
que et môme de gnostique coryphée, par laquelle Clément dési-
gne le parfait chrétien qu'il veut décrire, nous transportent en
pleine gnose et en plein mysticisme (6).
Mais Bossuet nous avertit de ne pas prendre à la lettre les
grands mots exagcratifs de Clément (7) et réussit, semble-t-il,
sinon à le mettre de son côté contre Fénelon, tout au moins à
empêcher Fénelon de le mettre du sien. C'est que Clément est
surtout un éclectique, si l'on peut même appeler éclectique la
combinaison ou plutôt le pêle-mêle de doctrines et de termes
que le temps avait dépouillés, celles-là de leur originalité, ceux-
ci de leur sens propre. On trouve donc toujours en lui une
assertion qui en corrige une autre. Il y avait dans le Pédagogue
quelques échappées mystiques. Inversement l'enseignement du
maître stoïcien de Clément, Pantène, se mêle au platonisme des
Slromates\ et lorsqu'il semble platoniser avec le plus d'abandon,
dans son portrait du gnostique, il a d'évidentes réminiscences du
(1) Clément, Slromates, VI, 9.
(2) M.
(3) Zrf., VII, 7.
(4) M., IV, 22 ; VI, 7,
(o) /d.,VI, 9.
(6) Voir IVvLR, loc. cit., p. :;02-:)40.
(7) Bossi ET, Tradition des nouveaux mystiques.
Univebsité L)E Lyon. — VIIL A 6
82 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
sage stoïcien. Il est vrai que ce n'est pas ce stoïcisme-là que
Cicéron enseignera à saint Ambroise.
IV
Origène.
C'est aussi une question qui se pose pour Origène de savoir
jusqu'à quel point il est platonicien, jusqu'à quel point stoïcien.
Pendant longtemps il a passé pour platonicien, et depuis saint
Jérôme jusqu'à Eluet et Pétau, et jusqu'à M^' Freppel, on a rendu
Platon responsable des hérésies d'Origène, comme aussi bien
de toutes les hérésies. Et il y a en effet dans le mythe platonicien
de la chute des âmes, et de leur retour au lieu divin de leur ori-
gine, une conception qu'Origène transformera et moralisera en
quelque sorte par les idées de péché, de rédemption, de progrès,
mais qui a été incontestablement pour lui une inspiration et un
point de départ. Cependant M. Denis fait remarquer qu'un tout
aussi grand nombre de textes et d'emprunts le rangeraient
parmi les disciples du Portique. Du stoïcisme semblent venir
sa théorie de la fm du monde et du renouvellement des mondes, sa
théorie de l'activité volontaire. Et, incidemment, quand il
en a besoin, il fait intervenir, comme ferait un stoïcien, les
raisons séminales ou les choses moyennes et indifférentes.
A vrai dire, il prend son bien où il le trouve. Il n'a pas, comme
Clément, passé par la philosophie pour arriver à la foi. Sa
première éducation est toute chrétienne, et ce n'est qu'au fur et
à mesure des nécessités de son enseignement qu'il enrichit sa
pensée de la pensée antique. Encore sont-ce des mots qu'il
emprunte plutôt que des idées. Il revêt d'une forme grecque des
(1) Voir Clément, Stromates, II, 2; VI, 16.
ORIGÈNE. 83
doctrines qui viennent d'ailleurs. C'est un platonisme démarqué
que le sien, et aussi son stoïcisme. Il ne doit à ces grandes
écoles que ce que tous ses contemporains leur doivent, ce
qu'elles avaient laissé d'elles dans le vocabulaire et dans le
domaine public des idées (i). Il les connaît indirectement, et
par un intermédiaire que nous dirons, et qui est son vrai maître,
si l'on tient à lui donner un maître. C'est à la lueur trouble de
Philon, écrit M. Denis, qu'il lisait et interprétait Platon comme
les deux Testaments (2).
Origène est à peine un moraliste, du moins dans le sens où
Clément est un moraliste dans son Pédagogue^ et Ambroise dans
ses Offices. Son enthousiasme ne discute pas. On sait avec quel
zèle intempérant il répondit aux soupçons que ses fonctions de
jeune catéchiste pouvaient soulever. Fils de martyr, à défaut du
martyre qui ne voulait pas de lui, il fut un ascète, à la façon
des gnostiques et des montanistes. C'est pourquoi, allant au-
devant de tous les devoirs, il ne s'arrête pas à les démontrer et
à les définir. Puis les choses d'ici-bas n'ont pas pour lui d'intérêt.
Comme Clément, il ne fait pas difficulté d'admettre que la morale
des philosophes a quelque ressemblance avec la morale du
Christ, sauf, lorsque la chose en vaut la peine, à prétendre que
cette ressemblance est due à un larcin, ^lais justement parce
que les philosophes païens ont traité convenablement des devoirs
quotidiens, la philosophie chrétienne doit avoir d'autres soucis.
« Nous connaissons le milieu des choses (3), » écrit Origène avec
une incroyable présomption. C'est leur commencement et leur
fin qui seront donc l'objet de ses spéculations. Rien ne marque
mieux le tour de son esprit que sa façon d'entendre le « Connais-
(!) Ces façons de voir sont exprimées à plusieurs reprises et avec beaumnp
de force par M. Denis, la Philosophie d'Origène.
(2) Dkms, loc. cit., p. 57
[3) Cité par Dkms, Ivr. rit., p. -210. Nous ne savons dans (piol onvrasrc
d'Origène est cette plirase si curieuse par l'état d'esprit (pielle exprime.
84 LES l'REMlERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
toi toi-même », et que le programme de sa psychologie : « il
faudra examiner d'une façon toute particulière la question de
l'essence de l'àme, celle du principe de sa formation, celle de
son entrée dans un corps de terre, de ce qui fait le partage de
chaque âme en cette vie, et de sa délivrance d'ici-bas. Il faudra
se demander s'il est possible ou non qu'elle entre une seconde
fois dans un corps, et cela dans la même période, dans la même
constitution du monde ; si c'est dans le même corps ou dans un
autre ; et, dans le premier cas, si c'est dans le même corps,
restant identique quant à la substance, et différant quant aux
qualités, ou bien identique et pour la qualité et pour la subs-
tance; et si elle aura toujours le même corps absolument, ou
si, quoiqu'il reste le même au fond, elle le verra se trans-
former(l). » C'est donc malgré lui, et comme subissant un irré-
sistible attrait vers les grandes idées morales qui sont Fàme du
dogme chrétien, que ce hardi théoricien en vient à considérer
l'homme lui-même et fait aune théorie de la liberté une place
dans son système. Ce qui dans la morale même l'occupe,
ce sont, on le voit, les problèmes plutôt que les vérités acquises
et que les règles pratiques. La théologie aura grand besoin,
après lui, que les Pères latins l'aident à descendre du ciel sur
la terre, et à reprendre pied. Cependant le plus Romain de tous,
saint Ambroise, emprunte à Origène son commentaire de
l'Œuvre des sept jours et ses homélies sur les Psaumes (2).
L'orientation de la morale chrétienne peut donc paraître encore
indécise au quatrième siècle, quoiqu'il soit possible, après coup,
de retrouver dans ses apparentes transformations un constant
esprit de suite et une admirable finalité.
Le dogme du péché originel est le point de départ de toute
la philosophie d'Origène. Mais son imagination métaphysique
le transforme et l'étend. Tous les esprits, créés de toute éternité,
(1) Origène, In Joh., VI, 7,
(2) Voir plus haut.
ORIGÈNE. 85
et créés égaux, ont failli de quelque manière, et se sont
arrêtés à l'un ou à l'autre des degrés d'une échelle qui, à
l'inverse de celle de Jacob, va du ciel sur la terre (1). L'appa-
rition de notre monde est en effet un moment dans cette
descente des ûraes, et le mot de chute équivaut dans la langue
d'Origène à celui de création. Le péché originel pourrait bien
n'être dans cette conception que le péché individuel de toutes
les âmes humaines avant l'humanité. Adam y perd un peu de
sa lourde responsabilité. Il n'est que le symbole de la faute
commune, le pécheur archétype (2). La matière est à la fois
la marque du péché et le remède aux conséquences du péché.
Car sans elle la corruption des esprits irait jusqu'à leur disso-
lution. Elle les retient et les enferme (3). Plus de matière
indique une chute plus profonde. Les êtres supérieurs à
Fhomme sont doués de ces corps célestes que les hommes
eux-mêmes revêtiront au jour de la résurrection (4). Au-dessous
de l'homme les animaux s'enfoncent de plus en plus dans la
matière. Sont-ce des âmes ayant appartenu à l'humanité
pécheresse qui vont faire leur purgatoire dans une enveloppe
grossière? Il semble qu'Origène ait été tenté par la métem-
psycose, mais que le désir souvent mal servi chez lui de rester
orthodoxe l'ait fait cette fois résister à la tentation (o). Il faudra
donc d'autres mondes, ou d'autres phases du monde, pour l'expia-
tion des fautescommises ici-bas. — L'histoiresainte se greffe sur
cette histoire cosmique. Malgré quelques heureuses exceptions,
le genre humain, dans son ensemble, allait de mal en pis. Avec
la vocation d'Abraham commence l'éducation progressive de
l'humanité et le lent retour vers la perfection perdue. Dieu a
(1) Origene, Principes, I, vi et vin.
(2) Origéne, In Epist. ad Hom.
(3) Origéne, Principes, I, i, I, 2, 3.
(4) Id., II, II, 2.
(5) Voir sur ce sujet la discussion de M. Denis, lor. cit., p. l'JI.
86 LES PREMIERS MAJÏRES llE SAINT AMBROISE.
choisi un peuple, un seul, pour en faire Tintermédiairo de son
action réparatrice. INIoins libéral que Clément, Origène n'accorde
pas à Tantiquité grecque l'honneur d'avoir à sa façon préparé
la venue du Christ.
Mais voici que nous touchons à ce qui va devenir le problème
moral par excellence. Qui a composé les rôles de ce grand
drame dont nous sommes les acteurs et parfois les victimes?
Qui est l'auteur réel de la chute et du relèvement? Bien des
personnages s'y trouvent mêlés, sans parler de l'homme et de
Dieu. Origène doit à son temps de faire intervenir les puis-
sances démoniaques, le diable. Mais l'homme harcelé par lui
peut se défendre, de même qu'il n'a pas toujours besoin de lui
pour faillir (1). L'assistance des anges n'entrave pas davantage
notre liberté. Car, pour Origène, nous sommes libres. Peu
d'affirmalions sont aussi nettes chez lui, et aussi souvent
répétées. 11 avait consacré à la liberté un traité spécial que
nous avons perdu. Mais le traité des Principes et le traité de la
Prière y suppléent. Et ce sont des raisons morales qui ont
conduit Origène à cette affirmation. Sans la liberté il se refuse
à concevoir le péché lui-même qui est le nœud de tout le reste,
et aussi le mérite. Jl faut que le bien soit propre à chacun (2).
Oter la liberté de la vertu, c'est lui ôter son essence (3).
D'autres arguments portent leur date avec eux. Origène cite
un grand nombre de prescriptions de l'Ancien et du iXouveau
Testament, — et il aurait pu en citer davantage sans que
l'argument fasse un pas de plus, — qui, si elles ne s'adressent
à un homme libre, sont dépourvues de sens. Les kantiens
disant « Je dois, donc je peux, » ne feront que reproduire sous
une forme plus moderne et plus abstraite le môme raisonnement.
Un autre argumentes! tiré des sentiments que nous éprouvons
(1) Origène, Principes, III, i, ij et tout le chapitre ii.
(2) 7d., II, IX, 2.
(3) Origène, Contre Celse, IV, :<.
ORIGÈNE. 87
à IV'garJ (Je ceux qui ont bien ou mal agi, tic notre approbation
et (le notre desapprobation (1). Enfin on opposait déjà à la
liberté la prescience divine, et Origène prétendait déjà que la
prescience de Dieu n'est pas la cawse des événements, que les
événements seraient plut(jt la cause de la prescience (2). On
arguait de la môme prescience contre l'utilité de la prière.
Nous ne changeons rien, disait-on, aux plans de Dieu. Mais
Origène trouvait dans sa piété une belle réponse : qu'importe
si, en priant, nous nous sommes emplis de la pensée de Dieu.
Il vaut la peine de prier pour obtenir cette disposition de
rame, préférable en elle-même à toutes les faveurs que nous
pouvions demander (3). « Il profite du tout au tout celui i]ui
prie. » Or il en est de la bonne volonté comme de la prière.
Quel qu'en soit l'effet extérieur, elle se suffit à elle-même.
Mais Origène ajoute à cette démonstration morale une psy-
chologie de l'acte volontaire empruntée en partie aux stoïciens,
en partie à Aristote, et d'autant plus embrouillée qu'il faudrait
qu'elle pût convenir aux natures angéliques comme aux natures
humaines. Retenons seulement l'insistance de notre auteur
sur ce qu'on a appelé depuis le « sentiment vif interne » de la
liberté (4), et une théorie de l'amour plus ou moins confondu
avec la volonté elle-même. Amour et volonté, et aussi raison ne
font qu'un dans leur essence. Mais l'amour se détourne de
son véritable objet (5), et l'homme mésuse de ce don de Dieu.
La tâche de la volonté est de le ramener vers cet objet, ce
qui revient à reprendre elle-même sa vraie nature, et à se re-
trouver. « Car les fruits que nous portons, s'ils sont mauvais,
ne sont pas nôtres, mais appartiennent au péché. Sont vraiment
(1) Origène, De la Pnére, VI.
(2) Origénk, In Gen., Ili, ii el li. In Epist ad Rom.. \ll, 8.
(3) Ori(;kne. De la rrièrc, VIII v\ IX .
(4) Origkne, Des Principes, III, i, 4.
fb) Origène, Comm. in Cant., Prologue, fol. 30-.'^l.
88 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT ÂMBROISE.
nôtres les bons fruits. Car ce sont ceux-là que Dieu a donné à
la raison humaine la propriété de porter (1). »
Mais ce partisan de la liberté, et d'une sorte de fécondité
naturelle de cette liberté pour le bien, est en même temps un
des premiers théoriciens de la grâce. « C'est le propre delà bonté
de Dieu, dit-il, de vaincre par ses bienfaits celui à qui il les ac-
corde. Il devance et prévient les mérites (2) ». « Si Dieu, dit-il
ailleurs, necréepasennousuncœur pur, lalibertéetla puissance
humaine sont incapables de nous le donner (3). » Ces textes
paraissent décisifs. Mais ceux que nous avons invoqués sur la
liberté ne le paraissent pas moins. Le fond de la pensée
d'Origène, s'il n'est pas téméraire de chercher à l'atteindre,
serait qu'entre notre pauvre bonne volonté et la vertu, et
surtout le prix de la vertu, il y a une disproportion que la grâce
de Dieu vient combler. Il fait remarquer que l'apôtre a dit :
« Le prix du péché c'est la mort », et qu'il n'a pas dit : « Le
prix de la justice est la vie éternelle », mais ceci : « La grâce de
Dieu est la vie éternelle », comme afin d'enseigner quel surcroît
apporte à nos faibles mérites la munificence de Dieu (4). Il
lui arrive encore de comparer cette collaboration de notre
liberté avec des causes plus fortes qu'elle à celle du laboureur
av'ec les agents naturels, le sol, la pluie, le soleil qui reçoivent
et fécondent son travail (o). La grâce divine a donc dans notre
vertu la plus grosse part. Mais il reste que nous avons la pre-
mière. « C'est à nous de commencer, dit Origène, et Dieu nous
tendra la main (6). » Saint Augustin ne se contentera pas pour
la grâce de ce rôle subordonné à notre initiative et comme à
(1) Origéne, In Epist. ad Rom., VI, 35.
(2) Origene, In Joh., VI, 20.
(3) Origene, Selecta in Psalmum; IV, fol. 735.
(4) Origene, In Epist. ad Rom, IV, 1.
(5) Origene, In Psalmum, IV, fol. 571. A.
(6) Origene, Selecta in Psalmum GXX, fol. 820, ( 1. Ilap' f,ixtv Set sîvai Ta? ào/à;,
ORIGÈNE. 89
notre appel. Mais nous-mêmes, en voulant voir clair dans la
pensée d'Origène, n'y avons-nous pas mis plus de précision et
plus de décision qu'elle n'en comporte?
Le problème que nous venons de discuter a au delà de cette
vie son prolongement. Origène a cru jusqu'à la dureté à la
justice de Dieu et à la nécessité de l'expiation. 11 bénit les
châtiments humains qui sont autant de gagné et de pris sur
l'expiation future. « Car le Seigneur ne punit pas deux fois
pour la même faute (1). «Le coupable doit donc prier qu'on
le châtie, afin qu'ayant expié il puisse se reposer dans le sein
d'Abraham (2), Mais dans les épreuves successives que nous tra-
versons, avant la complète régénération, nous portons avec nous
notre libre arbitre. Nous voici donc condamnés à une succession
indéfinie de relèvements et de chutes et à un perpétuel recom-
mencement (3). Et combien de chances n'y a-t-il pas dès lors
pour qu'ainsi abandonnée à elle-même l'humanité n'atteigne
jamais le port? Mais Origène admet non moins fermement le
second terme de cette antinomie, à savoir le progrès nécessaire
et le salut universel. Tous sont appelés et tous seront élus. Le
Christ ne sera mort en vain pour aucun de nous, et nous ne
pouvons que retarder notre salut. La bonté de Dieu triomphera
donc en définitive de la liberté de l'homme. Origène ne croit
pas en effet à l'éternité des peines. Sa métaphysique y répugne
comme son cœur. Il manquerait quelque chose à l'œuvre de la
rédemption si un seul être restait en dehors d'elle. Dieu ne
peut souffrir que le mal lui tienne tête jusqu'au bout, et
subsiste en face de lui. Il n'est pas d'âme si noire qu'une étincelle
ne brille encore en elle dont Dieu se servira pour y rallumer
la vie (4). Autrement la mort serait l'égale de la vie, le mal
(1) Origène, In Levit. homil., XI, 2.
(2) Origkne, Selectu in Exodum, fol. 127.
(3) Origénk, Principes, III, i, 21 .
(4) Origène, In Epist. ad Rom., IX, il.
90 LES PREMIERS .MÂJTRES UE SAINT AMDROISE.
régal du bien (1). Mais le bien et l'être sont synonymes, et le
mal n'est que non-ètre (2). Si donc la vie est e'ternelle, la mort
ne Test pas (3). Ajoutez que le bonheur de chacun est en
suspens tant que le bonheur de tous n'est pas réalisé (4). Le
festin ne commence que ([uand il ne manque plus un convive à
l'appel. Le Sauveur lui-môme est dans l'attente, et ne peut
goûter une joie à laquelle môme un seul resterait étranger (5).
A ce salut universel sont conviés non seulement les hommes,
mais tous les esprits. Lires célestes et terrestres formeront un
seul troupeau sous un seul pasteur. Aussi la nature entière suit-
elle avec anxiété nos combats; car c'est du triomphe de l'huma-
nité que dépend la délivrance (6). Satan lui-môme sera sauvé.
« Le Christ est venu non seulement pour détruire la mort, mais
encore celui qui a l'empire de la mort (7). » Satan sera sauvé en
tant qu'esprit fait à l'image de Dieu; il sera détruit en tant que
prince du péché (8). — L'Eglise a eu ses raisons pour ne pas
recevoir comme dogmes toutes ces hardiesses. Elles n'en sont
pas moins d'un grand esprit au service d'une âme généreuse.
Et trois idées bien chrétiennes, celles du péché, de l'expiation
et de l'infinie miséricorde de Dieu en forment la trame, sans
compter celle du progrès continu qui apparaît pour la première
fois dans la conscience humaine.
Si nous nous sommes attardés à ces spéculations d'Origène,
ce n'est pas seulement pour leur intérêt théorique, et comme
en nous laissant détourner de la page d'histoire que nous
racontons. Nous nous efforçons de les considérer non pas en
(1) Origéne, In Epist., ad Rom., V, 1.
(2) Origéne, In Jofi., Il, 7.
(3) Origene, In Epist. ad Rom., V, 7.
(4) Origéne, VII, 5.
(5) Origéne, In Leiit. hom., Vil, 2.
(6) Origéne, In Epiât, ad Rom., VII, 4.
(7) Origéne, Principes, I, vi, 2.
(8) Origéne, In Epist. ad Rom., V. 3.
ORIGENE. 9j
esprits du xix% ni môme du xvii^ siècle ; car si, au xvn' siècle,
on se préoccupait ardemment de ce qu'avait pensé Augustin,
Origène était, comme maintenant, plutôt une curiosité qu'une
autorité. Mais nous nous efforçons de les considérer du point
de vue qui était celui de saint Ambroise qui, imitant une
partie de l'œuvre d'Origène, pouvait être tenté par l'autre partie.
La chrétienté mit longtemps à prendre tout entière contre lui
le parti de son évèque Démétrius. Athanase le reconnaît pour
un de ses devanciers, un des Pères de la foi de Nicée, « cher-
chant son vrai sentiment dans ses affirmations nettes et répé-
tées, et non dans tout ce que la discussion et la spéculation
l'ont amené à conjecturer (1) ». Saint Basile et saint Grégoire
de Naziance sont occupés à faire une anthologie de ses écrits,
sous le nom de Philocalif. C'est par eux que nous ont été con-
servés en grec deux livres des Principes. Saint Grégoire de
Nysse pourrait presque être appelé un disciple d'Origène. Ce
sont les mêmes questions qu'il traite, et c'est avec le même
esprit libéral, humain, plus préoccupé de la bonté de Dieu que
de sa justice. Bien plus tard enfin l'Eglise gréco-orientale
resta origéniste sur la doctrine du premier péché et sur celle de
la grâce, quoique sans s'en douter, et après avoir même sous-
crit à la condamnation d'Origène. En Occident, où on n'avait
pas eu occasion de prendre parti pour ou contre Origène, on
se servit de lui avec moins de scrupule encore. Saint Hilaire
imite sa paraphrase des Psaumes et traduit vraiment ses com-
mentaires sur Job et sur saint Mathieu. Eusèbe de Yerceil fait la
même chose pour d'autres homélies. Saint Jérôme, avant que
sa polémique contre Rufin l'ait entraîné à des hostilités con-
tre le maître de Rufin, s'honorait d'imiter un écrivain qui,
disait-il, « a les suffrages de tout homme intelligent (2) ».
Saint Augustin, ce qui est aussi significatif, se garde de mêler
(1) De Decr. syn.Nic, p. 233.
(2) Saint Jkrùme, Commentaire aur Michée, préface.
92 LES PREMIERS MAÎTRES DE SAINT AMBROISE.
Origène à son débat contre Pelage. Et les attaqnes de saint
Jérôme l'ont pourtant déjà rendu suspect. Mais, dans les pre-
mières années de Tépiscopat d'Ambroise, son autorité était
entière.
Elle se prolonge, diminuée et contestée, dans les siècles qui
suivirent. Pelage relève de lui plus ou moins directement. Le
moine Maxime, puis Jean Scot retrouveront la tradition, qui
semble ne s'être jamais perdue, des espérances infinies
qu'Origène avait saluées dans le christianisme. A côté des pré-
cisions de la scolastique naissante, le symbolisme gardera
longtemps sur les esprits une influence rivale. « Pour nous,
chrétiens, tout est figure, » dit un moine de l'an 1 000, Raoul
Glaber (1). Et il écrit un livre sur la Divine Quaternité qui,
par le tour d'esprit qu'il révèle, nous fait remonter au delà
d'Origène, jusqu'à Philon. Origène enfin est l'ancêtre et l'inspi-
rateur de VEvangile éternel. Mais il serait hors de notre sujet
de poursuivre plus longtemps cette descendance mystique de
l'école d'Alexandrie, et cet écho qui se propage dans notre Occi-
dent des méthodes et des théories de l'Orient.
Deux influences rivales subies par saint Ambroise
Philon et Cicéron.
Revenons donc sur nos pas. Nous nous étions demandé, et
pour Clément, et pour Origène, s'ils étaient plutôt platoniciens
que stoïciens, et nous avions répondu qu'ils étaient l'un et
l'autre, ou plutôt qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autre. Car leur
vrai maître est Philon, Philon qui paraît à Origène « avoir
pénétré l'esprit des Écritures », Philon qui « aurait faitl'admi-
(1) Voir Gebhart, Revue des Deux Mondes, 1" octobre d891, p. 613.
DEUX INFLUENCES RIVALES : PHILON ET CICÉRON. 93
ralion dos philosophes grecs, s'ils ravaiont connu. » Et c'est
au IravtM'sde Philon, et sinp^ulicrcment ddi'ormé par lui, qu'ils
ont connu Platon. Leur platonisme ([ui est réel, et plus près
de Platon que celui des gnostiques, n'est pourtant encore que
ce platonisme diffus et accommodé au goût de l'Orient dont nous
parlions plus haut. Ils ignorent Tertullien qui est un Latin ;
mais ils ignorent aussi ceux des apologistes occidentaux qui
ont écrit en grec. Leur regard n'est pas tourné de ce côté.
C'est à Philon qu'ils empruntent leurs procédés d'exégèse, et il
n'est pas étonnant que d'autres emprunts s'en soient suivis.
D'ailleurs cette exégèse elle-même implique un dédain du sens
matériel, c'est-à-dire en définitive de la matière, qui est déjà
une théorie, et qui est le principe d'une foule d'autres. C'est
encore Philon qui leur a enseigné que les philosophes grecs se
sont inspirés des livres de Moïse. — Il suffit d'ailleurs d'ouvrir
l'édition que Mangcy a donnée des OEuvres de Philon pour lire,
notées au bas des pages, les innombrables et souvent textuelles
imitations de Clément et d'Origène (1).
Lors donc qu'Ambroise s'inspire non plus de Philon, mais
d'Origène, c'est encore quelque chose de Philon qui arrive
jusqu'à lui. Philon, qui était déjà un éclectique, représente assez
bien ce qui de la philosophie orientale est entré dans le christia-
nisme. D'où viennent ces éléments qu'il a assemblés ou com-
binés? cela est une autre question. Mais c'est en passant par lui
(1) A Philon Clément doit, onlre autres choses, une théorie sur ](>s dix
parties de riioinine,sur trois critères de la vérité ([ui sont les sens, la parole
el rintclligence*. Il le copie i)resquo textuellement dans l'histoire de Moïse
qui termine le premier livre des Stromutcs. Son gnostique rappelle par
l)ien des traits les solitaires de I^hilon. — C'est le même Philon qui a induit
Origène à confondre (ronfusion qui n'est d'ailleurs chez lui (^l'apparente et
|)assagère) le monde et le Verbe, auteur du monde** ou, d'autres fois,
l'homme en qui et pour (jui toutes choses subsistent, et le premier-né de la
création, c'est-à-dire encore le Verbe.
• Cf. Frepi'EL, Clément d'Alexandrie, p. 428, note I.
*• Orioènb, /n ./o/i., Mil, 34.
94 LES PREMIERS MAITRES DE SAINT A.MHHOISE.
qu'ils ont contribué à former la pensée. — même des Pères de
l'Eglise latine. — Cicéron, un éclectique lui aussi, un Romain,
mais un disciple des Grecs, exprime de son coté, surtout dans
les questions morales, la pensée moyenne de l'Occident. Il est
le type d'un esprit et d'une philosophie dilTérents de l'esprit et
de la philosophie que Philon représente pour nous. L'originalité,
qu'on lui reproche souvent de ne pas avoir eue, n'aurait pu
que nuire à ce rùle qu'il a joué et que nous étudions. La ren-
contre de ces deux influences dans l'esprit d'Ambroise, où celle
de Cicéron devait en définitive de beaucoup l'emporter, est
une image fort exacte, quoique réduite, du plus grand fait
moral de notre histoire, l'alliance réalisée par la pensée chré-
tienne de la philosophie de l'Orient et de celle de l'Occident. Et
c'est ce qui en augmente pour nous Fintérôt.
Mais voici pour l'historien des idées, qui voudrait faire avec
exactitude la part de chaque doctrine dans l'œuvre commune,
une cause nouvelle de difficultés et de scrupules. Philon lui-
même, Philon le Juif est déjà tout imprégné des théories de la
Grèce, et ce n'est pas seulement des théories platoniciennes que
nous voulons dire, car cela a déjà été dit, mais aussi des stoï-
ciennes. 11 faut entendre en ce sens son éclectisme. Il représente
pour nous tout l'Orient, mais l'Orient ayant déjà subi le contact
intellectuel de l'Occident. Sa théorie de la matière, par exem-
ple, est, au dire de M. Denis, un mélange assez incohérent de
la doctrine stoïcienne et de la doctrine platonicienne (1). Mais
le tout est placé sous l'invocation de ]Moïse. Sa morale, qui
surtout nous intéresse, avait avec le stoïcisme comme d'obli-
gatoires affinités. « Les deux grandes vertus stoïques, dit en
effet M. llavet, l'austérité et l'humanité, semblaient être chez
les Juifs les vertus de toute une race (2). » La théorie stoïcienne
s'adapte donc à merveille aux mœurs de cette race. Aussi
(1) De.ms, loc. cit., p. 134-13o.
(2) Havkt, le Christianisme et ses origities, l. 111, p. 471-i-72.
DEUX INFLUENCES RIVALES : PHILON ET CICÉRON. 95
voyons-nous Philoii écrire un traité de morale sous ce titre, qui
semble ôtre un titre de Ghrysippe : Que tout homme de bien est
libre. Et il n'y a pas que le titre de stoïcien dans cet ouvrage.
Antislhène et Zenon y sont cités. Et c'est là qu'il est parlé de
ces Esséniens qui, comme quelques stoïciens intransigeants,
refusaient de s'occuper de physique et de logique pour se don-
ner tout entiers à la morale. Ailleurs Philon prend comme
point de départ, sans la démontrer ni la discuter, la théorie
stoïcienne des quatre vertus (1). De pareils emprunts de détail
abondent chez lui (2). Sous l'influence de la philosophie enfin,
la vertu juive d'humanité prend un sens et une portée nou-
velle. Le peuple élu de Dieu perd la tradition égoïste de cette
élection exclusive, et Philon convie tous les hommes à une
universelle fraternité. Tous ne sont-ils pas fils du Verbe? Seules
les passions humaines ont mis partout la diversité et la dis-
corde. Devant la nature et devant Dieu il n'y a point d'esclaves;
mais tous sont libres et tous sont nobles. — Et en passant de
Grèce en Judée, de la philosophie dans une religion, ces idées
prennent un accent nouveau et qui devait leur conquérir le monde.
Mais ce même sentiment religieux, qui donna tant de force
aux idées qu'il adopta, devenu intempérant, versa dans l'ex-
tase et la superstition. De plus la philosophie elle-même,
pénétrant en Orient, s'était faite mystique. Il y avait là un
danger pour le christianisme naissant. Mais tandis que les
gnostiques exagèrent le mysticisme de Philon, Clément et
Origène, tout en relevant de lui, s'acheminent de plus en
plus vers cet accord de la raison et de la foi, vers ce parfait
équilibre des âmes auquel s'attachera l'orthodoxie chrétienne.
Ni l'un ni l'autre n'eût mis le souverain bien dans la pas-
sivité de l'âme, dans l'abdication de la raison, et comme le
(1^ IMiii.DN, 1. 1, p. ;;o-:;7.
(2)Voirparex('niplt', t. I, p. (32. Cf. los rapprochements faits par Ritter,
Histoire de la pIiiloH. ancienne, trad. Iran (.ai se, t. IV, p. :{4I, note 2.
96 LES PREMIERS MAJTRES DE SAINT AMBROISE.
silence de la conscience individuelle. Ils sont trop Grecs pour
cela, et, on ce sens nirmc, plus Grecs que Plotin. Ajoutez qu'ils
croient à la liberté, au libre salut de chacun, et qu'ils n'auraient
jamais écrit cette décourageante parole : « L'âme qui enfante
d'elle-même avorte (1) ». — Plus que Clément encore, Origène
a le souci de sauvegarder le mérite individuel et la part de
chacun dans sa propre destinée. Car ce sont là les postulats de
tout son système. Il serait possible, croyons-nous, en comparant
sur d'autres points Clément et Origène, d'achever de prouver,
malgré quelques apparences contraires, que de l'un à l'autre,
la réaction contre le mysticisme des gnostiques s'accentue.
Sur l'incompréhensibilité de Dieu, Origène insiste moins que
Clément, qui insistait moins que Philon ou que les gnostiques.
Il conteste môme par endroits que Dieu soit absolument incon-
naissable et innommable (2). Sa morale est pourtant moins mysti-
que encore que sa théologie, et ce n'est pas lui qui a écrit
sur le pur amour les pages dont s'autorise Fénelon, c'est Clé-
ment, celui qu'on appelle, pour l'opposer à son fougueux disci-
ple, le sage Clément.
Ainsi les premiers maîtres d'Ambroise qui, en un sens, s'oppo-
sent à Cicéron, en un autre sens nous y mènent. En eux déjà
l'esprit classique prend peu à peu le dessus sur les autres élé-
ments qui ont concouru à former le christianisme. Mais aucun
d'eux ne disparaîtra tout à fait, et de ces rêveries mystiques
elles-mêmes que la logique de l'Occident lit s'évaporer, il restera
dans l'âme chrétienne un parfum de poésie et de tendresse. Le
christianisme sut donc concilier une rare puissance d'assimi-
lation avec la continuité de son développement, et unir ainsi en
lui deux signes distinctifs, au dire du cardinal Newman, de la
vitalité d'une doctrine (3).
(1) Voir plus haut.
(2) Origène, Contre Celse, VI, 6').
(3) Newman, Histoire du développement de la doctrine chrétienne, ch. i.
CHAPITRE III
LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
I
L'esprit chrétien et l'esprit romain.
« Pour un observateur qui se placerait en dehors de toute foi
religieuse spéciale, c'crit un moderne apologiste (1), le christia-
nisme semble être la religion européenne; comme les autres
éléments de la civilisation européenne, droit, art, littérature,
philosophie naturelle, il est indigène de celte partie du monde
dont la Méditerranée est le centre. Son développement s'est
fait suivant sa forme propre sans doute, mais par assimilation
d'éléments extérieurs philosophiques, juridiques, moraux,
religieux même qui existaient avant lui. »
Précisons davantage et disons que, pour la morale, il est
surtout romain. Ce qui signifie d'abord que cette morale se
subordonne la spéculation. Elle lui impose à la fois un but et
des limites. La morale chrétienne fit le dogme chrétien bien
plutôt qu'elle n'en fut une dépendance. Ainsi le stoïcisme
n'avait voulu être qu'une morale, et, à Rome du moins, ne
fut que cela en effet. La primauté de la raison pratique, ce
dogme contemporain, nous vient donc à la fois de notre double
origine, romaine et chrétienne. — Autre trait de mystérieuse
(1) Abbé Ducuesne, les Origines chrétiennes, cours lithographie, p. 2, note.
Université de Lyon. — VIII. A. 7
98 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
affinité qui se confond presque avec le précédent : la vertu
romaine est une vertu qui agit ; la contemplation, le pur amour,
l'extase sont choses inconnues des graves serviteurs de la patrie
romaine. Or la morale chrétienne, quoiqu'elle ait eu ses con-
templatifs, a de tout temps enseigné l'excellence et la nécessité
des œuvres. Venue de l'Orient, elle en répudie lindolente
mysticité. Non seulement elle place la vertu au-dessus de la
science, mais ce sont les vertus pratiques qu'elle préfère. « Nous
sommes philosophes, dit saint Cyprien, non en paroles, mais
en actions (1). » — D'oii il résulte que la vertu chrétienne est à
la portée de tous, comme la honne volonté elle-même. » Chez
nous, ditAthénagore, on trouvera des ignorants, des manœuvres,
des vieilles femmes, incapables peut être de démontrer par la
parole Texcellence de notre doctrine, mais qui ])rouvent son
efficacité par leur conduite (2). » Et cette conception de l'unité
morale de tout le genre humain a encore quelque chose de
romain. L'esprit égalitaire est propre aux pays de civilisation
latine, et ce n'est pas à Rome qu'il eût pu être question dune
répartition sans équité des hommes en pneumatiques, psychiques
et charnels. C'est en outre une vérité banale que l'unité politique
réalisée dans l'empire a préparé tous les autres genres d'unité.
Ainsi des violences et des conquêtes un idéal moral est né, telle-
ment il arrive que les effets ressemblent peu à leurs causes. L'idée
de loi enfin qui est une idée chère aux Juifs est aussi chère
aux Romains. L'Église primitive à Rome était même animée
d'un tel esprit d'ordre et d'autorité qu'on a supposé que des
Juifs le lui avaient communiqué. Supposition inutile. S'il faut
appeler judaïsme, comme le font certains écrivains protestants,
l'esprit de discipline mêlé aux choses de la foi, il y a des âmes
naturellement juives, comme il y a, pour TertuUien, des âmes
(1) Saint Cyprikn, De bon. patient, sitb. inU. : Nos philosophi non verbis
sed factis sunius.
(2) Atuknagore, Supplie, pro christ., 11.
L'ESPRIT CHRÉTIEN ET LESPRIT ROMAIN. 99
naturellement chrétiennes, et ce sont toutes les âmes romaines.
Le peuple qui divinisait ses empereurs était fait pour compren-
dre les paroles que Paul lui adressait : « Toute puissance vient
de Dieu (1). »
Les premiers écrits des chrétiens appartiennent à deux types
difTérents, le type alexandrin, et le type romain. Tandis que
Tépître attribuée à Barnabas mériterait par son symbolisme (2)
d'être considérée comme la préface de la gnose, et qu'elle fut, en
tout cas, une autorité précieuse pour l'école d'Alexandrie (3), Clé-
ment de Rome parle un tel langage qu'il a pu sans invraisemblance
être confondu avec un consul du même nom (4), Il est assez
signiticatif en outre que le premier témoignage écrit de son exis-
tence que nous ait laissé Téglise de Rome soit un cours de disci-
pline et d'obéissance adressé par cette église à une église sœur.
Il y avait eu à Corinthe des dissentiments et des rivalités de
personnes. Clément de Rome y envoya quelques-uns de ses
prêtres porter des paroles de paix et d'humilité. Telle fut l'ori-
gine de cette lettre aux Corinthiens qui eut l'autorité d'un écrit
apostolique. Elle est le premier signe et le premier résultat de
l'alliance féconde de l'esprit romain et de l'esprit chrétien.
C'est un Romain qui a sur la justice, la discipline, sur le bon
ordre qui doit régner dans les églises, comme partout, des idées si
arrêtées (o). C'est un chrétien qui met au service de ce bon
ordre une obéissance d'un caractère nouveau, une obéissance
{{) Saint Paul, Rom., XIII, 1, 7.
(2) Exemple de ce symbolisme : quand Abraham a circoncis 318 de ses
serviteurs, il a voulu par ces chiffres symboliques, annoncer que Jésus-
Christ serait crucifié. En effet le nombre 18 est indiqué en grec par les
lettres I et II qui sont les deux premières lettres du nom de Jésus, elle
nombre 300 est indiciué par T, qui figure la croix.
(3) Voir les rapprochements indjqués par Flnk, Opéra patrum apostolico-
)'um, I, Prolegomena, i.
(4) Voir la lettre de Clément à Pierre, dans les Clémentines.
'.5) Clément R., Ad Cor., 3, 4, 40, 42.
100 LK c;iIHISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
qui n'est pas imposée, mais voulue, une obéissance faite d'hu-
milité (1). Clément a une solidité et une sérénité d'esprit toute
romaine. Mais ce Romain est plein de l'amour de Jésus-Christ
et l'exprime en termes enllammés (2). Sa piété n'a rien d'ailleurs
d'exclusif ni d'ascétique. 11 n'a pas pour la nature le dédain des
Alexandrins. 11 trouve dans le bel agencement des choses (3),
et jusque dans la structure du corps humain (4) des arguments
en faveur de cette loi d'harmonie qu'il veut rendre présente à
l'esprit des Corinthiens. Il leur cite un exemple plus caractéris-
tique encore de la discipline à laquelle il les exhorte, la légion
Romaine (5). Cet exemple venant après ceux de Job et d'Abra-
ham fait un singulier effet. Dans saint Ambroise nous retrou-
verons de même deux cultures et deux traditions parfois bizar-
rement accouplées. Clément, on le voit par ce qui précède, n'a
contre l'antiquitépaienne aucun préjugé. Il lui emprunte d'autres
exemples, ceux d'un beau dévouement au bien public (6). H
trouve dans ses fables, dans celle du phénix en particulier (7),
une démonstration inconsciente, comme nous dirions, de la ré-
surrection, dont beaucoup de phénomènes naturels sont aussi le
symbole et la promesse (8). Un christianisme qui ne hait point
le monde extérieur et qui ne répudie point l'héritage de l'anti-
quité, voilà déjà le christianisme romain. Ajoutons un trait
encore : la théorie morale de Clément est assez pauvre. Mais
cette pauvreté môme est à noter. 11 aime mieux lui aussi les
actes que les paroles (9). La doctrine de la grâce ne trouble
(1) Clémknt n., Ad Cor., li-lG,
(2j l'I., 30.
(3l /(/., 20.
(4) Id., 37.
(5) Id.
(6) Id., 40.
(7) Id., 25.
(8) Id., 24.
(9) Id., :J0.
l'esprit chrétien et L'ESPRIT ROMAIN. 101
point la paix de son âme, et Dieu est appelé par lui l'universelle
miséricorde (1).
Or les paroles de Clément retentirent fréquemment dans les
églises pendant les premiers siècles. Clément lui-même est
appelé le Josué du xNouveau Testament, le disciple par excel-
lence des apôtres, et comme le secrétaire de l'assemblée idéale
dans laquelle ils sont censés avoir fixé la liturgie et la disci-
pline (2). Le nombre des écrits attribués faussement à Clément
témoignent d'une autorité que chacun voulait tirer à soi (3).
Les pages que nous venons d'analyser sont donc à tous
égards un important document pour l'histoire de la morale
chrétienne, et elles en marquent du premier coup l'orienta-
tion avec une netteté que la suite de cette histoire ne démen-
tira pas.
Les écrits des premiers apologistes en sont la preuve. Aris-
tide et Quadratus, les tout premiers en date, invoquent sans
scrupule l'autorité des philosophes grecs. Quelques années
plus tard Athénagore, un véritable érudit, fera entrer tout ce
qu'il pourra de philosophie païenne dans sa réfutation même
du paganisme. Il traitera du corps et de la vie physique avec
une absence de mépris et de défiance qui va devenir rare.
Méliton enfin, dès le ii^ siècle, esquissa un projet d'alliance du
christianisme non plus seulement avec la culture classique
mais avec l'État (4). — Mais c'est saint Justin que nous voulons
prendre surtout comme type de ces premiers défenseurs du
christianisme. Il est le plus important de tous et celui que nous
connaissons le mieux. Ce n'est pas un Romain. Mais il tient
école à Rome (5) Ses idées nous donnent donc la mesure de ce
(1) Clément W., Ad Cor., 2:t.
(2) Voir ABBÉ DuciiES^K, loc. cit., p. 182.
(3) Id., note.
(4) EusÉBE, Hist. eccL, IV, 26.
(5J ld.,l\, 11.
102 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
que pensaient dans cette ville les plus instruits parmi les chré-
tiens, d'autant qu'il esl un esprit plus ferme qu'original. 11
n'est pas exempt de toute influence orientale. Il faut prendre
son parti de voir les procédés et les arguments de Philon péné-
trer partout où pénétrait la foi chrétienne elle-même. Ils se
mêlent à l'apologie de Justin à peu près dans la même proportion
qu'aux écrits des Pères latins du iv'' siècle. Justin nous dira
donc que les sages de la Grèce sont les disciples de ceux de la
Judée, et pour prouver les mérites de la croix, il en cherchera
la forme symbolique dans les mâts des navires, dans la charrue,
dans le corps humain, quand les bras sont étendus, et il ajoutera,
comme pour mettre de son côté le patriotisme romain, dans les
enseignes et les trophées (1).
Mais ce n'est pas là son habituelle manière, si ce mot peut
convenir à ces primitifs et à ces saints. Si simples qu'ils soient,
les auteurs des apologies ne parlent cependant pas le langage
des apôtres. Clément Romain lui-même développait sa pensée,
donnait des raisons, dissertait enfin. 11 y avait déjà de la rhéto-
rique dans son cas. A plus forte raison saint Justin qui s'efl'orce
de convaincre des adversaires, des persécuteurs, ymet-iltoutl'art
naturel à quiconque discute en grec . Il se garde bien de parler par
apophtegmes, et d'employer ces formules brèves qui ressemblent
à des défis et à des ordres. Sa période s'allonge, se fait presque
insinuante. Avec lui le christianisme devient plus littéraire. —
Mais ici la forme entraîne le fond, et les idées sont comme atta-
chées à l'instrument qui leur a longtemps servi. Yoilà donc les
apologistes, pour plaider la cause du christianisme, conduits,
sans le savoir, à pactiser avec l'antiquité païenne.
Ils le font aussi en le sachant, et pour une autre raison. On
reprochait au christianisme, s'il est nécessaire au salut des âmes,
d'être venu si tard, et d'avoir laissé hors de lui tant de généra-
(1) Saint Justin, ApoL, 1, 'ôo. Dos idées analogues sont exprimées en latin
par Tertullien, ApoL, 16, et Minucius Félix, 29.
L'ESPRIT CHRÉTIEN ET L'ESPRIT ROMAIN. 103
lions et de peuples (1). Il fallait, pour répondre à ces reproches,
(surtout à une dpoque où les décrets impénétrables de la grâce
ne fournissaient point encore une réponse à tout,) rendre compte
au point de vue chrétien d'un passé qui avait eu ses gloires, et
considérer la sagesse antique comme une sorte de christianisme
antérieur, dont les représentants auraient eu dans le plan divin
un rôle comparable à celui des prophètes de la Judée. La philo-
sophie fut donc de bonne heure l'alliée de la théologie. Cette
tactique obligatoire coûtait à saint Justin moins qu'à tout autre.
Car lui-même était un philosophe. Il avait cherché la vérité
dans toutes les écoles avant de la trouver dans le christianisme.
Philosophe avant sa conversion, il demeura philosophe après,
sans y voir l'ombre d'une difficulté ou d'une contradiction. Le
christianisme est pour lui une philosophie supérieure, mais non
sans analogie avec les autres. Il invoque la révélation (2) ; mais,
comme la plupart des apologistes, c'est surtout par des argu-
ments rationnels qu'il démontre tous les dogmes. Et les opinions
des philosophes viennent à l'appui de ces démonstrations (3). Il y
a en effet une sorte de révélation éternelle qui se confond avec
la puissance naturelle de la raison. Le Christ lui-même n'est que
cette raison personnifiée. Tous ceux qui l'ont personnifiée avant
lui, quoique avec une moindre plénitude, sont des précurseurs.
Tel Socrate qui, avant lui, avait combattu le règne des démons,
c'est-à-dire le polythéisme (4). Dans le même esprit les dogmes
chrétiens sont rapprochés des dogmes philosophiques, plutôt
qu'ils ne leur sont opposés (5), et même des mythes païens (6).
(1) Êpitre à Diognèle, 1. « Pourquoi la doctrine chrétienne a-t-elle paru
dans le monde à notre époque, et non auparavant ? » Cf. Saint .Iérôme,
à Ctésiphon, sur les erreurs de Pelage.
(2) Saint Justin, ApoL, I, 32 ; Dial. avec Tryph., 7, 11, 39, 69.
(3) Saint Justin, Dial. avec Tryph.
(4) Saint Justin, ApoL, I, 13; CÂ. 46.
(5) Id., I, 60.
(6) Id., I, 21, 22, 24.
7*
104 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
Il est curieux de voir prendre par les apologistes justement
la position que prennent de nos jours les adversaires du
christianisme. Enfin les deux morales sont considérées
comme le prolongement l'une de l'autre. Ceux qui ont bien
vécu avant le Christ méritent le nom de chrétiens (1). Le Christ
en effet étant la raison éternelle, vivre conformément à la rai-
son, c'était vivre conformément au Christ (2). — Nous trouve-
rions volontiers que ces apologistes ont le christianisme trop
modeste. Mais, dans la lutte, on ne mesure pas mieux les conces-
sions que les coups. Quoi qu'il en soit, nous sommes déjà loin
du temps oîi saint Paul opposait à la science et à l'orgueil des
philosophes l'ignorance et l'humilité des disciples du Christ.
Le christianisme a le premier proposé à la sagesse antique un
traité de paix.
II
Le christianisme des païens
Mais il faut ajouter que cette sagesse antique, même en Occi-
dent, était allée comme au-devant de la jeune religion, et que,
sous des influences diverses, elle avait pris un aspect nouveau
et déjà chrétien. C'est une démonstration souvent faite que tous
les sentiments chrétiens ne datent pas du christianisme. Aussi
ne voulons-nous pas la refaire, mais insister seulement sur
l'adaptation singulière des idées et des tendances, qui marquent
la fm du paganisme, à la foi qui va lui succéder. — Un poète
dont on fera un précurseur, en mêlant son âme à l'âme romaine,
lui a inoculé une tendresse qu'elle ne désapprendra plus. La
sympathie pour les humbles, pour ceux qui souffrent, retentit
comme un écho partout où avaient été entendus certains vers
(i) Saint Justin, ApoL, II, 8, 10.
(2) Athénagore Supplie, pro Christ., 35.
LE CHRISTIANISME DES PAÏENS. 105
de Virgile (1). Et dans ce même poème, où l'iiomme devient
plus doux envers l'homme, il apparaît envers Dieu plus confiant
et plus résigné (2). Aussi un chrétien de nos jours ne se sent-il
pas dépaysé en lisant Virgile. Chez ce fervent païen il n'y a
plus de païen que la mise en scène et les noms propres. Et
Ton comprend que la lecture de ses œuvres ait, comme une lec-
ture pieuse, préparé, la légende dit même opéré à elle seule
des conversions (3). Mais l'exquise poésie de Virgile n'est qu'un
symptôme, le premier peut-être, d'une façon nouvelle de
penser et de sentir dont les manifestations vont aller se mul-
tipliant.
Le stoïcisme avait depuis longtemps enseigné que tous les
hommes forment une même société, et c'est Gicéron, nous
aurons occasion de le redire, qui avait exprimé cette idée dans
le plus magnifique langage (4). De cette parenté originelle tous
les devoirs sociaux étaient déduits : « La nature veut que
l'homme fasse du bien à l'homme, et pour cette seule raison
qu'il est homme. » Mais les siècles suivants font sortir de cette
théorie abstraite un sentiment plus vif de réelle fraternité. « Si
la nature nous a donné deux bras, dit fortement Sénèque (6),
c'est pour aider nos semblables ; » et il rappelle le beau vers
si souvent répété de Térence, et dont le sens apparaît de plus
en plus plein. Ce qui est à noter de la part d'un stoïcien,
il semble demander au cœur de se mettre de la partie, et
d'ajouter à l'aide matérielle celle qui ne peut venir que de
lui (7). Aux gens aigris et toujours mécontents il adresse cette
(!) Virgile, Enéide, voir surtout I, 462 ; VIII, 407.
(2)Jd., I, 542; II, 428, 600 ; IV, 56. Voir Boissier, Religion Romaine,
I, IV, 3.
(3) TiLLEMONT, Hist. eccL, t. III, p. 331.
(4) Voir surtout De legibus, I, 7, 23.
(5) CicÉRON, Deoff.,n\, 6.
(6) Sénèque, Ep. ad LuciL, 95.
(7) Sénèque, De ira, I, 14, 3.
106 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
parole vraiment évangdlique : « Quand donc aiinerez-vous?(l). »
Jiivénal (2) rend grâces au ciel de ce don qu'il nous a fait, le
don des larmes. Là est pour lui ce qu'il y a de vraiment excel-
lent dans la nature humaine, et ce qui fait la vraie supériorité de
l'homme sur les bêtes indifférentes aux maux les unes des autres.
Le plus grand malheur pour ce poète, qui n'est pas unélégiaque,
c'est de n'aimer personne et de n'ôtre aimé de personne. Faire
du bien devient chez Sénèque, en même temps qu'un devoir,
un art. Peu s'en faut même qu'à force de raffmer sur les
difficultés de cet art Sénèque n'aille contre son but, et ne
nous ôte l'envie de nous y essayer. Les stoïciens ont enseigné en
outre qu'il faut faire du bien même à ses ennemis (3). Le sage
est honni, battu ; mais il doit aimer ceux qui le battent, comme
il aime le père de toutes choses, comme il aime son frère (4).
Ces austères moralistes se sont donc élevés jusqu'à l'indul-
gence et au pardon. Personne n'est sans péché, dit un rhéteur
cité par Sénèque le père, et ce simple retour sur soi-même
devient le principe d'une infinie miséricorde, qui eût manqué à
une vertu trop sûre d'elle. Marc-Aurèle s'empare de la théorie
platonicienne que le méchant ne pèche pas volontairement, et
dans sa bouche elle devient comme une paraphrase philoso-
phique des paroles du crucifié : Pardonnez-leur, ils ne savent
ce qu'ils font (5). « Faut-il, dit de son côté Epictète, nous empor-
ter contre celui qui nous a outragés ? Non, c'est un égaré. Ayons
pitié de lui comme nous avons pitié des aveugles et des boi-
teux (6). » Entre de tels sentiments et ceux qu'inspire la charité
chrétienne ii nous faudra de l'attention et presque de la subtilité
pour trouver une différence.
(1) Sénèque, De ira, lit, 28. i.
(2) JuvÉNAL, Sat. XV, 131-150.
\ (3) Sénèque, Ep. ad Lucil., 81.
(4) Epictète, Diss., lll, 22.
(o) Voir Denis, Histoire des idées morales, t. il, p. 166
(6) Epictète, Diss., 1, 28.
LE CHRISTIANISME DES PAÏENS. 107
De nouveaux devoirs envers nous-mêmes apparaissent à la
même date et avec les mêmes hommes. Et il n'est pas sans
intérêt de noter (eut-on pu en effet a priori l'établir?) quelle
modilication de la morale individuelle a correspondu à une
conscience plus développée de la fraternité. Or cette modifi-
cation a consisté dans l'apparition du scrupule, comme si
certains sentiments, en entrant dans l'ùme humaine, loin
d'épuiser toutes ses ressources pour le bien, lui en faisaient
découvrir qu'elle ne se connaissait point. Ici encore il n'y a
rien d'absolument nouveau. C'est une vieille idée stoïcienne
que nos intentions sont, plus que nos actes même, les éléments
de notre moralité. Mais il y a loin de ce qui est connu à ce qui
est senti, comme dirait Leibnitz, et c'est aux approches du
christianisme seulement que ce sentiment d'intime responsabi-
lité trouve son expression. « Quiconque nourrit un mauvais
désir est coupable, » dit Sénèque, et il ajoute qu'on peut ainsi
être assassin sans verser le sang (1). Mais c'est Epictète qui sur
ce point encore est le plus chrétien des païens : « Aujourd'hui,
ayant rencontré une belle femme, je ne me suis pas dit :
heureux qui couche avec elle ! heureux son mari 1 car se dire
cela cest être adultère en pensée (2). » Ce texte nous prouve
encore que la chasteté est devenue une vertu. A vrai dire, elle
en avait toujours été une, et il serait puéril de prendre X Art
d'aimer pour la représentation exacte des moeurs et surtout de
la morale des anciens. L'école de Pythagore avait, entre autres
traditions, celle de la pureté des mœurs, et ce fut un pythago-
ricien, Attale, qui plus tard y convertit le jeune Sénèque. Platon
déclare infâme celui qui vit avec une autre que son épouse légi-
time (3). Quant à la femme adultère, ce n'est pas seulement dans
la cité idéale de Platon, c'est dans Athènes qu'elle est chassée du
(1) Séseqle, De benef., \, l 'i.
(2) Kpictete, Diss., 11. IS.
(3) Platon, Lojs, VIII.
108 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
temple et que toute parure lui est interdite (I). Mais cette
pudeur officielle pénètre de plus en plus dans l'âme, et, à
l'époque de transition dont nous nous occupons, elle est devenue
l'ornement ordinaire et discret des plus délicates. Sénèque
trouve à la douleur d'une mère cette consolation que son fils
est mort avant d'avoir cédé aux tentations qui assaillent son
âge, et alors que, semblable à une jeune fille, il rougissait si
d'autres le sollicitaient à pécher, comme s'il eût péché lui-môme.
Marc-Aurèle remercie Dieu de l'avoir conservé longtemps
chaste. Épictète émet le vœu — timide, il est vrai, — que l'on
attende au mariage pour goûter à l'amour (2). C'est que, pour
le pieux esclave, nous portons Dieu au dedans de nous, et que
toute pensée, toute action basse est pour cette divine présence
une souillure (3). « Ce que tu n'oserais pas faire devant une
image de Dieu, tu le ferais devant le Dieu que tu as en toi, et
qui voit, et qui entend tout ! » Ainsi les devoirs envers nous-
mêmes apparaissent déjà comme des devoirs religieux. Yalère
Maxime enfin rapporte cet exemple extraordinaire d'un héroïsme
d'un nouveau genre. Un adolescent dont la grande beauté faisait
des ravages, Spurina, se mutila le visage, « préférant une
laideur qui témoignait de sa vertu à une beauté qui causait du
scandale ».
Ce qu'il faut ajouter, c'est qu'il n'y a pas là seulement un
progrès dû à des consciences plus affinées. La [gravité en ces
matières a toujours été un trait du caractère romain. Quintilien
parle quelque part de la sainteté romaine (4). Il cite une loi qui
punissait jusqu'aux regards quand c'étaient des regards de
convoitise jetés sur la femme d'autrui (5). Valère Maxime nous
(1) Voir A. Maury, Histoire des reli<jions de la Grèce antique, t. III, p. 30,
note a.
(2) Épictète, Manuel, XXXIII, 8.
(3) Épictète, Diss., II, 8.
(4) Quintilien, DecL, III.
(5) Id., CGXI.
LE CIi^ISTIA^'ISME DES PAÏENS. 109
apprend que les secondes noces étaient mal vues à Rome, bien
avant que les docteurs chrétiens aient jeté sur elles la défa-
veur (1). D'après le môme historien, il s'écoula cinq cent
vingt années, depuis la fondation de Rome, sans un seul
divorce (2). Sur ce point encore le christianisme n'avait donc
qu'à continuer ou à reprendre des traditions qui le préparaient,
La matrone romaine, si différente déjà de la femme grecque,
plus libre qu'elle, plus mêlée à la vie sérieuse de la maison,
à l'autorité, à l'éducation, est, quoique avec plus de raideur,
le premier exemplaire de la femme chrétienne. Il n'est pas
jusqu'à ces veuves sur la vertu desquelles saint Ambroise
veillera avec tant de sollicitude, qui n'aient eu leurs proches
parentes dans l'antiquité, et déjà le veuvage avait été comparé
à une virginité nouvelle (3).
Cette période si complexe de l'histoire morale qui précède la
victoire du christianisme, période pendant laquelle la distance
est plus grande qu'elle ne l'a jamais été d'une doctrine, que
chaque écrivain contribue à porter plus haut, à des mœurs qui
chaque jour s'abaissent, voit encore éclore et grandir, en même
temps que la chasteté, certains sentiments qui ont sans doute
avec elle des affinités. Le mépris du corps, traditionnel chez
les philosophes, devient plus sincère et plus passionné (4). Le
mot de chair est déjà employé avec le sens qu'il aura dans la
langue chrétienne. Le mépris des biens extérieurs s'ensuit
naturellement. « Celui qui veut vivre comme il faut, dit
Epictète, ne doit pas soupirer après eux (5). » Le dégoût de
toute sensualité est poussé jusqu'au dégoût de la vie elle-même.
(1) Voir Rena>, Marc-Aurclc, p. d49.
(2) Valere Maxi.mk, II, 3, 4.
(3) Voir sur celte question les développements de M. Denis, qui cite ce
texte curieux d'Apulée : Viduitatis llorem, velut quamdam virginitatem
violare. Histoire des idées morales, t. II, p. 126.
(4) Séneqle, De vita beata, 32.
(5) Epictète, Diss., I, 21. 20.
HO LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
Le stoïcisme est en perpétuelle coquetterie avec la mort. Senti-
ment peu païen, peu conforme du moins à nos idées courantes
sur le paganisme, que la douce mélancolie avec laquelle Sénèque
enviait tout à Theure le sort de ceux qui meurent jeunes. On
se familiarise avec la mort, on s'y prépare, on la voit venir
sans broncher. Quelques-uns se la donnent. D'autres se
contentent de l'implorer comme le bûcheron de la fable. Ce sont
les rhéteurs. Maxime commente l'appel désespéré de Philoctète :
0 mort, médecin de tous les maux. « Oui la mort nous guérit
en nous délivrant de ce misérable corps... Ya, continue tes
supplications, appelle à toi le médecin (1). »
Un élément religieux est mêlé à ces derniers sentiments, et
ceci est le trait le plus chrétien de cette fin du stoïcisme.
L'idée de Dieu est partout présente ; on ne peut se passer
d'elle. « Que ferais-je, dit Marc-Aurèle, d'un monde sans pro-
vidence et sans dieux? » L'optimisme abstrait des premiers
stoïciens devient une confiance pieuse dans la bonté divine.
« Dieu est notre auteur, notre père ; il veille sur nous. N'y
a-t-il pas là de quoi nous ôter toute inquiétude (2)? » « La
nourriture ne manque ni aux aveugles, ni aux boiteux, et elle
manquerait à l'homme de bien (3) ! » C'est, avec moins de grâce,
le même sentiment dont le poète a trouvé l'exquise formule :
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture.
S'il nous envoie quelque malheur, « ceci vient de Dieu »
dirons-nous (4), et nous bénirons la volonté qui nous frappe
comme la volonté qui nous secourt et nous soutient. Peu s'en
faut qu'Épictète ne prononce les paroles môme de la prière
chrétienne: « Que votre volonté soitfaite » (5).EtpourtantleDieu
(1) Maxime, Diss., XIII.
(2) Épictetk, I»?5s., I, 9.
(3) W., 111,24.
(4) Marc Alrele, II, il.
(d) Épictete, Diss., I, 1, 29.
LE CHRISTIANISME DES PAÏENS. lll
auquel s'adressent ces grandes âmes a peine, môme pour elles,
à se dégager du monde et des lois du monde qui, pour les
premiers théologiens du Portique, le contiennent et l'expriment.
Elles ont plus de dévotion que de foi, et c'est cette dévotion
qui, cherchant son objet, le projette parfois en dehors d'elle.
Le Dieu stoïcien osl dès lors comme disputé entre la métaphy-
sique et la morale du stoïcisme. Il apparaît comme une personne,
puis de nouveau ses traits se fondent, et il s'évanouit. Même
chez Marc-Aurèle il est intermittent. Mais cette adoration qui
s'obstine, quand tout être adorable se dérobe à elle, n'en est
que plus significative, et elle marque bien cette disproportion
entre les âmes et les croyances qui les préparait à recevoir,
comme une chose depuis longtemps attendue, la révélation
chrétienne. Cet état d'inquiétude intellectuelle et morale est
fortement dépeint par l'auteu)' des Clémmtines. « Dès ma plus
tendre enfance, j'étais travaillé de doutes qui étaient entrés, je
ne sais comment, dans mon âme. Ne serai-je plus rien après
ma mort, et nul ne se souviendra-t-il plus de moi, puisque le
temps engloutit dans l'oubli toutes les choses humaines ? Ce
sera donc comme si je n'étais pas né! Quand le monde a-t-il
été créé, et qu'y avait-il auparavant ? S'il a eu un commencement,
aura-t-il une fin? Et qu'y aura-t-il après la fin du monde, si ce
n'est le silence de la mort? Tandis que je portais en moi ces
idées, j'étais si fort tourmenté que je pâlissais et que je me
consumais. Et ce qu'il y a de plus effrayant, c'est que si je
voulais me défaire un moment de mes doutes inutiles, cette
souffrance se ranimait en moi plus violente et plus vive. » Alors
l'auteur fait voyager cette âme avide de vérité dans les écoles
des philosophes où elle ne trouve que contradiction, dans le
pays du surnaturel, en Egypte, où elle ne trouve que mystifi-
cation, jusqu'à ce qu'enfin, ayant rencontré le christianisme
sur son chemin, elle se repose de ses pérégrinations et jouisse
de posséder ce qu'elle cherchait sans le savoir. — Telle est
11-2 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
l'histoire vraie de beaucoup d'àmes païennes. Et c'est ce qui
nous a permis de dire que la distance se faisait de moins en
moins grande entre le paganisme des meilleurs parmi les
païens et le christianisme lui-même.
III
Un intransigeant : Tertullien,
Cependant le premier chrétien qui eut du talent en latin (1)
Tertullien, est l'adversaire déclaré de toute compromission avec
le passé. La littérature latine chrétienne débute avec lui par
l'intransigeance. — Tertullien est originaire de Carthage, où il
naquit d'un centurion. Il est bien Romain par deux traits au
moins de son caractère et de son talent : c'est un réaliste et
un juriste (2). Son apologie est moins une défense du christia-
nisme, au point de vue philosophique, qu'une défense des chré-
tiens, au point de vue des lois. Bien différente en cela de celle de
saint Justin, elle répondait mieux à des besoins immédiats. En
outre, moins philosophique, elle était par cela môme plus
romaine. C'est même un « vieux Romain » que Tertullien, en ce
sens qu'il fait effort pour dépouiller toute culture hellénique.
En revanche, par l'Ancien Testament, la culture sémitique a
exercé sur lui une action que son tempérament d'Africain le
prédisposait peut-être à recevoir. Et, par lui, elle a pénétré dans
la littérature latine chrétienne et lui a donné, alors même qu'elle
fut devenue moins rebelle à l'autorité des modèles païens, sa
(1) C'est saint Jérômo qui nous dit que Tcrtullion fut le proniior écrivain
chrétien en latin après le pape Victor, auteur d'opuscules sur la fête de
Pâques, et le sénateur Apollodore, qui avaitdéfendu le christianisme devant
le sénat. De viris illustribus, 53.
(2) Eusébe l'appelle un connaisseur habile des lois romaines. Hist. eccL,
11,2.
UN INTRANSIGEANT : TERTULLIEN. 113
savour propre. Voilà commenl mùme les imitateurs de Cicéron
procèdent de Tertullien. L'indifférence pour la beauté et la ré-
gularité de la forme qu'il professe suffit à créer une forme litté-
raire nouvelle, plus lâchée, mais plus oratoire, pleine de saillies
et de trouvailles, comme de négligences, peu scrupuleuse sur
le choix des mots, par cela même plus démocratique et plus
populaire. Le christianisme, qui veut être entendu au loin et de
tous, se crée ainsi une langue presque cosmopolite qui ne devait
pas être du goût des rhéteurs. Même chez saint Ambroise,
même chez saint Augustin il restera quelque chose de celte
indépendance littéraire. Tertullien enfin fabrique un grand
nombre de substantifs abstraits (1 ). Le latin classique en était fort
pauvre. Un juge autorisé (2) reconnaît dans cette tendance
à personnifier des abstractions, des qualités, des manières d'être
ou d'agir, un tour d'esprit plutôt oriental, mais qui deviendra
communaux nations chrétiennes, — En voilà assez sur le style
de Tertullien, et nous n'en aurions même pas dit autant s'il n'y
avait chez lui un rapport étroit entre le style et les idées.
C'est dans V Apologie qu'éclate pour la première fois sa haine
contre les philosophes. Des païens éclectiques soutenaient, ce
que saint Justin avait soutenu, que le christianisme n'était après
tout qu'une philosophie nouvelle. Il y avait là contre la persé-
cution un refuge possible et une excuse. Mais il n'est pas dans
le tempérament de Tertullien de prendre des biais et de plaider
les circonstances atténuantes. Il repousse, comme une injure,
ce rapprochement du christianisme et de la philosophie. Et il
déblatère, à ce propos, contre les philosophes, avec un esprit
d'intolérance qui a été égalé, mais jamais dépassé. Il n'est pas
de calomnie qu'il ne ramasse. Il fait penser à un curé de cam-
pagne prêchant contre Voltaire. Il n'épargne personne, ni
(1) Hauschii.d, Principes et moyens de formation des mois dans Tertullien,
Leipzig, 1876-1881.
(2) Ebert, /oc. cit., trad. française, t. I,p.47.
NIVERSITÉ TE LyON. — VIII. A. S
114 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE
Démocrite, ni Anaxagorc, ni Aristote, ni Platon, ni même
Socrate.
Il faut ajouter toutefois qu'il ne s'en prend pas seulement aux
philosophes, mais à la philosophie. Entre elle et la foi il donne
à choisir, et il trouve une joie de bourreau à insister sur la
nécessité de ce choix auquel tant d'àmes, de tout temps, ont
cru pouvoirsesoustraire.il ne sied pas à un chrétien de chercher
quelque chose au delà de l'enseignement divin, et d'ailleurs
tout nous est donné dans cet enseignement (1). Notre foi nous
suffit donc, et le premier article de cette foi est qu'il n'y a rien
en dehors d'elle. La foi vient de Dieu, la philosophie du démon,
tes hérésies sont nées du mélange adultère de la philosophie
et de la foi. Les philosophes en sont les patriarches (2). La doc-
trine des apôtres transmise par la tradition est toute notre
science. Rien ne prévaut contre elle, mais, avec elle, il faut
admettre l'absurde et l'impossible (3). Tertullien estle premier
et le plus farouche des traditiomialistes.
Nous voilà bien loin de la libre et large exégèse d'Origène.
Origène et Tertullien, ces deux grands contemporains, ont pris
en face de la pensée de l'antiquité les deux attitudes les plus
opposées. Né d'une famille pieuse, Origène n'a entrevu le monde
qu'à travers les écrits des plus sages parmi les hommes, et sa
tolérance intellectuelle est née de sa candeur même et de la
sécurité de sa foi. Converti tard, TertuUien a connu la société
païenne dans sa corruption, et il brûle avec rage ce que lui-
même a sans doute adoré. Mais la différence d'éducation de ces
deux hommes, et aussi la différence de leurs tempéraments
ne sont ici que des causes occasionnelles. Ils représentent à
vrai dire deux directions et comme deux doctrines contraires au
(i) Tertili.ikn, De aniim, 2. Non amplius invoniri liret qiiani quod a Deo
discilur. Quod aulem a Deo discitur tolum est.
(2) Tertullien, De anima, 3; De jvxsc. har., 7; Ath\ Marc, V, 10.
(3) Tertullien, De carne Christi, îi.
UN INTRANSIGEANT : TERTULLIKN. li;;
sein même du christianisme. « Dans toute œuvre de riiomme,
Tcrtullien n'aperçoit que rinlluence du démon qui Ta perdu ;
Origine se montre toujours attentif à retrouver l'empreinte de
la main divine qui Ta créé (1 ) » Celui-ci est l'apôtre d'une religion
hospitalière et du salut universel ; celui-là n'a à la bouche
qu'anathèmes et menaces d'enfer. L'un enseigne l'alliance de
la raison et de la foi, l'autre leur irrémissible divorce. Ils sont
l'un comme à l'extrême droite de l'Eglise latine, l'autre comme
à l'extrême gauche de l'Eglise grecque. Si l'un est l'ancêtre des
mystiques, l'autre est l'ancêtre des inquisiteurs. Fait à noter,
l'orthodoxie, amie du juste milieu, ne suivra ni l'un ni l'autre.
Nous savons déjà à quels combats donna lieu l'origénisme.
>*ous allons voir bientôt qu'à force de voir des hérésies partout
Tertullien finit hérétique.
Toute la philosophie, nous Tavons vu, n'était pour lui
qu'hérésie. Mais la culture profane, sous toutes ses formes, était
logée à la même enseigne. C'est à propos des spectacles que
Tertullien lui fit son procès. On sait quelle place ils tenaient
dans la vie antique, dont ils étaient le plaisir officiellement
consacré. Aussi le sacrifice de ce plaisir paraissait tellement
dur qu'on jugeait couramment que ceux qui s'y résignaient
voulaient se rendre le martyre plus facile, en retranchant de leur
vie tout ce qui faisait la vie digne d'être vécue (2). Mais d'autres
ne pouvaient s'y résigner et cherchaient des excuses. C'est ceux-
là que Tertullien malmène, leur rappelant avec hauteur les enga-
gements de leur baptême (3), et cette troublante parole qu'on ne
peut servir deux maîtres (4). Que les plaisirs du cirque soient peu
chrétiens, il n'a pas de peine à le démontrer. Emotions trop
fortes, qui nous disputent à l'Esprit Saint et dont il est ja-
(i) Dk Buoour;, CEglisc et l'empire romain, t. I, p. 122.
(2) TKnTLLLiicN, De spectacidii;, I.
(3) liL, 4.
(4) Id., 26.
116 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
loux(l), émotions malsaines, et qui nous font des âmesde bour-
reaux. 11 nous semble mOme qu'il eût pu se mêler à cette démons-
tration de Tertullien plus de pitié pour les victimes (2). Mais la
pitié n'est pas son fait. Aussi ne fait-il entre le cirque qui
exploite notre férocité et le théâtre qui vit de Fimpudicité
aucune différence d'infamie. L'idée que l'art purifie tout est
bien loin de Tertullien. « Ce qui ne doit pas être fait ne doit
pas être dit ni représenté (3). » L'art est chose négligeable pour
lui. Ce n'est pas assez dire : il est une forme de la concupis-
cence (4). Et pour extirper des cœurs chrétiens le culte païen de
la beauté, Tertullien s'acharne malicieusement à démontrer que
Jésus-Christ était laid (5).
Toute raison disparaît dès lors de conserver pour la littéra-
ture profane une piété sacrilège, et Tertullien l'enveloppe tout
entière avec la littérature dramatique dans un mépris qu'il ne
marchande pas. Elle est folie devant Dieu, dit-il (6). Que si l'on
soutient que le monde sans beauté sera vide de joie pour le
chrétien, Tertullien énumère les joies inexplorées que la pos-
session de la vérité et que la réconciliation de son âme avec
Dieu lui fera découvrir. Et il ajoutera, ce qui est aussi d'une
psychologie inconnue des anciens, sinon peut être d'Épicure,
qu'une volonté suprême naît du dédain de toute volupté (7).
Enfin le christianisme a de quoi satisfaire même les amateurs
(1) TF.nTiLLiEx, De spcctaciiUs, 15.
(2) Voici la ])hrase la plus émue que nous ayons rencontrée : « Bonum
est cum puniuntur noccntes. Quis hoc nisi nocens negabit ? Et tainen
innocens de supplicio alterius la'tari non polest, cum magis conipetat
innocenti dolere quod homo par ejus tam nocens l'actus est, ut tam crude-
liter impendatur. » Id., 19.
(3) Id., 18. Quod in facto rejicitur, etiam in dicto non est recipidendum.
(4) Tertullien, De idoL, 9.
(b) Tertullien, De carne Christi, 9.
(6) Tertullien, De spectaculis, 18. Sin et doctrinam sœcularis littera-
turcT, ut stultiticG apud Deum deputatam, aspernamur...
(7) Jd.,29.
UN INTRANSIGEANT : TERTULUEN. 117
de spectacles. C'est le spectacle du Jugement dernier que
Tortullien demande que nos imaginations évoquent. On y
entendra des tragédiens donner de la voix pour exprimer
leurs propres souffrances. On y verra les llammes achever de
dissoudre les plus dissolus, les cochers emportés dans une roue
de feu. Et notre auteur continue, avec plus d'emportement que
de goût, cette description où le feu joue le principal rôle.
Singulier christianisme, et qui sera cependant celui des sculp-
teurs et des peintres primitifs. De ce goût de l'horreur un art
naîtra.
Le traité De l'Idolâtrie est comme la suite du traité Des
Spectacles. Un des griefs de TertuUien contre les théâtres étaient
qu'ils sont nés du culte de Vénus et de Bacchus (1). Il pour-
chasse de même l'idolâtrie partout ou elle pénètre, après avoir
posé ce principe/iue celui qui s'en rend coupable est du même
coup homicide et adultère. Car il se tue lui-même et il viole la
vérité (2). Mais comment ne point s'en rendre coupable? L'ido-
lâtrie est le pire des crimes et le plus commun. Les chrétiens
du m® siècle sont mêlés à la société de leur temps, ils exercent
des métiers, des fonctions publiques; ils parlent la langue
commune, se conforment aux usages, au cérémonial. Or tout cela
est imprégné de paganisme, et l'on est à chaque heure païen
malgré soi. Mais, pour ïertullien, il ne suffit pas que l'idolâtrie
ne soit pas dans nos cœurs, si elle est dans nos paroles et dans nos
actions. Et voilà de nouveau tout ce qui touche à l'art païen exclu
de la vie chrétienne, et, comme on ne conçoit pas encore un
autre art que l'art païen, l'ouvrier chrétien se contentera de
faire des armoires et des marmites (3). On doit renoncer à plaire
aux hommes et à Dieu tout à la fois (4). On ne peut servir deux
(1) Tertullien, De spectaculis, 10.
(2) Tertullien, De idoL, I.
(3)/d.,9, M.
(4) M., i:i.
118 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE
maîtres, répèle Terlullien (1). — Mais il faut bien vivre, objecte
un pauvre diable de chrétien, à qui Terlullien ôte ainsi son
gagne-pain. — Heureux les pauvres! a dit le Seigneur, répond
le terrible homme (2). Celui qui a la foi ne craint pas la faim.
Entre les métiers proscrits est celui de professeur de belles-
lettres. Car il fait vivre ceux qui l'exercent en perpétuel contact
avec l'idolâtrie. Car il leiir fait d'un semblant au moins de
croyance aux fables qu'ils enseignent, et de l'observance des
fôtes qui sont pour leurs honoraires des échéances d' usage,
autant de nécessités professionnelles. — Julien interdira aussi
aux chrétiens, mais pour d'autres raisons d'enseigner la litté-
rature.
On distingue d'ordinaire dans les écrits de Terlullien ceux
qui appartiennent à la période orthodoxe et ceux qui appar-
tiennent à la période montaniste de sa vie. Incontestablement
et", par exemple, sur la question si controversée alors des
secondes noces, son rigorisme va croissant (3). Mais c'étaient
ses principes qui l'entraînaient, et on peut soutenir qu'il fut de
tout temps un sectateur de Montan en puissance, comme
disent les philosophes. Voilà donc un homme que son excès de
zèle sert mal et que rend hérétique la peur de le devenir. Or
rien ne prouve mieux quelle solidarité existait entre la culture
antique et le bon sens chrétien que de constater entre les opi-
nions littéraires de Terlullien et ses opinions morales comme
un lien naturel. Sa haine de l'art antique n'a d'égale que sa
haine de la nature elle-même. Il proscrit les secondes noces,
s'il n'ose proscrire les premières, et il ose du moins souhaiter
qu'elles soient stériles. Le Seigneur n'a-t-il pas dit: « Malheur
au sein qui a conçu et aux mamelles qui ont nourri ! » On
(1) Tertullien, DeidoL, 12.
(2) Ici.
(3) Voir cette gradation du traité Ad uxorein aux traité? De exhortation
castitatis, et De monogamia.
UN INTRANSIGEANT : TERTULLIEN. 119
n aura que faire d'enfants au jour du Jugement (1). « 11 fera
beau voir des seins ballants, des nausées d'accouchée, des
mioches qui braillent se mêler à la venue du Juge et aux sons
de la trompette. Oh ! les bonnes sages-femmes que les bour-
reaux de l'Antéchrist (2). » Donc plus de famille, mais des jeûnes,
des abstinences, et la recherche passionnée du martyre. Mourir
dans son lit est un malheur, si ce n'est une lâcheté (3). Cette
morale sans humanité est une morale sans pitié et sans
pardon. Tertullien refuse à l'Eglise le droit de pardonner
certaines fautes. Et, comme elle les pardonne, il la traite
de caverne d'adultères et de prostituées (4). Car les intem-
pérances de langage sont les seules que Tertullien ne réprouve
point.
Cependant le plus intransigeant des hommes ne peut pas être
jusqu'au bout conséquent avec lui-même. Tertullien avait médit
de la philosophie, etil y a une philosophie de Tertullien. C'est qu'il
lui était malaisé de défendre ses croyances contre ses nombreux
adversaires, païens ou gnostiques, sans les commenter, sans les
interpréter, sans philosopher en un mot. Mais il n'est môme pas
impossible de trouver dans la philosophie de Tertullien la trace
de ces philosophies antiques pour lesquelles il n'a pas assez de
mépris. Ce grand contempteur de tout sentiment naturel fait
aussi à la nature une place d'honneur dans ce qu'on peut appe-
ler son système. C'est Dieu en effet qui nous parle par elle ;
l'âme est l'élève, la nature est l'institutrice. Dieu est l'institu-
teur de cette institutrice (S). Et il y a ainsi une révélation pri-
mitive, reçue par l'âme comme une dot, antérieure aux pro-
(1) Tertlllien, Ad uxoron, 1, tj ; De cxkort. cast., G.
(2) Tertullien, De monogamia, 16.
(3) Voir De fiiga.
(4) Tertullien, De pudicitia, 1.
{")) Tertullien, De test, aniinx, 5. Magistra natura, anima discipula.
Qiiicquid aut illa edocut, aut ista pordidicit, a Deo Iradilum est, magistro
scilicet ipsius magislr.i'.
120 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
phdties (1), et qui constitue une sorte de christianisme naturel
et universel (2). — Clément d'Alexandrie n'a pas dit autre chose.
Mais il concluait que Socrate, par exemple, avait contribué à
cette révélation. C'est pour les personnes et les noms propres
que Tertnllien est surtout impitoyable. — Se doute-t-il que
cette confiance filiale dans une nature qui exprime Dieu, et
dont la raison humaine est un reflet, lui vient en droite ligne du
stoïcisme ? Il a une idée bien stoïcienne encore de l'ordre uni-
versel. Il fait remarquer que le mot grec qui désigne le monde
signifie ordre et beauté, ce qui est on ne peut plus païen (3).
Et Ritter observe qu'il déduit parfois la justice divine non de
la nécessité d'une sanction, mais de celle d'une réparation
plutôt esthétique. Les méchants sont punis en vertu de la
môme loi qui fait succéder le jour à la nuit, et pour rétablir le
bel équilibre de la création (4). Or le christianisme et même la
philosophie moderne se font de la justice une idée plus exclu-
sivement morale.
De même cet adversaire de la rhétorique fut un rhéteur. Il
l'avait été, et un de ses premiers ouvrages, un livre contre le
mariage, est, nous dit saint Jérôme (5), écrit en style de rhé-
teur, c'est-à-dire tout rempli de lieux communs. Il le resta toute
sa vie, et, jusque dans ses invectives les plus passionnées, le
styliste montre souvent le bout de l'oreille. Déclame-t-il contre
la toilette des femmes (6), on voit qu'il se plaît dans la descrip-
tion, en même temps qu'il y fait preuve d'une compétence qui
rendrait tout autre suspect. Nous avons vu qu'il interdisait aux
(1) Tertullien, AdiK Marc, I, 10. Ante anima quani proplietia. Animaî
enim aprimordioconscienlia Dei dos est.
(2) Tertullien, ApoL, 17. Teslimonium animtc naturaliter cliristianai.
(3) Teutlllien, ApoL, 17; Adv. Marc, I, 13 ; At/v. Her»;., 40.
(4) Voir RiTTER, Histoire de la philosophie chrétienne, Irad. française, t. I,
p. 356.
(5) Saint Jérôme, Adv. Jovin., 1.
(6) Tertullien, De cultu fœminarum.
UN INTRANSIGEANT : TERTULLIEN. 121
chrétiens d'ôtre |3rofesseurs. Mais il ne leur interdit pas d'être
élèves. Ce n'est pas la môme chose. Le professeur est censé
croire à ce qu'il enseigne (l), c'est-à-dire à la mythologie.
L'élève en prend et en laisse. Puis il oubliera (2). Les chrétiens
n'ont donc que le droit d'être mauvais élèves. Tout cela est
plein d'inconséquences. TertuUien n'ose pas jeter par-dessus
bord l'éducation classique, n'ayant rien à mettre à la place. Il
en veut et n'en veut pas. Mais croit-il, s'il y a vraiment péril
moral à enseigner, que les enfants qui vont à l'école, que du
moins ceux qui les y envoient ou qui conseillent de les y envoyer
n'encourent aucune responsabilité, que tirer profit de la faute
d'autrui ne soit pas s'en faire le complice, et qu'on puisse ainsi
sans remords aider les gens à se damner? Il y a là un scrupule
qu'on s'étonne de ne pas trouver chez TertuUien, qui en a tant.
Mais voici tout un traité, et qui est cependant de la dernière
partie de sa vie, qu'il semble avoir écrit pour prouver que le
rhéteur ne faisait chez lui que sommeiller (3). 11 avait quitté
la toge, le vêtement romain, vêtement fort incommode, mais
dans les plis duquel semblaient llotter tant de souvenirs glo-
rieux, et qui était comme un emblème national, pour le man-
teau grec, le pallium. Le pallium était comme le froc d'un
temps où il n'y avait pas encore de moines, à proprement
parler, mais des ascètes, ou comme on disait, des continents.
Il avait servi aux philosophes grecs, à ces cyniques qui furent
les vrais ancêtres de nos frères prêcheurs et mendiants. Il est
permis de croire qu'il était quelquefois mal porté. En le revê-
tant toutefois, TertuUien entendait déclarer au monde qu'il
renonçait à lui. C'était une façon de faire profession. Cet
homme était paradoxal jusque dans ses actions. Gomme il ne
(1) Tertullikn, DeidoL, 10.
(2) TERTULLiENjDe test . animae, I.
(3) Voir l'élégante et concluante dissertation de M. Boissier, la Fin du
paganisme, liv. lll, ch. i.
i22 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
manquait pas d'ennemis, ils saisirent cette occasion de s'égayer
ù ses dépens. Et lui céda à la tentation de mettre les beaux
esprits du temps de son côté, en leur servant un morceau de
leur goût. Il ne s'agissait pas d'une question de foi, et il lui
sembla qu'il pouvait, sans se donner à lui-même un démenti,
qu'il devait peut-être employer une autre manière de discuter
que dans V Apologie. Il se souvint donc qu'il avait été un
brillant élève des rhéteurs, M. Boissier a exccllement démontré
que les procédés de développement dont use ïertullien dans ce
petit traité sont les procédés classiques de la rhétorique d'alors.
« Eh bien, oui! j'ai changé dévotement. Mais qu'est-ce qui ne
change pas ici-bas ? » Suitalors un lieucommun sur lestransfor-
mations des choses. Le costume des hommes en particulier a
subi bien des variations. Et lorsque TertuUien arrive à ce man-
teau que les philosophes ont porté, pour en faire l'éloge, il fait
l'éloge des philosophes eux-mêmes ; ce qui est grave de sa part,
et ce qui prouve jusqu'à quel point, dans les discours des
hommes, la forme entraîne le fond. Parlant en rhéteur, ïertul-
lien pense en rhéteur. Et le traité Du Manteau a beau n'être
dans sa vie qu'un accident, et comme le résultat d'une gageure,
il sert à mettre en évidence cette marque indélébile de la culture
antique même sur ceux qui le prenaient de plus haut avec elle.
On pourrait donc chercher plus d'une chicane à TertuUien,
et pousser l'irrévérence jusqu'à le compter au nombre des pré-
curseurs de l'alliance, qu'il réprouve, entre la tradition morale
et intellectuelle qui finit et celle qui commence. Ce n'est pas à
ce titre que nous lui avons fait une place dans notre étude.
Mais il importait de connaître la tactique opposée à celle qui
va l'emporter dans le camp des écrivains ciirétieus, et dont
nous passons en revue les plus illustres représentants.
TertuUien est d'ailleurs, du moins dans la littérature, un cas
presque isolé, et comme un chef sans soldats. Quelque chose de
son esprit pénètre toutefois chez presque tous les Pères latins, y
UN INTRANSIGEANT : TKRTULLIEN. 123
compris saint Ambroise. On peut en outre rattaciier plus direc-
tement à soniniluence deux Africains comme lui, saint Gyprien
et Arnobe. Saint Gyprien l'appelait son maître (1) et faisait de
ses œuvres des livres de chevet. Il en a imité quelques-unes (2).
Il soutenait, lui aussi, non sans quelque àpreto, ce dogme que
hors de FÉgiise il u'y a pas de salut (3). Mais c'est un disciple,
et les ardeurs du maître arrivent àlui atténuées. Les imitations
même (ju'il fit de TertuUien servent à faire ressortir entre le
modèle et la copie les différences de manière et de ton. Puis, ce
qui témoigne d'un certain éclectisme, dans un des ouvrages ou il
imite TertuUien, dans le De Idolorum vanitate, il imite aussi
Minucius Félix, lequel avait imité Gicérgn. — Quanta Arnobe,
il a écrit cette phrase : « Quand il s'agit de choses sans osten-
tation, il faut regarder le fond et non la grâce de la forme ; il
ne faut point se préoccuper de ce qui est mélodie pour l'oreille,
mais de l'utilité des auditeurs ; la vérité méprise le fard (4). »
Mais sa langue à lui est toute païenne. Mais il cherche des ana-
logies entre le christianisme et la philosophie platonicienne
pour les faire servir à la défense du christianisme (5), ce qui
est d'une méthode apologétique fort timide. Enfin dans ce
païen devenu tardivement chrétien il reste tant de paganisme
que nous trouverions parfois sa polémique trop complaisante.
Nous nous éloignons donc de plus en plus des positions prises
par TertuUien. Saint Jérôme rapporte que Lactance fut l'élève
d'Arnobe (6). Or Lactance est de tous les écrivains chrétiens,
nous le verrons, celui qui subit avec le moins de fausse honte,
l'influence des maîtres classiques et en particulier de Cicéron.
(1) Saint .IiiRÙMi:, De vir. illuslr., o3.
(2) \oirsnrioni\e DehaMtuvirgi7ium,c[\tiDebono patienlix dcsa\nlCY\)rien.
(3) Saint (^yi'kikn, De unitate ecclesiœ.
(4) Voir EiJKRT, /oc. cit., (trad. française), I. I, p. Si!,
(o) Aknobi:, Adv. iiatione^, il, I 'k
(6) Saint Jkrô.me, De vir. illuslr., 80 ; Ep., IA\, Ad Magnum.
124 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
IV
Preuves diverses de l'alliance de la culture classique
et du christianisme.
Ce qui se passe dans la littérature n'est qu'un cas particulier
d'un phénomène plus général, qui fut lui-môme la manifestation
d'une loi historique qu'une expérience d'hier a rendue présente
à nos esprits. Les plus grandes révolutions passent au-dessus de
certains usages, comme de certains rouages sociaux, sans les
modifier ni les atteindre. Après avoir émis la prétention de
toucher à tout et de tout renouveler, la Révolution française
traita avec plus d'un préjugé et, pour mainte institution, se con-
tenta de l'avoir démarquée . Elle entra dans les mœurs en s'y pliant,
et ce fut pour elle un moyen de l'emporter sur les grandes choses
que de céder sur les petites . Ainsi, après le premier orage, ce qu'on
croyait mort reparut en partie, et le passé fit, par un retour
offensif, sa brèche dans le présent. On eût de même fort surpris
les premiers chrétiens en leur prédisant ce que le christianisme
en viendrait à accepter pour sien, comme aussi quelles gens,
et vivant de quelle manière, auraient plus tard le droit de
s'appeler chrétiens. L'édit de Milan et les efforts loyaux des
successeurs de Constantin pour faire vivre en paix les deux
cultes répandirent un esprit de tolérance qui aida à ces emprunts
et à ces adaptations dont nous voulons parler.
Si la haute société romaine a dans le sang sa passion pour le
parler élégant elles pointes des rhéteurs, la populace devenue
chrétienne continue d'aimer les fêtes d'un amour tout païen.
Elle a changé de Dieu plus facilement qu'elle ne changerait sa
façon à elle de fêter la divinité, plus facilement même qu'elle
ne changerait de jour pour ses fêtes. Sous l'épiscopat même
d'Ambroise, et malgré son autorité si respectée, les fidèles de
PREUVES DIVERSES.... 12b
Milan se joignaient aux païens pour célébrer les calendes de
janvier, qui étaient elles-mêmes un souvenir des anciennes
Saturnales. Et il monta en chaire pour flétrir cette profanation
et cette sorte de contresens moral. Mais les calendes de janvier
devaient être plus fortes que saint Ambroise et que la logique.
Dans sa réforme du calendrier païen, Théodose dut les conser-
ver comme jours fériés. Peu s'en fallut même que quelque con-
fusion ne s'établît entre cette vieille fête tenace et la jeune fête
de Noël (1). Et voilà comment nous nous trouvons chaque
année fêter Saturne sans le savoir. Le plus souvent, et lorsqu'il
s'agissait d'une commémoration moins importante que celle de la
naissance du Sauveur, la fête chrétienne se substituait tout
bonnement à la fête païenne (2). De même les saints de la nou-
velle religion prennent la place — et les temples — des dieux
de l'ancienne. Un historien ecclésiastique du commencement
duv^ siècle fit comme lathéorie de ces transferts : « Le Seigneur,
dit Théodoret, a chassé les dieux de leur temple, et mis à leur
place ses propres morts en faisant reporter sur eux tous les
honneurs rendus à ces dieux. Au Heu des Pandies, des Diasies,
des Dionysies et des autres fêtes, il y a maintenant les jours
où on célèbre celle de saint Pierre, de saint Paul, de saint
Thomas, de saint Serge, de saint Marcel et d'autres martyrs. »
Le premier art chrétien sortit, par un processus comparable,
de l'art païen et mit quelque temps à s'en dégager pour trouver
ses formes propres. L'histoire comme la nature ne fait point de
sauts. Et cela est vrai de l'histoire des symboles et des idées.
« Un art ne s'improvise pas (3). » Non qu'il faille refuser au
christianisme toute spontanéité et toute fécondité artistiques.
Quelques uns ont poussé à l'excès la thèse que nous présentons.
(1) Voir lÎEiT.NOT, Histoire de la destruction du paganisme, I. I, p. 382-38:L
(2) Dalr, l'Église chn^tienne du commencement du iv^ siècle jusqu'à la fin
du vi", p. 274.
(3) Raoll-Rochette.
V*, xXA
126 LE CIlRlSTIANISMli: ET LA CULTURE CLASSIQUE.
On a outré les rapprochements et, dans la croix elle-même, on
a cherché des emblèmes en usage chez les Egyptiens pour
désigner les éléments (1). On a de même voulu voir dans le type
du Bon Pasteur la reproduction de l'Hermès Criophore (2),
dans tous les Christs des Apollon, dans les Saint Pierre des
Hercule. Ce sont là explications bien laborieuses de conceptions
artistiques fort simples. Mais, pour d'autres symboles plus com-
pliqués, l'emprunt est moins contestable. Orphée entraînant
les animaux au son de sa lyre est devenu le Christ charmeur
d'àmes. Ainsi une image artistique familière revêt sans trop de
peine un sens nouveau. Le nimbe entoure la tête du Christ et
des saints après avoir entouré celle des faux dieux et môme celle
des empereurs (3). Lorsqu'il ne s'agissait pas de la représenta-
tion de la divinité, les scrupules étaient encore moindres. Un
fidèle commande-t-il un sarcophage pour sa tombe, il choisit,
entre les motifs de décoration les plus usités, ceux qui peuvent,
avec un peu de bonne volonté, s'interpréter dans un sens
chrétien. Certaines inscriptions de Phrygie, tantôt païennes,
tantôt chrétiennes, présentent indistinctement les mômes
images (4). Est-il téméraire de penser qu'entre les vivants
régnait la môme confusion qu'entre les morts, et que ses façons
de parler, et môme de penser, n'auraient pas toujours suffi
non plus à désigner un chrétien? Quoi qu'il en soit, ce qui se
passa dans le domaine de l'art est l'image de qui se passa
dans le domaine des lettres et de la morale. Les formes
littéraires se transmirent comme les autres, et avec elles les
idées. Rien ne saurait, mieux que la simultanéité de ces deux
(1) CiAMPiM, Histoire des édifices sacrés construits par Constantin.
(2) Raoul-Rociiette.
(3) Voir Allard, Rome souterraine, p. 282.
(4) VoirViTET, Journal des savants, d8GG; Bayet, Recherches pour servir à
Vhistoire de la peinture, p. 13, 27, 30 ; cl Histoire de Vart, p. 1 12 ; (Iroisset, les
Sarcophurjes chrétiens.
PREUVES DIVERSES.... d27
phénomènes, démontrer ce qu'une telle transmission avait de
fatal.
Le sentiment de la beauté et le goût du talent renaissant, on
vit éclore une poésie chrétienne. Des chrétiens firent des vers,
des vers antiques sur despensers nouveaux. Le premier de ceux
qui s'y essaya, le premier du moins que nous connaissions,
Commodien, a de la raideur et de la vulgarité. Il y a en lui des
traces d'éducation sémitique. Les façons de parler du peuple
ont ses préférences, comme aussi les provincialismes(l). C'est
le Tertullien de la poésie. Mais tandis qu'on peut faire de la
belle prose presque malgré soi, on ne peut faire des vers qu'en
le sachant et en le voulant. Ce rude poète ouvrait la voie à de
plus délicats. — Faire des vers pieux fut pour beaucoup le
meilleur moyen de résoudre l'opposition qu'on s'était efforcé
d'établir entre leur piété et leurs goûts. En môme temps c'était
une ressource pour gagner à la vérité les âmes toutes littéraires
qui refusaient de l'entendre grossièrement exprimée. On mit
donc en vers les Évangiles. Nous voulons parler de Y Historia
Ëvaufjelica de Juvencus, Ce poète se fait de la poésie une telle
idée qu'il ne doute pas que les noms d'Homère et de Virgile
n'atteignent la fin des siècles. Et cependant ils ont prêté leur
génie à des fables et à des mensonges. Que penser d'une poésie
qui se sera faite le vêtement de la vérité, qui recevra d'elle
l'éclat, au lieu d'avoir à le donner? Juvencus ne dissimule pas
ses espérances de gloire terrestre, sentiment nouveau chez un
chrétien. Mais, par-dessus le marché, ses œuvres, vraiesœuvres de
piété, assurent son salut éternel. La poésie ne damne plus les
hommes, elle les sauve. Ce poète si content de son métier
s'aperçoit-il qu'il le diminue cependant et qu'il remplace la
poésie parla versification? Car il s'interdit toute invention et se
borne àtraduire envers le récitsacré. Il n'invente que des mois,
(1) Voir EitKRT, /oc. cit., p. 104
• 28 LE CHHISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
ci; qui prouve du moins qu'il manie liaidimenl sa langue et
n'est pas un imilaleur servile. Le plus souvent toutefois il
imite même le style, et ce sont les Géorgiques et VÉnéide qu'il
imite. Celle double fidélité à la vérité religieuse pour le fond, à
Virgile pour la forme, fera d'ailleurs son succès près des huma-
nistes do la Renaissance, dont elle contentera le double instinct.
Elle le fera mieux que ne l'eût fait l'originalité de ses idées ou
de son langage.
Autour de l'œuvre de Juvencus, il faut grouper plusieurs
adaptations de la Bible, adaptations plus indépendantes du
texte, car un chrétien en use plus librement avec la Bible qu'avec
l'Evangile. C'est là l'origine de toute une tradition littéraire à
laquelle on doit les poèmes du Tasse, de Millon et deKlopslock.
L'une de ces adaptations, V Histoire de Sodome^ s'inspire d'Ovide
plutôt que de Virgile, parce qu'il s'agit d'une métamorphose, et
elle oppose la métamorphose de la femme de Loth à celle que
raconte le poète, comme la vérité à la fable. — Un autre de ces
pastiches est une tentative pour raconter toute l'histoire sainte,
depuis le déluge jusqu'à l'Ascension, avec des vers de Virgile,
pris de côté et d'autre, et mis bout à bout (l). Cela fait un récit
coupé et inintelligible pour qui ne connaîtrait pas d'avance les
faits dont il s'agit. C'est une série d'allusions et de rébus à
deviner. Mais si nous ajoutons que l'auteur est une femme qui
appartenait à l'illustre famille des Probus, où fréquentait
Ambroise, nous saurons de quelle superstition l'antiquité était
l'objet dans le milieu où se passa la jeunesse du futur évoque.
Enfin voici un poème dont on ne saurait dire si l'auteur est
païen ou chrétien, quoiqu'il nous apparaisse plein de piété. Mais
il y avait encore des païens fort dévots. C'est le mythe du Phénix
qu'il raconte, mythe qui, avec de légères modifications, fut
adopté par le christianisme, et devint le symbole de limmor-
(1) C'est le Cento Virgilianus de Proba Falconia.
PREUVES DIVERSES.... 129
talité. Si ce petit poème était sûrement chrclien, il témoigne-
rait excellemment de la marche parallèle suivie par l'art et la
littérature chrétienne. Car l'oiseau merveilleux appelé le phénix,
comme le palmier qui porte le môme nom, et auquel on attribue la
morne force de résurrection, servait dans les catacombes depieux
emblème (1). Mais Tindécision sur la religion de l'auteur n'est-
elle pas à elle seule étrange et significative? — Pour une œuvre
d une date bien postérieure, et pour une œuvre morale, ce qui
rend la chose encore plus piquante, le même doute existe.
L'auteur de la Consolation, Boëce, est-il chrétien, est-il païen?
Si c'est un chrétien, comment demande-t-il des consolations à la
philosophie et non au Christ? Et cependant il est vraisemblable
que c'est un chrétien (2). Quelle meilleure preuve de cette
coexistence de deux éducations, l'éducation religieuse et l'édu-
cation classique, et comme de deux âmes dans une âme? Chez
saint Ambroise l'une sera subordonnée à l'autre ; chez
saint Jérôme elles lutteront douloureusement; chez Boëce elles
vivent côte à côte sans se confondre.
Entre tous les auteurs chrétiens antérieurs à saint Ambroise
(les seuls dont nous voulions nous occuper pour le moment),
celui qui lui ressemble le plus est saint Hilaire. Comme
Ambroise, Hilaire est un poète en même temps qu'un prosateur,
et ses poèmes furent des hymnes. Comme Ambroise, il était de
grande naissance, comme lui il fut évoque. Tous deux luttèrent
contre l'arianisme et contre des cours ariennes. Tous deux
furent des disciples d'Origène (3), et introduisirent dans la litté-
rature latine les explications allégoriques qui devaient donner
sa forme originale à l'imagination du moyen âge, créer un art
et une poésie. Cet idéalisme intempérant est de tous les éléments
(1) Voir Ai.i.\un. Jor. cil., p. .302.
(2) Voir noissiKii, Journal tics savants, 1880.
(3) Le Commenlaire sur saint Mathieu de saint tiilaire est imité de celui
d'Origène.
Univehsité ue Lyon. — VIII. A. 9
130 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
de leur pensée celui qui est le jîIus étranger à la tradition
classique ; car, quand bien même Pliilon eût imité cette méthode
d'interprétation des stoïciens, ce n'est pas du stoïcisme, mais
de Philon, et singulièrement développée, qu'elle vint au chris-
tianisme. Entre saint Ililaire et saint Ambroise, il y a toutefois
une importante ditlcrence. Saint Ambroise est né chrétien,
saint Hilaire appartient à cette espèce morale d'hommes qui
furent pour le christianisme de si utiles défenseurs, et que la
philosophie avait amenés à la foi. Cette évolution naturelle de
son esprit laissa chez lui, comme chez saint Justin, un recon-
naissant souvenir pour tout ce qui l'avait préparée. Il ne rompt
donc pas avec son passé et n'en a pas honte. Il fut le premier
philosophe chrétien en latin. On l'a appelé l'Athanase de
l'Occident. Il fut en même temps le théoricien et l'apologiste
de la rhétorique appliquée à la défense de la foi. S'il a des pré-
tentions à l'élégance, s'il imite Quintilien (1), ce n'est pas seu-
lement par habitude ou par tactique pieuse, pour convaincre les
gens de son monde et de son éducation; c'est à Dieu qu'il veut
plaire, et c'est Dieu qui demande à ceux qui parlent en son
nom, de parler au moins de leur mieux. Celui qui rédige les
rescrits d'un roi y met tout son soin et tout son talent, et l'on
annoncerait la parole de Dieu dans un langage vulgaire et sans
respect pour ce qu'il exprime! Avec saint Hilaire, la recherche
chez un écrivain ou chez un orateur chrétien, loin d'être sacri-
lège, devient donc une marque d'égards et une forme de la
piété (2). Nous n'avons pas affaire, on le voit, à un classique
honteux et il ne s'agit plus pour la rhétorique de circonstances
atténuantes. Saint Ambroise, qui sera plus éloquent que
saint Hilaire, n'aura pas ce culte de l'éloquence.
(1) D'après saint Jérôme, Ep., LXXXIII; Ad Magnum.
(2) Saint Hilaire, De Trinitate, 1; Tract, in P$. Xlli.
I
UNE DERNIÈRE PREUVE : L'ÉDIT DE JULIEN. 131
Une dernière preuve : l'édit de Julien.
Nous ne voulons plus donner qu'une preuve de Talliance du
christianisme et delà culture classique, et de la force que le chris-
tianisme puisait dans cette alliance. C'est le fameux édit de Julien
qui nous la fournit. Plusieurs causes concoururent à faire de Julien
un apostat ; et, dans la lutte morale qu'il engagea, il avait
d'instinct, quoiqu'il fût plutôt un illuminé qu'un politique, fait
appel à tous les sentiments que le christianisme avait froissés.
La seule chose qu'on chercherait en vain dans la tentative reli-
gieuse dont il est l'auteur, c'est ce que le xvui" siècle y vit :
un accès de libre pensée. Ce fut plutôt une réaction de l'esprit
mystique et superstitieux contre une religion qui, depuis qu'elle
était sortie saine et sauve de cette longue crise qu'on nomme la
gnose, demandait à la raison non pas trop, mais trop peu de
sacrifices. Ce fut encore une courte revanche de la spéculation
gréco-orientale sur lebon sens romain qui, dans le sein de l'Eglise,
l'avait emporté. Julien est aussi peu romain qu'un empereur
romain pouvait l'être. Lui, qui cite beaucoup, ne cite jamais un
auteur latin. Mais il éprouve et il exprime toutes les répugnan-
ces d'une vieille race et du monde officiel à l'égard d'un culte
dont les origines étaient par trop plébéiennes. Cet homme à la
barbe inculte était un aristocrate. Il a été aussi le dernier
champion des divinités nationales contre le Dieu unique qui
les supprime ou qui les absorbe. Voilà pourquoi cet ennemi des
chrétiens prodigue aux Juifs les avances et les faveurs (1). On
trouve dans ses réformes improvisées jusqu'à des emprunts à
(1) Julien, Lettres, XXV, Ll.
9*
132 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
ce christianisme qu'il abiiorre, à son système de prédication, à
son organisation de la bienfaisance, hommage involontaire
d'un ennemi à ceux qui étaient allés au-devant de tant de besoins
matériels et moraux.
Mais on y trouve surtout trois choses : le culte de la nature,
du passé et des lettres. Julien a divinisé le soleil, « ce roi commun
de tous les êtres, » et il consacra trois nuits à composer un
discours en son honneur (1). C'est un adorateur de toutes les
forces et de toutes les splendeurs de la nature qu'il reproche
à la religion nouvelle, toute morale et tout intérieure, d'ignorer.
— Ce que Julien reproche encore à cette religion nouvelle, c'est
d'être nouvelle. Il a la superstition de l'antiquité. Ces expres-
sions : les mœurs, les lois, les dieux de nos pères (2) reviennent
sans cesse sous sa plume. « Dieu est éternel, dit-il, et il convient
que ce qu'il a établi soit éternel (3). » Voilà la politique conser-
vatrice déduite de l'immutabilité divine. Joseph de Maistre
n'inventera rien de plus fort. Aussi la révolution accomplie par
Julien prétend-elle n'être qu'une restauration. Et il restaure
avec tant de rage que peu s'en faut que cet empereur ne se
fasse républicain (4).
Mais ce qui Ta conduit à ce culte du passé, c'est le culte lit-
téraire qu'il a ressenti pour lui. Sa politique est une politique
de rhéteur. C'est Libanius qui en fut le premier conseiller, et
plus tard il put dire à son élève : « C'est la rhétorique qui vous
a ramené au respect des dieux (5). » Elle est en effet, de tout le
passé, ce qui a le mieux survécu, et c'est avec ce qui demeure
de vie en elle qu'elle essaye d'en ranimer les restes. L'admira-
tion des auteurs anciens se change donc en dévotion. Les poèmes
(1) Julien, Oratio VII, p. 223; IV, p. 157 (édition de Spanheim, 1696).
(2) Julien, Misopogon, p. 362; Oratio III, p. 114; V, p. 159. Ta TraTpîa ïôt),
7îaTpîov»s voaou;, xû raToîw Oeû».
(3) Cyrille, Contra Jul., 4.
(4) Julien, Misopogon, p. 343.
(5) LiBAMUs, Prosphon.
UNE DERNIÈRE PREUVE : L'ÉDIT DE JULIEN. 133
irilomère, d'IIdsiode passent au rang de livres saints, de Bibles
que Ton oppose à la Bible. Le sentiment qu'inspirent de si vieilles
gloires n'a pas de peine en effet à revêtir une forme pieuse, sur-
tout chez des gens dont la piété n'a pas d'autre objet. L'origi-
nalité et la témérité de Julien fut de demander à cette piété lit-
téraire une sève qu'elle ne possédait point, et de vouloir fonder
une religion avec des regrets. L'hellénisme fut le nom de cette
religion. Quant à celle qu'il veut détruire, il se croit très perfide
en l'appelant le galiléisme. Et son double orgueil, national et
littéraire, se complaît dans l'opposition de ces deux noms, l'un
qui résume une telle histoire, l'autre qui est l'aveu d'une si
humble origine. Mais l'avenir, quoi qu'ait pensé Julien, n'appar-
tient pas de droit à ceux dont tous les titres sont dans le passé. —
Après les quelques beaux jours qu'il dut à Julien, le paganisme
ne devait plus entrevoir l'espérance que sous le règne du rhé-
teur Eugène. Mettre un rhéteur sur le trône fut en effet la der-
nière ressource d'un parti dont les rhéteurs étaient le plus
solide appui. Cette réédition de la tentative de Julien achève d'en
marquer le caractère.
On comprend dès lors avec quelle jalousie et quelle angoisse
les païens devaient voir les chrétiens s'initier à ce culte de l'an-
tiquité qu'ils voulaient exploiter comme un monopole, et du
même coup leur ôter leur dernière raison d'être. « 11 ne faut
pas, dit Julien, qu'on nous perce de nos propres flèches, qu'on
s'arme de nos é^i^its pour nous faire la guerre (1). » L'édit par
le(iucl il interdit aux chrétiens d'enseigner la rhétorique avait
pour but de forcer chacun à rester chez soi et à vivre de son
bien. Aux païens Homère, Hésiode, Démosthène, Thucydide,
Socrate. Que les Galiléens aillent commenter dans leur église
Mathieu et Luc. Or, pour ce païen convaincu, il n'y a pas d'édu-
cation en dehors de celle que l'antiquité peut donner. « Elle
(1) Ap. Thkodorkt, Hiat. ecc/., III, 1S.
134 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
seule apprend le courage, la sagesse et la vertu. Il compte
donc bien réduire ceux qu'il en sèvre à la disette intellectuelle
et morale. « Ce qui est le plus surprenant, ajoute M. Boissier,
c'est qu'au fond les chrétiens pensaient comme lui (1). » Ils
sentirent au vif cette persécution malicieuse et en gardèrent
rancune à Julien. Saint Grégoire revendique hautement cette
qualité d'ilellcne qui, pour lui, n'est pas incompatible avec celle
de chrétien (2). Et plus tard saint Ambroise objectera aux protes-
tations de Symmaque en faveur de la tolérance ce souvenir
encore vivant et cruel pour les chrétiens de lois « qui voulaient
les empêcher de parler et d'instruire ».
Ainsi c'est un païen, et dans l'intérêt de sa cause, qui reprend
contre l'alliance de la culture classique et du christianisme la
campagne qu'un siècle auparavant, et dans un intérêt opposé,
Tertullien avait si vigoureusement menée. Et il est tout à fait
piquant de retrouver dans la bouche de l'empereur les argu-
ments du tribun chrétien. Lui aussi refuse de distinguer dans
les écrits de l'antiquité le fond et la forme, et il reproche aux
rhéteurs qui, ne croyant pas aux dieux d'Homère, continuent à
célébrer Homère leur inconséquence et leur hypocrisie. — Mais,
entre cette intransigeance païenne et l'intransigeance chré-
tienne, une tradition s'était formée, large et conciliante, oii
trouvaient place, avec la foi nouvelle, toutes les gloires et toutes
les acquisitions morales qui faisaient désormais partie du patri-
moine inaltérable de l'humanité. Il nous faut maintenant rétrécir
notre champ d'étude, et voir quelle fut, sur la littérature chré-
tienne, l'influence d'un païen entre tous, de Cicéron.
(1) Boissier, la Fin du paganisme, t. I, p. 1 12.
(2) Saint Grégoire, Contra Jul., l, 107.
CHAPITRE IV
LE CICERONIANISME AU IV^ SIECLE ll\
Pourquoi Cicéron a eu des imitateurs parmi les chrétiens.
On peut se demander quelles raisons ont attiré à Cicéron les
sympathies plus ou moins avouées des écrivains chrétiens, et
fait de lui leur modèle préféré. — On répondrait d'abord qu'ils
n'avaient guère le choix. Cicéron et Sénèque sont à eux deux
toute la philosophie latine, et Sénèque eut aussi sa clientèle
chrétienne, surtout à partir du jour où les chrétiens crurent
pouvoir le prendre pour un des leurs. Mais, plus que Sénèque,
Cicéron présentait dans ses ouvrages comme un résumé à point
de la philosophie antique pour des gens qui se souciaient peu
de recourir aux originaux et de distinguer entre les doctrines.
Pour eux le passé formait un tout, un bloc. Or Cicéron avait
été justement un éclectique, et représentait l'esprit moyen des
maîtres divers dont il avait reçu l'enseignement. Un penseur
oi-iginal aurait moins bien fait l'affaire des lecteurs chrétiens
qui, en lisant Cicéron, faisaient du même coup tant d'autres
connaissances. Cicéron, qui voulait apprendre à ses contempo-
rains la philosophie grecque, se trouva donc l'apprendre sur-
(1) Nous ne parlerons sous ce titre que des cicéronicns qui sont en même
temps des chrétiens, quoiqu'il ne soit pas sans intérêt de voir païens et
chrétiens imiter à l'envi (licéron, et se le disputer. Mais il faut nous borner.
136 LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE.
tout aux générations chrétiennes qui suivirent. Après avoir
beaucoup imité, il était dans sa destinée d'être imité à son tour
et de servir de trait d'union entre des maîtres oubliés et des
élèves auxquels ces maîtres n'avaient point pensé. Un philo-
sophe de profession aurait excité plus de défiance. Sa carrière
politique d'honnête homme était pour sa philosophie une recom-
mandation, surtout près des gens que les héritiers d'Auguste
persécutaient. Son grand talent d'orateur et d'écrivain servait à
ses idées, en attendant qu'il ne leur fit tort dans notre opinion
à nous, qui ne permettons plus aux philosophes de si bien parler.
Il avait vécu à la plus belle époque de la langue latine, de sorte
que le latin de Cicéron devait être pour les classiques de l'ave-
nir le vrai, le seul latin. Avec lui on apprenait la rhétorique
en même temps que la philosophie. C'était un maître à plu-
sieurs fins. On trouvait dans ses écrits tout ce qu'on tenait à
savoir de l'antiquité. Ils étaient des manuels de haute culture.
Ajoutons que Cicéron, étant Romain, est déjà chrétien par
plus d'un trait. Il y a un accord secret de pensée entre lui et
ceux qui l'imitent, sur des points essentiels. Atticus raconte
qu'un proconsul romain réunit tous les philosophes qui étaient
à Athènes et les somma de se mettre d'accord, promettant de
consacrer officiellement cet accord (1). Ce proconsul semble
avoir eu l'idée des conciles et des dogmes qui sortent de leurs
décisions. De même Cicéron veut forcer à s'entendre Aristote
et les stoïciens, et s'obstine à ne voir dans leurs dissentiments
que des querelles de mots. Quant à la philosophie d'Epicure,
cet homme doux et pacifique, la menace du bras séculier (2).
C'est qu'une chose importe au-dessus de tout pour lui, comme
pour l'Eglise romaine, la morale. Les arguties des Grecs le
laissent au fond assez indilîérent. Il met quelque coquetterie à
les exposer, et à faire auprès de ses contemporains l'homme
(1) CicÉKON, De legibus, I, 20.
(2) Cicéron, De finibus, II, 10.
POURQUOI CICÉRON A EU DES IMITATEURS. 137
qui est au courant des choses. Mais c'est quand il s'agit des
principes de l'ordre social et moral qu'il se montre vraiment et
parle en son nom.
Et cette morale cicéronienne n'était pas pour déplaire à des
chrétiens qui ne s'irritaient pas encore, mais se réjouissaient
de trouver à leur enseignement des antécédents. Au iv° siècle
seulement les scrupules viendront, et saint Ambroise le prendra
de haut avec son modèle. Au iii" siècle on est tout à la joie de
la rencontre et de l'accord que l'on constate. Ne parlons pas
en effet du De Officiis dont nous parlerons longuement. Mais
l'auteur des Tiiscidanes, mais l'auteur de la République était
lui aussi, comme Yirgile, un précurseur; et la morale grecque,
en passant par sa bouche, prenait déjà cet accent de gravité
romaine, et comme de piété, que les siècles suivants achève-
ront, nous l'avons montré, de lui donner, C'est saint Augustin
qui vante l'austérité de ces livres De la République que nous
avons perdus (1). Les Tusculanes reflètent une douce mélan-
colie, une tristesse de vivre qui est la préface ordinaire de
l'ascétisme et d'un recours au surnaturel. Il y est déjà question
de ces ascètes de l'Inde (2) dont le stoïcisme ferait honte à des
stoïciens, et dont les émules devaient plus tard peupler les
monastères de l'Occident. Puis, comme la souffrance appelle à
sa suite l'espérance, ce mécontentement de la vie aboutit à
l'attente d'une autre vie. Chez Gicéron nous trouvons, à ce sujet,
des affirmations plus confiantes que celles mômes de Marc-
Aurèle et d'Épictète (3). Elles n'ont pas eu leur place, il est
vrai, dans son traité Des Devoirs^ mais dans son traité De la
Vieillesse^ où elles viennent à propos rasséréner ses dernières
années, et surtout consoler son cœur paternel toujours endo-
lori. Sa foi est moins une doctrine qu'un besoin de son âme.
(1) Saint Algistin, Ep., \V\.
(2) (Gicéron, Tusculanes, V, il.
(3) CicÉRON, De sencdule, l!>-23.
138 LE CICÉRONIANISME AU IV" SIÈCLE.
Quoi qu'il en soit, ce sont ces croyances ou ces embryons de
croyances qui feront imaginer à Constantin que Cicdron, comme
Virgile, secrètement éclairé par les prédictions de la sibylle
Erythrée, avait connu d'avance la venue du Christ, et s'était
converti à lui avant qu'il ne fût né.
Une dernière raison rendait Cicéron sympathique aux
chrétiens. Il avait combattu la divination, dont la concurrence
était plus à craindre pour le christianisme que celle de la
philosophie. Il avait même écrit, à propos de la théologie
stoïcienne, cette phrase dont on étendra le sens et la portée (1):
« Il n'y a pas d'insanité ni de rêve de malade qu'on ne trouve
chez un philosophe ». Ses livres devinrent donc des répertoires
d'arguments contre les superstitions païennes. Et Eusèbe (2)
estime à six cents le nombre d'ouvrages de polémique religieuse
auxquels le traité De la Divination et le traité De la Nature des
Dieux donnèrent naissance'. Aussi les païens proscrivaient-ils
ces deux traités qui ne nous sont sans doute parvenus que par
l'intermédiaire des chrétiens. En 302 Dioctétien les condamne
même au feu, ce qui prouve que, entre tous les exemples de
délicatesse morale que nous nous plaisons à lui attribuer, le
paganisme a donné celui de supplicier les livres à défaut des
auteurs. Cicéron avait été pour son temps un voltairien. Il
était donc pour les chrétiens un allié naturel. Et ses ouvrages
philosophiques bénéficièrent d'une vogue qu'ils n'avaient pas
créée. Peu appréciés, semble-t-il, par les moralistes des deux
premiers siècles, du moins peu cités, même par Sénèque (3),
(on se demande pourquoi), ils ne devaient être mis à leur vraie
place que par les Pères de l'Eglise. Singulière fortune pour un
philosophe païen !
(1) Cicéron, De diuinafione, II, 58.
(2) Ei'SÉBE, Prœper. Evang., IV.
(3) II n'en est question que dans la lettre C.
MINUCIUS FÉLIX. 139
II
Minucius Félix.
Minucius Félix, le premier écrivain chrétien que l'on puisse
classer parmi les cicéroniens, est exactement le contemporain
de Tertullien. D'après Lactance(4), illui serait même antérieur.
De toute façon, c'est à quelques années d'intervalle que s'affir-
ment dans la littérature latine les deux tendances opposées.
— Minucius Félix est un avocat qui profite des vacances du bar-
reau pour se promener au bord de la mer avec deux amis,
l'un Octavius, chrétien comme lui, l'autre païen, Cfecilius.
Lhostilité d'un culte à l'autre n'était donc pas telle qu'il ne
pût y avoir des amitiés mixtes, de même qu'il y avait des
mariages mixtes. Comme ce trio d'amis passait près d'une
statue de Sérapis, Ca'cilius, selon l'usage païen, la salua en lui
envoyant un baiser. Octavius qui l'a remarqué, et qui a un
tempérament d'apôtre, (c'est lui déjà qui a converti Minucius
Félix), fait honte à ce Minucius Félix de n'avoir rien fait à son
tour pour convertir un homme qui vit presque avec lui et lui
est si cher. Ca^cilius a entendu ces reproches et cettediscussion
dont il est cause. Tout le plaisir de sa promenade en est gâté,
jusqu'à ce qu'il se décide à provoquer une explication. Il dira
les raisons de son paganisme persistant. Octavius lui répondra.
Et Minucius Félix sera le juge du tournoi. Voilà une mise en
scène toute cicéronienne, comme c'est aussi par imitation de
Cicéron que le dialogue porte le nom du principal interlocuteur,
Octavius. Voilà aussi des façons bien courtoises et bien acadé-
miques pour une dispute religieuse. Mais Minucius Félix tient
évidemment à prouver que les chrétiens savent être gens du
(1) Lactance, Inst. div., V, 1.
140 LE CICÉRONIANISME AU IV SIÈCLE.
monde et soutenir une controverse dans les formes (1). On leur
reprochait sans doute d'ordinaire d'ôtre plus ardents que corrects,
et cette ardeur môme nuisait à leurs arguments dans un monde
habitud à Tctiquette de l'école. C'est pour la même raison qu'à
la fm de chaque discours les interlocuteurs se font des compli-
ments qui, dans une discussion de cette gravité, nous semblent
à nous presque déplacés, et qui font ressembler ce duel de deux
religions à un assaut bien ordonné.
Quant au style de Minucius Félix, il est fait de phrases de
Cicéron, et quelquefois de Sénèque, mises bout à bout comme
dans une copie de concours général ou comme chez un puriste
de la Renaissance, — avec plus d'aisance toutefois et sans aucune ,
affectation d'archaïsme. On sent qu'il parle naturellement le
latin le plus élégant et, si les rapprochements ne s'imposaient,
on pourrait croire qu'il n'imite personne.
Non seulement cependant il imite, et il imite Cicéron, mais
c'est un ouvrage particulier, le De Natura Deorum^ qu'il a sous
les yeux, dont il reproduit l'argumentation, la forme même (2),
avec une telle exactitude que le texte de Cicéron a servi aux
éditeurs à corriger les fautes qui s'étaient glissées dans celui de
Minucius (3). Il n'est môme pas impossible que Minucius Félix
ait été coutumier de ces adaptations, et qu'il ait composé un De
Fato que nous aurions perdu (4). Dans le De Natura Deorum^
Cicéron met aux prises un épicurien Yelleius, un stoïcien,
(1) Voir Octnvius, 4. Cf. 8.
(2) Voir surtout J6, 18, 19, 21, 22, 26, 27.
(3) Minucius Félix, Octavius, 19 : Zeuxippum viin naturalem, animalem
qua omnia regantur, Deuin nosse. Heumann supprime avec raison le « natu-
ralem » mot qui est inutile au sens, qu'un copiste aura reproduit machi-
nalement parce qu'il se trouve à la ligne précédente, mot enfin qui est
absent du texte correspondant de Cicéron ; car c'est là le grand argument...
Vim quamdam dicens, qua omnia regantur, eamque animalem. De Natura
Deorum, I, 13.
(4) Minucius Fklix, Octavius, 36. Ac de fato satis : vel si paucapro tempère,
disputaturi alias et uberius et plenius.
MI.NUCIUS FÉLIX. 141
Balbus, et ua académicien, Cotta, qui renvoie dos à dos Tépi-
curien et le stoïcien, se contentant de douter, et autorisant de
ce doute sur le fond des choses sa fidélité aux anciens usages et
aux anciens dieux. Le païen de Minucius Félix, Ccecilius, reprend
la thèse et Tattidude de Cotta (1), quoique avec une incrédulité
moins fanfaronne. Cotta, c'est-à-dire Cicéron, avait prononcé
ces paroles qui font rêver, venant d'un pontife : « Il est difficile
de nier qu'il y ait des dieux, quand on est en public, mais entre
amis qui discutent, c'est autre chose (2) ». Cœcilius vit à une
époque plus religieuse, où. la religion n'est plus affaire de
convention officielle, mais vraiment affaire d'âme. La façon
dont il justifie ce qui lui reste de foi n'en est que plus étrange.
-Notre raison ne peut nous faire atteindre la divinité. Socrate
n'a-t-il pas dit : « Ce qui est au-dessus de nous ne nous regarde
pas » ? Et, depuis, Arcésilas et Carnéade nous ont enseigné dans
ces hautes questions la prudence du doute (3). — On voit à
quelle école philosophique appartient notre païen. — Simonide
enfin, invité à dire ce qu'étaient les dieux, demanda un jour de
réflexion, puis deux encore, puis trois (4), disant que plus il
allait moins il voyait clair. La conclusion de tout ceci est
qu'il faut croire aux dieux du paganisme. Mais il n'y a rien là,
malgré l'apparence, qui ressemble à la tragique opposition de
la raison et de la foi, rien qui rappelle les ardeurs d'un Pascal ou
même de nos modernes criticistes. La forme de l'argument est
(1) Voir Ebert, Rapport de Tei'tnUien à Minucius Félix, et Histoire générale
de la littérature du moyen ârjc (traduction française), p. 37. Mais nous trou-
vons ce rapprochement antérieui-ement indiqué dans les notes de Balduin.
(2) Cicéron. De nalura Deorum, l, 22.
(3)Tuta dubitatio, 13.
(4) C'est ainsi du moins que nous comprenons ce texte : Primo délibéra-
tion! diem petiit, postridie biduum prorogavit, mox alterum tantum admo-
nitus adjunxit [Octavius, 13), (luoique M. Boissier traduise : « 11 demanda un
jour pour y réfléchir, puis un autre, puis un troisième. » [La fin du paga-
nisme, t. 1, p. 318.)
142 LE CICÉRONIÂNISME AU IV SIÈCLE.
la même, mais l'esprit diflère. Il faut croire, c'est-à-dire il faut
conserver les dieux qu'on a, puisqu'on les a, s'en rapporter
aux vieilles traditions, continuer son petit train d'observances
et de piété, et savoir, en fait de religion, se contenter de peu. —
Voilà un païen qui ne se fait pas du paganisme une idée trop
haute, et qui nous paraît mûr pour la conversion. N'allons pas
supposer cependant que ce soit, de la part de l'auteur, un arti-
fice de discussion, et qu'il ait voulu se rendre la réfutation facile.
Il représente avec sincérité l'état d'âme de beaucoup de gens
que les nouveautés effrayaient, et qui éprouvaient plus d'éloigne-
ment pour la foi nouvelle que d'attachement à l'ancienne. On a
même remarqué (1) que les objections adressées au christianisme
par Gœcilius n'étaient en rien diminuées. Minucius Félix, qui
était avocat a mis une évidente coquetterie à plaider de son
mieux même la cause qu'il croit mauvaise. Et son plaidoyer
a un tel air de conviction qu'on a pu se demander s'il ne l'avait
pas pris tout fait à quelque ennemi du christianisme, à Fronton
par exemple (2). Voilà une hypothèse qui eût réjoui son amour-
propre professionnel.
Octavius répond à Gaîcilius. Cette fois c'est une autre partie
de traité De la Nature des Dieux, c'est le discours du stoïcien
Balbus que suit presque pas à pas notre auteur. Cela a un sens
qui ne devait pas échapper aux lecteurs païens familiers avec
le dialogue de Cicéron. Le christianisme prend en main la
succession morale du stoïcisme, et semble tenir à s'en proclamer
l'héritier. De cette philosophie à cette religion nous savons déjà
qu'il y avait comme une pente naturelle où s'engageait d'elle-
même l'élite des esprits. Nous savons en outre maintenant que
le christianisme avait compris de quel côté du monde philoso-
phique il pouvait chercher des alliés et attendre des recrues. —
C'est un signe des temps de voir le chrétien, dans le dialogue de
(1) BoissiER, La fin du paganisme, t. I, p. 3H.
(2) M. Renan se range à cette hypothèse.
MINUCIUS FÉLIX. 143
Minucius Félix, se faire contre le païen le champion de la raison
humaine (1). Le christianisme et la raison en sont à leur lune
de miel. Puis le christianisme de Minucius Félix est un
christianisme peu exigeant et qui se confond presque avec le
monothéisme. Le dogme auquel s'attache surtout Octavius est
celui de la Providence, et il la fonde sur les mêmes raisons que
Balbus. La seule différence entre le chrétien et le stoïcien,
c'est que le chrétien ne tire aucun argument de la divination.
Sa démonstration n'est qu'une démonstration de l'universelle
finalité (2). Des deux le vrai philosophe, c'est lui. Ce sont
d'ailleurs des autorités philosophiques qu'il invoque. Bien loin
d'insister sur les nouveautés que le christianisme apporte,
il se rattache, tant qu'il peut, à la tradition (3). A peine
sent-on l'effort qu'il fait pour tirer à lui cette tradition et pour
marier ensemble la providence stoïcienne et le Dieu duTimée (4).
Ses affirmations les plus nettes sont des affirmations spiritua-
listes. « Vous vous étonnez de ne pas voir Dieu avec les yeux
de la chair, alors que vous ne pouvez ni voir, ni toucher
votre âme, par laquelle vous vivez et parlez (o) ». A dire cela, il
n'y avait, au in^ siècle, ni grande audace ni grande originalité.
Dans cette singulière apologie il n'est question ni du Christ
ni des Evangiles. Si la croyance à la fin du monde est mentionnée
c'est qu'elle est justifiée par une croyance analogue des
stoïciens (6). Ca^cilius avait reproché aux chrétiens le culte de
la croix comme quelque chose de bas et d'avilissant. Quel thème
pour un chrétien que cette leçon d'humilité donnée au monde
par son Sauveur et que cette ignominie voulue du sacrifice !
Mais Octavius a une autre façon de répondre et de réhabiliter
(1) Octavius, 16.
(2) Voir surtout 17.
(3) Octavius, 19.
(4) Id.
(5) Octavius, 32.
(6) Octavius, 34.
U4 LE CICÉRONIANISME AU IV* SIÈCLE
rinstrument de la rédemption. Il cherche à la forme de la croix
des analogies honorables dans la structure des mâts, des éten-
dards, des trophées, dans l'attitude enfin d'un homme en
prière (1). — Ce qu'il y a de plus étrange, et ce qui prouve
combien le respect humain qu'inspirait ce pieux symbole était
un sentiment répandu, c'est que nous avons trouvé chez saint
Justin les mêmes explications embarrassées. Il y avait là pour
un public plein de préjugés une faute de goût dans le christia-
nisme, et les apologistes se léguaient, comme une recette, un
argument digne du scrupule auquel il répondait. Par ce qu'elle
a de paradoxal, l'étrangeté de ce plaidoyer nous aide à com-
prendre le christianisme de Minucius. Nous nous étonnons
moins de tout ce que nous ne trouvons pas dans cette apologie,
et nous n'avons pas besoin de supposer, comme on l'a fait (2),
que Minucius ait été un nouveau converti peu au courant de sa
religion, ou même un hérétique. Il présente la religion, dont il est
l'élégant apôtre, par le côté qui peut attirer ceux qui, pour les
idées comme pour le style, vivent sur Gicéron. Ou plutôt il l'a
pirise lui-même de ce côté. Elle a été pour lui, comme pour
saint Justin, une philosophie meilleure. Et il Jui est sans doute
venu à l'esprit que, si Cicéron l'eût connue, Gicéron n'en fût pas
resté à son doute académique. N'est-ce pas en tout cas l'idée
que suggère la conclusion de VOctavius rapprochée de celle du
De Natura Deoriim ? Tandis que Gotta se répandait en paroles
aimables pour le stoïcisme, mais ne se rendait point, G*cilius
a l'âme illuminée par le stoïcisme renouvelé qu'Octavius lui a
prêché. Or Gaecilius c'est Gotta, et Gotta c'est Gicéron.
V Octaviiis di\iVQ.\i donc pu s'appeler : la Gonversion de Gicéron.
Un écrit si plein de Gicéron est plus qu'un acheminement
vers le livre de saint Ambroise, que nous cherchons à expliquer
par ses antécédents avant de l'étudier en lui-même. Il ne le
(1) Ociai-ùis, 29.
(2) KùHN, Der Octavius.
LÂCTANCE. 145
prépare pas, il le dépasse. Nous voulons dire par là que
VOctavius témoigne de plus de ferveur pour l'antiquité que le
De Officii^, que Minucius Félix, quoiqu'il imite d'une façon
plus dissimulée et avec plus d'art, ou plutôt pour cette raison
ajoutée à bien d'autres, est un cicéronien plus achevé que
l'évoque de Milan. Celui-ci apportera dans sa manière de faire
des réserves que lui dictera son amour-propre de chrétien. Le
christianisme aura pris une conscience plus nette et plus hau-
taine de son originalité. Se sentant plus fort, il se réclamera
moins instamment d'une tradition qui, après tout, n'est pas
sienne. Avec Minucius Félix lepassén'estpassubi, mais invoqué,
et le christianisme apparaît comme placé sous le patronage de
Cicéron. Ce n'était pas un patron à dédaigner, puisqu'en lui toute
la sagesse antique se résumait et se personnifiait, et il ne faut
pas sourire de la pusillanimité d'esprit de ces chrétiens qui
n'adorent le Christ qu'à condition de faire de Cicéron un de ses
saints. « Des hommes sur ce modèle n'auraient créé ni l'Evan-
gile, ni l'Apocalyse; mais, réciproquement, sans de tels adhé-
rents, l'Évangile, l'Apocalypse, les épîtres de Paul fussent restés
les écrits secrets d'une secte fermée qui, comme les esséniens
ou les thérapeutes, eût finalement disparu (1) . »
III
Lactance.
Celui dont nous allons parler maintenant a été appelé le
Cicéron chrétien, tellement il a été un imitateur heureux de
l'orateur païen. Lactance était un professeur de rhétorique
qu'attira la philosophie, et que le stoïcisme sans doute conduisit
au christianisme. Il s'autorise, au début de son principal ouvrage,
(1 , Hf.nan, Marc-Aurèle, p. 402-i03.
L'nivehsité bE Lyon. — VllI. A. 10
146 LE GIGÉRONIANISME AU IV"^ SIÈCLE.
de l'exemple de ces orateurs illustres dont les études philoso-
phiques ont noblement achevé la vie (1). C'est à Gicéron qu'il
pense, et cette analogie de leurs carrières le flatte évidemment.
Il eut pu ajouter que, comme Gicéron, il écrivait sur tous les
sujets, et avec quelque prolixité. Nous avons perdu la moitié de
ses ouvrages. Il ne nous reste que l'œuvre du Lactance chrétien
et apologiste. La place qu'y tient Gicéron n'en est que plus
significative. Elle témoigne d'une véritable obsession.
Un petit écrit forme une transition entre les deux vies de
Lactance, la vie païenne et la vie chrétienne. Le début et la fin
seulement indiquent que l'auteur est déjà chrétien. C'est un
écrit philosophique sur la Providence. La démonstration de la
Providence divine était donc le vestibule de toute apologie. Là
était le premier article de la foi nouvelle. Là était en même
temps le point de contact entre cette foi et le stoïcisme. Nous
avons vu un ancien stoïcien, comme Minucius Félix, se conten-
ter presque de ce dogme, et rester comme sous le porche du
temple. Si nous n'avions que cet écrit de Lactance, nous le
rangerions dans la môme catégorie d'esprits. Il a remarqué
qu'on n'a pas jusqu'à lui tiré tout le parti possible du spectacle
qu'offre cette œuvre unique : l'homme, pour admirer l'habileté
de l'ouvrier. Gicéron a indiqué ce développement dans le second
livre du De Natura Deonim et surtout dans le quatrième livre
De la Ri'piiblique (2). Mais ce ne sont que des indications que
son élève veut mettre à profit. C'est donc comme un supplément
au traité De la République qu'il va écrire, en s'excusant de ce
que cette entreprise a d'audacieux (3). Continuer et amplifiei-
Gicéron était cependant encore une façon de l'honorer. Et cette
fois le développement est complet, et il n'y aura plus rien à y
ajouter. Après avoir, en bon stoïcien, combattu lindifférence
(1) Lactanck, Biv. inst., 1, 1 .
(2) L\CTANCE, De opificio Dci, 1.
(3) W., 1; Cf. 20.
LACTANCE. 147
sur cette matière cl les négations des épicuriens, Laclance
s'insfénie, avec toute la subtilité d'un Bernardin de Saint-Pierre,
à découvrir des lins et des harmonies.
Un trait caractéristique de son esprit et de son éducation
éclate dans cette recherche. Car on ne prête jamais à Dieu que
les intentions que l'on aurait soi-même. EtLactancc, faisant à
la beauté une place prépondérante parmi les fins de la création,
nous laisse voir dans sa pensée de classique impénitent (1). La
main de l'homme, en particulier, lui semble un chef-d'œuvre
de grâce, et il en explique, par des considérations esthétiques
plutôt qu'utilitaires, toute la structure (2). Voilà qui est plus
païen que chrétien. Et ce ton païen d'un écrit chrétien est
justement ce qui nous intéresse. Cicéron eût pu signer, à peu
de chose près, l'œuvre de son continuateur.
Il faut parler tout autrement du grand monument élevé par
Lactance à sa foi nouvelle, des sept livres des Instituions
divines. Le titre est emprunté à la langue juridique de Rome,
et cet emprunt fait au passé n'est pas le seul; mais ce n'est pas
d'une philosophie plus ou moins chrétienne, c'est d'un chris-
tianisme très précis cette fois qu'il s'agit. C'en est même la
plus complète exposition qui ait été faite jusqu'ici en latin.
Lactance estime que TertuUien a bien défendu la foi chrétienne
mais n'a pas dit en quoi elle consistait (3), que saint Cyprien
n'a écrit que pour des convaincus (4), et que Minucius Félix a
trop peu écrit (o). Pour lui il s'adresse même à des païens, et
à ceux-là surtout qui n'acceptent que les raisons élégamment
exprimées. Il leur en fournit contre le paganisme qu'il réfute,
puis pour le christianisme qu'il expose. Son livre est la véritable
(1) Voir Ebert, loc. cit., t. l, p. 85.
(2) Lactanck, I)e opificio Dei, 10.
(3) LACTA^CE, Div. ijist., V, 1, 4.
<4) Id.
(.ïjW., V, 1.
148 LE CICÉRONIANISME AU 1V° SIÈCLE.
Soiïune des premières années du iv" siècle. Des erreurs dogmati-
ques graves ont empôchd Lactance d'être traité en Père de
l'Eglise, et ont ôté de l'autorité à sou livre. 11 n'a été traduit
quune fois en français (1), et on ne l'étudié plus autant que,
pour ses qualités littéraires tout au moins, il mériterait de
l'être. iNous ne pouvons ici qu'indiquer dans quel cadre d'idées
apparaissent soit les imitations de Cicéron, soit les discussions
où Cicéron est pris à partie.
Lactance part du dogme de la Providence qu'il prend comme
donné, comme incontesté. Les stoïciens et Cicéron l'ont suffi-
samment démontré (2) . Voilà déjà les stoïciens et Cicéron acceptés
comme auxiliaires et classés comme précurseurs. Mais est-il
possible d'admettre plusieurs providences, c'est-à-dire plusieurs
dieux? — Nous voici d'emblée introduits dans la discussion du
polythéisme. Lactance invoque contre lui des raisons philosophi-
ques et aussi des autorités. Par là n'entendez pas seulement les
prophètes hébreux, mais des écrivains païens, voire des poètes.
Comment alors le paganisme est-il né? Car il faut expliquer
même l'erreur. L'explication de Lactance porte la trace de deux
théories alors rivales. Il fait des dieux tantôt des hommes,
tantôt des diables. Mais il refuse surtout à ces antiques supers-
titions le droit de se réclamer de leur antiquité. En matière de
foi, l'antiquité, la tradition ne sont rien. On ne doit s'en rap-
porter qu'à soi-même. Dieu a voulu que chacun cherchât et
acceptât librement la vérité. Et Lactance réclame pour la foi
cette indépendance de toute autorité que Pascal réclamera pour
la raison, puis que d'autres réclameront de nouveau pour la foi.
Mais le christianisme lui-môme était alors une forme de la
libre pensée.
Passons aux philosophes. L'histoire de leurs variations suffit à
les condamner. Ils ne s'entendent même pas sur l'objet de leur
(1) Par René Famé, secrétaire du roi François I""", in-folio. Paris, 1546.
(2) Lactance, Biv. inst., I, 2.
LACTANCE. 149
science. Cependant Lactance s'attarde à réfuter directement
quelques-uns d'entre eux, et nous prouve par là du moins à
quel point il les connaît. Au fond Lactance n'est pas un ennemi
de la philosophie, puisqu'il n'est pas un ennemi de la raison.
L'homme est pour lui un animal religieux et philosophe tout à
la fois (1). Séparez la philosophie de la religion, et vous avez les
erreurs des philosophes ; séparez la religion de la philosophie, et
vous avez les superstitions des païens (2). L'accord de la philoso-
phie et de la religion nous procure la vraie philosophie et la vraie
religion. Ce sont déjà les façons de penser du moyen âge. Entre
la vraie philosophie que Lactance appelle sagesse, et la fausse, il y
a encore cette différence que la seconde appelle tout le monde à
elle, sans distinction de sexe, de condition, ni d'intelligence.
Les épicuriens et les stoïciens avaient eu ce sentiment qu'une doc-
trine qui n'allait pas au peuple était par là môme condamnée (3).
Mais ils n'avaient pu que constater leur propre impuissance.
Avec le quatrième livre, auquel nous sommes arrivés,
commence l'exposition de cette philosophie véritable c'est-à-dire
de la foi chrétienne. Sous ce titre. De la vraie sagesse^ Lactance
raconte la naissance du Christ, ses miracles, sa passion, sa résur-
rection, et la prédication des apôtres. Mais il donne les raisons
morales de tous les événements qu'il rapporte. C'est une justi-
fication en même temps qu'une exposition. N'oublions pas en
effet que, sous ce récit, nous devons trouver une philosophie.
Et Lactance doit à cette méthode, avec quelques subtilités,
dheureuses inspirations. Si Dieu s'est fait homme, c'est qu'il
fallait que celui qui donne les ordres donnât les exemples. S'il
a souffert, c'est pour enseigner aux hommes la souffrance et le
mépris de la mort; s'il a souffert sur la croix, c'est que la croix
était le supplice des humbles, et qu'il voulait aller à eux pour
(1) LxcTANCK, Div. inat., lll, 10.
{2)1(1., in, 11.
(3) Id., lll, 20.
150 LE CICÉRONIANISME AU IV' SIÈCLE.
qu'ils vinssent à lui (1). Voilà une façon de parler de la croix
qui vaut bien celle de Minucius Félix.
Le livre suivant nous fait entrer dans l'étude de la morale
chrétienne. Il est intitulé De la justice, et le morceau capital de
ce livre est en effet une analyse de l'idée de justice. Au lieu de
tenir tout entière dans un respect d'autrui mêlé d'indifférence,
et dans la stricte exécution des contrats, la justice chrétienne
déborde pour ainsi dire. Inspirée par l'amour de Dieu, elle est
ce sentiment vif de notre égalité que nous donne l'idée de notre
commune origine. Seule, cette pensée d'un père qui est le
même pour tous, et qui veut à tous le même bien, fait en effet
les hommes égaux et vraiment frères (2). Les anciens, n'ayant
pas cette notion de l'égalité, n'ont pu avoir la notion de justice.
Aussi leur société est-elle faite de barrières et de disparates. Il
peut bien y avoir chez les chrétiens des pauvres et des riches.
Mais cela n'est pas la même chose. Ces différences n'ont que le
prix qu'on y attache (3), et pour des êtres immortels, elles en
conservent peu.
Le sixième livre traite de deux devoirs qui priment et
résument tous les devoirs. La piété, outre ce qu'elle vaut
par elle-même, transforme les autres vertus, ou plutôt
elle en est le principe commun, et seule leur donne leur vrai
caractère, au point que, sans elle, les vertus ressembleraient
à un corps sans tête (4). L'autre devoir chrétien par excellence
est celui de charité, ou, comme dit Lactance, d'humanité. Nous
venons de voir qu'en un sens l'humanité elle-même n'est qu'une
forme de la piété, et que l'amour de Dieu s'achève par l'amour
du prochain. Et la charité ainsi entendue est féconde en obli-
gations que la morale antique ne soupçonnait point. Un dernier
(1) Lactance, Div. inst., IV, 26.
(2)M.,V, 15.
(3) M., V, 16.
(4) M, VI, 9.
LACTANCE. ibl
trait (après bien d'autres qii'onumère notre auteur) donne enfin
à la vertu chrétienne une marque propre : le mépris de toute
volupté. Cette ver^u ne va pas sans combat contre soi-même et
sans mortification. Le livre, où cette esquisse d'une vie selon
Dieu est proposée, a un titre qu'il faut citer et retenir : Du véri-
table culte.
C'est au contraire sous un titre tout classique : De la vie
heureuse, que le dernier livre traite des sujets qui le sont le moins,
de l'immortalité de l'àme et de la raison d'être de toutes choses.
Ces deux sujets d'ailleurs n'en font qu'un. Car le monde a été
fait pour l'homme, et l'homme pour connaître Dieu, le servir, et
mériter par là l'immortalité. Mais Lactancene se contente pas de
cette vision de l'avenir. Il prétend apporter des prédictions plus
concrètes et plus précises. Le monde, après un labeur de six
grands jours, dont chacun dure mille ans, jouira, dans un
septième jour de mille années encore, du repos que lui procurera
le règne du Christ. Ce septième jour approche. Mais avant que
le sixième touche à sa fin, une crise se produira qui sera
marquée par la chute de la puissance romaine, à laquelle il
semble à Lactance que le sort du monde soit lié. Jusque dans
ces rêveries apocalyptiques le Romain se retrouve, et, pour lui, le
règne de l'Antéchrist se confondra avec la domination de l'Asie
sur l'Italie (1). Après cette crise et après les mille ans enfin
qu'aura duré le règne du Christ, toutes les puissances mau-
vaises tenteront un dernier assaut, et Dieu fera le départ
définitif des impies, qu'il enverra au feu éternel, et des justes, qui
deviendront semblables aux anges. — La conclusion de tout
ceci, c'est qu'il faut songer aux rigueurs de ce jugement, et ne
vivre que pour l'éternité.
Que peut avoir de commun Cicéron avec un millénaire ? —
Mais le millénarisme, outre qu'il avait été une transition peut-
Il) L\CTANCE, I)iv. inst , VU, l!i.
152 LE CICÉRONIANIS.ME AU IV SIÈCLE.
être nécessaire vers Fidée trop philosophique et trop vide
d'immortalité, n'était plus toujours pris dans le sens grossier
où l'avaient pris les judéo-chrétiens (1), et il était à cette époque
conciliable avec le plus haut degré de culture. En fait nous
sommes déjà édifiés sur le compte de Lactance; nous savons
que sa conversion ne lui avait rien fait oublier, et que, comme
beaucoup de ses illustres prédécesseurs dans l'apologie, il
était resté philosophe en devenant chrétien. — 11 était
de plus resté cicéronien. A quel point son style est plein de
Cicéron, c'est ce dont on ne peut se faire une idée, quand on
ne l'a pas lu. iXon seulement il écrit un latin élégant, oratoire,
et par là ressemble à son modèle; mais s'il est une expression
plus proprement cicéronienne, on est sûr de la retrouver chez
Lactance. Tous les faits de l'antiquité qu'il rapporte ont été
précédemment rapportés par Cicéron (2). Son érudition philo-
sophique, dont nous parlions tout à l'heure, a bien l'air de venir
de la môme source (3). Il parle de Cicéron avec piété : c'est
l'incomparable orateur, le premier des écrivains latins (4), le
plus grands des philosophes (5), (ce que nous sommes aujour-
d'hui moins disposés à admettre). 11 appelle sa parole presque
divine (6). Quand il est forcé de le contredire, c'est avec une
nuance de regret. 11 lui cherche des excuses (7), ou s'efforce de
le montrer réparant lui-même son erreur (8). Mais, quand
(1) Voir en particulier saint Ambroise, Enarr. in Fsalm. I, 54.
(2) Tous les rapprochements, pour le fond et pour la l'orme, ont été faits
avec tant d'abondance par les éditeurs qu'il suffit d'y renvoyer. Voir entre
autres Lactance, édition Migne, t.I, p. 282, 290, 368, 760, 763.
(3) Voir Lactance, Div. inst., lit, 7.
(4) Ici., III, 13.
(5) /'/., III, 14. Idem perfeclus orator, idem summus philosophus ; Cf., l,
15 ; III, 1 ; VII, 1.
(6) W.,VI, 8.
(7) Id., 11,9.
[9)1(1, II, 9; III, 15, 16; VI, 11, 18.
LACTANCE. 153
Cicéron s'est trompé, il est inutile d'espdrer trouver la vérité
chez un autre philosophe, même chez Sénèque (1). D'ailleurs
il ne s'est pas toujours trompé, et Lactance lui en sait d'autant
plus de gré, quil n'avait pour l'éclairer que ses lumières natu-
relles '2). Quoiqu'il puisse semhler lui chercher plus d'une
mauvaise querelle (3), et s'acharner contre lui, il éprouve une joie
sincère quand sa conscience de chrétien lui permet de faire trêve,
et se trouve d'accord avec son admiration de lettré (4). Et il cite
quelques unes des helles définitions de Cicéron avec cet amour-
propre de disciple qui ressemble à un amour-propre d'auteur.
C'est la définition de l'homme que le souverain des dieux a créé
comme hors rang dans la nature, que seul de tous les êtres animés
il a doué de raison et de pensée (5); — celle de la conscience, un
dieu intérieur, c'est-à-dire notre âme propre qui est ce que Dieu a
mis en nous de plus semblable à lui (6) ; — celle de l'homme de bien
qui n'ose non seulement rien faire, mais rien penser qu'il ne
puisse dire tout haut (7) ; — celle enfin de la loi morale qui n'est
différente ni à Athènes ni à Rome, qui ne change pas non plus
avec les siècles, mais qui pour toutes les nations, pour tous les
temps, est la même loi, éternelle, immuable (8). Même dans les
critiques que Lactance adresse à Cicéron, il y a une manière
d'hommage; il le prend pour le représentant le plus achevé delà
conscience antique, et n'oppose à son enseignement que l'ensei-
gnement du Christ. Limitation, comme la critique de saint Am-
broise, seront moins attentives à la personne même de Cicéron.
L'indifférence pour le talent, qui était impossible chez un ancien
(1) Lactance, Div. inst. III, la.
(2) M. ,11,12.
(3) Voir en particulier Ici., III, 14.
(4) M., VI, 20, 24.
(5) Id., II, 12, et IV, 4.
(6)7d.,VI, 24.
(7)Jd.,VI,24.
(8)/d.,VI, 8.
154 LE CICÉRONIANISME AU IV' SIÈCLE.
professeur de rhétorique devient naturelle chez un dvêque ins-
truisant ses clercs.
Cicéron est partout dans le livre des Institutions^ et il y est
fait des emprunts à tous ses ouvrages. Il en est trois cependant
qui sont, plus que les autres, mis à contribution, et dans trois
parties différentes de l'œuvre de Lactance; ce sont le De Natura
Deomm,\cDe Republica ctle/)e 0//îc/«5. Lorsque Lactance traite
des faux dieux, les écrits théologiques de Cicéron lui sont,
comme ils l'étaient pour tous les polémistes chrétiens, un utile
recueil de documents et d'arguments (1). Même dans ces écrits
cependant Cicéron est un allié peu sûr, puisqu'il y revêt diffé-
rents personnages entre lesquels sa sympathie semble parfois
partagée. Et Lactance met ses lecteurs en garde contre de dan-
gereuses impiétés pour lesquelles l'auteur du De Natura Deoritm
semble avoir quelque faible. Ce sont des opinions platoniciennes
ou stoïciennes entachées de dualisme (2) ou de panthéisme (3).
Mais ce qui le scandalise plus que tout le reste, c'est la conclusion
du livre. Que Cicéron excelle à détruire plutôt qu'à édifier, ille
constate sans le lui reprocher (4). On ne peut en vouloir à un
homme de n'avoir pas inventé le christianisme (5). Mais que
Cicéron ayant aperçu la vanité du paganisme ne la proclame
pas, cela lui paraît forfaiture et lâcheté. 11 l'accuse, avec une
dureté qui ne lui est pas ordinaire, d'avoir craint le sort de
Socrate (6), et professe que celui qui possède quelque vérité
a un devoir envers elle, qui est de ne la point celer. Il n'est pas
évidemment dans un état d'àme à comprendre les scrupules
(1) Voir en particulier, Lactance, Die. inst., I, 6, 17.
(2) Ici, II, 9.
(3) M., II, 5.
(4) Jd., 1,17; 11,3, 9.
(5) Ici., Il, 3. Falsuni vero intetligereest quidem sapientia;, sed humanœ.
Ultra hune gradum procedi al) homine non potest... Verum autem scire
divina" est sapientifu.
(6) Id., II, 3.
LACTANCE. loo
d'un penseur qui, n'ayant rien à mettre à la place d'illusions
dont il se dit qu'après tout elles sont des éléments de vertu et
de bonheur, hésite à souffler dessus et s'ingénie plutôt à en
garder pour lui-même le parfum.
En suivant de près le De Natura Deorum, Lactance devait se
rencontrer avec Minucius Félix. Aussi bien les deux premiers
livres des bistitutions ont avec VOctavius une évidente parenté.
On peut même se demander si elle tient seulement à l'inspira-
tion commune, ou si l'œuvre de Lactance n'est pas, par instants
du moins, l'imitation d'une imitation. Lactance cite Minucius (1) ;
il reproduit textuellement, au début de son quatrième livre,
comme pour obliger le lecteur à un rapprochement, la première
phrase de VOctavius. Certains arguments ont chez les deux
auteurs exactement le même tour (2). Tous deux invoquent en
faveur de la Providence le témoignage des poètes (3). Tous deux
s'inquiètent de cette objection adressée à la doctrine du Dieu
unique que sa solitude lui pèserait (4). L'ennui divin n'a pas
encore trouvé dans le dogme de la Trinité son remède assuré.
Tous deux, et presque en termes identiques, répètent que le
seul nom de Dieu est Dieu et qu'il n'est pas besoin d'autre nom
pour le distinguer, puisqu'il n'y a qu'un Dieu (o). Tous deux dis-
cutent cette pensée de Socrate : « Ce qui est au-dessus de nous
ne nous regarde pas (6). » Mais ce qui crée entre eux deux une
ressemblance plus profonde que ne feraient cent textes mis en
regard et trouvés conformes chez l'un et chez l'autre, c'est l'at-
(1) LxCTANCE, Div. inst., 1, 11,
(2) Par exemple : qu'il est impossible à un homme intelligent de regarder
le ciel et de ne pas croire à la providence. Lactance, Div. Inst., I, 2; Minl-
ciis Félix, 17.
(2) Lactance, Div. inst., I, 5; Minucius Félix, 19.
(3) Lactance, Div. inst., I, 7; Minucius Félix, 10.
(d) Lactance, Div. inst., 1, 6 : Deo autom, quia soniper unus est, proprium
nomen est Deus. Minucius Félix, 1 8 : Nec nomen Dec quœras ; Dcus nomen est .
(6) Lactance, Div. inst., III, 20; Minuicius Félix, 13.
156 LE CICÉRONIANISME AU IV* SIÈCLE.
titude que tous deux ont prise à l'égard de la raison iiumaine,
attitude que nous avons signalée avec insistance. Il y a là une
tradition d'alliance qui commence entre la raison et la foi, et
qui inspirera jusqu'à la Renaissance la philosophie de l'Occi-
dent. Ce sera une philosophie chrétienne. Origène aussi a été
un philosophe chrétien. Mais l'esprit des races latines plus
docile et plus précis se laissera plus étroitement emprisonner
dans les mailles de ce contrat une fois consenti. Qu'il y ait
eu alors une alliance de la raison et de la foi, au lieu d'un
désaccord, cela a déterminé tout le cours de la pensée humaine
pendant des siècles. Les premiers noms qui l'ont signée en
prennent pour nous plus d'intérêt.
C'est en parlant de la justice que Lactance fait au traité De la
Répiihlicfuc d'importants emprunts qui ont servi à reconstituer
en partie le texte perdu de Cicéron (1). Gicéron avait mis dans
la houche des interlocuteurs de \-d. République le discours même
de Carnéade contre la justice. Or Carnéade se trouve avoir fait
à l'avance une partie de la démonstration que Lactance a entre
pris de faire. Il y a loin de la justice, telle que l'entendent les
lois humaines, aux exigences d'une justice absolue. ISous
vivons sur des compromis. Nos lois sont les servantes d'intérêts
qui leur communiquent leur diversité et leur mobilité (2).
Elles acceptent et sanctionnent les plus grandes iniquités,
comme les annexions de territoires et de peuples (3). La justice
est si peu de ce monde que celui qui la pratiquerait passerait
pour fou. Irez-vous, ayant à vendre un esclave déserteur, ou
une maison malsaine, faire à l'acheteur des aveux qui compro-
mettraient votre vente? Vous volerez donc tout en étant un par-
fait honnête homme. Lactance cite ensuite, toujours d'après
Carnéade, le cas célèbre du naufragé. Il y a deux naufragés
(1) Lactance, Biv. inst., V, 12, 14, lC-18, 22; Cf. VI, 6. .
(2) W.,V, 17.
(3) Id.
LACTANCE. 157
pour une planche. C'est le plus faible des deux qui la tient. Le
plus fort la lui arrachera-t-il quand son salut est à ce prix? Si
vraiment il a le loisir de délibérer, un choix douloureux lui est
laissé : ou il sacrifiera la vie de son semblable et sera quelque
chose comme un assassin, ou il sacrifiera la sienne et sera une
dupe. De même, le soldat en fuite qui prend son cheval à un
blessé commet une mauvaise action, mais, s'il ne la commettait
pas, vous le traiteriez d'insensé. Et Lactance ajoute que Cicéron
ne réussissait pas à se tirer des difficultés soulevées par Carnéade.
Saint Ambroise passera avec dédain sur ces misères de la morale
païenne. Lactance se plaît à accuser cette contradiction inso-
luble de nos intérêts et de nos devoirs, où doit sombrer selon lui
la vertu réduite à elle-même. Seule la vertu chrétienne ne
sombrera pas, parce que seule elle s'appuie sur l'éternité. Ceux
qui la pratiquent sont fous selon le monde, mais sages selon
Dieu. Leur vertu est un placement assuré. Ils amassent pour
l'autre vie. Nous trouverions même, avec nos scrupules mo-
dernes, que Lactance fait à la supputation des peines et des
récompenses plus de place que n'en fait le véritable homme de
bien, quelque croyant qu'il soit. Pour mieux convaincre la
vertu païenne d'impuissance, il fait la vertu chétienne trop
lourdement intéressée. Et c'est lui, le chrétien, qui nie que
l'homme soit capable de ce don gratuit de lui-même, de cette
folie, si l'on veut, sans laquelle il n'y a pas de vraie vertu.
Nous passons sur bien d'autres rapprochements de détail entre
Lactance et Cicéron. Dans le livre YI des Institutions enfin, Lac-
tance oppose la charité chrétienne à la bienfaisance trop par-
cimonieuse des païens. C'est dans le traité Des Devoirs qu'il
trouve en effet des règles comme celle-ci : « Il faut ménager
son bien, ne serait-ce que pour garder de quoi donner encore. . . , »
qui sont des restrictions (1). Puis Cicéron n'est pas indilTérent
(1) Cicéron, De off., II, lo.
158 LE CICÉRO.NIANISME AU IV"^ SIÈCLE.
an bon effet que produira sa conduile. 11 veut être payé au
moins de reconnaissance. Il place ses bienfaits à intérêts. En
donnant, il pense à sa gloire. Il n'y a rien là évidemment qui
ressemble à cet oubli de soi, à cette confusion du mien et du
tien qui fut le rêve généreux des premiers chrétiens, et qui
reste pour la charité chrétienne comme un idéal qui l'empêche
de se contenter de peu, — rien qui ressemble même à cette
joie si intense de donner qu'elle nous ferait presque douter
aujourd'hui que h\ oii il y a tant de plaisir il y ait une vertu.
Lactance a beau jeu contre Gicéron. « Estime donc la vertu ce
qu'elle vaut et non ce qu'elle te rapporte. Et donne surtout à
celui-là de qui tu ne peux rien attendre... Donne aux aveugles,
aux faibles, aux boiteux, aux abandonnés, à ceux qui vont
mourir si tu ne leur donnes. Ce sont des bouches inutiles
aux yeux des hommes, mais non aux yeux de Dieu qui leur
conserve la vie, qui leur donne le souffle, qui les juge
dignes de sa lumière. Réchauffe autant que tu le peux, pro-
longe par ta charité ces vies humaines. Si un homme peut
porter secours à un mourant, et ne le fait pas, c'est lui qui
meurt (1). »
Lactance s'en prend, quelques pages plus loin, à un autre
passage du traité Des Devoirs. Cicéron avait donné de l'honnête
homme cette définition : « Celui qui fait du bien à qui il peut, et
ne fait de mal à personne, si on ne lui en a d'abord fait. » Voilà
une restriction, s'écrie Lactance, qui gâte la meilleure défini-
tion! Faire du mal est toujours faire du mal (2). Qu'importe que
nous ayons été provoqués? Les bêtes fauves répondent par des
coups aux coups qui leur sont portés. En quoi diflérons-nous
d'elles, si nous faisons comme elles, si nous n'avons ce don de
supporter qui leur a été refusé (3)? En rendant le mal pour le
(1) Lactance, Div. inst., VI, 11.
(2)Jd.,VI, 18.
(3) Cicéron a d'ailleurs écrit lui-même :Quum sintduo gênera decerlandi,
LAGTANCE. 159
mal, VOUS contribuez à le perpétuer, et à attirer sur vous des
représailles engendrées par des représailles. — La doctrine de la
non-résistance, remise en honneur par Tolstoï, a, comme on le
voit, d'illustres ancêtres.
Nous retrouverons dans le trailé Des Devoirs de saint Ambroise
deux discussions tout à fait semblables à celles que ces dernières
pages viennent de résumer. L'originalité de notre auteur s'en
trouve diminuée et nous voilà d'avance condamnés à des redites.
Nous ne le regrettons pas. Car le livre de saint x\mbroise est
d'autant plus intéressant en un sens qu'il est moins original, et
que les idées qui y sont exprimées apparaissent comme celles
d'un temps et non d'un homme. Nous chercherions donc, plutôt
que de les éviter, ces occasions de nous répéter et de montrer
difTuses dans la conscience d'alors ces façons de penser et de
sentir, ces discussions mêmes et ces imitations. Une œuvre a
d'autant plus de portée pour l'histoire générale des idées
qu'elle est moins personnelle.
Entre Lactance et saint Ambroise ce ne sont point seulement
des rencontres épisodiques qu'il faut signaler, mais un tour
d'esprit commun. Dans le christianisme ils voient surtout,
l'un et l'autre, la morale chrétienne. Cela apparaît d'une façon
lumineuse dans l'œuvre de Lactance, qui est une exposition
dogmatique, et dans laquelle il a voulu et cru mettre tout l'essen-
tiel. Or nous savons ce qu'il y a mis. Si l'on retranche tout ce
qui est réfutation du paganisme, ce qui reste pourrait s'appeler:
Défense de la morale chrétienne. Le septième livre lui-même
ne fait qu'encadrer dans une rapide histoire du monde la
théorie des sanctions, étroite dépendance de toute morale. La
morale est donc au centre du système. Et dans cette morale,
(ceci est la conséquence de cela), les œuvres sont ce qui im-
porte. Le vrai moyen pour honorer Dieu, c'est de faire le bien.
umim per disceptationcm, alterum per vim, quunique illud propriuin sit
hominis, hoc bclluaruin De off., l, 11.
160 LE CICÉROMANISME AU lY"^ SIECLE.
Rien de plus expressif que ce titre, sur lequel nous avons déjà
appelé l'attention, donné à un livre où sont exposés nos devoirs :
Du véritable culte. 11 y a là une conception toute stoïcienne de
la religion que le christianisme, sans s'y conformer absolument,
a cependant faite sienne. Nous ne sommes plus à Alexandrie,
mais à Rome. Ce n'est plus la science qui sauve, mais la vertu.
Et cela, malgré des retours offensifs de la spéculation alexan-
drine, est resté le caractère dominateur de la religion chrétienne,
ce qui la distingue des religions antiques. Cette religion est
une morale, et ses apologistes ne vont plus être que des mçra-
listGs. — Lactance cite quelque part l'opinion prêtée par Cicéron
à un de ses personnages, et qui est, dit-il, l'opinion vraie de
Cicéron, que quelques mots sur les devoirs valent le plus
beau discours (1). Et Lactance pense de même. En cela encore
il est donc un disciple de Cicéron, s'il n'est pas plus simple de
dire qu'en cela il est tout simplement Romain.
IV
Saint Jérôme et saint Augustin disciples de Cicéron.
Nous arrivons à une période de l'histoire littéraire bien diffé-
rente de celle que marquent les noms de Lactance et de
Minucius Félix. Il n'y a point de langue ni de style propre à ces
deux écrivains. C'est du Cicéron démarqué. Il y a une langue
et un style de saint Jérôme et de saint Augustin. L'imitation
du modèle antique n'est plus un asservissement. Elle n'en est
que plus féconde. En même temps des scrupules sont venus à
ces chrétiens trop épris de l'antiquité. Mais ils en triomphent
et se persuadent que l'intérêt bien entendu de la religion leur
(i) L\CTANCE, Di''. HS^, M, 2.
SAINT JÉRÔME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE CICÉRON. 161
défend justement le Scicrifice qui leur coûterait le plus. Toutcela
n'en a pas moins donné lieu à des drames intimes qui augmentent
pour nous l'intérêt de cette histoire. Car dans toute conscience
troublée il y a quelque chose qui nous attire. Nous allons donc
voir Cicéron, qui ne semblait pas fait pour cela, être non seule-
ment l'objet de grandes passions, mais la cause degrands remords.
Saint Jérôme avait reçu l'éducation classique d'alors. Il avait
achevé ses études à Rome, sous la direction de l'illustre gram-
mairien Donat. Nous savons même quels livres de classe lui
avaient été mis entre les mains. C'étaient des commentaires
sur Virgile, Cicéron, Salluste, Térence, Plaute, Lucrèce,
Horace, Perse et Lucain (1). Il ne parle jamais de Donat sans
quelque témoignage de reconnaissance. Toujours il l'appelle
« son maître » (2). Et la lecture de ses œuvres nous prouve en
effet qu'il fut un bon élève. Il disserte volontiers sur le genre,
le nombre et les figures. Il a la superstition de la grammaire,
jusqu'à regarder comme une injure grave le reproche d'avoir
laissé échapper des solécismes (3). Il s'est fait une bibliothèque
en copiant de sa propre main les ouvrages de son choix (4).
Plus tard il n'aura plus besoin de lire ses auteurs favoris, et il
n'en vivra pas moins avec eux, môme quand il ne le voudra
plus, tellement ils emplissent sa mémoire (5). Un savant contem-
porain a poussé l'art de la dissection littéraire jusqu'à chercher
dans le style de saint Jérôme toutes les réminiscences, même
involontaires, dont il est fait, et il trouve par exemple un com-
mentaire sur Michée tout plein d'un auteur qu'on n'y attendrait
guère, de Térence (6). Quant à Cicéron, il est pour saint Jérôme,
(d) Saint Jérôme, Adv. Ritfin., Il, 10.
(2) Sai.m .Jérôme, In Chron. ad an. p. chr., 338 ; Adv. Hufin., 1, IG.
(3) Saint Jérôme, In Ezech. XII, ad 40, ;>; In Dan., ad 5, 7.
(4) Saint Jérôme, Ep. XXII, Ad Eustochium.
(5) Saint Jérôme, Adv. Rufin., I, 30.
(6) LùBECK, Hieronymus quos noverilscriptores et ex quibus hauserit. Lipsiœ,
Teubner, 1872.
Université de Lyon. — VIII. 11
102 LE CICÉRONIANISME AU IV= SIECLE.
comme pour tous les chrétiens, en même temps que le maître
par excellence, Fauteur indispensable à consulter sur toutes
les doctrines antérieures à lui, l'unique trait d'union avec l'hel-
lénisme. Saint Jérôme, qui sait le grec, ne connaît Platon
que par Cicéron, et ne le cite que de seconde main (1). — De
l'école de Donat, saint Jérôme avait dû passer dans celle de
quelque rhéteur, peut-être dans celle de Victorinus. Tel était
le cours régulier des études. 11 nous raconte lui-même qu'il
s'exerçait aux déclamations, aux controverses et fréquentait les
tribunaux (2). Toute sa vie il garda pour les images, les
pomtes, les jeux de mots, les citations un goût de rhéteur
ou d'élève de rhéteur. Nous savons cependant, toujours par
lui, qu'il fit effort pour débarrasser son style de tous ces sou-
venirs dune rhétorique trop bien faite (3). Avec quel amour il
l'avait faite, en effet, la suite va nous le montrer.
De bonne heure toutefois, sous le brillant étudiant, un saint
s'annonça. Le dimanche, avec quelques camarades, il se ren-
dait aux catacombes, pour s'y emplir d'austères souvenirs et
d'émotions religieuses. 11 est vrai que, pour peindre le sentiment
qu'il y éprouve, il ne trouve rien de mieux qu'un vers de
Virgile (4). Il quitte Rome pour aller « faire sa théologie » à
Trêves. De Trêves, où déjà il avait senti la vocation poindre en
lui, il se rendit à Aquilée, puis en Orient. Durant ces voyages, des
influences diverses, des amitiés pieuses dont l'une fut brisée par
la mort, une maladie grave qu'il fit lui-même, la contagion de
l'exemple enfin, qu'il était comme venu chercher, donnèrent
à cette vocation un tour imprévu. Le goût de l'ascétisme naît
chez cet homme qui devait tant contribuer à le répandre dans
l'Occident. Et voilà l'élève de Donat, au milieu d'anachorètes de
(1) Saim .Jkuùmi:, Adv. Rufin., 111. 3-) et 40.
(2) Saint Jérôme, In Gai. I, ad. 2. 1 1,
(3) Saint Jérôme, Ep., LU, 1.
(4) Saint Jérôme, In Ezcch. XII, ad 40, 3.
S\1NT JÉUn.ME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE CICÉRON. 163
toute provenance, dans le de'sert de Chalcis, la Thébaïde Sy-
rienne. Il pleure ses fautes passées, mais se refuse encore à
compter parmi ses fautes l'attachement qu'il conserve pour les
auteurs païens. Jusque dans le désert il a avec lui une cassette
où sont enfermés de chers manuscrits. Et avec eux la solitude
n'est plus la solitude. «Je jeûnais, dit-il, et puis je lisais Cicé-
ron. »
Mais un songe tragique vient détruire cette paix apparente de
son âme, et lui dénoncer un conflit sur lequel sa conscience
s'obstinait à fermer les yeux. Une fièvre ardente avait pénétré
dans la moelle de ses os, au point que ses membres ne sem-
blaient plus tenir ensemble. Et pendant qu'on apprêtait ses
funérailles, dit-il, sa pensée devança son corps, et le voilà
transporté devant le tribunal du juge. On lui demande ce qu'il
est : <( Je suis chrétien, répondis-je. Alors celui qui était au
tribunal m'interrompt: « Tu mens, tu es cicéronien et non pas
« chrétien, car où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Et il
ordonne de le rouer de coups. Mais sa conscieuLîe le torture
davantage encore. Il crie cependant, et sa voix se mêle au
bruit des verges : « Seigneur, ayez pitié de moi. » Et les assistants
émus de ce spectacle, tombent aux pieds du juge, le suppliant
de pardonner à sa jeunesse, de lui laisser le temps du repentir,
sauf à le châtier plus cruellement, s'il recommence à lire des
livres païens. Et comme il était prêt à faire toutes les promesses
qu'on eût voulu, il atteste le nom de Dieu et dit : « Si jamais je
conserve les livres du siècle, si jamais je les relis. Seigneur,
je vous aurai renié. » Et après ce serment il fut remis en
liberté (1).
Qui ne reconnaît dans ce songe une de ces voix intérieures
venant du plus profond de notre être et perçant tout d'un coup
les obstacles qu'instinctivement nous accumulions pour no
(1) Saint .Iehùme, Ep., XXII, 30.
164 LE CICÉRONIAIVISME AU IV* SIÈCLE.
point entendre? C'est lorsque Jérôme était éveillé que sa
conscience sommeillait. Et la pensée des rêves, plus libre de
toute entrave, est souvent ainsi notre vraie pensée. — La voix
du songe a dit : Tu es cicéronien. Elle nous donne donc raison
quand nous appelons de ce nom, qui désigne d'ordinaire les
puristes de la Renaissance, les principaux représentants de
cette autre Renaissance dont le iv° siècle fut témoin. En fait,
saint Jérôme n'était point attaché à Cicéron seulement, mais à
Plante, mais à Térence, mais à Quintilien, mais à Pline, mais
à Fronton et à bien d'autres (1). Cicéron cependant l'emportait
sur tous dans sa dévotion de lettré. Puis, pour des motifs que
nous avons dits, il est, aux yeux des chrétiens, le vrai représen-
tant de toute cette antiquité. C'est une raison sociale. Là encore
le songe a dit vrai. Et Jérôme, averti par cette subite illumina-
tion de sa conscience de contradictions qu'auparavant il n'y
voyait point, prit au sérieux le serment fait en rêve, et renonça
à Cicéron, c'est-à-dire en même temps à tous les auteurs qu'il
avait aimés. A quel point faut-il que le goût de la mortification
s'empare d'une àme pour se permettre de telles intolérances ?
Mais quelle passion pour l'antiquité aussi que celle qui ne cède
qu'à de pareilles secousses, et pour bientôt renaître !
Pendant cinq années saint Jérôme tint parole. Il se livre à
toutes les pratiques de l'ascétisme. Il s'occupe de travaux
manuels. Enfin, pour achever de se mortifier, il apprend
l'hébreu. Un Juif converti lui enseigne l'alphabet, et il s'exerce
consciencieusement sur ces mots « sifflants et haletants ». La
répugnance qu'il doit vaincre pour venir à bout de son entre-
prise prouve suffisamment d'ailleurs quel lettré délicat survivait
en lui. « L'opiniâtreté que je dépensai dans cette étude, les
difficultés que j'eus à surmonter, tous mes désespoirs, tous mes
recommencements, ma volonté obstinée d'apprendre, ma cons-
(1) Saint Jérôme, Ep., XXll, 30; CXXV, i2.
SAINT JÉRÔME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE CICÉRON. lÔS
cience seule sait tout cela, et aussi ceux qui ont vécu avec
moi (I). » Il traduit l'hébreu enfin, et commence cette édition
de la Yulgate qu'il mène de front avec sa propagande pour la
vie monastique. Mais la multiplicité même et Tintensité de ses
travaux ôtent aux troubles de sa conscience de leur acuité.
Car, pour avoir des scrupules, il faut avoir des loisirs. La paix
rentre dans cette vie si pleine avec les longues besognes et les
grandes initiatives. L'antiquité classique n'est plus traitée en
suspecte. Saint Jérôme emploie des moines à copier des dialo-
gues de Cicéron. Il s'est ménagé, sans s'accuser lui-même de
profanation, une bibliothèque dans une grotte voisine de celle
de la Nativité, et il l'appelle son paradis. Ce savant a la passion
de l'enseignement. Il s'est fait maître d'école et, ne se conten-
tant pas de ses moines pour élèves, il apprend à lire aux
enfants de Bethléem dans Virgile et dans Térence. Un ami
d'enfance, devenu son ennemi, Rufin, lui rappelle son rêve et
lui reproche de manquer à son serment. Saint Jérôme prend le
reproche gaiement, et répond qu'un serment ainsi fait n'a jamais
obligé personne . Les prophètes ne sont-ils pas les premiers à
défendre de croire aux songes (2) ?
Le cicéronien s'est donc réconcilié en lui avec le chrétien.
La plupart de ses écrits seront bien ceux d'un disciple de
l'antiquité, d'un disciple sans servilité comme sans affectation
d'indépendance. Son talent spontané, emporté parfois, aimera
la forme rapide de la lettre, et beaucoup de ses lettres auront
l'abandon, et, comme dit Ebert (3), le « caractère subjectif »
des lettres à Atticus. De nos jours il eût écrit des articles et
eût été un journaliste, tandis qu'Ambroise pense et parle tou-
jours en sermonaire. Cela suffit à marquer l'opposition de ces
deux natures et de ces deux talents. Ils imitent tous deux Gicé-
(i) Saint .lÉRÔMK, £p., CXXV, l2.
(2) Saint .Ikkôme, Adv. Enfin., I, 31.
(3) Ebert, loc. cit., t. I, p. 209.
^66 LE CICÉRONIANISME AU iV SIECLE.
ron ; mais ce n'est pas le môme Cicoron. D'autres lettres de saint
Jérôme seront de vraies dissertations, comme celles de Sénèque.
Comme Sénèque encore, et comme tant d'autres, il écrira des
consolations. Sous la forme d'une lettre, il traitera de l'éducation
des filles, en se souvenant de Quintilien (1). Un préfet du prétoire,
Dexter, lui ayant suggéré l'idée de faire un catalogue des auteurs
ecclésiastiques, en prenant Suétone pour guide, il compose la
première histoire de la littérature chrétienne que nous possé-
dions. Il rapproche lui-même son travail non seulement de celui
de Suétone, mais du Bnitiis de Cicéron. L'intention générale du
livre est de réfuter cette objection si souvent adressée au chris-
tianisme, qu'il manquait de littérature. Une religion sans littéra-
ture paraissait alors inacceptable à tant de gens (2) ! Saint Jérôme
n'en est pas moins sévère pour la plupart des auteurs chrétiens.
On sent que son éducation a mis en lui un type d'écrivain dont
il a peine à trouver chez eux la ressemblance. De sorte que cet
ouvrage, entrepris en l'honneur de la littérature chrétienne, est
indirectement un perpétuel hommage à la littérature païenne.
D'après un texte que nous avons déjà cité, on pourrait prêter à
saint Jérôme l'intention d'établir entre les gloires littéraires du
christianisme et du paganisme une sorte de parallèle. « David,
c'est notre Pindare à nous, notre Simonide, notre Alcée, notre
Horace, notre Catulle, notre Sérénus (.3). » Mais il serait em-
barrassé de pousser plus loin la comparaison, et il n'est pas du
tout dans sa pensée de chercher aux maîtres païens des équi-
valents pour arriver à se passer d'eux.
Il a au contraire fait comme la théorie de l'assimilation par
le christianisme de la culture antique (4). Il invoque d'abord
d'augustes exemples, Moïse, saint Paul, qui se sont, à l'occasion,
(1) Saint Jérôme, Ep., CXVII, 4; Cf. CXXVIII.
(2) Saint Jérôme, De vivU illustribus, piéf.
(3) Saint Jérôme, Ep., XXX.
(4) kl., LXX.
SAINT JÉRÔME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE.CICÉRON. 167
servis des livres des gentils. Il ajoute Philon. Puis il montre
que, depuis Fe'tablissement du christianisme, la tradition s'est
confirmée d'emprunter à l'antiquité ses armes. Ainsi ont fait
tous les apologistes ; et saint Jérôme, dans une revue rapide,
nous donne, avec toute l'autorité qui s'attache au premier
historien de la littérature chrétienne, comme un sommaire de
la démonstration que le présent chapitre achève. Ainsi a fait Ter-
tullien lui-même. Saint Hilaire a imité Quintilien. Lactance a
dans ses propres ouvrages fait entrer des analyses de ceux de
Cicéron. David avait de même combattu Goliath avec sa propre
épée. L'Ecriture nous répète, sous une autre figure, le môme
conseil. Il est dit dans le Deutéronome qu'on peut épouser une
captive après lui avoir rasé les cheveux, les sourcils, après lui
avoir coupé les poils et les ongles. Epris de la grâce et de la
beauté de la sagesse du siècle, nous pouvons faire d'elle une
Israélite, de servante et de captive qu'elle était, pourvu que
noas supprimions en elle l'idolâtrie, la volupté, l'erreur, les
passions, tout ce qu'elle contenait de mort. Alors notre union
avec elle sera féconde pour le Seigneur.
Et saint Jérôme a joint l'exemple au précepte. Lactance et
Minucius Félix sont des cicéroniens trop fidèles. Mais, par
leur purisme même, ils auraient nui à la cause de la littérature
chrétienne qu'ils voulaient servir. Ils regardent trop vers le
passé et mettent dans le pastiche leur idéal litttéraire. Saint
Jérôme a reçu aussi les meilleures leçons, mais il a su s'en
affranchir. Et dans son style, d'une clarté toute classique, pas-
sent par instants comme des bouffées de Tertullien. Ce mélange
original n'est qu'à lui. Par tout ce que son génie propre, son
temps, sa religion apportent d'éléments nouveaux, il rajeunit
et continue la littérature latine, au lieu de se borner à copier et à
reproduire. Mieux que tout autre, il personnifie ce que nous
avons appelé la Renaissance du iv'= siècle, si par Renaissance il
faut entendre une tradition renouée plutôt que la savante et
168 .LE CICÉRONIÂMSME AU iV SIECLE.
stérile contrefaçon de formes que le temps a condamnées.
Sa langue, qui a été récemment Tobjel dune minutieuse et
délicate étude (1), a ce même caractère. Elle innove sans bar-
barie. Elle adapte le latin à des usages nouveaux, elle ne le
déforme pas. Elle est pleine de termes abstraits, et par là déjà
moderne. Saint Jérôme a, pour son compte, forgé trois cent
cinquante mots (2). Mais ces termes abstraits étaient indispensa-
bles, et, quand Cicéron voulut philosopher, il donna l'exemple
de les introduire dans la langue. Mais ces mots nouveaux sont
le plus souvent bien faits, et comme latins de droit. D'ailleurs
saint Jérôme, malgré l'apparence, n'abuse pas du néologisme,
et s'excuse parfois d'y recourir (3). Dans ses œuvres plus spé-
cialement littéraires, il s'en abstient. Et dans toutes il emprunte
de préférence la langue cicéronienne. « Si l'on avait la patience
de faire une statistique, on constaterait que la moitié au moins
des mots anciens employés par saint Jérôme appartient à
Cicéron. Je doute qu'on puisse faire la même observation, je
ne dis pas de Tertullien, mais même de saint Augustin (4) ». —
Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'avec lui la langue et la littéra-
rature latines, au lieu de se figer dans la contemplation d'elles-
mêmes, continuent de vivre. Mais cette vie renouvelée ne devait
pas l'être pour longtemps. Et c'est pure conjecture de notre
part de prétendre que les infidélités de saint Jérôme auraient
mieux servi la langue de Cicéron que la fidélité de ses prédé-
cesseurs. Les barbares ont empêché la preuve de se faire.
Saint Jérôme reviendra dans cette étude. Mais puisque nous
déterminons en ce moment les tendances littéraires qui lui sont
communes avec saint Ambroise, ajoutons, comme entre paren-
thèse, un trait nouveau de ressemblance. Ce cicéronien, au
(1) GoELZER, la Latinité de saint Jérôme, 1884.
. (2) Jd.,p. 14.
(3) Saint Jérôme, In Gai. I, ad 1, 11.
(4) GoELZER, loc. cit., p. 33.
S.VINT JÉRÔME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE CIGÉRON. 469
nombre des écrivains chrétiens, met Pliilon le Juif. Ce cicéro-
nien, qui combattra les origénistes, traduisit et commenta
Origène. Quelque latins qu'ils soient, et nous croyons avoir
assez dit qu'ils le sont, ces grands chrétiens ont tous deux
respiré un air venu d'Alexandrie.
De saint Augustin aussi nous aurons à reparler. 11 nous faut
toutefois mentionner dès maintenant deux moments de cette vie
agitée où l'influence de Gicéron se lit grandement sentir. Il n'est
pas en effet de preuve plus éclatante de l'autorité non seule-
ment littéraire, mais morale, exercée par lui sur toute cette
génération d'hommes, et de l'adaptation singulière de quelques-
unes de ses façons de penser avec les leurs. Saint Augustin
était né d'un père païen et d'une mère chrétienne, sainte Mo-
nique. Son éducation l'avait tiré dans les deux sens, et elle
explique peut-être en partie les vicissitudes et les déchirements
de sa vie. On avait voulu en faire à la fois un professeur de
rhétorique et un saint. Il fut l'un après l'autre. Mais ce qui est
à noter, c'est que l'influence de Cicéron sur Augustin ne doit
pas être mise au nombre des influences païennes. Dans les deux
circonstances, auxquelles nous faisions allusion, il fut l'agent
d'une rénovation morale, le familier inattendu des débuts d'une
conversion.
Saint Augustin a dix-neuf ans. 11 est étudiant et s'abandonne
à toutes les dissipations. Mais parmi les livres que les pro-
grammes l'obligent à lire se trouve V Hortensiiis de Cicéron.
C'était un éloge de la philosophie écrit à un moment où Cicéron
cherchait sincèrement en elle un refuge à son deuil de père. Ces
pages émues ne sont point parvenues jusqu'à nous. Saint Au-
gustin a raconté dans les Confessions (1) l'impression qu'il en
reçut. Ce qui le frappe, ce n'est point la façon de dire de l'écri-
vain, mais ce qu'il dit. 11 s'agit bien maintenant pour lui de
(1) Sai>t At(;usTi.N, Conf., III, 4-5; Cf. VIII, 7.
170 LE CICERONIANISME AU IV° SIÈCLE.
prendre de Cicéron une leçon d'dJoquence. Ce livre l'a trans-
formé et a tourné son àme vers Dieu. Une reconnaît plus ses sen-
timents ni ses désirs. « Tout à coup s'avilirent à mes yeux mes
vaines espérances, et je brûlai avec une ardeur incroyable de
posséder Timmortelle sagesse. Et déjà je me levais, Seigneur,
pour aller vers vous, » Plus tard il apprendra à distinguer entre
la sagesse qu'enseignent les hommes et celle de Jésus-Christ.
Mais, pour l'instant, c'est comme un instinct qui l'élève au-dessus
de toutes les discussions d'école et le fait aspirer à la sagesse
véritable. Une seule chose lui semble manquer au livre de
Cicéron : le nom du Christ n'y est pas. Comme il ne pouvait
guère espérer l'y trouver, ne lui faire que ce reproche c'est
en faire le plus bel éloge qu'on puisse attendre d'un chrétien.
Mais l'éducation maternelle a laissé dans Augustin une trace si
profonde que, sans qu'il s'en rende tout à fait compte, rien sans
le Christ ne peut plus le satisfaire. Pour répondre aux secrètes
aspirations de son âme, il ouvre donc les Ecritures auxquelles
il se trouve ainsi que c'est Cicéron qui l'a conduit. Mais l'heure
n'était point venue pour lui d'en goûter la mystique simpli-
cité. Et Cicéron cette fois va servir lui-même à défaire le
bien qu'il avait fait. Car c'est entre son style et le style des
Ecritures qu'Augustin se met à établir une comparaison fâ-
cheuse pour les Ecritures et qui, pour longtemps encore, l'en
détournera.
On pourrait croire, en lisant ces lignes écrites à une grande
distance des événements qu'elles racontent, que le temps a grossi
et dramatisé les impressions sur lesquelles il est passé, comme
il fait souvent pour toutes celles qu'il n'elTace point. Mais, s'il
est une chose que l'évêque qui fait à Dieu sa confession n'est
point porté à exagérer, c'est ce qu'il doit à Cicéron. La critique
défiante qui tiendrait à faire dans ce récit la part du moment
où il a été composé ne devrait donc douter que des restrictions,
si faibles soient-elles, apportées par saint Augustin au témoi-
SAINT JÉRÙME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE CICÉRON. 17J
g;nage de son enthousiasme (1). C'est le chrétien qui accuse
d'insuffisance la philosophie de Cicéron et qui s'en prend à lui
de ce que les Ecritures l'ont laissé froid.
La lecture de Y Hortensius fut pour saint Augustin une de ces
lectures de jeunesse dont on se souvient toute la vie. Il s'en sou-
vient même quand il traite du péché originel et y puise des argu-
ments (2). Cicéron avait en effet rappelé ces traditions tenaces de
l'école de Pythagore d'après lesquelles les misères de notre vie
présente étaient l'expiation de fautes commises dans une existence
antérieure. Comme sur tant d'autres points, les pythagoriciens
avaient eu là des pressentiments dont saint Augustin s'autorise.
C'est dans un autre ouvrage, dans un ouvrage sur la Trinité qu'il
cite la péroraison de V Hortensius (3). La philosophie, disait Cicé-
ron, est ce que les dieux ont donné de meilleur à l'homme soit
pour vivre, soit pour mourir. Si tout finit avec la mort, pouvons-
nous trouver un plus noble emploi de notre temps? Mais si notre
vie doit se continuer, qui nous donnera de meilleures disposi-
tions pour entrer dans l'immortalité oii, détachés de nous-mêmes
par la philosophie, nous arriverons plus légers? — On ne peut
nier qu'il y ait là comme une note chrétienne, et on s'étonnera
moins de l'émotion toute religieuse de saint Augustin. A l'époque
où écrit Cicéron, la philosophie est une religion, elle ena l'accent,
elle en prend les fonctions. Et par beaucoup de ses aspirations
( i) 11 en est une dont nous n'avons point parlé, parce que le sens nous
parait douteux. En prononçant pour la première fois dans ce récit le nom
de Cicéron, saint Augustin ajoute : « Cujus linguam fere omnes mirantur,
pectus non ita. » M. Boissier traduit : « C'est un certain Cicéron dont on
loue beaucoup plus l'esprit que le cœur « {La fin du paganisme, t. l, p. 349),
ce qui serait une boutade et un manque de gratitude. Ne pourrait-on
comprendre plutôt : « Cicéron dont on admire la langue mais dont on a le
tort de moins admirer la pensée » ? idée conforme à celle qui est exprimée
dans le même alinéa : « Neque mihi loculionem, sed quod loquebatur
persuaserat. »
(2) Saint Alt.lstin, Contra Pelagium, 4.
(3) Saint Alglstin, De Trinitate, XIV, 9.
172 LE CIGÉRONIANISME AU IV SIÈCLE.
nous avons montré que cette religion est déjà chrétienne.
Saint Augustin n'a donc pas à rougir devant Dieu de son admi-
ration pour Cicéron. Il est un de ses ancêtres moraux, et à sa
manière, lui aussi, un Père de l'Eglise.
Treize ans plus tard, saint Augustin, après les incertitudes,
les combats que Ion sait, a vu enfin, « se dissiper les nuages de
ses doutes (1) ». Comme l'année scolaire s'achevait, il déclare
aux magistrats de Milan, où il occupait une chaire officielle,
qu'ils auraient à se pourvoir a d'un autre vendeur de paroles (2) » .
11 va employer les loisirs qu'il s'est fait ainsi à se préparer au"
baptême qu'il doit recevoir des mains d' Ambroise quelques mois
après. Il se retire à Cassiciacum, dans une maison de campagne
qu'un de ses amis lui prête. Il s'y retire avec sa mère, avec son
fils, et quelques disciples, réalisant un rêve de vie commune
qu'il avait formé quelque temps auparavant (3). Plusieurs ou-
vrages de saint Augustin datent de cette retraite à Cassiciacum.
Us nous disent assez quelle vie on y menait, et quel était le
cours ordinaire des pensées et des discussions. Si on cherchait
à en deviner les sujets, on imaginerait quelque chose de sem-
blable aux Confessions elles-mêmes ou à V Imitation. Si on se
demandait à quelle source puisaient ces chrétiens dans l'attente
du baptême, on penserait aux épitres de saint Paul, de ce
saint Paul dont quelques paroles heureusement appropriées
venaient de faire la conquête définitive de l'âme d'Augustin, ou
au livre d'Isaïe, dont Ambroise consulté leur recommandait
tout particulièrement la lecture (4). On ne penserait certes pas
à Cicéron, pas plus qu'on ne supposerait que saint Augustin a
choisi ce moment de sa vie pour écrire des dialogues platoniciens
contre des disciples de Platon.
(1) Saint Aiglstin, Conf., Mil, 12.
(2) W., IX, 5.
(3) Id., VI, 14.
(4) M, IX, 5.
SAINT JÉRÔME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE CICÉRON. 173
Nous devons pourtant, par tout ce qui a été dit jusqu'ici, être
préparés à comprendre les rapports de la philosophie et de la
religion, Tune servant à l'autre d'introduction. De sorte que les
discussions philosophiques oni leur place toute marquée dans
les exercices d'un noviciat comme celui dont Augustin est
l'àme. De plus la crise qu'il vient lui-même de traverser a été,
pour une bonne part, une crise intellectuelle, une bataille d'idées
et de systèmes. Or, d'après ses propres aveux, entre toutes les
philosophies, celle des académiciens l'avait pour un temps
séduit (i). Elle ne séduisait pas que lui, et nous avons déjà
vu (2) que, par ce qu'elle avait d'indécis et de fuyant, elle con-
venait à tous les esprits hésitants, qui étaient alors légion. Nous
avons vu en même temps que le paganisme, en quête d'alliés,
tenait à faire bon ménage avec elle. Il était, donc naturel qu'aus-
sitôt sorti du doute Augustin se retournât contre cette doctrine
de doute, comme pour discuter contre son propre passé et en
secouer les restes. Il écrivit ainsi trois dialogues Contre les
académiciens. — Puis le dogme de la Providence lui parut être,
comme à Minucius Félix, comme à Lactance, sur les frontières
communes de la philosophie et de la religion. Il semble que
l'on commence d'être chrétien quand on l'a accepté. Converti
d'hier, saint Augustin commence et fait commencer ses amis par
ce commencement. Il entreprend donc un traité Sur P Ordre du
monde., qui se change, à mi-chemin, en un traité Sur l'ordre des
études. Quand on a été professeur, on le fait toujours voir,
et on met de la pédagogie partout. — Enfin le problème du
souverain bien, qui avait lassé la pensée antique, faisait partie
de l'héritage légué au christianisme par la philosophie. Mais
le christianisme apportait une solution nouvelle, originale,
imprévue, la croyance à l'immortalité. Le problème était
païen, la solution était chrétienne. Il y avait là un passage tout
(1) Saint Alglsti.n, Conf., V, 10.
(2) Voir ce qui a été dit à propos de YOctavius.
174 LE CICÉRONIAMSME AU IV' SIÈCLE.
tracé de la philosophie à hi foi. Toutefois, comme s'il ne voulait
pas abuser de cette solution facile, saint Augustin reste plutôt
en deçà du christianisme et du côté de la philosophie. 11 fait
consister le souverain bien dans la sagesse que dès ici-bas
nous pouvons atteindre; mais il fait, il est vrai, consister
cette sagesse dans la possession de Dieu. Et à cette dissertation
toute classique il donne ce titre classique : De la vie heureuse^
que Lactance avait déjà introduit dans le vocabulaire chrétien.
— Le choix de ces sujets se justifie donc. Il n'en reste pas
moins quelque étonnement dans notre esprit quand nous
voyons discuter par saint Augustin des questions comme
celles-ci : « La fortune est-elle nécessaire au sage? — Y a-t-il
une perception vraie? — Pouvons-nous toujours refuser
notre assentiment ? quand nous le voyons s'en prendre à
Carnéade ou invoquer Zenon. Il nous semble que nous
sommes en retard de quelques siècles. Et, en effet, la spé-
culation n'a guère avancé en Occident depuis quatre cents
ans. Elle attendait que le christianisme, que saint Augustin
lui-même la renouvelât. Voilà comment il se fait que, si
nous n'étions avertis par quelques disparates de style ou de
pensée, nous pourrions prendre les dialogues Contre les aca-
clé?)iiciens pour une œuvre contemporaine des Académiques
de Cicéron.
Ajoutons que si ce rapprochement s'impose à nous, c'est que
saint Augustin a voulu qu'il s'imposât. Cicéron, tel est, en effet,
le modèle qu'il ne cesse d'avoir dans l'esprit. Non seulement les
sujets traités, mais la mise en scène du dialogue, le ton de la
discussion, tout fait penser à lui. La langue elle-même est plus
cicéronienne, c'est-à-dire moins heurtée, moins pleine de néo-
logismes que celle des Confessions par exemple. M. Boissier,
dont on dirait qu'il a vécu cette vie de Cassiciacum, tellement il
nous la fait revivre, a remarqué plaisamment que saint Augustin
pousse l'imitation de Cicéron jusqu'à commettre son péché
SAINT JÉRÔME ET SAINT AUGUSTIN DISCIPLES DE CIGÉRON. 175
familier, le péché d'orgueil (1). Il se fait adresser en effet, par
un de ses interlocuteurs de ces compliments qu'entre futurs
saints on devrait laisser de côté. Toute la controverse tourne
autour des opinions, des arguments de Gicéron, Lorsqu'on le
réfute, c'est en le couvrant de fleurs (2). On le supplie avec
émotion de renoncer à soutenir une secte qui ôte à la conduite
tout fondement assuré, conséquence à laquelle on se refuse à
croire que son honnêteté consente (3). On l'appelle « notre
Cicéron (4) ». Il est dit de lui enfin qu'il a inauguré à Rome la
philosophie et l'a portée du premier coup à la perfection (5).
Saint Augustin garda-t-il toujours ces sentiments à l'égard
de Cicéron? Dans les Confessions^ il parle avec quelque dédain
des occupations de Cassiciacum (6). Et à un ami qui lui deman-
dera des renseignements sur Cicéron, il témoignera d'abord de
l'humeur qu'on se souvienne trop de son ancien métier, sauf à
répondre ensuite comme un homme qui n'a rien oublié (7j. Il
s'inspirera de Cicéron dans son traité De la Doctrine chrétienne,
où il essaye pourtant de faire à une littérature nouvelle sa place
dans l'éducation, dans l'éducation des clercs tout au moins. Il
calquera les règles de la rhétorique chrétienne sur celles de la
rhétorique de Cicéron. Il distinguera lui aussi trois styles : le
style simple, le style fleuri, et le style sublime, et demandera,
toujours comme Cicéron, que l'orateur sache instruire, plaire
et convaincre (8). D'ailleurs, s'il emprunte des règles à l'antiquité,
il continue aussià lui emprunter des modèles. Il pense là-dessus,
comme saint Jérôme, qu'il faut prendre son bien où on le trouve,
(1) BoissiER, La fin du paganisme, t. I, p. 372.
(2) Saint Alglstin, Contra Academicos, 111, 7.
(3j id., m, 16.
(4) Id., I, 3.
(d) Id., 1, 3.
(0) Saint Augustin, Conf., IX, 4.
(7) Saint Algustin, Ep., CXVU et CXVIU.
(8) Saint Augustin, De doclr. christ., IV.
176 LE CICÉRONIANISME AU IV SIÈCLE.
et s'autorise comme lui de comparaisons bibliques. Les Israélites,
quand ils retournèrent chez eux, emportèrent les vases d'or des
Egyptiens pour les conserver au service de Dieu (1). Ainsi devons-
nous faire des richesses littéraires du paganisme. Pour saint
Augustin enfin Cicéron est toujours resté mieux qu'un maître
de rhétorique, un maître de morale, l'auteur de VHorte?îsius{2).
Il parle avec égard du traité De la République jusque dans la
Cité de Dieu (3). De ce môme traité, qui décidément avait été
comme adopté par les chrétiens, il fait, en s'adressantàunpaïen,
auquel il veut donner une idée de la morale chrétienne, cet
extraordinaire éloge que l'Eglise enseigne justement les vertus
qui y sont prcchées (4). Dans une autre lettre (5), saint Augustin
exprime cet espoir charitable que le Christ, lorsqu'il remonta
des enfers, n'y laissa pas tous ces grands esprits dans lesquels
il continue de vénérer les maîtres de sa jeunesse. Et à quelques
traits, on sent que, dans la pensée d'Augustin, au premier rang
de ces élus est Cicéron, et qu'en cette circonstance la façon
légère dont il a traité les anciens dieux n'a pas dû lui nuire.
Remarquons-le, ce n'est plus Origène, lequel ouvre toutes
grandes les portes du ciel, c'est un chrétien pour qui elles sont
singulièrement étroites qui donne au moyen âge l'exemple de
les entre-bâiller pour Cicéron. Puisqu'il était dans un jour de
libéralisme, pourquoi saint Augustin n'a-t-il pas étendu la
divine hospitalité à la vertu même sans talent, et à la vertu de
tous les temps?
(1) Saint Augustin, De doct. christ., Il, 40.
(2) Voir Saint Augustin, Ep., GXXX.
(3) Saint Augustin, Cité de Dieu, XIX, 21.
(4) Saint Augustin, Ep., XGI.
(5) id.,cuy.
CICÉRON AU MOYEN ÂGE. 17'
Cicéron au moyen âge.
L'œuvre d'Ambroise a été maintenant replacée par nous
dans son véritable milieu, entourée de toutes celles qui ont obéi
au même courant, à la même inspiration. Ce courant ne s'ar-
rêta pas à saint Ambroise, ni même à saint Augustin, et il y
aurait une étude intéressante à faire sur l'influence de Cicéron
au moyen âge.
Le modèle en serait fourni par le livre de Comparetti sur
Virgile (1). Dans les citations qu'il fait des auteurs des premiers
siècles, Comparetti rencontre souvent les noms de Virgile
et de Cicéron accouplés. Virgile et Cicéron, telles sont les
deux divinités littéraires qui ont trouvé place dans l'oratoire
d'Alexandre Sévère (2). Leurs deux gloires sont parallèles. Tan-
dis que Cicéron est le philosophe, l'orateur par excellence, Vir-
gile est le poète national, le chantre de la gloire romaine. Le
culte de Virgile était une forme du patriotisme. Puis Virgile
était passé lui aussi livre de classe. Les grammairiens l'avaient
adopté, et il n'est pas de patronage qui porte plus loin. Il y eut
chez les chrétiens à son sujet un moment d'indécision. Mais
quand on eut découvert que Virgile avait annoncé la venue du
Christ (3), les chrétiens triomphèrent de ravir ainsi au paganisme
sa gloire la plus pure. Les païens avaient fait de Virgile un phi-
losophe ; les chrétiens renchérirent au point d'oublier qu'il était
surtout un poète. Ils lui appliquèrent le système de l'interpré-
tation allégorique avec lequel on fait dire aux gens tout ce qu'on
souhaite qu'ils aient dit. Et Virgile devint le savant universel,
.1; Comparetti, VinjUio nel ineilio eio, 2 vol., Livourne, 1872.
2j Lampride, Alex. Sei., 30.
i3! Voir Saint AiCLSTiN, Ep., CXXXVII, 12.
USIVFRSITÉ DE LyON. — VllI. A. , 12
178 LE CICÉRONIANISME AU IV' SIECLE.
l'homme presque surnaturel que Danle prendra pour guide.
Et nous ne parlons pas ici du Virgile dont l'imagination popu-
laire, tout entière aux histoires de magie, s'empara, et dans
lequel il devint bientôt impossible de reconnaître Virgile (1).
Le seul grand écrivain qui, avec Cicéron, philosopha en
prose latine, Sénèque, devint aussi une sorte d'auteur pieux (2).
Mais sa réputation a une histoire plus mouvementée et dut
encore plus aux chrétiens. Après avoir été un objet d'engoue-
ment, le style à la Sénèque était en baisse dans l'opinion des
rhéteurs, — et par suite Sénèque lui-môme. Les chrétiens ne
tirèrent pas à eux cette fois une gloire toute faite, ils sauvèrent
une gloire compromise. Une légende, née on ne sait comment,
avait fait de Sénèque le disciple de saint Paul. Les chrétiens,
qui cherchaient à mettre de leur côté de grands noms, se
jetèrent sur cette légende et eurent à cœur de faire aussi grand
que possible le nom de l'allié qui leur venait. Notez que nous
sommes à une époque où la critique historique n'existe pas, et
que la morale de Sénèque donnait plutôt à l'hypothèse chrétienne
quelque vraisemblance. Saint Jérôme le compta donc au nombre
des écrivains ecclésiastiques. Et pendant douze siècles ce fut
une tradition incontestée. Le second concile de Tours invoque
une phrase de Sénèque comme un texte sacré. L'auteur de
Vlmitalion le cite. Et Joseph de Maistre, en plein xvm'' siècle,
apprit le latin dans un livre intitulé : Sénèque chrétien, recueil
de quelques-unes des sentences du philosophe romain. M. Martha
raconte une histoire plus étrange : la mort et l'apothéose de
Sénèque représentées dans un théâtre de marionnettes, en
Espagne, au commencement de ce siècle. Les marionnettes sont
des témoins fidèles des traditions populaires. Mais les marion-
(i) Voir en particulier Les faict$ merveilleux de Virgille, reproduit par
Comparetti, t. II, p. 264 et seq.
(2) V'oir Martha, Smèque (Séances et travaux de rAcadémie des sciences
morales et poidique>^, 1891, 1'"' sein.).
CICÉRON AU MOYEN ÂGE. 179
nettes retardent comme les livres de classe. Depuis le xvi« siècle,
Sénèque n'est plus chrétien, du moins pour les gens bien infor-
més. Sa gloire, redevenue laïque, n'a pas souffert de ce chan-
gement. Au xvn" siècle, on a encore un Sénèque sur sa table.
Un homme, qui pourtant n'aime pas les anciens, Descartes, le
lit et le fait lire. Toutefois il commence à devenir suspect à la
morale chrétienne. On parle moins de lui jusqu'à ce que Diderot
croie le découvrir et s'en fasse une arme. Et Sénèque passe
alors à Y Encyclopédie. Il était dans la destinée de ce philosophe,
remarque M. Martha, d'exciter les passions et de n'être jamais
jugé froidement.
Si nous jetons sur l'histoire de ces gloires un rapide coup
d'œil, c'est pour éviter de paraître croire que le moyen âge fit
une exception pour Cicéron en se souvenant de lui. Il en est peu
cependant dont il se souvint autant. Les Pères de l'Eglise l'y
aidaient. Le moyen âge aime les textes, et ceux de Cicéron
cités par les Pères lui semblaient revêtus d'une double autorité.
Ornons savons que les Pères lui en fournissaient abondamment.
II les collectionna et les ressassa. Le plus lu au moyen âge, non
seulement de tous les Pères, mais de tous les écrivains, quels
qu'ils soient, fut saint Augustin. Aussi les dialogues écrits à
Cassiciacum furent-ils pour de nombreuses générations un
répertoire de doctrines en même temps qu'une leçon pratique
de dialectique (l). Ornons savons qu'ils étaient pleins de Cicéron.
Pour les idées morales surtout, le moyen âge, dont l'invention
est tournée d'un autre côté, les veut toutes faites. S'il en a à
lui, c'est malgré lui. Et, s'il les avait connues, il les eût condam-
nées. Car il place la vérité, la vérité morale plus que toutes les
autres, dans ce qui est écrit depuis longtemps. Une réfléchit pas,
il ne s'inquiète pas, il compile. Sa conscience est dans ses
recueils bigarrés de sentences, dans ses « miroirs ». C'est une
(1) Voir Ebert, /oo. ci/., t. l, p. 261.
180 LE CICÉRONIANISME AU IV" SIECLE.
conscience « livresque ». Et cela augmente Timpoi tance des
imitations de Cicéron qui nous ont occupés jusqu'ici, comme
de celle qui nous occupera encore. Le retentissement en sera
inlini dans des âmes dociles et routinières. Par elles quelque
chose de la pensée païenne est entré dans la substance morale
dont se sont nouri'is dix siècles de chrétiens.
Ajoutez que les Pères se trouvent recommander malgré eux
un auteur dont le nom revient sans cesse dans leurs œuvres. Ils
font de la réclame pour lui, môme en le combattant. Aussi le
moven âge s*adressa-t-il directement à Cicéron, et non plus
seulement par leur intermédiaire. Pour mesurer ce qu'il lui doit,
il faudrait pénétrer dans un moyen âge encore peu connu. Car
il faut bien dire que nous ne connaissons de cette littérature que
les œuvres d'exception, celles qui semblent regarder du côté
de l'esprit moderne. Les ouvrages les plus répandus au moyen
âge ne sont pas nécessairement les ouvrages du moyen âge les
plus répandus aujourd'hui. Et rien ne nous attire vers ces mora-
listes sans originalité, plagiaires par système, qui vécurent en
partie sur notre auteur. Nous avons cependant de la vogue de
Cicéron des témoignages suffisants. Combien il eut de lecteurs,
les nombreux manuscrits de ses ouvrages qui nous sont par-
venus en font foi. Il n'y a guère de monastère ou d'abbaye
qui n'en possède quelques-uns (1). Ce sont surtout des manus-
crits d'ouvrages où Cicéron traite de la rhétorique, et, s'il n'eût
été le maître incontesté de cet art, il faut bien avouer que sa
morale eût eu un moindre renom. Mais le De Officiis vient
encore, pourle nombre des manuscrits, en un bon rang. Lesouvra-
ees divers de Cicéron se soutiennent ainsi les uns les autres. Pour
les lecteurs du moyen âge c'est un mérite d'être polygraphc.
Encyclopédiste lui-môme, Cicéron était fait pour plaire à des
encyclopédistes. Vincent de Beauvais, qui fit au xiii' siècle l'in-
(1) Voir L. Uelisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale.
CICÉRON AU MOYEN ÂGE. 181
ventairè de toutes les connaissances humaines, mentionne pres-
que tous ses ouvrages et même quelques apocryphes.
Beaucoup lu, Ciceron est beaucoup cité et souvent mis à
contribution. 11 y a à cet égard comme une tradition ininter-
rompue depuis saint Ambroise. Salvien, au V siècle, discute les
objections adressées au dogme de la Providence avec des
ai^uments tirés de Cicéron (1). Un peu plus tard, Fulgence
imite le songe de Scipion (2). Rather, en plein moyen âge, au
x" siècle, croit encore ajouter à l'autorité de certaines sentences
des Pères en les confirmant par des textes de Cicéron (3).
Hildebert compose sa Moralis Pliilosophia avec des extraits du
traité Des Bienfaits de Sénèque, et aussi du traité Des Devoirs
de Cicéron. Au xni'' siècle, Jean de Salisbury, Fauteur de Tun
des livres les plus répandus au moyen âge, le Policratique^ y
reprend cette éternelle question de la Providence que le chris-
tianisme trouva dans l'héritage philosophique des stoïciens. Et
il semble emprunter à Cicéron non seulement les matériaux
de la discussion, mais ses hésitations et son doute. « Avec les
académiciens, dit-il, j'aime mieux douter de tout que d'affir-
mer une science trompeuse, et de donner à la légère des solu-
tions que je ne vois point, ou que je ne fais qu'entrevoir (4). »
Dans Cicéron est encore l'origine de l'une des théories morales les
plus originales de Salisbury, la théorie du tyrannicide (o). Un
autre écrivain célèbre, Jean de Meung, l'auteur de la seconde
partie du Roman de la Rose^ doit à Cicéron deux des digres-
sions dont le tissu forme son œuvre : l'une sur la vieillesse,
l'autre sur l'amitié (6). Pour celle-ci toutefois on peut se
(1 j De rjuhernatione muadi.
(2) Mytholoijix.
(3) Prwlo'jida.
(4) Sausbl'ry, Folicrat., IX, 22.
(b) 11 l'avait exposé dans un ouvrage perdu, le De exitu tyvatvwriim. iMais
le Policratique suffit à nous la faire connaître.
(6) Voir Langlois, Originoi et sources du Roman de (a Rose,\^. 1 il et seq.
182 LE CICÉROMANISME AU IV SIÈCLE.
demander si Jean de Meung s'est servi directement du De Amici-
tia de Gicëron, ou seulement d'un livre inspiré déjà de celui de
Cicéron et dont il nous reste à parler.
Nous sommes loin d'avoir épuisé la liste des auteurs qui
doivent quelque chose à Cicéron, et si même nous avons cité
des noms, ce n'est qu'à titre d'exemples. Mais nous avons
réservé, pour les mentionner à part, deux œuvres imitées de
Cicéron, à peu près dans la môme mesure, qui est assez large,
que le livre de saint Ambroise sur les Devoirs. La première, la
moins intéressante pour nous, est le traité de rhétorique
d'Alcuin (1). Alcuin renvoie lui-môme, pour qu'on ne s'y trompe
pas, au De Inventione de Cicéron. Ce qui est à noter, c'est que,
comme saint Ambroise, il se fait un devoir d'ajouter des exem-
ples tirés de la Bible à tous les exemples que Cicéron emprunte
à l'histoire ancienne. Le môme Alcuin avait écrit un petit traité
Sur la vertu qui, dans les manuscrits, fait suite au traité De la
Rhétorique. Il y reproduisait la division des quatre vertus car-
dinales.
La seconde œuvre que nous voulions signaler est due à un
abbé anglais du xu^ siècle, Aelred. Aelred s'était épris du livre
de Cicéron sur V Amitié., avant d'entrer au cloître. Plus tard,
voulant donner une teinte plus chrétienne aux sentiments que
ce livre exprime, il écrivit lui-môme trois dialogues sur
Y Amitié spirituelle. Lelius et ses gendres sont remplacés par
Aelred lui-môme conversant avec des moines. Cet excellent
abbé avait d'ailleurs, comme Lelius, la réputation d'être le
modèle des amis. Il ne dissimule pas ses emprunts et il cite
Cicéron à plusieurs reprises, souvent avec éloge. La division
en trois dialogues, qui traitent successivement de l'origine de
l'amitié, des bienfaits de l'amitié, du caractère des vrais amis,
n'apporte dans l'exposition qu'une apparente rigueur. De môme
(1) Disputatio derhetorica et virlutibus.
CICÉRON AU MOYEN ÂGE. 183
certaines énumérations des degrés de ramitié, des qualités
requises chez un ami. Ces prétentions à la précision ne sont
pas justifiées ; le plan de Gicéron est plutôt obscurci. Mais nous
reconnaissons à chaque page ses idées et quelquefois ses phra-
ses. Ce n'est point l'intérêt qui fonde l'amitié, mais le besoin
d'aimer inhérent à la nature humaine et, pour ainsi dire, à la
nature tout entière. Entre amis l'amitié ne naît pas des servi-
ces, mais les services naissent de l'amitié. Toutefois l'instinct
parle si fort en nous qu'une amitié vraie peut naître, triom-
phant de la bassesse de son origine, entre gens que l'intérêt
seul avait d'abord rapprochés. Aelred répète plusieurs fois
cette belle pensée de Cicéron que l'amitié, de plusieurs âmes,
n'en fait qu'une. 11 la compare à une vertu, à la sagesse, com-
paraison banale dans l'antiquité, mais que le moine qui
l'écoute a quelque peine à comprendre. L'amitié est notre res-
source dans le malheur, elle ajoute à nos plaisirs un plaisir
délicat qui consiste à les partager avec autrui. Son charme
survit à la mort, et elle rend présents par le souvenir ceux
que nous avons perdus. A ceux qui craignent de multiplier leurs
soucis, en y ajoutant ceux de leurs amis, Aelred répond, avec
Cicéron, que ces soucis-là sont ce qui nous fait vivre et qu'une
vie sans amitié serait comme une terre sans soleil. Puis vien-
nent les cas de conscience de l'amitié : Fera-t-on le mal pour
plaire à un ami? Théoriquement cette question n'a pas de raison
d^êtrc, puisqu'il n'y a de vraie amitié qu'entre gens de bien.
Mais par homme de bien Aelred entend, avec Cicéron, un homme
pourtant et non un sage stoïcien; et on conçoit que, dans la
pratique, notre amitié soit parfois mis'e à de troublantes épreu-
ves. Ils sont de Cicéron enfin ces conseils sur l'art de dénouer
sans éclat des liens devenus insupportables, et sur le deuil discret
qu'il convient de porter de ces amitiés brisées. — Aelred a
ajouté de son propre fond les longueurs, les redites et une page
sur le baiser. 11 a tous les défauts de son temps. Mais le goût
184 LE CICÉRONIANISME AU IV" SIÈCLE.
qu'il a ressenti pour l'œuvre de Cicéron, et le choix qu'il a su
faire, pour se les approprier, des plus belles pensées, témoignent
hautement en sa faveur.
A quoi reconnait-on un chrétien dans son œuvre ? — 11 éli-
mine tous les exemples païens et ne cite celui d'Oreste et de
Pylade que pour ajouter que n'importe quel chrétien en eût
fait autant. Puis il fonde sur l'autorité des Ecritures tous les
conseils de Cicéron, Nous savons par son propre aveu que c'est
là un fondement cherché après coup. Ce n'est pas l'Ecriture qui
lui a enseigné l'amitié, mais il eût douté de l'amitié si l'Ecri-
ture ne Tavait autorisé à y croire. Pour lui enfin, l'amitié par-
faite, l'amitié spirituelle est celle qui a dans le Christ son prin-
cipe et sa fin. Mais ce ne sont là que des mots, nous dirions
presque des précautions oratoires que prend envers lui-même
1 pieux abbé. Après avoir mis sa conscience à l'aise par ces
déclarations, il se laisse aller plus librement au plaisir de penser
avec Cicéron. L'imitation de Cicéron a borné d'un autre côté
sa vue et sa réflexion. Les cloîtres ont dû voir éclore tant
d'amitiés, et dans des conditions de si étroite intimité de vie et
pensée. Aelred, qui écrit dans un cloître, fait bien allusion à
ces amitiés monastiques. Mais il y avait là, comme on dit
aujourd'hui, un livre à faire qu'il n'a pas fait. Il est cependant
une idée chrétienne qui lui est toujours présente, c'est l'idée
d'universelle charité. Il cite la parole du Sauveur : « Tu aimeras
ton prochain comme toi-même. » Ce n'est point là l'amitié élec-
tive et exclusive des anciens, et il semble bien que la morale
chrétienne ne mette pas ces deux sentiments sur le même pied,
mais fasse de l'un un devoir, de l'autre un luxe moral (1).
Aelred ne se résout pas à ce choix, et ses explications sont
embarrassées. En réalité deux théories morales se côtoient
dans son livre, sans se fondre. — Si, après avoir lu notre pro-
(i) Voir chapitre suivant.
CICÉRON AU MOYEN ÂGE. 185
chain chapitre, on se souvient de ces quelques remarques, il
apparaîtra que cette adaptation d'une œuvre de Cicéron, venant
huit siècles après celle dont saint Ambroise est Fauteur, est
faite dans le même esprit et d'après la même méthode. Or
Aelred a connu les Offices d'Ambroise, et, dans le traité même
que nous venons d'analyser, il les cite maintes fois. Qu'est-ce à
dire, si ce n'est que l'exemple de saint Ambroise avait définiti-
vement fixé, et jusque dans la mesure et dans le ton à gar-
der, l'usage qu'un écrivain chrétien pouvait faire d'un ouvrage
antique ?
La gloire de Cicéron au moyen âge ne serait pas complète
s'il ne s'y était mêlé un peu de fantaisie et de légende (1). Qu'il
soit le roi de la rhétorique, c'est chose entendue. Quelques-uns
veulent même qu'ils l'aient inventée (2). Demoiselle Rhétorique,
dans la Vision délectable^ œuvre d'un Espagnol du xv*^ siècle (3),
lui marque d'indiscutables préférences. Démosthène passe tou-
jours après lui. Il a une réputation presque égale en tant que
philosophe. Alars de Cambrai, auteur à^vm. Roman des philoso-
phes, le met au-dessus de Salomon. Il est vrai que le même
Alars de Cambrai fait de Tullius et de Cicéron deux personna-
ges, erreur dont il n'a même pas le monopole. Tullius est au
premier rang des sages, Cicéron n'est qu'au septième. Mais
n'est-ce pas la vraie gloire d'être admiré par des gens qui non
seulement ne savent pas pourquoi ils vous admirent, mais
savent à peine votre nom? C'est tout au moins l'indice qu'une
gloire devient populaire. Et quand on est un si grand homme,
on est bien près pour le moyen âge d'être plus qu'un homme.
Tout ce qui est extraordinaire inspire à ces temps superstitieux
(1) VoirGR.vF, Uomanclla memoriu e nclle immayinazioni del medio evo, capi-
tolo XVII. C'est à cet auteur que nous empruntons la plujjarl des faits qui
suivent.
(2) Fra GiMioTTd, Fiore di Retlorka.
(3) Alfonso dk i.a Tiikke.
186 LE CICÉRONIANISME AU IV^ SIKCLE.
un sentiment de piété. En outre ils ne morcellent pas leur
admiration; et là où ils voient une qualité, ils croient les voir
toutes. Ils idéalisent en un mot. Parce qu'il est très éloquent,
Cicéron possède l'omniscience, tout comme Virgile, parce
qu'il est un p:rand poète. Peu s'en fallut qu'on ne fît de lui aussi
un thaumaturge. Boccace raconte qu'une fontaine miraculeuse,
près de Pouzzoles, portait le nom de fontaine de Cicéron. Il man-
qua à la légende de Cicéron, pour qu'elle prît plus d'ampleur, un
tombeau plus ou moins authentique autour duquel elle se for-
mât. — Qu'il fît ou non des miracles, un tel mort ne pouvait
être laissé au nombre des damnés. Constantin avait déjà donné
de bonnes raisons en sa faveur, nous l'avons vu (1). Loup de
Ferrières (2) raconte qu'un certain Probus mettait Cicéron,
Virgile et quelques autres au nombre des Bienheureux. Cette opi-
nion s'accrédita. Et bien plus tard, Pétrarque demandera pour
Cicéron le titre de Père de l'Église. Moinsexigeant, Erasme, dans
la préface des Tusculanes^ soutient du moins qu'il est sauvé.
Les hommes delà Renaissance faillirent faire tort à Cicéron,
comme font toujours des admirateurs maladroits et exclusifs.
Le culte superstitieux de la langue faisait oublier les idées
qu'elle revêtait. Mais il y eut, même alors, cicéroniens et cicé-
roniens (3). Et quoique beaucoup plus touché par l'art de
Cicéron qu'Alcuin ou que Loup, Erasme et Muret voyaient
autre chose dans ses œuvres. Muret fit une leçon d'ouverture
tout exprès sur l'union étroite de la forme et du fond, de la
rhétorique et de la philosophie, pour répondre aux rhéteurs
qui prétendaient que la rhétorique se suffit à elle-même (4).
Et il affectait d'expliquer de préférence dans ses leçons les
œuvres philosophiques de Cicéron. Le traité Des Devoirs^
(1) Même chapitre, i.
(2) Lettre 20.
(3) Voir Lf.niknt, De Bello nreroniano.
(4) Octobre lUiJT. \'oir Dejob, Muret.
CICÉRON AU MOYEN ÂGE. 187
surtout, fut alors l'objet d'une Je'votion qui n'était pas seulement
littéraire. Érasme en baisait pieusement le manuscrit (1). Le
xvi" siècle en donna cent quarante éditions (2). Les protestants
l'adoptèrent. Mélanchthon en fit un livre d'enseignement dans
ses écoles. Luther le compare à YÉthiqiœ d'Aristote. Et, tandis
que l'œuvre d'Aristote lui semble pleine d'une joie de vivre
qu'il ne saurait apprécier, il sent dans celle de Cicéron la
marque d'un homme qui a lutté et souffert (3). Au fur et à
mesure que la morale apparaît moins étroitement liée à la
religion, le prestige de cette œuvre grandit. La morale qu'elle
exprime a, comme celle de Sénèque, ce mérite, qui com-
mence à être goûté, d'être une morale laïque. Et nous aurons
à nous demander jusqu'à quel point cette revanche du traité
Des Devoirs de Cicéron sur l'œuvre oubliée de saint Ambroise
ne fut pas une revanche du paganisme lui-même sur le
christianisme.
(1) Ér.\sme, Colloq. Conv. Relig.
(2) Voir Desjardins, les Devoirs, ch. xi. Le même auteur rappelle qu'il fut
édité pour la première fois à Mayence en 1463, et que, l'imprimerie étant
connue à Rome en 1467, à Paris en 1470, la première édition romaine qui
en fut donnée est de 1469, la première édition parisienne de 1471.
(3) Voir Franck d'Arvert, La pédagogie de la Renaissance {Revue de rensei-
gnement supérieur, 1889, t. l, p. 33).
CHAPITRE V
LES DEUX TRAITÉS DES DEVOIRS
• Le traité « Des Devoirs •> de Panétius et celui de Cicéron.
C'est de trois traités Des Devoirs que nous devrions parler,
et non de deux. Car entre celui de saint Ambroise et celui de
Cicéron il y a cette première ressemblance qu'ils sont Tun et
Tautre des imitations. Saint x\mbroise imite Cicéron. Mais
Cicéron avait imité Panétius, De sorte que le livre de Panétius
est le modèle du modèle de notre saint, et qu'il faut chercher
jusqu'à lui Torigine de quelques-unes des idées qu'il exprime.
Ce livre est perdu. Serait-il impossible de le reconstituer en
partie?
Nous n'avons, si nous voulons l'essayer, qu'un procédé à
notre disposition, qui est de déduire de l'œuvre de Cicéron ce
qui nous paraîtra lui appartenir en propre. Mais, de même que
Cicéron a pu ajouter, il a pu aussi retrancher. Notre restitution,
qui ôtera quelque chose à Panétius, ne lui rendra rien. Du reste
on se tromperait du tout au tout en faisant à priori, dans le traité
I)es Devoirs^ le départ de tout ce qui est pratique, de tout ce qui
est romain pour l'attribuer à Cicéron. Panétius est un disciple
adouci (1) de Zenon. La parénétique a depuis longtemps
(l)Milior, Cicéron, De ^«i6«<s, IV', 28.
190 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
triomphé de l'intransigeance primitive des dogmes. Le stoï-
cisme s'est humanisé pour conduire les hommes. Et Panétius
est un de ceux qui ont orienté le plus nettement la doctrine, de
l'abstraction, vers les réalités de la vie morale. En outre ce
Panétius a vécu à Rome. Il fit partie de ce groupe d'esprits
élevés que Scipion et Lelius réunirent autour d'eux. Le juris-
consulte Scévola en faisait partie avec lui. Le traité Des Devoirs
(7:cp\ xaOô/.sv-::;) fut écrit pour ces hommes et presque écrit par
eux. Il était plein de leurs idées communes, de ce qui les occu-
pait et les préoccupait. C'était déjà une œuvre romaine. Nous
serions tentés par exemple d'attribuer àCicéron toutes les règles
morales relatives au métier d'avocat, et nous persistons à
croire qu'il s'est complu dans cette partie de sa tâche. Cepen-
dant là même, de son propre aveu, il imite Panétius, que ses
conversations avec Scévola sans doute avaient amené à se
poser de ces cas de conscience tout professionnels (1). Le grand
Romain qui a vaincu Carthage, Scipion, tient de même dans le
livre de son ami Panétius une place plus grande qu'on ne s'y
attendrait, pour un livre écrit en grec. Non seulement ses
paroles sont recueillies et invoquées (2), mais ses vertus sont
citées en exemple (3). Ses victoires ne l'enrichirent pas. Or les
généraux romains ne perdaient pas l'habitude de la victoire,
mais perdaient, paraît-il, celle du désintéressement. En traitant
des questions de cette nature, Panétius fait assez voir d'ailleurs
à quel peuple et à quel public d'hommes nés pour commander
et pour vaincre il dédiait son livj'e. Il n'est question dans
ce livre ni des femmes, ni des esclaves, ni des petites gens.
Mais c'est encore un cas de conscience tout romain, tout
patricien qu'il discute, quand il fixe à l'homme d'Etat une
mesure pour ses dépenses d'art et de luxe, comme pour les
(1) CicÉRON, De off., II, 14.
(2) Jd., I, 26.
(3) W., II, 22.
LE TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE PANÉTIUS ET CELUI DE CICÉROX. 191
prodigalités à faire au peuple (1). Cicéron avait donc fort peu
de chose à faire pour mettre au point ce manuel de vertu
patricienne.
N'oublions pas cependant qu'avant de mériter ainsi que nous
le naturalisions Romain, Panétius était un philosophe stoïcien.
Ce sont des principes et ce sont des cadres que Cicéron vient
chercher chez lui. C'est l'habitude de Cicéron de prendre, en
fait de philosophie, son bien où il le trouve. Mais cette fois il
avait bien choisi. Car le livi-e de Panétius avait une telle répu-
tation, qu'étant resté incomplet, personne n'osa le compléter.
On n'avait pourtant alors aucune idée de la propriété littéraire,
et les livres philosophiques de Cicéron, faits d'imitations et de
traductions, suffiraient à le prouver. Mais, dit un admirateur
de Panétius, on était retenu par ce même respect qui empoche
de mettre la dernière main à la Vchuis d'Appelle (2). Tout en
prenant avec son modèle les libertés que nous dirons, Cicéron
reconnaît à plusieurs reprises ce qu'il lui doit (3). Il le prouve
de la meilleure façon, en faisant des contresens lorsqu'il est
laissé à lui-même (4). Cependant, lorsqu'il s'écarte de Panétius,
Cicéron s'en inspire encore (o). Il répond aux critiques qu'on
lui adresse (6). Il n'est pas seulement son élève, mais son avocat.
Il semble même qu'en son honneur il s'abstienne d'aller, selon
son ordinaire, d'une école à l'autre. D'ailleurs il s'agit de morale.
En pareille matière un Romain ne doute pas. Le disciple habituel
de Carnéade s'est donc fait par exception stoïcien (7). Et
comme Panétius a été, pour la circonstance, son professeur de
stoïcisme, on peut mettre son nom, avec une presque certitude,
(1) Cicéron. De off'., IF, 17.
(2) Id., III, 2.
(3) Id., I, 3 ; II, 10, 17.
(4) Sur le sens de « vivere convenientcr natuivT ».
(3) Id., III, 3.
(6) Id., m, 7.
(7) Id., I, 2; 111, 4.
192 LES DEUX « TRAITÉS DES DEVOIRS ».
SOUS tout ce qu'il y a de dogmatique dans le traité Des Devoirs.
La théorie de la raison qui met en chacun de nous un être
supérieur à nous, et qui est celui auquel nous devons obéir (1),
l'humanité comparée à une vaste famille, comparaison qui
devient le fondement de toutes les vertus sociales (2), le mépris
despassions (3), mêmedela colère (4), pour lesquelles Cicéron est
ailleurs plus indulgent, le sequl naturam (o), quelques bribes
de psychologie enfin (6), voilà des emprunts faits à Panétius,
emprunts dont n'importe quel stoïcien, il est vrai, aurait aussi
bien fourni l'occasion. Nous ne parlons point de cet accent
particulier que Cicéron met à traiter certaines questions, de
cetteardeur à mépriser la volupté, dece vif sentiment du devoir,
toutes choses qui feront le succès éternel de son livre, et qui
lui viennent de l'école à laquelle il a demandé un maître (7).
L n Romain n'eût pas trouvé non plus en lui-même cet amour
pieux lie la science (8), et n'eût pas fait d'elle une vertu (9). Un
Romain n'eût point conçu la vie entière comme une œuvre
d'art, et n'eût point comparé le métier d'honnête homme à
celui de poète (10), de joueur de flûte (11), ou de comédien (12).
11 y avait quelque chose de plus rude, de moins arrangé, de
moins harmonieux peut-être dans la vertu romaine. Ce sont
là leçons répétées par Cicéron et nous savons qui les lui a
apprises.
(1) Cicéron, De off., i, 30.
(2) m., 1, 17.
(3) Jd., 1,29; II, 5.
(4) Jd., I, 25.
(5) Jd., III, 0.
(6) M., 1,28.
(7) Voir surtout I, 20; il, 10.
(8) Id., 1,4.
(9) Id., 11,5.
(10) Id., 1,28.
(11) Id., I, 40.
(12) Td., I, 30.
LE TRAITK « DES DEVOIRS » DE PANÉTIUS ET CELUI DE CICÉIIOX. 193
Jusqu'ici toutefois nous ne voyons là qu'un stoïcisme commun
à tous les stoïciens. La tension, l'effort y sont dissimules, et
la vie honnête n'apparaît que dans son épanouissement heureux.
Mais cela encore est conforme au génie du peuple qui a donné
naissance au stoïcisme, et c'est lorsqu'elle s'adressera à d'autres
temps et à d'autres gens que se découvriront d'autres aspects
de cette riche doctrine. L'originalité de Panétius doit être
cherchée de préférence dans la science de ces détails sans
lesquels il n'y a pas d'œuvre ni de vie accomplie. S'il n'est
point de cette famille de moralistes qui, comme Zenon ou
comme Kant, savent donner à la volonté de fortes impulsions,
il est de ceux qui méritent de devenir des conseillers de tous les
jours pour des consciences mieux intentionnées qu'éclairées.
Il enseigne que la vertu, en détînitive, est faite de vertus. Il la
divise, il la détaille donc, dût le dogme stoïcien de son unité
indissoluble en souffrir (1). Et c'est, en véritable éclectique, la
classification platonicienne des quatre vertus cardinales qu'il
adopte, classification qui de son livre passera dans celui de
Cicéron, et de celui de Cicéron dans celui de saint Ambroise.
Mais ce sont là encore des abstractions de vertu. Panétius en
poursuit la réalité dans des vies individuelles, au milieu d'évé-
nements donnés. Voilà pourquoi il multiplie les exemples et
les cas. Car la vertu, dont nous avons déjà dit qu'elle est com-
parable au plus difficile métier, doit s'accommoder aux circons-
tances; les devoirs varient avec les individus, avec les
caractères (2), avec les âges (3). Ulysse est venu à bout
d'incroyables difficultés par une ruse patiente que la nature
d'Ajax lui eût interdite (4). Aussi Panétius voit-il dans l'art
de faire chaque chose à sa place et en son temps une double
(1) Cicéron, De o/f., Il, 10.
(2) Id.,l, 33.
(3) Id., I, 34.
(4)W., I. 31.
Université de Lyon. — VlII. A. 13
/
i
194 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ». . ,
vertu. Deux délicieux mots grecs la désignent, £j-a^ia et eùxatpa,
que Cicéron traduit assez gauchement (1). Disons en effet que
ce genre de vertu, qui convenait merveilleusement au plus souple
et au plus artiste des peuples, est plus grec que romain. 11 eût
répugné au génie grec de mettre toute la moralité dans une
obéissance stricte et sans originalité. Et il compose son idéal
des qualités qu'il se connaît et qu'il aime en lui. Ulysse est le
véritable héros de cette race. Panétius, quoi qu'il nous ait
d'abord semblé, n'est donc qu'un Romain de circonstance. Le
fond de sa pensée est resté grec.
Demandons-nous maintenantquelle est, dansle livre de Cicéron,
la part de Cicéron. Il l'a faite lui-môme avec plus de soin qu'il
n'en met d'ordinaire en pareil cas, comme s'il eût tenu à
provoquer une comparaison, et à montrer que, même après
Panétius, il trouvait quelque chose à ajouter. Panétius avait
divisé son sujet en trois parties. Il devait traiter successivement
de l'honnête et de l'utile, puis les comparer entre eux. Il n'avait
pas rempli la troisième partie de sa tâche. Cicéron comble cette
lacune, tout en s'efi'orçant de ne faire que continuer Panétius,
et comme de deviner ce qu'il eût pu dire. Mais il avait en outre
ajouté à chacun des deux premiers livres une sorte d'appen-
dice pour comparer les choses honnêtes entre elles, et de même
les choses utiles. Enfin, reprochant à Panétius de n'avoir pas
commencé par donner une définition du devoir, qui chez lui
sans doute est sous-entendue, il tient, pour sa part, à poser
d'abord des principes, et reproduit, dans cette intention, la
distinction classique des devoirs parfaits et des devoirs
moyens (2). Cicéron, qui ne doute jamais de rien, veut donc
se montrer ici plu^ stoïcien que Panétius. Ce qui est plus sûr,
c'est qu'il fait bientôt preuve d'une abondance de développement
qui n'est qu'à lui. En même temps, quoique encore une fois il ait
(i) Cicéron, De o;f., I, 40.
(2) M, I, 2-3.
LE TIl.UTÉ « DES DEVOIRS » DE PANÉTIUS ET CELUI DE CICÉRON. 193
rarement imité un autour avec autant de fidélité et de déférence,
il émaillc son texte de citations de Platon (i) et d'Aristotc (2).
Panétius après tout lui en avait peut-être donné Texemple. Il
invoque l'autorité de Dicéarque (3), de Théophraste (4), et
nomme en passant Posidonius (S). Diogène, Antipater et
Hécaton tiennent aussi une large place, mais seulement dans la
troisième partie du traité Des Devoirs, où ils viennent comme
suppléer Panétius. C'est cet Hécaton qui soutenait qu'en temps
de disette on peut très bien laisser mourir de faim un
esclave [%). Et cela était écrit dans un livre qui s'intitulait aussi
un traité Des Devoirs! Enfin on trouve dans le texte de Cicéron,
tel qu'il est parvenu à saint Ambroise, jusqu'à du Sénèque (7).
Mais ce n'est pas Cicéron qui l'y a mis.
Lors même que c'est Panétius qu'il suit d'assez près, Cicéron
fait intervenir à chaque instant sa propre personne dans son
exposition. Il fait allusion à ses autres ouvrages philoso-
phiques [8), à sa vie politique, et naturellement exalte son
consulat (9). Plus que partout ailleurs enfin son accent a quelque
chose de personnel et souvent de paternel. 11 faut remarque
qu'il n'a pas adopté cette fois la forme du dialogue, voulant
donner plus de précision et d'autorité directe à ses conseils.
Quoiqu'il nous prévienne qu'il écrit pour tout le monde en
même temps que pour son fils (10), c'est à son fils qu'il s'adresse.
Comme il n'est pas modeste, il ne lui demande que d'être
{\) CiCKRON, De off., 1, 7, 9. 13, 19, 20, 23 ; III, 9.
(2) W.,II, 16.
(3) U.. il, 3.
(4) W.,II, 16.
(5) W., I, 43.
(6) kl., 111,23.
(7) Voir Draesekk, Riviita di filologia, 1870, p. 124-123.
(8) CicÉKON, De off., I, 42; II, 17.
(i^) Id., U, 24.
(10) Id., 11, 13.
196 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
digne de son p5re (1). Mais à cette vanité se mêle tant de sin-
cérité et d'émotion! Si Ton songe aux circonstances que tra-
verse Cicéron, elle ne" va pas cette fois sans une certaine
grandeur. César est mort, mais le sénat a déjà de nouveau
perdu le pouvoir, et cette rechute eût montré à des yeux clair-
voyants combien grand était le mal dont souffrait la république.
Cicéron est de ceux qui lutteront jusqu'au bout. 11 est à la veille
de prononcer ses PhiUppiques, et cette conscience légèrement
vantarde du devoir autrefois accompli prend un tout autre
caractère quand on y lit l'engagement, qui sera tenu, de l'accom-
plir encore, non sans péril. Il serait difficile, d'ailleurs, de
parler du traité Z)^s Devoirs en faisant abstraction du drame qui
se joue à Rome. Il est écrit comme pendant un entr'acte, et
pendant les loisirs forcés de Cicéron (2). Mais on y sent avec
les rancunes de son patriotisme contre le passé (3), les angoisses
du présent (4). On pourrait en extraire un code de nos devoirs
contre la tyrannie, et il a fourni en effet des arguments aux
casuistes du moyen âge qui se demandaient si c'est un crime
de tuer un tyran.
/^7) Cicéron a donc subi l'obsession des événements contemporains ,
Il y a d'ailleurs de sa pa;rt intention bien arrêtée de faire du
livre de Panétius, qui s'y prêtait, un livre de morale civique à
l'usage de la noblesse romaine. Il multiplie les exemples
empruntés à l'histoire nationale. Panétius, tout en leur faisant
une place, ne pouvait pas l'avoir faite aussi grande, et y avoir
mis cette sorte de parti pris. D'ailleurs beaucoup de ces exem-
ples sont tirés d'événements postérieurs à Panélius et, par
conséquent, ne viennent pas de lui. D'autres sont allégués
après des exemples grecs qui avaient exactement le môme sens
(1) Cicéron, De off.,lU,2, 33.
(2) 7d., II, 1; III, 1.
(3) Id., 11,7, 8, 13; III, 8, 21.
(4) Id., I, 17, 34.
LK TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE PANÉTIUS ET CELUI DE CICERON. 197
et la même portée (1), comme si l'imitateur de Panétius
cherchait à établir entre la Grèce et Rome une rivalité de vertu.
C'est là toutefois un sentiment à peine indiqué chez Cicéron.
Car Rome a fait siennes les gloires de la Grèce, comme ses
divinités. Disons enfin que le tragique exemple qui illustre si
magnifiquement les conflits de l'intérêt et du devoir, lexemple
de Régulus, appartient en propre à Cicéron, comme tout ce
troisième livre qu'il remplit et qu'il éclaire. — Mais à Rome ce
qui intéresse surtout Cicéron c'est le barreau et la vie politique.
Son livre a l'air parfois de ne s'adresser qu'à des avocats. Celui
de Panétius, nous l'avons vu, mettait Cicéron sur la voie de ces
discussions de métier. Mais Cicéron a évidemment abusé de
l'exemple qui lui était donné (2) et, se trouvant dans son élé-
ment, n'a pas su s'arrêter. D'ailleurs les avocats à Rome ne y,/
formaient pas une corporation, et s'adresser aux avocats c'était
s'adresser à tout le monde. Comme on sent aussi dans l'œuvre
de Cicéron l'homme d'Etat d'autant plus passionné pour la poli-
tique que, pour l'instant, il n'en peut plus faire. Elle traite
successivement des moyens d'arriver au pouvoir et d'en user (3).
C'est un manuel politique, ce qui n'est souvent pas la même chose y
qu'un cours de morale. De la politique intérieure nous passons
môme à la politique étrangère, aux rapports des nations
entre elles, au droit international, à la guerre, à ce qui peut s'y
mêler de justice et de mutuel respect (4). C'est l'application à <}
l'histoire romaine des idées stoïciennes, application qui se fait (
sans effort, parce qu'il y avait entre la théorie stoïcienne du
droit et le culte romain de la foi donnée une sorte d'accord
préexistant. Ce peuple législateur et guerrier avait eu l'idée
dune législation de la guerre.
(1) CiCKRON, jDc off., I, 22, 30, 31 ; II, 11.
(2) là., 1, 10, .37; II, 14, 19; ill, la, 16.
(3) M., I, 8,20, 21,26; 11,13, 21.
(4) W.,I. 10-14, 24; III, 29.
198 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
Il ne suffit pas de dire que Cic(5ron applique les règles morales
de Panétius aux cas qui le préoccupent et au genre de vie qui
Tintércsse. Ce qui est plus grave, son idéal subit Tinlluence de
ces applications auxquelles il le soumet, et comme du milieu
dans lequel il le transporte. Son stoïcisme revêt dès lors comme
certaines nuances particulières qu'il est délicat, mais important
de saisir. Ce que les Grecs appellent TrpÉTicv c'est une sorte de
convenance objective de l'action considérée en elle-même, et,
nous l'avons vu, comme une œuvre d'art. L'action est sa fin à
elle-même. C'est de la finalité interne. Je ne saurais dire exac-
tement en quel passage Cicéron est infidèle à celte définition, et
donne au mot latin rfeconmz, qu'il propose pour traduire zpéxcv,
un autre sens que celui du mot grec (1). Mais l'impression que
laisse la lecture de son traité Des Devoirs^ surtout quand on
chercbe dans le second livre le commentaire du premier, est
que Cicéron, malgré de belles protestations, est plutôt préoccupé
de Feffet à produire, h' honestiim de Cicéron diffère exactement
dans la même mesure du xaXôv des Grecs. De là quelque chose
de moins naturel et déplus guindé. Son critérium se déplace et
se rapproche de celui de l'honneur. Ce n'est plus une morale
esthétique; c'est encore une fois une morale d'homme poli-
tkrue qui, dans les suffrages de l'opinion publique7"vÔit Ja~prÔ-
messe d'autres suffrages. C'est une morale de candidat. De
même, entre les deux types de vie qui se disputent les sym-
pathies des stoïciens, la vie intellectuelle et la vie sociale, celles
de Cicéron n'hésitent pas. La contemplation muette de la vérité,
telle qu'Epicure et quelques stoïciens l'ont rêvée, n'est point son
affaire, et ne lui inspire qu'un sentiment de mortel ennui. La
science ne lui semble servir à rien si elle n'aboutit à l'action (2).
L'utilité sociale est la règle suprême de la moralité. Cicéron a
(1) Cicéron, De o//'.,I, 19.
(2) /'/., I, 43. Ce chapitre est le chapitre sur la comparaison des choses
honnêtes entre elles, dont Cicéron revendique la paternité.
LE TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE PANÉTIUS ET CELUI DE GICÉRON. 199
des paroles de bienveillante pitié pour le sage qui vit retiré des
affaires, et a peur pour sa vertu comme pour sa tranquillité de
leur contact (1). Mais c'est là pour lui une vertu de malade ou ^
de timide. L'homme complet c'est Thomme public. Ce n'est pas
tout. Cette notion d'intérêt général, qui lui a été léguée par le
stoïcisme, se rétrécit dans son esprit et s'y confond avec cette
autre notion, qui n'avait pas besoin d'être ainsi renforcée, celle
de l'intérêt national. Cicéron n'a^jaTTi^J'^ été un citoyen du i/^
monde, mais un citoyen romain. L'Etat romain est la forme
concrète sous laquelle il enferme l'idée philosophique de la
solidarité humaine. Ce qu'il demande au stoïcisme, c'est de
justifier son patriotisme, et d'en faire la théorie. La patrie est tv; j, j3'
supérieure à toutes les autres affections parce qu'elle les résume y^
toutes et, en cas de conflit, elle doit passer avant toutes (2). Là
est le dogme qui n'est pas né de sa pensée philosophique, mais
qui s'impose à elle, qui domine tout ce qu'il a emprunté et
se le subordonne. Là est le centre de la morale cicéronienne (3).
Nous avons essayé de dire ce qu'est cette morale. C'est une
autre question de savoir ce qu'elle eût pu être, si Cicéron ne
s'était asservi à un modèle, si Panétius n'avait pas existé. 11 II
serait injuste en effet de voir dans le traité Des Devoirs toute la -K
pensée morale de Cicéron. Outre les écrits que nous connaissons
et qui déjà la complètent, Cicéron avait composé un traité Des
Vertus qui ne nous est pas parvenu (4). Nous ne voulons pas
nous ingénier à deviner ce qu'il pouvait contenir. Mais, en nous
bornant à notre traité Des Devoirs, il nous est impossible à plu-
sieurs reprises de ne pas chercher quelque chose au delà de ce
que nous lisons. Il n'y est pas question de l'immortalité, dont
Cicéron parle ailleurs sans qu'il nous soit facile de dire quel
(!) Cicéron, De nff., l, 20-21.
(2) 1(1., I. 17; Cf. III, 24.
(3) Cf. Benoit, Historica de M. T. Ciceronh officiis commçntatio, ,1846.
(4) Saint Jérôme, Zach., I, 2; Saint Augustin, De Trin.. XIV, 11.
13'
200 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
était le degré de sa foi. JN'est-ce pas la faute de Panétius qui
lui, nous le savons, n'y croyait pas (1) ? — De nos devoirs envers
la divinité il n'est pas fait mention dans tout le cours du
premier livre, qui énumèrenos différents devoirs (2). Puis, quand
Cicéron compare ces devoirs entre eux, c'est-à-dire dans les
pages qui lui sont toutes personnelles, il établit cette hiérarchie :
'nos premières obligations sont envers les diepx, nos secondes
envers la pairie, nos troisièmes envers nos paTents. Ne signale-
t-il pas ainsi lui-môme une lacune qu'il n'a pourtant pas comblée ?
Ajoutons que quelques chapitres auparavant Cicéron, qui alors
suivait Panétius, avait déjà classé nos devoirs, et presque dans
les mêmes termes ; mais cette fois il n'était pas question des
dieux (3). Cicéron se répète donc sans y prendre garde. Et, en
se répétant, il se contredit et fait dans son propre texte une
interpolation de la plus haute portée. — A moins qu'il ne faille
attribuer cette interpolation à la main pieuse d'un disciple chré-
tien. — Enfm, dans ce même dernier chapitre du premier livre,
dont toutes les paroles sont à peser, puisque avec les deux pré-
cédents il exprime la pensée de Cicéron pure de tout alliage, il
déclare qu'il est des actions qu'un sage ne commettra pas, même
pour sauver sa patrie. N'y a-t-il pas là le pressentiment d'une
vertu intérieure, dont le stoïcisme portait en lui-même les
germes, et qui va devenir la vertu stoïque par excellence?
Nous irons plus loin et nous nous étonnerons qu'elle ne le
soit pas devenue déjà chez Cicéron. Il eût dû sentir que l'art
de la brigue et du gouvernement n'était plus pour cette noblesse
(1) Cicéron, Tusc, I, 32. Vult Panœtius (quod nemo negat) quidquidna-
^um sit interire : nasci autem animos (quod déclarât eorum similitudo, qui
procreantur, qua; etiam in ingeniis, non solum in corporibus appareat). —
Alteram autem offert rationem ; nihil esse quod doleat, quin id tegrum esse
quoque possit ; quod aulem in morbum cadat, id etiam interiturum ; dolere
autem animos, ergo eliam interire.
(2) Cicéron, De off., I, 45.
(3) Id., I, 17.
ANALYSE DU TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 201
romaine, qui avait déjà goûté de la servitude, tout l'art de
vivre. Nous voudrions dans son sage plus d'âpreté et plus de
résignation, une fierté d'un autre genre enfin et moins en dehors,
dirons-nous, quelque chose qui ressemble plus à lui-même, du
moins au Cicéron des dernières années, à la noble victime des
triumvirs. Nous voudrions en un mot une morale qui se rappro-
chât déjà de celle de Sénèque. Telle qu'elle est, et malgré quel-
ques épisodes tout pleins du moment présent, la morale de
Cicéron regarde vers le passé. Sans doute, quand les événements
sont accomplis, il nous est facile d'accuser de retarder ceux
qui n'ont pas su prévoir. Ce grand libéral ne désespérait point
de la liberté. Il écrivait pour les beaux jours de la république
qu'il avait connus, qu'il revivait avec joie en écrivant, et dont
il escomptait au moins pour ses lecteurs le prochain retour. Ne
peut-on dire aussi cependant qu'il y a encore là de la faute de
Panétius? Dans les époques troublées l'idéal moral, qui jamais
n'est tout à fait immobile, varie plus vite encore. Si celui de
Cicéron a déjà cinquante ans au moment où Cicéron écrit,
c'est qu'il s'est inspiré d'un livre vieux de plus de cinquante ans.
— Mais dans ce livre il a trouvé, à côté de cette morale qui
change, cette morale qui demeure, et c'est en partie à cette imi-
tation heureuse qu'il a dû d'écrire les devoirs, non d'une géné-
ration d'hommes, mais de l'homme même.
II
Analyse du traité « des Devoirs » de saint Ambroise.
Nous venons de voir ce que Cicéron a fait du livre de Pané-
tius. Qu'est-ce que saint Ambroise a fait de celui de Cicéron (1)?
(i) Voir Ebf.rt, loc. cit., Ziegler, loc. cit. ; Lèques, Conferuntur T. Ci-
202 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
— Pour encadrer les réponses et les réllcxions que cette ques-
tion nous suggère, nous commencerons par donner de l'œuvre
d'Ambroise une rapide analyse. Observons toutefois auparavant
que ce n'est pas un apologiste amateur, comme Minucius Félix,
ni un homme de lettres comme saint Jérôme , ni un débutant
comme Augustin à Cassiciacum, mais un évèque cette fois, à
l'apogée de son talent et de son autorité, qui choisit un traité
de Gicéron, non pour amuser de studieux loisirs, mais pour y
trouver la matière d'un enseignement. A lui seul ce choix,
quelque indépendance qu'ait ensuite affectée saint Ambroise,
quelque ingratitude même, si l'on veut, est un fait considérable
pour l'histoire des idées. Si Ambroise avait trouvé dans un livre
chrétien le modèle tout fait qu'il cherchait, il lui eût sans doute
donné la préférence. Mais ce modèle n'existait pas. Nous avons
vu ce qui manquait au Pédagogue de Clément d'Alexandrie
pour qu'il pût en servir. Les autres écrits moraux du chris-
tianisme traitaient de questions de détail. Il n'y avait pas de
manuel de morale chrétienne. Il était réservé à saint Ambroise
d'en donner un. Et ne devrait-il à Gicéron autre chose, qu'il lui
devrait d'avoir été pour lui une occasion, et de lui avoir fourni,
avec l'idée d'un enseignement didactique de la morale, les
cadres nécessaires. Donc ce n'est pas un traité quelconque de
morale chrétienne, c'est le premier qui mérite ce nom que nous
voyons se rattacher à la morale antique et renouer la tra-
dition.
Ajoutons qu'Ambroise n'agit pas sous le coup d'une sympa-
ceronis et S. Ambrosii de officiis Ubri, 1849 ; Draeseke, M. Tullii Ciceronis et
Ambrosii, episcopi Mediolanensis, de officiis Ubri très inter se comparantur
(Rivista difilologin e d'istruzione classica, 1876) ; Bittner, De Ciceronis et Am-
brosii officiorum libris, 1849 ; Reeb, JJeber die Grundlagen des SittUchen nach
Cicero und Ambrosius ; et surtout Ewald, Ber Einfluss der Stoiach-Ciceronia-
nischen Moral aitf die Darstelhing der Etfiik bel Ambrosius. Nous renvoyons une
fois pour toutes à cette savante dissertation, quoique, plus d'une fois, nous
devions, dans nos appréciations, nous rencontrer avec elle.
ANALYSE DU TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 203
thic passionnée pour l'antiquité classique. Il s'en faut môme
de beaucoup qu'il soit toujours tendre pour elle. Mais il imite
Cicéron, comme si c'était une chose toute naturelle. Cette imi-
tation n'est pas une exception dans sa vie, et nous constaterons
d'autres fois qu'il s'inspire sans scrupule d'auteurs païens. Elle
n'a pas été non plus pour lui la cause de cauchemars et de
remords. Ce n'est pas une âme tourmentée que celle de saint
Ambroise, comme celle de son contemporain saint Jérôme. Et
son caractère ferme et droit donne à tout ce qu'il fait l'air de
quelque chose de définitif et qui ne souftVe plus de discussion
Voilà pourquoi, plus que toute autre œuvre, le traité Des Devoirs
de saint Ambroise scelle l'alliance de deux civilisations et de
deux morales.
Les premières pages de ce traité nous mettent bien loin de
Cicéron et du stoïcisme. Elles nous donnent, avec d'autres
écrits de saint Ambroise, l'idée de ce qu'eût été sa morale s'il
n'avait point connu Cicéron. Nous ne parlons point seulement
de cette citation des Psaumes : « Je vous enseignerai la crainte
du Seigneur », par laquellesaint Ambroise entre en matière (1),
et qui nous transporte du premier coup dans un monde
nouveau d'idées. Mais la première vertu sur laquelle il s'étend
est la vertu du silence, dont il donne une jolie définition : « C'est
la vertu qui permet aux autres de se reposer (2) ». Le silence
n'est d'ailleurs méritoire que parce que se taire est une preuve
d'humilité (3). Et avec l'humilité nous ne semblons pas encore
nous rapprocher de Cicéron. Cependant saint Ambroise
interrompt ce développement sur le silence pour annoncer qu'à
l'imitation de Panétius, et d'un fils de Panétius dont il est le
seul qui ait jamais parlé (4), qu'à l'imitation de Cicéron enfin, il
(1) Saint AMitiioisi:, De off., I, i .
(2) hl, I, 08. r>(,'lif[uaruin virtutum otiuiii.
(3) M.
(4) Il veut (lire sans doute Posidonius.
204 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
traitera de nos devoirs (t). Ce mot, ajoute-t-il par une précau-
tion qui nous parait étrange, mais qui témoigne dune orthodoxie
déjà méticuleuse, ce mot n'est pas la propriété exclusive des
philosophes. Les Ecritures l'ont employé (2). Puis il expose le
plan général de Cicéron qui va devenir le sien. — C'est encore
à l'imitation de Cicéron qu'il divise les devoirs en moyens et
parfaits, sauf à enfermer sous ces vieux mots des idées qu'ils
n'étaient pas habitués à exprimer. Mais, anticipant sur les dévelop-
pements à venir, il donne cet exemple de l'accomplissement
d'un devoir parfait : une action miséricordieuse, exemple qui
éclaire comme d'un jet de lumière cette morale dont l'exposition
commence à peine et nous interdit une fois pour toutes de
la confondre avec le stoïcisme, de si près qu'elle semble le
suivre.
Avant de continuer, toutefois, saint Ambroise, qui suspend
toute la moralité à l'espoir en la justice de Dieu, doit prouver
aux incrédules que, malgré quelques apparences contraires,
Dieu s'occupe des hommes e( de leur conduite. C'est l'éternité
qui justifiera Dieu. Si bien que la démonstration de la Provi-
dence se trouve ramenée à la démonstration de l'immortalité.
Et saint Ambroise emploie contre ceux qui refusent de croire cet
argument ad hoiJiinem^ futur lieu commun, qu'ils n'y croient
pas parce qu'ils la redoutent (3). Et ce lieu commun aura sou-
vent raison, ce qui veut dire que le libertinage des mœurs a été
souvent le principe inavoué de l'indépendance de la pensée.
Mais d'autre part la vertu n"attache-t-elle pas ceux qui la
pratiquent, par des liens qui ne sont pas seulement intellec-
tuels, à un dogme qui lui donne tellement raison? D'autres argu-
ments de saint Ambroise servent encore aujourd'hui aux dé-
monstrations classiques de la Providence : l'ouvrier ne peut
(1) Saint Ambroise, De off., I, 24.
(2) I(L,I,2o.
(3) M., I, o4.
ANALYSK DU TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 205
ignorer son œnvro ; Dieu sait tout puisqu'il a tout fait (1),
Avant de rejoindre Cic(îron, saint Ambroise s'adresse expres-
sément aux jeunes gens. Il part d'ailleurs de ce lemme cicéro-
nien et stoïcien que les devoirs varient avec les âges (2), et
emprunte à Gicéron l'idée du plus grand nombre des devoirs
qu'il énumère. Le devoir antique de la bienséance, par exemple,
est repris par saint Ambroise et diversifié avec une science de
la vie pratique dont on ne peut dire si elle est plutôt stoïcienne
ou chrétienne. Toutefois, dans sa façon d'entendre la bienséance,
un chrétien met plus d'humilité que de souci de sa dignité
propre. Il se souvient qu'il est pécheur (3). Sa vertu craintive
fuit non seulement les mauvaises compagnies, mais la société
des femmes, mais la vie du monde (4). Et les conseils de saint
Ambroise prennent une telle austérité qu'il semble que ce soit
ici, comme dans maint autre passage, aux jeunes prêtres plutôt
qu'aux jeunes gens qu'il pense. — C'est aux jeunes prêtres, à
coup sûr, c'est à de futurs prédicateurs qu'il dédie cette
esquisse d'une rhétorique chrétienne insérée par lui entre nos
différents devoirs. Car c'est une forme de la bienséance que de
prêcher comme il faut. Un prédicateur n'a pas le droit d'être
ennuyeux (o). Il va sans dire que c'est ici que saint Ambroise
s'inspire avec le moins de scrupule de son modèle, Cicéron étant
le professeur de rhétorique en titre du christianisme. Nous arri-
vons d'ailleurs à une série de chapitres où les plans mêmes de nos
auteurs vont coïncider, et où l'imitation de saint Ambroise va
apparaître déplus en plus exacte, quoiqu'elle soit toujours entre-
coupée par un commentaire inédit, et des exemples de son choix.
Les éditeurs ont signalé avec un soin infini tous les textes de
(1) Saint Ambroise, De off., I, o2.
(2) IL, I, 6d.
(3) Ici., l 70.
(4) kl., I, 86.
(d) Ici., I, 100.
206 LES LIEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
saint Ambroise qui appellent avec un texte de Cicéron quelque
rapprochement. Bornons-nous à dessiner à grands traitsle chemin
qu'ils ont parcouru l'un après l'autre, en indiquant à peine des
divergences sur lesquelles le moment viendra plus tard d'insister.
Trois choses sont à considérer dans nos actions : il faut que
la raison préside et domine toujours; mais il faut aussi agir
avec mesure et tenir compte des circonstances (1). Ces règles
générales tirées, sauf d'insignifiantes variantes, de Cicéron,
Ambroise passe à l'étude détaillée des quatre vertus, adoptant
d'après le même Cicéron cette distinction depuis longtemps
classique. Comme pour corriger ce que cette imitation a de
trop manifeste il se hâte d'ajouter qu'il veut surtout enfermer
dans ce cadre d'emprunt des exemples de l'histoire sainte, et
une seule vie de patriarche suffirait à illustrer ces quatre ver-
tus des anciens, la vie d'Abraham (2). La science est la pre-
mière des vertus. Non seulement elle prime toutes les autres,
mais elle les engendre (3). Cette prééminence, qui lui est disputée
chez Cicéron, ne l'est plus chez saint Ambroise. Il est vrai qu'il
s'agit d'une science spéciale, car il ne faudrait pas prendre
saint Ambroise un seul instant pour un spéculatif. La science
qu'il met si haut, c'est la foi. Le mot est le même, mais le sens
a changé. — Nous nous tiendrons plus près de Cicéron, pour
le fond comme pour la forme avec les devoirs de justice. Et
tout d'abord, saint Ambroise reproduit l'une des classifications
cicéroniennes de ces devoirs, celle oi^i les devoirs envers Dieu ne
sont pas oubliés. Puis, comme Cicéron, il cherche dans les
sociétés animales môme l'origine de. la justice. U l'exalte enfin
presque dans les mômes termes (4). Cependant c'est iciqu'appa-
(1) Saint AMBROisii;, De off'., 1, 105; Cicéron, De off., I, 39.
(2) Saint Ambkoisi:, De oif., I, 117-119.
(3) Id., I, 122 et seq.
(4) Par exemple, cette expression splendorjustitix (saint Ambroise, I, 136)
est empruntée à Cicéron, I, 7.
ANALYSE DU TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 207
raît entre nos deux auteurs une différence en laquelle toutes
les autres pourraient se résumer. A la définition de riionnête
homme selon Cicéron : « Celui qui ne fait de mal à personne à
moins qu'il ne soit provoqué, » saint Ambroise apporte l'impor-
tante modification que nous connaissons déjà, en rayant cette
excuse de la légitime défense (1).
La bienfaisance à laquelle nous arrivons est donnée comme
une extension ou simplement comme une parliede la justice, et
saint Ambroise pousse l'imitation de Cicéron jusqu'à rééditer ces
règles de bonne administration financière qui, venant à propos de
charité, faisaient à Lactance FetTet d'autant de défaites et de pré-
textes pour ne pas donner : il ne faut pas tout donner à la fois (2) ;
il ne faut pas priver les siens (3) ; il ne faut pas prendre aux
uns pour donner aux autres (4). Et à ces conseils de charité
bien ordonnée s'ajoutent des conseils de civilité : il faut rendre
les bienfaits et les diners (5). Toutefois, en voici que Cicéron
n'a pas inspirés : « Il faut chercher lamisère qui se cache (6), qui
a honte d'elle-même; il faut se priver soi-même pour donner,
et le denier de la veuve a plus de prix que tous les présents du
riche (7). » Cicéron avait dit plus sèchement qu'il faut tenir
compte de l'intention de celui qui donne. Ainsi alternent des
préceptes qui semblent venir de deux morales et comme de
deux âmes diiïérentes. Mais lorsque la lettre est la môme,
l'esprit encore diffère. Il y a chez saint Ambroise un souffle de
charité qui anime tout et qui ne soufflait pas avant le Christ.
Enfin, peu à peu, sa pensée s'arrache à l'imitation de Cicéron,
comme à une entrave, et se fait plus ardente, jusqu'à ce qu'il
(1) Saint Ambuoisi:, Deoff., i, 131.
(2) Id., I, 149.
(3) IJ., 1, IIJO.
(4) M., I, 14o.
(5) Ici, I, 100-162.
(6) Id., I, 108.
(7) M., 1,149.
208 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
cherche dans l'Eglise et clans les liens qu'elle crde l'école vérita-
ble de la charité (1). Encore y a-t-il là un souvenir et comme
une transposition de ce rêve antique d'une amitié entre gens
qu'unit par surcroît une vertu commune, rêve dont Gicéron
s'était fait après tant d'autres l'interprète.
De la justice (car la justice comprend ici la charité), saint
Ambroise passe, comme Gicéron, à l'étude du courage. Il dis-
tingue à son tour le courage civil et le courage militaire. Mais
il semble, dans un texte d'ailleurs ambigu (2), considérer
qu'il est interdit au moins aux clercs de porter les armes, et
cela eût suffi à déterminer ses préférences pour le courage
civil si, pour d'autres raisons, Gicéron ne lui avait donné
l'exemple. Il se trouve donc d'accord avec lui, avant même de
l'imiter, et cette imitation ne fait que l'aider à exprimer des
idées dont il ne lui est point redevable. Il faut dire la môme
chose de ces remarques de saint Ambroise, que le courage cesse
d'être une vertu s'il n'a pas la justice de son côté (3), que la
vraie force n'est pas la force du corps mais la force d'âme (4),
et que chacuntrouveà exercer cette force contre lui-môme, contre
les maux et aussi contre les biens d'ici-bas (5). Ge sont là des idées
stoïciennes et des idées chrétiennes tout à la fois, mais si profon-
dément inhérentes au spiritualisme chrétien qu'il ne semble pas
qu'il ait eu besoin de les emprunter. Du courage militaire il n'a
donc été encore question que pour le rabaisser. Il y a en lui
cependant un mépris de la mort, une mâle fierté oii un Romain
comme saint Ambroise ne peut pas ne pas saluer une vertu (6).
Mais le chrétien ajoute aussitôt que le courage des martyrs a
tous les mêmes mérites, et quelques autres par surcroit.
(1) Saint Ambroise, De off., 1, 170.
(2) m., I, 17b.
(3) M., I, 176.
(4) \d., 1, 178.
(5) M., I, 180.
(6) U., 1,201.
ANALYSE nu TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 209
Il resterait à saint Ambroise à traiter de la bienséance, s'il
n'en avait déjà parlé. Mais il reprend le sujet et le développe
avec plus d'abondance et de méthode. Il y a pour Tâme une
grâce qui consiste dans Fart avec lequel nous mettons notre
conduite d'accord avec notre âge et notre caractère. David
dansa devantrarche,maisnonSamuel(l). Nousavonsvude même
que les façons d'agir d'Ulysse ne pouvaient convenir à un Ajax.
Il faut donc s'étudier soi-même, puis prendre conseil des gens
âgés. Ceux qui ne connaissent pas le bon chemin doivent
s'attacher aux pas de ceux qui l'ont déjà parcouru. Il n'est
donc pas pour un jeune homme de meilleur compagnon de
route qu'un vieillard. Saint Ambroise insiste sur ce conseil (2)
donné en passant par Cicéron (3). Puis il l'applique à la vie
ecclésiasti([ue où l'on n'a même pas cette ressource de suivre la
carrière de son père (4), et où il faut faire un choix entre des
fonctions diverses. Enfin, élevant peu à peu le ton, et oubliant
tout à fait Cicéron, au-dessus de toutes les beautés morales que
Cicéron a connues il met celle-ci qu'il n'a pas connue : la patience
devant la colère des autres et le pardon devant leur injustice (5).
Il est à remarquer que ce livre de saint Ambroise, qui
commence par l'humilité, finit sur le pardon, deux vertus
chrétiennes qui encadrent ainsi tous les vestiges de stoïcisme
qui se sont intercalés entre elles. Au pardon ajoutez le mépris
de l'argent (6), la chasteté (7). Puis nous revenons aux devoirs
particuliers des prêtres, par lesquels aussi nous avions com-
mencé. Encore quelque réminiscence de Cicéron se glisse- t-elle
ici, et en parlant de cette pensée constante du saint ministère
(t) Saint Ambroise, De off., I, 213.
(2) M.,I,2H.
(3) Cicéron, De off:, I, 34.
(4) Saint Ambroise, 1, 216.
(b) Id., l, 234.
(6) /'/., I. 242.
(7) M., l, 4.
Université de Lyon. — VIII. A. 14
210 LES DEUX TRAITES « DES DEVOIRS ».
qui doit se refléter dans la conduite et le maintien de ceux qui
Texercent, saint Ambroise rappelle, par quelques traits, ce
souci de la dignité de ses fonctions que Cicéron recommande
au magistrat (1). C'est ainsi qu'il prend à son modèle des idées
et des phrases alors même que, par le sujet qu'il traite, il
semble lo plus loin de lui.
Nous entrons dans le second livre du traité Des Devoirs de
saint Ambroise, qui correspond à celui où Cicéron traitait de
Tutile. On se demande ce qu'il a pu cette fois imiter et comment
un moraliste chrétien aurait ti'ouvé son bien dans un code de
l'intérêt. Cependant l'imitation est presque continue. Faisons
remarquer, pour l'expliquer, que Cicéron, homme politique,
entend surtout par intérêt l'intérêt de notre réputation et que
c'est de tous celui qui contredit le moins souvent nos devoirs.
11 renvoie au porti([ue de Janus (2), à la Bourse d'alors, ceux
qui ont d'autres préoccupations. Il ne reste plus dès lors à
saint Ambroise qu'un léger tour de main à donner pour
transformer en véritables règles morales ces règles de sage con-
duite. Los premières pages, dans ce livre encore, semblent écrites
d'ailleurs pour empêcher toute méprise, tant elles prennent
le contre-pied des idées cicéroniennes. Le jugement des hommes
importe peu. De Dieu seul nous devons attendre notre récom-
pense. Connaître Dieu et le servir, en cela consiste cette vie
heureuse dont les philosophes ont donné tant de définitions
sans pouvoir s'arrêter à aucune. Les biens et les maux d'ici-bas
n'y ajoutent et n'y retranchent rien. Voyez Moïse dans le
désert. Est-il moins heureux parce qu'il manque de pain?iN'a-
t-il pas la manne du ciel (3)? — On pourrait objecter à saint
Ambroise que tous les affamés n'ont pas cette ressource. —
Cependant saint Ambroise va plus loin encore, et jusqu'à
(1) Saint Ambroise, De off., I, 255.
(2) Ci(A.KO^,Dcoff., Il, 25.
(3) Saint Ambroise, II, 33.
ANALYSE DU THAITE « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 21 i
soutenir ([ue la richesse est à craindre, la pauvreté à sou-
haiter (1).
Mais arrivons, dit-il, au sujet de ce livre (2). Cicéron, qui
avait aussi commencé par une digression dont sa propre per-
sonne et ses opinions philosophiques faisaient l'objet, y avait
coupé court dans les mômes termes (3). Et à partir de ce tour-
nant qu'ils prennent ensemble, nos deux auteurs ne se perdent
plus de vue. L'utile et l'honnête ne font qu'un, est-il besoin de
le dire? pour saint Ambroise (4). Et la première de ces utiles ver-
tus consiste à savoir se faire aimer (o). Pour les gouvernements
même c'est la meilleure politique, ajoute-t-il en se référant
à Cicéron (6). La crainte que nous inspirons nous protège
moins (7). — Rien ne donne ensuite du prestige comme d'être
juste. De la justice ou de la sagesse, ce que nous préférons
trouver dans autrui c'est la justice (8). Saint Ambroise, dans
le livre précédent avait, au contraire, subordonné la justice.
Nous tirerons de cette contradiction une preuve de l'influence,
au moins momentanée, qu'il laisse prendre sur sa pensée par
un modèle dont il ne croit emprunter que des cadres sans impor-
tance. — Mais ce qui achève d'assurer l'autorité d'un homme,
ce sont ses vertus individuelles, la chasteté, le mépris de toutes
les voluptés, le mépris del'argent. Il faut savoir se conduire pour
conduire les autres (9). Cicéron avait indiqué ces développements
et loué, tout le premier, le désintéressement (10). Mais ce sont de
(1) Saint Ambroisk, De o^. , II, lo et 16.
(2) Jd.,21.
(3) Cicéron, De off., [d. II, 2.
(4) Saint Ambroise, II, 25.
(5) Id., 29.
(6) Id. , 30.
(7) Id., 38.
(8) kl., 50.
(9) Id., 62; Cf r-.
(10) Cicéron, II, il.
212 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS >'.
ces indications dont saint Ambroise abuse. Les textes de Gi-
céron ne lui servent que de point de départ et d'occasion. De
même pour ce qui suit. Il y a plusieurs façons d'être bienfaisant.
L'être avec sa bourse nesl ni la seule ni la meilleure. Toute
bourse a un fond. Le cœur n'en a point. Et sa bienfaisance
est inépuisable. Ici saint Ambroise invente tout en imitant.
Il arrive cependant que Gicéron parle d'avance un langage
chrétien et qu'en le lisant nous croyons déjà lire saint Am-
broise (1). Il faut surtout obliger les misérables (2). Leur
reconnaissance est plus entière, plus dégagée de toute arrière -
pensée. Le riche soupçonne un calcul dans votre bienfait, ou
le sent peser sur lui comme un fardeau. Il vous en veut de ce
qu'il vous doit. — Qui reproche ainsi à la richesse de corrompre
nos meilleurs sentiments ? Qui témoigne aux pauvres cette par-
tialité? G'est Gicéron et c'est saint Ambroise tout à la fois. Mais
saint Ambroise n'a eu presque rien à ajouter à ce qu'avait dit
Gicéron (3). Gicéron était même allé si loin qu'il avait cru devoir
faire cette réserve : « Ge n'est pourtant pas une raison parce qu'un
homme est riche pour lui refuser tout service. »
Mais c'est saint Ambroise tout seul qui, quelques lignes plus
loin, prétend qu'en matière de charité il faut faire plus qu'on
ne peut (4). Lui-même, lors de l'invasion des Goths, fit argent de
tout, même des trésors de l'Eglise, et il répond aux pharisiens
qui lui reprochent ce qu'ils appelaient une profanation. Après
ce plaidoyer, sur lequel nous reviendrons, il ne reprend pas
l'imitation de Gicéron interrompue. Gicéron, il est vrai,
s'est mis à parler politique. Et le livre s'achève sur quelques
recommandations toutes générales, dont le ton est celui
d'une péroraison. Il est à noter que Gicéron est absent au
(1) Nous verrons plus loin quelles différences subsistent.
(2) Gicéron ajoute, il est vrai : « à moins qu'ils n'aient mérité leur sort ».
(3) Gicéron, De off., II, 20; Saint Ambkoise, Di off., II, 127.
(4) Saint Ambroise, II, 136.
ANALYSE DU TRAITÉ « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 213
commencement et à la fin du second livre comme du premier.
Le début du livre 111 est marqué par l'alternance presque
régulière de deux inspirations. C'est un perpétuel va-et-vient de
Cicéron aux textes saints. Après un développement sur la vie
intérieure dont une phrase de Cicéron avait été le prétexte, mais
seulement le prétexte, saint Ambroise reproduit la distinction
des devoirs parfaits et des devoirs moyens, puis arrive aux
conflits de l'utile et de l'honnête. 11 ne les résout pas, comme
on pourrait s'y attendre, et comme Lactance l'avait l'ait, en
prêchant aux chrétiens une morale de l'intérêt mieux
entendu (1). Pour lui ces conflits n'existent même pas. Car le
chrétien ne recherche, en fait d'intérêt, que l'intérêt d'autrui.
L'homme, dans cette psychologie nouvelle, est un être essentiel-
lement charitable. C'est sa qualité propre. Les bêtes se volent
les unes les autres; les hommes s'entr'aident. Il ne s'agit pas
de faire des afl^aires, ni de prêter à intérêt (2j. C'est donner qu'il
faut et il n'est pas permis de ne pas donner.
Puis voici de nouveau du Cicéron qui réapparaît. Les hommes
sont comme ces concurrents d'une course loyale qui doivent
lutter sans fraude (-3). Cette comparaison, que Cicéron lui-même
tenait de Chrysippe, est d'une inspiration moins élevée que tout
ce qui précède. Saint Ambroise cite ensuite le cas des deux
naufragés (4). Mais il n'y a pas là pour lui de difficulté; car
nous ne devons nous préférer à personne, pas même au voleur
qui nous attaque (o). Invisible comme Gygès, un chrétien n'en
ferait ni plus ni moins. David ne profita point du sommeil de
son ennemi pour le frapper, mais pour le protéger. De cette
fable de Gygès Ambroise tire d'autres leçons inattendues et,
(i) Cet argument, on s'en souvient, a été développé au début du second
livre.
(2) Sai.m Ambroise, J)c o/f., 111, 20-21.
(3) liL, III, 26.
(4) M., m, 27.
(5) Id., m, 28.
214 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
par exemple, qu'il laiit savoir vivre caché. Puis il condamne
derechef toute spéculation et fait aux marchands de blé
d'Alexandrie de dédaigneuses allusions. Il ne comprend pas
davantage qu'on ait pu discuter cette question, si pendant une
disette on a le droit de se défaire des étrangers (i). — Mais c'est
surtout aux prêtres que la charité commande. Eux surtout
doivent se laisser frapper sans résistance. Il répète à leur inten-
tion spéciale le : niilli noceat ne lacessitus qiddem (2). Eux
surtout entin ne doivent pas se mêler d'affaires d'argent.
Le plan de Cicéron, qu'il suit de loin, amène saint Ambroise
à traiter des fraudes relatives aux testaments et aux contrats.
Là encore il n'y a pas pour lui matière à discussion. Car non
seulement il faut ne tromper en rien, mais il faut se laisser
tromper. Il n'en raconte pas moins, comme •. une amusante
anecdote, le subterfuge du banquier syracusain Pythius auquel
fut pris Canins, l'amateur de jardins. Il n'est pas éloigné de
penser que Canins n'a eu que ce qu'il méritait, et qu'un efféminé
comme lui ne vaut guère mieux que le filou qui spécule sur sa
sensualité (3). — Enfin Cicéron discutait les cas de conscience
auxquels peut donner lieu l'exécution d'une promesse. Il vaut
mieux violer une promesse que de faire une chose honteuse (4),
répond saint Ambroise, que la religion du serment embarrasse
moins. Cicéron était naturellement conduit par cet ordre de
questions au cas de Régulus, à cette glorieuse personnification
des conflits de l'utile et de l'honnête, et le De Officiis s'achevait
sur cet exemple de vertu cher au patriotisme romain.
Saint Ambroise quitte ici presque définitivement son modèle,
et met bout à bout plusieurs histoires de l'Ancien Testament qui
ont, pour la démonstration morale qu'il tente, un tort commun.
(1) Saint Ambroise, De off., III, 45.
(2) M., III, 59.
(3) Id., III, 72.
(4) U., m, 76.
ANALYSE DU TRAITÉ « DES DEVÛIUS » DE SAINT AMBROISE. 213
Vous aviez sacrifié Tintérèt au devoir. Survient un miracle qui
vous récompense et assure la revanche de votre intérêt (1 ). Mais
cela ne prouve rien pour le commun des mortels à qui ses
sacrifices seraient laisses pour compte. C'est la vertu juive qui
attend de Dieu son prix dès ici-bas ; ce n'est pas la vertu chré-
tienne. Un des exemples cités par saint Ambroise a toutefois
plus d'analogie avec les cas de conscience cicéroniens. Raguel
avait une fille à marier. Saint Ambroise, le comparant à celui
qui avait une maison à vendre, trouve son cas plus intéressant
et eijt plutôt excusé de sa part quelques réticences. Raguel fit
cependant à son futur gendre, à Tobie, des confidences qui
étaient de nature à le décourager (2). — Enfin Ambroise, à
propos d'Antiochus et d'Aman, se laisse aller à une digression
sur l'amitié et sur les problèmes moraux dont elle est une des
données. Cette digression, qui s'achève en une effusion pieuse
sur l'amitié du Christ, lui sert de conclusion.
Nous n'avons pu mentionner, au cours de cette analyse, toutes
les violences que saint Ambroise fait au plan de Cicéron. Non
seulement il ne prend de Cicéron que ce qu'il lui plait, mais il
transpose les chapitres et les idées. Au début de son premier
ivre, par exemple, en traçant les devoirs des jeunes gens, il
s'inspire des derniers chapitres du livre correspondant de
Cicéron qui roule sur la bienséance. Dirons-nous que, pour
imiter ainsi, il faut posséder davantage l'auteur que l'on imite ?
Une imitation plus méthodique prouve simplement que l'on a
son modèle sous les yeux. C'est dans l'esprit que saint Ambroise
a le sien présent tout entier à la fois. — D'ailleurs, de Cicéron, il
ne connaît pas seulement le traité Des Devoirs. Car à l'imitation
qu'il en fait il môle l'imitation d'autres ouvrages du môme
auteur. II cite le traité De la République (3). Il expose daprès le
(1) Saint Amiiroisk, De off., III, 92, 100.
(2) ïd., Ill, 96-97.
(3) Id., I, 4.3.
•216 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
DeFinibus et les Tusculanes les théories anciennes du souverain
bien (1). Il transcrit presque textuellement un raisonnement
tiré du même De Finibus (2). Il copie un passage des Écono-
miques^ où Cicéron avait traduit Xénophon (3). Car nous ne
supposons pas qu'il Tait pris dans Xénophon. Enfin toute la fin
de son troisième livre est une imitation du traité De V Amitié^
auquel il devait déjà Texemple d'Oreste et de Pylade, et qui,
dans le premier livre, lui avait fourni cette phrase : « Une société
où ne brille pas une bienveillance mutuelle est comme un
monde qui serait privé de son soleil (4) ». Saint Ambroise était
donc nourri de Cicéron. Ses autres ouvrages nous en fournissent
d'autres preuves. Il est moins familier avec les autres philo-
sophes de l'antiquité. Dans le traité Des Devoirs, il cite Platon (5)
et Aristote (6), mais une fois chacun seulement. S'il a lu le
traité De la Colère et le traité Des Bienfaits de Sénèque, comme
quelques analogies de pensée le feraient supposer, toujours est-il
qu'il ne le dit pas et la chose reste douteuse.
Ily a encore deux questions auxquelles nous devons répon-
dre. Quelle est la date du traité Des Devoirs de saint Ambroise?
Diverses allusions historiques permettent de la fixer aux années
de tranquillité relative qui suivirent la victoire de Théodore sur
Maxime. La seule chose qui nous importe d'ailleurs c'est que
ce soit une œuvre de la pleine maturité d'Ambroise. Or la
connaissance approfondie des textes saints dont il y fait preuve
ne laisse aucun doute sur ce point. Cela n'empêche pas que
quelques pages aient pu être écrites à une date antérieure, par
exemple les premières pages, toutes pleines de Témotion et de
la modestie d'un sermonnaire qui débute. — 11 y a en effet des
(1) Saint Ambroise, De off., tl, 4.
(2) Id., II, 21.
(3) Ici., m, 38.
(4) Id., I, 167.
(5) M., I, 43.
(6) /(/., I, 50.
ANALYSE DU TIÎAITE « DES DEVOIRS » DE SAINT AMBROISE. 217
sermons clans le lexlc du traité Dca Devoirs^ et c'est la seconde
queslionque nous voulons trancher. Certains morceaux peuvent
se détacher et former un tout. Saint Ambroise a dû prêcher sur
le silence et sur l'humilité, sur les devoirs des jeunes gens, sur
l'amitié, sur l'affaire des vases sacrés, pour ne citer
que ces exemples, et faire entrer ces sermons dans le cadre du
livre (juc plus tard il entreprit d'écrire. Mais cela ne veut pas
dire que le traité Des Devoirs ne soit qu^une série de sermons.
Saint Ambroise parle de ceux qui le liront (1). Et n'eût-il pas
été si précis, que le ton et l'ordonnance de certaines parties de
son œuvre ne nous permettent pas de nous tromper (2).
Saint Ambroise a utilisé des sermons. Mais c'est autre chose
qu'un sermon ou que des sermons qu'il a voulu faire : il a
voulu faire un livre.
Que ce livre soit singulièrement composé, cela résulte,
comme une conséquence inévitable, de tout ce que nous venons
de dire. Il imite sans fidélité un autre livre qui était déjà une
imitation, et, comme si ce n'était pas assez de ces causes de
désordre, il fait place en lui à des développements venus
d'ailleurs et qui forment autant de digressions. Nous aurions
donc à y signaler plus J'un défaut de forme, avant d'y chercher
des contradictions d'idées. Mais il ne s'agit pas ici de critique
littéraire. Et si on en voulait faire, il serait injuste de trop
rabaisser l'œuvre d'Ambroise au profit de celle de Cicéron. Ce
n'est pas seulement quand il copie Cicéron que saint Ambroise
écrit bien. Il est lui-môme et naturellement éloquent. S'il n'est
pas plus éloquent que Cicéron, il est plus ardent^ et la chaleur
de sa pensée anime et colore son style. Et elle trouve d'elle-
même (|uelquefois, sinon toujours, une forme heureuse et forte.
Ce n'est jamais un mauvais livre, même au point de vue de
l'art, que celui où s'est exprimé un noble esprit et un grand cœur.
(1) Saint Amhiioisk, Do off., I, 29.
(2) En revanche la fin du livre II est absolument une fin de sermon.
218 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
III
Le stoïcisme de saint Ambroise.
Nous voudrions maintenant, au risque de tomber dans des
redites, insister sur ce que saint Ambroise s'est assimilé de la
morale stoïcienne, et des emprunts de cadres et de textes, que
nous avons incomplètement signalés, dégager les emprunts
d'idées. Mieux que toute autre, la morale stoïcienne se prêtait à de
tels emprunts. Son caractère formel laissait plus d'élasticité aux
prescriptions particulières dont la mobilité ne l'atteignait pas
dans ses principes. Elle avait déjà évolué; elle avait su durer.
Dans l'état où elle parvient à saint Ambroise, par l'intermédiaire
de Cicéron, elle n'est déjà plus un système tout d'une pièce. 11
n'y a plus en elle que les éléments qui ont résisté à l'épreuve du
temps et de l'expérience. Quels sont ceux qui auront résisté à
cette épreuve plus redoutable, l'invasion des idées chrétiennes,
et qui vont trouver dans l'enseignement d'Ambroise le rajeu-
nissement dont ils avaient besoin?
La morale stoïcienne est fondée sur une psychologie qui
pénètre avec elle dans le livre d'Ambroise. Il y a deux principes
d'action : la raison et les passions; voilà une affirmation que
saint Ambroise reproduit à différentes reprises (1). Nous verrons
même qu'il exagère ce dualisme et justifie, mieux que les stoï-
ciens, sa défiance à l'égard de certaines passions. Il va sans
dire que la raison doit triompher. Qu'est-ce que la raison? Cela
est autre chose et la psychologie de saint Ambroise ne va pas
jusqu'à approfondir cette question. Mais il dit que nous devons
rendre raison de nos actions (2), ce qui est très stoïcien. Quant
(1) Saint Ambroise, De off., I, 98, 106.
(2) Id., I, 228.
LE STOÏCISME DE SAINT AMBROISE. 219
aux passions, c'est aussi en stoïcien qu'il en parle. Quand elles
ne sentent plus le frein de la raison, ce sont des chevaux em-
portées; elles jettent partout le désordre; elles font perdre à
Tàme son précieux équilibre et au visage môme cette gravité
dont un Romain craint tant de se départir (1). Remarquons
toutefois que, pourvu que les passions restent à leur place,
saint Ambroise les y laisse et ne les traite point avec l'intran-
sigeance stoïcienne.
Contre la colère, en particulier, il n'élève un blâme que pour
le retirer ou l'atténuer (2). Il croit aux saintes colères. Ne point
se mettre en colère serait parfois mollesse et indifférence (3).
Mais il faut contenir cette colère et ne point pécher. Le chris-
tianisme fait de tout le cœur humain un trop fréquent emploi
pour qu'un chrétien puisse être stoïcien jusqu'au bout. Ce sont
les morales intellectualistes qui ne pardonnent pas à la colère,
parce qu'elle est le triomphe momentané de noire sensibilité
sur la claire et froide intelligence. Aussi les anciens, pour qui
science et vertu se confondaient, écrivaient-ils « contre la
colère ». Les chrétiens seraient plus tentés d'écrire contre la
raison elle-même. Or la différence de deux morales ressort
autant de ce qu'elles défendent que de ce qu'elles commandent.
On oppose d'ordinaire les vertus chrétiennes aux vertus stoï-
ciennes. Il serait non moins intéressant d'opposer ce qui est
mal selon les chrétiens à ce qui est mal selon les stoïciens. Il faut
donc s'étonner devoir saint Ambroise donner, malgré tout, à la
raison une telle part dans le gouvernement de la vie, et mettre
ce point de doctrine à l'actif de l'influence que l'on sait. Sa mo-
rale garde par là un air de morale philosophique et indépendante.
Continuons de dresser le bilan de cette influence. Le pro-
blème du souverain bien est un problème antique dont nous
(1) Saint Ambroise, De off., I, 228.
(2) Id., I, 13, 90-90.
(3) Id., 1,96.
220 LES DEUX TRAITÉS «* DES DEVOIRS ».
retrouvons l'écho dans saint Ambroisc. L'expression dévie heu-
reuse qu'il emploie souvent nous reporte en arrière, en plein
stoïcisme. On s'attend du moins à une solution nouvelle de ce
vieux problème : la vie heureuse que les anciens n'ont défini-
tivement trouvée ni dans le plaisir ni dans la vertu, la vie heu-
reuse impossible à réaliser ici-bas, c'est la vie future, c'est le
bonheur, le bonheur éternel, infini, mais le bonheur mérité
par la vertu et par l'oubli momentané qu'on a fait de lui.
Cela est bien dans saint Ambroise et cela est une nouveauté
telle qu'aucune doctrine antique n'en avait apporté de pareille.
Mais quand il traite de la vie heureuse, c'est autre chose qu'il
entend et, comme saint Augustin dans ses entretiens de Cassi-
ciacum, il s'écarte moins des solutions païennes. C'est dès ici-
bas qu'il place la vie heureuse. Il la fait consister dans la pra-
tique du bien jointe à la connaissance de Dieu(l). Et, en un sens,
la mention faite de cette seconde condition n'est pas elle-même
une innovation. Car pour Platon et pour certains stoïciens, pour
Cicéron lui-même, la science étaitunélément de bonheur. L'ob-
jet de cette science seule a pris un n'om et s'est précisé. Encore
arrive-t-il à saint Ambroise d'écrire science tout court comme un
ancien (2). La vie heureuse est donnée comme un moyen pour
arriver à la vie éternelle, mais ce mot lui-même de vie éternelle
ne veut pas toujours dire ce que nous serions naturellement
portés à croire. Du moins y a-t-il (juelque ambiguïté dans les
textes. Vie éternelle et vie heureuse sont tantôt distinctes (3),
(1) Saint Amiîhoisk, De off., 11, ij.
(2) 7'/., Il, 0. Iiinocciitia ol scientia beatuni faciunt.
(3) II., Il, 18. Viilule sola vilain prœstari beatam, per quam vita a'terna
acquirilur. Ewald (dissertation citée) discute pour savoir si quam se
rapporte à virtuie ou à vitam. Dans le premier cas, r('<a œterna et vila
beata dépendiaient au même titre de la vertu. Dans le second, vita beata
serait comme un moyen terne, et serait avecrifa œterna dans le rapport de
cause à elTet. De toute façon, dans ce texte, elles sont distinctes l'une de
l'autre.
LE STOÏCISME DE SAINT AMBROISE. 221
tantôt confondues (1). Dans ce dernier cas, éternel prend un
sons analogue à celui que lui donne souvent Spinoza, un autre
stoïcien, le sens d'absolu. Qui eût cru que nous aurions à rappro-
cher saint Ambroise de Spinoza?
Quant à la vertu, elle contribue à la vie heureuse par la
joie intime de la conscience qu'elle cause. Que cela est encore
stoïcien! A un chrétien pourtant cette sanction intérieure ne
suffit pas. 11 pourrait môme être tenté d'en rabaisser le prix
pour que la nécessité morale d'une autre forme de justice
apparaisse avec plus d'éclat. Saint Ambroise n'a pas connu
cette tentation, et on dirait même qu'il n'a pas senti cette insuf-
fisance. Il revient à maintes reprises sur ce jugement domestique
(c'est son expression) auquel personne ne peut échapper : « Vous
avez sacrifié un devoir à ce que vous jugiez de votre intérêt ;
mauvais calcul ! car il n'est pas de mort, de perte d'argent, de mi-
sère, d'exil qui soit à comparer à ce que vous endurerez. » Ce n'est
pas des peines éternelles, mais du remords qu'Ambroise parle en
ces termes (2). Nous croyons que le pécheur a encore des joies.
Nous contemplons ses festins, nous assistons à sa prospérité.
Nous le voyons riche, bien portant, entouré d'une nombreuse
famille. Mais si nous voyions dans sa conscience ! Le malheu-
reux! peut-on même dire qu'il a des enfants, puisqu'il ne vou-
drait pas que ceux qui seronthéritiers de ses biensfussentliéritiers
de son âme (3). L'impie estson proprechàtiment, le juste sa pro-
pre récompense (4). Le prix de nos bonnes et de nos mauvaises
actions est en nous-mêmes.
Mais à quoi reconnaître une bonne action ? Pas plus que les
stoïciens, saint Ambroise n'a l'idée de la conscience prévenante
(1) Saint Ambroise, De off'., Il, 1. Beatain vitam (iiiani scriplura appcllat
vitam aternam, Cf. 11,5.
(2) Saint Ambroise, De off., III, 24.
(3) Id., 1.46.
(4) Id.
222 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
qui nous dclaire et nous commande. Le rôle de la conscience
n'est pour lui que postérieur à l'action. Il faut donc chercher
dans l'action elle-môme un signe qui la distingue. Un des cri-
tères — nous no disons par le seul — que saint Ambroise in-
voque est le critère stoïcien de la conformité à la nature. Le
christianisme n'est certes pas une doctrine naturaliste, et voilà
que quelque chose pénètre en lui de l'antique idolâtrie dont la
nature fut l'objet. Par nature saint Ambroise entend d'abord
nos sentiments naturels. S'il a tant d'indulgence pour la colère,
c'est qu'elle est un de ces sentiments (1). Et c'est presque à
chaque page que nos manières d'être sont jugéesbonnes ou mau-
vaises, comme conformes ou contraires à la nature. On trouve
même chez saint Ambroise cette phrase : «La nature et la vo-
lonté de Dieu nous ordonnent ou bien nous défendent (2), » comme
si, entre ces deux principes, un chrétienn'avait jamais à choisir.
Enfin quand il s'agit non plus de telle ou telle vertu, mais de la
vertu dans son ensemble et que saint Ambroise veut donner
une définition générale, le « secundum naturam vivere », sans
qu'aucune objection se présente à son esprit, vient entre sa
morale et les morales passées mettre plus de ressemblance
qu'il n'en eût avoué (3). Et parfois le sens plus métaphysique
de la formule antique fait brèche dans sa pensée, et ce n'est
plus seulement à notre nature morale que l'évoque stoïcien
demande des leçons. La nature est institutrice de pudeur ;
elle-même a caché et couvert ce qu'elle veut que nous couvrions
et que nous cachions davantage (4). Elle est institutrice de
charité ; elle a établi pour certains de ses dons, comme l'air,
comme l'eau, une communauté naturelle entre les hommes
(1) Saint Ambroisk, De off., I, 40.
(2) M., I, 13.
(3) Jd., I, 133.
(4) U., 1,222; 111,28.
(5) Jd., I, 78.
LE STOÏCISME DE SAINT AMliROISE. 22:{
qu'ils n'ont plus qu'à imiter. La famille, chose naturelle, est
une école de réciprocité (1). Quoique la pratique de cette réci-
procité soit la vertu humaine par excellence, l'œuvre propre
de l'homme, comme eût dit Aristote, cette vertu est en germe
chez les animaux (2). Pour elle-même donc il n'y a point
d'opposition entre la loi morale et les lois naturelles. La terre,
en rendant au centuple tout ce qui lui est confié, nous apprend
encore comment il faut rendre les bienfaits reçus (3). Enfin
n'avons-nous pas déjà cité cette leçon de solidarité que nous
recevons de tout ce qui vit, puisque la vie d'un organisme
dépend de l'équilibre que gardent entre eux les organes qui le
composent?
Un autre caractère de môme provenance distingue la vertu
selon saint Ambroise : c'est l'ordre, l'harmonie. La vie entière
doit se ressembler. Nos actions, nos paroles, doivent former
comme un concert (4). Ce sont là formules connues. Nous en
rencontrerons d'analogues quand nous chercherons dans saint
Ambroise la trace du culte des stoïciens pour la beauté.
La vertu, telle que la conçoit saint Ambroise, a tellement sa
récompense en elle-même que tout le reste lui est indifférent.
Les biens extérieurs sont inutiles au bonheur du chrétien, même
ici-bas (3). Il est heureux dans la douleur que le charme sou-
verain de sa vertu rend impuissante et dissipe (6). S'il est des
amertumes cependant dont le goût se mêle aux joies de la
conscience, il faut dire d'elles qu'elles sont comme ces nuages
qui n'empêchent pas le ciel d'être bleu, comme ces mauvaises
herbes qui ne font point que la récolte ne tienne ses promes-
(1) Smnt Amhkoisk, De off., I, 160.
(2) Id., lit, 21.
(3) 7r/., I, 101.
(41 lU., I, Si). 224, 229.
(5) /'./., I. 181; 11,8, 18.
(6) Id., II. 10.
224 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
ses (1). S'il nepeutrien retrancher du bonheur, à plus forte rai-
son le monde extérieur ne peut-il rien lui ajouter. La vertu n'a
pas besoin que la volupté la protège (2). Ce qui est du siècle
n'est rien. Son or ne nous fait pas riches (3), et ce sont nos désirs
qui nous font pauvres (4). Il y a dans la morale de saint Ambroise
des éléments qui sont au même titre chrétiens et stoïciens, et qui
ont pu lui venir des deux côtés à la fois. L'ascétisme chrétien
se rencontrait avec le stoïcisme dans ce mépris paradoxal de
tout ce qui ne s'adresse en nous qu'à la matière. Mais voici des
paradoxes qui ne sont qu'aux stoïciens. Le sage n'est jamais en
exil puisque toutes les richesses lui appartiennent. Du stoïcisme
enfin vient ce regard de mépris que saint Ambroise prête au
sage enfermé dans sa vertu comme dans une forteresse, et qu'il
jette non sur ses misères à lui, mais sur les passions d'autrui.
On eût attendu d'un chrétien plus de pitié (5).
Le sage stoïcien était une fiction. On n'en peut dire autant du
sage chrétien, puisqu'il y a eu des saints, puisque Dieu s'est fait
homme et a donné aux hommes l'exemple vivant de la perfec-
tion morale. 11 faut même s'entendre sur le sens des mots et ne
pas appliquer les expressions de parfait et de juste aux hommes
de la même façon qu'on les applique à Dieu (6). Toutefois il
n'est pas donné à tous d'atteindre même la perfection humaine,
et saint Ambroise emprunte à ce sujet la distinction stoïcienne
des devoirs parfaits et des devoirs moyens, en la prenant
dans son sens le moins philosophique. Thésauriser et faire de
bons dîners, voilà la mesure de l'honnêteté vulgaire; mais
jeûner, se contenter de peu, ne ressentir pour ce que nous ne
(1) Saint Ambroise, De off., II, 21 ; Cf. Cicékon, De finibus, V.
(2) M., Il, 9.
(3) M., I, 154; Cf. II, 13.
(4) Id., I, 155.
(5) Id., H, 66; Cf. III, 7.
(6j Id., m, 11.
l,E STOÏCISME DE SAINT AMBROISE. 225
possédons pointaucune convoitise, voilà un mérite plus rare au-
quel seul le nom de vertu convient (1). Grâce à cette distinction
le christianisme ne répudie pas la morale antique, il la subor-
donne. L'antiquité n'a connu que les devoirs moyens, les devoirs
nouveaux que le christianisme apporte sont les devoirs parfaits.
Grâce à cette même distinction, pour être chrétien il suffit après
tout d'être d'honnête homme, et ceux que décourageaient certai-
nes exigences trouvent dans le royaume de Dieu une porte à
leur taille. Mais, au-dessus de ce christianisme de tout le monde,
il y a le christianisme des parfaits. Saint Ambroise cite à son tour
cette scène de l'Evangile que Clément nous a déjà racontée. Un
jeune homme s'approche du Christ et lui demande ce qu'il faut
faire pour obtenir la vie éternelle : « Ne commets ni homicide,
ni adultère, ne vole point, ne porte point de faux témoignage,
honore ton père et ta mère, aime ton prochain comme toi-
même. — Mais c'est ce que je fais depuis que je suis né.
Est-ce là tout? — Si tu veux être parfait, reprend le Christ,
voici ce qu'il faut faire : vends tes biens, donne le montant aux
pauvres et tu auras un trésor au ciel, puis viens et suis-moi (2). »
Mais on peut ne pas vouloir être parfait. Et voilà comment la
théorie stoïcienne des deux espèces de devoirs sert à commen-
ter les paroles du Christ et vient confirmer la distinction des
préceptes et des conseils.
Il n'est pas jusqu'à la doctrine accessoire de l'avancement
moral (zocy-o-rrr,) qui n'ait son écho dans les Offices d'Ambroise.
Il y a trois espèces d'hommes en face d'une injure reçue : ceux
qui la rendent, ceux qui ne la rendent pas, et ceux enfin qui
bénissent l'insulteur et prient pour lui. De l'espèce intermé-
diaire saint Ambroise dit qu'elle est « en progrès » vers la per-
fection (.3).
(1) Saint Amiiroisk, fie o//'., IW, 10.
(2) /./., I, 30-37.
(3) liL, I, 232-233.
Université DE Lyon. — Vlll. A. 43
226 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS >'.
L'imitation qu'il a faite du second livre de Ciccron a entraîné
saint Anibroise à la suite des stoïciens vers une morale plus
compréhensive encore et où les choses utiles, les TCporjYixsva, trou-
vent leur place. Il ne s'agit sans doute pour saint Ambroise que
du plus j)ur des intérêts humains, de la sympathie dont nous
aimons à être entourés. Ou bien il s'agit des intérêts del'Église.
INous n'en sommes pas moins presque choqués d'entendre un
évêque, un saint, recommander d'arracher les coupables au
supplice, les faibles aux mains des puissants, en ajoutant que
cela fait bon effet (Ij. Est-ce l'enseignement de Kant qui nous a
rendus si scrupuleux qu'il ne nous suffise plus qu'une action
soit bonne et qu'il nous faille encore que dans l'intention qui la
dicte aucune pensée d'intérêt ne soit mêlée? En outre, nous
sommes enclins à plus de sévérité pour la vertu chrétienne que
pour toute autre et, puisqu'aussi bien elle fait entrer l'éternité
en ligne de compte, nous ne lui permettons pas du moins
d'autre calcul ; nous la voulons étrangère aux ambitions d'ici-
bas, même les plus nobles, et nous sommes toujours prêts à lui
dire : Ton règne n'est pas de ce monde. Saint Ambroise aurait
de bonnes raisons à opposer aux nôtres, et par exemple : Le
bien qu'on pense de nous n'aide-t-il pas au bien que nous vou-
lons faire et une vertu dédaigneuse de plaire ne manquerait-
elle pas de charité? En fait, le besoin de sympathie n'apparaît
souvent chez lui que comme une forme de la sympathie que
lui-même éprouve. Il n'en est pas moins évident que c'est l'imi-
tation de Cicéron qui lui a fait donner asile dans un Traité des
devoirs du chrétien à un sentiment qui ressemble beaucoup au
souci de l'opinion.
JNous avons à parler encore de la classification des vertus. Pour
saint Ambroise, comme pour les stoïciens, la vertu est une (2).
Mais, comme les stoïciens, il distingue pratiquement plusieurs
(1) Saint Ambroise, De off., II, 102.
(2) Id., II, 43.
LE STOÏCISME DE SAINT AMIiilOISE. 227
vertus, et ce sont les quatre vertus socratiques (1). Ne pas se
contenter d'une délinition générale du bien et entrer dans des
prescriptions de détail, voilà déjà qui caractérise une morale.
Que les concepts des différentes vertus, et non ceux des différents
devoirs, servent à classer ces prescriptions, cela est un trait de
plus qui en précise la physionomie. Si, en outre, ces prescrip-
tions rentrent dans un cadre traditionnel, elles s'adapteront à
ce cadre et seront comme imposées par lui. La forme entraînera
le fond et la vieille morale se perpétuera grâce à ce qu'il y
avait en elle de plus caduc en apparence. Rien ne dure et ne
fait durer comme la part de scolastique qui se mêle à tout
enseignement.
Quoi de plus artificiel, en effet, que cette division des quatre
vertus? Elle se présente, dans l'histoire de la philosophie, sans
démonstration et sans état civil. On ne sait quel en est l'inven-
teur. Pythagore, Démocrite semblent l'avoir connue. Socrate la
trouve toute faite et l'adopte. Les commentateurs modernes de
Platon essayent de la rattacher à sa psychologie, mais cette
dépendance est assez lâche chez Platon lui-même. La nouvelle
Académie ne se souvient plus déjà de cette artificielle liaison,
mais elle se souvient des quatre vertus. Sur cette classification
Epicure et les stoïciens sont d'accord. Et le stoïcisme la lègue
à saint Ambroise, qui la léguera à saint Augustin. Aous la
retrouvons dans Bossuet (2); enfin elle est aujourd'hui dans
plus d'un catéchisme (3). — Le sens des mots a changé sans
doute. Et il y a loin de la justice telle que l'entend souvent
Platon, harmonie des facultés entre elles, paix intérieure de
l'âme, à la justice telle que l'entend saint Ambroise, et qui con-
(1) il est à remarquer qu'il ne fait pas appel ici à la distinction des trois
vertus rardiiialtîs, toi, espérance et charité, (jui était déjà en usage. (Voir
Tkktim.ikn, Depaticntia, 12.) 11 prend sa classilication chez Cicéron.
(2j BossLF.T, Traité de la connai!^!^ance de Dieu et de soi-même, 1, 19.
(3) Voir A. Desjardins, les Devoirs, cli. ix.
228 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
siste à placer dans autrui le motif de toutes nos actions. Les
mots ojffrent cependant aux vicissitudes des idées une certaine
résistance et maintiennent entre les générations qui se succè-
dent un lien intellectuel et une tradition morale. Ainsi saint
Ambroise aura beau faire violence à ces quatre mots de sagesse,
de justice, de force et de tempérance, il restera en eux quelque
chose de leur sens primitif.
Aussi bien nous l'avons déjà vu, et nous voudrions seulement
faire ressortir les caractères généraux que les catégories mora-
les adoptées par saint Ambroise ont imprimées à sa conception
de la vertu. C'est une vertu active. Ambroise était trop Romain
pour aspirer à l'extase. Il n'avait pas besoin de Cicéron pour le
détourner de ces rêves mystiques. Du moins Finfluence de
Cicéron s'est-elle, comme souvent, exercée sur lui dans le sens
même de ses propres tendances. Il est mêmebien moins curieux
de science que Cicéron, et à plus forte raison que le Grec
Panétius. Par science il ne veut entendre que la science de ce
qui importe au salut. Quant aux autres formes du savoir,
astronomie, géométrie, il n'a pour elles que du dédain. Il faut
vraiment avoir le goût de l'erreur pour négliger à cause d'elles
le soin de notre âme (1). Mais connaître nos devoirs, connaître
Dieu, d'où ils viennent, voilà la science chrétienne. Encore
notre foi doit-elle être agissante. « Ce n'est pas celui qui dit :
Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le royaume des cieux,
mais celui qui fait ce que je dis (2). » Ce texte de Matthieu vient
à propos donner raison à l'esprit pratique de la race romaine.
Avions-nous tort de dire plus haut qu'il y avait entre le génie
de Rome et le christianisme une harmonie préétablie?
Mais voici où l'influence directe de Cicéron s'accentue davan-
tage. La vertu chrétienne, à l'époque même où écrit saint
Ambroise va fuir le monde et se réfugier dans les cloîtres, et
(1) Saint Ambroise, Deoff., l, 122.
(2)M,I, 12o.
LE STOÏCISME DE SAINT AMBROISE. 229
nous trouverons clans saint Ambroise lui-même un apôtre de
cette vie soustraite aux conditions et aux tentations de la vie
sociale. Elle comporte un idéal de vertu tout intérieure, tout
ascétique qui, môme sur ceux qui n'allèrent pas au cloître,
exerça un si puissant attrait, et modela tant d'âmes chrétiennes.
Au contraire, dans le traité Des Devoirs, c'est une vertu
toute sociale qui est prêchée. Sans doute il n'y a pas de chris-
tianisme sans charité, mais ce n'est pas de la charité seulement
que nous voulons parler, et ce quenous appelons la vertu sociale
enferme d'autres éléments moins essentiellement chrétiens.
JXous ne reviendrons pas sur cet amour de l'approbation que
nous avons déjà noté, sur ce souci de la bonne réputation de
l'Eglise qui devient pour chacun de ses membres un motif
d'action. Nous avons déjà noté aussi ce respect romain de la
justice et de l'homme juste que saint Ambroise en vient à pré-
férer un moment, pour les relations sociales tout au moins, à
celui qui ne serait que sage, si par hasard ces deux vertus
n'étaient point unres.
La place faite à l'amitié parmi les vertus est au même titre
une réminiscence des morales antiques. L'amitié est une vertu
païenne. Du moins n'y a-t-il aucune proportion entre la place
qu'elle tient dans les morales antiques, dans celles d'Aristote et
d'Epicure, comme dans celle des stoïciens (1), etcelle qu'elle tient
dans les morales modernes. Une charité qui ne choisit point,
toute notre puissance d'aimer tournée vers Dieu, ajouterons-nous
l'organisation officielle de la confession et de la direction ont
relégué au second plan dans la vie morale cette intimité étroite
de deux âmes s'offrant l'une à l'autre, avec la réciprocité de
l'afTection, de mutuelles confidences et un mutuel soutien. Plus
tard, et jusque de nos jours, l'amour a continué de faire tort à
l'amitié dans la littérature et dans la vie. Cette belle parole
(1) Cicéron met à plusieurs reprises sur le même rang amitié, devoir et
vertu. De finibiis, V, 8 et 11.
230 LES DEUX TRAITÉS <> DES DEVOIRS ».
antique, et que saint Ambroise reproduit : « Ne faire qu'un étant
deux (1) », ne s'entend plus d'ordinaire de deux amis. Parmi les
modernes, ceux qui ont le mieux parié de l'amitié étaient
nourris de l'antiquité. Saint Ambroise est donc un véritable
ancien par son culte tenace de l'amitié. — Un chrétien qui ne
serait que chrétien serait plutôt porté à voir un vol fait à Dieu
ou aux autres hommes dans cette élection dune créature. Puis
notre morale actuelle traite des devoirs plutôt que des vertus,
et quand l'amitié serait une vertu, elle ne serait pas un devoir.
Cela augmente encore la distance intellectuelle qui nous sépare
des dernières pages du livre d'Ambroise, et accuse plus nette-
ment l'origine païenne des idées qu'elles expriment.
Les devoirs envers la patrie restent dans saint Ambroise au
rang que leur avait assigné Cicéron parmi les devoirs de justice.
Or cet ordre seul : Dieu, la patrie, les parents, tous les hommes,
n'est pas sans signification. Saint Thomas mettra les parents
avant la patrie et on pourrait discuter longtemps sur les modifi-
cations de mœurs et d'idées qu'implique cette légère interversion.
— Saint Ambroise enfin reçut du stoïcisme le pressentiment
d'une justice internationale. Comme Cicéron, il soumet la
guerre elle-même à certaines règles et fait remarquer que, pour
désigner un ennemi, nous employons un mot qui signifie
étranger, hostis, témoignant par cet euphémisme de la persis-
tance entre hommes qui se font la guerre de sentiments humains.
Mais les exemples que saint Ambroise emprunte à l'histoire des
Juifs ne sont pas précisément des exemples d'humanité et ils
viennent contredire les préceptes qu'ils devraient confirmer (2).
Une expression cicéronienne adoptée par saint Ambroise
consacre et reflète le caractère éminemment social de sa morale
qui ressort de la place qu'y tiennent l'humanité, la patrie,
l'amitié, l'honneur, c'est l'expression même à'ho?ieslmn. Nous
(1) Saim Ambroise, De off., III, 133.
(2) M., I, 139.
LE STOÏCISME DE SAINT AMBROISE. 231
avons déjà fait remarquer, en parlant de Cicéron, ce qu'une
expression comme celle-là ajoute à la vertu qu'elle désigne.
On pourrait esquisser une histoire de la morale uniquement
d'après les mots qui ont servi à traduire cette idée commune :
ce qu'il convient de faire, depuis celui de y.aXdv jusqu'à celui
d'impératif.
Si la morale de saint Ambroise doit à Cicéron le caractère social
qu'elle a revêtu, elle doit à ce qui a pénétré en elle de l'esprit
grec, au travers du même Cicéron, ce caractère esthétique qui,
par instants, achève de lui donner une couleur vraiment
stoïcienne. Les livres modernes de morale ne traitent que de nos
devoirs et croiraient commettre une sorte de profanation en
mêlant les questions et en passant de la vertu à la civilité. La
moralité est devenue chose plus nettement définie, et nous la
mettons très haut sauf à vivre sans penser à elle. Les anciens
la mettaient partout et le mot officium désignait toute espèce de
choses auxquelles notre mot de devoir ne s'applique plus. Il
exprimait la convenance qu'il faut garder en tout; et saint Am-
broise, à l'exemple des stoïciens, se préoccupe de cette conve-
nance. Il traite de la démarche, des conversations, de l'habille-
ment (1), comme autrefois WniQuràw Pédagogue^ qui avait été
à même école. Nous avons vu qu'il fait même entrer la rhéto-
rique dans la morale.
Non seulement cette morale esthétique atteint des actions qui
échapperaient à une autre règle que celle du goût, mais pour
les actions qui sont du ressort de toute morale, elle apporte des
façons de juger que résume le mot de décorum, mot fait chré-
tien par saint Ambroise, comme celui (ïhoneslum. Et quand
saint Ambroise veut éclaircir l'idée de ce mot, il dit que le
décorum est pour l'âme ce qu'est pour le corps la grâce et la
beauté, h'honeslum est comparé au contraire à la santé (2). Cicéron
(1) Saint Ambroise, De off., I, 07 etseq.
(2) Jd., I, 219.
232 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
avait dit textuellement la même chose (1). Puis saint Ambroise
ajoute que dans la conduite humaine il y a, comme dans l'univers,
deux genres de beautés. Il y a des beautés de détail, ce sont nos
actions, nos vertus, prises une à une. Ainsi Dieu a fait ces
choses admirables, le soleil et la lumière, mais il y a quelque
chose de plus admirable, c'est la beauté qui résulte de l'har-
monie du tout, et dont Dieu a recouvert son œuvre dans son
ensemble. C'est aussi la beauté qui se répand sur une vie entière
dont le cours régulier a suivi sans se démentir les indications
de la nature (2). Et cela encore est dans Cicéron (3). Mais ce
qui est extraordinaire, c'est que cela soit chez saint Ambroise.
A quelle distance intellectuelle et morale sommes-nous de ces
chrétiens qui, pour se mortifier l'esprit, s'acharnaient à démontrer
que Jésus-Christ était laid ! La morale et la beauté sont récon-
ciliées et l'élégante vertu des Grecs est restée une vertu. S'il en
est ainsi et si, malgré l'àpreté plus grande de quelques docteurs,
la morale chrétienne n'a pas systématiquement dépouillé le
devoir de tout ce qui le rend aimable, cela tient à bien des
causes, et surtout à l'esprit de douceur qui lui vient de celui qui
l'a fondée ; mais cela tient aussi à l'inlluence que le plus
autorisé des Pères de l'Eglise laissa prendre sur sa pensée par
un Romain qui lui-même était un disciple des Grecs.
Saint Ambroise n'a pas toujours besoin d'imiter Cicéron pour
se montrer stoïcien. Cela prouve d'ailleurs quel accord son
éducation et le cours ordinaire de sa pensée philosophique
créaient d'avance entre Cicéron et lui. Nous pourrions citer
quelques passages qu'on croirait inspirés de Cicéron d'après
leur sens stoïcien, et qui pourtant ne le sont pas (4). Ainsi
(1) Cicéron, De off., I, 27.
(2) Saint Ambroise, De off., I, 219.
(3) Cicéron, I, 27.
(4) Par exemple l'allusion faite par saint Ambroise à la théorie de la
7:poy.o;:7J.
LE STOÏCISME DE SAINT AMBROISE. 233
rimportant Jovoloppoment sur la Providence dont nous avons
ailleurs indiqué la place dans l'œuvre d'Ambroise. Tous les
arguments ne sont pas stoïciens; car pour justifier Dieu, le
stoïcisme se contentait du monde présent et saint Ambroise a
Tinfini du temps. Quelques-uns le sont toutefois. Mais ce qui est
surtout stoïcien, c'est le problème môme dont nous avons déjà
eu l'occasion de dire qu'il fut entre le stoïcisme et le christia-
nisme un trait d'union. Le dogme de la Providence avait été le
dogme par excellence des stoïciens, le champ de bataille du
stoïcisme contre l'épicurisme. 11 est devenu, il est encore
au xvn" siècle « le rempart et le fort du christianisme » (1).
Quand nous traiterons des différences qui séparent la morale
de saint Ambroise de celle de Cicéron, nous serons forcés
d'avouer que quelques-unes ont été voulues par saint Ambroise.
Au contraire son stoïcisme est un stoïcisme involontaire ; et la
résistance mèijie qu'il oppose à son modèle prouve d'autant
mieux la force acquise d'idées à la contagion desquelles il n'a
pu échapper. Ce n'est pas assez de dire que le stoïcisme survit
en lui. Il revit et prend sur d'autres doctrines une revanche
inespérée. Au sein même du christianisme, en effet, platonisme
et stoïcisme se disputaient les esprits comme au sein du paga-
nisme auquel ils avaient apporté l'appui de théologies rivales.
L'époque que nous étudions, avecMinucius Félix, avec Lactance,
mais surtout avec saint Ambroise, vit une véritable réaction
stoïcienne contre les influences mêlées de Platon et de l'Orient.
Maintenant que ce stoïcisme qui, grâce à l'hospitalité de l'en-
seignement chrétien pour quelques-uns de ses principes, va
pousser si loin des rejetons ne soit pas le pur stoïcisme de Zenon,
il n'est pas nécessaire de l'avoir constaté pour l'affirmer. Un
système ne traverse pas les siècles immuable et sans perdre en
route, comme pour alléger son poids, une partie de son contenu.
(1) Voir Brlnetikhe, la Philosophie de Bossuct {Revue des Deux Mondes,
l"août 18911.
•23 1 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
C'est aiïaire aux historiens de la philosophie de le reconstituer
dans sa rigidité^. Mais ce que la conscience humaine retient de
lui, ce sont quelques principes féconds, et d'autant plus féconds
souvent qu'ils sont d'une forme moins précise et moins rebelles
aux transformations qu'elle leur fait subir. Nous dirons même
qu'un disciple infidèle est celui qui porte le plus loin une doctrine.
Si, au lieu du stoïcisme atténué de Cicéron, saint Ambroise se fut
trouvé en face d'un système tout d'une pièce, il ne lui eût rien
emprunté du tout. S'il lui eût fallu, à lui chrétien, tout prendre
ou tout laisser, il eût tout laissé. Et c'est l'influence stoïcienne
qui y eût perdu. Ni Cicéron ni saint Ambroise, qui travaillaient
l'un pour son pays, l'autre pour sa religion, ne comptaient servir
cette influence et c'est pour cela qu'ils l'ont mieux servie.
Avec le livre d' Ambroise, elle pénètre dans le moyen âge.
Saint Augustin (1), puis Cassiodore (2), nous apprennent en eflet
que de bonne heure ce livre fut considéré comme le manuel
officiel de la morale chrétienne. Pendant tout le moyen âge, il
garda ce rôle etmaintint ainsi associées les traditions qui s'étaient
confondues en lui. Le grand nombre des manuscrits des Offices
est une preuve presque mathématique du grand nombre de leurs
lecteurs. Il faut ajouter que ces manuscrits s'étagent sur des
siècles difl"érents, ce qui démontre que le succès fut persistant.
Outre les copies littérales du texte, il en fut fait des résumés,
des extraits, d'où nous pouvons conclure que nous avons aflaire
non seulement à un livre qu'on lit, mais à un livre qu'on étudie.
Jusque dans notre siècle il en a été donné une édition au moins
à l'usage des séminaires (3). Non seulement enfin, redisons-le,
saint Ambroise servit le stoïcisme pour son enseignement, mais
par l'exemple qu'il donna et qui rendit licite tous les emprunts et
toutes les imitations à venir. Témoin cet Aelred qui ne se con-
(1) Saint Augustin, Ep., LXXXII.
(2) Cassiodore, Inst. div., I, 16,
(.3) Édition Lavigerie, Lyon, 1853.
LE STOÏCISME DE SAINT AMBROISE. 233
tente pas de ce qu'il prend directement à saint Ambroise, mais,
ce qui était une autre façon de Fimiter, imite à son tour leur
maître commun, Gicéron. — Si donc nous avons du stoïcisme
dans le sang encore aujourd'hui, nous le devons sans doute à
des relations souvent renouvelées avec les maîtres du Portique,
mais nous le devons aussi à ce que, grâce aux Pères de FEglise,
grâce à saint Ambroise, jamais le stoïcisme ne disparut tout
entier des consciences chrétiennes.
. CHAPITRE VI
LES DEUX TRAITÉS > DES DEVOIRS
{Suite.}
Différences extérieures des deux livres.
Nous arrivons aux différences qui distinguent les deux ou-
vrages que nous étudions. Il en est qui ne sont qu'accessoires
et qui ne pouvaient être évitées. Quelques-unes tiennent aux
deux hommes. Non qu'il n'y ait entre eux quelques analogies
de nature. Ce sont deux Romains, deux esprits pratiques, deux
hommes de gouvernement. L'un, le philosophe, fait passer les
devoirs avant la théorie ; l'autre, le chrétien, est un disciple
respectueux du dogme, mais son activité et sa prédication sont
tournées d'un autre côté. Ce sont deux moralistes. Cependant
cette orientation commune de leur pensée tient à des causes
tout opposées. C'est l'absolue certitude d'Ambroise qui le dis-
pense de discuter ce qui n'est plus en question. Chez Cicéron
l'indifférence naît de l'incertitude. Le caractère de ces deux
hommes achève leur dissemblance. L'énergie morale de saint
Ambroise se traduit dans tout ce qu'il écrit, mais dans cette
àme de chrétien elle ne va pas sans humiUté. Cicéron, qui est
un caractère plutôt faible, en revanche, n'est pas modeste du
238 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
tout. 11 faut lire l'im après l'autre leurs deux exordes. L'un
s'excuse d'instruire, il efface sa personne, il n'est que l'inter-
prète obligé dune morale qui vient de Dieu. L'autre se com-
pare à un Platon doublé d'un Démosthène. Il en résulte que
celui des deux qui a les convictions les moins fortes est celui
qui parle le plus en son nom.
11 faut comparer aussi les personnes auxquelles ils s'adressent.
Cicéron s'adresse à son fils, mais il écrit pour toute la noblesse
romaine. Ce n'en est pas moins comme le testament d'un
homme de bien que ce traité Des Devoirs, et l'accent paternel
qui, à plusieurs reprises, s'y fait entendre, communique à l'œuvre
entière plus de sincérité et d'élévation. Saint Ambroise parle
pour ses fils à lui, comme il dit, pour ses prêtres. Son livre
s'appelle le traité Des Devoirs des prêtres. Sans doute ces devoirs
sont, pour une bonne part, ceux de tout le monde. Les devoirs
moyens, tout au moins, sont des devoirs de laïques, et l'enseigne-
ment de saint Ambroise n'a le plus souvent rien de profes-
sionnel. Il est certains passages toutefois — nous en avons
déjà signalé quelques-uns — qui, soit par le surplus d'exigences
morales, soit par la nature même des conseils, ne semblent faits
que pour des ecclésiastiques. Tels ces passages sur la dignité
du prêtre, la chasteté (1), sur la prédication. Ailleurs saint
Ambroise dis lingue les différents emplois de lecteur, de psal-
miste, et d'exorciste, entre lesquels nos aptitudes doivent guider
notre choix (2). Tous ces textes sont même précieux pour
l'histoire de l'organisation intérieure de l'Eglise. En un cha-
pitre du livre II, il nous donne comme un guide de la carrière
ecclésiastique : il est permis d'aspirer aux honneurs pourvu
que ce soit sans brigue, sans excès d'ambition, et que l'on se
contente de laisser faire son mérite. Le pouvoir nous apporte
des devoirs qu'il faut accomplir sans dureté, mais qu'il faut
(1) Saint Ambroise, De off., I, 247.
(2)rd., I, 21b.
niFFÉRENCES EXTÉRIEURES DES DEUX LIVRES. 239
accomplir. On conlente difficilement tout le monde, et ceux
que vous avez combles de bienfaits n'en deviendront que plus
exigeants, vous faisant une loi de vos faveurs. 11 ne faut pas
dautre part que celui qui est plus haut dans la hiérarchie
prenne ombrage de la vertu de celui qui est plus bas, si elle a
quelque chose d'éminent, mais celui-ci céderait à la pire vanité
s'il y avait eu comme un plan de sa part et s'il cherchait à l'em-
porter de quelque façon sur sou évoque (1). Et quand il ne s'agi-
rait pas dun évèque, il est toujours mal de diminuer quelqu'un
pour se grandir. C'est au plus parfait d'être plus humble.
D'un prêtre surtout on attend la justice, la charité, l'humilité,
Toute faute venant de lui est double.
Beaucoup de conseils moins spéciaux, et qui même viennent
de Cicéron, sont appliqués à des circonstances et à des mœurs
tellement différentes de celles pour lesquelles Cicéron écrivait,
qu'il faut y prendre garde pour les reconnaître. Ainsi saint
Ambroise parle des coupables qu'il peut être permis d'arracher
au supplice (2). Il pense au droit d'asile, à l'intercession toute-
puissante de l'évèque. Cicéron avait dit la même chose. Il pen-
sait au métier d'avocat. Même transposition pour un conseil qui
vient peu après : 11 faut éviter les prodigalités Pour Cicéron il
s'agit des jeux, des théâtres, des fêtes données par les magis-
trats au peuple. Pour saint Ambroise il s'agit du luxe intérieur
de l'église et des frais du culte (3). Quand saint Ambroise dit
qu'il faut donner avec économie, ce n'est point, comme Cicéron,
notre propre fortune qu'il recommande de ménager, mais le
budget des pauvres sur lequel certains exploiteurs de la charité
publique entreprenaient de vivre (4). Des mœurs nouvelles
donnent ainsi aux mêmes conseils une portée toute différente.
(1) Saim Amiioise, De off., II, 12:3.
{2i Id., Il, 102.
(3)W.,1I,1I1.
(4) M.^ Il, 76.
240 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
Il y a dans tout livre de morale en particulier, outre ce qui
est exprimé, ce qui est sous-entendu, et, pour les deux traités
Des Devoirs que' nous comparons, quand ce qui est exprimé est
presque identique, ce qui est sous-entendu les met encore à
une grande dislance l'un de l'autre.
On voit par ce qui précède à quel point les préoccupations
du moment pénétrèrent dans le livre d'Ambroise et tirèrent à
elles son enseignement. L'historien y gagne toutes sortes d'in-
dications utiles sur des mœurs ou sur des événements (1). Et
le moraliste reçoit l'impression d'une morale vraiment vivante
etvécue. Nousassistons à ces distributions d'aumônes auxquelles
il vient d'être fait allusion. Nous saisissons sur le vif cette or-
ganisation de la bienfaisance que Gicéron n'avait pas connue et
que l'empereur Julien enviait au christianisme. Il n'y a pas que
des pauvres à secourir. On rachète des captifs. On marie des
orphelines. Gicéron avait cité ces exemples d'ingénieuse charité.
Mais ils prennent à l'époque troublée où écrit Ambroise,
comme plus d'actualité et de vérité historique (2). De même
encore, après nous avoir exhortés au courage, Gicéron ajoutait,
ce qui est d'une morale plus savante, ce qui doit venir de
Panétius, qu'il faut nous défier d'autres fois de notre courage,
et ne rien entreprendre qui soit au-dessus de nos forces. Gette
règle un peu vague de modestie et de prudence prend chez
saint Ambroise une signification très précise. Beaucoup de chré-
tiens étaient allés au-devant du martyre que leur vaillance avait
abandonnés en route, et c'est contre pareille aventure que saint
Ambroise met en garde des bonnes volontés présomptueuses.
Il faut donc savoir prévoir, regarder devant soi et ne jamais
s'exposer à devoir dire plus tard : « Je n'y avais pas pensé (3). »
(1) Outre les indications déjà relevées, voir ce qui est relatif aux métiers
interdits aux soldats, I, 184, à une disette qui sévit à Rome, 111, 40.
(2) Saint Ambroise, De off., 11, 71-72.
(3) Id., I, 189 ; Cf. CicÉiiuN, De off., I, 23.
DIFFÉRENCES EXTÉRIEURES DES DEUX LIVRES. 241
Uu autre danger du courage, c'est qu'il a souvent son prin-
cipe dans un désir immodéré de la gloire (1), et ici encore
saint Ambroise, tout en reproduisant une pensée de Cicéron,
■^'adresse à ses contemporains, à ceux qui, obéissant plus à
leur orgueil qu'à leur foi, se faisaient un point d'honneur de
provoquer le pouvoir et d'attirer sur eux des persécutions
dont ils n'étaient pas seuls à souffrir.
Tous ces morceaux font revivre devant nous la figure du
grand évêque instruisant, jugeant, secourant, enseignant à ses
prôtres leur ministère, à tous leurs devoirs, chargé désintérêts
multiples d'un diocèse en môme temps que du salut individuel
de chacun, et pourvoyant à tout, vrai directeur responsable des
âmes, dont tous les conseils sont des ordres, partant des actes.
Cela nous met bien loin des dissertations toutes théoriques de
Cicéron. Il est partout, l'évêque, dans ce long sermon oii plus
d'un sermon proprement dit a trouvé place. Au courant de la
lecture nous voyons réapparaître différentes phases et diffé-
rents é[)isodes de l'épiscopat d'Ambroise. L'exorde, dont nous
avons déjà signalé la touchante humilité, nous raconte quelle
violence lui a été faite; mais, évêque malgré lui, il remplira tous
les devoirs d'un évêque et, puisqu'il lui faut enseigner, il com-
mencera par s'instruire. C'est à cette modestie que nous devons
l'imitation qu'il fit de Cicéron. Puis nous le suivons dans l'exer-
cice de ses fonctions épiscopales. Dans le choix de ses prêtres
il prend garde à tout, même à leur attitude, à leur démarche.
Et l'événement un jour donna raison à ses préventions. Il avait
refusé, sur leur mine, d'admettre deux jeunes gens dans son
clergé. L'un se fit arien, l'autre homme d'argent (2). Il nous
fait ailleurs la confidence de sa douleur lorsqu'il lui faut retran-
cher un membre de l'Église (3). Évêque politique il interdit
(1) Saint Ambroise, De off., I, 193; Cf. Cicéron, I, 19..
(2) Saint Ambroise, De o//"., I, 72.
(3) M., 11, 13d. . ,, ,
Université de lyon. — VllI. A. 16
242 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
les excès d'im zèle inutile ou provocateur (1). Mais on sait qu'en
revanche il ne cède rien de ses droits, surtout quand ces droits
sont des devoirs. Il refusa à l'empereur le dépôt des veuves
qu'il voulait saisir, et fait pour ceux à qui pareille résistance
incombera, et que des sollicitations suivies de menaces risque-
raient de troubler, un devoir strict d'être inflexible. Tout dépôt
est sacré, le dépôt des veuves l'est deux fois (2).
Le même évêque en avait usé plus librement avec les trésors
propres de l'Eglise, quand les Gotlis envahirent l'Italie. Il avait
fait fondre les vases sacrés pour racheter des captifs. Ce fut le
prétexte d'une campagne que les ariens menèrent contre lui.
Le traité Des Devoirs contient l'éloquent plaidoyer de saint
Ambroise pour lui-même. A quoi bon garder ce qui ne sert à
rien? Mais c'est un or bon à quelque chose que celui qui a pu
rendre la liberté, et des chrétiens de plus dans l'Eglise sont pour
elle un plus bel ornement que les vases les plus riches. L'or de
l'Eglise est fait pour des misères à secourir et non pour FEglise.
Ses vrais trésors à elle ce sont ses pauvres (3). — Saint Ambroise
avait, on s'en souvient, passé une partie de sa vie à lutter contre
les ariens et, quoique le traité Des Devoirs ne soit pas du tout
une œuvre de polémique, les ariens y apparaissent encore au
moins une autre fois, en compagnie des manichéens (4).
Le traité Des Devoirs de Gicéron est comme dépaysé dans
ce milieu de préoccupations et de passions religieuses où il
est transporté. Mais ce sont là différences tout extérieures entre
les deux œuvres que nous comparons, et qui ne touchent pas aux
idées. Nous en dirons autant de la place que se font dans cette
imitation d'un livre latin deux théories dont nous savons l'origine
orientale : la théorie des allégories et celle des emprunts. Les
(1) Saint Amuroise, De off., I, 207.
(2) id.,ll, 143-146.
(3) W., 11,141.
(4)W.,1, 117.
DIFFÉRENCES EXTÉRIEURES DES DEUX LIVRES. 243
miracles de Moïse sont interprétés dans un sens figuré (1). De
môme tous les rites de l'ancienne loi. Les observances auxquelles
étaient astreints les lévites deviennent les symboles des vertus du
pr(>tre (2:. Si Salomon parle d'un repas qui nous a été offert et
quil faut rendre, c'est d'un échange de bons officesqu'il s'agit;
car il n'est pas de mets plus succulent pour les âmes (3). Le môme
Salomon remplissant l'univers du bruit de sa sagesse est l'image
prophétique du Christ. Celui-là est le vrai Salomon (4). Mais,
dans le traité Des Devoirs de saint Ambroise, ces explications
sont accidentelles et comme à côté de l'enseignement moral. —
L'hypothèse classique d'emprunts faits par les philosophes païens
à l'Ecriture n'a pas non plus modifié cet enseignement. Elle
témoigne toutefois d'une médiocre confiance dans l'esprit
humain, et se rattache, si on y regarde bien, à une morale fondée
sur l'autorité et la tradition. Nous verrons que telle est en
effet la morale de saint Ambroise. Mais dans le traité Des Devoirs
ces emprunts sont plusieurs fois allégués sans que l'auteur en
tire des conséquences qui vaillent la peine. C'est un lieu
commun auquel il sacrifie. Ainsi pour saint Ambroise les philo-
sophes n'ont inventé ni la définition de la justice, ni celle du
courage, ni celle du souverain bien (5). Il leur refuse môme
l'invention de mots tels que ceux d'of/iciiwî et de décorum (6).
Ils ont beau se chercher des maîtres qui, comme eux, ne soient
que philosophes, le plus ancien, Pythagore, est moins ancien
que Moïse et que Job (7). A plus forte raison Cicéron et Pané-
tius n'ont-ils rien dit qui vienne d'eux (8). Et voilà comment,
(1) Saint xVmbkoise, De off'., Ill, 02-95.
(2) Id., I, 248.
(3) Id., I, 1G3.
(i) Id., II, -02.
(5) Id., I. 92, 133, 179.
(6) ld.,1,30.
(7) Id., I, 31 ; II, fi.
(8) Id., I, 179.
24i LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
pourrait conclure saint Ambroise, en les imitant, un chrétien
ne fait que reprendre son bien.
Il ressort de là tout au moins qu'il est une vertu que notre
saint ne pratique pas, c'est la reconnaissance intellectuelle.
Pour Cicéron, c'est un disciple hostile, et son imitation est pleine
de réticences. Nous avons dit que quand il lui ressemble pour
le fond des idées c'est malgré lui. Au contraire, les différences
sont cherchées, voulues et accusées. Il le critique (1). Il lui
reproche son art, comme s'il avait nui au sérieux de son ensei-
gnement (2). Enfin il se défend de venir faire à sa suite des
théories morales, quoiqu'en réalité il en ait fait. Ce qu'il se
propose, c'est de rapporter les grands exemples donnés aux
chrétiens par leurs ancêtres. Cet enseignement-là du moins
n'est pas sujet à discussion (3). Il annonce ainsi une sorte de
morale en action tirée de l'histoire sainte. En vérité il a fait
quelque chose de plus. Mais il a fait aussi ce qu'il annonçait.
Et son livre, comme celui de Cicéron d'ailleurs, est un recueil
d'exemples. Mais ses exemples ne sont pas ceux de Cicéron, et
c'est ici qu'apparaît le mieux son parti pris d'infidélité. Il fait
un visible effort pour trouver de chaque vertu des exemples que
le christianisme puisse revendiquer, et toute l'histoire sainte y
passe depuis les patriarches jusqu'à celui que les gnostiques
appellent le nouvel Adam.
Il va sans dire que, pour le plus grand nombre de ces exem-
ples, le choix a été heureux, et l'application facile. Il y a de
l'éternel en morale, et l'on peut trouver pratiquées en Judée les
vertus dont la Grèce et Rome ont fait la théorie. Pour quelques
uns cependant on sent qu'ils sont insérés après coup dans un
texte qui n'était pas fait pour eux. Et ils ne prouvent pas toujours
ce qu'il s'agit de prouver. Que le soleil se soit arrêté pour obéir
(1) Saint Ambroise, De off., I, 84.
(2) Id., 1,29.
(3) M., I, 116.
DIFFÉRENCES EXTÉRIEURES DES DEUX LIVRES. â45
à Josué et pour achever sa victoire, cela par exemple ne témoi-
gne ni de sa bravoure ni de ses talents (1). Mais saint Ambroise,
qui avaitd'abord négligé, pour les autres formes du courage, le
courage militaire, semble craindre qu'on prenne maison silence
sur cette vertu, comme si l'histoire sainte était à court d'hommes
de guerre, et, revenant sur ses pas, cite tous les rivaux hébreux
de Décius et de Régulus. 11 faut en effet que l'histoire sainte
suffise à tout. Saint Ambroise y cherche même et y trouve des
exemples du mal comme du bien. On y voit des intrigants comme
Absalon (2), des perfides comme Dalila (3). On y apprend, dans
l'histoire de Roboam, comment de mauvais conseillers font
perdre une couronne (4).
L'éclectisme, qui nous fait saluer avec le même respect la vertu
de tous les pays et de tous les temps, est un sentiment inconnu
à saint Ambroise. Il serait, ce que nous comprenons mal,
plutôt équitable pour les théories que pour les gens. Ce Romain
affecte d'ignorer l'histoire de sa patrie. 11 cherche ailleurs des
ancêtres, des souvenirs, des gloires, tout ce qui constitue une
patrie morale. Il cite toutefois, comme un trait de mœurs qu'il
approuve, la défense faite aux pères de famille de se baigner
avec leurs fils ou avec leurs gendres, de peur qu'il n'en résulte
une trop grande familiarité (5). Fabricius aussi trouve grâce
devant lui (6). Mais c'est tout ce qui reste de l'histoire romaine
dans ce traité Des Devoirs qui, chez Cicéron, en était si plein. Les
exemples cités par Cicéron et qui faisaient de son livre le livre
d'or de la vertu païenne sont remplacés, ou bien sont rapprochés
d'exemples hébreux et rabaissés à leur profil.
(1) Saint Ambroisk, De off.,l, 1913.
(2) Id.,l\, 114.
(3) Id., H, 131.
(4) Id., 11,93.
(5) Id., I, 79.
(6) Id., m, 91.
246 LES DEUX TRAITES « DES DEVOIRS ».
Il faudrait trop de bonne volonté pour être toujours dans ces
comparaisons de l'avis de saint Ambroise. Un philosophe,
Architas, avait dit à un de ses domestiques qui avait commis
quelque faute : « Comme je te punirais, si je n'étais en colère ! »
Ambroise trouve David très supérieur qui, étant armé, se retint
de frapper (1). Saint Laurent se désolant parce que son évêque,
Xyste, subit sans lui le martyre^ et cet évêque qui va mourir con-
solant son disciple qui survit, voilà un spectacle plus édifiant que
celui que donnèrentOreste etPylade s'offrantl'unpour l'autre au
supplice (2). — Les admirateurs d'Oreste et de Pylade pourraient
répondre que les deux exemples n'ont pas la même signification,
et que les martyrs de l'amitié sont d'une espèce plus rare, sinon
plus élevée, que les autres martyrs. Ce n'est pas à Scipion que nous
devons l'art de n'être point seuls dans la solitude, etde n'être jamais
moins oisifs que quand nous n'avons rien à faire. Le prophète
David nous avait enseigné à nous promener de long en large dans
notre âme, comme dans une vaste demeure, et Moïse trouva si bien
le moyen d'agir sans rien faire qu'il triompha de ses ennemis en
restant immobile, et alors qu'on lui soutenait les bras levés versle
ciel (3). — Si l'exemple de David ne précédait celui de Moïse,
on croirait que saint Ambroise n'a pas compris la pensée de
Scipion dont il les rapproche. — Les philosophes vantent deux
pythagoriciens, Damon et Pythias, dont voici l'histoire. L'un
d'eux avait été condamné à mort par Denys le Tyran. Il pria
qu'on le laissât aller chez lui mettre en ordre quelques affaires.
Son ami s'offrit à lui servir de caution, et à mourir à sa place,
s'il ne revenait au jour dit. Mais il revint, et Denys, non content
de faire grâce à celui qu'il avait condamné, demanda à entrer
entiers dans une si belle amitié (4). Mais bien plus touchante
(1) Saint Ambroise, Deoff., I, 94.
(2) /'/., I, 204.
(3) W.,III, 1.
(4) J(^., 111, 80.
DIFFÉRENCES EXTÉRIEURES DES DEUX LIVRES. 247
pour saint Ambroise est la fille de Jephté, acceptant avec rési-
gnation la mort à laquelle un vœu imprudent de son père l'a
exposée. (On se fût attendu à lavoir plutôt comparer à Iphigénie.)
— Il y a de même plus juste qu'Aristide (1). Nous avons déjà
dit enfin quelle leçon l'aveu loyal de Raguel à Tobie donnait à
tous les casuistes stoïciens.
Il esta remarquer que. sauf un, ces exemples, comme la plupart
de ceux qui sont invoqués par saint Ambroise, sont tirés de l'An-
cien Testament. Non que le Nouveau Testament et l'histoire des
premiers siècles de l'Eglise soient délibérément laissés de côté :
mais on pourrait presque compter les emprunts qui leur sont faits.
Sans doute la vie du Christ est l'exemple par excellence d'un don
absolu de soi-même (2). Saint Ambroise ne peut davantage parler
de la chasteté sans nommer Marie, Marie que troubla même la vue
de l'ange qui vint lui annoncer sa glorieuse maternité (3). Judas,
au contraire, nous montre l'avarice menant à la trahison (4). Saint
Paul, dont les épîtres sont d'ailleurs plus d'une fois citées, est la
personnification des vertus que doit pratiquer celui qui veut
enseigner la vertu (5). Saint Ambroise raconte enfin que saint
Laurent, à qui on avait demandé les trésors de son Eglise, montra
ses pauvres (6) ; et lui-même dans l'affaire des vases sacrés tira
de cette image le parti que l'on sait. — Mais pour l'ordinaire
nous sommes reportés bien des siècles en arrière. Il est évident
que saint Ambroise a la superstition do l'antiquité et cherche
à la morale chrétienne des titres lointains. Il n'est pas impos-
sible aussi que certain modèle ait pesé sur lui, venant jusque
dans cette œuvre mêler son influence à celle de Cicéron. Nous
verrons bientôt qu'il a écrit sur Abraham, sur Jacob, sur Tobie,
(i) Saint Ambroisk, De off., III, 87.
(2) M., III, i:;, 49.
(3) Id., I, 69.
(4) M., II, 24.
(b)W., II, 87; Cf. III, 15.
(6) Id., Il, 140.
248 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
des pages toutes pleines de Philon. C'est Philonqui a fixé dans
sa pensée les traits épiques de ces grandes figures. Lorsqu'elles
apparaissent dans le traité Des Devoirs, s'il n'imite Philon, saint
Ambroise du moins se souvient de l'imitation qu'ailleurs il en
a faite. El voilà comment, dans ce livre de morale chrétienne,
le Christ et l'Evangile ont relativement peu de place. Leur esprit
a tout pénétré, tout renouvelé, nous allons nous efforcer de le
démontrer. Mais la matière du livre, quand elle n'est pas fournie
par Cicéron, l'est par cet autre maître de saint Ambroise que
nous venons dénommer, Philon.
Quels sont avec ceux que nous avons cités les personnages de
l'Ecriture cliers à saint Ambroise? C'est Elisée qui triompha de
ses ennemis, sans combattre, par la toute-puissance de sa double
vue et par ses prières, c'est-à-dire en définitive par le secours
de Dieu (i). C'est David, qui sut être humble et doux (2), qui
respecta le sommeil de celui qui le haïssait (3), qui ne fit la
guerre que quand il y fut contraint (4), qui aimait la vertu
même chez ses ennemis (5), David, un roi qui avouait ses fau-
tes (6), et dont le gouvernement était fondé sur la bonté (7),
avec cela un maître de la vie intérieure (8), David enfin dont
le Seigneur a dit : « J'ai trouvé David selon mon cœur (9)». C'est
Salomon, son fils, qui hérita de ses vertus, Salomon suivant
lequel il est plus méritoire de vaincre sa colère que de prendre
une ville (10), Salomon dont la justice ingénieuse répandit au
(1) Sai.nt Ambroise, De o//., 111, o ; Cf. 8G.
(2) /d.,I, 9, 21; Cl". 111, 33.
(3) IL, 1,94.
(4) Id., l, 177.
(5) M., II, 33.
(6) Id., II, 34.
(7) M., II, 32-38.
(8) Id., III, 1.
(9)Jd.,II, 35.
(10) Id., I, 96.
DIFFÉRENCES EXTÉRIEURES DES DEUX LIVRES. 249
loin la renommée et fit venir jusqu'à lui une reine en pèlerinage.
— Mais c'est surtout Job. Job est le héros du traité Des; Devoirs
de saint Ambroise. ■Son content de le citer souvent, saint
Ambroise raconte à sa façon son histoire, c'est-à-dire la sim-
plifie. 11 ne partage pas l'angoisse des personnages de la Bible
en face de malheurs dont le sens leur échappe. Et même les
blasphèmes qui échappent à Job ne sont pour lui qu'une feinte
et comme un artifice de rhétorique. Ainsi Platon, se mettant à
la place de ses adversaires, exprime lui-même pour un instant les
opinions qu'il va bientôt réfuter. Le drame biblique est par là
réduit à un seul acte. C'est un Job revu et corrigé par un évêque
chrétien, exemple d'une résignation dont l'acharnement du
malheur ne parvient pas à triompher (1). Il dit, comme dirait
Epictète : « Je suis né nu. je m'en irai nu. Ce que le Seigneur m'a
donné, le Seigneur me l'a ôté. » Mais il ajouter ".Qu'il soitfait'selon
la volonté du Seigneur et que son saint nom soit béni (2) ! » Et
il sert par surcroît à démontrer' cette thèse stoïcienne que les
pires malheurs ne nuisent pas au bonheur du sage (3). Bien
mieux, sans eux il n'eiit pas fait ses preuves. Ils font donc
partie de sa vertu et de sa gloire.
Mais si bon stoïcien que Job paraisse, il ne l'est que par acci-
dent. Ses façons d'être et de parler procèdent d'une conception
de la vie qui n'est pas la conception stoïcienne. Comme les
autres exemples donnés par saint Ambroise, cet exemple ex-
prime des vertus vraiment nouvelles : confiance en Dieu, humi-
lité, résignation, sur lesquelles il nous faut maintenant nous
arrêter. Mais réussirons-nous jamais à faire mieux comprendre
la différence des deux morales que nous étudions que par cette
antithèse des deux noms les plus chers, l'un à saint Ambroise,
l'autre à Cicéron, Job et Régulus?
(1) Saint Ambroise, Dcoff., I, 41-42.
(2) Id., I, 191.
(3) ll.,U, 19.
250 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
Il
Vertus nouvelles.
Commençons par dire que ce n'est pas toute la morale chré-
tienne dont nous allons faire ressortir la nouveauté, ni même
toute la morale desaintAmbroise, mais seulement la morale du
De Officiis^ ce qui n'est pas la même chose. Par exemple dans
ce livre de l'un des apôtres de la virginité chrétienne les fem-
mes n'ont pour ainsi dire point de place. Mais si borné qu'il ait
été par le cadre même de son modèle, si plein qu'il soit aussi,
et malgré lui, d'idées cicéronienries, le traité Des Devoirs de
saint Ambroise est un livre chrétien. Il nous reste à montrer
en quoi.
Il est chrétien par ce qu'il omet comme par ce qu'il ajoute, et
il faut signaler d'abord ce qui étant chez Cicéron n'est pas chez
saint Ambroise. Une notion essentielle au stoïcisme est absente
en effet de la pensée de notre évêque. Non qu'il la nie expressé-
ment, mais elle est comme rendue vaine par le rêve chrétien
d'une société fondée sur l'amour mutuel de ses membres.
Cicéron est préoccupé de ce qui est dû à chacun. Même sa
charité, on le sait, tient des comptes; elle est faite d'échanges,
il rend plutôt qu'il ne donne ou ne donne qu'à qui rendra. De
tous les devoirs de famille, les plus sacrés, dit-il, sont les
devoirs envers nos parents, parce que c'est à eux que nous
devons le plus (1). Comme nous pensons autrement et comme
nos devoirs envers nos enfants nous semblent plus impérieux
encore, justement parce que nous n'avons jamais rien reçu
d'eux et n'en attendons rien ! Ils sont l'exemple le plus parfait
(1) Cicéron, Bc off., L, 17.
\
VERTUS NOUVELLES. 2bl
d'un don gratuit de soi-même ; ou, si Ton veut y voir une resti-
tution, nous rendons à une génération ce que nous avons reçu
d'une autre, ce qui est d'une solidarité plus large. Dans la
justice commutative il y a à la fois plus d'dtroitesse et plus de
rigueur. Or Cicéron a l'âme juridique comme tout Romain.
C'est en outre un professionnel, un avocat. Le stoïcisme a
élabore chez lui cette notion de droit et l'a dégagée des forma-
lités qui l'obscurcissaient (1). Mais elle n'en ressort que plus
nettement dans sa hautaine sécheresse, et c'est sur elle que
Cicéron fonde les sociétés humaines. Ce n'est pas ici le lieu de
dire que, bonne pour assurer la police et comme l'ordre maté-
riel des Etats, elle met entre les gens des barrières mais non
des liens. Elle ressemble à un contrat passé entre nos différents
égoïsmes. Elle n'en est pas moins une utile protection non
seulement contre ceux qui nous veulent du mal, mais contre
ceux qui nous veulent un bien que nous ne voulons pas. Et il
faudra que les temps modernes retrouvent cette notion effacée.
et en fassent pour l'individu un abri contre les intempérances
de la charité.
La notion d'Etat laïque est également une de ces notions que
nous devons à Rome, à qui nous devons tant. Nous avons vu
quelle place elle tenait dans la morale stoïcienne, mais l'Eglise
a, chez saint Ambroise, fait tort à l'Etat. C'est l'intérêt de
l'Eglise, ce n'est plus l'intérêt de l'État qui s'oppose aux intérêts
particuliers, L'Etat lui-même est dans l'Eglise comme l'empe-
reur (2). Saint Ambroise a un patriotisme ardent, mais l'idée
de patrie n'est pas celle d'État. Il y a là encore une notion qui
ne reparaîtra que dans les temps modernes, après une longue
éclipse. — L'affaiblissement de ces deux idées était la rançon
pi-esque obligée des acquisitions nouvelles ; et c'est un problème
encore non résolu que celui qui consiste à faire coexister ces
(1) Cicéron, De off., I, 10.
(2) Voir chapitre premier.
252 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
deux associations, l'Etat et l'Église, sans subordonner l'une à
Tautre ; c'en est un autre de n'imposer silence ni au droit devant
la pilie, ni à la pitié devant lo droit.
Avant d'étudier les sentiments absolument nouveaux, s'il y
en a, qui ressortent de la prédication d'Ambroise, il nous faut
en étudier qui ont été seulement renouvelés et qui ont reçu,
moyennant Fintroduction d'éléments qui les rajeunissent et
les transforment, droit de cité dans la morale chrétienne. —
Gomme un stoïcien, saint Ambroise loue le charme austère de
la solitude et d'abord presque dans les mômes termes, mais à
l'isolement hautain et au contentement égoïste du stoïcien con-
versant avec lui-même se substitue peu à peu, dans sa pensée,
un doux commerce avec Dieu, compagnon fidèle des âmes (1).
— De même pour l'amitié, saint Ambroise en parle d'abord
comme Cicéron lui-même en avait parlé. Quelques traits seule-
ment révèlent une pensée chrétienne. La mutuelle fidélité de
l'amitié trouve une garantie dans une commune piété (2). La
charité supprime entre les amis de rang inégal une hiérarchie
incompatible avec l'amitié. Encore la nuance est-elle à peine
saisissable entre ces idées et d'autres qui faisaient comme
partie de la théorie classique de l'amitié. Elle n'est que dans
les mots de piété et de charité. Mais voici que Dieu se fait
l'ami de l'homme, et cette amitié d'unnouveaugenredevient pour
les amitiés humaines un modèle ou plutôt une rivale. Aimer et se
sentir aimé avec cette plénitude dont l'idée d'infini peut seule
doter nos sentiments, cela fait descendre à un rang inférieur
dans l'ordre des affections, et rend superflues pour les cœurs
désormais pourvus, ces intimités entre êtres mortels et finis, si
chères à la morale antique. Saint Ambroise toutefois ne sem-
ble pas prévoir toutes ces conséquences. Et comme il lui arrive
souvent, il ajoute le sentiment chrétien au sentiment profane,
(1) Saint Ambroise, De off., lit, 7.
(2)/d., III, 132.
VERTUS NOUVELLES. 253
et pour ainsi dire les superpose, sans se demander s'ils se trou-
vent bien de leur mutuel voisinage. Et c'est grâce à cette tran-
quillité d'àmc relativement à des problèmes qui eussent inquiété
un casuiste plus subtil, que deux traditions ont pu s'unir dans
un enseignement dont l'autorité était destinée à faire durer ce
compromis.
Les quatre vertus traditionnelles n'ont trouvé place dans la
morale de saint Ambroise qu'en subissant des transformations
du même genre. Saint Ambroise loue la science et la raison qui
en est l'instrument. « Il n'y a rien qui marque mieux que la
raison la supériorité de Tliomme sur les animaux. Seul l'homme
recherche les causes des choses et élève sa pensée jusqu'à
l'auteur de son être, l'auteur de sa vie et de sa mort, qui tient
dans sa main le gouvernement de toutes choses et à qui nous
devons rendre compte de nos actes (1). y> Cette phrase est carac-
téristique : le commencement en est d'un stoïcien, et la fm
d'un chrétien. Tout ce que saint Ambroise a écrit sur la science
est dans le même esprit. En définitive, il a pour la recherche
désintéressée une indifférence toute romaine. Le christianisme
gardera longtemps quelque chose de ce sentiment. Grégoire de
Naziance disait que les sciences sont entrées dans l'Eglise
comme les mouches dans l'Egypte pour y faire une plaie. Au
xvu* siècle encore, Nicole, parlant de mathématiciens qui croient
que « c'est la plus belle chose du monde que de savoir s'il y a
un pont et une voûte suspendus à l'entour de la planète de
Neptune », finira par dire qu'il vaudrait mieux ignorer ces
choses que d'ignorer qu'elles sont vaines. Les vérités qui
importent à la conduite intéressent seules saint Ambroise. Il
renchérit ici sur l'utilitarisme de Cicéron; et ce qui est moins
romain, c'est que ces vérités se résument en une seule : l'exis-
tence de Dieu. A la science se substitue la foi. Et voilà comment
(1) Saint Ambroise, De off., I, 124.
-254 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
Abraham (1) et Moïse (2) sont donnés pour les plus savants des
hommes. Si nous lisons ensuite que la science est le principe
de tous nos devoirs, il faut entendre par là que sans foi et
sans piété il n'y a pas d'honnôte homme. Voilà qui est nouveau.
La philosophie antique faisait de la science un moyen de déli-
vrance pour rhomme. Les chrétiens d'Alexandrie avaient mis
dans la spéculation toutes leurs espérances. Dans saint Ambroise
au contraire nous trouvons, en même temps qu'une défiance
toute judaïque à l'égard de cette science du bien et du mal dont
la poursuite a perdu l'humanité, im culte exclusif pour une vertu
inconnue de l'antiquité classique, la foi. Ajoutez que, tandis que
de nos jours on distingue la croyance delà science et qu'on les
oppose, cette foi docile est pour saint Ambroise l'équivalent de
la science, ou plutôt la meilleure des sciences.
La vertu chrétienne appelée justice diffère à son tour,
quoique moins radicalement, de la vertu païenne du même
nom (3). La justice, dans le livre de saint Ambroise comme dans
celui' de Cicéron, comprend la charité, et la charité est la vertu
propre du christianisme. Mais ce n'est pas cela que nous vou-
lons dire pour l'instant. La justice elle-même, la justice propre-
ment dite devient, dans le voisinage et comme dans le rayon-
nement de cette charité, quelque chose de différent de la justice.
Elle consiste à penser aux autres plus qu'à soi (4), bien loin
de se borner à fixer les limites des propriétés et des droits. La
nature et Dieu veulent que nous nous prêtions un mutuel appui
et qu'il s'établisse entre nous une rivalité de bons offices (5).
Ce n'est pas pour une autre raison que nous sommes plus d'un
sur cette terre. Dieu n'a donné une compagne au premier
(1) Saim Ambroise, De 0^., I, 117.
(2) Id., I, 123.
(3) Id., l, 126.
(4) Id.,l, 136.
(5) Id., I, 133.
VERTUS NOUVELLES. 255
homme que pour que leur union fût à la fois l'origine et le
type des sociétés humaines... « Il n'est pas bon, s'était-il dit,
que l'homme soit seul (1). » Cela étant, on comprend qu'entre
ces êtres se complétant et s'aimant tout soit commun. Une
propriété individuelle est un démenti à la confiance et à
l'amour (2). Nous tirerons ailleurs de ce principe tout ce qu'il
contient. Disons pour le moment qu'il aboutit à faire de
l'Église la société idéale. « L'Eglise est un mode de la justice (3). »
Dans l'Eglise, tout est mis en commun, la prière, le travail,
les souffrances. Il ne peut davantage être question dans une
telle société de légitime défense et de représailles (4). La justice
chrétienne ne comprend donc que des devoirs et point de
droits. Mais, ce qui achève d'en marquer le caractère, elle com-
prend jusqu'à nos devoirs envers Dieu pour lesquels il n'est
point de réciprocité (o). Ou elle n'est pas une vertu, ou elle est
déjà amour et piété, charité en un mot. Elle n'a pourla distin-
guer que la plus grande précision des obligations qu'elle com-
porte.
Si de la justice nous passons au courage, nous allons voir
encore ce que des circonstances particulières, ce qu'un esprit
nouveau font de l'une des plus vieilles parmi les vertus hu-
maines. Sans doute nous sommes déjà loin avec les stoïciens du
culte des sauvages pour la force physique, et saint Ambroise
n'aura d'abord qu'à reprendre et à développer leur conception
d'une forme éminente du courage, le courage contre soi-même.
Aux biens comme aux maux ils opposaient une égalité d'âme
faite d'orgueil et d'effort. H y a d'autres éléments dans le cou-
rage du chrétien. Il souffre pour le Christ et non sans espé-
(1) Saint Ambroise, Deofl"., I, 134.
(2) Id., I, 132.
(3) Id.,l, 142.
(4) Voir plus loin.
^5) Saint Ambroise, De off., 1, 127.
256 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
rance (1), il se mortifie (2), il se résigne (3). Sans épuiser ici
tout ce que nous aurons à dire de la résignation, nous devons
remarquer cette forme propre donnée au courage, qui devient
surtout Tart de supporter, la patience, vertu déjà louée par
TertuUien qui ne la pratiquait guère (4). C'est ainsi que Job
est cité par saint Ambroise comme le plus courageux des
hommes (o). Un tel courage n'a pas, pour le soutenir, l'exalta-
tion du combat et de l'action, et il tire davantage sa force de
lui-môme. Ajoutons que les chrétiens dans la souffrance
cherchent à s'aguerrir. La pensée du martyre les hante encore.
Leur vie est non seulement la méditation de la mort, mais de
la mort acceptée et vaillamment subie. Et nous avons dit
ailleurs que cela ne fut pas sans influence sur le caractère
ascétique de la morale chrétienne. Si le courage est dans la
préparation au martyre, à plus forte raison est-il dans le mar-
tyre lui-même, et saint Ambroise cite quelque suns de ces héros
chrétiens que la forme particulière de leur héroïsme a faits
plus chrétiens encore (6). Car si d'autres religions et si la libre
pensée elle-même ont eu des martyrs, le martyre a été dans le
christianisme, ce qu'il n'a été nulle part ailleurs, une institution.
Il faisait partie des prévisions de tout chrétien qui savait dans
quel cas il devenait pour lui un devoir, et s'apprêtait de loin à
ne pas faiblir. Le christianisme d'alors, bien loin d'amollir les
courages, les entretenait par cette vision du martyre que les
événements se chargeaient de rendre toujours présente. Ce
n'est que plus tard qu'il semblera donner le pas aux vertus
féminines. Mais les premiers chrétiens ont su concilier la force
(1) Saint Ambroise, De off., l, 182.
(2) W., I, 183.
(3)7(Z., I, 191.
(4) Tertullikn, De paticntia.
(o) Saint Ambroise, De off., I, 194.
(6) Id.,l, 199 et 49.
VERTUS NOUVELLES. 257
el la douceur, et c'est nirme là un des traits de leur vertu et
comme la délinition de leur courage.
La quatrième vertu, la tempérance, est la vertu propre de
l'antiquité. C'est une vertu faite d'art et de mesure. Elle ne
nous arrache pas à nous-mêmes, mais au contraire fait de sa
propre personne pour chacun l'objet d'une sorte de culte. Et
nous avons dit ce que le christianisme, en faisant sienne cette
vertu, acceptait de l'héritage moral d'Aristote et des stoïciens.
Saint Ambroise, tout en reproduisant à propos d'elle quelques
ims des développements de Gicéron, et des plus païens, lui
donne par quelques touches un aspect nouveau. Elle devient
réserve et mansuétude {{).- Au lieu d'exalter le moi, elle
l'abaisse (2). Un peu plus loin, elle se transforme en pudeur (3),
sorte de dignité encore, mais combien plus délicate et plus
discrète. La ditférence de sens du mot latin modestia et du
mot français modestie suffit d'ailleurs à exprimer ce qu'il y a de
changé dans la vertu qu'ils désignent.
La foi substituée à la science, la justice ramenée à la soli-
darité, le courage prenant la forme de la patience, la tempé-
rance devenant douceur et pureté, tout cela fait une morale
nouvelle dans des cadres anciens et avec une terminologie qui
dissimule la profondeur de la révolution accomplie. Nous
allons maintenant étudier des sentiments plus pleinement nou-
veaux ou, si l'on veut, des nuances plus nettement accusées de
quelques-uns des sentiments déjà entrevus. Car toutes ces
innovations morales tiennent de près les unes aux autres.
Quand l'une est posée, les autres s'ensuivent. Ce sont
comme les aspects d'une même vertu, de deux tout au plus.
Nous appellerons charité la seconde de ces vertus généra-
trices. Pour la première nous ne trouvons pas de nom (jai
(1) Saint Ambroise, De o/f., I, 209, 218.
(2) M., I, 210.
(:j) [d., !, 220.
U.MVERSITÉ DE LyoN. — VIII. A. 17
258 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
convienne, (jui exprime d'une laçon assez synthétique ce que
nous voudrions lui faire dire. Nous ne doutons point cepen-
dant qu'il n'y ait une parenté, une réelle communauté de
principe entre toutes les attitudes de Fàme que nous allons
décrire.
Le christianisme a perfectionné la vie intérieure, s'il ne l'a pas
créée. Il a mis la vertu en dedans. En ce sens il est plus exclusi-
vement moral qu'aucune autre doctrine morale et en particulier
que ces doctrines antiques qui n'ont jamais pris leur parti de
sacrifier l'apparence et la beauté. On a pu lui reprocher l'étroi-
tesse de son point de vue (1). Elle est donc bien un élément de
son originalité, et elle va l'amener ii prendre sur certains points
le contre-pied de la morale païenne. La yie cachée est pour
Cicéron une vie inférieure (2), bonne pour les faibles d'esprit
et de corps. Et nous avons déjà dessiné d'après lui cet idéal de
la vie complète que seul l'homme d'Etat réalise. Ne va-t-il pas
jusqu'à accepter qu'un homme se mette pai' les services rendus
au-dessus, c'est-à-dire en dehors des règles de l'honnêteté
vulgaire (3) ? Pour le chrétien ces compensations ne peuvent
exister entre choses qui ne sont pas de même ordre. La vertu est
à part, et seule elle a du prix. Bien loin que tout ce qui s'ajoute
à elle de dons naturels et de gloire en rehausse l'éclat, elle
redoute comme un danger ces voisinages. Elle se défie de tout
ce que le monde encense ou simplement approuve. Ce que nous
appelons les convenances, ce sont souvent nos convenances ;
et le chrétien redoute le pharisaïsme jusqu'à se complaire
dans l'abaissement ou tout au moins dans l'oubli. Il a peur de
s'entendre dire : « Yous avez déjà eu votre récompense», et
ne veut recevoir la sienne que de Dieu. Il n'annoncera donc
point à son de trompe ses libéralités, mais fera le secret autour
(1) Renan, Marc-Aurèle, p. 554.
(2) Cicéron, I, Deoff'.,2l.
(3) W., 1,41.
VERTUS NOUVELLES. 239
de ses abstinences (1). Il préférera à toutes les autres les vertus
privées et y verra même la racine et la condition de toute
vertu (2). Ce n'est point Topinion du monde qu'il veut conqué-
rir. Pour un païen la représentation extérieure de la vertu était
un élément de cette vertu. Pour un chrétien il n'y a de vertu
vraie que dans l'ombre, et protégée par une sorte de pudeur.
Celle qui s'étale lui est suspecte. Ce sont là scrupules récents,
de même que leur contraire, l'hypocrisie, est, en un certain sens,
un vice récent. L'antiquité n'a point eu de Tartufe, parce que
n'ayant point connu la vie intérieure elle n'en a pu connaître le
mensonge. Et c'est une remarque que l'on pourrait faire de
plusieurs des inventions morales du christianisme, comme de
tout progrès de la conscience. Elles ont eu leur contre-partie
et leur envers, tout devoir nouveau étant en définitive une
occasion nouvelle de faillir, et les raffinements dans le mal sui-
vant de près les raffinements dans le bien.
C'est de l'humilité que nous arrivons ainsi à parler. Pour
mesurer les distances d'idées qui ont été parcourues, il faut se
rappeler ici le dédain d'Aristote pour les humbles dont il juge
les âmes servîtes (3). Cicéron lui-même avait écrit deux livres
sur la gloire (4) qu'il aime pour elle-même et pour le bien qu'elle
permet de faire, tellement la vie publique est Tobjet constant
de sa pensée. Voilà deux livres que saint Ambroise, les eùt-il con-
nus, n'eut jamais eu l'idée d'imiter. Les morales que nous com-
parons sont ici, en effet, aux antipodes l'une de l'autre. L'humilité
devient une vertu, un art. Scivit humiliari, dit saint Ambroise
du publicain de l'Evangile (5), car l'humilité ne doit pas être
lille de la peur. 11 faut s'humilier à propos, avec mesure et en
(l)S.MNT-A>innoisK, De uff.,\\, 23.
(2) W., II, 17.
(3) Aristote, Eth. Nie, IV, II ; Cf. Eiid., III, 3.
(4) CicKRoN, De oyf., II, 9.
(5) Saint Ambroise, II, 90.
260 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
sachant exactement ce que l'on vaut. Remarquons ces termes
en passant. Saint Ambroise est tellement imprégné du stoïcisme
que des façons de parler stoïciennes réapparaissent ainsi, alors
qu'elles sont le moins attendues. Mais ces accidents de sa pen-
sée ne doivent pas nous en masquer le fond. Un maître de
l'humilité^ selon le goût de saint Ambroise, ce fut Joseph, ce
fils de patriarches qui se plia à la condition d'esclave et sut se
donner les vertus de la servitude (1). Car la servitude a ses
vertus. Disons plus, elle est propice à la vie morale, et saint
Ambroise a écrit qu'elle était un don divin (2). C'est pourquoi
le christianisme prit en patience l'esclavage qu'il jugeait pour-
tant une violation de l'égalité établie par Dieu. Car, en un
autre sens, il sert à de bienveillants desseins. Les âmes vraiment
chrétiennes y trouvent pour s'épanouir un terrain favorable et
comme une situation privilégiée. Contraire au droit, il est
l'asile de certaines vertus. Or les protestations du droit sont
chose purement humaine et négligeable au prix de l'éternité
et de ce qui mène à elle. Le christianisme ne supprima donc
point l'esclavage, mais l'anoblit en faisant des vertus qui lui
sont propres les vertus chrétiennes par excellence. Or c'est là
le coup le plus sensible qu'il porta à l'idéal antique. Sur cer-
tains points la Grèce a devancé et préparé la morale chré-
tienne. Sur d'autres, l'origine de nos idées est douteuse ou double-
Mais la Grèce, bien loin d'honorer ceux qui sont ou qui se font
petits, n'a eu que du mépris pour eux. Il y a là, dans nos cons-
ciences, quelque chose qui ne vient pas d'elle.
C'est lorsqu'un ancien exprime un sentiment voisin de
l'humilité que l'on peut le mieux mesurer à quelle distance il
reste d'elle. Il arrive à Cicéron de faire fi de la gloire, de celle
que donne l'opinion des hommes (3). Mais c'est qu'alors il se
(1) Saint Ambroisk, De off., II, 87.
(2) Saint Ambroisk, DeParwL, XiV, 72.
(3)CiCKR0N, De off., 1,19.
VERTUS NOUVELLES. 261
retranche en lui-môme et se complaît dans Tapprobalion isolée
(juil se décerne. Il y a loin de cette vertu qui se guindé aux
pures joies de la conscience, et ce mépris de la gloire vient d'un
raftinement de l'orgueil plutôt que de l'humilité. — Le chrétien
oiïre son humilité à son Dieu. 11 n'organise pas sa vie avec
l'indépendance d'un stoïcien. 11 l'accepte toute faite, il obéit,
il se résigne. Le Seigneur a donné cet exemple. Sa vie n'a été
qu'obéissance (l). jNous devons imiter cette attitude. C'est
dans le même esprit que les chrétiens se font appeler servi-
teurs du ('hrist (2 !. Il y a toute une révolution dans ces simples
mots. Aristote, à quinousdemandionsdéjàtout alheurerexpres-
sion de la pure pensée des Grecs, repousse toute ingérence
dautrui dans notre conduite et préfère trop de hauteur à
trop de condescendance (3). La vertu païenne, Vx-j-ip-Ai'.x, con-
siste dans la maîtrise de soi ; la vertu chrétienne dans la sou-
mission. S'affranchir, pour elle, c'est s'afl'ranchir de soi-même.
D'où nous conclurons que quelque chose de chrétien est
resté jusque dans cette formule moderne : un serviteur du
devoir, à savoir cette idée même qu'il y a de la noblesse à
obéir.
C'est un sentiment de même ordre qui attira le christianisme
vers l'enfant et les vertus de l'enfant. Ce sentiment se fait jour
dans saint Ambroise lorsqu'il traite de la colère. àXous savons
déjà qu'il est pour elle tout indulgence pourvu qu'elle ne dure
pas, et il donne alors en exemple aux hommes ces colères d'en-
fant si vite calmées, colères sans rancune, et suivies de si ten-
dres réconciliations. De l'enfant tout est innocent, même ses
emportements. Innocence qu'il faut faire renaître en nous, et
cette parole de l'Evangile revient à la pensée de saint Ambroise :
« Si vous ne devenez semblables à ce petit enfant, vous n'entre-
(1) Saint Ambroise, De fide, V, 8.
(2) AojXoi Xp'.jTOj. El sÉuK, Hist. eccL, V, 1 .
(3) Aristote, Eth. iN'ic, IV, 3.
262 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
rez })as dans le royaume des cieux (1). » Mais il eût pu citer
aussi bien ce doux précepte à propos de Tobéissance dont nous
venons de parler. A vrai dire il résume toute une morale qui
est justement celle que nous exposons.
Humble devant Dieu, le chrétien est humble devant les
hommes. Il réprime tout mouvement d'impatience, il retient sa
langue. 11 se tait, ou attend qu'on l'interroge (2). Le silence est
à lui seul une vertu. Le chrétien abandonne quelque chose de
son droit plutôt que de discuter et de batailler. Nous verrons
tout ce qu'il y a de bonté dans son fait. Mais il agit aussi par
haine du bruit et par amour de la paix. S'émouvoir d'une
injure, c'est la mériter. C'est laisser croire du moins qu'elle a
porté (3). Le juste tire sa force de sa douceur même. C'est en
cédant qu'il finit par vaincre (4). Ainsi fit Jacob avec son frère
sur le conseil de Rébecca. Quand il le vit en colère, il lui
céda la place, et revint quand il le supposa calmé. Et par là il
mérita les grâces du Seigneur (5). Donc cette douceur n'est
pas seulement résignation. Elle est tactique et souplesse. Cela
nous la gâte un peu, et nous met en défiance contre ces
humbles qui ne sont que des habiles. Il y a là une pente fatale
pour certaines vertus. Désintéressées dans leur principe, elles
se trouvent servir à merveille même nos intérêts d'ici-bas,
d'où il peut résulter, pour ceux qui les pratiquent, le soupçon
de poursuivre deux fins et de servir deux maîtres. Mais celui
qui s'est fait une âme d'enfant ignore ces calculs.
Nous ne disons rien d'une vertu qui est cependant proche
parente de celle que nous venons de passer en revue, parce que,
tout indiquée qu'elle est dans le traité Des Devoirs, elle aura
(1) Saint Ambroise, De off., 1, 93.
(2) M., I, 14.
(3)./(i., 1,22.
(4) U., \, 20.
(5)/d., I, 91.
VERTUS NOUVELLES. 26î
plutôt dans d'autres écrits de notre saint le rang qui est lui est resté
dans la morale chrétienne. C'est de la chasteté qu'il s'agit. La
femme doit priet voilée ; la veuve doit rester fidèle à celui
qu'elle a perdu (4); arracher les femmes au déshonneur vaut
mieux que d'arracher les hommes à la mort (2). Et si vous
ries prêtre, abstenez-vous même des regards, car les regards
peuvent être coupables de convoitise et d'adultère (3). Voilà du
moins quelques traits qui en promettent d'autres, et qui révèlent
une doctrine que nous verrons ailleurs s'épanouir. Et si elle ne
tient pas plus de place dans le livre que nous étudions, c'est que
les cadres cicéroniens ne s'y prêtaient pas.
Nous en avons fini avec cette première famille de vertus :
humilité, douceur, pureté pour laquelle nous n'avons point
trouvé de nom commun. D'elles on pourrait (et nous en avons
déjà fait la remarque' (4) passer à la charité par une dialectique
naturelle, les plus sévères pour eux-mêmes étant d'ordinaire
les meilleurs pour autrui. Quoi qu'il en soit, c'est en effet de la
charité qu'il nous reste à parler. Elle emplit le traité Des Devoirs
de saint Ambroise. Dans le premier livre, conformément au
plan de Cicéron, elle prend place à côté de la justice, mais pour
l'absorber et la refaire à son image. La justice n'est plus qu'un
commencement, un minimum de charité. Un seul mot en
hébreu signifie à la fois justice et aumône fo), confusion de
mots qui reflète une confusion d'idées. Saint Ambroise a plu-
sieurs mots à sa disposition, mais il n'a toujours qu'une idée.
— Dans le second livre, lorsqu'il cherche quel est le meilleur
moyen de se faire aimer, il trouve que c'est l'exercice de la
charité. — Dans le troisième livre enfin il montre que, pour
(1) Saint Ambroise, De off., Il, 27.
(2) M., Il, 70.
(3) W., 1, 2oo.
(4) Voir notre chap. III, p. 107.
(5) AixatoTJVT), dans le Sermon sur la inonta^'iie, a le sens d'aumône.
264 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
une àme vraiment charitable, les conflits de l'honnête et de
Tulile, qui embarrassaient Cicéron, n'existent môme pas. Car
ce sont nos intérêts, mais non les intérêts d'autrui, qui sont le
plus souvent contraires à nos devoirs.
La charité est donc la vertu dominante de ce livre de morale,
comme elle est la marque propre du chrétien. L'antiquité, par
un progrès naturel, avait fait tomber une à une les barrières
au delà desquelles un peuple représentait pour un autre peuple
la barbarie. Puis le stoïcisme était venu qui avait donné à l'idée
d'une nature commune à tout homme, et d'une société aussi vaste
que l'humanité elle-même, l'appui de sa doctrine et de son ensei-
gnement. Mais le christianisme fait de cette société une famille,
etrépand le sentiment de l'universelle fraternité. Est-il besoin de
faire remarquer ce qu'y ajoute de précision la théorie de la
solidarité dans la chute et dans la rédemption. Les hommes
enfin ont en Dieu un père commun qui demande à ses enfants,
comme témoignage de leur piété envers lui, de s'aimer les uns
les autres ; de sorte qu'en la charité se résument l'amour que
nous portons aux hommes et celui que nous portons à Dieu.
Ainsi dans une famille unie tous les sentiments qui vont de
l'un à l'autre de ses membres se supposent, se complètent et se
fortifient. La grande famille humaine n'est donc plus une fiction
généreuse, mais une réalité. Par ce principe sur lequel elle se
fonde, la charité des disciples du Christ diffère non seulement
de la bienfaisance antique, mais de l'immense pitié de Bouddha
qui s'étend, au delà de l'humanité, atout ce qui vit. Sentiment
sans objet défini, partant sans efficacité.
Le caractère essentiel de la charité chrétienne est au con-
traire d'être pratique. L'Eglise où tout est mis en commun, ce
qui sert à la vie de l'âme comme ce qui sert à la vie du corps,
est une école de continuelle solidarité (1). Mais elle est en outre
(1) Saim Ambroise, De off., 1, i42.
VERTUS NOUVELLES. 265
une associalion cliaritable au sens strict du mot, et nous avons
déjà dit que l'organisation de la bienfaisance fut une de ces
fécondes nouveautés que le paganisme mourant essaya de s'assi-
miler, espérant en retirer pour lui quelque vie. Ce fut môme, à
la lettre, une société de secours mutuels que l'Eglise. Saint
Ambroise dirige les libéralités des chrétiens de préférence vers
des chrétiens (1). Rien de plus légitime à une époque où les
chrétiens forment encore une société dans la société et ont à se
serrer les uns contre les autres. Mais, malgré nous, nous pensons
que de là pourront sortir des restrictions à l'esprit de charité et
que l'esprit tout contraire, l'esprit d'intolérance pourra conclure
avec lui de monstrueuses alliances. Saint Ambroise ajoute
d'ailleurs que nous nous devons à tous, si nous nous devons au
juste plus qu'à tout autre. Et malheur à nous si nous laissons un
frère dans le besoin, si nous le laissons sous le coup d'un procès,
victime de quelques misérables dettes, en prison peut-être, si au
temps de l'affliction il n'obtient rien de nous, et si à la vie d'un
hommenous préférons notre argent (2). Nous avons déjà entendu
ces accents dans la bouche de Lactance. Ce sont les accents vrais
de la charité chrétienne. Chez saint Ambroise ils se mêlent aux
règles cicéroniennes de la bienfaisance, les interrompant et les
contredisant. Mais nous avons déjà signalé cette alternance plus
frappante ici que partout ailleurs des deux inspirations de notre
auteur. Ce qui! nous faut remarquer, c'est, outre le ton de ces
objurgations, leur précision et le détail des obligations qu'elles
dictent. iNous avons affaire à un praticien de la charité.
Il ne suffit pas de donner, il faut donner avec tout son
cœur. Là, là surtout l'œuvre extérieure n'est rien si elle est
seule. La charité comprend ces deux éléments : le bienfait
lui-môme et l'intention d'où il procède. C'est au bienfai-
teur joyeux de son bienfait que Dieu réserve sa reconnais-
(Ij Saint Ambroisk, De off., I, 148.
(2)/(/., I, 148-149.
266 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
sauce (1). L'effort et la mauvaise humeur diminuent au contraire
le prix du bien que nous faisons. Ceci, on le voit, est aussi peu
kantien que possible, mais tout ce qui est k antien n'est pas chrétien.
Le christianisme exalte le sentiment, bien loin de le bannir. Il faut
aimer. Ne dites pas qu'on ne commande pas à l'amour, ou que le
devoir n'a rien de commun avec les mouvements du cœur. Ce sont
là subtilités modernes. 11 y a pour le chrétien des devoirs de sen-
timent. Il faut aimer et c'est le degré de notre affection qui
fait la valeur de notre bienfait (2), Voilà comment l'obole delà
veuve peut l'emporter sur les présents du riche (3). Quoique le
chrétien poursuive sa propre perfection par la pratique de la
charité, son but est vraiment en dehors de lui, dans le soulage-
ment de ceux qui souffrent. Au contraire, la charité païenne est
pour le sage une sorte d'exercice spirituel, une règle ascétique.
Même lorsque Sénèque recommande la charité du cœur, c'est
pour parfaire par cette suprême élégance l'idéal humain qu'il a
conçu (4). Il ne va pas jusqu'à ce partage de la souffrance, la pitié,
qui risquerait de le déformer. « J'ai fait quelque chose d'utile
à la société, j'ai donc fait ce qui m'est utile, » écrit de même
Marc-Aurèle (5). Ce n'est pas là l'amour. Ces sages antiques ne
se sont pas élevés au-dessus du souci de leur propre moralité.
Ils n'ont pas su s'oublier. Ils sont charitables par égoïsme (6).
Il leur a manqué en particulier le respect et le culte des
pauvres, qui est un des traits distinctifs des âmes chrétiennes. Il
faut rappeler ici quelques caractères de la bienfaisance cicé-
ronienne. Nous avons cité, à l'honneur de Cicéron, un passage
où il recommande de donner aux pauvres de préférence (7).
(1) Saint Amuroisi:, De off., I, 143 ; Cf. De Pœnitcntia, II, 9.
(2) Saint Ambroise, De off., 1, 149.
(3) Id. ■
(4) Voir Sénèque, De clem., II, 62.
(5) Makc-Auréle, XI, 4.
(6) VoirBoissiER, La religion Romaine, t. II, p. 73.
(7) Cicéron, De off., Il, 20.
VERTUS NOUVELLES. 267
Mais c'est parce qu'il se méfie de la reconnaissance des riches à
laquelle doit nuire leur jalousie. Autrement ses bienfaits vont à
qui peut les mieux payer. Il cherche de toutes façons à les rendre
le plus productifs possible pour lui. Puis sa justice a des scru-
pules féroces. Il a peur de soulager une infortune méritée (1) ;
au moment même où il donne, on sent percer son mépris pour
celui qui reçoit (2). Et Cicéron est, de tous les philosophes
antérieurs au christianisme, celui qui s'est le plus étendu sur
la bienfaisance. L'antiquité païenne considère la pauvreté
comme une faute, presque comme un délit (3). N'avoir point
de domicile en est bien un de nos jours. Entre pauvres, entre
gens sans dot, il n'est pas de mariage légitime, et leurs fils
seront des bâtards (4). Tel argument de Spencer contre la folie
de la charité, qui prolonge inutilement les misères de ceux qu'elle
secourt, a été entrevu par Platon (5), dans un temps où la charité
ne commettait guère de folie. Mais non seulement on abandonne
les pauvres, on les méprise (6), sentiment qui ne se comprend
que dans une civilisation où le bonheur et le succès passaient
pour des signes d'élection. Partant, on ne peut croire à la sincé-
rité, à l'honnêteté des pauvres (7). Les éloges de la pauvreté
que font de temps en temps les philosophes sont des disser-
tations d'école, presque des paradoxes. Ou ce ne sont que les
éloges d'une médiocrité plus ou moins dorée. H y a donc un
abîme entre la charité chrétienne et la bienfaisance païenne,
même lorsqu'elles accomplissent les mêmes actes et prononcent
les mêmes paroles. L'aumône païenne est viciée par le dédain,
quand elle ne l'est pas par le calcul.
(1) Cicéron, De o/f., II, 18.
(2)/(i, I, i;i.
(3) Cicéron, Tusc, V, 10.
(4) Voir ScHMiDT, la Société civile dans le monde romain, p. 72.
(5) Platon, Rep., III.
(6) 'A'.T/pôv •{v/i-y^iir.-'iy/w. Menandi'l fragm., p. 144.
(7) JtvÉ.NAL, Sut., m, 37.
268 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ".
C'est de Judée qu'est venue au christianisme la sympathie
pour les faibles. Un récent historien du judaïsme, Graetz, a fait
revivre ces anavim que leur pauvreté même consacre et désigne
au respect. Ils forment une sorte de confrérie, d'élite pieuse; et,
dans cette société juive, Lien différente en cela des sociétés
grecques et romaines, la désignation de <■<• chétif », de « pauvre de
Dieu » apparaît comme un titre de noblesse. Sur ce point essentiel,
le judaïsme est l'ancêtre, leseul ancêtre du christianisme (1 ). Dans
notre Occident, la religion nouvelle relève donc de leur abais-
sement les pauvres comme les esclaves, et pour la même raison.
Ce n'est pas assez dire ; elle leur 'réserve sa tendresse. Envers
eux seulement la charité est la charité, sans arrière-pensée de
rétribution humaine et comme d'échange (2). Ce n'est pas
assez dire encore. Car le sentiment que nous éprouvons à leur
égard est d'un autre ordre que la pitié. Ils sont les représentants
de Dieu sur la terre. Dieu s'est fait pauvre comme les pauvres.
Il a fait pauvres ses apôtres (3). Un étranger frappe-t-il à votre
porte, ouvrez-lui, car c'est Dieu peut-être (4). Pourquoi même
dire peut-être ? Dans tout pauvre il y a le Christ, et vous
entendrez un jour le Christ vous rappeler qu'il était nu et que
vous lui avez ouvert(5). C'est Dieu en effet qui paye les dettes
du pauvre. Quelle bonne fortune que d'avoir ainsi Dieu pour
débiteur (6)! et saint Ambroise conclura de là que c'est celui
qui donne qui doit aux pauvres de la reconnaissance (7). Ajoutons
que l'Église ne se contente pas de prêcher pour les pauvres,
demandant pour eux à chacun non seulement son superflu mais
(1) La même idée a élé soutenue par Brunelière, Études sur le xvii« siècle
{Revue des Deux Mondes, l'^'aoùt 1891).
(2) Saint Amuroise, De off., I, 126.
(3) Saint Amuroise, Ep., VllI, 87.
(4) Saint Ambroise, De off., 1, 107.
(5) Id.
(6) Id., I, 126.
(7) Id., I, 39.
VERTUS NOUVELLES. 269
son nécessaire (1). Elle en fait ses clients à elle en tant qu'Eglise.
De là ces institutions auquelles nous avons déjà fait allusion. De
là cette tradition de protection qui est son honneur et sa force,
qu'elle finit toujours par renouer si pendant quelque temps elle
a paru l'oublier (2).
L'amour des pauvres conduisit les chrétiens à Tamour de la
pauvreté, sentiment qui nous éloigne de plus en plus des idées
antiques. Il y a dans l'attitude du pauvre, humble, résignée,
quelque chose de déjà pieux. Tout se tient dans ces grandes
révolutions morales. Du goût de l'humilité au goût de la pau-
vreté il y avait comme une pente naturelle. Il faut savoir en
outre, et nous le dirons bientôt, àquel point l'argent est l'ennemi
du salut. Ceux qui vivent dans le luxe, entourés de toutes les
commodités, sont comme ces spectateurs qui assistent sans bouger
aux combats des athlètes. Ils ne sont pas à la peine, ils ne seront
pas à l'honneur. Voilà pourquoi il faut bénir la pauvreté qui
est uneoccasion de lutte et de mérite. Beati pauperes {3) l Puis
la pauvreté, de moyen de vertu, deviendra elle-même vertu. Phé-
nomène moral que les lois de l'association des idées suffisent à
expliquer. On fera vœu de pauvreté. Il y aura des pauvres volon-
taires, des mendiants qui auraient pu ne pas mendier. Voilà un
des plus grands changements opérés par le christianisme, une
des plus grandes violences faites par lui à la nature humaine.
Le pardon, dit admirablement saint Augustin, est un « genre »
de l'aumône (4). Cette remarque nous autorise à passer sans
autre transition à l'étude de la miséricorde. Ce n'est en effet que
d'une forme nouvelle de la charité qu'il s'agit. C'est toutefois la
plus difficile. Donner nous coûte moins que pardonner, car cela
aussi c'est donner, mais donner en prenant non sur son argent,
(1) Saint Ambroisk, De off., II, 130.
(2) Voir la suite de ce chapitre.
(3) Saint Ambroisk, De off., II, :i9-Gl.
(4) Sai.m Augustin, Sermo CCVI.
270 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
mais sur son amour-propre et sur sa dignité. Le pardon n'en
est pas moins dans l'essence du christianisme. Et tout d'abord
le christianisme est pitoyable à nos fautes comme à toutes
les misères humaines. Pour le stoïcisme, tout péché est
irrémissible. Remettre les péchés est au contraire une des
fonctions du christianisme. Ce fut même celle qui attira à
lui les âmes (et elles sont toujours nombreuses) ayant
besoin d'un pardon. Puis il y a de bons pécheurs. Cicéron
réserve ses avances pour les gens de conduite irréprochable (1).
Jésus a une tendresse spéciale pour les enfants prodigues, les
courtisanes, et il met au premier rang les derniers arrivés,
comme s'il lui semblait qu'avoir péché fût une excellente con-
dition pour être plus humble de cœur, plus vraiment chrétien.
Si Dieu pardonne, nous devons nous aussi pardonner, mais il
y a bien des façons de le faire. Cicéron demande le pardon à
notre magnanimité (2), et cela constitue déjà un progrès notable
sur la morale antérieure et sur les mœurs. 11 faut se dire que la
vengeance a été considérée comme un devoir, qu'elle l'est encore
en plus d'un endroit de la terre. Il était donc nécessaire que l'on
commençât par prouver à ceux qui veulent faire montre de leur
force que le pardon en est une manifestation supérieure. « La
clémence, dira en ce sens Shakespeare, est ce qu'il y a de plus
puissant dans la toute-puissance (3) ». Les derniers stoïciens
mettent moins d'orgueil et plus de pitié dans leur pardon, mais
c'est une pitié née de l'intelligence, de la croyance à d'inéluc-
tables nécessités et à l'irresponsabilité des hommes(4)? Seuls les
chrétiens aiment ceux qui leur ont fait du mal, du moins
haussent leur devoir jusqu'à les aimer. « Si vous aimez ceux
qui vous aiment, que faites-vous de nouveau ? les gens de
(1) Cicéron, De off., 1, i;j.
(2)Jd.,l, 23.
(3) Le marchand de Venise, acte IV, se. r.
(4) Voir notre chap. III, p. 106.
VERTUS NOUVELLES. 271
mauvaise vie le font aussi ; mais j e vous dis : Priez pour vos
ennemis, aimez ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous
maudissent et priez pour ceux qui vous persécutent (1). » Saint
Paul, nous rapporte saint Ambroise, donna cet exemple, subis-
sant patiemment tous les outrages et leur répondant par des
bénédictions (2) : maledicimur et benedicimus (3). Remarquons
qu'il y a là quelque chose de supérieur même au pardon. 11
s'agit non seulement de ne pas rendre le mal, mais de rendre
le bien pour le mal. Pour cette vertu, la plus haute que l'homme
puisse concevoir, les langues humaines n'ont point de nom. Ce
qui la rend possible, c'est le renoncement préalable, l'absolu
détachement de soi. Ainsi d'une vertu une autre se déduit. Si
nous ne vengeons ni notre honneur ni nos intérêts, c'est que
nous en avons consommé d'abord le sacrifice. Notre humilité
s'est faite la complice de notre charité.
Pour la même raison qu'outragés nous ne nous vengeons pas,
attaqués nous ne nous défendons pas. Cicéron conçoit la vie
comme une course, — depuis Darwin nous disons comme une
lutte, — oi!i le droit de chacun, son devoir même est de faire de
son mieux pour l'emporter (4). Il est seulement interdit d'em-
ployer des moyens frauduleux, comme de donner des crocs-en-
jambe au coureur qui nous dispute le prix. Dans une société
soumise à cette loi de la concurrence, la charité, si charité il y
a, n'est que l'accessoire et le superflu. Dans la société chrétienne,
au contraire, elle est le nécessaire. Chacun doit penser à son
prochain plus qu'à lui et, en cas de conflit, immoler son intérêt
à son droit. « Un chrétien, dit textuellement saint Ambroise,
(1) Saim Llc, 32 ; Saint Mattii,, V, 44.
(2) Saint Ambroise, Dô o//"., I, 224.
(3) 1 Cor., IV, 12.
(4) Cicéron, De o//"., III, 10. Nous avons même vu que saint Ambroise
reproduisait ce passage de Cicéron, sans réfléchir à tout ce qu'il contenait
de peu chrétien.
272 LES DEUX TRAITÉS (^ DES DEVOIRS ».
doit préférer autrui à lui-même (1). «Donc pas de défense qui
soit légitime, car ce serait se préférer que de se défendre, et
tous les Pères de la primitive h^glise sont unanimes sur ce point
<[è doctrine, qu'une théologie plus accommodante devait peu à peu
abandonner (2). Tuer un homme en se défendant est toujours
un meurtre (3), et celui auquel pareil malheur arrive était exclu
pendant sept ans de la communauté de l'Église (4). L'honnête
homme de Cicéron ne fait de mal à personne à moins qu'on ne
l'attaque (5) ; saint Ambroise écrit tout simplement : « Le
chrétien ne fait de mal à personne, »et n'ajoute rien, n'admettant
ni exception ni excuse (6) Cette variante apportée au texte de
Cicéron était une façon saisissante et déjà classique d'exprimer
la différence des deux morales. Avant saint Ambroise, Lactance,
nous l'avons constaté, en a fait usage. Il ne peut en effet y
avoir de bonnes raisons pour faire du mal à l'un de ces înêmes
hommes au bonheur desquels nous sommes tout prêts à donner
notre vie entière (7), Ce serait démentir toute notre conduite.
Cette remarque de saint Ambroise n'est pas décisive, car ce que
nous voulons bien donner, nous ne voulons pas le laisser
prendre, et les mouvemements de notre cœur n'ont rien à voir
avec la logique. Il n'y a point d'ailleurs de logique humaine
pour expliquer cette offrande de tout notre être que saint
Ambroise attend de nous. David lui-même, comme un homme
qu'il était, ne put pas ne pas se cabrer sous l'outrage, mais il
réduisit la nature qui se soulevait en lui, et l'amena à trouver
(1) Saint Amuroise, De off., 28.
(2) Cela dès saint Augustin, Ep. CLIII, § 7. Déjà saint Ambroise lui-
même, De o^.,IlI, 59, semble dire que la règle qu'il donne ne s'applique
strictement qu'aux prêtres.
(3) Saint Ambroise, De off., HI, 17.
(4) Conc. d'Ancyrc, 315, can. 22, 23.
(5) Cicéron, De off., III, 19.
(6) Saint Ambroise, l, 131 ; III, 59.
(7)2d., m, 23.
VERTUS NOUVELLES. 273
dans cet outrage morne une divine jouissance (1). Il en vint à
le désirer, à le rechercher comme une meurtrissure salutaire,
comme l'épreuve où se fondait ce qui restait en lui d'orgueil et
d'égoïsme. — Nous avons atteint le plus haut degré de la charité :
il ne s'agit plus de donner, mais de se donner; et, comme nous
disions plus haut ([u"il faut donner avec joie, c'est avec joie
aussi qu'il fautse donner, avec une joie qui soit sur notre sacri-
fice le rayonnement de l'amour et de l'espérance.
Ce qui prête à une morale une physionomie propre, ce n'est
pas seulement la nouveauté de quelques uns de ses préceptes,
mais c'est encore la hiérarchie des vertus entre elles, et comme
leur ordre de préséance. Il se pourrait que deux morales recom-
mandent les mêmes choses, mais non dans le même ordre et
avec la même prédilection, qui seraient par cela même très
différentes l'une de l'autre. Ainsi deux corps peuvent ditTérer
non par la nature de leurs éléments, mais par les proportions
dans lesquelles ils sont combinés. Or non seulement le chris-
tianisme lit de la charité quelque chose d'inconnu avant lui,
mais il éleva cette vertu nouvelle au rang de vertu souveraine.
Toutes les autres s'efTacent devant elle ou se modifient à son
contact. L'apôtre la dit expressément : « Quand j'aurais le don
de prophétie, quand je pénétrerais tous les mystères, quand
je posséderais toutes les sciences, et quand j'aurais toute la
loi possible, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai la
charité je ne suis rien... Il y a trois vertus, la foi, l'espérance
et la charité, mais la charité est la plus excellente des
trois (2). » Ajoutons que la charité donne à la foi plus d'ardeur
et plus de tendresse, à l'espérance plus de désintéressement
et de sérénité. Et de même pour toutes les vertus. Elle les
imprègne de sa nature propre. Elle transforme par sa douce
influence nos rapports avec nos semblables et nos rapports avec
(1) Saint Ambroise, De off., I, 236-2:}7.
(2) I Cor., XIII.
Lnivehsit:: i>e Lyon. — VI II. A. 18
274 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
Dieu. Elle pénètre enfin jusque dans la morale personnelle,
qui semblait devoir échapper à son empire, pour en effacer
ces traces d'égoïsme qu'y entretenaient, chez les stoïciens le
soin trop exclusif de leur propre perfection, et chez quelques
chrétiens même la pensée obsédante du salut. Aussi est-ce la
charité qui nous fait monter le plus haut dans la vertu et nous
rend le plus semblables à Dieu. Quand nous aimons nos enne-
nemis et quand nous prions pour eux, nous imitons la miséri-
corde de celui qui fait briller sur les bons comme sur les
méchants les rayons de son soleil. Sur les ailes de la miséricorde
la nature humaine s'élève donc enfin jusqu'à la perfection.
Elle est ce devoir parfait dont parlaient les stoïciens, exempt de
toute tare, fonction divine départie aux hommes (1). C'est par
la miséricorde enfin que nous pouvons nous délivrer du mal et
racheter nos péchés (2).
Il n'est pas jusqu'à la politique que la charité ne doive ins-
pirer. Nous ne parlons pas ici des rapports entre les Etats. Il y
avait chez Gicéron une ébauche de morale internationale fondée à
la fois sur la religion du serment et sur la notion philosophique
du droit (3). Mais le christianisme, nous l'avons déjà dit, laissa
péricliter la notion de droit et tout ce qui en dépendait. Quant à
condamner la guerre, c'était là paradoxe bon pour un Origène (4)
ou pour unTertullien (5). L'idée d'une fraternité des nations est
un de ces fruits de l'esprit chrétien qui mettront le plus long-
temps à germer, et dont on peut se demander encore quelle
génération les verra mûrir. Loin de supprimer la guerre, saint
Ambroise semble vouloir la subordonner aux intérêts et aux
ordres de Dieu (6), dangereuse réminiscence du judaïsme. Il
(1) Saint Ambroise, De off., I, 37-38 ; Cf. 234.
(2) M., ï, 250.
(3) Voir notamment II, 22.
(4) Origine, Contra Celsum, V, 33 ; VIII, 73.
(5) Tkrtullien, De Cor., 12.
(6; Saint Ambroise, De off., 1, 177.
VERTUS -NOUVELLES. 2^5
n'est pas bon de mêler la religion aux querelles des hommes.
Mais c'est dans la politi(|ue intérieure des Etats, dans les rap-
ports des gouvernants et des gouvernés qu'il fait intervenir la
douceur et la bonté. Ce l'ut la méthode de Moïse et de David. Il
faut, pour s'y conformer, commencer par ne pas tenir au pou-
voir, puis le pratiquer, si on en a la charge, comme un sacrifice
perpétuel de soi-même aux autres; pasteur, s'offrir en victime
pour ses brebis, garder des mœurs simples et cordiales, ne pas
craindre d'avouer ses fautes, ne jamais se venger d'un outrage,
mais là aussi bénir ses ennemis et prier pour eux. Saint
Ambroise croit à la contagion de la bonté. Gomment ne pas
aimer celui qui aime? Aussi le chef d'État qui aura renoncé à
gouverner par la crainte gouvernera-t-il par ce concours de
bonnes volontés que la sienne aura fait naître (1). Telle est la
politique de saint Ambroise. Évêque, il était naturel qu'il
conçût tout gouvernement sur le modèle de celui des évêques.
A toutes les différences que nous avons notées dans ce cha-
pitre entre Cicéron et saint Ambroise. entre la morale stoïcienne
et la morale chrétienne, nous voulons en ajouter qui se sentent
plus facilement qu'elles ne s'expriment. Lorsque en effet des
conseils identiques sont donnés de part et d'autre, ce n'est pas
encore la même chose. En cherchant bien, on trouve dans
l'antiquité païenne l'image au moins passagère de toutes les
vertus chrétiennes. Il n'est pas jusqu'à cette formule que c'est
encore faire le mal que de le rendre, où se résume pour
Lactance et saint Ambroise un des progrès essentiels de la mo-
rale chrétienne, qu'un païen n'ait énoncée, et ce païen, ce n'est
ni Marc-Aurèle, ni Epictète, c'est Apulée (2). Mais quelle
comparaison établir entre une idée exprimée en passant et toute
une doctrine qui se développe autour de cette idée! C'est
(1) Saint Ambroise, De off., II, 30.
(2) De la doctrine de Platon, II. Hune talem non soluni non inferre, sed ne
referre quidem oportet injuriam.
276 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
Descartes qui est l'inventeur du cogito, ergo sum, quoique saint
Augustin ait écrit une fois : « Si je me trompe, je suis ». C'est
au christianisme, pour la môme raison, qu'appartient la théorie
de la miséricorde. On juge mal de tout corps de doctrine, mais
surtout d'une morale par des textes détachés, membres épars
et sans vie. Une morale est un tout vivant dont les diverses
parties sont solidaires. Il faut la prendre tout entière pour la
juger et pour la comparer. Opposées ainsi Tune et l'autre, la
morale stoïcienne et la morale chrétienne apparaissent plus
profondément différentes, et ces différences de fond se rellètent,
pourunregard attentif, jusque sur ces détails dont une observa-
tion superficielle avait constaté la similitude. Ainsi les mêmes
paroles ne signifient plus les mômes choses : car autour de
toute règle morale il y a comme un faisceau de postulats et
de sous-entendus, et ce sont eux qui lui donnent sa véritable por-
tée. En dehors de ce contexte idéal, elle est diminuée ou faussée.
Puisque nous avons comparé une morale à un vivant, il faut
dire maintenant que, comme tout ce qui vit, elle est sou-
mise à la vieillesse. Et il en sera de la morale chrétienne
comme des autres, à moins que, sous ce nom commun, diffé-
rentes morales ne se succèdent, développant à tour de rôle
quelqu'un des principes contenus dans l'enseignement du Christ,
et lui donnant à chaque coup une prise nouvelle sur nos âmes.
Et chacune de ces morales fera en réalité le christianisme
contemporain d'elle-même, lui rendant la vie qu'elle a reçue
de lui. La pensée moderne, qui se refuse à concevoir ici-bas
quelque chose d'immuable, n'a d'autre façon de s'expliquer
une influence que plus de quinze siècles n'ont pas épuisée.
Mais, à l'époque oii nous sommes, c'est le christianisme qui est
jeune et c'est le stoïcisme qui est vieux. Dans la bouche de
celui-ci les préceptes font l'effet de redites et de leçons apprises.
Jusque dans l'admirable livre de Cicéron il y a quelque lassi-
tude et quelque nonchalance. Le christianisme, au contraire,
VERTUS NOUVELLES. 277
apporte à la vertu cette ardeur toute fraîche qui est l'attribut
inimitable de la jeunesse. Là où les maximes n'ont pas changé,
c'est dans sa ferveur et son entrain à les pratiquer qu'il faut
chercher son originalité. 11 y aurait une façon d'entendre l'his-
toire de la morale qui en ferait plutôt l'histoire de la mora-
lité humaine. Quand bien même, en effet, l'idéal proposé à
notre conduite serait toujours à peu près le même, il y aurait
dans la suite des siècles comme des poussées plus énergiques
vers le bien, et le christianisme correspondrait à la plus intense
de ces épidémies de pureté et de bonté. 11 aurait été le plus
retentissant des siirsia)i corda auxquels l'humanité ait répondu.
C'est par l'accent, par le souille que le livre de saint Ambroise
diffère de celui de Cicéron, quand il n'en diffère pas autrement.
Ces irrégularités même de composition, ces intempérances,
ces répétitions, défauts littéraires que nous avons signalés
ailleurs, nous apparaissent maintenant comme la marque d'une
sève qui déborde, de sorte que ces imperfections du livre pour-
raient être interprétées à l'avantage de la morale qu'il expose.
Cette morale chrétienne ne connaît ni les cadres trop parfaits,
ni les formules usées à force d'avoir servi, ni cette diminution
d'éclat et d'attrait que subit un idéal trop longtemps contemplé.
Le temps et le formalisme ne l'ont pas encore atteinte. Elle est
tout âme encore, et c'est pourquoi elle agit plus fortement sur
les âmes.
Il nous reste une dernière remarque à faire. Nous avons parlé
jusqu'ici de la morale chrétienne comme si le Christ n'avait
pas existé. Or le souvenir toujours présent de sa vie et de sa
mort est ce qui donne à cette morale un caractère et une auto-
rité incomparables. Elle n'enseigne rien qui n'ait été pra-
tiqué. Celui qui est le législateur de toute vertu en est en
même temps le modèle. Il est venu donner l'exemple aux
hommes, et, du môme coup, rehausser par sa divinité le prix
des vertus humaines. C'est surtout quand on cherche à la
278 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
charité et à la miséricorde chrétiennes des analogies dans les phi-
losophies antiques qu'il faut ne pas oublier la signification
nouvelle que l'histoire du Christ leur a donnée. Dieu les a
choisies pour se montrer au monde sous leurs espèces. Il les
a faites divines en se faisant liomme. Ce ne sont plus, comme
dans les livres des païens, les fleurs exquises d'une moralité
raffinée. Elles deviennent l'explication de tous les mystères et
laraison d'être de toutes choses. Par elles, à la lettre, nous nous
faisons semblables à Dieu, et conformons notre vie aux fins
universelles. Il est d'autres vertus chrétiennes dont nous retrou-
verions l'image dans la vie humaine du Christ. Il s'est fait
humble, il s'est fait pauvre, obéissant. Quelle précision et
quelle force données par ces divins exemples aux devoirs qui
en découlent ! Enfin ce n'est pas seulement telle ou telle vertu,
c'est la vertu tout entière que le Christ est venu honorer et
diviniser. Si l'antiquité païenne avait eu l'idée de l'Incarnation,
elle eût fait de son Dieu quelque être rayonnant de force et
de beauté. Il eût remporté les couronnes de tous les jeux.
Apollon eût été son nom. Le Dieu des chrétiens n'a rien voulu
pour lui de tout ce qui enorgueillit les hommes. Mais, excluant
atout jamais de la définition du divin les qualités qu'il n'a pas
daigné revêtir, il a exalté, en s'incarnant en elles, ces qualités
du cœur qui sont à la portée de tous ; et cette suprématie de la
moralité est demeurée un des points fixes de la pensée moderne,
vestige de christianisme chez les âmes qui s'en croient le plus
affranchies.
ni
Économie politique de saint Ambroise.
Nous avons parlé d'une vertu qui serait la pauvreté. Cela
suppose que le contraire de la pauvreté, la richesse, a en elle-
ÉCONOMIE POLITIQUE DE SAINT AMBROISE. 279
même quelque chose d'immoral. Et telle est bien la doctrine
de saint Ambroise. Appeler cette doctrine une économie poli-
tique, c'est légèrement torcer le sens des mots, puisqu'elle
consiste à jeter l'anathème sur ce qui fait l'objet de la science
économique. Ce n'en est pas moins la façon la plus commode
de la désigner, ainsi que toutes les idées qui font corps avec
elle. Et cette économie politique tient une telle place dans le
traité Des Devoirs que nous lui en avons fait une spéciale dans
cette étude.
Pour en mesurer avec exactitude l'austérité, il faut la com-
parer non à nos mœurs ni même à nos idées, mais, comme notre
sujet nous y invite, aux idées mêmes de Cicéron sur les mêmes
questions. Nous verrons que, très éloignés sur quelques points,
nos deux auteurs se rapprochent sur d'autres, et qu'en défini-
tive ils sont souvent plus près l'un de l'autre que nous ne
sommes d'eux. Cicéron a le respect de la propriété individuelle.
Il commence par dire toutefois qu'à l'origine tous les biens étaient
communs; puis, sans insister sur le problème dliistoire et de
droit qu'il soulève, il passe aux modes d'acquisition de la pro-
priété. Suffisent-ils à en assurer la légitimité, ou représentent-
ils seulement une origine de fait, c'est là une difficulté dont
Cicéron n'a même pas eu conscience. Pour un Romain, léga-
lité et légitimité se confondent. Quoi qu'il en soit, ces modes
sont au nombre de six : le droit du premier occupant, la guerre,
la loi, une transaction, une convention, un partage (1). Cette
^numération diffère de celle que donnent les jurisconsultes;
€t s'il fallait y voir une théorie véritable du droit de pro-
priété, nous aurions plus dune réserve à faire, ne serait-ce
que sur cette absolution donnée aux rapines dont la guerre est
l'occasion. Malheureusement cette phrase de Cicéron servira
d'autorité et d'excuse aux pires doctrines (2). Quant à la
(i) Cicéron, De off., I, 7.
(2j Voir Desjardins, les Devoirs, p. 221.
280 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
répartition de la richesse qui rdsultc de Tun ou de l'autre de ces
l'ail légaux, il faut l'accepter sans murmure. Chacun doit être
content de son lot, et Cicéron a des paroles dures pour les
grands socialistes d'alors, les Gracques (1). Non seulement
d'ailleurs il est coupable de convoiter le bien d'autrui, il est
coupable aussi de gaspiller son patrimoine (2). Cicéron a une
morale de propriétaire. Ce qu'il veut, c'est le statu qiio.
De tous les moyens de gagner de l'argent, c'est l'agriculture
qu'il trouve le plus honorable. Il admet encore le grand com-
merce, surtout après fortune faite, et lorsqu'ayant beaucoup
navigué le trafiquant, enfin enrichi, se retire dans ses terres, et
devient à son tour propriétaire rural. Il considère qu'alors il
monte en grade et ferme les yeux sur son passé. Il n'a rien à
dire contre ce que nous appelons les carrières libérales. Mais le
petit commerce, qui consiste à acheter pour revendre un peu
plus cher, vit pour lui de fraude et de mensonge. Il condamne
comme servîtes tous les métiers manuels, surtout ceux qui
sont les pourvoyeurs de nos jouissances. Tous ces jugements
sont l'effet d'idées morales dont quelques-unes survivront.
Mais ils sont surtout l'effet des mœurs. Comme il y avait alors
des esclaves, il y avait des métiers d'esclaves, et qui étaient
avilis par la condition de ceux qui s'y livraient. De nos jours
au contraire l'égalité des hommes a diminué la distance qui
sépare les professions, et s'il en est que nous continuons à
mépriser, nos mépris sont mieux fondés. Ceux de Cicéron
d'ailleurs atteignent, plus encore que les artisans, les receveurs
de contributions et les banquiers (3). Ils trahissent avec force un
état social très diffèrent du nôtre, où la richesse mobilière est
mal vue, et oii on n'estime pas les gens d'après ce qu'ils gagnent.
Mais cette singulière morale, qui condamne les petits profits,
{l)CicÉKON, Deo/^., tl, 23.
(2)J(i., If, 19.
(3)Jt«.,I, 42.
ÉCONOMIE POLITIQUE DE SAINT AMBROISE. 281
a le respect des grandes fortunes. Ciccron a pour l'argent les
sentiments d'un grand seigneur. Il en laisse à des inférieurs le
maniement, mais tient fort à tout ce qu'il procure. H y a plus de
hauteur aristocratique que de réel scrupule dans son dédain. Des
jugements analogues, chez saint Ambroise, auront des causes
toutes diil'érentes. Il n'en fallait pas moins signaler les analogies,
et faire d'avance la part du temps et des mœurs dans certaines
façons de penser qui vont nous surprendre.
La part de saint Ambroise et du christianisme restera assez
grande, nous allons le voir, et les économistes de l'école ortho-
doxe, qui se croient de bons chrétiens, auront assez de peine à
se démontrer que leurs deux orthodoxies peuvent vivre en
paix (1). ?sous savons que saint Ambroise est peu soucieux du
droit et des droits. Pour le droit de propriété, non seulement il
ne l'établit pas, il le nie. « La nature a tout mis en commun...
Elle a créé le droit collectif, l'usurpa lion a créé les droits indi-
viduels (2). » A ce texte, qui a été souvent cité, d'autres font
cortège. — Et à quoi bon ce renversement des lois naturelles?
Saint Ambroise éprouve une ironique pitié pour ces fortunes
enviées qui sont à la merci d'un héritier prodigue. Pour les
amasser pourtant, on a voyagé nuit et jour, on a passé une vie
inquiète à supputer des prix de vente et des prix de revient, à
craindre des voleurs ou des naufrages (4). Ainsi l'araignée tisse
laborieusement une toile inutile (o). — Et ce n'est pas assez de
dire que les richesses ne servent à rien. L'argent répand autour
de lui comme une contagion malsaine, et gâte tous nos sentiments,
ceux que nous éprouvons comme ceux dont nous sommes
l'objet. Aussi les riches n'ont-ils pas de vrais amis (6). L'argent
(1) Voir JoLv, le Socialisme chrétien.
(2) Saint Ambroise, De off., I, 132.
(3) Voir .J.WKT, Histoire des idées politiques, t. i, p. 319.
(4) Saint Ambroise, De off. , I, 242-243 .
(o) /.,/., I, 244.
{6) IL, m, 13i.
282 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
jette toujours ceux qu'il fascine dans quelque bassesse (1). Le
mépris de l'argent est, au contraire, une forme et une garantie de
la justice (3). Les prêtres, tout au moins, doivent avoir peur de
lui, et n'intervenir dans aucune affaire où l'argent est mêlé (2).
Le Seigneur avait dit à ses disciples : « Ne possédez ni or, ni
argent, ni monnaie. » Et il faut aller jusqu'à cette interdiction
pour extirper de nos cœurs les racines de l'avarice (4). Si nous
ne les extirpons pas, nous faisons nos cœurs à l'image du démon,
et préparons notre damnation (5). Car les satisfactions obtenues
ici-bas nous seront comptées en déduction de nos mérites, et
nous n'aurons que des dettes envers Dieu au règlement final.
Comme ailleurs nous disions que l'amour des pauvres avait
engendré l'amour de la pauvreté, la haine de la richesse se
change en haine des riches. D'abord parce que ce sont de
mauvais riches, puis simplement parce qu'ils sont riches. Il n'y
a point de place pour eux dans le royaume des cieux. « Malheur
à vous qui êtes riches, car vous n'avez plus rien à attendre ;
malheur aussi à ceux qui rient, car ils pleureront (6). » Mais c'est
ailleurs que dans le traité Des Devoirs, dans un écrit sur Nabot/i,
que les invectives de saint Ambroise sont le plus véhémentes,
et ressemblent le plus à un programme social. On sait l'histoire
de ce possesseur d'une petite terre aux dépens duquel A chah
voulut arrondir son bien. Or tout pauvre qu'on lèse fait revivre
cette histoire. En lui ÎNaboth est persécuté de nouveau, et devant
cette rage de posséder qui s'empare du riche, le pauvre n'a plus
qu'à s'en aller, et voilà comment la terre est privée des bras qui
la cultivaient (7). « 0 riches^ jusqu'où prétendez-vous pousser
(1) Saint Ambroise, De off., III, ii7-o8.
(2)J(/., II, 133.
(3) Jd., m, U9.
(4) Id., Il, 128.
(5) Id., 2i4; Cf. I, 28; II, 06.
(6)17., 11, 16.
(7) Saint Amuuoise, De Nabiithc, I, 1.
ÉCONOMIE POLITIQUE DE SALNT AMBROISE. 283
votre cupidité? Avez-vous rêvé d'être seuls sur la terre? De
quel droit exilez-vous du sein de la nature celui que la nature a
fait votre semblable? La terre est le bien commun des pauvres
et des riches. C'est pour tous qu'elle a été créée. Pourquoi vous
en attribuer la possession à vous seuls? Est-ce que les anges
se sont partagé les espaces du ciel? Les oiseaux parcourent
toutes les régions de l'air sans y tracer de frontières. Les pois-
sons vivent dans l'eau comme dans un domaine commun, et les
troupeaux paissent dans les mêmes pâturages. Il n'y a que toi,
ô homme, qui refuses tout partage, et recules les limites de ton
bien jusqu'à ce que tu n'aies plus de voisins (1). »
Un idéal domine toutes ces diatribes contre l'argent, celui
d'une société vraiment fraternelle oii il ne jouerait aucun rôle,
oiî tout serait à la disposition de tous, où il n'y aurait point de
pauvres, et surtout point de riches. Et cet idéal est celui que
réalisèrent les premières communautés chrétiennes, celui que,
dans un cercle étroit, cette société modèle, l'Eglise, réalise encore.
On s'attend à ce que saint Ambroise conclue et rappelle les
chrétiens au droit naturel et à leurs propres commencements.
Mais son socialisme s'arrête en route et contient plus de regrets
que de revendications et d'espérances. Et il en est ainsi, avec
d'imperceptibles nuances, de tous les Pères de l'Église. Il y a
à cela une cause historique dont nous avons déjà vu d'autres
effets. Le christianisme, en devenant la religion de la majorité,
se défit de mœurs et d'exigences qui ne pouvaient convenir qu'à
une secte. Il accepta l'état social qui s'offrait à lui, et s'efforça,
sans se faire l'apôtre d'aucune révolution matérielle, de le
renouveler par son esprit. — A cette cause historique d'autres
s'ajoutent, plus essentielles au christianisme. Au chrétien, pour
qu'il revendique sa part de richesses, il manque d'y tenir. Il n'y
a pas de socialisme sans un élément de convoitise. Un idéaliste
(1) Saint Amuroise, De Nahuthe, III, 12.
■284 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
n'est socialiste que pour les autres; pour lui il ne demande
rien ; et c'est un socialisme bien platonique quand les intéressés
ne demandent rien. Le christianisme, en répandant le renonce-
ment, combattait à l'avance les effets dangereux pour l'ordre
établi de sa prédication contre les riches. Et il se trouvait pro-
téger, de la façon la plus efficace, dans leurs intérêts matériels,
ceux-là môme qu'il traitait si mal. Faisant aimer aux pauvres
leur pauvreté, aux humbles leur humilité, il préparait pour
ceux qui veulent avoir leur règne ici-bas des sujets dociles et
des victimes volontaires. Le même saint Ambroise, qui compa-
rait naguère chaque riche à un accapareur, s'adresse ainsi aux
pauvres : « Pourquoi vous lamenter? L'oiseau de l'air n'est-il
pas plus pauvre que vous, et pourtant il est joyeux, il ne se
désespère pas, il chante, car Dieu a soin de lui. Soyez donc
comme l'oiseau, sans crainte au sujet de votre existence, et
remettez-vous-en à la bonté divine (1). »
Mais la pauvreté de quelques-uns est nécessaire aux fins de
Dieu. Il faut qu'il y ait de la pauvreté sur la terre pour qu'il y
ait de la résignation et de la charité. La bonté divine soulagera
donc les pauvres, mais ne les fera pas sortir de leur condition de
pauvres. D'ailleurs saint iVmbroise bénit cette condition, nous le
savons, plus qu'il ne la plaint. Cette différence d'appréciation sur
l'objet de l'éternel litige, la richesse, distingue profondément
l'économie politique chrétienne de toute autre. Bien loin de
placer l'idéal dans une progression indéfinie de la richesse, le
christianisme le placerait volontiers dans son extinction. Dans
le paradis de certains gnostiques, il ne doit point y avoir de
sexes; dans celui de saint Ambroise il n'y aurait point de
riches.
Mais pourquoi y en a-t-il maintenant? crie notre justice.
Pourquoi aux uns la résignation, aux autres la charité? Il faut
(1) Saint Ambroise, Hexxm., V, 17.
ÉCONOMIE POLITIQUE DE SAINT AMBROISE. 285
le répéter, ce ne sont pas là des problèmes chrétiens. Le chris-
tianisme ne reconnaît point de droits. Les riches n'en ont pas
sur leurs richesses, ce qui pourrait nous l'aire croire que les
pauvres en avaient. Mais les pauvres n'en ont pas davantage, et
de la répartition des biens résultent seulement pour les uns et
pour les autres des devoirs. Cette primauté de la notion de
devoir sur celle de droit est une nouvelle différence entre Téco-
nomie politique chrétienne et celle des philosophes rationalistes.
Nous venons de dire quel est le devoir des pauvres, et nous
pressentons bien quel est celui des riches. Mais il ne s'agit pas,
comme dans la morale de Cicéron, comme dans nos morales con-
temporaines, d'un devoir large, gratuit, et comme d'un luxe
nouveau qui serait la charité. Il faut partir de cette idée que leurs
richesses n'appartiennent pas aux riches, surtout pour qu'ils en
jouissent, mais qu'elles ne sont entre leurs mains qu'une occasion
de sacrifice et un instrument de bonté. Il sera dit aux puissants :
Je vous ai faits tels pour venir en aide à la veuve et à l'orphe-
lin dans la détresse. Yotre force vous a été donnée, non pom'
opprimer, mais pour protéger. Il sera de même dit au riche :
Tout ce que je t'ai donné, c'est pour t'ôter toute excuse, si tu ne
suis pas mes commandements. Mais quel privilège de la grâce
divine de n'avoir qu'à ouvrir sa porte atout venant, de pouvoir
se faire le père de ceux qui souffrent, et de se procurer ainsi
des créances sur le ciel et sur Dieu (2) ! La richesse apporte
donc des devoirs supplémentaires qui sont comme sa rançon.
Mais, pour celui qui les remplit, elle est elle aussi, comme la
pauvreté, un moyen de salut, loin d'être seulement, ainsi
qu'elle nous apparaissait d'abord, une chance de damnation.
Le tout est de voir en elle non les jouissances, non les droits,
mais les devoirs qui en résultent. Elle est une fonction.
Quant aux moyens de l'acquérir, saint Ambroise ne nous
(1) Saint Amkuoise, De off., I, 63.
(2)/d., I, 39.
286 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
laisse guère de choix. C'est là d'ailleurs que nous allons voir
saint Ambroise se rencontrer avec Cicdron. Une terre possédée
de père en fils représente à sa façon la continuité et la tradition;
surtout si elle est petite, elle se dépouille de sa valeur propre
pour prendre une valeur de symbole. Aux instincts de proprié-
taire, qu'elle éveille en nous, il se joint quelque piété. Elle nous
parle des ancêtres qui ont mêlé en elle leur travail et leurs
âmes. Elle fait partie de la famille, non comme une chose,
mais comme un être vivant, comme un serviteur infatigable
qui survit à toutes les générations de ses maîtres. L'échanger,
surtout l'échanger contre de l'argent, serait un sacrilège. La
richesse mobilière est frappée d'infériorité morale. Elle a
contre elle d'être faite pour le trafic, d'avoir quelque chose de
fugitif et d'anonyme, de ne point dire d'où elle vient, de ne point
porter enfin de traces visibles de l'effort humain, c'est-à-dire
de ce qu'il y a de moral dans la richesse. Et ces sentiments
n'ont pas encore disparu tout à fait de nos esprits. De telle
sorte que non seulement il n'est pas contraire à la religion de
jouir paisiblement de l'héritage paternel, mais cela nous est une
obligation filiale. Au droit de propriété se substitue ainsi, dans
la pensée de saint Ambroise, un devoir envers la propriété, qui
est d'en être un usufruitier fidèle et reconnaissant. Telle est du
moins la morale qui ressort de l'histoire de Naboth (1).
Comme la possession même de ce sol qu'elle exploite, l'agri-
culture est légitime et respectable. Nous avons affaire à une
conception toute patriarcale de la richesse et de la production
de la richesse. Il y a quelque chose en effet de plus antique, de
plus fier à n'attendre que de la terre seule ce dont nous avons
besoin. Cela ne nous met pas sous la dépendance des hommes, et
ne risque pas d'avilir nos caractères. Le paysan qui cultive
s'estime encore, à l'heure qu'il est, très supérieur à l'artisan du
(1) Saint Ambroise, De o/f., I, G3 ; Cf. De Nabulhe.
ÉCONOMIE POLITIQUE DE SAINT AMBROISE. 287
bourg voisin ou au colporteur qui passe. La terre anoblit. Mais
ce ne sont pas ces raisons de dignité que fait valoir saint
Ambroise. Il est plutôt frappé de la proportion qui existe dans
l'agriculture entre la peine et le salaire, comme si la grêle et
la sécheresse ne commettaient jamais d'injustice. Que de vertus,
patience, méthode, soin, sollicitude, ne faut-il pas pour être
un bon agriculteur? Nous récoltons en définitive ce que nous
avons semé. C'est cela qui moralise nos profits, et nous-mêmes
par surcroît. Mais surtout il n'y a point de place dans la lutte
que nous soutenons contre le sol pour la ruse et pour la fraude.
Notre récolte ne fait point tort à la récolte de notre prochain,
et celle-là est seulement une richesse vraiment acquise qui
n'est pas d'un autre côté et pour une autre personne une
richesse perdue (1).
Quelques traits nous ont déjà fait connaître les sentiments de
saint Ambroise à l'égard du commerce. Il n'y voit que faux
poids et que fausses mesures (2), tort fait à autrui, fortunes
volées. Il n'a pas l'idée d'un commerce honnête; mais celui-là
même lui paraîtrait vil, parce qu'il tend constamment l'esprit
vers le gain, et substitue à l'échange fraternel des services la
lutte de l'ofi're et de la demande (3). C'est surtout dans ce
qu'on appelle la spéculation que disparaît toute trace de l'esprit
chrétien. Si vous vendez du blé en temps de disette, qu'au
moins ce soit votre blé à vous (4). Mais ceux qui entassent
des provisions dans leurs greniers, et qui attendent comme une
bonne fortune pour eux la misère publique, qui la créent
même parleurs accaparements, ceux-là ne sont point d'habiles
commerçants, mais des fourbes et des traîtres, et saint Ambroise
(1) Saint Ambroise, De off., III, 38-41. Saint Ambroise s'inspire ici sans
aucun doute des Économiques de Cicéron, qui s'était lui-même inspiré des
Economi'iiies de Xénophon.
(2) Saint Ambroise, De off., III, 6ij.
(3) W., 1,242; III, 37, 57.
(4)/'/., m, 39.
288 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
les compare aux voleurs de grand chemin qui épient le moment
propice pour sauter à la gorge du voyageur (1 ). Il s'agit cepen-
dant là de Tenfance de l'art en fait de spéculation. On peut
juger dès lors ce que saint Ambroise penserait de nos jeux de
hausse et de baisse, qui sont des jeux, ce qui est déjà fort
répréhensible, et qui sont en outre des jeux d'où, par définition,
toute loyauté est bannie, ce qu'il penserait en un mot de cette
morale des affaires si différente de sa morale à lui, et dont la
moindre tolérance est de permettre un enrichissement dont le
travail n'est pas l'origine.
Mais nous n'avons pas besoin de conjecturer les sévérités de
saint Ambroise envers un commerce bien connu de son temps,
le commerce de l'argent. Il nous suffit d'écouter ses paroles :
« Nous devons nous aider les uns les autres, ramener à notre
frère sa brebis égarée ; nous devons prêter enfin, et nous ferions
payer ces services qui sont dus, et nous demanderions plus
que nous n'avons donné (2) ! C'est un vice d'esclave de voler,
et une seule chose distingue de la conduite d'un serviteur
infidèle ces exactions des riches, c'est qu'elles se font au grand
jour (3). » Saint Ambroise a, au contraire, des sous-entendus bien-
veillants pour le débiteur insolvable (4). Entre le créancier et
le débiteur, entre le fort et le faible, il ne tient pas la balance
égale, et sa sympathie est pour le faible. Cela est bien chrétien.
Nos contemporains plus soucieux, non seulement du droit,
mais de la dignité de chacun, jugent autrement, et ne pardon-
nent pas à celui qui a donné prise sur lui. Il faut noter cette
nuance morale.
Ses fonctions de préfet, puis d'éveque, avaient mis saint
Ambroise en présence d'effroyables détresses et de cruautés
(1) Saint Ambroise, De off., III, 41.
(2) Jd., III, 20.
(3) Jd., III, 22.
(4)Jd., I, 148.
ÉCONOMIE POLITIQUE DE SAIN'T AMBROISE, 289
sans nom. Une loi autorisait les pères à solder leurs dettes avec
la liberté de leurs enfants. Un créancier impitoyable accule un
père à ce mode de payement. « C'est mon argent qui les a
nourris en définitive ; ils m'appartiennent. Leurs services
m'indemniseront. Allons ! qu'on les estime par tête (1). »
Mais voici un autre cas : Un père a plusieurs fils, et n'en doit
qu'un. Lequel d'entre eux va-t-il livrer? u Quel est celui que
mon fournisseur de blé trouvera le plus à son gré? Sera-ce
l'aîné ? Mais c'est celui qui le premier m'a donné le nom de
père. Sera-ce le plus jeune? Mais son âge même m'attendrit
en sa faveur... Malheureux que je suis! Je ne sais que faire,
et je n'ai pas le cœur de choisir (2). » Une autre loi auto-
risait le créancier à faire surseoir à la sépulture de son débi-
teur jusqu'à l'acquittement de la dette par les héritiers. Saint
Ambroise eut un jour à intervenir dans une affaire de ce genre,
mais ce fut pour ordonner que la loi fût exécutée et le cadavre
livré à celui qui le réclamait. « Prends donc ce corps ; veille
bien à ce qu'il ne t'échappe pas, serre-le dans ta chambre!...
Au reste ton avarice peut se réjouir, car voilà un prisonnier
qui ne te coûtera pas à nourrir. » Et le convoi, sur les ordres de
l'évêque, va, au milieu de l'indignation populaire, tout droit
chez le créancier. Celui-ci demande grâce et prie qu'on délivre
sa maison de ce mort et du scandale que cause sa présence.
« Non, je ne veux pas te faire tort. Garde ton bien. » Et il
fallut que le créancier lui-même et les siens prissent sur
leurs épaules, pour le conduire à cette dernière demeure qu'ils
lui avait disputée, le corps de leur victime (3).
De telles mœurs, de tels abus justifient les colères de saint
Ambroise, et de tels riches n'étaient pas pour lui faire aimer
la richesse. Nous sommes en un temps où la banque n'a
(1) Saint Ambroisk, De Tobia, VIII, 30.
(2) Saint Ambroise, De Nabuthe, V, 21.
(3) Saint Ambroise, De Tobia, X, 36-37.
Université DE Lyon. — VIII. A. 19
290 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
d'autre forme que l'usure, et où l'usure va jusqu'à l'oppression.
Cet état social ne permettait pas à saint Ambroise de prévoir
et d'apprécier le rôle bienfaisant de capitaux accumulés, puis
se répandant partout, comme une sève, pour éveiller l'indus-
trie et accroître, avec la somme de travail, la somme de bien-
être. S'il l'avait prévu, il eût été plus indulgent pour un mal
d'oii naît tant de bien. Mais quelles que soient les nécessités,
providentielles peut-être, auxquelles obéit la circulation des
richesses, dans cet ordre les nécessités, même providentielles,
ne sont que provisoires. Les lois économiques se transforment;:
et si l'économie politique de saint Ambroise nous paraît quel-
que peu rudimentaire, si elle méconnaît quelques-unes des
données des problèmes actuels, en revanche elle est pleine de
cet esprit de charité qui n'a pas pénétré encore dans la moelle
de nos sociétés, et dont il est trop commode de dire qu'il n'y
pénétrera jamais. Elle nous aide donc à nous défendre contre
un optimisme qui pourrait bien n'être que notre égoïsme mis
en théorie.
Saint Ambroise n'est ici que l'un des représentants d'une-
tradition ininterrompue dans le christianisme. Clément d'Alexan-
drie s'était demandé, nous nous en souvenons, si un riche peut
être sauvé. Saint Augustin nie que l'on possède légitimement
les biens dont on ne fait pas usage pour la charité (1). Et nous
pourrions multiplier ces exemples. Au xui" siècle, le chapelain
d'un roi, Robert de Sorbon, a, sur cette question, le parler plus
rude encore que les premiers Pères : « Je professe que tous les
usuriers, les thérauriseurs qui détiennent la chose d'autrui sont
des larrons, et qu'au jour de la mort le diable les saisira comme
des larrons pour les conduire à ses gibets. Ils ont maintenant les
mains si serrées que rien ne s'en échappe, mais, à leur mort, on
ouvrira leurs coffres, qu'ils ont tenus si bien fermés, pour en ex-
(1) Saint Augustin, Ep., 111, V63.
ÉCONOMIE POLITIQUE DE SAINT AMBROISE. 29Ï
traire les richesses (jui leur étaient chères comme leurs entrailles.
Je les compare à des pourceaux qui sont, tant qu'ils vivent, de
grande dépense. Un pourceau coûte beaucoup à celui qui veut le
bien nourrir, et pourtant il ne rapporte rien, tant qu'il vit, et ne
fait que souiller la maison. Mais un pourceau mort est de grand
prix (1) .» Ce sont d'autres chapelains de roi, au xvu^ siècle, qui
font entendre les discours les plus étonnants pour qui ne se
souvient pas de la traditionnelle partialité de l'Eglise, quand il
s'agit des pauvres. Pour Bourdaloue, comme pour saint Augus-
tin, les riches ne sont pas les véritables propriétaires de leur
richesses. Ils sont les intermédiaires, les ministres delà charité
divine, et les pauvres sont les receveurs de Dieu (2). Pour
Bossuet, comme pour saint Ambroise, les pauvres sont les mem-
bres du corps mystique de Jésus-Christ; leurs souffrances renou-
vellent sa Passion, et ce n'est pas de la pitié que nous leur
devons, mais du respect. Ils sont les enfants véritables de l'Eglise
où les riches sont des étrangers. « Mais le service des pauvres
les naturalise, et leur sert à expier la contagion qu'ils contrac-
tent parmi leurs richesses (3). » Ces dernières paroles de Bossuet
sont à la fois l'exacte et admirable traduction de quelques-unes
des idées que nous avons rencontrées chez saint Ambroise.
Dirons-nous enfin que ce qu'on a appelé, à tort ou à raison,
le socialisme chrétien (mais nous savons maintenant ce qu'il
faut entendre par là) est une tradition tellement inhérente au
christianisme que, dans cette tradition, l'Eglise se retrempe,
quand elle sent s'épuiser en elle les principes de vie, et qu'elle
reprend alors des airs de jeunesse dont on ne la croyait plus
capable. Mais nous assistons de nos jours à l'une des crises les
plus dramatiques de l'histoire morale. Cette vieille alliance du
(1) Cité par L.vnglois, L'éloquence sacrée au moyen âge [Revue des Deux
Mondes, l*"" janvier 1893).
(2) BoiiRDALOLE, Sw l'aumônc (VII^ dimanche après la Pentecôte).
(3) Bossuet, Sur V éminente dignité des pauvres.
•292 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
socialisme et de la religion sera-t-elle dénoncée, et le socialisme
émancipé rejettera-t-il définitivement un patronage devenu
plus gênant qu'utile? L'Eglise pense avec raison que ce divorce
serait pour elle la plus rude des épreuves. L'Eglise peut se
passer d'avoir avec elle les riches et les puissants; mais l'Eglise
abandonnée p ar les pauvres semblerait reniée par celui qui l'a
fondée et qu'elle a tant de fois identifié avec eux. Quoi qu'il en
soit, ce patronage, qu'elle s'est si longtemps attribué, restera sa
marque dans l'histoire. Le christianisme a une morale sociale.
Les morales antiques étaient restées fermées non seulement
aux solutions qu'il apporte, mais aux problèmes qu'il soulève.
IV
Principes nouveaux.
Dans toute morale il y a une conception de la vie, une philo-
sophie. Dans la morale chrétienne il y a plus qu'une philoso-
phie, à savoir une religion, ce qui signifie que le mystère du
monde est associé aux règles de la conduite, que la bonne
volonté s'enflamme de toutes les ardeurs de la foi, que la vertu
et la piété enfin tendent à se confondre, et à former comme un
degré supérieur de l'une et de l'autre. Cette étroite union de la
religion et de la morale suffit à distinguer le christianisme de
toutes les autres religions, et sa morale de toutes les autres
morales. Ce sont les prophètes d'Israël, ainsi que nous l'en-
seigne M. Renan (1), qui l'ont scellée. « Les païens avaient
une morale, a dit Théodoret, le paganisme n'en avait point. »
Tous les essais de morale indépendante auxquels nous assistons
sont, en ce sens, des retours au paganisme. Mais nous ne pou-
(1] Histoire du peuple d'Israël.
PRINCIPES NOUVEAUX. 293
vons pas faire que ces morales, quoique affranchies de tout
dogme, n'aient gardé de la religion l'accent, l'émotion, la
mysticité, qu'elles ne donnent asile en elles au sentiment reli-
gieux de l'obligation, et n'appellent cette inclination de tout
notre être qui y répond, et qui ressemble à un acte de foi. La
vie morale est pour longtemps encore, même chez les in-
croyants, une forme de la vie religieuse. Les croyances disparues
en effet, la croyance reste, comme disposition de notre àme, et
cherche un emploi. Le devoir lui en fournit un. Le devoir est
devenu dieu.
Mais, au temps d'Ambroise, c'est Dieu lui-même qui entre
dans la morale et la fait graviter autour de lui. Il faut pourtant
commencer par rappeler ici que le traité Des Dévoilas nous
présente comme deux morales parallèlles, juxtaposées, mais
non confondues. Tantôt nous avons affaire à une morale pure-
ment humaine et qui, comme le stoïcisme, fonde nosdevoirs sur
notre nature ; tantôt la morale n'est plus qu'un enseignement
divin, et que la présence de Dieu dans lésâmes. C'estce second
aspect du livre d'Ambroise que nous voulons maintenant étudier,
sans oublier toutefois qu'il en existe un autre, et qu'en outre
notre auteur ne s'est pas donné la peine de se mettre d'accord
avec lui-même. Nous allons observer dans la composition de
tous les modes de la vertu humaine l'effet de cet élément nou-
veau : la croyance en Dieu. Sans doute ce n'est pas absolument
une nouveauté de croire en Dieu. Il y a des dieux dans l'anti-
quité ; il n'y en a même que trop. Et il serait faux de prétendre
que ce soient des dieux fainéants et qu'ils restent indifférents à
la conduite des hommes. Mais ils sont trop près de l'humanité, et
leur autorité n'est fondée que sur la crainte. Puis ils ont de notre
nature surtout les passions et les faiblesses, et les exemples
qu'ils donnent nuisent aux règles qu'ils devraient faire respecter.
Leur histoire se compose justement de tout ce que les hommes
ne doivent pas faire. Enfin ils sont sensibles aux présents des
"294 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
hommes plus qu'à leur vertu. Ce ne sont pour la morale que
des alliés intermittents et compromettants. Quant au dieu des
philosophes, il est d'une essence plus pure, mais il ne vit pas.
C'est un idéal qu'ils ont composé avec le meilleur d'eux-mêmes
et où ils reconnaissent leur œuvre alors même qu'ils l'adorent.
Seul, le Dieu des chrétiens est vraiment Dieu. 11 est unique,
et cette condition fera désormais partie de la définition de Dieu.
Il vit, et rien ne vit que par lui. Il est créateur, ce qui l'élève
à une hauteur infinie au-dessus de ses créatures, et met entre
elles et lui des liens à la fois plus forts et plus tendres. Mais
nous voulons insister surtout sur les caractères moraux qu'il
revêt; car de cette union de la religion et de la morale, dont
nous parlions, l'effet est double, et se fait sentir sur la religion
comme sur la morale elle-même. Donc les honnêtes gens ont
cette fois un Dieu fait pour eux et comme eux, un Dieu qui
vaille au moins un honnête homme ; et, ce qui est extraordi-
naire, c'est qu'il ait pu y avoir d'autres dieux. En outre, tout ce
qui concerne la vertu est la grande affaire de son gouvernement.
11 est le témoin attentif non seulement de nos actes, mais de
nos pensées (1), et sa justice nous attend (2). Nous avons dit et
redit que le dogme de la providence passa du stoïcisme dans
le christianisme. Mais il n'y passa pas tel quel, et sans être
modifié lui-même par les préoccupations différentes des âmes
auxquelles il s'adressait. Pour les stoïciens la providence est
la garantie de l'ordre universel ; c'est elle qui défend, contre les
altérations que lui ferait subir le hasard, la sainte beauté du
Cosmos. Pour les chrétiens, auxquels la justice importe plus
que la beauté, elle est surtout le pouvoir qui répartit les biens
et les maux, et qui doit proportionner ses faveurs à nos mérites.
La philosophie païenne sacrifiait trop volontiers le détail à
l'ensemble, et prenait son parti des misères individuelles.
(1) Saint Ambroise, De off., I, ii4.
(2)It/., I, 124.
PRINCIPES NOUVEAUX. 29o
C est juslement contre la Ikigrante immoralité de ces sacri-
fices, s'ils n'ont dans l'histoire de chacun leur justification, que
s'étaient élevés les prophètes d'Israël. L'explication des souf-
frances inexpliquées, et aussi celle de certains bonheurs scan-
daleux compta, après eux, au nombre des problèmes auxquels
une religion devait répondre. Après eux la pitié et la justice
devinrent les attributs essentiels de Dieu. L'ordre moral occupa
ses plus secrètes pensées, avant Tordre physique. Il se dépouille
ainsi de ce caractère de loi abstraite et insensible qui était
celui de la providence stoïcienne, et prend ceux d'une personne.
C'est un Jéhovah qui n'enferme plus sa protection dans les
frontières d'un petit peuple, et dont l'autorité s'est adoucie en
s'étendant.
Il nous faudrait ajouter ici que le dogme chrétien, dans la
précision de tous ses détails, semble fait pour les conséquences
morales qu'on en peut tirer, et il nous faudrait développer une
à une ces conséquences. Que Jésus-Christ soit homme et soit
Dieu tout à la fois, qu'il soitl'IIomme-Dieu, cela, par exemple,
donne une portée particulière aux leçons de sa vie qui, venant
d'une nature purement humaine, seraient moins autorisées,
d'une nature purement divine, moins accessibles à notre imita-
tion. Et une démonstration analogue pourrait se répéter à
propos de chaque article de foi. Les pratiques de la dévotion
chrétienne vinrent à leur tour mettre une marque spéciale sur
les unies, et se mêler à la morale même, au point qu'on ne
distingue }»lus entre l'exactitude de l'observance et la rectitude
de la conduite. De tout cela résultent pour notre volonté les
directions les plus précises et les plus savamment coordonnées.
Mais nous nous écartons de plus en plus des stoïciens et de
l'autonomie morale. Toutes ces idées, que nous indiquons à
peine, mériteraient d'être longuement étudiées ; mais, pour les
étudier, nous sortirions des limites que notre programme nous
impose. En fondant la comparaison de deux morales, déjà si
29G LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS »
souvent comparées, sur la comparaison de deux livres où elles
se sont exprimées, nous avons pris sur le vif, et fixé des oppo-
sitions d'idées et de sentiments le plus souvent fuyantes. Mais
une certaine diminution du sujet est la rançon de cette précision
que nous nous sommes efforcé d'obtenir. Le traité Des Devoirs
de saint Ambroise ne contient pas toute la morale du christia-
nisme, nous avons eu la précaution de le dire, et le plan qu'il
emprunte obscurcit en particulier cette pénétration du dogme
et de la morale qui est un caractère éminent tout à la fois du
dogme chrétien et de la morale chrétienne. L'influence de Cicé-
ron se manifeste ainsi non seulement dans ce que dit Ambroise,
mais dans ce qu'il ne dit pas.
Nous ne trouvons donc dans le traité Des Devoirs que les
principes généraux de la philosophie chrétienne; mais il suffi-
sent à incliner la morale dans un sens nouveau. Ce Dieu, dont
nous avons parlé, exige qu'on croie en lui ; et nous avons déjà
vu comment la foi, dans la liste des vertus, se substitue à la
science, sans que saint Ambroise insiste assez sur l'importance
de ce changement. La foi implique quelque chose de déjà moral,
dans le sens moderne du mot, un vouloir, un choix, un risque^
un don de soi. Les anciens plus purement intellectualistes fon-
daient au contraire la moralité sur la science. 3Iais c'est là un
point de vue pour longtemps abandonné. Le christianisme a
placé la conscience hors du domaine de la science. Le devoir
des kantiens, cette divinité intérieure, délaisse à son tour la
raison spéculative pour la raison pratique. En quoi le kantisme
difl'ère du stoïcisme de la même façon que le christianisme.
Cette suprématie accordée à la volonté sur la raison caractérise
donc la philosophie chrétienne, et toutes les doctrines qui sont
issues d'elle.
Il est à remarquer en outre que la foi, qui semble ne nous
procurer qu'une servitude, nous affranchit à sa manière. Car
cette servitude, du moins, est volontaire. La religion devenant
PRINCIPES NOUVEAUX. 297
affaire do conscience, la foi nous émancipe des religions légales,
et élève en dignité, si Ton peut dire, le sentiment religieux
lui-môme, par ce qu'elle y mêle de liberté. Yoilà encore ce
qu'il y a de moral dans la foi. Mais il pourra arriver que
cette foi se subordonne le reste de la morale au point de lui
faire tort, et ressemble au moyen court de certains gnostiques.
Ainsi ridée de Dieu aura servi à déprécier nos devoirs qu'elle
devait vivifier (1). Sans compter qu'avec le temps d'une foi
routinière et héritée aura disparu peu à peu cette qualité morale
qui en rehaussait le prix. Mais moins la foi ressemble à une
vertu et plus elle est promue au-dessus de toute vertu. Et
saint Augustin soutiendra ce paradoxe qu'un croyant pécheur
est plus agréable à Dieu qu'un païen vertueux (2). Philon est
le seul philosophe qu'une telle pensée n'eût point choqué. Un
Romain ne l'eût même pas comprise.
Il ne suffit pas de croire en Dieu. Il faut le craindre et il
faut l'aimer. Saint Ambroise cite cette phrase des Psaumes
que « la crainte du Seigneur est le commencement de la
sagesse (3) »; et, pour faire l'éloge d'un patriarche, il dit de lui
qu'il craignait Dieu (4). Mais un sentiment plus vraiment
chrétien est l'amour de Dieu. Les philosophes anciens ont bien
parlé de quelque chose de semblable. INIais c'est le cas de rap-
peler que les mêmes mots n'expriment pas toujours les mêmes
idées. Il s'agit pour les anciens d'une confiance raisonnée»
d'une piété tout intellectuelle, sans abandon et sans tendresse.
Les hommes ne rendent au ciel en définitive que le genre d'af-
fection qu'ils reçoivent de lui. Or les philosophes païens ne
prêtent aux dieux, à l'égard de l'homme, qu'une bienveillance
(1) Cette excessive prédominance de la foi apparaît déjà dans saint
Ambroise, De off., l, 2:j2.
(2) Contra Juhanum Pelagianum, IV, 3.
(.3) Saint Ambroise, De off., I, 117.
(4) W., 1,60.
2'98 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS >^
toute générale et qui ne leur coûte rien. Le Dieu des chrétiens
au contraire, en s'immolant pour ses enfants, leur a donné le
ton des sentiments qu'il attend d'eux. En outre il est comme un
père qui n'aime pas ses enfants en bloc, mais qui aime chacun
pour lui-même. De là, entre les hommes et Dieu, des rapports
personnels, intimes, l'elïasion des hommes répondant à la
sollicitude de Dieu. A lui seul il est le bon génie de chacun,
son Dieu lare, le Dieu familier que l'on aime, les saints n'ayant
pas encore pris leur part de la piété des hommes.
Non seulement Dieu s'offre en objet à des sentiments nou-
veaux, mais l'amour que nous éprouvons pour lui retentit sur nos
autres sentiments et leur donne à tous une orientation commune.
Dieu devient le centre de notre vie morale. Si nous sommes
humbles, c'est devant Dieu. Quand nous obéissons, même aux
puissances d'ici-bas, nous obéissons à Dieu qui a permis qu'elles
nous commandent, et nous prenons le pli de cette obéissance
plus complète que nous ne devons qu'à lui. La fraternité hu-
maine, nous avons déjà noté ce progrès, reçoit de l'idée d'un père
commun comme un supplément de réalité. Dieu cimente les
amitiés par la ressemblance qui naît entre des âmes dont il est
toute la pensée. De là cette expression « s'aimer en Dieu », qui
marque la confusion en un seul sentiment de TafTection qu'un
homme inspire à un autre homme, et de celle que tous deux
portent à Dieu. Dans la charité enfin il y a un hommage rendu
à Dieu, puisqu'elle est un accomplissement de ses vues et une
imitation de sa bonté. L'amour mutuel des créatures est comme
une dépendance de celui qui unit déjà le créateur à la créature.
L'idée du service de Dieu en un mot pénètre toutes nos intentions
et aj,oute quelque chose à la vertu. On sait que Kant opposait
à l'idéal stoïcien de la sagesse l'idéal chrétien de la sainteté. La
sainteté suppose l'offrande que la vertu fait d'elle-même et la
présence de Dieu dans nos cœurs. L'antiquité a eu des sages ; le
christianisme seul a eu des saints.
PRINCIPES NOUVEAUX. 299
Voici encore deux effets de la foi sur la vertu. Elle devient
Timitation même de Dieu (1). C'est là une conception platoni-
cienne etmême stoïcienne (2). Mais, chez les stoïciens, l'imitation
de Dieu se confond avec l'imitation de la nature, et consiste
à faire régner en soi une harmonie qui soit comme un
abrégé de l'harmonie universelle. L'imitation de Dieu diflère
comme diffère Dieu lui-même. Plus près du sens chrétien
avec Platon, c'est dans le christianisme seul qu'elle fournit
une formule claire et pratique de nos devoirs. Pour les
anciens, en effet, c'est la nature qui exprime Dieu. Pour les
chrétiens seulement, c'est au dedans de nous qu'en est l'image,
et il est d'autant plus facile à l'homme de ressembler à Dieu
que cette ressemblance entre eux est déjà ébauchée. Ajoutons
que, dans le christianisme seul. Dieu a une histoire, et se
révèle sous des traits qui donnent prise à notre imitation. Or
un mot résume cette histoire divine : la miséricorde; et c'est
en effet par la miséricorde, nous a enseigné saint Ambroise, que
nous nous élevons jusqu'à ressembler à Dieu (3). — L'autre effet
dont nous voulons parler est à peine indiqué dans le traité Des
Devoirs, et par une phrase ambiguë, mais cette indication a un
tel intérêt que nous ne pousons la passer sous silence. La vertu
humaine, est-il dit, peut-elle se suffire à elle-même, et n'a-t-elle
pas besoin d'un appui dans le Christ (4)? C'est la théorie de la
grâce qui apparaît ici chez celui qui fut le maître d'Augustin.
Cette action mystique de Dieu sur nos âmes achèvera de nous dé-
posséder de notre vertu. Notre nature, qui ne tire pas d'elle-même
son idéal, ne trouve pas davantage en elle la force de le réaliser.
Il résulte de tout ce que nous avons dit que l'autorité de la
loi morale vient elle-même de Dieu. Mais cela vaut la peine
(1) Voir Saint Ambroise, De fuga sxciiH, 17.
(2) Sknèûik, Ep., XCV.
(3) Saint Ambroisk, De off., I, 38.
(4) IJ., l, 2al. FundanicnluMi aulcm Christus est.
300 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
qu'on y insiste, car cette origine explique le caractère imp(5ratif
qu'elle revêt, et qu'elle gardera, même lorsqu'elle ne comman-
dera plus qu'en son nom. En outre, Dieu n'est pas seulement le
fondement théorique de l'obligation, comme il pourrait l'être
dans quelque doctrine contemporaine. Dieu a parlé, et les livres
saints ont recueilli sa parole. C'est là que sont inscrits nos devoirs
d'une façon plus explicite que dans notre raison (1). Ce sont
d'ailleurs le plus souvent les mêmes devoirs, et l'Écriture ne
fait que confirmer une révélation naturelle (2). Son autorité n'en
tranche pas moins toutes les difficultés pendantes entre les
philosophes (3), et, là oii elle intervient, toute discussion est
vaine et impie. Devant elle la raison plie ou pliera. La morale
est révélée comme la religion avec laquelle elle se confond. Elle
vient d'en haut, dit notre saint, comme une rosée divine (4). —
Mais ce caractère sacré des textes révélés se communiquera
bientôt, par une sorte de contagion, aux écrits des premiers
défenseurs de la foi. Saint Ambroise demande des enseignements
aux apôtres, à saint Paul surtout (5), et les reçoit non comme
des opinions humaines, mais comme des oracles. Ainsi s'achève
peu à peu le caractère d'une morale fondée sur la tradition.
Bientôt ce seront les Pères, comme saint Ambroise lui-même,
ou comme saint Augustin, puis les docteurs dont on invoquera
avec soumission les jugements. Un moraliste ne sera plus
qu'un compilateur et un interprète. Telle est déjà l'idée que
saint Ambroise se fait de son rôle et de son livre. Par un phé-
nomène concomitant, le ressort de l'autorité s'étendra de plus
en plus, des questions de conduite aux problèmes purement
théoriques. Rien n'échappe plus à ce critérium nouveau. Nous
(1) Saint Ambroise, De off, I, 3 ; tl, 5, 64, 63.
(2)Id., I, 30, 108.
(3) hl, II, 8.
(4) hJ., I, 163.
(5)i(i., I, 58, 78, 143, 183, etc.
PRINCIPES NOUVEAUX. 301
touchons ici aux conséquences ultimes de l'apparition clans
l'esprit humain de cet élément avec lequel les philosopliies
anciennes ne comptaient pas, la foi. De l'inclination à croire et
à obéir, dont Dieu fut d'abord l'unique objet, naîtront des
habitudes de docilité intempérante. On fait difficilement à
l'autorité sa part, non plus d'ailleurs qu'à la critique et à la
raison.
La philosophie chrétienne, avec l'existence de Dieu, a enseigné
l'immortalité de l'âme. L'annonce d'une autre vie, d'un règne de
la justice, de joies éternelles pour les élus, telle fut la bonne
nouvelle qui, de proche en proche, se répandit, et conquit au
christianisme les âmes avides d'espérance. Nous avons vu
ailleurs (t) que quelque confusion s'établit dans l'esprit de
saint Ambroise entre le dogme philosophique de la vie heureuse
et le dogme chrétien de la vie future ; mais, quand il s'affranchit
de ses souvenirs classiques, il parle trop clairement, et dès le
début du traité Des Devoirs, pour n'être pas entendu (2). Disons
d'un mot qu'à cette croyance nouvelle est suspendue la conduite
entière. Elle est pour ceux qui souffrent une consolation, pour
d'autres une menace ; à tous elle apporte la certitude de la
justice (3). Il est incontestable que cette certitude mêle quelque
intérêt à la vertu. Mais qu'importe si cet intérêt produit les
mêmes eifets que le désintéressement? Il n'abaisse pas, il ne
lie pas; il délivre. Et c'est un scrupule tout théorique que notre
admiration éprouve en face d'une bonne action qui n'est pas
née du seul respect de la loi et du seul amour de Dieu. D'ailleurs
cette spéculation sur l'éternité n'apparaît pas chez saint
Ambroise avec la môme brutalité que chez Lactance. Ce motif
ne prime pas les autres au point de les dépouiller du mérite qui
(1) Voir dans le chapitre précédent, le développement intilulé : le Stoïcisme
de saint Ambroise.
(2) Saint Ambroisk, De off., l, 59.
(3) Id., I, 29, Li9, 12i, etc.
302 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
peut s'attacher à eux; mais il est la ressource suprême, le levier
qui met Tàme chrétienne à la hauteur des devoirs difficiles (1). Et il
n'est pas irrespectueux d'affirmer que les chrétiens ont dû à l'espé-
rance, qui les enchantait, leur courage sans raideur, leur séré-
nité et comme leur entrain dans la souffrance et dans le sacrifice.
C'est que l'attente dans laquelle ils vivent crée des mesures
nouvelles pour penser et pour sentir. Le bonheur avait été, d'une
façon plus ou moins avouée, le souverain bien poursuivi par
toutes les morales antiques. Leur désintéressement n'allait
jamais loin, ou ne fut qu'un détour. Le stoïcisme est un noble
effort pour trouver le bonheur dans la vertu môme ; mais, en
définitive, c'est encore le bonheur qu'il cherche, et il appelle la
vie bonne la vie heureuse. En renonçant pour la vie présente à
ce bonheur rêvé, et en remettant à une autre vie la réalisation
de légitimes espérances, le christianisme a débarrassé la morale
du problème difficile qui consiste à concilier l'utile et l'honnête.
Il a séparé la vertu du bonheur, leur assignant des places
dans deux vies distinctes, au point de ne plus insister assez sur
les joies déjà paradisiaques que la vertu trouve, sans attendre,
en elle-même.
Il établit au contraire une sorte d'équivalence entre le mérite
et la souffrance, jusqu'à produire un véritable renversement de
nos instincts et nous faire aller au-devant de ce qui est le plus
contraire à notre nature. La souffrance étant un gage pris sur
l'avenir (2), on s'explique cette douceur qui est en elle comme
un avant-goût des triomphes qu'elle assure. Mais, par un phéno-
mène psychologique, dont Stuart Mill a démontré le mécanisme,
on en vient à aimer dans la souffrance la souffrance elle-même.
Elle est, dit saint Ambroise, l'assaisonnement d'une bonne
conscience (3). Elle donne à la vertu du relief. Elle lui crée
(1) Saint Ambroise, De off., I, 182.
(2) Jd., Il, V.
(3)W., II, 12.
PRINCIPES NOUVEAUX. 303
aussi un milieu propice, tandis que les biens d'ici-bas lui sont
autant d'obstacles. Elle a par elle-même quelque chose de
moral. D'où l'idée viendra à quelques uns de la rechercher et
de la provoquer. Le stoïcisme soutenait que la douleur n'ôte rien
au contentement du sage. Il appartenait au christianisme de
trouver qu'elle y ajoute. Ce fut cette fois la réfutation et la
ruine définitive de l'hédonisme. Pénétrons plus avant dans ce
mystère de la soutîrance. La philosophie du christianisme et
son histoire sont d'accord pour faire ressortir la force intrinsèque
qui est en elle, et ses mystiques effets. Le Christ a vaincu par
la mort, et le christianisme a grandi dans la persécution. Seule
la souffrance vient à bout du mal, de celui qui est en nous comme
de celui qui est hors de nous. Seule elle rachète et elle délivre. Le
bonheur, dans la philosophie d'Aristote, a quelque chose de
sacré, de divin (1), et toutes les philosophies antiques ont, à un
degré quelconque, partagé cette superstition. C'est maintenant
la souffrance qui est sainte et qui est divine.
Le dogme de la vie future eut sur nos idées d'autres effets. Il
mit l'homme à part dans la création, seul immortel en face
d'êtres et de mondes périssables. Le tout est fait pour lui, et non
lui pour le tout. Les fins de l'univers sont déplacées, et les
splendeurs du Cosmos, tant vantées par les stoïciens, pâlissent
comparées à une âme immortelle. L'avenir qui lui est promis
fait de l'homme une grande chose et, comme dit saint Ambroise,
le chef-d'œuvre de Dieu (2). Ses actes ont un infini retentisse-
ment, il ne travaille plus en vain, pour la mort, mais pour
l'éternité. En même temps, le prolongement de la perspective
donne à tous nos sentiments une poésie et une profondeur à
laquelle ne peuvent prétendre ceux qui se savent éphémères.
(1) "Ettiv t] s'joai;i.ov'!a twv -•.•j.'xov /.al Tî/.EÎfov. AuiSTOTK, Elh. iV (''".,
I, XI, 7.
(2) Magnum ergo opus Dei es, homo. Saint Ambkoisk, In Psalni. CXVlll,.
sermo X, § 1 1 ; Cf. Saint Basile, Hom. in Psalm. LXVIII, § 8. Méya avOpw-o;.
304 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
L'au-delà pénètre dans la vie présente, et en exalte toutes les
affections.
Mais si tout ce qui dans l'homme regarde l'éternité reçoit
d'elle une vertu incomparable, le monde, au contraire, est
déprécié par la considération devenue plus sensible de sa fragi-
lité. 11 est pour l'homme un asile transitoire, un lieu d'épreuve.
Les maux seuls qu'on y endure ont un sens. Le bonheur qu'il
donne est un mensonge ou une menace. Des heureux de ce
monde il est écrit en effet qu'ils ont eu leur récompense (1).
De là une philosophie chagrine, disons le mot : un véritable
pessimisme. Le bonheur n'étant plus le bonheur, que peuvent
bien être les plaisirs qui en sont la monnaie? Aussi ne sied-il
pas d'être gai. Plusieurs des vertus chrétiennes, humilité,
résignation, sont empreintes de tristesse. Un ecclésiastique
surtout, selon saint Ambroise, doit éviter de rire, de plaisan-
ter. « Malheur à vous qui riez, a dit le Seigneur, car vous pleu-
rerez (2). » Ce texte, plusieurs fois cité, nous prouve que ce
n'est pas seulement au sentiment romain de la respectabilité
qu'obéit ici saint Ambroise. D'ailleurs saint Basile avant lui
avait fait les mômes défenses, qui deviendront, dans les ordres
religieux tout au moins, une véritable tradition (3).
Il faut se défier de même de tout ce qu'aiment les hommes,
et aussi de ce qu'ils honorent. La gloire humaine, les opinions
humaines sont vanité (4). La science (si l'on entend par ce mot
ce qu'il signifie, la science et non la foi) est un tissu d'obscu-
rités et de futilités (5). Quant à la beauté, à la beauté physique,
saint Ambroise déclare ne point comprendre le casque Cicéron
(1) Saint Amkroise, De off., Il, 2.
(2)M.,I, 102-103; Cf. I, o9.
(3) Voir, dans l'édition Migne, la note se rapportant au texte que nous
venons de citer, I, 102.
(4) Saint Ambroise, De off., II, 2.
{5)id.,l, 122.
PRINCIPES NOUVEAUX. 305
parait en faire (l). Souvonons-nous que des chrétiens antérieurs
à saint Anibroise, et d'un esprit moins pondéré que le sien,
avaient voué à la beauté une sorte de haine. Il n'est pas jus-
qu'aux liens de la famille qui, s'il s'agit dun prêtre (2), ne
perdent de leur force. C'est le danger de certains devoirs, comme
sont les siens, d'en effacer d'autres, et de trop simplifier la vie
morale. Comme tout pessimisme enfin, le pessimisme chrétien
s'en prend aux femmes, il en a peur. Elles sont la cause de
tous les scandales, le centre de cette vie du monde qui est pour
l'àme chrétienne un perpétuel danger (3). C'est une règle géné-
rale que les ennemis du monde soient les ennemis des femmes.
Le pessimisme chrétien, on le voit déjà, est moins la consta-
tation de notre infortune que celle de notre perversité. En cela
il a un caractère plus moral que les formes modernes du pessi-
misme. Sa tristesse est d'un autre ordre, et plus féconde. Dans
le sentiment du péché il y a déjà en effet comme un appétit
de rédemption, et le christianisme est l'histoire même des
suites heureuses de la faute originelle. Félix culpa! Aussi
aurions-nous dû commencer par la doctrine du péché, comme
par son véritable commencement, l'exposé de cette métaphysique
chrétienne, si nous ne nous étions astreint à ne chercher, pour
le moment, cette métaphysique que dans le traité Des Devoirs
de saint Ambroise, et à ne rien dire qu'il ne laisse entendre. Or
il faut avouer que la doctrine du péché n'y est guère qu'à l'état
de sous-entendu. Cela d'ailleurs n'est pas particulier à ce livre,
ni à cet auteur. Avant saint Augustin, la conscience de notre
dépravation n'obsède pas la pensée chrétienne, comme elle
l'obsédera après lui, comme elle l'obsédera surtout au temps de
la réforme et du jansénisme. Mais cela même est intéressant à
noter. Un dogme, qui bientôt semblera tirer à lui tout le chris-
(1) Saint Ambroise, Deoff., l, H'.i.
(2) Id., 24;j et seq.
(3) Id., 87.
Université de Lyon. — VIII. A. 20
306 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
tianisme, n'apparaît avec saint Ambroise qu'au second plan de
la conscience religieuse, comme si entre les différents dogmes
chrétiens il y avait une sorte de lutte pour la prééminence, et
de succession dans l'empire exercé sur les âmes. Toutefois,
même dans le traité Des Devoirs, dans ce livre stoïcien, le péché
est représenté comme une réalité, et la chair comme l'alliée du
péché. Il nous faut tuer la chair pour tuer le péché, et com-
mencer par mourir à nous-mêmes pour naître à une vie
meilleure (1). Nous voyons ainsi la conception dualiste de notre
nature se faire une place jusque dans un livre inspiré d'une phi-
losophie tout opposée.
Dans ce même traité Des Devoirs le démon apparaît comme
la personnification du mal. Son image et celle du Christ se
disputent notre âme (2). Et saint Ambroise nous décrit le siège
savant qu'il fait de nos volontés. « Il excelle à se servir des
armes que nous lui donnons contre nous-mêmes. Il attise la
haine et la colère. Me sent-il irrité, le voilà qui arrive comme
si je l'appelais. Ai-je laissé échapper quelque impertinence, il
m'excite encore, me montre les moyens de poursuivre ma ven-
geance; et, pendant que je l'écoute, et que ces sentiments
m'entrent dans le cœur, il serre autour de moi ses filets, et
m'entraîne à la mort de l'âme (3). » — D'oiî il résulte que la
vertu est une lutte perpétuelle contre un ennemi toujours aux
aguets, un vrai combat (4). Elle consiste à se défier, à résister,
à se vaincre soi-même. Elle perd ce caractère de paix et d'har-
monie qui, dans l'antiquité, en fut l'attribut essentiel. Elle n'a
plus son critérium dans la conformité à la nature. Car cette
nature a été corrompue, et quand bien môme celle qui est
(1) Saint Ambroise, De off., I, 185. Voir Deutsch, De Ambrosii doctrina de
peccato et peccatorum remissione (in Programmate gymnasiir egii Joachimici
Berolinensis), 1867.
(2) Saint Ambroise, De off., I, 244.
(3) M., 15, 16 etseq.
(4) M., o8-59, 182,
PRINCIPES NOUVEAUX. 307
sortie des mains de Dieu eût été une conseillère impeccable,
ce n'est plus à celle-là que nous avons afTaire. Ce double sens
du mot nature n'en a pas moins permis à saint Ambroise de
parler d'autres fois un langage d'apparence toute stoïcienne.
D'ailleurs les stoïciens avaient, eux aussi, comparé la vertu à
un combat, et, si les Grecs n'avaient les premiers employé
cette comparaison, les Romains sûrement l'auraient inventée (1).
Mais on ne voit pas clairement dans le stoïcisme contre qui
nous nous battons. Rien de plus clair dans une philosophie
dualiste. Péché, démon, chair où ils régnent, nature déjà souil-
lée par eux, voilà nos ennemis. Aussi cette conception ascétique,
et pour ainsi dire athlétique (2) de la vertu devient-elle classi-
que dans la morale chrétienne. Ce n'est plus une comparaison,
c'est une définition.
Loin de nous la pensée d'essayer de concilier ces principes de
la morale de saint Ambroise avec quelques autres qu'il a, d'une
façon plus ou moins consciente, empruntés à Cicéron. Nous
n'aurions môme pas toujours la ressource de trouver deux sens au
même mot, comme nous l'avons fait avec ce mot de nature
pour expliquer l'alternance de tendances naturalistes et anti-
naturalistes chez notre auteur. Il vaut mieux constater que
saint Ambroise, n'ayant vu nulle part de contradiction, n'a
point tenté d'en résoudre. Il déduit nos devoirs de notre
raison, de notre nature, puis de l'existence de Dieu et de
ses volontés. Il ajoute à la sanction stoïcienne de la conscience
la sanction chrétienne de la vie future, sans oublier la sanction
juive des récompenses terrestres. Il définit la vertu par ce mot
significatif de décorum^ et subit en même temps, et répand, qui
plus est, la contagion des vertus ascétiques. Il est pour la vie
active, et pour la vie intérieure. Et en fait, nous l'avons vu, il a
su mener l'une et l'autre, comme si le langage mettait parfois des
(1) Voir plusieurs textes cités par Aubertin, Sénèque et Saint Paul, p. 300.
(2) Christi atlileta, Saint Ambroise, De off.,\, 182.
308 LES DEUX TRAITÉS « DES DEVOIRS ».
antith(^scslà où, dans la réalite, il n'y a point d'opposition réelle.
Ce qu'il faut dire c'est que l'inlluence cicéronienne, jointe à
une forte éducation classique, jointe à un respect inné de toute
tradition, a défendu saint Ambroise contre l'esprit de système
et contre l'abus de quelq,ues unes des idées nouvelles. Le stoïcisme,
là où il s'opposait à certaines tendances chrétiennes, joua dans
l'esprit d'Ambroise le rôle de modérateur. 11 l'cmpècha d'aller
jusqu'au bout de la haine de la nature, de la beauté, de la chair
même. Il fut ce reste du passé qui, en se mêlant à des nouveau-
tés, leur sert plutôt qu'il ne leur nuit, parce qu'ainsi les tran-
sitions sont ménagées, et que tout prétexte est ôté aux retours
offensifs de la tradition. Ainsi les systèmes de morale ne pénè-
trent jamais tout d'une pièce dans la pratique, et nous vivons
de compromis.
S'il nous fallait juger le livre d'Ambroise comme un livre de
théorie morale, comme nous jugeons l'œuvre d'un Spinoza ou
d'un Kant, nous serions choqués à bon droit d'y trouver si
peu de logique et de cohésion. Mais c'est une œuvre d'un autre
genre, supérieure en un sens, si paradoxale que puisse paraître
cette affirmation, œuvre vivante et vécue, où les doctrines se
tolèrent et se combinent comme dans la réalité de nos cons-
ciences. La conscience en effet ne commence à souffrir de la
coexistence en elle de principes hérités de civilisations et de
philosophies diverses que lorsqu'aucune hiérarchie ne s'établit
entre eux, et lorsque, en cas de conflit, elle ne sait auquel obéir.
Mais la conscience du iv*" siècle a dans la philosophie chrétienne
son pôle immuable. Elle éprouve d'autant moins le besoin d'être
systématique quelle est moins incertaine et moins ballottée.
C'est pourquoi elle laisse vivre en elle, sans leur demander leur
provenance, des idées et des sentiments qu'elle fit chrétiens par
son adoption, qui, par droit d'origine, ne l'étaient point.
Et cette complexité de la morale chrétienne, n'allant jamais
jusqu'à l'anarchie, fut un des éléments de sa force et de sa
PRINCIPES NOUVEAUX. 309
durée. La vie et la logicjue ont ainsi des exigences contraires.
Or saint Ambroise, qui n'est pas un philosophe, n'écrit pas
pour des philosophes, et ses Devoirs ne sont pas pour être
discutés, mais pour être pratiqués. Plus rigoureusement déduit,
l'enseignement quenous venons d'étudiersous ses divers aspects,
eût moins fidèlement représenté un moment de la conscience
humaine.
CHAPITRE VII
LA MORALE DE SAINT AMBROISE
D'APRÈS SES AUTRES ÉCRITS.
Retranchons par hypothèse le traité Des Devoirs de l'œuvre de
saint Ambroise, considérons sa morale telle qu'elle serait en
dehors de ce traité, et comparons cette nouvelle morale de saint
Ambroise à celle que nous venons d'étudier, nous aurons me-
suré alors avec exactitude de combien l'influence de Cicéron,
mrme combattue et secouée, a fait dévier sa doctrine. Cette
comparaison de saint Ambroise avec saint Ambroise va nous
permettre en outre de retrouver, même en nous bornant aux
influences philosophiques, celles qui ont disputé à l'esprit de
l'Occident sa pensée, c'est-à-dire la pensée du iv" siècle tout
entier. Elle va nous faire pressentir en même temps les directions
que d'autres donneront à la morale chrétienne et qui prévau-
dront, sans empêcher toutefois le traité Des Dévouas de rester
une œuvre classique parmi les chrétiens et de perpétuer
malgré tout, et malgré lui-même, la tradition qu'il représente,
I
Écrits divers.
Il s'en faut de beaucoup que saint Ambroise n'ait eu avec
l'antiquité que des relations de hasard dont le traité Des Devoirs
serait le résultat. Pour prévenir toute interprétation excessive
312 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
des développements qui vont suivre, commençons par montrer
dans saint Ambroise un classique impénitent, et que les sou-
venirs de son éducation poursuivent. L'imitation qu'il fit du De
Officiis de Cicéron n'est pas une surprise et comme un accident
dans sa vie. Il a imité Cicéron d'autres fois, quoique avec moins
de suite, et il en a imité bien d'autres. Nous ne parlons pour le
moment bien entendu que des imitations de modèles classiques.
Pour Cicéron toutefois il serait plus exact de parler d'allusions
et d'inspiration que d'imitation proprement dite. Il raconte des
anecdotes, il cite des opinions qu'il tient de lui (1). Il se ren-
contre avec lui d'une façon qui serait extraordinaire si ces
rencontres n'étaient des emprunts (2). Ce sont les Ttisculanes {3)^
c'est le traité De la République (4), c'est le traité De F Amitié (o)
(nous en avons déjà eu la preuve dans son traité Des Devoirs),
qu'il semble avoir le plus présents à l'esprit. Mais il se souvient
aussi des Discours (6), et ces traces involontaires de lectures
anciennes sans doute prouvent peut-être plus que ne prouverait
une imitation plus formelle. — Mais c'est une imitation très
fidèle qu'il fait dans une de ses lettres de la célèbre consolation
adressée par Sulpicius à Cicéron sur la mort de sa fille Tullia.
Ce ne sont pas seulement les êtres humains, mais les villes qui
meurent; et il se représente à son tour, après avoir longé tant
de ruines et, comme il dit, tant de cadavres de villes, plus péné-
tré de l'universelle fragilité. Il tire de là un motif tout païen
de résignation auquel il ajoute ceux que le christianisme
apporte (7). Ce genre même de la consolation est, on le sait, un
(1) Saint Ambroise, De virginibus, II, 34; III, 19; De excessu fralris,
II, 35.
(2) Saint Ambroise, De virginitate, 23.
(3) Saint Ambroise, De excessu fratris, II, 12.
(4) Id., 29.
(5) Saint Ambroise, De Spiritu Sancto, II, 154.
(6) Saint Ambroise, De obitu Valentiniani, 10.
(7) Saint Ambroise, Ep., XXXIX, 3.
ÉCRITS DIVERS. 313
genre tout antique dont saint Ambroise avait dû recevoir des
rhéteurs la tradition.
Les écrits de Cicéron ne figurent point pour saint Ambroise
toute la philosophie, quoique, nous Tavons dit, entre la philoso-
phie grecque et le christianisme, Cicéron ait le plus souvent
servi de truchement. Il faut supposer au moins que saint
Ambroise a connu les écrivains qu'il pille (1), sinon tous ceux
qu'il contredit. Quant à citer un ancien en l'approuvant, il ne
le fait d'ordinaire qu'à condition de chercher aussitôt un per-
sonnage de rÉcriture qui ait sur lui la priorité, et il réédite
cette thèse des emprunts dont nous savons l'origine (2). Ce sont
les mômes procédés que dans le traité Des Devoirs. Chaque
citation ainsi commentée se trouve donc témoigner de la double
culture de saint Ambroise. La citation vient de son éducation
classique, le commentaire vient de Philon. Avec Platon toutefois et
avec les stoïciens, il lui arrive d'emprunter sans discuter. Quand
il traite de l'immortalité de l'âme, les arguments et les images
de Platon viennent naturellement à sa pensée, comme pour
marquer l'origine en partie philosophique de ce dogme
chrétien (3). Yoilà pour Platon. Voici maintenant pour les
stoïciens : tout un écrit, celui qui est intitulé Jacob et de la
Vie heureuse.! est plein des paradoxes connus sur le bonheur du
sage qu'aucune misère n'atteint (4). Même sur le chevalet de
torture il est heureux (5). Seul il est libre (6). Seul il est roi (7).
Ici ce n'est pas seulement la forme qui est trop reconnaissable
pour qu'on en puisse contester l'origine. Mais le fond môme,
(1) Par exemple Hérodote, Ep., XVIII, 31.
(2) Saint AMimoiSE, De hono mortis, 19, iil ; De vivginitatc, 111; Ep.,
XXXVIII, 7.
(3) Saint Ambroise, De excessii fratris, I, 72; II, 35.
(4) Saint Amuiioisi:, De Jacob, voir surtout I, vu et viii.
(5) Saint Ambuoise, De interpcllatmie Job et David, IV, 3.
(6) Saint Ambroise, De Jacob, II, 12.
(7) Saint Ambroise, Ep., XXXVIII, 8.
314 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
idées et sentiments, est stoïcien et n'est que stoïcien. Le chré-
tien n'a pas cette orgueilleuse insensibilité. C'est encore une
théorie stoïcienne, et fréquemment exprimée par Marc-Aurèle,
que celle dont Ambroise tire parti dans son traité Du Bienfait
de la mort (1), à savoir que ce ne sont pas les objets et les évé-
nements extérieurs qui causent notre tristesse, mais l'opinion
que nous nous faisons d'eux. Et nous omettons de parler des
définitions et des notions qui viennent comme naturellement
sous la plume de notre saint et donnent d'autant mieux à son
langage un air stoïcien (2). — Disons enfin que certaines thèses qui
n'appartiennent en propre à aucune philosophie ancienne, mais
qui appartiennent bien à l'antiquité circulent dans les ouvrages
de saint Ambroise et y sont la marque d'un esprit resté classi-
.que : «La vertu a son principe dans la connaissance (3 ». « La
vertu peut s'enseigner (4). » Nous avons même vu plus haut
pour quelles raisons ces thèses auraient dû être bannies d'un
christianisme conséquent (o).
Dans les écrits de saint Ambroise ce ne sont pourtant pas les
philosophes de l'antiquité, mais ses poètes qui le plus souvent
reparaissent, et c'est à leur commerce que le style de notre
moraliste doit sa couleur et son mouvement. On trouve ainsi,
jusque dans les passages les plus austères, des locutions qui
semblent venir de Lucain (6), de Térence (7), et môme de
Martial (8) et d'Ovide (9). Mais c'est surtout Virgile (nous
(1) Saint Ambroise, De hono morth, 31.
(2) Sibi convenire, De Jacob, II, 29. Décorum quod bonuni, De haac, 60, etc.
(3) Saint Ambroise, £p., XXXVII, 4.
(4) Saint Ambroise, De Jacob, I, 1.
(3) Voir le développement intitulé : Principes nouveaux.
(6) Saint Ambroise, Ep., VI, 14.
(7) Id., XXVI, 1 ; De excessu fratris, II, 8.
(8) Saint Ambroise, De excessu fratris, II, 11.
(9) Saint Ambroise, Ep., XXVIII, 1 ; LX, 2. Voir sur ces textes divers les
notes de Migne.
ÉCRITS DIVERS. 315
aurions pu le deviner}, qui fut le poète aimé de saint Ambroise,
s'il faut en juger par le nombre considérable d'emprunts plus
ou moins déguisés qu'il lui fait. Non seulement son style est
plein de réminiscences, mais à plusieurs reprises on ne peut se
méprendre sur son intention bien évidente d'évoquer le souvenir
de vers qui étaient sans doute sur le seuil de toutes les mémoires
comme de la sienne (1). Toute comparaison, toute image, tirée
de la terre et de la vie des champs se présente à son esprit sous
la forme d'un vers des Géorgiques (2). De même c'est de Y Enéide
que vient son bagage mythologique (3). Et avec Virgile il n'a
pas de scrupules, et ne se défend pas. Il l'imite quelquefois, de
parti pris, dans la Réponse à Symmaque par exemple (4), comme
s'il voulait faire des frais et prouver que lui aussi il connaît ses
auteurs. Toujours il l'imite sans fausse honte, et c'est même
dans les circonstances les plus graves, et pour exprimer les
sentiments les plus élevés, qu'un vers du poète vient chanter à
son oreille. Au commencement de l'oraison funèbre de Yalen-
tinien (o), il dépeint, comme Virgile l'avait fait pour la mort de
l'un de ses héros, le deuil universel. Sur la tombe de son propre
frère il reproduit cette douce pensée de Virgile que de deux
personnes qui s'aiment, la plus heureuse est celle qui meurt la
première (6). A Virgile encore il emprunte, lui chrétien, lui
évoque, la description de l'honnête veuve prolongeant jusque
dans la nuit le travail du jour, afin de garder sans souillure le lit
del'épouxquin'estplus, afin d'élever ses cherspetits, — ilajoute:
(1) Citons à tilre d'exemple : longe mutatus ab illo Sanisone, imité du :
Quantum mutalus ab illo Hectore (De Spiritusancto, II, 13).
(2) Saim Ambroise, De virginibiis, II, 41; III, 16, 17; De viduis, 70; De
virginitate, 106; Ep., XXVIII, 5; XLIII, 17; XLIV, 9 ; LV, 3; De excessu
fratris, II, !)6, 70; Hexxm., V, 77.
(3) Saint Amuroise, Ep., XVIII, -30 ; XXIll. 4.
(4) Voir surtout 17 et 18.
(3) Saint Ambroise, De obitu Vulcntiniani, 3.
(6) Saint Ambroise, De excessu fralris, I, 33.
316 L\ MORALE DE SAINT AMBROISE.
(( afin de donner aux pauvres » (1). C'est avec des vers de Virgile,
c'est avec le « spiritusintus alit» qu'il rend sensible enfin l'uni-
verselle présence de la divinité dans le monde (2). — Saint
Ambroise traite donc Virgile beaucoup mieux que Cicéron.
Nous l'avons dit plus longuement ailleurs, Virgile, à lui seul,
serait un trait d'union véritable entre la culture païenne et la
culture chrétienne.
De ces souvenirs classiques dont il était nécessaire de signaler
la ténacité, transportons-nous dans la description du paradis,
qui est le sujet de l'un des premiers ouvrages de saint Ambroise.
Nous allons prendre sur le fait une inspiration qui ne vient ni
de Virgile ni de Cicéron, mais qui, rivale de l'un et de l'autre
tout à la fois, procède d'un curieux mélange de l'esprit poétique
et de l'esprit philosophique. Nous sommes en effet en pleine
allégorie. Le paradis représente l'âme humaine où Dieu, jardinier
mystique, a semé les graines de toutes les vertus. Eden veut dire
plaisir, ce qui signifie que la vertu doit croître dans la joie.
Dieu a mis dans le paradis l'homme et la femme, c'est-à-dire
qu"il a mis en notre âme la raison et la sensibilité. Un fleuve
baigne ce paradis. Que pourrait être ce principe do fécondité,
sinon Jésus Christ lui-même? De ce fleuve, comme de leur com-
mune origine, quatre autres découlent qui sont les quatre
vertus cardinales. Nous reconnaissons ces allégories. Avec de
légères variantes, — car il est facile d'innover dans ce genre
d'explication, — ce sont celles de Philon. Saint Ambroise ajoute
de sa propre autorité que ces quatre fleuves représentent en
même temps les quatre âges du monde. Le premier, jusqu'au
déluge, est l'âge de la prudence. Le second, celui des patriar-
ches jusqu'à Moïse, est l'âge delà tempérance. Le troisième, de
Moïse et des prophètes jusqu'à Jésus-Christ, appartient à
la force. Après Jésus-Christ c'est l'âge de la justice. Les
(1) Saint Ambroise, De vidais, 31.
(2) Saint Ambroise, De Spiritu sancto, II, 3G.
ÉCRITS DIVERS. 317
animaux du paradis figurent les passions du corps. Les oiseaux
du ciel sont de vaines pensées qui voltigent autour de notre
àme. Les feuilles dont Adam et Eve après leur faute couvrent
leur nudité sont ces prétextes trompeurs, ces artifices, dont le
pécheur se sert pour cacher son péché à sa propre conscience (i).
11 y a une suite au traite Du Paradis^ ainsi que saint
Ambroise lui-même nous en avertit (2). Ce sont les deux livres
sur Gain et sur Abel. On ne s'étonnera donc pas d'y trouver
l'application du môme système. Caïn et Abel représentent
comme deux espèces dans l'espèce humaine. D'un côté l'orgueil,
l'égoïsme, de l'autre la douceur et la piété (3). On peut dire
encore ([ueCiUin figure les Juifs et Abel les chrétiens (4). Si Gain
est l'aîné d'Abel, c'est pour exprimer que, dans notre monde
que le péché a corrompu, la malice est antérieure à l'inno-
cence (5). Et l'histoire des deux frères est d'un bout à l'autre
racontée et interprétée dans le même esprit. Toutefois, dans le
second livre, les considérations morales dominent. Nous y
trouvons cette idée que, si l'on a péché, il ne faut pas s'entêter
dans sa faute et se chercher des excuses, mais se reconnaître
coupable et se frapper la poitrine. L'aveu et la honte atténuent
la faute (6). Pour Spinoza ce sont, au contraire, des fautes nou-
velles. .On est sûr d'avoir rencontré une façon de penser vrai-
ment chrétienne quand c'est une de celles que Spinoza condamne.
Nous y trouvons encore cette leçon, tirée du chemin suivi par
Gain dans le mal, que l'impiété est la mère de tous les crimes.
Quels égards peut garder pour les hommes celui qui a offensé
Dicu(7)?
(1) Saint ÂMitROiSE, î)eParadHo,yo\v nolamment 6, 12, 13,14, 18,51, 65.
(2) Saint Ambkoise, De Cdin et Abel, I, 1.
(3) 7c/., I, 3, 4.
(4) lil, l, 13.
(5) Id., 1, 11, 12.
(6) Id., II, 24.
(7)/d.,II,2:i.
318 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
Le livre sur Noé et son arche est de la môme famille d'écrits,
quoiqu'il soit d'une date postérieure. Les explications allégori-
ques s'y combinent avec les explications morales. L'arche c'est
le corps humain, et cette comparaison est poursuivie jusque
dans le moindre détail. Il y avait des nids dans l'arche. Or ne
trouve-t-on pas la forme du nid dans nos yeux, dans nos oreilles,
dans notre bouche, d'où les paroles s'envolent vraiment ailées (1 ).
Comme les œuvres vives de l'arche battues par les eaux du
déluge, la moitié inférieure de notre corps est battue par la mer des
passions. A nous de faire surnager la raison comme cette partie
de l'arche qui domine les flots et porte les destinées de l'huma-
nité (2). Noé a trois fils, Sem, Cham et Japhet, et ces trois
noms signifient : le bien, le mal, et les choses indifférentes.
Pour le démontrer, saint Ambroise cite de l'Homère et parle
d'entéléchie, mêlant ainsi deux antiquités et plusieurs philoso-
phies (3). L'humanité refaite par Noé prouve enfin que le
juste non seulement se sauve lui-même, mais fait le salut des
siens : (( Un méchant n'est méchant que pour lui seul, un sage
l'est pour plusieurs à la fois (4). » Saint Ambroise n'explique
pas clairement si c'est notre vertu qui crée de la vertu autour
d'elle par le fait d'une influence qu'une nature partiale aurait
refusée au vice, ou si c'est la miséricorde de Dieu, qui se
plaît à multiplier le prix dû aux mérites d'un seul. Quoi qu'il
en soit, outre les leçons apparentes qui ressortent de l'histoire
du déluge, elle en contient donc de cachées; môme renseigne-
ment moral est ainsi donné sous forme de symboles et de
paraboles.
Dans des écrits enfin, que nous étudierons tout à l'heure à un
autre point de vue, l'explication allégorique intervient non pas
(1) Saint Ambroise, De Noe et Arca, vi.
(2) M., IX.
(3) hl, II.
(4) /(/., XI.
ÉCRITS DIVERS. 3|Ç)
seulement par le fait d'une habitude invétérée de l'auteur, à la
manière d'un hors-d'œuvre, mais comme une explication d'un
ordre supérieur, après que le commentaire moral a été donné.
Après qu'Abraham nous a été représenté comme le type de
l'obéissance à Dieu, il devient l'esprit, l'esprit qui, attaché à
la matière avec Adam, s'en dégage enfin pour se transformer en
force morale, en vertu. Abraham a reçu l'ordre de quitter sa
patrie, sa famille et sa maison. Gela signifie que celui qui veut
se purifier doit quitter son corps, ses sens et sa voix; carie corps
est notre patrie terrestre, car les sens sont des cousins compro-
mettants de l'àme, car la voix est la maison de la pensée (1).
De même dans le traité Su?' Isaac, Isaac épousant Rebecca
représente l'union du \iyoq avec l'âme humaine. D'autres fois
Rebecca figure l'Eglise. Or le traité Su?' Ab?'ahar?i est imité de
Philon, le traité Su?' Isaac d'Origcne. De môme que le moyen
âge connut Cicéron par saint Ambroise, par saint Ambroise
encore il connut les commentateurs alexandrins de la Bible. Et
c'est chez lui, nous affirme l'historien le mieux au courant de
la généalogie des idées et des formes dans notre littérature occi-
dentale (2), que puisèrent les mythologues mystiques, ceux de
l'école de saint Victor, par exemple, qui inspirèrent à leur
tour l'art et la poésie du moyen âge. On comprend dès lors
l'importance pour l'histoire littéraire des écrits allégoriques de
saint Ambroise. La Divi?ie co??iédie procède d'eux. Il faut dire
plus encore, l'esprit humain tout entier est modifié, et pour
longtemps, par ces façons de voir et de penser à la contagion
desquelles nous assistons.
Ce n'est plus seulement l'Écriture sainte, c'est la nature
entière qui est pour saint Ambroise un vaste symbole. Un de
ses derniers écrits, celui qu'il composa sur VOEuv?'e des six joiws
(1) Saint Ambroise, De Abraham, II, 2, 3.
(2) Ebert, Histoire générale de la littérature du moyen âge en Occident
(traduction française), t. I, p. 160.
320 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
est tout plein de ce symbolisme, ce qui prouve qu'il n'est pas
seulement la méthode d'une époque de sa vie. L'herbe des
champs représente par sa fragilité la brièveté de la condition
humaine. Voyez ce jeune homme dans toute la floraison de la
jeunesse, demain lui aussi se fanera et se séchera (1). La rose
était née sans épines, rien en elle ne trompait, c'était avant le
péché; puis l'épine est venue pour qu'il en fût de la rose comme
des joies humaines qu'entourent les misères et les soucis. «Si
tu t'enorgueillis, ô homme, si tu t'épanouis, les épines ne sont
pas loin(2). » Les corneilles apprennent aux mères à aimer leurs
enfants, elles qui suivent et protègent le vol de leurs petits (3).
La tourterelle gémissante figure la veuve qui pleure son époux (4).
Les jeunes cigognes nourrissent les vieilles, vivant emblème
de la piété filiale (5). Les fourmis sont celui du travail (6), les
chiens de la fidélité (7), les agneaux de l'innocence (8). Et nous
pourrions longtemps continuer ainsi. Quant à l'homme, il est
un poisson, puisque les apôtres sont des pêcheurs d'hommes, et
saint Ambroise tire de cette comparaison tout ce qu'elle peu
donner et même quelque chose de plus (9). L'Eglise est cette
réunion d'eaux dont parle la Genèse (10). De là, elle devient
l'Océan, et le chant des fidèles est figuré par le bruit des flots (11).
Il y a dans tout cela une vision nouvelle des choses qui cher-
che à distinguer, outre ce qu'elles sont, ce qu'elles peuvent repré-
senter. Et comme ce qu'elles représentent importe beaucoup
(1) Saint Ambroise, Hexxm, III, 30.
(2) Ici., III, 48.
{3)Id.,Y, S8,
(4) Id., Y, 62.
(a) Jd., V, 5o.
(6) /d., VII, 16.
(7) Id., VI, 17.
(8)id., VI, 23.
(9) Id., V, vet VI.
(10) W., III, 2.
(11) Jd., 111,23.
ÉCRITS DIVERS. 321
plus que ce qu'elles sont, elles perdent toute valeur propre. Le
monde matériel se subtilise, s'idéalise; il n'a plus qu'un sens
symbolique. C'est le royaume des ombres, « des phénomènes ».
Le symbolisme mène au mysticisme. Du symbolisme on pour-
rait donc déduire une morale dédaigneuse de la réalité. Nous
avons pu constater que l'exemple de Philon justifierait cette
déduction. Dans quelle mesure saint Ambroise à son tour est-il
un mysti([ue? Nous le verrons tout à l'heure. Mais quel qu'ait
été sur le reste de sa pensée le retentissement des habitudes
d'esprit que nous venons d'étudier, elles ajoutent un trait inou-
bliable à la physionomie intellectuelle et morale de ce disciple
de Gicéron.
Avant d'en venir aux écrits de morale proprement dits que saint
Ambroise a laissés à côté des Offices^ nous voulons au moins men-
tionner son traité Des Sacrements. Nous renversons ici l'ordre
suivi par saint Ambroise, car la prédication morale était à ses
yeux une préparation, une initiation. Elle s'adressait aux catéchu-
mènes; puis le momentvenait de dévoiler les mystères de la foi, et
l'évêque expliquait le sens des sacrements à ceux qui allaient
les recevoir. Nous voudrions que cette explication fût surtout
morale. Il nous faut avouer qu'elle ne l'est pas, et que bien des
choses nous semblent à dire surle baptême et sur la communion
que l'évoque n'a pas dites. Mais n'eût-il rien dit qu'une vie
morale dont les sacrements sont le couronnement reçoit d'eux
une direction et un reflet. Insistons sur ce point qu'ils ne sont
pas seulement des auxiliaires de la vertu, comme pouvaient
l'être certaines pratiques stoïciennes, mais qu'ils sont élevés
bien au-dessus d'elle. Toutefois ils la supposent et par contre-
coup la renforcent. Le baptême est un engagement non seule-
ment envers nous-mêmes, mais envers Dieu, engagement si
terrible que beaucoup qui avaient plus de scrupule que de
zèle, le différaient pour ne point s'exposer à le rompre. Il est
pour l'effort moral un but, un point d'arrivée; il met dans la
Université de Lyon. — VIII. A. 21
322 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
vie une date qui doit en marquer le renouvellement. Il empê-
che donc la bonne volonté de s'endormir et de se dissoudre.
Mais en même temps qu'il la surexcite, il Thumilie. Seule, en
effet, la grâce de Dieu en descendant sur elle achèvera ce qu'elle
aura commencé. Les eaux du baptême ne sont pas seulement
.le symbole de notre régénération volontaire. Ce sont elles qui
nous font passer du péché à la vie, de l'état de souillure à l'état
de sainteté (1). Et telle est leur efficacité que les anges admirent
cette humanité naguère enfoncée dans les ténèbres et subite-
ment resplendissante (2). Mais l'homme à son tour, tout entier
à ridée du changement qui vient de s'opérer dans son être,
maintient plus vaillamment son effort à la hauteur de son état
nouveau. Le sentiment de l'action de Dieu en lui l'exalte et le
réconforte. Le baptême marque donc, en même temps que
la naissance à la vie chrétienne, un véritable avancement
moral.
Après le baptême, la communion. Les catéchumènes vivaient
dans l'attente de ce sacrement définitif. De peur de profanation,
c'est au dernier moment que le mystère delà présence réelle était
révélé aux nouveaux baptisés. On se figure sans peine l'angoisse
de ces âmes pieuses, préparées de longue main à cette révéla-
tion suprême, et arrivées enfin au seuil du mystère. Aujourd'hui
les premières communions les plus ferventes peuvent à peine
nous en donner une idée. Quel retentissement ne devait pas
avoir sur une vie entière cette crise volontairement traversée ?
Et quand ce mystère était connu, quel surcroît d'ardeur ne pui-
sait pas le chrétien dans la possession de son Dieu ? Pour la
mériter tout d'abord, il ne trouvait jamais son âme assez pure,
et, de loin, ce rendez-vous mystique gouvernait et idéalisait sa
vie (3), Puis, au sortir du divin banquet, ivre de l'Esprit Saint,
(1) Sai.m Ambroise, De sacramentis, I, 12.
(2)Id.,lV,b.
(3) Id., V, 6, 7.
ÉCRITS DIVERS. 323
il lui semblait que le péché ne pouvait plus l'atteindre (1). Si la
fréquente communion, que recommandait saint Ambroise (2)
pouvait diminuer la vivacité de ces impressions, elle tenait en
haleine les bonnes résolutions et marquait ces échéances oîi les
énergies morales ont besoin de se reconnaître et de se reprendre.
— Les sacrements, sans parler de l'action surnaturelle que saint
Ambroise comme tout chrétien leur attribue, constituent donc un
savant entraînement vers la ver tu. Ils sont une discipline morale.
La prière est au même titre, et quel qu'en soit l'cfFet sur
celui qui l'écoute, une utile disposition de l'àme. Il y a des
vertus qui ne prient point. Mais la vertu qui prie est d'une autre
essence. La vertu chrétienne, tout entière tournée v^ers Dieu,
est une prière continue. On comprend donc la place qu'elle fait
à la prière proprement dite. C'est à en donner les règles et à
commenter une prière entre toutes, \q Pater, que saint Ambroise
emploie les dernières pages du traité Des Sacrements. La prière
aime le secret, le silence (3). Car prier n'est pas crier. Dieu
n'est pas sourd (4). Saint xVmbroise ne craint rien tant que les
clameurs des femmes (5). Il n'est pas nécessaire non plus
d'avoir toujours les bras en croix (6). Mais il faut n'avoir dans
l'âme ni haine, ni colère. Il faut avoir pardonné quand on
s'apprête à demander pardon. Il faut n'avoir sur le corps ni orne-
ments, ni bijoux. Car tout autre est la parure qui plaît à Dieu (7).
Que la prière enfin ne consiste pas surtout à demander. Com-
mençons par louer Dieu, et que la demande, si nous en faisons
une, se glisse entre la louange et l'action de grâces (8). La philo-
(1) Saim Ambroise, De sacramentis, V, 17.
(2) Id., V, 24.
(3)Id.,VI, 11.
(4) Id., 16.
(5) Id., 17.
(6) Id., 18.
(7)W.,21.
(8) Id., 22.
324 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
Sophie de l'antiquité avait déjà moralisé la prière ; mais, à force
d'en éliminer tout ce qui peut la rendre intéressée, elle va
jusqu'à tarir la source de sincérité et d'espérance d'où elle
jaillit. Si nous voulions revenir sur les comparaisons qui ont
occupé notre précédent chapitre, il serait intéressant d'opposer
l'une à l'autre ces deux formes si différentes de la piété humaine :
VHymne de Cléanthe et le Pater Jioster. Et peut-être conclu-
rions-nous de ce rapprochement que prier et philosopher sont
deux choses et que, pour être trop philosophique, c'est à peine
si la plus belle des prières antiques est encore une prière.
II
Commentaires sur les Patriarches.
Yoici une série d'écrits que, par opposition à son grand
ouvrage de morale, le traité Des Devoirs^ nous pourrions appeler
les Parva Moralla de saint Ambroise. Les vies d'Abraham,
d'Isaac, de Jacob, de Joseph, d'Elie, de Naboth et de Tobie en
sont le sujet. De la même famille d'écrits sont le traité Sur le
Bienfait de la mort qui semble n'être qu'une suite du commen-
taire sur Isaac, et aussi le traité Sur la Fuite du siècle (1). Tout
cela forme un véritable cours de morale. Et en fait ce fut l'en-
seignement donné par saint Ambroise aux catéchumènes. Une
première remarque à faire, c'est que cet enseignement est
donné sous forme d'exemples (2). C'est une morale en action.
Mais les exemples ne viennent pas ici seulement à l'appui de la
loi. Ce sont eux qui font la loi. Les patriarches ont fondé la
morale par leurs actions. Ce fut là leur mission en même
temps que de figurer les promesses que le Christ devait réali-
(1) Voir la notice de Migne sur la place à attribuer à ces deux écrits
parmi les ouvrages de saint Ambroise.
(2) S.vi>T Ambroise, De Jo6C/)/t, 1.
COMMENTAIRES SUR LES PATRIARCHES. 325
ser (1). La morale fut donc historiquement révélco par eux avant
de Tètre par lui. Ils sont, avait dit Philon, la loi vivante et
incarnée (2). Cette doctrine porte en elle un principe que saint
Ambroisc ne pousse pas toujours jusqu'à ses dernières consé-
quences logiques, mais quin'en donnepas moins à tout son ensei-
gnement un caractère d'hétéronomie. Ce n'est pas sa raison qui
lui apprend nos devoirs.
p]t maintenant quels sont ces devoirs ? Tout patriarche est un
exemplaire de la perfection humaine. Abraham a réalisé, et au-
delà, ce que les philosophes de l'antiquité, Platon dans sa
République et Xénophon dans sa Cyropédie^ n'avaient fait que
rôver (.3). Chaque patriarche cependant exprime plus particu-
lièrement une vertu entre toutes (4). Pour Abraham, c'est la
dévotion, entendue non dans le sens moderne des menues pra-
tiques dont l'âme est souvent absente, mais dans le sens étymo-
logique d'un don absolu de soi-même et d'une aveugle soumission
aux volontés divines. « Quitte ton pays, ta famille et la maison de
ton père ! » lui dit le Seigneur, et sans comprendre il part (.5). Le
Seigneur lui a promis un fils dans sa vieillesse et, contre toute
apparence, il croit à sa parole. Enfin, voulant l'éprouver, le
Seigneur l'appelle et lui demande en holocauste ce fils bien-aimé,
et Abraham obéit encore, et il va frapper lorsqu'un ange lui
arrête la main. Il n'en a pas moins montré jusqu'oii doit aller
l'obéissance à Dieu, qui est, pour saint Ambroise comme pour
Philon, le fondement de toutes les vertus (6).
(1) Saint Ambroise, De Joseph, 83.
(2) Philon, De Abraham, 1,
(3) Saint Ambroise, De Abraham, I, 2, 3. Saint Ambroisc est môme
forcé de ne trouver qu'à louer dans tout ce qui vient des patriarches. Gela
le gênera quelquefois, par exemple quand il sera forcé d'expliquer
qu'Abraham fut adultère sans l'être. /(/., I, 22 et seq.
(4) Saixt Ambroise, De Jo.sep/i, 1.
(5) Saint Ambroise, De Abraham, 1, 3.
(6)W., I, 3; Philon, De Abraham, 13.
326 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
Le commentaire 5"^' haac exalte surtout la puretd de l'âme.
On avait vu de bonne heure dans Isaac, à cause du sacrifice dont
il faillit être la victime, une ébauche du Christ. De là à repré-
senter le Aôyc; il n'y a pas loin si, comme saint Ambroise dans
cet écrit, on s'inspire d'Origène. Et le mariage d'Isaac et de
Rébecca devient celui du Aiyo^; et de l'âme humaine. Cette
explication allégorique que nous avons déjà mentionnée est le
point de départ de mystiques leçons sur la pureté nécessaire à
l'âme qui attend le céleste époux. — La vie de Jacob sert à
prouver que les âmes vraiment pieuses sont heureuses jusque
dans l'affliction. Les exemples d'Éléazar et des sept Machabées
confirment cette démonstration. — Joseph est le miroir de la
chasteté. Dans ses mœurs et dans ses actions brillent la pudeur
et cette grâce qui en est la compagne (4). Elie enfin nous ensei-
gne la tempérance et la privation. Nous ne parlerons pas des
écrits sur Naboth et Tobie, qui nous ont déjà servi à commenter
et à développer les idées exprimées dans les Offices sur l'argent
et sur l'usure.
Le choix de ces vertus types : obéissance, pureté, chasteté,
indifférence à l'égard des biens et des maux d'ici-bas suffirait
à nous donner une idée de cette prédication morale de saint
Ambroise. Mais nous ne voulons pas en rester là. Outre qu'il y
a plusieurs façons de parler d'une vertu qui en accentuent plus
ou moins l'importance relative, autour de ces trois ou quatre
règles essentielles de la vie pieuse gravite tout un cortège d'autres
règles que la vie des patriarches suggère tour à tour à notre
auteur. Nous allons donc essayer d'extraire des écrits que nous
avons cités cette morale qui les inspire, la crainte des redites et
du temps perdu nous interdisant de les analyser un à un. Nous
allons rencontrer des idées qui sont le fond de l'enseignement
moral des Offices. Sur elles nous passerons vite. Nous en ren-
(i) Saint Ambroise, De Joaeph, 2.
COiMMENTAIRES SUR LES PATRIARCHES. 327
contrerons d'autres qui, à peine indiquées dans les Offices^ sont
ici au premier pian. Sur elles nous insisterons davantage. Enfin
nous en rencontrerons de tout à fait nouvelles, sur lesquelles
nous appellerons particulièrement l'attention.
Faut-il dire que certaines vertus sont plus essentielles à la
morale chrétienne parce qu'il n'est pas d'écrit chrétien qui ne les
contienne et que le saint Ambroise qui s'inspire de Philon et
d'Origène les a honorées aussi bien que celui qui imite et cor-
rige Gicéron? C'est la charité, cette imitation de la bonté divine ;
c'est le pardon, cette forme supérieure de la charité elle-même.
Nous trouvons dans le traité Sur Abraham cette doctrine qu'il
ne faut pas répondre aux injures reçues ; « qu'il ne faut faire de
mal à personne, même si on est provoqué », exprimée sous une
forme un peu différente de celle à laquelle Lactance et saint
Ambroise lui-môme nous ont habitués. La philosophie, y est-il
dit, prévoit quatre cas et réduit progressivement ses exigences :
« Faites tout pour vous faire des amis ; — si vous n'y réussissez
pas, du moins ne vous faites pas d'ennemis; — si vous vous en
êtes fait malgré vous, cédez la place ; — mais si l'on vous pour-
suit, cette fois défendez-vous. » De ces quatre conseils le chré-
tien n'accepte que les trois premiers, et encore ne se résigne-t-il
qu'à la dernière extrémité à suivre le troisième, c'est-à-dire à
avouer l'impuissance de la bonté et de la vérité (1). Nous aurons
besoin de pardon, nous devons donc pardonner (2). En imitant la
miséricorde de Dieu, nous l'attirons sur nous. Un des mérites de
Joseph est d'avoir aimé ceux qui lui avaient voulu du mal, qui
l'avaient vendu, et cela avant que l'Évangile ait fait d'un
amour si contraire à notre nature une loi pour tous les
hommes (3).
Nous avons vu ailleurs qu'en môme temps que le christia-
(1) Saint Ambroise, De Abraham, II, 29, 30.
(2; Saint Ambroise, De fuga, \i. .
(3) Saint Ambroise, De Joseph, 3.
328 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
nisme fait riiomme plus doux pour Thomme, il rend la vertu
de chacun indépendante du jugement d'autrui et la fait relever
de plus en plus de la conscience individuelle. La Lucrèce des
païens préfère la réalité de l'outrage au risque de mourir injus-
tement méprisée. La Suzanne des chrétiens défie dans la pureté
de sa conscience des accusateurs qui convaincront les hommes,
mais qui ne convaincront pas Dieu de son déshonneur (1). Le
christianisme pousse, nous le savons, le mépris de l'opinion
jusqu'à se plaire dans l'humilité et dans la servitude. Saint
Ambroise joue, dans l'écrit consacré à Jacob, sur les idées de
servitude et de liberté, et vante cette liberté qui trouve un abri
dans la servitude môme. Ce passage semblerait une réminiscence
cynique ou stoïcienne, d'autant plus que l'écrit sur Jacob est,
après les Offices^ le plus plein d'antiquité de tous les ouvrages
d'Ambroise, si par servitude notre auteur n'entendait ici une
chose très chrétienne : notre sujétion volontaire à l'égard de
Dieu (2). Nous retrouvons encore, et dans ce même écrit,
cette attitude de résignation envers la souffrance que nous
connaissons déjà. Certains passages sont même particulière-
ment intéressants parce que nous y rencontrons côte à côte
des sentiments tout stoïciens et des sentiments tout chrétiens.
Au moment où saint Ambroise soutient cette thèse antique
que la douleur n'ôte rien au bonheur du sage, — et c'est
bien cette expression de sage qu'il emploie, — il ajoute de
son propre fond cette remarque que souffrir n'est pourtant
pas dans notre nature, et que nous ne pouvons en venir à aimer
la souffrance que lorsque nous souffrons pour le Christ,
comme si elle était transformée par la fm à laquelle nous la
faisons servir (3).
Nous avons déjà fait à ce sentiment qui rend aimable la souf-
(1) Saint Ambroise, De Abraham, II, 36.
(2) Saint Ambroise, De Jacob, I, 11, 12.
(3) ](/., I, 33.
COMMENTAIRES SUR LES PATRIARCHES. 329
franco elle-même, l'amour de Dieu, sa grande place dans la
morale chrétienne. Ici toutefois, si on compare aux Offices les
écrits d'Ambroise qui nous occupent en ce moment, l'expression
diffère tellement, même quand les sentiments et les idées ne
différent point, qu'il nous faut redire les mêmes choses en les
redisant autrement. Toute la morale est explicitement ramenée
aux sentiments divers que Dieu nous inspire. L'exemple
d'Abraham nous est proposé pour illustrer cet abandon fait à
Dieu de toute autre intention (1). « Il y a, dit ailleurs saint
Ambroise, trois degrés supérieurs de la vertu : la crainte de
Dieu, l'amour de Dieu, et la ressemblance avec Dieu qui est
comme le terme où aboutit l'amour (2). » L'expression à'athleta
Christi, que nous avons remarquée dans les Offices (3), revient
maintenant à chaque instant, et quelque chose est modifié dans
son sens, car elle en vient à signifier ardeur et dévouement
plutôt que force et discipline. Ce n'est plus soldat du Christ, c'est
chevalier du Christ qu'il faut traduire pour rendre en quelque
façon le sentiment qu'elle enveloppe. Puis cet amour de Dieu
apparaît comme passionné. Dieu seul est bon, et rien n'est bon
que par lui. Bon et divin sont mots synonymes (4). M la
richesse, ni le pouvoir, ni les festins ne réjouissent le juste. En
Dieu seul son âme s'épanouit (o). Jouir de Dieu est par suite
toute notre récompense. Dieu est le souverain bien. Nous
possédons le souverain bien quand nous possédons J)ieu (6).
En lui est aussi notre refuge dans l'affliction : « Je me suis
réfugié en toi et n'ai pas été trompé (7). » Aussi avec quelle
intensité de désir nous aspirons vers lui. Comme le cerf
(1) Saint Ambroisk, De Abraham, 1, 1, 10.
(2) Saint Ambroise, Dcftma, il.
(3) Saint Ambboisi:, De off'., l, 82.
(4) Saint Ambboise, De fuf/a, 36.
(5) Saint Ambkoise, Delsaac, 12.
(6) Saint Ambroise, De fuga, 36.
(7) Ps. LXXVI, 3, cité par Saint Ambroise, De fuga, 43.
330 L.\ MORALE DE SAINT AMBROISE.
a soif de l'eau des fontaines, notre Ame a soif de Dieu (1).
Dans le traitd Su?' Abraham, Tamour des hommes pour Dieu
est encore compard à l'amour des fils pour leur père. N'est-il
pas en effet notre père à tous (2)? Mais dans le traité Sur Isaac,
saint Ambroise, tout plein du Cantique des Cantiques, prend une
autre tendresse pour type et pour figure de celle que nous
devons à Dieu et, avec une insistance qu'aujourd'hui nous trou-
verions sensuelle, l'austère évèque décrit toutes les phases de
notre mystique amour. Ce saint parle admirablement du baiser
qui tient attachés les amants l'un à l'autre et fait doucement
pénétrer une âme dans une âme. De même les baisers du Christ
nous emplissent et nous illuminent. Nous ne pouvons nous
lasser d'eux, car du baiser naît le désir du baiser (3). Elle est aussi
de saint Ambroise cette amoureuse expression : « Cacher sa vie
en Dieu (4), » Mais le divin amant veut tout entière à lui celle qu'il
appelle, et de notre amour pour le Christ procèdent dès lors non
seulement tous les renoncements, mais une ardeur à les accom-
plir que seule la passion peut donner (5). Celui qui aime Dieu
vraiment cesse de pécher (6), et l'amour efface du même coup ses
péchés d'autrefois. A lui aussi « il sera beaucoup pardonné
parcequ'ilabeaucoupaimé(7). «L'amour à cettehauteur équivaut
au martyre qui lave nos taches dans notre sang (8). Toute
autre forme de la vertu n'est par rapport à lui qu'une prépara-
tion et qu'un commencement, « qu'une discipline (9) ». La
(1) Ps. XLI, 2 et 3, cité par S.vint Ambroise, De intcrpcllatione Job et David,
II, 6.
(2) Saint Ambroise, De Abraham, II, 69 ; Cf. De fuga, 10.
(3) Saint Ambroise, De Isaac, 8.
(4) Saint Ambroise, De fuga, 38.
(o) Saint Ambroise, De Isaac, 34 et passim.
(6) Saint Ambroise, De Isaac, 76.
(7) Ici.
(8) Id.
(9) Saint Ambroise, De fuga, 38.
COMMENTAIRES SUR LES PATRIARCRES. 331
doctrine de saint Ambroise, si ces paroles enflammées cons-
tituaient une doctrine, rappellerait ici celle de Clément et des gnos-
tiques, et saint Ambroise ne serait plus delà famille morale de
Bossuet, à qui nous l'avons comparé, mais de celle de Fénelon. — Si
l'amour est au-dessus de toutes les vertus, inversement l'impiété
est au-dessous de tous les vices. Pécher est dans notre nature,
mais l'impiété est un pire péché et comme le poison de Tàme (1).
Une autre doctrine de saint Ambroise, qui n'apparaît pas
semblable à elle-même dans tous ses écrits, c'est la doctrine de
la loi. La loi est un des bienfaits de Dieu, et un bienfait qui
devait être l'origine d'autres bienfaits, nous verrons comment.
Dieu a enseigné aux hommes où est le péché. Ses leçons nous
ont appris à le démasquer avant que sa grâce nous aidât à lui
résister. 11 résulte de là que nous n'avons plus l'excuse de
l'ignorance. Avant cet enseignement divin, nous péchions inno-
cemment. C'est donc la loi qui nous fait coupables, en voulant
nous faire meilleurs. De tous les biens du monde le mal ainsi
peut naître. La connaissance de certains poisons est utile à la
médecine, mais de cette connaissance les empoisonneurs aussi
peuvent faire usage (2). Ce qui est rédemption pour les uns est
mort pour les autres (3). Saint Ambroise ne prétend pas toute-
fois que la moralité tout entière soit révélation. Il y avait une
loi naturelle avant que la loi divine intervînt. C'était une loi
intérieure, c'était la conscience de chacun, quoique le mot de
conscience ne soit pas exprimé (4). Saint Ambroise est si loin de
nier le fondement naturel de la moralité qu'il en cherche les ori-
gines jusque dans les animaux d'une espèce supérieure (5), plus
libéral envers eux que beaucoup des adversaires contemporains
(1) Saint Ambroise, De interpellai iune Job et David, I, IT.
(2) Saint Ambroise, De Jacob, I, 14.
(3) Id.
(4) Saint Ambroise, De Jacob, I, 20; De Paradiso, 39. Saint Ambroise
écrit opinion pour conscience : opinio nostra ipsa sibi legem facit.
(5j Saint Ambroise, De Abraham, 1, 8.
332 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
de Darwin. Son jugement n'est pas rétréci par la peur des consé-
quences qu'on en pourrait tirer. Mais lorsqu'il s'agit de fixer à
la loi divine et à la loi naturelle leurs domaines respectifs, la
pensée de saint Ambroise est hésitante. Il semble que la loi
divine soit venue surtout nous ouvrir les yeux sur les péchés
de la chair (1), et nous verrons bientôt en effet la morale de
saint Ambroise tourner tout son effort contre ces péchés-là.
Cependant la loi est représentée aussi comme apportant à la
conscience sur d'autres points plus de fermeté et de précision (2).
Ainsi nous avions la raison, puis la loi nous a été donnée, mais
la raison qui suffisait avant la loi n'est pas inutile, même après
la loi. Elle est son auxiliaire quand elle n'est plus son
substitut (3), et il arrive que saintAmbroise les confonde presque,
et parle de cette loi divine écrite non sur des tables de pierre,
mais dans nos cœurs (4).
Lorsqu'il ne les confond point, il se demande pourquoi une
loi surajoutée, pourquoi ce supplément d'obligations et ces
nouvelles possibilités de pécher (5). Mais c'est ici qu'apparaissent
dans leur industrieuse miséricorde les desseins de Dieu. La loi
n'est qu'un commencement, la grâce est la suite. Il ne s'agit
pas encore d'une grâce inégalement répartie et qui ait ses élus.
La grâce de saint Ambroise est pour tous les chrétiens l'effet
bienfaisant de la rédemption et du baptême (6). Saint Ambroise
insiste sur notre impuissance naturelle en face de la tentation.
Elle nous assiège de toutes parts : nous ouvrons les yeux et
nous voilà détournés de nos pensées ; un son se fait entendre
et change aussitôt notre résolution, une odeur trouble notre
(1) Cognovi concupisccntiam esse peccalum. De Jacoh, I, 13; Cf. /(/.
20, et De Abraham, 1,23.
(2) Saint Ambroise, De Jacob, 1, i, 4.
(3) M.
(4) Saint Ambroise, De Paradiso, 39.
(5) Saint Ambroise, De Jacob, l, 20.
(6) M., I, n.
COMMENTAIRES SUR LES PATRIARCHES. 333
méJilalion. En buvant nous faisons entrer le péché en nous.
Et par le toucher nous prenons feu. Nos sens sont ces fenêtres
dont parle le prophète et par lesquelles entre la mort (1). Nous
ne vivons que par le secours de Dieu, ou plutôt nous ne vivons
plus notre propre vie, mais la vie de celui avec lequel nous sommes
ressuscites (2). Et dans cette rénovation, plutôt encore que dans
la connaissance de la loi, est la différence du païen et du chrétien.
Les païens savaient assez le détail de nos devoirs, mais il leur
manquait Dieu (3). Saint Ambroise, môme lorsqu'il suit de
près Philon, maintient d'ailleurs notre collaboration à notre
vertu (4). 11 s'agit seulement d'une protection céleste (5) dont
la croix a été l'instrument. Et par elle notre vertu, en même
temps qu'assurée, est purifiée, car l'orgueil ne peut plus la
souiller (6). D'aucune façon donc la loi divine n'a nui à l'homme.
Si elle a donné lieu au péché, le péché a donné lieu à l'action de la
grâce, et l'état de nos âmes revivifiées est supérieur à une pré-
somptueuse innocence (7). — Dans un de ses écrits, saint
Ambroise énumère les dons que nous avons reçus de Dieu, depuis
la vie elle-même jusqu'à cette vie nouvelle qu'il crée en nous (8).
Cette continuelle dépendance à l'égard de Dieu, c'est toute
la philosophie et c'est toute la morale chrétienne. Quoique les
0//Çce5 d'Ambroise nous l'aient déjà fait connaître, il est hors de
doute que la mysticité en est plus accentuée dans les écrits
dont ces dernières pages sont le reflet.
En cherchant quelle place ils font à Dieu dans la morale,
nous sommes insensiblement passés de simples différences
, (1) Saint Ambroise, De fwjn, 3.
(2) /(/., 44.
(3) Saint Ambroise, De haac, 67.
(4) Saint Ambroise, De furja, 48.
(5) Saint Ambroise, De intcrpcllationc, III, 1.
(6] Saint Ambroise, De ianjh, I, 21.
(7) M.
(8) Saint Ambroise, De ùi<crj;c//a;io«c, II.
334 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
d'expression à de vraies différences d'idées. Nous allons
observer la môme gradation en étudiant ce que deviennent
dans ces mômes écrits d'autres idées chrétiennes, les idées de
péché et de renoncement. L'ascétisme de saint Ambroise s'accuse
de plus en plus comme son mysticisme. — Déjà nous avons
appris à voir dans la chair l'ennemie de notre salut et l'instru-
ment du péché; mais la doctrine du péché, sans prendre encore
la consistance qu'elle aura plus tard, pèse d'un poids plus lourd
sur la pensée de l'écrivain et y répand une tristesse plus conti-
nue. Seule la vision de l'immortalité le réconforte, mais en un
sens, comme nous l'avons montré ailleurs, elle sert encore à
déprécier les biens d'ici-bas et à ôter toute excuse à ceux qui
s'y attardent (1). Le ciel étant notre vraie patrie (2), il n'y a plus
envers notre patrie et notre condition terrestres de ménagements
à garder. Sus à la nature ! devient le mot d'ordre nouveau. Un
dualisme violent brise l'antique harmonie de notre être et en
soulève l'une des parties contre l'autre. Il faut distinguer en
nous, en effet, ce qui est nous et ce qui n'est que nôtre. Il faut
dépouiller ce vêtement de chair, ce corps de mort, car c'est lui
qui nous retient dans les liens du péché. Par lui le péché habite
en moi et me fait faire ce que je hais (3). Cependant l'âme
même est double (4), car il y a en elle comme une trace de son
union avec le corps : ce sont les plaisirs et les passions. C'est
donc au dedans de nous qu'il faut porter la guerre pour nous
affranchir et retrouver notre véritable essence. Il faut, dit notre
auteur, pratiquer la circoncision du cœur (5). Il y avait là une
interprétation morale d'une pratique matérielle qu'on se fût
étonné de ne pas trouver chez lui. Si nous la pratiquions vrai-
(1) Saint AiMBROisE, De intcrpellatione, I, 1.
(2) Saint Ambroise, De fuga, 52.
(3) Saint Ambroise, De Isaac, 3.
(4) AtfiepTÎç, De Abraham, I, 4 ; Cf. 7)c Jacoh, I, 13; II, 12.
(5) Saint Ambroise, De Abraham, II, 78.
COMMENTAIRES SUll LES PATRIARCHES. 335
ment, si nous savions dégager notre ànie de ce qui l'enveloppe et
de ce (juila souille, nous verrions Dieu face à face (1). Il faut aller
jusqu'à cette doctrine de saint Ambroise pour avoir envers la chair
les sentiments qu'elle mérite. Il faut de toute façon choisir entre
elle et Dieu. Nous ne pouvons la servir et servir Dieu en même
temps (2). Notre corps est bien appelé un corps de mort. En quoi
sert-il en effet aux choses de la vie vraie? est-ce parles yeux
que l'esprit de justice entre en nous? est-ce par les mains que
nous le saisissons? Nous en sommes réduits à fermer les yeux,
à nous boucher les oreilles, à nous abstraire de notre corps lors-
que nous voulons penser sérieusement. Nous traitons donc alors
en ennemis ces prétendus auxiliaires (3). Chacun d'eux est une
brèche ouverte au mal. Il y a un péché de chaque sens, et pour
chacun d'eux il faudrait une pudeur spéciale et un frein.
Dans un autre passage d'inspiration toute différente — c'est
dans le De Jacob — saint Ambroise témoigne au corps et aux
sens plus d'indulgence. Il remarque que la même main qui
pèche est celle qui fait l'aumône, et qu'en définitive c'est à notre
volonté seule qu'incombent les responsabilités, le corps étant
entre ses mains un instrument pour le bien comme pour le
mal (4). Cela est stoïcien. Mais deux dogmes chrétiens apportent
aussi comme un correctif au mépris de tout chrétien pour la
chair : lachair ressuscitera, elDieu s'est fait chair. Entre la chair
et l'éternité, il n'y a donc qu'un malentendu momentané. De
même l'effet indirect de l'incarnation a été d'anoblir cette chair
dont le Christ était venu pour nous affranchir. Mais de là n'ont
pu naître, hâtons-nous de le dire, que des atténuations à la
doctrine que nous avons exposée.
Avec la chair, c'est tout ce qui tient à elle, c'est le siècle,
(1) Saint Ambroise, De bono mortis, 49.
(2)Simulenim et carnis domeslici et Deiesse non possumus. De Isaac,^i.
(3) Saint Ambroise, De bono mortis, 11.
(4) Saint Ambroise, De Jacob, I, 10.
336 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
comme on dit déjà (l) qui est l'objet de réprobation. La vie hu-
maine n'est qu'un tissu d'iniquités. La science, dont nous savons
déjà qu'elle est impuissante, est maintenant donnée comme une
curiosité coupable (2). Puis cette peur de la femme réapparaît
dont nous avons dit qu'elle est l'un des symptômes les plus
signilicatifs d'une complète rupture avec le siècle (3). Toutefois
on peut noter les passages où ce sentiment est exprimé. 11 n'a
été chez saint Ambroise qu'un sentiment d'accident et d'em-
prunt. La piété du grand évêque n'a pas de ces pudeurs et de
ces précautions exagérées qui sont des aveux de sensualité. De
l'Orient il a reçu des théories plutôt que des sentiments. — Il est
plus sévère pour la jeunesse, dont Bossuet parlera avec tant de
généreuse sympathie. Il la peint faible et irréfléchie, mais ardente
au vice, rétive aux bons conseils, proie facile pour toutes les
séductions. David, sollicitaut le pardon du Seigneur pour tou-
tes ses fautes, dit seulement : « Seigneur, oubliezlesfautes de ma
jeunesse », parce que c'est dans cet âge que la chaleur du sang
trouble surtout notre raison, parce que c'est l'âge du péché (4).
Saint Ambroise, tout en mettant l'accent sur le mal moral, est
entraîné naturellement à énumérer aussi les misères physiques
auxquelles nous sommes sujets (5). Et il le fait avec une visible
complaisance. Enfin il prend en pitié toutes les vanités par
lesquelles nous essayons de nous distraire, et notamment ces
plaisirs du cirque et du théâtre qui faisaient pour les Romains
de la décadence tout le prix de la vie (6).
La conclusion à laquelle il veut aboutir, c'est que la vie est
mauvaise et que c'est la mort qui est un bien. Cette conclusion
est nouvelle pour nous, quoique tout ce qui la prépare nous
{1} De fuga sœculi.
(2) Saint Ambroise, De interpellât mie, I, 29.
(3) Saint Ambroise, De Isaac, 2 ; De bono mortis, 40; De fuga, 34.
. (4) Saint Ambroise, De intcrpcllationc, I, 21.
(5) Saint Ambroise, De bono mortis, 12.
(6) Saint Ambroise, De fuga, 4.
COMMENTAIRES SUR LES PATRIARCHES. 337
soit déjà plus ou moins connu par l'étude que nous avons faite
des Offices. Tout un traité de saint Ambroise, le traité Du Bien-
fait de la mort., a pour objet de la développer. On y distingue
trois morts. La première est celle que le péché produit en
nous, la seconde est celle au contraire par laquelle nous mou-
rons au péché et naissons à Dieu. La troisième consiste dans
la séparation de Tàme et du corps. La première seule est un
mal.La secondeest le bien parexcellence.La troisième ne serait
un mal que si nous avions mal vécu, mais ce serait notre faute
et non la sienne (I), doù il résulte que nous ne devons pas la
craindre (2). Mais les chrétiens partagent avec les sages de
l'antiquité ce mépris de la mort (3). Ce qui leur appartient en
propre, c'est de la craindre si peu qu'ils en viennent à l'aimer (4).
C'est la vie au contraire qu'aimentles anciens et, même quand
ils la quittent volontairement, ce n'est pas par dégoût d'elle,
mais pour clore à l'heure choisie par eux le rôle qu'ils y ont
joué. C'est un dernier hommage à la vie que cette façon d'y
renoncer. Le chrétien n'organise ni sa vie ni sa mort. Il subit
l'une, il attend l'autre. Et pour lui le grand mérite de la mort,
quand elle vient, c'est de mettre un terme à des misères dont il
ne lui est pas permis d'abréger lui-même la durée (o). Son amour
de la mort est donc fait de sa haine de la vie, car il va jusqu'à
regretter d'être né, jusqu'à être jaloux du néant, tant la réalité
est imprégnée de péché (6). « Périsse le jour où je suis né (7) ! »
(d) Saint Ambroise, De bono, 3.
(2) Saint Ambroise, De haac, 79.
(3) Même dans ce traité quelques arguments viennent en ligne directe de
i'anliquilé: il ne faut pas craindre la mort; car, quand on vit, on n'en
souiïre pas et, quand on est mort, on n'en soufTre pas davantage, puisqu'on
n'est plus. {De bono, 30.)
(4) Saint Ambroise, De bono, 6; De inicrpcllalione, H, 6.
(5) Saint Ambroise, De bono, 14.
(6) /d.,4.
(7) Jd., 3.
UiNivERSiTÉ DE Lyon. — Vill. A. 22
338 L\ MORALE DE SAINT AMBROISE.
Il y a cependant dans son amour de la mort un autre élé-
ment, à savoir une espérance. La mort n'est pas pour lui une
conclusion qu'il faut savoir placer oii il convient, elle est un
commencement, un recommencement. La mort est un sommeil,
mais Dieu réveille ceux qui viennent de s endormir (1). Dans
cette espérance est même le principe de tous les sentiments
que nous analysons. La mort paraît douce parce qu'elle ter-
mine une vie misérable, mais cette vie ne paraît misérable
qu'en comparaison de ce que l'on met au delà. Cet au-delà donne à
la mort un caractère tout nouveau, différent de celui qu'elle a
quand elle ferme elle-même notre horizon. Car la mort même
alors est grande, et justement parce qu'elle est une fin. Elle est
grande pour les chrétiens d'une autre façon, et la bénédiction
d'un mourant leur semble déjà venir de l'éternité bienheureuse
dans laquelle il entre (2). Cette aspiration vers la mort eût
transformé le suicide en une institution pieuse si, comme le
stoïcien, le chrétien se fût reconnu le droit de disposer de lui-
même. Mais le christianisme a toujours su se garder de l'excès
des sentiments qu'il fait naître.
Le martyre, il est vrai, offrait une issue aux plus pressés. Il
fut la forme chrétienne de la mort volontaire. Mais alors môme
qu'il ne se répand point en un zèle provocateur, alors surtout,
le désir du martyre, désir ardent et résigné tout à la fois, donne
à cet amour de la mort dont nous parlons un sens vraiment
chrétien; car le martyre n'est pas seulement la mort, il est la
mort pour Dieu et un gage pris sur sa miséricorde (3). Pendant
les premiers siècles il est l'espérance suprême, le rêve des
meilleurs, et l'attente résolue où ils vivent emplit leur vie
entière. Voilà encore pourquoi le pessimisme chrétien est un
pessimisme joyeux et courageux. Mais comme nous sommes
(1) Saint Ambroisk, De bono, 34.
(2) Id., 36.
{3)1(1., 8; Cf.Ep., XXXVI, 4.
COMMENTAIRES SUR LES PATRIARCHES. 339
loin des Offices de Cicéron et même de ceux de saint Ambroise !
Il y a une autre façon de devancer l'heure de la mort, c'est
de faire dès cette vie comme si nous l'avions quittée. La
mortification est une imitation de la mort et une anticipation.
Par elle nous pouvons dès ici-bas élire domicile au ciel comme
l'apùtre Paul et y enfermer toute notre vie (1). Il suffît de nous
dépouiller de ce qu'il y a de mortel en nous, et tous les bien-
faits de la mort nous seront aussitôt acquis (2). i\ous vivrons
détachés de tout, mariés, comme si nous n'avions pas de femme,
dans la tristesse et dans la joie, comme si elles ne nous tou-
chaient pas, riches, comme si nous ne possédions rien. Nous
serons dans le monde comme si nous n'y étions point (3j. Ainsi
nous serons tout prêts pour l'éternité, allégés d'un inutile far-
deau (4). Et il faut hâter cette conversion. Pour fuir le siècle
il faut avoir des ailes, et voler comme un passereau si on ne peut
voler comme un aigle (o). Mais les ailes mêmes ne suffisent pas ;
il faut dompter ce corps dont on veut s'affranchir (6). Les
anciens ont connu cette lutte contre soi-même, mais elle avait
chez eux un tout autre caractère. Ils ne voulaient qu'assurer
leur indépendance, et l'on sait que pour quelques uns d'entre
eux tous les moyens étaient bons (7). Il n'entrait dans leur
ascétisme aucune haine de la chair, il n'y entrait non plus
aucune idée d'humilité ni de sacrifice. C'est à leur propre vertu,
ce n'est pas à Dieu qu'ils immolent leurs passions et leurs
plaisirs; ils se mortifient avec orgueil. Par les privations qu'il
s'impose, le chrétien ne cherche au contraire qu'à confirmer et
(1) Saint Amhruise, De bono, 10.
(2) SaintAmbroi.sk, De haac, 28; De bono, 9.
(3) Saint Amhroise, De fuga, 46.
(4) Saint Ambroise, De bono, 40.
(.5) Saint Ambroise, De fugn, 30, 31.
(6) Saint Ambroise, T>c Elia, 81 et pnasim.
(7) Voir Zeller, la Philosophie des Grecs, trad. franraise, t. lit, p. 291, la
faron dont les cyniques se défendaient contre l'aniour.
340 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
à détailler le don qu'il a fait de lui môme (1), et il fond en
une seule les deux vertus dont nous nous efforçons de faire
ressortir l'autorité croissante : le renoncement et l'amour de
Dieu.
Puis le jeune chez les anciens n'était pas cette institution
régulière qu'il fut chez les chrétiens. Nous sommes trop
enclins, chaque fois que nous trouvons dans l'antiquité la trace
d'institutions morales analogues aux nôtres, à sacrifier toutes les
différences au plaisir du rapprochement. Ce qui n'était en réa-
lité qu'une pratique exceptionnelle devint une méthode com-
mune. Ce n'est pas seulement dans les livres des sages, c'est
dans la vie de tous que le jeûne a désormais sa place marquée
et joue son rôle. Saint Ambroise explique longuement ce rôle
dans un traité sur Elle et le jeûne. Le jeûne a sa personnifica-
tion dans Elie, comme l'obéissance dans Abraham et la chasteté
dans Joseph. Dans ce traité s'ouvre en outre une large paren-
thèse, toute en invectives ardentes contre le luxe de la table et
contre l'ivresse, et qui est pleine de révélations sur les mœurs
du temps. Car il n'est pas à supposer que saint Ambroise
invente pour blâmer. Si les écrits moraux de Cicéron n'offrent
rien de semblable, ce n'est pas seulement parce que le mora-
liste était moins sévère, mais parce que les mœurs étaient moins
relâchées. Mais bornons-nous aux mérites du jeûne que cette
peinture qui leur est opposée ne fait que mieux ressortir. (Si ce
sont là, en effet, comme il est probable, deux fragments de
sermons différents, ils étaient bien faits pour être juxtaposés.)
Saint Ambroise ne néglige aucun argument. Le jeûne est éco-
nomique (2), il conserve la beauté (3), il assaisonne l'appétit (4).
Yoici maintenant des mérites d'un autre ordre. Le jeûne est le
(1) Saint Ambroise, Be hono, 2b.
(2) Saint Ambroise, De Elw, 22.
(3)Jd., 30.
(4) Id., 32.
COMMENTAIRES SUR LES PATRIARCHES. 341
fidèle gardien de la chasteté (i), tandis que son contraire est à
l'origine de toutes les fautes. Si Eve avait su jeûner, il n'y
aurait pas eu de premier péché (2). Le jeûne guérit les âmes
et, ce qui vaut mieux encore, les préserve de toute chute. Contre
la tentation Dieu nous a donné le jeûne (3). Jeûnez et priez,
dit l'Evangile, pour ne pas entrer en tentation (4). Le jeûne est
pour Tàme une discipline qu'elle finit par aimer (S). C'est sa
nourriture à elle et qui fait ressembler sa vie à la vie immaté-
rielle des anges (6). Il est une victoire remportée sur notre corps,
sur la nature, considérés comme des obstacles à notre énergie
morale (7). De cette pensée les chrétiens tirent des raisons de
jeûner qui pour les païens n'existaient pas aussi impérieuses.
Le jeûne est pour eux un combat quotidien (8) qui non seulement
prépare à la vertu, mais en est la forme nécessaire. Il n'est pas
un moyen, il est à lui seul sa fin. Le chrétien jeûne pour jeûner,
et saint Ambroise découvre dans celui qui jeûne toutes les
grâces et tous les mérites (9). Jeûner est, selon lui, ce que Dieu
a d'abord enseigné aux hommes (10), et telle est l'autorité de
cette vertu que les lions qui entouraient Daniel furent rendus
tempérants par son exemple (11).
Cette exaltation du jeûne suppose une orientation nouvelle
de la vertu chrétienne et explique qu'elle ait pu paraître une
vertu triste. Le vrai chrétien conserve sans doute jusque dans
le jeûne et la mortification une gaieté faite d'amour et d'espé-
(1) Saint Ambroise, De Elia, 4.
(2) Id., 1.
(3) Id.,i.
(4) Id., 7.
(5) Id., 2.
(6) Id., 4.
{l)ld., i.
(8) Id., 79.
(9) ïd., 3o.
(10) Id., 6.
(11) Id., 20.
342 LA MORALE DE SALNT AMBROISE.
rance. On comprend toutefois que des chrétiens de qualité
moindre aient plié sousTeirort, et mêlé quelques regrets aux pri-
vations qu'ils s'imposaient. Joyeuse ou simplement résignée,
la vie ascétique devient donc la vie chrétienne par excellence.
Les siècles précédents avaient plutôt mis le tout du christia-
nisme dans la charité, et Chrysostome la préfère encore à tou-
tes les abstinences (1). Celui qui aime, avait dit Polycarpe, est
loin de tout péché (2). Saint Ambroise a dit la même chose,
dans le traité que nous venons d'analyser, de celui qui jeûne.
Y a-t-il entre ces deux manières d'être une antinomie, et la vertu
chrétienne se développe-t-elle en conformité ou en opposition
avec ses principes lorsqu'elle aboutit à cette formule nouvelle :
le jeûne et l'abstinence?
Ce n'est point une question d'histoire, mais de logique morale
que nous voulons discuter. On a pu soutenir en effet, sans
encourir aucun soupçon de complaisance ni de relâchement,
qu'à être trop dur pour soi on risque de le devenir pour les
autres et de perdre le sens du bien qu'on peut leur faire. Il
faut savoir encore le prix du plaisir pour chercher à faire plai-
sir. — Mais nous croyons que c'est là une science qui ne se
perd pas, et que l'ascète qui dispute à autrui ce qu'il se refuse
à lui-même est celui qui n'a pas tout à fait renoncé et qu'une
obscure jalousie tourmente en face des jouissances qu'il ne se
permet plus. Tropdezèle dénote toujours quelque imperfection.
Personne, au contraire, n'est si tolérant et si bon que celui dont
le sacrifice est depuis longtemps consommé. Les joies d'autrui
sont devenues, avec les joies de la piété, ses seules joies, et il est
même douteux que celui qui pense encore à lui puisse à ce
point penser aux autres. Du moins est-il nécessaire d'être exercé
à brider son égoïsme, et voilà comment la charité trouve
dans l'abstinence un secours et non un obstacle. « On peut,
(4) Chrysostome, Hom., l in Matth., ^ 7.
(2) Polycarpe, Ep., m.
ÉCKITS SUR LA VIRGINITÉ. 343
dit un ji:ranil contomporain, désirer d'être bon, rêver de faire le
bien sans jeûner, mais, en réalité, c'est aussi impossible que de
marcher sans être debout (1). ))La charité etl'abstinencene sont
donc pas deux vertus ennemies, et le chrétien peut pratiquer
l'une sans renier l'autre, mais au contraire pour la mieux
servir.
Cette démonstration faite, nous ne nions pas qu'on n'ait jeûné
avec excès et que beaucoup, dans la réalité, même parmi les
bons, ne s'en soient tenus à l'abstinence sans aller jusqu'à la cha-
rité. Épuisant leur elTort moral, la dernière venue et par suite
la plus ardemment prêchée de ces deux vertus s'est trouvée les
détourner ainsi de son ainée, de la plus chrétienne des vertus
chrétiennes. Car, pour la plupart des âmes, c'est trop de deux
vertus.
III
Écrits sur la virginité.
Dans le traité Des Devoirs de saint Ambroise comme dans
celui deCicéron, les femmes sont oubliées. Cet oubli estdélînitif
chez Cicéron, et cela suffit à faire de sa morale, dont certains
éléments sont si vivants encore, une morale morte dans son
ensemble. Un livre de morale moderne en effet s'adresse aux
femmes comme aux hommes, à moins qu'il ne spécifie. Saint
Ambroise s'était adressé aux femmes avant de s'adresser aux
hommes. Le traité Des Vierges e^i un de ses premiers ouvrages,
qu'il reproduisit sous plusieurs formes (2). Il se trouve ainsi
consacrer aux femmes de nombreux écrits qui traitent un sujet
(1) Tolstoï, fragment cité par le Journnl des Débals du 24 août 1892.
(2j De vinfiiùbus; De viiluis ; De virginitate ; De iiislitutione cir<jinis ; Exhor-
talto virginitatis, et De lapsuvirgiain dont l'atlribulion est contestée.
344 LA MORALE DE SAINT AMBRÛISE.
unique : la virginité. Nous ferons ressortir les conséquences
voulues ou non de cette préoccupation exclusive. Disons, en
attendant, que saint Ambroise fut en effet lun des apôtres de la
virginité chrétienne. Il mit son honneur d'évôque à vouer au
Seigneur les plus nobles des vierges et celles qui lui étaient le
plus chères (1). lien venait à lui de toute l'Italie (2). Ce fut une
contagion de pureté qui inquiéta même les économistes du
temps. Mais, sans retracer ici tout le rùle historique de notre
saint, qui fut considérable, esquissons les grandes lignes de
cette prédication nouvelle qui, au moment précis oùnous som-
mes, devient Fun des thèmes ordinaires de la prédication chré-
tienne.
C'est une vertu proprement chrétienne que la vertu de virgi-
nité, proclame tout d'abord saint Ambroise. Il compare les
vierges chrétiennes aux vestales ; — il a eu, nous le savons,
pour répondre à Symmaque, à reprendre cette comparaison; —
et il prend en pitié cette pudeur qui n'a qu'un temps, cette
pudeur où il faut plutôt voir une réserve de sensualité faite pour
la vieillesse. Puis ce sont des lois civiles, des promesses
d'honneurs et de respect qui décident de ces vocations. Cette
virginité provisoire et lucrative n'est qu'une façon de faire
argentde son corps (.3), et elle n'ôte rien à ce caractère d'impu-
dicité des religions antiques dont le culte de Bacchus nous
donne la note vraie (4). Au contraire le christianisme a fait de
la virginité une vertu, une vertu à lui, qui imprime la marque de
la foi chrétienne sur tous ceux qui la pratiquent, une vertu
féconde en autres vertus, et dont saint Ambroise écrit, à plusieurs
reprises, qu'elle suffit à nous faire semblables aux anges (5).
(1) Saint Ambroise, De instiiutione virginis, 1.
(2) Saint Ambroise, De vir(jinibus, 1, 57.
(3) Id., 15.
(4) Id., 16.
(5) Id,, 10, H, 52; De virginitate, 27; Exhortatio virginitatis, 19.
ÉCRITS SUR LA VIRGINITÉ. 345
L'impudicité a fait descendre les anges du Ciel ; leur chasteléy
fait monter les vierges (1). H y a donc là une forme de bien
moral à laquelle toutes les autres se ramènent. L'effort de la
vertu n'est plus qu'un duel engagé contre la chair.
Saint Ambroise, pour mieux louer la virginité, tourne en
ridicule le luxe des impudiques. Lapùtre se fait satirique. Il
s'en prend à ces femmes qui, par le fard et l'artifice, s'efTorcent
de paraître autres qu'elles ne sont. C'est donc qu'elles se trou-
vent mal, et elles ne pensent pas qu'elles trahissent ainsi le peu
de cas qu'elles font d'elles-mêmes. Elles s'étonneront après cela
qu'on les juge comme elles se sont jugées. Ce n'est pas elles
qu'on aime quand on les aime. Elles rendent ainsi adultère tout
amour dont elles sont l'objet (2). Yoyez celle-ci qui s'avance,
semblable à une statue sous un dais. On la regarde comme un
objet curieux. Ses efforts pour plaire ne font que l'enlaidir. Elle
a les oreilles déchirées, et sa tête plie comme sous un fardeau.
Quimporte que ce soient des métaux précieux, ils n'en pèsent
pas moins. Ce cou porte une chaîne, quoique la chaîne soit
d'or (3). Heureuses vierges qui ignorez ces supplices, vous dont
la pudeur fait la beauté, une beauté qui ne craint pas le temps
et qui seule plaît à Dieu (4) !
La satire de saint Ambroise ne s'arrête pas là. Le grand
adversaire de la virginité, c'est le mariage, et le saint évêque se
laisse entraînera déprécier le mariage. Quelle triste condition
d'abord que celle de la demoiselle à marier ! L'esclave que l'on
vend aux enchères est plus heureux. Quelquefois, du moins, il
choisit son maître ; la jeune fille n'a jamais le droit de choisir.
A peine a-t-elle le droit de se laisser voir sans que son honneur
en soit atteint. Elle est donc réduite à faire des vœux et à trem-
(1) Saint Ambroise, De virginibus, l, 52.
(2) Id., 28.
(3) Id., 54, 55.
(4) Id., 20.
346 LA MORALE DE SALNT AMBROISE.
hier en secret et en silence (1). — Le sort des parents n'est
guère plus enviable; ils veulent avoir des petils-enfauts, mais
ils commencent par livrer leurs enfants à eux, changeant le
certain contre l'incertain. Avec l'enfant ils livrent la dot, car un
gendre s'achète; après quoi il leur faut se hâter de mourir pour
ne pas lui devenir odieux (2). La conclusion à tirer est que les
parents ont tout intérêt à donner leurs filles au Seigneur; ainsi
elles ne sont point perdues pour eux, mais attirent sur leur
vieillesse toutes sortes de bénédictions (3). — Les joies du
mariage sont loin d'être une suffisante compensation à tous
les ennuis qui le précèdent. Saint Ambroise insiste sur la ser-
vitude où les lois et les mœurs mettent les femmes. Le lien
conjugal estunlienetun joug,ainsiquerindiquerétymologie(4).
Saint Ambroise, qui ne néglige aucun argument, cherche dans
l'amour de l'indépendance un sentiment qui serve à la chasteté
de renfort. Le temps n'est pas encore où ce seront l'attrait de la
discipline et comme la passion de l'obéissance qui peupleront les
couvents. Nous ne pouvons davantage comprendre dans la pré-
dicationd'Ambroise qu'il cherche à détourner du mariage par la
considération même desdevoirsqu'il imposeetcommepar l'effroi
de la maternité. Car c'est là spéculer sur la lâcheté humaine, et
se contenter à peu de frais en fait de vocation. Il ne va pas
jusqu'à parler comme Tertullien de nausées de femme enceinte,
de seins ballants et de mioches qui braillent (5). Ce n'en est
pas moins l'esprit de Tertullien qui souffle en lui, et lui inspire
une sorte de dégoût pour ces lois et ces mystèi'es de la nature
dont le respect prend au contraire chez nous la forme d'un
sentiment religieux. La poésie de la maternité n'existe pas pour
(i) Saint Ambroise, De virginibiia, 1, iiO.
(2) Id., 33; Cf. Exhorlatio virQinitatis, 20.
(3) Saint Ambroise, De Institutione virginis, i.
(4) Saint Ambroise, De virijinitate, 33.
(5) Voir, dans noire chapitre m, Un opposant : Terlulllcn.
ÉCRITS SUR LA VIRGINITÉ. 347
lui; il n'en décrit que les lourdes charges : grossesse, allaite-
ment, éducation. Et s'il ne parle pas de tous les chagrins qui
viennent aux mères de leurs enfants, c'est par une réticence
pleine de pitié et pour ne pas attrister celles qui l'écoutent.
Ainsi la mère ne cesse de souffrir par son fils. Elle souffre par
lui avant qu'il soit né, elle souffre pour qu'il naisse, et,
quand ilestné, sa sollicitude n'est qu'une longue souffrance(l).
Et saint Ambroise, qui écrit ces choses, ne sent ni la sainteté
de ce sacrifice quotidien, ni le prix infini d'un amour si chère-
ment acheté!
Il se défend toutefois de condamner le mariage. Et d'abord il
n'admet pas qu'on brise des liens une fois formés pour se vouer
à un état meilleur. L'Eglise est un champ qui porte plusieurs
fruits. Là sont les vierges, là sont les veuves, là sont les femmes
mariées. Chacune a son lot (2). D'ordinaire il ne tient pas la
balance égale, et met nettement l'état de virginité au-dessus de
l'état de mariage. Mais enfin la virginité n'est pas obligatoire, et il
vaut mieux se marier que de s'exposer à des tentations trop
fortes. Saint Ambroise reprend ici, et avec insistance, la distinc-
tion connue des conseils et des préceptes. La virginité est le fait
d'une élite, non de tous. Elle est une vertu, non un devoir. Et
il faut bien que quelques unes se marient pour que le troupeau
des vierges se recrute et se renouvelle. Condamner le mariage,
ce serait condamner les naissances et la vie elle-même. Ce serait
donner tort à ceux qui nous ont engendrés, ce serait rompre avec
la société, la nature. Saint Ambroise a peur de ce paradoxe (3).
Les femmes mariées font donc une besogne utile, mais les
vierges se sont réservées la meilleure part.
Il s'en faut de beaucoup d'ailleurs qu'elles aient renoncé à toute
(i) Saint Ambroise, De lirginihiis, [, 2ii, 20, 30; Exhortatio virginl-
tiUis, 20.
(2) Saint Ambroise, De virginitatc, 34.
(3) Saint Ambroise, De virijinibiis, I, 34, 3ii.
348 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
tendresse. C'est entre elles surtout et le Christ ([u'un pacte mysti-
que estconclu. L'àmedelaviergeestrépouse, leChristestrépoux.
Et ce sont entre l'épouse et l'époux d'ineffables amours. Le Can-
tique des Cantiques en a donné à l'avance la description allégo-
rique : « Je le tiens, et ne le laisserai pas partir sans le faire entrer
dans la demeure de ma mère, dans le lit de celle qui m'a conçue. »
Entendez par là que le Christ doit habiter au fond môme de
notre cœur et que nous devons tout y préparer pour le recevoir.
La pureté de la conscience virginale devient ainsi un gage
d'amour. Ce n'est pas un souci égoïste de sa propre innocence,
ce n'est même pas une horreur naturelle pour tout ce qui
souille, c'est la pensée de l'hôte attendu qui protège la vierge
contre toute autre séduction. Le renoncement que la virginité
implique ne va donc pas sans compensation, et le cœur de la
vierge fermé à tout amour humain n'est pas fermé à tout
amour (1). Le Dieu des couvents est autre chose qu'un père
pour celles qui l'adorent, et tous les sentiments féminins
détournés de leur objet propre trouvent en lui une idéale
satisfaction. L'amour de Dieu ainsi conçu répandit sur la
piété de la femme et plus tard, par l'effet d'une sorte de
contagion, sur la piété de l'homme même, une curieuse senti-
mentalité. Puis la virginité déjà mise à si haut prix est re-
haussée encore par l'idée des noces mystiques qui en sont
le salaire, et saint Ambroise chante comme des litanies en son
honneur (2).
Que si des parents imprudents veulent s'opposer à une si belle
vocation, ce sera pour la vierge une épreuve préliminaire à
subir que cette lutte contre les siens dont elle sortira affermie.
Car elle luttera, et ne se laissera arrêter par aucune considération
d'intérêt et d'affection. C'est un premier sacrifice qu'il lui faut
accomplir, et, en triomphant de sa famille, elle triomphera du
(1) Saim Ambroise, De virjinitatc, 77-84 ; Cf. De virginibiis, I, 22, 38.
(2) Sai.nt Ambroise, De institutione virginis, 9, 15.
ECRITS SUR LA VIRGINITÉ. 3i9
siècle (1). D'ailleurs cette famille ne demande souvent qu'à être
vaincue et ses objections n'ont pour fin que de reconnaître les
vocations véritables. S'il en était autrement, la vierge main-
tiendrait envers et contre tous les droits de sa conscience et de
son avenir religieux. Saint Ambroise apporte l'exemple d'une
jeune fille noble sollicitant la consécration du prêtre, et repous-
sant avec une pieuse insolence tous ceux qui veulent la détourner
de son projet. « Que faites-vous et pourquoi perdre vos soins à
me chercher un parti dans le monde? Je suis déjà pourvue. Vous
m'offrez un époux et j'en ai choisi un autre. Le vôtre est-il
aussi riche et aussi grand que le mien ? Alors je verrai
quelle réponse j'aurai à faire. Mais si celui que vous me
présentez est un homme, tandis que j'ai résolu de me donner à
Dieu, vouloir m'enlever à cet époux divin, ce n'est pas établir
ma fortune, c'est jalouser mon bonheur (2). » Ce n'est pas nous
qui traduisons ici, c'est Bourdaloue qui a traduit et reproduit
ces lignes dans un sermon sur les Devoirs des pères, et la citation
qu'il en fait suffit à marquer leur portée. Saint Ambroise
formule ici toute une doctrine morale, celle de l'inviolabilité
des vocations, et sacrifie sans ambages tous les devoirs et tous
les droits qu'elles trouvent sur leur chemin. Que de drames de
conscience et de famille ont reçu à l'avance dans cette prédi-
cation que nous analysons leur impitoyable solution!
On comprend que cette prédication ait soulevé des tempêtes.
L'évoque fit courageusement face à toutes les attaques. 11 repré-
sente qu'il est dans son rôle, qui est celui d'un pêcheur d'àmes (3).
On lui reproche d'enseigner ce que son devoir est d'ensei-
gner (4). L'idée ne vient pas de reprocher à Jephté son sacri-
fice. La volonté de Dieu le couvre. Saint Ambroise demande des
(i) Saint Ambroisk, De virginibu^, I, 63. Si viucis doinum, vincis sœculum.
(2) Ici., Cil.
(3) Saint Ambroisk, De virginitate, 129.
(4) M., 13.
330 LA MORALE DE SAL\T AMBROISE.
sacrifices moindres et loul le monde s'insurge (1). Est-ce la
multiplicité des vocations qui inquiète les politiques? LKlat
aura-t-il à en souffrir? La population va-t-elle diminuer? Que
l'on me montre, dit saint Ambroise, celui qui cherche une femme
et qui n'en trouve pas. Il semble au contraire que la population
croisse là où le nombre des vierges est plus grand. Puis, sont-ce
là vraiment des raisons qui vaillent, et conseilleriez-vous à une
femme mariée l'incontinence et l'adultère pour augmenter le
nombre des naissances (2)? Les arguments économiques n'ont
pas avec ceux de la conscience de commune mesure. Là où la
famille n'est plus rien, à plus forte raison l'Etat cesse-t-il de
compter. Aussi saint Ambroise discute-t-il de haut et comme
par complaisance. A ceux qui lui reprochent d'imprimer sur
des enfants trop jeunes la marque indélébile de la consécration
religieuse, il répond que la vocation n'attend souvent pas
le nombre des années et que l'esprit de Dieu souffle où il
veut (3).
Il s'eflorce enfin d'établir ce qui, dans la plénitude de sa foi.
le dispenserait de tout autre argument, que la virginité est d'ins-
titution divine. Les anges ne se marient pas, et le Christ et les
apôtres ont prêché la pureté (4). Mais quatre siècles bientôt se
sont écoulés depuis la prédication du Christ, et saint Ambroise,
avouons-le, ne trouve pas dans ces quatre siècles la tradition
qu'il cherche relativement à l'enseignement de la virginité. Il
ne l'eût trouvée que chez les montanistes. A vrai dire, dans l'or-
thodoxie chrétienne, cette tradition date de lui. Du moins
cherche-t-il et trouve-t-il pour cette vertu grandissante des
modèles et des saintes. C'est Tiiècla, victime de son opiniâtre
virginité, condamnée aux lions, et respectée par eux. Envers
(1) Saint Ambroise, De virginHatc, 5, 10.
(2) Id., 35, 37.
(3) 1(1., 39, 40.
(4) J(/., 28, 29.
ECRITS SUR LA VIRGINITÉ. 351
elle, si les hommes se conduisent comme des bêtes fauves, les
tètes ont pris des sentiments liumains et pudiquement lui
baisent les pieds à leur manière (1). C'est la vierge d'Antioche
au lupanar, sauvée du déshonneur par le soldat dont elle
l'attendait. 11 hii donne ses vêtements; elle peut fuir; ilcst con-
damné à sa place ; mais elle revient mourir avec lui (2). —
Curieux récit où le respect de la pudeur, mettant entre deux
êtres une tendre complicité, développe en eux un sentiment
voisin de l'amour profane. Aous reviendrons sur ces consé-
quences imprévues du culte de la virginité.
Mais la patronne véritable de la virginité, c'est la vierge
Marie. Se peut-il un plus noble modèle que la mère de Dieu?
Elle est vierge, non seulement de corps, mais d'àme. Aucune
pensée d'intérêt ne l'a souillée. Elle n'a fait de mal à personne,
mais à tous elle a voulu du bien, et saint Ambroise énumère
toutes les vertus féminines pour les attribuer successivement
à Marie. Cette énumération nous montre du moins de quels
traits il composait l'image idéale de la vierge. Sans brusquerie
dans le geste, sans mollesse dans la démarche, sans éclats
dans la voix, douce envers les siens, ignorant la raillerie et
le mépris (3). Ce qui caractérise en outre cette attitude et ces
vertus chez une vierge, c'est que la pudeur les accompagne
toutes et entre en toutes comme un élément. Cependant des
traits plus personnels à Marie en achèvent l'image, sa pu-
deur elfarouchée lorsque l'ange lui apparut, puis la docilité
de sa foi, et enfin cette humilité qui lui fait trouver des raisons
de s'abaisser jusque dans l'insigne honneur qu'elle reçoit.
Mère de Dieu elle est sa servante et son élève (4). Vierge
avant sa maternité, elle reste vierge après, comme pour
(1) Saint Amhrolsk, De virginibiis, II, 30.
(2) Id., 22, 24.
(3) Id., 7.
(4) J(/., 11, 13.
352 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
continuer d'en être digne, et pour être plus entière à son fils
et à son Dieu (1). En elle la virginité atteint donc toute
sa perfection et tout son éclat, et la vie de cette vierge
par excellence devient pour toutes les vierges une règle en
acte (2). Ainsi commence au iv" siècle le culte de la vierge
Marie, qui devait tenir dans la religion et dans la morale
chrétienne une si grande place.
A cet éloge de la virginité, saint Ambroise ajoute des conseils
sur la nourriture des vierges, sur tous les détails de leur vie,
détails qui constituent comme la règle d'un ordre naissant. La
vierge usera modérément de vin. Le vin et la jeunesse sont
deux incendiaires. Il faut prendre garde d'exciter l'un par
l'autre (3). Elle évitera de même les festins et toute réunion
nombreuse (4); elle ne fera que les visites exigées par le respect.
Les prétendus devoirs du monde émoussent la pudeur, et pour
être poli on cesse d'être modeste (5). Saint Ambroise préfère
une jeune fille plus embarrassée qu'il ne convient quand on l'in-
terroge à celle qui ne l'est pas assez. Si le silence est recommandé
aux femmes, cette recommandation devient plus stricte pour
les vierges. Le silence est comme le signe extérieur de leur
virginité (6). A plus forte raison ne doivent-elles pas rire. Les
larmes valent mieux que le rire. Que si elles n'ont pas de sujet
de pleurer, elles en trouveront dans les fautes du siècle. Quand
on pleure les fautes des autres, on évite d'en commettre pour
son propre compte (7). La gravité de son maintien, son regard,
sa démarche, et comme un air de pudeur répandu autour
d'elle, dénonceront partout la présence d'une vierge. Ce n'est
(1) Saint Ambroise, De institutione virginis, 41, 50.
(2) Saint Ambroise, De virginibiis, II, lo.
(3) Zd.,IIl,5.
(4) /d.,8.
(»)Jd., 9.
(6) Id., 19.
(7) Saint Ambroise, Exhortatiu virginitatis, 74, 73.
ÉCRITS SUR L\ VIRGINITÉ. 353
pas une vierge véritable celle dont on ne voit pas dès Tabord
qu'elle en est une (1).
Après ces conseils plutôt négatifs viennent des conseils de
pratiques positives : lectures, jeûnes et prières. La sœur
dAmbroise, Marceline, dont l'exemple inspira toute cette prédi-
cation, avait ainsi organisé sa vie religieuse. L'oraison fréquente
en est rélément essentiel. Il faut prier au réveil. Il faut prier
avant de se laisser aller au sommeil. Il faut prier la nuit, dans
le lit même (2). Mais, ce qui témoigne d'une science déjà avancée
de ce genre de vie et aussi d'un sens pratique qui d'ailleurs ne
l'abandonne jamais, saint Ambroise prêche, en même temps
que le jeûne, la modération dans le jeûne et l'alternance des
exercices pieux. Le laboureur avisé ne fatigue pas son champ,
mais le repose en lui demandant à tour de rôle différents
fruits (3).
Saint Ambroise a complété par un petit opusculesur les veuves
ce véritable traité de la virginité. Le veuvage est en effet un
recommencement de la virginité, et peut-être avec un mérite de
plus, puisqu'il s'agit de renoncer à une habitude prise et à des
joies qui sont connues i^4). Saint Ambroise comprend mal cepen-
dant qu'on n'y renonce pas. Il pourrait tirer des arguments de
la fidélité du souvenir, et montrer tout ce qu'a de religieux un
don de soi si complet que la mort même ne nous permet pas de
nous reprendre; mais ce serait là exalter plus qu'il ne lui
convient le mariage lui-même, et ce qui caractérise plutôt cette
prédication contre les secondes noces, c'est qu'elle eût pu aussi
bien être faite contre les premières. Les unes et les autres sont
un pis-aller, une concession faite aux exigences d'une chair
rebelle, une précaution prise contre des chutes pires, un remède ,
,1; Saint Ambroisk, De virginibus, Itl. 13.
(2) M., 18, 19.
(3) 1(1., 16.
(4) Saint Ambroise, De viiluis, \.
U.MVEnsiTÉ DE Lyo.n. — VI 11. A. 23
354 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
dit en propres termes saint Ambroise (1). Il est permis de se
marier, et même de se remarier, mais il vaut mieux ne faire ni
l'un ni Tautre (2). Il y a toutefois des circonstances aggravantes
dans le cas d'un second mariage, surtout quand une mère
donne à sa fdle déjà âgée cet exemple de sensualité, et risque
d'avoir des enfants plus jeunes que ses petits-enfants (3). A ces
familles, dont l'ordre naturel est troublé par les passions tardives
d'une mère, saint Ambroise a opposé d'avance la vie de la veuve
chaste et économe (4), maîtresse d'une maison qui se passe très
bien d'un maître. Car c'est une légende à ses yeux que cette
nécessité d'une main virile pour protéger la femme. Une femme
se protège toute seule, et les hommes n'ont pas le monopole du
courage (o). Et ce fut une conséquence de cette campagne
en faveur de la virginité qu'elle fut pour les femmes une campagne
d'aftranchissement, et accrutavec leur indépendanceleur dignité.
Mais nous allons nous étendre sur cette conséquence et sur
quelques autres qui y sont jointes.
Le christianisme, en honorant la virginité, ne se borna pas à
multiplier le nombre des vierges. Pour toutes celles qui n'avaient
pas la vocation de la virginité, il fit du moins de la pudeur et de
la chasteté des vertus essentielles. Nous ne disons point qu'il
inventa la pudeur. Il ne fut même pas le premier à faire de la
virginité une institution. Le paganisme avait des déesses vierges :
Diane et Minerve. Le temple de la Vierge étaitle plus beau temple
de la Grèce, c'était le Parthénon. La chasteté était une des vertus
prèchées par les pythagoriciens. Strabon et Plutarque citent
certains ordres déjà monastiques oià elle était une règle même
pour les hommes. Nous pourrions accumuler des faits sem-
(1) Saint Ambroise, De viduis, voir surtout 81.
(2) Id., 68.
(3) M., 59.
(4) Jd., 31.
(5) Id., 44,51.
ÉCRITS SUR L\ VIRGINITÉ. 355
blables. Ils n'en sont pas moins dans la vie et dans la religion
antique des exceptions. Ce qui est ordinaire, ce qui est le fond,
ce qui est rame, c'est le culte de la patrie et du foyer. La chas-
teté pour les anciens est une vertu entre plusieurs autres ou
après elles. Dans la morale chrétienne, et dans nos mœurs
actuelles héritées du christianisme, tout tourne, en ce qui con-
cerne les femmes, autour dune question unique : une honnête
femme est une femme chaste. Quand on parle de la vertu dune
femme, tout le monde s'entend sur le genre de vertu dont il
s'agit, et quand on parle de l'honneur d'une femme c'est encore
de la même chose qu'il est question. Nous jugeons tous les
dehors, toutes les manières d'être ou de penser d'une femme
selon ce qu'elle nous révèle au sujet de cet honneur ou de cette
vertu; et, pour les autres vertus féminines, ce que disait saint
Ambroise des vertus de la vierge est encore vrai, à savoir que
la pudeur en est l'élément nécessaire. Il n'y a donc de vertu
pour la femme que celle qui est conforme à ce pudique idéal.
Telle l'humilité, telles la douceur, la bonté, telles l'obéissance,
la résignation qui seront en effet les vraies vertus de la femme
chrétienne. D'un rang secondaire dans le chœur des vertus, la
pudeur est donc passée au premier rang. C'est elle qui sert de
type et de règle, et qui imprime à l'âme entière une attitude.
Entre la pudeur antique et la pudeur chrétienne il suffirait de
noter cette différence de rôle et d'importance.
Ajoutons que l'idée du péché a fait, aux yeux du chrétien, la
chair à la fois redoutable et abominable. De là la conscience
d'une lutte, d'un conflit entre l'esprit et le corps. La pudeur assure
l'indépendance et le triomphedel'esprit.C'est une vertu spiritua-
liste. Mais il y a en elle un sentiment du danger toujours présent
et comme un frisson. Elle est dédaigneuse et peureuse tout à la
fois, car c'est rendre hommage aux séductions de la chair que de
se défendre de si loin contre elles. La pudeur n'est pas l'inno-
cence, et même l'innocence véritable ignore la pudeur. Cette
336 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
peur du péché est une nuance de sentiment inconnue aux anciens.
Il y a aussi surtout dans la pudeur de la vierge une idée de
sacrifice, d'olîrande, dont nous avons dit, à plusieurs reprises,
qu'elle est étrangère à la vertu antique. Et tout cela nous prouve
que si le christianisme n'inventa pas la pudeur, il la trans-
forma, en fit, comme de la charité et de Thumilité, un de ses
traits propres, et que ce fut une des marques qu'il mit sur l'âme
humaine.
Allons plus loin : à l'époque où nous sommes c'est la marque
par excellence. Un historien insiste sur ce fait que si l'on
cherche dans la première prédication chrétienne la vertu qui
donne comme la note dominante et fixe le caractère de cette
prédication, c'est à la charité qu'il faudra s'arrêter, mais que
si on fait la même expérience au iv" siècle, à la charité a suc-
cédé la chasteté (1). Saint Ambroise est un des ouvriers
de cette évolution de la morale chrétienne. Cette évolution
d'ailleurs n'est pas la dernière. Au xvi" siècle, une autre
vertu sera à son tour mise hors de pair par un ordre célèbre
qui en fit son dogme et sa règle, l'obéissance. Maislexvi" siècle
est loin du iv% et pour longtemps cette suprématie de la pudeur
va s'exprimer dans les mœurs et jusque dans la littérature des
pays chrétiens.
Toute l'éducation de la femme aura pour fin de protéger cette
pudeur comme une fleur délicate, et d'élever autour d'elle des
barrières tutélaires. On discute sur la hauteur de ces barrières,
mais personne ne demande qu'on les supprime, et on tombe
d'accord que pour la jeune fille il faut une pédagogie spéciale,
plus délicate, plus discrète, et qu'à l'arbre de la science il est
encore pour elle des fruits défendus. La pudeur de la femme est
un sentiment qui nous est si cher à tous qu'il n'y a pas de con-
sidération qui vaille contre la crainte des risques qu'on lui
(1) Lecky, Uistory of European Murais, t. II, p. 122.
ÉCRITS SUR LA VIRGINITÉ. 357
ferait courir, et il faut, pour se faire accepter, que toutes les
réformes pédagogiques commencent par prouver qu'elles n'y
portent pas atteinte. Là est le point lixe de l'éducation féminine.
Autrefois, et en cela seulement nous différons de nos ancêtres,
c'en était le tout. Et on avait assez fait pour la femme quand
on avait fait en sorte qu'elle ne sût rien, de peur qu'elle
en sût trop. — Le traité De l' Institution de la femme chrétienne
de Vives (1) nous semble pouvoir être d'autant mieux cité comme
un exemple de ce système, et commeun corollaire de la prédication
d'Ambroiseque, sur certains principes, il reproduit presque tex-
tuellement le langage de notre saint (2). Comme lui, il parle de la
nourriture qui convient aux jeunes filles, et semble n'avoir
en vue que de ne pas nourrir en elles la concupiscence. Comme
lui il tance d'importance la veuve prise de l'envie de se remarier,
et écarte l'un après l'autre tous les prétextes dont elle couvre sa
lubricité, le soin de ses affaires, l'éducation de ses enfants. Pour
lui, comme pour saint Ambroise, le désir d'être mère est loin
d'être une excuse. La maternité n'a rien de sacré à ses yeux et
il en étale les misères avec une recherche de coloris vraiment
féroce. Cela étant, voici quels sont les titres des chapitres par-
ticulièrement consacrés à l'éducation : De la Virginité; — De
la Cure et Sollicitude de la Virginité ; — De la Cure du corps
en la pucelle (nous avons déjà laissé entendre qu'elle consiste
surtout à le débiliter avec modération et à concilier la santé du
corps entier avec la mort de chaque sens en particulier) ; — De
la solitude de la vierge... Et notre pédagogue donne avec
un tranquille dogmatisme la raison de cette préoccupation
exclusive : « Aux hommes sont nécessaires plusieurs vertus,
—j (1) Litre de l'Institution de la femme chrétienne, tant en son enfance que
mariage et viduité, aussi de l'office du mary. Nouvelle édition, traduction
française, Havre, 1891.
(2) Avec celte nuance qu a cet liumaniste les femmes pédantes ne sont
(»oint pour déplaire.
358 L\ MORALE DE SAINT AMBROISE.
prudence, éloquence, mémoire, justice, force, libéralité, magna-
nimité, art pour vivre, astuce à gouverner le bien publicque ;
mais à la femme riens n'y est désiré que pudicité et, si elle seule
deffault, c'est comme si elles defîailloient toutes à l'homme, car
lors la femme est réputée méchante et vicieuse, quelque autre
vertu qu'elle ayt en soi... Car par pudicité le demourant est
sauf et, icelle perdue, toutes autres vertus sont effacées. » C'est
ce que nous avons déjà dit avec moins de force et de précision.
Il semble que de là ait dû résulter une diminution de la
femme; et, si la femme avait été déjà l'égale de l'homme, elle
eût peut-être hésité à se ranger sous les lois de la pudeur, où elle
n'eût vu pour son sexe qu'un surcroît d'obligations. Mais il n'en
était pas ainsi, et la pudeur lui enseignant le respect d'elle-même,
en même temps qu'elle enseigna aux hommes le respect de la
femme, devint pour sa dignité à la fois une école et une sauve-
garde. C'est à quoi nous avons déjà fait allusion. Il fallait que
quelque chose s'opposât à la force et aux passions viriles, ce fut
la pudeur de la femme. Sans compter qu'elle rendit la femme
plus aimable et plus désirable. Car ce qui s'obtient difficilement
n'en a que plus de prix. La femme cesse d'être un instrument
de plaisir toujours disponible. Elle trouve dans le voile de
pudeur dont elle s'enveloppe un abri et un charme tout à la fois.
Cette apparente servitude l'affranchit donc et Fennoblit.
Ajoutons que cette pudeur de la femme chrétienne fut le plus
heureux des compromis entre l'élat d'avilissante suspicion et
de surveillance effective où la femme orientale est placée, et la
liberté plus grande de la femme d'Occident. C'est au dedans
d'elle-même que le christianisme cherche pour la femme une
protection.
A cette condition le christianisme put être une religion de
femmes. Si, à certains moments de son histoire, il semble incli-
ner vers d'autres mœurs, vers celles qui devaient prévaloir
dans l'Orient musulman, ce ne fat chez lui que la trace d'une
ÉCRITS SUR LA VIRGINITÉ. 35^
action extérieure et passagère (1). Nous avons de'jà vu saint
Ambroisc résister sur ce point à Tintluence orientale.' En quoi
il n obéissait pas seulement à son ordinaire esprit de mesure, mais
à la tradition de l'Eglise. De bonne heure en effet les femmes
chrétiennes eurent leur part de la vie religieuse. Celse reprocha
même au christianisme cette émancipation de la femme, et
Origène lui répondit que le Christ en effet est venu pour
tous (2). Les fonctions de la charité semblent avoir été surtout
des fonctions féminines, et TertuUien trace de ce rôle de la
femme un délicat tableau. « Elle va visiter les frères dans les
réduits les plus pauvres; elle se lève la nuit pour prier et
assister aux solennités de l'Eglise. Elle se rend à la table du
Seigneur, et pénètre dans les prisons pour baiser la chaîne des
martyrs, pour répandre l'eau sur les pieds des saints. S'il vient
un frère étranger, elle prépare sa maison pour lui donner
l'hospitalité (3). «H ajoute, il est vrai, qu'elle ne doit se montrer
au dehors que pour des motifs graves. En réalité il veut la femme
recluse et voilée. TertuUien, nous nous en souvenons, est en tout
excessif. Mais il était nécessaire peut-être que ces excès d'opinion
fussent commis pour que la morale chrétienne eût toute sa pureté
et la pudeur de la femme toute sa poésie. Oportet hœreses esse.
Au temps de saint Ambroise, ce n'est plus assez de dire que
la femme est l'égale de l'homme dans l'Église. Elle tend à y
prendre le pas sur lui. La religion se féminise. La femme est
plus près par sa nature des vertus proprement chrétiennes,
comme la pudeur même et l'humilité. C'est la femme qui con-
vertit l'homme. C'est Monique qui doucement incline vers sa
foi l'àme d'Augustin (4). Aux yeux de saint Ambroise, en
(1) Voir Tkrtlllien, De vin/inibus velandis.
(2) Origkne, Contre Celse, III, 44.
(3) Tkrtii.i.ie.n, De culm feminarum, XII, 10.
(4) De même la mère de saint Basile, celles de saint Jean Chrysostome et
de Grégoire de Naziance.
360 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
naissant d'une femme, Dieu a spécialement racheté toutes les
femmes. De plus, le sexe au sein duquel sépanouit cette fleur
de grâce morale, la virginité, en reçoit tout entier le rayonne-
ment(l). La partialité de saint Ambroise est telle enfin qu'il en
vient à diminuer la part de la femme dans le premier péché
aux dépens de Fhomme qu'il charge (2). Mais sa faute fùt-elle
égale à celle de l'homme, la femme est supérieure à l'homme
dans l'expiation et par là garde sur lui une avance morale (3).
La piété des femmes est une leçon pour les hommes. Non seule-
ment donc la femme a sa place dans l'Eglise chrétienne, mais
elle en est Félue et la protégée. Elle est l'ange du foyer, l'apôtre
domestique, l'associée de Dieu pour le salut des hommes. Entre
la religion et la femme une alliance véritable est scellée.
Les conséquences du culte de la virginité et du culte de la
femme, qui en résulta, s'étendent plus loin encore ; car jusqu'ici
nous n'avons pas laissé entendre qu'elles aient atteint les
hommes et la morale qui les concerne. Mais à la vérité c'est la
morale tout entière qui fut modifiée par elles. La chasteté étant
la plus individuelle de toutes les vertus, les honneurs qui lui
sont rendus accentuent le caractère individualiste de la vertu
chrétienne. Beaucoup de saints du christianisme ne sont ni
des patriotes ni des bienfaiteurs de l'humanité. Tout dans leur
vertu se passe entre eux et Dieu. Que l'on compare les mérites
dont nous entretiennent les Vies des saints avec ceux dont fait
cas Cicéron dans son De Officiis. Mais c'est là un effet au-
quel concoururent d'autres causes, politiques et sociales.
Puis il y a plusieurs types même de vertu individuelle, et le
type chrétien n'est pas le type stoïcien. Précisons donc les traits
de ce type chrétien pour y chercher l'effet propre des causes
que nous étudions.
(1) Saint Ambroise, De institutione virginis, 33.
(2) Id., 25.
(3) W., 31.
ECRITS SUR L.\ VIRGINITÉ. 361
Les stoïciens insistent sur le caractère mâle de leur vertu (1).
A vrai dire, ce caractère est celui de toute la vertu antique.
C'est le courage, c'est la science, deux vertus d'homme, qui en
sont les solides assises. L'art antique lui-même semble préférer
les formes plus sévères du torse masculin. Dans la femme elle-
même, ce sont les vertus de l'autre sexe que Ton cherche. On
cite en exemple les femmes Spartiates ou la mère des Gracques.
Les deux déesses vierges, Diane et Minerve, ont la virginité
farouche et belliqueuse. Au contraire le christianisme demande
aux hommes eux-mêmes des qualités plutôt féminines. La
femme n'a pas, peut-être, l'impartialité nécessaire à un respect
sincère de la vérité. Elle afiirme avec son cœur et va jusqu'au
bout de ses affirmations. « Sa pensée est un mode de sa sensi-
bilité (2). » Elle est absolue au point de n'être pas toujours
aussi généreuse dans ses jugements qu'elle l'est dans ses actes.
Elle ne sait ni hésiter, ni douter. Elle est un être d'impulsion et
de foi. Or nous savons que le christianisme à la science pré-
fère la foi. — La femme met son courage à endurer, à être douce
envers le malheur, envers la mort, envers les méchants. Or
c'est là le courage chrétien, et le christianisme fait moins de
cas d'un autre courage. Il semble donc qu'il ait adapté son idéal
moral à la mesure de la femme. Il n'insiste pas sur les genres
de mérite qui ne sont pas à sa portée, mais insiste en revanche sur
ceux qui lui sont le plus familiers. Nous avons déjà parlé de
ces vertus domestiques et privées, laissées au second plan dans
la morale antique, et que le christianisme emprunte à la vie
plus effacée de la femme pour en faire les vertus les plus
éminentes d'un sexe comme de l'autre. Aux hommes eux-
(1) Sénèql'k, De constantia sapientis, i. Taiilum inter stoïcos, Serene, et
CtCleros sapienliam professes interesse, quanluii) iiiler fœininas el marcs,
non immerito dixerim.
(2) Leckv, lii.ie cité, t. II, p. 360. Their tliiiiking is chiefly a mode of
feeling.
3«2 LA MORALE DE SAINT AM13R0ISE.
mêmes d être modestes, d'être bons, d'être chastes. La virgi-
nité est une vertu, même pour eux (1). « Vous n'entrerez paS
dans le royaume des cieux, a dit le Seigneur, si vous ne deve-
nez semblables à de petits enfants ; » — il aurait pu dire aussi :
si vous ne devenez semblables à des femmes par la foi, la dou-
ceur et la pudeur.
Si maintenant nous nous demandons quels furent sur les
rapports de l'homme et de la femme les effets de cette partici-
pation croissante de la femme à la vie religieuse et à la vie
morale, nous verrons qu'ils y gagnèrent en dignité et pour
ainsi dire en spiritualité. L'antiquité, qui tient peu de compte
de l'individualité, en tient peu surtout de l'individualité fémi-
nine. La femme dans la famille n'est pas l'égale de l'homme.
On en change, on la prête, on la cède par testament (2). La
famille, dès lors, n'est plus ce que nous entendons par ce mot.
Elle est organisée pour assurer par la reproduction la vie et la
force de l'État. Le mariage, et le mariage fécond, est un devoir
civique. Ceux qui ne remplissent pas ce devoir payent un impôt
qui en est comme le rachat. Il faut se marier ou payer. Cette
contrainte accentue le caractère matérialiste du mariage anti-
que. Ne cherchez donc pas dans ce mariage l'union intime de
deux êtres mettant en commun avec leur vie, leurs affections
et leurs pensées, l'union de deux âmes, comme nous disons.
Car cette union suppose un libre et mutuel consentement.
Elle suppose en outre un sentiment inconnu de l'antiquité :
l'amour. Quand les anciens parlent d'amour, c'est le plus sou-
vent sensualité qu'il faut entendre, et voilà pourquoi les philo-
sophes n'ont jamais pour l'amour assez de sévérité et de mépris.
Le sentiment de l'amour est né de celui de la pudeur, si bien
qu'il est, lui aussi, un sentiment chrétien. Il s'y mêle un respect,
(1) Saint Ambroise, De inslitutione virginis, 16.
(2) Voir ScHMiDT, la Société civile dans le monde romain, 1. I, ch. ii, § 1, et
Gide, la Femme, 1. I, ch. m, iv et v.
LETTRES DE DIRECTION. 363
un désir de se sacrifier, une mysticité qui le hausse môme
jusqu'à ressembler à un sentiment religieux. Ceci est une con-
séquence imprévue de la prédication d'Ambroise. Il a, sans le
vouloir, idéalisé la femme, et l'amour profane en est résulté.
S'il n'y avait point eu de vierges vouées au Seigneur, il n'y
aurait point eu d'amant comme Rodrigue, ni d'amante comme
Chimène. — Dès lors notre littérature, oii l'amour joue un tel
rôle, est chrétienne au même titre que lamour lui-même. Elle
n'est point plus pieuse pour cela ; mais ce qu'il faut dire, c'est
qu'il y a un profane chrétien. Et les sentiments dont nous
venons de montrer l'enchaînement sont ceux qui en ont le
plus nettement déterminé le caractère. — H y a même une
immoralité chrétienne. Le raffinement de la pudeur amène à
sa suite un raffinement de l'impureté; et l'obscénité, chez les
écrivains chrétiens, a quelque chose de plus conscient, de plus
sensuel, de plus douloureux aussi. Il s'y mêle une amère sa-
veur de péché. De même en effet qu'il y a dans la chasteté comme
une volupté, il y a dans son contraire comme le regret cuisant
d'une pureté dont on sait maintenant le prix. Mais il nous faut
arrêter là ces déductions morales qui, à la longue, nous entraî-
neraient loin de saint Ambroise, quelque justifiées quelles
soient. Elles nous auront servi du moins à montrer jusqu'oii les
révolutions d'idées et de sentiments retentissent, et combien les
effets peuvent être différents des causes.
IV
Lettres de direction.
La morale de saint Ambroise, telle qu'elle ressortirait des
écrits multiples que nous venons de passer en revue, ferait
donc la place moins grande à la raison que le traité Des Devoirs,
364 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
et plus grantle à ramoiir. Avec ces mêmes écrits commencerait
aussi la primauté des vertus personnelles et entre toutes de la
chasteté, ce qui sera en un mot la morale de V Imitation. Si
nous tenons à connaître la morale d'Ambroise telle qu'elle est,
libre de toute inlluence immédiate et de tout modèle, c'est évidem-
ment dans ses lettres qu'il la faut chercher. Non qu'il y ait
entre ces lettres et le traité Des Devoirs du môme auteur la môme
différence qu'entre les lettres et le iraiié Des Devoirs de Cicéron.
Saint Ambroise ne se laisse jamais aller. Sa personne, loin de
s'étaler, s'efface. 11 est toujours dans ses fonctions d'évôque, mais
comme enseigner et diriger faisaient partie de ces fonctions,
quelques lettres ont le caractère de vraies lettres de direction.
Si nous ajoutons que quelques-unes sont adressées à des prôtres
auxquels elles rappellent leurs devoirs, on comprend qu'un rap-
prochement s'impose entre elles et le traité intitulé Traite des
devoirs des prêtres. Ces lettres sont courtes et les points de rap-
prochement sont peu nombreux. Ils suffisent à marquer l'orien-
tation légèrement divergente qu'eût suivie la réflexion morale de
saint Ambroise, si l'influence de Cicéron ne s'était pas exercée
sur elle, et, par suite, ànous donner la mesure de cette influence.
Aucun autre écrit ne se prôte aussi bien à cette comparaison
puisque, cette fois, le sujet traité est le même. Nous allons voir
se reproduire en môme temps, sous une forme plus brève, les
indications d'idées ou de tendances que ce chapitre nous a per-
mis de recueillir.
Le style n'est pas celui du traité Des Devoirs. Moins de rai-
sonnements. Plus de fougue et plus d'images. Partout des
allégories (1). Et cette allure dilTérente du style exprime un
mode de pensée différent. Les vertus ne sont plus classées et
étiquetées comme dans le traité Des Devoirs., mais toutes se
fondent en un immense amour de Dieu. Saint Ambroise vient
(1) Voir surtout Ep., XXX, XXXI, XXXIII.
LETTRES DE DIRECTION. 365
d'entendre à vôpres ces paroles d'un psaume : « Le Christ est
beau par-dessus tous les enfants des hommes. » Il est comme
sous l'impression qu'il en a reçue, et fait part à son disciple
Irénée de toutes les pensées d'amour qui lui viennent à l'esprit.
11 faut tendre vers Dieu, s'illuminer de sa lumière (1). 11 faut
demeurer en lui. Là est notre paix, notre bien, ce souverain
bien que les philosophes ont cherché sans le trouver (2). Puis
le style de saint Ambroise s'emplit de tendresse et s'essaye à
décrire les baisersdel'àme et de Dieu(3). L'âme chante: « Que
tu es doux, ô mon Seigneur! » et la joie de cette possession lui
fait oublier toute autre joie, et la hausse au-dessus de toute
crainte comme de tout désir. Ainsi Moïse, quand il reçut les
tables de la Loi, resta quarante jours sans penser à la nourri-
ture (4). Saint Etienne contemple Jésus et se laisse lapider en
priant pour ses bourreaux. Saint Paul, ravi au troisième ciel, ne
sait plus s'il a un corps ou s'il n'en a pas (5). Et nous vivrons,
en effet, comme si nous n'en avions pas. Nous serons dans ce
monde des hôtes de passage qui ne s'attachent à rien (6). Nous
nous élèverons au-dessus de cette terre dont le séjour alouidit
l'àme [~j. Nous ne trouvons plus là les prudentes réserves du
tTRité Des Devoirs où il nous est recommandé de mesurernotream-
bition morale à nos forces. Saint Ambroise nous dit maintenant
au contraire de viser toujours plus haut et de laisser à Dieu le
soin de nous refuser les épreuves qui sont au-dessus de nous (8).
L'amour de Dieu et la soumission à Dieu impliquent donc et
suppléent toutes les vertus. 11 en est deux cependant qui
(1) Saint Ambroise, Ep., XXIX, 2.
(2) M., 0.
(3) M., 10.
(4) Jd., 11.
(o) Id., 12.
(«)/d., 13.
(7j Id , 17.
(8) Id., XXXVI, 3, i.
366 LA MORALE DE SAINT AMBROISE.
gardent leur individualité et sont expressément désignées dans
ces lettres de direction sacerdotale. C'est la charité, qui réalise
la plénitude de la loi morale et nous donne avec Dieu le plus haut
degré de ressemblance que nous puissions atteindre (1). Et c'est
la chasteté. L'union du Christ et de l'àme virginale est un thème
familier à saint Ambroise. En retrouvant ici ce mélange de
poésie et d'ascétisme, nous achevons de nous convaincre de ce
caractère peu cicéronien de la morale propre à notre saint (2).
Une autre différence entre ces lettres adressées à des prêtres
et le traité Des Devoirs qui, lui aussi, est fait pour eux, c'est
qu'ils y sont plus nettement mis à part du reste des hommes.
L'imitation de Cicéron a fait du traité Des Devoirs un livre de
morale pour les laïques aussi bien que pour les clercs. A ceux-
ci maintenant saint Ambroise demande plus. Ils sont l'armée
de Dieu (3). Qu'ils prennent leur croix et suivent le Seigneur (4),
Qu'ils n'aient rien de commun avec la foule. Si elle se reconnaît
en eux et n'y trouve rien qui la dépasse, elle perdra pour eux
tout respect (o). Nous romprons donc avec le siècle, dit saint
Ambroise; notre voie est étroite, mais elle mène à la vie (6). —
Et cette espérance lui sert à relever les courages qui faiblissent.
Une des lettres de saint Ambroise nous le montre morigénant
des prêtres peu zélés qui pensent avec regret au champ qu'ils
auraient pu cultiver, à l'argent qu'ils auraient pu gagner. On
n'est pas dans le clergé pour faire ses affaires. Il faut cependant
se garder d'en sortir, car quiconque est prêtre est le bien et la
chose du Seigneur, et le Seigneur est un bon maître qui dira
à son serviteur fidèle : Viens et repose-toi (7).
(1) Saim Ambroise, Ep., XXIX, 16.
(2) Voir Ep., XXXI.
(3) M, XXVII, d 5.
(4)Id., 16.
(5) Ici., XXVIII, 2.
(6) Id., 6,7.
(7) U., LXXXI.
LETTRES DE DIRECTION. 367
Saint Ambroise ne dit pas expressément que hors le clergé il
n'y a pas de salut. Mais on pourrait presque le conclure des
lettres que nous venons d'analyser, si nous ne nous souvenions
qu'il a enseigné ailleurs une morale moins étroite, plus conci-
liante, plus humaine et plus laïque. Dans ces lettres qu'il écrit,
prêtre à des prêtres, il se laisse aller à ses préférences ardentes
pour la vie ecclésiastique, et c'est avec une certitude presque
orgueilleuse qu'il en attend et en promet le prix.
CHAPITRE VIH
LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
Nous ne prétendons point, dans le chapitre que nous com-
mençons d'écrire, présenter un tableau de la morale chrétienne
au IV* siècle. Pour un pareil tableau les cadres en sont trop
étroits. Mais il n'est à nos yeux qu'un prolongement du précédent,
et il doit, en cherchant au traité Des Devoirs des termes de
comparaison, non plus seulement chez saint Ambroise mais
autour de lui, achever d'en faire ressortir l'originalité et la
portée. Il mettra en lumière du même coup certains caractères
de la morale chrétienne considérée en dehors d'une œuvre
qui en représente un élément important et la relie a la tradition
classique. '
Les Pères grecs.
Il est difficile de parler de tous les Pères grecs à la fois,
tellement chacun a sa physionomie propre, tellement il y a
loin, par exemple, de la lière fermeté d'Athanase à la mélan-
colique douceur de Grégoire de Naziance. Nous voudrions
cependant marquer certains traits par lesquels ils diffèrent des
Pères latins, et de saint Ambroise en particulier, et nous borner
ensuite à la rapide analyse de quelques unes de leurs œuvres
qui nous intéressent particulièrement.
Université de Lyon. — VIII. A. 24
370 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
C'est dans l'Orient chrétien que les dogmes se discutent et
se fixent. C'est plutôt dans FOccident que le christianisme prit
conscience de sa morale, quoique les conséquences morales des
dogmes aient de tout temps semblé présider à leur élaboration.
Le génie métaphysique de la Grèce se donna carrière dans la
théologie, quand la théologie eut remplacé la philosophie. Ce
n'est pas seulement d'Athanase que nous voulons parler, quoique
ce soit de lui surtout. Les titres seuls de ses œuvres nous ren-
seigneraient, si son nom n'était à jamais attaché à la lutte contre
l'arianisme et à la défense du Symbole de Nicée. Il a écrit sur
l'Incarnation, sur la Trinité, sur la commune essence du Père,
du Fils et du Saint-Esprit. Il a écrit contre toutes les hérésies
et surtout contre celle des ariens. La liste de ses sermons et de
ses traités dilTère de celles des sermons et des traités de saint
Ambroise et de saint Augustin en ce que les questions de morale
en sont presque absentes. (Nous avons omis à dessein de men-
tionner la vie d'Antoine, dont nous allons parler dans un instant.)
Parmi les Pèreslatins au contraire, un seul, saint Hilaire aécrit
un ouvrage en douze livres sur la Trinité. 11 semblerait a priori
qu'il dût, de ce chef, tenir une place importante dans l'his-
toire de ce dogme et de la grande controverse à laquelle il
donna lieu. En réalité saint Hilaire expose et démontre la
doctrine orthodoxe avec une ampleur qui n'exclut pas l'exac-
titude, mais il ne fait preuve d'aucune originalité dogmatique.
C'estun éloquent défenseur de lafoi, ce n'en est pas un fondateur.
C'est un Latin, et l'originalité des Latins est d'un autre côté. —
Cela tient aux différences intellectuelles des deux races, mais
cela tient aussi, pour quelques cas, à ce que les Pères grecs sont
antérieurs en date aux Pères latins, et que, pour accomplir leur
œuvre qui était de fonder une religion, il fallait plus d'abstrac-
tions et de surnaturel que de prescriptions morales, les esprits
ne se passionnant d'ordinaire que pour ce qui les dépasse.
Si, à mesure que le iv'' siècle s'avance vers sa fin, le dogme
LES PÈRES GRECS. 371
étant fixé, les Pères grecs eux-mêmes ressentent une sorte de
lassitude métaphysique, Tamourdes formules remplace chez eux
Tamour des systèmes (1). Le Grec est né dialecticien. On a beau
être chrétien, on n'est pas pour rien arrière-petit-fils de Gorgias
et de Protagoras, et, quand c'est un dogmatisme que l'on veut
fonder sur cette dialectique, on aboutit aux distinctions à la fois
les plus impérieuses et les plus subtiles. — Puis Timagination
qui demeure un des traits dominants de l'esprit grec, surtout de
l'esprit grec marié à l'esprit oriental, comme il l'est depuis
Alexandre, se dépense à interpréter quand elle ne se dépense
plus à inventer. De là cette exégèse hardie, de là cette floraison
d'allégories qu'il nous faudrait décrire si nous n'avions assez
parlé de cette mode singulière et contagieuse. L'allégorie sévit,
nous l'avons vu, jusque dans les œuvres d'Ambroise. Mais ici
encore les Latins ne font qu'imiter ; les Grecs ont été les
créateurs.
Ce n'est pas à dire qu'à ces théoriciens la morale ait été
indifférente. Les Pères grecs ont été des moralistes à leur façon :
ils ont proche; ils n'ont pas enseigné; ils n'ont pas organisé.
Quelle plus ardente prédication et plus évangélique que celle de
Chrysostome? Mais chez ce Père, le moins théologien d'ailleurs
de tous les Pères grecs, la théorie morale plus que toute autre
est indécise. On n'y peut rencontrer que des tendances. Son
plus récent historien (2) ne trouve, dans un gros volume, que
quelques pages à consacrer à ce qu'il appelle « les principes de
sa morale » et ne réussit môme pas à en bien démontrer l'exis-
tence. Nous avons déjà fait cette remarque qu'avant le traité
Des Devoirs de saint Ambroise le Pédagogue de Clément est le
seul traité didactique de morale chrétienne. Si saint Ambroise
avait trouvé chez ses prédécesseurs un modèle à imiter, peut-
être n'en eût-il pas demandé un à Cicéron, et la morale chré-
[i)\'o\vl{iTtER, Histoire de laphil. rhrdtienne, Tiadwlion tVaiiraise, t. Il, p. 77.
(2) Plech, Suint Jean Clirysostome.
372 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
tienne eût perdu cette occasion de se comparer avec la morale
antique et de s'enrichir de ses traditions. Saint Basile, celui des
Pères grecs qui ressemble le plus à saint Ambroise, — comme
saint Ambroise est celui des Pères latins qui ressemble le plus
à saint Basile, — saint Basile semble avoir eu l'idée du livre à
faire. 11 composa un recueil de règles de morale avec dévelop-
pements à l'appui. Mais ces règles très-nombreuses ne sont pas
reliées entre elles. Elles sont développées tantôt en un chapitre,
tantôt en vingt ou trente. Il manquait à un tel livre les qualités
extérieures, souvent factices, qui font qu'un livre dure. Lesautres
Pères de TEglise grecque sont encore plus loin d'un enseignement
méthodique de la morale. Chacun avait suivi son inspiration,
l'inspiration des circonstances. Chacun avait obéi à son rêve de
piété et de charité. Le souci des réalités et des possibilités est
même souvent étranger à ces nobles esprits. La prédication de
Chrysostome eût ramené ceux qui l'écoutaient aux premiers âges
du christianisme, s'ils avaient fait plus que d'être délicieusement
émus par elle. Rien non plus de l'esprit politique qui sera la ca-
ractéristique de saint Ambroise. Les grands évoques du monde
grec ne sont encore que d'ardents tribuns toujours prêts pour la
défense du peuple, que la tyrannie impériale donnait souvent
l'occasion de défendre, des ennemis nés du pouvoir, qu'ils em-
ploient pour le fléchir la prière ou la menace. L'Eglise, qui a déjà
subi la protection de l'Etat, ne lui a pas encore accordé la sienne.
Cette infériorité du sens pratique et politique chez les Pères
grecs est compensée par un goût plus vif pour la contemplation.
C'est la pente presque obligée sur laquelle s'engagent les âmes
des meilleurs, quand des codes précis ne les attachent pas à des
offices plus humbles. Si Grégoire de Naziance n'a pas été un
mystique, c'est que les devoirs qui ont pesé sur lui d'un poids
si lourd ont incliné violemment son esprit dans un autre sens,
et l'ont poursuivi, parle souvenir, jusque dans la retraite. Mais
les poésies dont, évêque démissionnaire, il emplit et console ses
LES PERES GRECS. 373
loisirs, ont été appelées avec justesse des méditations reli-
, gieuses (1). Les poésies de saint Ambroise sont faites pour être
chantées par une foule assemblée, celles de Grégoire de Naziance
sont les mélancoliques rêveries d'un solitaire. Cette différence
n'est pas seulement la différence de deux esprits individuels;
elle accuse, en la portant à Textrême, la différence de deux
génies, celui de l'Occident et celui de l'Orient, Grégoire de
Naziance est un poète philosophe que tourmente, malgré sa foi,
le problème de notre destinée, tourment de métaphysicien,
tourment pendant longtemps inconnu aux esprits à la fois plus
bornés et plus fermes de l'Occident : « Dans le tourbillon de
mon cœur agité, je laissais échapper ces mots qui se combattent :
Qu'ai-je été? que suis-je? que deviendrai-je? Je l'ignore. Un
plus sage que moi ne le sait pas mieux. Enveloppé de nuages,
j'erre çà et là, n'ayant rien, pas môme le rêve de ce que je
désire; car nous sommes déchus et égarés tant que le nuage des
sens est appesanti sur nous ; et celui-là paraît plus sage que
moi qui est le plus trompé par le mensonge de son cœur. Je
suis, dites quelle chose ; car. ce que j'étais a disparu, et main-
tenant je suis autre chose. Que serai-je demain, si je suis encore ?
Rien de durable. Je passe et me précipite tel que le cours d'un
fleuve. Dis-moi ce que je te parais être le plus et, t'arrêtant ici,
regarde avant que j'échappe. On ne repasse pas les mêmes flots
qu'on a passés, on ne revoit pas le même homme qu'on a
vu (2). »
Cette note attristée est la note nouvelle que Grégoire de
Naziance a apportée dans la poésie. Surtout si l'on pense aux
causes de sa tristesse, ce poète du iv" siècle nous semble pres-
que un contemporain. — Mais enfin il découvre en Dieu un
refuge, et regrette ses angoisses, non sans un remords de les
avoir éprouvées : « Heureux qui mène une vie solitaire, et qui,
(i) Vii.LKMAiN, Tableau de Véloqucnce chrétienne au iv" siècle, p. 139.
(2) Traduit par Villemain, loc. cit., p. 139-140.
374 LES CONTEMPORAINS DE SAliNT AMHROISE.
loin des hommes attachés à la terre que foulent leurs pas,
élève à Dieu son âme ! Heureux encore qui, mêlé à la multitude,
ne se laisse pas ravir au même tourbillon qu'elle, mais donne à
Dieu tout son cœur ! Heureux qui, au prix de tous ses biens aban-
donnés, acquiert Jésus-Christ, et porte haut la Croix, son seul hé-
ritage (1) ! » El son chant de triomphe continue ainsi, résumant
toutes les aspirations de cette belle âme qui a trouvé dans les
austérités la guérison des blessures que la vie lui avait faites.
D'une grâce plus mystique encore sont les chants de Synésius
sur le même thème. « Heureux qui, fuyant les cris voraces de
la matière et s'échappant d'ici-bas, monte vers Dieu d'une course
rapide ! Heureux qui, libre des travaux et des peines de la terre,
s'élançant sur les routes de l'âme, a vu les profondeurs divines !
C'est un grand effort de soulever son âme sur l'aile des céles-
tes désirs. Soutiens cet effort par l'ardeur qui te porte aux cho-
ses intellectuelles. Le Père céleste se montrera de plus près à
toi, te tendant la main. Un rayon précurseur brillera sur la
route et t'ouvrira l'horizon idéal, source de la beauté. Courage,
ô mon âme! Abreuve-toi dans les sources éternelles, monte
par la prière ver& le Créateur et ne tarde pas à quitter la terre.
Bientôt, te mêlant au Père céleste, tu seras Dieu dans Dieu lui-
même (2). » Ce rêve d'extase représente pour les contemplatifs
la tentation. Ces dernières paroles d'un évêque, si elles n'étaient
en vers, seraient hérétiques.
Une autre conséquence de la recherche individuelle de la
perfection est l'ascétisme. Nous sommes à une époque où le
désert se peuple. Ce sont des solitaires d'abord, puis de vérita-
bles associations, des associations de solitaires. Le terme de
monastère enferme ces deux idées contradictoires. L'ascétisme
recrute l'élite de la société chrétienne, « comme dans les siècles
précédents le christianisme avait recruté l'élite de la société
(1) Traduit par Viu.EMAiN, loc. cit., p. 143.
(2) Traduit par Villkmain, toc. cit., p. 223.
1
LES PÈRES GRECS. 375
païenne (1). » Ce fut une religion dans la religion. Les uns ne
font qu'y tremper leurs âmes pour retourner à la vie active.
Tels saint Jean Chrysostome et saint Basile. Pour d'autres
l'ascétisme ne fut pas seulement une discipline, mais la forme
définitive de leur vie. Et, entre ces âmes exaltées par une solitude
prolongée, par tontes les mortifications, sans relations avec le
monde, sans vie physique, les moins résistantes offrirent à cette
extase dont nous parlions tout à l'heure comme un terrain pré-
paré. « De cette rude école du désert, dit M. Yillemain, il sor-
tait des grands hommes et des fous. »
Par ses excès même l'ascétisme grec nous fait penser à l'ascé-
tisme oriental, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas entre eux un lien
de parenté historique. L'Occident eut aussi ses couvents et ses
moines. Mais rien ne marque mieux la différence de deux
races que les caractères différents qu'y revêt une même insti-
tution. Non seulement TOccident ne mit pas son idéal dans la
vraie solitude, dans la vie des ces anachorètes cloîtrés (2) dont
Chrysostome lui-même se refuse à louer l'inutile vertu et qui,
pour ne garder aucune communication avec les vivants, rece-
vaient par une lucarne leur nourriture. Mais la vie monastique
n'y eut pas d'ordinaire, et en particulier dans les ordres d'hommes,
le caractère individualiste qu'elle garda en Orient. Ici on ne la
pratique que pour la perfection personnelle, ou même pour les
jouissances d'ordre mystique qu'elle procure. Là, outre ces
raisons, on a en vue la défense et les progrès de l'Eglise (3). C'est
une œuvre collective que l'on accomplit. Les ordres deviennent
des milices. Aussi, tandis que le monachisme oriental eut une
courte destinée, et s'éteignit obscurément, après avoir donné
asile à l'esprit de subtilité et de chicane théologique, les moi-
nes d'Occident furent à la fois les gardiens des traditions dans
(1) Plech, Saint Jean Chrysoxtome, p. 250.
(2) Movayo; i^z-i^Xins^iv/ô;.
(3) Cf. ZiEGLER, loc. cit., p. 209.
376 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
l'universel bouleversement, et les pionniers de la civilisation
chrétienne : « La vie monastique, remarque Montalembert, se
fonde en Orient comme TEglise ; mais, comme l'Eglise aussi,
elle n'acquiert sa véritable force qu'en Occident (4) ».
Le même homme initia le monde romain à la vie monastique,
après en avoir été comme le législateur pour le monde grec :
ce fut Athanase. La persécution qui deux fois le contraignit de
fuir en Thébaïde, et qui trois fois l'exila à Rome, fit de lui le mes-
sager des Pères du désert auprès de leurs lointains imitateurs.
Ce rôle joué par Athanase marque aussi le lien qui unit le mona-
chisme naissant à la lutte contre l'arianisme. Disons enfin
combien il est intéressant de voir le grand évêque d'Alexandrie,
moine avec les moines, passant de la lutte à la retraite, et de
la retraite à la lutte, premier exemple de cette association des
vertus actives et des vertus contemplatives qui sera, comme
nous l'avons dit à propos de saint Ambroise, un des traits dis-
tinctifs de l'épiscopat chrétien. Athanase fut à la fois un théo-
logien et un ascète, réunissant en lui les deux grands caractères
de l'Église grecque. C'est sa Vie d'Ajitoine qui fut comme l'évan-
gile du monachisme. Cet écrit, selon l'expression de saint
Grégoire de Naziance, apportait une règle sous forme de
récit (2). C'était un code en action. Il est de ceux sur lesquels
nous voulons nous arrêter.
Nous y voyons la vie monastique, sous l'influence d'Antoine,
prendre sa véritable forme. Dans le principe les anachorètes se
contentaient de mener une vie retirée aux environs des villes.
Antoine les entraîna à sa suite au désert. Puis, les groupant
autour de lui, il fonda ces cités de moines, asiles de piété et de
justice, qu'Athanase salue en ces termes : « Quam pulchrae
domus tuae, Jacob, et tabernacula tua, Israël (3) ! » Là Antoine,
(1) Montalembert, Les moines d'Occident, t. I, p. 139.
(2) S. Grég. Nazianc, Orat. 27 in Inud. S. Athan.
(3) Saint Athanase, Vie de saint Antoine, 44.
LES PÈRES GRECS. 377
pendant près d'un siècle (car il ne meurt qu'à cent cinq ans),
donne l'exemple de toutes les mortifications et de toutes les
vertus. 11 cl un cilice sur le corps (1). Prendre un peu de repos,
prendre quelques aliments lui semble une faiblesse dont il
rougit (2). Ces aliments ne sont cependant que du pain et de
l'eau, et lui-même laboure le champ qui le nourrit pour n'être
à charge à personne {'S\ II lit les saints auteurs avec une atten-
tion si pieuse que sa mémoire n'en perd rien et bientôt lui ser-
vira de livre (4). Il cherche partout dans sa modestie des
leçons à s'appliquer. De celui-ci il imite la douceur, de celui-là
la persévérance, d'un troisième il apprend à veiller, d'un qua-
trième à coucher sur la dure (5), faisant en lui-même comme
une collection des vertus ascétiques. 11 vit de la pensée de la
mort, veillant sur son âme comme s'il devait à chaque instant
la présenter au Seigneur, s'endormant comme s'il ne devait pas
se réveiller (6). Quelque suggestion se présente-t-elle à son
esprit dont il ait à se défendre, il se met à écrire comme pour la
raconter, sûr d'arrêter en route, par la seule idée de cette
publicité qu'elles redoutent, les imaginations lascives et les
mauvaises pensées (7). Le démon use contre lui de tous les
stratagèmes, et la partie du récit d'Athanase où sont rapportées
les tentations qui l'assaillirent est celle qui frappa le plus vive-
ment l'imagination de ses contemporains. Elle la frappa au point
de donner naissance à une légende. Après les tentations vin-
rent les miracles. Et la gloire d'Antoine est telle que les empe-
reurs lui écrivent (8). Il est pour l'orthodoxie, dans les grandes
(1) Saint Atiianase, Vie de saint Antoine, 47.
(2) Id., 4a.
(3) Id., 50.
(4) Id., 3.
(5) Id., 4.
;6) Id., 19.
(1) ld.,'io.
(8) Id., 81.
378 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMI3R0ISE.
luttes qu'elle eut à soutenir, un auxiliaire d'autant plus pré-
cieux qu'il est en dehors de la hiérarchie ecclésiastique, et qu'il
semble apporter dans les disputes des hommes la voix deDieu(l).
Mais le martyre, au-devant duquel il venait, se refuse à lui et il
retourne au désert comme à son élément, ainsi qu'il le dit lui-
même (2). — 11 a créé un type dont les imitateurs seront légion,
et son influence sur la morale chrétienne sera la plus grande
après celle du Christ. Mais tandis que l'influence du Christ dure
encore, l'idéal ascétique n'existe dans la conscience actuelle qu'à
titre d'exception, ainsi qu'il exista toujours, ou comme un phé-.
nomène d'atavisme moral.
Les règles de saint Basile, non pas celles dont nous avons
déjà parlé et qui s'adressaient à tous les chrétiens, mais celles
qu'il formula pour les moines, témoignent d'une organisation
déjà avancée de la vie monastique. On avait posé à saint Basile
une série de questions, problèmes de conscience religieuse ou de
discipline; les réponses qu'il y lit devinrent un règlement
accepté dans tout l'Orient. Des vœux formels consacrant et
consolidant les vocations, le renoncement à toute propriété
personnelle, la conciliation de la vie solitaire et de la vie en
commun, du jeûne et du travail, et enlin l'obligation de l'obéis-
sance sur laquelle on n'avait jamais encore autant insisté, telles
sont les nouveautés morales de ce règlement. — D'autres ques-
tions viennent ensuite et d'autres réponses plus brèves que les
premières, mais au nombre de deux cent quatre-vingt-six ou de
trois cent treize, selon les manuscrits, sorte de très-long ap-
pendice au précédent recueil. Cet appendice constitue, à vrai
dire, le premier traité de casuistique que nous possédions.
Citons, pour en marquer l'esprit, quelques unes des questions
posées.
« Comment il faut entendre ce conseil : Ne vous inquiétez pas
(1) Saint Atiianase, Vie de saint Antoine, 46.
(2) Il se compare au poisson qui ne peut vivre hors de l'eau.
LES PÈRES GRECS. 379
du lendemain (1). — Est-il permis de mentir, quelque utilité
que puisse avoir un mensonge (2) ? — Faut-il appeler menteur
celui qui, ayant un dessein, ne l'a pas mis à exécution (3)? » Les
cas suivants feraient à bon droit partie du questionnaire d'un
directeur : « Faut-il adresser les mômes reproches au religieux
qui a failli et au premier pécheur venu (4)? — (Comment s'y
prendre avec celui qui, méritant sur tous les autres points,
pèche cependant d'un certain côté (5), » Mais c'est d'une
casuistique d'un genre particulier, c'est de la direction non
plus d'un homme, mais d'une communauté, qu'il s'agit le
plus souvent: « Celui qui laisse pécher son voisin, quand il eût
pu se mettre en travers, a-t-il péché lui-même (6j ? — Si vous
soupçonnez un frère d'un péché dont il n'a pas encore été con-
vaincu, convient-il de le surveiller pour le prendre en faute (7)?
— Quand un défaut persiste et que le coupable ne fait que
s'irriter des reproches, ne vaut-il pas mieux se séparer de lui (8) ? »
— Il y a des difficultés propres à ceux qui commandent : Peu-
vent-ils garder la simplicité d'âme qu'exige cette parole : « Si
vous ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez pas
dans le royaume des cieux (9) »? — « Si, à la suite d'un sermon,
vous obtenez quelque joie du succès obtenu, faut-il l'attribuer
au sentiment du bien que vous avez fait ou à un mouvement
d'orgueil (10)? » D'autres questions ont un caractère tout ascé-
tique : « S'il est permis de rire (11). — Comment on vient à bout
(1) Saint Basile, Regulse concisius disputatx, 272.
(2) Id., 76.
(3) Id., 59.
(4) Id.. 82.
(5) /d.,83.
(6) M., 46.
(7) Id., 19.
(8) Id., 57.
(9)id., il3.
{iO) Id., 185.
(H) /d.,31.
380 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMI3R0ISE.
d"im besoin excessif de sommeil (1). — Quelle peine mérite
celui qui, réveillé pour la prière, laisse voir sa mauvaise humeur
ou sa colère (2) ? — Comment faire pour ne ressentir aucune
volupté en mangeant (3). » Mais saint Basile ajoute ces restric-
tions inspirées par son ordinaire modération et par une science
déjà profonde de la direction : « De la mesure à garder dans le
jeûne (4). — Est-ce une bonne action que de se priver en dehors
de la règle, et de sa propre initiative, de tel ou tel aliment (5)? »
Un alinéa sur la colère (6) nous rappelle un passage analogue
du traité Des Devoirs, de saint Ambroise. D'autres textes sur les
droits et les devoirs des abbés, sur le voisinage des couvents
d'hommes et de femmes, sur la confession (7), ont un intérêt
surtout historique. Tous contribuent à nous prouver deux choses :
les extraordinaires progrès de la vie monastique et l'orientation
delà pensée de saintBasile vers les problèmes particuliers qu'elle
soulève. Et nous n'avons pas parlé des Constitutions monastiques
du même auteur et d'autres écrits dictés par des préoccupations
analogues. La morale chrétienne ne trouve qu'en Occident sa
forme sociale et laïque, pour ainsi dire. Mais l'institution mo-
nastique, qui n'a pas dit sans doute son dernier mot, n'en est pas
moins venue d'Orient avec une morale propre et déjà constituée.
Saint Basile, au retour d'un pèlerinage en Egypte et en Pales-
tine, tout plein des exemples de l'ascétisme qu'il y était allé
chercher, s'était choisi à lui-même, dans sa patrie, une Thébaïde,
riante Thébaïde, comme dit M. Yillemain, et qu'il décrivait ainsi
dans une lettre à Grégoire de Naziance : «• Dieu m'a fait trouver
(1) Saint Basile, Regulœ concisius disputatœ, 32.
(2) Id., 44.
(3)Jd.,126.
(4) Id., 130.
(5) Id., 137.
(6) M., 244.
(7) Id., 110. <' Convient-il, quand unesœur se confesse à un prêtre, qu'une
sœur plus âgée assiste à la confession ? »
LES PERES GRECS. 381
un asile conforme à mes goûts... C'est une haute montagne en-
veloppée d'une épaisse forêt, arrosée du côté du Nord par des
sources fraîches et limpides. Au pied s'étend une plaine inces-
samment fertilisée par les eaux qui tombent des hauteurs; la
forêt qui jette à l'entour ses arbres de toutes espèces, et plantés
au hasard, lui sert pour ainsi dire de mur et de défense. L'île de
Calypso serait peu de chose auprès, quoique Homère l'ait admirée
plus que toutes les autres pour sa beauté... Pardonnez-moi donc
de fuir vers cet asile. Alcméon lui-même s'arrêta quand il eût
rencontré les îles Echinades (1) ». — Voilà un ascétisme bien
différent de celui d'Antoine, et nous trouvons dans ce passage
l'indication de quelques traits sans lesquels nous n'aurions donné
qu'une fausse idée des Pères de l'Eglise grecque. La plupart ont
conservé dans leur foi nouvelle quelque chose de ces deux reli-
gions de la Grèce antique, la religion de la nature et la religion
de la beauté. Dans un traité Contre les adversaires de la vie
monastique, Chrysostome fait valoir en faveur de cette vie les
charmes de la campagne qu'elle met à même de mieux goûter.
Grégoire de iNaziance prélude à une méditation que nous avons
déjà citée par les plus exquises descriptions, donnant à sa rêve-
rie philosophique un cadre champêtre : « Les brises de l'air
mêlées à la voix des oiseaux versaient un doux sommeil du
haut de la cime des arbres oii ils chantaient réjouis par la lu-
mière. Les cigales cachées sous l'herbe faisaient résonner tout
le bois; une eau limpide baignait mes pieds, s'écoulant douce-
ment à travers le bois rafraîchi. » De même, un vif sentiment
de l'harmonie des choses créées inspire plusieurs passages de
V Hexaméron de saint Basile, qui servira, avec celui d'Origène,
de modèle à saint Ambroise (2). Ici saint Basile n'est pas seule-
ment le précurseur de saint Ambroise, mais celui de Fénelon
et de Bernardin de Saint-Pierre.
(1) Traduit par ViLLKMAiN, loc. cit., p. 118-119.
(2) Voir notamment 3*= Homélie, 10, et 4"= Homélie, 6.
382
LES CONTEMPORAINS DE SAINT ÂMBROISE.
Mais, entre toutes les formes de la beauté, c'est à la beauté
littéraire que les Pères grecs sont restés le plus sensibles.
Les peuples auxquels ils s'adressaient leur faisaient de l'élo-
quence une nécessité et un devoir. Ils ne furent donc pas
éloquents seulement par la force de leur pensée et de leur con-
viction, et comme malgré eux; ils le furent avec préméditation;
ils furent des artistes ; — sauf à regretter ensuite que certains
de leurs succès ne soient que des succès oratoires. Ghry-
sostome se plaint en effet que la foule vienne plus empressée
à ses discours qu'aux prières. Déjà on préférait aux offices le
sermon du prédicateur à la mode. Ainsi l'excès d'éloquence
constitue un danger et comme une concurrence pour la cause
môme que cette éloquence doit défendre. La sœur de saint
Basile, au rapport de Grégoire de Nysse, le trouvait dans sa
jeunesse gontlé outre mesure de l'orgueil que donne le savoir
et d'une sorte de morgue littéraire (1 ). Grégoire de Naziance enfin
fait cette remarque, oii se sent presque une âme d'homme de
lettres, que la rivalité de talent, « ce qui brouille le mieux les
hommes, » ne réussit pas à altérer ses relations avec saint
Basile? Et il ajoute, quelques lignes plus loin, qu'ils suivaient
côte à côte deux chemins toujours les mômes, l'un qui conduit
à l'Église, l'autre qui conduit à l'école (2).
C'est l'esprit logique de l'Occident qui s'avisa d'une contra-
diction entre ces deux directions d'esprit et comme ces deux
cultes. Les Pères grecs furent pour la plupart rhéteurs avant
d'être évoques, et, si l'on excepte Athanase, on peut dire
d'eux que, devenus évoques, ils restèrent rhéteurs, en laissant
à ce terme le sens respecté qu'il avait alors. Saint Grégoire
de Naziance distingue nettement deux sciences, mais dont
l'une ne supprime pas l'autre : « Le premier des biens, c'est la
science, et je n'entends pas seulement la nôtre, cette noble
(1) S. Grec. Nyss., Vita sanctx Macrinx, 2.
(2) S. Grec. Nazianz., Orat., 42.
LES PERES GRECS. 383
science qui dédaigne les ornements et la pompe du langage pour
ne s'attacher qu'au salut et à la beauté des biens spirituels; je
parle aussi de la science profane que tant de chrétiens bien
aveugles sans doute rejettent comme pleine d'écueils et de
dangers, comme éloignant de Dieu (1) ». Saint Ambroise est,
nous nous en souvenons, moins respectueux de la science pro-
fane. A peine, sous l'influence d'une vocation récente, saint
Basile a-t-il quelques mouvements de dédain pour ses anciennes
éludes, et en parle-t-il avec un accent qu'on a pu comparer
à celui d'un autre converti, saint Augustin (2). Bientôt la paix
se fait dans son àme. L'évèque ne rougit pas d'avoir été l'élève
de Libanius, avec lequel il garde les meilleures relations; mais
il s'en souvient et tire profit, pour ses fonctions nouvelles, de l'art
qu'il a reçu de lui. Un de ses récents biographes a relevé toutes
les imitations de l'antiquité dont ses œuvres sont pleines (3). Un
traité de Plutarque Sur les dettes est presque tout entier trans-
porté dans une de ses homélies. En imitant à son tour un mo-
raliste païen, saint Ambroise eût donc pu, s'il en eût eu besoin,
s'autoriser de l'exemple de saint Basile, et aucun ne lui eût
semblé à lui-même plus sûr à suivre. Ajoutons qu'à la différence
de saint Ambroise, saint Basile ne se croit pas tenu de déprécier
le modèle qu'il imite. 11 ne fait même aucun effort pour se
distinguer de lui. Il s'en distingue pourtant parce que son
inspiration est double. Il est aussi nourri de la Bible que des
classiques. Et par le mélange que son style opère de ces deux
sources d'idées et d'images, il renouvelle la langue grecque
et fonde une tradition littéraire qui survivra à cette langue
même.
11 fit plus ; il joignit le précepte à l'exemple, et démontra l'uti-
lité de la lecture des auteurs profanes pour la jeunesse chré-
(1) S. Grkg. Nazianz., Op., t. I, p. 323 et 324.
(2) Voir FiALON, Saint Basile, p. 23.
(3) FiALON, loc. cit., p. 185 et seq.
384 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
tienne (1). Saint Jérôme écrivit quelque chose de semblable,
mais après quelle lutte intérieure! Chez saint Basile, cela n'a
même pas lair d'une audace. Nous achèverons, par l'analyse de
ce petit écrit, ce que nous avons à dire des Pères grecs. Il nous
semble qu'il ajoute un Irait bien significatif à leur physionomie.
Théologiens et ascètes, disions-nous d'eux tout à l'heure; il faut
ajouter maintenant: et humanistes. Non que, pour saint Basile,
tout soit à prendre dans l'antiquité. Le lecteur chrétien ressem-
blera à l'abeille qui choisit ses fleurs et ne prend que le suc dans
les fleurs qu'elle a choisies. S'il agit avec ce discernement, il
trouvera dans le commerce des anciens non seulement un charme ,
mais un profit. Et saint Basile nous cite les leçons de vertu que
les poèmes d'Homère donnent à ceux qui savent les lire. Entre
la sagesse profane et la sagesse chrétienne saint Basile va
jusqu'à atténuer les différences, et trouve dans la conduite des
sages antiques l'équivalent de cesmaxines : qu'à celui qui nous
a frappé sur une joue il faut tendre l'autre, et qu'il faut prier
pour ceux qui nous font du mal, en quoi il fait à l'antiquité la
part plutôt trop belle. En nous mettant à l'école des païens nous
ne faisons d'ailleurs que suivre l'exemple de Moïse, qui se fit
l'élève des Égyptiens (2). Ainsi apparaît cette idée qu'une civi-
lisation naît d'une autre et que la raison humaine se continue
et se transmet. Quelque distance qu'il y ait entre la science
profane et la science divine, la première sert à la seconde de
complément et d'ornement. Elle lui est ce que le feuillage est
au fruit, et l'étude de cette science profane est à l'élude de la
science divine un utile prélude. Ainsi les teinturiers font subir
certaines préparations à l'étoffe qui doit recevoir la teinture.
Saint Basile dit encore qu'il nous faut exercer la vue de notre
âme comme sur des ombres et des miroirs avant d'oser regarder
en face la vérité.
(1) Saint 13asile, De la lecture des auteurs profanes.
(2) Saint Jérôme emploie le même argument. Voir dans notre cha-
LES PÈRES GRECS. 385
Qu'eût pensé Tertullien de ces ingénieux raisonnements? — Ce
qu'il faut répondre, c'est que nous ne sommes pas seulement
dans un autre temps, mais dans un autre pays que celui qui a
produit Tertullien.
II
Saint Jérôme : le monachisme.
Mais c'est surtout à des Pères latins qu'il faut comparer
saint Ambroise, à saint Jérôme qui est exactement son contem-
porain, à saint Augustin qui est son fils spirituel ; il nous
apparaîtra mieux alors comme le plus classique de tous par les
idées, par les intluencos subies et exercées.
De quelque côté que l'on prenne l'histoire de la littérature
chrétienne, on rencontre saint Jérôme, et déjà il a eu sa place
obligée dans ce livre. Il est l'auteur de la Vulgate, l'éditeur des
quatre Evangiles et des Psaumes, le traducteur et le continuateur
d'Eusèbe. Ce n'est pas seulement l'histoire, mais l'histoire litté-
raire qu'il a fondée dans le christianisme avec son De Viris. Il
a introduit dans la littérature latine un genre destiné à un grand
avenir : les Vies des saints. Il a écrit des lettres dont quelques
unes sont de vrais traités. Il a été mêlé à toutes les polémiques
religieuses contre les origénistes et contre les pélagiens. Mais
nous voulons nous borner à étudier son rôle dans l'histoire de
la morale chrétienne et à noter les éléments de cette morale,
nous ne disons pas qui viennent de lui seul, mais que son nom
représente. Saint Jérôme n'est pas, comme saint Ambroise,
préfet, puis évêque, et toujours homme d'Etat. Ce n'est qu'un
moine doublé d'un homme de lettres. Mais ce moine fut près
pitre IV le développement inlilulé: Saint Jérôme et saint Atujitstin disciples de
Cicéron.
Univehsité DR Lyon. — VIH. A. 2o
386 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
des femmes Tapôtre de la vie monastique. Saint Ambroise pro-
tégea les couvents, mais saint Jérôme les créa. Pendant quarante
ans, à Rome d'abord, puis à Bethléem, il exhorte, instruit,
gouverne les patriciennes qu il a enrôlées dans cette milice d'un
nouveau genre. Ses lettres nous les font connaître, de sorte qu'il
est leur historien après avoir été leur général, et nous raconte
lui-même les vertus qu'il a inspirées. A ce double titre son nom
est associé aux leurs, et à cette épidémie de vocations qui sévit
à la iin du iv^ siècle sur les plus grandes familles de Rome. En
entraînant à sa suite vers la Palestine, vers ces contrées qui
étaient à la fois le berceau de la religion chrétienne et de la vie
monastique, les dames romaines ardentes d'échapper à la con-
tagion de mœurs dissolues, et de vivifier leur foi par la vue
des lieux saints, saint Jérôme montra un chemin qui depuis fut
souvent suivi. On peut faire dater de lui ces pèlerinages de
rOccident vers l'Orient qui devaient aboutir aux croisades (1).
Par là encore sa part est grande dans l'histoire religieuse.
En même temps l'action toute-puissante qu'il exerça sur ses
pénitentes est le commencement d'une tradition plus modeste,
mais qui restera l'une des curiosités de la vie morale propre au
christianisme. 11 est le premier de ces directeurs de consciences
féminines au nombre desquels il faut inscrire Bossuet et Fénelon.
Entre ces deux maîtres de la direction que nous venons de
nommer et saint Jérôme il y a une ressemblance. Comme eux
il eut le privilège d'être le confident des âmes les plus aristocra-
tiques de son temps, et de travailler sur une matière morale de
haute qualité. Mais cette ressemblance est la seule. Le temps,
le milieu, les devoirs, les hommes aussi, tout diffère. Quelle que
soit la piété des grands évêques du xvii'' siècle, elle n'a pas cet
emportement qui, même au iv" siècle, distingue saint Jérôme de
ses contemporains. Ce moine qui s'était fait recruteur de
(1) Voir MoNTALEMBERT, Ics Moiïies d'Occidtnt, 1. I, p. 173.
SAINT JÉRÔME : LE MONACHISME. 387
moines écrit en effet, en s'adressant à un de ses amis dont les
hésitations l'irritent, des phrases comme celle-ci où est
exprimé un sentiment que nous avons déjà rencontré chez saint
Ambroise, mais combien plus rudement : « Si ton père se
couche sur le seuil de ta porte pour te retenir, passe par-dessus
ton père (1). » Et il ne demande pas moins aux femmes qu'aux
hommes. Il ne s'agit pas de conversion dans le sens adouci du
mot, mais d'une rupture avec le monde, d'un renoncement à
toutes les douceurs du luxe, à toutes les vanités de la jeunesse,
de la beauté et de la naissance. Ces femmes qui supportaient
mal le poids d'une robe de soie, à qui un rayon de soleil faisaitl'elïet
d'une brûlure, qui, se faisant porter en litière par des eunuques,
se plaignaient encore des inégalités du sol, il s'agit de les plier
non seulement aux plus austères devoirs, mais aux soins les
plus rebutants. Saint Jérôme fait d'elles des lampistes, des
balayeuses et des cuisinières (2). Mais peut-être de l'excès même
du luxe 011 elles vivaient naissait-il comme un attrait vers la
mortification, et les vices d'une société en décadence consti-
tuaient-ils pour l'éclosion des vertus ascétiques un milieu
favorable.
Le goût des études pieuses avait été entre saint Jérôme et ses
disciples féminins le premier lien (3). Marcella fut pour lui une
véritable collaboratrice. Saint Jérôme dit d'elle qu'elle était
un juge autant qu'un disciple (4), et que les questions qu'elle
posait étaient à elles seules instructives (5). Lui-même publia
le recueil des lettres qu'il lui adressa en réponse à ces questions,
et qui sont un vrai recueil d'essais critiques et polémiques.
Mais elle n'est pas seulement la destinataire de lettres écrites
(1) Saint JtRÙME, Ep., XIV, 2.
(2) W.,LXVI.
(3) Id., XLV, 2.
(4) Saint Jérômf, Prœf. in Episl. Paul, ad Galat. : ...me sentirem non Lam
(liscipulani habere quani judicem.
(o) Saint .Jkrùme, Ep., LIX, 1.
388 LES CONTEMPORAIiVS DE SAINT AMBROISE.
pour le public autant que pour elle ; car nous savons par saint
Jérôme qu'ils discutaient de vive voix, quand ce n'était pas par
écrit. C'était entre elle et lui un commerce continu d'idées.
Avec elle il s'amuse aux dépens d'adversaires indignes (1), ou
argumente plus gravement contre des hérésies comme celles de
Montan (2). Il va jusqu'à lui traduire de l'Origène pour mettre
certaines controverses mieux à sa portée (3). Elle est la confi-
dente des attaques dont il est l'objet pour oser substituer une
version exacte du Nouveau Testament à des traditions
fautives (4). Elle fut elle-même un des défenseurs les plus
habiles de l'orthodoxie contre les origénistes (5). Elle n'est pas
la seule d'ailleurs de ces femmes savantes du iv' siècle, et son
émule Paula (6), et d'autres moins connues, Principia (7),
Hedibia (8), et Algésia (9), semblent se disputer pieusement les
consultations du maître commun. Cette correspondance nous
montre un saint Jérôme qui ne nous occupera guère, mais qui
eût manqué à l'exactitude historique de l'étude que nous en
faisons, un saint Jérôme érudit et batailleur.
Non que l'érudition et la dispute soient le tout même de sa
correspondance avec Marcella. Si les travaux communs avaient
été entre eux le premier lien, d'autres étaient nés. La direction
morale était venue après la direction scientifique. Une seule fois
elle refusa de le suivre, c'est lorsqu'il voulut l'emmener en
Palestine (10). Mais elle avait été son associée pour une autre
(1) Saint Jérôme, Ep., XL.
(2) W.,XLIetXLII.
(3) id., xxvm.
(4j jd., xxvm.
(5) Id., GXXVII.
(6) hl., XXX et XXXUl.
(7) M., LXV.
.(8) Id., CXX.
(9) Id., GXXI.
(10) Id., XLVl, Pauhe et Eustochia- ad Marcellam.
SAINT JÉRÔME : LE MONAGHISME. 389^
œuvre que la critique des textes ou la lutte contre Origène. Unis-
sant, comme lui, au goût de la science le goût de la vie monas-
tique, elle avait créé à Rome le type de la veuve chrétienne,
et la première avait transformé sa maison de campagne en
un couvent.
De ces couvents saint Jérôme devait être le rude législateur.
C'est dans une lettre à une fille de Paula, à Eustocliie, qu'il
s'étend le plus longuement sur les règles de cette vie nouvelle.
Mais d'autres lettres complètent et confirment celle-là. Ce sont
les mêmes recommandations que nous avons déjà vues chez
saint Ambroise, mais avec quelque chose de plus âpre et de
plus emporté. Point de vin pour les vierges, le vin est un
poison. Contre la jeunesse c'est la première arme dont se serve
le démon (1). Des mets simples, une vie frugale; non qu'il y
ait dans les estomacs vides quelque chose qui en soi plaise au
Seigneur, mais parce qu'ils sont une sauvegarde de la chasteté (2).
La vierge portera des vêtements blancs comme symbole de sa
pureté (3). Elle se relèvera la nuit pour prier et arrosera son
lit de ses larmes (4). Elle invoquera Dieu dans la tentation, et
saint Jérôme s'explique en des termes d'un naturalisme expressif
sur le genre de tentations qu'elle aura à subir (o). La virginité,
voilà le bien que toutes ces vertus et toutes ces pratiques ont
pour fin de défendre, car c'est là une qualité que Dieu lui-même
ne peut rendre à qui l'a perdue (6), mais qui lui est une offrande
entre toutes agréable. — Saint Jérôme s'excuse, comme saint
Ambroise, de détourner du mariage, mais encore avec plus de
désinvolture. Il lui faut des mariages pour donner naissance à
des vierges. De même il faut des épines pour qu'il y ait
(1) Saint Jérôme, Ep., XXIil, 3.
(2) J'/.,XX1I. 10, 11.
(3) ici., XXXIX, 1.
(4) Id., XXII, 18.
(5) Id., 6.
(6)/iL,5.
390 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
des roses, et des coquilles pour qu'il y ait des perles (1). Il vaut
mieux pourtant, dit-il avec dcVlain, entrer dans le lit d'un
homme, et suivre le chemin battu dans la plaine, que de tomber
plus bas pour avoir voulu monter plus haut (2). Il est hanté de
cette idée, souvenir de ses propres tentations, que la virginité
est dure à garder et que c'est par la force que l'on entre dans
le royaume des cieux (3).
Il no faut pas croire d'ailleurs que la fidélité sur ce point crée
des dispenses pour d'autres devoirs, et des absolutions pour
toutes les fautes. La virginité du corps ne suffit pas (4). Et
saint Jérôme est sévère pour celles qui continuent de mener la
vie à laquelle la virginité implique que l'on renonce. Il faut
cesser toutes relations avec les personnes, tout contact avec les
choses que Ion condamne. Que va faire une vierge dans la
maison des nobles, dans la cour d'une impératrice? L'épouse de
Dieu n'a pas à s'incliner devant l'épouse d'un homme (5). On
sent à ces paroles que la vie cloîtrée sera la forme logique et
achevée de la vie religieuse. Saint Jérôme, qui ne se contente
pas de demi-vocations, donne à chaque instant à choisir entre
le monde et Dieu (6). Et l'histoire nous apprend que ce sont ces
rudes appels qui ont toujours été le mieux entendus. Mais,
outre cette raison éternelle, saint Jérôme avait, dans les mœurs
de son temps, de bonnes raisons à invoquer en faveur de son
intransigeance. Il fallait empêcher les vocations religieuses de
devenir une mode mondaine et un prétexte. Il y eut en effet, dès
le iv^ siècle, des abbés galants et des religieuses qui ne valaient
pas mieux. Il y eut môme entre telles de celles-ci et tels
(1) Saint Jérôme, Ep., XXII, 20.
(2) Id., 6.
(3)7d.,40.
(4) M., 6.
(5) Id., 16.
(6) M., il.
SAINT JEROME : LE MONACHISME. 391
de ceux-là de singulières associations et de vrais ménages (1).
11 fallait repousser pour la vie religieuse toute compromission
avec ces turpitudes que son nom servait à couvrir. Saint Jérôme
s'en prend à un autre genre d'hypocrisie, celui de ces vierges
qui vont la voix dolente, appuyées sur un bras qui les soutient,
tant elles se prétendent épuisées par les jeûnes. Elles se voilent
la face, elles ne se lavent ni les pieds ni les mains, mais leur
ventre qu'on ne voit pas, dit saint Jérôme, regorge de nourri-
ture (2). — Plus discrète est la vertu de la vierge véritable -
Aussi le seul exemple de cette vierge invite-t-il à la pureté, et
on respire autour d'elle une atmosphère pleine de saintes conta-
gions. Elle est douce envers ses servantes, qu'en les soumettant
à son genre de vie elle a élevées jusqu'à elle. La communauté des
prières, un même époux : le Christ, et son corps divin sans cesse
partagé, tout cela crée, même entre la fille des Scipions et ses
esclaves, de vrais rapports d'égalité. Qu'elle ne soit pas dupe
pourtant, et qu'elle éprouve avec soin des vocations dont tel,
dès ici-bas, doit être le prix (3).
On devine, au travers de ces conseils, les cas auxquels ils
s'appliquent. Ce sont déjà des conseils de direction. Mais bien
des lettres de saint Jérôme nous font toucher du doigt une
action plus directe et plus personnelle. Dans les deuils il vient
relever les courages. A Paula, qui pleure avec excès sa fille
Blésilla, il représente ce qu'a de païen une telle douleur; il
évoque l'image du Christ venant dire à cette mère : « ïa fille
n'est pas morte, elle vit (4) » ; parole dont un incrédule seul peut
sourire. 11 appelle la morte elle-même à son secours, afin
qu'elle vienne rassurer sur le bonheur dont elle jouit celle qui
la pleure, et sèche des larmes qui empêcheraient qu'un jour
(1) Saint Jékùme, Ep., XXII, 14, 28.
(2) M., 24.
(.3) Id., 29.
(4) 7d., XXXIX, y.
392 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
elles ne fussent réunies (l). Mais ses reproches sont attristés. Il
prend sa part de ce deuil contre l'exagération duquel il pro-
teste. Il pleure lui-même (2). Peu de consolations de philosophes
ou de prêtres furent à ce point pleines du sentiment contre
lequel elles sont faites. Mais peut-être, quoi qu'en ait dit saint
Jérôme lui-même, console-t-on mieux les douleurs que l'on
partage (3). Un mot ou deux seulement sont empreints de quelque
dureté : « En tant que religieuse vous n'êtes plus mère (4) » ; « Trop
de piété envers les siens devient une impiété envers Dieu (5). »
Mais le contexte en adoucit la portée. Puis le deuil privé dont
il s'agissait avait pris les proportions dun événement public.
Cette mort prématurée de Blésilla, ses funérailles d'oii Paula
elle-même avait été ramenée comme morte, avaient fait scandale.
Le peuple de Rome reprochait au moine d'avoir tué la fille par
les jeûnes, et de confisquer une mère dont l'affliction présente
prouvait combien elle était faite pour la tendresse (6). Il fallait
que Paula elle-même, par son attitude, démentît ces rumeurs.
Vingt ans plus tard, ce fut la fille de Paula, cette Eustochie, à
qui saint Jérôme avait dédié son code de la virginité, qu'il dut
arracher du corps de sa mère qu'elle serrait dans ses bras et
avec qui elle demandait à être enterrée (7). La vie religieuse
dans ses débuts n'avait donc pas supprimé la vie de famille et
n'avait réussi qu'à exalter ces affections féminines que le veu-
vage et la virginité laissaient sans concurrence.
Mais saint Jérôme n'intervient pas seulement dans ces nobles
vies pour retrancher, au nom de ce qui est dû à Dieu, sur les
sentiments les plus naturels, et comme pour limiter la part
(1) Saint Jérôme, Ep., XXXIX, 6.
(2) Id., 2.
(3) Id., 2.
(4) Id., 4.
(o) Id., 5.
(6) Id., 5.
(7) Jd.,CVIII, 29.
SAINT JÉRÔME : LE MONACHISME. 393
qu'une àme monastique peut prendre dans les douleurs humai-
nes. D'autres fois, au contraire, il modère des excès de zèle. Paula,
usée par Tàge, s'entêtait dans des abstinences auxquelles un
corps plus jeune et plus robuste n'eût pas résisté. Après une
maladie grave, les médecins insistent pour qu'elle revienne à
l'usage du vin. Comme ils ne peuvent l'y décider, saint Jérôme
porte l'affaire devant le pape, lui demandant au besoin de faire
valoir son autorité. Mais c'est Paula qui convainc le pape, et le
résout presque à renoncer pour son propre compte à cette
boisson qu'il voulait lui imposer. Saint Jérôme blâme ce zèle
immodéré et obstiné, et il rappelle, en l'approuvant, cette
maxime aristotélicienne, que la vertu est dans la mesure (1).
Malgré ces pieuses querelles, ces saintes femmes procurent à
saint Jérôme la meilleure des récompenses humaines : la joie
de sentir fructifier son action. Aussi éprouve-t-il pour elles
cette admiration que les maîtres ont souvent pour les disciples,
autant que les disciples pour les maîtres. Il admire jusqu'à
ces excès que tout à l'heure nous l'avons vu blâmer. Il admire
dans la même Paula une charité poussée jusqu'à la prodigalité (2),
et un art de gouverner son couvent pour lequel cette grande
dame n'avait eu besoin ni de précédents, ni de leçons (3). Il
en honore une autre qui était veuve, pour avoir regretté
sa virginité plus que son mari (4), ce qui nous semblerait
aujourd'hui le fait dune épouse fort médiocre. Ces premières
héroïnes de la vie religieuse l'ont embrassée avec un tel enthou-
siasme et une telle ardeur au sacrifice d'elles-mêmes, qu'à celui
qui les y a initiées il ne reste plus qu'à les louer. Leur sainteté
même nuit au rôle de leur directeur. Il les loue surtout après leur
mort, et ces éloges funèbres devinrent de merveilleux instruments
(1) Saint Jérôme, Ep., CVIll, 20.
(2) Id., 15.
(3) Jd., 19.
(4) Jd.,XXXI, 1.
394 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
do propagande. Les vies de Paula et de Marcella eurent près des
dames romaines le succès que dans un autre milieu avait eu
la vie d'Antoine. Il les loue même de leur vivant, sauf à de-
mander qu'on ne montre pas sa lettre à celle qui en est
Tobjet. non qu'il craigne de l'enorgueillir, mais seulement de
la blesser ( i).
Ses sentiments à leur égard vont jusqu'à la tendresse. Illeur
dédie ses ouvrages (2), leur fait la confidence de ses travaux (3),
s'excuse de leur écrire des lettres trop courtes (4), et réclame,
non sans une malicieuse humilité, les réponses qui lui sont
dues (o). Pour Blésilla et Eustochie surtout, ces deux jeunes
recrues, comme il les appelle (6), il emploie, qu'il leur écrive
ou qu'il parle d'elles, des termes de paternelle amitié (7). Avec
Marcella son ton est à la fois empreint de familiarité et de
déférence (8). Les relations de ces saintes femmes et de leur
directeur ne vont donc point sans une certaine grâce qui en
tempère l'austérité. Quelque chose d'humain, de féminin, se
mêle à cette correspondance dont la science et la vie religieuse
sont l'ordinaire objet. Le directeur est devenu l'ami, l'ami que
l'on choie avec une sorte de piété. Cela, on le voit, fut de tous
les temps. Saint Jérôme reçoit ainsi de petits présents,
modestes présents, dignes d'un moine : un cilice, des chaises,
des chandelles (9). Il leur attribue pour en rehausser la valeur
un sens symbolique, quelque mystère, dit-il avec enjouement,
devant toujours se cacher dans les actions de ces vierges qui
(1) Saint Jérôme, Ep., XXIV, i.
(2) Id., LXXVIII.
(3) M., XXXII.
(4) Id.
(5) /./., XI.
(6) Id., XXX, 14.
(7) Id., XXII, 26.
(8)/^/., XXX, 14.
(9)/J., XLIX; Cf. XXXI.
SAINT JEROME : LE MONACHISME. 395
cachent jusqu'à leur visage (1). Et saint Jérôme n'est pas de
ceux qu'on peut accuser de mièvrerie.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des relations de saint Jérôme
avec ses pénitentes de tous les jours. Mais ce directeur est aussi
un conquérant d'àmes, toujours en quête d'une vierge ou d'une
veuve qui vienne s'ajouter à son troupeau. Adresse-t-il à une
veuve une lettre de consolation, elle peut être sûre qu'elle se
tournera en exhortation, et qu'un remède à sa tristesse va lui être
offert, si puissant qu'il en changera l'objet et que, comme Blé-
silla, ce qu'elle devra regretter ce n'est plus son mari, mais de
s'être mariée. Que du moins elle saisisse l'occasion que lui crée
son veuvage et fasse de nécessité vertu (2). Saint Jérôme est l'ad-
versaire déclaré des secondes noces, contre lesquellesil apporte les
mêmes arguments que saint Ambroise. Il en ajoute un qu'il
tire de l'état précaire de l'empire. Quel homme épouser quand
tous ceux qui ne fuient pas devant les barbares partent pour les
combattre? On a le choix entre la honte et l'insécurité. Le beau
moment vraiment pour fonder une famille (3) ! Ainsi les invasions
eurent cette conséquence inattendue de décourager des secondes
et même des premières noces. Les barbares étaient pour saint
Jérôme des alliés. — Ses alliés ce sont encore ces livres pieux dont
il entoure la veuve (4), et qui la sollicitent doucement vers la con-
clusion à laquelle il veut l'amener. Ses ennemis ce sont tous les
serviteurs d'un luxe dont ils vivent, et saint Jérôme passe en
revue cette domesticité rapace d'une grande dame, cet homme
d'affaires trop bien frisé, ce danseur et cet acteur efféminés, ce
page tout pimpant et l'immanquable frère de lait (o). Que la
veuve fuie ces trop intéressés conseillers. Qu'elle fuie les
(1) Saint Jérôme, Ep., XLtV.
(2) Id., LIV, 6.
(3) Jrf.,CXXlV, 18.
(4)7d., LXXIX, 9.
(5)/t/., LIV, 13; LXXIX, 9.
396 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
nourrices et les porteuses d'enfant qui cherchent un emploi (I),
et, s'il lui faut de la compagnie, qu'elle se contente d'une
compagnie de son sexe. Qu'encore elle la choisisse parmi les
veuves et les vierges, et qu'elle se souvienne que l'on juge des
mœurs des maîtresses d'après celles des servantes (2). Saint
Jérôme fait entendre ces remontrances non seulement aux
veuves qu'il croit, les connaissant, disposées à les entendre, ou
qui, de quelque façon, l'ont autorisé à prendre envers elles ce
rôle de directeur (3). Pour le service de Dieu, il oublie toute
convenance, ne craint pas de passer pour un intrigant, et pour-
suit de ses conseils, qu'elle n'a point demandés, une illustre
veuve qu'il ne connaît même point (4). Cette poursuite donne
la mesure de son zèle, en même temps que les excuses dont il
l'entoure indiquent les limites que les mœurs lui imposaient.
Pour les vierges il fait mieux. Il les prend dès le berceau et
dirige toute leur éducation vers l'état auquel, avec la complicité
de leur mère, il les destine. C'est un curieux phénomène moral,
quoique souvent répété, que celui de ces vocations imposées et
des éducations appropriées. Dumoins, à la date où nous sommes,
n'y a-t-il en jeu que des intérêts pieux. Et nous avons dit ailleurs
que l'ardent souci du bien d'autrui avait souvent étouffé dans
le christianisme la notion du droit que chacun a de disposer de
lui-même. Donc Laeta avait voué au Seigneur, avant même
qu'elle fût conçue, sa fille Paula. Ainsi, dans l'ancienne loi, on
offrait à Dieu les premiers-nés. Et saint Jérôme institue la
pédagogie nécessaire à l'affermissement de cette vocation. Paula
sera élevée au milieu des Psaumes et des Cantiques ; elle appren-
dra à parler en prononçant les noms des apôtres et des patriar-
ches. Elle n'entendra rien dans sa jeunesse qu'elle ait à oublier
(1) Saint Jérôme, Ep., LIV, o.
(2)W., LXXIX, 9.
(3) /'/., LIV, 6.
(4)/d., LXXIX, I.
SAINT JEROME : LE MONAGHISME. 397
plus tard. On ne lui percera pas les oreilles, on ne lui roussira
pas les cheveux avec le fer. On ne lui chargera le cou ni d'or ni
de perles, mais son habit même l'instruira de la vie qu'elle doit
mener. Elle ne mangera pas en public, môme pas en famille, de
peur qu'elle ne fasse connaissance avec des mets que plus tard
elle désirerait; car, s'ily aplus de mériteàvaincre les tentations,
il est plus prudent de ne pas les faire naître. Elle ne saura donc
pas à quoi servent un luth, une flûte ou une harpe. Mais elle lira
tous les jours quelque bel endroit de l'Ecriture, et devra rendre
compte de ses lectures. Elle ignorera le monde, ne marquera de
préférence à aucune de ses suivantes, n'aura avec personne de
ces secrets que Ton chuchote à l'oreille. Elle se lèvera la nuit
pour prier. Elle fera des ouvrages grossiers, filera et maniera
le fuseau. Elle ne paraîtra, même à l'église et aux tombeaux,
qu'en compagnie de sa mère dont elle sentira toujours présente
la surveillance. C'est une lourde tâche pour une mère qu'une
pareille éducation. Quand on offre sa fille au Seigneur, on est
tenu de la garder pure et on se crée ainsi plus de devoirs. Que
si Laeta désespère de pouvoir les remplir, en continuant de vivre
dans le monde où son mariage la retient, qu'elle confie sa fille
à sa parente Eustochie. C'est le couvent qui prépare le mieux
au couvent. Là elle mènera une vie d'ange, habitant un corps
de chair sans avoir part à la corruption de la chair, ne soupçon-
nant pas le mal et croyant que tout le monde lui ressemble.
Saint Jérôme lui-même se fera le père nourricier de la petite
Paula, tout vieux qu'il est, et la portera dans ses bras, plus fier
que le précepteur d'un roi. Charmant tableau, peut-être, mais
étrange éducation, a-t-on fait remarquer (1), que celle dont les
exigences aboutissent à déposséder les mères du plus doux des
droits en même temps que du plus sacré des devoirs.
Pour être équitable il faut rappeler, puisque d'autres l'ont
(1) Voir CoMPAYRÉ, Histoire des doctrines de l'éducation, 1. 1, p. 335.
398 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
oublie, qu'il ne s'agit ici que de l'éducation d'une religieuse.
Quelles seraient, en dehors de ces conditions spéciales, les idées de
saint Jérôme sur l'éducation des femmes, nous ne le savons pas,
et il est évident que ce moine traiterait toujours le monde avec
quelque dédain. Il est cependant, dans cette lettre à Laeta, ques-
tion d autre chose que d'austérités. Saint Jérôme, en vrai péda-
gogue, a pensé aux moindres détails; il a une méthode pour
apprendre à lire qui môle l'amusement à l'instruction. Il a peur,
cet austère, que l'étude n'apparaisse à l'enfant trop rebutante.
Il met dans l'éducation plus de récompenses et plus d'émula-
tion qu'on ne s'y attendrait. C'est un des premiers théoriciens
enfin de l'enseignement par l'aspect. On dirait un vrai maître
d'école, et on ne se tromperait pas puisqu'il le fut en effet.
Ce maître d'école est même un humaniste. Il a un grand souci
de la correction dans la prononciation et de l'observance des
règles grammaticales, quoique ces choses ne comptent pas pour
l'éternité. C'est pourquoi il demande pour Paula un précepteur
non seulement très-sage mais très-instruit. Il a d'ailleurs de
ces fonctions de précepteur, et de l'éducation en général, la plus
haute idée. « On ne doit pas, dit-il, regarder comme bas ce qui
sert de fondement aux grandes choses ; » et nul n'a parlé avec
plus de délicatesse delà réserve que la seule présence d'une
jeune fille impose à ceux qui l'entourent. « Qu'elle n'entrevoie
rien dans votre conduite ni dans celle de son père qu'elle ne
puisse imiter sans pécher... Un rien fait périr une fleur ; les
violettes, les lis, les herbes des champs sont vite ternies par un
air impur (1). » — Une autre lettre de saint Jérôme, oii il est
question de l'éducation d'une autre enfant, de Pacatule, égale-
ment vouée au Seigneur dès son berceau, confirme les recom-
mandations de la lettre à Laeta. Mais saint Jérôme y insiste plus
encore sur les récompenses du premier âge : gâteaux, fleurs,
(1) Saint Jerù.mk, Ep., CVlt.
SAINT JÉRÔME : LE MONACHISME. 399
poupées et caresses. L'âge a donne à notre saint des instincts de
grand-père. Hàtons-nousde dire cependant qu'à sept ans l'élude
du Psautier et autres austérités commenceront pour Pacatule.
Ainsi saint Jérôme a des conseils pour tous les âges de la
femme. C'est un spécialiste de la direction féminine. Il en a
la réputation, et on vient à lui comme en consultation. Toutes
celles qui se livrent à l'étude des Livres saints savent qu'elles
ont là un conseiller attitré et lui écrivent, connues ou inconnues,
pour lui soumettre les difficultés qu'elles rencontrent (1). Mais
c'est aussi pour des difficultés d'ordre plus intime qu'on a recours
à son intervention. Les frères se plaignent à lui de leur sœurs,
et il raccommode de loin les familles. Il y a plus de rhétorique
peut-être dans ces consultations données à distance, et quand
l'expérience personnelle de chaque àme ne lui dicte pas l'avis
approprié. Mais quel vigoureux tableau des dangers que le con-
tact du monde fait courir à la vierge qui s'obstine à le vouloir
subir! Il la représente vêtue de vêtements sombres dans une
société de femmes mariées ou à marier, de jeunes gens peignés
et pommadés. En voici un à l'élégante moustache qui lui offre
le bras, qui lui presse les doigts, faisant naître la tentation pour
lui ou pour elle. Elle est à table; elle assiste aux baisers
échangés, elle admire les toilettes qu'elle ne peut porter. On
l'excite à manger de certains mets ; on discute contre elle :
Dieu n'a-t-il pas fait le vin pour être bu? et si elle fait quelque
résistance tout en cédant, on se récrie sur sa pureté et sa sain-
teté. Saint Jérôme est d'autant plus dur qu'il s'adresse à une
inconnue et que de loin les circonstances atténuantes s'effacent,
La légèreté de cette inconnue appelait d'ailleurs une verte
semonce (2). — Saint Jérôme se rend si bien compte de
cette sorte de spécialité féminine née pour lui des circonstances
qu'il craint qu'on n'y trouve à redire et d'avance se défend. « La
(1) Saint Jkkômk, Ep., (IXX.
(2) M., cxvn.
400 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
vertu n'a pas de sexe, dit-il, et le Christ, en acceptant les soins
des saintes femmes, en laissant les trois Maries entourer sa
croix, en faisant de Marie-Madeleine le premier témoin de sa
résurrection, a ouvert aux femmes sa religion (1). » Quel pré-
jugé pourrait aller contre ces divines intentions et contre ceux
qui s'en font les ministres?
?sous pourrions ajouter pour la défense de saint Jérôme, s'il
avait besoin d'être défendu, que les moines ont partagé avec les
religieuses sa sollicitude. 11 prêche le couvent à l'un comme à
l'autre sexe. La première en date de ses publications, celle
qui ouvre le catalogue qu'il laissa lui-même de ses écrits (2), est
une Vie de Paul de Thèbes. Ce fut dans la littérature latine
l'équivalent de la Vie d'Antoine dans la littérature grecque.
D'ailleurs saint Jérôme revendique pour son ermite la priorité sur
Antoine lui-même ; et la rencontre de ces deux fondateurs de la
vie ascétique occupe une grande partie du récit. Cette Vie de
Paul et celles qui suivirent furent, pour l'effet produit sur les
âmes, comparables à ces éloges de veuves et de vierges dont
nous avons parlé. Ces exemples de vie religieuse glorifiés par la
plume ardente de saint Jérôme fascinaient également le sexe
auquel ils s'adressaient, et valaient mieux que les plus éloquen-
tes exhortations. Ainsi les récits de guerres, de voyages furent
de tout temps des moyens de suggestion puissants. En outre
ces Vies des saints, que saint Jérôme s'efforça d'écrire dans un
style populaire, et fit volontairement légendaires devinrent, pour
le moyen âge, des modèles à imiter. En cela encore saint
Jérôme fut un initiateur. La Vie de Malchus nous fait passer par
toutes les vicissitudes auxquelles fut condamné un ermite dont
le renoncement n'avait pas été assez complet et qui avait
éprouvé à un moment donné la nostalgie de ses affections et de
ses intérêts. La troisièmede ces 'Vies de saints est plus considé-
(1) Saint .Jkkù.me, £p., CXXVIl, Si.
(2) Saint Jérômk, De viris illiistribus, 135.
SAINT JÉKo.Mb; : LE MONACHISME. 401
rable que les deux autres : c'est la Vie crHilarion. La vie d Uila-
rion devait exercer sur saint Jérôme un attrait particulier; car
c'était celle du fondateur du monachisme dans cette Palestine
où lui-même en reçut, puis en continua la tradition. Saint
Jérôme puise les éléments de son récit non seulement dans les
narrations orales, mais dans un document écrit auquel avait
déjà donné lieu cette vie extraordinaire (1). Ililarion est cepen-
dant pour saint Jérôme presque un contemporain ; il ne mourut
qu'en 371 ; mais les légendes se formaient vite dans ces temps
et dans ces milieux de piété exaltée.
Ililarion était né de parents païens ; « ce fut une rose qui
fleurit parmi des buissons ». La renommée d'Antoine, puis le
séjour qu'il fit près de lui décidèrent sa vocation, et, plus tard,
il retourna faire un pieux pèlerinage aux lieux où vécut et
mourut ce maitre qu'il s'était choisi. ^Nous retrouvons ainsi
l'influence et la présence d'Antoine dans ces premières légendes
auxquelles la sienne sert de type. Si sa vie fut un modèle sou-
vent imité, sa biographie aussi en fut un. Comme Antoine,
Ililarion passe par toutes les tentations et toutes les hallucina-
tions. Ses premières années de vocation sont un long effort
pour arriver à jeûner toujours davantage, et à diminuer de plus
en plus en lui la part de l'être physique. « Je ferai en sorte,
animal, disait-il à son corps, que tu ne regimbes pas. Je ne te
nourrirai pas d'orge, mais de paille. Je t'épuiserai de faim et de
soif, je te chargerai des plus lourds fardeaux. Je te promènerai
si bien à travers les ardeurs du soleil et le froid que tu songes
plutôt à te repaître d'aliuients que de luxure. » Il ne se coupait
les cheveux qu'une fois l'an, le jour de Pâques, et disait que les
recherches de la propreté étaient superflues sous le cilice.
L'imagination populaire était tellement frappée par l'aspect de
tels hommes, et par ce qu'on racontait d'eux, que les miracles
(1) Une lettre de l'évêque Épiphane,
Université de Lyox. — VllI. A. 26
402 LES CONTEMPOUAl.NS DE SAINT AMBROISE.
naissaient SOUS leurs pas. Ililaiion guéritles femmes de la ste'ri-
lité, fait voir les aveugles et marcher les paralytiques. Il chasse
les démons, non seulement tlu corps des hommes, mais du corps
des animaux qu'il dompte par son seul regard. Autour dllila-
rion d'innombrables couvents se fondent. Il devient le centre et
Fàme de toule une population de moines. Il semblegarder d'abord
sur eux un droit de direction et d'inspection. Mais cette vie
presque officielle lui pèse. C'est le monde qui est venu le
relrouverdans son désert. 11 fuit de nouveau devant lui. Il vou-
drait trouver une retraite où mourir inconnu. Mais les mira-
cles qu'il accomplit sans le vouloir le dénoncent, et il est tou-
jours condamné àde nouveaux exodes. Dans l'île de Chypre, oiiil
aborde onfm, trop heureux de le posséder les habitants veillent
sur lui de peur qu'il ne s'échappe, et c'est là que la mort, plus
sûrement que leur surveillance, vint mettre un terme à son
humeur voyageuse.
Saint Jérôme ne se borne pas à la propagande indirecte, et
d'ailleurs si efficace, qui ressortait pour la vie monastique de ces
fanatiques récits. Il intervenait parfois d'une façon plus per-
sonnelle et plus pressante. Il saisissait les occasions, et une lettre
de consolation, après les condoléances obligées, se changeait ainsi
en un appel vers le couvent, asile de tous les deuils et pour le-
quel ils nous mûrissent (i). Toutefois de pareilles lettres sont
rares qui aient un homme pour destinataire. La plupart de celles
que nous allons citer n'ont de lettres que la forme. Elles s'a-
dressent au public. Ce n'en est pas moins avec tout son cœur
qu'il s'efforce de convaincre Iléliodore, et il mouille sa lettre de
ses larmes. Mais ce cœur fidèle à l'amitié est impitoyable à
toutes les autres affections humaines. Une faut pas être chrétien
à demi. 11 ne faut pas l'être avec mesure et timidité (2). Comme
Tertullien, saint Jérôme voit une idolâtrie véritable dans la sur-
(1) Saint Jérôme, Ep., CXVIli.
{2)J(i.,XlV, 5.
SAINT JÉRÔME : LE MONACHISME. 403
vivance de certains goûts et de certaines passions (1). Il insiste
sur d'autres sacrifices à accomplir et n'a garde d'en adoucir l'a-
mertume. 11 veut que le chrétien sache être cruel (2). 11 résistera
donc à la douleur des siens. En vain sa mère, les cheveux épars
et les vêtements déchirés, lui laissera-t-elle voir les mamelles
qui l'ont nourri. Il marchera (nous avons déjà cité cette
phrase extraordinaire échappée à la passion de saint Jérôme),
il marchera snr le corps de son père, les yeux secs, allant droit
à son but. Il détachera de son cou les bras d'un petit neveu qui
s'y suspend, et repoussera l'étreinte de sa sœur. En vain des
serviteurs avec lesquels il a grandi lui reprocheront-ils son
abandon. En vain ceux qui ont soigné son enfance, une vieille
gouvernante, un père nourricier le supplieront-ils d'attendre
au moins leur mort pour leur rendre les derniers devoirs (3). Dans
une autre lettre, saint Jérômeévoque les dangers que fait courir à
la chasteté la présence dans la maison paternelle de servantes
trop empressées à plaire et à obéir (4), et les nuits troublées par
les images tentatrices que leur vue a laissées (5). Puis comment
jeûner en présence d'une mère qui nous offre des mets délicats
et que nos refus attristent (6)? — Mais ce n'est pas seulement
sa famille qu'il faut quitter, c'est aussi sa patrie. En vain direz-
vous que vous n'y recherchez pas l'approbation de l'opinion. Vous
rencontrerez .alors sa désapprobation. Elle se manifestera par
des injures qui troubleront votre âme; et ce trouble, quoi que
vous fassiez, ôtera quelque chose à votre zèle, et il suffit de ce
quelque chose en moins pour que vous ne fassiez plus tout ce
que vous pouvez, tout ce que vous devez. La perfection ne
(1) Saint Jkrùme, Ep., XIV, 5.
(2) Id., XiV, 2.
l3) Id., XIV, 2, 3.
(4) /./., GXXV, 7.
(5j Id., 11.
(6) W., 11.
404 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
souffre point de diminution (1). Il faut donc tout quitter. Ainsi
ont fait les apôtres pour suivre le Christ. L'amour de Dieu
détache de tout autre lien.
Les arguments invoqués par saint Jérôme procèdent cepen-
dant de la crainte plus que de ramoiir. « J'ai bien le loisir de
penser aux larmes de ma mère quand l'ennemi est là, le glaive
à la main, pour me faire périr (2). » Le sacrifice que réclame
saint Jérôme consiste donc surtout à sacrifier autrui. Le
chrétien qui Técoutera ne sera pas seulement cruel, mais cyni-
que dans la recherche exclusive do ses intérêts spirituels. Gomme
Lactance, notre saint semble oublier ici que l'on fait mal son
salut à force d'y penser tant. Il est obsédé par l'idée de récom-
pense et de châtiment. Il appelle do ses vœux le Jugement dernier.
Ce sera le jour de revanche pour le moine qui n'a pas voulu
des biens de ce monde ; et il le représente riant dans son triomphe,
ce qui n'est guère charitable, tandis que les rois tremblent,
tandis que Platon et Aristote, que l'on ne s'attendaitguère à ren-
contrer ici, ont la mine déconfite avec tous leurs arguments qui ne
leur servent plus de rien (3). Combien tous ces appels à la peur
nous gâtent la religion de saint Jérôme, combien aussi cette joie
méchante qu'il prête à ses élus! C'est le christianisme farouche
de Tertullien qui reparaît ici.
Il semble résulter de ce qui précède qu'il faut être moine pour
être sauvé. En dehors du désert pas de salut. Ceux qui habitent
les villes (4) et, parmi ceux-là, non seulement les laïques, mais
les prêtres, ne sont-ils plus des chrétiens? On interpréta en ce
sens, avec quelque perfidie, la pensée de saint Jérôme, mais il
faut avouer qu'à cette perfidie il avait donné prise, et que, même
dans celte lettre àHéliodore que nous venons d'analyser, quelques
fi) Saint Jérôme, Ep., XIV, 7.
(2) Id., 3.
(3) Jd.,XiV, 11.
(4) Quicumque in civitate sunt chrisliani non snnl? Id., XIV, 6.
SAINT JÉRÔME : LE MONACniSME. 405
paroles de courtoisie à l'égard des prêtres séculiers dissimulent
malle peu de cas qu'il faisait de ces vocations au rabais. D'autres
écrits sur le même thème renchérissaient encore. La querelle des
réguliers et des séculiers commence donc avec l'existence même
des réguliers. Saint Jérôme avait en outre contre lui tous les
laïques, tous les gens mariés (1). Dans cette polémique, il eut
pour adversaire celui qu'il appelle l'Épicure de la loi nouvelle,
Jovinien, Il s'agissait pour lui de se disculper d'une véritable
hérésie (2). Car nous savons que l'orthodoxie s'était déjà
refusée à sanctionner les exagérations autoritaires de certains
gnostiques, et qu'elle a toujours voulu laisser facultatives
certaines abstinences. On comprend toutefois que des âmes ar-
dentes aient de tout temps dépassé cette sage mesure, et admis
avec peine qu'entre deux devoirs choisir le moindre soit encore
faire son devoir. Saint Jérôme, appelé à préciser sa pensée, dis-
tingue des degrés dans le bien ou, tout au moins, il admet qu'il
existe une conduite qui n'est ni bonne ni mauvaise, à côtéde celle
qui est franchement bonne (3). 11 s'autorise de saint Ambroise (4),
qui avait résolu de la même façon le même problème. Que si sa
parole est allée plus loin que sa pensée dans certains écrits, il
lui est arrivé ce qui arrive à tous ceux qui discutent, et à ce
propos il invoque l'exemple non seulement d'Origène et d'Eu-
sèbe, mais de Cicéron, de Démosthène, de Platon, de Théophraste
et d'Aristote (o). Il a l'air de dire à ses adversaires : Vous êtes
des ignorants qui n'entendez rien aux traditions de la rhétorique
et de l'éristique, et se trouve ainsi amené à se vanter d'y en-
tendre quelque chose pour son propre compte. Il est singulier
de voir les traditions de la rhétorique mêlées à cette affaire.
(1) Tumeant contra in marili. Saint Jérôme, Ep., XLVIIl, Ib.
(2) Id., 2.
(3) Id.,-1.
(4) Id., 14.
(b) W., 13.
406 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
A vrai dire pourtant, ce ne sont pas seulement les procédés de
discussion qui sont ici renouvelés des Grecs, mais la question
même que Ion discute. En dehors de la sagesse y a-t-il quelque
vertu? se demandaient déjà les stoïciens. Remplacez le mot de
sagesse par celui de vie monastique, et vous aurez une nouvelle
forme du même problème. Souvent même il n'y aura rien à rem-
placer du tout ; car un seul mot, celui de perfection, désigne les
prétentions ou du moins les aspirations communes du sage an-
tique et du moine chrétien (1).
Donc, saint Jérôme ne fait pas de la vie religieuse une obli-
gation stricte; mais l'idéal monastique, qu'il a sans cesse présent
à l'esprit, lui sert à tracer les devoirs de ceux qui ne sont que
prêtres, et de cet idéal descendent sur eux des sévérités plus
grandes. En fait, la vertu du clergé séculier fut relevée par l'idée
d'une vertu qui lui était supérieure, et par la constante menace
d'une comparaison. Nous avons déjà vu à quelle hauteur les
lettres de saint Ambroise à Irénée plaçaient les devoirs du prêtre.
Le prêtre selon saint Jérôme vit dans le monde, mais comme
s'il n'en était point. Il y vit surtout loin du sexe qui a fait perdre
le paradis à son premier habitant (2). Saint Jérôme a le souvenir
toujours cuisant de ses propres tentations, et l'intempérance des
images sensuelles qu'il évoque est tout près de scandaliser le
lecteur moderne, habitué à entendre prêcher plus chastement
la chasteté. Mais nous savons d'ailleurs que le latin, même celui
des Pères de l'Eglise, est une langue sans pudeur et que c'est
le plus honnêtement du monde qu'il brave toute honnêteté. Le
prêtre ne laissera qu'exceptionnellement une femme franchir le
seuil de sa retraite. Lui-même n'entrera jamais seul chez une
veuve ou chez une vierge, y fût-il appelé par son ministère.
S'il est malade, il ne recevra, à défaut des soins d'une mère ou
d'une sœur, que les soins d'une femme âgée ; car il en est qui
(1) S.viNT Jérôme, Ep., voir surtout XIV^, 6.
(2) Id., LU, '6.
SAINT JÉRÔME : LE MONACflISME. 407
n'ont pas suivi cette règle, dont l'âme est devenue malade à
mesure que leur corps se gue'ris«ait. Il ne se mêlera pas de
marier les autres, lui qui doit être Tapôtre de la Yirginité(l).
Sa langue sera chaste comme ses yeux. Il ne parlera jamais de
la beauté d'une femme. Il ne commettra point de médisances
et n'en écoutera pas. Jamais par lui une maison ne saura ce
qui se passe dans une autre (2). Il luira ce que nous appelons
les grands dîners (3). Sa place est auprès des tristesses, et non
au milieu de ceux qui se réjouissent (4). Le prêtre qui souvent
invité accepte aussi souvent se fait mépriser. Mais surtout il
ne rendra pas festin pour festin. Il est honteux que l'on dîne
chez les prêtres d'un Dieu pauvre et sacrifié mieux que dans un
palais. S'il traite les puissants de la terre afm d'en obtenir da-
vantage pour ses fidèles, il obtiendrait bien plus par le spectacle
de sa tempérance et de sa sainteté (5).
Ces recommandations ne laissent pas d'ailleurs que de nous
instruire sur les mœurs du haut clergé au iv" siècle. La suite
ne sera pas moins instructive, mais c'est d'une autre classe de
prêtres qu'il va s'agir. Que jamais le saint ministère ne devienne
un métier, un métier qui rapporte. Fuyez comme la peste le
prêtre qui s'enrichit. Beaucoup acceptent des présents (6);
d'autres, saint Jérôme a honte de l'avouer, captent des héritages.
Dans cette intention ils se font garde-malades, remplissent les
offices les plus humbles, que saint Jérôme décrit avec une
satirique précision, et se donnent assez de mal pour gagner
le Ciel s'ils n'avaient placé ici-bas leurs espérances (7).
— Si la moralité du clei'gé fut relevée par l'exemple de la
(1) Saint Jérôme, Ep., LU, 10.
{2)W., 14, 15.
(3) Id., 11.
(4) 14.
(5) Id.
(6)W., 5.
(7) Id., 6.
408 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
vie monastique, on voit (ju'elle avait quelque besoin de l'être.
Le vrai prêtre, dit saint Jérôme, met sa conduite d'accord
avec ses paroles et ne s'expose pas, lors([u'il parle à l'oglise, à ce
que quelqu'un lui réponde tout bas : Pourquoi ne fais-tu pas
toi-même ce que tu dis de faire? Sa tenue est également éloignée
de Télégance et de la malpropreté! Ses sermons sont sans
prétention, mais tout pleins des Ecritures. Il ne doit pas provoquer
l'admiration, mais le remords et les larmes. La même simplicité
convient à la maison de Dieu. Le luxe d'une église est une
mauvaise façon d'honorer celui qui honora la pauvreté. C'est
un reste de judaïsme, une inconséquence dans une société
chrétienne (1). Le prêtre jeûnera sans mettre de superstition ni
de subtilité dans ses jeûnes. Quelques uns, en effet, cherchaient
la difficulté, se retranchant le pain et l'eau par exemple, et ne
voulant pas jeûner comme tout le monde. 11 arrivait même que,
sous prétexte de jeûne, on ne se permît que les mets les plus
délicats. Saint Jérôme flagelle la sottise des uns et l'hypocrisie
des autres (2). Le prêtre enfin ne cherchera pas à plaire aux
hommes (3), mais sera soumis à son évêque qu'il considère
comme le père de son âme (4). Il sera soumis sans crainte et
sans platitude, et saint Jérôme proteste contre certaines marques
d'un respect servile qui ne font pas plus d'honneur à celui qui
les exige qu'à celui qui les témoigne {^). — Quelle satire, pour-
rions-nous remarquer encore ici, ressort de tous ces conseils 1
Dans l'esprit de saint Jérôme, ils s'adressaient aux moines et
aux prêtres, mais surtout aux prêtres (6). En voici qui ne sont
que pour les moines. S'il y a de mauvais prêtres, il y a de faux
moines. Il en est qui ne sont moines que de nom, qui n'ont
(1) Id., Saint Jérôme, Ep., LU, 10.
(2)7d., 12.
(3) Id., 13.
(4) Id., 7.
(5) Id., 7.
(6) Id., 4.
SAINT JÉRÔME : LE MONACHISME. 409
renoncé à aucun luxe et qui, au milieu d'une armée de valets ?
osent s'appeler solitaires. Ceux-ci ne peuvent traverser une place
publique sans se faire remarquer par leurs façons, ceux-là se
croient des saints parce qu'ils critiquent tout le monde. D'autres
enfin, par l'humidité de leur cellule, par des jeûnes immodérés,
par l'ennui de la solitude, par l'excès de lecture, ont été rendus
hypocondriaques, et leur cas ne relève plus que d'IIippocrate (1).
Ce n'est pas pour ceux-là (|u'ccrit saint Jérôme, mais pour
ceux qui ont conscience de la tâche entreprise par eux et qui
leur rapportera autant de honte s'ils échouent que de gloire s'ils
réussissent (2). Les moines véritables ne se distinguent pas des
prêtres par leurs jeûnes. A trop jeûner on ne gagne rien. Car un
jeûne excessif provoque un excès d'appétit, d'où fatalement,
à un moment donné, un excès de nourriture, et toutes les pas-
sions de la chair de renaître. C'est un cercle vicieux (3). Cette
science du jeûne prouve du moins quelles expériences avaient
été faites. Mais le moine porte des vêtements franchement misé-
rables, c'est sa livrée. C'est le mépris du siècle qu'il affiche
ainsi (4). La solitude sert encore mieux à le distinguer. Saint
Jérôme parle avec amour de la solitude où il trouve le paradis,
tandis que les villes sont pour lui des prisons C'est le désert qui
a formé Moïse. Là est l'école véritable, non seulement pour les
moines, mais pour les prêtres (5).
De la solitude pourtant il faut se défier. Dans la solitude naît
l'orgueil, et pour peu qu'on ait jeune, et qu'on soit resté quelque
temps sans voir visage humain, on se croit du mérite. Pais on
n'obéit qu'à soi-même. On mange ce que l'on veut. On dort tant
qu'on veut. On n'a personne à respecter (6). Combien plus saine
(1) Saint Jkrôme, Ep., CXXV, 16, 18.
(2)7d., 1.
(3) Id., 7.
(4)J<i., 7.
(5) M., 8.
(6) Id., 9.
410 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
est la vie en commun, la discipline du couvent ! Là on est réveillé
avant que le sommeil vous quitte de lui-même, et l'on est forcé
de marcher alors que l'on tombe de latiguc. Vêtements, nourri-
ture, travail, tout est réglé. Tout obéit à celui que saint Jérôme
appelle d'une belle expression non le chef, mais le père du
monastère. C'est qu'aucun art en etîet ne s'apprend sans maître;
même les bêtes suivent celui qui les conduit elles abeilles ont
des reines. Les couvents ne seront donc pas des républiques;
mais à l'autorité de forme paternelle qui y est établie répondront,
chez ceux qui obéissent, des sentiments filiaux faits de crainte
et d'affection (1). Avec l'obéissance, le travail est pour le moine
la meilleure défense. Il saura suffire lui-même à ses besoins.
Toutefois il travaillera « moins pour les besoins du corps que
pour le salut de l'âme ». Le diable doit toujours le trouver
occupé, et, quelle que soit sa perfection, il est impossible à un
homme de contempler sans cesse les choses divines. Il est des
occupations qui conviennent à un moine. Il fera des paniers de
jonc, il sarclera les champs, tracera des plates-bandes, plan-
tera des légumes. Le jardinage en un mot est une besogne de
moine. Copier en est une autre ; et nous savons que les moines
se firent en effet copistes et jardiniers, suivant sur ces deux
points, comme sur d'autres, les instructions de saint Jérôme.
On ne peut lire sans émotion des pages qui devinrent la règle de
tant de vies, et on pense à ces innombrables manuscrits copiés
par des mains pieuses, ou à ces jardinets si tristes attenant à
chaque cellule de la Grande Chartreuse, toujours bêchés et tou-
jours stériles, symboles de l'obligation du travail et de sa vanité.
Nous avons étudié dans saint Jérôme le principal repré-
sentant de la morale monastique pour l'Occident, et c'est à ce
titre que nous opposons sa morale à celle de saint Ambroise qui
est, si on peut dire, moins spéciale, moins ésotérique. Le moyen
(1) Saint Jérôme, Ep., CXXV, 15.
SAINT JÉRÔME : LE MONAGHISME. 411
âge avu en saint Jérôme ce que nous y voyons ; car, non content
des écrits que nous avons analyses, il a extrait de ses œuvres
tout un règlement de vie monastique qu'il mit sous son nom,
A vrai dire même, il en a extrait deux : un pour les hommes,
un pour les femmes. l\Iais celui-ci est de moindre valeur. Dans
ces règlements la pensée de saint Jérôme est aussi fidèle-
ment reproduite que possible. Ses phrases même sont décou-
pées et replacées selon un plan qui seul est nouveau. Ce sont
ses lettres mises en chapitres; et c'est un indice sérieux que
cela ait pu être fait et qu'une pensée vieille de plusieurs siècles
n'ait pas paru vieillie à ceux qui la rééditèrent; car ils n'y
cherchent pas une curiosité littéraire, mais une règle toujours
vivante. Il y a peu de cas dans l'histoire d'une fidélité aux tra-
ditions comme celle dont les couvents donnèrent l'exemple;
car les réformes n'y furent le plus souvent que des retours au
passé. Mais il y a aussi peu de périodes historiques où la morale
tout entière fut aussi immuable qu'à partir du iv" siècle. C'est
pendant ce siècle, en effet, que les éléments divers qui devaient
concourir à former la morale chrétienne se sont combinés et ont
arrêté les proportions délinilives de chacun d'eux. Et c'est
justement cette combinaison dont ce livre nous a faits les témoins.
Disons toutefois que la morale monastique n'a pas dit son
dernier mot, si les grandes lignes en sont dès maintenant tracées.
Il luiresteà raffiner et à créer cette littérature de la vie intérieure
dont V Imitation sera le chef-d'œuvre. Plus près de saint Jérôme,
les écrits de Cassien nous indiquent dans quelle voie va s'engager
la recherche morale, et déduisent comme certaines conséquences
de la prédication à laquelle nous venons d'assister. Les Insti-
tutions des cloîtres forment un traité en douze livres. Le premier
a pour sujet la tenue extérieure des moines et discute sur les
capuchons et les peaux de chèvre. Le second traite des prières
et des psaumes à réciter pendant la nuit, et donne toutes sortes
de règles sur la façon de psalmodier. Une espèce de cérémonial
412 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
Je la prière est ainsi constitué. Le troisième livre réglemente les
oraisons de la journée. Il nous raconte comment, en Egypte,
aucune heure n'avait été fixée pour la prière qui devait, unie
au travail, occuper toutes les heures du jour. Les progrès de la
vie monastique appelèrent plus de précision dans les obligations.
Certaines heures furent choisies pour prier, non pas au hasard,
et Cassien nous donne les raisons qui justifient chacun des choix
qui furent faits. Le quatrième livre nous fait assister à l'admis-
sion des novices, à leur éducation. Car les nouveaux moines ne
sont pas admis d'emblée parmi les fidèles, mais soumis à de
véritables épreuves. Ils sont confiés dix par dix à un ancien, le
« maître des novices », comme on dit aujourd'hui, auquel ils doi-
vent l'obéissance la plus stricte. Puis vient la description, accom-
pagnée de quelques exemples, des vertus les plus particulièrement
requises chez un moine : humilité, soumission et pauvreté. Le livre
s'achève par l'énumération des degrés qui conduisent le moine
à la perfection. Le commencement de la sagesse est la crainte du
Seigneur. De cette crainte naît une salutaire componction. De
la componction procède le renoncement absolu par lequel nous
nous dépouillons de toutes nos facultés. Le renoncement
engendre l'humilité qui rend possible la mortification de la
volonté, et alors seulement les vices sont dissous et arrachés, et
les vertus croissent sur le terrain qu'ils abandonnent. Dans cette
atmosphère de vertus enfin éclate la pureté du cœur qui nous
permet d'atteindre à la perfection de l'amour (i). — D'autres
seront meilleurs psychologues que Cassien et marqueront d'une
façon plus ferme les étapes parcourues par l'âme dans cette
mystique ascension, mais le genre psychologique où excelleront
sainte Thérèse et Loyola est dès maintenant créé.
Les huit autres livres passent en revue les huit vices que
le moine doit combattre. Ce sont : la gourmandise, la luxure,
{i) Cassien, Imtilutions des cloîtres, IV, 43.
SAINT JÉROiME : LE MONACHISME. 413
l'amour de l'argent, la colère, rabattement, l'indolence, la
vanité, l'orgueil. Les trois derniers de ces vices ont ceci de
particulier que la vie monastique crée plutôt des conditions
favorables à leur développement. C'est ainsi que l'indolence
s'empare surtout des moines errant dans le désert à l'heure de
midi. De là son nom de démon de midi. La vanité est subtile et
difficile à déraciner, car elle trouve un prétexte à naître dans
les victoires que l'on remporte sur elle (1). Quant à l'orgueil, il est
la source commune de tous les vices, surtout cet orgueil qui
nous fait nous redresser non seulement en face des autres
hommes, mais en face de Dieu (2). C'est le. vice de Lucifer;
mais, pour le vaincre, Dieu a inventé l'humilité. Quelques
considérations sur la grâce, sans laquelle l'homme ne peut
résister à l'assaut de tous ces vices, se mêlent aux dernières pages
du traité que nous parcourons. Mais Cassien laisse fort à faire à
la volonté humaine. C'est un semi-pélagien.
Cassien est l'auteur d'un autre traité intitulé les Entretiens
des Pères, oii sont rapportés les enseignements qu'un de ses amis
et lui reçurent des anachorètes les plus renommés de l'Egypte. Ce
traité fait suite au précédent et vise une vertu plus haute. C'est,
dit Ebert, la haute école de la vie monastique (3). Le premier
ouvrage, d'après Cassien lui-môme, traitait de la tenue exté-
rieure du moine, celui-ci traitera de la tenue invisible, de
l'homme intérieur. Aux prières canoniques, utile discipline pour
l'apprenti de la sainteté, il substituera la science des prières
éternelles et la contemplation. Ebert fait remarquer que ce
goût de la vie contemplative impliquait celui de la vie intel-
lectuelle, et que la culture scientifique se trouva ainsi, sous l'in-
tluence de Cassien, restaurée dans les couvents qui devaient
bientôt devenir son seul asile. Quoi qu'il en soit, la spiritualité,
(1) Cassien, loc. cit., Xi, 2.
(2) W.,XI1, 2.
(3) Ebert, loc. cit., p. 37 i.
414 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
dont cet ouvrage de Cassien est encore plus plein que le pré-
cédent, nous éloigne fort de la morale exposée dans les Offices
de saint Ambroise. Elle semble presque également distante
à première vue de renseignement de saint Jérôme. Cepen-
dant elle y est contenue en germe, et c'est pourquoi nous
l'en avons rapprochée. L'institution monastique ne pouvait
pas ne pas produire ces deux résultats d'apparence contradictoire :
une réglementation excessive transformant l'être moral en une
machine, et une vie intérieure à laquelle des simulacres d'acti-
vité physique ne créaient qu'un insuffisant contrepoids.
Voilà donc constituées de petites églises dans l'Eglise, ayant
leur vie propre, partant leur morale à elles. Et cette morale ne
diffère pas seulement de celle de tout le monde par une plus grande
sévérité. Elle en diffère parce qu'elle répond à des conditions
de vie spéciales et artificielles. L'ascétime n'est point un trait
original du christianisme, mais l'organisation de l'ascétisme en
est un. Et cette organisation doubla chaque énergie en la sou-
mettant à une discipline, et en l'obligeant à durer. Elle créa en
outre, par le rapprochement d'àmes choisies, une émulation et
des collaborations fécondes. Le moment était venu de trouver
pour les candidats à la perfection une carrière digne d'eux. Le
couvent suppléa au martyre sur lequel il n'y avait plus d'espoir
à fonder. Il fallait au christianisme en effet, plus qu'à toute autre
religion, et en raison même de lidéal élevé qu'il proposait, comme
des asiles où cet idéal pût être réalisé dans sa plénitude. La vie
religieuse était en quelque sorte de nécessité logique dans le
christianisme. La remarque est de M. Renan (1).
Mais l'exemple de cette vie religieuse, en prouvant à la masse
des fidèles que rien dans les préceptes du Christ n'est irréalisable,
est pour eux une constante leçon, sinon un reproche. Il interdit
à la vertu mondaine de se satisfaire à trop bas prix, en la
(1) M<irc-Aurèlc, p. 241.
SAINT JERUME : LE MONACllIS.ME. 415
l'éduisanl à n'ôtre jamais qu'une vertu inférieure et un pis-aller,
llporte plus haut par là même la mesure des obligations acceptées
de tous. Les couvents furent ainsi des foyers d'où la vie morale
rayonna. Et le genre particulier de vertu qui y fut pratiqué
dut à leur prestige d'être pratiqué môme en dehors de leurs
murs. L'ascétisme poussa jusque dans le monde ses conquêtes,
sim posant à ceux-là même qui n'en faisaient pas leur unique
règle de conduite. C'est la vie humaine sous toutes ses formes
qui, pendant plusieurs siècles, subit cette influence. Les couvents
liront autant que les barbares pour ramener la simplicité oubliée
des mœurs. — Leur action est plus indiscutable encore sur le
développement de cette vie intérieure, qui est la marque propre
de l'àme chrétienne, et dont l'àme moderne a reçu d'elle la
tradition. Le livre de YlmitalioJi, auquel il faut toujours en
revenir, car il est non seulement une œuvre admirable, mais,
comme nous l'avons dit, le chef-d'œuvre d'un genre, le
livre de Y Imitation eut des lecteurs en dehors des cloîtres et
exprima plus ou moins l'idéal commun de plusieurs générations
de fidèles. Il fut pendant longtemps le véritable De Officiis
chrétien.
Il arrive en morale qu'une môme cause a des effets d'ordre
presque contraire. Les couvents, dont nous venons de dire qu'ils
ne confisquèrent pas la vertu, mais en répandirent autour d'eux
des semences, les couvents contribuèrent en un autre sens à
mettre à l'aise les consciences laïques. Jusqu'au moment oii ceux
({ui voulaient suivre l'Evangile à la lettre se réfugièrent dans le
désert, aucune âme chrétienne ne s'était résignée à n'être
chrétienne qu'à demi. La distinction des préceptes et des conseils
restait indécise, et cette indécision servait à entretenir les scru-
pules. Mais quand il fut démontré que la perfection chrétienne
n'était p is possible dans le monde, on prit son parti, non seule-
ment de ne pas l'atteindre, mais de ne pas courir après. Use forma
une morale atténuée dont on se contenta; on laissa aux moines
416 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
le soin de vivre toute la vie chrétienne, et pour soi on n'y pensa
plus (1). Saint Jean Chrysostome avait prévu et dénoncé ce
sophisme de nos intérêts et de notre lâcheté. Il refusait d'établir
entre la vie des moines et celle des laïques aucune différence
d'obligations, si ce n'est relativement au célibat (2). Mais son élo-
quence ne put prévaloir contre ce pacte tacite conclu entre le
zèle des uns et le relâchement des autres. 11 était fatal, le siècle
entrant en masse dans l'Eglise, qu'il l'aménageât à son usage.
Toutefois cette diminution de TEvangile ne fut définitivement
acceptée par la plupart que du jour oîi quelques-uns se don-
nèrent comme mission d'être comme les représentants de la vie
pleinement évangélique. Il suffît ainsi qu'ellefûtpratiquée quelque
part pour que disparût le remords d'avoir laissé le Christ prêcher
en vain. Le christianisme offrit alors deux voies : l'une étroite,
l'autre large. Il y eut deux Eglises : FEglise de tous et l'Église
des saints, celle-ci rendant à celle-là un double service : lui
donnant l'exemple, et la dispensant de le suivre.
L'institution des couvents eut une autre conséquence
Macaulay remarque que les ordres, au xvf siècle, dérivèrent
vers eux certains tempéraments d'hommes que l'hérésie eût
attirés. Ils donnaient à l'esprit de secte une suffisante satisfac-
tion. Tel se fit jésuite qui peut-être se fût fait protestant par
besoin de se détacher du troupeau et de faire partie d'une plus
petite Église. De même, au iv' siècle, les couvents se trouvèrent
être les plus utiles alliés de l'orthodoxie, parce qu'ils répon-
daient d'une autre façon aux instincts qui d'ordinaire font
naître les hérésies. Saint Jérôme lui-môme ne fut-il pas un saint
à tempérament d'hérétique? Grâce aux couvents, entre autres
raisons, l'Occident n'eut pas sa gnose et les survivants de la
gnose orientale furent définitivement éliminés. Le mysticisme
(1) Voir Fleury, Mœurs des chrétiens, p. 340; Puecii, Saint Jeun Chrysostome,
p. 261 ; Renan, Marc-Auréle, p. 240-242.
(2) Voir PuECH, loc. cit., p. 262.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA fiRÀCE. 417
fut comme canalisé et rendu inoffensif pour la majorité des
fidèles. Pendant longtemps enlin les expériences morales, les
réformes se feront à l'intérieur des couvents, et la conscience
laïque leur devra sa longue quiétude. — On voit par ces super-
ficielles indications de combien de manières diverses la prédi-
cation en faveur de la vie monastique devait agir jusque sur
les autres formes de la vie chrétienne.
m
Saint Augustin : théories du péché et de la grâce.
Celui-là est tellement grand qu'on éprouve quelque scrupule
à venir parler de lui à propos d'un autre, et dans une fin de cha-
pitre. Tout historien de la morale chrétienne qui se trouve lui
faire une place, sans que cette place soit la plus importante, doit
prévenir son lecteur que le point de vue spécial d'où il a consi-
déré cette histoire en a faussé la perspective. Cette précaution
prise, il en reste une autre à prendre. Comme les théories
morales de saint Augustin ont été plus discutées, et plus passion-
nément que celles d'aucun autre penseur, quand on ne les
étudie qu'accessoirement, il faut commencer par dire qu'on
n'apportera rien de nouveau ni de définitif. On se contentera
de faire ressortir par un constraste, que quelques indications
suffiront à faire naître, l'originalité ou, si l'on veut, l'absence
d'originalité de saint Ambroise. On se contentera, dans une étude
dont la formation de la conscience chrétienne a été indirectement
l'objet, d'ajouter la mention de quelques éléments sans lesquels
on n'eût donné de cette conscience qu'une notion tronquée (1),
(1) Dans les pages qui vont suivre, nous avons fait de fréquents emprunts
de citationes et d'idés à Vllistoire de la philosophie religiense de Ritter, et
au Précis de Vhistoire des doymes de llarnack. Nous renvoyons à ces
ouvrages une fois pour toutes.
Université de Lyon. — VIII. A. 27
418 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
Disons d'abord, et cela nous servira de transition avec l'étude
précédente, que saint Augustin a cédé lui aussi au courant qui
emportait alors vers la vie monastique les meilleurs des chré-
tiens. Le récit de la vie d'Antoine avait été l'un des facteurs de
sa conversion (1). 11 avait vécu à Gassiciacum la douce retraite
que nous avons décrite, mais dont les occupations ressemblaient
à celles dune académie autant qu'à celles d'un couvent. De
retour en Afrique, il vécut encore retiré du monde, aux environs
de Tagaste, avec ses compagnons de Gassiciacum. 11 n'y manquait
que Monique. Il fallut les devoirs de l'épiscopatpour l'arracher
à cette vie que l'étude et l'agriculture se partageaient. A Hip-
pone il fonda un couvent plus authentique, et qui devint comme
une maison mère pour les moines du nord de l'Afrique. Ill'ha-
bita, quoique évêque, et c'est là que furent écrits ses principaux
ouvrages. 11 est Tauteur lui aussi d'un petit écrit sur la vie des
moines (2), dans lequel il leur recommande le travail manuel,
A ceux qui prétendaient que le travail les empêcherait de chanter
les louanges de Dieu, il oppose l'exemple de ces ouvriers et de
ces rameurs qui travaillent en chantant. Il réprouve, comme
saint Jérôme, ces moines hypocrites et fainéants qui exploitent
la dévotion publique et la vogue croissante de l'institution mo-
nastique, véritables derviches du christianisme dont les légi-
times héritiers convertis à l'Islam continuent aujourd'hui, dans
les mûmes lieux, l'oisive industrie. Lhie de ses lettres enfin (3),
adressée à des religieuses, comprenait quelques conseils dont on
a fait une règle véritable et que l'on a appropriée à des hommes.
INous la trouvons sous cette forme aux environs du viu" siècle (4).
Saint Dominique la choisira entre tant d'autres. Est-ce à sa des-
tination primitive ou au caractère de saint Augustin, ou à ces
(1) Saint ÂLGCSTiN, Conf., Vlll, 0-12.
(2) De opère monachorum .
(3) Saint Akustin, Ep. (MX.
(4) Reijula ad servos Uei. Voir Montalkmukiit, /oc. cit., t. l, p. 220.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GRÂCE. 419
deux raisons à la fois que cette règle doit d'être moins rude,
sans être plus relâchée, que celle de saint Jérôme? Toujours
est-il que voilà saint Augustin dûment rangé parmi les patrons
et les législateurs du monachisme.
C'est ailleurs toutefois qu'il faut chercher son œuvre propre.
On pourrait d'un mot caractériser cette œuvre en disant qu'il
est le plus chrétien des Pères de l'Eglise chrétienne. Son âme
môme est un produit essentiellement chrétien. Une constante
réflexion sur soi, réflexion mêlée de tristesse, est en effet, nous
le savons, la forme nouvelle delà vie morale. Or saint Augustin
en posséda, mieux que personne, le secret qu'il contribua gran-
dement à répandre. S'il fut élève ici, il fut surtout maître, et
les leçons qu'il donna, après les avoir reçues, prirent dans sa
bouche une telle portée qu'elles semblent dater de lui. Personne
n'avait encore raconté comme lui, personne n'avait peut-être
senti avec cette intensité les plus intimes mouvements de l'âme.
Personne n'avait fait d'événements tout intérieurs un drame qui
surpassât en intérêt ceux qui résultent des conflits où plusieurs
individus sont engagés. Les Confessions sont le premier récit
de batailles d'idées et de sentiments, la première histoire d'âme
qui ait été écrite. Les livres d'Épictète et de Marc-Aurèle, ces
deux livres saints du stoïcisme, sont de continuels sermons à
soi-même. Si quelque place y est faite à des confidences, c'est
presque involontairement, et c'est parce que nous les y cherchons,
avec nos idées préconçues de modernes et de chrétiens, que nous
les y trouvons. Les Confessions ne pouvaient être ce qu'elles
sont que dans une religion faisant non seulement de l'examen
de conscience, mais de l'humilité dans cet examen. Va b c delà
vie intérieure. Cependant ces confidences adressées à Dieu de-
vinrent le modèle de confidences adressées aux hommes, avec
des degrés divers d'humilité et aussi de sincérité. A vrai dire,
toute la littérature psychologique procède de saint Augustin et
par là il faut entendre non seulement confessions, mémoires,
420 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
journaux intimes, mais nos romans môme. Sans compter que
l'histoire et le théâtre furent à leur tour renouvelés, quoique ce
phénomène ait mis plus de temps à se produire, par l'habitude
prise de l'analyse pratiquée sur soi, puis sur autrui. Les Con-
fessions nous intéressent plus encore en ce que d'elles est né
non seulement un genre littéraire, mais un genre de vie. Ce
dialogue perpétuel de l'âme et de Dieu, ces prières et ces médi-
tations alternant avec les résolutions et les efforts, tout cela est
devenu une méthode commune qui a fait de la religion une
chose plus intime, plus personnelle, partant plus chère. En
outre, c'est la première fois qu'apparaît l'union étroite d'une
doctrine et d'une vie. Dans l'antiquité et souvent aussi dans les
temps modernes, les philosophies sont comme détachées des
hommes qui les ont conçues. Chez saint Augustin, ce n'est pas
seulement la doctrine qui a fait la vie, mais aussi la vie qui a
fait la doctrine. C'est à son cœur* épris d'aimer qu'il a dû de
voir dans un don de soi presque toute la religion. C'est le sou-
venir de passions subies avec dégoût, et d'une sensualité difficile-
ment vaincue, qui lui a fait toucher au fond de son être propre
la trace laissée par le péché. C'estdanssa propre conscience qu'il
a entendu l'appel de la grâce divine. Ses théories religieuses
sontdonctoutespleinesdeses expériences et comme de son âme.
Les Confessions ne contiennent pas toute la psychologie de
saint Augustin, si elles en sont la plus éclatante manifestation.
A côté de cette psychologie enflammée, il en est une plus repo-
sée, plus théorique. Les Soliloques, dialogue entre saint Augus-
tin et sa raison, qui servit lui aussi de prototype à tant de mé-
ditations dialoguées, en sont le principal monument. On peut
môme dire que la philosophie de notre auteur n'est qu'une psy-
chologie et une théologie. La connaissance de Dieu et la cou
naissance de l'âme seules lui importent (1) ; et cette délimitation
(1) Saim Augustin, Solil., I, 7. Deum et animam scire cupio. Nihilneplus?
Nihil omnino.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GRÂCE. 421
do la recherche scientifique, qiiiétaitantérieure à saint Augustin,
recevra de lui un surcroît d'autorité. L'esprit humain est dès
lors, et pour longtemps, orienté vers l'abstraction et la spécu-
lation. Les faits internes demeurent donc seuls, et grandis par
cet isolement. Ils ont ce mérite supplémentaire, pour saint
Augustin, de lui faire découvrir dans l'âme humaine à la fois
l'infirmité qui est son lot et l'image des perfections divines. Il
faut en etTet distinguer de l'homme extérieur, c'est-à-dire de ce
que il y a d'animal dans l'humanité, l'homme intérieur, c'est-
à-dire la raison qui se confond avec la vérité et qui partant est,
comme elle, immortelle (1). De l'immutabilité des principes
mathématiques saint Augustin déduit ainsi l'immortalité de
l'âme.
Après les problèmes relatifs à l'âme, les problèmes relatifs à
Dieu. Dieu qui, en un sens, nous est tellement connu que rien
n'est connu qu'en lui ot par lui (2), Dieu que nous connaissons
puisque nous l'invoquons et puisque nous l'aimons (3), Dieu, en
un autre sens, échappe à notre connaissance qu'opprime la loi
du temps (4). La notion de Dieu n'est comprise dans aucune
catégorie (o). Tout mot est impropre à l'exprimer (6). Mais voici
que la pensée de saint Augustin, de néo-platonicienne, devient
chrétienne. L'ignorance approche de Dieu plus que la science (7).
Et cette énigme va s'expliquer. Il y a en effet deux façons de con-
naître : la connaissance philosophique qui.procède de l'orgueil,
connaissance morte et stérile, et la connaissance chrétienne,
toute faite d'amour (8). C'est par l'amour que nous atteignons
(1) Saint Auglsïin, De Trin., XII, I.
(2) Saint Augustin, Cimf., VU, JO; SoUL, 1, 3.
(3) Saint Augustin, Conf., \, 1 ; Cf. De Trin., VIH, 12.
(4) Saint Augustin, Conf., l, 3.
(5) Id., IV, 29; De Trin., V, 6.
{6j Saint Augustin, De Trin., II, 35.
(7) Saint Augustin, Uc online, tl, 44. Qui sciturmelius nesciendo.
(8) Saint Augustin, De dit., qu. 83, qu. 35.
422 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
Dieu. Et cet amour nous mène à lui souvent à notre insu.
« Car Dieu est l'amour lui-môme, et quiconque vit de l'amour
vit de Dieu, et c'est Dieu qu'il aime (1). » Doctrine libérale qui
donne l'accès de Dieu à tous les cœurs aimants.
Il y a donc une philosophie de saint Augustin, et cela suffirait
à le distinguer des autres Pères de l'Eglise latine. Avec lui la
spéculation change de patrie et de langue. Si plein qu'il soit de
Platon, saint Augustin est en outre le plus original des philo-
sophes latins, plus original que Lucrèce, ce disciple d'Epicure,
que Sénèque, ce disciple des stoïciens, queCicéron, ce disciple
de tout le monde. Toutefois, on se tromperait grandement en
faisant de lui surtout un philosophe et en déduisant de sa
seule philosophie les dogmes auxquels son nom est attaché.
Cette philosophie même présente un caractère nouveau qui
s'accentue quand on observe l'ordre chronologique des écrits
d'Augustin, à savoir un dédain de la science et de ses mé-
thodes consacrées. Et ce dédain n'est pas un dédain de
sceptique, mais de croyant. Déjà dans un de ses tout premiers
écrits saint Augustin remarque que sa mère, ignorante et peu
curieuse de tout ce qui s'intitule science, avait une sorte d'ins-
tinct pour résoudre les questions les plus profondes (2). D'autre
part il se scandalise de ce fait que beaucoup de savants n'ont
pas vécu pieusement, tandis que beaucoup de simples d'esprit
ont été des saints (3). Et cela lui est une raison de plus pour dé-
pouiller la science de son antique prestige. Il a, dans un beau
passage commenté par M. Villemain (4), comme esquissé cette
(1) Saint Augustin, De Trin., VIII, 10. Qui proximuni diligil, consequens
est ut et ipsam praecipue dileclionem diligat. Deus autem dilectio est, et
qui manet in dileclione in Deo manet. Consequens ergo est ut praecipue
Deum diligat. Solil., l, 2. Deus, quem amat omne quod potest amare,
sive sciens, sive nesciens.
(2) Saint Augustin, De ordinc, II, 45.
(3) Saint Augustin, Retr., I, 3, 2.
(4) Villemain, Tableau de l'éloquence c retienne, p. 486-487.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GRÂCE. 423
théorie des différents ordres de grandeur que devait reprendre
son plus illustre disciple. Lui aussi il met le sentiment moral
au-dessus de tout le reste. Contre la vie intérieure le doute ne
prévaut pas(i). Ce n'est pas assez dire. La science implique la
foi, et c'est pourquoi les païens, ne possédant pas celle-ci, n'ont
atteint de celle-là que l'apparence et que l'ombre. Saint Augustin
ne renonce pas au rêve intellectualiste des philosophes dont il
était le disciple, mais il en remet à l'éternité la réalisation.
Pour l'heure présente c'est la foi qui importe.
Nous sommes donc ramenés au point de vue religieux. A la
vérité c'est à ce point de vue qu'il faut exclusivement se placer
pour étudier la doctrine de saint Augustin. S'il est plus philo-
sophe que les Pères latins, il est plus chrétien que tous les
Pères grecs. En ce double sens il est le philosophe chrétien par
excellence. Nous n'irons pas jusqu'à dire, comme M. Denis (2),
qu'il a fondé la morale chrétienne, toute morale chrétienne
antérieure à lui n'étant qu'une combinaison d'éléments étran-
gers. Car, dans cette assertion, ce livre a fait à l'avance la part
de la vérité et de l'erreur. Mais il a fait la morale chrétienne
plus chrétienne. Il l'a rattachée à un dogme qui n'est plus
seulement le dogme aussi philosophique que religieux de
l'existence en Dieu et de l'immortalité. Sa métaphysique est
toute pénétrée de foi. Mais sa morale plus encore. L'une et
l'autre se confondent avec la religion. Mais il a renouvelé la
reUgion elle-même. Selon la forte expression du professeur
Harnack, il a découvert la religion au sein de la religion. Il a
fait consister la piété non plus dans la crainte et l'espérance,
comme l'utilitaire Lactance, mais dans la foi. Les sacrements
eux-mêmes, dont nous dirons tout le cas qu'il fait, ne peuvent
compenser la foi absente. Tout faux air de magie disparaît du
culte. Le mysticisme grec, tout imprégné de naturalisme, se
(1) Saint Aucustin, De Trin., XV, 21.
(2) De.ms, Or'ujène, p. ÎJIO.
424 LES CONTEMPORAINS DE SAINT ÂMBROISE.
spii'itualise. La religion est portée au fond des cœurs, et i'eftort
intime par lequel Augustin avait découvert Dieu érigé en mé-
thode universelle (1). Et en tout cela il n'a pas de précurseur,
sinon cet autre converti, saint Paul.
11 a innové en un autre sens, où nous nous étonnerions que,
quatre siècles après la fondation de la religion chrétienne, il y
eût encore à innover, si nous ne nous souvenions de la séduc-
tion exercée par Thérésie d'Arius. II a fait au Christ sa place
véritable dans le christianisme, combien différent en cela de
cette gnose qui était comme embarrassée de lui. Le christia-
nisme pour lui n'est pas seulement la philosophie chrétienne,
mais l'histoire du Christ. Sa foi va non à un dogme abstrait,
mais à un être. Et ce genre de foi moins intellectuelle et plus
pratique convenait mieux en effet à l'esprit de l'Occident. Dans
la réalité de sa vie intérieure, c'est le Christ qui a vaincu
Augustin. 11 est pour lui la vérité et la religion, il est la mo-
rale. Nous avons déjà montré (2) combien le souvenir de
l'homme Jésus, modèle à la fois divin et réalisé, vivifiait la
morale chrétienne. Avouons maintenant que notre commen-
taire s'appliquerait plus exactement à la morale chrétienne après
saint Augustin. C'est cette morale que la doctrine de la ré-
demption, en laquelle se fondent la doctrine du péché et celle
de la grâce, fait graviter tout entière autour de la personne
du médiateur. Nous disions en comparant Cicéron et saint
Ambroise qu'avec le christianisme Dieu était entré dans la
morale. Après saint Augustin, partout otj nous écrÏAions Dieu,
il faut écrire le Christ. Ainsi toute la philosophie de saint
Augustin se ramène à la religion, et toute la religion aux rap-
ports de l'âme et du Christ. Une tendresse plus personnelle, plus
pleine d'effusions, unit chaque homme non plus à Dieu seule-
(1) Voir le Traité de la religion.
(2) Voir, dans noire chapitre vi, le développement intitulé: Vertus nou-
velles.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES UU PliCHÉ ET DE LA GRÂCE. 423
mont, mais ù l'hommc-Dieu. Ecoutons ce dialogue entendu au
fond de son àme par cet autre Augustin, Pascal : « Je pensais à toi
ihins mon agonie, j'ai verse telles gouttes de sang pour toi... Si
tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. — Je le perdrai donc,
Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance. — Non,
car moi, par qui tu l'apprends, t'en peux guérir, et ce que je
te le dis est un signe que je te veux guérir (1). »
Mais la divinité même du Rédempteur serait un non-sens et
un dogme inutile, si l'expiation dont il s'est chargé n'avait
rendu nécessaire l'intervention d'un Dieu. La dignité de la
victime expiatoire suppose l'immensité de la faute. Ainsi du
dogme de la Trinité et de la défaite de l'arianismc devait être
déduite la doctrine du péché. C'est saint Augustin qui for-
mula cette déduction. Mais il faut remarquer qu'elle était dans
la logique du christianisme. Le péché n'a pas de réalité méta-
physique. Le mal n'est pas un être, un dieu. Saint Augustin
a renoncé à Ihérésie manichéenne, et il est maintenant trop
plein de son Dieu pour admettre un pouvoir rival. Le mal n'est
que la corruption de l'œuvre divine, un déchet dans le hien (2).
Encore y a-t-il des limites à cette corruption. Le mal absolu
entraînerait la fin de l'être qu'il aurait envahi. Tant que l'être
subsiste, quelque bien subsiste en lui (3). Ainsi de l'âme cou-
pable toute beauté n'est pas absente. 11 en demeure assez pour
qu'elle soit un élément de beauté dans l'ensemble (4). D'où
résulte cette doctrine que Dieu a prévu la volonté mauvaise,
et en a tenu compte, prescience d'ailleurs qui n'est pas prédé-
termination ij)). En outre cette volonté mauvaise est une cause
seulement négative, privative. Dieu est cause de tout être. « Cela
(1) Édit. Havet, t. It, p. 208.
(2) Saint Avglstin, De civ. Dci, Xi, 9, amissio boni; hl, 22, priva-
tio boni.
(3) Saint Aicustin, Conf., VII, 18.
(4) Saint Aigistin, De mus., VI, 'oG.
(îj) Saint Alglstin, De praed. saiv:., 19.
426 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBHOISE.
seul qui n'est pas, ô mon Dieu, ne vient pas de toi (1). »
Mais si le mal n'a pas de réalité métaphysique, il a, dans la
doctrine d'Augustin, une réalité morale d'autant plus grande.
Saint Augustin estime en effet que la seule façon de réfuter le
manichéisme est non pas de dissimuler l'étendue des misères
humaines, mais de les expliquer autrement qu'il ne fait (2).
Nous avons dit ailleurs que l'on subit d'ordinaire l'inlluence des
doctrines qu'on réfute. Alors saint Augustin a subi double-
ment l'influence du manichéisme, comme disciple, puis comme
adversaire, et il a été comme obsédé toute sa vie des problèmes
dont cette hérésie est née. La faute de l'homme ne se perd pas
non plus pour lui dans Thistoire d'une chute universelle, dont la
chute des anges aurait été le premier acte. Tout au moins
n'insiste-t-il pas sur cette histoire. Mais il insiste sur la réalité
de nos présentes faiblesses, avec lesquelles les descriptions de
l'état paradisiaque forment un douloureux contraste (3). Il y
insiste avec l'âpreté de souvenirs qui ressemblent à des re-
mords. Et, telle qu'elle est, la perversité humaine ne lui semble
pas pouvoir être déduite d'un acte de liberté actuelle. Tout
prouve d'ailleurs une perversion radicale de notre nature : no-
tre inexplicable résistance à Dieu, la lutte en nous de l'esprit
et de la chair, ces impulsions auxquelles nous cédons en rou-
gissant, tous nos tourments enfin et toutes nos contradictions.
— Ainsi les péchés nous font remonter au péché et nous sen-
tons la faute d'Adam peser sur nous.
Adam a péché, et l'humanité a péché en lui. L'essence hu-
maine, tout entière en Adam, se transmet à sa postérité avec la
déchéance dont iirafrappée(4). Par lafautedu premier homme,
l'ordre du monde a été troublé et le diable y a établi son em-
(1) Saint Augustin, Conf., Il, 11. Et hoc sohini a te non est quod non est.
(21 Saint Augustin, Op. imp. c. JuL, W, G.
(3) Id., VI, 27.
(4) Saint Augustin, De cic. Dci, XIll, 3 .
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHK ET DE LA GRÂCE. 427
pire (1). — Cette intervention du diable semblerait bien donner
au principe du mal plus de réalité qu'Augustin ne lui en accor-
dait tout à l'heure. Mais nous n'avons pas dit qu'il n'y eût pas
chez saint Augustin des apparences de contradiction. Ce désor-
dre universel dont l'homme est responsable prouve du moins le
rang qu'il tient dans le monde en même temps que la place
faite à sa chute dans le plan divin. Elle a soumis l'homme à la
mort spirituelle et corporelle (2), elle l'a soumis à la maladie,
elle l'a soumis à l'erreur. L'âme raisonnable est môlée dans
son àme à une âme bestiale, et il faut qu'il fasse des distinctions
en lui pour retrouver la pureté de sa nature (3). Il ne diffère
des bètes que parce qu'en celles-ci aucune lutte ne s'établit
entre deux natures contraires. Avant la chute aucune lutte
non plus ne troublait le cœur de riiomme, mais c'était la rai-
son qui y était souveraine (4). Ne nous demandons pas com-
ment alors la chute a été possible et continuons d'en appro-
fondir les conséquences. Non seulement nous avons subi de son
fait une diminution presque matérielle, mais elle a créé en
nous une perpétuelle disposition à en renouveler l'offense (5)-
C'est comme une maladie laissée par le péché dans Tâme (6).
Ainsi le péché engendre le péché et cette triste fécondité en est le
plus redoutable châtiment. Voilà comment saint Augustin se
trouve amené à dire que nous sommes actuellement dans la
dure nécessité de pécher (7). Voilà comment l'humanité n'est
plus qu'un amas de péchés (8). — D'oii la nécessité de la grâce.
(1) Saint Augustin, De Trin.,lY, 17; Demipt. etconc. ,11, 14; C. JuUan., 111,159.
(2) Saint Augustin, De civ. Dei, XIII, 13.
(3) Saint Augustin, De Trin., X, 12.
(4) Saint AuGUSTI^, Op. imp.c. JuL, IV, 41.
(5) Saint Augustin, C. Julian, VI, 54.
(6) Saint Augustin, De Trin., XIV, 23.
(7) Saint Augustin, Deperf.just. hum. ,9. Seculaost peccalum habendi dura
nécessitas.
(8) Saint Augustin, De c,v. Dei, XIIl, 3.
428 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
Mais avant d'en venir à elle, demandons-nous en quoi con-
siste un péché dont le poids est si lourd. Ici nous retrouvons
encore l'expérience morale de saint Augustin et sa conception
des rapports de l'âme et de Dieu. Le péché, c'est la privation
de Dieu, c'est la rupture avec Dieu. « C'est contre toi seul que
j'ai péché, Seigneur. » Mais Dieu lui-même n'a pas voulu cette
rupture. C'est l'homme qui, dans son orgueil, a tenté de s'affran-
chir et n'a réussi qu'à déchoir. Il a secoué une pieuse servi-
tude qui est lavéritahle forme delà liberté, préférant la liberté
du mal qui n'en est que le mensonge. Il a refusé ce rôle d'ins-
trument docile départi aux serviteurs de Dieu, et il a voulu lui-
même être quelque chose comme un dieu. Ainsi l'orgueil ou,
comme dit ailleurs saint Augustin, la témérité (2) apparaît
à l'origine de tout péché. Car ce n'est pas seulement l'histoire
du premier péché, mais celle de tous ceux qui le suivirent que
nous racontons ici. Et seule l'humilité d'un Dieu pourra rache-
ter la faute de l'orgueil humain. Ainsi s'explique l'ignominie de
l'expiation et le sens divin de tout abaissement volontaire.
Donc c'est l'orgueil qui est la racine du péché, mais la sen-
sualité en est le fruit. Dieu, pour punir l'orgueil, a cherché le
châtiment le plus humiliant et il a ravalé l'homme aux passions
de la brute. Le péché n'est pas né des désirs de la chair, sans
quoi le diable neût pu pécher (3). Mais les désirs de la chair
sont nés du péché. Et maintenant ils lui fournissent comme
une matière nouvelle. Le corps destiné au service de l'âme
raisonnable s'est révolté contre elle. L'unité humaine est
rompue. Philon est le premier apôtre que nous ayons rencon-
tré de cette haine de la chair qui est venue, avec le christianisme,
troubler le tranquille naturalisme de l'Occident. Philon iden-
tifiait la chute et la génération. Four saint Augustin cette iden-
(1) Saint Alglstin, De lib. arb., Il, 37.
(2) Saim Auglstin, De civ. Dei, XXIi, 24.
(3) Saint Augustin, De mus., VI, 33.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GKÀCE. 429
tifîcation n'est pas absolue. Mais la génération du corps est le
moyen de transmission du péctié. Cette hypotiièse lui paraît
plus simple que celle du traducianisme. L'âme créée sans ta-
che est corrompue par le vase qui la reçoit (1). Le corps est
ainsi le véhicule du péché dont il est l'instrument. Bossuet a
interprété de cette façon la doctrine de son maître Augustin :
« Nous naissons dans ce désordre de la concupiscence parce que
c'est par ce désordre que nous naissons, et qu'il est inséparable
du principe de notre naissance. C'est donc ce qui fait en nous
la propagation du péché et la rend aussi naturelle que celle de
la vie (2). »
Pour comprendre tout ce que la doctrine du péché doit à
saint Augustin, il faut se représenter ce qu'elle était avant lui.
Cette doctrine existe chez les Pères grecs, mais à l'état de
dogme sans vie et sans action sur les âmes. Aucun d'eux n'a
été troublé par elle ; mais ils s'en accommodent et la réduisent
à une- sorte de minimum. Pour Clément, la perfection du pre-
mier homme n'était qu'une perfection possible, de sorte que
nous n'avons perdu que ce que nous n'avions pas. En outre,
les passions faisaient partie de la nature humaine, avant comme
après la chute, de sorte qu'on ne voit plus en quoi nous avons
été pervertis. Le malheur n'a donc pas été bien grand. Pour
Origène, nous nous en souvenons, notre libre arbitre est resté
intact, et chez lui les doctrines contradictoires de la liberté et
de la grâce ne se sont pas encore heurtées. Pour saint Jean
Chrysostome le péché originel a fait l'homme d'immortel
mortel, mais il n'a guère eu que cette conséquence toute
physique. Que nous soyons pécheurs sans avoir péché person-
nellement, Chrysostome ne peut l'admettre (3). Et de cette
mort, dont l'humanité a maintenant l'habitude, il prend assez
(1) Saint Augustin, C. Julian., 17.
(2) BosisuET, Défense de la tradition, IX, 2.
(3) Édit. Bencd., t. IX, Oral. X,p. 52;i.
430 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
philosophiquement son parti. Il en fait môme l'apologie. Elle
nous délivre de nos propres péchés qui eussent rendu insuppor-
table notre immortalité. Elle est une leçon pour l'orgueil et une
menace toujours salutaire. Si bien que nous avons gagné à
cette aventure. Saint Chrysostome a, en elïet, comme la préoccu-
pation d'absoudre Dieu. On voit par là comme les croyances
portent des fruits différents selon les âmes où elles sont semées.
C'est la même histoire, en définitive, que (^hrysostome et
Augustin interprètent, l'un d'une façon si pacifique, et l'autre si
tragiquement. Il n'y a rien de changé à la lettre du dogme et
cependant comme il a changé de sens! L'impitoyable logique
de l'Occident devait tôt ou tard en faire sortir tout ce qu'il
contenait d'amertume. Si cela n'a pas encore été fait, c'est que
les chrétiens de ce côté du monde se sont jusqu'ici plus occu-
pés de la morale du christianisme que de sa philosophie. Mais
voici que l'un d'eux a entrepris de dériver cette morale de ses
sources dogmatiques, et l'àme troublée d'Augustin vient ajou-
ter encore à l'âpreté des déductions inévitables.
Mais si nous sommes tombés si bas que le croit Augustin,
une main divine seule peut nous relever. La doctrine de la grâce
est la suite de la doctrine du péché, ou plutôt fait corps avec elle.
C'est dans la lutte avec Pelage qu'Augustin développa cette
doctrine et il est hors de doute qu'il fut entraîné par l'ardeur
de la lutte à l'accentuer. Pelage était un esprit religieux et mo-
déré, et Augustin cite de lui des déclarations comme celle-ci,
que « Dieu tourne où il lui plaît le CG.;ur de l'homme (Ij », Le
pélagianisme est surtout l'œuvre des amis de Pelage ; mais il
se fit, comme c'est l'ordinaire, le disciple de ses disciples. Or dans
la polémique de Cœlestius et de Julien tout esprit religieux dis-
paraît. Les idées viennent du stoïcisme ; on croirait n'avoir affaire
qu'à des philosophes, et ce fut ce qui les perdit, les querelles théo-
(1) Saint Augustin, Adv. Pel. et Cœlest., I, xxiii.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GRÂCE. 431
logiques se terminant le plus souvent par le triomphe de ceux qui
demandent à la raison le plus lourd sacrifice. Le pape les con-
damna et TÉglise d'Orient elle-même subit le mot d'ordre venu de
Rome, un peu étonnée, mais docile. Pour cespélagiens tous les
hommes sont dans l'état où se trouvait Adam avant la chute,
si ce n'est qu'un mauvais exemple leur a été donné. La mort
n'est pas un châtiment, mais une nécessité de la nature. La grâce
est une aide, mais dont il n'est pas bien prouvé qu'on ne puisse
se passer; et, dans tous les cas, elle nous est accordée selon
nos mérites, ce qui revient à dire qu'elle se confond avec eux, et
en définitive qu'elle n'est rien. Ou bien elle est le pouvoir même
de choisir entre deux actions contraires, c'est-à-dire la liberté,
un don précieux, mais qui n'a pas besoin d'autre nom. La natu-
ralisme pélagien va jusqu'à ne pas condamner sans restriction
la concupiscence; car ce serait condamner la nature, c'est-à-dire
condamner Dieu.
A cette théorie toute philosophique, tout hellénique, saint
Augustin oppose une croyance fondée sur des textes, une
croyance religieuse. Saint Paul, en effet, a écrit ce qui suit : « Ré-
beccaeut deux jumeaux de notre pèrelsaac. Avant qu'ils fussent
nés et qu^ils eussent fait ni bien ni mal, afin que prévalût ce
que Dieu avait fait par choix, non en vertu de leurs œuvres, mais
en vertu de son appel, il fut dit : Le premier né sera assujetti
à l'autre, car il est écrit : J'ai aimé Jacob et j'ai réprouvé Esaii.
Dieu fait miséricorde à qui lui jjlaît ; il endurcit qui il lui plaît.
Vous me dites : Pourquoi so plaint-il alors? qui peut résister à
sa volonté? 0 homme qui es-tu pour répondre à Dieu?
L'ouvrage façonné dit-il à celui qui le façonne : pourquoi m'as-
tu fait ainsi (1)? » Et ailleurs : « C'est Dieu qui opère en vous
le vouloir et le faire, suivant la volonté qu'il a pour vous (2). »
De ces textes, saint Augustin déduit une doctrine où la
(1) Saint Pall, Rom., IX, 10-21.
(2) Saint Paul, Philipp., Il, 13.
432 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBKOISE.
grâce n'est plus un accessoire, mais dont elle est le centre. La
grâce ne se confond pas avec la création, ni avec la loi. Elle
est, entre tous ceux qui ont déjà reçu ce don, un libre choix.
Tous étaient perdus par la faute d'Adam. Dieu ne devait à tous
que sa justice. Il étendit sur quelques-uns une pitié qu'il ne
leur devait pas. En vertu de ce décret miséricordieux, un nom-
bre fixe d'élus est prédestiné. C'est par l'étude des voies et
moyens, et comme par la psychologie de la grâce, que saint
Augustin a développé cette thèse. La grâce est prévenante^
c'est-à-dire qu'elle n'attend pas notre initiative. Dieu rend les
hommes bons, afin qu'ils accomplissent de bonnes œuvres (1).
Nous ne pouvons être dignes de la grâce sans la grâce, car au-
trement elle nous serait due, elle ne serait plus gratuite,
elle ne serait plus la grâce (2). Cependant l'homme suit cette
impulsion donnée, et la grâce devient alors coopérante. Si la
grâce coopère avec nous, c'est que nous coopérons avec elle;
aussi bien est-ce tout ce qui nous reste de liberté (3). Quoi qu'il
en soit, saint Augustin n'a pas tout à fait renoncé, on le voit,
à la doctrine des mérites; mais ces mérites sont eux-mêmes le
premier fruit de la grâce. En outre la grâce peut être irrésistible.
Enfin la grâce nous donne le don de persévérance, car il ne faut
pas croire que son opération soit instantanée et ne laisse plus
rien à faire; mais, comme après toute maladie, vient une con-
valescence (4), Délivrés du péché, nous avons encore à en
effacer les traces et à livrer bien des combats contre ses retours
offensifs (5).
Jusqu'ici nous n'avons vu que les effets bienfaisants de la
grâce, et les timides dirigent leur vision de façon à ne voir que
(1) Saint Augustin, De corr. et grat., 36.
(2) Saint Augustin, De qcsI. PcL, 33.
(3) Saint Augustin, De grat. et tib. avb., 33.
(4) Saint Augustin, De Trin., XIV, 23.
(5) Saint Augustin, FMchir. ad Laur., 13.
SAINT AUGUSTIN : THEORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GRÂCE. 433
ceux-là. Mais cette doctrine a un envers, puisqu'il en est que la
grâce divine a négligés. Et il y aurait quelque subtilité à venir
dire ici qu'elle n'est pour rien dans le mal qu'elle n'empêche
pas. Saint Augustin n'est pas l'homme de ces faux-fuyants.
<'eux qui ne sont pas élus sont réprouvés, ou, si l'on veut, il y
a des élus pour le bien et pour le mal. Sans insister sur ce côté
de sa thèse, saint Augustin cependant a écrit ce qui suit : « Les
saints sont élus pour régner avec le Christ, non pas de la même
manière que fut élu Judas pour l'œuvre pour laquelle il était
fait... Il a élu les uns pour obtenir son royaume, il a élu l'au-
tre pour verser son sang (1). » Il y a donc des prédestinés non
seulement pour le salut, mais pour la damnation. Et saint
Augustin ne leur laisse espérer aucune atténuation des peines
éternelles (2). Si lui-même éprouve parfois quelque sentiment
de pitié (3), il considère que c'est une faiblesse inconnue des
élus (4).
On comprend qu'une pareille doctrine, une fois maîtresse de
son esprit, y ait tout subordonné. Dans un écrit oii il est censé
donner un abrégé de la doctrine chrétienne, dans l'écrit connu
sous le nom de Manuel à Laurent, les dogmes du péché et de
la grâce occupent les trois quarts des chapitres. Les autres
traitent de l'aumône, de la résurrection de la chair et de l'orai-
son dominicale. La chute et la grâce, voilà donc désormais, ou
peu s'en faut, tout le christianisme, un christianisme en deux
actes. « Toute la morale, écrit Pascal, consiste en la concupis-
cence et en la grâce (5). » L'influence de ces dogmes domina-
teurs s'exerce sur la philosophie comme sur la théologie de
saint Augustin. La raison, cette lumière intérieure que le dis-
(1) Saint Avocstin, De corr. et yrat., 7.
(2) Saint Augustin, Enchir. ad Laur., 29.
(3) Saint Augustin, Conf.,Xl, 5.
(4) Saint Augustin, De civ. Dei, IX, o.
(5) Pascal, Pensées, édit. Havet, t. II, p. 88.
Université de Lyon. — VIIL A. 28
434 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMISIIOISK.
c'iple de Platon exaltait, perd graduellement tout celât aux
yeux du théologien do la chute. Naguère aussi toute l'autorité
de la loi morale lui semblait résider dans sa beauté. Dieu l'avait
voulue parce qu'elle était belle ; elle n'était pas belle parce que
Dieu l'avait voulue (1). Mais le bon plaisir divin, grandissant
dans son esprit, va faire maintenant la valeur des choses comme
il fait la valeur des êtres. Avant lui, deux esprits moins philo-
sophiques que le sien, Lactance et Tertullien, avaient soutenu
la même thèse (2). Elle marque en effet un renoncement
volontaire à Tintelligence des choses et un besoin de croire
alors même que l'on pourrait comprendre. Nous avons dit,
à propos.de saint Ambroise, combien cet état d'esprit se
propagera.
La doctrine de la grâce engendra encore la doctrine de
l'Eglise. L'Eglise manifeste la grâce dans l'histoire de l'humanité.
Et, en effet, l'Eglise chrétienne d'alors, par son extension crois-
sante dans l'espace, par ses traditions dont la succession
apostolique apparaissait comme l'éclatante expression, par sa
centralisation qui allait s'affirmant, formait avec la faiblesse de
plus en plus méprisée de la raison individuelle un puissant con-
traste. Un traditionalisme encore mal défini est ainsi à la base
de la doctrine de l'Eglise chez saint Augustin. La décadence de
l'empire romain faisait encore ressortir une autorité qui seule
grandissait quand tout croulait autour d'elle (3). Il ne s'agit donc
pas seulement ici de l'Eglise invisible, communion des saints,
mais de l'Eglise visible, avec son organisation et sa hiérarchie
dont saint Augustin lui-même est un des représentants. Ce
besoin d'une autorité extérieure est commun aux âmes pieuses.
La remarque est d'un protestant, Ilarnack (4). Ajoutons que cette
(1) Saint Augustin, De lib. arb., 1, 3.
(2) Lacta>-ce, Inst. div., III, 12; Tertui.i.ikn, De l'ivnUnilia, IV.
(3) Ce sentiment est bien exprimé par saint Ambroist-, /?/)., 11.
(4) IIaunack, loc. cit., tiatluction française, p. 2G0.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GRÂCE. 433
autorité répondait à un instinct romain, à cet instinct même
qui donna au catholicisme sa forme. Enfin, plus que tout autre,
un ancien hérétique était tenu au zèle envers l'Eglise, comme
pour expier ses infidélités passées. Saint Augustin s'attache à
elle d'une étreinte d'autant plus ardente qu'elle est pour lui cet
appui qu'il a longtemps cherché, et ses remords se traduisent
dans l'âpreté des dogmes que sa foi préfère. Il fond donc en
un seul sentiment l'abandon à la divinité et la soumission à
l'Eglise, forme plus précise d'une dépendance à laquelle il aspire.
La controverse donatiste l'amena à voir dans cette Eglise,
quelle que soit même la valeur des hommes qui la représentent,
l'organe de Dieu, la dépositaire impersonnelle de sa grâce. Par
la célébration des sacrements qui lui est conférée, elle en
devient la dispensatrice. Ainsi elle manifeste la grâce dans le
passé, et dans le présent la distribue. Mais nous savons d'autre
part que le spiritualisme d'Augustin l'empêcha d'attribuer aux
sacrements un pouvoir que ne vivifierait pas par le dedans
l'âme qui les reçoit. Ils sont comme une condition nécessaire,
mais non suffisante du salut. Il en résulte que l'Eglise elle-même
a des frontières mal définies. Elle est un corps mélangé [corpus
pi'rmixtuin). La véritable cité de Dieu ne sera délimitée qu'au
jour du dernier jugement (1). Malgré tout l'Eglise visible est
comme représentative de l'b^glise invisible, et saint Augustin
est entraîné à les confondre dans le culte qu'il rend à l'Eglise
visible. Hors d'elle point de salut, point de moralité ni dans le
présent ni dans le passé. De là un exclusivisme qu'accuse
l'opposition des deux cités, réminiscence, selon Ritter (2), de
l'opposition établie par les gnostiques entre les spirituels et les
charnels, ou plutôt encore de l'antique distinction des citoyens
et des barbares. C'est en effet le vieil esprit d'intransigeance
(1) Saint Akmstin, lie civ. Dci, I, '.V.\.
(2) Voir Ilmiii, ilUl. de ht jihil. çhvctu'inu', hadiiclinn ri;iiii:ais(>, I. II.
p. :UG.
436 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
patriotique qui reparaît sous une forme religieuse. En cela encore
l'Église est rhéritière de l'Etat.
Quant à l'Etat lui-même, saint Augustin en fait un objet tic
réprobation, ou un instrument au service de l'Église. Il est en
effet la communauté sortie du péché, la société humaine pure-
ment humaine, et dont l'unique ressort est dans nos égoïsmos.
En ce sens il est la cité opposée à la cité de Dieu. La doc-
trine dune grâce, dont l'Eglise a le monopole, se trouve ainsi
aboutir à une sorte d'anathème jeté sur l'État laïque. Jamais
nous n'avons été aussi loin des idées antiques. Mais le plus
souvent Augustin, dans l'âme duquel le patriotisme romain
est entretenu par de quotidiennes angoisses (1), voit dans l'État
un pouvoir chargé d'entretenir la paix et la justice nécessaires à
l'Église. Il lui donne aussi comme fonctions de renverser les
idoles et de ramener par la force les hérétiques. Et, le subordon-
nant à l'Église sur ce point, il en vient, par une conséquence
logique, à le subordonner en tout. Il s'était tout d'abord élevé
contre les conversions officielles et décrétées, ne voulant pas
pour l'Église de chrétiens qui ne fussent que des fantômes de
chrétiens (2). Ce fut encore en prenant le contre-pied des dona-
tistes, qui poussaient le scrupule jusqu'à l'hérésie, qu'il fut
amené à en manquer, et à se faire apôtre d'intolérance. Disons
cependant que cette intolérance était dans la logique de son
système. Elle était en germe dans la doctrine de l'Eglise qui est
sortie elle-même de la doctrine de la grâce.
Saint Augustin a vécu à la date la plus propice pour l'exer-
cice d'une grande influence morale, et l'empire romain semble
n'avoir duré que pour attendre cet achèvement de la morale
chrétienne. Non seulement il est le plus grand, mais le dernier
en date des Pères de l'Église. Une sorte de hiatus intellectuel
commençant avec le triomphe des barbares, les choses resteront
(1) Voir BoissiKR, la Fin du paganisme, t. II, p. 449.
(2) Voir Nkanoer, Hist. de rÈijL, l. Il, p. 168.
SÂliNT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GRÂCE. 437
comme il les aura iixées. Il se trouve en outre que sa doctrine
convenait merveilleusement au rôle social que les événements
allaient lui donner à jouer. Elle était de nature à consoler des
vaincus, dans Tesprit desquels elle renouvelait à propos cette
conviction qu'il est bon d'être de ceux dont le royaume n'est
pas de ce monde. Mais surtout elle était mieux faite qu'un
christianisme plus libéral pour imposer au vainqueur un respect
mêlé d'effroi. La peur de la damnation était un moyen de
conversion qui convenait à ces âmes rudes. C'est ainsi que la
religion de Jésus en vint à prendre le ton de la menace, et fit
appel à la terreur pour inspirer l'amour.
La doctrine de la grâce eut sur les âmes prises individuelle-
ment d'autres effets. Mais commençons par dire ceux qu'elle
n'a pas eus, quoique a priori on eût pu les redouter. Elle n'en-
gendra aucunement le quiétisme, ni la diminution et comme la
démission des volontés, auxquelles elle retirait cependant leur
emploi. C'est presque une loi, quoique cela ressemble à un
paradoxe, que les âmes les plus libres se sont rencontrées chez
des penseurs qui ne croyaient pas à la liberté. Comparez les
stoïciens et les épicuriens : ceux-ci ont fait la théorie de la
liberté, mais ceux-là l'ont pratiquée. Comment expliquer de
même que la doctrine du serf arbitre ait été associée à celle du
libre examen? Comment expliquer qu'elle ait été un principe
de réforme et d'affranchissement? Les jansénistes ont enfin
achevé de démontrer que le système d'Augustin, même entendu
dans le sens le plus augustinien, n'énervait pas les volontés. —
Il faut donc se garder de décider avant toute expérience de
l'effet moral d'un dogme religieux ou philosophique; l'histoire
■hous donne ici une utile leçon de modestie.
Il convient d'ajouter toutefois que cet effet ciit pu être diffé-
rent, si les âmes avaient été différentes. Quelque philosophie
qu'on leur apporte, les populations d'éducation romaine
répugnent à en déduire un amoindrissement des énergies indi-
438 l^KS CONTEMl'OHÂlNS UE SAINT AMBHOISE.
viduelles, alors que dautres races poiiisuivent cette conséquence
au delà de tous les systèmes. — Le quiétisme n'a jamais été en
Occident une maladie endémique. Mais il se fait entre les con-
séquences possibles d'une philosophie comme une sélection,
et cette philosophie s'adapte ainsi au milieu moral où elle est
née. Voilà comment, dans la théorie de la grâce, les disciples
d'Augustin ne puisèrent que cette force d'âme que procure le
sentiment d'un soutien invisible, et l'illusion d'être un instru-
ment de Dieu ( 1 ) . Disons en outre que cette conséquence était celle
qu'Augustin avait voulue. Il s'était élevé de toutes ses forces
contre certains moines qui pratiquaient le sophisme paresseux,
et se contentaient d'attendre que la grâce opérât en eux (2).
De plus, il n'a jamais rompu, nous l'avons dit, avec la doctrine
des mérites et des œuvres. Il a tendu, parla participation aux
sacrements, le ressort intérieur de chaque âme; il a fait enfin
de la surveillance de soi-même, c'est-à-dire du contraire d'une
conscience qui abdique, un des traits de sa vie propre et de sa
méthode morale. Si donc la doctrine d'Augustin enfermait un
quiétisme latent, d'autres principes dans la même doctrine ser-
vaient à ce poison de l'âme de suffisant antidote.
Mais ce fut bien elle qui répandit sur le christianisme une
tristesse que ses précédents docteurs lui avaient épargnée. On
n'avait pas encore insisté à ce point sur la chute et sur la
radicale impuissance de l'humanité à se relever par ses propres
forces. On avait enseigné l'humilité, mais on n'avait pas
encore donné des raisons d'être humble si profondes qu'il n'y
a pour ainsi dire plus démérite à l'être. On n'avait pas restreint
avec cette parcimonie le nombre des élus. Origène, sans laisser
aucune faute impunie, ne décourageait personne. Saint Jérôme
lui-même voulait que tous les baptisés fussent sauvés, tout en
reconnaissant qu'il ne fallait pas le dire trop haut. Et voilà
(1) M. Denis [Origène, ji. r>29) exprime des idées analogues.
(2) Saint Augustin, De corrcptione.
SAINT AUGUSTIN : TUKORIES DU l'ÉCUE ET DE LA GRÂCE. 439
comment, dans la prédication de Paul, les chrétiens à qui elle
s'adressait ne virent d'abord qu'un motif de réconfort. Ils
étaient les élus; les réprouvés étaient leurs persécuteurs. L'in-
terprétation de cette prédication devait nécessairement changer,
lorsque les chrétiens furent à peu près tout le monde. Non
seulement saint Augustin exclut à jamais du salut tous ceux
qui n'ont point fait partie de l'Eglise; mais, dans l'Eglise
même, il y a pour lui plus d'appelés que d'élus. Comment,
même si l'on est assuré de faire partie de cette infime minorité,
ne pas jeter un regard de douloureuse pitié sur tant de frères
laissés en chemin? Et comment ne pas éprouver quelque
remords du privilège dont on jouit sans l'excuse de l'avoir
mérité? Ainsi, même pour ces privilégiés, il n'y a pas de bon-
heur ici-bas. A moins que le sentiment de la présence de Dieu
n'ait étouffé en eux toute autre forme de la charité. Saint
Augustin, nous l'avons vu, prête à ses élus cet égoïsme trans-
cendant; mais si, dès cette terre, ils en prenaient le pli, ils
dépasseraient la mesure et se rendraient indignes de cette béati-
tude que ne peut même plus entamer la souffrance d'autrui. 11
faut donc qu'ils soient tristes.
Mais d'où peut venir, même aux meilleurs, quelque sécurité
au sujet de leur propre salut? Si Dieu dans sa justice ne nous
doit à tous que la damnation, notre conscience, si pure soit-elle,
ne peut être un gage d'élection ; et d'ailleurs, à croire qu'elle en
est un, elle perdrait quelque chose de cette pureté. Il faut que
nous sentions la profondeur de notre misère. Jouir pleinement
d'une bonne action apparaît dès lors comme un oubli du péché
et comme une offense à Dieu. La piété suppose une humilité
toujours inquiète ; et le scrupule devient la forme obligée de la
vie morale.
Dans quelques âmes enfm, les moins frivoles, dans les
âmes que les affaires de chaque jour n'empêchent point de
penser, cette question : Serai-je sauvé ? devient une poignante
440 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMBROISE.
obsession. Si l'on est persuadé que Ton peut quelque chose pour
son salut, l'anxiété provoque l'effort, qui chasse l'anxiété. Mais
la doctrine de la prédestination a dépouillé l'effort de cette vertu
bienfaisante ; et nous restons en face du problème de notre des-
tinée, avec cette angoisse de le savoir résolu, et de ne savoir
comment. — Il ne paraît pas que saint Augustin ait senti per-
sonnellement cette angoisse ; et il faut aller jusqu'à la réforme
et jusqu'au jansénisme pour assister à ces supplices d'âmes
toujours « en crainte et en tremblement (1) », dont le livre des
Pensées nous donne l'admirable et douloureux spectacle. Ce n'en
est pas moins la doctrine de la grâce qui fit tardivement ces
austères victimes. L'âme de Pascal descend en ligne directe de
celle d'Augustin, et des traits communs ne manqueraient pas
qui nous permettraient de pousser plus loin entre ces deux grands
chrétiens le rapprochement qui déjà plusieurs fois s'est présenté
à notre esprit.
Si nous nous souvenons de ce que saint Ambroise a pensé du
péché, de la chair, de la grâce, quoique ces opinions ne forment
pas chez lui un corps de doctrine, il nous apparaîtra comme le
maître immédiat d'Augustin. Saint Augustin le reconnaît comme
tel ; et, bien que son originalité théologique dédaigne d'ordinaire
les citations et remonte aux sources même de la foi, il aime à
se couvrir de la grande autorité de celui qui avait présidé à
sa conversion. Saint Augustin n'est donc pas un novateur ;
mais il continue, en l'accentuant, une tradition, et c'est de
saint Ambroise qu'il l'a reçue. Si sa pensée est toute pleine
de celle de Philon , c'est encore saint Ambroise qui l'a
adressé de ce côté; et c'est de la bouche de saint Ambroise,
nous l'avons vu , que des procédés d'exégèse, renouvelés
de Philon, vinrent à bout des dernières résistances de son
esprit philosophique. Déjà donc saint Ambroise représente à
{i)Pkilijyp., Il, 12.
SAINT AUGUSTIN : THÉORIES DU PÉCHÉ ET DE LA GHÀCE. 441
certains égards la synthèse de l'esprit oriental et de l'esprit latin.
Toutefois il est surtout resté un Latin. Son maître de philoso-
phie est Ciccron ; il se contente de peu en fait de philosophie.
Cicéron a eu aussi sur saint Augustin, comme sur toute cette
génération de saints, sa part d'intUience que nous avons décrite
ailleurs. Mais son vrai maître à lui est Platon. C'est Platon, ce
sont les disciples de Platon qui l'ont aidé à sortir du mani-
chéisme. Entre le rhéteur hérétique elle théologien de la grâce
il y eut place, dans sa vie intellectuelle, pour un philosophe pla-
tonicien. Platonicien il est toujours resté en tant que philo-
sophe. Il est, malgré quelques dédains exprimes, plus épris que
la moyenne des penseurs latins de la raison et de la vérité,
plus épris de l'unité, de l'harmonie des choses, de la beauté du
monde et de la beauté de Dieu. Quelques objections qu'il adresse
au platonisme, il le considère encore à la fin de sa vie comme
la plus religieuse, la plus chrétienne des philosophies (1). Si le
stoïcisme, par son caractère pratique,par son dogme tout moral
de la Providence, avait été la doctrine avec laquelle les premiers
Pères de l'Eglise latine s'étaient senti le plus d'affinité, saint Au-
gustin marque donc un retour au platonisme des Pères grecs,
et, du même coup, une renaissance de la spéculation: Sa pensée
sera une résultante de la spéculation grecque et de la rigueur
latine.
Noiis avons déjà dit de Platon qu'il est intellectuellement
comme à mi-chemin entre l'Orient et l'Occident ; mais saint Au-
gustin a dépassé Platon du côté de l'Orient. Il est allé jusqu'aux
Alexandrins, et, au delà même d'Origône, jusqu'à Philon. Il y
est allé» la suite de saint Ambroise, nous venons de le dire;
mais, tandis que saint Ambroise, mieux défendu par le tour
même de son esprit, ne leur prit guère qu'une méthode d'inter-
prétation des textes, saint Au|^ustin leur doit des problèmes et
(1) Saint Auglstin, De cic Dci, Vlll.
442 LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMUHOISE.
même des solutions. Sa philosophie ressemble à celle d'Origènc
par le problème soulevé, celui de la liberté, quoiqu'elle en dif-
fère par la solution. Mais les solutions, dirions-nous volontiers,
font moins la ressemblance des doctrines que la nature même
des problèmes. D'ailleurs Philon, avant saint Augustin, avait
conclu lui aussi à l'impuissance de l'homme. Jl avait même, ce
qu'Augustin est loin d'admettre, fait de l'abolition de la cons-
cience individuelle la condition dès ici-bas d'une vie meilleure.
Il présente ainsi comme l'exemplaire achevé de ce mysticisme
oriental qui pénétrera en proportions variées dans le christia-
nisme, selon les temps, selon les pays et selon les esprits.
Saint Augustin est plus près de ce mysticisme, il est plus près
de Philon que saint Ambroise. En ce sens et en d'autres c'est
un réactionnaire. N'avait-il pas lui-même dans le sang quelque
chose de l'Orient? Il était né sous le soleil de Carthage. L'hé-
résie manichéenne, qui l'avait si longtemps séduit, est une hé-
résie orientale. Mais de saint Jérôme lui-même, qui était allé
chercher ses inspirations sur les bords du Jourdain, ne pourrait-
on dire aussi que la pensée a pris comme une teinte orientale ( 1 ) ?
— Si bien que de tous les Pères de l'Église latine saint Ambroise
est en définitive le plus vraiment latin. Dans son œuvre, dont les
éléments sont complexes, c'est l'imitation de Cicéron qui reste
le trait caractéristique. Le monachisme et la théologie scienti-
fique, qui viennent d'Orient, se développent dans l'Occident à la
fin du iv° siècle. Saint Jérôme fut l'apôtre de ce monachisme;
saint Augustin fut l'ouvrier de cette théologie. Saint Ambroise,
dans la collaboration de ces trois grands esprits à la formation
de la conscience des siècles suivants, demeure le représentant
de la tradition classique et de l'esprit romain.
(1) Une idée analogue, à propos de saint Augustin et de saint Jérôme, est
exprimée à deux reprises par M. Villemain, (oc cit., p. 89 et 341.
CONCLUSION
Comme trois éditions successives d'une même œuvre ont passé
sous nos yeux dans celte étude. Un môme traité Des Devoirs^
revu et corrigé par le temps et les progrès de la conscience hu-
maine, maintient sur certains points une tradition fixe, depuis
les lecteurs de Panélius jusqu'à ces lecteurs de saint Ambroise
que nous avons vus s'échelonner dans tout le moyen âge. Si c'est
trop de dire qu'il la maintient, du moins il l'exprime comme un
symbole. Car il est possible que l'accord entre les trois livres
que nous avons rapprochés tienne autant au fond commun de
la nature humaine, qui se reflète en eux, qu'à une imitation con-
tingente, et que cette imitation ait été ici une conséquence plu-
tôt qu'un principe. Nous n'en tenons pas moins un de ces fils
qui relient, à travers les révolutions, les civilisations et les cons-
ciences. Ainsi le stoïcisme a l'honneur d'avoir formulé certaines
vérités auxquelles le christianisme en a ajouté d'autres, mais
qu'il a respectées et propagées. Quelque chose du christianisme
lui est par là antérieur, et il ne mit d'abord aucune mauvaise
grâce à le reconnaître. Ce quelque chose, c'est tout ce que nous
désignons par le terme de classique, c'est le culte de la raison
et de tout ce qui est fondé sur elle. Ce durable esprit classique
nous vient de la Grèce, de la Grèce affranchie de ses religions
locales, et ayant réalisé, pendant quelques générations, un des
types d'humanité les plus accomplis qui soient dans le passé.
(>e n'est pas seulement la pensée qui relève de la raison pour
les Grecs, mais l'action. Ils idéalisèrent la nature humaine, en
444 CONCLUSION.
prenant en elle ce qu'il y a de commun à tous et d'essentiel ; et
de celte nature commune ils firent un modèle à maintenir ou
à retrouver dans chacun. Ils méprisèrent ces accidents, les
passions, et élevèrent au-dessus du temps et des particularités
individuelles les principes de la conduite. C'est de ces hauteurs
qu'ils dérivèrent leur force morale. Puis ils s'habituèrent a
chercher dans la participation à cette vie vraiment humaine
toute la valeur de l'homme. Le dedans de chacun acquit un
prix infini. La conscience fut fondée, quoiqu'il n'y ait pas encore
de mot pour la nommer, la conscience qui devint plus tard le
ressort de nobles attitudes et de mâles résistances. Toutefois les
Grecs n'enfermèrent jamais leur idéal dans les limites d'une
conscience individuelle; seule une société régie par la raison
exprime à leurs yeux toute la perfection humaine. Comme un
souvenir de la cité antique plane ainsi sur la cité de Zenon et
planera encore sur celle d'Augustin. La vertu telle que les Grecs
la rêvèrent et la pratiquèrent est active et rayonnante. Elle est
faite de raison, mais d'une raison qui n'est que la nature débar-
rassée de ses entraves. Elle ignore l'extase et la mortification.
La vie sociale est le milieu où elle s'épanouit.
En son honneur les Grecs ont mis enjeu toutes les ressources
humaines. Ce peuple artiste fit de la vertu l'art par excellence.
Chez lui on fut honnête homme par goût et par élégance. L'hon-
nêteté y fut aussi alTaire de savoir et d'apprentissage. Science et
conscience, dont le divorce est chose moderne, sont alors expres-
sément unies. La vertu est ainsi l'acte de toutes les puissances
de l'homme. La gloire, cette immortalité terrestre, est encore
une invention de la Grèce (1) et, grâce à cette invention, la vie
actuelle est subordonnée et les intérêts contingents jugés d'un
point de vue plus élevé. S'ils n'inventèrent pas l'amitié, les
Grecs la cultivèrent comme avec le dessein arrêté de tirer d'elle
(1) Cf. Renan, Discours à l' Assuciation pour V encouragement des études grecques,
1892.
CONCLUSIOiN. 44-5
tout ce qu'elle contient d'essence morale et d'exquises jouis-
sances. Là est un des traits communs de tous leurs systèmes
moraux. Mais la vertu grecque se passa du secours de Dieu.
C'est elle qui est divine, et le véritable dieu des Grecs est l'homme
pleinement homme. Du moins la limite est-elle mal tracée qui
sépare les hommes des dieux.
Mais si la raison est également départie à tous, par cette part
de divinité, par ce fond identique tous sont égaux. De la rai-
son ainsi naquirent la justice et le droit. Quelque chose de
meilleur en naquit encore : la fraternité. L'héritage partagé
entre tous fit de tous une même famille, et cette idée diminua
le poids des iniquités humaines (1) en attendant qu'elle aidât à
diminuer ces iniquités elles-mêmes. La cité antique s'élargit;
les frontières de toutes sortes disparaissent ; les barbares et les
esclaves sont appelés frères, au moins dans les livres. Cette fra-
ternité théorique était au moins un commencement. Les Grecs
crurent à la raison jusqu'à lui donner à gouverner le monde
comme les Etats. La Providence est pour eux un autre nom de la
raison et de la justice, et cela encore était un commencement.
Mais toutes ces nobles doctrines seraient restées dans le
domaine de la spéculation, si des Grecs à l'esprit souple, comme
Panétius, n'avaient pris à tâche d'en déduire des règles de vie. Par
eux quelque chose de cet idéal de raison, de justice et de fraternité
descendit dans la morale pratique, et de celle-ci dans les mœurs.
L'éclat du dogme stoïcien apparaît diminué quand il est réfracté
à travers les mille facettes des obligations quotidiennes. Mais
c'est par cette multiplication de ses conséquences qu'un principe
devient fécond, et les Panétius achèvent l'œuvre des Zenon.
Toutefois c'était aux Romains, en morale comme en tout,
qu'il devait appartenir de transmettre à l'Occident les leçons de
la Grèce. Et ces leçons transmises par eux eurent plus d'auto-
(1) L'effet contraire se i)ro(luira phis tard, et le sentiment d'une égalité
de droit rendra les inégalités de fait plus intolérables.
446 CONCLUSION.
rllô et de retentissement. Les Romains sont un peuple légis-
lateur et religieux. Les lois morales participèrent chez eux au
respect que toute loi leur inspirait. Quelques-unes, entre celles
qu'on leur apportait, répondaient en outre à leurs secrets ins-
tincts : ils avaient toujours aimé l'ordre, la règle, la bienséance ;
ils avaient toujours respecté au moins les symboles extérieurs
du droit. Ils en interprétèrent d'autres à leur façon et eurent
l'art de tirer d'un livre grec des leçons de patriotisme romain.
Toujours ils leur donnèrent plus de précision, car c'étaient des
gens formalistes. Leur enseignement prit enfin un accent plus
religieux; et, au fur et à mesure qu'ils s'affranchissent de leurs
modèles grecs, quelques éléments religieux s'y mêlent en effet.
— Si fidèles disciples qu'ils aient été, les Romains ont donc
ajouté leur tempérament propre à la morale grecque, et lui
ont donné par là les qualités qui font durer.
En même temps, ils la rendaient plus propre à s'incorporer
dans la religion qui allait conquérir le monde, et à perpétuer
ainsi, au delà de la plus grande révolution morale que l'Occi-
dent ait traversée, la tradition classique. Ce que le christianisme
ajoute à cette tradition tout en la recueillant, nous l'avons dit
longuement. 11 humilia celte humanité qu'exaltait sa foi dans
la raison. Mais peut-être la démonstration de la misère de
l'homme prenait-elle un sens d'autant plus profond qu'elle
succédait à celle de sa grandeur. De même le dogme philoso-
phique de l'égalité foncière de tous les hommes semblait avoir
été élabli à temps pour délivrer le sentiment de la charité
d'objections qui en eussent ralenti l'essor. C'était enfin la mo-
rale indépendante dans toute sa perfection que le stoïcisme
avait esquissée, morale dont les derniers stoïciens avaient
déjà peine à se contenter. Il était utile au christianisme que
l'épreuve en eût été faite. Unir la morale et la religion, faire
tout dépendre dans la conduite de la pensée de Dieu et de
l'amour de Dieu, voilà en effet l'essence de sa réforme morale.
CONCLUSION. 447
Même quand les devoirs reslenlideiili(|iies leur pôle est changé.
L'édition chrétienne que saint Ambroise donna du traité De.^
Devoirs bouleversa donc de fond en comble l'enseignement
primitif. Elle le suppose cependant, et, pour une part, est le
résultat d'une évolution naturelle. De plus elle ne le supprime
pas, mais sert à son tour, sans le vouloir, à en prolonger l'in-
fliience. Nous avons déjà dit tout cela, mais il fallait le redire
pour laisser sur cette impression le lecteur qu'à force de vou-
loir le renseigner sur toutes les directions d'idées qui se sont
croisées avec celle que nous suivions nous avons peut-être égaré.
C'est ce trésor de raison pratique qui, entre la Grèce, Rome et
nous, met plus de parenté que le sang n'en saurait mettre,
dont nous avons surtout voulu montrer la transmission.
II
Imaginons maintenant qu'il arrive à la pensée de quelque
moraliste contemporain de donner une édition nouvelle, ap-
propriée à nos idées, de ce livre immortel, le De Officiis ; de-
mandons-nous en peu de mots ce qu'elle serait et ce qu'elle ne
serait pas. — Une première ressemblance entre ce traité des
devoirs contemporain et celui de Cicéron consisterait dans le
ton môme moins impérieux, moins ardent, moins apostolique
que celui de saint Ambroise. Nous avons de bonnes raisons
pour ne pas élever la voix, et notre ton se ressent de l'hésita-
tion de nos doctrines. Nous ne sommes plus d'accord en effet
que sur des vertus de juste milieu, et ce n'est pas ce genre de
vertu qui d'ordinaire provoque l'enthousiasme. Dans la com-
position de l'honnête homme d'aujourd'hui il entre surtout des
qualités de tact, de mesure, de bon goût que n'eussent désa-
vouées ni Panétius ni son disciple romain. Serions-nous donc,
du moins pour l'allure générale de la conduite, plus près d'eux
que de saint Ambroise ? Notre tempérament moral n'a-l-il pas
448 CONCLUSION.
plus d'analogie avec celui de Gicéron et de ses lecteurs qu'avec
celui des fidèles qui se pressaient autour de la chaire épisco-
pale de Milan? — D'autres formes de la même question vont
reparaître dans ces pages, à propos de la nature môme des obli-
gations et des croyances morales.
Toute une partie de la morale chrétienne est restée, nous
l'avons vu, en dehors des Offices de saint Ambroise, soit que
les cadres cicéroniens n'aient pas été assez larges pour la con-
tenir, soit que certains articles de foi, essentiels cinquante ans
plus tard, n'aient pas encore été tels aux yeux de saint Ambroise.
Ce sont ceux-là que notre moraliste moderne négligerait aussi
le plus volontiers, s'il ne les contredisait pas. C'est tout d'abord
la conception augustinienne de l'Eglise. Dans son sens strict,
elle est aux antipodes de notre conscience moderne. C'est une
vraie croyance religieuse chez nous que la croyance à l'unité
morale du genre humain et à la possibilité du mérite pour tous.
Ni la patrie ni la religion ne dressent aujourd'hui de ces bar-
rières au delà desquelles on se méconnaît volontairement.
Nous admettons qu'on puisse très sincèrement ne pas croire ce
que nous croyons. Nous admettons qu'en dehors de notre culte
il puisse y avoir des honnêtes gens et même des saints. L'Eglise
véritable pour nous est celle qui comprendrait toutes les
bonnes volontés, d'où qu'elles viennent et quelle que soit leur
étiquette confessionnelle. Les croyants eux-mêmes n'ont plus
le courage aujourd'hui de refuser leur part de salut aux vertus
qui se rencontrent dans d'autres rangs que les leurs, et ils se
réjouissent quand ils trouvent quelque texte qui les autorise
à faire leur paradis hospitalier. Un catholique écrivait récem-
ment que les protestants pieux font partie de l'âme de l'Eglise,
tandis que les catholiques mondains appartiennent à son corps
seulement (1). Notre temps a vu cette chose très belle, un con-
[\) Voir Union pour V action morale, lii avril 1894, p. 470.
CONCLUSION. 440
grès de religions, et il a entendu, au lieu de mutuels anathèmes,
des paroles de paix et d'union échangées entre leurs différents
ministres. Si la tolérance, môme prêchée par des incrédules, est
pour nous un dogme véritable, de quel caractère plus élevé n'est
pas cette tolérance réciproque de croyances rivales, qui ne pro-
cède pas de l'indifférence mais du respect de l'âme, et de cette
conviction que toute croyance a un prix infini? Pour avoir
donné naissance à ce sentiment, notre temps mérite qu'on le
défende contre ceux qui l'attaquent.
La doctrine de la grâce, moins franchement délaissée que
celle de l'HlgHse, ne tient pas beaucoup plus de place dans les
consciences modernes. Ceux qui l'acceptent par esprit de sou-
mission la laissent dormir dans un coin de leur âme, comme
étrangère au reste de leur être moral. Il y a ainsi telle façon
de croire où il n'entre vraiment que l'intention. Les âmes
pieuses continuent encore d'invoquer le secours de Dieu pour
leur débile vertu, mais elles évitent de philosopher sur la façon
dont il peut leur être accordé. Elles évitent surtout de se lais-
ser entraîner par la logique jusqu'à soulever le problème de la
prédestination. L'Eglise elle-même, dans la limite du dogme,
atténue ses formules et, là où le dogme ne la contraint
pas, incline vers des doctrines qui ressemblent fort à celles de
Pelage. C'est ainsi que des maîtres chrétiens enseignent en
philosophie la souveraineté de l'arbitre humain dont ils ont
confessé en théologie l'incurable faiblesse ; et l'hérésie consiste
aujourd'hui à ne pas croire à la liberté plutôt qu'à trop y
croire. Tandis qu'Augustin se plaisait à violenter nature et
raison, on fait aujourd'hui même en théologie des économies
de surnaturel.
La croyance à la transmission du péché choque moins cet
instinct d'économie et notre rationalisme (car elle trouverait
de bonnes raisons philosophiques, scientifiques même à faire
valoir) qu'une sorte de naturalisme aveugle et superstitieux dont
Université de Lyon. — VIII. A. 29
450 CONCLUSION.
llousseau a été Tapôlre. La démocratie, le progrès, l'enfance
sont avec la nature l'objet de ces superstitions d'aujourd'hui qui
se résument dans la croyance à la bonté originelle de l'homme (1 ).
Sans doute la démocratie est la garantie nécessaire de la justice
sociale et comme une forme de la liberté ; mais n'y a-t-il pas
au fond de notre foi démocratique quelque chose de plus, à
savoir cette illusion qu'il suffit de prendre une moyenne des
volontés humaines pour que cette moyenne exprime nécessai-
rement la vérité et la raison ? De môme c'est presque un devoir
de croire au progrès, assez du moins pour y travailler ; mais oîj
la superstition commence, c'est lorsqu'oncroit à la perfectibilité
nécessaire et indéfinie de notre nature, comme si sa bonté native
était de force à résister à toutes nos fautes, et comme si le bien
devait toujours l'emporter sur le mal. Il n'y a pas toutefois
d'idolâtrie comparable à celle qui s'adresse à l'enfance. L'enfant
est l'idole à la mode. La religion elle-même a subi cette mode,
et le culte de l'enfant Jésus est devenu la forme préférée du
culte que nous devons à Dieu. L'enfant a ses poètes, ses peintres
et ses psychologues, et dans chaque maison il a sa cour qui
comprend tout le monde. Elever un doute sur son innocence
apparaît comme une impiété (2), et on ne réfléchit pas qu'il faut
bien cependant que le petit être souvent désagréable qu'il sera
plus tard soit en germe sous ses tresses blondes. On ne raisonne
pas, on se tait et on contemple. Nous mettons dans cette con-
templation sans doute toute la poésie de ces rêves et de ces
espérances qu'un berceau fait naître, mais nous y mettons aussi
un autre sentiment, le respect presque pieux d'une nature toute
neuve qu'il nous semble que nous avons bien moins à redresser
et à former que nous n'avons à en protéger la pureté. C'est
cette pureté que le dogme du péché conteste, et il y aurait là
(1) Voir Bouvier, la Conscience moderne et la doctrine du péché.
(2) Ainsi tel passage de saint Augustin, Conf., I, 7, nous choque
presque.
CONGLUSIOiN. 451
de quoi troubler bien des consciences maternelles, si nous
n'avions depuis longtemps inventé le secret de faire vivre en
nous deux doctrines contradictoires, qui est, pour Tune des deux
au moins, d'y croire, mais de n'y point penser.
Il n'y a rien de plus artificiel et de plus contraire à la nature
que la vie monastique. Aussi notre temps ne prêterait-il plus
une oreille docile au genre d'apostolat que saint Ambroise et
saint Jérôme représentent pour l'Occident. Remarquons-le, ce
n'est pas seulement que nous ne soyons plus à la hauteur de
certains enthousiasmes et de certains devoirs, mais il y a des
devoirs que nous ne considérons plus comme tels, où nous ver-
rions même, dans certains cas, le contraire d'un devoir. Nous
ne croyons plus qu'on ait le droit de tout abandonner pour ne
s'occuper que de son salut personnel, et nous sommes tout près
de condamner cette préoccupation, quand elle est exclusive,
comme une forme de l'égoïsme. Nous ne voyons dans le cloître
que l'asile de vies qu'aucun autre devoir ne sollicite, et nos pré-
férences vont aux ordres qui remplissent à leur manière une
fonction sociale. Nous demandons en effet à la vertu d'être utile,
d'être féconde. Nous pensons qu'il y a quelque lâcheté morale
à se tenir à l'écart par crainte des contacts, des tentations, des
exemples, et à ne cultiver en soi qu'une vertu de serre chaude.
Une vertu éprouvée est à nos yeux celle qui ne craint pas le plein
air et les risques que font courir les batailles de la vie. Aussi
pour beaucoup de saints purement contemplatifs notre piété
ne va pas sans une arrière-pensée, et notre admiration n'est
plus entière. De plus certaines violences faites par eux à des
sentiments naturels vont jusqu'à nous blesser. « Le Maistre de
Sacy confessant sa mère au lit de mort, sainte Françoise de
Chantai abandonnant ses enfants pour suivre François de Sales,
madame de Maiiitenon enlevant les filles à leurs mères pour le
salut de leur âme, nous paraissent avoir péché contre la nature. »
Ainsi s'exprime un homme dans la pensée duquel apparaissent
452 CONCLUSION.
tour à tour tous les aspects de notre conscience moderne, Renan.
Un idéal de vie naturelle et dévie complète, conforme à l'ensei-
gnement de la philosophie grecque, conforme au vieil instinct
social de TOccident, s'est donc réveillé en nous.
Les couvents étaient le cadre obligé de la vie ascétique ; or
nous allons jusqu'à douter du mérite même de ce genre de vie.
Nous sommes moins touchés par tout le spiritualisme qui s'en
dégage, par la preuve sans cesse renouvelée qu'il crée d'un prin-
cipe étranger en nous à la matière, par toutes les espérances
d'affranchissement qu'il consacre, en commençant dès ici-bas de
les réaliser, que nous ne sommes indisposés par la déperdition
de force physique et même par celle de plaisir qu'il entraîne.
Nous nous demandons : à quoi bon? Il y a là un critérium de la
conduite qui a été introduit dans nos esprits par ces auxiliaires
souvent involontaires de l'utilitarisme, les économistes. Puis
nous avons toutes sortes de sollicitude pour la partie physique
de notre être. Notre guenille nous est chère. Non seulement en
fait nous la vengeons d'un long dédain, mais nous nous recon-
naissons de vrais devoirs envers elle, et un auteur contemporain
a parlé de péché physique et de moralité physique (1). Certains
de ces devoirs, comme celui de propreté, sont définitivement
entrés dans nos consciences. D'autres, au contraire, comme celui
de chasteté, en sont presque sortis. Du moins la chasteté n'est-
elle chez nous qu'un devoir provisoire ; elle ne procède plus du
mépris de la chair, mais du respect de soi et du respect môme
de l'amour. Nous ne nous insurgeons plus en effet contre les
lois de la nature, et l'honnête mère de famille nous semble avoir
compris sa tâche ici-bas au moins aussi bien que la vierge
entêtée dans une pieuse stérilité. Allons plus loin, il nous semble
qu'il y ait comme un orgueil surhumain à faire fi du bonheur.
Nous n'avons plus dans notre destinée cette foi vive qui fait
(1) Spencer, De V éducation.
CONCLUSION. 453
compter le présent comme rien. Nous voulons nos enfants heu-
reux dès ici-bas et nous les élevons pour celte fin terrestre.
JNous avons même souci de leur bonheur immédiat que nous
considérons comme chose sacrée, et l'éducation se passe à veiller
sur lui. De cette recherche du bonheur présent, naît encore,
comme on l'a remarqué (1), entre deux puissances qui auraient
tant d'autres raisons de s'entendre, l'Église et la démocratie,
le plus grave sujet de dissentiment. L'Eglise enseigne l'espé-
rance, la démocratie répond qu'elle n'aime pas attendre, et que
son royaume à elle est de ce monde. Ainsi l'idée du bonheur
terrestre est réintégrée parmi les motifs avoués de la conduite.
Jusqu'à ce que cette question apparût, notre De Officiis
moderne ressemblait malgré tout à celui de saint Ambroise,
puisque ce qu'il négligeait dans la morale chrétienne était ce
que l'imitateur de Cicéron n'avait laissé qu'entrevoir ; mais,
avec le désaccord sur les fins mêmes de la conduite qui surgit,
la conscience moderne semble rompre de plus en plus avec celle
du iv^ siècle. Ceux même qui continuent d'espérer dans l'au-
delà ne font plus de cette espérance le motif obsédant de toutes
leurs actions, ou, s'ils le font, cela leur est presque compté
comme une faute. On oppose sur ce point la morale du chris-
tianisme à sa métaphysique. On établit une antinomie entre le
dogme de l'immortalité personnelle et la vertu chrétienne par
excellence, la charité (2). Le bien de tous, même limité à la vie
présente, semble un idéal plus élevé que le bien personnel, môme
sans limite dans le temps. Pour ceux enfin qui voient dans l'une
et l'autre recherche deux utopies qui se succèdent, celle-là du
moins marque un progrès, elle est le dernier stade de l'illusion.
On dit encore, en se plaçant à un autre point de vue, que la pen-
(1) A. Leroy-Beallieu, la Révolution et le libéralisme, p. 202, et passim.
(2) Archimandrite Antoine, Du rapport entre le dévouement à la chose publique
et les préoccupations du salut personnel (Voprosy filosoPii i psychologïi, année
m, n" 12).
45i CONCLUSION.
sée de l'immortalité opprime notre liberté et notre faculté de
mériter, et l'on ajoute tièrement que la vertu n'a pas besoin de
paradis. Ainsi des conceptions morales les plus hautes de notre
temps descendent des objections, sinon contre la croyance chré-
tienne, du moins contre le rôle qu'elle a longtemps joué dans
les délibérations humaines. Nous recommençons donc l'essai
stoïque d'une vertu sans appui extérieur et sans espérance.
Nous prétendons nous passer de Dieu comme de la vie future.
Ceux mêmes qui trouvent dans cette pensée qu'un être supérieur
les voit, les soutient et les encourage, le plus doux et le plus
puissant des réconforts, ceux-là même reconnaissent à la vertu
le droit d'exister par elle seule, et ils éprouvent pour l'effort
supplémentaire que cette indépendance suppose une nuance
particulière de respect. Nous avons ainsi nos saints laïques que
tous honorent. La vertu est devenue un pays neutre que tous
s'entendent pour protéger, sans qu'aucune confession élève
sur lui de prétentions exclusives. En d'autres termes elle est
maintenant quelque chose de laïque. On conçoit une vie morale
dont certaines croyances ne soient pas le support et dont les
sacrements ne soient pas l'aliment. Toutes ces choses si étroi-
tement unies dans les écrits de saint Ambroise, unies en fait
encore dans tant de consciences, sont théoriquement dissociées.
Morale et religion sont limitrophes, mais indépendantes. Tel
problème qui a été longtemps un problème religieux, comme
celui de la liberté, s'est laïcisé lui aussi, redevenant un problème
philosophique. Mais de la philosophie même quelques uns veu-
lent s'affranchir et repoussent toute tutelle dogmatique. Leur
vertu est suspendue en l'air. Gardera-t-elle longtemps cet
équilibre instable?
Ces derniers dissentiments entre notre morale et celle de
saint Ambroise n'ont pas trait du moins à la nature même des
obligations. Nous nous sommes tenus ainsi comme aux alentours
de nos devoirs, arrêtés que nous étions par des problèmes
CONCLUSION'. 455
communs à tous. Mais ces devoirs, différemment fondds dans
la théorie et pratiqués dans un esprit différent, resicnt-ils du
moins identiques dans leur matière? — Oui, sans doute, pour un
grand nombre; oui surtout pour ceux qui faisaient déjà la
ressemblance entre le livre de saint Ambroise et celui de
Cicéron. Nous avons déjà dit qu'il y avait là dans la conscience
humaine des points fixes depuis plus de deux mille ans. Pour
les autres, nous serions moins affirmatifs. Quelques uns sont
contestés, battus en brèche. Est-ce seulement parce qu'ils font
une violence plus grande à notre nature qui résiste à coups de
sophismes ? Ceux qui savent combien il est difficile d'être tout
à fait sincère envers soi-même admettront volontiers que cer-
taines doctrines morales ne soient ainsi que des prétextes, et que
les hésitations de nos consciences ne fassent souvent que tra-
duire les défaillances de notre volonté. Nous ne croyons pas
toutefois que cette explication suffise à tous les cas. Il y a cer-
taines attitudes de la conscience qui ont une telle fixité et qui
sont à ce point coordonnées entre elles qu'il faut bien les consi-
dérer comme authentiques et en discuter le sens.
C'est ainsi que s'élèvent des doutes très sincères sur la valeur
absolue d'un certain type de vertu dont l'humilité était le trait
significatif. Déjà Descartes distinguait une humilité vertueuse
et une humilité vicieuse, et parlait avec un tout autre accent
de cette générosité « qui fait qu'un homme s'estime au plus haut
point qu'il se peut légitimement estimer » (1). On sait que
Spinoza fut plus radical (2); et à mesure que son intluence
s'est répandue, l'admiration des hommes a été ramenée vers la
force et la conscience de la force. A vrai dire, cette admiration
n'avait pas cessé d'exister, mais à côté de la morale. Spinoza
a légitimé un sentiment naturel, et la conscience humaine l'a
suivi, sans doute parce qu'il ne faisait qu'en prévenir l'évolution,
(1) DESCAnTKS, l'<l!>S)OnS, 111, IVi'i.
(2) Spl^0ZA, Éthique, III, prop. lx, schol.
456 CONCLUSIOX.
Nous continuons à louer et à enseigner riiumilité par habitude,
mais seulement du bout des lèvres. Ainsi renseignement d'une
vertu survit au respect réel qu'elle inspire. Du moins deman-
dons-nous à riiumilild de ne pas nuire à d'autres sentiments
qui nous sont devenus plus chers. Nous lui posons des condi-
tions ; nous voulons bien être humbles, mais dans la mesure oii
notre considération n'aura pas à en souffrir. Bourdaloue recom-
mandait aux fidèles qui l'écoutaient, il y a deux siècles,
l'exemple du Christ qui n'a pas voulu se justifier (1). Non
seulement nous sommes peu disposés à suivre cet exemple, —
cela fut de tous les temps, — mais — ce qui est nouveau —
nous nous demandons si vraiment la perfection consiste à
chercher ainsi son humiliation. Se respecter au contraire, se
faire respecter sont devenus des devoirs primordiaux.
De l'Angleterre nous est venu en partie ce culte de la valeur
individuelle (2). Il y a ainsi des sentiments qui ont une origine
géographique et qui semblent être le produit d'un climat. Mais
quand ils renferment une part de vérité morale, ils se répandent
en dehors même des conditions où ils sont nés, et prennent
leur place définitive dans la partie immuable de la conscience.
Avec les influences physiques et extérieures qui ont donné à
l'homme l'habitude, puis le goût de l'effort, ont collaboré les
méthodes morales introduites par la réforme. Obéissance et
humilité allaient ensemble. De la doctrine du libre examen
devait ressortir nécessairement pour chaque individualité un
sentiment plus haut de sa valeur. Développer cette individua-
lité, l'affranchir de toute dépendance, travailler à son perfec-
tionnement avec une nuance didolàtrie deviennent par suite des
modes nouveaux de l'effort moral. Tout cela est gros de con-
séquences m.ême politiques, et nous en dirons quelques unes dans
(1) Bourdaloue, Troisième sermon sur la Passion de Jésus-Christ, L^ partie.
(2) Un curieux passage de Dickens (i)(ïijd Copperfield, Irad. française, t. II,
p. 142-143) confirme et illustre ce trait de psychologie anglaise.
CONCLUSION. 457
un instant. Mais en môme temps que les revendications du droit,
c'est-à-dire en même temps que la notion des devoirs qu'ont
les autres envers nous, apparut une notion nouvelle de nos
devoirs envers nous-mêmes. Les philosophes les déduisirent, et
la dignité de la personne humaine devint la formule qui les
résume tous. Idéalement il est possible de concilier ce devoir
presque récent avec celui de Thumilité, mais on tombera d'accord
que ce n'est plus le même aspect de la vertu complète qui est
présenté à l'admiration et à l'imitation des hommes, et que ce
qui se concilie dans l'idéal se contredit souvent dans la réalité.
On va plus loin d'ailleurs, et on accuse l'humilité ainsi que
toutes les vertus de la môme famille, renoncement, sacrifice,
résignation, d'avoir déprimé l'âme humaine. La vertu véritable
est, dit-on, énergie et rayonnement. Elle naît de la tension de
toutes les forces humaines et non de leur volontaire diminution.
Dans le même esprit on distingue deux sortes de bonté, l'une
passive, incapable d'agir et de réagir, l'abdication de notre
être propre lui ayant fait perdre toute racine et toute sève,
bonté mystique, impuissante comme tout mysticisme; l'autre
active, vraie fleur d'une âme forte, où se résument tous les
dons délicats d'une personnalité pleinement épanouie et assez
riche pour se répandre (1). De celle-ci sortent les actes et les
œuvres. La fierté, l'ambition, tout ce qui soutient et élève
l'homme enfin, lui sert de ressort, au lieu que la bonté qui
commence par l'oubli de soi se perd par son excès même.
Ainsi c'est pour mieux faire fructifier la bonté, cet autre nom
de la c harité, qu'on la débarrasse de vertus soi-disant parasites ;
et on place la conscience chrétienne en face d'une antinomie
qu'elle aurait longtemps abritée. Nous aurons à nous demander
tout à l'heure si par là la notion de charité n'est pas entamée
à son tour; mais concluons pour le moment que nos préférences
(1) Voir RosNY, Impérieuse bonté. Ce romancier avait déjà indiqué la même
thèse dans Daniel Valgraivc.
458 CONCLUSION.
même morales sont à celui qui s'affirme plutôt qu'à celui qui
s'efface, à celui qui exalte en lui la nature humaine plutôt qu'à
celui qui s'applique à se refaire une âme d'enfant ; avouons que
nous méconnaissons ce qu'il faut d'effort pour s'humilier, de
grandeur pour se faire petit. Platon faisait de l'amour, c'est-
à-dire de toutes les tendances généreuses de notre âme, le fils de
la pauvreté et de la richesse; le christianisme le fait naître de
la seule pauvreté ; quelques uns de nos contemporains le
feraient naître de la seule richesse. Elle seule peut être féconde.
Il résulte de tout cela que la pauvreté, au sens propre, est
moins que jamais en honneur. Le plus souvent on la juge
méritée ; certaines fautes en sont le principe, d'autres en sont
la conséquence, et peu s'en faut qu'on ne la considère elle-même
comme une faute. Elle entraîne en effet toutes sortes de dépen-
dances et se concilie difficilement avec une entière dignité. Peu
à peu elle diminue et avilit. Dans une définition de l'honnête
homme, donnée par Cicéron, entre cette condition essentielle
qu'il faut être bien dans ses affaires (1). Nous sommes assez de
l'avis de Cicéron, et ne transigeons guère sur ce chapitre. Nous
appelons honorabilité cette première condition de l'honnêteté,
et nous en venons presque à confondre ces deux termes. Nous
avons ainsi une morale relative à l'argent qui est devenue
presque toute la morale. Les économistes ont fait de l'épargne
une vertu, et la vertu par excellence, quand il s'agit de pauvres
gens, parce qu'elle est chez eux le signe et comme le centre
de toutes les autres. On insiste sur ce qu'elle implique d'effort
continu, de méthode, de privations. N'est-elle pas le sacrifice
sans cesse renouvelé du présent à l'avenir, et comme l'achat
en menue monnaie de plaisirs de notre sécurité et de notre
indépendance? Aussi l'enseigne-t-on maintenant même aux
enfants de nos écoles.
(Ij Cicéron, Pro Sextio, 45.
CONCLUSION. 459
Cet enseignement ne nuit-il pas à celui de la charité, et la
chanté n'a-t-elle pas à souffrir en somme de ce mépris de la
pauvreté? Nous nous garderons bien, dans cette recherche des
manifestalions antichrétiennes de la conscience contemporaine,
de nous laisser entraîner jusqu'à nier que la charité soit une
des vertus de ce temps. Nous ne prendrons donc que pour des
opinions épisodiques ces apologies de Fégoïsme qui sont
aujourd'hui à la mode (1). 11 faut cependant constater que de
tels paradoxes ont vu le jour et rencontré le succès. Cela
dénote une étrange incertitude de conscience sur un point où
toute discussion eût semblé, il y a peu de temps, un blasphème.
Il faut ajouter que ces paradoxes sont le développement logique
d'une doctrine qui déjà les avait laissé entrevoir, la doctrine de
l'évolution, qui comprend celle de la sélection et de la lutte
pour la vie. Les conséquences morales d'une doctrine philoso-
phique sont lentes à se produire et, à leur première apparition,
elles provoquent souvent un mouvement de répulsion; mais la
logique immanente des sentiments et des idées poursuit sûre-
ment son œuvre, et la conscience s'habitue peu à peu à ce
qu'elle avait repoussé. Ou la doctrine de l'évolution ira rejoindre
les systèmes morts, ou elle évoluera elle-même et perdra en
route les thèses compromettantes qui ont d'abord partagé sa
fortune, — ou nous nous habituerons à la glorification de
l'égoïsme et au culte du succès, tout en continuant dans un
coin de notre âme à honorer la charité. Nous savons en effet
(1) C'est Frédéric Nietzsche qui a repris récemment ce paradoxe autre-
fois développé par Max Stirner. M. Grant Allen s'est fait, à son tour, dans
la Forniyhtly Ruview, fapùtre de ce qu'il appelle lenoiael hédonisme. « C'est
une folie de vouloir fonder la morale sur le sacrifice, et rien n'est plu? sage
au contraire que de lui donner pour principe le libre développement de soi-
même. Il est temps que naisse enfin parmi nous un Apôtre des Gentils qui
prêche devant notre peuple la beauté et la pureté du 7iouvel hédonisme, les
opposant à la laideur, à la mesquinerie, à l'influence déprimante de la
morale chrétienne. »
460 CONCLUSION.
que nos consciences admettent dans leur sein la complexité et
les contradictions, et que quelque chose subsiste en elles, pieuse-
ment embaumé, de toutes les croyances du passé.
Mais quelle que doive être la conscience de demain, dès
l'heure présente la charité a pris une nouvelle forme oii
l'amour des pauvres entre pour peu. Elle a été pratiquée long-
temps sous la forme de Taumône directe et personnelle. L'un
donnait, l'autre recevait; et longtemps on a vu dans ce commerce
du bienfait et de la reconnaissance une institution providentielle.
Nous tendons aujourd'hui à une charité collective et anonyme
qui se laisse moins duper et qui sache rendre ses dons efficaces.
Toutes ces œuvres d'assistance, de sauvetage, de protection, de
relèvement, qui seront un des honneurs de la fin de notre
siècle, sont en outre des œuvres d'hygiène et de prévoyance
sociales autant que de charité. En soulageant de la misère, nous
pensons aux crimes éventuels que nous supprimons. Le mobile
est moins désintéressé, mais on dit que le résultat sera meilleur.
Dans la pratique d'ailleurs, cette méthode amène, comme
toute autre, le contact d'individus parmi lesquels il en est qui
souffrent et il en est qui compatissent, contact d'où se dégage
de la charité vraie. En outre la charité qui s'est volontairement
privée de la joie que ce contact procure à celui qui donne, joie
dont l'humiliation de recevoir est de l'autre côté la rançon,
cette charité-là s'est peut-être affranchie d'un sentiment égoïste
qui s'y mêlait et qui nous trompait sur sa vraie nature par sa
délicatesse même. Elle est peut-être inspirée en même temps
par un respect plus grand de l'homme à qui l'aumône reçue
fait une âme d'esclave et de parasite. Stuart Mill disait que la
seule charité digne de ce nom était celle qui aidait les gens
à s'aider eux-mêmes (1). C'est celle-là qu'on s'efforce aujour-
d'hui de pratiquer. — 11 n'en est pas moins à noter que tous
(1) Stuart Mii.l, Assujettissement des femmes, trad. française, p. 217.
CONCLUSION. 461
ces scrupules dont nous entourons l'exercice de la charité
sont autant de restrictions aux libres mouvements du cœur, et
ressemblent à ces règles de la bienfaisance données par Cicéron,
et qui excitaient si fort l'indignation de Laclance. Nous discu-
tons, nous pesons le pour et le contre, alors que nos pères
prenaient leur parti d'être dupes cent fois pour une, afin de ne
pas être durs une fois sur cent.
Il y a là un trait de la vertu contemporaine sous toutes ses
formes. Elle veut se justifier et se démontrer. Cicéron définissait
Yofficium l'action doit on peut rendre raison (1). Pour juger de
la valeur des actes, nous en revenons à cette méthode cicéro-
nienne. Nous ne nous fions plus à un commandement, à une
tradition, à un sentiment. L'esprit critique a envahi même la
morale. Notre conscience est raisonneuse. Elle se trouve ainsi
faire appel à toutes sortes de principes plus ou moins explici-
tement admis, mais qui frappent nos devoirs d'un caractère
hypothétique. Telle la conformité avec nos instincts naturels
ou avec une évolution présumée (2). Tel l'intérêt général et
même notre intérêt particulier. Je sais qu'il en a toujours été
plus ou moins ainsi, et que même un décalogue ne dédaigne
pas les arguments qui lui donnent raison. Je sais d'autre part,
et l'occasion viendra de le redire, que de la vertu contemporaine
n'a pas disparu toute spontanéité et toute foi morale. Mais elle
ne recourt à cette foi que parce qu'elle ne peut ftiire autrement,
et que la raison qui fonde les devoirs ne fonde pas le devoir.
Et, en deçà de cette limite qu'elle n'a pu franchir, la raison a
partout rétabli son empire. Il y a déjà plus d'un siècle de
cela, et son prestige a été si grand qu'il ne peut plus que
décroître. — Le culte de la science est la forme présente du
(1) Cicéron, De off., I, 3.
(2) Plutôt que lo respect du passé, nous aurions en efTel ce respecl d'un
avenir que nous ne connaissons pas, et le désir d'y conformer à l'avance
notre conduite.
462 CONCLUSION.
culte de la raison. S'il le contredit en un sens, en un autre il le
continue. Et ce fut l'utopie de notre temps de déduire les lois
morales des lois de la nature. Cette utopie ressemble au postulat
de toute la morale antique. Il ne s'agit pas tout à fait de la
même science, mais c'est le même esprit intellectualiste, le
même espoir de pacifier la nature humaine et de discipliner les
passions par les seules forces de la pensée. Si cette utopie était
réalisée, c'en serait fait de la morale chrétienne. Celle-ci
s'adresse, en effet, à la volonté et au cœur, tandis que la raison
et la science sont avec la nature les vieilles idoles du paganisme.
Si la conduite humaine avait été placée sous leur exclusive
domination, que serait-il resté de chrétien en nous? Et n'est-
ce pas une preuve, entre tant d'autres, de l'éternel recommen-
cement des systèmes, que ce rêve oublié ait pu être repris?
Dans ce moderne Traité des devoirs, sur les idées directrices
duquel nous nous sommes efforcés de donner quelques indica-
tions, en disant au moins ce qu'elles ne seraient pas, deux
idées au contraire reparaîtraient qui tenaient une grande place
chez Cicéron, qui n'en tenaient aucune chez saint Ambroise,
l'idée du droit et l'idée de l'État. Nous avons connu l'ivresse et
la folie du droit. Il est possible que la plus haute démonstration
du caractère sacré de la personne humaine ait été donnée par
le christianisme, et qu'en ce sens notre théorie du droit vienne
de lui (1), qu'elle ait du moins reçu de lui son couronnement.
Mais le sentiment de Ihumilité et aussi celui de la charité ont
longtemps arrêté en chemin les conséquences de cette démons-
tration. Depuis trois siècles, au contraire, nous avons exalté
l'individu jusqu'à aboutir dans l'ordre politique au suffrage
universel, dans l'ordre intellectuel au romantisme et à l'esprit
critique, dans l'ordre moral à l'autonomie qui est souvent
l'anomie. Nous avons eu le souci de l'indépendance indivi-
(1) C'est l'idée soutenue par A. Leroy-Beaulieu, la Papauté et la Démo-
cratie.
CONCLUSION. 463
diielle jusqu'à craindre tout ce qui lie et, partis de celte crainte,
nous avons désarticulé le corps social. Nous avons imaginé
« un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen
idéal, naissant enfant trouvé, et mourant célibataire, un code
qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour
le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où
les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque
décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'arrange pour avoir
le moins de devoirs possible, où l'homme et la femme sont
jetés dans l'arène de la vie aux mêmes conditions, où la propriété
est conçue non comme une chose morale, mais comme l'équi-
valent d'une jouissance toujours appréciable en argent (1). »
Ainsi peuvent se résumer nos libertés, du moins quand on ne
veut voir qu'un côté des choses ; et grâce à elles, ajoute
M. Renan, nous avons élevé un monde de pygmées et de
révoltés. 11 n'est pas jusqu'à ce que nous appelons socialisme
aujourd'hui qui ne soit une forme outrée de l'individualisme ;
car ce que le socialisme demande, c'est pour chaque individu
le maximum d'être et de bien-être. Platon, qui sacrifiait l'indi-
vidu à l'harmonie de l'ensemble, avait une autre façon d'être
socialiste.
L'Etat moderne a beau n'être qu'un moyen ; restant le seul
être collectif en face d'individualités sans lien, il grandit par
là même. Il a été le légataire universel de la commune, de la
province, de la corporation, centralisant non seulement les
fonctions, mais ce besoin d'attachement et d'association qui est
dans le cœur de l'homme. Tant que l'idée d'Église se confondit
presque avec celle de religion, les Etats eux-mêmes étaient
comme perdus dans une communauté régie par l'amour et qui
aspirait à comprendre tout le genre humain. L'Europe formait
une confédération, une corporation d'Etats. 11 put se faire alors
(1) Ren.\n, Questions contemporaines, préface, p. m.
464 CONCLUSION.
des œuvres collectives comme les croisades. Aujourd'hui les
nations elles-mêmes sont devenues individualistes; et au dedans
de chacune d'elles, mais dans notre pays surtout, la notion
d'Etat une fois retrouvée, on remonta à ses origines romaines
et on en précisa le dessin à l'aide de textes et de souvenirs. Ce
fut Tœuvre des légistes, ce fut plus tard celle du plus romain
de nos hommes d'Etat, de Napoléon (1). Notre conception de
l'État a donc de bonnes raisons pour ressembler à la conception
antique. Elle en est l'imitation. Mais nous sommes plus
chatouilleux sur les droits de l'État que ne l'étaient les anciens,
parce que nous avons fait l'expérience, qu'ils n'avaient pas faite,
d'autres pouvoirs, l'un plus vaste, les autres plus petits, dont
nous croyons sans cesse voir le spectre reparaître. Sous le nom
plus concret de patrie enfin, l'État a été le culte de gens qui
voulaient à leur foi un objet positif. Il a recueilli des adorations
qui ne savaient où s'adresser, H y a ainsi une loi de balancement
de nos sentiments: ce que nous perdons d'un côté, nous le
gagnons de l'autre, et dans beaucoup d'âmes la patrie a hérité
de Dieu. Non seulement elle est aujourd'hui l'objet d'un devoir
saint, mais, dans le désarroi de nos croyances, nous cherchons
à rattacher à ce devoir ceux qui nous semblent sans attache.
Jusqu'à hier, il y avait là un des points fixes de notre morale.
La vieille religion de la cité obtenait seule l'unanimité parmi
nous. — D'où nous conclurons encore que Cicéron, plutôt que
saint Ambroise, serait l'inspirateur de quiconque voudrait nous
dicter des devoirs que nous sachions entendre.
III
La conclusion qui ressort des pages précédentes nous inquiète
pour des raisons qui ne sont pas seulement des raisons de sen-
(1) Voir Taine, la Reconslructioii de la France en 1800 : VÉglise.
r
CONCLUSION. 465
liment. L'histoire des idées ne va pas ainsi à reculons, et les
réactions qui ne sont que des réactions sont stériles. On a abusé
étrangement en morale de la théorie, de l'évolution qui, en fai-
sant croire à un perpétuel changement, diminue toutes choses,
même les devoirs, et décourage tout respect. Du moins cette
théorie nous apprend-elle que rien ne se perd, et nous habitue-
t-elle à chercher obstinément dans le présent les traces de tout
le passé. L'histoire que nous avons racontée crée contre toute
éclipse durable du sentiment chrétien en nous une présomption
de plus. Si la morale païenne n'a pas péri sous les alluvions
chrétiennes qui la recouvraient, on doit croire que la morale
chrétienne se survivrait au moins de la même façon. On a com-
paré on effet notre temps au iv^ siècle ; mais entre eux il y a
cette différence qu'on voit bien ce qui, au iv® siècle, succédait à
la morale vieillie du paganisme, qu'on ne voit point aujour-
d'hui la nouveauté victorieuse qui réclame sa place au soleil
et dans l'histoire. C'est la morale païenne dont nous avons
constaté la renaissance ; or sa place est dans le passé, non dans
l'avenir.
Dans l'ensemble des croyances morales que nous avons oppo-
sées à la morale chrétienne, il faut faire trois parts. En premier
lieu, il a pu y avoir sur certains points une baisse de la moralité,
une moindre exigence de nos consciences que nous avons prise
pour un aspect nouveau de ces consciences et de la morale elle-
même. En second lieu nous avons eu affaire à des sentiments très
vieux et qui ont toujours coexisté, plus ou moins accusés selon
les temps, avec le christianisme. Nous avons assez parlé de cette
persistance de certaines acquisitions de la conscience païenne
pour n'avoir plus à y revenir. Enfin nous avons peut-être opposé
au christianisme certains sentiments qui sont issus de lui, et qui
marquent sans doute un progrès de la conscience, mais un pro-
grès que ses principes inspirent. Il y aurait donc des raisons de
se demander si notre enquête faussée par le désir de retrouver du
Université de Lyon. — VIII. 30
460 . CONCLUSION.
C^icéroii en nous n'appelle pas une contre-enquête. Nous ne nous
dissimulons pas combien ce genre de dissection pratiquée sur
quelque chose de vivant, nos consciences, est difficilement sin-
cère, et combien grand est le risque de prendre nos aspirations
pour des constatations. Dans des matières où c'est un devoir
d'avoir un avis à soi et de le dire, il faut un effort double d'im-
partialité pour se contenter d'observer et de décrire. De plus,
pour la même raison que nous avons mis en lumière les formes
païennes de la conscience jusque chez les croyants de l'heure
présente, il nous faut constater la persistance des sentiments
chrétiens de préférence chez ceux qui ne croient pas. A cette
condition seule notre démonstration aura quelque portée. Cette
tâche heureusement est d'avance à moitié remplie. Dans les
pages qui précèdent, nous avons déjà senti à plusieurs reprises
comme une résistance opposée par la conscience chrétienne aux
assauts du naturalisme païen. Mais, dans tout le cours de ce
travail, nous avons en outre indiqué ce que saint Ambroise,
c'est-à-dire le christianisme, ajoutait de définitif à la conscience
humaine. Tout en soumettant à un second examen ces éléments
divers de notre conscience, nous n'avons en grande partie qu'à
nous relire et à nous résumer.
Il nous faut d'abord mettre à part certains états d'esprit qui,
pour réels qu'ils soient , datent d'hier. Auront-ils plus de durée que
ceux auxquels ils succèdent, et marquent-ils un retour sérieux
à des idées un instant méconnues, ou ne sont-ils au contraire
que des phénomènes de réaction passagers ? La génération qui
nous suivra pourra seule trancher ce débat. Ainsi notre temps
a éprouvé ce qu'on a heureusement appelé la nostalgie du
divin (1). Après avoir fait l'essai loyal de la pensée positive, il a
senti comme le malaise d'appétits oubliés, il a cherché, et il a cru
retrouver Dieu. Et comme nous n'avons pas encore inventé de
(1) Lavisse, la Génération de 1890.
CONCLUSION. • 467
dieu qui ne ressemblât plus ou moins au Dieu de l'Evangile, il
a suffi que ce nom fût de nouveau prononcé, pour qu'on vînt
atlirmor ([ue « le christianisme était dans l'air ». Toujours est-il
qu'en reatrant dans la vie morale, Dieu y a fait rentrer à sa
suite les principales attitudes qui ont de tout temps caractérisé
la vie morale du chrétien. La raison, déçue dans son espoir de
rendre Dieu inutile, reprenait le pli de s'incliner, en même
temps que la conscience au contraire longtemps opprimée par
la croyance à une nature indifférente et à des fatalités inéluc-
tables dans l'ordre social comme dans l'ordre naturel, recom-
mençait de croire d'abord en elle-même.
Quelques symptômes concomitants atteignent une précision
plus grande. Il y a un demi-siècle, la science était une religion,
et cette religion était aux antipodes du christianisme ; mais elle
est déjà morte. On reproche à la science ses espérances sans
proportion avec ce qu'elle en a pu réaliser. Ses conquêtes pra-
tiques sont immenses, mais elle n'a pas fait sensiblement avan-
cer le problème qu'elle avait promis de résoudre, le seul qui
nous intéresse, celui dont nous sommes l'objet. On lui reproche
par suite de consumer nos vies dans de prétentieuses vanités (1),
et on compare le culte que nous avons pour elle à celui qu'eu-
rent les Romains pour la rhétorique, le moyen âge pour la sco-
lastique, d'où on conclut qu'un joui- cette science tant exaltée
tombera dans l'estime des hommes au rang que dans le notre
occupent aujourd'hui rhétorique et scoîastique (2). On a contre
elle d'autres griefs. Elle a diminué l'homme en le remettant à sa
place dans l'ensemble des choses, et en faisant de l'humanité
môme la forme transitoire d'une évolution que son œuvre pré-
(1) Toi-STOï, dans ](> Messager du Sord, à propos d'un discours de M. Zola
et (l'une leltre de M. Dumas : « Quoi! on voudrait que je consaciasse ma
vie à l'étude de l'hérédité selon M. Lombroso, ou du liquide de Koch, et
à deux jours de ma mort on m'api)rendra que toutes ces vérités n'étaient
que des sotlises ! Je ne vis cependant qu'une fois. »
(2) Id.
468 CONCLUSION.
sente ne satisfait jamais. Nos pères ont honoré la science pour
elle-même. Réveillés de cette superstition par ses conséquences
imprévues, nous sommes en train d'en ramener l'objet au rang
d'instrument et de moyen, plaçant ailleurs notre idéal et notre
fin (1),
Avec la science, ces procédés annexes, l'analyse et la critique
qui finissent par tout dissoudre, sont frappés de suspicion. Cest
l'intelligence tout entière enfin qui est comme entraînée dans
la faillite morale de la science et rabaissée au profit d'autres
facultésdenotreêtre(2). Acepointdevue, lexvn^ et le xviii'' siècle,
plus intellectualistes que la fin de notre xix* siècle, étaient aussi
plus païens. Nous en venons à trouver un sens profond à ce
récit de la Bible qui fait du désir de savoir la tentation d'où
tout le mal est sorti ; nous aimons que l'on croie à quelque chose,
quand bien même l'objet de cette foi n'aurait rien de religieux,
et nos sympathies vont aux apôtres de tout ordre. Nous nous
défions au contraire de ceux qu'on appelle des « intellectuels »,
les taxant d'égoïsme et d'impuissance. Nous éprouvons pour les
simples, pour ceux qui ne réfléchissent pas, un sentiment plus
voisin de l'envie que de la pitié. Non seulement nous leur en-
vions leur sérénité, leur foi intacte, leur vertu aux solides
assises, mais nous nous demandons si dans les énergies spon-
tanées de l'àme il n'y a pas, aussi bien que dans la réflexion, un
moyen d'ariver à la vérité. Nous chassons donc la réflexion de
son domaine propre et y installons à sa place l'intuition. Aux
(1) Ce ne sont pas là seulement des idées propres à un petit cénacle de
Français. Elles germent dans tous les coins de l'Europe, non seulement en
Russie, mais en Espagne. « .le me défie de la science, disait récemment un
homme d'État de ce pays. Je me défie de la science pour la science. Si la
science n'est pas bonne, c'est (lu'elle n'est pas vraie... S'il y a une science
qui affirme que la force prime le droit, il faut la placer au rang des fléau.x,
la vouer à réternelle malédiction. » (Discours de (lastelar à laSorbonne,
Journal des Débats, 18 novembre 1889.)
(2) Voir Bérenger, VEffort.
CONCLUSION. 469
empiétements de la science, nous répondons par des empiéte-
ments en sens contraire. C'est l'histoire de toute réaction. Un
vent de mysticisme souffle ainsi sur la pensée contemporaine.
Avec le péché de science, nous avions commis le péché du
moi et de l'individuation (1), qui est une autre face du péché
d'orgueil. Et, quelles que soient les réactions à venir, nous
avons pris de la valeur de l'individu une conscience qui ne
pourra plus être oubliée. ?sous n'en assistons pas moins à un
immense remords de la philosophie et de l'opinion, qui ont mis
trois siècles à isoltr l'individu, sous prétexte de l'émanciper.
L'œuvre de M. Renan marque l'apogée de l'individualisme et le
commencement de sa décadence (2). Dans cette pensée si sub-
jective en effet a trouvé place le sentiment anxieux et ironique
de l'impuissance de l'individu, et déjà nous en avons rencontré
l'expression. Une autre fois, M. Renan a laissé tomber de sa
bouche cette mélancolique prophétie: « Je crains que le travail du
xx" siècle ne consiste à retirer du panier une foule d'excellentes
idées que le xix" y avait étourdiment jetées (3). » — Ce travail
est déjà commencé. Une conception nouvelle du droit apparaît
à l'horizon philosophique. On remarque ce que le droit a d'ar-
tificiel et de secondaire dans nos consciences (4). On se demande
si la notion de justice a été autre chose qu'un progrès provi-
soire, un acheminement nécessaire vers une compréhension
plus haute de la seule vraie vertu, de la charité. On se demande
encore si faire de la conscience individuelle le juge en dernier
ressort des devoirs que la société peut exiger d'elle, ce n'est
(Ij Expressions de M. Fouillée [Revue philosophique, i""' janvier 1894, p. 28).
(2) Voir Vogué, Après M. Renan [Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1892),
et SÉAiLLES,/a Méthode philosophique deM. Renan [Revue philosophique, l""" juil-
let 1894).
(3) Renan, Réception de M. Claretle.
(4) « Le sauvage ignore le plus souvent la justice et le droit proprement
dit. Mais il est susceptible d'un mouvciiicnl de jtitié. » (Gu yai;, Morale sans
obligation ni sanction, p. Vil.)
470 CONCLUSION.
pas l'inviter à chicaner sur les limites de ces devoirs, et on s'ef-
force de réconcilier le droit avec l'amour. Nous ne faisons pas
allusion seulement ici à des polémiques de tribune ou de presse.
La question est posée sur le terrain moins brûlant de la discus-
sion philosophique (1). La philosophie du droit, dont nous avons
parlé ailleurs, est une philosophie d'hier ; celle de demain, par
un singulier retour, semble devoir être beaucoup plus près des
idées chrétiennes. Nous assistons à la revanche de la charité.
Nous assistons à d'autres revanches encore. Nous cherchons
de toutes parts à reconstituer les groupes flissous, provinces,
corporations, universités. Aux créations artificielles de la rai-
son, lois et constitutions, nous opposons les lentes productions
d'un passé anonyme, le sûr instinct du peuple qui seul sait
donner la vie aux institutions et aux idées, souvent condam-
nées par les sages, qu'il adopte. En un mot, après avoir rêvé
d'une société construite au cordeau par les géomètres de la poli-
tique, nous nous inclinons devant l'irrationnel et l'inconscient.
De même, dans l'ordre de la théorie, nous sommes revenus de
nos mépris pour ces critères impersonnels : la tradition et le
consentement universel. Le sentiment de la foule nous semble,
sur certaines questions au moins, pouvoir être mis en balance avec
les déductions des aristocrates de la pensée, et avoir l'intuition
de raisons supérieures à la raison. Une science spéciale, la socio-
logie, s'est donnée comme fonction de réintégrer l'individu dans
le corps social et de le montrer dépendant par toutes les fibres
de son être. Il n'y a pas de mot prononcé plus souvent aujour-
d'hui que celui de solidarité. La solidarité est un fait et elle est
un devoir, ce qui est une heureuse rencontre. Nous parlerons
plus loin du devoir de solidarité. Mais, que nous y donnions ou
non notre consentement, nous entrons les uns dans les autres,
(1) Voir la thèse de M. Richard sur VOrigine de ridée du droit, et le
compte rendu qui en a été l'ail par ^I. Bernés dans la Revue de métaphysique
et de morale.
CONCLUSION. 471
nos volontés, nos responsabilités sont liées. Dans l'ordre moral,
il n'y a plus de mien ni de tien nettement définis. Ce qui faisait
dire à un ingénieux écrivain que la théorie de la réversibilité
des mérites et par suite celle des indulgences valent mieux que
leur réputation, et qu'elles ne sont après tout qu'une forme de
communisme, le communisme des âmes (1). On pourrait dire
la même chose de la doctrine du péché héréditaire. Il n'est pas
jusqu'à la notion d'Eglise, c'est-à-dire d'association pour le bien,
pour le salut, d'association entre les vivants, et d'association
entre les vivants et les morts, qui ne recommence à poindre
dans des esprits libres de toute attache avec l'une des Eglises
existantes. Quoique la vertu soit bien pour chacun de nous la
tâche la plus individuelle, pour celte tâche même nous éprou-
vons comme un besoin d'assistance et d'union. — On voit com-
bien îious sommes loin déjà de la pensée philosophique quia fait
la Révolution, et avec quel entrain nous remontons le courant.
De l'individualisme était née la lutte pour la vie dont la forme,
dans nos sociétés civilisées, est la lutte pour l'argent. L'argent
disputé par tant de mains circula avec plus de rapidité que
jamais. On inventa des moyens de le faire circuler sans fati-
guer les doigts qui le comptent. Les fortunes se tirent et se dé-
firent dans l'espace d'une génération. Leur caractère, de familial,
devint lui aussi individuel. Trop vite acquises, et exposées à
trop de risques, elles perdirent cette double dignité que donnent
un passé et la certitude d'un lendemain. Aussi, en même temps
que l'argent devint l'objet de convoitises plus ardentes, il
cessa d'être objet de respect. Ces deux effets ne sont contraires
qu'en apparence ; et ils expliquent à eux deux l'intensité crois-
sante de l'envie à laquelle sont en butte ceux qui possèdent.
Le sentiment de la légitimité d'une propriété trop instable est
ébranlé. Chose curieuse, c'est depuis qu'il est permis à tous de
(1) Jules Lkmaître, Louis Vcoillol.
472 CONCLUSION.
devenir riches qu'il paraît plus injuste de ne pas l'être; et c'est
la démocralio qui pardonne le moins aux parvenus. Si l'argent
règne aujourd'hui, son règne ne fait que des révoltés, et tous
cherchent à celte lutte sans merci des droits et des appétits un
remède, sur la nature duquel d'ailleurs il y a moins d'unani-
mité. Mais la faillite de la justice réduite à elle-même, et l'in-
surrection de la conscience contre le pouvoir de l'argent sont
deux faits acquis, et ce sont deux faits chrétiens.
L'argent et la moralité nous semblent à ce point ennemis que
notre conscience ne sait quel sort faire à deux prétendues ver-
tus dont nous avons parlé plus haut : l'économie et l'épargne.
Dans une Société d'économie politique, on a récemment con-
testé les bienfaits de l'épargne, de l'épargne dont le malthu-
sianisme est à la fois une forme et une conséquence (1). Et
c'était dans une Société d'économie politique ! Dans certains
milieux, où s'élaborent les idées morales comme les autres, le
travailleur qui épargne est suspect ; c'est un aspirant patron,
et ses froides ambitions risquent de faire tort en lui à la franche
camaraderie. Il est si difficile de pratiquer deux vertus à la fois.
Nous ne nous scandalisons plus de la partialité de l'Evangile
pour l'enfant prodigue. On l'a remarqué avec délicatesse,
« l'homme de plaisir marque parfois une inconscience de soi,
une absence de calcul, comme une exaltation qui n'est pas sans
rapport avec la générosité ; c'est pourquoi un homme de plai-
sir offre souvent plus de prise à une direction morale que
l'homme intéressé ; c'est la même étoffe qui fait parfois les
grands saints et les grands pécheurs (2) ». Nous ne conclurons
pas de là qu'il faille, pour mieux faire son salut, commencer
par naviguer vers l'autre bord, mais peut-être ne convient-il
. (1) M. Yves Guyot. (Voir Journal des Débats, 16 mars 1893, édition
blanche.) Un journaliste à idées, M. Henry Maret, a récemment soutenu
une thèse analogue.
(2) Ralu, Uevue de métaphysique et de morale, janvier 189i, p. 68.
CONCLUSION. 473
pas non plus, pour être sage aux yeux de Dieu, d'être trop sage
aux yeux du monde.
Les idées que nous venons d'exprimer sont comme les plus
récentes alluvions apportées à la conscience de ce temps. Elles
ne constituent pas encore un sol ferme. Si nous n'avions pas
d'autres preuves de la persistance en nous de la tradition chré-
tienne, notre démonstration serait bien incertaine et bien flot-
tante. Cherchons donc autour de nous un christianisme qui soit
de moins fraîche date, et que l'on ne puisse prendre pour une
mode. A vrai dire, entre tous les sentiments que nous respirons,
nous n'avons que l'embarras du choix pour y découvrir les
lointains effets de l'Evangile. Nous vivons dans une atmosphère
chrétienne sans y prendre garde. C'est parce que nos âmes en
sont imprégnées que nous sommes plus frappés par les élé-
ments discordants qui ont pénétré en elles, oublieux de ceux
qui forment leur ordinaire substance. Déjà nous avons vu dans
l'observation inquiète de soi-même, dans le scrupule, dans le
commerce spirituel avec Dieu, des formes de la vie morale ori-
ginaires du christianisme qui se sont propagées, diversifiées, au
point que nous ne pouvons dire quels sont ceux de nos senti-
ments qui seraient ce qu'ils sont, si nos pères n'avaient eu l'habi-
tude de l'examen de conscience et n'avaient pratiqué la con-
fession. Déjà nous avons signalé dans l'exquise idéalité qu'a
revêtue un sentiment profane entre tous, le sentiment de
l'amour, une conséquence inattendue de la prédication chré-
tienne. Notre âme a tellement pris le pli religieux ([u'elle porte
partout, et jusque dans l'amour encore, sa vocation pour le sa-
crifice et son besoin d'infini. Ce besoin d'infini, l'antiquité plus
sage ne la pas éprouvé au même degré. Elle n'a pas connu nos
tourments et nos désespérances. Son idéal était plus borné. La
nature et l'expérience présente, ou sa pâle reproduction dans
une éternité peu enviable, le contenaient tout entier. Le chris-
tianisme a donné à l'humanité le pressentiment et le désir de
474 CONCL USION.
joies plus hautes, elles béatitudes rêvées lui ont désappris les
modestes plaisirs d'ici-bas. Tant qu'une foi robuste nous fit
attendre avec sérénité la réalisation de ces rêves, la vie pré-
sente en reçut un reflet qui l'illumina sans la troubler. Mais il
est arrivé que nous avons ramené sur la terre des ambitions
qu'elle ne pouvait porter, et avons demandé à nos puissances
d'aimer et de sentir au delà de leurs forces humaines ; de telle
sorte que cette disproportion entre notre désir et la réalité a sa
double cause dans notre foi et dans l'oubli que nous en avons
fait. Le sentiment qu'elle détermine en nous est donc un sen-
timent issu du christianisme, sinon un sentiment chrétien.
On pourrait dire la même chose de beaucoup de nos sentiments
modernes. Nous ne pouvons plus être païens comme on l'était
avant le christianisme. L'idéal entrevu nous hantera longtemps
encore, même si nous en détournons notre pensée, comme d'un
rêve dont nous sommes éveillés. De plus, telles de nos idées
que nous avons données pour païennes ont une origine au
moins complexe ; et un examen plus attentif y verrait même la
tardive éclosion de germes chrétiens. C'est le christianisme,
nous l'avons dit, qui a affranchi la personne humaine des lois
naturelles et a donné de son inviolabilité les raisons les plus
hautes. L'idée du droit, toute juridique avant lui, est religieuse
après lui. — L'ddée du progrès, à son tour, n'est pas nécessaire-
ment une hypothèse irréligieuse et sensualiste, comme essaye
de le démontrer M. Guyau dans son livre sur Epicure. On démon-
trerait plus aisément qu'elle implique la foi dans la Providence,
un des dogmes fondamentaux du christianisme. — L'amour de
l'enfance, si notre naturalisme s'y épanouit, est en un autre
sens un hommage rendu à la simplicité, à la faiblesse et à la
pureté. — Mais parmi les sentiments constitutifs de notre cons-
cience moderne, aucun n'a une origine plus nettement chré-
tienne que la tolérance, quoique ce sentiment ait été oublié par
ceux-là mêmes qui l'avaient inventé. Ce sont les chrétiens, en
CONCLUSION. ^"'^
effet, qui ont les premiers émancipe la conscience du pouvoir
civil, en faisant de la religion une allaire d'Ame, et dont la foi
plutôt que le culte est l'essence. La tolérance est chrétienne à
un autre tilre, puisqu'elle procède de la bienveillance, puisqu'elle
est une des formes de la charité, la charité de l'intelligence. Tel
est en effet le nom qu'hier justement on lui donnait (1).
Et tous ces sentiments, et bien d'autres de même ordre, ont
trouvé place dans notre littérature et l'ont renouvelée par le
dedans. Jusque sous des formes antiques nous mettons des
pensers nouveaux. Mais certaines formes aussi sont nouvelles,
et indirectement issues, nous l'avons montré, des modes de la
pensée religieuse. 11 semble même que ce christianisme litté-
raire aille s'accentuant ; car notre art moderne vit d'idées, et ce
n'est plus seulement dans les sermons qu'il faut aujourd'hui
chercher la morale. Or ces idées sont chrétiennes pour la plu-
part. — Le christianisme n'est pas seulement entré dans la
littérature, il est entré dans les lois et dans les faits. Il n'y a
plus d'esclaves parmi nous. Les femmes sont dans la famille
les égales de leurs maris ; au dehors elles vivent dans une
atmosphère de tendre respect. Et de cette participation de la
femme à la vie intellectuelle et morale, la pensée humaine,
l'art, la vie sociale ont subi la douce influence. C'est la civili-
sation chrétienne qui a porté ces fruits. C'est sur elle aussi
qu'ont poussé toutes nos libertés. Une fois que l'âme s'est
trouvée affranchie, a écrit im historien (2), le plus difficile était
fait, et la liberté est devenue possible dans l'ordic social. iXotre
démocratie enfin est le régime le plus évangélique sous lequel
une société ait jamais vécu, et ce caractère s'affirme à mesure
que démocratie ne signifie plus seulement égalité illusoire et
théorique, mais protection des faibles, mais efl'ort continu pour
supprimer de la souffrance et pour élever ceux qui sont en bas.
(1) .Illes Lkmaître, Discours à l'Association des éludiants, 1894.
(2) FusTEL DE GouLANGES, la Cité antique, p. 479.
476 CONCLUSION.
Pour achever TcStude de ce christianisme diffus et latent,
disons que toutes les philosophies modernes sont chrétiennes
de quelque façon. Nous ne voulons pas parler seulement du
monothéisme auquel la philosophie de l'Occident semblait ne
pouvoir arriver par ses seules forces, ni du spiritualisme contem-
porain, qui n'est qu'un christianisme sans le Christ et tout ce
que sa présence ajoute. Mais d'autres théories, môme moins
bien vues des croyants, nous semblent avoir développé quelques
principes chrétiens longtemps stériles pour la philosophie. Car
le christianisme ayant adopté trop facilement des philosophies
toutes faites : stoïcisme, platonisme ou aristotélisme, c'est
lorsqu'il eut successivement épuisé ce qui restait de vitalité à
chacune d'elles qu'il vit sortir de lui-même plus de philosophie
propre qu'il n'en croyait contenir. Donnons de cette fécondité
imprévue quelques exemples. La conduite humaine était chose
trop simple et trop claire pour les anciens. Le plus grand d'entre
eux, Aristote, n'a-t-il pas mis nos actes en syllogismes? Les
doctrines de la grâce et du péché introduisirent dans la psycho-
logie une salutaire obscurité. Bien des doctrines contemporaines
les continuent dans cette fonction, qui en sont plus ou moins
directement issues. On peut avec plus de certitude découvrir,
dans les limites imposées à notre faculté de connaître, une des
formes tardivement aperçues de ce même dogme du péché.
On peut môme se demander comment une théorie optimiste de
la connaissance a pu rester si longtemps associée à l'idée d'une
nature déchue. Les doctrines contemporaines font preuve en
tout cas d'une modestie intellectuelle qui nous semble plus
chrétienne que toute autre attitude de l'esprit (1). C'est un lien
plus étroit encore qui rattache au dogme de la X3réation la
théorie de la liberté divine. Avant le christianisme la nécessité
est au cœur des choses. Les absolus des anciens philosophes
(1) Cf. Lévy-Bruhl, Jacofcj, p. XVII.
CONCLUSION. 477
sont des noms divers du destin. Seul le christianisme alîranchit
Dieu. Il fallait en effet qu'il fût créateur pour qu'il fût libre (1 ).
— Voici enfin une philosophie dont toute la pensée de ce siècle
est pleine, la philosophie de Kant. On a pu appeler Kant le
dernier des Pères de l'Eglise. Il serait intéressant de montrer
touteequi, dans sa doctrine, justifie cette appellation. Mais cette
démonstration ferait en partie double emploi avec celle qui va
suivre. Nous avons hâte en effet de quitter la philosophie, la
politique ou la littérature de notre temps pour nous borner à
sa morale. Or, sur les points essentiels, cette morale est à la
fois kantienne et chrétienne. — Et répétons ici que l'unanimité
que nous allons nous efforcer de constater sur ces quelques
points doit comprendre croyants et incroyants.
Les uns et les autres mettent la moralité au-dessus de tout
le reste, et n'oseraient l'avouer, s'ils ne le faisaient pas. Tel est
le premier article de notre credo moral. Beauté et science sont
subordonnées. Et comparées à la vertu, toutes les grandeurs
d'ici-bas cessent de compter. « Devant l'humble bourgeois en
qui je vois l'honnêteté du caractère portée à un degré que je
ne vois pas en moi-même, mon esprit s'incline, que je le veuille
ou non, et si haut que je porte la tête pour lui faire remarquer
la supériorité de mon rang (2) ». C'est le christianisme, nous
l'avons dit ailleurs, qui a ainsi mis à part, qui a exalté les
qualités du cœur, et la vertu toute nue. De là, entre les morales
chrétiennes et les morales antiques, un dissentiment plutôt
sous-entendu qu'exprimé sur la valeur même de leur objet.
Devoir ne traduit pas officium^ mais a un sens à la fois plus
restreint et plus élevé. Sous le mot latin bien des choses sont
confondues que nous ne confondons plus.
Au fur et à mesure que le devoir monte dans notre pensée,
il est plus étroitement lié aux problèmes ultimes dont l'homme
(1) Cf. LiAiiD, Descartes, p. 192.
■ (2) K.\M, Critique de la raison jjratique, irâd. Barni, p. 232.
47S CONCLUSION.
et le monde sont l'objet et Tenjeu. 11 pouvait convenir à une mo-
rale placée moins haut de demeurer comme à Tabri des vents, indé-
pendante des religions et des systèmes. La morale du temps pré-
sent subit tous les contre-coups ; elle expie la prééminence que
nous lui accordons par les inconnues auxquelles nous l'associons.
Il y a maintenant un problème moral qui n'est qu'une face du
problème philosophique et religieux. Sans doute les obligations
de détail ne sont pas atteintes par la variabilité des systèmes,
et nous avons pu dire que tous s'entendaient pour protéger la
morale. Mais, outre que cette protection est plus ou moins effi-
cace, elle imprime à la conduite une orientation vers des fins
qui peuvent différer. D'autre part, de ce commerce avec
l'idée de notre destination, et de la destination du monde dont
la nôtre est solidaire, notre pensée morale retire un caractère
de grandeur et notre vie un intérêt que les événements contin-
gents seraient impuissants à leur donner. Or c'est le christia-
nisme qui a scellé à de telles profondeurs dans l'àme humaine
l'union de la morale et de la religion, que cette union a survécu
aux formes diverses que la religion et la morale elle-même ont
revêtues.
Ce n'est pas assez dire. La morale, à force de se con-
fondre avec la religion, a gardé d'une religion l'accent et
le mode d'action sur les âmes. Ayant renoncé à s'appuyer
sur la science, elle fait appel en nous à la foi, c'est-à-
dire qu'elle sollicite une adhésion d'un caractère plus per-
sonnel, plus intime que celle dont les vérités démontrées
sont l'objet. Tel est l'heureux effet des mystères qu'elle
enferme et, comme toute religion, elle nous tient attachés
par son incertitude même. Puis de ce point de départ, la
croyance au bien lui-même, la foi rayonne dans un grand
nombre d'esprits et éclaire des problèmes pour lesquels nous
n'avons pas d'autre lumière. — Le sentiment de l'obligation
est au même titre un vestige de christianisme dans nos âmes.
CONCLUSION. 479
Scliopenhauer a raison quand il appelle rirapéralif catégorique
de Kant « un reste du Décalogue, » ce qui, d'ailleurs, à notre
sens, n'en infirme aucunement la valeur (1). Nous obéissons
donc au devoir comme à un dieu, et il y a de la piété dans cette
obéissance. — L'idée de risque, qu'on a essayé de substituer à
celle d'obligation, a la même origine chrétienne, et Pascal en
avait déjà fait dans son pari l'usage que l'on sait. Si nous
admirons dans Platon cette idée une fois exprimée d'un beau
risque à courir, c'est que nous admirons de préférence chez les
anciens les pressentiments de nos idées à nous. Mais la morale
antique a d'ordinaire le goût de la sécurité, et prétend asseoir
la conduite sur une connaissance certaine. C'est la vertu chré-
tienne qui prend appui sur une hypothèse. — Grâce à cette
même hypothèse, le christianisme a introduit dans les cons-
ciences les notions de sacrifice, d'oubli au moins momentané de
soi-même, qui y sont restées, qui y ont grandi jusqu'à s'affranchir
progressivement de tout calcul. A mesure que notre pensée
s'élève et retrouve ces notions, elle se rapproche donc d'une
tradition qu'elle n'a pas oubliée; et notre morale, du moins dans
ses parties les plus hautes, n'est qu'un christianisme laïcisé.
A des obligations qui se présentent ainsi, une seule réponse
de l'âme convient, faite d'audace naïve dans l'accomplissement
de ce qu'on croit le bien, d'effort intime, de soumission, de foi.
On l'appelle, d'un nom très simple et très beau, la bonne
volonté. Le christianisme, rompant avec les morales intellectua-
listes de l'antiquité, avait le premier promis la paix de Dieu aux
âmes qui n'y ont point d'autre titre. Du même coup, il subs-
tituait à une vertu aristocratique qui demande de l'étude, de
l'initiation, une vertu accessible à tous. C'est l'égalité fonda-
mentale qu'il proclamait par là, l'égalité dans le mérite. S'il y
a quelque privilège, il est pour ceux qui ne se sont point
(1) Voir, Sfxrktan, Principe de la morale, p. 59, un développement que ce
n'est pas ici le lieu de reproduire.
480 CONCLUSION.
sophistiqud rame par trop de raisonnements et trop d'intérêts,
qui du moins ont su garder la simplicité du cœur. Et voilà que
notre philosophie, après bien des détours, en revient à découvrir
au fond de toute vertu cet élément constitutif, la bonne volonté.
Tel sera en effet le trait commun des morales de ce siècle,
chrétiennes sur ce point souvent malgré elles. La conscience
publique est ici d'accord avec la philosophie, indulgente au
criminel de bonne foi, et ingénieuse à découvrir les marques de
cette bonne foi. Si bien que la doctrine de la bonne volonté
aboutit à ne point juger, ou à pardonner. Mais n'anticipons
point sur ces conséquences pacificatrices et fraternelles d'un
christianisme mieux compris aujourd'hui que jamais. La même
doctrine, de la morale, a retenti sur la philosophie entière et a
mis au premier rang dans l'explication des choses les puissances
d'aimer et de vouloir, de préférence à l'intelligence dégradée de
son antique suprématie. De même enfin que notre philosophie
a consisté à retrouver une vieille et simple vérité, notre effort
individuel doit consister à nous refaire « peuple », et à restaurer
dans nos âmes troublées la pureté des intentions.
Ce n'est pas chose facile, du moins pour les êtres supérieurs
qui expient ainsi leur supériorité. Mais tandis que l'éducation
morale consistait surtout, pour un Socrate, dansla connaissance
de nos devoirs, elle est maintenant plus vraiment morale,
c'est-à-dire qu'elle porte sur la volonté elle-même, sur la cons-
cience. Or la vie de la conscience, dès qu'on entend par là
autre chose qu'une banale honnêteté, ne se crée pas sans effort,
sans lutte, sans une sorte de martyre intérieur de nous-mêmes.
Elle suppose une conversion de tout notre être. Elle suppose
ensuite, pour être entretenue en nous, tout un régime d'âme
où les chrétiens sont passés maîtres, au point de faire dire
à un contemporain (1) « que le merveilleux chrétien, c'est
1) M. Faguet.
CONCLUSION. 481
une àine chrétienne. » Mais pour cette raison on s'est longtemps
défié de ce régime qui semblait entaché de trop de religiosité.
On est bien forcé d'y revenir, sauf à le séculariser autant que
possible. Avouerons-nous qu'on n'y réussit pas tout à fait, et que
le souci des choses de l'âme a de tout temps prédisposé à la
sympathie pour la pensée religieuse? A force de regarder au
dedans de nous, nousfmissons toujours par y découvrir Dieu(l).
Parmi les meilleurs il en est même qui retrouvent, par le libre
développement de leur pensée morale, les vertus chrétiennes
les plus contestées, les vertus ascétiques. Des jeunes gens osent
dire du bien de la chasteté. L'impitoyable logicien qui, du haut
d'une des plus grandes gloires littéraires de ce siècle, s'est
donné à tâche de troubler la somnolence de nos consciences, fait
de la mortification l'apprentissage indispensable de la charité (2).
Tolstoï ne jeûne pas pour l'amour de Dieu, mais pour l'amour
de ses semblables. Il jeûne tout de même, et peut-être avait-
on mis quelque inconsciente malice à ne voir dans le jeûne
qu'une pratique religieuse pour s'en affranchir avec moins de
remords. S'il en est ainsi, nous aurions affaire à une de ces
vertus dont la disparition marque, comme nous l'avons dit
plus haut, moins une orientation nouvelle qu'une baisse de la
moralité.
Admettons toutefois que nous soyons là en face d'un problème
que les consciences individuelles tranchent selon leurs tendances,
ou selon des traditions qu'elles prennent pour des raisons. Nous
retrouverons des certitudes et cette unanimité en quête de
(1) L'évolution des idées morales de tel romancier contemporain,
P. Bourgct par exemple, est une vérification de la loi que nous formulons.
(2) Tolstoï, Préface à la traduction russe de The Ethk^ of Diet, de Havard
Williams. 11 pose en principe, que pour réellement aimer les autres, il faut
apprendre à ne pas s'aimer en fait. D'où la nécessité de l'abstinence. Mais
l'abstinence doit s'en prendre aux passions les plus simples, avant de s'en
prendre aux plus compliquées. La vertu initiale sera donc la sobriété dans
la nourriture, le jeûne.
U.MVEIISITE DE Lyu.N. — VIII. 31
482 CONCLUSION.
l.iquelle nous sommes, si nous passons, pour employer des
distinctions modernes, de la forme à la matière de notre
moralité. 11 est un devoir sur lequel tous s'entendent, qui sert
aux autres devoirs, comme nous venons de le constater à l'ins-
tant même, de fondement, qui est peut-être toute la loi,
c'est le devoir de charité. Toutes les philosophies de ce siècle,
parties des antipodes mêmes de la philosophie chrétienne, se
rencontrent avec elle dans cette prédication commune. Des for-
mules nouvelles apparaissent, portant chacune la trace d'une
origine dogmatique qui lui est propre. Mais ce qu'il y a d'éternel
dans l'altruisme ou la pitié, c'est toujours la charité. Dans la
débâcle de nos devoirs, celui-là demeure et grandit, réussissant
même à en sauver quelques autres qui s'attachent à lui. Le
comte de Saint-Simon proclamait que la morale n'avait pas
fait une découverte, et ne pouvait en faire une seule, depuis
que ces paroles ont été prononcées : « Aimez-vous les uns les
autres (1) ».
Cependant on parle d'une vertu nouvelle qui se substituerait
dans la morale de demain à la charité, la solidarité. On se lasse
ainsi des mots les plus respectés, et souvent un changement
d'étiquette permet aux vieilles choses de durer. Il faut avouer
qu'il y a là cependant plus qu'un changement de mot. Solidarité
implique égalité, communauté, mutualité. Alors de deux choses
l'une : ou nous pratiquons cette nouvelle vertu avec une
arrière-pensée d'échange, pour être payés de retour, et ce n'est
plus la charité, mais ce n'est plus même une vertu; — ou nous
la pratiquons dans un esprit qui en fait au contraire un degré
supérieur de cette charité. Car le sentiment de la solidarité des
misères et des fautes humaines ôte au bienfait tout orgueil et
toute amertume au pardon. Car de l'homme à l'homme la dis-
tance est rapprochée et des liens sont noués. En outre, comme
(1) Voir article deFagucl {Revue des Deux Mondes, lo juin 1894).
CONCLUSION. 483
nous prenons notre part de ce qui n'est pas proprement nôtre,
nous faisons la part d'autrui dans nos joies, dans nos succès, et
nous pénétrons l'âme de reconnaissance pour ces collaborateurs
inconnus qui n'ont qu'en nous leur récompense. Nous nous
sentons entin, ainsi que le voulait saint Paul (1), comme les
membres d'un même corps, et ne croyons plus faire un acte
méritoire quand la souffrance d'autrui retentit en nous. La
solidarité ainsi entendue est une charité dont a disparu toute
idée de condescendance. Ajoutons que la philosophie que ce
mot implique vient à l'appui de la règle de vie qu'il exprime.
La solidarité nous affranchit plus pleinement du moi dans la
pratique, après en avoir dans la théorie rendu plus lâche la
notion. L'ardente communion à laquelle on nous convie ne fait
plus qu'achever l'œuvre de la nature.
D'autres théories philosophiques ont apporté à la doctrine
de la charité leur utile contribution. La notion plus exacte de
la valeur de l'individu a rehaussé le prix de l'amour. « Si celui
qui aime n'était qu'un fantôme d'être, que donnerait-il, n'étant
rien, en se donnant lui-môme? Et si celui qu'on aime n'est à
son tour qu'un semblant d'être, que peut-on aimer en lui (2)? »
De même un sentiment plus vif de ce qu'il y a de dignité humaine
dans le pauvre môme est en train, nous l'avons vu, de trans-
former l'aumône, en l'affranchissant de toute tutelle offensante
et en la rendant plus fraternelle. C'est là, nous l'avons déjà
laissé entendre, sous l'apparence d'une décadence, un progrès
de la charité. Ainsi nous comprenons de mieux en mieux la
maxime évangélique au delà de laquelle il n'y a pas de progrès
possible selon Saint-Simon, et nous en développons le riche
contenu.
rsous ne nous contentons point de refaire la théorie de la
(1) ICor., XI[, 17.
(2) Ollé-Lapklne, Discours à la distribution des p;'iu; du colUgc Stanislas,
1893.
484 COiNCLUSIO.N.
charité, nous l'avons restaurée elle-même dans nos cœurs; du
moins notre ferveur a-t-ellc redoublé dans ce siècle. Pour
plusieurs raisons dont nous avons dit quelques-unes, les siècles
précédents ont pris en patience les misères sociales. Malebranche,
dans un chapitre de son Traité de morale^ recommande de s'en
remettre à la sagesse des rois du soin de corriger les abus, et
surtout de compter sur les réparations à venir (1). Nous sommes
moins patients aujourd'hui, non seulement pour nos propres
maux, mais pour les maux d'autrui. Un cri de justice blessée
emplit l'air autour de nous. Et ce ne sont pas seulement ceux
en qui elle saigne qui l'ont poussé ; mais il y a de la pitié vraie
et du désintéressement dans l'atmosphère chargée d'orage que
nous respirons. Diminuer la souffrance n'est plus seulement
en outre l'occupation pieuse de quelques bonnes âmes, c'est le
souci de tous. Philosophes, poètes, hommes politiques, ou
simples hommes de bien, chacun est sollicité par le même
problème et en poursuit à sa manière la solution. Si les pro-
phètes d'Israël revenaient parmi nous, ils y entendraient comme
un lointain écho de leurs plaintes d'autrefois. Et ils s'étonne-
raient peut-être que ce soit toujours à recommencer. En quoi
ils seraient injustes ; car nous sommes sensibles à des misères
et à des oppressions qui leur auraient paru bénignes. Nos
Achab à nous ont moins de férocité, mais noti'e appétit de
justice croît au fur et à mesure qu'il se satisfait. L'égalité des
droits a longtemps brillé devant nous comme un idéal qu'on
n'atteindrait jamais. Nous éprouvons maintenant combien c'est
une petite chose qu'un idéal réalisé, et nous cherchons
quelque lueur nouvelle qui guide nos aspirations et nos
réformes.
Non seulement la charité est sur nos lèvres, elle est dans nos
actes, elle entre dans nos lois. Nous avons déjà fait allusion
(1) Malebranche, Traité de mniidi , II, 0.
COiNCLUSlON. 485
aux œuvre? qui surgissent et que nous nous efforçons de faire
aussi nombreuses et aussi diverses que les formes de la misère.
La loi, qui jusqu'ici n'était que l'expression du droit, suit l'évo-
lution de cette idée même et se fait la protectrice de ceux ([ui
ne peuvent se protéger, en même temps qu'elle devient ])lus
pitoyable pour ceux qui ont failli. Le droit romain est sur le
point de reculer dans nos codes devant l'Évangile. Mais nous
avons émis la crainte que la part du cœur ne soit diminuée par
là même, et que cette lutte organisée contre la misère ne prive
chacun de nous du doux devoir de faire le bien. Cette crainte
est vaine. Il y aura toujours des pauvres parmi nous. La
pauvreté, en effet, a des causes éternelles au fond même des
natures individuelles, des causes plus psychologiques que
sociales. Puis nos pauvres deviendraient-ils moins pauvres,
qu'importe à la charité, si le poids de cette misère moindre
est toujours le même? Les âmes auront donc toujours affaire
aux âmes, et la poussée de l'esprit public aura porté de plus en
plus les meilleures vers cet emploi de leurs énergies.
Enfin, il est temps de le dire, la pauvreté n'est pas le seul des
maux auxquels la charité s'adresse, et ce qui donne aux idées
sociales de ce temps une portée plus haute, c'est qu'elles ne
sont pas un phénomène isolé, mais l'un des courants dans
lesquels se déverse une sympathie vraiment élargie. L'homme
est devenu en effet plus cher à l'homme. La doctrine de la
lutte pour la vie, où notre temps avait trouvé des excuses, lui
a ensuite laissé comme un remords. Les déceptions métaphy-
siques nous ont encore rapprochés les uns des autres, comme
dans une commune misère. Puis la souffrance a été promue
objet de culte, et de l'obsession mystique qu'elle nous cause
naît un sentiment plus attendri de fraternité. IN'ous éprouvons,
à penser que nos jouissauces sont faites de la peine d'autrui,
un scrupule qui leur donne un goût d'amertume. Nous ne savons
plus jouir. De même nous ne savons plus mépriser; nous ne
486 CONCLUSION.
savons plus haïr. Quand nous sommes ennemis, nous le
sommes sans conviction, et l'emportement de la lutte jamais
ne lui survit. Mais le vainqueur trouve dans son triomphe
même une tristesse autrefois inconnue et ressent, avec de la
pitié pour le vaincu, comme une honte de sa propre victoire.
Nous voilà bien loin des sentiments moraux d'Homère, ce
chantre des épiques vengeances. Et c'est pourquoi un illustre
contemporain (1), se faisant prophète, prédit l'avènement défi-
nitif, sur la ruine de toutes nos expériences morales, de la loi
de charité, et voit déjà l'humanité prête à se laisser envahir par
la « folie de l'amour ».
Nous n'avons pas besoin d'ailleurs de recourir aux prophéties
ou à des analyses qui ne soient que subjectives. De l'Evangile
se déduisent sous nos yeux des conséquences que des siècles
plus orthodoxes auraient repoussées. Comme les individus, les
peuples ne savent plus haïr, et la fraternité des nations apparaît
comme un idéal de moins en moins déraisonnable. Nos con-
quêtes, môme coloniales, ont aujourd'hui besoin d'excuses.
Dans les rapports d'individu à individu, l'ombre même d'une
servitude nous offense. De là la crise de la domesticité, du
salariat, ces esclavages combien atténués ! crise douloureuse,
mais à l'issue bienfaisante de laquelle il faut croire. La loi
inconnue du pardon force, quoique timidement, l'entrée de nos
consciences; et ce qu'on eût taxé hier de lâcheté et de faiblesse
apparaît maintenant comme la suprême sagesse et la plus
douce vertu. Des romanciers nous montrent les offenses les plus
sensibles à l'honneur trouvant grâce devant le sentiment d'uni-
verselle commisération où nos propres douleurs se perdent, et
notre pitié emportant notre colère (2). Enfin on a osé de notre
temps renouveler le paradoxe évangélique sur la toute-puissance
(1) Alex. Dumas.
(2) Voir Doi'Mic, La théorie du pardon dans le roman contemporai7i [Revue
des Deux Mondes, 15 février 1894).
CONCLUSION. 487
de la douceur. On a osé, contre tous nos sentiments naturels,
contre d'évidentes nécessités sociales, soutenir qu'il ne faut pas
résister au méchant.
Nous venons de citer des romans. De tous les sentiments
chrétiens qui sont devenus, comme nous l'avons dit, matière
littéraire, la charité est en effet celui qui a le plus enrichi et le
plus profondément renouvelé l'art de notre temps. Tandis que
la littérature laïque du xvn*" siècle a, sauf de rares accents, toute
l'indifférence de l'art antique, on peut dire de la littérature de
ce siècle qu'elle est la littérature de la souffrance humaine.
Le romantisme mêlait quelque orgueil individuel même à la
tendresse et à la pitié. H y a dans l'émotion des œuvres contem-
poraines plus de sincérité et d'humilité. Etce que nous attendons
de chacune d'elles, c'est qu'elle nous apporte une raison d'aimer
qui n'ait pas encore été apportée. Entre toutes les littératures
chrétiennes, c'est la littérature de notre époque impie qui a le
plus ardemment paraphrasé les paroles sorties de la bouche
du Christ, et peut-être pour cette raison lui doit-on beaucoup
pardonner.
Mais n'avions-nous point promis, pour cette fin de chapitre, de
nous borner à noter des formes incontestées de la conscience?
Malgré nous desmanifestationsrécentes, etd'unlendemain moins
assuré, nous ont attiré. C'est qu'il ne suffit pas de dire que quelque
christianisme survit en nous. Malgré l'apparence, nous sommes
en quelques points plus chrétiens que nos pères (1), et il fallait
redescendre jusqu'à l'heure présente pour suivre ces progrès
inattendus de l'esprit de charité. Dans une belle page des Mé-
jnoires d' outre-tombe^ Chateaubriand suppose qu'il ait à refaire
le Génie du christianisme, et il déclare qu'au lieu de rappeler
les bienfaits et les institutions du passé, il montrerait que le
christianisme est la pensée de l'avenir et de la liberté, la pensée
(1) M. de Brémond d'Ars a amplement développé la même thèse, La vertu
morale et sociale du christianisme.
4 88 CONCLUSION.
rédemptrice qui fonde régalité sociale. 11 ajoute qu'il tâcherait
de « deviner la distance où nous sommes encore de l'accomplis-
sement total de l'Evangile, en supputant le nombre des maux
détruits et des améliorations opérées dans les dix-huit siècles
écoulés de ce côté-ci de la croix ». Chateaubriand a raison.
Lanivre de l'Evangile n'est pas achevée, si elle doit s'achever
un jour, et sa fécondité n'est pas épuisée (1).
Ce qui dans l'ancienne foi est le plus ébranlé, c'est, semble-
t-il, ce qui y avait été ajouté à la date relativement la plus récente.
Nous avons éprouvé l'insuffisance et comme l'égoïsme de ce
christianisme du moyen âge, celui dont Vlmitation est la plus
parfaite expression, qui ne s'occupe que de l'individu et point
de la société. Nous avons rétrogradé jusqu'à l'Evangile qui, lui
au contraire, pousse à l'action et à tout ce qui rapproche les
hommes. C'est notre siècle qui a accompli ce mouvement de
nouvelle réforme et ce retour vers l'essence même de la foi (2).
On a cru remarquer que, sur bien des points, la sève romaine
tarissait dans nos institutions et dans nos mœurs (3). En reli-
gion, à coup sûr, nous sommes moins Romains, c'est-à-dire
moins soucieux de mettre les croyances en formules et d'enfer-
mer ces formules dans un code, moins hantés par cet idéal
d'ordre et de discipline, la légion, qui, depuis la lettre de Clé-
ment aux Corinthiens, a pesé sur l'Eglise. Mais nous sommes
aussi moins séduits par la métaphysique des Grecs. Il y a des
subtilités qui nous paraissent presque inconvenantes quand elles
se rapportent à Dieu. La théorie de l'inconnaissable a tempéré
(1) « L'Evangile est dans l'avenir bien plutôt que dans le passé. Et plus
on fixe son attention sur ce sujet, moins on peut s'empêcher de constater
une grande aiiinilé entre cet Évangile oublié et les meilleures aspirations
de l'esprit moderne. » (Wagnkr, Jeunesse, p. 397.)
(2) Voir article de Brunelière sur Lamennaia {Revue des Deux Mondes,
l" février 1893).
(3) Vogué, Le dernier livre de M. Taine {Revue des Deux Mondes, 1" avril
1894).
CONCLUSION. 489
notre ardeur de comprendre et de mesurer l'objet de notre foi.
Nous sommes donc plus près de la pensée de saint Ambroise
telle que le traité Des Devoirs l'exprime, pensée toute morale
et où la cliarité occupe la première place, que de celle de la
plupart de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Ce que
nous retenons du christianisme, c'est ce que, selon la remarque
de Stuart Mill (1), un disciple ne pouvait ajouter et mterpoler,
c'est l'enseignement du Christ. « Paix aux hommes de bonne vo-
lonté » ; « aimez-vous les uns les autres, » sont, nous l'avons
démontré, les paroles qui résumeraient avec la plus exacte
concision l'état actuel de nos croyances morales. Cela suffit pour
qu'à la question que nous nous étions posée, à savoir si ces
croyances sont chrétiennes, nous répondions : oui.
Nous sommes païens et nous sommes chrétiens, voilà donc
les deux conclusions contradictoires auxquelles nous avons
abouti. Spencer nous représente deux religions se disputant
l'humanité, la religion de la haine, et la religion de l'amour.
Celle-ci a son évangile dans l'Evangile, celle-là dans les épopées
et dans les histoires des Grecs et des Latins. L'humanité primi-
tive n'avait qu'une religion: l'humanité du lointain avenir, elle
aussi, n'en aura qu'une. Nous en avons deux, parce que nous
sommes placés à mi-chemin dans le cours de la civilisation. Du
christianisme seul viendrait ainsi toute vertu et tout progrès (2).
Nous n'avons pas à redire combien cette façon de présenter les
choses serait injuste pour l'antiquité. On ne s'attendait pas à
voir Spencer reprendre les thèses de Tertullien. Mais il reste vrai
que deux morales, qui ne se confondent pas toujours, se partagent
notre conscience, et que la pensée moderne a deux origines vers
lesquelles elle incline tour à tour comme vers ses deux pôles.
Nous avons vu, en effet, combien une conscience est loin d'être
un système. Le traité Des Devoirs de saint Ambroise nous a fait
(1) Essais sur la religion, trad. française, p. -238.
(2) Spencki», Si:itnce sociale, cli. viii.
490 CONCLUSION.
assister à un compromis sur lequel riuimanité a longtemps vécu.
A riieure présente, malgré le sentiment plus net et plus doulou-
reux de certaines contradictions que d'ailleurs nous avons plu-
tôt exagérées, ce compromis n'est pas dénoncé, et nous vivons
encore sur ce legs de deux traditions superposées. 11 reste vrai
en outre que chaque pas fait en avant par rhumanité, après
d'inévitables oscillations, est fait, comme l'indique Spencer, dans
le sens de la religion d'amour, c'est-à-dire de la plus récente de
ces deux traditions, de celle qui a trouvé dans l'Évangile son
expression immortelle.
Vu et lu,
en Sorbonne, le 9 juillet 1894,
par le Doyen de la Faculté des Lettres de Paris,
A. m ML Y.
Vu et permis d'imprimer,
Le Vice-Recteur de C Académie de Paris,
GRÉARD.
TABLE DES MATIÈRES
Préface 1
CHAPITRE PREMIER
SAINT AMBROISE
1. — L'élection de saint Ambroise. — Son éducation romaine 4
1[. — Saint Ambroise homme d'État il
III. — La lutte contre les païens et contre les ariens IH
IV. — Saint Ambroise et Théodose 28
V. — Saint Ambroise type de l'évèque chrétien au iv« siècle 38
CHAPITRE 11
LES PREMIERS MAITRES DE SAINT AMBROISE
l. — Philon bi
H. — De Philon à Origène : la gnose 62
III. — De Philon à Origène {i>uite) : Clément d'Alexandrie 70
IV. — Origène 82
V. — Deux influences rivales subies par saint Ambroise : Philon et
Cicéron 92
CHAPITRE m
LE CHRISTIANISME ET LA CULTURE CLASSIQUE
1. — L'esprit chrétien et l'esprit romain 97
II. — Le christianisme des païens 104
III. — Un intransigeant : Tertullien 112
IV. — Preuves diverses de l'alliance de la culture classique et du
christianisme 124
V. — Une dernière preuve : l'édit de Julien 131
CHAPITRE IV
LE CICÉRONIANISME AU QUATRIÈME SIÈCLE
I, — Pourquoi Cicéron a eu des imitateurs parmi les chrétiens.... 135
II. — Minucius Félix 139
492' TABLE DES MATIÈRES.
lll. — Lactance 145
1V^ — Saint Jérôme et saint Augustin disciples de Gicéron 160
V. — Gicéron au moyen âge 1 77
GHAPITRE V
LES DEUX TRAITÉS • DES DEVOIRS •
1. — Le traité Des Devoirs de Panétius et celui de Gicéron 180
II. — Analyse du traité Des Devoirs de saint Ambroise 201
111. — Le stoïcisme de saint Ambroise 218
GHAPITRE VI
LES DEUX TRAITÉS ' DES DEVOIRS ' {suite).
I. — Différences extérieures des deux livres 237
II. — Vertus nouvelles 2i)0
III. — Économie politique de saint Ambroise 278
IV. — Principes nouveaux 292
GHAPITRE Vil
LA MORALE DE SAINT AMBROISE D'APRÈS SES AUTRES ÉCRITS
I. — Écrits divers 311
II. — Gommentaires sur les patriarches 324
III. — Écrits sur la virginité 343
IV. — Lettres de direction 303
GHAPITRE VIII
LES CONTEMPORAINS DE SAINT AMB.-^OISE
I. — Les Pères grecs 369
IL — Saint Jérôme : le monachisme 38r>
IlL — Saint Augustin : théories du péché et de la grâce 417
CONCLUSION 443
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