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Full text of "Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle : étude comparée des traités "des devoirs" de Cicéron et de saint Ambroise"

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SAINT  AMBROISE 

ET 

LA  MORALE  CHRÉTIENNE 

AU  IV^   SIÈCLE 

ÉTUDE  COMPARÉE  DES  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  »  DE  CIGÉRON 
ET  DE  SAINT  AMBROISE 


THESE  POUR  LE  DOCTORAT 

Présentée  à  la  Faculté  des  Hicttres  d.e  F*aris 


Raymond    THAMIN 

ANXIEX  ÉLÈVE   DE  l'ÉCOLE   NORMALE   SUPÉRIEURE 

A>CIEX  MAÎTRE  DE   CONFÉRENCES  À   LA  FACULTÉ   DES    LETTRES   DE  LYON 

PROFESSEUR     DE     PHILOSOPHIE    AU     LYCÉE     CONDORCET 


PARIS 

G.    MASSON,    ÉDITEUR 

LIBRAIRE     DE     l'aCADÉMIE      DE     MÉDECINE 

120,   BOULEVARD  SALNT-GERMAIN 

1895 


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THUCTTUTECFWEDIAEVALSIUDIE* 

,0  CLMSLEY  PLACE 
TORONTO  6.  CANA.DA. 

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A  LA   MEMOIRE 


MON    PERE 


«1  II  n'y  a  pas  un  jour  où  je  ne  pense  à  mon 
père,  et,  quand  je  ne  suis  pas  trop  ni(^eontent 
de  moi-même,  il  m'arrive  quelquefois  de  lui 
dire  :  Es-tu  content,  mon  père  ?  11  semble  alors 
qu'un  signe  de  sa  tiHe  vénérable  me  réponde  et 
me  serve  de  prix.  » 

Ducis,  Lettrs  du  11  octobre  1813. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/saintannbroiseetlOOtham 


PREFACE 


Un  évèque,  au  iv"  siècle,  choisissant  comme  modèle  d'une 
instruction  quïl  adresse  à  ses  prêtres  un  livre  païen,  tel  est 
le  grand  événement  moral  que  nous  voulons  raconter.  Mais 
il  se  trouve  que  cet  événement,  vrai  coup  d'État  intellectuel 
pour  qui  de  la  culture  païenne  et  de  la  culture  chrétienne 
pendant  cette  période  ne  connaît  que  leur  intolérance  réci- 
proque, apparaît  plutôt  à  des  spectateurs  mieux  informés 
comme  un  dénouement  naturel.  Il  achève  en  effet  un  lent, 
mais  incessant  rapprochement  entre  l'ancienne  morale  et 
la  nouvelle;  il  marque  entre  l'esprit  romain  et  l'esprit  chré- 
tien une  affinité  dont  nous  avons  d'autres  témoignages,  et 
vient  comme  en  fixer  les  résultats  durables. 

Cependant  l'évêque,  indépendant  dans  son  imitation, 
semble  ne  l'avoir  entreprise  que  pour  montrer  où  elle 
s'arrêtait.  Même  quand  il  suit  pas  à  pas  son  modèle,  c'est 
sans  concession  de  sa  part,  et  l'héritage  moral  de  l'antiquité 
est  recueilli  par  lui  de  façon  à  faire  croire  le  plus  souvent 
que  le  christianisme  trouve  en  lui-même  ce  qu'il  emprunte. 
Puis,  à  côté  du  stoïcisme  qui  survit  ou  qui  renaîtdans  saint 
Ambroise,  d'autres  philosophies  concourent  à  former  sa 
pensée.  Philon  fut  son  maître  comme  Cicéron.  Démêler  ces 
influences  entre-croisées,  et  comparer  l'œuvre  qui   résulte 

UiMVEHSITK    DE     LyON.    —    VIII.  1 


2  PRÉFACE. 

d'elles  à  celle  dont  elle  est  Tinfidèle  transcription,  voilà 
notre  tCiche.  —  Saint  Ambroise  imitateur  de  Cicëron  nous 
intéresse,  et  d'autant  plus  que  c'est  là  un  fait  représentatif 
de  toute  une  histoire.  Mais  ses  infidélités  nous  intéressent 
davantage  encore,  puisque,  par  elles,  se  manifeste  ce  qui, 
dans  son  enseignement,  contredit  ou  dépasse  la  tradition 
classique.  Et  comme  son  livre  va  devenir  un  manuel  de 
morale  chrétienne,  c'est  cette  morale  elle-même  que  nous 
allons  étudier  en  lui,  rapprochée  de  quelques-uns  de  ses 
éléments  historiques  et  de  ses  antécédents  humains. 


SAIM   AMBROISE 

ET 

LA  MORALE  CHRÉTIENNE 

AU  IV^  SIÈCLE 


CHAPITRE    PREMIER 


SAINT     AMBROISE 


Deux  raisons  nous  invitent  à  commencer  par  dire  ce  que  fut 
saint  Ambroise,  tout  en  racontant  brièvement  une  histoire  dont 
chacun  connaît  d'avance  les  principaux  faits.  La  première  est 
que  l'origine  et  le  caractère  de  notre  auteur  expliquent  en 
partie  celui  de  ses  écrits  qui  nous  intéresse  le  plus.  La  seconde 
est  que  l'homme  fait  ici  l'importance  de  l'œuvre.  Un  autre  que 
l'évêque  de  Milan  eût  imité  le  traité  Z>e5  Devoirs  de  Cicéron  que 
cela  n'eût  pas  été  la  même  chose,  eût-il  apporté  plus  de  talent 
dans  son  imitation.  Saint  Ambroise,  qui  n'est  pas  un  très  grand 
écrivain,  est,  dans  toute  la  force  du  terme,  une  autorité,  tant 
son  rôle  politique  et  religieux  donne  à  son  enseignement 
moral  de  relief.  Avant  d'étudier  cet  enseignement,  étudions 
donc  ce  rôle  et  cet  homme.         q  r\ 


SAINT   AMBR0I5E. 


L'élection  de  Saint  Âmbvoise.  —  Son  éducation  romaine. 

L'année  374  il  s'agissait  de  pourvoir  à  la  vacance  du  siège 
opiscopal  de  Milan.  L'évêque  qui  venait  de  mourir  était  un 
arien,  Auxence.  C'était  donc  pour  les  catholiques  un  siège  à 
reconquérir,  et  quel  siège!  Milan  étant  la  résidence  impériale, 
l'empereur  y  était  le  sujet  spirituel  de  l'évêque,  et  nous  verrons 
bientôt  tout  ce  que  cela  peut  signifier.  Comme  résidence  impé- 
riale encore,  Milan  avait  été  le  théâtre  de  récentes  luttes  théo- 
logiques. Et  la  victoire  de  l'orthodoxie  semblait  n'être  pas  com- 
plète, tant  que  le  champ  de  bataille  lui  était  disputé.  L'élection 
menaçait  d'être  chaude.  On  consulta  l'empereur,  qui  était  alors 
Valentinien  1".  L'Église  payait  déjà  par  de  tels  actes  de  déférence 
la  protection  dont  elle  jouissait.  Valentinien  répondit  aux  évoques 
délégués  vers  lui  qu'un  pareil  choix  était  mieux  leur  affaire 
que  la  sienne,  qu'ils  n'avaient  qu'à  choisir  un  homme  dont  la 
vie  même  fût  un  enseignement,  et  que,  quand  ils  l'auraient 
choisi,  lui,  maître  de  l'empire,  courberait  la  tête  devant  cet 
homme,  recevant  ses  leçons  comme  un  remède  pour  son  âme  (i  . 
Valentinien  pressentait-il  quelle  autorité  allait  prendre  sur  les 
empereurs  le  futur  évoque  de  Milan? 

Ces  instructions  étaient  plus  élevées  que  précises.  Les  évêques 
se  mirent  donc  à  délibérer.  Le  peuple  qui  assistait  à  la  séance, 
séparé  par  un  simple  voile  de  la  partie  de  la  basilique  où  elle 
se  tenait,  de  façon  à  pouvoir  faire  entendre  ses  vœux,  les  fai- 
sait si  bien  entendre  que  l'élection  allait  tourner  en  sédition. 
Le  consulaire  se  montra  alors  dans  l'église  pour  prévenir  tout 

(1)  TiiÉoDORET,  lliii.  Eccl.,  IV,  6. 


L'ÉLECTION   DE  SAINT   AMliHOlSi:.  5 

désordre.  C'était  Arribroiso.  Comme  il  haran-uait  la  foule,  un 
enfant  l'interrompant  cria  :  Ambroise  évoque!  Le  jeune  ma-^-is- 
trat  jouissait  d'un  tel  crédit,  et  avait,  par  son  impartialité,  con- 
quis des  sympathies  si  unanimes  que  tous,  ariens  et  calholi(iues, 
prêts,  il  y  a  un  instant,  à  en  venir  aux  mains,  furent  mis  d'ac- 
cord par  cet  enfant  qu'ils  crurent  inspiré,  et  répétèrent  en 
chœur  :  Ambroise  évêque  !  Valentinien,  consulté  de  nouveau, 
—  car  il  fallait  qu'il  cédât  à  l'Église  un  fonctionnaire  de  l'État,  — 
se  déclara  fort  satisfait  que  le  suffrage  du  peuple  ei!it  ainsi 
ratifié  un  de  ses  choix,  et,  comme  voulant  prouver  qu'il  con- 
naissait bien  celui  qui  en  avait  été  l'objet  :  «  C'est  une  ligne 
droite,  dit-il,  une  règle  inflexible  {!).  » 

Cependant  Ambroise  se  défendait.  Il  était  pris  à  l'improvistc, 
et,  homme  à  ne  pas  se  donner  à  moitié,  peut-être  hésitait-il 
devant  ce  don  de  lui-même  qu'on  lui  demandait.  Il  chercha  à 
faire  douter  de  sa  justice,  de  sa  vertu,  pour  détourner  de  lui 
l'enthousiasme  populaire.  L'instinct  du  peuple  ne  se  laissa  pas 
prendre  à  ses  feintes.  L'amour  du  monde  et  des  grandeurs  sécu- 
lières qui  lui  étaient  promises  le  retenait  moins  que  d'hono- 
rables scrupules.  Il  n'était  pas  baptisé.  C'était  l'usage  alors  de 
différer  le  baptême.  Or  une  loi  de  l'Eglise  défendait  de  faire 
d'un  néophyte  un  évêque.  Et  bien  plus  tard  son  involontaire 
complicité  dans  la  violation  de  cette  loi  apparaîtra  à  Ambroise 
comme  un  remords  (2).  Il  essaya  donc  de  fuir  pour  vivre  dans 
une  pieuse  solitude.  11  s'égara.  On  le  ramena  et  on  garda  à 
vue  cet  évêque  réfractaire.  Une  autre  fois,  il  réussit  à  aller  se 
cacher  dans  la  villa  d'un  ami.  Mais  cet  ami  le  livra.  Il  vit  enfin 
dans  cette  obstination  du  sort  contre  lui  la  marque  d'un  dessein 
de  Dieu.  Puis  la  vocation,  qu'il  n'avait  pas  voulu  se  laisser 
imposer,  avait  peu  à  peu  gagné  son  cœur.  Il  se  rendit,  exigeant 
seulement  que  celui  dont  il  recevrait  le  baptême  fiit  un  catho- 

(1)  Théodoret,  Hist.  Ec.cL,  IV,  7. 

(2)  Saim  Ambroise,  ^p.,  LXill,  Gd. 


6  SAINT  AMDROISE. 

liqiie.  Huit  jours  après  son  Laptôme,  il  était  prêtre,  puis  aussitôt 
évoque. 

Le  nouvel  évoque  de  Milan  appartenait  à  Tune  des  grandes 
familles  de  Rome.  Mais  c'était  une  famille  chrétienne,  et  que 
la  persécution  n'avait  pas  épargnée.  Elle  avait  sa  sainte,  la 
vierge  Solheris,  décapitée  sous  Dioclétien,  dont  le  souvenir 
semble  avoir  exercé  sur  l'àme  d'Ambroise,  et  sur  celle  de  sa 
sœur,  un  mystique  attrait  (1).  Le  père  d'Ambroise  était  préfet 
des  Gaules,  ce  qui  était  une  des  plus  grandes  magistratures  de 
l'empire.  Ce  fut  à  Trêves,  cette  seconde  Rome,  dit  Ammien 
Marcellin  (2),  et  probablement  en  340,  qu'Ambroise  naquit. 
Son  pieux  biographe,  Paulin,  raconte  de  lui  ce  qu'on  raconte 
de  Platon  :  pendant  qu'il  dormait,  enfant,  dans  son  berceau, 
des  abeilles  se  seraient  glissées  dans  sa  bouche,  puis  envolées 
à  perte  de  vue.  Et  son  père  qui  assistait,  plus  ravi  qu'effrayé,  à 
ce  prodige,  y  avait  vu  pour  le  petit  Ambroise  la  promesse 
d'une  glorieuse  destinée.  Ces  espérances  paternelles,  que  ce 
père  ne  devait  pas  voir  se  réaliser,  sont  tout  ce  que  nous 
savons  de  la  première  enfance  d'Ambroise.  Il  n'avait  que 
quatorze  ans  quand  mourut  son  père  ;  et  sa  mère  revint  habiter 
Rome  avec  lui  et  son  frère  aîné  Satyre.  Sa  sœur  Marcelline,  que 
nous  retrouverons  associée  à  toute  sa  vie,  les  y  avait  précédés 
pour  se  consacrer  à  Dieu.  Mais  elle  ne  devait  point  pour  cela 
se  séparer  des  siens,  avec  qui  elle  continuera  de  vivre,  exerçant 
sans  doute  sur  Ambroise  enfant  cette  autorité  de  douce  con- 
seillère que  plus  tard  encore  il  se  plaît  à  lui  laisser. 

C'est  dans  cette  tendre  et  pieuse  atmosphère  qu'il  grandit. 
Mais  l'éducation  chrétienne  de  ce  temps  n'avait  rien  d'étroit 
ni  d'exclusif,  du  moins  dans  les  hautes  classes  de  la  société. 
Le  futur  évêque  eut  une  part  de  son  esprit  formée  par  les 
mêmes  lectures,   peut-être  par  les  mêmes  maîtres  que  les  fils 

(1)  \o\r  'Swyj-AMBROisE,  De  virginitatc,  il,  39. 

(2)  A.MMIEN  Marcellin,  XV. 


L'ÉDUCATION   ROMAINE   DE  SAINT   AMBROISE.  : 

des  derniers  grands  seigneurs  païens.  C'est  une  remarque 
banale  que  les  écoles  et  les  programmes  sont  ce  qui  résiste  le 
mieux  aux  révolutions.  Quand  les  Romains  changèrent  de 
religion,  ils  ne  changèrent  pas  pour  cela  de  système  d'édu- 
cation. La  question  ne  s'était  même  pas  posée  pour  les  premiers 
convertis,  qui  étaient  des  humbles.  Quand  elle  se  posa,  il  n'y 
avait  pas  de  choix  entre  plusieurs  écoles;  il  fallait  n'envoyer 
ses  enfants  nulle  part,  ou  les  envoyer  chez  les  rhéteurs.  Or  les 
meilleurs  chrétiens  ne  se  résignaient  pas  à  ne  pas  donner 
d'éducation  du  tout  à  leurs  enfants,  et  ils  voulaient  même 
d'autant  mieux  les  armer  qu'ils  avaient  à  combattre  pour  leur 
foi.  «  Il  faut  savoir  bien  parler  pour  défendre  la  vérité,  »  dit 
l'historien  Socrate  (1).  Ce  pieux  argument  était  fait  pour  lever 
tous  les  scrupules.  Et  le  christianisme  s'accommoda  de  cette 
pédagogie  païenne,  faite  de  traditions  déjà  séculaires,  que  les 
Romains  introduisaient,  avec  leur  administration,  dans  tous 
les  pays  conquis,  et  qui  survivra  à  l'empire  lui-même.  L'idée 
ne  vint  que  plus  tard,  aux  Jérôme  et  aux  Augustin,  de  goûter 
la  poésie  de  l'Ecriture  et  de  chercher  parmi  les  premiers  défen- 
seurs du  christianisme  des  modèles  de  dialectique  et  d'éloquence. 
«  David,  dira  saint  Jérôme,  c'est  notre  Pindare  à  nous,  notre 
Alcée,  notre  Horace,  notre  Catulle,  notre  Sérénus  (2).  »  Et 
saint  Augustin  écrira  son  Traité  de  la  Doctrine  chrétienne^  un 
essai  de  pédagogie  nouvelle.  Mais  sa  réforme  n'aboutira  pas. 
C'était  pour  un  trop  grand  nombre  de  chrétiens,  sincères  sans 
fanatisme,  une  consolation  de  n'avoir  pas  eu  à  rompre  avec  de 
chères  habitudes  d'esprit.  Puis  le  patriotisme  romain  lui- 
même  y  avait  trouvé  son  compte  :  tout  le  passé  n'était  pas 
renié.  Aussi  la  concession  faite  au  paganisme  ne  put-elle  être 
reprise.  —  Et  voilà  comment  nos  fils  ont  aujourd'hui  encore 
pour  premier  maitre  Virgile  au  lieu  de  David. 

(1)  Socrate,  III,  16. 

(2)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XX\. 


*»  SAINT  AMBROISE. 

Ambroise  fut  donc,  selon  toute  vraisemblance,  l'élève  de 
quelqu'un  des  émules  d'Ausone  et  de  Libanius  ;  il  fut  sans  doute 
celui  de  Donat,  le  maître  de  saint  Jérôme;  jeune  homme  aux 
mœurs  pures  mêlé  à  ces  étudiants  venus  de  tous  les  coins  du 
monde  romain,  et  contre  la  turbulence  desquels  l'empereur 
Valentinien  I"  prit  de  si  sévères  et  de  si  minutieuses  précau- 
tions (!).—  Mais  ces  contacts  et  ces  contrastes  n'ont-ils  pas 
servi  de  tout  temps  à  éprouver  et  à  former  les  caractères  ?  —  Il 
traduisit  donc  du  grec,  il  fit  des  vers  ;  mais  il  apprit  surtout  cet 
art  romain  entre  tous,  l'éloquence,  et  cette  science  romaine 
aussi,  le  droit.  M.  Yillemain,  cherchant  à  retrouver  dans  les 
écrits  d' Ambroise  ses  études,  y  découvre  surtout  l'influence 
de  Tite-Live  et  de  Virgile  (2).  Ajoutons  au  moins  Cicéron.  Quant 
à  ses  études  juridiques,  son  attitude  en  maintes  circonstances, 
et  nous  dirions  presque  son  caractère  les  dénoncent.  Il  fut  toute 
sa  vie  un  magistrat  romain. 

Son  éducation  politique  se  fit  ensuite  dans  cette  société  mi- 
partie  païenne,  mi-partie  chrétienne,  oii  deux  sentiments 
mettaient  encore  une  apparence  d'âme  commune,  l'attachement 
à  l'empire  et  la  confiance  dans  ses  destinées.  Il  était  naturel  que 
l'ancien  culte  tînt  plus  solidement  qu'ailleurs  dans  cette  terre 
de  Rome  où  il  avait  poussé  de  si  profondes  racines,  et  oii  le 
respect  de  leur  propre  passé  enchaînait  à  lui  les  plus  grandes 
familles.  ICt,  comme  il  arrive  souvent,  le  voisinage  de  deux 
religions  rivales,  loin  d'engendrer  un  état  d'indifférence,  atta- 
chait plus  fermement  chacun  à  la  sienne.  La  lutte  était  vive 
dans  le  peuple,  qui  procédait  à  coups  de  séditions  et  d'incen- 
dies (3).  Elle  avait  pris  dans  les  classes  élevées  une  forme 
diplomatique  et  presque  courtoise.  Des  liens  de  famille,  les 
fonctions  publiques  qu'ils  partageaient,  rapprochaient  les  chefs 

H)Cod.  Théod.,  XIV,  9,1. 

(2)  ViLLEMAiN,  Diog.  univ.  de  Firmin  Didot. 

(3)  Ammien  Marcellin,  XXVII. 


L'ÉDUCATION   ROMAINE  DE  SAINT  AMUROISE.  9 

('ont  les  soldats  s'entre-déchiraient.  Et  cela  encore  est  éternel. 
—  C'est  ainsi  qu'Ambroise  dut  faire  ses  débuts  dans  l'adminis- 
tration côte  à  cote  avec  ses  futurs  adversaires,  et  avec  celui  qui 
fut,  dans  les  circonstances  mémorables  que  nous  raconterons, 
leur  protagoniste,  Symmaque.  Avec  celui-là  même  il  semble 
qu'il  ait  eu  des  rapports  plus  étroits  de  sang  ou  d'amitié,  et 
plus  tard  les  Symmaque  n'auront  que  de  bons  procédés  pour 
son  frère  Satyre  (I).  Ambroise  fut  lui  aussi  sans  doute  Thùtc 
de  leur  maison,  où  se  trouvait  réuni  tout  ce  que  cette  vieille 
société  patricienne  avait  d'élégances,  de  traditions,  de  riches- 
ses et  d'honneurs.  Il  connut  cette  vie  toute  en  décor 
qu'un  de  nos  maîtres  a  récemment  décrite  d'une  façon  ini- 
mitable (2),  et  put  comparer  les  petites  obligations  mondaines 
et  cette  ombre  de  rôle  politique,  qui  suffisaient  à  la  remplir, 
avec  les  devoirs  et  les  espérances  que  le  christianisme  avait 
apportés. 

En  face  de  cette  aristocratie  païenne,  qui  semble  n'avoir  jeté 
un  dernier  éclat  que  pour  bientôt  s'éteindre,  il  y  avait  à  Rome 
une  aristocratie  chrétienne  dont  la  famille  d'Ambroise  faisait 
elle-même  partie,  et  à  la  tête  de  laquelle  était  le  préfet  du  pré- 
toire Probus.  Ce  Probus  était  une  sorte  de  trait  d'union  vivant 
entre  le  passé  et  le  présent  de  Rome.  C'était  un  descendant  de 
Marc-Aurèle,  et  c'était  un  chrétien.  Chez  lui  se  rencontrait  tout 
ce  qui  marquait  dans  la  jeunesse  chrétienne  de  ce  temps.  Le 
jeune  Jérôme  y  coudoya  le  jeune  Ambroise.  Il  était  l'introduc- 
teur naturel  de  tous  les  chrétiens  qui  aspiraient  aux  fonctions 
publiques.  Il  fut  le  patron  d'Ambroise.  Il  le  recommanda  à 
Valentinien  qui  le  nomma  consulaire  de  Ligurie  et  d'Emilie. 
Ambroise  avait  trente-trois  ans.  Après  avoir  donné  ses  instruc- 
tions à  son  protégé,  Probus  les  résuma  en  quelques  paroles  pro- 


(1)  Saint  Ambroise,  De  excesau  Sat;/ri,  32. 

(2)  BoissiEii,  La  {in  dupaganisinc,\\y.  V,  ch.  i. 


10  SAIiNT  AMBROISE. 

phétiques  :  «  Va,  et  conduis-toi  non  comme  im  juge,  mais 
comme  un  évêque  (1).  » 

Lorsqu'il  sera  devenu  évoque  en  effet,  il  gardera  l'empreinte 
de  cette  éducation  fortement  romaine.  Ce  sera  un  Romain  par 
le  cœur,  et  peut-être  jusque  dans  son  attachement  pour  le 
siège  de  Rome  (2),  comme  dans  celui  de  beaucoup  d'autres 
alors,  y  a-t-il,  sans  qu'ils  se  l'avouent,  le  respect  d'un  passé  qui 
pourtant  n'était  pas  chrétien.  Rome,  pour  un  Romain  de  ce 
temps,  ne  pouvait  pas  n'être  que  la  ville  de  Pierre.  Les  senti- 
ments d'Ambroise  éclatent  dans  les  circonstances  douloureuses 
que  traverse  sa  patrie.  Son  patriotisme  s'alarmait,  en  môme 
temps  que  sa  foi,  quand  les  Goths,  accueillis  et  convertis 
à  l'arianisme  par  l'imprévoyant  Valens,  se  transformèrent 
en  envahisseurs  et  donnèrent  à  l'empire,  comme  en  un 
frisson,  le  sentiment  de  sa  fragilité  (3).  Dieu  et  l'empire 
lui  apparaissent  comme  solidaires,  et,  dans  une  prière  in- 
sinuante, il  s'efforce  de  convaincre  Dieu  lui-même  de  cette 
solidarité  (4). 

Saint  Ambroise  est  encore  Romain  parles  idées.  Il  fait  sienne 
l'idée  d'empire,  c'est-à-dire  d'universelle  domination,  née  de 
l'orgueil  national,  mais  aussi  de  la  façon  synthétique  et  or- 
donnée dont  un  Romain  conçoit  toutes  choses  et  le  monde. 
Mais  il  substitue  l'Église  à  l'empire,  ou  plutôt  les  associe  l'une 
à  l'autre,  premier  théoricien  de  cette  forme  politique  où  tant 
de  traditions  vinrent  se  concilier  et  se  fondre,  le  saint  empire 
romain.  —  Ilfulenfin  un Romainparle  caractère;  nous  entendons 
par  là  qui]  fut  un  homme  tout  d'une  pièce,  ne  sachant  pas 
fléchir,  habile  diplomate  pourtant,  en  ne  cédant  rien,  et  par  le 
seul  fait  de  son  désintéressement  évident  et  de  son  mépris  de 

(1)  Paulin,  Vie  (l'Amhroi>^e,  0.  Vade,  âge,  non  ut  judex,  sedut  episcopus. 
(2;  Saint  Ambroise,  Ep.,  il,  4. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  fide,  il,  140. 

(4)  Id.,  141,  142. 


SAINT   AMBRÛISE   HOMME   D"ÉTAT.  H 

tout  danger  personnel.  Il  a  la  force  de  ceux  qui  sont  les  servi- 
teurs exclusifs  d'une  idée,  et  dont  le  chemin  est  toujours  droit. 
(Ju'il  s'agisse  d'une  concession  à  faire  au  paganisme  ou  à  l'héré- 
sie, on  sait  d'avance  quelle  sera  sa  réponse  et  on  la  redoute 
d'autant  plus.  S'il  n'a  pas  la  séduction,  il  n'a  pas  non  plus  les 
indécisions  d'un  Grégoire  de  Naziance.  Il  y  a  plusieurs  types 
de  vertu  chrétienne.  Ambroise  personnifie  le  type  romain. 
Mais  il  est  temps  de  le  voir  à  l'œuvre. 


II 

Saint  Ambroise  homme  d'État. 

Le  jeune  évêque  avait  commencé  par  faire  connaissance  avec 
son  église,  —  car  tel  est,  pour  lui,  le  premier  devoir  d'un 
évéque  (1),  —  et  avec  les  traditions  glorieuses  de  cette  église 
qui  comptait  presque  autant  de  martyrs  que  d'évêques;  puis 
il  avait  fait  connaissance  avec  ses  nouvelles  fonctions,  s'ins- 
truisant  pour  instruire  les  autres,  et  parfois,  comme  il  le  dit 
lui-même  avec  modestie,  maître  avant  d'avoir  été  disciple  ^2). 
Un  vieil  ami,  celui-là  même  qui  l'a  baptisé  et  qui  devait  lui 
succéder,  Simplicien,  semble  l'avoir  guidé  dans  ses  études 
pieuses.  «  C'était,  dira  de  lui  saint  Ambroise,  un  excellent  ser- 
viteur de  Jésus-Christ,  et  toute  la  grâce  divine  brillait  dans  sa 
personne.  Les  plus  instruits  le  considéraient  comme  un  savant, 
et,  en  vérité,  il  l'était.  »  Ce  savant  homme  avait  un  faible  pour 
Platon,  et  il  admettait  que  la  lecture  de  ses  œuvres  pût  préparer 
à  celle  de  l'Évangile.  Aussi  retrouve-t-on  dans  les  écrits 
d'Ambroise      quelques     passages      visiblement     inspirés      du 

(1)  Saint  Amhiioisr,  Ep.,  XIX,  2. 

(2)  S.xiNT  AMitiïuisi:,  De  off\,  I.  4;  Dt- samun.,  VI,  20.  Docuimus  pro  caplu 
noslro  forsitan  quod  non  didicinius. 


12  SAINT   AMBROISE. 

PJicdo7i  (1).  De  ces  premières  années  de  l'épiscopat  d'Ambroise 
sont  ses  traités  sur  les  Sacrements,  les  Mystères,  qu'il  s'excuse 
d'enseigner  quand  il  aurait  encore  besoin  qu'on  les  lui 
enseignât  (2).  Les  sermons  moraux  sur  les  patriarches,  tout 
pleins  d'allégories,  sont  aussi  de  cette  période  (3). 

Mais  ce  débutant  dans  l'épiscopat  se  fait  déjà  de  son  rôle 
d'évêque  l'idée  la  plus  haute  et  la  plus  courageuse.  L'empereur 
Valentinien,  surtout  dans  la  dernière  partie  de  sa  vie,  gouvernait 
à  coups  d'exécutions  et  de  supplices.  Et  ses  subordonnés,  comme 
c'est  l'ordinaire,  renchérissaient  sur  ses  cruautés  (4).  L'évêque 
adressa  des  remontrances  à  celui  dont  hier  encore  il  était  le 
fonctionnaire.  Et  l'empereur,  d'une  nature  emportée  cependant, 
les  accepta.  Sa  réponse  est  fort  belle  et  honore  celui  qui  la  fit 
comme  celui  à  qui  elle  fut  faite:  «  Je  te  connaissais  déjà  cette 
indépendance.  Je  te  la  connaissais,  etnon  seulement  je  ne  me  suis 
pas  opposé  à  ton  ordination,  mais  je  l'ai  approuvée.  Eh  bien! 
puisque  nos  âmes  ont  péché,  traite-les  comme  le  prescrit  la  loi 
divine  (5).  »  C'est  la  première,  mais  ce  n'est  pas  la  dernière 
fois  qu'Ambroise  impose  au  pouvoir  impérial  lui-même  son 
contrôle  et  sa  juridiction. 

Valentinien  ne  sut  pas  toujours  aussi  bien  se  contenir,  et  il 
paya  de  sa  vie  la  dernière  de  ses  colères.  Ce  fut  dans  une  entre- 
vue avec  les  chefs  des  Quades.  A  la  suite  d'une  scène  violente, 
il  tomba  frappé  d'apoplexie.  L'empire  d'Occident,  officiellement 
partagé,  resta  en  fait  indivis  entre  ses  deux  fils.  L'aîné,  Gration, 
avait  dix-sept  ans.  Le  plus  jeune,  Valentinien,  n'avait  que  quatre 
ans.  Sa  mère  Justine,  qui  avait  réussi  à  supplanter,  en  la  faisant 


\i)    Saint   Ambroise,   De  vinjinitdtc,    XVII,    107;    De   bono   77iortis,   XII; 
Ep.,\\\\U,  17. 

(2)  Saint  Amurûise,  De  sacrum.,  lac.  cit. 

(3)  Saint  Amuroise,  De  myst.,  I,  1 . 

(4)  AM.MIEN  Marcellin,  XXVII,  XXVIII  et  XXIX. 

(5)  Théodoret,  llist.  Eccl.,  IV,  6. 


SAINT   AMBROISE   HOMME   D'ÉTâT.  13 

répudier,  la  mère  Je  Graticn,  tentera  d'exercer  la  part  de  pouvoir 
qui  revenait  à  son  fils,  et  de  la  mettre  au  service  de  la  religion 
arienne  à  laquelle  elle  appartenait.  Un  duel  commence  entre 
cette  femme  et  Ambroise. 

Nous  n'assistons  pour  le  moment  qu'aux  premiers  enga- 
gements. Les  ariens  se  crurent  assez  forts  pour  réclamer  à  Gratieii 
une  des  basiliques  de  Milan.  C'est  le  commencement  de  l'affaire 
de  la  basilique  qui  reviendra  dans  cette  histoire.  Gratien,  qui 
dtait  sur  les  bords  du  Rhin,  ne  voulut  rien  trancher  à  dis- 
tance, et  fit  mettre  sous  séquestre  la  basilique  en  litige.  Mais 
d'autre  part  il  marquait  nettement  ses  préférences,  et  rétablissait 
l'ordre  dans  la  communion  de  Rome,  en  écartant  le  compétiteur 
du  pape  Damase,  Ursin.  Justine  allait  à  Sirmium  tenir  cour 
contre  cour,  ouvrir  Eglise  contre  Église. 

D'autres  soucis,  d'autres  dangers,  où  la  religion  d'ailleurs 
était  aussi  engagée,  allaient  faire  oublier  un  instant  les  querelles 
religieuses.  L'empire  était  envahi.  Ceux  qui  l'envahissaient 
étaient  des  Goths  auxquels  Valens  avait  naïvement  ouvert  les 
portes,  et  c'étaient  aussi  des  ariens.  Ils  étaient  donc  double- 
mei^t  les  ennemis  de  l'évêque  patriote.  Il  excite  le  jeune  empe- 
reur à  marcher  contre  eux,  et,  sur  sa  demande,  lui  envoie  comme- 
viatique  pour  cette  dangereuse  expédition  un  traité  sur  la  Foi. 
Mais,  avant  que  Gratien  ait  pu  arriver,  occupé  qu'il  était  à  vaincre 
des  Germains,  la  bataille  d'Andrinople  était  perdue,  et  Valens 
était  mort.  On  crut  que  le  dernier  moment  de  l'empire  et  do 
toutes  choses  était  venu.  «  Nous  penchons  vers  la  fin  des  siècles, 
s'écrie  Ambroise  lui-même,  et  c'est  pourquoi  nous  voyons  les 
signes  précurseurs  de  l'agonie  du  monde  (1).  »  A  la  suite  de  l'in- 
vasion étaient  venues  en  elfet  la  peste,  puis  la  famine.  On  se 
pressait  dans  l'église.  L'évoque  seul  disposait  encore  de  conso- 
lations. Et  il  n'en  trouve  que  dans  lexcaiple  de  Noé,  d'où  un 

(1)  Saint  Amdroise,  £.rposi7.  Evang.  sec.  Lticain,  X,  10. 


14  SAINT  ÂMBROISE. 

nouveau  genre  humain  est  sorti,  alors  qu'il  semblait  que  le  genre 
humain  allait  disparaître  (1).  Mieux  que  toutjle  reste,  cette  compa- 
raison du  temps  présent  avec  le  déluge,  en  guise  de  consolation, 
montre  quelle  était  l'étendue  des   souffrances  et  des  craintes. 
Mais  Ambroise  ne  se  contente  pas  d'unir  sa  plainte  à  la  plainte 
universelle.  Il  fait  mieux  :  il  réconforte  les  uns  TÉvangile  à  la 
main,  il  secourt  les  autres,  il  rachète  tous  les  captifs  qu'il  peut 
avec  l'argent  qu'il  possède,  puis  il  fait  fondre  les  vases  précieux 
de  son  église,  pour  en  racheter  d'autres  encore.  Il  se  trouva  des 
ariens  pour  lui  reprocher  cette  pieuse  dilapidation  de  son  trésor. 
Et  ces  reproches  prirent  assez  de  consistance  pour  qu'il  crût 
devoir  leur  faire  une  longue  réponse  qui  trouva  sa  place  dans 
le  Traité  des  Devoirs  (2).  Pendant   ce  temps  Gratien,  estimant 
au-dessus  de  ses  forces  de  réparer  de    tels    désastres,  en  re- 
mettait le  soin  au  seul  homme  capable  en  effet  d'y  réussir,  à 
Théodose.  Ce  choix  heureux  était  en  outre  une   bonne  action. 
Car  on  en  veut  d'ordinaire  aux  gens  du  mal  qu'on  leur  a  fait, 
et  Gratien,  mal  conseillé  par  Valens,  avait  laissé  condamner  et 
exécuter  le  père  de  Théodose,  le  glorieux  pacificateur  de  l'Afri- 
que. Théodose  s'honora  à  son  touren  par  donnant  et  en  acceptant. 
Ses  premiers  succès  furent  tels  que  Gratien  lui  abandonna  géné- 
reusement cet  empire  d'Orient  qu'il  avait  su  défendre  et  reprendre. 
Alors  commencent  pour  l'Occident  quelques  années  de  tran- 
quillité relative  dont  Ambroise  va  profiter.  L'empereur  Gratien 
qui,  de  loin,  s'était  déjà  fait  son  élève,  vint  enfin  résider  à  Milan, 
d'où  laguerre  l'avait  jusqu'alors  éloigné.  L'influence  d'Ambroise 
sur  cet  esprit  droit  et  docile  grandit  de  jour  en  jour,  jusqu'à 
exciter  la  jalousie  des  courtisans.  Une  série  de  mesures  législa- 
tives, dont  les  dates  se  suivent  de  près,  la  révèlent  (3).  Enfin,  un 
beau  jour,  Gratien  fait  enlever  de  la  salle  des  séances  du  Sénat 

(1)  Saint  Amdroise,  De  l^oe  et  arcâ. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  II,  28. 

(3)  Elles  sont  relatées  par  Baunard,  Histoire  de  saint  Ambroise,  p.  124. 


SAINT   AMBROISE  HOMME  D'ÉTAT.  15 

l'autel  de  la  Victoire  qui,  depuis  Auguste,  présidait  aux  délibé- 
rations, et  leur  imposait  maintenant  encore  l'apparence  de  sa 
protection.  C'était  la  déchéance  officielle  de  l'ancien  culte.  Il  y 
eut  grand  émoi  parmi  les  sénateurs  païens.  Ils  rédigèrent  une 
protestation  et  la  portèrent  à  Milan.  Ils  ne  purent  môme  obtenir 
une  audience.  Nous  les  verrons  revenir  à  la  charge,  —  Vers  la 
même  époque,  Gratien  enlevait  aux  vestales  et  aux  prêtres  païens 
une  partie  de  leurs  dotations.  C'était  la  séparation  de  l'Eglise 
païenne  et  de  l'Etat,  par  voie  budgétaire  cette  fois.  — Les  héré- 
tiques n^avaient  pas  plus  à  se  louer  du  nouveau  régime  que  les 
païens.  De  son  propre  mouvement,  l'empereur  fit  en  effet  re- 
mettre à  Ambroise  les  clefs  de  la  basilique  disputée  autrefois 
aux  catholiques  par  les  ariens,  provisoirement  fermée  aux  uns  et 
aux  autres  (1).  —  Voilà  engagés  contre  les  païens  et  contre  les 
ariens  les  deux  grands  conflits  qui  occuperont  une  partie  de  la 
vied'Ambroise. 

Cette  association  étroite  de  Tempereur  et  de  l'évêque  dura 
trois  années,  première  esquisse  d'une  forme  de  gouvernement 
que  l'histoire  môme  de  saint  Ambroise  va  nous  faire  retrouver 
tout  à  l'heure  avec  plus  de  relief,  et  dont  le  souvenir  est  resté 
cher  à  l'Église.  Jamais,  d'ailleurs,  Tidée  ne  vint  à  Ambroise,  pas 
plus  qu'à  aucun  grand  chrétien  de  ce  temps,  d'useï'  du  pouvoir 
jusqu'à  violenter  des  consciences  et  arracher  des  conversions. 
L'Église  du  iv*  siècle  qui  a  du  goût  pour  l'autorité  n'en  a  pas  encore 
pour  la  persécution.  Comme  s'il  en  prévoyait  le  danger  toutefois, 
Ambroise  établit  nettement  sa  doctrine  en  s'adressant  à  Gratien  : 
«  C'est  une  action  morale  qu'il  faut  exercer  ;  il  faut  montrer 
aux  gens  leurs  vrais  intérêts...  Nous  ne  voulons  pas  vaincre, 
mais  guérir...  Souvent  la  charité  triomphe  de  ceux  que  n'eût 
pu  faire  céder  ni  la  force,  ni  la  raison  (2).  »  Cette  propagande  par 
la  charité  est  celle  qui  convient  à  une  religion  de  charité.  Elle 

(1)  Saint  Ambroise,  De  Spiritu  sancto,  I,  21. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  fide,  II,  89. 


16  SAINT   AMBROISE. 

était  aussi  celle  qui  convenait  à  l'àme  d'Ambroise,  dont  nous 
dirons  tout  à  l'heure  que  l'esprit  de  gouvernement  s'y  rencontrait 
avec  des  qualités  d'un  tout  autre  ordre.  Mais  parlons  encore  de 
cet  esprit  de  gouvernement. 

11  ne  suffit  pas  à  Ambroise  de  mettre  de  l'ordre  dans  les  affai- 
res de  la  religion  qui  dépendent  immédiatement  de  lui.  Il  y 
avait  des  conflits  plus  lointains  dont  la  chrétienté  souffrait.  Sous 
rinspiration  d'Ambroise  (i),  Gratien  convoque  les  évèques  de 
Gaule  et  dltalie  à  Aquilée.  Mais  le  concile  d'Aquilée  manquait 
de  compétence  et  d'autorité  pour  discuter  les  affaires  pendantes 
en  Orient.  Ambroise  eut  l'idée  d'un  concile  général.  Il  demande 
aux  empereurs  de  le  réunir  à  Alexandrie,  puis  à  Rome.  IL  espère 
qu'il  en  sortira  un  accord  universel  sur  les  hommes  et  sur 
les  doctrines.  Et  il  ne  lui  déplaît  pas,  quoiqu'il  fasse  tout  pour 
ménager  les  susceptibilités  des  évoques  orientaux,  que  cet  ac- 
cord soit  scellé  à  Rome  même.  Ceux-ci  n'en  déclinent  pas  moins 
l'invitation,  et  il  ne  se  tint  à  Rome  qu'une  réunion  d'évêqucs  à 
laquelle  une  maladie  d'Ambroise  ôta  une  partie  de  son  impor- 
tance. Le  schisme  de  FOrient  s'annonce  dans  ces  derniers 
événements,  et  l'autorité  de  notre  évêque  a  peine  à  rayonner 
au  delà  des  pays  latins.  Là  du  moins  elle  est  telle  que  saint  Jé- 
rôme a  pu  écrire  ces  deux  lignes  d'une  éloquente  sécheresse  : 
«  Après  la  mort  d'Auxence,  Ambroise  ayant  été  fait  évêque  de 
Milan,  toute  l'Italie  se  rangea  à  la  vraie  foi  (2).  » 

Au  milieu  de  cette  prospérité  une  révolte  éclata.  Le  général 
Maxime,  proclamé  empereur  par  les  troupes  de  Grande-Bretagne, 
avait  passé  la  mer.  Gratien  courut  au-devant  de  l'usurpateur. 
Les  deux  armées  se  rencontrèrent  dans  la  plaine  de  Paris.  Mais 
il  n'y  eut  point  de  combat.  Les  troupes  de  Gratien  prirent  parti 
contre  lui,  et  le  malheureux  empereur  s'enfuit  jusqu'à  Lyon,  où 
un  traître  l'assassina.  En  mourant  il  appelait  Ambroise  à  son 

(1)  Gesta  Conc'dii  Aquil.,  4,  dans  les  Œuvres  de  saint  Ambroise. 

(2)  Saim  Jérôme,  ex  Chronic,  Grat.  III  et  Equit.  coss. 


SAINT   A.MimOISK    HOMME   D'ÉTAT.  H 

secours  (l'.Ambi'oise  pleura  cet  empereur  do  bonne  volonté,  il  le 
pleura  sincèrement,  unissant  ù  sa  paternelle  douleur  celle  de 
l'Église  qui  avait  perdu  le  fidèle  appui  sur  lequel  elle  avait  déjà 
pris  l'habitude  de  compter  (2).  Tout  en  effet  allait  bientôt  être 
remis  en  question  de  ses  récentes  conquêtes. 

Mais,  pour  le  moment,  Ambroise  apparaît  grandi  encore  au 
milieu  de  l'effroi  universel.  Tous  les  regards  se  tournent  vers 
lui  comme  vers  le  seul  pouvoir  qui  soit  resté  debout.  Justine 
elle-même  vient  à  Milan  lui  remettre  les  intérêts  de  son  fils  Va- 
lentinien,  pour  le  trône  duquel  elle  a  tout  lieu  de  trembler. 
«  Je  t'ai  recueilli  tout  petit,  disait-il  plustard  à  Valentinien;  les 
mains  de  ta  mère  te  confièrent  aux  miennes,  et  je  t'ai  serré 
contre  moi  (3).  »  Il  n'était  plus  le  protégé  de  l'empire,  il  en  était 
le  protecteur.  Nous  sommes  à  un  de  ces  moments  de  l'histoire 
où  quelque  chose  de  nouveau  commence.  C'est  la  première  fois 
qu'un  évêque  joue  ouvertement  un  rôle  politique.  —  Fort  de 
son  seul  prestige  et  de  sa  seule  autorité  morale,  Ambroise  par- 
tit en  ambassade  à  Trêves.  Il  s'agissait  d'arrêter  Maxime  au  mi- 
lieu de  sa  victoire,  et  d'obtenir  de  lui  qu'il  se  contentât  des 
Gaules,  laissant  l'Italie  à  Valentinien.  Maxime  avait  cette  pré- 
tention que  Justine  et  son  fils  vinssent  en  personne  implorer 
une  bienveillance  que  d'ailleurs  il  leur  promettait.  Et  il  avait  de 
son  côté  envoyé  porter  à  Milan  ces  étranges  propositions.  Am- 
broise eut  le  courage  de  rester  à  Trêves,  oi!i,  d'ambassadeur,  il 
pouvait  d'un  jour  à  l'autre  devenir  otage,  jusqu'à  ce  que  fût  ar- 
rivée la  réponse  de  Justine.  Ces  délais  furent  le  salut  de  ceux 
qu'il  voulait  sauver.  Lorsque  Maxime  apprit  qu'en  Italie  on  avait 
eu  le  temps  de  se  préparer  à  la  résistance,  et  qu'il  aurait  peut- 
être  affaire  à  Théodose  en  même  temps  qu'à  Valentinien,  il  fut 
trop  heureux  de  traiter.  Plus  tard  il  reprocha  à    Ambroise    de 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  ohitu  Valenlixunii,  70. 

(2)  Jd.,  6. 

(3)  Id.,  28. 

Université  de  Lyox.  —  Vill.  A.  2 


18  SAINT  AMBROISE. 

lavoir  joue  (1).  L'expression  était  impropre.  Ambroisc  n'avait 
agi  sur  Inique  par  le  spectacle  de  sa  dignité  et  de  son  sang-froid. 


III 
La  lutte  contre  les  païens  et  contre  les  ariens. 

De  retour  à  Milan,  il  allait  rencontrer  d'autres  adversaires. 
On  avait  tâché  de  mettre  à  profit  son  absence.  Ri-en  ne  prouve 
mieux  d'ailleurs  quelle  puissance  il  était,  quand  il  était  là.  Les 
païens  relevaient  la  tète  depuis  la  mort  de  Gratien.  Peu  s'en  était 
fallu  qu'ils  n'entrassent  en  coquetterie  avec  Maxime.  Ils  comp- 
taient au  moins  sur  la  minorité  de  Yalentinien  et  sur  l'éloigne- 
ment  d'Ambroise  pour  obtenir  gain  de  cause  dans  l'affaire  de 
l'autel  de  la  Victoire.  Depuis  quelque  temps  déjà  cet  autel  avait 
une  destinée  agitée.  Il  avait  été  enlevé  par  Constance,  rétabli  par 
Julien,  toléré  par  Yalentinien  I",  et  de  nouveau  enlevé  par  Gratien 
qui  n'avait  même  pas  voulu  entendre  les  réclamations  de  la 
partie  païenne  du  Sénat.  Cette  fois  le  siège  fut  bien  mené.  Les 
païens  avaient  gagné,  par  une  requête  habilement  présentée,  les 
membres  du  consistoire,  sorte  de  conseil  privé  de  l'empereur, 
et  les  avaient  amenés  à  penser  que  cette  concession  était  due  au 
Sénat  de  Rome.  .Nul  doute  qu'un  empereur  de  quatorze  ans  ne 
se  contentât  de  sanctionner  les  décisions  de  son  conseil.  —  Am- 
broise  arrive  à  temps.  Il  demande  communication  de  la  pétition 
du  Sénat  qu'on  avait  voulu  mettre  à  l'abri  de  ses  objections,  en 
ne  la  lui  montrant  point.  Et  d'avance  il  conclut  :  «  Si  l'empe- 
reur rétablit  l'autel  des  idoles,  l'autel  de  Dieu  ne  voudra  plus  de 
lui.  Il  ne  trouvera  pas  de  prêtre  dans  l'église,  ou  n'en  trouvera 
que  pour  lui  en  défendre  l'entrée.  »  Un  puissant  moyen  de  gou- 

(1)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XXIV,  4. 


L\   LUTTE   CONTRE    LES    PAÏENS.  19 

vernement,  dont  Ambroise  usera,  est  indique  clans  cette  menace. 
Avec  la  conscience  de  l'empereur,  c'est  l'empire  entier  ([ui  dé- 
pend de  l'évoque.  On  fit  droit  à  la  demande  d' Ambroise.  11  ret^ut 
communication  de  ces  arguments  savamment  agencés  et  qui 
avaient  opéré  une  telle  séduction  sur  l'entourage  de  l'empe- 
reur. Il  y  répondit  avec  autant  d'art  que  d'emportement  et 
de  superbe  dédain.  L'opinion  du  consistoire,  décidément  assez 
mobile,  fut  retournée.  Quant  à  l'empereur  que  l'éveque  avait 
habilement  supplié  de  ne  pas  défaire  ce  que  son  frère  avait  fait, 
il  avait  déjà  condamné  les  païens  et  leur  autel. 

C'était  un  enfant  que  les  hasards  de  l'histoire  avaient  appelé  à 
prononcer  ce  jugement  qui  marquait  le  divorce  irrévocable  de 
l'empire  et  du  paganisme.  Car  la  lutte  engagée  autour  de  l'autel 
de  la  Victoire  avait  ce  sens  plus  élevé.  Dressé  en  plein  Sénat, 
où  il  perpétuait  une  sorte  de  paganisme  officiel,  cet  autel  était 
vraiment  un  anachronisme.  Mais  cet  anachronisme  entretenait 
les  illusions  de  ceux  qui  regrettaient  le  passé,  et,  par  l'acharne- 
ment de  leurs  protestations,  ils  donnèrent  eux-mêmes  de  l'impor- 
tance à  leur  défaite.  C'est  un  des  honneurs  de  la  carrière  si 
pleine  d' Ambroise  d'avoir,  dans  ce  grand  débat,  représenté  le 
christianisme.  Le  Sénat,  de  son  côté,  s'était  fait  représenter  par 
ce  Symmaque,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  esprit  si  mesuré 
qu'une  requête  passant  par  sa  bouche  semblait  avoir  le  bon 
droit  pour  elle.  On  a  souvent  comparé  l'un  à  l'autre  leurs  deux 
plaidoyers.  Celui  de  Symmaque  est  plus  académique,  plus 
purement  cicéronien.  Mais  on  y  sent  une  conviction  molle,  celle 
que  l'on  met  à  plaider  les  causes  perdues.  L'ardeur  de  sa  foi 
rend  saint  Ambroise  éloquent  d'une  éloquence  bien  dillérente  de 
celle  de  son  adversaire.  Symmaque  avait  réclamé,  en  même 
temps  que  le  rétablissement  de  l'autel  de  la  Victoire,  la  restitu- 
tion de  certains  biens-fonds  destinés  à  entretenir  les  Vestales  et 
d'autres  prêtres  païens.  Saint  Ambroise  part  de  là  pour  opposer 
à  ces  prêtres  mercenaires  le  désintéressement  des  prêtres  chré- 


20  SAINT  AMBROISE. 

tiens:  «  Notre  richesse  à  nous,  c'est  notre  foi  ;...  ce  qui  est  à 
rÉgiise  est  aux  pauvres.  »  Et  à  ces  rares  Vestales  dont  la  vir- 
ginité provisoire  revient  si  cher  à  l'Etat,  il  compare  en  un  beau 
mouvement  ces  innombrables  vierges  chrétiennes,  cette  milice 
de  la  pudeur  (plrbem  pudoî'is),  qui  n'ont  à  attendre  ni  honneurs, 
ni  richesses,  et   dont  les  vœux  sont  éternels.  Il   lui  faut  plus 
d'art  pour  démontrer  à  Symmaque  que,   malgré    ses  airs  de 
modération,  et  la  bienveillance  que  son  dilettantisme  religieux 
témoigne  à  tous  les  cultes,  il  réclame  en  réalité  pour  le  sien  un 
privilège.  Pourquoi  le  paganisme  en  effet  serait-il  la  religion 
officielle  du  Sénat  où  siègent  tant  de  chrétiens?  Par  respect 
pour  le  passé?  Mais  qu'est-ce  que  le  passé  a  de  si  respectable, 
en  tant  que  passé?  Un  tel  respect  nous  ramènerait,  si  nous 
étions  logiques,  non  seulement  au  paganisme,  mais  à  la  bar- 
barie, mais  au  chaos.  Ambroise  semblait  donc  ne  revendiquer 
ici  que  l'égalité  des  cultes  devant  la  loi,  et  le  droit  au  progrès. 
Ces  derniers  arguments  furent  sans  doute  ceux  qui  firent  le 
plus  d'impression  sur  les  politiques  du  consistoire  impérial,  qui 
avaient   cru  d'abord  faire  acte  d'équité  et   de  libéralisme   en 
inclinant  du  coté  du  Sénat  (1), 

Le  Sénat  ne  se  tint  pas  pour  définitivement  battu.  11  porta 
plus  tard  l'affaire  devant  Théodose,  pendant  son  premier  séjour 
en  Italie,  puis  en  appela  de  Valentinien  enfant  à  Yalentinien 
plus  âgé.  Il  fit  une  tentative  près  de  l'usurpateur  Eugène,  mais 
dont  le  succès  fut  éphémère  comme  ce  règne.  Il  n'est  pas  impos- 
sible enfin  qu'Honorius  ait  eu  à  subir  de  suprêmes  sollicita- 
tions (2).  Les  espérances  du  Sénat  ne  prirent  finqu'ayecl'empire 


(1)  Voir  sur  cette  afTaire  de  l'autel  de  la  Victoire  :  Villemain,  L'éloquence 
chrétienne  au  iv«  siècle,  Symmaque  et  Ambroise  ;  Belgnot,  Histoire  de  la 
destruction  du  paganisme,  1.  VIII,  cli.  vi  ;  Piecii,  Prudcnre,  ch.  m,  -2;  et  sur- 
tout BoissiER,  La  fin  du  paganisme,  I.  VI,  ch.  i. 

(2)  Voir  sur  ce  problème  historique  la  discussion  de  M.  Plecii,  Prudence 
.  19G. 


LA    LUTTE  CONTRE   LES   AMIENS.  21 

lui-même.  Clettc  ténacité  mallieureuse  lui  l'ait  honneur,  mais  il 
venait  de  subir  une  de  ces  défaites  qui  ne  se  réparent  point.  — 
La  requête  de  Symmaque  avait  du  moins  rendu  ce  service  au.v 
derniers  païens  de  leur  procurer,  avec  un  timide  credo  qui  les 
ralliât  et  une  occasion  de  manifester,  quelques  illusions  sur 
leur  vitalité.  Quant  à  la  réponse  d'Ambroise,  elle  eut  un  te- 
retentissement  que  Prudence  en  fit  le  thème  d'un  de  ses  meill 
leurs  poèmes.  Il  ne  faut  pas  croire  en  effet  qu'elle  n'avait  été 
qu'une  formalité,  et  qu'Ambroise  n'ait  eu  ici  que  la  triste  gloire 
d'achever  des  vaincus.  Ainsi  sommes-nous  tentés  de  juger  les 
choses  à  distance,  quand  les  événements  sont  accomplis.  Mais 
c'est  faire  les  païens  vaincus  avant  qu'ils  ne  le  soient  réellement. 
Ces  vaincus  avaient  été  sur  le  point  de  triompher,  nous  l'avons 
dit.  M.  Beugnot  énumère  toutes  les  chances  qu'ils  avaient  pour 
eux,  et  n'attribue  leur  défaite  qu'à  l'énergique  intervention 
d'Ambroise.  Aussi  appelle-t-il  cette  bataille  gagnée  l'œuvre  de 
la  vie  d'Ambroise. 

Toute  sa  vie  ne  tient  pas  pourtant  dans  cette  lutte  contre  les 
païens.  Après  eux,  voici  qu'il  a  affaire  aux  ariens.  Depuis  la 
mort  deGratien,  Justine  s'était  installée  à  Milan,  et  elle  voulait 
y  installer  avec  elle  la  religion  arienne.  Elle  avait  déjà  oublié 
par  qui  elle  et  son  fils  venaient  d'être  sauvés.  Elle  amena  le 
consistoire  à  attribuer  aux  ariens  une  basilique,  —  ils  en  récla- 
maient une  depuis  longtemps,  —  et  fit  choix  pour  eux  de  la 
basilique  Tortienne.  11  fallait  prévenir  l'évêque  ;  il  fut  mandé 
au  palais.  Pendant  qu'il  conteste  fièrement  à  l'empereur  le 
droit  auquel  il  prétend  sur  la  maison  de  Dieu,  le  peuple,  qui 
pressent  un  danger  pour  son  évêque,  entoure  le  palais  et  devient 
si  menaçant  que  Justine  se  met  encore  une  fois  sous  la  protec- 
tion d'Ambroise.  Elle  l'autorise  à  promettre  aux  catholiques 
qu'aucune  basilique  ne  leur  sera  enlevée.  Mais,  (juand  cette  pro- 
messe eut  tout  fait  rentrer  dansl'ordre,  elle  s'en  prit  àAmbroisc 
de  l'émeute  qu'il  avait  calmée,  et  prépara  sa  revanche. 


22  SAINT  AMimOISE. 

Un  mois  après,  on  reclama  à  Ambroise  non  plus  la  basilique 
Portionne, qui  etaitsituée  hors (Josmurs,maisla  basilique  Neuve, 
beaucoup  plus  importante.  Sa  réponse  fut  que  le  prêtre  ne  pou- 
vait livrer  le  temple  de  Dieu  (1).  Le  lendemain,  comme  la  résis- 
tance populaire  grondait  déjà,  le  préfet  de  la  ville  fit  savoir  à 
Ambroise  que  la  cour  se  contenterait  décidément  de  la  basilique 
Portienne.  On  transigeait.  On  avait  demandé  le  plus  pour  avoir 
le  moins.  Mauvais  moyen  d'effrayer  Ambroise,  s'il  avait  pu 
être  effrayé.  Le  lendemain  encore,  qui  était  le  jour  desRameaux, 
lorsqu'on  lui  annonça  que  la  cour  prenait  officiel  lem,ent  possession 
delabasilique  Portienne,  il  laissa  le  peuple  y  courir,  et  continua 
impassible  le  sacrifice  qui  était  commencé.  Ce  conflit  l'effraye 
cependant  pourla  ville  qu'il  aime,  pour  l'Italie  (2).  Qu'on  en  finisse 
donc  en  se  vengeant  sur  lui,  sur  ses  biens  qu'il  ne  disputera  pas, 
sur  sa  personne  qu'il  offre  joyeusement  à  la  mort  (.3).  — Impuis- 
sante contre  un  tel  homme,  Justine  voulut  agir  sur  le  peuple  qui 
prenait  parti  pour  lui,  en  l'intimidant  par  des  vexations  et  des 
menaces.  Elle  s'y  ingénia  inutilement  pendant  trois  jours.  Alors 
la  troupe  fut  envoyée  à  la  foiscontre  les  deux  basiliques.  Ambroise 
qui,  pour  éviter  de  paraître  conduire  ou  inspirer  l'émeute  (4), 
n'officiait  ni  dans  l'une  ni  dans  l'autre,  mais  dans  une  chapelle 
abandonnée,  déclara  simplement  qu'il  retrancherait  de  sa  com- 
munion les  soldats  complices  de  cette  violence.  Bientôt  on  enten- 
dit un  bruit  d'armes,  etoncrutàunassaut.  Des  soldats  entraient 
en  effet  dans  l'église  où  était  Ambroise,  mais  c'était  pour  prier 
avec  lui.  La  menace  de  l'évêque  avait  été  plus  forte  que  tous  les 
ordres  de  l'empereur.  Des  deux  pouvoirs,  c'est  le  pouvoir  moral 
qui  avait  vaincu.  Que  si  on  accuse  ce  pouvoir  nouveau  d'être 

(1)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XX,  2,  Templum  Dei  a  sacerdotc  Iradi  non 
posse. 

(2)  M.,  9. 

(3)  Id.,  8, 

(4)  Id.,  22,  Tradere  basilicam  non  possum,  sed  pugnare  non  debeo. 


L.\   LUTTE  CO.NTRK   LES   AIUE.NS.  23 

exorbitant  et  lyranniquc,  Ambroise  répond  par  le  mot  de 
l'apotre  :  C'est  lorsque  je  suis  faible  que  je  suis  fort.  «  La 
tyrannie  du  prêtre,  c'est  sa  faiblesse  (1).  »  Faiblesse  devant 
hujuelle  la  force  dut  céder.  L'empereur,  quoique  de  mauvaise 
grâce,  retira  ses  troupes  de  la  basilique.  C'était  lini  pour  cette 
fois.  Mais  Ambroise  comprit  que  les  hostilités  n'étaient  que 
suspendues  (2). 

Elles  furent  reprises  au  bout  d'un  an.  Contre  un  évoque  juris- 
consulte il  fallait  avoir  la  loi  pour  soi.  On  lit  donc  une  loi.  lOlle 
accordait  spécialement  la  liberté  du  culte  à  ceux  qui  souscrivaient 
à  la  formule  du  concile  de  Rimini.  Cette  périphrase  désignait 
les  ariens.  Puis  elle  menaçait  de  mort  ceux  qui  entraveraient 
cette  liberté.  Cette  menace  visait  Ambroise.  En  exécution  de 
cette  loi,  la  basilique  Portienne  devait  être  remise  aux  ariens. 
La  situation  était  plus  délicate  pour  Ambroise  pris  entre  une  loi 
formelle  de  l'empire  et  ce  qu'il  considérait  comme  son  devoir 
d'évèque.  Il  n'en  persiste  pas  moins  dans  son  attitude  :  «  En 
répondant  que  je  ne  puis  livrer  l'héritage  deJésus-Christ,  jefais 
mon  devoir  de  prêtre;  que  l'empereur  fasse  son  devoir  d'empe- 
reur (3).  »  C'est  alors  qu'il  fut  invité  à  quitter  la  ville.  «Allez  où 
vous  voudrez,  »  lui  était-il  dit.  On  voulait  se  débarrasser  de  lui; 
on  n'allait  pas  jusqu'à  l'exiler.  ^Nlais  lui  eût  cru  déserter  en  se 
prêtant  à  ce  compromis.  Il  attendit  un  ordre  plus  formel  qui  ne 
vint  pas.  Ses  rapports  avec  la  cour  en  étaient  à  ce  point 
qu'Ambroise  eut  la  vision  du  martyre,  dont  l'Eglise  n'était  pas 
encore  déshabituée.  Il  le  voyait  venir  avec  contentement,  et  ce 
fut  un  regret  plus  tard  pour  lui  d'en  avoir  été  si  près  sans  l'avoir 
obtenu  (4),  IMais  le  peuple  ne  l'entendait  pas  ainsi.  En  vain 
Ambroise  supplie  qu'on  le  laisse  seul  en  face  d'un  danger  qui  ne 

(1)  Saint  Ambroisk,  Ep.,  XX,  23,  Tyrannis  sacenlotis  iiilirniitas  est. 

(2)  Id.,  27. 

(3)  Saint  Ambroise,  Scrmo  contra  Auxcniium,  18. 

(4)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XXXI,  4. 


24  SAINT   AMBROISE. 

lui  déplaît  pas  (1).  l'our  mieux  protéger  son  évoque  contre  les 
entreprises  qu'il  soupçonne,  le  peuple  s'enferme  dans  la  basi- 
lique, et  y  passe  les  jours  et  les  nuits,  soutenant  un  vrai 
siège. 

Alacouronmanquaif  d'audace,  sinonde  mauvaises  intentions. 
Et  pour  en  finir  sans  reculer,  on  fit  prier  Ambroise  de  venir  confé- 
rer avec  l'évèque  arien  devant  l'empereur.  On  nommerait  des 
arbitres.  31  faut  voir  de  quel  ton  Ambroise  repousse  cette  pro- 
position. Des  laïques  juges  d'un  évèque  en  matière  de  foi! 
Puis  s'en  prenant  à  l'empereur  même  dont  les  désirs  deviendront 
les  jugements  de  ces  arbitres  servîtes  :  «  Quand  il  s'agit  d'une 
question  de  foi,  c'est  l'évèque  qui  est  le  juge  de  l'empereur 
chrétien,  et  non  l'empereur  de  l'évèque  (2).  »  Enfin  il  monte  en 
chaire  et  y  affirme  de  nouveau  la  même  doctrine  :  «  L'empereur 
est  dans  l'Église  et  non  au-dessus  d'elle  (3).  »  Est-il  besoin  de  faire 
remarquer  quelle  conception  de  l'État  chrétien  résument  ces 
fortes  paroles  ?  —  L'évèque  et  le  peuple  s'exaltant  l'un  l'autre,  il 
fut  résolu  qu'on  achèverait  la  consécration  de  la  basilique  Neuve 
où  ces  événements  se  passaient.  Mais  il  fallait  des  reliques  de 
martyrs  pour  les  placer  sous  l'autel.  Ambroise  indiqua  oii, 
selon  lui,  devaient  reposer  les  restes  des  deux  frères  Gervais 
et  Protais  mis  à  mort  sous  Dioclétien.  Ses  indications  se  trou- 
vèrent justes.  On  cria  au  miracle.  Les  temps  de  persécution 
sont  ainsi  féconds  en  miracles.  Le  ciel,  qui  parlait  à  propos, 
donnait  raison  à  Ambroise  contre  ses  ennemis.  Ceux-ci  en 
restèrent  là. 

La  lutte  que  vient  de  soutenir  Ambroise  contre  la  cour  de 
Milan  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  que  Basile  avait  sou- 
tenue à  Césarée  contre  Valens.  Même  déférence  envers  le  pou- 
voir ;  même  résistance  à  ses  empiétements  ;  même  force  puisée 

(1)  Saint  Ambroise,  Sermo  contra  Auxentium,  6. 

(2)  Id.,  4. 

(3)  Id.,  3G,  Imperator  inlra  Ecclesiam,  non  supra  Ecclesiam  est. 


LA   LUTTE  CONTRE   LES  ARIENS.  23 

dans  un  égal  mopris  de  la  mort;  môme  inviolabilité  de  fait  due 
à  l'autorité  du  caractère  et  aux  sympathies  de  tout  un  peuple. 
Entre  tous  les  évèques  qui  avaient  applaudi  autrefois  à  réleciion 
d'Ambroise,  Basile  s'était  fait  remarquer  par  raffection  et  l'élé- 
vation de  ses  conseils.  11  fut  dès  lors  comme  le  frère  aîné  d'Am- 
broise dans  l'épiscopat,  son  modèle,  si  l'on  peut  dire  qu'un  tel 
homme  avait  besoin  d'un  modèle.  Ambroise  s'est  inspiré  de 
quelques-uns  des  écrits  de  Basile.  Peut-ôtre  s'inspira-t-il  aussi 
de  sa  conduite.  (Juoi  qu'il  on  soit,  ils  représentent  à  eux 
deux  la  dernière  lutte  contre  l'arianisme,  en  même  temps 
que  la  victoire  de  l'Eglise  sur  l'État  en  Occident  comme  en 
Orient. 

Ce  fut  pendant  les  plus  mauvais  jours  de  cette  persécution 
arienne,  et  pour  occuper  les  longues  heures  qu'Ambroise  pas- 
sait enfermé  dans  la  basilique  avec  ses  fidèles,  qu'il  introduisit 
dans  la  liturgie  le  chant  alternatif  et  les  hymnes(l).  Le  chant 
alternatif  venait  de  l'Eglise  d'Orient,  et  l'emprunt  qu'en  fait 
Ambroise  témoigne  de  la  connaissance  qu'il  avait  des  usages 
orientaux;  les  rites,  comme  les  idées,  s'échangeaient  d'un 
bout  à  l'autre  du  monde  chrétien.  Les  hymnes  imaginées 
par  Ambroise  pour  rompre  la  monotonie  du  chant  des  psaumes 
achevèrent  une  lente  évolution  de  la  poésie  chrétienne. 
Partie  de  la  forme  hébraïque,  elle  en  vient  définitivement 
à  la  forme  grecque.  Et  le  changement  opéré  par  Ambroise 
est  assez  important  pour  qu'on  ait  appelé  hymnes  ambro- 
siennes  toutes  celles  qui  furent  composées  sur  ce  type  nouveau. 
Ambroise  est  donc  le  père  de  tout  le  lyrisme  chrétien,  et  avec 


(1)  Nous  avons  comme  témoins  saint  Ambroise  lui-même,  Sernw  contra 
Auxentium,  34.  Hymnorum  quoquc  moorumcarminibus  docoptum  pnpulum 
ferunt....  Certalim  onmes  sludenl  liileni  fatiri  ;  —  le  biou:iaplie  trAinbioisi', 
Paulin,  qui  avait  fait  paili(!  de  son  clergé,  13  :  Hoc  in  tcmpore  priniuin 
antiphonti?,  liymni  et  vigilia-,  in  Ecclesia  mediolanensi  celebrari  ea-perunl  ; 
—  et  saint  Augustin,  Conf.,  IX,  0. 


26  SAINT   AMBIIOISE. 

le  lyrisme  clirélion,  de  tout  lelyrismemodernc(l).  Nos  actes  ont 
ainsi  des  conséquences  que  nous  ne  prévoyons  pas.  Et,  par  lui, 
le  lyrisme  moderne  se  rattache  à  la  poésie  classique.  Car  ses 
hymnes  sont,  d'après  un  juge  compétent,  «  le  fruit  le  plus  mûr 
de  l'assimilation  de  la  culture  antique  par  le  christianisme(2).  » 
Nous  dirons  de  sa  morale  à  peu  près  ce  que  nous  disons  de  sa 
liturgie.  —  Il  n'est  pas  jusqu'au  fond  des  hymnes  où  nous 
ne  puissions  retrouver  quelque  chose  de  l'esprit  et  de  la  tradition 
romaine.  Sans  doute  elles  sont  dos  prières,  sans  doute  les  préoccu- 
pations de  la  lutle  contre  les  ariens  s'y  font  sentir  dans  l'affir- 
mation répétée  des  mérites  du  Sauveur.  Mais  deux  d'entre  elles, 
les  deux  premières,  sont  plutôt  morales  que  dogmatiques. 
Moraliser  en  vers,  cela  est  chrétien  sans  doute,  mais  c'est 
aussi  romain  (3). 

Dans  sa  lutte  contre  la  cour  arienne,  Ambroise  allait  avoir  à 
subir  une  protection  inattendue.  Maxime,  espérant  se  faire  un 
parti  en  Italie,  écrivit  à  Yalentinien  une  lettre  pleine  de  remon- 
trances sur  sa  politique  religieuse,  puis  le  menaça  d'intervenir. 
Voilà  Justine  et  Yalentinien  encore  une  fois  contraints  de  faire 
appel  à  la  patriotique  loyauté  d' Ambroise.  Et  Ambroise  part  de 
nouveau  pour  Trêves  défendre  contre  celui  qui  se  mêle  de  le 
protéger  ceux  qui,  hier  encore,  le  persécutaient.  Dans  son 
entrevue  avec  Maxime  il  le  prit  de  très  haut.  L'ambassadeur 
disparaît  môme  en  lui  devant  l'évêque  quand,  revenant  sur  le 
passé,  il  reprocha  à  Maxime  le  meurtre  de  Gratien  :  «  C'était  ton 
maître,  c'était  un  innocent.  Que  le  meurtrier  songe  à  la  péni- 
tence, s'il  veut  obtenir  grâce  devant  Dieu  (4).  »  Maxime  avait 
voulu  faire  montre  de  zèle  religieux  en  mettant  à  mort  l'hérétique 

(1)  Voir  Ebert,  Histoire  générale  de  la  littérature  du  moyen  âge  en  Occident, 
trad.  française,  t.  I,  p.  187. 

(2)  LL 

(3)  kl.,  p.  198. 

(4)  Paulin,  Vie  d'Ambroise,  19. 


LA   LUTTE  CONTUE   LES   MUENS.  27 

Priscillien  et  ?cs  partisans.  I\[ais  AniLroise,  nous  le  savons  (l(^j;i, 
n'admettait  pas  qu'une  question  de  foi  fût  portée  devant  le 
pouvoir  civil,  ni  que  le  sang  fût  répandu  pour  elle.  Il  n'était 
])as  liommc^  même  dans  une  cour  étrangère,  à  cacher  son  sen- 
timent pour  ne  point  déplaire.  Il  refusa  de  communier  avec  les 
évoques  ({ui  avaient  déféré  l'hérésie  au  bras  séculier.  Cela 
fournit  à  Maxime  un  prétexte  pour  renvoyer  cet  ambassadeur 
incommode. 

La  conduite  d'Ambroise  avait  été,  comme  dans  sa  première 
ambassade,  aussi  habile  qu'elle  était  fière.  JMaxime  en  était 
venu  à  douter  qu'on  eût  peur  de  lui  à  Milan.  Il  voulut  s'en 
assurer  et  demanda  un  autre  ambassadeur.  Justine,  trop  heu- 
reuse de  désavouer  Ambroise,  tomba  dans  le  piège.  Maxime 
comprit  alors  que  l'audace  d'Ambroise  ne  lui  venait  pas  de  ceux 
qui  l'avaient  envoyé.  Il  réussit  à  faire  accepter  par  Valentinien 
l'envoi  de  troupes  soi-disant  auxiliaires;  et,  quand  elles  eurent 
passé  les  Alpes,  il  vint  se  mettre  à  leur  tète  et  marcha  sur 
Milan.  —  L'empereur  s'enfuit,  et  tout  le  monde  avec  lui.  Am- 
broise seul  resta  à  son  poste,  mais  refusa  d'entrer  en  relation? 
avec  l'envahisseur.  Or,  en  face  de  trônes  si  fragiles,  le  pouvoir 
immuable  de  l'évoque  a  tellement  grandi  qu'il  manque  quelque 
chose  au  souverain  qu'il  ne  reconnaît  pas.  —  Le  succès  de 
Maxime  fut  d'ailleurs  de  courte  durée.  Sommé  par  Théodose, 
qui  avait  accueilli  paternellement  Valentinien,  d'évacuer  l'Italie, 
il  refusa.  Deux  mois  après,  à  la  suite  d'une  campagne  désas- 
treuse, ses  propres  soldats  le  menèrent  tout  garrotté  aux  pieds 
de  ses  vainqueurs.  A  la  même  époque  mourait  Justine.  Le  temps 
des  luttes  est  fini  pour  Ambroise. 


28  SAINT   AMBROISE. 


IV 


Saint  Ambroise  et  Théodose. 

Une  période  nouvelle  commence  pour  l'histoire  des  rapports 
de  l'Eglise  et  de  TEtat.  Deux  noms  la  personnifient:  Ambroise 
et  Théodose.  Le  grand  évêque  et  le  grand  empereur  se  ren- 
contrèrent pour  la  première  fois  après  la  défaite  de  Maxime. 
Théodose,  depuis  qu'il  gouvernait  l'Orient,  s'était  surtout 
occupé  de  le  convertir.  «  Que  le  nom  du  Dieu  unique  et  sou- 
verain soit  adoré  partout,  »  dit  une  de  ses  lois  (1).  Il  était  fait 
pour  s'entendre  avec  Ambroise.  Ces  deux  hommes  semblent 
s'être  formé  d'un  empire  chrétien,  et  rendant  à  Dieu  la  protection 
qu'il  reçoit  de  lui,  deux  conceptions  à  peu  près  identiques.  Mais, 
pour  Ambroise,  l'empereur  lui-même  n'est  que  l'un  des  fidèles, 
«  il  est  dans  l'Eglise  (2},  »  et  il  le  lui  fera  sentir,  et  Théodose 
pourra  dire  qu'avant  de  connaître  Ambroise,  il  ne  savait  pas  ce 
que  c'était  qu'un  évêque  (3).  L'influence  d'Ambroise  s'était  déjà 
manifestée  dans  la  façon  dont  Théodose  avait  usé  de  la  vic- 
toire (4).  Le  pieux  empereur  était  un  violent.  Il  avait  été  cette 
fois  miséricordieux.  Mais  cette  entente  allait  dès  ses  débuts  subir 
une  épreuve  d'où  elle  sortira  d'ailleurs  aff'ermie. 

Pendant  que  Théodose  mettait  de  l'ordre  dans  les  affaires 
d'Occident,  de  mauvaises  nouvelles  lui  était  arrivées  d'Orient. 
Des  chrétiens  menés  par  des  moines,  peut-être  même  parleur 
évêque,  avaient  brûlé  une  synagogue  à   Callinique.  Théodose 

.(1)  Cod.  Théod.,  XXI,  5,  6.  Unius  et  summi  Dei  nonicn  ubique  celebretur. 
(2y  Voir  page  24. 

(3)  Théodoret,  llisl.  EccL,  V,  18.  'A|i.6po7'.ov  ';ip  oloa  aovov  'E-'jy.o-ov 
àÇfo);  ■/.a).cij;j.îvov. 

(4)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XL,  2u. 


SAINT  AMBROISE    ET   TIIÉODOSE.  29 

les  condamna  à  la  reconslriiiro  à  leurs  frais,  s'élonnant  môme 
que  ses  magistrats  aient  eu  besoin  d'en  référer  à  lui  pour  faire 
exécuter  ce  qui  était  la  loi.  Avec  nos  idées  modernes  sur  le 
respect  mutuel  que  se  doivent  les  différents  cultes,  et  sur  l'im- 
partialité que  l'Ktat  doit  à  tous,  nous  ne  pouvons  que  trouver 
ce  jugement  équitable.  Mais  Ambroise  ne  saurait  admettre  cette 
suprématie  d'une  loi  indifférente.  Il  intervient  auprès  de  Théo- 
dose pour  le  forcer  à  se  rétracter.  Il  commence  par  affirmer  le 
droit  du  prêtre  de  dire  la  vérité  à  l'empereur.  Que  parlons-nous 
même  de  droit?  Lui,  évêque,  a  la  responsabilité  delà  conduite 
de  Théodose  devant  les  autres  évêques,  et  de  son  àme  devant 
Dieu.  Son  devoir  est  de  l'avertir.  Il  n'y  a  pas  de  loi  civile  qui 
vaille  contre  une  loi  religieuse.  Or  une  loi  religieuse  défend 
aux  chrétiens  de  Callinique,  et  plus  qu'à  tous,  à  leur  évoque, 
d'élever  un  temple  à  l'impiété,  qu'il  s'agisse  ou  non  du  temple 
qu'eux-mêmes  ont  détruit.  A  la  loi  civile  de  s'incliner.  Et 
qu'est-ce  vraiment  (|ue  l'intérêt  de  l'ordre  public  en  face  de 
l'intérêt  de  la  religion?  —  Ainsi,  par  la  responsabilité  morale 
qu'il  s'attribue,  l'évêque  a  le  droit  de  contrôle  sur  tous  les  actes 
de  l'empereur,  et  la  loi  de  l'Etat  est  subordonnée  à  la  loi  reli- 
gieuse. Telles  sont  les  prétentions  d'Ambroise.  Quant  aux  moyens 
de  les  faire  valoir,  il  les  indique  dans  la  brève  menace  qui 
termine  une  lettre  toute  pleine  de  déférence:  «  Pour  le  moment 
je  supplie,  ne  me  contraignez  pas  à  parler  dans  l'église  (1).  » 
Il  y  fut  contraint.  L'empereur  n'avait  pas  répondu,  et  il  était 
venu  selon  sa  coutume  entendre  l'évêque  dans  la  basilique.  Celui- 
ci  prêcha  sur  le  devoir  du  sacerdoce  qui  est  parfois  de  reprendre, 
de  corriger.  Peu  à  peu  l'allusion  devint  plus  nette,  jusqu'à  ce 
que  le  courageux  évêque,  supprimant  tout  artifice,  s'adressât 
directement  à  l'empereur.  Théodosc,  aussitôt  qu'Ambroisc 
descendit  de  sa  chaire,  voulut  s'expliquer  avec  lui.  Il  s'excusait 

(1)  Saint  AMimoisi:,  Ep.,  XL. 


30  SAINT   AMBRÛISE. 

d'ailleurs  plutôt  qu'il  no  se  plaignait.  Mais  il  s'était  mis  lui- 
même  dans  une  situation  embarrassante,  en  provoquant  ce 
dialogue  avec  l'évèque,  devant  le  peuple  étonné  qui  ignorait 
leur  dissentiment.  Ambroise  en  profita  pour  lui  arracher  une 
promesse  d'amnistie  en  faveur  des  chrétiens  coupables. 

Quelque  temps  après,  une  nouvelle  édition  de  la  requête  de 
Symmaque  que  Théodose,  peu  au  courant  de  l'affaire,  avait 
écoutée  avec  trop  de  bienveillance,  donna  à  la  rude  franchise 
d'Ambroise  une  autre  occasion  de  s'exercer  (1).  Mais  ses  rap- 
ports avec  l'empereur  sont  devenus  si  affectueux  qu'il  lui  suffit 
de  rester  plusieurs  jours  sans  le  voir  pour  venir  à  bout  de  sa 
résistance.  (  2)  —  On  peut  se  demander  si  c'est  un  laïque  ou  un 
évêque  qui  gouverne,  tellement  toutes  les  lois  de  cette  époque 
ont  un  caractère  de  piété  et  d'austérité  morale.  L'autorité 
d'Ambroise  à  laquelle  tant  de  charme  s'ajoutait,  nous  le  dirons, 
a  achevé  de  faire  de  Théodose,  que  sa  piété  y  prédisposait,  le 
prince  selon  le  cœur  de  l'Eglise.  Et  elle  n'avait  pas  à  faire  cette 
fois  à  l'àme  faible  d'un  Gratien.  ?sature  emportée  pour  le  bien, 
comme  pour  le  mal,  Théodose  est  l'exemple  d'une  àme  rude 
adoucie  par  l'Evangile  (3).  C'est  un  Espagnol,  et  c'est  déjà  un 
Espagnol  du  moyen  âge  par  un  singulier  mélange  de  piété  et  de 
férocité.  — D'ordinaire  la  piété  l'emportait,  mais  en  un  seul  jour 
toute  sa  férocité  éclata.  Il  nous  reste  à  raconter  quel  fut  dans  ce 
drame  le  rôle  de  saint  Ambroise,  et  quelle  crise  nouvelle  tra- 
versa l'amitié  de  ces  deux  hommes. 

La  ville  de  Thessalonique,  chère  à  Théodose  par  le  souvenir 
de  son  baptême  et  de  ses  premières  victoires,  s'était  éprise  d'un 
cocher  et  s'était  révoltée   parce  que  ce  cocher,   qui   était  un 

(1)  Saint  Ambroise,  Ep.,  LVtl,  4.  Theodosio  corani  inlimavi  atquc  in  os 
dicere  non  dubilavi. 

(2)  Id. 

(3)  Jd.,  Ll.  Quod  habeas  fidei  studium,  non  po^^sum  negare;  quod  Dei 
tiinorem,  non  diiliteor;  sed  liabes  uaturic  impetuni.... 


SAINT   A.MOIIOISE   ET   TllÉODOSE.  31 

mauvais  sujet,  avait  été  emprisonné.  Le  gouverneur  avait  été 
blessé  à  mort,  plusieurs  magistrats  frappés  ou  lapidés.  Ambroise 
s'attendait  si  bien  à  une  explosion  de  colère  de  l'empereur  qu'il 
s'efforça  de  la  prévenir,  et  alla  le  supplier  de  mùler  quelque 
pitié  à  sa  justice.  Théodose  promit  d'une  façon  évusive.  i\[ais 
le  maître  des  offices,  Rufin,  ne  tarda  pas  à  lui  faire  remarquer 
que  cette  fois  l'évèquc  intervenait  dans  une  alTaire  purement 
civile,  et  que  c'était  le  cas  ou  jamais  de  secouer  son  autorité 
légèrement  indiscrète.  Un  châtiment  exemplaire  fut  donc 
résolu  ;  et  Théodose,  de  peur  de  revenir  sur  sa  décision,  quitta 
Milan.  EtTrayé  cependant  de  l'ordre  qu'il  venait  de  donner,  il 
voulut  le  révoquer,  mais  trop  tard.  Le  crime  était  con- 
sommé. Le  peuple  de  Thessalonique  avait  été  attiré  dans  un 
cirque  comme  pour  une  réjouissance,  puis  brusquement  assailli 
par  des  soldats  qui,  frappant  à  tort  et  à  travers,  avaient  fait 
sept  mille  morts. 

Ce  fut  un  frémissement  de  douleur  dans  tout  l'empire  et  sur- 
tout dans  la  résidence  impériale  de  Milan.  On  semblait  deman- 
der compte  à  Ambroise,  d'ordinaire  mieux  écouté,  de  ce  qu'il 
n'avait  pas  réussi  à  empêcher  (1)  ;  et  quelque  chose  rejaillissait 
même  sur  l'Eglise  de  l'odieux  qui  s'attachait  à  cet  excès  de 
cruauté  venant  du  plus  chrétien  des  empereurs.  L'Eglise  se 
devait  de  dégager  sa  responsabilité.  Au-dessus  de  ces  considé- 
rations enfin  son  devoir  de  pasteur  apparaissait  à  Ambroise 
impérieux.  Soit  politique,  soit  tendresse  pour  l'auguste  coupa- 
ble, il  n'en  vint  pas  d'abord  aux  grands  moyens.  Il  s'abstint  de 
le  voir,  puis  lui  écrivit  les  raisons,  qu'il  n^ignorait  pas,  de  cette 
réserve.  Il  les  lui  écrivit  de  sa  propre  main,  pour  que  personne 
que  l'empereur  et  lui  n'eût  connaissance  de  ce  qui  se  passait 
entre  eux.  Mais  toutes  ces  précautions  ne  servaient  qu'à  amener 
cette  dure  sentence  :  Tant  que  vous  ne  vous  serez  pas  humilié 

(1)  Saint  Ambroisf:,  Ep.,  I^I,  G. 


32  SAINT   AMBROISE. 

devant  Dieu,  je  ne  pourrai  pas  olTrir  en  votre  présence  le  sacri- 
fice divin.  Ambroise  excommuniait  Tliéodose. 

Théodose  voulut  passer  outre,  et  se  présenta  un  jour,  avec 
toute  sa  suite,  comme  si  rien  ne  s'était  passé,  à  l'entrée  de  la 
basilique.  11  trouva  devant  lui  l'évêque  revêtu  de  ses  habits 
sacerdotaux  qui  lui  en  barra  l'accès.  Comme  il  était  nourri  des 
saints  oracles,  dit  l'historien  (1),  il  céda  et  retourna  pleurer 
dans  son  palais.  Huit  mois  s'écoulèrent  toutefois  sans  qu'il  pût 
résoudre  son  âme  orgueilleuse  à  cet  acte  d'humilité  qui  devait 
lui  rouvrir  TEglise.  Mais  sa  piété  soutTrait.  Rufin,  qui  voyait 
son  maître  attristé,  lui  demanda  un  jour  de  le  laisser  arranger 
l'affaire  avec  l'évoque.  «  Vous  ne  le  connaissez  pas,  répondit 
Théodose,  jamais  par  crainte  il  ne  violera  la  loi  divine.  »  Rufin 
alla  tout  de  même  trouver  Ambroise.  Il  fut  mal  reçu,  d'autant 
plus  mal  qu'Ambroise  voyait  en  lui  le  mauvais  génie  de  son 
prince,  le  conseiller  du  massacre  de  Thessalonique.  Théodose, 
qui  n'y  tenait  plus,  avait  suivi  deprès  son  maître  des  offices,  et 
Ambroise  l'apercevant  allait  le  repousser  à  son  tour,  lorsqu'il 
lui  dit  qu'il  n'était  pas  venu  pour  braver,  mais  pour  demander 
sa  pénitence.  Alors,  pour  le  punir  par  où  il  avait  péché,  et  pour 
prévenir  le  retour  de  pareils  malheurs,  l'évêque  lui  imposa  de 
rédiger  une  loi  d'après  laquelle  tout  arrêt  entraînant  la  mort 
ou  la  confiscation  des  biens  ne  serait  promulgué  que  trente  jours 
après  avoir  été  rendu.  Puis  l'on  vit  l'empereur  se  prosterner 
dans  l'église,  pleurant  et  s'arracliant  les  cheveux. 

Deux  ordres  de  sentiments  nous  agitent  quand  nous  assistons 
à  cet  émouvant  spectacle  de  l'empereur  humilié.  Nous  n'avons 
pas  de  peine  à  prévoir  après  coup  que  le  pouvoir  devant 
lequel  il  a  plié  est  d'un  maniement  délicat,  et  qu'on  en  peut 
abuser.  Et  cette  immixtion  de  l'évêque  dans  les  affaires  de  la 
justice  séculière  et  du  gouvernement  scandalise  les  politiques 

(1)  TllÉODORET,  liisl.  E.cL,  \,   18. 


SAINT   AMBROISE   ET   TIIÉODOSH.  33 

d'aujourd'hui  comme  ceux  de  la  cour  de  Théodose.  Voih\  donc 
pour  la  politi([ue.  —  Mais  si  nous  séparons,  pour  la  juger,  la 
conduite  d'Ambroise  de  ses  conséquences  et  de  ses  contrefaçons 
hislori([ues,  nous  y  trouvons,  outre  un  caractère  d'homme  capa- 
ble de  concevoir  et  d'accomplir  un  tel  devoir,  et  c'est  tout  dire, 
cette  pensée  difficile  à  contester  pour  un  moraliste,  c'est  qu'il 
y  a  une  même  loi  pour  les  empereurs  et  pour  les  humbles, 
religieuse  ou  morale  ;  c'est  aussi  que  leurs  actes  publics  relèvent 
de  cette  loi  comme  leurs  actes  privés,  et  que  les  crimes  d'État 
sont  des  crimes.  Un  autre  grand  côté  de  ce  drame,  c'est  que  le 
dernier  mot  n'y  reste  pas  à  la  force,  ce  qui  est  toujours  d'un 
bon  exemple  et  réconfortant.  En  voyant  comme  il  finit,  nous 
éprouvons  un  peu  de  ce  sentiment  de  sécurité  qui  dut  rentrer 
dans  les  âmes  des  sujets  de  Théodose,  quand  ils  s'aperçurent 
qu'il  y  avait  un  frein  même  au  pouvoir  absolu.  Ambroise  per- 
sonnifie à  nos  yeux,  en  cette  circonstance,  non  pas  seulement 
l'Kglise   catholique,    mais  la  conscience  humaine.  Il  fut  à  lui 
seul  ce  que  sont  de  nos  jours  la  presse,  l'opinion  et  tous  ces 
pouvoirs  qui,  dans  l'Etat  même,  sont,  en  une  certaine  mesure, 
indépendants  de  l'Etat.  Sa  victoire  est  l'une  de  celles  dont  on 
peut  dire  que  ce  sont  des  victoires  de  l'humanité.  C'est  pour- 
quoi nous  lui  savons  gré  d'avoir  vaincu.  —  Mais  il  faut  aussi 
savoir  gré  à  Théodose  de  s'être  laissé  vaincre,  et,  pour  le  sujet 
qui  nous  occupera  dans  ce  livre,  il  nous  faut  insister  sur  cette 
lutte  contre  soi-même  où  pendant  huit  mois  il  s'est  meurtri, 
sur  cette   étroite  union  du  sentiment  moral  et  du  sentiment 
religieux,  cette  intensité  de  repentir,  ce  rachat  de  la  faute  par 
l'humiliation  consentie,  toutes  formes  nouvelles  de  la  vie  inté- 
rieure, si  même  on  peut  dire  qu'avant  elles  il  y  avait  une  vie 
intérieure. 

Peu  après  ces  événements,  Théodose  quitta  l'Occident.  Avant 
son  départ,  poussé  par  Ambroise,  il  avait  réuni  un  concile  à 
Capoue    pour    traiter    de    quelques-unes    des    questions    qui 

Univeusitk  i)e  Lyon.  —  VIII.  A.  3 


34  SAINT   AMBROISE. 

menaçaient  de  diviser  l'Orient  et  lOccident.  Il  semble  que  pré- 
venir ces  divisions  et  assurer  à  jamais  l'ordre  intérieur  de 
l'Eglise  ait  été  une  des  entreprises  les  plus  chères  à  Ambroise, 
mais  dont  le  succès  fut  le  plus  douteux.  —  Puis  Théodose  avait 
marqué  par  de  nouvelles  lois  contre  le  paganisme,  ou  sim- 
plement contre  les  abus  et  les  vices  de  son  temps,  l'esprit  chré- 
tien qui  de  plus  en  plus  s'était  emparé  de  lui.  La  loi  de  391  est  la 
condamnation  définitive  de  l'ancien  culte.  Elle  défend,  d'une 
manière  absolue,  de  faire  des  sacrifices,  d'entrer  dans  les  tem- 
ples, d'adorer  les  statues  (1).  Elle  explique  en  partie  l'elTort 
désespéré  du  paganisme  auquel  nous  allons  bientôt  assister. 
—  Et  maintenant  Théodose  retourne  dans  l'autre  moitié  de 
l'empire  travailler  à  la  morne  œuvre  d'unification  religieuse. 
qui  est  devenue  la  seule  pensée  de  son  âme  repentante. 

En  s'en  allant.  Théodose  avait  confié  à  Ambroise  son  ancien 
persécuteur,  l'empereur  Yalentinien,  dont  le  trône  paraissait 
maintenant  solide.  Justine  n'existait  plus,  et  une  tendresse 
filiale  unissait  Ambroise  à  cet  empereur  de  vingt  ans ,  aux 
mœurs  chastes,  à  l'àme  pieuse.  Tout  portait  à  croire  que 
le  règne  de  Gratien  allait  recommencer.  Et  ces  deux  frères 
devaient  en  effet  se  ressembler  par  le  dénouement  tragique 
de  leurs  courtes  destinées.  —  Un  des  derniers  bons  géné- 
raux de  l'empire,  le  comte  franc  Arbogast,  fort  des  services 
rendus  et  d'une  fidélité  vieille  pour  le  temps,  car  elle  datait 
de  Gratien,  faisait  peser  sur  Yalentinien  une  tutelle  un  peu 
lourde.  Yalentinien  n'en  commit  pas  moins  l'imprudence  daller 
en  Gaule,  au  milieu  des  troupes  qui  étaient  toutes  dans  la 
main  d'Arbogast.  C'était  se  livrer  à  lui.  Comme  il  gouver- 
nait par  trop  ostensiblement,  le  jeune  empereur,  las  du  rôle 
qu'on  lui  faisait  jouer,  eut  assez  d'audace  pour  révoquer  son 
tout-puissant  ministre    en  plein   consistoire,   mais  n'eut   pas 

(1)  Cod.  Théod.,  XVI,  10,  11  et  12. 


SAINT   AMimOISE   ET  TIIKODOSE.  3î; 

assez  d'aiitorilo  pour  lui  faire  accepter  cette  révocation.  Dès 
lors,  la  situation  fut  pour  lui  intolérable.  Il  veut  retourner  en 
Italie.  Arbogast  invente  mille  moyens  pour  l'en  empocher.  11 
écrit  à  ïhéodose  qui  ne  comprend,  ni  ne  répond.  H  écrit  à 
Ambroise,  le  suppliant  de  venir  près  de  lui.  Tel  est  en  effet 
le  prestige  de  notre  saint  qu'il  semble  à  un  empereur  que 
sa  présence  soit  une  protection,  et  suffise  à  tout  remettre  en 
ordre.  Mais  Ambroise  ne  comprend  pas  non  plus  ces  lettres  de 
Yalentinien  qui,  pouvant  être  lues  en  route,  ne  disaient  pas 
le  vrai  motif  de  son  appel.  Un  mot  pourtant  l'éclairé  enfin 
et  il  part.  Mais  Arbogast  prévoyant  qu'on  viendrait  tôt  ou  tard 
au  secours  de  celui  qu'il  opprimait,  avait  jugé  plus  prudent  de 
se  débarrasser  de  lui.  Il  l'avait  fait  assassiner  assez  habilement 
pour  pouvoir  répandre  le  bruit  d'un  suicide.  Puis  il  s'était 
donné  un  empereur  commode  dans  la  personne  du  rhéteur 
Eugène. 

Ambroise,  rentré  à  Milan,  s'y  abandonna  à  sa  douleur.  Elle 
lui  servit  d'attitude  et  excusa  le  silence  qu'il  opposa  aux  avances 
qui  lui  étaient  faites  par  le  pouvoir  nouveau.  L'oraison  funèbre 
de  Yalentinien  lui  fournit  l'occasion  de  réticences  respectueuses 
pour  Arbogast  et  sa  créature,  —  car  l'Eglise  a  pour  César,  quel 
qu'il  soit,  les  égards  dus  à  César,  —  mais  qui  prouvaient  assez 
qu'il  n'était  pas  leur  dupe.  Cette  oraison  funèbre  présentait  une 
autre  difficulté.  Yalentinien  n'avait  pas  été  baptisé.  Ambroise 
défend  alors  cette  thèse  généreuse  —  nouvelle  dans  la  doctrine 
catholique,  —  que  le  désir  ardent  du  baptême  équivaut  au 
baptrmc  lui-même.  Et  Yalentinien  l'avait  désiré;  et  c'était  pour 
le  recevoir  des  mains  d'Ambroise  que,  du  fond  de  la  Gaule,  il 
réclamait  sa  présence.  —  Notons  qu'Ambroise  raisonne  ici 
comme  un  stoïcien.  Comme  un  stoïcien  il  demande  :  «  Qu'est-ce 
donc  qui  dépend  de  nous,  si  ce  n'est  la  volonté  (1)?  »  —  Mis  à 

(1)  Saint  Ambroise,  De  obilu  V'a/en<t?uVna', 'ôi .  Dicile  mihi  (luid  nliiid  in 
nobis  est  nisi  voluntas,  iiisi  pelitio? 


36  SAINT  AMBROISE. 

l'aise  par  ce  raisonnement,  il  pleure  les  espérances  de  l'Eglise 
encore  une  fois  envolées,  il  pleure  aussi  son  propre  cœur  de  père 
encore  une  fois  brisé.  Puis  il  énumère  les  coups  répétés  qui  frap- 
pent cette  famille  impériale ,  et  cela  avec  une  nuance  d'attachement 
dynastique  qui,  elle  aussi,  était  une  nouveauté.  Ses  deux  chers 
morts,  Gratien  et  Valentinien,  sont  associés  dans  ses  regrets 
et  dans  la  prière  qui  achève  un  beau  mouvement  oratoire  : 
«  Seigneur,  je  vous  demande  que  là  où  je  serai  ils  soient  aussi, 
et  que  je  puisse  vivre  avec  eux  éternellement,  puisque  je  n'ai 
pu  vivreplus  longtemps  avec  eux  ici-bas  (1)  !  » 

Le  nouvel  empereur  comprit  qu'il  n'avait  rien  à  espérer  d'un 
homme  qui  portait  si  ouvertement  le  deuil  de  son  prédécesseur. 
Il  se  retourna  du  côté  des  païens  que,  dès  la  première  heure,  il 
avait  ménagés.  Le  préfet  du  prétoire,  Flavien,  était  un  de  leurs 
chefs.  Irrité  des  dernières  lois  portées  par  Théodose,  et  de  l'exé- 
cution desquelles  on  avait  eu  l'ironie  de  le  charger,  il  lia  partie 
avec  Eugène,  et  organisa  en  sa  faveur  un  véritable  mouvement  de 
réaction  païenne.  On  vit  renaître  la  question  de  l'autel  de  la 
Victoire.  Ambroise  fut  autorisé,  par  le  tour  que  prenaient  les  évé- 
nements, à  sortir  d'une  réserve  qui  avait  dû  lui  coûter.  Il  refusa 
de  se  rencontrer  avec  l'empereur  et,  pour  ne  pas  s'y  exposer,  il 
quitta  Milan.  Pour  répondre  à  cette  démonstration,  Arbogast 
menaça  de  transformer  les  églises  en  écuries.  Il  n'y  avait  plus 
à  s'y  tromper,  une  lutte  religieuse  commençait. 

Théodose  n'avait  encore  rien  dit  de  ses  intentions  depuis 
que  Valentinien  était  mort.  Quand  il  vit  sa  religion  en  danger, 
il  n'hésita  plus.  Il  savait  avoir  affaire  à  un  redoutable  adversaire 
dans  Arbogast.  Il  partit  comme  un  saint  Louis  pour  une  croi- 
sade. Il  marchait  sous  le  signe  de  la  croix.  Sur  les  drapeaux 
ennemis  était  peinte  l'image  d'Hercule.  C'était  la  guerre  des 
deux  religions.  La  bataille  d'Aquiléey  mit  fm.  On  y  vit  Théodose 

(1)  Saint  Ambroise,  De  obi/u  Valentiniani,  80. 


SAINT   AMHROISE  ET  TIIKODOSE.  37 

prier  et  combattre  tour  à  tour,  et  dans  un  moment  d'angoisse, 

car  la  bataille  fut  longtemps  indécise,  — s'élancer  dans  lamrlée 
en  criant:  «Où  est  le  Dieu  deïhéodose(l)?  »  Quand,  à  la  fin  de  la 
journée,  on  lui  amena  Eugène,  avant  de  le  laisser  tuer,  il  lui 
recommanda  ironiquement  d'invoquer  Hercule.  C'est  qu'en  effet 
Hercule  était,  aussi  bien  qu'Eugène,  le  vaincu  du  jour.  Cette  fois 
le  paganisme  était  bien  mort.  Pour  que  cette  victoire  eût  un 
caractère  plus  vraiment  chrétien  encore,  Ambroise  obtint  de 
Théodose  qu'il  en  usât  avec  miséricorde. 

L'empire  n'avait  plus  qu'un  empereur,  et  cet  empereur  était 
un  fils  soumis  de  l'Eglise.  L'unitépolitique  et  religieuse  du  monde 
romain  semblait  chose  faite.  Nous  sommes  au  point  culminant 
de  la  carrière  d'Ambroise,  lorsque  tout  à  coup  Théodose  meurt. 
Toutétait  compromis.  Ambroise  eut  encore  à  prononcer  l'oraison 
funèbre  de  ce  prince  auquel  il  portait  une  affection  différente  de 
celle  qui  l'unissait  à  Gratien  et  à  Valentinien,  mais  qui,  lui 
aussi,  lui  était  cher.  Dans  cette  oraison  funèbre,  qui  est  un  vrai 
discours  politique,  il  s'efforce  de  consolider  le  pouvoir  fragile 
des  deux  fils  de  Théodose,  que  leur  père  mourant  avait  mis 
sous  sa  protection.  Mais  cet  effort  même  marque  son  inquiétude. 
Puis  revenant  à  Théodose,  il  oublie  ses  vertus  politiques  et  guer- 
rières pour  ne  rappeler  que  sa  charité  chrétienne.  11  y  a  là  un 
pressentiment  de  l'éloquence  religieuse  de  Bossuet.  Mais  Bossuet, 
si  grand  qu'ait  été,  à  lui  aussi,  son  autorité  personnelle,  eût-il 
osé  dire,  comme  Ambroise  de  son  héros  :  «  J'ai  aimé  cethomme,» 
sûr  que  des  mérites  même  d'un  empereur  il  ne  pouvait  y  avoir, 
pour  ceux  qui  l'écoutaient,  déplus  probant  témoignage? 

Ambroise  survécut  deux  ans  à  Théodose.  Dans  ses  dernières 
années,  traversées  par  la  souffrance  physique,  il  fut  encore  le 
protecteur  des  faibles,  pauvres  que  l'on  dépossède,  accusés  qu'on 
veut  livrer  aux  bêtes.  Mais  son  rôle  politique  étaitfîni.  Il  meurt 

(1)  Saim  Ambroise,  De  obitu  Théodosii,  1. 


38  SAINT   AMBROISE. 

entouré  du  respectet  de  la  piété  de  tous.  La  cour  lui  avait  demandé 
de  prier  lui-même  pour  que  ses  jours  fussent  prolongés.  Stilicon 
craignait  que  la  disparition  'd'un  tel  homme  ne  fût  le  dernier 
coup  pour  l'Italie  (I).  A  ces  sollicitations  il  avait  fait  celte  belle 
réponse  admirée  par  saint  Augustin  :  «  Je  n'ai  pas  vécu  parmi 
vous  de  telle  sorte  que  j'aie  honte  de  vivre  ;  mais  je  ne  crains  pas 
non  plus  de  mourir  parce  que  nous  avons  un  bon  Maître  (2).  » 


Saint  Ambroise  type  de  l'évêque  chrétien  du  IV'   siècle. 

Si  nous  cherchions  quelle  image  d'Ambroise  se  dégage  du 
long  récit,  quoique  écourté,  que  nous  venons  de  faire,  la  netteté 
de  conception,  l'énergie  dans  l'action  et  dans  la  résistance, 
l'esprit  de  domination,  qualités  vraiment  romaines  mises  au 
service  de  l'Évangile,  nous  en  apparaîtraient  comme  les  traits 
saillants.  D'autres  qualités  toutefois  se  sont  déjà  laissé  deviner. 
Ce  fort  fut  un  doux,  et  sa  force  donna  plus  de  charme  à  sa 
tendresse.  Il  ne  se  borne  pas  à  aimer  des  empereurs,  quoiqu'il 
ait  bien  aimé  ceux  qu'il  a  aimés.  Il  ne  se  borne  pas  non  plus 
à  embrasser  dans  sa  sollicitude  d'évèque  tous  les  pauvres  et  les 
opprimés,  ou  à  pleurer  avec  ses  pénitents  sur  leurs  fautes, 
comme  si  lui-même  les  avait  commises(3).  11  connaît  les  affections 
humaines  plus  étroites  et  s'y  complaît.  Il  avait,  nous  l'avons 
dit,  une  sœur,  la  vierge  Marcelline,  et  un  frère,  Satyre.  Ils 
vinrent  vivre  avec  lui  à  Milan,  et  rien  n'est  touchant  comme 
ce  que  nous  savons  par  Ambroise  lui-môme  de  leur  vie  com- 
mune :  Marcelline,  l'aînée,  vénérée  par  ses  deux  frères,  consultée 

(i)  Pailin,  Vie  ifAmbi'oise,  4ii. 

(2)  Jd. 

(3)Id.,39. 


SAINT   A.MriROISl-    TYPE  UK   L'ÉVÉQUE  CHRÉTIEN.  39 

en  tout,  môme  par  celui  qui  est  évèque,  discutant  avec  lui  sur 
des  questions  de  foi,  jus(juà  ce  qu'ils  en  appellent  au  jugement 
de  Satyre,  qui  avait  Fart  de  contenter  tout  le  monde  sans 
dommai^epourla  vérité  (i);  Satyre,  chaste  et  beau  jeune  homme, 
nature  droite  et  dévouée,  qui  paya  peut-être  de  sa  vie  la  hàle 
avec  laquelle,  mal  guéri  des  suites  d'un  naufrage,  il  voulut 
accourir  auprès  des  siens  que  les  Goths  menaçaient  (2),  Satyre 
dont  la  perte  arracha  à  son  frère  des  sanglots  si  éloquents.  C'était 
l'homme  d'aflaires  de  la  famille,  et  le  lien  de  cette  pieuse 
maison  avec  le  monde.  Si  Ambroise  construit  une  basilique, 
c'est  lui  qui  en  vérifie  les  plans  (3).  S'il  y  a  quelque  affaire  au 
loin,  c'est  Satyre  qui  va  la  traiter.  Ce  fut  même  d'un  voyage  en 
Afrique  qu'il  revint  mourant.  Les  deux  frères  avaient  craint  de 
ne  pas  se  revoir.  Ils  se  revirent,  mais  pour  peu  de  temps.  Et 
Ambroise,  privé  de  cette  collaboration  fraternelle,  se  compare 
au  bœuf  qui  cherche  son  compagnon  ;  quelque  chose  de  lui- 
même  lui  manque,  et  on  l'entend  gémir,  parce  qu'il  n'a  plus 
à  son  cùté  celui  qui  labourait  sous  le  même  joug  (4). 

Ambroise  eut  aussi  des  amis.  C'est  Priscus,  ami  d'enfance 
qu'il  retrouve  plus  tard  avec  émotion  (5).  C'est  l'évêque  Aschole. 
Ambroise  et  lui  s'aimaient  sans  s'être  jamais  vus.  Lorsqu'ils  se 
rencontrent  à  Rome,  ils  se  jettent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre, 
et  leurs  larmes  coulent  sur  leurs  vêtements,  pendant  qu'ils 
se  tiennent  embrassés,  s'abandonnant  à  la  joie  d'une  rencontre 
si  longtemps  désirée  (6).  C'est  son  maître  Simplicien,  dont 
nous  avons  déjà  parlé,  auquel  le  grand  évêque  laissait  encore 
sur  ses  œuvres  un  droit  de  correction,  et  qui  en  usait  (7).  Ce 

(1)  Saint  Ambroise,  De  excessu  Satyri,  il. 

(2)  Id.,  32. 

(3)  M.,  20. 

(4)  Id.,8. 

(b)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XVr.Vl  cl   XC.VIII. 

(6)  W.,  \V,  10. 

(7)  M.,  XXWII,  .{. 


40  SAINT   AMBROISE. 

sont  bien  d'autres  enfin.  Mais  c'est  surtout  Eusèbe  de  Bologne, 
dans  la  maison  duquel,  pendant  qu'il  fuyait  la  présence  d'Eugène, 
il  devait  trouver  riiospitalito.  Il  avait  élevé  lui-même  les 
petits-enfants  de  son  ami,  Faustin,  Ambroise  et  Ambrosie,  et 
pour  eux  s'était  fait  grand-père.  Il  s'occupe  des  accès  de  toux 
du  petit  Faustin  et  s'entend  si  bien  à  les  soigner  que  l'enfant 
le  croit  un  peu  médecin  (1). 

Sa  délicate  bonté  se  révèle  dans  cent  autres  traits.  Pour  un 
autre  tout  jeune  enfant,  auquel  il  était  attaché,  il  écrit  un 
livre  d'instruction  morale,  de  la  même  main  qui  avait  écrit  un 
Traité  de  la  Foi  pour  un  empereur  (2).  Quand  il  travaille  la  nuit, 
il  ne  prend  pas  de  secrétaire,  parce  qu'il  ne  veut  pas  être  pour 
autrui  la  cause  d'une  fatigue  et  d'un  ennui  (3).  Il  réconcilie  les 
enfants  avec  les  parents.  Sisinius  ne  veut  pas  recevoir  son  fils 
qui  s'est  marié  sans  son  assentiment.  Ambroise  intervient  avec 
une  douce  bonhomie,  et  tient  le  discours  qui  suit  à  ce  père  irrité  : 
«  Vous  aviez  le  droit  de  choisir,  mais  vous  pouviez  mal  choisir. 
Si  la  femme  de  votre  fils  est  bonne,  c'est  donc  autant  de  gagné 
pour  vous.  Mais  si  votre  fils  s'est  trompé,  recevez-les  tout  de 
môme,  vous  les  rendrez  meilleurs  ;  en  les  rejetant  vous  les 
rendriez  pires  (4).  »  La  charité  lui  paraît  dans  tous  les  cas  la 
plus  féconde  des  justices.  Un  juge  scrupuleux,  sur  le  point 
d'appliquer  la  peine  de  mort  le  consulte.  Il  commence  par 
mettre  sa  conscience  à  l'aise  et  maintient  son  droit.  Mais 
comme  il  bénit  ses  scrupules  et  avec  quelle  chaleur  d'illusion 
il  compte  sur  le  pardon,  suivi  du  baptême,  pour  amender  tous 
les  coupables  (5)  !  Elle  est  de  lui  enfin  cette  exquise  remarque 
que  pardonner  est  la  jouissance  de  Dieu.  C'estlorsqu'ilcommente 

(1)  Saint  Ambroise,  £p.,  LIV,  2. 

(2)  Paulin,  Vie  dWmhroise,  28. 

(3)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XLVII,  1. 
(4)7d.,LXXXIII,2. 

(5)  hl,  XXV. 


SAINT  AMBROISE  TYPE   DE   L'fiVÉQUE  CHRÉTIEN.  41 

l'œuvre  des  sept  jours.  Il  se  demande  pourquoi  Dieu  se  repose 
le  septième  jour.  C'est  qu'ayant  fait  l'homme,  répond-il,  il 
avait  à  qui  pardonner  (1). 

A  une  volonté  si  puissante  est  donc  associée  une  àme  ardente. 
Nous  savons  déjà  que  le  regret  de  sa  vie  est  d'avoir  échappé  au 
martyre  :  «  Dieu  sans  doute,  dit-il  plus  tard,  Dieu,  qui  est 
le  bon  médecin,  savait  mieux  que  moi  ce  qui  convenait  h  ma 
faiblesse  (2).  »  Du  moins  ne  s'épargne-t-il  ni  jeûne  ni  morti- 
fication (3).  Il  enseigne  qu'on  doit  se  lever  au  milieu  de  la  nuit 
pour  prier.  «  La  nuit  est  le  moment  de  la  tentation...  Qu'elle 
soit  celui  de  la  pénitence...  (4).  »  Et  nous  savons  par  son  bio- 
graphe Paulin  qu'Ambroise  joignait  l'exemple  au  précepte.  Sa 
prière  est  souvent  baignée  de  larmes  (o).  Il  parle  delà  commu- 
nion en  termes  enflammés.  Elle  est  pour  lui  «  le  baiser  de 
Jésus-Christ  »  (6).  Le  rêve,  et  comme  la  tentation  de  cet  homme, 
sur  lequel  tant  d'intérêts  reposaient,  semble  avoir  été  d'en 
secouer  le  fardeau,  et  de  ne  plus  vivre  que  dans  un  doux  com- 
merce avec  Dieu.  Dès  son  élection  il  voulut,  nous  nous  en  sou- 
venons, échapper  aux  honneurs  de  l'épiscopat  par  la  vie  monas- 
tique. Et  il  eut  de  tout  temps  pour  les  solitaires  une  tendresse 
mêlée  d'envie,  comme  pour  des  privilégiés  de  la  vie  religieuse. 
Il  fut,  nous  le  verrons,  un  des  apôtres  àt  des  patrons  de  la 
virginité  au  iv^  siècle.  Et  dans  sa  vie  si  agitée  il  s'efforça  de 
réaliser  cette  vie  des  vierges  et  des  solitaires,  tout  entiers  à 
l'amour  de  Dieu.  Dans  ses  lettres  à  Irénée,  vraies  lettres  de 
direction  religieuse,  il  parle  de  cet  amour  de  Dieu  avec  des  élans, 

(1)  Saint  Ambroisk,  Hexœm.,  \l,  cap.  x,  76,  ot  tune  iiMiuiescit,  habens 

cui  peccata  diniiUeret. 

(2)  Saint  A.>ibroisk,  Ep.,  XXXVI,  4. 

(3)  Paulin,  Vie  dWmbroise,  38. 

(4)  Saint  Amuroise,  In  Psalmum  CXVIll,  serino  viii,  i8-i}2. 

(5)  Saint  Ambroisk,  De  Penitentia,  II,  07. 

(6)  Saint  Ambroisk,  Ep.,  XLI,  15.  Osculamurergo  Clirislum  communionis 
osculo. 


42  SAINT  AMBROISE. 

et  môme  des  raffinements  Je  dévotion,  comme  en  parlera 
l'auteur  de  Ylmilation  (1).  Ce  soldat  toujours  sur  la  brèche, 
cet  évoque  liomme  d'Klat  est  tout  près  d'être  un  mystique. 

Cet  union  de  la  vie  active  et  contemplative  est  d'ailleurs  le 
caractère  commun  de  tous  les  grands  évêques,  et  presque  la 
définition  de  leur  genre  de  vertu.  Définition  qu'Ambroisc  nous 
a  donnée  lui-même  à  propos  d'un  de  ses  aînés  dans  l'épiscopat, 
Eusèbe  de  Yerceil,  dont  il  nous  apprend  qu'il  conciliait  les 
obligations  du  sacerdoce  avec  la  règle  monastique,  qu'il  avait 
une  vie  publique,  et  une  vie  cachée  (2).  Grégoire  de  jNaziance 
avait  dit  la  môme  chose  dans  les  mêmes  termes  d'Athanase  (3\ 
Et  elle  est  longue  la  liste  de  ceux  dont  la  vie  répond  à  cette 
double  exigence  de  leurs  fonctions  et  de  leur  piété.  —  Or  Am- 
broise  est  le  type  accompli  de  l'évêque,  par  une  vocation  de  sa 
nature,  et  par  l'harmonie  en  lui  des  qualités  diverses  que  nous 
lui  avons  reconnues.  Sa  sœur  se  plaisait  à  lui  rappeler  que  tout 
enfant  il  jouait  à  l'évêque.  Et,  quand  il  le  fut  pour  de  bon,  il 
entra  si  bien  dans  ce  rôle,  qu'on  lui  avait  imposé,  qu'il  mérita  ce 
bel  éloge  de  Théodose  (ne  l'avons-nous  pas  déjà  cité?)  qu'avant 
de  le  connaître  il  ne   savait  pas  ce  que  c'était  qu'un   évêque. 

Il  faut  ajouter  que  c'est  un  évêque  du  iv*  siècle.  A  cette 
époque,  où  l'Eglise  grandit,  pendant  que  tout  déchoit  autour 
d'elle,  dans  les  mains  de  l'évêque  se  réunissent  peu  à  peu  des 
attributions  multiples.  Il  baptise,  il  prêche,  il  confesse,  il  dirige 
son  clergé.  Cela  est  de  tous  les  temps.  Mais  comme  la  victoire 
du  christianisme,  et  surtout  celle  de  l'orthodoxie,  n'est  pas 
achevée,  il  a  des  luttes  à  soutenir,  des  conversions  à  opérer. 
Héritier  des  apôtres,  il  est  encore  un  apôtre.  Puis  il  s'agit  de 
faire  l'éducation  de  ces  nouvelles  recrues  de  la  foi.  Et  cela  est 
encore  l'affaire  de  l'évêque.  Ajoutons  qu'il  construit  des  basi- 

(1)  Voir  surtout  Ep.,  XXIX,  iO. 

(2)  Saint  Ambroise,  £p.,  LXlil,  71. 

(3)  Grkg.  Naz,,  (h^at.,  XXI,  20. 


SAINT   AMltllÛlSt:   TVl'l-    1)1^   L'KVÈQUE  CIIRÉTIEN.  43 

li(iues,  fonde  des  hôpitaux,  nourrit  une  armée  de  pauvres.  H 
est  le  directeur  de  l'assistance  publi(iue  de  son  diocèse.  11  en  est 
aussi  le  juge  de  paix,  en  donnant  à  cette  belle  expression  tout 
son  sens.  On  le  consulte,  sur  toutes  sortes  d'affaires,  afiaires 
d'intdrôt  et  de  famille,  comme  affaires  de  conscience.  Il  est  en 
outre  le  défenseur  naturel  des  faibles  contre  les  forts,  des  indi- 
vidus, des  villes  contre  l'Etat,  exercjant,  selon  la  forte  expression 
de  M.  Villemain,  un  vrai  tribunal  religieux  (l).  Il  arriva  môme 
que  cette  intervenlion  officieuse  de  Téveque  se  transforma,  du 
moins  pour  les  contlits  des  particuliers  entre  eux,  en  une  forme 
nouvelle,  mais  régulière  de  la  justice,  et  qui  fut  vite  préfé- 
rée à  la  justice  administrative  d'alors.  C'est  ce  qu'on  appela 
l'audience  épiscopale.  Cette  justice  paternelle  de  l'évoque  eut 
à  son  tour  l'inlluence  salutaire  d'un  bon  exemple  sur  la  justice 
officielle  du  gouverneur,  et  nous  comprenons  maintenant  tout 
le  sens  de  ce  mot  de  Probus  à  Ambroise  :  «  Agis  non  comme 
un  juge,  mais  comme  un  évêque.  » 

Prêtre,  apôtre,  administrateur,  tribun,  magistrat,  voilà  donc 
ce  qu'est  un  évêque.  Quand  cet  évêque  est  saint  Ambroise,  son 
action^  même  religieuse,  dépasse  les  limites  de  son  diocèse. 
Nous  l'avons  vu  réunir  des  conciles  et  travailler  à  fortifier  dans 
l'Eglise  l'esprit  d'unité  et  de  gouvernement.  Mais,  en  dehors  de 
ces  occasions  officielles,  il  est  en  constante  relation  avec  ses 
collègues  de  l'épiscopat,  qui  le  consultent  par  exemple  sur  le 
sens  de  tel  ou  tel  passage  de  l'Ecriture  (2;.  La  reine  des 
^rarcomanslui  demande  une  sorte  de  catéchisme  à  son  usage  (3). 
Paulin  de  ?sole  veut  être  attaché  à  son  clergé  (4).  Partout  où 
il  y  a  un  devoir  difficile  à  remplir,  on  appelle  Ambroise  et  il 
accourt.  Pendant  la    lutte  contre  l'arianisme,    du   vivant    de 

(1)  ViM.r.MAiN,  Tdhleau  de  l'éloquence  chrétienne  au  i\'  siècle,  p.  ii2ii. 
(2)Voir  surtoul  Ep.,  Vlll. 

(3)  Paulin,  Vie  d'Ambroise,  3G. 

(4)  Paulin,  ex  Epist.  ad  Alypium  qu.i'  osl  apnd  An,i.ni-t..  xmv  alias  xxxv. 


44  SAINT  AMBROISE. 

Justine,  il  va  sacrer  un  évoque  au  foyer  même  de  l'hérdsie,  à 
Sirmium.  ïln  pleine  réaction  païenne,  il  fait  la  dédicace  de 
basilique?  à  Bologne  et  à  Florence.  Puis  ce  même  homme, 
qu'occupent  les  affaires  de  la  chrétienté  entière,  appartient 
aussi  bien  au  plus  humble  qui  a  besoin  de  lui.  Sa  porte  est 
ouverte.  On  le  trouve  travaillant.  Et,  par  respect  pour  ces 
heures  d'étude  si  péniblement  disputées  à  tant  de  soins,  on 
hésite  parfois,  et  Ton  se  retire  (I).  —  Ainsi  du  moins  faisait 
saint  Augustin. 

Le  giand  saint  que  nous  venons  de  nommer  est  le  plus 
illustre  des  catéchumènes  d'Ambroise.  La  conquête  qu'il  fit 
de  cette  àme  pour  la  foi  est  la  dernière  preuve  de  son  ascendant, 
et  le  dernier  de  ses  titres  de  gloire  que  nous  voulions  men- 
tionner. Nous  sommes  habitués  à  considérer  la  conversion 
d'Augustin  comme  le  dénouement  d'un  drame  tout  intérieur. 
Les  Confessions  sont  cependant  pleines  de  la  reconnaissance 
d'Augustin  pour  Ambroise.  Il  bénit  Dieu  qui  l'a  conduit  à 
Milan,  vers  celui  qui  devait  le  conduire  à  Dieu  (2).  Il  raconte 
cette  première  entrevue  d'un  évêque  et  d'un  professeur  de 
rhétorique.  «  L'homme  de  Dieu  me  reçut  comme  un  père  (3).  » 
Cette  instinctive  sympathie  fut  le  commencement  de  tout. 
Augustin  allait  écouter  Ambroise,  et  peu  à  peu  se  laissait 
prendre  au  charme  (4)  de  sa  parole,  plus  attentif  cependant 
encore  à  la  forme  qu'au  fond.  Ce  qui  nous  plaît  le  moins 
aujourd'hui  dans  Ambroise,  l'abus  de  l'allégorie  dans  l'expli- 
cation de  l'Ecriture,  était  ce  qui  séduisait  Augustin,  comme 
beaucoup  d'esprits  philosophiques  d'alors,  en  leur  fournissant 
un  biais  pour  croire.  On  a  remarqué   que,  par  une    heureuse 

(1)  Saint  Augustin,  Conf.,  VI,  3. 

(2)  Id.,    V,    13.    Ad   eum   ducebar  a  le  nesciens,    ut   per    eum   ad   le 
ducerer. 

(3)  Id. 

(4)  Id. 


SAINT  AMBROISE  TYPE   DE   L^EVÈQUE  CHRÉTIEN.  45 

concordance  de  leurs  âmes,  Ambroise  sembla,  pendant  toute 
une  période,  ne  prêcher  que  pour  Augustin  (1).  «  La  maladie  te 
presse,  disait-il  un  jour  devant  lui,  ta  conscience  coupable  te 
brûle,  ton  péché  t'écrase,  ton  àmo  est  dans  l'angoisse.  Connais- 
toi  toi-même  et  demande  un  remède  à  la  prière.  Demande  le 
secours  de  ce  médecin  qui  descendit  du  ciel  pour  ceux  qui 
étaient  malades,  disant  :  —  Ce  ne  sont  pas  les  gens  bien  portants 
mais  ceux  qui  soullrent  qui  ont  besoin  du  médecin  (2).  »  Mo- 
nique suivait  l'action  bienfaisante  exercée  sur  son  fils  par  la 
parole  de  l'évoque,  et  elle  Faimait  de  toute  sa  reconnaissance 
maternelle,  elle  l'aimait,  comme  dit  Augustin,  pour  le  salut 
de  son  fils  (3).  L'enthousiasme  religieux  qui  se  propagea  pen- 
dant la  persécution  arienne  gagna  Augustin,  quoique  la  chaleur 
de  l'Esprit  Saint  le  laissât  encore  froid  (4),  selon  ses  propres 
expressions.  Et  certes  c'était  bien  le  spectacle  qu'il  fallait  pour 
fixer  cette  âme  hésitante  que  celui  d'un  homme  sûr  de  sa  foi, 
sûr  de  son  droit,  et  les  maintenant  si  haut,  sans  qu'on  pût 
appeler  son  énergie  rudesse,  et  naïveté  sa  certitude.  Car  il 
avait,  et  Augustin  l'avait  éprouvé,  autant  de  douceur  que  de 
fermeté,  et  c'était  par  son  éducation,  comme  par  son  talent, 
l'évêque  avec  lequel  un  professeur  de  rhétorique  pouvait  se 
trouver  le  plus  d'idées  communes  et  de  ressemblance.  Peu 
après,  Augustin  annonça  à  Ambroise  sa  conversion,  et  lui 
demanda  des  conseils  pour  ses  lectures.  Et  il  continua  toujours 
de  l'appeler  son  père,  parce  que,  disait-il,  il  l'avait  engendré 
àJésus-Christ.  Et  il  ajoutait:  «  Tout  le  monde  romain  lui  rend 
hommage,...  et  la  foi  catholique  n'a  pas  d'interprète  plus 
sûr  (5).  » 

(1)  Bainaru,  Histoire  de  saint  Ambroise,  liv.  V,  ch.  4. 

(2)  Saint  Amrroise,  In  Psalmum  CXVIII,  sermo  xix,  2. 

(3)  Saint  Aigistin,  Conf.,  V,  2.  Ambrosium  propler  saluteni  moani  maxime 
diligi'bat. 

(4)  Id.,  IX,  7. 

(5)  Saint  Augustin,  Contra  Pelagium,  I,  3. 


46  SAINT  AMBROISE. 

Tel  est  l'homme  dont  nous  allons  étudier  la  place  et  le  rôle 
dans  l'histoire  de  la  morale  chrétienne.  C'est  le  représentant  du 
christianisme  dans  les  derni(>res  luttes  contre  les  païens,  c'est, 
dans  l'Occident,  le  représentant  de  l'orthodoxie  contre  l'aria- 
nisme,  c'est  le  conseiller  de  Théodose,  enfin  c'est  le  maître 
d'Augustin.  Avons-nous  tort  de  penser  que  cela  donne  à  son 
Traité  des  Devoirs  quelque  autorité?  Et  ce  que  nous  avons  dit 
de  son  éducation,  de  son  esprit,  de  son  cœur,  n'explique-t-il 
pas  déjà  qu'il  ait  pu  se  sentir  pour  Cicéron  quelque  affinité,  sans 
que  Cicéron  d'autre  part  ait  pu  lui  suffire.  —  Si  nous  nous  deman- 
dions, parmi  les  figures  qui  nous  sont  plus  familières,  à  qui  le 
comparer,  c'est  à  Bossuet  que  nous  penserions.  Nous  y  avons 
déjà  pensé.  Bossuet,  par  les  imitations  qu'il  a  faites  de  saint 
Ambroise,  nous  autorise  à  cette  comparaison  (1).  11  ne  s'agit 
pas  de  comparer  leur  éloquence.  Ce  serait  faire  tort  à  saint 
Ambroise.  Il  ne  s'agit  pas  de  comparer  le  rôle  politique  que  les 
événements  leur  ont  fait.  Ce  serait  faire  tort  à  Bossuet.  Mais 
celui-ci,  sans  qu'il  lui  fût  besoin  pour  cela  d'aucun  titre  offi- 
ciel, fut  le  chef  reconnu  de  l'Eglise  de  France,  de  la  môme 
manière  que  celui-là  fut  le  chef  de  l'Eglise  d'Occident.  Mais 
leurs  idées  sont  coulées  dans  le  même  moule,  et  leurs  âmes 
sont  de  la  même  trempe.  Ambroise  eût  volontiers  tiré  une  poli- 
tique de  l'Écriture  sainte,  et  sa  rigide  orthodoxie  eût  souscrit 
à  cette  définition  :  «  L'hérétique  est  celui  qui  a  une  opinion  (2).  » 
Ne  leur  reprochons  pas  de  n'être  pas  originaux.  Car  ce  serait 
là  pour  eux  un  signe  de  vérité,  et  mériter  ce  reproche  eût  été 
leur  ambition,  s'il  en  avaient  eu.  Leur  conduite  a  la  même 
sûreté  que  leur  pensée.  Il  leur  manque  presque  pour  parler  et 
plaire  à  notre  imagination  quelque  faiblesse  par  où  l'humanité 

(1)  Voir  Baunaud,  Histoire  de  saint  Ambroise,  p.  466,  473  et  569.  Le  dernier 
rapprochement  nous  semble  contestable. 

(2)  Cité    par    Brlnetiére  ,    Revue    des   deux   Mondes,    1«''    août    1891, 
p.  661. 


SAINT   AMUROISE  TYPE   DE   L'ÉVÉQUE  CHRÉTIEN.  47 

se  rdvèle  en  eux  (1).  Mais  ces  deux  puissants  lulleurs  ont  eu 
lame  pleine  de  tendresse.  Ils  ont  aimé  Dieu  d'une  ardeur  inlinie. 
L'action  a  pris  leurs  deux  existences;  et  tous  deux  cependant 
ont  été  des  modèles  de  vie  intérieure.  Nous  venons  de  le  voir 
pour  Ambroise.  De  même  on  ne  connaît  pas  Bossuet  quand  on 
n'a  pas  lu  ses  Méditât ioîis  et  ses  Elcvations.  Chez  l'un  comme 
chez  l'autre  enfin,  idées,  actions,  tout  procède  de  la  foi  et  tend 
au  service  de  Dieu.  Avec  un  complet  oubli  du  moi,  ils  s'effor- 
cent, sans  que  leur  génie  leur  permette  d'y  réussir  pleinement, 
de  n'être  que  des  défenseurs  impersonnels  de  la  tradition,  de  la 
vérité,  des  évêques  enfin.  En  eux  on  est  donc  assuré  d'étudier, 
outre  eux-mêmes,  quelque  chose  qui  les  dépasse  et  qu'ils  ont 
représenté. 

(1)  Celte  idée  est  très  ingénieusement  exprimée,  à  propos  de  Cossuet,  par 
M.  Lanson,  Bossuet,  p.  52  et  seq. 


CHAPITRE    II 


LES  PREMIERS  MAITRES  DE  SAINT  AMBROISE. 


Nous  avons  dit  qu'Ambroise,  aussitôt  ([u"il  fut  évèque,  cher- 
cha pour  renseignement  qu'il  avait  à  donner  des  maîtres  et 
des  modèles.  Et  cela  est  encore  un  ti-ait  bien  romain  de  son 
caractère.  Quand  les  Romains  voulurent  philosopher,  ils  se 
demandèrent  ce  qu'on  avait  pensé  en  Grèce,  et  se  contentèrent 
de  traduire,  ou,  si  l'on  veut,  de  transposer.  Ils  étaient  nés  dis- 
ciples. Mais  certaines  doctrines,  en  passant  par  leurs  mains, 
prirent  plus  de  fixité  et  de  précision  pratique.  C'est  ainsi  que  le 
stoïcisme  romain  risque  de  nous  faire  oublier  quelle  est  la  vraie 
patrie  du  stoïcisme.  Aux  Grecs  d'inventer,  aux  Romains  de 
faire  durer.  Il  en  fut  de  la  théologie  comme  de  la  philosophie. 
Et  ce  qui  n'était  qu'instinct  devint  méthode.  Nés  disciples,  les 
Romains  étaient  nés  orthodoxes. 

Mais  la  tradition  qui  se  fixe  pour  le  dogme  est  encore  indé- 
cise en  morale.  Les  grands  moralistes  latins  n'ont  pas  encore 
écrit,  puisque  nous  en  sommes  aux  débuts  de  saint  Ambroise, 
et  que  saint  Ambroise  est  le  maître  de  saint  Augustin.  De  la  lec- 
ture des  Pères  apostoliques,  que  l'on  faisait  à  l'église  (1),  ressor- 
taient  des  règles  canoniques  et  aussi  des  préceptes  moraux. 
Mais  ces  préceptes  donnés  sous  forme  impérative,  sans  commen- 
taire, ne  constituaient  pas  un  enseignement.  Ce  fui  donc  vers 
l'Orient  qu'Ambroise  tourna  les  yeux.  A  Alexandrie  une  école 

(1)  Voir  Saint  .Fkkùmi;,  De  virlsiltustribiis,  X;  Sozomem:,  îlif^l.  Errl.,  \l    .  l'.i 
Umversité  de  Lyo.n.  —  VIII.  A.  4 


50  LES   PREMIERS   MAITRES   DE  SAINT   AMBROISE. 

de  philosopliie  chrétienne  s'était  fondée,  où  furent  agités  tous 
les  problèmes  qui  devaient  préoccuper  tant  de  siècles.  Origène 
en  fut  le  plus  fécond  ouvrier  d'idées.  Cette  école  avait  un  ancêtre, 
Philon  le  Juif.  Philon  et  Origène  devinrent  les  maîtres  de  saint 
Ambroise  (1).  —  Nous  voici  donc  amenés  à  remonter  au  delà 
du  Christ  môme  pour  trouver  les  sources  où  notre  saint  a  puisé, 
et  pour  étudier  les  influences  avec  lesquelles  l'influence  de 
Cicéron  s'est  rencontrée.  Sans  vouloir  étendre  démesurément 
notre  sujet,  et  substituer  à  l'histoire  de  la  pensée  d' Ambroise 
celle  de  la  morale  chrétienne  elle-même,  comment  ne  pas 
ajouter  cette  remarque  qu'il  y  a  quelque  parallélisme  entre 
ces  deux  histoires,  et  que  nous  allons  retrouver  une  des  direc- 
tions que  la  morale  chrétienne  eût  pu  prendre,  si  elle  n'avait  eu 
en  elle-même  les  principes  d'une  évolution  différente  et  si  Rome,^ 
une  fois  déplus,  n'avait  vaincu  l'Orient.  Mais  elle  ne  l'a  vaincu 
qu'en  sassimilant  le  meilleur  de  sa  pensée,  de  sorte  que  l'école 
d'Alexandrie  non  seulement  marque  un  moment  de  la  morale 
chrétienne,  mais  eut  sur  la  constitution  définitive  de  cette 
morale,  et  sur  l'idéal  dont  nous  vivons,  sa  part  réelle  d'in- 
fluence. 

(1)  Saint  Ambroise  a  imitt',  dans  son  De  Paradisio,  le  traité  des  Allégories 
des  Lois,  et  le  traité  De  la  Création  du  monde  de  Philon  ;  dans  son  De  Caïn  et 
Ahel,  le  traité  Des  Chérubins  et  de  Cain  du  même  auteur;  dans  son  de  Noe  et 
Ai'ca,  le  traité  De  V  Agriculture  ;  dans  son  De  Abraham,  le  livre  de  Philon 
qui  porte  le  même  titre;  dans  son  De  Jacob  et  vita  tieata,  le  traité  intitulé  : 
Que  tout  homme  de  bien  est  libre.  D'autres  imitations  de  détail  sont  à  signaler. 
Voir  en  particulier  De  Tobia,  20  ;  et  Episl.  XXVII,  2. 

Saint  Ambroise  s'inspire  toujours  d'Origène  dans  l'interprétation  des 
Écritures.  D'après  saint  Jérôme,  il  a  imité  Origène  dans  son  Hexœmeron.  11 
sufht  de  rapprocher  les  Commentaires  des  Psaumes  XXXVI,  XXXVII  et  XXX  Vlll 
des  deux  auteurs  pour  que  les  emprunts  de  saint  Ambroise  ressortent  avec 
évidence.  Saint  Ambroise  a  encore  imité  Origène  [Homil.  in  Luc),  dans  son 
Expositio  Ecangelii  secundum  Lucam.  Il  est  plus  que  probable  enfin  qu'il  a  eu 
entre  les  mains  le  Commentaire  du  Cantique  des  Cantiques  d'Origène,  et  s'en 
est  servi  dans  son  De  Isaac  et  Anima. 


PIIILON. 


M 


Philon. 

Philon  a  été  malicieusement  appelé  le  premier  des  Pères  de 
l'Église  (i).  Mais  l'Eglise,  ne  réussissant  pas  à  démontrer  que 
Philon  s'est  converti  (2),  hésite  à  reconnaître  ce  qu'elle  doit  à 
un  Juif.  D'autre  part  les  rabbins  le  renient.  Pris  entre  ces  deux 
ingratitudes,  Philon  n'est  plus  d'aucun  parti,  d'aucune  religion, 
et  sa  gloire  en  a  souffert.  Il  semble  que  les  premiers  chrétiens 
aient  eu  à  son  endroit  moins  de  scrupules.  Nous  allons  dire 
bientôt  que  Clément  et  Origène  furent  ses  disciples.  Et,  si  ce 
sont  là  des  suspects,  ajoutons  que  Justin  (3)  s'est  servi  d(3  lui,  et 
aussi  Cyrille.  Or  Justin  et  Cyrille  sont  des  saints.  Eusèbe  vante 
la  richesse,  la  fécondité,  Télévation  de  son  style  et  la  profondeur 
de  ses  pensées  (4).  Saint  Jérôme  qualifie  ses  ouvrages  de  remar- 
quables (o).  Enfin  nous  ne  nous  occupons  de  lui  ici  que  parce 
que  saint  Ambroise  n'a  pas  dédaigné  de  l'imiter.  —  On  trouve 
enlui,  qu'elles  soientdelui,  ou  qu'il  faille  plutôt  en  reculer  très 
loin  l'origine,  des  idées  qui  sont  devenues  chrétiennes  en  méta- 
physique et  en  morale.  Il  nous  intéresse  au  moins  comme  le 
représentant  de  tout  un  passé  gros  d'avenir,  et  l'héritier  de  doc- 
trines que  nous  ne  connaissons  pas.  Il  représente  aussi,  en  même 
temps  que  l'union  des  Juifs  et  des  Grecs  dans  cette  Alexandrie 
bâtie  tout  exprès  pourla  fusion  des  races  et  des  idées,  l'union  de  la 


l'I)  H.WET,  le  Christ iaimtne  et  ses  origines,  t.  III,  p.  388. 

(2)  Cette  démonstration  a  été  tentée  parle  P.  B.  de  Montfaucon,  Traduc- 
tion de  la  vie  contemplative,  Paris,  1 709. 

(3)  Voir  surtout  Saim  Justin,  ApoL,  I,  59,  GO. 

(4)  ErsKiiK,  Hist.  EccL,  II. 

(o)  Saint  Jkhùme,  Calai,  soijit.  ceci.  :  «  opéra  prœclara.  » 


52  LES   PREMIERS   MAITRES   DE   SAINT  AMBROISE. 

foi  et  de  la  philosophie.  Et  par  là  encore  il  est  un  ancêtre.  La 
religion  juive  ne  fut  qu'une  religion.  La  philosophie  grecque  ne 
fut  qu'une  philosophie.  Chez  Philon  nous  trouvons  les  deux 
choses  à  la  fois,  comme  nous  trouvons  les  façons  de  penser  de 
rOrient  et  de  l'Occident  si  étroitement  associées  et  confondues 
qu'on  est  souvent  embarrassé  pour  faire  dans  ses  écrits  la  part 
des  unes  et  des  autres. 

A  cette  harmonie  de  la  foi  et  de  la  philosophie  deux  théories 
viennent  en  aide,  et  qui  toutes  deux  firent  fortune,  la  théorie 
des  emprunts  et  celle  des  allégories.  Si  nous  trouvons  dans 
Platon  des  idées  conformes  à  celles  de  la  Bible,  c'est  que 
Platon  avait  connu  la  Bible.  Ambroise  abusera  de  cette  expli- 
cation commode.  Et  plus  tard  il  faudra  aussi  que  Sénèque  ait 
connu  saint  Paul.  Il  est  vrai  qu'avec  un  esprit  d'équité,  qui  aura 
moins  d'imitateurs,  Philon  imagine,  dans  sa  Vie  de  Moïse^  que 
Moïse  à  son  tour  aurait  bien  pu  connaître  Platon.  Car  la  fille  du 
Pharaon  fit  si  bien  les  choses  pour  son  protégé  qu'elle  appela  des 
maîtres  grecs,  malgré  la  dépense,  etilnecessaitplustardd'étudier 
leurs  doctrines  (1).  Peu  importent  les  contradictions  et  les  ana- 
chronismes.  Ou  plutôt  il  y  faut  voir  un  témoignage  de  plus  de 
l'intention  de  l'auteur  qui  ne  recule  pas  devant  l'invraisem- 
blable. Ces  emprunts  réciproques  expliquent  que  certains 
dogmes  religieux  soient  aussi  des  dogmes  philosophiques.  — 
Quand  il  y  a,  au  contraire,  répugnance  entre  la  raison  et  la  foi, 
c'est  à  l'allégorie  qu'on  a  recours.  Philon  n'est  pas  l'inventeur 
de  cette  méthode.  Les  kabbalistes  avaient  déjà  comparé  les 
récits  de  la  loi  au  vêtement  de  la  loi,  et  avaient  traité  d'insensés 
ceux  qui  s'en  tiennent  au  vêtement  (2).  Quand  les  Juifs  se 
trouvèrent  en  présence  de  Grecs  railleurs  à  convertir,  ou  tout 
au  moins  à  désarmer,  ils  appelèrent  vêtement  de  la  loi  tout  ce 

(1)  Philo.n,  Vie  de  Moïse,  édition  ^Mangey,  t.  II,  p.  83  et  815.  Nous  citerons 
toujours  Philon  dans  cette  édition. 

(2)  ZouAH,  cité  par  A.  Imiank,  la  Kabbale. 


PHILON.  53 

qui  pouvait  gêner  les  esprits  forts,  et  mirent  sous  ce  vêtement 
à  peu  près  tout  ce  qu'ils  voulurent.  Pour  être  juste,  il  faut 
ajouter  que  ces  mêmes  Grecs  leur  avaient  donné  l'exemple,  et 
cette  méthode  allégorique  est  de  celle  dont  on  ne  sait  en  vérité 
si  elle  vient  d'Orient  ou  d'Occident.  Quand  les  fables  de  la 
mythologie  commencèrent  à  scandaliser  le  bon  sens  et  le  sens 
moral  devenus  plus  regardants,  on  se  mit  à  les  interpréter.  On 
y  vit  l'expression  de  phénomènes  physiques,  de  révolutions 
cosmiques;  et  on  put  décemment  rester  païen.  La  Bible  subit 
donc  la  même  opération.  Et,  habitués  plus  ou  moins  à  penser  et 
à  parler  par  images,  ceux  qui  alors  lisaient  la  Bible  eurent  moins 
de  scrupule  que  n'en  auraient  ceux  qui  la  lisent  aujourd'hui  à 
accepter  cette  perpétuelle  violence  qui  lui  était  faite.  Nous  ne 
devons  donc  pas  juger,  avec  nos  esprits  plus  formés  à  la  précision 
et  plus  respectueux  des  textes,  des  habitudes  de  pensée  qui  sont 
d'un  autre  temps  et  d'un  autre  pays.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'ima- 
gination subtile  des  Alexandrins  se  donna  libre  carrière,  et  si, 
à  Jérusalem,  la  lettre  obscurcissait  l'esprit,  à  Alexandrie  l'esprit 
fit  s'évanouir  la  lettre. 

Il  faut  citer  quelques  exemples  de  cette  exégèse  de  Philon, 
puisqu'aussi  bien  l'exégèse  de  saint  Ambroise  en  procède. 
Philon  a  écrit  trois  livres  intitulés  Allégories  des  Lois.  Son 
procédé  y  apparaît  si  méthodiquement  outré  qu'on  croirait  à 
une  gageure.  Lorsqu'il  est  dit  que  Dieu  planta  le  paradis,  ne 
vous  figurez  pas  que  Dieu  fit  un  métier  de  jardinier.  Ce  serait 
impiété  et  grossièreté  d'esprit.  Entendez  qu'il  a  semé  les  vertus 
dans  le  co'ur  de  l'homme.  Le  paradis  fut  appelé  Eden  parce 
que  Éden  veut  dire  plaisir,  et  que  le  plaisir  doit  être  là  oi!i  est  la 
vertu.  Et  ce  paradis  fut  tourné  vers  l'Orient,  parce  que  la  vertu  dis- 
sipe, comme  un  soleil  levant,  les  brouillards  de  l'àme  (1).  Quatre 
neuves    l'arrosaient.    Ils    représentent    les  quatre   vertus   (2), 

(1)  PlIU.ON,  t.  I,   p.  ijl  et  SCiI. 

(2)  Id.,  p.  50,  57. 


54  LES  PREMIERS  MAÎTRES   DE   SAINT   AMUROISE. 

L'homme,  rhote  de  ce  paradis,  c'est  renlendement  chargé  de 
cultiver  les  vertus  (1).  Dieu  enfin  lui  donne  une  compagne,  — 
la  sensibilité  (2).  Et  cela  continue  ainsi.  Mais  Philon  met  des 
allégories  ailleurs  que  dans  ses  livres  des  Allégories.  Il  en  met 
partout.  Sara  jette  Abraham  dans  les  bras  d'Agar.  C'est  qu'on 
ne  peut  arriver  à  la  sagesse  qu'après  s'être  donné  à  la  science 
qui  est  sa  suivante  (3).  Comment  ne  pas  voir  enfin  dans  le  duel 
fratricide  de  Jacob  et  d'Esaii  la  lutte  intestine  de  nos  bons  et  de 
nos  mauvais  instincts  (4)?  L'histoire  de  la  tour  de  Babel  a  un  sens 
encore  plus  profond.  Les  méchants  s'associent  pour  le  mal,  mais 
trouvent  dans  leurs  vices  même  le  principe  qui  dissout  leur 
association.  Ils  ne  s'entendent  plus  (5). 

Il  arrive  même  que  Philon  cherche  un  sens  caché  aux  passages 
dont  le  sens  littéral  est  le  plus  clair  et  le  plus  élevé.  Voici  l'allé- 
gorie introduite  jusque  dans  la  morale.  Si  ton  prochain,  est-il 
dit,  t'a  donné  en  gage  sa  couverture,  tu  la  lui  rendras  avant  le 
coucher  du  soleil  ;  car  c'est  son  seul  abri,  le  seul  voile  de  sa 
nudité  ;  comment  s'envelopperait-il  pour  dormir  ?  Il  criera  vers 
moi,  et  je  l'écouterai  ;  car  je  suis  la  pitié.  «  Il  semble,  dit 
justement  M.  Havet,  que  jamais  texte  n'a  eu  moins  besoin  de 
commentaire  dans  sa  simplicité  si  touchante  (6).  »  Mais  Philon 
ne  peut  admettre  que  Dieu  s'occupe  de  ce  que  deviendra  une 
couverture.  Puis  qui  prêterait  sur  une  couverture?  Et  si  on 
avait  prêté  enfin,  on  ferait  bien  de  garder  son  gage.  Philon  ne 
comprend  pas.  C'est  qu'il  ne  veut  pas  comprendre,  afin  de  se 
mettre  dans  la  nécessité  de  chercher  un  autre  sens.  La  couver- 
ture c'est  la  raison  sur  laquelle  les  passions  ont  pris  de  l'empire. 


(1)  Philon,  t.  I,  p.  61. 

(2)  Id.,  p.  66,  67. 

(3)  7d.,p.  d20. 

(4)  Id.,  p.  320. 
(b)  /(Z.,p.  406. 

(6)  Havet,  le  Christianisme  et  ses  origines,  t.  lll,  p.  426. 


PIllLON.  55 

mais  ({iril  nous  faut  absolument  délivrer  avant  que  la  nuit  so 
soit  faite  dans  notre  àme  (1).  (iOmme  cela  est  plus  beau  et  d'une 
plus  haute  spiritualité  ! 

N'allons  pas  croire  cependant  que  cette  interprétation  des 
règles  morales  pratiques  ira  jusqu'à  les  supprimer.  Du  moins 
Philon  s'interdit-il  cette  conséquence,  qui  pourrait  aller  loin, 
de  ses  principes.  Il  blâme  ceux  qui,  dans  leur  recherche  d'un 
sens  fuyant  et  intérieur,  s'affranchissent  de  toute  observance 
extérieure  et  ponctuelle.  Les  fêtes  ne  sont  que  des  figures  des 
joies  de  l'àmc.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  manquer  aux  céré- 
monies du  culte.  La  vraie  circoncision  est  le  retranchement  des 
voluptés,  qui  ne  dispense  pas  de  l'autre  circoncision.  Mais 
toute  loi  est  double.  Elle  est  corps  et  âme.  De  même  qu'il  faut 
respecter  le  corps  qui  est  l'enveloppe  de  l'âme,  on  honore 
l'esprit  de  la  loi  en  en  observant  la  lettre  (2).  M.  Renan  a  même 
fait  observer  que  cette  stricte  discipline  est  le  rachat  des  har- 
diesses de  la  pensée  :  «  La  pauvre  humanité  n'a  pas  assez  d'in- 
telligence pour  supporter  deux  libertés  à  la  fois  (3).  »  L'exégèse 
est  suspecte,  quand  elle  aboutit  à  des  immunités  et  fournit  des 
excuses.  Celle  de  Philon  est  donc  au-dessus  de  ces  soupçons.  On 
n'en  pourrait  dire  autant  de  toutes  celles  qui  lui  succédèrent.  — 
Mais  cela  nous  démontre  en  même  temps  qu'en  attribuant,  comme 
nous  l'avons  fait,  aux  besoins  de  la  propagande  la  mt'lliode  de 
Philon,  nous  ne  l'avons  pas  suffisamment  expliquée.  Car  les 
concessions  sur  la  forme  et  sur  les  pratiques  auraient  été  alors 
les  premières  de  toutes.  Si  les  allégories  ont  aidé  à  attirer  cer- 
taines intelligences  que  choquait  la  matérialité  du  texte,  comme 
plus  tard  Augustin,  elles  n'avaient  pas  été  imaginées  que  pour 
cela.  Elles  sont  l'œuvre  sincère  d'esprits  ainsi  faits  qu'ils  ne 
peuvent  voir  simplement  les  choses,  qu'il  leur  faut  en  tout  du 

(1)  Philon,  t.  I,  p.  634,  63:j. 

(2)  M.,  t.  I,p.  4;î0. 

(3)  Renan,  l'Église  chrétienne,  p.  84. 


56  LES   PREMIERS   MAITRES   DE  SAINT   AMBROISE. 

mystère,  et  (|ii"un  langage  que  l'on  comprend  leur  semble  indigne 
deDieu.  Aussi  Philon  subtilise-t-ille  sens  des  motsjusqu'àneleur 
laisser  exprimer  que  des  vérités  d'ordre  moral  et  intellectuel. 

A  ceux  qui,  dans  les  mots,  lisent  tant  de  choses  cachées  que 
ne  disent  pas  les  nombres?  C'est  en  effet  en  vertu  du  même 
tour  desprit  que  Philon  célèbre  les  mérites  du  nombre  6.  Dieu 
fit  le  monde  en  six  jours.  Cela  n'est  dit  que  pour  faire  valoir  le 
nombre  6,  le  premier  qui  soit  à  la  fois  divisible  par  2  et 
divisible  par  3  (1).  Dieu  s'est  reposé  le  septième  jour.  Or  le 
nombre  7  est  non  moins  merveilleux.  Il  y  a  sept  planètes, 
sept  jours  de  la  semaine,  sept  membres  du  corps  humain,  (en 
appelant  membres  ce  qu'il  plaît  d'appeler  ainsi),  sept  trous 
dans  la  figure  humaine  (deux  yeux,  deux  oreilles,  deux  narines 
et  la  bouche).  Les  enfants  vivent  à  sept  mois.  Le  septième  jour 
est  décisif  dans  l'évolution  d'une  maladie  (2).  Et  il  est  des  exem- 
ples que  nous  ne  citons  pas.  Qui  n'a  pas  lu  ces  pages  ne  com- 
prend pas  Philon.  Qui  les  a  lues  ne  comprend  pas  davantage» 
mais  sait  au  moins  qu'il  ne  comprend  pas. 

Toute  la  philosophie  de  Philon  est  imprégnée  de  ce  mysti- 
cisme. Mais  nous  ne  voulons  parler  ni  de  sa  théorie  du  Verbe, 
ni  de  lébauche  de  Trinité  que  l'on  trouve  chez  lui.  Nous  nous 
bornons  à  sa  morale.  Ellefaitcorpsavecsa  méthode.  Fondée  tout 
entière  sur  une  opposition  radicale  de  la  chair  et  de  l'esprit,  elle 
a  de  toute  morale  mystique  la  séduction  et  les  périls.  La  vertu  est 
chose  tout  intérieure.  Philon  n'est  pas  un  pharisien.  S'il  se 
soumet,  comme  nous  l'avons  vu,  au  formalisme,  il  ne  croit  pas 
que  le  formalisme  suffise.  Dieu  n'est  pas  apaisé  par  de  riches 
hécatombes,  mais  par  un  cœur  pur.  Et  quelquefois  l'expression 
de  ces  hautes  vérités  dans  la  bouche  de  Philon  est  toute  stoï- 
cienne (3).  Mais  voici  qui  est  moins  stoïcien.  Dualiste  consé- 

(1)  Philon,  t.  1,  p.  44. 

(2)  Jrf.,  p.  4;;,  46. 

(3)  Id.,  p.  324.  Voir  la  fin  de  ce  chapitre. 


PHILON. 


B7 


qiicnt,  Pliilonpoussolc  iiK'pris  du  mondo  Jusqu'au  pessimisme  (1), 
et  celui  de  la  chair  jusqu'à  la  mutilation  (2).  11  a  de  l'uni- 
versel péché  une  conception  qui  sera  dépassée,  mais  qui 
n'en  eût  pas  moins  donné  le  frisson  à  un  Hellène.  Le  ju- 
daïsme, prenant  philosophiquement  conscience  de  lui-même, 
ne  pouvait  aboutir  qu'à  ce  genre  de  doctrine  (3).  La  chute  et 
la  génération  sont  pour  Philon  une  seule  et  même  chose,  ce 
qui  explique  l'infinie  propagation  du  mal.  La  femme  est  l'élément 
sensible  qui  perd  l'homme,  et  Philon  parle  d'elle  comme  Scho- 
penhauer.  La  moralité  consiste  donc  à  défaire  l'œuvre  du  péché, 
c'est-à-dire  à  dégager  l'âme  du  corps  qui  est  son  tombeau.  C'est 
la  conception,  on  le  voit,  la  plus  ascétique  qu'il  soit  possible 
d'imaginer. 

Mais  cette  vertu  ascétique  n'est  que  le  commencement  de  la 
vertu.  C'est  une  vertu  «  d'enfants  ».  Il  faut  que  l'idée  de  Dieu  et 
de  son  service  s'ajoute  à  elle,  et  lui  donne  plus  de  prix.  «  Les 
vertus  sont  bonnes  en  elles-mêmes  ;  mais  elles  sont  meilleures 
si  on  les  pratique  pour  honorer  Dieu.  »  M.  Ilavet,  qui  cite  ce  pas- 
sage, observe  que  la  morale  qui,  pour  Socrate  et  les  siens,  était 
souveraine,  se  trouve  désormais  subordonnée  (4).  Croire  devient 
par  suite  le  premier  des  devoirs.  Le  mot  rJ—:;  prend  une  force 
et  un  sens  nouveau  (o).  Et  l'incrédulité  devient  un  crime  (6). 
Si  encore  cette  foi  était  la  récompense  de  la  sincérité  de  l'esprit, 
et  comme  le  signe  et  le  couronnement  du  vrai  mérite.  Mais 
Dieu  fait  pleuvoir  sa  grâce  où  il  veut  (7).  Nous  ne  sommes  pas 
les  auteurs  de  nos  bonnes  actions.  «  Si  l'âme  dit  :  c'est  moi  qui 
plante,  elle   est  sacrilège...    L'âme   qui    enfante    d'elle-même 

(1)  Philon,  l.  I,  p.  198. 

(2)  W.,  p.  224. 

(.3)  Voir  ZiKfii.KR,  Gcschichte  dev  chrislUchen  elhiU,  p.  48  et  seq. 

(4)  Havet,  le  Christianisme  et  ses  origines,  t.  111,  p.  iO'J. 

(5)  M.,  p.  403. 

(6)  Philon,  t.  1,  p.  023;  l.  11,  !>.  lli. 
(7)W.,  t.  l,p.  Îi99. 


o8  LES  PREMIERS   MAÎTRES  DE   SAINT   AMBROISE. 

avorte  (1).  »  Dieu  se  rit  de  nos  efforts  individuels;  et,  quand 
nous  avons  cru  nous  vaincre,  il  nous  avertit  par  une  chute  de 
notre  orgueil.  Lorsque  nous  sommes  faibles  au  contraire,  il 
nous  fait  triompher  (2).  En  un  mot  Dieu  est  le  commencement 
et  la  fin  de  tout  (3).  Il  est  le  commencement  :  la  science  vient 
de  lui,  comme  la  vertu.  Pour  elle  aussi  il  y  a  une  grâce.  Toute 
science  humaine  n'est  que  réminiscence  d'une  révélation 
primordiale  (4).  Car  l'homme,  disons-le  une  fois  de  plus,  ne 
peut  rien  par  lui-même.  Mais,  pour  retrouver  en  nous  cette 
science  qui  y  a  été  mise,  il  nous  faut  encore  le  secours  de  Dieu. 
Philon  nous  fait  la  confidence  de  ses  propres  impuissances,  et 
des  caprices  divins,  auxquels  son  esprit  et  son  travail  sont 
soumis  (  o).  —  Dieu,  avons-nous  dit,  est  aussi  la  fin  du  tout.  Le 
souverain  bien  de  l'homme  estde  le  posséder.  Pour  obtenir  cette 
possession,  il  faut  fuir  la  terre,  le  corps,  les  sens,  la  raison,  il  faut 
se  fuir  soi-même  (6).  Alors  à  Tâme  brûlante  de  désir,  jusqu'à  faire 
trembler  de  fièvre  le  corps  qu'elle  anime  (7),  Dieu  se  livre  : 
c'est  l'extase. 

Tels  sont  les  principaux  traits  de  la  morale  de  Philon.  Nous 
n'avons  emprunté  aucun  d'eux  au  traité  De  la  vie  contemplative, 
dont  l'authenticité  est  depuis  quelques  années  contestée  (8).  Mais 
qu'il  soit  ou  non  de  Philon,  ce  traité  appartient  au  même  cou- 
rant d'idées.  Il  ne  laisse  donc  pas   que  d'être  instructif  pour 

(1)  M.  Dems  {Histoire  des  théories  et  des  idées  morales  dans  Vantiqiàlé,  t.  Il, 
p.  306)  a  fortement  commenté  ces  textes. 

(2)  Philon,  t.  l,  p.  81. 

(3)  M.,  p.  343. 

(4)  Id.,  t.  II,  p.  409. 

(5)  M.,  t.  I,  p.  441. 

(6)  Id.,  p.  482. 

(7)  Id.,  p.  380. 

(8)  Voir  Michel  Nicolas,  Revue  de  théologie  de  Strasbourg,  1868,  p.  23-42  ; 
Graetz,  Histoire  du  judaïsme,  et  Vernes,  Revue  antique,  1874,  p.  293.  M.  Ni- 
colas voit  dans  l'ouvrage  en  litige  une  sorte  d'amplification  du  traité  de 
Philon  :   Que  tout  homme  de  bien  est  libre.  M.   Renan  est  tout  récemment 


PlllLON.  59 

nous.  Il  y  est  parlé  d'un  véritable  ordre  religieux.  Ceux  ([ui  le 
composent  demeurent  loin  des  villes,  où  il  y  a  trop  de  trouble 
el  de  bruit  pour  l'àme  qu'aune  fois  attirée  la  sagesse,  (ibacun 
habite  un  modeste  cottage,  assez  éloigné  de  celui  du  voisin 
pour  qu'il  soit  possible  d'y  mener  une  vie  solitaire,  assez  rap- 
proché pour  que  quelque  lien  de  société  subsiste.  Telle  est  eneiïet 
l'organisation  de  leur  vie  :  chacun  a  chez  lui  une  chambre  de 
piété,  un  oratoire  où  il  évite  toute  occupation  qui  regarde  le 
corps;  mais  il  y  vit  avec  Dieu,  priant,  étudiant,  s'ingéniant  à 
trouver  aux  Ecritures  un  sens  caché.  Six  jours  de  la  semaine 
se  passent  ainsi.  Mais,  le  septième,  tous  se  rendent  dans  une 
vaste  salle  séparée  par  une  cloison  haute  de  trois  coudées  en 
deux  parties,  l'une  pour  les  hommes,  l'autre  pour  les  femmes(car 
c'est  un  ordre  d'hommes  et  de  femmes),  de  façon  à  ce  que,  sans  se 
voir,  hommes  et  femmes  entendent  la  même  parole,  celle  du  plus 
ancien  qui  vient  leur  expliquer  l'enseignement  divin.  Toutes  les 
sept  semaines  un  banquet  frugal,  que  l'auteur  oppose  aux  ban- 
quets du  monde,  réunit  toute  la  communauté.  On  y  mange, 
comme  les  autres  jours,  du  pain  et  du  sel,  et  on  y  boit  de  l'eau. 
Maison  y  chante  en  commun  des  hymnes  à  la  gloire  du  Seigneur, 
Puis,  comme  dans  les  récits  d'Aulu-Gelle,  on  discute  tous  les  pro- 
blèmes qui  se  présentent.  La  fête  se  prolonge  et  la  nuit  se  passe  en 
danses  honnêtes.  Il  en  est  même  une  qui  est  longuement  décrite,  et 
que  nous  appellerions  irrévérencieusement  une  figure  de  cotillon. 
Hommes  et  femmes,  rangés  sur  deuxfronts  de  bataille,  se  rejoi- 
gnent après  quelques  évolutions,  pour  figurer  ces  deux  murailles 
d'eau  qui,  après  avoir  laissé  passer  les  Hébreux  entre  elles  dans  la 
mer  Rouge,  fondirent  l'une  sur  l'autre  pour  noyer  les  Egyptiens. 
Ainsi  ces  moines  mettent  de  l'allégorie  jusque  dans  leurs  danses. 
A  quelle  date  se  ra[)porte  cette  pittoresque  description? 
Quels  sont  ces  solitaires  dont  elle  parle?  Ont-ils  même  jamais 

revenu  sur  ccftoquoslion,  etconcUU  en  faveur  de  l'altiiltution  à  IMiiloii  lui- 
même  du  traité  De  ta  vie  contemplative.  {Journal  ilcs  aavanlf,  lévrier  IH'J2.) 


60  LES   PREMIERS   MAÎTRES   DE  SAINT   AMBROISE. 

existé?  Ce  sont  questions  maintenant  soulevées.  Mais  un  traité 
de  Philon  qui  n'est  pas  contesté  (1)  nous  ofTre  un  tableau 
presque  analogue  de  la  vie  des  Esséniens,  ces  quakers  de  la 
Judée.  Pacifiques  agriculteurs,  ils  ignorent  le  commerce  et  la 
guerre.  Ils  n'ont  point  d'esclaves,  mais  se  servent  les  uns  les 
autres.  Ils  mettent  tout  en  commun.  De  science,  ils  ne  veulent 
connaître  que  la  morale.  Toutes  les  persécutions  n'ont  pu  vaincre 
leur  sainteté.  Enfin,  ce  sont  des  chastes  (2).  —  Quand  Philon 
n'aurait  pas  écrit  le  traité  De  la  Vie  contemplative,  il  n'en  serait 
donc  pas  moins  un  des  patrons  du  monachisme  (3).  Et  déjà  nous 
vovons  se  dessiner  dans  l'Orient  cet  idéal  d'une  vie  menée  loin 
du  monde,  rompant  avec  les  conditions  habituelles  des  sociétés 
humaines,  plus  méditative,  plus  intérieure,  plus  occupée  de 
Dieu  enfin,  qui  devait  exercer  sur  les  âmes  chrétiennes  une 
si  contagieuse   séduction. 

Philon  est  le  disciple  de  tant  de  gens  (4)  qu'il  n'est,  à  vrai 
dire,  le  disciple  de  personne.  Sa  philosophie,  et  cela  en  fait 
pour  nous  l'intérêt  historique,  est  un  rendez-vous  de  doctrines 
et  comme  de  races  diverses.  Il  est  supertlu  de  rappeler  qu'il  est 
Oriental,  qu'il  est  Juif.  Mais  il  est  très  douteux  que  ce  Juif  ait 
parlé  une  autre  langue  que  la  langue  grecque.  Si  bien  qu'il 
est  amené  à  chercher  pour  sa  pensée,  pour  sa  foi  des  formules 
qui  soient  grecques.  Et  c'est  Platon  qui  les  lui  fournit  le  mieux. 
D'oii  vient  cette  affinité  du  platonisme  et  de  l'Orient?  Toujours 
est-il  qu'elle  existe,  et  que  les  autres  philosophies  grecques  ont 
dû  se  mettre  à  la  remorque  de  celle-là  qui  leur  avait  comme 
préparé  la  voie.  On  a  signalé  maints  points  communs  à  la 
théologie  de  Philon  et  à  celle  de  Platon  y_o),  sans  qu'on  puisse 

(1)  Que  tout  homme  de  bien  est  libre. 

(2)  Philon,  t.  II,  p.  4o7  et  seq. 

(3)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XXII,  36,  le  cite  comme  tel. 

(4j  Voir  Bois,  Essais  sur  les  origines  de  laphilosophie  judéo-akxandrîne,  1890. 
{5j  Havet,  loc.  cit.,  p.  390-395,  405  ;  Delaunay,   Philon  d^ Alexandrie,  p.  37* 


PIIILUN.  61 

dire  s'ils  sont  dus  à  des  emprunts  de  Piiilon  ou  àla  rencontre  de 
leurs  deux  pensées.  Mais  ce  (jui,  mieux  que  telle  ou  telle  purlie 
de  son  système  où  le  génie  de  l'Orient  se  retrouvait,  désignait 
Platon  à  la  préférence  et  à  Timitation  de  Philon,  c'est  l'enthou- 
siasme qui  l'anime,  c'est  le  sens  du  divin  qu'il  a  possédé  à  un 
tel  degré,  c'est  cette  notion  de  quelque  chose  de  surnaturel 
et  comme  d'une  grâce  qui  se  môle  à  l'art,  à  la  science  et  jusqu'à 
la  vertu.  Un  écrivain,  très  délicat  appréciateur  des  choses  de 
l'antiquité,  nous  a  montré  dans  l'équilibre  des  facultés,  dans  la 
mesure  en  toutes  choses,  dans  l'autonomie  de  l'esprit,  dans 
l'achèvement  de  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  vraiment  humain, 
toutes  qualités  qui  constituent  le  type  moral  d'Aristote,  la 
perfection  selon  le  goût  des  Grecs  (Ij.  Si  cela  est,  la  morale 
de  Platon  est  moins  grecque  que  celle  de  son  successeur.  Et 
l'on  comprend  le  double  sens  de  cette  phrase  si  souvent  citée  : 
«  Est-ce  Platon  qui  parle  comme  Philon,  ou  Philon  qui  parle 
comme  Platon  (2)?  » 

Puis  nous  avons  tout  lieu  de  croire,  quoique  les  rensei- 
gnements historiques  nous  fassent  défaut,  que  des  philosophes 
existèrent  qui  poussèrent  le  platonisme  plus  loin  que  Platon. 
De  la  famille  philosophique  de  Platon,  nous  ne  connaissons 
en  effet  qu'une  branche,  celle  qui,  dans  l'héritage  du  maître, 
prit  pour  elle  la  dialectique.  Mais  il  serait  étrange  que  le  Platon 
de  la  dialectique  ait  été  pour  les  générations  qui  le  suivirent  tout 
Platon,  et  que  personne  n'ait  songé  à  recueillir  et  à  faire 
fructifier  les  autres  parties  de  sa  pensée,  d'autant  que  certains 
indices  (3j  marquent,  pour  ces  mômes  générations,  dans  la 
courbe  des  sentiments  humains,  un  degré  élevé  de  mysticité  et 
de  religiosité.  Carnéade  n'est  donc  pas  le  vrai  disciple  de 
Platon.  Et  d'autres,  que  nous  ne  connaissons  pas,  et  qui  lirent 

(1)  Oli.k-Lm'rink,  la  Morale  d'Arislote,  cli.  ii. 

(2)  PiioTios,  lUbliotk.,  p.  8f). 

(3)  Voir  H.vvET,  toc.  cit.,  t.  il,  [k  129;  I.  III.  ]>.  40o. 


62  LES  PREMIERS   MAITRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

cause  commune  avec  l'école  attardée  ou  renaissante  de  Pytha- 
gore,  continuèrent  une  tradition  qui  prépara  l'esprit  grec  à  sa 
rencontre  avec  l'esprit  de  l'Orient.  Plutarque,  qui  vint  plus  tard, 
nous  semble  avoir  été,  malgré  son  bon  sens  réputé,  l'un  des 
derniers  représentants  de  cette  tradition,  lui  pour  qui  l'âme 
humaine  est  un  instrument  passif  et  stérile  dans  la  main  de 
Dieu  (1),  et  qui  lait  de  la  vertu  une  condition  de  la  science  (2). 
La  philosophie  d'Ammonius  Saccas  et  de  Plotin  a  donc  des 
antécédents  historiques  lointains.  Et  Philon  lui-même  n'avait 
pas  eu  à  découvrir  Platon.  Du  moins  ce  grand  nom  servait 
depuis  longtemps  d'étiquette  à  tout  un  ensemble  de  doctrines, 
ou  plutôt  de  tendances,  que  le  disciple  de  Socrate  se  fût  peut- 
être  étonné  de  se  voir  attribuer,  quoiqu'il  y  ait  dans  le  dévelop- 
pement et  jusque  dans  la  déformation  des  doctrines  une  logique 
secrète. 

II 

De  Philon  à  Origéne  :  la  gnose. 

Après  Philon,  avons-nous  dit,  Ambroise  eut  en  Orient  un 
autre  maître,  Origène.  Pour  arriver  de  l'un  à  l'autre,  nous 
n'avons  qu'à  poursuivre  cette  rapide  histoire  du  platonisme, 
du  moins  dans  ses  rapports  avec  la  religion  qui  vient  d'éclore. 
—  Lorsque  le  christianisme  ne  s'adressa  plus  seulement  aux 
pauvres  d'esprit,  les  âmes  qu'il  rencontra  n'étaient  point,  tant 
s'en  faut,  des  âmes  neuves  et  vierges  de  toute  spéculation. 
Bossuet  a  même  remarqué  (.3)  que  beaucoup  de  doctrines  clas- 
sées comme  hérésies  n'ont  rien  du  tout  de  chrétien,  et  qu'is- 
sues de  doctrines  antérieures,  ou  antérieures  elle-mêmes  à  la 

(1)  Plitaruie,  DePyth.  orac,  21. 

(2)  Plitarûlk,  De  Id.  et  Osir.,  2. 

(3)  BossLET,  Histoire  des  vai'iations,  XV. 


DE   l'IllLUN   A   OIUGENK  :   LA   GNOSE.  65 

venue  du  Cliiist,  elles  seraient  mieux  appelées  païennes.  C'est 
ce  milieu  malsain  qu'eut  à  traverser  la  religion  naissante,  comme 
pour  éprouver  sa  robuste  constitution,  et  la  philosophie  com- 
mença par  être  pour  elle  un  danger.  Cette  philosophie  était 
encore  le  platonisme.  Tertullien  appelle  Platon  le  patriarche  de 
de  toutes  les  hérésies.  Du  moins  Platon  est-il  comme  le  facteur 
païen  de  la  gnose.  Mais  la  gnose  est  juive  aussi,  et  enfin  elle 
est  chrétienne,  et  quelques-uns  ont  classé  les  gnostiques  selon 
la  prédominance  de  l'un  ou  de  deux  de  ces  trois  éléments;  le 
christianisme,  le  judaïsme  et  le  paganisme  (1).  Dans  cette  clas- 
sification, faut-il  ajouter,  ilsne  tenaient  compte  que  de  ce  qu'ils 
connaissaient.  Car  la  gnose  est  autre  chose  encore,  et  dans  les 
origines  des  différents  systèmes  que  ce  nom  résume  une  grande 
inconnue  subsisteralongtemps  :  la  part  de  l'Orient.  —  Si  multiples 
cependant  que  soient  les  doctrines  gnostiques,  si  ramifiées,  si 
lointaines,  si  perdues  qu'en  soientles  sources,  ce  n'est  pas  sans 
raison  qu'un  nom  commun  sert  à  les  désigner.  Car  elles  ont  des 
caractères  communs  qu'il  nous  faut  dire  au  moins  pour  expli- 
quer ce  qui  vient  après  elles,  et  pour  mesurer  le  chemin  par- 
couru par  la  philosophie  chrétienne  depuis  le  règne  de  la  fan- 
taisie métaphysique,  qui  est  le  leur,  jusqu'au  jour  où  Ambroise 
se  mit  à  l'école  plus  sage,  plus  pratique  de  Cicéron. 

Tandis  que,  dans  la  tradition  orthodoxe,  la  morale  est  l'essen- 
tiel, et  que  peu  à  peu  le  dogme  se  forme  autour  d'elle,  mais  en 
gravitant  vers  elle,  dans  la  gnose  tout  est  rêverie  savante  et 
idéalisme  subtil.  Si  elle  eût  triomphé,  le  christianisme  n'eût  pas 
été  ce  qu'il  est  avant  tout  :  une  règle  des  mœurs.  Nous  n'avons 
pas  à  décrire  ces  échafaudages  dans  le  surnaturel  qui  donnent 
le  vertige  à  notre  épais  bon  sens  d'Occidentaux.  L'idéalisme  des 
gnostiques  a  de  telles  susceptibilités  qu'ils  ne  croient  jamais 
pouvoir  mettre  assez  d'intermédiaires  entre  la  matière  et  le  créa- 

(1)  Bair,  la  Gnose  cUrétiennc,  Tubinguc,  18:3:>;  Fkki'I'El,  Saint  Irénée. 


64  LES  PREMIERS  MAÎTRES  DE  SAINT  AMRROISË. 

teurque  souillerait  le  contact  de  sa  créature.  Puis  il  leur  semble 
que  Texistence  du  mal  n'est  plus  un  problème  quand  ils  ont 
déplacé  et  morcelé  les  responsabilités,  et  ils  innocentent  Dieu 
aux  dépens  des  divinités  inférieures.  Partis  de  tels  principes, 
ils  renchérissent  sur  les  inventions  les  uns  des  autres,  et  multi- 
plient les  êtres,  comme  on  dira  au  moyen  âge,  au  delà  de  toute 
nécessité.  Jésus  n'apparaît  plus  qu'à  son  tour  dans  la  série  des 
émanations  célestes,  et  il  apparaît  dépouillé  de  toute  person- 
nalité et  de  toute  humanité.  Pour  Yalentin,  il  arrive  trente- 
troisième  sur  la  liste  des  éons  (1). 

Comment,  pour  de  telles  aberrations,  trouvait-on  des  disciples  ? 
—  Les  systèmes  gnostiques  favorisaient  l'esprit  de  secte,  ce  para- 
site du  sentiment  religieux.  Le  christianisme  ne  triomphera  défi- 
nitivement de  la  gnose  que,  lorsque  avec  les  ordres  monastiques, 
il  donnera  dans  son  propre  sein  une  satisfaction  à  ce  désir  si 
répandu  de  faire  partie  d'un  petit  nombre  d'élus.  «  Je  parle 
pour  un  sur  mille,  »  disait  un  gnostique  (2j.  Quel  orgueil  si  l'on 
se  sent  être  celui-là,  et  quelle  raison  d'être  d'avance  convaincu! 
Les  gnostiques  exploitèrent  ces  sentiments,  et  ils  avaient  une 
façon  à  eux  d'éviter  les  objections  et  de  répondre  par  un  sou- 
rire qui  signifiait:  «  Vous  ne  serez  jamais  qu'un  simple  lidèle...  ; 
nous  ne  pouvons  discuter  avec  vous  (3).  »  Donc  la  gnose  avait 
ses  initiés.  Basilide  exigeait  de  ses  adhérents  un  noviciat  de 
cinq  ans  (4).  Parfois  on  payait  pour  cette  initiation  (o),  et  on  tient 
à  sa  foi  quand  elle  a  coûté.  Puis,  et  c'est  le  châtiment  de  ces 
folies  mystiques,  comme  la  raison  ne  servait  de  rien  pour  arriver 
à  un  Dieu  trop  bien  caché,  on  y  arrivait  par  d'autres  moyens. 
L'excès  du  spiritualisme  aboutit  au  matérialisme  religieux.  On 

(1)  Voir  ABBÉ  DucHESNE,  les  Origines  chrétiennes,  cours  lithographie,  p.  155. 

(2)  Saint  Irénée,  I,  xxiv,  6. 

(3)  Tertulliex,  In  Val.,  i. 

(4)  Voir  ABBÉ  Dlcuesne,  loc.  cit.,  p.  151. 
(o)  JcZ.,p.  158. 


DE   PIIILON   A  ORIGÈN'E   :    LA   (JNOSE.  6d 

L'voque  ce  qu'on  ne  peut  concevoir.  Les  conjurations,  les  talis- 
mans suppléent  à  l'impuissance  de  la  pensde.  Toute  une  liturgie 
faite  à  la  fois  de  mise  en  scène  et  de  mystère  frappait  et  retenait 
les  imaginations  (1).  Le  mysticisme,  d'abstrait,  devint  dévot  et 
tomba  dans  des  pratiques  étranges.  Il  y  eut  des  mots  à  pouvoir 
magique,  comme  celui  d' aôraxas  chez  les  basilidiens.  On  avait 
commencé  par  toutes  les  hardiesses  de  la  pensée,  on  finit  par 
la  superstition. 

Les  conséquences  morales  de  pareils  états  d'esprit  ont  de 
tout  temps  été  les  mômes.  Comme  les  disciples  du  stoïcien 
Ariston,  les  quiétistes  de  toutes  les  religions  ont  été  conduits  à 
l'indifférence  morale  fondée  sur  un  insupportable  orgueil.  Il  y  a 
toujours  quelque  danger  à  se  mettre  tellement  au-dessus  des 
autres  qu'on  s'affranchit  de  leurs  devoirs.  La  plus  grande  somme 
de  vertu  est,  comme  la  plus  grande  somme  de  bonheur,  dans 
les  voies  moyennes.  Or  les  gnostiques  se  croientpar  leur  science 
devenus  d'une  autre  nature.  Ils  sont  les  spirituels  et  s'opposent 
aux  charnels.  «  Les  hommes,  c'est  nous,  disent-ils,  les  autres  ne 
sont  que  porcs  et  chiens  (2).  »  Le  gnostique  est  celui  qui  sait. 
Cela  lui  sert  d'universelle  dispense  et  d'universelle  absolution. 
Il  a  pour  honorer  Dieu  la  véritable  méthode  qui  est  de  le  con 
naître  tel  qu'il  est.  Souffrir  pour  lui,  mourir  pour  lui  sont  des 
façons  vulgaires,  à  la  portée  de  tous.  Le  martyre  est  une  sot- 
tise (3).  Que  signifient  pourle  gnostique  ces  misères  qu'on  appelle 
des  fautes  ou  des  vices?  Sa  vertu  est  inamissible.  «  L'or  peut 
traîner  dans  la  boue  sans  se  corrompre  (4).  »  Puis  il  lui  plaît 
d'ignorer  ce  que  fait  son  corps.  «  A  la  chair  ce  qui  est  de  la 
chair,  à  l'esprit  ce  qui  est  de  l'esprit  (5).  »  Toutes  les  promiscuités 

(i)  Saint  Irknée,  I,  xxi. 

(2)  Épipiiam: ,  XXIV,  ii, 

(3)  Glkment,  Stromates,  IV,  4  ;  SviXT  Irknée,  I,  xxiv,  6  ;  III,  xviti,  S. 

(4)  Saint  Ihénéf.,  I,  vi,  2. 

(5)  M.,  3. 

UNIVERSITÉ  DE  Lyon.  —  VI II.  A.  >* 


66  LES  PREMIERS  MAJTRES  DE  SAINT   AMBROISE. 

ne  le  souillent  pas,  parce  qu'elles  ne  l'atteignent  pas.  Gela  se 
passe  en  dehors  de  lui.  A  plus  forte  raison  les  paroles  que  l'on 
dit,  les  fêtes  où  Ton  va,  les  viandes  que  Ton  mange  sont-elles 
choses  indifférentes  (1).  — Tels,  par  exemple,  furent  les  Yalenti- 
niens,  libidineux  et  dévots,  véritables  théoriciens  de  l'hypo- 
crisie (2). 

Carpocrate  alla  plus  loin  qu'eux.  Il  ne  se  contente  pas 
de  rendre  l'immoralité  innocente.  Pour  triompher  d'àmes 
entêtées  dans  leurs  préjugés,  il  la  veut  obligatoire.  Elle  devient 
un  moyen  d'affranchir  l'âme  de  la  chair,  et  la  communauté  des 
femmes  est  transformée  eu  institution  pieuse  (3).  Il  faut  avoir 
accompli  tous  les  actes  possibles  pour  mériter  le  salut.  L'âme 
trop  lente  ou  trop  craintive  pour  épuiser  la  liste  des  iniquités 
dans  une  seule  vie  ne  sera  pas  tenue  quitte.  Ce  sera  pour  elle  à 
recommencer.  Soyons  donc  dès  maintenant  consciencieusement 
infâmes.  La  glorification  du  mal  fut,  à  d'autres  époques,  le  para- 
doxe de  quelques  esprits  raffinés.  Mais  cette  morale  à  rebours 
fut  prise  sérieusement  alors  pour  une  morale,  et  une  femme 
qui  la  prêcha  à  Rome  trouva  des  auditeurs  (4).  On  appela  fils 
de  Gain,  ou  Gaïnites,  les  disciples  de  Garpocrate.  Les  Adamites 
ne  valaient  guère  mieux.  Leur  culte  consistait  à  figurer  Adam 
et  Eve.  Ils  appelaient  leur  église  paradis,  ils  la  chauffaient  et 
s'y  tenaient  nus,  ce  qui  ne  les  empêchait  pas  de  vanter  leur 
chasteté  (.j).  —  Ghose  à  noter,  tous  ces  rêveurs  plus  ou  moins 
malfaisants  n'avaient  pas  oublié  leur  Platon,  et  s'autori- 
saient de  sa  République^  dont  ils  prenaient  à  la  lettre  toutes  les 
utopies  (6). 

(1)  Saint  Irénée,  l,  vi  ;  Origène,  ïn  Ezcch.,  lit,  4 

(2)  Saint  Irénée,  id. 

(3)  Sur  Carpocrate  voir  les  textes  cités  par  Renan,   VÉglise  chrétienne, 
p.  179. 

(4)  Saint  Irénée,  1,  x.vv,  6;  Clément,  Stromates,  II,  20  ;  \l\,  17. 

(5)  Clément,  Stromates,  I,  lo  ;  III,  4;  VII,  7;  Origene,  De  oratione,  3. 

(6)  Voir  Renan,  Marc-Aurèle,  p.  12o." 


DE  PHILON   A  ORIGÈNE   :  LA  GNOSE.  67 

Le  mépris  de  la  chair  conduisit  d'autres  gnostiques  à  des  con- 
séquences toutes  contraires,  mais  plus  honorables,  tcllcmcnl 
les  instincts  des  hommes  commandent  à  leurs  déductions.  Mar- 
cion  est  le  plus  original  de  ces  maîtres  de  l'ascétisme.  Sa 
morale  chagrine,  et  fondée  sur  la  perpétuelle  opposition  de  deux 
principes,  fait  prévoir  le  manichéisme.  Sa  haine  de  la  chair  va 
jusqu'à  la  haine  de  la  vie.  Il  condamne  l'union  des  sexes  non 
seulement  pour  elle-même,  mais  pour  ses  conséquences  et  parce 
que,  en  assurant  la  propagation  de  l'espèce,  elle  fait  le  jeu  de 
Satan.  Et  il  rêve,  comme  nos  modernes  pessimistes,  d'une  fin 
volontaire  de  l'humanité.  La  chasteté  est  pour  lui  une  méthode. 
Le  règne  de  Dieu,  pour  un  de  ses  disciples  les  plus  fanatiques, 
consistera  dans  la  suppression  des  sexes,  causede  tout  le  mal(l). 
Les  gens  mariés  ne  pouvaient  faire  partie  de  l'église  de  Marcion. 
Pour  eux  point  de  baptême  (2).  Les  autres  abstinences  s'ensui- 
vaient. Les  marcionites  ne  se  nourrissaient  pas  de  ce  qui  avait 
vécu,  è;j.'W'/wv  x-iyoT.y'..  Ils  s'interdisaient  le  vin  jusque  dans  la 
célébration  des  mystères  (3).  D'où  le  nom  d'aquariens.  L'usage 
du  vin  et  de  la  viande  classait  un  homme  parmi  les  impurs. 
Ils  avaient  un  fanatisme  de  la  frugalité  et  un  mépris  de  la  créa- 
tion que  nous  taxerions  aujourd'hui  d'orgueilleux  et  d'impie.  De 
mauvais  plaisants  fort  judicieux  leur  conseillaient,  pour  être 
tout  à  fait  logiques,  de  se  laisser  mourir  de  faim  (4).  Ces  exagé- 
rations ne  décourageaient  pas  les  disciples.  Justin  nous  apprend 
que  Marcion  en  eut  partout  (o).  Cela  ne  tenait  pas  seulement  à 
Ihomme,  mais  à  la  doctrine.  Quoique  l'Asie  Mineure  restât  le 
centre  de  l'ascétisme,  il  rayonnait  sur  presque  tous  les  points 


(1)  CLÉMi:?iT,  Stromates.  I,  2i  ;  III,  23. 

12)  Voir  Id.,  IV,    i;  Tkhtullie.n,   Arlr.  Marc,  I,  14;  Eusébe,  Hist.  Eccl., 
VII,  12. 

(3)  S.vi.NT  .Itnù.Mi;,  In  Gai.  G. 

(4)  Voir  Ren.vn,  Marc-Auréle,  p.  161. 
(b)  Justin,  Apol.,  I,  26. 


68  LES  PREMIERS   MAÎTRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

du  monde  chdtien  (1).  Et  il  y  eut  des  ascètes  qui  n'étaient  pas 
des  marcionites. 

Il  faut  d  onner  deux  raisons  du  succès  de  cette  rude  morale.  La 
première  vaut  pour  le  temps  oii  elle  apparaît.  La  vie  chrétienne 
était  une  vie  de  lutte  et  de  préparation  au  martyre.  La  morale 
devait  être  un  entraînement  à  la  résistance  et  à  la  souffrance. 
TertuUien,  parlant  de  ces  pratiques  austères,  ajoute  :  «  Par  elles 
on  s'endurcit  à  la  prison,  à  la  faim,  à  la  soif,  aux  privations  et 
aux  supplices;  grâce  à  elles  le  martyr  n'a  pas  à  craindre  de 
surprises;  toute  douleur  lui  a  été  rendue  familière;  il  a  d'avance 
tué  sa  chair,  le  bourreau  ne  peut  rien  contre  elle  (2).  »  Un 
siècle  et  demi  plus  tard,  au  temps  d'Ambroise,  les  âmes  chré- 
tiennes seront  dans  des  conditions  morales  toutes  différentes. 
Les  minorités  trouvent  dans  la  lutte  même  une  attitude  et  un 
principe  de  vertu,  surtout  si  elles  sont  persécutées.  Il  faut  à  la 
vertu  des  majorités  d'autres  principes.  Mais  l'ascétisme  a  aussi 
des  raisons  éternelles  au  fond  de  la  nature  humaine.  Il  présente 
une  conception  relativement  simple  du  mérite  moral  et  si,  par 
la  voie  du  détachement,  il  mène  le  plus  souvent  à  la  bonté, 
pour  commencer,  il  demande  surtout  de  l'endurance.  Il  attire 
par  son  âpreté  les  âmes  éprises  d'effort,  et  qui  aiment  la  lutte, 
fût-ce  contre  lilles-mêmes.  Et  cet  attrait  qu'il  exerce  est  la 
preuve  sans  cesse  rééditée  de  cette  remarque  de  Kant  que  ce 
n'est  pas  en  rendant  la  vertu  facile  qu'on  la  rend  populaire. 
L'antiquité  avait  eu  ses  ascètes  ;  mais  il  faut  croire  que  la  mo- 
rale chrétienne  portait,  plus  que  toute  autre,  par  les  horizons 
même  qu'elle  ouvrait,  au  mépris  des  biens  d'ici-bas.  Car  les 
excès  contre  soi-même  sont  de  ceux  qu'elle  eut  de  tout  temps 
à  combattre  (3).  Elle  les  combattit  doucement  et  ne  cessa  d'avoir 

{l)Philosoph.,Ym,20. 

(2)  Tertullien,  De  jej.,  12, 

(3)  Saint  Paul  {Ro)iï.  Coloss.)  rencontre  déjà  les  exagérations  de  l'ascé- 
tisme et  les  combat. 


DE   PIIILON   A   OniGÉNE   :    LA  GNOSE.  69 

un  faible  pour  ces  volontaires  de  la  privation  et  du  renonce- 
ment auquel  elle  ouvrit  ses  couvents.  Elle  appela  hérétiques 
ceux  qui  voulaient  imposer  aux  autres  leurs  modifications,  mais 
de  ceux  qui  se  contentèrent  de  les  pratiquer  pour  eux-mêmes, 
et  sans  vain  orgueil,  elle  fit  des  saints.  L'ascétisme  ne  peut  être 
cependant  qu'une  morale  d'exception  et  comme  la  morale  d'une 
secte.  A  une  religion  il  faut  autre  chose.  Nous  verrons  comment, 
sans  rien  retrancher  de  l'idéal  rêvé  par  quelques-uns,  la  morale 
chrétienne  sut  s'accommoder  aux  conditions  que  lui  créait  la 
victoire  même  du  christianisme,  et  devenir  une  morale  pour 
tous. 

La  gnose,  qui  avait  failli  noyer  l'Evangile  dans  la  métaphy- 
sique (1),  avait  été  aussi  pour  la  morale  chrétiene  une  crise.  Et 
en  la  ballottant  de  l'excès  du  relâchement  à  l'excès  de  l'austérité, 
de  l'antimorale  à  l'ultramorale,  selon  les  fortes  expressions  de 
M.  Renouvier  (2),  elle  eût  pu  lui  faire  perdre  toute  mesure  et 
toute  fixité.  La  suite  de  cette  étude  montrera  la  morale  chrétienne 
secouant  peu  à  peu  les  influences  qui  l'avaient  compromise,  en 
même  temps  qu'elle  nous  dira  quelles  autres  influences  elle 
préféra  subir.  —  Mais  il  faut  auparavant  nous  prémunir  contre 
toute  injustice  et  dire  en  deux  mots  ce  qui,  dans  la  gnose  même, 
devait  aider  à  sa  défaite  et  préparer  l'avenir.  Elle  popularisa 
l'idée  d'une  religion  universelle.  Elle  acheva  de  donner  à  cette 
religion  son  caractère  spiritualiste,  et  ce  n'était  pas  chose  aisée 
que  de  désapprendre  à  des  Juifs  convertis  les  pratiques  étroites 
et  les  espérances  grossières.  Un  excès  servit  à  en  combattre 
.  un  autre,  et  les  intempérances  mystiques  de  la  gnose  ont 
ainsi  leur  place  utile  dans  l'histoire  des  idées.  —  La  gnose 
enfin  rallia  les  esprits  philosophiques  à  la  religion,  et  en  même 
temps  elle  familiarisa  les  esprits  religieux  avec  la  philosophie . 
Par  là  elle  fraya  la  voie  à  ceux  qui  se  serviront  contre  elle  de 

(1)  Expression  de  M.  tienan,  l'Église  chrétienne,  p.  'M'>-2. 

(2)  Uchronie,  p.  i^:f. 


70  LES  PREMIERS   MAITRES   DE  SAINT   AMBROISE. 

la  pliilosopilie  antique,  aux  Clément  et  aux  Origène,  et,  après 
eux,  à  ceux  qui  achèveront  l'alliance  de  la  culture  classique  et 
du  christianisme. 


III 

De  Philon  à  Origène  {suite)  :  Clément  d'Alexandrie, 

Clément  d'Alexandrie  et  Origène  sont  les  adversaires  de  la 
gnose.  Maison  est  toujours  de  son  temps.  Déplus,  pour  com- 
battre une  doctrine,  il  faut  parler  la  même  langue  qu'elle,  se 
poser  les  mômes  problèmes  dont  elle  offre  une  solution,  avoir 
avec  elle  un  fond  d'idées  communes  qui  rende  la  discussion 
possible.  Nous  ne  réfutons  pas  ce  qui  est  vraiment  loin  de  nous. 
Dans  tout  adversaire  il  y  a  donc  une  moitié  de  disciple.  C'est 
ainsi  que  pour  nous  Clément  et  Origène  sont  des  gnostiques. 
On  retrouve  en  eux  ce  qui,  dans  la  gnose,  méritait  de  durer  et 
même  quelque  chose  de  plus.  Clément  appelle  gnostique  son 
parfait  chrétien.  Origène  fut  le  contempteur  de  la  matière  que 
l'on  sait.  Il  a  pour  les  questions  obscures  une  prédilection  qu'il 
partage  avec  les  penseurs  contre  lesquels  il  enseigne  ;  comme  eux 
il  est  un  constructeur  de  systèmes  sans  point  d'appui  dans  l'obser- 
vation et  la  réalité.  C'est  par  lui  que  les  façons  de  penser  de  l'Orient 
s'imposèrent  encore  aux  Pères  du  iv°  siècle,  et  en  particulier  à 
saint  Ambroise.  Clément  n'est  pas  à  proprement  parler,  comme 
Origène,  un  maître  d'Ambroise.  Ambroise  le  connut  sans  doute, 
mais  s'inspirade  luimoins  directement.  Il  est,  dans  tous  les  cas,  le 
maître  de  son  maître  Origène  et,  ce  qui  nous  interdit  de  le  passer 
sous  silence,  il  estl'auteur  du  traité  demorale  le  plus  complet  et 
le  plus  important  dans  le  christianisme  avant  les  Offices  d'Am- 
broise, de  sorte  que  le  simple  rapprochement  de  ces  deux  écrits 
fera  ressortir  ce  que  l'esprit  latin  et  l'influence  cicéronienne. 


DE  l'HlLON   A  ORIGÈ.N'E   :   CLÉMENT   D'ALEXANDRIE.  71 

agissant  d'ailleurs  dans  le  sens  même  de  sa  tradition,  ont 
apporté  à  l'éthique  chrétienne. 

Ce  n'est  môme  pas  d'un  traité  de  morale  de  Clément  qu'il  faut 
parler,  mais  de  trois  au  moins,  h' Exhortation,  le  Pt-dagogue  et 
les  Stromates  forment  une  trilogie.  C'est  la  Somme  de  Clément. 
Il  s'agit  d'abord  d'arracher  les  âmes  au  paganisme.  C'est  ce  que 
fait  VExho?'tatio?i.  Le  Pédagogue  les  dresse  à  la  vertu.  Les  Stro- 
mates  les  initient  à  la  perfection  chrétienne,  à  la  gnose.  Cette 
subordination  de  la  vertu  à  quelque  chose  de  supérieur  a  déjà 
de  quoi  nous  inquiéter.  Clément,  pour  d'autres  raisons,  est 
suspect  à  l'orthodoxie.  Sa  conception  de  Dieu  le  Père  est  si 
élevée  qu'elle  en  est  abstraite  (l).Mais  nous  ne  voulons  étudier 
dans  ses  œuvres  que  ce  qui  prépare  les  Offices  d'Ambroise,  ou 
s'y  oppose.  Bornons-nous  donc  aux  idées  morales  de  celui  qu'un 
historien  appelle  le  premier  moraliste  du  christianisme  (2). 

'L'Exhortation  aux  Grecs  développe  cette  thèse  qui  sera 
reprise  dans  les  Stromates,  et  qui  est  pour  nous  du  plus  haut 
intérêt,  c'est  que  tout  n'est  pas  à  rejeter  dans  la  philosophie 
de  ces  Grecs  auxquels  on  veut  démontrer  toutefois  que  leur 
philosophie  ne  suffit  pas.  Il  faut  seulement  faire  un  choix.  Il 
faut  distinguer  des  athées,  comme  les  Ioniens,  de  ceux  qui  ont 
admis  un  principe  supérieur,  mais  plus  ou  moins  immanent, 
comme  Anaxagore  et  la  plupart  des  stoïciens,  ceux  qui  ont 
eul'idée  d'un  Dieu  unique,  Pythagore,  Cléanthe  et,  au-dessus  de 
tous,  Platon  (3).  Celui-là  est  le  «  Moïse  des  Athéniens,  »  et 
Clément  découvre  chez  lui  les  principaux  dogmes  moraux  du 
christianisme.  L'allégorie  aidant,  il  prend  tout  en  bonne  part 
de  Platon,  même  la  communauté  de  femmes  (4).  Nous  retrou- 
verons ce  platonisme  intempérant  dans  les  Stromates  oii  Clément, 

(1)  Voir  ABBÉ  DuciiESNE,  loc.  cit.,  p.  348. 

(2)  ZiEGLER,  loc.  cit.,  p.  143. 

(3)  Clément,  Exhortation,  o. 

(4)  Clément,  Stromates,  1  et  V. 


72  LES  PREMIERS   MAITRES   UE  SAINT  AMBROISE. 

vrai  disciple  de  Socrate,  met  la  science  si  haut  que  la  vertu 
s'en  trouve  dépréciée  par  comparaison.  —  Si  Platon  a  pu,  sans 
le  secours  de  la  révélation,  posséder  tant  de  vérité,  c'est  que  la 
raison  humaine,  au  dire  de  Clément,  est  loin  d'être  impuissante. 
Mais  elle  est  un  don  de  Dieu  (1).  Tout  homme  a  participé  au 
soulïle  de  l'Esprit  Saint  (2).  Le  Verbeluitpour  toutlemonde  (3)  ; 
et  une  sorte  d'influx  divin  (4)  communique  particulièrement  à 
ceux  quifontde  la  philosophie  lanotion  du  Dieu  qu'ils  cherchent. 
Il  y  a  ainsi  un  premier  christianisme  naturel  (5)  qui  prépare  les 
âmes  à  recevoir  le  véritable  enseignement  chrétien.  Et  c'était 
la  propre  histoire  de  son  esprit  que  Clément  semblait  raconter 
on  ces  termes,  la  philosophie  lui  ayant  servi  d'introduction  à  la 
foi,  comme  à  saint  Justin,  comme  à  Tatien,  comme  à  Tertullien, 
et  comme  à  tant  d'autres  (6).  Mais  c'était  en  même  temps  l'his- 
toire de  l'humanité.  Car  elle  est  orientée  toutentièreversce  grand 
événement,  la  naissance  du  Christ  et,  d'une  façon  ou  d'une  autre, 
le  prépare.  La  philosophie  a  été  pour  les  Grecs  ce  que  la  loi  a 
été  pour  les  Hébreux  (7),  et  Clément  prononce  à  propos  d'elle 
les  noms  d'Alliance  et  de  Testament.  Par  de  certains  côtés  aussi 
elle  est  une  révélation  indirecte  (8),  œuvre  de  facultés  qui  sont 
filles  de  Dieu.  —  Cette  philosophie  de  l'histoire  permet  d'être  juste 
pour  l'antiquité,  et  de  ne  point  chicaner  sur  les  ressemblances  que 
la  morale  païenne  et  la  morale  chrétienne  peuvent  avoir  entre 
elles.  Elle  est  en  même  temps  la  plus  insinuante  des  apologies, 
puisqu'elle  n'oblige  à  aucune  rétraction,  et  laisse  entendre  à 
ceux  qu'elle  veut  attirer  qu'ils  ont  déjà  fait  la  moitié  du  chemin. 

(1)  Clément,  Stromates,  1.4. 
(2)7d.,  V,  13. 

(3)  Clémknt,  Exhortation,  9. 

(4)  IJ.,  6  (tu  àTioppota  ÔEÏxrî). 

(5)  Tertullien  a  parlé  de  même  des  âmes  naturellement  chrétiennes. 

(6)  Gi.ÉMENT,  Stromates,  VI,  17. 

(7)  Id.,  \,  3. 

(8j  KaT'èTîa/CoXduOrjixa. 


DE  PllILON   A   OlUGÈNE   :   CLÉMENT   D'ALEXANDRIE.  73 

Comment  concilier  avec  cette  thèse  libérale  la  théorie  des 
emprunts  que  Clément  reçoit  toute  faite  nous  savons  d'où,  mais 
qu'il  reproduit,  démontre  et  amplifie  avec  toutes  les  ressources 
d'une  érudition  subtile?  Le  môme  homme  qui  accorde  tout  aux 
Grecs  et  en  fait  des  précurseurs,  les  appelle  aussi  des  voleurs 
et  des  larrons,  car  ils  ont  pris  aux  prophètes  toutes  les  vérités 
dont  ils  se  donnent  pour  les  inventeurs  et  ils  n'en  conviennent 
point  (1).  Ils  ont  emprunté  jusqu'à  leurs  erreurs.  Si  Aristote  a  limité 
l'action  de  la  providence  à  la  lune,  c'est  qu'il  avait  lu  dans  le 
Psalmiste  :  «  Votre  miséricorde,  Seigneur,  est  haute  comme  le 
ciel.  »  Si  Epicure  abandonne  le  monde  au  hasard,  c'est  pour 
interpréter  le  «  Vanité  des  vanités...  »  (2)  Et  ces  emprunts  ne 
se  bornent  pas  aux  choses  de  la  philosophie  et  de  la  morale. 
Miltiade  n'a  pu  vaincre  les  Perses  que  grâce  aux  leçons  qu'il  a 
reçues  des  livres  de  Moïse  (3).  Ainsi  deux  influences  contraires 
se  rencontrent  dans  Clément  qu'il  ne  se  donne  môme  pas  la 
peine  de  mettre  d'accord. 

Dans  le  Pcdar/ogue^  c'est  la  parénétique  stoïcienne  qui 
domine.  On  ne  dirait  pas  au  premier  abord  l'œuvre  d'un  mys- 
tique. Ce  n'est  qu'un  traité  de  morale  pratique,  souvent  môme 
qu'un  manuel  de  bienséances  où  la  vie  est  réglée  dans  toutes 
ses  attitudes  et  dans  tous  ses  détails.  Sauf  quelques  traits  que 
nous  signalerons,  la  théorie  en  est  absente.  Et  c'est  môme  ce  qui 
distingue  le  Pêdarjocjne  des  Offices  d'Ambroise.  On  sent  que 
tout  n'est  pas  dit,  et  qu'il  faut  chercher  ailleurs  toute  la  pensée  de 
l'auteur.  Ce  qui  y  est  dit  toutefois  mériterait  de  retenir  l'attention 
de  l'historien  et  du  moraliste.  Il  serait  piquant  en  effet  d'extraire 
des  défenses  et  des  satires  qui  y  sont  faites  une  peinture  des  dangers 
et  des  tentations  que  présentaient  les  mœurs  du  temps,  mœurs 
peu  chrétiennes,  à  ce  qu'il  semble.  Par  un  procédé  analogue  on 

(1)  Clément,  Exhortation,  6;  Stromate$,  I,  17. 

(2)  Clkmknt,  Stromates,  V,  14. 

(3)  Id.,  1,  24. 


74  LES  PREMIERS  MAÎTRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

devinerait  de  quel  rang  social  étaient  les  catéchumènes  aux- 
quels Clément  adressait  ses  intructions.  Car  le  Pédagogue 
est  un  recueil  d'instructions,  comme  sont  aussi  les  Offices 
d'Ambroise.  On  y  verrait  que  le  christianisme  n'est  déjà  plus 
une  religion  de  pauvres.  Car  un  des  problèmes  discutés  par 
Clément  est  celui  des  conditions  du  salut  pour  les  riches.  Enfin 
c'est  un  mysticisme  d'une  espèce  rare  et  d'un  caractère  peu 
inquiétant  que  celui  qui  commence  par  ces  minuties  et  ces  scru- 
pules pratiques  dont  le  faible  des  mystiques  est  justement  d'aimer 
à  s'affranchir.  C'est  ce  qu'il  ne  faudra  pas  oublier  lorsque  nous 
parlerons  dugnostique  de  Clément. 

Pour  le  moment  il  ne  s'agit  pas  de  la  gnose,  mais  de  ce  que 
doit  être  la  tenue,  la  toilette  et  môme  la  table  de  l'apprenti  gnos-\ 
tique.  Il  laissera  pousser  sa  barbe,  ce  qui  donne  un  air  véné- 
rable et  en  impose  aux  enfants  (  1) .  Il  ne  rira  pas  immodérément  (2) . 
Il  se  mouchera  et  éternuera  avec  discrétion  (3).  Il  boira  sans 
gloutonnerie,  sans  bruitet  sans  renverser  la  tête  (4).  Il  se  nourrira 
de  préférence  d'échalottes,  d'olives,  de  légumes,  de  lait,  de 
fromage,  de  tout  ce  qui  demande  peu  d'apprôt.  Le  menu  chrétien 
peut  comprendre  parfois  des  viandes,  mais  seulement  grillées 
ou  rôties  (5).  Un  chapitre  àwPédagogue  traite  de  la  chaussure  (6), 
un  autre  du  mobilier  (7).  Et  Clément  a  raison.  Il  n'y  a  pas  de 
choses  inutiles  à  dire  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  choses  indifférentes, 
et  il  nous  faut  «  toujours  vivre  comme  en  présence  de  Dieu  (8).  » 
Mais  ce  qui  est  moins  chrétien  que  tout  le  reste  c'est  ce  qui  blesse 
la  pudeur.  Et  il  paraît  qu'elle  était  souvent  blessée  à  Alexandrie. 

(1)  Clément,  Pédagogue,  III,  11. 

(2)rd.,ii,5. 

(3)  W.,  II,  7. 

(4)  Id.,  II,  2. 
(5)Jd.,II,  1. 

(6)  M.,  II,  11. 

(7)  W.,  II,  3. 

(8)  Id.,  Il,  2. 


DE  PHILON  A  ORIGÈNE  :  CLÉMENT  D'ALEXANDRIE.  75 

Ce  que  Clément  nous  apprend  des  mœurs  d'alors  nous  explique 
son  insistance  sur  ce  sujet.  Ses  descriptions  ont  môme  une 
précision  qui  denosjours  étonnerait  de  la  part  d'un  prêtre.  Il  ne 
craint  pas  de  paraître  trop  informé  (l).  Il  nous  montre  les 
élégantes  du  temps  dans  leurs  salles  de  bain  tout  étincelantes 
d'argenterie,  où  elles  reçoivent  la  visite  de  ceux  qui  sont  empressés 
près  d'elles,  et  provoquent  par  leur  nudité  toutes  les  audaces. 
Et  il  parle  de  femmes  ayant  des  maris  (2).  D'autres  traits 
témoignent  de  mœurs  évidemment  fort  licencieuses,  et  en 
apprendraient  aux  lecteurs  de  notre  temps,  ce  qui  n'est  pas  peu 
dire.  Mais  il  faut  ajouter  qiie  la  morale  nouvelle  a  des  sévérités 
auxquelles  on  n'était  pas  habitué.  Clément  préfère  un  ivrogne  à 
une  femme  trop  parée  (3).  Les  faux  cheveux  et  les  frisures  condui- 
sent fatalement  pour  lui  à  l'adultère  et  à  la  prostitution  (4).  Disons 
enfin  que  Clément  non  seulement  est  un  chrétien,  mais  est  un 
Oriental.  Il  n'appelle  honnête  femme  que  celle  qui  est  voilée  (5), 
qui  ne  lie  jamais  conversation,  qui  ne  s'asseoit  jamais  à  table 
avec  un  autre  que  son  mari.  Les  grands  dîners  ne  doivent  être 
que  des  dîners  d'hommes  (6).  Si  la  morale  de  Clément  avait 
été  le  dernier  mot  de  la  morale  chrétienne,  on  aurait 
quelque  peine  à  soutenir  que  le  christianisme  a  émancipé  la 
femme. 

La  défiance  de  Clément  s'étend  à  tout  ce  qui  orne  la  vie. 
Son  esthétique  consiste  dans  le  dédain  de  la  beauté.  Et  c'est  dans 
la  langue  de  ce  peuple  artiste,  qui  donnait  une  forme  harmonieuse 
au  moindre  ustensile,  qu'il  exprime  son  utilitarisme  austère.  On 
ne  demande  à  une  charrue  que  de  servira  labourer.  Il  suffit  de 


(1)  Voir  surtout  Clément,  Pédagogue,  III,  2. 

(2)  kl.,  m,  Vu 

(3)  Id.,  III,  2. 

(4)  Id. 

(o)  Id.,  Il,  7;  III.  11. 
(6)  Id.,  II,  7. 


76  LES  PREMIERS   MAJTRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

même  qu'une  table,  qu'une  coupe  soit  bonne  pour  l'usage  qu'on 
veut  en  faire  (1).  Les  vêtements  ne  doivent  être  faits  que  pour 
nous  couvrir  (2).  Les  avantages  physiques  de  Fiiomme  et  de 
la  femme  sont  des  pièges  tendus  à  leur  vertu  (3).  Et  Clément, 
pour  ruiner  à  jamais  le  prestige  de  la  beauté,  cite  un  texte  de 
l'Ecriture  où  il  est  dit  que  Jésus-Christ  était  laid  (4).  La  propreté 
elle-même  lui  devient  suspecte.  Les  hommes  tout  au  moins  ne 
doivent  se  baigner  que  pour  raison  de  santé  (5).  Le  luxe  et  la 
richesse  sont  pour  le  salut  des  ennemis,  et  des  empêchements. 
a  Le  chrétien  se  contente  de  peu...  Le  pied  est  la  mesure  du 
soulier  :  ainsi  les  besoins  du  corps  sont-ils  la  mesure  de  ce  que 
nous  devons  posséder  (6).  »  Il  faut  être  libre  et  léger  pour  la 
conquête  de  la  vérité  (7).  D'autres  fois  Clément  a  pour  les  riches 
de  ces  dures  paroles  que  fera  entendre  saint  Ambroise  avec  tous 
les  Pères  latins  :  «  Il  est  honteux  que  les  uns  vivent  dans  les 
délices  et  que  les  autres  meurent  de  faim  (8).  »  Mais  l'aumône 
transforme  en  un  moyen  de  salut  ce  qui  était  une  cause  de 
perdition:  «Admirable  commerce,  divin  marché!  vous  achetez 
l'immortalité  à  prix  d'argent  !  «Ce  qui  devait  désunir  les  hommes 
les  réunit,  et  crée  entre  eux  un  échange  de  services  et  de  recon- 
naissance. Mais  le  principal  obligé  c'est  le  riche.  Le  pauvre  peut 
refuser  ;  lui  doit  offrir  ;  c'est  donc  à  lui  de  prier  et  de  craindre 
les  refus  (9). 

Nous  empruntons  à  l'opuscule  Sur  le  salut  des  riches  ce  géné- 
reux paradoxe.  Dans  ce  même  opuscule  Clément  raconte  cette 

(1)  Clément,  Pédagogue,  II,  3. 

(2)  Id.,  II,  10. 

(3)  Id.,  111,2. 

(4)  M.,  m,  1. 

(5)  Id.,  III,  9  et  10. 

(6)  Id.,  III,  7. 

(7)  Id. 

(8)  Id.,  II,  12. 

(9)  Clément,  Sur  le  salut  des  riches,  32  et  seq. 


DE   PHILON    \  ORIGÈNE   :   CLÉMENT   D'ALEXANDRIE.  77 

scène  tirée  des  Evangiles  :  un  bon  jeune  homme,  et  qui  croi  lavoir 
observé  tous  les  commandements  demande  au  Sauveur  ce  qui 
lui  reste  à  faire.  Et  le  Sauveur  lui  répond  :  «  Si  vous  voulez  être 
parfait,  vendez  tout  ce  que  vous  avez,  donnez-le  aux  pauvres,  il 
vous  sera  rendu  un  trésor  dans  le  ciel,  puis  venez  et  suivez-moi .  » 
A  ces  mots  le  jeune  homme  s'éloigna  tout  marri,  car  il  avait  de 
grands  biens.  Et  Jésus,  se  tournant  vers  ses  disciples,  leur  dit  par 
deux  fois  :  «  Qu'il  est  donc  difficile  aux  riches  d'entrer  dans  le 
royaume  des  cieuxl  »  La  casuistique  chrétienne  adoucit  les  ri- 
gueurs de  cet  arrêt  par  une  distinction  qui  tiendra  bientôt,  nous  le 
verrons,  une  grande  place,  celle  des  conseils  et  des  préceptes.  La 
pauvreté  volontaire  est,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  un  de- 
voir large  plutôt  qu'un  deVoir  strict.  Clément,  pour  qui  la  richesse 
a  dans  l'économie  sociale  le  sens  que  nous  venons  de  dire,  s'en  est 
tiré  d'un  autre  manière,  et  sa  méthode  ordinaire  d'interprétation 
vient  ici  à  son  secours.  11  faut  prendre  la  divine  boutade  au  sens 
figuré.  Jésusa  voulu  dire:  «Défaites-vousdevosbiens  sansvousen 
défaire,  défaites-vous  en  enesprit,  en  pensée,  détachez  vous  d'eux, 
ce  qui  est  une  façon  d'apprendre  à  s'en  servir,  comme  on  doit 
s'en  servir,  pour  autrui  (1).  »  De  même,  dans  le  Pédagogue^  beau- 
coup de  défenses  qui  semblaient  faites  d'une  façon  absolue  sont 
reprises,  quelques  lignes  plus  loin,  avec  un  nouveau  sens.  Servez- 
vous  des  meubles  que  vous  possédez,  quelque  luxueux  qu'ils 
soient  (2)  ;  buvez  dans  une  coupe  d'albâtre,  si  vous  en  avez  une  (3). 
L'essentiel  est  que  votre  cœur  soit  dégagé  de  ces  vanités  et  n'y 
attache  point  trop  d'importance.  Mangez  ce  que  vous  voudrez  : 
«  ce  qui  entre  par  la  bouche  ne  souille  pas  l'homme  (4),  »  pourvu 
que  la  volupté  ne  s'y  mêle  point.  Une  femme  enfin  peut  se  parer 
modestement  pour  retenir  un  mari  volage,  si  son  cœur  à  elle 

(1)  Clément,  Sur  le  salut  des  )-iches,  14. 

(2)  Clémem,  Pédagogue,  11,9,  i2. 

(3)  M.,  11,  2. 

(4)  M.,  II,  1. 


78  LES  PREMIERS  MAÎTRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

sait  rester  chaste  sous  cette  parure  (1).  —  C'est  la  morale  stoï- 
cienne de  l'intention,  et  il  est  difficile  de  pousser  un  peu  loin  la 
réQexion  et  l'analyse  sans  aboutir  à  elle.  Toutefois,  quand  il  s'agit 
de  pédagogie  divine  ou  humaine,  c'est-à-dire  d'une  discipline  de 
débutant  qui  doit  faire  prendre  aux  âmes  un  pli,  nous  préférerions 
des  exigences  moindres,  mais  nettement  définies.  Une  règle 
fixe  est  pour  une  jeune  bonne  volonté  l'appui  le  plus  solide. 

Ce  qui  est  d'un  stoïcisme  plus  apparent  encore,  c'est  cette 
distinction  même  d'une  vertu  moyenne  et  provisoire  et  d'une 
vertu  vraie  que  la  première  permet  d'attendre,  quand  elle  ne  la 
remplace  pas  tout  à  fait.  La  définition  de  cette  vertu  vraie  ne 
sera  pas  la  même  chez  Clément  et  chez  les  stoïciens.  Mais  jus- 
qu'ici il  n'est  question  que  de  conformité  à  la  raison  (2).  La  vie 
chrétienne,  dans  cette  première  forme,  n'est  qu'un  composé 
d'actions  raisonnables  (3).  Clément  emprunte  même  aux  pliilo- 
sophesgrecs  leur  psychologie,  leur  classification  des  facultés  (4), 
des  passions  (o),  leur  terminologie  enfin,  et  nous  parle  comme 
un  bon  stoïcien,  de  y.a-ipOwiJ.a  et  de  ■/.-xHp.z^).  La  vertu  stoïcienne 
est  à  la  vertu  chrétienne  ce  que  la  philosophie  de  Platon  est  à 
la  foi,  une  introduction.  Et  nous  en  sommes  à  cette  introduction. 
Toutefois,  comme  il  est  facile  déjà  de  voir  poindre  ce  qui  va 
suivre,  et  comme  on  sent  autour  de  soi  une  tout  autre  atmo- 
sphère d'idées!  Celte  comparaison  établie  entre  l'enseignemenl 
des  Ecritures  et  la  direction  d'un  pédagogue  est  aussi  vague  que 
peu  stoïque.  Ce  qui  est  moins  stoïcien  encore,  ce  sont  toutes  les 
subtilités  dont  Clément  entoure  et  complique  cette  comparaison. 
Dieu  est  notre  Père  et  l'Église  est  notre  Mère.  Mais  c'est  Jésus- 
Christ  qui  nous  nourrit  de  sa  parole  comme  dun  lait  approprié 

(1)  Clément,  Pédagogue,  III,  II. 

(2)  m.,  I,  13. 

(3)  M. 

(4)  Jd.,III,  1. 

(5)  Id.,  I,  13. 


IIE   PIIILON   A   ORIGÈNE    :    CLÉMENT   D'ALEXANDRIE.  79 

à  notre  faiblesse.  Le  Verbe  même  est  appelé  lait.  Si  bien  que  le 
pédagogue,  nous  dit  textuellement  Clément,  est  en  même  temps 
une  nourrice  (1  ).  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  mots  et  les  images 
qui  nous  dépaysent  ici,  mais  vraiment  les  idées.  Rien  qui  res- 
semble à  la  vertu  autonome  des  stoïciens.  11  faut  nous  faire 
petits  enfants  (2).  11  faut  prier,  —  le  Pédagogue  s'achève  par  une 
prière.  —  11  faut  attendre  la  grâce  divine  (3).  La  sollicitude  de 
Dieu  pour  nous  est  d'ailleurs  exprimée  en  termes  d'une  infinie 
tendresse  (4).  Mais  ne  va-t-elle  pas  jusqu'à  exproprier  l'homme 
de  sa  vertu  ?  et  les  deux  morales  que  nous  avons  vues  se  re- 
joindre dans  leurs  applications  ne  s'éloignent-elles  l'une  de  l'autre 
dans  leurs  principes? 

Les  Stromates  accusent  cette  divergence.  La  foi,  la  science  et 
l'amour  apparaissent  comme  les  seuls  éléments  delà  perfection 
véritable.  Encore  de  cette  foi,  ainsi  que  tout  à  l'heure  de  la 
vertu,  la  grâce  vient-elle  nous  ôter  tout  le  mérite  (o).  C'est  l'Es- 
prit Saint  qui  souffle  en  celui  qui  croit  (6),  et  chacun  sait  que 
l'Esprit  souffle  où  il  veut.  A  ceux  même  qui  ont  mené  une  vie 
sans  tache,  et  dont  le  libre  arbitre  tend  de  tout  son  eff'ort  vers  la 
vérité,  il  faut  encore  des  ailes  que  seule  la  grâce  attache  aux 
âmes.  Du  moins  Clément  ajoute-t-il  que  nous  collaborons  par 
notre  consentement  à  cette  sorte  d'élection  (7).  N'oublions  pas, 
en  effet,  que  nous  avons  affaire  à  un  adversaire  des  gnostiques, 
et  qui  tempère  leurs  exagérations.  — Mais  cet  adversaire  de  la 
gnose  accorde  à  la  science  une  valeur  morale  qui  le  rapproche 
de  Platon  plutôt  que  de  celui  qui  est  venu  rendre  hommage  aux 
simples  d'esprit  et  à  la  bonne  volonté.   L'Evangile  avait  dit  : 

(1)  Clément,  Pédagogue,  l,  0. 

(2)  Id.,I,b. 

(3)  Id.,  I,  2,  6. 

(4)  M.,  I,  îi,  9,  11. 

(8)  (Xkment,  Stromates,  I,  7,  II,  4  :  f)  ttî-ïti;  hï  -/i^'.;. 

(6)  Id.,\,  13. 

(7)  ld.,V,  i. 


80  LES  PREMIERS  MAÎTRES  DE    SAINT  AMBROISE. 

<(  Heureux  ceux  qui  ont  cru  sans  voir  !  »  Mais,  pour  Clément, 
il  n'y  a  pas  plus  de  foi  sans  science  qu'il  n'y  a  de  science  sans 
foi(l)  ».  «  S'il  faut  croire  au  Fils  de  Dieu,  il  n'est  pas  moins  né- 
cessaire de  5ayozV  quel  est  le  Fils  de  Dieu  (2V  »  Au-dessus  de  la 
foi  naïve,  et  que  nous  envions  nous  autres  au  charbonnier,  il  y  a 
une  foi  éclairée  et  garantie  par  la  science  contre  toute  attaque, 
comme  par  une  haie  et  par  un  mur  (3).  Cela  nous  prouve  du 
moins  que  la  foi  alors  ne  se  défiait  point  de  la  science  et  n'at- 
tendait d'elle  qu'aide  et  protection.  Ajoutons  que  c'est  par  cette 
ouverture  que  Clément  accueillit  dans  le  christianisme  la  science 
antique  ;  et  tout  serait  à  louer  ici,  si  le  langage  de  Clément 
n'avait  un  accent  peu  chrétien  d'orgueil  intellectuel,  et  ne  res- 
pirait je  ne  sais  quel  dédain  moins  chrétien  encore  des  vertus 
pratiques .  Nous  avons  beau  nous  rappeler  les  sages  conseils  du  Pé- 
dagogue ;  j  ustement  parce  que  nous  nous  les  rappelons ,  nous  avons 
peine  à  admettre  qu'il  vienne  un  moment  où  l'on  puisse  se  pas- 
ser d'eux.  Et  le  pût-on  vraiment,  ces  expressions  d'homme  vul- 
gaire, d'homme  pathique  appliquées  à  ceux  dont  l'humble  vertu 
consiste  à  leur  obéir  sonnent  mal  dans  la  bouche  d'un  disciple 
de  Jésus. 

Ce  qui  achève  la  perfection  chrétienne,  selon  Clément,  c'est 
l'amour,  disons  même,  dans  le  sens  de  notre  xvii^  siècle,  le  pur 
amour.  Car  Clément  soutient  lui  aussi  que  tout  intérêt  person- 
nel, même  celui  de  son  salut,  est  étranger  à  l'àme  éprise  de  Dieu. 
Si,  par  impossible,  le  vice  était  non  seulement  impuni,  mais  ré- 
compensé, ellen'en  continuerait  pas  moins  à  préférer  la  vertu  (4). 
Arrivé  à  une  telle  hauteur,  l'homme  ne  peut  pas  pécher  (o).  Il 
ne  désire  plus  rien,  puisqu'il  possède  tout  ce  qu'on  peut  dési- 

(1)  Clément,  Stromaies,  V,  i. 

(2)  Id. 

(3)  Id.,  I,  2,  20. 

(4)  M.,  IV,  22. 
(o)Zd.,VII,  7. 


DE   PUILON   A  ORIGKNIi   :   CLÉMENT   D'ALEXANDRIE.  81 

rer(l).ll  vit  libre  sur  les  ruines  des  passions  humaines.  Du  corps 
il  ne  se  sert  j)lus,  ot  lui  permet  seulement  l'usage  de  ce  qui  est  né- 
cessaire pour  en  emprcherla  dissolution.  De  courage  iln'a  plus 
besoin,  étant  au-dessus  de  tous  les  maux.  Il  ferait  beau  voir 
ï Ami  de  Dieu  occupé  dans  des  luttes  fastidieuses  et  toujours  à 
recommencer  (2).  Sa  vie  est  un  long  jour  de  fête  (3).  Contem- 
pler est  devenu  sa  manière  d'être,  sa  substance  (4).  Ce  n'est  plus 
ami  de  Dieu  qu'il  faut  l'appeler,  mais  image  et  ressemblance  de 
Dieu.  «  L'homme  de  bien,  dit  Clément,  est  déiforme  (5).  »  Des 
expressions  comme  celle-là  et  comme  celles  d'initiés,  de  hiéro- 
phantes, de  mystagogues,  d'époptes,  comme  celle  enfin  degnosti- 
que  et  môme  de  gnostique  coryphée, par  laquelle  Clément  dési- 
gne le  parfait  chrétien  qu'il  veut  décrire,  nous  transportent  en 
pleine  gnose  et  en  plein  mysticisme  (6). 

Mais  Bossuet  nous  avertit  de  ne  pas  prendre  à  la  lettre  les 
grands  mots  exagcratifs  de  Clément  (7)  et  réussit,  semble-t-il, 
sinon  à  le  mettre  de  son  côté  contre  Fénelon,  tout  au  moins  à 
empêcher  Fénelon  de  le  mettre  du  sien.  C'est  que  Clément  est 
surtout  un  éclectique,  si  l'on  peut  même  appeler  éclectique  la 
combinaison  ou  plutôt  le  pêle-mêle  de  doctrines  et  de  termes 
que  le  temps  avait  dépouillés,  celles-là  de  leur  originalité,  ceux- 
ci  de  leur  sens  propre.  On  trouve  donc  toujours  en  lui  une 
assertion  qui  en  corrige  une  autre.  Il  y  avait  dans  le  Pédagogue 
quelques  échappées  mystiques.  Inversement  l'enseignement  du 
maître  stoïcien  de  Clément,  Pantène,  se  mêle  au  platonisme  des 
Slromates\  et  lorsqu'il  semble  platoniser  avec  le  plus  d'abandon, 
dans  son  portrait  du  gnostique,  il  a  d'évidentes  réminiscences  du 

(1)  Clément,  Slromates,  VI,  9. 

(2)  M. 

(3)  Zrf.,  VII,  7. 

(4)  M.,  IV,  22  ;  VI,  7, 
(o)  /d.,VI,  9. 

(6)  Voir  IVvLR,  loc.  cit.,  p.  :;02-:)40. 

(7)  Bossi  ET,  Tradition  des  nouveaux  mystiques. 

Univebsité  L)E  Lyon.  —  VIIL  A  6 


82  LES   PREMIERS  MAÎTRES  DE  SAINT   AMBROISE. 

sage  stoïcien.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  ce  stoïcisme-là  que 
Cicéron  enseignera  à  saint  Ambroise. 


IV 

Origène. 

C'est  aussi  une  question  qui  se  pose  pour  Origène  de  savoir 
jusqu'à  quel  point  il  est  platonicien,  jusqu'à  quel  point  stoïcien. 
Pendant  longtemps  il  a  passé  pour  platonicien,  et  depuis  saint 
Jérôme  jusqu'à  Eluet  et  Pétau,  et  jusqu'à  M^'  Freppel,  on  a  rendu 
Platon  responsable  des  hérésies  d'Origène,  comme  aussi  bien 
de  toutes  les  hérésies.  Et  il  y  a  en  effet  dans  le  mythe  platonicien 
de  la  chute  des  âmes,  et  de  leur  retour  au  lieu  divin  de  leur  ori- 
gine, une  conception  qu'Origène  transformera  et  moralisera  en 
quelque  sorte  par  les  idées  de  péché,  de  rédemption,  de  progrès, 
mais  qui  a  été  incontestablement  pour  lui  une  inspiration  et  un 
point  de  départ.  Cependant  M.  Denis  fait  remarquer  qu'un  tout 
aussi  grand  nombre  de  textes  et  d'emprunts  le  rangeraient 
parmi  les  disciples  du  Portique.  Du  stoïcisme  semblent  venir 
sa  théorie  de  la  fm  du  monde  et  du  renouvellement  des  mondes,  sa 
théorie  de  l'activité  volontaire.  Et,  incidemment,  quand  il 
en  a  besoin,  il  fait  intervenir,  comme  ferait  un  stoïcien,  les 
raisons  séminales  ou  les  choses  moyennes  et  indifférentes. 
A  vrai  dire,  il  prend  son  bien  où  il  le  trouve.  Il  n'a  pas,  comme 
Clément,  passé  par  la  philosophie  pour  arriver  à  la  foi.  Sa 
première  éducation  est  toute  chrétienne,  et  ce  n'est  qu'au  fur  et 
à  mesure  des  nécessités  de  son  enseignement  qu'il  enrichit  sa 
pensée  de  la  pensée  antique.  Encore  sont-ce  des  mots  qu'il 
emprunte  plutôt  que  des  idées.  Il  revêt  d'une  forme  grecque  des 

(1)  Voir  Clément,  Stromates,  II,  2;  VI,  16. 


ORIGÈNE.  83 

doctrines  qui  viennent  d'ailleurs.  C'est  un  platonisme  démarqué 
que  le  sien,  et  aussi  son  stoïcisme.  Il  ne  doit  à  ces  grandes 
écoles  que  ce  que  tous  ses  contemporains  leur  doivent,  ce 
qu'elles  avaient  laissé  d'elles  dans  le  vocabulaire  et  dans  le 
domaine  public  des  idées  (i).  Il  les  connaît  indirectement,  et 
par  un  intermédiaire  que  nous  dirons,  et  qui  est  son  vrai  maître, 
si  l'on  tient  à  lui  donner  un  maître.  C'est  à  la  lueur  trouble  de 
Philon,  écrit  M.  Denis,  qu'il  lisait  et  interprétait  Platon  comme 
les  deux  Testaments  (2). 

Origène  est  à  peine  un  moraliste,  du  moins  dans  le  sens  où 
Clément  est  un  moraliste  dans  son  Pédagogue^  et  Ambroise  dans 
ses  Offices.  Son  enthousiasme  ne  discute  pas.  On  sait  avec  quel 
zèle  intempérant  il  répondit  aux  soupçons  que  ses  fonctions  de 
jeune  catéchiste  pouvaient  soulever.  Fils  de  martyr,  à  défaut  du 
martyre  qui  ne  voulait  pas  de  lui,  il  fut  un  ascète,  à  la  façon 
des  gnostiques  et  des  montanistes.  C'est  pourquoi,  allant  au- 
devant  de  tous  les  devoirs,  il  ne  s'arrête  pas  à  les  démontrer  et 
à  les  définir.  Puis  les  choses  d'ici-bas  n'ont  pas  pour  lui  d'intérêt. 
Comme  Clément,  il  ne  fait  pas  difficulté  d'admettre  que  la  morale 
des  philosophes  a  quelque  ressemblance  avec  la  morale  du 
Christ,  sauf,  lorsque  la  chose  en  vaut  la  peine,  à  prétendre  que 
cette  ressemblance  est  due  à  un  larcin,  ^lais  justement  parce 
que  les  philosophes  païens  ont  traité  convenablement  des  devoirs 
quotidiens,  la  philosophie  chrétienne  doit  avoir  d'autres  soucis. 
«  Nous  connaissons  le  milieu  des  choses  (3),  »  écrit  Origène  avec 
une  incroyable  présomption.  C'est  leur  commencement  et  leur 
fin  qui  seront  donc  l'objet  de  ses  spéculations.  Rien  ne  marque 
mieux  le  tour  de  son  esprit  que  sa  façon  d'entendre  le  «  Connais- 

(!)  Ces  façons  de  voir  sont  exprimées  à  plusieurs  reprises  et  avec  beaumnp 
de  force  par  M.  Denis,  la  Philosophie  d'Origène. 

(2)  Dkms,  loc.  cit.,  p.  57 

[3)  Cité  par  Dkms,  Ivr.  rit.,  p.  -210.  Nous  ne  savons  dans  (piol  onvrasrc 
d'Origène  est  cette  plirase  si  curieuse  par  l'état  d'esprit  (pielle  exprime. 


84  LES  l'REMlERS  MAÎTRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

toi  toi-même  »,  et  que  le  programme  de  sa  psychologie  :  «  il 
faudra  examiner  d'une  façon  toute  particulière  la  question  de 
l'essence  de  l'àme,  celle  du  principe  de  sa  formation,  celle  de 
son  entrée  dans  un  corps  de  terre,  de  ce  qui  fait  le  partage  de 
chaque  âme  en  cette  vie,  et  de  sa  délivrance  d'ici-bas.  Il  faudra 
se  demander  s'il  est  possible  ou  non  qu'elle  entre  une  seconde 
fois  dans  un  corps,  et  cela  dans  la  même  période,  dans  la  même 
constitution  du  monde  ;  si  c'est  dans  le  même  corps  ou  dans  un 
autre  ;  et,  dans  le  premier  cas,  si  c'est  dans  le  même  corps, 
restant  identique  quant  à  la  substance,  et  différant  quant  aux 
qualités,  ou  bien  identique  et  pour  la  qualité  et  pour  la  subs- 
tance; et  si  elle  aura  toujours  le  même  corps  absolument,  ou 
si,  quoiqu'il  reste  le  même  au  fond,  elle  le  verra  se  trans- 
former(l).  »  C'est  donc  malgré  lui,  et  comme  subissant  un  irré- 
sistible attrait  vers  les  grandes  idées  morales  qui  sont  Fàme  du 
dogme  chrétien,  que  ce  hardi  théoricien  en  vient  à  considérer 
l'homme  lui-même  et  fait  aune  théorie  de  la  liberté  une  place 
dans  son  système.  Ce  qui  dans  la  morale  même  l'occupe, 
ce  sont,  on  le  voit,  les  problèmes  plutôt  que  les  vérités  acquises 
et  que  les  règles  pratiques.  La  théologie  aura  grand  besoin, 
après  lui,  que  les  Pères  latins  l'aident  à  descendre  du  ciel  sur 
la  terre,  et  à  reprendre  pied.  Cependant  le  plus  Romain  de  tous, 
saint  Ambroise,  emprunte  à  Origène  son  commentaire  de 
l'Œuvre  des  sept  jours  et  ses  homélies  sur  les  Psaumes  (2). 
L'orientation  de  la  morale  chrétienne  peut  donc  paraître  encore 
indécise  au  quatrième  siècle,  quoiqu'il  soit  possible,  après  coup, 
de  retrouver  dans  ses  apparentes  transformations  un  constant 
esprit  de  suite  et  une  admirable  finalité. 

Le  dogme  du  péché  originel  est  le  point  de  départ  de  toute 
la  philosophie  d'Origène.  Mais  son  imagination  métaphysique 
le  transforme  et  l'étend.  Tous  les  esprits,  créés  de  toute  éternité, 

(1)  Origène,  In  Joh.,  VI,  7, 

(2)  Voir  plus  haut. 


ORIGÈNE.  85 

et  créés  égaux,  ont  failli  de  quelque  manière,  et  se  sont 
arrêtés  à  l'un  ou  à  l'autre  des  degrés  d'une  échelle  qui,  à 
l'inverse  de  celle  de  Jacob,  va  du  ciel  sur  la  terre  (1).  L'appa- 
rition de  notre  monde  est  en  effet  un  moment  dans  cette 
descente  des  ûraes,  et  le  mot  de  chute  équivaut  dans  la  langue 
d'Origène  à  celui  de  création.  Le  péché  originel  pourrait  bien 
n'être  dans  cette  conception  que  le  péché  individuel  de  toutes 
les  âmes  humaines  avant  l'humanité.  Adam  y  perd  un  peu  de 
sa  lourde  responsabilité.  Il  n'est  que  le  symbole  de  la  faute 
commune,  le  pécheur  archétype  (2).  La  matière  est  à  la  fois 
la  marque  du  péché  et  le  remède  aux  conséquences  du  péché. 
Car  sans  elle  la  corruption  des  esprits  irait  jusqu'à  leur  disso- 
lution. Elle  les  retient  et  les  enferme  (3).  Plus  de  matière 
indique  une  chute  plus  profonde.  Les  êtres  supérieurs  à 
Fhomme  sont  doués  de  ces  corps  célestes  que  les  hommes 
eux-mêmes  revêtiront  au  jour  de  la  résurrection  (4).  Au-dessous 
de  l'homme  les  animaux  s'enfoncent  de  plus  en  plus  dans  la 
matière.  Sont-ce  des  âmes  ayant  appartenu  à  l'humanité 
pécheresse  qui  vont  faire  leur  purgatoire  dans  une  enveloppe 
grossière?  Il  semble  qu'Origène  ait  été  tenté  par  la  métem- 
psycose, mais  que  le  désir  souvent  mal  servi  chez  lui  de  rester 
orthodoxe  l'ait  fait  cette  fois  résister  à  la  tentation  (o).  Il  faudra 
donc  d'autres  mondes,  ou  d'autres  phases  du  monde,  pour  l'expia- 
tion des  fautescommises  ici-bas.  — L'histoiresainte  se  greffe  sur 
cette  histoire  cosmique.  Malgré  quelques  heureuses  exceptions, 
le  genre  humain,  dans  son  ensemble,  allait  de  mal  en  pis.  Avec 
la  vocation  d'Abraham  commence  l'éducation  progressive  de 
l'humanité  et  le    lent  retour  vers  la  perfection  perdue.  Dieu  a 


(1)  Origene,  Principes,  I,  vi  et  vin. 

(2)  Origéne,  In  Epist.  ad  Hom. 

(3)  Origéne,  Principes,  I,  i,  I,  2,  3. 

(4)  Id.,  II,  II,  2. 

(5)  Voir  sur  ce  sujet  la  discussion  de  M.  Denis,  lor.  cit.,  p.  l'JI. 


86  LES  PREMIERS   MAJÏRES   llE   SAINT   AMBROISE. 

choisi  un  peuple,  un  seul,  pour  en  faire  Tintermédiairo  de  son 
action  réparatrice.  INIoins  libéral  que  Clément,  Origène  n'accorde 
pas  à  Tantiquité  grecque  l'honneur  d'avoir  à  sa  façon  préparé 
la  venue  du  Christ. 

Mais  voici  que  nous  touchons  à  ce  qui  va  devenir  le  problème 
moral  par  excellence.  Qui  a  composé  les  rôles  de  ce  grand 
drame  dont  nous  sommes  les  acteurs  et  parfois  les  victimes? 
Qui  est  l'auteur  réel  de  la  chute  et  du  relèvement?  Bien  des 
personnages  s'y  trouvent  mêlés,  sans  parler  de  l'homme  et  de 
Dieu.  Origène  doit  à  son  temps  de  faire  intervenir  les  puis- 
sances démoniaques,  le  diable.  Mais  l'homme  harcelé  par  lui 
peut  se  défendre,  de  même  qu'il  n'a  pas  toujours  besoin  de  lui 
pour  faillir  (1).  L'assistance  des  anges  n'entrave  pas  davantage 
notre  liberté.  Car,  pour  Origène,  nous  sommes  libres.  Peu 
d'affirmalions  sont  aussi  nettes  chez  lui,  et  aussi  souvent 
répétées.  11  avait  consacré  à  la  liberté  un  traité  spécial  que 
nous  avons  perdu.  Mais  le  traité  des  Principes  et  le  traité  de  la 
Prière  y  suppléent.  Et  ce  sont  des  raisons  morales  qui  ont 
conduit  Origène  à  cette  affirmation.  Sans  la  liberté  il  se  refuse 
à  concevoir  le  péché  lui-même  qui  est  le  nœud  de  tout  le  reste, 
et  aussi  le  mérite.  Jl  faut  que  le  bien  soit  propre  à  chacun  (2). 
Oter  la  liberté  de  la  vertu,  c'est  lui  ôter  son  essence  (3). 
D'autres  arguments  portent  leur  date  avec  eux.  Origène  cite 
un  grand  nombre  de  prescriptions  de  l'Ancien  et  du  iXouveau 
Testament,  —  et  il  aurait  pu  en  citer  davantage  sans  que 
l'argument  fasse  un  pas  de  plus,  —  qui,  si  elles  ne  s'adressent 
à  un  homme  libre,  sont  dépourvues  de  sens.  Les  kantiens 
disant  «  Je  dois,  donc  je  peux,  »  ne  feront  que  reproduire  sous 
une  forme  plus  moderne  et  plus  abstraite  le  môme  raisonnement. 
Un  autre  argumentes!  tiré  des  sentiments  que  nous  éprouvons 

(1)  Origène,  Principes,  III,  i,  ij  et  tout  le  chapitre  ii. 

(2)  7d.,  II,  IX,  2. 

(3)  Origène,  Contre  Celse,  IV,  :<. 


ORIGÈNE.  87 

à  IV'garJ  (Je  ceux  qui  ont  bien  ou  mal  agi,  tic  notre  approbation 
et  (le  notre  desapprobation  (1).  Enfin  on  opposait  déjà  à  la 
liberté  la  prescience  divine,  et  Origène  prétendait  déjà  que  la 
prescience  de  Dieu  n'est  pas  la  cawse  des  événements,  que  les 
événements  seraient  plut(jt  la  cause  de  la  prescience  (2).  On 
arguait  de  la  môme  prescience  contre  l'utilité  de  la  prière. 
Nous  ne  changeons  rien,  disait-on,  aux  plans  de  Dieu.  Mais 
Origène  trouvait  dans  sa  piété  une  belle  réponse  :  qu'importe 
si,  en  priant,  nous  nous  sommes  emplis  de  la  pensée  de  Dieu. 
Il  vaut  la  peine  de  prier  pour  obtenir  cette  disposition  de 
rame,  préférable  en  elle-même  à  toutes  les  faveurs  que  nous 
pouvions  demander  (3).  «  Il  profite  du  tout  au  tout  celui  i]ui 
prie.  »  Or  il  en  est  de  la  bonne  volonté  comme  de  la  prière. 
Quel  qu'en  soit  l'effet  extérieur,  elle  se  suffit  à  elle-même. 

Mais  Origène  ajoute  à  cette  démonstration  morale  une  psy- 
chologie de  l'acte  volontaire  empruntée  en  partie  aux  stoïciens, 
en  partie  à  Aristote,  et  d'autant  plus  embrouillée  qu'il  faudrait 
qu'elle  pût  convenir  aux  natures  angéliques  comme  aux  natures 
humaines.  Retenons  seulement  l'insistance  de  notre  auteur 
sur  ce  qu'on  a  appelé  depuis  le  «  sentiment  vif  interne  »  de  la 
liberté  (4),  et  une  théorie  de  l'amour  plus  ou  moins  confondu 
avec  la  volonté  elle-même.  Amour  et  volonté,  et  aussi  raison  ne 
font  qu'un  dans  leur  essence.  Mais  l'amour  se  détourne  de 
son  véritable  objet  (5),  et  l'homme  mésuse  de  ce  don  de  Dieu. 
La  tâche  de  la  volonté  est  de  le  ramener  vers  cet  objet,  ce 
qui  revient  à  reprendre  elle-même  sa  vraie  nature,  et  à  se  re- 
trouver. «  Car  les  fruits  que  nous  portons,  s'ils  sont  mauvais, 
ne  sont  pas  nôtres,  mais  appartiennent  au  péché.  Sont  vraiment 

(1)  Origène,  De  la  Pnére,  VI. 

(2)  Origénk,  In  Gen.,  Ili,  ii  el  li.  In  Epist  ad  Rom..  \ll,  8. 

(3)  Ori(;kne.  De  la  rrièrc,  VIII  v\  IX  . 

(4)  Origkne,  Des  Principes,  III,  i,  4. 

fb)  Origène,  Comm.  in  Cant.,  Prologue,  fol.  30-.'^l. 


88  LES  PREMIERS  MAÎTRES  DE  SAINT  ÂMBROISE. 

nôtres  les  bons  fruits.  Car  ce  sont  ceux-là  que  Dieu   a  donné  à 
la  raison  humaine  la  propriété  de  porter  (1).  » 

Mais  ce  partisan  de  la  liberté,  et  d'une  sorte  de  fécondité 
naturelle  de  cette  liberté  pour  le  bien,  est  en  même  temps  un 
des  premiers  théoriciens  de  la  grâce.  «  C'est  le  propre  delà  bonté 
de  Dieu,  dit-il,  de  vaincre  par  ses  bienfaits  celui  à  qui  il  les  ac- 
corde. Il  devance  et  prévient  les  mérites  (2)  ».  «  Si  Dieu,  dit-il 
ailleurs,  necréepasennousuncœur  pur,  lalibertéetla puissance 
humaine  sont  incapables  de  nous  le  donner  (3).  »  Ces  textes 
paraissent  décisifs.  Mais  ceux  que  nous  avons  invoqués  sur  la 
liberté  ne  le  paraissent  pas  moins.  Le  fond  de  la  pensée 
d'Origène,  s'il  n'est  pas  téméraire  de  chercher  à  l'atteindre, 
serait  qu'entre  notre  pauvre  bonne  volonté  et  la  vertu,  et 
surtout  le  prix  de  la  vertu,  il  y  a  une  disproportion  que  la  grâce 
de  Dieu  vient  combler.  Il  fait  remarquer  que  l'apôtre  a  dit  : 
«  Le  prix  du  péché  c'est  la  mort  »,  et  qu'il  n'a  pas  dit  :  «  Le 
prix  de  la  justice  est  la  vie  éternelle  »,  mais  ceci  :  «  La  grâce  de 
Dieu  est  la  vie  éternelle  »,  comme  afin  d'enseigner  quel  surcroît 
apporte  à  nos  faibles  mérites  la  munificence  de  Dieu  (4).  Il 
lui  arrive  encore  de  comparer  cette  collaboration  de  notre 
liberté  avec  des  causes  plus  fortes  qu'elle  à  celle  du  laboureur 
av'ec  les  agents  naturels,  le  sol,  la  pluie,  le  soleil  qui  reçoivent 
et  fécondent  son  travail  (o).  La  grâce  divine  a  donc  dans  notre 
vertu  la  plus  grosse  part.  Mais  il  reste  que  nous  avons  la  pre- 
mière. «  C'est  à  nous  de  commencer,  dit  Origène,  et  Dieu  nous 
tendra  la  main  (6).  »  Saint  Augustin  ne  se  contentera  pas  pour 
la  grâce  de  ce  rôle  subordonné   à  notre  initiative  et  comme  à 

(1)  Origéne,  In  Epist.  ad  Rom.,  VI,  35. 

(2)  Origene,  In  Joh.,  VI,  20. 

(3)  Origene,  Selecta  in  Psalmum;  IV,  fol.  735. 

(4)  Origene,  In  Epist.  ad  Rom,  IV,  1. 

(5)  Origene,  In  Psalmum,  IV,  fol.  571.  A. 

(6)  Origene,  Selecta  in  Psalmum  GXX,  fol.  820,  (  1.  Ilap'  f,ixtv  Set  sîvai Ta? ào/à;, 


ORIGÈNE.  89 

notre  appel.  Mais  nous-mêmes,  en  voulant  voir  clair  dans  la 
pensée  d'Origène,  n'y  avons-nous  pas  mis  plus  de  précision  et 
plus  de  décision  qu'elle  n'en  comporte? 

Le  problème  que  nous  venons  de  discuter  a  au  delà  de  cette 
vie  son  prolongement.  Origène  a  cru  jusqu'à  la  dureté  à  la 
justice  de  Dieu  et  à  la  nécessité  de  l'expiation.  11  bénit  les 
châtiments  humains  qui  sont  autant  de  gagné  et  de  pris  sur 
l'expiation  future.  «  Car  le  Seigneur  ne  punit  pas  deux  fois 
pour  la  même  faute  (1).  «Le  coupable  doit  donc  prier  qu'on 
le  châtie,  afin  qu'ayant  expié  il  puisse  se  reposer  dans  le  sein 
d'Abraham  (2),  Mais  dans  les  épreuves  successives  que  nous  tra- 
versons, avant  la  complète  régénération,  nous  portons  avec  nous 
notre  libre  arbitre.  Nous  voici  donc  condamnés  à  une  succession 
indéfinie  de  relèvements  et  de  chutes  et  à  un  perpétuel  recom- 
mencement (3).  Et  combien  de  chances  n'y  a-t-il  pas  dès  lors 
pour  qu'ainsi  abandonnée  à  elle-même  l'humanité  n'atteigne 
jamais  le  port?  Mais  Origène  admet  non  moins  fermement  le 
second  terme  de  cette  antinomie,  à  savoir  le  progrès  nécessaire 
et  le  salut  universel.  Tous  sont  appelés  et  tous  seront  élus.  Le 
Christ  ne  sera  mort  en  vain  pour  aucun  de  nous,  et  nous  ne 
pouvons  que  retarder  notre  salut.  La  bonté  de  Dieu  triomphera 
donc  en  définitive  de  la  liberté  de  l'homme.  Origène  ne  croit 
pas  en  effet  à  l'éternité  des  peines.  Sa  métaphysique  y  répugne 
comme  son  cœur.  Il  manquerait  quelque  chose  à  l'œuvre  de  la 
rédemption  si  un  seul  être  restait  en  dehors  d'elle.  Dieu  ne 
peut  souffrir  que  le  mal  lui  tienne  tête  jusqu'au  bout,  et 
subsiste  en  face  de  lui.  Il  n'est  pas  d'âme  si  noire  qu'une  étincelle 
ne  brille  encore  en  elle  dont  Dieu  se  servira  pour  y  rallumer 
la  vie  (4).  Autrement  la  mort  serait  l'égale  de   la   vie,  le  mal 

(1)  Origène,  In  Levit.  homil.,  XI,  2. 

(2)  Origkne,  Selectu  in  Exodum,  fol.  127. 

(3)  Origénk,  Principes,  III,  i,  21 . 

(4)  Origène,  In  Epist.  ad  Rom.,  IX,  il. 


90  LES  PREMIERS   .MÂJTRES   UE  SAINT   AMDROISE. 

régal  du  bien  (1).  Mais  le  bien  et  l'être  sont  synonymes,  et  le 
mal  n'est  que  non-ètre  (2).  Si  donc  la  vie  est  e'ternelle,  la  mort 
ne  Test  pas  (3).  Ajoutez  que  le  bonheur  de  chacun  est  en 
suspens  tant  que  le  bonheur  de  tous  n'est  pas  réalisé  (4).  Le 
festin  ne  commence  que  ([uand  il  ne  manque  plus  un  convive  à 
l'appel.  Le  Sauveur  lui-môme  est  dans  l'attente,  et  ne  peut 
goûter  une  joie  à  laquelle  môme  un  seul  resterait  étranger  (5). 
A  ce  salut  universel  sont  conviés  non  seulement  les  hommes, 
mais  tous  les  esprits.  Lires  célestes  et  terrestres  formeront  un 
seul  troupeau  sous  un  seul  pasteur.  Aussi  la  nature  entière  suit- 
elle  avec  anxiété  nos  combats;  car  c'est  du  triomphe  de  l'huma- 
nité que  dépend  la  délivrance  (6).  Satan  lui-môme  sera  sauvé. 
«  Le  Christ  est  venu  non  seulement  pour  détruire  la  mort,  mais 
encore  celui  qui  a  l'empire  de  la  mort  (7).  »  Satan  sera  sauvé  en 
tant  qu'esprit  fait  à  l'image  de  Dieu;  il  sera  détruit  en  tant  que 
prince  du  péché  (8).  —  L'Eglise  a  eu  ses  raisons  pour  ne  pas 
recevoir  comme  dogmes  toutes  ces  hardiesses.  Elles  n'en  sont 
pas  moins  d'un  grand  esprit  au  service  d'une  âme  généreuse. 
Et  trois  idées  bien  chrétiennes,  celles  du  péché,  de  l'expiation 
et  de  l'infinie  miséricorde  de  Dieu  en  forment  la  trame,  sans 
compter  celle  du  progrès  continu  qui  apparaît  pour  la  première 
fois  dans  la  conscience  humaine. 

Si  nous  nous  sommes  attardés  à  ces  spéculations  d'Origène, 
ce  n'est  pas  seulement  pour  leur  intérêt  théorique,  et  comme 
en  nous  laissant  détourner  de  la  page  d'histoire  que  nous 
racontons.  Nous  nous  efforçons  de  les  considérer  non  pas  en 

(1)  Origéne,  In  Epist.,  ad  Rom.,  V,  1. 

(2)  Origéne,  In  Jofi.,  Il,  7. 

(3)  Origene,  In  Epist.  ad  Rom.,  V,  7. 

(4)  Origéne,  VII,  5. 

(5)  Origéne,  In  Leiit.  hom.,  Vil,  2. 

(6)  Origéne,  In  Epiât,  ad  Rom.,  VII,  4. 

(7)  Origéne,  Principes,  I,  vi,  2. 

(8)  Origéne,  In  Epist.  ad  Rom.,  V.  3. 


ORIGENE.  9j 

esprits  du  xix%  ni  môme  du  xvii^  siècle  ;  car  si,  au  xvn'  siècle, 
on  se  préoccupait  ardemment  de  ce  qu'avait  pensé  Augustin, 
Origène  était,  comme  maintenant,  plutôt  une  curiosité  qu'une 
autorité.  Mais  nous  nous  efforçons  de  les  considérer  du  point 
de  vue  qui  était  celui  de  saint  Ambroise  qui,  imitant  une 
partie  de  l'œuvre  d'Origène,  pouvait  être  tenté  par  l'autre  partie. 
La  chrétienté  mit  longtemps  à  prendre  tout  entière  contre  lui 
le  parti  de  son  évèque  Démétrius.  Athanase  le  reconnaît  pour 
un  de  ses  devanciers,  un  des  Pères  de  la  foi  de  Nicée,  «  cher- 
chant son  vrai  sentiment  dans  ses  affirmations  nettes  et  répé- 
tées, et  non  dans  tout  ce  que  la  discussion  et  la  spéculation 
l'ont  amené  à  conjecturer  (1)  ».  Saint  Basile  et  saint  Grégoire 
de  Naziance  sont  occupés  à  faire  une  anthologie  de  ses  écrits, 
sous  le  nom  de  Philocalif.  C'est  par  eux  que  nous  ont  été  con- 
servés en  grec  deux  livres  des  Principes.  Saint  Grégoire  de 
Nysse  pourrait  presque  être  appelé  un  disciple  d'Origène.  Ce 
sont  les  mêmes  questions  qu'il  traite,  et  c'est  avec  le  même 
esprit  libéral,  humain,  plus  préoccupé  de  la  bonté  de  Dieu  que 
de  sa  justice.  Bien  plus  tard  enfin  l'Eglise  gréco-orientale 
resta  origéniste  sur  la  doctrine  du  premier  péché  et  sur  celle  de 
la  grâce,  quoique  sans  s'en  douter,  et  après  avoir  même  sous- 
crit à  la  condamnation  d'Origène.  En  Occident,  où  on  n'avait 
pas  eu  occasion  de  prendre  parti  pour  ou  contre  Origène,  on 
se  servit  de  lui  avec  moins  de  scrupule  encore.  Saint  Hilaire 
imite  sa  paraphrase  des  Psaumes  et  traduit  vraiment  ses  com- 
mentaires sur  Job  et  sur  saint  Mathieu.  Eusèbe  de  Yerceil  fait  la 
même  chose  pour  d'autres  homélies.  Saint  Jérôme,  avant  que 
sa  polémique  contre  Rufin  l'ait  entraîné  à  des  hostilités  con- 
tre le  maître  de  Rufin,  s'honorait  d'imiter  un  écrivain  qui, 
disait-il,  «  a  les  suffrages  de  tout  homme  intelligent  (2)  ». 
Saint  Augustin,  ce  qui  est  aussi  significatif,  se  garde  de  mêler 

(1)  De  Decr.  syn.Nic,  p.  233. 

(2)  Saint  Jkrùme,  Commentaire  aur  Michée,  préface. 


92  LES  PREMIERS  MAÎTRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

Origène  à  son  débat  contre  Pelage.  Et  les  attaqnes  de  saint 
Jérôme  l'ont  pourtant  déjà  rendu  suspect.  Mais,  dans  les  pre- 
mières années  de  Tépiscopat  d'Ambroise,  son  autorité  était 
entière. 

Elle  se  prolonge,  diminuée  et  contestée,  dans  les  siècles  qui 
suivirent.  Pelage  relève  de  lui  plus  ou  moins  directement.  Le 
moine  Maxime,  puis  Jean  Scot  retrouveront  la  tradition,  qui 
semble  ne  s'être  jamais  perdue,  des  espérances  infinies 
qu'Origène  avait  saluées  dans  le  christianisme.  A  côté  des  pré- 
cisions de  la  scolastique  naissante,  le  symbolisme  gardera 
longtemps  sur  les  esprits  une  influence  rivale.  «  Pour  nous, 
chrétiens,  tout  est  figure,  »  dit  un  moine  de  l'an  1  000,  Raoul 
Glaber  (1).  Et  il  écrit  un  livre  sur  la  Divine  Quaternité  qui, 
par  le  tour  d'esprit  qu'il  révèle,  nous  fait  remonter  au  delà 
d'Origène,  jusqu'à  Philon.  Origène  enfin  est  l'ancêtre  et  l'inspi- 
rateur de  VEvangile  éternel.  Mais  il  serait  hors  de  notre  sujet 
de  poursuivre  plus  longtemps  cette  descendance  mystique  de 
l'école  d'Alexandrie,  et  cet  écho  qui  se  propage  dans  notre  Occi- 
dent des  méthodes  et  des  théories  de  l'Orient. 


Deux  influences  rivales  subies  par  saint  Ambroise 
Philon  et  Cicéron. 


Revenons  donc  sur  nos  pas.  Nous  nous  étions  demandé,  et 
pour  Clément,  et  pour  Origène,  s'ils  étaient  plutôt  platoniciens 
que  stoïciens,  et  nous  avions  répondu  qu'ils  étaient  l'un  et 
l'autre,  ou  plutôt  qu'ils  n'étaient  ni  l'un  ni  l'autre.  Car  leur 
vrai  maître  est  Philon,  Philon  qui  paraît  à  Origène  «  avoir 
pénétré  l'esprit  des  Écritures  »,  Philon  qui  «  aurait  faitl'admi- 

(1)  Voir  Gebhart,  Revue  des  Deux  Mondes,  1"  octobre  d891,  p.  613. 


DEUX  INFLUENCES  RIVALES  :    PHILON   ET  CICÉRON.  93 

ralion  dos  philosophes  grecs,  s'ils  ravaiont  connu.  »  Et  c'est 
au  IravtM'sde  Philon,  et  sinp^ulicrcment  ddi'ormé  par  lui,  qu'ils 
ont  connu  Platon.  Leur  platonisme  ([ui  est  réel,  et  plus  près 
de  Platon  que  celui  des  gnostiques,  n'est  pourtant  encore  que 
ce  platonisme  diffus  et  accommodé  au  goût  de  l'Orient  dont  nous 
parlions  plus  haut.  Ils  ignorent  Tertullien  qui  est  un  Latin  ; 
mais  ils  ignorent  aussi  ceux  des  apologistes  occidentaux  qui 
ont  écrit  en  grec.  Leur  regard  n'est  pas  tourné  de  ce  côté. 
C'est  à  Philon  qu'ils  empruntent  leurs  procédés  d'exégèse,  et  il 
n'est  pas  étonnant  que  d'autres  emprunts  s'en  soient  suivis. 
D'ailleurs  cette  exégèse  elle-même  implique  un  dédain  du  sens 
matériel,  c'est-à-dire  en  définitive  de  la  matière,  qui  est  déjà 
une  théorie,  et  qui  est  le  principe  d'une  foule  d'autres.  C'est 
encore  Philon  qui  leur  a  enseigné  que  les  philosophes  grecs  se 
sont  inspirés  des  livres  de  Moïse.  —  Il  suffit  d'ailleurs  d'ouvrir 
l'édition  que  Mangcy  a  donnée  des  OEuvres  de  Philon  pour  lire, 
notées  au  bas  des  pages,  les  innombrables  et  souvent  textuelles 
imitations  de  Clément  et  d'Origène  (1). 

Lors  donc  qu'Ambroise  s'inspire  non  plus  de  Philon,  mais 
d'Origène,  c'est  encore  quelque  chose  de  Philon  qui  arrive 
jusqu'à  lui.  Philon,  qui  était  déjà  un  éclectique,  représente  assez 
bien  ce  qui  de  la  philosophie  orientale  est  entré  dans  le  christia- 
nisme. D'où  viennent  ces  éléments  qu'il  a  assemblés  ou  com- 
binés? cela  est  une  autre  question.  Mais  c'est  en  passant  par  lui 

(1)  A  Philon  Clément  doit,  onlre  autres  choses,  une  théorie  sur  ](>s  dix 
parties  de  riioinine,sur  trois  critères  de  la  vérité  ([ui  sont  les  sens,  la  parole 
el  rintclligence*.  Il  le  copie  i)resquo  textuellement  dans  l'histoire  de  Moïse 
qui  termine  le  premier  livre  des  Stromutcs.  Son  gnostique  rappelle  par 
l)ien  des  traits  les  solitaires  de  I^hilon.  —  C'est  le  même  Philon  qui  a  induit 
Origène  à  confondre  (ronfusion  qui  n'est  d'ailleurs  chez  lui  (^l'apparente  et 
|)assagère)  le  monde  et  le  Verbe,  auteur  du  monde**  ou,  d'autres  fois, 
l'homme  en  qui  et  pour  (jui  toutes  choses  subsistent,  et  le  premier-né  de  la 
création,  c'est-à-dire  encore  le  Verbe. 

•  Cf.  Frepi'EL,  Clément  d'Alexandrie,  p.  428,  note  I. 
*•  Orioènb, /n  ./o/i.,  Mil,  34. 


94  LES   PREMIERS   MAITRES   DE   SAINT   A.MHHOISE. 

qu'ils  ont  contribué  à  former  la  pensée.  —  même  des  Pères  de 
l'Eglise  latine.  —  Cicéron,  un  éclectique  lui  aussi,  un  Romain, 
mais  un  disciple  des  Grecs,  exprime  de  son  coté,  surtout  dans 
les  questions  morales,  la  pensée  moyenne  de  l'Occident.  Il  est 
le  type  d'un  esprit  et  d'une  philosophie  dilTérents  de  l'esprit  et 
de  la  philosophie  que  Philon  représente  pour  nous.  L'originalité, 
qu'on  lui  reproche  souvent  de  ne  pas  avoir  eue,  n'aurait  pu 
que  nuire  à  ce  rùle  qu'il  a  joué  et  que  nous  étudions.  La  ren- 
contre de  ces  deux  influences  dans  l'esprit  d'Ambroise,  où  celle 
de  Cicéron  devait  en  définitive  de  beaucoup  l'emporter,  est 
une  image  fort  exacte,  quoique  réduite,  du  plus  grand  fait 
moral  de  notre  histoire,  l'alliance  réalisée  par  la  pensée  chré- 
tienne de  la  philosophie  de  l'Orient  et  de  celle  de  l'Occident.  Et 
c'est  ce  qui  en  augmente  pour  nous  Fintérôt. 

Mais  voici  pour  l'historien  des  idées,  qui  voudrait  faire  avec 
exactitude  la  part  de  chaque  doctrine  dans  l'œuvre  commune, 
une  cause  nouvelle  de  difficultés  et  de  scrupules.  Philon  lui- 
même,  Philon  le  Juif  est  déjà  tout  imprégné  des  théories  de  la 
Grèce,  et  ce  n'est  pas  seulement  des  théories  platoniciennes  que 
nous  voulons  dire,  car  cela  a  déjà  été  dit,  mais  aussi  des  stoï- 
ciennes. 11  faut  entendre  en  ce  sens  son  éclectisme.  Il  représente 
pour  nous  tout  l'Orient,  mais  l'Orient  ayant  déjà  subi  le  contact 
intellectuel  de  l'Occident.  Sa  théorie  de  la  matière,  par  exem- 
ple, est,  au  dire  de  M.  Denis,  un  mélange  assez  incohérent  de 
la  doctrine  stoïcienne  et  de  la  doctrine  platonicienne  (1).  Mais 
le  tout  est  placé  sous  l'invocation  de  ]Moïse.  Sa  morale,  qui 
surtout  nous  intéresse,  avait  avec  le  stoïcisme  comme  d'obli- 
gatoires affinités.  «  Les  deux  grandes  vertus  stoïques,  dit  en 
effet  M.  llavet,  l'austérité  et  l'humanité,  semblaient  être  chez 
les  Juifs  les  vertus  de  toute  une  race  (2).  »  La  théorie  stoïcienne 
s'adapte  donc   à  merveille  aux  mœurs  de  cette   race.   Aussi 

(1)  De.ms,  loc.  cit.,  p.  134-13o. 

(2)  Havkt,  le  Christianisme  et  ses  origities,  l.  111,  p.  471-i-72. 


DEUX  INFLUENCES  RIVALES   :  PHILON    ET  CICÉRON.  95 

voyons-nous  Philoii  écrire  un  traité  de  morale  sous  ce  titre,  qui 
semble  ôtre  un  titre  de  Ghrysippe  :  Que  tout  homme  de  bien  est 
libre.  Et  il  n'y  a  pas  que  le  titre  de  stoïcien  dans  cet  ouvrage. 
Antislhène  et  Zenon  y  sont  cités.  Et  c'est  là  qu'il  est  parlé  de 
ces  Esséniens  qui,  comme  quelques  stoïciens  intransigeants, 
refusaient  de  s'occuper  de  physique  et  de  logique  pour  se  don- 
ner tout  entiers  à  la  morale.  Ailleurs  Philon  prend  comme 
point  de  départ,  sans  la  démontrer  ni  la  discuter,  la  théorie 
stoïcienne  des  quatre  vertus  (1).  De  pareils  emprunts  de  détail 
abondent  chez  lui  (2).  Sous  l'influence  de  la  philosophie  enfin, 
la  vertu  juive  d'humanité  prend  un  sens  et  une  portée  nou- 
velle. Le  peuple  élu  de  Dieu  perd  la  tradition  égoïste  de  cette 
élection  exclusive,  et  Philon  convie  tous  les  hommes  à  une 
universelle  fraternité.  Tous  ne  sont-ils  pas  fils  du  Verbe?  Seules 
les  passions  humaines  ont  mis  partout  la  diversité  et  la  dis- 
corde. Devant  la  nature  et  devant  Dieu  il  n'y  a  point  d'esclaves; 
mais  tous  sont  libres  et  tous  sont  nobles.  —  Et  en  passant  de 
Grèce  en  Judée,  de  la  philosophie  dans  une  religion,  ces  idées 
prennent  un  accent  nouveau  et  qui  devait  leur  conquérir  le  monde. 
Mais  ce  même  sentiment  religieux,  qui  donna  tant  de  force 
aux  idées  qu'il  adopta,  devenu  intempérant,  versa  dans  l'ex- 
tase et  la  superstition.  De  plus  la  philosophie  elle-même, 
pénétrant  en  Orient,  s'était  faite  mystique.  Il  y  avait  là  un 
danger  pour  le  christianisme  naissant.  Mais  tandis  que  les 
gnostiques  exagèrent  le  mysticisme  de  Philon,  Clément  et 
Origène,  tout  en  relevant  de  lui,  s'acheminent  de  plus  en 
plus  vers  cet  accord  de  la  raison  et  de  la  foi,  vers  ce  parfait 
équilibre  des  âmes  auquel  s'attachera  l'orthodoxie  chrétienne. 
Ni  l'un  ni  l'autre  n'eût  mis  le  souverain  bien  dans  la  pas- 
sivité de  l'âme,  dans   l'abdication   de  la  raison,  et  comme  le 

(1^  IMiii.DN,  1. 1,  p.  ;;o-:;7. 

(2)Voirparex('niplt',  t.  I,  p.  (32.  Cf.  los  rapprochements  faits  par  Ritter, 
Histoire  de  la  pIiiloH.  ancienne,  trad.  Iran  (.ai  se,  t.  IV,  p.  :{4I,  note  2. 


96  LES  PREMIERS  MAJTRES  DE  SAINT  AMBROISE. 

silence  de  la  conscience  individuelle.  Ils  sont  trop  Grecs  pour 
cela,  et,  on  ce  sens  nirmc,  plus  Grecs  que  Plotin.  Ajoutez  qu'ils 
croient  à  la  liberté,  au  libre  salut  de  chacun,  et  qu'ils  n'auraient 
jamais  écrit  cette  décourageante  parole  :  «  L'âme  qui  enfante 
d'elle-même  avorte  (1)  ».  —  Plus  que  Clément  encore,  Origène 
a  le  souci  de  sauvegarder  le  mérite  individuel  et  la  part  de 
chacun  dans  sa  propre  destinée.  Car  ce  sont  là  les  postulats  de 
tout  son  système.  Il  serait  possible,  croyons-nous,  en  comparant 
sur  d'autres  points  Clément  et  Origène,  d'achever  de  prouver, 
malgré  quelques  apparences  contraires,  que  de  l'un  à  l'autre, 
la  réaction  contre  le  mysticisme  des  gnostiques  s'accentue. 
Sur  l'incompréhensibilité  de  Dieu,  Origène  insiste  moins  que 
Clément,  qui  insistait  moins  que  Philon  ou  que  les  gnostiques. 
Il  conteste  môme  par  endroits  que  Dieu  soit  absolument  incon- 
naissable et  innommable  (2).  Sa  morale  est  pourtant  moins  mysti- 
que encore  que  sa  théologie,  et  ce  n'est  pas  lui  qui  a  écrit 
sur  le  pur  amour  les  pages  dont  s'autorise  Fénelon,  c'est  Clé- 
ment, celui  qu'on  appelle,  pour  l'opposer  à  son  fougueux  disci- 
ple, le  sage  Clément. 

Ainsi  les  premiers  maîtres  d'Ambroise  qui,  en  un  sens,  s'oppo- 
sent à  Cicéron,  en  un  autre  sens  nous  y  mènent.  En  eux  déjà 
l'esprit  classique  prend  peu  à  peu  le  dessus  sur  les  autres  élé- 
ments qui  ont  concouru  à  former  le  christianisme.  Mais  aucun 
d'eux  ne  disparaîtra  tout  à  fait,  et  de  ces  rêveries  mystiques 
elles-mêmes  que  la  logique  de  l'Occident  lit  s'évaporer,  il  restera 
dans  l'âme  chrétienne  un  parfum  de  poésie  et  de  tendresse.  Le 
christianisme  sut  donc  concilier  une  rare  puissance  d'assimi- 
lation avec  la  continuité  de  son  développement,  et  unir  ainsi  en 
lui  deux  signes  distinctifs,  au  dire  du  cardinal  Newman,  de  la 
vitalité  d'une  doctrine  (3). 

(1)  Voir  plus  haut. 

(2)  Origène,  Contre  Celse,  VI,  6'). 

(3)  Newman,  Histoire  du  développement  de  la  doctrine  chrétienne,  ch.  i. 


CHAPITRE     III 

LE  CHRISTIANISME   ET    LA   CULTURE  CLASSIQUE. 

I 

L'esprit  chrétien  et  l'esprit  romain. 

«  Pour  un  observateur  qui  se  placerait  en  dehors  de  toute  foi 
religieuse  spéciale,  c'crit  un  moderne  apologiste  (1),  le  christia- 
nisme semble  être  la  religion  européenne;  comme  les  autres 
éléments  de  la  civilisation  européenne,  droit,  art,  littérature, 
philosophie  naturelle,  il  est  indigène  de  celte  partie  du  monde 
dont  la  Méditerranée  est  le  centre.  Son  développement  s'est 
fait  suivant  sa  forme  propre  sans  doute,  mais  par  assimilation 
d'éléments  extérieurs  philosophiques,  juridiques,  moraux, 
religieux  même  qui  existaient  avant  lui.  » 

Précisons  davantage  et  disons  que,  pour  la  morale,  il  est 
surtout  romain.  Ce  qui  signifie  d'abord  que  cette  morale  se 
subordonne  la  spéculation.  Elle  lui  impose  à  la  fois  un  but  et 
des  limites.  La  morale  chrétienne  fit  le  dogme  chrétien  bien 
plutôt  qu'elle  n'en  fut  une  dépendance.  Ainsi  le  stoïcisme 
n'avait  voulu  être  qu'une  morale,  et,  à  Rome  du  moins,  ne 
fut  que  cela  en  effet.  La  primauté  de  la  raison  pratique,  ce 
dogme  contemporain,  nous  vient  donc  à  la  fois  de  notre  double 
origine,  romaine  et  chrétienne.  —  Autre  trait  de  mystérieuse 

(1)  Abbé  Ducuesne,  les  Origines  chrétiennes,  cours  lithographie,  p.  2,  note. 
Université  de  Lyon.  —  VIII.  A.  7 


98  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

affinité  qui  se  confond  presque  avec  le  précédent  :  la  vertu 
romaine  est  une  vertu  qui  agit  ;  la  contemplation,  le  pur  amour, 
l'extase  sont  choses  inconnues  des  graves  serviteurs  de  la  patrie 
romaine.  Or  la  morale  chrétienne,  quoiqu'elle  ait  eu  ses  con- 
templatifs, a  de  tout  temps  enseigné  l'excellence  et  la  nécessité 
des  œuvres.  Venue  de  l'Orient,  elle  en  répudie  lindolente 
mysticité.  Non  seulement  elle  place  la  vertu  au-dessus  de  la 
science,  mais  ce  sont  les  vertus  pratiques  qu'elle  préfère.  «  Nous 
sommes  philosophes,  dit  saint  Cyprien,  non  en  paroles,  mais 
en  actions  (1).  »  —  D'oii  il  résulte  que  la  vertu  chrétienne  est  à 
la  portée  de  tous,  comme  la  honne  volonté  elle-même.  »  Chez 
nous,  ditAthénagore,  on  trouvera  des  ignorants,  des  manœuvres, 
des  vieilles  femmes,  incapables  peut  être  de  démontrer  par  la 
parole  Texcellence  de  notre  doctrine,  mais  qui  ])rouvent  son 
efficacité  par  leur  conduite  (2).  »  Et  cette  conception  de  l'unité 
morale  de  tout  le  genre  humain  a  encore  quelque  chose  de 
romain.  L'esprit  égalitaire  est  propre  aux  pays  de  civilisation 
latine,  et  ce  n'est  pas  à  Rome  qu'il  eût  pu  être  question  dune 
répartition  sans  équité  des  hommes  en  pneumatiques,  psychiques 
et  charnels.  C'est  en  outre  une  vérité  banale  que  l'unité  politique 
réalisée  dans  l'empire  a  préparé  tous  les  autres  genres  d'unité. 
Ainsi  des  violences  et  des  conquêtes  un  idéal  moral  est  né,  telle- 
ment il  arrive  que  les  effets  ressemblent  peu  à  leurs  causes.  L'idée 
de  loi  enfin  qui  est  une  idée  chère  aux  Juifs  est  aussi  chère 
aux  Romains.  L'Église  primitive  à  Rome  était  même  animée 
d'un  tel  esprit  d'ordre  et  d'autorité  qu'on  a  supposé  que  des 
Juifs  le  lui  avaient  communiqué.  Supposition  inutile.  S'il  faut 
appeler  judaïsme,  comme  le  font  certains  écrivains  protestants, 
l'esprit  de  discipline  mêlé  aux  choses  de  la  foi,  il  y  a  des  âmes 
naturellement  juives,  comme  il  y  a,  pour  TertuUien,  des  âmes 

(1)  Saint  Cyprikn,  De  bon.  patient,  sitb.  inU.  :  Nos  philosophi  non  verbis 
sed  factis  sunius. 

(2)  Atuknagore,  Supplie,  pro  christ.,  11. 


L'ESPRIT  CHRÉTIEN   ET   LESPRIT   ROMAIN.  99 

naturellement  chrétiennes,  et  ce  sont  toutes  les  âmes  romaines. 
Le  peuple  qui  divinisait  ses  empereurs  était  fait  pour  compren- 
dre les  paroles  que  Paul  lui  adressait  :  «  Toute  puissance  vient 
de  Dieu  (1).  » 

Les  premiers  écrits  des  chrétiens  appartiennent  à  deux  types 
difTérents,  le  type  alexandrin,  et  le  type  romain.  Tandis  que 
Tépître  attribuée  à  Barnabas  mériterait  par  son  symbolisme  (2) 
d'être  considérée  comme  la  préface  de  la  gnose,  et  qu'elle  fut,  en 
tout  cas,  une  autorité  précieuse  pour  l'école  d'Alexandrie  (3),  Clé- 
ment de  Rome  parle  un  tel  langage  qu'il  a  pu  sans  invraisemblance 
être  confondu  avec  un  consul  du  même  nom  (4),  Il  est  assez 
signiticatif  en  outre  que  le  premier  témoignage  écrit  de  son  exis- 
tence que  nous  ait  laissé  Téglise  de  Rome  soit  un  cours  de  disci- 
pline et  d'obéissance  adressé  par  cette  église  à  une  église  sœur. 
Il  y  avait  eu  à  Corinthe  des  dissentiments  et  des  rivalités  de 
personnes.  Clément  de  Rome  y  envoya  quelques-uns  de  ses 
prêtres  porter  des  paroles  de  paix  et  d'humilité.  Telle  fut  l'ori- 
gine de  cette  lettre  aux  Corinthiens  qui  eut  l'autorité  d'un  écrit 
apostolique.  Elle  est  le  premier  signe  et  le  premier  résultat  de 
l'alliance  féconde  de  l'esprit  romain  et  de  l'esprit  chrétien. 
C'est  un  Romain  qui  a  sur  la  justice,  la  discipline,  sur  le  bon 
ordre  qui  doit  régner  dans  les  églises,  comme  partout,  des  idées  si 
arrêtées  (o).  C'est  un  chrétien  qui  met  au  service  de  ce  bon 
ordre  une  obéissance  d'un  caractère  nouveau,  une  obéissance 


{{)  Saint  Paul,  Rom.,  XIII,  1,  7. 

(2)  Exemple  de  ce  symbolisme  :  quand  Abraham  a  circoncis  318  de  ses 
serviteurs,  il  a  voulu  par  ces  chiffres  symboliques,  annoncer  que  Jésus- 
Christ  serait  crucifié.  En  effet  le  nombre  18  est  indiqué  en  grec  par  les 
lettres  I  et  II  qui  sont  les  deux  premières  lettres  du  nom  de  Jésus,  elle 
nombre  300  est  indiciué  par  T,  qui  figure  la  croix. 

(3)  Voir  les  rapprochements  indjqués  par  Flnk,  Opéra  patrum  apostolico- 
)'um,  I,  Prolegomena,  i. 

(4)  Voir  la  lettre  de  Clément  à  Pierre,  dans  les  Clémentines. 
'.5)  Clément  R.,  Ad  Cor.,  3,  4,  40,  42. 


100  LK   c;iIHISTIANISME   ET   LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

qui  n'est  pas  imposée,  mais  voulue,  une  obéissance  faite  d'hu- 
milité (1).  Clément  a  une  solidité  et  une  sérénité  d'esprit  toute 
romaine.  Mais  ce  Romain  est  plein  de  l'amour  de  Jésus-Christ 
et  l'exprime  en  termes  enllammés  (2).  Sa  piété  n'a  rien  d'ailleurs 
d'exclusif  ni  d'ascétique.  11  n'a  pas  pour  la  nature  le  dédain  des 
Alexandrins.  11  trouve  dans  le  bel  agencement  des  choses  (3), 
et  jusque  dans  la  structure  du  corps  humain  (4)  des  arguments 
en  faveur  de  cette  loi  d'harmonie  qu'il  veut  rendre  présente  à 
l'esprit  des  Corinthiens.  Il  leur  cite  un  exemple  plus  caractéris- 
tique encore  de  la  discipline  à  laquelle  il  les  exhorte,  la  légion 
Romaine  (5).  Cet  exemple  venant  après  ceux  de  Job  et  d'Abra- 
ham fait  un  singulier  effet.  Dans  saint  Ambroise  nous  retrou- 
verons de  même  deux  cultures  et  deux  traditions  parfois  bizar- 
rement accouplées.  Clément,  on  le  voit  par  ce  qui  précède,  n'a 
contre l'antiquitépaienne aucun  préjugé.  Il  lui  emprunte  d'autres 
exemples,  ceux  d'un  beau  dévouement  au  bien  public  (6).  H 
trouve  dans  ses  fables,  dans  celle  du  phénix  en  particulier  (7), 
une  démonstration  inconsciente,  comme  nous  dirions,  de  la  ré- 
surrection, dont  beaucoup  de  phénomènes  naturels  sont  aussi  le 
symbole  et  la  promesse  (8).  Un  christianisme  qui  ne  hait  point 
le  monde  extérieur  et  qui  ne  répudie  point  l'héritage  de  l'anti- 
quité, voilà  déjà  le  christianisme  romain.  Ajoutons  un  trait 
encore  :  la  théorie  morale  de  Clément  est  assez  pauvre.  Mais 
cette  pauvreté  môme  est  à  noter.  11  aime  mieux  lui  aussi  les 
actes  que  les  paroles  (9).  La  doctrine   de  la  grâce  ne  trouble 

(1)  Clémknt  n.,  Ad  Cor.,  li-lG, 
(2j  l'I.,  30. 
(3l  /(/.,  20. 

(4)  Id.,  37. 

(5)  Id. 

(6)  Id.,  40. 

(7)  Id.,  25. 

(8)  Id.,  24. 

(9)  Id.,  :J0. 


l'esprit   chrétien   et   L'ESPRIT   ROMAIN.  101 

point  la  paix  de  son  âme,  et  Dieu  est  appelé  par  lui  l'universelle 
miséricorde  (1). 

Or  les  paroles  de  Clément  retentirent  fréquemment  dans  les 
églises  pendant  les  premiers  siècles.  Clément  lui-même  est 
appelé  le  Josué  du  xNouveau  Testament,  le  disciple  par  excel- 
lence des  apôtres,  et  comme  le  secrétaire  de  l'assemblée  idéale 
dans  laquelle  ils  sont  censés  avoir  fixé  la  liturgie  et  la  disci- 
pline (2).  Le  nombre  des  écrits  attribués  faussement  à  Clément 
témoignent  d'une  autorité  que  chacun  voulait  tirer  à  soi  (3). 
Les  pages  que  nous  venons  d'analyser  sont  donc  à  tous 
égards  un  important  document  pour  l'histoire  de  la  morale 
chrétienne,  et  elles  en  marquent  du  premier  coup  l'orienta- 
tion avec  une  netteté  que  la  suite  de  cette  histoire  ne  démen- 
tira pas. 

Les  écrits  des  premiers  apologistes  en  sont  la  preuve.  Aris- 
tide et  Quadratus,  les  tout  premiers  en  date,  invoquent  sans 
scrupule  l'autorité  des  philosophes  grecs.  Quelques  années 
plus  tard  Athénagore,  un  véritable  érudit,  fera  entrer  tout  ce 
qu'il  pourra  de  philosophie  païenne  dans  sa  réfutation  même 
du  paganisme.  Il  traitera  du  corps  et  de  la  vie  physique  avec 
une  absence  de  mépris  et  de  défiance  qui  va  devenir  rare. 
Méliton  enfin,  dès  le  ii^  siècle,  esquissa  un  projet  d'alliance  du 
christianisme  non  plus  seulement  avec  la  culture  classique 
mais  avec  l'État  (4).  —  Mais  c'est  saint  Justin  que  nous  voulons 
prendre  surtout  comme  type  de  ces  premiers  défenseurs  du 
christianisme.  Il  est  le  plus  important  de  tous  et  celui  que  nous 
connaissons  le  mieux.  Ce  n'est  pas  un  Romain.  Mais  il  tient 
école  à  Rome  (5)  Ses  idées  nous  donnent  donc  la  mesure  de  ce 

(1)  Clément  W.,  Ad  Cor.,  2:t. 

(2)  Voir  ABBÉ  DuciiES^K,  loc.  cit.,  p.  182. 

(3)  Id.,  note. 

(4)  EusÉBE,  Hist.  eccL,  IV,  26. 
(5J  ld.,l\,  11. 


102  LE  CHRISTIANISME   ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

que  pensaient  dans  cette  ville  les  plus  instruits  parmi  les  chré- 
tiens, d'autant  qu'il  esl  un  esprit  plus  ferme  qu'original.  11 
n'est  pas  exempt  de  toute  influence  orientale.  Il  faut  prendre 
son  parti  de  voir  les  procédés  et  les  arguments  de  Philon  péné- 
trer partout  où  pénétrait  la  foi  chrétienne  elle-même.  Ils  se 
mêlent  à  l'apologie  de  Justin  à  peu  près  dans  la  même  proportion 
qu'aux  écrits  des  Pères  latins  du  iv''  siècle.  Justin  nous  dira 
donc  que  les  sages  de  la  Grèce  sont  les  disciples  de  ceux  de  la 
Judée,  et  pour  prouver  les  mérites  de  la  croix,  il  en  cherchera 
la  forme  symbolique  dans  les  mâts  des  navires,  dans  la  charrue, 
dans  le  corps  humain,  quand  les  bras  sont  étendus,  et  il  ajoutera, 
comme  pour  mettre  de  son  côté  le  patriotisme  romain,  dans  les 
enseignes  et  les  trophées  (1). 

Mais  ce  n'est  pas  là  son  habituelle  manière,  si  ce  mot  peut 
convenir  à  ces  primitifs  et  à  ces  saints.  Si  simples  qu'ils  soient, 
les  auteurs  des  apologies  ne  parlent  cependant  pas  le  langage 
des  apôtres.  Clément  Romain  lui-même  développait  sa  pensée, 
donnait  des  raisons,  dissertait  enfin.  11  y  avait  déjà  de  la  rhéto- 
rique dans  son  cas.  A  plus  forte  raison  saint  Justin  qui  s'efl'orce 
de  convaincre  des  adversaires,  des  persécuteurs,  ymet-iltoutl'art 
naturel  à  quiconque  discute  en  grec .  Il  se  garde  bien  de  parler  par 
apophtegmes,  et  d'employer  ces  formules  brèves  qui  ressemblent 
à  des  défis  et  à  des  ordres.  Sa  période  s'allonge,  se  fait  presque 
insinuante.  Avec  lui  le  christianisme  devient  plus  littéraire.  — 
Mais  ici  la  forme  entraîne  le  fond,  et  les  idées  sont  comme  atta- 
chées à  l'instrument  qui  leur  a  longtemps  servi.  Yoilà  donc  les 
apologistes,  pour  plaider  la  cause  du  christianisme,  conduits, 
sans  le  savoir,  à  pactiser  avec  l'antiquité  païenne. 

Ils  le  font  aussi  en  le  sachant,  et  pour  une  autre  raison.  On 
reprochait  au  christianisme,  s'il  est  nécessaire  au  salut  des  âmes, 
d'être  venu  si  tard,  et  d'avoir  laissé  hors  de  lui  tant  de  généra- 

(1)  Saint  Justin,  ApoL,  1,  'ôo.  Dos  idées  analogues  sont  exprimées  en  latin 
par  Tertullien,  ApoL,  16,  et  Minucius  Félix,  29. 


L'ESPRIT  CHRÉTIEN  ET  L'ESPRIT   ROMAIN.  103 

lions  et  de  peuples  (1).  Il  fallait,  pour  répondre  à  ces  reproches, 
(surtout  à  une  dpoque  où  les  décrets  impénétrables  de  la  grâce 
ne  fournissaient  point  encore  une  réponse  à  tout,)  rendre  compte 
au  point  de  vue  chrétien  d'un  passé  qui  avait  eu  ses  gloires,  et 
considérer  la  sagesse  antique  comme  une  sorte  de  christianisme 
antérieur,  dont  les  représentants  auraient  eu  dans  le  plan  divin 
un  rôle  comparable  à  celui  des  prophètes  de  la  Judée.  La  philo- 
sophie fut  donc  de  bonne  heure  l'alliée  de  la  théologie.  Cette 
tactique  obligatoire  coûtait  à  saint  Justin  moins  qu'à  tout  autre. 
Car  lui-même  était  un  philosophe.  Il  avait  cherché  la  vérité 
dans  toutes  les  écoles  avant  de  la  trouver  dans  le  christianisme. 
Philosophe  avant  sa  conversion,  il  demeura  philosophe  après, 
sans  y  voir  l'ombre  d'une  difficulté  ou  d'une  contradiction.  Le 
christianisme  est  pour  lui  une  philosophie  supérieure,  mais  non 
sans  analogie  avec  les  autres.  Il  invoque  la  révélation  (2)  ;  mais, 
comme  la  plupart  des  apologistes,  c'est  surtout  par  des  argu- 
ments rationnels  qu'il  démontre  tous  les  dogmes.  Et  les  opinions 
des  philosophes  viennent  à  l'appui  de  ces  démonstrations  (3).  Il  y 
a  en  effet  une  sorte  de  révélation  éternelle  qui  se  confond  avec 
la  puissance  naturelle  de  la  raison.  Le  Christ  lui-même  n'est  que 
cette  raison  personnifiée.  Tous  ceux  qui  l'ont  personnifiée  avant 
lui,  quoique  avec  une  moindre  plénitude,  sont  des  précurseurs. 
Tel  Socrate  qui,  avant  lui,  avait  combattu  le  règne  des  démons, 
c'est-à-dire  le  polythéisme  (4).  Dans  le  même  esprit  les  dogmes 
chrétiens  sont  rapprochés  des  dogmes  philosophiques,  plutôt 
qu'ils  ne  leur  sont  opposés  (5),  et  même  des  mythes  païens (6). 

(1)  Êpitre  à  Diognèle,  1.  «  Pourquoi  la  doctrine  chrétienne  a-t-elle  paru 
dans  le  monde  à  notre  époque,  et  non  auparavant  ?  »  Cf.  Saint  .Iérôme, 
à  Ctésiphon,  sur  les  erreurs  de  Pelage. 

(2)  Saint  Justin,  ApoL,  I,  32  ;  Dial.  avec  Tryph.,  7,  11,  39,  69. 

(3)  Saint  Justin,  Dial.  avec  Tryph. 

(4)  Saint  Justin,  ApoL,  I,  13;  CÂ.  46. 

(5)  Id.,  I,  60. 

(6)  Id.,  I,  21,  22,  24. 

7* 


104  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

Il  est  curieux  de  voir  prendre  par  les  apologistes  justement 
la  position  que  prennent  de  nos  jours  les  adversaires  du 
christianisme.  Enfin  les  deux  morales  sont  considérées 
comme  le  prolongement  l'une  de  l'autre.  Ceux  qui  ont  bien 
vécu  avant  le  Christ  méritent  le  nom  de  chrétiens  (1).  Le  Christ 
en  effet  étant  la  raison  éternelle,  vivre  conformément  à  la  rai- 
son, c'était  vivre  conformément  au  Christ  (2).  —  Nous  trouve- 
rions volontiers  que  ces  apologistes  ont  le  christianisme  trop 
modeste.  Mais,  dans  la  lutte,  on  ne  mesure  pas  mieux  les  conces- 
sions que  les  coups.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  sommes  déjà  loin 
du  temps  oîi  saint  Paul  opposait  à  la  science  et  à  l'orgueil  des 
philosophes  l'ignorance  et  l'humilité  des  disciples  du  Christ. 
Le  christianisme  a  le  premier  proposé  à  la  sagesse  antique  un 
traité  de  paix. 

II 

Le  christianisme  des  païens 

Mais  il  faut  ajouter  que  cette  sagesse  antique,  même  en  Occi- 
dent, était  allée  comme  au-devant  de  la  jeune  religion,  et  que, 
sous  des  influences  diverses,  elle  avait  pris  un  aspect  nouveau 
et  déjà  chrétien.  C'est  une  démonstration  souvent  faite  que  tous 
les  sentiments  chrétiens  ne  datent  pas  du  christianisme.  Aussi 
ne  voulons-nous  pas  la  refaire,  mais  insister  seulement  sur 
l'adaptation  singulière  des  idées  et  des  tendances,  qui  marquent 
la  fm  du  paganisme,  à  la  foi  qui  va  lui  succéder.  —  Un  poète 
dont  on  fera  un  précurseur,  en  mêlant  son  âme  à  l'âme  romaine, 
lui  a  inoculé  une  tendresse  qu'elle  ne  désapprendra  plus.  La 
sympathie  pour  les  humbles,  pour  ceux  qui  souffrent,  retentit 
comme  un  écho  partout  où  avaient  été  entendus  certains  vers 

(i)  Saint  Justin,  ApoL,  II,  8,  10. 

(2)  Athénagore  Supplie,  pro  Christ.,  35. 


LE  CHRISTIANISME  DES   PAÏENS.  105 

de  Virgile  (1).  Et  dans  ce  même  poème,  où  l'iiomme  devient 
plus  doux  envers  l'homme,  il  apparaît  envers  Dieu  plus  confiant 
et  plus  résigné  (2).  Aussi  un  chrétien  de  nos  jours  ne  se  sent-il 
pas  dépaysé  en  lisant  Virgile.  Chez  ce  fervent  païen  il  n'y  a 
plus  de  païen  que  la  mise  en  scène  et  les  noms  propres.  Et 
Ton  comprend  que  la  lecture  de  ses  œuvres  ait,  comme  une  lec- 
ture pieuse,  préparé,  la  légende  dit  même  opéré  à  elle  seule 
des  conversions  (3).  Mais  l'exquise  poésie  de  Virgile  n'est  qu'un 
symptôme,  le  premier  peut-être,  d'une  façon  nouvelle  de 
penser  et  de  sentir  dont  les  manifestations  vont  aller  se  mul- 
tipliant. 

Le  stoïcisme  avait  depuis  longtemps  enseigné  que  tous  les 
hommes  forment  une  même  société,  et  c'est  Gicéron,  nous 
aurons  occasion  de  le  redire,  qui  avait  exprimé  cette  idée  dans 
le  plus  magnifique  langage  (4).  De  cette  parenté  originelle  tous 
les  devoirs  sociaux  étaient  déduits  :  «  La  nature  veut  que 
l'homme  fasse  du  bien  à  l'homme,  et  pour  cette  seule  raison 
qu'il  est  homme.  »  Mais  les  siècles  suivants  font  sortir  de  cette 
théorie  abstraite  un  sentiment  plus  vif  de  réelle  fraternité.  «  Si 
la  nature  nous  a  donné  deux  bras,  dit  fortement  Sénèque  (6), 
c'est  pour  aider  nos  semblables  ;  »  et  il  rappelle  le  beau  vers 
si  souvent  répété  de  Térence,  et  dont  le  sens  apparaît  de  plus 
en  plus  plein.  Ce  qui  est  à  noter  de  la  part  d'un  stoïcien, 
il  semble  demander  au  cœur  de  se  mettre  de  la  partie,  et 
d'ajouter  à  l'aide  matérielle  celle  qui  ne  peut  venir  que  de 
lui  (7).  Aux  gens  aigris  et  toujours  mécontents  il  adresse  cette 

(!)  Virgile,  Enéide,  voir  surtout  I,  462  ;  VIII,  407. 

(2)Jd.,  I,   542;  II,  428,  600  ;  IV,  56.  Voir  Boissier,  Religion  Romaine, 
I,  IV,  3. 

(3)  TiLLEMONT,  Hist.  eccL,  t.  III,  p.  331. 

(4)  Voir  surtout  De  legibus,  I,  7,  23. 

(5)  CicÉRON,  Deoff.,n\,  6. 

(6)  Sénèque,  Ep.  ad  LuciL,  95. 

(7)  Sénèque,  De  ira,  I,  14,  3. 


106  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

parole  vraiment  évangdlique  :  «  Quand  donc  aiinerez-vous?(l).  » 
Jiivénal  (2)  rend  grâces  au  ciel  de  ce  don  qu'il  nous  a  fait,  le 
don  des  larmes.  Là  est  pour  lui  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  excel- 
lent dans  la  nature  humaine,  et  ce  qui  fait  la  vraie  supériorité  de 
l'homme  sur  les  bêtes  indifférentes  aux  maux  les  unes  des  autres. 
Le  plus  grand  malheur  pour  ce  poète,  qui  n'est  pas  unélégiaque, 
c'est  de  n'aimer  personne  et  de  n'ôtre  aimé  de  personne.  Faire 
du  bien  devient  chez  Sénèque,  en  même  temps  qu'un  devoir, 
un  art.  Peu  s'en  faut  même  qu'à  force  de  raffmer  sur  les 
difficultés  de  cet  art  Sénèque  n'aille  contre  son  but,  et  ne 
nous  ôte  l'envie  de  nous  y  essayer.  Les  stoïciens  ont  enseigné  en 
outre  qu'il  faut  faire  du  bien  même  à  ses  ennemis  (3).  Le  sage 
est  honni,  battu  ;  mais  il  doit  aimer  ceux  qui  le  battent,  comme 
il  aime  le  père  de  toutes  choses,  comme  il  aime  son  frère  (4). 
Ces  austères  moralistes  se  sont  donc  élevés  jusqu'à  l'indul- 
gence et  au  pardon.  Personne  n'est  sans  péché,  dit  un  rhéteur 
cité  par  Sénèque  le  père,  et  ce  simple  retour  sur  soi-même 
devient  le  principe  d'une  infinie  miséricorde,  qui  eût  manqué  à 
une  vertu  trop  sûre  d'elle.  Marc-Aurèle  s'empare  de  la  théorie 
platonicienne  que  le  méchant  ne  pèche  pas  volontairement,  et 
dans  sa  bouche  elle  devient  comme  une  paraphrase  philoso- 
phique des  paroles  du  crucifié  :  Pardonnez-leur,  ils  ne  savent 
ce  qu'ils  font  (5).  «  Faut-il,  dit  de  son  côté  Epictète,  nous  empor- 
ter contre  celui  qui  nous  a  outragés  ?  Non,  c'est  un  égaré.  Ayons 
pitié  de  lui  comme  nous  avons  pitié  des  aveugles  et  des  boi- 
teux (6).  »  Entre  de  tels  sentiments  et  ceux  qu'inspire  la  charité 
chrétienne  ii  nous  faudra  de  l'attention  et  presque  de  la  subtilité 
pour  trouver  une  différence. 

(1)  Sénèque,  De  ira,  lit,  28.  i. 

(2)  JuvÉNAL,  Sat.  XV,  131-150. 
\       (3)  Sénèque,  Ep.  ad  Lucil.,  81. 

(4)  Epictète,  Diss.,  lll,  22. 

(o)  Voir  Denis,  Histoire  des  idées  morales,  t.  il,  p.  166 

(6)  Epictète,  Diss.,  1,  28. 


LE  CHRISTIANISME   DES  PAÏENS.  107 

De  nouveaux  devoirs  envers  nous-mêmes  apparaissent  à  la 
même  date  et  avec  les  mêmes  hommes.  Et  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  noter  (eut-on  pu  en  effet  a  priori  l'établir?)  quelle 
modilication  de  la  morale  individuelle  a  correspondu  à  une 
conscience  plus  développée  de  la  fraternité.  Or  cette  modifi- 
cation a  consisté  dans  l'apparition  du  scrupule,  comme  si 
certains  sentiments,  en  entrant  dans  l'ùme  humaine,  loin 
d'épuiser  toutes  ses  ressources  pour  le  bien,  lui  en  faisaient 
découvrir  qu'elle  ne  se  connaissait  point.  Ici  encore  il  n'y  a 
rien  d'absolument  nouveau.  C'est  une  vieille  idée  stoïcienne 
que  nos  intentions  sont,  plus  que  nos  actes  même,  les  éléments 
de  notre  moralité.  Mais  il  y  a  loin  de  ce  qui  est  connu  à  ce  qui 
est  senti,  comme  dirait  Leibnitz,  et  c'est  aux  approches  du 
christianisme  seulement  que  ce  sentiment  d'intime  responsabi- 
lité trouve  son  expression.  «  Quiconque  nourrit  un  mauvais 
désir  est  coupable,  »  dit  Sénèque,  et  il  ajoute  qu'on  peut  ainsi 
être  assassin  sans  verser  le  sang  (1).  Mais  c'est  Epictète  qui  sur 
ce  point  encore  est  le  plus  chrétien  des  païens  :  «  Aujourd'hui, 
ayant  rencontré  une  belle  femme,  je  ne  me  suis  pas  dit  : 
heureux  qui  couche  avec  elle  !  heureux  son  mari  1  car  se  dire 
cela  cest  être  adultère  en  pensée  (2).  »  Ce  texte  nous  prouve 
encore  que  la  chasteté  est  devenue  une  vertu.  A  vrai  dire,  elle 
en  avait  toujours  été  une,  et  il  serait  puéril  de  prendre  X Art 
d'aimer  pour  la  représentation  exacte  des  moeurs  et  surtout  de 
la  morale  des  anciens.  L'école  de  Pythagore  avait,  entre  autres 
traditions,  celle  de  la  pureté  des  mœurs,  et  ce  fut  un  pythago- 
ricien, Attale,  qui  plus  tard  y  convertit  le  jeune  Sénèque.  Platon 
déclare  infâme  celui  qui  vit  avec  une  autre  que  son  épouse  légi- 
time (3).  Quant  à  la  femme  adultère,  ce  n'est  pas  seulement  dans 
la  cité  idéale  de  Platon,  c'est  dans  Athènes  qu'elle  est  chassée  du 

(1)  Séseqle,  De  benef.,  \,  l 'i. 

(2)  Kpictete,  Diss.,  11.  IS. 

(3)  Platon,  Lojs,  VIII. 


108  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

temple  et  que  toute  parure  lui  est  interdite  (I).  Mais  cette 
pudeur  officielle  pénètre  de  plus  en  plus  dans  l'âme,  et,  à 
l'époque  de  transition  dont  nous  nous  occupons,  elle  est  devenue 
l'ornement  ordinaire  et  discret  des  plus  délicates.  Sénèque 
trouve  à  la  douleur  d'une  mère  cette  consolation  que  son  fils 
est  mort  avant  d'avoir  cédé  aux  tentations  qui  assaillent  son 
âge,  et  alors  que,  semblable  à  une  jeune  fille,  il  rougissait  si 
d'autres  le  sollicitaient  à  pécher,  comme  s'il  eût  péché  lui-môme. 
Marc-Aurèle  remercie  Dieu  de  l'avoir  conservé  longtemps 
chaste.  Épictète  émet  le  vœu  —  timide,  il  est  vrai,  —  que  l'on 
attende  au  mariage  pour  goûter  à  l'amour  (2).  C'est  que,  pour 
le  pieux  esclave,  nous  portons  Dieu  au  dedans  de  nous,  et  que 
toute  pensée,  toute  action  basse  est  pour  cette  divine  présence 
une  souillure  (3).  «  Ce  que  tu  n'oserais  pas  faire  devant  une 
image  de  Dieu,  tu  le  ferais  devant  le  Dieu  que  tu  as  en  toi,  et 
qui  voit,  et  qui  entend  tout  !  »  Ainsi  les  devoirs  envers  nous- 
mêmes  apparaissent  déjà  comme  des  devoirs  religieux.  Yalère 
Maxime  enfin  rapporte  cet  exemple  extraordinaire  d'un  héroïsme 
d'un  nouveau  genre.  Un  adolescent  dont  la  grande  beauté  faisait 
des  ravages,  Spurina,  se  mutila  le  visage,  «  préférant  une 
laideur  qui  témoignait  de  sa  vertu  à  une  beauté  qui  causait  du 
scandale  ». 

Ce  qu'il  faut  ajouter,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  là  seulement  un 
progrès  dû  à  des  consciences  plus  affinées.  La  [gravité  en  ces 
matières  a  toujours  été  un  trait  du  caractère  romain.  Quintilien 
parle  quelque  part  de  la  sainteté  romaine  (4).  Il  cite  une  loi  qui 
punissait  jusqu'aux  regards  quand  c'étaient  des  regards  de 
convoitise  jetés  sur  la  femme  d'autrui  (5).  Valère  Maxime  nous 

(1)  Voir  A.  Maury,  Histoire  des  reli<jions  de  la  Grèce  antique,  t.  III,  p.  30, 
note  a. 

(2)  Épictète,  Manuel,  XXXIII,  8. 

(3)  Épictète,  Diss.,  II,  8. 

(4)  Quintilien,  DecL,  III. 

(5)  Id.,  CGXI. 


LE   CIi^ISTIA^'ISME  DES   PAÏENS.  109 

apprend  que  les  secondes  noces  étaient  mal  vues  à  Rome,  bien 
avant  que  les  docteurs  chrétiens  aient  jeté  sur  elles  la  défa- 
veur (1).  D'après  le  môme  historien,  il  s'écoula  cinq  cent 
vingt  années,  depuis  la  fondation  de  Rome,  sans  un  seul 
divorce  (2).  Sur  ce  point  encore  le  christianisme  n'avait  donc 
qu'à  continuer  ou  à  reprendre  des  traditions  qui  le  préparaient, 
La  matrone  romaine,  si  différente  déjà  de  la  femme  grecque, 
plus  libre  qu'elle,  plus  mêlée  à  la  vie  sérieuse  de  la  maison, 
à  l'autorité,  à  l'éducation,  est,  quoique  avec  plus  de  raideur, 
le  premier  exemplaire  de  la  femme  chrétienne.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  ces  veuves  sur  la  vertu  desquelles  saint  Ambroise 
veillera  avec  tant  de  sollicitude,  qui  n'aient  eu  leurs  proches 
parentes  dans  l'antiquité,  et  déjà  le  veuvage  avait  été  comparé 
à  une  virginité  nouvelle  (3). 

Cette  période  si  complexe  de  l'histoire  morale  qui  précède  la 
victoire  du  christianisme,  période  pendant  laquelle  la  distance 
est  plus  grande  qu'elle  ne  l'a  jamais  été  d'une  doctrine,  que 
chaque  écrivain  contribue  à  porter  plus  haut,  à  des  mœurs  qui 
chaque  jour  s'abaissent,  voit  encore  éclore  et  grandir,  en  même 
temps  que  la  chasteté,  certains  sentiments  qui  ont  sans  doute 
avec  elle  des  affinités.  Le  mépris  du  corps,  traditionnel  chez 
les  philosophes,  devient  plus  sincère  et  plus  passionné  (4).  Le 
mot  de  chair  est  déjà  employé  avec  le  sens  qu'il  aura  dans  la 
langue  chrétienne.  Le  mépris  des  biens  extérieurs  s'ensuit 
naturellement.  «  Celui  qui  veut  vivre  comme  il  faut,  dit 
Epictète,  ne  doit  pas  soupirer  après  eux  (5).  »  Le  dégoût  de 
toute  sensualité  est  poussé  jusqu'au  dégoût  de  la  vie  elle-même. 

(1)  Voir  Rena>,  Marc-Aurclc,  p.  d49. 

(2)  Valere  Maxi.mk,  II,  3,  4. 

(3)  Voir  sur  celte  question  les  développements  de  M.  Denis,  qui  cite  ce 
texte  curieux  d'Apulée  :  Viduitatis  llorem,  velut  quamdam  virginitatem 
violare.  Histoire  des  idées  morales,  t.  II,  p.  126. 

(4)  Séneqle,  De  vita  beata,  32. 

(5)  Epictète,  Diss.,  I,  21.  20. 


HO  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

Le  stoïcisme  est  en  perpétuelle  coquetterie  avec  la  mort.  Senti- 
ment peu  païen,  peu  conforme  du  moins  à  nos  idées  courantes 
sur  le  paganisme,  que  la  douce  mélancolie  avec  laquelle  Sénèque 
enviait  tout  à  Theure  le  sort  de  ceux  qui  meurent  jeunes.  On 
se  familiarise  avec  la  mort,  on  s'y  prépare,  on  la  voit  venir 
sans  broncher.  Quelques-uns  se  la  donnent.  D'autres  se 
contentent  de  l'implorer  comme  le  bûcheron  de  la  fable.  Ce  sont 
les  rhéteurs.  Maxime  commente  l'appel  désespéré  de  Philoctète  : 
0  mort,  médecin  de  tous  les  maux.  «  Oui  la  mort  nous  guérit 
en  nous  délivrant  de  ce  misérable  corps...  Ya,  continue  tes 
supplications,  appelle  à  toi  le  médecin  (1).  » 

Un  élément  religieux  est  mêlé  à  ces  derniers  sentiments,  et 
ceci  est  le  trait  le  plus  chrétien  de  cette  fin  du  stoïcisme. 
L'idée  de  Dieu  est  partout  présente  ;  on  ne  peut  se  passer 
d'elle.  «  Que  ferais-je,  dit  Marc-Aurèle,  d'un  monde  sans  pro- 
vidence et  sans  dieux?  »  L'optimisme  abstrait  des  premiers 
stoïciens  devient  une  confiance  pieuse  dans  la  bonté  divine. 
«  Dieu  est  notre  auteur,  notre  père  ;  il  veille  sur  nous.  N'y 
a-t-il  pas  là  de  quoi  nous  ôter  toute  inquiétude  (2)?  »  «  La 
nourriture  ne  manque  ni  aux  aveugles,  ni  aux  boiteux,  et  elle 
manquerait  à  l'homme  de  bien  (3)  !  »  C'est,  avec  moins  de  grâce, 
le  même  sentiment  dont  le  poète  a  trouvé  l'exquise  formule  : 

Aux  petits  des  oiseaux  il  donne  leur  pâture. 

S'il  nous  envoie  quelque  malheur,  «  ceci  vient  de  Dieu  » 
dirons-nous  (4),  et  nous  bénirons  la  volonté  qui  nous  frappe 
comme  la  volonté  qui  nous  secourt  et  nous  soutient.  Peu  s'en 
faut  qu'Épictète  ne  prononce  les  paroles  môme  de  la  prière 
chrétienne:  «  Que  votre  volonté  soitfaite  »  (5).EtpourtantleDieu 

(1)  Maxime,  Diss.,  XIII. 

(2)  Épictetk,  I»?5s.,  I,  9. 

(3)  W.,  111,24. 

(4)  Marc  Alrele,  II,  il. 

(d)  Épictete,  Diss.,  I,  1,  29. 


LE  CHRISTIANISME  DES  PAÏENS.  lll 

auquel  s'adressent  ces  grandes  âmes  a  peine,  môme  pour  elles, 
à  se  dégager  du  monde  et  des  lois  du  monde  qui,  pour  les 
premiers  théologiens  du  Portique,  le  contiennent  et  l'expriment. 
Elles  ont  plus  de  dévotion  que  de  foi,  et  c'est  cette  dévotion 
qui,  cherchant  son  objet,  le  projette  parfois  en  dehors  d'elle. 
Le  Dieu  stoïcien  osl  dès  lors  comme  disputé  entre  la  métaphy- 
sique et  la  morale  du  stoïcisme.  Il  apparaît  comme  une  personne, 
puis  de  nouveau  ses  traits  se  fondent,  et  il  s'évanouit.  Même 
chez  Marc-Aurèle  il  est  intermittent.  Mais  cette  adoration  qui 
s'obstine,  quand  tout  être  adorable  se  dérobe  à  elle,  n'en  est 
que  plus  significative,  et  elle  marque  bien  cette  disproportion 
entre  les  âmes  et  les  croyances  qui  les  préparait  à  recevoir, 
comme  une  chose  depuis  longtemps  attendue,  la  révélation 
chrétienne.  Cet  état  d'inquiétude  intellectuelle  et  morale  est 
fortement  dépeint  par  l'auteu)'  des  Clémmtines.  «  Dès  ma  plus 
tendre  enfance,  j'étais  travaillé  de  doutes  qui  étaient  entrés,  je 
ne  sais  comment,  dans  mon  âme.  Ne  serai-je  plus  rien  après 
ma  mort,  et  nul  ne  se  souviendra-t-il  plus  de  moi,  puisque  le 
temps  engloutit  dans  l'oubli  toutes  les  choses  humaines  ?  Ce 
sera  donc  comme  si  je  n'étais  pas  né!  Quand  le  monde  a-t-il 
été  créé,  et  qu'y  avait-il  auparavant  ?  S'il  a  eu  un  commencement, 
aura-t-il  une  fin?  Et  qu'y  aura-t-il  après  la  fin  du  monde,  si  ce 
n'est  le  silence  de  la  mort?  Tandis  que  je  portais  en  moi  ces 
idées,  j'étais  si  fort  tourmenté  que  je  pâlissais  et  que  je  me 
consumais.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  effrayant,  c'est  que  si  je 
voulais  me  défaire  un  moment  de  mes  doutes  inutiles,  cette 
souffrance  se  ranimait  en  moi  plus  violente  et  plus  vive.  »  Alors 
l'auteur  fait  voyager  cette  âme  avide  de  vérité  dans  les  écoles 
des  philosophes  où  elle  ne  trouve  que  contradiction,  dans  le 
pays  du  surnaturel,  en  Egypte,  où  elle  ne  trouve  que  mystifi- 
cation, jusqu'à  ce  qu'enfin,  ayant  rencontré  le  christianisme 
sur  son  chemin,  elle  se  repose  de  ses  pérégrinations  et  jouisse 
de  posséder  ce  qu'elle  cherchait  sans  le  savoir.  —  Telle   est 


11-2  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

l'histoire  vraie  de  beaucoup  d'àmes  païennes.  Et  c'est  ce  qui 
nous  a  permis  de  dire  que  la  distance  se  faisait  de  moins  en 
moins  grande  entre  le  paganisme  des  meilleurs  parmi  les 
païens  et  le  christianisme  lui-même. 


III 

Un  intransigeant  :  Tertullien, 

Cependant  le  premier  chrétien  qui  eut  du  talent  en  latin  (1) 
Tertullien,  est  l'adversaire  déclaré  de  toute  compromission  avec 
le  passé.  La  littérature  latine  chrétienne  débute  avec  lui  par 
l'intransigeance.  —  Tertullien  est  originaire  de  Carthage,  où  il 
naquit  d'un  centurion.  Il  est  bien  Romain  par  deux  traits  au 
moins  de  son  caractère  et  de  son  talent  :  c'est  un  réaliste  et 
un  juriste  (2).  Son  apologie  est  moins  une  défense  du  christia- 
nisme, au  point  de  vue  philosophique,  qu'une  défense  des  chré- 
tiens, au  point  de  vue  des  lois.  Bien  différente  en  cela  de  celle  de 
saint  Justin,  elle  répondait  mieux  à  des  besoins  immédiats.  En 
outre,  moins  philosophique,  elle  était  par  cela  môme  plus 
romaine.  C'est  même  un  «  vieux  Romain  »  que  Tertullien,  en  ce 
sens  qu'il  fait  effort  pour  dépouiller  toute  culture  hellénique. 
En  revanche,  par  l'Ancien  Testament,  la  culture  sémitique  a 
exercé  sur  lui  une  action  que  son  tempérament  d'Africain  le 
prédisposait  peut-être  à  recevoir.  Et,  par  lui,  elle  a  pénétré  dans 
la  littérature  latine  chrétienne  et  lui  a  donné,  alors  même  qu'elle 
fut  devenue  moins  rebelle  à  l'autorité  des  modèles  païens,  sa 

(1)  C'est  saint  Jérômo  qui  nous  dit  que  Tcrtullion  fut  le  proniior  écrivain 
chrétien  en  latin  après  le  pape  Victor,  auteur  d'opuscules  sur  la  fête  de 
Pâques,  et  le  sénateur  Apollodore,  qui  avaitdéfendu  le  christianisme  devant 
le  sénat.  De  viris  illustribus,  53. 

(2)  Eusébe  l'appelle  un  connaisseur  habile  des  lois  romaines.  Hist.  eccL, 
11,2. 


UN   INTRANSIGEANT   :    TERTULLIEN.  113 

savour  propre.  Voilà  commenl  mùme  les  imitateurs  de  Cicéron 
procèdent  de  Tertullien.  L'indifférence  pour  la  beauté  et  la  ré- 
gularité de  la  forme  qu'il  professe  suffit  à  créer  une  forme  litté- 
raire nouvelle,  plus  lâchée,  mais  plus  oratoire,  pleine  de  saillies 
et  de  trouvailles,  comme  de  négligences,  peu  scrupuleuse  sur 
le  choix  des  mots,  par  cela  même  plus  démocratique  et  plus 
populaire.  Le  christianisme,  qui  veut  être  entendu  au  loin  et  de 
tous,  se  crée  ainsi  une  langue  presque  cosmopolite  qui  ne  devait 
pas  être  du  goût  des  rhéteurs.  Même  chez  saint  Ambroise, 
même  chez  saint  Augustin  il  restera  quelque  chose  de  celte 
indépendance  littéraire.  Tertullien  enfin  fabrique  un  grand 
nombre  de  substantifs  abstraits  (1  ).  Le  latin  classique  en  était  fort 
pauvre.  Un  juge  autorisé  (2)  reconnaît  dans  cette  tendance 
à  personnifier  des  abstractions,  des  qualités,  des  manières  d'être 
ou  d'agir,  un  tour  d'esprit  plutôt  oriental,  mais  qui  deviendra 
communaux  nations  chrétiennes,  —  En  voilà  assez  sur  le  style 
de  Tertullien,  et  nous  n'en  aurions  même  pas  dit  autant  s'il  n'y 
avait  chez  lui  un  rapport  étroit  entre  le  style  et  les  idées. 

C'est  dans  V Apologie  qu'éclate  pour  la  première  fois  sa  haine 
contre  les  philosophes.  Des  païens  éclectiques  soutenaient,  ce 
que  saint  Justin  avait  soutenu,  que  le  christianisme  n'était  après 
tout  qu'une  philosophie  nouvelle.  Il  y  avait  là  contre  la  persé- 
cution un  refuge  possible  et  une  excuse.  Mais  il  n'est  pas  dans 
le  tempérament  de  Tertullien  de  prendre  des  biais  et  de  plaider 
les  circonstances  atténuantes.  Il  repousse,  comme  une  injure, 
ce  rapprochement  du  christianisme  et  de  la  philosophie.  Et  il 
déblatère,  à  ce  propos,  contre  les  philosophes,  avec  un  esprit 
d'intolérance  qui  a  été  égalé,  mais  jamais  dépassé.  Il  n'est  pas 
de  calomnie  qu'il  ne  ramasse.  Il  fait  penser  à  un  curé  de  cam- 
pagne   prêchant   contre    Voltaire.  Il   n'épargne   personne,  ni 

(1)  Hauschii.d,  Principes  et  moyens  de  formation  des  mois  dans  Tertullien, 
Leipzig,  1876-1881. 

(2)  Ebert,  /oc.  cit.,  trad.  française,  t.  I,p.47. 

NIVERSITÉ   TE   LyON.    —   VIII.    A.  S 


114  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE 

Démocrite,  ni  Anaxagorc,  ni  Aristote,  ni  Platon,  ni  même 
Socrate. 

Il  faut  ajouter  toutefois  qu'il  ne  s'en  prend  pas  seulement  aux 
philosophes,  mais  à  la  philosophie.  Entre  elle  et  la  foi  il  donne 
à  choisir,  et  il  trouve  une  joie  de  bourreau  à  insister  sur  la 
nécessité  de  ce  choix  auquel  tant  d'àmes,  de  tout  temps,  ont 
cru  pouvoirsesoustraire.il  ne  sied  pas  à  un  chrétien  de  chercher 
quelque  chose  au  delà  de  l'enseignement  divin,  et  d'ailleurs 
tout  nous  est  donné  dans  cet  enseignement  (1).  Notre  foi  nous 
suffit  donc,  et  le  premier  article  de  cette  foi  est  qu'il  n'y  a  rien 
en  dehors  d'elle.  La  foi  vient  de  Dieu,  la  philosophie  du  démon, 
tes  hérésies  sont  nées  du  mélange  adultère  de  la  philosophie 
et  de  la  foi.  Les  philosophes  en  sont  les  patriarches  (2).  La  doc- 
trine des  apôtres  transmise  par  la  tradition  est  toute  notre 
science.  Rien  ne  prévaut  contre  elle,  mais,  avec  elle,  il  faut 
admettre  l'absurde  et  l'impossible  (3).  Tertullien  estle  premier 
et  le  plus  farouche  des  traditiomialistes. 

Nous  voilà  bien  loin  de  la  libre  et  large  exégèse  d'Origène. 
Origène  et  Tertullien,  ces  deux  grands  contemporains,  ont  pris 
en  face  de  la  pensée  de  l'antiquité  les  deux  attitudes  les  plus 
opposées.  Né  d'une  famille  pieuse,  Origène  n'a  entrevu  le  monde 
qu'à  travers  les  écrits  des  plus  sages  parmi  les  hommes,  et  sa 
tolérance  intellectuelle  est  née  de  sa  candeur  même  et  de  la 
sécurité  de  sa  foi.  Converti  tard,  TertuUien  a  connu  la  société 
païenne  dans  sa  corruption,  et  il  brûle  avec  rage  ce  que  lui- 
même  a  sans  doute  adoré.  Mais  la  différence  d'éducation  de  ces 
deux  hommes,  et  aussi  la  différence  de  leurs  tempéraments 
ne  sont  ici  que  des  causes  occasionnelles.  Ils  représentent  à 
vrai  dire  deux  directions  et  comme  deux  doctrines  contraires  au 

(i)  Tertili.ikn,  De  aniim,  2.  Non  amplius  invoniri  liret  qiiani  quod  a  Deo 
discilur.  Quod  aulem  a  Deo  discitur  tolum  est. 

(2)  Tertullien,  De  anima,  3;  De  jvxsc.  har.,  7;  Ath\  Marc,  V,  10. 

(3)  Tertullien,  De  carne  Christi,  îi. 


UN   INTRANSIGEANT   :    TERTULLIKN.  li;; 

sein  même  du  christianisme.  «  Dans  toute  œuvre  de  riiomme, 
Tcrtullien  n'aperçoit  que  rinlluence  du  démon  qui  Ta  perdu  ; 
Origine  se  montre  toujours  attentif  à  retrouver  l'empreinte  de 
la  main  divine  qui  Ta  créé  (1  )  »  Celui-ci  est  l'apôtre  d'une  religion 
hospitalière  et  du  salut  universel  ;  celui-là  n'a  à  la  bouche 
qu'anathèmes  et  menaces  d'enfer.  L'un  enseigne  l'alliance  de 
la  raison  et  de  la  foi,  l'autre  leur  irrémissible  divorce.  Ils  sont 
l'un  comme  à  l'extrême  droite  de  l'Eglise  latine,  l'autre  comme 
à  l'extrême  gauche  de  l'Eglise  grecque.  Si  l'un  est  l'ancêtre  des 
mystiques,  l'autre  est  l'ancêtre  des  inquisiteurs.  Fait  à  noter, 
l'orthodoxie,  amie  du  juste  milieu,  ne  suivra  ni  l'un  ni  l'autre. 
Nous  savons  déjà  à  quels  combats  donna  lieu  l'origénisme. 
>*ous  allons  voir  bientôt  qu'à  force  de  voir  des  hérésies  partout 
Tertullien  finit  hérétique. 

Toute  la  philosophie,  nous  Tavons  vu,  n'était  pour  lui 
qu'hérésie.  Mais  la  culture  profane,  sous  toutes  ses  formes,  était 
logée  à  la  même  enseigne.  C'est  à  propos  des  spectacles  que 
Tertullien  lui  fit  son  procès.  On  sait  quelle  place  ils  tenaient 
dans  la  vie  antique,  dont  ils  étaient  le  plaisir  officiellement 
consacré.  Aussi  le  sacrifice  de  ce  plaisir  paraissait  tellement 
dur  qu'on  jugeait  couramment  que  ceux  qui  s'y  résignaient 
voulaient  se  rendre  le  martyre  plus  facile,  en  retranchant  de  leur 
vie  tout  ce  qui  faisait  la  vie  digne  d'être  vécue  (2).  Mais  d'autres 
ne  pouvaient  s'y  résigner  et  cherchaient  des  excuses.  C'est  ceux- 
là  que  Tertullien  malmène,  leur  rappelant  avec  hauteur  les  enga- 
gements de  leur  baptême  (3),  et  cette  troublante  parole  qu'on  ne 
peut  servir  deux  maîtres  (4).  Que  les  plaisirs  du  cirque  soient  peu 
chrétiens,  il  n'a  pas  de  peine  à  le  démontrer.  Emotions  trop 
fortes,  qui  nous   disputent  à  l'Esprit  Saint  et  dont  il  est  ja- 

(i)  Dk  Buoour;,  CEglisc  et  l'empire  romain,  t.  I,  p.  122. 

(2)  TKnTLLLiicN,  De  spectacidii;,  I. 

(3)  liL,  4. 

(4)  Id.,  26. 


116  LE  CHRISTIANISME   ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

loux(l), émotions  malsaines,  et  qui  nous  font  des  âmesde  bour- 
reaux. 11  nous  semble  mOme  qu'il  eût  pu  se  mêler  à  cette  démons- 
tration de  Tertullien  plus  de  pitié  pour  les  victimes  (2).  Mais  la 
pitié  n'est  pas  son  fait.  Aussi  ne  fait-il  entre  le  cirque  qui 
exploite  notre  férocité  et  le  théâtre  qui  vit  de  Fimpudicité 
aucune  différence  d'infamie.  L'idée  que  l'art  purifie  tout  est 
bien  loin  de  Tertullien.  «  Ce  qui  ne  doit  pas  être  fait  ne  doit 
pas  être  dit  ni  représenté  (3).  »  L'art  est  chose  négligeable  pour 
lui.  Ce  n'est  pas  assez  dire  :  il  est  une  forme  de  la  concupis- 
cence (4).  Et  pour  extirper  des  cœurs  chrétiens  le  culte  païen  de 
la  beauté,  Tertullien  s'acharne  malicieusement  à  démontrer  que 
Jésus-Christ  était  laid  (5). 

Toute  raison  disparaît  dès  lors  de  conserver  pour  la  littéra- 
ture profane  une  piété  sacrilège,  et  Tertullien  l'enveloppe  tout 
entière  avec  la  littérature  dramatique  dans  un  mépris  qu'il  ne 
marchande  pas.  Elle  est  folie  devant  Dieu,  dit-il  (6).  Que  si  l'on 
soutient  que  le  monde  sans  beauté  sera  vide  de  joie  pour  le 
chrétien,  Tertullien  énumère  les  joies  inexplorées  que  la  pos- 
session de  la  vérité  et  que  la  réconciliation  de  son  âme  avec 
Dieu  lui  fera  découvrir.  Et  il  ajoutera,  ce  qui  est  aussi  d'une 
psychologie  inconnue  des  anciens,  sinon  peut  être  d'Épicure, 
qu'une  volonté  suprême  naît  du  dédain  de  toute  volupté  (7). 
Enfin  le  christianisme  a  de  quoi  satisfaire  même  les  amateurs 

(1)  TF.nTiLLiEx,  De  spcctaciiUs,  15. 

(2)  Voici  la  ])hrase  la  plus  émue  que  nous  ayons  rencontrée  :  «  Bonum 
est  cum  puniuntur  noccntes.  Quis  hoc  nisi  nocens  negabit  ?  Et  tainen 
innocens  de  supplicio  alterius  la'tari  non  polest,  cum  magis  conipetat 
innocenti  dolere  quod  homo  par  ejus  tam  nocens  l'actus  est,  ut  tam  crude- 
liter  impendatur.  »  Id.,  19. 

(3)  Id.,  18.  Quod  in  facto  rejicitur,  etiam  in  dicto  non  est  recipidendum. 

(4)  Tertullien,  De  idoL,  9. 

(b)  Tertullien,  De  carne  Christi,  9. 

(6)  Tertullien,  De  spectaculis,  18.  Sin  et  doctrinam  sœcularis  littera- 
turcT,  ut  stultiticG  apud  Deum  deputatam,  aspernamur... 

(7)  Jd.,29. 


UN   INTRANSIGEANT   :   TERTULUEN.  117 

de  spectacles.  C'est  le  spectacle  du  Jugement  dernier  que 
Tortullien  demande  que  nos  imaginations  évoquent.  On  y 
entendra  des  tragédiens  donner  de  la  voix  pour  exprimer 
leurs  propres  souffrances.  On  y  verra  les  llammes  achever  de 
dissoudre  les  plus  dissolus,  les  cochers  emportés  dans  une  roue 
de  feu.  Et  notre  auteur  continue,  avec  plus  d'emportement  que 
de  goût,  cette  description  où  le  feu  joue  le  principal  rôle. 
Singulier  christianisme,  et  qui  sera  cependant  celui  des  sculp- 
teurs et  des  peintres  primitifs.  De  ce  goût  de  l'horreur  un  art 
naîtra. 

Le  traité  De  l'Idolâtrie  est  comme  la   suite   du  traité  Des 
Spectacles.  Un  des  griefs  de  TertuUien  contre  les  théâtres  étaient 
qu'ils  sont  nés  du  culte  de  Vénus  et  de  Bacchus  (1).  Il  pour- 
chasse de  même  l'idolâtrie  partout  ou  elle  pénètre,  après  avoir 
posé  ce  principe/iue  celui  qui  s'en  rend  coupable  est  du  même 
coup  homicide  et  adultère.  Car  il  se  tue  lui-même  et  il  viole  la 
vérité  (2).  Mais  comment  ne  point  s'en  rendre  coupable?  L'ido- 
lâtrie est  le  pire  des  crimes  et  le  plus  commun.  Les  chrétiens 
du  m®  siècle  sont  mêlés  à  la  société  de  leur  temps,  ils  exercent 
des   métiers,  des   fonctions  publiques;   ils    parlent  la  langue 
commune,  se  conforment  aux  usages,  au  cérémonial.  Or  tout  cela 
est  imprégné  de  paganisme,  et  l'on  est  à  chaque  heure  païen 
malgré  soi.  Mais,  pour  ïertullien,  il  ne  suffit  pas  que  l'idolâtrie 
ne  soit  pas  dans  nos  cœurs,  si  elle  est  dans  nos  paroles  et  dans  nos 
actions.  Et  voilà  de  nouveau  tout  ce  qui  touche  à  l'art  païen  exclu 
de  la  vie  chrétienne,  et,  comme  on  ne  conçoit  pas  encore  un 
autre  art  que  l'art  païen,  l'ouvrier  chrétien  se  contentera  de 
faire  des  armoires  et  des  marmites  (3).  On  doit  renoncer  à  plaire 
aux  hommes  et  à  Dieu  tout  à  la  fois  (4).  On  ne  peut  servir  deux 

(1)  Tertullien,  De  spectaculis,  10. 

(2)  Tertullien,  De  idoL,  I. 
(3)/d.,9,  M. 

(4)  M.,  i:i. 


118  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE 

maîtres,  répèle  Terlullien  (1).  — Mais  il  faut  bien  vivre,  objecte 
un  pauvre  diable  de  chrétien,  à  qui  Terlullien  ôte  ainsi  son 
gagne-pain.  —  Heureux  les  pauvres!  a  dit  le  Seigneur,  répond 
le  terrible  homme  (2).  Celui  qui  a  la  foi  ne  craint  pas  la  faim. 
Entre  les  métiers  proscrits  est  celui  de  professeur  de  belles- 
lettres.  Car  il  fait  vivre  ceux  qui  l'exercent  en  perpétuel  contact 
avec  l'idolâtrie.  Car  il  leiir  fait  d'un  semblant  au  moins  de 
croyance  aux  fables  qu'ils  enseignent,  et  de  l'observance  des 
fôtes  qui  sont  pour  leurs  honoraires  des  échéances  d' usage, 
autant  de  nécessités  professionnelles.  —  Julien  interdira  aussi 
aux  chrétiens,  mais  pour  d'autres  raisons  d'enseigner  la  litté- 
rature. 

On  distingue  d'ordinaire  dans  les  écrits  de  Terlullien  ceux 
qui  appartiennent  à  la  période  orthodoxe  et  ceux  qui  appar- 
tiennent à  la  période  montaniste  de  sa  vie.  Incontestablement 
et",  par  exemple,  sur  la  question  si  controversée  alors  des 
secondes  noces,  son  rigorisme  va  croissant  (3).  Mais  c'étaient 
ses  principes  qui  l'entraînaient,  et  on  peut  soutenir  qu'il  fut  de 
tout  temps  un  sectateur  de  Montan  en  puissance,  comme 
disent  les  philosophes.  Voilà  donc  un  homme  que  son  excès  de 
zèle  sert  mal  et  que  rend  hérétique  la  peur  de  le  devenir.  Or 
rien  ne  prouve  mieux  quelle  solidarité  existait  entre  la  culture 
antique  et  le  bon  sens  chrétien  que  de  constater  entre  les  opi- 
nions littéraires  de  Terlullien  et  ses  opinions  morales  comme 
un  lien  naturel.  Sa  haine  de  l'art  antique  n'a  d'égale  que  sa 
haine  de  la  nature  elle-même.  Il  proscrit  les  secondes  noces, 
s'il  n'ose  proscrire  les  premières,  et  il  ose  du  moins  souhaiter 
qu'elles  soient  stériles.  Le  Seigneur  n'a-t-il  pas  dit:  «  Malheur 
au  sein  qui  a  conçu  et  aux  mamelles  qui  ont  nourri  !   »  On 

(1)  Tertullien,  DeidoL,  12. 

(2)  Ici. 

(3)  Voir  cette  gradation  du  traité  Ad  uxorein  aux  traité?  De  exhortation 
castitatis,  et  De  monogamia. 


UN   INTRANSIGEANT   :   TERTULLIEN.  119 

n  aura  que  faire  d'enfants  au  jour  du  Jugement  (1).  «  11  fera 
beau  voir  des  seins  ballants,  des  nausées  d'accouchée,  des 
mioches  qui  braillent  se  mêler  à  la  venue  du  Juge  et  aux  sons 
de  la  trompette.  Oh  !  les  bonnes  sages-femmes  que  les  bour- 
reaux de  l'Antéchrist  (2).  »  Donc  plus  de  famille,  mais  des  jeûnes, 
des  abstinences,  et  la  recherche  passionnée  du  martyre.  Mourir 
dans  son  lit  est  un  malheur,  si  ce  n'est  une  lâcheté  (3).  Cette 
morale  sans  humanité  est  une  morale  sans  pitié  et  sans 
pardon.  Tertullien  refuse  à  l'Eglise  le  droit  de  pardonner 
certaines  fautes.  Et,  comme  elle  les  pardonne,  il  la  traite 
de  caverne  d'adultères  et  de  prostituées  (4).  Car  les  intem- 
pérances de  langage  sont  les  seules  que  Tertullien  ne  réprouve 
point. 

Cependant  le  plus  intransigeant  des  hommes  ne  peut  pas  être 
jusqu'au  bout  conséquent  avec  lui-même.  Tertullien  avait  médit 
de  la  philosophie,  etil  y  a  une  philosophie  de  Tertullien.  C'est  qu'il 
lui  était  malaisé  de  défendre  ses  croyances  contre  ses  nombreux 
adversaires,  païens  ou  gnostiques,  sans  les  commenter,  sans  les 
interpréter,  sans  philosopher  en  un  mot.  Mais  il  n'est  môme  pas 
impossible  de  trouver  dans  la  philosophie  de  Tertullien  la  trace 
de  ces  philosophies  antiques  pour  lesquelles  il  n'a  pas  assez  de 
mépris.  Ce  grand  contempteur  de  tout  sentiment  naturel  fait 
aussi  à  la  nature  une  place  d'honneur  dans  ce  qu'on  peut  appe- 
ler son  système.  C'est  Dieu  en  effet  qui  nous  parle  par  elle  ; 
l'âme  est  l'élève,  la  nature  est  l'institutrice.  Dieu  est  l'institu- 
teur de  cette  institutrice  (S).  Et  il  y  a  ainsi  une  révélation  pri- 
mitive, reçue  par  l'âme   comme  une  dot,  antérieure  aux  pro- 

(1)  Tertlllien,  Ad  uxoron,  1,  tj  ;  De  cxkort.  cast.,  G. 

(2)  Tertullien,  De  monogamia,  16. 

(3)  Voir  De  fiiga. 

(4)  Tertullien,  De  pudicitia,  1. 

{"))  Tertullien,  De  test,  aniinx,  5.  Magistra  natura,  anima  discipula. 
Qiiicquid  aut  illa  edocut,  aut  ista  pordidicit,  a  Deo  Iradilum  est,  magistro 
scilicet  ipsius  magislr.i'. 


120  LE  CHRISTIANISME  ET   LA   CULTURE   CLASSIQUE. 

phdties  (1),  et  qui  constitue  une  sorte  de  christianisme  naturel 
et  universel  (2).  —  Clément  d'Alexandrie  n'a  pas  dit  autre  chose. 
Mais  il  concluait  que  Socrate,  par  exemple,  avait  contribué  à 
cette  révélation.  C'est  pour  les  personnes  et  les  noms  propres 
que  Tertnllien  est  surtout  impitoyable.  —  Se  doute-t-il  que 
cette  confiance  filiale  dans  une  nature  qui  exprime  Dieu,  et 
dont  la  raison  humaine  est  un  reflet,  lui  vient  en  droite  ligne  du 
stoïcisme  ?  Il  a  une  idée  bien  stoïcienne  encore  de  l'ordre  uni- 
versel. Il  fait  remarquer  que  le  mot  grec  qui  désigne  le  monde 
signifie  ordre  et  beauté,  ce  qui  est  on  ne  peut  plus  païen  (3). 
Et  Ritter  observe  qu'il  déduit  parfois  la  justice  divine  non  de 
la  nécessité  d'une  sanction,  mais  de  celle  d'une  réparation 
plutôt  esthétique.  Les  méchants  sont  punis  en  vertu  de  la 
môme  loi  qui  fait  succéder  le  jour  à  la  nuit,  et  pour  rétablir  le 
bel  équilibre  de  la  création  (4).  Or  le  christianisme  et  même  la 
philosophie  moderne  se  font  de  la  justice  une  idée  plus  exclu- 
sivement morale. 

De  même  cet  adversaire  de  la  rhétorique  fut  un  rhéteur.  Il 
l'avait  été,  et  un  de  ses  premiers  ouvrages,  un  livre  contre  le 
mariage,  est,  nous  dit  saint  Jérôme  (5),  écrit  en  style  de  rhé- 
teur, c'est-à-dire  tout  rempli  de  lieux  communs.  Il  le  resta  toute 
sa  vie,  et,  jusque  dans  ses  invectives  les  plus  passionnées,  le 
styliste  montre  souvent  le  bout  de  l'oreille.  Déclame-t-il  contre 
la  toilette  des  femmes  (6),  on  voit  qu'il  se  plaît  dans  la  descrip- 
tion, en  même  temps  qu'il  y  fait  preuve  d'une  compétence  qui 
rendrait  tout  autre  suspect.  Nous  avons  vu  qu'il  interdisait  aux 

(1)  Tertullien,  AdiK  Marc,  I,  10.  Ante  anima  quani  proplietia.  Animaî 
enim  aprimordioconscienlia  Dei  dos  est. 

(2)  Tertullien,  ApoL,   17.  Teslimonium  animtc  naturaliter  cliristianai. 

(3)  Teutlllien,  ApoL,  17;  Adv.  Marc,  I,  13  ;  At/v.  Her»;.,  40. 

(4)  Voir  RiTTER,  Histoire  de  la  philosophie  chrétienne,  Irad.  française,  t.  I, 
p.  356. 

(5)  Saint  Jérôme,  Adv.  Jovin.,  1. 

(6)  Tertullien,  De  cultu  fœminarum. 


UN  INTRANSIGEANT  :  TERTULLIEN.  121 

chrétiens  d'ôtre  |3rofesseurs.  Mais  il  ne  leur  interdit  pas  d'être 
élèves.  Ce  n'est  pas  la  môme  chose.  Le  professeur  est  censé 
croire  à  ce  qu'il  enseigne  (l),  c'est-à-dire  à  la  mythologie. 
L'élève  en  prend  et  en  laisse.  Puis  il  oubliera  (2).  Les  chrétiens 
n'ont  donc  que  le  droit  d'être  mauvais  élèves.  Tout  cela  est 
plein  d'inconséquences.  TertuUien  n'ose  pas  jeter  par-dessus 
bord  l'éducation  classique,  n'ayant  rien  à  mettre  à  la  place.  Il 
en  veut  et  n'en  veut  pas.  Mais  croit-il,  s'il  y  a  vraiment  péril 
moral  à  enseigner,  que  les  enfants  qui  vont  à  l'école,  que  du 
moins  ceux  qui  les  y  envoient  ou  qui  conseillent  de  les  y  envoyer 
n'encourent  aucune  responsabilité,  que  tirer  profit  de  la  faute 
d'autrui  ne  soit  pas  s'en  faire  le  complice,  et  qu'on  puisse  ainsi 
sans  remords  aider  les  gens  à  se  damner?  Il  y  a  là  un  scrupule 
qu'on  s'étonne  de  ne  pas  trouver  chez  TertuUien,  qui  en  a  tant. 
Mais  voici  tout  un  traité,  et  qui  est  cependant  de  la  dernière 
partie  de  sa  vie,  qu'il  semble  avoir  écrit  pour  prouver  que  le 
rhéteur  ne  faisait  chez  lui  que  sommeiller  (3).  11  avait  quitté 
la  toge,  le  vêtement  romain,  vêtement  fort  incommode,  mais 
dans  les  plis  duquel  semblaient  llotter  tant  de  souvenirs  glo- 
rieux, et  qui  était  comme  un  emblème  national,  pour  le  man- 
teau grec,  le  pallium.  Le  pallium  était  comme  le  froc  d'un 
temps  où  il  n'y  avait  pas  encore  de  moines,  à  proprement 
parler,  mais  des  ascètes,  ou  comme  on  disait,  des  continents. 
Il  avait  servi  aux  philosophes  grecs,  à  ces  cyniques  qui  furent 
les  vrais  ancêtres  de  nos  frères  prêcheurs  et  mendiants.  Il  est 
permis  de  croire  qu'il  était  quelquefois  mal  porté.  En  le  revê- 
tant toutefois,  TertuUien  entendait  déclarer  au  monde  qu'il 
renonçait  à  lui.  C'était  une  façon  de  faire  profession.  Cet 
homme  était  paradoxal  jusque  dans  ses  actions.  Gomme  il  ne 

(1)  Tertullikn,  DeidoL,  10. 

(2)  TERTULLiENjDe  test .  animae,  I. 

(3)  Voir  l'élégante  et  concluante  dissertation  de  M.  Boissier,  la  Fin  du 
paganisme,  liv.  lll,  ch.  i. 


i22  LE  CHRISTIANISME  ET   LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

manquait  pas  d'ennemis,  ils  saisirent  cette  occasion  de  s'égayer 
ù  ses  dépens.  Et  lui  céda  à  la  tentation  de  mettre  les  beaux 
esprits  du  temps  de  son  côté,  en  leur  servant  un  morceau  de 
leur  goût.  Il  ne  s'agissait  pas  d'une  question  de  foi,  et  il  lui 
sembla  qu'il  pouvait,  sans  se  donner  à  lui-même  un  démenti, 
qu'il  devait  peut-être  employer  une  autre  manière  de  discuter 
que  dans  V Apologie.  Il  se  souvint  donc  qu'il  avait  été  un 
brillant  élève  des  rhéteurs,  M.  Boissier  a  exccllement  démontré 
que  les  procédés  de  développement  dont  use  ïertullien  dans  ce 
petit  traité  sont  les  procédés  classiques  de  la  rhétorique  d'alors. 
«  Eh  bien,  oui!  j'ai  changé  dévotement.  Mais  qu'est-ce  qui  ne 
change  pas  ici-bas  ?  »  Suitalors  un  lieucommun  sur  lestransfor- 
mations  des  choses.  Le  costume  des  hommes  en  particulier  a 
subi  bien  des  variations.  Et  lorsque  TertuUien  arrive  à  ce  man- 
teau que  les  philosophes  ont  porté,  pour  en  faire  l'éloge,  il  fait 
l'éloge  des  philosophes  eux-mêmes  ;  ce  qui  est  grave  de  sa  part, 
et  ce  qui  prouve  jusqu'à  quel  point,  dans  les  discours  des 
hommes,  la  forme  entraîne  le  fond.  Parlant  en  rhéteur,  ïertul- 
lien pense  en  rhéteur.  Et  le  traité  Du  Manteau  a  beau  n'être 
dans  sa  vie  qu'un  accident,  et  comme  le  résultat  d'une  gageure, 
il  sert  à  mettre  en  évidence  cette  marque  indélébile  de  la  culture 
antique  même  sur  ceux  qui  le  prenaient  de  plus  haut  avec  elle. 

On  pourrait  donc  chercher  plus  d'une  chicane  à  TertuUien, 
et  pousser  l'irrévérence  jusqu'à  le  compter  au  nombre  des  pré- 
curseurs de  l'alliance,  qu'il  réprouve,  entre  la  tradition  morale 
et  intellectuelle  qui  finit  et  celle  qui  commence.  Ce  n'est  pas  à 
ce  titre  que  nous  lui  avons  fait  une  place  dans  notre  étude. 
Mais  il  importait  de  connaître  la  tactique  opposée  à  celle  qui 
va  l'emporter  dans  le  camp  des  écrivains  ciirétieus,  et  dont 
nous  passons  en  revue  les  plus  illustres  représentants. 

TertuUien  est  d'ailleurs,  du  moins  dans  la  littérature,  un  cas 
presque  isolé,  et  comme  un  chef  sans  soldats.  Quelque  chose  de 
son  esprit  pénètre  toutefois  chez  presque  tous  les  Pères  latins,  y 


UN  INTRANSIGEANT    :   TKRTULLIEN.  123 

compris  saint  Ambroise.  On  peut  en  outre  rattaciier  plus  direc- 
tement à  soniniluence  deux  Africains  comme  lui,  saint  Gyprien 
et  Arnobe.  Saint  Gyprien  l'appelait  son  maître  (1)  et  faisait  de 
ses  œuvres  des  livres  de  chevet.  Il  en  a  imité  quelques-unes  (2). 
Il  soutenait,  lui  aussi,  non  sans  quelque  àpreto,  ce  dogme  que 
hors  de  FÉgiise  il  u'y  a  pas  de  salut  (3).  Mais  c'est  un  disciple, 
et  les  ardeurs  du  maître  arrivent  àlui  atténuées.  Les  imitations 
même  (ju'il  fit  de  TertuUien  servent  à  faire  ressortir  entre  le 
modèle  et  la  copie  les  différences  de  manière  et  de  ton.  Puis,  ce 
qui  témoigne  d'un  certain  éclectisme,  dans  un  des  ouvrages  ou  il 
imite  TertuUien,  dans  le  De  Idolorum  vanitate,  il  imite  aussi 
Minucius  Félix,  lequel  avait  imité  Gicérgn.  —  Quanta  Arnobe, 
il  a  écrit  cette  phrase  :  «  Quand  il  s'agit  de  choses  sans  osten- 
tation, il  faut  regarder  le  fond  et  non  la  grâce  de  la  forme  ;  il 
ne  faut  point  se  préoccuper  de  ce  qui  est  mélodie  pour  l'oreille, 
mais  de  l'utilité  des  auditeurs  ;  la  vérité  méprise  le  fard  (4).  » 
Mais  sa  langue  à  lui  est  toute  païenne.  Mais  il  cherche  des  ana- 
logies entre  le  christianisme  et  la  philosophie  platonicienne 
pour  les  faire  servir  à  la  défense  du  christianisme  (5),  ce  qui 
est  d'une  méthode  apologétique  fort  timide.  Enfin  dans  ce 
païen  devenu  tardivement  chrétien  il  reste  tant  de  paganisme 
que  nous  trouverions  parfois  sa  polémique  trop  complaisante. 
Nous  nous  éloignons  donc  de  plus  en  plus  des  positions  prises 
par  TertuUien.  Saint  Jérôme  rapporte  que  Lactance  fut  l'élève 
d'Arnobe  (6).  Or  Lactance  est  de  tous  les  écrivains  chrétiens, 
nous  le  verrons,  celui  qui  subit  avec  le  moins  de  fausse  honte, 
l'influence  des  maîtres  classiques  et  en  particulier  de  Cicéron. 

(1)  Saint  .IiiRÙMi:,  De  vir.  illuslr.,  o3. 

(2)  \oirsnrioni\e DehaMtuvirgi7ium,c[\tiDebono patienlix dcsa\nlCY\)rien. 

(3)  Saint  (^yi'kikn,  De  unitate  ecclesiœ. 

(4)  Voir  EiJKRT,  /oc.  cit.,  (trad.  française),  I.  I,  p.  Si!, 
(o)  Aknobi:,  Adv.  iiatione^,  il,  I 'k 

(6)  Saint  Jkrô.me,  De  vir.  illuslr.,  80  ;  Ep.,  IA\,  Ad  Magnum. 


124  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 


IV 


Preuves  diverses  de  l'alliance  de  la  culture  classique 
et  du  christianisme. 


Ce  qui  se  passe  dans  la  littérature  n'est  qu'un  cas  particulier 
d'un  phénomène  plus  général,  qui  fut  lui-môme  la  manifestation 
d'une  loi  historique  qu'une  expérience  d'hier  a  rendue  présente 
à  nos  esprits.  Les  plus  grandes  révolutions  passent  au-dessus  de 
certains  usages,  comme  de  certains  rouages  sociaux,  sans  les 
modifier  ni  les  atteindre.    Après  avoir  émis  la  prétention  de 
toucher  à  tout  et  de  tout  renouveler,    la  Révolution  française 
traita  avec  plus  d'un  préjugé  et,  pour  mainte  institution,  se  con- 
tenta de  l'avoir  démarquée .  Elle  entra  dans  les  mœurs  en  s'y  pliant, 
et  ce  fut  pour  elle  un  moyen  de  l'emporter  sur  les  grandes  choses 
que  de  céder  sur  les  petites .  Ainsi,  après  le  premier  orage,  ce  qu'on 
croyait  mort  reparut  en  partie,  et  le  passé  fit,  par  un  retour 
offensif,  sa  brèche  dans  le  présent.  On  eût  de  même  fort  surpris 
les  premiers  chrétiens  en  leur  prédisant  ce  que  le  christianisme 
en  viendrait  à  accepter  pour  sien,  comme  aussi  quelles  gens, 
et  vivant  de  quelle  manière,  auraient  plus   tard  le  droit  de 
s'appeler   chrétiens.  L'édit  de  Milan  et  les  efforts  loyaux  des 
successeurs  de   Constantin  pour  faire  vivre  en  paix  les  deux 
cultes  répandirent  un  esprit  de  tolérance  qui  aida  à  ces  emprunts 
et  à  ces  adaptations  dont  nous  voulons  parler. 

Si  la  haute  société  romaine  a  dans  le  sang  sa  passion  pour  le 
parler  élégant  elles  pointes  des  rhéteurs,  la  populace  devenue 
chrétienne  continue  d'aimer  les  fêtes  d'un  amour  tout  païen. 
Elle  a  changé  de  Dieu  plus  facilement  qu'elle  ne  changerait  sa 
façon  à  elle  de  fêter  la  divinité,  plus  facilement  même  qu'elle 
ne  changerait  de  jour  pour  ses  fêtes.  Sous  l'épiscopat  même 
d'Ambroise,  et  malgré  son  autorité  si  respectée,  les  fidèles  de 


PREUVES  DIVERSES....  12b 

Milan  se  joignaient  aux  païens  pour  célébrer  les  calendes  de 
janvier,  qui  étaient  elles-mêmes  un  souvenir  des  anciennes 
Saturnales.  Et  il  monta  en  chaire  pour  flétrir  cette  profanation 
et  cette  sorte  de  contresens  moral.  Mais  les  calendes  de  janvier 
devaient  être  plus  fortes  que  saint  Ambroise  et  que  la  logique. 
Dans  sa  réforme  du  calendrier  païen,  Théodose  dut  les  conser- 
ver comme  jours  fériés.  Peu  s'en  fallut  même  que  quelque  con- 
fusion ne  s'établît  entre  cette  vieille  fête  tenace  et  la  jeune  fête 
de  Noël  (1).  Et  voilà  comment  nous  nous  trouvons  chaque 
année  fêter  Saturne  sans  le  savoir.  Le  plus  souvent,  et  lorsqu'il 
s'agissait  d'une  commémoration  moins  importante  que  celle  de  la 
naissance  du  Sauveur,  la  fête  chrétienne  se  substituait  tout 
bonnement  à  la  fête  païenne  (2).  De  même  les  saints  de  la  nou- 
velle religion  prennent  la  place  —  et  les  temples  —  des  dieux 
de  l'ancienne.  Un  historien  ecclésiastique  du  commencement 
duv^  siècle  fit  comme  lathéorie  de  ces  transferts  :  «  Le  Seigneur, 
dit  Théodoret,  a  chassé  les  dieux  de  leur  temple,  et  mis  à  leur 
place  ses  propres  morts  en  faisant  reporter  sur  eux  tous  les 
honneurs  rendus  à  ces  dieux.  Au  Heu  des  Pandies,  des  Diasies, 
des  Dionysies  et  des  autres  fêtes,  il  y  a  maintenant  les  jours 
où  on  célèbre  celle  de  saint  Pierre,  de  saint  Paul,  de  saint 
Thomas,  de  saint  Serge,  de  saint  Marcel  et  d'autres  martyrs.  » 
Le  premier  art  chrétien  sortit,  par  un  processus  comparable, 
de  l'art  païen  et  mit  quelque  temps  à  s'en  dégager  pour  trouver 
ses  formes  propres.  L'histoire  comme  la  nature  ne  fait  point  de 
sauts.  Et  cela  est  vrai  de  l'histoire  des  symboles  et  des  idées. 
«  Un  art  ne  s'improvise  pas  (3).  »  Non  qu'il  faille  refuser  au 
christianisme  toute  spontanéité  et  toute  fécondité  artistiques. 
Quelques  uns  ont  poussé  à  l'excès  la  thèse  que  nous  présentons. 

(1)  Voir  lÎEiT.NOT,  Histoire  de  la  destruction  du  paganisme,  I.  I,  p.  382-38:L 

(2)  Dalr,  l'Église  chn^tienne  du  commencement  du  iv^  siècle  jusqu'à  la  fin 
du  vi",  p.  274. 

(3)  Raoll-Rochette. 


V*,  xXA 


126  LE  CIlRlSTIANISMli:   ET   LA   CULTURE  CLASSIQUE. 

On  a  outré  les  rapprochements  et,  dans  la  croix  elle-même,  on 
a  cherché  des  emblèmes  en  usage  chez  les  Egyptiens  pour 
désigner  les  éléments  (1).  On  a  de  même  voulu  voir  dans  le  type 
du  Bon  Pasteur  la  reproduction  de  l'Hermès  Criophore  (2), 
dans  tous  les  Christs  des  Apollon,  dans  les  Saint  Pierre  des 
Hercule.  Ce  sont  là  explications  bien  laborieuses  de  conceptions 
artistiques  fort  simples.  Mais,  pour  d'autres  symboles  plus  com- 
pliqués, l'emprunt  est  moins  contestable.  Orphée  entraînant 
les  animaux  au  son  de  sa  lyre  est  devenu  le  Christ  charmeur 
d'àmes.  Ainsi  une  image  artistique  familière  revêt  sans  trop  de 
peine  un  sens  nouveau.  Le  nimbe  entoure  la  tête  du  Christ  et 
des  saints  après  avoir  entouré  celle  des  faux  dieux  et  môme  celle 
des  empereurs  (3).  Lorsqu'il  ne  s'agissait  pas  de  la  représenta- 
tion de  la  divinité,  les  scrupules  étaient  encore  moindres.  Un 
fidèle  commande-t-il  un  sarcophage  pour  sa  tombe,  il  choisit, 
entre  les  motifs  de  décoration  les  plus  usités,  ceux  qui  peuvent, 
avec  un  peu  de  bonne  volonté,  s'interpréter  dans  un  sens 
chrétien.  Certaines  inscriptions  de  Phrygie,  tantôt  païennes, 
tantôt  chrétiennes,  présentent  indistinctement  les  mômes 
images  (4).  Est-il  téméraire  de  penser  qu'entre  les  vivants 
régnait  la  môme  confusion  qu'entre  les  morts,  et  que  ses  façons 
de  parler,  et  môme  de  penser,  n'auraient  pas  toujours  suffi 
non  plus  à  désigner  un  chrétien?  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  qui  se 
passa  dans  le  domaine  de  l'art  est  l'image  de  qui  se  passa 
dans  le  domaine  des  lettres  et  de  la  morale.  Les  formes 
littéraires  se  transmirent  comme  les  autres,  et  avec  elles  les 
idées.  Rien  ne  saurait,  mieux  que  la  simultanéité  de  ces  deux 


(1)  CiAMPiM,  Histoire  des  édifices  sacrés  construits  par  Constantin. 

(2)  Raoul-Rociiette. 

(3)  Voir  Allard,  Rome  souterraine,  p.  282. 

(4)  VoirViTET,  Journal  des  savants,  d8GG;  Bayet,  Recherches  pour  servir  à 
Vhistoire  de  la  peinture,  p.  13,  27,  30  ;  cl  Histoire  de  Vart,  p.  1 12  ;  (Iroisset,  les 
Sarcophurjes  chrétiens. 


PREUVES  DIVERSES....  d27 

phénomènes,  démontrer  ce  qu'une  telle  transmission  avait  de 
fatal. 

Le  sentiment  de  la  beauté  et  le  goût  du  talent  renaissant,  on 
vit  éclore  une  poésie  chrétienne.  Des  chrétiens  firent  des  vers, 
des  vers  antiques  sur  despensers  nouveaux.  Le  premier  de  ceux 
qui  s'y  essaya,  le  premier  du  moins  que  nous  connaissions, 
Commodien,  a  de  la  raideur  et  de  la  vulgarité.  Il  y  a  en  lui  des 
traces  d'éducation  sémitique.  Les  façons  de  parler  du  peuple 
ont  ses  préférences,  comme  aussi  les  provincialismes(l).  C'est 
le  Tertullien  de  la  poésie.  Mais  tandis  qu'on  peut  faire  de  la 
belle  prose  presque  malgré  soi,  on  ne  peut  faire  des  vers  qu'en 
le  sachant  et  en  le  voulant.  Ce  rude  poète  ouvrait  la  voie  à  de 
plus  délicats.  —  Faire  des  vers  pieux  fut  pour  beaucoup  le 
meilleur  moyen  de  résoudre  l'opposition  qu'on  s'était  efforcé 
d'établir  entre  leur  piété  et  leurs  goûts.  En  môme  temps  c'était 
une  ressource  pour  gagner  à  la  vérité  les  âmes  toutes  littéraires 
qui  refusaient  de  l'entendre  grossièrement  exprimée.  On  mit 
donc  en  vers  les  Évangiles.  Nous  voulons  parler  de  Y Historia 
Ëvaufjelica  de  Juvencus,  Ce  poète  se  fait  de  la  poésie  une  telle 
idée  qu'il  ne  doute  pas  que  les  noms  d'Homère  et  de  Virgile 
n'atteignent  la  fin  des  siècles.  Et  cependant  ils  ont  prêté  leur 
génie  à  des  fables  et  à  des  mensonges.  Que  penser  d'une  poésie 
qui  se  sera  faite  le  vêtement  de  la  vérité,  qui  recevra  d'elle 
l'éclat,  au  lieu  d'avoir  à  le  donner?  Juvencus  ne  dissimule  pas 
ses  espérances  de  gloire  terrestre,  sentiment  nouveau  chez  un 
chrétien.  Mais,  par-dessus  le  marché,  ses  œuvres,  vraiesœuvres  de 
piété,  assurent  son  salut  éternel.  La  poésie  ne  damne  plus  les 
hommes,  elle  les  sauve.  Ce  poète  si  content  de  son  métier 
s'aperçoit-il  qu'il  le  diminue  cependant  et  qu'il  remplace  la 
poésie  parla  versification?  Car  il  s'interdit  toute  invention  et  se 
borne  àtraduire  envers  le  récitsacré.  Il  n'invente  que  des  mois, 

(1)  Voir  EitKRT, /oc.  cit.,  p.  104 


•  28  LE  CHHISTIANISME  ET   LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

ci;  qui  prouve  du  moins  qu'il  manie  liaidimenl  sa  langue  et 
n'est  pas  un  imilaleur  servile.  Le  plus  souvent  toutefois  il 
imite  même  le  style,  et  ce  sont  les  Géorgiques  et  VÉnéide  qu'il 
imite.  Celle  double  fidélité  à  la  vérité  religieuse  pour  le  fond,  à 
Virgile  pour  la  forme,  fera  d'ailleurs  son  succès  près  des  huma- 
nistes do  la  Renaissance,  dont  elle  contentera  le  double  instinct. 
Elle  le  fera  mieux  que  ne  l'eût  fait  l'originalité  de  ses  idées  ou 
de  son  langage. 

Autour  de  l'œuvre  de  Juvencus,  il  faut  grouper  plusieurs 
adaptations  de  la  Bible,  adaptations  plus  indépendantes  du 
texte,  car  un  chrétien  en  use  plus  librement  avec  la  Bible  qu'avec 
l'Evangile.  C'est  là  l'origine  de  toute  une  tradition  littéraire  à 
laquelle  on  doit  les  poèmes  du  Tasse,  de  Millon  et  deKlopslock. 
L'une  de  ces  adaptations,  V Histoire  de  Sodome^  s'inspire  d'Ovide 
plutôt  que  de  Virgile,  parce  qu'il  s'agit  d'une  métamorphose,  et 
elle  oppose  la  métamorphose  de  la  femme  de  Loth  à  celle  que 
raconte  le  poète,  comme  la  vérité  à  la  fable.  —  Un  autre  de  ces 
pastiches  est  une  tentative  pour  raconter  toute  l'histoire  sainte, 
depuis  le  déluge  jusqu'à  l'Ascension,  avec  des  vers  de  Virgile, 
pris  de  côté  et  d'autre,  et  mis  bout  à  bout  (l).  Cela  fait  un  récit 
coupé  et  inintelligible  pour  qui  ne  connaîtrait  pas  d'avance  les 
faits  dont  il  s'agit.  C'est  une  série  d'allusions  et  de  rébus  à 
deviner.  Mais  si  nous  ajoutons  que  l'auteur  est  une  femme  qui 
appartenait  à  l'illustre  famille  des  Probus,  où  fréquentait 
Ambroise,  nous  saurons  de  quelle  superstition  l'antiquité  était 
l'objet  dans  le  milieu  où  se  passa  la  jeunesse  du  futur  évoque. 

Enfin  voici  un  poème  dont  on  ne  saurait  dire  si  l'auteur  est 
païen  ou  chrétien,  quoiqu'il  nous  apparaisse  plein  de  piété.  Mais 
il  y  avait  encore  des  païens  fort  dévots.  C'est  le  mythe  du  Phénix 
qu'il  raconte,  mythe  qui,  avec  de  légères  modifications,  fut 
adopté  par  le  christianisme,  et  devint  le  symbole  de  limmor- 

(1)  C'est  le  Cento  Virgilianus  de  Proba  Falconia. 


PREUVES   DIVERSES....  129 

talité.  Si  ce  petit  poème  était  sûrement  chrclien,  il  témoigne- 
rait excellemment  de  la  marche  parallèle  suivie  par  l'art  et  la 
littérature  chrétienne.  Car  l'oiseau  merveilleux  appelé  le  phénix, 
comme  le  palmier  qui  porte  le  môme  nom,  et  auquel  on  attribue  la 
morne  force  de  résurrection,  servait  dans  les  catacombes  depieux 
emblème  (1).  Mais  Tindécision  sur  la  religion  de  l'auteur  n'est- 
elle  pas  à  elle  seule  étrange  et  significative?  —  Pour  une  œuvre 
d  une  date  bien  postérieure,  et  pour  une  œuvre  morale,  ce  qui 
rend  la  chose  encore  plus  piquante,  le  même  doute  existe. 
L'auteur  de  la  Consolation,  Boëce,  est-il  chrétien,  est-il  païen? 
Si  c'est  un  chrétien,  comment  demande-t-il  des  consolations  à  la 
philosophie  et  non  au  Christ?  Et  cependant  il  est  vraisemblable 
que  c'est  un  chrétien  (2).  Quelle  meilleure  preuve  de  cette 
coexistence  de  deux  éducations,  l'éducation  religieuse  et  l'édu- 
cation classique,  et  comme  de  deux  âmes  dans  une  âme?  Chez 
saint  Ambroise  l'une  sera  subordonnée  à  l'autre  ;  chez 
saint  Jérôme  elles  lutteront  douloureusement;  chez  Boëce  elles 
vivent  côte  à  côte  sans  se  confondre. 

Entre  tous  les  auteurs  chrétiens  antérieurs  à  saint  Ambroise 
(les  seuls  dont  nous  voulions  nous  occuper  pour  le  moment), 
celui  qui  lui  ressemble  le  plus  est  saint  Hilaire.  Comme 
Ambroise,  Hilaire  est  un  poète  en  même  temps  qu'un  prosateur, 
et  ses  poèmes  furent  des  hymnes.  Comme  Ambroise,  il  était  de 
grande  naissance,  comme  lui  il  fut  évoque.  Tous  deux  luttèrent 
contre  l'arianisme  et  contre  des  cours  ariennes.  Tous  deux 
furent  des  disciples  d'Origène  (3),  et  introduisirent  dans  la  litté- 
rature latine  les  explications  allégoriques  qui  devaient  donner 
sa  forme  originale  à  l'imagination  du  moyen  âge,  créer  un  art 
et  une  poésie.  Cet  idéalisme  intempérant  est  de  tous  les  éléments 

(1)  Voir  Ai.i.\un.  Jor.  cil.,  p.  .302. 

(2)  Voir  noissiKii,  Journal  tics  savants,  1880. 

(3)  Le  Commenlaire  sur  saint  Mathieu  de  saint  tiilaire  est  imité  de  celui 
d'Origène. 

Univehsité  ue  Lyon.  —  VIII.  A.  9 


130  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

de  leur  pensée  celui  qui  est  le  jîIus  étranger  à  la  tradition 
classique  ;  car,  quand  bien  même  Pliilon  eût  imité  cette  méthode 
d'interprétation  des  stoïciens,  ce  n'est  pas  du  stoïcisme,  mais 
de  Philon,  et  singulièrement  développée,  qu'elle  vint  au  chris- 
tianisme. Entre  saint  Ililaire  et  saint  Ambroise,  il  y  a  toutefois 
une  importante  ditlcrence.  Saint  Ambroise  est  né  chrétien, 
saint  Hilaire  appartient  à  cette  espèce  morale  d'hommes  qui 
furent  pour  le  christianisme  de  si  utiles  défenseurs,  et  que  la 
philosophie  avait  amenés  à  la  foi.  Cette  évolution  naturelle  de 
son  esprit  laissa  chez  lui,  comme  chez  saint  Justin,  un  recon- 
naissant souvenir  pour  tout  ce  qui  l'avait  préparée.  Il  ne  rompt 
donc  pas  avec  son  passé  et  n'en  a  pas  honte.  Il  fut  le  premier 
philosophe  chrétien  en  latin.  On  l'a  appelé  l'Athanase  de 
l'Occident.  Il  fut  en  même  temps  le  théoricien  et  l'apologiste 
de  la  rhétorique  appliquée  à  la  défense  de  la  foi.  S'il  a  des  pré- 
tentions à  l'élégance,  s'il  imite  Quintilien  (1),  ce  n'est  pas  seu- 
lement par  habitude  ou  par  tactique  pieuse,  pour  convaincre  les 
gens  de  son  monde  et  de  son  éducation;  c'est  à  Dieu  qu'il  veut 
plaire,  et  c'est  Dieu  qui  demande  à  ceux  qui  parlent  en  son 
nom,  de  parler  au  moins  de  leur  mieux.  Celui  qui  rédige  les 
rescrits  d'un  roi  y  met  tout  son  soin  et  tout  son  talent,  et  l'on 
annoncerait  la  parole  de  Dieu  dans  un  langage  vulgaire  et  sans 
respect  pour  ce  qu'il  exprime!  Avec  saint  Hilaire,  la  recherche 
chez  un  écrivain  ou  chez  un  orateur  chrétien,  loin  d'être  sacri- 
lège, devient  donc  une  marque  d'égards  et  une  forme  de  la 
piété  (2).  Nous  n'avons  pas  affaire,  on  le  voit,  à  un  classique 
honteux  et  il  ne  s'agit  plus  pour  la  rhétorique  de  circonstances 
atténuantes.  Saint  Ambroise,  qui  sera  plus  éloquent  que 
saint  Hilaire,  n'aura  pas  ce  culte  de  l'éloquence. 

(1)  D'après  saint  Jérôme,  Ep.,  LXXXIII;  Ad  Magnum. 

(2)  Saint  Hilaire,  De  Trinitate,  1;  Tract,  in  P$.  Xlli. 


I 


UNE   DERNIÈRE  PREUVE   :    L'ÉDIT   DE  JULIEN.  131 


Une  dernière  preuve  :  l'édit  de  Julien. 

Nous  ne  voulons  plus  donner  qu'une  preuve  de  Talliance  du 
christianisme  et  delà  culture  classique,  et  de  la  force  que  le  chris- 
tianisme puisait  dans  cette  alliance.  C'est  le  fameux  édit  de  Julien 
qui  nous  la  fournit.  Plusieurs  causes  concoururent  à  faire  de  Julien 
un  apostat  ;  et,  dans  la  lutte  morale  qu'il  engagea,  il  avait 
d'instinct,  quoiqu'il  fût  plutôt  un  illuminé  qu'un  politique,  fait 
appel  à  tous  les  sentiments  que  le  christianisme  avait  froissés. 
La  seule  chose  qu'on  chercherait  en  vain  dans  la  tentative  reli- 
gieuse dont  il  est  l'auteur,  c'est  ce  que  le  xvui"  siècle  y  vit  : 
un  accès  de  libre  pensée.  Ce  fut  plutôt  une  réaction  de  l'esprit 
mystique  et  superstitieux  contre  une  religion  qui,  depuis  qu'elle 
était  sortie  saine  et  sauve  de  cette  longue  crise  qu'on  nomme  la 
gnose,  demandait  à  la  raison  non  pas  trop,  mais  trop  peu  de 
sacrifices.  Ce  fut  encore  une  courte  revanche  de  la  spéculation 
gréco-orientale  sur  lebon  sens  romain  qui,  dans  le  sein  de  l'Eglise, 
l'avait  emporté.  Julien  est  aussi  peu  romain  qu'un  empereur 
romain  pouvait  l'être.  Lui,  qui  cite  beaucoup,  ne  cite  jamais  un 
auteur  latin.  Mais  il  éprouve  et  il  exprime  toutes  les  répugnan- 
ces d'une  vieille  race  et  du  monde  officiel  à  l'égard  d'un  culte 
dont  les  origines  étaient  par  trop  plébéiennes.  Cet  homme  à  la 
barbe  inculte  était  un  aristocrate.  Il  a  été  aussi  le  dernier 
champion  des  divinités  nationales  contre  le  Dieu  unique  qui 
les  supprime  ou  qui  les  absorbe.  Voilà  pourquoi  cet  ennemi  des 
chrétiens  prodigue  aux  Juifs  les  avances  et  les  faveurs  (1).  On 
trouve  dans  ses  réformes   improvisées  jusqu'à  des  emprunts  à 


(1)  Julien,  Lettres,  XXV,  Ll. 

9* 


132  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

ce  christianisme  qu'il  abiiorre,  à  son  système  de  prédication,  à 
son  organisation  de  la  bienfaisance,  hommage  involontaire 
d'un  ennemi  à  ceux  qui  étaient  allés  au-devant  de  tant  de  besoins 
matériels  et  moraux. 

Mais  on  y  trouve  surtout  trois  choses  :  le  culte  de  la  nature, 
du  passé  et  des  lettres.  Julien  a  divinisé  le  soleil,  «  ce  roi  commun 
de  tous  les  êtres,  »  et  il  consacra  trois  nuits  à  composer  un 
discours  en  son  honneur  (1).  C'est  un  adorateur  de  toutes  les 
forces  et  de  toutes  les  splendeurs  de  la  nature  qu'il  reproche 
à  la  religion  nouvelle,  toute  morale  et  tout  intérieure,  d'ignorer. 
—  Ce  que  Julien  reproche  encore  à  cette  religion  nouvelle,  c'est 
d'être  nouvelle.  Il  a  la  superstition  de  l'antiquité.  Ces  expres- 
sions :  les  mœurs,  les  lois,  les  dieux  de  nos  pères  (2)  reviennent 
sans  cesse  sous  sa  plume.  «  Dieu  est  éternel,  dit-il,  et  il  convient 
que  ce  qu'il  a  établi  soit  éternel  (3).  »  Voilà  la  politique  conser- 
vatrice déduite  de  l'immutabilité  divine.  Joseph  de  Maistre 
n'inventera  rien  de  plus  fort.  Aussi  la  révolution  accomplie  par 
Julien  prétend-elle  n'être  qu'une  restauration.  Et  il  restaure 
avec  tant  de  rage  que  peu  s'en  faut  que  cet  empereur  ne  se 
fasse  républicain  (4). 

Mais  ce  qui  Ta  conduit  à  ce  culte  du  passé,  c'est  le  culte  lit- 
téraire qu'il  a  ressenti  pour  lui.  Sa  politique  est  une  politique 
de  rhéteur.  C'est  Libanius  qui  en  fut  le  premier  conseiller,  et 
plus  tard  il  put  dire  à  son  élève  :  «  C'est  la  rhétorique  qui  vous 
a  ramené  au  respect  des  dieux  (5).  »  Elle  est  en  effet,  de  tout  le 
passé,  ce  qui  a  le  mieux  survécu,  et  c'est  avec  ce  qui  demeure 
de  vie  en  elle  qu'elle  essaye  d'en  ranimer  les  restes.  L'admira- 
tion des  auteurs  anciens  se  change  donc  en  dévotion.  Les  poèmes 

(1)  Julien,  Oratio  VII,  p.  223;  IV,  p.  157  (édition  de  Spanheim,  1696). 

(2)  Julien,  Misopogon,  p.  362;  Oratio  III,  p.  114;  V,  p.  159.  Ta  TraTpîa  ïôt), 
7îaTpîov»s  voaou;,  xû  raToîw  Oeû». 

(3)  Cyrille,  Contra  Jul.,  4. 

(4)  Julien,  Misopogon,  p.  343. 

(5)  LiBAMUs,  Prosphon. 


UNE  DERNIÈRE  PREUVE   :   L'ÉDIT  DE  JULIEN.  133 

irilomère,  d'IIdsiode  passent  au  rang  de  livres  saints,  de  Bibles 
que  Ton  oppose  à  la  Bible.  Le  sentiment  qu'inspirent  de  si  vieilles 
gloires  n'a  pas  de  peine  en  effet  à  revêtir  une  forme  pieuse,  sur- 
tout chez  des  gens  dont  la  piété  n'a  pas  d'autre  objet.  L'origi- 
nalité et  la  témérité  de  Julien  fut  de  demander  à  cette  piété  lit- 
téraire une  sève  qu'elle  ne  possédait  point,  et  de  vouloir  fonder 
une  religion  avec  des  regrets.  L'hellénisme  fut  le  nom  de  cette 
religion.  Quant  à  celle  qu'il  veut  détruire,  il  se  croit  très  perfide 
en  l'appelant  le  galiléisme.  Et  son  double  orgueil,  national  et 
littéraire,  se  complaît  dans  l'opposition  de  ces  deux  noms,  l'un 
qui  résume  une  telle  histoire,  l'autre  qui  est  l'aveu  d'une  si 
humble  origine.  Mais  l'avenir,  quoi  qu'ait  pensé  Julien,  n'appar- 
tient pas  de  droit  à  ceux  dont  tous  les  titres  sont  dans  le  passé.  — 
Après  les  quelques  beaux  jours  qu'il  dut  à  Julien,  le  paganisme 
ne  devait  plus  entrevoir  l'espérance  que  sous  le  règne  du  rhé- 
teur Eugène.  Mettre  un  rhéteur  sur  le  trône  fut  en  effet  la  der- 
nière ressource  d'un  parti  dont  les  rhéteurs  étaient  le  plus 
solide  appui.  Cette  réédition  de  la  tentative  de  Julien  achève  d'en 
marquer  le  caractère. 

On  comprend  dès  lors  avec  quelle  jalousie  et  quelle  angoisse 
les  païens  devaient  voir  les  chrétiens  s'initier  à  ce  culte  de  l'an- 
tiquité qu'ils  voulaient  exploiter  comme  un  monopole,  et  du 
même  coup  leur  ôter  leur  dernière  raison  d'être.  «  11  ne  faut 
pas,  dit  Julien,  qu'on  nous  perce  de  nos  propres  flèches,  qu'on 
s'arme  de  nos  é^i^its  pour  nous  faire  la  guerre  (1).  »  L'édit  par 
le(iucl  il  interdit  aux  chrétiens  d'enseigner  la  rhétorique  avait 
pour  but  de  forcer  chacun  à  rester  chez  soi  et  à  vivre  de  son 
bien.  Aux  païens  Homère,  Hésiode,  Démosthène,  Thucydide, 
Socrate.  Que  les  Galiléens  aillent  commenter  dans  leur  église 
Mathieu  et  Luc.  Or,  pour  ce  païen  convaincu,  il  n'y  a  pas  d'édu- 
cation en  dehors  de  celle  que  l'antiquité   peut  donner.  «  Elle 

(1)  Ap.  Thkodorkt,  Hiat.  ecc/.,  III,  1S. 


134  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

seule  apprend  le  courage,  la  sagesse  et  la  vertu.  Il  compte 
donc  bien  réduire  ceux  qu'il  en  sèvre  à  la  disette  intellectuelle 
et  morale.  «  Ce  qui  est  le  plus  surprenant,  ajoute  M.  Boissier, 
c'est  qu'au  fond  les  chrétiens  pensaient  comme  lui  (1).  »  Ils 
sentirent  au  vif  cette  persécution  malicieuse  et  en  gardèrent 
rancune  à  Julien.  Saint  Grégoire  revendique  hautement  cette 
qualité  d'ilellcne  qui,  pour  lui,  n'est  pas  incompatible  avec  celle 
de  chrétien  (2).  Et  plus  tard  saint  Ambroise  objectera  aux  protes- 
tations de  Symmaque  en  faveur  de  la  tolérance  ce  souvenir 
encore  vivant  et  cruel  pour  les  chrétiens  de  lois  «  qui  voulaient 
les  empêcher  de  parler  et  d'instruire  ». 

Ainsi  c'est  un  païen,  et  dans  l'intérêt  de  sa  cause,  qui  reprend 
contre  l'alliance  de  la  culture  classique  et  du  christianisme  la 
campagne  qu'un  siècle  auparavant,  et  dans  un  intérêt  opposé, 
Tertullien  avait  si  vigoureusement  menée.  Et  il  est  tout  à  fait 
piquant  de  retrouver  dans  la  bouche  de  l'empereur  les  argu- 
ments du  tribun  chrétien.  Lui  aussi  refuse  de  distinguer  dans 
les  écrits  de  l'antiquité  le  fond  et  la  forme,  et  il  reproche  aux 
rhéteurs  qui,  ne  croyant  pas  aux  dieux  d'Homère,  continuent  à 
célébrer  Homère  leur  inconséquence  et  leur  hypocrisie.  —  Mais, 
entre  cette  intransigeance  païenne  et  l'intransigeance  chré- 
tienne, une  tradition  s'était  formée,  large  et  conciliante,  oii 
trouvaient  place,  avec  la  foi  nouvelle,  toutes  les  gloires  et  toutes 
les  acquisitions  morales  qui  faisaient  désormais  partie  du  patri- 
moine inaltérable  de  l'humanité.  Il  nous  faut  maintenant  rétrécir 
notre  champ  d'étude,  et  voir  quelle  fut,  sur  la  littérature  chré- 
tienne, l'influence  d'un  païen  entre  tous,  de  Cicéron. 

(1)  Boissier,  la  Fin  du  paganisme,  t.  I,  p.  1 12. 

(2)  Saint  Grégoire,  Contra  Jul.,  l,  107. 


CHAPITRE  IV 


LE    CICERONIANISME   AU    IV^   SIECLE   ll\ 


Pourquoi  Cicéron  a  eu  des  imitateurs  parmi  les  chrétiens. 

On  peut  se  demander  quelles  raisons  ont  attiré  à  Cicéron  les 
sympathies  plus  ou  moins  avouées  des  écrivains  chrétiens,  et 
fait  de  lui  leur  modèle  préféré.  —  On  répondrait  d'abord  qu'ils 
n'avaient  guère  le  choix.  Cicéron  et  Sénèque  sont  à  eux  deux 
toute  la  philosophie  latine,  et  Sénèque  eut  aussi  sa  clientèle 
chrétienne,  surtout  à  partir  du  jour  où  les  chrétiens  crurent 
pouvoir  le  prendre  pour  un  des  leurs.  Mais,  plus  que  Sénèque, 
Cicéron  présentait  dans  ses  ouvrages  comme  un  résumé  à  point 
de  la  philosophie  antique  pour  des  gens  qui  se  souciaient  peu 
de  recourir  aux  originaux  et  de  distinguer  entre  les  doctrines. 
Pour  eux  le  passé  formait  un  tout,  un  bloc.  Or  Cicéron  avait 
été  justement  un  éclectique,  et  représentait  l'esprit  moyen  des 
maîtres  divers  dont  il  avait  reçu  l'enseignement.  Un  penseur 
oi-iginal  aurait  moins  bien  fait  l'affaire  des  lecteurs  chrétiens 
qui,  en  lisant  Cicéron,  faisaient  du  même  coup  tant  d'autres 
connaissances.  Cicéron,  qui  voulait  apprendre  à  ses  contempo- 
rains la  philosophie  grecque,  se  trouva  donc  l'apprendre  sur- 

(1)  Nous  ne  parlerons  sous  ce  titre  que  des  cicéronicns  qui  sont  en  même 
temps  des  chrétiens,  quoiqu'il  ne  soit  pas  sans  intérêt  de  voir  païens  et 
chrétiens  imiter  à  l'envi  (licéron,  et  se  le  disputer.  Mais  il  faut  nous  borner. 


136  LE  CHRISTIANISME  ET  LA  CULTURE  CLASSIQUE. 

tout  aux  générations  chrétiennes  qui  suivirent.  Après  avoir 
beaucoup  imité,  il  était  dans  sa  destinée  d'être  imité  à  son  tour 
et  de  servir  de  trait  d'union  entre  des  maîtres  oubliés  et  des 
élèves  auxquels  ces  maîtres  n'avaient  point  pensé.  Un  philo- 
sophe de  profession  aurait  excité  plus  de  défiance.  Sa  carrière 
politique  d'honnête  homme  était  pour  sa  philosophie  une  recom- 
mandation, surtout  près  des  gens  que  les  héritiers  d'Auguste 
persécutaient.  Son  grand  talent  d'orateur  et  d'écrivain  servait  à 
ses  idées,  en  attendant  qu'il  ne  leur  fit  tort  dans  notre  opinion 
à  nous,  qui  ne  permettons  plus  aux  philosophes  de  si  bien  parler. 
Il  avait  vécu  à  la  plus  belle  époque  de  la  langue  latine,  de  sorte 
que  le  latin  de  Cicéron  devait  être  pour  les  classiques  de  l'ave- 
nir le  vrai,  le  seul  latin.  Avec  lui  on  apprenait  la  rhétorique 
en  même  temps  que  la  philosophie.  C'était  un  maître  à  plu- 
sieurs fins.  On  trouvait  dans  ses  écrits  tout  ce  qu'on  tenait  à 
savoir  de  l'antiquité.  Ils  étaient  des  manuels  de  haute  culture. 
Ajoutons  que  Cicéron,  étant  Romain,  est  déjà  chrétien  par 
plus  d'un  trait.  Il  y  a  un  accord  secret  de  pensée  entre  lui  et 
ceux  qui  l'imitent,  sur  des  points  essentiels.  Atticus  raconte 
qu'un  proconsul  romain  réunit  tous  les  philosophes  qui  étaient 
à  Athènes  et  les  somma  de  se  mettre  d'accord,  promettant  de 
consacrer  officiellement  cet  accord  (1).  Ce  proconsul  semble 
avoir  eu  l'idée  des  conciles  et  des  dogmes  qui  sortent  de  leurs 
décisions.  De  même  Cicéron  veut  forcer  à  s'entendre  Aristote 
et  les  stoïciens,  et  s'obstine  à  ne  voir  dans  leurs  dissentiments 
que  des  querelles  de  mots.  Quant  à  la  philosophie  d'Epicure, 
cet  homme  doux  et  pacifique,  la  menace  du  bras  séculier  (2). 
C'est  qu'une  chose  importe  au-dessus  de  tout  pour  lui,  comme 
pour  l'Eglise  romaine,  la  morale.  Les  arguties  des  Grecs  le 
laissent  au  fond  assez  indilîérent.  Il  met  quelque  coquetterie  à 
les  exposer,  et  à  faire  auprès  de  ses  contemporains  l'homme 

(1)  CicÉKON,  De  legibus,  I,  20. 

(2)  Cicéron,  De  finibus,  II,  10. 


POURQUOI  CICÉRON  A  EU  DES  IMITATEURS.  137 

qui  est  au  courant  des  choses.  Mais  c'est  quand  il  s'agit  des 
principes  de  l'ordre  social  et  moral  qu'il  se  montre  vraiment  et 
parle  en  son  nom. 

Et  cette  morale  cicéronienne  n'était  pas  pour  déplaire  à  des 
chrétiens  qui  ne  s'irritaient  pas  encore,  mais  se  réjouissaient 
de  trouver  à  leur  enseignement  des  antécédents.  Au  iv°  siècle 
seulement  les  scrupules  viendront,  et  saint  Ambroise  le  prendra 
de  haut  avec  son  modèle.  Au  iii"  siècle  on  est  tout  à  la  joie  de 
la  rencontre  et  de  l'accord  que  l'on  constate.  Ne  parlons  pas 
en  effet  du  De  Officiis  dont  nous  parlerons  longuement.  Mais 
l'auteur  des  Tiiscidanes,  mais  l'auteur  de  la  République  était 
lui  aussi,  comme  Yirgile,  un  précurseur;  et  la  morale  grecque, 
en  passant  par  sa  bouche,  prenait  déjà  cet  accent  de  gravité 
romaine,  et  comme  de  piété,  que  les  siècles  suivants  achève- 
ront, nous  l'avons  montré,  de  lui  donner,  C'est  saint  Augustin 
qui  vante  l'austérité  de  ces  livres  De  la  République  que  nous 
avons  perdus  (1).  Les  Tusculanes  reflètent  une  douce  mélan- 
colie, une  tristesse  de  vivre  qui  est  la  préface  ordinaire  de 
l'ascétisme  et  d'un  recours  au  surnaturel.  Il  y  est  déjà  question 
de  ces  ascètes  de  l'Inde  (2)  dont  le  stoïcisme  ferait  honte  à  des 
stoïciens,  et  dont  les  émules  devaient  plus  tard  peupler  les 
monastères  de  l'Occident.  Puis,  comme  la  souffrance  appelle  à 
sa  suite  l'espérance,  ce  mécontentement  de  la  vie  aboutit  à 
l'attente  d'une  autre  vie.  Chez  Gicéron  nous  trouvons,  à  ce  sujet, 
des  affirmations  plus  confiantes  que  celles  mômes  de  Marc- 
Aurèle  et  d'Épictète  (3).  Elles  n'ont  pas  eu  leur  place,  il  est 
vrai,  dans  son  traité  Des  Devoirs^  mais  dans  son  traité  De  la 
Vieillesse^  où  elles  viennent  à  propos  rasséréner  ses  dernières 
années,  et  surtout  consoler  son  cœur  paternel  toujours  endo- 
lori. Sa  foi  est  moins  une  doctrine  qu'un  besoin  de  son  âme. 

(1)  Saint  Algistin,  Ep.,  \V\. 

(2)  (Gicéron,  Tusculanes,  V,  il. 

(3)  CicÉRON,  De  sencdule,  l!>-23. 


138  LE  CICÉRONIANISME   AU  IV"  SIÈCLE. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  sont  ces  croyances  ou  ces  embryons  de 
croyances  qui  feront  imaginer  à  Constantin  que  Cicdron,  comme 
Virgile,  secrètement  éclairé  par  les  prédictions  de  la  sibylle 
Erythrée,  avait  connu  d'avance  la  venue  du  Christ,  et  s'était 
converti  à  lui  avant  qu'il  ne  fût  né. 

Une  dernière  raison  rendait  Cicéron  sympathique  aux 
chrétiens.  Il  avait  combattu  la  divination,  dont  la  concurrence 
était  plus  à  craindre  pour  le  christianisme  que  celle  de  la 
philosophie.  Il  avait  même  écrit,  à  propos  de  la  théologie 
stoïcienne,  cette  phrase  dont  on  étendra  le  sens  et  la  portée  (1): 
«  Il  n'y  a  pas  d'insanité  ni  de  rêve  de  malade  qu'on  ne  trouve 
chez  un  philosophe  ».  Ses  livres  devinrent  donc  des  répertoires 
d'arguments  contre  les  superstitions  païennes.  Et  Eusèbe  (2) 
estime  à  six  cents  le  nombre  d'ouvrages  de  polémique  religieuse 
auxquels  le  traité  De  la  Divination  et  le  traité  De  la  Nature  des 
Dieux  donnèrent  naissance'.  Aussi  les  païens  proscrivaient-ils 
ces  deux  traités  qui  ne  nous  sont  sans  doute  parvenus  que  par 
l'intermédiaire  des  chrétiens.  En  302  Dioctétien  les  condamne 
même  au  feu,  ce  qui  prouve  que,  entre  tous  les  exemples  de 
délicatesse  morale  que  nous  nous  plaisons  à  lui  attribuer,  le 
paganisme  a  donné  celui  de  supplicier  les  livres  à  défaut  des 
auteurs.  Cicéron  avait  été  pour  son  temps  un  voltairien.  Il 
était  donc  pour  les  chrétiens  un  allié  naturel.  Et  ses  ouvrages 
philosophiques  bénéficièrent  d'une  vogue  qu'ils  n'avaient  pas 
créée.  Peu  appréciés,  semble-t-il,  par  les  moralistes  des  deux 
premiers  siècles,  du  moins  peu  cités,  même  par  Sénèque  (3), 
(on  se  demande  pourquoi),  ils  ne  devaient  être  mis  à  leur  vraie 
place  que  par  les  Pères  de  l'Eglise.  Singulière  fortune  pour  un 
philosophe  païen  ! 

(1)  Cicéron,  De diuinafione,  II,  58. 

(2)  Ei'SÉBE,  Prœper.  Evang.,  IV. 

(3)  II  n'en  est  question  que  dans  la  lettre  C. 


MINUCIUS  FÉLIX.  139 

II 

Minucius  Félix. 

Minucius  Félix,  le  premier  écrivain  chrétien  que  l'on  puisse 
classer  parmi  les  cicéroniens,  est  exactement  le  contemporain 
de  Tertullien.  D'après  Lactance(4),  illui  serait  même  antérieur. 
De  toute  façon,  c'est  à  quelques  années  d'intervalle  que  s'affir- 
ment dans  la  littérature  latine  les  deux  tendances  opposées. 
—  Minucius  Félix  est  un  avocat  qui  profite  des  vacances  du  bar- 
reau pour  se  promener  au  bord  de  la  mer  avec  deux  amis, 
l'un  Octavius,  chrétien  comme  lui,  l'autre  païen,  Cfecilius. 
Lhostilité  d'un  culte  à  l'autre  n'était  donc  pas  telle  qu'il  ne 
pût  y  avoir  des  amitiés  mixtes,  de  même  qu'il  y  avait  des 
mariages  mixtes.  Comme  ce  trio  d'amis  passait  près  d'une 
statue  de  Sérapis,  Ca'cilius,  selon  l'usage  païen,  la  salua  en  lui 
envoyant  un  baiser.  Octavius  qui  l'a  remarqué,  et  qui  a  un 
tempérament  d'apôtre,  (c'est  lui  déjà  qui  a  converti  Minucius 
Félix),  fait  honte  à  ce  Minucius  Félix  de  n'avoir  rien  fait  à  son 
tour  pour  convertir  un  homme  qui  vit  presque  avec  lui  et  lui 
est  si  cher.  Ca^cilius  a  entendu  ces  reproches  et  cettediscussion 
dont  il  est  cause.  Tout  le  plaisir  de  sa  promenade  en  est  gâté, 
jusqu'à  ce  qu'il  se  décide  à  provoquer  une  explication.  Il  dira 
les  raisons  de  son  paganisme  persistant.  Octavius  lui  répondra. 
Et  Minucius  Félix  sera  le  juge  du  tournoi.  Voilà  une  mise  en 
scène  toute  cicéronienne,  comme  c'est  aussi  par  imitation  de 
Cicéron  que  le  dialogue  porte  le  nom  du  principal  interlocuteur, 
Octavius.  Voilà  aussi  des  façons  bien  courtoises  et  bien  acadé- 
miques pour  une  dispute  religieuse.  Mais  Minucius  Félix  tient 
évidemment  à  prouver  que  les  chrétiens  savent  être  gens  du 

(1)  Lactance,  Inst.  div.,  V,  1. 


140  LE  CICÉRONIANISME  AU    IV  SIÈCLE. 

monde  et  soutenir  une  controverse  dans  les  formes  (1).  On  leur 
reprochait  sans  doute  d'ordinaire  d'ôtre  plus  ardents  que  corrects, 
et  cette  ardeur  môme  nuisait  à  leurs  arguments  dans  un  monde 
habitud  à  Tctiquette  de  l'école.  C'est  pour  la  même  raison  qu'à 
la  fm  de  chaque  discours  les  interlocuteurs  se  font  des  compli- 
ments qui,  dans  une  discussion  de  cette  gravité,  nous  semblent 
à  nous  presque  déplacés,  et  qui  font  ressembler  ce  duel  de  deux 
religions  à  un  assaut  bien  ordonné. 

Quant  au  style  de  Minucius  Félix,  il  est  fait  de  phrases  de 
Cicéron,  et  quelquefois  de  Sénèque,  mises  bout  à  bout  comme 
dans  une  copie  de  concours  général  ou  comme  chez  un  puriste 
de  la  Renaissance,  —  avec  plus  d'aisance  toutefois  et  sans  aucune , 
affectation  d'archaïsme.  On  sent  qu'il  parle  naturellement  le 
latin  le  plus  élégant  et,  si  les  rapprochements  ne  s'imposaient, 
on  pourrait  croire  qu'il  n'imite  personne. 

Non  seulement  cependant  il  imite,  et  il  imite  Cicéron,  mais 
c'est  un  ouvrage  particulier,  le  De  Natura  Deorum^  qu'il  a  sous 
les  yeux,  dont  il  reproduit  l'argumentation,  la  forme  même  (2), 
avec  une  telle  exactitude  que  le  texte  de  Cicéron  a  servi  aux 
éditeurs  à  corriger  les  fautes  qui  s'étaient  glissées  dans  celui  de 
Minucius  (3).  Il  n'est  môme  pas  impossible  que  Minucius  Félix 
ait  été  coutumier  de  ces  adaptations,  et  qu'il  ait  composé  un  De 
Fato  que  nous  aurions  perdu  (4).  Dans  le  De  Natura  Deorum^ 
Cicéron  met  aux  prises  un   épicurien  Yelleius,    un  stoïcien, 

(1)  Voir  Octnvius,  4.  Cf.  8. 

(2)  Voir  surtout  J6,  18,  19,  21,  22,  26,  27. 

(3)  Minucius  Félix,  Octavius,  19  :  Zeuxippum  viin  naturalem,  animalem 
qua  omnia  regantur,  Deuin  nosse.  Heumann  supprime  avec  raison  le  «  natu- 
ralem »  mot  qui  est  inutile  au  sens,  qu'un  copiste  aura  reproduit  machi- 
nalement parce  qu'il  se  trouve  à  la  ligne  précédente,  mot  enfin  qui  est 
absent  du  texte  correspondant  de  Cicéron  ;  car  c'est  là  le  grand  argument... 
Vim  quamdam  dicens,  qua  omnia  regantur,  eamque  animalem.  De  Natura 
Deorum,  I,  13. 

(4)  Minucius  Fklix,  Octavius,  36.  Ac  de  fato  satis  :  vel  si  paucapro  tempère, 
disputaturi  alias  et  uberius  et  plenius. 


MI.NUCIUS   FÉLIX.  141 

Balbus,  et  ua  académicien,  Cotta,  qui  renvoie  dos  à  dos  Tépi- 
curien  et  le  stoïcien,  se  contentant  de  douter,  et  autorisant  de 
ce  doute  sur  le  fond  des  choses  sa  fidélité  aux  anciens  usages  et 
aux  anciens  dieux.  Le  païen  de  Minucius  Félix,  Ccecilius,  reprend 
la  thèse  et  Tattidude  de  Cotta  (1),  quoique  avec  une  incrédulité 
moins  fanfaronne.  Cotta,  c'est-à-dire  Cicéron,  avait  prononcé 
ces  paroles  qui  font  rêver,  venant  d'un  pontife  :  «  Il  est  difficile 
de  nier  qu'il  y  ait  des  dieux,  quand  on  est  en  public,  mais  entre 
amis  qui  discutent,  c'est  autre  chose  (2)  ».  Cœcilius  vit  à  une 
époque  plus  religieuse,  où.  la  religion  n'est  plus  affaire  de 
convention  officielle,  mais  vraiment  affaire  d'âme.  La  façon 
dont  il  justifie  ce  qui  lui  reste  de  foi  n'en  est  que  plus  étrange. 
-Notre  raison  ne  peut  nous  faire  atteindre  la  divinité.  Socrate 
n'a-t-il  pas  dit  :  «  Ce  qui  est  au-dessus  de  nous  ne  nous  regarde 
pas  »  ?  Et,  depuis,  Arcésilas  et  Carnéade  nous  ont  enseigné  dans 
ces  hautes  questions  la  prudence  du  doute  (3).  —  On  voit  à 
quelle  école  philosophique  appartient  notre  païen.  —  Simonide 
enfin,  invité  à  dire  ce  qu'étaient  les  dieux,  demanda  un  jour  de 
réflexion,  puis  deux  encore,  puis  trois  (4),  disant  que  plus  il 
allait  moins  il  voyait  clair.  La  conclusion  de  tout  ceci  est 
qu'il  faut  croire  aux  dieux  du  paganisme.  Mais  il  n'y  a  rien  là, 
malgré  l'apparence,  qui  ressemble  à  la  tragique  opposition  de 
la  raison  et  de  la  foi,  rien  qui  rappelle  les  ardeurs  d'un  Pascal  ou 
même  de  nos  modernes  criticistes.  La  forme  de  l'argument  est 

(1)  Voir  Ebert,  Rapport  de  Tei'tnUien  à  Minucius  Félix,  et  Histoire  générale 
de  la  littérature  du  moyen  ârjc  (traduction  française),  p.  37.  Mais  nous  trou- 
vons ce  rapprochement  antérieui-ement  indiqué  dans  les  notes  de  Balduin. 

(2)  Cicéron.  De  nalura  Deorum,  l,  22. 
(3)Tuta  dubitatio,  13. 

(4)  C'est  ainsi  du  moins  que  nous  comprenons  ce  texte  :  Primo  délibéra- 
tion! diem  petiit,  postridie  biduum  prorogavit,  mox  alterum  tantum  admo- 
nitus  adjunxit  [Octavius,  13),  (luoique  M.  Boissier  traduise  :  «  11  demanda  un 
jour  pour  y  réfléchir,  puis  un  autre,  puis  un  troisième.  »  [La  fin  du  paga- 
nisme, t.  1,  p.  318.) 


142  LE  CICÉRONIÂNISME  AU   IV  SIÈCLE. 

la  même,  mais  l'esprit  diflère.  Il  faut  croire,  c'est-à-dire  il  faut 
conserver  les  dieux  qu'on  a,  puisqu'on  les  a,  s'en  rapporter 
aux  vieilles  traditions,  continuer  son  petit  train  d'observances 
et  de  piété,  et  savoir,  en  fait  de  religion,  se  contenter  de  peu.  — 
Voilà  un  païen  qui  ne  se  fait  pas  du  paganisme  une  idée  trop 
haute,  et  qui  nous  paraît  mûr  pour  la  conversion.  N'allons  pas 
supposer  cependant  que  ce  soit,  de  la  part  de  l'auteur,  un  arti- 
fice de  discussion,  et  qu'il  ait  voulu  se  rendre  la  réfutation  facile. 
Il  représente  avec  sincérité  l'état  d'âme  de  beaucoup  de  gens 
que  les  nouveautés  effrayaient,  et  qui  éprouvaient  plus  d'éloigne- 
ment  pour  la  foi  nouvelle  que  d'attachement  à  l'ancienne.  On  a 
même  remarqué  (1)  que  les  objections  adressées  au  christianisme 
par  Gœcilius  n'étaient  en  rien  diminuées.  Minucius  Félix,  qui 
était  avocat  a  mis  une  évidente  coquetterie  à  plaider  de  son 
mieux  même  la  cause  qu'il  croit  mauvaise.  Et  son  plaidoyer 
a  un  tel  air  de  conviction  qu'on  a  pu  se  demander  s'il  ne  l'avait 
pas  pris  tout  fait  à  quelque  ennemi  du  christianisme,  à  Fronton 
par  exemple  (2).  Voilà  une  hypothèse  qui  eût  réjoui  son  amour- 
propre  professionnel. 

Octavius  répond  à  Gaîcilius.  Cette  fois  c'est  une  autre  partie 
de  traité  De  la  Nature  des  Dieux,  c'est  le  discours  du  stoïcien 
Balbus  que  suit  presque  pas  à  pas  notre  auteur.  Cela  a  un  sens 
qui  ne  devait  pas  échapper  aux  lecteurs  païens  familiers  avec 
le  dialogue  de  Cicéron.  Le  christianisme  prend  en  main  la 
succession  morale  du  stoïcisme,  et  semble  tenir  à  s'en  proclamer 
l'héritier.  De  cette  philosophie  à  cette  religion  nous  savons  déjà 
qu'il  y  avait  comme  une  pente  naturelle  où  s'engageait  d'elle- 
même  l'élite  des  esprits.  Nous  savons  en  outre  maintenant  que 
le  christianisme  avait  compris  de  quel  côté  du  monde  philoso- 
phique il  pouvait  chercher  des  alliés  et  attendre  des  recrues.  — 
C'est  un  signe  des  temps  de  voir  le  chrétien,  dans  le  dialogue  de 

(1)  BoissiER,  La  fin  du  paganisme,  t.  I,  p.  3H. 

(2)  M.  Renan  se  range  à  cette  hypothèse. 


MINUCIUS  FÉLIX.  143 

Minucius  Félix,  se  faire  contre  le  païen  le  champion  de  la  raison 
humaine  (1).  Le  christianisme  et  la  raison  en  sont  à  leur  lune 
de  miel.  Puis  le  christianisme  de  Minucius  Félix  est  un 
christianisme  peu  exigeant  et  qui  se  confond  presque  avec  le 
monothéisme.  Le  dogme  auquel  s'attache  surtout  Octavius  est 
celui  de  la  Providence,  et  il  la  fonde  sur  les  mêmes  raisons  que 
Balbus.  La  seule  différence  entre  le  chrétien  et  le  stoïcien, 
c'est  que  le  chrétien  ne  tire  aucun  argument  de  la  divination. 
Sa  démonstration  n'est  qu'une  démonstration  de  l'universelle 
finalité  (2).  Des  deux  le  vrai  philosophe,  c'est  lui.  Ce  sont 
d'ailleurs  des  autorités  philosophiques  qu'il  invoque.  Bien  loin 
d'insister  sur  les  nouveautés  que  le  christianisme  apporte, 
il  se  rattache,  tant  qu'il  peut,  à  la  tradition  (3).  A  peine 
sent-on  l'effort  qu'il  fait  pour  tirer  à  lui  cette  tradition  et  pour 
marier  ensemble  la  providence  stoïcienne  et  le  Dieu  duTimée  (4). 
Ses  affirmations  les  plus  nettes  sont  des  affirmations  spiritua- 
listes.  «  Vous  vous  étonnez  de  ne  pas  voir  Dieu  avec  les  yeux 
de  la  chair,  alors  que  vous  ne  pouvez  ni  voir,  ni  toucher 
votre  âme,  par  laquelle  vous  vivez  et  parlez  (o)  ».  A  dire  cela,  il 
n'y  avait,  au  in^  siècle,  ni  grande  audace  ni  grande  originalité. 
Dans  cette  singulière  apologie  il  n'est  question  ni  du  Christ 
ni  des  Evangiles.  Si  la  croyance  à  la  fin  du  monde  est  mentionnée 
c'est  qu'elle  est  justifiée  par  une  croyance  analogue  des 
stoïciens  (6).  Ca^cilius  avait  reproché  aux  chrétiens  le  culte  de 
la  croix  comme  quelque  chose  de  bas  et  d'avilissant.  Quel  thème 
pour  un  chrétien  que  cette  leçon  d'humilité  donnée  au  monde 
par  son  Sauveur  et  que  cette  ignominie  voulue  du  sacrifice  ! 
Mais  Octavius  a  une  autre  façon  de  répondre  et  de  réhabiliter 

(1)  Octavius,  16. 

(2)  Voir  surtout  17. 

(3)  Octavius,  19. 

(4)  Id. 

(5)  Octavius,  32. 

(6)  Octavius,  34. 


U4  LE  CICÉRONIANISME  AU  IV*  SIÈCLE 

rinstrument  de  la  rédemption.  Il  cherche  à  la  forme  de  la  croix 
des  analogies  honorables  dans  la  structure  des  mâts,  des  éten- 
dards, des  trophées,  dans  l'attitude  enfin  d'un  homme  en 
prière  (1).  —  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  et  ce  qui  prouve 
combien  le  respect  humain  qu'inspirait  ce  pieux  symbole  était 
un  sentiment  répandu,  c'est  que  nous  avons  trouvé  chez  saint 
Justin  les  mêmes  explications  embarrassées.  Il  y  avait  là  pour 
un  public  plein  de  préjugés  une  faute  de  goût  dans  le  christia- 
nisme, et  les  apologistes  se  léguaient,  comme  une  recette,  un 
argument  digne  du  scrupule  auquel  il  répondait.  Par  ce  qu'elle 
a  de  paradoxal,  l'étrangeté  de  ce  plaidoyer  nous  aide  à  com- 
prendre le  christianisme  de  Minucius.  Nous  nous  étonnons 
moins  de  tout  ce  que  nous  ne  trouvons  pas  dans  cette  apologie, 
et  nous  n'avons  pas  besoin  de  supposer,  comme  on  l'a  fait  (2), 
que  Minucius  ait  été  un  nouveau  converti  peu  au  courant  de  sa 
religion,  ou  même  un  hérétique.  Il  présente  la  religion,  dont  il  est 
l'élégant  apôtre,  par  le  côté  qui  peut  attirer  ceux  qui,  pour  les 
idées  comme  pour  le  style,  vivent  sur  Gicéron.  Ou  plutôt  il  l'a 
pirise  lui-même  de  ce  côté.  Elle  a  été  pour  lui,  comme  pour 
saint  Justin,  une  philosophie  meilleure.  Et  il  Jui  est  sans  doute 
venu  à  l'esprit  que,  si  Cicéron  l'eût  connue,  Gicéron  n'en  fût  pas 
resté  à  son  doute  académique.  N'est-ce  pas  en  tout  cas  l'idée 
que  suggère  la  conclusion  de  VOctavius  rapprochée  de  celle  du 
De  Natura  Deoriim  ?  Tandis  que  Gotta  se  répandait  en  paroles 
aimables  pour  le  stoïcisme,  mais  ne  se  rendait  point,  G*cilius 
a  l'âme  illuminée  par  le  stoïcisme  renouvelé  qu'Octavius  lui  a 
prêché.  Or  Gaecilius  c'est  Gotta,  et  Gotta  c'est  Gicéron. 
V Octaviiis  di\iVQ.\i  donc  pu  s'appeler  :  la  Gonversion  de  Gicéron. 
Un  écrit  si  plein  de  Gicéron  est  plus  qu'un  acheminement 
vers  le  livre  de  saint  Ambroise,  que  nous  cherchons  à  expliquer 
par  ses  antécédents  avant  de  l'étudier  en  lui-même.   Il  ne  le 

(1)  Ociai-ùis,  29. 

(2)  KùHN,  Der  Octavius. 


LÂCTANCE.  145 

prépare  pas,  il  le  dépasse.  Nous  voulons  dire  par  là  que 
VOctavius  témoigne  de  plus  de  ferveur  pour  l'antiquité  que  le 
De  Officii^,  que  Minucius  Félix,  quoiqu'il  imite  d'une  façon 
plus  dissimulée  et  avec  plus  d'art,  ou  plutôt  pour  cette  raison 
ajoutée  à  bien  d'autres,  est  un  cicéronien  plus  achevé  que 
l'évoque  de  Milan.  Celui-ci  apportera  dans  sa  manière  de  faire 
des  réserves  que  lui  dictera  son  amour-propre  de  chrétien.  Le 
christianisme  aura  pris  une  conscience  plus  nette  et  plus  hau- 
taine de  son  originalité.  Se  sentant  plus  fort,  il  se  réclamera 
moins  instamment  d'une  tradition  qui,  après  tout,  n'est  pas 
sienne.  Avec  Minucius  Félix  lepassén'estpassubi,  mais  invoqué, 
et  le  christianisme  apparaît  comme  placé  sous  le  patronage  de 
Cicéron.  Ce  n'était  pas  un  patron  à  dédaigner,  puisqu'en  lui  toute 
la  sagesse  antique  se  résumait  et  se  personnifiait,  et  il  ne  faut 
pas  sourire  de  la  pusillanimité  d'esprit  de  ces  chrétiens  qui 
n'adorent  le  Christ  qu'à  condition  de  faire  de  Cicéron  un  de  ses 
saints.  «  Des  hommes  sur  ce  modèle  n'auraient  créé  ni  l'Evan- 
gile, ni  l'Apocalyse;  mais,  réciproquement,  sans  de  tels  adhé- 
rents, l'Évangile,  l'Apocalypse,  les  épîtres  de  Paul  fussent  restés 
les  écrits  secrets  d'une  secte  fermée  qui,  comme  les  esséniens 
ou  les  thérapeutes,  eût  finalement  disparu  (1) .  » 


III 


Lactance. 

Celui  dont  nous  allons  parler  maintenant  a  été  appelé  le 
Cicéron  chrétien,  tellement  il  a  été  un  imitateur  heureux  de 
l'orateur  païen.  Lactance  était  un  professeur  de  rhétorique 
qu'attira  la  philosophie,  et  que  le  stoïcisme  sans  doute  conduisit 
au  christianisme.  Il  s'autorise,  au  début  de  son  principal  ouvrage, 

(1 ,  Hf.nan,  Marc-Aurèle,  p.  402-i03. 

L'nivehsité  bE  Lyon.  —  VllI.  A.  10 


146  LE  GIGÉRONIANISME  AU  IV"^  SIÈCLE. 

de  l'exemple  de  ces  orateurs  illustres  dont  les  études  philoso- 
phiques ont  noblement  achevé  la  vie  (1).  C'est  à  Gicéron  qu'il 
pense,  et  cette  analogie  de  leurs  carrières  le  flatte  évidemment. 
Il  eut  pu  ajouter  que,  comme  Gicéron,  il  écrivait  sur  tous  les 
sujets,  et  avec  quelque  prolixité.  Nous  avons  perdu  la  moitié  de 
ses  ouvrages.  Il  ne  nous  reste  que  l'œuvre  du  Lactance  chrétien 
et  apologiste.  La  place  qu'y  tient  Gicéron  n'en  est  que  plus 
significative.  Elle  témoigne  d'une  véritable  obsession. 

Un  petit  écrit  forme  une  transition  entre  les  deux  vies  de 
Lactance,  la  vie  païenne  et  la  vie  chrétienne.  Le  début  et  la  fin 
seulement  indiquent  que  l'auteur  est  déjà  chrétien.  C'est  un 
écrit  philosophique  sur  la  Providence.  La  démonstration  de  la 
Providence  divine  était  donc  le  vestibule  de  toute  apologie.  Là 
était  le  premier  article  de  la  foi  nouvelle.  Là  était  en  même 
temps  le  point  de  contact  entre  cette  foi  et  le  stoïcisme.  Nous 
avons  vu  un  ancien  stoïcien,  comme  Minucius  Félix,  se  conten- 
ter presque  de  ce  dogme,  et  rester  comme  sous  le  porche  du 
temple.  Si  nous  n'avions  que  cet  écrit  de  Lactance,  nous  le 
rangerions  dans  la  môme  catégorie  d'esprits.  Il  a  remarqué 
qu'on  n'a  pas  jusqu'à  lui  tiré  tout  le  parti  possible  du  spectacle 
qu'offre  cette  œuvre  unique  :  l'homme,  pour  admirer  l'habileté 
de  l'ouvrier.  Gicéron  a  indiqué  ce  développement  dans  le  second 
livre  du  De  Natura  Deonim  et  surtout  dans  le  quatrième  livre 
De  la  Ri'piiblique  (2).  Mais  ce  ne  sont  que  des  indications  que 
son  élève  veut  mettre  à  profit.  C'est  donc  comme  un  supplément 
au  traité  De  la  République  qu'il  va  écrire,  en  s'excusant  de  ce 
que  cette  entreprise  a  d'audacieux  (3).  Continuer  et  amplifiei- 
Gicéron  était  cependant  encore  une  façon  de  l'honorer.  Et  cette 
fois  le  développement  est  complet,  et  il  n'y  aura  plus  rien  à  y 
ajouter.  Après  avoir,  en  bon  stoïcien,  combattu  lindifférence 

(1)  Lactanck,  Biv.  inst.,  1,  1 . 

(2)  L\CTANCE,  De  opificio  Dci,  1. 

(3)  W.,  1;  Cf.  20. 


LACTANCE.  147 

sur  cette  matière  cl  les  négations  des  épicuriens,  Laclance 
s'insfénie,  avec  toute  la  subtilité  d'un  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
à  découvrir  des  lins  et  des  harmonies. 

Un  trait  caractéristique  de  son  esprit  et  de  son  éducation 
éclate  dans  cette  recherche.  Car  on  ne  prête  jamais  à  Dieu  que 
les  intentions  que  l'on  aurait  soi-même.  EtLactancc,  faisant  à 
la  beauté  une  place  prépondérante  parmi  les  fins  de  la  création, 
nous  laisse  voir  dans  sa  pensée  de  classique  impénitent  (1).  La 
main  de  l'homme,  en  particulier,  lui  semble  un  chef-d'œuvre 
de  grâce,  et  il  en  explique,  par  des  considérations  esthétiques 
plutôt  qu'utilitaires,  toute  la  structure  (2).  Voilà  qui  est  plus 
païen  que  chrétien.  Et  ce  ton  païen  d'un  écrit  chrétien  est 
justement  ce  qui  nous  intéresse.  Cicéron  eût  pu  signer,  à  peu 
de  chose  près,  l'œuvre  de  son  continuateur. 

Il  faut  parler  tout  autrement  du  grand  monument  élevé  par 
Lactance  à  sa  foi  nouvelle,  des  sept  livres  des  Instituions 
divines.  Le  titre  est  emprunté  à  la  langue  juridique  de  Rome, 
et  cet  emprunt  fait  au  passé  n'est  pas  le  seul;  mais  ce  n'est  pas 
d'une  philosophie  plus  ou  moins  chrétienne,  c'est  d'un  chris- 
tianisme très  précis  cette  fois  qu'il  s'agit.  C'en  est  même  la 
plus  complète  exposition  qui  ait  été  faite  jusqu'ici  en  latin. 
Lactance  estime  que  TertuUien  a  bien  défendu  la  foi  chrétienne 
mais  n'a  pas  dit  en  quoi  elle  consistait  (3),  que  saint  Cyprien 
n'a  écrit  que  pour  des  convaincus  (4),  et  que  Minucius  Félix  a 
trop  peu  écrit  (o).  Pour  lui  il  s'adresse  même  à  des  païens,  et 
à  ceux-là  surtout  qui  n'acceptent  que  les  raisons  élégamment 
exprimées.  Il  leur  en  fournit  contre  le  paganisme  qu'il  réfute, 
puis  pour  le  christianisme  qu'il  expose.  Son  livre  est  la  véritable 

(1)  Voir  Ebert,  loc.  cit.,  t.  l,  p.  85. 

(2)  Lactanck,  I)e  opificio  Dei,  10. 

(3)  LACTA^CE,  Div.  ijist.,  V,  1,  4. 
<4)  Id. 

(.ïjW.,  V,  1. 


148  LE  CICÉRONIANISME  AU   1V°  SIÈCLE. 

Soiïune  des  premières  années  du  iv"  siècle.  Des  erreurs  dogmati- 
ques graves  ont  empôchd  Lactance  d'être  traité  en  Père  de 
l'Eglise,  et  ont  ôté  de  l'autorité  à  sou  livre.  11  n'a  été  traduit 
quune  fois  en  français  (1),  et  on  ne  l'étudié  plus  autant  que, 
pour  ses  qualités  littéraires  tout  au  moins,  il  mériterait  de 
l'être.  iNous  ne  pouvons  ici  qu'indiquer  dans  quel  cadre  d'idées 
apparaissent  soit  les  imitations  de  Cicéron,  soit  les  discussions 
où  Cicéron  est  pris  à  partie. 

Lactance  part  du  dogme  de  la  Providence  qu'il  prend  comme 
donné,  comme  incontesté.  Les  stoïciens  et  Cicéron  l'ont  suffi- 
samment démontré  (2) .  Voilà  déjà  les  stoïciens  et  Cicéron  acceptés 
comme  auxiliaires  et  classés  comme  précurseurs.  Mais  est-il 
possible  d'admettre  plusieurs  providences,  c'est-à-dire  plusieurs 
dieux?  —  Nous  voici  d'emblée  introduits  dans  la  discussion  du 
polythéisme.  Lactance  invoque  contre  lui  des  raisons  philosophi- 
ques et  aussi  des  autorités.  Par  là  n'entendez  pas  seulement  les 
prophètes  hébreux,  mais  des  écrivains  païens,  voire  des  poètes. 
Comment  alors  le  paganisme  est-il  né?  Car  il  faut  expliquer 
même  l'erreur.  L'explication  de  Lactance  porte  la  trace  de  deux 
théories  alors  rivales.  Il  fait  des  dieux  tantôt  des  hommes, 
tantôt  des  diables.  Mais  il  refuse  surtout  à  ces  antiques  supers- 
titions le  droit  de  se  réclamer  de  leur  antiquité.  En  matière  de 
foi,  l'antiquité,  la  tradition  ne  sont  rien.  On  ne  doit  s'en  rap- 
porter qu'à  soi-même.  Dieu  a  voulu  que  chacun  cherchât  et 
acceptât  librement  la  vérité.  Et  Lactance  réclame  pour  la  foi 
cette  indépendance  de  toute  autorité  que  Pascal  réclamera  pour 
la  raison,  puis  que  d'autres  réclameront  de  nouveau  pour  la  foi. 
Mais  le  christianisme  lui-môme  était  alors  une  forme  de  la 
libre  pensée. 

Passons  aux  philosophes.  L'histoire  de  leurs  variations  suffit  à 
les  condamner.  Ils  ne  s'entendent  même  pas  sur  l'objet  de  leur 

(1)  Par  René  Famé,  secrétaire  du  roi  François  I""",  in-folio.  Paris,  1546. 

(2)  Lactance,  Biv.  inst.,  I,  2. 


LACTANCE.  149 

science.  Cependant  Lactance  s'attarde  à  réfuter  directement 
quelques-uns  d'entre  eux,  et  nous  prouve  par  là  du  moins  à 
quel  point  il  les  connaît.  Au  fond  Lactance  n'est  pas  un  ennemi 
de  la  philosophie,  puisqu'il  n'est  pas  un  ennemi  de  la  raison. 
L'homme  est  pour  lui  un  animal  religieux  et  philosophe  tout  à 
la  fois  (1).  Séparez  la  philosophie  de  la  religion,  et  vous  avez  les 
erreurs  des  philosophes  ;  séparez  la  religion  de  la  philosophie,  et 
vous  avez  les  superstitions  des  païens  (2).  L'accord  de  la  philoso- 
phie et  de  la  religion  nous  procure  la  vraie  philosophie  et  la  vraie 
religion.  Ce  sont  déjà  les  façons  de  penser  du  moyen  âge.  Entre 
la  vraie  philosophie  que  Lactance  appelle  sagesse,  et  la  fausse,  il  y 
a  encore  cette  différence  que  la  seconde  appelle  tout  le  monde  à 
elle,  sans  distinction  de  sexe,  de  condition,  ni  d'intelligence. 
Les  épicuriens  et  les  stoïciens  avaient  eu  ce  sentiment  qu'une  doc- 
trine qui  n'allait  pas  au  peuple  était  par  là  môme  condamnée  (3). 
Mais  ils  n'avaient  pu  que  constater  leur  propre  impuissance. 
Avec  le  quatrième  livre,  auquel  nous  sommes  arrivés, 
commence  l'exposition  de  cette  philosophie  véritable  c'est-à-dire 
de  la  foi  chrétienne.  Sous  ce  titre.  De  la  vraie  sagesse^  Lactance 
raconte  la  naissance  du  Christ,  ses  miracles,  sa  passion,  sa  résur- 
rection, et  la  prédication  des  apôtres.  Mais  il  donne  les  raisons 
morales  de  tous  les  événements  qu'il  rapporte.  C'est  une  justi- 
fication en  même  temps  qu'une  exposition.  N'oublions  pas  en 
effet  que,  sous  ce  récit,  nous  devons  trouver  une  philosophie. 
Et  Lactance  doit  à  cette  méthode,  avec  quelques  subtilités, 
dheureuses  inspirations.  Si  Dieu  s'est  fait  homme,  c'est  qu'il 
fallait  que  celui  qui  donne  les  ordres  donnât  les  exemples.  S'il 
a  souffert,  c'est  pour  enseigner  aux  hommes  la  souffrance  et  le 
mépris  de  la  mort;  s'il  a  souffert  sur  la  croix,  c'est  que  la  croix 
était  le  supplice  des  humbles,  et  qu'il  voulait  aller  à  eux  pour 

(1)  LxcTANCK,  Div.  inat.,  lll,  10. 

{2)1(1.,  in,  11. 

(3)  Id.,  lll,  20. 


150  LE  CICÉRONIANISME  AU   IV'  SIÈCLE. 

qu'ils  vinssent  à  lui  (1).  Voilà  une  façon  de  parler  de  la  croix 
qui  vaut  bien  celle  de  Minucius  Félix. 

Le  livre  suivant  nous  fait  entrer  dans  l'étude  de  la  morale 
chrétienne.  Il  est  intitulé  De  la  justice,  et  le  morceau  capital  de 
ce  livre  est  en  effet  une  analyse  de  l'idée  de  justice.  Au  lieu  de 
tenir  tout  entière  dans  un  respect  d'autrui  mêlé  d'indifférence, 
et  dans  la  stricte  exécution  des  contrats,  la  justice  chrétienne 
déborde  pour  ainsi  dire.  Inspirée  par  l'amour  de  Dieu,  elle  est 
ce  sentiment  vif  de  notre  égalité  que  nous  donne  l'idée  de  notre 
commune  origine.  Seule,  cette  pensée  d'un  père  qui  est  le 
même  pour  tous,  et  qui  veut  à  tous  le  même  bien,  fait  en  effet 
les  hommes  égaux  et  vraiment  frères  (2).  Les  anciens,  n'ayant 
pas  cette  notion  de  l'égalité,  n'ont  pu  avoir  la  notion  de  justice. 
Aussi  leur  société  est-elle  faite  de  barrières  et  de  disparates.  Il 
peut  bien  y  avoir  chez  les  chrétiens  des  pauvres  et  des  riches. 
Mais  cela  n'est  pas  la  même  chose.  Ces  différences  n'ont  que  le 
prix  qu'on  y  attache  (3),  et  pour  des  êtres  immortels,  elles  en 
conservent  peu. 

Le  sixième  livre  traite  de  deux  devoirs  qui  priment  et 
résument  tous  les  devoirs.  La  piété,  outre  ce  qu'elle  vaut 
par  elle-même,  transforme  les  autres  vertus,  ou  plutôt 
elle  en  est  le  principe  commun,  et  seule  leur  donne  leur  vrai 
caractère,  au  point  que,  sans  elle,  les  vertus  ressembleraient 
à  un  corps  sans  tête  (4).  L'autre  devoir  chrétien  par  excellence 
est  celui  de  charité,  ou,  comme  dit  Lactance,  d'humanité.  Nous 
venons  de  voir  qu'en  un  sens  l'humanité  elle-même  n'est  qu'une 
forme  de  la  piété,  et  que  l'amour  de  Dieu  s'achève  par  l'amour 
du  prochain.  Et  la  charité  ainsi  entendue  est  féconde  en  obli- 
gations que  la  morale  antique  ne  soupçonnait  point.  Un  dernier 

(1)  Lactance,  Div.  inst.,  IV,  26. 
(2)M.,V,  15. 

(3)  M.,  V,  16. 

(4)  M,  VI,  9. 


LACTANCE.  ibl 

trait  (après  bien  d'autres  qii'onumère  notre  auteur)  donne  enfin 
à  la  vertu  chrétienne  une  marque  propre  :  le  mépris  de  toute 
volupté.  Cette  ver^u  ne  va  pas  sans  combat  contre  soi-même  et 
sans  mortification.  Le  livre,  où  cette  esquisse  d'une  vie  selon 
Dieu  est  proposée,  a  un  titre  qu'il  faut  citer  et  retenir  :  Du  véri- 
table culte. 

C'est  au  contraire  sous  un  titre  tout  classique  :  De  la  vie 
heureuse,  que  le  dernier  livre  traite  des  sujets  qui  le  sont  le  moins, 
de  l'immortalité  de  l'àme  et  de  la  raison  d'être  de  toutes  choses. 
Ces  deux  sujets  d'ailleurs  n'en  font  qu'un.  Car  le  monde  a  été 
fait  pour  l'homme,  et  l'homme  pour  connaître  Dieu,  le  servir,  et 
mériter  par  là  l'immortalité.  Mais  Lactancene  se  contente  pas  de 
cette  vision  de  l'avenir.  Il  prétend  apporter  des  prédictions  plus 
concrètes  et  plus  précises.  Le  monde,  après  un  labeur  de  six 
grands  jours,  dont  chacun  dure  mille  ans,  jouira,  dans  un 
septième  jour  de  mille  années  encore,  du  repos  que  lui  procurera 
le  règne  du  Christ.  Ce  septième  jour  approche.  Mais  avant  que 
le  sixième  touche  à  sa  fin,  une  crise  se  produira  qui  sera 
marquée  par  la  chute  de  la  puissance  romaine,  à  laquelle  il 
semble  à  Lactance  que  le  sort  du  monde  soit  lié.  Jusque  dans 
ces  rêveries  apocalyptiques  le  Romain  se  retrouve,  et,  pour  lui,  le 
règne  de  l'Antéchrist  se  confondra  avec  la  domination  de  l'Asie 
sur  l'Italie  (1).  Après  cette  crise  et  après  les  mille  ans  enfin 
qu'aura  duré  le  règne  du  Christ,  toutes  les  puissances  mau- 
vaises tenteront  un  dernier  assaut,  et  Dieu  fera  le  départ 
définitif  des  impies,  qu'il  enverra  au  feu  éternel,  et  des  justes,  qui 
deviendront  semblables  aux  anges.  —  La  conclusion  de  tout 
ceci,  c'est  qu'il  faut  songer  aux  rigueurs  de  ce  jugement,  et  ne 
vivre  que  pour  l'éternité. 

Que  peut  avoir  de  commun  Cicéron  avec  un  millénaire  ?  — 
Mais  le  millénarisme,  outre  qu'il  avait  été  une  transition  peut- 
Il)  L\CTANCE,  I)iv.  inst  ,  VU,  l!i. 


152  LE  CICÉRONIANIS.ME  AU  IV  SIÈCLE. 

être  nécessaire  vers  Fidée  trop  philosophique  et  trop  vide 
d'immortalité,  n'était  plus  toujours  pris  dans  le  sens  grossier 
où  l'avaient  pris  les  judéo-chrétiens  (1),  et  il  était  à  cette  époque 
conciliable  avec  le  plus  haut  degré  de  culture.  En  fait  nous 
sommes  déjà  édifiés  sur  le  compte  de  Lactance;  nous  savons 
que  sa  conversion  ne  lui  avait  rien  fait  oublier,  et  que,  comme 
beaucoup  de  ses  illustres  prédécesseurs  dans  l'apologie,  il 
était  resté  philosophe  en  devenant  chrétien.  —  11  était 
de  plus  resté  cicéronien.  A  quel  point  son  style  est  plein  de 
Cicéron,  c'est  ce  dont  on  ne  peut  se  faire  une  idée,  quand  on 
ne  l'a  pas  lu.  iXon  seulement  il  écrit  un  latin  élégant,  oratoire, 
et  par  là  ressemble  à  son  modèle;  mais  s'il  est  une  expression 
plus  proprement  cicéronienne,  on  est  sûr  de  la  retrouver  chez 
Lactance.  Tous  les  faits  de  l'antiquité  qu'il  rapporte  ont  été 
précédemment  rapportés  par  Cicéron  (2).  Son  érudition  philo- 
sophique, dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  a  bien  l'air  de  venir 
de  la  môme  source  (3).  Il  parle  de  Cicéron  avec  piété  :  c'est 
l'incomparable  orateur,  le  premier  des  écrivains  latins  (4),  le 
plus  grands  des  philosophes  (5),  (ce  que  nous  sommes  aujour- 
d'hui moins  disposés  à  admettre).  11  appelle  sa  parole  presque 
divine  (6).  Quand  il  est  forcé  de  le  contredire,  c'est  avec  une 
nuance  de  regret.  11  lui  cherche  des  excuses  (7),  ou  s'efforce  de 
le  montrer   réparant   lui-même    son   erreur  (8).   Mais,    quand 


(1)  Voir  en  particulier  saint  Ambroise,  Enarr.  in  Fsalm.  I,  54. 

(2)  Tous  les  rapprochements,  pour  le  fond  et  pour  la  l'orme,  ont  été  faits 
avec  tant  d'abondance  par  les  éditeurs  qu'il  suffit  d'y  renvoyer.  Voir  entre 
autres  Lactance,  édition  Migne,  t.I,  p.  282,  290,  368,  760,  763. 

(3)  Voir  Lactance,  Div.  inst.,  lit,  7. 

(4)  Ici.,  III,  13. 

(5)  /'/.,  III,  14.  Idem  perfeclus  orator,  idem  summus  philosophus  ;  Cf.,  l, 
15  ;  III,  1  ;  VII,  1. 

(6)  W.,VI,  8. 

(7)  Id.,  11,9. 

[9)1(1,  II,  9;  III,  15,  16;  VI,  11,  18. 


LACTANCE.  153 

Cicéron  s'est  trompé,  il  est  inutile   d'espdrer  trouver  la  vérité 
chez  un  autre  philosophe,  même  chez  Sénèque   (1).  D'ailleurs 
il  ne  s'est  pas  toujours  trompé,  et  Lactance  lui  en  sait  d'autant 
plus  de  gré,  quil  n'avait  pour  l'éclairer  que  ses  lumières  natu- 
relles '2).  Quoiqu'il  puisse  semhler  lui    chercher  plus  d'une 
mauvaise  querelle  (3),  et  s'acharner  contre  lui,  il  éprouve  une  joie 
sincère  quand  sa  conscience  de  chrétien  lui  permet  de  faire  trêve, 
et  se  trouve  d'accord  avec  son  admiration  de  lettré  (4).  Et  il  cite 
quelques  unes  des  helles  définitions  de  Cicéron  avec  cet  amour- 
propre  de  disciple  qui  ressemble  à  un  amour-propre  d'auteur. 
C'est  la  définition  de  l'homme  que  le  souverain  des  dieux  a  créé 
comme  hors  rang  dans  la  nature,  que  seul  de  tous  les  êtres  animés 
il  a  doué  de  raison  et  de  pensée  (5);  —  celle  de  la  conscience,  un 
dieu  intérieur,  c'est-à-dire  notre  âme  propre  qui  est  ce  que  Dieu  a 
mis  en  nous  de  plus  semblable  à  lui  (6)  ;  —  celle  de  l'homme  de  bien 
qui  n'ose  non  seulement  rien  faire,  mais  rien  penser  qu'il  ne 
puisse  dire  tout  haut  (7)  ;  —  celle  enfin  de  la  loi  morale  qui  n'est 
différente  ni  à  Athènes  ni  à  Rome,  qui  ne  change  pas  non  plus 
avec  les  siècles,  mais  qui  pour  toutes  les  nations,  pour  tous  les 
temps,  est  la  même  loi,  éternelle,  immuable  (8).  Même  dans  les 
critiques  que  Lactance  adresse  à  Cicéron,  il  y  a  une  manière 
d'hommage;  il  le  prend  pour  le  représentant  le  plus  achevé  delà 
conscience  antique,  et  n'oppose  à  son  enseignement  que  l'ensei- 
gnement du  Christ.  Limitation,  comme  la  critique  de  saint  Am- 
broise,  seront  moins  attentives  à  la  personne  même  de  Cicéron. 
L'indifférence  pour  le  talent,  qui  était  impossible  chez  un  ancien 

(1)  Lactance,  Div.  inst.  III,  la. 

(2)  M.  ,11,12. 

(3)  Voir  en  particulier  Ici.,  III,  14. 

(4)  M.,  VI,  20,  24. 

(5)  Id.,  II,  12,  et  IV,  4. 
(6)7d.,VI,  24. 
(7)Jd.,VI,24. 
(8)/d.,VI,  8. 


154  LE  CICÉRONIANISME  AU    IV'  SIÈCLE. 

professeur  de  rhétorique  devient  naturelle  chez  un  dvêque  ins- 
truisant ses  clercs. 

Cicéron  est  partout  dans  le  livre  des  Institutions^  et  il  y  est 
fait  des  emprunts  à  tous  ses  ouvrages.  Il  en  est  trois  cependant 
qui  sont,  plus  que  les  autres,  mis  à  contribution,  et  dans  trois 
parties  différentes  de  l'œuvre  de  Lactance;  ce  sont  le  De  Natura 
Deomm,\cDe  Republica  ctle/)e  0//îc/«5.  Lorsque  Lactance  traite 
des  faux  dieux,  les  écrits  théologiques  de  Cicéron  lui  sont, 
comme  ils  l'étaient  pour  tous  les  polémistes  chrétiens,  un  utile 
recueil  de  documents  et  d'arguments  (1).  Même  dans  ces  écrits 
cependant  Cicéron  est  un  allié  peu  sûr,  puisqu'il  y  revêt  diffé- 
rents personnages  entre  lesquels  sa  sympathie  semble  parfois 
partagée.  Et  Lactance  met  ses  lecteurs  en  garde  contre  de  dan- 
gereuses impiétés  pour  lesquelles  l'auteur  du  De  Natura  Deoritm 
semble  avoir  quelque  faible.  Ce  sont  des  opinions  platoniciennes 
ou  stoïciennes  entachées  de  dualisme  (2)  ou  de  panthéisme  (3). 
Mais  ce  qui  le  scandalise  plus  que  tout  le  reste,  c'est  la  conclusion 
du  livre.  Que  Cicéron  excelle  à  détruire  plutôt  qu'à  édifier,  ille 
constate  sans  le  lui  reprocher  (4).  On  ne  peut  en  vouloir  à  un 
homme  de  n'avoir  pas  inventé  le  christianisme  (5).  Mais  que 
Cicéron  ayant  aperçu  la  vanité  du  paganisme  ne  la  proclame 
pas,  cela  lui  paraît  forfaiture  et  lâcheté.  11  l'accuse,  avec  une 
dureté  qui  ne  lui  est  pas  ordinaire,  d'avoir  craint  le  sort  de 
Socrate  (6),  et  professe  que  celui  qui  possède  quelque  vérité 
a  un  devoir  envers  elle,  qui  est  de  ne  la  point  celer.  Il  n'est  pas 
évidemment  dans  un  état  d'àme  à  comprendre  les  scrupules 

(1)  Voir  en  particulier,  Lactance,  Die.  inst.,  I,  6,  17. 

(2)  Ici,  II,  9. 

(3)  M.,  II,  5. 

(4)  Jd.,  1,17;  11,3,  9. 

(5)  Ici.,  Il,  3.  Falsuni  vero  intetligereest  quidem  sapientia;,  sed  humanœ. 
Ultra  hune  gradum  procedi  al)  homine  non  potest...  Verum  autem  scire 
divina"  est  sapientifu. 

(6)  Id.,  II,  3. 


LACTANCE.  loo 

d'un  penseur  qui,  n'ayant  rien  à  mettre  à  la  place  d'illusions 
dont  il  se  dit  qu'après  tout  elles  sont  des  éléments  de  vertu  et 
de  bonheur,  hésite  à  souffler  dessus  et  s'ingénie  plutôt  à  en 
garder  pour  lui-même  le  parfum. 

En  suivant  de  près  le  De  Natura  Deorum,  Lactance  devait  se 
rencontrer  avec  Minucius  Félix.  Aussi  bien  les  deux  premiers 
livres  des  bistitutions  ont  avec  VOctavius  une  évidente  parenté. 
On  peut  même  se  demander  si  elle  tient  seulement  à  l'inspira- 
tion commune,  ou  si  l'œuvre  de  Lactance  n'est  pas,  par  instants 
du  moins,  l'imitation  d'une  imitation.  Lactance  cite  Minucius  (1)  ; 
il  reproduit  textuellement,  au  début  de  son  quatrième  livre, 
comme  pour  obliger  le  lecteur  à  un  rapprochement,  la  première 
phrase  de  VOctavius.  Certains  arguments  ont  chez  les  deux 
auteurs  exactement  le  même  tour  (2).  Tous  deux  invoquent  en 
faveur  de  la  Providence  le  témoignage  des  poètes  (3).  Tous  deux 
s'inquiètent  de  cette  objection  adressée  à  la  doctrine  du  Dieu 
unique  que  sa  solitude  lui  pèserait  (4).  L'ennui  divin  n'a  pas 
encore  trouvé  dans  le  dogme  de  la  Trinité  son  remède  assuré. 
Tous  deux,  et  presque  en  termes  identiques,  répètent  que  le 
seul  nom  de  Dieu  est  Dieu  et  qu'il  n'est  pas  besoin  d'autre  nom 
pour  le  distinguer,  puisqu'il  n'y  a  qu'un  Dieu  (o).  Tous  deux  dis- 
cutent cette  pensée  de  Socrate  :  «  Ce  qui  est  au-dessus  de  nous 
ne  nous  regarde  pas  (6).  »  Mais  ce  qui  crée  entre  eux  deux  une 
ressemblance  plus  profonde  que  ne  feraient  cent  textes  mis  en 
regard  et  trouvés  conformes  chez  l'un  et  chez  l'autre,  c'est  l'at- 

(1)  LxCTANCE,  Div.  inst.,  1,  11, 

(2)  Par  exemple  :  qu'il  est  impossible  à  un  homme  intelligent  de  regarder 
le  ciel  et  de  ne  pas  croire  à  la  providence.  Lactance,  Div.  Inst.,  I,  2;  Minl- 
ciis  Félix,  17. 

(2)  Lactance,  Div.  inst.,  I,  5;  Minucius  Félix,  19. 

(3)  Lactance,  Div.  inst.,  I,  7;  Minucius  Félix,  10. 

(d)  Lactance,  Div.  inst.,  1,  6  :  Deo  autom,  quia soniper  unus  est,  proprium 
nomen  est  Deus.  Minucius  Félix,  1 8  :  Nec  nomen  Dec  quœras  ;  Dcus  nomen  est . 
(6)  Lactance,  Div.  inst.,  III,  20;  Minuicius  Félix,  13. 


156  LE  CICÉRONIANISME  AU   IV*  SIÈCLE. 

titude  que  tous  deux  ont  prise  à  l'égard  de  la  raison  iiumaine, 
attitude  que  nous  avons  signalée  avec  insistance.  Il  y  a  là  une 
tradition  d'alliance  qui  commence  entre  la  raison  et  la  foi,  et 
qui  inspirera  jusqu'à  la  Renaissance  la  philosophie  de  l'Occi- 
dent. Ce  sera  une  philosophie  chrétienne.  Origène  aussi  a  été 
un  philosophe  chrétien.  Mais  l'esprit  des  races  latines  plus 
docile  et  plus  précis  se  laissera  plus  étroitement  emprisonner 
dans  les  mailles  de  ce  contrat  une  fois  consenti.  Qu'il  y  ait 
eu  alors  une  alliance  de  la  raison  et  de  la  foi,  au  lieu  d'un 
désaccord,  cela  a  déterminé  tout  le  cours  de  la  pensée  humaine 
pendant  des  siècles.  Les  premiers  noms  qui  l'ont  signée  en 
prennent  pour  nous  plus  d'intérêt. 

C'est  en  parlant  de  la  justice  que  Lactance  fait  au  traité  De  la 
Répiihlicfuc  d'importants  emprunts  qui  ont  servi  à  reconstituer 
en  partie  le  texte  perdu  de  Cicéron  (1).  Gicéron  avait  mis  dans 
la  houche  des  interlocuteurs  de  \-d. République  le  discours  même 
de  Carnéade  contre  la  justice.  Or  Carnéade  se  trouve  avoir  fait 
à  l'avance  une  partie  de  la  démonstration  que  Lactance  a  entre 
pris  de  faire.  Il  y  a  loin  de  la  justice,  telle  que  l'entendent  les 
lois  humaines,  aux  exigences  d'une  justice  absolue.  ISous 
vivons  sur  des  compromis.  Nos  lois  sont  les  servantes  d'intérêts 
qui  leur  communiquent  leur  diversité  et  leur  mobilité  (2). 
Elles  acceptent  et  sanctionnent  les  plus  grandes  iniquités, 
comme  les  annexions  de  territoires  et  de  peuples  (3).  La  justice 
est  si  peu  de  ce  monde  que  celui  qui  la  pratiquerait  passerait 
pour  fou.  Irez-vous,  ayant  à  vendre  un  esclave  déserteur,  ou 
une  maison  malsaine,  faire  à  l'acheteur  des  aveux  qui  compro- 
mettraient votre  vente?  Vous  volerez  donc  tout  en  étant  un  par- 
fait honnête  homme.  Lactance  cite  ensuite,  toujours  d'après 
Carnéade,  le  cas  célèbre  du  naufragé.  Il  y  a  deux  naufragés 

(1)  Lactance,  Biv.  inst.,  V,  12,  14,  lC-18,  22;  Cf.  VI,  6. . 

(2)  W.,V,  17. 

(3)  Id. 


LACTANCE.  157 

pour  une  planche.  C'est  le  plus  faible  des  deux  qui  la  tient.  Le 
plus  fort  la  lui  arrachera-t-il  quand  son  salut  est  à  ce  prix?  Si 
vraiment  il  a  le  loisir  de  délibérer,  un  choix  douloureux  lui  est 
laissé  :  ou  il  sacrifiera  la  vie  de  son  semblable  et  sera  quelque 
chose  comme  un  assassin,  ou  il  sacrifiera  la  sienne  et  sera  une 
dupe.  De  même,  le  soldat  en  fuite  qui  prend  son  cheval  à  un 
blessé  commet  une  mauvaise  action,  mais,  s'il  ne  la  commettait 
pas,  vous  le  traiteriez  d'insensé.  Et  Lactance  ajoute  que  Cicéron 
ne  réussissait  pas  à  se  tirer  des  difficultés  soulevées  par  Carnéade. 
Saint  Ambroise  passera  avec  dédain  sur  ces  misères  de  la  morale 
païenne.  Lactance  se  plaît  à  accuser  cette  contradiction  inso- 
luble de  nos  intérêts  et  de  nos  devoirs,  où  doit  sombrer  selon  lui 
la  vertu  réduite  à  elle-même.  Seule  la  vertu  chrétienne  ne 
sombrera  pas,  parce  que  seule  elle  s'appuie  sur  l'éternité.  Ceux 
qui  la  pratiquent  sont  fous  selon  le  monde,  mais  sages  selon 
Dieu.  Leur  vertu  est  un  placement  assuré.  Ils  amassent  pour 
l'autre  vie.  Nous  trouverions  même,  avec  nos  scrupules  mo- 
dernes, que  Lactance  fait  à  la  supputation  des  peines  et  des 
récompenses  plus  de  place  que  n'en  fait  le  véritable  homme  de 
bien,  quelque  croyant  qu'il  soit.  Pour  mieux  convaincre  la 
vertu  païenne  d'impuissance,  il  fait  la  vertu  chétienne  trop 
lourdement  intéressée.  Et  c'est  lui,  le  chrétien,  qui  nie  que 
l'homme  soit  capable  de  ce  don  gratuit  de  lui-même,  de  cette 
folie,  si  l'on  veut,  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  vraie  vertu. 
Nous  passons  sur  bien  d'autres  rapprochements  de  détail  entre 
Lactance  et  Cicéron.  Dans  le  livre  YI  des  Institutions  enfin,  Lac- 
tance oppose  la  charité  chrétienne  à  la  bienfaisance  trop  par- 
cimonieuse des  païens.  C'est  dans  le  traité  Des  Devoirs  qu'il 
trouve  en  effet  des  règles  comme  celle-ci  :  «  Il  faut  ménager 
son  bien,  ne  serait-ce  que  pour  garder  de  quoi  donner  encore. . . ,  » 
qui  sont  des  restrictions  (1).   Puis  Cicéron  n'est  pas  indilTérent 

(1)  Cicéron,  De  off.,  II,  lo. 


158  LE  CICÉRO.NIANISME  AU   IV"^  SIÈCLE. 

an  bon  effet  que  produira  sa  conduile.  11  veut  être  payé  au 
moins  de  reconnaissance.  Il  place  ses  bienfaits  à  intérêts.  En 
donnant,  il  pense  à  sa  gloire.  Il  n'y  a  rien  là  évidemment  qui 
ressemble  à  cet  oubli  de  soi,  à  cette  confusion  du  mien  et  du 
tien  qui  fut  le  rêve  généreux  des  premiers  chrétiens,  et  qui 
reste  pour  la  charité  chrétienne  comme  un  idéal  qui  l'empêche 
de  se  contenter  de  peu,  —  rien  qui  ressemble  même  à  cette 
joie  si  intense  de  donner  qu'elle  nous  ferait  presque  douter 
aujourd'hui  que  h\  oii  il  y  a  tant  de  plaisir  il  y  ait  une  vertu. 
Lactance  a  beau  jeu  contre  Gicéron.  «  Estime  donc  la  vertu  ce 
qu'elle  vaut  et  non  ce  qu'elle  te  rapporte.  Et  donne  surtout  à 
celui-là  de  qui  tu  ne  peux  rien  attendre...  Donne  aux  aveugles, 
aux  faibles,  aux  boiteux,  aux  abandonnés,  à  ceux  qui  vont 
mourir  si  tu  ne  leur  donnes.  Ce  sont  des  bouches  inutiles 
aux  yeux  des  hommes,  mais  non  aux  yeux  de  Dieu  qui  leur 
conserve  la  vie,  qui  leur  donne  le  souffle,  qui  les  juge 
dignes  de  sa  lumière.  Réchauffe  autant  que  tu  le  peux,  pro- 
longe par  ta  charité  ces  vies  humaines.  Si  un  homme  peut 
porter  secours  à  un  mourant,  et  ne  le  fait  pas,  c'est  lui  qui 
meurt  (1).  » 

Lactance  s'en  prend,  quelques  pages  plus  loin,  à  un  autre 
passage  du  traité  Des  Devoirs.  Cicéron  avait  donné  de  l'honnête 
homme  cette  définition  :  «  Celui  qui  fait  du  bien  à  qui  il  peut,  et 
ne  fait  de  mal  à  personne,  si  on  ne  lui  en  a  d'abord  fait.  »  Voilà 
une  restriction,  s'écrie  Lactance,  qui  gâte  la  meilleure  défini- 
tion! Faire  du  mal  est  toujours  faire  du  mal  (2).  Qu'importe  que 
nous  ayons  été  provoqués?  Les  bêtes  fauves  répondent  par  des 
coups  aux  coups  qui  leur  sont  portés.  En  quoi  diflérons-nous 
d'elles,  si  nous  faisons  comme  elles,  si  nous  n'avons  ce  don  de 
supporter  qui  leur  a  été  refusé  (3)?  En  rendant  le  mal  pour  le 

(1)  Lactance,  Div.  inst.,  VI,  11. 

(2)Jd.,VI,  18. 

(3)  Cicéron  a  d'ailleurs  écrit  lui-même  :Quum  sintduo  gênera  decerlandi, 


LAGTANCE.  159 

mal,  VOUS  contribuez  à  le  perpétuer,  et  à  attirer  sur  vous  des 
représailles  engendrées  par  des  représailles.  —  La  doctrine  de  la 
non-résistance,  remise  en  honneur  par  Tolstoï,  a,  comme  on  le 
voit,  d'illustres  ancêtres. 

Nous  retrouverons  dans  le  trailé  Des  Devoirs  de  saint  Ambroise 
deux  discussions  tout  à  fait  semblables  à  celles  que  ces  dernières 
pages  viennent  de  résumer.  L'originalité  de  notre  auteur  s'en 
trouve  diminuée  et  nous  voilà  d'avance  condamnés  à  des  redites. 
Nous  ne  le  regrettons  pas.  Car  le  livre  de  saint  x\mbroise  est 
d'autant  plus  intéressant  en  un  sens  qu'il  est  moins  original,  et 
que  les  idées  qui  y  sont  exprimées  apparaissent  comme  celles 
d'un  temps  et  non  d'un  homme.  Nous  chercherions  donc,  plutôt 
que  de  les  éviter,  ces  occasions  de  nous  répéter  et  de  montrer 
difTuses  dans  la  conscience  d'alors  ces  façons  de  penser  et  de 
sentir,  ces  discussions  mêmes  et  ces  imitations.  Une  œuvre  a 
d'autant  plus  de  portée  pour  l'histoire  générale  des  idées 
qu'elle  est  moins  personnelle. 

Entre  Lactance  et  saint  Ambroise  ce  ne  sont  point  seulement 
des  rencontres  épisodiques  qu'il  faut  signaler,  mais  un  tour 
d'esprit  commun.  Dans  le  christianisme  ils  voient  surtout, 
l'un  et  l'autre,  la  morale  chrétienne.  Cela  apparaît  d'une  façon 
lumineuse  dans  l'œuvre  de  Lactance,  qui  est  une  exposition 
dogmatique,  et  dans  laquelle  il  a  voulu  et  cru  mettre  tout  l'essen- 
tiel. Or  nous  savons  ce  qu'il  y  a  mis.  Si  l'on  retranche  tout  ce 
qui  est  réfutation  du  paganisme,  ce  qui  reste  pourrait  s'appeler: 
Défense  de  la  morale  chrétienne.  Le  septième  livre  lui-même 
ne  fait  qu'encadrer  dans  une  rapide  histoire  du  monde  la 
théorie  des  sanctions,  étroite  dépendance  de  toute  morale.  La 
morale  est  donc  au  centre  du  système.  Et  dans  cette  morale, 
(ceci  est  la  conséquence  de  cela),  les  œuvres  sont  ce  qui  im- 
porte. Le  vrai  moyen  pour  honorer  Dieu,  c'est  de  faire  le  bien. 

umim  per  disceptationcm,  alterum  per  vim,  quunique  illud  propriuin  sit 
hominis,  hoc  bclluaruin De  off.,  l,  11. 


160  LE  CICÉROMANISME  AU  lY"^  SIECLE. 

Rien  de  plus  expressif  que  ce  titre,  sur  lequel  nous  avons  déjà 
appelé  l'attention,  donné  à  un  livre  où  sont  exposés  nos  devoirs  : 
Du  véritable  culte.  11  y  a  là  une  conception  toute  stoïcienne  de 
la  religion  que  le  christianisme,  sans  s'y  conformer  absolument, 
a  cependant  faite  sienne.  Nous  ne  sommes  plus  à  Alexandrie, 
mais  à  Rome.  Ce  n'est  plus  la  science  qui  sauve,  mais  la  vertu. 
Et  cela,  malgré  des  retours  offensifs  de  la  spéculation  alexan- 
drine,  est  resté  le  caractère  dominateur  de  la  religion  chrétienne, 
ce  qui  la  distingue  des  religions  antiques.  Cette  religion  est 
une  morale,  et  ses  apologistes  ne  vont  plus  être  que  des  mçra- 
listGs.  —  Lactance  cite  quelque  part  l'opinion  prêtée  par  Cicéron 
à  un  de  ses  personnages,  et  qui  est,  dit-il,  l'opinion  vraie  de 
Cicéron,  que  quelques  mots  sur  les  devoirs  valent  le  plus 
beau  discours  (1).  Et  Lactance  pense  de  même.  En  cela  encore 
il  est  donc  un  disciple  de  Cicéron,  s'il  n'est  pas  plus  simple  de 
dire  qu'en  cela  il  est  tout  simplement  Romain. 


IV 

Saint  Jérôme  et  saint  Augustin  disciples  de  Cicéron. 

Nous  arrivons  à  une  période  de  l'histoire  littéraire  bien  diffé- 
rente de  celle  que  marquent  les  noms  de  Lactance  et  de 
Minucius  Félix.  Il  n'y  a  point  de  langue  ni  de  style  propre  à  ces 
deux  écrivains.  C'est  du  Cicéron  démarqué.  Il  y  a  une  langue 
et  un  style  de  saint  Jérôme  et  de  saint  Augustin.  L'imitation 
du  modèle  antique  n'est  plus  un  asservissement.  Elle  n'en  est 
que  plus  féconde.  En  même  temps  des  scrupules  sont  venus  à 
ces  chrétiens  trop  épris  de  l'antiquité.  Mais  ils  en  triomphent 
et  se  persuadent  que  l'intérêt  bien  entendu  de  la  religion  leur 

(i)   L\CTANCE,  Di''.    HS^,   M,  2. 


SAINT  JÉRÔME  ET   SAINT  AUGUSTIN   DISCIPLES   DE  CICÉRON.         161 

défend  justement  le  Scicrifice  qui  leur  coûterait  le  plus.  Toutcela 
n'en  a  pas  moins  donné  lieu  à  des  drames  intimes  qui  augmentent 
pour  nous  l'intérêt  de  cette  histoire.  Car  dans  toute  conscience 
troublée  il  y  a  quelque  chose  qui  nous  attire.  Nous  allons  donc 
voir  Cicéron,  qui  ne  semblait  pas  fait  pour  cela,  être  non  seule- 
ment l'objet  de  grandes  passions,  mais  la  cause  degrands  remords. 
Saint  Jérôme  avait  reçu  l'éducation  classique  d'alors.  Il  avait 
achevé  ses  études  à  Rome,  sous  la  direction  de  l'illustre  gram- 
mairien Donat.  Nous  savons  même  quels  livres  de  classe  lui 
avaient  été  mis  entre  les  mains.  C'étaient  des  commentaires 
sur  Virgile,  Cicéron,  Salluste,  Térence,  Plaute,  Lucrèce, 
Horace,  Perse  et  Lucain  (1).  Il  ne  parle  jamais  de  Donat  sans 
quelque  témoignage  de  reconnaissance.  Toujours  il  l'appelle 
«  son  maître  »  (2).  Et  la  lecture  de  ses  œuvres  nous  prouve  en 
effet  qu'il  fut  un  bon  élève.  Il  disserte  volontiers  sur  le  genre, 
le  nombre  et  les  figures.  Il  a  la  superstition  de  la  grammaire, 
jusqu'à  regarder  comme  une  injure  grave  le  reproche  d'avoir 
laissé  échapper  des  solécismes  (3).  Il  s'est  fait  une  bibliothèque 
en  copiant  de  sa  propre  main  les  ouvrages  de  son  choix  (4). 
Plus  tard  il  n'aura  plus  besoin  de  lire  ses  auteurs  favoris,  et  il 
n'en  vivra  pas  moins  avec  eux,  môme  quand  il  ne  le  voudra 
plus,  tellement  ils  emplissent  sa  mémoire  (5).  Un  savant  contem- 
porain a  poussé  l'art  de  la  dissection  littéraire  jusqu'à  chercher 
dans  le  style  de  saint  Jérôme  toutes  les  réminiscences,  même 
involontaires,  dont  il  est  fait,  et  il  trouve  par  exemple  un  com- 
mentaire sur  Michée  tout  plein  d'un  auteur  qu'on  n'y  attendrait 
guère,  de  Térence  (6).  Quant  à  Cicéron,  il  est  pour  saint  Jérôme, 

(d)  Saint  Jérôme,  Adv.  Ritfin.,  Il,  10. 

(2)  Sai.m  .Jérôme,  In  Chron.  ad  an.  p.  chr.,  338  ;  Adv.  Hufin.,  1,  IG. 

(3)  Saint  Jérôme,  In  Ezech.  XII,  ad  40,  ;>;  In  Dan.,  ad  5,  7. 

(4)  Saint  Jérôme,  Ep.  XXII,  Ad  Eustochium. 

(5)  Saint  Jérôme,  Adv.  Rufin.,  I,  30. 

(6)  LùBECK,  Hieronymus  quos  noverilscriptores  et  ex  quibus  hauserit.  Lipsiœ, 
Teubner,  1872. 

Université  de  Lyon.  —  VIII.  11 


102  LE  CICÉRONIANISME  AU  IV=  SIECLE. 

comme  pour  tous  les  chrétiens,  en  même  temps  que  le  maître 
par  excellence,  Fauteur  indispensable  à  consulter  sur  toutes 
les  doctrines  antérieures  à  lui,  l'unique  trait  d'union  avec  l'hel- 
lénisme. Saint  Jérôme,  qui  sait  le  grec,  ne  connaît  Platon 
que  par  Cicéron,  et  ne  le  cite  que  de  seconde  main  (1).  —  De 
l'école  de  Donat,  saint  Jérôme  avait  dû  passer  dans  celle  de 
quelque  rhéteur,  peut-être  dans  celle  de  Victorinus.  Tel  était 
le  cours  régulier  des  études.  11  nous  raconte  lui-même  qu'il 
s'exerçait  aux  déclamations,  aux  controverses  et  fréquentait  les 
tribunaux  (2).  Toute  sa  vie  il  garda  pour  les  images,  les 
pomtes,  les  jeux  de  mots,  les  citations  un  goût  de  rhéteur 
ou  d'élève  de  rhéteur.  Nous  savons  cependant,  toujours  par 
lui,  qu'il  fit  effort  pour  débarrasser  son  style  de  tous  ces  sou- 
venirs dune  rhétorique  trop  bien  faite  (3).  Avec  quel  amour  il 
l'avait  faite,  en  effet,  la  suite  va  nous  le  montrer. 

De  bonne  heure  toutefois,  sous  le  brillant  étudiant,  un  saint 
s'annonça.  Le  dimanche,  avec  quelques  camarades,  il  se  ren- 
dait aux  catacombes,  pour  s'y  emplir  d'austères  souvenirs  et 
d'émotions  religieuses.  11  est  vrai  que,  pour  peindre  le  sentiment 
qu'il  y  éprouve,  il  ne  trouve  rien  de  mieux  qu'un  vers  de 
Virgile  (4).  Il  quitte  Rome  pour  aller  «  faire  sa  théologie  »  à 
Trêves.  De  Trêves,  où  déjà  il  avait  senti  la  vocation  poindre  en 
lui,  il  se  rendit  à  Aquilée,  puis  en  Orient.  Durant  ces  voyages,  des 
influences  diverses,  des  amitiés  pieuses  dont  l'une  fut  brisée  par 
la  mort,  une  maladie  grave  qu'il  fit  lui-même,  la  contagion  de 
l'exemple  enfin,  qu'il  était  comme  venu  chercher,  donnèrent 
à  cette  vocation  un  tour  imprévu.  Le  goût  de  l'ascétisme  naît 
chez  cet  homme  qui  devait  tant  contribuer  à  le  répandre  dans 
l'Occident.  Et  voilà  l'élève  de  Donat,  au  milieu  d'anachorètes  de 

(1)  Saim  .Jkuùmi:,  Adv.  Rufin.,  111.  3-)  et  40. 

(2)  Saint  Jérôme,  In  Gai.  I,  ad.  2.  1 1, 

(3)  Saint  Jérôme,  Ep.,  LU,  1. 

(4)  Saint  Jérôme,  In  Ezcch.  XII,  ad  40,  3. 


S\1NT  JÉUn.ME   ET  SAINT  AUGUSTIN   DISCIPLES  DE  CICÉRON.         163 

toute  provenance,  dans  le  de'sert  de  Chalcis,  la  Thébaïde  Sy- 
rienne. Il  pleure  ses  fautes  passées,  mais  se  refuse  encore  à 
compter  parmi  ses  fautes  l'attachement  qu'il  conserve  pour  les 
auteurs  païens.  Jusque  dans  le  désert  il  a  avec  lui  une  cassette 
où  sont  enfermés  de  chers  manuscrits.  Et  avec  eux  la  solitude 
n'est  plus  la  solitude.  «Je  jeûnais,  dit-il,  et  puis  je  lisais  Cicé- 
ron.  » 

Mais  un  songe  tragique  vient  détruire  cette  paix  apparente  de 
son  âme,  et  lui  dénoncer  un  conflit  sur  lequel  sa  conscience 
s'obstinait  à  fermer  les  yeux.  Une  fièvre  ardente  avait  pénétré 
dans  la  moelle  de  ses  os,  au  point  que  ses  membres  ne  sem- 
blaient plus  tenir  ensemble.  Et  pendant  qu'on  apprêtait  ses 
funérailles,  dit-il,  sa  pensée  devança  son  corps,  et  le  voilà 
transporté  devant  le  tribunal  du  juge.  On  lui  demande  ce  qu'il 
est  :  <(  Je  suis  chrétien,  répondis-je.  Alors  celui  qui  était  au 
tribunal  m'interrompt:  «  Tu  mens,  tu  es  cicéronien  et  non  pas 
«  chrétien,  car  où  est  ton  trésor,  là  aussi  est  ton  cœur.  »  Et  il 
ordonne  de  le  rouer  de  coups.  Mais  sa  conscieuLîe  le  torture 
davantage  encore.  Il  crie  cependant,  et  sa  voix  se  mêle  au 
bruit  des  verges  :  «  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi.  »  Et  les  assistants 
émus  de  ce  spectacle,  tombent  aux  pieds  du  juge,  le  suppliant 
de  pardonner  à  sa  jeunesse,  de  lui  laisser  le  temps  du  repentir, 
sauf  à  le  châtier  plus  cruellement,  s'il  recommence  à  lire  des 
livres  païens.  Et  comme  il  était  prêt  à  faire  toutes  les  promesses 
qu'on  eût  voulu,  il  atteste  le  nom  de  Dieu  et  dit  :  «  Si  jamais  je 
conserve  les  livres  du  siècle,  si  jamais  je  les  relis.  Seigneur, 
je  vous  aurai  renié.  »  Et  après  ce  serment  il  fut  remis  en 
liberté  (1). 

Qui  ne  reconnaît  dans  ce  songe  une  de  ces  voix  intérieures 
venant  du  plus  profond  de  notre  être  et  perçant  tout  d'un  coup 
les   obstacles    qu'instinctivement    nous  accumulions   pour    no 

(1)  Saint  .Iehùme,  Ep.,  XXII,  30. 


164  LE  CICÉRONIAIVISME   AU  IV*  SIÈCLE. 

point  entendre?  C'est  lorsque  Jérôme  était  éveillé  que  sa 
conscience  sommeillait.  Et  la  pensée  des  rêves,  plus  libre  de 
toute  entrave,  est  souvent  ainsi  notre  vraie  pensée.  —  La  voix 
du  songe  a  dit  :  Tu  es  cicéronien.  Elle  nous  donne  donc  raison 
quand  nous  appelons  de  ce  nom,  qui  désigne  d'ordinaire  les 
puristes  de  la  Renaissance,  les  principaux  représentants  de 
cette  autre  Renaissance  dont  le  iv°  siècle  fut  témoin.  En  fait, 
saint  Jérôme  n'était  point  attaché  à  Cicéron  seulement,  mais  à 
Plante,  mais  à  Térence,  mais  à  Quintilien,  mais  à  Pline,  mais 
à  Fronton  et  à  bien  d'autres  (1).  Cicéron  cependant  l'emportait 
sur  tous  dans  sa  dévotion  de  lettré.  Puis,  pour  des  motifs  que 
nous  avons  dits,  il  est,  aux  yeux  des  chrétiens,  le  vrai  représen- 
tant de  toute  cette  antiquité.  C'est  une  raison  sociale.  Là  encore 
le  songe  a  dit  vrai.  Et  Jérôme,  averti  par  cette  subite  illumina- 
tion de  sa  conscience  de  contradictions  qu'auparavant  il  n'y 
voyait  point,  prit  au  sérieux  le  serment  fait  en  rêve,  et  renonça 
à  Cicéron,  c'est-à-dire  en  même  temps  à  tous  les  auteurs  qu'il 
avait  aimés.  A  quel  point  faut-il  que  le  goût  de  la  mortification 
s'empare  d'une  àme  pour  se  permettre  de  telles  intolérances  ? 
Mais  quelle  passion  pour  l'antiquité  aussi  que  celle  qui  ne  cède 
qu'à  de  pareilles  secousses,  et  pour  bientôt  renaître  ! 

Pendant  cinq  années  saint  Jérôme  tint  parole.  Il  se  livre  à 
toutes  les  pratiques  de  l'ascétisme.  Il  s'occupe  de  travaux 
manuels.  Enfin,  pour  achever  de  se  mortifier,  il  apprend 
l'hébreu.  Un  Juif  converti  lui  enseigne  l'alphabet,  et  il  s'exerce 
consciencieusement  sur  ces  mots  «  sifflants  et  haletants  ».  La 
répugnance  qu'il  doit  vaincre  pour  venir  à  bout  de  son  entre- 
prise prouve  suffisamment  d'ailleurs  quel  lettré  délicat  survivait 
en  lui.  «  L'opiniâtreté  que  je  dépensai  dans  cette  étude,  les 
difficultés  que  j'eus  à  surmonter,  tous  mes  désespoirs,  tous  mes 
recommencements,  ma  volonté  obstinée  d'apprendre,  ma  cons- 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XXll,  30;  CXXV,  i2. 


SAINT  JÉRÔME   ET   SAINT   AUGUSTIN   DISCIPLES  DE  CICÉRON.        lÔS 

cience  seule  sait  tout  cela,  et  aussi  ceux  qui  ont  vécu  avec 
moi  (I).  »  Il  traduit  l'hébreu  enfin,  et  commence  cette  édition 
de  la  Yulgate  qu'il  mène  de  front  avec  sa  propagande  pour  la 
vie  monastique.  Mais  la  multiplicité  même  et  Tintensité  de  ses 
travaux  ôtent  aux  troubles  de  sa  conscience  de  leur  acuité. 
Car,  pour  avoir  des  scrupules,  il  faut  avoir  des  loisirs.  La  paix 
rentre  dans  cette  vie  si  pleine  avec  les  longues  besognes  et  les 
grandes  initiatives.  L'antiquité  classique  n'est  plus  traitée  en 
suspecte.  Saint  Jérôme  emploie  des  moines  à  copier  des  dialo- 
gues de  Cicéron.  Il  s'est  ménagé,  sans  s'accuser  lui-même  de 
profanation,  une  bibliothèque  dans  une  grotte  voisine  de  celle 
de  la  Nativité,  et  il  l'appelle  son  paradis.  Ce  savant  a  la  passion 
de  l'enseignement.  Il  s'est  fait  maître  d'école  et,  ne  se  conten- 
tant pas  de  ses  moines  pour  élèves,  il  apprend  à  lire  aux 
enfants  de  Bethléem  dans  Virgile  et  dans  Térence.  Un  ami 
d'enfance,  devenu  son  ennemi,  Rufin,  lui  rappelle  son  rêve  et 
lui  reproche  de  manquer  à  son  serment.  Saint  Jérôme  prend  le 
reproche  gaiement,  et  répond  qu'un  serment  ainsi  fait  n'a  jamais 
obligé  personne .  Les  prophètes  ne  sont-ils  pas  les  premiers  à 
défendre  de  croire  aux  songes  (2)  ? 

Le  cicéronien  s'est  donc  réconcilié  en  lui  avec  le  chrétien. 
La  plupart  de  ses  écrits  seront  bien  ceux  d'un  disciple  de 
l'antiquité,  d'un  disciple  sans  servilité  comme  sans  affectation 
d'indépendance.  Son  talent  spontané,  emporté  parfois,  aimera 
la  forme  rapide  de  la  lettre,  et  beaucoup  de  ses  lettres  auront 
l'abandon,  et,  comme  dit  Ebert  (3),  le  «  caractère  subjectif  » 
des  lettres  à  Atticus.  De  nos  jours  il  eût  écrit  des  articles  et 
eût  été  un  journaliste,  tandis  qu'Ambroise  pense  et  parle  tou- 
jours en  sermonaire.  Cela  suffit  à  marquer  l'opposition  de  ces 
deux  natures  et  de  ces  deux  talents.  Ils  imitent  tous  deux  Gicé- 

(i)  Saint  .lÉRÔMK,  £p.,  CXXV,  l2. 

(2)  Saint  .Ikkôme,  Adv.  Enfin.,  I,  31. 

(3)  Ebert,  loc.  cit.,  t.  I,  p.  209. 


^66  LE  CICÉRONIANISME  AU   iV  SIECLE. 

ron  ;  mais  ce  n'est  pas  le  môme  Cicoron.  D'autres  lettres  de  saint 
Jérôme  seront  de  vraies  dissertations,  comme  celles  de  Sénèque. 
Comme  Sénèque  encore,  et  comme  tant  d'autres,  il  écrira  des 
consolations.  Sous  la  forme  d'une  lettre,  il  traitera  de  l'éducation 
des  filles,  en  se  souvenant  de  Quintilien  (1).  Un  préfet  du  prétoire, 
Dexter,  lui  ayant  suggéré  l'idée  de  faire  un  catalogue  des  auteurs 
ecclésiastiques,  en  prenant  Suétone  pour  guide,  il  compose  la 
première  histoire  de  la  littérature  chrétienne  que  nous  possé- 
dions. Il  rapproche  lui-même  son  travail  non  seulement  de  celui 
de  Suétone,  mais  du  Bnitiis  de  Cicéron.  L'intention  générale  du 
livre  est  de  réfuter  cette  objection  si  souvent  adressée  au  chris- 
tianisme, qu'il  manquait  de  littérature.  Une  religion  sans  littéra- 
ture paraissait  alors  inacceptable  à  tant  de  gens  (2)  !  Saint  Jérôme 
n'en  est  pas  moins  sévère  pour  la  plupart  des  auteurs  chrétiens. 
On  sent  que  son  éducation  a  mis  en  lui  un  type  d'écrivain  dont 
il  a  peine  à  trouver  chez  eux  la  ressemblance.  De  sorte  que  cet 
ouvrage,  entrepris  en  l'honneur  de  la  littérature  chrétienne,  est 
indirectement  un  perpétuel  hommage  à  la  littérature  païenne. 
D'après  un  texte  que  nous  avons  déjà  cité,  on  pourrait  prêter  à 
saint  Jérôme  l'intention  d'établir  entre  les  gloires  littéraires  du 
christianisme  et  du  paganisme  une  sorte  de  parallèle.  «  David, 
c'est  notre  Pindare  à  nous,  notre  Simonide,  notre  Alcée,  notre 
Horace,  notre  Catulle,  notre  Sérénus  (.3).  »  Mais  il  serait  em- 
barrassé de  pousser  plus  loin  la  comparaison,  et  il  n'est  pas  du 
tout  dans  sa  pensée  de  chercher  aux  maîtres  païens  des  équi- 
valents pour  arriver  à  se  passer  d'eux. 

Il  a  au  contraire  fait  comme  la  théorie  de  l'assimilation  par 
le  christianisme  de  la  culture  antique  (4).  Il  invoque  d'abord 
d'augustes  exemples,  Moïse,  saint  Paul,  qui  se  sont,  à  l'occasion, 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  CXVII,  4;  Cf.  CXXVIII. 

(2)  Saint  Jérôme,  De  vivU  illustribus,  piéf. 

(3)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XXX. 

(4)  kl.,  LXX. 


SAINT  JÉRÔME    ET  SAINT   AUGUSTIN   DISCIPLES   DE.CICÉRON.         167 

servis  des  livres  des  gentils.  Il  ajoute  Philon.  Puis  il  montre 
que,  depuis  Fe'tablissement  du  christianisme,  la  tradition  s'est 
confirmée  d'emprunter  à  l'antiquité  ses  armes.  Ainsi  ont  fait 
tous  les  apologistes  ;  et  saint  Jérôme,  dans  une  revue  rapide, 
nous  donne,  avec  toute  l'autorité  qui  s'attache  au  premier 
historien  de  la  littérature  chrétienne,  comme  un  sommaire  de 
la  démonstration  que  le  présent  chapitre  achève.  Ainsi  a  fait  Ter- 
tullien  lui-même.  Saint  Hilaire  a  imité  Quintilien.  Lactance  a 
dans  ses  propres  ouvrages  fait  entrer  des  analyses  de  ceux  de 
Cicéron.  David  avait  de  même  combattu  Goliath  avec  sa  propre 
épée.  L'Ecriture  nous  répète,  sous  une  autre  figure,  le  môme 
conseil.  Il  est  dit  dans  le  Deutéronome  qu'on  peut  épouser  une 
captive  après  lui  avoir  rasé  les  cheveux,  les  sourcils,  après  lui 
avoir  coupé  les  poils  et  les  ongles.  Epris  de  la  grâce  et  de  la 
beauté  de  la  sagesse  du  siècle,  nous  pouvons  faire  d'elle  une 
Israélite,  de  servante  et  de  captive  qu'elle  était,  pourvu  que 
noas  supprimions  en  elle  l'idolâtrie,  la  volupté,  l'erreur,  les 
passions,  tout  ce  qu'elle  contenait  de  mort.  Alors  notre  union 
avec  elle  sera  féconde  pour  le  Seigneur. 

Et  saint  Jérôme  a  joint  l'exemple  au  précepte.  Lactance  et 
Minucius  Félix  sont  des  cicéroniens  trop  fidèles.  Mais,  par 
leur  purisme  même,  ils  auraient  nui  à  la  cause  de  la  littérature 
chrétienne  qu'ils  voulaient  servir.  Ils  regardent  trop  vers  le 
passé  et  mettent  dans  le  pastiche  leur  idéal  litttéraire.  Saint 
Jérôme  a  reçu  aussi  les  meilleures  leçons,  mais  il  a  su  s'en 
affranchir.  Et  dans  son  style,  d'une  clarté  toute  classique,  pas- 
sent par  instants  comme  des  bouffées  de  Tertullien.  Ce  mélange 
original  n'est  qu'à  lui.  Par  tout  ce  que  son  génie  propre,  son 
temps,  sa  religion  apportent  d'éléments  nouveaux,  il  rajeunit 
et  continue  la  littérature  latine,  au  lieu  de  se  borner  à  copier  et  à 
reproduire.  Mieux  que  tout  autre,  il  personnifie  ce  que  nous 
avons  appelé  la  Renaissance  du  iv'=  siècle,  si  par  Renaissance  il 
faut  entendre  une  tradition  renouée  plutôt  que  la  savante  et 


168  .LE  CICÉRONIÂMSME  AU  iV  SIECLE. 

stérile   contrefaçon   de   formes  que  le   temps   a  condamnées. 

Sa  langue,  qui  a  été  récemment  Tobjel  dune  minutieuse  et 
délicate  étude  (1),  a  ce  même  caractère.  Elle  innove  sans  bar- 
barie. Elle  adapte  le  latin  à  des  usages  nouveaux,  elle  ne  le 
déforme  pas.  Elle  est  pleine  de  termes  abstraits,  et  par  là  déjà 
moderne.  Saint  Jérôme  a,  pour  son  compte,  forgé  trois  cent 
cinquante  mots  (2).  Mais  ces  termes  abstraits  étaient  indispensa- 
bles, et,  quand  Cicéron  voulut  philosopher,  il  donna  l'exemple 
de  les  introduire  dans  la  langue.  Mais  ces  mots  nouveaux  sont 
le  plus  souvent  bien  faits,  et  comme  latins  de  droit.  D'ailleurs 
saint  Jérôme,  malgré  l'apparence,  n'abuse  pas  du  néologisme, 
et  s'excuse  parfois  d'y  recourir  (3).  Dans  ses  œuvres  plus  spé- 
cialement littéraires,  il  s'en  abstient.  Et  dans  toutes  il  emprunte 
de  préférence  la  langue  cicéronienne.  «  Si  l'on  avait  la  patience 
de  faire  une  statistique,  on  constaterait  que  la  moitié  au  moins 
des  mots  anciens  employés  par  saint  Jérôme  appartient  à 
Cicéron.  Je  doute  qu'on  puisse  faire  la  même  observation,  je 
ne  dis  pas  de  Tertullien,  mais  même  de  saint  Augustin  (4)  ».  — 
Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'avec  lui  la  langue  et  la  littéra- 
rature  latines,  au  lieu  de  se  figer  dans  la  contemplation  d'elles- 
mêmes,  continuent  de  vivre.  Mais  cette  vie  renouvelée  ne  devait 
pas  l'être  pour  longtemps.  Et  c'est  pure  conjecture  de  notre 
part  de  prétendre  que  les  infidélités  de  saint  Jérôme  auraient 
mieux  servi  la  langue  de  Cicéron  que  la  fidélité  de  ses  prédé- 
cesseurs. Les  barbares  ont  empêché  la  preuve  de  se  faire. 

Saint  Jérôme  reviendra  dans  cette  étude.  Mais  puisque  nous 
déterminons  en  ce  moment  les  tendances  littéraires  qui  lui  sont 
communes  avec  saint  Ambroise,  ajoutons,  comme  entre  paren- 
thèse, un  trait  nouveau  de  ressemblance.   Ce  cicéronien,  au 

(1)  GoELZER,  la  Latinité  de  saint  Jérôme,  1884. 
.    (2)  Jd.,p.  14. 

(3)  Saint  Jérôme,  In  Gai.  I,  ad  1,  11. 

(4)  GoELZER,  loc.  cit.,  p.  33. 


S.VINT  JÉRÔME  ET  SAINT   AUGUSTIN   DISCIPLES  DE  CIGÉRON.        469 

nombre  des  écrivains  chrétiens,  met  Pliilon  le  Juif.  Ce  cicéro- 
nien,  qui  combattra  les  origénistes,  traduisit  et  commenta 
Origène.  Quelque  latins  qu'ils  soient,  et  nous  croyons  avoir 
assez  dit  qu'ils  le  sont,  ces  grands  chrétiens  ont  tous  deux 
respiré  un  air  venu  d'Alexandrie. 

De  saint  Augustin  aussi  nous  aurons  à  reparler.  11  nous  faut 
toutefois  mentionner  dès  maintenant  deux  moments  de  cette  vie 
agitée  où  l'influence  de  Gicéron  se  lit  grandement  sentir.  Il  n'est 
pas  en  effet  de  preuve  plus  éclatante  de  l'autorité  non  seule- 
ment littéraire,  mais  morale,  exercée  par  lui  sur  toute  cette 
génération  d'hommes,  et  de  l'adaptation  singulière  de  quelques- 
unes  de  ses  façons  de  penser  avec  les  leurs.  Saint  Augustin 
était  né  d'un  père  païen  et  d'une  mère  chrétienne,  sainte  Mo- 
nique. Son  éducation  l'avait  tiré  dans  les  deux  sens,  et  elle 
explique  peut-être  en  partie  les  vicissitudes  et  les  déchirements 
de  sa  vie.  On  avait  voulu  en  faire  à  la  fois  un  professeur  de 
rhétorique  et  un  saint.  Il  fut  l'un  après  l'autre.  Mais  ce  qui  est 
à  noter,  c'est  que  l'influence  de  Cicéron  sur  Augustin  ne  doit 
pas  être  mise  au  nombre  des  influences  païennes.  Dans  les  deux 
circonstances,  auxquelles  nous  faisions  allusion,  il  fut  l'agent 
d'une  rénovation  morale,  le  familier  inattendu  des  débuts  d'une 
conversion. 

Saint  Augustin  a  dix-neuf  ans.  11  est  étudiant  et  s'abandonne 
à  toutes  les  dissipations.  Mais  parmi  les  livres  que  les  pro- 
grammes l'obligent  à  lire  se  trouve  V Hortensiiis  de  Cicéron. 
C'était  un  éloge  de  la  philosophie  écrit  à  un  moment  où  Cicéron 
cherchait  sincèrement  en  elle  un  refuge  à  son  deuil  de  père.  Ces 
pages  émues  ne  sont  point  parvenues  jusqu'à  nous.  Saint  Au- 
gustin a  raconté  dans  les  Confessions  (1)  l'impression  qu'il  en 
reçut.  Ce  qui  le  frappe,  ce  n'est  point  la  façon  de  dire  de  l'écri- 
vain, mais  ce  qu'il  dit.  11  s'agit  bien  maintenant  pour  lui  de 

(1)  Sai>t  At(;usTi.N,  Conf.,  III,  4-5;  Cf.  VIII,  7. 


170  LE  CICERONIANISME  AU   IV°  SIÈCLE. 

prendre  de  Cicéron  une  leçon  d'dJoquence.  Ce  livre  l'a  trans- 
formé et  a  tourné  son  àme  vers  Dieu.  Une  reconnaît  plus  ses  sen- 
timents ni  ses  désirs.  «  Tout  à  coup  s'avilirent  à  mes  yeux  mes 
vaines  espérances,  et  je  brûlai  avec  une  ardeur  incroyable  de 
posséder  Timmortelle  sagesse.  Et  déjà  je  me  levais,  Seigneur, 
pour  aller  vers  vous,  »  Plus  tard  il  apprendra  à  distinguer  entre 
la  sagesse  qu'enseignent  les  hommes  et  celle  de  Jésus-Christ. 
Mais,  pour  l'instant,  c'est  comme  un  instinct  qui  l'élève  au-dessus 
de  toutes  les  discussions  d'école  et  le  fait  aspirer  à  la  sagesse 
véritable.  Une  seule  chose  lui  semble  manquer  au  livre  de 
Cicéron  :  le  nom  du  Christ  n'y  est  pas.  Comme  il  ne  pouvait 
guère  espérer  l'y  trouver,  ne  lui  faire  que  ce  reproche  c'est 
en  faire  le  plus  bel  éloge  qu'on  puisse  attendre  d'un  chrétien. 
Mais  l'éducation  maternelle  a  laissé  dans  Augustin  une  trace  si 
profonde  que,  sans  qu'il  s'en  rende  tout  à  fait  compte,  rien  sans 
le  Christ  ne  peut  plus  le  satisfaire.  Pour  répondre  aux  secrètes 
aspirations  de  son  âme,  il  ouvre  donc  les  Ecritures  auxquelles 
il  se  trouve  ainsi  que  c'est  Cicéron  qui  l'a  conduit.  Mais  l'heure 
n'était  point  venue  pour  lui  d'en  goûter  la  mystique  simpli- 
cité. Et  Cicéron  cette  fois  va  servir  lui-même  à  défaire  le 
bien  qu'il  avait  fait.  Car  c'est  entre  son  style  et  le  style  des 
Ecritures  qu'Augustin  se  met  à  établir  une  comparaison  fâ- 
cheuse pour  les  Ecritures  et  qui,  pour  longtemps  encore,  l'en 
détournera. 

On  pourrait  croire,  en  lisant  ces  lignes  écrites  à  une  grande 
distance  des  événements  qu'elles  racontent,  que  le  temps  a  grossi 
et  dramatisé  les  impressions  sur  lesquelles  il  est  passé,  comme 
il  fait  souvent  pour  toutes  celles  qu'il  n'elTace  point.  Mais,  s'il 
est  une  chose  que  l'évêque  qui  fait  à  Dieu  sa  confession  n'est 
point  porté  à  exagérer,  c'est  ce  qu'il  doit  à  Cicéron.  La  critique 
défiante  qui  tiendrait  à  faire  dans  ce  récit  la  part  du  moment 
où  il  a  été  composé  ne  devrait  donc  douter  que  des  restrictions, 
si  faibles  soient-elles,  apportées  par  saint  Augustin  au  témoi- 


SAINT  JÉRÙME   ET  SAINT   AUGUSTIN   DISCIPLES  DE  CICÉRON.         17J 

g;nage  de  son  enthousiasme  (1).  C'est  le  chrétien  qui  accuse 
d'insuffisance  la  philosophie  de  Cicéron  et  qui  s'en  prend  à  lui 
de  ce  que  les  Ecritures  l'ont  laissé  froid. 

La  lecture  de  Y Hortensius  fut  pour  saint  Augustin  une  de  ces 
lectures  de  jeunesse  dont  on  se  souvient  toute  la  vie.  Il  s'en  sou- 
vient même  quand  il  traite  du  péché  originel  et  y  puise  des  argu- 
ments (2).  Cicéron  avait  en  effet  rappelé  ces  traditions  tenaces  de 
l'école  de  Pythagore  d'après  lesquelles  les  misères  de  notre  vie 
présente  étaient  l'expiation  de  fautes  commises  dans  une  existence 
antérieure.  Comme  sur  tant  d'autres  points,  les  pythagoriciens 
avaient  eu  là  des  pressentiments  dont  saint  Augustin  s'autorise. 
C'est  dans  un  autre  ouvrage,  dans  un  ouvrage  sur  la  Trinité  qu'il 
cite  la  péroraison  de  V Hortensius  (3).  La  philosophie,  disait  Cicé- 
ron, est  ce  que  les  dieux  ont  donné  de  meilleur  à  l'homme  soit 
pour  vivre,  soit  pour  mourir.  Si  tout  finit  avec  la  mort,  pouvons- 
nous  trouver  un  plus  noble  emploi  de  notre  temps?  Mais  si  notre 
vie  doit  se  continuer,  qui  nous  donnera  de  meilleures  disposi- 
tions pour  entrer  dans  l'immortalité  oii,  détachés  de  nous-mêmes 
par  la  philosophie,  nous  arriverons  plus  légers?  —  On  ne  peut 
nier  qu'il  y  ait  là  comme  une  note  chrétienne,  et  on  s'étonnera 
moins  de  l'émotion  toute  religieuse  de  saint  Augustin.  A  l'époque 
où  écrit  Cicéron,  la  philosophie  est  une  religion,  elle  ena  l'accent, 
elle  en  prend  les  fonctions.  Et  par  beaucoup  de  ses  aspirations 

(  i)  11  en  est  une  dont  nous  n'avons  point  parlé,  parce  que  le  sens  nous 
parait  douteux.  En  prononçant  pour  la  première  fois  dans  ce  récit  le  nom 
de  Cicéron,  saint  Augustin  ajoute  :  «  Cujus  linguam  fere  omnes  mirantur, 
pectus  non  ita.  »  M.  Boissier  traduit  :  «  C'est  un  certain  Cicéron  dont  on 
loue  beaucoup  plus  l'esprit  que  le  cœur  «  {La  fin  du  paganisme,  t.  l,  p.  349), 
ce  qui  serait  une  boutade  et  un  manque  de  gratitude.  Ne  pourrait-on 
comprendre  plutôt  :  «  Cicéron  dont  on  admire  la  langue  mais  dont  on  a  le 
tort  de  moins  admirer  la  pensée  »  ?  idée  conforme  à  celle  qui  est  exprimée 
dans  le  même  alinéa  :  «  Neque  mihi  loculionem,  sed  quod  loquebatur 
persuaserat.  » 

(2)  Saint  Alt.lstin,  Contra  Pelagium,  4. 

(3)  Saint  Alglstin,  De  Trinitate,  XIV,  9. 


172  LE   CIGÉRONIANISME  AU   IV  SIÈCLE. 

nous  avons  montré  que  cette  religion  est  déjà  chrétienne. 
Saint  Augustin  n'a  donc  pas  à  rougir  devant  Dieu  de  son  admi- 
ration pour  Cicéron.  Il  est  un  de  ses  ancêtres  moraux,  et  à  sa 
manière,  lui  aussi,  un  Père  de  l'Eglise. 

Treize  ans  plus  tard,  saint  Augustin,  après  les  incertitudes, 
les  combats  que  Ion  sait,  a  vu  enfin,  «  se  dissiper  les  nuages  de 
ses  doutes  (1)  ».  Comme  l'année  scolaire  s'achevait,  il  déclare 
aux  magistrats   de  Milan,  où  il  occupait  une  chaire  officielle, 
qu'ils  auraient  à  se  pourvoir  a  d'un  autre  vendeur  de  paroles  (2)  » . 
11  va  employer  les  loisirs  qu'il  s'est  fait  ainsi  à  se  préparer  au" 
baptême  qu'il  doit  recevoir  des  mains  d' Ambroise  quelques  mois 
après.  Il  se  retire  à  Cassiciacum,  dans  une  maison  de  campagne 
qu'un  de  ses  amis  lui  prête.  Il  s'y  retire  avec  sa  mère,  avec  son 
fils,  et  quelques  disciples,  réalisant  un  rêve  de  vie  commune 
qu'il  avait  formé  quelque  temps  auparavant  (3).  Plusieurs  ou- 
vrages de  saint  Augustin  datent  de  cette  retraite  à  Cassiciacum. 
Us  nous  disent  assez  quelle  vie  on  y  menait,  et  quel  était  le 
cours  ordinaire  des  pensées  et  des  discussions.  Si  on  cherchait 
à  en  deviner  les  sujets,  on  imaginerait  quelque  chose  de  sem- 
blable aux  Confessions  elles-mêmes  ou  à  V Imitation.  Si  on  se 
demandait  à  quelle  source  puisaient  ces  chrétiens  dans  l'attente 
du  baptême,    on   penserait   aux  épitres  de  saint  Paul,    de  ce 
saint  Paul  dont   quelques  paroles   heureusement  appropriées 
venaient  de  faire  la  conquête  définitive  de  l'âme  d'Augustin,  ou 
au  livre  d'Isaïe,  dont  Ambroise  consulté  leur  recommandait 
tout  particulièrement  la  lecture  (4).  On  ne  penserait  certes  pas 
à  Cicéron,  pas  plus  qu'on  ne  supposerait  que  saint  Augustin  a 
choisi  ce  moment  de  sa  vie  pour  écrire  des  dialogues  platoniciens 
contre  des  disciples  de  Platon. 

(1)  Saint  Aiglstin,  Conf.,  Mil,  12. 

(2)  W.,  IX,  5. 

(3)  Id.,  VI,  14. 

(4)  M,  IX,  5. 


SAINT   JÉRÔME  ET   SAINT  AUGUSTIN   DISCIPLES  DE  CICÉRON.        173 

Nous  devons  pourtant,  par  tout  ce  qui  a  été  dit  jusqu'ici,  être 
préparés  à  comprendre  les  rapports  de  la  philosophie  et  de  la 
religion,  Tune  servant  à  l'autre  d'introduction.  De  sorte  que  les 
discussions  philosophiques  oni  leur  place  toute  marquée  dans 
les  exercices  d'un  noviciat  comme  celui  dont  Augustin  est 
l'àme.  De  plus  la  crise  qu'il  vient  lui-même  de  traverser  a  été, 
pour  une  bonne  part,  une  crise  intellectuelle,  une  bataille  d'idées 
et  de  systèmes.  Or,  d'après  ses  propres  aveux,  entre  toutes  les 
philosophies,  celle  des  académiciens  l'avait  pour  un  temps 
séduit  (i).  Elle  ne  séduisait  pas  que  lui,  et  nous  avons  déjà 
vu  (2)  que,  par  ce  qu'elle  avait  d'indécis  et  de  fuyant,  elle  con- 
venait à  tous  les  esprits  hésitants,  qui  étaient  alors  légion.  Nous 
avons  vu  en  même  temps  que  le  paganisme,  en  quête  d'alliés, 
tenait  à  faire  bon  ménage  avec  elle.  Il  était,  donc  naturel  qu'aus- 
sitôt sorti  du  doute  Augustin  se  retournât  contre  cette  doctrine 
de  doute,  comme  pour  discuter  contre  son  propre  passé  et  en 
secouer  les  restes.  Il  écrivit  ainsi  trois  dialogues  Contre  les 
académiciens.  —  Puis  le  dogme  de  la  Providence  lui  parut  être, 
comme  à  Minucius  Félix,  comme  à  Lactance,  sur  les  frontières 
communes  de  la  philosophie  et  de  la  religion.  Il  semble  que 
l'on  commence  d'être  chrétien  quand  on  l'a  accepté.  Converti 
d'hier,  saint  Augustin  commence  et  fait  commencer  ses  amis  par 
ce  commencement.  Il  entreprend  donc  un  traité  Sur  P Ordre  du 
monde.,  qui  se  change,  à  mi-chemin,  en  un  traité  Sur  l'ordre  des 
études.  Quand  on  a  été  professeur,  on  le  fait  toujours  voir, 
et  on  met  de  la  pédagogie  partout.  —  Enfin  le  problème  du 
souverain  bien,  qui  avait  lassé  la  pensée  antique,  faisait  partie 
de  l'héritage  légué  au  christianisme  par  la  philosophie.  Mais 
le  christianisme  apportait  une  solution  nouvelle,  originale, 
imprévue,  la  croyance  à  l'immortalité.  Le  problème  était 
païen,  la  solution  était  chrétienne.  Il  y  avait  là  un  passage  tout 

(1)  Saint  Alglsti.n,  Conf.,  V,  10. 

(2)  Voir  ce  qui  a  été  dit  à  propos  de  YOctavius. 


174  LE  CICÉRONIAMSME  AU  IV'  SIÈCLE. 

tracé  de  la  philosophie  à  hi  foi.  Toutefois,  comme  s'il  ne  voulait 
pas  abuser  de  cette  solution  facile,  saint  Augustin  reste  plutôt 
en  deçà  du  christianisme  et  du  côté  de  la  philosophie.  11  fait 
consister  le  souverain  bien  dans  la  sagesse  que  dès  ici-bas 
nous  pouvons  atteindre;  mais  il  fait,  il  est  vrai,  consister 
cette  sagesse  dans  la  possession  de  Dieu.  Et  à  cette  dissertation 
toute  classique  il  donne  ce  titre  classique  :  De  la  vie  heureuse^ 
que  Lactance  avait  déjà  introduit  dans  le  vocabulaire  chrétien. 
—  Le  choix  de  ces  sujets  se  justifie  donc.  Il  n'en  reste  pas 
moins  quelque  étonnement  dans  notre  esprit  quand  nous 
voyons  discuter  par  saint  Augustin  des  questions  comme 
celles-ci  :  «  La  fortune  est-elle  nécessaire  au  sage?  —  Y  a-t-il 
une  perception  vraie?  —  Pouvons-nous  toujours  refuser 
notre  assentiment  ?  quand  nous  le  voyons  s'en  prendre  à 
Carnéade  ou  invoquer  Zenon.  Il  nous  semble  que  nous 
sommes  en  retard  de  quelques  siècles.  Et,  en  effet,  la  spé- 
culation n'a  guère  avancé  en  Occident  depuis  quatre  cents 
ans.  Elle  attendait  que  le  christianisme,  que  saint  Augustin 
lui-même  la  renouvelât.  Voilà  comment  il  se  fait  que,  si 
nous  n'étions  avertis  par  quelques  disparates  de  style  ou  de 
pensée, nous  pourrions  prendre  les  dialogues  Contre  les  aca- 
clé?)iiciens  pour  une  œuvre  contemporaine  des  Académiques 
de  Cicéron. 

Ajoutons  que  si  ce  rapprochement  s'impose  à  nous,  c'est  que 
saint  Augustin  a  voulu  qu'il  s'imposât.  Cicéron,  tel  est,  en  effet, 
le  modèle  qu'il  ne  cesse  d'avoir  dans  l'esprit.  Non  seulement  les 
sujets  traités,  mais  la  mise  en  scène  du  dialogue,  le  ton  de  la 
discussion,  tout  fait  penser  à  lui.  La  langue  elle-même  est  plus 
cicéronienne,  c'est-à-dire  moins  heurtée,  moins  pleine  de  néo- 
logismes  que  celle  des  Confessions  par  exemple.  M.  Boissier, 
dont  on  dirait  qu'il  a  vécu  cette  vie  de  Cassiciacum,  tellement  il 
nous  la  fait  revivre,  a  remarqué  plaisamment  que  saint  Augustin 
pousse  l'imitation  de  Cicéron  jusqu'à  commettre  son  péché 


SAINT  JÉRÔME  ET  SAINT   AUGUSTIN   DISCIPLES   DE  CIGÉRON.        175 

familier,  le  péché  d'orgueil  (1).  Il  se  fait  adresser  en  effet,  par 
un  de  ses  interlocuteurs  de  ces  compliments  qu'entre  futurs 
saints  on  devrait  laisser  de  côté.  Toute  la  controverse  tourne 
autour  des  opinions,  des  arguments  de  Gicéron,  Lorsqu'on  le 
réfute,  c'est  en  le  couvrant  de  fleurs  (2).  On  le  supplie  avec 
émotion  de  renoncer  à  soutenir  une  secte  qui  ôte  à  la  conduite 
tout  fondement  assuré,  conséquence  à  laquelle  on  se  refuse  à 
croire  que  son  honnêteté  consente  (3).  On  l'appelle  «  notre 
Cicéron  (4)  ».  Il  est  dit  de  lui  enfin  qu'il  a  inauguré  à  Rome  la 
philosophie  et  l'a  portée  du  premier  coup  à  la  perfection  (5). 

Saint  Augustin  garda-t-il  toujours  ces  sentiments  à  l'égard 
de  Cicéron?  Dans  les  Confessions^  il  parle  avec  quelque  dédain 
des  occupations  de  Cassiciacum  (6).  Et  à  un  ami  qui  lui  deman- 
dera des  renseignements  sur  Cicéron,  il  témoignera  d'abord  de 
l'humeur  qu'on  se  souvienne  trop  de  son  ancien  métier,  sauf  à 
répondre  ensuite  comme  un  homme  qui  n'a  rien  oublié  (7j.  Il 
s'inspirera  de  Cicéron  dans  son  traité  De  la  Doctrine  chrétienne, 
où  il  essaye  pourtant  de  faire  à  une  littérature  nouvelle  sa  place 
dans  l'éducation,  dans  l'éducation  des  clercs  tout  au  moins.  Il 
calquera  les  règles  de  la  rhétorique  chrétienne  sur  celles  de  la 
rhétorique  de  Cicéron.  Il  distinguera  lui  aussi  trois  styles  :  le 
style  simple,  le  style  fleuri,  et  le  style  sublime,  et  demandera, 
toujours  comme  Cicéron,  que  l'orateur  sache  instruire,  plaire 
et  convaincre  (8).  D'ailleurs,  s'il  emprunte  des  règles  à  l'antiquité, 
il  continue  aussià  lui  emprunter  des  modèles.  Il  pense  là-dessus, 
comme  saint  Jérôme,  qu'il  faut  prendre  son  bien  où  on  le  trouve, 

(1)  BoissiER,  La  fin  du  paganisme,  t.  I,  p.  372. 

(2)  Saint  Alglstin,  Contra  Academicos,  111,  7. 

(3j  id.,  m,  16. 

(4)  Id.,  I,  3. 
(d)  Id.,  1,  3. 
(0)  Saint  Augustin,  Conf.,  IX,  4. 

(7)  Saint  Algustin,  Ep.,  CXVU  et  CXVIU. 

(8)  Saint  Augustin,  De  doclr.  christ.,  IV. 


176  LE  CICÉRONIANISME  AU  IV  SIÈCLE. 

et  s'autorise  comme  lui  de  comparaisons  bibliques.  Les  Israélites, 
quand  ils  retournèrent  chez  eux,  emportèrent  les  vases  d'or  des 
Egyptiens  pour  les  conserver  au  service  de  Dieu  (1).  Ainsi  devons- 
nous  faire  des  richesses  littéraires  du  paganisme.  Pour  saint 
Augustin  enfin  Cicéron  est  toujours  resté  mieux  qu'un  maître 
de  rhétorique,  un  maître  de  morale,  l'auteur  de  VHorte?îsius{2). 
Il  parle  avec  égard  du  traité  De  la  République  jusque  dans  la 
Cité  de  Dieu  (3).  De  ce  môme  traité,  qui  décidément  avait  été 
comme  adopté  par  les  chrétiens,  il  fait,  en  s'adressantàunpaïen, 
auquel  il  veut  donner  une  idée  de  la  morale  chrétienne,  cet 
extraordinaire  éloge  que  l'Eglise  enseigne  justement  les  vertus 
qui  y  sont  prcchées  (4).  Dans  une  autre  lettre  (5),  saint  Augustin 
exprime  cet  espoir  charitable  que  le  Christ,  lorsqu'il  remonta 
des  enfers,  n'y  laissa  pas  tous  ces  grands  esprits  dans  lesquels 
il  continue  de  vénérer  les  maîtres  de  sa  jeunesse.  Et  à  quelques 
traits,  on  sent  que,  dans  la  pensée  d'Augustin,  au  premier  rang 
de  ces  élus  est  Cicéron,  et  qu'en  cette  circonstance  la  façon 
légère  dont  il  a  traité  les  anciens  dieux  n'a  pas  dû  lui  nuire. 
Remarquons-le,  ce  n'est  plus  Origène,  lequel  ouvre  toutes 
grandes  les  portes  du  ciel,  c'est  un  chrétien  pour  qui  elles  sont 
singulièrement  étroites  qui  donne  au  moyen  âge  l'exemple  de 
les  entre-bâiller  pour  Cicéron.  Puisqu'il  était  dans  un  jour  de 
libéralisme,  pourquoi  saint  Augustin  n'a-t-il  pas  étendu  la 
divine  hospitalité  à  la  vertu  même  sans  talent,  et  à  la  vertu  de 
tous  les  temps? 

(1)  Saint  Augustin,  De  doct.  christ.,  Il,  40. 

(2)  Voir  Saint  Augustin,  Ep.,  GXXX. 

(3)  Saint  Augustin,  Cité  de  Dieu,  XIX,  21. 

(4)  Saint  Augustin,  Ep.,  XGI. 

(5)  id.,cuy. 


CICÉRON    AU    MOYEN   ÂGE.  17' 


Cicéron  au  moyen  âge. 

L'œuvre  d'Ambroise  a  été  maintenant  replacée  par  nous 
dans  son  véritable  milieu,  entourée  de  toutes  celles  qui  ont  obéi 
au  même  courant,  à  la  même  inspiration.  Ce  courant  ne  s'ar- 
rêta pas  à  saint  Ambroise,  ni  même  à  saint  Augustin,  et  il  y 
aurait  une  étude  intéressante  à  faire  sur  l'influence  de  Cicéron 
au  moyen  âge. 

Le  modèle  en  serait  fourni  par  le  livre  de  Comparetti  sur 
Virgile  (1).  Dans  les  citations  qu'il  fait  des  auteurs  des  premiers 
siècles,  Comparetti  rencontre  souvent  les  noms  de  Virgile 
et  de  Cicéron  accouplés.  Virgile  et  Cicéron,  telles  sont  les 
deux  divinités  littéraires  qui  ont  trouvé  place  dans  l'oratoire 
d'Alexandre  Sévère  (2).  Leurs  deux  gloires  sont  parallèles.  Tan- 
dis que  Cicéron  est  le  philosophe,  l'orateur  par  excellence,  Vir- 
gile est  le  poète  national,  le  chantre  de  la  gloire  romaine.  Le 
culte  de  Virgile  était  une  forme  du  patriotisme.  Puis  Virgile 
était  passé  lui  aussi  livre  de  classe.  Les  grammairiens  l'avaient 
adopté,  et  il  n'est  pas  de  patronage  qui  porte  plus  loin.  Il  y  eut 
chez  les  chrétiens  à  son  sujet  un  moment  d'indécision.  Mais 
quand  on  eut  découvert  que  Virgile  avait  annoncé  la  venue  du 
Christ  (3),  les  chrétiens  triomphèrent  de  ravir  ainsi  au  paganisme 
sa  gloire  la  plus  pure.  Les  païens  avaient  fait  de  Virgile  un  phi- 
losophe ;  les  chrétiens  renchérirent  au  point  d'oublier  qu'il  était 
surtout  un  poète.  Ils  lui  appliquèrent  le  système  de  l'interpré- 
tation allégorique  avec  lequel  on  fait  dire  aux  gens  tout  ce  qu'on 
souhaite  qu'ils  aient  dit.  Et  Virgile  devint  le  savant  universel, 

.1;  Comparetti,  VinjUio  nel  ineilio  eio,  2  vol.,  Livourne,  1872. 
2j  Lampride,  Alex.  Sei.,  30. 
i3!  Voir  Saint  AiCLSTiN,  Ep.,  CXXXVII,  12. 

USIVFRSITÉ  DE    LyON.    —  VllI.    A.     ,  12 


178  LE  CICÉRONIANISME  AU  IV'   SIECLE. 

l'homme  presque  surnaturel  que  Danle  prendra  pour  guide. 
Et  nous  ne  parlons  pas  ici  du  Virgile  dont  l'imagination  popu- 
laire, tout  entière  aux  histoires  de  magie,  s'empara,  et  dans 
lequel  il  devint  bientôt  impossible  de  reconnaître  Virgile  (1). 

Le  seul  grand  écrivain  qui,  avec  Cicéron,  philosopha  en 
prose  latine,  Sénèque,  devint  aussi  une  sorte  d'auteur  pieux  (2). 
Mais  sa  réputation  a  une  histoire  plus  mouvementée  et  dut 
encore  plus  aux  chrétiens.  Après  avoir  été  un  objet  d'engoue- 
ment, le  style  à  la  Sénèque  était  en  baisse  dans  l'opinion  des 
rhéteurs,  —  et  par  suite  Sénèque  lui-môme.  Les  chrétiens  ne 
tirèrent  pas  à  eux  cette  fois  une  gloire  toute  faite,  ils  sauvèrent 
une  gloire  compromise.  Une  légende,  née  on  ne  sait  comment, 
avait  fait  de  Sénèque  le  disciple  de  saint  Paul.  Les  chrétiens, 
qui  cherchaient  à  mettre  de  leur  côté  de  grands  noms,  se 
jetèrent  sur  cette  légende  et  eurent  à  cœur  de  faire  aussi  grand 
que  possible  le  nom  de  l'allié  qui  leur  venait.  Notez  que  nous 
sommes  à  une  époque  où  la  critique  historique  n'existe  pas,  et 
que  la  morale  de  Sénèque  donnait  plutôt  à  l'hypothèse  chrétienne 
quelque  vraisemblance.  Saint  Jérôme  le  compta  donc  au  nombre 
des  écrivains  ecclésiastiques.  Et  pendant  douze  siècles  ce  fut 
une  tradition  incontestée.  Le  second  concile  de  Tours  invoque 
une  phrase  de  Sénèque  comme  un  texte  sacré.  L'auteur  de 
Vlmitalion  le  cite.  Et  Joseph  de  Maistre,  en  plein  xvm''  siècle, 
apprit  le  latin  dans  un  livre  intitulé  :  Sénèque  chrétien,  recueil 
de  quelques-unes  des  sentences  du  philosophe  romain.  M.  Martha 
raconte  une  histoire  plus  étrange  :  la  mort  et  l'apothéose  de 
Sénèque  représentées  dans  un  théâtre  de  marionnettes,  en 
Espagne,  au  commencement  de  ce  siècle.  Les  marionnettes  sont 
des  témoins  fidèles  des  traditions  populaires.  Mais  les  marion- 

(i)  Voir  en  particulier  Les  faict$  merveilleux  de  Virgille,  reproduit  par 
Comparetti,  t.  II,  p.  264  et  seq. 

(2)  V'oir  Martha,  Smèque  (Séances  et  travaux  de  rAcadémie  des  sciences 
morales  et  poidique>^,  1891,  1'"'  sein.). 


CICÉRON   AU   MOYEN   ÂGE.  179 

nettes  retardent  comme  les  livres  de  classe.  Depuis  le  xvi«  siècle, 
Sénèque  n'est  plus  chrétien,  du  moins  pour  les  gens  bien  infor- 
més. Sa  gloire,  redevenue  laïque,  n'a  pas  souffert  de  ce  chan- 
gement. Au  xvn"  siècle,  on  a  encore  un  Sénèque  sur  sa  table. 
Un  homme,  qui  pourtant  n'aime  pas  les  anciens,  Descartes,  le 
lit  et  le  fait  lire.  Toutefois  il  commence  à  devenir  suspect  à  la 
morale  chrétienne.  On  parle  moins  de  lui  jusqu'à  ce  que  Diderot 
croie  le  découvrir  et  s'en  fasse  une  arme.  Et  Sénèque  passe 
alors  à  Y  Encyclopédie.  Il  était  dans  la  destinée  de  ce  philosophe, 
remarque  M.  Martha,  d'exciter  les  passions  et  de  n'être  jamais 
jugé  froidement. 

Si  nous  jetons  sur  l'histoire  de  ces  gloires  un  rapide  coup 
d'œil,  c'est  pour  éviter  de  paraître  croire  que  le  moyen  âge  fit 
une  exception  pour  Cicéron  en  se  souvenant  de  lui.  Il  en  est  peu 
cependant  dont  il  se  souvint  autant.  Les  Pères  de  l'Eglise  l'y 
aidaient.  Le  moyen  âge  aime  les  textes,  et  ceux  de  Cicéron 
cités  par  les  Pères  lui  semblaient  revêtus  d'une  double  autorité. 
Ornons  savons  que  les  Pères  lui  en  fournissaient  abondamment. 
II  les  collectionna  et  les  ressassa.  Le  plus  lu  au  moyen  âge,  non 
seulement  de  tous  les  Pères,  mais  de  tous  les  écrivains,  quels 
qu'ils  soient,  fut  saint  Augustin.  Aussi  les  dialogues  écrits  à 
Cassiciacum  furent-ils  pour  de  nombreuses  générations  un 
répertoire  de  doctrines  en  même  temps  qu'une  leçon  pratique 
de  dialectique  (l).  Ornons  savons  qu'ils  étaient  pleins  de  Cicéron. 
Pour  les  idées  morales  surtout,  le  moyen  âge,  dont  l'invention 
est  tournée  d'un  autre  côté,  les  veut  toutes  faites.  S'il  en  a  à 
lui,  c'est  malgré  lui.  Et,  s'il  les  avait  connues,  il  les  eût  condam- 
nées. Car  il  place  la  vérité,  la  vérité  morale  plus  que  toutes  les 
autres,  dans  ce  qui  est  écrit  depuis  longtemps.  Une  réfléchit  pas, 
il  ne  s'inquiète  pas,  il  compile.  Sa  conscience  est  dans  ses 
recueils  bigarrés  de  sentences,  dans  ses  «  miroirs  ».  C'est  une 

(1)  Voir  Ebert,  /oo.  ci/.,  t.  l,  p.  261. 


180  LE  CICÉRONIANISME  AU  IV"  SIECLE. 

conscience  «  livresque  ».  Et  cela  augmente  Timpoi tance  des 
imitations  de  Cicéron  qui  nous  ont  occupés  jusqu'ici,  comme 
de  celle  qui  nous  occupera  encore.  Le  retentissement  en  sera 
inlini  dans  des  âmes  dociles  et  routinières.  Par  elles  quelque 
chose  de  la  pensée  païenne  est  entré  dans  la  substance  morale 
dont  se  sont  nouri'is  dix  siècles  de  chrétiens. 

Ajoutez  que  les  Pères  se  trouvent  recommander  malgré  eux 
un  auteur  dont  le  nom  revient  sans  cesse  dans  leurs  œuvres.  Ils 
font  de  la  réclame  pour  lui,  môme  en  le  combattant.  Aussi  le 
moven  âge  s*adressa-t-il  directement  à  Cicéron,  et  non  plus 
seulement  par  leur  intermédiaire.  Pour  mesurer  ce  qu'il  lui  doit, 
il  faudrait  pénétrer  dans  un  moyen  âge  encore  peu  connu.  Car 
il  faut  bien  dire  que  nous  ne  connaissons  de  cette  littérature  que 
les  œuvres  d'exception,  celles  qui  semblent  regarder  du  côté 
de  l'esprit  moderne.  Les  ouvrages  les  plus  répandus  au  moyen 
âge  ne  sont  pas  nécessairement  les  ouvrages  du  moyen  âge  les 
plus  répandus  aujourd'hui.  Et  rien  ne  nous  attire  vers  ces  mora- 
listes sans  originalité,  plagiaires  par  système,  qui  vécurent  en 
partie  sur  notre  auteur.  Nous  avons  cependant  de  la  vogue  de 
Cicéron  des  témoignages  suffisants.  Combien  il  eut  de  lecteurs, 
les  nombreux  manuscrits  de  ses  ouvrages  qui  nous  sont  par- 
venus en  font  foi.  Il  n'y  a  guère  de  monastère  ou  d'abbaye 
qui  n'en  possède  quelques-uns  (1).  Ce  sont  surtout  des  manus- 
crits d'ouvrages  où  Cicéron  traite  de  la  rhétorique,  et,  s'il  n'eût 
été  le  maître  incontesté  de  cet  art,  il  faut  bien  avouer  que  sa 
morale  eût  eu  un  moindre  renom.  Mais  le  De  Officiis  vient 
encore,  pourle  nombre  des  manuscrits,  en  un  bon  rang.  Lesouvra- 
ees  divers  de  Cicéron  se  soutiennent  ainsi  les  uns  les  autres.  Pour 
les  lecteurs  du  moyen  âge  c'est  un  mérite  d'être  polygraphc. 
Encyclopédiste  lui-môme,  Cicéron  était  fait  pour  plaire  à  des 
encyclopédistes.  Vincent  de  Beauvais,  qui  fit  au  xiii'  siècle  l'in- 

(1)  Voir  L.  Uelisle,  Le  cabinet  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale. 


CICÉRON   AU   MOYEN   ÂGE.  181 

ventairè  de  toutes  les  connaissances  humaines,  mentionne  pres- 
que tous  ses  ouvrages  et  même  quelques  apocryphes. 

Beaucoup   lu,  Ciceron  est  beaucoup  cité  et   souvent  mis  à 
contribution.  11  y  a  à  cet  égard  comme  une  tradition  ininter- 
rompue depuis  saint  Ambroise.  Salvien,  au  V  siècle,  discute  les 
objections  adressées   au   dogme    de   la  Providence    avec    des 
ai^uments  tirés  de  Cicéron  (1).    Un   peu  plus  tard,   Fulgence 
imite  le  songe  de  Scipion  (2).  Rather,  en  plein  moyen  âge,  au 
x"  siècle,  croit  encore  ajouter  à  l'autorité  de  certaines  sentences 
des  Pères  en  les  confirmant   par    des   textes    de  Cicéron  (3). 
Hildebert  compose  sa  Moralis  Pliilosophia  avec  des  extraits  du 
traité  Des  Bienfaits  de  Sénèque,  et  aussi  du  traité  Des  Devoirs 
de  Cicéron.  Au  xni''  siècle,  Jean  de  Salisbury,  Fauteur  de  Tun 
des  livres  les  plus  répandus  au  moyen  âge,   le  Policratique^  y 
reprend  cette  éternelle  question  de  la  Providence  que  le  chris- 
tianisme trouva  dans  l'héritage  philosophique  des  stoïciens.  Et 
il  semble  emprunter  à  Cicéron  non  seulement  les  matériaux 
de  la  discussion,  mais  ses  hésitations  et  son  doute.  «  Avec  les 
académiciens,  dit-il,  j'aime  mieux  douter  de  tout  que  d'affir- 
mer une  science  trompeuse,  et  de  donner  à  la  légère  des  solu- 
tions que  je  ne  vois  point,  ou  que  je  ne  fais  qu'entrevoir  (4).  » 
Dans  Cicéron  est  encore  l'origine  de  l'une  des  théories  morales  les 
plus  originales  de  Salisbury,  la  théorie  du  tyrannicide  (o).  Un 
autre  écrivain  célèbre,  Jean  de  Meung,  l'auteur  de  la  seconde 
partie  du  Roman  de  la  Rose^  doit  à  Cicéron  deux  des  digres- 
sions dont  le  tissu  forme  son  œuvre  :  l'une  sur  la  vieillesse, 
l'autre  sur  l'amitié  (6).     Pour  celle-ci    toutefois  on    peut    se 

(1  j  De  rjuhernatione  muadi. 

(2)  Mytholoijix. 

(3)  Prwlo'jida. 

(4)  Sausbl'ry,  Folicrat.,  IX,  22. 

(b)  11  l'avait  exposé  dans  un  ouvrage  perdu,  le  De  exitu  tyvatvwriim.  iMais 
le  Policratique  suffit  à  nous  la  faire  connaître. 
(6)  Voir  Langlois,  Originoi  et  sources  du  Roman  de  (a  Rose,\^.  1  il  et  seq. 


182  LE  CICÉROMANISME   AU    IV  SIÈCLE. 

demander  si  Jean  de  Meung  s'est  servi  directement  du  De  Amici- 
tia  de  Gicëron,  ou  seulement  d'un  livre  inspiré  déjà  de  celui  de 
Cicéron  et  dont  il  nous  reste  à  parler. 

Nous  sommes  loin  d'avoir  épuisé  la  liste  des  auteurs  qui 
doivent  quelque  chose  à  Cicéron,  et  si  même  nous  avons  cité 
des  noms,  ce  n'est  qu'à  titre  d'exemples.  Mais  nous  avons 
réservé,  pour  les  mentionner  à  part,  deux  œuvres  imitées  de 
Cicéron,  à  peu  près  dans  la  môme  mesure,  qui  est  assez  large, 
que  le  livre  de  saint  Ambroise  sur  les  Devoirs.  La  première,  la 
moins  intéressante  pour  nous,  est  le  traité  de  rhétorique 
d'Alcuin  (1).  Alcuin  renvoie  lui-môme,  pour  qu'on  ne  s'y  trompe 
pas,  au  De  Inventione  de  Cicéron.  Ce  qui  est  à  noter,  c'est  que, 
comme  saint  Ambroise,  il  se  fait  un  devoir  d'ajouter  des  exem- 
ples tirés  de  la  Bible  à  tous  les  exemples  que  Cicéron  emprunte 
à  l'histoire  ancienne.  Le  môme  Alcuin  avait  écrit  un  petit  traité 
Sur  la  vertu  qui,  dans  les  manuscrits,  fait  suite  au  traité  De  la 
Rhétorique.  Il  y  reproduisait  la  division  des  quatre  vertus  car- 
dinales. 

La  seconde  œuvre  que  nous  voulions  signaler  est  due  à  un 
abbé  anglais  du  xu^  siècle,  Aelred.  Aelred  s'était  épris  du  livre 
de  Cicéron  sur  V Amitié.,  avant  d'entrer  au  cloître.  Plus  tard, 
voulant  donner  une  teinte  plus  chrétienne  aux  sentiments  que 
ce  livre  exprime,  il  écrivit  lui-môme  trois  dialogues  sur 
Y  Amitié  spirituelle.  Lelius  et  ses  gendres  sont  remplacés  par 
Aelred  lui-môme  conversant  avec  des  moines.  Cet  excellent 
abbé  avait  d'ailleurs,  comme  Lelius,  la  réputation  d'être  le 
modèle  des  amis.  Il  ne  dissimule  pas  ses  emprunts  et  il  cite 
Cicéron  à  plusieurs  reprises,  souvent  avec  éloge.  La  division 
en  trois  dialogues,  qui  traitent  successivement  de  l'origine  de 
l'amitié,  des  bienfaits  de  l'amitié,  du  caractère  des  vrais  amis, 
n'apporte  dans  l'exposition  qu'une  apparente  rigueur.  De  môme 

(1)  Disputatio  derhetorica  et  virlutibus. 


CICÉRON    AU    MOYEN   ÂGE.  183 

certaines  énumérations  des  degrés  de  ramitié,  des  qualités 
requises  chez  un  ami.  Ces  prétentions  à  la  précision  ne  sont 
pas  justifiées  ;  le  plan  de  Gicéron  est  plutôt  obscurci.  Mais  nous 
reconnaissons  à  chaque  page  ses  idées  et  quelquefois  ses  phra- 
ses. Ce  n'est  point  l'intérêt  qui  fonde  l'amitié,  mais  le  besoin 
d'aimer  inhérent  à  la  nature  humaine  et,  pour  ainsi  dire,  à  la 
nature  tout  entière.  Entre  amis  l'amitié  ne  naît  pas  des  servi- 
ces, mais  les  services  naissent  de  l'amitié.  Toutefois  l'instinct 
parle  si  fort  en  nous  qu'une  amitié  vraie  peut  naître,  triom- 
phant de  la  bassesse  de  son  origine,  entre  gens  que  l'intérêt 
seul  avait  d'abord  rapprochés.  Aelred  répète  plusieurs  fois 
cette  belle  pensée  de  Cicéron  que  l'amitié,  de  plusieurs  âmes, 
n'en  fait  qu'une.  11  la  compare  à  une  vertu,  à  la  sagesse,  com- 
paraison banale  dans  l'antiquité,  mais  que  le  moine  qui 
l'écoute  a  quelque  peine  à  comprendre.  L'amitié  est  notre  res- 
source dans  le  malheur,  elle  ajoute  à  nos  plaisirs  un  plaisir 
délicat  qui  consiste  à  les  partager  avec  autrui.  Son  charme 
survit  à  la  mort,  et  elle  rend  présents  par  le  souvenir  ceux 
que  nous  avons  perdus.  A  ceux  qui  craignent  de  multiplier  leurs 
soucis,  en  y  ajoutant  ceux  de  leurs  amis,  Aelred  répond,  avec 
Cicéron,  que  ces  soucis-là  sont  ce  qui  nous  fait  vivre  et  qu'une 
vie  sans  amitié  serait  comme  une  terre  sans  soleil.  Puis  vien- 
nent les  cas  de  conscience  de  l'amitié  :  Fera-t-on  le  mal  pour 
plaire  à  un  ami?  Théoriquement  cette  question  n'a  pas  de  raison 
d^êtrc,  puisqu'il  n'y  a  de  vraie  amitié  qu'entre  gens  de  bien. 
Mais  par  homme  de  bien  Aelred  entend,  avec  Cicéron,  un  homme 
pourtant  et  non  un  sage  stoïcien;  et  on  conçoit  que,  dans  la 
pratique,  notre  amitié  soit  parfois  mis'e  à  de  troublantes  épreu- 
ves. Ils  sont  de  Cicéron  enfin  ces  conseils  sur  l'art  de  dénouer 
sans  éclat  des  liens  devenus  insupportables,  et  sur  le  deuil  discret 
qu'il  convient  de  porter  de  ces  amitiés  brisées.  —  Aelred  a 
ajouté  de  son  propre  fond  les  longueurs,  les  redites  et  une  page 
sur  le  baiser.  11  a  tous  les  défauts  de  son  temps.  Mais  le  goût 


184  LE   CICÉRONIANISME   AU   IV"  SIÈCLE. 

qu'il  a  ressenti  pour  l'œuvre  de  Cicéron,  et  le  choix  qu'il  a  su 
faire,  pour  se  les  approprier,  des  plus  belles  pensées,  témoignent 
hautement  en  sa  faveur. 

A  quoi  reconnait-on  un  chrétien  dans  son  œuvre  ?  —  11  éli- 
mine tous  les  exemples  païens  et  ne  cite  celui  d'Oreste  et  de 
Pylade  que  pour  ajouter  que  n'importe  quel  chrétien  en  eût 
fait  autant.  Puis  il  fonde  sur  l'autorité  des  Ecritures  tous  les 
conseils  de  Cicéron,  Nous  savons  par  son  propre  aveu  que  c'est 
là  un  fondement  cherché  après  coup.  Ce  n'est  pas  l'Ecriture  qui 
lui  a  enseigné  l'amitié,  mais  il  eût  douté  de  l'amitié  si  l'Ecri- 
ture ne  Tavait  autorisé  à  y  croire.  Pour  lui  enfin,  l'amitié  par- 
faite, l'amitié  spirituelle  est  celle  qui  a  dans  le  Christ  son  prin- 
cipe et  sa  fin.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  mots,  nous  dirions 
presque  des  précautions  oratoires  que  prend  envers  lui-même 
1  pieux  abbé.  Après  avoir  mis  sa  conscience  à  l'aise  par  ces 
déclarations,  il  se  laisse  aller  plus  librement  au  plaisir  de  penser 
avec  Cicéron.  L'imitation  de  Cicéron  a  borné  d'un  autre  côté 
sa  vue  et  sa  réflexion.  Les  cloîtres  ont  dû  voir  éclore  tant 
d'amitiés,  et  dans  des  conditions  de  si  étroite  intimité  de  vie  et 
pensée.  Aelred,  qui  écrit  dans  un  cloître,  fait  bien  allusion  à 
ces  amitiés  monastiques.  Mais  il  y  avait  là,  comme  on  dit 
aujourd'hui,  un  livre  à  faire  qu'il  n'a  pas  fait.  Il  est  cependant 
une  idée  chrétienne  qui  lui  est  toujours  présente,  c'est  l'idée 
d'universelle  charité.  Il  cite  la  parole  du  Sauveur  :  «  Tu  aimeras 
ton  prochain  comme  toi-même.  »  Ce  n'est  point  là  l'amitié  élec- 
tive et  exclusive  des  anciens,  et  il  semble  bien  que  la  morale 
chrétienne  ne  mette  pas  ces  deux  sentiments  sur  le  même  pied, 
mais  fasse  de  l'un  un  devoir,  de  l'autre  un  luxe  moral  (1). 
Aelred  ne  se  résout  pas  à  ce  choix,  et  ses  explications  sont 
embarrassées.  En  réalité  deux  théories  morales  se  côtoient 
dans  son  livre,  sans  se  fondre.  —  Si,  après  avoir  lu  notre  pro- 

(i)  Voir  chapitre  suivant. 


CICÉRON   AU   MOYEN   ÂGE.  185 

chain  chapitre,  on  se  souvient  de  ces  quelques  remarques,  il 
apparaîtra  que  cette  adaptation  d'une  œuvre  de  Cicéron,  venant 
huit  siècles  après  celle  dont  saint  Ambroise  est  Fauteur,  est 
faite  dans  le  même  esprit  et  d'après  la  même  méthode.  Or 
Aelred  a  connu  les  Offices  d'Ambroise,  et,  dans  le  traité  même 
que  nous  venons  d'analyser,  il  les  cite  maintes  fois.  Qu'est-ce  à 
dire,  si  ce  n'est  que  l'exemple  de  saint  Ambroise  avait  définiti- 
vement fixé,  et  jusque  dans  la  mesure  et  dans  le  ton  à  gar- 
der, l'usage  qu'un  écrivain  chrétien  pouvait  faire  d'un  ouvrage 
antique  ? 

La  gloire  de  Cicéron  au  moyen  âge  ne  serait  pas  complète 
s'il  ne  s'y  était  mêlé  un  peu  de  fantaisie  et  de  légende  (1).  Qu'il 
soit  le  roi  de  la  rhétorique,  c'est  chose  entendue.  Quelques-uns 
veulent  même  qu'ils  l'aient  inventée  (2).  Demoiselle  Rhétorique, 
dans  la  Vision  délectable^  œuvre  d'un  Espagnol  du  xv*^  siècle  (3), 
lui  marque  d'indiscutables  préférences.  Démosthène  passe  tou- 
jours après  lui.  Il  a  une  réputation  presque  égale  en  tant  que 
philosophe.  Alars  de  Cambrai,  auteur  à^vm.  Roman  des  philoso- 
phes, le  met  au-dessus  de  Salomon.  Il  est  vrai  que  le  même 
Alars  de  Cambrai  fait  de  Tullius  et  de  Cicéron  deux  personna- 
ges, erreur  dont  il  n'a  même  pas  le  monopole.  Tullius  est  au 
premier  rang  des  sages,  Cicéron  n'est  qu'au  septième.  Mais 
n'est-ce  pas  la  vraie  gloire  d'être  admiré  par  des  gens  qui  non 
seulement  ne  savent  pas  pourquoi  ils  vous  admirent,  mais 
savent  à  peine  votre  nom?  C'est  tout  au  moins  l'indice  qu'une 
gloire  devient  populaire.  Et  quand  on  est  un  si  grand  homme, 
on  est  bien  près  pour  le  moyen  âge  d'être  plus  qu'un  homme. 
Tout  ce  qui  est  extraordinaire  inspire  à  ces  temps  superstitieux 

(1)  VoirGR.vF,  Uomanclla  memoriu  e  nclle  immayinazioni  del  medio  evo,  capi- 
tolo  XVII.  C'est  à  cet  auteur  que  nous  empruntons  la  plujjarl  des  faits  qui 
suivent. 

(2)  Fra  GiMioTTd,  Fiore  di  Retlorka. 

(3)  Alfonso  dk  i.a  Tiikke. 


186  LE  CICÉRONIANISME   AU   IV^   SIKCLE. 

un  sentiment  de  piété.  En  outre  ils  ne  morcellent  pas  leur 
admiration;  et  là  où  ils  voient  une  qualité,  ils  croient  les  voir 
toutes.  Ils  idéalisent  en  un  mot.  Parce  qu'il  est  très  éloquent, 
Cicéron  possède  l'omniscience,  tout  comme  Virgile,  parce 
qu'il  est  un  p:rand  poète.  Peu  s'en  fallut  qu'on  ne  fît  de  lui  aussi 
un  thaumaturge.  Boccace  raconte  qu'une  fontaine  miraculeuse, 
près  de  Pouzzoles,  portait  le  nom  de  fontaine  de  Cicéron.  Il  man- 
qua à  la  légende  de  Cicéron,  pour  qu'elle  prît  plus  d'ampleur,  un 
tombeau  plus  ou  moins  authentique  autour  duquel  elle  se  for- 
mât. —  Qu'il  fît  ou  non  des  miracles,  un  tel  mort  ne  pouvait 
être  laissé  au  nombre  des  damnés.  Constantin  avait  déjà  donné 
de  bonnes  raisons  en  sa  faveur,  nous  l'avons  vu  (1).  Loup  de 
Ferrières  (2)  raconte  qu'un  certain  Probus  mettait  Cicéron, 
Virgile  et  quelques  autres  au  nombre  des  Bienheureux.  Cette  opi- 
nion s'accrédita.  Et  bien  plus  tard,  Pétrarque  demandera  pour 
Cicéron  le  titre  de  Père  de  l'Église.  Moinsexigeant,  Erasme,  dans 
la  préface  des  Tusculanes^  soutient  du  moins  qu'il  est  sauvé. 

Les  hommes  delà  Renaissance  faillirent  faire  tort  à  Cicéron, 
comme  font  toujours  des  admirateurs  maladroits  et  exclusifs. 
Le  culte  superstitieux  de  la  langue  faisait  oublier  les  idées 
qu'elle  revêtait.  Mais  il  y  eut,  même  alors,  cicéroniens  et  cicé- 
roniens  (3).  Et  quoique  beaucoup  plus  touché  par  l'art  de 
Cicéron  qu'Alcuin  ou  que  Loup,  Erasme  et  Muret  voyaient 
autre  chose  dans  ses  œuvres.  Muret  fit  une  leçon  d'ouverture 
tout  exprès  sur  l'union  étroite  de  la  forme  et  du  fond,  de  la 
rhétorique  et  de  la  philosophie,  pour  répondre  aux  rhéteurs 
qui  prétendaient  que  la  rhétorique  se  suffit  à  elle-même  (4). 
Et  il  affectait  d'expliquer  de  préférence  dans  ses  leçons  les 
œuvres    philosophiques    de    Cicéron.    Le    traité    Des  Devoirs^ 

(1)  Même  chapitre,  i. 

(2)  Lettre  20. 

(3)  Voir  Lf.niknt,  De  Bello  nreroniano. 

(4)  Octobre  lUiJT.  \'oir  Dejob,  Muret. 


CICÉRON   AU   MOYEN   ÂGE.  187 

surtout,  fut  alors  l'objet  d'une  Je'votion  qui  n'était  pas  seulement 
littéraire.  Érasme  en  baisait  pieusement  le  manuscrit  (1).  Le 
xvi"  siècle  en  donna  cent  quarante  éditions  (2).  Les  protestants 
l'adoptèrent.  Mélanchthon  en  fit  un  livre  d'enseignement  dans 
ses  écoles.  Luther  le  compare  à  YÉthiqiœ  d'Aristote.  Et,  tandis 
que  l'œuvre  d'Aristote  lui  semble  pleine  d'une  joie  de  vivre 
qu'il  ne  saurait  apprécier,  il  sent  dans  celle  de  Cicéron  la 
marque  d'un  homme  qui  a  lutté  et  souffert  (3).  Au  fur  et  à 
mesure  que  la  morale  apparaît  moins  étroitement  liée  à  la 
religion,  le  prestige  de  cette  œuvre  grandit.  La  morale  qu'elle 
exprime  a,  comme  celle  de  Sénèque,  ce  mérite,  qui  com- 
mence à  être  goûté,  d'être  une  morale  laïque.  Et  nous  aurons 
à  nous  demander  jusqu'à  quel  point  cette  revanche  du  traité 
Des  Devoirs  de  Cicéron  sur  l'œuvre  oubliée  de  saint  Ambroise 
ne  fut  pas  une  revanche  du  paganisme  lui-même  sur  le 
christianisme. 

(1)  Ér.\sme,  Colloq.  Conv.  Relig. 

(2)  Voir  Desjardins,  les  Devoirs,  ch.  xi.  Le  même  auteur  rappelle  qu'il  fut 
édité  pour  la  première  fois  à  Mayence  en  1463,  et  que,  l'imprimerie  étant 
connue  à  Rome  en  1467,  à  Paris  en  1470,  la  première  édition  romaine  qui 
en  fut  donnée  est  de  1469,  la  première  édition  parisienne  de  1471. 

(3)  Voir  Franck  d'Arvert,  La  pédagogie  de  la  Renaissance  {Revue  de  rensei- 
gnement supérieur,  1889,  t.  l,  p.  33). 


CHAPITRE  V 


LES  DEUX  TRAITÉS       DES  DEVOIRS 


•  Le  traité  «  Des  Devoirs  •>  de  Panétius  et  celui  de  Cicéron. 

C'est  de  trois  traités  Des  Devoirs  que  nous  devrions  parler, 
et  non  de  deux.  Car  entre  celui  de  saint  Ambroise  et  celui  de 
Cicéron  il  y  a  cette  première  ressemblance  qu'ils  sont  Tun  et 
Tautre  des  imitations.  Saint  x\mbroise  imite  Cicéron.  Mais 
Cicéron  avait  imité  Panétius,  De  sorte  que  le  livre  de  Panétius 
est  le  modèle  du  modèle  de  notre  saint,  et  qu'il  faut  chercher 
jusqu'à  lui  Torigine  de  quelques-unes  des  idées  qu'il  exprime. 
Ce  livre  est  perdu.  Serait-il  impossible  de  le  reconstituer  en 
partie? 

Nous  n'avons,  si  nous  voulons  l'essayer,  qu'un  procédé  à 
notre  disposition,  qui  est  de  déduire  de  l'œuvre  de  Cicéron  ce 
qui  nous  paraîtra  lui  appartenir  en  propre.  Mais,  de  même  que 
Cicéron  a  pu  ajouter,  il  a  pu  aussi  retrancher.  Notre  restitution, 
qui  ôtera  quelque  chose  à  Panétius,  ne  lui  rendra  rien.  Du  reste 
on  se  tromperait  du  tout  au  tout  en  faisant  à  priori,  dans  le  traité 
I)es  Devoirs^  le  départ  de  tout  ce  qui  est  pratique,  de  tout  ce  qui 
est  romain  pour  l'attribuer  à  Cicéron.  Panétius  est  un  disciple 
adouci    (1)    de   Zenon.    La    parénétique    a   depuis   longtemps 

(l)Milior,  Cicéron,  De  ^«i6«<s,  IV',  28. 


190  LES  DEUX  TRAITÉS   «  DES  DEVOIRS  ». 

triomphé  de  l'intransigeance  primitive  des  dogmes.  Le  stoï- 
cisme s'est  humanisé  pour  conduire  les  hommes.  Et  Panétius 
est  un  de  ceux  qui  ont  orienté  le  plus  nettement  la  doctrine,  de 
l'abstraction,  vers  les  réalités  de  la  vie  morale.  En  outre  ce 
Panétius  a  vécu  à  Rome.  Il  fit  partie  de  ce  groupe  d'esprits 
élevés  que  Scipion  et  Lelius  réunirent  autour  d'eux.  Le  juris- 
consulte Scévola  en  faisait  partie  avec  lui.  Le  traité  Des  Devoirs 
(7:cp\  xaOô/.sv-::;)  fut  écrit  pour  ces  hommes  et  presque  écrit  par 
eux.  Il  était  plein  de  leurs  idées  communes,  de  ce  qui  les  occu- 
pait et  les  préoccupait.  C'était  déjà  une  œuvre  romaine.  Nous 
serions  tentés  par  exemple  d'attribuer  àCicéron  toutes  les  règles 
morales  relatives  au  métier  d'avocat,  et  nous  persistons  à 
croire  qu'il  s'est  complu  dans  cette  partie  de  sa  tâche.  Cepen- 
dant là  même,  de  son  propre  aveu,  il  imite  Panétius,  que  ses 
conversations  avec  Scévola  sans  doute  avaient  amené  à  se 
poser  de  ces  cas  de  conscience  tout  professionnels  (1).  Le  grand 
Romain  qui  a  vaincu  Carthage,  Scipion,  tient  de  même  dans  le 
livre  de  son  ami  Panétius  une  place  plus  grande  qu'on  ne  s'y 
attendrait,  pour  un  livre  écrit  en  grec.  Non  seulement  ses 
paroles  sont  recueillies  et  invoquées  (2),  mais  ses  vertus  sont 
citées  en  exemple  (3).  Ses  victoires  ne  l'enrichirent  pas.  Or  les 
généraux  romains  ne  perdaient  pas  l'habitude  de  la  victoire, 
mais  perdaient,  paraît-il,  celle  du  désintéressement.  En  traitant 
des  questions  de  cette  nature,  Panétius  fait  assez  voir  d'ailleurs 
à  quel  peuple  et  à  quel  public  d'hommes  nés  pour  commander 
et  pour  vaincre  il  dédiait  son  livj'e.  Il  n'est  question  dans 
ce  livre  ni  des  femmes,  ni  des  esclaves,  ni  des  petites  gens. 
Mais  c'est  encore  un  cas  de  conscience  tout  romain,  tout 
patricien  qu'il  discute,  quand  il  fixe  à  l'homme  d'Etat  une 
mesure  pour  ses  dépenses  d'art  et  de  luxe,  comme  pour  les 

(1)  CicÉRON,  De  off.,  II,  14. 

(2)  Jd.,  I,  26. 

(3)  W.,  II,  22. 


LE   TRAITÉ   «    DES  DEVOIRS   »   DE  PANÉTIUS  ET  CELUI   DE   CICÉROX.         191 

prodigalités  à  faire  au  peuple  (1).  Cicéron  avait  donc  fort  peu 
de  chose  à  faire  pour  mettre  au  point  ce  manuel  de  vertu 
patricienne. 

N'oublions  pas  cependant  qu'avant  de  mériter  ainsi  que  nous 
le  naturalisions  Romain,  Panétius  était  un  philosophe  stoïcien. 
Ce  sont  des  principes  et  ce  sont  des  cadres  que  Cicéron  vient 
chercher  chez  lui.  C'est  l'habitude  de  Cicéron  de  prendre,  en 
fait  de  philosophie,  son  bien  où  il  le  trouve.  Mais  cette  fois  il 
avait  bien  choisi.  Car  le  livi-e  de  Panétius  avait  une  telle  répu- 
tation, qu'étant  resté  incomplet,  personne  n'osa  le  compléter. 
On  n'avait  pourtant  alors  aucune  idée  de  la  propriété  littéraire, 
et  les  livres  philosophiques  de  Cicéron,  faits  d'imitations  et  de 
traductions,  suffiraient  à  le  prouver.  Mais,  dit  un  admirateur 
de  Panétius,  on  était  retenu  par  ce  même  respect  qui  empoche 
de  mettre  la  dernière  main  à  la  Vchuis  d'Appelle  (2).  Tout  en 
prenant  avec  son  modèle  les  libertés  que  nous  dirons,  Cicéron 
reconnaît  à  plusieurs  reprises  ce  qu'il  lui  doit  (3).  Il  le  prouve 
de  la  meilleure  façon,  en  faisant  des  contresens  lorsqu'il  est 
laissé  à  lui-même  (4).  Cependant,  lorsqu'il  s'écarte  de  Panétius, 
Cicéron  s'en  inspire  encore  (o).  Il  répond  aux  critiques  qu'on 
lui  adresse  (6).  Il  n'est  pas  seulement  son  élève,  mais  son  avocat. 
Il  semble  même  qu'en  son  honneur  il  s'abstienne  d'aller,  selon 
son  ordinaire,  d'une  école  à  l'autre.  D'ailleurs  il  s'agit  de  morale. 
En  pareille  matière  un  Romain  ne  doute  pas.  Le  disciple  habituel 
de  Carnéade  s'est  donc  fait  par  exception  stoïcien  (7).  Et 
comme  Panétius  a  été,  pour  la  circonstance,  son  professeur  de 
stoïcisme,  on  peut  mettre  son  nom,  avec  une  presque  certitude, 

(1)  Cicéron.  De  off'.,  IF,  17. 

(2)  Id.,  III,  2. 

(3)  Id.,  I,  3  ;  II,  10,  17. 

(4)  Sur  le  sens  de  «  vivere  convenientcr  natuivT  ». 
(3)  Id.,  III,  3. 

(6)  Id.,  m,  7. 

(7)  Id.,  I,  2;  111,  4. 


192  LES  DEUX  «  TRAITÉS  DES  DEVOIRS  ». 

SOUS  tout  ce  qu'il  y  a  de  dogmatique  dans  le  traité  Des  Devoirs. 
La  théorie  de  la  raison  qui  met  en  chacun  de  nous  un  être 
supérieur  à  nous,  et  qui  est  celui  auquel  nous  devons  obéir  (1), 
l'humanité  comparée  à  une  vaste  famille,  comparaison  qui 
devient  le  fondement  de  toutes  les  vertus  sociales  (2),  le  mépris 
despassions  (3),  mêmedela  colère  (4),  pour  lesquelles Cicéron est 
ailleurs  plus  indulgent,  le  sequl  naturam  (o),  quelques  bribes 
de  psychologie  enfin  (6),  voilà  des  emprunts  faits  à  Panétius, 
emprunts  dont  n'importe  quel  stoïcien,  il  est  vrai,  aurait  aussi 
bien  fourni  l'occasion.  Nous  ne  parlons  point  de  cet  accent 
particulier  que  Cicéron  met  à  traiter  certaines  questions,  de 
cetteardeur  à  mépriser  la  volupté,  dece  vif  sentiment  du  devoir, 
toutes  choses  qui  feront  le  succès  éternel  de  son  livre,  et  qui 
lui  viennent  de  l'école  à  laquelle  il  a  demandé  un  maître  (7). 
L  n  Romain  n'eût  pas  trouvé  non  plus  en  lui-même  cet  amour 
pieux  lie  la  science  (8),  et  n'eût  pas  fait  d'elle  une  vertu  (9).  Un 
Romain  n'eût  point  conçu  la  vie  entière  comme  une  œuvre 
d'art,  et  n'eût  point  comparé  le  métier  d'honnête  homme  à 
celui  de  poète  (10),  de  joueur  de  flûte  (11),  ou  de  comédien  (12). 
11  y  avait  quelque  chose  de  plus  rude,  de  moins  arrangé,  de 
moins  harmonieux  peut-être  dans  la  vertu  romaine.  Ce  sont 
là  leçons  répétées  par  Cicéron  et  nous  savons  qui  les  lui  a 
apprises. 

(1)  Cicéron,  De  off.,  i,  30. 

(2)  m.,  1, 17. 

(3)  Jd.,  1,29;  II,  5. 

(4)  Jd.,  I,  25. 

(5)  Jd.,  III,  0. 

(6)  M.,  1,28. 

(7)  Voir  surtout  I,  20;  il,  10. 

(8)  Id.,  1,4. 

(9)  Id.,  11,5. 

(10)  Id.,  1,28. 

(11)  Id.,  I,  40. 

(12)  Td.,  I,  30. 


LE  TRAITK   «   DES  DEVOIRS  »   DE  PANÉTIUS  ET   CELUI   DE  CICÉIIOX.        193 

Jusqu'ici  toutefois  nous  ne  voyons  là  qu'un  stoïcisme  commun 
à  tous  les  stoïciens.  La  tension,  l'effort  y  sont  dissimules,  et 
la  vie  honnête  n'apparaît  que  dans  son  épanouissement  heureux. 
Mais  cela  encore  est  conforme  au  génie  du  peuple  qui  a  donné 
naissance  au  stoïcisme,  et  c'est  lorsqu'elle  s'adressera  à  d'autres 
temps  et  à  d'autres  gens  que  se  découvriront  d'autres  aspects 
de  cette  riche  doctrine.  L'originalité  de  Panétius  doit  être 
cherchée  de  préférence  dans  la  science  de  ces  détails  sans 
lesquels  il  n'y  a  pas  d'œuvre  ni  de  vie  accomplie.  S'il  n'est 
point  de  cette  famille  de  moralistes  qui,  comme  Zenon  ou 
comme  Kant,  savent  donner  à  la  volonté  de  fortes  impulsions, 
il  est  de  ceux  qui  méritent  de  devenir  des  conseillers  de  tous  les 
jours  pour  des  consciences  mieux  intentionnées  qu'éclairées. 
Il  enseigne  que  la  vertu,  en  détînitive,  est  faite  de  vertus.  Il  la 
divise,  il  la  détaille  donc,  dût  le  dogme  stoïcien  de  son  unité 
indissoluble  en  souffrir  (1).  Et  c'est,  en  véritable  éclectique,  la 
classification  platonicienne  des  quatre  vertus  cardinales  qu'il 
adopte,  classification  qui  de  son  livre  passera  dans  celui  de 
Cicéron,  et  de  celui  de  Cicéron  dans  celui  de  saint  Ambroise. 
Mais  ce  sont  là  encore  des  abstractions  de  vertu.  Panétius  en 
poursuit  la  réalité  dans  des  vies  individuelles,  au  milieu  d'évé- 
nements donnés.  Voilà  pourquoi  il  multiplie  les  exemples  et 
les  cas.  Car  la  vertu,  dont  nous  avons  déjà  dit  qu'elle  est  com- 
parable au  plus  difficile  métier,  doit  s'accommoder  aux  circons- 
tances; les  devoirs  varient  avec  les  individus,  avec  les 
caractères  (2),  avec  les  âges  (3).  Ulysse  est  venu  à  bout 
d'incroyables  difficultés  par  une  ruse  patiente  que  la  nature 
d'Ajax  lui  eût  interdite  (4).  Aussi  Panétius  voit-il  dans  l'art 
de  faire  chaque  chose  à  sa  place  et  en  son  temps  une  double 

(1)  Cicéron,  De  o/f.,  Il,  10. 

(2)  Id.,l,  33. 

(3)  Id.,  I,  34. 
(4)W.,  I.  31. 

Université  de  Lyon.   —  VlII.  A.  13 


/ 


i 

194  LES   DEUX   TRAITÉS   «   DES   DEVOIRS   ».     .  , 

vertu.  Deux  délicieux  mots  grecs  la  désignent,  £j-a^ia  et  eùxatpa, 
que  Cicéron  traduit  assez  gauchement  (1).  Disons  en  effet  que 
ce  genre  de  vertu,  qui  convenait  merveilleusement  au  plus  souple 
et  au  plus  artiste  des  peuples,  est  plus  grec  que  romain.  11  eût 
répugné  au  génie  grec  de  mettre  toute  la  moralité  dans  une 
obéissance  stricte  et  sans  originalité.  Et  il  compose  son  idéal 
des  qualités  qu'il  se  connaît  et  qu'il  aime  en  lui.  Ulysse  est  le 
véritable  héros  de  cette  race.  Panétius,  quoi  qu'il  nous  ait 
d'abord  semblé,  n'est  donc  qu'un  Romain  de  circonstance.  Le 
fond  de  sa  pensée  est  resté  grec. 

Demandons-nous  maintenantquelle  est,  dansle livre  de  Cicéron, 
la  part  de  Cicéron.  Il  l'a  faite  lui-môme  avec  plus  de  soin  qu'il 
n'en  met  d'ordinaire  en  pareil  cas,  comme  s'il  eût  tenu  à 
provoquer  une  comparaison,  et  à  montrer  que,  même  après 
Panétius,  il  trouvait  quelque  chose  à  ajouter.  Panétius  avait 
divisé  son  sujet  en  trois  parties.  Il  devait  traiter  successivement 
de  l'honnête  et  de  l'utile,  puis  les  comparer  entre  eux.  Il  n'avait 
pas  rempli  la  troisième  partie  de  sa  tâche.  Cicéron  comble  cette 
lacune,  tout  en  s'efi'orçant  de  ne  faire  que  continuer  Panétius, 
et  comme  de  deviner  ce  qu'il  eût  pu  dire.  Mais  il  avait  en  outre 
ajouté  à  chacun  des  deux  premiers  livres  une  sorte  d'appen- 
dice pour  comparer  les  choses  honnêtes  entre  elles,  et  de  même 
les  choses  utiles.  Enfin,  reprochant  à  Panétius  de  n'avoir  pas 
commencé  par  donner  une  définition  du  devoir,  qui  chez  lui 
sans  doute  est  sous-entendue,  il  tient,  pour  sa  part,  à  poser 
d'abord  des  principes,  et  reproduit,  dans  cette  intention,  la 
distinction  classique  des  devoirs  parfaits  et  des  devoirs 
moyens  (2).  Cicéron,  qui  ne  doute  jamais  de  rien,  veut  donc 
se  montrer  ici  plu^  stoïcien  que  Panétius.  Ce  qui  est  plus  sûr, 
c'est  qu'il  fait  bientôt  preuve  d'une  abondance  de  développement 
qui  n'est  qu'à  lui.  En  même  temps,  quoique  encore  une  fois  il  ait 

(i)  Cicéron,  De  o;f.,  I,  40. 
(2)  M,  I,  2-3. 


LE   TIl.UTÉ   «   DES   DEVOIRS  »    DE   PANÉTIUS  ET  CELUI   DE  CICÉRON.        193 

rarement  imité  un  autour  avec  autant  de  fidélité  et  de  déférence, 
il  émaillc  son  texte  de  citations  de  Platon  (i)  et  d'Aristotc  (2). 
Panétius  après  tout  lui  en  avait  peut-être  donné  Texemple.  Il 
invoque  l'autorité  de  Dicéarque  (3),  de  Théophraste  (4),  et 
nomme  en  passant  Posidonius  (S).  Diogène,  Antipater  et 
Hécaton  tiennent  aussi  une  large  place,  mais  seulement  dans  la 
troisième  partie  du  traité  Des  Devoirs,  où  ils  viennent  comme 
suppléer  Panétius.  C'est  cet  Hécaton  qui  soutenait  qu'en  temps 
de  disette  on  peut  très  bien  laisser  mourir  de  faim  un 
esclave  [%).  Et  cela  était  écrit  dans  un  livre  qui  s'intitulait  aussi 
un  traité  Des  Devoirs!  Enfin  on  trouve  dans  le  texte  de  Cicéron, 
tel  qu'il  est  parvenu  à  saint  Ambroise,  jusqu'à  du  Sénèque  (7). 
Mais  ce  n'est  pas  Cicéron  qui  l'y  a  mis. 

Lors  même  que  c'est  Panétius  qu'il  suit  d'assez  près,  Cicéron 
fait  intervenir  à  chaque  instant  sa  propre  personne  dans  son 
exposition.  Il  fait  allusion  à  ses  autres  ouvrages  philoso- 
phiques [8),  à  sa  vie  politique,  et  naturellement  exalte  son 
consulat  (9).  Plus  que  partout  ailleurs  enfin  son  accent  a  quelque 
chose  de  personnel  et  souvent  de  paternel.  11  faut  remarque 
qu'il  n'a  pas  adopté  cette  fois  la  forme  du  dialogue,  voulant 
donner  plus  de  précision  et  d'autorité  directe  à  ses  conseils. 
Quoiqu'il  nous  prévienne  qu'il  écrit  pour  tout  le  monde  en 
même  temps  que  pour  son  fils  (10),  c'est  à  son  fils  qu'il  s'adresse. 
Comme  il  n'est   pas  modeste,  il  ne  lui  demande   que    d'être 


{\)  CiCKRON,  De  off.,  1,  7,  9.  13,  19,  20,  23  ;  III,  9. 

(2)  W.,II,  16. 

(3)  U..  il,  3. 

(4)  W.,II,  16. 

(5)  W.,  I,  43. 

(6)  kl.,  111,23. 

(7)  Voir  Draesekk,  Riviita  di  filologia,  1870,  p.  124-123. 

(8)  CicÉKON,  De  off.,  I,  42;  II,  17. 
(i^)  Id.,  U,  24. 

(10)  Id.,  11,  13. 


196  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

digne  de  son  p5re  (1).  Mais  à  cette  vanité  se  mêle  tant  de  sin- 
cérité et  d'émotion!  Si  Ton  songe  aux  circonstances  que  tra- 
verse Cicéron,  elle  ne"  va  pas  cette  fois  sans  une  certaine 
grandeur.  César  est  mort,  mais  le  sénat  a  déjà  de  nouveau 
perdu  le  pouvoir,  et  cette  rechute  eût  montré  à  des  yeux  clair- 
voyants combien  grand  était  le  mal  dont  souffrait  la  république. 
Cicéron  est  de  ceux  qui  lutteront  jusqu'au  bout.  11  est  à  la  veille 
de  prononcer  ses  PhiUppiques,  et  cette  conscience  légèrement 
vantarde  du  devoir  autrefois  accompli  prend  un  tout  autre 
caractère  quand  on  y  lit  l'engagement,  qui  sera  tenu,  de  l'accom- 
plir encore,  non  sans  péril.  Il  serait  difficile,  d'ailleurs,  de 
parler  du  traité  Z)^s  Devoirs  en  faisant  abstraction  du  drame  qui 
se  joue  à  Rome.  Il  est  écrit  comme  pendant  un  entr'acte,  et 
pendant  les  loisirs  forcés  de  Cicéron  (2).  Mais  on  y  sent  avec 
les  rancunes  de  son  patriotisme  contre  le  passé  (3),  les  angoisses 
du  présent  (4).  On  pourrait  en  extraire  un  code  de  nos  devoirs 
contre  la  tyrannie,  et  il  a  fourni  en  effet  des  arguments  aux 
casuistes  du  moyen  âge  qui  se  demandaient  si  c'est  un  crime 
de  tuer  un  tyran. 
/^7)  Cicéron  a  donc  subi  l'obsession  des  événements  contemporains , 
Il  y  a  d'ailleurs  de  sa  pa;rt  intention  bien  arrêtée  de  faire  du 
livre  de  Panétius,  qui  s'y  prêtait,  un  livre  de  morale  civique  à 
l'usage  de  la  noblesse  romaine.  Il  multiplie  les  exemples 
empruntés  à  l'histoire  nationale.  Panétius,  tout  en  leur  faisant 
une  place,  ne  pouvait  pas  l'avoir  faite  aussi  grande,  et  y  avoir 
mis  cette  sorte  de  parti  pris.  D'ailleurs  beaucoup  de  ces  exem- 
ples sont  tirés  d'événements  postérieurs  à  Panélius  et,  par 
conséquent,  ne  viennent  pas  de  lui.  D'autres  sont  allégués 
après  des  exemples  grecs  qui  avaient  exactement  le  môme  sens 

(1)  Cicéron,  De  off.,lU,2,  33. 

(2)  7d.,  II,  1;  III,  1. 

(3)  Id.,  11,7,  8,  13;  III,  8,  21. 

(4)  Id.,  I,  17,  34. 


LK   TRAITÉ   «    DES   DEVOIRS   »  DE   PANÉTIUS  ET   CELUI   DE  CICERON.        197 

et  la  même  portée  (1),  comme  si  l'imitateur  de  Panétius 
cherchait  à  établir  entre  la  Grèce  et  Rome  une  rivalité  de  vertu. 
C'est  là  toutefois  un  sentiment  à  peine  indiqué  chez  Cicéron. 
Car  Rome  a  fait  siennes  les  gloires  de  la  Grèce,  comme  ses 
divinités.  Disons  enfin  que  le  tragique  exemple  qui  illustre  si 
magnifiquement  les  conflits  de  l'intérêt  et  du  devoir,  lexemple 
de  Régulus,  appartient  en  propre  à  Cicéron,  comme  tout  ce 
troisième  livre  qu'il  remplit  et  qu'il  éclaire.  —  Mais  à  Rome  ce 
qui  intéresse  surtout  Cicéron  c'est  le  barreau  et  la  vie  politique. 
Son  livre  a  l'air  parfois  de  ne  s'adresser  qu'à  des  avocats.  Celui 
de  Panétius,  nous  l'avons  vu,  mettait  Cicéron  sur  la  voie  de  ces 
discussions  de  métier.  Mais  Cicéron  a  évidemment  abusé  de 
l'exemple  qui  lui  était  donné  (2)  et,  se  trouvant  dans  son  élé- 
ment, n'a  pas  su  s'arrêter.  D'ailleurs  les  avocats  à  Rome  ne  y,/ 
formaient  pas  une  corporation,  et  s'adresser  aux  avocats  c'était 
s'adresser  à  tout  le  monde.  Comme  on  sent  aussi  dans  l'œuvre 
de  Cicéron  l'homme  d'Etat  d'autant  plus  passionné  pour  la  poli- 
tique que,  pour  l'instant,  il  n'en  peut  plus  faire.  Elle  traite 
successivement  des  moyens  d'arriver  au  pouvoir  et  d'en  user  (3). 
C'est  un  manuel  politique,  ce  qui  n'est  souvent  pas  la  même  chose  y 
qu'un  cours  de  morale.  De  la  politique  intérieure  nous  passons 
môme  à  la  politique  étrangère,  aux  rapports  des  nations 
entre  elles,  au  droit  international,  à  la  guerre,  à  ce  qui  peut  s'y 
mêler  de  justice  et  de  mutuel  respect  (4).  C'est  l'application  à  <} 
l'histoire  romaine  des  idées  stoïciennes,  application  qui  se  fait  ( 
sans  effort,  parce  qu'il  y  avait  entre  la  théorie  stoïcienne  du 
droit  et  le  culte  romain  de  la  foi  donnée  une  sorte  d'accord 
préexistant.  Ce  peuple  législateur  et  guerrier  avait  eu  l'idée 
dune  législation  de  la  guerre. 

(1)  CiCKRON,  jDc  off.,  I,  22,  30,  31  ;  II,  11. 

(2)  là.,  1,  10,  .37;  II,  14,  19;  ill,  la,  16. 

(3)  M.,  I,  8,20,  21,26;  11,13,  21. 

(4)  W.,I.  10-14,  24;  III,  29. 


198  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

Il  ne  suffit  pas  de  dire  que  Cic(5ron  applique  les  règles  morales 
de  Panétius  aux  cas  qui  le  préoccupent  et  au  genre  de  vie  qui 
Tintércsse.  Ce  qui  est  plus  grave,  son  idéal  subit  Tinlluence  de 
ces  applications  auxquelles  il  le  soumet,  et  comme  du  milieu 
dans  lequel  il  le  transporte.  Son  stoïcisme  revêt  dès  lors  comme 
certaines  nuances  particulières  qu'il  est  délicat,  mais  important 
de  saisir.  Ce  que  les  Grecs  appellent  TrpÉTicv  c'est  une  sorte  de 
convenance  objective  de  l'action  considérée  en  elle-même,  et, 
nous  l'avons  vu,  comme  une  œuvre  d'art.  L'action  est  sa  fin  à 
elle-même.  C'est  de  la  finalité  interne.  Je  ne  saurais  dire  exac- 
tement en  quel  passage  Cicéron  est  infidèle  à  celte  définition,  et 
donne  au  mot  latin  rfeconmz,  qu'il  propose  pour  traduire  zpéxcv, 
un  autre  sens  que  celui  du  mot  grec  (1).  Mais  l'impression  que 
laisse  la  lecture  de  son  traité  Des  Devoirs^  surtout  quand  on 
chercbe  dans  le  second  livre  le  commentaire  du  premier,  est 
que  Cicéron,  malgré  de  belles  protestations,  est  plutôt  préoccupé 
de  Feffet  à  produire,  h' honestiim  de  Cicéron  diffère  exactement 
dans  la  même  mesure  du  xaXôv  des  Grecs.  De  là  quelque  chose 
de  moins  naturel  et  déplus  guindé.  Son  critérium  se  déplace  et 
se  rapproche  de  celui  de  l'honneur.  Ce  n'est  plus  une  morale 
esthétique;  c'est  encore  une  fois  une  morale  d'homme  poli- 
tkrue  qui,  dans  les  suffrages  de  l'opinion  publique7"vÔit  Ja~prÔ- 


messe  d'autres  suffrages.  C'est  une  morale  de  candidat.  De 
même,  entre  les  deux  types  de  vie  qui  se  disputent  les  sym- 
pathies des  stoïciens,  la  vie  intellectuelle  et  la  vie  sociale,  celles 
de  Cicéron  n'hésitent  pas.  La  contemplation  muette  de  la  vérité, 
telle  qu'Epicure  et  quelques  stoïciens  l'ont  rêvée,  n'est  point  son 
affaire,  et  ne  lui  inspire  qu'un  sentiment  de  mortel  ennui.  La 
science  ne  lui  semble  servir  à  rien  si  elle  n'aboutit  à  l'action  (2). 
L'utilité  sociale  est  la  règle  suprême  de  la  moralité.  Cicéron  a 

(1)  Cicéron,  De  o//'.,I,  19. 

(2)  /'/.,  I,  43.  Ce  chapitre  est  le  chapitre  sur  la  comparaison  des  choses 
honnêtes  entre  elles,  dont  Cicéron  revendique  la  paternité. 


LE  TRAITÉ  «   DES  DEVOIRS  »  DE  PANÉTIUS  ET  CELUI   DE  GICÉRON.       199 

des  paroles  de  bienveillante  pitié  pour  le  sage  qui  vit  retiré  des 
affaires,  et  a  peur  pour  sa  vertu  comme  pour  sa  tranquillité  de 
leur  contact  (1).  Mais  c'est  là  pour  lui  une  vertu  de  malade  ou  ^ 

de  timide.  L'homme  complet  c'est  Thomme  public.  Ce  n'est  pas 
tout.  Cette  notion  d'intérêt  général,  qui  lui  a  été  léguée  par  le 
stoïcisme,  se  rétrécit  dans  son  esprit  et  s'y  confond  avec  cette 
autre  notion,  qui  n'avait  pas  besoin  d'être  ainsi  renforcée,  celle 
de  l'intérêt  national.  Cicéron  n'a^jaTTi^J'^  été  un  citoyen  du  i/^ 
monde,  mais  un  citoyen  romain.  L'Etat  romain  est  la  forme 
concrète  sous  laquelle  il  enferme  l'idée  philosophique  de  la 
solidarité  humaine.  Ce  qu'il  demande  au  stoïcisme,  c'est  de 
justifier  son  patriotisme,  et  d'en  faire  la  théorie.  La  patrie  est  tv;  j,  j3' 
supérieure  à  toutes  les  autres  affections  parce  qu'elle  les  résume  y^ 

toutes  et,  en  cas  de  conflit,  elle  doit  passer  avant  toutes  (2).  Là 
est  le  dogme  qui  n'est  pas  né  de  sa  pensée  philosophique,  mais 
qui  s'impose  à  elle,  qui  domine  tout  ce  qu'il  a  emprunté  et 
se  le  subordonne.  Là  est  le  centre  de  la  morale  cicéronienne  (3). 
Nous  avons  essayé  de  dire  ce  qu'est  cette  morale.  C'est  une 
autre  question  de  savoir  ce  qu'elle  eût  pu  être,  si  Cicéron  ne 
s'était  asservi  à  un  modèle,  si  Panétius  n'avait  pas  existé.  11  II 
serait  injuste  en  effet  de  voir  dans  le  traité  Des  Devoirs  toute  la  -K 
pensée  morale  de  Cicéron.  Outre  les  écrits  que  nous  connaissons 
et  qui  déjà  la  complètent,  Cicéron  avait  composé  un  traité  Des 
Vertus  qui  ne  nous  est  pas  parvenu  (4).  Nous  ne  voulons  pas 
nous  ingénier  à  deviner  ce  qu'il  pouvait  contenir.  Mais,  en  nous 
bornant  à  notre  traité  Des  Devoirs,  il  nous  est  impossible  à  plu- 
sieurs reprises  de  ne  pas  chercher  quelque  chose  au  delà  de  ce 
que  nous  lisons.  Il  n'y  est  pas  question  de  l'immortalité,  dont 
Cicéron  parle  ailleurs  sans  qu'il  nous  soit  facile  de  dire  quel 

(!)  Cicéron,  De  nff.,  l,  20-21. 

(2)  1(1.,  I.  17;  Cf.  III,   24. 

(3)  Cf.  Benoit,  Historica  de  M.  T.  Ciceronh  officiis  commçntatio,  ,1846. 

(4)  Saint  Jérôme,  Zach.,  I,  2;  Saint  Augustin,  De  Trin..  XIV,  11. 

13' 


200  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   ». 

était  le  degré  de  sa  foi.  JN'est-ce  pas  la  faute  de  Panétius  qui 
lui,  nous  le  savons,  n'y  croyait  pas  (1)  ?  —  De  nos  devoirs  envers 
la  divinité  il  n'est  pas  fait  mention  dans  tout  le  cours  du 
premier  livre,  qui  énumèrenos  différents  devoirs  (2).  Puis,  quand 
Cicéron  compare  ces  devoirs  entre  eux,  c'est-à-dire  dans  les 
pages  qui  lui  sont  toutes  personnelles,  il  établit  cette  hiérarchie  : 
'nos  premières  obligations  sont  envers  les  diepx,  nos  secondes 
envers  la  pairie,  nos  troisièmes  envers  nos  paTents.  Ne  signale- 
t-il  pas  ainsi  lui-môme  une  lacune  qu'il  n'a  pourtant  pas  comblée  ? 
Ajoutons  que  quelques  chapitres  auparavant  Cicéron,  qui  alors 
suivait  Panétius,  avait  déjà  classé  nos  devoirs,  et  presque  dans 
les  mêmes  termes  ;  mais  cette  fois  il  n'était  pas  question  des 
dieux  (3).  Cicéron  se  répète  donc  sans  y  prendre  garde.  Et,  en 
se  répétant,  il  se  contredit  et  fait  dans  son  propre  texte  une 
interpolation  de  la  plus  haute  portée.  —  A  moins  qu'il  ne  faille 
attribuer  cette  interpolation  à  la  main  pieuse  d'un  disciple  chré- 
tien. —  Enfm,  dans  ce  même  dernier  chapitre  du  premier  livre, 
dont  toutes  les  paroles  sont  à  peser,  puisque  avec  les  deux  pré- 
cédents il  exprime  la  pensée  de  Cicéron  pure  de  tout  alliage,  il 
déclare  qu'il  est  des  actions  qu'un  sage  ne  commettra  pas,  même 
pour  sauver  sa  patrie.  N'y  a-t-il  pas  là  le  pressentiment  d'une 
vertu  intérieure,  dont  le  stoïcisme  portait  en  lui-même  les 
germes,  et  qui  va  devenir  la  vertu  stoïque  par  excellence? 

Nous  irons  plus  loin  et  nous  nous  étonnerons  qu'elle  ne  le 
soit  pas  devenue  déjà  chez  Cicéron.  Il  eût  dû  sentir  que  l'art 
de  la  brigue  et  du  gouvernement  n'était  plus  pour  cette  noblesse 

(1)  Cicéron,  Tusc,  I,  32.  Vult  Panœtius  (quod  nemo  negat)  quidquidna- 
^um  sit  interire  :  nasci  autem  animos  (quod  déclarât  eorum  similitudo,  qui 
procreantur,  qua;  etiam  in  ingeniis,  non  solum  in  corporibus  appareat).  — 
Alteram  autem  offert  rationem  ;  nihil  esse  quod  doleat,  quin  id  tegrum  esse 
quoque  possit  ;  quod  aulem  in  morbum  cadat,  id  etiam  interiturum  ;  dolere 
autem  animos,  ergo  eliam  interire. 

(2)  Cicéron,  De  off.,  I,  45. 

(3)  Id.,  I,  17. 


ANALYSE   DU  TRAITÉ   «   DES  DEVOIRS   »   DE  SAINT   AMBROISE.       201 

romaine,  qui  avait  déjà  goûté  de  la  servitude,  tout  l'art  de 
vivre.  Nous  voudrions  dans  son  sage  plus  d'âpreté  et  plus  de 
résignation,  une  fierté  d'un  autre  genre  enfin  et  moins  en  dehors, 
dirons-nous,  quelque  chose  qui  ressemble  plus  à  lui-même,  du 
moins  au  Cicéron  des  dernières  années,  à  la  noble  victime  des 
triumvirs.  Nous  voudrions  en  un  mot  une  morale  qui  se  rappro- 
chât déjà  de  celle  de  Sénèque.  Telle  qu'elle  est,  et  malgré  quel- 
ques épisodes  tout  pleins  du  moment  présent,  la  morale  de 
Cicéron  regarde  vers  le  passé.  Sans  doute,  quand  les  événements 
sont  accomplis,  il  nous  est  facile  d'accuser  de  retarder  ceux 
qui  n'ont  pas  su  prévoir.  Ce  grand  libéral  ne  désespérait  point 
de  la  liberté.  Il  écrivait  pour  les  beaux  jours  de  la  république 
qu'il  avait  connus,  qu'il  revivait  avec  joie  en  écrivant,  et  dont 
il  escomptait  au  moins  pour  ses  lecteurs  le  prochain  retour.  Ne 
peut-on  dire  aussi  cependant  qu'il  y  a  encore  là  de  la  faute  de 
Panétius?  Dans  les  époques  troublées  l'idéal  moral,  qui  jamais 
n'est  tout  à  fait  immobile,  varie  plus  vite  encore.  Si  celui  de 
Cicéron  a  déjà  cinquante  ans  au  moment  où  Cicéron  écrit, 
c'est  qu'il  s'est  inspiré  d'un  livre  vieux  de  plus  de  cinquante  ans. 
—  Mais  dans  ce  livre  il  a  trouvé,  à  côté  de  cette  morale  qui 
change,  cette  morale  qui  demeure,  et  c'est  en  partie  à  cette  imi- 
tation heureuse  qu'il  a  dû  d'écrire  les  devoirs,  non  d'une  géné- 
ration d'hommes,  mais  de  l'homme  même. 


II 
Analyse  du  traité  «  des  Devoirs  »  de  saint  Ambroise. 

Nous  venons  de  voir  ce  que  Cicéron  a  fait  du  livre  de  Pané- 
tius. Qu'est-ce  que  saint  Ambroise  a  fait  de  celui  de  Cicéron  (1)? 

(i)  Voir  Ebf.rt,  loc.  cit.,  Ziegler,  loc.  cit.  ;  Lèques,  Conferuntur  T.  Ci- 


202  LES  DEUX  TRAITÉS  «    DES  DEVOIRS  ». 

—  Pour  encadrer  les  réponses  et  les  réllcxions  que  cette  ques- 
tion nous  suggère,  nous  commencerons  par  donner  de  l'œuvre 
d'Ambroise  une  rapide  analyse.  Observons  toutefois  auparavant 
que  ce  n'est  pas  un  apologiste  amateur,  comme  Minucius  Félix, 
ni  un  homme  de  lettres  comme  saint  Jérôme  ,  ni  un  débutant 
comme  Augustin  à  Cassiciacum,  mais  un  évèque  cette  fois,  à 
l'apogée  de  son  talent  et  de  son  autorité,  qui  choisit  un  traité 
de  Gicéron,  non  pour  amuser  de  studieux  loisirs,  mais  pour  y 
trouver  la  matière  d'un  enseignement.  A  lui  seul  ce  choix, 
quelque  indépendance  qu'ait  ensuite  affectée  saint  Ambroise, 
quelque  ingratitude  même,  si  l'on  veut,  est  un  fait  considérable 
pour  l'histoire  des  idées.  Si  Ambroise  avait  trouvé  dans  un  livre 
chrétien  le  modèle  tout  fait  qu'il  cherchait,  il  lui  eût  sans  doute 
donné  la  préférence.  Mais  ce  modèle  n'existait  pas.  Nous  avons 
vu  ce  qui  manquait  au  Pédagogue  de  Clément  d'Alexandrie 
pour  qu'il  pût  en  servir.  Les  autres  écrits  moraux  du  chris- 
tianisme traitaient  de  questions  de  détail.  Il  n'y  avait  pas  de 
manuel  de  morale  chrétienne.  Il  était  réservé  à  saint  Ambroise 
d'en  donner  un.  Et  ne  devrait-il  à  Gicéron  autre  chose,  qu'il  lui 
devrait  d'avoir  été  pour  lui  une  occasion,  et  de  lui  avoir  fourni, 
avec  l'idée  d'un  enseignement  didactique  de  la  morale,  les 
cadres  nécessaires.  Donc  ce  n'est  pas  un  traité  quelconque  de 
morale  chrétienne,  c'est  le  premier  qui  mérite  ce  nom  que  nous 
voyons  se  rattacher  à  la  morale  antique  et  renouer  la  tra- 
dition. 
Ajoutons  qu'Ambroise  n'agit  pas  sous  le  coup  d'une  sympa- 

ceronis  et  S.  Ambrosii  de  officiis  Ubri,  1849  ;  Draeseke,  M.  Tullii  Ciceronis  et 
Ambrosii,  episcopi  Mediolanensis,  de  officiis  Ubri  très  inter  se  comparantur 
(Rivista  difilologin  e  d'istruzione  classica,  1876)  ;  Bittner,  De  Ciceronis  et  Am- 
brosii officiorum  libris,  1849  ;  Reeb,  JJeber  die  Grundlagen  des  SittUchen  nach 
Cicero  und  Ambrosius  ;  et  surtout  Ewald,  Ber  Einfluss  der  Stoiach-Ciceronia- 
nischen  Moral  aitf  die  Darstelhing  der  Etfiik  bel  Ambrosius.  Nous  renvoyons  une 
fois  pour  toutes  à  cette  savante  dissertation,  quoique,  plus  d'une  fois,  nous 
devions,  dans  nos  appréciations,  nous  rencontrer  avec  elle. 


ANALYSE  DU   TRAITÉ   «   DES   DEVOIRS   »   DE  SAINT  AMBROISE.        203 

thic  passionnée  pour  l'antiquité  classique.  Il  s'en  faut  môme 
de  beaucoup  qu'il  soit  toujours  tendre  pour  elle.  Mais  il  imite 
Cicéron,  comme  si  c'était  une  chose  toute  naturelle.  Cette  imi- 
tation n'est  pas  une  exception  dans  sa  vie,  et  nous  constaterons 
d'autres  fois  qu'il  s'inspire  sans  scrupule  d'auteurs  païens.  Elle 
n'a  pas  été  non  plus  pour  lui  la  cause  de  cauchemars  et  de 
remords.  Ce  n'est  pas  une  âme  tourmentée  que  celle  de  saint 
Ambroise,  comme  celle  de  son  contemporain  saint  Jérôme.  Et 
son  caractère  ferme  et  droit  donne  à  tout  ce  qu'il  fait  l'air  de 
quelque  chose  de  définitif  et  qui  ne  souftVe  plus  de  discussion 
Voilà  pourquoi,  plus  que  toute  autre  œuvre,  le  traité  Des  Devoirs 
de  saint  Ambroise  scelle  l'alliance  de  deux  civilisations  et  de 
deux  morales. 

Les  premières  pages  de  ce  traité  nous  mettent  bien  loin  de 
Cicéron  et  du  stoïcisme.  Elles  nous  donnent,  avec  d'autres 
écrits  de  saint  Ambroise,  l'idée  de  ce  qu'eût  été  sa  morale  s'il 
n'avait  point  connu  Cicéron.  Nous  ne  parlons  point  seulement 
de  cette  citation  des  Psaumes  :  «  Je  vous  enseignerai  la  crainte 
du  Seigneur  »,  par  laquellesaint  Ambroise  entre  en  matière  (1), 
et  qui  nous  transporte  du  premier  coup  dans  un  monde 
nouveau  d'idées.  Mais  la  première  vertu  sur  laquelle  il  s'étend 
est  la  vertu  du  silence,  dont  il  donne  une  jolie  définition  :  «  C'est 
la  vertu  qui  permet  aux  autres  de  se  reposer  (2)  ».  Le  silence 
n'est  d'ailleurs  méritoire  que  parce  que  se  taire  est  une  preuve 
d'humilité  (3).  Et  avec  l'humilité  nous  ne  semblons  pas  encore 
nous  rapprocher  de  Cicéron.  Cependant  saint  Ambroise 
interrompt  ce  développement  sur  le  silence  pour  annoncer  qu'à 
l'imitation  de  Panétius,  et  d'un  fils  de  Panétius  dont  il  est  le 
seul  qui  ait  jamais  parlé  (4),  qu'à  l'imitation  de  Cicéron  enfin,  il 

(1)  Saint  AMitiioisi:,  De  off.,  I,  i . 

(2)  hl,  I,  08.  r>(,'lif[uaruin  virtutum  otiuiii. 

(3)  M. 

(4)  Il  veut  (lire  sans  doute  Posidonius. 


204  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

traitera  de  nos  devoirs  (t).  Ce  mot,  ajoute-t-il  par  une  précau- 
tion qui  nous  parait  étrange,  mais  qui  témoigne  dune  orthodoxie 
déjà  méticuleuse,  ce  mot  n'est  pas  la  propriété  exclusive  des 
philosophes.  Les  Ecritures  l'ont  employé  (2).  Puis  il  expose  le 
plan  général  de  Cicéron  qui  va  devenir  le  sien.  —  C'est  encore 
à  l'imitation  de  Cicéron  qu'il  divise  les  devoirs  en  moyens  et 
parfaits,  sauf  à  enfermer  sous  ces  vieux  mots  des  idées  qu'ils 
n'étaient  pas  habitués  à  exprimer.  Mais,  anticipant  sur  les  dévelop- 
pements à  venir,  il  donne  cet  exemple  de  l'accomplissement 
d'un  devoir  parfait  :  une  action  miséricordieuse,  exemple  qui 
éclaire  comme  d'un  jet  de  lumière  cette  morale  dont  l'exposition 
commence  à  peine  et  nous  interdit  une  fois  pour  toutes  de 
la  confondre  avec  le  stoïcisme,  de  si  près  qu'elle  semble  le 
suivre. 

Avant  de  continuer,  toutefois,  saint  Ambroise,  qui  suspend 
toute  la  moralité  à  l'espoir  en  la  justice  de  Dieu,  doit  prouver 
aux  incrédules  que,  malgré  quelques  apparences  contraires, 
Dieu  s'occupe  des  hommes  e(  de  leur  conduite.  C'est  l'éternité 
qui  justifiera  Dieu.  Si  bien  que  la  démonstration  de  la  Provi- 
dence se  trouve  ramenée  à  la  démonstration  de  l'immortalité. 
Et  saint  Ambroise  emploie  contre  ceux  qui  refusent  de  croire  cet 
argument  ad  hoiJiinem^  futur  lieu  commun,  qu'ils  n'y  croient 
pas  parce  qu'ils  la  redoutent  (3).  Et  ce  lieu  commun  aura  sou- 
vent raison,  ce  qui  veut  dire  que  le  libertinage  des  mœurs  a  été 
souvent  le  principe  inavoué  de  l'indépendance  de  la  pensée. 
Mais  d'autre  part  la  vertu  n"attache-t-elle  pas  ceux  qui  la 
pratiquent,  par  des  liens  qui  ne  sont  pas  seulement  intellec- 
tuels, à  un  dogme  qui  lui  donne  tellement  raison?  D'autres  argu- 
ments de  saint  Ambroise  servent  encore  aujourd'hui  aux  dé- 
monstrations classiques  de  la  Providence  :   l'ouvrier  ne  peut 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  24. 

(2)  I(L,I,2o. 

(3)  M.,  I,  o4. 


ANALYSK    DU  TRAITÉ  «    DES    DEVOIRS  »  DE  SAINT  AMBROISE.       205 

ignorer  son  œnvro  ;  Dieu  sait  tout  puisqu'il  a  tout  fait  (1), 
Avant  de  rejoindre  Cic(îron,  saint  Ambroise  s'adresse  expres- 
sément aux  jeunes  gens.  Il  part  d'ailleurs  de  ce  lemme  cicéro- 
nien  et  stoïcien  que  les  devoirs  varient  avec  les  âges  (2),  et 
emprunte  à  Gicéron  l'idée  du  plus  grand  nombre  des  devoirs 
qu'il  énumère.  Le  devoir  antique  de  la  bienséance,  par  exemple, 
est  repris  par  saint  Ambroise  et  diversifié  avec  une  science  de 
la  vie  pratique  dont  on  ne  peut  dire  si  elle  est  plutôt  stoïcienne 
ou  chrétienne.  Toutefois,  dans  sa  façon  d'entendre  la  bienséance, 
un  chrétien  met  plus  d'humilité  que  de  souci  de  sa  dignité 
propre.  Il  se  souvient  qu'il  est  pécheur  (3).  Sa  vertu  craintive 
fuit  non  seulement  les  mauvaises  compagnies,  mais  la  société 
des  femmes,  mais  la  vie  du  monde  (4).  Et  les  conseils  de  saint 
Ambroise  prennent  une  telle  austérité  qu'il  semble  que  ce  soit 
ici,  comme  dans  maint  autre  passage,  aux  jeunes  prêtres  plutôt 
qu'aux  jeunes  gens  qu'il  pense.  —  C'est  aux  jeunes  prêtres,  à 
coup  sûr,  c'est  à  de  futurs  prédicateurs  qu'il  dédie  cette 
esquisse  d'une  rhétorique  chrétienne  insérée  par  lui  entre  nos 
différents  devoirs.  Car  c'est  une  forme  de  la  bienséance  que  de 
prêcher  comme  il  faut.  Un  prédicateur  n'a  pas  le  droit  d'être 
ennuyeux  (o).  Il  va  sans  dire  que  c'est  ici  que  saint  Ambroise 
s'inspire  avec  le  moins  de  scrupule  de  son  modèle,  Cicéron  étant 
le  professeur  de  rhétorique  en  titre  du  christianisme.  Nous  arri- 
vons d'ailleurs  à  une  série  de  chapitres  où  les  plans  mêmes  de  nos 
auteurs  vont  coïncider,  et  où  l'imitation  de  saint  Ambroise  va 
apparaître  déplus  en  plus  exacte,  quoiqu'elle  soit  toujours  entre- 
coupée par  un  commentaire  inédit,  et  des  exemples  de  son  choix. 
Les  éditeurs  ont  signalé  avec  un  soin  infini  tous  les  textes  de 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  o2. 

(2)  IL,  I,  6d. 

(3)  Ici.,  l  70. 

(4)  kl.,  I,  86. 
(d)  Ici.,  I,  100. 


206  LES   LIEUX   TRAITÉS   «    DES  DEVOIRS   ». 

saint  Ambroise  qui  appellent  avec  un  texte  de  Cicéron  quelque 
rapprochement.  Bornons-nous  à  dessiner  à  grands  traitsle  chemin 
qu'ils  ont  parcouru  l'un  après  l'autre,  en  indiquant  à  peine  des 
divergences  sur  lesquelles  le  moment  viendra  plus  tard  d'insister. 
Trois  choses  sont  à  considérer  dans  nos  actions  :  il  faut  que 
la  raison  préside  et  domine  toujours;  mais  il  faut  aussi  agir 
avec  mesure  et  tenir  compte  des  circonstances  (1).  Ces  règles 
générales  tirées,  sauf  d'insignifiantes  variantes,  de  Cicéron, 
Ambroise  passe  à  l'étude  détaillée  des  quatre  vertus,  adoptant 
d'après  le  même  Cicéron  cette  distinction  depuis  longtemps 
classique.  Comme  pour  corriger  ce  que  cette  imitation  a  de 
trop  manifeste  il  se  hâte  d'ajouter  qu'il  veut  surtout  enfermer 
dans  ce  cadre  d'emprunt  des  exemples  de  l'histoire  sainte,  et 
une  seule  vie  de  patriarche  suffirait  à  illustrer  ces  quatre  ver- 
tus des  anciens,  la  vie  d'Abraham  (2).  La  science  est  la  pre- 
mière des  vertus.  Non  seulement  elle  prime  toutes  les  autres, 
mais  elle  les  engendre  (3).  Cette  prééminence,  qui  lui  est  disputée 
chez  Cicéron,  ne  l'est  plus  chez  saint  Ambroise.  Il  est  vrai  qu'il 
s'agit  d'une  science  spéciale,  car  il  ne  faudrait  pas  prendre 
saint  Ambroise  un  seul  instant  pour  un  spéculatif.  La  science 
qu'il  met  si  haut,  c'est  la  foi.  Le  mot  est  le  même,  mais  le  sens 
a  changé.  —  Nous  nous  tiendrons  plus  près  de  Cicéron,  pour 
le  fond  comme  pour  la  forme  avec  les  devoirs  de  justice.  Et 
tout  d'abord,  saint  Ambroise  reproduit  l'une  des  classifications 
cicéroniennes  de  ces  devoirs,  celle  oi^i  les  devoirs  envers  Dieu  ne 
sont  pas  oubliés.  Puis,  comme  Cicéron,  il  cherche  dans  les 
sociétés  animales  môme  l'origine  de. la  justice.  U  l'exalte  enfin 
presque  dans  les  mômes  termes  (4).  Cependant  c'est  iciqu'appa- 

(1)  Saint  AMBROisii;,  De  off'.,  1, 105;  Cicéron,  De  off.,  I,  39. 

(2)  Saint  Ambkoisi:,  De  oif.,  I,  117-119. 

(3)  Id.,  I,  122  et  seq. 

(4)  Par  exemple,  cette  expression  splendorjustitix  (saint  Ambroise,  I,  136) 
est  empruntée  à  Cicéron,  I,  7. 


ANALYSE   DU   TRAITÉ   «  DES   DEVOIRS  »   DE  SAINT  AMBROISE.       207 

raît  entre  nos  deux  auteurs  une  différence  en  laquelle  toutes 
les  autres  pourraient  se  résumer.  A  la  définition  de  riionnête 
homme  selon  Cicéron  :  «  Celui  qui  ne  fait  de  mal  à  personne  à 
moins  qu'il  ne  soit  provoqué,  »  saint  Ambroise  apporte  l'impor- 
tante modification  que  nous  connaissons  déjà,  en  rayant  cette 
excuse  de  la  légitime  défense  (1). 

La  bienfaisance  à  laquelle  nous  arrivons  est  donnée  comme 
une  extension  ou  simplement  comme  une  parliede  la  justice,  et 
saint  Ambroise  pousse  l'imitation  de  Cicéron  jusqu'à  rééditer  ces 
règles  de  bonne  administration  financière  qui,  venant  à  propos  de 
charité,  faisaient  à  Lactance  FetTet  d'autant  de  défaites  et  de  pré- 
textes pour  ne  pas  donner  :  il  ne  faut  pas  tout  donner  à  la  fois  (2)  ; 
il  ne  faut  pas  priver  les  siens  (3)  ;  il  ne  faut  pas  prendre  aux 
uns  pour  donner  aux  autres  (4).  Et  à  ces  conseils  de  charité 
bien  ordonnée  s'ajoutent  des  conseils  de  civilité  :  il  faut  rendre 
les  bienfaits  et  les  diners  (5).  Toutefois,  en  voici  que  Cicéron 
n'a  pas  inspirés  :  «  Il  faut  chercher  lamisère  qui  se  cache  (6),  qui 
a  honte  d'elle-même;  il  faut  se  priver  soi-même  pour  donner, 
et  le  denier  de  la  veuve  a  plus  de  prix  que  tous  les  présents  du 
riche  (7).  »  Cicéron  avait  dit  plus  sèchement  qu'il  faut  tenir 
compte  de  l'intention  de  celui  qui  donne.  Ainsi  alternent  des 
préceptes  qui  semblent  venir  de  deux  morales  et  comme  de 
deux  âmes  diiïérentes.  Mais  lorsque  la  lettre  est  la  môme, 
l'esprit  encore  diffère.  Il  y  a  chez  saint  Ambroise  un  souffle  de 
charité  qui  anime  tout  et  qui  ne  soufflait  pas  avant  le  Christ. 
Enfin,  peu  à  peu,  sa  pensée  s'arrache  à  l'imitation  de  Cicéron, 
comme  à  une  entrave,  et  se  fait  plus  ardente,  jusqu'à  ce  qu'il 

(1)  Saint  Ambuoisi:,  Deoff.,  i,  131. 

(2)  Id.,  I,  149. 

(3)  IJ.,  1,  IIJO. 

(4)  M.,  I,  14o. 

(5)  Ici,  I,  100-162. 

(6)  Id.,  I,  108. 

(7)  M.,  1,149. 


208  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

cherche  dans  l'Eglise  et  clans  les  liens  qu'elle  crde  l'école  vérita- 
ble de  la  charité  (1).  Encore  y  a-t-il  là  un  souvenir  et  comme 
une  transposition  de  ce  rêve  antique  d'une  amitié  entre  gens 
qu'unit  par  surcroît  une  vertu  commune,  rêve  dont  Gicéron 
s'était  fait  après  tant  d'autres  l'interprète. 

De  la  justice  (car  la  justice  comprend  ici  la  charité),  saint 
Ambroise  passe,  comme  Gicéron,  à  l'étude  du  courage.  Il  dis- 
tingue à  son  tour  le  courage  civil  et  le  courage  militaire.  Mais 
il  semble,  dans  un  texte  d'ailleurs  ambigu  (2),  considérer 
qu'il  est  interdit  au  moins  aux  clercs  de  porter  les  armes,  et 
cela  eût  suffi  à  déterminer  ses  préférences  pour  le  courage 
civil  si,  pour  d'autres  raisons,  Gicéron  ne  lui  avait  donné 
l'exemple.  Il  se  trouve  donc  d'accord  avec  lui,  avant  même  de 
l'imiter,  et  cette  imitation  ne  fait  que  l'aider  à  exprimer  des 
idées  dont  il  ne  lui  est  point  redevable.  Il  faut  dire  la  môme 
chose  de  ces  remarques  de  saint  Ambroise,  que  le  courage  cesse 
d'être  une  vertu  s'il  n'a  pas  la  justice  de  son  côté  (3),  que  la 
vraie  force  n'est  pas  la  force  du  corps  mais  la  force  d'âme  (4), 
et  que  chacuntrouveà  exercer  cette  force  contre  lui-môme,  contre 
les  maux  et  aussi  contre  les  biens  d'ici-bas  (5).  Ge  sont  là  des  idées 
stoïciennes  et  des  idées  chrétiennes  tout  à  la  fois,  mais  si  profon- 
dément inhérentes  au  spiritualisme  chrétien  qu'il  ne  semble  pas 
qu'il  ait  eu  besoin  de  les  emprunter.  Du  courage  militaire  il  n'a 
donc  été  encore  question  que  pour  le  rabaisser.  Il  y  a  en  lui 
cependant  un  mépris  de  la  mort,  une  mâle  fierté  oii  un  Romain 
comme  saint  Ambroise  ne  peut  pas  ne  pas  saluer  une  vertu  (6). 
Mais  le  chrétien  ajoute  aussitôt  que  le  courage  des  martyrs  a 
tous  les  mêmes  mérites,  et  quelques  autres  par  surcroit. 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  1,  170. 

(2)  m.,  I,  17b. 

(3)  M.,  I,  176. 

(4)  \d.,  1,  178. 

(5)  M.,  I,  180. 

(6)  U.,  1,201. 


ANALYSE   nu   TRAITÉ   «   DES   DEVOIRS   »    DE  SAINT   AMBROISE.        209 

Il  resterait  à  saint  Ambroise  à  traiter  de  la  bienséance,  s'il 
n'en  avait  déjà  parlé.  Mais  il  reprend  le  sujet  et  le  développe 
avec  plus  d'abondance  et  de  méthode.  Il  y  a  pour  Tâme  une 
grâce  qui  consiste  dans  Fart  avec  lequel  nous  mettons  notre 
conduite  d'accord  avec  notre  âge  et  notre  caractère.  David 
dansa  devantrarche,maisnonSamuel(l).  Nousavonsvude  même 
que  les  façons  d'agir  d'Ulysse  ne  pouvaient  convenir  à  un  Ajax. 
Il  faut  donc  s'étudier  soi-même,  puis  prendre  conseil  des  gens 
âgés.  Ceux  qui  ne  connaissent  pas  le  bon  chemin  doivent 
s'attacher  aux  pas  de  ceux  qui  l'ont  déjà  parcouru.  Il  n'est 
donc  pas  pour  un  jeune  homme  de  meilleur  compagnon  de 
route  qu'un  vieillard.  Saint  Ambroise  insiste  sur  ce  conseil  (2) 
donné  en  passant  par  Cicéron  (3).  Puis  il  l'applique  à  la  vie 
ecclésiasti([ue  où  l'on  n'a  même  pas  cette  ressource  de  suivre  la 
carrière  de  son  père  (4),  et  où  il  faut  faire  un  choix  entre  des 
fonctions  diverses.  Enfin,  élevant  peu  à  peu  le  ton,  et  oubliant 
tout  à  fait  Cicéron,  au-dessus  de  toutes  les  beautés  morales  que 
Cicéron  a  connues  il  met  celle-ci  qu'il  n'a  pas  connue  :  la  patience 
devant  la  colère  des  autres  et  le  pardon  devant  leur  injustice  (5). 

Il  est  à  remarquer  que  ce  livre  de  saint  Ambroise,  qui 
commence  par  l'humilité,  finit  sur  le  pardon,  deux  vertus 
chrétiennes  qui  encadrent  ainsi  tous  les  vestiges  de  stoïcisme 
qui  se  sont  intercalés  entre  elles.  Au  pardon  ajoutez  le  mépris 
de  l'argent  (6),  la  chasteté  (7).  Puis  nous  revenons  aux  devoirs 
particuliers  des  prêtres,  par  lesquels  aussi  nous  avions  com- 
mencé. Encore  quelque  réminiscence  de  Cicéron  se  glisse- t-elle 
ici,  et  en  parlant  de  cette  pensée  constante  du  saint  ministère 

(t)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  213. 

(2)  M.,I,2H. 

(3)  Cicéron,  De  off:,  I,  34. 

(4)  Saint  Ambroise,  1,  216. 
(b)  Id.,  l,  234. 

(6)  /'/.,  I.  242. 

(7)  M.,  l,  4. 

Université  de  Lyon.  —  VIII.  A.  14 


210  LES   DEUX   TRAITES   «   DES   DEVOIRS   ». 

qui  doit  se  refléter  dans  la  conduite  et  le  maintien  de  ceux  qui 
Texercent,  saint  Ambroise  rappelle,  par  quelques  traits,  ce 
souci  de  la  dignité  de  ses  fonctions  que  Cicéron  recommande 
au  magistrat  (1).  C'est  ainsi  qu'il  prend  à  son  modèle  des  idées 
et  des  phrases  alors  même  que,  par  le  sujet  qu'il  traite,  il 
semble  lo  plus  loin  de  lui. 

Nous  entrons  dans  le  second  livre  du  traité  Des  Devoirs  de 
saint  Ambroise,  qui  correspond  à  celui  où  Cicéron  traitait  de 
Tutile.  On  se  demande  ce  qu'il  a  pu  cette  fois  imiter  et  comment 
un  moraliste  chrétien  aurait  ti'ouvé  son  bien  dans  un  code  de 
l'intérêt.  Cependant  l'imitation  est  presque  continue.  Faisons 
remarquer,  pour  l'expliquer,  que  Cicéron,  homme  politique, 
entend  surtout  par  intérêt  l'intérêt  de  notre  réputation  et  que 
c'est  de  tous  celui  qui  contredit  le  moins  souvent  nos  devoirs. 
11  renvoie  au  porti([ue  de  Janus  (2),  à  la  Bourse  d'alors,  ceux 
qui  ont  d'autres  préoccupations.  Il  ne  reste  plus  dès  lors  à 
saint  Ambroise  qu'un  léger  tour  de  main  à  donner  pour 
transformer  en  véritables  règles  morales  ces  règles  de  sage  con- 
duite. Los  premières  pages,  dans  ce  livre  encore,  semblent  écrites 
d'ailleurs  pour  empêcher  toute  méprise,  tant  elles  prennent 
le  contre-pied  des  idées  cicéroniennes.  Le  jugement  des  hommes 
importe  peu.  De  Dieu  seul  nous  devons  attendre  notre  récom- 
pense. Connaître  Dieu  et  le  servir,  en  cela  consiste  cette  vie 
heureuse  dont  les  philosophes  ont  donné  tant  de  définitions 
sans  pouvoir  s'arrêter  à  aucune.  Les  biens  et  les  maux  d'ici-bas 
n'y  ajoutent  et  n'y  retranchent  rien.  Voyez  Moïse  dans  le 
désert.  Est-il  moins  heureux  parce  qu'il  manque  de  pain?iN'a- 
t-il  pas  la  manne  du  ciel  (3)?  —  On  pourrait  objecter  à  saint 
Ambroise  que  tous  les  affamés  n'ont  pas  cette  ressource.  — 
Cependant    saint   Ambroise  va  plus    loin  encore,    et  jusqu'à 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  255. 

(2)  Ci(A.KO^,Dcoff.,  Il,  25. 

(3)  Saint  Ambroise,  II,  33. 


ANALYSE   DU    THAITE  «   DES   DEVOIRS   »    DE  SAINT  AMBROISE.        21  i 

soutenir  ([ue  la  richesse    est  à   craindre,    la  pauvreté   à  sou- 
haiter (1). 

Mais  arrivons,  dit-il,  au  sujet  de  ce  livre  (2).  Cicéron,  qui 
avait  aussi  commencé  par  une  digression  dont  sa  propre  per- 
sonne et  ses  opinions  philosophiques  faisaient  l'objet,  y  avait 
coupé  court  dans  les  mômes  termes  (3).  Et  à  partir  de  ce  tour- 
nant qu'ils  prennent  ensemble,  nos  deux  auteurs  ne  se  perdent 
plus  de  vue.  L'utile  et  l'honnête  ne  font  qu'un,  est-il  besoin  de 
le  dire?  pour  saint  Ambroise  (4).  Et  la  première  de  ces  utiles  ver- 
tus consiste  à  savoir  se  faire  aimer  (o).  Pour  les  gouvernements 
même  c'est  la  meilleure  politique,  ajoute-t-il  en  se  référant 
à  Cicéron  (6).  La  crainte  que  nous  inspirons  nous  protège 
moins  (7).  —  Rien  ne  donne  ensuite  du  prestige  comme  d'être 
juste.  De  la  justice  ou  de  la  sagesse,  ce  que  nous  préférons 
trouver  dans  autrui  c'est  la  justice  (8).  Saint  Ambroise,  dans 
le  livre  précédent  avait,  au  contraire,  subordonné  la  justice. 
Nous  tirerons  de  cette  contradiction  une  preuve  de  l'influence, 
au  moins  momentanée,  qu'il  laisse  prendre  sur  sa  pensée  par 
un  modèle  dont  il  ne  croit  emprunter  que  des  cadres  sans  impor- 
tance. —  Mais  ce  qui  achève  d'assurer  l'autorité  d'un  homme, 
ce  sont  ses  vertus  individuelles,  la  chasteté,  le  mépris  de  toutes 
les  voluptés,  le  mépris  del'argent.  Il  faut  savoir  se  conduire  pour 
conduire  les  autres  (9).  Cicéron  avait  indiqué  ces  développements 
et  loué,  tout  le  premier,  le  désintéressement  (10).  Mais  ce  sont  de 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  o^.  ,  II,  lo  et  16. 

(2)  Jd.,21. 

(3)  Cicéron,  De  off.,  [d.  II,  2. 

(4)  Saint  Ambroise,  II,  25. 

(5)  Id.,  29. 

(6)  Id. ,  30. 

(7)  Id.,  38. 

(8)  kl.,  50. 

(9)  Id.,  62;  Cf  r-. 
(10)  Cicéron,  II,  il. 


212  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  >'. 

ces  indications  dont  saint  Ambroise  abuse.  Les  textes  de  Gi- 
céron  ne  lui  servent  que  de  point  de  départ  et  d'occasion.  De 
même  pour  ce  qui  suit.  Il  y  a  plusieurs  façons  d'être  bienfaisant. 
L'être  avec  sa  bourse  nesl  ni  la  seule  ni  la  meilleure.  Toute 
bourse  a  un  fond.  Le  cœur  n'en  a  point.  Et  sa  bienfaisance 
est  inépuisable.  Ici  saint  Ambroise  invente  tout  en  imitant. 

Il  arrive  cependant  que  Gicéron  parle  d'avance  un  langage 
chrétien  et  qu'en  le  lisant  nous  croyons  déjà  lire  saint  Am- 
broise (1).  Il  faut  surtout  obliger  les  misérables  (2).  Leur 
reconnaissance  est  plus  entière,  plus  dégagée  de  toute  arrière - 
pensée.  Le  riche  soupçonne  un  calcul  dans  votre  bienfait,  ou 
le  sent  peser  sur  lui  comme  un  fardeau.  Il  vous  en  veut  de  ce 
qu'il  vous  doit.  —  Qui  reproche  ainsi  à  la  richesse  de  corrompre 
nos  meilleurs  sentiments  ?  Qui  témoigne  aux  pauvres  cette  par- 
tialité? G'est  Gicéron  et  c'est  saint  Ambroise  tout  à  la  fois.  Mais 
saint  Ambroise  n'a  eu  presque  rien  à  ajouter  à  ce  qu'avait  dit 
Gicéron  (3).  Gicéron  était  même  allé  si  loin  qu'il  avait  cru  devoir 
faire  cette  réserve  :  «  Ge  n'est  pourtant  pas  une  raison  parce  qu'un 
homme  est  riche  pour  lui  refuser  tout  service.  » 

Mais  c'est  saint  Ambroise  tout  seul  qui,  quelques  lignes  plus 
loin,  prétend  qu'en  matière  de  charité  il  faut  faire  plus  qu'on 
ne  peut  (4).  Lui-même,  lors  de  l'invasion  des  Goths,  fit  argent  de 
tout,  même  des  trésors  de  l'Eglise,  et  il  répond  aux  pharisiens 
qui  lui  reprochent  ce  qu'ils  appelaient  une  profanation.  Après 
ce  plaidoyer,  sur  lequel  nous  reviendrons,  il  ne  reprend  pas 
l'imitation  de  Gicéron  interrompue.  Gicéron,  il  est  vrai, 
s'est  mis  à  parler  politique.  Et  le  livre  s'achève  sur  quelques 
recommandations  toutes  générales,  dont  le  ton  est  celui 
d'une  péroraison.  Il  est   à   noter   que  Gicéron  est   absent    au 

(1)  Nous  verrons  plus  loin  quelles  différences  subsistent. 

(2)  Gicéron  ajoute,  il  est  vrai  :  «  à  moins  qu'ils  n'aient  mérité  leur  sort  ». 

(3)  Gicéron,  De  off.,  II,  20;  Saint  Ambkoise,  Di  off.,  II,  127. 

(4)  Saint  Ambroise,  II,  136. 


ANALYSE   DU   TRAITÉ   «    DES  DEVOIRS  »   DE  SAINT   AMBROISE.        213 

commencement  et  à  la  fin  du  second  livre  comme  du  premier. 

Le  début  du  livre  111  est  marqué  par  l'alternance  presque 
régulière  de  deux  inspirations.  C'est  un  perpétuel  va-et-vient  de 
Cicéron  aux  textes  saints.  Après  un  développement  sur  la  vie 
intérieure  dont  une  phrase  de  Cicéron  avait  été  le  prétexte,  mais 
seulement  le  prétexte,  saint  Ambroise  reproduit  la  distinction 
des  devoirs  parfaits  et  des  devoirs  moyens,  puis  arrive  aux 
conflits  de  l'utile  et  de  l'honnête.  11  ne  les  résout  pas,  comme 
on  pourrait  s'y  attendre,  et  comme  Lactance  l'avait  l'ait,  en 
prêchant  aux  chrétiens  une  morale  de  l'intérêt  mieux 
entendu  (1).  Pour  lui  ces  conflits  n'existent  même  pas.  Car  le 
chrétien  ne  recherche,  en  fait  d'intérêt,  que  l'intérêt  d'autrui. 
L'homme,  dans  cette  psychologie  nouvelle,  est  un  être  essentiel- 
lement charitable.  C'est  sa  qualité  propre.  Les  bêtes  se  volent 
les  unes  les  autres;  les  hommes  s'entr'aident.  Il  ne  s'agit  pas 
de  faire  des  afl^aires,  ni  de  prêter  à  intérêt  (2j.  C'est  donner  qu'il 
faut  et  il  n'est  pas  permis  de  ne  pas  donner. 

Puis  voici  de  nouveau  du  Cicéron  qui  réapparaît.  Les  hommes 
sont  comme  ces  concurrents  d'une  course  loyale  qui  doivent 
lutter  sans  fraude  (-3).  Cette  comparaison,  que  Cicéron  lui-même 
tenait  de  Chrysippe,  est  d'une  inspiration  moins  élevée  que  tout 
ce  qui  précède.  Saint  Ambroise  cite  ensuite  le  cas  des  deux 
naufragés  (4).  Mais  il  n'y  a  pas  là  pour  lui  de  difficulté;  car 
nous  ne  devons  nous  préférer  à  personne,  pas  même  au  voleur 
qui  nous  attaque  (o).  Invisible  comme  Gygès,  un  chrétien  n'en 
ferait  ni  plus  ni  moins.  David  ne  profita  point  du  sommeil  de 
son  ennemi  pour  le  frapper,  mais  pour  le  protéger.  De  cette 
fable  de  Gygès  Ambroise  tire  d'autres  leçons  inattendues  et, 

(i)  Cet  argument,  on  s'en  souvient,  a  été  développé  au  début  du  second 
livre. 

(2)  Sai.m  Ambroise,  J)c  o/f.,  111,  20-21. 

(3)  liL,  III,  26. 

(4)  M.,  m,  27. 

(5)  Id.,  m,  28. 


214  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

par  exemple,  qu'il  laiit  savoir  vivre  caché.  Puis  il  condamne 
derechef  toute  spéculation  et  fait  aux  marchands  de  blé 
d'Alexandrie  de  dédaigneuses  allusions.  Il  ne  comprend  pas 
davantage  qu'on  ait  pu  discuter  cette  question,  si  pendant  une 
disette  on  a  le  droit  de  se  défaire  des  étrangers  (i).  —  Mais  c'est 
surtout  aux  prêtres  que  la  charité  commande.  Eux  surtout 
doivent  se  laisser  frapper  sans  résistance.  Il  répète  à  leur  inten- 
tion spéciale  le  :  niilli  noceat  ne  lacessitus  qiddem  (2).  Eux 
surtout  entin  ne  doivent  pas  se  mêler  d'affaires  d'argent. 

Le  plan  de  Cicéron,  qu'il  suit  de  loin,  amène  saint  Ambroise 
à  traiter  des  fraudes  relatives  aux  testaments  et  aux  contrats. 
Là  encore  il  n'y  a  pas  pour  lui  matière  à  discussion.  Car  non 
seulement  il  faut  ne  tromper  en  rien,  mais  il  faut  se  laisser 
tromper.  Il  n'en  raconte  pas  moins,  comme  •.  une  amusante 
anecdote,  le  subterfuge  du  banquier  syracusain  Pythius  auquel 
fut  pris  Canins,  l'amateur  de  jardins.  Il  n'est  pas  éloigné  de 
penser  que  Canins  n'a  eu  que  ce  qu'il  méritait,  et  qu'un  efféminé 
comme  lui  ne  vaut  guère  mieux  que  le  filou  qui  spécule  sur  sa 
sensualité  (3).  —  Enfin  Cicéron  discutait  les  cas  de  conscience 
auxquels  peut  donner  lieu  l'exécution  d'une  promesse.  Il  vaut 
mieux  violer  une  promesse  que  de  faire  une  chose  honteuse  (4), 
répond  saint  Ambroise,  que  la  religion  du  serment  embarrasse 
moins.  Cicéron  était  naturellement  conduit  par  cet  ordre  de 
questions  au  cas  de  Régulus,  à  cette  glorieuse  personnification 
des  conflits  de  l'utile  et  de  l'honnête,  et  le  De  Officiis  s'achevait 
sur  cet  exemple  de  vertu  cher  au  patriotisme  romain. 

Saint  Ambroise  quitte  ici  presque  définitivement  son  modèle, 
et  met  bout  à  bout  plusieurs  histoires  de  l'Ancien  Testament  qui 
ont,  pour  la  démonstration  morale  qu'il  tente,  un  tort  commun. 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  III,  45. 

(2)  M.,  III,  59. 

(3)  Id.,  III,  72. 

(4)  U.,  m,  76. 


ANALYSE  DU   TRAITÉ   «    DES  DEVÛIUS   »   DE  SAINT  AMBROISE.        213 

Vous  aviez  sacrifié  Tintérèt  au  devoir.  Survient  un  miracle  qui 
vous  récompense  et  assure  la  revanche  de  votre  intérêt  (1  ).  Mais 
cela  ne  prouve  rien  pour  le  commun  des  mortels  à  qui  ses 
sacrifices  seraient  laisses  pour  compte.  C'est  la  vertu  juive  qui 
attend  de  Dieu  son  prix  dès  ici-bas  ;  ce  n'est  pas  la  vertu  chré- 
tienne. Un  des  exemples  cités  par  saint  Ambroise  a  toutefois 
plus  d'analogie  avec  les  cas  de  conscience  cicéroniens.  Raguel 
avait  une  fille  à  marier.  Saint  Ambroise,  le  comparant  à  celui 
qui  avait  une  maison  à  vendre,  trouve  son  cas  plus  intéressant 
et  eijt  plutôt  excusé  de  sa  part  quelques  réticences.  Raguel  fit 
cependant  à  son  futur  gendre,  à  Tobie,  des  confidences  qui 
étaient  de  nature  à  le  décourager  (2).  —  Enfin  Ambroise,  à 
propos  d'Antiochus  et  d'Aman,  se  laisse  aller  à  une  digression 
sur  l'amitié  et  sur  les  problèmes  moraux  dont  elle  est  une  des 
données.  Cette  digression,  qui  s'achève  en  une  effusion  pieuse 
sur  l'amitié  du  Christ,  lui  sert  de  conclusion. 

Nous  n'avons  pu  mentionner,  au  cours  de  cette  analyse,  toutes 
les  violences  que  saint  Ambroise  fait  au  plan  de  Cicéron.  Non 
seulement  il  ne  prend  de  Cicéron  que  ce  qu'il  lui  plait,  mais  il 
transpose  les  chapitres  et  les  idées.  Au  début  de  son  premier 
ivre,  par  exemple,  en  traçant  les  devoirs  des  jeunes  gens,  il 
s'inspire  des  derniers  chapitres  du  livre  correspondant  de 
Cicéron  qui  roule  sur  la  bienséance.  Dirons-nous  que,  pour 
imiter  ainsi,  il  faut  posséder  davantage  l'auteur  que  l'on  imite  ? 
Une  imitation  plus  méthodique  prouve  simplement  que  l'on  a 
son  modèle  sous  les  yeux.  C'est  dans  l'esprit  que  saint  Ambroise 
a  le  sien  présent  tout  entier  à  la  fois.  —  D'ailleurs,  de  Cicéron,  il 
ne  connaît  pas  seulement  le  traité  Des  Devoirs.  Car  à  l'imitation 
qu'il  en  fait  il  môle  l'imitation  d'autres  ouvrages  du  môme 
auteur.  II  cite  le  traité  De  la  République  (3).  Il  expose  daprès  le 

(1)  Saint  Amiiroisk,  De  off.,  III,  92,  100. 

(2)  ïd.,  Ill,  96-97. 

(3)  Id.,  I,  4.3. 


•216  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 

DeFinibus  et  les  Tusculanes  les  théories  anciennes  du  souverain 
bien  (1).  Il  transcrit  presque  textuellement  un  raisonnement 
tiré  du  même  De  Finibus  (2).  Il  copie  un  passage  des  Écono- 
miques^ où  Cicéron  avait  traduit  Xénophon  (3).  Car  nous  ne 
supposons  pas  qu'il  Tait  pris  dans  Xénophon.  Enfin  toute  la  fin 
de  son  troisième  livre  est  une  imitation  du  traité  De  V Amitié^ 
auquel  il  devait  déjà  Texemple  d'Oreste  et  de  Pylade,  et  qui, 
dans  le  premier  livre,  lui  avait  fourni  cette  phrase  :  «  Une  société 
où  ne  brille  pas  une  bienveillance  mutuelle  est  comme  un 
monde  qui  serait  privé  de  son  soleil  (4)  ».  Saint  Ambroise  était 
donc  nourri  de  Cicéron.  Ses  autres  ouvrages  nous  en  fournissent 
d'autres  preuves.  Il  est  moins  familier  avec  les  autres  philo- 
sophes de  l'antiquité.  Dans  le  traité  Des  Devoirs,  il  cite  Platon  (5) 
et  Aristote  (6),  mais  une  fois  chacun  seulement.  S'il  a  lu  le 
traité  De  la  Colère  et  le  traité  Des  Bienfaits  de  Sénèque,  comme 
quelques  analogies  de  pensée  le  feraient  supposer,  toujours  est-il 
qu'il  ne  le  dit  pas  et  la  chose  reste  douteuse. 

Ily  a  encore  deux  questions  auxquelles  nous  devons  répon- 
dre. Quelle  est  la  date  du  traité  Des  Devoirs  de  saint  Ambroise? 
Diverses  allusions  historiques  permettent  de  la  fixer  aux  années 
de  tranquillité  relative  qui  suivirent  la  victoire  de  Théodore  sur 
Maxime.  La  seule  chose  qui  nous  importe  d'ailleurs  c'est  que 
ce  soit  une  œuvre  de  la  pleine  maturité  d'Ambroise.  Or  la 
connaissance  approfondie  des  textes  saints  dont  il  y  fait  preuve 
ne  laisse  aucun  doute  sur  ce  point.  Cela  n'empêche  pas  que 
quelques  pages  aient  pu  être  écrites  à  une  date  antérieure,  par 
exemple  les  premières  pages,  toutes  pleines  de  Témotion  et  de 
la  modestie  d'un  sermonnaire  qui  débute.  — 11  y  a  en  effet  des 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  tl,  4. 

(2)  Id.,  II,  21. 

(3)  Ici.,  m,  38. 

(4)  Id.,  I,  167. 

(5)  M.,  I,  43. 

(6)  /(/.,  I,  50. 


ANALYSE   DU   TIÎAITE   «    DES   DEVOIRS   »   DE  SAINT  AMBROISE.        217 

sermons  clans  le  lexlc  du  traité  Dca  Devoirs^  et  c'est  la  seconde 
queslionque  nous  voulons  trancher.  Certains  morceaux  peuvent 
se  détacher  et  former  un  tout.  Saint  Ambroise  a  dû  prêcher  sur 
le  silence  et  sur  l'humilité,  sur  les  devoirs  des  jeunes  gens,  sur 
l'amitié,  sur  l'affaire  des  vases  sacrés,  pour  ne  citer 
que  ces  exemples,  et  faire  entrer  ces  sermons  dans  le  cadre  du 
livre  (juc  plus  tard  il  entreprit  d'écrire.  Mais  cela  ne  veut  pas 
dire  que  le  traité  Des  Devoirs  ne  soit  qu^une  série  de  sermons. 
Saint  Ambroise  parle  de  ceux  qui  le  liront  (1).  Et  n'eût-il  pas 
été  si  précis,  que  le  ton  et  l'ordonnance  de  certaines  parties  de 
son  œuvre  ne  nous  permettent  pas  de  nous  tromper  (2). 
Saint  Ambroise  a  utilisé  des  sermons.  Mais  c'est  autre  chose 
qu'un  sermon  ou  que  des  sermons  qu'il  a  voulu  faire  :  il  a 
voulu  faire  un  livre. 

Que  ce  livre  soit  singulièrement  composé,  cela  résulte, 
comme  une  conséquence  inévitable,  de  tout  ce  que  nous  venons 
de  dire.  Il  imite  sans  fidélité  un  autre  livre  qui  était  déjà  une 
imitation,  et,  comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  ces  causes  de 
désordre,  il  fait  place  en  lui  à  des  développements  venus 
d'ailleurs  et  qui  forment  autant  de  digressions.  Nous  aurions 
donc  à  y  signaler  plus  J'un  défaut  de  forme,  avant  d'y  chercher 
des  contradictions  d'idées.  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  critique 
littéraire.  Et  si  on  en  voulait  faire,  il  serait  injuste  de  trop 
rabaisser  l'œuvre  d'Ambroise  au  profit  de  celle  de  Cicéron.  Ce 
n'est  pas  seulement  quand  il  copie  Cicéron  que  saint  Ambroise 
écrit  bien.  Il  est  lui-môme  et  naturellement  éloquent.  S'il  n'est 
pas  plus  éloquent  que  Cicéron,  il  est  plus  ardent^  et  la  chaleur 
de  sa  pensée  anime  et  colore  son  style.  Et  elle  trouve  d'elle- 
même  (|uelquefois,  sinon  toujours,  une  forme  heureuse  et  forte. 
Ce  n'est  jamais  un  mauvais  livre,  même  au  point  de  vue  de 
l'art,  que  celui  où  s'est  exprimé  un  noble  esprit  et  un  grand  cœur. 

(1)  Saint  Amhiioisk,  Do  off.,  I,  29. 

(2)  En  revanche  la  fin  du  livre  II  est  absolument  une  fin  de  sermon. 


218  LES  DEUX   TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   ». 


III 


Le  stoïcisme  de  saint  Ambroise. 


Nous  voudrions  maintenant,  au  risque  de  tomber  dans  des 
redites,  insister  sur  ce  que  saint  Ambroise  s'est  assimilé  de  la 
morale  stoïcienne,  et  des  emprunts  de  cadres  et  de  textes,  que 
nous  avons  incomplètement  signalés,  dégager  les  emprunts 
d'idées.  Mieux  que  toute  autre,  la  morale  stoïcienne  se  prêtait  à  de 
tels  emprunts.  Son  caractère  formel  laissait  plus  d'élasticité  aux 
prescriptions  particulières  dont  la  mobilité  ne  l'atteignait  pas 
dans  ses  principes.  Elle  avait  déjà  évolué;  elle  avait  su  durer. 
Dans  l'état  où  elle  parvient  à  saint  Ambroise,  par  l'intermédiaire 
de  Cicéron,  elle  n'est  déjà  plus  un  système  tout  d'une  pièce.  11 
n'y  a  plus  en  elle  que  les  éléments  qui  ont  résisté  à  l'épreuve  du 
temps  et  de  l'expérience.  Quels  sont  ceux  qui  auront  résisté  à 
cette  épreuve  plus  redoutable,  l'invasion  des  idées  chrétiennes, 
et  qui  vont  trouver  dans  l'enseignement  d'Ambroise  le  rajeu- 
nissement dont  ils  avaient  besoin? 

La  morale  stoïcienne  est  fondée  sur  une  psychologie  qui 
pénètre  avec  elle  dans  le  livre  d'Ambroise.  Il  y  a  deux  principes 
d'action  :  la  raison  et  les  passions;  voilà  une  affirmation  que 
saint  Ambroise  reproduit  à  différentes  reprises  (1).  Nous  verrons 
même  qu'il  exagère  ce  dualisme  et  justifie,  mieux  que  les  stoï- 
ciens, sa  défiance  à  l'égard  de  certaines  passions.  Il  va  sans 
dire  que  la  raison  doit  triompher.  Qu'est-ce  que  la  raison?  Cela 
est  autre  chose  et  la  psychologie  de  saint  Ambroise  ne  va  pas 
jusqu'à  approfondir  cette  question.  Mais  il  dit  que  nous  devons 
rendre  raison  de  nos  actions  (2),  ce  qui  est  très  stoïcien.  Quant 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  98,  106. 

(2)  Id.,  I,  228. 


LE  STOÏCISME   DE  SAINT   AMBROISE.  219 

aux  passions,  c'est  aussi  en  stoïcien  qu'il  en  parle.  Quand  elles 
ne  sentent  plus  le  frein  de  la  raison,  ce  sont  des  chevaux  em- 
portées; elles  jettent  partout  le  désordre;  elles  font  perdre  à 
Tàme  son  précieux  équilibre  et  au  visage  môme  cette  gravité 
dont  un  Romain  craint  tant  de  se  départir  (1).  Remarquons 
toutefois  que,  pourvu  que  les  passions  restent  à  leur  place, 
saint  Ambroise  les  y  laisse  et  ne  les  traite  point  avec  l'intran- 
sigeance stoïcienne. 

Contre  la  colère,  en  particulier,  il  n'élève  un  blâme  que  pour 
le  retirer  ou  l'atténuer  (2).  Il  croit  aux  saintes  colères.  Ne  point 
se  mettre  en  colère  serait  parfois  mollesse  et  indifférence  (3). 
Mais  il  faut  contenir  cette  colère  et  ne  point  pécher.  Le  chris- 
tianisme fait  de  tout  le  cœur  humain  un  trop  fréquent  emploi 
pour  qu'un  chrétien  puisse  être  stoïcien  jusqu'au  bout.  Ce  sont 
les  morales  intellectualistes  qui  ne  pardonnent  pas  à  la  colère, 
parce  qu'elle  est  le  triomphe  momentané  de  noire  sensibilité 
sur  la  claire  et  froide  intelligence.  Aussi  les  anciens,  pour  qui 
science  et  vertu  se  confondaient,  écrivaient-ils  «  contre  la 
colère  ».  Les  chrétiens  seraient  plus  tentés  d'écrire  contre  la 
raison  elle-même.  Or  la  différence  de  deux  morales  ressort 
autant  de  ce  qu'elles  défendent  que  de  ce  qu'elles  commandent. 
On  oppose  d'ordinaire  les  vertus  chrétiennes  aux  vertus  stoï- 
ciennes. Il  serait  non  moins  intéressant  d'opposer  ce  qui  est 
mal  selon  les  chrétiens  à  ce  qui  est  mal  selon  les  stoïciens.  Il  faut 
donc  s'étonner  devoir  saint  Ambroise  donner,  malgré  tout,  à  la 
raison  une  telle  part  dans  le  gouvernement  de  la  vie,  et  mettre 
ce  point  de  doctrine  à  l'actif  de  l'influence  que  l'on  sait.  Sa  mo- 
rale garde  par  là  un  air  de  morale  philosophique  et  indépendante. 

Continuons  de  dresser   le  bilan  de  cette  influence.  Le  pro- 
blème du  souverain  bien  est  un  problème  antique  dont  nous 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  228. 

(2)  Id.,  I,  13,  90-90. 

(3)  Id.,  1,96. 


220  LES  DEUX  TRAITÉS   «*   DES  DEVOIRS  ». 

retrouvons  l'écho  dans  saint  Ambroisc.  L'expression  dévie  heu- 
reuse qu'il  emploie  souvent  nous  reporte  en  arrière,  en  plein 
stoïcisme.  On  s'attend  du  moins  à  une  solution  nouvelle  de  ce 
vieux  problème  :  la  vie  heureuse  que  les  anciens  n'ont  défini- 
tivement trouvée  ni  dans  le  plaisir  ni  dans  la  vertu,  la  vie  heu- 
reuse impossible  à  réaliser  ici-bas,  c'est  la  vie  future,  c'est  le 
bonheur,  le  bonheur  éternel,  infini,  mais  le  bonheur  mérité 
par  la  vertu  et  par  l'oubli  momentané  qu'on  a  fait  de  lui. 
Cela  est  bien  dans  saint  Ambroise  et  cela  est  une  nouveauté 
telle  qu'aucune  doctrine  antique  n'en  avait  apporté  de  pareille. 
Mais  quand  il  traite  de  la  vie  heureuse,  c'est  autre  chose  qu'il 
entend  et,  comme  saint  Augustin  dans  ses  entretiens  de  Cassi- 
ciacum,  il  s'écarte  moins  des  solutions  païennes.  C'est  dès  ici- 
bas  qu'il  place  la  vie  heureuse.  Il  la  fait  consister  dans  la  pra- 
tique du  bien  jointe  à  la  connaissance  de  Dieu(l).  Et,  en  un  sens, 
la  mention  faite  de  cette  seconde  condition  n'est  pas  elle-même 
une  innovation.  Car  pour  Platon  et  pour  certains  stoïciens,  pour 
Cicéron  lui-même,  la  science  étaitunélément  de  bonheur.  L'ob- 
jet de  cette  science  seule  a  pris  un  n'om  et  s'est  précisé.  Encore 
arrive-t-il  à  saint  Ambroise  d'écrire  science  tout  court  comme  un 
ancien  (2).  La  vie  heureuse  est  donnée  comme  un  moyen  pour 
arriver  à  la  vie  éternelle,  mais  ce  mot  lui-même  de  vie  éternelle 
ne  veut  pas  toujours  dire  ce  que  nous  serions  naturellement 
portés  à  croire.  Du  moins  y  a-t-il  (juelque  ambiguïté  dans  les 
textes.  Vie  éternelle  et  vie  heureuse  sont  tantôt  distinctes  (3), 

(1)  Saint  Amiîhoisk,  De  off.,  11,  ij. 

(2)  7'/.,  Il,  0.  Iiinocciitia  ol  scientia  beatuni  faciunt. 

(3)  II.,  Il,  18.  Viilule  sola  vilain  prœstari  beatam,  per  quam  vita  a'terna 
acquirilur.  Ewald  (dissertation  citée)  discute  pour  savoir  si  quam  se 
rapporte  à  virtuie  ou  à  vitam.  Dans  le  premier  cas,  r('<a  œterna  et  vila 
beata  dépendiaient  au  même  titre  de  la  vertu.  Dans  le  second,  vita  beata 
serait  comme  un  moyen  terne,  et  serait  avecrifa  œterna  dans  le  rapport  de 
cause  à  elTet.  De  toute  façon,  dans  ce  texte,  elles  sont  distinctes  l'une  de 
l'autre. 


LE  STOÏCISME  DE  SAINT    AMBROISE.  221 

tantôt  confondues  (1).  Dans  ce  dernier  cas,  éternel  prend  un 
sons  analogue  à  celui  que  lui  donne  souvent  Spinoza,  un  autre 
stoïcien,  le  sens  d'absolu.  Qui  eût  cru  que  nous  aurions  à  rappro- 
cher saint  Ambroise  de  Spinoza? 

Quant  à  la  vertu,  elle  contribue  à  la  vie  heureuse  par  la 
joie  intime  de  la  conscience  qu'elle  cause.  Que  cela  est  encore 
stoïcien!  A  un  chrétien  pourtant  cette  sanction  intérieure  ne 
suffit  pas.  11  pourrait  môme  être  tenté  d'en  rabaisser  le  prix 
pour  que  la  nécessité  morale  d'une  autre  forme  de  justice 
apparaisse  avec  plus  d'éclat.  Saint  Ambroise  n'a  pas  connu 
cette  tentation,  et  on  dirait  même  qu'il  n'a  pas  senti  cette  insuf- 
fisance. Il  revient  à  maintes  reprises  sur  ce  jugement  domestique 
(c'est  son  expression)  auquel  personne  ne  peut  échapper  :  «  Vous 
avez  sacrifié  un  devoir  à  ce  que  vous  jugiez  de  votre  intérêt  ; 
mauvais  calcul  !  car  il  n'est  pas  de  mort,  de  perte  d'argent,  de  mi- 
sère, d'exil  qui  soit  à  comparer  à  ce  que  vous  endurerez.  »  Ce  n'est 
pas  des  peines  éternelles,  mais  du  remords  qu'Ambroise  parle  en 
ces  termes  (2).  Nous  croyons  que  le  pécheur  a  encore  des  joies. 
Nous  contemplons  ses  festins,  nous  assistons  à  sa  prospérité. 
Nous  le  voyons  riche,  bien  portant,  entouré  d'une  nombreuse 
famille.  Mais  si  nous  voyions  dans  sa  conscience  !  Le  malheu- 
reux! peut-on  même  dire  qu'il  a  des  enfants,  puisqu'il  ne  vou- 
drait pas  que  ceux  qui  seronthéritiers  de  ses  biensfussentliéritiers 
de  son  âme  (3).  L'impie  estson  proprechàtiment,  le  juste  sa  pro- 
pre récompense  (4).  Le  prix  de  nos  bonnes  et  de  nos  mauvaises 
actions  est  en  nous-mêmes. 

Mais  à  quoi  reconnaître  une  bonne  action  ?  Pas  plus  que  les 
stoïciens,  saint  Ambroise  n'a  l'idée  de  la  conscience  prévenante 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off'.,  Il,  1.  Beatain  vitam  (iiiani  scriplura  appcllat 
vitam  aternam,  Cf.  11,5. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  III,  24. 

(3)  Id.,  1.46. 

(4)  Id. 


222  LES  DEUX  TRAITÉS   «    DES  DEVOIRS  ». 

qui  nous  dclaire  et  nous  commande.  Le  rôle  de  la  conscience 
n'est  pour  lui  que  postérieur  à  l'action.   Il  faut  donc  chercher 
dans  l'action  elle-môme  un  signe  qui  la  distingue.  Un  des  cri- 
tères —  nous  no  disons  par  le  seul  —  que  saint  Ambroise  in- 
voque est  le  critère   stoïcien  de  la  conformité  à  la  nature.  Le 
christianisme  n'est  certes  pas  une  doctrine  naturaliste,  et  voilà 
que  quelque  chose  pénètre  en  lui  de  l'antique  idolâtrie  dont  la 
nature  fut  l'objet.   Par  nature   saint  Ambroise  entend  d'abord 
nos  sentiments  naturels.  S'il  a  tant  d'indulgence  pour  la  colère, 
c'est  qu'elle  est  un  de  ces  sentiments  (1).  Et  c'est  presque  à 
chaque  page  que  nos  manières  d'être  sont  jugéesbonnes  ou  mau- 
vaises, comme  conformes  ou  contraires  à  la  nature.  On  trouve 
même  chez  saint  Ambroise  cette  phrase  :  «La  nature  et  la  vo- 
lonté de  Dieu  nous  ordonnent  ou  bien  nous  défendent  (2),  »  comme 
si,  entre  ces  deux  principes,  un  chrétienn'avait  jamais  à  choisir. 
Enfin  quand  il  s'agit  non  plus  de  telle  ou  telle  vertu,  mais  de  la 
vertu  dans  son  ensemble   et  que  saint  Ambroise    veut   donner 
une  définition  générale,   le  «  secundum  naturam  vivere  »,  sans 
qu'aucune  objection   se   présente  à  son  esprit,  vient  entre  sa 
morale  et  les   morales  passées  mettre  plus    de  ressemblance 
qu'il  n'en  eût  avoué  (3).  Et  parfois   le  sens  plus  métaphysique 
de  la  formule  antique   fait  brèche    dans  sa   pensée,  et  ce  n'est 
plus  seulement  à  notre  nature  morale    que   l'évoque    stoïcien 
demande  des   leçons.    La  nature    est  institutrice   de  pudeur  ; 
elle-même  a  caché  et  couvert  ce  qu'elle  veut  que  nous  couvrions 
et  que  nous  cachions   davantage  (4).    Elle    est  institutrice  de 
charité  ;  elle  a  établi  pour  certains   de    ses  dons,  comme  l'air, 
comme  l'eau,    une  communauté  naturelle  entre   les  hommes 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  off.,  I,  40. 

(2)  M.,  I,  13. 

(3)  Jd.,  I,  133. 

(4)  U.,  1,222;  111,28. 

(5)  Jd.,  I,  78. 


LE  STOÏCISME   DE  SAINT   AMliROISE.  22:{ 

qu'ils  n'ont  plus  qu'à  imiter.  La  famille,  chose  naturelle,  est 
une  école  de  réciprocité  (1).  Quoique  la  pratique  de  cette  réci- 
procité soit  la  vertu  humaine  par  excellence,  l'œuvre  propre 
de  l'homme,  comme  eût  dit  Aristote,  cette  vertu  est  en  germe 
chez  les  animaux  (2).  Pour  elle-même  donc  il  n'y  a  point 
d'opposition  entre  la  loi  morale  et  les  lois  naturelles.  La  terre, 
en  rendant  au  centuple  tout  ce  qui  lui  est  confié,  nous  apprend 
encore  comment  il  faut  rendre  les  bienfaits  reçus  (3).  Enfin 
n'avons-nous  pas  déjà  cité  cette  leçon  de  solidarité  que  nous 
recevons  de  tout  ce  qui  vit,  puisque  la  vie  d'un  organisme 
dépend  de  l'équilibre  que  gardent  entre  eux  les  organes  qui  le 
composent? 

Un  autre  caractère  de  môme  provenance  distingue  la  vertu 
selon  saint  Ambroise  :  c'est  l'ordre,  l'harmonie.  La  vie  entière 
doit  se  ressembler.  Nos  actions,  nos  paroles,  doivent  former 
comme  un  concert  (4).  Ce  sont  là  formules  connues.  Nous  en 
rencontrerons  d'analogues  quand  nous  chercherons  dans  saint 
Ambroise  la  trace  du  culte  des  stoïciens  pour  la  beauté. 

La  vertu,  telle  que  la  conçoit  saint  Ambroise,  a  tellement  sa 
récompense  en  elle-même  que  tout  le  reste  lui  est  indifférent. 
Les  biens  extérieurs  sont  inutiles  au  bonheur  du  chrétien,  même 
ici-bas  (3).  Il  est  heureux  dans  la  douleur  que  le  charme  sou- 
verain de  sa  vertu  rend  impuissante  et  dissipe  (6).  S'il  est  des 
amertumes  cependant  dont  le  goût  se  mêle  aux  joies  de  la 
conscience,  il  faut  dire  d'elles  qu'elles  sont  comme  ces  nuages 
qui  n'empêchent  pas  le  ciel  d'être  bleu,  comme  ces  mauvaises 
herbes  qui  ne  font  point  que  la  récolte  ne  tienne  ses  promes- 


(1)  Smnt  Amhkoisk,  De  off.,  I,  160. 

(2)  Id.,  lit,  21. 

(3)  7r/.,  I,  101. 

(41   lU.,  I,  Si).  224,  229. 

(5)  /'./.,  I.  181;  11,8,  18. 

(6)  Id.,  II.  10. 


224  LES   DEUX  TRAITÉS  «    DES   DEVOIRS   ». 

ses  (1).  S'il  nepeutrien  retrancher  du  bonheur,  à  plus  forte  rai- 
son le  monde  extérieur  ne  peut-il  rien  lui  ajouter.  La  vertu  n'a 
pas  besoin  que  la  volupté  la  protège  (2).  Ce  qui  est  du  siècle 
n'est  rien.  Son  or  ne  nous  fait  pas  riches  (3),  et  ce  sont  nos  désirs 
qui  nous  font  pauvres  (4).  Il  y  a  dans  la  morale  de  saint  Ambroise 
des  éléments  qui  sont  au  même  titre  chrétiens  et  stoïciens,  et  qui 
ont  pu  lui  venir  des  deux  côtés  à  la  fois.  L'ascétisme  chrétien 
se  rencontrait  avec  le  stoïcisme  dans  ce  mépris  paradoxal  de 
tout  ce  qui  ne  s'adresse  en  nous  qu'à  la  matière.  Mais  voici  des 
paradoxes  qui  ne  sont  qu'aux  stoïciens.  Le  sage  n'est  jamais  en 
exil  puisque  toutes  les  richesses  lui  appartiennent.  Du  stoïcisme 
enfin  vient  ce  regard  de  mépris  que  saint  Ambroise  prête  au 
sage  enfermé  dans  sa  vertu  comme  dans  une  forteresse,  et  qu'il 
jette  non  sur  ses  misères  à  lui,  mais  sur  les  passions  d'autrui. 
On  eût  attendu  d'un  chrétien  plus  de  pitié  (5). 

Le  sage  stoïcien  était  une  fiction.  On  n'en  peut  dire  autant  du 
sage  chrétien,  puisqu'il  y  a  eu  des  saints,  puisque  Dieu  s'est  fait 
homme  et  a  donné  aux  hommes  l'exemple  vivant  de  la  perfec- 
tion morale.  11  faut  même  s'entendre  sur  le  sens  des  mots  et  ne 
pas  appliquer  les  expressions  de  parfait  et  de  juste  aux  hommes 
de  la  même  façon  qu'on  les  applique  à  Dieu  (6).  Toutefois  il 
n'est  pas  donné  à  tous  d'atteindre  même  la  perfection  humaine, 
et  saint  Ambroise  emprunte  à  ce  sujet  la  distinction  stoïcienne 
des  devoirs  parfaits  et  des  devoirs  moyens,  en  la  prenant 
dans  son  sens  le  moins  philosophique.  Thésauriser  et  faire  de 
bons  dîners,  voilà  la  mesure  de  l'honnêteté  vulgaire;  mais 
jeûner,  se  contenter  de  peu,  ne  ressentir  pour  ce  que  nous  ne 


(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  II,  21  ;  Cf.  Cicékon,  De  finibus,  V. 

(2)  M.,  Il,  9. 

(3)  M.,  I,  154;  Cf.  II,  13. 

(4)  Id.,  I,  155. 

(5)  Id.,  H,  66;  Cf.  III,  7. 
(6j  Id.,  m,  11. 


l,E  STOÏCISME   DE  SAINT  AMBROISE.  225 

possédons  pointaucune  convoitise,  voilà  un  mérite  plus  rare  au- 
quel seul  le  nom  de  vertu  convient  (1).  Grâce  à  cette  distinction 
le  christianisme  ne  répudie  pas  la  morale  antique,  il  la  subor- 
donne. L'antiquité  n'a  connu  que  les  devoirs  moyens,  les  devoirs 
nouveaux  que  le  christianisme  apporte  sont  les  devoirs  parfaits. 
Grâce  à  cette  même  distinction,  pour  être  chrétien  il  suffit  après 
tout  d'être  d'honnête  homme,  et  ceux  que  décourageaient  certai- 
nes exigences  trouvent  dans  le  royaume  de  Dieu  une  porte  à 
leur  taille.  Mais,  au-dessus  de  ce  christianisme  de  tout  le  monde, 
il  y  a  le  christianisme  des  parfaits.  Saint  Ambroise  cite  à  son  tour 
cette  scène  de  l'Evangile  que  Clément  nous  a  déjà  racontée.  Un 
jeune  homme  s'approche  du  Christ  et  lui  demande  ce  qu'il  faut 
faire  pour  obtenir  la  vie  éternelle  :  «  Ne  commets  ni  homicide, 
ni  adultère,  ne  vole  point,  ne  porte  point  de  faux  témoignage, 
honore  ton  père  et  ta  mère,  aime  ton  prochain  comme  toi- 
même.  —  Mais  c'est  ce  que  je  fais  depuis  que  je  suis  né. 
Est-ce  là  tout?  —  Si  tu  veux  être  parfait,  reprend  le  Christ, 
voici  ce  qu'il  faut  faire  :  vends  tes  biens,  donne  le  montant  aux 
pauvres  et  tu  auras  un  trésor  au  ciel,  puis  viens  et  suis-moi  (2).  » 
Mais  on  peut  ne  pas  vouloir  être  parfait.  Et  voilà  comment  la 
théorie  stoïcienne  des  deux  espèces  de  devoirs  sert  à  commen- 
ter les  paroles  du  Christ  et  vient  confirmer  la  distinction  des 
préceptes  et  des  conseils. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  doctrine  accessoire  de  l'avancement 
moral  (zocy-o-rrr,)  qui  n'ait  son  écho  dans  les  Offices  d'Ambroise. 
Il  y  a  trois  espèces  d'hommes  en  face  d'une  injure  reçue  :  ceux 
qui  la  rendent,  ceux  qui  ne  la  rendent  pas,  et  ceux  enfin  qui 
bénissent  l'insulteur  et  prient  pour  lui.  De  l'espèce  intermé- 
diaire saint  Ambroise  dit  qu'elle  est  «  en  progrès  »  vers  la  per- 
fection (.3). 

(1)  Saint  Amiiroisk,  fie  o//'.,  IW,  10. 

(2)  /./.,  I,  30-37. 

(3)  liL,  I,  232-233. 

Université  DE  Lyon.  —  Vlll.  A.  43 


226  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   >'. 

L'imitation  qu'il  a  faite  du  second  livre  de  Ciccron  a  entraîné 
saint  Anibroise  à  la  suite  des  stoïciens  vers  une  morale  plus 
compréhensive  encore  et  où  les  choses  utiles,  les  TCporjYixsva,  trou- 
vent leur  place.  Il  ne  s'agit  sans  doute  pour  saint  Ambroise  que 
du  plus  j)ur  des  intérêts  humains,  de  la  sympathie  dont  nous 
aimons  à  être  entourés.  Ou  bien  il  s'agit  des  intérêts  del'Église. 
INous  n'en  sommes  pas  moins  presque  choqués  d'entendre  un 
évêque,   un  saint,   recommander  d'arracher  les  coupables  au 
supplice,  les  faibles  aux  mains  des  puissants,  en  ajoutant  que 
cela  fait  bon  effet  (Ij.  Est-ce  l'enseignement  de  Kant  qui  nous  a 
rendus  si  scrupuleux  qu'il  ne  nous  suffise  plus  qu'une  action 
soit  bonne  et  qu'il  nous  faille  encore  que  dans  l'intention  qui  la 
dicte  aucune  pensée  d'intérêt  ne  soit  mêlée?  En  outre,  nous 
sommes  enclins  à  plus  de  sévérité  pour  la  vertu  chrétienne  que 
pour  toute  autre  et,  puisqu'aussi  bien  elle  fait  entrer  l'éternité 
en  ligne  de  compte,  nous  ne  lui  permettons  pas   du   moins 
d'autre  calcul  ;  nous  la  voulons  étrangère  aux  ambitions  d'ici- 
bas,  même  les  plus  nobles,  et  nous  sommes  toujours  prêts  à  lui 
dire  :  Ton  règne  n'est  pas  de  ce  monde.  Saint  Ambroise  aurait 
de  bonnes  raisons  à  opposer  aux  nôtres,  et  par  exemple  :  Le 
bien  qu'on  pense  de  nous  n'aide-t-il  pas  au  bien  que  nous  vou- 
lons faire  et  une  vertu  dédaigneuse  de  plaire  ne  manquerait- 
elle  pas  de  charité?  En  fait,  le  besoin  de  sympathie  n'apparaît 
souvent  chez  lui  que  comme  une  forme  de  la  sympathie  que 
lui-même  éprouve.  Il  n'en  est  pas  moins  évident  que  c'est  l'imi- 
tation de  Cicéron  qui  lui  a  fait  donner  asile  dans  un  Traité  des 
devoirs  du  chrétien  à  un  sentiment  qui  ressemble  beaucoup  au 
souci  de  l'opinion. 

JNous  avons  à  parler  encore  de  la  classification  des  vertus.  Pour 
saint  Ambroise,  comme  pour  les  stoïciens,  la  vertu  est  une  (2). 
Mais,  comme  les  stoïciens,  il  distingue  pratiquement  plusieurs 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  II,  102. 

(2)  Id.,  II,  43. 


LE  STOÏCISME  DE   SAINT  AMIiilOISE.  227 

vertus,  et  ce  sont  les  quatre  vertus  socratiques  (1).  Ne  pas  se 
contenter  d'une  délinition  générale  du  bien  et  entrer  dans  des 
prescriptions  de  détail,  voilà  déjà  qui  caractérise  une  morale. 
Que  les  concepts  des  différentes  vertus,  et  non  ceux  des  différents 
devoirs,  servent  à  classer  ces  prescriptions,  cela  est  un  trait  de 
plus  qui  en  précise  la  physionomie.  Si,  en  outre,  ces  prescrip- 
tions rentrent  dans  un  cadre  traditionnel,  elles  s'adapteront  à 
ce  cadre  et  seront  comme  imposées  par  lui.  La  forme  entraînera 
le  fond  et  la  vieille  morale  se  perpétuera  grâce  à  ce  qu'il  y 
avait  en  elle  de  plus  caduc  en  apparence.  Rien  ne  dure  et  ne 
fait  durer  comme  la  part  de  scolastique  qui  se  mêle  à  tout 
enseignement. 

Quoi  de  plus  artificiel,  en  effet,  que  cette  division  des  quatre 
vertus?  Elle  se  présente,  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  sans 
démonstration  et  sans  état  civil.  On  ne  sait  quel  en  est  l'inven- 
teur. Pythagore,  Démocrite  semblent  l'avoir  connue.  Socrate  la 
trouve  toute  faite  et  l'adopte.  Les  commentateurs  modernes  de 
Platon  essayent  de  la  rattacher  à  sa  psychologie,  mais  cette 
dépendance  est  assez  lâche  chez  Platon  lui-même.  La  nouvelle 
Académie  ne  se  souvient  plus  déjà  de  cette  artificielle  liaison, 
mais  elle  se  souvient  des  quatre  vertus.  Sur  cette  classification 
Epicure  et  les  stoïciens  sont  d'accord.  Et  le  stoïcisme  la  lègue 
à  saint  Ambroise,  qui  la  léguera  à  saint  Augustin.  Aous  la 
retrouvons  dans  Bossuet  (2);  enfin  elle  est  aujourd'hui  dans 
plus  d'un  catéchisme  (3).  —  Le  sens  des  mots  a  changé  sans 
doute.  Et  il  y  a  loin  de  la  justice  telle  que  l'entend  souvent 
Platon,  harmonie  des  facultés  entre  elles,  paix  intérieure  de 
l'âme,  à  la  justice  telle  que  l'entend  saint  Ambroise,  et  qui  con- 

(1)  il  est  à  remarquer  qu'il  ne  fait  pas  appel  ici  à  la  distinction  des  trois 
vertus  rardiiialtîs,  toi,  espérance  et  charité,  (jui  était  déjà  en  usage.  (Voir 
Tkktim.ikn,  Depaticntia,  12.)  11  prend  sa  classilication  chez  Cicéron. 

(2j  BossLF.T,  Traité  de  la  connai!^!^ance  de  Dieu  et  de  soi-même,  1,  19. 

(3)  Voir  A.  Desjardins,  les  Devoirs,  cli.  ix. 


228  LES  DEUX   TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 

siste  à  placer  dans  autrui  le  motif  de  toutes  nos  actions.  Les 
mots  ojffrent  cependant  aux  vicissitudes  des  idées  une  certaine 
résistance  et  maintiennent  entre  les  générations  qui  se  succè- 
dent un  lien  intellectuel  et  une  tradition  morale.  Ainsi  saint 
Ambroise  aura  beau  faire  violence  à  ces  quatre  mots  de  sagesse, 
de  justice,  de  force  et  de  tempérance,  il  restera  en  eux  quelque 
chose  de  leur  sens  primitif. 

Aussi  bien  nous  l'avons  déjà  vu,  et  nous  voudrions  seulement 
faire  ressortir  les  caractères  généraux  que  les  catégories  mora- 
les adoptées  par  saint  Ambroise  ont  imprimées  à  sa  conception 
de  la  vertu.  C'est  une  vertu  active.  Ambroise  était  trop  Romain 
pour  aspirer  à  l'extase.  Il  n'avait  pas  besoin  de  Cicéron  pour  le 
détourner  de  ces  rêves  mystiques.  Du  moins  Finfluence  de 
Cicéron  s'est-elle,  comme  souvent,  exercée  sur  lui  dans  le  sens 
même  de  ses  propres  tendances.  Il  est  mêmebien  moins  curieux 
de  science  que  Cicéron,  et  à  plus  forte  raison  que  le  Grec 
Panétius.  Par  science  il  ne  veut  entendre  que  la  science  de  ce 
qui  importe  au  salut.  Quant  aux  autres  formes  du  savoir, 
astronomie,  géométrie,  il  n'a  pour  elles  que  du  dédain.  Il  faut 
vraiment  avoir  le  goût  de  l'erreur  pour  négliger  à  cause  d'elles 
le  soin  de  notre  âme  (1).  Mais  connaître  nos  devoirs,  connaître 
Dieu,  d'où  ils  viennent,  voilà  la  science  chrétienne.  Encore 
notre  foi  doit-elle  être  agissante.  «  Ce  n'est  pas  celui  qui  dit  : 
Seigneur,  Seigneur,  qui  entrera  dans  le  royaume  des  cieux, 
mais  celui  qui  fait  ce  que  je  dis  (2).  »  Ce  texte  de  Matthieu  vient 
à  propos  donner  raison  à  l'esprit  pratique  de  la  race  romaine. 
Avions-nous  tort  de  dire  plus  haut  qu'il  y  avait  entre  le  génie 
de  Rome  et  le  christianisme  une  harmonie  préétablie? 

Mais  voici  où  l'influence  directe  de  Cicéron  s'accentue  davan- 
tage. La  vertu  chrétienne,  à  l'époque  même  où  écrit  saint 
Ambroise  va  fuir  le  monde  et  se  réfugier  dans  les  cloîtres,  et 

(1)  Saint  Ambroise,  Deoff.,  l,  122. 
(2)M,I,  12o. 


LE  STOÏCISME   DE  SAINT   AMBROISE.  229 

nous  trouverons  clans  saint  Ambroise  lui-même  un  apôtre  de 
cette  vie  soustraite  aux  conditions  et  aux  tentations  de  la  vie 
sociale.  Elle  comporte  un  idéal  de  vertu  tout  intérieure,  tout 
ascétique  qui,  môme  sur  ceux  qui  n'allèrent  pas  au  cloître, 
exerça  un  si  puissant  attrait,  et  modela  tant  d'âmes  chrétiennes. 
Au  contraire,  dans  le  traité  Des  Devoirs,  c'est  une  vertu 
toute  sociale  qui  est  prêchée.  Sans  doute  il  n'y  a  pas  de  chris- 
tianisme sans  charité,  mais  ce  n'est  pas  de  la  charité  seulement 
que  nous  voulons  parler,  et  ce  quenous  appelons  la  vertu  sociale 
enferme  d'autres  éléments  moins  essentiellement  chrétiens. 
JXous  ne  reviendrons  pas  sur  cet  amour  de  l'approbation  que 
nous  avons  déjà  noté,  sur  ce  souci  de  la  bonne  réputation  de 
l'Eglise  qui  devient  pour  chacun  de  ses  membres  un  motif 
d'action.  Nous  avons  déjà  noté  aussi  ce  respect  romain  de  la 
justice  et  de  l'homme  juste  que  saint  Ambroise  en  vient  à  pré- 
férer un  moment,  pour  les  relations  sociales  tout  au  moins,  à 
celui  qui  ne  serait  que  sage,  si  par  hasard  ces  deux  vertus 
n'étaient  point  unres. 

La  place  faite  à  l'amitié  parmi  les  vertus  est  au  même  titre 
une  réminiscence  des  morales  antiques.  L'amitié  est  une  vertu 
païenne.  Du  moins  n'y  a-t-il  aucune  proportion  entre  la  place 
qu'elle  tient  dans  les  morales  antiques,  dans  celles  d'Aristote  et 
d'Epicure,  comme  dans  celle  des  stoïciens  (1),  etcelle  qu'elle  tient 
dans  les  morales  modernes.  Une  charité  qui  ne  choisit  point, 
toute  notre  puissance  d'aimer  tournée  vers  Dieu,  ajouterons-nous 
l'organisation  officielle  de  la  confession  et  de  la  direction  ont 
relégué  au  second  plan  dans  la  vie  morale  cette  intimité  étroite 
de  deux  âmes  s'offrant  l'une  à  l'autre,  avec  la  réciprocité  de 
l'afTection,  de  mutuelles  confidences  et  un  mutuel  soutien.  Plus 
tard,  et  jusque  de  nos  jours,  l'amour  a  continué  de  faire  tort  à 
l'amitié  dans  la  littérature  et  dans  la  vie.  Cette  belle  parole 

(1)  Cicéron  met  à  plusieurs  reprises  sur  le  même  rang  amitié,  devoir  et 
vertu.  De  finibiis,  V,  8  et  11. 


230  LES  DEUX   TRAITÉS  <>   DES  DEVOIRS   ». 

antique,  et  que  saint  Ambroise  reproduit  :  «  Ne  faire  qu'un  étant 
deux  (1)  »,  ne  s'entend  plus  d'ordinaire  de  deux  amis.  Parmi  les 
modernes,  ceux  qui  ont  le  mieux  parié  de  l'amitié  étaient 
nourris  de  l'antiquité.  Saint  Ambroise  est  donc  un  véritable 
ancien  par  son  culte  tenace  de  l'amitié.  —  Un  chrétien  qui  ne 
serait  que  chrétien  serait  plutôt  porté  à  voir  un  vol  fait  à  Dieu 
ou  aux  autres  hommes  dans  cette  élection  dune  créature.  Puis 
notre  morale  actuelle  traite  des  devoirs  plutôt  que  des  vertus, 
et  quand  l'amitié  serait  une  vertu,  elle  ne  serait  pas  un  devoir. 
Cela  augmente  encore  la  distance  intellectuelle  qui  nous  sépare 
des  dernières  pages  du  livre  d'Ambroise,  et  accuse  plus  nette- 
ment l'origine  païenne  des  idées  qu'elles  expriment. 

Les  devoirs  envers  la  patrie  restent  dans  saint  Ambroise  au 
rang  que  leur  avait  assigné  Cicéron  parmi  les  devoirs  de  justice. 
Or  cet  ordre  seul  :  Dieu,  la  patrie,  les  parents,  tous  les  hommes, 
n'est  pas  sans  signification.  Saint  Thomas  mettra  les  parents 
avant  la  patrie  et  on  pourrait  discuter  longtemps  sur  les  modifi- 
cations de  mœurs  et  d'idées  qu'implique  cette  légère  interversion. 
—  Saint  Ambroise  enfin  reçut  du  stoïcisme  le  pressentiment 
d'une  justice  internationale.  Comme  Cicéron,  il  soumet  la 
guerre  elle-même  à  certaines  règles  et  fait  remarquer  que,  pour 
désigner  un  ennemi,  nous  employons  un  mot  qui  signifie 
étranger,  hostis,  témoignant  par  cet  euphémisme  de  la  persis- 
tance entre  hommes  qui  se  font  la  guerre  de  sentiments  humains. 
Mais  les  exemples  que  saint  Ambroise  emprunte  à  l'histoire  des 
Juifs  ne  sont  pas  précisément  des  exemples  d'humanité  et  ils 
viennent  contredire  les  préceptes  qu'ils  devraient  confirmer  (2). 

Une  expression  cicéronienne  adoptée  par  saint  Ambroise 
consacre  et  reflète  le  caractère  éminemment  social  de  sa  morale 
qui  ressort  de  la  place  qu'y  tiennent  l'humanité,  la  patrie, 
l'amitié,  l'honneur,  c'est  l'expression  même  à'ho?ieslmn.  Nous 

(1)  Saim  Ambroise,  De  off.,  III,  133. 

(2)  M.,  I,  139. 


LE  STOÏCISME   DE  SAINT  AMBROISE.  231 

avons  déjà  fait  remarquer,  en  parlant  de  Cicéron,  ce  qu'une 
expression  comme  celle-là  ajoute  à  la  vertu  qu'elle  désigne. 
On  pourrait  esquisser  une  histoire  de  la  morale  uniquement 
d'après  les  mots  qui  ont  servi  à  traduire  cette  idée  commune  : 
ce  qu'il  convient  de  faire,  depuis  celui  de  y.aXdv  jusqu'à  celui 
d'impératif. 

Si  la  morale  de  saint  Ambroise  doit  à  Cicéron  le  caractère  social 
qu'elle  a  revêtu,  elle  doit  à  ce  qui  a  pénétré  en  elle  de  l'esprit 
grec,  au  travers  du  même  Cicéron,  ce  caractère  esthétique  qui, 
par  instants,  achève  de  lui  donner  une  couleur  vraiment 
stoïcienne.  Les  livres  modernes  de  morale  ne  traitent  que  de  nos 
devoirs  et  croiraient  commettre  une  sorte  de  profanation  en 
mêlant  les  questions  et  en  passant  de  la  vertu  à  la  civilité.  La 
moralité  est  devenue  chose  plus  nettement  définie,  et  nous  la 
mettons  très  haut  sauf  à  vivre  sans  penser  à  elle.  Les  anciens 
la  mettaient  partout  et  le  mot  officium  désignait  toute  espèce  de 
choses  auxquelles  notre  mot  de  devoir  ne  s'applique  plus.  Il 
exprimait  la  convenance  qu'il  faut  garder  en  tout;  et  saint  Am- 
broise, à  l'exemple  des  stoïciens,  se  préoccupe  de  cette  conve- 
nance. Il  traite  de  la  démarche,  des  conversations,  de  l'habille- 
ment (1),  comme  autrefois  WniQuràw  Pédagogue^  qui  avait  été 
à  même  école.  Nous  avons  vu  qu'il  fait  même  entrer  la  rhéto- 
rique dans  la  morale. 

Non  seulement  cette  morale  esthétique  atteint  des  actions  qui 
échapperaient  à  une  autre  règle  que  celle  du  goût,  mais  pour 
les  actions  qui  sont  du  ressort  de  toute  morale,  elle  apporte  des 
façons  de  juger  que  résume  le  mot  de  décorum,  mot  fait  chré- 
tien par  saint  Ambroise,  comme  celui  (ïhoneslum.  Et  quand 
saint  Ambroise  veut  éclaircir  l'idée  de  ce  mot,  il  dit  que  le 
décorum  est  pour  l'âme  ce  qu'est  pour  le  corps  la  grâce  et  la 
beauté,  h'honeslum  est  comparé  au  contraire  à  la  santé  (2).  Cicéron 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  07  etseq. 

(2)  Jd.,  I,  219. 


232  LES  DEUX   TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS   ». 

avait  dit  textuellement  la  même  chose  (1).  Puis  saint  Ambroise 
ajoute  que  dans  la  conduite  humaine  il  y  a,  comme  dans  l'univers, 
deux  genres  de  beautés.  Il  y  a  des  beautés  de  détail,  ce  sont  nos 
actions,  nos  vertus,  prises  une  à  une.  Ainsi  Dieu  a  fait  ces 
choses  admirables,  le  soleil  et  la  lumière,  mais  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  admirable,  c'est  la  beauté  qui  résulte  de  l'har- 
monie du  tout,  et  dont  Dieu  a  recouvert  son  œuvre  dans  son 
ensemble.  C'est  aussi  la  beauté  qui  se  répand  sur  une  vie  entière 
dont  le  cours  régulier  a  suivi  sans  se  démentir  les  indications 
de  la  nature  (2).  Et  cela  encore  est  dans  Cicéron  (3).  Mais  ce 
qui  est  extraordinaire,  c'est  que  cela  soit  chez  saint  Ambroise. 
A  quelle  distance  intellectuelle  et  morale  sommes-nous  de  ces 
chrétiens  qui,  pour  se  mortifier  l'esprit,  s'acharnaient  à  démontrer 
que  Jésus-Christ  était  laid  !  La  morale  et  la  beauté  sont  récon- 
ciliées et  l'élégante  vertu  des  Grecs  est  restée  une  vertu.  S'il  en 
est  ainsi  et  si,  malgré  l'àpreté  plus  grande  de  quelques  docteurs, 
la  morale  chrétienne  n'a  pas  systématiquement  dépouillé  le 
devoir  de  tout  ce  qui  le  rend  aimable,  cela  tient  à  bien  des 
causes,  et  surtout  à  l'esprit  de  douceur  qui  lui  vient  de  celui  qui 
l'a  fondée  ;  mais  cela  tient  aussi  à  l'inlluence  que  le  plus 
autorisé  des  Pères  de  l'Eglise  laissa  prendre  sur  sa  pensée  par 
un  Romain  qui  lui-même  était  un  disciple  des  Grecs. 

Saint  Ambroise  n'a  pas  toujours  besoin  d'imiter  Cicéron  pour 
se  montrer  stoïcien.  Cela  prouve  d'ailleurs  quel  accord  son 
éducation  et  le  cours  ordinaire  de  sa  pensée  philosophique 
créaient  d'avance  entre  Cicéron  et  lui.  Nous  pourrions  citer 
quelques  passages  qu'on  croirait  inspirés  de  Cicéron  d'après 
leur  sens  stoïcien,  et  qui   pourtant  ne  le  sont  pas  (4).  Ainsi 

(1)  Cicéron,  De  off.,  I,  27. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  219. 

(3)  Cicéron,  I,  27. 

(4)  Par  exemple  l'allusion  faite  par  saint  Ambroise  à  la  théorie  de  la 
7:poy.o;:7J. 


LE  STOÏCISME   DE  SAINT  AMBROISE.  233 

rimportant  Jovoloppoment  sur  la  Providence  dont  nous  avons 
ailleurs  indiqué  la  place  dans  l'œuvre  d'Ambroise.  Tous  les 
arguments  ne  sont  pas  stoïciens;  car  pour  justifier  Dieu,  le 
stoïcisme  se  contentait  du  monde  présent  et  saint  Ambroise  a 
Tinfini  du  temps.  Quelques-uns  le  sont  toutefois.  Mais  ce  qui  est 
surtout  stoïcien,  c'est  le  problème  môme  dont  nous  avons  déjà 
eu  l'occasion  de  dire  qu'il  fut  entre  le  stoïcisme  et  le  christia- 
nisme un  trait  d'union.  Le  dogme  de  la  Providence  avait  été  le 
dogme  par  excellence  des  stoïciens,  le  champ  de  bataille  du 
stoïcisme  contre  l'épicurisme.  11  est  devenu,  il  est  encore 
au  xvn"  siècle  «  le  rempart  et  le  fort  du  christianisme  »  (1). 

Quand  nous  traiterons  des  différences  qui  séparent  la  morale 
de  saint  Ambroise  de  celle  de  Cicéron,  nous  serons  forcés 
d'avouer  que  quelques-unes  ont  été  voulues  par  saint  Ambroise. 
Au  contraire  son  stoïcisme  est  un  stoïcisme  involontaire  ;  et  la 
résistance  mèijie  qu'il  oppose  à  son  modèle  prouve  d'autant 
mieux  la  force  acquise  d'idées  à  la  contagion  desquelles  il  n'a 
pu  échapper.  Ce  n'est  pas  assez  de  dire  que  le  stoïcisme  survit 
en  lui.  Il  revit  et  prend  sur  d'autres  doctrines  une  revanche 
inespérée.  Au  sein  même  du  christianisme,  en  effet,  platonisme 
et  stoïcisme  se  disputaient  les  esprits  comme  au  sein  du  paga- 
nisme auquel  ils  avaient  apporté  l'appui  de  théologies  rivales. 
L'époque  que  nous  étudions,  avecMinucius  Félix,  avec  Lactance, 
mais  surtout  avec  saint  Ambroise,  vit  une  véritable  réaction 
stoïcienne  contre  les  influences  mêlées  de  Platon  et  de  l'Orient. 

Maintenant  que  ce  stoïcisme  qui,  grâce  à  l'hospitalité  de  l'en- 
seignement chrétien  pour  quelques-uns  de  ses  principes,  va 
pousser  si  loin  des  rejetons  ne  soit  pas  le  pur  stoïcisme  de  Zenon, 
il  n'est  pas  nécessaire  de  l'avoir  constaté  pour  l'affirmer.  Un 
système  ne  traverse  pas  les  siècles  immuable  et  sans  perdre  en 
route,  comme  pour  alléger  son  poids,  une  partie  de  son  contenu. 

(1)  Voir  Brlnetikhe,  la  Philosophie  de  Bossuct  {Revue  des  Deux  Mondes, 
l"août  18911. 


•23 1  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 

C'est  aiïaire  aux  historiens  de  la  philosophie  de  le  reconstituer 
dans  sa  rigidité^.  Mais  ce  que  la  conscience  humaine  retient  de 
lui,  ce  sont  quelques  principes  féconds,  et  d'autant  plus  féconds 
souvent  qu'ils  sont  d'une  forme  moins  précise  et  moins  rebelles 
aux  transformations  qu'elle  leur  fait  subir.  Nous  dirons  même 
qu'un  disciple  infidèle  est  celui  qui  porte  le  plus  loin  une  doctrine. 
Si,  au  lieu  du  stoïcisme  atténué  de  Cicéron,  saint  Ambroise  se  fut 
trouvé  en  face  d'un  système  tout  d'une  pièce,  il  ne  lui  eût  rien 
emprunté  du  tout.  S'il  lui  eût  fallu,  à  lui  chrétien,  tout  prendre 
ou  tout  laisser,  il  eût  tout  laissé.  Et  c'est  l'influence  stoïcienne 
qui  y  eût  perdu.  Ni  Cicéron  ni  saint  Ambroise,  qui  travaillaient 
l'un  pour  son  pays,  l'autre  pour  sa  religion,  ne  comptaient  servir 
cette  influence  et  c'est  pour  cela  qu'ils  l'ont  mieux  servie. 

Avec  le  livre  d' Ambroise,  elle  pénètre  dans  le  moyen  âge. 
Saint  Augustin  (1),  puis  Cassiodore  (2),  nous  apprennent  en  eflet 
que  de  bonne  heure  ce  livre  fut  considéré  comme  le  manuel 
officiel  de  la  morale  chrétienne.  Pendant  tout  le  moyen  âge,  il 
garda  ce  rôle  etmaintint  ainsi  associées  les  traditions  qui  s'étaient 
confondues  en  lui.  Le  grand  nombre  des  manuscrits  des  Offices 
est  une  preuve  presque  mathématique  du  grand  nombre  de  leurs 
lecteurs.  Il  faut  ajouter  que  ces  manuscrits  s'étagent  sur  des 
siècles  difl"érents,  ce  qui  démontre  que  le  succès  fut  persistant. 
Outre  les  copies  littérales  du  texte,  il  en  fut  fait  des  résumés, 
des  extraits,  d'où  nous  pouvons  conclure  que  nous  avons  aflaire 
non  seulement  à  un  livre  qu'on  lit,  mais  à  un  livre  qu'on  étudie. 
Jusque  dans  notre  siècle  il  en  a  été  donné  une  édition  au  moins 
à  l'usage  des  séminaires  (3).  Non  seulement  enfin,  redisons-le, 
saint  Ambroise  servit  le  stoïcisme  pour  son  enseignement,  mais 
par  l'exemple  qu'il  donna  et  qui  rendit  licite  tous  les  emprunts  et 
toutes  les  imitations  à  venir.  Témoin  cet  Aelred  qui  ne  se  con- 

(1)  Saint  Augustin,  Ep.,  LXXXII. 

(2)  Cassiodore,  Inst.  div.,  I,  16, 
(.3)  Édition  Lavigerie,  Lyon,  1853. 


LE  STOÏCISME  DE  SAINT   AMBROISE.  233 

tente  pas  de  ce  qu'il  prend  directement  à  saint  Ambroise,  mais, 
ce  qui  était  une  autre  façon  de  Fimiter,  imite  à  son  tour  leur 
maître  commun,  Gicéron.  —  Si  donc  nous  avons  du  stoïcisme 
dans  le  sang  encore  aujourd'hui,  nous  le  devons  sans  doute  à 
des  relations  souvent  renouvelées  avec  les  maîtres  du  Portique, 
mais  nous  le  devons  aussi  à  ce  que,  grâce  aux  Pères  de  FEglise, 
grâce  à  saint  Ambroise,  jamais  le  stoïcisme  ne  disparut  tout 
entier  des  consciences  chrétiennes. 


.   CHAPITRE  VI 

LES  DEUX  TRAITÉS     >   DES  DEVOIRS 

{Suite.} 


Différences  extérieures   des    deux  livres. 

Nous  arrivons  aux  différences  qui  distinguent  les  deux  ou- 
vrages que  nous  étudions.  Il  en  est  qui  ne  sont  qu'accessoires 
et  qui  ne  pouvaient  être  évitées.  Quelques-unes  tiennent  aux 
deux  hommes.  Non  qu'il  n'y  ait  entre  eux  quelques  analogies 
de  nature.  Ce  sont  deux  Romains,  deux  esprits  pratiques,  deux 
hommes  de  gouvernement.  L'un,  le  philosophe,  fait  passer  les 
devoirs  avant  la  théorie  ;  l'autre,  le  chrétien,  est  un  disciple 
respectueux  du  dogme,  mais  son  activité  et  sa  prédication  sont 
tournées  d'un  autre  côté.  Ce  sont  deux  moralistes.  Cependant 
cette  orientation  commune  de  leur  pensée  tient  à  des  causes 
tout  opposées.  C'est  l'absolue  certitude  d'Ambroise  qui  le  dis- 
pense de  discuter  ce  qui  n'est  plus  en  question.  Chez  Cicéron 
l'indifférence  naît  de  l'incertitude.  Le  caractère  de  ces  deux 
hommes  achève  leur  dissemblance.  L'énergie  morale  de  saint 
Ambroise  se  traduit  dans  tout  ce  qu'il  écrit,  mais  dans  cette 
àme  de  chrétien  elle  ne  va  pas  sans  humiUté.  Cicéron,  qui  est 
un   caractère  plutôt  faible,  en  revanche,  n'est  pas  modeste  du 


238  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

tout.  11  faut  lire  l'im  après  l'autre  leurs  deux  exordes.  L'un 
s'excuse  d'instruire,  il  efface  sa  personne,  il  n'est  que  l'inter- 
prète obligé  dune  morale  qui  vient  de  Dieu.  L'autre  se  com- 
pare à  un  Platon  doublé  d'un  Démosthène.  Il  en  résulte  que 
celui  des  deux  qui  a  les  convictions  les  moins  fortes  est  celui 
qui  parle  le  plus  en  son  nom. 

11  faut  comparer  aussi  les  personnes  auxquelles  ils  s'adressent. 
Cicéron  s'adresse  à  son  fils,  mais  il  écrit  pour  toute  la  noblesse 
romaine.  Ce  n'en  est  pas  moins  comme  le  testament  d'un 
homme  de  bien  que  ce  traité  Des  Devoirs,  et  l'accent  paternel 
qui,  à  plusieurs  reprises,  s'y  fait  entendre,  communique  à  l'œuvre 
entière  plus  de  sincérité  et  d'élévation.  Saint  Ambroise  parle 
pour  ses  fils  à  lui,  comme  il  dit,  pour  ses  prêtres.  Son  livre 
s'appelle  le  traité  Des  Devoirs  des  prêtres.  Sans  doute  ces  devoirs 
sont,  pour  une  bonne  part,  ceux  de  tout  le  monde.  Les  devoirs 
moyens,  tout  au  moins,  sont  des  devoirs  de  laïques,  et  l'enseigne- 
ment de  saint  Ambroise  n'a  le  plus  souvent  rien  de  profes- 
sionnel. Il  est  certains  passages  toutefois  —  nous  en  avons 
déjà  signalé  quelques-uns  —  qui,  soit  par  le  surplus  d'exigences 
morales,  soit  par  la  nature  même  des  conseils,  ne  semblent  faits 
que  pour  des  ecclésiastiques.  Tels  ces  passages  sur  la  dignité 
du  prêtre,  la  chasteté  (1),  sur  la  prédication.  Ailleurs  saint 
Ambroise  dis  lingue  les  différents  emplois  de  lecteur,  de  psal- 
miste,  et  d'exorciste,  entre  lesquels  nos  aptitudes  doivent  guider 
notre  choix  (2).  Tous  ces  textes  sont  même  précieux  pour 
l'histoire  de  l'organisation  intérieure  de  l'Eglise.  En  un  cha- 
pitre du  livre  II,  il  nous  donne  comme  un  guide  de  la  carrière 
ecclésiastique  :  il  est  permis  d'aspirer  aux  honneurs  pourvu 
que  ce  soit  sans  brigue,  sans  excès  d'ambition,  et  que  l'on  se 
contente  de  laisser  faire  son  mérite.  Le  pouvoir  nous  apporte 
des  devoirs  qu'il  faut  accomplir  sans  dureté,  mais   qu'il   faut 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  247. 
(2)rd.,  I,  21b. 


niFFÉRENCES   EXTÉRIEURES   DES   DEUX   LIVRES.  239 

accomplir.  On  conlente  difficilement  tout  le  monde,  et  ceux 
que  vous  avez  combles  de  bienfaits  n'en  deviendront  que  plus 
exigeants,  vous  faisant  une  loi  de  vos  faveurs.  11  ne  faut  pas 
dautre  part  que  celui  qui  est  plus  haut  dans  la  hiérarchie 
prenne  ombrage  de  la  vertu  de  celui  qui  est  plus  bas,  si  elle  a 
quelque  chose  d'éminent,  mais  celui-ci  céderait  à  la  pire  vanité 
s'il  y  avait  eu  comme  un  plan  de  sa  part  et  s'il  cherchait  à  l'em- 
porter de  quelque  façon  sur  sou  évoque  (1).  Et  quand  il  ne  s'agi- 
rait pas  dun  évèque,  il  est  toujours  mal  de  diminuer  quelqu'un 
pour  se  grandir.  C'est  au  plus  parfait  d'être  plus  humble. 
D'un  prêtre  surtout  on  attend  la  justice,  la  charité,  l'humilité, 
Toute  faute  venant  de  lui  est  double. 

Beaucoup  de  conseils  moins  spéciaux,  et  qui  même  viennent 
de  Cicéron,  sont  appliqués  à  des  circonstances  et  à  des  mœurs 
tellement  différentes  de  celles  pour  lesquelles  Cicéron  écrivait, 
qu'il  faut  y  prendre  garde  pour  les  reconnaître.  Ainsi  saint 
Ambroise  parle  des  coupables  qu'il  peut  être  permis  d'arracher 
au  supplice  (2).  Il  pense  au  droit  d'asile,  à  l'intercession  toute- 
puissante  de  l'évèque.  Cicéron  avait  dit  la  même  chose.  Il  pen- 
sait au  métier  d'avocat.  Même  transposition  pour  un  conseil  qui 
vient  peu  après  :  11  faut  éviter  les  prodigalités  Pour  Cicéron  il 
s'agit  des  jeux,  des  théâtres,  des  fêtes  données  par  les  magis- 
trats au  peuple.  Pour  saint  Ambroise  il  s'agit  du  luxe  intérieur 
de  l'église  et  des  frais  du  culte  (3).  Quand  saint  Ambroise  dit 
qu'il  faut  donner  avec  économie,  ce  n'est  point,  comme  Cicéron, 
notre  propre  fortune  qu'il  recommande  de  ménager,  mais  le 
budget  des  pauvres  sur  lequel  certains  exploiteurs  de  la  charité 
publique  entreprenaient  de  vivre  (4).  Des  mœurs  nouvelles 
donnent  ainsi  aux  mêmes  conseils  une  portée  toute  différente. 

(1)  Saim  Amiioise,  De  off.,  II,  12:3. 
{2i  Id.,  Il,  102. 
(3)W.,1I,1I1. 
(4)  M.^  Il,  76. 


240  LES   DEUX   TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   ». 

Il  y  a  dans  tout  livre  de  morale  en  particulier,  outre  ce  qui 
est  exprimé,  ce  qui  est  sous-entendu,  et,  pour  les  deux  traités 
Des  Devoirs  que'  nous  comparons,  quand  ce  qui  est  exprimé  est 
presque  identique,  ce  qui  est  sous-entendu  les  met  encore  à 
une  grande  dislance  l'un  de  l'autre. 

On  voit  par  ce  qui  précède  à  quel  point  les  préoccupations 
du  moment  pénétrèrent  dans  le  livre  d'Ambroise  et  tirèrent  à 
elles  son  enseignement.  L'historien  y  gagne  toutes  sortes  d'in- 
dications utiles  sur  des  mœurs  ou  sur  des  événements  (1).  Et 
le  moraliste  reçoit  l'impression  d'une  morale  vraiment  vivante 
etvécue.  Nousassistons  à  ces  distributions  d'aumônes  auxquelles 
il  vient  d'être  fait  allusion.  Nous  saisissons  sur  le  vif  cette  or- 
ganisation de  la  bienfaisance  que  Gicéron  n'avait  pas  connue  et 
que  l'empereur  Julien  enviait  au  christianisme.  Il  n'y  a  pas  que 
des  pauvres  à  secourir.  On  rachète  des  captifs.  On  marie  des 
orphelines.  Gicéron  avait  cité  ces  exemples  d'ingénieuse  charité. 
Mais  ils  prennent  à  l'époque  troublée  où  écrit  Ambroise, 
comme  plus  d'actualité  et  de  vérité  historique  (2).  De  même 
encore,  après  nous  avoir  exhortés  au  courage,  Gicéron  ajoutait, 
ce  qui  est  d'une  morale  plus  savante,  ce  qui  doit  venir  de 
Panétius,  qu'il  faut  nous  défier  d'autres  fois  de  notre  courage, 
et  ne  rien  entreprendre  qui  soit  au-dessus  de  nos  forces.  Gette 
règle  un  peu  vague  de  modestie  et  de  prudence  prend  chez 
saint  Ambroise  une  signification  très  précise.  Beaucoup  de  chré- 
tiens étaient  allés  au-devant  du  martyre  que  leur  vaillance  avait 
abandonnés  en  route,  et  c'est  contre  pareille  aventure  que  saint 
Ambroise  met  en  garde  des  bonnes  volontés  présomptueuses. 
Il  faut  donc  savoir  prévoir,  regarder  devant  soi  et  ne  jamais 
s'exposer  à  devoir  dire  plus  tard  :  «  Je  n'y  avais  pas  pensé  (3).  » 

(1)  Outre  les  indications  déjà  relevées,  voir  ce  qui  est  relatif  aux  métiers 
interdits  aux  soldats,  I,  184,  à  une  disette  qui  sévit  à  Rome,  111,  40. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  11,  71-72. 

(3)  Id.,  I,  189  ;  Cf.  CicÉiiuN,  De  off.,  I,  23. 


DIFFÉRENCES   EXTÉRIEURES   DES   DEUX  LIVRES.  241 

Uu  autre  danger  du  courage,  c'est  qu'il  a  souvent  son  prin- 
cipe dans  un  désir  immodéré  de  la  gloire  (1),  et  ici  encore 
saint  Ambroise,  tout  en  reproduisant  une  pensée  de  Cicéron, 
■^'adresse  à  ses  contemporains,  à  ceux  qui,  obéissant  plus  à 
leur  orgueil  qu'à  leur  foi,  se  faisaient  un  point  d'honneur  de 
provoquer  le  pouvoir  et  d'attirer  sur  eux  des  persécutions 
dont  ils  n'étaient  pas  seuls  à  souffrir. 

Tous  ces  morceaux  font  revivre  devant  nous  la  figure  du 
grand  évêque  instruisant,  jugeant,  secourant,  enseignant  à  ses 
prôtres  leur  ministère,  à  tous  leurs  devoirs,  chargé  désintérêts 
multiples  d'un  diocèse  en  môme  temps  que  du  salut  individuel 
de  chacun,  et  pourvoyant  à  tout,  vrai  directeur  responsable  des 
âmes,  dont  tous  les  conseils  sont  des  ordres,  partant  des  actes. 
Cela  nous  met  bien  loin  des  dissertations  toutes  théoriques  de 
Cicéron.  Il  est  partout,  l'évêque,  dans  ce  long  sermon  oii  plus 
d'un  sermon  proprement  dit  a  trouvé  place.  Au  courant  de  la 
lecture  nous  voyons  réapparaître  différentes  phases  et  diffé- 
rents é[)isodes  de  l'épiscopat  d'Ambroise.  L'exorde,  dont  nous 
avons  déjà  signalé  la  touchante  humilité,  nous  raconte  quelle 
violence  lui  a  été  faite;  mais,  évêque  malgré  lui,  il  remplira  tous 
les  devoirs  d'un  évêque  et,  puisqu'il  lui  faut  enseigner,  il  com- 
mencera par  s'instruire.  C'est  à  cette  modestie  que  nous  devons 
l'imitation  qu'il  fit  de  Cicéron.  Puis  nous  le  suivons  dans  l'exer- 
cice de  ses  fonctions  épiscopales.  Dans  le  choix  de  ses  prêtres 
il  prend  garde  à  tout,  même  à  leur  attitude,  à  leur  démarche. 
Et  l'événement  un  jour  donna  raison  à  ses  préventions.  Il  avait 
refusé,  sur  leur  mine,  d'admettre  deux  jeunes  gens  dans  son 
clergé.  L'un  se  fit  arien,  l'autre  homme  d'argent  (2).  Il  nous 
fait  ailleurs  la  confidence  de  sa  douleur  lorsqu'il  lui  faut  retran- 
cher un  membre  de  l'Église  (3).  Évêque   politique   il  interdit 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  193;  Cf.  Cicéron,  I,  19.. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  o//".,  I,  72. 

(3)  M.,  11,  13d.  .   ,,  , 

Université  de  lyon.   —  VllI.  A.  16 


242  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

les  excès  d'im  zèle  inutile  ou  provocateur  (1).  Mais  on  sait  qu'en 
revanche  il  ne  cède  rien  de  ses  droits,  surtout  quand  ces  droits 
sont  des  devoirs.  Il  refusa  à  l'empereur  le  dépôt  des  veuves 
qu'il  voulait  saisir,  et  fait  pour  ceux  à  qui  pareille  résistance 
incombera,  et  que  des  sollicitations  suivies  de  menaces  risque- 
raient de  troubler,  un  devoir  strict  d'être  inflexible.  Tout  dépôt 
est  sacré,  le  dépôt  des  veuves  l'est  deux  fois  (2). 

Le  même  évêque  en  avait  usé  plus  librement  avec  les  trésors 
propres  de  l'Eglise,  quand  les  Gotlis  envahirent  l'Italie.  Il  avait 
fait  fondre  les  vases  sacrés  pour  racheter  des  captifs.  Ce  fut  le 
prétexte  d'une  campagne  que  les  ariens  menèrent  contre  lui. 
Le  traité  Des  Devoirs  contient  l'éloquent  plaidoyer  de  saint 
Ambroise  pour  lui-même.  A  quoi  bon  garder  ce  qui  ne  sert  à 
rien?  Mais  c'est  un  or  bon  à  quelque  chose  que  celui  qui  a  pu 
rendre  la  liberté,  et  des  chrétiens  de  plus  dans  l'Eglise  sont  pour 
elle  un  plus  bel  ornement  que  les  vases  les  plus  riches.  L'or  de 
l'Eglise  est  fait  pour  des  misères  à  secourir  et  non  pour  FEglise. 
Ses  vrais  trésors  à  elle  ce  sont  ses  pauvres  (3).  —  Saint  Ambroise 
avait,  on  s'en  souvient,  passé  une  partie  de  sa  vie  à  lutter  contre 
les  ariens  et,  quoique  le  traité  Des  Devoirs  ne  soit  pas  du  tout 
une  œuvre  de  polémique,  les  ariens  y  apparaissent  encore  au 
moins  une  autre  fois,  en  compagnie  des  manichéens  (4). 

Le  traité  Des  Devoirs  de  Gicéron  est  comme  dépaysé  dans 
ce  milieu  de  préoccupations  et  de  passions  religieuses  où  il 
est  transporté.  Mais  ce  sont  là  différences  tout  extérieures  entre 
les  deux  œuvres  que  nous  comparons,  et  qui  ne  touchent  pas  aux 
idées.  Nous  en  dirons  autant  de  la  place  que  se  font  dans  cette 
imitation  d'un  livre  latin  deux  théories  dont  nous  savons  l'origine 
orientale  :  la  théorie  des  allégories  et  celle  des  emprunts.  Les 

(1)  Saint  Amuroise,  De  off.,  I,  207. 

(2)  id.,ll,  143-146. 

(3)  W.,  11,141. 
(4)W.,1,  117. 


DIFFÉRENCES  EXTÉRIEURES  DES   DEUX  LIVRES.  243 

miracles  de  Moïse  sont  interprétés  dans  un  sens  figuré  (1).  De 
môme  tous  les  rites  de  l'ancienne  loi.  Les  observances  auxquelles 
étaient  astreints  les  lévites  deviennent  les  symboles  des  vertus  du 
pr(>tre  (2:.  Si  Salomon  parle  d'un  repas  qui  nous  a  été  offert  et 
quil  faut  rendre,  c'est  d'un  échange  de  bons  officesqu'il  s'agit; 
car  il  n'est  pas  de  mets  plus  succulent  pour  les  âmes  (3).  Le  môme 
Salomon  remplissant  l'univers  du  bruit  de  sa  sagesse  est  l'image 
prophétique  du  Christ.  Celui-là  est  le  vrai  Salomon  (4).  Mais, 
dans  le  traité  Des  Devoirs  de  saint  Ambroise,  ces  explications 
sont  accidentelles  et  comme  à  côté  de  l'enseignement  moral.  — 
L'hypothèse  classique  d'emprunts  faits  par  les  philosophes  païens 
à  l'Ecriture  n'a  pas  non  plus  modifié  cet  enseignement.  Elle 
témoigne  toutefois  d'une  médiocre  confiance  dans  l'esprit 
humain,  et  se  rattache,  si  on  y  regarde  bien,  à  une  morale  fondée 
sur  l'autorité  et  la  tradition.  Nous  verrons  que  telle  est  en 
effet  la  morale  de  saint  Ambroise.  Mais  dans  le  traité  Des  Devoirs 
ces  emprunts  sont  plusieurs  fois  allégués  sans  que  l'auteur  en 
tire  des  conséquences  qui  vaillent  la  peine.  C'est  un  lieu 
commun  auquel  il  sacrifie.  Ainsi  pour  saint  Ambroise  les  philo- 
sophes n'ont  inventé  ni  la  définition  de  la  justice,  ni  celle  du 
courage,  ni  celle  du  souverain  bien  (5).  Il  leur  refuse  môme 
l'invention  de  mots  tels  que  ceux  d'of/iciiwî  et  de  décorum  (6). 
Ils  ont  beau  se  chercher  des  maîtres  qui,  comme  eux,  ne  soient 
que  philosophes,  le  plus  ancien,  Pythagore,  est  moins  ancien 
que  Moïse  et  que  Job  (7).  A  plus  forte  raison  Cicéron  et  Pané- 
tius  n'ont-ils  rien  dit  qui  vienne  d'eux  (8).  Et  voilà  comment, 

(1)  Saint  xVmbkoise,  De  off'.,  Ill,  02-95. 

(2)  Id.,  I,  248. 

(3)  Id.,  I,  1G3. 
(i)  Id.,  II,  -02. 

(5)  Id.,  I.  92,  133,  179. 

(6)  ld.,1,30. 

(7)  Id.,  I,  31  ;  II,  fi. 

(8)  Id.,  I,  179. 


24i  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   ». 

pourrait  conclure  saint  Ambroise,  en  les  imitant,  un  chrétien 
ne  fait  que  reprendre  son  bien. 

Il  ressort  de  là  tout  au  moins  qu'il  est  une  vertu  que  notre 
saint  ne  pratique  pas,  c'est  la  reconnaissance  intellectuelle. 
Pour  Cicéron,  c'est  un  disciple  hostile,  et  son  imitation  est  pleine 
de  réticences.  Nous  avons  dit  que  quand  il  lui  ressemble  pour 
le  fond  des  idées  c'est  malgré  lui.  Au  contraire,  les  différences 
sont  cherchées,  voulues  et  accusées.  Il  le  critique  (1).  Il  lui 
reproche  son  art,  comme  s'il  avait  nui  au  sérieux  de  son  ensei- 
gnement (2).  Enfin  il  se  défend  de  venir  faire  à  sa  suite  des 
théories  morales,  quoiqu'en  réalité  il  en  ait  fait.  Ce  qu'il  se 
propose,  c'est  de  rapporter  les  grands  exemples  donnés  aux 
chrétiens  par  leurs  ancêtres.  Cet  enseignement-là  du  moins 
n'est  pas  sujet  à  discussion  (3).  Il  annonce  ainsi  une  sorte  de 
morale  en  action  tirée  de  l'histoire  sainte.  En  vérité  il  a  fait 
quelque  chose  de  plus.  Mais  il  a  fait  aussi  ce  qu'il  annonçait. 
Et  son  livre,  comme  celui  de  Cicéron  d'ailleurs,  est  un  recueil 
d'exemples.  Mais  ses  exemples  ne  sont  pas  ceux  de  Cicéron,  et 
c'est  ici  qu'apparaît  le  mieux  son  parti  pris  d'infidélité.  Il  fait 
un  visible  effort  pour  trouver  de  chaque  vertu  des  exemples  que 
le  christianisme  puisse  revendiquer,  et  toute  l'histoire  sainte  y 
passe  depuis  les  patriarches  jusqu'à  celui  que  les  gnostiques 
appellent  le  nouvel  Adam. 

Il  va  sans  dire  que,  pour  le  plus  grand  nombre  de  ces  exem- 
ples, le  choix  a  été  heureux,  et  l'application  facile.  Il  y  a  de 
l'éternel  en  morale,  et  l'on  peut  trouver  pratiquées  en  Judée  les 
vertus  dont  la  Grèce  et  Rome  ont  fait  la  théorie.  Pour  quelques 
uns  cependant  on  sent  qu'ils  sont  insérés  après  coup  dans  un 
texte  qui  n'était  pas  fait  pour  eux.  Et  ils  ne  prouvent  pas  toujours 
ce  qu'il  s'agit  de  prouver.  Que  le  soleil  se  soit  arrêté  pour  obéir 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  84. 

(2)  Id.,  1,29. 

(3)  M.,  I,  116. 


DIFFÉRENCES   EXTÉRIEURES  DES  DEUX   LIVRES.  â45 

à  Josué  et  pour  achever  sa  victoire,  cela  par  exemple  ne  témoi- 
gne ni  de  sa  bravoure  ni  de  ses  talents  (1).  Mais  saint  Ambroise, 
qui  avaitd'abord  négligé,  pour  les  autres  formes  du  courage,  le 
courage  militaire,  semble  craindre  qu'on  prenne  maison  silence 
sur  cette  vertu,  comme  si  l'histoire  sainte  était  à  court  d'hommes 
de  guerre,  et,  revenant  sur  ses  pas,  cite  tous  les  rivaux  hébreux 
de  Décius  et  de  Régulus.  11  faut  en  effet  que  l'histoire  sainte 
suffise  à  tout.  Saint  Ambroise  y  cherche  même  et  y  trouve  des 
exemples  du  mal  comme  du  bien.  On  y  voit  des  intrigants  comme 
Absalon  (2),  des  perfides  comme  Dalila  (3).  On  y  apprend,  dans 
l'histoire  de  Roboam,  comment  de  mauvais  conseillers  font 
perdre  une  couronne  (4). 

L'éclectisme,  qui  nous  fait  saluer  avec  le  même  respect  la  vertu 
de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps,  est  un  sentiment  inconnu 
à  saint  Ambroise.  Il  serait,  ce  que  nous  comprenons  mal, 
plutôt  équitable  pour  les  théories  que  pour  les  gens.  Ce  Romain 
affecte  d'ignorer  l'histoire  de  sa  patrie.  11  cherche  ailleurs  des 
ancêtres,  des  souvenirs,  des  gloires,  tout  ce  qui  constitue  une 
patrie  morale.  Il  cite  toutefois,  comme  un  trait  de  mœurs  qu'il 
approuve,  la  défense  faite  aux  pères  de  famille  de  se  baigner 
avec  leurs  fils  ou  avec  leurs  gendres,  de  peur  qu'il  n'en  résulte 
une  trop  grande  familiarité  (5).  Fabricius  aussi  trouve  grâce 
devant  lui  (6).  Mais  c'est  tout  ce  qui  reste  de  l'histoire  romaine 
dans  ce  traité  Des  Devoirs  qui,  chez  Cicéron,  en  était  si  plein.  Les 
exemples  cités  par  Cicéron  et  qui  faisaient  de  son  livre  le  livre 
d'or  de  la  vertu  païenne  sont  remplacés,  ou  bien  sont  rapprochés 
d'exemples  hébreux  et  rabaissés  à  leur  profil. 


(1)  Saint  Ambroisk,  De  off.,l,  1913. 

(2)  Id.,l\,  114. 

(3)  Id.,  H,  131. 

(4)  Id.,  11,93. 

(5)  Id.,  I,  79. 

(6)  Id.,  m,  91. 


246  LES  DEUX  TRAITES   «  DES  DEVOIRS   ». 

Il  faudrait  trop  de  bonne  volonté  pour  être  toujours  dans  ces 
comparaisons   de   l'avis  de   saint   Ambroise.   Un   philosophe, 
Architas,  avait  dit  à  un  de  ses  domestiques  qui  avait  commis 
quelque  faute  :  «  Comme  je  te  punirais,  si  je  n'étais  en  colère  !  » 
Ambroise  trouve  David  très  supérieur  qui,  étant  armé,  se  retint 
de  frapper  (1).  Saint  Laurent  se  désolant  parce  que  son  évêque, 
Xyste,  subit  sans  lui  le  martyre^  et  cet  évêque  qui  va  mourir  con- 
solant son  disciple  qui  survit,  voilà  un  spectacle  plus  édifiant  que 
celui  que  donnèrentOreste  etPylade  s'offrantl'unpour  l'autre  au 
supplice  (2).  —  Les  admirateurs  d'Oreste  et  de  Pylade  pourraient 
répondre  que  les  deux  exemples  n'ont  pas  la  même  signification, 
et  que  les  martyrs  de  l'amitié  sont  d'une  espèce  plus  rare,  sinon 
plus  élevée,  que  les  autres  martyrs.  Ce  n'est  pas  à  Scipion que  nous 
devons  l'art  de  n'être  point  seuls  dans  la  solitude,  etde  n'être  jamais 
moins  oisifs  que  quand  nous  n'avons  rien  à  faire.  Le  prophète 
David  nous  avait  enseigné  à  nous  promener  de  long  en  large  dans 
notre  âme,  comme  dans  une  vaste  demeure,  et  Moïse  trouva  si  bien 
le  moyen  d'agir  sans  rien  faire  qu'il  triompha  de  ses  ennemis  en 
restant  immobile,  et  alors  qu'on  lui  soutenait  les  bras  levés  versle 
ciel  (3).  —  Si  l'exemple  de  David  ne  précédait  celui  de  Moïse, 
on  croirait  que  saint  Ambroise  n'a  pas  compris  la  pensée  de 
Scipion  dont  il  les  rapproche.  —  Les  philosophes  vantent  deux 
pythagoriciens,  Damon  et  Pythias,  dont  voici  l'histoire.  L'un 
d'eux  avait  été  condamné  à  mort  par  Denys  le  Tyran.  Il  pria 
qu'on  le  laissât  aller  chez  lui  mettre  en  ordre  quelques  affaires. 
Son  ami  s'offrit  à  lui  servir  de  caution,  et  à  mourir  à  sa  place, 
s'il  ne  revenait  au  jour  dit.  Mais  il  revint,  et  Denys,  non  content 
de  faire  grâce  à  celui  qu'il  avait  condamné,  demanda  à  entrer 
entiers  dans  une  si  belle  amitié  (4).  Mais  bien  plus  touchante 

(1)  Saint  Ambroise,  Deoff.,  I,  94. 

(2)  /'/.,  I,  204. 

(3)  W.,III,  1. 

(4)  J(^.,  111,  80. 


DIFFÉRENCES  EXTÉRIEURES  DES  DEUX  LIVRES.  247 

pour  saint  Ambroise  est  la  fille  de  Jephté,  acceptant  avec  rési- 
gnation la  mort  à  laquelle  un  vœu  imprudent  de  son  père  l'a 
exposée.  (On  se  fût  attendu  à  lavoir  plutôt  comparer  à  Iphigénie.) 
—  Il  y  a  de  même  plus  juste  qu'Aristide  (1).  Nous  avons  déjà 
dit  enfin  quelle  leçon  l'aveu  loyal  de  Raguel  à  Tobie  donnait  à 
tous  les  casuistes  stoïciens. 

Il  esta  remarquer  que.  sauf  un,  ces  exemples,  comme  la  plupart 
de  ceux  qui  sont  invoqués  par  saint  Ambroise,  sont  tirés  de  l'An- 
cien Testament.  Non  que  le  Nouveau  Testament  et  l'histoire  des 
premiers  siècles  de  l'Eglise  soient  délibérément  laissés  de  côté  : 
mais  on  pourrait  presque  compter  les  emprunts  qui  leur  sont  faits. 
Sans  doute  la  vie  du  Christ  est  l'exemple  par  excellence  d'un  don 
absolu  de  soi-même  (2).  Saint  Ambroise  ne  peut  davantage  parler 
de  la  chasteté  sans  nommer  Marie,  Marie  que  troubla  même  la  vue 
de  l'ange  qui  vint  lui  annoncer  sa  glorieuse  maternité  (3).  Judas, 
au  contraire,  nous  montre  l'avarice  menant  à  la  trahison  (4).  Saint 
Paul,  dont  les  épîtres  sont  d'ailleurs  plus  d'une  fois  citées,  est  la 
personnification  des  vertus  que  doit  pratiquer  celui  qui  veut 
enseigner  la  vertu  (5).  Saint  Ambroise  raconte  enfin  que  saint 
Laurent,  à  qui  on  avait  demandé  les  trésors  de  son  Eglise,  montra 
ses  pauvres  (6)  ;  et  lui-même  dans  l'affaire  des  vases  sacrés  tira 
de  cette  image  le  parti  que  l'on  sait.  —  Mais  pour  l'ordinaire 
nous  sommes  reportés  bien  des  siècles  en  arrière.  Il  est  évident 
que  saint  Ambroise  a  la  superstition  do  l'antiquité  et  cherche 
à  la  morale  chrétienne  des  titres  lointains.  Il  n'est  pas  impos- 
sible aussi  que  certain  modèle  ait  pesé  sur  lui,  venant  jusque 
dans  cette  œuvre  mêler  son  influence  à  celle  de  Cicéron.  Nous 
verrons  bientôt  qu'il  a  écrit  sur  Abraham,  sur  Jacob,  sur  Tobie, 

(i)  Saint  Ambroisk,  De  off.,  III,  87. 

(2)  M.,  III,  i:;,  49. 

(3)  Id.,  I,  69. 

(4)  M.,  II,  24. 

(b)W.,  II,  87;  Cf.  III,  15. 
(6)  Id.,  Il,  140. 


248  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

des  pages  toutes  pleines  de  Philon.  C'est  Philonqui  a  fixé  dans 
sa  pensée  les  traits  épiques  de  ces  grandes  figures.  Lorsqu'elles 
apparaissent  dans  le  traité  Des  Devoirs,  s'il  n'imite  Philon,  saint 
Ambroise  du  moins  se  souvient  de  l'imitation  qu'ailleurs  il  en 
a  faite.  El  voilà  comment,  dans  ce  livre  de  morale  chrétienne, 
le  Christ  et  l'Evangile  ont  relativement  peu  de  place.  Leur  esprit 
a  tout  pénétré,  tout  renouvelé,  nous  allons  nous  efforcer  de  le 
démontrer.  Mais  la  matière  du  livre,  quand  elle  n'est  pas  fournie 
par  Cicéron,  l'est  par  cet  autre  maître  de  saint  Ambroise  que 
nous  venons  dénommer,  Philon. 

Quels  sont  avec  ceux  que  nous  avons  cités  les  personnages  de 
l'Ecriture  cliers  à  saint  Ambroise?  C'est  Elisée  qui  triompha  de 
ses  ennemis,  sans  combattre,  par  la  toute-puissance  de  sa  double 
vue  et  par  ses  prières,  c'est-à-dire  en  définitive  par  le  secours 
de  Dieu  (i).  C'est  David,  qui  sut  être  humble  et  doux  (2),  qui 
respecta  le  sommeil  de  celui  qui  le  haïssait  (3),  qui  ne  fit  la 
guerre  que  quand  il  y  fut  contraint  (4),  qui  aimait  la  vertu 
même  chez  ses  ennemis  (5),  David,  un  roi  qui  avouait  ses  fau- 
tes (6),  et  dont  le  gouvernement  était  fondé  sur  la  bonté  (7), 
avec  cela  un  maître  de  la  vie  intérieure  (8),  David  enfin  dont 
le  Seigneur  a  dit  :  «  J'ai  trouvé  David  selon  mon  cœur  (9)».  C'est 
Salomon,  son  fils,  qui  hérita  de  ses  vertus,  Salomon  suivant 
lequel  il  est  plus  méritoire  de  vaincre  sa  colère  que  de  prendre 
une  ville  (10),  Salomon  dont  la  justice  ingénieuse  répandit  au 


(1)  Sai.nt  Ambroise,  De  o//.,  111,  o  ;  Cf.  8G. 

(2)  /d.,I,  9,  21;  Cl".  111,  33. 

(3)  IL,  1,94. 

(4)  Id.,  l,  177. 

(5)  M.,  II,  33. 

(6)  Id.,  II,  34. 

(7)  M.,  II,  32-38. 

(8)  Id.,  III,  1. 
(9)Jd.,II,  35. 

(10)  Id.,  I,  96. 


DIFFÉRENCES  EXTÉRIEURES   DES   DEUX   LIVRES.  249 

loin  la  renommée  et  fit  venir  jusqu'à  lui  une  reine  en  pèlerinage. 
—  Mais  c'est  surtout  Job.  Job  est  le  héros  du  traité  Des;  Devoirs 
de  saint  Ambroise.  ■Son  content  de  le  citer  souvent,  saint 
Ambroise  raconte  à  sa  façon  son  histoire,  c'est-à-dire  la  sim- 
plifie. 11  ne  partage  pas  l'angoisse  des  personnages  de  la  Bible 
en  face  de  malheurs  dont  le  sens  leur  échappe.  Et  même  les 
blasphèmes  qui  échappent  à  Job  ne  sont  pour  lui  qu'une  feinte 
et  comme  un  artifice  de  rhétorique.  Ainsi  Platon,  se  mettant  à 
la  place  de  ses  adversaires,  exprime  lui-même  pour  un  instant  les 
opinions  qu'il  va  bientôt  réfuter.  Le  drame  biblique  est  par  là 
réduit  à  un  seul  acte.  C'est  un  Job  revu  et  corrigé  par  un  évêque 
chrétien,  exemple  d'une  résignation  dont  l'acharnement  du 
malheur  ne  parvient  pas  à  triompher  (1).  Il  dit,  comme  dirait 
Epictète  :  «  Je  suis  né  nu.  je  m'en  irai  nu.  Ce  que  le  Seigneur  m'a 
donné,  le  Seigneur  me  l'a  ôté.  »  Mais  il  ajouter  ".Qu'il  soitfait'selon 
la  volonté  du  Seigneur  et  que  son  saint  nom  soit  béni  (2)  !  »  Et 
il  sert  par  surcroît  à  démontrer'  cette  thèse  stoïcienne  que  les 
pires  malheurs  ne  nuisent  pas  au  bonheur  du  sage  (3).  Bien 
mieux,  sans  eux  il  n'eiit  pas  fait  ses  preuves.  Ils  font  donc 
partie  de  sa  vertu  et  de  sa  gloire. 

Mais  si  bon  stoïcien  que  Job  paraisse,  il  ne  l'est  que  par  acci- 
dent. Ses  façons  d'être  et  de  parler  procèdent  d'une  conception 
de  la  vie  qui  n'est  pas  la  conception  stoïcienne.  Comme  les 
autres  exemples  donnés  par  saint  Ambroise,  cet  exemple  ex- 
prime des  vertus  vraiment  nouvelles  :  confiance  en  Dieu,  humi- 
lité, résignation,  sur  lesquelles  il  nous  faut  maintenant  nous 
arrêter.  Mais  réussirons-nous  jamais  à  faire  mieux  comprendre 
la  différence  des  deux  morales  que  nous  étudions  que  par  cette 
antithèse  des  deux  noms  les  plus  chers,  l'un  à  saint  Ambroise, 
l'autre  à  Cicéron,  Job  et  Régulus? 

(1)  Saint  Ambroise,  Dcoff.,  I,  41-42. 

(2)  Id.,  I,  191. 

(3)  ll.,U,  19. 


250  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 


Il 


Vertus  nouvelles. 

Commençons  par  dire  que  ce  n'est  pas  toute  la  morale  chré- 
tienne dont  nous  allons  faire  ressortir  la  nouveauté,  ni  même 
toute  la  morale  desaintAmbroise,  mais  seulement  la  morale  du 
De  Officiis^  ce  qui  n'est  pas  la  même  chose.  Par  exemple  dans 
ce  livre  de  l'un  des  apôtres  de  la  virginité  chrétienne  les  fem- 
mes n'ont  pour  ainsi  dire  point  de  place.  Mais  si  borné  qu'il  ait 
été  par  le  cadre  même  de  son  modèle,  si  plein  qu'il  soit  aussi, 
et  malgré  lui,  d'idées  cicéronienries,  le  traité  Des  Devoirs  de 
saint  Ambroise  est  un  livre  chrétien.  Il  nous  reste  à  montrer 
en  quoi. 

Il  est  chrétien  par  ce  qu'il  omet  comme  par  ce  qu'il  ajoute,  et 
il  faut  signaler  d'abord  ce  qui  étant  chez  Cicéron  n'est  pas  chez 
saint  Ambroise.  Une  notion  essentielle  au  stoïcisme  est  absente 
en  effet  de  la  pensée  de  notre  évêque.  Non  qu'il  la  nie  expressé- 
ment, mais  elle  est  comme  rendue  vaine  par  le  rêve  chrétien 
d'une  société  fondée  sur  l'amour  mutuel  de  ses  membres. 
Cicéron  est  préoccupé  de  ce  qui  est  dû  à  chacun.  Même  sa 
charité,  on  le  sait,  tient  des  comptes;  elle  est  faite  d'échanges, 
il  rend  plutôt  qu'il  ne  donne  ou  ne  donne  qu'à  qui  rendra.  De 
tous  les  devoirs  de  famille,  les  plus  sacrés,  dit-il,  sont  les 
devoirs  envers  nos  parents,  parce  que  c'est  à  eux  que  nous 
devons  le  plus  (1).  Comme  nous  pensons  autrement  et  comme 
nos  devoirs  envers  nos  enfants  nous  semblent  plus  impérieux 
encore,  justement  parce  que  nous  n'avons  jamais  rien  reçu 
d'eux  et  n'en  attendons  rien  !  Ils  sont  l'exemple  le  plus  parfait 

(1)  Cicéron,  Bc  off.,  L,  17. 


\ 


VERTUS  NOUVELLES.  2bl 

d'un  don  gratuit  de  soi-même  ;  ou,  si  Ton  veut  y  voir  une  resti- 
tution, nous  rendons  à  une  génération  ce  que  nous  avons  reçu 
d'une  autre,  ce  qui  est  d'une  solidarité  plus  large.  Dans  la 
justice  commutative  il  y  a  à  la  fois  plus  d'dtroitesse  et  plus  de 
rigueur.  Or  Cicéron  a  l'âme  juridique  comme  tout  Romain. 
C'est  en  outre  un  professionnel,  un  avocat.  Le  stoïcisme  a 
élabore  chez  lui  cette  notion  de  droit  et  l'a  dégagée  des  forma- 
lités qui  l'obscurcissaient  (1).  Mais  elle  n'en  ressort  que  plus 
nettement  dans  sa  hautaine  sécheresse,  et  c'est  sur  elle  que 
Cicéron  fonde  les  sociétés  humaines.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de 
dire  que,  bonne  pour  assurer  la  police  et  comme  l'ordre  maté- 
riel des  Etats,  elle  met  entre  les  gens  des  barrières  mais  non 
des  liens.  Elle  ressemble  à  un  contrat  passé  entre  nos  différents 
égoïsmes.  Elle  n'en  est  pas  moins  une  utile  protection  non 
seulement  contre  ceux  qui  nous  veulent  du  mal,  mais  contre 
ceux  qui  nous  veulent  un  bien  que  nous  ne  voulons  pas.  Et  il 
faudra  que  les  temps  modernes  retrouvent  cette  notion  effacée. 
et  en  fassent  pour  l'individu  un  abri  contre  les  intempérances 
de  la  charité. 

La  notion  d'Etat  laïque  est  également  une  de  ces  notions  que 
nous  devons  à  Rome,  à  qui  nous  devons  tant.  Nous  avons  vu 
quelle  place  elle  tenait  dans  la  morale  stoïcienne,  mais  l'Eglise 
a,  chez  saint  Ambroise,  fait  tort  à  l'Etat.  C'est  l'intérêt  de 
l'Eglise,  ce  n'est  plus  l'intérêt  de  l'État  qui  s'oppose  aux  intérêts 
particuliers,  L'Etat  lui-même  est  dans  l'Eglise  comme  l'empe- 
reur (2).  Saint  Ambroise  a  un  patriotisme  ardent,  mais  l'idée 
de  patrie  n'est  pas  celle  d'État.  Il  y  a  là  encore  une  notion  qui 
ne  reparaîtra  que  dans  les  temps  modernes,  après  une  longue 
éclipse.  —  L'affaiblissement  de  ces  deux  idées  était  la  rançon 
pi-esque  obligée  des  acquisitions  nouvelles  ;  et  c'est  un  problème 
encore  non  résolu  que  celui  qui  consiste  à  faire  coexister  ces 

(1)  Cicéron,  De  off.,  I,  10. 

(2)  Voir  chapitre  premier. 


252  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

deux  associations,  l'Etat  et  l'Église,  sans  subordonner  l'une  à 
Tautre  ;  c'en  est  un  autre  de  n'imposer  silence  ni  au  droit  devant 
la  pilie,  ni  à  la  pitié  devant  lo  droit. 

Avant  d'étudier  les  sentiments  absolument  nouveaux,  s'il  y 
en  a,  qui  ressortent  de  la  prédication  d'Ambroise,  il  nous  faut 
en  étudier  qui  ont  été  seulement  renouvelés  et  qui  ont  reçu, 
moyennant  Fintroduction  d'éléments  qui  les  rajeunissent  et 
les  transforment,  droit  de  cité  dans  la  morale  chrétienne.  — 
Gomme  un  stoïcien,  saint  Ambroise  loue  le  charme  austère  de 
la  solitude  et  d'abord  presque  dans  les  mômes  termes,  mais  à 
l'isolement  hautain  et  au  contentement  égoïste  du  stoïcien  con- 
versant avec  lui-même  se  substitue  peu  à  peu,  dans  sa  pensée, 
un  doux  commerce  avec  Dieu,  compagnon  fidèle  des  âmes  (1). 
—  De  même  pour  l'amitié,  saint  Ambroise  en  parle  d'abord 
comme  Cicéron  lui-même  en  avait  parlé.  Quelques  traits  seule- 
ment révèlent  une  pensée  chrétienne.  La  mutuelle  fidélité  de 
l'amitié  trouve  une  garantie  dans  une  commune  piété  (2).  La 
charité  supprime  entre  les  amis  de  rang  inégal  une  hiérarchie 
incompatible  avec  l'amitié.  Encore  la  nuance  est-elle  à  peine 
saisissable  entre  ces  idées  et  d'autres  qui  faisaient  comme 
partie  de  la  théorie  classique  de  l'amitié.  Elle  n'est  que  dans 
les  mots  de  piété  et  de  charité.  Mais  voici  que  Dieu  se  fait 
l'ami  de  l'homme,  et  cette  amitié  d'unnouveaugenredevient  pour 
les  amitiés  humaines  un  modèle  ou  plutôt  une  rivale.  Aimer  et  se 
sentir  aimé  avec  cette  plénitude  dont  l'idée  d'infini  peut  seule 
doter  nos  sentiments,  cela  fait  descendre  à  un  rang  inférieur 
dans  l'ordre  des  affections,  et  rend  superflues  pour  les  cœurs 
désormais  pourvus,  ces  intimités  entre  êtres  mortels  et  finis,  si 
chères  à  la  morale  antique.  Saint  Ambroise  toutefois  ne  sem- 
ble pas  prévoir  toutes  ces  conséquences.  Et  comme  il  lui  arrive 
souvent,  il  ajoute  le  sentiment  chrétien  au  sentiment  profane, 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  lit,  7. 
(2)/d.,  III,  132. 


VERTUS  NOUVELLES.  253 

et  pour  ainsi  dire  les  superpose,  sans  se  demander  s'ils  se  trou- 
vent bien  de  leur  mutuel  voisinage.  Et  c'est  grâce  à  cette  tran- 
quillité d'àmc  relativement  à  des  problèmes  qui  eussent  inquiété 
un  casuiste  plus  subtil,  que  deux  traditions  ont  pu  s'unir  dans 
un  enseignement  dont  l'autorité  était  destinée  à  faire  durer  ce 
compromis. 

Les  quatre  vertus  traditionnelles  n'ont  trouvé  place  dans  la 
morale  de  saint  Ambroise  qu'en  subissant  des  transformations 
du  même  genre.  Saint  Ambroise  loue  la  science  et  la  raison  qui 
en  est  l'instrument.  «  Il  n'y  a  rien  qui  marque  mieux  que  la 
raison  la  supériorité  de  Tliomme  sur  les  animaux.  Seul  l'homme 
recherche  les  causes  des  choses  et  élève  sa  pensée  jusqu'à 
l'auteur  de  son  être,  l'auteur  de  sa  vie  et  de  sa  mort,  qui  tient 
dans  sa  main  le  gouvernement  de  toutes  choses  et  à  qui  nous 
devons  rendre  compte  de  nos  actes  (1).  y>  Cette  phrase  est  carac- 
téristique :  le  commencement  en  est  d'un  stoïcien,  et  la  fm 
d'un  chrétien.  Tout  ce  que  saint  Ambroise  a  écrit  sur  la  science 
est  dans  le  même  esprit.  En  définitive,  il  a  pour  la  recherche 
désintéressée  une  indifférence  toute  romaine.  Le  christianisme 
gardera  longtemps  quelque  chose  de  ce  sentiment.  Grégoire  de 
Naziance  disait  que  les  sciences  sont  entrées  dans  l'Eglise 
comme  les  mouches  dans  l'Egypte  pour  y  faire  une  plaie.  Au 
xvu*  siècle  encore,  Nicole,  parlant  de  mathématiciens  qui  croient 
que  «  c'est  la  plus  belle  chose  du  monde  que  de  savoir  s'il  y  a 
un  pont  et  une  voûte  suspendus  à  l'entour  de  la  planète  de 
Neptune  »,  finira  par  dire  qu'il  vaudrait  mieux  ignorer  ces 
choses  que  d'ignorer  qu'elles  sont  vaines.  Les  vérités  qui 
importent  à  la  conduite  intéressent  seules  saint  Ambroise.  Il 
renchérit  ici  sur  l'utilitarisme  de  Cicéron;  et  ce  qui  est  moins 
romain,  c'est  que  ces  vérités  se  résument  en  une  seule  :  l'exis- 
tence de  Dieu.  A  la  science  se  substitue  la  foi.  Et  voilà  comment 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  124. 


-254  LES  DEUX  TRAITÉS  «    DES   DEVOIRS   ». 

Abraham  (1)  et  Moïse  (2)  sont  donnés  pour  les  plus  savants  des 
hommes.  Si  nous  lisons  ensuite  que  la  science  est  le  principe 
de  tous  nos  devoirs,  il  faut  entendre  par  là  que  sans  foi  et 
sans  piété  il  n'y  a  pas  d'honnôte  homme.  Voilà  qui  est  nouveau. 
La  philosophie  antique  faisait  de  la  science  un  moyen  de  déli- 
vrance pour  rhomme.  Les  chrétiens  d'Alexandrie  avaient  mis 
dans  la  spéculation  toutes  leurs  espérances.  Dans  saint  Ambroise 
au  contraire  nous  trouvons,  en  même  temps  qu'une  défiance 
toute  judaïque  à  l'égard  de  cette  science  du  bien  et  du  mal  dont 
la  poursuite  a  perdu  l'humanité,  im  culte  exclusif  pour  une  vertu 
inconnue  de  l'antiquité  classique,  la  foi.  Ajoutez  que,  tandis  que 
de  nos  jours  on  distingue  la  croyance  delà  science  et  qu'on  les 
oppose,  cette  foi  docile  est  pour  saint  Ambroise  l'équivalent  de 
la  science,  ou  plutôt  la  meilleure  des  sciences. 

La  vertu  chrétienne  appelée  justice  diffère  à  son  tour, 
quoique  moins  radicalement,  de  la  vertu  païenne  du  même 
nom  (3).  La  justice,  dans  le  livre  de  saint  Ambroise  comme  dans 
celui' de  Cicéron,  comprend  la  charité,  et  la  charité  est  la  vertu 
propre  du  christianisme.  Mais  ce  n'est  pas  cela  que  nous  vou- 
lons dire  pour  l'instant.  La  justice  elle-même,  la  justice  propre- 
ment dite  devient,  dans  le  voisinage  et  comme  dans  le  rayon- 
nement de  cette  charité,  quelque  chose  de  différent  de  la  justice. 
Elle  consiste  à  penser  aux  autres  plus  qu'à  soi  (4),  bien  loin 
de  se  borner  à  fixer  les  limites  des  propriétés  et  des  droits.  La 
nature  et  Dieu  veulent  que  nous  nous  prêtions  un  mutuel  appui 
et  qu'il  s'établisse  entre  nous  une  rivalité  de  bons  offices  (5). 
Ce  n'est  pas  pour  une  autre  raison  que  nous  sommes  plus  d'un 
sur  cette  terre.    Dieu    n'a  donné  une   compagne    au   premier 

(1)  Saim  Ambroise,  De  0^.,  I,  117. 

(2)  Id.,  I,  123. 

(3)  Id.,  l,  126. 

(4)  Id.,l,  136. 

(5)  Id.,  I,  133. 


VERTUS  NOUVELLES.  255 

homme  que  pour  que  leur  union  fût  à  la  fois  l'origine  et  le 
type  des  sociétés  humaines...  «  Il  n'est  pas  bon,  s'était-il  dit, 
que  l'homme  soit  seul  (1).  »  Cela  étant,  on  comprend  qu'entre 
ces  êtres  se  complétant  et  s'aimant  tout  soit  commun.  Une 
propriété  individuelle  est  un  démenti  à  la  confiance  et  à 
l'amour  (2).  Nous  tirerons  ailleurs  de  ce  principe  tout  ce  qu'il 
contient.  Disons  pour  le  moment  qu'il  aboutit  à  faire  de 
l'Église  la  société  idéale.  «  L'Eglise  est  un  mode  de  la  justice  (3).  » 
Dans  l'Eglise,  tout  est  mis  en  commun,  la  prière,  le  travail, 
les  souffrances.  Il  ne  peut  davantage  être  question  dans  une 
telle  société  de  légitime  défense  et  de  représailles  (4).  La  justice 
chrétienne  ne  comprend  donc  que  des  devoirs  et  point  de 
droits.  Mais,  ce  qui  achève  d'en  marquer  le  caractère,  elle  com- 
prend jusqu'à  nos  devoirs  envers  Dieu  pour  lesquels  il  n'est 
point  de  réciprocité  (o).  Ou  elle  n'est  pas  une  vertu,  ou  elle  est 
déjà  amour  et  piété,  charité  en  un  mot.  Elle  n'a  pourla  distin- 
guer que  la  plus  grande  précision  des  obligations  qu'elle  com- 
porte. 

Si  de  la  justice  nous  passons  au  courage,  nous  allons  voir 
encore  ce  que  des  circonstances  particulières,  ce  qu'un  esprit 
nouveau  font  de  l'une  des  plus  vieilles  parmi  les  vertus  hu- 
maines. Sans  doute  nous  sommes  déjà  loin  avec  les  stoïciens  du 
culte  des  sauvages  pour  la  force  physique,  et  saint  Ambroise 
n'aura  d'abord  qu'à  reprendre  et  à  développer  leur  conception 
d'une  forme  éminente  du  courage,  le  courage  contre  soi-même. 
Aux  biens  comme  aux  maux  ils  opposaient  une  égalité  d'âme 
faite  d'orgueil  et  d'effort.  H  y  a  d'autres  éléments  dans  le  cou- 
rage du  chrétien.  Il  souffre  pour  le   Christ  et  non    sans  espé- 

(1)  Saint  Ambroise,  Deofl".,  I,  134. 

(2)  Id.,  I,  132. 

(3)  Id.,l,  142. 

(4)  Voir  plus  loin. 

^5)  Saint  Ambroise,  De  off.,  1,  127. 


256  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

rance  (1),  il  se  mortifie  (2),  il  se  résigne  (3).  Sans  épuiser  ici 
tout  ce  que  nous  aurons  à  dire  de  la  résignation,  nous  devons 
remarquer  cette  forme  propre  donnée  au  courage,  qui  devient 
surtout  Tart  de  supporter,  la  patience,  vertu  déjà  louée  par 
TertuUien  qui  ne  la  pratiquait  guère  (4).  C'est  ainsi  que  Job 
est  cité  par  saint  Ambroise  comme  le  plus  courageux  des 
hommes  (o).  Un  tel  courage  n'a  pas,  pour  le  soutenir,  l'exalta- 
tion du  combat  et  de  l'action,  et  il  tire  davantage  sa  force  de 
lui-môme.  Ajoutons  que  les  chrétiens  dans  la  souffrance 
cherchent  à  s'aguerrir.  La  pensée  du  martyre  les  hante  encore. 
Leur  vie  est  non  seulement  la  méditation  de  la  mort,  mais  de 
la  mort  acceptée  et  vaillamment  subie.  Et  nous  avons  dit 
ailleurs  que  cela  ne  fut  pas  sans  influence  sur  le  caractère 
ascétique  de  la  morale  chrétienne.  Si  le  courage  est  dans  la 
préparation  au  martyre,  à  plus  forte  raison  est-il  dans  le  mar- 
tyre lui-même,  et  saint  Ambroise  cite  quelque  suns  de  ces  héros 
chrétiens  que  la  forme  particulière  de  leur  héroïsme  a  faits 
plus  chrétiens  encore  (6).  Car  si  d'autres  religions  et  si  la  libre 
pensée  elle-même  ont  eu  des  martyrs,  le  martyre  a  été  dans  le 
christianisme,  ce  qu'il  n'a  été  nulle  part  ailleurs,  une  institution. 
Il  faisait  partie  des  prévisions  de  tout  chrétien  qui  savait  dans 
quel  cas  il  devenait  pour  lui  un  devoir,  et  s'apprêtait  de  loin  à 
ne  pas  faiblir.  Le  christianisme  d'alors,  bien  loin  d'amollir  les 
courages,  les  entretenait  par  cette  vision  du  martyre  que  les 
événements  se  chargeaient  de  rendre  toujours  présente.  Ce 
n'est  que  plus  tard  qu'il  semblera  donner  le  pas  aux  vertus 
féminines.  Mais  les  premiers  chrétiens  ont  su  concilier  la  force 


(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  l,  182. 

(2)  W.,  I,  183. 
(3)7(Z.,  I,  191. 

(4)  Tertullikn,  De  paticntia. 

(o)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  194. 

(6)  Id.,l,  199  et  49. 


VERTUS  NOUVELLES.  257 

el  la  douceur,  et  c'est  nirme  là  un  des  traits  de  leur  vertu  et 
comme  la  délinition  de  leur  courage. 

La  quatrième  vertu,  la  tempérance,  est  la  vertu  propre  de 
l'antiquité.  C'est  une  vertu  faite  d'art  et  de  mesure.  Elle  ne 
nous  arrache  pas  à  nous-mêmes,  mais  au  contraire  fait  de  sa 
propre  personne  pour  chacun  l'objet  d'une  sorte  de  culte.  Et 
nous  avons  dit  ce  que  le  christianisme,  en  faisant  sienne  cette 
vertu,  acceptait  de  l'héritage  moral  d'Aristote  et  des  stoïciens. 
Saint  Ambroise,  tout  en  reproduisant  à  propos  d'elle  quelques 
ims  des  développements  de  Gicéron,  et  des  plus  païens,  lui 
donne  par  quelques  touches  un  aspect  nouveau.  Elle  devient 
réserve  et  mansuétude  {{).-  Au  lieu  d'exalter  le  moi,  elle 
l'abaisse  (2).  Un  peu  plus  loin,  elle  se  transforme  en  pudeur  (3), 
sorte  de  dignité  encore,  mais  combien  plus  délicate  et  plus 
discrète.  La  ditférence  de  sens  du  mot  latin  modestia  et  du 
mot  français  modestie  suffit  d'ailleurs  à  exprimer  ce  qu'il  y  a  de 
changé  dans  la  vertu  qu'ils  désignent. 

La  foi  substituée  à  la  science,  la  justice  ramenée  à  la  soli- 
darité, le  courage  prenant  la  forme  de  la  patience,  la  tempé- 
rance devenant  douceur  et  pureté,  tout  cela  fait  une  morale 
nouvelle  dans  des  cadres  anciens  et  avec  une  terminologie  qui 
dissimule  la  profondeur  de  la  révolution  accomplie.  Nous 
allons  maintenant  étudier  des  sentiments  plus  pleinement  nou- 
veaux ou,  si  l'on  veut,  des  nuances  plus  nettement  accusées  de 
quelques-uns  des  sentiments  déjà  entrevus.  Car  toutes  ces 
innovations  morales  tiennent  de  près  les  unes  aux  autres. 
Quand  l'une  est  posée,  les  autres  s'ensuivent.  Ce  sont 
comme  les  aspects  d'une  même  vertu,  de  deux  tout  au  plus. 
Nous  appellerons  charité  la  seconde  de  ces  vertus  généra- 
trices.  Pour  la  première  nous  ne  trouvons  pas  de  nom   (jai 

(1)  Saint  Ambroise,  De  o/f.,  I,  209,  218. 

(2)  M.,  I,  210. 
(:j)  [d.,  !,  220. 

U.MVERSITÉ   DE   LyoN.   —  VIII.   A.  17 


258  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   ». 

convienne,  (jui  exprime  d'une  laçon  assez  synthétique  ce  que 
nous  voudrions  lui  faire  dire.  Nous  ne  doutons  point  cepen- 
dant qu'il  n'y  ait  une  parenté,  une  réelle  communauté  de 
principe  entre  toutes  les  attitudes  de  Fàme  que  nous  allons 
décrire. 

Le  christianisme  a  perfectionné  la  vie  intérieure,  s'il  ne  l'a  pas 
créée.  Il  a  mis  la  vertu  en  dedans.  En  ce  sens  il  est  plus  exclusi- 
vement moral  qu'aucune  autre  doctrine  morale  et  en  particulier 
que  ces  doctrines  antiques  qui  n'ont  jamais  pris  leur  parti  de 
sacrifier  l'apparence  et  la  beauté.  On  a  pu  lui  reprocher  l'étroi- 
tesse  de  son  point  de  vue  (1).  Elle  est  donc  bien  un  élément  de 
son  originalité,  et  elle  va  l'amener ii  prendre  sur  certains  points 
le  contre-pied  de  la  morale  païenne.  La  yie  cachée  est  pour 
Cicéron  une  vie  inférieure  (2),  bonne  pour  les  faibles  d'esprit 
et  de  corps.  Et  nous  avons  déjà  dessiné  d'après  lui  cet  idéal  de 
la  vie  complète  que  seul  l'homme  d'Etat  réalise.  Ne  va-t-il  pas 
jusqu'à  accepter  qu'un  homme  se  mette  pai'  les  services  rendus 
au-dessus,  c'est-à-dire  en  dehors  des  règles  de  l'honnêteté 
vulgaire  (3)  ?  Pour  le  chrétien  ces  compensations  ne  peuvent 
exister  entre  choses  qui  ne  sont  pas  de  même  ordre.  La  vertu  est 
à  part,  et  seule  elle  a  du  prix.  Bien  loin  que  tout  ce  qui  s'ajoute 
à  elle  de  dons  naturels  et  de  gloire  en  rehausse  l'éclat,  elle 
redoute  comme  un  danger  ces  voisinages.  Elle  se  défie  de  tout 
ce  que  le  monde  encense  ou  simplement  approuve.  Ce  que  nous 
appelons  les  convenances,  ce  sont  souvent  nos  convenances  ; 
et  le  chrétien  redoute  le  pharisaïsme  jusqu'à  se  complaire 
dans  l'abaissement  ou  tout  au  moins  dans  l'oubli.  Il  a  peur  de 
s'entendre  dire  :  «  Yous  avez  déjà  eu  votre  récompense»,  et 
ne  veut  recevoir  la  sienne  que  de  Dieu.  Il  n'annoncera  donc 
point  à  son  de  trompe  ses  libéralités,  mais  fera  le  secret  autour 

(1)  Renan,  Marc-Aurèle,  p.  554. 

(2)  Cicéron,  I,  Deoff'.,2l. 

(3)  W.,  1,41. 


VERTUS  NOUVELLES.  239 

de  ses  abstinences  (1).  Il  préférera  à  toutes  les  autres  les  vertus 
privées  et  y  verra  même  la  racine  et  la  condition  de  toute 
vertu  (2).  Ce  n'est  point  Topinion  du  monde  qu'il  veut  conqué- 
rir. Pour  un  païen  la  représentation  extérieure  de  la  vertu  était 
un  élément  de  cette  vertu.  Pour  un  chrétien  il  n'y  a  de  vertu 
vraie  que  dans  l'ombre,  et  protégée  par  une  sorte  de  pudeur. 
Celle  qui  s'étale  lui  est  suspecte.  Ce  sont  là  scrupules  récents, 
de  même  que  leur  contraire,  l'hypocrisie,  est,  en  un  certain  sens, 
un  vice  récent.  L'antiquité  n'a  point  eu  de  Tartufe,  parce  que 
n'ayant  point  connu  la  vie  intérieure  elle  n'en  a  pu  connaître  le 
mensonge.  Et  c'est  une  remarque  que  l'on  pourrait  faire  de 
plusieurs  des  inventions  morales  du  christianisme,  comme  de 
tout  progrès  de  la  conscience.  Elles  ont  eu  leur  contre-partie 
et  leur  envers,  tout  devoir  nouveau  étant  en  définitive  une 
occasion  nouvelle  de  faillir,  et  les  raffinements  dans  le  mal  sui- 
vant de  près  les  raffinements  dans  le  bien. 

C'est  de  l'humilité  que  nous  arrivons  ainsi  à  parler.  Pour 
mesurer  les  distances  d'idées  qui  ont  été  parcourues,  il  faut  se 
rappeler  ici  le  dédain  d'Aristote  pour  les  humbles  dont  il  juge 
les  âmes  servîtes  (3).  Cicéron  lui-même  avait  écrit  deux  livres 
sur  la  gloire  (4)  qu'il  aime  pour  elle-même  et  pour  le  bien  qu'elle 
permet  de  faire,  tellement  la  vie  publique  est  Tobjet  constant 
de  sa  pensée.  Voilà  deux  livres  que  saint  Ambroise,  les  eùt-il  con- 
nus, n'eut  jamais  eu  l'idée  d'imiter.  Les  morales  que  nous  com- 
parons sont  ici,  en  effet,  aux  antipodes  l'une  de  l'autre.  L'humilité 
devient  une  vertu,  un  art.  Scivit  humiliari,  dit  saint  Ambroise 
du  publicain  de  l'Evangile  (5),  car  l'humilité  ne  doit  pas  être 
lille  de  la  peur.  11  faut  s'humilier  à  propos,  avec  mesure  et  en 

(l)S.MNT-A>innoisK,  De  uff.,\\,  23. 

(2)  W.,  II,  17. 

(3)  Aristote,  Eth.  Nie,  IV,  II  ;  Cf.  Eiid.,  III,  3. 

(4)  CicKRoN,  De  oyf.,  II,  9. 

(5)  Saint  Ambroise,  II,  90. 


260  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

sachant  exactement  ce  que  l'on  vaut.  Remarquons  ces  termes 
en  passant.  Saint  Ambroise  est  tellement  imprégné  du  stoïcisme 
que  des  façons  de  parler  stoïciennes  réapparaissent  ainsi,  alors 
qu'elles  sont  le  moins  attendues.  Mais  ces  accidents  de  sa  pen- 
sée ne  doivent  pas  nous  en  masquer  le  fond.  Un  maître  de 
l'humilité^  selon  le  goût  de  saint  Ambroise,  ce  fut  Joseph,  ce 
fils  de  patriarches  qui  se  plia  à  la  condition  d'esclave  et  sut  se 
donner  les  vertus  de  la  servitude  (1).  Car  la  servitude  a  ses 
vertus.  Disons  plus,  elle  est  propice  à  la  vie  morale,  et  saint 
Ambroise  a  écrit  qu'elle  était  un  don  divin  (2).  C'est  pourquoi 
le  christianisme  prit  en  patience  l'esclavage  qu'il  jugeait  pour- 
tant une  violation  de  l'égalité  établie  par  Dieu.  Car,  en  un 
autre  sens,  il  sert  à  de  bienveillants  desseins.  Les  âmes  vraiment 
chrétiennes  y  trouvent  pour  s'épanouir  un  terrain  favorable  et 
comme  une  situation  privilégiée.  Contraire  au  droit,  il  est 
l'asile  de  certaines  vertus.  Or  les  protestations  du  droit  sont 
chose  purement  humaine  et  négligeable  au  prix  de  l'éternité 
et  de  ce  qui  mène  à  elle.  Le  christianisme  ne  supprima  donc 
point  l'esclavage,  mais  l'anoblit  en  faisant  des  vertus  qui  lui 
sont  propres  les  vertus  chrétiennes  par  excellence.  Or  c'est  là 
le  coup  le  plus  sensible  qu'il  porta  à  l'idéal  antique.  Sur  cer- 
tains points  la  Grèce  a  devancé  et  préparé  la  morale  chré- 
tienne. Sur  d'autres,  l'origine  de  nos  idées  est  douteuse  ou  double- 
Mais  la  Grèce,  bien  loin  d'honorer  ceux  qui  sont  ou  qui  se  font 
petits,  n'a  eu  que  du  mépris  pour  eux.  Il  y  a  là,  dans  nos  cons- 
ciences, quelque  chose  qui  ne  vient  pas  d'elle. 

C'est  lorsqu'un  ancien  exprime  un  sentiment  voisin  de 
l'humilité  que  l'on  peut  le  mieux  mesurer  à  quelle  distance  il 
reste  d'elle.  Il  arrive  à  Cicéron  de  faire  fi  de  la  gloire,  de  celle 
que  donne  l'opinion  des  hommes  (3).  Mais  c'est  qu'alors   il  se 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  off.,  II,  87. 

(2)  Saint  Ambroisk,  DeParwL,  XiV,  72. 
(3)CiCKR0N,  De  off.,  1,19. 


VERTUS   NOUVELLES.  261 

retranche  en  lui-môme  et  se  complaît  dans  Tapprobalion  isolée 
(juil  se  décerne.  Il  y  a  loin  de  cette  vertu  qui  se  guindé  aux 
pures  joies  de  la  conscience,  et  ce  mépris  de  la  gloire  vient  d'un 
raftinement  de  l'orgueil  plutôt  que  de  l'humilité.  —  Le  chrétien 
oiïre  son  humilité  à  son  Dieu.  11  n'organise  pas  sa  vie  avec 
l'indépendance  d'un  stoïcien.  11  l'accepte  toute  faite,  il  obéit, 
il  se  résigne.  Le  Seigneur  a  donné  cet  exemple.  Sa  vie  n'a  été 
qu'obéissance  (l).  jNous  devons  imiter  cette  attitude.  C'est 
dans  le  même  esprit  que  les  chrétiens  se  font  appeler  servi- 
teurs du  ('hrist  (2  !.  Il  y  a  toute  une  révolution  dans  ces  simples 
mots.  Aristote,  à  quinousdemandionsdéjàtout  alheurerexpres- 
sion  de  la  pure  pensée  des  Grecs,  repousse  toute  ingérence 
dautrui  dans  notre  conduite  et  préfère  trop  de  hauteur  à 
trop  de  condescendance  (3).  La  vertu  païenne,  Vx-j-ip-Ai'.x,  con- 
siste dans  la  maîtrise  de  soi  ;  la  vertu  chrétienne  dans  la  sou- 
mission. S'affranchir,  pour  elle,  c'est  s'afl'ranchir  de  soi-même. 
D'où  nous  conclurons  que  quelque  chose  de  chrétien  est 
resté  jusque  dans  cette  formule  moderne  :  un  serviteur  du 
devoir,  à  savoir  cette  idée  même  qu'il  y  a  de  la  noblesse  à 
obéir. 

C'est  un  sentiment  de  même  ordre  qui  attira  le  christianisme 
vers  l'enfant  et  les  vertus  de  l'enfant.  Ce  sentiment  se  fait  jour 
dans  saint  Ambroise  lorsqu'il  traite  de  la  colère.  àXous  savons 
déjà  qu'il  est  pour  elle  tout  indulgence  pourvu  qu'elle  ne  dure 
pas,  et  il  donne  alors  en  exemple  aux  hommes  ces  colères  d'en- 
fant si  vite  calmées,  colères  sans  rancune,  et  suivies  de  si  ten- 
dres réconciliations.  De  l'enfant  tout  est  innocent,  même  ses 
emportements.  Innocence  qu'il  faut  faire  renaître  en  nous,  et 
cette  parole  de  l'Evangile  revient  à  la  pensée  de  saint  Ambroise  : 
«  Si  vous  ne  devenez  semblables  à  ce  petit  enfant,  vous  n'entre- 

(1)  Saint  Ambroise,  De  fide,  V,  8. 

(2)  AojXoi  Xp'.jTOj.  El  sÉuK,  Hist.  eccL,  V,  1 . 

(3)  Aristote,  Eth.  iN'ic,  IV,  3. 


262  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

rez  })as  dans  le  royaume  des  cieux  (1).  »  Mais  il  eût  pu  citer 
aussi  bien  ce  doux  précepte  à  propos  de  Tobéissance  dont  nous 
venons  de  parler.  A  vrai  dire  il  résume  toute  une  morale  qui 
est  justement  celle  que  nous  exposons. 

Humble  devant  Dieu,  le  chrétien  est  humble  devant  les 
hommes.  Il  réprime  tout  mouvement  d'impatience,  il  retient  sa 
langue.  11  se  tait,  ou  attend  qu'on  l'interroge  (2).  Le  silence  est 
à  lui  seul  une  vertu.  Le  chrétien  abandonne  quelque  chose  de 
son  droit  plutôt  que  de  discuter  et  de  batailler.  Nous  verrons 
tout  ce  qu'il  y  a  de  bonté  dans  son  fait.  Mais  il  agit  aussi  par 
haine  du  bruit  et  par  amour  de  la  paix.  S'émouvoir  d'une 
injure,  c'est  la  mériter.  C'est  laisser  croire  du  moins  qu'elle  a 
porté  (3).  Le  juste  tire  sa  force  de  sa  douceur  même.  C'est  en 
cédant  qu'il  finit  par  vaincre  (4).  Ainsi  fit  Jacob  avec  son  frère 
sur  le  conseil  de  Rébecca.  Quand  il  le  vit  en  colère,  il  lui 
céda  la  place,  et  revint  quand  il  le  supposa  calmé.  Et  par  là  il 
mérita  les  grâces  du  Seigneur  (5).  Donc  cette  douceur  n'est 
pas  seulement  résignation.  Elle  est  tactique  et  souplesse.  Cela 
nous  la  gâte  un  peu,  et  nous  met  en  défiance  contre  ces 
humbles  qui  ne  sont  que  des  habiles.  Il  y  a  là  une  pente  fatale 
pour  certaines  vertus.  Désintéressées  dans  leur  principe,  elles 
se  trouvent  servir  à  merveille  même  nos  intérêts  d'ici-bas, 
d'où  il  peut  résulter,  pour  ceux  qui  les  pratiquent,  le  soupçon 
de  poursuivre  deux  fins  et  de  servir  deux  maîtres.  Mais  celui 
qui  s'est  fait  une  âme  d'enfant  ignore  ces  calculs. 

Nous  ne  disons  rien  d'une  vertu  qui  est  cependant  proche 
parente  de  celle  que  nous  venons  de  passer  en  revue,  parce  que, 
tout  indiquée  qu'elle  est  dans  le  traité  Des  Devoirs,  elle  aura 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  1,  93. 

(2)  M.,  I,  14. 
(3)./(i.,  1,22. 
(4)  U.,  \,  20. 
(5)/d.,  I,  91. 


VERTUS  NOUVELLES.  26î 

plutôt  dans  d'autres  écrits  de  notre  saint  le  rang  qui  est  lui  est  resté 
dans  la  morale  chrétienne.  C'est  de  la  chasteté  qu'il  s'agit.  La 
femme  doit  priet  voilée  ;  la  veuve  doit  rester  fidèle  à  celui 
qu'elle  a  perdu  (4);  arracher  les  femmes  au  déshonneur  vaut 
mieux  que  d'arracher  les  hommes  à  la  mort  (2).  Et  si  vous 
ries  prêtre,  abstenez-vous  même  des  regards,  car  les  regards 
peuvent  être  coupables  de  convoitise  et  d'adultère  (3).  Voilà  du 
moins  quelques  traits  qui  en  promettent  d'autres,  et  qui  révèlent 
une  doctrine  que  nous  verrons  ailleurs  s'épanouir.  Et  si  elle  ne 
tient  pas  plus  de  place  dans  le  livre  que  nous  étudions,  c'est  que 
les  cadres  cicéroniens  ne  s'y  prêtaient  pas. 

Nous  en  avons  fini  avec  cette  première  famille  de  vertus  : 
humilité,  douceur,  pureté  pour  laquelle  nous  n'avons  point 
trouvé  de  nom  commun.  D'elles  on  pourrait  (et  nous  en  avons 
déjà  fait  la  remarque'  (4)  passer  à  la  charité  par  une  dialectique 
naturelle,  les  plus  sévères  pour  eux-mêmes  étant  d'ordinaire 
les  meilleurs  pour  autrui.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  en  effet  de  la 
charité  qu'il  nous  reste  à  parler.  Elle  emplit  le  traité  Des  Devoirs 
de  saint  Ambroise.  Dans  le  premier  livre,  conformément  au 
plan  de  Cicéron,  elle  prend  place  à  côté  de  la  justice,  mais  pour 
l'absorber  et  la  refaire  à  son  image.  La  justice  n'est  plus  qu'un 
commencement,  un  minimum  de  charité.  Un  seul  mot  en 
hébreu  signifie  à  la  fois  justice  et  aumône  fo),  confusion  de 
mots  qui  reflète  une  confusion  d'idées.  Saint  Ambroise  a  plu- 
sieurs mots  à  sa  disposition,  mais  il  n'a  toujours  qu'une  idée. 
—  Dans  le  second  livre,  lorsqu'il  cherche  quel  est  le  meilleur 
moyen  de  se  faire  aimer,  il  trouve  que  c'est  l'exercice  de  la 
charité.  —  Dans  le  troisième  livre  enfin  il  montre  que,  pour 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  Il,  27. 

(2)  M.,  Il,  70. 

(3)  W.,  1,  2oo. 

(4)  Voir  notre  chap.  III,  p.  107. 

(5)  AixatoTJVT),  dans  le  Sermon  sur  la  inonta^'iie,  a  le  sens  d'aumône. 


264  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

une  àme  vraiment  charitable,  les  conflits  de  l'honnête  et  de 
Tulile,  qui  embarrassaient  Cicéron,  n'existent  môme  pas.  Car 
ce  sont  nos  intérêts,  mais  non  les  intérêts  d'autrui,  qui  sont  le 
plus  souvent  contraires  à  nos  devoirs. 

La  charité  est  donc  la  vertu  dominante  de  ce  livre  de  morale, 
comme  elle  est  la  marque  propre  du  chrétien.  L'antiquité,  par 
un  progrès  naturel,  avait  fait  tomber  une  à  une  les  barrières 
au  delà  desquelles  un  peuple  représentait  pour  un  autre  peuple 
la  barbarie.  Puis  le  stoïcisme  était  venu  qui  avait  donné  à  l'idée 
d'une  nature  commune  à  tout  homme,  et  d'une  société  aussi  vaste 
que  l'humanité  elle-même,  l'appui  de  sa  doctrine  et  de  son  ensei- 
gnement. Mais  le  christianisme  fait  de  cette  société  une  famille, 
etrépand  le  sentiment  de  l'universelle  fraternité.  Est-il  besoin  de 
faire  remarquer  ce  qu'y  ajoute  de  précision  la  théorie  de  la 
solidarité  dans  la  chute  et  dans  la  rédemption.  Les  hommes 
enfin  ont  en  Dieu  un  père  commun  qui  demande  à  ses  enfants, 
comme  témoignage  de  leur  piété  envers  lui,  de  s'aimer  les  uns 
les  autres  ;  de  sorte  qu'en  la  charité  se  résument  l'amour  que 
nous  portons  aux  hommes  et  celui  que  nous  portons  à  Dieu. 
Ainsi  dans  une  famille  unie  tous  les  sentiments  qui  vont  de 
l'un  à  l'autre  de  ses  membres  se  supposent,  se  complètent  et  se 
fortifient.  La  grande  famille  humaine  n'est  donc  plus  une  fiction 
généreuse,  mais  une  réalité.  Par  ce  principe  sur  lequel  elle  se 
fonde,  la  charité  des  disciples  du  Christ  diffère  non  seulement 
de  la  bienfaisance  antique,  mais  de  l'immense  pitié  de  Bouddha 
qui  s'étend,  au  delà  de  l'humanité,  atout  ce  qui  vit.  Sentiment 
sans  objet  défini,  partant  sans  efficacité. 

Le  caractère  essentiel  de  la  charité  chrétienne  est  au  con- 
traire d'être  pratique.  L'Eglise  où  tout  est  mis  en  commun,  ce 
qui  sert  à  la  vie  de  l'âme  comme  ce  qui  sert  à  la  vie  du  corps, 
est  une  école  de  continuelle  solidarité  (1).  Mais  elle  est  en  outre 

(1)  Saim  Ambroise,  De  off.,  1,  i42. 


VERTUS  NOUVELLES.  265 

une  associalion  cliaritable  au  sens  strict  du  mot,  et  nous  avons 
déjà  dit  que  l'organisation  de  la  bienfaisance  fut  une  de  ces 
fécondes  nouveautés  que  le  paganisme  mourant  essaya  de  s'assi- 
miler, espérant  en  retirer  pour  lui  quelque  vie.  Ce  fut  môme,  à 
la  lettre,  une  société  de  secours  mutuels  que  l'Eglise.  Saint 
Ambroise  dirige  les  libéralités  des  chrétiens  de  préférence  vers 
des  chrétiens  (1).  Rien  de  plus  légitime  à  une  époque  où  les 
chrétiens  forment  encore  une  société  dans  la  société  et  ont  à  se 
serrer  les  uns  contre  les  autres.  Mais,  malgré  nous,  nous  pensons 
que  de  là  pourront  sortir  des  restrictions  à  l'esprit  de  charité  et 
que  l'esprit  tout  contraire,  l'esprit  d'intolérance  pourra  conclure 
avec  lui  de  monstrueuses  alliances.  Saint  Ambroise  ajoute 
d'ailleurs  que  nous  nous  devons  à  tous,  si  nous  nous  devons  au 
juste  plus  qu'à  tout  autre.  Et  malheur  à  nous  si  nous  laissons  un 
frère  dans  le  besoin,  si  nous  le  laissons  sous  le  coup  d'un  procès, 
victime  de  quelques  misérables  dettes,  en  prison  peut-être,  si  au 
temps  de  l'affliction  il  n'obtient  rien  de  nous,  et  si  à  la  vie  d'un 
hommenous  préférons  notre  argent  (2).  Nous  avons  déjà  entendu 
ces  accents  dans  la  bouche  de  Lactance.  Ce  sont  les  accents  vrais 
de  la  charité  chrétienne.  Chez  saint  Ambroise  ils  se  mêlent  aux 
règles  cicéroniennes  de  la  bienfaisance,  les  interrompant  et  les 
contredisant.  Mais  nous  avons  déjà  signalé  cette  alternance  plus 
frappante  ici  que  partout  ailleurs  des  deux  inspirations  de  notre 
auteur.  Ce  qui!  nous  faut  remarquer,  c'est,  outre  le  ton  de  ces 
objurgations,  leur  précision  et  le  détail  des  obligations  qu'elles 
dictent.  iNous  avons  affaire  à  un  praticien  de  la  charité. 

Il  ne  suffit  pas  de  donner,  il  faut  donner  avec  tout  son 
cœur.  Là,  là  surtout  l'œuvre  extérieure  n'est  rien  si  elle  est 
seule.  La  charité  comprend  ces  deux  éléments  :  le  bienfait 
lui-môme  et  l'intention  d'où  il  procède.  C'est  au  bienfai- 
teur  joyeux  de  son  bienfait  que  Dieu  réserve  sa  reconnais- 

(Ij  Saint  Ambroisk,  De  off.,  I,  148. 
(2)/(/.,  I,  148-149. 


266  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

sauce  (1).  L'effort  et  la  mauvaise  humeur  diminuent  au  contraire 
le  prix  du  bien  que  nous  faisons.  Ceci,  on  le  voit,  est  aussi  peu 
kantien  que  possible,  mais  tout  ce  qui  est  k  antien  n'est  pas  chrétien. 
Le  christianisme  exalte  le  sentiment,  bien  loin  de  le  bannir.  Il  faut 
aimer.  Ne  dites  pas  qu'on  ne  commande  pas  à  l'amour,  ou  que  le 
devoir  n'a  rien  de  commun  avec  les  mouvements  du  cœur.  Ce  sont 
là  subtilités  modernes.  11  y  a  pour  le  chrétien  des  devoirs  de  sen- 
timent. Il  faut  aimer  et  c'est  le  degré  de  notre  affection  qui 
fait  la  valeur  de  notre  bienfait  (2),  Voilà  comment  l'obole  delà 
veuve  peut  l'emporter  sur  les  présents  du  riche  (3).  Quoique  le 
chrétien  poursuive  sa  propre  perfection  par  la  pratique  de  la 
charité,  son  but  est  vraiment  en  dehors  de  lui,  dans  le  soulage- 
ment de  ceux  qui  souffrent.  Au  contraire,  la  charité  païenne  est 
pour  le  sage  une  sorte  d'exercice  spirituel,  une  règle  ascétique. 
Même  lorsque  Sénèque  recommande  la  charité  du  cœur,  c'est 
pour  parfaire  par  cette  suprême  élégance  l'idéal  humain  qu'il  a 
conçu  (4).  Il  ne  va  pas  jusqu'à  ce  partage  de  la  souffrance,  la  pitié, 
qui  risquerait  de  le  déformer.  «  J'ai  fait  quelque  chose  d'utile 
à  la  société,  j'ai  donc  fait  ce  qui  m'est  utile,  »  écrit  de  même 
Marc-Aurèle  (5).  Ce  n'est  pas  là  l'amour.  Ces  sages  antiques  ne 
se  sont  pas  élevés  au-dessus  du  souci  de  leur  propre  moralité. 
Ils  n'ont  pas  su  s'oublier.  Ils  sont  charitables  par  égoïsme  (6). 
Il  leur  a  manqué  en  particulier  le  respect  et  le  culte  des 
pauvres,  qui  est  un  des  traits  distinctifs  des  âmes  chrétiennes.  Il 
faut  rappeler  ici  quelques  caractères  de  la  bienfaisance  cicé- 
ronienne.  Nous  avons  cité,  à  l'honneur  de  Cicéron,  un  passage 
où  il  recommande   de  donner  aux  pauvres  de  préférence  (7). 

(1)  Saint  Amuroisi:,  De  off.,  I,  143  ;  Cf.  De  Pœnitcntia,  II,  9. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  1,  149. 

(3)  Id.  ■ 

(4)  Voir  Sénèque,  De  clem.,  II,  62. 

(5)  Makc-Auréle,  XI,  4. 

(6)  VoirBoissiER,  La  religion  Romaine,  t.  II,  p.  73. 

(7)  Cicéron,  De  off., Il,  20. 


VERTUS  NOUVELLES.  267 

Mais  c'est  parce  qu'il  se  méfie  de  la  reconnaissance  des  riches  à 
laquelle  doit  nuire  leur  jalousie.  Autrement  ses  bienfaits  vont  à 
qui  peut  les  mieux  payer.  Il  cherche  de  toutes  façons  à  les  rendre 
le  plus  productifs  possible  pour  lui.  Puis  sa  justice  a  des  scru- 
pules féroces.  Il  a  peur  de  soulager  une  infortune  méritée  (1)  ; 
au  moment  même  où  il  donne,  on  sent  percer  son  mépris  pour 
celui  qui  reçoit  (2).  Et  Cicéron  est,  de  tous  les  philosophes 
antérieurs  au  christianisme,  celui  qui  s'est  le  plus  étendu  sur 
la  bienfaisance.  L'antiquité  païenne  considère  la  pauvreté 
comme  une  faute,  presque  comme  un  délit  (3).  N'avoir  point 
de  domicile  en  est  bien  un  de  nos  jours.  Entre  pauvres,  entre 
gens  sans  dot,  il  n'est  pas  de  mariage  légitime,  et  leurs  fils 
seront  des  bâtards  (4).  Tel  argument  de  Spencer  contre  la  folie 
de  la  charité,  qui  prolonge  inutilement  les  misères  de  ceux  qu'elle 
secourt,  a  été  entrevu  par  Platon  (5),  dans  un  temps  où  la  charité 
ne  commettait  guère  de  folie.  Mais  non  seulement  on  abandonne 
les  pauvres,  on  les  méprise  (6),  sentiment  qui  ne  se  comprend 
que  dans  une  civilisation  où  le  bonheur  et  le  succès  passaient 
pour  des  signes  d'élection.  Partant,  on  ne  peut  croire  à  la  sincé- 
rité, à  l'honnêteté  des  pauvres  (7).  Les  éloges  de  la  pauvreté 
que  font  de  temps  en  temps  les  philosophes  sont  des  disser- 
tations d'école,  presque  des  paradoxes.  Ou  ce  ne  sont  que  les 
éloges  d'une  médiocrité  plus  ou  moins  dorée.  H  y  a  donc  un 
abîme  entre  la  charité  chrétienne  et  la  bienfaisance  païenne, 
même  lorsqu'elles  accomplissent  les  mêmes  actes  et  prononcent 
les  mêmes  paroles.  L'aumône  païenne  est  viciée  par  le  dédain, 
quand  elle  ne  l'est  pas  par  le  calcul. 

(1)  Cicéron,  De  o/f.,  II,  18. 
(2)/(i,  I,  i;i. 

(3)  Cicéron,  Tusc,  V,  10. 

(4)  Voir  ScHMiDT,  la  Société  civile  dans  le  monde  romain,  p.  72. 

(5)  Platon,  Rep.,  III. 

(6)  'A'.T/pôv  •{v/i-y^iir.-'iy/w.  Menandi'l  fragm.,  p.  144. 

(7)  JtvÉ.NAL,  Sut.,  m,  37. 


268  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ". 

C'est  de  Judée  qu'est  venue  au  christianisme  la  sympathie 
pour  les  faibles.  Un  récent  historien  du  judaïsme,  Graetz,  a  fait 
revivre  ces  anavim  que  leur  pauvreté  même  consacre  et  désigne 
au  respect.  Ils  forment  une  sorte  de  confrérie,  d'élite  pieuse;  et, 
dans  cette  société  juive,  Lien  différente  en  cela  des  sociétés 
grecques  et  romaines,  la  désignation  de  <■<•  chétif  »,  de  «  pauvre  de 
Dieu  »  apparaît  comme  un  titre  de  noblesse.  Sur  ce  point  essentiel, 
le  judaïsme  est  l'ancêtre,  leseul  ancêtre  du  christianisme  (1  ).  Dans 
notre  Occident,  la  religion  nouvelle  relève  donc  de  leur  abais- 
sement les  pauvres  comme  les  esclaves,  et  pour  la  même  raison. 
Ce  n'est  pas  assez  dire  ;  elle  leur 'réserve  sa  tendresse.  Envers 
eux  seulement  la  charité  est  la  charité,  sans  arrière-pensée  de 
rétribution  humaine  et  comme  d'échange  (2).  Ce  n'est  pas 
assez  dire  encore.  Car  le  sentiment  que  nous  éprouvons  à  leur 
égard  est  d'un  autre  ordre  que  la  pitié.  Ils  sont  les  représentants 
de  Dieu  sur  la  terre.  Dieu  s'est  fait  pauvre  comme  les  pauvres. 
Il  a  fait  pauvres  ses  apôtres  (3).  Un  étranger  frappe-t-il  à  votre 
porte,  ouvrez-lui,  car  c'est  Dieu  peut-être  (4).  Pourquoi  même 
dire  peut-être  ?  Dans  tout  pauvre  il  y  a  le  Christ,  et  vous 
entendrez  un  jour  le  Christ  vous  rappeler  qu'il  était  nu  et  que 
vous  lui  avez  ouvert(5).  C'est  Dieu  en  effet  qui  paye  les  dettes 
du  pauvre.  Quelle  bonne  fortune  que  d'avoir  ainsi  Dieu  pour 
débiteur  (6)!  et  saint  Ambroise  conclura  de  là  que  c'est  celui 
qui  donne  qui  doit  aux  pauvres  de  la  reconnaissance  (7).  Ajoutons 
que  l'Église  ne  se  contente  pas  de  prêcher  pour  les  pauvres, 
demandant  pour  eux  à  chacun  non  seulement  son  superflu  mais 

(1)  La  même  idée  a  élé  soutenue  par  Brunelière,  Études  sur  le  xvii«  siècle 
{Revue  des  Deux  Mondes,  l'^'aoùt  1891). 

(2)  Saint  Amuroise,  De  off.,  I,  126. 

(3)  Saint  Amuroise,  Ep.,  VllI,  87. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  off.,  1,  107. 

(5)  Id. 

(6)  Id.,  I,  126. 

(7)  Id.,  I,  39. 


VERTUS  NOUVELLES.  269 

son  nécessaire  (1).  Elle  en  fait  ses  clients  à  elle  en  tant  qu'Eglise. 
De  là  ces  institutions  auquelles  nous  avons  déjà  fait  allusion.  De 
là  cette  tradition  de  protection  qui  est  son  honneur  et  sa  force, 
qu'elle  finit  toujours  par  renouer  si  pendant  quelque  temps  elle 
a  paru  l'oublier  (2). 

L'amour  des  pauvres  conduisit  les  chrétiens  à  Tamour  de  la 
pauvreté,  sentiment  qui  nous  éloigne  de  plus  en  plus  des  idées 
antiques.  Il  y  a  dans  l'attitude  du  pauvre,  humble,  résignée, 
quelque  chose  de  déjà  pieux.  Tout  se  tient  dans  ces  grandes 
révolutions  morales.  Du  goût  de  l'humilité  au  goût  de  la  pau- 
vreté il  y  avait  comme  une  pente  naturelle.  Il  faut  savoir  en 
outre,  et  nous  le  dirons  bientôt,  àquel  point  l'argent  est  l'ennemi 
du  salut.  Ceux  qui  vivent  dans  le  luxe,  entourés  de  toutes  les 
commodités,  sont  comme  ces  spectateurs  qui  assistent  sans  bouger 
aux  combats  des  athlètes.  Ils  ne  sont  pas  à  la  peine,  ils  ne  seront 
pas  à  l'honneur.  Voilà  pourquoi  il  faut  bénir  la  pauvreté  qui 
est  uneoccasion  de  lutte  et  de  mérite.  Beati pauperes  {3)  l  Puis 
la  pauvreté,  de  moyen  de  vertu,  deviendra  elle-même  vertu.  Phé- 
nomène moral  que  les  lois  de  l'association  des  idées  suffisent  à 
expliquer.  On  fera  vœu  de  pauvreté.  Il  y  aura  des  pauvres  volon- 
taires, des  mendiants  qui  auraient  pu  ne  pas  mendier.  Voilà  un 
des  plus  grands  changements  opérés  par  le  christianisme,  une 
des  plus  grandes  violences  faites  par  lui  à  la  nature  humaine. 

Le  pardon,  dit  admirablement  saint  Augustin,  est  un  «  genre  » 
de  l'aumône  (4).  Cette  remarque  nous  autorise  à  passer  sans 
autre  transition  à  l'étude  de  la  miséricorde.  Ce  n'est  en  effet  que 
d'une  forme  nouvelle  de  la  charité  qu'il  s'agit.  C'est  toutefois  la 
plus  difficile.  Donner  nous  coûte  moins  que  pardonner,  car  cela 
aussi  c'est  donner,  mais  donner  en  prenant  non  sur  son  argent, 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  off.,  II,  130. 

(2)  Voir  la  suite  de  ce  chapitre. 

(3)  Saint  Ambroisk,  De  off.,  II,  :i9-Gl. 

(4)  Sai.m  Augustin,  Sermo  CCVI. 


270  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 

mais  sur  son  amour-propre  et  sur  sa  dignité.  Le  pardon  n'en 
est  pas  moins  dans  l'essence  du  christianisme.  Et  tout  d'abord 
le  christianisme  est  pitoyable  à  nos  fautes  comme  à  toutes 
les  misères  humaines.  Pour  le  stoïcisme,  tout  péché  est 
irrémissible.  Remettre  les  péchés  est  au  contraire  une  des 
fonctions  du  christianisme.  Ce  fut  même  celle  qui  attira  à 
lui  les  âmes  (et  elles  sont  toujours  nombreuses)  ayant 
besoin  d'un  pardon.  Puis  il  y  a  de  bons  pécheurs.  Cicéron 
réserve  ses  avances  pour  les  gens  de  conduite  irréprochable  (1). 
Jésus  a  une  tendresse  spéciale  pour  les  enfants  prodigues,  les 
courtisanes,  et  il  met  au  premier  rang  les  derniers  arrivés, 
comme  s'il  lui  semblait  qu'avoir  péché  fût  une  excellente  con- 
dition pour  être  plus  humble  de  cœur,  plus  vraiment  chrétien. 
Si  Dieu  pardonne,  nous  devons  nous  aussi  pardonner,  mais  il 
y  a  bien  des  façons  de  le  faire.  Cicéron  demande  le  pardon  à 
notre  magnanimité  (2),  et  cela  constitue  déjà  un  progrès  notable 
sur  la  morale  antérieure  et  sur  les  mœurs.  11  faut  se  dire  que  la 
vengeance  a  été  considérée  comme  un  devoir,  qu'elle  l'est  encore 
en  plus  d'un  endroit  de  la  terre.  Il  était  donc  nécessaire  que  l'on 
commençât  par  prouver  à  ceux  qui  veulent  faire  montre  de  leur 
force  que  le  pardon  en  est  une  manifestation  supérieure.  «  La 
clémence,  dira  en  ce  sens  Shakespeare,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
puissant  dans  la  toute-puissance  (3)  ».  Les  derniers  stoïciens 
mettent  moins  d'orgueil  et  plus  de  pitié  dans  leur  pardon,  mais 
c'est  une  pitié  née  de  l'intelligence,  de  la  croyance  à  d'inéluc- 
tables nécessités  et  à  l'irresponsabilité  des  hommes(4)?  Seuls  les 
chrétiens  aiment  ceux  qui  leur  ont  fait  du  mal,  du  moins 
haussent  leur  devoir  jusqu'à  les  aimer.  «  Si  vous  aimez  ceux 
qui  vous  aiment,  que   faites-vous   de  nouveau  ?    les  gens  de 

(1)  Cicéron,  De  off.,  1,  i;j. 
(2)Jd.,l,  23. 

(3)  Le  marchand  de  Venise,  acte  IV,  se.  r. 

(4)  Voir  notre  chap.  III,  p.  106. 


VERTUS  NOUVELLES.  271 

mauvaise  vie  le  font  aussi  ;  mais  j  e  vous  dis  :  Priez  pour  vos 
ennemis,  aimez  ceux  qui  vous  haïssent,  bénissez  ceux  qui  vous 
maudissent  et  priez  pour  ceux  qui  vous  persécutent  (1).  »  Saint 
Paul,  nous  rapporte  saint  Ambroise,  donna  cet  exemple,  subis- 
sant patiemment  tous  les  outrages  et  leur  répondant  par  des 
bénédictions  (2)  :  maledicimur  et  benedicimus  (3).  Remarquons 
qu'il  y  a  là  quelque  chose  de  supérieur  même  au  pardon.  11 
s'agit  non  seulement  de  ne  pas  rendre  le  mal,  mais  de  rendre 
le  bien  pour  le  mal.  Pour  cette  vertu,  la  plus  haute  que  l'homme 
puisse  concevoir,  les  langues  humaines  n'ont  point  de  nom.  Ce 
qui  la  rend  possible,  c'est  le  renoncement  préalable,  l'absolu 
détachement  de  soi.  Ainsi  d'une  vertu  une  autre  se  déduit.  Si 
nous  ne  vengeons  ni  notre  honneur  ni  nos  intérêts,  c'est  que 
nous  en  avons  consommé  d'abord  le  sacrifice.  Notre  humilité 
s'est  faite  la  complice  de  notre  charité. 

Pour  la  même  raison  qu'outragés  nous  ne  nous  vengeons  pas, 
attaqués  nous  ne  nous  défendons  pas.  Cicéron  conçoit  la  vie 
comme  une  course,  —  depuis  Darwin  nous  disons  comme  une 
lutte,  —  oi!i  le  droit  de  chacun,  son  devoir  même  est  de  faire  de 
son  mieux  pour  l'emporter  (4).  Il  est  seulement  interdit  d'em- 
ployer des  moyens  frauduleux,  comme  de  donner  des  crocs-en- 
jambe  au  coureur  qui  nous  dispute  le  prix.  Dans  une  société 
soumise  à  cette  loi  de  la  concurrence,  la  charité,  si  charité  il  y 
a,  n'est  que  l'accessoire  et  le  superflu.  Dans  la  société  chrétienne, 
au  contraire,  elle  est  le  nécessaire.  Chacun  doit  penser  à  son 
prochain  plus  qu'à  lui  et,  en  cas  de  conflit,  immoler  son  intérêt 
à  son  droit.  «  Un  chrétien,  dit  textuellement  saint  Ambroise, 


(1)  Saim  Llc,  32  ;  Saint  Mattii,,  V,  44. 

(2)  Saint  Ambroise,  Dô  o//".,  I,  224. 

(3)  1  Cor.,  IV,  12. 

(4)  Cicéron,  De  o//".,  III,  10.  Nous  avons  même  vu  que  saint  Ambroise 
reproduisait  ce  passage  de  Cicéron,  sans  réfléchir  à  tout  ce  qu'il  contenait 
de  peu  chrétien. 


272  LES  DEUX  TRAITÉS  (^  DES  DEVOIRS  ». 

doit  préférer  autrui  à  lui-même  (1).  «Donc  pas  de  défense  qui 
soit  légitime,  car  ce  serait  se  préférer  que  de  se  défendre,  et 
tous  les  Pères  de  la  primitive  h^glise  sont  unanimes  sur  ce  point 
<[è  doctrine,  qu'une  théologie  plus  accommodante  devait  peu  à  peu 
abandonner  (2).  Tuer  un  homme  en  se  défendant  est  toujours 
un  meurtre  (3),  et  celui  auquel  pareil  malheur  arrive  était  exclu 
pendant  sept  ans  de  la  communauté  de  l'Église  (4).  L'honnête 
homme  de  Cicéron  ne  fait  de  mal  à  personne  à  moins  qu'on  ne 
l'attaque  (5)  ;  saint  Ambroise  écrit  tout  simplement  :  «  Le 
chrétien  ne  fait  de  mal  à  personne,  »et  n'ajoute  rien,  n'admettant 
ni  exception  ni  excuse  (6)  Cette  variante  apportée  au  texte  de 
Cicéron  était  une  façon  saisissante  et  déjà  classique  d'exprimer 
la  différence  des  deux  morales.  Avant  saint  Ambroise,  Lactance, 
nous  l'avons  constaté,  en  a  fait  usage.  Il  ne  peut  en  effet  y 
avoir  de  bonnes  raisons  pour  faire  du  mal  à  l'un  de  ces  înêmes 
hommes  au  bonheur  desquels  nous  sommes  tout  prêts  à  donner 
notre  vie  entière  (7),  Ce  serait  démentir  toute  notre  conduite. 
Cette  remarque  de  saint  Ambroise  n'est  pas  décisive,  car  ce  que 
nous  voulons  bien  donner,  nous  ne  voulons  pas  le  laisser 
prendre,  et  les  mouvemements  de  notre  cœur  n'ont  rien  à  voir 
avec  la  logique.  Il  n'y  a  point  d'ailleurs  de  logique  humaine 
pour  expliquer  cette  offrande  de  tout  notre  être  que  saint 
Ambroise  attend  de  nous.  David  lui-même,  comme  un  homme 
qu'il  était,  ne  put  pas  ne  pas  se  cabrer  sous  l'outrage,  mais  il 
réduisit  la  nature  qui  se   soulevait  en  lui,  et  l'amena  à  trouver 

(1)  Saint  Amuroise,  De  off.,  28. 

(2)  Cela  dès  saint  Augustin,  Ep.  CLIII,  §  7.  Déjà  saint  Ambroise  lui- 
même,  De  o^.,IlI,  59,  semble  dire  que  la  règle  qu'il  donne  ne  s'applique 
strictement  qu'aux  prêtres. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  off.,  HI,  17. 

(4)  Conc.  d'Ancyrc,  315,  can.  22,  23. 

(5)  Cicéron,  De  off.,  III,  19. 

(6)  Saint  Ambroise,  l,  131  ;  III,  59. 
(7)2d.,  m,  23. 


VERTUS  NOUVELLES.  273 

dans  cet  outrage  morne  une  divine  jouissance  (1).  Il  en  vint  à 
le  désirer,  à  le  rechercher  comme  une  meurtrissure  salutaire, 
comme  l'épreuve  où  se  fondait  ce  qui  restait  en  lui  d'orgueil  et 
d'égoïsme.  —  Nous  avons  atteint  le  plus  haut  degré  de  la  charité  : 
il  ne  s'agit  plus  de  donner,  mais  de  se  donner;  et,  comme  nous 
disions  plus  haut  ([u"il  faut  donner  avec  joie,  c'est  avec  joie 
aussi  qu'il  fautse  donner,  avec  une  joie  qui  soit  sur  notre  sacri- 
fice le  rayonnement  de  l'amour  et  de  l'espérance. 

Ce  qui  prête  à  une  morale  une  physionomie  propre,  ce  n'est 
pas  seulement  la  nouveauté  de  quelques  uns  de  ses  préceptes, 
mais  c'est  encore  la  hiérarchie  des  vertus  entre  elles,  et  comme 
leur  ordre  de  préséance.  Il  se  pourrait  que  deux  morales  recom- 
mandent les  mêmes  choses,  mais  non  dans  le  même  ordre  et 
avec  la  même  prédilection,    qui  seraient  par  cela  même   très 
différentes  l'une  de  l'autre.  Ainsi  deux  corps  peuvent  ditTérer 
non  par  la  nature  de  leurs  éléments,  mais  par  les  proportions 
dans  lesquelles  ils  sont  combinés.  Or  non  seulement  le  chris- 
tianisme lit  de  la  charité  quelque  chose  d'inconnu  avant  lui, 
mais  il  éleva  cette  vertu  nouvelle  au  rang  de  vertu  souveraine. 
Toutes  les  autres  s'efTacent  devant  elle  ou  se  modifient  à  son 
contact.  L'apôtre  la  dit  expressément  :  «  Quand  j'aurais  le  don 
de  prophétie,  quand  je  pénétrerais  tous  les  mystères,  quand 
je   posséderais   toutes  les  sciences,  et  quand  j'aurais  toute  la 
loi  possible,  jusqu'à   transporter  les  montagnes,  si  je  n'ai  la 
charité  je  ne  suis  rien...  Il  y  a  trois  vertus,  la  foi,  l'espérance 
et    la   charité,    mais    la    charité    est    la    plus    excellente    des 
trois  (2).  »  Ajoutons  que  la  charité  donne  à  la  foi  plus  d'ardeur 
et  plus   de  tendresse,  à  l'espérance  plus  de  désintéressement 
et  de   sérénité.   Et  de  même   pour  toutes  les  vertus.  Elle  les 
imprègne  de   sa  nature  propre.  Elle  transforme  par  sa  douce 
influence  nos  rapports  avec  nos  semblables  et  nos  rapports  avec 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  236-2:}7. 

(2)  I  Cor.,  XIII. 

Lnivehsit::  i>e  Lyon.  —  VI II.  A.  18 


274  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

Dieu.  Elle  pénètre  enfin  jusque  dans  la  morale  personnelle, 
qui  semblait  devoir  échapper  à  son  empire,  pour  en  effacer 
ces  traces  d'égoïsme  qu'y  entretenaient,  chez  les  stoïciens  le 
soin  trop  exclusif  de  leur  propre  perfection,  et  chez  quelques 
chrétiens  même  la  pensée  obsédante  du  salut.  Aussi  est-ce  la 
charité  qui  nous  fait  monter  le  plus  haut  dans  la  vertu  et  nous 
rend  le  plus  semblables  à  Dieu.  Quand  nous  aimons  nos  enne- 
nemis  et  quand  nous  prions  pour  eux,  nous  imitons  la  miséri- 
corde de  celui  qui  fait  briller  sur  les  bons  comme  sur  les 
méchants  les  rayons  de  son  soleil.  Sur  les  ailes  de  la  miséricorde 
la  nature  humaine  s'élève  donc  enfin  jusqu'à  la  perfection. 
Elle  est  ce  devoir  parfait  dont  parlaient  les  stoïciens,  exempt  de 
toute  tare,  fonction  divine  départie  aux  hommes  (1).  C'est  par 
la  miséricorde  enfin  que  nous  pouvons  nous  délivrer  du  mal  et 
racheter  nos  péchés  (2). 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  politique  que  la  charité  ne  doive  ins- 
pirer. Nous  ne  parlons  pas  ici  des  rapports  entre  les  Etats.  Il  y 
avait  chez  Gicéron  une  ébauche  de  morale  internationale  fondée  à 
la  fois  sur  la  religion  du  serment  et  sur  la  notion  philosophique 
du  droit  (3).  Mais  le  christianisme,  nous  l'avons  déjà  dit,  laissa 
péricliter  la  notion  de  droit  et  tout  ce  qui  en  dépendait.  Quant  à 
condamner  la  guerre,  c'était  là  paradoxe  bon  pour  un  Origène  (4) 
ou  pour  unTertullien  (5).  L'idée  d'une  fraternité  des  nations  est 
un  de  ces  fruits  de  l'esprit  chrétien  qui  mettront  le  plus  long- 
temps à  germer,  et  dont  on  peut  se  demander  encore  quelle 
génération  les  verra  mûrir.  Loin  de  supprimer  la  guerre,  saint 
Ambroise  semble  vouloir  la  subordonner  aux  intérêts  et  aux 
ordres  de  Dieu  (6),   dangereuse  réminiscence  du  judaïsme.  Il 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  37-38  ;  Cf.  234. 

(2)  M.,  ï,  250. 

(3)  Voir  notamment  II,  22. 

(4)  Origine,  Contra  Celsum,  V,  33  ;  VIII,  73. 

(5)  Tkrtullien,  De  Cor.,  12. 

(6;  Saint  Ambroise,  De  off.,  1,  177. 


VERTUS   -NOUVELLES.  2^5 

n'est  pas  bon  de  mêler  la  religion  aux  querelles  des  hommes. 
Mais  c'est  dans  la  politi(|ue  intérieure  des  Etats,  dans  les  rap- 
ports des  gouvernants  et  des  gouvernés  qu'il  fait  intervenir  la 
douceur  et  la  bonté.  Ce  l'ut  la  méthode  de  Moïse  et  de  David.  Il 
faut,  pour  s'y  conformer,  commencer  par  ne  pas  tenir  au  pou- 
voir, puis  le  pratiquer,  si  on  en  a  la  charge,  comme  un  sacrifice 
perpétuel  de  soi-même  aux  autres;  pasteur,  s'offrir  en  victime 
pour  ses  brebis,  garder  des  mœurs  simples  et  cordiales,  ne  pas 
craindre  d'avouer  ses  fautes,  ne  jamais  se  venger  d'un  outrage, 
mais  là  aussi  bénir  ses  ennemis  et  prier  pour  eux.  Saint 
Ambroise  croit  à  la  contagion  de  la  bonté.  Gomment  ne  pas 
aimer  celui  qui  aime?  Aussi  le  chef  d'État  qui  aura  renoncé  à 
gouverner  par  la  crainte  gouvernera-t-il  par  ce  concours  de 
bonnes  volontés  que  la  sienne  aura  fait  naître  (1).  Telle  est  la 
politique  de  saint  Ambroise.  Évêque,  il  était  naturel  qu'il 
conçût  tout  gouvernement  sur  le  modèle  de  celui  des  évêques. 
A  toutes  les  différences  que  nous  avons  notées  dans  ce  cha- 
pitre entre  Cicéron  et  saint  Ambroise.  entre  la  morale  stoïcienne 
et  la  morale  chrétienne,  nous  voulons  en  ajouter  qui  se  sentent 
plus  facilement  qu'elles  ne  s'expriment.  Lorsque  en  effet  des 
conseils  identiques  sont  donnés  de  part  et  d'autre,  ce  n'est  pas 
encore  la  même  chose.  En  cherchant  bien,  on  trouve  dans 
l'antiquité  païenne  l'image  au  moins  passagère  de  toutes  les 
vertus  chrétiennes.  Il  n'est  pas  jusqu'à  cette  formule  que  c'est 
encore  faire  le  mal  que  de  le  rendre,  où  se  résume  pour 
Lactance  et  saint  Ambroise  un  des  progrès  essentiels  de  la  mo- 
rale chrétienne,  qu'un  païen  n'ait  énoncée,  et  ce  païen,  ce  n'est 
ni  Marc-Aurèle,  ni  Epictète,  c'est  Apulée  (2).  Mais  quelle 
comparaison  établir  entre  une  idée  exprimée  en  passant  et  toute 
une    doctrine   qui  se    développe  autour  de    cette   idée!    C'est 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  II,  30. 

(2)  De  la  doctrine  de  Platon,  II.  Hune  talem  non  soluni  non  inferre,  sed  ne 
referre  quidem  oportet  injuriam. 


276  LES   DEUX  TRAITÉS   «   DES  DEVOIRS  ». 

Descartes  qui  est  l'inventeur  du  cogito,  ergo  sum,  quoique  saint 
Augustin  ait  écrit  une  fois  :  «  Si  je  me  trompe,  je  suis  ».  C'est 
au  christianisme,  pour  la  môme  raison,  qu'appartient  la  théorie 
de  la  miséricorde.  On  juge  mal  de  tout  corps  de  doctrine,  mais 
surtout  d'une  morale  par  des  textes  détachés,  membres  épars 
et  sans  vie.  Une  morale  est  un  tout  vivant  dont  les  diverses 
parties  sont  solidaires.  Il  faut  la  prendre  tout  entière  pour  la 
juger  et  pour  la  comparer.  Opposées  ainsi  Tune  et  l'autre,  la 
morale  stoïcienne  et  la  morale  chrétienne  apparaissent  plus 
profondément  différentes,  et  ces  différences  de  fond  se  rellètent, 
pourunregard  attentif,  jusque  sur  ces  détails  dont  une  observa- 
tion superficielle  avait  constaté  la  similitude.  Ainsi  les  mêmes 
paroles  ne  signifient  plus  les  mômes  choses  :  car  autour  de 
toute  règle  morale  il  y  a  comme  un  faisceau  de  postulats  et 
de  sous-entendus,  et  ce  sont  eux  qui  lui  donnent  sa  véritable  por- 
tée. En  dehors  de  ce  contexte  idéal,  elle  est  diminuée  ou  faussée. 
Puisque  nous  avons  comparé  une  morale  à  un  vivant,  il  faut 
dire  maintenant  que,  comme  tout  ce  qui  vit,  elle  est  sou- 
mise à  la  vieillesse.  Et  il  en  sera  de  la  morale  chrétienne 
comme  des  autres,  à  moins  que,  sous  ce  nom  commun,  diffé- 
rentes morales  ne  se  succèdent,  développant  à  tour  de  rôle 
quelqu'un  des  principes  contenus  dans  l'enseignement  du  Christ, 
et  lui  donnant  à  chaque  coup  une  prise  nouvelle  sur  nos  âmes. 
Et  chacune  de  ces  morales  fera  en  réalité  le  christianisme 
contemporain  d'elle-même,  lui  rendant  la  vie  qu'elle  a  reçue 
de  lui.  La  pensée  moderne,  qui  se  refuse  à  concevoir  ici-bas 
quelque  chose  d'immuable,  n'a  d'autre  façon  de  s'expliquer 
une  influence  que  plus  de  quinze  siècles  n'ont  pas  épuisée. 
Mais,  à  l'époque  oii  nous  sommes,  c'est  le  christianisme  qui  est 
jeune  et  c'est  le  stoïcisme  qui  est  vieux.  Dans  la  bouche  de 
celui-ci  les  préceptes  font  l'effet  de  redites  et  de  leçons  apprises. 
Jusque  dans  l'admirable  livre  de  Cicéron  il  y  a  quelque  lassi- 
tude et  quelque  nonchalance.  Le  christianisme,  au  contraire, 


VERTUS   NOUVELLES.  277 

apporte  à  la  vertu  cette  ardeur  toute  fraîche  qui  est  l'attribut 
inimitable  de  la  jeunesse.  Là  où  les  maximes  n'ont  pas  changé, 
c'est  dans  sa  ferveur  et  son  entrain  à  les  pratiquer  qu'il  faut 
chercher  son  originalité.  11  y  aurait  une  façon  d'entendre  l'his- 
toire de  la  morale  qui  en  ferait  plutôt  l'histoire  de  la  mora- 
lité humaine.  Quand  bien  même,  en  effet,  l'idéal  proposé  à 
notre  conduite  serait  toujours  à  peu  près  le  même,  il  y  aurait 
dans  la  suite  des  siècles  comme  des  poussées  plus  énergiques 
vers  le  bien,  et  le  christianisme  correspondrait  à  la  plus  intense 
de  ces  épidémies  de  pureté  et  de  bonté.  11  aurait  été  le  plus 
retentissant  des  siirsia)i  corda  auxquels  l'humanité  ait  répondu. 
C'est  par  l'accent,  par  le  souille  que  le  livre  de  saint  Ambroise 
diffère  de  celui  de  Cicéron,  quand  il  n'en  diffère  pas  autrement. 
Ces  irrégularités  même  de  composition,  ces  intempérances, 
ces  répétitions,  défauts  littéraires  que  nous  avons  signalés 
ailleurs,  nous  apparaissent  maintenant  comme  la  marque  d'une 
sève  qui  déborde,  de  sorte  que  ces  imperfections  du  livre  pour- 
raient être  interprétées  à  l'avantage  de  la  morale  qu'il  expose. 
Cette  morale  chrétienne  ne  connaît  ni  les  cadres  trop  parfaits, 
ni  les  formules  usées  à  force  d'avoir  servi,  ni  cette  diminution 
d'éclat  et  d'attrait  que  subit  un  idéal  trop  longtemps  contemplé. 
Le  temps  et  le  formalisme  ne  l'ont  pas  encore  atteinte.  Elle  est 
tout  âme  encore,  et  c'est  pourquoi  elle  agit  plus  fortement  sur 
les  âmes. 

Il  nous  reste  une  dernière  remarque  à  faire.  Nous  avons  parlé 
jusqu'ici  de  la  morale  chrétienne  comme  si  le  Christ  n'avait 
pas  existé.  Or  le  souvenir  toujours  présent  de  sa  vie  et  de  sa 
mort  est  ce  qui  donne  à  cette  morale  un  caractère  et  une  auto- 
rité incomparables.  Elle  n'enseigne  rien  qui  n'ait  été  pra- 
tiqué. Celui  qui  est  le  législateur  de  toute  vertu  en  est  en 
même  temps  le  modèle.  Il  est  venu  donner  l'exemple  aux 
hommes,  et,  du  môme  coup,  rehausser  par  sa  divinité  le  prix 
des  vertus   humaines.  C'est   surtout  quand   on  cherche  à    la 


278  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

charité  et  à  la  miséricorde  chrétiennes  des  analogies  dans  les  phi- 
losophies  antiques  qu'il  faut  ne  pas  oublier  la  signification 
nouvelle  que  l'histoire  du  Christ  leur  a  donnée.  Dieu  les  a 
choisies  pour  se  montrer  au  monde  sous  leurs  espèces.  Il  les 
a  faites  divines  en  se  faisant  liomme.  Ce  ne  sont  plus,  comme 
dans  les  livres  des  païens,  les  fleurs  exquises  d'une  moralité 
raffinée.  Elles  deviennent  l'explication  de  tous  les  mystères  et 
laraison  d'être  de  toutes  choses.  Par  elles,  à  la  lettre,  nous  nous 
faisons  semblables  à  Dieu,  et  conformons  notre  vie  aux  fins 
universelles.  Il  est  d'autres  vertus  chrétiennes  dont  nous  retrou- 
verions l'image  dans  la  vie  humaine  du  Christ.  Il  s'est  fait 
humble,  il  s'est  fait  pauvre,  obéissant.  Quelle  précision  et 
quelle  force  données  par  ces  divins  exemples  aux  devoirs  qui 
en  découlent  !  Enfin  ce  n'est  pas  seulement  telle  ou  telle  vertu, 
c'est  la  vertu  tout  entière  que  le  Christ  est  venu  honorer  et 
diviniser.  Si  l'antiquité  païenne  avait  eu  l'idée  de  l'Incarnation, 
elle  eût  fait  de  son  Dieu  quelque  être  rayonnant  de  force  et 
de  beauté.  Il  eût  remporté  les  couronnes  de  tous  les  jeux. 
Apollon  eût  été  son  nom.  Le  Dieu  des  chrétiens  n'a  rien  voulu 
pour  lui  de  tout  ce  qui  enorgueillit  les  hommes.  Mais,  excluant 
atout  jamais  de  la  définition  du  divin  les  qualités  qu'il  n'a  pas 
daigné  revêtir,  il  a  exalté,  en  s'incarnant  en  elles,  ces  qualités 
du  cœur  qui  sont  à  la  portée  de  tous  ;  et  cette  suprématie  de  la 
moralité  est  demeurée  un  des  points  fixes  de  la  pensée  moderne, 
vestige  de  christianisme  chez  les  âmes  qui  s'en  croient  le  plus 
affranchies. 

ni 

Économie  politique  de  saint  Ambroise. 

Nous    avons  parlé  d'une  vertu  qui   serait  la  pauvreté.  Cela 
suppose  que  le  contraire  de  la  pauvreté,  la  richesse,  a   en  elle- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE  DE  SAINT  AMBROISE.  279 

même  quelque  chose  d'immoral.  Et  telle  est  bien  la  doctrine 
de  saint  Ambroise.  Appeler  cette  doctrine  une  économie  poli- 
tique, c'est  légèrement  torcer  le  sens  des  mots,  puisqu'elle 
consiste  à  jeter  l'anathème  sur  ce  qui  fait  l'objet  de  la  science 
économique.  Ce  n'en  est  pas  moins  la  façon  la  plus  commode 
de  la  désigner,  ainsi  que  toutes  les  idées  qui  font  corps  avec 
elle.  Et  cette  économie  politique  tient  une  telle  place  dans  le 
traité  Des  Devoirs  que  nous  lui  en  avons  fait  une  spéciale  dans 
cette  étude. 

Pour  en  mesurer  avec  exactitude  l'austérité,  il  faut  la  com- 
parer non  à  nos  mœurs  ni  même  à  nos  idées,  mais,  comme  notre 
sujet  nous  y  invite,  aux  idées  mêmes  de  Cicéron  sur  les  mêmes 
questions.  Nous  verrons  que,  très  éloignés  sur  quelques  points, 
nos  deux  auteurs  se  rapprochent  sur  d'autres,  et  qu'en  défini- 
tive ils  sont  souvent  plus  près  l'un  de  l'autre  que  nous  ne 
sommes  d'eux.  Cicéron  a  le  respect  de  la  propriété  individuelle. 
Il  commence  par  dire  toutefois  qu'à  l'origine  tous  les  biens  étaient 
communs;  puis,  sans  insister  sur  le  problème  dliistoire  et  de 
droit  qu'il  soulève,  il  passe  aux  modes  d'acquisition  de  la  pro- 
priété. Suffisent-ils  à  en  assurer  la  légitimité,  ou  représentent- 
ils  seulement  une  origine  de  fait,  c'est  là  une  difficulté  dont 
Cicéron  n'a  même  pas  eu  conscience.  Pour  un  Romain,  léga- 
lité et  légitimité  se  confondent.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  modes 
sont  au  nombre  de  six  :  le  droit  du  premier  occupant,  la  guerre, 
la  loi,  une  transaction,  une  convention,  un  partage  (1).  Cette 
^numération  diffère  de  celle  que  donnent  les  jurisconsultes; 
€t  s'il  fallait  y  voir  une  théorie  véritable  du  droit  de  pro- 
priété, nous  aurions  plus  dune  réserve  à  faire,  ne  serait-ce 
que  sur  cette  absolution  donnée  aux  rapines  dont  la  guerre  est 
l'occasion.  Malheureusement  cette  phrase  de  Cicéron  servira 
d'autorité   et  d'excuse   aux    pires    doctrines  (2).    Quant    à  la 

(i)  Cicéron,  De  off.,  I,  7. 

(2j  Voir  Desjardins,  les  Devoirs,  p.  221. 


280  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS   ». 

répartition  de  la  richesse  qui  rdsultc  de  Tun  ou  de  l'autre  de  ces 
l'ail  légaux,  il  faut  l'accepter  sans  murmure.  Chacun  doit  être 
content  de  son  lot,  et  Cicéron  a  des  paroles  dures  pour  les 
grands  socialistes  d'alors,  les  Gracques  (1).  Non  seulement 
d'ailleurs  il  est  coupable  de  convoiter  le  bien  d'autrui,  il  est 
coupable  aussi  de  gaspiller  son  patrimoine  (2).  Cicéron  a  une 
morale  de  propriétaire.  Ce  qu'il  veut,  c'est  le  statu  qiio. 

De  tous  les  moyens  de  gagner  de  l'argent,  c'est  l'agriculture 
qu'il  trouve  le  plus  honorable.  Il  admet  encore  le  grand  com- 
merce, surtout  après  fortune  faite,  et  lorsqu'ayant  beaucoup 
navigué  le  trafiquant,  enfin  enrichi,  se  retire  dans  ses  terres,  et 
devient  à  son  tour  propriétaire  rural.  Il  considère  qu'alors  il 
monte  en  grade  et  ferme  les  yeux  sur  son  passé.  Il  n'a  rien  à 
dire  contre  ce  que  nous  appelons  les  carrières  libérales.  Mais  le 
petit  commerce,  qui  consiste  à  acheter  pour  revendre  un  peu 
plus  cher,  vit  pour  lui  de  fraude  et  de  mensonge.  Il  condamne 
comme  servîtes  tous  les  métiers  manuels,  surtout  ceux  qui 
sont  les  pourvoyeurs  de  nos  jouissances.  Tous  ces  jugements 
sont  l'effet  d'idées  morales  dont  quelques-unes  survivront. 
Mais  ils  sont  surtout  l'effet  des  mœurs.  Comme  il  y  avait  alors 
des  esclaves,  il  y  avait  des  métiers  d'esclaves,  et  qui  étaient 
avilis  par  la  condition  de  ceux  qui  s'y  livraient.  De  nos  jours 
au  contraire  l'égalité  des  hommes  a  diminué  la  distance  qui 
sépare  les  professions,  et  s'il  en  est  que  nous  continuons  à 
mépriser,  nos  mépris  sont  mieux  fondés.  Ceux  de  Cicéron 
d'ailleurs  atteignent,  plus  encore  que  les  artisans,  les  receveurs 
de  contributions  et  les  banquiers  (3).  Ils  trahissent  avec  force  un 
état  social  très  diffèrent  du  nôtre,  où  la  richesse  mobilière  est 
mal  vue,  et  oii  on  n'estime  pas  les  gens  d'après  ce  qu'ils  gagnent. 
Mais  cette  singulière  morale,  qui  condamne  les  petits  profits, 

{l)CicÉKON,  Deo/^.,  tl,  23. 
(2)J(i.,  If,  19. 
(3)Jt«.,I,  42. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE   DE  SAINT   AMBROISE.  281 

a  le  respect  des  grandes  fortunes.  Ciccron  a  pour  l'argent  les 
sentiments  d'un  grand  seigneur.  Il  en  laisse  à  des  inférieurs  le 
maniement,  mais  tient  fort  à  tout  ce  qu'il  procure.  H  y  a  plus  de 
hauteur  aristocratique  que  de  réel  scrupule  dans  son  dédain.  Des 
jugements  analogues,  chez  saint  Ambroise,  auront  des  causes 
toutes  diil'érentes.  Il  n'en  fallait  pas  moins  signaler  les  analogies, 
et  faire  d'avance  la  part  du  temps  et  des  mœurs  dans  certaines 
façons  de  penser  qui  vont  nous  surprendre. 

La  part  de  saint  Ambroise  et  du  christianisme  restera  assez 
grande,  nous  allons  le  voir,  et  les  économistes  de  l'école  ortho- 
doxe, qui  se  croient  de  bons  chrétiens,  auront  assez  de  peine  à 
se  démontrer  que  leurs  deux  orthodoxies  peuvent  vivre  en 
paix  (1).  ?sous  savons  que  saint  Ambroise  est  peu  soucieux  du 
droit  et  des  droits.  Pour  le  droit  de  propriété,  non  seulement  il 
ne  l'établit  pas,  il  le  nie.  «  La  nature  a  tout  mis  en  commun... 
Elle  a  créé  le  droit  collectif,  l'usurpa  lion  a  créé  les  droits  indi- 
viduels (2).  »  A  ce  texte,  qui  a  été  souvent  cité,  d'autres  font 
cortège.  —  Et  à  quoi  bon  ce  renversement  des  lois  naturelles? 
Saint  Ambroise  éprouve  une  ironique  pitié  pour  ces  fortunes 
enviées  qui  sont  à  la  merci  d'un  héritier  prodigue.  Pour  les 
amasser  pourtant,  on  a  voyagé  nuit  et  jour,  on  a  passé  une  vie 
inquiète  à  supputer  des  prix  de  vente  et  des  prix  de  revient,  à 
craindre  des  voleurs  ou  des  naufrages  (4).  Ainsi  l'araignée  tisse 
laborieusement  une  toile  inutile  (o).  —  Et  ce  n'est  pas  assez  de 
dire  que  les  richesses  ne  servent  à  rien.  L'argent  répand  autour 
de  lui  comme  une  contagion  malsaine,  et  gâte  tous  nos  sentiments, 
ceux  que  nous  éprouvons  comme  ceux  dont  nous  sommes 
l'objet.  Aussi  les  riches  n'ont-ils  pas  de  vrais  amis  (6).  L'argent 

(1)  Voir  JoLv,  le  Socialisme  chrétien. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  132. 

(3)  Voir  .J.WKT,  Histoire  des  idées  politiques,  t.  i,  p.  319. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  off. ,  I,  242-243 . 
(o)  /.,/.,  I,  244. 

{6)  IL,  m,  13i. 


282  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 

jette  toujours  ceux  qu'il  fascine  dans  quelque  bassesse  (1).  Le 
mépris  de  l'argent  est,  au  contraire,  une  forme  et  une  garantie  de 
la  justice  (3).  Les  prêtres,  tout  au  moins,  doivent  avoir  peur  de 
lui,  et  n'intervenir  dans  aucune  affaire  où  l'argent  est  mêlé  (2). 
Le  Seigneur  avait  dit  à  ses  disciples  :  «  Ne  possédez  ni  or,  ni 
argent,  ni  monnaie.  »  Et  il  faut  aller  jusqu'à  cette  interdiction 
pour  extirper  de  nos  cœurs  les  racines  de  l'avarice  (4).  Si  nous 
ne  les  extirpons  pas,  nous  faisons  nos  cœurs  à  l'image  du  démon, 
et  préparons  notre  damnation  (5).  Car  les  satisfactions  obtenues 
ici-bas  nous  seront  comptées  en  déduction  de  nos  mérites,  et 
nous  n'aurons  que  des  dettes  envers  Dieu  au  règlement  final. 

Comme  ailleurs  nous  disions  que  l'amour  des  pauvres  avait 
engendré  l'amour  de  la  pauvreté,  la  haine  de  la  richesse  se 
change  en  haine  des  riches.  D'abord  parce  que  ce  sont  de 
mauvais  riches,  puis  simplement  parce  qu'ils  sont  riches.  Il  n'y 
a  point  de  place  pour  eux  dans  le  royaume  des  cieux.  «  Malheur 
à  vous  qui  êtes  riches,  car  vous  n'avez  plus  rien  à  attendre  ; 
malheur  aussi  à  ceux  qui  rient,  car  ils  pleureront  (6).  »  Mais  c'est 
ailleurs  que  dans  le  traité  Des  Devoirs,  dans  un  écrit  sur  Nabot/i, 
que  les  invectives  de  saint  Ambroise  sont  le  plus  véhémentes, 
et  ressemblent  le  plus  à  un  programme  social.  On  sait  l'histoire 
de  ce  possesseur  d'une  petite  terre  aux  dépens  duquel  A  chah 
voulut  arrondir  son  bien.  Or  tout  pauvre  qu'on  lèse  fait  revivre 
cette  histoire.  En  lui  ÎNaboth  est  persécuté  de  nouveau,  et  devant 
cette  rage  de  posséder  qui  s'empare  du  riche,  le  pauvre  n'a  plus 
qu'à  s'en  aller,  et  voilà  comment  la  terre  est  privée  des  bras  qui 
la  cultivaient  (7).  «  0  riches^  jusqu'où  prétendez-vous  pousser 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  III,  ii7-o8. 
(2)J(/.,  II,  133. 

(3)  Jd.,  m,  U9. 

(4)  Id.,  Il,  128. 

(5)  Id.,  2i4;  Cf.  I,  28;  II,  06. 
(6)17.,  11,  16. 

(7)  Saint  Amuuoise,  De  Nabiithc,  I,  1. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE  DE  SALNT  AMBROISE.  283 

votre  cupidité?  Avez-vous  rêvé  d'être  seuls  sur  la  terre?  De 
quel  droit  exilez-vous  du  sein  de  la  nature  celui  que  la  nature  a 
fait  votre  semblable?  La  terre  est  le  bien  commun  des  pauvres 
et  des  riches.  C'est  pour  tous  qu'elle  a  été  créée.  Pourquoi  vous 
en  attribuer  la  possession  à  vous  seuls?  Est-ce  que  les  anges 
se  sont  partagé  les  espaces  du  ciel?  Les  oiseaux  parcourent 
toutes  les  régions  de  l'air  sans  y  tracer  de  frontières.  Les  pois- 
sons vivent  dans  l'eau  comme  dans  un  domaine  commun,  et  les 
troupeaux  paissent  dans  les  mêmes  pâturages.  Il  n'y  a  que  toi, 
ô  homme,  qui  refuses  tout  partage,  et  recules  les  limites  de  ton 
bien  jusqu'à  ce  que  tu  n'aies  plus  de  voisins  (1).  » 

Un  idéal  domine  toutes  ces  diatribes  contre  l'argent,  celui 
d'une  société  vraiment  fraternelle  oii  il  ne  jouerait  aucun  rôle, 
oiî  tout  serait  à  la  disposition  de  tous,  où  il  n'y  aurait  point  de 
pauvres,  et  surtout  point  de  riches.  Et  cet  idéal  est  celui  que 
réalisèrent  les  premières  communautés  chrétiennes,  celui  que, 
dans  un  cercle  étroit,  cette  société  modèle,  l'Eglise,  réalise  encore. 
On  s'attend  à  ce  que  saint  Ambroise  conclue  et  rappelle  les 
chrétiens  au  droit  naturel  et  à  leurs  propres  commencements. 
Mais  son  socialisme  s'arrête  en  route  et  contient  plus  de  regrets 
que  de  revendications  et  d'espérances.  Et  il  en  est  ainsi,  avec 
d'imperceptibles  nuances,  de  tous  les  Pères  de  l'Église.  Il  y  a 
à  cela  une  cause  historique  dont  nous  avons  déjà  vu  d'autres 
effets.  Le  christianisme,  en  devenant  la  religion  de  la  majorité, 
se  défit  de  mœurs  et  d'exigences  qui  ne  pouvaient  convenir  qu'à 
une  secte.  Il  accepta  l'état  social  qui  s'offrait  à  lui,  et  s'efforça, 
sans  se  faire  l'apôtre  d'aucune  révolution  matérielle,  de  le 
renouveler  par  son  esprit.  —  A  cette  cause  historique  d'autres 
s'ajoutent,  plus  essentielles  au  christianisme.  Au  chrétien,  pour 
qu'il  revendique  sa  part  de  richesses,  il  manque  d'y  tenir.  Il  n'y 
a  pas  de  socialisme  sans  un  élément  de  convoitise.  Un  idéaliste 

(1)  Saint  Amuroise,  De  Nahuthe,  III,  12. 


■284  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   ». 

n'est  socialiste  que  pour  les  autres;  pour  lui  il  ne  demande 
rien  ;  et  c'est  un  socialisme  bien  platonique  quand  les  intéressés 
ne  demandent  rien.  Le  christianisme,  en  répandant  le  renonce- 
ment, combattait  à  l'avance  les  effets  dangereux  pour  l'ordre 
établi  de  sa  prédication  contre  les  riches.  Et  il  se  trouvait  pro- 
téger, de  la  façon  la  plus  efficace,  dans  leurs  intérêts  matériels, 
ceux-là  môme  qu'il  traitait  si  mal.  Faisant  aimer  aux  pauvres 
leur  pauvreté,  aux  humbles  leur  humilité,  il  préparait  pour 
ceux  qui  veulent  avoir  leur  règne  ici-bas  des  sujets  dociles  et 
des  victimes  volontaires.  Le  même  saint  Ambroise,  qui  compa- 
rait naguère  chaque  riche  à  un  accapareur,  s'adresse  ainsi  aux 
pauvres  :  «  Pourquoi  vous  lamenter?  L'oiseau  de  l'air  n'est-il 
pas  plus  pauvre  que  vous,  et  pourtant  il  est  joyeux,  il  ne  se 
désespère  pas,  il  chante,  car  Dieu  a  soin  de  lui.  Soyez  donc 
comme  l'oiseau,  sans  crainte  au  sujet  de  votre  existence,  et 
remettez-vous-en  à  la  bonté  divine  (1).  » 

Mais  la  pauvreté  de  quelques-uns  est  nécessaire  aux  fins  de 
Dieu.  Il  faut  qu'il  y  ait  de  la  pauvreté  sur  la  terre  pour  qu'il  y 
ait  de  la  résignation  et  de  la  charité.  La  bonté  divine  soulagera 
donc  les  pauvres,  mais  ne  les  fera  pas  sortir  de  leur  condition  de 
pauvres.  D'ailleurs  saint  iVmbroise  bénit  cette  condition,  nous  le 
savons,  plus  qu'il  ne  la  plaint.  Cette  différence  d'appréciation  sur 
l'objet  de  l'éternel  litige,  la  richesse,  distingue  profondément 
l'économie  politique  chrétienne  de  toute  autre.  Bien  loin  de 
placer  l'idéal  dans  une  progression  indéfinie  de  la  richesse,  le 
christianisme  le  placerait  volontiers  dans  son  extinction.  Dans 
le  paradis  de  certains  gnostiques,  il  ne  doit  point  y  avoir  de 
sexes;  dans  celui  de  saint  Ambroise  il  n'y  aurait  point  de 
riches. 

Mais  pourquoi  y  en  a-t-il  maintenant?  crie  notre  justice. 
Pourquoi  aux  uns  la  résignation,  aux  autres  la  charité?  Il  faut 

(1)  Saint  Ambroise,  Hexxm.,  V,  17. 


ÉCONOMIE   POLITIQUE  DE  SAINT   AMBROISE.  285 

le  répéter,  ce  ne  sont  pas  là  des  problèmes  chrétiens.  Le  chris- 
tianisme ne  reconnaît  point  de  droits.  Les  riches  n'en  ont  pas 
sur  leurs  richesses,  ce  qui  pourrait  nous  l'aire  croire  que  les 
pauvres  en  avaient.  Mais  les  pauvres  n'en  ont  pas  davantage,  et 
de  la  répartition  des  biens  résultent  seulement  pour  les  uns  et 
pour  les  autres  des  devoirs.  Cette  primauté  de  la  notion  de 
devoir  sur  celle  de  droit  est  une  nouvelle  différence  entre  Téco- 
nomie  politique  chrétienne  et  celle  des  philosophes  rationalistes. 
Nous  venons  de  dire  quel  est  le  devoir  des  pauvres,  et  nous 
pressentons  bien  quel  est  celui  des  riches.  Mais  il  ne  s'agit  pas, 
comme  dans  la  morale  de  Cicéron,  comme  dans  nos  morales  con- 
temporaines, d'un  devoir  large,  gratuit,  et  comme  d'un  luxe 
nouveau  qui  serait  la  charité.  Il  faut  partir  de  cette  idée  que  leurs 
richesses  n'appartiennent  pas  aux  riches,  surtout  pour  qu'ils  en 
jouissent,  mais  qu'elles  ne  sont  entre  leurs  mains  qu'une  occasion 
de  sacrifice  et  un  instrument  de  bonté.  Il  sera  dit  aux  puissants  : 
Je  vous  ai  faits  tels  pour  venir  en  aide  à  la  veuve  et  à  l'orphe- 
lin dans  la  détresse.  Yotre  force  vous  a  été  donnée,  non  pom' 
opprimer,  mais  pour  protéger.  Il  sera  de  même  dit  au  riche  : 
Tout  ce  que  je  t'ai  donné,  c'est  pour  t'ôter  toute  excuse,  si  tu  ne 
suis  pas  mes  commandements.  Mais  quel  privilège  de  la  grâce 
divine  de  n'avoir  qu'à  ouvrir  sa  porte  atout  venant,  de  pouvoir 
se  faire  le  père  de  ceux  qui  souffrent,  et  de  se  procurer  ainsi 
des  créances  sur  le  ciel  et  sur  Dieu  (2)  !  La  richesse  apporte 
donc  des  devoirs  supplémentaires  qui  sont  comme  sa  rançon. 
Mais,  pour  celui  qui  les  remplit,  elle  est  elle  aussi,  comme  la 
pauvreté,  un  moyen  de  salut,  loin  d'être  seulement,  ainsi 
qu'elle  nous  apparaissait  d'abord,  une  chance  de  damnation. 
Le  tout  est  de  voir  en  elle  non  les  jouissances,  non  les  droits, 
mais  les  devoirs  qui  en  résultent.  Elle  est  une  fonction. 

Quant  aux  moyens  de  l'acquérir,  saint  Ambroise  ne  nous 

(1)  Saint  Amkuoise,  De  off.,  I,  63. 
(2)/d.,  I,  39. 


286  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 

laisse  guère  de  choix.  C'est  là  d'ailleurs  que  nous  allons  voir 
saint  Ambroise  se  rencontrer  avec  Cicdron.  Une  terre  possédée 
de  père  en  fils  représente  à  sa  façon  la  continuité  et  la  tradition; 
surtout  si  elle  est  petite,  elle  se  dépouille  de  sa  valeur  propre 
pour  prendre  une  valeur  de  symbole.  Aux  instincts  de  proprié- 
taire, qu'elle  éveille  en  nous,  il  se  joint  quelque  piété.  Elle  nous 
parle  des  ancêtres  qui  ont  mêlé  en  elle  leur  travail  et  leurs 
âmes.  Elle  fait  partie  de  la  famille,  non  comme  une  chose, 
mais  comme  un  être  vivant,  comme  un  serviteur  infatigable 
qui  survit  à  toutes  les  générations  de  ses  maîtres.  L'échanger, 
surtout  l'échanger  contre  de  l'argent,  serait  un  sacrilège.  La 
richesse  mobilière  est  frappée  d'infériorité  morale.  Elle  a 
contre  elle  d'être  faite  pour  le  trafic,  d'avoir  quelque  chose  de 
fugitif  et  d'anonyme,  de  ne  point  dire  d'où  elle  vient,  de  ne  point 
porter  enfin  de  traces  visibles  de  l'effort  humain,  c'est-à-dire 
de  ce  qu'il  y  a  de  moral  dans  la  richesse.  Et  ces  sentiments 
n'ont  pas  encore  disparu  tout  à  fait  de  nos  esprits.  De  telle 
sorte  que  non  seulement  il  n'est  pas  contraire  à  la  religion  de 
jouir  paisiblement  de  l'héritage  paternel,  mais  cela  nous  est  une 
obligation  filiale.  Au  droit  de  propriété  se  substitue  ainsi,  dans 
la  pensée  de  saint  Ambroise,  un  devoir  envers  la  propriété,  qui 
est  d'en  être  un  usufruitier  fidèle  et  reconnaissant.  Telle  est  du 
moins  la  morale  qui  ressort  de  l'histoire  de  Naboth  (1). 

Comme  la  possession  même  de  ce  sol  qu'elle  exploite,  l'agri- 
culture est  légitime  et  respectable.  Nous  avons  affaire  à  une 
conception  toute  patriarcale  de  la  richesse  et  de  la  production 
de  la  richesse.  Il  y  a  quelque  chose  en  effet  de  plus  antique,  de 
plus  fier  à  n'attendre  que  de  la  terre  seule  ce  dont  nous  avons 
besoin.  Cela  ne  nous  met  pas  sous  la  dépendance  des  hommes,  et 
ne  risque  pas  d'avilir  nos  caractères.  Le  paysan  qui  cultive 
s'estime  encore,  à  l'heure  qu'il  est,  très  supérieur  à  l'artisan  du 

(1)  Saint  Ambroise,  De  o/f.,  I,  G3  ;  Cf.  De  Nabulhe. 


ÉCONOMIE   POLITIQUE  DE  SAINT  AMBROISE.  287 

bourg  voisin  ou  au  colporteur  qui  passe.  La  terre  anoblit.  Mais 
ce  ne  sont  pas  ces  raisons  de  dignité  que  fait  valoir  saint 
Ambroise.  Il  est  plutôt  frappé  de  la  proportion  qui  existe  dans 
l'agriculture  entre  la  peine  et  le  salaire,  comme  si  la  grêle  et 
la  sécheresse  ne  commettaient  jamais  d'injustice.  Que  de  vertus, 
patience,  méthode,  soin,  sollicitude,  ne  faut-il  pas  pour  être 
un  bon  agriculteur?  Nous  récoltons  en  définitive  ce  que  nous 
avons  semé.  C'est  cela  qui  moralise  nos  profits,  et  nous-mêmes 
par  surcroît.  Mais  surtout  il  n'y  a  point  de  place  dans  la  lutte 
que  nous  soutenons  contre  le  sol  pour  la  ruse  et  pour  la  fraude. 
Notre  récolte  ne  fait  point  tort  à  la  récolte  de  notre  prochain, 
et  celle-là  est  seulement  une  richesse  vraiment  acquise  qui 
n'est  pas  d'un  autre  côté  et  pour  une  autre  personne  une 
richesse  perdue  (1). 

Quelques  traits  nous  ont  déjà  fait  connaître  les  sentiments  de 
saint  Ambroise  à  l'égard  du  commerce.  Il  n'y  voit  que  faux 
poids  et  que  fausses  mesures  (2),  tort  fait  à  autrui,  fortunes 
volées.  Il  n'a  pas  l'idée  d'un  commerce  honnête;  mais  celui-là 
même  lui  paraîtrait  vil,  parce  qu'il  tend  constamment  l'esprit 
vers  le  gain,  et  substitue  à  l'échange  fraternel  des  services  la 
lutte  de  l'ofi're  et  de  la  demande  (3).  C'est  surtout  dans  ce 
qu'on  appelle  la  spéculation  que  disparaît  toute  trace  de  l'esprit 
chrétien.  Si  vous  vendez  du  blé  en  temps  de  disette,  qu'au 
moins  ce  soit  votre  blé  à  vous  (4).  Mais  ceux  qui  entassent 
des  provisions  dans  leurs  greniers,  et  qui  attendent  comme  une 
bonne  fortune  pour  eux  la  misère  publique,  qui  la  créent 
même  parleurs  accaparements,  ceux-là  ne  sont  point  d'habiles 
commerçants,  mais  des  fourbes  et  des  traîtres,  et  saint  Ambroise 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  III,  38-41.  Saint  Ambroise  s'inspire  ici  sans 
aucun  doute  des  Économiques  de  Cicéron,  qui  s'était  lui-même  inspiré  des 
Economi'iiies  de  Xénophon. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  III,  6ij. 

(3)  W.,  1,242;  III,  37,  57. 
(4)/'/.,  m,  39. 


288  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

les  compare  aux  voleurs  de  grand  chemin  qui  épient  le  moment 
propice  pour  sauter  à  la  gorge  du  voyageur  (1  ).  Il  s'agit  cepen- 
dant là  de  Tenfance  de  l'art  en  fait  de  spéculation.  On  peut 
juger  dès  lors  ce  que  saint  Ambroise  penserait  de  nos  jeux  de 
hausse  et  de  baisse,  qui  sont  des  jeux,  ce  qui  est  déjà  fort 
répréhensible,  et  qui  sont  en  outre  des  jeux  d'où,  par  définition, 
toute  loyauté  est  bannie,  ce  qu'il  penserait  en  un  mot  de  cette 
morale  des  affaires  si  différente  de  sa  morale  à  lui,  et  dont  la 
moindre  tolérance  est  de  permettre  un  enrichissement  dont  le 
travail  n'est  pas  l'origine. 

Mais  nous  n'avons  pas  besoin  de  conjecturer  les  sévérités  de 
saint  Ambroise  envers  un  commerce  bien  connu  de  son  temps, 
le  commerce  de  l'argent.  Il  nous  suffit  d'écouter  ses  paroles  : 
«  Nous  devons  nous  aider  les  uns  les  autres,  ramener  à  notre 
frère  sa  brebis  égarée  ;  nous  devons  prêter  enfin,  et  nous  ferions 
payer  ces  services  qui  sont  dus,  et  nous  demanderions  plus 
que  nous  n'avons  donné  (2)  !  C'est  un  vice  d'esclave  de  voler, 
et  une  seule  chose  distingue  de  la  conduite  d'un  serviteur 
infidèle  ces  exactions  des  riches,  c'est  qu'elles  se  font  au  grand 
jour  (3).  »  Saint  Ambroise  a,  au  contraire,  des  sous-entendus  bien- 
veillants pour  le  débiteur  insolvable  (4).  Entre  le  créancier  et 
le  débiteur,  entre  le  fort  et  le  faible,  il  ne  tient  pas  la  balance 
égale,  et  sa  sympathie  est  pour  le  faible.  Cela  est  bien  chrétien. 
Nos  contemporains  plus  soucieux,  non  seulement  du  droit, 
mais  de  la  dignité  de  chacun,  jugent  autrement,  et  ne  pardon- 
nent pas  à  celui  qui  a  donné  prise  sur  lui.  Il  faut  noter  cette 
nuance  morale. 

Ses  fonctions  de  préfet,  puis  d'éveque,  avaient  mis  saint 
Ambroise  en   présence  d'effroyables  détresses  et  de  cruautés 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  III,  41. 

(2)  Jd.,  III,  20. 

(3)  Jd.,  III,  22. 
(4)Jd.,  I,  148. 


ÉCONOMIE   POLITIQUE   DE  SAIN'T   AMBROISE,  289 

sans  nom.  Une  loi  autorisait  les  pères  à  solder  leurs  dettes  avec 
la  liberté  de  leurs  enfants.  Un  créancier  impitoyable  accule  un 
père  à  ce  mode  de  payement.  «  C'est  mon  argent  qui  les  a 
nourris  en  définitive  ;  ils  m'appartiennent.  Leurs  services 
m'indemniseront.  Allons  !  qu'on  les  estime  par  tête  (1).  » 
Mais  voici  un  autre  cas  :  Un  père  a  plusieurs  fils,  et  n'en  doit 
qu'un.  Lequel  d'entre  eux  va-t-il  livrer?  u  Quel  est  celui  que 
mon  fournisseur  de  blé  trouvera  le  plus  à  son  gré?  Sera-ce 
l'aîné  ?  Mais  c'est  celui  qui  le  premier  m'a  donné  le  nom  de 
père.  Sera-ce  le  plus  jeune?  Mais  son  âge  même  m'attendrit 
en  sa  faveur...  Malheureux  que  je  suis!  Je  ne  sais  que  faire, 
et  je  n'ai  pas  le  cœur  de  choisir  (2).  »  Une  autre  loi  auto- 
risait le  créancier  à  faire  surseoir  à  la  sépulture  de  son  débi- 
teur jusqu'à  l'acquittement  de  la  dette  par  les  héritiers.  Saint 
Ambroise  eut  un  jour  à  intervenir  dans  une  affaire  de  ce  genre, 
mais  ce  fut  pour  ordonner  que  la  loi  fût  exécutée  et  le  cadavre 
livré  à  celui  qui  le  réclamait.  «  Prends  donc  ce  corps  ;  veille 
bien  à  ce  qu'il  ne  t'échappe  pas,  serre-le  dans  ta  chambre!... 
Au  reste  ton  avarice  peut  se  réjouir,  car  voilà  un  prisonnier 
qui  ne  te  coûtera  pas  à  nourrir.  »  Et  le  convoi,  sur  les  ordres  de 
l'évêque,  va,  au  milieu  de  l'indignation  populaire,  tout  droit 
chez  le  créancier.  Celui-ci  demande  grâce  et  prie  qu'on  délivre 
sa  maison  de  ce  mort  et  du  scandale  que  cause  sa  présence. 
«  Non,  je  ne  veux  pas  te  faire  tort.  Garde  ton  bien.  »  Et  il 
fallut  que  le  créancier  lui-même  et  les  siens  prissent  sur 
leurs  épaules,  pour  le  conduire  à  cette  dernière  demeure  qu'ils 
lui  avait  disputée,  le  corps  de  leur  victime  (3). 

De  telles  mœurs,  de  tels  abus  justifient  les  colères  de  saint 
Ambroise,  et  de  tels  riches  n'étaient  pas  pour  lui  faire  aimer 
la   richesse.    Nous  sommes    en  un  temps   où  la  banque  n'a 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  Tobia,  VIII,  30. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  Nabuthe,  V,  21. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  Tobia,  X,  36-37. 

Université  DE  Lyon.  —  VIII.  A.  19 


290  LES  DEUX   TRAITÉS   «   DES  DEVOIRS   ». 

d'autre  forme  que  l'usure,  et  où  l'usure  va  jusqu'à  l'oppression. 
Cet  état  social  ne  permettait  pas  à  saint  Ambroise  de  prévoir 
et  d'apprécier  le  rôle  bienfaisant  de  capitaux  accumulés,  puis 
se  répandant  partout,  comme  une  sève,  pour  éveiller  l'indus- 
trie et  accroître,  avec  la  somme  de  travail,  la  somme  de  bien- 
être.  S'il  l'avait  prévu,  il  eût  été  plus  indulgent  pour  un  mal 
d'oii  naît  tant  de  bien.  Mais  quelles  que  soient  les  nécessités, 
providentielles  peut-être,  auxquelles  obéit  la  circulation  des 
richesses,  dans  cet  ordre  les  nécessités,  même  providentielles, 
ne  sont  que  provisoires.  Les  lois  économiques  se  transforment;: 
et  si  l'économie  politique  de  saint  Ambroise  nous  paraît  quel- 
que peu  rudimentaire,  si  elle  méconnaît  quelques-unes  des 
données  des  problèmes  actuels,  en  revanche  elle  est  pleine  de 
cet  esprit  de  charité  qui  n'a  pas  pénétré  encore  dans  la  moelle 
de  nos  sociétés,  et  dont  il  est  trop  commode  de  dire  qu'il  n'y 
pénétrera  jamais.  Elle  nous  aide  donc  à  nous  défendre  contre 
un  optimisme  qui  pourrait  bien  n'être  que  notre  égoïsme  mis 
en  théorie. 

Saint  Ambroise  n'est  ici  que  l'un  des  représentants  d'une- 
tradition  ininterrompue  dans  le  christianisme.  Clément  d'Alexan- 
drie s'était  demandé,  nous  nous  en  souvenons,  si  un  riche  peut 
être  sauvé.  Saint  Augustin  nie  que  l'on  possède  légitimement 
les  biens  dont  on  ne  fait  pas  usage  pour  la  charité  (1).  Et  nous 
pourrions  multiplier  ces  exemples.  Au  xui"  siècle,  le  chapelain 
d'un  roi,  Robert  de  Sorbon,  a,  sur  cette  question,  le  parler  plus 
rude  encore  que  les  premiers  Pères  :  «  Je  professe  que  tous  les 
usuriers,  les  thérauriseurs  qui  détiennent  la  chose  d'autrui  sont 
des  larrons,  et  qu'au  jour  de  la  mort  le  diable  les  saisira  comme 
des  larrons  pour  les  conduire  à  ses  gibets.  Ils  ont  maintenant  les 
mains  si  serrées  que  rien  ne  s'en  échappe,  mais,  à  leur  mort,  on 
ouvrira  leurs  coffres,  qu'ils  ont  tenus  si  bien  fermés,  pour  en  ex- 

(1)  Saint  Augustin,  Ep.,  111,  V63. 


ÉCONOMIE   POLITIQUE   DE  SAINT  AMBROISE.  29Ï 

traire  les  richesses  (jui  leur  étaient  chères  comme  leurs  entrailles. 
Je  les  compare  à  des  pourceaux  qui  sont,  tant  qu'ils  vivent,  de 
grande  dépense.  Un  pourceau  coûte  beaucoup  à  celui  qui  veut  le 
bien  nourrir,  et  pourtant  il  ne  rapporte  rien,  tant  qu'il  vit,  et  ne 
fait  que  souiller  la  maison.  Mais  un  pourceau  mort  est  de  grand 
prix  (1) .»  Ce  sont  d'autres  chapelains  de  roi, au  xvu^  siècle,  qui 
font  entendre  les  discours  les  plus  étonnants  pour  qui  ne  se 
souvient  pas  de  la  traditionnelle  partialité  de  l'Eglise,  quand  il 
s'agit  des  pauvres.  Pour  Bourdaloue,  comme  pour  saint  Augus- 
tin, les  riches  ne  sont  pas  les  véritables  propriétaires  de  leur 
richesses.  Ils  sont  les  intermédiaires,  les  ministres  delà  charité 
divine,  et  les  pauvres  sont  les  receveurs  de  Dieu  (2).  Pour 
Bossuet,  comme  pour  saint  Ambroise,  les  pauvres  sont  les  mem- 
bres du  corps  mystique  de  Jésus-Christ;  leurs  souffrances  renou- 
vellent sa  Passion,  et  ce  n'est  pas  de  la  pitié  que  nous  leur 
devons,  mais  du  respect.  Ils  sont  les  enfants  véritables  de  l'Eglise 
où  les  riches  sont  des  étrangers.  «  Mais  le  service  des  pauvres 
les  naturalise,  et  leur  sert  à  expier  la  contagion  qu'ils  contrac- 
tent parmi  leurs  richesses  (3).  »  Ces  dernières  paroles  de  Bossuet 
sont  à  la  fois  l'exacte  et  admirable  traduction  de  quelques-unes 
des  idées  que  nous  avons  rencontrées  chez  saint  Ambroise. 

Dirons-nous  enfin  que  ce  qu'on  a  appelé,  à  tort  ou  à  raison, 
le  socialisme  chrétien  (mais  nous  savons  maintenant  ce  qu'il 
faut  entendre  par  là)  est  une  tradition  tellement  inhérente  au 
christianisme  que,  dans  cette  tradition,  l'Eglise  se  retrempe, 
quand  elle  sent  s'épuiser  en  elle  les  principes  de  vie,  et  qu'elle 
reprend  alors  des  airs  de  jeunesse  dont  on  ne  la  croyait  plus 
capable.  Mais  nous  assistons  de  nos  jours  à  l'une  des  crises  les 
plus  dramatiques  de  l'histoire  morale.  Cette  vieille  alliance  du 

(1)  Cité  par  L.vnglois,  L'éloquence  sacrée  au  moyen  âge    [Revue  des  Deux 
Mondes,  l*""  janvier  1893). 

(2)  BoiiRDALOLE,  Sw  l'aumônc  (VII^  dimanche  après  la  Pentecôte). 

(3)  Bossuet,  Sur  V éminente  dignité  des  pauvres. 


•292  LES  DEUX   TRAITÉS   «   DES  DEVOIRS  ». 

socialisme  et  de  la  religion  sera-t-elle  dénoncée,  et  le  socialisme 
émancipé  rejettera-t-il  définitivement  un  patronage  devenu 
plus  gênant  qu'utile?  L'Eglise  pense  avec  raison  que  ce  divorce 
serait  pour  elle  la  plus  rude  des  épreuves.  L'Eglise  peut  se 
passer  d'avoir  avec  elle  les  riches  et  les  puissants;  mais  l'Eglise 
abandonnée  p  ar  les  pauvres  semblerait  reniée  par  celui  qui  l'a 
fondée  et  qu'elle  a  tant  de  fois  identifié  avec  eux.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ce  patronage,  qu'elle  s'est  si  longtemps  attribué,  restera  sa 
marque  dans  l'histoire.  Le  christianisme  a  une  morale  sociale. 
Les  morales  antiques  étaient  restées  fermées  non  seulement 
aux  solutions  qu'il  apporte,  mais  aux  problèmes  qu'il  soulève. 


IV 

Principes  nouveaux. 

Dans  toute  morale  il  y  a  une  conception  de  la  vie,  une  philo- 
sophie. Dans  la  morale  chrétienne  il  y  a  plus  qu'une  philoso- 
phie, à  savoir  une  religion,  ce  qui  signifie  que  le  mystère  du 
monde  est  associé  aux  règles  de  la  conduite,  que  la  bonne 
volonté  s'enflamme  de  toutes  les  ardeurs  de  la  foi,  que  la  vertu 
et  la  piété  enfin  tendent  à  se  confondre,  et  à  former  comme  un 
degré  supérieur  de  l'une  et  de  l'autre.  Cette  étroite  union  de  la 
religion  et  de  la  morale  suffit  à  distinguer  le  christianisme  de 
toutes  les  autres  religions,  et  sa  morale  de  toutes  les  autres 
morales.  Ce  sont  les  prophètes  d'Israël,  ainsi  que  nous  l'en- 
seigne M.  Renan  (1),  qui  l'ont  scellée.  «  Les  païens  avaient 
une  morale,  a  dit  Théodoret,  le  paganisme  n'en  avait  point.  » 
Tous  les  essais  de  morale  indépendante  auxquels  nous  assistons 
sont,  en  ce  sens,  des  retours  au  paganisme.  Mais  nous  ne  pou- 

(1]  Histoire  du  peuple  d'Israël. 


PRINCIPES   NOUVEAUX.  293 

vons  pas  faire  que  ces  morales,  quoique  affranchies  de  tout 
dogme,  n'aient  gardé  de  la  religion  l'accent,  l'émotion,  la 
mysticité,  qu'elles  ne  donnent  asile  en  elles  au  sentiment  reli- 
gieux de  l'obligation,  et  n'appellent  cette  inclination  de  tout 
notre  être  qui  y  répond,  et  qui  ressemble  à  un  acte  de  foi.  La 
vie  morale  est  pour  longtemps  encore,  même  chez  les  in- 
croyants, une  forme  de  la  vie  religieuse.  Les  croyances  disparues 
en  effet,  la  croyance  reste,  comme  disposition  de  notre  àme,  et 
cherche  un  emploi.  Le  devoir  lui  en  fournit  un.  Le  devoir  est 
devenu  dieu. 

Mais,  au  temps  d'Ambroise,  c'est  Dieu  lui-même  qui  entre 
dans  la  morale  et  la  fait  graviter  autour  de  lui.  Il  faut  pourtant 
commencer  par  rappeler  ici  que  le  traité  Des  Dévoilas  nous 
présente  comme  deux  morales  parallèlles,  juxtaposées,  mais 
non  confondues.  Tantôt  nous  avons  affaire  à  une  morale  pure- 
ment humaine  et  qui,  comme  le  stoïcisme,  fonde  nosdevoirs  sur 
notre  nature  ;  tantôt  la  morale  n'est  plus  qu'un  enseignement 
divin,  et  que  la  présence  de  Dieu  dans  lésâmes.  C'estce  second 
aspect  du  livre  d'Ambroise  que  nous  voulons  maintenant  étudier, 
sans  oublier  toutefois  qu'il  en  existe  un  autre,  et  qu'en  outre 
notre  auteur  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  se  mettre  d'accord 
avec  lui-même.  Nous  allons  observer  dans  la  composition  de 
tous  les  modes  de  la  vertu  humaine  l'effet  de  cet  élément  nou- 
veau :  la  croyance  en  Dieu.  Sans  doute  ce  n'est  pas  absolument 
une  nouveauté  de  croire  en  Dieu.  Il  y  a  des  dieux  dans  l'anti- 
quité ;  il  n'y  en  a  même  que  trop.  Et  il  serait  faux  de  prétendre 
que  ce  soient  des  dieux  fainéants  et  qu'ils  restent  indifférents  à 
la  conduite  des  hommes.  Mais  ils  sont  trop  près  de  l'humanité,  et 
leur  autorité  n'est  fondée  que  sur  la  crainte.  Puis  ils  ont  de  notre 
nature  surtout  les  passions  et  les  faiblesses,  et  les  exemples 
qu'ils  donnent  nuisent  aux  règles  qu'ils  devraient  faire  respecter. 
Leur  histoire  se  compose  justement  de  tout  ce  que  les  hommes 
ne  doivent  pas  faire.  Enfin  ils  sont  sensibles  aux  présents  des 


"294  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

hommes  plus  qu'à  leur  vertu.  Ce  ne  sont  pour  la  morale  que 
des  alliés  intermittents  et  compromettants.  Quant  au  dieu  des 
philosophes,  il  est  d'une  essence  plus  pure,  mais  il  ne  vit  pas. 
C'est  un  idéal  qu'ils  ont  composé  avec  le  meilleur  d'eux-mêmes 
et  où  ils  reconnaissent  leur  œuvre  alors  même  qu'ils  l'adorent. 
Seul,  le  Dieu  des  chrétiens  est  vraiment  Dieu.  11  est  unique, 
et  cette  condition  fera  désormais  partie  de  la  définition  de  Dieu. 
Il  vit,  et  rien  ne  vit  que  par  lui.  Il  est  créateur,  ce  qui  l'élève 
à  une  hauteur  infinie  au-dessus  de  ses  créatures,  et  met  entre 
elles  et  lui  des  liens  à  la  fois  plus  forts  et  plus  tendres.  Mais 
nous  voulons  insister  surtout  sur  les  caractères  moraux  qu'il 
revêt;  car  de  cette  union  de  la  religion  et  de  la  morale,  dont 
nous  parlions,  l'effet  est  double,  et  se  fait  sentir  sur  la  religion 
comme  sur  la  morale  elle-même.  Donc  les  honnêtes  gens  ont 
cette  fois  un  Dieu  fait  pour  eux  et  comme  eux,  un  Dieu  qui 
vaille  au  moins  un  honnête  homme  ;  et,  ce  qui  est  extraordi- 
naire, c'est  qu'il  ait  pu  y  avoir  d'autres  dieux.  En  outre,  tout  ce 
qui  concerne  la  vertu  est  la  grande  affaire  de  son  gouvernement. 
11  est  le  témoin  attentif  non  seulement  de  nos  actes,  mais  de 
nos  pensées  (1),  et  sa  justice  nous  attend  (2).  Nous  avons  dit  et 
redit  que  le  dogme  de  la  providence  passa  du  stoïcisme  dans 
le  christianisme.  Mais  il  n'y  passa  pas  tel  quel,  et  sans  être 
modifié  lui-même  par  les  préoccupations  différentes  des  âmes 
auxquelles  il  s'adressait.  Pour  les  stoïciens  la  providence  est 
la  garantie  de  l'ordre  universel  ;  c'est  elle  qui  défend,  contre  les 
altérations  que  lui  ferait  subir  le  hasard,  la  sainte  beauté  du 
Cosmos.  Pour  les  chrétiens,  auxquels  la  justice  importe  plus 
que  la  beauté,  elle  est  surtout  le  pouvoir  qui  répartit  les  biens 
et  les  maux,  et  qui  doit  proportionner  ses  faveurs  à  nos  mérites. 
La  philosophie  païenne  sacrifiait  trop  volontiers  le  détail  à 
l'ensemble,   et   prenait   son    parti   des   misères  individuelles. 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  ii4. 
(2)It/.,  I,  124. 


PRINCIPES   NOUVEAUX.  29o 

C  est  juslement  contre  la  Ikigrante  immoralité  de  ces  sacri- 
fices, s'ils  n'ont  dans  l'histoire  de  chacun  leur  justification,  que 
s'étaient  élevés  les  prophètes  d'Israël.  L'explication  des  souf- 
frances inexpliquées,  et  aussi  celle  de  certains  bonheurs  scan- 
daleux compta,  après  eux,  au  nombre  des  problèmes  auxquels 
une  religion  devait  répondre.  Après  eux  la  pitié  et  la  justice 
devinrent  les  attributs  essentiels  de  Dieu.  L'ordre  moral  occupa 
ses  plus  secrètes  pensées,  avant  Tordre  physique.  Il  se  dépouille 
ainsi  de  ce  caractère  de  loi  abstraite  et  insensible  qui  était 
celui  de  la  providence  stoïcienne,  et  prend  ceux  d'une  personne. 
C'est  un  Jéhovah  qui  n'enferme  plus  sa  protection  dans  les 
frontières  d'un  petit  peuple,  et  dont  l'autorité  s'est  adoucie  en 
s'étendant. 

Il  nous  faudrait  ajouter  ici  que  le  dogme  chrétien,  dans  la 
précision  de  tous  ses  détails,  semble  fait  pour  les  conséquences 
morales  qu'on  en  peut  tirer,  et  il  nous  faudrait  développer  une 
à  une  ces  conséquences.  Que  Jésus-Christ  soit  homme  et  soit 
Dieu  tout  à  la  fois,  qu'il  soitl'IIomme-Dieu,  cela,  par  exemple, 
donne  une  portée  particulière  aux  leçons  de  sa  vie  qui,  venant 
d'une  nature  purement  humaine,  seraient  moins  autorisées, 
d'une  nature  purement  divine,  moins  accessibles  à  notre  imita- 
tion. Et  une  démonstration  analogue  pourrait  se  répéter  à 
propos  de  chaque  article  de  foi.  Les  pratiques  de  la  dévotion 
chrétienne  vinrent  à  leur  tour  mettre  une  marque  spéciale  sur 
les  unies,  et  se  mêler  à  la  morale  même,  au  point  qu'on  ne 
distingue  }»lus  entre  l'exactitude  de  l'observance  et  la  rectitude 
de  la  conduite.  De  tout  cela  résultent  pour  notre  volonté  les 
directions  les  plus  précises  et  les  plus  savamment  coordonnées. 
Mais  nous  nous  écartons  de  plus  en  plus  des  stoïciens  et  de 
l'autonomie  morale.  Toutes  ces  idées,  que  nous  indiquons  à 
peine,  mériteraient  d'être  longuement  étudiées  ;  mais,  pour  les 
étudier,  nous  sortirions  des  limites  que  notre  programme  nous 
impose.  En  fondant  la  comparaison  de  deux  morales,    déjà  si 


29G  LES   DEUX  TRAITÉS  «    DES  DEVOIRS   » 

souvent  comparées,  sur  la  comparaison  de  deux  livres  où  elles 
se  sont  exprimées,  nous  avons  pris  sur  le  vif,  et  fixé  des  oppo- 
sitions d'idées  et  de  sentiments  le  plus  souvent  fuyantes.  Mais 
une  certaine  diminution  du  sujet  est  la  rançon  de  cette  précision 
que  nous  nous  sommes  efforcé  d'obtenir.  Le  traité  Des  Devoirs 
de  saint  Ambroise  ne  contient  pas  toute  la  morale  du  christia- 
nisme, nous  avons  eu  la  précaution  de  le  dire,  et  le  plan  qu'il 
emprunte  obscurcit  en  particulier  cette  pénétration  du  dogme 
et  de  la  morale  qui  est  un  caractère  éminent  tout  à  la  fois  du 
dogme  chrétien  et  de  la  morale  chrétienne.  L'influence  de  Cicé- 
ron  se  manifeste  ainsi  non  seulement  dans  ce  que  dit  Ambroise, 
mais  dans  ce  qu'il  ne  dit  pas. 

Nous  ne  trouvons  donc  dans  le  traité  Des  Devoirs  que  les 
principes  généraux  de  la  philosophie  chrétienne;  mais  il  suffi- 
sent à  incliner  la  morale  dans  un  sens  nouveau.  Ce  Dieu,  dont 
nous  avons  parlé,  exige  qu'on  croie  en  lui  ;  et  nous  avons  déjà 
vu  comment  la  foi,  dans  la  liste  des  vertus,  se  substitue  à  la 
science,  sans  que  saint  Ambroise  insiste  assez  sur  l'importance 
de  ce  changement.  La  foi  implique  quelque  chose  de  déjà  moral, 
dans  le  sens  moderne  du  mot,  un  vouloir,  un  choix,  un  risque^ 
un  don  de  soi.  Les  anciens  plus  purement  intellectualistes  fon- 
daient au  contraire  la  moralité  sur  la  science.  3Iais  c'est  là  un 
point  de  vue  pour  longtemps  abandonné.  Le  christianisme  a 
placé  la  conscience  hors  du  domaine  de  la  science.  Le  devoir 
des  kantiens,  cette  divinité  intérieure,  délaisse  à  son  tour  la 
raison  spéculative  pour  la  raison  pratique.  En  quoi  le  kantisme 
difl'ère  du  stoïcisme  de  la  même  façon  que  le  christianisme. 
Cette  suprématie  accordée  à  la  volonté  sur  la  raison  caractérise 
donc  la  philosophie  chrétienne,  et  toutes  les  doctrines  qui  sont 
issues  d'elle. 

Il  est  à  remarquer  en  outre  que  la  foi,  qui  semble  ne  nous 
procurer  qu'une  servitude,  nous  affranchit  à  sa  manière.  Car 
cette  servitude,  du  moins,  est  volontaire.  La  religion  devenant 


PRINCIPES   NOUVEAUX.  297 

affaire  do  conscience,  la  foi  nous  émancipe  des  religions  légales, 
et  élève  en  dignité,  si  Ton  peut  dire,  le  sentiment  religieux 
lui-môme,  par  ce  qu'elle  y  mêle  de  liberté.  Yoilà  encore  ce 
qu'il  y  a  de  moral  dans  la  foi.  Mais  il  pourra  arriver  que 
cette  foi  se  subordonne  le  reste  de  la  morale  au  point  de  lui 
faire  tort,  et  ressemble  au  moyen  court  de  certains  gnostiques. 
Ainsi  ridée  de  Dieu  aura  servi  à  déprécier  nos  devoirs  qu'elle 
devait  vivifier  (1).  Sans  compter  qu'avec  le  temps  d'une  foi 
routinière  et  héritée  aura  disparu  peu  à  peu  cette  qualité  morale 
qui  en  rehaussait  le  prix.  Mais  moins  la  foi  ressemble  à  une 
vertu  et  plus  elle  est  promue  au-dessus  de  toute  vertu.  Et 
saint  Augustin  soutiendra  ce  paradoxe  qu'un  croyant  pécheur 
est  plus  agréable  à  Dieu  qu'un  païen  vertueux  (2).  Philon  est 
le  seul  philosophe  qu'une  telle  pensée  n'eût  point  choqué.  Un 
Romain  ne  l'eût  même  pas  comprise. 

Il  ne  suffit  pas  de  croire  en  Dieu.  Il  faut  le  craindre  et  il 
faut  l'aimer.  Saint  Ambroise  cite  cette  phrase  des  Psaumes 
que  «  la  crainte  du  Seigneur  est  le  commencement  de  la 
sagesse  (3)  »;  et,  pour  faire  l'éloge  d'un  patriarche,  il  dit  de  lui 
qu'il  craignait  Dieu  (4).  Mais  un  sentiment  plus  vraiment 
chrétien  est  l'amour  de  Dieu.  Les  philosophes  anciens  ont  bien 
parlé  de  quelque  chose  de  semblable.  INIais  c'est  le  cas  de  rap- 
peler que  les  mêmes  mots  n'expriment  pas  toujours  les  mêmes 
idées.  Il  s'agit  pour  les  anciens  d'une  confiance  raisonnée» 
d'une  piété  tout  intellectuelle,  sans  abandon  et  sans  tendresse. 
Les  hommes  ne  rendent  au  ciel  en  définitive  que  le  genre  d'af- 
fection qu'ils  reçoivent  de  lui.  Or  les  philosophes  païens  ne 
prêtent  aux  dieux,  à  l'égard  de  l'homme,  qu'une  bienveillance 

(1)  Cette  excessive  prédominance  de  la  foi  apparaît  déjà  dans  saint 
Ambroise,  De  off.,  l,  2:j2. 

(2)  Contra  Juhanum  Pelagianum,  IV,  3. 
(.3)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  117. 

(4)  W.,  1,60. 


2'98  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  >^ 

toute  générale  et  qui  ne  leur  coûte  rien.  Le  Dieu  des  chrétiens 
au  contraire,  en  s'immolant  pour  ses  enfants,  leur  a  donné  le 
ton  des  sentiments  qu'il  attend  d'eux.  En  outre  il  est  comme  un 
père  qui  n'aime  pas  ses  enfants  en  bloc,  mais  qui  aime  chacun 
pour  lui-même.  De  là,  entre  les  hommes  et  Dieu,  des  rapports 
personnels,  intimes,  l'elïasion  des  hommes  répondant  à  la 
sollicitude  de  Dieu.  A  lui  seul  il  est  le  bon  génie  de  chacun, 
son  Dieu  lare,  le  Dieu  familier  que  l'on  aime,  les  saints  n'ayant 
pas  encore  pris  leur  part  de  la  piété  des  hommes. 

Non  seulement  Dieu  s'offre  en  objet  à  des  sentiments  nou- 
veaux, mais  l'amour  que  nous  éprouvons  pour  lui  retentit  sur  nos 
autres  sentiments  et  leur  donne  à  tous  une  orientation  commune. 
Dieu  devient  le  centre  de  notre  vie  morale.  Si  nous  sommes 
humbles,  c'est  devant  Dieu.  Quand  nous  obéissons,  même  aux 
puissances  d'ici-bas,  nous  obéissons  à  Dieu  qui  a  permis  qu'elles 
nous  commandent,  et  nous  prenons  le  pli  de  cette  obéissance 
plus  complète  que  nous  ne  devons  qu'à  lui.  La  fraternité  hu- 
maine, nous  avons  déjà  noté  ce  progrès,  reçoit  de  l'idée  d'un  père 
commun  comme  un  supplément  de  réalité.  Dieu  cimente  les 
amitiés  par  la  ressemblance  qui  naît  entre  des  âmes  dont  il  est 
toute  la  pensée.  De  là  cette  expression  «  s'aimer  en  Dieu  »,  qui 
marque  la  confusion  en  un  seul  sentiment  de  TafTection  qu'un 
homme  inspire  à  un  autre  homme,  et  de  celle  que  tous  deux 
portent  à  Dieu.  Dans  la  charité  enfin  il  y  a  un  hommage  rendu 
à  Dieu,  puisqu'elle  est  un  accomplissement  de  ses  vues  et  une 
imitation  de  sa  bonté.  L'amour  mutuel  des  créatures  est  comme 
une  dépendance  de  celui  qui  unit  déjà  le  créateur  à  la  créature. 
L'idée  du  service  de  Dieu  en  un  mot  pénètre  toutes  nos  intentions 
et  aj,oute  quelque  chose  à  la  vertu.  On  sait  que  Kant  opposait 
à  l'idéal  stoïcien  de  la  sagesse  l'idéal  chrétien  de  la  sainteté.  La 
sainteté  suppose  l'offrande  que  la  vertu  fait  d'elle-même  et  la 
présence  de  Dieu  dans  nos  cœurs.  L'antiquité  a  eu  des  sages  ;  le 
christianisme  seul  a  eu  des  saints. 


PRINCIPES  NOUVEAUX.  299 

Voici  encore  deux  effets  de  la  foi  sur  la  vertu.  Elle  devient 
Timitation  même  de  Dieu  (1).  C'est  là  une  conception  platoni- 
cienne etmême  stoïcienne  (2).  Mais,  chez  les  stoïciens,  l'imitation 
de  Dieu  se  confond  avec  l'imitation  de  la  nature,  et  consiste 
à  faire  régner  en  soi  une  harmonie  qui  soit  comme  un 
abrégé  de  l'harmonie  universelle.  L'imitation  de  Dieu  diflère 
comme  diffère  Dieu  lui-même.  Plus  près  du  sens  chrétien 
avec  Platon,  c'est  dans  le  christianisme  seul  qu'elle  fournit 
une  formule  claire  et  pratique  de  nos  devoirs.  Pour  les 
anciens,  en  effet,  c'est  la  nature  qui  exprime  Dieu.  Pour  les 
chrétiens  seulement,  c'est  au  dedans  de  nous  qu'en  est  l'image, 
et  il  est  d'autant  plus  facile  à  l'homme  de  ressembler  à  Dieu 
que  cette  ressemblance  entre  eux  est  déjà  ébauchée.  Ajoutons 
que,  dans  le  christianisme  seul.  Dieu  a  une  histoire,  et  se 
révèle  sous  des  traits  qui  donnent  prise  à  notre  imitation.  Or 
un  mot  résume  cette  histoire  divine  :  la  miséricorde;  et  c'est 
en  effet  par  la  miséricorde,  nous  a  enseigné  saint  Ambroise,  que 
nous  nous  élevons  jusqu'à  ressembler  à  Dieu  (3).  —  L'autre  effet 
dont  nous  voulons  parler  est  à  peine  indiqué  dans  le  traité  Des 
Devoirs,  et  par  une  phrase  ambiguë,  mais  cette  indication  a  un 
tel  intérêt  que  nous  ne  pousons  la  passer  sous  silence.  La  vertu 
humaine,  est-il  dit,  peut-elle  se  suffire  à  elle-même,  et  n'a-t-elle 
pas  besoin  d'un  appui  dans  le  Christ  (4)?  C'est  la  théorie  de  la 
grâce  qui  apparaît  ici  chez  celui  qui  fut  le  maître  d'Augustin. 
Cette  action  mystique  de  Dieu  sur  nos  âmes  achèvera  de  nous  dé- 
posséder de  notre  vertu.  Notre  nature,  qui  ne  tire  pas  d'elle-même 
son  idéal,  ne  trouve  pas  davantage  en  elle  la  force  de  le  réaliser. 

Il  résulte  de  tout  ce  que  nous  avons  dit  que  l'autorité  de  la 
loi  morale  vient  elle-même  de  Dieu.  Mais  cela  vaut   la   peine 

(1)  Voir  Saint  Ambroise,  De  fuga  sxciiH,  17. 

(2)  Sknèûik,  Ep.,  XCV. 

(3)  Saint  Ambroisk,  De  off.,  I,  38. 

(4)  IJ.,  l,  2al.  FundanicnluMi  aulcm  Christus  est. 


300  LES  DEUX   TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS   ». 

qu'on  y  insiste,  car  cette  origine  explique  le  caractère  imp(5ratif 
qu'elle  revêt,  et  qu'elle  gardera,  même  lorsqu'elle  ne  comman- 
dera plus  qu'en  son  nom.  En  outre,  Dieu  n'est  pas  seulement  le 
fondement  théorique  de  l'obligation,  comme  il  pourrait  l'être 
dans  quelque  doctrine  contemporaine.  Dieu  a  parlé,  et  les  livres 
saints  ont  recueilli  sa  parole.  C'est  là  que  sont  inscrits  nos  devoirs 
d'une  façon  plus  explicite  que  dans  notre  raison  (1).  Ce  sont 
d'ailleurs  le  plus  souvent  les  mêmes  devoirs,  et  l'Écriture  ne 
fait  que  confirmer  une  révélation  naturelle  (2).  Son  autorité  n'en 
tranche  pas  moins  toutes  les  difficultés  pendantes  entre  les 
philosophes  (3),  et,  là  oii  elle  intervient,  toute  discussion  est 
vaine  et  impie.  Devant  elle  la  raison  plie  ou  pliera.  La  morale 
est  révélée  comme  la  religion  avec  laquelle  elle  se  confond.  Elle 
vient  d'en  haut,  dit  notre  saint,  comme  une  rosée  divine  (4).  — 
Mais  ce  caractère  sacré  des  textes  révélés  se  communiquera 
bientôt,  par  une  sorte  de  contagion,  aux  écrits  des  premiers 
défenseurs  de  la  foi.  Saint  Ambroise  demande  des  enseignements 
aux  apôtres,  à  saint  Paul  surtout  (5),  et  les  reçoit  non  comme 
des  opinions  humaines,  mais  comme  des  oracles.  Ainsi  s'achève 
peu  à  peu  le  caractère  d'une  morale  fondée  sur  la  tradition. 
Bientôt  ce  seront  les  Pères,  comme  saint  Ambroise  lui-même, 
ou  comme  saint  Augustin,  puis  les  docteurs  dont  on  invoquera 
avec  soumission  les  jugements.  Un  moraliste  ne  sera  plus 
qu'un  compilateur  et  un  interprète.  Telle  est  déjà  l'idée  que 
saint  Ambroise  se  fait  de  son  rôle  et  de  son  livre.  Par  un  phé- 
nomène concomitant,  le  ressort  de  l'autorité  s'étendra  de  plus 
en  plus,  des  questions  de  conduite  aux  problèmes  purement 
théoriques.  Rien  n'échappe  plus  à  ce  critérium  nouveau.  Nous 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off,  I,  3  ;  tl,  5,  64,  63. 
(2)Id.,  I,  30,  108. 

(3)  hl,  II,  8. 

(4)  hJ.,  I,  163. 

(5)i(i.,  I,  58,  78,  143,  183,  etc. 


PRINCIPES  NOUVEAUX.  301 

touchons  ici  aux  conséquences  ultimes  de  l'apparition  clans 
l'esprit  humain  de  cet  élément  avec  lequel  les  philosopliies 
anciennes  ne  comptaient  pas,  la  foi.  De  l'inclination  à  croire  et 
à  obéir,  dont  Dieu  fut  d'abord  l'unique  objet,  naîtront  des 
habitudes  de  docilité  intempérante.  On  fait  difficilement  à 
l'autorité  sa  part,  non  plus  d'ailleurs  qu'à  la  critique  et  à  la 
raison. 

La  philosophie  chrétienne,  avec  l'existence  de  Dieu,  a  enseigné 
l'immortalité  de  l'âme.  L'annonce  d'une  autre  vie,  d'un  règne  de 
la  justice,  de  joies  éternelles  pour  les  élus,  telle  fut  la  bonne 
nouvelle  qui,  de  proche  en  proche,  se  répandit,  et  conquit  au 
christianisme  les  âmes  avides  d'espérance.  Nous  avons  vu 
ailleurs  (t)  que  quelque  confusion  s'établit  dans  l'esprit  de 
saint  Ambroise  entre  le  dogme  philosophique  de  la  vie  heureuse 
et  le  dogme  chrétien  de  la  vie  future  ;  mais,  quand  il  s'affranchit 
de  ses  souvenirs  classiques,  il  parle  trop  clairement,  et  dès  le 
début  du  traité  Des  Devoirs,  pour  n'être  pas  entendu  (2).  Disons 
d'un  mot  qu'à  cette  croyance  nouvelle  est  suspendue  la  conduite 
entière.  Elle  est  pour  ceux  qui  souffrent  une  consolation,  pour 
d'autres  une  menace  ;  à  tous  elle  apporte  la  certitude  de  la 
justice  (3).  Il  est  incontestable  que  cette  certitude  mêle  quelque 
intérêt  à  la  vertu.  Mais  qu'importe  si  cet  intérêt  produit  les 
mêmes  eifets  que  le  désintéressement?  Il  n'abaisse  pas,  il  ne 
lie  pas;  il  délivre.  Et  c'est  un  scrupule  tout  théorique  que  notre 
admiration  éprouve  en  face  d'une  bonne  action  qui  n'est  pas 
née  du  seul  respect  de  la  loi  et  du  seul  amour  de  Dieu.  D'ailleurs 
cette  spéculation  sur  l'éternité  n'apparaît  pas  chez  saint 
Ambroise  avec  la  môme  brutalité  que  chez  Lactance.  Ce  motif 
ne  prime  pas  les  autres  au  point  de  les  dépouiller  du  mérite  qui 

(1)  Voir  dans  le  chapitre  précédent,  le  développement  intilulé  :  le  Stoïcisme 
de  saint  Ambroise. 

(2)  Saint  Ambroisk,  De  off.,  l,  59. 

(3)  Id.,  I,  29,  Li9,  12i,  etc. 


302  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

peut  s'attacher  à  eux;  mais  il  est  la  ressource  suprême,  le  levier 
qui  met  Tàme  chrétienne  à  la  hauteur  des  devoirs  difficiles  (1).  Et  il 
n'est  pas  irrespectueux  d'affirmer  que  les  chrétiens  ont  dû  à  l'espé- 
rance, qui  les  enchantait,  leur  courage  sans  raideur,  leur  séré- 
nité et  comme  leur  entrain  dans  la  souffrance  et  dans  le  sacrifice. 

C'est  que  l'attente  dans  laquelle  ils  vivent  crée  des  mesures 
nouvelles  pour  penser  et  pour  sentir.  Le  bonheur  avait  été,  d'une 
façon  plus  ou  moins  avouée,  le  souverain  bien  poursuivi  par 
toutes  les  morales  antiques.  Leur  désintéressement  n'allait 
jamais  loin,  ou  ne  fut  qu'un  détour.  Le  stoïcisme  est  un  noble 
effort  pour  trouver  le  bonheur  dans  la  vertu  môme  ;  mais,  en 
définitive,  c'est  encore  le  bonheur  qu'il  cherche,  et  il  appelle  la 
vie  bonne  la  vie  heureuse.  En  renonçant  pour  la  vie  présente  à 
ce  bonheur  rêvé,  et  en  remettant  à  une  autre  vie  la  réalisation 
de  légitimes  espérances,  le  christianisme  a  débarrassé  la  morale 
du  problème  difficile  qui  consiste  à  concilier  l'utile  et  l'honnête. 
Il  a  séparé  la  vertu  du  bonheur,  leur  assignant  des  places 
dans  deux  vies  distinctes,  au  point  de  ne  plus  insister  assez  sur 
les  joies  déjà  paradisiaques  que  la  vertu  trouve,  sans  attendre, 
en  elle-même. 

Il  établit  au  contraire  une  sorte  d'équivalence  entre  le  mérite 
et  la  souffrance,  jusqu'à  produire  un  véritable  renversement  de 
nos  instincts  et  nous  faire  aller  au-devant  de  ce  qui  est  le  plus 
contraire  à  notre  nature.  La  souffrance  étant  un  gage  pris  sur 
l'avenir  (2),  on  s'explique  cette  douceur  qui  est  en  elle  comme 
un  avant-goût  des  triomphes  qu'elle  assure.  Mais,  par  un  phéno- 
mène psychologique,  dont  Stuart  Mill  a  démontré  le  mécanisme, 
on  en  vient  à  aimer  dans  la  souffrance  la  souffrance  elle-même. 
Elle  est,  dit  saint  Ambroise,  l'assaisonnement  d'une  bonne 
conscience  (3).   Elle  donne  à  la  vertu  du  relief.  Elle  lui  crée 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  182. 

(2)  Jd.,  Il,  V. 
(3)W.,  II,  12. 


PRINCIPES   NOUVEAUX.  303 

aussi  un  milieu  propice,  tandis  que  les  biens  d'ici-bas  lui  sont 
autant  d'obstacles.  Elle  a  par  elle-même  quelque  chose  de 
moral.  D'où  l'idée  viendra  à  quelques  uns  de  la  rechercher  et 
de  la  provoquer.  Le  stoïcisme  soutenait  que  la  douleur  n'ôte  rien 
au  contentement  du  sage.  Il  appartenait  au  christianisme  de 
trouver  qu'elle  y  ajoute.  Ce  fut  cette  fois  la  réfutation  et  la 
ruine  définitive  de  l'hédonisme.  Pénétrons  plus  avant  dans  ce 
mystère  de  la  soutîrance.  La  philosophie  du  christianisme  et 
son  histoire  sont  d'accord  pour  faire  ressortir  la  force  intrinsèque 
qui  est  en  elle,  et  ses  mystiques  effets.  Le  Christ  a  vaincu  par 
la  mort,  et  le  christianisme  a  grandi  dans  la  persécution.  Seule 
la  souffrance  vient  à  bout  du  mal,  de  celui  qui  est  en  nous  comme 
de  celui  qui  est  hors  de  nous.  Seule  elle  rachète  et  elle  délivre.  Le 
bonheur,  dans  la  philosophie  d'Aristote,  a  quelque  chose  de 
sacré,  de  divin  (1),  et  toutes  les  philosophies  antiques  ont,  à  un 
degré  quelconque,  partagé  cette  superstition.  C'est  maintenant 
la  souffrance  qui  est  sainte  et  qui  est  divine. 

Le  dogme  de  la  vie  future  eut  sur  nos  idées  d'autres  effets.  Il 
mit  l'homme  à  part  dans  la  création,  seul  immortel  en  face 
d'êtres  et  de  mondes  périssables.  Le  tout  est  fait  pour  lui,  et  non 
lui  pour  le  tout.  Les  fins  de  l'univers  sont  déplacées,  et  les 
splendeurs  du  Cosmos,  tant  vantées  par  les  stoïciens,  pâlissent 
comparées  à  une  âme  immortelle.  L'avenir  qui  lui  est  promis 
fait  de  l'homme  une  grande  chose  et,  comme  dit  saint  Ambroise, 
le  chef-d'œuvre  de  Dieu  (2).  Ses  actes  ont  un  infini  retentisse- 
ment, il  ne  travaille  plus  en  vain,  pour  la  mort,  mais  pour 
l'éternité.  En  même  temps,  le  prolongement  de  la  perspective 
donne  à  tous  nos  sentiments  une  poésie  et  une  profondeur  à 
laquelle  ne  peuvent  prétendre  ceux  qui  se  savent  éphémères. 

(1)  "Ettiv  t]  s'joai;i.ov'!a  twv  -•.•j.'xov  /.al  Tî/.EÎfov.  AuiSTOTK,  Elh.  iV (''"., 
I,  XI,  7. 

(2)  Magnum  ergo  opus  Dei  es,  homo.  Saint  Ambkoisk,  In  Psalni.  CXVlll,. 
sermo  X,  §  1 1  ;  Cf.  Saint  Basile,  Hom.  in  Psalm.  LXVIII,  §  8.  Méya  avOpw-o;. 


304  LES  DEUX  TRAITÉS  «   DES  DEVOIRS  ». 

L'au-delà  pénètre  dans  la  vie  présente,  et  en  exalte  toutes  les 
affections. 

Mais  si  tout  ce  qui  dans  l'homme  regarde  l'éternité  reçoit 
d'elle  une  vertu  incomparable,  le  monde,  au  contraire,  est 
déprécié  par  la  considération  devenue  plus  sensible  de  sa  fragi- 
lité. 11  est  pour  l'homme  un  asile  transitoire,  un  lieu  d'épreuve. 
Les  maux  seuls  qu'on  y  endure  ont  un  sens.  Le  bonheur  qu'il 
donne  est  un  mensonge  ou  une  menace.  Des  heureux  de  ce 
monde  il  est  écrit  en  effet  qu'ils  ont  eu  leur  récompense  (1). 
De  là  une  philosophie  chagrine,  disons  le  mot  :  un  véritable 
pessimisme.  Le  bonheur  n'étant  plus  le  bonheur,  que  peuvent 
bien  être  les  plaisirs  qui  en  sont  la  monnaie?  Aussi  ne  sied-il 
pas  d'être  gai.  Plusieurs  des  vertus  chrétiennes,  humilité, 
résignation,  sont  empreintes  de  tristesse.  Un  ecclésiastique 
surtout,  selon  saint  Ambroise,  doit  éviter  de  rire,  de  plaisan- 
ter. «  Malheur  à  vous  qui  riez,  a  dit  le  Seigneur,  car  vous  pleu- 
rerez (2).  »  Ce  texte,  plusieurs  fois  cité,  nous  prouve  que  ce 
n'est  pas  seulement  au  sentiment  romain  de  la  respectabilité 
qu'obéit  ici  saint  Ambroise.  D'ailleurs  saint  Basile  avant  lui 
avait  fait  les  mômes  défenses,  qui  deviendront,  dans  les  ordres 
religieux  tout  au  moins,  une  véritable  tradition  (3). 

Il  faut  se  défier  de  même  de  tout  ce  qu'aiment  les  hommes, 
et  aussi  de  ce  qu'ils  honorent.  La  gloire  humaine,  les  opinions 
humaines  sont  vanité  (4).  La  science  (si  l'on  entend  par  ce  mot 
ce  qu'il  signifie,  la  science  et  non  la  foi)  est  un  tissu  d'obscu- 
rités et  de  futilités  (5).  Quant  à  la  beauté,  à  la  beauté  physique, 
saint  Ambroise  déclare  ne  point  comprendre  le  casque  Cicéron 


(1)  Saint  Amkroise,  De  off.,  Il,  2. 
(2)M.,I,  102-103;  Cf.  I,  o9. 

(3)  Voir,  dans  l'édition  Migne,  la  note  se  rapportant  au  texte  que  nous 
venons  de  citer,  I,  102. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  off.,  II,  2. 
{5)id.,l,  122. 


PRINCIPES   NOUVEAUX.  305 

parait  en  faire  (l).  Souvonons-nous  que  des  chrétiens  antérieurs 
à  saint  Anibroise,  et  d'un  esprit  moins  pondéré  que  le  sien, 
avaient  voué  à  la  beauté  une  sorte  de  haine.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux liens  de  la  famille  qui,  s'il  s'agit  dun  prêtre  (2),  ne 
perdent  de  leur  force.  C'est  le  danger  de  certains  devoirs,  comme 
sont  les  siens,  d'en  effacer  d'autres,  et  de  trop  simplifier  la  vie 
morale.  Comme  tout  pessimisme  enfin,  le  pessimisme  chrétien 
s'en  prend  aux  femmes,  il  en  a  peur.  Elles  sont  la  cause  de 
tous  les  scandales,  le  centre  de  cette  vie  du  monde  qui  est  pour 
l'àme  chrétienne  un  perpétuel  danger  (3).  C'est  une  règle  géné- 
rale que  les  ennemis  du  monde  soient  les  ennemis  des  femmes. 
Le  pessimisme  chrétien,  on  le  voit  déjà,  est  moins  la  consta- 
tation de  notre  infortune  que  celle  de  notre  perversité.  En  cela 
il  a  un  caractère  plus  moral  que  les  formes  modernes  du  pessi- 
misme. Sa  tristesse  est  d'un  autre  ordre,  et  plus  féconde.  Dans 
le  sentiment  du  péché  il  y  a  déjà  en  effet  comme  un  appétit 
de  rédemption,  et  le  christianisme  est  l'histoire  même  des 
suites  heureuses  de  la  faute  originelle.  Félix  culpa!  Aussi 
aurions-nous  dû  commencer  par  la  doctrine  du  péché,  comme 
par  son  véritable  commencement,  l'exposé  de  cette  métaphysique 
chrétienne,  si  nous  ne  nous  étions  astreint  à  ne  chercher,  pour 
le  moment,  cette  métaphysique  que  dans  le  traité  Des  Devoirs 
de  saint  Ambroise,  et  à  ne  rien  dire  qu'il  ne  laisse  entendre.  Or 
il  faut  avouer  que  la  doctrine  du  péché  n'y  est  guère  qu'à  l'état 
de  sous-entendu.  Cela  d'ailleurs  n'est  pas  particulier  à  ce  livre, 
ni  à  cet  auteur.  Avant  saint  Augustin,  la  conscience  de  notre 
dépravation  n'obsède  pas  la  pensée  chrétienne,  comme  elle 
l'obsédera  après  lui,  comme  elle  l'obsédera  surtout  au  temps  de 
la  réforme  et  du  jansénisme.  Mais  cela  même  est  intéressant  à 
noter.  Un  dogme,  qui  bientôt  semblera  tirer  à  lui  tout  le  chris- 

(1)  Saint  Ambroise,  Deoff.,  l,  H'.i. 

(2)  Id.,  24;j  et  seq. 

(3)  Id.,  87. 

Université  de  Lyon.  —  VIII.  A.  20 


306  LES  DEUX  TRAITÉS  «  DES  DEVOIRS  ». 

tianisme,  n'apparaît  avec  saint  Ambroise  qu'au  second  plan  de 
la  conscience  religieuse,  comme  si  entre  les  différents  dogmes 
chrétiens  il  y  avait  une  sorte  de  lutte  pour  la  prééminence,  et 
de  succession  dans  l'empire  exercé  sur  les  âmes.  Toutefois, 
même  dans  le  traité  Des  Devoirs,  dans  ce  livre  stoïcien,  le  péché 
est  représenté  comme  une  réalité,  et  la  chair  comme  l'alliée  du 
péché.  Il  nous  faut  tuer  la  chair  pour  tuer  le  péché,  et  com- 
mencer par  mourir  à  nous-mêmes  pour  naître  à  une  vie 
meilleure  (1).  Nous  voyons  ainsi  la  conception  dualiste  de  notre 
nature  se  faire  une  place  jusque  dans  un  livre  inspiré  d'une  phi- 
losophie tout  opposée. 

Dans  ce  même  traité  Des  Devoirs  le  démon  apparaît  comme 
la  personnification  du  mal.  Son  image  et  celle  du  Christ  se 
disputent  notre  âme  (2).  Et  saint  Ambroise  nous  décrit  le  siège 
savant  qu'il  fait  de  nos  volontés.  «  Il  excelle  à  se  servir  des 
armes  que  nous  lui  donnons  contre  nous-mêmes.  Il  attise  la 
haine  et  la  colère.  Me  sent-il  irrité,  le  voilà  qui  arrive  comme 
si  je  l'appelais.  Ai-je  laissé  échapper  quelque  impertinence,  il 
m'excite  encore,  me  montre  les  moyens  de  poursuivre  ma  ven- 
geance; et,  pendant  que  je  l'écoute,  et  que  ces  sentiments 
m'entrent  dans  le  cœur,  il  serre  autour  de  moi  ses  filets,  et 
m'entraîne  à  la  mort  de  l'âme  (3).  »  —  D'oiî  il  résulte  que  la 
vertu  est  une  lutte  perpétuelle  contre  un  ennemi  toujours  aux 
aguets,  un  vrai  combat  (4).  Elle  consiste  à  se  défier,  à  résister, 
à  se  vaincre  soi-même.  Elle  perd  ce  caractère  de  paix  et  d'har- 
monie qui,  dans  l'antiquité,  en  fut  l'attribut  essentiel.  Elle  n'a 
plus  son  critérium  dans  la  conformité  à  la  nature.  Car  cette 
nature  a  été  corrompue,  et  quand  bien  môme   celle   qui  est 

(1)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  185.  Voir  Deutsch,  De  Ambrosii  doctrina  de 
peccato  et  peccatorum  remissione  (in  Programmate  gymnasiir  egii  Joachimici 
Berolinensis),  1867. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  off.,  I,  244. 

(3)  M.,  15,  16  etseq. 

(4)  M.,  o8-59,  182, 


PRINCIPES  NOUVEAUX.  307 

sortie  des  mains  de  Dieu  eût  été  une  conseillère  impeccable, 
ce  n'est  plus  à  celle-là  que  nous  avons  afTaire.  Ce  double  sens 
du  mot  nature  n'en  a  pas  moins  permis  à  saint  Ambroise  de 
parler  d'autres  fois  un  langage  d'apparence  toute  stoïcienne. 
D'ailleurs  les  stoïciens  avaient,  eux  aussi,  comparé  la  vertu  à 
un  combat,  et,  si  les  Grecs  n'avaient  les  premiers  employé 
cette  comparaison,  les  Romains  sûrement  l'auraient  inventée  (1). 
Mais  on  ne  voit  pas  clairement  dans  le  stoïcisme  contre  qui 
nous  nous  battons.  Rien  de  plus  clair  dans  une  philosophie 
dualiste.  Péché,  démon,  chair  où  ils  régnent,  nature  déjà  souil- 
lée par  eux,  voilà  nos  ennemis.  Aussi  cette  conception  ascétique, 
et  pour  ainsi  dire  athlétique  (2)  de  la  vertu  devient-elle  classi- 
que dans  la  morale  chrétienne.  Ce  n'est  plus  une  comparaison, 
c'est  une  définition. 

Loin  de  nous  la  pensée  d'essayer  de  concilier  ces  principes  de 
la  morale  de  saint  Ambroise  avec  quelques  autres  qu'il  a,  d'une 
façon  plus  ou  moins  consciente,  empruntés  à  Cicéron.  Nous 
n'aurions  môme  pas  toujours  la  ressource  de  trouver  deux  sens  au 
même  mot,  comme  nous  l'avons  fait  avec  ce  mot  de  nature 
pour  expliquer  l'alternance  de  tendances  naturalistes  et  anti- 
naturalistes chez  notre  auteur.  Il  vaut  mieux  constater  que 
saint  Ambroise,  n'ayant  vu  nulle  part  de  contradiction,  n'a 
point  tenté  d'en  résoudre.  Il  déduit  nos  devoirs  de  notre 
raison,  de  notre  nature,  puis  de  l'existence  de  Dieu  et  de 
ses  volontés.  Il  ajoute  à  la  sanction  stoïcienne  de  la  conscience 
la  sanction  chrétienne  de  la  vie  future,  sans  oublier  la  sanction 
juive  des  récompenses  terrestres.  Il  définit  la  vertu  par  ce  mot 
significatif  de  décorum^  et  subit  en  même  temps,  et  répand,  qui 
plus  est,  la  contagion  des  vertus  ascétiques.  Il  est  pour  la  vie 
active,  et  pour  la  vie  intérieure.  Et  en  fait,  nous  l'avons  vu,  il  a 
su  mener  l'une  et  l'autre,  comme  si  le  langage  mettait  parfois  des 

(1)  Voir  plusieurs  textes  cités  par  Aubertin,  Sénèque  et  Saint  Paul,  p.  300. 

(2)  Christi  atlileta,  Saint  Ambroise,  De  off.,\,  182. 


308  LES  DEUX  TRAITÉS   «   DES   DEVOIRS   ». 

antith(^scslà  où,  dans  la  réalite,  il  n'y  a  point  d'opposition  réelle. 

Ce  qu'il  faut  dire  c'est  que  l'inlluence  cicéronienne,  jointe  à 
une  forte  éducation  classique,  jointe  à  un  respect  inné  de  toute 
tradition,  a  défendu  saint  Ambroise  contre  l'esprit  de  système 
et  contre  l'abus  de  quelq,ues  unes  des  idées  nouvelles.  Le  stoïcisme, 
là  où  il  s'opposait  à  certaines  tendances  chrétiennes,  joua  dans 
l'esprit  d'Ambroise  le  rôle  de  modérateur.  11  l'cmpècha  d'aller 
jusqu'au  bout  de  la  haine  de  la  nature,  de  la  beauté,  de  la  chair 
même.  Il  fut  ce  reste  du  passé  qui,  en  se  mêlant  à  des  nouveau- 
tés, leur  sert  plutôt  qu'il  ne  leur  nuit,  parce  qu'ainsi  les  tran- 
sitions sont  ménagées,  et  que  tout  prétexte  est  ôté  aux  retours 
offensifs  de  la  tradition.  Ainsi  les  systèmes  de  morale  ne  pénè- 
trent jamais  tout  d'une  pièce  dans  la  pratique,  et  nous  vivons 
de  compromis. 

S'il  nous  fallait  juger  le  livre  d'Ambroise  comme  un  livre  de 
théorie  morale,  comme  nous  jugeons  l'œuvre  d'un  Spinoza  ou 
d'un  Kant,  nous  serions  choqués  à  bon  droit  d'y  trouver  si 
peu  de  logique  et  de  cohésion.  Mais  c'est  une  œuvre  d'un  autre 
genre,  supérieure  en  un  sens,  si  paradoxale  que  puisse  paraître 
cette  affirmation,  œuvre  vivante  et  vécue,  où  les  doctrines  se 
tolèrent  et  se  combinent  comme  dans  la  réalité  de  nos  cons- 
ciences. La  conscience  en  effet  ne  commence  à  souffrir  de  la 
coexistence  en  elle  de  principes  hérités  de  civilisations  et  de 
philosophies  diverses  que  lorsqu'aucune  hiérarchie  ne  s'établit 
entre  eux,  et  lorsque,  en  cas  de  conflit,  elle  ne  sait  auquel  obéir. 
Mais  la  conscience  du  iv*"  siècle  a  dans  la  philosophie  chrétienne 
son  pôle  immuable.  Elle  éprouve  d'autant  moins  le  besoin  d'être 
systématique  quelle  est  moins  incertaine  et  moins  ballottée. 
C'est  pourquoi  elle  laisse  vivre  en  elle,  sans  leur  demander  leur 
provenance,  des  idées  et  des  sentiments  qu'elle  fit  chrétiens  par 
son  adoption,  qui,  par  droit  d'origine,  ne  l'étaient  point. 

Et  cette  complexité  de  la  morale  chrétienne,  n'allant  jamais 
jusqu'à  l'anarchie,  fut  un  des  éléments  de  sa  force  et  de  sa 


PRINCIPES  NOUVEAUX.  309 

durée.  La  vie  et  la  logicjue  ont  ainsi  des  exigences  contraires. 
Or  saint  Ambroise,  qui  n'est  pas  un  philosophe,  n'écrit  pas 
pour  des  philosophes,  et  ses  Devoirs  ne  sont  pas  pour  être 
discutés,  mais  pour  être  pratiqués.  Plus  rigoureusement  déduit, 
l'enseignement  quenous  venons  d'étudiersous  ses  divers  aspects, 
eût  moins  fidèlement  représenté  un  moment  de  la  conscience 
humaine. 


CHAPITRE  VII 


LA      MORALE      DE      SAINT      AMBROISE 
D'APRÈS  SES  AUTRES  ÉCRITS. 


Retranchons  par  hypothèse  le  traité  Des  Devoirs  de  l'œuvre  de 
saint  Ambroise,  considérons  sa  morale  telle  qu'elle  serait  en 
dehors  de  ce  traité,  et  comparons  cette  nouvelle  morale  de  saint 
Ambroise  à  celle  que  nous  venons  d'étudier,  nous  aurons  me- 
suré alors  avec  exactitude  de  combien  l'influence  de  Cicéron, 
mrme  combattue  et  secouée,  a  fait  dévier  sa  doctrine.  Cette 
comparaison  de  saint  Ambroise  avec  saint  Ambroise  va  nous 
permettre  en  outre  de  retrouver,  même  en  nous  bornant  aux 
influences  philosophiques,  celles  qui  ont  disputé  à  l'esprit  de 
l'Occident  sa  pensée,  c'est-à-dire  la  pensée  du  iv"  siècle  tout 
entier.  Elle  va  nous  faire  pressentir  en  même  temps  les  directions 
que  d'autres  donneront  à  la  morale  chrétienne  et  qui  prévau- 
dront, sans  empêcher  toutefois  le  traité  Des  Dévouas  de  rester 
une  œuvre  classique  parmi  les  chrétiens  et  de  perpétuer 
malgré  tout,  et  malgré  lui-même,  la  tradition  qu'il  représente, 

I 

Écrits  divers. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  saint  Ambroise  n'ait  eu  avec 
l'antiquité  que  des  relations  de  hasard  dont  le  traité  Des  Devoirs 
serait  le  résultat.  Pour  prévenir  toute  interprétation  excessive 


312  LA   MORALE   DE  SAINT  AMBROISE. 

des  développements  qui  vont  suivre,  commençons  par  montrer 
dans  saint  Ambroise  un  classique  impénitent,  et  que  les  sou- 
venirs de  son  éducation  poursuivent.  L'imitation  qu'il  fit  du  De 
Officiis  de  Cicéron  n'est  pas  une  surprise  et  comme  un  accident 
dans  sa  vie.  Il  a  imité  Cicéron  d'autres  fois,  quoique  avec  moins 
de  suite,  et  il  en  a  imité  bien  d'autres.  Nous  ne  parlons  pour  le 
moment  bien  entendu  que  des  imitations  de  modèles  classiques. 
Pour  Cicéron  toutefois  il  serait  plus  exact  de  parler  d'allusions 
et  d'inspiration  que  d'imitation  proprement  dite.  Il  raconte  des 
anecdotes,  il  cite  des  opinions  qu'il  tient  de  lui  (1).  Il  se  ren- 
contre avec  lui  d'une  façon  qui  serait   extraordinaire  si  ces 
rencontres  n'étaient  des  emprunts  (2).  Ce  sont  les  Ttisculanes  {3)^ 
c'est  le  traité  De  la  République  (4),  c'est  le  traité  De  F  Amitié  (o) 
(nous  en  avons  déjà  eu  la  preuve  dans  son  traité  Des  Devoirs), 
qu'il  semble  avoir  le  plus  présents  à  l'esprit.  Mais  il  se  souvient 
aussi  des  Discours  (6),    et  ces  traces  involontaires  de  lectures 
anciennes  sans  doute  prouvent  peut-être  plus  que  ne  prouverait 
une  imitation  plus  formelle.  —  Mais  c'est  une  imitation  très 
fidèle  qu'il  fait  dans  une  de  ses  lettres  de  la  célèbre  consolation 
adressée  par  Sulpicius  à  Cicéron  sur  la  mort  de  sa  fille  Tullia. 
Ce  ne  sont  pas  seulement  les  êtres  humains,  mais  les  villes  qui 
meurent;  et  il  se  représente  à  son  tour,  après  avoir  longé  tant 
de  ruines  et,  comme  il  dit,  tant  de  cadavres  de  villes,  plus  péné- 
tré de  l'universelle  fragilité.  Il  tire  de  là  un  motif  tout  païen 
de  résignation    auquel  il   ajoute  ceux    que    le   christianisme 
apporte  (7).  Ce  genre  même  de  la  consolation  est,  on  le  sait,  un 

(1)  Saint  Ambroise,   De  virginibus,  II,    34;  III,  19;    De   excessu  fralris, 
II,  35. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  virginitate,  23. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  excessu  fratris,  II,  12. 

(4)  Id.,  29. 

(5)  Saint  Ambroise,  De  Spiritu  Sancto,  II,  154. 

(6)  Saint  Ambroise,  De  obitu  Valentiniani,  10. 

(7)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XXXIX,  3. 


ÉCRITS  DIVERS.  313 

genre  tout  antique  dont  saint  Ambroise  avait  dû  recevoir  des 
rhéteurs  la  tradition. 

Les  écrits  de  Cicéron  ne  figurent  point  pour  saint  Ambroise 
toute  la  philosophie,  quoique,  nous  Tavons  dit,  entre  la  philoso- 
phie grecque  et  le  christianisme,  Cicéron  ait  le  plus  souvent 
servi  de  truchement.  Il  faut  supposer  au  moins  que  saint 
Ambroise  a  connu  les  écrivains  qu'il  pille  (1),  sinon  tous  ceux 
qu'il  contredit.  Quant  à  citer  un  ancien  en  l'approuvant,  il  ne 
le  fait  d'ordinaire  qu'à  condition  de  chercher  aussitôt  un  per- 
sonnage de  rÉcriture  qui  ait  sur  lui  la  priorité,  et  il  réédite 
cette  thèse  des  emprunts  dont  nous  savons  l'origine  (2).  Ce  sont 
les  mômes  procédés  que  dans  le  traité  Des  Devoirs.  Chaque 
citation  ainsi  commentée  se  trouve  donc  témoigner  de  la  double 
culture  de  saint  Ambroise.  La  citation  vient  de  son  éducation 
classique,  le  commentaire  vient  de  Philon.  Avec  Platon  toutefois  et 
avec  les  stoïciens,  il  lui  arrive  d'emprunter  sans  discuter.  Quand 
il  traite  de  l'immortalité  de  l'âme,  les  arguments  et  les  images 
de  Platon  viennent  naturellement  à  sa  pensée,  comme  pour 
marquer  l'origine  en  partie  philosophique  de  ce  dogme 
chrétien  (3).  Yoilà  pour  Platon.  Voici  maintenant  pour  les 
stoïciens  :  tout  un  écrit,  celui  qui  est  intitulé  Jacob  et  de  la 
Vie  heureuse.!  est  plein  des  paradoxes  connus  sur  le  bonheur  du 
sage  qu'aucune  misère  n'atteint  (4).  Même  sur  le  chevalet  de 
torture  il  est  heureux  (5).  Seul  il  est  libre  (6).  Seul  il  est  roi  (7). 
Ici  ce  n'est  pas  seulement  la  forme  qui  est  trop  reconnaissable 
pour  qu'on  en  puisse  contester  l'origine.   Mais  le  fond  môme, 

(1)  Par  exemple  Hérodote,  Ep.,  XVIII,  31. 

(2)  Saint  AMimoiSE,  De  hono   mortis,    19,   iil  ;    De  vivginitatc,  111;  Ep., 
XXXVIII,  7. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  excessii  fratris,  I,  72;  II,  35. 

(4)  Saint  Amuiioisi:,  De  Jacob,  voir  surtout  I,  vu  et  viii. 

(5)  Saint  Ambuoise,  De  interpcllatmie  Job  et  David,  IV,  3. 

(6)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  II,  12. 

(7)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XXXVIII,  8. 


314  LA   MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

idées  et  sentiments,  est  stoïcien  et  n'est  que  stoïcien.  Le  chré- 
tien n'a  pas  cette  orgueilleuse  insensibilité.  C'est  encore  une 
théorie  stoïcienne,  et  fréquemment  exprimée  par  Marc-Aurèle, 
que  celle  dont  Ambroise  tire  parti  dans  son  traité  Du  Bienfait 
de  la  mort  (1),  à  savoir  que  ce  ne  sont  pas  les  objets  et  les  évé- 
nements extérieurs  qui  causent  notre  tristesse,  mais  l'opinion 
que  nous  nous  faisons  d'eux.  Et  nous  omettons  de  parler  des 
définitions  et  des  notions  qui  viennent  comme  naturellement 
sous  la  plume  de  notre  saint  et  donnent  d'autant  mieux  à  son 
langage  un  air  stoïcien  (2).  —  Disons  enfin  que  certaines  thèses  qui 
n'appartiennent  en  propre  à  aucune  philosophie  ancienne,  mais 
qui  appartiennent  bien  à  l'antiquité  circulent  dans  les  ouvrages 
de  saint  Ambroise  et  y  sont  la  marque  d'un  esprit  resté  classi- 
.que  :  «La  vertu  a  son  principe  dans  la  connaissance  (3  ».  «  La 
vertu  peut  s'enseigner  (4).  »  Nous  avons  même  vu  plus  haut 
pour  quelles  raisons  ces  thèses  auraient  dû  être  bannies  d'un 
christianisme  conséquent  (o). 

Dans  les  écrits  de  saint  Ambroise  ce  ne  sont  pourtant  pas  les 
philosophes  de  l'antiquité,  mais  ses  poètes  qui  le  plus  souvent 
reparaissent,  et  c'est  à  leur  commerce  que  le  style  de  notre 
moraliste  doit  sa  couleur  et  son  mouvement.  On  trouve  ainsi, 
jusque  dans  les  passages  les  plus  austères,  des  locutions  qui 
semblent  venir  de  Lucain  (6),  de  Térence  (7),  et  môme  de 
Martial  (8)  et   d'Ovide   (9).  Mais  c'est    surtout  Virgile  (nous 

(1)  Saint  Ambroise,  De  hono  morth,  31. 

(2)  Sibi  convenire,  De  Jacob,  II,  29.  Décorum  quod  bonuni,  De  haac,  60,  etc. 

(3)  Saint  Ambroise,  £p.,  XXXVII,  4. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  I,  1. 

(3)  Voir  le  développement  intitulé  :  Principes  nouveaux. 

(6)  Saint  Ambroise,  Ep.,  VI,  14. 

(7)  Id.,  XXVI,  1  ;  De  excessu  fratris,  II,  8. 

(8)  Saint  Ambroise,  De  excessu  fratris,  II,  11. 

(9)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XXVIII,  1  ;  LX,  2.  Voir  sur  ces  textes  divers  les 
notes  de  Migne. 


ÉCRITS  DIVERS.  315 

aurions  pu  le  deviner},  qui  fut  le  poète  aimé  de  saint  Ambroise, 
s'il  faut  en  juger  par  le  nombre  considérable  d'emprunts  plus 
ou  moins  déguisés  qu'il  lui  fait.  Non  seulement  son  style  est 
plein  de  réminiscences,  mais  à  plusieurs  reprises  on  ne  peut  se 
méprendre  sur  son  intention  bien  évidente  d'évoquer  le  souvenir 
de  vers  qui  étaient  sans  doute  sur  le  seuil  de  toutes  les  mémoires 
comme  de  la  sienne  (1).  Toute  comparaison,  toute  image,  tirée 
de  la  terre  et  de  la  vie  des  champs  se  présente  à  son  esprit  sous 
la  forme  d'un  vers  des  Géorgiques  (2).  De  même  c'est  de  Y  Enéide 
que  vient  son  bagage  mythologique  (3).  Et  avec  Virgile  il  n'a 
pas  de  scrupules,  et  ne  se  défend  pas.  Il  l'imite  quelquefois,  de 
parti  pris,  dans  la  Réponse  à  Symmaque  par  exemple  (4),  comme 
s'il  voulait  faire  des  frais  et  prouver  que  lui  aussi  il  connaît  ses 
auteurs.  Toujours  il  l'imite  sans  fausse  honte,  et  c'est  même 
dans  les  circonstances  les  plus  graves,  et  pour  exprimer  les 
sentiments  les  plus  élevés,  qu'un  vers  du  poète  vient  chanter  à 
son  oreille.  Au  commencement  de  l'oraison  funèbre  de  Yalen- 
tinien  (o),  il  dépeint,  comme  Virgile  l'avait  fait  pour  la  mort  de 
l'un  de  ses  héros,  le  deuil  universel.  Sur  la  tombe  de  son  propre 
frère  il  reproduit  cette  douce  pensée  de  Virgile  que  de  deux 
personnes  qui  s'aiment,  la  plus  heureuse  est  celle  qui  meurt  la 
première  (6).  A  Virgile  encore  il  emprunte,  lui  chrétien,  lui 
évoque,  la  description  de  l'honnête  veuve  prolongeant  jusque 
dans  la  nuit  le  travail  du  jour,  afin  de  garder  sans  souillure  le  lit 
del'épouxquin'estplus,  afin  d'élever  ses  cherspetits, — ilajoute: 

(1)  Citons  à  tilre  d'exemple  :  longe  mutatus  ab  illo  Sanisone,  imité  du  : 
Quantum  mutalus  ab  illo  Hectore  (De  Spiritusancto,  II,  13). 

(2)  Saim  Ambroise,  De  virginibiis,  II,  41;  III,  16,  17;  De  viduis,  70;  De 
virginitate,  106;  Ep.,  XXVIII,  5;  XLIII,  17;  XLIV,  9  ;  LV,  3;  De  excessu 
fratris,  II,  !)6,  70;  Hexxm.,  V,  77. 

(3)  Saint  Amuroise,  Ep.,  XVIII, -30  ;  XXIll.  4. 

(4)  Voir  surtout  17  et  18. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  obitu  Vulcntiniani,  3. 
(6)  Saint  Ambroise,  De  excessu  fralris,  I,  33. 


316  L\  MORALE   DE  SAINT  AMBROISE. 

((  afin  de  donner  aux  pauvres  »  (1).  C'est  avec  des  vers  de  Virgile, 
c'est  avec  le  «  spiritusintus  alit»  qu'il  rend  sensible  enfin  l'uni- 
verselle présence  de  la  divinité  dans  le  monde  (2).  —  Saint 
Ambroise  traite  donc  Virgile  beaucoup  mieux  que  Cicéron. 
Nous  l'avons  dit  plus  longuement  ailleurs,  Virgile,  à  lui  seul, 
serait  un  trait  d'union  véritable  entre  la  culture  païenne  et  la 
culture  chrétienne. 

De  ces  souvenirs  classiques  dont  il  était  nécessaire  de  signaler 
la  ténacité,  transportons-nous  dans  la  description  du  paradis, 
qui  est  le  sujet  de  l'un  des  premiers  ouvrages  de  saint  Ambroise. 
Nous  allons  prendre  sur  le  fait  une  inspiration  qui  ne  vient  ni 
de  Virgile  ni  de  Cicéron,  mais  qui,  rivale  de  l'un  et  de  l'autre 
tout  à  la  fois,  procède  d'un  curieux  mélange  de  l'esprit  poétique 
et  de  l'esprit  philosophique.  Nous  sommes  en  effet  en  pleine 
allégorie.  Le  paradis  représente  l'âme  humaine  où  Dieu,  jardinier 
mystique,  a  semé  les  graines  de  toutes  les  vertus.  Eden  veut  dire 
plaisir,  ce  qui  signifie  que  la  vertu  doit  croître  dans  la  joie. 
Dieu  a  mis  dans  le  paradis  l'homme  et  la  femme,  c'est-à-dire 
qu"il  a  mis  en  notre  âme  la  raison  et  la  sensibilité.  Un  fleuve 
baigne  ce  paradis.  Que  pourrait  être  ce  principe  do  fécondité, 
sinon  Jésus  Christ  lui-même?  De  ce  fleuve,  comme  de  leur  com- 
mune origine,  quatre  autres  découlent  qui  sont  les  quatre 
vertus  cardinales.  Nous  reconnaissons  ces  allégories.  Avec  de 
légères  variantes,  —  car  il  est  facile  d'innover  dans  ce  genre 
d'explication,  —  ce  sont  celles  de  Philon.  Saint  Ambroise  ajoute 
de  sa  propre  autorité  que  ces  quatre  fleuves  représentent  en 
même  temps  les  quatre  âges  du  monde.  Le  premier,  jusqu'au 
déluge,  est  l'âge  de  la  prudence.  Le  second,  celui  des  patriar- 
ches jusqu'à  Moïse,  est  l'âge  delà  tempérance.  Le  troisième,  de 
Moïse  et  des  prophètes  jusqu'à  Jésus-Christ,  appartient  à 
la   force.    Après    Jésus-Christ   c'est   l'âge   de  la  justice.   Les 

(1)  Saint  Ambroise,  De  vidais,  31. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  Spiritu  sancto,  II,  3G. 


ÉCRITS   DIVERS.  317 

animaux  du  paradis  figurent  les  passions  du  corps.  Les  oiseaux 
du  ciel  sont  de  vaines  pensées  qui  voltigent  autour  de  notre 
àme.  Les  feuilles  dont  Adam  et  Eve  après  leur  faute  couvrent 
leur  nudité  sont  ces  prétextes  trompeurs,  ces  artifices,  dont  le 
pécheur  se  sert  pour  cacher  son  péché  à  sa  propre  conscience  (i). 
11  y  a  une  suite  au  traite  Du  Paradis^  ainsi  que  saint 
Ambroise  lui-même  nous  en  avertit  (2).  Ce  sont  les  deux  livres 
sur  Gain  et  sur  Abel.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  d'y  trouver 
l'application  du  môme  système.  Caïn  et  Abel  représentent 
comme  deux  espèces  dans  l'espèce  humaine.  D'un  côté  l'orgueil, 
l'égoïsme,  de  l'autre  la  douceur  et  la  piété  (3).  On  peut  dire 
encore  ([ueCiUin  figure  les  Juifs  et  Abel  les  chrétiens  (4).  Si  Gain 
est  l'aîné  d'Abel,  c'est  pour  exprimer  que,  dans  notre  monde 
que  le  péché  a  corrompu,  la  malice  est  antérieure  à  l'inno- 
cence (5).  Et  l'histoire  des  deux  frères  est  d'un  bout  à  l'autre 
racontée  et  interprétée  dans  le  même  esprit.  Toutefois,  dans  le 
second  livre,  les  considérations  morales  dominent.  Nous  y 
trouvons  cette  idée  que,  si  l'on  a  péché,  il  ne  faut  pas  s'entêter 
dans  sa  faute  et  se  chercher  des  excuses,  mais  se  reconnaître 
coupable  et  se  frapper  la  poitrine.  L'aveu  et  la  honte  atténuent 
la  faute  (6).  Pour  Spinoza  ce  sont,  au  contraire,  des  fautes  nou- 
velles. .On  est  sûr  d'avoir  rencontré  une  façon  de  penser  vrai- 
ment chrétienne  quand  c'est  une  de  celles  que  Spinoza  condamne. 
Nous  y  trouvons  encore  cette  leçon,  tirée  du  chemin  suivi  par 
Gain  dans  le  mal,  que  l'impiété  est  la  mère  de  tous  les  crimes. 
Quels  égards  peut  garder  pour  les  hommes  celui  qui  a  offensé 
Dicu(7)? 

(1)  Saint  ÂMitROiSE,  î)eParadHo,yo\v  nolamment  6,  12,  13,14,  18,51,  65. 

(2)  Saint  Ambkoise,  De  Cdin  et  Abel,  I,  1. 

(3)  7c/.,  I,  3,  4. 

(4)  lil,  l,  13. 

(5)  Id.,  1,  11,  12. 

(6)  Id.,  II,  24. 

(7)/d.,II,2:i. 


318  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

Le  livre  sur  Noé  et  son  arche  est  de  la  môme  famille  d'écrits, 
quoiqu'il  soit  d'une  date  postérieure.  Les  explications  allégori- 
ques s'y  combinent  avec  les  explications  morales.  L'arche  c'est 
le  corps  humain,  et  cette  comparaison  est  poursuivie  jusque 
dans  le  moindre  détail.  Il  y  avait  des  nids  dans  l'arche.  Or  ne 
trouve-t-on  pas  la  forme  du  nid  dans  nos  yeux,  dans  nos  oreilles, 
dans  notre  bouche,  d'où  les  paroles  s'envolent  vraiment  ailées  (1  ). 
Comme  les  œuvres  vives  de  l'arche  battues  par  les  eaux  du 
déluge,  la  moitié  inférieure  de  notre  corps  est  battue  par  la  mer  des 
passions.  A  nous  de  faire  surnager  la  raison  comme  cette  partie 
de  l'arche  qui  domine  les  flots  et  porte  les  destinées  de  l'huma- 
nité (2).  Noé  a  trois  fils,  Sem,  Cham  et  Japhet,  et  ces  trois 
noms  signifient  :  le  bien,  le  mal,  et  les  choses  indifférentes. 
Pour  le  démontrer,  saint  Ambroise  cite  de  l'Homère  et  parle 
d'entéléchie,  mêlant  ainsi  deux  antiquités  et  plusieurs  philoso- 
phies  (3).  L'humanité  refaite  par  Noé  prouve  enfin  que  le 
juste  non  seulement  se  sauve  lui-même,  mais  fait  le  salut  des 
siens  :  ((  Un  méchant  n'est  méchant  que  pour  lui  seul,  un  sage 
l'est  pour  plusieurs  à  la  fois  (4).  »  Saint  Ambroise  n'explique 
pas  clairement  si  c'est  notre  vertu  qui  crée  de  la  vertu  autour 
d'elle  par  le  fait  d'une  influence  qu'une  nature  partiale  aurait 
refusée  au  vice,  ou  si  c'est  la  miséricorde  de  Dieu,  qui  se 
plaît  à  multiplier  le  prix  dû  aux  mérites  d'un  seul.  Quoi  qu'il 
en  soit,  outre  les  leçons  apparentes  qui  ressortent  de  l'histoire 
du  déluge,  elle  en  contient  donc  de  cachées;  môme  renseigne- 
ment moral  est  ainsi  donné  sous  forme  de  symboles  et  de 
paraboles. 

Dans  des  écrits  enfin,  que  nous  étudierons  tout  à  l'heure  à  un 
autre  point  de  vue,  l'explication  allégorique  intervient  non  pas 

(1)  Saint  Ambroise,  De  Noe  et  Arca,  vi. 

(2)  M.,  IX. 

(3)  hl,  II. 

(4)  /(/.,  XI. 


ÉCRITS   DIVERS.  3|Ç) 

seulement  par  le  fait  d'une  habitude  invétérée  de  l'auteur,  à  la 
manière  d'un  hors-d'œuvre,  mais  comme  une  explication  d'un 
ordre  supérieur,  après  que  le  commentaire  moral  a  été  donné. 
Après  qu'Abraham  nous  a  été  représenté  comme  le  type  de 
l'obéissance  à  Dieu,  il  devient  l'esprit,  l'esprit  qui,  attaché  à 
la  matière  avec  Adam,  s'en  dégage  enfin  pour  se  transformer  en 
force  morale,  en  vertu.  Abraham  a  reçu  l'ordre  de  quitter  sa 
patrie,  sa  famille  et  sa  maison.  Gela  signifie  que  celui  qui  veut 
se  purifier  doit  quitter  son  corps,  ses  sens  et  sa  voix;  carie  corps 
est  notre  patrie  terrestre,  car  les  sens  sont  des  cousins  compro- 
mettants de  l'àme,  car  la  voix  est  la  maison  de  la  pensée  (1). 
De  même  dans  le  traité  Su?'  Isaac,  Isaac  épousant  Rebecca 
représente  l'union  du  \iyoq  avec  l'âme  humaine.  D'autres  fois 
Rebecca  figure  l'Eglise.  Or  le  traité  Su?'  Ab?'ahar?i  est  imité  de 
Philon,  le  traité  Su?'  Isaac  d'Origcne.  De  môme  que  le  moyen 
âge  connut  Cicéron  par  saint  Ambroise,  par  saint  Ambroise 
encore  il  connut  les  commentateurs  alexandrins  de  la  Bible.  Et 
c'est  chez  lui,  nous  affirme  l'historien  le  mieux  au  courant  de 
la  généalogie  des  idées  et  des  formes  dans  notre  littérature  occi- 
dentale (2),  que  puisèrent  les  mythologues  mystiques,  ceux  de 
l'école  de  saint  Victor,  par  exemple,  qui  inspirèrent  à  leur 
tour  l'art  et  la  poésie  du  moyen  âge.  On  comprend  dès  lors 
l'importance  pour  l'histoire  littéraire  des  écrits  allégoriques  de 
saint  Ambroise.  La  Divi?ie  co??iédie  procède  d'eux.  Il  faut  dire 
plus  encore,  l'esprit  humain  tout  entier  est  modifié,  et  pour 
longtemps,  par  ces  façons  de  voir  et  de  penser  à  la  contagion 
desquelles  nous  assistons. 

Ce  n'est  plus  seulement  l'Écriture  sainte,  c'est  la  nature 
entière  qui  est  pour  saint  Ambroise  un  vaste  symbole.  Un  de 
ses  derniers  écrits,  celui  qu'il  composa  sur  VOEuv?'e  des  six  joiws 

(1)  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  II,  2,  3. 

(2)  Ebert,  Histoire  générale  de  la  littérature  du  moyen  âge  en  Occident 
(traduction  française),  t.  I,  p.  160. 


320  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

est  tout  plein  de  ce  symbolisme,  ce  qui  prouve  qu'il  n'est  pas 
seulement  la  méthode  d'une  époque  de  sa  vie.  L'herbe  des 
champs  représente  par  sa  fragilité  la  brièveté  de  la  condition 
humaine.  Voyez  ce  jeune  homme  dans  toute  la  floraison  de  la 
jeunesse,  demain  lui  aussi  se  fanera  et  se  séchera  (1).  La  rose 
était  née  sans  épines,  rien  en  elle  ne  trompait,  c'était  avant  le 
péché;  puis  l'épine  est  venue  pour  qu'il  en  fût  de  la  rose  comme 
des  joies  humaines  qu'entourent  les  misères  et  les  soucis.  «Si 
tu  t'enorgueillis,  ô  homme,  si  tu  t'épanouis,  les  épines  ne  sont 
pas  loin(2).  »  Les  corneilles  apprennent  aux  mères  à  aimer  leurs 
enfants,  elles  qui  suivent  et  protègent  le  vol  de  leurs  petits  (3). 
La  tourterelle  gémissante  figure  la  veuve  qui  pleure  son  époux  (4). 
Les  jeunes  cigognes  nourrissent  les  vieilles,  vivant  emblème 
de  la  piété  filiale  (5).  Les  fourmis  sont  celui  du  travail  (6),  les 
chiens  de  la  fidélité  (7),  les  agneaux  de  l'innocence  (8).  Et  nous 
pourrions  longtemps  continuer  ainsi.  Quant  à  l'homme,  il  est 
un  poisson,  puisque  les  apôtres  sont  des  pêcheurs  d'hommes,  et 
saint  Ambroise  tire  de  cette  comparaison  tout  ce  qu'elle  peu 
donner  et  même  quelque  chose  de  plus  (9).  L'Eglise  est  cette 
réunion  d'eaux  dont  parle  la  Genèse  (10).  De  là,  elle  devient 
l'Océan,  et  le  chant  des  fidèles  est  figuré  par  le  bruit  des  flots  (11). 
Il  y  a  dans  tout  cela  une  vision  nouvelle  des  choses  qui  cher- 
che à  distinguer,  outre  ce  qu'elles  sont,  ce  qu'elles  peuvent  repré- 
senter. Et  comme  ce  qu'elles  représentent  importe  beaucoup 

(1)  Saint  Ambroise,  Hexxm,  III,  30. 

(2)  Ici.,  III,  48. 
{3)Id.,Y,  S8, 
(4)  Id.,  Y,  62. 
(a)  Jd.,  V,  5o. 
(6) /d.,  VII,  16. 
(7)  Id.,  VI,  17. 
(8)id.,  VI,  23. 
(9)  Id.,  V,  vet  VI. 

(10)  W.,  III,  2. 

(11)  Jd.,  111,23. 


ÉCRITS  DIVERS.  321 

plus  que  ce  qu'elles  sont,  elles  perdent  toute  valeur  propre.  Le 
monde  matériel  se  subtilise,  s'idéalise;  il  n'a  plus  qu'un  sens 
symbolique.  C'est  le  royaume  des  ombres,  «  des  phénomènes  ». 
Le  symbolisme  mène  au  mysticisme.  Du  symbolisme  on  pour- 
rait donc  déduire  une  morale  dédaigneuse  de  la  réalité.  Nous 
avons  pu  constater  que  l'exemple  de  Philon  justifierait  cette 
déduction.  Dans  quelle  mesure  saint  Ambroise  à  son  tour  est-il 
un  mysti([ue?  Nous  le  verrons  tout  à  l'heure.  Mais  quel  qu'ait 
été  sur  le  reste  de  sa  pensée  le  retentissement  des  habitudes 
d'esprit  que  nous  venons  d'étudier,  elles  ajoutent  un  trait  inou- 
bliable à  la  physionomie  intellectuelle  et  morale  de  ce  disciple 
de  Gicéron. 

Avant  d'en  venir  aux  écrits  de  morale  proprement  dits  que  saint 
Ambroise  a  laissés  à  côté  des  Offices^  nous  voulons  au  moins  men- 
tionner son  traité  Des  Sacrements.  Nous  renversons  ici  l'ordre 
suivi  par  saint  Ambroise,  car  la  prédication  morale  était  à  ses 
yeux  une  préparation,  une  initiation.  Elle  s'adressait  aux  catéchu- 
mènes; puis  le  momentvenait  de  dévoiler  les  mystères  de  la  foi,  et 
l'évêque  expliquait  le  sens  des  sacrements  à  ceux  qui  allaient 
les  recevoir.  Nous  voudrions  que  cette  explication  fût  surtout 
morale.  Il  nous  faut  avouer  qu'elle  ne  l'est  pas,  et  que  bien  des 
choses  nous  semblent  à  dire  surle  baptême  et  sur  la  communion 
que  l'évoque  n'a  pas  dites.  Mais  n'eût-il  rien  dit  qu'une  vie 
morale  dont  les  sacrements  sont  le  couronnement  reçoit  d'eux 
une  direction  et  un  reflet.  Insistons  sur  ce  point  qu'ils  ne  sont 
pas  seulement  des  auxiliaires  de  la  vertu,  comme  pouvaient 
l'être  certaines  pratiques  stoïciennes,  mais  qu'ils  sont  élevés 
bien  au-dessus  d'elle.  Toutefois  ils  la  supposent  et  par  contre- 
coup la  renforcent.  Le  baptême  est  un  engagement  non  seule- 
ment envers  nous-mêmes,  mais  envers  Dieu,  engagement  si 
terrible  que  beaucoup  qui  avaient  plus  de  scrupule  que  de 
zèle,  le  différaient  pour  ne  point  s'exposer  à  le  rompre.  Il  est 
pour  l'effort  moral  un  but,  un  point  d'arrivée;  il  met  dans  la 
Université  de  Lyon.  —  VIII.  A.  21 


322  LA   MORALE   DE  SAINT   AMBROISE. 

vie  une  date  qui  doit  en  marquer  le  renouvellement.  Il  empê- 
che donc  la  bonne  volonté  de  s'endormir  et  de  se  dissoudre. 
Mais  en  même  temps  qu'il  la  surexcite,  il  Thumilie.  Seule,  en 
effet,  la  grâce  de  Dieu  en  descendant  sur  elle  achèvera  ce  qu'elle 
aura  commencé.  Les  eaux  du  baptême  ne  sont  pas  seulement 
.le  symbole  de  notre  régénération  volontaire.  Ce  sont  elles  qui 
nous  font  passer  du  péché  à  la  vie,  de  l'état  de  souillure  à  l'état 
de  sainteté  (1).  Et  telle  est  leur  efficacité  que  les  anges  admirent 
cette  humanité  naguère  enfoncée  dans  les  ténèbres  et  subite- 
ment resplendissante  (2).  Mais  l'homme  à  son  tour,  tout  entier 
à  ridée  du  changement  qui  vient  de  s'opérer  dans  son  être, 
maintient  plus  vaillamment  son  effort  à  la  hauteur  de  son  état 
nouveau.  Le  sentiment  de  l'action  de  Dieu  en  lui  l'exalte  et  le 
réconforte.  Le  baptême  marque  donc,  en  même  temps  que 
la  naissance  à  la  vie  chrétienne,  un  véritable  avancement 
moral. 

Après  le  baptême,  la  communion.  Les  catéchumènes  vivaient 
dans  l'attente  de  ce  sacrement  définitif.  De  peur  de  profanation, 
c'est  au  dernier  moment  que  le  mystère  delà  présence  réelle  était 
révélé  aux  nouveaux  baptisés.  On  se  figure  sans  peine  l'angoisse 
de  ces  âmes  pieuses,  préparées  de  longue  main  à  cette  révéla- 
tion suprême,  et  arrivées  enfin  au  seuil  du  mystère.  Aujourd'hui 
les  premières  communions  les  plus  ferventes  peuvent  à  peine 
nous  en  donner  une  idée.  Quel  retentissement  ne  devait  pas 
avoir  sur  une  vie  entière  cette  crise  volontairement  traversée  ? 
Et  quand  ce  mystère  était  connu,  quel  surcroît  d'ardeur  ne  pui- 
sait pas  le  chrétien  dans  la  possession  de  son  Dieu  ?  Pour  la 
mériter  tout  d'abord,  il  ne  trouvait  jamais  son  âme  assez  pure, 
et,  de  loin,  ce  rendez-vous  mystique  gouvernait  et  idéalisait  sa 
vie (3),  Puis,  au  sortir  du  divin  banquet,  ivre  de  l'Esprit  Saint, 

(1)  Sai.m  Ambroise,  De  sacramentis,  I,  12. 

(2)Id.,lV,b. 

(3)  Id.,  V,  6,  7. 


ÉCRITS   DIVERS.  323 

il  lui  semblait  que  le  péché  ne  pouvait  plus  l'atteindre  (1).  Si  la 
fréquente  communion,  que  recommandait  saint  Ambroise  (2) 
pouvait  diminuer  la  vivacité  de  ces  impressions,  elle  tenait  en 
haleine  les  bonnes  résolutions  et  marquait  ces  échéances  oîi  les 
énergies  morales  ont  besoin  de  se  reconnaître  et  de  se  reprendre. 
—  Les  sacrements,  sans  parler  de  l'action  surnaturelle  que  saint 
Ambroise  comme  tout  chrétien  leur  attribue,  constituent  donc  un 
savant  entraînement  vers  la  ver  tu.  Ils  sont  une  discipline  morale. 
La  prière  est  au   même  titre,   et  quel  qu'en  soit  l'cfFet  sur 
celui  qui  l'écoute,  une  utile  disposition   de  l'àme.  Il  y  a  des 
vertus  qui  ne  prient  point.  Mais  la  vertu  qui  prie  est  d'une  autre 
essence.  La  vertu  chrétienne,  tout  entière  tournée  v^ers  Dieu, 
est  une  prière  continue.  On  comprend  donc  la  place  qu'elle  fait 
à  la  prière  proprement  dite.   C'est  à  en  donner  les  règles  et  à 
commenter  une  prière  entre  toutes,  \q  Pater,  que  saint  Ambroise 
emploie  les  dernières  pages  du  traité  Des  Sacrements.  La  prière 
aime  le  secret,  le  silence  (3).  Car  prier  n'est  pas  crier.  Dieu 
n'est  pas  sourd  (4).   Saint  xVmbroise  ne  craint  rien  tant  que  les 
clameurs  des  femmes  (5).  Il  n'est   pas  nécessaire    non   plus 
d'avoir  toujours  les  bras  en  croix  (6).  Mais  il  faut  n'avoir  dans 
l'âme  ni  haine,  ni   colère.    Il    faut  avoir  pardonné  quand  on 
s'apprête  à  demander  pardon.  Il  faut  n'avoir  sur  le  corps  ni  orne- 
ments, ni  bijoux.  Car  tout  autre  est  la  parure  qui  plaît  à  Dieu  (7). 
Que  la  prière  enfin  ne  consiste  pas  surtout  à  demander.  Com- 
mençons par  louer  Dieu,  et  que  la  demande,  si  nous  en  faisons 
une,  se  glisse  entre  la  louange  et  l'action  de  grâces  (8).  La  philo- 

(1)  Saim  Ambroise,  De  sacramentis,  V,  17. 

(2)  Id.,  V,  24. 
(3)Id.,VI,  11. 

(4)  Id.,  16. 

(5)  Id.,  17. 

(6)  Id.,  18. 
(7)W.,21. 
(8)  Id.,  22. 


324  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

Sophie  de  l'antiquité  avait  déjà  moralisé  la  prière  ;  mais,  à  force 
d'en  éliminer  tout  ce  qui  peut  la  rendre  intéressée,  elle  va 
jusqu'à  tarir  la  source  de  sincérité  et  d'espérance  d'où  elle 
jaillit.  Si  nous  voulions  revenir  sur  les  comparaisons  qui  ont 
occupé  notre  précédent  chapitre,  il  serait  intéressant  d'opposer 
l'une  à  l'autre  ces  deux  formes  si  différentes  de  la  piété  humaine  : 
VHymne  de  Cléanthe  et  le  Pater  Jioster.  Et  peut-être  conclu- 
rions-nous de  ce  rapprochement  que  prier  et  philosopher  sont 
deux  choses  et  que,  pour  être  trop  philosophique,  c'est  à  peine 
si  la  plus  belle  des  prières  antiques  est  encore  une  prière. 

II 

Commentaires  sur  les  Patriarches. 

Yoici  une  série  d'écrits  que,  par  opposition  à  son  grand 
ouvrage  de  morale,  le  traité  Des  Devoirs^  nous  pourrions  appeler 
les  Parva  Moralla  de  saint  Ambroise.  Les  vies  d'Abraham, 
d'Isaac,  de  Jacob,  de  Joseph,  d'Elie,  de  Naboth  et  de  Tobie  en 
sont  le  sujet.  De  la  même  famille  d'écrits  sont  le  traité  Sur  le 
Bienfait  de  la  mort  qui  semble  n'être  qu'une  suite  du  commen- 
taire sur  Isaac,  et  aussi  le  traité  Sur  la  Fuite  du  siècle  (1).  Tout 
cela  forme  un  véritable  cours  de  morale.  Et  en  fait  ce  fut  l'en- 
seignement donné  par  saint  Ambroise  aux  catéchumènes.  Une 
première  remarque  à  faire,  c'est  que  cet  enseignement  est 
donné  sous  forme  d'exemples  (2).  C'est  une  morale  en  action. 
Mais  les  exemples  ne  viennent  pas  ici  seulement  à  l'appui  de  la 
loi.  Ce  sont  eux  qui  font  la  loi.  Les  patriarches  ont  fondé  la 
morale  par  leurs  actions.  Ce  fut  là  leur  mission  en  même 
temps  que  de  figurer  les  promesses  que  le  Christ  devait  réali- 

(1)  Voir  la  notice  de  Migne  sur  la  place  à  attribuer  à  ces  deux  écrits 
parmi  les  ouvrages  de  saint  Ambroise. 

(2)  S.vi>T  Ambroise,  De  Jo6C/)/t,  1. 


COMMENTAIRES  SUR   LES  PATRIARCHES.  325 

ser  (1).  La  morale  fut  donc  historiquement  révélco  par  eux  avant 
de  Tètre  par  lui.  Ils  sont,  avait  dit  Philon,  la  loi  vivante  et 
incarnée  (2).  Cette  doctrine  porte  en  elle  un  principe  que  saint 
Ambroisc  ne  pousse  pas  toujours  jusqu'à  ses  dernières  consé- 
quences logiques,  mais  quin'en  donnepas  moins  à  tout  son  ensei- 
gnement un  caractère  d'hétéronomie.  Ce  n'est  pas  sa  raison  qui 
lui  apprend  nos  devoirs. 

p]t  maintenant  quels  sont  ces  devoirs  ?  Tout  patriarche  est  un 
exemplaire  de  la  perfection  humaine.  Abraham  a  réalisé,  et  au- 
delà,  ce  que  les  philosophes  de  l'antiquité,  Platon  dans  sa 
République  et  Xénophon  dans  sa  Cyropédie^  n'avaient  fait  que 
rôver  (.3).  Chaque  patriarche  cependant  exprime  plus  particu- 
lièrement une  vertu  entre  toutes  (4).  Pour  Abraham,  c'est  la 
dévotion,  entendue  non  dans  le  sens  moderne  des  menues  pra- 
tiques dont  l'âme  est  souvent  absente,  mais  dans  le  sens  étymo- 
logique d'un  don  absolu  de  soi-même  et  d'une  aveugle  soumission 
aux  volontés  divines.  «  Quitte  ton  pays,  ta  famille  et  la  maison  de 
ton  père  !  »  lui  dit  le  Seigneur,  et  sans  comprendre  il  part  (.5).  Le 
Seigneur  lui  a  promis  un  fils  dans  sa  vieillesse  et,  contre  toute 
apparence,  il  croit  à  sa  parole.  Enfin,  voulant  l'éprouver,  le 
Seigneur  l'appelle  et  lui  demande  en  holocauste  ce  fils  bien-aimé, 
et  Abraham  obéit  encore,  et  il  va  frapper  lorsqu'un  ange  lui 
arrête  la  main.  Il  n'en  a  pas  moins  montré  jusqu'oii  doit  aller 
l'obéissance  à  Dieu,  qui  est,  pour  saint  Ambroise  comme  pour 
Philon,  le  fondement  de  toutes  les  vertus  (6). 

(1)  Saint  Ambroise,  De  Joseph,  83. 

(2)  Philon,  De  Abraham,  1, 

(3)  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  I,  2,  3.  Saint  Ambroisc  est  môme 
forcé  de  ne  trouver  qu'à  louer  dans  tout  ce  qui  vient  des  patriarches.  Gela 
le  gênera  quelquefois,  par  exemple  quand  il  sera  forcé  d'expliquer 
qu'Abraham  fut  adultère  sans  l'être.  /(/.,  I,  22  et  seq. 

(4)  Saixt  Ambroise,  De  Jo.sep/i,  1. 

(5)  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  1,  3. 
(6)W.,  I,  3;  Philon,  De  Abraham,  13. 


326  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

Le  commentaire  5"^'  haac  exalte  surtout  la  puretd  de  l'âme. 
On  avait  vu  de  bonne  heure  dans  Isaac,  à  cause  du  sacrifice  dont 
il  faillit  être  la  victime,  une  ébauche  du  Christ.  De  là  à  repré- 
senter le  Aôyc;  il  n'y  a  pas  loin  si,  comme  saint  Ambroise  dans 
cet  écrit,  on  s'inspire  d'Origène.  Et  le  mariage  d'Isaac  et  de 
Rébecca  devient  celui  du  Aiyo^;  et  de  l'âme  humaine.  Cette 
explication  allégorique  que  nous  avons  déjà  mentionnée  est  le 
point  de  départ  de  mystiques  leçons  sur  la  pureté  nécessaire  à 
l'âme  qui  attend  le  céleste  époux.  —  La  vie  de  Jacob  sert  à 
prouver  que  les  âmes  vraiment  pieuses  sont  heureuses  jusque 
dans  l'affliction.  Les  exemples  d'Éléazar  et  des  sept  Machabées 
confirment  cette  démonstration.  —  Joseph  est  le  miroir  de  la 
chasteté.  Dans  ses  mœurs  et  dans  ses  actions  brillent  la  pudeur 
et  cette  grâce  qui  en  est  la  compagne  (4).  Elie  enfin  nous  ensei- 
gne la  tempérance  et  la  privation.  Nous  ne  parlerons  pas  des 
écrits  sur  Naboth  et  Tobie,  qui  nous  ont  déjà  servi  à  commenter 
et  à  développer  les  idées  exprimées  dans  les  Offices  sur  l'argent 
et  sur  l'usure. 

Le  choix  de  ces  vertus  types  :  obéissance,  pureté,  chasteté, 
indifférence  à  l'égard  des  biens  et  des  maux  d'ici-bas  suffirait 
à  nous  donner  une  idée  de  cette  prédication  morale  de  saint 
Ambroise.  Mais  nous  ne  voulons  pas  en  rester  là.  Outre  qu'il  y 
a  plusieurs  façons  de  parler  d'une  vertu  qui  en  accentuent  plus 
ou  moins  l'importance  relative,  autour  de  ces  trois  ou  quatre 
règles  essentielles  de  la  vie  pieuse  gravite  tout  un  cortège  d'autres 
règles  que  la  vie  des  patriarches  suggère  tour  à  tour  à  notre 
auteur.  Nous  allons  donc  essayer  d'extraire  des  écrits  que  nous 
avons  cités  cette  morale  qui  les  inspire,  la  crainte  des  redites  et 
du  temps  perdu  nous  interdisant  de  les  analyser  un  à  un.  Nous 
allons  rencontrer  des  idées  qui  sont  le  fond  de  l'enseignement 
moral  des  Offices.  Sur  elles  nous  passerons  vite.  Nous  en  ren- 

(i)  Saint  Ambroise,  De  Joaeph,  2. 


COiMMENTAIRES  SUR  LES  PATRIARCHES.  327 

contrerons  d'autres  qui,  à  peine  indiquées  dans  les  Offices^  sont 
ici  au  premier  pian.  Sur  elles  nous  insisterons  davantage.  Enfin 
nous  en  rencontrerons  de  tout  à  fait  nouvelles,  sur  lesquelles 
nous  appellerons  particulièrement  l'attention. 

Faut-il  dire  que  certaines  vertus  sont  plus  essentielles  à  la 
morale  chrétienne  parce  qu'il  n'est  pas  d'écrit  chrétien  qui  ne  les 
contienne  et  que  le  saint  Ambroise  qui  s'inspire  de  Philon  et 
d'Origène  les  a  honorées  aussi  bien  que  celui  qui  imite  et  cor- 
rige Gicéron?  C'est  la  charité,  cette  imitation  de  la  bonté  divine  ; 
c'est  le  pardon,  cette  forme  supérieure  de  la  charité  elle-même. 
Nous  trouvons  dans  le  traité  Sur  Abraham  cette  doctrine  qu'il 
ne  faut  pas  répondre  aux  injures  reçues  ;  «  qu'il  ne  faut  faire  de 
mal  à  personne,  même  si  on  est  provoqué  »,  exprimée  sous  une 
forme  un  peu  différente  de  celle  à  laquelle  Lactance  et  saint 
Ambroise  lui-môme  nous  ont  habitués.  La  philosophie,  y  est-il 
dit,  prévoit  quatre  cas  et  réduit  progressivement  ses  exigences  : 
«  Faites  tout  pour  vous  faire  des  amis  ;  —  si  vous  n'y  réussissez 
pas,  du  moins  ne  vous  faites  pas  d'ennemis;  —  si  vous  vous  en 
êtes  fait  malgré  vous,  cédez  la  place  ;  —  mais  si  l'on  vous  pour- 
suit, cette  fois  défendez-vous.  »  De  ces  quatre  conseils  le  chré- 
tien n'accepte  que  les  trois  premiers,  et  encore  ne  se  résigne-t-il 
qu'à  la  dernière  extrémité  à  suivre  le  troisième,  c'est-à-dire  à 
avouer  l'impuissance  de  la  bonté  et  de  la  vérité  (1).  Nous  aurons 
besoin  de  pardon,  nous  devons  donc  pardonner  (2).  En  imitant  la 
miséricorde  de  Dieu,  nous  l'attirons  sur  nous.  Un  des  mérites  de 
Joseph  est  d'avoir  aimé  ceux  qui  lui  avaient  voulu  du  mal,  qui 
l'avaient   vendu,   et    cela    avant   que  l'Évangile   ait  fait  d'un 
amour  si    contraire   à  notre   nature    une   loi   pour   tous   les 
hommes  (3). 

Nous  avons  vu  ailleurs  qu'en  môme  temps  que  le  christia- 

(1)  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  II,  29,  30. 
(2;  Saint  Ambroise,  De  fuga,  \i.     . 
(3)  Saint  Ambroise,  De  Joseph,  3. 


328  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

nisme  fait  riiomme  plus  doux  pour  Thomme,  il  rend  la  vertu 
de  chacun  indépendante  du  jugement  d'autrui  et  la  fait  relever 
de  plus  en  plus  de  la  conscience  individuelle.  La  Lucrèce  des 
païens  préfère  la  réalité  de  l'outrage  au  risque  de  mourir  injus- 
tement méprisée.  La  Suzanne  des  chrétiens  défie  dans  la  pureté 
de  sa  conscience  des  accusateurs  qui  convaincront  les  hommes, 
mais  qui  ne  convaincront  pas  Dieu  de  son  déshonneur  (1).  Le 
christianisme  pousse,  nous   le  savons,  le  mépris  de  l'opinion 
jusqu'à  se   plaire  dans  l'humilité  et  dans  la  servitude.  Saint 
Ambroise  joue,  dans  l'écrit  consacré  à  Jacob,  sur  les  idées  de 
servitude  et  de  liberté,  et  vante  cette  liberté  qui  trouve  un  abri 
dans  la  servitude  môme.  Ce  passage  semblerait  une  réminiscence 
cynique  ou  stoïcienne,  d'autant  plus  que  l'écrit  sur  Jacob  est, 
après  les  Offices^  le  plus  plein  d'antiquité  de  tous  les  ouvrages 
d'Ambroise,   si  par  servitude  notre  auteur  n'entendait  ici  une 
chose  très  chrétienne  :  notre  sujétion  volontaire  à  l'égard  de 
Dieu   (2).    Nous  retrouvons   encore,  et  dans  ce   même  écrit, 
cette   attitude  de  résignation  envers  la   souffrance   que  nous 
connaissons  déjà.   Certains  passages  sont  même  particulière- 
ment intéressants   parce  que  nous  y  rencontrons  côte  à  côte 
des  sentiments  tout  stoïciens  et  des  sentiments  tout  chrétiens. 
Au  moment  où  saint  Ambroise  soutient  cette  thèse  antique 
que  la   douleur  n'ôte  rien  au   bonheur  du   sage,  —   et  c'est 
bien  cette   expression  de  sage  qu'il  emploie,  —  il  ajoute  de 
son  propre  fond  cette   remarque  que  souffrir  n'est  pourtant 
pas  dans  notre  nature,  et  que  nous  ne  pouvons  en  venir  à  aimer 
la    souffrance    que   lorsque    nous   souffrons    pour    le  Christ, 
comme   si  elle  était  transformée  par  la  fm  à  laquelle  nous  la 
faisons  servir  (3). 
Nous  avons  déjà  fait  à  ce  sentiment  qui  rend  aimable  la  souf- 

(1)  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  II,  36. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  I,  11,  12. 

(3)  ](/.,  I,  33. 


COMMENTAIRES  SUR   LES  PATRIARCHES.  329 

franco  elle-même,  l'amour  de  Dieu,  sa  grande  place  dans  la 
morale  chrétienne.  Ici  toutefois,  si  on  compare  aux  Offices  les 
écrits  d'Ambroise  qui  nous  occupent  en  ce  moment,  l'expression 
diffère  tellement,  même  quand  les  sentiments  et  les  idées  ne 
différent  point,  qu'il  nous  faut  redire  les  mêmes  choses  en  les 
redisant  autrement.  Toute  la  morale  est  explicitement  ramenée 
aux  sentiments  divers  que  Dieu  nous  inspire.  L'exemple 
d'Abraham  nous  est  proposé  pour  illustrer  cet  abandon  fait  à 
Dieu  de  toute  autre  intention  (1).  «  Il  y  a,  dit  ailleurs  saint 
Ambroise,  trois  degrés  supérieurs  de  la  vertu  :  la  crainte  de 
Dieu,  l'amour  de  Dieu,  et  la  ressemblance  avec  Dieu  qui  est 
comme  le  terme  où  aboutit  l'amour  (2).  »  L'expression  à'athleta 
Christi,  que  nous  avons  remarquée  dans  les  Offices  (3),  revient 
maintenant  à  chaque  instant,  et  quelque  chose  est  modifié  dans 
son  sens,  car  elle  en  vient  à  signifier  ardeur  et  dévouement 
plutôt  que  force  et  discipline.  Ce  n'est  plus  soldat  du  Christ,  c'est 
chevalier  du  Christ  qu'il  faut  traduire  pour  rendre  en  quelque 
façon  le  sentiment  qu'elle  enveloppe.  Puis  cet  amour  de  Dieu 
apparaît  comme  passionné.  Dieu  seul  est  bon,  et  rien  n'est  bon 
que  par  lui.  Bon  et  divin  sont  mots  synonymes  (4).  M  la 
richesse,  ni  le  pouvoir,  ni  les  festins  ne  réjouissent  le  juste.  En 
Dieu  seul  son  âme  s'épanouit  (o).  Jouir  de  Dieu  est  par  suite 
toute  notre  récompense.  Dieu  est  le  souverain  bien.  Nous 
possédons  le  souverain  bien  quand  nous  possédons  J)ieu  (6). 
En  lui  est  aussi  notre  refuge  dans  l'affliction  :  «  Je  me  suis 
réfugié  en  toi  et  n'ai  pas  été  trompé  (7).  »  Aussi  avec  quelle 
intensité    de   désir   nous    aspirons    vers    lui.  Comme   le   cerf 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  Abraham,  1,  1,  10. 

(2)  Saint  Ambroise,  Dcftma,  il. 

(3)  Saint  Ambboisi:,  De  off'.,  l,  82. 

(4)  Saint  Ambboise,  De  fuf/a,  36. 

(5)  Saint  Ambkoise,  Delsaac,  12. 

(6)  Saint  Ambroise,  De  fuga,  36. 

(7)  Ps.  LXXVI,  3,  cité  par  Saint  Ambroise,  De  fuga,  43. 


330  L.\   MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

a  soif  de  l'eau  des  fontaines,  notre  Ame  a  soif  de  Dieu  (1). 
Dans  le  traitd  Su?'  Abraham,  Tamour  des  hommes  pour  Dieu 
est  encore  compard  à  l'amour  des  fils  pour  leur  père.  N'est-il 
pas  en  effet  notre  père  à  tous  (2)?  Mais  dans  le  traité  Sur  Isaac, 
saint  Ambroise,  tout  plein  du  Cantique  des  Cantiques,  prend  une 
autre  tendresse  pour  type  et  pour  figure  de  celle  que  nous 
devons  à  Dieu  et,  avec  une  insistance  qu'aujourd'hui  nous  trou- 
verions sensuelle,  l'austère  évèque  décrit  toutes  les  phases  de 
notre  mystique  amour.  Ce  saint  parle  admirablement  du  baiser 
qui  tient  attachés  les  amants  l'un  à  l'autre  et  fait  doucement 
pénétrer  une  âme  dans  une  âme.  De  même  les  baisers  du  Christ 
nous  emplissent  et  nous  illuminent.  Nous  ne  pouvons  nous 
lasser  d'eux,  car  du  baiser  naît  le  désir  du  baiser  (3).  Elle  est  aussi 
de  saint  Ambroise  cette  amoureuse  expression  :  «  Cacher  sa  vie 
en  Dieu  (4),  »  Mais  le  divin  amant  veut  tout  entière  à  lui  celle  qu'il 
appelle,  et  de  notre  amour  pour  le  Christ  procèdent  dès  lors  non 
seulement  tous  les  renoncements,  mais  une  ardeur  à  les  accom- 
plir que  seule  la  passion  peut  donner  (5).  Celui  qui  aime  Dieu 
vraiment  cesse  de  pécher  (6),  et  l'amour  efface  du  même  coup  ses 
péchés  d'autrefois.  A  lui  aussi  «  il  sera  beaucoup  pardonné 
parcequ'ilabeaucoupaimé(7).  «L'amour  à cettehauteur équivaut 
au  martyre  qui  lave  nos  taches  dans  notre  sang  (8).  Toute 
autre  forme  de  la  vertu  n'est  par  rapport  à  lui  qu'une  prépara- 
tion et  qu'un  commencement,  «    qu'une  discipline  (9)  ».  La 

(1)  Ps.  XLI,  2  et  3,  cité  par  S.vint  Ambroise,  De  intcrpcllatione  Job  et  David, 
II,  6. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  II,  69  ;  Cf.  De  fuga,  10. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  Isaac,  8. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  fuga,  38. 

(o)  Saint  Ambroise,  De  Isaac,  34  et  passim. 

(6)  Saint  Ambroise,  De  Isaac,  76. 

(7)  Ici. 

(8)  Id. 

(9)  Saint  Ambroise,  De  fuga,  38. 


COMMENTAIRES  SUR   LES  PATRIARCRES.  331 

doctrine  de  saint  Ambroise,  si  ces  paroles  enflammées  cons- 
tituaient une  doctrine,  rappellerait  ici  celle  de  Clément  et  des  gnos- 
tiques,  et  saint  Ambroise  ne  serait  plus  delà  famille  morale  de 
Bossuet,  à  qui  nous  l'avons  comparé,  mais  de  celle  de  Fénelon. —  Si 
l'amour  est  au-dessus  de  toutes  les  vertus,  inversement  l'impiété 
est  au-dessous  de  tous  les  vices.  Pécher  est  dans  notre  nature, 
mais  l'impiété  est  un  pire  péché  et  comme  le  poison  de  Tàme  (1). 
Une  autre  doctrine  de  saint  Ambroise,  qui  n'apparaît  pas 
semblable  à  elle-même  dans  tous  ses  écrits,  c'est  la  doctrine  de 
la  loi.  La  loi  est  un  des  bienfaits  de  Dieu,  et  un  bienfait  qui 
devait  être  l'origine  d'autres  bienfaits,  nous  verrons  comment. 
Dieu  a  enseigné  aux  hommes  où  est  le  péché.  Ses  leçons  nous 
ont  appris  à  le  démasquer  avant  que  sa  grâce  nous  aidât  à  lui 
résister.  11  résulte  de  là  que  nous  n'avons  plus  l'excuse  de 
l'ignorance.  Avant  cet  enseignement  divin,  nous  péchions  inno- 
cemment. C'est  donc  la  loi  qui  nous  fait  coupables,  en  voulant 
nous  faire  meilleurs.  De  tous  les  biens  du  monde  le  mal  ainsi 
peut  naître.  La  connaissance  de  certains  poisons  est  utile  à  la 
médecine,  mais  de  cette  connaissance  les  empoisonneurs  aussi 
peuvent  faire  usage  (2).  Ce  qui  est  rédemption  pour  les  uns  est 
mort  pour  les  autres  (3).  Saint  Ambroise  ne  prétend  pas  toute- 
fois que  la  moralité  tout  entière  soit  révélation.  Il  y  avait  une 
loi  naturelle  avant  que  la  loi  divine  intervînt.  C'était  une  loi 
intérieure,  c'était  la  conscience  de  chacun,  quoique  le  mot  de 
conscience  ne  soit  pas  exprimé  (4).  Saint  Ambroise  est  si  loin  de 
nier  le  fondement  naturel  de  la  moralité  qu'il  en  cherche  les  ori- 
gines jusque  dans  les  animaux  d'une  espèce  supérieure  (5),  plus 
libéral  envers  eux  que  beaucoup  des  adversaires  contemporains 

(1)  Saint  Ambroise,  De  interpellai iune  Job  et  David,  I,  IT. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  I,  14. 

(3)  Id. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  I,   20;   De  Paradiso,  39.    Saint  Ambroise 
écrit  opinion  pour  conscience  :  opinio  nostra  ipsa  sibi  legem  facit. 

(5j  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  1,  8. 


332  LA   MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

de  Darwin.  Son  jugement  n'est  pas  rétréci  par  la  peur  des  consé- 
quences qu'on  en  pourrait  tirer.  Mais  lorsqu'il  s'agit  de  fixer  à 
la  loi  divine  et  à  la  loi  naturelle  leurs  domaines  respectifs,  la 
pensée  de  saint  Ambroise  est  hésitante.  Il  semble  que  la  loi 
divine  soit  venue  surtout  nous  ouvrir  les  yeux  sur  les  péchés 
de  la  chair  (1),  et  nous  verrons  bientôt  en  effet  la  morale  de 
saint  Ambroise  tourner  tout  son  effort  contre  ces  péchés-là. 
Cependant  la  loi  est  représentée  aussi  comme  apportant  à  la 
conscience  sur  d'autres  points  plus  de  fermeté  et  de  précision  (2). 
Ainsi  nous  avions  la  raison,  puis  la  loi  nous  a  été  donnée,  mais 
la  raison  qui  suffisait  avant  la  loi  n'est  pas  inutile,  même  après 
la  loi.  Elle  est  son  auxiliaire  quand  elle  n'est  plus  son 
substitut  (3),  et  il  arrive  que  saintAmbroise  les  confonde  presque, 
et  parle  de  cette  loi  divine  écrite  non  sur  des  tables  de  pierre, 
mais  dans  nos  cœurs  (4). 

Lorsqu'il  ne  les  confond  point,  il  se  demande  pourquoi  une 
loi  surajoutée,  pourquoi  ce  supplément  d'obligations  et  ces 
nouvelles  possibilités  de  pécher  (5).  Mais  c'est  ici  qu'apparaissent 
dans  leur  industrieuse  miséricorde  les  desseins  de  Dieu.  La  loi 
n'est  qu'un  commencement,  la  grâce  est  la  suite.  Il  ne  s'agit 
pas  encore  d'une  grâce  inégalement  répartie  et  qui  ait  ses  élus. 
La  grâce  de  saint  Ambroise  est  pour  tous  les  chrétiens  l'effet 
bienfaisant  de  la  rédemption  et  du  baptême  (6).  Saint  Ambroise 
insiste  sur  notre  impuissance  naturelle  en  face  de  la  tentation. 
Elle  nous  assiège  de  toutes  parts  :  nous  ouvrons  les  yeux  et 
nous  voilà  détournés  de  nos  pensées  ;  un  son  se  fait  entendre 
et  change  aussitôt  notre  résolution,  une  odeur  trouble  notre 

(1)  Cognovi  concupisccntiam  esse  peccalum.  De  Jacoh,  I,  13;  Cf.  /(/. 
20,  et  De  Abraham,  1,23. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  1,  i,  4. 

(3)  M. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  Paradiso,  39. 

(5)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  l,  20. 

(6)  M.,  I,  n. 


COMMENTAIRES  SUR   LES  PATRIARCHES.  333 

méJilalion.  En  buvant  nous  faisons  entrer  le  péché  en  nous. 
Et  par  le  toucher  nous  prenons  feu.  Nos  sens  sont  ces  fenêtres 
dont  parle  le  prophète  et  par  lesquelles  entre  la  mort  (1).  Nous 
ne  vivons  que  par  le  secours  de  Dieu,  ou  plutôt  nous  ne  vivons 
plus  notre  propre  vie,  mais  la  vie  de  celui  avec  lequel  nous  sommes 
ressuscites  (2).  Et  dans  cette  rénovation,  plutôt  encore  que  dans 
la  connaissance  de  la  loi,  est  la  différence  du  païen  et  du  chrétien. 
Les  païens  savaient  assez  le  détail  de  nos  devoirs,  mais  il  leur 
manquait  Dieu  (3).  Saint  Ambroise,  môme  lorsqu'il  suit  de 
près  Philon,  maintient  d'ailleurs  notre  collaboration  à  notre 
vertu  (4).  11  s'agit  seulement  d'une  protection  céleste  (5)  dont 
la  croix  a  été  l'instrument.  Et  par  elle  notre  vertu,  en  même 
temps  qu'assurée,  est  purifiée,  car  l'orgueil  ne  peut  plus  la 
souiller  (6).  D'aucune  façon  donc  la  loi  divine  n'a  nui  à  l'homme. 
Si  elle  a  donné  lieu  au  péché,  le  péché  a  donné  lieu  à  l'action  de  la 
grâce,  et  l'état  de  nos  âmes  revivifiées  est  supérieur  à  une  pré- 
somptueuse innocence  (7).  —  Dans  un  de  ses  écrits,  saint 
Ambroise  énumère  les  dons  que  nous  avons  reçus  de  Dieu,  depuis 
la  vie  elle-même  jusqu'à  cette  vie  nouvelle  qu'il  crée  en  nous  (8). 
Cette  continuelle  dépendance  à  l'égard  de  Dieu,  c'est  toute 
la  philosophie  et  c'est  toute  la  morale  chrétienne.  Quoique  les 
0//Çce5  d'Ambroise  nous  l'aient  déjà  fait  connaître,  il  est  hors  de 
doute  que  la  mysticité  en  est  plus  accentuée  dans  les  écrits 
dont  ces  dernières  pages  sont  le  reflet. 

En  cherchant  quelle  place  ils  font  à  Dieu  dans  la  morale, 
nous    sommes  insensiblement  passés  de   simples    différences 

,    (1)  Saint  Ambroise,  De  fwjn,  3. 

(2)  /(/.,  44. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  haac,  67. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  furja,  48. 

(5)  Saint  Ambroise,  De  intcrpcllationc,  III,  1. 
(6]  Saint  Ambroise,  De  ianjh,  I,  21. 

(7)  M. 

(8)  Saint  Ambroise,  De  ùi<crj;c//a;io«c,  II. 


334  LA   MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

d'expression  à  de  vraies  différences  d'idées.  Nous  allons 
observer  la  môme  gradation  en  étudiant  ce  que  deviennent 
dans  ces  mômes  écrits  d'autres  idées  chrétiennes,  les  idées  de 
péché  et  de  renoncement.  L'ascétisme  de  saint  Ambroise  s'accuse 
de  plus  en  plus  comme  son  mysticisme.  —  Déjà  nous  avons 
appris  à  voir  dans  la  chair  l'ennemie  de  notre  salut  et  l'instru- 
ment du  péché;  mais  la  doctrine  du  péché,  sans  prendre  encore 
la  consistance  qu'elle  aura  plus  tard,  pèse  d'un  poids  plus  lourd 
sur  la  pensée  de  l'écrivain  et  y  répand  une  tristesse  plus  conti- 
nue. Seule  la  vision  de  l'immortalité  le  réconforte,  mais  en  un 
sens,  comme  nous  l'avons  montré  ailleurs,  elle  sert  encore  à 
déprécier  les  biens  d'ici-bas  et  à  ôter  toute  excuse  à  ceux  qui 
s'y  attardent  (1).  Le  ciel  étant  notre  vraie  patrie  (2),  il  n'y  a  plus 
envers  notre  patrie  et  notre  condition  terrestres  de  ménagements 
à  garder.  Sus  à  la  nature  !  devient  le  mot  d'ordre  nouveau.  Un 
dualisme  violent  brise  l'antique  harmonie  de  notre  être  et  en 
soulève  l'une  des  parties  contre  l'autre.  Il  faut  distinguer  en 
nous,  en  effet,  ce  qui  est  nous  et  ce  qui  n'est  que  nôtre.  Il  faut 
dépouiller  ce  vêtement  de  chair,  ce  corps  de  mort,  car  c'est  lui 
qui  nous  retient  dans  les  liens  du  péché.  Par  lui  le  péché  habite 
en  moi  et  me  fait  faire  ce  que  je  hais  (3).  Cependant  l'âme 
même  est  double  (4),  car  il  y  a  en  elle  comme  une  trace  de  son 
union  avec  le  corps  :  ce  sont  les  plaisirs  et  les  passions.  C'est 
donc  au  dedans  de  nous  qu'il  faut  porter  la  guerre  pour  nous 
affranchir  et  retrouver  notre  véritable  essence.  Il  faut,  dit  notre 
auteur,  pratiquer  la  circoncision  du  cœur  (5).  Il  y  avait  là  une 
interprétation  morale  d'une  pratique  matérielle  qu'on  se  fût 
étonné  de  ne  pas  trouver  chez  lui.  Si  nous  la  pratiquions  vrai- 

(1)  Saint  AiMBROisE,  De  intcrpellatione,  I,  1. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  fuga,  52. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  Isaac,  3. 

(4)  AtfiepTÎç,  De  Abraham,  I,  4  ;  Cf.  7)c  Jacoh,  I,  13;  II,  12. 

(5)  Saint  Ambroise,  De  Abraham,  II,  78. 


COMMENTAIRES  SUll   LES   PATRIARCHES.  335 

ment,  si  nous  savions  dégager  notre  ànie  de  ce  qui  l'enveloppe  et 
de  ce  (juila  souille,  nous  verrions  Dieu  face  à  face  (1).  Il  faut  aller 
jusqu'à  cette  doctrine  de  saint  Ambroise  pour  avoir  envers  la  chair 
les  sentiments  qu'elle  mérite.  Il  faut  de  toute  façon  choisir  entre 
elle  et  Dieu.  Nous  ne  pouvons  la  servir  et  servir  Dieu  en  même 
temps  (2).  Notre  corps  est  bien  appelé  un  corps  de  mort.  En  quoi 
sert-il  en  effet  aux  choses  de  la  vie  vraie?  est-ce  parles  yeux 
que  l'esprit  de  justice  entre  en  nous?  est-ce  par  les  mains  que 
nous  le  saisissons?  Nous  en  sommes  réduits  à  fermer  les  yeux, 
à  nous  boucher  les  oreilles,  à  nous  abstraire  de  notre  corps  lors- 
que nous  voulons  penser  sérieusement.  Nous  traitons  donc  alors 
en  ennemis  ces  prétendus  auxiliaires  (3).  Chacun  d'eux  est  une 
brèche  ouverte  au  mal.  Il  y  a  un  péché  de  chaque  sens,  et  pour 
chacun  d'eux  il  faudrait  une  pudeur  spéciale  et  un  frein. 

Dans  un  autre  passage  d'inspiration  toute  différente  —  c'est 
dans  le  De  Jacob  —  saint  Ambroise  témoigne  au  corps  et  aux 
sens  plus  d'indulgence.  Il  remarque  que  la  même  main  qui 
pèche  est  celle  qui  fait  l'aumône,  et  qu'en  définitive  c'est  à  notre 
volonté  seule  qu'incombent  les  responsabilités,  le  corps  étant 
entre  ses  mains  un  instrument  pour  le  bien  comme  pour  le 
mal  (4).  Cela  est  stoïcien.  Mais  deux  dogmes  chrétiens  apportent 
aussi  comme  un  correctif  au  mépris  de  tout  chrétien  pour  la 
chair  :  lachair  ressuscitera,  elDieu  s'est  fait  chair.  Entre  la  chair 
et  l'éternité,  il  n'y  a  donc  qu'un  malentendu  momentané.  De 
même  l'effet  indirect  de  l'incarnation  a  été  d'anoblir  cette  chair 
dont  le  Christ  était  venu  pour  nous  affranchir.  Mais  de  là  n'ont 
pu  naître,  hâtons-nous  de  le  dire,  que  des  atténuations  à  la 
doctrine  que  nous  avons  exposée. 

Avec  la  chair,  c'est  tout  ce  qui  tient  à  elle,  c'est  le  siècle, 

(1)  Saint  Ambroise,  De  bono  mortis,  49. 

(2)Simulenim  et  carnis  domeslici  et  Deiesse  non  possumus.  De  Isaac,^i. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  bono  mortis,  11. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  Jacob,  I,  10. 


336  LA   MORALE  DE  SAINT   AMBROISE. 

comme  on  dit  déjà  (l)  qui  est  l'objet  de  réprobation.  La  vie  hu- 
maine n'est  qu'un  tissu  d'iniquités.  La  science,  dont  nous  savons 
déjà  qu'elle  est  impuissante,  est  maintenant  donnée  comme  une 
curiosité  coupable  (2).  Puis  cette  peur  de  la  femme  réapparaît 
dont  nous  avons  dit  qu'elle  est  l'un  des  symptômes  les  plus 
signilicatifs  d'une  complète  rupture  avec  le  siècle  (3).  Toutefois 
on  peut  noter  les  passages  où  ce  sentiment  est  exprimé.  11  n'a 
été  chez  saint  Ambroise  qu'un  sentiment  d'accident  et  d'em- 
prunt. La  piété  du  grand  évêque  n'a  pas  de  ces  pudeurs  et  de 
ces  précautions  exagérées  qui  sont  des  aveux  de  sensualité.  De 
l'Orient  il  a  reçu  des  théories  plutôt  que  des  sentiments.  — Il  est 
plus  sévère  pour  la  jeunesse,  dont  Bossuet  parlera  avec  tant  de 
généreuse  sympathie.  Il  la  peint  faible  et  irréfléchie,  mais  ardente 
au  vice,  rétive  aux  bons  conseils,  proie  facile  pour  toutes  les 
séductions.  David,  sollicitaut  le  pardon  du  Seigneur  pour  tou- 
tes ses  fautes,  dit  seulement  :  «  Seigneur,  oubliezlesfautes  de  ma 
jeunesse  »,  parce  que  c'est  dans  cet  âge  que  la  chaleur  du  sang 
trouble  surtout  notre  raison,  parce  que  c'est  l'âge  du  péché  (4). 
Saint  Ambroise,  tout  en  mettant  l'accent  sur  le  mal  moral,  est 
entraîné  naturellement  à  énumérer  aussi  les  misères  physiques 
auxquelles  nous  sommes  sujets  (5).  Et  il  le  fait  avec  une  visible 
complaisance.  Enfin  il  prend  en  pitié  toutes  les  vanités  par 
lesquelles  nous  essayons  de  nous  distraire,  et  notamment  ces 
plaisirs  du  cirque  et  du  théâtre  qui  faisaient  pour  les  Romains 
de  la  décadence  tout  le  prix  de  la  vie  (6). 

La  conclusion  à  laquelle  il  veut  aboutir,  c'est  que  la  vie  est 
mauvaise  et  que  c'est  la  mort  qui  est  un  bien.  Cette  conclusion 
est  nouvelle  pour  nous,   quoique  tout  ce  qui  la  prépare  nous 

{1}  De  fuga  sœculi. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  interpellât  mie,  I,  29. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  Isaac,  2  ;  De  bono  mortis,  40;  De  fuga,  34. 
.    (4)  Saint  Ambroise,  De  intcrpcllationc,  I,  21. 

(5)  Saint  Ambroise,  De  bono  mortis,  12. 

(6)  Saint  Ambroise,  De  fuga,  4. 


COMMENTAIRES  SUR   LES  PATRIARCHES.  337 

soit  déjà  plus  ou  moins  connu  par  l'étude  que  nous  avons  faite 
des  Offices.  Tout  un  traité  de  saint  Ambroise,  le  traité  Du  Bien- 
fait de  la  mort.,  a  pour  objet  de  la  développer.  On  y  distingue 
trois  morts.  La  première  est  celle  que  le  péché  produit  en 
nous,  la  seconde  est  celle  au  contraire  par  laquelle  nous  mou- 
rons au  péché  et  naissons  à  Dieu.  La  troisième  consiste  dans 
la  séparation  de  Tàme  et  du  corps.  La  première  seule  est  un 
mal.La  secondeest  le  bien  parexcellence.La  troisième  ne  serait 
un  mal  que  si  nous  avions  mal  vécu,  mais  ce  serait  notre  faute 
et  non  la  sienne  (I),  doù  il  résulte  que  nous  ne  devons  pas  la 
craindre  (2).  Mais  les  chrétiens  partagent  avec  les  sages  de 
l'antiquité  ce  mépris  de  la  mort  (3).  Ce  qui  leur  appartient  en 
propre,  c'est  de  la  craindre  si  peu  qu'ils  en  viennent  à  l'aimer  (4). 
C'est  la  vie  au  contraire  qu'aimentles  anciens  et,  même  quand 
ils  la  quittent  volontairement,  ce  n'est  pas  par  dégoût  d'elle, 
mais  pour  clore  à  l'heure  choisie  par  eux  le  rôle  qu'ils  y  ont 
joué.  C'est  un  dernier  hommage  à  la  vie  que  cette  façon  d'y 
renoncer.  Le  chrétien  n'organise  ni  sa  vie  ni  sa  mort.  Il  subit 
l'une,  il  attend  l'autre.  Et  pour  lui  le  grand  mérite  de  la  mort, 
quand  elle  vient,  c'est  de  mettre  un  terme  à  des  misères  dont  il 
ne  lui  est  pas  permis  d'abréger  lui-même  la  durée  (o).  Son  amour 
de  la  mort  est  donc  fait  de  sa  haine  de  la  vie,  car  il  va  jusqu'à 
regretter  d'être  né,  jusqu'à  être  jaloux  du  néant,  tant  la  réalité 
est  imprégnée  de  péché  (6).  «  Périsse  le  jour  où  je  suis  né  (7)  !  » 


(d)  Saint  Ambroise,  De  bono,  3. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  haac,  79. 

(3)  Même  dans  ce  traité  quelques  arguments  viennent  en  ligne  directe  de 
i'anliquilé:  il  ne  faut  pas  craindre  la  mort;  car,  quand  on  vit,  on  n'en 
souiïre  pas  et,  quand  on  est  mort,  on  n'en  soufTre  pas  davantage,  puisqu'on 
n'est  plus.  {De  bono,  30.) 

(4)  Saint  Ambroise,  De  bono,  6;  De  inicrpcllalione,  H,  6. 

(5)  Saint  Ambroise,  De  bono,  14. 

(6)  /d.,4. 

(7)  Jd.,  3. 

UiNivERSiTÉ  DE  Lyon.  —  Vill.  A.  22 


338  L\   MORALE  DE  SAINT   AMBROISE. 

Il  y  a  cependant  dans  son  amour  de  la  mort  un  autre  élé- 
ment, à  savoir  une  espérance.  La  mort  n'est  pas  pour  lui  une 
conclusion  qu'il  faut  savoir  placer  oii  il  convient,  elle  est  un 
commencement,  un  recommencement.  La  mort  est  un  sommeil, 
mais  Dieu  réveille  ceux  qui  viennent  de  s  endormir  (1).  Dans 
cette  espérance  est  même  le  principe  de  tous  les  sentiments 
que  nous  analysons.  La  mort  paraît  douce  parce  qu'elle  ter- 
mine une  vie  misérable,  mais  cette  vie  ne  paraît  misérable 
qu'en  comparaison  de  ce  que  l'on  met  au  delà.  Cet  au-delà  donne  à 
la  mort  un  caractère  tout  nouveau,  différent  de  celui  qu'elle  a 
quand  elle  ferme  elle-même  notre  horizon.  Car  la  mort  même 
alors  est  grande,  et  justement  parce  qu'elle  est  une  fin.  Elle  est 
grande  pour  les  chrétiens  d'une  autre  façon,  et  la  bénédiction 
d'un  mourant  leur  semble  déjà  venir  de  l'éternité  bienheureuse 
dans  laquelle  il  entre  (2).  Cette  aspiration  vers  la  mort  eût 
transformé  le  suicide  en  une  institution  pieuse  si,  comme  le 
stoïcien,  le  chrétien  se  fût  reconnu  le  droit  de  disposer  de  lui- 
même.  Mais  le  christianisme  a  toujours  su  se  garder  de  l'excès 
des  sentiments  qu'il  fait  naître. 

Le  martyre,  il  est  vrai,  offrait  une  issue  aux  plus  pressés.  Il 
fut  la  forme  chrétienne  de  la  mort  volontaire.  Mais  alors  môme 
qu'il  ne  se  répand  point  en  un  zèle  provocateur,  alors  surtout, 
le  désir  du  martyre,  désir  ardent  et  résigné  tout  à  la  fois,  donne 
à  cet  amour  de  la  mort  dont  nous  parlons  un  sens  vraiment 
chrétien;  car  le  martyre  n'est  pas  seulement  la  mort,  il  est  la 
mort  pour  Dieu  et  un  gage  pris  sur  sa  miséricorde  (3).  Pendant 
les  premiers  siècles  il  est  l'espérance  suprême,  le  rêve  des 
meilleurs,  et  l'attente  résolue  où  ils  vivent  emplit  leur  vie 
entière.  Voilà  encore  pourquoi  le  pessimisme  chrétien  est  un 
pessimisme  joyeux  et  courageux.  Mais  comme  nous   sommes 

(1)  Saint  Ambroisk,  De  bono,  34. 

(2)  Id.,  36. 

{3)1(1.,  8;  Cf.Ep.,  XXXVI,  4. 


COMMENTAIRES  SUR   LES   PATRIARCHES.  339 

loin  des  Offices  de  Cicéron  et  même  de  ceux  de  saint  Ambroise  ! 
Il  y  a  une  autre  façon  de  devancer  l'heure  de  la  mort,  c'est 
de  faire  dès  cette  vie  comme  si  nous  l'avions  quittée.  La 
mortification  est  une  imitation  de  la  mort  et  une  anticipation. 
Par  elle  nous  pouvons  dès  ici-bas  élire  domicile  au  ciel  comme 
l'apùtre  Paul  et  y  enfermer  toute  notre  vie  (1).  Il  suffît  de  nous 
dépouiller  de  ce  qu'il  y  a  de  mortel  en  nous,  et  tous  les  bien- 
faits de  la  mort  nous  seront  aussitôt  acquis  (2).  i\ous  vivrons 
détachés  de  tout,  mariés,  comme  si  nous  n'avions  pas  de  femme, 
dans  la  tristesse  et  dans  la  joie,  comme  si  elles  ne  nous  tou- 
chaient pas,  riches,  comme  si  nous  ne  possédions  rien.  Nous 
serons  dans  le  monde  comme  si  nous  n'y  étions  point  (3j.  Ainsi 
nous  serons  tout  prêts  pour  l'éternité,  allégés  d'un  inutile  far- 
deau (4).  Et  il  faut  hâter  cette  conversion.  Pour  fuir  le  siècle 
il  faut  avoir  des  ailes,  et  voler  comme  un  passereau  si  on  ne  peut 
voler  comme  un  aigle  (o).  Mais  les  ailes  mêmes  ne  suffisent  pas  ; 
il  faut  dompter  ce  corps  dont  on  veut  s'affranchir  (6).  Les 
anciens  ont  connu  cette  lutte  contre  soi-même,  mais  elle  avait 
chez  eux  un  tout  autre  caractère.  Ils  ne  voulaient  qu'assurer 
leur  indépendance,  et  l'on  sait  que  pour  quelques  uns  d'entre 
eux  tous  les  moyens  étaient  bons  (7).  Il  n'entrait  dans  leur 
ascétisme  aucune  haine  de  la  chair,  il  n'y  entrait  non  plus 
aucune  idée  d'humilité  ni  de  sacrifice.  C'est  à  leur  propre  vertu, 
ce  n'est  pas  à  Dieu  qu'ils  immolent  leurs  passions  et  leurs 
plaisirs;  ils  se  mortifient  avec  orgueil.  Par  les  privations  qu'il 
s'impose,  le  chrétien  ne  cherche  au  contraire  qu'à  confirmer  et 

(1)  Saint  Amhruise,  De  bono,  10. 

(2)  SaintAmbroi.sk,  De  haac,  28;  De  bono,  9. 

(3)  Saint  Amhroise,  De  fuga,  46. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  bono,  40. 

(.5)  Saint  Ambroise,  De  fugn,  30,  31. 

(6)  Saint  Ambroise,  T>c  Elia,  81  et  pnasim. 

(7)  Voir  Zeller,  la  Philosophie  des  Grecs,  trad.  franraise,  t.  lit,  p.  291,  la 
faron  dont  les  cyniques  se  défendaient  contre  l'aniour. 


340  LA    MORALE   DE   SAINT   AMBROISE. 

à  détailler  le  don  qu'il  a  fait  de  lui  môme  (1),  et  il  fond  en 
une  seule  les  deux  vertus  dont  nous  nous  efforçons  de  faire 
ressortir  l'autorité  croissante  :  le  renoncement  et  l'amour  de 
Dieu. 

Puis  le  jeune  chez  les  anciens  n'était  pas  cette  institution 
régulière  qu'il  fut  chez  les  chrétiens.  Nous  sommes  trop 
enclins,  chaque  fois  que  nous  trouvons  dans  l'antiquité  la  trace 
d'institutions  morales  analogues  aux  nôtres,  à  sacrifier  toutes  les 
différences  au  plaisir  du  rapprochement.  Ce  qui  n'était  en  réa- 
lité qu'une  pratique  exceptionnelle  devint  une  méthode  com- 
mune. Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  livres  des  sages,  c'est 
dans  la  vie  de  tous  que  le  jeûne  a  désormais  sa  place  marquée 
et  joue  son  rôle.  Saint  Ambroise  explique  longuement  ce  rôle 
dans  un  traité  sur  Elle  et  le  jeûne.  Le  jeûne  a  sa  personnifica- 
tion dans  Elie,  comme  l'obéissance  dans  Abraham  et  la  chasteté 
dans  Joseph.  Dans  ce  traité  s'ouvre  en  outre  une  large  paren- 
thèse, toute  en  invectives  ardentes  contre  le  luxe  de  la  table  et 
contre  l'ivresse,  et  qui  est  pleine  de  révélations  sur  les  mœurs 
du  temps.  Car  il  n'est  pas  à  supposer  que  saint  Ambroise 
invente  pour  blâmer.  Si  les  écrits  moraux  de  Cicéron  n'offrent 
rien  de  semblable,  ce  n'est  pas  seulement  parce  que  le  mora- 
liste était  moins  sévère,  mais  parce  que  les  mœurs  étaient  moins 
relâchées.  Mais  bornons-nous  aux  mérites  du  jeûne  que  cette 
peinture  qui  leur  est  opposée  ne  fait  que  mieux  ressortir.  (Si  ce 
sont  là,  en  effet,  comme  il  est  probable,  deux  fragments  de 
sermons  différents,  ils  étaient  bien  faits  pour  être  juxtaposés.) 
Saint  Ambroise  ne  néglige  aucun  argument.  Le  jeûne  est  éco- 
nomique (2), il  conserve  la  beauté  (3),  il  assaisonne  l'appétit  (4). 
Yoici  maintenant  des  mérites  d'un  autre  ordre.  Le  jeûne  est  le 

(1)  Saint  Ambroise,  Be  hono,  2b. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  Elw,  22. 
(3)Jd.,  30. 

(4)  Id.,  32. 


COMMENTAIRES  SUR   LES   PATRIARCHES.  341 

fidèle  gardien  de  la  chasteté  (i),  tandis  que  son  contraire  est  à 
l'origine  de  toutes  les  fautes.  Si  Eve  avait  su  jeûner,  il  n'y 
aurait  pas  eu  de  premier  péché  (2).  Le  jeûne  guérit  les  âmes 
et,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  les  préserve  de  toute  chute.  Contre 
la  tentation  Dieu  nous  a  donné  le  jeûne  (3).  Jeûnez  et  priez, 
dit  l'Evangile,  pour  ne  pas  entrer  en  tentation  (4).  Le  jeûne  est 
pour  Tàme  une  discipline  qu'elle  finit  par  aimer  (S).  C'est  sa 
nourriture  à  elle  et  qui  fait  ressembler  sa  vie  à  la  vie  immaté- 
rielle des  anges  (6).  Il  est  une  victoire  remportée  sur  notre  corps, 
sur  la  nature,  considérés  comme  des  obstacles  à  notre  énergie 
morale  (7).  De  cette  pensée  les  chrétiens  tirent  des  raisons  de 
jeûner  qui  pour  les  païens  n'existaient  pas  aussi  impérieuses. 
Le  jeûne  est  pour  eux  un  combat  quotidien  (8)  qui  non  seulement 
prépare  à  la  vertu,  mais  en  est  la  forme  nécessaire.  Il  n'est  pas 
un  moyen,  il  est  à  lui  seul  sa  fin.  Le  chrétien  jeûne  pour  jeûner, 
et  saint  Ambroise  découvre  dans  celui  qui  jeûne  toutes  les 
grâces  et  tous  les  mérites  (9).  Jeûner  est,  selon  lui,  ce  que  Dieu 
a  d'abord  enseigné  aux  hommes  (10),  et  telle  est  l'autorité  de 
cette  vertu  que  les  lions  qui  entouraient  Daniel  furent  rendus 
tempérants  par  son  exemple  (11). 

Cette  exaltation  du  jeûne  suppose  une  orientation  nouvelle 
de  la  vertu  chrétienne  et  explique  qu'elle  ait  pu  paraître  une 
vertu  triste.  Le  vrai  chrétien  conserve  sans  doute  jusque  dans 
le  jeûne  et  la  mortification  une  gaieté  faite  d'amour  et  d'espé- 

(1)  Saint  Ambroise,  De  Elia,  4. 

(2)  Id.,  1. 

(3)  Id.,i. 

(4)  Id.,  7. 

(5)  Id.,  2. 

(6)  Id.,  4. 
{l)ld.,  i. 

(8)  Id.,  79. 

(9)  ïd.,  3o. 

(10)  Id.,  6. 

(11)  Id.,  20. 


342  LA  MORALE   DE   SALNT   AMBROISE. 

rance.  On  comprend  toutefois  que  des  chrétiens  de  qualité 
moindre  aient  plié  sousTeirort,  et  mêlé  quelques  regrets  aux  pri- 
vations qu'ils  s'imposaient.  Joyeuse  ou  simplement  résignée, 
la  vie  ascétique  devient  donc  la  vie  chrétienne  par  excellence. 
Les  siècles  précédents  avaient  plutôt  mis  le  tout  du  christia- 
nisme dans  la  charité,  et  Chrysostome  la  préfère  encore  à  tou- 
tes les  abstinences  (1).  Celui  qui  aime,  avait  dit  Polycarpe,  est 
loin  de  tout  péché  (2).  Saint  Ambroise  a  dit  la  même  chose, 
dans  le  traité  que  nous  venons  d'analyser,  de  celui  qui  jeûne. 
Y  a-t-il  entre  ces  deux  manières  d'être  une  antinomie,  et  la  vertu 
chrétienne  se  développe-t-elle  en  conformité  ou  en  opposition 
avec  ses  principes  lorsqu'elle  aboutit  à  cette  formule  nouvelle  : 
le  jeûne  et  l'abstinence? 

Ce  n'est  point  une  question  d'histoire,  mais  de  logique  morale 
que  nous  voulons  discuter.  On  a  pu  soutenir  en  effet,  sans 
encourir  aucun  soupçon  de  complaisance  ni  de  relâchement, 
qu'à  être  trop  dur  pour  soi  on  risque  de  le  devenir  pour  les 
autres  et  de  perdre  le  sens  du  bien  qu'on  peut  leur  faire.  Il 
faut  savoir  encore  le  prix  du  plaisir  pour  chercher  à  faire  plai- 
sir. —  Mais  nous  croyons  que  c'est  là  une  science  qui  ne  se 
perd  pas,  et  que  l'ascète  qui  dispute  à  autrui  ce  qu'il  se  refuse 
à  lui-même  est  celui  qui  n'a  pas  tout  à  fait  renoncé  et  qu'une 
obscure  jalousie  tourmente  en  face  des  jouissances  qu'il  ne  se 
permet  plus.  Tropdezèle  dénote  toujours  quelque  imperfection. 
Personne,  au  contraire,  n'est  si  tolérant  et  si  bon  que  celui  dont 
le  sacrifice  est  depuis  longtemps  consommé.  Les  joies  d'autrui 
sont  devenues,  avec  les  joies  de  la  piété,  ses  seules  joies,  et  il  est 
même  douteux  que  celui  qui  pense  encore  à  lui  puisse  à  ce 
point  penser  aux  autres.  Du  moins  est-il  nécessaire  d'être  exercé 
à  brider  son  égoïsme,  et  voilà  comment  la  charité  trouve 
dans  l'abstinence  un  secours  et  non  un  obstacle.  «   On  peut, 

(4)  Chrysostome,  Hom.,  l  in  Matth.,  ^  7. 
(2)  Polycarpe,  Ep.,  m. 


ÉCKITS  SUR   LA   VIRGINITÉ.  343 

dit  un  ji:ranil  contomporain,  désirer  d'être  bon,  rêver  de  faire  le 
bien  sans  jeûner,  mais,  en  réalité,  c'est  aussi  impossible  que  de 
marcher  sans  être  debout  (1).  ))La  charité  etl'abstinencene  sont 
donc  pas  deux  vertus  ennemies,  et  le  chrétien  peut  pratiquer 
l'une  sans  renier  l'autre,  mais  au  contraire  pour  la  mieux 
servir. 

Cette  démonstration  faite,  nous  ne  nions  pas  qu'on  n'ait  jeûné 
avec  excès  et  que  beaucoup,  dans  la  réalité,  même  parmi  les 
bons,  ne  s'en  soient  tenus  à  l'abstinence  sans  aller  jusqu'à  la  cha- 
rité. Épuisant  leur  elTort  moral,  la  dernière  venue  et  par  suite 
la  plus  ardemment  prêchée  de  ces  deux  vertus  s'est  trouvée  les 
détourner  ainsi  de  son  ainée,  de  la  plus  chrétienne  des  vertus 
chrétiennes.  Car,  pour  la  plupart  des  âmes,  c'est  trop  de  deux 
vertus. 


III 

Écrits  sur  la  virginité. 

Dans  le  traité  Des  Devoirs  de  saint  Ambroise  comme  dans 
celui  deCicéron,  les  femmes  sont  oubliées.  Cet  oubli  estdélînitif 
chez  Cicéron,  et  cela  suffit  à  faire  de  sa  morale,  dont  certains 
éléments  sont  si  vivants  encore,  une  morale  morte  dans  son 
ensemble.  Un  livre  de  morale  moderne  en  effet  s'adresse  aux 
femmes  comme  aux  hommes,  à  moins  qu'il  ne  spécifie.  Saint 
Ambroise  s'était  adressé  aux  femmes  avant  de  s'adresser  aux 
hommes.  Le  traité  Des  Vierges  e^i  un  de  ses  premiers  ouvrages, 
qu'il  reproduisit  sous  plusieurs  formes  (2).  Il  se  trouve  ainsi 
consacrer  aux  femmes  de  nombreux  écrits  qui  traitent  un  sujet 

(1)  Tolstoï,  fragment  cité  par  le  Journnl  des  Débals  du  24  août  1892. 
(2j  De  vinfiiùbus;  De  viiluis  ;  De  virginitate  ;  De  iiislitutione  cir<jinis ;  Exhor- 
talto  virginitatis,  et  De  lapsuvirgiain  dont  l'atlribulion  est  contestée. 


344  LA   MORALE   DE  SAINT   AMBRÛISE. 

unique  :  la  virginité.  Nous  ferons  ressortir  les  conséquences 
voulues  ou  non  de  cette  préoccupation  exclusive.  Disons,  en 
attendant,  que  saint  Ambroise  fut  en  effet  lun  des  apôtres  de  la 
virginité  chrétienne.  Il  mit  son  honneur  d'évôque  à  vouer  au 
Seigneur  les  plus  nobles  des  vierges  et  celles  qui  lui  étaient  le 
plus  chères  (1).  lien  venait  à  lui  de  toute  l'Italie  (2).  Ce  fut  une 
contagion  de  pureté  qui  inquiéta  même  les  économistes  du 
temps.  Mais,  sans  retracer  ici  tout  le  rùle  historique  de  notre 
saint,  qui  fut  considérable,  esquissons  les  grandes  lignes  de 
cette  prédication  nouvelle  qui,  au  moment  précis  oùnous  som- 
mes, devient  Fun  des  thèmes  ordinaires  de  la  prédication  chré- 
tienne. 

C'est  une  vertu  proprement  chrétienne  que  la  vertu  de  virgi- 
nité, proclame  tout  d'abord  saint  Ambroise.  Il  compare  les 
vierges  chrétiennes  aux  vestales  ;  —  il  a  eu,  nous  le  savons, 
pour  répondre  à  Symmaque,  à  reprendre  cette  comparaison;  — 
et  il  prend  en  pitié  cette  pudeur  qui  n'a  qu'un  temps,  cette 
pudeur  où  il  faut  plutôt  voir  une  réserve  de  sensualité  faite  pour 
la  vieillesse.  Puis  ce  sont  des  lois  civiles,  des  promesses 
d'honneurs  et  de  respect  qui  décident  de  ces  vocations.  Cette 
virginité  provisoire  et  lucrative  n'est  qu'une  façon  de  faire 
argentde  son  corps  (.3),  et  elle  n'ôte  rien  à  ce  caractère  d'impu- 
dicité  des  religions  antiques  dont  le  culte  de  Bacchus  nous 
donne  la  note  vraie  (4).  Au  contraire  le  christianisme  a  fait  de 
la  virginité  une  vertu,  une  vertu  à  lui,  qui  imprime  la  marque  de 
la  foi  chrétienne  sur  tous  ceux  qui  la  pratiquent,  une  vertu 
féconde  en  autres  vertus,  et  dont  saint  Ambroise  écrit,  à  plusieurs 
reprises,  qu'elle  suffit  à  nous  faire  semblables  aux  anges  (5). 

(1)  Saint  Ambroise,  De  instiiutione  virginis,  1. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  vir(jinibus,  1,  57. 

(3)  Id.,  15. 

(4)  Id.,  16. 

(5)  Id,,  10,  H,  52;  De  virginitate,  27;  Exhortatio  virginitatis,  19. 


ÉCRITS  SUR  LA   VIRGINITÉ.  345 

L'impudicité  a  fait  descendre  les  anges  du  Ciel  ;  leur  chasteléy 
fait  monter  les  vierges  (1).  H  y  a  donc  là  une  forme  de  bien 
moral  à  laquelle  toutes  les  autres  se  ramènent.  L'effort  de  la 
vertu  n'est  plus  qu'un  duel  engagé  contre  la  chair. 

Saint  Ambroise,  pour  mieux  louer  la  virginité,  tourne  en 
ridicule  le  luxe  des  impudiques.  Lapùtre  se  fait  satirique.  Il 
s'en  prend  à  ces  femmes  qui,  par  le  fard  et  l'artifice,  s'efTorcent 
de  paraître  autres  qu'elles  ne  sont.  C'est  donc  qu'elles  se  trou- 
vent mal,  et  elles  ne  pensent  pas  qu'elles  trahissent  ainsi  le  peu 
de  cas  qu'elles  font  d'elles-mêmes.  Elles  s'étonneront  après  cela 
qu'on  les  juge  comme  elles  se  sont  jugées.  Ce  n'est  pas  elles 
qu'on  aime  quand  on  les  aime.  Elles  rendent  ainsi  adultère  tout 
amour  dont  elles  sont  l'objet  (2).  Yoyez  celle-ci  qui  s'avance, 
semblable  à  une  statue  sous  un  dais.  On  la  regarde  comme  un 
objet  curieux.  Ses  efforts  pour  plaire  ne  font  que  l'enlaidir.  Elle 
a  les  oreilles  déchirées,  et  sa  tête  plie  comme  sous  un  fardeau. 
Quimporte  que  ce  soient  des  métaux  précieux,  ils  n'en  pèsent 
pas  moins.  Ce  cou  porte  une  chaîne,  quoique  la  chaîne  soit 
d'or  (3).  Heureuses  vierges  qui  ignorez  ces  supplices,  vous  dont 
la  pudeur  fait  la  beauté,  une  beauté  qui  ne  craint  pas  le  temps 
et  qui  seule  plaît  à  Dieu  (4)  ! 

La  satire  de  saint  Ambroise  ne  s'arrête  pas  là.  Le  grand 
adversaire  de  la  virginité,  c'est  le  mariage,  et  le  saint  évêque  se 
laisse  entraînera  déprécier  le  mariage.  Quelle  triste  condition 
d'abord  que  celle  de  la  demoiselle  à  marier  !  L'esclave  que  l'on 
vend  aux  enchères  est  plus  heureux.  Quelquefois,  du  moins,  il 
choisit  son  maître  ;  la  jeune  fille  n'a  jamais  le  droit  de  choisir. 
A  peine  a-t-elle  le  droit  de  se  laisser  voir  sans  que  son  honneur 
en  soit  atteint.  Elle  est  donc  réduite  à  faire  des  vœux  et  à  trem- 

(1)  Saint  Ambroise,  De  virginibus,  l,  52. 

(2)  Id.,  28. 

(3)  Id.,  54,  55. 

(4)  Id.,  20. 


346  LA   MORALE   DE  SALNT   AMBROISE. 

hier  en  secret  et  en  silence  (1).  —  Le  sort  des  parents  n'est 
guère  plus  enviable;  ils  veulent  avoir  des  petils-enfauts,  mais 
ils  commencent  par  livrer  leurs  enfants  à  eux,  changeant  le 
certain  contre  l'incertain.  Avec  l'enfant  ils  livrent  la  dot,  car  un 
gendre  s'achète;  après  quoi  il  leur  faut  se  hâter  de  mourir  pour 
ne  pas  lui  devenir  odieux  (2).  La  conclusion  à  tirer  est  que  les 
parents  ont  tout  intérêt  à  donner  leurs  filles  au  Seigneur;  ainsi 
elles  ne  sont  point  perdues  pour  eux,  mais  attirent  sur  leur 
vieillesse  toutes  sortes  de  bénédictions  (3).  —  Les  joies  du 
mariage  sont  loin  d'être  une  suffisante  compensation  à  tous 
les  ennuis  qui  le  précèdent.  Saint  Ambroise  insiste  sur  la  ser- 
vitude où  les  lois  et  les  mœurs  mettent  les  femmes.  Le  lien 
conjugal  estunlienetun  joug,ainsiquerindiquerétymologie(4). 
Saint  Ambroise,  qui  ne  néglige  aucun  argument,  cherche  dans 
l'amour  de  l'indépendance  un  sentiment  qui  serve  à  la  chasteté 
de  renfort.  Le  temps  n'est  pas  encore  où  ce  seront  l'attrait  de  la 
discipline  et  comme  la  passion  de  l'obéissance  qui  peupleront  les 
couvents.  Nous  ne  pouvons  davantage  comprendre  dans  la  pré- 
dicationd'Ambroise  qu'il  cherche  à  détourner  du  mariage  par  la 
considération  même  desdevoirsqu'il  imposeetcommepar  l'effroi 
de  la  maternité.  Car  c'est  là  spéculer  sur  la  lâcheté  humaine,  et 
se  contenter  à  peu  de  frais  en  fait  de  vocation.  Il  ne  va  pas 
jusqu'à  parler  comme  Tertullien  de  nausées  de  femme  enceinte, 
de  seins  ballants  et  de  mioches  qui  braillent  (5).  Ce  n'en  est 
pas  moins  l'esprit  de  Tertullien  qui  souffle  en  lui,  et  lui  inspire 
une  sorte  de  dégoût  pour  ces  lois  et  ces  mystèi'es  de  la  nature 
dont  le  respect  prend  au  contraire  chez  nous  la  forme  d'un 
sentiment  religieux.  La  poésie  de  la  maternité  n'existe  pas  pour 

(i)  Saint  Ambroise,  De  virginibiia,  1,  iiO. 

(2)  Id.,  33;  Cf.  Exhorlatio  virQinitatis,  20. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  Institutione  virginis,  i. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  virijinitate,  33. 

(5)  Voir,  dans  noire  chapitre  m,  Un  opposant  :  Terlulllcn. 


ÉCRITS  SUR   LA  VIRGINITÉ.  347 

lui;  il  n'en  décrit  que  les  lourdes  charges  :  grossesse,  allaite- 
ment, éducation.  Et  s'il  ne  parle  pas  de  tous  les  chagrins  qui 
viennent  aux  mères  de  leurs  enfants,  c'est  par  une  réticence 
pleine  de  pitié  et  pour  ne  pas  attrister  celles  qui  l'écoutent. 
Ainsi  la  mère  ne  cesse  de  souffrir  par  son  fils.  Elle  souffre  par 
lui  avant  qu'il  soit  né,  elle  souffre  pour  qu'il  naisse,  et, 
quand  ilestné,  sa  sollicitude  n'est  qu'une  longue  souffrance(l). 
Et  saint  Ambroise,  qui  écrit  ces  choses,  ne  sent  ni  la  sainteté 
de  ce  sacrifice  quotidien,  ni  le  prix  infini  d'un  amour  si  chère- 
ment acheté! 

Il  se  défend  toutefois  de  condamner  le  mariage.  Et  d'abord  il 
n'admet  pas  qu'on  brise  des  liens  une  fois  formés  pour  se  vouer 
à  un  état  meilleur.  L'Eglise  est  un  champ  qui  porte  plusieurs 
fruits.  Là  sont  les  vierges,  là  sont  les  veuves,  là  sont  les  femmes 
mariées.  Chacune  a  son  lot  (2).  D'ordinaire  il  ne  tient  pas  la 
balance  égale,  et  met  nettement  l'état  de  virginité  au-dessus  de 
l'état  de  mariage.  Mais  enfin  la  virginité  n'est  pas  obligatoire,  et  il 
vaut  mieux  se  marier  que  de  s'exposer  à  des  tentations  trop 
fortes.  Saint  Ambroise  reprend  ici,  et  avec  insistance,  la  distinc- 
tion connue  des  conseils  et  des  préceptes.  La  virginité  est  le  fait 
d'une  élite,  non  de  tous.  Elle  est  une  vertu,  non  un  devoir.  Et 
il  faut  bien  que  quelques  unes  se  marient  pour  que  le  troupeau 
des  vierges  se  recrute  et  se  renouvelle.  Condamner  le  mariage, 
ce  serait  condamner  les  naissances  et  la  vie  elle-même.  Ce  serait 
donner  tort  à  ceux  qui  nous  ont  engendrés,  ce  serait  rompre  avec 
la  société,  la  nature.  Saint  Ambroise  a  peur  de  ce  paradoxe  (3). 
Les  femmes  mariées  font  donc  une  besogne  utile,  mais  les 
vierges  se  sont  réservées  la  meilleure  part. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup  d'ailleurs  qu'elles  aient  renoncé  à  toute 

(i)  Saint  Ambroise,  De  lirginihiis,  [,  2ii,  20,  30;  Exhortatio  virginl- 
tiUis,  20. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  virginitatc,  34. 

(3)  Saint  Ambroise,  De  virijinibiis,  I,  34,  3ii. 


348  LA   MORALE  DE  SAINT   AMBROISE. 

tendresse.  C'est  entre  elles  surtout  et  le  Christ  ([u'un  pacte  mysti- 
que estconclu.  L'àmedelaviergeestrépouse,  leChristestrépoux. 
Et  ce  sont  entre  l'épouse  et  l'époux  d'ineffables  amours.  Le  Can- 
tique des  Cantiques  en  a  donné  à  l'avance  la  description  allégo- 
rique :  «  Je  le  tiens,  et  ne  le  laisserai  pas  partir  sans  le  faire  entrer 
dans  la  demeure  de  ma  mère,  dans  le  lit  de  celle  qui  m'a  conçue.  » 
Entendez  par  là  que  le  Christ  doit  habiter  au    fond  môme  de 
notre  cœur  et  que  nous  devons  tout  y  préparer  pour  le  recevoir. 
La  pureté  de  la  conscience   virginale   devient  ainsi    un    gage 
d'amour.  Ce  n'est  pas  un  souci  égoïste  de  sa  propre  innocence, 
ce   n'est   même    pas  une  horreur  naturelle   pour  tout  ce  qui 
souille,  c'est  la  pensée  de  l'hôte  attendu  qui  protège  la  vierge 
contre  toute  autre  séduction.  Le  renoncement  que  la  virginité 
implique  ne  va  donc  pas  sans  compensation,  et  le  cœur  de  la 
vierge  fermé  à  tout  amour  humain  n'est  pas    fermé   à  tout 
amour  (1).  Le  Dieu  des  couvents  est  autre  chose   qu'un  père 
pour  celles   qui   l'adorent,    et   tous   les   sentiments   féminins 
détournés  de   leur  objet   propre   trouvent    en  lui  une    idéale 
satisfaction.    L'amour   de  Dieu   ainsi    conçu    répandit   sur  la 
piété    de  la  femme    et   plus    tard,    par  l'effet  d'une  sorte    de 
contagion,  sur  la  piété  de  l'homme  même,  une  curieuse  senti- 
mentalité.   Puis  la  virginité  déjà  mise  à  si  haut  prix  est  re- 
haussée  encore    par    l'idée  des  noces  mystiques   qui  en  sont 
le  salaire,  et  saint  Ambroise  chante  comme  des  litanies  en  son 
honneur  (2). 

Que  si  des  parents  imprudents  veulent  s'opposer  à  une  si  belle 
vocation,  ce  sera  pour  la  vierge  une  épreuve  préliminaire  à 
subir  que  cette  lutte  contre  les  siens  dont  elle  sortira  affermie. 
Car  elle  luttera,  et  ne  se  laissera  arrêter  par  aucune  considération 
d'intérêt  et  d'affection.  C'est  un  premier  sacrifice  qu'il  lui  faut 
accomplir,  et,  en  triomphant  de  sa  famille,  elle  triomphera  du 

(1)  Saim  Ambroise,  De  virjinitatc,  77-84  ;  Cf.  De  virginibiis,  I,  22,  38. 

(2)  Sai.nt  Ambroise,  De  institutione  virginis,  9, 15. 


ECRITS  SUR   LA  VIRGINITÉ.  3i9 

siècle  (1).  D'ailleurs  cette  famille  ne  demande  souvent  qu'à  être 
vaincue  et  ses  objections  n'ont  pour  fin  que  de  reconnaître  les 
vocations  véritables.  S'il  en  était  autrement,  la  vierge  main- 
tiendrait envers  et  contre  tous  les  droits  de  sa  conscience  et  de 
son  avenir  religieux.  Saint  Ambroise  apporte  l'exemple  d'une 
jeune  fille  noble  sollicitant  la  consécration  du  prêtre,  et  repous- 
sant avec  une  pieuse  insolence  tous  ceux  qui  veulent  la  détourner 
de  son  projet.  «  Que  faites-vous  et  pourquoi  perdre  vos  soins  à 
me  chercher  un  parti  dans  le  monde?  Je  suis  déjà  pourvue.  Vous 
m'offrez  un  époux  et  j'en  ai  choisi  un  autre.  Le  vôtre  est-il 
aussi  riche  et  aussi  grand  que  le  mien  ?  Alors  je  verrai 
quelle  réponse  j'aurai  à  faire.  Mais  si  celui  que  vous  me 
présentez  est  un  homme,  tandis  que  j'ai  résolu  de  me  donner  à 
Dieu,  vouloir  m'enlever  à  cet  époux  divin,  ce  n'est  pas  établir 
ma  fortune,  c'est  jalouser  mon  bonheur  (2).  »  Ce  n'est  pas  nous 
qui  traduisons  ici,  c'est  Bourdaloue  qui  a  traduit  et  reproduit 
ces  lignes  dans  un  sermon  sur  les  Devoirs  des  pères,  et  la  citation 
qu'il  en  fait  suffit  à  marquer  leur  portée.  Saint  Ambroise 
formule  ici  toute  une  doctrine  morale,  celle  de  l'inviolabilité 
des  vocations,  et  sacrifie  sans  ambages  tous  les  devoirs  et  tous 
les  droits  qu'elles  trouvent  sur  leur  chemin.  Que  de  drames  de 
conscience  et  de  famille  ont  reçu  à  l'avance  dans  cette  prédi- 
cation que  nous  analysons  leur  impitoyable  solution! 

On  comprend  que  cette  prédication  ait  soulevé  des  tempêtes. 
L'évoque  fit  courageusement  face  à  toutes  les  attaques.  11  repré- 
sente qu'il  est  dans  son  rôle,  qui  est  celui  d'un  pêcheur  d'àmes  (3). 
On  lui  reproche  d'enseigner  ce  que  son  devoir  est  d'ensei- 
gner (4).  L'idée  ne  vient  pas  de  reprocher  à  Jephté  son  sacri- 
fice. La  volonté  de  Dieu  le  couvre.  Saint  Ambroise  demande  des 

(i)  Saint  Ambroisk,  De  virginibu^,  I,  63.  Si  viucis  doinum,  vincis  sœculum. 

(2)  Ici.,  Cil. 

(3)  Saint  Ambroisk,  De  virginitate,  129. 

(4)  M.,  13. 


330  LA   MORALE   DE   SAL\T   AMBROISE. 

sacrifices  moindres  et  loul  le  monde  s'insurge  (1).  Est-ce  la 
multiplicité  des  vocations  qui  inquiète  les  politiques?  LKlat 
aura-t-il  à  en  souffrir?  La  population  va-t-elle  diminuer?  Que 
l'on  me  montre,  dit  saint  Ambroise,  celui  qui  cherche  une  femme 
et  qui  n'en  trouve  pas.  Il  semble  au  contraire  que  la  population 
croisse  là  où  le  nombre  des  vierges  est  plus  grand.  Puis,  sont-ce 
là  vraiment  des  raisons  qui  vaillent,  et  conseilleriez-vous  à  une 
femme  mariée  l'incontinence  et  l'adultère  pour  augmenter  le 
nombre  des  naissances  (2)?  Les  arguments  économiques  n'ont 
pas  avec  ceux  de  la  conscience  de  commune  mesure.  Là  où  la 
famille  n'est  plus  rien,  à  plus  forte  raison  l'Etat  cesse-t-il  de 
compter.  Aussi  saint  Ambroise  discute-t-il  de  haut  et  comme 
par  complaisance.  A  ceux  qui  lui  reprochent  d'imprimer  sur 
des  enfants  trop  jeunes  la  marque  indélébile  de  la  consécration 
religieuse,  il  répond  que  la  vocation  n'attend  souvent  pas 
le  nombre  des  années  et  que  l'esprit  de  Dieu  souffle  où  il 
veut  (3). 

Il  s'eflorce  enfin  d'établir  ce  qui,  dans  la  plénitude  de  sa  foi. 
le  dispenserait  de  tout  autre  argument,  que  la  virginité  est  d'ins- 
titution divine.  Les  anges  ne  se  marient  pas,  et  le  Christ  et  les 
apôtres  ont  prêché  la  pureté  (4).  Mais  quatre  siècles  bientôt  se 
sont  écoulés  depuis  la  prédication  du  Christ,  et  saint  Ambroise, 
avouons-le,  ne  trouve  pas  dans  ces  quatre  siècles  la  tradition 
qu'il  cherche  relativement  à  l'enseignement  de  la  virginité.  Il 
ne  l'eût  trouvée  que  chez  les  montanistes.  A  vrai  dire,  dans  l'or- 
thodoxie chrétienne,  cette  tradition  date  de  lui.  Du  moins 
cherche-t-il  et  trouve-t-il  pour  cette  vertu  grandissante  des 
modèles  et  des  saintes.  C'est  Tiiècla,  victime  de  son  opiniâtre 
virginité,  condamnée  aux  lions,  et  respectée  par  eux.  Envers 

(1)  Saint  Ambroise,  De  virginHatc,  5,  10. 

(2)  Id.,  35,  37. 

(3)  1(1.,  39,  40. 

(4)  J(/.,  28,  29. 


ECRITS  SUR   LA   VIRGINITÉ.  351 

elle,  si  les  hommes  se  conduisent  comme  des  bêtes  fauves,  les 
tètes  ont  pris  des  sentiments  liumains  et  pudiquement  lui 
baisent  les  pieds  à  leur  manière  (1).  C'est  la  vierge  d'Antioche 
au  lupanar,  sauvée  du  déshonneur  par  le  soldat  dont  elle 
l'attendait.  11  hii  donne  ses  vêtements;  elle  peut  fuir;  ilcst  con- 
damné à  sa  place  ;  mais  elle  revient  mourir  avec  lui  (2).  — 
Curieux  récit  où  le  respect  de  la  pudeur,  mettant  entre  deux 
êtres  une  tendre  complicité,  développe  en  eux  un  sentiment 
voisin  de  l'amour  profane.  Aous  reviendrons  sur  ces  consé- 
quences imprévues  du  culte  de  la  virginité. 

Mais  la  patronne  véritable  de  la  virginité,  c'est  la  vierge 
Marie.  Se  peut-il  un  plus  noble  modèle  que  la  mère  de  Dieu? 
Elle  est  vierge,  non  seulement  de  corps,  mais  d'àme.  Aucune 
pensée  d'intérêt  ne  l'a  souillée.  Elle  n'a  fait  de  mal  à  personne, 
mais  à  tous  elle  a  voulu  du  bien,  et  saint  Ambroise  énumère 
toutes  les  vertus  féminines  pour  les  attribuer  successivement 
à  Marie.  Cette  énumération  nous  montre  du  moins  de  quels 
traits  il  composait  l'image  idéale  de  la  vierge.  Sans  brusquerie 
dans  le  geste,  sans  mollesse  dans  la  démarche,  sans  éclats 
dans  la  voix,  douce  envers  les  siens,  ignorant  la  raillerie  et 
le  mépris  (3).  Ce  qui  caractérise  en  outre  cette  attitude  et  ces 
vertus  chez  une  vierge,  c'est  que  la  pudeur  les  accompagne 
toutes  et  entre  en  toutes  comme  un  élément.  Cependant  des 
traits  plus  personnels  à  Marie  en  achèvent  l'image,  sa  pu- 
deur elfarouchée  lorsque  l'ange  lui  apparut,  puis  la  docilité 
de  sa  foi,  et  enfin  cette  humilité  qui  lui  fait  trouver  des  raisons 
de  s'abaisser  jusque  dans  l'insigne  honneur  qu'elle  reçoit. 
Mère  de  Dieu  elle  est  sa  servante  et  son  élève  (4).  Vierge 
avant    sa    maternité,    elle    reste    vierge    après,    comme    pour 

(1)  Saint  Amhrolsk,  De  virginibiis,  II,  30. 

(2)  Id.,  22,  24. 

(3)  Id.,  7. 

(4)  J(/.,   11,  13. 


352  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

continuer  d'en  être  digne,  et  pour  être  plus  entière  à  son  fils 
et  à  son  Dieu  (1).  En  elle  la  virginité  atteint  donc  toute 
sa  perfection  et  tout  son  éclat,  et  la  vie  de  cette  vierge 
par  excellence  devient  pour  toutes  les  vierges  une  règle  en 
acte  (2).  Ainsi  commence  au  iv"  siècle  le  culte  de  la  vierge 
Marie,  qui  devait  tenir  dans  la  religion  et  dans  la  morale 
chrétienne  une  si  grande  place. 

A  cet  éloge  de  la  virginité,  saint  Ambroise  ajoute  des  conseils 
sur  la  nourriture  des  vierges,  sur  tous  les  détails  de  leur  vie, 
détails  qui  constituent  comme  la  règle  d'un  ordre  naissant.  La 
vierge  usera  modérément  de  vin.  Le  vin  et  la  jeunesse  sont 
deux  incendiaires.  Il  faut  prendre  garde  d'exciter  l'un  par 
l'autre  (3).  Elle  évitera  de  même  les  festins  et  toute  réunion 
nombreuse  (4);  elle  ne  fera  que  les  visites  exigées  par  le  respect. 
Les  prétendus  devoirs  du  monde  émoussent  la  pudeur,  et  pour 
être  poli  on  cesse  d'être  modeste  (5).  Saint  Ambroise  préfère 
une  jeune  fille  plus  embarrassée  qu'il  ne  convient  quand  on  l'in- 
terroge à  celle  qui  ne  l'est  pas  assez.  Si  le  silence  est  recommandé 
aux  femmes,  cette  recommandation  devient  plus  stricte  pour 
les  vierges.  Le  silence  est  comme  le  signe  extérieur  de  leur 
virginité  (6).  A  plus  forte  raison  ne  doivent-elles  pas  rire.  Les 
larmes  valent  mieux  que  le  rire.  Que  si  elles  n'ont  pas  de  sujet 
de  pleurer,  elles  en  trouveront  dans  les  fautes  du  siècle.  Quand 
on  pleure  les  fautes  des  autres,  on  évite  d'en  commettre  pour 
son  propre  compte  (7).  La  gravité  de  son  maintien,  son  regard, 
sa  démarche,  et  comme  un  air  de  pudeur  répandu  autour 
d'elle,  dénonceront  partout  la  présence  d'une  vierge.  Ce  n'est 

(1)  Saint  Ambroise,  De  institutione  virginis,  41,  50. 

(2)  Saint  Ambroise,  De  virginibiis,  II,  lo. 

(3)  Zd.,IIl,5. 

(4)  /d.,8. 
(»)Jd.,  9. 

(6)  Id.,  19. 

(7)  Saint  Ambroise,  Exhortatiu  virginitatis,  74,  73. 


ÉCRITS  SUR  L\  VIRGINITÉ.  353 

pas  une  vierge  véritable  celle  dont  on  ne  voit  pas  dès  Tabord 
qu'elle  en  est  une  (1). 

Après  ces  conseils  plutôt  négatifs  viennent  des  conseils  de 
pratiques  positives  :  lectures,  jeûnes  et  prières.  La  sœur 
dAmbroise,  Marceline,  dont  l'exemple  inspira  toute  cette  prédi- 
cation, avait  ainsi  organisé  sa  vie  religieuse.  L'oraison  fréquente 
en  est  rélément  essentiel.  Il  faut  prier  au  réveil.  Il  faut  prier 
avant  de  se  laisser  aller  au  sommeil.  Il  faut  prier  la  nuit,  dans 
le  lit  même  (2).  Mais,  ce  qui  témoigne  d'une  science  déjà  avancée 
de  ce  genre  de  vie  et  aussi  d'un  sens  pratique  qui  d'ailleurs  ne 
l'abandonne  jamais,  saint  Ambroise  prêche,  en  même  temps 
que  le  jeûne,  la  modération  dans  le  jeûne  et  l'alternance  des 
exercices  pieux.  Le  laboureur  avisé  ne  fatigue  pas  son  champ, 
mais  le  repose  en  lui  demandant  à  tour  de  rôle  différents 
fruits  (3). 

Saint  Ambroise  a  complété  par  un  petit  opusculesur  les  veuves 
ce  véritable  traité  de  la  virginité.  Le  veuvage  est  en  effet  un 
recommencement  de  la  virginité,  et  peut-être  avec  un  mérite  de 
plus,  puisqu'il  s'agit  de  renoncer  à  une  habitude  prise  et  à  des 
joies  qui  sont  connues  i^4).  Saint  Ambroise  comprend  mal  cepen- 
dant qu'on  n'y  renonce  pas.  Il  pourrait  tirer  des  arguments  de 
la  fidélité  du  souvenir,  et  montrer  tout  ce  qu'a  de  religieux  un 
don  de  soi  si  complet  que  la  mort  même  ne  nous  permet  pas  de 
nous  reprendre;  mais  ce  serait  là  exalter  plus  qu'il  ne  lui 
convient  le  mariage  lui-même,  et  ce  qui  caractérise  plutôt  cette 
prédication  contre  les  secondes  noces,  c'est  qu'elle  eût  pu  aussi 
bien  être  faite  contre  les  premières.  Les  unes  et  les  autres  sont 
un  pis-aller,  une  concession  faite  aux  exigences  d'une  chair 
rebelle,  une  précaution  prise  contre  des  chutes  pires,  un  remède , 

,1;  Saint  Ambroisk,  De  virginibus,  Itl.  13. 

(2)  M.,  18,  19. 

(3)  1(1.,  16. 

(4)  Saint  Ambroise,  De  viiluis,  \. 

U.MVEnsiTÉ  DE  Lyo.n.  —  VI 11.  A.  23 


354  LA   MORALE   DE  SAINT  AMBROISE. 

dit  en  propres  termes  saint  Ambroise  (1).  Il  est  permis  de  se 
marier,  et  même  de  se  remarier,  mais  il  vaut  mieux  ne  faire  ni 
l'un  ni  Tautre  (2).  Il  y  a  toutefois  des  circonstances  aggravantes 
dans  le  cas  d'un  second  mariage,  surtout  quand  une  mère 
donne  à  sa  fdle  déjà  âgée  cet  exemple  de  sensualité,  et  risque 
d'avoir  des  enfants  plus  jeunes  que  ses  petits-enfants  (3).  A  ces 
familles,  dont  l'ordre  naturel  est  troublé  par  les  passions  tardives 
d'une  mère,  saint  Ambroise  a  opposé  d'avance  la  vie  de  la  veuve 
chaste  et  économe  (4),  maîtresse  d'une  maison  qui  se  passe  très 
bien  d'un  maître.  Car  c'est  une  légende  à  ses  yeux  que  cette 
nécessité  d'une  main  virile  pour  protéger  la  femme.  Une  femme 
se  protège  toute  seule,  et  les  hommes  n'ont  pas  le  monopole  du 
courage  (o).  Et  ce  fut  une  conséquence  de  cette  campagne 
en  faveur  de  la  virginité  qu'elle  fut  pour  les  femmes  une  campagne 
d'aftranchissement,  et accrutavec leur indépendanceleur  dignité. 
Mais  nous  allons  nous  étendre  sur  cette  conséquence  et  sur 
quelques  autres  qui  y  sont  jointes. 

Le  christianisme,  en  honorant  la  virginité,  ne  se  borna  pas  à 
multiplier  le  nombre  des  vierges.  Pour  toutes  celles  qui  n'avaient 
pas  la  vocation  de  la  virginité,  il  fit  du  moins  de  la  pudeur  et  de 
la  chasteté  des  vertus  essentielles.  Nous  ne  disons  point  qu'il 
inventa  la  pudeur.  Il  ne  fut  même  pas  le  premier  à  faire  de  la 
virginité  une  institution.  Le  paganisme  avait  des  déesses  vierges  : 
Diane  et  Minerve.  Le  temple  de  la  Vierge  étaitle  plus  beau  temple 
de  la  Grèce,  c'était  le  Parthénon.  La  chasteté  était  une  des  vertus 
prèchées  par  les  pythagoriciens.  Strabon  et  Plutarque  citent 
certains  ordres  déjà  monastiques  oià  elle  était  une  règle  même 
pour  les  hommes.  Nous  pourrions  accumuler  des  faits  sem- 

(1)  Saint  Ambroise,  De  viduis,  voir  surtout  81. 

(2)  Id.,  68. 

(3)  M.,  59. 

(4)  Jd.,  31. 

(5)  Id.,  44,51. 


ÉCRITS  SUR    L\  VIRGINITÉ.  355 

blables.  Ils  n'en  sont  pas  moins  dans  la  vie  et  dans  la  religion 
antique  des  exceptions.  Ce  qui  est  ordinaire,  ce  qui  est  le  fond, 
ce  qui  est  rame,  c'est  le  culte  de  la  patrie  et  du  foyer.  La  chas- 
teté pour  les  anciens  est  une  vertu  entre  plusieurs  autres  ou 
après  elles.  Dans  la  morale  chrétienne,  et  dans  nos  mœurs 
actuelles  héritées  du  christianisme,  tout  tourne,  en  ce  qui  con- 
cerne les  femmes,  autour  dune  question  unique  :  une  honnête 
femme  est  une  femme  chaste.  Quand  on  parle  de  la  vertu  dune 
femme,  tout  le  monde  s'entend  sur  le  genre  de  vertu  dont  il 
s'agit,  et  quand  on  parle  de  l'honneur  d'une  femme  c'est  encore 
de  la  même  chose  qu'il  est  question.  Nous  jugeons  tous  les 
dehors,  toutes  les  manières  d'être  ou  de  penser  d'une  femme 
selon  ce  qu'elle  nous  révèle  au  sujet  de  cet  honneur  ou  de  cette 
vertu;  et,  pour  les  autres  vertus  féminines,  ce  que  disait  saint 
Ambroise  des  vertus  de  la  vierge  est  encore  vrai,  à  savoir  que 
la  pudeur  en  est  l'élément  nécessaire.  Il  n'y  a  donc  de  vertu 
pour  la  femme  que  celle  qui  est  conforme  à  ce  pudique  idéal. 
Telle  l'humilité,  telles  la  douceur,  la  bonté,  telles  l'obéissance, 
la  résignation  qui  seront  en  effet  les  vraies  vertus  de  la  femme 
chrétienne.  D'un  rang  secondaire  dans  le  chœur  des  vertus,  la 
pudeur  est  donc  passée  au  premier  rang.  C'est  elle  qui  sert  de 
type  et  de  règle,  et  qui  imprime  à  l'âme  entière  une  attitude. 
Entre  la  pudeur  antique  et  la  pudeur  chrétienne  il  suffirait  de 
noter  cette  différence  de  rôle  et  d'importance. 

Ajoutons  que  l'idée  du  péché  a  fait,  aux  yeux  du  chrétien,  la 
chair  à  la  fois  redoutable  et  abominable.  De  là  la  conscience 
d'une  lutte,  d'un  conflit  entre  l'esprit  et  le  corps.  La  pudeur  assure 
l'indépendance  et  le  triomphedel'esprit.C'est  une  vertu  spiritua- 
liste.  Mais  il  y  a  en  elle  un  sentiment  du  danger  toujours  présent 
et  comme  un  frisson.  Elle  est  dédaigneuse  et  peureuse  tout  à  la 
fois,  car  c'est  rendre  hommage  aux  séductions  de  la  chair  que  de 
se  défendre  de  si  loin  contre  elles.  La  pudeur  n'est  pas  l'inno- 
cence, et  même  l'innocence  véritable  ignore  la  pudeur.  Cette 


336  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

peur  du  péché  est  une  nuance  de  sentiment  inconnue  aux  anciens. 
Il  y  a  aussi  surtout  dans  la  pudeur  de  la  vierge  une  idée  de 
sacrifice,  d'olîrande,  dont  nous  avons  dit,  à  plusieurs  reprises, 
qu'elle  est  étrangère  à  la  vertu  antique.  Et  tout  cela  nous  prouve 
que  si  le  christianisme  n'inventa  pas  la  pudeur,  il  la  trans- 
forma, en  fit,  comme  de  la  charité  et  de  Thumilité,  un  de  ses 
traits  propres,  et  que  ce  fut  une  des  marques  qu'il  mit  sur  l'âme 
humaine. 

Allons  plus  loin  :  à  l'époque  où  nous  sommes  c'est  la  marque 
par  excellence.  Un  historien  insiste  sur  ce  fait  que  si  l'on 
cherche  dans  la  première  prédication  chrétienne  la  vertu  qui 
donne  comme  la  note  dominante  et  fixe  le  caractère  de  cette 
prédication,  c'est  à  la  charité  qu'il  faudra  s'arrêter,  mais  que 
si  on  fait  la  même  expérience  au  iv"  siècle,  à  la  charité  a  suc- 
cédé la  chasteté  (1).  Saint  Ambroise  est  un  des  ouvriers 
de  cette  évolution  de  la  morale  chrétienne.  Cette  évolution 
d'ailleurs  n'est  pas  la  dernière.  Au  xvi"  siècle,  une  autre 
vertu  sera  à  son  tour  mise  hors  de  pair  par  un  ordre  célèbre 
qui  en  fit  son  dogme  et  sa  règle,  l'obéissance.  Maislexvi"  siècle 
est  loin  du  iv%  et  pour  longtemps  cette  suprématie  de  la  pudeur 
va  s'exprimer  dans  les  mœurs  et  jusque  dans  la  littérature  des 
pays  chrétiens. 

Toute  l'éducation  de  la  femme  aura  pour  fin  de  protéger  cette 
pudeur  comme  une  fleur  délicate,  et  d'élever  autour  d'elle  des 
barrières  tutélaires.  On  discute  sur  la  hauteur  de  ces  barrières, 
mais  personne  ne  demande  qu'on  les  supprime,  et  on  tombe 
d'accord  que  pour  la  jeune  fille  il  faut  une  pédagogie  spéciale, 
plus  délicate,  plus  discrète,  et  qu'à  l'arbre  de  la  science  il  est 
encore  pour  elle  des  fruits  défendus.  La  pudeur  de  la  femme  est 
un  sentiment  qui  nous  est  si  cher  à  tous  qu'il  n'y  a  pas  de  con- 
sidération qui  vaille  contre   la  crainte    des  risques   qu'on  lui 

(1)  Lecky,  Uistory  of  European  Murais,  t.  II,  p.  122. 


ÉCRITS  SUR   LA   VIRGINITÉ.  357 

ferait  courir,  et  il  faut,  pour  se  faire  accepter,  que  toutes  les 
réformes  pédagogiques  commencent  par  prouver  qu'elles  n'y 
portent  pas  atteinte.  Là  est  le  point  lixe  de  l'éducation  féminine. 
Autrefois,  et  en  cela  seulement  nous  différons  de  nos  ancêtres, 
c'en  était  le  tout.  Et  on  avait  assez  fait  pour  la  femme  quand 
on  avait  fait  en  sorte  qu'elle  ne  sût  rien,  de  peur  qu'elle 
en  sût  trop.  —  Le  traité  De  l' Institution  de  la  femme  chrétienne 
de  Vives  (1)  nous  semble  pouvoir  être  d'autant  mieux  cité  comme 
un  exemple  de  ce  système,  et  commeun  corollaire  de  la  prédication 
d'Ambroiseque,  sur  certains  principes,  il  reproduit  presque  tex- 
tuellement le  langage  de  notre  saint  (2).  Comme  lui,  il  parle  de  la 
nourriture  qui  convient  aux  jeunes  filles,  et  semble  n'avoir 
en  vue  que  de  ne  pas  nourrir  en  elles  la  concupiscence.  Comme 
lui  il  tance  d'importance  la  veuve  prise  de  l'envie  de  se  remarier, 
et  écarte  l'un  après  l'autre  tous  les  prétextes  dont  elle  couvre  sa 
lubricité,  le  soin  de  ses  affaires,  l'éducation  de  ses  enfants.  Pour 
lui,  comme  pour  saint  Ambroise,  le  désir  d'être  mère  est  loin 
d'être  une  excuse.  La  maternité  n'a  rien  de  sacré  à  ses  yeux  et 
il  en  étale  les  misères  avec  une  recherche  de  coloris  vraiment 
féroce.  Cela  étant,  voici  quels  sont  les  titres  des  chapitres  par- 
ticulièrement consacrés  à  l'éducation  :  De  la  Virginité;  — De 
la  Cure  et  Sollicitude  de  la  Virginité  ;  —  De  la  Cure  du  corps 
en  la  pucelle  (nous  avons  déjà  laissé  entendre  qu'elle  consiste 
surtout  à  le  débiliter  avec  modération  et  à  concilier  la  santé  du 
corps  entier  avec  la  mort  de  chaque  sens  en  particulier)  ;  —  De 
la  solitude  de  la  vierge...  Et  notre  pédagogue  donne  avec 
un  tranquille  dogmatisme  la  raison  de  cette  préoccupation 
exclusive  :  «  Aux  hommes  sont  nécessaires  plusieurs  vertus, 

—j  (1)  Litre  de  l'Institution  de  la  femme  chrétienne,  tant  en  son  enfance  que 
mariage  et  viduité,  aussi  de  l'office  du  mary.  Nouvelle  édition,  traduction 
française,  Havre,  1891. 

(2)  Avec  celte  nuance  qu  a  cet  liumaniste  les  femmes  pédantes  ne  sont 
(»oint  pour  déplaire. 


358  L\  MORALE   DE  SAINT  AMBROISE. 

prudence,  éloquence,  mémoire,  justice,  force,  libéralité,  magna- 
nimité, art  pour  vivre,  astuce  à  gouverner  le  bien  publicque  ; 
mais  à  la  femme  riens  n'y  est  désiré  que  pudicité  et,  si  elle  seule 
deffault,  c'est  comme  si  elles  defîailloient  toutes  à  l'homme,  car 
lors  la  femme  est  réputée  méchante  et  vicieuse,  quelque  autre 
vertu  qu'elle  ayt  en  soi...  Car  par  pudicité  le  demourant  est 
sauf  et,  icelle  perdue,  toutes  autres  vertus  sont  effacées.  »  C'est 
ce  que  nous  avons  déjà  dit  avec  moins  de  force  et  de  précision. 

Il  semble  que  de  là  ait  dû  résulter  une  diminution  de  la 
femme;  et,  si  la  femme  avait  été  déjà  l'égale  de  l'homme,  elle 
eût  peut-être  hésité  à  se  ranger  sous  les  lois  de  la  pudeur,  où  elle 
n'eût  vu  pour  son  sexe  qu'un  surcroît  d'obligations.  Mais  il  n'en 
était  pas  ainsi,  et  la  pudeur  lui  enseignant  le  respect  d'elle-même, 
en  même  temps  qu'elle  enseigna  aux  hommes  le  respect  de  la 
femme,  devint  pour  sa  dignité  à  la  fois  une  école  et  une  sauve- 
garde. C'est  à  quoi  nous  avons  déjà  fait  allusion.  Il  fallait  que 
quelque  chose  s'opposât  à  la  force  et  aux  passions  viriles,  ce  fut 
la  pudeur  de  la  femme.  Sans  compter  qu'elle  rendit  la  femme 
plus  aimable  et  plus  désirable.  Car  ce  qui  s'obtient  difficilement 
n'en  a  que  plus  de  prix.  La  femme  cesse  d'être  un  instrument 
de  plaisir  toujours  disponible.  Elle  trouve  dans  le  voile  de 
pudeur  dont  elle  s'enveloppe  un  abri  et  un  charme  tout  à  la  fois. 
Cette  apparente  servitude  l'affranchit  donc  et  Fennoblit. 
Ajoutons  que  cette  pudeur  de  la  femme  chrétienne  fut  le  plus 
heureux  des  compromis  entre  l'élat  d'avilissante  suspicion  et 
de  surveillance  effective  où  la  femme  orientale  est  placée,  et  la 
liberté  plus  grande  de  la  femme  d'Occident.  C'est  au  dedans 
d'elle-même  que  le  christianisme  cherche  pour  la  femme  une 
protection. 

A  cette  condition  le  christianisme  put  être  une  religion  de 
femmes.  Si,  à  certains  moments  de  son  histoire,  il  semble  incli- 
ner vers  d'autres  mœurs,  vers  celles  qui  devaient  prévaloir 
dans  l'Orient  musulman,  ce  ne  fat  chez  lui  que  la  trace  d'une 


ÉCRITS  SUR   LA   VIRGINITÉ.  35^ 

action  extérieure  et  passagère  (1).  Nous  avons  de'jà  vu  saint 
Ambroisc  résister  sur  ce  point  à  Tintluence  orientale.'  En  quoi 
il  n  obéissait  pas  seulement  à  son  ordinaire  esprit  de  mesure,  mais 
à  la  tradition  de  l'Eglise.  De  bonne  heure  en  effet  les  femmes 
chrétiennes  eurent  leur  part  de  la  vie  religieuse.  Celse  reprocha 
même  au  christianisme  cette  émancipation  de  la  femme,  et 
Origène  lui  répondit  que  le  Christ  en  effet  est  venu  pour 
tous  (2).  Les  fonctions  de  la  charité  semblent  avoir  été  surtout 
des  fonctions  féminines,  et  TertuUien  trace  de  ce  rôle  de  la 
femme  un  délicat  tableau.  «  Elle  va  visiter  les  frères  dans  les 
réduits  les  plus  pauvres;  elle  se  lève  la  nuit  pour  prier  et 
assister  aux  solennités  de  l'Eglise.  Elle  se  rend  à  la  table  du 
Seigneur,  et  pénètre  dans  les  prisons  pour  baiser  la  chaîne  des 
martyrs,  pour  répandre  l'eau  sur  les  pieds  des  saints.  S'il  vient 
un  frère  étranger,  elle  prépare  sa  maison  pour  lui  donner 
l'hospitalité  (3).  «H ajoute,  il  est  vrai,  qu'elle  ne  doit  se  montrer 
au  dehors  que  pour  des  motifs  graves.  En  réalité  il  veut  la  femme 
recluse  et  voilée.  TertuUien,  nous  nous  en  souvenons,  est  en  tout 
excessif.  Mais  il  était  nécessaire  peut-être  que  ces  excès  d'opinion 
fussent  commis  pour  que  la  morale  chrétienne  eût  toute  sa  pureté 
et  la  pudeur  de  la  femme  toute  sa  poésie.  Oportet  hœreses  esse. 
Au  temps  de  saint  Ambroise,  ce  n'est  plus  assez  de  dire  que 
la  femme  est  l'égale  de  l'homme  dans  l'Église.  Elle  tend  à  y 
prendre  le  pas  sur  lui.  La  religion  se  féminise.  La  femme  est 
plus  près  par  sa  nature  des  vertus  proprement  chrétiennes, 
comme  la  pudeur  même  et  l'humilité.  C'est  la  femme  qui  con- 
vertit l'homme.  C'est  Monique  qui  doucement  incline  vers  sa 
foi  l'àme  d'Augustin    (4).    Aux  yeux  de    saint  Ambroise,   en 

(1)  Voir  Tkrtlllien,  De  vin/inibus  velandis. 

(2)  Origkne,  Contre  Celse,  III,  44. 

(3)  Tkrtii.i.ie.n,  De  culm  feminarum,  XII,  10. 

(4)  De  même  la  mère  de  saint  Basile,  celles  de  saint  Jean  Chrysostome  et 
de  Grégoire  de  Naziance. 


360  LA   MORALE   DE  SAINT  AMBROISE. 

naissant  d'une  femme,  Dieu  a  spécialement  racheté  toutes  les 
femmes.  De  plus,  le  sexe  au  sein  duquel  sépanouit  cette  fleur 
de  grâce  morale,  la  virginité,  en  reçoit  tout  entier  le  rayonne- 
ment(l).  La  partialité  de  saint  Ambroise  est  telle  enfin  qu'il  en 
vient  à  diminuer  la  part  de  la  femme  dans  le  premier  péché 
aux  dépens  de  Fhomme  qu'il  charge  (2).  Mais  sa  faute  fùt-elle 
égale  à  celle  de  l'homme,  la  femme  est  supérieure  à  l'homme 
dans  l'expiation  et  par  là  garde  sur  lui  une  avance  morale  (3). 
La  piété  des  femmes  est  une  leçon  pour  les  hommes.  Non  seule- 
ment donc  la  femme  a  sa  place  dans  l'Eglise  chrétienne,  mais 
elle  en  est  Félue  et  la  protégée.  Elle  est  l'ange  du  foyer,  l'apôtre 
domestique,  l'associée  de  Dieu  pour  le  salut  des  hommes.  Entre 
la  religion  et  la  femme  une  alliance  véritable  est  scellée. 

Les  conséquences  du  culte  de  la  virginité  et  du  culte  de  la 
femme,  qui  en  résulta,  s'étendent  plus  loin  encore  ;  car  jusqu'ici 
nous  n'avons  pas  laissé  entendre  qu'elles  aient  atteint  les 
hommes  et  la  morale  qui  les  concerne.  Mais  à  la  vérité  c'est  la 
morale  tout  entière  qui  fut  modifiée  par  elles.  La  chasteté  étant 
la  plus  individuelle  de  toutes  les  vertus,  les  honneurs  qui  lui 
sont  rendus  accentuent  le  caractère  individualiste  de  la  vertu 
chrétienne.  Beaucoup  de  saints  du  christianisme  ne  sont  ni 
des  patriotes  ni  des  bienfaiteurs  de  l'humanité.  Tout  dans  leur 
vertu  se  passe  entre  eux  et  Dieu.  Que  l'on  compare  les  mérites 
dont  nous  entretiennent  les  Vies  des  saints  avec  ceux  dont  fait 
cas  Cicéron  dans  son  De  Officiis.  Mais  c'est  là  un  effet  au- 
quel concoururent  d'autres  causes,  politiques  et  sociales. 
Puis  il  y  a  plusieurs  types  même  de  vertu  individuelle,  et  le 
type  chrétien  n'est  pas  le  type  stoïcien.  Précisons  donc  les  traits 
de  ce  type  chrétien  pour  y  chercher  l'effet  propre  des  causes 
que  nous  étudions. 

(1)  Saint  Ambroise,  De  institutione  virginis,  33. 

(2)  Id.,  25. 

(3)  W.,  31. 


ECRITS  SUR   L.\   VIRGINITÉ.  361 

Les  stoïciens  insistent  sur  le  caractère  mâle  de  leur  vertu  (1). 
A  vrai  dire,  ce  caractère  est  celui  de  toute  la  vertu  antique. 
C'est  le  courage,  c'est  la  science,  deux  vertus  d'homme,  qui  en 
sont  les  solides  assises.  L'art  antique  lui-même  semble  préférer 
les  formes  plus  sévères  du  torse  masculin.  Dans  la  femme  elle- 
même,  ce  sont  les  vertus  de  l'autre  sexe  que  Ton  cherche.  On 
cite  en  exemple  les  femmes  Spartiates  ou  la  mère  des  Gracques. 
Les  deux  déesses  vierges,  Diane  et  Minerve,  ont  la  virginité 
farouche  et  belliqueuse.  Au  contraire  le  christianisme  demande 
aux  hommes  eux-mêmes  des  qualités  plutôt  féminines.  La 
femme  n'a  pas,  peut-être,  l'impartialité  nécessaire  à  un  respect 
sincère  de  la  vérité.  Elle  afiirme  avec  son  cœur  et  va  jusqu'au 
bout  de  ses  affirmations.  «  Sa  pensée  est  un  mode  de  sa  sensi- 
bilité (2).  »  Elle  est  absolue  au  point  de  n'être  pas  toujours 
aussi  généreuse  dans  ses  jugements  qu'elle  l'est  dans  ses  actes. 
Elle  ne  sait  ni  hésiter,  ni  douter.  Elle  est  un  être  d'impulsion  et 
de  foi.  Or  nous  savons  que  le  christianisme  à  la  science  pré- 
fère la  foi.  — La  femme  met  son  courage  à  endurer,  à  être  douce 
envers  le  malheur,  envers  la  mort,  envers  les  méchants.  Or 
c'est  là  le  courage  chrétien,  et  le  christianisme  fait  moins  de 
cas  d'un  autre  courage.  Il  semble  donc  qu'il  ait  adapté  son  idéal 
moral  à  la  mesure  de  la  femme.  Il  n'insiste  pas  sur  les  genres 
de  mérite  qui  ne  sont  pas  à  sa  portée,  mais  insiste  en  revanche  sur 
ceux  qui  lui  sont  le  plus  familiers.  Nous  avons  déjà  parlé  de 
ces  vertus  domestiques  et  privées,  laissées  au  second  plan  dans 
la  morale  antique,  et  que  le  christianisme  emprunte  à  la  vie 
plus  effacée  de  la  femme  pour  en  faire  les  vertus  les  plus 
éminentes   d'un   sexe  comme  de  l'autre.   Aux  hommes  eux- 


(1)  Sénèql'k,  De  constantia  sapientis,  i.  Taiilum  inter  stoïcos,  Serene,  et 
CtCleros  sapienliam  professes  interesse,  quanluii)  iiiler  fœininas  el  marcs, 
non  immerito  dixerim. 

(2)  Leckv,  lii.ie  cité,  t.  II,  p.  360.  Their  tliiiiking  is  chiefly  a  mode  of 
feeling. 


3«2  LA  MORALE  DE  SAINT  AM13R0ISE. 

mêmes  d  être  modestes,  d'être  bons,  d'être  chastes.  La  virgi- 
nité est  une  vertu,  même  pour  eux  (1).  «  Vous  n'entrerez  paS 
dans  le  royaume  des  cieux,  a  dit  le  Seigneur,  si  vous  ne  deve- 
nez semblables  à  de  petits  enfants  ;  »  —  il  aurait  pu  dire  aussi  : 
si  vous  ne  devenez  semblables  à  des  femmes  par  la  foi,  la  dou- 
ceur et  la  pudeur. 

Si  maintenant  nous  nous  demandons  quels  furent  sur  les 
rapports  de  l'homme  et  de  la  femme  les  effets  de  cette  partici- 
pation croissante  de  la  femme  à  la  vie  religieuse  et  à  la  vie 
morale,  nous  verrons  qu'ils  y  gagnèrent  en  dignité  et  pour 
ainsi  dire  en  spiritualité.  L'antiquité,  qui  tient  peu  de  compte 
de  l'individualité,  en  tient  peu  surtout  de  l'individualité  fémi- 
nine. La  femme  dans  la  famille  n'est  pas  l'égale  de  l'homme. 
On  en  change,  on  la  prête,  on  la  cède  par  testament  (2).  La 
famille,  dès  lors,  n'est  plus  ce  que  nous  entendons  par  ce  mot. 
Elle  est  organisée  pour  assurer  par  la  reproduction  la  vie  et  la 
force  de  l'État.  Le  mariage,  et  le  mariage  fécond,  est  un  devoir 
civique.  Ceux  qui  ne  remplissent  pas  ce  devoir  payent  un  impôt 
qui  en  est  comme  le  rachat.  Il  faut  se  marier  ou  payer.  Cette 
contrainte  accentue  le  caractère  matérialiste  du  mariage  anti- 
que. Ne  cherchez  donc  pas  dans  ce  mariage  l'union  intime  de 
deux  êtres  mettant  en  commun  avec  leur  vie,  leurs  affections 
et  leurs  pensées,  l'union  de  deux  âmes,  comme  nous  disons. 
Car  cette  union  suppose  un  libre  et  mutuel  consentement. 

Elle  suppose  en  outre  un  sentiment  inconnu  de  l'antiquité  : 
l'amour.  Quand  les  anciens  parlent  d'amour,  c'est  le  plus  sou- 
vent sensualité  qu'il  faut  entendre,  et  voilà  pourquoi  les  philo- 
sophes n'ont  jamais  pour  l'amour  assez  de  sévérité  et  de  mépris. 
Le  sentiment  de  l'amour  est  né  de  celui  de  la  pudeur,  si  bien 
qu'il  est,  lui  aussi,  un  sentiment  chrétien.  Il  s'y  mêle  un  respect, 

(1)  Saint  Ambroise,  De  inslitutione  virginis,  16. 

(2)  Voir  ScHMiDT,  la  Société  civile  dans  le  monde  romain,  1.  I,  ch.  ii,  §  1,  et 
Gide,  la  Femme,  1.  I,  ch.  m,  iv  et  v. 


LETTRES  DE  DIRECTION.  363 

un  désir  de  se  sacrifier,  une  mysticité  qui  le  hausse  môme 
jusqu'à  ressembler  à  un  sentiment  religieux.  Ceci  est  une  con- 
séquence imprévue  de  la  prédication  d'Ambroise.  Il  a,  sans  le 
vouloir,  idéalisé  la  femme,  et  l'amour  profane  en  est  résulté. 
S'il  n'y  avait  point  eu  de  vierges  vouées  au  Seigneur,  il  n'y 
aurait  point  eu  d'amant  comme  Rodrigue,  ni  d'amante  comme 
Chimène.  —  Dès  lors  notre  littérature,  oii  l'amour  joue  un  tel 
rôle,  est  chrétienne  au  même  titre  que  lamour  lui-même.  Elle 
n'est  point  plus  pieuse  pour  cela  ;  mais  ce  qu'il  faut  dire,  c'est 
qu'il  y  a  un  profane  chrétien.  Et  les  sentiments  dont  nous 
venons  de  montrer  l'enchaînement  sont  ceux  qui  en  ont  le 
plus  nettement  déterminé  le  caractère.  —  H  y  a  même  une 
immoralité  chrétienne.  Le  raffinement  de  la  pudeur  amène  à 
sa  suite  un  raffinement  de  l'impureté;  et  l'obscénité,  chez  les 
écrivains  chrétiens,  a  quelque  chose  de  plus  conscient,  de  plus 
sensuel,  de  plus  douloureux  aussi.  Il  s'y  mêle  une  amère  sa- 
veur de  péché.  De  même  en  effet  qu'il  y  a  dans  la  chasteté  comme 
une  volupté,  il  y  a  dans  son  contraire  comme  le  regret  cuisant 
d'une  pureté  dont  on  sait  maintenant  le  prix.  Mais  il  nous  faut 
arrêter  là  ces  déductions  morales  qui,  à  la  longue,  nous  entraî- 
neraient loin  de  saint  Ambroise,  quelque  justifiées  quelles 
soient.  Elles  nous  auront  servi  du  moins  à  montrer  jusqu'oii  les 
révolutions  d'idées  et  de  sentiments  retentissent,  et  combien  les 
effets  peuvent  être  différents  des  causes. 


IV 


Lettres  de  direction. 

La  morale  de  saint  Ambroise,  telle  qu'elle  ressortirait  des 
écrits  multiples  que  nous  venons  de  passer  en  revue,  ferait 
donc  la  place  moins  grande  à  la  raison  que  le  traité  Des  Devoirs, 


364  LA   MORALE  DE  SAINT   AMBROISE. 

et  plus  grantle  à  ramoiir.  Avec  ces  mêmes  écrits  commencerait 
aussi  la  primauté  des  vertus  personnelles  et  entre  toutes  de  la 
chasteté,  ce  qui  sera  en  un  mot  la  morale  de  V Imitation.  Si 
nous  tenons  à  connaître  la  morale  d'Ambroise  telle  qu'elle  est, 
libre  de  toute  inlluence  immédiate  et  de  tout  modèle,  c'est  évidem- 
ment dans  ses  lettres  qu'il  la  faut  chercher.  Non  qu'il  y  ait 
entre  ces  lettres  et  le  traité  Des  Devoirs  du  môme  auteur  la  môme 
différence  qu'entre  les  lettres  et  le  iraiié  Des  Devoirs  de  Cicéron. 
Saint  Ambroise  ne  se  laisse  jamais  aller.  Sa  personne,  loin  de 
s'étaler,  s'efface.  11  est  toujours  dans  ses  fonctions  d'évôque,  mais 
comme  enseigner  et  diriger  faisaient  partie  de  ces  fonctions, 
quelques  lettres  ont  le  caractère  de  vraies  lettres  de  direction. 
Si  nous  ajoutons  que  quelques-unes  sont  adressées  à  des  prôtres 
auxquels  elles  rappellent  leurs  devoirs,  on  comprend  qu'un  rap- 
prochement s'impose  entre  elles  et  le  traité  intitulé  Traite  des 
devoirs  des  prêtres.  Ces  lettres  sont  courtes  et  les  points  de  rap- 
prochement sont  peu  nombreux.  Ils  suffisent  à  marquer  l'orien- 
tation légèrement  divergente  qu'eût  suivie  la  réflexion  morale  de 
saint  Ambroise,  si  l'influence  de  Cicéron  ne  s'était  pas  exercée 
sur  elle,  et,  par  suite,  ànous  donner  la  mesure  de  cette  influence. 
Aucun  autre  écrit  ne  se  prôte  aussi  bien  à  cette  comparaison 
puisque,  cette  fois,  le  sujet  traité  est  le  même.  Nous  allons  voir 
se  reproduire  en  môme  temps,  sous  une  forme  plus  brève,  les 
indications  d'idées  ou  de  tendances  que  ce  chapitre  nous  a  per- 
mis de  recueillir. 

Le  style  n'est  pas  celui  du  traité  Des  Devoirs.  Moins  de  rai- 
sonnements. Plus  de  fougue  et  plus  d'images.  Partout  des 
allégories  (1).  Et  cette  allure  dilTérente  du  style  exprime  un 
mode  de  pensée  différent.  Les  vertus  ne  sont  plus  classées  et 
étiquetées  comme  dans  le  traité  Des  Devoirs.,  mais  toutes  se 
fondent  en  un  immense  amour  de  Dieu.  Saint  Ambroise  vient 

(1)  Voir  surtout  Ep.,  XXX,  XXXI,  XXXIII. 


LETTRES  DE   DIRECTION.  365 

d'entendre  à  vôpres  ces  paroles  d'un  psaume  :  «  Le  Christ  est 
beau  par-dessus  tous  les  enfants  des  hommes.  »  Il  est  comme 
sous  l'impression  qu'il  en  a  reçue,  et  fait  part  à  son  disciple 
Irénée  de  toutes  les  pensées  d'amour  qui  lui  viennent  à  l'esprit. 
11  faut  tendre  vers  Dieu,  s'illuminer  de  sa  lumière  (1).  11  faut 
demeurer  en  lui.  Là  est  notre  paix,  notre  bien,  ce  souverain 
bien  que  les  philosophes  ont  cherché  sans  le  trouver  (2).  Puis 
le  style  de  saint  Ambroise  s'emplit  de  tendresse  et  s'essaye  à 
décrire  les  baisersdel'àme  et  de  Dieu(3).  L'âme  chante:  «  Que 
tu  es  doux,  ô  mon  Seigneur!  »  et  la  joie  de  cette  possession  lui 
fait  oublier  toute  autre  joie,  et  la  hausse  au-dessus  de  toute 
crainte  comme  de  tout  désir.  Ainsi  Moïse,  quand  il  reçut  les 
tables  de  la  Loi,  resta  quarante  jours  sans  penser  à  la  nourri- 
ture (4).  Saint  Etienne  contemple  Jésus  et  se  laisse  lapider  en 
priant  pour  ses  bourreaux.  Saint  Paul,  ravi  au  troisième  ciel,  ne 
sait  plus  s'il  a  un  corps  ou  s'il  n'en  a  pas  (5).  Et  nous  vivrons, 
en  effet,  comme  si  nous  n'en  avions  pas.  Nous  serons  dans  ce 
monde  des  hôtes  de  passage  qui  ne  s'attachent  à  rien  (6).  Nous 
nous  élèverons  au-dessus  de  cette  terre  dont  le  séjour  alouidit 
l'àme  [~j.  Nous  ne  trouvons  plus  là  les  prudentes  réserves  du 
tTRité  Des  Devoirs  où  il  nous  est  recommandé  de  mesurernotream- 
bition  morale  à  nos  forces.  Saint  Ambroise  nous  dit  maintenant 
au  contraire  de  viser  toujours  plus  haut  et  de  laisser  à  Dieu  le 
soin  de  nous  refuser  les  épreuves  qui  sont  au-dessus  de  nous  (8). 
L'amour  de  Dieu  et  la  soumission  à  Dieu  impliquent  donc  et 
suppléent  toutes   les   vertus.    11  en    est    deux  cependant    qui 

(1)  Saint  Ambroise,  Ep.,  XXIX,  2. 

(2)  M.,  0. 

(3)  M.,  10. 

(4)  Jd.,  11. 
(o)  Id.,  12. 
(«)/d.,  13. 
(7j  Id  ,  17. 

(8)  Id.,  XXXVI,  3,  i. 


366  LA  MORALE  DE  SAINT  AMBROISE. 

gardent  leur  individualité  et  sont  expressément  désignées  dans 
ces  lettres  de  direction  sacerdotale.  C'est  la  charité,  qui  réalise 
la  plénitude  de  la  loi  morale  et  nous  donne  avec  Dieu  le  plus  haut 
degré  de  ressemblance  que  nous  puissions  atteindre  (1).  Et  c'est 
la  chasteté.  L'union  du  Christ  et  de  l'àme  virginale  est  un  thème 
familier  à  saint  Ambroise.  En  retrouvant  ici  ce  mélange  de 
poésie  et  d'ascétisme,  nous  achevons  de  nous  convaincre  de  ce 
caractère  peu  cicéronien  de  la  morale  propre  à  notre  saint  (2). 
Une  autre  différence  entre  ces  lettres  adressées  à  des  prêtres 
et  le  traité  Des  Devoirs  qui,  lui  aussi,  est  fait  pour  eux,  c'est 
qu'ils  y  sont  plus  nettement  mis  à  part  du  reste  des  hommes. 
L'imitation  de  Cicéron  a  fait  du  traité  Des  Devoirs  un  livre  de 
morale  pour  les  laïques  aussi  bien  que  pour  les  clercs.  A  ceux- 
ci  maintenant  saint  Ambroise  demande  plus.  Ils  sont  l'armée 
de  Dieu  (3).  Qu'ils  prennent  leur  croix  et  suivent  le  Seigneur  (4), 
Qu'ils  n'aient  rien  de  commun  avec  la  foule.  Si  elle  se  reconnaît 
en  eux  et  n'y  trouve  rien  qui  la  dépasse,  elle  perdra  pour  eux 
tout  respect  (o).  Nous  romprons  donc  avec  le  siècle,  dit  saint 
Ambroise;  notre  voie  est  étroite,  mais  elle  mène  à  la  vie  (6).  — 
Et  cette  espérance  lui  sert  à  relever  les  courages  qui  faiblissent. 
Une  des  lettres  de  saint  Ambroise  nous  le  montre  morigénant 
des  prêtres  peu  zélés  qui  pensent  avec  regret  au  champ  qu'ils 
auraient  pu  cultiver,  à  l'argent  qu'ils  auraient  pu  gagner.  On 
n'est  pas  dans  le  clergé  pour  faire  ses  affaires.  Il  faut  cependant 
se  garder  d'en  sortir,  car  quiconque  est  prêtre  est  le  bien  et  la 
chose  du  Seigneur,  et  le  Seigneur  est  un  bon  maître  qui  dira 
à  son  serviteur  fidèle  :  Viens  et  repose-toi  (7). 

(1)  Saim  Ambroise,  Ep.,  XXIX,  16. 

(2)  Voir  Ep.,  XXXI. 

(3)  M,  XXVII,  d 5. 

(4)Id.,  16. 

(5)  Ici.,  XXVIII,  2. 

(6)  Id.,  6,7. 

(7)  U.,  LXXXI. 


LETTRES  DE   DIRECTION.  367 

Saint  Ambroise  ne  dit  pas  expressément  que  hors  le  clergé  il 
n'y  a  pas  de  salut.  Mais  on  pourrait  presque  le  conclure  des 
lettres  que  nous  venons  d'analyser,  si  nous  ne  nous  souvenions 
qu'il  a  enseigné  ailleurs  une  morale  moins  étroite,  plus  conci- 
liante, plus  humaine  et  plus  laïque.  Dans  ces  lettres  qu'il  écrit, 
prêtre  à  des  prêtres,  il  se  laisse  aller  à  ses  préférences  ardentes 
pour  la  vie  ecclésiastique,  et  c'est  avec  une  certitude  presque 
orgueilleuse  qu'il  en  attend  et  en  promet  le  prix. 


CHAPITRE  VIH 


LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT    AMBROISE. 


Nous  ne  prétendons  point,  dans  le  chapitre  que  nous  com- 
mençons d'écrire,  présenter  un  tableau  de  la  morale  chrétienne 
au  IV*  siècle.  Pour  un  pareil  tableau  les  cadres  en  sont  trop 
étroits.  Mais  il  n'est  à  nos  yeux  qu'un  prolongement  du  précédent, 
et  il  doit,  en  cherchant  au  traité  Des  Devoirs  des  termes  de 
comparaison,  non  plus  seulement  chez  saint  Ambroise  mais 
autour  de  lui,  achever  d'en  faire  ressortir  l'originalité  et  la 
portée.  Il  mettra  en  lumière  du  même  coup  certains  caractères 
de  la  morale  chrétienne  considérée  en  dehors  d'une  œuvre 
qui  en  représente  un  élément  important  et  la  relie  a  la  tradition 
classique.  ' 


Les  Pères  grecs. 

Il  est  difficile  de  parler  de  tous  les  Pères  grecs  à  la  fois, 
tellement  chacun  a  sa  physionomie  propre,  tellement  il  y  a 
loin,  par  exemple,  de  la  lière  fermeté  d'Athanase  à  la  mélan- 
colique douceur  de  Grégoire  de  Naziance.  Nous  voudrions 
cependant  marquer  certains  traits  par  lesquels  ils  diffèrent  des 
Pères  latins,  et  de  saint  Ambroise  en  particulier,  et  nous  borner 
ensuite  à  la  rapide  analyse  de  quelques  unes  de  leurs  œuvres 
qui  nous  intéressent  particulièrement. 

Université  de  Lyon.  —  VIII.  A.  24 


370  LES   CONTEMPORAINS   DE  SAINT  AMBROISE. 

C'est  dans  l'Orient  chrétien  que  les  dogmes  se  discutent  et 
se  fixent.  C'est  plutôt  dans  FOccident  que  le  christianisme  prit 
conscience  de  sa  morale,  quoique  les  conséquences  morales  des 
dogmes  aient  de  tout  temps  semblé  présider  à  leur  élaboration. 
Le  génie  métaphysique  de  la  Grèce  se  donna  carrière  dans  la 
théologie,  quand  la  théologie  eut  remplacé  la  philosophie.    Ce 
n'est  pas  seulement  d'Athanase  que  nous  voulons  parler,  quoique 
ce  soit  de  lui  surtout.   Les  titres  seuls  de  ses  œuvres  nous  ren- 
seigneraient, si  son  nom  n'était  à  jamais  attaché  à  la  lutte  contre 
l'arianisme  et  à  la  défense  du  Symbole  de  Nicée.  Il  a  écrit  sur 
l'Incarnation,  sur  la  Trinité,  sur  la  commune  essence  du  Père, 
du  Fils  et  du  Saint-Esprit.  Il  a  écrit  contre  toutes  les  hérésies 
et  surtout  contre  celle  des  ariens.  La  liste  de  ses  sermons  et  de 
ses  traités  dilTère  de  celles  des  sermons  et  des  traités  de  saint 
Ambroise  et  de  saint  Augustin  en  ce  que  les  questions  de  morale 
en  sont  presque  absentes.  (Nous  avons  omis  à  dessein  de  men- 
tionner la  vie  d'Antoine,  dont  nous  allons  parler  dans  un  instant.) 
Parmi  les  Pèreslatins  au  contraire,  un  seul,  saint  Hilaire  aécrit 
un  ouvrage  en  douze  livres  sur  la  Trinité.  11  semblerait  a  priori 
qu'il  dût,   de   ce  chef,  tenir  une  place  importante  dans  l'his- 
toire  de  ce  dogme  et  de   la  grande  controverse  à  laquelle  il 
donna  lieu.   En    réalité  saint    Hilaire  expose  et   démontre  la 
doctrine  orthodoxe  avec  une  ampleur  qui  n'exclut  pas  l'exac- 
titude, mais  il  ne  fait  preuve  d'aucune  originalité  dogmatique. 
C'estun  éloquent  défenseur  de  lafoi,  ce  n'en  est  pas  un  fondateur. 
C'est  un  Latin,  et  l'originalité  des  Latins  est  d'un  autre  côté.  — 
Cela  tient  aux  différences  intellectuelles  des  deux  races,  mais 
cela  tient  aussi,  pour  quelques  cas,  à  ce  que  les  Pères  grecs  sont 
antérieurs  en  date  aux  Pères  latins,  et  que,  pour  accomplir  leur 
œuvre  qui  était  de  fonder  une  religion,  il  fallait  plus  d'abstrac- 
tions et  de  surnaturel  que  de  prescriptions  morales,  les  esprits 
ne  se  passionnant  d'ordinaire  que  pour  ce  qui  les  dépasse. 
Si,  à  mesure  que  le  iv''  siècle  s'avance  vers  sa  fin,  le  dogme 


LES   PÈRES  GRECS.  371 

étant  fixé,  les  Pères  grecs  eux-mêmes  ressentent  une  sorte  de 
lassitude  métaphysique,  Tamourdes  formules  remplace  chez  eux 
Tamour  des  systèmes  (1).  Le  Grec  est  né  dialecticien.  On  a  beau 
être  chrétien,  on  n'est  pas  pour  rien  arrière-petit-fils  de  Gorgias 
et  de  Protagoras,  et,  quand  c'est  un  dogmatisme  que  l'on  veut 
fonder  sur  cette  dialectique,  on  aboutit  aux  distinctions  à  la  fois 
les  plus  impérieuses  et  les  plus  subtiles.  —  Puis  Timagination 
qui  demeure  un  des  traits  dominants  de  l'esprit  grec,  surtout  de 
l'esprit  grec  marié  à  l'esprit  oriental,  comme  il  l'est  depuis 
Alexandre,  se  dépense  à  interpréter  quand  elle  ne  se  dépense 
plus  à  inventer.  De  là  cette  exégèse  hardie,  de  là  cette  floraison 
d'allégories  qu'il  nous  faudrait  décrire  si  nous  n'avions  assez 
parlé  de  cette  mode  singulière  et  contagieuse.  L'allégorie  sévit, 
nous  l'avons  vu,  jusque  dans  les  œuvres  d'Ambroise.  Mais  ici 
encore  les  Latins  ne  font  qu'imiter  ;  les  Grecs  ont  été  les 
créateurs. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'à  ces  théoriciens  la  morale  ait  été 
indifférente.  Les  Pères  grecs  ont  été  des  moralistes  à  leur  façon  : 
ils  ont  proche;  ils  n'ont  pas  enseigné;  ils  n'ont  pas  organisé. 
Quelle  plus  ardente  prédication  et  plus  évangélique  que  celle  de 
Chrysostome?  Mais  chez  ce  Père,  le  moins  théologien  d'ailleurs 
de  tous  les  Pères  grecs,  la  théorie  morale  plus  que  toute  autre 
est  indécise.  On  n'y  peut  rencontrer  que  des  tendances.  Son 
plus  récent  historien  (2)  ne  trouve,  dans  un  gros  volume,  que 
quelques  pages  à  consacrer  à  ce  qu'il  appelle  «  les  principes  de 
sa  morale  »  et  ne  réussit  môme  pas  à  en  bien  démontrer  l'exis- 
tence. Nous  avons  déjà  fait  cette  remarque  qu'avant  le  traité 
Des  Devoirs  de  saint  Ambroise  le  Pédagogue  de  Clément  est  le 
seul  traité  didactique  de  morale  chrétienne.  Si  saint  Ambroise 
avait  trouvé  chez  ses  prédécesseurs  un  modèle  à  imiter,  peut- 
être  n'en  eût-il  pas  demandé  un  à  Cicéron,  et  la  morale  chré- 

[i)\'o\vl{iTtER, Histoire  de  laphil.  rhrdtienne, Tiadwlion  tVaiiraise,  t.  Il,  p. 77. 
(2)  Plech,  Suint  Jean  Clirysostome. 


372  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT   AMBROISE. 

tienne  eût  perdu  cette  occasion  de  se  comparer  avec  la  morale 
antique  et  de  s'enrichir  de  ses  traditions.  Saint  Basile,  celui  des 
Pères  grecs  qui  ressemble  le  plus  à  saint  Ambroise,  —  comme 
saint  Ambroise  est  celui  des  Pères  latins  qui  ressemble  le  plus 
à  saint  Basile,  —  saint  Basile  semble  avoir  eu  l'idée  du  livre  à 
faire.  11  composa  un  recueil  de  règles  de  morale  avec  dévelop- 
pements à  l'appui.  Mais  ces  règles  très-nombreuses  ne  sont  pas 
reliées  entre  elles.  Elles  sont  développées  tantôt  en  un  chapitre, 
tantôt  en  vingt  ou  trente.  Il  manquait  à  un  tel  livre  les  qualités 
extérieures,  souvent  factices,  qui  font  qu'un  livre  dure.  Lesautres 
Pères  de  TEglise  grecque  sont  encore  plus  loin  d'un  enseignement 
méthodique  de  la  morale.  Chacun  avait  suivi  son  inspiration, 
l'inspiration  des  circonstances.  Chacun  avait  obéi  à  son  rêve  de 
piété  et  de  charité.  Le  souci  des  réalités  et  des  possibilités  est 
même  souvent  étranger  à  ces  nobles  esprits.  La  prédication  de 
Chrysostome  eût  ramené  ceux  qui  l'écoutaient  aux  premiers  âges 
du  christianisme,  s'ils  avaient  fait  plus  que  d'être  délicieusement 
émus  par  elle.  Rien  non  plus  de  l'esprit  politique  qui  sera  la  ca- 
ractéristique de  saint  Ambroise.  Les  grands  évoques  du  monde 
grec  ne  sont  encore  que  d'ardents  tribuns  toujours  prêts  pour  la 
défense  du  peuple,  que  la  tyrannie  impériale  donnait  souvent 
l'occasion  de  défendre,  des  ennemis  nés  du  pouvoir,  qu'ils  em- 
ploient pour  le  fléchir  la  prière  ou  la  menace.  L'Eglise,  qui  a  déjà 
subi  la  protection  de  l'Etat,  ne  lui  a  pas  encore  accordé  la  sienne. 
Cette  infériorité  du  sens  pratique  et  politique  chez  les  Pères 
grecs  est  compensée  par  un  goût  plus  vif  pour  la  contemplation. 
C'est  la  pente  presque  obligée  sur  laquelle  s'engagent  les  âmes 
des  meilleurs,  quand  des  codes  précis  ne  les  attachent  pas  à  des 
offices  plus  humbles.  Si  Grégoire  de  Naziance  n'a  pas  été  un 
mystique,  c'est  que  les  devoirs  qui  ont  pesé  sur  lui  d'un  poids 
si  lourd  ont  incliné  violemment  son  esprit  dans  un  autre  sens, 
et  l'ont  poursuivi,  parle  souvenir,  jusque  dans  la  retraite.  Mais 
les  poésies  dont,  évêque  démissionnaire,  il  emplit  et  console  ses 


LES   PERES  GRECS.  373 

loisirs,  ont  été  appelées  avec  justesse  des  méditations  reli- 
,  gieuses  (1).  Les  poésies  de  saint  Ambroise  sont  faites  pour  être 
chantées  par  une  foule  assemblée,  celles  de  Grégoire  de  Naziance 
sont  les  mélancoliques  rêveries  d'un  solitaire.  Cette  différence 
n'est  pas  seulement  la  différence  de  deux  esprits  individuels; 
elle  accuse,  en  la  portant  à  Textrême,  la  différence  de  deux 
génies,  celui  de  l'Occident  et  celui  de  l'Orient,  Grégoire  de 
Naziance  est  un  poète  philosophe  que  tourmente,  malgré  sa  foi, 
le  problème  de  notre  destinée,  tourment  de  métaphysicien, 
tourment  pendant  longtemps  inconnu  aux  esprits  à  la  fois  plus 
bornés  et  plus  fermes  de  l'Occident  :  «  Dans  le  tourbillon  de 
mon  cœur  agité,  je  laissais  échapper  ces  mots  qui  se  combattent  : 
Qu'ai-je  été?  que  suis-je?  que  deviendrai-je?  Je  l'ignore.  Un 
plus  sage  que  moi  ne  le  sait  pas  mieux.  Enveloppé  de  nuages, 
j'erre  çà  et  là,  n'ayant  rien,  pas  môme  le  rêve  de  ce  que  je 
désire;  car  nous  sommes  déchus  et  égarés  tant  que  le  nuage  des 
sens  est  appesanti  sur  nous  ;  et  celui-là  paraît  plus  sage  que 
moi  qui  est  le  plus  trompé  par  le  mensonge  de  son  cœur.  Je 
suis,  dites  quelle  chose  ;  car.  ce  que  j'étais  a  disparu,  et  main- 
tenant je  suis  autre  chose.  Que  serai-je  demain,  si  je  suis  encore  ? 
Rien  de  durable.  Je  passe  et  me  précipite  tel  que  le  cours  d'un 
fleuve.  Dis-moi  ce  que  je  te  parais  être  le  plus  et,  t'arrêtant  ici, 
regarde  avant  que  j'échappe.  On  ne  repasse  pas  les  mêmes  flots 
qu'on  a  passés,  on  ne  revoit  pas  le  même  homme  qu'on  a 
vu  (2).  » 

Cette  note  attristée  est  la  note  nouvelle  que  Grégoire  de 
Naziance  a  apportée  dans  la  poésie.  Surtout  si  l'on  pense  aux 
causes  de  sa  tristesse,  ce  poète  du  iv"  siècle  nous  semble  pres- 
que un  contemporain.  —  Mais  enfin  il  découvre  en  Dieu  un 
refuge,  et  regrette  ses  angoisses,  non  sans  un  remords  de  les 
avoir  éprouvées  :  «  Heureux  qui  mène  une  vie  solitaire,  et  qui, 

(i)  Vii.LKMAiN,  Tableau  de  Véloqucnce  chrétienne  au  iv"  siècle,  p.  139. 
(2)  Traduit  par  Villemain,  loc.  cit.,  p.  139-140. 


374  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAliNT   AMHROISE. 

loin  des  hommes  attachés  à  la  terre  que  foulent  leurs  pas, 
élève  à  Dieu  son  âme  !  Heureux  encore  qui,  mêlé  à  la  multitude, 
ne  se  laisse  pas  ravir  au  même  tourbillon  qu'elle,  mais  donne  à 
Dieu  tout  son  cœur  !  Heureux  qui,  au  prix  de  tous  ses  biens  aban- 
donnés, acquiert  Jésus-Christ,  et  porte  haut  la  Croix,  son  seul  hé- 
ritage (1)  !  »  El  son  chant  de  triomphe  continue  ainsi,  résumant 
toutes  les  aspirations  de  cette  belle  âme  qui  a  trouvé  dans  les 
austérités  la  guérison  des  blessures  que  la  vie  lui  avait  faites. 

D'une  grâce  plus  mystique  encore  sont  les  chants  de  Synésius 
sur  le  même  thème.  «  Heureux  qui,  fuyant  les  cris  voraces  de 
la  matière  et  s'échappant  d'ici-bas,  monte  vers  Dieu  d'une  course 
rapide  !  Heureux  qui,  libre  des  travaux  et  des  peines  de  la  terre, 
s'élançant  sur  les  routes  de  l'âme,  a  vu  les  profondeurs  divines  ! 
C'est  un  grand  effort  de  soulever  son  âme  sur  l'aile  des  céles- 
tes désirs.  Soutiens  cet  effort  par  l'ardeur  qui  te  porte  aux  cho- 
ses intellectuelles.  Le  Père  céleste  se  montrera  de  plus  près  à 
toi,  te  tendant  la  main.  Un  rayon  précurseur  brillera  sur  la 
route  et  t'ouvrira  l'horizon  idéal,  source  de  la  beauté.  Courage, 
ô  mon  âme!  Abreuve-toi  dans  les  sources  éternelles,  monte 
par  la  prière  ver&  le  Créateur  et  ne  tarde  pas  à  quitter  la  terre. 
Bientôt,  te  mêlant  au  Père  céleste,  tu  seras  Dieu  dans  Dieu  lui- 
même  (2).  »  Ce  rêve  d'extase  représente  pour  les  contemplatifs 
la  tentation.  Ces  dernières  paroles  d'un  évêque,  si  elles  n'étaient 
en  vers,  seraient  hérétiques. 

Une  autre  conséquence  de  la  recherche  individuelle  de  la 
perfection  est  l'ascétisme.  Nous  sommes  à  une  époque  où  le 
désert  se  peuple.  Ce  sont  des  solitaires  d'abord,  puis  de  vérita- 
bles associations,  des  associations  de  solitaires.  Le  terme  de 
monastère  enferme  ces  deux  idées  contradictoires.  L'ascétisme 
recrute  l'élite  de  la  société  chrétienne,  «  comme  dans  les  siècles 
précédents  le  christianisme  avait  recruté  l'élite  de  la  société 

(1)  Traduit  par  Viu.EMAiN,  loc.  cit.,  p.  143. 

(2)  Traduit  par  Villkmain,  toc.  cit.,  p.  223. 


1 


LES  PÈRES  GRECS.  375 

païenne  (1).  »  Ce  fut  une  religion  dans  la  religion.  Les  uns  ne 
font  qu'y  tremper  leurs  âmes  pour  retourner  à  la  vie  active. 
Tels  saint  Jean  Chrysostome  et  saint  Basile.  Pour  d'autres 
l'ascétisme  ne  fut  pas  seulement  une  discipline,  mais  la  forme 
définitive  de  leur  vie.  Et,  entre  ces  âmes  exaltées  par  une  solitude 
prolongée,  par  tontes  les  mortifications,  sans  relations  avec  le 
monde,  sans  vie  physique,  les  moins  résistantes  offrirent  à  cette 
extase  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  comme  un  terrain  pré- 
paré. «  De  cette  rude  école  du  désert,  dit  M.  Yillemain,  il  sor- 
tait des  grands  hommes  et  des  fous.  » 

Par  ses  excès  même  l'ascétisme  grec  nous  fait  penser  à  l'ascé- 
tisme oriental,  qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  entre  eux  un  lien 
de  parenté  historique.  L'Occident  eut  aussi  ses  couvents  et  ses 
moines.  Mais  rien  ne  marque  mieux  la  différence  de  deux 
races  que  les  caractères  différents  qu'y  revêt  une  même  insti- 
tution. Non  seulement  TOccident  ne  mit  pas  son  idéal  dans  la 
vraie  solitude,  dans  la  vie  des  ces  anachorètes  cloîtrés  (2)  dont 
Chrysostome  lui-même  se  refuse  à  louer  l'inutile  vertu  et  qui, 
pour  ne  garder  aucune  communication  avec  les  vivants,  rece- 
vaient par  une  lucarne  leur  nourriture.  Mais  la  vie  monastique 
n'y  eut  pas  d'ordinaire,  et  en  particulier  dans  les  ordres  d'hommes, 
le  caractère  individualiste  qu'elle  garda  en  Orient.  Ici  on  ne  la 
pratique  que  pour  la  perfection  personnelle,  ou  même  pour  les 
jouissances  d'ordre  mystique  qu'elle  procure.  Là,  outre  ces 
raisons,  on  a  en  vue  la  défense  et  les  progrès  de  l'Eglise  (3).  C'est 
une  œuvre  collective  que  l'on  accomplit.  Les  ordres  deviennent 
des  milices.  Aussi,  tandis  que  le  monachisme  oriental  eut  une 
courte  destinée,  et  s'éteignit  obscurément,  après  avoir  donné 
asile  à  l'esprit  de  subtilité  et  de  chicane  théologique,  les  moi- 
nes d'Occident  furent  à  la  fois  les  gardiens  des  traditions  dans 

(1)  Plech,  Saint  Jean  Chrysoxtome,  p.  250. 

(2)  Movayo;  i^z-i^Xins^iv/ô;. 

(3)  Cf.  ZiEGLER,  loc.  cit.,  p.  209. 


376  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT   AMBROISE. 

l'universel  bouleversement,  et  les  pionniers  de  la  civilisation 
chrétienne  :  «  La  vie  monastique,  remarque  Montalembert,  se 
fonde  en  Orient  comme  TEglise  ;  mais,  comme  l'Eglise  aussi, 
elle  n'acquiert  sa  véritable  force  qu'en  Occident  (4)  ». 

Le  même  homme  initia  le  monde  romain  à  la  vie  monastique, 
après  en  avoir  été  comme  le  législateur  pour  le  monde  grec  : 
ce  fut  Athanase.  La  persécution  qui  deux  fois  le  contraignit  de 
fuir  en  Thébaïde,  et  qui  trois  fois  l'exila  à  Rome,  fit  de  lui  le  mes- 
sager des  Pères  du  désert  auprès  de  leurs  lointains  imitateurs. 
Ce  rôle  joué  par  Athanase  marque  aussi  le  lien  qui  unit  le  mona- 
chisme  naissant  à  la  lutte  contre  l'arianisme.  Disons  enfin 
combien  il  est  intéressant  de  voir  le  grand  évêque  d'Alexandrie, 
moine  avec  les  moines,  passant  de  la  lutte  à  la  retraite,  et  de 
la  retraite  à  la  lutte,  premier  exemple  de  cette  association  des 
vertus  actives  et  des  vertus  contemplatives  qui  sera,  comme 
nous  l'avons  dit  à  propos  de  saint  Ambroise,  un  des  traits  dis- 
tinctifs  de  l'épiscopat  chrétien.  Athanase  fut  à  la  fois  un  théo- 
logien et  un  ascète,  réunissant  en  lui  les  deux  grands  caractères 
de  l'Église  grecque.  C'est  sa  Vie  d'Ajitoine  qui  fut  comme  l'évan- 
gile du  monachisme.  Cet  écrit,  selon  l'expression  de  saint 
Grégoire  de  Naziance,  apportait  une  règle  sous  forme  de 
récit  (2).  C'était  un  code  en  action.  Il  est  de  ceux  sur  lesquels 
nous  voulons  nous  arrêter. 

Nous  y  voyons  la  vie  monastique,  sous  l'influence  d'Antoine, 
prendre  sa  véritable  forme.  Dans  le  principe  les  anachorètes  se 
contentaient  de  mener  une  vie  retirée  aux  environs  des  villes. 
Antoine  les  entraîna  à  sa  suite  au  désert.  Puis,  les  groupant 
autour  de  lui,  il  fonda  ces  cités  de  moines,  asiles  de  piété  et  de 
justice,  qu'Athanase  salue  en  ces  termes  :  «  Quam  pulchrae 
domus  tuae,  Jacob,  et  tabernacula  tua,  Israël  (3)  !  »  Là  Antoine, 

(1)  Montalembert,  Les  moines  d'Occident,  t.  I,  p.  139. 

(2)  S.  Grég.  Nazianc,  Orat.  27  in  Inud.  S.  Athan. 

(3)  Saint  Athanase,  Vie  de  saint  Antoine,  44. 


LES  PÈRES  GRECS.  377 

pendant  près  d'un  siècle  (car  il  ne  meurt  qu'à  cent  cinq  ans), 
donne  l'exemple  de  toutes  les  mortifications  et  de  toutes  les 
vertus.  11  cl  un  cilice  sur  le  corps  (1).  Prendre  un  peu  de  repos, 
prendre  quelques  aliments  lui  semble  une  faiblesse  dont  il 
rougit  (2).  Ces  aliments  ne  sont  cependant  que  du  pain  et  de 
l'eau,  et  lui-même  laboure  le  champ  qui  le  nourrit  pour  n'être 
à  charge  à  personne  {'S\  II  lit  les  saints  auteurs  avec  une  atten- 
tion si  pieuse  que  sa  mémoire  n'en  perd  rien  et  bientôt  lui  ser- 
vira de  livre  (4).  Il  cherche  partout  dans  sa  modestie  des 
leçons  à  s'appliquer.  De  celui-ci  il  imite  la  douceur,  de  celui-là 
la  persévérance,  d'un  troisième  il  apprend  à  veiller,  d'un  qua- 
trième à  coucher  sur  la  dure  (5),  faisant  en  lui-même  comme 
une  collection  des  vertus  ascétiques.  11  vit  de  la  pensée  de  la 
mort,  veillant  sur  son  âme  comme  s'il  devait  à  chaque  instant 
la  présenter  au  Seigneur,  s'endormant  comme  s'il  ne  devait  pas 
se  réveiller  (6).  Quelque  suggestion  se  présente-t-elle  à  son 
esprit  dont  il  ait  à  se  défendre,  il  se  met  à  écrire  comme  pour  la 
raconter,  sûr  d'arrêter  en  route,  par  la  seule  idée  de  cette 
publicité  qu'elles  redoutent,  les  imaginations  lascives  et  les 
mauvaises  pensées  (7).  Le  démon  use  contre  lui  de  tous  les 
stratagèmes,  et  la  partie  du  récit  d'Athanase  où  sont  rapportées 
les  tentations  qui  l'assaillirent  est  celle  qui  frappa  le  plus  vive- 
ment l'imagination  de  ses  contemporains.  Elle  la  frappa  au  point 
de  donner  naissance  à  une  légende.  Après  les  tentations  vin- 
rent les  miracles.  Et  la  gloire  d'Antoine  est  telle  que  les  empe- 
reurs lui  écrivent  (8).  Il  est  pour  l'orthodoxie,  dans  les  grandes 

(1)  Saint  Atiianase,  Vie  de  saint  Antoine,  47. 

(2)  Id.,  4a. 

(3)  Id.,  50. 

(4)  Id.,  3. 

(5)  Id.,  4. 
;6)  Id.,  19. 
(1)  ld.,'io. 
(8)  Id.,  81. 


378  LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT   AMI3R0ISE. 

luttes  qu'elle  eut  à  soutenir,  un  auxiliaire  d'autant  plus  pré- 
cieux qu'il  est  en  dehors  de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  et  qu'il 
semble  apporter  dans  les  disputes  des  hommes  la  voix  deDieu(l). 
Mais  le  martyre,  au-devant  duquel  il  venait,  se  refuse  à  lui  et  il 
retourne  au  désert  comme  à  son  élément,  ainsi  qu'il  le  dit  lui- 
même  (2).  —  11  a  créé  un  type  dont  les  imitateurs  seront  légion, 
et  son  influence  sur  la  morale  chrétienne  sera  la  plus  grande 
après  celle  du  Christ.  Mais  tandis  que  l'influence  du  Christ  dure 
encore,  l'idéal  ascétique  n'existe  dans  la  conscience  actuelle  qu'à 
titre  d'exception,  ainsi  qu'il  exista  toujours,  ou  comme  un  phé-. 
nomène  d'atavisme  moral. 

Les  règles  de  saint  Basile,  non  pas  celles  dont  nous  avons 
déjà  parlé  et  qui  s'adressaient  à  tous  les  chrétiens,  mais  celles 
qu'il  formula  pour  les  moines,    témoignent  d'une  organisation 
déjà  avancée  de  la  vie  monastique.  On  avait  posé  à  saint  Basile 
une  série  de  questions,  problèmes  de  conscience  religieuse  ou  de 
discipline;  les   réponses   qu'il  y   lit  devinrent  un   règlement 
accepté  dans  tout  l'Orient.    Des   vœux   formels   consacrant  et 
consolidant  les  vocations,    le  renoncement   à  toute  propriété 
personnelle,  la  conciliation  de  la  vie  solitaire   et  de  la  vie  en 
commun,  du  jeûne  et  du  travail,  et  enlin  l'obligation  de  l'obéis- 
sance sur  laquelle  on  n'avait  jamais  encore  autant  insisté,  telles 
sont  les  nouveautés  morales  de  ce  règlement.  —  D'autres  ques- 
tions viennent  ensuite  et  d'autres  réponses  plus  brèves  que  les 
premières,  mais  au  nombre  de  deux  cent  quatre-vingt-six  ou  de 
trois  cent  treize,  selon  les  manuscrits,  sorte  de  très-long  ap- 
pendice au  précédent  recueil.  Cet  appendice  constitue,  à  vrai 
dire,  le   premier   traité   de  casuistique  que  nous  possédions. 
Citons,  pour  en  marquer  l'esprit,  quelques  unes  des  questions 
posées. 

«  Comment  il  faut  entendre  ce  conseil  :  Ne  vous  inquiétez  pas 

(1)  Saint  Atiianase,  Vie  de  saint  Antoine,  46. 

(2)  Il  se  compare  au  poisson  qui  ne  peut  vivre  hors  de  l'eau. 


LES   PÈRES  GRECS.  379 

du  lendemain  (1).  —  Est-il  permis  de  mentir,  quelque  utilité 
que  puisse  avoir  un  mensonge  (2)  ?  —  Faut-il  appeler  menteur 
celui  qui,  ayant  un  dessein,  ne  l'a  pas  mis  à  exécution  (3)?  »  Les 
cas  suivants  feraient  à  bon  droit  partie  du  questionnaire  d'un 
directeur  :  «  Faut-il  adresser  les  mômes  reproches  au  religieux 
qui  a  failli  et  au  premier  pécheur  venu  (4)?  —  (Comment  s'y 
prendre  avec  celui  qui,  méritant  sur  tous  les  autres  points, 
pèche  cependant  d'un  certain  côté  (5),  »  Mais  c'est  d'une 
casuistique  d'un  genre  particulier,  c'est  de  la  direction  non 
plus  d'un  homme,  mais  d'une  communauté,  qu'il  s'agit  le 
plus  souvent:  «  Celui  qui  laisse  pécher  son  voisin,  quand  il  eût 
pu  se  mettre  en  travers,  a-t-il  péché  lui-même  (6j  ?  —  Si  vous 
soupçonnez  un  frère  d'un  péché  dont  il  n'a  pas  encore  été  con- 
vaincu, convient-il  de  le  surveiller  pour  le  prendre  en  faute  (7)? 

—  Quand  un  défaut  persiste  et  que  le  coupable  ne  fait  que 
s'irriter  des  reproches,  ne  vaut-il  pas  mieux  se  séparer  de  lui  (8)  ?  » 

—  Il  y  a  des  difficultés  propres  à  ceux  qui  commandent  :  Peu- 
vent-ils garder  la  simplicité  d'âme  qu'exige  cette  parole  :  «  Si 
vous  ne  devenez  comme  de  petits  enfants,  vous  n'entrerez  pas 
dans  le  royaume  des  cieux  (9)  »?  — «  Si,  à  la  suite  d'un  sermon, 
vous  obtenez  quelque  joie  du  succès  obtenu,  faut-il  l'attribuer 
au  sentiment  du  bien  que  vous  avez  fait  ou  à  un  mouvement 
d'orgueil  (10)?  »  D'autres  questions  ont  un  caractère  tout  ascé- 
tique :  «  S'il  est  permis  de  rire  (11).  —  Comment  on  vient  à  bout 

(1)  Saint  Basile,  Regulse  concisius  disputatx,  272. 

(2)  Id.,  76. 

(3)  Id.,  59. 

(4)  Id..  82. 

(5)  /d.,83. 

(6)  M.,  46. 

(7)  Id.,  19. 

(8)  Id.,  57. 
(9)id.,  il3. 

{iO)  Id.,  185. 
(H)  /d.,31. 


380  LES  CONTEMPORAINS  DE   SAINT   AMI3R0ISE. 

d"im  besoin  excessif  de  sommeil  (1).  —  Quelle  peine  mérite 
celui  qui,  réveillé  pour  la  prière,  laisse  voir  sa  mauvaise  humeur 
ou  sa  colère  (2)  ?  —  Comment  faire  pour  ne  ressentir  aucune 
volupté  en  mangeant  (3).  »  Mais  saint  Basile  ajoute  ces  restric- 
tions inspirées  par  son  ordinaire  modération  et  par  une  science 
déjà  profonde  de  la  direction  :  «  De  la  mesure  à  garder  dans  le 
jeûne  (4).  — Est-ce  une  bonne  action  que  de  se  priver  en  dehors 
de  la  règle,  et  de  sa  propre  initiative,  de  tel  ou  tel  aliment  (5)?  » 

Un  alinéa  sur  la  colère  (6)  nous  rappelle  un  passage  analogue 
du  traité  Des  Devoirs,  de  saint  Ambroise.  D'autres  textes  sur  les 
droits  et  les  devoirs  des  abbés,  sur  le  voisinage  des  couvents 
d'hommes  et  de  femmes,  sur  la  confession  (7),  ont  un  intérêt 
surtout  historique.  Tous  contribuent  à  nous  prouver  deux  choses  : 
les  extraordinaires  progrès  de  la  vie  monastique  et  l'orientation 
delà  pensée  de  saintBasile  vers  les  problèmes  particuliers  qu'elle 
soulève.  Et  nous  n'avons  pas  parlé  des  Constitutions  monastiques 
du  même  auteur  et  d'autres  écrits  dictés  par  des  préoccupations 
analogues.  La  morale  chrétienne  ne  trouve  qu'en  Occident  sa 
forme  sociale  et  laïque,  pour  ainsi  dire.  Mais  l'institution  mo- 
nastique, qui  n'a  pas  dit  sans  doute  son  dernier  mot,  n'en  est  pas 
moins  venue  d'Orient  avec  une  morale  propre  et  déjà  constituée. 

Saint  Basile,  au  retour  d'un  pèlerinage  en  Egypte  et  en  Pales- 
tine, tout  plein  des  exemples  de  l'ascétisme  qu'il  y  était  allé 
chercher,  s'était  choisi  à  lui-même,  dans  sa  patrie,  une  Thébaïde, 
riante  Thébaïde,  comme  dit  M.  Yillemain,  et  qu'il  décrivait  ainsi 
dans  une  lettre  à  Grégoire  de  Naziance  :  «•  Dieu  m'a  fait  trouver 

(1)  Saint  Basile,  Regulœ  concisius  disputatœ,  32. 

(2)  Id.,  44. 
(3)Jd.,126. 

(4)  Id.,  130. 

(5)  Id.,  137. 

(6)  M.,  244. 

(7)  Id.,  110.  <'  Convient-il,  quand  unesœur  se  confesse  à  un  prêtre,  qu'une 
sœur  plus  âgée  assiste  à  la  confession  ?  » 


LES   PERES  GRECS.  381 

un  asile  conforme  à  mes  goûts...  C'est  une  haute  montagne  en- 
veloppée d'une  épaisse  forêt,  arrosée  du  côté  du  Nord  par  des 
sources  fraîches  et  limpides.  Au  pied  s'étend  une  plaine  inces- 
samment fertilisée  par  les  eaux  qui  tombent  des  hauteurs;  la 
forêt  qui  jette  à  l'entour  ses  arbres  de  toutes  espèces,  et  plantés 
au  hasard,  lui  sert  pour  ainsi  dire  de  mur  et  de  défense.  L'île  de 
Calypso  serait  peu  de  chose  auprès,  quoique  Homère  l'ait  admirée 
plus  que  toutes  les  autres  pour  sa  beauté...  Pardonnez-moi  donc 
de  fuir  vers  cet  asile.  Alcméon  lui-même  s'arrêta  quand  il  eût 
rencontré  les  îles  Echinades  (1)  ».  —  Voilà  un  ascétisme  bien 
différent  de  celui  d'Antoine,  et  nous  trouvons  dans  ce  passage 
l'indication  de  quelques  traits  sans  lesquels  nous  n'aurions  donné 
qu'une  fausse  idée  des  Pères  de  l'Eglise  grecque.  La  plupart  ont 
conservé  dans  leur  foi  nouvelle  quelque  chose  de  ces  deux  reli- 
gions de  la  Grèce  antique,  la  religion  de  la  nature  et  la  religion 
de  la  beauté.  Dans  un  traité  Contre  les  adversaires  de  la  vie 
monastique,  Chrysostome  fait  valoir  en  faveur  de  cette  vie  les 
charmes  de  la  campagne  qu'elle  met  à  même  de  mieux  goûter. 
Grégoire  de  iNaziance  prélude  à  une  méditation  que  nous  avons 
déjà  citée  par  les  plus  exquises  descriptions,  donnant  à  sa  rêve- 
rie philosophique  un  cadre  champêtre  :  «  Les  brises  de  l'air 
mêlées  à  la  voix  des  oiseaux  versaient  un  doux  sommeil  du 
haut  de  la  cime  des  arbres  oii  ils  chantaient  réjouis  par  la  lu- 
mière. Les  cigales  cachées  sous  l'herbe  faisaient  résonner  tout 
le  bois;  une  eau  limpide  baignait  mes  pieds,  s'écoulant  douce- 
ment à  travers  le  bois  rafraîchi.  »  De  même,  un  vif  sentiment 
de  l'harmonie  des  choses  créées  inspire  plusieurs  passages  de 
V Hexaméron  de  saint  Basile,  qui  servira,  avec  celui  d'Origène, 
de  modèle  à  saint  Ambroise  (2).  Ici  saint  Basile  n'est  pas  seule- 
ment le  précurseur  de  saint  Ambroise,  mais  celui  de  Fénelon 
et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre. 

(1)  Traduit  par  ViLLKMAiN,  loc.  cit.,  p.  118-119. 

(2)  Voir  notamment  3*=  Homélie,  10,  et  4"=  Homélie,  6. 


382 


LES  CONTEMPORAINS   DE   SAINT   ÂMBROISE. 


Mais,  entre  toutes  les  formes  de  la  beauté,  c'est  à  la  beauté 
littéraire  que  les  Pères  grecs  sont  restés  le  plus  sensibles. 
Les  peuples  auxquels  ils  s'adressaient  leur  faisaient  de  l'élo- 
quence une  nécessité  et  un  devoir.  Ils  ne  furent  donc  pas 
éloquents  seulement  par  la  force  de  leur  pensée  et  de  leur  con- 
viction, et  comme  malgré  eux;  ils  le  furent  avec  préméditation; 
ils  furent  des  artistes  ;  —  sauf  à  regretter  ensuite  que  certains 
de  leurs  succès  ne  soient  que  des  succès  oratoires.  Ghry- 
sostome  se  plaint  en  effet  que  la  foule  vienne  plus  empressée 
à  ses  discours  qu'aux  prières.  Déjà  on  préférait  aux  offices  le 
sermon  du  prédicateur  à  la  mode.  Ainsi  l'excès  d'éloquence 
constitue  un  danger  et  comme  une  concurrence  pour  la  cause 
môme  que  cette  éloquence  doit  défendre.  La  sœur  de  saint 
Basile,  au  rapport  de  Grégoire  de  Nysse,  le  trouvait  dans  sa 
jeunesse  gontlé  outre  mesure  de  l'orgueil  que  donne  le  savoir 
et  d'une  sorte  de  morgue  littéraire  (1  ).  Grégoire  de  Naziance  enfin 
fait  cette  remarque,  oii  se  sent  presque  une  âme  d'homme  de 
lettres,  que  la  rivalité  de  talent,  «  ce  qui  brouille  le  mieux  les 
hommes,  »  ne  réussit  pas  à  altérer  ses  relations  avec  saint 
Basile?  Et  il  ajoute,  quelques  lignes  plus  loin,  qu'ils  suivaient 
côte  à  côte  deux  chemins  toujours  les  mômes,  l'un  qui  conduit 
à  l'Église,  l'autre  qui  conduit  à  l'école  (2). 

C'est  l'esprit  logique  de  l'Occident  qui  s'avisa  d'une  contra- 
diction entre  ces  deux  directions  d'esprit  et  comme  ces  deux 
cultes.  Les  Pères  grecs  furent  pour  la  plupart  rhéteurs  avant 
d'être  évoques,  et,  si  l'on  excepte  Athanase,  on  peut  dire 
d'eux  que,  devenus  évoques,  ils  restèrent  rhéteurs,  en  laissant 
à  ce  terme  le  sens  respecté  qu'il  avait  alors.  Saint  Grégoire 
de  Naziance  distingue  nettement  deux  sciences,  mais  dont 
l'une  ne  supprime  pas  l'autre  :  «  Le  premier  des  biens,  c'est  la 
science,   et  je   n'entends  pas  seulement  la   nôtre,   cette  noble 

(1)  S.  Grec.  Nyss.,  Vita  sanctx  Macrinx,  2. 

(2)  S.  Grec.  Nazianz.,  Orat.,  42. 


LES  PERES  GRECS.  383 

science  qui  dédaigne  les  ornements  et  la  pompe  du  langage  pour 
ne  s'attacher  qu'au  salut  et  à  la  beauté  des  biens  spirituels;  je 
parle  aussi  de  la  science  profane  que  tant  de  chrétiens  bien 
aveugles  sans   doute  rejettent  comme   pleine   d'écueils    et  de 
dangers,  comme  éloignant  de  Dieu  (1)    ».  Saint  Ambroise  est, 
nous  nous  en  souvenons,  moins  respectueux  de  la  science  pro- 
fane. A  peine,  sous  l'influence  d'une  vocation   récente,    saint 
Basile  a-t-il  quelques  mouvements  de  dédain  pour  ses  anciennes 
éludes,  et  en  parle-t-il  avec  un  accent  qu'on  a   pu  comparer 
à  celui  d'un  autre  converti,  saint  Augustin  (2).  Bientôt  la  paix 
se  fait  dans  son  àme.  L'évèque  ne  rougit  pas  d'avoir  été  l'élève 
de  Libanius,  avec  lequel  il  garde  les  meilleures  relations;  mais 
il  s'en  souvient  et  tire  profit,  pour  ses  fonctions  nouvelles,  de  l'art 
qu'il  a  reçu  de  lui.  Un  de  ses  récents  biographes  a  relevé  toutes 
les  imitations  de  l'antiquité  dont  ses  œuvres  sont  pleines  (3).  Un 
traité  de  Plutarque  Sur  les  dettes  est  presque  tout  entier  trans- 
porté dans  une  de  ses  homélies.  En  imitant  à  son  tour  un  mo- 
raliste païen,  saint  Ambroise  eût  donc  pu,  s'il  en  eût  eu  besoin, 
s'autoriser  de  l'exemple  de  saint  Basile,  et  aucun  ne   lui  eût 
semblé  à  lui-même  plus  sûr  à  suivre.  Ajoutons  qu'à  la  différence 
de  saint  Ambroise,  saint  Basile  ne  se  croit  pas  tenu  de  déprécier 
le  modèle  qu'il  imite.  11  ne  fait  même   aucun  effort   pour   se 
distinguer   de    lui.   Il  s'en    distingue   pourtant  parce    que  son 
inspiration  est  double.  Il  est  aussi  nourri  de  la  Bible  que  des 
classiques.  Et  par  le  mélange  que  son  style  opère  de   ces  deux 
sources  d'idées  et   d'images,  il   renouvelle    la  langue  grecque 
et  fonde  une   tradition  littéraire  qui    survivra   à   cette  langue 
même. 

11  fit  plus  ;  il  joignit  le  précepte  à  l'exemple,  et  démontra  l'uti- 
lité de  la  lecture  des  auteurs  profanes  pour  la  jeunesse  chré- 

(1)  S.  Grkg.  Nazianz.,  Op.,  t.  I,  p.  323  et  324. 

(2)  Voir  FiALON,  Saint  Basile,  p.  23. 

(3)  FiALON,  loc.  cit.,  p.  185  et  seq. 


384  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

tienne  (1).  Saint  Jérôme  écrivit  quelque  chose  de  semblable, 
mais  après  quelle  lutte  intérieure!  Chez  saint  Basile,  cela  n'a 
même  pas  lair  d'une  audace.  Nous  achèverons,  par  l'analyse  de 
ce  petit  écrit,  ce  que  nous  avons  à  dire  des  Pères  grecs.  Il  nous 
semble  qu'il  ajoute  un  Irait  bien  significatif  à  leur  physionomie. 
Théologiens  et  ascètes,  disions-nous  d'eux  tout  à  l'heure;  il  faut 
ajouter  maintenant:  et  humanistes.  Non  que,  pour  saint  Basile, 
tout  soit  à  prendre  dans  l'antiquité.  Le  lecteur  chrétien  ressem- 
blera à  l'abeille  qui  choisit  ses  fleurs  et  ne  prend  que  le  suc  dans 
les  fleurs  qu'elle  a  choisies.  S'il  agit  avec  ce  discernement,  il 
trouvera  dans  le  commerce  des  anciens  non  seulement  un  charme , 
mais  un  profit.  Et  saint  Basile  nous  cite  les  leçons  de  vertu  que 
les  poèmes  d'Homère  donnent  à  ceux  qui  savent  les  lire.  Entre 
la   sagesse   profane  et  la  sagesse   chrétienne  saint    Basile   va 
jusqu'à  atténuer  les  différences,  et  trouve  dans  la  conduite  des 
sages  antiques  l'équivalent  de  cesmaxines  :  qu'à  celui  qui  nous 
a  frappé  sur  une  joue  il  faut  tendre  l'autre,  et  qu'il  faut  prier 
pour  ceux  qui  nous  font  du  mal,  en  quoi  il  fait  à  l'antiquité  la 
part  plutôt  trop  belle.  En  nous  mettant  à  l'école  des  païens  nous 
ne  faisons  d'ailleurs  que  suivre  l'exemple  de  Moïse,  qui  se  fit 
l'élève  des  Égyptiens  (2).  Ainsi  apparaît  cette  idée  qu'une  civi- 
lisation naît  d'une  autre  et  que  la  raison  humaine  se  continue 
et  se  transmet.  Quelque   distance  qu'il  y  ait  entre  la  science 
profane  et  la  science  divine,  la  première  sert  à  la  seconde  de 
complément  et  d'ornement.  Elle  lui  est  ce  que  le  feuillage  est 
au  fruit,  et  l'étude  de  cette  science  profane  est  à  l'élude  de  la 
science  divine  un  utile  prélude.  Ainsi  les  teinturiers  font  subir 
certaines  préparations  à  l'étoffe  qui  doit  recevoir  la  teinture. 
Saint  Basile  dit  encore  qu'il  nous  faut  exercer  la  vue  de  notre 
âme  comme  sur  des  ombres  et  des  miroirs  avant  d'oser  regarder 
en  face  la  vérité. 

(1)  Saint  13asile,  De  la  lecture  des  auteurs  profanes. 

(2)  Saint  Jérôme   emploie  le  même   argument.    Voir  dans  notre  cha- 


LES  PÈRES  GRECS.  385 

Qu'eût  pensé  Tertullien  de  ces  ingénieux  raisonnements? —  Ce 
qu'il  faut  répondre,  c'est  que  nous  ne  sommes  pas  seulement 
dans  un  autre  temps,  mais  dans  un  autre  pays  que  celui  qui  a 
produit  Tertullien. 


II 


Saint  Jérôme  :  le  monachisme. 

Mais  c'est  surtout  à  des  Pères  latins  qu'il  faut  comparer 
saint  Ambroise,  à  saint  Jérôme  qui  est  exactement  son  contem- 
porain, à  saint  Augustin  qui  est  son  fils  spirituel  ;  il  nous 
apparaîtra  mieux  alors  comme  le  plus  classique  de  tous  par  les 
idées,  par  les  intluencos  subies  et  exercées. 

De  quelque  côté  que  l'on  prenne  l'histoire  de  la  littérature 
chrétienne,  on  rencontre  saint  Jérôme,  et  déjà  il  a  eu  sa  place 
obligée  dans  ce  livre.  Il  est  l'auteur  de  la  Vulgate,  l'éditeur  des 
quatre  Evangiles  et  des  Psaumes,  le  traducteur  et  le  continuateur 
d'Eusèbe.  Ce  n'est  pas  seulement  l'histoire,  mais  l'histoire  litté- 
raire qu'il  a  fondée  dans  le  christianisme  avec  son  De  Viris.  Il 
a  introduit  dans  la  littérature  latine  un  genre  destiné  à  un  grand 
avenir  :  les  Vies  des  saints.  Il  a  écrit  des  lettres  dont  quelques 
unes  sont  de  vrais  traités.  Il  a  été  mêlé  à  toutes  les  polémiques 
religieuses  contre  les  origénistes  et  contre  les  pélagiens.  Mais 
nous  voulons  nous  borner  à  étudier  son  rôle  dans  l'histoire  de 
la  morale  chrétienne  et  à  noter  les  éléments  de  cette  morale, 
nous  ne  disons  pas  qui  viennent  de  lui  seul,  mais  que  son  nom 
représente.  Saint  Jérôme  n'est  pas,  comme  saint  Ambroise, 
préfet,  puis  évêque,  et  toujours  homme  d'Etat.  Ce  n'est  qu'un 
moine  doublé  d'un  homme  de  lettres.  Mais  ce  moine  fut  près 

pitre  IV  le  développement  inlilulé:  Saint  Jérôme  et  saint  Atujitstin  disciples  de 
Cicéron. 

Univehsité  DR  Lyon.  —  VIH.  A.  2o 


386  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

des  femmes  Tapôtre  de  la  vie  monastique.  Saint  Ambroise  pro- 
tégea les  couvents,  mais  saint  Jérôme  les  créa.  Pendant  quarante 
ans,  à  Rome  d'abord,  puis  à  Bethléem,  il  exhorte,  instruit, 
gouverne  les  patriciennes  qu  il  a  enrôlées  dans  cette  milice  d'un 
nouveau  genre.  Ses  lettres  nous  les  font  connaître,  de  sorte  qu'il 
est  leur  historien  après  avoir  été  leur  général,  et  nous  raconte 
lui-même  les  vertus  qu'il  a  inspirées.  A  ce  double  titre  son  nom 
est  associé  aux  leurs,  et  à  cette  épidémie  de  vocations  qui  sévit 
à  la  iin  du  iv^  siècle  sur  les  plus  grandes  familles  de  Rome.  En 
entraînant  à  sa  suite  vers  la  Palestine,  vers  ces  contrées  qui 
étaient  à  la  fois  le  berceau  de  la  religion  chrétienne  et  de  la  vie 
monastique,  les  dames  romaines  ardentes  d'échapper  à  la  con- 
tagion de  mœurs  dissolues,  et  de  vivifier  leur  foi  par  la  vue 
des  lieux  saints,  saint  Jérôme  montra  un  chemin  qui  depuis  fut 
souvent  suivi.  On  peut  faire  dater  de  lui  ces  pèlerinages  de 
rOccident  vers  l'Orient  qui  devaient  aboutir  aux  croisades  (1). 
Par  là  encore  sa  part  est  grande  dans  l'histoire  religieuse. 

En  même  temps  l'action  toute-puissante  qu'il  exerça  sur  ses 
pénitentes  est  le  commencement  d'une  tradition  plus  modeste, 
mais  qui  restera  l'une  des  curiosités  de  la  vie  morale  propre  au 
christianisme.  11  est  le  premier  de  ces  directeurs  de  consciences 
féminines  au  nombre  desquels  il  faut  inscrire  Bossuet  et  Fénelon. 
Entre  ces  deux  maîtres  de  la  direction  que  nous  venons  de 
nommer  et  saint  Jérôme  il  y  a  une  ressemblance.  Comme  eux 
il  eut  le  privilège  d'être  le  confident  des  âmes  les  plus  aristocra- 
tiques de  son  temps,  et  de  travailler  sur  une  matière  morale  de 
haute  qualité.  Mais  cette  ressemblance  est  la  seule.  Le  temps, 
le  milieu,  les  devoirs,  les  hommes  aussi,  tout  diffère.  Quelle  que 
soit  la  piété  des  grands  évêques  du  xvii''  siècle,  elle  n'a  pas  cet 
emportement  qui,  même  au  iv"  siècle,  distingue  saint  Jérôme  de 
ses    contemporains.    Ce  moine  qui  s'était   fait    recruteur   de 

(1)  Voir  MoNTALEMBERT,  Ics  Moiïies  d'Occidtnt,  1.  I,  p.  173. 


SAINT  JÉRÔME    :   LE  MONACHISME.  387 

moines  écrit  en  effet,  en  s'adressant  à  un  de  ses  amis  dont  les 
hésitations  l'irritent,  des  phrases  comme  celle-ci  où  est 
exprimé  un  sentiment  que  nous  avons  déjà  rencontré  chez  saint 
Ambroise,  mais  combien  plus  rudement  :  «  Si  ton  père  se 
couche  sur  le  seuil  de  ta  porte  pour  te  retenir,  passe  par-dessus 
ton  père  (1).  »  Et  il  ne  demande  pas  moins  aux  femmes  qu'aux 
hommes.  Il  ne  s'agit  pas  de  conversion  dans  le  sens  adouci  du 
mot,  mais  d'une  rupture  avec  le  monde,  d'un  renoncement  à 
toutes  les  douceurs  du  luxe,  à  toutes  les  vanités  de  la  jeunesse, 
de  la  beauté  et  de  la  naissance.  Ces  femmes  qui  supportaient 
mal  le  poids  d'une  robe  de  soie,  à  qui  un  rayon  de  soleil  faisaitl'elïet 
d'une  brûlure,  qui,  se  faisant  porter  en  litière  par  des  eunuques, 
se  plaignaient  encore  des  inégalités  du  sol,  il  s'agit  de  les  plier 
non  seulement  aux  plus  austères  devoirs,  mais  aux  soins  les 
plus  rebutants.  Saint  Jérôme  fait  d'elles  des  lampistes,  des 
balayeuses  et  des  cuisinières  (2).  Mais  peut-être  de  l'excès  même 
du  luxe  011  elles  vivaient  naissait-il  comme  un  attrait  vers  la 
mortification,  et  les  vices  d'une  société  en  décadence  consti- 
tuaient-ils pour  l'éclosion  des  vertus  ascétiques  un  milieu 
favorable. 

Le  goût  des  études  pieuses  avait  été  entre  saint  Jérôme  et  ses 
disciples  féminins  le  premier  lien  (3).  Marcella  fut  pour  lui  une 
véritable  collaboratrice.  Saint  Jérôme  dit  d'elle  qu'elle  était 
un  juge  autant  qu'un  disciple  (4),  et  que  les  questions  qu'elle 
posait  étaient  à  elles  seules  instructives  (5).  Lui-même  publia 
le  recueil  des  lettres  qu'il  lui  adressa  en  réponse  à  ces  questions, 
et  qui  sont  un  vrai  recueil  d'essais  critiques  et  polémiques. 
Mais  elle  n'est  pas  seulement  la  destinataire  de  lettres  écrites 

(1)  Saint  JtRÙME,  Ep.,  XIV,  2. 

(2)  W.,LXVI. 

(3)  Id.,  XLV,  2. 

(4)  Saint  Jérômf,  Prœf.  in  Episl.  Paul,  ad  Galat.  :  ...me  sentirem  non  Lam 
(liscipulani  habere  quani  judicem. 

(o)  Saint  .Jkrùme,  Ep.,  LIX,  1. 


388  LES  CONTEMPORAIiVS  DE  SAINT  AMBROISE. 

pour  le  public  autant  que  pour  elle  ;  car  nous  savons  par  saint 
Jérôme  qu'ils  discutaient  de  vive  voix,  quand  ce  n'était  pas  par 
écrit.  C'était  entre  elle  et  lui  un  commerce  continu  d'idées. 
Avec  elle  il  s'amuse  aux  dépens  d'adversaires  indignes  (1),  ou 
argumente  plus  gravement  contre  des  hérésies  comme  celles  de 
Montan  (2).  Il  va  jusqu'à  lui  traduire  de  l'Origène  pour  mettre 
certaines  controverses  mieux  à  sa  portée  (3).  Elle  est  la  confi- 
dente des  attaques  dont  il  est  l'objet  pour  oser  substituer  une 
version  exacte  du  Nouveau  Testament  à  des  traditions 
fautives  (4).  Elle  fut  elle-même  un  des  défenseurs  les  plus 
habiles  de  l'orthodoxie  contre  les  origénistes  (5).  Elle  n'est  pas 
la  seule  d'ailleurs  de  ces  femmes  savantes  du  iv'  siècle,  et  son 
émule  Paula  (6),  et  d'autres  moins  connues,  Principia  (7), 
Hedibia  (8),  et  Algésia  (9),  semblent  se  disputer  pieusement  les 
consultations  du  maître  commun.  Cette  correspondance  nous 
montre  un  saint  Jérôme  qui  ne  nous  occupera  guère,  mais  qui 
eût  manqué  à  l'exactitude  historique  de  l'étude  que  nous  en 
faisons,  un  saint  Jérôme  érudit  et  batailleur. 

Non  que  l'érudition  et  la  dispute  soient  le  tout  même  de  sa 
correspondance  avec  Marcella.  Si  les  travaux  communs  avaient 
été  entre  eux  le  premier  lien,  d'autres  étaient  nés.  La  direction 
morale  était  venue  après  la  direction  scientifique.  Une  seule  fois 
elle  refusa  de  le  suivre,  c'est  lorsqu'il  voulut  l'emmener  en 
Palestine  (10).  Mais  elle  avait  été  son  associée  pour  une  autre 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XL. 

(2)  W.,XLIetXLII. 

(3)  id.,  xxvm. 
(4j  jd.,  xxvm. 

(5)  Id.,  GXXVII. 

(6)  hl.,  XXX  et  XXXUl. 

(7)  M.,  LXV. 
.(8)  Id.,  CXX. 
(9)  Id.,  GXXI. 

(10)  Id.,  XLVl,  Pauhe  et  Eustochia-  ad  Marcellam. 


SAINT  JÉRÔME   :   LE  MONAGHISME.  389^ 

œuvre  que  la  critique  des  textes  ou  la  lutte  contre  Origène.  Unis- 
sant, comme  lui,  au  goût  de  la  science  le  goût  de  la  vie  monas- 
tique, elle  avait  créé  à  Rome  le  type  de  la  veuve  chrétienne, 
et  la  première  avait  transformé  sa  maison  de  campagne  en 
un  couvent. 

De  ces  couvents  saint  Jérôme  devait  être  le  rude  législateur. 
C'est  dans  une  lettre  à  une  fille  de  Paula,  à  Eustocliie,  qu'il 
s'étend  le  plus  longuement  sur  les  règles  de  cette  vie  nouvelle. 
Mais  d'autres  lettres  complètent  et  confirment  celle-là.  Ce  sont 
les  mêmes  recommandations  que  nous  avons   déjà  vues  chez 
saint  Ambroise,  mais  avec  quelque  chose  de  plus  âpre  et  de 
plus  emporté.    Point  de  vin  pour  les  vierges,  le  vin  est  un 
poison.  Contre  la  jeunesse  c'est  la  première  arme  dont  se  serve 
le  démon  (1).  Des  mets  simples,  une  vie  frugale;  non  qu'il  y 
ait  dans  les  estomacs  vides  quelque  chose  qui  en  soi  plaise  au 
Seigneur,  mais  parce  qu'ils  sont  une  sauvegarde  de  la  chasteté  (2). 
La  vierge  portera  des  vêtements  blancs  comme  symbole  de  sa 
pureté  (3).   Elle  se   relèvera  la  nuit  pour  prier  et  arrosera  son 
lit  de  ses  larmes  (4).  Elle  invoquera  Dieu  dans  la  tentation,  et 
saint  Jérôme  s'explique  en  des  termes  d'un  naturalisme  expressif 
sur  le  genre  de  tentations  qu'elle  aura  à  subir  (o).  La  virginité, 
voilà  le  bien  que  toutes  ces  vertus  et  toutes  ces  pratiques  ont 
pour  fin  de  défendre,  car  c'est  là  une  qualité  que  Dieu  lui-même 
ne  peut  rendre  à  qui  l'a  perdue  (6),  mais  qui  lui  est  une  offrande 
entre  toutes  agréable.  —  Saint  Jérôme  s'excuse,  comme  saint 
Ambroise,  de  détourner  du  mariage,  mais  encore  avec  plus  de 
désinvolture.  Il  lui  faut  des  mariages  pour  donner  naissance  à 
des    vierges.   De    même    il   faut   des  épines   pour    qu'il   y  ait 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XXIil,  3. 

(2)  J'/.,XX1I.  10,  11. 

(3)  ici.,  XXXIX,  1. 

(4)  Id.,  XXII,  18. 

(5)  Id.,  6. 
(6)/iL,5. 


390  LES  CONTEMPORAINS   DE   SAINT   AMBROISE. 

des  roses,  et  des  coquilles  pour  qu'il  y  ait  des  perles  (1).  Il  vaut 
mieux  pourtant,  dit-il  avec  dcVlain,  entrer  dans  le  lit  d'un 
homme,  et  suivre  le  chemin  battu  dans  la  plaine,  que  de  tomber 
plus  bas  pour  avoir  voulu  monter  plus  haut  (2).  Il  est  hanté  de 
cette  idée,  souvenir  de  ses  propres  tentations,  que  la  virginité 
est  dure  à  garder  et  que  c'est  par  la  force  que  l'on  entre  dans 
le  royaume  des  cieux  (3). 

Il  no  faut  pas  croire  d'ailleurs  que  la  fidélité  sur  ce  point  crée 
des  dispenses  pour  d'autres  devoirs,  et  des  absolutions  pour 
toutes  les  fautes.  La  virginité  du  corps  ne  suffit  pas  (4).  Et 
saint  Jérôme  est  sévère  pour  celles  qui  continuent  de  mener  la 
vie  à  laquelle  la  virginité  implique  que  l'on  renonce.  Il  faut 
cesser  toutes  relations  avec  les  personnes,  tout  contact  avec  les 
choses  que  Ion  condamne.  Que  va  faire  une  vierge  dans  la 
maison  des  nobles,  dans  la  cour  d'une  impératrice?  L'épouse  de 
Dieu  n'a  pas  à  s'incliner  devant  l'épouse  d'un  homme  (5).  On 
sent  à  ces  paroles  que  la  vie  cloîtrée  sera  la  forme  logique  et 
achevée  de  la  vie  religieuse.  Saint  Jérôme,  qui  ne  se  contente 
pas  de  demi-vocations,  donne  à  chaque  instant  à  choisir  entre 
le  monde  et  Dieu  (6).  Et  l'histoire  nous  apprend  que  ce  sont  ces 
rudes  appels  qui  ont  toujours  été  le  mieux  entendus.  Mais, 
outre  cette  raison  éternelle,  saint  Jérôme  avait,  dans  les  mœurs 
de  son  temps,  de  bonnes  raisons  à  invoquer  en  faveur  de  son 
intransigeance.  Il  fallait  empêcher  les  vocations  religieuses  de 
devenir  une  mode  mondaine  et  un  prétexte.  Il  y  eut  en  effet,  dès 
le  iv^  siècle,  des  abbés  galants  et  des  religieuses  qui  ne  valaient 
pas  mieux.  Il  y   eut  môme  entre    telles   de    celles-ci   et  tels 


(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XXII,  20. 

(2)  Id.,  6. 
(3)7d.,40. 

(4)  M.,  6. 

(5)  Id.,  16. 

(6)  M.,  il. 


SAINT  JEROME   :    LE    MONACHISME.  391 

de  ceux-là  de  singulières  associations  et  de  vrais  ménages  (1). 
11  fallait  repousser  pour  la  vie  religieuse  toute  compromission 
avec  ces  turpitudes  que  son  nom  servait  à  couvrir.  Saint  Jérôme 
s'en  prend  à  un  autre  genre  d'hypocrisie,  celui  de  ces  vierges 
qui  vont  la  voix  dolente,  appuyées  sur  un  bras  qui  les  soutient, 
tant  elles  se  prétendent  épuisées  par  les  jeûnes.  Elles  se  voilent 
la  face,  elles  ne  se  lavent  ni  les  pieds  ni  les  mains,  mais  leur 
ventre  qu'on  ne  voit  pas,  dit  saint  Jérôme,  regorge  de  nourri- 
ture (2).  —  Plus  discrète  est  la  vertu  de  la  vierge  véritable - 
Aussi  le  seul  exemple  de  cette  vierge  invite-t-il  à  la  pureté,  et 
on  respire  autour  d'elle  une  atmosphère  pleine  de  saintes  conta- 
gions. Elle  est  douce  envers  ses  servantes,  qu'en  les  soumettant 
à  son  genre  de  vie  elle  a  élevées  jusqu'à  elle.  La  communauté  des 
prières,  un  même  époux  :  le  Christ,  et  son  corps  divin  sans  cesse 
partagé,  tout  cela  crée,  même  entre  la  fille  des  Scipions  et  ses 
esclaves,  de  vrais  rapports  d'égalité.  Qu'elle  ne  soit  pas  dupe 
pourtant,  et  qu'elle  éprouve  avec  soin  des  vocations  dont  tel, 
dès  ici-bas,  doit  être  le  prix  (3). 

On  devine,  au  travers  de  ces  conseils,  les  cas  auxquels  ils 
s'appliquent.  Ce  sont  déjà  des  conseils  de  direction.  Mais  bien 
des  lettres  de  saint  Jérôme  nous  font  toucher  du  doigt  une 
action  plus  directe  et  plus  personnelle.  Dans  les  deuils  il  vient 
relever  les  courages.  A  Paula,  qui  pleure  avec  excès  sa  fille 
Blésilla,  il  représente  ce  qu'a  de  païen  une  telle  douleur;  il 
évoque  l'image  du  Christ  venant  dire  à  cette  mère  :  «  ïa  fille 
n'est  pas  morte,  elle  vit  (4)  »  ;  parole  dont  un  incrédule  seul  peut 
sourire.  11  appelle  la  morte  elle-même  à  son  secours,  afin 
qu'elle  vienne  rassurer  sur  le  bonheur  dont  elle  jouit  celle  qui 
la  pleure,  et  sèche  des  larmes  qui    empêcheraient  qu'un  jour 

(1)  Saint  Jékùme,  Ep.,  XXII,  14,  28. 

(2)  M.,  24. 
(.3)  Id.,  29. 

(4)  7d.,  XXXIX,  y. 


392  LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT   AMBROISE. 

elles  ne  fussent  réunies  (l).  Mais  ses  reproches  sont  attristés.  Il 
prend  sa  part  de  ce  deuil  contre  l'exagération  duquel  il  pro- 
teste. Il  pleure  lui-même  (2).  Peu  de  consolations  de  philosophes 
ou  de  prêtres  furent  à  ce  point  pleines  du  sentiment  contre 
lequel  elles  sont  faites.  Mais  peut-être,  quoi  qu'en  ait  dit  saint 
Jérôme  lui-même,  console-t-on  mieux  les  douleurs  que  l'on 
partage  (3).  Un  mot  ou  deux  seulement  sont  empreints  de  quelque 
dureté  :  «  En  tant  que  religieuse  vous  n'êtes  plus  mère  (4)  »  ;  «  Trop 
de  piété  envers  les  siens  devient  une  impiété  envers  Dieu  (5).  » 
Mais  le  contexte  en  adoucit  la  portée.  Puis  le  deuil  privé  dont 
il  s'agissait  avait  pris  les  proportions  dun  événement  public. 
Cette  mort  prématurée  de  Blésilla,  ses  funérailles  d'oii  Paula 
elle-même  avait  été  ramenée  comme  morte,  avaient  fait  scandale. 
Le  peuple  de  Rome  reprochait  au  moine  d'avoir  tué  la  fille  par 
les  jeûnes,  et  de  confisquer  une  mère  dont  l'affliction  présente 
prouvait  combien  elle  était  faite  pour  la  tendresse  (6).  Il  fallait 
que  Paula  elle-même,  par  son  attitude,  démentît  ces  rumeurs. 
Vingt  ans  plus  tard,  ce  fut  la  fille  de  Paula,  cette  Eustochie,  à 
qui  saint  Jérôme  avait  dédié  son  code  de  la  virginité,  qu'il  dut 
arracher  du  corps  de  sa  mère  qu'elle  serrait  dans  ses  bras  et 
avec  qui  elle  demandait  à  être  enterrée  (7).  La  vie  religieuse 
dans  ses  débuts  n'avait  donc  pas  supprimé  la  vie  de  famille  et 
n'avait  réussi  qu'à  exalter  ces  affections  féminines  que  le  veu- 
vage et  la  virginité  laissaient  sans  concurrence. 

Mais  saint  Jérôme  n'intervient  pas  seulement  dans  ces  nobles 
vies  pour  retrancher,  au  nom  de  ce  qui  est  dû  à  Dieu,  sur  les 
sentiments  les  plus  naturels,  et  comme  pour  limiter  la  part 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XXXIX,  6. 

(2)  Id.,  2. 

(3)  Id.,  2. 

(4)  Id.,  4. 
(o)  Id.,  5. 

(6)  Id.,  5. 

(7)  Jd.,CVIII,  29. 


SAINT   JÉRÔME    :    LE  MONACHISME.  393 

qu'une  àme  monastique  peut  prendre  dans  les  douleurs  humai- 
nes. D'autres  fois,  au  contraire,  il  modère  des  excès  de  zèle.  Paula, 
usée  par  Tàge,  s'entêtait  dans  des  abstinences  auxquelles  un 
corps  plus  jeune  et  plus  robuste  n'eût  pas  résisté.  Après  une 
maladie  grave,  les  médecins  insistent  pour  qu'elle  revienne  à 
l'usage  du  vin.  Comme  ils  ne  peuvent  l'y  décider,  saint  Jérôme 
porte  l'affaire  devant  le  pape,  lui  demandant  au  besoin  de  faire 
valoir  son  autorité.  Mais  c'est  Paula  qui  convainc  le  pape,  et  le 
résout  presque  à  renoncer  pour  son  propre  compte  à  cette 
boisson  qu'il  voulait  lui  imposer.  Saint  Jérôme  blâme  ce  zèle 
immodéré  et  obstiné,  et  il  rappelle,  en  l'approuvant,  cette 
maxime  aristotélicienne,  que  la  vertu  est  dans  la  mesure  (1). 

Malgré  ces  pieuses  querelles,  ces  saintes  femmes  procurent  à 
saint  Jérôme  la  meilleure  des  récompenses  humaines  :  la  joie 
de  sentir  fructifier  son  action.  Aussi  éprouve-t-il  pour  elles 
cette  admiration  que  les  maîtres  ont  souvent  pour  les  disciples, 
autant  que  les  disciples  pour  les  maîtres.  Il  admire  jusqu'à 
ces  excès  que  tout  à  l'heure  nous  l'avons  vu  blâmer.  Il  admire 
dans  la  même  Paula  une  charité  poussée  jusqu'à  la  prodigalité  (2), 
et  un  art  de  gouverner  son  couvent  pour  lequel  cette  grande 
dame  n'avait  eu  besoin  ni  de  précédents,  ni  de  leçons  (3).  Il 
en  honore  une  autre  qui  était  veuve,  pour  avoir  regretté 
sa  virginité  plus  que  son  mari  (4),  ce  qui  nous  semblerait 
aujourd'hui  le  fait  dune  épouse  fort  médiocre.  Ces  premières 
héroïnes  de  la  vie  religieuse  l'ont  embrassée  avec  un  tel  enthou- 
siasme et  une  telle  ardeur  au  sacrifice  d'elles-mêmes,  qu'à  celui 
qui  les  y  a  initiées  il  ne  reste  plus  qu'à  les  louer.  Leur  sainteté 
même  nuit  au  rôle  de  leur  directeur.  Il  les  loue  surtout  après  leur 
mort,  et  ces  éloges  funèbres  devinrent  de  merveilleux  instruments 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  CVIll,  20. 

(2)  Id.,  15. 

(3)  Jd.,  19. 

(4)  Jd.,XXXI,   1. 


394  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

do  propagande.  Les  vies  de  Paula  et  de  Marcella  eurent  près  des 
dames  romaines  le  succès  que  dans  un  autre  milieu  avait  eu 
la  vie  d'Antoine.  Il  les  loue  même  de  leur  vivant,  sauf  à  de- 
mander qu'on  ne  montre  pas  sa  lettre  à  celle  qui  en  est 
Tobjet.  non  qu'il  craigne  de  l'enorgueillir,  mais  seulement  de 
la  blesser  (  i). 

Ses  sentiments  à  leur  égard  vont  jusqu'à  la  tendresse.  Illeur 
dédie  ses  ouvrages  (2),  leur  fait  la  confidence  de  ses  travaux  (3), 
s'excuse  de  leur  écrire  des  lettres  trop  courtes  (4),  et  réclame, 
non  sans  une  malicieuse  humilité,  les  réponses  qui  lui  sont 
dues  (o).  Pour  Blésilla  et  Eustochie  surtout,  ces  deux  jeunes 
recrues,  comme  il  les  appelle  (6),  il  emploie,  qu'il  leur  écrive 
ou  qu'il  parle  d'elles,  des  termes  de  paternelle  amitié  (7).  Avec 
Marcella  son  ton  est  à  la  fois  empreint  de  familiarité  et  de 
déférence  (8).  Les  relations  de  ces  saintes  femmes  et  de  leur 
directeur  ne  vont  donc  point  sans  une  certaine  grâce  qui  en 
tempère  l'austérité.  Quelque  chose  d'humain,  de  féminin,  se 
mêle  à  cette  correspondance  dont  la  science  et  la  vie  religieuse 
sont  l'ordinaire  objet.  Le  directeur  est  devenu  l'ami,  l'ami  que 
l'on  choie  avec  une  sorte  de  piété.  Cela,  on  le  voit,  fut  de  tous 
les  temps.  Saint  Jérôme  reçoit  ainsi  de  petits  présents, 
modestes  présents,  dignes  d'un  moine  :  un  cilice,  des  chaises, 
des  chandelles  (9).  Il  leur  attribue  pour  en  rehausser  la  valeur 
un  sens  symbolique,  quelque  mystère,  dit-il  avec  enjouement, 
devant  toujours  se  cacher  dans  les  actions  de  ces  vierges  qui 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XXIV,  i. 

(2)  Id.,  LXXVIII. 

(3)  M.,  XXXII. 

(4)  Id. 

(5)  /./.,  XI. 

(6)  Id.,  XXX,  14. 

(7)  Id.,  XXII,  26. 
(8)/^/.,  XXX,  14. 
(9)/J.,  XLIX;  Cf.  XXXI. 


SAINT  JEROME   :    LE   MONACHISME.  395 

cachent  jusqu'à  leur  visage  (1).  Et  saint  Jérôme  n'est  pas  de 
ceux  qu'on  peut  accuser  de  mièvrerie. 

Nous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que  des  relations  de  saint  Jérôme 
avec  ses  pénitentes  de  tous  les  jours.  Mais  ce  directeur  est  aussi 
un  conquérant  d'àmes,  toujours  en  quête  d'une  vierge  ou  d'une 
veuve  qui  vienne  s'ajouter  à  son  troupeau.  Adresse-t-il  à  une 
veuve  une  lettre  de  consolation,  elle  peut  être  sûre  qu'elle  se 
tournera  en  exhortation,  et  qu'un  remède  à  sa  tristesse  va  lui  être 
offert,  si  puissant  qu'il  en  changera  l'objet  et  que,  comme  Blé- 
silla,  ce  qu'elle  devra  regretter  ce  n'est  plus  son  mari,  mais  de 
s'être  mariée.  Que  du  moins  elle  saisisse  l'occasion  que  lui  crée 
son  veuvage  et  fasse  de  nécessité  vertu  (2).  Saint  Jérôme  est  l'ad- 
versaire déclaré  des  secondes  noces,  contre  lesquellesil  apporte  les 
mêmes  arguments  que  saint  Ambroise.  Il  en  ajoute  un  qu'il 
tire  de  l'état  précaire  de  l'empire.  Quel  homme  épouser  quand 
tous  ceux  qui  ne  fuient  pas  devant  les  barbares  partent  pour  les 
combattre?  On  a  le  choix  entre  la  honte  et  l'insécurité.  Le  beau 
moment  vraiment  pour  fonder  une  famille  (3)  !  Ainsi  les  invasions 
eurent  cette  conséquence  inattendue  de  décourager  des  secondes 
et  même  des  premières  noces.  Les  barbares  étaient  pour  saint 
Jérôme  des  alliés.  —  Ses  alliés  ce  sont  encore  ces  livres  pieux  dont 
il  entoure  la  veuve  (4),  et  qui  la  sollicitent  doucement  vers  la  con- 
clusion à  laquelle  il  veut  l'amener.  Ses  ennemis  ce  sont  tous  les 
serviteurs  d'un  luxe  dont  ils  vivent,  et  saint  Jérôme  passe  en 
revue  cette  domesticité  rapace  d'une  grande  dame,  cet  homme 
d'affaires  trop  bien  frisé,  ce  danseur  et  cet  acteur  efféminés,  ce 
page  tout  pimpant  et  l'immanquable  frère  de  lait  (o).  Que  la 
veuve   fuie  ces   trop   intéressés    conseillers.    Qu'elle   fuie    les 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XLtV. 

(2)  Id.,  LIV,  6. 

(3)  Jrf.,CXXlV,  18. 
(4)7d.,  LXXIX,  9. 

(5)/t/.,  LIV,  13;  LXXIX,  9. 


396  LES  CONTEMPORAINS  DE   SAINT  AMBROISE. 

nourrices  et  les  porteuses  d'enfant  qui  cherchent  un  emploi  (I), 
et,  s'il  lui  faut  de  la  compagnie,  qu'elle  se  contente  d'une 
compagnie  de  son  sexe.  Qu'encore  elle  la  choisisse  parmi  les 
veuves  et  les  vierges,  et  qu'elle  se  souvienne  que  l'on  juge  des 
mœurs  des  maîtresses  d'après  celles  des  servantes  (2).  Saint 
Jérôme  fait  entendre  ces  remontrances  non  seulement  aux 
veuves  qu'il  croit,  les  connaissant,  disposées  à  les  entendre,  ou 
qui,  de  quelque  façon,  l'ont  autorisé  à  prendre  envers  elles  ce 
rôle  de  directeur  (3).  Pour  le  service  de  Dieu,  il  oublie  toute 
convenance,  ne  craint  pas  de  passer  pour  un  intrigant,  et  pour- 
suit de  ses  conseils,  qu'elle  n'a  point  demandés,  une  illustre 
veuve  qu'il  ne  connaît  même  point  (4).  Cette  poursuite  donne 
la  mesure  de  son  zèle,  en  même  temps  que  les  excuses  dont  il 
l'entoure  indiquent  les  limites  que  les  mœurs  lui  imposaient. 
Pour  les  vierges  il  fait  mieux.  Il  les  prend  dès  le  berceau  et 
dirige  toute  leur  éducation  vers  l'état  auquel,  avec  la  complicité 
de  leur  mère,  il  les  destine.  C'est  un  curieux  phénomène  moral, 
quoique  souvent  répété,  que  celui  de  ces  vocations  imposées  et 
des  éducations  appropriées.  Dumoins,  à  la  date  où  nous  sommes, 
n'y  a-t-il  en  jeu  que  des  intérêts  pieux.  Et  nous  avons  dit  ailleurs 
que  l'ardent  souci  du  bien  d'autrui  avait  souvent  étouffé  dans 
le  christianisme  la  notion  du  droit  que  chacun  a  de  disposer  de 
lui-même.  Donc  Laeta  avait  voué  au  Seigneur,  avant  même 
qu'elle  fût  conçue,  sa  fille  Paula.  Ainsi,  dans  l'ancienne  loi,  on 
offrait  à  Dieu  les  premiers-nés.  Et  saint  Jérôme  institue  la 
pédagogie  nécessaire  à  l'affermissement  de  cette  vocation.  Paula 
sera  élevée  au  milieu  des  Psaumes  et  des  Cantiques  ;  elle  appren- 
dra à  parler  en  prononçant  les  noms  des  apôtres  et  des  patriar- 
ches. Elle  n'entendra  rien  dans  sa  jeunesse  qu'elle  ait  à  oublier 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  LIV,  o. 
(2)W.,  LXXIX,  9. 
(3)  /'/.,  LIV,  6. 
(4)/d.,  LXXIX,  I. 


SAINT  JEROME   :    LE  MONAGHISME.  397 

plus  tard.  On  ne  lui  percera  pas  les  oreilles,  on  ne  lui  roussira 
pas  les  cheveux  avec  le  fer.  On  ne  lui  chargera  le  cou  ni  d'or  ni 
de  perles,  mais  son  habit  même  l'instruira  de  la  vie  qu'elle  doit 
mener.  Elle  ne  mangera  pas  en  public,  môme  pas  en  famille,  de 
peur  qu'elle  ne  fasse  connaissance  avec  des  mets  que  plus  tard 
elle  désirerait;  car,  s'ily  aplus  de  mériteàvaincre  les  tentations, 
il  est  plus  prudent  de  ne  pas  les  faire  naître.  Elle  ne  saura  donc 
pas  à  quoi  servent  un  luth,  une  flûte  ou  une  harpe.  Mais  elle  lira 
tous  les  jours  quelque  bel  endroit  de  l'Ecriture,  et  devra  rendre 
compte  de  ses  lectures.  Elle  ignorera  le  monde,  ne  marquera  de 
préférence  à  aucune  de  ses  suivantes,  n'aura  avec  personne  de 
ces  secrets  que  Ton  chuchote  à  l'oreille.  Elle  se  lèvera  la  nuit 
pour  prier.  Elle  fera  des  ouvrages  grossiers,  filera  et  maniera 
le  fuseau.  Elle  ne  paraîtra,  même  à  l'église  et  aux  tombeaux, 
qu'en  compagnie  de  sa  mère  dont  elle  sentira  toujours  présente 
la  surveillance.  C'est  une  lourde  tâche  pour  une  mère  qu'une 
pareille  éducation.  Quand  on  offre  sa  fille  au  Seigneur,  on  est 
tenu  de  la  garder  pure  et  on  se  crée  ainsi  plus  de  devoirs.  Que 
si  Laeta  désespère  de  pouvoir  les  remplir,  en  continuant  de  vivre 
dans  le  monde  où  son  mariage  la  retient,  qu'elle  confie  sa  fille 
à  sa  parente  Eustochie.  C'est  le  couvent  qui  prépare  le  mieux 
au  couvent.  Là  elle  mènera  une  vie  d'ange,  habitant  un  corps 
de  chair  sans  avoir  part  à  la  corruption  de  la  chair,  ne  soupçon- 
nant pas  le  mal  et  croyant  que  tout  le  monde  lui  ressemble. 
Saint  Jérôme  lui-même  se  fera  le  père  nourricier  de  la  petite 
Paula,  tout  vieux  qu'il  est,  et  la  portera  dans  ses  bras,  plus  fier 
que  le  précepteur  d'un  roi.  Charmant  tableau,  peut-être,  mais 
étrange  éducation,  a-t-on  fait  remarquer  (1),  que  celle  dont  les 
exigences  aboutissent  à  déposséder  les  mères  du  plus  doux  des 
droits  en  même  temps  que  du  plus  sacré  des  devoirs. 

Pour  être  équitable  il  faut  rappeler,    puisque  d'autres  l'ont 

(1)  Voir  CoMPAYRÉ,  Histoire  des  doctrines  de  l'éducation,  1. 1,  p.  335. 


398  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

oublie,  qu'il  ne  s'agit  ici  que  de  l'éducation  d'une  religieuse. 
Quelles  seraient,  en  dehors  de  ces  conditions  spéciales,  les  idées  de 
saint  Jérôme  sur  l'éducation  des  femmes,  nous  ne  le  savons  pas, 
et  il  est  évident  que  ce  moine  traiterait  toujours  le  monde  avec 
quelque  dédain.  Il  est  cependant,  dans  cette  lettre  à  Laeta,  ques- 
tion d  autre  chose  que  d'austérités.  Saint  Jérôme,  en  vrai  péda- 
gogue, a  pensé  aux  moindres  détails;  il  a  une  méthode  pour 
apprendre  à  lire  qui  môle  l'amusement  à  l'instruction.  Il  a  peur, 
cet  austère,  que  l'étude  n'apparaisse  à  l'enfant  trop  rebutante. 
Il  met  dans  l'éducation  plus  de  récompenses  et  plus  d'émula- 
tion qu'on  ne  s'y  attendrait.  C'est  un  des  premiers  théoriciens 
enfin  de  l'enseignement  par  l'aspect.  On  dirait  un  vrai  maître 
d'école,  et  on  ne  se  tromperait  pas  puisqu'il  le  fut  en  effet. 
Ce  maître  d'école  est  même  un  humaniste.  Il  a  un  grand  souci 
de  la  correction  dans  la  prononciation  et  de  l'observance  des 
règles  grammaticales,  quoique  ces  choses  ne  comptent  pas  pour 
l'éternité.  C'est  pourquoi  il  demande  pour  Paula  un  précepteur 
non  seulement  très-sage  mais  très-instruit.  Il  a  d'ailleurs  de 
ces  fonctions  de  précepteur,  et  de  l'éducation  en  général,  la  plus 
haute  idée.  «  On  ne  doit  pas,  dit-il,  regarder  comme  bas  ce  qui 
sert  de  fondement  aux  grandes  choses  ;  »  et  nul  n'a  parlé  avec 
plus  de  délicatesse  delà  réserve  que  la  seule  présence  d'une 
jeune  fille  impose  à  ceux  qui  l'entourent.  «  Qu'elle  n'entrevoie 
rien  dans  votre  conduite  ni  dans  celle  de  son  père  qu'elle  ne 
puisse  imiter  sans  pécher...  Un  rien  fait  périr  une  fleur  ;  les 
violettes,  les  lis,  les  herbes  des  champs  sont  vite  ternies  par  un 
air  impur  (1).  »  —  Une  autre  lettre  de  saint  Jérôme,  oii  il  est 
question  de  l'éducation  d'une  autre  enfant,  de  Pacatule,  égale- 
ment vouée  au  Seigneur  dès  son  berceau,  confirme  les  recom- 
mandations de  la  lettre  à  Laeta.  Mais  saint  Jérôme  y  insiste  plus 
encore  sur  les  récompenses  du  premier  âge  :  gâteaux,  fleurs, 

(1)  Saint  Jerù.mk,  Ep.,  CVlt. 


SAINT  JÉRÔME   :   LE   MONACHISME.  399 

poupées  et  caresses.  L'âge  a  donne  à  notre  saint  des  instincts  de 
grand-père.  Hàtons-nousde  dire  cependant  qu'à  sept  ans  l'élude 
du  Psautier  et  autres  austérités  commenceront  pour  Pacatule. 
Ainsi  saint  Jérôme  a  des  conseils  pour  tous  les  âges  de  la 
femme.  C'est  un  spécialiste  de  la  direction  féminine.  Il  en  a 
la  réputation,  et  on  vient  à  lui  comme  en  consultation.  Toutes 
celles  qui  se  livrent  à  l'étude  des  Livres  saints  savent  qu'elles 
ont  là  un  conseiller  attitré  et  lui  écrivent,  connues  ou  inconnues, 
pour  lui  soumettre  les  difficultés  qu'elles  rencontrent  (1).  Mais 
c'est  aussi  pour  des  difficultés  d'ordre  plus  intime  qu'on  a  recours 
à  son  intervention.  Les  frères  se  plaignent  à  lui  de  leur  sœurs, 
et  il  raccommode  de  loin  les  familles.  Il  y  a  plus  de  rhétorique 
peut-être  dans  ces  consultations  données  à  distance,  et  quand 
l'expérience  personnelle  de  chaque  àme  ne  lui  dicte  pas  l'avis 
approprié.  Mais  quel  vigoureux  tableau  des  dangers  que  le  con- 
tact du  monde  fait  courir  à  la  vierge  qui  s'obstine  à  le  vouloir 
subir!  Il  la  représente  vêtue  de  vêtements  sombres  dans  une 
société  de  femmes  mariées  ou  à  marier,  de  jeunes  gens  peignés 
et  pommadés.  En  voici  un  à  l'élégante  moustache  qui  lui  offre 
le  bras,  qui  lui  presse  les  doigts,  faisant  naître  la  tentation  pour 
lui  ou  pour  elle.  Elle  est  à  table;  elle  assiste  aux  baisers 
échangés,  elle  admire  les  toilettes  qu'elle  ne  peut  porter.  On 
l'excite  à  manger  de  certains  mets  ;  on  discute  contre  elle  : 
Dieu  n'a-t-il  pas  fait  le  vin  pour  être  bu?  et  si  elle  fait  quelque 
résistance  tout  en  cédant,  on  se  récrie  sur  sa  pureté  et  sa  sain- 
teté. Saint  Jérôme  est  d'autant  plus  dur  qu'il  s'adresse  à  une 
inconnue  et  que  de  loin  les  circonstances  atténuantes  s'effacent, 
La  légèreté  de  cette  inconnue  appelait  d'ailleurs  une  verte 
semonce  (2).  —  Saint  Jérôme  se  rend  si  bien  compte  de 
cette  sorte  de  spécialité  féminine  née  pour  lui  des  circonstances 
qu'il  craint  qu'on  n'y  trouve  à  redire  et  d'avance  se  défend.  «  La 

(1)  Saint  Jkkômk,  Ep.,  (IXX. 

(2)  M.,  cxvn. 


400  LES  CONTEMPORAINS   DE   SAINT  AMBROISE. 

vertu  n'a  pas  de  sexe,  dit-il,  et  le  Christ,  en  acceptant  les  soins 
des  saintes  femmes,  en  laissant  les  trois  Maries  entourer  sa 
croix,  en  faisant  de  Marie-Madeleine  le  premier  témoin  de  sa 
résurrection,  a  ouvert  aux  femmes  sa  religion  (1).  »  Quel  pré- 
jugé pourrait  aller  contre  ces  divines  intentions  et  contre  ceux 
qui  s'en  font  les  ministres? 

?sous  pourrions  ajouter  pour  la  défense  de  saint  Jérôme,  s'il 
avait  besoin  d'être  défendu,  que  les  moines  ont  partagé  avec  les 
religieuses  sa  sollicitude.  11  prêche  le  couvent  à  l'un  comme  à 
l'autre  sexe.  La  première  en  date  de  ses  publications,  celle 
qui  ouvre  le  catalogue  qu'il  laissa  lui-même  de  ses  écrits  (2),  est 
une  Vie  de  Paul  de  Thèbes.  Ce  fut  dans  la  littérature  latine 
l'équivalent  de  la  Vie  d'Antoine  dans  la  littérature  grecque. 
D'ailleurs  saint  Jérôme  revendique  pour  son  ermite  la  priorité  sur 
Antoine  lui-même  ;  et  la  rencontre  de  ces  deux  fondateurs  de  la 
vie  ascétique  occupe  une  grande  partie  du  récit.  Cette  Vie  de 
Paul  et  celles  qui  suivirent  furent,  pour  l'effet  produit  sur  les 
âmes,  comparables  à  ces  éloges  de  veuves  et  de  vierges  dont 
nous  avons  parlé.  Ces  exemples  de  vie  religieuse  glorifiés  par  la 
plume  ardente  de  saint  Jérôme  fascinaient  également  le  sexe 
auquel  ils  s'adressaient,  et  valaient  mieux  que  les  plus  éloquen- 
tes exhortations.  Ainsi  les  récits  de  guerres,  de  voyages  furent 
de  tout  temps  des  moyens  de  suggestion  puissants.  En  outre 
ces  Vies  des  saints,  que  saint  Jérôme  s'efforça  d'écrire  dans  un 
style  populaire,  et  fit  volontairement  légendaires  devinrent,  pour 
le  moyen  âge,  des  modèles  à  imiter.  En  cela  encore  saint 
Jérôme  fut  un  initiateur.  La  Vie  de  Malchus  nous  fait  passer  par 
toutes  les  vicissitudes  auxquelles  fut  condamné  un  ermite  dont 
le  renoncement  n'avait  pas  été  assez  complet  et  qui  avait 
éprouvé  à  un  moment  donné  la  nostalgie  de  ses  affections  et  de 
ses  intérêts.  La  troisièmede  ces  'Vies  de  saints  est  plus  considé- 

(1)  Saint  .Jkkù.me,  £p.,  CXXVIl,  Si. 

(2)  Saint  Jérômk,  De  viris  illiistribus,  135. 


SAINT  JÉKo.Mb;   :   LE   MONACHISME.  401 

rable  que  les  deux  autres  :  c'est  la  Vie  crHilarion.  La  vie  d  Uila- 
rion  devait  exercer  sur  saint  Jérôme  un  attrait  particulier;  car 
c'était  celle  du  fondateur  du  monachisme  dans  cette  Palestine 
où  lui-même  en  reçut,  puis  en  continua  la  tradition.  Saint 
Jérôme  puise  les  éléments  de  son  récit  non  seulement  dans  les 
narrations  orales,  mais  dans  un  document  écrit  auquel  avait 
déjà  donné  lieu  cette  vie  extraordinaire  (1).  Ililarion  est  cepen- 
dant pour  saint  Jérôme  presque  un  contemporain  ;  il  ne  mourut 
qu'en  371  ;  mais  les  légendes  se  formaient  vite  dans  ces  temps 
et  dans  ces  milieux  de  piété  exaltée. 

Ililarion  était  né  de  parents  païens  ;  «  ce  fut  une  rose  qui 
fleurit  parmi  des  buissons  ».  La  renommée  d'Antoine,  puis  le 
séjour  qu'il  fit  près  de  lui  décidèrent  sa  vocation,  et,  plus  tard, 
il  retourna  faire  un  pieux  pèlerinage  aux  lieux  où  vécut  et 
mourut  ce  maitre  qu'il  s'était  choisi.  ^Nous  retrouvons  ainsi 
l'influence  et  la  présence  d'Antoine  dans  ces  premières  légendes 
auxquelles  la  sienne  sert  de  type.  Si  sa  vie  fut  un  modèle  sou- 
vent imité,  sa  biographie  aussi  en  fut  un.  Comme  Antoine, 
Ililarion  passe  par  toutes  les  tentations  et  toutes  les  hallucina- 
tions. Ses  premières  années  de  vocation  sont  un  long  effort 
pour  arriver  à  jeûner  toujours  davantage,  et  à  diminuer  de  plus 
en  plus  en  lui  la  part  de  l'être  physique.  «  Je  ferai  en  sorte, 
animal,  disait-il  à  son  corps,  que  tu  ne  regimbes  pas.  Je  ne  te 
nourrirai  pas  d'orge,  mais  de  paille.  Je  t'épuiserai  de  faim  et  de 
soif,  je  te  chargerai  des  plus  lourds  fardeaux.  Je  te  promènerai 
si  bien  à  travers  les  ardeurs  du  soleil  et  le  froid  que  tu  songes 
plutôt  à  te  repaître  d'aliuients  que  de  luxure.  »  Il  ne  se  coupait 
les  cheveux  qu'une  fois  l'an,  le  jour  de  Pâques,  et  disait  que  les 
recherches  de  la  propreté  étaient  superflues  sous  le  cilice. 
L'imagination  populaire  était  tellement  frappée  par  l'aspect  de 
tels  hommes,  et  par  ce  qu'on  racontait  d'eux,  que  les  miracles 

(1)  Une  lettre  de  l'évêque  Épiphane, 

Université  de  Lyox.  —  VllI.  A.  26 


402  LES  CONTEMPOUAl.NS  DE  SAINT   AMBROISE. 

naissaient  SOUS  leurs  pas.  Ililaiion  guéritles  femmes  de  la  ste'ri- 
lité,  fait  voir  les  aveugles  et  marcher  les  paralytiques.  Il  chasse 
les  démons,  non  seulement  tlu  corps  des  hommes,  mais  du  corps 
des  animaux  qu'il  dompte  par  son  seul  regard.  Autour  dllila- 
rion  d'innombrables  couvents  se  fondent.  Il  devient  le  centre  et 
Fàme  de  toule  une  population  de  moines.  Il  semblegarder  d'abord 
sur  eux  un  droit  de  direction  et  d'inspection.  Mais  cette  vie 
presque  officielle  lui  pèse.  C'est  le  monde  qui  est  venu  le 
relrouverdans  son  désert.  11  fuit  de  nouveau  devant  lui.  Il  vou- 
drait trouver  une  retraite  où  mourir  inconnu.  Mais  les  mira- 
cles qu'il  accomplit  sans  le  vouloir  le  dénoncent,  et  il  est  tou- 
jours condamné  àde  nouveaux  exodes.  Dans  l'île  de  Chypre,  oiiil 
aborde  onfm,  trop  heureux  de  le  posséder  les  habitants  veillent 
sur  lui  de  peur  qu'il  ne  s'échappe,  et  c'est  là  que  la  mort,  plus 
sûrement  que  leur  surveillance,  vint  mettre  un  terme  à  son 
humeur  voyageuse. 

Saint  Jérôme  ne  se  borne  pas  à  la  propagande  indirecte,  et 
d'ailleurs  si  efficace,  qui  ressortait  pour  la  vie  monastique  de  ces 
fanatiques  récits.  Il  intervenait  parfois  d'une  façon  plus  per- 
sonnelle et  plus  pressante.  Il  saisissait  les  occasions,  et  une  lettre 
de  consolation,  après  les  condoléances  obligées,  se  changeait  ainsi 
en  un  appel  vers  le  couvent,  asile  de  tous  les  deuils  et  pour  le- 
quel ils  nous  mûrissent  (i).  Toutefois  de  pareilles  lettres  sont 
rares  qui  aient  un  homme  pour  destinataire.  La  plupart  de  celles 
que  nous  allons  citer  n'ont  de  lettres  que  la  forme.  Elles  s'a- 
dressent au  public.  Ce  n'en  est  pas  moins  avec  tout  son  cœur 
qu'il  s'efforce  de  convaincre  Iléliodore,  et  il  mouille  sa  lettre  de 
ses  larmes.  Mais  ce  cœur  fidèle  à  l'amitié  est  impitoyable  à 
toutes  les  autres  affections  humaines.  Une  faut  pas  être  chrétien 
à  demi.  11  ne  faut  pas  l'être  avec  mesure  et  timidité  (2).  Comme 
Tertullien,  saint  Jérôme  voit  une  idolâtrie  véritable  dans  la  sur- 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  CXVIli. 
{2)J(i.,XlV,  5. 


SAINT  JÉRÔME  :    LE  MONACHISME.  403 

vivance  de  certains  goûts  et  de  certaines  passions  (1).  Il  insiste 
sur  d'autres  sacrifices  à  accomplir  et  n'a  garde  d'en  adoucir  l'a- 
mertume. 11  veut  que  le  chrétien  sache  être  cruel  (2).  11  résistera 
donc  à  la  douleur  des  siens.  En  vain  sa  mère,  les  cheveux  épars 
et  les  vêtements  déchirés,  lui  laissera-t-elle  voir  les  mamelles 
qui  l'ont  nourri.  Il  marchera  (nous  avons  déjà  cité  cette 
phrase  extraordinaire  échappée  à  la  passion  de  saint  Jérôme), 
il  marchera  snr  le  corps  de  son  père,  les  yeux  secs,  allant  droit 
à  son  but.  Il  détachera  de  son  cou  les  bras  d'un  petit  neveu  qui 
s'y  suspend,  et  repoussera  l'étreinte  de  sa  sœur.  En  vain  des 
serviteurs  avec  lesquels  il  a  grandi  lui  reprocheront-ils  son 
abandon.  En  vain  ceux  qui  ont  soigné  son  enfance,  une  vieille 
gouvernante,  un  père  nourricier  le  supplieront-ils  d'attendre 
au  moins  leur  mort  pour  leur  rendre  les  derniers  devoirs  (3).  Dans 
une  autre  lettre,  saint  Jérômeévoque  les  dangers  que  fait  courir  à 
la  chasteté  la  présence  dans  la  maison  paternelle  de  servantes 
trop  empressées  à  plaire  et  à  obéir  (4),  et  les  nuits  troublées  par 
les  images  tentatrices  que  leur  vue  a  laissées  (5).  Puis  comment 
jeûner  en  présence  d'une  mère  qui  nous  offre  des  mets  délicats 
et  que  nos  refus  attristent  (6)?  —  Mais  ce  n'est  pas  seulement 
sa  famille  qu'il  faut  quitter,  c'est  aussi  sa  patrie.  En  vain  direz- 
vous  que  vous  n'y  recherchez  pas  l'approbation  de  l'opinion.  Vous 
rencontrerez  .alors  sa  désapprobation.  Elle  se  manifestera  par 
des  injures  qui  troubleront  votre  âme;  et  ce  trouble,  quoi  que 
vous  fassiez,  ôtera  quelque  chose  à  votre  zèle,  et  il  suffit  de  ce 
quelque  chose  en  moins  pour  que  vous  ne  fassiez  plus  tout  ce 
que  vous  pouvez,  tout  ce  que  vous  devez.  La  perfection   ne 


(1)  Saint  Jkrùme,  Ep.,  XIV,  5. 

(2)  Id.,  XiV,  2. 
l3)  Id.,  XIV,  2,  3. 
(4)  /./.,  GXXV,  7. 
(5j  Id.,  11. 

(6)  W.,  11. 


404  LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT  AMBROISE. 

souffre  point  de  diminution  (1).  Il  faut  donc  tout  quitter.  Ainsi 
ont  fait  les  apôtres  pour  suivre  le  Christ.  L'amour  de  Dieu 
détache  de  tout  autre  lien. 

Les  arguments  invoqués  par  saint  Jérôme  procèdent  cepen- 
dant de  la  crainte  plus  que  de  ramoiir.  «  J'ai  bien  le  loisir  de 
penser  aux  larmes  de  ma  mère  quand  l'ennemi  est  là,  le  glaive 
à  la  main,  pour  me  faire  périr  (2).  »  Le  sacrifice  que  réclame 
saint  Jérôme  consiste  donc  surtout  à  sacrifier  autrui.  Le 
chrétien  qui  Técoutera  ne  sera  pas  seulement  cruel,  mais  cyni- 
que dans  la  recherche  exclusive  do  ses  intérêts  spirituels.  Gomme 
Lactance,  notre  saint  semble  oublier  ici  que  l'on  fait  mal  son 
salut  à  force  d'y  penser  tant.  Il  est  obsédé  par  l'idée  de  récom- 
pense et  de  châtiment.  Il  appelle  do  ses  vœux  le  Jugement  dernier. 
Ce  sera  le  jour  de  revanche  pour  le  moine  qui  n'a  pas  voulu 
des  biens  de  ce  monde  ;  et  il  le  représente  riant  dans  son  triomphe, 
ce  qui  n'est  guère  charitable,  tandis  que  les  rois  tremblent, 
tandis  que  Platon  et  Aristote,  que  l'on  ne  s'attendaitguère  à  ren- 
contrer ici,  ont  la  mine  déconfite  avec  tous  leurs  arguments  qui  ne 
leur  servent  plus  de  rien  (3).  Combien  tous  ces  appels  à  la  peur 
nous  gâtent  la  religion  de  saint  Jérôme,  combien  aussi  cette  joie 
méchante  qu'il  prête  à  ses  élus!  C'est  le  christianisme  farouche 
de  Tertullien  qui  reparaît  ici. 

Il  semble  résulter  de  ce  qui  précède  qu'il  faut  être  moine  pour 
être  sauvé.  En  dehors  du  désert  pas  de  salut.  Ceux  qui  habitent 
les  villes  (4)  et,  parmi  ceux-là,  non  seulement  les  laïques,  mais 
les  prêtres,  ne  sont-ils  plus  des  chrétiens?  On  interpréta  en  ce 
sens,  avec  quelque  perfidie,  la  pensée  de  saint  Jérôme,  mais  il 
faut  avouer  qu'à  cette  perfidie  il  avait  donné  prise,  et  que,  même 
dans  celte  lettre  àHéliodore  que  nous  venons  d'analyser,  quelques 

fi)  Saint  Jérôme,  Ep.,  XIV,  7. 

(2)  Id.,  3. 

(3)  Jd.,XiV,  11. 

(4)  Quicumque  in  civitate  sunt  chrisliani  non  snnl?  Id.,  XIV,  6. 


SAINT  JÉRÔME  :    LE   MONACniSME.  405 

paroles  de  courtoisie  à  l'égard  des  prêtres  séculiers  dissimulent 
malle  peu  de  cas  qu'il  faisait  de  ces  vocations  au  rabais.  D'autres 
écrits  sur  le  même  thème  renchérissaient  encore.  La  querelle  des 
réguliers  et  des  séculiers  commence  donc  avec  l'existence  même 
des  réguliers.  Saint  Jérôme  avait  en  outre  contre  lui  tous  les 
laïques,  tous  les  gens  mariés  (1).  Dans  cette  polémique,  il  eut 
pour  adversaire  celui  qu'il  appelle  l'Épicure  de  la  loi  nouvelle, 
Jovinien,  Il  s'agissait  pour  lui  de  se  disculper  d'une  véritable 
hérésie  (2).  Car  nous  savons  que  l'orthodoxie  s'était  déjà 
refusée  à  sanctionner  les  exagérations  autoritaires  de  certains 
gnostiques,  et  qu'elle  a  toujours  voulu  laisser  facultatives 
certaines  abstinences.  On  comprend  toutefois  que  des  âmes  ar- 
dentes aient  de  tout  temps  dépassé  cette  sage  mesure,  et  admis 
avec  peine  qu'entre  deux  devoirs  choisir  le  moindre  soit  encore 
faire  son  devoir.  Saint  Jérôme,  appelé  à  préciser  sa  pensée,  dis- 
tingue des  degrés  dans  le  bien  ou,  tout  au  moins,  il  admet  qu'il 
existe  une  conduite  qui  n'est  ni  bonne  ni  mauvaise,  à  côtéde  celle 
qui  est  franchement  bonne  (3).  11  s'autorise  de  saint  Ambroise  (4), 
qui  avait  résolu  de  la  même  façon  le  même  problème.  Que  si  sa 
parole  est  allée  plus  loin  que  sa  pensée  dans  certains  écrits,  il 
lui  est  arrivé  ce  qui  arrive  à  tous  ceux  qui  discutent,  et  à  ce 
propos  il  invoque  l'exemple  non  seulement  d'Origène  et  d'Eu- 
sèbe,  mais  de  Cicéron,  de  Démosthène,  de  Platon,  de  Théophraste 
et  d'Aristote  (o).  Il  a  l'air  de  dire  à  ses  adversaires  :  Vous  êtes 
des  ignorants  qui  n'entendez  rien  aux  traditions  de  la  rhétorique 
et  de  l'éristique,  et  se  trouve  ainsi  amené  à  se  vanter  d'y  en- 
tendre quelque  chose  pour  son  propre  compte.  Il  est  singulier 
de  voir  les  traditions  de  la  rhétorique  mêlées  à  cette   affaire. 

(1)  Tumeant  contra  in  marili.  Saint  Jérôme,  Ep.,  XLVIIl,  Ib. 

(2)  Id.,  2. 

(3)  Id.,-1. 

(4)  Id.,  14. 
(b)  W.,  13. 


406  LES  CONTEMPORAINS    DE  SAINT  AMBROISE. 

A  vrai  dire  pourtant,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  procédés  de 
discussion  qui  sont  ici  renouvelés  des  Grecs,  mais  la  question 
même  que  Ion  discute.  En  dehors  de  la  sagesse  y  a-t-il  quelque 
vertu?  se  demandaient  déjà  les  stoïciens.  Remplacez  le  mot  de 
sagesse  par  celui  de  vie  monastique,  et  vous  aurez  une  nouvelle 
forme  du  même  problème.  Souvent  même  il  n'y  aura  rien  à  rem- 
placer du  tout  ;  car  un  seul  mot,  celui  de  perfection,  désigne  les 
prétentions  ou  du  moins  les  aspirations  communes  du  sage  an- 
tique et  du  moine  chrétien  (1). 

Donc,  saint  Jérôme  ne  fait  pas  de  la  vie  religieuse  une  obli- 
gation stricte;  mais  l'idéal  monastique,  qu'il  a  sans  cesse  présent 
à  l'esprit,  lui  sert  à  tracer  les  devoirs  de  ceux  qui  ne  sont  que 
prêtres,  et  de  cet  idéal  descendent  sur  eux  des  sévérités  plus 
grandes.  En  fait,  la  vertu  du  clergé  séculier  fut  relevée  par  l'idée 
d'une  vertu  qui  lui  était  supérieure,  et  par  la  constante  menace 
d'une  comparaison.  Nous  avons  déjà  vu  à  quelle  hauteur  les 
lettres  de  saint  Ambroise  à  Irénée  plaçaient  les  devoirs  du  prêtre. 
Le  prêtre  selon  saint  Jérôme  vit  dans  le  monde,  mais  comme 
s'il  n'en  était  point.  Il  y  vit  surtout  loin  du  sexe  qui  a  fait  perdre 
le  paradis  à  son  premier  habitant  (2).  Saint  Jérôme  a  le  souvenir 
toujours  cuisant  de  ses  propres  tentations,  et  l'intempérance  des 
images  sensuelles  qu'il  évoque  est  tout  près  de  scandaliser  le 
lecteur  moderne,  habitué  à  entendre  prêcher  plus  chastement 
la  chasteté.  Mais  nous  savons  d'ailleurs  que  le  latin,  même  celui 
des  Pères  de  l'Eglise,  est  une  langue  sans  pudeur  et  que  c'est 
le  plus  honnêtement  du  monde  qu'il  brave  toute  honnêteté.  Le 
prêtre  ne  laissera  qu'exceptionnellement  une  femme  franchir  le 
seuil  de  sa  retraite.  Lui-même  n'entrera  jamais  seul  chez  une 
veuve  ou  chez  une  vierge,  y  fût-il  appelé  par  son  ministère. 
S'il  est  malade,  il  ne  recevra,  à  défaut  des  soins  d'une  mère  ou 
d'une  sœur,  que  les  soins  d'une  femme  âgée  ;  car  il  en  est  qui 

(1)  S.viNT  Jérôme,  Ep.,  voir  surtout  XIV^,  6. 

(2)  Id.,  LU,  '6. 


SAINT  JÉRÔME   :    LE   MONACflISME.  407 

n'ont  pas  suivi  cette  règle,  dont  l'âme  est  devenue  malade  à 
mesure  que  leur  corps  se  gue'ris«ait.  Il  ne  se  mêlera  pas  de 
marier  les  autres,  lui  qui  doit  être  Tapôtre  de  la  Yirginité(l). 
Sa  langue  sera  chaste  comme  ses  yeux.  Il  ne  parlera  jamais  de 
la  beauté  d'une  femme.  Il  ne  commettra  point  de  médisances 
et  n'en  écoutera  pas.  Jamais  par  lui  une  maison  ne  saura  ce 
qui  se  passe  dans  une  autre  (2).  Il  luira  ce  que  nous  appelons 
les  grands  dîners  (3).  Sa  place  est  auprès  des  tristesses,  et  non 
au  milieu  de  ceux  qui  se  réjouissent  (4).  Le  prêtre  qui  souvent 
invité  accepte  aussi  souvent  se  fait  mépriser.  Mais  surtout  il 
ne  rendra  pas  festin  pour  festin.  Il  est  honteux  que  l'on  dîne 
chez  les  prêtres  d'un  Dieu  pauvre  et  sacrifié  mieux  que  dans  un 
palais.  S'il  traite  les  puissants  de  la  terre  afm  d'en  obtenir  da- 
vantage pour  ses  fidèles,  il  obtiendrait  bien  plus  par  le  spectacle 
de  sa  tempérance  et  de  sa  sainteté  (5). 

Ces  recommandations  ne  laissent  pas  d'ailleurs  que  de  nous 
instruire  sur  les  mœurs  du  haut  clergé  au  iv"  siècle.  La  suite 
ne  sera  pas  moins  instructive,  mais  c'est  d'une  autre  classe  de 
prêtres  qu'il  va  s'agir.  Que  jamais  le  saint  ministère  ne  devienne 
un  métier,  un  métier  qui  rapporte.  Fuyez  comme  la  peste  le 
prêtre  qui  s'enrichit.  Beaucoup  acceptent  des  présents  (6); 
d'autres,  saint  Jérôme  a  honte  de  l'avouer,  captent  des  héritages. 
Dans  cette  intention  ils  se  font  garde-malades,  remplissent  les 
offices  les  plus  humbles,  que  saint  Jérôme  décrit  avec  une 
satirique  précision,  et  se  donnent  assez  de  mal  pour  gagner 
le  Ciel  s'ils  n'avaient  placé  ici-bas  leurs  espérances  (7). 
—  Si  la  moralité  du  clei'gé    fut  relevée  par  l'exemple  de  la 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  LU,  10. 
{2)W.,  14,  15. 

(3)  Id.,  11. 

(4)  14. 

(5)  Id. 
(6)W.,  5. 
(7)  Id.,  6. 


408  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

vie  monastique,  on  voit  (ju'elle  avait  quelque  besoin  de  l'être. 
Le  vrai  prêtre,  dit  saint  Jérôme,  met  sa  conduite  d'accord 
avec  ses  paroles  et  ne  s'expose  pas,  lors([u'il  parle  à  l'oglise,  à  ce 
que  quelqu'un  lui  réponde  tout  bas  :  Pourquoi  ne  fais-tu  pas 
toi-même  ce  que  tu  dis  de  faire?  Sa  tenue  est  également  éloignée 
de  Télégance   et  de    la   malpropreté!    Ses  sermons   sont   sans 
prétention,  mais  tout  pleins  des  Ecritures.  Il  ne  doit  pas  provoquer 
l'admiration,  mais  le  remords  et  les  larmes.  La  même  simplicité 
convient  à   la  maison  de  Dieu.  Le  luxe  d'une  église  est  une 
mauvaise  façon  d'honorer  celui  qui  honora  la  pauvreté.   C'est 
un   reste  de   judaïsme,   une  inconséquence  dans  une   société 
chrétienne  (1).  Le  prêtre  jeûnera  sans  mettre  de  superstition  ni 
de  subtilité  dans  ses  jeûnes.  Quelques  uns,  en  effet,  cherchaient 
la  difficulté,  se  retranchant  le  pain  et  l'eau  par  exemple,   et  ne 
voulant  pas  jeûner  comme  tout  le  monde.  11  arrivait  même  que, 
sous  prétexte  de  jeûne,  on  ne  se  permît  que  les  mets  les  plus 
délicats.  Saint  Jérôme  flagelle  la  sottise  des  uns  et  l'hypocrisie 
des  autres  (2).  Le  prêtre  enfin  ne  cherchera  pas  à  plaire  aux 
hommes  (3),   mais  sera  soumis   à  son  évêque  qu'il  considère 
comme  le  père  de  son  âme  (4).  Il  sera  soumis  sans  crainte  et 
sans  platitude,  et  saint  Jérôme  proteste  contre  certaines  marques 
d'un  respect  servile  qui  ne  font  pas  plus  d'honneur  à  celui  qui 
les  exige  qu'à  celui  qui  les  témoigne  {^).  —  Quelle  satire,  pour- 
rions-nous remarquer  encore  ici,  ressort  de  tous  ces  conseils  1 
Dans  l'esprit  de  saint  Jérôme,  ils  s'adressaient  aux  moines  et 
aux  prêtres,  mais  surtout  aux  prêtres  (6).  En  voici  qui  ne  sont 
que  pour  les  moines.  S'il  y  a  de  mauvais  prêtres,  il  y  a  de  faux 
moines.  Il  en  est  qui  ne  sont  moines  que  de  nom,  qui  n'ont 

(1)  Id.,  Saint  Jérôme,  Ep.,  LU,  10. 
(2)7d.,  12. 

(3)  Id.,  13. 

(4)  Id.,  7. 

(5)  Id.,  7. 

(6)  Id.,  4. 


SAINT  JÉRÔME  :   LE   MONACHISME.  409 

renoncé  à  aucun  luxe  et  qui,  au  milieu  d'une  armée  de  valets  ? 
osent  s'appeler  solitaires.  Ceux-ci  ne  peuvent  traverser  une  place 
publique  sans  se  faire  remarquer  par  leurs  façons,  ceux-là  se 
croient  des  saints  parce  qu'ils  critiquent  tout  le  monde.  D'autres 
enfin,  par  l'humidité  de  leur  cellule,  par  des  jeûnes  immodérés, 
par  l'ennui  de  la  solitude,  par  l'excès  de  lecture,  ont  été  rendus 
hypocondriaques,  et  leur  cas  ne  relève  plus  que  d'IIippocrate  (1). 
Ce  n'est  pas  pour  ceux-là  (|u'ccrit  saint  Jérôme,  mais  pour 
ceux  qui  ont  conscience  de  la  tâche  entreprise  par  eux  et  qui 
leur  rapportera  autant  de  honte  s'ils  échouent  que  de  gloire  s'ils 
réussissent  (2).  Les  moines  véritables  ne  se  distinguent  pas  des 
prêtres  par  leurs  jeûnes.  A  trop  jeûner  on  ne  gagne  rien.  Car  un 
jeûne  excessif  provoque  un  excès  d'appétit,  d'où  fatalement, 
à  un  moment  donné,  un  excès  de  nourriture,  et  toutes  les  pas- 
sions de  la  chair  de  renaître.  C'est  un  cercle  vicieux  (3).  Cette 
science  du  jeûne  prouve  du  moins  quelles  expériences  avaient 
été  faites.  Mais  le  moine  porte  des  vêtements  franchement  misé- 
rables, c'est  sa  livrée.  C'est  le  mépris  du  siècle  qu'il  affiche 
ainsi  (4).  La  solitude  sert  encore  mieux  à  le  distinguer.  Saint 
Jérôme  parle  avec  amour  de  la  solitude  où  il  trouve  le  paradis, 
tandis  que  les  villes  sont  pour  lui  des  prisons  C'est  le  désert  qui 
a  formé  Moïse.  Là  est  l'école  véritable,  non  seulement  pour  les 
moines,  mais  pour  les  prêtres  (5). 

De  la  solitude  pourtant  il  faut  se  défier.  Dans  la  solitude  naît 
l'orgueil,  et  pour  peu  qu'on  ait  jeune,  et  qu'on  soit  resté  quelque 
temps  sans  voir  visage  humain,  on  se  croit  du  mérite.  Pais  on 
n'obéit  qu'à  soi-même.  On  mange  ce  que  l'on  veut.  On  dort  tant 
qu'on  veut.  On  n'a  personne  à  respecter  (6).  Combien  plus  saine 

(1)  Saint  Jkrôme,  Ep.,  CXXV,  16,  18. 
(2)7d.,  1. 
(3)  Id.,  7. 
(4)J<i.,  7. 

(5)  M.,  8. 

(6)  Id.,  9. 


410  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

est  la  vie  en  commun,  la  discipline  du  couvent  !  Là  on  est  réveillé 
avant  que  le  sommeil  vous  quitte  de  lui-même,  et  l'on  est  forcé 
de  marcher  alors  que  l'on  tombe  de  latiguc.  Vêtements,  nourri- 
ture, travail,  tout  est  réglé.  Tout  obéit  à  celui  que  saint  Jérôme 
appelle  d'une  belle  expression  non  le  chef,  mais  le  père  du 
monastère.  C'est  qu'aucun  art  en  etîet  ne  s'apprend  sans  maître; 
même  les  bêtes  suivent  celui  qui  les  conduit  elles  abeilles  ont 
des  reines.  Les  couvents  ne  seront  donc  pas  des  républiques; 
mais  à  l'autorité  de  forme  paternelle  qui  y  est  établie  répondront, 
chez  ceux  qui  obéissent,  des  sentiments  filiaux  faits  de  crainte 
et  d'affection  (1).  Avec  l'obéissance,  le  travail  est  pour  le  moine 
la  meilleure  défense.  Il  saura  suffire  lui-même  à  ses  besoins. 
Toutefois  il  travaillera  «  moins  pour  les  besoins  du  corps  que 
pour  le  salut  de  l'âme  ».  Le  diable  doit  toujours  le  trouver 
occupé,  et,  quelle  que  soit  sa  perfection,  il  est  impossible  à  un 
homme  de  contempler  sans  cesse  les  choses  divines.  Il  est  des 
occupations  qui  conviennent  à  un  moine.  Il  fera  des  paniers  de 
jonc,  il  sarclera  les  champs,  tracera  des  plates-bandes,  plan- 
tera des  légumes.  Le  jardinage  en  un  mot  est  une  besogne  de 
moine.  Copier  en  est  une  autre  ;  et  nous  savons  que  les  moines 
se  firent  en  effet  copistes  et  jardiniers,  suivant  sur  ces  deux 
points,  comme  sur  d'autres,  les  instructions  de  saint  Jérôme. 
On  ne  peut  lire  sans  émotion  des  pages  qui  devinrent  la  règle  de 
tant  de  vies,  et  on  pense  à  ces  innombrables  manuscrits  copiés 
par  des  mains  pieuses,  ou  à  ces  jardinets  si  tristes  attenant  à 
chaque  cellule  de  la  Grande  Chartreuse,  toujours  bêchés  et  tou- 
jours stériles,  symboles  de  l'obligation  du  travail  et  de  sa  vanité. 
Nous  avons  étudié  dans  saint  Jérôme  le  principal  repré- 
sentant de  la  morale  monastique  pour  l'Occident,  et  c'est  à  ce 
titre  que  nous  opposons  sa  morale  à  celle  de  saint  Ambroise  qui 
est,  si  on  peut  dire,  moins  spéciale,  moins  ésotérique.  Le  moyen 

(1)  Saint  Jérôme,  Ep.,  CXXV,  15. 


SAINT  JÉRÔME   :    LE   MONAGHISME.  411 

âge  avu  en  saint  Jérôme  ce  que  nous  y  voyons  ;  car,  non  content 
des  écrits  que  nous  avons  analyses,  il  a  extrait  de  ses  œuvres 
tout  un  règlement  de  vie  monastique  qu'il  mit  sous  son  nom, 
A  vrai  dire  même,  il  en  a  extrait  deux  :  un  pour  les  hommes, 
un  pour  les  femmes.  l\Iais  celui-ci  est  de  moindre  valeur.  Dans 
ces  règlements   la   pensée   de  saint  Jérôme    est    aussi  fidèle- 
ment reproduite  que  possible.  Ses  phrases  même  sont  décou- 
pées et  replacées  selon  un  plan  qui  seul  est  nouveau.  Ce  sont 
ses  lettres  mises  en  chapitres;  et  c'est  un  indice  sérieux  que 
cela  ait  pu  être  fait  et  qu'une  pensée  vieille  de  plusieurs  siècles 
n'ait  pas  paru  vieillie  à   ceux  qui  la  rééditèrent;   car  ils  n'y 
cherchent  pas  une  curiosité  littéraire,  mais  une  règle  toujours 
vivante.  Il  y  a  peu  de  cas  dans  l'histoire  d'une  fidélité  aux  tra- 
ditions comme  celle  dont  les  couvents   donnèrent  l'exemple; 
car  les  réformes  n'y  furent  le  plus  souvent  que  des  retours  au 
passé.  Mais  il  y  a  aussi  peu  de  périodes  historiques  où  la  morale 
tout  entière  fut  aussi  immuable  qu'à  partir  du  iv"  siècle.  C'est 
pendant  ce  siècle,  en  effet,  que  les  éléments  divers  qui  devaient 
concourir  à  former  la  morale  chrétienne  se  sont  combinés  et  ont 
arrêté   les   proportions  délinilives   de  chacun   d'eux.    Et   c'est 
justement  cette  combinaison  dont  ce  livre  nous  a  faits  les  témoins. 
Disons  toutefois  que  la  morale  monastique  n'a  pas  dit  son 
dernier  mot,  si  les  grandes  lignes  en  sont  dès  maintenant  tracées. 
Il  luiresteà  raffiner  et  à  créer  cette  littérature  de  la  vie  intérieure 
dont  V Imitation  sera  le  chef-d'œuvre.  Plus  près  de  saint  Jérôme, 
les  écrits  de  Cassien  nous  indiquent  dans  quelle  voie  va  s'engager 
la  recherche  morale,  et  déduisent  comme  certaines  conséquences 
de  la  prédication  à  laquelle  nous  venons  d'assister.  Les  Insti- 
tutions des  cloîtres  forment  un  traité  en  douze  livres.  Le  premier 
a  pour  sujet  la  tenue  extérieure  des  moines  et  discute  sur  les 
capuchons  et  les  peaux  de  chèvre.  Le  second  traite  des  prières 
et  des  psaumes  à  réciter  pendant  la  nuit,  et  donne  toutes  sortes 
de  règles  sur  la  façon  de  psalmodier.  Une  espèce  de  cérémonial 


412  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT   AMBROISE. 

Je  la  prière  est  ainsi  constitué.  Le  troisième  livre  réglemente  les 
oraisons  de  la  journée.  Il  nous  raconte  comment,  en  Egypte, 
aucune  heure  n'avait  été  fixée  pour  la  prière  qui  devait,  unie 
au  travail,  occuper  toutes  les  heures  du  jour.  Les  progrès  de  la 
vie  monastique  appelèrent  plus  de  précision  dans  les  obligations. 
Certaines  heures  furent  choisies  pour  prier,  non  pas  au  hasard, 
et  Cassien  nous  donne  les  raisons  qui  justifient  chacun  des  choix 
qui  furent  faits.  Le  quatrième  livre  nous  fait  assister  à  l'admis- 
sion des  novices,  à  leur  éducation.  Car  les  nouveaux  moines  ne 
sont  pas  admis  d'emblée  parmi  les  fidèles,  mais  soumis  à  de 
véritables  épreuves.  Ils  sont  confiés  dix  par  dix  à  un  ancien,  le 
«  maître  des  novices  »,  comme  on  dit  aujourd'hui,  auquel  ils  doi- 
vent l'obéissance  la  plus  stricte.  Puis  vient  la  description,  accom- 
pagnée de  quelques  exemples, des  vertus  les  plus  particulièrement 
requises  chez  un  moine  :  humilité,  soumission  et  pauvreté.  Le  livre 
s'achève  par  l'énumération  des  degrés  qui  conduisent  le  moine 
à  la  perfection.  Le  commencement  de  la  sagesse  est  la  crainte  du 
Seigneur.  De  cette  crainte  naît  une  salutaire  componction.  De 
la  componction  procède  le  renoncement  absolu  par  lequel  nous 
nous  dépouillons  de  toutes  nos  facultés.  Le  renoncement 
engendre  l'humilité  qui  rend  possible  la  mortification  de  la 
volonté,  et  alors  seulement  les  vices  sont  dissous  et  arrachés,  et 
les  vertus  croissent  sur  le  terrain  qu'ils  abandonnent.  Dans  cette 
atmosphère  de  vertus  enfin  éclate  la  pureté  du  cœur  qui  nous 
permet  d'atteindre  à  la  perfection  de  l'amour  (i).  —  D'autres 
seront  meilleurs  psychologues  que  Cassien  et  marqueront  d'une 
façon  plus  ferme  les  étapes  parcourues  par  l'âme  dans  cette 
mystique  ascension,  mais  le  genre  psychologique  où  excelleront 
sainte  Thérèse  et  Loyola  est  dès  maintenant  créé. 

Les  huit  autres  livres  passent  en  revue  les  huit  vices  que 
le  moine  doit  combattre.  Ce  sont  :  la  gourmandise,  la  luxure, 

{i)  Cassien,  Imtilutions  des  cloîtres,  IV,  43. 


SAINT  JÉROiME  :   LE  MONACHISME.  413 

l'amour  de  l'argent,  la  colère,  rabattement,  l'indolence,  la 
vanité,  l'orgueil.  Les  trois  derniers  de  ces  vices  ont  ceci  de 
particulier  que  la  vie  monastique  crée  plutôt  des  conditions 
favorables  à  leur  développement.  C'est  ainsi  que  l'indolence 
s'empare  surtout  des  moines  errant  dans  le  désert  à  l'heure  de 
midi.  De  là  son  nom  de  démon  de  midi.  La  vanité  est  subtile  et 
difficile  à  déraciner,  car  elle  trouve  un  prétexte  à  naître  dans 
les  victoires  que  l'on  remporte  sur  elle  (1).  Quant  à  l'orgueil,  il  est 
la  source  commune  de  tous  les  vices,  surtout  cet  orgueil  qui 
nous  fait  nous  redresser  non  seulement  en  face  des  autres 
hommes,  mais  en  face  de  Dieu  (2).  C'est  le. vice  de  Lucifer; 
mais,  pour  le  vaincre,  Dieu  a  inventé  l'humilité.  Quelques 
considérations  sur  la  grâce,  sans  laquelle  l'homme  ne  peut 
résister  à  l'assaut  de  tous  ces  vices,  se  mêlent  aux  dernières  pages 
du  traité  que  nous  parcourons.  Mais  Cassien  laisse  fort  à  faire  à 
la  volonté  humaine.  C'est  un  semi-pélagien. 

Cassien  est  l'auteur  d'un  autre  traité  intitulé  les  Entretiens 
des  Pères,  oii  sont  rapportés  les  enseignements  qu'un  de  ses  amis 
et  lui  reçurent  des  anachorètes  les  plus  renommés  de  l'Egypte.  Ce 
traité  fait  suite  au  précédent  et  vise  une  vertu  plus  haute.  C'est, 
dit  Ebert,  la  haute  école  de  la  vie  monastique  (3).  Le  premier 
ouvrage,  d'après  Cassien  lui-môme,  traitait  de  la  tenue  exté- 
rieure du  moine,  celui-ci  traitera  de  la  tenue  invisible,  de 
l'homme  intérieur.  Aux  prières  canoniques,  utile  discipline  pour 
l'apprenti  de  la  sainteté,  il  substituera  la  science  des  prières 
éternelles  et  la  contemplation.  Ebert  fait  remarquer  que  ce 
goût  de  la  vie  contemplative  impliquait  celui  de  la  vie  intel- 
lectuelle, et  que  la  culture  scientifique  se  trouva  ainsi,  sous  l'in- 
tluence  de  Cassien,  restaurée  dans  les  couvents  qui  devaient 
bientôt  devenir  son  seul  asile.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  spiritualité, 

(1)  Cassien,  loc.  cit.,  Xi,  2. 

(2)  W.,XI1,  2. 

(3)  Ebert,  loc.  cit.,  p.  37 i. 


414  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

dont  cet  ouvrage  de  Cassien  est  encore  plus  plein  que  le  pré- 
cédent, nous  éloigne  fort  de  la  morale  exposée  dans  les  Offices 
de  saint  Ambroise.  Elle  semble  presque  également  distante 
à  première  vue  de  renseignement  de  saint  Jérôme.  Cepen- 
dant elle  y  est  contenue  en  germe,  et  c'est  pourquoi  nous 
l'en  avons  rapprochée.  L'institution  monastique  ne  pouvait 
pas  ne  pas  produire  ces  deux  résultats  d'apparence  contradictoire  : 
une  réglementation  excessive  transformant  l'être  moral  en  une 
machine,  et  une  vie  intérieure  à  laquelle  des  simulacres  d'acti- 
vité physique  ne  créaient  qu'un  insuffisant  contrepoids. 

Voilà  donc  constituées  de  petites  églises  dans  l'Eglise,  ayant 
leur  vie  propre,  partant  leur  morale  à  elles.  Et  cette  morale  ne 
diffère  pas  seulement  de  celle  de  tout  le  monde  par  une  plus  grande 
sévérité.  Elle  en  diffère  parce  qu'elle  répond  à  des  conditions 
de  vie  spéciales  et  artificielles.  L'ascétime  n'est  point  un  trait 
original  du  christianisme,  mais  l'organisation  de  l'ascétisme  en 
est  un.  Et  cette  organisation  doubla  chaque  énergie  en  la  sou- 
mettant à  une  discipline,  et  en  l'obligeant  à  durer.  Elle  créa  en 
outre,  par  le  rapprochement  d'àmes  choisies,  une  émulation  et 
des  collaborations  fécondes.  Le  moment  était  venu  de  trouver 
pour  les  candidats  à  la  perfection  une  carrière  digne  d'eux.  Le 
couvent  suppléa  au  martyre  sur  lequel  il  n'y  avait  plus  d'espoir 
à  fonder.  Il  fallait  au  christianisme  en  effet,  plus  qu'à  toute  autre 
religion,  et  en  raison  même  de  lidéal  élevé  qu'il  proposait,  comme 
des  asiles  où  cet  idéal  pût  être  réalisé  dans  sa  plénitude.  La  vie 
religieuse  était  en  quelque  sorte  de  nécessité  logique  dans  le 
christianisme.  La  remarque  est  de  M.  Renan  (1). 

Mais  l'exemple  de  cette  vie  religieuse,  en  prouvant  à  la  masse 
des  fidèles  que  rien  dans  les  préceptes  du  Christ  n'est  irréalisable, 
est  pour  eux  une  constante  leçon,  sinon  un  reproche.  Il  interdit 
à  la  vertu  mondaine  de   se   satisfaire  à  trop  bas  prix,   en  la 

(1)  M<irc-Aurèlc,  p.  241. 


SAINT  JERUME   :   LE   MONACllIS.ME.  415 

l'éduisanl  à  n'ôtre  jamais  qu'une  vertu  inférieure  et  un  pis-aller, 
llporte  plus  haut  par  là  même  la  mesure  des  obligations  acceptées 
de  tous.  Les  couvents  furent  ainsi  des  foyers  d'où  la  vie  morale 
rayonna.  Et  le  genre  particulier  de  vertu  qui  y  fut  pratiqué 
dut  à  leur  prestige  d'être  pratiqué  môme  en  dehors  de  leurs 
murs.  L'ascétisme  poussa  jusque  dans  le  monde  ses  conquêtes, 
sim posant  à  ceux-là  même  qui  n'en  faisaient  pas  leur  unique 
règle  de  conduite.  C'est  la  vie  humaine  sous  toutes  ses  formes 
qui,  pendant  plusieurs  siècles,  subit  cette  influence.  Les  couvents 
liront  autant  que  les  barbares  pour  ramener  la  simplicité  oubliée 
des  mœurs.  —  Leur  action  est  plus  indiscutable  encore  sur  le 
développement  de  cette  vie  intérieure,  qui  est  la  marque  propre 
de  l'àme  chrétienne,  et  dont  l'àme  moderne  a  reçu  d'elle  la 
tradition.  Le  livre  de  YlmitalioJi,  auquel  il  faut  toujours  en 
revenir,  car  il  est  non  seulement  une  œuvre  admirable,  mais, 
comme  nous  l'avons  dit,  le  chef-d'œuvre  d'un  genre,  le 
livre  de  Y  Imitation  eut  des  lecteurs  en  dehors  des  cloîtres  et 
exprima  plus  ou  moins  l'idéal  commun  de  plusieurs  générations 
de  fidèles.  Il  fut  pendant  longtemps  le  véritable  De  Officiis 
chrétien. 

Il  arrive  en  morale  qu'une  môme  cause  a  des  effets  d'ordre 
presque  contraire.  Les  couvents,  dont  nous  venons  de  dire  qu'ils 
ne  confisquèrent  pas  la  vertu,  mais  en  répandirent  autour  d'eux 
des  semences,  les  couvents  contribuèrent  en  un  autre  sens  à 
mettre  à  l'aise  les  consciences  laïques.  Jusqu'au  moment  oii  ceux 
({ui  voulaient  suivre  l'Evangile  à  la  lettre  se  réfugièrent  dans  le 
désert,  aucune  âme  chrétienne  ne  s'était  résignée  à  n'être 
chrétienne  qu'à  demi.  La  distinction  des  préceptes  et  des  conseils 
restait  indécise,  et  cette  indécision  servait  à  entretenir  les  scru- 
pules. Mais  quand  il  fut  démontré  que  la  perfection  chrétienne 
n'était  p  is  possible  dans  le  monde,  on  prit  son  parti,  non  seule- 
ment de  ne  pas  l'atteindre,  mais  de  ne  pas  courir  après.  Use  forma 
une  morale  atténuée  dont  on  se  contenta;  on  laissa  aux  moines 


416  LES  CONTEMPORAINS  DE   SAINT  AMBROISE. 

le  soin  de  vivre  toute  la  vie  chrétienne,  et  pour  soi  on  n'y  pensa 
plus  (1).  Saint  Jean  Chrysostome  avait  prévu  et  dénoncé  ce 
sophisme  de  nos  intérêts  et  de  notre  lâcheté.  Il  refusait  d'établir 
entre  la  vie  des  moines  et  celle  des  laïques  aucune  différence 
d'obligations,  si  ce  n'est  relativement  au  célibat  (2).  Mais  son  élo- 
quence ne  put  prévaloir  contre  ce  pacte  tacite  conclu  entre  le 
zèle  des  uns  et  le  relâchement  des  autres.  11  était  fatal,  le  siècle 
entrant  en  masse  dans  l'Eglise,  qu'il  l'aménageât  à  son  usage. 
Toutefois  cette  diminution  de  TEvangile  ne  fut  définitivement 
acceptée  par  la  plupart  que  du  jour  oîi  quelques-uns  se  don- 
nèrent comme  mission  d'être  comme  les  représentants  de  la  vie 
pleinement  évangélique.  Il  suffît  ainsi  qu'ellefûtpratiquée  quelque 
part  pour  que  disparût  le  remords  d'avoir  laissé  le  Christ  prêcher 
en  vain.  Le  christianisme  offrit  alors  deux  voies  :  l'une  étroite, 
l'autre  large.  Il  y  eut  deux  Eglises  :  FEglise  de  tous  et  l'Église 
des  saints,  celle-ci  rendant  à  celle-là  un  double  service  :  lui 
donnant  l'exemple,  et  la  dispensant  de  le  suivre. 

L'institution  des  couvents  eut  une  autre  conséquence 
Macaulay  remarque  que  les  ordres,  au  xvf  siècle,  dérivèrent 
vers  eux  certains  tempéraments  d'hommes  que  l'hérésie  eût 
attirés.  Ils  donnaient  à  l'esprit  de  secte  une  suffisante  satisfac- 
tion. Tel  se  fit  jésuite  qui  peut-être  se  fût  fait  protestant  par 
besoin  de  se  détacher  du  troupeau  et  de  faire  partie  d'une  plus 
petite  Église.  De  même,  au  iv'  siècle,  les  couvents  se  trouvèrent 
être  les  plus  utiles  alliés  de  l'orthodoxie,  parce  qu'ils  répon- 
daient d'une  autre  façon  aux  instincts  qui  d'ordinaire  font 
naître  les  hérésies.  Saint  Jérôme  lui-môme  ne  fut-il  pas  un  saint 
à  tempérament  d'hérétique?  Grâce  aux  couvents,  entre  autres 
raisons,  l'Occident  n'eut  pas  sa  gnose  et  les  survivants  de  la 
gnose  orientale  furent  définitivement  éliminés.  Le  mysticisme 

(1)  Voir  Fleury,  Mœurs  des  chrétiens,  p.  340;  Puecii,  Saint  Jeun  Chrysostome, 
p.  261  ;  Renan,  Marc-Auréle,  p.  240-242. 

(2)  Voir  PuECH,  loc.  cit.,  p.  262. 


SAINT  AUGUSTIN    :    THÉORIES  DU  PÉCHÉ  ET   DE  LA  fiRÀCE.         417 

fut  comme  canalisé  et  rendu  inoffensif  pour  la  majorité  des 
fidèles.  Pendant  longtemps  enlin  les  expériences  morales,  les 
réformes  se  feront  à  l'intérieur  des  couvents,  et  la  conscience 
laïque  leur  devra  sa  longue  quiétude.  —  On  voit  par  ces  super- 
ficielles indications  de  combien  de  manières  diverses  la  prédi- 
cation en  faveur  de  la  vie  monastique  devait  agir  jusque  sur 
les  autres  formes  de  la  vie  chrétienne. 


m 

Saint  Augustin  :  théories  du  péché  et  de  la  grâce. 

Celui-là  est  tellement  grand  qu'on  éprouve  quelque  scrupule 
à  venir  parler  de  lui  à  propos  d'un  autre,  et  dans  une  fin  de  cha- 
pitre. Tout  historien  de  la  morale  chrétienne  qui  se  trouve  lui 
faire  une  place,  sans  que  cette  place  soit  la  plus  importante,  doit 
prévenir  son  lecteur  que  le  point  de  vue  spécial  d'où  il  a  consi- 
déré cette  histoire  en  a  faussé  la  perspective.  Cette  précaution 
prise,  il  en  reste  une  autre  à  prendre.  Comme  les  théories 
morales  de  saint  Augustin  ont  été  plus  discutées,  et  plus  passion- 
nément que  celles  d'aucun  autre  penseur,  quand  on  ne  les 
étudie  qu'accessoirement,  il  faut  commencer  par  dire  qu'on 
n'apportera  rien  de  nouveau  ni  de  définitif.  On  se  contentera 
de  faire  ressortir  par  un  constraste,  que  quelques  indications 
suffiront  à  faire  naître,  l'originalité  ou,  si  l'on  veut,  l'absence 
d'originalité  de  saint  Ambroise.  On  se  contentera,  dans  une  étude 
dont  la  formation  de  la  conscience  chrétienne  a  été  indirectement 
l'objet,  d'ajouter  la  mention  de  quelques  éléments  sans  lesquels 
on  n'eût  donné  de  cette  conscience  qu'une  notion  tronquée  (1), 

(1)  Dans  les  pages  qui  vont  suivre,  nous  avons  fait  de  fréquents  emprunts 
de  citationes  et  d'idés  à  Vllistoire  de  la  philosophie  religiense  de  Ritter,  et 
au  Précis  de  Vhistoire  des  doymes  de  llarnack.  Nous  renvoyons  à  ces 
ouvrages  une  fois  pour  toutes. 

Université  de  Lyon.  —  VIII.  A.  27 


418  LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT  AMBROISE. 

Disons  d'abord,  et  cela  nous  servira  de  transition  avec  l'étude 
précédente,  que  saint  Augustin  a  cédé  lui  aussi  au  courant  qui 
emportait  alors  vers  la  vie  monastique  les  meilleurs  des  chré- 
tiens. Le  récit  de  la  vie  d'Antoine  avait  été  l'un  des  facteurs  de 
sa  conversion  (1).  11  avait  vécu  à  Gassiciacum  la  douce  retraite 
que  nous  avons  décrite,  mais  dont  les  occupations  ressemblaient 
à   celles   dune  académie  autant  qu'à  celles  d'un  couvent.    De 
retour  en  Afrique,  il  vécut  encore  retiré  du  monde,  aux  environs 
de  Tagaste,  avec  ses  compagnons  de  Gassiciacum.  11  n'y  manquait 
que  Monique.  Il  fallut  les  devoirs  de  l'épiscopatpour  l'arracher 
à  cette  vie  que  l'étude  et  l'agriculture   se  partageaient.  A  Hip- 
pone  il  fonda  un  couvent  plus  authentique,  et  qui  devint  comme 
une  maison  mère  pour  les  moines  du  nord  de  l'Afrique.  Ill'ha- 
bita,  quoique  évêque,  et  c'est  là  que  furent  écrits  ses  principaux 
ouvrages.  11  est  Tauteur  lui  aussi  d'un  petit  écrit  sur  la  vie  des 
moines  (2),  dans  lequel  il  leur  recommande  le  travail  manuel, 
A  ceux  qui  prétendaient  que  le  travail  les  empêcherait  de  chanter 
les  louanges  de  Dieu,  il  oppose  l'exemple  de  ces  ouvriers  et  de 
ces  rameurs  qui  travaillent  en  chantant.  Il  réprouve,  comme 
saint  Jérôme,  ces  moines  hypocrites  et  fainéants  qui  exploitent 
la  dévotion  publique  et  la  vogue  croissante  de  l'institution  mo- 
nastique, véritables  derviches  du  christianisme  dont  les  légi- 
times héritiers  convertis  à  l'Islam  continuent  aujourd'hui,  dans 
les  mûmes  lieux,  l'oisive  industrie.  Lhie  de  ses  lettres  enfin  (3), 
adressée  à  des  religieuses,  comprenait  quelques  conseils  dont  on 
a  fait  une  règle  véritable  et  que  l'on  a  appropriée  à  des  hommes. 
INous  la  trouvons  sous  cette  forme  aux  environs  du  viu"  siècle  (4). 
Saint  Dominique  la  choisira  entre  tant  d'autres.  Est-ce  à  sa  des- 
tination primitive  ou  au  caractère  de  saint  Augustin,  ou  à  ces 

(1)  Saint  ÂLGCSTiN,  Conf.,  Vlll,   0-12. 

(2)  De  opère  monachorum . 

(3)  Saint  Akustin,  Ep.  (MX. 

(4)  Reijula  ad  servos  Uei.  Voir  Montalkmukiit,  /oc.  cit.,  t.  l,  p.  220. 


SAINT  AUGUSTIN    :   THÉORIES  DU   PÉCHÉ   ET   DE   LA  GRÂCE.         419 

deux  raisons  à  la  fois  que  cette  règle  doit  d'être  moins  rude, 
sans  être  plus  relâchée,  que  celle  de  saint  Jérôme?  Toujours 
est-il  que  voilà  saint  Augustin  dûment  rangé  parmi  les  patrons 
et  les  législateurs  du  monachisme. 

C'est  ailleurs  toutefois  qu'il  faut  chercher  son  œuvre  propre. 
On  pourrait  d'un  mot  caractériser  cette  œuvre  en  disant  qu'il 
est  le  plus  chrétien  des  Pères  de  l'Eglise  chrétienne.  Son  âme 
môme  est  un  produit  essentiellement  chrétien.  Une  constante 
réflexion  sur  soi,  réflexion  mêlée  de  tristesse,  est  en  effet,  nous 
le  savons,  la  forme  nouvelle  delà  vie  morale.  Or  saint  Augustin 
en  posséda,  mieux  que  personne,  le  secret  qu'il  contribua  gran- 
dement à  répandre.  S'il  fut  élève  ici,  il  fut  surtout  maître,  et 
les  leçons  qu'il  donna,  après  les  avoir  reçues,  prirent  dans  sa 
bouche  une  telle  portée  qu'elles  semblent  dater  de  lui.  Personne 
n'avait  encore  raconté  comme  lui,  personne  n'avait  peut-être 
senti  avec  cette  intensité  les  plus  intimes  mouvements  de  l'âme. 
Personne  n'avait  fait  d'événements  tout  intérieurs  un  drame  qui 
surpassât  en  intérêt  ceux  qui  résultent  des  conflits  où  plusieurs 
individus  sont  engagés.  Les  Confessions  sont  le  premier  récit 
de  batailles  d'idées  et  de  sentiments,  la  première  histoire  d'âme 
qui  ait  été  écrite.  Les  livres  d'Épictète  et  de  Marc-Aurèle,  ces 
deux  livres  saints  du  stoïcisme,  sont  de  continuels  sermons  à 
soi-même.  Si  quelque  place  y  est  faite  à  des  confidences,  c'est 
presque  involontairement,  et  c'est  parce  que  nous  les  y  cherchons, 
avec  nos  idées  préconçues  de  modernes  et  de  chrétiens,  que  nous 
les  y  trouvons.  Les  Confessions  ne  pouvaient  être  ce  qu'elles 
sont  que  dans  une  religion  faisant  non  seulement  de  l'examen 
de  conscience,  mais  de  l'humilité  dans  cet  examen.  Va  b  c  delà 
vie  intérieure.  Cependant  ces  confidences  adressées  à  Dieu  de- 
vinrent le  modèle  de  confidences  adressées  aux  hommes,  avec 
des  degrés  divers  d'humilité  et  aussi  de  sincérité.  A  vrai  dire, 
toute  la  littérature  psychologique  procède  de  saint  Augustin  et 
par  là  il  faut  entendre  non  seulement  confessions,  mémoires, 


420  LES  CONTEMPORAINS   DE   SAINT  AMBROISE. 

journaux  intimes,  mais  nos  romans  môme.  Sans  compter  que 
l'histoire  et  le  théâtre  furent  à  leur  tour  renouvelés,  quoique  ce 
phénomène  ait  mis  plus  de  temps  à  se  produire,  par  l'habitude 
prise  de  l'analyse  pratiquée  sur  soi,   puis  sur  autrui.  Les  Con- 
fessions nous   intéressent  plus  encore  en  ce  que  d'elles  est  né 
non  seulement  un  genre  littéraire,    mais  un  genre  de  vie.  Ce 
dialogue  perpétuel  de  l'âme  et  de  Dieu,  ces  prières  et  ces  médi- 
tations alternant  avec  les  résolutions  et  les  efforts,  tout  cela  est 
devenu  une  méthode  commune  qui  a  fait  de  la  religion  une 
chose  plus  intime,  plus  personnelle,  partant  plus   chère.   En 
outre,  c'est  la  première  fois   qu'apparaît  l'union  étroite  d'une 
doctrine  et  d'une  vie.  Dans  l'antiquité  et  souvent  aussi  dans  les 
temps  modernes,  les  philosophies    sont  comme  détachées  des 
hommes  qui  les  ont  conçues.  Chez  saint  Augustin,  ce  n'est  pas 
seulement  la  doctrine  qui  a  fait  la  vie,  mais  aussi  la  vie  qui  a 
fait  la  doctrine.  C'est  à   son  cœur*  épris  d'aimer  qu'il  a  dû  de 
voir  dans  un  don  de  soi  presque  toute  la  religion.  C'est  le  sou- 
venir de  passions  subies  avec  dégoût,  et  d'une  sensualité  difficile- 
ment vaincue,  qui  lui  a  fait  toucher  au  fond  de  son  être  propre 
la  trace  laissée  par  le  péché.  C'estdanssa  propre  conscience  qu'il 
a  entendu  l'appel  de  la  grâce  divine.  Ses  théories   religieuses 
sontdonctoutespleinesdeses  expériences  et  comme  de  son  âme. 
Les  Confessions  ne  contiennent  pas  toute  la  psychologie  de 
saint  Augustin,  si  elles  en  sont  la  plus  éclatante  manifestation. 
A  côté  de  cette  psychologie  enflammée,  il  en  est  une  plus  repo- 
sée, plus  théorique.  Les  Soliloques,  dialogue  entre  saint  Augus- 
tin et  sa  raison,  qui  servit  lui  aussi  de  prototype  à  tant  de  mé- 
ditations dialoguées,   en  sont  le  principal  monument.  On  peut 
môme  dire  que  la  philosophie  de  notre  auteur  n'est  qu'une  psy- 
chologie et  une  théologie.  La  connaissance  de  Dieu  et  la  cou 
naissance  de  l'âme  seules  lui  importent  (1)  ;  et  cette  délimitation 

(1)  Saim  Augustin,  Solil.,  I,  7.  Deum  et  animam  scire  cupio.  Nihilneplus? 
Nihil  omnino. 


SAINT  AUGUSTIN    :    THÉORIES  DU   PÉCHÉ  ET   DE  LA   GRÂCE.         421 

do  la  recherche  scientifique,  qiiiétaitantérieure  à  saint  Augustin, 
recevra  de  lui  un  surcroît  d'autorité.  L'esprit  humain  est  dès 
lors,  et  pour  longtemps,  orienté  vers  l'abstraction  et  la  spécu- 
lation. Les  faits  internes  demeurent  donc  seuls,  et  grandis  par 
cet  isolement.  Ils  ont  ce  mérite  supplémentaire,  pour  saint 
Augustin,  de  lui  faire  découvrir  dans  l'âme  humaine  à  la  fois 
l'infirmité  qui  est  son  lot  et  l'image  des  perfections  divines.  Il 
faut  en  etTet  distinguer  de  l'homme  extérieur,  c'est-à-dire  de  ce 
que  il  y  a  d'animal  dans  l'humanité,  l'homme  intérieur,  c'est- 
à-dire  la  raison  qui  se  confond  avec  la  vérité  et  qui  partant  est, 
comme  elle,  immortelle  (1).  De  l'immutabilité  des  principes 
mathématiques  saint  Augustin  déduit  ainsi  l'immortalité  de 
l'âme. 

Après  les  problèmes  relatifs  à  l'âme,  les  problèmes  relatifs  à 
Dieu.  Dieu  qui,  en  un  sens,  nous  est  tellement  connu  que  rien 
n'est  connu  qu'en  lui  ot  par  lui  (2),  Dieu  que  nous  connaissons 
puisque  nous  l'invoquons  et  puisque  nous  l'aimons  (3),  Dieu,  en 
un  autre  sens,  échappe  à  notre  connaissance  qu'opprime  la  loi 
du  temps  (4).  La  notion  de  Dieu  n'est  comprise  dans  aucune 
catégorie  (o).  Tout  mot  est  impropre  à  l'exprimer  (6).  Mais  voici 
que  la  pensée  de  saint  Augustin,  de  néo-platonicienne,  devient 
chrétienne.  L'ignorance  approche  de  Dieu  plus  que  la  science  (7). 
Et  cette  énigme  va  s'expliquer.  Il  y  a  en  effet  deux  façons  de  con- 
naître :  la  connaissance  philosophique  qui.procède  de  l'orgueil, 
connaissance  morte  et  stérile,  et  la  connaissance  chrétienne, 
toute  faite  d'amour  (8).   C'est  par  l'amour  que  nous  atteignons 

(1)  Saint  Auglsïin,  De  Trin.,  XII,  I. 

(2)  Saint  Augustin,  Cimf.,  VU,  JO;  SoUL,  1,  3. 

(3)  Saint  Augustin,  Conf.,   \,  1  ;  Cf.  De  Trin.,  VIH,  12. 

(4)  Saint  Augustin,  Conf.,  l,  3. 

(5)  Id.,  IV,  29;  De  Trin.,  V,  6. 

{6j  Saint  Augustin,  De  Trin.,  II,  35. 

(7)  Saint  Augustin,  Uc  online,  tl,  44.  Qui  sciturmelius  nesciendo. 

(8)  Saint  Augustin,  De  dit.,  qu.  83,  qu.  35. 


422  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

Dieu.  Et  cet  amour  nous  mène  à  lui  souvent  à  notre  insu. 
«  Car  Dieu  est  l'amour  lui-môme,  et  quiconque  vit  de  l'amour 
vit  de  Dieu,  et  c'est  Dieu  qu'il  aime  (1).  »  Doctrine  libérale  qui 
donne  l'accès  de  Dieu  à  tous  les  cœurs  aimants. 

Il  y  a  donc  une  philosophie  de  saint  Augustin,  et  cela  suffirait 
à  le  distinguer  des  autres  Pères  de  l'Eglise  latine.  Avec  lui  la 
spéculation  change  de  patrie  et  de  langue.  Si  plein  qu'il  soit  de 
Platon,  saint  Augustin  est  en  outre  le  plus  original  des  philo- 
sophes latins,  plus  original  que  Lucrèce,  ce  disciple  d'Epicure, 
que  Sénèque,  ce  disciple  des  stoïciens,  queCicéron,  ce  disciple 
de  tout  le  monde.  Toutefois,  on  se  tromperait  grandement  en 
faisant  de  lui  surtout  un  philosophe  et  en  déduisant  de  sa 
seule  philosophie  les  dogmes  auxquels  son  nom  est  attaché. 
Cette  philosophie  même  présente  un  caractère  nouveau  qui 
s'accentue  quand  on  observe  l'ordre  chronologique  des  écrits 
d'Augustin,  à  savoir  un  dédain  de  la  science  et  de  ses  mé- 
thodes consacrées.  Et  ce  dédain  n'est  pas  un  dédain  de 
sceptique,  mais  de  croyant.  Déjà  dans  un  de  ses  tout  premiers 
écrits  saint  Augustin  remarque  que  sa  mère,  ignorante  et  peu 
curieuse  de  tout  ce  qui  s'intitule  science,  avait  une  sorte  d'ins- 
tinct pour  résoudre  les  questions  les  plus  profondes  (2).  D'autre 
part  il  se  scandalise  de  ce  fait  que  beaucoup  de  savants  n'ont 
pas  vécu  pieusement,  tandis  que  beaucoup  de  simples  d'esprit 
ont  été  des  saints  (3).  Et  cela  lui  est  une  raison  de  plus  pour  dé- 
pouiller la  science  de  son  antique  prestige.  Il  a,  dans  un  beau 
passage  commenté  par  M.  Villemain  (4),  comme  esquissé  cette 

(1)  Saint  Augustin,  De  Trin.,  VIII,  10.  Qui  proximuni  diligil,  consequens 
est  ut  et  ipsam  praecipue  dileclionem  diligat.  Deus  autem  dilectio  est,  et 
qui  manet  in  dileclione  in  Deo  manet.  Consequens  ergo  est  ut  praecipue 
Deum  diligat.  Solil.,  l,  2.  Deus,  quem  amat  omne  quod  potest  amare, 
sive  sciens,  sive  nesciens. 

(2)  Saint  Augustin,  De  ordinc,  II,  45. 

(3)  Saint  Augustin,  Retr.,  I,  3,  2. 

(4)  Villemain,  Tableau   de  l'éloquence  c   retienne,  p.  486-487. 


SAINT  AUGUSTIN    :   THÉORIES   DU  PÉCHÉ  ET   DE   LA   GRÂCE.         423 

théorie  des  différents  ordres  de  grandeur  que  devait  reprendre 
son  plus  illustre  disciple.  Lui  aussi  il  met  le  sentiment  moral 
au-dessus  de  tout  le  reste.  Contre  la  vie  intérieure  le  doute  ne 
prévaut  pas(i).  Ce  n'est  pas  assez  dire.  La  science  implique  la 
foi,  et  c'est  pourquoi  les  païens,  ne  possédant  pas  celle-ci,  n'ont 
atteint  de  celle-là  que  l'apparence  et  que  l'ombre.  Saint  Augustin 
ne  renonce  pas  au  rêve  intellectualiste  des  philosophes  dont  il 
était  le  disciple,  mais  il  en  remet  à  l'éternité  la  réalisation. 
Pour  l'heure  présente  c'est  la  foi  qui  importe. 

Nous  sommes  donc  ramenés  au  point  de  vue  religieux.  A  la 
vérité  c'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  exclusivement  se  placer 
pour  étudier  la  doctrine  de  saint  Augustin.  S'il  est  plus  philo- 
sophe que  les  Pères  latins,  il  est  plus  chrétien  que  tous  les 
Pères  grecs.  En  ce  double  sens  il  est  le  philosophe  chrétien  par 
excellence.  Nous  n'irons  pas  jusqu'à  dire,  comme  M.  Denis  (2), 
qu'il  a  fondé  la  morale  chrétienne,  toute  morale  chrétienne 
antérieure  à  lui  n'étant  qu'une  combinaison  d'éléments  étran- 
gers. Car,  dans  cette  assertion,  ce  livre  a  fait  à  l'avance  la  part 
de  la  vérité  et  de  l'erreur.  Mais  il  a  fait  la  morale  chrétienne 
plus  chrétienne.  Il  l'a  rattachée  à  un  dogme  qui  n'est  plus 
seulement  le  dogme  aussi  philosophique  que  religieux  de 
l'existence  en  Dieu  et  de  l'immortalité.  Sa  métaphysique  est 
toute  pénétrée  de  foi.  Mais  sa  morale  plus  encore.  L'une  et 
l'autre  se  confondent  avec  la  religion.  Mais  il  a  renouvelé  la 
reUgion  elle-même.  Selon  la  forte  expression  du  professeur 
Harnack,  il  a  découvert  la  religion  au  sein  de  la  religion.  Il  a 
fait  consister  la  piété  non  plus  dans  la  crainte  et  l'espérance, 
comme  l'utilitaire  Lactance,  mais  dans  la  foi.  Les  sacrements 
eux-mêmes,  dont  nous  dirons  tout  le  cas  qu'il  fait,  ne  peuvent 
compenser  la  foi  absente.  Tout  faux  air  de  magie  disparaît  du 
culte.  Le  mysticisme  grec,  tout  imprégné   de  naturalisme,  se 

(1)  Saint  Aucustin,  De  Trin.,  XV,  21. 

(2)  De.ms,  Or'ujène,  p.  ÎJIO. 


424  LES   CONTEMPORAINS  DE  SAINT  ÂMBROISE. 

spii'itualise.  La  religion  est  portée  au  fond  des  cœurs,  et  i'eftort 
intime  par  lequel  Augustin  avait  découvert  Dieu  érigé  en  mé- 
thode universelle  (1).  Et  en  tout  cela  il  n'a  pas  de  précurseur, 
sinon  cet  autre  converti,  saint  Paul. 

11  a  innové  en  un  autre  sens,  où  nous  nous  étonnerions  que, 
quatre  siècles  après  la  fondation  de  la  religion  chrétienne,  il  y 
eût  encore  à  innover,  si  nous  ne  nous  souvenions  de  la  séduc- 
tion exercée  par  Thérésie  d'Arius.  II  a  fait  au  Christ  sa  place 
véritable  dans  le  christianisme,  combien  différent  en  cela  de 
cette  gnose  qui  était  comme  embarrassée  de  lui.  Le  christia- 
nisme pour  lui  n'est  pas  seulement  la  philosophie  chrétienne, 
mais  l'histoire  du  Christ.  Sa  foi  va  non  à  un  dogme  abstrait, 
mais  à  un  être.  Et  ce  genre  de  foi  moins  intellectuelle  et  plus 
pratique  convenait  mieux  en  effet  à  l'esprit  de  l'Occident.  Dans 
la  réalité  de  sa  vie  intérieure,  c'est  le  Christ  qui  a  vaincu 
Augustin.  11  est  pour  lui  la  vérité  et  la  religion,  il  est  la  mo- 
rale. Nous  avons  déjà  montré  (2)  combien  le  souvenir  de 
l'homme  Jésus,  modèle  à  la  fois  divin  et  réalisé,  vivifiait  la 
morale  chrétienne.  Avouons  maintenant  que  notre  commen- 
taire s'appliquerait  plus  exactement  à  la  morale  chrétienne  après 
saint  Augustin.  C'est  cette  morale  que  la  doctrine  de  la  ré- 
demption, en  laquelle  se  fondent  la  doctrine  du  péché  et  celle 
de  la  grâce,  fait  graviter  tout  entière  autour  de  la  personne 
du  médiateur.  Nous  disions  en  comparant  Cicéron  et  saint 
Ambroise  qu'avec  le  christianisme  Dieu  était  entré  dans  la 
morale.  Après  saint  Augustin,  partout  otj  nous  écrÏAions  Dieu, 
il  faut  écrire  le  Christ.  Ainsi  toute  la  philosophie  de  saint 
Augustin  se  ramène  à  la  religion,  et  toute  la  religion  aux  rap- 
ports de  l'âme  et  du  Christ.  Une  tendresse  plus  personnelle,  plus 
pleine  d'effusions,  unit  chaque  homme  non  plus  à  Dieu  seule- 

(1)  Voir  le  Traité  de  la  religion. 

(2)  Voir,  dans  noire  chapitre  vi,  le  développement  intitulé:  Vertus  nou- 
velles. 


SAINT  AUGUSTIN    :    THÉORIES   UU   PliCHÉ   ET   DE   LA   GRÂCE.         423 

mont,  mais  ù  l'hommc-Dieu.  Ecoutons  ce  dialogue  entendu  au 
fond  de  son  àme  par  cet  autre  Augustin,  Pascal  :  «  Je  pensais  à  toi 
ihins  mon  agonie,  j'ai  verse  telles  gouttes  de  sang  pour  toi...  Si 
tu  connaissais  tes  péchés,  tu  perdrais  cœur.  — Je  le  perdrai  donc, 
Seigneur,  car  je  crois  leur  malice  sur  votre  assurance.  —  Non, 
car  moi,  par  qui  tu  l'apprends,  t'en  peux  guérir,  et  ce  que  je 
te  le  dis  est  un  signe  que  je  te  veux  guérir  (1).  » 

Mais  la  divinité  même  du  Rédempteur  serait  un  non-sens  et 
un  dogme  inutile,  si  l'expiation  dont  il  s'est  chargé  n'avait 
rendu  nécessaire  l'intervention  d'un  Dieu.  La  dignité  de  la 
victime  expiatoire  suppose  l'immensité  de  la  faute.  Ainsi  du 
dogme  de  la  Trinité  et  de  la  défaite  de  l'arianismc  devait  être 
déduite  la  doctrine  du  péché.  C'est  saint  Augustin  qui  for- 
mula cette  déduction.  Mais  il  faut  remarquer  qu'elle  était  dans 
la  logique  du  christianisme.  Le  péché  n'a  pas  de  réalité  méta- 
physique. Le  mal  n'est  pas  un  être,  un  dieu.  Saint  Augustin 
a  renoncé  à  Ihérésie  manichéenne,  et  il  est  maintenant  trop 
plein  de  son  Dieu  pour  admettre  un  pouvoir  rival.  Le  mal  n'est 
que  la  corruption  de  l'œuvre  divine,  un  déchet  dans  le  hien  (2). 
Encore  y  a-t-il  des  limites  à  cette  corruption.  Le  mal  absolu 
entraînerait  la  fin  de  l'être  qu'il  aurait  envahi.  Tant  que  l'être 
subsiste,  quelque  bien  subsiste  en  lui  (3).  Ainsi  de  l'âme  cou- 
pable toute  beauté  n'est  pas  absente.  11  en  demeure  assez  pour 
qu'elle  soit  un  élément  de  beauté  dans  l'ensemble  (4).  D'où 
résulte  cette  doctrine  que  Dieu  a  prévu  la  volonté  mauvaise, 
et  en  a  tenu  compte,  prescience  d'ailleurs  qui  n'est  pas  prédé- 
termination ij)).  En  outre  cette  volonté  mauvaise  est  une  cause 
seulement  négative,  privative.  Dieu  est  cause  de  tout  être.  «  Cela 

(1)  Édit.  Havet,  t.  It,  p.  208. 

(2)  Saint  Avglstin,  De  civ.  Dci,  Xi,  9,  amissio  boni;  hl,  22,  priva- 
tio  boni. 

(3)  Saint  Aicustin,  Conf.,  VII,  18. 

(4)  Saint  Aigistin,  De  mus.,  VI,  'oG. 

(îj)  Saint  Alglstin,  De  praed.  saiv:.,  19. 


426  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT   AMBHOISE. 

seul  qui  n'est  pas,  ô  mon  Dieu,  ne  vient  pas  de  toi  (1).  » 
Mais  si  le  mal  n'a  pas  de  réalité  métaphysique,  il  a,  dans  la 
doctrine  d'Augustin,  une  réalité  morale  d'autant  plus  grande. 
Saint  Augustin  estime  en  effet  que  la  seule  façon  de  réfuter  le 
manichéisme  est  non  pas  de  dissimuler  l'étendue  des  misères 
humaines,  mais  de  les  expliquer  autrement  qu'il  ne  fait  (2). 
Nous  avons  dit  ailleurs  que  l'on  subit  d'ordinaire  l'inlluence  des 
doctrines  qu'on  réfute.  Alors  saint  Augustin  a  subi  double- 
ment l'influence  du  manichéisme,  comme  disciple,  puis  comme 
adversaire,  et  il  a  été  comme  obsédé  toute  sa  vie  des  problèmes 
dont  cette  hérésie  est  née.  La  faute  de  l'homme  ne  se  perd  pas 
non  plus  pour  lui  dans  Thistoire  d'une  chute  universelle,  dont  la 
chute  des  anges  aurait  été  le  premier  acte.  Tout  au  moins 
n'insiste-t-il  pas  sur  cette  histoire.  Mais  il  insiste  sur  la  réalité 
de  nos  présentes  faiblesses,  avec  lesquelles  les  descriptions  de 
l'état  paradisiaque  forment  un  douloureux  contraste  (3).  Il  y 
insiste  avec  l'âpreté  de  souvenirs  qui  ressemblent  à  des  re- 
mords. Et,  telle  qu'elle  est,  la  perversité  humaine  ne  lui  semble 
pas  pouvoir  être  déduite  d'un  acte  de  liberté  actuelle.  Tout 
prouve  d'ailleurs  une  perversion  radicale  de  notre  nature  :  no- 
tre inexplicable  résistance  à  Dieu,  la  lutte  en  nous  de  l'esprit 
et  de  la  chair,  ces  impulsions  auxquelles  nous  cédons  en  rou- 
gissant, tous  nos  tourments  enfin  et  toutes  nos  contradictions. 
—  Ainsi  les  péchés  nous  font  remonter  au  péché  et  nous  sen- 
tons la  faute  d'Adam  peser  sur  nous. 

Adam  a  péché,  et  l'humanité  a  péché  en  lui.  L'essence  hu- 
maine, tout  entière  en  Adam,  se  transmet  à  sa  postérité  avec  la 
déchéance  dont  iirafrappée(4).  Par  lafautedu  premier  homme, 
l'ordre  du  monde  a  été  troublé  et  le  diable  y  a  établi  son  em- 

(1)  Saint  Augustin,  Conf.,  Il,  11.  Et  hoc  sohini  a  te  non  est  quod  non  est. 
(21  Saint  Augustin,  Op.  imp.  c.  JuL,  W,  G. 

(3)  Id.,  VI,  27. 

(4)  Saint  Augustin,  De  cic.  Dci,  XIll,  3  . 


SAINT   AUGUSTIN    :    THÉORIES   DU   PÉCHK  ET  DE   LA   GRÂCE.         427 

pire  (1).  —  Cette  intervention  du  diable  semblerait  bien  donner 
au  principe  du  mal  plus  de  réalité  qu'Augustin  ne  lui  en  accor- 
dait tout  à  l'heure.  Mais  nous  n'avons  pas  dit  qu'il  n'y  eût  pas 
chez  saint  Augustin  des  apparences  de  contradiction.  Ce  désor- 
dre universel  dont  l'homme  est  responsable  prouve  du  moins  le 
rang  qu'il  tient  dans  le  monde  en  même  temps  que  la  place 
faite  à  sa  chute  dans  le  plan  divin.  Elle  a  soumis  l'homme  à  la 
mort  spirituelle  et  corporelle  (2),  elle  l'a  soumis  à  la  maladie, 
elle  l'a  soumis  à  l'erreur.  L'âme  raisonnable  est  môlée  dans 
son  àme  à  une  âme  bestiale,  et  il  faut  qu'il  fasse  des  distinctions 
en  lui  pour  retrouver  la  pureté  de  sa  nature  (3).  Il  ne  diffère 
des  bètes  que  parce  qu'en  celles-ci  aucune  lutte  ne  s'établit 
entre  deux  natures  contraires.  Avant  la  chute  aucune  lutte 
non  plus  ne  troublait  le  cœur  de  riiomme,  mais  c'était  la  rai- 
son qui  y  était  souveraine  (4).  Ne  nous  demandons  pas  com- 
ment alors  la  chute  a  été  possible  et  continuons  d'en  appro- 
fondir les  conséquences.  Non  seulement  nous  avons  subi  de  son 
fait  une  diminution  presque  matérielle,  mais  elle  a  créé  en 
nous  une  perpétuelle  disposition  à  en  renouveler  l'offense  (5)- 
C'est  comme  une  maladie  laissée  par  le  péché  dans  Tâme  (6). 
Ainsi  le  péché  engendre  le  péché  et  cette  triste  fécondité  en  est  le 
plus  redoutable  châtiment.  Voilà  comment  saint  Augustin  se 
trouve  amené  à  dire  que  nous  sommes  actuellement  dans  la 
dure  nécessité  de  pécher  (7).  Voilà  comment  l'humanité  n'est 
plus  qu'un  amas  de  péchés  (8).  —  D'oii  la  nécessité  de  la  grâce. 

(1)  Saint  Augustin,  De  Trin.,lY,  17;  Demipt.  etconc. ,11,  14;  C.  JuUan.,  111,159. 

(2)  Saint  Augustin,  De  civ.  Dei,  XIII,  13. 

(3)  Saint  Augustin,  De  Trin.,  X,  12. 

(4)  Saint  AuGUSTI^,  Op.  imp.c.  JuL,  IV,  41. 

(5)  Saint  Augustin,  C.  Julian,  VI,  54. 

(6)  Saint  Augustin,  De  Trin.,  XIV,  23. 

(7)  Saint  Augustin,  Deperf.just.  hum. ,9.  Seculaost  peccalum  habendi  dura 
nécessitas. 

(8)  Saint  Augustin,  De  c,v.  Dei,  XIIl,  3. 


428  LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT  AMBROISE. 

Mais  avant  d'en  venir  à  elle,  demandons-nous  en  quoi  con- 
siste un  péché  dont  le  poids  est  si  lourd.  Ici  nous  retrouvons 
encore  l'expérience  morale  de  saint  Augustin  et  sa  conception 
des  rapports  de  l'âme  et  de  Dieu.  Le  péché,  c'est  la  privation 
de  Dieu,  c'est  la  rupture  avec  Dieu.  «  C'est  contre  toi  seul  que 
j'ai  péché,  Seigneur.  »  Mais  Dieu  lui-même  n'a  pas  voulu  cette 
rupture.  C'est  l'homme  qui,  dans  son  orgueil,  a  tenté  de  s'affran- 
chir et  n'a  réussi  qu'à  déchoir.  Il  a  secoué  une  pieuse  servi- 
tude qui  est  lavéritahle  forme  delà  liberté,  préférant  la  liberté 
du  mal  qui  n'en  est  que  le  mensonge.  Il  a  refusé  ce  rôle  d'ins- 
trument docile  départi  aux  serviteurs  de  Dieu,  et  il  a  voulu  lui- 
même  être  quelque  chose  comme  un  dieu.  Ainsi  l'orgueil  ou, 
comme  dit  ailleurs  saint  Augustin,  la  témérité  (2)  apparaît 
à  l'origine  de  tout  péché.  Car  ce  n'est  pas  seulement  l'histoire 
du  premier  péché,  mais  celle  de  tous  ceux  qui  le  suivirent  que 
nous  racontons  ici.  Et  seule  l'humilité  d'un  Dieu  pourra  rache- 
ter la  faute  de  l'orgueil  humain.  Ainsi  s'explique  l'ignominie  de 
l'expiation  et  le  sens  divin  de  tout  abaissement  volontaire. 

Donc  c'est  l'orgueil  qui  est  la  racine  du  péché,  mais  la  sen- 
sualité en  est  le  fruit.  Dieu,  pour  punir  l'orgueil,  a  cherché  le 
châtiment  le  plus  humiliant  et  il  a  ravalé  l'homme  aux  passions 
de  la  brute.  Le  péché  n'est  pas  né  des  désirs  de  la  chair,  sans 
quoi  le  diable  neût  pu  pécher  (3).  Mais  les  désirs  de  la  chair 
sont  nés  du  péché.  Et  maintenant  ils  lui  fournissent  comme 
une  matière  nouvelle.  Le  corps  destiné  au  service  de  l'âme 
raisonnable  s'est  révolté  contre  elle.  L'unité  humaine  est 
rompue.  Philon  est  le  premier  apôtre  que  nous  ayons  rencon- 
tré de  cette  haine  de  la  chair  qui  est  venue,  avec  le  christianisme, 
troubler  le  tranquille  naturalisme  de  l'Occident.  Philon  iden- 
tifiait la  chute  et  la  génération.  Four  saint  Augustin  cette  iden- 

(1)  Saint  Alglstin,  De  lib.  arb.,  Il,  37. 

(2)  Saim  Auglstin,  De  civ.  Dei,  XXIi,  24. 

(3)  Saint  Augustin,  De  mus.,  VI,  33. 


SAINT   AUGUSTIN   :  THÉORIES   DU   PÉCHÉ   ET  DE  LA   GKÀCE.         429 

tifîcation  n'est  pas  absolue.  Mais  la  génération  du  corps  est  le 
moyen  de  transmission  du  péctié.  Cette  hypotiièse  lui  paraît 
plus  simple  que  celle  du  traducianisme.  L'âme  créée  sans  ta- 
che est  corrompue  par  le  vase  qui  la  reçoit  (1).  Le  corps  est 
ainsi  le  véhicule  du  péché  dont  il  est  l'instrument.  Bossuet  a 
interprété  de  cette  façon  la  doctrine  de  son  maître  Augustin  : 
«  Nous  naissons  dans  ce  désordre  de  la  concupiscence  parce  que 
c'est  par  ce  désordre  que  nous  naissons,  et  qu'il  est  inséparable 
du  principe  de  notre  naissance.  C'est  donc  ce  qui  fait  en  nous 
la  propagation  du  péché  et  la  rend  aussi  naturelle  que  celle  de 
la  vie  (2).  » 

Pour  comprendre  tout  ce  que  la  doctrine  du  péché  doit  à 
saint  Augustin,  il  faut  se  représenter  ce  qu'elle  était  avant  lui. 
Cette  doctrine  existe  chez  les  Pères  grecs,  mais  à  l'état  de 
dogme  sans  vie  et  sans  action  sur  les  âmes.  Aucun  d'eux  n'a 
été  troublé  par  elle  ;  mais  ils  s'en  accommodent  et  la  réduisent 
à  une- sorte  de  minimum.  Pour  Clément,  la  perfection  du  pre- 
mier homme  n'était  qu'une  perfection  possible,  de  sorte  que 
nous  n'avons  perdu  que  ce  que  nous  n'avions  pas.  En  outre, 
les  passions  faisaient  partie  de  la  nature  humaine,  avant  comme 
après  la  chute,  de  sorte  qu'on  ne  voit  plus  en  quoi  nous  avons 
été  pervertis.  Le  malheur  n'a  donc  pas  été  bien  grand.  Pour 
Origène,  nous  nous  en  souvenons,  notre  libre  arbitre  est  resté 
intact,  et  chez  lui  les  doctrines  contradictoires  de  la  liberté  et 
de  la  grâce  ne  se  sont  pas  encore  heurtées.  Pour  saint  Jean 
Chrysostome  le  péché  originel  a  fait  l'homme  d'immortel 
mortel,  mais  il  n'a  guère  eu  que  cette  conséquence  toute 
physique.  Que  nous  soyons  pécheurs  sans  avoir  péché  person- 
nellement, Chrysostome  ne  peut  l'admettre  (3).  Et  de  cette 
mort,  dont  l'humanité  a  maintenant  l'habitude,  il  prend  assez 

(1)  Saint  Augustin,  C.  Julian.,  17. 

(2)  BosisuET,  Défense  de  la  tradition,  IX,  2. 

(3)  Édit.  Bencd.,  t.  IX,  Oral.  X,p.  52;i. 


430  LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT  AMBROISE. 

philosophiquement  son  parti.  Il  en  fait  môme  l'apologie.  Elle 
nous  délivre  de  nos  propres  péchés  qui  eussent  rendu  insuppor- 
table notre  immortalité.  Elle  est  une  leçon  pour  l'orgueil  et  une 
menace  toujours  salutaire.  Si  bien  que  nous  avons  gagné  à 
cette  aventure.  Saint  Chrysostome  a,  en  elïet,  comme  la  préoccu- 
pation d'absoudre  Dieu.  On  voit  par  là  comme  les  croyances 
portent  des  fruits  différents  selon  les  âmes  où  elles  sont  semées. 
C'est  la  même  histoire,  en  définitive,  que  (^hrysostome  et 
Augustin  interprètent,  l'un  d'une  façon  si  pacifique,  et  l'autre  si 
tragiquement.  Il  n'y  a  rien  de  changé  à  la  lettre  du  dogme  et 
cependant  comme  il  a  changé  de  sens!  L'impitoyable  logique 
de  l'Occident  devait  tôt  ou  tard  en  faire  sortir  tout  ce  qu'il 
contenait  d'amertume.  Si  cela  n'a  pas  encore  été  fait,  c'est  que 
les  chrétiens  de  ce  côté  du  monde  se  sont  jusqu'ici  plus  occu- 
pés de  la  morale  du  christianisme  que  de  sa  philosophie.  Mais 
voici  que  l'un  d'eux  a  entrepris  de  dériver  cette  morale  de  ses 
sources  dogmatiques,  et  l'àme  troublée  d'Augustin  vient  ajou- 
ter encore  à  l'âpreté  des  déductions  inévitables. 

Mais  si  nous  sommes  tombés  si  bas  que  le  croit  Augustin, 
une  main  divine  seule  peut  nous  relever.  La  doctrine  de  la  grâce 
est  la  suite  de  la  doctrine  du  péché,  ou  plutôt  fait  corps  avec  elle. 
C'est  dans  la  lutte  avec  Pelage  qu'Augustin  développa  cette 
doctrine  et  il  est  hors  de  doute  qu'il  fut  entraîné  par  l'ardeur 
de  la  lutte  à  l'accentuer.  Pelage  était  un  esprit  religieux  et  mo- 
déré, et  Augustin  cite  de  lui  des  déclarations  comme  celle-ci, 
que  «  Dieu  tourne  où  il  lui  plaît  le  CG.;ur  de  l'homme  (Ij  »,  Le 
pélagianisme  est  surtout  l'œuvre  des  amis  de  Pelage  ;  mais  il 
se  fit,  comme  c'est  l'ordinaire,  le  disciple  de  ses  disciples.  Or  dans 
la  polémique  de  Cœlestius  et  de  Julien  tout  esprit  religieux  dis- 
paraît. Les  idées  viennent  du  stoïcisme  ;  on  croirait  n'avoir  affaire 
qu'à  des  philosophes,  et  ce  fut  ce  qui  les  perdit,  les  querelles  théo- 

(1)  Saint  Augustin,  Adv.  Pel.  et  Cœlest.,  I,  xxiii. 


SAINT   AUGUSTIN    :  THÉORIES   DU   PÉCHÉ  ET   DE   LA  GRÂCE.  431 

logiques  se  terminant  le  plus  souvent  par  le  triomphe  de  ceux  qui 
demandent  à  la  raison  le  plus  lourd  sacrifice.  Le  pape  les  con- 
damna et  TÉglise  d'Orient  elle-même  subit  le  mot  d'ordre  venu  de 
Rome,  un  peu  étonnée,  mais  docile.  Pour  cespélagiens  tous  les 
hommes  sont  dans  l'état  où  se  trouvait  Adam  avant  la  chute, 
si  ce  n'est  qu'un  mauvais  exemple  leur  a  été  donné.  La  mort 
n'est  pas  un  châtiment,  mais  une  nécessité  de  la  nature.  La  grâce 
est  une  aide,  mais  dont  il  n'est  pas  bien  prouvé  qu'on  ne  puisse 
se  passer;  et,  dans  tous  les  cas,  elle  nous  est  accordée  selon 
nos  mérites,  ce  qui  revient  à  dire  qu'elle  se  confond  avec  eux,  et 
en  définitive  qu'elle  n'est  rien.  Ou  bien  elle  est  le  pouvoir  même 
de  choisir  entre  deux  actions  contraires,  c'est-à-dire  la  liberté, 
un  don  précieux,  mais  qui  n'a  pas  besoin  d'autre  nom.  La  natu- 
ralisme pélagien  va  jusqu'à  ne  pas  condamner  sans  restriction 
la  concupiscence;  car  ce  serait  condamner  la  nature,  c'est-à-dire 
condamner  Dieu. 

A  cette  théorie  toute  philosophique,  tout  hellénique,  saint 
Augustin  oppose  une  croyance  fondée  sur  des  textes,  une 
croyance  religieuse.  Saint  Paul,  en  effet,  a  écrit  ce  qui  suit  :  «  Ré- 
beccaeut  deux  jumeaux  de  notre  pèrelsaac.  Avant  qu'ils  fussent 
nés  et  qu^ils  eussent  fait  ni  bien  ni  mal,  afin  que  prévalût  ce 
que  Dieu  avait  fait  par  choix,  non  en  vertu  de  leurs  œuvres,  mais 
en  vertu  de  son  appel,  il  fut  dit  :  Le  premier  né  sera  assujetti 
à  l'autre,  car  il  est  écrit  :  J'ai  aimé  Jacob  et  j'ai  réprouvé  Esaii. 
Dieu  fait  miséricorde  à  qui  lui  jjlaît  ;  il  endurcit  qui  il  lui  plaît. 
Vous  me  dites  :  Pourquoi  so  plaint-il  alors?  qui  peut  résister  à 
sa  volonté?  0  homme  qui  es-tu  pour  répondre  à  Dieu? 
L'ouvrage  façonné  dit-il  à  celui  qui  le  façonne  :  pourquoi  m'as- 
tu  fait  ainsi  (1)?  »  Et  ailleurs  :  «  C'est  Dieu  qui  opère  en  vous 
le  vouloir  et  le  faire,  suivant  la  volonté  qu'il  a  pour  vous  (2).  » 

De   ces  textes,  saint   Augustin   déduit  une   doctrine   où   la 

(1)  Saint  Pall,  Rom.,  IX,  10-21. 

(2)  Saint  Paul,  Philipp.,  Il,  13. 


432  LES  CONTEMPORAINS   DE   SAINT   AMBKOISE. 

grâce  n'est  plus  un  accessoire,  mais  dont  elle  est  le  centre.  La 
grâce  ne  se  confond  pas  avec  la  création,  ni  avec  la  loi.  Elle 
est,  entre  tous  ceux  qui  ont  déjà  reçu  ce  don,  un  libre  choix. 
Tous  étaient  perdus  par  la  faute  d'Adam.  Dieu  ne  devait  à  tous 
que  sa  justice.  Il  étendit  sur  quelques-uns  une  pitié  qu'il  ne 
leur  devait  pas.  En  vertu  de  ce  décret  miséricordieux,  un  nom- 
bre fixe  d'élus  est  prédestiné.  C'est  par  l'étude  des  voies  et 
moyens,  et  comme  par  la  psychologie  de  la  grâce,  que  saint 
Augustin  a  développé  cette  thèse.  La  grâce  est  prévenante^ 
c'est-à-dire  qu'elle  n'attend  pas  notre  initiative.  Dieu  rend  les 
hommes  bons,  afin  qu'ils  accomplissent  de  bonnes  œuvres  (1). 
Nous  ne  pouvons  être  dignes  de  la  grâce  sans  la  grâce,  car  au- 
trement elle  nous  serait  due,  elle  ne  serait  plus  gratuite, 
elle  ne  serait  plus  la  grâce  (2).  Cependant  l'homme  suit  cette 
impulsion  donnée,  et  la  grâce  devient  alors  coopérante.  Si  la 
grâce  coopère  avec  nous,  c'est  que  nous  coopérons  avec  elle; 
aussi  bien  est-ce  tout  ce  qui  nous  reste  de  liberté  (3).  Quoi  qu'il 
en  soit,  saint  Augustin  n'a  pas  tout  à  fait  renoncé,  on  le  voit, 
à  la  doctrine  des  mérites;  mais  ces  mérites  sont  eux-mêmes  le 
premier  fruit  de  la  grâce.  En  outre  la  grâce  peut  être  irrésistible. 
Enfin  la  grâce  nous  donne  le  don  de  persévérance,  car  il  ne  faut 
pas  croire  que  son  opération  soit  instantanée  et  ne  laisse  plus 
rien  à  faire;  mais,  comme  après  toute  maladie,  vient  une  con- 
valescence (4),  Délivrés  du  péché,  nous  avons  encore  à  en 
effacer  les  traces  et  à  livrer  bien  des  combats  contre  ses  retours 
offensifs  (5). 

Jusqu'ici  nous  n'avons  vu  que    les  effets  bienfaisants  de  la 
grâce,  et  les  timides  dirigent  leur  vision  de  façon  à  ne  voir  que 

(1)  Saint  Augustin,  De  corr.  et  grat.,  36. 

(2)  Saint  Augustin,  De  qcsI.  PcL,  33. 

(3)  Saint  Augustin,  De  grat.  et  tib.  avb.,  33. 

(4)  Saint  Augustin,  De  Trin.,  XIV,  23. 

(5)  Saint  Augustin,  FMchir.  ad  Laur.,  13. 


SAINT   AUGUSTIN  :   THEORIES  DU   PÉCHÉ  ET   DE  LA   GRÂCE.  433 

ceux-là.  Mais  cette  doctrine  a  un  envers,  puisqu'il  en  est  que  la 
grâce  divine  a  négligés.  Et  il  y  aurait  quelque  subtilité  à  venir 
dire  ici  qu'elle  n'est  pour  rien  dans  le  mal  qu'elle  n'empêche 
pas.  Saint  Augustin  n'est  pas  l'homme  de  ces  faux-fuyants. 
<'eux  qui  ne  sont  pas  élus  sont  réprouvés,  ou,  si  l'on  veut,  il  y 
a  des  élus  pour  le  bien  et  pour  le  mal.  Sans  insister  sur  ce  côté 
de  sa  thèse,  saint  Augustin  cependant  a  écrit  ce  qui  suit  :  «  Les 
saints  sont  élus  pour  régner  avec  le  Christ,  non  pas  de  la  même 
manière  que  fut  élu  Judas  pour  l'œuvre  pour  laquelle  il  était 
fait...  Il  a  élu  les  uns  pour  obtenir  son  royaume,  il  a  élu  l'au- 
tre pour  verser  son  sang  (1).  »  Il  y  a  donc  des  prédestinés  non 
seulement  pour  le  salut,  mais  pour  la  damnation.  Et  saint 
Augustin  ne  leur  laisse  espérer  aucune  atténuation  des  peines 
éternelles  (2).  Si  lui-même  éprouve  parfois  quelque  sentiment 
de  pitié  (3),  il  considère  que  c'est  une  faiblesse  inconnue  des 
élus  (4). 

On  comprend  qu'une  pareille  doctrine,  une  fois  maîtresse  de 
son  esprit,  y  ait  tout  subordonné.  Dans  un  écrit  oii  il  est  censé 
donner  un  abrégé  de  la  doctrine  chrétienne,  dans  l'écrit  connu 
sous  le  nom  de  Manuel  à  Laurent,  les  dogmes  du  péché  et  de 
la  grâce  occupent  les  trois  quarts  des  chapitres.  Les  autres 
traitent  de  l'aumône,  de  la  résurrection  de  la  chair  et  de  l'orai- 
son dominicale.  La  chute  et  la  grâce,  voilà  donc  désormais,  ou 
peu  s'en  faut,  tout  le  christianisme,  un  christianisme  en  deux 
actes.  «  Toute  la  morale,  écrit  Pascal,  consiste  en  la  concupis- 
cence et  en  la  grâce  (5).  »  L'influence  de  ces  dogmes  domina- 
teurs s'exerce  sur  la  philosophie  comme  sur  la  théologie  de 
saint  Augustin.  La  raison,  cette  lumière  intérieure  que  le  dis- 

(1)  Saint  Avocstin,  De  corr.  et  yrat.,   7. 

(2)  Saint  Augustin,  Enchir.  ad  Laur.,  29. 

(3)  Saint  Augustin,  Conf.,Xl,  5. 

(4)  Saint  Augustin,  De  civ.  Dei,  IX,  o. 

(5)  Pascal,  Pensées,  édit.  Havet,  t.  II,  p.  88. 

Université  de  Lyon.  —  VIIL  A.  28 


434  LES   CONTEMPORAINS  DE  SAINT   AMISIIOISK. 

c'iple  de  Platon  exaltait,  perd  graduellement  tout  celât  aux 
yeux  du  théologien  do  la  chute.  Naguère  aussi  toute  l'autorité 
de  la  loi  morale  lui  semblait  résider  dans  sa  beauté.  Dieu  l'avait 
voulue  parce  qu'elle  était  belle  ;  elle  n'était  pas  belle  parce  que 
Dieu  l'avait  voulue  (1).  Mais  le  bon  plaisir  divin,  grandissant 
dans  son  esprit,  va  faire  maintenant  la  valeur  des  choses  comme 
il  fait  la  valeur  des  êtres.  Avant  lui,  deux  esprits  moins  philo- 
sophiques que  le  sien,  Lactance  et  Tertullien,  avaient  soutenu 
la  même  thèse  (2).  Elle  marque  en  effet  un  renoncement 
volontaire  à  Tintelligence  des  choses  et  un  besoin  de  croire 
alors  même  que  l'on  pourrait  comprendre.  Nous  avons  dit, 
à  propos.de  saint  Ambroise,  combien  cet  état  d'esprit  se 
propagera. 

La  doctrine  de  la  grâce  engendra  encore  la  doctrine  de 
l'Eglise.  L'Eglise  manifeste  la  grâce  dans  l'histoire  de  l'humanité. 
Et,  en  effet,  l'Eglise  chrétienne  d'alors,  par  son  extension  crois- 
sante dans  l'espace,  par  ses  traditions  dont  la  succession 
apostolique  apparaissait  comme  l'éclatante  expression,  par  sa 
centralisation  qui  allait  s'affirmant,  formait  avec  la  faiblesse  de 
plus  en  plus  méprisée  de  la  raison  individuelle  un  puissant  con- 
traste. Un  traditionalisme  encore  mal  défini  est  ainsi  à  la  base 
de  la  doctrine  de  l'Eglise  chez  saint  Augustin.  La  décadence  de 
l'empire  romain  faisait  encore  ressortir  une  autorité  qui  seule 
grandissait  quand  tout  croulait  autour  d'elle  (3).  Il  ne  s'agit  donc 
pas  seulement  ici  de  l'Eglise  invisible,  communion  des  saints, 
mais  de  l'Eglise  visible,  avec  son  organisation  et  sa  hiérarchie 
dont  saint  Augustin  lui-même  est  un  des  représentants.  Ce 
besoin  d'une  autorité  extérieure  est  commun  aux  âmes  pieuses. 
La  remarque  est  d'un  protestant,  Ilarnack (4).  Ajoutons  que  cette 

(1)  Saint  Augustin,  De  lib.  arb.,  1,  3. 

(2)  Lacta>-ce,  Inst.  div.,  III,  12;  Tertui.i.ikn,  De  l'ivnUnilia,  IV. 

(3)  Ce  sentiment  est  bien  exprimé  par  saint  Ambroist-,  /?/).,  11. 

(4)  IIaunack,  loc.  cit.,  tiatluction  française,  p.  2G0. 


SAINT  AUGUSTIN  :   THÉORIES  DU  PÉCHÉ  ET   DE  LA  GRÂCE.         433 

autorité  répondait  à  un  instinct  romain,  à  cet  instinct  même 

qui  donna  au  catholicisme  sa  forme.  Enfin,  plus  que  tout  autre, 

un  ancien  hérétique  était  tenu  au  zèle  envers  l'Eglise,  comme 

pour  expier  ses  infidélités  passées.  Saint  Augustin  s'attache  à 

elle  d'une  étreinte  d'autant  plus  ardente  qu'elle  est  pour  lui  cet 

appui  qu'il  a  longtemps  cherché,  et  ses  remords  se  traduisent 

dans  l'âpreté  des  dogmes  que  sa  foi   préfère.   Il  fond  donc  en 

un  seul  sentiment  l'abandon  à  la  divinité  et  la  soumission  à 

l'Eglise,  forme  plus  précise  d'une  dépendance  à  laquelle  il  aspire. 

La  controverse  donatiste  l'amena  à  voir  dans  cette  Eglise, 

quelle  que  soit  même  la  valeur  des  hommes  qui  la  représentent, 

l'organe  de  Dieu,  la  dépositaire  impersonnelle  de  sa  grâce.  Par 

la  célébration  des   sacrements  qui  lui    est  conférée,   elle    en 

devient  la  dispensatrice.  Ainsi  elle  manifeste  la  grâce  dans  le 

passé,  et  dans  le  présent  la  distribue.  Mais  nous  savons  d'autre 

part  que  le  spiritualisme  d'Augustin  l'empêcha  d'attribuer  aux 

sacrements  un   pouvoir  que  ne  vivifierait  pas  par  le  dedans 

l'âme  qui  les  reçoit.  Ils  sont  comme  une  condition  nécessaire, 

mais  non  suffisante  du  salut.  Il  en  résulte  que  l'Eglise  elle-même 

a  des  frontières  mal  définies.  Elle  est  un  corps  mélangé  [corpus 

pi'rmixtuin).  La  véritable  cité  de  Dieu  ne  sera  délimitée  qu'au 

jour  du  dernier  jugement  (1).  Malgré  tout  l'Eglise  visible  est 

comme  représentative  de  l'b^glise  invisible,  et  saint  Augustin 

est  entraîné  à  les  confondre  dans  le  culte  qu'il  rend  à  l'Eglise 

visible.  Hors  d'elle  point  de  salut,  point  de  moralité  ni  dans  le 

présent  ni   dans  le   passé.   De   là  un   exclusivisme   qu'accuse 

l'opposition  des  deux  cités,  réminiscence,  selon  Ritter  (2),  de 

l'opposition  établie  par  les  gnostiques  entre  les  spirituels  et  les 

charnels,  ou  plutôt  encore  de  l'antique  distinction  des  citoyens 

et  des  barbares.  C'est  en  effet  le  vieil  esprit   d'intransigeance 

(1)  Saint  Akmstin,  lie  civ.  Dci,  I,  '.V.\. 

(2)  Voir  Ilmiii,  ilUl.  de  ht  jihil.  çhvctu'inu',  hadiiclinn   ri;iiii:ais(>,   I.    II. 

p.  :UG. 


436  LES  CONTEMPORAINS   DE  SAINT    AMBROISE. 

patriotique  qui  reparaît  sous  une  forme  religieuse.  En  cela  encore 
l'Église  est  rhéritière  de  l'Etat. 

Quant  à  l'Etat  lui-même,  saint  Augustin  en  fait  un  objet  tic 
réprobation,  ou  un  instrument  au  service  de  l'Église.  Il  est  en 
effet  la  communauté  sortie  du  péché,  la  société  humaine  pure- 
ment humaine,  et  dont  l'unique  ressort  est  dans  nos  égoïsmos. 
En  ce  sens  il  est  la  cité  opposée  à  la  cité  de  Dieu.  La  doc- 
trine dune  grâce,  dont  l'Eglise  a  le  monopole,  se  trouve  ainsi 
aboutir  à  une  sorte  d'anathème  jeté  sur  l'État  laïque.  Jamais 
nous  n'avons  été  aussi  loin  des  idées  antiques.  Mais  le  plus 
souvent  Augustin,  dans  l'âme  duquel  le  patriotisme  romain 
est  entretenu  par  de  quotidiennes  angoisses  (1),  voit  dans  l'État 
un  pouvoir  chargé  d'entretenir  la  paix  et  la  justice  nécessaires  à 
l'Église.  Il  lui  donne  aussi  comme  fonctions  de  renverser  les 
idoles  et  de  ramener  par  la  force  les  hérétiques.  Et,  le  subordon- 
nant à  l'Église  sur  ce  point,  il  en  vient,  par  une  conséquence 
logique,  à  le  subordonner  en  tout.  Il  s'était  tout  d'abord  élevé 
contre  les  conversions  officielles  et  décrétées,  ne  voulant  pas 
pour  l'Église  de  chrétiens  qui  ne  fussent  que  des  fantômes  de 
chrétiens  (2).  Ce  fut  encore  en  prenant  le  contre-pied  des  dona- 
tistes,  qui  poussaient  le  scrupule  jusqu'à  l'hérésie,  qu'il  fut 
amené  à  en  manquer,  et  à  se  faire  apôtre  d'intolérance.  Disons 
cependant  que  cette  intolérance  était  dans  la  logique  de  son 
système.  Elle  était  en  germe  dans  la  doctrine  de  l'Eglise  qui  est 
sortie  elle-même  de  la  doctrine  de  la  grâce. 

Saint  Augustin  a  vécu  à  la  date  la  plus  propice  pour  l'exer- 
cice d'une  grande  influence  morale,  et  l'empire  romain  semble 
n'avoir  duré  que  pour  attendre  cet  achèvement  de  la  morale 
chrétienne.  Non  seulement  il  est  le  plus  grand,  mais  le  dernier 
en  date  des  Pères  de  l'Église.  Une  sorte  de  hiatus  intellectuel 
commençant  avec  le  triomphe  des  barbares,  les  choses  resteront 

(1)  Voir  BoissiKR,  la  Fin  du  paganisme,  t.  II,  p.  449. 

(2)  Voir  Nkanoer,  Hist.  de  rÈijL,  l.  Il,  p.  168. 


SÂliNT   AUGUSTIN   :    THÉORIES   DU  PÉCHÉ   ET   DE   LA   GRÂCE.  437 

comme  il  les  aura  iixées.  Il  se  trouve  en  outre  que  sa  doctrine 
convenait  merveilleusement  au  rôle  social  que  les  événements 
allaient  lui  donner  à  jouer.  Elle  était  de  nature  à  consoler  des 
vaincus,  dans  Tesprit  desquels  elle  renouvelait  à  propos  cette 
conviction  qu'il  est  bon  d'être  de  ceux  dont  le  royaume  n'est 
pas  de  ce  monde.  Mais  surtout  elle  était  mieux  faite  qu'un 
christianisme  plus  libéral  pour  imposer  au  vainqueur  un  respect 
mêlé  d'effroi.  La  peur  de  la  damnation  était  un  moyen  de 
conversion  qui  convenait  à  ces  âmes  rudes.  C'est  ainsi  que  la 
religion  de  Jésus  en  vint  à  prendre  le  ton  de  la  menace,  et  fit 
appel  à  la  terreur  pour  inspirer  l'amour. 

La  doctrine  de  la  grâce  eut  sur  les  âmes  prises  individuelle- 
ment d'autres  effets.  Mais  commençons  par  dire  ceux  qu'elle 
n'a  pas  eus,  quoique  a  priori  on  eût  pu  les  redouter.  Elle  n'en- 
gendra aucunement  le  quiétisme,  ni  la  diminution  et  comme  la 
démission  des  volontés,  auxquelles  elle  retirait  cependant  leur 
emploi.  C'est  presque  une  loi,  quoique  cela  ressemble  à  un 
paradoxe,  que  les  âmes  les  plus  libres  se  sont  rencontrées  chez 
des  penseurs  qui  ne  croyaient  pas  à  la  liberté.  Comparez  les 
stoïciens  et  les  épicuriens  :  ceux-ci  ont  fait  la  théorie  de  la 
liberté,  mais  ceux-là  l'ont  pratiquée.  Comment  expliquer  de 
même  que  la  doctrine  du  serf  arbitre  ait  été  associée  à  celle  du 
libre  examen?  Comment  expliquer  qu'elle  ait  été  un  principe 
de  réforme  et  d'affranchissement?  Les  jansénistes  ont  enfin 
achevé  de  démontrer  que  le  système  d'Augustin,  même  entendu 
dans  le  sens  le  plus  augustinien,  n'énervait  pas  les  volontés.  — 
Il  faut  donc  se  garder  de  décider  avant  toute  expérience  de 
l'effet  moral  d'un  dogme  religieux  ou  philosophique;  l'histoire 
■hous  donne  ici  une  utile  leçon  de  modestie. 

Il  convient  d'ajouter  toutefois  que  cet  effet  ciit  pu  être  diffé- 
rent, si  les  âmes  avaient  été  différentes.  Quelque  philosophie 
qu'on  leur  apporte,  les  populations  d'éducation  romaine 
répugnent  à  en  déduire  un  amoindrissement  des  énergies  indi- 


438  l^KS  CONTEMl'OHÂlNS   UE   SAINT  AMBHOISE. 

viduelles,  alors  que  dautres  races  poiiisuivent  cette  conséquence 
au  delà  de  tous  les  systèmes.  —  Le  quiétisme  n'a  jamais  été  en 
Occident  une  maladie  endémique.  Mais  il  se  fait  entre  les  con- 
séquences possibles  d'une  philosophie  comme  une  sélection, 
et  cette  philosophie  s'adapte  ainsi  au  milieu  moral  où  elle  est 
née.  Voilà  comment,  dans  la  théorie  de  la  grâce,  les  disciples 
d'Augustin  ne  puisèrent  que  cette  force  d'âme  que  procure  le 
sentiment  d'un  soutien  invisible,  et  l'illusion  d'être  un  instru- 
ment de  Dieu  (  1  ) .  Disons  en  outre  que  cette  conséquence  était  celle 
qu'Augustin  avait  voulue.  Il  s'était  élevé  de  toutes  ses  forces 
contre  certains  moines  qui  pratiquaient  le  sophisme  paresseux, 
et  se  contentaient  d'attendre  que  la  grâce  opérât  en  eux  (2). 
De  plus,  il  n'a  jamais  rompu,  nous  l'avons  dit,  avec  la  doctrine 
des  mérites  et  des  œuvres.  Il  a  tendu,  parla  participation  aux 
sacrements,  le  ressort  intérieur  de  chaque  âme;  il  a  fait  enfin 
de  la  surveillance  de  soi-même,  c'est-à-dire  du  contraire  d'une 
conscience  qui  abdique,  un  des  traits  de  sa  vie  propre  et  de  sa 
méthode  morale.  Si  donc  la  doctrine  d'Augustin  enfermait  un 
quiétisme  latent,  d'autres  principes  dans  la  même  doctrine  ser- 
vaient à  ce  poison  de  l'âme  de  suffisant  antidote. 

Mais  ce  fut  bien  elle  qui  répandit  sur  le  christianisme  une 
tristesse  que  ses  précédents  docteurs  lui  avaient  épargnée.  On 
n'avait  pas  encore  insisté  à  ce  point  sur  la  chute  et  sur  la 
radicale  impuissance  de  l'humanité  à  se  relever  par  ses  propres 
forces.  On  avait  enseigné  l'humilité,  mais  on  n'avait  pas 
encore  donné  des  raisons  d'être  humble  si  profondes  qu'il  n'y 
a  pour  ainsi  dire  plus  démérite  à  l'être.  On  n'avait  pas  restreint 
avec  cette  parcimonie  le  nombre  des  élus.  Origène,  sans  laisser 
aucune  faute  impunie,  ne  décourageait  personne.  Saint  Jérôme 
lui-même  voulait  que  tous  les  baptisés  fussent  sauvés,  tout  en 
reconnaissant  qu'il  ne  fallait   pas  le  dire  trop  haut.   Et  voilà 

(1)  M.  Denis  [Origène,  ji.  r>29)  exprime  des  idées  analogues. 

(2)  Saint  Augustin,  De  corrcptione. 


SAINT  AUGUSTIN    :    TUKORIES   DU    l'ÉCUE   ET   DE   LA  GRÂCE.  439 

comment,  dans  la  prédication  de  Paul,  les  chrétiens  à  qui  elle 
s'adressait  ne  virent  d'abord  qu'un  motif  de  réconfort.  Ils 
étaient  les  élus;  les  réprouvés  étaient  leurs  persécuteurs.  L'in- 
terprétation de  cette  prédication  devait  nécessairement  changer, 
lorsque  les  chrétiens  furent  à  peu  près  tout  le  monde.  Non 
seulement  saint  Augustin  exclut  à  jamais  du  salut  tous  ceux 
qui  n'ont  point  fait  partie  de  l'Eglise;  mais,  dans  l'Eglise 
même,  il  y  a  pour  lui  plus  d'appelés  que  d'élus.  Comment, 
même  si  l'on  est  assuré  de  faire  partie  de  cette  infime  minorité, 
ne  pas  jeter  un  regard  de  douloureuse  pitié  sur  tant  de  frères 
laissés  en  chemin?  Et  comment  ne  pas  éprouver  quelque 
remords  du  privilège  dont  on  jouit  sans  l'excuse  de  l'avoir 
mérité?  Ainsi,  même  pour  ces  privilégiés,  il  n'y  a  pas  de  bon- 
heur ici-bas.  A  moins  que  le  sentiment  de  la  présence  de  Dieu 
n'ait  étouffé  en  eux  toute  autre  forme  de  la  charité.  Saint 
Augustin,  nous  l'avons  vu,  prête  à  ses  élus  cet  égoïsme  trans- 
cendant; mais  si,  dès  cette  terre,  ils  en  prenaient  le  pli,  ils 
dépasseraient  la  mesure  et  se  rendraient  indignes  de  cette  béati- 
tude que  ne  peut  même  plus  entamer  la  souffrance  d'autrui.  11 
faut  donc  qu'ils  soient  tristes. 

Mais  d'où  peut  venir,  même  aux  meilleurs,  quelque  sécurité 
au  sujet  de  leur  propre  salut?  Si  Dieu  dans  sa  justice  ne  nous 
doit  à  tous  que  la  damnation,  notre  conscience,  si  pure  soit-elle, 
ne  peut  être  un  gage  d'élection  ;  et  d'ailleurs,  à  croire  qu'elle  en 
est  un,  elle  perdrait  quelque  chose  de  cette  pureté.  Il  faut  que 
nous  sentions  la  profondeur  de  notre  misère.  Jouir  pleinement 
d'une  bonne  action  apparaît  dès  lors  comme  un  oubli  du  péché 
et  comme  une  offense  à  Dieu.  La  piété  suppose  une  humilité 
toujours  inquiète  ;  et  le  scrupule  devient  la  forme  obligée  de  la 
vie  morale. 

Dans  quelques  âmes  enfm,  les  moins  frivoles,  dans  les 
âmes  que  les  affaires  de  chaque  jour  n'empêchent  point  de 
penser,  cette  question  :  Serai-je  sauvé  ?  devient  une  poignante 


440  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT  AMBROISE. 

obsession.  Si  l'on  est  persuadé  que  Ton  peut  quelque  chose  pour 
son  salut,  l'anxiété  provoque  l'effort,  qui  chasse  l'anxiété.  Mais 
la  doctrine  de  la  prédestination  a  dépouillé  l'effort  de  cette  vertu 
bienfaisante  ;  et  nous  restons  en  face  du  problème  de  notre  des- 
tinée, avec  cette  angoisse  de  le  savoir  résolu,  et  de  ne  savoir 
comment.  —  Il  ne  paraît  pas  que  saint  Augustin  ait  senti  per- 
sonnellement cette  angoisse  ;  et  il  faut  aller  jusqu'à  la  réforme 
et  jusqu'au  jansénisme  pour  assister  à  ces  supplices  d'âmes 
toujours  «  en  crainte  et  en  tremblement  (1)  »,  dont  le  livre  des 
Pensées  nous  donne  l'admirable  et  douloureux  spectacle.  Ce  n'en 
est  pas  moins  la  doctrine  de  la  grâce  qui  fit  tardivement  ces 
austères  victimes.  L'âme  de  Pascal  descend  en  ligne  directe  de 
celle  d'Augustin,  et  des  traits  communs  ne  manqueraient  pas 
qui  nous  permettraient  de  pousser  plus  loin  entre  ces  deux  grands 
chrétiens  le  rapprochement  qui  déjà  plusieurs  fois  s'est  présenté 
à  notre  esprit. 

Si  nous  nous  souvenons  de  ce  que  saint  Ambroise  a  pensé  du 
péché,  de  la  chair,  de  la  grâce,  quoique  ces  opinions  ne  forment 
pas  chez  lui  un  corps  de  doctrine,  il  nous  apparaîtra  comme  le 
maître  immédiat  d'Augustin.  Saint  Augustin  le  reconnaît  comme 
tel  ;  et,  bien  que  son  originalité  théologique  dédaigne  d'ordinaire 
les  citations  et  remonte  aux  sources  même  de  la  foi,  il  aime  à 
se  couvrir  de  la  grande  autorité  de  celui  qui  avait  présidé  à 
sa  conversion.  Saint  Augustin  n'est  donc  pas  un  novateur  ; 
mais  il  continue,  en  l'accentuant,  une  tradition,  et  c'est  de 
saint  Ambroise  qu'il  l'a  reçue.  Si  sa  pensée  est  toute  pleine 
de  celle  de  Philon ,  c'est  encore  saint  Ambroise  qui  l'a 
adressé  de  ce  côté;  et  c'est  de  la  bouche  de  saint  Ambroise, 
nous  l'avons  vu ,  que  des  procédés  d'exégèse,  renouvelés 
de  Philon,  vinrent  à  bout  des  dernières  résistances  de  son 
esprit  philosophique.  Déjà  donc  saint  Ambroise  représente  à 

{i)Pkilijyp.,  Il,  12. 


SAINT   AUGUSTIN    :   THÉORIES   DU   PÉCHÉ   ET   DE  LA   GHÀCE.  441 

certains  égards  la  synthèse  de  l'esprit  oriental  et  de  l'esprit  latin. 

Toutefois  il  est  surtout  resté  un  Latin.  Son  maître  de  philoso- 
phie est  Ciccron  ;  il  se  contente  de  peu  en  fait  de  philosophie. 
Cicéron  a  eu  aussi  sur  saint  Augustin,  comme  sur  toute  cette 
génération  de  saints,  sa  part  d'intUience  que  nous  avons  décrite 
ailleurs.  Mais  son  vrai  maître  à  lui  est  Platon.  C'est  Platon,  ce 
sont  les  disciples  de  Platon  qui  l'ont  aidé  à  sortir  du  mani- 
chéisme. Entre  le  rhéteur  hérétique  elle  théologien  de  la  grâce 
il  y  eut  place,  dans  sa  vie  intellectuelle,  pour  un  philosophe  pla- 
tonicien. Platonicien  il  est  toujours  resté  en  tant  que  philo- 
sophe. Il  est,  malgré  quelques  dédains  exprimes,  plus  épris  que 
la  moyenne  des  penseurs  latins  de  la  raison  et  de  la  vérité, 
plus  épris  de  l'unité,  de  l'harmonie  des  choses,  de  la  beauté  du 
monde  et  de  la  beauté  de  Dieu.  Quelques  objections  qu'il  adresse 
au  platonisme,  il  le  considère  encore  à  la  fin  de  sa  vie  comme 
la  plus  religieuse,  la  plus  chrétienne  des  philosophies  (1).  Si  le 
stoïcisme,  par  son  caractère  pratique,par  son  dogme  tout  moral 
de  la  Providence,  avait  été  la  doctrine  avec  laquelle  les  premiers 
Pères  de  l'Eglise  latine  s'étaient  senti  le  plus  d'affinité,  saint  Au- 
gustin marque  donc  un  retour  au  platonisme  des  Pères  grecs, 
et,  du  même  coup,  une  renaissance  de  la  spéculation:  Sa  pensée 
sera  une  résultante  de  la  spéculation  grecque  et  de  la  rigueur 
latine. 

Noiis  avons  déjà  dit  de  Platon  qu'il  est  intellectuellement 
comme  à  mi-chemin  entre  l'Orient  et  l'Occident  ;  mais  saint  Au- 
gustin a  dépassé  Platon  du  côté  de  l'Orient.  Il  est  allé  jusqu'aux 
Alexandrins,  et,  au  delà  même  d'Origône,  jusqu'à  Philon.  Il  y 
est  allé»  la  suite  de  saint  Ambroise,  nous  venons  de  le  dire; 
mais,  tandis  que  saint  Ambroise,  mieux  défendu  par  le  tour 
même  de  son  esprit,  ne  leur  prit  guère  qu'une  méthode  d'inter- 
prétation des  textes,  saint  Au|^ustin  leur  doit  des  problèmes  et 

(1)  Saint  Auglstin,  De  cic  Dci,  Vlll. 


442  LES  CONTEMPORAINS  DE  SAINT   AMUHOISE. 

même  des  solutions.  Sa  philosophie  ressemble  à  celle  d'Origènc 
par  le  problème  soulevé,  celui  de  la  liberté,  quoiqu'elle  en  dif- 
fère par  la  solution.  Mais  les  solutions,  dirions-nous  volontiers, 
font  moins  la  ressemblance  des  doctrines  que  la  nature  même 
des  problèmes.  D'ailleurs  Philon,  avant  saint  Augustin,  avait 
conclu  lui  aussi  à  l'impuissance  de  l'homme.  Jl  avait  même,  ce 
qu'Augustin  est  loin  d'admettre,  fait  de  l'abolition  de  la  cons- 
cience individuelle  la  condition  dès  ici-bas  d'une  vie  meilleure. 
Il  présente  ainsi  comme  l'exemplaire  achevé  de  ce  mysticisme 
oriental  qui  pénétrera  en  proportions  variées  dans  le  christia- 
nisme, selon  les  temps,  selon  les  pays  et  selon  les  esprits. 

Saint  Augustin  est  plus  près  de  ce  mysticisme,  il  est  plus  près 
de  Philon  que  saint  Ambroise.  En  ce  sens  et  en  d'autres  c'est 
un  réactionnaire.  N'avait-il  pas  lui-même  dans  le  sang  quelque 
chose  de  l'Orient?  Il  était  né  sous  le  soleil  de  Carthage.  L'hé- 
résie manichéenne,  qui  l'avait  si  longtemps  séduit,  est  une  hé- 
résie orientale.  Mais  de  saint  Jérôme  lui-même,  qui  était  allé 
chercher  ses  inspirations  sur  les  bords  du  Jourdain,  ne  pourrait- 
on  dire  aussi  que  la  pensée  a  pris  comme  une  teinte  orientale  (  1  )  ? 
—  Si  bien  que  de  tous  les  Pères  de  l'Église  latine  saint  Ambroise 
est  en  définitive  le  plus  vraiment  latin.  Dans  son  œuvre,  dont  les 
éléments  sont  complexes,  c'est  l'imitation  de  Cicéron  qui  reste 
le  trait  caractéristique.  Le  monachisme  et  la  théologie  scienti- 
fique, qui  viennent  d'Orient,  se  développent  dans  l'Occident  à  la 
fin  du  iv°  siècle.  Saint  Jérôme  fut  l'apôtre  de  ce  monachisme; 
saint  Augustin  fut  l'ouvrier  de  cette  théologie.  Saint  Ambroise, 
dans  la  collaboration  de  ces  trois  grands  esprits  à  la  formation 
de  la  conscience  des  siècles  suivants,  demeure  le  représentant 
de  la  tradition  classique  et  de  l'esprit  romain. 

(1)  Une  idée  analogue,  à  propos  de  saint  Augustin  et  de  saint  Jérôme,  est 
exprimée  à  deux  reprises  par  M.  Villemain,  (oc  cit.,  p.  89  et  341. 


CONCLUSION 


Comme  trois  éditions  successives  d'une  même  œuvre  ont  passé 
sous  nos  yeux  dans  celte  étude.  Un  môme  traité  Des  Devoirs^ 
revu  et  corrigé  par  le  temps  et  les  progrès  de  la  conscience  hu- 
maine, maintient  sur  certains  points  une  tradition  fixe,  depuis 
les  lecteurs  de  Panélius  jusqu'à  ces  lecteurs  de  saint  Ambroise 
que  nous  avons  vus  s'échelonner  dans  tout  le  moyen  âge.  Si  c'est 
trop  de  dire  qu'il  la  maintient,  du  moins  il  l'exprime  comme  un 
symbole.  Car  il  est  possible  que  l'accord  entre  les  trois  livres 
que  nous  avons  rapprochés  tienne  autant  au  fond  commun  de 
la  nature  humaine,  qui  se  reflète  en  eux,  qu'à  une  imitation  con- 
tingente, et  que  cette  imitation  ait  été  ici  une  conséquence  plu- 
tôt qu'un  principe.  Nous  n'en  tenons  pas  moins  un  de  ces  fils 
qui  relient,  à  travers  les  révolutions,  les  civilisations  et  les  cons- 
ciences. Ainsi  le  stoïcisme  a  l'honneur  d'avoir  formulé  certaines 
vérités  auxquelles  le  christianisme  en  a  ajouté  d'autres,  mais 
qu'il  a  respectées  et  propagées.  Quelque  chose  du  christianisme 
lui  est  par  là  antérieur,  et  il  ne  mit  d'abord  aucune  mauvaise 
grâce  à  le  reconnaître.  Ce  quelque  chose,  c'est  tout  ce  que  nous 
désignons  par  le  terme  de  classique,  c'est  le  culte  de  la  raison 
et  de  tout  ce  qui  est  fondé  sur  elle.  Ce  durable  esprit  classique 
nous  vient  de  la  Grèce,  de  la  Grèce  affranchie  de  ses  religions 
locales,  et  ayant  réalisé,  pendant  quelques  générations,  un  des 
types  d'humanité  les  plus  accomplis  qui  soient  dans  le  passé. 

(>e  n'est  pas  seulement  la  pensée  qui  relève  de  la  raison  pour 
les  Grecs,  mais  l'action.  Ils  idéalisèrent  la  nature  humaine,  en 


444  CONCLUSION. 

prenant  en  elle  ce  qu'il  y  a  de  commun  à  tous  et  d'essentiel  ;  et 
de  celte  nature  commune  ils  firent  un  modèle  à  maintenir  ou 
à  retrouver  dans  chacun.  Ils  méprisèrent  ces  accidents,  les 
passions,  et  élevèrent  au-dessus  du  temps  et  des  particularités 
individuelles  les  principes  de  la  conduite.  C'est  de  ces  hauteurs 
qu'ils  dérivèrent  leur  force  morale.  Puis  ils  s'habituèrent  a 
chercher  dans  la  participation  à  cette  vie  vraiment  humaine 
toute  la  valeur  de  l'homme.  Le  dedans  de  chacun  acquit  un 
prix  infini.  La  conscience  fut  fondée,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  encore 
de  mot  pour  la  nommer,  la  conscience  qui  devint  plus  tard  le 
ressort  de  nobles  attitudes  et  de  mâles  résistances.  Toutefois  les 
Grecs  n'enfermèrent  jamais  leur  idéal  dans  les  limites  d'une 
conscience  individuelle;  seule  une  société  régie  par  la  raison 
exprime  à  leurs  yeux  toute  la  perfection  humaine.  Comme  un 
souvenir  de  la  cité  antique  plane  ainsi  sur  la  cité  de  Zenon  et 
planera  encore  sur  celle  d'Augustin.  La  vertu  telle  que  les  Grecs 
la  rêvèrent  et  la  pratiquèrent  est  active  et  rayonnante.  Elle  est 
faite  de  raison,  mais  d'une  raison  qui  n'est  que  la  nature  débar- 
rassée de  ses  entraves.  Elle  ignore  l'extase  et  la  mortification. 
La  vie  sociale  est  le  milieu  où  elle  s'épanouit. 

En  son  honneur  les  Grecs  ont  mis  enjeu  toutes  les  ressources 
humaines.  Ce  peuple  artiste  fit  de  la  vertu  l'art  par  excellence. 
Chez  lui  on  fut  honnête  homme  par  goût  et  par  élégance.  L'hon- 
nêteté y  fut  aussi  alTaire  de  savoir  et  d'apprentissage.  Science  et 
conscience,  dont  le  divorce  est  chose  moderne,  sont  alors  expres- 
sément unies.  La  vertu  est  ainsi  l'acte  de  toutes  les  puissances 
de  l'homme.  La  gloire,  cette  immortalité  terrestre,  est  encore 
une  invention  de  la  Grèce  (1)  et,  grâce  à  cette  invention,  la  vie 
actuelle  est  subordonnée  et  les  intérêts  contingents  jugés  d'un 
point  de  vue  plus  élevé.  S'ils  n'inventèrent  pas  l'amitié,  les 
Grecs  la  cultivèrent  comme  avec  le  dessein  arrêté  de  tirer  d'elle 

(1)  Cf.  Renan,  Discours  à  l' Assuciation  pour  V  encouragement  des  études  grecques, 
1892. 


CONCLUSIOiN.  44-5 

tout  ce  qu'elle  contient  d'essence  morale  et  d'exquises  jouis- 
sances. Là  est  un  des  traits  communs  de  tous  leurs  systèmes 
moraux.  Mais  la  vertu  grecque  se  passa  du  secours  de  Dieu. 
C'est  elle  qui  est  divine,  et  le  véritable  dieu  des  Grecs  est  l'homme 
pleinement  homme.  Du  moins  la  limite  est-elle  mal  tracée  qui 
sépare  les  hommes  des  dieux. 

Mais  si  la  raison  est  également  départie  à  tous,  par  cette  part 
de  divinité,  par  ce  fond  identique  tous  sont  égaux.  De  la  rai- 
son ainsi  naquirent  la  justice  et  le  droit.  Quelque  chose  de 
meilleur  en  naquit  encore  :  la  fraternité.  L'héritage  partagé 
entre  tous  fit  de  tous  une  même  famille,  et  cette  idée  diminua 
le  poids  des  iniquités  humaines  (1)  en  attendant  qu'elle  aidât  à 
diminuer  ces  iniquités  elles-mêmes.  La  cité  antique  s'élargit; 
les  frontières  de  toutes  sortes  disparaissent  ;  les  barbares  et  les 
esclaves  sont  appelés  frères,  au  moins  dans  les  livres.  Cette  fra- 
ternité théorique  était  au  moins  un  commencement.  Les  Grecs 
crurent  à  la  raison  jusqu'à  lui  donner  à  gouverner  le  monde 
comme  les  Etats.  La  Providence  est  pour  eux  un  autre  nom  de  la 
raison  et  de  la  justice,  et  cela  encore  était  un  commencement. 

Mais  toutes  ces  nobles  doctrines  seraient  restées  dans  le 
domaine  de  la  spéculation,  si  des  Grecs  à  l'esprit  souple,  comme 
Panétius,  n'avaient  pris  à  tâche  d'en  déduire  des  règles  de  vie.  Par 
eux  quelque  chose  de  cet  idéal  de  raison,  de  justice  et  de  fraternité 
descendit  dans  la  morale  pratique,  et  de  celle-ci  dans  les  mœurs. 
L'éclat  du  dogme  stoïcien  apparaît  diminué  quand  il  est  réfracté 
à  travers  les  mille  facettes  des  obligations  quotidiennes.  Mais 
c'est  par  cette  multiplication  de  ses  conséquences  qu'un  principe 
devient  fécond,  et  les  Panétius  achèvent  l'œuvre  des  Zenon. 

Toutefois  c'était  aux  Romains,  en  morale  comme  en  tout, 
qu'il  devait  appartenir  de  transmettre  à  l'Occident  les  leçons  de 
la  Grèce.  Et  ces  leçons  transmises  par  eux  eurent  plus  d'auto- 

(1)  L'effet  contraire  se  i)ro(luira  phis  tard,  et  le  sentiment  d'une  égalité 
de  droit  rendra  les  inégalités  de  fait  plus  intolérables. 


446  CONCLUSION. 

rllô  et  de  retentissement.  Les  Romains  sont  un  peuple  légis- 
lateur et  religieux.  Les  lois  morales  participèrent  chez  eux  au 
respect  que  toute  loi  leur  inspirait.  Quelques-unes,  entre  celles 
qu'on  leur  apportait,  répondaient  en  outre  à  leurs  secrets  ins- 
tincts :  ils  avaient  toujours  aimé  l'ordre,  la  règle,  la  bienséance  ; 
ils  avaient  toujours  respecté  au  moins  les  symboles  extérieurs 
du  droit.  Ils  en  interprétèrent  d'autres  à  leur  façon  et  eurent 
l'art  de  tirer  d'un  livre  grec  des  leçons  de  patriotisme  romain. 
Toujours  ils  leur  donnèrent  plus  de  précision,  car  c'étaient  des 
gens  formalistes.  Leur  enseignement  prit  enfin  un  accent  plus 
religieux;  et,  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  s'affranchissent  de  leurs 
modèles  grecs,  quelques  éléments  religieux  s'y  mêlent  en  effet. 
—  Si  fidèles  disciples  qu'ils  aient  été,  les  Romains  ont  donc 
ajouté  leur  tempérament  propre  à  la  morale  grecque,  et  lui 
ont  donné  par  là  les  qualités  qui  font  durer. 

En  même  temps,  ils  la  rendaient  plus  propre  à  s'incorporer 
dans  la  religion  qui  allait  conquérir  le  monde,  et  à  perpétuer 
ainsi,  au  delà  de  la  plus  grande  révolution  morale  que  l'Occi- 
dent ait  traversée,  la  tradition  classique.  Ce  que  le  christianisme 
ajoute  à  cette  tradition  tout  en  la  recueillant,  nous  l'avons  dit 
longuement.  11  humilia  celte  humanité  qu'exaltait  sa  foi  dans 
la  raison.  Mais  peut-être  la  démonstration  de  la  misère  de 
l'homme  prenait-elle  un  sens  d'autant  plus  profond  qu'elle 
succédait  à  celle  de  sa  grandeur.  De  même  le  dogme  philoso- 
phique de  l'égalité  foncière  de  tous  les  hommes  semblait  avoir 
été  élabli  à  temps  pour  délivrer  le  sentiment  de  la  charité 
d'objections  qui  en  eussent  ralenti  l'essor.  C'était  enfin  la  mo- 
rale indépendante  dans  toute  sa  perfection  que  le  stoïcisme 
avait  esquissée,  morale  dont  les  derniers  stoïciens  avaient 
déjà  peine  à  se  contenter.  Il  était  utile  au  christianisme  que 
l'épreuve  en  eût  été  faite.  Unir  la  morale  et  la  religion,  faire 
tout  dépendre  dans  la  conduite  de  la  pensée  de  Dieu  et  de 
l'amour  de  Dieu,  voilà  en  effet  l'essence  de  sa  réforme  morale. 


CONCLUSION.  447 

Même  quand  les  devoirs  reslenlideiili(|iies  leur  pôle  est  changé. 
L'édition  chrétienne  que  saint  Ambroise  donna  du  traité  De.^ 
Devoirs  bouleversa  donc  de  fond  en  comble  l'enseignement 
primitif.  Elle  le  suppose  cependant,  et,  pour  une  part,  est  le 
résultat  d'une  évolution  naturelle.  De  plus  elle  ne  le  supprime 
pas,  mais  sert  à  son  tour,  sans  le  vouloir,  à  en  prolonger  l'in- 
fliience.  Nous  avons  déjà  dit  tout  cela,  mais  il  fallait  le  redire 
pour  laisser  sur  cette  impression  le  lecteur  qu'à  force  de  vou- 
loir le  renseigner  sur  toutes  les  directions  d'idées  qui  se  sont 
croisées  avec  celle  que  nous  suivions  nous  avons  peut-être  égaré. 
C'est  ce  trésor  de  raison  pratique  qui,  entre  la  Grèce,  Rome  et 
nous,  met  plus  de  parenté  que  le  sang  n'en  saurait  mettre, 
dont  nous  avons  surtout  voulu  montrer  la  transmission. 

II 

Imaginons  maintenant  qu'il  arrive  à  la  pensée  de  quelque 
moraliste  contemporain  de  donner  une  édition  nouvelle,  ap- 
propriée à  nos  idées,  de  ce  livre  immortel,  le  De  Officiis  ;  de- 
mandons-nous en  peu  de  mots  ce  qu'elle  serait  et  ce  qu'elle  ne 
serait  pas.  —  Une  première  ressemblance  entre  ce  traité  des 
devoirs  contemporain  et  celui  de  Cicéron  consisterait  dans  le 
ton  môme  moins  impérieux,  moins  ardent,  moins  apostolique 
que  celui  de  saint  Ambroise.  Nous  avons  de  bonnes  raisons 
pour  ne  pas  élever  la  voix,  et  notre  ton  se  ressent  de  l'hésita- 
tion de  nos  doctrines.  Nous  ne  sommes  plus  d'accord  en  effet 
que  sur  des  vertus  de  juste  milieu,  et  ce  n'est  pas  ce  genre  de 
vertu  qui  d'ordinaire  provoque  l'enthousiasme.  Dans  la  com- 
position de  l'honnête  homme  d'aujourd'hui  il  entre  surtout  des 
qualités  de  tact,  de  mesure,  de  bon  goût  que  n'eussent  désa- 
vouées ni  Panétius  ni  son  disciple  romain.  Serions-nous  donc, 
du  moins  pour  l'allure  générale  de  la  conduite,  plus  près  d'eux 
que  de  saint  Ambroise  ?  Notre  tempérament  moral  n'a-l-il  pas 


448  CONCLUSION. 

plus  d'analogie  avec  celui  de  Gicéron  et  de  ses  lecteurs  qu'avec 
celui  des  fidèles  qui  se  pressaient  autour  de  la  chaire  épisco- 
pale  de  Milan?  —  D'autres  formes  de  la  même  question  vont 
reparaître  dans  ces  pages,  à  propos  de  la  nature  môme  des  obli- 
gations et  des  croyances  morales. 

Toute  une  partie  de  la  morale  chrétienne  est  restée,  nous 
l'avons  vu,  en  dehors  des  Offices  de  saint  Ambroise,  soit  que 
les  cadres  cicéroniens  n'aient  pas  été  assez  larges  pour  la  con- 
tenir, soit  que  certains  articles  de  foi,  essentiels  cinquante  ans 
plus  tard,  n'aient  pas  encore  été  tels  aux  yeux  de  saint  Ambroise. 
Ce  sont  ceux-là  que  notre  moraliste  moderne  négligerait  aussi 
le  plus  volontiers,  s'il  ne  les  contredisait  pas.  C'est  tout  d'abord 
la  conception  augustinienne  de  l'Eglise.  Dans  son  sens  strict, 
elle  est  aux  antipodes  de  notre  conscience  moderne.  C'est  une 
vraie  croyance  religieuse  chez  nous  que  la  croyance  à  l'unité 
morale  du  genre  humain  et  à  la  possibilité  du  mérite  pour  tous. 
Ni  la  patrie  ni  la  religion  ne  dressent  aujourd'hui  de  ces  bar- 
rières au  delà  desquelles  on  se  méconnaît  volontairement. 
Nous  admettons  qu'on  puisse  très  sincèrement  ne  pas  croire  ce 
que  nous  croyons.  Nous  admettons  qu'en  dehors  de  notre  culte 
il  puisse  y  avoir  des  honnêtes  gens  et  même  des  saints.  L'Eglise 
véritable  pour  nous  est  celle  qui  comprendrait  toutes  les 
bonnes  volontés,  d'où  qu'elles  viennent  et  quelle  que  soit  leur 
étiquette  confessionnelle.  Les  croyants  eux-mêmes  n'ont  plus 
le  courage  aujourd'hui  de  refuser  leur  part  de  salut  aux  vertus 
qui  se  rencontrent  dans  d'autres  rangs  que  les  leurs,  et  ils  se 
réjouissent  quand  ils  trouvent  quelque  texte  qui  les  autorise 
à  faire  leur  paradis  hospitalier.  Un  catholique  écrivait  récem- 
ment que  les  protestants  pieux  font  partie  de  l'âme  de  l'Eglise, 
tandis  que  les  catholiques  mondains  appartiennent  à  son  corps 
seulement  (1).  Notre  temps  a  vu  cette  chose  très  belle,  un  con- 

[\)  Voir  Union  pour  V action  morale,  lii  avril  1894,  p.  470. 


CONCLUSION.  440 

grès  de  religions,  et  il  a  entendu,  au  lieu  de  mutuels  anathèmes, 
des  paroles  de  paix  et  d'union  échangées  entre  leurs  différents 
ministres.  Si  la  tolérance,  môme  prêchée  par  des  incrédules,  est 
pour  nous  un  dogme  véritable,  de  quel  caractère  plus  élevé  n'est 
pas  cette  tolérance  réciproque  de  croyances  rivales,  qui  ne  pro- 
cède pas  de  l'indifférence  mais  du  respect  de  l'âme,  et  de  cette 
conviction  que  toute  croyance  a  un  prix  infini?  Pour  avoir 
donné  naissance  à  ce  sentiment,  notre  temps  mérite  qu'on  le 
défende  contre  ceux  qui  l'attaquent. 

La  doctrine  de  la  grâce,  moins  franchement  délaissée  que 
celle  de  l'HlgHse,  ne  tient  pas  beaucoup  plus  de  place  dans  les 
consciences  modernes.  Ceux  qui  l'acceptent  par  esprit  de  sou- 
mission la  laissent  dormir  dans  un  coin  de  leur  âme,  comme 
étrangère  au  reste  de  leur  être  moral.  Il  y  a  ainsi  telle  façon 
de  croire  où  il  n'entre  vraiment  que  l'intention.  Les  âmes 
pieuses  continuent  encore  d'invoquer  le  secours  de  Dieu  pour 
leur  débile  vertu,  mais  elles  évitent  de  philosopher  sur  la  façon 
dont  il  peut  leur  être  accordé.  Elles  évitent  surtout  de  se  lais- 
ser entraîner  par  la  logique  jusqu'à  soulever  le  problème  de  la 
prédestination.  L'Eglise  elle-même,  dans  la  limite  du  dogme, 
atténue  ses  formules  et,  là  où  le  dogme  ne  la  contraint 
pas,  incline  vers  des  doctrines  qui  ressemblent  fort  à  celles  de 
Pelage.  C'est  ainsi  que  des  maîtres  chrétiens  enseignent  en 
philosophie  la  souveraineté  de  l'arbitre  humain  dont  ils  ont 
confessé  en  théologie  l'incurable  faiblesse  ;  et  l'hérésie  consiste 
aujourd'hui  à  ne  pas  croire  à  la  liberté  plutôt  qu'à  trop  y 
croire.  Tandis  qu'Augustin  se  plaisait  à  violenter  nature  et 
raison,  on  fait  aujourd'hui  même  en  théologie  des  économies 
de  surnaturel. 

La  croyance  à  la  transmission  du  péché  choque  moins  cet 
instinct  d'économie  et  notre  rationalisme  (car  elle  trouverait 
de  bonnes  raisons  philosophiques,  scientifiques  même  à  faire 
valoir)  qu'une  sorte  de  naturalisme  aveugle  et  superstitieux  dont 

Université  de  Lyon.  —  VIII.  A.  29 


450  CONCLUSION. 

llousseau  a  été  Tapôlre.  La  démocratie,  le  progrès,  l'enfance 
sont  avec  la  nature  l'objet  de  ces  superstitions  d'aujourd'hui  qui 
se  résument  dans  la  croyance  à  la  bonté  originelle  de  l'homme  (1  ). 
Sans  doute  la  démocratie  est  la  garantie  nécessaire  de  la  justice 
sociale  et  comme  une  forme  de  la  liberté  ;  mais  n'y  a-t-il  pas 
au  fond  de  notre  foi  démocratique  quelque  chose  de  plus,  à 
savoir  cette  illusion  qu'il  suffit  de  prendre  une  moyenne  des 
volontés  humaines  pour  que  cette  moyenne  exprime  nécessai- 
rement la  vérité  et  la  raison  ?  De  môme  c'est  presque  un  devoir 
de  croire  au  progrès,  assez  du  moins  pour  y  travailler  ;  mais  oîj 
la  superstition  commence,  c'est  lorsqu'oncroit  à  la  perfectibilité 
nécessaire  et  indéfinie  de  notre  nature,  comme  si  sa  bonté  native 
était  de  force  à  résister  à  toutes  nos  fautes,  et  comme  si  le  bien 
devait  toujours  l'emporter  sur  le  mal.  Il  n'y  a  pas  toutefois 
d'idolâtrie  comparable  à  celle  qui  s'adresse  à  l'enfance.  L'enfant 
est  l'idole  à  la  mode.  La  religion  elle-même  a  subi  cette  mode, 
et  le  culte  de  l'enfant  Jésus  est  devenu  la  forme  préférée  du 
culte  que  nous  devons  à  Dieu.  L'enfant  a  ses  poètes,  ses  peintres 
et  ses  psychologues,  et  dans  chaque  maison  il  a  sa  cour  qui 
comprend  tout  le  monde.  Elever  un  doute  sur  son  innocence 
apparaît  comme  une  impiété  (2),  et  on  ne  réfléchit  pas  qu'il  faut 
bien  cependant  que  le  petit  être  souvent  désagréable  qu'il  sera 
plus  tard  soit  en  germe  sous  ses  tresses  blondes.  On  ne  raisonne 
pas,  on  se  tait  et  on  contemple.  Nous  mettons  dans  cette  con- 
templation sans  doute  toute  la  poésie  de  ces  rêves  et  de  ces 
espérances  qu'un  berceau  fait  naître,  mais  nous  y  mettons  aussi 
un  autre  sentiment,  le  respect  presque  pieux  d'une  nature  toute 
neuve  qu'il  nous  semble  que  nous  avons  bien  moins  à  redresser 
et  à  former  que  nous  n'avons  à  en  protéger  la  pureté.  C'est 
cette  pureté  que  le  dogme  du  péché  conteste,  et  il  y  aurait  là 

(1)  Voir  Bouvier,  la  Conscience  moderne  et  la  doctrine  du  péché. 

(2)  Ainsi    tel   passage    de   saint  Augustin,   Conf.,  I,    7,  nous    choque 
presque. 


CONGLUSIOiN.  451 

de  quoi  troubler  bien  des  consciences  maternelles,  si  nous 
n'avions  depuis  longtemps  inventé  le  secret  de  faire  vivre  en 
nous  deux  doctrines  contradictoires,  qui  est,  pour  Tune  des  deux 
au  moins,  d'y  croire,  mais  de  n'y  point  penser. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  artificiel  et  de  plus  contraire  à  la  nature 
que  la  vie  monastique.  Aussi  notre  temps  ne  prêterait-il  plus 
une  oreille  docile  au  genre  d'apostolat  que  saint  Ambroise  et 
saint  Jérôme  représentent  pour  l'Occident.  Remarquons-le,  ce 
n'est  pas  seulement  que  nous  ne  soyons  plus  à  la  hauteur  de 
certains  enthousiasmes  et  de  certains  devoirs,  mais  il  y  a  des 
devoirs  que  nous  ne  considérons  plus  comme  tels,  où  nous  ver- 
rions même,  dans  certains  cas,  le  contraire  d'un  devoir.  Nous 
ne  croyons  plus  qu'on  ait  le  droit  de  tout  abandonner  pour  ne 
s'occuper  que  de  son  salut  personnel,  et  nous  sommes  tout  près 
de  condamner  cette  préoccupation,   quand  elle  est  exclusive, 
comme  une  forme  de  l'égoïsme.  Nous  ne  voyons  dans  le  cloître 
que  l'asile  de  vies  qu'aucun  autre  devoir  ne  sollicite,  et  nos  pré- 
férences vont  aux  ordres  qui  remplissent  à  leur  manière  une 
fonction  sociale.  Nous  demandons  en  effet  à  la  vertu  d'être  utile, 
d'être  féconde.  Nous  pensons  qu'il  y  a  quelque  lâcheté  morale 
à  se  tenir  à  l'écart  par  crainte  des  contacts,  des  tentations,  des 
exemples,  et  à  ne  cultiver  en  soi  qu'une  vertu  de  serre  chaude. 
Une  vertu  éprouvée  est  à  nos  yeux  celle  qui  ne  craint  pas  le  plein 
air  et  les  risques  que  font  courir  les  batailles  de  la  vie.  Aussi 
pour  beaucoup  de  saints  purement  contemplatifs  notre  piété 
ne  va  pas  sans  une  arrière-pensée,  et  notre  admiration  n'est 
plus  entière.  De  plus  certaines  violences  faites  par  eux  à  des 
sentiments  naturels  vont  jusqu'à  nous  blesser.  «  Le  Maistre  de 
Sacy  confessant  sa  mère  au  lit  de  mort,  sainte  Françoise  de 
Chantai  abandonnant  ses  enfants  pour  suivre  François  de  Sales, 
madame  de  Maiiitenon  enlevant  les  filles  à  leurs  mères  pour  le 
salut  de  leur  âme,  nous  paraissent  avoir  péché  contre  la  nature.  » 
Ainsi  s'exprime  un  homme  dans  la  pensée  duquel  apparaissent 


452  CONCLUSION. 

tour  à  tour  tous  les  aspects  de  notre  conscience  moderne,  Renan. 
Un  idéal  de  vie  naturelle  et  dévie  complète,  conforme  à  l'ensei- 
gnement de  la  philosophie  grecque,  conforme  au  vieil  instinct 
social  de  TOccident,  s'est  donc  réveillé  en  nous. 

Les  couvents  étaient  le  cadre  obligé  de  la  vie  ascétique  ;  or 
nous  allons  jusqu'à  douter  du  mérite  même  de  ce  genre  de  vie. 
Nous  sommes  moins  touchés  par  tout  le  spiritualisme  qui  s'en 
dégage,  par  la  preuve  sans  cesse  renouvelée  qu'il  crée  d'un  prin- 
cipe étranger  en  nous  à  la  matière,  par  toutes  les  espérances 
d'affranchissement  qu'il  consacre,  en  commençant  dès  ici-bas  de 
les  réaliser,  que  nous  ne  sommes  indisposés  par  la  déperdition 
de  force  physique  et  même  par  celle  de  plaisir  qu'il  entraîne. 
Nous  nous  demandons  :  à  quoi  bon?  Il  y  a  là  un  critérium  de  la 
conduite  qui  a  été  introduit  dans  nos  esprits  par  ces  auxiliaires 
souvent  involontaires  de  l'utilitarisme,  les  économistes.  Puis 
nous  avons  toutes  sortes  de  sollicitude  pour  la  partie  physique 
de  notre  être.  Notre  guenille  nous  est  chère.  Non  seulement  en 
fait  nous  la  vengeons  d'un  long  dédain,  mais  nous  nous  recon- 
naissons de  vrais  devoirs  envers  elle,  et  un  auteur  contemporain 
a  parlé  de  péché  physique  et  de  moralité  physique  (1).  Certains 
de  ces  devoirs,  comme  celui  de  propreté,  sont  définitivement 
entrés  dans  nos  consciences.  D'autres,  au  contraire,  comme  celui 
de  chasteté,  en  sont  presque  sortis.  Du  moins  la  chasteté  n'est- 
elle  chez  nous  qu'un  devoir  provisoire  ;  elle  ne  procède  plus  du 
mépris  de  la  chair,  mais  du  respect  de  soi  et  du  respect  môme 
de  l'amour.  Nous  ne  nous  insurgeons  plus  en  effet  contre  les 
lois  de  la  nature,  et  l'honnête  mère  de  famille  nous  semble  avoir 
compris  sa  tâche  ici-bas  au  moins  aussi  bien  que  la  vierge 
entêtée  dans  une  pieuse  stérilité.  Allons  plus  loin,  il  nous  semble 
qu'il  y  ait  comme  un  orgueil  surhumain  à  faire  fi  du  bonheur. 
Nous  n'avons  plus  dans  notre  destinée  cette  foi  vive  qui  fait 

(1)  Spencer,  De  V éducation. 


CONCLUSION.  453 

compter  le  présent  comme  rien.  Nous  voulons  nos  enfants  heu- 
reux dès  ici-bas  et  nous  les  élevons  pour  celte  fin  terrestre. 
JNous  avons  même  souci  de  leur  bonheur  immédiat  que  nous 
considérons  comme  chose  sacrée,  et  l'éducation  se  passe  à  veiller 
sur  lui.  De  cette  recherche  du  bonheur  présent,  naît  encore, 
comme  on  l'a  remarqué  (1),  entre  deux  puissances  qui  auraient 
tant  d'autres  raisons  de  s'entendre,  l'Église  et  la  démocratie, 
le  plus  grave  sujet  de  dissentiment.  L'Eglise  enseigne  l'espé- 
rance, la  démocratie  répond  qu'elle  n'aime  pas  attendre,  et  que 
son  royaume  à  elle  est  de  ce  monde.  Ainsi  l'idée  du  bonheur 
terrestre  est  réintégrée  parmi  les  motifs  avoués  de  la  conduite. 
Jusqu'à  ce  que  cette  question  apparût,  notre  De  Officiis 
moderne  ressemblait  malgré  tout  à  celui  de  saint  Ambroise, 
puisque  ce  qu'il  négligeait  dans  la  morale  chrétienne  était  ce 
que  l'imitateur  de  Cicéron  n'avait  laissé  qu'entrevoir  ;  mais, 
avec  le  désaccord  sur  les  fins  mêmes  de  la  conduite  qui  surgit, 
la  conscience  moderne  semble  rompre  de  plus  en  plus  avec  celle 
du  iv^  siècle.  Ceux  même  qui  continuent  d'espérer  dans  l'au- 
delà  ne  font  plus  de  cette  espérance  le  motif  obsédant  de  toutes 
leurs  actions,  ou,  s'ils  le  font,  cela  leur  est  presque  compté 
comme  une  faute.  On  oppose  sur  ce  point  la  morale  du  chris- 
tianisme à  sa  métaphysique.  On  établit  une  antinomie  entre  le 
dogme  de  l'immortalité  personnelle  et  la  vertu  chrétienne  par 
excellence,  la  charité  (2).  Le  bien  de  tous,  même  limité  à  la  vie 
présente,  semble  un  idéal  plus  élevé  que  le  bien  personnel,  môme 
sans  limite  dans  le  temps.  Pour  ceux  enfin  qui  voient  dans  l'une 
et  l'autre  recherche  deux  utopies  qui  se  succèdent,  celle-là  du 
moins  marque  un  progrès,  elle  est  le  dernier  stade  de  l'illusion. 
On  dit  encore,  en  se  plaçant  à  un  autre  point  de  vue,  que  la  pen- 

(1)  A.  Leroy-Beallieu,  la  Révolution  et  le  libéralisme,  p.  202,  et  passim. 

(2)  Archimandrite  Antoine,  Du  rapport  entre  le  dévouement  à  la  chose  publique 
et  les  préoccupations  du  salut  personnel  (Voprosy  filosoPii  i  psychologïi,  année 
m,  n"  12). 


45i  CONCLUSION. 

sée  de  l'immortalité  opprime  notre  liberté  et  notre  faculté  de 
mériter,  et  l'on  ajoute  tièrement  que  la  vertu  n'a  pas  besoin  de 
paradis.  Ainsi  des  conceptions  morales  les  plus  hautes  de  notre 
temps  descendent  des  objections,  sinon  contre  la  croyance  chré- 
tienne, du  moins  contre  le  rôle  qu'elle  a  longtemps  joué  dans 
les  délibérations  humaines.  Nous  recommençons  donc  l'essai 
stoïque  d'une  vertu  sans  appui  extérieur  et  sans  espérance. 

Nous  prétendons  nous  passer  de  Dieu  comme  de  la  vie  future. 
Ceux  mêmes  qui  trouvent  dans  cette  pensée  qu'un  être  supérieur 
les  voit,  les  soutient  et  les  encourage,  le  plus  doux  et  le  plus 
puissant  des  réconforts,  ceux-là  même  reconnaissent  à  la  vertu 
le  droit  d'exister  par  elle  seule,  et  ils  éprouvent  pour  l'effort 
supplémentaire  que  cette  indépendance  suppose  une  nuance 
particulière  de  respect.  Nous  avons  ainsi  nos  saints  laïques  que 
tous  honorent.  La  vertu  est  devenue  un  pays  neutre  que  tous 
s'entendent  pour  protéger,  sans  qu'aucune  confession  élève 
sur  lui  de  prétentions  exclusives.  En  d'autres  termes  elle  est 
maintenant  quelque  chose  de  laïque.  On  conçoit  une  vie  morale 
dont  certaines  croyances  ne  soient  pas  le  support  et  dont  les 
sacrements  ne  soient  pas  l'aliment.  Toutes  ces  choses  si  étroi- 
tement unies  dans  les  écrits  de  saint  Ambroise,  unies  en  fait 
encore  dans  tant  de  consciences,  sont  théoriquement  dissociées. 
Morale  et  religion  sont  limitrophes,  mais  indépendantes.  Tel 
problème  qui  a  été  longtemps  un  problème  religieux,  comme 
celui  de  la  liberté,  s'est  laïcisé  lui  aussi,  redevenant  un  problème 
philosophique.  Mais  de  la  philosophie  même  quelques  uns  veu- 
lent s'affranchir  et  repoussent  toute  tutelle  dogmatique.  Leur 
vertu  est  suspendue  en  l'air.  Gardera-t-elle  longtemps  cet 
équilibre  instable? 

Ces  derniers  dissentiments  entre  notre  morale  et  celle  de 
saint  Ambroise  n'ont  pas  trait  du  moins  à  la  nature  même  des 
obligations.  Nous  nous  sommes  tenus  ainsi  comme  aux  alentours 
de  nos  devoirs,  arrêtés  que  nous   étions    par  des   problèmes 


CONCLUSION'.  455 

communs  à  tous.  Mais  ces  devoirs,  différemment  fondds  dans 
la  théorie  et  pratiqués  dans  un  esprit  différent,  resicnt-ils  du 
moins  identiques  dans  leur  matière? —  Oui,  sans  doute,  pour  un 
grand  nombre;  oui  surtout  pour  ceux  qui  faisaient  déjà  la 
ressemblance  entre  le  livre  de  saint  Ambroise  et  celui  de 
Cicéron.  Nous  avons  déjà  dit  qu'il  y  avait  là  dans  la  conscience 
humaine  des  points  fixes  depuis  plus  de  deux  mille  ans.  Pour 
les  autres,  nous  serions  moins  affirmatifs.  Quelques  uns  sont 
contestés,  battus  en  brèche.  Est-ce  seulement  parce  qu'ils  font 
une  violence  plus  grande  à  notre  nature  qui  résiste  à  coups  de 
sophismes  ?  Ceux  qui  savent  combien  il  est  difficile  d'être  tout 
à  fait  sincère  envers  soi-même  admettront  volontiers  que  cer- 
taines doctrines  morales  ne  soient  ainsi  que  des  prétextes,  et  que 
les  hésitations  de  nos  consciences  ne  fassent  souvent  que  tra- 
duire les  défaillances  de  notre  volonté.  Nous  ne  croyons  pas 
toutefois  que  cette  explication  suffise  à  tous  les  cas.  Il  y  a  cer- 
taines attitudes  de  la  conscience  qui  ont  une  telle  fixité  et  qui 
sont  à  ce  point  coordonnées  entre  elles  qu'il  faut  bien  les  consi- 
dérer comme  authentiques  et  en  discuter  le  sens. 

C'est  ainsi  que  s'élèvent  des  doutes  très  sincères  sur  la  valeur 
absolue  d'un  certain  type  de  vertu  dont  l'humilité  était  le  trait 
significatif.  Déjà  Descartes  distinguait  une  humilité  vertueuse 
et  une  humilité  vicieuse,  et  parlait  avec  un  tout  autre  accent 
de  cette  générosité  «  qui  fait  qu'un  homme  s'estime  au  plus  haut 
point  qu'il  se  peut  légitimement  estimer  »  (1).  On  sait  que 
Spinoza  fut  plus  radical  (2);  et  à  mesure  que  son  intluence 
s'est  répandue,  l'admiration  des  hommes  a  été  ramenée  vers  la 
force  et  la  conscience  de  la  force.  A  vrai  dire,  cette  admiration 
n'avait  pas  cessé  d'exister,  mais  à  côté  de  la  morale.  Spinoza 
a  légitimé  un  sentiment  naturel,  et  la  conscience  humaine  l'a 
suivi,  sans  doute  parce  qu'il  ne  faisait  qu'en  prévenir  l'évolution, 

(1)  DESCAnTKS,   l'<l!>S)OnS,  111,    IVi'i. 

(2)  Spl^0ZA,  Éthique,  III,  prop.  lx,  schol. 


456  CONCLUSIOX. 

Nous  continuons  à  louer  et  à  enseigner  riiumilité  par  habitude, 
mais  seulement  du  bout  des  lèvres.  Ainsi  renseignement  d'une 
vertu  survit  au  respect  réel  qu'elle  inspire.  Du  moins  deman- 
dons-nous à  riiumilild  de  ne  pas  nuire  à  d'autres  sentiments 
qui  nous  sont  devenus  plus  chers.  Nous  lui  posons  des  condi- 
tions ;  nous  voulons  bien  être  humbles,  mais  dans  la  mesure  oii 
notre  considération  n'aura  pas  à  en  souffrir.  Bourdaloue  recom- 
mandait aux  fidèles  qui  l'écoutaient,  il  y  a  deux  siècles, 
l'exemple  du  Christ  qui  n'a  pas  voulu  se  justifier  (1).  Non 
seulement  nous  sommes  peu  disposés  à  suivre  cet  exemple,  — 
cela  fut  de  tous  les  temps,  —  mais  —  ce  qui  est  nouveau  — 
nous  nous  demandons  si  vraiment  la  perfection  consiste  à 
chercher  ainsi  son  humiliation.  Se  respecter  au  contraire,  se 
faire  respecter  sont  devenus  des  devoirs  primordiaux. 

De  l'Angleterre  nous  est  venu  en  partie  ce  culte  de  la  valeur 
individuelle  (2).  Il  y  a  ainsi  des  sentiments  qui  ont  une  origine 
géographique  et  qui  semblent  être  le  produit  d'un  climat.  Mais 
quand  ils  renferment  une  part  de  vérité  morale,  ils  se  répandent 
en  dehors  même  des  conditions  où  ils  sont  nés,  et  prennent 
leur  place  définitive  dans  la  partie  immuable  de  la  conscience. 
Avec  les  influences  physiques  et  extérieures  qui  ont  donné  à 
l'homme  l'habitude,  puis  le  goût  de  l'effort,  ont  collaboré  les 
méthodes  morales  introduites  par  la  réforme.  Obéissance  et 
humilité  allaient  ensemble.  De  la  doctrine  du  libre  examen 
devait  ressortir  nécessairement  pour  chaque  individualité  un 
sentiment  plus  haut  de  sa  valeur.  Développer  cette  individua- 
lité, l'affranchir  de  toute  dépendance,  travailler  à  son  perfec- 
tionnement avec  une  nuance  didolàtrie  deviennent  par  suite  des 
modes  nouveaux  de  l'effort  moral.  Tout  cela  est  gros  de  con- 
séquences m.ême  politiques,  et  nous  en  dirons  quelques  unes  dans 

(1)  Bourdaloue,  Troisième  sermon  sur  la  Passion  de  Jésus-Christ,  L^  partie. 

(2)  Un  curieux  passage  de  Dickens  (i)(ïijd  Copperfield,  Irad.  française,  t.  II, 
p.  142-143)  confirme  et  illustre  ce  trait  de  psychologie  anglaise. 


CONCLUSION.  457 

un  instant.  Mais  en  môme  temps  que  les  revendications  du  droit, 
c'est-à-dire  en  même  temps  que  la  notion  des  devoirs  qu'ont 
les  autres  envers  nous,  apparut  une  notion  nouvelle  de  nos 
devoirs  envers  nous-mêmes.  Les  philosophes  les  déduisirent,  et 
la  dignité  de  la  personne  humaine  devint  la  formule  qui  les 
résume  tous.  Idéalement  il  est  possible  de  concilier  ce  devoir 
presque  récent  avec  celui  de  Thumilité,  mais  on  tombera  d'accord 
que  ce  n'est  plus  le  même  aspect  de  la  vertu  complète  qui  est 
présenté  à  l'admiration  et  à  l'imitation  des  hommes,  et  que  ce 
qui  se  concilie  dans  l'idéal  se  contredit  souvent  dans  la  réalité. 
On  va  plus  loin  d'ailleurs,  et  on  accuse  l'humilité  ainsi  que 
toutes  les  vertus  de  la  môme  famille,  renoncement,  sacrifice, 
résignation,  d'avoir  déprimé  l'âme  humaine.  La  vertu  véritable 
est,  dit-on,  énergie  et  rayonnement.  Elle  naît  de  la  tension  de 
toutes  les  forces  humaines  et  non  de  leur  volontaire  diminution. 
Dans  le  même  esprit  on  distingue  deux  sortes  de  bonté,  l'une 
passive,  incapable  d'agir  et  de  réagir,  l'abdication  de  notre 
être  propre  lui  ayant  fait  perdre  toute  racine  et  toute  sève, 
bonté  mystique,  impuissante  comme  tout  mysticisme;  l'autre 
active,  vraie  fleur  d'une  âme  forte,  où  se  résument  tous  les 
dons  délicats  d'une  personnalité  pleinement  épanouie  et  assez 
riche  pour  se  répandre  (1).  De  celle-ci  sortent  les  actes  et  les 
œuvres.  La  fierté,  l'ambition,  tout  ce  qui  soutient  et  élève 
l'homme  enfin,  lui  sert  de  ressort,  au  lieu  que  la  bonté  qui 
commence  par  l'oubli  de  soi  se  perd  par  son  excès  même. 
Ainsi  c'est  pour  mieux  faire  fructifier  la  bonté,  cet  autre  nom 
de  la  c  harité,  qu'on  la  débarrasse  de  vertus  soi-disant  parasites  ; 
et  on  place  la  conscience  chrétienne  en  face  d'une  antinomie 
qu'elle  aurait  longtemps  abritée.  Nous  aurons  à  nous  demander 
tout  à  l'heure  si  par  là  la  notion  de  charité  n'est  pas  entamée 
à  son  tour;  mais  concluons  pour  le  moment  que  nos  préférences 

(1)  Voir  RosNY,  Impérieuse  bonté.  Ce  romancier  avait  déjà  indiqué  la  même 
thèse  dans  Daniel  Valgraivc. 


458  CONCLUSION. 

même  morales  sont  à  celui  qui  s'affirme  plutôt  qu'à  celui  qui 
s'efface,  à  celui  qui  exalte  en  lui  la  nature  humaine  plutôt  qu'à 
celui  qui  s'applique  à  se  refaire  une  âme  d'enfant  ;  avouons  que 
nous  méconnaissons  ce  qu'il  faut  d'effort  pour  s'humilier,  de 
grandeur  pour  se  faire  petit.  Platon  faisait  de  l'amour,  c'est- 
à-dire  de  toutes  les  tendances  généreuses  de  notre  âme,  le  fils  de 
la  pauvreté  et  de  la  richesse;  le  christianisme  le  fait  naître  de 
la  seule  pauvreté  ;  quelques  uns  de  nos  contemporains  le 
feraient  naître  de  la  seule  richesse.  Elle  seule  peut  être  féconde. 
Il  résulte  de  tout  cela  que  la  pauvreté,  au  sens  propre,  est 
moins  que  jamais  en  honneur.  Le  plus  souvent  on  la  juge 
méritée  ;  certaines  fautes  en  sont  le  principe,  d'autres  en  sont 
la  conséquence,  et  peu  s'en  faut  qu'on  ne  la  considère  elle-même 
comme  une  faute.  Elle  entraîne  en  effet  toutes  sortes  de  dépen- 
dances et  se  concilie  difficilement  avec  une  entière  dignité.  Peu 
à  peu  elle  diminue  et  avilit.  Dans  une  définition  de  l'honnête 
homme,  donnée  par  Cicéron,  entre  cette  condition  essentielle 
qu'il  faut  être  bien  dans  ses  affaires  (1).  Nous  sommes  assez  de 
l'avis  de  Cicéron,  et  ne  transigeons  guère  sur  ce  chapitre.  Nous 
appelons  honorabilité  cette  première  condition  de  l'honnêteté, 
et  nous  en  venons  presque  à  confondre  ces  deux  termes.  Nous 
avons  ainsi  une  morale  relative  à  l'argent  qui  est  devenue 
presque  toute  la  morale.  Les  économistes  ont  fait  de  l'épargne 
une  vertu,  et  la  vertu  par  excellence,  quand  il  s'agit  de  pauvres 
gens,  parce  qu'elle  est  chez  eux  le  signe  et  comme  le  centre 
de  toutes  les  autres.  On  insiste  sur  ce  qu'elle  implique  d'effort 
continu,  de  méthode,  de  privations.  N'est-elle  pas  le  sacrifice 
sans  cesse  renouvelé  du  présent  à  l'avenir,  et  comme  l'achat 
en  menue  monnaie  de  plaisirs  de  notre  sécurité  et  de  notre 
indépendance?  Aussi  l'enseigne-t-on  maintenant  même  aux 
enfants  de  nos  écoles. 

(Ij  Cicéron,  Pro  Sextio,  45. 


CONCLUSION.  459 

Cet  enseignement  ne  nuit-il  pas  à  celui  de  la  charité,  et  la 
chanté  n'a-t-elle  pas  à  souffrir  en  somme  de  ce  mépris  de  la 
pauvreté?  Nous  nous  garderons  bien,  dans  cette  recherche  des 
manifestalions  antichrétiennes  de  la  conscience  contemporaine, 
de  nous  laisser  entraîner  jusqu'à  nier  que  la  charité  soit  une 
des  vertus  de  ce  temps.  Nous  ne  prendrons  donc  que  pour  des 
opinions  épisodiques  ces  apologies  de  Fégoïsme  qui  sont 
aujourd'hui  à  la  mode  (1).  11  faut  cependant  constater  que  de 
tels  paradoxes  ont  vu  le  jour  et  rencontré  le  succès.  Cela 
dénote  une  étrange  incertitude  de  conscience  sur  un  point  où 
toute  discussion  eût  semblé,  il  y  a  peu  de  temps,  un  blasphème. 
Il  faut  ajouter  que  ces  paradoxes  sont  le  développement  logique 
d'une  doctrine  qui  déjà  les  avait  laissé  entrevoir,  la  doctrine  de 
l'évolution,  qui  comprend  celle  de  la  sélection  et  de  la  lutte 
pour  la  vie.  Les  conséquences  morales  d'une  doctrine  philoso- 
phique sont  lentes  à  se  produire  et,  à  leur  première  apparition, 
elles  provoquent  souvent  un  mouvement  de  répulsion;  mais  la 
logique  immanente  des  sentiments  et  des  idées  poursuit  sûre- 
ment son  œuvre,  et  la  conscience  s'habitue  peu  à  peu  à  ce 
qu'elle  avait  repoussé.  Ou  la  doctrine  de  l'évolution  ira  rejoindre 
les  systèmes  morts,  ou  elle  évoluera  elle-même  et  perdra  en 
route  les  thèses  compromettantes  qui  ont  d'abord  partagé  sa 
fortune,  —  ou  nous  nous  habituerons  à  la  glorification  de 
l'égoïsme  et  au  culte  du  succès,  tout  en  continuant  dans  un 
coin  de  notre  âme  à  honorer  la  charité.  Nous  savons  en  effet 

(1)  C'est  Frédéric  Nietzsche  qui  a  repris  récemment  ce  paradoxe  autre- 
fois développé  par  Max  Stirner.  M.  Grant  Allen  s'est  fait,  à  son  tour,  dans 
la  Forniyhtly  Ruview,  fapùtre  de  ce  qu'il  appelle  lenoiael  hédonisme.  «  C'est 
une  folie  de  vouloir  fonder  la  morale  sur  le  sacrifice,  et  rien  n'est  plu?  sage 
au  contraire  que  de  lui  donner  pour  principe  le  libre  développement  de  soi- 
même.  Il  est  temps  que  naisse  enfin  parmi  nous  un  Apôtre  des  Gentils  qui 
prêche  devant  notre  peuple  la  beauté  et  la  pureté  du  7iouvel  hédonisme,  les 
opposant  à  la  laideur,  à  la  mesquinerie,  à  l'influence  déprimante  de  la 
morale  chrétienne.  » 


460  CONCLUSION. 

que  nos  consciences  admettent  dans  leur  sein  la  complexité  et 
les  contradictions,  et  que  quelque  chose  subsiste  en  elles,  pieuse- 
ment embaumé,  de  toutes  les  croyances  du  passé. 

Mais   quelle   que   doive  être  la   conscience    de  demain,  dès 
l'heure   présente    la    charité    a    pris  une   nouvelle   forme   oii 
l'amour  des  pauvres  entre  pour  peu.  Elle  a  été  pratiquée  long- 
temps sous  la  forme  de  Taumône  directe  et  personnelle.  L'un 
donnait,  l'autre  recevait;  et  longtemps  on  a  vu  dans  ce  commerce 
du  bienfait  et  de  la  reconnaissance  une  institution  providentielle. 
Nous  tendons  aujourd'hui  à  une  charité  collective  et  anonyme 
qui  se  laisse  moins  duper  et  qui  sache  rendre  ses  dons  efficaces. 
Toutes  ces  œuvres  d'assistance,  de  sauvetage,  de  protection,  de 
relèvement,  qui   seront   un  des  honneurs  de   la  fin   de  notre 
siècle,   sont  en  outre   des  œuvres   d'hygiène  et  de  prévoyance 
sociales  autant  que  de  charité.  En  soulageant  de  la  misère,  nous 
pensons  aux  crimes  éventuels  que  nous  supprimons.  Le  mobile 
est  moins  désintéressé,  mais  on  dit  que  le  résultat  sera  meilleur. 
Dans  la  pratique   d'ailleurs,    cette    méthode   amène,   comme 
toute  autre,  le  contact  d'individus  parmi  lesquels  il  en  est  qui 
souffrent  et  il  en  est  qui  compatissent,  contact  d'où  se  dégage 
de  la  charité  vraie.  En  outre  la  charité  qui  s'est  volontairement 
privée  de  la  joie  que  ce  contact  procure  à  celui  qui  donne,  joie 
dont  l'humiliation  de  recevoir  est  de  l'autre   côté  la  rançon, 
cette  charité-là  s'est  peut-être  affranchie  d'un  sentiment  égoïste 
qui  s'y  mêlait  et  qui  nous  trompait  sur  sa  vraie  nature  par  sa 
délicatesse  même.  Elle  est  peut-être  inspirée  en  même  temps 
par  un  respect  plus  grand  de  l'homme  à  qui  l'aumône  reçue 
fait  une  âme  d'esclave  et  de  parasite.  Stuart  Mill  disait  que  la 
seule  charité  digne  de  ce   nom   était  celle  qui  aidait  les  gens 
à  s'aider  eux-mêmes  (1).  C'est  celle-là  qu'on  s'efforce  aujour- 
d'hui de  pratiquer.  —  11  n'en  est  pas  moins  à  noter  que  tous 

(1)  Stuart  Mii.l,  Assujettissement  des  femmes,  trad.  française,  p.  217. 


CONCLUSION.  461 

ces  scrupules  dont  nous  entourons  l'exercice  de  la  charité 
sont  autant  de  restrictions  aux  libres  mouvements  du  cœur,  et 
ressemblent  à  ces  règles  de  la  bienfaisance  données  par  Cicéron, 
et  qui  excitaient  si  fort  l'indignation  de  Laclance.  Nous  discu- 
tons, nous  pesons  le  pour  et  le  contre,  alors  que  nos  pères 
prenaient  leur  parti  d'être  dupes  cent  fois  pour  une,  afin  de  ne 
pas  être  durs  une  fois  sur  cent. 

Il  y  a  là  un  trait  de  la  vertu  contemporaine  sous  toutes  ses 
formes.  Elle  veut  se  justifier  et  se  démontrer.  Cicéron  définissait 
Yofficium  l'action  doit  on  peut  rendre  raison  (1).  Pour  juger  de 
la  valeur  des  actes,  nous  en  revenons  à  cette  méthode  cicéro- 
nienne.  Nous  ne  nous  fions  plus  à  un  commandement,  à  une 
tradition,  à  un  sentiment.  L'esprit  critique  a  envahi  même  la 
morale.  Notre  conscience  est  raisonneuse.  Elle  se  trouve  ainsi 
faire  appel  à  toutes  sortes  de  principes  plus  ou  moins  explici- 
tement admis,  mais  qui  frappent  nos  devoirs  d'un  caractère 
hypothétique.  Telle  la  conformité  avec  nos  instincts  naturels 
ou  avec  une  évolution  présumée  (2).  Tel  l'intérêt  général  et 
même  notre  intérêt  particulier.  Je  sais  qu'il  en  a  toujours  été 
plus  ou  moins  ainsi,  et  que  même  un  décalogue  ne  dédaigne 
pas  les  arguments  qui  lui  donnent  raison.  Je  sais  d'autre  part, 
et  l'occasion  viendra  de  le  redire,  que  de  la  vertu  contemporaine 
n'a  pas  disparu  toute  spontanéité  et  toute  foi  morale.  Mais  elle 
ne  recourt  à  cette  foi  que  parce  qu'elle  ne  peut  ftiire  autrement, 
et  que  la  raison  qui  fonde  les  devoirs  ne  fonde  pas  le  devoir. 
Et,  en  deçà  de  cette  limite  qu'elle  n'a  pu  franchir,  la  raison  a 
partout  rétabli  son  empire.  Il  y  a  déjà  plus  d'un  siècle  de 
cela,  et  son  prestige  a  été  si  grand  qu'il  ne  peut  plus  que 
décroître.  —  Le  culte  de  la   science  est  la  forme  présente  du 

(1)  Cicéron,  De  off.,  I,  3. 

(2)  Plutôt  que  lo  respect  du  passé,  nous  aurions  en  efTel  ce  respecl  d'un 
avenir  que  nous  ne  connaissons  pas,  et  le  désir  d'y  conformer  à  l'avance 
notre  conduite. 


462  CONCLUSION. 

culte  de  la  raison.  S'il  le  contredit  en  un  sens,  en  un  autre  il  le 
continue.  Et  ce  fut  l'utopie  de  notre  temps  de  déduire  les  lois 
morales  des  lois  de  la  nature.  Cette  utopie  ressemble  au  postulat 
de  toute  la  morale  antique.  Il  ne  s'agit  pas  tout  à  fait  de  la 
même  science,  mais  c'est  le  même  esprit  intellectualiste,  le 
même  espoir  de  pacifier  la  nature  humaine  et  de  discipliner  les 
passions  par  les  seules  forces  de  la  pensée.  Si  cette  utopie  était 
réalisée,  c'en  serait  fait  de  la  morale  chrétienne.  Celle-ci 
s'adresse,  en  effet,  à  la  volonté  et  au  cœur,  tandis  que  la  raison 
et  la  science  sont  avec  la  nature  les  vieilles  idoles  du  paganisme. 
Si  la  conduite  humaine  avait  été  placée  sous  leur  exclusive 
domination,  que  serait-il  resté  de  chrétien  en  nous?  Et  n'est- 
ce  pas  une  preuve,  entre  tant  d'autres,  de  l'éternel  recommen- 
cement des  systèmes,  que  ce  rêve  oublié  ait  pu  être  repris? 

Dans  ce  moderne  Traité  des  devoirs,  sur  les  idées  directrices 
duquel  nous  nous  sommes  efforcés  de  donner  quelques  indica- 
tions, en  disant  au  moins  ce  qu'elles  ne  seraient  pas,  deux 
idées  au  contraire  reparaîtraient  qui  tenaient  une  grande  place 
chez  Cicéron,  qui  n'en  tenaient  aucune  chez  saint  Ambroise, 
l'idée  du  droit  et  l'idée  de  l'État.  Nous  avons  connu  l'ivresse  et 
la  folie  du  droit.  Il  est  possible  que  la  plus  haute  démonstration 
du  caractère  sacré  de  la  personne  humaine  ait  été  donnée  par 
le  christianisme,  et  qu'en  ce  sens  notre  théorie  du  droit  vienne 
de  lui  (1),  qu'elle  ait  du  moins  reçu  de  lui  son  couronnement. 
Mais  le  sentiment  de  Ihumilité  et  aussi  celui  de  la  charité  ont 
longtemps  arrêté  en  chemin  les  conséquences  de  cette  démons- 
tration. Depuis  trois  siècles,  au  contraire,  nous  avons  exalté 
l'individu  jusqu'à  aboutir  dans  l'ordre  politique  au  suffrage 
universel,  dans  l'ordre  intellectuel  au  romantisme  et  à  l'esprit 
critique,  dans  l'ordre  moral  à  l'autonomie  qui  est  souvent 
l'anomie.  Nous   avons  eu  le   souci  de  l'indépendance  indivi- 

(1)  C'est  l'idée  soutenue  par  A.  Leroy-Beaulieu,  la  Papauté  et  la  Démo- 
cratie. 


CONCLUSION.  463 

diielle  jusqu'à  craindre  tout  ce  qui  lie  et,  partis  de  celte  crainte, 
nous  avons  désarticulé  le  corps  social.  Nous  avons  imaginé 
«  un  code  de  lois  qui  semble  avoir  été  fait  pour  un  citoyen 
idéal,  naissant  enfant  trouvé,  et  mourant  célibataire,  un  code 
qui  rend  tout  viager,  où  les  enfants  sont  un  inconvénient  pour 
le  père,  où  toute  œuvre  collective  et  perpétuelle  est  interdite,  où 
les  unités  morales,  qui  sont  les  vraies,  sont  dissoutes  à  chaque 
décès,  où  l'homme  avisé  est  l'égoïste  qui  s'arrange  pour  avoir 
le  moins  de  devoirs  possible,  où  l'homme  et  la  femme  sont 
jetés  dans  l'arène  de  la  vie  aux  mêmes  conditions,  où  la  propriété 
est  conçue  non  comme  une  chose  morale,  mais  comme  l'équi- 
valent d'une  jouissance  toujours  appréciable  en  argent  (1).  » 
Ainsi  peuvent  se  résumer  nos  libertés,  du  moins  quand  on  ne 
veut  voir  qu'un  côté  des  choses  ;  et  grâce  à  elles,  ajoute 
M.  Renan,  nous  avons  élevé  un  monde  de  pygmées  et  de 
révoltés.  11  n'est  pas  jusqu'à  ce  que  nous  appelons  socialisme 
aujourd'hui  qui  ne  soit  une  forme  outrée  de  l'individualisme  ; 
car  ce  que  le  socialisme  demande,  c'est  pour  chaque  individu 
le  maximum  d'être  et  de  bien-être.  Platon,  qui  sacrifiait  l'indi- 
vidu à  l'harmonie  de  l'ensemble,  avait  une  autre  façon  d'être 
socialiste. 

L'Etat  moderne  a  beau  n'être  qu'un  moyen  ;  restant  le  seul 
être  collectif  en  face  d'individualités  sans  lien,  il  grandit  par 
là  même.  Il  a  été  le  légataire  universel  de  la  commune,  de  la 
province,  de  la  corporation,  centralisant  non  seulement  les 
fonctions,  mais  ce  besoin  d'attachement  et  d'association  qui  est 
dans  le  cœur  de  l'homme.  Tant  que  l'idée  d'Église  se  confondit 
presque  avec  celle  de  religion,  les  Etats  eux-mêmes  étaient 
comme  perdus  dans  une  communauté  régie  par  l'amour  et  qui 
aspirait  à  comprendre  tout  le  genre  humain.  L'Europe  formait 
une  confédération,  une  corporation  d'Etats.  11  put  se  faire  alors 

(1)  Ren.\n,  Questions  contemporaines,  préface,  p.  m. 


464  CONCLUSION. 

des  œuvres  collectives  comme  les  croisades.  Aujourd'hui  les 
nations  elles-mêmes  sont  devenues  individualistes;  et  au  dedans 
de  chacune  d'elles,  mais  dans  notre  pays  surtout,  la  notion 
d'Etat  une  fois  retrouvée,  on  remonta  à  ses  origines  romaines 
et  on  en  précisa  le  dessin  à  l'aide  de  textes  et  de  souvenirs.  Ce 
fut  Tœuvre  des  légistes,  ce  fut  plus  tard  celle  du  plus  romain 
de  nos  hommes  d'Etat,  de  Napoléon  (1).  Notre  conception  de 
l'État  a  donc  de  bonnes  raisons  pour  ressembler  à  la  conception 
antique.  Elle  en  est  l'imitation.  Mais  nous  sommes  plus 
chatouilleux  sur  les  droits  de  l'État  que  ne  l'étaient  les  anciens, 
parce  que  nous  avons  fait  l'expérience,  qu'ils  n'avaient  pas  faite, 
d'autres  pouvoirs,  l'un  plus  vaste,  les  autres  plus  petits,  dont 
nous  croyons  sans  cesse  voir  le  spectre  reparaître.  Sous  le  nom 
plus  concret  de  patrie  enfin,  l'État  a  été  le  culte  de  gens  qui 
voulaient  à  leur  foi  un  objet  positif.  Il  a  recueilli  des  adorations 
qui  ne  savaient  où  s'adresser,  H  y  a  ainsi  une  loi  de  balancement 
de  nos  sentiments:  ce  que  nous  perdons  d'un  côté,  nous  le 
gagnons  de  l'autre,  et  dans  beaucoup  d'âmes  la  patrie  a  hérité 
de  Dieu.  Non  seulement  elle  est  aujourd'hui  l'objet  d'un  devoir 
saint,  mais,  dans  le  désarroi  de  nos  croyances,  nous  cherchons 
à  rattacher  à  ce  devoir  ceux  qui  nous  semblent  sans  attache. 
Jusqu'à  hier,  il  y  avait  là  un  des  points  fixes  de  notre  morale. 
La  vieille  religion  de  la  cité  obtenait  seule  l'unanimité  parmi 
nous.  —  D'où  nous  conclurons  encore  que  Cicéron,  plutôt  que 
saint  Ambroise,  serait  l'inspirateur  de  quiconque  voudrait  nous 
dicter  des  devoirs  que  nous  sachions  entendre. 

III 

La  conclusion  qui  ressort  des  pages  précédentes  nous  inquiète 
pour  des  raisons  qui  ne  sont  pas  seulement  des  raisons  de  sen- 

(1)  Voir  Taine,  la  Reconslructioii  de  la  France  en  1800  :  VÉglise. 


r 


CONCLUSION.  465 

liment.  L'histoire  des  idées  ne  va  pas  ainsi  à  reculons,  et  les 
réactions  qui  ne  sont  que  des  réactions  sont  stériles.  On  a  abusé 
étrangement  en  morale  de  la  théorie,  de  l'évolution  qui,  en  fai- 
sant croire  à  un  perpétuel  changement,  diminue  toutes  choses, 
même  les  devoirs,  et  décourage  tout  respect.  Du  moins  cette 
théorie  nous  apprend-elle  que  rien  ne  se  perd,  et  nous  habitue- 
t-elle  à  chercher  obstinément  dans  le  présent  les  traces  de  tout 
le  passé.  L'histoire  que  nous  avons  racontée  crée  contre  toute 
éclipse  durable  du  sentiment  chrétien  en  nous  une  présomption 
de  plus.  Si  la  morale  païenne  n'a  pas  péri  sous  les  alluvions 
chrétiennes  qui  la  recouvraient,  on  doit  croire  que  la  morale 
chrétienne  se  survivrait  au  moins  de  la  même  façon.  On  a  com- 
paré on  effet  notre  temps  au  iv^  siècle  ;  mais  entre  eux  il  y  a 
cette  différence  qu'on  voit  bien  ce  qui,  au  iv®  siècle,  succédait  à 
la  morale  vieillie  du  paganisme,  qu'on  ne  voit  point  aujour- 
d'hui la  nouveauté  victorieuse  qui  réclame  sa  place  au  soleil 
et  dans  l'histoire.  C'est  la  morale  païenne  dont  nous  avons 
constaté  la  renaissance  ;  or  sa  place  est  dans  le  passé,  non  dans 
l'avenir. 

Dans  l'ensemble  des  croyances  morales  que  nous  avons  oppo- 
sées à  la  morale  chrétienne,  il  faut  faire  trois  parts.  En  premier 
lieu,  il  a  pu  y  avoir  sur  certains  points  une  baisse  de  la  moralité, 
une  moindre  exigence  de  nos  consciences  que  nous  avons  prise 
pour  un  aspect  nouveau  de  ces  consciences  et  de  la  morale  elle- 
même.  En  second  lieu  nous  avons  eu  affaire  à  des  sentiments  très 
vieux  et  qui  ont  toujours  coexisté,  plus  ou  moins  accusés  selon 
les  temps,  avec  le  christianisme.  Nous  avons  assez  parlé  de  cette 
persistance  de  certaines  acquisitions  de  la  conscience  païenne 
pour  n'avoir  plus  à  y  revenir.  Enfin  nous  avons  peut-être  opposé 
au  christianisme  certains  sentiments  qui  sont  issus  de  lui,  et  qui 
marquent  sans  doute  un  progrès  de  la  conscience,  mais  un  pro- 
grès que  ses  principes  inspirent.  Il  y  aurait  donc  des  raisons  de 
se  demander  si  notre  enquête  faussée  par  le  désir  de  retrouver  du 

Université  de  Lyon.  —  VIII.  30 


460       .  CONCLUSION. 

C^icéroii  en  nous  n'appelle  pas  une  contre-enquête.  Nous  ne  nous 
dissimulons  pas  combien  ce  genre  de  dissection  pratiquée  sur 
quelque  chose  de  vivant,  nos  consciences,  est  difficilement  sin- 
cère, et  combien  grand  est  le  risque  de  prendre  nos  aspirations 
pour  des  constatations.  Dans  des  matières  où  c'est  un  devoir 
d'avoir  un  avis  à  soi  et  de  le  dire,  il  faut  un  effort  double  d'im- 
partialité pour  se  contenter  d'observer  et  de  décrire.  De  plus, 
pour  la  même  raison  que  nous  avons  mis  en  lumière  les  formes 
païennes  de  la  conscience  jusque  chez  les  croyants  de  l'heure 
présente,  il  nous  faut  constater  la  persistance  des  sentiments 
chrétiens  de  préférence  chez  ceux  qui  ne  croient  pas.  A  cette 
condition  seule  notre  démonstration  aura  quelque  portée.  Cette 
tâche  heureusement  est  d'avance  à  moitié  remplie.  Dans  les 
pages  qui  précèdent,  nous  avons  déjà  senti  à  plusieurs  reprises 
comme  une  résistance  opposée  par  la  conscience  chrétienne  aux 
assauts  du  naturalisme  païen.  Mais,  dans  tout  le  cours  de  ce 
travail,  nous  avons  en  outre  indiqué  ce  que  saint  Ambroise, 
c'est-à-dire  le  christianisme,  ajoutait  de  définitif  à  la  conscience 
humaine.  Tout  en  soumettant  à  un  second  examen  ces  éléments 
divers  de  notre  conscience,  nous  n'avons  en  grande  partie  qu'à 
nous  relire  et  à  nous  résumer. 

Il  nous  faut  d'abord  mettre  à  part  certains  états  d'esprit  qui, 
pour  réels  qu'ils  soient ,  datent  d'hier.  Auront-ils  plus  de  durée  que 
ceux  auxquels  ils  succèdent,  et  marquent-ils  un  retour  sérieux 
à  des  idées  un  instant  méconnues,  ou  ne  sont-ils  au  contraire 
que  des  phénomènes  de  réaction  passagers  ?  La  génération  qui 
nous  suivra  pourra  seule  trancher  ce  débat.  Ainsi  notre  temps 
a  éprouvé  ce  qu'on  a  heureusement  appelé  la  nostalgie  du 
divin  (1).  Après  avoir  fait  l'essai  loyal  de  la  pensée  positive,  il  a 
senti  comme  le  malaise  d'appétits  oubliés,  il  a  cherché,  et  il  a  cru 
retrouver  Dieu.  Et  comme  nous  n'avons  pas  encore  inventé  de 

(1)  Lavisse,  la  Génération  de  1890. 


CONCLUSION.  •        467 

dieu  qui  ne  ressemblât  plus  ou  moins  au  Dieu  de  l'Evangile,  il 
a  suffi  que  ce  nom  fût  de  nouveau  prononcé,  pour  qu'on  vînt 
atlirmor  ([ue  «  le  christianisme  était  dans  l'air  ».  Toujours  est-il 
qu'en  reatrant  dans  la  vie  morale,  Dieu  y  a  fait  rentrer  à  sa 
suite  les  principales  attitudes  qui  ont  de  tout  temps  caractérisé 
la  vie  morale  du  chrétien.  La  raison,  déçue  dans  son  espoir  de 
rendre  Dieu  inutile,  reprenait  le  pli  de  s'incliner,  en  même 
temps  que  la  conscience  au  contraire  longtemps  opprimée  par 
la  croyance  à  une  nature  indifférente  et  à  des  fatalités  inéluc- 
tables dans  l'ordre  social  comme  dans  l'ordre  naturel,  recom- 
mençait de  croire  d'abord  en  elle-même. 

Quelques  symptômes  concomitants  atteignent  une  précision 
plus  grande.  Il  y  a  un  demi-siècle,  la  science  était  une  religion, 
et  cette  religion  était  aux  antipodes  du  christianisme  ;  mais  elle 
est  déjà  morte.  On  reproche  à  la  science  ses  espérances  sans 
proportion  avec  ce  qu'elle  en  a  pu  réaliser.  Ses  conquêtes  pra- 
tiques sont  immenses,  mais  elle  n'a  pas  fait  sensiblement  avan- 
cer le  problème  qu'elle  avait  promis  de  résoudre,  le  seul  qui 
nous  intéresse,  celui  dont  nous  sommes  l'objet.  On  lui  reproche 
par  suite  de  consumer  nos  vies  dans  de  prétentieuses  vanités  (1), 
et  on  compare  le  culte  que  nous  avons  pour  elle  à  celui  qu'eu- 
rent les  Romains  pour  la  rhétorique,  le  moyen  âge  pour  la  sco- 
lastique,  d'où  on  conclut  qu'un  joui-  cette  science  tant  exaltée 
tombera  dans  l'estime  des  hommes  au  rang  que  dans  le  notre 
occupent  aujourd'hui  rhétorique  et  scoîastique  (2).  On  a  contre 
elle  d'autres  griefs.  Elle  a  diminué  l'homme  en  le  remettant  à  sa 
place  dans  l'ensemble  des  choses,  et  en  faisant  de  l'humanité 
môme  la  forme  transitoire  d'une  évolution  que  son  œuvre  pré- 

(1)  Toi-STOï,  dans  ](>  Messager  du  Sord,  à  propos  d'un  discours  de  M.  Zola 
et  (l'une  leltre  de  M.  Dumas  :  «  Quoi!  on  voudrait  que  je  consaciasse  ma 
vie  à  l'étude  de  l'hérédité  selon  M.  Lombroso,  ou  du  liquide  de  Koch,  et 
à  deux  jours  de  ma  mort  on  m'api)rendra  que  toutes  ces  vérités  n'étaient 
que  des  sotlises  !  Je  ne  vis  cependant  qu'une  fois.  » 

(2)  Id. 


468  CONCLUSION. 

sente  ne  satisfait  jamais.  Nos  pères  ont  honoré  la  science  pour 
elle-même.  Réveillés  de  cette  superstition  par  ses  conséquences 
imprévues,  nous  sommes  en  train  d'en  ramener  l'objet  au  rang 
d'instrument  et  de  moyen,  plaçant  ailleurs  notre  idéal  et  notre 
fin  (1), 

Avec  la  science,  ces  procédés  annexes,  l'analyse  et  la  critique 
qui  finissent  par  tout  dissoudre,  sont  frappés  de  suspicion.  Cest 
l'intelligence  tout  entière  enfin  qui  est  comme  entraînée  dans 
la  faillite  morale  de  la  science  et  rabaissée  au  profit  d'autres 
facultésdenotreêtre(2).  Acepointdevue,  lexvn^  et  le  xviii'' siècle, 
plus  intellectualistes  que  la  fin  de  notre  xix*  siècle,  étaient  aussi 
plus  païens.  Nous  en  venons  à  trouver  un  sens  profond  à  ce 
récit  de  la  Bible  qui  fait  du  désir  de  savoir  la  tentation  d'où 
tout  le  mal  est  sorti  ;  nous  aimons  que  l'on  croie  à  quelque  chose, 
quand  bien  même  l'objet  de  cette  foi  n'aurait  rien  de  religieux, 
et  nos  sympathies  vont  aux  apôtres  de  tout  ordre.  Nous  nous 
défions  au  contraire  de  ceux  qu'on  appelle  des  «  intellectuels  », 
les  taxant  d'égoïsme  et  d'impuissance.  Nous  éprouvons  pour  les 
simples,  pour  ceux  qui  ne  réfléchissent  pas,  un  sentiment  plus 
voisin  de  l'envie  que  de  la  pitié.  Non  seulement  nous  leur  en- 
vions leur  sérénité,  leur  foi  intacte,  leur  vertu  aux  solides 
assises,  mais  nous  nous  demandons  si  dans  les  énergies  spon- 
tanées de  l'àme  il  n'y  a  pas,  aussi  bien  que  dans  la  réflexion,  un 
moyen  d'ariver  à  la  vérité.  Nous  chassons  donc  la  réflexion  de 
son  domaine  propre  et  y  installons  à  sa  place  l'intuition.  Aux 

(1)  Ce  ne  sont  pas  là  seulement  des  idées  propres  à  un  petit  cénacle  de 
Français.  Elles  germent  dans  tous  les  coins  de  l'Europe,  non  seulement  en 
Russie,  mais  en  Espagne.  «  .le  me  défie  de  la  science,  disait  récemment  un 
homme  d'État  de  ce  pays.  Je  me  défie  de  la  science  pour  la  science.  Si  la 
science  n'est  pas  bonne,  c'est  (lu'elle  n'est  pas  vraie...  S'il  y  a  une  science 
qui  affirme  que  la  force  prime  le  droit,  il  faut  la  placer  au  rang  des  fléau.x, 
la  vouer  à  réternelle  malédiction.  »  (Discours  de  (lastelar  à  laSorbonne, 
Journal  des  Débats,  18  novembre  1889.) 

(2)  Voir  Bérenger,  VEffort. 


CONCLUSION.  469 

empiétements  de  la  science,  nous  répondons  par  des  empiéte- 
ments en  sens  contraire.  C'est  l'histoire  de  toute  réaction.  Un 
vent  de  mysticisme  souffle  ainsi  sur  la  pensée  contemporaine. 
Avec  le  péché  de  science,  nous  avions  commis  le  péché  du 
moi  et  de  l'individuation  (1),  qui  est  une  autre  face  du  péché 
d'orgueil.  Et,  quelles  que  soient  les  réactions  à  venir,  nous 
avons  pris  de  la  valeur  de  l'individu  une  conscience  qui  ne 
pourra  plus  être  oubliée.  ?sous  n'en  assistons  pas  moins  à  un 
immense  remords  de  la  philosophie  et  de  l'opinion,  qui  ont  mis 
trois  siècles  à  isoltr  l'individu,  sous  prétexte  de  l'émanciper. 
L'œuvre  de  M.  Renan  marque  l'apogée  de  l'individualisme  et  le 
commencement  de  sa  décadence  (2).  Dans  cette  pensée  si  sub- 
jective en  effet  a  trouvé  place  le  sentiment  anxieux  et  ironique 
de  l'impuissance  de  l'individu,  et  déjà  nous  en  avons  rencontré 
l'expression.  Une  autre  fois,  M.  Renan  a  laissé  tomber  de  sa 
bouche  cette  mélancolique  prophétie:  «  Je  crains  que  le  travail  du 
xx"  siècle  ne  consiste  à  retirer  du  panier  une  foule  d'excellentes 
idées  que  le  xix"  y  avait  étourdiment  jetées  (3).  »  —  Ce  travail 
est  déjà  commencé.  Une  conception  nouvelle  du  droit  apparaît 
à  l'horizon  philosophique.  On  remarque  ce  que  le  droit  a  d'ar- 
tificiel et  de  secondaire  dans  nos  consciences  (4).  On  se  demande 
si  la  notion  de  justice  a  été  autre  chose  qu'un  progrès  provi- 
soire, un  acheminement  nécessaire  vers  une  compréhension 
plus  haute  de  la  seule  vraie  vertu,  de  la  charité.  On  se  demande 
encore  si  faire  de  la  conscience  individuelle  le  juge  en  dernier 
ressort  des  devoirs  que  la  société  peut  exiger  d'elle,  ce  n'est 

(Ij  Expressions  de  M.  Fouillée  [Revue philosophique,  i""' janvier  1894,  p.  28). 

(2)  Voir  Vogué,  Après  M.  Renan  [Revue  des  Deux  Mondes,  15  novembre  1892), 
et  SÉAiLLES,/a  Méthode  philosophique  deM.  Renan  [Revue philosophique,  l"""  juil- 
let 1894). 

(3)  Renan,  Réception  de  M.  Claretle. 

(4)  «  Le  sauvage  ignore  le  plus  souvent  la  justice  et  le  droit  proprement 
dit.  Mais  il  est  susceptible  d'un  mouvciiicnl  de  jtitié.  »  (Gu yai;,  Morale  sans 
obligation  ni  sanction,  p.  Vil.) 


470  CONCLUSION. 

pas  l'inviter  à  chicaner  sur  les  limites  de  ces  devoirs,  et  on  s'ef- 
force de  réconcilier  le  droit  avec  l'amour.  Nous  ne  faisons  pas 
allusion  seulement  ici  à  des  polémiques  de  tribune  ou  de  presse. 
La  question  est  posée  sur  le  terrain  moins  brûlant  de  la  discus- 
sion philosophique  (1).  La  philosophie  du  droit,  dont  nous  avons 
parlé  ailleurs,  est  une  philosophie  d'hier  ;  celle  de  demain,  par 
un  singulier  retour,  semble  devoir  être  beaucoup  plus  près  des 
idées  chrétiennes.  Nous  assistons  à  la  revanche  de  la  charité. 
Nous  assistons  à  d'autres  revanches  encore.  Nous  cherchons 
de  toutes  parts  à  reconstituer  les  groupes  flissous,  provinces, 
corporations,  universités.  Aux  créations  artificielles  de  la  rai- 
son, lois  et  constitutions,  nous  opposons  les  lentes  productions 
d'un  passé  anonyme,  le  sûr  instinct  du  peuple  qui  seul  sait 
donner  la  vie  aux  institutions  et  aux  idées,  souvent  condam- 
nées par  les  sages,  qu'il  adopte.  En  un  mot,  après  avoir  rêvé 
d'une  société  construite  au  cordeau  par  les  géomètres  de  la  poli- 
tique, nous  nous  inclinons  devant  l'irrationnel  et  l'inconscient. 
De  même,  dans  l'ordre  de  la  théorie,  nous  sommes  revenus  de 
nos  mépris  pour  ces  critères  impersonnels  :  la  tradition  et  le 
consentement  universel.  Le  sentiment  de  la  foule  nous  semble, 
sur  certaines  questions  au  moins,  pouvoir  être  mis  en  balance  avec 
les  déductions  des  aristocrates  de  la  pensée,  et  avoir  l'intuition 
de  raisons  supérieures  à  la  raison.  Une  science  spéciale,  la  socio- 
logie, s'est  donnée  comme  fonction  de  réintégrer  l'individu  dans 
le  corps  social  et  de  le  montrer  dépendant  par  toutes  les  fibres 
de  son  être.  Il  n'y  a  pas  de  mot  prononcé  plus  souvent  aujour- 
d'hui que  celui  de  solidarité.  La  solidarité  est  un  fait  et  elle  est 
un  devoir,  ce  qui  est  une  heureuse  rencontre.  Nous  parlerons 
plus  loin  du  devoir  de  solidarité.  Mais,  que  nous  y  donnions  ou 
non  notre  consentement,  nous  entrons  les  uns  dans  les  autres, 

(1)  Voir  la  thèse  de  M.  Richard  sur  VOrigine  de  ridée  du  droit,  et  le 
compte  rendu  qui  en  a  été  l'ail  par  ^I.  Bernés  dans  la  Revue  de  métaphysique 
et  de  morale. 


CONCLUSION.  471 

nos  volontés,  nos  responsabilités  sont  liées.  Dans  l'ordre  moral, 
il  n'y  a  plus  de  mien  ni  de  tien  nettement  définis.  Ce  qui  faisait 
dire  à  un  ingénieux  écrivain  que  la  théorie  de  la  réversibilité 
des  mérites  et  par  suite  celle  des  indulgences  valent  mieux  que 
leur  réputation,  et  qu'elles  ne  sont  après  tout  qu'une  forme  de 
communisme,  le  communisme  des  âmes  (1).  On  pourrait  dire 
la  même  chose  de  la  doctrine  du  péché  héréditaire.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  la  notion  d'Eglise,  c'est-à-dire  d'association  pour  le  bien, 
pour  le  salut,  d'association  entre  les  vivants,  et  d'association 
entre  les  vivants  et  les  morts,  qui  ne  recommence  à  poindre 
dans  des  esprits  libres  de  toute  attache  avec  l'une  des  Eglises 
existantes.  Quoique  la  vertu  soit  bien  pour  chacun  de  nous  la 
tâche  la  plus  individuelle,  pour  celte  tâche  même  nous  éprou- 
vons comme  un  besoin  d'assistance  et  d'union.  —  On  voit  com- 
bien îious  sommes  loin  déjà  de  la  pensée  philosophique  quia  fait 
la  Révolution,  et  avec  quel  entrain  nous  remontons  le  courant. 
De  l'individualisme  était  née  la  lutte  pour  la  vie  dont  la  forme, 
dans  nos  sociétés  civilisées,  est  la  lutte  pour  l'argent.  L'argent 
disputé  par  tant  de  mains  circula  avec  plus  de  rapidité  que 
jamais.  On  inventa  des  moyens  de  le  faire  circuler  sans  fati- 
guer les  doigts  qui  le  comptent.  Les  fortunes  se  tirent  et  se  dé- 
firent dans  l'espace  d'une  génération.  Leur  caractère,  de  familial, 
devint  lui  aussi  individuel.  Trop  vite  acquises,  et  exposées  à 
trop  de  risques,  elles  perdirent  cette  double  dignité  que  donnent 
un  passé  et  la  certitude  d'un  lendemain.  Aussi,  en  même  temps 
que  l'argent  devint  l'objet  de  convoitises  plus  ardentes,  il 
cessa  d'être  objet  de  respect.  Ces  deux  effets  ne  sont  contraires 
qu'en  apparence  ;  et  ils  expliquent  à  eux  deux  l'intensité  crois- 
sante de  l'envie  à  laquelle  sont  en  butte  ceux  qui  possèdent. 
Le  sentiment  de  la  légitimité  d'une  propriété  trop  instable  est 
ébranlé.  Chose  curieuse,  c'est  depuis  qu'il  est  permis  à  tous  de 

(1)  Jules  Lkmaître,  Louis  Vcoillol. 


472  CONCLUSION. 

devenir  riches  qu'il  paraît  plus  injuste  de  ne  pas  l'être;  et  c'est 
la  démocralio  qui  pardonne  le  moins  aux  parvenus.  Si  l'argent 
règne  aujourd'hui,  son  règne  ne  fait  que  des  révoltés,  et  tous 
cherchent  à  celte  lutte  sans  merci  des  droits  et  des  appétits  un 
remède,  sur  la  nature  duquel  d'ailleurs  il  y  a  moins  d'unani- 
mité. Mais  la  faillite  de  la  justice  réduite  à  elle-même,  et  l'in- 
surrection de  la  conscience  contre  le  pouvoir  de  l'argent  sont 
deux  faits  acquis,  et  ce  sont  deux  faits  chrétiens. 

L'argent  et  la  moralité  nous  semblent  à  ce  point  ennemis  que 
notre  conscience  ne  sait  quel  sort  faire  à  deux  prétendues  ver- 
tus dont  nous  avons  parlé  plus  haut  :  l'économie  et  l'épargne. 
Dans  une  Société  d'économie  politique,  on  a  récemment  con- 
testé les  bienfaits  de  l'épargne,   de  l'épargne  dont  le  malthu- 
sianisme est  à  la   fois  une  forme  et  une  conséquence  (1).  Et 
c'était  dans  une   Société    d'économie  politique  !   Dans  certains 
milieux,  où  s'élaborent  les  idées  morales  comme  les  autres,  le 
travailleur  qui  épargne  est  suspect  ;  c'est  un  aspirant  patron, 
et  ses  froides  ambitions  risquent  de  faire  tort  en  lui  à  la  franche 
camaraderie.  Il  est  si  difficile  de  pratiquer  deux  vertus  à  la  fois. 
Nous   ne  nous  scandalisons  plus  de  la  partialité  de  l'Evangile 
pour  l'enfant   prodigue.   On   l'a    remarqué    avec     délicatesse, 
«  l'homme  de  plaisir  marque  parfois  une  inconscience  de  soi, 
une  absence  de  calcul,  comme  une  exaltation  qui  n'est  pas  sans 
rapport  avec  la  générosité  ;  c'est  pourquoi  un  homme  de  plai- 
sir offre   souvent  plus  de   prise  à  une   direction  morale   que 
l'homme  intéressé  ;   c'est  la  même  étoffe  qui  fait   parfois  les 
grands  saints  et  les  grands  pécheurs  (2)  ».  Nous  ne  conclurons 
pas  de  là  qu'il  faille,  pour  mieux  faire  son  salut,  commencer 
par  naviguer  vers  l'autre  bord,  mais  peut-être  ne  convient-il 

.  (1)  M.  Yves  Guyot.  (Voir  Journal  des  Débats,  16  mars  1893,  édition 
blanche.)  Un  journaliste  à  idées,  M.  Henry  Maret,  a  récemment  soutenu 
une  thèse  analogue. 

(2)  Ralu,  Uevue  de  métaphysique  et  de  morale,  janvier  189i,  p.  68. 


CONCLUSION.  473 

pas  non  plus,  pour  être  sage  aux  yeux  de  Dieu,  d'être  trop  sage 
aux  yeux  du  monde. 

Les  idées  que  nous  venons  d'exprimer  sont  comme  les  plus 
récentes  alluvions  apportées  à  la  conscience  de  ce  temps.  Elles 
ne  constituent  pas  encore  un  sol  ferme.  Si  nous  n'avions  pas 
d'autres  preuves  de  la  persistance  en  nous  de  la  tradition  chré- 
tienne, notre  démonstration  serait  bien  incertaine  et  bien  flot- 
tante. Cherchons  donc  autour  de  nous  un  christianisme  qui  soit 
de  moins  fraîche  date,  et  que  l'on  ne  puisse  prendre  pour  une 
mode.  A  vrai  dire,  entre  tous  les  sentiments  que  nous  respirons, 
nous  n'avons  que  l'embarras  du  choix  pour  y  découvrir  les 
lointains  effets  de  l'Evangile.  Nous  vivons  dans  une  atmosphère 
chrétienne  sans  y  prendre  garde.  C'est  parce  que  nos  âmes  en 
sont  imprégnées  que  nous  sommes  plus  frappés  par  les  élé- 
ments discordants  qui  ont  pénétré  en  elles,  oublieux  de  ceux 
qui  forment  leur  ordinaire  substance.  Déjà  nous  avons  vu  dans 
l'observation  inquiète  de  soi-même,  dans  le  scrupule,  dans  le 
commerce  spirituel  avec  Dieu,  des  formes  de  la  vie  morale  ori- 
ginaires du  christianisme  qui  se  sont  propagées,  diversifiées,  au 
point  que  nous  ne  pouvons  dire  quels  sont  ceux  de  nos  senti- 
ments qui  seraient  ce  qu'ils  sont,  si  nos  pères  n'avaient  eu  l'habi- 
tude de  l'examen  de  conscience  et  n'avaient  pratiqué  la  con- 
fession. Déjà  nous  avons  signalé  dans  l'exquise  idéalité  qu'a 
revêtue  un  sentiment  profane  entre  tous,  le  sentiment  de 
l'amour,  une  conséquence  inattendue  de  la  prédication  chré- 
tienne. Notre  âme  a  tellement  pris  le  pli  religieux  ([u'elle  porte 
partout,  et  jusque  dans  l'amour  encore,  sa  vocation  pour  le  sa- 
crifice et  son  besoin  d'infini.  Ce  besoin  d'infini,  l'antiquité  plus 
sage  ne  la  pas  éprouvé  au  même  degré.  Elle  n'a  pas  connu  nos 
tourments  et  nos  désespérances.  Son  idéal  était  plus  borné.  La 
nature  et  l'expérience  présente,  ou  sa  pâle  reproduction  dans 
une  éternité  peu  enviable,  le  contenaient  tout  entier.  Le  chris- 
tianisme a  donné  à  l'humanité  le  pressentiment  et  le  désir  de 


474  CONCL  USION. 

joies  plus  hautes,  elles  béatitudes  rêvées  lui  ont  désappris  les 
modestes  plaisirs  d'ici-bas.  Tant  qu'une  foi  robuste  nous  fit 
attendre  avec  sérénité  la  réalisation  de  ces  rêves,  la  vie  pré- 
sente en  reçut  un  reflet  qui  l'illumina  sans  la  troubler.  Mais  il 
est  arrivé  que  nous  avons  ramené  sur  la  terre  des  ambitions 
qu'elle  ne  pouvait  porter,  et  avons  demandé  à  nos  puissances 
d'aimer  et  de  sentir  au  delà  de  leurs  forces  humaines  ;  de  telle 
sorte  que  cette  disproportion  entre  notre  désir  et  la  réalité  a  sa 
double  cause  dans  notre  foi  et  dans  l'oubli  que  nous  en  avons 
fait.  Le  sentiment  qu'elle  détermine  en  nous  est  donc  un  sen- 
timent issu  du  christianisme,  sinon  un  sentiment  chrétien. 

On  pourrait  dire  la  même  chose  de  beaucoup  de  nos  sentiments 
modernes.  Nous  ne  pouvons  plus  être  païens  comme  on  l'était 
avant  le  christianisme.  L'idéal  entrevu  nous  hantera  longtemps 
encore,  même  si  nous  en  détournons  notre  pensée,  comme  d'un 
rêve  dont  nous  sommes  éveillés.  De  plus,  telles  de  nos  idées 
que  nous  avons  données  pour  païennes  ont  une  origine  au 
moins  complexe  ;  et  un  examen  plus  attentif  y  verrait  même  la 
tardive  éclosion  de  germes  chrétiens.  C'est  le  christianisme, 
nous  l'avons  dit,  qui  a  affranchi  la  personne  humaine  des  lois 
naturelles  et  a  donné  de  son  inviolabilité  les  raisons  les  plus 
hautes.  L'idée  du  droit,  toute  juridique  avant  lui,  est  religieuse 
après  lui.  —  L'ddée  du  progrès,  à  son  tour,  n'est  pas  nécessaire- 
ment une  hypothèse  irréligieuse  et  sensualiste,  comme  essaye 
de  le  démontrer  M.  Guyau  dans  son  livre  sur  Epicure.  On  démon- 
trerait plus  aisément  qu'elle  implique  la  foi  dans  la  Providence, 
un  des  dogmes  fondamentaux  du  christianisme.  —  L'amour  de 
l'enfance,  si  notre  naturalisme  s'y  épanouit,  est  en  un  autre 
sens  un  hommage  rendu  à  la  simplicité,  à  la  faiblesse  et  à  la 
pureté.  —  Mais  parmi  les  sentiments  constitutifs  de  notre  cons- 
cience moderne,  aucun  n'a  une  origine  plus  nettement  chré- 
tienne que  la  tolérance,  quoique  ce  sentiment  ait  été  oublié  par 
ceux-là  mêmes  qui  l'avaient  inventé.  Ce  sont  les  chrétiens,  en 


CONCLUSION.  ^"'^ 

effet,  qui  ont  les  premiers  émancipe  la  conscience  du  pouvoir 
civil,  en  faisant  de  la  religion  une  allaire  d'Ame,  et  dont  la  foi 
plutôt  que  le  culte  est  l'essence.  La  tolérance  est  chrétienne  à 
un  autre  tilre,  puisqu'elle  procède  de  la  bienveillance,  puisqu'elle 
est  une  des  formes  de  la  charité,  la  charité  de  l'intelligence.  Tel 
est  en  effet  le  nom  qu'hier  justement  on  lui  donnait  (1). 

Et  tous  ces  sentiments,  et  bien  d'autres  de  même  ordre,  ont 
trouvé  place  dans  notre  littérature  et  l'ont  renouvelée  par  le 
dedans.  Jusque  sous  des  formes  antiques  nous  mettons  des 
pensers  nouveaux.  Mais  certaines  formes  aussi  sont  nouvelles, 
et  indirectement  issues,  nous  l'avons  montré,  des  modes  de  la 
pensée  religieuse.  11  semble  même  que  ce  christianisme  litté- 
raire aille  s'accentuant  ;  car  notre  art  moderne  vit  d'idées,  et  ce 
n'est  plus  seulement  dans  les  sermons  qu'il  faut  aujourd'hui 
chercher  la  morale.  Or  ces  idées  sont  chrétiennes  pour  la  plu- 
part. —  Le  christianisme  n'est  pas  seulement  entré  dans  la 
littérature,  il  est  entré  dans  les  lois  et  dans  les  faits.  Il  n'y  a 
plus  d'esclaves  parmi  nous.  Les  femmes  sont  dans  la  famille 
les  égales  de  leurs  maris  ;  au  dehors  elles  vivent  dans  une 
atmosphère  de  tendre  respect.  Et  de  cette  participation  de  la 
femme  à  la  vie  intellectuelle  et  morale,  la  pensée  humaine, 
l'art,  la  vie  sociale  ont  subi  la  douce  influence.  C'est  la  civili- 
sation chrétienne  qui  a  porté  ces  fruits.  C'est  sur  elle  aussi 
qu'ont  poussé  toutes  nos  libertés.  Une  fois  que  l'âme  s'est 
trouvée  affranchie,  a  écrit  im  historien  (2),  le  plus  difficile  était 
fait,  et  la  liberté  est  devenue  possible  dans  l'ordic  social.  iXotre 
démocratie  enfin  est  le  régime  le  plus  évangélique  sous  lequel 
une  société  ait  jamais  vécu,  et  ce  caractère  s'affirme  à  mesure 
que  démocratie  ne  signifie  plus  seulement  égalité  illusoire  et 
théorique,  mais  protection  des  faibles,  mais  efl'ort  continu  pour 
supprimer  de  la  souffrance  et  pour  élever  ceux  qui  sont  en  bas. 

(1)  .Illes  Lkmaître,  Discours  à  l'Association  des  éludiants,  1894. 

(2)  FusTEL  DE  GouLANGES,  la  Cité  antique,  p.  479. 


476  CONCLUSION. 

Pour  achever  TcStude  de  ce  christianisme  diffus  et  latent, 
disons  que  toutes  les  philosophies  modernes  sont  chrétiennes 
de  quelque  façon.  Nous  ne  voulons  pas  parler  seulement  du 
monothéisme  auquel  la  philosophie  de  l'Occident  semblait  ne 
pouvoir  arriver  par  ses  seules  forces,  ni  du  spiritualisme  contem- 
porain, qui  n'est  qu'un  christianisme  sans  le  Christ  et  tout  ce 
que  sa  présence  ajoute.  Mais  d'autres  théories,  môme  moins 
bien  vues  des  croyants,  nous  semblent  avoir  développé  quelques 
principes  chrétiens  longtemps  stériles  pour  la  philosophie.  Car 
le  christianisme  ayant  adopté  trop  facilement  des  philosophies 
toutes  faites  :  stoïcisme,  platonisme  ou  aristotélisme,  c'est 
lorsqu'il  eut  successivement  épuisé  ce  qui  restait  de  vitalité  à 
chacune  d'elles  qu'il  vit  sortir  de  lui-même  plus  de  philosophie 
propre  qu'il  n'en  croyait  contenir.  Donnons  de  cette  fécondité 
imprévue  quelques  exemples.  La  conduite  humaine  était  chose 
trop  simple  et  trop  claire  pour  les  anciens.  Le  plus  grand  d'entre 
eux,  Aristote,  n'a-t-il  pas  mis  nos  actes  en  syllogismes?  Les 
doctrines  de  la  grâce  et  du  péché  introduisirent  dans  la  psycho- 
logie une  salutaire  obscurité.  Bien  des  doctrines  contemporaines 
les  continuent  dans  cette  fonction,  qui  en  sont  plus  ou  moins 
directement  issues.  On  peut  avec  plus  de  certitude  découvrir, 
dans  les  limites  imposées  à  notre  faculté  de  connaître,  une  des 
formes  tardivement  aperçues  de  ce  même  dogme  du  péché. 
On  peut  môme  se  demander  comment  une  théorie  optimiste  de 
la  connaissance  a  pu  rester  si  longtemps  associée  à  l'idée  d'une 
nature  déchue.  Les  doctrines  contemporaines  font  preuve  en 
tout  cas  d'une  modestie  intellectuelle  qui  nous  semble  plus 
chrétienne  que  toute  autre  attitude  de  l'esprit  (1).  C'est  un  lien 
plus  étroit  encore  qui  rattache  au  dogme  de  la  X3réation  la 
théorie  de  la  liberté  divine.  Avant  le  christianisme  la  nécessité 
est  au  cœur  des  choses.  Les  absolus  des  anciens  philosophes 

(1)  Cf.  Lévy-Bruhl,  Jacofcj,  p.  XVII. 


CONCLUSION.  477 

sont  des  noms  divers  du  destin.  Seul  le  christianisme  alîranchit 
Dieu.  Il  fallait  en  effet  qu'il  fût  créateur  pour  qu'il  fût  libre  (1  ). 
—  Voici  enfin  une  philosophie  dont  toute  la  pensée  de  ce  siècle 
est  pleine,  la  philosophie  de  Kant.  On  a  pu  appeler  Kant  le 
dernier  des  Pères  de  l'Eglise.  Il  serait  intéressant  de  montrer 
touteequi,  dans  sa  doctrine,  justifie  cette  appellation.  Mais  cette 
démonstration  ferait  en  partie  double  emploi  avec  celle  qui  va 
suivre.  Nous  avons  hâte  en  effet  de  quitter  la  philosophie,  la 
politique  ou  la  littérature  de  notre  temps  pour  nous  borner  à 
sa  morale.  Or,  sur  les  points  essentiels,  cette  morale  est  à  la 
fois  kantienne  et  chrétienne.  —  Et  répétons  ici  que  l'unanimité 
que  nous  allons  nous  efforcer  de  constater  sur  ces  quelques 
points  doit  comprendre  croyants  et  incroyants. 

Les  uns  et  les  autres  mettent  la  moralité  au-dessus  de  tout 
le  reste,  et  n'oseraient  l'avouer,  s'ils  ne  le  faisaient  pas.  Tel  est 
le  premier  article  de  notre  credo  moral.  Beauté  et  science  sont 
subordonnées.  Et  comparées  à  la  vertu,  toutes  les  grandeurs 
d'ici-bas  cessent  de  compter.  «  Devant  l'humble  bourgeois  en 
qui  je  vois  l'honnêteté  du  caractère  portée  à  un  degré  que  je 
ne  vois  pas  en  moi-même,  mon  esprit  s'incline,  que  je  le  veuille 
ou  non,  et  si  haut  que  je  porte  la  tête  pour  lui  faire  remarquer 
la  supériorité  de  mon  rang  (2)  ».  C'est  le  christianisme,  nous 
l'avons  dit  ailleurs,  qui  a  ainsi  mis  à  part,  qui  a  exalté  les 
qualités  du  cœur,  et  la  vertu  toute  nue.  De  là,  entre  les  morales 
chrétiennes  et  les  morales  antiques,  un  dissentiment  plutôt 
sous-entendu  qu'exprimé  sur  la  valeur  même  de  leur  objet. 
Devoir  ne  traduit  pas  officium^  mais  a  un  sens  à  la  fois  plus 
restreint  et  plus  élevé.  Sous  le  mot  latin  bien  des  choses  sont 
confondues  que  nous  ne  confondons  plus. 

Au  fur  et  à  mesure  que  le  devoir  monte  dans  notre  pensée, 
il  est  plus  étroitement  lié  aux  problèmes  ultimes  dont  l'homme 

(1)  Cf.  LiAiiD,  Descartes,  p.  192. 
■   (2)  K.\M,  Critique  de  la  raison  jjratique,  irâd.  Barni,  p.  232. 


47S  CONCLUSION. 

et  le  monde  sont  l'objet  et  Tenjeu.  11  pouvait  convenir  à  une  mo- 
rale placée  moins  haut  de  demeurer  comme  à  Tabri  des  vents,  indé- 
pendante des  religions  et  des  systèmes.  La  morale  du  temps  pré- 
sent subit  tous  les  contre-coups  ;  elle  expie  la  prééminence  que 
nous  lui  accordons  par  les  inconnues  auxquelles  nous  l'associons. 
Il  y  a  maintenant  un  problème  moral  qui  n'est  qu'une  face  du 
problème  philosophique  et  religieux.  Sans  doute  les  obligations 
de  détail  ne  sont  pas  atteintes  par  la  variabilité  des  systèmes, 
et  nous  avons  pu  dire  que  tous  s'entendaient  pour  protéger  la 
morale.  Mais,  outre  que  cette  protection  est  plus  ou  moins  effi- 
cace, elle  imprime  à  la  conduite  une  orientation  vers  des  fins 
qui  peuvent  différer.  D'autre  part,  de  ce  commerce  avec 
l'idée  de  notre  destination,  et  de  la  destination  du  monde  dont 
la  nôtre  est  solidaire,  notre  pensée  morale  retire  un  caractère 
de  grandeur  et  notre  vie  un  intérêt  que  les  événements  contin- 
gents seraient  impuissants  à  leur  donner.  Or  c'est  le  christia- 
nisme qui  a  scellé  à  de  telles  profondeurs  dans  l'àme  humaine 
l'union  de  la  morale  et  de  la  religion,  que  cette  union  a  survécu 
aux  formes  diverses  que  la  religion  et  la  morale  elle-même  ont 
revêtues. 

Ce  n'est  pas  assez  dire.  La  morale,  à  force  de  se  con- 
fondre avec  la  religion,  a  gardé  d'une  religion  l'accent  et 
le  mode  d'action  sur  les  âmes.  Ayant  renoncé  à  s'appuyer 
sur  la  science,  elle  fait  appel  en  nous  à  la  foi,  c'est-à- 
dire  qu'elle  sollicite  une  adhésion  d'un  caractère  plus  per- 
sonnel, plus  intime  que  celle  dont  les  vérités  démontrées 
sont  l'objet.  Tel  est  l'heureux  effet  des  mystères  qu'elle 
enferme  et,  comme  toute  religion,  elle  nous  tient  attachés 
par  son  incertitude  même.  Puis  de  ce  point  de  départ,  la 
croyance  au  bien  lui-même,  la  foi  rayonne  dans  un  grand 
nombre  d'esprits  et  éclaire  des  problèmes  pour  lesquels  nous 
n'avons  pas  d'autre  lumière.  —  Le  sentiment  de  l'obligation 
est  au  même  titre  un  vestige  de  christianisme  dans  nos  âmes. 


CONCLUSION.  479 

Scliopenhauer  a  raison  quand  il  appelle  rirapéralif  catégorique 
de  Kant  «  un  reste  du  Décalogue,  »  ce  qui,  d'ailleurs,  à  notre 
sens,  n'en  infirme  aucunement  la  valeur  (1).  Nous  obéissons 
donc  au  devoir  comme  à  un  dieu,  et  il  y  a  de  la  piété  dans  cette 
obéissance.  —  L'idée  de  risque,  qu'on  a  essayé  de  substituer  à 
celle  d'obligation,  a  la  même  origine  chrétienne,  et  Pascal  en 
avait   déjà  fait  dans  son  pari   l'usage   que  l'on  sait.   Si  nous 
admirons  dans  Platon  cette  idée  une  fois  exprimée  d'un  beau 
risque  à  courir,  c'est  que  nous  admirons  de  préférence  chez  les 
anciens  les  pressentiments  de  nos  idées  à  nous.   Mais  la  morale 
antique  a  d'ordinaire  le  goût  de  la  sécurité,  et  prétend  asseoir 
la  conduite  sur  une  connaissance  certaine.  C'est  la  vertu  chré- 
tienne qui   prend  appui   sur  une  hypothèse.  —  Grâce  à  cette 
même  hypothèse,  le  christianisme  a  introduit  dans  les  cons- 
ciences les  notions  de  sacrifice,  d'oubli  au  moins  momentané  de 
soi-même,  qui  y  sont  restées,  qui  y  ont  grandi  jusqu'à  s'affranchir 
progressivement  de  tout  calcul.  A    mesure  que  notre  pensée 
s'élève    et  retrouve  ces  notions,  elle  se  rapproche  donc  d'une 
tradition  qu'elle  n'a  pas  oubliée;  et  notre  morale,  du  moins  dans 
ses  parties  les  plus  hautes,  n'est  qu'un   christianisme  laïcisé. 
A  des  obligations  qui  se  présentent  ainsi,  une  seule  réponse 
de  l'âme  convient,  faite  d'audace  naïve  dans  l'accomplissement 
de  ce  qu'on  croit  le  bien,  d'effort  intime,  de  soumission,  de  foi. 
On  l'appelle,   d'un  nom   très  simple  et   très    beau,    la   bonne 
volonté.  Le  christianisme,  rompant  avec  les  morales  intellectua- 
listes de  l'antiquité,  avait  le  premier  promis  la  paix  de  Dieu  aux 
âmes  qui  n'y  ont  point  d'autre  titre.  Du  même  coup,  il  subs- 
tituait à  une  vertu  aristocratique  qui  demande  de  l'étude,  de 
l'initiation,  une  vertu  accessible  à  tous.  C'est  l'égalité  fonda- 
mentale qu'il  proclamait  par  là,  l'égalité  dans  le  mérite.  S'il  y 
a  quelque  privilège,   il   est    pour    ceux  qui  ne  se   sont  point 

(1)  Voir,  Sfxrktan,  Principe  de  la  morale,  p.  59,  un  développement  que  ce 
n'est  pas  ici  le  lieu  de  reproduire. 


480  CONCLUSION. 

sophistiqud  rame  par  trop  de  raisonnements  et  trop  d'intérêts, 
qui  du  moins  ont  su  garder  la  simplicité  du  cœur.  Et  voilà  que 
notre  philosophie,  après  bien  des  détours,  en  revient  à  découvrir 
au  fond  de  toute  vertu  cet  élément  constitutif,  la  bonne  volonté. 
Tel  sera  en  effet  le  trait  commun  des  morales  de  ce  siècle, 
chrétiennes  sur  ce  point  souvent  malgré  elles.  La  conscience 
publique  est  ici  d'accord  avec  la  philosophie,  indulgente  au 
criminel  de  bonne  foi,  et  ingénieuse  à  découvrir  les  marques  de 
cette  bonne  foi.  Si  bien  que  la  doctrine  de  la  bonne  volonté 
aboutit  à  ne  point  juger,  ou  à  pardonner.  Mais  n'anticipons 
point  sur  ces  conséquences  pacificatrices  et  fraternelles  d'un 
christianisme  mieux  compris  aujourd'hui  que  jamais.  La  même 
doctrine,  de  la  morale,  a  retenti  sur  la  philosophie  entière  et  a 
mis  au  premier  rang  dans  l'explication  des  choses  les  puissances 
d'aimer  et  de  vouloir,  de  préférence  à  l'intelligence  dégradée  de 
son  antique  suprématie.  De  même  enfin  que  notre  philosophie 
a  consisté  à  retrouver  une  vieille  et  simple  vérité,  notre  effort 
individuel  doit  consister  à  nous  refaire  «  peuple  »,  et  à  restaurer 
dans  nos  âmes  troublées  la  pureté  des  intentions. 

Ce  n'est  pas  chose  facile,  du  moins  pour  les  êtres  supérieurs 
qui  expient  ainsi  leur  supériorité.  Mais  tandis  que  l'éducation 
morale  consistait  surtout,  pour  un  Socrate,  dansla  connaissance 
de  nos  devoirs,  elle  est  maintenant  plus  vraiment  morale, 
c'est-à-dire  qu'elle  porte  sur  la  volonté  elle-même,  sur  la  cons- 
cience. Or  la  vie  de  la  conscience,  dès  qu'on  entend  par  là 
autre  chose  qu'une  banale  honnêteté,  ne  se  crée  pas  sans  effort, 
sans  lutte,  sans  une  sorte  de  martyre  intérieur  de  nous-mêmes. 
Elle  suppose  une  conversion  de  tout  notre  être.  Elle  suppose 
ensuite,  pour  être  entretenue  en  nous,  tout  un  régime  d'âme 
où  les  chrétiens  sont  passés  maîtres,  au  point  de  faire  dire 
à  un  contemporain  (1)  «   que  le   merveilleux  chrétien,  c'est 

1)  M.  Faguet. 


CONCLUSION.  481 

une  àine  chrétienne.  »  Mais  pour  cette  raison  on  s'est  longtemps 
défié  de  ce  régime  qui  semblait  entaché  de  trop  de  religiosité. 
On  est  bien  forcé  d'y  revenir,  sauf  à  le  séculariser  autant  que 
possible.  Avouerons-nous  qu'on  n'y  réussit  pas  tout  à  fait,  et  que 
le  souci  des  choses  de  l'âme  a  de  tout  temps  prédisposé  à  la 
sympathie  pour  la  pensée  religieuse?  A  force  de  regarder  au 
dedans  de  nous,  nousfmissons  toujours  par  y  découvrir  Dieu(l). 
Parmi  les  meilleurs  il  en  est  même  qui  retrouvent,  par  le  libre 
développement  de  leur  pensée  morale,  les  vertus  chrétiennes 
les  plus  contestées,  les  vertus  ascétiques.  Des  jeunes  gens  osent 
dire  du  bien  de  la  chasteté.  L'impitoyable  logicien  qui,  du  haut 
d'une  des  plus  grandes  gloires  littéraires  de  ce  siècle,  s'est 
donné  à  tâche  de  troubler  la  somnolence  de  nos  consciences,  fait 
de  la  mortification  l'apprentissage  indispensable  de  la  charité  (2). 
Tolstoï  ne  jeûne  pas  pour  l'amour  de  Dieu,  mais  pour  l'amour 
de  ses  semblables.  Il  jeûne  tout  de  même,  et  peut-être  avait- 
on  mis  quelque  inconsciente  malice  à  ne  voir  dans  le  jeûne 
qu'une  pratique  religieuse  pour  s'en  affranchir  avec  moins  de 
remords.  S'il  en  est  ainsi,  nous  aurions  affaire  à  une  de  ces 
vertus  dont  la  disparition  marque,  comme  nous  l'avons  dit 
plus  haut,  moins  une  orientation  nouvelle  qu'une  baisse  de  la 
moralité. 

Admettons  toutefois  que  nous  soyons  là  en  face  d'un  problème 
que  les  consciences  individuelles  tranchent  selon  leurs  tendances, 
ou  selon  des  traditions  qu'elles  prennent  pour  des  raisons.  Nous 
retrouverons  des  certitudes    et   cette    unanimité  en  quête    de 

(1)  L'évolution  des  idées  morales  de  tel  romancier  contemporain, 
P.  Bourgct  par  exemple,  est  une  vérification  de  la  loi  que  nous  formulons. 

(2)  Tolstoï,  Préface  à  la  traduction  russe  de  The  Ethk^  of  Diet,  de  Havard 
Williams.  11  pose  en  principe,  que  pour  réellement  aimer  les  autres,  il  faut 
apprendre  à  ne  pas  s'aimer  en  fait.  D'où  la  nécessité  de  l'abstinence.  Mais 
l'abstinence  doit  s'en  prendre  aux  passions  les  plus  simples,  avant  de  s'en 
prendre  aux  plus  compliquées.  La  vertu  initiale  sera  donc  la  sobriété  dans 
la  nourriture,  le  jeûne. 

U.MVEIISITE     DE    Lyu.N.    —    VIII.  31 


482  CONCLUSION. 

l.iquelle  nous  sommes,  si  nous  passons,  pour  employer  des 
distinctions  modernes,  de  la  forme  à  la  matière  de  notre 
moralité.  11  est  un  devoir  sur  lequel  tous  s'entendent,  qui  sert 
aux  autres  devoirs,  comme  nous  venons  de  le  constater  à  l'ins- 
tant même,  de  fondement,  qui  est  peut-être  toute  la  loi, 
c'est  le  devoir  de  charité.  Toutes  les  philosophies  de  ce  siècle, 
parties  des  antipodes  mêmes  de  la  philosophie  chrétienne,  se 
rencontrent  avec  elle  dans  cette  prédication  commune.  Des  for- 
mules nouvelles  apparaissent,  portant  chacune  la  trace  d'une 
origine  dogmatique  qui  lui  est  propre.  Mais  ce  qu'il  y  a  d'éternel 
dans  l'altruisme  ou  la  pitié,  c'est  toujours  la  charité.  Dans  la 
débâcle  de  nos  devoirs,  celui-là  demeure  et  grandit,  réussissant 
même  à  en  sauver  quelques  autres  qui  s'attachent  à  lui.  Le 
comte  de  Saint-Simon  proclamait  que  la  morale  n'avait  pas 
fait  une  découverte,  et  ne  pouvait  en  faire  une  seule,  depuis 
que  ces  paroles  ont  été  prononcées  :  «  Aimez-vous  les  uns  les 
autres  (1)  ». 

Cependant  on  parle  d'une  vertu  nouvelle  qui  se  substituerait 
dans  la  morale  de  demain  à  la  charité,  la  solidarité.  On  se  lasse 
ainsi  des  mots  les  plus  respectés,  et  souvent  un  changement 
d'étiquette  permet  aux  vieilles  choses  de  durer.  Il  faut  avouer 
qu'il  y  a  là  cependant  plus  qu'un  changement  de  mot.  Solidarité 
implique  égalité,  communauté,  mutualité.  Alors  de  deux  choses 
l'une  :  ou  nous  pratiquons  cette  nouvelle  vertu  avec  une 
arrière-pensée  d'échange,  pour  être  payés  de  retour,  et  ce  n'est 
plus  la  charité,  mais  ce  n'est  plus  même  une  vertu;  —  ou  nous 
la  pratiquons  dans  un  esprit  qui  en  fait  au  contraire  un  degré 
supérieur  de  cette  charité.  Car  le  sentiment  de  la  solidarité  des 
misères  et  des  fautes  humaines  ôte  au  bienfait  tout  orgueil  et 
toute  amertume  au  pardon.  Car  de  l'homme  à  l'homme  la  dis- 
tance est  rapprochée  et  des  liens  sont  noués.  En  outre,  comme 

(1)  Voir  article  deFagucl  {Revue  des  Deux  Mondes,  lo  juin  1894). 


CONCLUSION.  483 

nous  prenons  notre  part  de  ce  qui  n'est  pas  proprement  nôtre, 
nous  faisons  la  part  d'autrui  dans  nos  joies,  dans  nos  succès,  et 
nous  pénétrons  l'âme  de  reconnaissance  pour  ces  collaborateurs 
inconnus  qui  n'ont  qu'en  nous  leur  récompense.  Nous  nous 
sentons  entin,  ainsi  que  le  voulait  saint  Paul  (1),  comme  les 
membres  d'un  même  corps,  et  ne  croyons  plus  faire  un  acte 
méritoire  quand  la  souffrance  d'autrui  retentit  en  nous.  La 
solidarité  ainsi  entendue  est  une  charité  dont  a  disparu  toute 
idée  de  condescendance.  Ajoutons  que  la  philosophie  que  ce 
mot  implique  vient  à  l'appui  de  la  règle  de  vie  qu'il  exprime. 
La  solidarité  nous  affranchit  plus  pleinement  du  moi  dans  la 
pratique,  après  en  avoir  dans  la  théorie  rendu  plus  lâche  la 
notion.  L'ardente  communion  à  laquelle  on  nous  convie  ne  fait 
plus  qu'achever  l'œuvre  de  la  nature. 

D'autres  théories  philosophiques  ont  apporté  à  la  doctrine 
de  la  charité  leur  utile  contribution.  La  notion  plus  exacte  de 
la  valeur  de  l'individu  a  rehaussé  le  prix  de  l'amour.  «  Si  celui 
qui  aime  n'était  qu'un  fantôme  d'être,  que  donnerait-il,  n'étant 
rien,  en  se  donnant  lui-môme?  Et  si  celui  qu'on  aime  n'est  à 
son  tour  qu'un  semblant  d'être,  que  peut-on  aimer  en  lui  (2)?  » 
De  même  un  sentiment  plus  vif  de  ce  qu'il  y  a  de  dignité  humaine 
dans  le  pauvre  môme  est  en  train,  nous  l'avons  vu,  de  trans- 
former l'aumône,  en  l'affranchissant  de  toute  tutelle  offensante 
et  en  la  rendant  plus  fraternelle.  C'est  là,  nous  l'avons  déjà 
laissé  entendre,  sous  l'apparence  d'une  décadence,  un  progrès 
de  la  charité.  Ainsi  nous  comprenons  de  mieux  en  mieux  la 
maxime  évangélique  au  delà  de  laquelle  il  n'y  a  pas  de  progrès 
possible  selon  Saint-Simon,  et  nous  en  développons  le  riche 
contenu. 

rsous  ne  nous  contentons  point  de  refaire  la  théorie  de  la 

(1)  ICor.,  XI[,  17. 

(2)  Ollé-Lapklne,  Discours  à  la  distribution  des  p;'iu;  du  colUgc  Stanislas, 
1893. 


484  COiNCLUSIO.N. 

charité,  nous  l'avons  restaurée  elle-même  dans  nos  cœurs;  du 
moins  notre  ferveur  a-t-ellc  redoublé  dans  ce  siècle.  Pour 
plusieurs  raisons  dont  nous  avons  dit  quelques-unes,  les  siècles 
précédents  ont  pris  en  patience  les  misères  sociales.  Malebranche, 
dans  un  chapitre  de  son  Traité  de  morale^  recommande  de  s'en 
remettre  à  la  sagesse  des  rois  du  soin  de  corriger  les  abus,  et 
surtout  de  compter  sur  les  réparations  à  venir  (1).  Nous  sommes 
moins  patients  aujourd'hui,  non  seulement  pour  nos  propres 
maux,  mais  pour  les  maux  d'autrui.  Un  cri  de  justice  blessée 
emplit  l'air  autour  de  nous.  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  ceux 
en  qui  elle  saigne  qui  l'ont  poussé  ;  mais  il  y  a  de  la  pitié  vraie 
et  du  désintéressement  dans  l'atmosphère  chargée  d'orage  que 
nous  respirons.  Diminuer  la  souffrance  n'est  plus  seulement 
en  outre  l'occupation  pieuse  de  quelques  bonnes  âmes,  c'est  le 
souci  de  tous.  Philosophes,  poètes,  hommes  politiques,  ou 
simples  hommes  de  bien,  chacun  est  sollicité  par  le  même 
problème  et  en  poursuit  à  sa  manière  la  solution.  Si  les  pro- 
phètes d'Israël  revenaient  parmi  nous,  ils  y  entendraient  comme 
un  lointain  écho  de  leurs  plaintes  d'autrefois.  Et  ils  s'étonne- 
raient peut-être  que  ce  soit  toujours  à  recommencer.  En  quoi 
ils  seraient  injustes  ;  car  nous  sommes  sensibles  à  des  misères 
et  à  des  oppressions  qui  leur  auraient  paru  bénignes.  Nos 
Achab  à  nous  ont  moins  de  férocité,  mais  noti'e  appétit  de 
justice  croît  au  fur  et  à  mesure  qu'il  se  satisfait.  L'égalité  des 
droits  a  longtemps  brillé  devant  nous  comme  un  idéal  qu'on 
n'atteindrait  jamais.  Nous  éprouvons  maintenant  combien  c'est 
une  petite  chose  qu'un  idéal  réalisé,  et  nous  cherchons 
quelque  lueur  nouvelle  qui  guide  nos  aspirations  et  nos 
réformes. 

Non  seulement  la  charité  est  sur  nos  lèvres,  elle  est  dans  nos 
actes,  elle  entre  dans  nos  lois.  Nous  avons  déjà  fait  allusion 

(1)  Malebranche,  Traité  de  mniidi ,  II,  0. 


COiNCLUSlON.  485 

aux  œuvre?  qui  surgissent  et  que  nous  nous  efforçons  de  faire 
aussi  nombreuses  et  aussi  diverses  que  les  formes  de  la  misère. 
La  loi,  qui  jusqu'ici  n'était  que  l'expression  du  droit,  suit  l'évo- 
lution de  cette  idée  même  et  se  fait  la  protectrice  de  ceux  ([ui 
ne  peuvent  se  protéger,  en  même  temps  qu'elle  devient  ])lus 
pitoyable  pour  ceux  qui  ont  failli.  Le  droit  romain  est  sur  le 
point  de  reculer  dans  nos  codes  devant  l'Évangile.  Mais  nous 
avons  émis  la  crainte  que  la  part  du  cœur  ne  soit  diminuée  par 
là  même,  et  que  cette  lutte  organisée  contre  la  misère  ne  prive 
chacun  de  nous  du  doux  devoir  de  faire  le  bien.  Cette  crainte 
est  vaine.  Il  y  aura  toujours  des  pauvres  parmi  nous.  La 
pauvreté,  en  effet,  a  des  causes  éternelles  au  fond  même  des 
natures  individuelles,  des  causes  plus  psychologiques  que 
sociales.  Puis  nos  pauvres  deviendraient-ils  moins  pauvres, 
qu'importe  à  la  charité,  si  le  poids  de  cette  misère  moindre 
est  toujours  le  même?  Les  âmes  auront  donc  toujours  affaire 
aux  âmes,  et  la  poussée  de  l'esprit  public  aura  porté  de  plus  en 
plus  les  meilleures  vers  cet  emploi  de  leurs  énergies. 

Enfin,  il  est  temps  de  le  dire,  la  pauvreté  n'est  pas  le  seul  des 
maux  auxquels  la  charité  s'adresse,  et  ce  qui  donne  aux  idées 
sociales  de  ce  temps  une  portée  plus  haute,  c'est  qu'elles  ne 
sont  pas  un  phénomène  isolé,  mais  l'un  des  courants  dans 
lesquels  se  déverse  une  sympathie  vraiment  élargie.  L'homme 
est  devenu  en  effet  plus  cher  à  l'homme.  La  doctrine  de  la 
lutte  pour  la  vie,  où  notre  temps  avait  trouvé  des  excuses,  lui 
a  ensuite  laissé  comme  un  remords.  Les  déceptions  métaphy- 
siques nous  ont  encore  rapprochés  les  uns  des  autres,  comme 
dans  une  commune  misère.  Puis  la  souffrance  a  été  promue 
objet  de  culte,  et  de  l'obsession  mystique  qu'elle  nous  cause 
naît  un  sentiment  plus  attendri  de  fraternité.  IN'ous  éprouvons, 
à  penser  que  nos  jouissauces  sont  faites  de  la  peine  d'autrui, 
un  scrupule  qui  leur  donne  un  goût  d'amertume.  Nous  ne  savons 
plus  jouir.  De  même  nous  ne  savons  plus  mépriser;  nous  ne 


486  CONCLUSION. 

savons  plus  haïr.  Quand  nous  sommes  ennemis,  nous  le 
sommes  sans  conviction,  et  l'emportement  de  la  lutte  jamais 
ne  lui  survit.  Mais  le  vainqueur  trouve  dans  son  triomphe 
même  une  tristesse  autrefois  inconnue  et  ressent,  avec  de  la 
pitié  pour  le  vaincu,  comme  une  honte  de  sa  propre  victoire. 
Nous  voilà  bien  loin  des  sentiments  moraux  d'Homère,  ce 
chantre  des  épiques  vengeances.  Et  c'est  pourquoi  un  illustre 
contemporain  (1),  se  faisant  prophète,  prédit  l'avènement  défi- 
nitif, sur  la  ruine  de  toutes  nos  expériences  morales,  de  la  loi 
de  charité,  et  voit  déjà  l'humanité  prête  à  se  laisser  envahir  par 
la  «  folie  de  l'amour  ». 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'ailleurs  de  recourir  aux  prophéties 
ou  à  des  analyses  qui  ne  soient  que  subjectives.  De  l'Evangile 
se  déduisent  sous  nos  yeux  des  conséquences  que  des  siècles 
plus  orthodoxes  auraient  repoussées.  Comme  les  individus,  les 
peuples  ne  savent  plus  haïr,  et  la  fraternité  des  nations  apparaît 
comme  un  idéal  de  moins  en  moins  déraisonnable.  Nos  con- 
quêtes, môme  coloniales,  ont  aujourd'hui  besoin  d'excuses. 
Dans  les  rapports  d'individu  à  individu,  l'ombre  même  d'une 
servitude  nous  offense.  De  là  la  crise  de  la  domesticité,  du 
salariat,  ces  esclavages  combien  atténués  !  crise  douloureuse, 
mais  à  l'issue  bienfaisante  de  laquelle  il  faut  croire.  La  loi 
inconnue  du  pardon  force,  quoique  timidement,  l'entrée  de  nos 
consciences;  et  ce  qu'on  eût  taxé  hier  de  lâcheté  et  de  faiblesse 
apparaît  maintenant  comme  la  suprême  sagesse  et  la  plus 
douce  vertu.  Des  romanciers  nous  montrent  les  offenses  les  plus 
sensibles  à  l'honneur  trouvant  grâce  devant  le  sentiment  d'uni- 
verselle commisération  où  nos  propres  douleurs  se  perdent,  et 
notre  pitié  emportant  notre  colère  (2).  Enfin  on  a  osé  de  notre 
temps  renouveler  le  paradoxe  évangélique  sur  la  toute-puissance 

(1)  Alex.  Dumas. 

(2)  Voir  Doi'Mic,  La  théorie  du  pardon  dans  le  roman  contemporai7i  [Revue 
des  Deux  Mondes,  15  février  1894). 


CONCLUSION.  487 

de  la  douceur.  On  a  osé,  contre  tous  nos  sentiments  naturels, 
contre  d'évidentes  nécessités  sociales,  soutenir  qu'il  ne  faut  pas 
résister  au  méchant. 

Nous  venons  de  citer  des  romans.  De  tous  les  sentiments 
chrétiens  qui  sont  devenus,  comme  nous  l'avons  dit,  matière 
littéraire,  la  charité  est  en  effet  celui  qui  a  le  plus  enrichi  et  le 
plus  profondément  renouvelé  l'art  de  notre  temps.  Tandis  que 
la  littérature  laïque  du  xvn*"  siècle  a,  sauf  de  rares  accents,  toute 
l'indifférence  de  l'art  antique,  on  peut  dire  de  la  littérature  de 
ce  siècle  qu'elle  est  la  littérature  de  la  souffrance  humaine. 
Le  romantisme  mêlait  quelque  orgueil  individuel  même  à  la 
tendresse  et  à  la  pitié.  H  y  a  dans  l'émotion  des  œuvres  contem- 
poraines plus  de  sincérité  et  d'humilité.  Etce  que  nous  attendons 
de  chacune  d'elles,  c'est  qu'elle  nous  apporte  une  raison  d'aimer 
qui  n'ait  pas  encore  été  apportée.  Entre  toutes  les  littératures 
chrétiennes,  c'est  la  littérature  de  notre  époque  impie  qui  a  le 
plus  ardemment  paraphrasé  les  paroles  sorties  de  la  bouche 
du  Christ,  et  peut-être  pour  cette  raison  lui  doit-on  beaucoup 
pardonner. 

Mais  n'avions-nous  point  promis,  pour  cette  fin  de  chapitre,  de 
nous  borner  à  noter  des  formes  incontestées  de  la  conscience? 
Malgré  nous  desmanifestationsrécentes,  etd'unlendemain  moins 
assuré,  nous  ont  attiré.  C'est  qu'il  ne  suffit  pas  de  dire  que  quelque 
christianisme  survit  en  nous.  Malgré  l'apparence,  nous  sommes 
en  quelques  points  plus  chrétiens  que  nos  pères  (1),  et  il  fallait 
redescendre  jusqu'à  l'heure  présente  pour  suivre  ces  progrès 
inattendus  de  l'esprit  de  charité.  Dans  une  belle  page  des  Mé- 
jnoires  d' outre-tombe^  Chateaubriand  suppose  qu'il  ait  à  refaire 
le  Génie  du  christianisme,  et  il  déclare  qu'au  lieu  de  rappeler 
les  bienfaits  et  les  institutions  du  passé,  il  montrerait  que  le 
christianisme  est  la  pensée  de  l'avenir  et  de  la  liberté,  la  pensée 

(1)  M.  de  Brémond  d'Ars  a  amplement  développé  la  même  thèse,  La  vertu 
morale  et  sociale  du  christianisme. 


4  88  CONCLUSION. 

rédemptrice  qui  fonde  régalité  sociale.  11  ajoute  qu'il  tâcherait 
de  «  deviner  la  distance  où  nous  sommes  encore  de  l'accomplis- 
sement total  de  l'Evangile,  en  supputant  le  nombre  des  maux 
détruits  et  des  améliorations  opérées  dans  les  dix-huit  siècles 
écoulés  de  ce  côté-ci  de  la  croix  ».  Chateaubriand  a  raison. 
Lanivre  de  l'Evangile  n'est  pas  achevée,  si  elle  doit  s'achever 
un  jour,  et  sa  fécondité  n'est  pas  épuisée  (1). 

Ce  qui  dans  l'ancienne  foi  est  le  plus  ébranlé,  c'est,  semble- 
t-il,  ce  qui  y  avait  été  ajouté  à  la  date  relativement  la  plus  récente. 
Nous  avons  éprouvé  l'insuffisance  et  comme  l'égoïsme  de  ce 
christianisme  du  moyen  âge,  celui  dont  Vlmitation  est  la  plus 
parfaite  expression,  qui  ne  s'occupe  que  de  l'individu  et  point 
de  la  société.  Nous  avons  rétrogradé  jusqu'à  l'Evangile  qui,  lui 
au  contraire,  pousse  à  l'action  et  à  tout  ce  qui  rapproche  les 
hommes.  C'est  notre  siècle  qui  a  accompli  ce  mouvement  de 
nouvelle  réforme  et  ce  retour  vers  l'essence  même  de  la  foi  (2). 
On  a  cru  remarquer  que,  sur  bien  des  points,  la  sève  romaine 
tarissait  dans  nos  institutions  et  dans  nos  mœurs  (3).  En  reli- 
gion, à  coup  sûr,  nous  sommes  moins  Romains,  c'est-à-dire 
moins  soucieux  de  mettre  les  croyances  en  formules  et  d'enfer- 
mer ces  formules  dans  un  code,  moins  hantés  par  cet  idéal 
d'ordre  et  de  discipline,  la  légion,  qui,  depuis  la  lettre  de  Clé- 
ment aux  Corinthiens,  a  pesé  sur  l'Eglise.  Mais  nous  sommes 
aussi  moins  séduits  par  la  métaphysique  des  Grecs.  Il  y  a  des 
subtilités  qui  nous  paraissent  presque  inconvenantes  quand  elles 
se  rapportent  à  Dieu.  La  théorie  de  l'inconnaissable  a  tempéré 

(1)  «  L'Evangile  est  dans  l'avenir  bien  plutôt  que  dans  le  passé.  Et  plus 
on  fixe  son  attention  sur  ce  sujet,  moins  on  peut  s'empêcher  de  constater 
une  grande  aiiinilé  entre  cet  Évangile  oublié  et  les  meilleures  aspirations 
de  l'esprit  moderne.  »  (Wagnkr,  Jeunesse,  p.  397.) 

(2)  Voir  article  de  Brunelière  sur  Lamennaia  {Revue  des  Deux  Mondes, 
l"  février  1893). 

(3)  Vogué,  Le  dernier  livre  de  M.  Taine  {Revue  des  Deux  Mondes,  1"  avril 
1894). 


CONCLUSION.  489 

notre  ardeur  de  comprendre  et  de  mesurer  l'objet  de  notre  foi. 
Nous  sommes  donc  plus  près  de  la  pensée  de  saint  Ambroise 
telle  que  le  traité  Des  Devoirs  l'exprime,  pensée  toute  morale 
et  où  la  cliarité  occupe  la  première  place,  que  de  celle  de  la 
plupart  de  ses  prédécesseurs  et  de  ses  contemporains.  Ce  que 
nous  retenons  du  christianisme,  c'est  ce  que,  selon  la  remarque 
de  Stuart  Mill  (1),  un  disciple  ne  pouvait  ajouter  et  mterpoler, 
c'est  l'enseignement  du  Christ.  «  Paix  aux  hommes  de  bonne  vo- 
lonté »  ;  «  aimez-vous  les  uns  les  autres,  »  sont,  nous  l'avons 
démontré,  les  paroles  qui  résumeraient  avec  la  plus  exacte 
concision  l'état  actuel  de  nos  croyances  morales.  Cela  suffit  pour 
qu'à  la  question  que  nous  nous  étions  posée,  à  savoir  si  ces 
croyances  sont  chrétiennes,  nous  répondions  :  oui. 

Nous  sommes  païens  et  nous  sommes  chrétiens,  voilà  donc 
les  deux  conclusions  contradictoires  auxquelles  nous  avons 
abouti.  Spencer  nous  représente  deux  religions  se  disputant 
l'humanité,  la  religion  de  la  haine,  et  la  religion  de  l'amour. 
Celle-ci  a  son  évangile  dans  l'Evangile,  celle-là  dans  les  épopées 
et  dans  les  histoires  des  Grecs  et  des  Latins.  L'humanité  primi- 
tive n'avait  qu'une  religion:  l'humanité  du  lointain  avenir,  elle 
aussi,  n'en  aura  qu'une.  Nous  en  avons  deux,  parce  que  nous 
sommes  placés  à  mi-chemin  dans  le  cours  de  la  civilisation.  Du 
christianisme  seul  viendrait  ainsi  toute  vertu  et  tout  progrès  (2). 
Nous  n'avons  pas  à  redire  combien  cette  façon  de  présenter  les 
choses  serait  injuste  pour  l'antiquité.  On  ne  s'attendait  pas  à 
voir  Spencer  reprendre  les  thèses  de  Tertullien.  Mais  il  reste  vrai 
que  deux  morales,  qui  ne  se  confondent  pas  toujours,  se  partagent 
notre  conscience,  et  que  la  pensée  moderne  a  deux  origines  vers 
lesquelles  elle  incline  tour  à  tour  comme  vers  ses  deux  pôles. 
Nous  avons  vu,  en  effet,  combien  une  conscience  est  loin  d'être 
un  système.  Le  traité  Des  Devoirs  de  saint  Ambroise  nous  a  fait 

(1)  Essais  sur  la  religion,  trad.  française,  p.  -238. 

(2)  Spencki»,  Si:itnce  sociale,  cli.  viii. 


490  CONCLUSION. 

assister  à  un  compromis  sur  lequel  riuimanité  a  longtemps  vécu. 
A  riieure  présente,  malgré  le  sentiment  plus  net  et  plus  doulou- 
reux de  certaines  contradictions  que  d'ailleurs  nous  avons  plu- 
tôt exagérées,  ce  compromis  n'est  pas  dénoncé,  et  nous  vivons 
encore  sur  ce  legs  de  deux  traditions  superposées.  11  reste  vrai 
en  outre  que  chaque  pas  fait  en  avant  par  rhumanité,  après 
d'inévitables  oscillations,  est  fait,  comme  l'indique  Spencer,  dans 
le  sens  de  la  religion  d'amour,  c'est-à-dire  de  la  plus  récente  de 
ces  deux  traditions,  de  celle  qui  a  trouvé  dans  l'Évangile  son 
expression  immortelle. 


Vu  et  lu, 
en  Sorbonne,  le  9  juillet  1894, 
par  le  Doyen  de  la  Faculté  des  Lettres  de  Paris, 
A.  m  ML  Y. 

Vu  et  permis  d'imprimer, 
Le  Vice-Recteur  de  C Académie  de  Paris, 
GRÉARD. 


TABLE  DES   MATIÈRES 


Préface 1 

CHAPITRE  PREMIER 

SAINT  AMBROISE 

1.  —  L'élection  de  saint  Ambroise.  —  Son  éducation  romaine 4 

1[.  —  Saint  Ambroise  homme  d'État il 

III.  —  La  lutte  contre  les  païens  et  contre  les  ariens IH 

IV.  —  Saint  Ambroise  et  Théodose 28 

V.  —  Saint  Ambroise  type  de  l'évèque  chrétien  au  iv«  siècle 38 

CHAPITRE  11 

LES    PREMIERS    MAITRES     DE    SAINT    AMBROISE 

l.  —  Philon bi 

H.  —  De  Philon  à  Origène  :  la  gnose 62 

III.  —  De  Philon  à  Origène  {i>uite)  :  Clément  d'Alexandrie 70 

IV.  —  Origène 82 

V.  —  Deux  influences  rivales  subies  par  saint  Ambroise  :  Philon  et 

Cicéron 92 

CHAPITRE  m 

LE    CHRISTIANISME    ET    LA     CULTURE    CLASSIQUE 

1.  —  L'esprit  chrétien  et  l'esprit  romain 97 

II.  —  Le  christianisme  des  païens 104 

III.  —  Un  intransigeant  :  Tertullien 112 

IV.  —  Preuves  diverses  de  l'alliance  de  la  culture  classique  et  du 

christianisme 124 

V.  —  Une  dernière  preuve  :  l'édit  de  Julien 131 

CHAPITRE  IV 

LE    CICÉRONIANISME     AU    QUATRIÈME  SIÈCLE 

I,  —  Pourquoi  Cicéron  a  eu  des  imitateurs  parmi  les  chrétiens....     135 
II.  —  Minucius  Félix 139 


492'  TABLE  DES  MATIÈRES. 

lll.  —  Lactance 145 

1V^  —  Saint  Jérôme  et  saint  Augustin  disciples  de  Gicéron 160 

V.  —  Gicéron  au  moyen  âge 1 77 

GHAPITRE  V 

LES  DEUX  TRAITÉS  •  DES  DEVOIRS  • 

1.  —  Le  traité  Des  Devoirs  de  Panétius  et  celui  de  Gicéron 180 

II.  —  Analyse  du  traité  Des  Devoirs  de  saint  Ambroise 201 

111.  —  Le  stoïcisme  de  saint  Ambroise 218 

GHAPITRE  VI 

LES    DEUX   TRAITÉS    '   DES   DEVOIRS     '   {suite). 

I.  —  Différences  extérieures  des  deux  livres 237 

II.  —  Vertus  nouvelles 2i)0 

III.  —  Économie  politique  de  saint  Ambroise 278 

IV.  —  Principes  nouveaux 292 

GHAPITRE  Vil 

LA     MORALE    DE    SAINT    AMBROISE    D'APRÈS    SES    AUTRES    ÉCRITS 

I.  —  Écrits  divers 311 

II.  —  Gommentaires  sur  les  patriarches 324 

III.  —  Écrits  sur  la  virginité 343 

IV.  —  Lettres  de  direction 303 

GHAPITRE  VIII 

LES   CONTEMPORAINS  DE   SAINT    AMB.-^OISE 

I.  —  Les  Pères  grecs 369 

IL  —  Saint  Jérôme  :  le  monachisme 38r> 

IlL  —  Saint  Augustin  :  théories  du  péché  et  de  la  grâce 417 

CONCLUSION 443 


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